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Full text of "Oeuvres complètes de Bourdaloue de la Compagnie de Jésus. --"

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http://www.archive.org/details/oeuvrescompltesd01bour 


/ 


ŒUVRES  COMPLÈTES 


DE 


BOURDALOUE 


J  ', 


POISSY.  —  TYPOGRAPHIE   ARBifcU. 


ŒUVRES  COMPLÈTES       *é 


DE 


BOURDALOUE 

DE  LA  COMPAGNIE  DE  JÉSUS     tf-^BiaMo 


u  Ottawa 


I0DIILL1  ÉDITION  REVUE  AVEC  LE  PLUS  GRAND IfcRYM^ 


TOME  PREMIER 

A VENT.  —  CARÊME.  —  ANALYSES. 


fcM*  Notre  Dame  de  l'Assomption 
990  Rue  WyW 

L  o  „         -         Ontario 
North  Bay    ^ 

PARIS 

LOUIS    VIVES,    LIBRAIRE-ÉDITEUR 

23,   RUE  CASSETTE,    MB* 


1857 

u  Ottawa, 


11. 


I    )]     |y 


K/ 


PRÉFACE  DU  P.  BRETONNEAU. 


Il  est  bien  juste  que  notre  Compagnie  rende  en  quelque  sorte  au  P.  Bourda- 
loue  ce  qu'elle  en  a  reçu,  et  qu'après  l'honneur  qu'il  lui  a  fait,  elle  s'intéresse  à 
conserver  la  mémoire  d'un  homme  qu'elle  a  regardé  comme  un  de  ses  premiers 
ornements,  tandis  qu'elle  a  eu  le  bonheur  de  le  posséder,  et  qu'elle  pleure  en- 
core depuis  qu'elle  l'a  perdu.  Mais  ce  n'est  point  tant,  après  tout,  dans  cette  vue 
qu'on  publie  les  ouvrages  de  ce  célèbre  prédicateur,  que  pour  le  bien  des  âmes 
et  pour  perpétuer  les  fruits  de  son  zèle.  Il  y  a  lieu  de  croire  que  ses  sermons, 
mis  sous  les  yeux,  sans  être  soutenus  ni  de  l'action,  ni  de  la  voix,  se  soutien- 
dront par  eux-mêmes,  ou  plutôt,  il  y  a  lieu  d'espérer  qu'avec  les  bénédictions 
que  Dieu  y  a  déjà  données  et  qu'il  y  donnera,  ils  auront  toujours  de  quoi  opérer 
les  mêmes  effets  de  grâce,  et  de  quoi  inspirer  les  mêmes  sentiments  de  religion. 
Ce  ne  sera  pas  seulement  pour  les  prédicateurs  un  modèle  de  l'éloquence  chré- 
tienne ;  toutes  les  personnes  qui  cherchent  à  s'édifier,  et  qui  aiment  à  se  nour- 
rir de  bonnes  lectures,  trouveront  peu  de  livres  de  piété  où  les  grandes  vérités 
du  christianisme  soient  traitées  d'une  manière  plus  propre  à  convaincre  les  es- 
prits et  à  toucher  les  cœurs. 

Le  P.  Louis  Bourdaloue  naquit  à  Bourges,  d'une  des  familles  les  plus  consi- 
dérables de  la  ville ,  le  20  d'août  de  l'année  1632  ;  ei  dès  l'âge  de  quinze  ans  il 
entra  dans  la  Compagnie  de  Jésus.  Il  semble  que  Dieu  ,  en  l'appelant  à  cet  état , 
eut  une  vue  toute  particulière  sur  lui.  Etienne  Bourdaloue,  son  père,  homme 
lui-même  très-recommandable,  surtout  par  son  exacte  probité,  et  par  une  grâce 
singulière  à  parler  en  public,  avait  eu  dans  sa  jeunesse  la  même  vocation,  et  ne 
l'avait  pas  suivie.  Le  ciel  voulut  que  le  fils  remplaçât  le  père;  et  le  père,  ado- 
rant la  conduite  de  la  Providence,  et  craignant  de  s'opposer  une  seconde  fois  à 
ses  desseins,  se  crut  obligé,  après  quelques  difficultés,  de  condescendre  aux  in- 
stances de  son  fils,  et  d'en  faire  le  sacrifice. 

11  le  fit.  Le  P.  Bourdaloue  passa  par  tous  les  exercices  de  la  Compagnie  ;  et 
les  dix-huit  premières  années  qu'il  y  vécut  furent  employées,  soit  à  ses  propres 
éludes,  soit  à  enseigner  les  lettres  humaines,  et  à  professer  la  philosophie  et  la 
théologie.  Il  se  distingua  partout,  et  donna  des  preuves  de  la  supériorité  et  de 
l'étendue  de  son  esprit. 

Ce  n'étaient  là  néanmoins  encore  que  des  dispositions.  Comme  il  n'avait  pas 
moins  d'ouverture  pour  les  sciences  que  de  talent  pour  la  chaire,  il  fut  d'abord 
assez  incertain  du  choix  qu'il  devait  faire,  et  de  l'emploi  où  le  ciel  le  destinait. 
Mais  divers  sermons  qu  il  prêcha,  pendant  qu'il  enseignait  la  théologie  morale, 
furent  si  bien  reçus  et  tellement  applaudis,  que  ses  supérieurs  se  déterminèrent 
à  l'appliquer  uniquement  au  ministère  de  la  prédication. 

Il  eut  l'avantage,  en  entrant  dans  celte  carrière  qu'il  a  si  heureusement  four- 
nie ,  d'être  connu  de  feu  Son  Altesse  Boyale  Mademoiselle.  Cette  princesse , 
t.  i.  a 


H  PREFACE. 

dont  la  pénétration  et  le  discernement,  aussi  bien  que  la  grandeur  d'âme,  éga- 
laient la  grandeur  de  la  naissance,  l'entendit  à  la  ville  d'Eu,  le  goûta,  l'honora 
non-seulement  de  sa  bienveillance,  mais  de  sa  confiance,  et  lui  en  a  donné  le 
plus  sensible  témoignage,  en  le  faisant  appeler  pour  la  soutenir  dans  les  der- 
niers moments  de  sa  vie,  et  pour  l'aider  à  mourir  chrétiennement. 

Le  P.  Bourdaloue  continua  quelques  années  à  prêcher  en  province  :  mais  on 
ne  tarda  pas  à  l'en  retirer,  dès  qu'on  le  crut  en  état  de  paraître  dans  Paris.  Il  y 
vint ,  et  ce  fut  là  que  la  Providence  ouvrit  à  son  zèle  le  plus  vaste  et  le  plus  beau 
champ.  Quoique  Ton  attendît  beaucoup  de  lui,  il  est  vrai  qu'il  surpassa  encore 
toutes  les  espérances  qu'on  en  avait  conçues.  Il  y  a  des  succès  si  extraordinaires 
et  des  mérites  si  universellement  reconnus,  qu'il  est  permis  à  quiconque  d'en 
parler,  sans  craindre  ni  d'aller  au  delà  de  l'idée  commune  ni  de  blesser  cer- 
taines bienséances.  A  peine  eut-il  paru  dans  l'église  de  la  maison  professe  des 
j  ésuites,  que  de  tout  Paris  et  de  la  cour  même  une  foule  prodigieuse  d'auditeurs 
y  accourut.  Une  réputation  si  prompte  est  quelquefois  sujette  à  dégénérer  :  celle 
du  P.  Bourdaloue  crût  toujours  d'un  sermon  à  l'autre;  et  plus  on  l'entendit, 
plus  on  eut  de  goût  pour  l'entendre. 

Aussi  avait-il  dans  un  éminent  degré  tout  ce  qui  peut  former  un  parfait  pré- 
dicateur. Il  reçut  de  la  nature  un  fend  de  raison  qui,  joint  à  une  imagination 
vive  et  pénétrante,  lui  taisait  trouver  d'abord  dans  chaque  chose  le  solide  et  le 
vrai.  C'était  là  proprement  son  caractère,  et  ce  fut,  avec  les  lumières  de  la  foi, 
cette  raison  droite  qui  le  dirigea  dans  tous  les  sujets  de  la  morale  chrétienne, 
et  dans  les  mystères  de  la  religion  qu'il  eut  à  traiter.  C'est  aussi  ce  qui  donne  à 
ses  sermons  une  force  toujours  égale.  Leur  beauté  ne  consiste  point  précisé- 
ment en  quelques  endroits  bien  amenés ,  où  l'orateur  épuise  tout  son  art  et  tout 
son  feu,  mais  dans  un  corps  de  discours  où  tout  se  soutient,  parce  que  tout  est 
lié  et  bien  assorti.  Ses  divisions  justes,  ses  raisonnements  suivis  et  convaincants, 
ses  mouvements  pathétiques,  ses  réflexions  judicieuses  et  d'un  sens  exquis,  tout 
va  à  son  but  ;  et,  malgré  l'abondance  des  choses  que  lui  fournissait  une  admi- 
rable fécondité,  et  qu'il  savait  si  bien  enfermer  dans  un  même  dessein,  il  ne 
s'écarte  pas  un  moment  de  sa  proposition.  Qu'une  pensée  soit  commune,  il  ne 
la  rejette  point  :  c'est  assez  qu'elle  soit  vraie  et  qu'elle  lui  serve  de  preuve.  Il 
l'approfondit  et  il  la  creuse,  et  par  là  même  la  met  dans  un  tel  jour,  que,  de 
commune  qu'elle  était,  elle  lui  devient  particulière  :  de  sorte  qu'en  pensant  ce 
que  les  autres  ont  pensé  avant  lui,  il  pense  néanmoins  tout  autrement  que  les 
autres.  Qu'il  s'oppose  une  difficulté,  il  y  fait  une  réponse  à  laquelle  il  n'y  a 
point  de  réplique  ;  et  quelquefois  il  tire  de  l'objection  même  de  quoi  la  résoudre, 
et  il  convainc  l'auditeur  par  ses  propres  sentiments.  S'il  cite  l'Écriture  ou  les 
Pères,  il  les  cite  en  maître,  jusqu'à  faire  le  précis  de  tout  un  traité  pour  l'appli- 
quer à  la  vérité  qu'il  prêche.  Du  reste,  ce  ne  sont  point  tant  les  paroles  des 
Pères  qu'il  rapporte,  que  leur  doctrine  et  leurs  raisons.  Il  les  développe ,  et 
surtout  il  les  p'ace  si  à  propos  et  les  fait  tellement  entrer  dans  son  sujet,  qu'on 
dirait  que  les  Pères  n'ont  parlé  que  pour  lui.  Des  auteurs  sacrés,  il  eut,  à  ce 
qu'il  paraît,  plus  assidûment  devant  les  yeux  Isaïe  et  saint  Paul  ;  et  des  Pères, 
Tertullien,  saint  Augustin  et  saint  Jean  Chrysostome,  parce  qu'il  y  trouvait  plus 
d'énergie  et  plus  de  grandeur. 

Son  expression  répond  parfaitement  à  ses  pensées  :  elle  est  noble  et  naturelle 
tout  ensemble.  Il  parle  bien,  et  ne  fait  point  voir  qu'il  veut  bien  parler.  Quand  il 
s'élève,  ce  n'est  point  avec  emphase  ;  c'est ,  pour  user  d'un  terme  consacré  par 
le  Saint-Esprit,  avec  une  certaine  magnilicence,  où  sans  qu'il  y  ait  rien  d'outré, 
tout  est  majestueux  et  grand.  Et  quand  il  se  communique,  c'est  toujours  avec  la 


PHEFACE.  HI 

môme  dignité;  et  dans  les  plus  petits  détails ,  il  n'a  rien  de  petit,  ni  de  rampant. 
On  trouvera  peut-être  quelques  expressions  moins  usitées  et  un  peu  hardies; 
mais  l'image  qu'elles  font  à  l'esprit  les  justifie  assez  ;  et  il  faut  dire  alors  que,  si 
ce  n'est  pas  communément  ainsi  qu'on  s'exprime,  c'est  ainsi  qu'il  a  dû  et  qu'on 
devrait ,  ce  semble,  s'exprimer. 

Ce  qu'il  y  eut  encore  de  plus  singulier  dans  le  P.  Bourdaloue,  c'est  la  manière 
dont  il  traite  la  morale.  Nul  autre  prédicateur  ne  lui  avait  en  cela  servi  de  mo- 
dèle, et  l'on  peut  dire  qu'il  en  a  servi  lui-môme  à  tous  ceux  qui  sont  venus  après 
lui.  Persuadé  que  le  prédicateur  ne  touche  qu'autant  qu'il  intéresse  et  qu'il  ap- 
plique, et  que  rien  n'intéresse  davantage  et  n'attire  plus  l'attention  qu'une  pein- 
ture sensible  des  mœurs,  où  chacun  se  voit  lui-même  et  se  reconnaît,  il  tour- 
nait là  tout  son  discours.  Non  qu'il  négligeât  d'expliquer  les  plus  hauts  mystères 
et  les  plus  difficiles  questions  de  la  foi,  il  en  parlait  avec  habileté,  et  même  avec 
d'autant  plus  d'autorité,  qu'il  possédait  parfaitement  ces  sortes  de  matières,  et 
qu'il  croyait  devoir  prendre  alors  plus  d'ascendant  sur  les  esprits,  pour  con- 
fondre le  libertinage  et  pour  faire  respecter  la  religion;  mais  après  avoir  donné 
aux  points  les  plus  obscurs  tout  l'éclaircissement  nécessaire,  il  passait  à  ce  qu'ils 
ont  d'instructif  et  de  moral;  et  c'est  là  que  lui  servait  infiniment  la  connais- 
sance qu'il  avait  du  monde  et  du  cœur  de  l'homme,  car  il  ne  disait  rien  qu'il  ne 
connût,  ni  qui  portât  à  faux.  C'est  de  là  même  que  ses  expositions  sont  si  vraies 
et  ses  portraits  si  ressemblants.  Pour  peu  qu'on  ait  d'usage  du  monde,  et  qu'on 
sache  commment  vivent  les  hommes,  on  les  y  voit  peints  sous  les  traits  les  plu? 
marqués.  Aussi  avec  quelle  attention  se  faisait-il  écouler,  et  combien  de  fois 
s'est-on  écrié  dans  l'auditoire  qu'il  avait  raison,  et  que  c'était  là  en  effet  l'homme 
et  le  monde?  Certains  sentiments,  certains  tours  élevés,  touchants  et  nouveaux, 
le  feu  dont  il  animait  son  action,  sa  rapidité  en  prononçant,  sa  voix  pleine,  réson- 
nante, douce  et  harmonieuse,  tout  était  orateur  en  lui,  et  tout  servait  à  son  talent. 

Yoilà  par  où  cet  excellent  prédicateur  s'acquit  une  si  haute  réputation.  Il  l'a 
conservée  jusqu'à  sa  mort  :  et  comme  il  n'y  en  eut  peut-être  jamais  de  plus 
juste  ni  de  plus  universelle,  il  n'y  en  a  point  eu  de  plus  constante.  Il  a  prêché 
durant  trente-quatre  ans  soit  à  la  cour  ou  dans  Paris  ;  et  pendant  ces  trente- 
quatre  années,  il  a  eu  l'avantage  assez  peu  commun  d'être  toujours  également 
goûté  des  grands,  des  savants  et  du  peuple.  On  n'en  doit  point  être  surpris,  dès 
qu'on  fait  réflexion  au  caractère  de  son  éloquence.  Ce  qui  est  naturel  et  fondé 
sur  la  raison  plaît  partout ,  et  est  de  tous  les  goûts  et  de  tous  les  temps. 

Quoique  le  P.  Bourdaloue  eût  abondamment  de  quoi  s'occuper,  et  de  quoi 
glorifier  Dieu  dans  le  saint  ministère  qu'il  exerçait,  il  n'y  renferma  pas  tout  son 
zèle.  Tant  de  personnes  touchées  de  ses  prédications  s'adressèrent  à  lui,  et  lui 
confièrent  leur  âme ,  qu'il  ne  crut  pas  pouvoir  leur  refuser  son  secours  :  et 
même  il  comprit  que  rien  ne  convenait  mieux  à  un  prédicateur  que  de  cultiver, 
selon  le  langage  de  l'Écriture,  ce  qu'il  avait  planté,  et  de  perfectionner  dans  le 
tribunal  de  la  pénitence  ce  qu'il  n'avait  proprement  encore  qu'ébauché  dans  la 
chaire.  C'est  pour  cela  que  le  P.  Bourdaloue  se  chargea  d'une  fonction  aussi 
importante  et  aussi  pénible  que  la  direction  des  consciences.  Plein  de  l'Évangile, 
et  jugeant  de  tout  par  les  grands  principes  de  la  foi,  solide  dans  ses  conseils, 
juste  dans  ses  décisions,  droit  et  désintéressé  dans  ses  vues,  il  n'était  ni  rigou- 
reux à  l'excès,  ni  trop  indulgent  ;  mais  il  était  sage,  et  d'une  sagesse  chrétienne. 
C'est-à-dire  qu'il  savait  distinguer  les  conditions  et  prescrire  à  chaque  condi- 
tion ses  devoirs;  qu'il  était  ferme,  sans  égard  ni  à  la  qualité,  ni  au  rang,  quand 
il  fallait  l'être;  mais  qu'il  l'était  aussi  comme  il  fallait  l'être,  et  toujours  selon 
les  règles  de  la  discrétion  ;  qu'ennemi  des  singularités ,  il  voulait  qu'on  allât  à 


JV  PREFACE. 

Dieu  avec  simplicité  et  de  bonne  foi,  par  les  voies  communes  el  sans  affectation  ; 
mais,  du  reste,  avec  une  régularité  exemplaire,  et  une  fidélité  parfaite  à  remplir 
toutes  ses  obligations. 

Son  zèle  ne  fut  pas  moins  ardent  ni  moins  agissant  que  sage.  On  sait  quelle 
était  son  assiduité  à  entendre  les  confessions.  Il  y  passait  les  cinq  et  les  six 
heures  de  suite  :  et  quiconque  Ta  connu  jugera  aisément  que  la  vue  seule  de 
Dieu  et  du  salut  des  âmes  pouvait  accorder  une  telle  patience  avec  sa  vivacité 
naturelle.  Soit  qu'on  l'appelât  dans  les  maisons  religieuses,  soit  qu'on  vînt  le 
consulter  et  prendre  ses  avis,  soit  qu'il  y  eût  des  malades  à  visiter,  il  ne  s'épar- 
gnait en  rien,  également  prêt  pour  qui  que  ce  fût,  et  se  faisant  tout  à  tous.  Dans 
ce  grand  nombre  de  personnes  de  la  première  distinction  dont  il  avait  la  con- 
duite, bien  loin  de  négliger  les  pauvres  et  les  petits,  il  les  recevait  avec  bonté; 
il  descendait  avec  eux,  dans  le  compte  qu'ils  lui  rendaient  de  leur  vie,  jusques 
aux  moindres  particularités;  il  entrait  dans  leurs  besoins,  et  plus  sa  réputation 
et  son  nom  leur  inspirait  de  timidité  en  l'approchant,  plus  il  s'étudiait  à  gagner 
leur  confiance  et  à  leur  faciliter  l'accès  auprès  de  lui.  Il  ne  se  contentait  pas  de 
ce  bon  accueil.  Il  les  allait  trouver,  s'ils  étaient  hors  d'état  de  venir  eux-mêmes  ; 
il  adoucissait  leurs  maux  par  sa  présence,  et  les  laissait  remplis  de  consolation, 
et  charmés  tout  ensemble  de  son  humilité  et  de  sa  charité. 

Mais  où  il  redoublait  sa  vigilance  et  ses  soins,  c'était  auprès  des  mourants.  On 
avait  souvent  recours  a  lui  pour  leur  annoncer  leur  dernière  heure,  et  pour  les 
y  disposer;  et  se  croyant  alors  responsable  de  leur  salut,  il  leur  parlait  en 
homme  vraiment  apostolique.  Ce  n'était  pas  sans  réflexion  et  sans  étude.  II  sa- 
vait trop  de  quelle  conséquence  il  est  de  ménager  des  moments  si  précieux,  et 
de  ne  les  pas  perdre  en  des  discours  vagues  et  peu  utiles.  Outre  le  long  usage 
qui  l'avait  formé  à  ce  saint  exercice,  outre  la  méthode  particulière  qu'il  s'en  était 
lui-même  tracée,  il  prévoyait  ce  qu'il  avait  à  dire;  et  s'abandonnant  ensuite  à 
l'esprit  de  Dieu,  il  disait  tout  ce  qui  peut  porter  une  âme  à  la  pénitence  el  à  la 
confiance.  C'est  ainsi  qu'il  s'est  acquitté  des  derniers  devoirs  d'une  amitié  solide 
et  chrétienne  envers  tant  d'amis  que  leur  naissance,  leur  nom,  leur  mérite  per- 
sonnel et  une  liaison  de  plusieurs  années  lui  rendaient  également  respectables 
et  chers,  et  à  qui  il  a  été  fidèle  jusqu'à  la  mort. 

Cependant  le  l\  Bourdaloue ,  en  pensant  aux  autres ,  ne  s'oubliait  pas  lui- 
même  :  au  contraire,  ce  fut  par  de  fréquents  retours  sur  lui-même  qu'il  se  mit 
en  état  de  servir  si  utilement  les  autres.  Cette  attention  lui  était  nécessaire 
parmi  de  continuelles  occupations  au  dehors  et  de  grands  succès.  Ses  succès  ne 
l'éblouirent  point,  et  ses  occupations  ne  l'empêchèrent  point  de  veiller  rigou- 
reusement sur  sa  conduite.  D'autant  plus  en  garde  qu'il  était  plus  connu  et  dans 
une  plus  haute  considération,  il  ne  compta  jamais  sur  le  crédit  où  il  était  pour 
agir  avec  moins  de  réserve.  Étroitement  resserré  dans  les  bornes  de  sa  profession, 
il  joignait  aux  talents  de  la  prédication  et  de  la  direction  des  âmes  le  véritable 
esprit  d'un  religieux  et  les  vertus  que  demandait  de  lui  sa  Compagnie;  surtout 
un  parfait  mépris  du  monde  et  de  ses  grandeurs,  sans  manquer  à  rien  néan- 
moins de  ce  qu'il  devait  aux  grands  ;  un  dévouement  inviolable  au  service  de 
l'Église,  et  une  soumission  entière  aux  puissances  ecclésiastiques  ;  une  estime 
de  sa  vocation  dont  il  se  déclarait  partout,  et  un  attachement  à  son  état  capable 
de  l'affermir  contre  les  offres  les  plus  avantageuses;  un  zèle  sincère  et  vif  pour 
le  bon  ordre,  et  un  soin  exact  de  s'y  conformer  lui-même  et  de  le  suivre. 

Entre  ses  devoirs ,  il  s'en  fit  un  particulier  de  la  prière.  C'est  en  présence  des 
autels  qu'il  rappelait  ces  grandes  idées  de  religion  dont  il  était  rempli  ;  et ,  pé- 
nétré de  la  majesté  de  Dieu  et  de  la  sainteté  de  son  culte,  il  ne  se  permettait 


PREFACE.  V 

pas  la  moindre  négligence  en  célébrant  les  sacrés  mystères ,  ou  en  récitant  l'office 
divin. 

Avec  cette  piété  qui  fait  l'homme  chrétien  et  l'homme  religieux ,  que  lui  man- 
quait-il d'ailleurs  de  ce  qui  fait,  même  selon  le  monde,  l'honnête  homme?  Il  en 
avait  toutes  les  qualités  ;  la  probité,  la  droiture,  la  franchise,  la  bonne  foi  :  ne 
disant  jamais  les  choses  autrement  qu'il  les  pensait ,  ou,  si  par  sagesse  il  ne  les 
pouvait  dire  telles  qu'il  les  pensait,  ne  disant  rien.  Beaucoup  de  prudence  et  de 
pénétration  dans  les  affaires  :  mais  au  même  temps  beaucoup  de  retenue ,  pour 
ne  s'y  point  ingérer  de  son  mouvement  propre;  n'y  entrant  qu'autant  qu'on  l'y 
faisait  entrer  ;  proposant  ses  vues  comme  un  ami ,  sans  entreprendre  de  décider 
en  maître  ;  cherchant  à  se  rendre  utile  et  à  servir,  et  non  à  se  faire  valoir  et  à 
dominer.  Bien  de  l'agrément  dans  la  conversation,  un  air  engageant ,  des  ma- 
nières aisées,  quoique  respectueuses  et  graves  ;  une  douceur  qui  lui  devait  coû- 
ter, du  tempérament  dont  il  était,  mais  ,  par-dessus  tout,  une  modestie  qui  lui 
attirait  d'autant  plus  d'éloges  qu'il  avait  plus  de  peine  à  les  entendre  ;  les  fuyant, 
bien  loin  de  les  rechercher,  élevant  volontiers  les  autres,  et  ne  parlant  jamais  de 
lui-même. 

Ce  caractère ,  dans  un  homme  aussi  distingué  que  le  P.  Bourdaloue ,  ne  le  fai- 
sait pas  moins  honorer  et  respecter  que  tous  ses  talents.  Après  l'avoir  admiré 
dans  la  chaire  ,  on  l'admirait  dans  l'usage  de  la  vie.  Où  n'était-il  pas  reçu  avec 
plaisir?  et  depuis  les  premiers  rangs  jusqu'aux  conditions  les  plus  communes,  qui 
ne  se  faisait  pas ,  non-seulement  un  plaisir  de  le  recevoir,  mais  comme  un  mé- 
rite de  le  connaître  et  d'être  en  commerce  avec  lui? 

Il  fallait  un  cœur  aussi  détaché  que  le  sien  pour  former,  au  milieu  des  applau- 
dissements du  monde ,  le  dessein  qu'il  prit  dans  les  dernières  années  de  sa  vie. 
Touché  d'un  saint  désir  de  la  retraite ,  et  voulant  se  préparer  à  la  mort ,  il  réso- 
lut de  quiler  Paris,  et  de  finir  ses  jours  en  quelque  maison  de  la  province,  où  il 
pût  se  recueillir  davantage  et  vaquer  uniquement  à  sa  perfection.  Il  jugea  bien 
qu'il  aurait  sur  cela  des  obstacles  à  surmonter  de  la  part  de  ses  supérieurs  en 
France;  et,  pour  lever  toutes  les  difficultés,  il  s'adressa  au  général  de  la  Compa- 
gnie. Mais  cette  première  tentative  ne  réussit  pas.  On  le  remit  à  une  autre  année, 
et  on  le  pria  de  faire  encore  de  nouvelles  réflexions  sur  le  parti  qu'il  voulait 
prendre.  Il  y  pensa  ;  et  sans  se  rebuter,  dès  l'année  suivante  il  redoubla  ses 
instances  auprès  du  Père  général.  La  lettre  qu'il  lui  écrivit  est  si  remplie  de 
l'esprit  de  Dieu,  que  le  public  sera  bien  aise  d'en  voir  un  extrait.  Le  voici ,  tra- 
duit du  latin. 

Mon  très-révérend  Père ,  Dieu  m'inspire  et  me  presse  même  d'avoir  recours  à 
Votre  Paternité  pour  la  supplier  très-humblement ,  mais  très-instamment ,  de  m} 'ac- 
corder ce  que  je  n 'ai  pu,  malgré  tous  mes  efforts,  obtenir  du  révérend  Père  provin- 
cial. Il  y  a  cinquante-deux  ans  que  je  vis  dans  la  Compagnie ,  non  pour  moi,  mais 
pour  les  autres;  du  moins  plus  pour  les  autres  que  pour  moi.  Mille  affaires  me  dé- 
tournent et  m'empêchent  de  travailler,  autant  que  je  le  voudrais,  à  ma  perfection,  qui 
néanmoins  est  la  seule  chose  nécessaire.  Je  souhaite  de  me  retirer  et  de  mener  dé- 
sormais une  vie  plus  tranquille  :  je  dis  plus  tranquille,  afin  qu'elle  soit  plus  régulière 
et  plus  sainte.  Je  sens  que  mon  corps  s'affaiblit  et  tend  vers  sa  fin.  J'ai  achevé  ma 
course;  et  plût  à  Dieu  que  je  pusse  ajouter,  J'ai  été  fidèle!  Je  suis  dans  un  âge  où  je 
ne  me  trouve  plus  guère  en  état  de  prêcher.  Qu'il  me  soit  permis,  je  vous  en  conjure, 
d'employer  uniquement  pour  Dieu  et  pour  moi-même  ce  qui  me  reste  de  vie ,  et  de 
me  disposer  par  là  à  mourir  en  religieux.  La  Flèche  ,  ou  quelque  autre  maison  qu'il 
plaira  aux  supérieurs  (car  je  n'en  demande  aucune  en  particulier,  pourvu  que  je  sois 


VI  PREFACE. 

éloigné  de  Paris),  sera  le  lieu  de  mon  repos.  Là,  oubliant  les  choses  du  monde,  je 
repasserai  devant  Dieu  toutes  les  années  de  ma  vie  dans  t } amertume  de  mon  âme. 
Voilà  le  sujet  de  tous  mes  vœux  ;  etc. 

Celte  lettre  eut  tout  reflet  que  désirait  le  P.  Bourdaloue.  Il  lui  fut  libre  de 
faire  ce  qu'il  jugerait  à  propos  ;  et  dès  qu'il  eut  reçu  la  réponse  de  Rome,  il  prit 
jour  pour  partir.  Mais  les  mêmes  supérieurs  qui  l'avaient  arrêté  la  première  fois 
se  crurent  encore  en  droit  de  retarder  son  départ  de  quelques  semaines,  et  de 
suspendre  la  permission  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  pu  faire  à  Rome  de  nouvelles 
remontrances.  Elles  touchèrent  le  Père  général  ;  et  la  dernière  conclusion  fut 
que  le  P.  Bourdaloue  demeurerait  à  Paris,  et  continuerait  à  s'occuper  de  ses 
fonctions  ordinaires.  Dieu  voulut  ainsi  qu'il  eût  tout  le  mérite  d'un  sacrifice  si 
religieux  sans  en  venir  à  l'exécution,  et  qu'il  achevât  de  se  sanctifier  lui-même  en 
travaillant  à  la  sanctification  du  prochain.  Voilà  ce  que  le  public  n'a  su  qu'après 
sa  mort.  Comme  ses  vues  avaient  été  droites,  et  qu'en  prenant  une  telle  réso- 
lution il  n'avait  cherché  que  Dieu,  il  ne  chercha  point  dans  la  suite  à  s'en  faire 
honneur.  11  a  toujours  tenu  la  chose  secrète  ,  et  il  n'en  a  fait  la  confidence  qu'à 
quelques-uns  de  ses  amis  les  plus  intimes. 

Le  P.  Bourdaloue  n'insista  pas.  Il  crut  obéir  à  l'ordre  du  ciel  en  se  soumet- 
tant à  la  volonté  de  ses  supérieurs.  Il  n'en  eut  même  encore  dans  son  travail 
que  plus  d'activité  et  plus  d'ardeur;  mais  il  approchait  de  son  terme,  et  son 
travail  désormais  ne  fut  pas  long  :  Dieu  le  retira  au  moment  qu'on  s'y  attendait 
Je  moins. 

Il  tomba  malade  le  H  de  mai;  et  dès  le  premier  jour  de  sa  maladie,  il  se  sen- 
tit frappé  à  mort.  Il  ne  perdit  rien,  dans  un  péril  aussi  pressant ,  de  la  présence 
de  son  esprit ,  et  il  est  difficile  de  marquer  plus  de  fermeté  et  de  constance  qu'il 
en  fit  paraître.  Son  mal  fut  une  fièvre  interne  et  très-maligne,  précédée  d'un 
gros  rhume  qui  le  tenait  depuis  plusieurs  semaines,  et  où  son  zèle  l'empêcha  de 
se  ménager  autant  qu'il  eût  été  nécessaire.  Car,  tout  incommodé  qu'il  était,  il 
ne  laissa  pas  de  prêcher,  et  d'entendre,  selon  sa  coutume  ,  les  confessions.  Mais 
il  fallut  enfin  se  rendre.  Le  dimanche,  fête  de  la  Pentecôte,  après  avoir  dit  la 
messe  avec  beaucoup  de  peine ,  il  fut  obligé  de  se  mettre  au  lit.  Quoiqu'il  con- 
nût assez  son  état,  il  voulut  néanmoins  encore  s'en  faire  instruire,  et  il  pria 
qu'on  ne  lui  déguisât  rien.  On  lui  parla  comme  il  le  souhaitait;  et  sans  attendre 
que  la  personne  qui  lui  portait  la  parole  eût  achevé  :  C'est  assez,  répondit-il ,  je 
vous  entends  :  il  faut  maintenant  que  je  fasse  ce  que  j'ai  tant  de  fois  prêché  et  con- 
seillé aux  autres. 

Dès  le  lendemain  matin,  il  se  prépara,  par  une  confession  de  toute  sa  vie,  à 
recevoir  les  derniers  sacrements.  Ce  fut  après  cette  confession  qu'il  épancha  son 
cœur,  et  qu'il  s'expliqua  dans  les  termes  les  plus  chrétiens  et  les  plus  humbles. 
11  entra  lui-même  dans  tous  les  sentiments  qu'il  avait  inspirés  à  tant  de  mori- 
bonds. Il  se  regarda  comme  un  criminel  condamné  à  la  mort  par  l'arrêt  du  ciel. 
Dans  cet  état,  il  se  présenta  à  la  justice  divine.  Il  accepta  l'arrêt  qu'elle  avait 
prononcé  contre  lui ,  et  qu'elle  allait  exécuter.  J'ai  abusé  de  la  vie,  dit-il  en  s'a- 
dressant  à  Dieu,  je  mérite  que  vous  me  Votiez,  et  c'est  de  tout  mon  cœur  que  je  me 
soumets  à  un  si  juste  châtiment.  Il  unit  sa  mort  à  celle  de  Jésus-Christ  ;  et ,  pre- 
nant les  mêmes  intentions  que  ce  Sauveur  mourant  sur  la  croix ,  il  s'offrit  comme 
une  victime ,  pour  honorer  par  la  destruction  de  son  corps  la  suprême  majesté  de 
Dieu ,  et  pour  apaiser  sa  colère.  Non  content  de  ce  sacrifice ,  il  consentit  à  souf- 
frir toutes  les  peines  du  purgatoire  :  Car  il  est  bien  raisonnable,  reprit-il,  que 
Dieu  soit  pleinement  satisfait  ;  et  du  moins  dans  le  purgatoire  je  souffrirai  avec 
patience  et  avec  amour.] 


PREFACE.  VII 

En  de  si  saintes  dispositions,  il  reçut  les  sacrements  ;  et  s'étant  tout  de  nou- 
veau entretenu  quelque  temps  avec  Dieu ,  il  mit  ordre  à  divers  papiers  dont  il 
était  dépositaire.  Il  le  fil  avec  un  sens  aussi  rassis  que  s'il  eût  été  dans  une  par- 
faite santé.  Il  se  sentit  même  un  peu  soulagé  tout  le  reste  de  la  journée ,  et  il 
donna  quelque  espérance  de  guérison.  Mais  ce  ne  fut  qu'une  lueur;  et  sans  se 
flatter  de  cette  espérance,  il  s'occupa  toujours  de  la  mort ,  voyant  bien,  disait-il, 
qu'il  ne  pouvait  guérir  sans  un  miracle ,  et  se  croyant  très-indigne  que  Dieu  fit 
un  miracle  pour  lui. 

En  effet ,  sur  le  soir,  il  lui  prit  un  redoublement  auquel  il  n'eut  pas  la  force 
de  résister.  L'accès  fut  si  violent,  qu'il  lui  causa  un  délire  dont  il  ne  revint 
point;  et  le  mardi  15  de  mai  de  l'année  1704,  il  expira  vers  cinq  beures  du  matin. 
Ainsi  mourut,  dans  la  soixante-douzième  année  de  son  âge,  un  des  plus  grands 
hommes  qu'ait  eus  notre  Compagnie,  et,  si  j'ose  le  dire,  qu'ait  eus  la  France. 
Il  avait  reçu  du  ciel  beaucoup  de  talents  :  il  ne  les  a  point  assurément  enfouis  , 
mais  il  les  a  constamment  employés  pour  la  gloire  de  Dieu  et  pour  l'utilité  du 
prochain.  Il  eut  l'avantage  de  mourir  presque  dans  l'exercice  actuel  de  son 
ministère ,  et  sans  autre  intervalle  que  celui  de  deux  jours  de  maladie.  Tout  le 
public  ressentit  cette  perle;  le  regret  fut  universel;  et  ce  regret  est  encore 
aussi  vif  que  jamais  dans  le  cœur  de  bien  des  personnes,  qui  trouvaient  en  lui 
ce  qu'on  ne  trouve  pas  aisément  ailleurs.  11  ne  les  oublia  point  en  mourant  ;  et 
l'on  peut  pareillement  compter  que  la  mémoire  du  P.  Bourdaloue  leur  sera 
toujours  précieuse.  Ses  ouvrages  suppléeront  au  défaut  de  sa  personne.  On  l'y 
retrouvera  lui-même;  du  moins  on  y  trouvera  tous  ses  sentiments  et  tout  son 
esprit. 

Car  ce  sont  ici  ses  vrais  sermons,  et  non  point  des  copies  imparfaites ,  telles 
qu'il  en  parut  il  y  a  plusieurs  années.  Il  les  désavoua  hautement  et  avec  raison.  Il 
y  est  si  défiguré  qu'il  ne  devait  plus  s'y  reconnaître. 

Les  deux  Avents  et  le  Carême  qu'on  donne  dans  cette  première  édition  seront 
suivis  des  sermons  sur  les  Mystères  ,  sur  les  Saints ,  sur  la  Vocation  religieuse  , 
et  sur  divers  sujets  de  morale.  Quoique  dans  plusieurs  sermons  du  Carême  il 
n'adresse  pas  la  parole  au  roi ,  il  les  a  néanmoins  presque  tous  prêches  à  la  cour, 
mais  à  d'autres  jours  et  sous  d'autres  évangiles. 

On  trouvera  ici  doux  lettres  qui  parurent  après  sa  mort,  l'une  manuscrile  et 
l'autre  imprimée.  La  première  est  d'un  illustre  magistrat ,  dont  le  P.  Bourdaloue 
honorait  infiniment  la  maison  et  singulièrement  la  personne.  On  voit  dans  cette 
lettre  des  traits  de  maître ,  et  l'esprit  n'y  a  pas  moins  de  part  que  le  cœur.  La 
seconde  est  une  de  ces  lettres  circulaires  qu'on  envoie  dans  les  maisons  de  la 
Compagnie ,  pour  donner  avis  de  la  mort  de  chaque  jésuite.  Le  P.  Marlineau  , 
confesseur  de  monseigneur  le  duc  de  Bourgogne,  et  supérieur  de  la  maison 
professe  lorsque  le  P.  Bourdaloue  y  mourut,  écrivit  celle-ci ,  qu'on  ne  put 
refuser  au  public,  et  qu'on  réimprima  plusieurs  fois,  tant  elle  lut  goûtée  et 
recherchée. 


LETTRE  DU  P-  MARTINEAU, 

DE  LA  COMPAGNIE  DE  JÉSUS, 

CONFESSEUR  DU  P.  BOURDALOUE  ET  DU  DUG  DE  BOURGOGNE  ', 

A  M***. 


Mon  révérend  père, 

Celte  lettre  apprendra  à  Votre  Révérence  la  perte  que  la  maison  professe  fit 
hier,  à  cinq  heures  du  malin  ,  dans  la  personne  du  P.  Louis  Bourdaloue,  qu'une 
fièvre,  accompagnée  d'une  violente  intlammation  de  poitrine,  nous  a  enlevé  en 
moins  de  deux  jours;  car  il  eut  encore  dimanche  dernier,  fête  de  la  Pentecôte  , 
le  bonheur  de  dire  la  messe ,  à  son  ordinaire. 

Nous  pouvons  dire  que  cette  courte  et  fâcheuse  maladie  a  élé  l'effet  de  son 
zèle.  Il  avait,  depuis  quelque  temps,  un  assez  gros  rhume,  et  cependant  il 
prêcha  il  n'y  a  pas  plus  de  dix  jours ,  et  il  s'est  si  peu  ménagé  dans  la  suite  , 
qu'il  semble  même  avoir  redoublé  son  assiduité  auprès  des  malades  et  au  con- 
fessionnal. Ainsi  il  a  eu  la  consolation  de  mourir  comme  il  souhaitait,  les 
armes  à  la  main ,  et  avant  que  les  années  d'un  âge  plus  avancé  le  missent  hors 
de  combat. 

Vous  pouvez  juger,  mon  révérend  Père,  de  la  grandeur  de  notre  affliction,  par 
l'avantage  que  cette  maison  avait  de  posséder  un  homme  en  qui  se  trouvaient , 
dans  un  éminent  degré,  toutes  les  qualités  qui  peuvent  rendre  utiles  à  l'Église 
les  personnes  de  sa  profession  :  un  génie  facile  et  élevé,  un  esprit  vif  et  pénétrant, 
une  exacte  connaissance  de  tout  ce  qu'il  devait  savoir,  une  droiture  de  raison  qui 
le  faisait  toujours  tendre  au  vrai,  une  application  constante  à  remplir  ses  devoirs, 
une  piété  qui  n'avait  rien  que  de  solide. 

Ces  qualités  avaient  paru  en  lui  dès  ses  premières  années,  dans  les  classes 
où ,  selon  nos  usages ,  il  a  été ,  soit  en  qualité  d'écolier  de  théologie ,  soit  en 
qualité  de  professeur  de  grammaire ,  de  rhétorique ,  de  philosophie  et  de  théo- 
logie morale. 

Mais  le  temps  marqué  par  la  Providence  pour  le  mettre  sur  le  chandelier  par 
les  deux  plus  imporiantes  fondions  du  ministère  évangélique  étant  venu ,  elles 
parurent  avec  un  éclat  que  rien  n'a  pu  effacer,  et  dont  on  conservera  longtemps 
le  souvenir. 

Nul  n'ignore  jusqu'où  il  a  porté  l'éloquenee  de  la  chaire.  S'il  avait  reçu  tous 
les  talents  propres  pour  y  réussir,  il  les  a  cultivés  par  un  travail  si  constant,  il 
les  a  employés  avec  un  si  grand  succès ,  pendant  l'espace  de  quarante  ans ,  que 

1  Cette  lettre  fut  écrite  le  lendemain  de  la  mort  de  Bourdaloue, 


LETTRE    DU    P.    MAHTINEAU.  IX 

la  France  le  regarde  comme  le  premier  prédicateur  de  son  siècle.  Ce  qu'on  peut 
dire  de  lui,  sur  ce  point,  de  plus  singulier,  c'est  que,  comme  il  parlait  toujours 
avec  beaucoup  de  justesse  et  de  solidité,  il  savait  rendre  la  religion  respectable 
aux  libertins  mêmes,  les  vérités  chrétiennes  conservant  dans  sa  bouche  toute 
leur  dignité  et  toute  leur  force. 

En  effet,  sans  faire  son  capital  de  la  politesse ,  qui  ne  lui  manquait  assurément 
pas ,  il  donnait  à  ses  discours  une  beauté  majestueuse ,  une  douceur  forte  et 
pénétrante,  un  tour  noble  et  insinuant,  une  grandeur  naturelle  et  à  la  portée 
de  tout  le  monde.  Ainsi ,  également  goûté  des  grands  et  du  peuple ,  des  savants 
et  des  simples ,  il  se  rendait  maître  du  cœur  et  de  l'esprit  de  ses  auditeurs , 
pour  les  soumettre  à  la  vérité  qu'il  leur  annonçait.  Aussi  avait-il  souvent  la  con- 
solation de  cueillir  lui-même  la  moisson  qu'il  avait  préparée,  en  jetant  le  bon 
grain  de  la  parole  de  Dieu  dans  le  champ  du  père  de  famille.  Car  combien  a- 
t-on  vu  de  personnes,  du  grand  monde  même,  aveuglées  par  l'enchantement 
du  siècle ,  et  endurcies  par  une  longue  suite  de  crimes ,  venir  mettre  entre  ses 
mains  leurs  cœurs  ébranlés  par  la  crainte  et  brisés  par  la  componction  qu'il  leur 
avait  inspirée  ! 

Il  n'a  pas  moins  réussi  dans  la  conduite  des  âmes.  Évitant  toute  affectation  et 
toute  singularité ,  il  les  menait ,  par  les  roules  les  plus  sûres ,  à  la  perfection 
propre  de  leur  état  ;  et ,  appliqué  à  connaître  la  disposition  particulière  que  la 
grâce  produisait  en  elles,  il  savait  parfaitement  s'en  servir  pour  avancer  l'ouvrage 
de  leur  sanctification.  La  solide  piété  de  tant  de  personnes ,  de  toutes  sortes  de 
conditions ,  qui  l'ont  eu  pour  directeur,  soit  dans  le  siècle ,  soit  dans  les  maisons 
religieuses,  en  est  une  preuve  bien  sensible.  Mais  ce  don  si  excellent  de  conduire 
les  âmes  par  les  voies  de  la  justice  éclatait  particulièrement  quand  il  assistait 
les  malades.  Rien  de  plus  capable  de  les  instruire  et  de  les  soutenir  que  ce  qu'il 
leur  disait  dans  ces  tristes  moments  où  l'homme ,  livré  à  la  douleur  et  enve- 
loppé des  ombres  de  la  mort ,  ne  trouve  que  de  faibles  secours  dans  sa  propre 
raison.  On  était  si  convaincu  que  le  P.  Bourdaloue  avait  grâce  pour  cela,  que  , 
depuis  plusieurs  années ,  il  était  très-souvent  appelé  auprès  des  mourants  :  à 
quoi  il  répondait,  de  son  côté,  avec  tous  les  empressements  de  la  charité  chré- 
tienne, passant  quelquefois  de  la  chaire  au  lit  des  malades  sans  se  donner  un 
moment  de  repos. 

De  si  importantes  fonctions ,  exercées  avec  tant  de  distinction ,  lui  avaient 
attiré  une  considération  si  universelle ,  que  ce  qu'il  y  a  de  plus  élevé  dans  le 
royaume  l'honorait  de  son  estime ,  et  se  faisait  même  honneur,  si  je  l'ose  dire  , 
d'avoir  quelque  liaison  avec  lui.  A  peine  a-ton  su  sa  maladie ,  que  les  personnes 
du  premier  rang,  soit  de  la  cour  ou  de  la  ville ,  ont  envoyé ,  avec  des  marques 
d'une  inquiétude  véritable  ,  savoir  de  ses  nouvelles  ;  et  dès  qu'on  a  été  informé 
de  sa  mort ,  tout  le  monde  a  pris  part  à  notre  affliction ,  et  s'en  est  fait  comme  un 
devoir  de  reconnaissance,  pour  tout  le  bien  qu'il  a  plu  à  Dieu  d'opérer  par  lui ,  à 
l'avantage  du  public,  durant  le  cours  de  tant  d'années.  Pour  ceux  qui  lui  avaient 
donné  leur  conliance,  je  ne  sais  si  rien  sera  capable  de  les  consoler.  Comme 
ils  le  connaissaient  encore  mieux  que  les  autres,  l'entretenant  plus  souvent, 
recevant  de  lui  des  conseils  très-salutaires,  le  trouvant  toujours  prêt  à  les 
secourir  dans  le  besoin ,  et  ne  le  quittant  jamais  sans  une  nouvelle  conviction 
de  son  mérite ,  ils  ont  dii  aussi  ressentir  plus  vivement  la  grandeur  de  cette 
perte. 

Mais  ce  qui  doit ,  mon  révérend  Père ,  nous  rendre  plus  précieuse  la  mémoire 
du  P.  Bourdaloue,  ce  sont  les  vertus  solides  qu'il  a  su  joindre,  selon  l'esprit  de 
nos  règles ,  aux  grands  talents  dont  Dieu  l'avait  pourvu.  Le  zèle  de  la  gloire  do 


X  LETTRE    DU    P.    MARTINE  AU. 

Dieu  était  l'âme  de  tout  ce  qu'il  faisait  dans  l'étendue  de  ses  emplois  ;  la  sienne  ne 
le  louchait  point.  Loin  de  s'applaudir  lui-même  par  une  vanité  dont  il  est  difficile 
de  se  défendre  dans  les  grands  succès ,  les  applaudissements  qu'on  lui  donnait  le 
faisaient  souffrir;  et ,  toujours  renfermé  dans  la  plus  exacte  modestie  sur  ce  qui 
le  regardait,  il  était  prodigue  de  louanges  à  l'égard  de  ceux  en  qui  l'on  voyait 
quelque  mérite.  Je  sais  d'une  personne  pour  qui  il  avait  beaucoup  de  considéra- 
tion ,  que  ,  lui  ayant  un  jour  demandé  s'il  n'avait  point  de  complaisance  parmi 
tant  de  choses  capables  d'en  inspirer,  il  lui  répondit  que  depuis  longtemps  Dieu 
lui  avait  fait  la  grâce  de  connaître  le  néant  de  tout  ce  qui  brille  le  plus  aux  yeux 
des  hommes ,  et  qu'il  lui  faisait  encore  celle  de  n'en  être  point  touché.  Il  dit  à  un 
autre  qu'il  était  si  parfaitement  convaincu  de  son  incapacité  pour  tout  bien,  que, 
malgré  tous  ses  succès,  il  avait  beaucoup  plus  à  se  défendre  du  découragement 
que  de  la  présomption. 

Il  n'était  pas  plus  sensible  à  tous  les  agréments  qu'il  pouvait  trouver  dans  le 
commerce  que  son  ministère  l'obligeait  d'avoir  avec  le  monde.  Comme  il  servait 
le  prochain  sans  intérêt ,  c'était  aussi  sans  attachement  :  en  voici  une  preuve  qui 
ne  peut  manquer  de  vous  édifier. 

11  y  a  plusieurs  années  qu'il  pressa  les  supérieurs  de  lui  permettre  de  passer  le 
reste  de  ses  jours  à  travailler  loin  de  Paris,  dans  une  de  nos  maisons  de  retraite  ; 
et  cette  tentative  n'ayant  pas  réussi ,  il  en  fit  une,  il  y  a  trois  ans,  auprès  de  notre 
très-révérend  Père  général ,  pour  obtenir  la  permission  de  se  retirer  au  collège 
de  La  Flèche ,  afin  de  s'occuper  uniquement  de  sa  propre  sanctification.  Mais 
Dieu,  qui  voulait  se  servir  de  lui  pour  en  sanctifier  bien  d'autres,  ne  permit  pas 
qu'il  réussît  mieux  cette  seconde  fois  que  la  première.  On  peut  dire  néanmoins 
que  le  P.  Bourdaloue  a  eu  ce  qu'il  souhaitait  le  plus  en  cela  :  car,  redoublant  son 
attention  sur  lui-même ,  il  a  su  se  procurer,  dans  l'embarras  où  il  était  retenu 
par  la  Providence ,  les  mêmes  accroissements  de  vertu  qu'il  se  proposait  dans  le 
saint  repos  après  lequel  il  soupirait. 

Au  reste,  celte  attention  sur  soi-même  l'a  accompagné  pendant  toute  sa  vie  ; 
et  c'est  par  ce  moyen  qu'il  a  accompli  si  parfaitement  l'avis  de  l'Apôtre  à  Tite  , 
son  disciple  :  Soyez,  en  toutes  choses ,  un  exemple  de  bonnes  œuvres  dans  ce  qui 
regarde  la  doctrine,  l'intégrité ,  la  sagesse.  Que  ce  que  vous  dites  soit  saint  et 
irrépréhensible ,  afin  que  quiconque  est  déclaré  contre  nous  demeure  confus,  n'ayant 
rien  à  nous  reprocher.  Vous  le  reconnaissez  assurément  dans  ces  paroles ,  mon 
révérend  Père ,  pour  peu  que  vous  rappeliez  dans  votre  esprit  ce  que  vous  avez 
vu  vous-même  si  souvent.  Je  ne  parle  pas  ici  de  ses  discours  publics,  où,  de 
l'aveu  de  tout  le  monde ,  il  ne  lui  est  rien  échappé  que  la  critique  la  plus 
exacte  pût  justement  censurer  :  je  parle  de  sa  conduite  ordinaire ,  que  la  médi- 
sance s'est  vue  contrainte  de  respecter  sous  un  habit  qu'elle  a  coutume  d'épargner 
si  peu. 

Au  milieu  des  affaires  dont  la  dissipation  paraît  le  plus  inséparable,  il  ne  perdait 
point  la  possession  de  son  âme,  selon  l'expression  de  l'Écriture.  Tellement 
qu'obligé  de  se  communiquer  au  dehors ,  pour  répondre  à  la  confiance  qu'on 
avait  en  lui,  il  ne  s'éloignait  jamais  des  bienséances  de  son  état,  et  que,  re- 
cherché de  toutes  sortes  de  personnes,  il  traitait  avec  chacun  d'eux  d'une  ma- 
nière proportionnée  au  rang  où  la  Providence  les  avait  mis.  Ainsi,  il  était  respec- 
tueux envers  les  grands ,  sans  perdre  la  liberté  de  son  ministère;  et,  sans  en 
avilir  la  dignité ,  il  était  facile  et  affable  aux  petits.  Le  fond  de  cette  prudence 
n'était  point  un  raffinement  de  politique;  car  il  était  l'homme  du  monde  le  plus 
solide  et  le  plus  vrai.  11  n'y  avait  rien  de  frivole  en  tout  ce  qu'il  faisait,  rien 
de  contraire  à  son  caractère,  et  nulle  considération  n'altérait  sa  franchisent  sa 


LETTRE    DU    P.    MAUTINEaU.  XI 

sincérité.  C'était  la  droiture,  le  bon  sens  et  la  foi  qui  lui  faisaient  décou- 
vrir dans  chaque  chose  ce  que  Dieu  y  a  mis  pour  servir  de  règle  à  notre 
conduite. 

C'est  par  de  semblables  principes  que  tous  lui  étaient  égaux  à  l'égard  du  salut 
des  âmes,  les  gens  de  la  plus  basse  condition  trouvant  en  lui  les  mêmes  secours 
pour  leur  sanctification  que  les  personnes  de  la  première  qualité.  II  y  en  a  qui , 
lui  ayant  marqué  que  sa  haute  réputation  les  empêchait  de  s'adresser  à  lui  au 
tribunal  de  la  pénitence,  ont  été  convaincus,  par  ses  manières  simples  et  préve- 
nantes ,  qu'il  ne  bornait  pas  son  ministère  aux  gens  disiingués  par  leur  naissance 
et  par  Jeurs  emplois  ;  il  se  comportait  de  même  quand  il  s'agissait  de  prêcher  ; 
car  il  le  faisait  aussi  volontiers  dans  les  hôpitaux ,  dans  les  prisons ,  dans  les 
villages ,  qu'à  la  cour  ou  dans  les  plus  grandes  villes  du  royaume.  Le  désir  de 
rendre  service  au  prochain  lui  fit  toujours  négliger  ces  ménagements  de  vogue 
et  de  santé  qu'on  craint  ordinairement  d'user  en  se  prodiguant  au  public  :  ce 
que  Dieu  a  tellement  béni,  que,  par  un  rare  exemple,  on  l'a  vu  prêcher,  dans 
un  âge  avancé,  avec  la  même  vigueur  et  le  même  succès  que  dans  ses  plus  belles 
années. 

Comme  c'est  la  piété  envers  Dieu  qui  donne  le  prix  à  toutes  les  vertus ,  je  dois, 
après  ce  que  je  viens  de  dire,  vous  faire  voir  jusqu'où  elle  a  été  dans  le 
P.  Bourdaloue.  Il  était  très-religieux  observateur  des  saintes  pratiques  que  la 
règle  nous  prescrit ,  pour  entretenir  en  nous  l'esprit  d'une  véritable  dévotion. 
Les  premiers  jours  de  chaque  année,  il  les  consacrait  à  la  retraite;  et,  afin  de 
conserver  la  ferveur  qu'il  y  avait  prise,  il  donnait  chaque  jour  un  temps  consi- 
dérable à  la  prière.  L'office  divin  avait  pour  lui  un  attrait  particulier  ;  il  avait 
commencé  à  le  réciter  régulièrement,  longtemps  avant  que  d'y  être  obligé  par 
les  ordres  sacrés;  et  l'obligation  qu'il  en  eut  dans  la  suite  ne  servait  qu'à  lui 
faire  remplir  ce  devoir  avec  un  sensible  redoublement  de  ferveur.  Pour  ce  qui 
est  du  sacrifice  de  nos  autels ,  pénétré  de  la  grandeur  d'une  fonction  si  sublime, 
il  s'était  fait  une  règle  de  le  célébrer  tous  les  jours ,  comme  si  chacun  eût  été  le 
dernier  de  sa  vie.  Ainsi,  ni  l'accoutumance ,  qui  attiédit  ordinairement  le  cœur, 
ni  la  multitude  des  affaires,  qui  le  dissipent,  ne  l'empêchaient  point  de  puiser 
avec  abondance  dans  celte  source  de  grâces.  D'où  il  arrivait  que ,  plein  des  sen- 
timents que  produit  dans  une  âme  bien  disposée  la  participation  des  divins 
mystères,  il  parlait,  dans  l'occasion,  des  choses  de  Dieu  d'une  manière  également 
vive  et  touchante.  Enfin,  tout  ce  qui  concerne  le  culte  divin  lui  était  précieux  ; 
les  moindres  cérémonies  de  l'Église  n'avaient  rien  que  de  grand  pour  lui.  A 
l'exemple  du  Prophète,  il  aimait  la  beauté  de  la  maison  du  Seigneur;  et  le  zèle 
qu'il  avait  pour  elle  lui  faisait  prendre  un  soin  particulier  de  la  décoration  des 
autels.  Sur  combien  d'autres  choses  la  modestie  du  P.  Bourdaloue  a-t-elle  jeté 
un  voile  qu'il  n'est  pas  possible  de  lever?  car,  content  de  plaire  aux  yeux  de  Dieu, 
scrutateur  des  cœurs ,  il  cachait  à  ceux  des  hommes  tout  ce  que  la  loi  de  l'édifi- 
cation ne  l'obligeait  pas  de  faire  paraître.  Une  dévotion  d'appareil  n'était  point 
de  son  goût ,  et  l'on  ne  pouvait  être  plus  ennemi  de  l'ostentation. 

Je  m'aperçois,  mon  révérend  Père,  que  celle  lettre  passe  de  beaucoup  les 
bornes  ordinaires  ;  il  faut  donc  la  finir  pour  vous  apprendre  en  peu  de  mots  quelle 
a  été  la  fin  d'une  si  belle  vie.  Le  P.  Bourdaloue  a  vu  les  approches  de  la  mort 
avec  une  tranquillité  qui  était  beaucoup  moins  l'effet  de  la  force  naturelle  de  son 
esprit,  que  de  celle  de  sa  foi  et  de  l'espérance  chrétienne  qui  le  soutenait.  Il  l'a 
acceptée  comme  l'exécution  de  la  sentence  portée  par  la  justice  divine  contre 
l'homme  pécheur,  et  il  l'a  regardée  en  même  temps  comme  le  commencement 
des  miséricordes  éternelles  sur  lui  :  sentiments  qu'il  a  exprimés  en  des  termes 


XII  LETTRE    DU    P.    MA11TINEAU, 

si  énergiques,  que  l'impression  en  demeurera  longtemps  gravée  dans  le  cœur  de 
ceux  qui  les  ont  entendus.  «  Je  vois  bien  (ce  sont  à  peu  près  ses  propres  paroles), 
«  je  vois  bien  que  je  ne  puis  guérir  sans  miracle  :  mais  qui  suis-je  pour  que 
i  Dieu  daigne  faire  un  miracle  en  ma  faveur?...  L'unique  ebose  que  je  de- 
«  mande,  c'est  que  sa  sainte  volonté  s'accomplisse  aux  dépens  de  ma  vie,  s'il 
i  l'ordonne  ainsi...  Qu'il  détruise  ce  corps  de  péché,  j'y  consens  de  grand  cœur; 
«  qu'il  me  sépare  de  ce  monde ,  où  je  n'ai  été  que  trop  longtemps ,  et  qu'il 
t  m'unisse  pour  jamais  à  lui.  » 

Il  demanda,  lundi  matin,  les  derniers  sacrements  de  l'Église,  beaucoup  moins 
par  une  nécessité  pressante,  autant  qu'on  en  pouvait  juger  alors,  que  par  le  désir 
de  les  recevoir  avec  plus  d'attention  et  de  présence  d'esprit.  Aussi  les  reçut-il 
d'une  manière  si  édifiante ,  que  tous  en  furent  infiniment  touchés. 

Tant  d'illustres  amis,  que  son  mérite  lui  avait  faits,  seront  peut-être  bien  aises 
de  savoir  qu'il  ne  les  a  pas  oubliés  dans  ses  derniers  moments.  Il  pria  de  les 
assurer  que  si  Dieu  lui  faisait  miséricorde,  ainsi  qu'il  espérait,  il  se  souviendrait 
d'eux  devant  lui ,  et  qu'il  regardait  leur  séparation  comme  une  partie  du  sacrifice 
qu'il  faisait  de  sa  vie  au  souverain  domaine  de  Dieu. 

J'ajouterai,  mon  révérend  Père,  qu'après  m'avoir  entretenu  en  particulier  sur 
quelques  affaires,  avec  tout  le  bon  esprit  que  vous  lui  avez  connu,  il  me  demanda 
ma  bénédiction  d'une  manière  qui  me  fit  comprendre  que  le  véritable  mérite 
n'est  pas  incompatible  avec  la  simplicité  qu'inspire  l'Évangile ,  ni  avec  cette  foi 
qui  découvre  à  l'humble  religieux  la  personne  de  Jésus-Christ  dans  celle  du 
supérieur,  quelque  méprisable  qu'il  puisse  être.  Au  reste,  ce  n'est  pas  la  pre- 
mière preuve  qu'il  m'en  a  donnée  ;  car  je  ne  dois  pas  omettre  ici  que ,  pendant 
toute  sa  vie,  il  a  aimé  la  dépendance  ;  qu'il  l'a  pratiquée  avec  exactitude,  et  qu'il 
l'a  préférée  à  des  emplois  qui  devaient  l'en  tirer,  et  qu'on  l'a  pressé  plusieurs 
fois  d'accepter. 

Bien  des  raisons  doivent  le  faire  regretter  de  la  Compagnie  ;  mais  la  plus  tou- 
chante de  toutes  est  le  tendre  et  sincère  attachement  qu'il  avait  pour  elle.  On  ne 
peut  dire  combien  il  l'estimait,  et  jusqu'à  quel  point  cette  estime  le  rendait  sen- 
sible à  ses  avantages  et  à  ses  disgrâces.  En  vain  s'est-il  trouvé  des  gens  qui,  pour 
diminuer  l'honneur  qu'il  lui  faisait,  ont  voulu  plus  d'une  fois  persuader  le  con- 
traire au  monde.  C'est  dans  ces  occasions  qu'on  voyait  son  zèle  pour  elle  prendre 
une  nouvelle  vivacité  ;  avec  quelle  force  d'expression  ne  protestait-il  pas  alors 
qu'il  lui  devait  tout ,  et  que  l'une  des  plus  grandes  grâces  que  Dieu  lui  eût  faites 
étant  de  l'y  avoir  appelé ,  il  eût  été  le  plus  injuste  de  tous  les  hommes  s'il  eût  eu 
la  moindre  indifférence  pour  elle  ! 

Le  P,  Bourdaloue  était  né  à  Bourges,  le  20  d'août  de  l'année  1632,  et  l'an 
1648  il  entra  dans  la  Compagnie,  le  10  de  novembre.  Ainsi  il  a  vécu  soixante- 
douze  ans,  dont  il  a  passé  cinquante-six  ans  dans  la  Compagnie.  Bénissons  Dieu 
de  la  fidélité  qu'il  lui  a  donnée  pour  fournir  tant  de  distinction  une  si  longue 
carrière,  et  prions-le,  en  même  temps,  de  lui  avancer  la  possession  du  bonheur 
éternel,  s'il  n'en  jouit  pas  encore. 

J'ai  l'honneur  d'être ,  avec  beaucoup  de  respect ,  etc. 

A  Paris,  ce  14  de  ruai  1704. 


LETTRE  DE  M.  C.-F.  LAMOIGNON, 

PRÉSIDENT  A  MORTIER   AU  PARLEMENT  DE  PARIS , 

A  UNE  PERSONNE  DE  SES  PROCHES1. 


La  perte  que  nous  avons  faite  d'un  ami  qui  nous  aimait ,  et  que  nous  aimions 
tendrement,  est  si  grande  pour  nous  ,  qu'il  n'y  a  qu'une  entière  soumission  aux 
ordres  de  la  Providence  qui  nous  en  puisse  consoler. 

Une  longue  habitude  avait  formé  entre  nous  une  parfaite  union  ;  la  connais- 
sance et  l'usage  de  son  mérite  l'avait  augmentée;  l'utilité  de  ses  conseils,  sa 
prudence,  l'étendue  de  ses  lumières,  son  désintéressement,  son  attention  et 
sa  fidélité  pour  ses  amis,  m'avaient  engagé  à  n'avoir  rien  de  caché  pour  lui.  Il 
se  trouvera  peu  d'exemples  d'un  ami  dont  on  puisse  dire  ce  que  je  dis  de  celui- 
ci.  Pendant  quarante-cinq  ans  que  j'ai  été  en  commerce  avec  lui,  mon  cœur  ni 
mon  esprit  n'ont  rien  eu  pour  lui  de  secret.  Il  a  connu  toutes  mes  faiblesses  et 
mes  vertus;  il  n'a  rien  ignoré  des  affaires  les  plus  importantes  qui  sont  venues 
jusqu'à  moi  :  nous  nous  sommes  souvent  délassés  de  nos  travaux  par  les  mêmes 
amusements,  et  jamais  je  ne  me  suis  repenti  de  la  confiance  que  j'avais  en  lui. 

A  peine  étais-je  en  âge  de  connaître  les  hommes ,  que  je  connus  le  P.  Bour- 
daloue.  J'y  remarquai  d'abord  un  génie  supérieur  aux  autres  :  dès  qu'il  s'appli- 
quait à  quelque  chose ,  il  laissait  ceux  qui  avaient  le  même  objet  bien  loin 
derrière  lui.  L'estime  que  j'avais  conçue  pour  sa  personne  augmenta  par  le 
commerce  que  j'avais  avec  le  monde,  parce  que  je  ne  trouvais  point  dans  la 
plupart  de  ceux  que  je  fréquentais  la  même  élévation  d'esprit ,  la  même  égalité 
de  sentiments,  la  même  grandeur  d'âme,  soutenue  d'un  naturel  bon  ,  facile, 
sans  art  et  sans  affectation. 

Dès  qu'il  revint  à  Paris  ,  il  eut  d'abord  toute  la  réputation  qu'il  a  eue  jusqu'à 
sa  mort.  Les  applaudissements  qu'eurent  ses  sermons,  le  concours  infini  des 
auditeurs ,  l'empressement  des  grands  à  partager  son  amitié ,  tout  ce  qui  est 
capable  de  gâter  et  de  corrompre  le  cœur ,  lit  en  lui  un  effet  tout  contraire  :  il 
connut  le  monde,  et  c'est  le  seul  fruit  qu'il  voulut  retirer  du  commerce  des 
hommes;  il  se  servit  de  cette  connaissance  pour  exciter  les  hommes  à  la  vertu. 
Il  crut  profiler  assez  de  la  considération  qu'on  avait  pour  lui ,  s'il  faisait  con- 
naître par  ses  discours  à  ceux  qui  venaient  l'entendre  ce  que  c'était  que  le 
monde,  et  s'il  leur  apprenait  que  ce  qu'ils  désirent  avec  plus  d'ardeur  est  peu  de 
chose ,  et  qu'ils  s'écartent  presque  toujours  du  véritable  bien ,  pour  chercher  et 
pour  suivre  ce  qui  n'est  qu'une  simple  idée ,  et  ce  qui  n'a  qu'une  apparence 
sans  fond. 

»  Cette  lettre  fut  écrite  l'année  même  de  la  mort  dç  Bourdaloue, 


XIV  LETTRE    DE    M.    DE    LAMOIGNON. 

Sa  sublime  éloquence  venait  surtout  de  la  connaissance  parfaite  qu'il  avait  du 
monde.  Il  bannit  de  la  cbaire  ces  pensées  frivoles,  plus  propres  pour  des  dis- 
cours académiques  que  pour  instruire  les  peuples  ;  il  en  retrancha  aussi  ces 
longues  dissertations  de  théologie,  qui  ennuient  les  auditeurs,  et  qui  ne  servent 
qu'à  remplir  le  vide  des  sermons  ;  il  établit  les  vérités  de  la  religion  solidement  ; 
et  jamais  personne  n'a  su  comme  lui  tirer  de  ces  vérités  des  conséquences  utiles 
aux  auditeurs ,  et  si  naturelles  que  chacun  de  ceux  qui  l'entendaient  pouvait 
s'appliquer  ce  qu'il  disait. 

Quoiqu'il  ne  recherchât  pas  toujours  dans  ses  discours  l'exactitude  des  expres- 
sions, il  ne  lui  en  échappait  aucune  qu'on  pût  trouver  basse,  et  peu  digne  du 
sujet  qu'il  traitait.  S'il  s'engageait  dans  quelque  description  ,  ou  qu'il  descendît 
dans  quelque  détail ,  il  ne  tombait  point  dans  ces  sortes  de  discours  qui  ne  con- 
viennent ni  aux  prédicateurs  ni  aux  arditeurs  :  qualité  rare  dans  ceux  qui 
parlent  en  public,  et  qui  vient  d'une  profonde  méditation  et  d'une  juste  con- 
naissance des  matières  qu'on  traite. 

Mais  pourquoi  vous  parler  de  la  grande  réputation  que  le  P.  Bourdaloue  s'est 
acquise  dans  la  prédication?  C'est  un  talent  que  tous  ceux  qui  l'ont  le  moins 
connu  n'ignorent  pas.  Parlons  plutôt  de  ses  vertus  ,  que  nous  nous  flattons  d'a- 
voir plus  senties  que  ceux  qui  ne  l'ont  pas  pratiqué  aussi  souvent  que  nous. 

Il  est  plus  rare  de  trouver  des  hommes  grands  dans  le  commerce  intime  et 
particulier,  que  d'en  trouver  de  grands  lorsqu'ils  représentent,  ou  qu'ils  sont, 
pour  ainsi  dire,  montés  sur  le  théâtre;  car  lorsque  les  hommes  sont  en  quel- 
que fonction  publique,  tout  ce  qui  s'offre  à  leurs  yeux  les  excite,  et  les  instruit 
de  ce  qu'ils  doivent  être.  Mais  lorsqu'ils  sont  rendus  à  eux-mêmes,  lorsque  tous 
les  objets  qui  les  tenaient  attentifs  sont  écartés ,  qu'il  est  rare  de  les  trouver 
aussi  grands  dans  le  repos  qu'ils  nous  ont  paru  grands  dans  l'action  !  C'est  ce- 
pendant en  cela  que  consiste  la  véritable  grandeur  :  car  je  n'appelle  grand  que 
ce  qui  se  soutient  par  lui-même,  et  qui  n'a  pas  besoin  d'ornements  empruntés. 
J'ai  bien  vu  des  hommes  grands  dans  l'opinion  commune,  mais  je  n'en  ai  point 
connu  d'aussi  grands  dans  le  particulier  que  dans  le  public;  ou  plutôt  je  n'en  ai 
guère  connu  qui  ne  perdissent,  dans  un  commerce  long  et  familier,  beaucoup 
de  l'estime  qu'on  avait  pour  eux. 

Le  P.  Bourdaloue  n'était  pas  de  ce  nombre  :  jamais  personne  n'a  plus  gagné 
que  lui  à  être  vu  tel  qu'il  était.  Ses  moindres  qualités  ont  été  celles  qui  l'ont 
fait  honorer  et  respecter  du  public. 

Il  était  naturellement  vif  et  vrai;  il  ne  pouvait  souffrir  le  déguisement  et  l'ar- 
tifice; il  aimait  le  commerce  de  ses  amis,  mais  un  commerce  aisé,  sans  étude 
et  sans  contrainte  :  néanmoins,  combien  de  fois  l'avons-nous  vu  forcer  son  na- 
turel ,  et  vivre  familièrement  avec  des  gens  d'un  caractère  fort  opposé  au  sien  ! 

Toute  sa  vivacité  ne  lui  laissait  jamais  échapper  la  moindre  impatience, 
quand  il  s'agissait  d'une  affaire  importante  ;  souvent  même  il  perdait  un  temps 
aussi  cher  que  le  sien  pour  remplir  des  devoirs  d'une  pure  amitié ,  et  d'une 
reconnaissance  fondée  uniquement  sur  les  sentiments  d'estime  qu'on  avait 
pour  lui. 

Quoiqu'il  ait  eu  la  confiance  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  élevé  dans  la  France , 
on  ne  peut  pas  dire  qu'il  l'ait  jamais  désirée.  Il  se  dévouait  de  la  même  manière 
à  tous  ceux  que  la  Providence  lui  envoyait,  sans  rechercher  les  grands  et  sans 
mépriser  les  petits  ;  parlant  à  chacun  selon  son  caractère ,  et  ne  s'appliquant 
qu'à  perfectionner  l'ouvrage  qu'il  avait  en  ses  mains. 

Il  avait  eu  l'estime  d'un  grand  ministre  dès  ses  premières  années  :  il  l'a  con- 
servée tant  que  ce  ministre  a  vécu.  En  a-t-il  retiré  quelque  utilité  pour  lui  ? 


LETTRE    DE    M.    DE    LAM0IGN0N.  XV 

s'est-il  servi  de  son  crédit  pour  se  mêler  dans  les  intrigues  de  la  cour ,  ou  pour 
élever  ses  parents ,  qui ,  par  leur  naissance  et  par  leur  mérite ,  étaient  en  état 
de  recevoir  les  grâces  qu'il  pouvait  faire  tomber  sur  eux? 

Un  autre  ministre  voulut  attirer  auprès  de  lui  le  P.  Bour  Jaloue  :  il  le  connut , 
il  l'aima ,  il  lui  confia  ses  prospérités  et  ses  chagrins.  Ce  commerce  ne  diminua 
rien  de  l'estime  et  de  la  confiance  du  premier.  Quoiqu'ils  eussent  l'un  et  l'autre 
des  intérêts  différents ,  tous  deux  le  regardaient  également  comme  un  ami 
fidèle  ;  il  répondait  à  leur  amitié  par  un  sincère  attachement ,  sans  se  mêler 
d'aucune  affaire,  sans  même  vouloir  négocier  entre  eux,  parce  qu'il  ne  croyait  pas 
que  le  temps  en  fût  encore  venu.  Content  de  leur  dire  à  chacun  ses  sentiments 
sur  ce  qu'ils  lui  proposaient,  il  faisait  des  vœux  au  ciel  pour  ces  deux  grands 
hommes,  dont  l'union  était  si  nécessaire  à  la  France. 

Il  a  gardé  la  même  conduite  à  l'égard  de  tous  ceux  qu'il  à  fréquentés  ;  et  des 
familles  qu'il  voyait  ordinairement ,  et  qui  quelquefois  étaient  divisées  entre 
elles,  nous  n'en  avons  connu  aucune  où,  malgré  leur  division ,  il  n'ait  été  éga- 
lement honoré  et  aimé  de  ceux  qui  les  composaient. 

Ce  n'était  point  par  orgueil  ni  par  gloire  qu'il  voulait  qu'on  le  désirât ,  et  qu'il 
n'allait  jamais  au  devant  des  nouvelles  habitudes  :  c'était  par  la  crainte  d'entrer 
dans  d'autres  affaires  que  celles  de  sa  profession.  Il  donnait  ses  conseils  à  ceux 
qui  les  lui  demaudaient;  il  n'était  pas  jaloux  qu'on  les  suivît,  excepté  sur  ce  qui 
regardait  la  conscience  :  c'était  uniquement  sur  ce  point  qu'il  se  rendait  inflexi- 
ble :  il  fallait  lui  obéir,  ou  le  quitter.  En  toute  autre  matière,  il  se  contentait  de 
dire  son  sentiment,  de  l'appuyer  déraisons  solides;  mais  il  ne  voulait  point, 
par  prudence,  se  charger  d'aucune  négociation. 

Avec  quelle  sagesse  savait-il  distinguer  les  conseils  qui  pouvaient  regarder  la 
conscience  de  ceux  qui  n'étaient  que  pour  les  affaires  du  monde!  L'avez-vous 
jamais  vu,  comme  d'autres  directeurs,  faire  de  toutes  les  actions  des  points 
de  conscience;  vouloir  gouverner  partout,  sous  prétexte  de  conduire  les  âmes 
à  la  perfection  ;  se  rendre  nécessaire  entre  le  mari  et  la  femme ,  entre  le  père 
et  les  enfants,  entre  le  maître  et  les  domestiques,  et  s'ériger  un  tribunal  sou- 
verain ,  pour  savoir  et  pour  ordonner  jusqu'aux  moindres  choses  qui  se  font 
dans  une  maison  ? 

Le  P.  Bourdaloue  était  aussi  très-éloigné  de  ceux  qui  condamnent  tout  sans 
rien  examiner.  11  voulait  réfléchir  longtemps  avant  que  de  donner  ses  décisions. 
11  présumait  toujours  le  bien ,  et  ne  croyait  le  mal  que  lorsqu'il  en  était  pleine- 
ment convaincu.  Il  n'effrayait  point  les  hommes  par  sa  présence  ni  par  ses  dis- 
cours ;  il  les  ramenait ,  au  contraire  ,  par  sa  prudence  et  par  une  certaine  insi- 
nuation à  laquelle  il  était  difficile  de  résister. 

Sévère  et  implacable  contre  îe  péché ,  il  était  doux  et  compatissant  pour  le  pé- 
cheur. Loin  d'affecter  une  austérité  rebutante ,  et  dont  bien  des  gens  de  sa  pro- 
fession se  font  un  mérite ,  il  prévenait  par  un  air  honnête  et  affable.  Austère 
pour  lui-même,  exact  à  observer  ses  devoirs,  il  était  indulgent  pour  les  autres, 
sans  rien  perdre  de  la  sévérité  évangélique,  et  sans  donner  dans  aucun  relâche- 
ment. Ses  manières  ont  plus  attiré  d'âmes  dans  la  voie  du  Seigneur  que  celles 
de  bien  d'autres,  qui  s'imaginent  que  la  vraie  dévotion  consiste  autant  dans 
l'extérieur  que  dans  l'intérieur. 

Instruisait-il  à  contre-temps  ceux  qui  conversaient  avec  lui?  les  reprenait-il 
à  tout  propos?  en  un  mot,  était-il  prédicateur  à  toute  heure  et  en  tous  lieux? 
Il  prenait  les  temps  propres  pour  dire  à  chacun  ce  qui  lui  convenait  ;  il  ne  lais- 
sait jamais  échapper  ces  moments  heureux  que  lui  donnait  la  Providence;  et  il 
avait  un  talent  admirable  pour  ne  rien  souffrir  dans  une  conversation  qui  fût 


XVI  LETTRE    DE    M.    DE    LAMOIGNON. 

contre  les  bonnes  mœurs,  sans  offenser  néanmoins  les  personnes  avec  qui  il  se 
trouvait.  Il  savait  se  conformer  à  toutes  les  compagnies ,  sans  rien  perdre  de  son 
caractère,  et  sans  que  ce  caractère  éloignât  de  lui  ceux  qui,  par  leur  conduite, 
y  paraissaient  les  plus  opposés. 

Sa  principale  application  ,  dans  les  conseils  qu'il  donnait ,  élait  à  prendre 
garde  si  ce  qu'il  conseillait  pour  un  bien  à  celui  qui  le  consultait  n'était  point 
nuisible  à  d'autres  ;  si ,  sous  ombre  de  faire  une  bonne  œuvre ,  on  ne  cherchait 
point  à  contenter  une  secrète  passion  de  haine  ou  de  vengeance.  Il  considérait 
comme  un  très-grand  mal  tout  ce  qui  troublait  le  repos  des  familles  ;  parce  que, 
outre  le  mal  que  fait  la  première  action  qui  le  trouble ,  elle  est  la  source  d'une 
infinité  de  mauvaises  actions. 

Il  voulait  que  chacun  vécût  et  se  sanctifiât  dans  sa  profession  ,  persuadé  que 
Dieu  nous  donne  des  grâces  proportionnées  à  notre  état,  et  que  c'est  notre  faute 
si  nous  n'en  faisons  pas  un  bon  usage.  11  regardait  la  charité  comme  le  fondement 
de  la  morale  chrétienne  :  tout  ce  qui  la  blessait ,  ou  qui  la  pouvait  altérer  le 
moins  du  monde,  lui  paraissait  un  crime. 

Je  ne  finirais  point  si  je  voulais  vous  marquer  en  détail  toutes  les  actions  de  ce 
grand  homme  :  son  amour  pour  son  état ,  son  zèle  pour  le  salut  des  âmes ,  tout 
ce  qu'il  a  fait  dans  la  seule  vue  de  faire  du  bien.  Il  élait  aussi  appliqué  auprès 
d'un  homme  de  la  lie  du  peuple ,  qu'auprès  des  têtes  couronnées. 

Souvenez-vous  combien  de  fois  nous  l'avons  vu  donner  tous  ses  soins  à  un 
domestique,  à  un  homme  de  la  campagne,  et  quitter  pour  cela  une  bonne  et 
agréable  compagnie.  Et  comment  la  quittait-il?  était-ce  en  annonçant  ce  qu'il 
allait  faire?  Lui  seul  savait  le  bien  qu'il  faisait  :  jamais  personne  ne  s'est  fait 
moins  que  lui  un  mérite  de  sa  vertu. 

N'espérons  pas  retrouver  jamais  tout  ce  que  nous  avons  perdu  dans  notre  il- 
lustre ami.  Mais  après  avoir  donné  quelque  temps  pour  pleurer  sa  perte,  disons- 
nous  ce  qu'il  nous  dirait  lui-même  si  nous  pouvions  l'entendre.  Ce  n'est  point 
par  des  larmes  que  nous  devons  honorer  sa  mémoire  :  imitons  ses  vertus ,  si 
nous  voulons  marquer  le  respect  et  la  vénération  que  nous  avons  pour  lui  ;  rem- 
plissons nos  devoirs  comme  nous  lui  avons  vu  remplir  les  siens;  jugeons  favo- 
rablement de  notre  prochain ,  édifions-le  par  nos  exemples  ;  tenons-nous  dans 
l'état  où  Dieu  nous  a  mis  ;  conservons  la  paix  et  l'union  entre  nos  proches , 
même  entre  nos  domestiques  ;  rendons-nous  aimables  à  ceux  qui  nous  appro- 
chent ;  lâchons  à  gagner  leur  confiance  par  une  conduite  désintéressée  ;  ne  nous 
laissons  point  entraîner  à  notre  pente  naturelle  ;  réfléchissons  beaucoup  avant 
que  d'agir  ;  recherchons  avec  plus  d'empressement  ce  qui  convient  aux  per- 
sonnes avec  qui  nous  avons  à  vivre ,  que  ce  que  nous  pouvons  désirer  pour 
nous  ;  préférons  notre  prochain  à  ce  qui  peut  nous  plaire  :  mais  faisons  tout 
cela  sans  aucun  faste  ,  sans  aucun  désir  de  nous  singulariser,  nous  suivrons 
ainsi  les  instructions  de  notre  illustre  ami ,  nous  le  ferons  revivre  en  nous,  et, 
profilant  des  exemples  qu'il  nous  a  donnés,  nous  espérerons  le  rejoindre  un  jour 
dans  le  ciel. 


AVENT. 


SERMON  POUR  LA  FÊTE  DE  TOUS  LES  SAINTS. 


SUR  LA  RECOMPENSE  DES  SAINTS. 

Gaudete ,  et  exullate  :  ecce  enim  merces  vestra  copiosa  est  in  cœlis. 

Réjouissez-vous  ,  et  faites  e'clater  votre  joie,  car  une  grande  récompense  vous  est  re'servée 
dans  le  ciel.  S.  Matth.,  ch,  5. 

Sire, 

C'est  le  fils  de  Dieu  qui  parle ,  et  qui,  dans  l'évangile  de  ce  jour,  nous 
propose  la  gloire  céleste ,  non  pas  comme  un  simple  héritage  qui  nous  est 
acquis  ,  mais  comme  une  récompense  qui  nous  doit  coûter.  Il  savait,  dit 
saint  Jean  Ghrysostome ,  combien  nous  sommes  intéressés  ;  et  voilà  pour- 
quoi ,  usant  avec  tous  d'une  condescendance  digne  de  lui  pour  nous  attirer 
à  son  service ,  il  nous  prend  par  notre  intérêt.  Sans  rien  relâcher  de  ses 
droits,  ni  rien  rabattre  du  commandement  qu'il  nous  fait  de  l'aimer 
comme  notre  Dieu ,  pour  lui-même  et  plus  que  nous-mêmes ,  il  veut  bien 
que  notre  amour  pour  lui  ait  encore  un  retour  sur  nous  ;  et ,  pourvu  que 
notre  intérêt  ne  soit  point  un  intérêt  servile,  il  consent  que  nous  l'aimions 
par  intérêt ,  ou  plutôt  que  nous  nous  fassions  un  intérêt  de  l'aimer.  Car 
c'est  pour  cela  qu'il  nous  promet  une  récompense  dont  la  vue  est  infi- 
niment capable  de  nous  élever  à  ce  pur  et  parfait  amour,  qui,  comme 
ajoute  saint  Chrysostome,  réunit  saintement  et  divinement  notre  intérêt 
à  l'intérêt  de  Dieu. 

Entrons  donc ,  mes  chers  auditeurs ,  dans  la  pensée  de  Jésus-Christ  ;  et, 
sans  nous  piquer  aujourd'hui  d'une  spiritualité  plus  sublime  que  celle  qui 
nous  est  enseignée  par  ce  maître  adorable,  attachons-nous  à  la  récom- 
pense où  il  nous  appelle ,  et  qu'il  veut  que  nous  envisagions ,  quand  il 
nous  dit  :  Une  grande  récompense  vous  est  réservée  dans  le  ciel  :  Ecce 
merces  vestra  copiosa  est  in  cœlis.  Il  est  de  la  foi  que  nous  la  pouvons  et 
que  nous  la  devons  mériter,  cette  récompense  ;  et  c'est  ce  que  je  suppose 
ici  comme  un  principe  dont  il  ne  nous  est  pas  permis  de  douter  ;  mais  ce 
principe  supposé ,  je  veux  vous  montrer  combien  cette  récompense  est 
digne  de  nos  désirs  et  de  nos  soins.  Pour  vous  engager  à  la  mériter,  je  veux 
vous  en  découvrir  l'excellence  et  les  avantages.  Par  la  comparaison  que  j'en 
ferai  avec  les  récompenses  du  monde,  je  veux  vous  la  faire  goûter,  et  par 
là  même,  si  je  puis ,  exciter  en  vous  un  saint  zèle  de  l'acquérir. 

Or,  pour  vous  en  donner  une  idée  juste,  je  m'arrête  aux  paroles  de  mon 
t.  i.  1 


2  SUR    LA    RECOMPENSE    DES   SAINTS. 

texte ,  dont  l'exposition  littérale  va  développer  d'abord  tout  mon  dessein  ; 
concevez-en  bien  l'ordre  et  le  partage  :  Ecce  merces  copiosa  est  in  cœlis. 
Cette  récompense  que  Dieu  prépare  à  ses  élus  est  une  récompense  sûre  : 
Ecce,  la  voilà  :  c'est  un  Dieu  qui  vous  la  promet  ;  et  si  vous  la  voulez  de 
bonne  foi,  elle  est  à  vous  :  Ecce  merces  vestra.  C'est  une  récompense 
abondante  qui  n'aura  point  d'autre  mesure  que  la  magnificence  d'un  Dieu  , 
et  qui  mettra  seule  le  comble  à  tous  vos  désirs  :  Ecce  merces  vestra  co- 
piosa. Enfin  j  c'est  une  récompense  éternelle,  que  vous  ne  perdrez  jamais  , 
parce  qu'elle  vous  est  réservée  dans  le  ciel ,  où  il  n'y  aura  plus  de  change- 
ment ni  de  révolution  :  Ecce  merces  vestra  copiosa  est  in  cœlis.  Qualités 
bien  propres ,  Chrétiens ,  à  faire ,  et  sur  vos  esprits  et  sur  vos  cœurs ,  les 
plus  fortes  impressions,  surtout  si  vous  en  jugez  par  opposition  aux  récom- 
penses du  monde,  c'est-à-dire  par  les  trois  essentielles  différences  que  je 
vous  prie  de  remarquer  entre  les  récompenses  du  monde  et  cette  récom- 
pense des  élus  de  Dieu:  car  c'est  là  ce  qui  m'a  paru  devoir  plus  vous 
intéresser  et  réveiller  votre  foi.  La  récompense  des  élus  de  Dieu  est  une 
récompense  sûre ,  au  lieu  que  les  récompenses  du  monde  sont  douteuses  et 
incertaines  :  ce  sera  le  premier  point.  La  récompense  des  élus  de  Dieu  est 
une  récompense  abondante,  au  lieu  que  les  récompenses  du  monde  sont 
vides  et  défectueuses  :  ce  sera  le  second  point.  La  récompense  des  élus  de 
Dieu  est  une  récompense  éternelle,  au  lieu  que  les  récompenses  du  monde 
sont  caduques  et  périssables  :  ce  sera  le  dernier  point. 

Trois  sujets  de  consolation  et  de  joie  que  l'Église  nous  propose,  en  nous 
mettant  devant  les  yeux  la  gloire  des  Saints,  et  en  nous  animant  par  ce 
motif  à  être  les  imitateurs  de  leur  sainteté  :  Gaudete,  et  exultate.  Si  vous 
vous  conformez  à  leurs  exemples,  réjouissez-vous  :  et  de  quoi?  de  ce  que 
vous  serez  sûrement ,  de  ce  que  vous  serez  pleinement ,  de  ce  que  vous 
serez  éternellement  récompensés.  Au  contraire,  pleurez  et  affligez-vous  si, 
malgré  tous  ces  avantages ,  possédés  de  l'amour  du  monde,  vous  vous  sen- 
tez peu  de  goût  et  peu  d'attrait  pour  cette  récompense  des  Justes.  Non- 
seulement  pleurez ,  mais  tremblez ,  si  la  dureté  de  vos  cœurs  vous  rend 
insensibles  à  des  vérités  si  touchantes.  Donnez-moi  grâces,  Seigneur,  pour 
traiter  dignement  et  utilement  un  si  grand  sujet ,  et  faites  que  ceux  qui 
m'écoutent,  pénétrés  delà  vertu  de  votre  divine  parole,  conçoivent  un  désir 
ardent,  une  espérance  vive ,  un  saint  avant-goût  des  biens  que  vous  leur 
préparez  :  qu'en  vue  de  ces  biens  ineffables,  ils  se  détachent  de  la  terre,  ils 
n'aient  plus  de  pensées  que  pour  le  ciel,  ils  renoncent  à  la  vanité,  ils  cher- 
chent solidement  la  vérité,  ils  soient,  aussi  bien  que  vos  Saints,  et  comme 
devant  être  un  jour  les  compagnons  de  leur  gloire,  déterminés  à  combattre 
le  monde  et  à  le  vaincre.  C'est  ce  que  je  vous  demande  pour  eux  et  pour 
moi,  par  l'intercession  de  la  plus  sainte  des  vierges.  Ave,  Maria. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

Se  fatiguer ,  s'épuiser  souvent,  s'immoler  pour  des  récompenses  incer- 
taines ,  auxquelles  on  parvient  difficilement,  et  dont  tous  les  jours,  après 
de  vaines  espérances,  on  a  le  chagrin  de  se  voir,  ou  malheureusement 


SUR    LA    RÉCOMPENSE    DES    SAINTS.  3 

frustré,  ou  môme  injustement  exclu,  c'est  la  triste  et  fatale  destinée  de 
ceux  qui  s'attachent  au  monde.  Au  contraire,  travailler  pour  une  récom- 
pense sûre,  et  servir  un  maître  auprès  duquel  on  peut  compter  qu'il  n'y 
eut  et  qu'il  n'y  aura  jamais  de  mérites  perdus ,  c'est  ce  qui  a  fait  sur  la 
terre  le  bonheur  des  élus  de  Dieu ,  et  de  ces  Saints  prédestinés  dont  nous 
honorons  aujourd'hui  la  glorieuse  mémoire.  Ils  servaient  un  Dieu  fidèle 
dans  ses  promesses ,  et  ils  avaient  en  vue  une  récompense  qui  ne  leur  pou- 
vait manquer.  Voilà,  dit  saint  Chrysostome,  ce  qui  les  a  rendus  capables 
de  tout  entreprendre  et  de  tout  souffrir.  Patior,  disait  un  d'entre  eux,  plein 
de  cette  force  héroïque  que  la  foi  d'une  vérité  si  consolante  lui  inspirait, 
c'était  saint  Paul  :  Patior,  sed  non  confundor1.  Je  souffre;  mais  bien  loin 
de  m'en  affliger,  je  m'en  glorifie  :  et  pourquoi?  Scio  enim  cui  credidi, 
et  certus  sum  quia  potens  est  déposition  meum  seruare  in  illum  diem  2  ; 
parce  que  je  sais,  ajoutait-il,  quel  est  celui  à  qui  j'ai  confié  mon  dépôt, 
et  que  je  suis  assuré  qu'il  n'est  que  trop  puissant  pour  me  le  garder  jusqu'à 
ce  grand  jour  où  chacun  recevra  selon  ses  œuvres.  Qu'entendait-il  par  son 
dépôt?  le  fonds  de  mérite  qu'il  s'était  acquis  devant  Dieu ,  c'est-à-dire  ce 
qu'il  avait  fait  pour  Dieu,  ce  qu'il  avait  enduré  pour  Dieu ,  et  dans  l'espé- 
rance de  la  gloire  dont  il  savait  que  ses  travaux  apostoliques  devaient  être 
récompensés.  C'est  le  sens  littéral  de  ce  passage.  J'ai  combattu,  disait-il 
encore  dans  la  même  épître  à  Timothée,  j'ai  achevé  ma  course,  j'ai  été 
constant  dans  la  foi  ;  il  ne  me  reste  que  d'attendre  la  couronne  de  justice 
qui  m'est  réservée,  et  que  le  Seigneur,  en  ce  jour-là,  me  donnera  comme 
juste  juge  :  In  reliquo  reposita  est  mihi  corona  justitiœ,  quam  reddet 
miJii  Dominus,  in  illà  die,  justus  judex*.  Ainsi  parlait  l'apôtre  de  Jésus- 
Christ,  et  ainsi  a  droit  de  parler  après  lui  tout  homme  chrétien,  puisqu'il 
reconnaissait  lui-même  que  cette  couronne  de  justice  n'était  pas  seulement 
réservée  pour  lui,  mais  généralement,  et  sans  exception  pour  tous  les  ser- 
viteurs de  Dieu  :  Non  soliim  autem  mihi,  sed  et  iis  qui  diligunt  adven- 
tum  ejus 4. 

Car  voici,  mes  chers  auditeurs,  comment  chacun  de  nous  doit  raisonner, 
en  s'appliquant  personnellement  ces  paroles  :  Scio  cui  credidi,  et  c'est 
l'important  mystère  de  religion  sur  quoi  doit  être  fondée  toute  notre 
conduite  selon  Dieu.  Je  ne  sais  pas  si  je  serai  jamais  assez  heureux  pour 
mériter  la  récompense  que  Dieu  prépare  à  ceux  qui  l'aiment  :  mais  je  sais 
que  si  je  la  mérite,  je  l'obtiendrai  ;  je  sais  qu'autant  que  je  l'aurai  méritée,  je 
la  posséderai  ;  je  sais  que  tout  C3  que  je  fais  et  tout  ce  que  je  souffre  pour 
Dieu  est  un  dépôt  sacré  que  Dieu  me  garde,  dont  il  veut  bien  lui-même  me 
répondre,  et  qui  ne  dépérira  point  entre  ses  mains  :  Scio  cui  credidi;  c'est- 
à-dire,  Je  ne  suis  pas  sûr  de  moi,  mais  je  suis  sûr  du  Dieu  pour  qui  je  tra- 
vaille ;  je  suis  sûr  de  sa  bonté,  je  suis  sûr  de  sa  fidélité,  je  suis  sûr  de  sa 
puissance  :  Et  certus  sum,  quia  potens  est.  Or ,  l'assurance  que  la  foi  me 
donne  de  tous  ces  attributs  de  Dieu  et  de  Dieu  même  est  ce  qui  m'encou- 
rage et  qui  m'anime.  C'est  ce  qui  a  soutenu  la  ferveur  et  le  zèle  de  ces 
bienheureux  qui  régnent  maintenant  dans  le  ciel,  et  qui  ont  sanctifié  la 

•  2  Timoih.,  1.  —  a  Ibid.  —  3  Ibid.,  4,  —  *  Ibid. 


4  SUR   LA   RECOMPENSE   LES    SAINTS. 

terre  par  leurs  vertus;  ils  étaient  sûrs  du  Dieu  qu'ils  servaient,  et  des  biens 
qu'ils  en  attendaient  :  non-seulement  ils  espéraient  en  lui,  mais  ils  sa- 
vaient, et  ils  savaient  infailliblement,  qu'espérant  en  lui,  ils  ne  seraient 
point  confondus  :  Scio  cui  credidi. 

Un  mondain  est  bien  éloigné  de  pouvoir  tenir  ce  langage  à  l'égard  du 
monde,  et  des  récompenses  du  monde.  Car,  fondé  sur  le  témoignage  qu'il 
se  rend  de  sa  propre  conduite,  il  peut  souvent  dire ,  tout  au  contraire ,  en 
gémissant  et  en  déplorant  son  sort  :  Je  sais  que ,  par  rapport  au  monde, 
j'ai  fait  mon  devoir;  mais  je  ne  sais  pas  pour  cela  si  le  monde  m'en  tien- 
dra compte;  je  ne  sais  pas  si  le  monde  reconnaîtra  mes  services;  je  ne  sais 
pas  même  si  mes  services  lui  ont  été  agréables.  Pour  ce  qui  regarde  les 
récompenses  du  inonde,  il  peut  dire  sans  présomption  :  Je  suis  sûr  de  moi, 
mais  je  ne  suis  pas  sûr  de  ceux  qui  sont  les  maîtres  et  les  distributeurs 
des  grâces  ;  je  ne  suis  pas  sûr  qu'ils  aient  pour  moi  de  favorables  disposi- 
tions ;  je  ne  suis  pas  sûr  qu'ils  en  aient  même  d'équitables.  Il  peut,  dans 
un  sens  contradictoirement  opposé  au  sens  de  saint  Paul,  dire  en  parlant 
du  monde  :  Scio  cui  credidi;  Je  sais,  et  je  ne  sais  que  trop,  quel  est  ce 
monde  à  qui  je  me  suis  malheureusement  attaché,  et  opiniâtrement  confié  : 
mais  c'est  justement  pour  cela  qu'après  l'avoir  longtemps  servi,  je  ne  suis 
encore  sûr  de  rien,  parce  qu'une  expérience  funeste  m'a  appris  malgré  moi, 
et  m'a  convaincu  que,  le  monde  étant  ce  qu'il  est,  je  n'ai  pu  ni  n'ai  dû  faire 
aucun  fond  sur  lui.  Or,  n'avoir  rien  en  vue  dont  on  soit  sûr,  ni  sur  quoi 
l'on  puisse  compter,  c'est  ce  qui  afflige  le  mondain,  ce  qui  le  désole,  et  pour 
peu  que  son  ambition  ait  d'empressement  et  de  vivacité ,  ce  qui  lui  tient 
lieu  de  supplice.  Telle  est,  dis-je,  la  première  différence  que  j'ai  dû  vous 
faire  observer  entre  les  récompenses  de  Dieu  et  celles  du  monde.  Mais 
approfondissons  cette  pensée,  et  venons  au  détail  des  choses,  puisqu'il  est 
certain  qu'il  n'y  en  eut  jamais  une  plus  propre  pour  nous  faire  adorer  les 
miséricordes  de  notre  Dieu,  et  pour  nous  exciter  nous-mêmes  à  l'amour  et 
au  zèle  de  la  sainteté. 

Il  y  a  dans  le  monde  des  mérites  stériles ,  c'est-à-dire  des  mérites  sans 
récompense  :  pourquoi  cela?  c'est  qu'il  y  a,  dit  saint  Chrysostomc,  des  mé- 
rites que  les  hommes  ne  connaissent  pas  ;  c'est  qu'il  y  a  des  mérites ,  quoi- 
que connus  des  hommes,  qui  ne  leur  plaisent  pas;  c'est  qu'il  y  a  des  mé- 
rites que  les  hommes  estiment,  et  dont  ils  sont  même  touchés,  mais  qu'ils 
ne  récompensent  pas  ,  parce  qu'ils  ne  le  peuvent  pas.  Trois  causes  de  l'in- 
certitude des  récompenses  du  siècle ,  mais  qui  nous  font  comprendre  en 
même  temps  la  sûreté  et  l'infaillibilité  de  la  récompense  des  élus  de  Dieu. 
Appliquez-vous ,  et  ne  perdez  rien  de  cette  excellente  morale. 

Des  mérites  que  les  nommes  ne  connaissent  pas.  En  effet ,  par  ce  seul 
principe,  combien  dans  le  monde  de  mérites  perdus?  combien  d'ignorés? 
combien  d'oubliés?  combien  d'effacés  par  le  temps?  combien  de  détruits 
par  les  mauvais  offices?  combien  d'étouffés  dans  la  foule  et  dans  la  multi- 
tude? Je  serais  infini,  si  je  voulais  pousser  cette  induction.  Avec  Dieu  nous 
n'avons  rien  de  pareil  à  craindre  :  de  quelque  nature  que  soient  les  mé- 
rites que  nous  acquérons  devant  lui,  il  les  connaît,  il  les  distingue,  il  en 


SUR    LA    RÉCOMPENSE    DES    SAINTS.  5 

fait  le  discernement,  il  les  pèse  dans  la  balance  du  sanctuaire,  il  en  con- 
serve le  souvenir,  il  ne  les  perd  jamais  de  vue. 

Éclairé  des  vives  lumières  de  son  entendement  divin ,  il  connaît  les  mé- 
rites obscurs,  aussi  bien  que  les  éclatants  ;  les  vertus  intérieures  et  cachées, 
aussi  bien  que  celles  qu'on  admire  et  qu'on  préconise.  Combien  de  Saints 
dans  le  ciel  qui  n'ont  jamais  paru  ce  qu'ils  étaient,  et  dont  la  sainteté, 
quoique  parfaite,  n'a  jamais  brillé  pendant  qu'ils  vivaient  sur  la  terre? 
Voilà  pour  la  consolation  des  humbles. 

Comme  Dieu  scrutateur  des  cœurs,  il  pénètre  le  fond  du  mérite,  qui  est 
le  coeur.  Ce  mérite  du  cœur,  inconnu  aux  hommes,  lui  est  connu,  et  en- 
tièrement connu  ;  et  de  là  vient  qu'il  nous  tient  compte,  non-seulement  de 
nos  actions  et  de  nos  œuvres,  mais  de  nos  intentions  et  de  nos  désirs  ;  non- 
seulement  de  ce  que  nous  faisons  pour  lui,  de  ce  que  nous  souffrons  pour 
lui,  de  ce  que  nous  quittons  pour  lui,  mais  de  ce  que  nous  voudrions  faire, 
de  ce  que  nous  voudrions  souffrir,  de  ce  que  nous  voudrions  quitter,  par 
la  raison  seule  que  si  nous  l'avions  ,  nous  serions  prêts  en  effet  pour  lui  à 
le  quitter.  Ainsi,  selon  l'expression  de  l'Écriture,  il  entend,  et  par  la  même 
règle  il  récompense  jusqu'à  la  préparation  de  nos  cœurs  :  Prœparationem 
cordis  eorum  audivit  auris  tua1;  c'est-à-dire  qu'il  suffit  pour  lui  plaire, 
de  lui  vouloir  plaire ,  et  qu'il  suffit  de  lui  avoir  plu ,  pour  être  comblé  de 
ses  biens.  Combien  de  prédestinés  qui  n'ont  eu  devant  Dieu  que  le  mérite 
de  la  bonne  volonté?  Voilà  pour  la  consolation  des  faibles. 

Parce  que  c'est  un  Dieu  dont  la  pénétration  est  infinie ,  et  que  rien  n'é- 
chappe à  sa  connaissance ,  nos  actions  les  plus  viles  et  les  plus  basses , 
pourvu  qu'il  en  soit  le  motif,  ont  devant  lui  leur  prix  et  leur  valeur.  Un 
verre  d'eau  donné  en  son  nom  mérite  une  gloire  spéciale,  dont  lui-même  il 
nous  assure.  Les  deux  deniers  de  la  veuve  reçoivent  un  éloge  de  sa  bouche, 
aussi  bien  que  les  magnifiques  offrandes  qui  se  faisaient  dans  le  temple. 
Voilà  pour  la  consolation  des  pauvres. 

Parce  qu'il  est  souverainement  et  exactement  juste  :  pour  chaque  degré 
de  mérite  et  de  sainteté  que  nous  acquérons,  il  a  un  degré  de  béatitude  et 
de  gloire  qu'il  nous  destine  ;  et  c'est  la  proportion  de  ces  degrés  qui  fait 
pour  les  Saints  bienheureux,  aussi  bien  que  pour  les  anges,  l'ordre  admi- 
rable des  hiérarchies  célestes.  Sur  la  terre,  le  plus  grand  mérite  n'est  pas 
toujours  le  mieux  placé  :  souvent  un  mérite  médiocre ,  par  le  faux  juge- 
ment des  hommes ,  l'emporte  et  prévaut.  Là,  le  mérite  et  la  gloire,  le  mé- 
rite et  la  récompense  vont  toujours  de  pair.  C'est  un  Dieu  qui  mesure  et 
qui  règle  l'un  par  l'autre ,  mais  un  Dieu  incapable  de  se  tromper,  inca- 
pable d'être  prévenu,  incapable  de  rien  estimer  que  ce  qui  est  essentielle- 
ment estimable,  savoir,  les  œuvres  saintes  et  la  piété.  Voilà  pour  la  conso- 
lation des  âmes  droites  et  fidèles  à  leurs  devoirs. 

Par  rapport  au  monde,  il  n'y  a  point  de  mérite  que  le  temps  n'efface. 
Tout  ce  que  nous  faisons  pour  Dieu,  du  moment  que  nous  l'avons  fait, 
est  écrit  dans  le  livre  de  vie,  mais  avec  des  caractères  qui  ne  s'effaceront 
jamais.  Les  hommes,  non-seulement  oublient,  mais  souvent  sont  bien  aises 

•  Psalm.  9. 


G  SUH    LA    INCOMPENSE    DES    SAINTS. 

d'oublier  les  services  qu'on  leur  rend;  et  Dieu  nous  déclare  lui-même 
que  tous  nos  services  sont  comme  scellés  dans  les  trésors  de  sa  miséricorde  : 
Nonne  hœc  condita  sunt  apud  me,  et  signât  a  in  thesauris  meisx.  Il  nous 
dit  en  termes  exprès  que  nos  sacrifices  sont  toujours  devant  ses  yeux  : 
Holocausta  outem  tua  in  conspectu  meo  sunt  semper*;  que  nos  prières  et 
nos  aumônes  montent  jusques  à  lui ,  et  qu'elles  sont  toujours  présentes  à 
sa  mémoire  :  Orationes  tuœ  et  eleemosynœ  ascenderunt  in  memoriam  in 
conspectu  Dei%.  Il  se  fait  même  comme  un  honneur  de  s'en  souvenir,  et 
il  ne  peut  non  plus  les  oublier  qu'il  peut  oublier  qu'il  est  notre  Dieu,  et 
que  nous  sommes  ses  créatures.  Tout  cela,  Chrétiens,  le  croyons-nous? 
Mais,  si  nous  ne  le  croyons  pas ,  nous  ne  connaissons  pas  le  maître  que 
nous  servons;  ou,  si  nous  le  croyons,  comment  sommes-nous  si  tièdes  et  si 
négligents  dans  son  service? 

Ajoutez ,  pour  goûter  encore  davantage  le  bonheur  des  Justes ,  ce  que 
j'ai  marqué  comme  le  second  principe  de  la  disgrâce  des  mondains  et  de 
l'incertitude  de  leurs  récompenses  :  des  mérites ,  quoique  connus ,  qui  ne 
plaisent  pas.  Qu'y  a-t-il  dans  le  monde  de  plus  ordinaire?  et  combien  par 
là  ne  voit-on  pas  parmi  les  hommes  de  mérites  malheureux ,  de  mérites 
rebutés,  et ,  si  j'ose  ainsi  dire  ,  réprouvés  ;  de  mérites  qui ,  par  l'aliénation 
des  cœurs ,  ou  par  la  contrariété  des  intérêts  ,  bien  loin  d'attirer  la  bienveil- 
lance et  l'amour,  excitent  plutôt  la  jalousie  et  la  haine?  C'est  à  quoi  ne  sont 
point  sujets  ceux  qui  travaillent  à  acquérir  des  mérites  auprès  de  Dieu. 
Comme  Dieu  hait  nécessairement  le  péché ,  et  que ,  tout  Dieu  qu'il  est ,  il  ne 
peut  pas  ne  le  point  haïr,  et  en  le  haïssant  ne  le  point  réprouver  ;  aussi , 
tout  Dieu  qu'il  est,  ne  peut-il  pas  ne  point  aimer  le  mérite  des  œuvres  chré- 
tiennes ,  et  en  l'aimant  ne  le  point  couronner  et  ne  le  point  glorifier.  Il  y  a 
dans  les  élus  de  Dieu  différentes  espèces  de  sainteté  ;  mais  il  n'y  en  a  pas 
une,  dit  saint  Chrysostome ,  qui  ne  soit  du  goût  de  Dieu,  qui  ne  soit  l'objet 
des  complaisances  de  Dieu ,  parce  qu'il  n'y  en  a  pas  une  qui  ne  soit  une 
émanation  de  cette  sainteté  originale  et  exemplaire ,  qui  est  Dieu  ;  parce 
qu'il  n'y  en  a  pas  une  qui  ne  soit  l'ouvrage  de  Dieu  et  le  don  de  Dieu.  Avoir 
du  mérite  ou  en  avoir  trop,  c'est  souvent  dans  le  monde  une  exclusion  pour 
les  emplois  et  pour  les  places ,  qui  y  tiennent  lieu  de  récompenses.  Devant 
Dieu  ,  plus  on  a  de  mérite ,  plus  on  est  aimé.  Or,  être  aimé  d'un  Dieu  dont 
l'amour  fait  les  bienheureux ,  les  prédestinés ,  les  Saints ,  c'est  être  déjà 
récompensé. 

Enfin,  quelque  justes  et  quelque  reconnaissants  que  soient  les  hommes; 
je  dis  plus,  quelque  libéraux  et  quelque  magnifiques  qu'ils  puissent  être,  il 
y  a  des  mérites  qu'ils  né  récompensent  pas ,  parce  qu'ils  ne  le  peuvent  pas  ; 
des  mérites  dont  ils  conviennent,  et  dont  ils  sont  même  touchés,  mais  qui, 
excédant ,  ou  par  leur  qualité ,  ou  par  leur  nombre ,  le  nombre  des  grâces 
dont  ils  sont  les  dispensateurs,  leur  deviennent  malgré  eux  des  mérites  oné- 
reux ,  des  mérites  incommodes,  et  même  des  mérites  importuns.  Il  n'y  en  a 
point  de  tels  auprès  de  vous,  mon  Dieu,  et  l'on  ne  court  point  avec  vous  de 
semblables  risques.  Comme  la  magnificence  de  Dieu  n'a  point  de  bornes, 

•  Dcut.,  32.  —  2  Psal.  49.  —  3  Act.,  10. 


SLR    LA    RECOMPENSE    DES   SAINTS.  7 

parce  qu'elle  est  inséparable  de  sa  toute-puissance ,  nos  mérites  ont  beau 
croître  et  se  multiplier,  elle  ne  s'épuise  jamais.  Plus  nous  en.avons ,  plus  il 
a,  dit  saint  Chrysostome,  de  trésors  de  grâce  et  de  gloire  à  répandre  sur 
nous.  Plus  il  nous  doit ,  dans  le  sens  catholique  et  orthodoxe  qu'il  nous 
peut  devoir,  plus  il  est  riche  pour  s'acquitter  envers  nous  :  riche,  dit  le 
texte  sacré,  pour  tous  ceux  qui  l'invoquent  et  qui  le  prient  :  Dives  in 
omnes  qui  invocant  illum  l;  mais  encore  bien  plus  riche,  reprend  saint 
Bernard,  pour  tous  ceux  qui  le  servent  fidèlement.  Comme  jamais  il  ne  se 
tient  importuné  de  nos  prières,  aussi  nos  mérites  acquis  par  sa  grâce  ne 
lui  sont-ils  jamais  à  charge. 

Nous  sommes  donc  sûrs  de  lui  ;  et  quand  nous  travaillons  pour  lui,  dans 
l'espérance  de  la  gloire  dont  jouissent  les  Saints ,  tout  pécheurs  que  nous 
sommes,  [nous  avons  la  consolation  de  pouvoir  dire  comme  saint  Paul  . 
Spes  autem  non  confondit 2.  Cette  espérance  ne  me  confond  point  :  toute 
autre  espérance  est  trompeuse,  mais  celle-là  ne  me  trompera  jamais.  Cent 
fois  j'ai  pu  me  repentir  d'avoir  trop  compté  sur  les  hommes  et  d'avoir  trop 
espéré  d'eux ,  mais  je  n'oserais  dire  ni  me  plaindre  que  jamais  Dieu  m'ait 
manqué;  et  si  j'étais  assez  ingrat  pour  le  penser,  non-seulement  sa  justice, 
mais  sa  miséricorde  même,  s'élèverait  pour  lui  contre  moi. 

Je  suis  sûr  de  mon  Dieu  :  principe  adorable  d'où  David  tirait  ces  saintes 
et  édifiantes  conclusion? ,  qu'un  chrétien ,  surtout  à  la  cour,  devrait  méditer 
tous  les  jours  de  sa  vie  :  Bonum  est  confidere  in  Domino,  quàm  confidere 
in  homine 3;  il  vaut  bien  mieux  se  confier  dans  le  Seigneur  que  de  se  confier 
dans  l'homme  :  Bonum  est  sperare  in  Domino,  quàm  sperare  inprinci- 
pibus  4;  il  vaut  bien  mieux  mettre  son  espérance  dans  le  Seigneur  que  de 
la  mettre  dans  les  princes  de  la  terre.  C'est  un  roi  qui  l'a  dit  :  et  celui  devant 
qui  je  parle  a  trop  de  religion  pour  ne  pas  souscrire  lui-même  à  un  témoi- 
gnage si  divin.  Je  suis  sûr  du  Dieu  que  je  sers  :  principe  touchant,  seul 
capable  de  sanctifier  ma  vie.  Mon  espérance  du  côté  de  Dieu  ne  me  peut 
confondre.  Je  puis  bien  de  mon  côté  abuser  de  cette  espérance  par  ma  pré- 
somption; je  puis  bien,  par  ma  lâcheté,  me  rendre  cette  espérance  vaine 
et  inutile  :  mais  au  moins  cette  espérance  est-elle  infaillible  pour  moi  de  la 
part  de  Dieu  ;  et  pourvu  que  je  m'assure  de  moi,  j'ai  droit  de  me  promettre 
tout  de  lui. 

Après  cela,  Chrétiens ,  sommes-nous  excusables ,  que  dis-je?  ne  sommes- 
nous  pas  bien  indignes  de  notre  Dieu ,  si  nous  usons  de  réserve  avec  lui ,  si 
nous  craignons  d'en  trop  faire  pour  lui,  si  nous  ne  le  servons  pas  en  Dieu? 
Je  ne  blâme  point,  à  Dieu  ne  plaise!  au  contraire,  je  ne  puis  assez  exalter, 
assez  exciter  le  zèle  que  vous  pouvez  avoir,  et  que  vous  avez  de  mériter  les 
grâces  du  glorieux  monarque  à  qui  le  ciel  nous  a  soumis,  et  que  Dieu  nous 
a  donné  pour  maître.  Ce  que  je  souhaiterais,  c'est  qu'en  le  servant,  vos 
services  fussent  plus  saints  et  plus  dignes  de  l'esprit  chrétien.  C'est  de  lui 
que  dépend  votre  destinée  et  votre  fortune  selon  le  monde;  je  veux  bien 
que  votre  intérêt,  joint  à  votre  devoir,  vous  attache  à  lui;  il  est  l'image  de 
Dieu  ;  votre  confiance  après  Dieu  ne  peut  être  mieux  placée.  Mais  si  vous 

'  Rom.,  10.  —  2  Ibid.,  5.  —  3  Psalm.,  117.  —  «  Ibid. 


8  SUR   LA    RÉCOMPENSE    DES   SAINTS. 

avez  tant  d'empressement  et  d'ardeur  pour  des  récompenses  qui  par  tant  de 
raisons  peuvent  vous  manquer,  comment  pouvez-vous  soutenir  le  profond 
et  affreux  oubli  dans  lequel  vous  vivez  à  l'égard  de  cette  récompense  sou- 
veraine qu'un  Dieu  vous  assure?  Et  que  répondrez-vous  à  Dieu,  quand  il 
vous  reprochera  dans  son  jugement  un  oubli  si  monstrueux  et  si  criminel? 
c'est  là  toutefois  votre  désordre;  et  si  vous  n'en  gémissiez  pas,  j'aurais  droit 
d'ajouter  ici  le  terrible  anathème  de  Jérémie  :  Maledictus  qui  confiait  in 
homine,  et ponit  carnem  brachium  suumi;  maudit  celui  qui  met  sa  con- 
fiance dans  l'homme,  et  qui  s'appuie  sur  un  bras  de  chair  ;  mais  plus  maudit 
celui  qui ,  pour  avoir  mis  sa  confiance  dans  l'homme ,  ne  peut  se  résoudre 
à  la  mettre  en  Dieu.  Vous  l'allez  voir  encore  bien  mieux  par  la  seconde 
qualité  de  la  récompense  des  Saints ,  qui  n'est  pas  seulement  sûre  et  imman- 
quable, mais  pleine  et  abondante  :  Ecce  merces  vestra  copiosa  est.  C'est 
le  sujet  du  second  point. 

DEUXIÈME    PARTIE. 

Pour  vous  faire  entendre  ma  pensée,  j'appelle  récompense  abondante 
une  récompense  qui  surpasse ,  du  moins  qui  égale  les  services  par  où  l'on 
s'en  est  rendu  ou  l'on  a  tâché  à  s'en  rendre  digne.  C'est  la  première  notion 
que  nous  en  donne  saint  Jérôme ,  quand  il  applique  aux  bienheureux  ce  que 
le  Fils  de  Dieu ,  dans  l'Evangile,  promettait  aux  justes,  pour  les  exciter  à  la 
ferveur  par  le  motif  de  l'espérance  chrétienne  :  Mensuram  bonam ,  et  con- 
fertam  et  coagitatam,  et  supereffluentem  dabunt  in  sinum  vestrum  2;  on 
versera  dans  votre  sein  une  bonne  mesure ,  qui  sera  pressée ,  entassée ,  com- 
blée. En  effet ,  c'est  dans  la  personne,  ou,  pour  mieux  dire,  dans  l'état  des 
Saints  glorifiés,  que  cette  promesse  du  Sauveur  trouve  à  la  lettre  son  accom- 
plissement. Mais  prenant  la  chose  dans  un  sens  encore  plus  moral ,  et  par 
conséquent  plus  propre  à  vous  faire  sentir  la  vérité  que  je  vous  prêche, 
j'appelle  récompense  pleine  et  abondante  une  récompense  capable  par  elle- 
même  de  satisfaire  le  cœur  de  l'homme  ;  capable  de  remplir  le  vide,  ou  plutôt 
la  vaste  étendue  des  désirs  de  l'homme  ;  capable  de  rendre  l'homme  heu- 
reux ,  et  dont  il  peut  enfin  être  content  :  c'est  ainsi  que  saint  Augustin  l'a 
conçue  dans  l'exposition  qu'il  a  faite  des  béatitudes  évangéliques.  Or,  dans 
l'un  et  dans  l'autre  sens ,  le  Fils  de  Dieu  seul  a  eu  droit  de  nous  dire  abso- 
lument ce  qu'il  nous  dit  aujourd'hui  :  Ecce  merces  vestra  copiosa  est. 
Pourquoi?  Parce  qu'il  n'appartenait  qu'à  lui  de  pouvoir  donner  aux  hommes 
une  récompense  qui  eût  ces  deux  propriétés  que  je  viens  de  marquer  ;  ou , 
si  vous  voulez ,  parce  qu'il  n'y  a  que  la  récompense  des  élus  de  Dieu  qui , 
par  rapport  à  ces  deux  propriétés ,  puisse  être  justement  regardée  comme 
une  récompense  abondante  et  pleine. 

Car  n'est-il  pas  vrai  (je  commence  par  le  premier  de  ces  deux  caractères, 
et,  sans  autre  preuve,  j'en  appelle  à  vos  connaissances  :  écoutez-moi,  et 
consultez -vous),  n'cst-il  pas  vrai  que  quiconque  s'attache  à  servir  le  monde, 
s'il  ne  veut  pas  y  être  trompé,  doit  se  résoudre  à  travailler  beaucoup  pour 
gagner  peu?  et  n'est-il  pas,  tout  au  contraire,  évident  et  incontestable  que 

!  Jcifm.,  17.  —  7  Luc,  6. 


SUR   LA    RÉCOMPENSE    DES   SAINTS.  9 

quand  on  travaille  pour  Dieu,  pour  peu  qu'on  fasse,  on  gagne  infiniment? 
Profitons  de  ce  parallèle,  et  servons-nous-en  pour  goûter  notre  religion. 

Que  ne  faisons-nous  pas  tous  les  jours  dans  le  monde,  pour  y  obtenir 
des  grâces  que  le  monde  est  en  possession  de  vendre  bien  chèrement?  des 
grâces  ardemment  désirées  et  impatiemment  attendues,  mais  que  l'on 
s'aperçoit  enfin ,  dès  qu'on  les  a ,  ne  valoir  pas  à  beaucoup  près  ce  qu'il  en 
a  coûté  pour  les  avoir?  Quelles  peines,  quelles  fatigues  ne  supporte-t-on 
pas  pour  parvenir  dans  le  monde  à  des  établissements  où  l'on  s'était  figuré 
des  avantages  considérables ,  mais  dont  on  commence  à  se  désabuser  et  à  se 
dégoûter,  du  moment  qu'on  y  est  parvenu  ?  A  quoi  ne  s'expose-t-on  pas , 
et  sans  y  épargner  sa  vie ,  que  ne  risque-t-on  pas ,  pour  s'acquérir  dans  le 
monde  une  gloire  qui  n'est  qu'un  fantôme,  et  dont  on  ne  jouit  pas  plutôt 
qu'on  en  reconnaît  la  vanité  et  le  néant?  Quels  empressements  n'a-t-on 
pas ,  et  quels  mouvements  ne  se  donne-t-on  pas  pour  se  procurer  auprès 
des  puissances  du  monde  un  degré  de  faveur  qui  souvent  ne  conduit  à  rien  , 
et  pour  lequel  on  sacrifie  son  repos  et  sa  liberté?  A  combien  de  mondains, 
dans  le  christianisme ,  ne  pourrait-on  pas  dire  avec  raison  ce  que  Dieu ,  par 
un  prophète ,  disait  aux  Israélites ,  en  leur  faisant  considérer  les  funestes 
suites  de  leur  infidélité  :  Seminastis  multïtm,  et  intulistis  parum  l;  vous 
avez  beaucoup  semé,  et  vous  avez  peu  recueilli  :  c'est-à-dire,  vous  vous 
êtes  bien  tourmentés ,  vous  avez  bien  fait  des  efforts ,  il  vous  en  a  coûté 
bien  des  bassesses ,  et  tout  cela  s'est  terminé  à  une  vaine  et  misérable  for- 
tune qui  n'a  pas  répondu  à  votre  attente ,  et  qui  s'est  trouvée  bien  au-des- 
sous de  vos  prétentions.  Pourquoi?  parce  que,  en  travaillant  pour  le  monde, 
vous  avez  semé  dans  une  terre  ingrate,  dont  vous  n'avez  dû  vous  pro- 
mettre ,  et  qui  n'a  pu  vous  rapporter  que  très-peu  de  fruits  :  Seminastis 
multum,  et  intulistis  par um.  Il  faudrait  un  discours  entier  si  je  voulais 
m'étendre  sur  cette  morale,  dont  peut-être  vous  ne  seriez  que  trop  per- 
suadés ,  et  qui,  par  l'abus  que  vous  en  pourriez  faire,  vous  servirait  de 
prétexte  pour  autoriser  vos  chagrins  contre  le  monde ,  et  vos  plaintes  sou- 
vent très-injustes.  Je  reviens  à  ma  comparaison. 

Les  Saints,  les  élus  de  Dieu  ont  eu  un  sort  bien  différent.  En  travaillant 
pour  Dieu ,  ils  ont  souffert ,  je  le  sais  ;  et  je  suis  obligé  de  convenir  que  leur 
vie  sur  la  terre  a  été  une  vie  austère,  pénitente,  mortifiée  :  mais,  au  milieu 
de  leurs  austérités  ,  de  leurs  pénitences ,  de  leurs  mortifications ,  ils  ont  eu 
l'avantage  de  pouvoir  dire,  aussi  bien  que  le  grand  Apôtre  :  Non  sunt  con- 
dignœ  passiones  hujus  temporis  ad  futuram  gloriam,  quœ  revelabitur  in 
nobis  2  ;  nous  souffrons,  il  est  vrai  ;  mais ,  outre  que  nous  souffrons  pour  la 
justice ,  ce  qui  pourrait  dès  maintenant  nous  tenir  lieu  de  récompense  ; 
outre  que  nous  souffrons  pour  Dieu,  et  que  cela  seul  est  déjà  pour  nous  une 
béatitude  anticipée ,  ce  que  nous  souffrons  n'a  rien  qui  soit  comparable  à 
cette  gloire  que  Dieu  nous  prépare  ;  et  notre  grande  ressource  est  que  le 
moindre  degré  de  cette  gloire  que  nous  attendons  nous  dédommagera  plei- 
nement et  avec  usure  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  laborieux  et  de  plus  pénible 
dans  la  voie  du  ciel. 

1  Açgœ.,  1.  —  ''■  Rom,,  8, 


10  SLR    LA    RÉCOMPENSE    DES    SAINTS. 

Voilà  en  quoi  a  consisté  le  bonheur  des  Saints.  Ils  marchaient,  dit  l'Écri- 
ture ;  et,  dans  l'esprit  d'une  componction  salutaire,  ils  versaient  des  larmes, 
jetant  sur  la  terre  les  précieuses  semences  de  leurs  mérites  :  Euntes  ibant , 
et  flebant,  mittentes  semina  sua  x.  Mais  ils  se  consolaient  par  cette  pensée 
qu'ils  reviendraient  bientôt  triomphants  et  comblés  de  joie,  portant  avec 
eux  l'abondante  moisson  qu'ils  auraient  cueillie,  c'est-à-dire  portant  avec  eux 
des  trésors  immenses  de  gloire,  qui  devaient  être  le  prix  des  légers  sacrifices 
qu'ils  faisaient  à  Dieu  :  Venientes  autem  ventent  cum  exultatione,  por- 
tantes manipulas  suos 2.  Ils  possédaient  leurs  âmes  dans  la  patience,  fondés 
sur  l'espérance  qu'ils  avaient  d'entendre  bientôt  ces  délicieuses  paroles  : 
Quia  super  pauc a  fuisti  fidelis,  super  multa  te  constituant*  :  parce  que 
vous  avez  été  fidèle  en  de  petites  choses,  j'en  ferai  de  grandes  pour  vous.  Je 
n'épargnerai  rien  pour  votre  bonheur.  Intra  in  gaudium  Domini  tut  *  ; 
entrez  dans  la  joie  de  votre  Dieu ,  parce  que  la  joie  de  votre  Dieu  est  trop 
grande  pour  entrer  dans  vous.  Car  tel  est,  mes  chers  auditeurs ,  le  fond  du 
mystère  que  nous  célébrons,  et  c'est  ce  que  la  vue  des  Saints  et  de  leur  gloire 
nous  doit  inspirer.  Je  sers  un  Dieu ,  non-seulement  fidèle  dans  ses  pro- 
messes ,  mais  magnifique  dans  ses  récompenses  ;  un  Dieu  qui  récompense 
en  Dieu,  et  qui,  sans  attendre  cette  vie  éternelle  qu'il  me  promet,  m'accorde 
déjà  le  centuple  de  ce  que  je  fais  pour  lui,  par  la  consolation  que  j'ai  de  le 
faire  et  de  l'avoir  fait.  Or,  c'est  encore  de  là  que  je  tire  la  seconde  notion 
d'une  récompense  abondante. 

Car  j'ai  dit,  après  saint  Augustin,  que  c'est  celle  qui  par  elle-même  suffit 
pour  contenter  l'homme,  et  j'ai  ajouté  que  ce  caractère  ne  pouvait  convenir, 
et  ne  convenait  qu'à  la  récompense  des  Saints.  Cette  vérité  a-t-elle  besoin 
de  preuve,  et  en  fut-il  jamais  une  plus  capable  de  nous  forcer  en  quelque 
sorte,  malgré  nous-mêmes,  à  chercher  le  royaume  de  Dieu?  Il  est  vrai ,  on 
voit  dans  le  monde  des  hommes  qui ,  selon  le  monde ,  paraissent  amplement 
récompensés  :  on  en  voit  dont  les  récompenses  vont  même  bien  au-delà  de 
leurs  services  et  de  leurs  mérites.  Mais  en  voit-on  de  contents  ?  en  voyez- 
vous  ?  en  avez -vous  vu?  espérez-vous  jamais  d'en  voir?  et  s'ils  ne  sont  pas 
contents  ,  à  quoi  leur  servent  leurs  prétendues  récompenses  ?  Ils  regorgent 
de  biens  et  d'honneurs ,  je  le  veux ,  et  il  semble  que  le  monde  se  soit 
épuisé  pour  les  élever  à  une  prospérité  complète;  mais  cependant  leur  cœur 
est-il  satisfait?  ne  désirent-ils  plus  rien?  se  croient-ils  heureux?  et  dans 
leurs  prospérités  même ,  dans  ce  bonheur  apparent ,  trouvent-ils  en  effet  la 
félicité?  N'est-ce  pas  au  contraire,  dit  saint  Chrysostome,  dans  ces  sortes 
d'états  qu'il  est  plus  rare,  ou  plutôt  moins  possible  de  la  trouver?  n'est-ce 
pas  dans  les  grandes  fortunes  que  se  trouvent  les  grands  chagrins?  et  qui 
pourrait  dire  le  nombre  de  ceux  qui  n'y  sont  parvenus  que  pour  être  plus 
malheureux,  et  pour  le  sentir  plus  vivement?  Le  monde  n'avait  pourtant 
rien  épargné  pour  contenter  leur  ambition  et  pour  les  combler  de  ses  faveurs  ; 
mais  en  même  temps  le  monde  n'avait  pas  manqué  de  mêler  parmi  ses  fa- 
veurs des  semences  d'amertume  qui  en  étaient  inséparables,  et  qui  devaient 
bientôt  après  produire  dos  fruits  de  douleur.  Le  monde ,  en  les  rendant 

'    Psalm.  125.  —  2  Ibid.  —  3  Matth.,  25.  —  >  Ibid. 


SUR    LA    RÉCOMPENSE    DES    SAINTS.  H 

puissants  et  opulents ,  leur  avait  donné  tout  ce  qui  était  de  son  ressort  ; 
mais  il  n'avait  pu  leur  donner  ce  rassasiement ,  cette  paix  du  cœur,  sans 
quoi  ni  la  puissance,  ni  l'opulence ,  n'empêchaient  pas  que  leur  état  ne  fût 
un  état  affligeant.  Quelque  heureux  qu'ils  parussent,  combien  leur  man- 
quait-il de  choses  pour  l'être?  Vous  me  direz  qu'ils  ne  devaient  s'en  prendre 
qu'à  eux-mêmes ,  puisqu'ils  n'étaient  malheureux  que  parce  qu'ils  étaient 
insatiables.  Et  moi  je  réponds  :  Mais  pourquoi,  malgré  les  faveurs  dont  le 
monde  les  comblait,  étaient-ils  encore  insatiables,  sinon,  ajoute  saint  Chry- 
sostome,  parce  que  c'est  une  vérité  reconnue,  constante,  éternelle,  que 
jamais  les  faveurs  du  monde,  quelque  abondantes  que  nous  les  concevions, 
ne  pourront  rassasier  le  cœur  humain  ? 

Quoiqu'il  en  soit,  Chrétiens,  de  là  je  conclus  l'excellence  et  la  perfection  de 
la  récompense  des  élus  de  Dieu.  Car  il  est  encore  de  la  foi  que  cette  récompense 
seule  remplira  toute  la  capacité  et  même  toute  l'immensité  de  notre  cœur.  Il 
est  de  la  foi  que  nous  trouverons  en  elle  l'accomplissement  de  tous  nos  dé- 
sirs. 11  est  de  la  foi  qu'elle  sera  pour  nous  une  béatitude  consommée ,  à  la- 
quelle il  ne  manquera  rien,  et  qui  nous  tiendra  lieu  de  tout.  En  un  mot,  il 
est  de  la  foi  qu'avec  cette  récompense,  tout  insatiables  que  nous  sommes, 
nous  serons  contents.  Satiabor,  cum  apparuerit  gloria  tua  l,  disait  à  Dieu 
cet  homme  selon  le  cœur  de  Dieu  :  Je  serai  rassasié,  quand  vous  me  décou- 
vrirez votre  gloire.  Comme  s'il  eût  dit  :  Jusque  là ,  Seigneur,  quoi  que  le 
monde  fasse  pour  moi,  je  serai  toujours  affamé  et  altéré  ;  jusque  là,  ennuyé 
de  ce  que  je  suis,  je  voudrai  toujours  être  ce  que  je  ne  suis  pas  ;  jusque  là, 
mon  cœur,  plein  de  vains  désirs  et  vide  des  biens  solides,  sera  toujours  dans 
l'agitation  et  dans  le  trouble.  Maisj  quand  vous  m'aurez  fait  part  de  votre 
gloire,  mon  cœur  rassasié  commencera  à  être  tranquille.  Je  ne  sentirai  plus 
cette  soif  ardente  de  la  cupidité  qui  me  brûlait  ;  je  n'aurai  plus  cette  faim 
avide  d'une  ambition  secrète  qui  me  dévorait.  Tous  mes  désirs  cesseront, 
parce  que  je  trouverai  dans  votre  gloire  la  plénitude  du  bonheur,  la  pléni- 
tude du  repos,  la  plénitude  de  la  joie  ;  parce  que  cette  gloire  ,  quand  je  la 
posséderai,  sera  pour  mpi  l'affranchissement  de  tout  mal,  et  la  jouissance  de 
tout  bien  :  Satiabor,  cura  opparuerit  gloria  tua. 

C'est  ainsi  que  parlait  David.  Était-ce  par  exagération  ,  ou  dans  le  trans- 
port d'une  extase?  Non,  Chrétiens  :  il  parlait  selon  le  premier  sentiment 
qui  naissait  dans  son  âme  ;  et  il  ne  faut  pas  s'étonner  si ,  touché  de  la  vérité 
que  je  vous  annonce ,  il  se  servait  d'une  expression  aussi  forte  que  celle-ci  : 
Satiabor  ;  parce  qu'il  savait  que  cette  gloire  et  cette  récompense  des  élus_, 
après  laquelle  il  soupirait,  n'était  rien  autre  chose  que  Dieu  même.  Car  la 
foi  nous  apprend  encore  que  c'est  Dieu  lui-même  qui  doit  être  notre  récom- 
pense :  Ego  merces  tua  magna  nimis %  ;  oui ,  moi-même ,  dit  Dieu  à  son 
serviteur  Abraham;  moi-même,  qui  suis  ton  Seigneur  et  ton  maître,  je 
serai  ta  récompense  et  ta  béatitude.  Hors  de  moi ,  rien  ne  pouvait  l'être , 
et  toute  ma  gloire  sans  moi  ne  serait  pas  assez  pour  toi.  Il  me  fallait  moi- 
même  pour  te  rendre  heureux,  et  c'est  pourquoi  je  ne  te  promets  point 
d'autre  récompense  que  moi-même  :   c'est  moi  que  tu  posséderas  :  Ego 

•  Psalm.  16.  —  2  Gencs.,  15. 


i2  SUR   LA   RÉCOMPENSE    DES    SAINTS. 

mer  ces  tua.  Or,  il  est  aisé  de  concevoir  comment  la  possession  d'un  Dieu 
peut  opérer  dans  l'homme  l'effet  divin  que  David  s'efforçait  d'exprimer  par 
cette  parole  :  Satiabor.  Car  c'est  là,  mes  chers  auditeurs,  tout  le  secret  de 
cette  félicité  incompréhensible  dont  jouiront  les  Saints  dans  le  ciel.  Ils  pos- 
séderont Dieu  ;  ils  seront  pleins  de  Dieu  :  Inebriobuntur  ab  ubertate  domûs 
tuœ  l  :  ils  seront  enivrés ,  ô  mon  Dieu ,  de  l'abondance  qui  remplit  votre 
maison  :  Et  torrente  voluptatis  tuœ  potabis  eos  2  :  ils  boiront  à  longs 
traits  dans  le  torrent  de  vos  délices,  dont  ils  seront  inondés.  Pourquoi?  11 
en  apporte  la  raison ,  qui  est  convaincante  :  Quoniam  apud  te  est  fons 
vitœz  ;  parce  que  c'est  en  vous  qu'est  la  source  de  la  vie.  Voilà,  dis-je,  Chré- 
tiens ,  quelle  sera  votre  récompense  ;  voilà,  au  milieu  des  misères  qui  nous 
accablent  dans  cette  vallée  de  larmes  ,  ce  que  nous  croyons  et  ce  que  nous 
espérons.  Mais  peut-être,  charnels  que  nous  sommes,  ne  le  comprenons-nous 
qu'à  demi  ;  et  peut-être,  vous  à  qui  je  parle ,  auriez-vous  besoin  que  votre 
foi  sur  cela  fût  soutenue  et  fortifiée  par  quelque  effet  présent  et  sensible.  Hé 
bien  !  comme  prédicateur  de  l'Évangile ,  je  veux  en  ceci  m'accommoder  à 
vos  faibles  dispositions. 

Vous  me  demandez  un  préjugé  sensible  de  ce  que  la  foi  nous  enseigne  sur 
tout  ce  que  je  viens  de  vous  dire?  Le  voici  :  c'est  que  tout  ce  que  j'ai  dit, 
non-seulement  s'accomplira,  mais  s'accomplit  en  quelque  manière  dès  main- 
tenant dans  la  personne  des  Justes  :  Ecce  merces  vestra  copiosa.  Je  m'ex- 
plique :  ce  qui  nous  fait  sensiblement  connaître  que  les  élus  de  Dieu  seront 
rassasiés  de  la  possession  de  Dieu,  c'est  qu'en  effet  dès  cette  vie  nous  voyons 
des  hommes  qui ,  par  un  esprit  de  religion ,  renonçant  à  tout  le  reste ,  se 
tiennent  heureux  de  ne  posséder  que  Dieu  et  de  ne  s'attacher  qu'à  Dieu. 
Sans  parler  des  Saints  glorifiés ,  nous  voyons  des  Saints  sur  la  terre  qui 
jouissent  déjà  en  quelque  sorte  de  ce  bonheur  :  Sanctis  qui  in  terra  sunt 
ejus  \  Il  y  en  a  peu,  si  vous  voulez,  dans  ce  degré  de  perfection  ;  mais  il  y 
en  a,  et  peut-être  en  connaissez-vous  qui  y  sont  parvenus.  Des  hommes  dé- 
tachés du  monde ,  qui  ont  tout  quitté  pour  Dieu  et  qui  trouvent  tout  en 
Dieu  ;  des  hommes  qui ,  contents  de  Dieu ,  disent  aussi  bien  que  David  : 
Quia1  mihi  est  in  cœlo  ?  et  à  te  quia1  volui  super  terrant 5  ?  qu'y  a-t-il 
pour  moi  dans  le  ciel,  et  que  désiré-je  sur  la  terre,  hors  vous,  Seigneur?  ou 
plutôt  qui,  enchérissant  même  sur  David,  pourraient  dire,  non  plus  comme 
lui  :  Satiabor,  Je  serai  rassasié  ;  mais  je  le  suis  du  seul  avant-goût  que 
vous  me  donnez  de  votre  gloire.  Oui,  nous  en  voyons  des  exemples  ;  et  Dieu, 
ou  pour  nous  édifier,  ou  pour  nous  confondre,  nous  en  met  devant  les  yeux. 

C'est ,  malgré  l'iniquité  du  siècle ,  ce  que  la  grâce  de  Jésus-Christ  opère 
dans  ces  fervents  chrétiens  qui  sanctifient  la  terre  par  leurs  vertus  :  Sanctis 
qui  in  terra  sunt.  Nous  ne  voyons  point  de  mondains  contents  du  monde, 
et  nous  voyons  des  serviteurs  et  des  servantes  de  Dieu  contents  du  Dieu  auquel 
ils  se  sont  dévoués.  En  faudrait-il  davantage  pour  réveiller  tout  notre  zèle? 
Nous  ne  voyons  point  de  riches  contents  de  leurs  richesses ,  et  nous  voyons 
des  pauvres  évangéliques  contents  de  leur  pauvreté.  Nous  ne  voyons  point 
d'ambitieux  contents  de  leur  fortune,  et  nous  voyons  des  hommes  solide- 

1  P*ah».  3S.  —  2  Ibid.  —  3  Ibid.  —  *  Ibid.,  15.  —  r'  Ibid.,  72. 


SUR   LA   RÉCOMPENSE    DES    SAINTS.  13 

ment  humbles  contents  de  leur  abaissement.  Nous  ne  voyons  point  de  sen- 
suels contents  de  leurs  plaisirs ,  et  nous  voyons  des  hommes ,  non-seule- 
ment morts ,  mais  crucifiés  pour  le  monde ,  contents  de  leurs  austérités  et 
de  leurs  croix.  En  un  mot,  nous  voyons  ces  béatitudes  de  Jésus-Christ,  en 
apparence  si  paradoxes  et  si  incroyables,  authentiquement  et  sensiblement 
vérifiées  ;  je  veux  dire  des  hommes  dans  la  vue  de  Dieu,  et,  par  un  zèle  ardent 
de  plaire  à  Dieu,  heureux  de  souffrir,  heureux  de  pleurer,  heureux  de  ne 
posséder  rien,  parce  qu'au  milieu  de  tout  cela  ils  possèdent  Dieu  ;  pendant 
que  le  monde,  avec  toutes  ses  prospérités  et  toutes  ses  fausses  joies,  ne  peut 
être  heureux  ni  content.  Peut-on  rien  opposer  à  l'évidence  de  cette  dé- 
monstration ? 

Avoir  Dieu  pour  partage  et  pour  récompense ,  voilà  le  sort  avantageux 
de  ceux  qui  cherchent  Dieu  de  bonne  foi  et  avec  une  intention  pure.  Le  di- 
rai-je,  et  me  permettrez -vous  de  m'en  rendre  à  moi-même  le  témoignage? 
tout  pécheur  et  tout  indigne  que  je  suis ,  voilà  ce  que  Dieu ,  par  sa  grâce, 
m'a  fait  plus  d'une  fois  sentir.  Combien  de  fois,  Seigneur,  m'est-il  arrivé 
de  goûter  avec  suavité  l'abondance  de  ces  consolations  célestes  dont  vous 
êtes  la  source,  et  qui  sont  déjà  sur  la  terre  un  paradis  anticipé?  Combien 
de  fois ,  rempli  de  vous ,  ai-je  méprisé  tout  le  reste ,  et  compté  le  monde 
pour  rien?  Vous  bannissiez  de  mon  cœur  les  vains  plaisirs;  mais,  pour 
empêcher  que  mon  cœur  ne  les  regrettât ,  vous  y  entriez  à  leur  place  :  Et 
intrabas  pro  eis  l;  et  dès  là,  Seigneur  la  privation  de  ces  plaisirs  était 
pour  moi  plus  délicieuse  que  n'en  aurait  jamais  été,  ni  n'en  aurait  pu  être 
la  possession.  Or,  si  dans  ce  lieu  de  bannissement  et  d'exil,  où  je  ne  vous 
vois  qu'à  travers  le  sombre  voile  de  la  foi,  vous  remplissez  déjà  mon  cœur, 
que  sera-ce  dans  cette  bienheureuse  patrie,  où  je  vous  verrai  face  à  face? 
Quid  erit  inpatriâ,  si  tant  a  est  copia  delectationis  in  via?  Si,  en  vertu 
de  la  profession  que  j'ai  faite  quand  j'ai  quitté  le  monde  pour  vous  suivre, 
je  me  tiens  déjà  si  riche  de  votre  pauvreté ,  que  sera-ce ,  et  que  dois-je  espé- 
rer des  richesses  de  votre  sainte  demeure?  Qualem  me  facturus  es  de  di- 
vitiis  tais,  quem  divitem  jam  facis  de  paupertate  tua.  Si  de  souffrir 
pour  vous  est  un  si  grand  bien,  que  sera-ce  de  régner  avec  vous?  et  que 
serai -je  dans  la  participation  de  votre  gloire,  puisqu'il  m'est  déjà  si  glo- 
rieux et  si  doux  d'avoir  part  à  vos  abaissements?  Et  quid  ero  tuœ  parti- 
cipatione  gloriœ,  cujusjam  sum  opprobrio  gloriosus?  Récompese  abon- 
dante aussi  bien  que  sûre  :  vous  l'avez  vu.  Je  dis,  enfin,  récompense  éter- 
nelle ,  qui  nous  est  réservée  dans  le  ciel  :  Ecce  merces  vestra  copiosa  est 
in  cœlis.  C'est  par  où  je  vais  finir. 

TROISIÈME  PARTIE. 

Combattre  comme  les  athlètes ,  et ,  à  l'exemple  des  athlètes,  courir  dans 
la  carrière  du  salut  qui  nous  est  ouverte ,  en  sorte  que  nous  remportions  le 
prix,  c'est,  dans  la  pensée  de  saint  Paul,  à  quoi  nous  sommes  appelés,  et 
ce  qu'ont  pratiqué  les  Saints  :  Sic  currite  ut  comprehendatis  2.  Or  les 
athlètes,  disait  ce  grand  apôtre,  pour  être  plus  libres  dans  la  course  et 

'  Aug.,  Confess.,  lih.  w,  c.  1.  —  2  1  Cor.,  9. 


14  SUR    LA    RÉCOMPENSE    DES   SAINTS. 

moins  embarrassés  dans  le  combat ,  se  dépouillent  de  tout,  et  ils  nous  ap- 
prennent par  là  que  nous  devons ,  comme  chrétiens ,  être  détaches  de  toutes 
les  choses  du  monde  :  Omnis  antem  qui  in  agone  contenait  ab  omnibus 
se  abstinet1.  La  différence  entre  eux  et  nous,  ajoutait-il,  c'est  que  les 
athlètes  n'en  usent  ainsi,  et  n'observent  les  règles  sévères  qui  leur  sont  pres- 
crites ,  que  pour  gagner  une  couronne  corruptible  :  différence  bien  essen- 
tielle ,  et  bien  capable  de  nous  confondre  si  nous  ne  les  imitons  pas  :  Et  Mi 
qmdcm  ut  corruptibilem  coronam  accipiant;  nos  aatem  incorruptam  ~. 
Voilà,  mes  chers  auditeurs ,  le  troisième  et  le  dernier  motif  qui  a  inspiré 
aux  Saints,  non-seulement  tant  de  force  et  tant  de  courage,  mais  un  dé- 
tachement du  monde  si  parfait  dans  les  combats  qu'ils  ont  eu  à  soutenir  : 
cette  immortalité,  cette  éternité,  et,  si  je  puis  user  de  ce  terme,  cette  in- 
corruptibilité de  la  couronne  qui  leur  était  réservée  dans  le  ciel ,  comparée 
à  la  caducité,  à  la  fragilité ,  à  la  courte  durée  des  récompenses  de  la  terre. 

En  effet,  pour  ne  point  sortir  d'un  parallèle  aussi  fécond  que  celui-là, 
et  dont  l'Apôtre  s'est  servi  avec  tant  d'avantage,  toutes  les  récompenses  de 
la  terre  sont  périssables;  et,  comme  telles ,  non-seulement  elles  périront, 
mais  elles  périssent  et  disparaissent  continuellement  à  nos  yeux.  Combien 
vous  et  moi  en  avons-nous  vu  périr?  de  combien  de  fortunes  érigées  et 
bâties  sur  ces  prétendues  récompenses  ne  voyons-nous  pas  aujourd'hui  les 
tristes  ruines  et  les  pitoyables  débris?  et  combien  de  fois,  depuis  que  vous 
êtes  spectateurs  et  témoins  des  révolutions  du  monde  et  de  ce  qui  s'appelle 
la  scène  du  monde ,  n'avez-vous  pas  pu  dire  avec  le  Prophète  :  J'ai  vu  cet 
homme  élevé  comme  les  cèdres  du  Liban  :  j'ai  passé,  et  il  n'était  plus: 
Transivi,  et  ecce  non  erat  ';  je  l'ai  cherché ,  et  un  autre  occupait  sa  place: 
Qtiœsivi,  et  non  est  inventas  locus  ejus  4.  Combien  en  avons-nous  encore 
tous  les  jours  d'exemples?  De  ceux  qui  nous  paraissent  maintenant  les 
mieux  établis,  et  qui  sont  les  élus  du  siècle,  où  est  celui  qui  ose  ou  qui 
puisse  se  promettre  un  sort  plus  heureux  et  une  plus  durable  prospérité  ? 
et  qui  sait  si  tel,  qui  semble  être  sur  le  pinacle,  du  degré  de  bonheur  et 
d'élévation  où  il  est  aujourd'hui ,  n'est  pas  tout  prêt  à  tomber ,  et  à  confir- 
mer par  sa  chute  que  le  monde  n'a  rien  de  stable ,  beaucoup  moins  d'éter- 
nel, pour  ceux  qui  le  servent?  Sans  donc  attendre  la  mort,  où  tout  aboutit, 
à  combien  de  revers  et  de  disgrâces  ces  faveurs  du  monde  ne  sont-elles  pas 
sujettes? 

Or  cela  seul ,  Chrétiens ,  me  suffirait  pour  vous  en  détacher  malgré  vous- 
mêmes  ,  et ,  s'il  vous  reste  un  degré  de  foi ,  pour  vous  obliger  à  chercher 
efficacement  la  récompense  des  élus  de  Dieu.  L'instabilité  des  fortunes  du 
inonde ,  la  peine  de  les  conserver ,  le  danger  et  la  crainte  de  les  perdre ,  le 
désespoir  et  la  douleur  de  s'en  voir  déchu ,  les  troubles ,  les  révolutions 
inévitables  auxquels  sont  exposés  ceux  qui  en  jouissent,  ce  serait,  dis-je, 
assez  pour  persuader  à  un  mondain ,  tout  mondain  qu'il  est ,  de  chercher 
des  biens  plus  solides. 

En  effet,  si  les  hommes  faisaient  souvent  ces  réflexions,  ils  n'auraient 
plus  besoin  de  remontrances,  ni  absolument  même  du  remède  de  la  parole 

«  1  Cor.,  9.  —  2  Ibid.  —  3  Psal.  3G.  —  4  lbid. 


SUR   LA   RÉCOMPENSE    DES   SAINTS.  1TJ 

de  Dieu ,   pour  se  guérir  du  poison  de  l'ambition  mondaine  qui  les  tue. 
Eux-mêmes,  convaincus  sur  ce  point  de  leur  erreur  et  de  leur  conduite  in- 
sensée, s'en  diraient  bien  plus  que  je  ne  leur  en  dirai  jamais.  Si  ceux  que 
nous  avons  connus  les  plus  avides  des  récompenses  du  siècle  avaient  pu  pré- 
voir ce  qui  devait  leur  arriver,  et  dans  combien  peu  de  temps  ces  établisse- 
ments de  fortune  qu'ils  regardaient  comme  le  fruit  de  leurs  travaux  de- 
vaient être  renversés  ;  si  l'on  avait  pu  leur  en  marquer  distinctement  le 
terme,  en  leur  disant  :  Vous  ne  jouirez  de  tout  cela,  et  tout  cela  ne  durera 
qu'un  très-petit  nombre  d'années ,  qui  vous  reste  encore  ;  non ,  mes  chers 
auditeurs ,  jamais  le  désir  de  s'élever  dans  le  monde  n'aurait  été  pour  eux 
une  passion,  ni  une  tentation  si  dangereuse.  Je  dis  plus  :  ils  n'auraient 
jamais  pu  gagner  sur  eux  de  faire  tout  ce  qu'ils  ont  fait ,  ni  de  se  donner 
tant  de  peines  pour  si  peu  de  chose.   Déplorons  leur  aveuglement ,  et  pro- 
fitons-en :  ils  ne  se  sont  livrés  à  l'ambition  que  parce  qu'ils  n'ont  jamais 
envisagé  avec  une  attention  sérieuse  les  bornes  étroites  de  ces  prétendues 
fortunes  ;  et  ils  n'ont  recherché  avec  tant  d'ardeur  ces  récompenses  de  la 
terre  que  parce  qu'ils  n'ont  pas  voulu  se  souvenir  que  la  durée  en  étai  t 
courte ,  que  parce  qu'ils  ont  tâché  de  l'oublier ,  que  parce  qu'ils  se  sont 
étourdis  pour  n'y  pas  penser.  S'ils  en  avaient  toujours  considéré  l'issue  et 
la  fin  ,  insensibles  à  ces  récompenses ,   au  moins  n'en  auraient-ils  usé  que 
selon  la  maxime  de  saint  Paul ,  c'est-à-dire  comme  n'en  usant  pas ,  parce 
qu'ils  auraient  toujours  été  frappés  de  cette  pensée  que  le  monde  passe ,  et 
que  les  récompenses  du  monde  passent  avec  lui  :  Mundus  transit,  et  con- 
cupiscent ici  ejas  l. 

Il  n'y  a  que  la  récompense  des  Justes  qui  ne  passe  point ,  parce  que  les 
Justes ,  dit  l'Écriture ,  vivront  éternellement ,  et  que  leur  récompense  est 
en  Dieu,  qui  ne  peut  changer  :  Justi  autem  inperpetuum  vivent,  et  apud 
Dominum  est  mer  ces  eorum  2.  Il  n'y  a  que  cette  récompense  des  élus  qui 
soit  immuable ,  invariable ,  inaltérable ,  parce  qu'elle  consiste ,  dit  Jésus- 
Christ  ,  dans  le  bonheur  qu'ils  ont  de  voir  Dieu  ,  d'aimer  Dieu ,  déposséder 
Dieu.  Or,  éternellement  ils  le  verront,  éternellement  ils  l'aimeront,  éter- 
nellement ils  le  posséderont.  Comme  le  tourment  des  damnés  sera  d'être 
à  jamais  privés  de  Dieu  et  d'avoir  éternellement  à  sentir  la  perte  de  Dieu, 
la  béatitude  des  Saints  sera  de  ne  pouvoir  plus  perdre  Dieu ,  de  ne  pouvoir 
plus  être  séparés  de  Dieu ,  d'être  unis  pour  jamais  à  Dieu  :  Ecce  merces 
sanctorum  3.  Voilà,  et  c'est  l'Église  elle-même  qui  le  chante ,  voilà  la  ré- 
compense de  ceux  qui  s'attachent  à  Dieu  et  qui  le  servent.   Un  royaume 
leur  est  préparé ,  mais  un  royaume  éternel ,  où  il  n'y  aura  ni  succession  ni 
révolution  ;  une  couronne  les  attend ,  mais  une  couronne  dont  le  privilège, 
incommunicable  à  toutes  les  couronnes  du  monde ,  doit  être  la  perpétuité. 
Ils  régneront  ;  mais  leur  règne ,  aussi  bien  que  celui  de  Dieu  ,  sera  le  règne 
de  tous  les  siècles  :  éternité  de  puissance.  Ecce  merces  sanctorum;  voilà 
la  récompense  de  ceux  qui  souffrent ,  et  qui  se  mortifient  pour  Dieu  :  ils 
seront  comblés  de  joie ,  mais  d'une  joie  qui  n'aura  jamais  de  fin ,   d'une 
joie  qui  ne  sera  ni  troublée  ni  interrompue ,  d'une  joie  qui  durera  autant 

1   1  Joan.,  2.  —  a  Sap.,  5.  —  30flic.  div.  Antiph.  3.  noct.  3.  plur.  Mart. 


1G  SUR   LA    RÉCOMPENSE   DES   SAINTS. 

que  Dieu ,  et  que  personne  ne  leur  ôtera  ni  n'aura  le  pouvoir  de  leur  ôter  : 
éternité  de  bonheur.  Ecce  merces  sanctorum;  voilà  la  récompense  de  ceux 
qui  sont  humbles ,  et  qui ,  renonçant  à  eux-mêmes ,  deviennent  par  leur 
humilité  grands  devant  Dieu  :  ils  auront  la  gloire  en  partage ,  mais  une 
gloire  qui  ne  diminuera  point ,  qui  ne  s'obscurcira  point ,  qui  sera  toujours 
nouvelle  ,  et  dont  la  longueur  des  temps  ne  fera  qu'augmenter  l'éclat  et  le 
lustre  :  éternité  de  gloire. 

En  voulez -vous  voir  un  rayon  ?  Ecce  merces  sanctorum  :  sans  parler 
de  cette  gloire  essentielle  dont  jouissent  les  Saints  dans  le  ciel ,  voyez  les 
honneurs  qu'ils  reçoivent  dès  maintenant  sur  la  terre.  Voyez  le  culte  que 
leur  rend  l'Église ,  et  que  l'on  peut ,  dans  un  sens ,  et  avec  raison ,  nom- 
mer un  culte  éternel.  Jusqu'à  la  fin  des  siècles  on  célébrera  dans  l'Église 
de  Dieu  les  victoires  et  les  triomphes  de  ces  glorieux  prédestinés  ;  jusqu'à 
la  fin  des  siècles  l'Église  militante  les  canonisera,  en  publiant  leurs  mérites, 
leurs  conversions,  leurs  vertus,  leurs  ferveurs,  leurs  austérités.  C'est  pour 
cela  que  sont  instituées  leurs  fêtes ,  et  que  chaque  année  le  souvenir  de  ce 
qu'ils  ont  fait  pour  Dieu  est  solennellement  renouvelé,  afin  qu'on  ne  le  perde 
jamais ,  et  que  de  siècle  en  siècle,  de  génération  en  génération,  ces  Saints, 
ces  élus  de  Dieu  soient  révérés.  Tandis  que  l'Église  de  Jésus-Christ  sub- 
sistera (or  elle  subsistera  toujours,  puisque  les  portes  de  l'enfer  ne  prévau- 
dront jamais  contre  elle) ,  ce  culte ,  cet  honneur  des  Saints  subsistera.  C'est 
ce  que  j'appelle  un  rayon  de  l'éternité  de  leur  gloire ,  et  comme  une  anti- 
cipation de  l'éternité  de  leur  récompense.  La  gloire  des  mondains  meurt 
peu  à  peu  ,  et  s'ensevelit  avec  eux.  Ils  font  pendant  leur  temps  un  peu  de 
bruit  ;  mais  parce  que  leur  temps  est  borné,  leur  mémoire ,  dit  l'Écriture, 
périt  enfin  avec  ce  bruit  :  Periit  memoria  eorum  cum  sonitu  l.  Combien 
de  grands ,  autrefois  les  héros  du  monde ,  de  qui  l'on  ne  parle  plus ,  et  à 
qui  l'on  ne  pense  plus!  leur  gloire,  qui  n'était  que  pour  le  temps,  s'est 
évanouie  comme  une  fumée  :  celle  des  Saints  ne  périra  jamais  :  tandis  que 
Dieu  sera  Dieu ,  leur  mémoire  sera  en  bénédiction  et  en  vénération  :  In 
memoria  œternâ  erit  Justus*.  Eternellement,  ô  mon  Dieu,  vos  amis 
seront  honorés ,  parce  qu'ayant  été  vos  amis ,  et  ne  pouvant  jamais  cesser 
de  l'être ,  ils  ne  cesseront  jamais  d'être  dignes  des  honneurs  que  nous  leur 
rendons  et  d'en  mériter  infmement  plus  que  nous  ne  leur  en  pouvons 
rendre  :  Nimis  honorificati  sunt  amici  tui,  Deus  8. 

Précieuse  récompense  !  la  pouvons  -  nous  assez  estimer  !  Ecce  merces 
sanctorum.  Ce  qui  doit  nous  remplir  de  consolation,  si  nous  sommes  chré- 
tiens d'esprit  et  de  cœur,  n'est-ce  pas  de  penser  que  cette  récompense  nous 
est  réservée  dans  le  ciel?  Ecce  merces  vestra  copiosa  est  in  cœlis.  Car 
malheur  à  nous  si  notre  récompense  était  seulement  pour  ce  monde ,  et  si 
nous  étions  du  nombre  de  ceux  dont  Jésus-Christ  disait  dans  l'Evangile  : 
Ils  ont  reçu  leur  récompense  :  Receperunt  mercedem  suam  4.  Malheur  à 
nous ,  si  nos  noms ,  au  lieu  d'être  écrits  dans  le  ciel ,  n'étaient  écrits  que 
sur  la  terre ,  puisque ,  selon  l'oracle  du  Saint-Esprit ,  être  écrit  sur  la 
terre ,  c'est  un  caractère  de  malédiction  !  Domine ,  omnes  qui  te  derelin- 

«  Psalm,  9.  —  a  Ibid.,  111,  —  3  Ibid.,  138.  —  <  Mailb.,  6. 


SUR   LA    RÉCOMPENSE   DES   SAINTS.  17 

quunt  confundentur  :  recedentes  à  te  in  terra  scribentur  *.  Seigneur, 
ceux:  qui  vous  abandonnent  seront  confondus  ;  et  on  écrira  sur  la  terre 
ceux  qui  se  retirent  de  vous.  Au  contraire ,  quand  nous  serions  dans  le 
monde  les  plus  malheureux  et  les  plus  disgraciés  des  hommes ,  si  nous 
sommes  en  grâce  avec  Dieu ,  réjouissons-nous  de  ce  que  nos  noms  sont 
écrits  dans  le  ciel ,  et  souvenons-nous  qu'une  des  marques  les  plus  cer- 
taines que  nous  en  puissions  avoir ,  c'est  d'être  éprouvés  sur  la  terre  par 
les  afflictions  et  les  tribulations  :  In  hoc  gaudete,  quod  nomma  vestra 
script  a  sunt  in  cœlis  2.  Dans  quelque  accablement  que  nous  soyons  de 
souffrances  et  de  peines ,  consolons-nous  par  ce  qui  consolait  saint  Paul , 
et  appliquons-no,  :s  le  sentiment  dont  il  était  pénétré  quand  il  disait  :  Mo- 
mentaneum  hoc  et  levé  tribulationis  nostrœ  ceternum  gloriœ  pondus  ope- 
ratur  in  nobis  3.  Ce  moment  si  court  des  adversités  présentes  de  cette  vie, 
qui  sont  si  légères ,  c'est-à-dire  cette  maladie  que  Dieu  m'envoie  ,  cette  in- 
justice que  l'on  me  fait,  ce  mauvais  office  que  l'on  me  rend,  cette  persécu- 
tion que  l'on  me  suscite ,  cette  perte  de  biens  que  le  malheur  des  temps 
m'attire ,  cette  humiliation  qu'il  me  faut  essuyer  (car,  quelque  suite  qu'ait 
tout  cela,  tout  cela,  dans  l'idée  de  l'Apôtre,  n'est  censé  qu'un  moment  court 
et  facile  à  passer  :  Momentaneum  hoc  et  levé) ,  toutes  ces  afflictions  tem- 
porelles produiront  dans  moi  le  poids  éternel  d'une  souveraine  gloire  : 
JEternum  gloriœ  pondus  operatur  in  nobis.  Vous  voulez  un  motif  pres- 
sant ,  touchant ,  convaincant ,  pour  vous  animer  à  la  patience  chrétienne  : 
ai-je  pu  vous  en  donner  un  qui  eût  toutes  ces  qualités  dans  un  plus  émincnt 
degré  que  celui-ci ,  je  veux  dire  l'éternité  de  cette  gloire  qui  doit  être  la 
récompense  des  élus  ? 

C'est  par  là  que  les  Saints  ont  triomphé  du  monde ,  c'est  par  là  qu'ils 
sont  devenus  inébranlables  et  invincibles  dans  les  combats;  c'est  par  là, 
dit  le  maître  des  Gentils,  qu'ils  ont  surmonté  les  tourments,  le  feu,  le  fer, 
tout  ce  que  la  mort  a  de  plus  effrayant  et  de  plus  cruel  ;  c'est  ce  qui  les 
soutient  encore  tous  les  jours  dans  les  rigoureuses  épreuves  que  Dieu  fait 
de  leur  constance  et  de  leur  fidélité.  Ils  souffrent  tout,  dit  l'Ecriture,  non- 
seulement  avec  patience,  mais  avec  joie,  parce  que  leur  espérance  est  pleine 
de  l'immortalité  qui  leur  est  promise  :  Spes  illorum  immort  alitate  pi  eno, 
est  \  Pourquoi  ne  les  imitons-nous  pas?  Avons-nous  d'aussi  rudes  combats 
qu'eux  à  soutenir?  avons-nous  résisté  comme  eux  jusqu'à  répandre  du  sang?' 
Pourquoi  donc  sommes-nous  si  lâches  ?  pourquoi ,  dégénérant  de  la  vertu 
de  ces  glorieux  prédestinés ,  qui  sont  aujourd'hui  nos  modèles ,  faisons- 
nous  paraître  tant  de  faiblesse  dans  des  occasions  où,  à  leur  exemple,  nous 
devrions  remporter  sur  nous-mêmes  de  saintes  victoires?  C'est  que  nous 
n'envisageons  pas  comme  eux  cette  immortalité  où  ils  aspiraient ,  et  dont 
l'espérance  les  piquait ,  les  encourageait ,  les  emportait  au  travers  de  tous 
les  obstacles. 

Triste  et  malheureuse  différence  qui  se  rencontre  entre  eux  et  nous  !  Fai- 
sons-la cesser,  et  pour  cela,  joignant  au  motif  qui  les  a  touchés  leur  exem- 
ple que  Dieu  nous  propose,  fortifions-nous  comme  eux,  et  sanctifions-nous 

'  Jerem.,  17.  —  2  Luc,  10,  —  3  2  Cor.,  4.  —  4Sap.,  3. 

T.    I.  2 


48  SUR    LA    RÉCOMPENSE    DES    SAINTS. 

par  l'espérance  des  biens  éternels.  Autrement,  mes  chers  auditeurs,  en  yain 
célébrons-nous  avec  l'Eglise  les  fêtes  des  Saints;  en  vain,  présumant  du 
crédit  qu'ils  ont  auprès  de  Dieu,  les  invoquons-nous.  L'abrégé  de  la  reli- 
gion, dit  saint  Augustin ,  est  de  pratiquer  ce  que  nous  solennisons ,  et  de 
faire  de  l'objet  de  notre  culte  la  règle  de  notre  vie  :  Summa  religionis  est 
imitari  quod  colimus1.  La  vue  de  la  gloire  du  ciel  les  a  détachés  de  la  terre; 
il  faut  qu'elle  opère  en  nous  le  même  effet.  La  foi  de  l'immortalité  les  a 
conduits  à  la  sainteté  ;  il  faut  que  nous  y  parvenions  par  la  même  voie.  Et 
c'est ,  ô  bienheureux  prédestinés ,  vous  tous  dont  nous  honorons  en  ce  jour 
la  glorieuse  mémoire ,  ce  que  nous  vous  demandons ,  ou  ce  que  nous  vous 
conjurons  de  demander  à  Dieu  pour  nous.  Vous  avez  été  ce  que  nous  som- 
mes ,  et  nous  espérons  être  un  jour  ce  que  vous  êtes  ;  vous  avez  senti  nos 
misères ,  nous  soupirons  après  votre  béatitude.   Quoique  pécheurs ,  nous 
sommes  vos  frères.  Quoique  séparés  de  vous,  nous  sommes  unis  à  vous  par 
le  lien  de  la  plus  étroite  et  de  la  plus  intime  société,  qui  est  la  communion 
des  Saints.  Quoique  habitants  de  la  terre,  nous  ne  laissons  pas  d'être,  en 
qualité  de  fidèles,  vos  concitoyens  et  les  domestiques  de  Dieu  :  Cives 
Sanctorum  et  domestici  Dei  2.  Quoique  pauvres,  et  gémissant  dans  cette 
vallée  de  larmes,  nous  ne  prétendons  pas  moins  que  d'être,  comme  enfants 
de  Dieu ,  vos  cohéritiers  et  les  cohéritiers  de  Jésus-Christ  :  Hœredes  qui- 
tte ai  Dei,  cohœrcdes  autem  Ckristi  8.  Regardez-nous  donc  comme  revêtus 
de  ces  titres,  et  par  là  comme  des  sujets  dignes  de  votre  charité  ;  regardez- 
nous  comme  ceux  qui  doivent  remplir  avec  vous  le  nombre  des  élus ,  e( 
dont  la  sanctification  est  désormais  la  seule  chose  que  vous  puissiez  désirer. 
Ecoutez  favorablement  nos  prières,  et  présentez-les  à  celui  dont  vous  envi- 
ronnez le  trùne,  puisqu'il  se  plaît  même  à  vous  exaucer.  Recevez  nos  hom- 
mages et  nos  vœux,  et  étendez  sur  nous  votre  protection  et  votre  zèle.  Soyez 
nos  patrons  et  nos  intercesseurs ,  comme  nous  voulons  être  vos  imitateurs. 
Jouissez  de  votre  félicité ,  mais  souvenez-vous  de  nos  besoins  et  de  notre 
indigence.  Ils  s'en  souviennent ,  Chrétiens ,  et  ils  y  pensent.  Autant  qu'ils 
sont  tranquilles  pour  eux-mêmes,  autant  sont-ils  zélés  pour  nous.  Autant 
qu'ils  sont  sûrs  de  leur  propre  bonheur,  autant,  dit  saint  Cyprien,  parais- 
sent-ils et  témoignent-ils  être  en  peine  de  notre  salut  :  Frequens  nos  et 
copiosa  turba  desiderat,  jam  de  sua  immortalttate  secura,  et  odhuc  de 
mstrâ  salut e  sollicita  *.  Comptons  donc  sur  leur  protection  et  sur  leur 
intercession ,  et  ne  pensons  qu'à  suivre  leurs  exemples ,  qui  sans  cela  de- 
viendront pour  nous  le  sujet  de  notre  condamnation.  Imaginons-nous  que 
chacun  d'eux  nous  dit  aujourd'hui  du  haut  de  la  gloire  ce  que  saint  Paul 
disait  aux  Corinthiens  :  Imitatores  mei  estote,  sicut  et  ego  Christi'6.  Soyez 
mes  imitateurs,  comme  j'ai  été  l'imitateur  de  Jésus-Christ.  En  un  mot,  vi- 
vons comme  eux,  combattons  comme  eux,  souffrons  comme  eux,  si  nous 
voulons  régner  avec  eux  et  participer  à  leur  gloire. 

Voilà,  Sire,  la  gloire  qui  vous  est  réservée ,  et  qui  doit  mettre  le  comble 
à  votre  bonheur.  Tout  le  reste,  quoique  grand,  quoique  surprenant,  quoi- 

1  AugusL   —   2  Ephes.,  2.    —   3    Rom.,   8.    —   4   Cyprian.,  de  Mortalit.,  su))  fînem.  — 
3  lCor.,  II. 


SDR    LA    RÉCOMPENSE    DES    SAINTS.  49 

qu'au-dessus  de  toute  louange,  ne  remplit  pas  encore  la  destinée  de  Votre 
Majesté.  Il  faut  que  la  sainteté,  et  une  sainteté  glorifiée  dans  le  ciel,  en 
soit  le  couronnement.  On  ne  me  peut  soupçonner  de  flatterie  quand  je  di- 
rai que  jamais  monarque  n'a  su  si  parfaitement,  que  Votre  Majesté  ce  qui 
s'appelle  l'art  de  régner.  Mais  il  vous  serait,  Sire,  bien  inutile  d'être  aussi 
savant  que  vous  l'êtes  dans  l'art  de  régner  sur  les  hommes,  et  d'ignorer  celui 
qui  rend  les  hommes  capables  de  régner  un  jour  avec  Dieu.  Si  le  bonheur 
(l'un  prince  pouvait  consister  dans  le  nombre  des  conquêtes,  s'il  était  atta- 
ché à  ces  vertus  royales  et  éclatantes  qui  font  les  héros ,  et  que  le  inonde 
canonise ,  Votre  Majesté ,  contente  d'elle-même ,  n'aurait  plus  rien  à  dési- 
rer ;  elle  n'aurait  qu'à  jouir  tranquillement  du  fruit  de  ses  glorieux  tra- 
vaux. Mais  tout  cela,  Sire,  est  encore  trop  peu  pour  vous.  Il  n'en  fallait 
pas  tant  pour  faire  un  roi  accompli  selon  le  inonde;  mais  Votre  Majesté 
est  trop  éclairée  pour  croire  que  ce  qui  fait  la  perfection  d'un  roi  selon  le 
monde  suffise  pour  faire  le  bonheur  et  la  solide  félicité  d'un  roi  chrétien. 
Régner  dans  le  ciel,  sans  avoir  jamais  régné  sur  la  terre,  c'est  le  sort  d'un 
million  de  Saints ,  et  cela  suffit  pour  être  heureux.  Régner  sur  la  terre , 
pour  ne  jamais  régner  dans  le  ciel ,  c'est  le  sort  d'un  million  de  princes , 
mais  de  princes  réprouvés ,  et  par  conséquent  malheureux.  Ma  confiance  , 
écrivait  saint  Bernard  (et  ce  qu'il  disait  à  une  tête  couronnée,  je  le  dis  au- 
jourd'hui moi-même  à  Votre  Majesté) ,  ma  confiance  est  que  vous  régnerez 
sur  la  terre  et  dans  le  ciel  :  Sed  et  confido  quod  hic  et  in  œternum  régna- 
bitis  1  ;  que ,  malgré  tous  les  dangers ,  malgré  tous  les  obstacles  du  salut , 
auxquels  la  condition  des  rois  est  exposée ,  Votre  Majesté,  sanctifiée  par  la 
vérité ,  je  dis  par  la  vérité  des  maximes  de  sa  religion ,  en  gouvernant  un 
royaume  temporel,  méritera  un  royaume  éternel.  C'est  dans  cette  vue,  Sire, 
que  j'offre  tous  les  jours  à  Dieu  le  sacrifice  des  autels  :  trop  heureux  si,  pen- 
dant que  tout  le  monde  applaudit  à  Votre  Majesté,  éloigné  que  je  suis  du 
monde,  je  pouvais  attirer  sur  elle  une  de  ces  grâces  qui  font  les  rois  grands 
devant  Dieu  et  selon  le  cœur  de  Dieu  :  car  c'est  à  vous ,  ô  mon  Dieu ,  et  à 
votre  grâce,  de  former  des  rois  de  ce  caractère,  de  saints  rois  ;  et  ma  conso- 
lation est  que  celui  à  qui  j'ai  l'honneur  de  porter  votre  parole,  par  la  solidité 
et  par  la  grandeur  de  son  âme,  a  de  quoi  accomplir  vos  plus  grands  desseins. 
La  sainteté  d'un  chrétien  est  comme  l'effet  ordinaire  de  la  grâce  ;  la  sainteté 
d'un  grand  en  est  le  chef-d'œuvre  ;  la  sainteté  d'un  roi  en  est  le  miracle  ; 
celle  du  plus  grand  et  du  plus  absolu  des  rois  en  sera  le  prodige  ;  et  vous 
en  serez,  Seigneur,  la  récompense.  Puissions-nous  tous  y  parvenir,  àcetle 
récompense  immortelle  !  Je  vous  la  souhaite ,  etc. 

'    Bern.,  Kpist. 


20  SUR   LE    JUGEMENT   DERNIER. 


SERMON  POUR  LE  PREMIER  DIMANCHE  DE  L'AVENT. 


SUR  LE  JUGEMENT  DERNIER. 

Tune  videlntnt  Fïliwrn  Hontinis  venienlem  in  nube ,  cum  poteslate  magna  et  majestate. 

Alors  ils  verront  le  Fils  de  l'Homme  venir  sur  une  nuée ,  avec  une  grande  puissance  et  une 
grande  majesté.  Saint  Luc,  ch.  21. 

SlRE, 

C'est  une  réflexion  bien  judicieuse  de  saint  Grégoire  de  Nazianze,  que 
jamais  le  terme  de  majesté  n'est  attribué  à  Jésus-Christ  dans  l'Evangile 
que  lorsqu'il  s'agit  du  jugement  universel ,  où  la  foi  nous  enseigne  qu'il 
doit  présider  ;  et  il  est  bien  remarquable,  dit  saint  Jérôme,  que  cet  Homme- 
Dieu  ,  qui  par  tant  de  titres  était  roi ,  n'a  pris  néanmoins  cette  qualité 
qu'en  deux  occasions.  Premièrement ,  devant  Pilate ,  c'est-à-dire  dans  le 
temps  de  sa  passion,  parce  que  c'était  là  que  le  jugement  du  monde  com- 
mençait ,  ainsi  qu'il  l'avait  déclaré  à  ses  disciples  :  Nunc  judicium  est 
mundi i.  Secondement,  dans  la  description  qu'il  nous  a  fait  du  jugement 
même  au  chapitre  vingt-cinquième  de  saint  Matthieu ,  où  il  ne  se  désigne 
point  autrement  que  sous  le  nom  de  roi,  parce  que  c'est  alors  qu'il  exer- 
cera pleinement  la  juridiction  que  son  Père  lui  a  donnée  sur  tous  les  hom- 
mes :  Tune  dicet  rex  his  qui  à  dextris  erunt  "i. 

Aussi  est-ce  proprement  aux  monarques  et  aux  souverains  qu'il  appar- 
tient de  juger  ;  et  jamais  la  majesté  d'un  roi  n'est  plus  auguste  que  quand 
il  tient  son  lit  de  justice,  et  qu'il  paraît  sur  le  tribunal.  Encore  plus  vé- 
nérable quand  c'est  un  roi  qui  ajoute  à  l'éclat  de  la  couronne  les  lumières 
d'une  sagesse  toute  royale ,  un  roi  qui  sait  faire  le  discernement  de  ses 
sujets ,  et  peser  le  mérite  dans  une  juste  balance ,  qui  n'a  pour  le  crime 
que  des  châtiments ,  tandis  que  toutes  ses  récompenses  sont  pour  la  vertu  ; 
qui  non-seulement  fait  état  de  venger  les  injustices  et  les  violences ,  mais 
qui  s'applique  à  réformer  la  justice  même  ;  qui  en  corrige  les  abus ,  qui 
en  rétablit  le  bon  ordre  ;  qui ,  sans  éloigner  personne  de  son  trône ,  prête 
l'oreille  aux  humbles  supplications  des  petits ,  écoute  les  plaintes  des  par- 
ticuliers ,  et  par  là  tient  les  juges  et  les  magistrats  dans  le  devoir  ;  enlin 
qui ,  se  voyant  au-dessus  de  tous ,  n'a  rien  plus  à  cœur  que  d'être  équi- 
table envers  tous.  Car  qu'y  a-t-il  qui  nous  représente  mieux  sur  la  terre 
le  jugement  de  Dieu ,  et  qui  en  soit  une  image  plus  sensible  et  une  preuve 
plus  authentique? 

Mais ,  Sire ,  si  c'est  le  propre  des  rois  de  juger  les  peuples ,  il  n'est  pas 
moins  vrai  que  c'est  le  propre  de  Dieu  de  juger  les  rois  ;  et  comme  le  grand 
privilège  de  la  souveraineté  est  de  ne  pouvoir  être  jugé  que  de  Dieu  seul , 
on  peut  dire  que  la  grande  marque  de  l'autorité  suprême  de  Dieu  est  d'être 
lui  seul  le  juge  de  tous  les  souverains.  Il  nous  l'a  lui-même  marqué  en 
cent  endroits  de  l'Ecriture  ;  et  si  son  jugement  doit  être  terrible  pour  toutes 

1  Joan..  12.  —  2  Mattli.,  25. 


SUR    LE    JUGEMENT    DERNIER.  21 

les  conditions  des  hommes ,  il  semble  néanmoins  qu'il  affecte  de  le  faire 
paraître  plus  redoutable  pour  les  grands  et  pour  les  rois  de  la  terre  :  Ter- 
ribilis  apud  reges  terrœ  l. 

C'est  de  ce  jugement ,  Sire,  où  les  rois  seront  appelés  aussi  bien  que  les 
peuples ,  que  j'ai  à  parler  aujourd'hui.  Autrefois  saint  Paul,  prêchant  cette 
matière  en  présence  des  infidèles  même  et  des  païens ,  la  traitait  avec 
tant  de  force  et  tant  d'énergie  ,  qu'ils  en  étaient  émus  ,  saisis ,  effrayés  : 
Disputante  autem  Mo  de  justifia  et  castitate,  et  de  judicio  futuro,  tre- 
mefactus  Félix  2.  Je  n'ai  ni  le  zèle,  ni  l'éloquence  de  saint  Paul;  mais 
aussi  j 'ai  l'avantage  de  parler  devant  un  roi  chrétien  et  très-chrétien ,  de- 
vant un  roi  docile  aux  vérités  de  la  religion ,  et  disposé ,  non-seulement  à 
les  écouter,  mais  à  en  profiter.  Ainsi  j'ai  droit  d'espérer  de  mon  ministère, 
tout  indigne  que  j'en  suis,  un  succès  beaucoup  plus  heureux.  J'ai  besoin 
pour  cela  des  lumières  du  Saint-Esprit ,  et  je  les  demande  par  l'interces- 
sion de  Marie.  Ave,  Maria. 

De  toutes  les  expressions  dont  les  Pères  de  l'Eglise  se  sont  servis  pour 
nous  donner  quelque  idée  de  la  justice  de  Dieu ,  je  n'en  trouve  point  qui 
me  paraisse  plus  belle  ,  plus  solide  ,  et  remplie  d'un  plus  grand  sens  que 
celle  de  Tertullien ,  que  vous  avez  souvent  entendue ,  et  qui  ne  peut  être 
assez  méditée ,  savoir  :  que  Dieu  est  miséricordieux  de  son  propre  fond  , 
et  qu'il  est  juste  du  nôtre  :  Deus  de  suo  optimus,  de  nostro  justus  3.  C'est 
à  cette  parole  que  je  veux  m'attacher  dans  ce  discours;  et,  quoique  le  sujet 
que  j'ai  à  traiter  soit  d'une  étendue  presque  infinie,  je  me  borne  à  cette 
pensée ,  parce  qu'elle  suffira  pour  vous  faire  entrer  dans  le  mystère  ado- 
rable ,  mais  redoutable ,  du  jugement  de  Dieu.  Je  veux  vous  montrer  que 
le  fond  de  la  justice  de  Dieu  est  en  effet  dans  nous-mêmes  ;  que  si  Dieu  est 
sévère  et  rigoureux  dans  ses  jugements ,  comme  l'Eglise  nous  le  dit ,  c'est 
de  nous-mêmes  que  procède  cette  sévérité  ;  que  c'est  nous-mêmes  qui  le  fai- 
sons tel  pour  nous  ;  en  un  mot ,  que  quand  il  nous  jugera  il  ne  nous  jugera 
que  par  nous-mêmes  :  Deus  de  suo  optimus,  de  nostro  justus. 

Pour  établir  ma  proposition  ,  et  pour  y  observer  quelque  ordre  ,  je  re- 
marque qu'il  y  a  dans  nous  deux  choses  qui  ont  un  rapport  nécessaire  au 
jugement  de  Dieu  :  l'une  est  notre  foi ,  et  l'autre  est  notre  raison.  En  qua- 
lité de  chrétiens ,  nous  avons  la  foi  ;  et  en  qualité  d'hommes ,  nous  avons 
la  raison.  La  foi  est  une  lumière  surnaturelle  que  nous  avons  reçue  de  Dieu 
depuis  notre  naissance ,  et  la  raison  est  une  lumière  naturelle  que  nous 
avons  apportée  avec  nous  en  naissant.  Or ,  c'est  par  ces  deux  grandes  rè- 
gles, qui  doivent  nous  diriger  dans  toute  la  conduite  de  notre  vie ,  c'est  par 
cesdeux  lumières,  par  ces  deux  connaissances,  que  Dieu  nous  jugera  :  comme 
chrétiens,  il  nous  jugera  par  notre  foi  ;  et  comme  hommes,  il  nous  jugera 
par  notre  raison.  Si  donc ,  dans  le  jugement  qu'il  fera  de  nous ,  il  use  de 
sévérité,  c'est  uniquement  sur  ces  deux  principes  qu'elle  sera  fondée. 
Comprenez ,  s'il  vous  plaît ,  mon  dessein ,  et  le  partage  de  ce  discours. 
Sévérité  du  jugement  de  Dieu  fondée  sur  la  foi  du  chrétien,  ce  sera  la  pre- 

1  Psalm.  75.  —  2  Act.,  24.  —  3  Terlull.,  de  Resurrecf.,  c.  14. 


22  SLR    LE    JUGEMENT    DERNIER. 

mière  partie  ;  sévérité  du  jugement  de  Dieu  fondée  sur  la  raison  de  l'homme 
criminel  et  libertin ,  ce  sera  la  seconde  partie.  Deux  points  de  religion 
et  de  morale  que  toute  l'éloquence  des  prédicateurs  de  l'Evangile  ne  peut 
épuiser.  N'en  mesurez  pas  l'importance  par  ce  que  je  vous  en  dirai  ;  mais 
de  ce  que  je  vous  en  dirai,  vous  pourrez  toujours  apprendre  ce  que  vous  en 
devez  craindre.  Voilà  tout  le  sujet  de  votre  attention. 

PREMIÈRE  PARTIE. 

Tertullien ,  admirant  autrefois  le  zèle  que  les  païens  faisaient  paraître 
pour  leur  fausse  religion ,  et  le  comparant  avec  la  froideur  et  l'indifférence 
des  chrétiens  dans  le  service  et  le  culte  du  vrai  Dieu ,  a  fait  une  remarque 
bien  solide,  et  dont  nous  n'éprouverons  que  trop  la  vérité  au  jugement  der- 
nier. Voyez ,  disait  ce  grand  homme,  le  caractère  du  démon.  Il  n'y  a  point 
de  marque  de  divinité  qu'il  n'affecte.  On  lui  rend  dans  le  monde  les  mêmes 
honneurs  que  l'on  rend  à  Dieu  ;  on  lui  fait  des  sacrifices  comme  à  Dieu  ; 
il  a  ses  martyrs  aussi  bien  que  Dieu  ;  ses  lois  sont  reçues  et  observées  plus 
exactement  que  celles  de  Dieu  :  et  il  s'est  mis  en  possession  de  tout  cela 
pour  nous  confondre  un  jour  devant  Dieu ,  quand  il  nous  opposera  la  con- 
duite de  ces  malheureux  qui ,  aveuglés  des  erreurs  du  monde,  s'assujettis- 
sent à  lui ,  et  lui  obéissent  comme  au  Dieu  du  siècle  :  Agnoscamus  ingénia 
diaboli  ,  ideirco  quœdam  de  divinis  affectantis ,  ut  nos  de  suorum  f\de 
confundat  et  judicet l.  C'est  ainsi ,  mes  chers  auditeurs  ,  et  cette  pensée  a 
quelque  chose  de  bien  surprenant ,.  c'est  ainsi  que  la  foi  des  païens  doit  en- 
trer dans  le  jugement  que  Dieu  fera  des  chrétiens ,  et  que  les  vrais  fidèles 
se  verront  condamnés  par  l'infidélité  même. 

Mais  si  cela  est  de  la  sorte ,  et  si  la  foi  des  païens ,  toute  superstitieuse 
qu'elle  est ,  doit  être  pour  nous  si  redoutable  au  tribunal  de  la  justice  de 
Dieu ,  jugez  ce  que  nous  devons  craindre  de  notre  propre  foi  :  car  c'est  par 
notre  propre  foi  que  commencera  le  jugement  de  Dieu.  Celle  des  païens  et 
des  idolâtres  ne  sera  tout  au  plus  qu'un  surcroit  de  conviction  que  Dieu  y 
ajoutera  ;  mais  la  nôtre ,  c'est-à-dire  celle  que  nous  professons,  en  sera  l'es- 
sentiel et  le  capital.  Et  ce  qui  vous  étonnera  peut-être,  mais  que  je  vous 
prie  de  bien  concevoir,  comme  le  point  le  plus  important  que  j'ai  à  vous 
expliquer,  c'est  que  Dieu  nous  jugera  par  notre  religion ,  soit  que  nous 
l'ayons  conservée ,  soit  que  dans  le  cœur  nous  l'ayons  renoncée  et  aban- 
donnée ,  soit  que  nous  ayons  cru  constamment  et  sincèrement  les  vérités 
qu'elle  nous  proposait ,  soit  que  nous  ayons  cessé  de  les  croire.  Il  semble 
qu'il  y  ait  en  ceci  de  la  contradiction  ;  car  si  nous  ne  croyons  plus  les  vé- 
rités que  la  foi  nous  propose,  comment  peut-on  dire  que  c'est  notre  foi  ?  et 
si  ce  n'est  plus  notre  foi,  comment  Dieu  nous  jugera-t-il  par  elle?  Ce  sera 
à  moi  de  répondre  à  cette  difficulté  ;  et  je  l'éclaircirai  en  telle  sorte ,  que , 
bien  loin  qu'elle  affaiblisse  la  proposition  que  j'ai  avancée,  elle  en  sera  une 
des  plus  solides  preuves. 

Prenons  donc  d'abord  le  parti  le  plus  favorable,  et  à  votre  piété,  et  à  mon 
ministère.  Nous  faisons  tous  profession  d'être  chrétiens  ;  et  puisque  nous 

•  Tcrtull.,  de  Coron.,  in  fine. 


SUR   LE   JUGEMENT    DERNIER.  23 

pesons  cette  qualité ,  mon  devoir  même  m'oblige  à  supposer  que  nous 
a^ns  dans  le  cœur  la  foi ,  dont  nous  donnons  extérieurement  des  témoi- 
gnages ,  et  que  nous  confessons  au  dehors.  Or,  supposant  que  nous  l'avons , 
je  dis  que  Dieu  se  servira  d'elle  pour  nous  juger.  Aurons-nous  droit  de  re- 
fuser cette  condition  ?  Mais  comment  Dieu  y  procédera-t-il  ?  c'est ,  mes 
chers  auditeurs,  ce  qui  demande  une  réflexion  particulière.  Dieu  nous  ju- 
gera par  notre  foi ,  parce  que  c'est  notre  foi  qui  nous  accusera  devant  lui  ; 
parce  que  c'est  notre  foi  qui  servira  de  témoin  contre  nous  ;  parce  que  c'est 
notre  foi ,  si  jamais  nous  avons  le  malheur  d'être  réprouvés ,  qui  dictera 
tîlle-meme  l'arrêt  de  notre  réprobation.  Peut-on  contribuer  en  des  manières 
plus  différentes  et  plus  directes  à  un  jugement? 

Oui ,  c'est  notre  foi  qui  nous  accusera  devant  Dieu.  Jésus-Christ  l'a  dit, 
et  sa  parole  y  est  expresse  :  Nollte  putare  quia  ego  accusaturus  sum  vos 
apud  Patrem  ;  est  qui  accusât  vos  Moyses  1;  ne  pensez  pas ,  disait-il  aux 
Juifs,  que  ce  soit  moi  qui  doive  vous  accuser  devant  mon  Père  :  vous  avez 
un  accusateur,  qui  est  Moïse.  Or,  par  Moïse,  comme  remarque  saint  Au- 
gustin ,  il  n'entendait  pas  la  personne  de  Moïse ,  mais  il  entendait  la  loi 
de  Moïse ,  les  Ecritures  qu'ils  avaient  par  tradition  reçues  de  Moïse,  en  un 
mot ,  la  religion  qu'ils  suivaient ,  et  qui  leur  avait  été  enseignée  par 
Moïse.  Gomme  s'il  leur  eût  dit  :  C'est  cette  loi,  c'est  cette  religion,  ce 
sont  ces  Ecritures  qui  s'élèveront  contre  vous  au  jugement  de  Dieu.  Mais 
ce  qu'il  leur  disait,  Chrétiens,  doit  être  encore  tout  autrement  vrai  par  rap- 
port à  nous.  Car,  outre  ces  livres  de  Moïse ,  qui  nous  sont  communs  avec 
les  Juifs ,  nous  avons  un  Evangile  qui  nous  est  propre  ;  et  cet  Evangile ,  si 
nous  y  prenons  garde ,  n'est  rien  autre  chose  qu'une  continuelle  accusation 
de  notre  vie,  en  je  ne  sais  combien  de  chefs  dont  Moïse  ni  les  prophètes 
n'ont  point  parlé.  Nous  devons  donc  nous  attendre  à  soutenir  devant  Dieu 
des  accusations  bien  plus  pressantes  et  bien  plus  fortes  que  les  Juifs  :  pour- 
quoi? parce  que  notre  religion,  en  ajoutant  à  celle  des  Juifs  toutes  les  vé- 
rités évangéliques ,  se  trouve  bien  plus  ample  ,  bien  plus  développée,  bien 
plus  sainte  et  plus  parfaite  que  celle  des  Juifs,  et  qu'elle  aura  par  consé- 
quent bien  plus  de  reproches  à  nous  faire. 

C'est  ce  que  saint  Paul  a  voulu  nous  exprimer  dans  cet  admirable  pas- 
sage de  l'Epîtrc  aux  Romains,  où,  parlant  du  jugement  dernier,  et  voulant 
nous  en  donner  une  idée ,  il  dit  qu'il  s'y  fera  comme  un  conflit  entre  les 
pensées  des  hommes,  et  que  les  pensées  des  hommes  s'y  accuseront  mutuel- 
lement et  s'y  défendront,  tandis  que  Dieu,  scrutateur  des  cœurs,  en  révé- 
lera tous  les  secrets:  Inter  se  invicem  cogitationibus  accusantibus,  aut 
etiam  defendentibus,  in  die,  ciim  judicabit  Deus  occulta  hominum2.  Or, 
ces  pensées  qui  s'entr'accuseront,  qui  s'entrechoqueront,  selon  le  terme  et 
dans  le  sentiment  même  de  l'Apôtre ,  ce  sont  celles  qui  partageront  alors 
un  réprouvé  entre  sa  conscience  et  sa  foi  ;  car  sa  foi  lui  dira  :  Tu  as  cru 
ceci  ;  et  sa  conscience  lui  dira  :  Tu  as  fait  cela.  Ces  deux  pensées,  Tu  as  cru 
ceci ,  et ,  Tu  as  fait  cela ,  se  trouvant  opposées  l'une  à  l'autre ,  formeront 
contre  lui  la  plus  juridique  de  toutes  les  accusations.   La  foi  se  déclarera 

1  Joan.,  5.  —  *  Rom  ,  2. 


24  SUa    LE    JUGEMENT    DERNIER. 

contre  la  conscience  criminelle ,  et  la  conscience  criminelle  tâchera  s  se 
défendre  contre  la  foi ,  jusqu'à  ce  qu'enfin  la  foi ,  triomphant  des  va^s 
eiForts  de  la  conscience ,  la  convaincra ,  la  consternera ,  l'accablera  :  Intei 
se  cogitationibus  accusant  ibus  t   aut  etiam  defendentibus;  c'est  la  para- 
phrase que  fait  saint  Chrysostome  de  ces  paroles  de  l'Apôtre. 

De  là,  Chrétiens,  j'ai  dit  que  le  premier  témoin  qui  parlera  contre 
nous  dans  notre  jugement,  c'est  notre  foi  ;  et  je  l'ai  dit  après  saint  Augustin, 
qui ,  pour  donner  plus  de  jour  à  sa  pensée ,  met  là-dessus  une  différence 
bien  remarquable  entre  les  pécheurs  et  les  Justes.  Car  la  foi,  dit  cet  incom- 
parable docteur ,  rendra  aux  Justes  témoignage  pour  témoignage ,  et  aux 
pécheurs  témoignage  contre  témoignage.  Appliquez-vous,  s'il  vous  plaît: 
il  dit  que  la  foi  rendra  aux  Justes  témoignage  pour  témoignage,  parce  qu'il 
est  certain  que  les  Justes  recevront  devant  Dieu  un  témoignage  honorable 
de  leur  foi,  et  ce  sera  la  récompense  de  celui  qu'ils  auront  eux-mêmes  ren- 
du à  la  foi  devant  les  hommes.  Comme  ils  auront  glorifié  leur  foi  devant 
les  hommes  par  leur  bonne  vie  et  par  leurs  vertus ,  leur  foi  à  son  tour  les 
glorifiera  devant  Dieu  ,  par  la  justification  de  leurs  personnes  et  de  leurs 
œuvres.  Au  contraire ,  poursuit  saint  Augustin ,  cette  même  foi  rendra 
aux  pécheurs  témoignage  contre  témoignage ,  parce  qu'au  lieu  que  les  pé- 
cheurs auront  démenti  leur  foi  par  une  vie  déréglée  et  corrompue ,  leur 
foi,  se  faisant  malgré  eux  reconnaître  à  eux,  les  confondra  d'une  manière 
sensible  :  et  cela  comment?  Tertullien  l'explique  dans  l'excellent  traité 
qu'il  a  composé  du  témoignage  de   l'âme ,   où  il  représente  une  âme  ré- 
prouvée aux  prises,   si  j'ose  me  servir  de  cette  expression,  avec  Dieu  et 
avec  elle-même;  car  au  même  temps  que  Dieu,  d'une  part,  pressera  le 
réprouvé,  sa  foi ,  comme  un  témoin  incorruptible,  lui  dira ,  de  l'autre  :  Il 
est  vrai ,  tu  croyais  un  Dieu ,  mais  tu  ne  t'es  pas  mis  en  peine  de  le  cher- 
cher et  de  lui  plaire  ;  tu  avais  renoncé  au  monde  en  qualité  de  chrétien , 
et  tu  n'as  pas  laissé  d'en  être  esclave  ;  tu  détestais  les  idoles  de  la  genti- 
lité ,  qui  n'étaient  que  des  idoles  de  bois  et  de  pierre ,  mais  tu  t'es  fait  dans 
le  christianisme  des  idoles  de  chair  :  Deum  prœdicabas,  et  non  requirebas; 
dœmonia  abominabaris ,  et  Ma  colebas1.  Voilà,  dit  ce  Père,  le  témoi- 
gnage que  la  foi  portera  contre  les  pécheurs. 

Mais  s'en  tiendra-t-elle  là?  non;  car,  après  avoir  porté  contre  eux  ce 
témoignage  ,  elle  prononcera  elle-même  l'arrêt  de  leur  réprobation  ;  et  en 
quels  termes  ?  Observez  ceci  :  dans  les  mêmes  termes  qu'il  est  déjà  conçu 
en  tant  d'endroits"  de  l'Evangile.  En  effet ,  qu'y  a-t-il  dans  l'Evangile  de 
plus  souvent  répété  que  ces  malédictions  et  ces  anathèmes  fulminés  par 
Jésus-Christ  contre  les  mauvais  chrétiens?  Et  qu'est-ce  que  ces  anathèmes, 
sinon  autant  d'arrêts  de  la  réprobation  future  des  pécheurs,  dressés  par 
avance,  et  qu'il  ne  reste  plus  qu'à  leur  signifier?  Quand  nous  lisons  dans 
saint  Matthieu  :  Vœ  mundo  à  scandalis  2;  Vœ  vobis,  hypocritœ 3;  Vas  vo- 
bis, divitibus u;  Vœ  vobis  qui  consolationem  habetis  vestram  5;  malheur 
à  vous,  sensuels  et  voluptueux,  qui  ne  respirez  sur  la  terre  que  le  plaisir  ; 
malheur  à  vous,  riches  superbes,  et  insensibles  aux  misères  des  pauvres  ; 

1  Tcrîull.,  de  Tcstini,  anim.  —  *  Mattli.,  18.  —  7  Ibiil.,  23.  —  4  Luc,  G.  —  5  Ibid. 


SUR    LE    JUGEMENT    DERNIER. 


majeur  à  vous,  hypocrites,  c'est-à-dire  politiques  du  siècle,  qui  n'avez 
quîmc  vaine  montre  et  une  fausse  apparence  de. probité;  malheur  à  vous, 
(tii,  par  vos  scandales  et  vos  pernicieux  exemples,  faites  périr  les  âmes  de 
vos  frères  !  Quand  Jésus-Christ  nous  parle  de  la  sorte ,  ne  recevons-nous 
pas  tout  cela  comme  autant  d'oracles  de  notre  religion?  Or ,  je  l'ai  dit  et  je 
le  redis ,  ces  oracles  de  notre  religion  se  changeront  en  autant  d'arrêts  et 
à  arrêts  définitifs,  dans  le  jugement  de  Dieu.  Le  Fils  de  Dieu  n'aura  qu'à 
les  ramasser  tous,  et  qu'à  en  faire  l'application.  Cette  seule  parole  :  Vœ 
vobis  divitibus,  malheur  à  vous,  riches!  aura  pour  damner  un  avare  le 
même  effet  que  cette  autre  :  Discedlte,  maledicti  \  retirez-vous,  maudits  ! 
C'est  donc  ainsi  que  toute  la  procédure  du  jugement  des  chrétiens  se  ré- 
duira à  leur  religion. 

Et  voilà ,  mes  chers  auditeurs  ,  l'éclaircissement ,  et  môme  le  sens  litté- 
ral de  cette  proposition  de  saint  Jean  si  étonnante ,  et  qui  semble  d'abord 
si  paradoxe,  quand  il  dit  que  celui  qui  croit  ne  sera  pas  jugé  :  Qui  crédit 
eum  non  judicabitur2.  Car  il  ne  prétend  pas  que  celui  qui  croit  ait  une 
exemption  et  un  privilège  pour  ne  point  comparaître  au  dernier  jour  de- 
vant le  tribunal  de  Jésus-Christ  ;  ce  n'est  point  de  cette  manière  qu'il 
l'entend  ;  mais  il  dit  que  celui  qui  croit ,  en  conséquence  de  ce  qu'il  aura 
cru  ,  ne  sera  point  jugé;  parce  que  dès  là  qu'il  aura  cru,  il  se  jugera  lui- 
même  ,  sans  qu'il  soit  nécessaire  qu'un  autre  le  juge.  Car  ,  ou  il  aura  vécu 
conformément  à  sa  créance  et  à  sa  religion ,  et  alors  sa  religion  seule  le  jus- 
tifiera ;  ou  sa  vie  n'aura  eu  nul  rapport  à  sa  foi ,  et  alors  sa  foi  seule  le 
condamnera.  Tellement  que  Jésus-Christ,  s'il  m'est  permis  de  parler  de  la 
sorte,  n'aura  plus  à  le  juger,  parce  qu'il  le  trouvera  déjà  tout  jugé,  et  que 
toute  la  juridiction  qu'il  exercera,  comme  souverain  juge ,  sera  de  confir- 
mer, par  une  ratification  authentique,  le  jugement  secret  que  notre  foi 
aura  fait  de  nous,  et  de  le  rendre,  de  particulier  qu'il  était,  commun  et 
public.  Voilà,  mes  chers  auditeurs,  la  première  pensée  qui  s'est  présentée 
à  moi  sur  le  sujet  que  je  traite. 

Pensée  touchante ,  mais  surtout  pensée  terrible  !  c'est  ma  religion  qui 
méjugera.  Ah!  Chrétiens,  la  grande  parole!  comprenons -en  toute  l'éten- 
due et  toute  la  force.  C'est  ma  religion  qui  me  jugera,  cette  religion  si 
sainte ,  si  pure  ,  si  irrépréhensible  ,  cette  religion  si  ennemie  de  mon 
amour-propre  ,  si  contraire  à  mes  inclinations  ,  si  opposée  à  l'esprit  du 
inonde  dont  je  suis  rempli  ;  cette  religion  aussi  exacte  et  aussi  sévère  dans 
ses  maximes  que  Dieu  l'est  dans  ses  jugements,  ou  plutôt  dont  les  maxi- 
mes ne  sont  rien  autre  chose  que  le  jugement  de  Dieu  même;  c'est  par 
elle  que  Dieu  décidera  de  mon  sort  éternel  ;  c'est  sur  elle  que  roulera  tout 
l'examen  de  ma  vie  :  et  il  ne  sera  point  en  mon  pouvoir  de  la  récuser;  et 
je  n'aurai  point  droit  de  demander  que  mes  actions  soient  pesées  dans  une 
autre  balance  que  la  sienne  ;  et  je  ne  serai  point  reçu  à  me  justifier  sur  d'au- 
tres principes  que  les  siens.  Quelque  excuse  que  j'allègue  à  Dieu ,  il  me 
rappellera  toujours  à  cette  foi ,  et  il  m'obligera  à  répondre  sur  autant  d'ar- 
ticles qu'elle  m'aura  enseigné  de  vérités.  Il  n'y  en  aura  pas  une  qui  ne  soit 

1  Maltb.',  25.  —  *  Joan.;  3. 


20  SUR   LE    JUGEMENT    DERNIER. 

pour  moi  la  matière  d'une  discussion  rigoureuse.  Et  parce  que  la  crcx  de 
Jésus-Christ  aura  été  l'abrégé  de  toutes  les  vérités  de  la  foi ,  cette  cro^  , 
ce  signe  auguste  et  vénérable  du  Fils  de  l'Homme ,  paraîtra  tout  éclatait 
de  lumière,  pour  être  la  règle  de  mon  jugement  et  de  celui  du  inonde  en- 
tier ,  comme  il  commença  à  l'être  quand  il  fut  élevé  sur  le  Calvaire  :  Et 
tune parebit  signum  Filii  Hominîs1.  Cette  croix  me  sera  présentée;  et 
tout  ce  qui  n'en  portera  pas  dans  moi  le  caractère  et  le  sceau  sera  réprouvé 
de  Dieu.  Ah!  mon  Dieu,  est-il  donc  vrai  que  vous  emploierez  pour  ma 
perte  jusqu'à  l'instrument  de  mon  salut ,  et  que  ce  qu'il  y  a  en  moi  de  plus 
saint,  je  veux  dire  ma  religion,  prendra  parti  contre  moi-même? 

Oui ,  Chrétiens  ,  c'est  ce  que  nous  devons  craindre  ,  et  de  quoi  nous  ne 
pouvons  avec  trop  de  soin  nous  préserver  ;  c'est  ce  qui  doit  nous  faire  fré- 
mir dans  l'attente  de  ce  jugement  redoutable.  Pendant  cette  vie  nous  n'y 
pensons  pas  ,  ou  nous  n'en  sommes  qu'à  demi  touchés.  Comme  nous  ne 
considérons  les  vérités  de  la  foi  que  superficiellement ,  à  peine  en  appré- 
hendons-nous les  conséquences  ;  ces  maximes  évangéliques  que  l'on  nous 
prêche,  cette  voie  étroite  du  salut,  cette  nécessité  delà  pénitence,  cette 
obligation  indispensable  de  mortifier  sa  chair  et  de  la  crucifier  avec  ses  vi- 
ces, tout  cela  sont  termes  spécieux  que  nous  écoutons  avec  respect,  que 
nous  débitons  quelquefois  magnifiquement  aux  autres  ,  et  que  nous  n'en- 
tendons plus  dès  qu'il  est  question  de  les  réduire  à  la  pratique.  Mais  quand 
Jésus-Christ,  avec  tout  l'éclat  de  sa  majesté  et  tout  le  poids  de  sa  puis- 
sance ,  viendra  nous  imprimer  une  idée  vive  de  ces  grandes  vérités,  et  qu'en 
les  appliquant  à  notre  vie,  il  nous  fera  voir  dans  toute  notre  conduite  une 
monstrueuse  contradiction  de  mœurs  et  de  créance;  quand  il  compa- 
rera tous  ces  principes  de  détachement  de  soi-même,  de  renoncement  à  soi- 
même,  avec  nos  injustices,  avec  nos  vengeances,  avec  nos  sensualités,  avec 
nos  délicatesses  et  ces  recherches  continuelles  de  nous-mêmes,  ah!  c'est 
alors  que  nous  apprendrons  combien  il  est  affreux  de  tomber  entre  les 
mains  de  ce  Dieu  vivant,  de  ce  Dieu,  non  plus  seulement  l'auteur  ni  le 
consommateur ,  mais  le  défenseur ,  mais  le  vengeur  de  notre  foi. 

Maintenant  cette  foi  est  comme  languissante ,  ou  presque  morte  dans 
nos  cœurs  ;  et  quand  le  Fils  de  l'Homme  paraîtra  à  la  fin  des  siècles  ,  il 
doute,  ce  semble,  s'il  en  trouvera  quelques  restes  sur  la  terre.  Oui  ,  Chré- 
tiens ,  il  en  trouvera  ;  oui  il  en  trouvera  du  moins  autant  qu'il  lui  en  faudra 
pour  nous  juger  et  pour  nous  condamner.  Car  cette  foi,  qui  était  presque 
morte  et  comme  ensevelie  dans  nous,  ressuscitera  avec  nous  ;  et  un  des  mi- 
racles que  doit  opérer  Jésus-Christ ,  lui  qui  est  notre  résurrection  et  notre 
vie ,  sera  de  faire  revivre  intérieurement  la  foi  dans  nos  âmes ,  au  même 
temps  qu'il  fera  revivre  nos  corps.  Or  cette  foi  (écoutez  un  beau  sentiment 
de  saint  Augustin) ,  cette  foi  ainsi  ranimée,  ainsi  ressuscitée  par  la  présence 
de  Jésus-Christ,  lui  demandera  justice;  et  contre  qui?  non  pas  contre  les 
tyrans  qui  l'auront  persécutée,  elle  se  fera  honneur  de  leurs  persécutions; 
non  pas  contre  les  païens  qui  l'auront  méconnue ,  leur  infidélité  les  rendra 
en  quelque  sorte  moins  criminels;  mais  contre  nous  ;  et  de  quoi  ?  de  tous 

>  Mallh.,  24.  • 


SLR   LE    JUGEMENT    DERNIER.  27 

les  outrages  que  nous  lui  aurons  faits -.justice  de  l'avoir  laissée  languir  dans 
l'inutilité  et  l'oisiveté  d'une  vie  mondaine,  sans  la  mettre  en  œuvre  ,  et 
sans  jamais  la  faire  agir  pour  Dieu  ;  justice  de  l'avoir  retenue  captive  dans 
l'état  du  péché  où  notre  endurcissement  nous  aura  fait  passer  sans  trouble 
des  années  entières  ;  justice  de  l'avoir  déshonorée  par  des  actions  indignes 
du  nom  que  nous  portions  et  du  caractère  dont  nous  étions  revêtus  ;  justice 
de  l'avoir  décriée  et  scandalisée  devant  les  hérétiques ,  ses  mortels  enne- 
mis, qui  n'auront  pas  manqué  de  s'en  prévaloir  contre  elle  et  contre  nous; 
enfin  justice  de  ce  qu'étant  capable  par  elle-même  de  nous  faire  des  saints, 
elle  n'aura  pas  été,  par  notre  faute,  assez  puissante  pour  nous  empêcher 
d'être  des  impies  et  des  réprouvés.  C'est  de  quoi  elle  demandera  justice  à 
Dieu ,  et  c'est  à  nos  dépens  que  cette  justice  lui  sera  accordée. 

Mais  après  tout,  si  cette  religion  se  trouvait  entièrement  détruite  en 
nous ,  et  s'il  arrivait  que ,  par  le  dérèglement  de  nos  mœurs ,  nous  fussions 
tombés  dans  une  irréligion  secrète ,  état  où  le  péché  enfin  conduit  ;  si  cela 
était,  Dieu  nous  jugera-t-il  encore  par  la  foi?  Ne  perdez  pas  ceci,  je  vous 
prie  :  voici  le  nœud  de  la  difficulté  que  je  me  suis  moi-même  proposée. 
Oui,  mes  chers  auditeurs,  Dieu  nous  jugera  encore  par  notre  foi;  et  bien 
loin  que  cette  irréligion  secrète  adoucisse  en  aucune  sorte  notre  jugement , 
c'est  ce  qui  en  redoublera  la  rigueur. 

Car  il  faut,  Chrétiens  (et  cette  pensée  n'est  pas  de  moi,  mais  de  saint 
Jérôme) ,  il  faut  bien  établir  dans  nos  esprits  une  vérité,  à  quoi  peut-être 
nous  n'avons  jamais  fait  toLite  la  réflexion  nécessaire  :  que  dans  le  juge- 
ment de  Dieu  il  y  aura  une  différence  infinie  entre  un  païen  qui  n'aura  pas 
connu  la  loi  chrétienne ,  et  un  chrétien  qui ,  l'ayant  connue ,  y  aura  inté- 
rieurement renoncé;  et  que  Dieu,  suivant  les  ordres  mêmes  de  sa  justice, 
traitera  l'un  bien  autrement  que  l'autre.  On  sait  assez  qu'un  païen  à  qui  la 
loi  de  Jésus-Christ  n'aura  point  été  annoncée  ne  sera  pas  jugé  par  cette  loi, 
et  que  Dieu ,  tout  absolu  qu'il  est ,  gardera  avec  lui  cette  équité  naturelle 
de  ne  le  pas  condamner  par  une  loi  qu'il  ne  lui  aura  pas  fait  connaître  :  et 
c'est  ce  que  saint  Paul  enseigne  en  termes  formels  :  Quicumque  sine  lege 
peccaverunt ,  sine  lege  peribunt l.  Mais  je  prétends  qu'il  n'en  est  pas  de 
même  d'un  chrétien  qui  a  professé  la  loi  de  Jésus-Christ,  et  qui,  après 
l'avoir  embrassée,  en  a  dans  la  suite  secoué  le  joug.  Je  prétends  qu'ayant 
péché  après  avoir  reçu  cette  loi ,  il  doit  périr  par  cette  loi ,  et  que  sa  déser- 
tion est  justement  le  premier  chef  que  Dieu  produira  contre  lui.  Car  il  ne 
lui  était  pas  permis,  dit  saint  Chrysostomc,  de  s'émanciper  de  l'obéissance 
due  à  cette  loi ,  après  s'être  engagé  à  elle  par  le  baptême.  Il  ne  pouvait  plus 
sans  apostasie ,  après  avoir  ratifié  cet  engagement  par  divers  exercices  du 
christianisme,  y  renoncer  de  ce  renoncement  même  intérieur  dont  je  parle. 
Qu'arrivera-t-il  donc?  Remarquez  la  fin  malheureuse  de  l'impiété  :  cette 
loi  de  Jésus-Christ,  abandonnée  et  renoncée,  poursuivra  l'impie  au  juge- 
ment de  Dieu,  comme  un  déserteur.  Et  de  même  qu'un  déserteur  de  la 
milice  séculière  est  traité,  s'il  a  le  malheur  d'être  repris,  selon  les  lois  les 
plus  rigoureuses  de  la  milice  qu'il  a  quittée  (ce  qui  n'est  point  censé  injuste, 

»  Rom.,  2. 


28  SUR   LE    JUGEMENT    DERNIER. 

parce  que  tout  homme ,  dit-on ,  doit  subir  la  sévérité  des  lois  auxquelles  il 
s'est  lui-même  obligé)  ;  ainsi,  mais  à  bien  plus  forte  raison,  un  libertin, 
présenté  devant  Dieu  comme  un  déserteur  de  sa  religion ,  doit  être  jugé 
suivant  les  maximes  de  cette  religion  même ,  sans  qu'il  puisse  prétexter 
que  ce  n'était  plus  sa  religion,  et  qu'il  ne  la  connaissait  plus;  puisque, 
bien  loin  de  le  justifier,  c'est  ce  qui  fera  son  crime  de  ne  l'avoir  plus  re- 
connue. Pensée  que  saint  Cyprien  exprimait  si  noblement  quand  il  disait , 
en  parlant  du  baptême  :  Baptismus  ornât  Christi  militem,  convincit 
desertorem  l.  Car  j'appelle  toujours  déserteur  de  la  milice  de  Jésus-Christ 
celui  qui  n'a  plus  le  christianisme  dans  le  cœur,  quoiqu'il  en  conserve 
encore  les  dehors. 

Je  sais  néanmoins,  et  il  est  bon  d'aller  au  devant  de  tout,  je  sais  ce  que 
l'infidélité  pourrait  opposer;  je  sais  que,  jusque  dans  la  profession  de  notre 
foi,  Dieu  nous  a  faits  libres;  je  sais  que  la  religion  est  une  vertu  qui 
demande  le  consentement  de  notre  volonté,  et  que  pour  être  chrétien  il  faut 
vouloir  l'être.  Mais  Dieu  par  là  n'entend  pas  que  nous  ayons  droit  de  l'être 
ou  de  ne  le  pas  être,  selon  nos  caprices,  et  qu'après  nous  être  une  fois 
soumis  à  son  Evangile,  il  nous  soit  libre  d'en  laisser  et  d'en  prendre  ce 
qu'il  nous  plaira.  Ce  sera  donc  à  nous,  si  nous  avons  été  assez  perdus, 
assez  obstinés  pour  étouffer  dans  notre  cœur  une  foi  si  sainte,  de  lui  en 
rendre  raison,  et  de  lui  dire  pourquoi.  Or  quelle  raison  lui  en  rendrons- 
nous?  dirons-nous  que  cette  religion  ne  nous  a  pas  paru  assez  bien  fondée? 
Il  sera  bien  étrange  que  ce  qui  a  suffi  pour  convaincre  un  monde  entier  ne 
nous  ait  pas  convaincus  nous-mêmes ,  et  qu'une  religion  à  laquelle  les  plus 
grands  hommes  de  la  terre  se  sont  rendus ,  contre  laquelle  un  saint  Au- 
gustin, avec  toute  la  force  de  son  génie  et  toute  la  curiosité  de  son  esprit, 
n'a  pu  se  défendre;  qui,  par  l'évidence  de  ses  miracles,  a  triomphé  de 
toutes  les  erreurs  du  paganisme ,  et  qui ,  dans  ses  preuves ,  dans  ses  prin- 
cipes ,  dans  ses  règles ,  dans  sa  morale ,  dans  ses  mystères ,  dans  son  éta- 
blissement, portait  toutes  les  marques  de  la  Divinité;  qu'une  telle  religion 
n'ait  pas  eu  de  quoi  nous  satisfaire.  C'est,  dis-je,  ce  qui  sera  bien  étonnant. 
Mais  sans  que  Dieu  entre  avec  nous  dans  une  pareille  recherche ,  il  n'aura 
qu'à  nous  demander  si  c'est  en  effet  par  raison  que  nous  nous  serons  départis 
de  notre  première  soumission  à  la  foi  ;  si ,  pour  nous  engager  dans  un  pas 
aussi  dangereux  et  aussi  hardi  que  celui-là ,  nous  avons  bien  consulté ,  bien 
examiné,  bien  cherché  à  nous  instruire,  et,  supposé  que  nous  l'ayons  cher- 
ché, que  nous  ayons  examiné ,  consulté,  si  nous  l'avons  fait  avec  humilité , 
si  nous  l'avons  fait  avec  docilité,  si  nous  l'avons  fait  sans  préjugé,  si  nous 
l'avons  fait  par  un  désir  sincère  de  découvrir  la  vérité;  surtout  si  nous 
l'avons  fait  avec  cette  pureté  de  vie  qui  devait  servir  de  disposition  aux 
lumières  de  la  grâce  ;  car,  dans  une  affaire  de  cette  conséquence,  il  ne  fallait 
rien  omettre,  ni  rien  négliger. 

Or,  dans  tous  ces  chefs,  Dieu  trouvera  de  quoi  nous  confondre  et  de 
quoi  nous  condamner  :  car  il  nous  fera  voir,  mais  évidemment,  que  tout 
ce  désordre  de  notre  infidélité  n'aura  point  eu  d'autre  principe  qu'une  igno- 

1  Cyprian. 


SUR   LE    JUGEMENT   DERNIER.  20 

ranee  criminelle  où  nous  aurons  vécu ,  sans  nous  être  jamais  appliqués  à 
une  étude  sérieuse  de  notre  religion.  Et  certes ,  rien  pour  l'ordinaire  de  plus 
ignorant  en  matière  de  religion  que  ce  qu'on  appelle  les  libertins  du  siècle. 
Il  nous  fera  voir  que ,  dans  l'examen  que  nous  aurons  fait  des  vérités  de 
la  foi,  nous  aurons  presque  toujours  apporté  un  esprit  d'orgueil ,  un  esprit 
présomptueux  et  opiniâtre,  un  esprit  plein  de  lui-même,  plein  de  sa  propre 
suffisance,  et  abondant  en  son  sens.  Il  nous  fera  voir  et  il  nous  reprochera 
que,  tandis  que  nous  étions  si  rebelles  à  sa  parole ,  nous  avons  été  sur  mille 
articles  les  plus  dociles  à  la  parole  des  hommes.  Il  nous  fera  voir  que  nous 
n'aurons  communément  raisonné,  philosophé  sur  notre  créance,  qu'avec 
malignité ,  et  dans  le  dessein  d'y  trouver  du  faible  pour  la  contredire  :  pré- 
vention seule  capable  d'éloigner  Dieu  de  nous,  quand  d'ailleurs  il  aurait 
voulu  se  communiquer  à  nous.  Voilà  sur  quoi  il  nous  confondra.    , 

Mais  ce  qui  mettra  le  comble  à  notre  confusion ,  c'est  lorsque ,  remontant 
à  la  source ,  et  nous  y  faisant  remonter  avec  lui ,  il  nous  forcera  à  recon- 
naître les  deux  vraies  causes  de  notre  infidélité,  savoir  :  le  libertinage  de 
notre  esprit  et  le  libertinage  de  notre  cœur;  libertinage  de  notre  esprit, 
qui  se  sera  fait  juge  de  tout,  pour  ne  s'assujettir  à  rien  ;  qui  se  sera  détaché 
de  la  foi ,  non  pas  pour  suivre  un  meilleur  parti ,  mais  pour  ne  savoir  plus 
lui-même  ni  ce  qu'il  suivait ,  ni  ce  qu'il  ne  suivait  pas  ;  pour  abandonner 
toutes  choses  au  hasard,  pour  se  réduire  à  une  malheureuse  indifférence 
en  matière  de  religion,  disons  mieux,  pour  n'avoir  plus  absolument  de 
religion  ;  libertinage  de  notre  coeur,  qui ,  se  trouvant  gêné  par  la  foi ,  nous 
aura  peu  à  peu  sollicités,  et  enfin  déterminés  à  sortir  de  cette  contrainte, 
et  à  nous  affranchir  de  la  servitude  :  ce  que  Dieu  n'aura  pas  de  peine  à  jus- 
tifier, et  ce  qu'il  justifiera  par  une  comparaison  sensible  et  convaincante , 
en  nous  montrant  que ,  tandis  que  nos  mœurs  ont  été  réglées ,  notre  foi  a 
été  saine ,  et  que  notre  foi  n'a  commencé  à  se  démentir  que  quand  nos 
mœurs  ont  commencé  à  se  corrompre. 

Or,  encore  une  fois,  que  répondrons-nous  à  tout  cela?  En  appellerons- 
nous  de  notre  foi  à  notre  raison ,  et  espérerons-nous  que  cette  raison  qui , 
dans  les  principes  de  la  théologie ,  est  un  des  fondements  essentiels  et  néces- 
saires de  notre  foi,  nous  serve  de  défense  contre  la  foi  même?  Non,  non , 
mes  Frères ,  dit  saint  Chrysostome ,  ne  nous  promettons  rien  de  ce  côté-là  : 
si  notre  foi  nous  condamne ,  ce  sera  du  consentement  et  de  l'aveu  de  notre 
raison.  Car  cette  raison  nous  disait  elle-même  que  nous  ne  devions  pas  trop 
déférer  à  nos  vues  naturelles ,  et  à  ses  connaissances  ;  que ,  dans  les  choses 
de  Dieu ,  il  fallait  avoir  recours  à  des  lumières  supérieures  et  moins  trom- 
peuses ,  et  que ,  quoique  éclairée  qu'elle  pût  être ,  la  foi  et  l'autorité  de  Dieu 
devaient  l'emporter  sur  elle.  C'est  ce  que  la  raison  nous  dictait  :  de  sorte 
que  quand  nous  lui  avons  permis  de  critiquer  et  de  censurer  les  points  de 
notre  foi,  nous  lui  avons  donné,  non-seulement  plus  qu'elle  ne  demandait, 
mais  ce  qu'elle  ne  demandait  pas.  Elle  nous  condamnera  donc  jusque  dans 
la  perte  de  notre  foi.  Cependant  n'y  trouverons-nous  point  d'ailleurs  quelque 
appui  ?  Ah  !  Chrétiens ,  le  faible  appui  que  celui  de  notre  raison  contre  le 
jugement  de  Dieu  !  Quand  un  sujet  veut  entrer  en  raisonnement  avec  son 


30  SUR    LE    JUGEMENT   DERNIER. 

prince,  et  disputer  de  ses  droits  avec  son  souverain,  il  faut  qu'il  se  sente 
bien  fort;  et  pour  peu  que  sa  cause  soit  douteuse,  on  ne  peut  pas  l'excuser 
d'une  extrême  folie  d'en  vouloir  sortir  par  raison.  Que  sera-ce  d'une  créa- 
ture qui  veut  contester  avec  son  Créateur?  Eh!  qui  suis-je,  Seigneur,  pour 
me  mesurer  avec  vous?  Ne  sais-je  pas  que,  pour  une  raison  que  je  pourrai 
peut-être  alléguer  en  ma  faveur,  vous  m'en  opposerez  cent  autres  auxquelles 
je  n'aurai  rien  à  répliquer?  Ainsi  parlait  le  saint  homme  Job.  Quel  doit 
donc  être  le  sentiment  d'un  pécheur?  C'est  là  néanmoins  la  ressource  de 
l'homme  criminel  et  libertin  :  il  veut  traiter  avec  Dieu  par  voie  de  raison  , 
et  par  conséquent  il  veut  être  jugé  par  la  raison  ;  et  c'est  l'autre  tribunal 
où  je  le  vais  présenter  dans  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME  PARTIE. 

• 

C'est  une  doctrine  aussi  pernicieuse  qu'elle  parait  religieuse  dans  son 
principe,  de  croire  que  ,  depuis  le  péché  de  notre  premier  père,  tout  est 
corrompu  dans  notre  raison  ;  et  c'est  rendre  l'homme  libertin,  sous  prétexte 
de  l'humilier,  de  dire  qu'au  défaut  de  la  foi,  il  n'a  plus  d'autre  règle  de  sa 
conduite  que  la  passion  et  l'erreur.  Indépendamment  de  la  foi,  nous  avons 
une  raison  qui  nous  gouverne ,  et  qui  subsiste  même  après  le  péché  ;  une 
raison  qui  nous  fait  connaître  Dieu,  qui  nous  prescrit  des  devoirs,  qui  nous 
impose  des  lois,  qui  nous  assujettit  à  l'ordre.  Or,  ce  qui  fait  tout  cela  dans 
nous  ne  peut  pas  être  absolument  ni  entièrement  dépravé.  Je  sais  que  cette 
raison  seule,  sans  la  grâce  et  sans  la  foi,  ne  suffit  pas  pour  nous  sauver,  et 
en  cela  je  renonce  au  pélagianisme.  Mais  du  reste  ,  quoiqu'elle  n'ait  pas  la 
vertu  de  nous  sauver,  je  prétends  qu'elle  est  plus  que  suffisante  pour  nous 
condamner,  et  j'ai  saint  Paul  pour  garant  et  pour  auteur  même  de  ma  pro- 
position. J'avoue  que  cette  raison,  surtout  depuis  la  chute  du  premier 
homme,  est  souvent  offusquée  des  nuages  de  nos  passions:  mais  je  soutiens 
qu'elle  a  des  lumières  que  toutes  les  passions  ne  peuvent  éteindre,  et  qui 
nous  éclairent  parmi  les  plus  épaisses  ténèbres  du  péché.  Soit  donc  que 
nous  considérions  cette  raison  dans  sa  pureté  et  dans  son  intégrité,  c'est- 
à-dire  dans  l'état  où  nous  l'avons  reçue  de  Dieu  en  naissant;  soit  que  nous 
la  considérions  dans  sa  corruption,  c'est-à-dire  dans  l'état  où  nous-mêmes 
nous  l'avons  réduite  par  nos  désordres,  je  dis,  Chrétiens,  que  Dieu  s'en 
servira  également  pour  nous  juger.  Pourquoi?  parce  qu'il  nous  jugera,  non- 
seulement  par  les  connaissances  naturelles  que  nous  aurons  eues  du  bien  et 
du  mal,  mais  même  par  nos  propres  erreurs,  et  c'est  ce  que  j'ai  présente- 
ment à  développer. 

Dieu  nous  jugera  par  la  droite  raison  qu'il  nous  a  donnée.  Rien  de  plus 
vrai,  mes  chers  auditeurs ,  et  voici  l'ordre  qu'il  y  gardera.  Nous  choquons 
ouvertement  cette  raison,  et  nous  nous  révoltons  contre  elle  :  il  la  suscitera 
contre  nous.  Nous  ne  voulons  pas  écouter  cette  raison  quand  elle  nous  parle  : 
il  nous  la  fera  entendre  malgré  nous.  Nous  nous  formons  des  prétextes  pour 
engager  cette  raison  dans  le  parti  de  notre  passion  :  il  dissipera  tous  ces 
prétextes,  en  nous  découvrant  à  nous-mêmes  ce  qu'il  y  avait  en  nous  de 
plus  caché,  et  ce  que  nous  n'y  voulions  pas  apercevoir.  Ces  trois  articles  , 


SUR    LE   JUGEMENT    DERNIER.  31 

qui  sont,  suivant  la  doctrine  de  saint  Bernard  ,  les  trois  principaux  degréa 
de  l'orgueil  de  l'homme,  fourniront  à  Dieu  contre  les  réprouvés  une  ma- 
tière infinie,  et  les  plus  justes  titres  de  condamnation.  Suivez  ceci. 

Nous  péchons  contre  toutes  les  vues  de  notre  raison,  et  c'est  par  où  Dieu 
d'abord  nous  jugera.  Car  enfin  ,  pourra-t-il  dire  à  tant  de  libertins  et  à 
tant  d'impies,  puisque  votre  raison  était  le  plus  fort  retranchement  de  votre 
libertinage ,  il  fallait  donc  exactement  vous  attacher  à  elle  ;  et  pour  ne 
donner  aucune  prise  à  ma  justice,  plus  vous  vous  êtes  licenciés  du  côté 
de  la  foi,  plus  deviez-vous  être  réguliers,  sévères,  irrépréhensibles  du  côté 
de  la  raison.  Or,  voyons  si  c'est  ainsi  que  vous  vous  êtes  comportés;  voyons 
si  votre  vie  a  été  une  vie  raisonnable,  une  vie  d'hommes.  Et  c'est  alors, 
Chrétiens,  que  Dieu  nous  produira  cette  suite  affreuse  de  péchés  dont  saint 
Paul  fait  aux  Romains  le  dénombrement,  et  qu'il  reprochait  à  ces  philoso- 
phes qui ,  par  la  raison ,  avaient  connu  Dieu,  mais  ne  l'avaient  pas  glorifié 
comme  Dieu:  des  impudicités  abominables,  et  dont  la  nature  même  a 
horreur;  des  artifices  diaboliques  à  inventer  sans  cesse  de  nouveaux  moyens 
de  contenter  les  plus  sales  désirs,  et  une  scandaleuse  effronterie  à  en  faire 
gloire;  des  injustices  criantes  à  l'égard  du  prochain  ,  des  violences,  des 
usurpations ,  des  oppressions  soutenues  du  crédit  et  de  la  force  ;  des  perfi- 
dies noires  et  des  trahisons ,  communément  appelées  intrigues  du  monde  ; 
des  jalousies  enragées  (qu'il  me  soit  permis  d'user  de  ce  terme),  fomentées 
du  levain  d'une  détestable  ambition  ;  des  animosités  et  des  haines  portées 
jusqu'à  la  fureur,  des  médisances  jusqu'à  la  calomnie  la  plus  atroce,  des 
avarices  jusqu'à  la  cruauté  la  plus  impitoyable,  des  dépenses  jusqu'à 
la  prodigalité  la  plus  insensée  ,  des  excès  de  table  jusques  à  la  ruine  totale 
du  corps,  des  emportements  de  colère  jusques  au  trouble  de  l'esprit.  Mais 
que  dis-je,  et  où  m'emporte  mon  zèle?  tout  cela  se  trouve-t-il  donc  dans  la 
conduite  d'un  homme  abandonné  à  sa  raison ,  et  déserteur  de  sa  foi?  Oui , 
mes  Frères,  tout  cela  s'y  trouve  communément,  et  l'expérience  le  vérifie. 

Je  sais  qu'en  spéculation  l'un  n'est  pas  une  conséquence  nécessaire  de 
l'autre:  mais  il  l'est  en  pratique,  et  l'a  toujours  été  :  soit  que  Dieu,  par  un 
juste  châtiment ,  livre  alors  ces  âmes  profanes  à  leurs  brutales  passions , 
comme  l'a  estimé  l'Apôtre;  soit  que  le  naturel  et  le  penchant,  malgré  les 
faibles  vues  de  la  raison,  les  entraîne  là,  quoi  qu'il  en  soit,  ces  monstres  de 
péchés  se  trouveront  tous  rassemblés  dans  les  trésors  de  la  colère  de  Dieu  : 
Nonne  hœc  condita  sunt  apad  me,  et  signât  a  in  tkesauris  meis  \?  Dieu  les 
représentera  tous  à  la  fois  à  un  réprouvé  ;  et,  par  une  espèce  d'insulte  (ne 
vous  scandalisez  pas  de  cette  expression),  c'est  Dieu  lui-même  qui  parle 
ainsi,  et  qui  enfin  prétend  à  ce  dernier  jour  être  en  droit  d'insulter  à  l'impie, 
ou  du  moins  à  son  impiété  :  Ego  qitoque  ridebo,  et  subsannabo  2.  Dieu, 
dis-je  ,  par  une  espèce  d'insulte  ,  lui  demandera  si  sa  raison  lui  suggérait 
toutes  ces  abominations  ,  si  sa  raison  les  approuvait ,  si  sa  raison  était  là- 
dessus  d'intelligence  avec  lui. 

Ah!  Seigneur,  s'écriait  saint  Augustin,  pressé  des  remords  intérieurs 
qu'une  vérité  si  terrible  lui  faisait  sentir,  je  le  confesse,  voilà  la  pensée  qui 

1  Dealer.,  52.  —  ■  Proverb.,  5. 


32  SUR    LE    JUGEMENT    DERNIER. 

a  consommé  l'ouvrage  de  ma  conversion,  voilà  le  coup  de  mon  salut,  et  ce 
qui  m'a  retiré  du  profond  abîme  de  mon  iniquité  :  la  crainte  de  votre  ju- 
gement, fondée  sur  le  jugement  de  ma  raison,  c'est  ce  qui  m'a  rappelé  à 
vous.  Je  tâchais,  Seigneur,  à  me  défaire  de  vous,  et  à  vivre  comme  n'ayant 
plus  de  Dieu;  mais  j'avais  une  raison  dont  je  ne  me  pouvais  défaire,  et 
cette  raison  me  suivait  partout.  Quelque  secte  que  j'eusse  embrassée,  et 
dans  quelque  opinion  que  je  me  fusse  jeté,  le  péché  où  je  vivais  me  parais- 
sait toujours  péché.  Soit  que  je  fusse  manichéen ,  soit  que  je  fusse  catholi- 
que, soit  que  je  ne  fusse  rien  du  tout ,  ma  raison  me  disait  que  je  n'étais 
pas  ce  que  je  devais  être,  et  qu'il  ne  m'était  pas  permis  d'être  ce  que  j'étais. 
Et  quand  me  le  disait-elle?  au  milieu  de  mes  plaisirs ,  parmi  les  divertisse- 
ments et  les  joies  du  siècle ,  dans  les  moments  les  plus  doux  et  les  plus 
agréables.  C'est  alors  que  cette  raison  venait  me  troubler,  et  je  la  trouvais 
en  tous  lieux  et  en  tout  temps,  comme  un  adversaire  formidable  qui  s'op- 
posait à  moi.  Or,  de  là ,  Seigneur,  je  concluais  ce  que  je  devais  craindre  de 
votre  justice  :  car  si  je  ne  puis  pas,  disais-je,  éviter  la  censure  de  ma  rai- 
son, qui  est  une  raison  faible  et  imparfaite,  comment  pourrai-je  éviter  celle 
de  mon  Dieu,  c'est-à-dire  la  rigueur  de  son  jugement?  Voilà,  Chrétiens,  ce 
qui  se  passait  dans  saint  Augustin ,  et  ce  qui  se  passe  tous  les  jours  dans 
nous ,  quand  nous  commettons  le  péché  avec  la  vue  actuelle  de  la  malice 
qu'il  renferme.  Or,  ces  combats  de  notre  raison  contre  nous-mêmes,  de 
notre  raison  contre  nos  passions,  de  notre  raison  contre  notre  libertinage, 
c'est  déjà  le  commencement  ou  comme  une  ébauche  du  jugement  de  Dieu. 
Ce  n'est  pas  assez  :  en  mille  autres  choses  où  notre  raison  ne  nous  parle 
pas  si  fortement  ni  si  clairement ,  quoiqu'elle  nous  parle  toujours,  nous 
fermons  l'oreille  ;  et  parce  que,  si  nous  la  consultions,  ou  si  nous  nous  ren- 
dions attentifs  à  ce  qu'elle  nous  dit,  elle  traverserait  souvent  nos  desseins  et 
nos  entreprises,  et- par  là  nous  deviendrait  importune,  bien  loin  de  nous 
appliquer  à  l'entendre ,  nous  étouffons  sa  voix ,  ou  nous  l'affaiblissons  :  de 
sorte  qu'elle  ne  peut  presque  plus  pénétrer  jusqu'à  notre  cœur.  C'est  le  se- 
cond désordre  qui  règne  aujourd'hui,  mais  désordre  qui  cessera  dans  le  ju- 
gement de  Dieu.  Car  il  est  certain,  comme  l'a  fort  bien  remarqué  saint  Am- 
broise,  que  Dieu,  en  nous  jugeant ,  nous  forcera  malgré  nous  à  écouter 
notre  raison.  Et  il  lui  sera  bien  aisé,  dit  ce  saint  docteur,  ou  plutôt  l'état 
même  où  nous  serons  réduits  ne  nous  y  forcera  que  trop.  Car  ce  qui  nous 
empêche  maintenant  d'entendre  la  raison  qui  nous  parle,  c'est  au  dedans 
de  nous  le  tumulte  de  nos  passions  ;  ce  sont  au  dehors  les  objets  que  nous 
font  voir  nos  sens,  je  veux  dire  le  mensonge  et  l'imposture,  l'adulation  et  la 
flatterie  qui  nous  séduit  ;  la  confusion ,  le  bruit ,  le  grand  air  du  monde 
qui  nous  dissipe.  Or,  quand  Dieu  viendra  nous  juger,  tout  cela  ne  sera 
plus.  Il  n'y  aura  plus  de  monde  pour  nous ,  parce  que  la  figure  de  ce 
monde  sera  passée,  comme  dit  l'Apôtre  :  Prœterit  enim  figura  hujus 
mundt l.  Il  n'y  aura  plus  de  passions  dans  nous,  parce  que  la  mort  les  aura 
éteintes.  Il  n'y  aura  plus  de  flatteurs  auprès  de  nous,  parce  qu'il  n'y  aura 
plus  personne  qui  ait  intérêt  à  nous  plaire.  Abandonnés  de  toutes  les  créa- 

'  1  Cor.,  7. 


SUR    LE   JUGEMENT    DERNIER.  33 

turcs,  nous  resterons  seuls  avec  nous-mêmes  ;  et  c'est  alors  que  notre  raison 
parlera,  et  qu'elle  parlera  hautement  ;  c'est  alors  qu'au  lieu  de  ces  men- 
songes agréables  et  avantageux  qui  nous  auront  flattés,  et  dont  nous  n'au- 
rons pas  voulu  nous  désabuser,  elle  nous  dira  des  vérités  fâcheuses  et 
humiliantes  que  nous  n'aurons  jamais  sues,  parce  que  nous  aurons  affecté 
de  ne  les  pas  savoir.  C'est  alors  qu'elle  nous  fera  remarquer  des  défauts 
réels ,  des  défauts  grossiers ,  là  où  notre  esprit  se  figurait  des  perfections 
imaginaires.  Et  quelle  sera  notre  surprise  de  nous  voir  peut-être  con- 
damnés par  les  choses  mêmes  dont  on  nous  aura  tant  félicités  et  tarit  ap- 
plaudis ! 

Enfin,  parce  qu'en  certains  points  où  les  déguisements  et  les  artifices, 
pour  ne  pas  dire  les  hypocrisies  de  l'amour-propre,  sont  si  ordinaires,  nous 
aurons  cherché  des  raisons  pour  engager  notre  raison  même  dans  les  inté- 
rêts de  notre  passion,  que  fera  Dieu?  lui  qui,  dans  la  pensée  de  saint  Paul, 
est  le  plus  subtil  et  le  plus  pénétrant  anatomiste  de  notre  cœur  ;  lui  qui  en 
sait  si  bien  faire  toutes  les  dissections ,  et  qui  entre  jusque  dans  toutes  les 
jointures,  c'est-à-dire  dans  les  plis  et  les  replis  de  l'âme ,  pour  en  discerner 
les  mouvements  les  plus  cachés  ;  car  c'est  l'image  sous  laquelle  l'Àpotre  nous 
le  représente  :  Pertingensusque  ad  divisionem  animœ,  compagum  quoque 
ac  medullarum,  et  discretor  cogitationwn  cordis^;  il  débrouillera  tout  ce 
mélange  de  passion  et  de  raison ,  il  séparera  l'une  d'avec  l'autre ,  il  mettra 
d'une  part  la  raison,  et  d'autre  part  la  passion  ;  il  distinguera  les  intentions 
et  les  prétextes ,  les  apparences  et  les  effets ,  l'illusion  et  la  vérité  ;  et  de 
ce  discernement  il  nous  fera  conclure  à  nous  mêmes ,  à  nous ,  désormais 
malgré  nous  raisonnables,  qu'il  n'y  a  eu  dans  nous  que  malice  et  qu'ini- 
quité. Voyez ,  nous  dira-t-il ,  en  nous  appliquant  un  rayon  de  sa  lumière  ; 
et,  selon  la  doctrine  des  théologiens,  il  nous  l'appliquera  par  les  remords  de 
notre  propre  raison  :  voyez ,  et  connaissez  le  motif  qui  vous  a  fait  agir  en 
telle  et  en  telle  affaire  ,  en  telle  et  en  telle  occasion .  Ici  c'est  une  maligne 
envie  à  laquelle  vous  saviez  donner  toute  la  couleur  d'un  véritable  zèle.  Là 
c'est  une  vengeance  que  vous  déguisiez  sous  un  faux  dehors  de  justice.  Vous 
étiez  officieux  et  charitable,  mais  vous  ne  l'étiez  que  pour  mieux  parvenir 
à  vos  fins.  Vos  actions  étaient  édifiantes,  mais,  en  édifiant  le  prochain,  vous 
vous  cherchiez  vous-même,  et  ne  cherchiez  que  vous-même.  Ah!  Chré- 
tiens ,  que  d'hypocrites  à  qui  Dieu  tout  à  coup  lèvera  le  masque  !  Que  de 
vertus, chimériques  et  plâtrées,  dont  nous  recevrons  plus  de  confusion  que 
de  nos  vices  mêmes  reconnus  de  bonne  foi  et  confessés  !  Que  de  mérites 
prétendus ,  qui  auront  eu  dans  ce  monde  toute  leur  récompense,  et  qui  ne 
seront  payés  dans  l'autre  que  d'une  éternelle  réprobation  ! 

Mais ,  après  tout ,  si  notre  raison  a  été  en  effet  dans  l'erreur ,  et  que  ce 
soient  les  erreurs  de  notre  raison  qui  nous  aient  fait  pécher,  comment  Dieu 
nous  condamnera-t-il  par  elle  ?  c'est  à  quoi  je  vais  répondre  ,  et  je  ne  veux 
pas  qu'il  vous  reste  rien  à  désirer  sur  une  si  importante  matière.  Je  dis 
donc  que  Dieu  alors  même  aura  toujours  droit  de  nous  juger  par  notre 
raison  :  non  pas ,  si  vous  le  voulez ,  non  pas  précisément  par  notre  raison 

»  Hebr.,4. 

-        T.    I.  3 


.34  SUR    LE    JUGEMENT    DERNIER. 

trompée,  mais  par  notre  raison  trompée  sur  certains  articles,  tandis  qu'elle 
aura  été  si  éclairée  sur  d'autres  ;  mais  par  notre  raison  trompée  à  certains 
temps  de  la  vie ,  après  avoir  été  si  éclairée  en  d'autres  temps.  Distinguez 
ces  deux  choses ,  et  sentez-en  bien  toute  la  force. 

Raison  si  éclairée  sur  d'autres  affaires ,  et  raison  si  éclairée  en  d'autres 
temps  sur  l'affaire  même  du  salut.  Car  sur  mille  points  où  il  ne  s'agit  ni 
de  votre  intérêt ,  ni  de  votre  ambition ,  ni  de  votre  plaisir ,  quelle  est  la 
pénétration  de  vos  lumières?  quelle  est  la  droiture  de  vos  jugements?  Vous 
voyez  d'abord  ce  qui  convient  et  ce  qui  ne  convient  pas,  ce  qui  est  raison- 
nable et  ce  qui  ne  l'est  pas ,  ce  qu'il  faut  prendre  et  ce  qu'il  faut  rejeter, 
ce  qu'il  faut  approuver  et  ce  qu'il  faut  condamner  :  vous  donnez  là-dessus 
des  conseils  si  sages,  vous  prenez  des  mesures  si  justes  !  et  c'est  cela  même 
aussi  que  Dieu  vous  opposera.  La  belle  excuse  pour  vous  justifier  auprès 
de  lui  :  J 'étais  dans  l'erreur!  Mais  vous  y  étiez  parce  que  vous  le  vouliez, 
et  vous  le  vouliez  parce  que  votre  intérêt  vous  le  faisait  vouloir  ;  vous  le  vouliez 
parce  que  votre  ambition  vous  le  faisait  vouloir;  vous  le  vouliez  parce  que  votre 
plaisir  vous  le  faisait  vouloir.  Partout  où  l'intérêt,  je  dis  votre  intérêt  pro- 
pre, n'avait  point  de  part,  vous  étiez  si  clairvoyant  pour  démêler  la  vérité  de 
l'artifice  et  du  mensonge!  vous  vous  piquiez  tant  d'habileté,  et  vous  en  aviez 
tant  pour  découvrir  le  fond  de  chaque  chose,  et  pour  en  connaître  l'équité  ou 
l'injustice  !  Partout  où  l'ambitionne  prétendait  rien,  et  n'avaitrien à  préten- 
dre, vous  saviez  si  bien  distinguer  le  bon  droit,  et  une  probité  naturelle  vous 
donnait  même,  tant  d'horreur  de  certaines  pratiques  et  de  certaines  menées 
secrètes  où  tous  les  principes,  je  ne  dis  pas  seulement  de  la  religion,  mais 
de  la  société,  mais  de  l'humanité,  étaient  renversés!  Dès  que  la  passion 
ne  parlait  plus,  qu'il  ne  s'agissait  plus  de  vos  plaisirs  infâmes,  vous  étiez 
contre  le  crime  si  sévère  dans  vos  décisions ,  et  si  rigide  dans  vos  arrêts  ! 
Or  cette  diversité,  cette  contrariété  de  sentiments,  d'où  est-elle  venue?  ce 
([ue  vous  en  pensiez  en  telle  et  telle  conjoncture ,  pourquoi  en  telle  autre 
ne  le  pensiez-vous  plus?  ce  que  vous  étiez  à  tel  et  tel  temps,  pourquoi  à 
tel  autre  ne  l'étiez-vous  plus? 

Car  enfin  ,  Chrétiens,  malgré  le  prodigieux  changement  qui  s'est  fait  en 
nous  et  dans  toutes  les  puissances  de  notre  âme  ,  il  y  a  eu  un  temps,  un 
heureux  temps ,  où  l'innocence  du  baptême  nous  rendait  comme  des  enfants 
raisonnables,  c'est-à-dire  purs  et  exempts  des  faux  préjugés  du  monde  : 
point  de  déguisements  alors,  point  de  préventions  et  de  maximes  corrom- 
pues :  Sicut  modo  geniti  infantes ,  rationabile  ,  sine  dolo  i.  Ce  qui  était 
vertu  nous  paraissait  vertu,  et  ce  qui  était  injustice  nous  paraissait  injus- 
tice. Sentiments,  dit  Tertullien ,  d'autant  plus  épurés  et  plus  divins,  qu'ils 
étaient  plus  simples  et  plus  naturels.  Or  venez,  dira  Dieu,  venez,  âme 
chrétienne  :  Consiste  in  medio ,  anima  2.  Produisez-vous  dans  la  simpli- 
cité de  votre  être  :  Te  simpiieem  compello.  Je  ne  veux  que  vous-même 
dénuée  de  tous  les  dons  de  grâce  dont  vous  avez  été  revêtue.  Je  n'ai  que 
[aire  de  votre  foi  ;  votre  raison  me  suffit.  Où  est-elle  cette  raison  que  je 
vous  avais  d'abord  donnée?   que  vous  dictait-elle?  quelles  routes  vous 

1   l  Petr.,  2.  —  ■  Teriull.,  île  Testim.  anim.,  c.  1. 


Sun    LE    JUGEMENT    DERNIER.  38 

montrait-elle,  avant  que  la  passion  l'eût  aveuglée  ?  Qu  elle  sorte  des  ténè- 
bres où  vous  l'avez  ensevelie  ;  et  puisqu'elle  ne  vous  a  pas  servi  de  guide 
lorsque  vous  deviez  la  suivre,  qu'elle  serve  maintenant  contre  vous  et 
de  témoin  et  déjuge  :  Consiste  in  medio,  anima;  te  simplicem  compello. 
Voilà ,  mes  chers  auditeurs ,  ce  qui  m'a  paru  plus  terrible  dans  le  juge- 
ment de  Dieu ,  et  plus  digne  de  vous  être  présenté.  Tous  ces  signes  qui  le 
précéderont ,  et  dont  nous  parle  l'évangile  de  ce  jour ,  ne  font  pas  sur  moi 
une  si  grande  impression.  Mais  un  Dieu  qui  méjuge  par  ma  raison  même 
et  par  ma  religion,  c'est  ce  qui  cause  toutes  mes  frayeurs.  Sur  quoi  je  n'ai 
plus  rien  à  vous  dire  que  ce  que  disait  saint  Bernard  écrivant  à  un  pape, 
et  lui  faisant  des  remontrances  que  son  zèle  l'engageait  à  lui  faire.  Car 
voici  comment  il  lui  parlait  :  «  S'il  y  avait  un  juge  dans  le  monde  qui  fut 
au-dessus  de  vous,  je  pourrais  recourir  à  lui  contre  vous.  Je  sais  qu'il  y 
a  un  tribunal  pour  vous  et  pour  moi,  qui  est  celui  de  Jésus-Christ;  mais 
à  Dieu  ne  plaise  que  je  vous  y  appelle  jamais,  moi  qui  n'y  voudrais  paraître 
que  pour  votre  défense!  Que  me  reste-t-il  donc?  sinon  que  j'en  appelle 
à  vous-même ,  et  que  je  vous  fasse  vous-même  le  juge  de  votre  propre 
cause.  »  C'est  ce  que  je  vous  dis  aujourd'hui,  Chrétiens.  Si  je  suivais  l'ar- 
deur de  ce  zèle  dont  je  me  sens  animé  pour  les  intérêts  de  Dieu  comme  son 
ministre,  je  vous  citerais  devant  ce  tribunal  redoutable,  où,  quelque  grands 
que  vous  soyez ,  toute  votre  grandeur  sera  anéantie  :  mais  que  le  ciel  pour 
jamais  me  préserve  d'y  devenir  votre  accusateur,  moi  qui  dois  joindre  au 
zèle  de  la  gloire  de  Dieu  le  zèle  de  votre  salut!  Ce  n'est  donc  point  à  Dieu 
que  j'en  appelle,  mais  à  vous-mêmes,  à  votre  religion,  à  votre  raison. 
Faites-vous  justice  de  vous-mêmes  à  vous-mêmes,  ou  faites-la  plutôt  à 
Dieu.  C'est  par  où  il  faut  que  vous  commenciez.  Quand  vous  vous  serez 
jugés  vous-mêmes,  je  pourrais  vous  dire  que  tout  n'est  pas  encore  décidé  ; 
et  quelque  avantageux  que  vous  puisse  être  le  jugement  que  vous  aurez  fait 
de  vous-mêmes,  il  faut  toujours  craindre  celui  de  Dieu,  puisque  saint  Paul, 
tout  grand  apôtre  qu'il  était,  et  quoique  sa  conscience  ne  lui  reprochât  rien, 
ne  se  croyait  pas  pour  cela  justifié.  Mais  aujourd'hui  je  ne  vais  pas  jusque 
là.  Assurez-vous  de  vous-mêmes ,  répondez -vous  de  vous-mêmes ,  et  il  ne 
m'en  faut  pas  davantage.  Or  je  dis,  Chrétiens,  que  vous  n'aurez  jamais 
cette  assurance  de  votre  part ,  tandis  que  vous  vivrez  dans  le  désordre  du 
péché,  et  je  n'en  veux  point  d'autre  témoin  que  vous-mêmes  et  votre  con- 
science. Vous  vous  cachez  à  vous-mêmes  pour  quelque  temps ,  et  vous 
cherchez  à  vous  y  cacher  ;  mais  la  mort  viendra,  et  le  jugement  de  Dieu, 
où  il  faudra  soutenir  malgré  vous  cette  vue  de  vous-mêmes  :  car  c'est  cette 
vue  de  vous-mêmes  qui  vous  tourmentera  à  la  mort ,  et  après  la  mort.  La 
vue  d'un  Dieu  courroucé  aura  quelque  chose  de  bien  terrible;  mais  l'objet 
qui  vous  fera  plus  d'horreur  ,  c'est  vous-mêmes.  Et  voilà  pourquoi  Dieu  fait 
cette  menace  au  pécheur  dans  l'Écriture,  de  le  présenter  et  de  l'opposer  lui- 
même  à  lui-même  :  Arguam  te  ,  et  statuam  contra  faciem  tuam  l. 

Dès  maintenant  cela  n'est-il  pas  ainsi?  et  cette  vue  de  vous-mêmes 
n'est-elle  pas  la  chose  du  monde  que  vous  fuyez  le  plus  ?   Vous  parler  de 

'  Psalm.  49. 


36  SUR   LE   JUGEMENT   DERNIER. 

rentrer  dans  vous-mêmes,  c'est  un  langage  qui  vous  importune;  et  s'il 
m 'arrivait  de  vous  faire  ici  un  portrait  de  vous-mêmes  un  peu  trop  fidèle, 
vous  vous  tourneriez  contre  moi ,  marque  évidente  que  vous  ne  pouvez 
déjà  supporter  la  vue  de  vous-mêmes.  Et  puisque  vous  ne  pouvez  vous 
souffrir  vous-mêmes ,  vous  n'êtes  donc  pas  dans  l'ordre ,  et  il  y  a  quelque 
chose  de  déréglé  et  de  corrompu  dans  vous  qui  vous  fait  peine.  Mais  c'est 
pour  cela,  dit  saint  Augustin,  qu'il  faut  aimer  cette  vue  de  nous-mêmes, 
parce  qu'elle  nous  choque  et  qu'elle  nous  déplaît.  Car  pour  plaire  à  Dieu, 
ajoute  ce  Père,  il  faut  nous  déplaire  à  nous-mêmes  ;  et  pour  nous  déplaire 
à  nous-mêmes ,  il  faut  nous  voir.  Si  nous  nous  voyions ,  continue  ce  saint 
docteur ,  nous  nous  haïrions ,  et  Dieu  commencerait  à  nous  aimer.  Parce 
que  nous  ne  nous  voyons  pas ,  nous  nous  aimons ,  et  nous  sommes  insup- 
portables à  Dieu.  Mais  dans  le  jugement  dernier  nous  nous  verrons,  avec 
cette  triste  circonstance  que  nous  nous  verrons  trop  tard ,  et  que  nous  se- 
rons tout  à  la  fois  un  objet  de  haine,  et  pour  nous-mêmes ,  et  pour  Dieu  : 
pour  nous-mêmes ,  qui  nous  verrons  tels  que  nous  sommes;  pour  Dieu, 
qui  nous  frappera  d'un  éternel  anathème. 

Voilà  ce  qui  a  fait  trembler  les  Saints,  et  des  Saints  qui  n'avaient  as- 
surément pas  moins  de  force  d'esprit  que  nous,  ni  des  lumières  moins 
pénétrantes  que  les  nôtres.  Voilà  ce  qui  a  persuadé  saint  Jérôme  de  quitter 
le  monde  et  d'embrasser  les  rigueurs  de  la  pénitence.  Si  nous  n'en  sommes 
pas  touchés,  malheur  à  nous  et  à  notre  endurcissement!  mais  quelque  in- 
sensibles que  nous  soyons,  voilà  ce  que  nous  craindrons  un  jour,  et  ce  que 
nous  regretterons  peut-être  éternellement  de  n'avoir  pas  craint  plus  tôt. 
Craignons-le  donc  dès  maintenant,  mes  chers  auditeurs;  et  pour  nous 
rendre  cette  crainte  utile,  jugeons-nous  avant  que  Dieu  nous  juge.  Sou- 
mettons-nous à  notre  foi ,  afin  qu'elle  ne  s'élève  pas  contre  nous.  Accor- 
dons-nous avec  notre  raison,  écoutons-la,  et  laissons-nous-y  conduire, 
afin  que  cet  adversaire  domestique ,  avec  qui  nous  sommes  encore  dans  le 
chemin ,  ne  nous  livre  pas  aux  ministres  de  cette  justice  rigoureuse  dont  il 
n'y  aura  plus  de  grâce  à  espérer.  Prévenons  cette  vue  forcée  que  nous  au- 
rons de  nous-mêmes,  par  une  vue  libre  et  volontaire.  Ah  !  Seigneur,  per- 
mettez-moi de  vous  faire  ici  une  prière  qui  peut  paraître  téméraire  et  pré- 
somptueuse ,  mais  qui  ne  procède  que  des  connaissances  que  vous  me  don- 
nez du  redoutable  mystère  de  votre  jugement.  Toute  la  grâce  que  je  vous 
demande  à  ce  grand  jour  ,  c'est  que  vous  me  défendiez  de  moi-même  ;  car 
pour  vous ,  mon  Dieu,  j'ose  dire  que  je  ne  vous  crains  que  parce  que  je  me 
crains  moi-même.  Dans  vous ,  je  ne  vois  que  des  sujets  de  confiance,  parce 
que  je  ne  vois  dans  vous  que  bonté  et  que  miséricorde.  Mais  comme  cette 
bonté  est  essentiellement  opposée  au  péché,  et  que,  sans  changer  dénature, 
toute  bonté  qu'elle  est ,  elle  est  justice ,  elle  est  colère ,  elle  est  vengeance 
à  l'égard  du  péché  ;  voyant  ce  péché  dans  moi ,  il  faut  que  je  craigne  jus- 
ques  à  votre  bonté ,  jusques  à  votre  miséricorde  même.  Peut-être ,  mon 
Dieu ,  y  a-t-il  ici  des  âmes  sur  qui  ces  grandes  vérités  n'ont  encore  fait 
nulle  impression.  Mais  vous  êtes  le  maître  des  cœurs ,  puisque  c'est  vous 
qui  les  avez  formés  ;  et  vous  avez  des  grâces  pour  les  réveiller  de  leur  as- 


SLR   LE    SCANDALE,  37 

soupissement,  pour  les  troubler,  pour  les  convertir  par  ce  trouble  salutaire, 
et  les  ramener  dans  la  voie  de  l'éternité  bienheureuse ,  où  nous  con- 
duise ,  etc. 


SERMON  POUR  LE  DEUXIÈME  DIMANCHE  DE  LAVENT. 


SUR   LE  SCANDALE. 

Respondetis  Jésus,  ait  illis  :  Emîtes,  renuntiate  Joatmi  qucs  audistis  et  vidistis  :  Cceci  vident, 
claudi  ambulant,  surdl  audiunt,  mortui  resurgunt,  et  bealus  est  qui  non  fucrit  scandalizatus 
in  me  ! 

Jésus-Christ  leur  répondit  :  Allez  dire  à  Jean  ce  que  vous  avez  vu  et  entendu  :  Les  aveugles 
voient,  les  boiteux  marchent ,  les  sourds  entendent ,  les  morts  ressuscitent,  et  heureux  ce- 
lui qui  ne  sera  point  scandalisé  de  moi!  Saint  Matth.,  ch.  2. 

Sire, 

Après  des  miracles  si  éclatants,  le  Sauveur  du  monde  avait  droit  de  se 
promettre,  non-seulement  que  les  hommes  ne  se  scandaliseraient  point  de 
son  Évangile ,  mais  qu'ils  feraient  gloire  de  l'embrasser  et  de  le  suivre. 
Tant  de  malades  guéris ,  sourds ,  muets ,  aveugles ,  boiteux ,  des  morts  res- 
suscites ,  mille  autres  prodiges  qui  marquaient  si  visiblement  la  force  et  la 
vertu  d'un  Dieu,  devaient  sans  doute  lui  attirer  le  respect  et  la  vénération  , 
que  dis-je?  l'adoration  même  et  le  culte  de  toute  la  terre.  Cependant,  ô  pro- 
fondeur et  abime  des  conseils  de  Dieu  !  malgré  ces  miracles,  Jésus-Christ 
est  un  sujet  de  scandale  pour  le  monde,  et  ce  scandale  est  devenu  si  géné- 
ral, que  lui-même,  dans  l'Évangile,  il  déclare  bienheureux  quiconque 
saura  s'en  préserver  :  Et  beatus  qui  non  fuerit  scandalizatus  in  me  ! 

En  effet,  de  quoi  le  monde,  je  dis  le  monde  profane  et  impie ,  ne  s'est-il 
pas  scandalisé  dans  ce  Dieu-Homme  ?  Il  s'est  scandalisé  de  sa  personne,  il 
s'est  scandalisé  de  sa  doctrine,  il  s'est  scandalisé  de  sa  loi,  il  s'est  scandalisé 
de  ses  souffrances,  il  s'est  scandalisé  de  sa  mort,  jusque  là  que  saint  Paul, 
lorsqu'il  parlait  aux  fidèles  du  mystère  de  la  croix,  ne  l'appelait  plus  le  mys- 
tère de  la  croix,  mais  le  scandale  delà  croix  :  Ergô  évacuation  est  scanda- 
lum  crucis i  !  Eh  !  quoi  donc,  mes  Frères,  écrivait-il  aux  Galates,  le  scandale 
de  la  croix  est-il  anéanti?  ce  que  les  fidèles  entendaient,  et  ce  qui  leur  fai- 
sait comprendre  que  la  croix,  qui  devait  être  pour  les  prédestinés  un  mys- 
tère de  rédemption,  serait  pour  les  réprouvés  un  signe  de  contradiction, 
et  que  le  grand  scandale  des  hommes  serait  le  Dieu  même  qui  s'était  fait 
homme  pour  les  sauver. 

Tel  était  alors  le  langage  des  apôtres  ;  mais  rendons  aujourd'hui  gloire 
à  Dieu,  ce  scandale  enfin  a  cessé  :  Jésus-Christ  a  triomphé  du  monde,  sa 
doctrine  a  été  reçue,  sa  religion  a  prévalu  ;  sa  croix,  comme  dit  saint  Au- 
gustin, est  sur  le  front  des  souverains  et  des  monarques.  Mais  à  ce  scan- 
dale dont  Jésus-Christ  était  l'objet ,  il  en  a  succédé  un  autre  dont  nous 

1  Galat.,  5. 


38  SUR   LE    SCANDALE. 

sommes  les  auteurs  ;  un  autre  non  moins  funeste,  et  peut-être  encore  plus 
criminel.  Je  m'explique.  Jésus-Christ  n'est  plus  pour  nous  un  sujet  de 
scandale,  mais  nous  sommes  des  sujets  de  scandale  pour  Jésus-Christ;  nous 
ne  sommes  plus  scandalisés  de  lui ,  mais  nous  le  scandalisons  lui-même 
dans  la  personne  de  nos  frères,  comme  il  est  écrit  que  saint  Paul  le  persé- 
cutait en  persécutant  l'Église  :  Saule,  Saule,  quid  mepersequeris1?  Saul, 
Saul,  disait  le  Sauveur  du  monde,  pourquoi  me  persécutez- vous?  N'est-ce 
pas  ainsi  qu'il  pourrait  nous  dire  :  Pourquoi  me  scandalisez-vous  en  scan- 
dalisant ceux  qui  m'appartiennent,  et  qui  sont  les  membres  de  mon  corps 
mystique?  Or  c'est  de  ce  scandale  causé  au  prochain  que  j'ai  aujourd'hui 
à  vous  entretenir,  après  que  nous  aurons  demandé  le  secours  du  ciel  par 
l'intercession  de  Marie.  Ave,  Maria. 

J'entre  d'abord  dans  mon  sujet,  et  m'arrêtant  à  la  pensée  du  Fils  de 
Dieu,  sur  laquelle  roule  toute  la  morale  de  notre  évangile,  et  qui  doit  servir 
à  notre  instruction  ;  au  lieu  que  le  Sauveur  du  monde  déclare  heureux 
quiconque  ne  sera  point  scandalisé  de  lui  :  Et  beatus  qui  non  fuerit  scan- 
dalizatus  in  me,  par  une  conséquence  tout  opposée,  je  conclus  que  malheu- 
reux est  celui  qui  scandalise  Jésus-Christ  même,  en  scandalisant  le  pro- 
chain. Yoilà  le  point  important  que  j'entreprends  d'établir.  Péché  de 
scandale,  que  Dieu  déteste  et  qu'il  condamne  si  hautement  en  mille  en- 
droits de  l'Écriture.  Péché  qu'il  reprochait  si  fortement  à  une  âme  infidèle, 
par  ces  paroles  du  psaume  :  Adversits  fdium  matris  tuœ  ponebas  scan- 
dalum 2  ;  vous  dressiez  un  piège  à  votre  frère ,  pour  le  faire  tomber  ;  et , 
insensible  à  la  douleur  que  l'Église ,  votre  commune  mère ,  ressentirait  de 
sa  perte,  vous  ne  craigniez  point  d'être  pour  lui  une  occasion  de  scandale. 
Péché,  dit  Tertullien,  qui  forme  les  âmes  au  crime,  comme  le  bon  exem- 
ple les  forme  à  la  vertu.  Scanda  lum  exemplum  rei  malœ ,  œdificans  ad 
delictum  3.  Je  veux  aujourd'hui,  Chrétiens,  vous  donner  l'idée  et  la  juste 
notion  de  ce  péché;  je  veux  vous  en  inspirer  l'horreur;  je  veux,  avec  le 
secours  de  la  parole  de  Dieu,  vous  apprendre  à  le  craindre  et  à  l'éviter. 

Or,  pour  cela  j'avance  deux  propositions  :  écoutez-les,  parce  qu'elles  vont 
faire  le  partage  de  ce  discours.  Malheureux  celui  qui  cause  le  scandale  : 
c'est  la  première  ;  mais  doublement  malheureux  celui  qui  le  cause,  quand  il 
est  spécialement  obligé  à  donner  l'exemple  :  c'est  la  seconde.  Malheureux 
celui  qui  cause  le  scandale  :  voilà  le  genre  du  péché  que  je  combats,  et  qui, 
regardé  absolument,  ne  se  trouve  que  trop  répandu  dans  toutes  les  condi- 
tions. Mais  doublement  malheureux  celui  qui  cause  le  scandale,  quand  il 
est  spécialement  obligé  à  donner  l'exemple  :  voilà  l'espèce  particulière  de 
ce  péché,  qui,  pour  être  bornée  à  certains  états  ,  n'est  encore  néanmoins , 
comme  vous  le  verrez,  que  d'une  trop  grande  étendue.  Malheureux 
l'homme,  quel  qu'il  soit,  qui  devient  à  ses  frères  un  sujet  de  scandale  et 
de  chute  :  la  seule  qualité  de  chrétien  doit  faire  sa  condamnation.  Mais 
plus  malheureux  l'homme  qui  scandalise  ses  frères,  lorsque,  outre  la 
qualité  commune  de  chrétien,  il  a  encore  un  titre  propre  et  personnel 

1  Acu,  26.  —  2  Psalm.  49.  —  3TertuH. 


SUR    LE    SCANDALE.  3'J 

qui  l'engage  à  les  édifier.  Dans  la  première  partie ,  je  vous  donnerai  sur 
cette  importante  matière  des  règles  et  des  maximes  générales,  qui  convien- 
dront à  tous.  Dans  la  seconde ,  je  tirerai  de  la  différence  de  vos  conditions 
des  motifs  particuliers,  mais  motifs  pressants,  pour  vous  inspirer  à  chacun 
sur  ce  môme  sujet,  et  selon  votre  état,  tout  le  zèle  et  toute  la  vigilance  né- 
cessaire. L'un  et  l'autre  comprend  tout  mon  dessein.  Commençons. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

Il  est  nécessaire  qu'il  arrive  des  scandales  :  c'est  Jésus-Christ  qui  l'a  dit, 
et  c'est  un  de  ces  profonds  mystères  où  les  jugements  de  Dieu  nous  doivent 
paraître  plus  impénétrables.  Car  sur  quoi  peut  être  fondée  cette  nécessité? 
N'en  cherchons  point  d'autres  raisons  que  l'iniquité  du  monde,  dont  Dieu 
sait  bien  tirer  sa  gloire  quand  il  lui  plait,  mais  dont  il  ne  lui  plaît  pas  tou- 
jours d'arrêter  le  cours  par  les  voies  extraordinaires  de  son  absolue  puis- 
sance. Le  monde,  remarque  fort  bien  saint  Chrysostome  expliquant  ce  pas- 
sage, le  monde  étant  aussi  perverti  qu'il  est,  et  Dieu ,  par  des  raisons 
supérieures  de  sa  providence ,  le  laissant  dans  la  corruption  où  nous  le 
voyons,  et  ne  voulant  point  faire  de  miracle  pour  l'en  tirer,  il  est  d'une 
conséquence  nécessaire  qu'il  y  ait  des  scandales  :  Necesse  est  ut  veniant 
scandala1.  Mais  quelque  nécessaire  et  quelque  infaillible  que  soit  cette 
conséquence,  malheur  à  l'homme  par  qui  le  scandale  arrive  !  C'est  ce  qu'a- 
joute le  Fils  de  Dieu,  et  c'est  le  terrible  anathème  qu'il  a  prononcé  contre 
les  pécheurs  scandaleux  :  Verumtamen  vce  homini  Mi  per  quem  scanda- 
lum  venit2.  Anathème,  dit  saint  Chrysostome,  que  les  prédicateurs  de  l'É- 
vangile ne  sauraient,  ni  trop  souvent  répéter  à  leurs  auditeurs ,  ni  trop 
vivement  leur  faire  appréhender.  Appliquez-vous  donc,  Chrétiens,  et  sou- 
venez-vous que  voici  peut-être  le  point  de  notre  religion  sur  quoi  il  nous 
importe  le  plus  d'être  solidement  instruits.  Vœ  homini  illi ;  malheur  à 
celui  qui  cause  le  scandale!  Pourquoi?  parce  qu'il  est  homicide  devant 
Dieu  de  toutes  les  âmes  qu'il  scandalise,  et  parce  qu'il  doit  répondre  à  Dieu 
de  tous  les  crimes  de  ceux  qu'il  scandalise.  Deux  raisons  qu'en  apporte 
saint  Chrysostome,  et  qui  sont  capables  de  toucher  les  cœurs  les  plus  en- 
durcis, s'il  leur  reste  encore  une  étincelle  de  foi.  Donnez  aujourd'hui,  Sei- 
gneur, à  mes  paroles  une  force  toute  nouvelle  ;  et  vous ,  Chrétiens,  rendez- 
vous  plus  attentifs  que  jamais  ,  et  ne  perdez  rien  de  tout  ce  qu'il  plaira 
à  Dieu  de  m'inspirer  pour  votre  instruction. 

Quiconque  est  auteur  du  scandale,  selon  tous  les  principes  de  la  religion, 
devient  homicide  des  âmes  qu'il  scandalise.  Péché  monstrueux,  péché  dia- 
bolique, péché  contre  le  Saint-Esprit,  péché  essentiellement  opposé  à  la 
rédemption  de  Jésus-Christ,  péché  dont  nous  aurons  singulièrement  à  ren- 
dre compte  devant  le  tribunal  de  Dieu;  mais,  ce  qui  mérite  encore  plus  vos 
réflexions,  péché  d'autant  plus  dangereux  qu'il  est  plus  ordinaire  dans  le 
monde  ;  que  tous  les  jours  on  le  commet,  sans  avoir  même  intention  de  le 
commettre  ;  que  souvent  il  est  attaché  à  des  choses  qui  paraissent  en  elles- 
mêmes  très-légères,  et  dont  on  ne  se  fait  nul  scrupule,  mais  qui,  selon  Dieu, 

'  Malth.,  18.  —  »  Ibid. 


40  SUR    LE    SCANDALE. 

sont  d'une  malice  énorme,  parce  qu'elles  servent  de  matière  au  scandale. 
Comprenez  bien  tout  ceci,  et  voyons  s'il  y  a  rien  en  quoi  je  passe  les  bornes 
de  la  plus  étroite  vérité. 

Péché  monstrueux  :  car  quelle  horreur  de  causer  la  mort  à  une  âme  qui, 
juste  et  innocente,  était  agréable  et  précieuse  à  Dieu!  de  lui  ôter  une  vie 
surnaturelle  et  divine,  et  de  lui  faire  perdre  son  droit  au  royaume  de  Dieu  ! 
Or  voilà ,  mes  chers  auditeurs ,  le  péché  que  vous  commettez ,  quand  vous 
scandalisez  votre  prochain.  Fût-ce  le  dernier  des  hommes  pour  qui  vous 
êtes  un  sujet  de  chute ,  ou  en  le  détournant  du  bien ,  ou  en  le  portant  au 
mal,  ou  en  lui  communiquant  vos  sentiments  dépravés,  ou  en  l'entraînant 
par  vos  exemples  contagieux;  fût-ce,  encore  une  fois,  le  dernier  des  hommes 
et  le  plus  méprisable  d'ailleurs,  vous  êtes  toujours  coupables  ;  et  c'est  ce  que 
le  Fils  de  Dieu  a  voulu  nous  marquer  clairement  et  distinctement  dans  l'É- 
vangile par  ces  paroles,  dont  le  sens  est  si  étendu  :  Qui  autem  scandaliza- 
verit  unum  de  pusillis  istis  qui  in  me  credunt1.  Que  si  quelqu'un  scan- 
dalise un  de  ces  petits  qui  croient  en  moi.  Prenez  garde,  reprend  saint 
Chrysostome,  que  Jésus-Christ  ne  dit  pas  :  Si  quelqu'un  scandalise  un 
grand  de  la  terre.  C'est  encore  un  autre  désordre  plus  criminel,  et  plus  à 
déplorer  dans  le  monde  chrétien.  Désordre  toutefois  si  commun!  car  com-> 
bien  de  tout  temps  n'a-t-on  pas  vu,  et  combien  tous  les  jours  ne  voit-on 
pas  de  ces  esprits  pernicieux  qui,  par  un  secret  jugement  de  Dieu,  sem- 
blent n'approcher  les  grands  et  n'avoir  part  à  leur  faveur  que  pour  les 
corrompre  par  les  détestables  maximes  qu'ils  leur  inspirent,  et  par  les 
damnables  conseils  qu'ils  sont  en  possession  de  leur  donner  !  Quoi  qu'il  en 
soit,  la  morale  de  Jésus-Christ,  dans  les  paroles  que  j'ai  rapportées,  ne  se 
borne  pas  à  la  condition  des  grands  ;  il  dit  :  Si  quelqu'un  scandalise  un  de 
ces  petits  ;  et  par  là,  Chrétiens,  il  confond  l'erreur  où  vous  pourriez  être, 
que  la  bassesse  de  la  personne  dût  jamais  vous  tenir  lieu  d'excuse,  et  auto- 
riser votre  péché.  Il  est  vrai,  c'est  une  indigne  créature,  une  créature  de 
néant  que  vous  pervertissez ,  c'est  une  âme  vile  selon  le  monde  que  vous 
faites  servir  à  votre  incontinence  ;  mais  cette  âme,  selon  le  monde  si  vile  et 
si  abjecte,  ne  laisse  pas,  dans  l'idée  de  Dieu,  d'être  d'un  prix  infini;  et 
voilà  pourquoi  le  Dieu  même  qui  l'a  créée,  qui  l'a  rachetée,  et  qui  sait  la 
priser  ce  qu'elle  vaut,  vous  déclare  qu'autant  de  fois  que  vous  la  scanda- 
lisez, il  vaudrait  mieux,  non-seulement  pour  elle,  mais  pour  vous,  qu'on 
vous  précipitât  au  fond  de  la  mer  :  Expedit  ei  ut  demergatur  in  profun- 
dum  maris11. 

Péché  diabolique  :  et  la  raison  qu'en  donne  saint  Chrysostome  est  bien 
évidente.  Car,  selon  l'Évangile,  le  caractère  particulier  du  démon  est  d'a- 
voir été  homicide  dès  le  commencement  du  monde  :  Me  homicida  erat 
oh  initio  8  ;  et  il  n'a  été  homicide ,  poursuit  ce  saint  docteur,  que  parce 
que  dès  le  commencement  du  monde  il  a  fait  périr  des  âmes  en  les  sédui- 
sant ,  en  les  attirant  dans  le  piège ,  en  les  faisant  succomber  à  la  tentation , 
en  mettant  des  obstacles  à  leur  conversion.  Or  que  fait  autre  chose  un 
libertin,  un  homme  vicieux,  un  homme  dominé  par  l'esprit  impur,  qui, 

'  Matih.,  18.  —  2  Ibid.  —  3  Joan.,  8. 


SUR    LE    SCANDALE.  41 

dans  l'emportement  de  ses  débauches,  cherche  partout,  si  j'ose  m'expri- 
mer  ainsi ,  une  proie  à  sa  sensualité?  que  fait-il  autre  chose ,  et  à  quoi  sa 
vie  scandaleuse  est-elle  occupée  ?  A  tromper  les  âmes  et  à  les  damner:  je 
veux  dire ,  à  se  prévaloir  de  leur  faiblesse ,  à  abuser  de  leur  simplicité ,  à 
profiter  de  leur  imprudence ,  à  tirer  avantage  de  leur  vanité ,  à  ébranler 
leur  religion ,  à  triompher  de  leur  pudeur ,  à  dissiper  leurs  justes  craintes , 
à  arrêter  leurs  bons  désirs  ,  à  les  confirmer  dans  le  péché,  après  les  y  avoir 
fait  honteusement  tomber  en  les  subornant;  à  les  éloigner  des  voies  de 
Dieu ,  lorsque ,  touchées  de  la  grâce ,  elles  commencent  à  se  reconnaître , 
et  qu'elles  voudraient  sincèrement  se  relever.  Ne  sont-ce  pas  là,  mon- 
dain voluptueux  et  impudique ,  les  œuvres  de  ténèbres  à  quoi  se  passe 
toute  votre  vie?  C'est  donc  l'office  du  démon  que  vous  exercez;  et  vous 
l'exercez  d'autant  plus  dangereusement,  qu'étant  vous-même  sur  la  terre 
un  démon  visible  et  revêtu  de  chair,  ces  âmes  que  vous  scandalisez,  accou- 
tumées à  se  conduire  par  les  sens ,  et  charnelles  comme  vous ,  sont  plus 
exposées  à  vos  traits,  et  en  reçoivent  déplus  mortelles  impressions.  Le 
démon ,  dès  le  commencement  du  monde  ,  a  été  homicide  par  lui-même  ; 
mais  il  l'est  maintenant  par  vous  :  c'est  vous  qui  lui  servez  de  suppôt , 
vous  qui  lui  prêtez  des  armes ,  vous  qui  poursuivez  son  entreprise ,  vous 
qui  devenez  à  sa  place  le  tentateur ,  ou ,  pour  user  toujours  de  la  même 
expression ,  le  meurtrier  des  âmes ,  en  sacrifiant  ces  malheureuses  victimes 
à  vos  passions  et  à  vos  plaisirs.  ïlle  homlcida  erat  ab  initio. 

Péché  contre  le  Saint-Esprit,  parce  qu'il  attaque  directement  la  charité, 
et  que  le  Saint-Esprit  est  personnellement  la  charité  même  :  je  n'en  dis 
point  encore  assez,  et  j'ajoute,  parce  qu'il  blesse  la  charité  dans  le  point 
le  plus  essentiel,  et  qu'à  l'égard  de  cette  vertu  si  nécessaire,  et  dont  le 
Saint-Esprit  est  la  source,  il  rend  l'homme  criminel,  pour  ainsi  parler, 
au  premier  chef.  Car ,  pour  raisonner  avec  saint  Chrysostomc ,  si  le  larcin 
qui  dépouille  le  prochain  d'un  bien  passager ,  si  la  calomnie  qui  lui  ôte 
une  vaine  réputation,  si  un  mauvais  office  qui  lui  fait  perdre  son  crédit, 
et  qui  ne  va  pour  lui  qu'à  la  destruction  d'une  fortune  périssable;  si  ce 
sont  là ,  dans  toutes  les  règles  de  la  religion ,  autant  d'attentats  contre  la 
charité  qui  lui  est  due ,  qu'est-ce  que  le  scandale  qui  tend  à  la  ruine  de 
son  salut  éternel?  Non ,  non ,  concluait  le  disciple  bien-aimé,  un  mal  aussi 
grand  que  celui-là  ne  peut  point  être  dans  celui  qui  aime  son  frère  :  Qui 
diligit  fratrem  suum  ,  scandalum  in  co  non  est  i.  En  effet,  il  ne  faut 
avoir  envers  son  frère  qu'une  médiocre  charité ,  pour  prendre  garde  à  ne 
lui  pas  causer  un  dommage  infini  en  le  scandalisant.  Vengez-vous  sur  ses 
biens  et  sur  sa  personne,  mais  épargnez  sa  vie,  dit  Dieu  à  Satan,  lorsqu'il 
lui  permit  de  tenter  Job  :  Verumtamen  animam  illius  serva  2.  Dieu,  par 
cet  ordre ,  défendait  seulement  à  Satan  d'enlever  au  saint  homme  Job  une 
vie  naturelle  et  mortelle.  Mais  ne  puis-je  pas  bien  dire  encore  avec  plus  de 
sujet  à  un  pécheur  scandaleux  :  Si  votre  frère  a  eu  le  malheur  d'encourir 
votre  indignation,  et  de  devenir  l'objet  de  votre  haine ,  faites-lui  toute 
autre  injustice  qu'il  vous  plaira,  mais  ne  portez  pas  la  vengeance  jusqu'à 

1    1  Joan.,  2.  —  3  Job.,  2. 


12  SUR    L«    SCANDALE. 

lui  ravir  une  vie  spirituelle  et  immortelle.  Donnez-lui  mille  chagrins , 
suscitez-lui  mille  affaires,  troublez  son  repos,  soyez  son  persécuteur  ; 
mais  respectez  au  moins  son  âme ,  n'attentez  point  à  sa  conscience  et  à  son 
salut  :  Verumtamen  animant  illius  serva.  Il  s'ensuit  donc  crue  celui  qui 
compte  pour  rien  de  scandaliser  son  frère ,  n'a  pour  lui  nulle  charité ,  et 
par  conséquent  qu'il  est  devant  Dieu,  non-seulement  homicide  de  son  frère, 
mais  de  la  chiite  même  :  Qui  odit  fratremsuum  homicida  est1.  Or  combien 
d'hommes  de  ce  caractère  ,  dans  le  siècle  où  nous  vivons?  c'est-à-dire  com- 
bien d'hommes  emportés  dans  leur  libertinage ,  insensibles  à  la  damnation 
de  leurs  frères,  et  qui ,  bien  loin  d'être  touchés  de  la  perte  d'une  âme,  affec- 
tent d'y  contribuer  positivement ,  y  travaillent  de  dessein  formé ,  en  cher- 
chent les  voies  et  les  occasions,  et  se  glorifient  comme  d'un  succès  d'y  avoir 
réussi  ?  Est- il  un  meurtre  plus  cruel  ?  parlons  plus  simplement  :  est-il  un 
crime  plus  outrageux  au  Saint-Esprit  et  à  sa  grâce  ? 

Je  vais  plus  avant ,  et  je  dis  :  péché  essentiellement  opposé  à  la  rédemp- 
tion de  Jésus-Christ  ;  car ,  au  lieu  que  Jésus-Christ  qui  s'appelle  et  qui  est 
par  excellence  le  Fils  de  l'Homme,  est  venu  en  qualité  de  rédempteur  pour 
chercher  et  pour  sauver  ce  qui  avait  péri  :  Venit  enim  Filius  Hominis 
quœrere  et  salvum  facere  quod  perierat 2  ;  le  fils  de  perdition  et  d'iniquité, 
qui  est ,  dans  la  pensée  de  Tertullien ,  l'homme  scandaleux ,  vient ,  par  un 
dessein  tout  contraire,  pour  damner  et  pour  perdre  ce  qui  a  été  racheté. 
Et  c'est  en  cela  que  le  grand  Apôtre  a  fait  particulièrement  consister  la 
grièveté  du  scandale.  C'est  sur  quoi  était  fondée  cette  remontrance  si  pa- 
thétique et  si  vive  qu'il  faisait  aux  Corinthiens,  quand  il  les  conjurait  de 
renoncer  à  certains  usages  auxquels  ils  étaient  attachés,,  mai  s  dont  quel- 
ques-uns de  leurs  frères,  moins  confirmés  dans  la  foi,  se  scandalisaient. 
11  y  a  des  faibles  parmi  vous,  leur  disait-il,  et  les  libertés  que  vous  vous 
donnez  leur  sont  des  occasions  de  chute  ;  mais  savez- vous  que  ces  faibles, 
à  qui  votre  conduite  est  un  scandale ,  sont  des  hommes ,  et  des  hommes 
fidèles,  pour  lesquels  Jésus-Christ  est  mort  ?  Savez-vous  qu'en  les  scan- 
dalisant ,  en  les  perdant  par  votre  exemple ,  vous  détruisez ,  au  moins  dans 
leurs  personnes ,  tout  le  mérite  et  tout  le  fruit  de  la  mort  d'un  Dieu  ?  Il 
faudra  donc ,  poursuivait  l'Apôtre ,  que  Jésus-Christ  ait  souffert  inutile- 
ment pour  eux?  Il  faudra  que  votre  frère,  encore  faible ,  périsse  et  se 
damne,  parce  qu'il  ne  vous  aura  pas  plu  de  ménager  sa  faiblesse,  ni  d'a- 
voir pour  lui  les  égards  que  la  charité  et  la  prudence  chrétienne  exigeaient 
de  vous  ?  Il  faudra  que  vous  arrachiez ,  comme  par  violence ,  à  Jésus- 
Christ,  ce  qui  lui  a  coûté  tout  son  sang?  Etperibit  infirmus  in  tua  scien- 
tiâ  frater,  pr  opter  quem  Christus  mortuus  est 3  ? 

C'est  ainsi  que  leur  parlait  saint  Paul ,  et  cette  raison  seule  les  persua- 
dait. Le  zèle  dont  ils  étaient  animés  pour  Jésus-Christ  les  engageait  à  se 
contraindre,  et  à  ne  s'attirer  pas  le  juste  reproche  d'avoir  été  les  ennemis 
de  sa  croix ,  en  servant  à  la  perte  de  ceux  pour  qui  ce  Dieu-Homme  a  voulu 
être  crucifié  :  Propter  quem  Christus  mortuus  est.  Touchés  de  ce  motif, 
ils  renonçaient  sans  hésiter  ci  des  pratiques  qu'ils  se  croyaient  d'ailleurs 

«   1  Joaii.,  3.  —  •  Luc,  10.  —  3  1  Cor.,  8. 


SUR    LE    SCANDALE.  43 

permises.  Or,  quel  droit  n'aurai s-je  pas,  mes  chers  auditeurs ,  de  vous  re- 
procher aujourd'hui,  je  ne  dirai  pas  de  semblables  libertés,  mais  des  liber- 
tés bien  plus  dangereuses ,  bien  plus  condamnables  ?  Car  combien  de  fois , 
et  en  combien  de  rencontres  n'avez-vous  pas  dû  vous  appliquer  ces  paroles  : 
Et peribit  infirmus  in  tua  scientiâ  frater,  propter  quem  Christus  rnortuus 
est  ?  Combien  de  fois  ,  par  des  libertés  criminelles  qu'il  vous  'était  aisé  de 
retrancher,  n'avez-vous  pas  blessé  des  consciences,  et  donné  la  mort  à  des 
âmes  faibles,  pour  qui  votre  Dieu  a  donné  sa  vie?  Et  si  ce  qu'a  dit  saint 
Jean  dans  sa  première  Épître  canonique  est  vrai ,  comme  il  l'est  en  effet , 
qu'il  y  a  déjà  dans  le  monde  plusieurs  Antechrists  :  Et  nicnc  Antichristi 
multi  facti  sunt  *;  pourquoi  ?  parce  que  le  monde  est  plein  d'indignes 
chrétiens  qui,  par  leurs  scandaleux  exemples,  ruinent  l'ouvrage  de  Jésus- 
Christ,  et  anéantissent  le  prix  de  sa  rédemption  adorable  ;  à  combien  de 
ceux  qui  m'écoutent  cette  malédiction,  dans  le  sens  même  littéral  de  l'A- 
pôtre, ne  peut-elle  pas  convenir?  Etnunc  Antichristi  multi  facti  sunt  ; 
combien  d'Antechrists  au  milieu  du  christianisme  ,  d'autant  plus  à  crain- 
dre qu'ils  sont  moins  déclarés  et  moins  connus  ? 

De  là,  péché  dont  Dieu  nousfera  rendre  un  compte  plus  rigoureux  à  son 
jugement.  Car  une  des  menaces  de  Dieu  les  plus  terribles  que  je  trouve 
dans  l'Écriture,  c'est  celle-ci  :  qu'il  nous  demandera  compte,  non-seule- 
ment de  nous-mêmes ,  mais  de  notre  prochain  :  Sanguinem  autem  ejus 
de  manu  tuâ  requiram  2.  Dois-je  répondre  d'un  autre  que  de  moi?  disait 
Gain  en  parlant  à  Dieu  et  voulant  se  justifier  devant  lui  ;  m'avez-vous  éta- 
bli le  tuteur  et  le  gardien  démon  frère?  Nhm  custos  fratris  mei  sum  ego 3? 
Langage  que  tiennent  encore  tous  les  jours  tant  de  mondains  :  Suis-je  chargé 
du  salut  d'autrui?  en  suis-je  responsable?  Oui,  reprend  le  Seigneur  par  son 
prophète,  vous  m'en  répondrez  ;  et  quand  je  viendrai,  comme  juge  souverain, 
pour  rendre  à  chacun  ce  qui  lui  sera  dû  et  pour  porter  mes  derniers  arrêts, 
j'aurai  droit,  selon  toutes  les  lois  de  l'équité,  de  me  venger  sur  vous  de 
bien  des  crimes  dont  vous  aurez  été  le  premier  principe.  Car  c'est  par  vos 
sollicitations  que  votre  frère  s'est  perdu  ;  c'est  par  vos  discours  licencieux 
que  la  pureté  de  son  âme  a  été  souillée  ;  c'est  vous  qui ,  par  vos  erreurs  et 
par  les  détestables  maximes  de  votre  libertinage  raffiné ,  lui  avez  gâté  l'es- 
prit; c'est  vous  qui,  par  l'attrait  et  le  charme  de  votre  vie  dissolue,  lui  avez 
empoisonné  le  cœur  ;  c'est  vous  qui  l'avez  dégoûté  de  ses  devoirs  ;  vous  qui, 
par  vos  railleries  pleines  d'irréligion,  lui  avez  fait  secouer  le  joug  et  aban- 
donner toutes  les  pratiques  du  christianisme  :  s'il  s'est  engagé  dans  vos 
voies  corrompues ,  c'est  par  la  liaison  qu'il  a  eue  avec  vous  ;  s'il  s'est  livré 
à  toutes  ses  passions  ,  c'est  par  la  fausse  gloire  qu'il  s'est  faite  de  vous  imi- 
ter; s'il  a  contracté  tous  vos  vices,  c'est  par  le  désir  de  vous  plaire.  Voilà, 
dit  Dieu  dans  son  courroux ,  ce  qui  vous  sera  imputé ,  et  ce  que  je  punirai 
par  les  plus  sévères  châtiments.  Vous  avez  fait  de  cet  homme  un  impie;  et, 
entraîné  par  votre  exemple ,  il  a  vécu  et  il  est  mort  dans  son  iniquité  :  mais 
son  sang  criera  à  mon  tribunal  bien  plus  haut  que  celui  d'Abel  ;  il  me  de- 
mandera justice  contre  vous,  et  quelle  sera  votre  défense  ?  fpse  impias  in 

1   1  Joau.,  2.  —  2  Ezech.,  3.  —  3  Gènes.,  4. 


44  SUR   LE    SCANDALE. 

iniquitate  sua  morietur  :  sanguinem  autem  ejus  de  manu  tua  requiram  l. 
Le  texte  hébraïque  porte  :  Animam  autem  ejus  de  manu  tua  requiram  : 
Je  prendrai ,  pécheur,  mais  à  tes  dépens ,  la  cause  de  cette  âme  réprouvée, 
dont  tu  auras  été  l'homicide  ;  et ,  toute  réprouvée  qu'elle  sera,  m'intéres- 
sant  encore  pour  elle,  je  ferai  retomber  sur  toi  le  malheur  de  sa  réprobation. 

J'en  ai  dit  assez,  Chrétiens,  pour  vous  faire  connaître  la  grièveté  de  ce 
péché  ;  mais ,  sans  insister  là-dessus  davantage ,  voici  ce  qui  doit  surtout 
exciter  notre  vigilance,  et  nous  servir  de  règle  pour  apprendre  à  nous  en 
préserver. 

Péché  dont  souvent  on  se  rend  coupable,  sans  avoir  même  intention  de 
le  commettre.  Scrais-je  assez  heureux  pour  vous  faire  bien  sentir  cette  vé- 
rité ,  et  pour  obtenir  de  vous  que  chacun  s'applique  à  lui-même  cette  im- 
portante leçon?  Car  il  n'est  pas  nécessaire,  pour  scandaliser  les  âmes,  de 
se  proposer,  par  un  dessein  formé,  leur  damnation,  ni  d'avoir  une  volonté 
déterminée  d'être  au  prochain  un  sujet  de  chute.  Le  démon  seul  est  capa- 
ble d'une  telle  malice,  et  lui  seul,  dit  saint  Chrysostome,  aime  le  scandale 
pour  le  scandale  même.  Il  n'est  pas,  dis-je,  besoin  que  je  veuille  expressé- 
ment faire  périr  l'âme  de  mon  frère  ;  c'est  assez  que  je  m'aperçoive  qu'en 
effet  je  la  fais  périr  ;  c'est  assez  que  je  tienne  une  conduite  qui  tend  d'elle- 
même  à  la  faire  périr  ;  c'est  assez  que  je  fasse  une  action  en  conséquence  de 
laquelle  il  est  indubitable  qu'elle  périra.  Mais  je  voudrais  qu'elle  ne  périt 
pas.  Il  est  vrai,  vous  le  voudriez  ;  mais  vouloir  qu'elle  ne  périt  pas,  et 
en  même  temps  vouloir  ce  qui  la  fait  périr,  ce  sont,  répond  saint  Chryso- 
stome, deux  volontés  contradictoires  :  et  votre  désordre  est,  que  de  ces  deux 
volontés ,  l'une  bonne  et  l'autre  mauvaise ,  la  première,  qui  vous  fait  sou- 
haiter que  votre  frère  ne  périt  pas ,  et  qui  est  bonne ,  n'est  qu'une  demi- 
volonté,  qu'une  volonté  imparfaite,  qu'une  de  ces  velléités  dont  l'enfer  est 
plein,  et  qui  ne  servent  qu'à  notre  damnation  ;  au  lieu  que  la  seconde,  par 
où  vous  voulez  ce  qui  le  fait  périr,  et  qui  est  mauvaise,  est  une  volonté  ef- 
ficace, une  volonté  absolue,  une  volonté  consommée,  et  réduite  à  son  entier 
accomplissement. 

Ainsi,  une  femme  remplie  des  idées  du  monde,  et  vide  de  l'esprit  de  Dieu, 
se  trouve  engagée  dans  des  visites,  dans  des  conversations  dangereuses,  et 
qu'elle  ne  veut  pas  interrompre,  se  portant  à  elle-même  témoignage  qu'elle 
ne  s'y  propose  aucune  intention  criminelle  :  toutefois  elle  voit  bien  que  par 
ce  commerce  elle  entretient  la  passion  d'un  homme  sensuel ,  qu'elle  excite 
dans  son  cœur  des  désirs  déréglés ,  qu'elle  le  détourne  des  voies  de  son  sa- 
lut, qu'elle  donne  lieu  à  ses  folles  cajoleries;  elle  voit  bien  qu'en  souffrant 
ses  assiduités ,  sans  qu'elle  le  veuille  perdre ,  elle  le  perd  néanmoins  :  en 
est-elle  moins  homicide  de  son  âme?  Non,  Chrétiens  :  le  scandale  qu'elle 
donne  est  un  péché  pour  elle ,  et  un  péché  grief.  Son  intention ,  dans  ce 
commerce,  n'est  que  de  satisfaire  sa  vanité  ;  mais,  indépendamment  de  son 
intention ,  sa  vanité  ne  laisse  pas  d'allumer  dans  ce  jeune  homme  et  d'y 
nourrir  une  impudicité  secrète.  Elle  ne  répond  à  l'attachement  qu'on  a 
pour  elle  que  par  des  complaisances  qu'elle  appelle  de  pures  honnêtetés,  et 

«  Ezecli.,  3. 


SUR  LE    SCANDALE.  45 

elle  est  bien  résolue  d'en  demeurer  là  :  mais  sa  résolution  n'empêche  pas 
que  l'effet  de  ses  complaisances  n'aille  plus  loin ,  et  que ,  malgré  elle ,  elle 
ne  fasse  périr  celui  qu'elle  voudrait  seulement  se  conserver,  et  à  qui  elle 
n'a  pas  le  courage  de  renoncer. 

C'est  de  là  même  que  j'ai  dit  (et  plût  au  ciel  que  vous  sussiez  profiter  des 
malheureuses  épreuves  que  vous  en  faites  tous  les  jours,  et  de  l'expérience 
que  vous  en  avez,  ou  que  vous  en  devez  avoir!)  c'est  de  là  que  j'ai  dit,  et 
je  le  dis  encore,  que  cet  homicide  des  âmes  est  souvent  attaché  à  des  choses 
très-légères  dans  l'opinion  du  monde ,  mais  qui ,  pesées  dans  la  balance  du 
sanctuaire ,  sont  des  abominations  devant  Dieu  ;  à  des  immodesties  dans  les 
habits,  à  un  certain  luxe  dans  les  parures,  à  des  nudités  indécentes,  à  des 
modes  que  le  dieu  du  siècle,  c'est-à-dire  que  le  démon  de  la  chair,  a  inven- 
tées ;  à  des  légèretés  et  des  privautés  où  l'on  ne  fait  point  difficulté  de  se 
relâcher  d'une  certaine  bienséance;  à  des  entretiens  particuliers  dont  le 
secret,  la  familiarité,  la  douceur  affaiblit  les  forts  et  infatué  les  sages  ;  à  des 
airs  d'enjouement  peu  réguliers  et  trop  libres ,  à  des  affectations  de  plaire 
et  de  passer  pour  agréable.  Tout  cela,  dites-vous,  est  innocent.  Hé  quoi! 
répond  saint  Jérôme,  vous  appelez  innocent  ce  qui  fait  à  l'âme  de  votre  pro- 
chain les  plus  profondes  et  les  plus  mortelles  blessures  !  Et  quand ,  selon 
vos  vues,  que  Dieu  saura  bien  confondre,  tout  cela  en  soi-même  serait  in- 
nocent ,  du  moment  que  les  suites  en  sont  si  funestes ,  devez-vous  vous  le 
permettre,  ou  plutôt  ne  le  devez-vous  pas  avoir  en  horreur? 

Est-ce  ainsi  qu'a  raisonné  saint  Paul,  et  sont-ce  là  les  principes  de  mo- 
rale qu'il  nous  a  donnés?  Non,  non,  disait  cet  homme  apostolique,  je  ne 
me  croirai  jamais  permis  ce  que  j'aurai  prévu,  et  ce  que  je  saurai  devoir 
être  nuisible  au  salut  de  mon  frère.  Il  parlait  des  viandes  immolées  aux 
idoles ,  qui ,  par  elles-mêmes ,  n'ayant  rien  d'impur ,  pouvaient ,  dans  le 
sentiment  des  apôtres ,  être  mangées  indifféremment  par  ceux  des  fidèles 
qui  avaient  la  conscience  droite,  c'est-à-dire  qui  ne  se  sentaient  nul  penchant 
à  l'idolâtrie,  et  qui  faisaient  une  profession  sincère  de  croire  en  Dieu  seul. 
Il  n'importe ,  disait  ce  vaisseau  d'élection ,  cet  homme  suscité  de  Dieu  pour 
nous  instruire  et  pour  former  nos  mœurs  :  si  la  viande  que  je  mange  scan- 
dalise mon  frère ,  quoique  l'usage  de  cette  viande  ne  me  soit  défendu  par 
nulle  autre  loi ,  je  me  condamnerai  par  la  loi  de  la  charité  à  n'en  point 
manger  :  Si  esca  scandalizat  fratrem  meum ,  escam  non  mandticabo  in 
(Sternum1.  Êtes-vous,  Chrétiens,  plus  privilégiés  que  saint  Paul?  cette  loi 
de  la  charité  vous  oblige-t-elle  moins  que  lui?  vous  est-il  plus  libre  qu'à 
lui  de  vous  en  dispenser?  et  si  l'Apôtre,  renonçant  à  ses  droits,  a  cru  qu'il 
devait  s'abstenir  d'une  viande,  quoique  permise,  mais  dont  il  craignait 
qu'on  ne  se  scandalisât,  avec  quel  front  pouvez-vous  soutenir  devant  Dieu 
cent  choses  que  vous  traitez  d'indifférentes ,  mais  dont  vous  savez  mieux 
que  moi  les  pernicieux  effets?  Avec  quel  front  les  pouvez-vous  traiter  d'in- 
différentes ,  ayant  tant  de  fois  reconnu  combien  elles  sont  préjudiciables  à 
ceux  qui  vous  approchent?  Non,  doit  dire  avec  l'apôtre  de  Jésus-Christ  une 
-âme  vraiment  chrétienne ,  si  ces  pratiques ,  si  ces  coutumes  qu'autorise  le 

'   1  Cor.;  8. 


46  SUQ    LE   SCANDALE. 

monde  et  qui  flattent  mon  amour-propre  sont  en  moi  des  sujets  do  scan- 
dale ,  quoi  qu'allègue  ma  raison  pour  me  les  justifier,  je  veux  me  les  inter- 
dire :  quelque  innocentes  qu'elles  me  paraissent ,  je  les  abhorre ,  je  les  dé- 
teste, j'y  renonce  pour  jamais  :  Si  esca  scandalizat  fratrem  meum,  non 
manducabo  camem  in  œternum. 

Voilà  comment  vous  devez  parler  et  raisonner,  si  vous  raisonnez  et  si 
vous  parlez  selon  les  principes  de  votre  religion.  Autrement  (et  c'est  comme 
je  l'ai  d'abord  marqué,  le  second  malheur  de  celui  qui  donne  le  scandale) , 
autrement,  mon  cher  auditeur,  vous  vous  chargez  devant  Dieu  et  devant 
les  hommes,  non-seulement  du  crime  particulier  que  vous  commettez  en 
scandalisant  votre  frère ,  mais  généralement  de  tous  les  crimes  que  commet 
et  que  commettra  celui  que  vous  scandalisez..  Or  qui  peut  creuser  et  me- 
surer la  profondeur  de  cet  abîme?  et,  pour  me  servir  de  l'expression  du 
Saint-Esprit,  quelle  multitude  d'abîmes  ce  seul  abîme  n'attire-t-il  pas? 
Abyssus  abyssum  invocat x.  Qui  pourrait  en  faire  le  dénombrement?  et  quel 
autre  que  vous,  ô  mon  Dieu,  qui  sondez  les  abîmes,  les  peut  connaître? 
Deus  qui  intuer ïs  abyssos  2.  De  combien  de  péchés,  par  exemple,  un  mau- 
vais conseil  n'est-il  pas  la  source?  un  conseil  violent  et  injuste  donné  à  un 
homme  puissant,  et  qui  l'engage  à  satisfaire  ou  sa  vengeance  ou  son  am- 
bition, quels  maux  ne  cause- t-il  pas?  de  quels  désordres  n'est-il  pas  suivi? 
quelle  propagation,  si  j'ose  ainsi  dire,  et  quelle  multiplicité  de  crimes  n'en- 
traîne-t-il  pas  après  lui?  Vous  êtes  trop  éclairés  pour  n'en  pas  voir  les  con- 
séquences, et  trop  sensés  pour  n'en  pas  frémir.  Or,  il  est  de  la  foi  que  qui- 
conque est  auteur  d'un  tel  conseil ,  au  même  temps  qu'il  l'a  donné ,  sans 
y  contribuer  autre  chose  que  de  l'avoir  donné,  s'est  déjà  rendu  par  avance 
coupable  de  tous  ces  malheurs  ;  qu'il  s'est  fait  malgré  lui  complice  et  ga- 
rant, disons  mieux,  qu'il  se  trouve  malgré  lui  solidairement  chargé  de 
toutes  les  injustices  de  celui  qui  le  suit  et  qui  l'exécute.  Que  vos  jugements, 
Seigneur,  sont  incompréhensibles,  et  qu'il  faut  que  les  enfants  des  hommes 
soient  livrés  à  un  sens  bien  réprouvé ,  quand  ils  oublient  de  si  grandes  et 
de  si  terribles  vérités  ! 

Mais  les  péchés,  me  direz-vous,  sont  personnels;  et  Dieu,  quoique  re- 
doutable dans  ses  jugements,  semble  nous  rassurer  par  ses  promesses,  lors- 
qu'il nous  dit,  dans  l'Écriture,  que  l'âme  qui  péchera  est  la  seule  qui 
mourra  :  Anima  quœ  peccaverit ,  ipsa  morietur  3;  c'est-à-dire  que  chacun 
péchera  pour  soi  ;  que  le  fils  ne  répondra  point  de  l'iniquité  de  son  père , 
ni  le  père  de  l'iniquité  de  son  fils  :  Filius  non  portabit  iniquitatem  pa- 
trie 4;  que  quand  il  faudra  comparaître  devant  le  souverain  tribunal,  cha- 
cun portera  son  propre  fardeau,  et  non  celui  d'un  autre  :  Unusquisque 
onus  mum  portabit 5.  J'en  conviens,  et  je  sais  que  ce  sont  là  autant  d'ora- 
cles contenus  dans  la  loi  divine,  et  qui,  suivant  l'ordre  de  la  justice,  se 
vérifieront  à  l'égard  de  tous  les  autres  péchés  ;  mais  exceptez-en  le  scandale  : 
pourquoi?  parce  que  le  scandale  n'est  pas  un  péché  purement  personnel , 
mais  comme  une  espèce  de  péché  originel  qui ,  se  communiquant  et  se  ré- 
pandant ,  infecte  l'âme,  non-seulement  de  son  propre  venin  et  de  sa  propre 

«  Psalm.  57.  —  9  Daniel.,  3.  —  '  Ezech.,  18.  —  *  Ibid,  —  *  Galat.,  6. 


SUR    LE    SCANDALE.  Ai 

malice,  mais  de  la  malice  encore  de  tous  ceux  à  qui  il  s'étend  et  sur  qui  il 
se  répand.  Exceptez,  dis-je,  de  ces  règles,  l'homme  scandaleux,  qui,  pé- 
chant et  pour  soi  et  pour  autrui ,  doit  être  jugé  aussi  hien  pour  autrui  que 
pour  soi-même  ;  et  la  raison  en  est  bien  naturelle.  Car  si ,  selon  la  loi  de 
Dieu,  celui  qui  pèche  doit  mourir;  beaucoup  plus,  dit  saint  Chrysostome, 
celui  qui  fait  pécher,  celui  qui  incite  au  péché,  celui  qui  conseille  le  péché, 
celui  qui  enseigne  le  péché,  celui  qui  donne  l'exemple  du  péché,  celui  qui 
fournit  les  moyens  et  les  occasions  du  péché,  tout  cela,  en  quoi  consiste  le 
scandale,  étant,  sans  contredit,  plus  punissable  et  plus  digne  de  mort  que 
le  péché  même.  Il  est  donc  vrai  que  chacun  portera  son  propre  fardeau  ; 
mais  pour  vous ,  pécheur ,  par  qui  le  scandale  arrive ,  avec  votre  propre 
fardeau  vous  porterez  encore  celui  des  autres;  et  quoique  les  autres,  dont 
vous  porterez  l'iniquité,  n'en  soient  pas  plus  déchargés  ni  plus  justifiés, 
c'est  ce  fardeau  de  l'iniquité  d'autrui  qui  achèvera  de  vous  accabler. 

Mais  ces  péchés,  ajoutez-vous,  ne  m'ont  pas  même  été  connus.  Connus 
ou  non,  répond  saint  Jérôme,  puisque  votre  péché  en  a  été  l'origine,  ces 
péchés  des  autres,  par  une  fatalité  inévitable,  sont  devenus  vos  propres 
péchés.  Vous  n'avez  pas  su  les  désordres  de  ceux  que  vous  scandalisez  ; 
mais  pour  ne  les  avoir  pas  sus,  vous  n'en  avez  pas  moins  été  le  principe. 
Vous  ne  les  avez  pas  sus,  mais  vous  avez  dû  les  savoir,  mais  vous  avez  dû 
les  craindre ,  mais  vous  avez  dû  les  prévenir  ;  et  c'est  ce  que  vous  avez  né- 
gligé :  il  n'en  faudra  pas  davantage  pour  vous  en  faire  porter  toute  la 
peine. 

Voilà  pourquoi  le  plus  saint  des  rois,  dans  la  ferveur  de  sa  pénitence, 
demandait  à  Dieu  qu'il  lui  fit  particulièrement  grâce  sur  deux  sortes  de 
péchés  dont  les  conséquences  lui  paraissaient  infinies  :  les  péchés  cachés,  et 
les  péchés  d'autrui  ;  les  péchés  qu'il  commettait  lui-même  sans  le  savoir,  et 
les  péchés  qu'il  faisait  commettre  aux  autres  sans  jamais  se  les  imputer  : 
Delicta  quis  intelligit  ?  ab  occultis  meis  munda  me,  et  ab  alienis  parce 
servo  tuo1.  Ah!  Seigneur,  s'écriait-il,  quel  est  l'homme  qui  connaisse 
toutes  ses  fautes?  quel  est  l'homme  qui  s'applique  à  les  connaître?  quel  est 
l'homme  qui,  pour  les  pleurer  et  pour  les  expier,  ait  le  don  de  les  discerner  ? 
Delicta  quis  intelligit  ?  Purifiez-moi  donc,  mon  Dieu,  ajoutait-il,  puri- 
fiez-moi des  péchés  que  mon  orgueil  me  cache,  de  ceux  que  la  dissipation 
du  monde  m'empêche  d'observer,  de  ceux  dont  le  nuage  de  mes  passions, 
ou  le  voile  de  mon  ignorance,  me  dérobent  la  vue  :  Ab  occultis  meis 
munda  me.  Mais  en  même  temps  pardonnez-moi  les  péchés  du  prochain 
dont  je  me  suis  rendu  responsable,  les  péchés  du  prochain  à  quoi  j'ai  mal- 
heureusement coopéré,  les  péchés  du  prochain  dont  ma  scandaleuse  con- 
duite a  été  la  source  empoisonnée,  les  péchés  du  prochain  que  vous  me 
reprocherez  un  jour,  et  qui,  joints  aux  miens  propres,  mettront  le  comble 
à  ce  pesant  fardeau  que  je  grossis  tous  les  jours,  et  sous  lequel  peut-être  je 
dois  bientôt  succomber:  pardonnez-les-moi,  Seigneur,  et  accordez-moi 
que  je  prévienne  par  une  exacte  et  une  sévère  pénitence  le  jugement  ri- 
goureux que  vous  en  ferez:  Et  ab  alienis  parce  servo  tuo. 

1  Psalm.  18. 


48  SUR    LE    SCANDALE. 

Sainte  prière  que  l'esprit  de  Dieu  suggérait  à  David,  et  dont  je  suis  per- 
suadé que  l'usage  ne  serait  pas  moins  nécessaire  à  la  plupart  de  ceux  qui 
m'écoutent.  Prière  qu'une  femme  mondaine  devrait  faire  tous  les  jours  de 
sa  vie  dans  l'esprit  d'une  humble  componction.  Et  quand  je  dis  une  femme 
mondaine,  je  ne  dis  pas  une  femme  sans  religion,  ni  même  une  femme 
sans  règle,  qui  vit  dans  le  libertinage  et  dans  le  désordre;  mais  je  dis 
une  femme  du  monde  qui,  contente  d'une  spécieuse  régularité  dont  le 
monde  se  laisse  éblouir ,  est  toutefois  bien  éloignée  de  vouloir  se  gêner  en 
rien,  ni  s'assujétir  à  marcher  dans  la  voie  étroite  de  la  loi  de  Dieu.  Je  dis 
une  femme  du  monde  qui,  se  piquant  d'être  irrépréhensible  dans  l'essentiel, 
ne  laisse  pas  par  mille  agréments  qu'elle  se  donne  et  qu'elle  veut  se 
donner,  d'être  un  scandale  pour  les  âmes.  Je  dis  une  femme  du  monde 
qui ,  sans  être  passionnée,  ni  attachée,  n'est  pas  souvent  moins  criminelle 
que  celles  qui  le  sont;  et  qui,  avec  la  fausse  gloire  dont  elle  est  si  jalouse, 
et  dont  elle  sait  tant  se  prévaloir,  d'être  à  couvert  de  la  censure  et  au- 
dessus  des  faiblesses  de  son  sexe,  n'en  est  pas  moins,  par  les  péchés  qu'elle 
entretient,  ennemie  de  Dieu.  Prière  qui  serait  déjà  le  commencement  de  sa 
conversion,  si,  à  l'exemple  de  David,  elle  disait  chaque  jour  à  Dieu  :  Ab 
alienis  parce  ;  pardonnez-moi,  Seigneur,  tant  de  péchés  dont  je  me  croyais 
en  vain  justifiée  devant  vous,  et  que  l'aveuglement  de  mon  amour-propre 
m'a  fait  jusqu'à  présent  envisager  comme  des  péchés  étrangers,  mais  dont 
je  commence  aujourd'hui  à  sentir  le  poids.  Pardonnez-moi  toutes  ces  pen- 
sées, pardonnez-moi  tous  ces  désirs,  pardonnez-moi  tous  ces  sentiments 
que  j'ai  fait  naître  par  mes  ajustements  étudiés,  par  mes  discours  insi- 
nuants ,  par  mes  manières  engageantes  ,  quoiqu'accompagnées  d'ailleurs 
d'une  modestie  que  m'inspirait  plutôt  une  fierté  profane  qu'une  retenue 
chrétienne:  Ab  alienis  parce.  Mais,  Seigneur,  si  vous  me  les  pardonnez, 
puis-je  me  les  pardonner  à  moi-même?  et  quelles  bornes  dois-je  mettre  à 
ma  pénitence,  lorsque  je  n'ai  pas  seulement  à  satisfaire  pour  moi-même, 
mais  pour  tant  de  pécheurs  qui  ne  l'ont  été  et  qui  ne  le  sont  encore  que  par 
moi?  Delicta  qui  s  intelligit?  ab  occultis  mets  munda  me,  et  ab  alienis 
parce  servo  tuo. 

Ce  langage,  il  est  vrai,  femmes  mondaines,  ne  vous  est  guère  ordinaire; 
mais  Dieu  est  le  maître  des  cœurs,  et  quand  il  lui  plaît,  il  donne  bénédiction 
à  sa  parole.  Je  sais  que  la  conversion  d'une  âme  scandaleuse  est  un  grand 
miracle  dans  l'ordre  du  salut;  mais  le  bras  du  Seigneur  n'est  pas  rac- 
courci. Espérons  tout  de  la  grâce  de  Jésus-Christ:  elle  est  plus  forte  que 
le  monde  ;  et  quelque  abondante  que  soit  l'iniquité  du  monde,  elle  n'em- 
pêchera pas  l'accomplissement  des  desseins  de  Dieu.  Il  y  aura  dans  cet  au- 
ditoire des  âmes  qui  ne  m'en  croiront  pas ,  et  qui  persisteront  dans  leurs 
scandales.  Il  y  aura  des  chrétiens  lâches,  qui,  convaincus  de  leurs  scan- 
dales, n'auront  pas  la  force  d'y  renoncer.  Mais  Dieu,  parmi  ces  âmes  lâ- 
ches et  ces  âmes  dures,  a  ses  prédestinés  et  ses  élus  ;  et  peut-être,  au  mo- 
ment que  je  dis  ceci,  en  voit-il  quelqu'une  qui,  efficacement  persuadée  de 
la  vérité  que  je  viens  de  lui  annoncer,  est  enfin  résolue  à  retrancher  de  sa 
personne,  de  sa  conduite,  de  ses  manières,  de  ses  divertissements,  de  ses 


Sl'R    LE    SCANDALE.  49 

entretiens,  de  ses  actions,  tout  ce  qui  peut  être  en  quelque  sorte  contraire 
à  la  pureté  de  sa  religion,  et  à  l'édification  du  prochain.  Quand  je  n'en  ga- 
gnerais qu'une  à  Dieu,  ne  serais-je  pas  assez  heureux?  Quoi  qu'il  en  soit, 
mes  chers  auditeurs,  voilà  ce  que  l'Evangile  nous  apprend,  et  ce  qu'il  ne 
nous  est  pas  permis  d'ignorer,  puisque  c'est  un  des  articles  les  plus  formels 
de  la  foi  que  nous  professons.  Tout  scandaleux  est  homicide  des  âmes  qu'il 
scandalise  ;  et  tout  scandaleux  doit  répondre  à  Dieu  des  crimes  de  ceux  qu'il 
scandalise  :  mais  si  le  scandale  absolument  et  en  soi  est  un  si  grand  mal, 
que  sera-ce  du  scandale  causé  par  celui  dont  on  doit  attendre  l'exemple? 
Malheureux  celui  qui  est  auteur  du  scandale  ,  mais  doublement  mal- 
heureux celui  qui  le  donne ,  lorsqu'il  est  spécialement  obligé  à  donner 
l'exemple  :  encore  un  moment  de  votre  attention  ,  c'est  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME    PARTIE. 

îl  n'y  a  point  d'homme  dans  le  monde  qui ,  par  la  loi  commune  de  la 
charité,  ne  doive  au  prochain  le  bon  exemple;  et  quand  saint  Paul  éta- 
blissait cette  grande  maxime  qu'il  donnait  pour  règle  aux  Romains  :  Unus- 
quisque  proximo  suo  placeat  in  bonum  ad  œdificationern  i  :  que  cha- 
cun de  vous  fasse  paraître  son  zèle  pour  le  prochain  en  contribuant  à  son 
édification  ,  il  est  évident  qu'il  parlait  en  général ,  et  sans  nulle  exception  , 
ni  de  conditions,  ni  de  rangs,  ni  de  personnes.  Mais  il  faut  néanmoins 
avouer  qu'il  y  a  sur  cela  même  des  engagements  et  des  devoirs  particu- 
liers ,  et  que ,  selon  les  divers  rapports  par  où  les  hommes  peuvent  être 
considérés  dans  la  société  humaine  et  dans  la  liaison  qu'ils  ont  entre  eux  , 
les  uns  sont  plus  obligés  que  les  autres  à  l'accomplissement  de  cette  loi. 
Ainsi,  dans  l'ordre  de  la  nature,  un  père,  en  conséquence  de  ce  qu'il  est  père, 
doit-il  donner  l'exemple  à  ses  enfants.  Ainsi,  dans  l'ordre  de  la  Providence, 
un  maître,  et  quiconque  a  le  pouvoir  en  main,  doit-il ,  par  sa  conduite  et 
par  ses  mœurs,  édifier  ceux  qui  lui  doivent  obéir.  Ainsi,  dans  l'ordre  de  la 
grâce ,  les  prêtres  et  les  ministres  des  autels  doivent-ils ,  comme  dit  saint 
Pierre,  par  la  sainteté  de  leur  vie,  être  les  modèles  et  la  forme  du  troupeau 
de  Jésus-Christ:  Forma  facii  gregis  ex  animo*.  Ainsi,  dans  la  doctrine 
de  l'apôtre  saint  Paul,  les  serviteurs  de  Dieu  par  profession,  en  pratiquant 
les  bonnes  œuvres,  doivent-ils  prendre  singulièrement  garde  à  être  sincères 
dans  leur  piété,  et  même,  s'il  se  peut,  exempts  de  tout  reproche,  pour  fer- 
mer la  bouche  aux  impies,  ou  pour  les  attirer  à  Dieu,  du  moins  pour  ne  les 
pas  scandaliser  et  ne  les  pas  détourner  des  voies  de  Dieu  :  Sinccri,  et  sine 
offensa  3.  Ainsi  les  forts  dans  la  foi,  je  veux  dire  les  catholiques,  doivent- 
ils  vivre  parmi  les  faibles,  c'est-à-dire  parmi  leurs  frères,  ou  séparés  en- 
core ou  nouvellement  réunis,  avec  plus  d'attention  sur  eux-mêmes,  et  plus 
de  vigilance  et  de  précaution  ;  tout  cela  fondé  sur  les  principes  les  plus  so- 
lides et  les  plus  incontestables  du  christianisme. 

Si  donc,  au  préjudice  de  ses  devoirs,  le  scandale  vient  de  la  même  source 
•d'où  l'édification  et  le  bon  exemple  auraient  dû  venir;  ou  pour  m'expliquer 
plus  clairement,  si  celui  qui,  dans  l'ordre  de  Dieu,  a  une  obligation  spé- 

'  Rom,,  15.  —  a  1  Petr.,  5.  -~  3  Pliilipp.,  1. 

T.    I,  -4 


r>0  SIR    LE    SCANDALE. 

eialé  d'édifier  les  autres  est  le  premier  à  les  scandaliser,  ah  !  Chrétiens  . 
c'est  ce  qui  met  le  comble  à  la  malédiction  du  Fils  de  Dieu,  et  c'est  alors 
qu'il  faut  doublement  s'écrier  avec  lui  :  Vœ  autem  hùmini  Mi:  malheur  à 
cet  homme  !  Pourquoi?  parce  que  c'est  alors,  dit  saint  Ghrysostome,  que  le 
scandale  est  plus  contagieux,  et  qu'il  fait  dans  les  âmes  de  plus  promptes 
et  de  plus  profondes  impressions  ;  parce  que  c'est  alors  qu'il  est  plus  difficile 
de  s'en  préserver;  parce  que  c'est  alors  que  l'impiété  en  tire  un  plus  grand 
avantage ,  et  que  la  licence  et  le  relâchement  s'en  font  un  titre  plus  spé- 
cieux, non-seulement  de  possession,  mais  de  prescription.  Appliquez-vous 
à  cette  seconde  vérité,  et  n'en  attendez  point  d'autre  preuve  que  l'induction 
simple,  mais  vive  et  touchante,  que  j'en  vais  faire,  en  me  réduisant  à  ces  es- 
pèces de  scandale  que  je  viens  de  vous  proposer. 

Car  quel  est,  mes  chers  auditeurs,  le  crime  d'un  père,  qui  déshonorant  sa 
qualité  de  chrétien,  et  non  moins  indigne  du  nom  de  père  qu'il  porte, 
scandalise  lui-môme  ses  enfants  et  les  corrompt  par  ses  exemples?  C'était  à 
lui,  comme  père ,  à  les  former  aux  exercices  de  la  religion  ,  et  c'est  lui  au 
contraire  qui  par  ses  discours  impies,  par  ses  railleries  au  moins  impru- 
dentes sur  nos  mystères,  par  son  éloignement  des  choses  saintes,  par  son 
opposition  affectée  à  tout  ce  qui  s'appelle  œuvres  de  piété,  en  un  mot,  par 
sa  vie  toute  païenne,  leur  communique  son  libertinage  et  son  esprit  d'irré- 
ligion. C'était  à  lui,  par  son  devoir  de  père,  à  corriger  les  emportements  de 
leur  jeunesse,  et  à  réprimer  les  saillies  de  leurs  passions;  et  c'est  lui-même 
(fui  les  autorise  par  des  emportements  encore  plus  honteux  dans  un  âge» 
aussi  avancé  que  le  sien,  et  par  des  passions  encore  plus  folles  et  plus  in- 
sensées. C'était  à  lui  à  régler  leurs  mœurs,  et  c'est  lui-môme  qui ,  par  des 
débauches  dont  ils  ne  sont  que  trop  instruits,  et  qu'il  n'a  pas  même  soin  de 
leur  cacher,  semhle  avoir  entrepris  de  les  entraîner  et  de  les  plonger  dans 
les  plus  infâmes  dérèglements.  A  combien  de  pères  dans  le  christianisme,  et 
peut-être  à  combien  de  ceux  qui  m'écoutent,  ce  caractère  ne  convient-il 
pas?  On  ne  se  contente  pas  d'être  libertin,  on  fait  de  ses  enfants,  par  l'édu- 
cation qu'on  leur  donne,  une  succession  et  une  génération  de  libertins  : 
on  n'a  sur  eux  de  l'autorité  que  pour  contribuer  plus  efficacement  à  leur 
perte;  on  n'est  leur  père  que  pour  leur  transmettre  ses  vices,  que  pour  leur 
inspirer  son  ambition,  que  pour  leur  faire  sucer  avec  le  lait  le  fiel  de  ses  ini- 
mitiés ,  que  pour  les  engager  dans  ses  injustices,  en  leur  laissant  pour  héri- 
tage des  biens  mal  acquis.  Ne  vaudrait-il  pas  mieux,  dit  saint  Chrysostome, 
les  avoir  étouffés  dès  le  berceau?  Et  si  nous  avons  horreur  de  ces  peuples 
infidèles  qui,  par  une  superstition  barbare,  immolaient  leurs  enfants  à 
leurs  idoles,  en  devons-nous  moins  avoir  de  ceux  qui,  au  mépris  du  vrai 
Dieu,  à  qui  ils  savent  que  leurs  enfants  sont  consacrés  par  la  grâce  du  bap- 
tême, les  sacrifient  au  démon  du  siècle,  dont  ils  sont  eux-mêmes  possédés? 

Tel  est ,  par  la  même  raison  ,  le  désordre  d'une  mère  mondaine,  qui, 
chargée  de  l'obligation  d'élever,  dans  la  personne  de  ses  filles,  des  servantes 
de  Dieu  et  des  épouses  de  Jésus-Christ ,  est  assez  aveugle  (disons  mieux , 
et  souffrez  ces  expressions),  est  assez  cruelle  pour  en  faire  des  victimes  de 
Satan  et  des  esclaves  de  la  vanité  du  monde;  qui.  sous  ombre  de  leur  ap- 


SUB    LT?    SCANDALE.  5 1 

prendre  la  science  du  monde  ,  leur  apprend  celle  de  se  damner,  qui  leur 
en  montre  le  chemin  ,  et,  qui  détruit  par  ses  exemples  toutes  les  leçons  de 
vertu  qu'elle  sait  si  bien  d'ailleurs  leur  taire  par  ses  paroles.  Car,  malgré 
les  scandales  qu'on  leur  donne,  on  prétend  encore  avoir  droit  de  leur  faire 
des  leçons  ;  à  quelque  liberté  que  l'on  se  porte ,  et  quelque  commerce ,  ou 
suspect,  ou  môme  déclaré,  que  l'on  entretienne  en  vertu  du  titre  de  mère  , 
on  ne  laisse  pas  de  prêcher  à  une  fille  la  régularité  ,  et  d'exiger  d'elle  la 
modestie  et  la  retenue;  on  veut  qu'elle  soit  souple  et  docile,  tandis  que  l'on 
s'émancipe  et  que  l'on  secoue  le  joug  de  ses  devoirs  les  plus  essentiels. 
Mais  c'est  en  cela  môme  que  consiste  l'espèce  de  scandale  que  je  combats; 
car  quelle  force  peut  avoir  ce  zèle,  quoique  maternel,  quand  l'exemple  ne 
le  soutient  pas,  ou  plutôt  quand  l'exemple  l'anéantit?  et  de  quel  effet  peu- 
vent être  les  instructions  et  les  remontrances  d'une  mère  dont  la  réputa- 
tion est  ou  décriée  ou  douteuse  ,  à  une  fille  qui  n'a  plus  la  simplicité  de  la 
colombe,  et  qui,  à  force  d'ouvrir  les  yeux,  est  peut-être  devenue  aussi  clair- 
voyante et  aussi  pénétrante  que  le  serpent? 

Quel  est  le  crime  d'un  maître,  d'un  chef  de  famille,  qui  sans  se  souvenir 
de  ce  qu'il  est,  et  s'oubliant  lui-même,  ou  qui,  abusant  de  son  pouvoir,  et 
renversant  tout  l'ordre  de  la  Providence  divine,  devient  le  corrupteur  de 
ceux  dont  il  devait  être  le  guide  et  le  sauveur?  Saint  Paul  ne  croyait  point 
outrer  les  choses,  et  en  effet  ne  les  outrait  pas,  quand  il  disait  que  quicon- 
que n'a  pas  soin  du  salut  des  siens,  et  particulièrement  de  ses  domestiques, 
a  renoncé  la  foi,  et  est  pire  qu'un  infidèle.  Parole  courte,  mais  énergique, 
dont  je  me  promettrais  bien  plus  pour  la  réformation  et  la  sanctification  de 
vos  mœurs  que  de  tous  les  discours,  si  vous  vouliez  ,  mon  cher  auditeur, 
vous  appliquer  sérieusement  à  la  méditer  :  Si  qui»  siiorum,  et  maxime 
domesticontm,  curamnon  habet,  fîdem  negavit,  et  est  infidell  deteriorK 
Mais  si  saint  Paul  parlait  ainsi  des  maîtres  peu  soigneux  et  peu  vigilants, 
comment  aurait-il  parlé  des  maîtres  scandaleux?  et  s'il  traitait  d'apostasie 
la  simple  négligence  ou  le  simple  oubli  de  ce  que  doit  un  maître  ,  comme 
chrétien,  à  ceux  de  sa  maison,  quel  nom  aurait-il  donné  à  celui  qui,  bien 
loin  de  veiller  sur  eux  et  de  s'intéresser  pour  leur  salut,  dont  il  est,  comme 
maître,  responsable  à  Dieu,  les  pervertit  lui-même,  et  est  une  des  causes  les 
plus  prochaines  de  leur  réprobation? 

C'est  néanmoins  ce  que  nous  voyons  tous  les  jours,  et  ce  que  nous  voyons 
avec  douleur  et  avec  gémissement.  Car  il  faut ,  homme  du  siècle  qui  m'é- 
coutez  (supportez-moi,  parce  que  j'ai  pour  vous  un  zèle  de  Dieu  qui  me 
presse  et  qui  m'oblige  à  m  expliquer),  il  faut  que  ce  domestique  ,  qui  vous 
est  attaché  et  qui  craint  peu  de  se  damner  pourvu  qu'il  vous  plaise,  et  que 
par  là  il  fasse  avec  vous  une  misérable  fortune,  il  faut  qu'il  soit  l'instrument 
et  le  complice  de  votre  iniquité,  quand  vous  l'employez  à  des  ministères  que 
le  respect  du  à  cet  auditoire,  et  à  la  chaire  où  je  parle,  m'empêche  de  vous 
représenter  dans  toute  leur  indignité.  Scandale  abominable ,  et  pour  lequel 
j'aurais  droit  cent  fois  de  me  récrier  sur  vous  :  Vœ  autem  homini  itli  : 
malheur  à  ce  grand,  malheur  à  ce  maître!  ïl  faut,  femme  chrétienne^  si 

'   1  Timoih.,  5. 


T)2  sur  le  scandale. 

toutefois,  dans  la  vie  que  vous  menez,  vous  vous  piquez  encore  de  l'être  :  il 
faut  que  cette  lille  qui  vous  sert ,  que  cette  fille  ,  sans  vice  et  sans  reproche 
lorsqu'elle  s'est  donnée  à  vous,  apprenne  de  vous  à  connaître  ce  qu'elle  de- 
vait éternellement  ignorer  ;  il  faut  qu'elle  soit  la  confidente  de  vos  intrigues, 
et  qu'elle  y  participe  malgré  elle,  quand  vous  exigez  d'elle  des  services  où 
son  obéissance  fait  son  crime.  Dieu,  en  vous  la  confiant,  vous  avait  établie 
la  tutrice  de  son  innocence,  et  c'est  avec  vous  qu'elle  la  perd.  Votre  maison 
lui  devait  être  une  école  de  sagesse  et  d'honneur,  et  c'est  là  que  vous  lui 
enseignez  à  déposer  toute  pudeur.  C'était  une  àme  vertueuse  et  bien  née  ; 
et  bientôt ,  par  le  malheureux  engagement  de  sa  conscience  avec  la  vôtre, 
toutes  ses  bonnes  inclinations  sont  étouffées,  et  tous  ses  principes  de  vertu 
détruits.  Qu'aurez-vous  à  répondre  à  Dieu,  quand  il  vous  la  produira  dans  son 
jugement,  couverte  de  vos  péchés,  et  quand  vous  la  verrez  dans  l'enfer  com- 
pagne inséparable  de  votre  peine?  Ne  vous  offensez  pas  de  la  véhémence 
avec  laquelle  il  vous  parait  que  j'en  parle;  peut-être  ne  fut-elle  jamais  plus 
nécessaire.  Mais,  sans  rien  dire  davantage  de  ces  scandales,  qui  vont  jus- 
qu'à rendre  ceux  qui  vous  servent  les  complices  de  vos  désordres,  que  ne 
peut  point  et  que  ne  fait  point  sur  eux  votre  seul  exemple,  lors  môme  que 
vous  y  pensez  le  moins  et  que  vous  le  voulez  moins  ?  Car  de  croire  que 
votre  conduite  leur  soit  inconnue  et  qu'elle  demeure  secrète  pour  eux:  abus, 
Chrétiens  ;  cela  ne  peut  être,  et  ne  fut  jamais.  Autant  de  domestiques  que 
vous  avez,  ce  sont  autant  de  témoins  de  votre  vie  ;  et  non-seulement  autant 
de  témoins,  mais  autant  de  censeurs  qui  vous  éclairent ,  qui  vous  obser- 
vent, et  qui  vous  rendent  toute  la  justice  que  vous  méritez. 

Quel  est  le  crime  de  ces  ministres  du  Seigneur,  qui,  honorés  du  plus  sa- 
cré caractère ,  et  engagés  dans  les  plus  saintes  fonctions  du  sacerdoce ,  les 
profanent  par  une  vie  séculière  et  mondaine ,  pour  ne  pas  dire  impure  et 
licencieuse,  et  en  font  rejaillir  le  scandale  jusque  sur  leur  état  et  sur  leur 
ministère?  Ils  devaient  être,  selon  Jésus-Christ,  le  sel  de  la  terre  ;  et  c'est 
par  eux,  dit  saint  Grégoire  pape,  que  la  terre  se  corrompt;  ils  devaient  être 
la  lumière  du  monde,  et  ils  ne  luisent  que  pour  exposer  au  monde  avec 
plus  d'évidence  les  taches  qu'on  remarque  en  eux  ,  et  dont  on  rougit  pour 
eux  ;  ils  devaient  être  et  ils  sont  en  effet  cette  ville  située  sur  la  montagne, 
et  ils  semblent  n'être  élevés  que  pour  faire  voir  de  plus  haut  des  dérègle- 
ments qui  jettent  les  peuples  clans  la  surprise  et  dans  le  trouble  ,  et  qui  les 
«ouvrent  eux-mêmes  d'ignominie  et  d'opprobre.  C'est  ce  qui  excitait  contre 
eux  l'indignation  de  Dieu,  et  ce  qui  l'obligeait  à  leur  dire  par  un  de  ses 
prophètes  ce  que  je  n'oserais  pas  leur  appliquer,  si  je  ne  parlais  après 
Dieu  et  de  la  part  de  Dieu,  à  qui  seul  il  appartenait  de  leur  faire  des  repro- 
ches si  pressants ,  et  en  des  termes  si  forts.  Mais  puisqu' étant  ce  que  je 
suis,  ce  langage  de  Dieu  me  touche  moi-même,  et  que  je  dois  y  prendre  part; 
puisque  c'est  une  leçon  que  je  me  fais  à  moi-même  et  qui  me  convient,  je 
ne  craindrai  pas  de  leur  faire  entendre  aujourd'hui  la  voix  du  Seigneur  , 
en  leur  adressant  ces  paroles  de  Malachie  :  Et  nunc  ad  vos  mandatum  hoc, 
6  wcerdotes  ':  maintenant  donc,  leur  disait  le  Dieu  d'Israël, "prêtres  et  mi— 

1  Malach.,  2. 


SUR    LE    SCANDALE.  513 

nistres  de  mes  autels,  écoutez-moi,  et  jugez-vous.  Je  vous  avais  établis  dans 
mon  Eglise  pour  l'édifier  et  pour  la  sanctifier  ;  je  vous  avais  donné  le  soin 
du  troupeau ,  afin  que  vous  en  fussiez  les  pasteurs  ;  comme  vos  lèvres 
étaient  les  dépositaires  de  la  science,  vos  oeuvres  devaient  être  la  règle  des 
mœurs  et  de  la  vraie  piété.  Cependant,  infidèles  aux  obligations  les  plus 
étroites  et  les  plus  indispensables  que  je  vous  avais  imposées,  vous  vous 
êtes  écartés  de  la  droite  voie  que  vous  enseigniez  et  que  vous  deviez  ensei- 
gner aux  autres  ;  vous  vous  êtes  volontairement  égarés,  et,  en  vous  égarant, 
vous   en    avez   égaré  plusieurs   avec  vous  :    Vos  autem  recessistis  de 
via,  et  scandalizastis plurimos  in  lege  l.  De  là  quelle  suite?  Ah!  Chré- 
tiens, c'est  ce  que  j'oserais  encore  moins  penser  et  leur  déclarer,  si  Dieu  ne 
l'ajoutait  pas  :  Propter  quod  et  ego  dedi  vos  contemptibiles,  et  humiles 
omnibus populis  %  :  c'est  pourquoi,  concluait  le  Seigneur,  tout  pasteurs  des 
âmes  et  tout  ministres  que  vous  êtes  de  mes  autels,  je  vous  ai  rendus  vils 
et  méprisables  aux  yeux  de  tous  les  peuples  ;  votre  vie,  ou  plutôt  les  scan- 
dales de  votre  vie,  vous  ont  dégradés  dans  leur  estime,  et  vous  êtes  devenus 
l'objet  de  leur  censure.  N'est-ce  pas  ainsi  que  tant  de  ministres  du  Dieu  vi- 
vant éprouvent  à  la  lettre  la  malheureuse  destinée  de  ce  sel  de  la  terre  ,  à 
quoi  Jésus-Christ  les  a  comparés?  Car  qu'en  fait-on  de  ce  sel,  reprenait  le 
Sauveur  du  monde,  quand  il  est  une  fois  corrompu?  on  le  foule  aux  pieds: 
Quod  si  scd  evanuerit  ad  nihilum  valet,  nisi  ut  conculcetur  ab  homini- 
bus  3.  En  effet,  par  une  juste  punition  de  Dieu,  qui  ne  veut  pas  que  cette 
métaphore  de  l'Evangile  ne  soit  qu'une  vaine  figure,  et  qui  permet  que  la 
prédiction  de  Malachie  s'accomplisse  visiblement,  qu'y  a-t-il  clans  le  monde 
de  plus  méprisé  qu'un  prêtre  scandaleux?  A  Dieu  ne  plaise,  mes  chers  au- 
diteurs, que  je  prétende  par  là  justifier  le  mépris  que  vous  en  faites,  ni  que 
je  veuille  autoriser  les  conséquences  que  vous  avez  coutume  d'en  tirer  ! 
Quand  je  parle  des  scandales  causés  par  les  ministres  du  Seigneur,  je  vous 
en  parle  pour  votre  instruction,  et  non  pas  pour  leur  confusion  ;  je  vous  en 
parle  pour  en  arrêter  les  pernicieux  effets  ;  je  vous  en  parle  afin  que  ces 
scandales  ne  soient  pas  pour  vous  des  tentations  dangereuses  ,  que  vous 
n'en  soyez  pas  troublés,  que  le  fondement  même  de  votre  foi  n'en  soit  pas 
ébranlé,  et  que  le  libertinage  ne  s'en  prévale  pas.  Car  je  sais  jusqu'à  quel 
point  il  s'en  prévaut  tous  les  jours  ;  je  sais  quelle  impression  la  vie  des  ecclé- 
siastiques scandaleux  fait  sur  vos  esprits  ;  je  sais  combien  elle  contribue  à 
endurcir  vos  cœurs,  et  que  leurs  mauvais  exemples,  ou,  pour  mieux  dire,  que 
vos  raisonnements  encore  plus  mauvais  sur  leurs  mœurs  et  sur  leurs  exem- 
ples, sont  un  des  plus  grands  obstacles  du  salut  que  vous  ayez  à  surmonter. 
Mais ,  pour  finir  cet  article  important  par  la  morale  de  notre  évangile , 
malheur  à  vous,  si  vous  vous  faites  un  sujet  de  scandale ,  non  plus  abso- 
lument de  Jésus-Christ,  mais  de  Jésus-Christ  dans  la  personne  de  ses  mi- 
nistres ,  tout  indignes  qu'ils  peuvent  être  de  leur  ministère ,  puisqu'en  ce 
sens  il  est  encore  vrai  qu'heureux  est  l'homme  qui  ne  sera  point  scandalisé 
de  lui  :  Et  beatus  qui  non  fuerit  scandalizatus  in  rue!  Malheur,  si  vous 
vous  laissez  entraîner  à  ce  scandale,  et  si,  tout  contagieux  qu'il  est,  vous 

'  Malach.,  2.  —  2  Ibicl.  —  ^  Matth.,  5. 


51  SUR   LE    SCANDALE. 

ne  savez  pas  vous  garantir  de  sa  malignité  et  de  sa  contagion  !  Pourquoi? 
parce  que  le  Sauveur  du  inonde,  qui  a  si  bien  su  prévoir  tout  et  pourvoir 
à  tout,  vous  a  donné,  pour  le  combattre  et  pour  le  vaincre,  des  préservatifs 
qui  vous  rendront  éternellement  inexcusables ,  si  vous  n'en  usez  pas.  Car 
premièrement ,  il  vous  a  avertis  que  ce  scandale  arriverait ,  afin  que  vous 
n'en  fussiez  pas  surpris.  Secondement,  il  vous  a  lui-même  marqué  la  con- 
duite que  vous  avez  à  tenir,  quand  ces  ministres  assis  sur  la  chaire  de 
Moïse  manqueraient  à  vous  donner  l'édification  qu'ils  vous  doivent.  Il  vous 
a  dit  qu'alors  il  fallait  vous  attacher  à  la  pureté  de  leur  doctrine,  et  non  pas 
à  la  corruption  de  leurs  mœurs  ;  que  vous  seriez  jugés  sur  les  vérités  qu'ils 
vous  auraient  annoncées,  et  non  pas  sur  la  vie  qu'ils  auraient  menée  :  que 
vous  deviez  les  écouter,  et  non  pas  les  imiter;  obéir  à  leurs  ordres,  et  non 
pas  faire  selon  leurs  œuvres  ;  et  qu'étant  au  reste  ses  ministres ,  qu'exer- 
çant en  son  nom  une  puissance  et  une  autorité  légitime,  malgré  leurs 
désordres,  ou  vrais,  ou  prétendus,  il  ne  vous  était  point  permis  de  les  mé- 
priser, parce  que  vos  mépris  retomberaient  sur  le  maître  qui  les  a  envoyés  : 
Qui  vos  spernit  me  spernit x . 

Que  dirai -je  maintenant  de  ceux  que  j'ai  appelés  les  forts  dans  la  foi , 
parce  qu'ils  sont  nés  et  qu'ils  ont  été  élevés  dans  le  sein  de  l'Eglise  catho- 
lique? Sont-ils  excusables,  lorsqu'au  lieu  de  seconder  le  zèle  de  tant  de 
saints  ouvriers ,  et  de  contribuer  à  ramener  ceux  de  nos  frères  qui  se  trou- 
vent encore  malheureusement  engagés  dans  l'erreur,  ou  à  confirmer  ceux 
dont  la  foi ,  même  après  leur  conversion ,  est  encore  chancelante ,  ils  ne 
servent,  au  contraire,  par  leurs  exemples,  ou  qu'à  les  éloigner  davantage 
de  nous,  ou  qu'à  les  replonger  dans  leur  premier  aveuglement?  Car  ce 
sont ,  mes  chers  auditeurs ,  avouons-le  à  notre  honte ,  et  profitons  enfin 
une  fois  de  la  vue  que  Dieu  nous  en  donne ,  ce  sont  nos  mauvais  exemples 
qui  empêchent  le  parfait  retour  de  tant  de  personnes  que  le  malheur  de  leur 
naissance  a  séparées  de  notre  communion ,  ou  qui  s'y  sont  nouvellement 
réunies.  S'ils  ont  tant  de  peine,  ou  à  revenir,  ou  à  demeurer  parmi  nous, 
n'en  cherchons  point  d'autres  raisons  que  nos  relâchements ,  que  nos  dés- 
ordres ,  que  nos  impiétés  dans  l'exercice  même  du  culte  que  nous  profes- 
sons. S'ils  nous  voyaient  aussi  sincères  et  aussi  fervents  catholiques  que 
notre  devoir  et  le  nom  que  nous  portons  nous  oblige  à  l'être ,  ils  le  devien- 
draient eux-mêmes  comme  nous.  Ce  qui  les  fortifie  dans  leurs  préjugés , 
c'est  la  monstrueuse  opposition  que  nous  leur  donnons  lieu  d'observer  entre 
nos  actions  et  notre  créance.  Que  pensent-ils  et  que  peuvent-ils  penser, 
quand  ils  sont  témoins  de  la  manière  dont  nous  assistons  à  l'auguste  sacri- 
fice du  corps  de  Jésus-Christ?  Cela  seul  n'est-il  pas  capable  de  détruire  dans 
leurs  esprits  et  dans  leurs  cœurs  toutes  les  bonnes  dispositions  qu'ils  pour- 
raient avoir  à  en  croire  la  réalité?  Cela  seul  (car  c'est  ainsi  qu'ils  s'en  expli- 
quent) ne  les  fait-il  pas  douter  si  nous  la  croyons  bien  nous-mêmes,  et  s'il 
ne  leur  est  pas  plus  avantageux  de  ne  la  point  croire  du  tout ,  que  de  se 
rendre  coupables  de  telles  profanations?  Quelque  zèle  que  nous  fassions 
paraître  pour  l'entière  extinction  du  schisme,  ils  ne  sauraient  se  persuader 

'  Luc,  10. 


SUR    LE    SCANDALE.  ,),> 

que  nous  soyons  bien  convaincus  de  la  présence  de  notre  Dieu  dans  son 
adorable  sacrement,  tandis  qu'ils  voient  eux-mêmes  les  scandaleuses  irré- 
vérences qui  se  commettent  dans  nos  églises  et  à  la  face  de  nos  autels.  Ils 
tirent  de  là  des  preuves  contre  nous,  dont  ils  sont  d'autant  plus  touchés 
qu'elles  sont  plus  sensibles. 

C'est  donc  à  nous  de  faire  cesser  ce  scandale,  comme  bien  d'autres  que 
l'hérésie,  si  vous  voulez,  avec  malignité,  mais  peut-être  avec  vérité,  nous 
a  de  tout  temps  reprochés;  et  voilà  le  grand  secret  pour  achever  dans  nos 
frères  l'œuvre  de  Dieu  ;  voilà  l'aimable  violence  que  l'Evangile  nous  permet 
de  leur  faire,  pour  les  forcer,  si  je  l'ose  dire,  à  rentrer  promptement  dans 
la  maison  de  Dieu.  Edifions-les  par  nos  exemples  :  sans  tant  de  discours , 
nous  les  convertirons.  Montrons-leur,  par  notre  conduite,  qu'il  y  a  entre 
ce  que  nous  croyons  et  ce  que  nous  pratiquons ,  une  pleine  conformité  :  ils 
ne  nous  résisteront  pas.  Honorons  notre  foi  par  nos  mœurs;  honorons  par 
notre  modestie  et  notre  piété  le  grand  sacrifice  de  notre  religion.  Le  seul 
motif  que  nous  propose  David  doit  nous  y  engager  :  Nequando  dicant 
gentes  :  Ubi  est  Deus  eorum  *?  de  peur  que  les  nations  ne  demandent  ou 
qu'elles  n'aient  sujet  de  demander  :  Où  est  leur  Dieu?  et  s'il  est  là  où  ils 
font  profession  de  le  reconnaître ,  comment  ne  l'y  adorent-ils?  ou  même 
comment  vont-ils  tous  les  jours  l'y  déshonorer,  l'y  insulter,  l'y  outrager? 

Enfin ,  que  dirai-je  de  ceux  qui ,  déclarés  pour  la  piété  et  fidèles  à  en  pra- 
tiquer les  œuvres ,  y  laissent  d'ailleurs  glisser  et  apercevoir  des  défauts  dont 
les  libertins  se  prévalent  contre  la  piété  même?  Car  le  inonde,  quoiqu'impie 
et  libertin ,  veut  que  les  serviteurs  de  Dieu  soient  irréprochables  ;  il  veut 
que  leur  vie  soit  à  l'épreuve  de  la  censure,  et  qu'il  n'y  ait  rien  dans  leur 
conduite  qui  démente  leur  profession.  S'ils  ne  répondent  pas  là-dessus  à 
l'attente  du  monde;  s'ils  deviennent  hommes  comme  les  autres,  et  que  leur 
piété  ne  soit  pas  exempte  des  faiblesses  ordinaires;  s'ils  mêlent  avec  la  dévo- 
tion le  dérèglement  de  leurs  passions ,  le  raffinement  de  leurs  vengeances , 
le  faux  zèle  de  leurs  intérêts,  les  vues  et  les  intrigues  de  leur  ambition  ,  la 
vivacité  de  leur  humeur,  l'intempérance  de  leur  langue;  si  l'on  voit  un 
dévot  délicat  sur  le  point  d'honneur,  jaloux,  avare,  injuste,  médisant, 
double  et  de  mauvaise  foi,  n'est-ce  pas  un  triomphe  pour  le  libertinage,  et 
comme  un  droit  qui  l'autorise?  Je  sais  que  le  monde,  en  censurant  la  dévo- 
tion, lui  fait  souvent  injustice  :  mais  c'est  pour  cela  même,  reprend  saint 
Chrysostomc,  que  ceux  qui  veulent  servir  Dieu  en  esprit  et  en  vérité  doi- 
vent se  rendre  plus  exacts  et  plus  réguliers;  qu'ils  doivent  se  préserver 
avec  plus  de  soin  des  moindres  fautes;  que,  selon  l'avertissement  de  saint 
Paul,  ils  doivent  par  là  fermer  la  bouche  aux  impies.  En  sorte,  disait  cet 
apôtre  aux  premiers  chrétiens,  que  nos  ennemis  n'aient  rien  à  dire  de 
nous  ;  en  sorte  que  le  nom  du  Seigneur  ne  soit  point  blasphémé ,  ni  son 
culte  avili  ;  en  sorte  que  notre  religion,  ou  que  Dieu  dans  notre  religion, 
soit  glorifié  :  Ut  is  qui  ex  adverso  est  vereatur,  nihil  habens  malum  dicere 
de  nobis 2. 

Concluons,  mes  chers  auditeurs,  et  pour  recueillir  en  deux  mots  tout  le 

'   Psalm.  U3.  —  *Tîu,  2. 


56  SUR    LE    SCANDALE. 

fruit  de  ces  grandes  vérités,  mettons-nous  en  garde  contre  les  scandales 
qu'on  peut  nous  donner  ;  mais  ayons  encore  plus  de  soin  nous-mêmes  de 
ne  scandaliser  jamais  les  autres.  Disons  tous  les  jours  à  Dieu,  comme  David: 
Custodi  me  à  scandalis  operantium  iniquitatem  x  :  préservez-moi ,  Sei- 
gneur, des  hommes  scandaleux ,  de  ces  pécheurs  qui  commettent  ouverte- 
ment l'iniquité  ;  mais  ne  soyons  pas  aussi  nous-mêmes  de  ce  nombre.  Si 
notre  prochain  est  pour  nous  une  occasion  de  chute ,  observons  les  saintes 
règles  que  Jésus-Christ  nous  a  prescrites;  et,  n'épargnant  ni  l'œil,  ni  la 
main  qui  nous  scandalise,  arrachons  l'un  et  coupons  l'autre;  c'est-à-dire, 
quelque  violence  qu'il  nous  en  coûte ,  séparons-nous  de  ce  que  nous  avons 
de  plus  cher,  plutôt  que  de  perdre  notre  âme  ;  mais  gardons-nous  aussi 
d'engager  le  prochain  dans  la  voie  de  perdition ,  parce  qu'en  le  perdant  avec 
nous,  nous  sommes  doublement  coupables,  et  doublement  enfants  de  colère. 
Et  vous  surtout  que  Dieu  a  distingués,  qu'il  a  élevés  dans  le  monde,  appli- 
quez-vous cette  morale ,  et  souvenez-vous  que  votre  élévation  même  vous 
impose  un  devoir  particulier,  et  une  obligation  d'autant  plus  étroite  d'édi- 
fier  le  monde ,  qu'il  y  a  plus  à  craindre  que  vos  exemples  n'entraînent  les 
faibles.  Car  qui  peut  y  résister,  et  où  sont  les  âmes  solides  qui  se  roidissent 
et  qui  tiennent  ferme  contre  ce  torrent?  Souvenez-vous  de  cette  parole  de 
Jésus-Christ:  Sic  luceat  lux  vestra  coràm  hominibus,  ut  videant  opéra 
vcstra  bona  2;  faites  que  votre  lumière  brille  aux  yeux  des  hommes  ,  afin 
que  les  hommes,  édifiés  de  votre  conduite  et  accoutumés  à  vous  suivre,  se 
trouvent  réduits  à  l'heureuse  nécessité  de  fuir  le  mal,  et  à  la  nécessité  encore 
plus  heureuse  de  faire  le  bien.  N'oubliez  jamais  que  c'est  à  vous  de  purge? 
le  monde  des  scandales  qui  y  régnent,  et  que  Dieu  pour  cela  vous  a  choisis 
et  placés  sur  la  tête  des  autres.  Ah!  Seigneur ,  que  ne  puis-je  faire  aujour- 
d'hui dans  cet  auditoire  et  dans  cette  cour  ce  que  feront  les  anges  dans  le 
dernier  jugement!  Une  des  commissions  que  vous  leur  donnerez  sera  de  ra- 
masser et  de  jeter  hors  de  votre  royaume  tous  les  scandales  qui  s'y  trouve- 
ront :  Et  mittet  angelos  suos,  et  colligent  de  regno  ejus  omnia  scandala*. 
Que  ne  puis-je  les  prévenir!  que  ne  puis-je  par  avance  exécuter  l'ordre 
qu'ils  recevront  alors  de  vous  !  que  ne  puis-je  dès  maintenant,  pour  bannir 
tous  les  scandales  ,  délivrer  votre  Eglise  de  tous  les  scandaleux  ,  non  pas 
comme  vos  anges  exterminateurs ,  en  les  réprouvant  de  votre  part ,  mais 
comme  prédicateur  de  votre  Evangile ,  en  les  convertissant ,  en  les  sancti- 
fiant !  Il  ne  tient  qu'à  vous ,  mes  chers  auditeurs ,  que  mes  vœux  ne  soient 
accomplis.  Il  y  va  de  votre  intérêt,  et  de  votre  plus  grand  intérêt,  puisqu'il 
y  va  de  votre  salut,  et  du  bonheur  éternel  que  je  vous  souhaite,  etc. 

«  l'salm.  140,  —  7  Matlh.,  5.  —  *  Ibiil,  13. 


SUR    IX   FAUSSE    CONSCIENCE.  57 


SERMON  POUR  LE  TROISIÈME  DIMANCHE  DE  L'AVENT. 


SUIi   LA   FAUSSE  CONSCIENCE. 

Dixerunt  ergo  ci  :  Quis  es?  ut  responsum  clernus  his  qui  miserunt  nos.  Quid  dicis  de  te  ipso? 
Ait:  Ejo  vox  clamantis  in  deserto  :  Dirijite  viam  Domini. 

Les  Juifs  députes  de  la  Synagogue  dirent  donc  à  Jean-Baptiste  :  Qui  êics-vous?  afin  que 
nous  mussions  rendre  réponse  à  ceux  qui  nous  ont  envoyés  Que  dites-vous  de  vous-même? 
Je  suis,  répondit-il ,  la  voix  de  celui  qui  cric  dans  le  désert  :  Préparez  la  voie  du  Seigneur,  et 
la  rendez  droite.  Saint  Jean ,  cl).  1. 

SlRE, 

Ce  n'était  pas  une  petite  gloire  à  saint  Jean  d'avoir  été  choisi  de  Dieu 
pour  préparer  dans  les  esprits  et  dans  les  cœurs  des  hommes  les  voies  du 
Messie,  dont  il  annonçait  la  venue  ;  et  quand  ce  grand  Saint  aurait  entre- 
pris de  ramasser  tous  les  éloges  qui  convenaient  et  à  sa  personne  et  à  son 
ministère ,  il  n'y  aurait  jamais  mieux  réussi  qu'en  laissant  parler  son  hu- 
milité, qui  lui  rend  aujourd'hui,  malgré  lui-même,  ce  témoignage  si  avan- 
tageux: Ego  vox  clamantis1.  Je  suis  la  voix  de  celui  qui  crie.  Car,  pour 
être  cette  voix  du  précurseur,  il  fallait  être  non-seulement  prophète  et  plus 
que  prophète,  mais  un  ange  sur  la  terre,  puisque  c'est  de  lui,  suivant  l'expli- 
cation même  du  Sauveur  du  monde,  que  Dieu,  parMalachie,  et  en  parlant 
à  son  Fils ,  avait  dit  autrefois  :  J'enverrai  devant  vous  mon  ange,  qui  vous 
préparera  les  voies  :  Hic  est  enim  de  quo  scriptum  est  :  Ecce  ego  mitto 
Àngelum  meum,  qui  preparabit  viam  tuam  ante  te  8. 

Quoique  je  ne  sois  ni  ange  ni  prophète  ,  Dieu  veut,  mes  chers  auditeurs, 
que  je  rende  à  Jésus-Christ  le  même  office  que  saint  Jean  ,  et  qu'à  l'exem- 
ple de  ce  glorieux  précurseur ,  je  vous  crie  ,  non  plus  comme  lui  dans  le 
désert,  mais  au  milieu  de  la  cour:  Dirigite  viam  Domini 3.  Chrétiens  qui 
m'écoutez,  voici  votre  Dieu  qui  approche  ,  disposez-vous  à  le  recevoir  ,  et , 
puisqu'il  veut  être  prévenu,  commencez  dès  maintenant  à  lui  préparer  dans 
vous-mêmes  cette  voie  bienheureuse  qui  doit  le  conduire  à  vous,  et  vous 
conduire  à  lui.  C'est  pour  cela  que  Jean-Baptiste  fut  envoyé  dans  la  Judée  ; 
et  c'est  pour  cela  même  que  je  parais  ici  :  c'est,  dis-je,  pour  vous  apprendre 
quelle  est  cette  voie  du  Seigneur  si  éloignée  des  voies  du  monde.  Il  est  de 
la  foi  que  c'est  une  voie  sainte  :  et  malheur  à  moi  si  je  vous  en  donnais 
jamais  une  autre  idée!  Mais  il  s'agit  de  savoir  quelle  est  cette  voie  sainte 
où  nous  devons  marcher  ;  il  s'agit  de  connaître  en  même  temps  la  voie  qui 
lui  est  opposée,  afin  de  nous  en  détourner.  Et  voilà  ce  que  j'ai  entrepris 
de  vous  montrer  ,  après  que  nous  aurons  imploré  le  secours  du  ciel ,  en 
adressant  à  Marie  la  prière  ordinaire.  Ave,  Maria. 

Ne  cherchons  point  hors  de  nous-mêmes  l'éclaircissement  des  paroles  de 
notre  évangile.  Ces  voies  du  Seigneur,  que  nous  devons  préparer,  ce  sont 

1  Joan.,  1.  —  2  Maltli  ,  1 J .  —  3  Joan.,  1, 


B8  St  R    LA    FAUSsK    CONSCIENCE. 

nos  consciences.  Ces  voies  droites,  que  nous  devons  suivre,  pour  nous  met- 
tre en  état  de  recevoir  Jésus-Christ,  ce  sont  nos  consciences  réglées  selon  la 
loi  de  Dieu.  Ces  voies  obliques  que  nous  sommes  obligés  de  redresser,  ce 
sont  nos  consciences  perverties  et  corrompues  par  les  fausses  maximes  du 
monde.  Cette  voie  trompeuse  dont  les  issues  aboutissent  à  la  mort,  c'est  la 
conscience  aveugle  et  erronée  que  se  fait  le  pécheur.  Cette  voie  sûre  et  in- 
faillible qui  conduit  à  la  vie,  c'est  la  conscience  exacte  et  timorée  que  se  fait 
l'homme  chrétien.  Tel  est,  mes  chers  auditeurs ,  tout  le  mystère  de  la  pré- 
dication de  saint  Jean:  Dirigite  viam  Domini. 

Nos  consciences  sont  nos  voies  ,  puisque  c'est  par  elles  que  nous  mar- 
chons, que  nous  avançons  ou  que  nous  nous  égarons.  Ce  sont  les  voies  du 
Seigneur  ,  puisque  c'est  par  elles  que  nous  cherchons  le  Seigneur  et  que 
nous  le  trouvons.  Ces  voies  sont  en  nous,  puisque  nos  consciences  sont  une 
partie  de  nous-mêmes  ,  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  intime  dans  nous-mêmes. 
C'est  à  nous  à  les  préparer,  puisque  c'est  pour  cela,  dit  l'Ecriture,  que  Dieu 
nous  a  mis  dans  les  mains  de  notre  conseil.  Jugez  si  le  précurseur  de  Jésus- 
Christ  n'avait  donc  pas  raison  de  dire  aux  Juifs:  Dirigite  viam  Domini; 
préparez  la  voie  du  Seigneur. 

Or,  pour  vous  aider  à  profiter  d'une  instruction  si  importante,  mon  des- 
sein est  de  vous  découvrir  aujourd'hui  le  désordre  de  la  fausse  conscience, 
qui  est  cette  voie  réprouvée  et  directement  opposée  à  la  voie  du  Seigneur. 
Je  veux,  s'il  m'est  possible,  vous  en  préserver,  en  vous  montrant  combien 
il  est  aisé  de  se  faire  dans  le  monde  une  fausse  conscience  ,  combien  il  est 
dangereux,  ou,  pour  mieux  dire,  pernicieux,  d'agir  selon  les  principes  d'une 
fausse  conscience;  enfin,  combien  devant  Dieu  il  est  inutile  d'apporter  pour 
excuse  de  nos  égarements  une  fausse  conscience.  Trois  propositions  dont  je 
vous  prie  de  comprendre  l'ordre  et  la  suite,  parce  qu'elles  vont  faire  tout 
le  partage  de  ce  discours.  Fausse  conscience  aisée  à  former,  c'est  la  pre- 
mière partie.  Fausse  conscience  dangereuse  à  suivre,  c'est  la  seconde 
Fausse  conscience ,  excuse  frivole  pour  se  justifier  devant  Dieu  ,  c'es!,  la 
troisième.  Dans  le  premier  point,  je  vous  découvrirai  la  source  et  l'origine 
de  la  fausse  conscience.  Dans  le  second,  je  vous  en  ferai  remarquer  les 
pernicieux  effets  ;  et  dans  le  dernier ,  je  vous  détromperai  de  l'erreur  où 
vous  pourriez  être  que  la  fausse  conscience  dut  vous  servir  un  jour  d'ex- 
cuse devant  le  tribunal  de  Dieu.  Le  sujet  mérite  toute  votre' attention. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

Si  la  loi  de  Dieu  était  la  seule  règle  de  nos  actions ,  et  s'il  se  pouvait 
faire  que  notre  vie  roulât  uniquement  sur  le  principe  de  cette  première  et 
essentielle  loi  dont  Dieu  est  l'auteur,  on  pourrait  dire,  Chrétiens,  qu'il  n'y 
aurait  plus  de  pécheurs  dans  le  monde,  et  que  dès  là  nous  serions  tous  non- 
seulement  parfaits,  mais  impeccables.  Nos  erreurs,  nos  désordres,  nos  éga- 
rements dans  la  voie  du  salut ,  viennent  de  ce  qu'outre  la  loi  de  Dieu ,  il 
y  a  encore  une  autre  règle  d'où  dépend  la  droiture  de  nos  actions ,  et  que 
nous  devons  suivre  ;  ou  plutôt ,  de  ce  que  la  loi  de  Dieu,  qui  est  la  règle 
générale  de  toutes  les  actions  des  hommes,  nous  doit  être  appliquée  en  par- 


SUR    LA    FAUSSE    CONSCIENCE.  51) 

ticulier  par  une  autre  règle  encore  plus  prochaine  et  plus  immédiate,  qui 
est  la  conscience.  Car  qu'est-ce  que  la  conscience?  le  Docteur  angélique  saint 
Thomas  nous  l'apprend  en  deux  mots.  C'est  l'application  que  chacun  se 
l'ait  à  soi-même  de  la  loi  de  Dieu.  Or,  vous  le  savez,  et  il  est  impossible 
que  l'expérience  ne  vous  en  ait  convaincus ,  chacun  se  fait  l'application  de 
cette  loi  de  Dieu  selon  ses  vues ,  selon  ses  lumières ,  selon  le  caractère  de 
son  esprit  ;  je  dis  plus ,  selon  les  mouvements  secrets  et  la  disposition  pré- 
sente de  son  cœur.  D'où  il  arrive  que  cette  loi  divine  mal  appliquée,  bien 
loin  d'être  toujours  dans  la  pratique  une  règle  sûre  pour  nous,  soit  du  bien 
que  nous  devons  faire,  soit  du  mal  que  nous  devons  éviter,  contre  l'inten- 
tion de  Dieu  même,  nous  sert  très-souvent  d'une  fausse  règle  dont  nous 
abusons  et  dont  nous  nous  autorisons,  tantôt  pour  commettre  le  mal,  tan- 
tôt pour  manquer  aux  obligations  les  plus  inviolables  de  faire  le  bien.  En- 
trez ,  s'il  vous  plaît,  dans  ma  pensée,  et  tâchez  d'approfondir  avec  moi 
ce  mystère  important. 

Il  est  vrai ,  Chrétiens ,  la  loi  de  Dieu ,  absolument  considérée ,  est  en 
elle-même ,  et  par  rapport  à  Dieu  qui  est  son  principe ,  une  loi  simple  et 
uniforme,  une  loi  invariable  et  inaltérable,  une  loi,  comme  parle  le  Pro- 
phète royal,  sainte  et  irrépréhensible  :  Lex  Domini  immacula  ta  l.  Mais 
la  loi  de  Dieu  entendue  par  l'homme,  expliquée  par  l'homme,  tournée 
selon  l'esprit  de  l'homme,  enfin  réduite  à  la  conscience  de  Fhomme,  y 
prend  autant  de  formes  différentes  qu'il  y  a  de  différents  esprits  et  de 
consciences  différentes,  s'y  trouve  aussi  sujette  au  changement  que  le 
même  homme  qui  l'observe,  ou  qui  se  pique  de  l'observer,  est  lui-même, 
par  son  inconstance  naturelle,  sujet  à  changer:  le  dirai -je?  y  devient  aussi 
susceptible,  non-seulement  d'imperfection,  mais  de  corruption,  que  nous 
le  sommes  nous-mêmes  dans  l'abus  que  nous  en  faisons,  lors  même  que 
nous  croyons  nous  conduire  et  agir  par  elle.  C'est  la  loi  de  Dieu,  j'en  con- 
viens ;  mais  celui-ci  l'interprète  d'une  façon ,  celui-là  de  l'autre  ;  et  par 
là  elle  n'a  plus  dans  nous  ce  caractère  de  simplicité  et  d'uniformité.  C'est 
la  loi  de  Dieu  ;  mais,  selon  les  divers  états  où  nous  nous  trouvons ,  nous  la 
resserrons  aujourd'hui ,  et  demain  nous  l'élargissons  ;  aujourd'hui  nous 
la  prenons  dans  toute  sa  rigueur,  et  demain  nous  y  apportons  des  adou- 
cissements; et  par  là  elle  n'a  plus  à  notre  égard  de  stabilité.  C'est  la  loi  de 
Dieu,  mais,  par  nos  vains  raisonnements,  nous  l'accommodons  à  nos  opi- 
nions ,  à  nos  inclinations  mauvaises  et  dépravées ,  et  par  là  nous  faisons 
qu'elle  dégénère  de  sa  pureté  et  de  sa  sainteté.  En  un  mot,  toute  loi  de 
Dieu  qu'elle  est,  par  l'intime  liaison  qu'il  y  a  entre  elle  et  la  conscience 
des  hommes ,  elle  ne  laisse  pas  en  ce  sens  d'être  mêlée  et  confondue  avec 
leur  iniquité.  Parlons  encore  plus  clairement  dans  un  sujet  qui  ne  peut 
être  assez  développé. 

De  quelque  manière  que  l'on  vive  dans  le  monde,  chacun  s'y  fait  une 
conscience;  et  j'avoue  qu'il  est  nécessaire  de  s'en  former  une.  Car,  comme 
dit  fort  bien  le  grand  Apôtre,  tout  ce  qui  ne  se  fait  pas  selon  la  conscience 
est  péché  :  Omne  quod  non  est  ex  fide,  peccatum  est 2.  Or,  par  ce  terme , 

•  Psalm.  18.  —  *  Kom..  14. 


60  SUR    LA    FAUSSE    CONSCIENCE. 

fide ,  saint  Paul  entendait  la  conscience ,  et  non  pas  simplement  la  foi  ; 
ou,  si  vous  voulez,  il  réduisait  la  foi  pratique  à  la  conscience.  Tel  est  le 
sentiment  des  Pères ,  et  la  suite  même  du  passage  le  montre  évidemment. 
C'est-à-dire  qu'il  faut  une  conscience  pour  ne  pécher  pas,  et  que  quiconque 
agit  sans  conscience,  ou  agit  contre  sa  conscience,  quoi  qu'il  fasse,  fit-il 
même  le  bien,  pèche  en  le  faisant.  Mais  il  ne  s'ensuit  pas  de  là  que,  par 
la  raison  des  contraires ,  tout  ce  qui  est  selon  la  conscience  soit  exempt  de 
péché.  Car  voici ,  mes  chers  auditeurs,  le  secret  que  je  vous  apprends  ,  et 
que  vous  ne  pouvez  ignorer  sans  ignorer  votre  religion  :  comme  toute  con- 
science n'est  pas  droite ,  tout  ce  qui  est  selon  la  conscience  n'est  pas  tou- 
jours droit.  Je  m'explique  :  comme  il  y  a  des  consciences  de  mauvaise  foi , 
des  consciences  corrompues,  des  consciences,  pour  me  servir  du  terme  de 
l'Écriture,  cautérisées:  Cauteriatam  habentium  conscientiam l ,  c'est-à- 
dire  des  consciences  noircies  de  crimes ,  et  dont  le  fond  n'est  que  péché , 
ce  qui  se  fait  selon  ces  consciences  ne  peut  pas  être  meilleur,  ni  avoir  d'au- 
tres qualités  que  ces  consciences  mêmes.  On  peut  donc  agir  selon  la  con- 
science ,  et  néanmoins  pécher  ;  et ,  ce  qui  est  bien  plus  étonnant ,  on  peut 
pécher  en  cela  même  et  pour  cela  même  qu'on  agit  selon  sa  conscience , 
parce  qu'il  y  a  certaines  consciences  selon  lesquelles  il  n'est  jamais  permis 
d'agir,  et  qui,  infectées  du  péché,  ne  peuvent  enfanter  que  le  péché.  On 
peut,  en  se  formant  une  conscience,  se  damner  et  se  perdre,  parce  qu'il  y 
a  des  espèces  de  consciences  qui ,  de  la  manière  dont  elles  sont  formées ,  ne 
peuvent  aboutir  qu'à  la  perdition ,  et  sont  des  sources  infaillibles  de  dam- 
nation. 

Or  je  prétends ,  et  c'est  ici ,  Chrétienne  compagnie,  où  tous  les  intérêts 
de  votre  salut  vous  engagent  à  m'écouter  ;  je  prétends  qu'il  est  très-aisé  de 
se  faire  dans  le  inonde  de  semblables  consciences.  Je  prétends  que  plus  vos 
conditions  sont  élevées ,  plus  il  est  difficile  que  vos  consciences  ne  soient 
pas  du  caractère  que  je  viens  de  marquer.  Je  prétends  que  ces  sortes  de 
consciences  se  forment  encore  plus  aisément  dans  certains  états  qui  com- 
posent et  qui  distinguent  le  inonde  particulier  où  vous  vivez.  Pourrez  - 
vous  être  persuadés  de  ces  vérités ,  et  ne  rentrer  pas  dans  vous-mêmes . 
pour  reconnaître  devant  Dieu  la  part  que  vous  avez  à  ce  désordre? 

J'ai  dit  qu'il  était  aisé  de  se  faire  dans  le  monde  une  fausse  conscience  : 
pourquoi?  en  voici  les  deux  grands  principes.  Parce  qu'il  n'est  rien  de 
plus  aisé  ni  de  plus  naturel  que  de  se  faire  une  conscience ,  ou  selon  ses 
désirs,  ou  selon  ses  intérêts.  Or,  l'un  et  l'autre  est  évidemment  ce  que  j'ap- 
pelle conscience  déréglée  et  erronée.  Appliquez-vous,  et  vous  en  allez  con- 
venir. Conscience  déréglée ,  par  la  raison  seule  qu'on  se  la  forme  selon  ses 
désirs.  La  preuve  qu'en  apporte  saint  Augustin  ne  souffre  pas  de  réplique. 
C'est  que  dans  l'ordre  des  choses ,  qui  est  l'ordre  de  Dieu ,  ce  sont  les  dé- 
sirs qui  doivent  être  selon  la  conscience ,  et  non  pas  la  conscience  selon  les 
désirs.  Cependant,  mes  Frères,  dit  ce  saint  docteur,  voilà  l'illusion  et 
l'iniquité  à  laquelle ,  si  nous  n'y  prenons  garde ,  nous  sommes  sujets.  Au 
lieu  de  régler  nos  désirs  par  nos  consciences ,  nous  nous  faisons  des  cons- 

•  1  Ti  molli.  ,4. 


SUU    LA   FAUSSE   CONSCIENCE.  01 

ciences  de  nos  désirs  ;  et  parce  que  c'est  sur  nos  désirs  que  nos  consciences 
sont  fondées ,  qu'arrive-t-il  ?  suivez  la  pensée  de  saint  Augustin  :  tout  ce 
que  nous  voulons ,  à  mesure  que  nous  le  voulons ,  nous  devient  et  nous  pa- 
raît bon  :  quodcumque  volurnus,  bonum  est  x.  Peut-être  ne  nous  parais- 
sait-il d'abord  qu'agréable,  qu'utile,  que  commode  ;  mais  parce  que  nous  le 
voulons ,  à  force  de  l'envisager  comme  agréable ,  comme  utile  ou  commode, 
nous  nous  le  figurons  permis,  nous  le  prétendons  innocent,  nous  nous 
persuadons  qu'il  est  honnête,  et,  par  un  progrès  d'erreur  dont  on  ne  voit 
que  trop  d'exemples ,  nous  allons  jusqu'à  croire  qu'il  est  saint  :  Et  quod- 
cumque plac  et ,  sanctum  est1*.  D'où  vient  cela?  de  l'ascendant  malheureux 
que  notre  cœur  prend  insensiblement  sur  notre  esprit ,  pour  nous  faire 
juger  des  choses,  non  pas  selon  ce  qu'elles  sont,  mais  selon  ce  que  nous 
voulons  ou  que  nous  voudrions  qu'elles  fussent  :  comme  s'il  dépendait 
de  nous  qu'elles  fussent  à  notre  gré  bonnes  ou  mauvaises ,  et  que  notre  vo- 
lonté eût  en  effet  ce  pouvoir  de  leur  donner  la  forme  qui  lui  plaît.  Car  c'est 
proprement  ce  que  saint  Augustin  a  voulu  nous  faire  entendre  par  cette 
expression  :  Quodcumque  placet,  sanctum  est.  Ce  que  nous  voulons,  quoi- 
que faux ,  quoique  injuste ,  quoique  damnable  ,  pour  le  vouloir  trop ,  et  à 
force  de  le  vouloir,  est  pour  nous  vérité,  est  pour  nous  justice,  est  pour 
nous  mérite  et  vertu.  Que  chacun  s'examine  sans  se  faire  grâce  :  entre 
ceux  qui  m'écoutent,  peut-être  y  en  aura-t-il  peu  qui  osent  se  porter 
témoignage  que  ce  reproche  ne  les  regarde  pas. 

Et  voilà  pourquoi  le  Psalmiste ,  parlant  des  erreurs  pernicieuses  et  des 
maximes  détestables  qui  se  répandent  parmi  les  hommes ,  et  dont  se  for- 
ment peu  à  peu  les  consciences  des  pécheurs  et  des  impies  ,  ne  manquait 
jamais  d'ajouter  que  le  pécheur  et  l'impie  concevait  ces  erreurs  dans  son 
cœur ,  qu'il  les  établissait  dans  son  cœur ,  que  son  cœur  était  la  source 
d'où  elles  procédaient,  et  que  c'était  dans  son  cœur  qu'il  avait  coutume  de 
se  dire  à  soi-même. tout  ce  qui  était  propre  à  le  confirmer  dans  son  péché 
et  dans  son  impiété  :  Dixit  in  corde  suo  3. 

S'il  avait  écouté  sa  raison  ,  sa  raison  lui  aurait  dit  tout  le  contraire.  S'il 
avait  consulté  sa  foi ,  sa  foi ,  de  concert  en  ceci  avec  sa  raison,  lui  aurait 
répondu  :  Tu  te  trompes.  Il  y  a  une  loi  qui  te  défend ,  sous  peine  de  mort, 
l'action  que  tu  vas  faire  sans  scrupule.  Il  y  a  un  tribunal  suprême  où  tu  seras 
jugé  selon  cette  loi.  Il  y  a  un  Dieu;  et,  entre  les  attributs  de  Dieu ,  le  plus 
inséparable  de  son  être  est  sa  providence  ;  et  une  partie  de  cette  providence 
est  la  justice  rigoureuse  avec  laquelle  il  punira  ton  crime.  C'est  ce  que  la 
religion  ,  soutenue  de  la  raison  même,  lui  aurait  fait  entendre,  tout  impie 
qu'il  est.  Mais  parce  qu'il  n'en  a  voulu  croire  que  son  cœur,  son  cœur , 
déterminé  à  le  séduire,  lui  a  tenu  un  langage  tout  opposé.  Son  cœur  lui  a 
dit  qu'en  tel  et  tel  cas  sa  raison  ne  lui  imposait  point  une  si  étroite  ni  une 
si  dure  obligation.  Son  cœur  lui  a  dit  que  sa  religion  ne  faisait  pas  dépen- 
dre de  si  peu  de  chose  un  mal  aussi  grand  que  la  réprobation.  Son  cœur 
lui  a  dit  que  sa  foi  serait  une  foi  outrée,  si  elle  poussait  jusque  là  les 
vengeances  de  Dieu;  et  de  tout  cela  il  s'est  fait  une  conscience. 

•  August.  —  *  lbid.  —  3  Psalm.  49, 


f»5  SUR    LA    FAUSSE    CONSCIENCE. 

Or,  qu'y  a-t-il ,  encore  une  fois,  de  plus  aisé  que  de  se  la  faire  ainsi 
selon  son  cœur?  Donnez-moi  un  homme  dont  le  cœur  soit  domine  par  une 
passion  :  tandis  qu'elle  le  domine ,  quel  penchant  n'a-t-il  pas  à  opiner  ,  à 
décider,  à  conclure  suivant  le  mouvement  de  cette  passion  dont  il  est  es- 
clave? quelle  détermination  ne  se  sent-il  pas  à  trouver  juste  et  raisonnable 
tout  ce  qui  la  favorise,  et  à  rejeter  tout  ce  qui  l'en  devrait  guérir?  Prenons 
de  toutes  les  passions  la  plus  connue  et  la  plus  ordinaire.  On  a  dans  le 
monde  un  attachement  criminel  ,  et  on  veut  l'accorder  avec  la  conscience  : 
que  ne  fait-on  pas  pour  cela  ?  S'il  s'agit  de  régler  des  commerces ,  de  re- 
trancher des  libertés ,  de  quitter  et  de  fuir  des  occasions  qui  entretiennent 
le  désordre  de  cette  honteuse  passion,  du  moment  que  le  cœur  en  est  pos- 
sédé ,  combien  de  raisons  fausses ,  mais  spécieuses ,  ne  suggère-t-elle  pas  à 
l'esprit  pour  étendre  là-dessus  les  bornes  de  la  conscience ,  pour  secouer  le 
joug  du  précepte,  pour  en  adoucir  la  rigueur,  pour  contester  le  droit  , 
quoique  évident,  pour  ne  pas  convenir  des  faits,  quoique  visibles?  Par 
exemple  ,  pour  ne  pas  convenir  du  scandale,  quoiqu'il  soit  réel,  et  peut- 
être  même  public  ;  pour  soutenir  que  l'occasion  n'est  ni  prochaine,  ni  vo- 
lontaire, quoiqu'elle  soit  l'un  et  l'autre  ;  pour  faire  valoir  de  vains  prétextes , 
des  impossibilités  apparentes  de  sortir  de  l'engagement  où  l'on  est  ;  pour 
justifier  ou  pour  colorer  les  délais  opiniâtres  qu'on  y  apporte.  De  la  ma- 
nière qu'est  fait  l'homme ,  quand  sa  passion  est  d'un  côté  et  son  devoir  de 
l'autre,  ou  plutôt,  quand  son  cteur  a  pris  parti,  quel  miracle  ne  serait-ce 
pas  s'il  conservait  dans  cet  état  une  conscience  pure  et  saine,  je  dis  pure  et 
saine  d'erreurs  ? 

Mais  s'il  est  aisé  de  se  faire  une  fausse  conscience  en  se  la  formant  selon 
ses  désirs,  beaucoup  plus  l'est-il  encore  en  se  la  formant  selon  ses  intérêts; 
et  c'est  ici  où  je  vous  prie  de  renouveler  votre  attention.  Car,  comme  rai- 
sonne fort  bien  saint  Chrysostome,  c'est  particulièrement  l'intérêt  qui  excite 
les  désirs  ,  et  qui  leur  donne  cette  vivacité  si  propre  à  aveugler  l'homme 
dans  les  voies  du  salut.  En  effet,  mes  chers  auditeurs ,  pourquoi  se  fait-on 
dans  le  monde  des  consciences  erronées,  sinon  parce  qu'on  a  dans  le  monde 
des  intérêts  à  sauver ,  et  auxquels ,  quoi  qu'il  en  puisse  être,  on  n'est  pas 
résolu  de  renoncer?  Et  pourquoi  tous  les  jours,  en  mille  choses  que  la  loi 
de  Dieu  défend,  étouffe-t-on  les  remords  de  la  conscience  les  plus  vifs,  si- 
non parce  qu'il  n'y  en  a  pas  de  si  vifs  que  la  cupidité,  encore  plus  vive,  et 
l'intérêt,  plus  fort  que  la  conscience,  n'aient  le  pouvoir  d'étouffer?  On  nous 
l'a  dit  cent  fois,  et  malgré  nous-mêmes  peut-être  l'avons-nous  reconnu  : 
dès  qu'il  ne  s'agit  point  de  l'intérêt,  il  ne  nous  coûte  rien  d'avoir  une  cons- 
cience droite ,  ni  d'être  réguliers  et  même  sévères  en  ce  qui  regarde  les 
obligations  de  la  conscience.  Notre  intérêt  cessant  ou  mis  à  part,  ces  obli- 
gations de  conscience  n'ont  rien  d'onéreux  que  nous  n'approuvions,  et  même 
que  nous  ne  goûtions.  Nous  en  jugeons  sainement,  nous  en  parlons  élo- 
quemment,  nous  en  faisons  aux  autres  des  leçons,  nous  en  poussons  l'exac- 
titude jusqu'à  la  plus  rigide  perfection  ,  et  nous  témoignons  sur  ce  point 
de  l'horreur  pour  tout  ce  qui  n'est  pas  conforme  à  la  pureté  de  nos  prin- 
cipes. Mais  est-il  question  de  notre  intérêt?  se  présentc-t-il  une  occasion  où 


SUR    LA    FAUSSE    CONSCIENCE.  Q3 

par  malheur  l'intérêt  et  cette  pureté  de  principes  ne  se  trouvent  pas  «l'ac- 
cord ensemble?  vous  savez,  Chrétiens,  combien  nous  sommes  ingénieux  à 
noustromper.  Des  là  nos  lumières  s'affaiblissent,  dès  là  notre  sévérité  se  dé- 
ment ,  dès  là  nous  ne  voyons  plus  les  choses  avec  cet  œil  simple  ,  cet  œil 
épuré  de  la  corruption  du  siècle.  Parce  qu'il  y  va  de  notre  intérêt,  ces  opi- 
nions, qui  jusqu'alors  nous  avaient  paru  relâchées,  ne  nous  semblent  plus 
si  larges  ;  et  les  examinant  de  plus  près  ,  nous  y  découvrons  du  bon  sens. 
Ces  probabilités  dont  le  seul  nom  nous  choquait  et  nous  scandalisait,  dans 
le  cas  de  notre  intérêt  ne  nous  paraissent  plus  si  odieuses.  Ce  que  nous  con- 
damnions auparavant  comme  injuste  et  insoutenable,  à  la  vue  de  noire  in- 
térêt change  de  face,  et  nous  paraît  plein  d'équité.  Ce  que  nous  blâmions 
dans  les  autres  commence  à  être  légitime  et  excusable  pour  nous.  Peut-être 
ne  laissons-nous  pas  de  disputer  un  peu  avec  nous-mêmes  ;  mais  enfin 
nous  nous  rendons  ;  et  cet  intérêt  dont  nous  ne  voulons  pas  nous  dépouiller, 
par  une  vertu  bien  surprenante,  fait  prendre  à  nos  consciences  tel  biais  et 
tel  pli  qu'il  nous  plait  de  leur  donner. 

En  quoi  avons-nous  communément  la  conscience  exacte ,  et  sur  quoi 
sommes-nous  sévères  dans  nos  maximes?  confessons-le  de  bonne  foi:  sur 
ce  qui  n'est  pas  de  notre  intérêt,  sur  ce  qui  touche  les  devoirs  des  autres, 
sur  ce  qui  n'a  nul  rapport  à  nous  :  c'est-à-dire  que  chacun  pour  son  pro- 
chain est  consciencieux  jusqu'à  la  sévérité  :  pourquoi?  parce  qu'on  n'a  ja- 
mais d'intérêt  à  être  relâché  pour  autrui,  et  qu'on  a  plutôt  intérêt  à  ne 
l'être  pas;  parce  qu'on  se  fait  même,  aux  dépens  d'autrui,  un  honneur 
et  un  intérêt  de  cette  sévérité.  Mais  au  même  temps,  par  un  aveuglement 
grossier  dont  il  y  a  peu  d'àmes  fidèles  qui  sachent  bien  se  garantir,  cha- 
cun n'est  consciencieux  pour  soi  qu'autant  que  la  nécessité  de  ses  affaires, 
qu'autant  que  l'avancement  de  sa  fortune ,  qu'autant  que  le  succès  de 
ses  entreprises,  en  un  mot,  qu'autant  que  son  intérêt  le  peut  souffrir  : 
et  de  là  vient  que  l'erreur  et  l'iniquité  sont  aujourd'hui  si  répandues 
dans  les  consciences  des  hommes.  Ecoutez  un  laïque  discourir  sur  les 
points  de  conscience  qui  concernent  les  ecclésiastiques;  c'est  un  oracle  qui 
parle,  et  rien  n'approche  de  ses  lumières  :  mais  voyez  comment  il  raisonne 
pour  lui-même ,  ou  plutôt  jugez-en  par  ses  actions  :  à  peine  lui  trouve- 
rez-vous  souvent  de  la  conscience,  et  cet  oracle  prétendu  vous  fera  pitié. 

Voulez-vous,  Chrétiens,  que  je  vous  fasse  sentir  cette  vérité?  elle  est 
trop  importante  pour  ne  la  pas  mettre  dans  tout  son  jour.  Appliquez-vous 
à  ma  supposition.  Que  je  ramasse  dans  ce  discours  tout  ce  qu'enseignent 
les  théologiens ,  je  dis  les  théologiens  les  plus  modérés  et  les  plus  éloignés 
de  porter  les  choses  jusqu'à  l'excès  d'une  indiscrète  sévérité;  je  dis  même, 
si  vous  voulez,  les  plus  commodes,  et  les  plus  soupçonnés,  soit  avec  sujet, 
soit  sans  sujet,  de  pencher  vers  le  relâchement  :  que  je  ramasse,  dis-je, 
tout  ce  qu'ils  enseignent  et  qu'ils  soutiennent  être  d'une  obligation  étroite 
de  conscience,  et  à  quoi  néanmoins  la  conscience  souvent  des  plus  zélés 
contre  eux  et  contre  leur  morale  n'est  pas  dans  la  disposition  de  se  sou- 
mettre. Tout  commodes  qu'on  les  prétend,  que  je  rapporte  ici,  sans  y  rien 
ajouter  et  dans  les  termes  les  plus  simples,  leurs  décisions  sur  certains 


64  SUR    LA    FAUSSE    CONSCIENCE. 

chefs  qui  touchent  les  intérêts  <les  hommes,  et  que  j'en  fasse  l'application 
à  tel  qui  se  pique  le  plus  d'une  conscience  timorée,  il  y  en  aura  peu  dans 
cette  assemblée  que  je  ne  confonde,  et  peut-être  intérieurement  que  je  ne  ré- 
volte. Que  je  remontre,  par  exemple,  à  un  bénéficier  jusqu'où  va  la  sévé- 
rité de  ces  théologiens  indulgents ,  sur  cinq  ou  six  articles  essentiels  dont 
je  veux  bien  lui  épargner  le  détail  ;  pour  peu  qu'il  ait  de  sincérité  et  de 
droiture ,  il  s'humiliera  devant  Dieu ,  et  reconnaîtra  qu'il  est  encore  bien 
éloigné  de  cette  exactitude  dont  il  se  flattait  :  mais  pour  peu  que  la  vérité  le 
blesse,  il  s'offensera  de  celle-ci.  Si  je  ne  m'adressais  qu'à  lui,  tous  les  au- 
tres qui  m'écoutent,  n'y  étant  point  intéressés,  loueraient  mon  zèle,  et  s'é- 
crieraient que  j'ai  raison.  Mais  que  j'étende  l'induction  jusqu'à  leurs  per- 
sonnes et  à  leur  état ,  que  je  passe  du  bénéficier  au  financier,  du  financier 
au  magistrat,  du  magistrat  au  marchand  et  à  l'artisan;  qu'avec  la  sainte 
liberté  de  la  chaire  je  marque  à  chacun  en  particulier  en  quoi  devrait  con- 
sister pour  lui  la  sévérité  de  la  morale  chrétienne ,  s'il  voulait  l'embras- 
ser de  honne  foi,  et  que  je  le  convainque,  comme  il  me  serait  aisé,  que 
c'est  sur  cela  même  qu'il  donne  dans  les  plus  grands  relâchements  dont  il 
ne  s'aperçoit  pas ,  et  à  quoi  il  ne  pense  pas  ;  que  je  les  lui  fasse  connaître, 
et  que  sans  nul  ménagement  je  les  lui  mette  devant  lies  yeux ,  oui ,  je  le 
répète,  'peu  s'en  faudra  que  tout  mon  auditoire  ne  s'élève  contre  moi.  Et 
pourquoi?  ah!  Chrétiens,  c'est  ici  la  contradiction.  Nous  voulons  une  mo- 
rale étroite  en  spéculation,  et  non  en  pratique;  une  morale  étroite,  mais 
qui  ne  nous  oblige  à  rien ,  qui  ne  nous  incommode  en  rien ,  qui  ne  nous 
contraigne  sur  rien  ;  une  morale  étroite  selon  notre  goût,  selon  nos  idées, 
selon  notre  humeur,  selon  nos  intérêts;  une  morale  étroite  pour  les  au- 
tres, et  non  pas  pour  nous;  une  morale  étroite  qui  nous  laisse  la  liberté  de 
juger,  de  parler,  de  railler,  de  censurer;  en  un  mot,  une  morale  étroite 
qui  ne  le  soit  pas  :  et  de  là  vient  que  ce  prétendu  zèle  de  morale  étroite 
n'empêche  pas  que  dans  le  monde ,  et  dans  le  monde  même  chrétien ,  on 
ne  se  forme  tous  les  jours  de  fausses  consciences. 

Mais  j'ai  dit,  et  je  le  redis,  que  ce  sont  surtout  les  grands  qui  se  trou- 
vent plus  exposés  au  malheur  de  la  fausse  conscience  ;  et  le  devoir  de  mon 
ministère,  le  zèle  que  Dieu  m'inspire  pour  leur  salut,  ne  me  permet  pas 
de  leur  taire  une  vérité  aussi  essentielle  que  celle-là.  Plus  exposés,  comme 
grands,  au  malheur  de  la  fausse  conscience  :  pourquoi?  par  mille  raisons  évi- 
dentes qu'ils  ne  sauraient  trop  méditer.  C'est  qu'étant  grands  et  élevés,  ils 
ont  des  intérêts  plus  difficiles  à  accorder  avec  la  foi  de  Dieu,  et  par  conséquent 
plus  sujets  à  devenir  la  matière  et  le  fond  d'une  conscience  erronée.  Car  ce  ne. 
sont  pas  les  intérêts  des  grands  qui  font  que ,  dans  leurs  entreprises  et  dans 
leurs  desseins,  Dieu  est  rarement  consulté;  que  chez  eux  le  ressort  de  la  con- 
science est  si  souvent  affaibli  par  celui  de  la  politique;  ou,  plutôt,  que  la 
politique  est  presque  toujours  la  règle  de  leurs  plus  importantes  actions, 
pendant  que  la  conscience  n'est  écoutée  ni  ne  décide  que  sur  les  moindres  ; 
que  ce  qui  s'appelle  leur  intérêt  n'est  presque  jamais  pesé  dans  la  balance 
de  ce  jugement  redoutable ,  où  eux-mêmes  néanmoins  ils  doivent  l'être  un 
jour  :  comme  si  leur  intérêt  était  quelque  chose  pour  eux  de  plus  privilé- 


SUR    LA    FAUSSE    CONSCIENCE.  .  65 

gié  qu'eux-mêmes  ;  comme  si  la  politique  des  hommes  pouvait  prescrire 
contre  le  droit  de  Dieu  ;  comme  si  la  conscience  n'était  un  lien  que  poul- 
ies âmes  vulgaires.  Plus  exposés,  comme  grands,  au  malheur  de  la  fausse 
conscience  :  pourquoi  ?  c'est  que  tout  ce  qui  les  environne  contribue  à  la 
former  en  eux.  Rien,  dit  saint  Bernard,  n'est  plus  propre  à  séduire  une 
conscience  que  les  applaudissements,  que  les  louanges,  que  les  complai- 
sances éternelles,  que  de  n'être  jamais  contredit,  que  d!être  toujours  sûr 
de  trouver  des  approbateurs  :  or  tel  est  le  funeste  sort  de  ceux  que  Dieu 
élève  dans  le  monde.  Plus  exposés,  comme  grands,  par  la  fatalité  de  leur 
état,  au  malheur  de  la  fausse  conscience  :  pourquoi?  parce  que  souvent  ils 
sent  servis  par  des  hommes  dont  l'intérêt  capital  est  de  les  tromper,  des 
hommes  dont  toutes  les  vues  sont  peut-être  fondées  sur  l'aveuglement  de 
la  conscience  de  leurs  maîtres ,  des  hommes  qui  seraient  désolés  si  leurs 
maîtres  avaient  une  conscience  plus  exacte ,  par  conséquent  des  hommes 
dont  tout  le  soin  est  de  jeter  dans  l'illusion  ces  maîtres  dont  ils  ont  la  con- 
fiance, et  de  les  y  entretenir,  soit  par  les  conseils  qu'ils  leur  donnent,  soit 
par  les  sentiments  qu'ils  leur  inspirent. 

J'ai  dit  même,  plus  en  particulier,  que  dans  le  monde  où  vous  vivez, 
qui  est  la  cour ,  le  désordre  de  la  fausse  conscience  était  encore  bien  plus 
commun  et  bien  plus  difficile  à  éviter,  et  je  suis  certain  que  vous  en  tom- 
berez vous-mêmes  d'accord  avec  moi.  Car  c'est  à  la  cour  où  les  passions 
dominent,  où  les  désirs  sont  plus  ardents,  où  les  intérêts  sont  plus  vifs, 
et  par  une  conséquence  infaillible ,  où  s'aveuglent  plus  aisément  et  se  per- 
vertissent les  consciences  même  les  plus  éclairées  et  les  plus  droites.  C'est 
à  la  cour  où  cette  divinité  du  monde ,  je  veux  dire  la  fortune ,  exerce  sur 
les  esprits  des  hommes ,  et  ensuite  sur  leurs  consciences ,  un  empire  plus 
absolu.  C'est  là  où  la  vue  de  se  maintenir,  où  l'impatience  de  s'élever,  où 
l'entêtement  de  se  pousser,  où  la  crainte  de  déplaire ,  où  l'envie  de  se  ren- 
dre agréable ,  forment  des  consciences  qui  passeraient  partout  ailleurs  pour 
monstrueuses,  mais  qui,  se  trouvant  là  autorisées  par  l'usage  et  la  cou- 
tume ,  semblent  y  avoir  acquis  un  droit  de  possession  et  de  prescription. 
A  force  de  vivre  à  la  cour  sans  autre  raison  que  d'y  avoir  vécu,  on  se  trouve 
rempli  de  ses  erreurs.  Quelque  droiture  de  conscience  qu'on  y  eût  apportée, 
à  force  d'en  respirer  l'air  et  d'en  écouter  le  langage ,  on  s'accoutume  à  l'i- 
niquité, on  n'a  plus  tant  d'horreur  du  vice;  et  après  l'avoir  longtemps 
blâmé ,  mille  fois  condamné ,  on  le  regarde  enfin  d'un  œil  plus  favorable , 
on  le  souffre ,  on  l'excuse ,  c'est-à-dire  qu'on  se  fait ,  sans  le  remarquer , 
une  conscience  nouvelle,  et  que,  par  un  progrès  insensible,  de  chrétien 
qu'on  était,  on  devient  peu  à  peu  tout  mondain,  et  presque  païen. 

Vous  diriez ,  et  il  semble  en  effet  qu'il  y  ait  pour  la  cour  d'autres  principes 
de  religion  que  pour  le  reste  du  monde,  et  que  le  courtisan  ait  un  titre  pour 
se  faire  une  conscience  différente  en  espèce  et  en  qualité  de  celle  des  autres 
hommes  :  car  telle  est  l'idée  qu'on  en  a ,  si  bien  confirmée ,  ou  plutôt  si 
malheureusement  justifiée  par  l'expérience.  Voici,  dis-je,  ce  qu'on  en  pense 
et  ce  qu'on  en  dit  tous  les  jours  :  que  quand  il  s'agit  de  la  conscience  d'un 
homme  de  cour,  on  a  toujours  raison  Â^|'|1nrAW{to  e*  de  nv  compter  pas 

j&knta  Notre  Dame  *   ™m 


Acaaemw  .*— 

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O.tano 


00  SIR    T. A    FAUSSE    CONSCIENCE. 

plus  que  sur  son  désintéressement.  Cependant,  mes  chers  auditeurs,  saint, 
Paul  nous  assure  qu'il  n'y  a  qu'un  Dieu  et  une  foi  :  et  malheur  à  celui 
qui  le  divisant ,  ce  seul  Dieu ,  le  représentera  à  la  cour  moins  ennemi  des 
dérèglements  des  hommes  que  hors  de  la  cour,  ou  qui,  partageant  cette 
foi,  la  supposera  plus  indulgente  pour  une  condition  que  pour  l'autre!  Ana- 
thème  ,  mes  Frères ,  disait  le  grand  Apôtre,  à  quiconque  vous  prêchera  un 
autre  Evangile  que  celui  que  je  vous  ai  prêché  !  Fût-ce  un  ange  descendu 
du  ciel  qui  vous  l'annonçât,  cet  Evangile  différent  du  mien,  tenez-le  pour 
séducteur  et  pour  imposteur.  Ainsi,  Chrétiens,  anathème  à  quiconque  vous 
dira  jamais  qu'il  y  ait  pour  vous  d'autres  lois  de  conscience  que  ces  mêmes 
lois  sur  lesquelles  les  derniers  des  hommes  doivent  être  jugés  de  Dieu!  et 
anathème  à  quiconque  ne  vous  dira  pas  que  ces  lois  générales  sont  pour 
vous  d'autant  plus  terribles  que  vous  avez  plus  de  penchant  à  vous  en 
émanciper,  et  que  vous  êtes  à  la  cour  dans  un  plus  évident  péril  de  les 
violer  ! 

Reprenons  et  concluons  :  désirs  et  intérêts  des  hommes ,  sources  mau- 
dites de  toutes  les  fausses  consciences  dont  le  monde  est  plein.  Désirs  et  in- 
térêts des  hommes,  qui  faisaient  tirer  à  David  cette  triste  conséquence,  dont 
il  n'exceptait  nulle  condition  :  Omnes  declinaverunt  *  :  tous  se  sont  égarés, 
tous  ont  marché  dans  la  voie  du  mensonge  et  de  l'erreur ,  tous  ont  eu  des 
consciences  corrompues  et  même  des  consciences  abominables  :  Corrupti 
sunt,  et  abominobiles  facti  sunt 2  :  pourquoi?  parce  que  tous  ont  été  pas- 
sionnés et  intéressés.  0  mon  Dieu ,  faites-nous  bien  comprendre  cette  vé- 
rité ,  et  qu'elle  demeure  pour  jamais  profondément  gravée  dans  nos  esprits  ! 
Puisqu'il  est  vrai  que  ce  sont  nos  désirs  qui  nous  aveuglent,  ne  nous  livrez 
pas  aux  désirs  de  notre  cœur  ;  puisque  ce  sont  nos  intérêts  qui  nous  per- 
vertissent ,  ne  permettez  pas  que  ces  intérêts  nous  dominent.  Donnez-nous, 
Seigneur,  des  cœurs  droits  qui ,  soumis  à  la  raison ,  tiennent  en  bride  toutes 
nos  passions  ;  donnez-nous  des  âmes  généreuses  et  supérieures  à  tous  les 
intérêts  du  monde.  Par  là  nos  consciences,  qui  sont  nos  voies,  seront  re- 
dressées ,  et  par  là  nous  accomplirons  la  parole  du  précurseur  de  Jésus- 
Christ  :  Dirigite  viam  Domini.  Mais  autant  qu'il  est  aisé  de  se  faire  dans 
le  monde  une  fausse  conscience ,  autant  est-il  dangereux  de  s'y  livrer  et 
de  la  suivre  :  c'est  le  sujet  de  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME   PARTIE. 

Toute  erreur  est  dangereuse ,  surtout  en  matière  de  mœurs  ;  mais  il  n'y 
en  a  point  de  plus  préjudiciable,  ni  de  plus  pernicieuse  dans  ses  suites, 
que  celle  qui  s'attache  au  principe  et  à  la  règle  même  des  mœurs ,  qui  est 
la  conscience.  Votre  œil,  disait  le  Fils  de  Dieu  dans  l'Évangile,  est  la 
lumière  de  votre  corps  :  si  votre  œil  est  pur,  tout  votre  corps  sera  éclairé; 
mais  s'il  ne  l'est  pas ,  tout  votre  corps  sera  dans  les  ténèbres.  Prenez  donc 
bien  garde,  ajoutait  le  Sauveur  du  monde ,  que  la  lumière  qui  est  en  vous 
ne  soit  elle-même  que  ténèbres  :  Vide  ergo  ne  lumen  quod  in  te  est,  te- 
nebrœ  sint 3.  Or  l'œil  dont  parlait  Jésus-Christ,  dans  le  sens  littéral  de  ce 

»  Psalm.  42.  —  *  ttiid.  —  }  Lue.,  11. 


SUR    LA    FAUSSE    CONSCIENCE.  (17 

passage,  n'est  rien  autre  chose  que  la  conscience  qui  nous  éclaire,  qui  nous 
dirige ,  et  qui  nous  fait  agir.  Si  la  conscience  selon  laquelle  nous  agissons 
est  pure  et  sans  mélange  d'erreur,  c'est  une  lumière  qui  se  répand  surtout 
le  corps  de  nos  actions ,  ou ,  pour  mieux  dire ,  toutes  nos  actions  sont  des 
actions  de  lumière  ;  et  pour  user  encore  du  terme  de  l'Apôtre ,  ce  sont  des 
fruits  de  lumière  :  Fructus  lucis  *  ;  tout  ce  que  nous  faisons  est  saint,  loua- 
ble, digne  de  Dieu.  Au  contraire,  si  la  conscience,  qui  est  le  flambeau  et 
la  lumière  de  notre  àme,  vient  à  se  changer  en  ténèbres  par  les  erreurs 
grossières  dont  nous  nous  laissons  préoccuper ,  c'est  alors  que  toutes  nos 
actions  deviennent  des  œuvres  de  ténèbres,  et  qu'on  peut  bien  nous  appli- 
quer ce  reproche  de  Jésus-Christ  :  Si  lumen  quod  in  te  est  tenehrœ  simt, 
ip$m  teneur œ  quant œ  eruntt?  Hé!  mon  Frère!  si  ce  qui  devait  être  votre 
lumière  n'est  que  ténèbres,  que  sera-ce  de  vos  ténèbres  mêmes,  c'est-à- 
dire  si  ce  que  vous  appelez  votre  conscience ,  et  que  vous  croyez  une  cons- 
cience droite,  n'est  qu'illusion,  que  désordre,  qu'iniquité,  que  sera-ce  de 
ce  que  votre  conscience  même  condamne  et  réprouve?  que  sera-ce  de  ce  que 
vous  reconnaissez  vous-même  pour  iniquité  et  pour  désordre  ? 

Voilà,  mes  chers  auditeurs,  l'écueil  que  nous  avons  à  éviter  :  car  de  là 
s'ensuivent  des  maux  d'autant  plus  affligeants  et  plus  étonnants,  qu'à  force 
de  s'y  accoutumer,  on  ne  s'en  étonne  plus,  et  l'on  ne  s'en  afflige  plus. 
Écoutez-en  le  détail  :  peut-être  en  serez-vous  touchés.  Il  s'ensuit  de  là  qu'a- 
vec une  fausse  conscience  il  n'y  a  point  de  mal  qu'on  ne  commette.  Il  s'en- 
suit de  là  qu'avec  une  fausse  conscience ,  on  commet  le  mal  hardiment  et 
tranquillement.  Enfin,  il  s'ensuit  de  là  qu'avec  une  fausse  conscience,  on 
commet  le  mal  sans  ressource  et  sans  nulle  espérance  de  remède.  Malheurs 
dont  il  faut  aujourd'hui  nous  préserver ,  si  nous  ne  voulons  pas  exposer 
notre  àme  à  une  perte  irréparable  et  à  une  éternelle  damnation. 

Non,  Chrétiens,  avec  une  fausse  conscience  il  n'y  a  point  de  mal  qu'on 
ne  fasse  :  dites-moi  celui  qu'on  ne  fait  pas,  et  par  là  vous  comprendrez 
mieux  la  vérité  de  ma  proposition.  Pour  vous  la  faire  toucher  au  doigt,  je 
vous  demande  jusqu'où  ne  va  pas  le  dérèglement  d'une  conscience  aveugle 
et  présomptueuse?  Du  moment  qu'elle  s'est  érigée  en  conscience,  dites-moi 
les  crimes  qu'elle  n'excuse  pas,  et  qu'elle  ne  colore  pas?  Quand ,  par  exem- 
ple, l'ambition  s'est  fait  une  conscience  de  ses  maximes  pour  parvenir  à 
ses  fins,  dites-moi  les  devoirs  qu'elle  ne  viole  pas,  les  sentiments  d'huma- 
nité qu'elle  n'étouffe  pas ,  les  lois  de  probité,  d'équité ,  de  fidélité,  qu'elle 
ne  renverse  pas?  Conscience  tant  qu'il  vous  plaira  :  corrompue  qu'elle  est 
par  l'ambition,  dites-moi  les  malignes  jalousies  qu'elle  n'inspire  pas,  les 
damnables  intrigues  qu'elle  n'entretient  pas  ;  les  fourberies ,  les  trahisons 
dont,  s'il  est  nécessaire,  elle  ne  s'aide  pas?  Quand  la  conscience  est  de  con- 
cert avec  la  cupidité  et  l'envie  d'avoir,  dites-moi  les  injustices  qu'elle  né 
permet  pas ,  les  usures  qu'elle  ne  favorise  pas,  les  simonies  qu'elle  ne  pal- 
lie pas,  les  vexations ,  les  violences,  les  mauvais  procès ,  les  chicanes  qu'elle 
ne  justifie  pas?  Quand  la  conscience  est  formée  par  l'animosité  et  la  haine, 
dites-moi  les  ressentiments,  les  aigreurs  qu'elle  n'autorise  pas,  les  ven- 

•  Ephes.,  5.  —  »  Matth.,  G. 


08  SUR    LA    FAUSSE    CONSCIENCE. 

geances  qu'elle  n'appuie  pas ,  les  divisions  scandaleuses,  les  inimitiés  qu'elle 
ne  fomente  pas,  les  fiertés,  les  duretés  qu'elle  n'approuve  pas?  Non,  encore 
une  fois ,  rien  ne  l'arrête  :  pervertie  qu'elle  est  d'une  part ,  et  néanmoins 
conscience  de  l'autre,  elle  ose  tout,  elle  entreprend  tout,  elle  se  porte  à  tout. 
Elle  couvre  la  multitude  des  péchés,  et  des  péchés  les  plus  énormes,  non 
pas  comme. la  charité ,  en  les  effaçant ,  mais  en  les  tolérant ,  en  les  soute- 
nant, en  les  défendant. 

Avec  une  fausse  conscience ,  que  ne  firent  pas  les  Juifs?  Ils  crucifièrent 
le  Saint  des  saints,  ils  mirent  à  mort  Jésus-Christ.  Voilà  jusqu'où  pouvait 
aller  la  fausse  conscience  des  hommes ,  et  voilà  jusqu'où  s'est  portée  la  fausse 
conscience  d'un  peuple  qui,  d'ailleurs,  se  piquait  et  se  glorifiait  d'avoir  de 
la  religion.  Du  plus  horrible  de  tous  les  crimes,  qui  était  le  déicide,  il  s'est 
fait  une  religion,  et,  par  le  même  principe,  on  commet  tous  les  jours  dans 
le  monde,  quoique  sans  effusion  de  sang,  les  plus  cruels  homicides.  C'est- 
à-dire  ,  avec  une  fausse  conscience ,  on  égorge  son  prochain ,  on  lui  porte 
en  secret  des  coups  mortels,  on  lui  ôte  l'honneur,  qui  lui  est  plus. cher 
que  la  vie  ;  on  détruit  sa  réputation ,  on  ruine  par  de  mauvais  offices  sa 
fortune  et  son  crédit.  Ne  vous  offensez  pas  de  la  comparaison  des  Juifs; 
elle  n'a  que  trop  de  fondement.  En  effet ,  avec  une  fausse  conscience ,  les 
Juifs  n'appréhendèrent  point  d  être  souillés  du  sang  du  Juste,  qu'ils  de- 
manderont à  Pilate ,  quoiqu'on  même  temps ,  scrupuleux  et  supersti- 
tieux, ils  refusassent  d'entrer  chez  Pilate  même,  parce  qu'il  était  gentil , 
et  qu'ils  craignaient  de  devenir  impurs  et  de  se  mettre  hors  d'état  de 
manger  la  Pàque.  Et  par  un  abus  tout  semblable ,  et  ïi  commun  aujour- 
d'hui dans  le  monde ,  avec  une  fausse  conscience  on  avale  le  chameau  et 
on  le  digère,  tandis  qu'on  craint  d'avaler  le  moucheron.  C'est-à-dire, 
avec  une  fausse  conscience,  on  s'abandonne  aux  plus  violentes  et  aux  plus 
ardentes  passions,  on  se  satisfait,  on  se  venge,  on  s'empare  du  bien 
<T autrui,  on  le  retient  injustement,  on  dévore  la  veuve  et  l'orphelin,  on 
dépouille  le  pauvre  et  le  faible ,  tandis  qu'à  l'exemple  des  pharisiens  on 
se  fait  des  crimes  de  certains  points  très-peu  importants  ;  on  est  exact  et 
régulier  comme  eux  jusqu'au  scrupule  sur  de  légères  observances  qui  ne 
regardent  que  les  dehors  de  la  religion,  pendant  que  l'on  se  moque  et 
que  l'on  se  joue  de  ce  qu'il  y  a  dans  la  religion  et  dans  la  loi  de  Dieu  de 
plus  grand  et  de  plus  indispensable,  savoir  :  la  justice,  la  miséricorde  et 
la  foi. 

Qu'est-ce  que  la  fausse  conscience?  un  abîme,  dit  saint  Bernard,  mais 
un  abime  inépuisable  de  péchés  :  Conscientla  quasi  abyssus  multa  i  ;  une 
mer  profonde  et  affreuse,  dont  on  peut  bien  dire  que  c'est  là  où  se  trouvent 
des  reptiles  sans  nombre  :  Mare  magnum  ac  spatiosum;  illhc  reptilia,  quo- 
rum non  est  numerus2.  Pourquoi  des  reptiles?  parce  que  de  même,  dit  ce 
Père,  que  le  reptile  s'insinue  et  se  coule  subtilement,  aussi  le  péché  se 
glisse-t-il  comme  imperceptiblement  dans  une  conscience  où  la  passion  et 
l'erreur  lui  donnent  entrée.  Et  pourquoi  des  reptiles  sans  nombre?  parce 
que  de  même  que  la  mer,  par  une  prodigieuse  fécondité,  est  abondante  en 

«  Bern.  —  '  Psalm.  103. 


SUR    LA    FAUSSE    CONSCIENCE.  69 

reptiles,  dont  elle  produit  des  espèces  innombrables,  et  de  chaque  espèce 
un  nombre  infini,  aussi  la  conscience  erronée  est-elle  féconde  en  toutes 
sortes  de  péchés  qui  naissent  d'elle  et  qui  se  multiplient  en  elle. 

Car  c'est  là,  poursuit  saint  Bernard,  où  s'engendrent  les  monstres  :  //- 
lie  reptilia.  C'est  dans  la  fausse  conscience  on  se  couvent  les  envies,  les 
aversions  noires  et  pleines  de  venin  ;  là  où  se  forment  les  médisances  raf- 
finées, les  calomnies  enveloppées,  les  intentions  de  nuire,  les  perfidies  dé- 
guisées, et,  par  une  maudite  politique,  artificieusement  dissimulées;  là 
où  croissent  et  se  nourrissent  les  désirs  charnels ,  suivis  de  consentements 
volontaires  que  l'on  ne  discerne  pas  ;  les  attachements  secrets ,  mais  crimi- 
nels, dont  on  ne  se  défie  pas  ;  les  passions  naissantes,  mais  bientôt  domi- 
nantes ,  auxquelles  on  ne  résiste  pas  ;  là  où  se  cache  l'orgueil  sous  le  masque 
de  l'humilité ,  l'hypocrisie  sous  le  voile  de  la  piété,  la  sensualité  la  plus  dan- 
gereuse sous  les  apparences  de  l'honnêteté  ;  là  où  les  vices  s'amassent  en 
foule ,  parce  que  c'est  là  qu'ils  sont  comme  dans  leur  centre  et  dans  leur 
élément  :  IUlc  reptilia,  quorum  non  est  numerus.  A  quoi  n'est-on  pas  ex- 
posé ,  et  de  quoi  n'est-on  pas  capable  en  suivant  une  conscience  aveuglée 
par  le  péché? 

N'en  demeurons  pas  là  :  j'ajoute  qu'avec  une  fausse  conscience,  on  com- 
met le  mal  hardiment  et  tranquillement.  Hardiment ,  parce  qu'on  n'y 
trouve  dans  soi-même  nulle  opposition  ;  tranquillement ,  parce  qu'on  n'en 
ressent  aucun  trouble ,  la  conscience ,  dit  saint  Augustin ,  étant  alors  d'in- 
telligence avec  le  pécheur,  et  le  pécheur,  dans  cet  état ,  ayant  fait  comme 
un  pacte  avec  sa  conscience ,  qui  le  met  enfin  dans  la  funeste  possession 
de  pécher  et  d'avoir  la  paix.  Or  la  paix  dans  le  péché  est  le  plus  grand  de 
tous  les  maux.  Non ,  Chrétiens ,  le  péché  sans  la  paix  n'est  point  absolu- 
ment le  plus  grand  mal  que  nous  ayons  à  craindre ,  et  la  paix  hors  du 
péché  serait  sans  exception  le  plus  grand  bien  que  nous  puissions  désirer. 
Mais  l'un  et  l'autre  ensemble ,  c'est-à-dire  la  paix  dans  le  péché ,  et  le  pé- 
ché avec  la  paix ,  c'est  le  souverain  mal  de  cette  vie ,  et  ce  qu'il  y  a  pour 
le  pécheur  de  plus  approchant  de  la  réprobation . 

Or  voilà,  mes  chers  auditeurs,  ce  que  produit  la  fausse  conscience. 
Prenez  garde,  s'il  vous  plaît ,  à  la  remarque  de  saint  Bernard  ,  qui  éclair- 
cira  ma  pensée.  Il  distingue  quatre  sortes  de  consciences  :  la  bonne,  tran- 
quille et  paisible;  la  bonne,  gênée  et  troublée;  la  mauvaise ,  dans  l'agita- 
tion et  dans  le  trouble  ;  la  mauvaise,  dans  le  calme  et  la  paix  :  et  là-dessus 
écoutez  comment  il  raisonne.  Une  bonne  conscience  tranquille  et  paisible, 
c'est,  dit-il,  sans  contestation  une  paradis  anticipé;  une  bonne  conscience 
gênée  et  troublée ,  c'est  comme  un  purgatoire  dans  cette  vie ,  dont  Dieu  se 
sert  quelquefois  pour  éprouver  les  âmes  les  plus  saintes  ;  une  mauvaise 
conscience  dans  l'agitation  et  dans  le  trouble  que  lui  cause  la  vue  de  ses 
crimes  ,  c'est  une  espèce  d'enfer.  Mais  il  y  a  encore ,  ajoute-t-il ,  quelque 
chose  de  pire  que  cet  enfer  :  et  quoi  ?  une  mauvaise  conscience  dans  la  paix 
et  dans  le  calme,  et  c'est  où  la  fausse  conscience  aboutit.  Car,  dans  la  con- 
science criminelle ,  mais  troublée  de  la  vue  de  son  péché,  quelque  image 
qu'elle  nous  retrace  de  l'enfer ,  au  moins  y  a-t-il  encore  des  lumières  ;  et 


70  SUa    LA    FAUSSE    CONSCIENCE. 

par  conséquent ,  au  moins  y  a-t-il  encore  des  principes  de  componction, 
de  contrition  ,  de  conversion.  Le  pécheur  se  révolte  contre  Dieu  ,  mais  au 
moins  sait-il  bien  qu'il  est  rebelle  ,  mais  au  moins  ressent-il  lui-même  le 
malheur  et  la  peine  de  sa  rébellion  ;  sa  passion  le  domine  ,  et  le  rend 
esclave  de  l'iniquité  ;  mais  au  moins  ne  l'empêche-t-elle  pas  de  connaître 
ses  devoirs  ,  ni  d'être  soumis  à  la  vérité.  Donnez-moi  le  mondain  le  plus 
emporté  dans  son  libertinage  ;  tandis  qu'il  a  une  conscience  droite,  il  n'est 
pas  encore  tout  à  fait  hors  de  la  voie  de  Dieu  :  pourquoi?  parce  que,  mal- 
gré ses  emportements ,  il  voit  encore  le  bien  et  le  mal ,  et  que  cette  vue 
peut  le  ramener  à  l'un  et  le  retirer  de  l'autre. 

Mais  dans  une  fausse  conscience  il  n'y  a  que  ténèbres ,  et  que  ténèbres 
intérieures ,  plus  funestes  mille  fois  que  ces  ténèbres  extérieures  dont  nous 
parle  le  Fils  de  Dieu ,  puisqu'elles  sont  la  source  de  l'obstination  du  pé- 
cheur et  de  son  endurcissement.  Ténèbres  intérieures  de  la  conscience ,  qui 
font  que  le  pécheur,  au  milieu  de  ses  désordres ,  est  content  de  lui-même, 
se  tient  sûr  de  Dieu ,  se  rend  de  secrets  témoignages  d'une  vaine  innocence 
dont  il  se  flatte ,  pendant  que  Dieu  le  réprouve ,  et  prononce  contre  lui  les 
plus  sévères  arrêts. 

Et  c'est  là,  Chrétiens,  ce  que  j'ai  prétendu,  quand  j'ai  dit,  en  dernier 
lieu ,  qu'avec  une  fausse  conscience  on  commet  le  mal  sans  ressource  ; 
car  la  grande  ressource  du  pécheur,  c'est  la  conscience  droite  et  saine,  qui, 
en  commettant  même  le  péché ,  le  condamne  et  le  reconnaît  comme  péché. 
C'est  par  là  que  Dieu  nous  rappelle ,  par  là  que  Dieu  nous  presse ,  par  là 
que  Dieu  nous  force ,  pour  ainsi  dire  ,  de  rentrer  dans  l'ordre ,  et  dans  la 
soumission  et  l'obéissance  due  à  sa  loi.  Ce  fut  par  là  que  la  grâce  de  Jésus- 
Christ  ,  victorieuse ,  triompha  du  cœur  d'Augustin  :  cette  rectitude ,  et , 
pour  ainsi  dire ,  cette  intégrité  de  conscience  que  saint  Augustin  avait  con- 
servée jusque  dans  ses  plus  grands  dérèglements  ,  fut  le  remède  et  la  gué- 
rison  de  ses  dérèglements  mêmes.  Oui,  Seigneur,  disait-il  à  Dieu,  dans 
cette  humble  confession  de  sa  vie  que  je  puis  proposer  aux  âmes  péniten- 
tes comme  un  parfait  modèle;  oui,  Seigneur,  voilà  ce  qui  m'a  sauvé,  ce 
qui  m'a  retiré  du  profond  abîme  de  mon  iniquité  :  ma  conscience ,  déclarée 
pour  vous  contre  moi  ;  ma  conscience,  quoique  coupable,  juge  équitable 
d'elle-même,  voilà  ce  qui  m'a  fait  revenir  à  vous.  Voyez-vous ,  Chrétiens, 
la  conduite  de  la  grâce  dans  la  conversion  d'Augustin?  ce  fonds  de  con- 
science qui  était  resté  en  lui ,  et  que  le  péché  même  n'avait  pu  détruire, 
fut  le  fonds  de  toutes  les  miséricordes  que  Dieu  voulait  exercer  sur  lui  : 
le  trouble  de  cette  conscience  criminelle,  mais,  malgré  son  péché,  con- 
forme à  la  loi,  fut  la  dernière  grâce,  mais  au  même  temps  la  plus  efficace 
et  la  plus  invincible  de  toutes  les  grâces ,  que  Dieu  s'était  réservée  pour 
fléchir  et  pour  amollir  la  dureté  de  ce  cœur  impénitent.  Pensée  consolante 
pour  un  pécheur  intérieurement  agité ,  et  livré  aux  remords  de  sa 
conscience  !  Tandis  que  ma  conscience  me  fait  souffrir  cette  gêne  cruelle, 
mais  salutaire  ;  tandis  qu'elle  me  reproche  mon  péché ,  Dieu  ne  m'a  pas 
encore  abandonné ,  sa  grâce  agit  encore  sur  moi  :  il  y  a  encore  pour  moi 
de  l'espérance  ;  mon  salut  est  encore  entre  mes  mains,  et  les  miséricordes 


SUR    LA    V .VISSE    CONSCIENCE.  71 

du  Seigneur  enfin  ne  sont  pas  encore  épuisées  :  ces  remords  dont  je  suis 
combattu  m'en  sont  une  preuve  et  une  conviction  sensible ,  puisque  Dieu 
me  marque  par  là  la  voie  que  je  dois  suivre  pour  retourner  à  lui. 

Et  en  effet,  avec  une  conscience  droite,  quelque  éloigné  de  Dieu  que 
l'on  puisse  être,  on  revient  de  tout.  C'est  ce  que  l'expérience  nous  fait 
voir  tous  les  jours  en  mille  sujets  où  Dieu ,  comme  dit  saint  Paul,  se  plaît 
à  manifester  les  richesses  de  sa  grâce,  et  qui ,  après  avoir  été  les  scandales 
du  monde  par  leur  vie  abominable,  en  deviennent,  par  leur  conversion, 
les  exemples  les  plus  éclatants  et  les  plus  édifiants.  Au  contraire ,  avec 
une  fausse  conscience ,  mortellement  blessé ,  on  est  dans  l'impuissance  de 
guérir  ;  engagé  dans  les  plus  grands  crimes  et  dans  les  plus  longs  égare- 
ments, on  est  sans  espérance  de  retour.  Avec  une  fausse  conscience,  on 
est  incorrigible  et  inconvertible  ;  on  s'opinâtre ,  on  s'endurcit ,  on  vit  et 
on  meurt  dans  son  péché  :  d'où  il  s'ensuit  que  la  fausse  conscience,   et 
surtout  la  paix  de  la  fausse  conscience,  dans  l'ordre  des  jugements  de 
Dieu,  doit  être  regardée  du  pécheur,  non-seulement  comme  une  punition 
de  Dieu ,  mais  comme  la  plus  formidable  des  vengeances  de  Dieu ,  mais 
comme  le  commencement  de  la  réprobation  de  Dieu. 

Et  voilà  pourquoi ,  dit  saint  Chrysostome  (ne  perdez  pas  cette  réflexion, 
qui  a  quelque  chose  de  touchant,  quoique  terrible),  quand  Isaïe,  animé 
du  zèle  de  la  gloire  et  des  intérêts  de  Dieu ,  semblait  vouloir  porter  Dieu 
à  punir  les  impiétés  de  son  peuple,  il  n'employait  point  d'autres  expres- 
sions que  celle-ci  :  Excœca  cor  popidi  hujus  i;  aveuglez  le  cœur  de  ce 
peuple ,  c'est-à-dire  la  conscience  de  ce  peuple.  Il  ne  lui  disait  pas  :  Sei- 
gneur ,  humiliez  ce  peuple ,  confondez  ce  peuple ,  accablez  ,  opprimez ,  rui- 
nez ce  peuple.  Tout  cela  lui  paraissait  peu  en  comparaison  de  l'aveuglement, 
et  c'est  à  cet  aveuglement  de  leurs  cœurs  qu'il  réduisait  tout  :  Excœca  cor. 
Comme  s'il  eut  dit  à  Dieu  :  C'est  par  là,  Seigneur,  que  vous  vous  vengerez 
pleinement.  Guerres,  pestes,  famines,  calamités  temporelles ,  ne  seraient 
pour  ces  âmes  révoltées  que  des  demi-châtiments  :  mais  répandez  dans 
leurs  consciences  des  ténèbres  épaisses ,  et  la  mesure  de  votre  colère ,  aussi 
bien  que  de  leur  iniquité,  sera  remplie.  Il  concevait  donc  que  l'aveuglement 
de  leur  fausse  conscience  était  la  dernière  et  la  plus  affreuse  peine  du  péché. 
Mais  c'est  pour  cela  même  que ,    par  un  esprit  tout  contraire  à  celui 
d'Isaïe ,  je  fais  aujourd'hui  une  prière  tout  opposée ,  en  disant  à  Dieu  : 
Ah!  Seigneur,  quelque  irrité  que  vous  soyez,  n'aveuglez  point  le  cœur  de 
ce  peuple ,  n'aveuglez  point  les  consciences  de  ceux  qui  m'écoutent  ;  et  que 
je  n'aie  pas  encore  le  malheur  de  servir  malgré  moi ,  par  l'abus  qu'ils  fe- 
raient de  votre  parole  et  de  mon  ministère ,  à  la  consommation  et  aux  tris- 
tes suites  de  leur  aveuglement.  Déchargez  votre  colère  sur  tout  le  reste, 
mais  épargnez  leurs  consciences.  Leurs  biens  et  leurs  fortunes  sont  à  vous, 
faites-leur-en  sentir  la  perte ,  mais  ne  les  privez  pas  de  ces  lumières  qui 
doivent  les  éclairer  dans  le  chemin  de  la  vertu.  Humiliez-les .  mortifiez- 
les,  appauvrissez-les,  anéantissez-les  selon  le  monde;  mais  n'éteignez  pas 
le  rayon  qui  leur  reste  pour  les  conduire.  A  toute  autre  punition  qu'il 

•   Isaï.,  0. 


73  St*R  LA   FAUSSE   CONSCIENCE. 

vous  plaira  de  les  condamner ,  ils  s'y  soumettront,  mais  ne  les  mettez  pas 
à  l'épreuve  de  celle-ci ,  en  leur  ôtant  la  connaissance  et  la  vue  de  leurs 
obligations;  car  ce  serait  les  perdre,  et  les  perdre  sans  ressource,  ce  serait 
dès  cette  vie  les  réprouver.  J'achève.  Fausse  conscience  aisée  à  former,  fausse 
conscience  dangereuse  et  pernicieuse  à  suivre ,  c'est  ce  que  je  vous  ai  fait 
voir.  Enfin  ,  fausse  conscience ,  excuse  inutile  pour  nous  justifier  devant 
Dieu  :  c'est  la  dernière  partie. 

TROISIÈME   PARTIE, 

lien  faut  convenir,  Chrétiens,  Dieu,  qui  est  miséricordieux,  aussi  bien  que 
juste,  ne  nous  ferait  pas  des  crimes  de  nos  erreurs,  si  c'étaient  des  erreurs 
involontaires  et  de  bonne  foi  ;  et  il  n'y  aurait  point  de  pécheur  qui  n'eût 
droit  de  se  prévaloir  de  sa  fausse  conscience ,  et  qui  ne  pût  avec  raison 
l'alléguer  à  Dieu  comme  une  légitime  excuse  de  son  péché,  si  la  fausse 
conscience  avait  ce  caractère  de  sincérité  dont  je  parle.  Mais  on  demande  si 
elle  l'a  toujours,  ou  du  moins  si  elle  l'a  souvent?  Cette  question  est  d'une 
extrême  conséquence,  parce  qu'elle  renferme  une  des  règles,  et  j'ose  dire 
des  plus  importantes  règles  d'où  dépend,  dans  l'usage  et  dans  la  pratique, 
le  discernement  et  le  jugement  exact  que  chacun  de  nous  doit  faire  des 
actions  de  sa  vie.  Il  s'agit  donc  de  savoir  si  ce  caractère  de  bonne  foi  con- 
vient ordinairement  aux  consciences  aveugles  et  erronées  des  pécheurs  du 
siècle  ;  en  sorte  qu'une  conscience  aveugle  et  erronée  à  l'égard  des  pécheurs 
du  siècle  puisse  communément  leur  être  un  titre  pour  se  disculper  et  se 
justifier  devant  Dieu.  Ah!  mes  chers  auditeurs,  plût  à  Dieu  que  cela  fût 
ainsi  !  un  million  de  péchés  cesseraient  aujourd'hui  d'être  péchés ,  et  le 
monde,  sans  grâce  et  sans  pénitence,  se  trouverait  déchargé  d'une  infinité 
de  crimes  dont  le  poids  a  fait  gémir  de  tout  temps  et  fait  encore  gémir  les 
âmes  vertueuses. 

Mais  si  cela  était ,  reprend  saint  Bernard ,  pourquoi  David ,  ce  saint 
roi ,  dans  la  ferveur  de  sa  contrition ,  aurait-il  demandé  à  Dieu ,  comme 
une  grâce ,  qu'il  oubliât  ses  ignorances  passées ,  voulant  marquer  par  là 
celles  qui  avaient  causé  le  désordre  et  la  corruption  de  sa  conscience  ? 
Delicta  juventutis  meœ,  et  ignorant) as  meas  ne  meminerisK  N'aurait-il 
pas  dû  dire  au  contraire  :  Seigneur,  souvenez-vous  de  mes  ignorances , 
et  ne  les  oubliez  jamais  ?  car,  puisqu'elles  me  doivent  tenir  lieu  de  justi- 
fication auprès  de  vous ,  il  est  de  mon  intérêt  que  vous  en  conserviez  le 
souvenir,  et  que  vous  les  ayez  toujours  présentes.  Est-ce  ainsi  qu'il  parle? 
Non;  il  dit  à  Dieu  :  Oubliez-les,  effacez-les  de  ce  livre  redoutable  que 
vous  produirez  contre  moi ,  quand  vous  me  jugerez  dans  toute  la  rigueur 
de  votre  justice.  Ne  vous  souvenez  point  alors  du  mal  que  j'ai  fait  et  que 
je  n'ai  pas  connu  ;  puisque  de  ne  l'avoir  pas  connu ,  dans  l'obligation  où 
j'étais  de  le  connaître,  est  déjà  un  crime  dont  vous  seriez  en  droit  de  me 
punir  :  Et  ignorantias  meas  ne  memineris.  Il  n'est  donc  pas  vrai  que 
l'ignorance,  et  par  conséquent  la  fausse  conscience,  soit  toujours  une 
excuse  recevable  auprès  de  Dieu. 

•  Psalm.  3f. 


SUR   LA   FAUSSE   CONSCIENCE.  73 

Il  y  a  plus,  et  je  prétends  qu'elle  ne  l'est  presque  jamais,  et  que  dans 
le  siècle  où  nous  vivons,  c'est  un  des  prétextes  les  plus  frivoles.  Pourquoi  ? 
pour  deux  raisons  invincibles  et  sans  réplique  :  1°  parce  que  dans  le 
siècle  où  nous  vivons  ,  il  y  a  trop  de  lumière  pour  pouvoir  supposer  en- 
semble une  conscience  dans  l'erreur ,  et  une  conscience  de  bonne  foi  ;  2° 
parce  qu'il  n'y  a  point  de  fausse  conscience  que  Dieu  dès  maintenant  ne 
puisse  confondre  par  une  autre  conscience  droite  qui  reste  en  nous,  ou  qui, 
quoique  hors  de  nous,  s'élève  contre  nous  malgré  nous-mêmes.  Encore 
un  moment  d'attention  ,  et  vous  en  allez  être  persuadés. 

Non ,  Chrétiens ,  dans  un  siècle  aussi  éclairé  que  celui  où  Dieu  nous  a 
fait  naître,  nous  ne  devons  pas  présumer  qu'il  se  trouve  aisément  parmi 
les  hommes  des  consciences  erronées  et  au  même  temps  innocentes.  Il  y 
en  a  peu  dans  le  monde  de  ce  caractère  ;  et  dans  le  lieu  où  je  parle ,  je  ne 
craindrais  pas  d'avancer  qu'il  n'y  en  a  absolument  point.  Car,  sans  m'é- 
tendre  en  général  sur  la  proposition ,  si  vous  ,  mon  cher  auditeur, 
à  qui  je  l'adresse  en  particulier  ,  aviez  été  fidèle  aux  lumières  que 
la  grâce  de  Dieu  vous  avait  abondamment  communiquées,  et  si  vous  aviez 
usé  des  moyens  faciles  qu'il  vous  avait  mis  en  main  pour  vous  éclaircir 
du  fond  de  vos  obligations,  jamais  ces  erreurs,  qui  ont  été  la  source  de 
tant  de  désordres ,  ne  vous  auraient  aveuglé ,  ni  n'auraient  perverti  votre 
conscience.  Soutirez  que  je  vienne  au  détail.  Par  exemple,  si,  avant  que 
d'agir  et  de  décider  sur  des  choses  essentielles,  vous  vous  étiez  défié  de 
vous-même;  si  vous  aviez  eu,  et  que  vous  eussiez  voulu  avoir  un  ami 
droit  et  chrétien  qui  vous  eût  parlé  sincèrement  et  sans  ménagement  ;  si 
vous  aviez  donné  un  libre  accès  à  ceux  dont  vous  pouviez  apprendre  la 
vérité  ;  si  votre  délicatesse  ou  votre  répugnance  à  les  écouter  ne  leur  avait 
pas  fermé  la  bouche  ;  si  par  là  les  adulateurs  ne  s'étaient  pas  emparés  de 
votre  esprit;  si  parmi  les  ministres  du  Seigneur,  qui  devaient  être  pour 
vous  les  interprètes  de  sa  loi,  vous  aviez  eu  recours  à  ceux  qu'il  avait 
plus  libéralement  pourvus  du  don  de  la  science ,  et  que  l'on  connaissait 
pour  tels  ;  si  au  lieu  d'en  choisir  d'intelligents ,  vous  n'en  aviez  pas  cher- 
ché d'indulgents  et  de  complaisants  ;  si ,  jusque  dans  le  tribunal  de  la  péni- 
tence, vous  n'aviez  pas  préféré  ce  qui  vous  était  commode  à  ce  qui  vous 
aurait  été  salutaire ,  cette  fausse  conscience,  que  nous  examinons  ici,  ne 
se  serait  pas  formée  en  vous.  Elle  n'est  donc  venue  que  de  vos  résistances 
à  la  grâce ,  et  aux  vues  que  Dieu  vous  donnait  ;  elle  ne  s'est  formée  que 
parce  que  vous  avez  vécu  dans  une  indifférence  extrême  à  l'égard  de  vos 
devoirs ,  que  parce  que  le  dernier  de  vos  soins  a  été  de  vous  en  instruire , 
que  parce  qu'emporté  par  le  plaisir,  occupé  des  vains  amusements  du 
siècle,  ou  accablé  volontairement  et  sans  nécessité  de  mille  affaires  tempo- 
relles ,  vous  vous  êtes  peu  mis  en  peine  d'étudier  votre  religion  ;  que  parce 
qu'aimant  avec  excès  votre  repos,  vous  avez  évité  d'approfondir  ce  qui 
l'aurait  évidemment  mais  utilement  troublé  :  elle  ne  s'est  formée  que  parce 
que ,  dans  le  doute ,  vous  vous  en  êtes  rapporté  à  votre  propre  sens  ;  que 
parce  que  vous  vous  êtes  fait  une  habitude  de  votre  présomption,  jusqu'à 
croire  que  vous  aviez  seul  plus  de  lumières  que  tous  les  autres  hommes  ; 


71  si  II    LA    FAUSSE    CONSCIENCE. 

que  parce  que  vous  vous  êtes  mis  en  possession  d'agir  en  effet  toujours 
selon  vos  idées,  rejetant  de  sages  conseils,  ne  pouvant  souffrir  nul  avis, 
ne  voulant  jamais  être  contredit,  faisant  gloire  de  votre  indocilité,  et, 
comme  dit  l'Écriture,  ne  voulant  rien  entendre,  ni  rien  savoir,  de  peur 
d'être  obligé  de  faire  et  de  pratiquer  :  Noluit  intelligere  ut  benè  ageret l. 

C'est  ainsi,  dis-je,  mon  cher  auditeur,  que,  suivant  le  torrent  et  le 
cours  du  monde ,  vous  vous  êtes  fait  une  conscience  à  votre  gré ,  et  vous 
êtes  tombé  dans  l'aveuglement.  Or ,  n'êtes-vous  pas  le  plus  injuste  des 
hommes ,  si  vous  prétendez  qu'une  conscience  fondée  sur  de  tels  principes 
vous  rende  excusable  devant  Dieu  ?  Gela  serait  bon  pour  des  âmes  païen- 
nes enveloppées  dans  les  ténèbres  de  l'infidélité  ;  cela  serait  bon  peut-être 
pour  de  certaines  âmes  abandonnées  à  la  grossièreté  de  leur  esprit ,  et  par 
la  destinée  de  leur  état ,  vivant  sans  éducation ,  et  presque  sans  instruc- 
tion. Mais  pour  vous,  Chrétiens,  qui  vous  piquez  en  tout  le  reste  d'in- 
telligence et  de  discernement;  pour  vous  que  la  lumière,  si  je  puis  ainsi 
parler ,  investit  de  toutes  parts  ;  pour  vous  à  qui  il  est  si  facile  d'être  ins- 
truits de  la  vérité  et  de  la  connaître  à  fond ,  quel  droit  avez-vous  de  dire 
que  c'est  l'erreur  de  votre  conscience  qui  vous  a  trompés?  Abus,  mon  cher 
auditeur ,  excuse  vaine ,  et  qui  n'a  point  d'autre  effet  que  de  vous  rendre 
encore  plus  criminel.  C'est  ce  voile  de  malice  dont  parle  l'Apôtre  ;  et  quand 
vous  vous  en  servez,  vous  ne  faites  qu'augmenter  votre  crime,  en  reje- 
tant  sur  Dieu  ce  que  vous  devez  avec  confusion  vous  imputer  à  vous- 
même. 

D'autant  plus  condamnables  au  tribunal  de  Dieu  (remarquez  bien  ceci, 
s'il  vous  plaît,  Chrétiens ,  c'est  un  second  titre  dont  Dieu  se  servira  contre 
nous);  d'autant  plus  condamnables,  que  Dieu,  dans  le  jugement  qu'il 
fera  de  nous ,  ne  nous  jugera  pas  seulement  sur  les  erreurs  de  nos  cons- 
ciences absolument  considérées  ;  mais  sur  les  erreurs  de  nos  consciences 
comparées  à  l'intégrité  de  la  conscience  des  païens  ;  mais  sur  les  erreurs 
de  nos  consciences  opposées  à  notre  exactitude  ,  et  à  notre  sévérité 
même  pour  les  autres  ;  mais  sur  les  erreurs  de  nos  consciences  com- 
parées à  la  droiture  des  premières  vues  et  des  premières  notions  que 
nous  avons  eues  du  bien  et  du  mal,  avant  que  le  péché  nous  eût  aveuglés. 
Car  tout  cela ,  dit  saint  Augustin ,  ce  sont  autant  de  règles  pour  former 
en  nous  une  conscience  éclairée  et  pure ,  ou  du  moins  pour  l'y  rétablir. 
Et  parce  que  nous  les  aurons  négligées  ces  règles,  ces  règles  deviendront 
contre  nous  autant  de  sujets  de  condamnation.  Ne  serais-je  pas  heureux, 
si  je  vous  persuadais  aujourd'hui  de  vous  les  rendre  utiles  et  nécessaires? 

Dieu  se  servira  de  la  conscience  des  païens  pour  condamner  les  erreurs 
des  chrétiens.  Ainsi  Tertullien ,  instruisant  les  femmes  chrétiennes,  les 
confondait-il  sur  certains  scandales  dont  quelques-unes ,  remplies  de  l'es- 
prit du  monde ,  ne  se  faisaient  nulle  conscience ,  et  en  particulier  sur  cette 
immodestie  dans  les  habits  ,  sur  ces  nudités  criminelles  si  contraires  à 
la  pudeur.  Car  n'est  -  il  pas  indigne  ,  leur  disait-il ,  qu'il  y  ait  des 
païennes  dans  le  monde  plus  régulières  là-dessus  et  plus  consciencieuses 

'   Psalm.  31. 


SUl    LA    FAUSSE    CONSCIENCE.  7 T» 

que  vous?  N'est-il  pas  indigne  que  les  femmes  arabes,  dont  nous  savons 
les  mœurs  et  les  coutumes,  bien  loin  d'être  sujettes  à  de  tels  désordres,  les 
aient  toujours  détestés  comme  une  espèce  de  prostitution  ;  et  que  vous , 
élevées  dans  le  christianisme ,  vous  prétendiez  les  justifier  par  un  usage 
corrompu,  dont  le  monde  en  vain  s'autorise,  puisque  Dieu  l'a  en  horreur 
et  le  réprouve  ?  Or  sachez ,  ajoutait  ce  Père ,  que  ces  païennes  et  ces  infi- 
dèles seront  vos  juges  devant  Dieu.  Et  moi,  Chrétiens  auditeurs,  suivant 
la  même  pensée,  je  vous  dis  :  N'est-il  pas  bien  étrange  et  bien  déplorable 
que  nous  nous  permettions  aujourd'hui  impunément  et  sans  remords  cent 
choses  dont  nous  savons  que  les  païens  se  sont  fait  des  crimes  ?  que  dans 
la  justice,  par  exemple,  on  ne  rougisse  point  de  je  ne  sais  combien  de 
ruses  ,  de  détours,  de  chicanes,  que  la  probité  de  l'aréopage  n'aurait  pas 
souffertes  ;  que  dans'  le  commerce  on  veuille  soutenir  des  usures  que  toutes 
les  lois  romaines  ont  condamnées;  que  dans  le  christianisme  on  veuille 
qualifier  de  divertissements  honnêtes,  au  moins  permis,  des  spectacles 
qui ,  selon  le  rapport  de  saint  Augustin ,  rendaient  infâmes  dans  le  paga- 
nisme ceux  qui  les  représentaient  ?  D'où  procédaient  ces  sentiments?  d'où 
procédait  la  sévérité  de  ces  lois,  sinon  de  la  rectitude  naturelle  de  la 
conscience  ?  et  c'est  cette  conscience  des  païens  qui  réprouvera  la  nôtre. 
Car  il  est  de  la  foi  qu'ils  s'élèveront  contre  nous  au  jugement  dernier,  et 
il  est  certain  que  cette  comparaison  d'eux  à  nous,  ej;  de  nous  à  eux,  sera 
un  des  plus  sensibles  reproches  de  notre  aveuglement. 

N'allons  pas  si  loin  :  nous  avons  une  conscience  éclairée ,  pour  qui  ?  pour 
les  autres  ;  et  aveugle ,  pour  qui  ?  pour  nous-mêmes  :  une  conscience 
exacte  pour  les  autres  jusqu'au  scrupule ,  et  indulgente  pour  nous-mêmes 
jusqu'au  relâchement.  Que  fera  Dieu?  il  confrontera  ces  deux  consciences, 
pour  condamner  l'une  par  l'autre.  Car  il  est  encore  de  la  foi  que  nous 
serons  jugés  comme  nous  aurons  jugé  les  autres ,  et  que  Dieu  prendra  pour 
nous  la  même  mesure  que  nous  aurons  prise  pour  eux. 

Enfin,  Dieu  nous  rappellera  à  ces  premières  vues,  à  ces  notions  si  jus- 
tes et  si  saintes  que  nous  avions  du  péché  avant  que  le  péché  nous  eût 
aveuglés.  Quelque  renversement  qui  se  soit  fait  dans  notre  conscience, 
nous  n'avons  pas  oublié  ce  bienheureux  état  où  l'innocence  de  notre  cœur, 
jointe  à  l'intégrité  de  notre  raison ,  nous  dégageait  des  illusions  et  des 
erreurs  du  siècle  ;  nous  nous  souvenons  encore  de  ces  idées  primitives  qui 
nous  faisaient  juger  si  sainement  des  choses  par  rapport  à  la  loi  de  Dieu  ; 
ce  péché ,  que  nous  traitons  maintenant  de  bagatelle ,  nous  paraissait  un 
monstre  ;  et  c'était  la  conscience  qui  nous  inspirait  ce  sentiment.  Qu'est 
devenue ^cette  conscience?  comment  s'est-elle  si  prodigieusement  changée? 
c'était  le  fruit  d'une  éducation  chrétienne  ;  on  l'avait  cultivée ,  on  l'avait 
perfectionnée  par  tant  de  sages  conseils.  Que  nous  disait-elle  autrefois ,  et 
pourquoi  ne  nous  dit-elle  plus  ce  qu'elle  nous  disait  alors  ?  D'où  est  venue 
une  corruption  si  générale  et  si  fatale  ?  on  ne  nous  reconnaît  plus ,  et  nous 
ne  nous  reconnaissons  plus  nous-mêmes.  C'est,  nous  dira  Dieu,  que  vous 
avez  donné  entrée  à  la  passion ,  et  que  la  passion  a  étouffé  toutes  les  semen- 
ces de  vertu  que  j'avais  jetées  dans  votre  àme.  Or,  vous  est-il  pardonnable 


76  SUR    LA   FAUSSE   CONSCIENCE. 

de  n'avoir  pas  conservé  tant  de  bons  principes  qui  devaient  vous  servir  de 
règles  dans  tout  le  cours  de  votre  vie?  Vous  est-il  pardonnable  d'avoir 
éteint  tant  de  lumières ,  des  lumières  si  vives ,  des  lumières  si  pures ,  et 
de  vous  être  volontairement  plongés  dans  les  ténèbres  d'une  fausse  con- 
science ? 

C'est  donc ,  mes  chers  auditeurs ,  de  ce  désordre  de  la  fausse  conscience 
que  je  vous  conjure  aujourd'hui  de  vous  préserver  ou  de  revenir.  Pour  cela 
souvenez-vous  de  ces  deux  maximes,  qui  sont  d'une  éternelle  vérité,  et  sur 
lesquelles  doit  rouler  toute  votre  conduite  :  l'une,  que  le  chemin  du  ciel  est 
étroit,  et  l'autre ,  qu'un  chemin  étroit  ne  peut  jamais  avoir  de  proportion 
avec  une  conscience  large.  La  première  est  fondée  sur  la  parole  de  Jésus- 
Christ  :  Arcta  via  est  qaœ  ducit  ad  vitam1  ;  et  la  seconde  est  évidente  par 
elle-même.  Pour  peu  que  vous  soyez  chrétiens ,  il  n'en  faudra  pas  davan- 
tage pour  vous  faire  prendre  le  dessein  d'une  solide  et  parfaite  conversion. 
Souvenez-vous  qu'il  est  bien  en  votre  pouvoir  de  former  vos  consciences 
comme  il  vous  plaît ,  mais  qu'il  ne  dépend  pas  de  vous  d'élargir  la  voie  du 
salut  :  souvenez-vous  que  ce  n'est  pas  la  voie  de  Dieu  qui  doit  s'accommo- 
der à  vos  consciences  ,  mais  que  ce  sont  vos  consciences  qui  doivent  s'ac- 
commoder à  la  voie  de  Dieu.  Or  c'est  ce  qui  ne  se  pourra  jamais,  tandis  que 
vous  les  réglerez  sur  les  maximes  relâchées  du  siècle.  Il  faut  qu'elles  se  res- 
serrent, ou  par  une  juste  crainte,  ou  par  une  obéissance  fidèle,  pour  par- 
venir à  ce  degré  de  proportion  sans  lequel  elles  ne  peuvent  être  que  des 
consciences  réprouvées.  Si,  à  mesure  que  vous/vous  licenciez  dans  l'obser- 
vation de  vos  devoirs ,  le  chemin  du  ciel  devenait  plus  large  et  plus  spa- 
cieux, ah  !  mon  frère,  s'écrie  saint  Bernard,  bien  loin  de  vous  troubler 
dans  la  possession  de  cette  vie  libre  et  commode,  je  vous  y  confirmerais  en 
quelque  sorte  moi-même.  A  la  bonne  heure,  vous  dirai-je  :  puisque  vous 
avez  trouvé  une  route,  et  plus  facile,  et  aussi  sûre  pour  arriver  au  terme  de 
votre  salut,  suivez-la  hardiment,  et,  si  vous  le  voulez,  usez  là-dessus  de 
tous  vos  droits.  Mais  il  n'en  va  pas  ainsi  :  car  l'Ecriture  ne  nous  parle  point 
de  ce  chemin  large  qui  conduit  à  la  vie.  Il  n'y  a  qu'une  seule  porte  pour  y 
entrer,  et  l'Evangile  nous  apprend  que  pour  passer  par  cette  porte  il  faut 
faire  effort  :  Contendite  2.  Faisons-le,  Chrétiens,  ce  généreux  effort  :  nous 
en  serons  bien  payés  par  la  gloire  qui  nous  est  promise,  et  que  je  vous  sou- 
haite, etc. 

1  Matth.,  7.  —  2  Luc,  13. 


SUR    LA    SEVERITE   DE    LA    PENITENCE.  77 


SERMON  POUR  LE  QUATRIÈME  DIMANCHE  DE  L'AVENT. 


SUR  LA  SEVERITE  DE  LA  PENITENCE. 

Faction  est  verbum  Domini  super  Jounnem,  Zachar'ue filium,  in'desertoj  et  venit  in  omnem  vc.» 
gionem  Jordanis,  prcedicans  baptismum  pœnitenticç  in  remissionem  peccalorum. 

Le  Seigneur  fil  entendre  sa  parole  à  Jean,  fils  de  Zacharie,  dans  le  désert;  et  il  alla  dans 
tout  le  pays  qui  est  le  long  du  Jourdain,  prêchant  le  baptême  de  pénitence  pour  la  rémission 
des  péchés.  Saint  Luc,  ch.  3. 

Sire  , 

Ce  n'était  pas  en  vertu  du  baptême  de  saint  Jean  que  les  péchés  étaient 
remis  ;  mais  le  baptême  de  saint  Jean  était  une  préparation  nécessaire  pour 
parvenir  à  la  rémission  des  péchés,  et,  sans  la  rémission  des  péchés ,  on  ne 
pouvait  participer  à  la  rédemption  de  Jésus-Christ,  ni  profiter  de  ce  bien- 
fait inestimable.  C'était  par  la  pénitence  qu'il  fallait  se  disposer  à  le  rece- 
voir ;  et  cette  pénitence ,  depuis  l'établissement  de  la  loi  chrétienne ,  est 
communément  appelée  un  second  baptême  ;  comme  le  baptême,  suivant  la 
doctrine  des  Pères,  était  autrefois  appelé  la  première  pénitence. 

Voilà  pourquoi  le  divin  précurseur  prêche  aujourd'hui  le  baptême  de  la 
pénitence  avec  tant  de  zèle  ;  et  puisque  nous  sommes  à  la  veille  de  cette 
grande  solennité  où  nous  devons  célébrer  nous-mêmes  la  naissance  du 
Sauveur  des  hommes  et  la  venue  de  ce  Messie  que  Jean-Baptiste  annonçait 
aux  Juifs,  je  me  trouve  engagé,  mes  chers  auditeurs,  à  vous  faire  la  même 
prédication.  Le  caractère  de  ce  baptême,  je  veux  dire  de  cette  pénitence 
chrétienne  dont  j'ai  à  vous  parler,  est,  selon  tous  les  docteurs  de  l'Eglise , 
l'esprit  de  sévérité.  Car  c'est  en  cela  particulièrement,  dit  Pacien,  évêque 
de  Barcelone,  que  la  pénitence  est  différente  du  premier  baptême.  Matière 
importante,  et  instruction  nécessaire  que  je  vous  prie  de  ne  pas  négliger. 
Il  n'est  rien  de  plus  ordinaire,  ni  rien  de  plus  étrange,  que  de  voir  le  re- 
lâchement se  glisser  jusque  dans  notre  pénitence  même  ;  et  c'est  ce  désor- 
dre que  j'attaque  dans  ce  discours,  et  que  j'entreprends  de  corriger,  après 
que  nous  aurons  demandé  le  secours  du  ciel  par  l'intercession  de  Marie. 
Ave,  Maria. 

■  Il  y  a  longtemps ,  et  ce  n'est  pas  seulement  de  nos  jours ,  qu'il  s'est 
élevé  dans  le  monde,  je  dis  dans  le  monde  chrétien,  des  contestations  tou- 
chant la  sévérité  de  la  pénitence  considérée  de  la  part  des  prêtres,  qui 
sont  les  vicaires  de  Jésus-Christ,  et  qui  ont  été  établis  de  Dieu  pour  en 
être  les  ministres  et  les  dispensateurs.  Il  n'est  rien  de  plus  fameux,  dans 
l'histoire  de  l'Église,  que  le  différend  qui  s'émut  sur  ce  point  entre  les 
novatiens  et  la  secte  qui  leur  était  opposée.  Les  uns  voulaient  qu'on  ad- 
mît indifféremment  à  la  pénitence  toutes  sortes  de  pécheurs,  et  les  autres 
prétendaient,  au.  contraire,  qu'on  n'y  en  devait  recevoir  aucun.  Ceux-là 


78  SIR    LA    SEVERITE   DE    LA    PENITENCE. 

corrompaient  la  pénitence  par  un  excès  de  relâchement,  et  ceux-ci  en  dé- 
truisaient tout  à  fait  l'usage  par  un  excès  de  sévérité.  L'Église,  inspirée 
du  Saint-Esprit,  suivant  sa  conduite  ordinaire,  prit  le  milieu  entre  ces 
deux  extrémités;  et,  par  le  tempérament  qu'elle  y  apporta  en  modérant  la 
rigueur  des  uns  et  en  corrigeant  la  trop  grande  facilité  des  autres,  elle  ré- 
duisit la  pénitence,  disons  mieux,  l'administration  du  sacrement  de  la  pé- 
nitence, aux  justes  bornes  où  le  souverain  prêtre  Jésus-Christ  avait  pré- 
tendu la  renfermer. 

Or  cette  importante  question,  tant  agitée  alors,  s'est  ensuite  renouvelée 
presque  dans  tous  les  siècles,  et  nous  l'avons  vue  se  réveiller  dans  le 
nôtre,  non  pas  avec  le  même  éclat,  ni  avec  des  suites  si  funestes,  à  Dieu 
ne  plaise  !  mais  toujours  avec  le  même  partage  de  sentiments  et  la  même 
diversité  de  conduite.  Ceux-là  ont  pris  le  parti  de  la  sévérité,  mais  d'une 
sévérité  sans  mesure  ;  et  ceux-ci  le  parti  de  la  douceur,  mais  d'une  douceur 
quelquefois  dangereuse,  soit  pour  le  ministre  de  la  pénitence,  soit  pour  le 
pécheur  pénitent. 

Je  n'ai  garde,  Chrétiens,  de  m'engager  aujourd'hui  dans  cette  contro- 
verse, ni  d'entreprendre  de  décider  un  point  qui  ne  vous  regarde  pas  di- 
rectement, et  qui  ne  peut  servir  à  votre  édification.  Car  il  vous  serait  bien 
inutile  de  savoir  comment  et  par  quelles  règles  les  prêtres  doivent  admi- 
nistrer la  pénitence ,  pendant  que  vous  ignorez  de  quelle  manière  vous 
devez  vous-mêmes  la  pratiquer:  et  d'ailleurs,  l'expérience  nous  apprend 
assez  que  ces  sortes  de  matières,  traitées  dans  la  chaire,  et  par  là  soumises 
au  jugement  du  public,  n'ont  point  d'autre  effet  que  de  diviser  les  esprits, 
et  de  faire  que  les  peuples ,  qui  doivent  être  jugés  par  les  prêtres  dans 
le  saint  tribunal,  deviennent  eux-mêmes  les  juges  des  prêtres;  car  voilà 
souvent  où  tout  aboutit. 

Tel  s'inquiète  de  ce  que  les  prêtres  ne  font  pas  leur  devoir  dans  le  sa- 
crement de  pénitence,  qui  se  met  très-peu  en  peine  d'y  faire  le  sien  ;  tel 
accuse  les  prêtres  de  faiblesse  et  de  corruption  dans  leur  morale,  qui  n'ac- 
complit pas  même  ce  que  lui  impose  la  morale  la  moins  étroite.  On  vou- 
drait en  général  des  prêtres  sévères  et  zélés,  tandis  qu'en  particulier  on  n'a 
pas  le  moindre  zèle,  ni  la  moindre  sévérité  pour  soi-même. 

Cependant,  Chrétiens,  c'est  surtout  dans  le  pécheur  que  doit  être  la  sé- 
vérité de  la  pénitence,  puisque  c'est  dans  le  pécheur  qu'est  le  désordre  du 
péché.  Si  les  prêtres  doivent  avoir  de  la  sévérité ,  ce  n'est  que  pour  sup- 
pléer à  celle  qui  nous  manque.  Car  que  peut  servir  toute  la  sévérité  des 
prêtres ,  quelque  pure  et  quelque  sainte  qu'elle  soit,  si  elle  n'est  pas  pré- 
cédée ou  du  moins  accompagnée  de  la  nôtre? 

Ne  parlons  donc  point  de  la  sévérité  de  la  pénitence  par  rapport  aux 
ministres  que  Dieu  a  choisis,  et  qu'il  a  revêtus  de  son  pouvoir,  pour  être 
dans  le  sacré  tribunal  comme  ses  lieutenants  et  les  défenseurs  de  ses  in- 
térêts. S'il  y  a  dans  l'exercice  de  leur  ministère  quelque  abus  à  réformer  , 
laissons-en  le  soin  aux  prélats  et  à  ceux  qui  ont  autorité  dans  l'Église. 
Mais  nous,  ne  pensons  qu'à  nous-mêmes ,  puisque  nous  ne  devons  répon- 
dre que  de  nous-mêmes.  Or  je  dis  que  le  grand  principe  qui  doit  animer 


SUR    LA    SEVERITE    DE    LA    PENITENCE.  79 

et  régler  notre  pénitence,  c'est  la  sévérité  ;  sévérité  nécessaire,  et  sévérité 
douce.  Appliquez-vous,  et  concevez  mon  dessein.  Je  prétends  que  la  pé- 
nitence, prise  par  rapport  à  nous,  doit  être  sévère  :  c'est  de  quoi  il  faut  con- 
vaincre vos  esprits ,  et  ce  que  je  ferai  dans  le  premier  point.  Mais  parce 
que  cette  sévérité  pourrait  rebuter  vos  cœurs,  j'ajoute  que  plus  notre  pé- 
nitence est  sévère,  plus  dans  sa  sévérité  môme  elle  devient  douce:  je  vous 
le  montrerai  dans  le  second  point.  Nécessité  d'une  pénitence  sévère, 
douceur  d'une  pénitence  sévère:  c'est  tout  le  sujet  de  votre  attention. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

Quelque  relâchement  que  le  péché  ait  introduit  dans  le  christianisme , 
il  est  aisé  de  comprendre,  pour  peu  que  l'on  connaisse  la  nature  de  la  pé- 
nitence, qu'elle  doit  être  sévère  de  la  part  du  pécheur  ;  et  la  raison  qu'en 
apporte  saint  Augustin  est  convaincante.  Car,  dit  ce  Père,  qu'est-ce  que  la 
pénitence?  c'est  un  jugement,  mais  un  jugement  dont  la  forme  a  quelque 
chose  de  bien  particulier.  Et  en  effet,  si  vous  me  demandez  quel  est  celui 
qui  y  préside  en  qualité  de  juge,  je  vous  réponds  que  c'est  celui  qui  y 
parait  en  qualité  de  criminel;  je  veux  dire,  le  pécheur  même  :  Âscendit 
homo  adversum  se  tribunal  mentis  suce 1  ;  l'homme  s'érige  un  tribunal 
dans  son  propre  cœur;  il  se  cite  devant  soi-même,  il  se  fait  l'accusateur  de 
soi-même,  il  rend  des  témoignages  contre  soi-même,  et  enfin,  animé  d'un 
zèle  de  justice,  il  prononce  lui-même  son  arrêt.  Voilà  la  véritable  et  par- 
faite idée  de  la  pénitence  chrétienne. 

Mais,  me  direz-vous,  saint  Augustin,  parlant  ailleurs  du  jugement  de 
Dieu,  dit  qu'il  n'appartient  qu'à  Dieu  d'être  juge  dans  sa  propre  cause,  il 
est  vrai,  Chrétiens,  il  n'appartient  qu'à  lui  de  l'être  d'une  manière  indé- 
pendante, de  l'être  avec  un  pouvoir  absolu,  de  l'être  souverainement  et 
sans  appel.  Or  l'homme,  en  se  jugeant  lui-même  par  la  pénitence,  est  bien 
éloigné  d'avoir  ce  caractère  de  juridiction:  il  se  juge,  mais  en  qualité  seu- 
lement de  délégué,  et  comme  tenant  la  place  de  Dieu;  il  se  juge,  mais 
en  vertu  seulement  de  la  commision  que  Dieu  lui  en  a  donnée;  il  se  juge, 
mais  avec  toute  la  dépendance  d'un  juge  inférieur  à  l'égard  d'un  juge  sou- 
verain. Différences  bien  essentielles,  et  qui  servent  à  établir  la  vérité  que 
je  vous  prêche  :  savoir,  que  notre  pénitence  doit  être  exacte  et  rigoureuse. 
Car,  écoutez  trois  raisonnements  que  je  forme  de  ce  principe.  L'homme 
dans  la  pénitence  fait  l'office  de  Dieu  en  se  jugeant  lui-même  ;  il  doit  donc 
se  juger  dans  la  rigueur.  L'homme  dans  la  pénitence  devient  juge,  non 
pas  d'un  autre,  mais  de  soi-même;  il  doit  donc  dans  ses  jugements 
prendre  le  parti  de  la  sévérité.  Du  jugement  que  l'homme  fait  de  lui- 
même  dans  la  pénitence,  il  y  a  appel  à  un  autre  jugement  supérieur,  qui 
est  celui  de  Dieu:  il  doit  donc  y  procéder  avec  une  équité  inflexible.  Dé- 
veloppons ces  trois  pensées,  et  suivez-moi. 

Je  le  dis ,  Chrétiens ,  et  il  est  vrai  ;  l'homme  pécheur  tient  la  place  de 
Dieu  quand  il  se  juge  lui-même  par  la  pénitence,  et  c'est  ce  que  Tertul- 

1  Ang.,  lib.  50,  homil. 


80  SUR    LA    SÉVÉRITÉ    DE    LA    PENITENCE. 

lien  nous  déclare  en  termes  formels.  La  pénitence,  dit-il,  est  une  vertu 
qui  doit  faire  en  nous  la  fonction  de  la  justice  de  Dieu ,  et  de  la  colère  de 
Dieu  ;  de  la  justice  de  Dieu  pour  nous  condamner/et  de  la  colère  de  Dieu 
pour  nous  punir  :  car  c'est  là  le  sens  de  ces  admirables  paroles  :  Pœni- 
tentia  Dei  indignatione  fungitur !  :  une  vertu  qui  doit  prendre  contre  nous 
les  intérêts  de  Dieu,  qui  doit  réparer  en  nous  les  injures  faites  à  Dieu; 
qui ,  aux  dépens  de  nos  personnes ,  doit  venger  et  apaiser  Dieu  ;  qui ,  à 
mesure  que  nous  sommes  plus  ou  moins  coupables ,  doit  nous  faire  plus 
ou  moins  sentir  l'indignation  et  la  haine  de  Dieu  :  je  dis  cette  haine  par- 
faite qu'il  a  du  péché,  et  cette  sainte  indignation  qu'il  ne  peut  s'empêcher, 
parce  qu'il  est  Dieu,  de  concevoir  contre  le  pécheur.  Si  la  pénitence  est 
conforme  à  la  droite  raison,  c'est-à-dire  si  elle  est  ce  qu'elle  doit  être,  en 
voilà  le  vrai  caractère.  Or  je  vous  demande,  ce  caractère  peut-il  lui  con- 
venir, à  moins  qu'elle  ne  penche  vers  la  rigueur,  et  qu'elle  ne  nous  inspire 
contre  nous-mêmes  ce  zèle  de  sévérité  qui  lui  est  si  propre  ? 

A  parler  simplement  et  dans  les  termes  les  plus  éloignés  de  l'amplifi- 
cation, à  quoi,  dans  le  sujet  que  je  traite,  je  fais  profession  de  renoncer, 
dites-moi,  Chrétiens,  une  lâche  et  molle  pénitence  a-t-elle  quelque  chose 
qui  ressemble  à  cette  indignation  de  Dieu?  Entre  la  pénitence  d'un  homme 
mondain  et  la  justice  de  Dieu  vindicative,  y  a-t-il  quelque  proportion;  ou 
plutôt,  dans  l'énorme  et  monstrueuse  opposition  qui  se  trouve  entre  l'ex- 
trême sévérité  de  celle-ci  et  les  honteux  relâchements  de  celle-là ,  l'une 
peut-elle  être  substituée  à  l'autre,  et,  s'il  m'est  permis  de  m'exprimer  de  la 
sorte,  devenir  l'équivalent  de  l'autre?  Ah!  mes  chers  auditeurs,  oserions- 
nous  le  dire?  oserions-nous  même  le  penser?  Il  s'ensuit  donc  que  notre 
pénitence  alors,  non-seulement  n'est  point  dans  ce  degré  de  perfection  qui 
en  pourrait  relever  infiniment  le  mérite  et  la  gloire  devant  Dieu,  mais 
qu'à  la  bien  examiner  dans  ses  principes  et  selon  l'exacte  mesure  qu'elle 
doit  avoir,  elle  n'est  pas  même  absolument  recevable  :  pourquoi  ?  parce 
qu'elle  n'a  nulle  conformité  à  son  souverain  modèle ,  et  que  la  règle  de 
Tertullien  ne  peut  lui  être  appliquée  :  Pœnitentia  Dei  indignatione  fun- 
gitur. Quand  je  ne  consulterais  que  le  bon  sens,  c'est  ainsi  que  je  con- 
clurais. 

Approfondissons  cette  pensée;  et  puisque  la  fin  de  la  vraie  pénitence 
doit  être  de  condamner  et  de  punir  le  péché,  imaginons-nous,  mes  Frères, 
reprend  saint  Augustin,  que  Dieu  a  fait  un  pacte  avec  nous,  et  qu'il  nous 
a  dit  :  Il  faut,  ou  que  vous  vous  jugiez  vous-mêmes,  ou  que  malgré  vous- 
mêmes  vous  soyez  jugés  ;  que  vous  vous  jugiez  vous-mêmes  dans  cette  vie, 
ou  que  malgré  vous  vous  soyez  jugés  à  la  mort.  Je^vous  en  laisse  le  choix. 
Il  est  impossible  que  vous  évitiez  l'un  et  l'autre,  parce  que  tout  péché 
attire  un  jugement  après  soi  ;  mais  l'un  ou  l'autre  me  suffira,  et  je  m'en 
tiendrai  également  satisfait.  Il  dépend  donc  maintenant  de  vous,  ou  d'être 
jugés  par  moi,  ou  de  ne  l'être  pas.  Car  si  vous  vous  jugez  vous-mêmes 
par  la  pénitence,  dès  là  vous  n'êtes  plus  responsables  à  ma  justice,  et,  tout 
pécheurs  que  vous  êtes,  ma  justice  n'a  plus  d'action  contre  vous.  Au  con- 

•  Tertull.,  de  Pœniient. 


SITR    LA    SÉVÉRITÉ    DE    LA    PENITENCE.  81 

traire,  si  vous  ne  vous  jugez  pas ,  ou  si  vous  vous  jugez  mal,  le  droit  que 
j'ai  de  vous  juger  subsiste  nécessairement,  et,  comme.  Dieu,  je  suis  obligé 
par  le  devoir  de  ma  providence  à  le  maintenir  dans  toute  son  étendue. 

C'est  ainsi  que  Dieu  nous  parle  ;  et  en  quel  endroit  de  l'Écriture  nous 
propose-t-il  une  telle  condition?  dans  tous  les  livres  des  prophètes,  mais 
plus  expressément  dans  cet  excellent  passage  de  l'Épître  aux  Corinthiens 
où  saint  Paul,  instruisant  les  premiers  fidèles ,  leur  donnait  cet  important 
avis  :  Quod  si  nosmetipsos  dijudicaremm,  non  utique  judicaremar1  : 
Sachez,  mes  Frères,  que  si  nous  voulions  bien  nous  juger  nous-mêmes, 
nous  ne  serions  jamais  jugés  de  Dieu.  C'est  pour  cela  que  les  Pères  de  l'Église 
ont  si  hautement  exalté  le  mérite  de  la  pénitence,  en  disant  qu'elle  a  le 
pouvoir  de  nous  affranchir  en  quelque  sorte  de  la  juridiction  de  Dieu.  Ah  ! 
s'écriait  saint  Bernard,  que  ce  jugement  que  je  fais  de  moi-même  m'est 
avantageux,  puisqu'il  me  soustrait  au  jugement  de  mon  Dieu,  qui  est  si 
terrible!  Quàm  bonum pœnitentiœ  jndicium,  quod  distincte*  Dei  judicio 
me  subdueit*!  Oui,  ajoutait  cet  homme  de  Dieu,  je  veux,  quoique  pécheur, 
quoique  chargé  d'iniquités,  me  présenter  devant  ce  formidable  juge,  mais 
je  veux  m'y  présenter  déjà  tout  jugé,  afin  qu'il  ne  trouve  plus  rien  à  juger 
en  moi,  parce  que  je  sais  bien,  et  qu'il  m'a  lui-même  assuré  qu'il  ne  jugera 
jamais  ce  qui  aura  une  fois  été  jugé  :  Voio  vultui  irœ  judicatus  prœsen- 
tari,  non  judicandus  ;  quia  bis  nonjudicat  in  idipsum  3. 

Or,  cela  supposé,  Chrétiens,  n'ai -je  pas  raison  de  dire  que  la  sévérité 
du  pécheur  envers  lui-même  est  une  qualité  essentielle  à  la  pénitence  ?  Car 
que  fais-je,  poursuit  saint  Bernard  (et  voici  ce  que  chacun  de  nous  doit  s'ap- 
pliquer pour  se  mettre  dans  les  dispositions  que  demande  la  solennité 
prochaine)  :  que  fais-je,  soit  lorsque  je  me  présente  devant  Dieu  au  tribunal 
de  la  pénitence,  soit  lorsque  je  pratique  cette  sainte  vertu  dans  le  secret  de 
mon  âme?  Je  fais  ou  je  dois  vouloir  faire  ce  que  Dieu  fera  un  jour,  quand 
il  me  jugera  :  et  que  fera-t-il  alors?  Un  jugement  sévère  de  ma  vie,  qui  ne 
pourra  être  ni  obscurci  par  l'erreur,  ni  affaibli  par  la  passion,  ni  cor- 
rompu par  l'intérêt.  Un  jugement  où  Dieu,  pour  être  irréprochable  dans 
ses  arrêts,  emploiera  toute  la  pénétration  de  son  entendement  divin,  et 
toute  l'intégrité  de  sa  volonté  adorable  :  Ut  vincas  cum  jiidicaris  \  En 
un  mot,  un  jugement  où  Dieu,  malgré  moi-même,  découvrira  toute  mon 
iniquité,  et  ne  me  fera  nulle  grâce;  car  il  est  de  la  foi  qu'il  me  jugera 
ainsi.  Il  faut  donc,  si  je  veux  prendre  l'esprit  de  pénitence,  que  je  fasse 
quelque  chose  de  semblable.  Et  puisque  voici  le  temps  où  je  dois  entrer 
en  jugement  avec  moi-même  pour  me  préparer  à  la  naissance  de  mon 
Sauveur,  il  faut,  autant  qu'il  m'est  possible,  que  j'imite  les  procédures 
de  la  justice  de  Dieu  contre  moi-même ,  c'est-à-dire  que  je  commence  dès 
aujourd'hui  à  bien  connaître  l'état  de  mon  âme ,  à  en  développer  les  plis 
et  les  replis  les  plus  cachés ,  à  sonder  la  profondeur  de  mes  plaies  ;  que 
je  considère  cet  examen  comme  devant  être  pour  moi  un  supplément  de 
celui  de  Dieu ,  et ,  par  conséquent ,  comme  l'affaire  de  ma  vie  la  plus 
importante ,  et  celle  qui  exige  de  moi  une  attention  plus  sérieuse  ;  que 

■   1  Cor.,  11.  —  a  Bern.  —  3  Idem.  —  «  Psalm.  50. 

T.    I.  fi 


SUR    LA    SEVERITE    DE    LA    PENITENCE. 


pour  cela  je  ramasse  toutes  les  lumières  de  mon  esprit,  afin  de  méjuger, 
s'il  se  peut,  aussi  parfaitement  que  Dieu  me  jugera,  afin  de  discerner 
mes  fautes  aussi  exactement  et  avec  la  môme  équité  qu'il  les  discernera  , 
afin  d'exercer  sur  moi  la  même  censure  qu'il  exercera  ;  que  pour  faire  cette 
action  dignement ,  je  sois  résolu  de  n'y  consulter  ni  mon  amour-propre , 
ni  la  prudence  de  la  chair ,  ni  la  politique  du  monde ,  ni  l'exemple ,  ni  la 
coutume ,  ni  les  idées  du  siècle ,  ni  mes  préjugés;  mais  d'y  écouter  ma  seule 
conscience,  la  foi  seule,  la  religion  seule;  que  je  prenne  la  balance  en 
main ,  non  pas  celle  des  enfants  des  hommes ,  qui  est  une  balance  trom-  - 
peuse  :  Mendaces  filii  hominam  in  stateris  %,  mais  la  balance  du  sanc- 
tuaire ,  où  je  dois  être  pesé ,  aussi  bien  que  l'infortuné  roi  de  Babylone. 

Car  si  j'y  procède  autrement,  c'est-à-dire  si,  jusque  dans  le  sacré  tri- 
bunal ,  je  me  flatte  moi-même ,  si  j'use  de  dissimulation  avec  moi-même, 
si  je  suis  d'intelligence  avec  ma  passion  ,  si  je  me  prévaux  contre  Dieu  de 
ma  fragilité ,  si  je  qualifie  mes  péchés  de  la  manière  qu'il  me  plait ,  adou- 
cissant les  uns ,  déguisant  les  autres ,  donnant-  à  ceux-ci  l'apparence  d'une 
droite  intention ,  couvrant  ceux-là  du  prétexte  d'une  malheureuse  néces- 
sité ;  si  je  décide  toujours  en  ma  faveur ,  si ,  dans  les  doutes  qui  naissent 
sur  certaines  injustices  que  je  commets ,  et  qui  attirent  après  elles  des 
obligations  onéreuses ,  je  conclus  dans  tous  mes  raisonnements  à  ma  dé- 
charge, en  sorte  que,  quelque  injure  ou  quelque  dommage  qu'ait  reçu  de 
moi  le  prochain ,  je  ne  me  trouve  jamais  obligé,  selon  mes  principes ,  à 
nulle  réparation  ;  enfin  si ,  pour  ne  me  pas  engager  dans  une  discussion 
et  une  recherche  qui  me  causerait  un  trouble  fâcheux ,  mais  un  trouble 
salutaire ,  mais  un  trouble  nécessaire ,  je  me  contente  d'une  revue  préci- 
pitée, et,  pour  user  de  cette  manière  de  parler,  j'étourdis  les  difficultés 
de  ma  conscience ,  plutôt  que  je  ne  les  éclaircis  ;  si  c'est  ainsi  que  je  me 
comporte ,  ah  !  ma  pénitence  n'est  plus  qu'une  pénitence  chimérique  et 
réprouvée  de  Dieu  :  pourquoi  ?  parce  qu'elle  n'est  pas,  comme  elle  le  doit 
être  ,  conforme  au  jugement  de  Dieu.  Dieu  et  moi ,  nous  avons  deux  poids, 
deux  mesures  différentes  ;  et  c'est  ce  que  l'Écriture  appelle  iniquité  et 
abomination. 

En  effet,  Chrétiens,  Dieu  nous  jugera  bien  autrement  :  cette  lâche  et 
molle  procédure  que  nous  observons  à  notre  égard  dans  la  pénitence , 
n'est  point  celle  que  Dieu  suivra  dans  son  jugement  :  si  cela  était ,  en  vain 
voudrait-on  nous  le  faire  craindre ,  en  vain  aurait-il  fait  aux  Saints  et 
ferait-il  encore  aux  âmes  vertueuses  tant  de  frayeur.  Car  s'il  pouvait  s'ac- 
corder avec  tous  nos  ménagements,  avec  tous  nos  déguisements,  avec  tous 
nos  adoucissements,  qu'aurait -il  alors  de  si  terrible,  et  comment  serait-il 
vrai  que  les  jugements  de  Dieu  sont  si  éloignés  de  ceux  des  hommes  ? 
Mais  la  foi  m'empêche  bien  de  me  flatter  d'une  si  vaine  espérance.  Car  elle 
me  représente  sans  cesse  ces  deux  vérités  essentielles ,  que  le  jugement  de 
Dieu  est  infiniment  rigoureux ,  et  que  le  jugement  de  Dieu  doit  être  le 
modèle  et  la  règle  de  ma  pénitence  :  d'où  elle  me  fait  conclure ,  malgré 
moi,  que  ma  pénitence  est  donc  fausse  et  imaginaire,  si  elle  n'est  accom- 

»   Psalm.  Gl. 


SUR    LA    SEVERITE    DE    LA    PENITENCE.  83 

pagnée  de  cet  esprit  de  zèle  et  de  rigueur  avec  lequel  je  dois  me  juger  moi  - 
même  et  me  condamner. 

Et  voilà ,  mes  chers  auditeurs ,  ce  qui  faisait  faire  à  David  cette  prière 
si  sensée ,  lorsqu'il  demandait  à  Dieu ,  comme  une  grâce  particulière ,  de 
ne  permettre  pas  que  jamais  son  cœur  consentît  à  ces  paroles  de  malice , 
c'est-à-dire  à  ces  prétextes  que  le  démon  nous  suggère  pour  notre  propre 
justification,  et  pour  nous  servir  d'excuses  dans  nos  péchés  :  Ne  déclines 
cor  meum  in  verba  malitiœ,  ad  excusandas  excusationes  in  peccotis  1. 
Et  parce  que  l'expérience  lui  avait  appris  que  la  plupart  des  hommes 
donnent  dans  ce  piège,  et  que  le  monde  est  plein  de  ces  faux  élus  (car 
c'est  ainsi  qu'il  les  appelait) ,  qui ,  en  traitant  même  avec  Dieu ,  ont  tou- 
jours raison,  ou  prétendent  toujours  l'avoir,  ce  saint  roi  protestait  à  Dieu 
qu'il  ne  voulait  point  de  communication  ni  de  société  avec  eux  :  Ciun 
hominibus  operantibtis  iniquitatem,  et  non  communicabo  cum  eleetis 
eorum  2. 

Mais  qui  sont  ces  élus  du  siècle ,  demande  saint  Augustin ,  expliquant 
ce  passage  du  psaume  :  Qui  snnt  isti  electi  sœcidi 3  ?  Ce  sont ,  répond 
ce  Père ,  certains  esprits  prévenus ,  aussi  hien  que  le  pharisien ,  d'un  or- 
gueil secret,  qui  ,  ne  se  connaissant  pas,  jugent  toujours  favorahlement 
d'eux-mêmes  et  se  tiennent  sûrs  de  leur  probité;  qui  ne  se  défient  ni  de 
leurs  erreurs  ni  de  leurs  faiblesses  ;  qui  de  leurs  vices  se  fond  des  vertus  ; 
qui ,  séduits  par  leurs  passions ,  prennent  la  vengeance  pour  un  acte  de 
justice,  la  médisance  pour  zèle  de  la  vérité,  l'ambition  pour  attachement 
à  leur  devoir  ;  qui  s'avouent  bien  en  général  les  plus  grands  pécheurs  du 
monde,  mais  ne  conviennent  jamais  en  particulier  d'avoir  manqué  ;  en  un 
mot ,  qui  se  justifient  sans  cesse  devant  Dieu ,  et  se  croient  irrépréhensibles 
devant  les  hommes.  Car  c'est  l'idée  que  nous  en  donne  saint  Augustin, 
par  où  il  nous  fait  entendre  que  de  tout  temps  il  y  a  eu  des  esprits  de 
ce  caractère  ;  élus  du  siècle  qui ,  cherchant  à  autoriser  leurs  désordres, 
dès  là  n'ont  nulle  disposition  à  s'en  repentir ,  beaucoup  moins  à  y  renon- 
cer, en  quoi  néanmoins  consiste  la  pénitence.  L'un,  ajoutait  le  même  doc- 
teur, impute  aux  astres  le  dérèglement  de  sa  vie,  comme  si  la  constella- 
tion de  Mars  était  la  cause  de  ses  violences,  ou  celle  de  Vénus  de  ses 
débauches  :  Venus  in  me adulterium  fecit,  sednon  ego  4.  L'autre,  imbu 
de  l'erreur  des  manichéens,  soutient  que  ce  n'est  pas  lui  qui  pèche,  mais 
la  nation  des  ténèbres  qui  pèche  en  lui  :  Non  ego  peccovi,  sed  gens  tene- 
brarwn*.  Tel  était  alors  le  langage  des  hérétiques ,  qui,  comme  remarque 
saint  Augustin,  n'allait  qu'à  fomenter  la  présomption  et  l'impénitence  de 
l'homme ,  et  à  rendre  Dieu  même  auteur  du  péché  ;  et  tel  est  encore  au- 
jourd'hui ,  quoique  sous  d'autres  expressions  et  sous  des  termes  plus  sim- 
ples, le  langage  des  mondains  :  j'entends  de  ces  mondains  si  indulgents 
pour  eux-mêmes,  et  si  lâches  dans  la  pratique  et  l'usage  de  la  pénitence. 

Car ,  dites-moi ,  Chrétiens ,  quand  un  pécheur ,  aux  pieds  du  ministre 
de  Jésus-Christ ,  confesse  qu'à  la  vérité  il  est  sujet  à  tel  désordre ,  mais 
que  ce  désordre  est  un  faible  qui  mérite  plus  de  compassion  que  de  blâme, 

'  Psalm.  UO.  —  a  ïbi'î.  —  3  Atignst.,  in  Psalm.  HO.  —  4  U, kl.  —  r>  I|,id. 


84  SUR    LA    SEVERITE    DE    LA    PENITENCE* 

que  c'est  l'effet  d'un  tempérament,  d'une  complexion  qui  prédomine  en 
lui ,  et  dont  il  n'est  pas  le  maître  ;  quand  il  parle  de  la  sorte,  ne  tombe- 
t-il  pas  dans  le  sentiment  de  ceux  qui  s'en  prenaient  à  la  fatalité  de  leur 
étoile ,  et  qui  disaient  :  Venus  in  me  adulterium  fecit ,  sed  non  ego  ?  Et 
quand  un  autre,  pour  se  disculper  de  ses  crimes ,  reconnaît  d'abord  qu'il 
les  a  commis ,  mais ,  du  reste ,  ajoute  que  dans  le  monde  il  y  a  une  cer- 
taine corruption  dont  on  ne  peut  se  préserver,  que  c'est  le  malheur  du 
monde,  et  qu'il  faudrait  n'être  pas  du  monde  pour  en  être  exempt,  qu'est- 
ce  que  le  monde  dans  sa  pensée,  sinon  la  nation  des  ténèbres  dont  parlait 
le  manichéen?  Non  ego  peceavi,  sed  gens  tenebrarum.  Voilà  les  préten- 
dues défenses  des  élus  du  siècle  :  Defensiones  istœ  sunt  electorum  sœculi  ' . 
Défenses ,  encore  une  fois ,  aussi  injurieuses  à  la  sainteté  de  Dieu ,  qu'elles 
sont  propres  à  entretenir  le  libertinage  de  l'homme. 

Ah!  mes  Frères,  concluait  saint  Augustin,  jugeons-nous  plutôt  dans  la 
rigueur  de  la  pénitence ,  et  par  là  nous  glorifierons  Dieu  en  nous  condam- 
nant nous-mêmes.  Disons  à  Dieu,  comme  David,  dans  l'esprit  d'une  hu- 
milité sincère  :  Guérissez  mon  àme,  Seigneur,  parce  que  j'ai  péché  contre 
vous  :  Sana  animam  meam,  quia  tibi peceavi  2.  Oui,  j'ai  péché,  et  ce 
n'est  ni  mon  naturel  ni  mon  tempérament  que  j'en  accuse  ;  il  ne  tenait 
qu'à  moi  de  le  régler,  et  je  savais  assez,  quand  je  voulais,  les  tenir  dans 
l'ordre  :  cette  passion  qui  m'a  dominé  au  préjudice  de  votre  loi,  n'a  jamais 
eu  sur  moi  d'empire  au  préjudice  de  mes  intérêts.  Elle  était  souple  et  sou- 
mise à  ma  raison  quand  j'en  craignais  les  conséquences  devant  les  hom- 
mes, et  elle  n'avait  ni  emportements  ni  saillies  que  je  ne  réprimasse  quand 
je  croyais  qu'il  y  allait  de  ma  réputation  ou  de  ma  fortune.  J'ai  péché 
contre  vous  :  Peceavi  tibi;  et  j'aurais  tort  de  m'en  prendre  au  monde, 
car  le  monde,  tout  pernicieux  qu'il  est,  n'a  eu  d'ascendant  sur  moi  qu'au- 
tant qu'il  m'a  plu  de  lui  en  donner.  Et  en  effet,  cent  fois,  pour  me  satis- 
faire moi-même,  je  l'ai  méprisé;  cent  fois,  par  vanité  et  par  caprice,  je 
me  suis  affranchi  de  son  empire,  et  je  me  suis  mis  au-dessus  de  ses  cou- 
tumes et  de  ses  lois.  Si  je  vous  avais  aimé,  ô  mon  Dieu,  autant  que  j'ai- 
mais une  gloire  mondaine,  autant  que  j'aimais  des  biens  périssables,  autant 
que  j'aimais  la  vie,  le  monde,  avec  toute  sa  malignité ,  ne  m'aurait  jamais 
perverti.  Je  ne  serais  donc  pas  de  bonne  foi ,  si  je  prétendais  par  là  justi- 
fier mon  infidélité.  Voyez-vous,  pécheur,  dit  saint  Augustin,  comment 
vous  honorez  votre  Dieu  à  mesure  que  vous  vous  faites  justice,  et  une 
justice  sévère,  en  vous  resserrant  dans  les  bornes  étroites  de  la  pénitence? 
Vides  quomodô  sic pateat  laus  Dei,  in  quâ  angustiabarjs  f  ckm  te  velles 
de  fend  ère  3. 

Mais  est-il  rien  de  plus  naturel  que  de  se  faire  grâce  à  soi-même?  et 
puisque  dans  la  pénitence,  où  je  tiens  la  place  de  Dieu,  je  deviens  moi- 
même  mon  juge,  qu'y  a-t-il  de  plus  pardonnable  que  de  ne  pas  agir  contre 
moi  ayee  toute  la  rigueur  de  la  justice?  Ah!  Chrétiens,  je  l'avoue,  il  n'est 
rien  de  plus  naturel  que  de  s'épargner  soi-même.  Mais  c'est  justement  de 
là  que  je  tire  une  seconde  raison,  pour  nous  convaincre  que  la  pénitence 

1  Atiffust.,  in  Psalm,  HO.  — «a  Psalm,  40.  —  3  August.,  in  Psalm,  140. 


SUR  LA  SÉVÉRITÉ  DE  LA  PENITENCE.  85 

doit  être  sévère  de  notre  part;  je  dis  parce  que  nous  avons  tant  de  pen- 
chant, et  que  nous  sommes  si  fortement  portés  à  nous  aimer  nous-mêmes 
et  à  nous  ménager  ;  car  il  faut  que  la  pénitence  surmonte  en  nous  ce  fonds 
d'amour-propre  ;  et  elle  ne  le  peut  faire  que  par  une  sainte  rigueur.  En 
effet ,  s'il  était  question  de  juger  les  autres  et  de  prononcer  sur  les  actions 
du  prochain,  je  n'aurais  garde  de  vous  exhorter  à  la  sévérité;  je  sais  qu'a- 
lors nous  ne  sommes  que  trop  exacts  et  trop  inclins  à  censurer  et  à  con- 
damner; mais  quand  il  s'agit  de  nous-mêmes,  dont  nous  sommes  idolâ- 
tres et  pour  qui  nous  avons,  non  pas  seulement  des  tendresses,  mais  dv^ 
délicatesses  infinies ,  quel  parti  plus  raisonnable  et  plus  sûr  puis-jc  vous 
proposer,  que  celui  d'une  rigueur  sage  ,  mais  inflexible? 

N'avez-vous  pas  éprouvé  cent  fois  que  les  injures  les  plus  légères  nous 
paraissent  des  outrages  dès  qu'elles  s'adressent  à  nous  ;  et  qu'au  contraire, 
les  outrages  les  plus  réels ,  quelquefois  même  les  plus  sanglants ,  s'anéan- 
tissent ,  pour  ainsi  dire ,  dans  notre  estime ,  et  se  réduisent  à  rien  quand 
ils  ne  touchent  que  les  autres?  Qui  fait  cela,  sinon  cet  amour  de  nous- 
mêmes,  qui  nous  aveugle  dans  nos  jugements?  et  le  moyen  de  le  combattre, 
que  par  une  pénitence  rigoureuse?  Hélas!  mes  Frères,  nous  savons  si  bien 
colorer  nos  défauts ,  nous  sommes  si  adroits  à  les  couvrir  et  à  les  excuser  ! 
ce  que  Dieu ,  ce  que  les  hommes  condamnent  en  nous ,  c'est  souvent  ce  qui 
nous  y  plaît  davantage,  et  de  quoi  nous  nous  applaudissons.  Que  sera-ce 
donc  de  notre  pénitence,  si  nous  ne  corrigeons  pas  cet  instinct  de  la  nature 
corrompue  par  une  règle  plus  droite ,  quoique  moins  commode  ?  A  quelles 
illusions  serons-nous  sujets?  combien  de  péchés  laisserons-nous  impunis? 
combien  d'autres  ne  condamnerons-nous  qu'à  demi  ?  Défions-nous  de  nous- 
mêmes;  ne  nous  écoutons  jamais  nous-mêmes.  Avec  une  telle  précaution, 
nous  ne  serons  encore  que  trop  exposés  aux  pièges  et  aux  artifices  de  cet 
amour-propre  qui.se  glisse  partout,  et  dont  nous  avons  tant  de  peine  à 
nous  défendre. 

Mais  la  grande  et  dernière  raison ,  mes  chers  auditeurs ,  celle  qui  nous 
engage  plus  indispensablement  cà  la  sévérité  de  la  pénitence,  et  qui  de- 
manderait seule  un  discours  entier,  c'est  que  le  jugement  que  nous  portons 
contre  nous-mêmes  n'est  point  un  jugement  souverain ,  ni  définitif,  mais 
un  jugement  subordonné,  un  jugement  dont  il  y  a  appel  :  appel,  dis-je, 
au  tribunal  de  Dieu;  un  jugement  dont  les  nullités  et  les  abus  doivent 
servir  de  matière  à  un  autre  jugement  supérieur  que  nous  ne  pouvons 
éviter.  Car  c'est  là,  Chrétiens,  c'est  à  ce  redoutable  tribunal  où  nous  com- 
paraîtrons tous ,  que  nous  devons  être  jugés  en  dernier  ressort  ;  c'est  là  que 
notre  Dieu,  qui,  par  sa  prééminence  et  par  sa  grandeur,  est  le  juge  de 
tous  les  jugements,  réformera  un  jour  les  nôtres:  Cùm  accepero  tempiis, 
ego  justifias  judicabo*.  A  quoi  surtout  s'attachera-t-il  dans  ce  dernier 
jugement,  et  quelle  sera  sa  principale  occupation?  sera-ce  déjuger  nos  cri- 
mes ?  Non ,  répond  saint  Chrysostomc  \  mais  sa  première  fonction ,  celle  qui 
marquera  davantage  la  supériorité  de  son  être  et  sa  suprême  puissance, 
sera  déjuger  les  jugements  que  nous  aurons  rendus  contre  nos  crimes,  de 

1  Tsalm.  74. 


8()  SUR  LA  SÉVÉRITÉ  DE  LA  PENITENCE. 

rechercher  les  accusations  que  nous  en  aurons  faites ,  de  condamner ,  pour 
ainsi  dire,  nos  condamnations,  de  nous  punir  de  nos  punitions,  en  un 
mot,  de  nous  faire  repentir  de  nos  repentirs  mêmes  :  car  voilà  proprement 
le  sens  de  cette  parole,  Ego  justifias  judicabo.  Nous  nous  croyons  à  cou- 
vert et  en  sûreté  sous  le  voile  de  ces  prétendues  pénitences  ;  mais  ce  voile 
n'aura  caché  que  notre  confusion  et  notre  honte.  Nous  regardons  ces  con- 
fessions de  nos  péchés ,  suivies  de  quelques  satisfactions  légères  qu'on  nous 
a  imposées ,  comme  autant  de  justices  envers  Dieu  ;  mais  Dieu  nous  fera 
voir  que  souvent  c'ont  été  d'énormes  injustices  ;  et  c'est  de  ces  fausses  jus- 
tices, ou  plutôt  de  ces  injustices  véritables ,  qu'il  nous  demandera  compte. 

Ah  !  Chrétiens,  que  nous  servira  de  nous  être  tant  flattés  et  tant  épargnés? 
que  nous  servira  d'avoir  trouvé  et  peut-être  cherché  dans  les  ministres  de 
Jésus-Christ  des  hommes  indulgents  et  faciles?  De  dispensateurs  qu'ils 
étaient  des  mystères  de  Dieu ,  que  nous  servira  d'en  avoir  fait  les  com- 
plices de  notre  lâcheté?  Les  condescendances  qu'ils  auront  eues  pour  nous, 
ces  grâces  précipitées  que  nous  en  aurons  obtenues ,  de  quel  usage  nous 
seront-elles?  Dieu  les  ratifiera-t-il?  ce  qu'ils  auront  délié  sur  la  terre,  en 
relâchant  ainsi  les  droits  de  Dieu ,  sera-t-il  délié  dans  le  ciel  ?  le  pouvoir 
des  clefs,  qui  leur  a  été  donné,  va-t-il  jusque-là?  Non,  non,  dit  l'ange  de 
l'école ,  saint  Thomas ,  le  tribunal  de  la  pénitence  où  ils  président  est  bien, 
dans  un  sens,  le  tribunal  de  la  miséricorde,  mais  le  tribunal  de  la  misé- 
ricorde de  Dieu ,  et  non  de  leur  miséricorde  ni  de  la  nôtre  ;  moins  encore 
de  la  nôtre.  Car  si,  par  un  défaut  de  zèle,  leur  miséricorde  vient  à  s'y 
mêler,  ou  si ,  par  un  aveuglement  d'esprit,  nous  y  faisons  entrer  la  nôtre 
(je  le  répète ,  Chrétiens ,  et  malheur  à  moi  si  je  ne  vous  en  avertissais  pas, 
comme  dit  l'Apôtre,  à  temps  et  à  contre-temps),  de  ce  tribunal  de  la  mi- 
séricorde de  Dieu ,  nous  devons  passer  au  tribunal  de  la  justice ,  mais  d'une 
justice  sans  miséricorde.  Voilà  le  fondement  que  vous  devez  poser ,  fonde- 
ment sur  lequel  les  premiers  fidèles  appuyaient  cette  sévérité  de  discipline 
qui  s'observait  parmi  eux.  Apud  nos,  disaient-ils,  au  rapport  de  Tertullien, 
districte  judicatur,  tanquàmapud  certosde  divinojudicio1  :  nous  nous 
jugeons  exactement  et  sévèrement,  parce  que  nous  savons  qu'il  y  a  une 
justice  rigoureuse  qui  nous  attend,  et  que  nous  avons  toujours  en  vue. 
Aussi,  ajoute  saint  Chrysostome,  le  juge  inférieur  et  subalterne  doit  tou- 
jours juger  selon  la  rigueur  de  la  loi  :  il  n'appartient  qu'au  souverain  de 
pardonner,  et  le  seul  moyen  d'obtenir  grâce ,  est  de  ne  se  l'accorder  pas. 

Sévérité  raisonnable  :  car  il  ne  faudrait  ici ,  Chrétiens ,  que  notre  seule 
raison  pour  nous  convaincre.  Si  ces  heureux  siècles  de  la  première  ferveur 
du  christianisme  duraient  encore,  où  un  seul  péché,  de  la  nature  même 
de  ceux  que  notre  relâchement  a  rendus  si  communs ,  était  expié  par  les 
exercices  les  plus  laborieux  et  tout  ensemble  les  plus  humiliants  d'une  pé- 
nitence de  plusieurs  années ,  peut-être  nous  pourrait-il  venir  dans  l'esprit 
qu'une  telle  sévérité  passerait  les  bornes,  et  ce  serait  à  moi,  comme  défen- 
seur des  intérêts  de  Dieu,  à  la  justifier;  ce  serait  à  moi  à  vous  faire  enten- 
dre que,  bien  loin  qu'il  y  eût  de  l'excès  dans  cette  sévérité  évangélique, 

1  Tcrtull. 


SLR  LA  SÉVÉRITÉ  DE  LA  PENITENCE.  87 

les  premiers  chrétiens  étaient  au  contraire  fortement  persuadés  que  les 
droits  de  Dieu,  qu'il  s'agit  de  réparer  dans  la  pénitence,  vont  encore  bien 
au  delà;  que  jamais  l'Église  n'a  suivi  des  règles  plus  sages,  et  que  si  dans 
les  derniers  temps  notre  extrême  délicatesse  l'a  forcée  en  quelque  sorte  à 
les  mitiger,  c'est  ce  qui  relève  ces  règles  mêmes;  je  veux  dire,  d'avoir  été, 
dans  leur  institution ,  aussi  raisonnables  que  nous  avons  depuis  cessé  de 
l'être. 

Mais  nous  n'en  sommes  plus  là,  mes  chers  auditeurs,  et  je  n'ai  plus  be- 
soin ni  de  la  docilité  de  votre  foi ,  ni  de  votre  soumission  à  la  conduite  de 
l'Église,  pour  vous  faire  approuver  ce  qu'il  y  a  de  plus  sévère  dans  la  pé- 
nitence. Encore  une  fois,  elle  n'a  plus  rien  de  sévère  que  ce  que  votre  rai- 
son même  vous  prescrit;  ou,  pour  parler  plus  juste,  ce  qu'elle  a  désormais 
de  plus  sévère,  c'est  ce  que  votre  raison  même  vous  prescrit. 

Oui ,  mes  Frères ,  en  quoi  consiste  et  a  toujours  consisté  son  essentielle 
sévérité ,  c'est  de  nous  réduire  aux  bornes  étroites  de  la  raison  que  Dieu 
nous  a  donnée  ;  et  quand  nous  en  sommes  sortis ,  de  nous  y  faire  rentrer, 
en  nous  obligeant  à  être  raisonnables  contre  nous-mêmes  et  aux  dépens 
de  nous-mêmes ,  car  c'est  là  ce  qui  nous  coûte ,  et  ce  que  nous  trouvons  de 
plus  difficile  dans  la  pénitence  ;  de  nous  interdire  tout  ce  que  notre  propre 
raison  nous  fait  connaître ,  ou  péché  ou  cause  du  péché  ;  d'arracher  de  nos 
cœurs  des  affections  que  nous  jugeons  nous-mêmes  criminelles  et  source  du 
péché  ;  de  renoncer  à  mille  choses  agréables,  mais  que  nous  savons  être  pour 
nous  des  engagements  au  péché;  de  nous  assujettir  de  bonne  foi  à  tout  ce  que 
nous  reconnaissons  être  des  préservatifs  nécessaires  contre  le  péché  ;  de  ré- 
parer par  des  œuvres  toutes  contraires  les  malheureux  effets  du  péché.  C'est 
ce  que  je  pourrai  traiter  avec  plus  d'étendue  une  autre  fois ,  et  c'est  en 
quoi,  dis-je,  la  pénitence  nous  paraît  sévère.  Hors  de  là,  on  se  soumettrait 
à  tout  le  reste;  et  pourvu  qu'on  en  fût  quitte  pour  ce  qui  était  ordonné 
par  les  anciens  canons,  on  consentirait  sans  peine  qu'ils  fussent  renouve- 
lés, on  jeûnerait,  on  se  couvrirait  du  cilice  et  de  la  cendre,  on  se  proster- 
nerait aux  pieds  des  prêtres  :  mais  d'étouffer  une  vengeance  dans  son  cœur, 
mais  de  pardonner  une  injure,  mais  de  rendre  un  bien  mal  acquis,  mais  de 
rétablir  l'honneur  flétri  par  une  médisance ,  mais  de  sacrifier  à  son  devoir 
une  passion  tendre ,  mais  de  rompre  un  commerce  dangereux  et  de  se  dé- 
tacher de  ce  qu'on  aime ,  voilà  ce  qui  révolte  la  nature ,  et  ce  qui  désole  le 
pécheur  ;  voilà  ce  qu'on  a  tant  de  peine  à  obtenir  de  lui ,  et  ce  qu'on  en 
obtient  si  rarement;  voilà  sur  quoi  vous  vous  défendez  tous  les  jours  contre 
les  ministres  de  Jésus-Christ,  sur  quoi  votre  résistance  énerve  si  souvent 
leur  zèle ,  ou  le  rend  inutile. 

Cependant  voilà  ce  que  j'appelle  (souffrez  cette  expression)  et  ce  qui  est 
en  effet  le  raisonnable  de  la  pénitence  :  si  raisonnable ,  que  vous  êtes  les 
premiers  à  convenir  qu'on  ne  peut  pas  se  dispenser  de  l'exiger  de  vous  ;  si 
raisonnable,  que  vous  seriez  vous-mêmes  scandalisés  si  l'on  ne  l'exigeait 
pas»  Le  reste  était  d'institution  humaine,  mais  ce  raisonnable  est  de  droit 
naturel  et  divin  ;  le  reste  a  pu  changer ,  mais  ce  raisonnable  subsistera 
toujours,  et  est  en  quelque  manière  aussi  immuable  que  Dieu;  le  reste 


88  SUR   LA    SÉVÉRITÉ    DE    LA   PÉNITENCE. 

dépendait  de  l'Église,  mais  ni  l'Église,  ni  ses  ministres,  ne  peuvent  rien 
sur  ce  raisonnable  :  et  il  n'y  a  point  d'autorité  sur  la  terre,  il  n'y  en  a 
point  dans  le  ciel ,  qui  puisse  nous  décharger  de  l'obligation  où  nous  som- 
mes de  l'accomplir. 

Heureux  si  nous  goûtons  aujourd'hui  cette  vérité!  heureux  si,  suivant 
les  lumières  de  cette  droite  raison ,  à  laquelle,  malgré  nous ,  nous  sommes 
soumis,  nous  embrassons  la  pénitence  dans  toute  la  sévérité  de  ses  devoirs  ; 
si,  pour  venger  Dieu  de  nous-mêmes  et  pour  le  bien  venger,  nous  faisons 
passer  dans  nous-mêmes  toute  la  colère  de  Dieu  !  en  sorte  que  nous  puis- 
sions lui  dire  comme  David  :  In  me  tremsierunt  irœ  tuœ  1  :  Seigneur,  il 
s'est  fait  un  transport  admirable ,  et  comme  une  transfusion  bien  surpre- 
nante :  du  moment  que  j'ai  conçu  la  grièveté  de  mon  péché,  et  que  je  l'ai 
détesté  par  la  pénitence ,  toute  votre  colère  a  passé  de  votre  cœur  dans  le 
mien  :  In  me  tremsierunt  irœ  tuœ.  Je  dis  votre  colère,  Seigneur,  car  il  me 
fallait  la  vôtre,  et  il  n'y  avait  que  la  colère  d'un  Dieu  aussi  grand  que  vous 
qui  pût  détruire  un  mal  aussi  grand  que  le  péché.  La  mienne  aurait  été 
trop  faible,  mais  la  vôtre  a  toute  la  force  et  toute  la  vertu  nécessaire.  C'est 
pour  cela  que  vous  l'avez  toute  répandue  dans  mon  âme,  parce  que  mon 
péché  la  méritait  tout  entière.  Une  partie  n'aurait  pas  suffi ,  mais  il  me  la 
fallait  dans  toute  sa  plénitude ,  pour  pouvoir  haïr  et  punir  l'excès  de  mes 
désordres  :  In  me  transierunt  irœ  tuœ.  Au  reste,  mon  Dieu,  c'est  en  cela 
même  que  je  reconnais  votre  miséricorde;  je  dis,  en  ce  que  vous  avez  fait 
sortir  votre  colère  de  votre  cœur  pour  la  faire  entrer  dans  le  mien  :  car  si 
elle  était  demeurée  dans  vous,  à  quoi  ne  vous  aurait-elle  pas  porté  contre 
moi?  au  lieu  que  passant  dans  moi,  elle  s'y  est,  pour  ainsi  dire,  huma- 
nisée. Encore,  Seigneur,  n'avez-vous  pas  voulu  qu'elle  passât  immédiate- 
ment de  vous  dans  moi.  Sortant  de  votre  sein,  elle  aurait  été  trop  ar- 
dente et  trop  allumée ,  et  je  n'aurais  pu  la  supporter  :  mais ,  pour  la  tem- 
pérer, vous  l'avez  fait  passer  premièrement  dans  le  cœur  de  votre  Fils,  où 
elle  a  presque  amorti  tout  son  feu ,  par  les  saintes  et  innocentes  cruautés 
qu'elle  a  exercées  sur  lui.  Et  parce  que  le  cœur  de  votre  Fils  est  la  source 
de  toutes  les  grâces,  c'est  là,  c'est  dans  ce  centre  de  la  sainteté  et  de  la 
miséricorde  qu'elle  a  pris  une  vertu  salutaire  pour  me  sanctifier  :  c'est  ainsi, 
mon  Dieu,  qu'elle  est  venue  en  moi  ;  c'est  ainsi  que  je  l'ai  reçue,  et  que  je  la 
veux  conserver  :  In  me  transierunt  irœ  tuœ.  Elle  rendra  ma  pénitence  sé- 
vère ,  et,  par  un  heureux  retour,  plus  ma  pénitence  sera  sévère ,  plus  elle 
me  deviendra  douce.  C'est  le  sujet  de  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME    PARTIE. 

Tertullien,  parlant  de  la  pénitence,  a  dit  une  chose  bien  glorieuse  d'une 
part  à  Dieu ,  mais  de  l'autre  bien  capable  de  rabattre  la  présomption  et 
l'orgueil  de  l'homme.  De  quoi  s'agit-il,  mon  frère?  (c'est  ainsi  qu'il  s'a- 
dresse à  un  pécheur)  vous  êtes  en  peine  de  savoir  si  votre  pénitence  vous 
sera  utile,  ou  non,  devant  Dieu.  Qu'importe?  Dieu  vous  commande  de  la 
faire  :  n'est-ce  pas  assez  pour  vous  obliger  à  lui  obéir?  Quand  il  n'y  aurait 

*  Psalm    87. 


3| 
SIR    LA    SÉVÉRITÉ    DE    LA    PENITENCE.  89 

que  le  seul  respect  dû  à  son  autorité ,  elle  mérite  bien  que  vous  y  ayez  égard 
préférablement  à  votre  utilité  :  Bonum  tibi  est  pœnitere  :  an  non,  quid 
rcvolvis?  Dais  imperat ;  prior  est  auctoritas  imperantis,  quàm  utilitas 
servientis  l.  Or  ce  que  ce  Père  disait  en  général  de  la  pénitence,  je  pour- 
rais le  dire  en  particulier  de  la  sévérité  de  la  pénitence.  Quand  cette  sévé- 
rité n'aurait  rien  que  de  rebutant  pour  nous ,  et  qu'elle  serait  telle  que 
notre  amour-propre  et  l'esprit  du  monde  nous  la  figurent ,  Dieu  l'ordon- 
nant ,  il  n'y  aurait  point  d'autre  parti  à  prendre  que  celui  d'une  généreuse 
soumission ,  et  il  serait  juste  que  notre  délicatesse  cédât  à  la  nécessité  et  à 
la  force  du  précepte  :  Prior  est  auctoritas  imperantis,  quàm  utilitas  ser- 
vientis. 

Mais  Dieu ,  Chrétiens ,  n'en  veut  pas  user  si  absolument  et  si  souverai- 
nement avec  nous,  et,  par  une  condescendance  digne  de  sa  grandeur,  il 
sait  si  bien  tempérer  les  choses ,  que  non-seulement  le  poids  ne  nous  acca- 
ble pas,  mais  qu'il  nous  devient  même  léger;  et  s'il  veut  que  nous  nous 
condamnions  à  toutes  les  rigueurs  de  la  pénitence ,  il  prend  soin  en  même 
temps  que  nous  y  trouvions  toute  l'onction  qui  nous  la  peut  adoucir. 

Le  même  Tertullien  ne  se  trompait  donc  pas  ;  et  quoiqu'il  ait  eu  du  reste 
sur  le  sujet  de  la  pénitence  des  sentiments  outrés ,  il  a  parlé  juste  quand  il 
a  dit  ailleurs  que  la  pénitence  était  la  félicité  et  la  béatitude  de  l'homme 
pécheur  :  Pœnitentia  hominis  rei  félicitas  \  A  qui  ne  connaîtrait  pas  les 
effets  de  cette  vertu,  ou  plutôt,  à  qui  n'en  connaîtrait  qu'une  partie,  cette 
proposition  semblerait  un  paradoxe.  Car  qu'y  a-t-il  en  apparence  de  moins 
propre  à  faire  le  bonheur  de  l'homme ,  que  ce  qui  mortifie  son  esprit ,  que 
ce  qui  crucifie  sa  chair ,  que  ce  qui  combat  ses  passions ,  que  ce  qui  l'oblige 
à  se  renoncer  lui-même?  Or  ce  sont  les  devoirs  essentiels  de  la  pénitence. 
Il  est  néanmoins  vrai,  Chrétiens,  qu'après  l'innocence  perdue,  rien  ne 
peut  rendre  l'homme  heureux,  je  dis  même  heureux  dès  cette  vie,  que  la 
pénitence  ;  et  vous  en  conviendrez  sans  peine,  quand  vous  m'aurez  entendu. 
Car  j'appelle  avec  Tertullien  la  félicité  du  pécheur  dès  cette  vie,  ce  qui 
produit  en  lui  la  paix  et  le  calme  de  la  conscience ,  ce  qui  le  remplit  de  la 
joie  du  Saint-Esprit ,  ce  qui  le  met  dans  toute  l'assurance  où  il  peut  être 
contre  les  jugements  de  Dieu.  Or  voilà  les  effets  naturels  de  la  pénitence 
que  je  vous  prêche  :  première  vérité ,  vérité  incontestable  et  qui  est  de  la 
foi.  J'ajoute  qu'il  n'y  a  que  la  pénitence  exacte  et  sévère  qui  ait  la  vertu 
d'opérer  ces  divins  effets  ;  c'est-à-dire  qui  produise  dans  le  pécheur  cette 
tranquillité,  qui  lui  fasse  goûter  cette  joie,  qui  lui  donne  cette  assurance, 
ou  du  moins  cette  confiance  chrétienne  :  seconde  vérité  qui  s'ensuit  infail- 
liblement de  l'autre.  N'ai-je  donc  pas  droit  de  conclure  que  la  pénitence , 
dans  sa  sévérité  même,  nous  devient  douce  et  aimable?  Écoutez-moi  :  ceci 
vous  édifiera  plus  que  tout  ce  qu'il  y  a  d'effrayant  et  de  terrible  dans  la 
religion. 

Oui ,  c'est  la  véritable  pénitence ,  et  par  conséquent  celle  où  le  pécheur 
se  flatte  moins,  où  il  s'épargne  moins,  qui  produit  la  paix  :  et  de  là  vient 
que  le  Fils  de  Dieu  ne  sépara  point  ces  deux  grâces  qu'il  accorda  tout  à 

1  Tertull.j  de  Pœnit.  —  »  Tertull. 


t  m 

(J0  SUR    LA    SÉVÉRITÉ    DE   LA   PÉNITENCE. 

la  fois  à  la  plus  généreuse  et  à  la  plus  fameuse  pénitente,  Marie-Madeleine, 
lorsqu'il  lui  dit  au  moment  de  sa  conversion  :  Remittuntur  tibi  peccata 
tua;  vade  inpace  l  :  vos  péchés  vous  sont  remis;  allez  en  paix.  Cette  paix 
de  Dieu,  comme  l'appelle  saint  Paul,  parce  qu'elle  est  en  effet  souve- 
rainement et  par  excellence  le  don  de  Dieu  :  Pax  Dei 2;  cette  paix  que 
le  monde  ne  peut  donner,  parce  qu'elle  n'est  pas  de  son  ressort  :  Quant 
mundus  dare  non  potest  pacem  3;  cette  paix  qui  surpasse  tout  autre  sen- 
timent ,  tout  autre  bien ,  tout  autre  plaisir ,  et  sans  laquelle  même  il  ne 
peut  y  avoir  ni  plaisir  ni  bien  dans  la  vie  :  Pax  Dei  quœ  exsuperat  om- 
nem  scnsum  *  :  cette  paix  qui  met  le  repos  dans  un  cœur,  qui  en  fait  ces- 
ser les  troubles,  qui  en  apaise  les  remords;  cette  paix,  dis-je,  fut  le  pre- 
mier fruit  des  saintes  dispositions  avec  lesquelles  Madeleine  vint  se  pré- 
senter à  Jésus-Christ.  Jusque-là,  rebelle  à  Dieu  et  livrée  à  elle-même,  elle 
avait  eu  de  continuels  combats  à  soutenir.  Jusque-là,  emportée  par  sa  pas- 
sion ,  mais  au  même  temps  gênée  et  bourrelée  par  sa  raison ,  elle  avait  senti 
l'aiguillon  du  péché  :  c'est-à-dire  elle  en  avait  senti  la  confusion ,  l'amer- 
tume, le  repentir,  bien  plus  qu'elle  n'en  avait  goûté  la  douceur.  Jusque-là 
elle  avait  vécu  dans  des  inquiétudes  mortelles  ;  mais  elle  commença  à  jouir 
enfin  de  la  paix  dès  que ,  par  sa  pénitence ,  elle  eut  trouvé  grâce  devant 
Dieu.  Car  ce  fut  alors  qu'elle  entendit  cette  divine  parole,  et  qu'elle  en 
éprouva  l'effet  :  Vade  inpace;  allez  en  paix.  Comme  si  le  Sauveur  du 
monde ,  usant  de  l'empire  absolu  qu'il  avait  sur  le  cœur  de  cette  péche- 
resse ,  lui  eût  commandé ,  aussi  bien  qu'aux  vents  et  à  la  mer ,  de  se  cal- 
mer :  Imperavit  ventis  et  mari ,  et  facta  est  tranquillitas  magna  8. 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  prétends,  mes  chers  auditeurs,  qu'autant  que  nous 
pratiquons  la  pénitence  avec  cet  esprit  de  ferveur  et  cette  exacte  sévérité 
envers  nous-mêmes ,  autant  nous  y  trouvons  de  consolation  ;  que  ce  qu'é- 
prouva Madeleine  convertie ,  Dieu ,  par  sa  miséricorde ,  nous  le  fait  sentir, 
puisqu'il  nous  dit  comme  à  elle  intérieurement  et  même  sensiblement,  par 
la  bouche  de  ses  ministres  :  Tout  vous  est  pardonné  :  Remittuntur  tibi 
peccata  tua  6;  ne  soyez  plus  en  peine  :  Vade  inpace. 

Mais  comment  est-il  possible  qu'une  pénitence  sévère,  qui,  selon  la 
maxime  de  Tertullien ,  fait  en  nous  la  fonction  de  la  justice  et  de  la  co- 
lère de  Dieu,  nous  donne  néanmoins  la  paix?  Ah!  Chrétiens,  voilà  le 
miracle  que  je  vous  prie  de  remarquer  :  car  c'est  par  sa  sévérité  même 
qu'elle  apaise  Dieu,  qu'elle  désarme  Dieu,  qu'elle  nous  rend  amis  de 
Dieu ,  que  d'un  Dieu  courroucé  et  irrité  ,  lequel  n'avait  pour  nous  que  des 
rigueurs,  et  qui  ne  nous  préparait  que  des  châtiments ,  elle  le  force,  tout 
Dieu  qu'il  est ,  par  une  sainte  violence  et  par  une  espèce  de  conversion  qui 
se  fait  en  lui ,  à  devenir  un  Dieu  de  bonté ,  un  Dieu  qui  met  sa  gloire  à 
nous  pardonner  sans  réserve  tout  ce  que  nous  ne  nous  pardonnons  pas , 
qui  ne  se  souvient  de  nos  offenses  que  pour  en  faire  le  sujet  et  la  matière 
de  ses  grâces ,  qui  n'est  notre  juge  que  pour  nous  montrer  encore  plus  au- 
thentiquement  qu'il  est  notre  père,  puisqu'alors  il  nous  juge  en  père,  au 
lieu  qu'à  la  fin  des  siècles  il  nous  jugera  en  maître;  enfin,  un  Dieu  qui , 

1  Luc,  7.  —  2  Phillpp.,  4.  —  3  Orat.  Eccl.  —  4  iPhilipp,,  4.  —  5  Matih.,  8,  —  6  Luc,  7. 


SUR    LA    SÉVÉRITÉ    DE    LA    PÉNITENCE.  9i 

déposant  toutes  pensées,  tous  sentiments  de  vengeance,  n'a  plus  désormais, 
comme  il  s'en  déclare  lui-même ,  que  des  sentiments  de  compassion  et  de 
charité ,  que  des  pensées  de  réconciliation  et  de  paix  :  Dicit  Dominus  : 
Ego  cogito  cogitationes  pacis ,  et  non  afflictionis  l. 

Voilà,  dis-je,  le  miracle  de  la  pénitence.  Elle  fait  donc,  parce  qu'elle  est 
sévère  (appliquez-vous  à  cette  pensée ,  qui  n'est  que  la  suite  de  celle  de 
Tertullien) ,  elle  fait  donc,  parce  qu'elle  est  sévère ,  la  fonction  de  la  colère 
de  Dieu  ;  mais  elle  la  fait  bien  plus  efficacement  que  la  colère  de  Dieu 
même,  ou ,  plutôt,  elle  fait  en  nous  ce  que  la  colère  même  de  Dieu  toute 
seule  n'y  peut  faire  :  pourquoi  ?  c'est  qu'au  lieu  que  la  colère  de  Dieu  pu- 
nit en  nous  le  péché  sans  l'effacer,  la  pénitence  l'efface  en  le  punissant; 
c'est  que  la  colère  de  Dieu  toute  seule ,  quelque  satisfaction  qu'elle  exige  et 
qu'elle  tire  du  pécheur ,  ne  peut  jamais  faire  que  Dieu  soit  satisfait  ;  ce  qui 
se  voit  dans  l'enfer,  où  l'éternité  tout  entière  des  peines  que  souffrent  les 
réprouvés  ne  satisfait  jamais  Dieu,  parce  que  dans  l'enfer,  dit  saint  Ber- 
nard, il  n'y  a  que  la  colère  de  Dieu  qui  agit.  Au  lieu  que  la  pénitence,  par 
un  heureux  mélange  de  la  colère  et  de  la  miséricorde  divine ,  de  la  colère 
divine  dont  elle  fait  l'office ,  et  de  la  miséricorde  divine  qu'elle  attire ,  est 
la  juste  et  entière  satisfaction  que  Dieu  attend  du  pécheur.  Par  conséquent, 
c'est  la  pénitence  sévère  qui  nous  remet  bien  avec  Dieu ,  et ,  par  une  suite 
non  moins  infaillible ,  qui  nous  remet  bien  avec  nous-mêmes.  Car  com- 
ment serons-nous  en  paix  avec  nous-mêmes ,  tandis  que  nous  sommes  en 
guerre  avec  Dieu?  Or  qu'y  a-t-il ,  que  peut-il  y  avoir  pour  nous  dans  la 
vie  de  plus  avantageux  et  de  plus  doux  que  cette  double  paix?  Quoi  qu'il 
nous  en  coûte  pour  l'avoir,  la  pouvons-nous  trop  acheter?  et  quelque 
austère  que  nous  paraisse  et  que  soit  même  la  pénitence ,  pouvons-nous 
ne  la  pas  aimer  quand  il  s'agit  de  rentrer  en  grâce  avec  le  maître  de  qui 
dépend  tout  notre  bonheur,  et  de  rétablir  dans  nous-mêmes  une  paix  qui , 
sur  la  terre,  est  le  souverain  bien,  et  qui  ne  peut  compatir  avec  le  péché? 
Avançons. 

De  cette  paix  intérieure  nait  une  sainte  joie  :  autre  fruit  de  la  sévérité 
de  la  pénitence ,  autre  don  de  l'Esprit  de  Dieu ,  qui  pour  cela  même  est 
appelé  dans  l'Écriture  la  joie  du  Saint-Esprit  :  Gaudlum  in  Spiritu 
Sancto  2.  Qui  peut  l'exprimer,  Chrétiens,  qui  peut  la  connaître  sans 
l'avoir  sentie  ?  qui  peut  comprendre  la  consolation  dont  est  remplie  une 
aine  criminelle  ,  mais  pénitente ,  quand ,  par  un  généreux  effort ,  elle  est 
enfin  parvenue  à  remporter  sur  elle-même  la  victoire  d'où  dépendait  sa 
conversion?  quand  elle  a  fait  à  Dieu  le  sacrifice  de  la  passion  dont  elle 
était  auparavant  esclave  ;  quand  elle  a  une  fois  rompu  ses  liens  ;  qu'elle 
commence  à  respirer  la  liberté  des  enfants  de  Dieu ,  et  qu'elle  peut  lui 
dire  comme  David  :  Dvrupisti  vincula  mea  ;  tibi  sacrificabo  hos- 
tiam  laudisz\  c'est  vous  qui  avez  brisé  mes  chaînes,  et  qui  m'avez  tiré 
de  la  servitude  où  mon  péché  m'avait  réduite  :  je  vous  bénirai ,  Sei- 
gneur, je  vous  louerai,  je  vous  rendrai  d'éternelles  actions  de  grâces. 
Elle   s'est  fait  violence   pour  en  venir  là  ;    et  la  résolution  qu'elle  a 

1  Jcrcm.,  29.  —  2  Rom.,  14.  —  3  Psalm.  115. 


92  SUR    LA    SÉVÉRITÉ    DE    LA    PENITENCE. 

prise  de  rompre  ce  commerce  qui  la  perdait ,  de  s'arracher  l'œil  qui  la 
scandalisait ,  de  sortir  de  l'occasion  où  elle  se  damnait ,  cette  résolution 
chrétienne ,  mais  si  difficile  à  prendre ,  mais  encore  plus  difficile  à  exé- 
cuter, a  été  pour  elle  une  espèce  d'agonie,  et  c'est  sans  doute  ce  qu'il  y  a 
de  plus  sévère  dans  la  pénitence  :  mais  aussi  le  coup  une  fois  porté ,  l'ou- 
vrage une  fois  achevé ,  de  quelle  abondance  de  joie  Dieu  ne  la  comble-t-il 
pas  ?  C'est  un  mystère  impénétrable  pour  l'homme  charnel  et  animal. 
Comme  il  n'a  là-dessus  nulle  expérience ,  il  ne  m'entend  pas  ;  mais  c'est 
justement,  dit  saint  Chrysostome,  parce  qu'il  n'en  a  nulle  expérience , 
qu'il  ne  doit  ni  s'en  croire,  ni  en  être  cru;  c'est  parce  qu'il  ne  l'a  jamais 
éprouvé  qu'il  doit  s'en  rapporter  à  ceux  qui  l'éprouvent. 

Or  quelle  épreuve  n'en  l'ont  pas  ceux  qui  se  convertissent  de  bonne  foi, 
et  avec  quel  épanchement  de  cœur  ne  s'en  expliquent-ils  pas  ?  Combien 
tout  à  coup ,  disait  saint  Augustin  ,  surpris  du  changement  miraculeux 
que  la  grâce  avait  fait  en  lui,  et  racontant,  non  plus  ses  misères,  mais 
les  miséricordes  du  Seigneur ,  combien  tout  à  coup  trouvai-je  de  plaisir  à 
renoncer  aux  plaisirs  criminels  du  monde ,  et  combien  me  fut-il  doux  de 
quitter  ce  que  j'avais  tant  craint  de  perdre?  Car  vous,  ô  mon  Dieu,  qui 
êtes  le  seul  vrai  et  souverain  bien  capable  de  remplir  une  âme,  vous  me 
teniez  lieu  de  tous  les  plaisirs  ;  et  la  joie  de  me  voir  enfin  soumis  à  vous, 
la  joie  de  m  être  surmonté  moi-même ,  était  pour  moi  quelque  chose  de 
plus  délicieux  que  toutes  mes  délices  passées.  Ainsi  la  pénitence  de  saint 
Augustin  vérifiait-elle  la  promesse  du  Fils  de  Dieu  :  Mundus  gaudebit , 
vos  autem  contristabimini,  sed  tristitia  vestra  vertetur  in  gaudium  *  : 
le  monde  sera  dans  la  joie ,  et  vous  serez  dans  la  tristesse  ;  mais  votre 
tristesse ,  c'est-à-dire  votre  pénitence ,  qui  est  proprement  et  uniquement 
cette  tristesse  salutaire  dont  saint  Paul  félicitait  les  Corinthiens,  votre 
tristesse  se  tournera  en  joie  ,  et  cette  joie  sera  le  centuple  de  toutes  les  joies 
du  monde ,  dont  vous  vous  serez  privés. 

Répondez-moi,  dit  le  mondain,  de  cette  douceur  de  la'pénitence,  et  dès 
aujourd'hui  je  me  convertirai.  Assurez-moi  que  cette  joie  ne  me  manquera 
pas,  et  je  me  condamnerai  à  tout  ce  que  la  pénitence  a  de  plus  rigoureux. 
Vous  vous  trompez,  reprend  saint  Bernard,  et  vous  raisonnez  mal.  Infi- 
dèle et  mondain  au  point  que  vous  l'êtes,  j'aurais  beau  vous  en  répondre, 
ce  que  j'en  dirais  ne  ferait  sur  vous  nul  effet,  et  l'attachement  actuel  que 
vous  avez  à  ce  qui  vous  pervertit ,  vous  rendrait  inutile  l'assurance  que 
je  vous  donnerais  d'un  bien  dont  vous  n'auriez  qu'une  connaissance  de 
spéculation,  mais  dont  vos  sens  ne  seraient  pas  touchés.  Douceurs  pour 
douceurs,  vous  vous  en  tiendriez  à  celles  que  vous  goûtez,  parce  qu'elles 
sont  présentes ,  et  que  les  autres  ne  seraient  encore  pour  vous  qu'en  idée 
et  en  espérance.  Il  faut  commencer  par  vous  vaincre  :  car  cette  joie  dont 
je  vous  parle  est  la  manne  cachée  qui  n'est  réservée  qu'au  vainqueur  : 
Vincenti  dabo  manna  absconditum  2.  Il  faut  exercer  sur  vous-même  et 
contre  vous-même  les  rigueurs  de  la  pénitence  ,  et  alors  la  pratique  vous 
convaincra ,  et  dans  un  moment  vous  en  découvrira  plus  que  tous  les 

1  Joan.,  IG.  —  "  Apocal.,  2. 


SUR    LA   SÉVÉRITÉ    DE    LA    PENITENCE.  93 

discours.  Qu'est-il  même  nécessaire  d'ailleurs  que  je  parle ,  et  que  je  re- 
nouvelle des  promesses  que  Dieu  tant  de  fois  lui-même  vous  a  faites  ?  Fiez- 
vous-en  à  votre  Dieu  ;  il  n'a  jamais  trompé  personne  ;  si  vous  êtes  géné- 
reux, il  sera  fidèle. 

Mais  n'en  voyons-nous  pas  qui ,  jusque  dans  leur  pénitence,  ne  trou- 
vent que  des  sécheresses ,  et  ne  parviennent  jamais  à  ce  centuple  bien- 
heureux d'une  joie  pure  et  secrète  ?  Ne  le  confessent-ils  pas  les  premiers  , 
et  ne  se  plaignent-ils  pas  de  leur  état  comme  s'ils  reprochaient  en  quel- 
que sorte  à  Dieu  qu'il  ne  leur  a  pas  tenu  parole  ?  Oui ,  il  y  en  a  ;  mais  qui 
sont-ils  communément?  Ah  !  répond  saint  Bernard ,  il  n'est  point  vrai  qu'à 
ceux  qui ,  'généreusement  et  de  bonne  foi ,  se  sont  condamnés  aux  exer- 
cices d'une  pénitence  sévère ,  cette  joie  solide  et  spirituelle  ait  manqué. 
S'il  y  a  des  âmes  dans  le  monde  trompées  sur  ce  point ,  et  frustrées  de 
leur  attente,  grâce  à  la  Providence  et  à  la  justice  du  Dieu  que  nous  ser- 
vons ,  ce  ne  sont  pas  celles  qui  pratiquent  la  pénitence  dans  toute  son  aus- 
térité, mais  celles,  au  contraire,  qui  la  modèrent  autant  qu'elles  peuvent, 
et  plus  qu'elles  ne  doivent;  mais  celles  qui  ne  la  veulent  pratiquer  que 
selon  leur  gré  ;  mais  celles  qui  lui  ôtent  tout  ce  qu'elle  a  de  pénible  et 
d'incommode,  et  ne  s'en  réservent  que  la  cérémonie  et  la  figure;  mais 
celles  dont  la  pénitence  peut-être,  avec  tout  son  éclat  et  un  certain  extérieur 
de  sévérité,  ne  laisse  pas  d'être  accompagnée  de  mille  relâchements.  Que 
chacun  de  nous  s'examine  ;  et  pour  peu  que  nous  ayons  de  lumières  ,  nous 
découvrirons  dans  nous-mêmes  le  principe  du  mal ,  et  ce  qui  nous  empê- 
che de  sentir  au  fond  de  notre  cœur  cette  onction  de  la  pénitence  chré- 
tienne :  nous  reconnaîtrons  que  nous  ne  devons  souvent  nous  en  prendre 
qu'à  nous-mêmes  ;  nous  nous  écrierons  avec  le  Prophète  royal  :  Justus  es, 
Domine ,  et  rectum  judicium  tuum  '  ;  vous  êtes  juste ,  Seigneur  ;  et  il 
n'est  pas  surprenant  qu'aussi  lâche  que  je  suis  dans  l'usage  de  la  pénitence, 
je  n'y  trouve  pas  ce  qu'y  ont  trouvé  et  ce  qu'y  trouvent  encore  tous  les 
jours  tant  d'âmes  ferventes.  Dès  que  j'aurai  le  même  courage,  le  même 
zèle,  la  pénitence  aura  pour  moi  le  même  goût. 

C'est  donc ,  Chrétiens ,  un  abus  ,  et  un  étrange  abus ,  quand  nous  nous 
faisons  de  la  sévérité  de  la  pénitence  un  obstacle  à  la  pénitence  même  :  et 
l'un  des  artifices  les  plus  ordinaires  et  les  plus  dangereux  dont  se  sert 
l'ennemi  de  notre  salut  pour  endurcir  les  hommes  dans  le  péché ,  et  pour 
les  détourner  des  voies  de  Dieu ,  est  de  leur  représenter  la  pénitence  sous 
des  idées  affreuses,  qui  leur  en  donnent  de  l'horreur  et  qui  les  rebutent. 
Il  semble  même  qu'on  prenne  plaisir  à  se  la  figurer  comme  telle ,  pour 
avoir  droit  de  s'en  dispenser;  et  parce  qu'il  se  trouve  quelquefois,  entre 
les  ministres  de  Jésus-Christ  et  les  pasteurs  de  son  troupeau ,  des  hommes 
zélés,  mais  d'un  zèle  qui  n'est  pas  selon  la  science,  des  esprits  toujours 
portés  aux  extrémités,  qui,  pour  ne  pas  rendre  la  pénitence  trop  facile,  la 
réduisent  à  l'impossible ,  qui  n'en  parlent  jamais  que  dans  des  termes  ca- 
pables d'effrayer ,  qui  la  proposent  crûment  et  d'une  manière  sèche ,  sans 
y  mettre  jamais  ce  tempérament  d'amour  et  de  confiance  qui  en  doit  être 

'  Plaira,  118. 


01  SUR  LA  SEVERITE  DE  LA  PENITENCE. 

inséparable ,  qui  croient  avoir  beaucoup  fait  quand  ils  ont ,  non  pas  re- 
dressé, mais  embarrassé  et  troublé  une  conscience  faible,  et  qui,  manquant 
dans  le  principe,  ne  font  jamais  envisager  Dieu  au  pécheur  que  sous  une 
forme  terrible ,  comme  s'ils  craignaient  qu'il  n'y  eût ,  pour  ainsi  dire  ,  du 
danger  pour  Dieu  à  paraître  miséricordieux  et  aimable ,  et  qu'ils  souhai- 
tassent eux-mêmes  qu'il  le  fut  moins;  parce  qu'il  se  trouve,  dis-jc,  des 
esprits  préoccupés  de  ces  sentiments ,  et  encore  plus  déterminés  à  les  ins- 
pirer aux  autres,  qu'arrive-t-il  ?  Le  libertin  en  profite,  et  le  faible  s'en 
scandalise;  le  libertin  en  profite,  ravi  qu'on  lui  exagère  les  choses  pour 
être  en  quelque  manière  autorisé  par  là  à  n'en  rien  croire  ou  à  n'en  rien, 
faire ,  et  qu'on  lui  en  demande  trop ,  pour  avoir  un  spécieux  prétexte  de 
renoncer  à  tout  :  c'est-à-dire  que  de  ces  caractères  outrés  de  la  pénitence , 
qu'il  parait  néanmoins  estimer ,  et  à  quoi  il  donne  de  faux  éloges ,  il  ne 
tire  point  d'autre  conclusion  que  de  se  confirmer  dans  son  impénitence. 

Car  voilà  ,  mes  chers  auditeurs ,  le  raffinement  du  libertinage  de  notre 
siècle  :  on  veut  une  pénitence  extrême ,  sans  adoucissement ,  sans  attrait , 
parce  qu'on  n'en  veut  point  du  tout.  Si  je  la  faisais,  dit-on,  c'est  ainsi  que 
je  la  voudrais  faire  ;  mais  on  en  demeure  là ,  et  l'on  se  sait  bon  gré  de  cette 
disposition  prétendue  où  l'on  est  de  la  bien  faire ,  supposé  qu'on  la  fit , 
quoiqu'on  ne  la  fasse  jamais.  Ou  tout ,  ou  rien ,  dit-on  ;  mais  bien  en- 
tendu qu'on  s'en  tiendra  toujours  au  rien ,  et  qu'on  n'aura  garde  de  se 
charger  jamais  du  tout. 

Ainsi  raisonne  le  libertin;  et,  d'ailleurs,  que  conclut  le  faible?  rien 
autre  chose  que  de  se  décourager ,  de  s'attrister ,  de  s'abandonner  à  de 
secrets  désespoirs ,  de  regarder  la  pénitence  comme  impraticable ,  de  se 
persuader  qu'il  ne  la  soutiendra  jamais ,  qu'elle  l'accablera  d'un  ennui 
mortel ,  et  qu'il  y  succombera  ;  de  dire  sans  cesse  ,  comme  l'Israélite  pré- 
varicateur :  Quis  nostrûm  valet  ad  cœlum  ascendere l  ?  Et  quel  e^t 
fliomme  sur  la  terre  qui  puisse  espérer  de  parvenir  là,  et  de  s'y  main- 
tenir ?  car  c'est  ainsi  que  notre  lâcheté  se  prévaut  des  erreurs  du  monde 
pour  secouer  le  joug  de  Dieu. 

Mais  faudra-t-il ,  Seigneur ,  qu'une  illusion  aussi  grossière  que  celle-là 
nous  trompe  et  nous  perde ,  et  que  notre  ignorance  sur  ce  point  nous  tienne 
toujours  lieu  d'excuse  ?  Non ,  mon  Dieu  ;  car ,  tandis  que  vous  me  con- 
fierez le  ministère  de  votre  sainte  parole ,  je  prêcherai  ces  deux  vérités 
sans  les  séparer  jamais  :  la  première ,  que  vous  êtes  un  Dieu  terrible  dans 
vos  jugements ,  et  la  seconde ,  que  vous  êtes  le  père  des  miséricordes  et  le 
Dieu  de  toute  consolation.  Je  ne  serai  jamais  assez  téméraire  pour  prê- 
cher votre  miséricorde  sans  prêcher  votre  justice ,  parce  que  je  sais  les 
conséquences  dangereuses  qu'en  tirerait  l'impiété  ;  mais  aussi  me  ferais-je 
un  crime  de  prêcher  les  rigueurs  de  votre  justice  sans  parler  en  même 
temps  des  douceurs  de  votre  miséricorde ,  parce  que  la  foi  m'apprend ,  et 
que  c'est  vous-même  qui  me  l'avez  révélé ,  que  votre  miséricorde  sauve 
les  pécheurs,  au  lieu  que  votre  justice  seule  ne  peut  que  les  damner  et 
les  réprouver.  Je  joindrai  donc  l'un  et  l'autre  ensemble ,  pour  pouvoir 

'   Deiiter.,  30. 


SUR    LA    SEVERITE    DE    LA    PENITENCE.  95 

toujours  dire ,  comme  David  :  Misericordiam  etjudicium  cantabo  tibi, 
Domine  1  :  Seigneur,  je  chanterai  vos  bontés  et  vos  jugements  ;  et  quand 
les  pécheurs  du  siècle  devraient  abuser  de  cette  inépuisable  miséricorde 
que  je  leur  annoncerai  pour  votre  justification ,  Seigneur ,  je  ne  cesserai 
point  de  la  publier  hautement ,  afin  que  vous  soyez  reconnu  pour  ce  que 
vous  êtes ,  c'est-à-dire  pour  un  Dieu  également  juste  et  bon  ;  et  qu'à  l'é- 
gard des  impies  mêmes ,  vous  soyez  à  couvert  de  tout  reproche ,  quand 
l'excès  de  leurs  désordres  vous  forcera  un  jour  à  les  condamner  :  Ut  jus- 
ti/îceris  in  sermonibus  tuis,  et  vincas  clim  judi  caris  2.  Je  dirai  à  votre 
peuple ,  que  par  le  péché  nous  contractons  une  dette  infinie  ;  mais  je  ne 
manquerai  pas  aussitôt  de  l'avertir  que ,  par  le  secours  de  votre  grâce ,  il 
nous  est  aisé  de  nous  acquitter ,  parce  que  vous  nous  donnez  vous-même 
de  quoi  vous  payer.  Je  lui  dirai  que  la  pénitence  doit  être  sévère ,  afin 
qu'il  ne  se  perde  pas'par  une  malheureuse  présomption  ;  mais  aussi,  afin 
qu'il  ne  tombe  pas  dans  un  funeste  désespoir ,  je  le  consolerai  en  lui  di- 
sant que  la  plus  sévère  pénitence  devient  la  plus  douce,  par  l'onction  qui 
y  est  attachée  :  et  vos  promesses ,  ô  mon  Dieu  ,  les  oracles  de  votre  Écri- 
ture ,  sont  les  preuves  touchantes  et  convaincantes  que  je  lui  en  apporte- 
rai. Je  lui  dirai ,  pour  ne  le  pas  tromper ,  que  cette  sévérité  de  la  pénitence 
est  un  joug  ;  mais  je  n'oublierai  pas  de  lui  dire  ,  pour  l'animer  à  le  por- 
ter, que  c'est  votre  joug,  et  que  vous  vous  êtes  obligé  à  le  porter  vous- 
même  avec  nous  ;  que ,  selon  l'expression  de  votre  Apôtre ,  c'est  votre  es- 
prit qui  pleure  en  nous,  qui  s'afflige  en  nous,  qui  fait,  si  j'ose  parler 
ainsi ,  pénitence  en  nous ,  parce  que  c'est  par  lui  que  nous  la  faisons ,  et 
que  c'est  lui  qui ,  pour  nous  mettre  en  état  de  la  faire ,  nous  élève  au- 
dessus  de  nous-mêmes. 

Gardant  ces  règles ,  mon  Dieu,  je  ne  craindrai  rien,  et  jusqu'en  pré- 
sence des  rois  de  la  terre ,  je  parlerai  sans  confusion ,  aussi  bien  que 
David ,  des  obligations  de  votre  loi  :  Loquebar  de  testimoniis  tuis  in 
eonspectu  regnm ,  et  non  confandebar 3.  Je  parle  ici,  Seigneur,  devant 
le  premier  roi  du  monde  :  et  jamais  ministre  de  l'Évangile  eut-il  l'hon- 
neur de  porter  votre  parole  à  un  aussi  grand  prince  ?  Non-seulement 
c'est  le  plus  grand  roi  du  monde ,  mais ,  ce  qui  me  rend  sa  personne  encore 
bien  plus  auguste ,  c'est  le  plus  chrétien  des  rois  ;  c'est  le  protecteur  le  plus 
puissant  de  votre  Église  ;  c'est  un  roi  zélé  pour  sa  religion ,  ennemi  de 
l'impiété ,  et  qui  ne  souffrira  jamais  que  le  libertinage  s'élève  impunément 
contre  vous;  un  roi  qui  aime  la  vérité,  et  dont  je  puis  bien  dire  ce  que 
saint  Ambroise  disait  de  Théodose ,  qu'il  approuve  plus  celui  qui  reprend 
les  vices,  que  celui  qui  les  flatte  :  Qui  magis  arguentem  probat,  quàm 
adulantem  4.  Éloge  qui  ne  convient  qu'aux  grandes  âmes,  et  qui  les  dis- 
tingue des  autres.  Tel  est  le  monarque  devant  qui  je  parle  :  mais  quand 
je  parlerais  devant  les  rois  du  inonde  les  plus  infidèles  et  les  plus  ennemis 
de  votre  nom,  je  leur  dirais  avec  une  confiance  respectueuse  ce  que  vous 
voulez  qu'ils  sachent  :  que  vous  êtes  leur  Dieu ,  qu'ils  doivent  se  soumettre 
à  vous ,  et  que ,  puisqu'ils  sont  pécheurs  comme  le  reste  des  hommes  ,  la 

1  Psam.  100.  ■—  2  Ibid.,  50.  —  3  Ibid.,  118.  —  4  Ambros. 


06  SUR  LA  SÉVÉRITÉ  DE  LA  PENITENCE. 

pénitence  est  un  devoir  pour  eux  aussi  bien  que  pour  le  reste  des  hommes  : 
Loquebar  de  testimoniis  tuis  in  conspectu  regum. 

Voilà  ce  que  Jean-Baptiste  prêchait  dans  la  Judée.  A  qui?  non-seule- 
ment au  simple  peuple ,  mais  aux  grands  du  monde  et  de  la  cour ,  qui  ve- 
naient l'écouter,  et  à  ceux-ci  encore  plus  qu'aux  autres ,  parce  qu'il  savait 
que  la  pénitence  leur  était  encore  plus  nécessaire.  Comme  les  grands  de  la 
cour,  selon  le  rapport  de  l'Évangile,  l'allaient  chercher  dans  le  désert,  il 
ne  sortait  point  de  son  désert  pour  leur  annoncer  ces  vérités.  Maintenant 
que  les  prédicateurs  sont  obligés  de  quitter  leur  solitude  pour  venir  les  faire 
entendre  à  la  cour,  voilà  ce  que  je  vous  prêche,  mes  chers  auditeurs,  avec 
un  mérite  bien  inférieur  à  celui  de  Jean-Baptiste,  mais  de  la  part  du 
même  Dieu:  Pœnitentiam  agite;  appropinquavit  enim  regnum  ccelo- 
ram  l  :  faites  pénitence,  parce  que  le  royaume  du  ciel  est  proche.  Il  est 
proche,  Chrétiens,  puisque  nous  touchons  de  près  au  grand  mystère  de 
notre  rédemption.  Mais  dans  un  autre  sens,  il  est  peut-être  encore  plus 
proche  que  vous  ne  le  pensez.  Le  terme  de  notre  vie  ,  l'instant  de  la  mort, 
le  jugement  qui  la  suit,  c'est  ce  que  l'Ecriture  en  mille  endroits  veut  nous 
marquer  par  cette  proximité  du  royaume  de  Dieu.  Or,  à  l'entendre  de  la 
sorte ,  combien  y  en  a-t-il  dans  cette  assemblée  pour  qui  il  est  proche ,  et 
combien  de  ceux  même  qui  s'en  croient  les  plus  éloignés  ?  Si  Dieu  ,  au  mo- 
ment que  je  parle,  me  les  désignait  en  particulier,  et  que,  m'adressant  à 
chacun  d'eux,  je  leur  disse  de  cette  chaire  :  C'est  vous,  mon  cher  auditeur, 
qui  n'y  pensez  pas,  c'est  vous  qui  devez  mettre  ordre  à  votre  conscience  , 
car  vous  mourrez  dès  demain,  et  voici  le  dernier  avertissement  que  Dieu 
vous  donne  :  si  je  leur  parlais  ainsi,  et  qu'ils  fussent  certains  de  la  révéla- 
tion que  j'en  aurais  eue  de  Dieu,  il  n'y  en  aurait  pas  un  qui  ne  se  convertît, 
pas  un  qui  ne  renonçât  dès  aujourd'hui  à  tous  ses  engagements ,  pas  un 
qui  n'acceptât  la  pénitence  la  plus  sévère  que  je  pourrais  lui  imposer  : 
pourquoi  ?  parce  qu'ils  seraient  assurés  que  leur  dernier  jour  approche ,  et 
qu'ils  ne  voudraient  pas  perdre  le  temps  qui  leur  resterait.  Ah!  Chrétiens, 
pourquoi  ne  faites-vous  pas  ce  que  feraient  ceux-ci ,  et  pourquoi  ne  font- 
ils  pas  eux-mêmes  dès  maintenant  ce  qu'ils  feraient  alors?  Avons-nous 
une  caution  contre  l'inconstance  de  la  vie  et  l'incertitude  de  la  mort  ?  Ce 
que  nous  ne  voulons  pas  faire  présentement,  et  ce  que  nous  pouvons 
néanmoins  faire  utilement ,  sommes-nous  certains  que  nous  aurons  dans 
la  suite  le  temps  de  le  faire,  et  les  moyens  de  le  bien  faire?  Qui  vous 
répond  de  Dieu  ?  qui  vous  répond  de  vous-mêmes  ?  Les  exemples  de 
tant  d'autres  qui  ont  été  surpris ,  et  des  exemples  présents ,  des  exemples 
domestiques ,  ne  doivent-ils  pas  vous  faire  trembler  ?  Les  avez-vous 
déjà  oubliés?  Pour  un  pécheur  qui  trouve  encore  à  la  mort  le  temps 
de  faire  pénitence  après  l'avoir  perdu  pendant  la  vie ,  ne  peut-on  pas 
dire  qu'il  y  en  a  cent  qui  ne  le  trouvent  pas?  Et  de  cent  qui  l'ont, 
n'est-il  pas  vrai  et  ne  puis-je  pas  ajouter  qu'il  n'y  en  a  presque  pas  un  qui 
fasse  une  bonne  pénitence  ?  Pœnitentiam  agite.  Faisons-la  donc ,  Chré- 
tiens ,  et  faisons-la  promptement,  et  faisons-la  sans,  ménagement ,  afin 

1  Matth.,  3. 


SUR    LA    NATIVITÉ    DE    JESUS-CHRIST.  97 

qu'elle  nous  obtienne  grâce  devant  Dieu ,  et  qu'elle  nous  mérite  la  gloire 
que  je  vous  souhaite ,  etc. 


SERMON  SUR  LA  NATIVITÉ  DE  JÉSUS-CHRIST. 


Et  subilù  facto,  est  cum  angelo  multitudo  militiœ  cœlestis  laudantktm  Deutn,  et  dicentium  î 
Gloria  in  allissimis  Deo ,  et  in  terra  pax  hominibus. 

Au  même  instant  que  l'ange  annonça  aux  pasteurs  la  naissance  de  Jésus-Christ,  une  troupe 
de  la  milice  céleste  se  joignit  à  lui,  et  se  mit  à  louer  Dieu,  en  disant  :  Gloire  à  Dieu  au  plus 
haut  des  cieux  ,  et  paix  aux  hommes  sur  la  terre  !  Saint  Luc,  ch.  2. 

Sire  , 

En  deux  paroles,  voilà  les  deux  fruits  de  la  naissance  du  Sauveur  :  la 
gloire  à  Dieu ,  et  la  paix  aux  hommes.  La  gloire  à  Dieu,  à  qui  elle  est  due 
par  justice,  et  la  paix  aux  hommes,  à  qui  Dieu  la  donne  par  grâce.  La 
gloire  à  Dieu ,  qui  la  possède  comme  un  bien  propre,  et  la  paix  aux  hom- 
mes, qui  la  désirent ,  comme  le  plus  digne  objet  de  leurs  vœux.  La  gloire 
à  Dieu ,  qui  seul  la  mérite ,  parce  qu'il  est  seul  grand  par  lui-même  ;  et 
la  paix  aux  hommes ,  qui  doivent  se  mettre  en  état  de  l'obtenir ,  jusqu'à 
sacrifier  tout  pour  l'avoir.  C'est,  dit  saint  Bernard,  le  partage  le  plus  rai- 
sonnable, et  même  pour  les  hommes  le  plus  favorable  qui  fut  jamais. 

Cependant,  ajoute  ce  Père,  on  voit  dans  le  monde  des  hommes  qui  ont 
peine  à  le  goûter  :  et  tel  est  l'ambitieux  et  le  superbe.  En  effet,  parce  qu'il 
est  superbe  et  ambitieux  ,  ce  partage  fait  par  les  anges  ,  quoique  favorable 
pour  lui ,  ne  le  contente  pas  :  Non  placet  ei  angelica  distributio,  dans 
gloriam  Deo,  et  pacem  hominibus  i.  C'est-à-dire  qu'aveuglé  d'un  injuste 
désir  de  s'élever  au-dessus  des  autres,  il  ne  se  contente  pas  d'avoir  la  paix, 
mais  qu'il  veut  encore  avoir  la  gloire.  Et  quoique  Dieu  dans  l'Écriture  se 
soit  si  hautement  déclaré  qu'il  ne  donnera  sa  gloire  à  personne  :  Gloriam 
meam  alterinon  dabo  2,  il  est  assez  téméraire  pour  répondre  à  Dieu  dans 
son  cœur  :  Et  moi ,  sans  attendre  que  vous  me  la  donniez ,  je  me  l'attri- 
buerai, et  je  l'usurperai  :  Et  ego,  inquit  superbus,  mi  ht  illam,  licet  non 
dederis,  usurpabo  ;\ 

Ayons ,  mes  chers  auditeurs ,  ce  sentiment  en  horreur.  Mieux  instruits 
de  nos  véritables  intérêts,  tenons-nous-en  au  partage  qui  nous  est  offert 
dans  l'Évangile  :  il  nous  est  trop  avantageux  pour  en  souhaiter  un  autre. 
Disons  à  Dieu,  comme  David  :  Non  nobis,  Domine,  non  nobis,  sed  no- 
mini  tuo  da  gloriam  4  :  ne  nous  donnez  pas  la  gloire,  Seigneur  ;  la  gloire 
ne  nous  appartient  pas.  Réservez-la  pour  vous  tout  entière,  parce  qu'elle 
est  tout  entière  pour  vous  et  pour  votre  saint  nom.  Mais  donnez-nous  cette 
paix  salutaire  que  vos  anges  nous  font  espérer ,  et  que  Jésus-Christ  votre 
Fils  vient  lui-même  nous  apporter.  Parlant  de  la  sorte ,  nous  parlerons  en 
chrétiens.  Ainsi ,  l'auguste  mystère  que  nous  célébrons  étant  pour  nous, 

1  Bernard.  —  3  Jsaï.,  42.  —  3  Bernard.  —  4  Psalm.  113. 

T.    I.  7 


98  SUR    LA    NATIVITÉ    DE    JESUS-CHRIST. 

dans  le  dessein  de  Dieu  ,  le  mystère  de  la  paix ,  considérons-le  uniquement 
sous  cette  idée.  Rapportons  là  toutes  nos  vues,  et  attachons-nous  aux 
divines  instructions  que  nous  fournit  sur  ce  point  important  la  naissance 
d'un  Dieu  fait  homme.  Mais  d'abord  rendons  nos  devoirs  à  la  plus  pure 
des  vierges,  à  cette  vierge  incomparable,  qui,  par  un  prodige  inouï,  tou- 
jours vierge,  est  devenue  la  mère  de  son  Dieu,  et  félicitons-la  avec  l'Église 
de  cette  glorieuse  maternité,  qui  a  été  le  principe  de  notre  salut.  Ave, 
Maria. 

Un  enfant  nous  est  né ,  disait  Isaïe ,  parlant  en  prophète  et  annonçant 
par  avance  ce  qui  devait  arriver  dans  la  plénitude  des  temps  :  Parvulus 
natus  est  nobis  i.  Et  cet  enfant ,  ajoutait  le  prophète,  sera  appelé  l'admi- 
rable ,  le  Dieu  fort ,  le  père  du  siècle  futur ,  mais  surtout  le  prince  de  la 
paix  :  Et  vocabitur  admirabilis,  Deusfortis,  pater  futuri  sœculi,  prin- 
ceps  pacis  2.  C'est  aujourd'hui,  Chrétiens,  que  nous  voyons  à  la  lettre 
l'oracle  accompli.  C'est  aujourd'hui  que  l'enfant  Jésus  a  vérifié  dans  sa 
personne  cette  prédiction ,  qui  ne  pouvait  convenir  qu'à  lui  ,  et  que ,  dès 
son  berceau ,  il  a  fait  voir  qu'il  était  souverainement  et  par  excellence  le 
prince  de  la  paix  :  Princeps  pacis  :  comment  cela?  parce  que  dans  le 
mystère  de  ce  jour  il  a  commencé  à  faire  l'office  de  médiateur  et  d'arbitre 
de  la  paix  ;  qu'il  a  paru  dans  le  monde  pour  y  établir  les  vrais  principes 
de  la  paix  ;  qu'il  s'est  servi  du  ministère  des  esprits  célestes  pour  annoncer 
à  ses  élus  l'Évangile  de  la  paix  :  car,  selon  la  parole  de  l'Apôtre,  la  paix 
à  été  le  bienheureux  terme  et  la  fin  principale  de  sa  mission  :  Veniens 
evangelizavit  pacem  3. 

Comme  il  naissait  pour  faire  régner  la  paix  (appliquez-vous  à  cette  pen- 
sée; elle  est  de  saint  Chrysostome,  et  elle  va  éclaircir  ma  proposition), 
comme  il  naissait  pour  faire  régner  la  paix ,  tout  devait  concourir  à  son 
dessein  ;  et  en  effet ,  par  une  singulière  providence ,  tout  y  concourut.  Et 
voilà  pourquoi  ce  divin  enfant  voulut  naitre  sous  le  règne  d'Auguste ,  qui 
fut  de  tous  les  règnes  le  plus  tranquille  ;  tout  l'univers  ,  c'est-à-dire  tout 
l'empire  romain ,  se  trouvant ,  par  une  espèce  de  miracle  ,  dans  une  paix 
profonde,  pour  confirmer  par  cette  circonstance  ce  qui  était  écrit  du  Messie, 
que  l'abondance  de  la  paix  naîtrait  avec  lui  :  Orietur  in  diebus  ejus 
justitia  et  abundantia  pacis  k. 

Mais,  après  tout ,  Chrétiens,  cette  paix  extérieure  et  temporelle  dont  le 
monde  jouissait  alors  n'était  encore  que  pour  servir  de  disposition  à  une 
autre  paix  bien  plus  avantageuse  et  bien  plus  sainte,  que  le  Fils  unique  de 
Dieu  nous  apportait  du  ciel  ;  et  c'est  ici  que  j'entre  dans  le  fond  de  notre 
mystère,  et  que  je  vous  prie  d'y  entrer  avec  moi.  Je  m'explique.  Mainte- 
nir la  paix  des  nations,  éteindre  le  feu  des  guerres  et  des  dissensions  qui  les 
consument,  pacifier  les  royaumes  et  les  états,  c'était,  il  est  vrai,  l'ouvrage 
de  cette  Providence  générale  qui  préside  au  gouvernement  du  monde  :  mais 
rétablir  la  paix  entre  l'homme  et  Dieu ,  mais  enseigner  à  l'homme  le  secret 
de  conserver  la  paix  avec  soi-même ,  mais  donner  à  l'homme  des  moyens 

■  Isaï.,  9.  —  2  Ibid.  —  3  Ephes.,  2.  —  4  Psalirt.  71. 


SUR    LA    NATIVITÉ    DE    JESUS-CHRIST.  90 

sûrs  et  infaillibles  pour  entretenir  une  paix  éternelle  avec  le  prochain,  c'était 
et  ce  devait  être  l'effet  particulier,  l'effet  miraculeux  de  la  sagesse  de  Dieu 
incarné,  je  veux  dire  de  la  naissance  de  Jésus-Christ  et  de  sa  venue  au 
monde. 

C'est  donc  lui,  mes  chers  auditeurs,  qui,  par  sa  sainte  nativité,  et  par 
toutes  les  circonstances  qui  l'accompagnent ,  nous  procure  aujourd'hui  la 
paix  avec  Dieu ,  la  paix  avec  nous-mêmes ,  et  la  paix  avec  nos  frères  :  la 
paix  avec  Dieu,  par  la  pénitence  qu'il  fait  déjà  pour  nous  dans  l'étable  de 
Bethléem  :  c'est  la  première  partie  ;  la  paix  avec  nous-mêmes,  par  l'humi- 
lité et  par  le  détachement  des  biens  de  la  terre,  qu'il  nous  prêche  déjà  si 
hautement ,  en  choisissant  une  crèche  pour  son  berceau  :  c'est  la  seconde 
partie  ;  la  paix  avec  nos  frères  par  la  douceur ,  ou ,  pour  mieux  dire ,  par 
la  tendre  charité  dont  il  est  lui-même  en  naissant  une  leçon  si  vivante  et 
si  touchante,  et  dont  il  nous  donne  le  plus  parfait  modèle  :  ce  sera  la  con- 
clusion :  Veniens  evangelizavit  pacem  :  venant  au  monde  ,  il  nous  a  an- 
noncé la  paix  :  mais  avec  qui  ?  je  le  répète ,  avec  Dieu ,  en  se  faisant  notre 
victime  par  la  réparation  entière  du  péché;  avec  nous-mêmes,  en  détrui- 
sant les  deux  principes  de  tous  nos  troubles  intérieurs,  l'orgueil  et  la  cu- 
pidité ;  avec  nos  frères ,  en  amollissant  la  dureté  qui  nous  est  si  naturelle , 
ou  du  moins  si  ordinaire  à  leur  égard ,  et  en  nous  inspirant  à  son  exemple 
la  bénignité  :  Evangelizavit  pacem.  Oui ,  il  a  été ,  dès  son  entrée  au 
monde ,  l'évangéliste  et  le  prédicateur  de  cette  triple  paix ,  si  désirable  et 
si  nécessaire  pour  nous  ;  de  la  paix  avec  Dieu,  en  nous  apprenant  à  apaiser 
Dieu  ;  de  la  paix  avec  nous-mêmes ,  en  nous  apprenant  à  être  humbles  et 
pauvres  de  cœur;  de  la  paix  avec  le  prochain,  en  nous  apprenant  à  être 
doux  et  humains  :  c'est  tout  le  sujet  et  le  partage  de  ce  discours.  Je  vous 
demande  une  favorable  attention. 

PREMIÈRE   PARTIE. 

C'est  un  principe  de  religion  qui  ne  peut  être  contesté ,  et  dont  tout  le 
monde  convient  :  comme  pécheurs ,  nous  étions  enfants  de  colère ,  et ,  en 
cette  qualité ,  non-seulement  ennemis  de  Dieu ,  mais  incapables  par  nous- 
mêmes  de  nous  réconcilier  avec  Dieu.  Il  nous  fallait  donc  un  médiateur 
qui ,  venant  au  monde  avec  un  pouvoir  légitime ,  négociât  et  conclût  entre 
Dieu  et  nous  cette  importante  réconciliation  ;  c'est-à-dire  qu'il  nous  fallait 
un  médiateur  qui ,  tout  ensemble  zélé  pour  nos  intérêts  et  chargé  des  inté- 
rêts de  Dieu ,  accordât  l'homme  et  Dieu  dans  sa  personne  ;  un  médiateur 
en  qui  Dieu  trouvât  la  plénitude  de  la  satisfaction  qui  lui  était  due ,  et  en 
qui  l'homme  trouvât  la  plénitude  de  la' rémission  et  de  la  miséricorde  dont 
nous  avions  besoin  ;  un  médiateur  qui,  réunissant  ces  deux  choses,  paci- 
fiât, comme  dit  saint  Paul ,  le  ciel  et  la  terre,  et  qui ,  aux  dépens  de  lui- 
même,  sans  aucun  préjudice  des  droits  de  Dieu,  nous  remît  en  grâce  avec 
Dieu.  Or  voilà ,  Chrétiens ,  ce  que  la  foi  nous  découvre  ,  et  ce  qui  s'est  heu- 
reusement accompli  dans  le  mystère  de  ce  jour  ;  car  que  voyons-nous  dans 
l'étable  de  Bethléem  ?  comprenez  bien  cette  vérité,  sur  quoi  roule  toute  notre 
religion.  Nous  y  vovons ,  dans  la  personne  d'un  enfant-Dieu,  la  miséricorde 

BIDLJOTHECA 


100  SUR    LA    NATIVITE    HË    JESUS-CHRIST. 

de  Dieu  incarnée  et  humanisée  ,  et  au  même  temps,  par  le  plus  surpre- 
nant de  tous  les  miracles,  la  justice  de  Dieu  satisfaite  dans  la  rigueur  et 
authentiquement  vengée.  Miséricorde  de  Dieu ,  justice  de  Dieu  :  deux  at- 
tributs dont  la  parfaite  alliance  devait  produire  la  paix  entre  Dieu  et 
l'homme ,  mais  qui  ne  pouvaient  être  unis  de  la  manière  intime  dont  ils 
l'ont  été,  que  dans  le  Verbe  fait  chair.  Écoutez-moi ,  et  vous  en  allez  être 
convaincus. 

Nous  voyons ,  dis-je ,  dans  cet  enfant ,  la  miséricorde  de  Dieu  incarnée 
et  humanisée.  C'est  ce  qui  nous  parait  d'abord  dans  son  adorable  naissance, 
dont  saint  Paul  comprend  en  un  mot  tout  le  mystère,  quand  il  dit  que  ce  fut 
alors  que  se  fit  la  première  apparition  du  Dieu  Sauveur,  et  que  la  grâce  du  Dieu 
Sauveur,  qui  auparavant  était  quelque  chose  d'impénétrable  et  d'incompré- 
hensible, se  rendit  palpable  et  sensible  :  Apparut  t  gratta  Dei  Salvatoris  nos- 
tri1.  Prenez  garde,  mes  Frères,  dit  saint  Ghrysostome  expliquant  ce  passage 
de  l'Apùtre  :  il  y  avait  des  siècles  entiers  que  Dieu,  quoique  offensé,  las  d'être 
en  guerre  avec  les  hommes ,  méditait  de  faire  avec  eux  un  traité  de  paix 
pour  lequel  il  avait  réservé  tous  les  trésors  de  sa  miséricorde  et  de  sa  grâce.  Il 
y  avait  des  siècles  entiers  que  ce  Dieu  de  gloire  disait  aux  hommes ,  par  un 
de  ses  prophètes  :  Ego  cogito  super  vos  cogitationes  pacis,  et  non  afflic- 
tionis  2  :  j'ai  sur  vous  des  pensées  de  paix,  et  non  de  colère  et  de  vengeance. 
Mais  ces  pensées  de  paix ,  ajoute  saint  Ghrysostome ,  étaient  alors  toutes 
renfermées  dans  le  cœur  de  Dieu.  Ce  n'étaient  que  des  pensées,  des  vues, 
<lcs  projets,  qui ,  ne  sortant  point  hors  de  Dieu  ,  demeuraient  sans  exécu- 
tion. Dieu  était  plein  de  ces  pensées,  mais  le  temps  n'était  pas  encore  venu 
où  il  avait  résolu  de  les  manifester  et  de  les  produire.  Comme  Dieu  de  mi- 
séricorde, il  avait  des  pensées  de  paix,  et  cependant  on  ne  voyait  partout 
que  des  effets  de  sa  justice,  et  d'une  justice  rigoureuse.  Aujourd'hui  ces 
pensées  de  paix ,  suspendues  depuis  tant  de  siècles  ,  et  cachées  dans  le  sein 
de  Dieu  ,  commencent  à  éclater  aux  yeux  des  hommes  :  pourquoi  ?  parce 
que  Jésus-Christ ,  Dieu  et  homme ,  c'est-à-dire  la  grâce  même  et  la  mi- 
séricorde même,  se  fait  voir  à  eux  :  Appariai  gratta  Dei.  Ce  ne  sont  plus 
des  pensées  de  paix,  mais  des  chefs-d'œuvre  consommés,  mais  des  miracles, 
mais  des  prodiges  de  paix  ;  et  Dieu  ne  dit  plus  simplement,  Je  conçois,  je 
anédite  :  Ego  cogito;  mais,  J'accomplis,  j'exécute  ce  que  j'avais  promis 
aux  pécheurs.  Ainsi  nous  l'a-t-il  fait  entendre  quand  il  a  fait  paraître, 
*lans  le  mystère  que  célèbre  aujourd'hui  l'Église,  son  Verbe  revêtu  de  notre 
chair,  et  quand  il  a  donné  au  monde  un  rédempteur. 

Mais  en  le  donnant  au  monde ,  ce  rédempteur,  Dieu  n'a-t-il  point  ou- 
îiilié  ses  propres  intérêts?  en  choisissant  un  moyen  si  extraordinaire  et  si 
«'tonnant  pour  mettre  au  jour  ces  pensées  de  paix  qu'il  avait  éternellement 
«conçues ,  n'a-t-il  point  fait  avec  nous  une  paix  désavantageuse  et  peu  ho- 
norable  pour  lui  ?  Ah  !  Chrétiens,  voilà  ce  que  nous  ne  pouvons  assez  ad- 
mirer; et  c'est  ici  qu'il  est  juste  qu'éclairés,  comme  nous  le  sommes, 
des  lumières  de  la  foi ,  nous  rendions  hommage  à  la  sagesse  de  notre  Dieu. 
Non ,  poursuit  saint  Ghrysostome ,  Dieu ,  en  choisissant  ce  moyen  ,  n'a 

1  Ti».,  2.  —  2  Jtocem.,  29. 


SUR    LA    NATIVITÉ    DE    JESUS-CHRIST»  101 

point  oublié  ce  qu'il  se  devait  à  lui-même ,  et  la  preuve  en  est  évidente. 
Car,  tandis  que  je  vois,  dans  le  divin  enfant  qui  vient  de  naître,  la  misé- 
ricorde de  Dieu  incarnée  et  humanisée ,  je  vois  dans  la  même  personne  de 
cet  enfant  la  justice  de  Dieu  pleinement  vengée.  Tandis  que  j'y  vois  la 
grâce  et  la  rémission  du  péché  offerte  à  l'homme ,  j'y  vois  une  victime  de 
propitiation  offerte  à  Dieu  pour  l'expiation  du  péché.  Comme  le  péché 
est  la  seule  cause  de  la  guerre  qui  met  entre  Dieu  et  nous  une  si  fatale 
division ,  je  vois  dans  la  crèche  un  sauveur  déjà  sacrifié  comme  une  hostie 
vivante  pour  abolir  le  péché  qui  nous  a  séparés  de  Dieu.  Comme  la  péni- 
tence est  le  capital  et  le  plus  essentiel  article  de  notre  paix  avec  Dieu,  j'y 
vois  un  Homme-Dieu  commençant  déjà  à  faire  pénitence  pour  nous ,  et 
nous  apprenant  à  la  faire  nous-mêmes  pour  nous-mêmes. 

Mystère  adorable  de  paix  que  David ,  par  un  esprit  de  prophétie  ,  avait 
prétendu  nous  marquer  quand  il  avait  dit  :  Misericordîa  et  veritas  obvia- 
ver  unt  sibi l  :  la  miséricorde  et  la  vérité  ,  c'est-à-dire ,  dans  le  sens  littéral 
du  psaume,  la  miséricorde  et  la  justice,  se  sont  rencontrées;  et  où,  de- 
mandait saint  Bernard,  se  sont-elles  rencontrées?  Dans  l'étable  ouest  né 
Jésus-Christ  ;  disons  plutôt ,   dans  Jésus- Christ.    Jusque-là  elles  avaient 
tenu  des  routes  toutes  différentes  et  tout  opposées ,  et  rien  n'était  plus 
éloigné  de  la  miséricorde  que  la  justice.  Aujourd'hui  elles  se  rapprochent, 
et  l'une  vient  heureusement  à  la  rencontre  de  l'autre  :  Obviaverunt  sibi. 
Jusque-là,  l'une  avait  paru  absolument  contraire  à  l'autre,  car  le  propre 
de  la  justice  était  de  punir,   et  le  propre  de  la  miséricorde  de  pardonner. 
Ici  le  pardon  et  la  punition  se  joignent  ensemble  :  la  punition  qui  tombe 
sur  l'innocent ,  les  souffrances  de  Jésus-Christ  dans  la  crèche  méritant  le 
pardon  aux  hommes  coupables ,  et  le  pardon  qu'obtiennent  les  hommes 
coupables  n'étant  fondé,  conformément  aux. décrets  éternels  de  Dieu,  que 
sur  les  souffrances  de  Jésus-Christ  et  sur  la  punition  que  subit  l'innocent, 
et  à  laquelle  il  veut  bien  se  soumettre.   D'où  il  s'ensuit,  ce  qu'ajoute  le 
texte  sacré ,  dans  une  autre  expression  encore  plus  forte ,  que  la  justice  et 
la  paix  se  sont  mutuellement  baisées  comme  deux  sœurs  :  Justifia  et  pax 
osculatœ  sunt 2.  Paroles  que  le  même  saint  Bernard  appliquait,  et  avec 
raison ,  à  la  naissance  du  Fils  de  Dieu ,  puisqu'il  est  certain  que  le  fonde- 
ment de  notre  paix  avec  Dieu  a  été  cette  justice  vindicative  que  Dieu,  usant 
de  tous  ses  droits ,  a  exercée  contre  le  péché ,  en  livrant  son  Fils  pour  nous. 
Or  n'est-ce  pas  dès  ce  jour  qu'il  a  commencé  à  le  livrer,  et  pouvait-il  le 
livrer  d'une  manière  plus  sensible  qu'en  le  faisant  naître  dans  l'état  où  la 
crèche  nous  le  représente  ? 

Quelle  est  donc  l'idée  naturelle  que  nous  devons  avoir  de  ce  mystère  ? 
la  voici ,  mes  chers  auditeurs ,  telle  que  l'a  eue  le  grand  Apôtre ,  et  dans 
les  mêmes  termes  qu'il  l'exprimait  :  Deus  erat  in  Christo,  mundum 
reconcilians  sibi 3  :  Jésus-Christ  était  dans  la  crèche ,  et  Dieu  était  dans 
Jésus-Christ  réconciliant  le  monde  avec  soi.  Pensée  sublime,  digne  de 
saint  Paul ,  et  qui ,  pour  être  bien  développée ,  demanderait  un  discours 
entier.  Dieu  était  dans  Jésus-Christ,  réconciliant  le  monde  avec  soi  et  se 

'  Psalra.  84.  —  2  lbid.  —  3  2  Cor.,  5. 


102  SUR   LA  NATIVITÉ    DE   JESUS-CHRIST. 

réconciliant  lui-même  avec  le  monde  :  c'est-à-dire ,  Dieu  était  dans  Jésus- 
Christ,  recevant  les  satisfactions  que  Jésus-Christ  lui  faisait  de  tous  les 
crimes  du  monde,  et,  en  vue  de  ces  satisfactions  qu'il  recevait  de  Jésus- 
Christ,  oubliant,   pardonnant,  effaçant,  abolissant  tous  les  crimes  du 
monde.  Méditons  ces  paroles  :  Deus  erat  in  Christo,  mundum  reconcilians 
sibi;  Jésus-Christ  était  dans  la  crèche,  offrant  à  Dieu,  comme  souverain 
prêtre  de  la  loi  de  grâce ,  le  sacrifice  de  son  humanité  sainte ,  et  Dieu  était 
dans  Jésus-Christ,  acceptant  ce  sacrifice  pour  réparation  de  toutes  les  im- 
piétés, de  tous  les  blasphèmes,  de  tous  les  sacrilèges,  de  tous  les  scan- 
dales ,  de  toutes  les  profanations  qui  devaient  se  commettre  dans  le  monde , 
à  la  honte  du  nom  chrétien  :  Deus  erat  in  Christo;  Jésus-Christ  était  dans 
la  crèche,  humilié  et  anéanti,  et  Dieu  était  dans  Jésus-Christ,  se  dédom- 
mageant par  là  de  tous  les  attentats  que  l'orgueil  des  hommes  avait  formés 
ou  devait  former  contre  sa  gloire ,  de  tout  ce  que  leur  ambition  démesu- 
rée ,  de  tout  ce  que  leur  extravagante  vanité ,  de  tout  ce  que  leur  maligne 
jalousie  devait  produire  dans  le  monde  d'injustice  et  de  désordres  :  Deus 
erat  in  Christo;  Jésus-Christ  était  dans  la  crèche,  rendant  à  son  Père 
les  premiers  hommages  de  cette  obéissance  sans  bornes  qui  devait  bientôt 
s'étendre  jusques  à  la  mort,  et  jusques  à  la  mort  de  la  croix;  et  Dieu  était 
dans  Jésus-Christ,  vengé  par  là,  mais  hautement,  de  tous  les  mépris  que 
les  hommes  devaient  faire  de  sa  loi ,  de  tout  ce  que  l'esprit  d'indépendance, 
de  tout  ce  que  l'insolence  du  libertinage ,  de  tout  ce  que  la  présomption 
du  relâchement  devait  leur  inspirer  contre  ses  ordres,  et  au  préjudice  de 
la  soumission  qui  lui  est  due  :  Deus  erat  in  Christo;  Jésus-Christ  était 
dans  la  crèche  immolant  sa  chair  virginale  par  les  misères  d'une  extrême 
pauvreté ,  et  Dieu  était  dans  Jésus-Christ ,  se  faisant  justice  par  là  de  tout 
ce  que  la  sensualité  et  la  mollesse ,  de  tout  ce  que  l'excès  du  luxe,  de  tout 
ce  que  l'amour  du  plaisir,  de  tout  ce  que  l'abus  des  commodités  et  des 
délices  de  la  vie  devait  causer  de  dérèglement  et  de  corruption  dans  les 
mœurs  :  je  veux  dire ,  de  toutes  les  impudicités ,  de  tous  ces  vices  abomi- 
nables que  saint  Paul  défend  de  nommer,  de  tous  ces  monstres  de  péchés 
qui  déshonorent  l'homme ,  et  qui  le  dégradent  jusqu'à  le  mettre  au  rang 
des  bêtes  :  Deus  erat  in  Christo;  en  un  mot,  Jésus-Christ  était  dans  la 
crèche  faisant  pénitence  pour  nous,   et  Dieu  était  dans  Jésus-Christ, 
agréant  cette  pénitence,  mais  en  même  temps  nous  la  proposant  pour 
modèle ,  comme  s'il  nous  eût  dit  à  tous  :  Voyez ,  et  faites  de  même  :  Inspice, 
et  fac  secundùm  exemplar  i. 

C'est,  dis-je,  à  cette  condition  que  Dieu  était  dans  Jésus-Christ,  nous 
réconciliant  avec  soi ,  et ,  par  un  effet  réciproque  de  son  amour,  se  récon- 
ciliant avec  nous  :  Deus  erat  in  Christo,  mundum  reconcilians  sibi.  Car, 
tout  irrité  qu'il  était  par  la  grièveté  de  nos  offenses ,  comment  aurait-il 
pu ,  reprend  saint  Bernard ,  n'être  pas  fléchi  par  la  pénitence  de  ce  Fils 
bien-aimé ,  dont  il  put  bien  dire  dès  lors  ce  qu'il  devait  déclarer  solennel- 
lement dans  la  suite  :  Hic  est  Filius  meus  dilectus,  in  quo  mihi  compla- 
cui**?  de  ce  Fils  qui,  quoique  naissant  avec  l'apparence  de  pécheur,  était 

«  Exod.;  25.  —  ?  Matih,,  8. 


SUR   LA   NATIVITÉ    DE    JESUS-CHRIST.  103 

non-seulement  le  Saint  des  Saints,  mais  la  sainteté  même?  de  ce  Fils  qui, 
quoiqu' anéanti  dans  une  crèche,  était  aussi  puissant  que  lui,  égal  à  lui, 
et ,  sans  usurpation ,  Dieu  comme  lui  ?  Comment ,  encore  une  fois ,  aurait- 
il  pu  ne  l'accepter  pas,  cette  pénitence  d'un  Dieu?  et,  satisfait  par  la 
pénitence  d'un  Dieu,  comment  aurait-il  pu  rejeter  la  nôtre? 

Tel  est  donc  d'abord,  mes  chers  auditeurs,  le  fruit  précieux  de  la  nais- 
sance d'un  Dieu  sauveur,  notre  paix  avec  Dieu  par  la  pénitence.  Mais  du 
reste ,  ne  nous  y  trompons  pas ,  et ,  pour  approfondir  par  rapport  à  nous 
cette  même  vérité,  quand  je  dis  par  la  pénitence,  j'entends  par  une  péni- 
tence sincère,  solide,  efficace;  j'entends  par  une  pénitence  fervente,  exacte, 
sévère  :  car  il  n'y  a  que  celle-là  seule  qui  soit  capable  de  nous  réconcilier 
avec  Dieu  et  de  pacifier  nos  consciences  devant  Dieu ,  parce  qu'il  n'y  a  que 
celle-là  seule  qui  ait  de  la  conformité  avec  la  pénitence  de  l' Homme-Dieu. 
Une  pénitence  imparfaite,  tiède,  languissante;  une  pénitence  lâche,  où  le 
pécheur  s'écoute ,  se  flatte ,  se  ménage  ;  une  pénitence  commode ,  et  que 
l'on  veut  accorder  avec  toutes  les  douceurs  de  la  vie  ;  une  pénitence  qui 
ne  crucifie  point  la  chair,  qui  n'humilie  point  l'esprit  ;  une  pénitence  sté- 
rile et  sans  œuvres,  c'est  une  pénitence  vaine,  et  une  pénitence  vaine, 
bien  loin  d'apaiser  Dieu ,  outrage  Dieu  ;  bien  loin  de  calmer  nos  consciences, 
les  déchire  de  mille  remords  ;  bien  loin  d'en  faire  cesser  les  inquiétudes , 
est  elle-même  le  sujet  des  reproches  intérieurs  les  plus  piquants  et  des  plus 
cruelles  alarmes.  Il  nous  faut,  dit  saint  Chrysostome,  une  pénitence  qui 
puisse  être  unie  à  celle  de  Jesus-Christ,  une  pénitence  qui  puisse  être  le 
supplément  de  celle  de  Jésus-Christ ,  une  pénitence  dont  le  pécheur  puisse 
croire  et  se  rendre  témoignage  qu'elle  accomplit,  comme  parle  l'Apôtre  , 
ce  qui  manque  aux  souffrances  de  Jésus-Christ  :  or,  pour  cela,  il  faut  qu'elle 
ait  tous  les  caractères  que  je  viens  de  marquer,  sincérité,  solidité,  inté- 
grité, sévérité,  et  qu'ainsi  elle  participe  à  toutes  les  qualités  de  la  péni- 
tence de  Jésus-Christ. 

Si  telle  a  été  la  vôtre ,  et  si ,  dans  l'esprit  de  cette  véritable  pénitence , 
vous  avez  eu  le  bonheur  d'approcher  dignement  des  saints  mystères,  c'est, 
mes  chers  auditeurs ,  ce  qui  doit  aujourd'hui  vous  consoler,  et  de  quoi  je 
dois  vous  féliciter.  Vous  êtes  en  paix  avec  Dieu  ;  vous  avez  trouvé  grâce 
devant  Dieu.  Dieu  a  ratifié  dans  le  ciel  la  sentence  d'absolution  que  le 
ministre  de  son  sacrement  a  prononcée  sur  la  terre  en  votre  faveur.  On 
vous  a  dit ,  comme  à  ce  paralytique  de  l'Évangile  :  Allez ,  ne  péchez  plus  : 
Ecce  sanus  factus  es,  jam  noli  peccare  l;  mais  aussi  vivez  en  repos  sur 
tout  le  passé;  il  vous  est  remis.  Heureux  état!  état  préférable  à  toutes  les 
fortunes  du  monde!  je  suis  en  paix  avec  Dieu.  Dieu  était  mon  ennemi,  et 
j'étais  ennemi  de  Dieu;  mais  enfin  voilà  Dieu  réconcilié  avec  moi,  et  me 
voilà  réconcilié  avec  Dieu.  Paix  de  Dieu,  que  le  Saint-Esprit  compare  à  un 
repas  somptueux ,  à  un  repas  délicieux ,  tant  elle  remplit  l'âme  d'une  onc- 
tion abondante  et  consolante.  Paix  de  Dieu,  souverainement  désirable  au 
pécheur,  puisque  par  elle  le  pécheur  rentre  auprès  de  Dieu  dans  tous  les 
droits  de  l'innocence  et  de  la  justice. 

1  Joau.,  5. 


104  SUR   LA  NATIVITÉ    DE    JESUS-CHRIST. 

Que  si  néanmoins,  mon  cher  auditeur,  vous  êtes  assez  malheureux  pour 
n'avoir  fait  qu'une  pénitence  défectueuse,  et  pour  être  encore,  malgré 
votre  pénitence,  dans  le  désordre  du  péché ,  écoutez  ce  que  je  vous  annonce  ; 
et ,  tout  malheureux  que  vous  êtes,  ce  que  je  vous  annonce  doit  vous  inspi- 
rer une  humble  et  une  généreuse  confiance  :  Converteread  Dominum  Deum 
tunm  i  :  convertissez-vous  à  votre  Dieu.  Faites  pénitence ,  et,  en  la  faisant, 
conformez  votre  pénitence  à  la  pénitence  de  l'enfant  Jésus;  unissez  votre 
pénitence  à  la  pénitence  de  l'enfant  Jésus.  Touché  de  ce  que  lui  ont  coûté 
vos  péchés ,  ressentez-les  comme  lui  ;  pleurez-les  comme  lui  ;  joignez  vos 
larmes  à  ses  larmes ,  votre  douleur  à  sa  douleur,  et  je  vous  réponds  de  la 
part  de  Dieu  d'une  prompte  et  d'une  parfaite  réconciliation.  Telle  est  la 
grâce  qui  vous  est  offerte.  Serez-vous  assez  aveugles,  assez  insensés ,  assez 
réprouvés  pour  la  refuser  ?  Cependant ,  outre  la  paix  où  nous  rentrons  avec 
Dieu ,  le  mystère  de  Jésus-Christ  naissant  nous  apprend  encore  à  conserver 
la  paix  avec  nous-mêmes;  et  c'est  le  sujet  de  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME    PARTIE. 

L'homme  en  était  réduit  à  ce  déplorable  état  d'être  dans  une  continuelle 
guerre  avec  soi-même ,  et  de  ne  pouvoir  se  donner  la  paix  à  soi-même  :  et 
ce  qui  semble  bien  étonnant,  dans  l'affreux  désordre  où  il  était  tombé  par  le 
péché,  il  ne  lui  fallait  pas  moins  un  médiateur,  pour  le  réconcilier  avec  lui- 
même  que  pour  le  réconcilier  avec  Dieu.  Or  de  là  je  conclus  que  Jésus-Christ 
est  donc  encore,  par  cette  même  raison,  le  prince  et  le  Dieu  de  la  paix  : 
pr inceps pacis ,  puisque,  dans  le  mystère  de  sa  naissance,  il  nous  apprend, 
et  par  les  exemples  qu  il  nous  donne  et  par  les  leçons  qu'il  nous  fait,  le 
secret  inestimable  d'entretenir  la  paix  avec  nous-mêmes,  secret  que  nous 
avons  tant  d'intérêt  à  découvrir,  et  qu'il  nous  est  si  important  de  savoir, 
mais  qu'il  n'appartenait  qu'à  ce  Dieu  naissant  de  nous  révéler. 

En  effet,  jusque-là  les  hommes  l'avaient  ignoré  cet  art  tout  divin  :  séduits 
et  aveuglés  par  le  dieu  du  siècle ,  ils  s'étaient  faussement  persuadé  que  le 
plus  sûr  moyen  de  trouver  la  paix  du  cœur  était  de  satisfaire  ses  désirs ,  de 
contenter  son  ambition,  de  rassasier  sa  cupidité,  et  pour  cela  d'être  honoré 
et  distingué  dans  le  monde  ;  de  s'enrichir,  et  de  vivre  dans  l'abondance  ;  de 
se  pousser,  de  s'élever,  de  s'agrandir.  Ainsi  l'avaient  cru  et  le  croyaient 
tant  de  mondains.  Or,  en  raisonnant  de  la  sorte,  non-seulement,  dit  l'Écri- 
ture, ils  s'étaient  trompés,  mais,  en  se  trompant,  ils  s'étaient  rendus  mal- 
heureux :  Contritio  et  in  félicitas  in  viis  eorum  2  :  pourquoi?  parce  qu'en 
raisonnant  de  la  sorte ,  ils  n'avaient  pas  connu  le  chemin  de  la  paix  :  Et 
viam pacis  non  cognoverunt*.  Au  lieu  du  repos  intérieur  et  du  calme  qu'ils 
se  promettaient  dans  leur  opulence  et  dans  leur  élévation ,  ils  ne  trouvaient 
que  trouble,  que  chagrin,  qu'affliction  d'esprit  :  Contritio  et  in  félicitas. 
Tel  était  le  sort  des  partisans  du  monde  :  et  plût  au  ciel ,  mes  chers  audi- 
teurs, que  ce  ne  fût  pas  encore  aujourd'hui  le  vôtre! 

Qu'a  fait  Jésus-Christ?  il  est  venu  nous  enseigner  le  chemin  de  la  paix, 
que  nous  cherchions  et  que  nous  ne  connaissions  pas.  Lui-même,  qui  dans 

1  Lament.  —  ■  Psalm.  13.  —  ?  Ibict. 


SUR   LA    NATIVITE    DE    JESUS-CHRIST.  105 

l'Évangile  s'est  appelé  le  chemin  :  Ego  sum  via  l,  il  est  venu  nous  servir  de 
guide ,  et  nous  montrer  la  route  par  où  nous  pouvons  immanquablement 
arriver  au  terme  de  cette  bienheureuse  paix.  Lui-même,  qui  s'est  appelé  et 
qui  est  en  effet  la  vérité  :  Ego  sum  veritas  2,  il  est  venu  nous  désabuser  des 
erreurs  grossières  dont  nous  nous  étions  laissé  prévenir  à  l'égard  de  cette 
paix.  Lui-même,  qui  est  la  vie  :  Ego  sum  vita  3,  il  est  venu  nous  faire 
goûter  ce  qui  pouvait  seul  nous  mettre  en  possession  de  cette  paix.  Tout 
cela  comment?  en  nous  découvrant  dans  le  mystère  de  ce  jour  les  deux 
sources  véritables  de  la  paix  avec  nous-mêmes,  savoir  :  l'humilité  de  cœur 
et  la  pauvreté  de  cœur  ;  et  en  détruisant  dans  ce  même  mystère  les  deux 
grands  obstacles  à  cette  paix  tant  désirée ,  et  néanmoins  si  peu  commune , 
qui  sont  notre  orgueil  d'une  part ,  et  de  l'autre  notre  attachement  aux  biens 
de  la  terre  :  Veniens  evangelizavit  pacem.  Ne  perdez  rien  d'une  instruc- 
tion si  solide  et  si  édiliante. 

Oui ,  c'est  dans  ce  mystère  qu'un  Dieu-Homme ,  en  naissant  parmi  les 
hommes ,  nous  prêche  hautement ,  par  son  exemple ,  ce  qu'il  devait  dans 
la  suite  établir  pour  fondement  de  toute  sa  doctrine  :  Discite  à  me  quia 
mitis  sum  et  humilis  corde ,  et  invenietis  requiem  animahus  vestris 4  : 
Apprenez  de  moi  que  je  suis  humble  de  cœur,  et  tenez  pour  certain  que 
par  là  vous  trouverez  le  repos  de  vos  âmes.  Oracle,  dit  saint  Augustin, 
d'où  devait  dépendre,  iion-seulement  notre  sainteté,  mais  notre  félicité 
dans  la  vie.  Car  il  est  évident,  mes  Frères,  que  ce  qui  nous  empêche  tous 
les  jours  de  trouver  ce  repos  de  l'âme  si  estimable,  et  sans  quoi  tous  les 
autres  biens  de  la  vie  nous  deviennent  inutiles ,  c'est  l'opposition  secrète 
que  nous  avons  à  l'humilité  chrétienne.  Reconnaissons-le  avec  douleur, 
et  gémissons-en  devant  Dieu  :  ce  qui  fait  perdre  si  souvent  la  paix  à  notre 
cœur,  et  ce  qui  nous  met  dans  l'impuissance  de  la  conserver,  c'est  l'orgueil 
dont  nous  sommes  remplis ,  et  qui  nous  enfle  ;  cet  orgueil ,  qui  nous 
fait  croire  en  tant  d'occasions  qu'on  ne  nous  rend  pas  ce  qui  nous  est  dû, 
qu'on  n'a  pas  pour  nous  assez  d'égards,  qu'on  ne  nous  considère  pas 
autant  que  nous  le  méritons.  Car  de  là  naissent  les  mélancolies  et  les 
tristesses,  de  là  les  désolations  et  les  désespoirs,  de  là  les  aigreurs  et  les 
emportements:  les  tristesses,  quand  nous  nous  voyons  maltraités;  les 
désespoirs ,  quand  nous  nous  croyons  méprisés  ;  les  emportements ,  quand 
nous  nous  prétendons  insultés  et  outragés  :  Dieu  prenant  plaisir,  dit 
saint  Chrysostome ,  à  punir  notre  orgueil  par  notre  orgueil  même ,  et 
se  servant  de  notre  amour-propre  pour  nous  faire  souffrir,  quand ,  par 
un  excès  de  délicatesse  et  de  sensibilité  dont  notre  orgueil  est  le  principe , 
nous  ne  voulons  rien  souffrir.  Si  nous  étions  humbles,  et  humbles  de  cœur, 
nous  serions  à  couvert  de  tous  ces  chagrins.  Au  milieu  des  contradictions 
et  des  adversités,  l'humilité  nous  tiendrait  dans  une  situation  tranquille. 
Quelque  injustice  qu'on  pût  nous  faire  et  que  l'on  nous  fit ,  l'humilité  nous 
consolerait ,  l'humilité  nous  affermirait ,  l'humilité  calmerait  ces  orages , 
réprimerait  ces  mouvements  déréglés  qui  bouleversent  une  âme,  si  je  puis 
ainsi  m'exprimer,  et  qui  lui  causent  de. si  grandes  agitations. 

1  Joan.,  14.  —  2Ibid.  —  3  Ibkl.,  2,  -    >  Matth.,  11. 


100  SUR    LA    NATIVITÉ    DE    JESUS-CHRIST. 

Ah  !  Chrétiens ,  méditons  bien  ce  point  important.  Examinons  bien ,  et 
demandons-nous  à  nous-mêmes ,  pourquoi  nous  nous  troublons  si  aisé- 
ment? pourquoi,  au  moindre  soupçon  d'un  mépris  souvent  imaginaire, 
nous  nous  piquons  si  vivement?  pourquoi,  sur  un  vain  rapport  d'une 
parole  dite  contre  nous  par  imprudence  et  par  légèreté,  nous  nous  affli- 
geons ,  nous  nous  alarmons ,  nous  nous  irritons  ?  Quare  tristis  es ,  anima 
mea,  et  quare  eonturbas  mex  ?  C'est  la  question  que  se  faisait  à  lui-même 
le  Prophète  royal,  et  que  peut  se  faire  à  toute  heure  l'homme  superbe  avec 
beaucoup  plus  de  sujet  :  Pourquoi,  mon  âme,  êtes-vous  triste,  et  d'où 
vient  que  vous  me  troublez?  Nous  n'en  trouvons  point  d'autre  raison  que 
ce  fonds  d'orgueil  avec  lequel  nous  sommes  nés,  et  que  nous  avons  toujours 
entretenu ,  bien  loin  de  travailler  à  le  détruire.  Voilà ,  hommes  du  siècle 
qui  m'écoutez,  ce  qui  vous  rend  incapables  de  goûter  cette  paix  qui  ,  de 
votre  aveu  néanmoins,  est,  après  votre  salut,  le  souverain  bien.  Vous  la 
désirez  préférai  >lement  à  tout ,  puisque  vous  ne  désirez  tout  le  reste  que 
pour  y  parvenir.  Cependant  vous  n'y  parvenez  jamais  :  ne  vous  en  prenez 
qu'à  vous-mêmes,  à  cette  ambition  qui  vous  possède,  et  à  laquelle  vous  vous 
êtes  comme  livrés;  à  cette  ambition  qui,  malgré  tant  de  biens  dont  Dieu  vous 
a  comblés  dans  la  vie ,  vous  empêche  d'être  jamais  contents  de  ce  que  vous 
êtes ,  et  vous  pousse  toujours  à  vouloir  être  ce  que  vous  n'êtes  pas  ;  à  cette 
ambition  qui ,  par  la  plus  monstrueuse  ingratitude  envers  la  Providence , 
vous  fait  compter  pour  rien  tout  ce  que  vous  avez ,  et  toujours  aspirer  à  ce 
que  vous  n'avez  pas,  jusques  à  vous  fatiguer  pour  cela  sans  relâche, 
jusques  à  vous  crucifier  vous-mêmes  ;  à  cette  ambition  ,  qui  fait  naître 
dans  votre  cœur  tant  de  basses  et  de  honteuses  jalousies,  qui  des  prospérités 
d'autrui  vous  fait  de  si  amers  sujets  de  douleur,  qui  vous  jette  en  de  si 
violents  transports  quand  on  s'oppose  à  vos  desseins ,  qui  vous  inspire  de 
si  mortelles  aversions  quand  on  traverse  vos  entreprises.  Je  le  répète,  et  je 
ne  puis  trop  fortement  vous  l'imprimer  dans  l'esprit ,  c'est  là  que  le  mal 
réside ,  c'en  est  là  le  principe  et  la  racine. 

Quand  vous  aurez  une  bonne  fois  renoncé  à  cette  passion  ;  quand ,  par 
une  modération  chrétienne  et  sage ,  vous  saurez  vous  tenir  dans  le  rang 
où  Dieu  vous  a  placés;  quand,  par  une  justice  que  vous  ne  vous  rendez 
pas ,  et  qu'il  faudrait  vous  rendre ,  vous  reconnaîtrez  que  Dieu  n'en  a  que 
irop  fait  pour  vous  ;  dès  là  vous  posséderez  ce  trésor  de  la  paix ,  que  vous 
avez  en  vain  cherché  jusqu'à  présent,  parce  que  vous  ne  l'avez  pas  cherché 
où  il  est.  C'est-à-dire,  dès  là  vous  bénirez  Dieu  dans  votre  condition,  sans 
envier  celle  des  autres.  Dès  là,  soumis  à  Dieu,  vous  ne  penserez  plus  qu'à 
vous  sanctifier  dans  votre  état,  sans  courir  éternellement  après  un  fantôme 
que  vous  vous  figurez  comme  un  bonheur  parfait ,  mais  dont  la  chimé- 
rique espérance  ne  sert  qu'à  vous  tourmenter.  Dès  là ,  contents  de  votre 
fortune,  vous  en  jouirez  paisiblement  et  avec  actions  de  grâces;  vous  ne 
vous  appliquerez  qu'à  en  bien  user,  et  vous  ne  craindrez  rien  autre  chose 
que  d'en  faire  un  criminel  abus.  Dès  là ,  chargés  de  l'établissement  de  vos 
familles ,  après  avoir  fait  en  chrétiens  tout  ce  qui  dépendra  de  vous  pour  y 

»  Psalm.  41. 


SUR   LX   NATIVITÉ    l)E    JESUS-CHRIST.  107 

pourvoir,  vous  vous  en  reposerez  sur  cette  aimable  Providence  dans  le  sein 
de  laquelle ,  comme  dit  l'Apôtre,  nous  devons  jeter  toutes  nos  inquiétudes, 
comptant  et  pouvant  compter  avec  assurance  que  si  nous  lui  sommes 
fidèles,  elle  ne  nous  manquera  pas  :  Omnem  sollicitudinem  veslram 
projic tentes  in  eum1.  Dès  là,  affranchis  de  la  servitude  et  de  l'esclavage 
du  monde  ,  vous  attendrez  tout  de  Dieu  ;  vous  ne  mettrez  votre  appui , 
votre  confiance  qu'en  Dieu;  vous  entrerez  dans  la  sainte  et  heureuse 
liberté  des  enfants  de  Dieu  ;  tous  les  nuages  se  dissiperont ,  toutes  les 
tempêtes  se  calmeront  ;  et  un  moment  de  cette  paix  secrète ,  que  votre 
orgueil  a  tant  de  fois  troublée ,  vous  dédommagera  bien  des  faux  avantages 
où  il  visait ,  et  des  vaines  prétentions  qui  vous  exposaient  à  de  si  fâcheux 
retours  et  à  de  si  rudes  combats. 

Or,  voilà  pourquoi  Jésus-Christ  vous  dit  aujourd'hui  :  Apprenez  de 
moi  que  je  suis  humble  de  cœur  :  Discite  à  me  quia  mitis  sum  et  humilis 
corde.  Et  ne  regardons  pas  cette  humilité  de  cœur  comme  une  faiblesse  : 
c'a  été  la  vertu  d'un  Dieu ,  et  c'est  la  vertu  des  forts ,  la  vertu  des  sages , 
la  vertu  des  âmes  sensées,  et  par-dessus  tout  la  vertu  des  élus  de  Dieu. 
Apprenez-la  donc  (écoutez  toujours  votre  maître),  et  apprenez-la  de  moi , 
puisqu'il  n'y  a  que  moi  de  qui  vous  puissiez  l'apprendre ,  et  que  toute  la 
philosophie  n'a  point  été  jusque-là.  Apprenez-la  de  moi  qui  ne  suis  venu 
que  pour  vous  en  faire  des  leçons ,  et  qui ,  pour  vous  la  mieux  persuader, 
me  suis  humilié  et  anéanti  moi-même.  C'est-à-dire ,  apprenez  de  moi  que 
ce  sont  deux  choses  incompatibles  que  la  paix  et  l'orgueil  ;  que  votre  cœur, 
quoi  que  vous  fassiez ,  et  quoi  que  le  monde  fasse  pour  vous ,  ne  sera  jamais 
content,  tandis  que  la  vanité,  que  l'ambition,  que  l'amour  de  la  gloire  y 
régnera  :  par  conséquent ,  que  pour  trouver  sur  la  terre  le  centre  et  le  point 
de  la  félicité  humaine ,  que  pour  avoir  cette  paix  de  lame ,  qui  est  par 
excellence  le  don  de  Dieu,  il  faut  être  humble,  et  sincèrement  humble,  et 
solidement  humble  :  Discite  à  me  quia  mitis  sum  et  humilis  corde,  et 
invenietis  requiem  animabus  vestris. 

Car  c'est  là,  mes  Frères,  dit  saint  Bernard,  ce  que  la  sagesse  de  Dieu 
incarnée  a  prétendu  nous  déclarer  dans  cet  auguste  mystère.  Parce  que 
nous  sommes  charnels,  et,  comme  tels,  accoutumés  à  ne  rien  comprendre 
que  de  charnel,  le  Verbe  de  Dieu  a  bien  voulu  lui-même  se  faire  chair 
pour  venir  nous  apprendre  sensiblement,  et,  selon  l'expression  de  ce  Père, 
charnellement ,  que  l'humilité  est  la  seule  voie  qui  conduit  à  ce  repos  du 
cœur  si  salutaire,  et  même  absolument  si  nécessaire  pour  notre  sanctifica- 
tion. Quand  ce  ne  serait  donc,  conclut  saint  Bernard,  que  pour  nous- 
mêmes,  rendons-nous  aujourd'hui  dociles  aux  enseignements  de  ce  Sau- 
veur, et  écoutons-le,  ce  Verbe  divin,  au  moins  dans  l'état  de  sa  chair  : 
Quia  nihil prœter  carnem  audire poteras ,  ecce  Verbum  caro  factum  est: 
audias  illud,  vel  in  carne2.  Mais  ce  n'est  pas  assez. 

Il  nous  fait  encore,  Chrétiens,  une  seconde  leçon  non  moins  importante. 
Car  quelle  est  l'autre  source  de  ces  combats  intérieurs  et  de  ces  guerres 
intestines  qui  nous  déchirent  si  cruellement?  convenez-en  avec  moi;  c'est  la 

1  1  Petr.,  5.  —  a  Bern. 


108  SLR  LA  NATIVITÉ    DE    JESUS-CHRIST. 

cupidité,  r envie  d'avoir,  un  malheureux  et  damnable  attachement  aux 
biens  de  la  terre.  Vous  y  cherchez  les  douceurs  de  la  vie ,  et  l'ardeur 
extrême  qui  vous  brûle  en  fait  le  tourment  de  votre  vie.  En  effet,  quels 
soins  empressés  pour  les  acquérir  !  quelles  peines  pour  les  conserver  !  quelles 
frayeurs  au  moindre  danger  de  les  perdre  !  quels  désirs  insatiables  de  les 
augmenter  !  quels  chagrins  de  n'en  avoir  pas  assez  pour  satisfaire  ou  à  vos 
prétendus  besoins,  ou  à  vos  dépenses  superflues!  quelle  douleur,  quel 
accablement,  quelle  consternation,  quand  malgré  vous  ils  vous  échappent 
des  mains,  et  qu'une  mauvaise  affaire,  qu'un  accident  imprévu  vous  les 
enlève  !  quelle  honte  de  tomber  par  là  non-seulement  dans  la  disette ,  mais 
dans  l'humiliation!  quels  regrets  du  passé!  quelles  alarmes  sur  le  présent! 
quelles  inquiétudes  sur  l'avenir,  au  milieu  de  tant  de  risques  inévitables 
dans  le  commerce  du  monde ,  au  milieu  de  tant  de  révolutions  et  de  revers 
dont  vous  êtes  témoins ,  et  à  quoi  tous  les  jours  vous  vous  trouvez  vous- 
mêmes  exposés  ! 

Le  remède,  c'est  le  détachement  évangélique.  Donnez-moi  un  homme 
pauvre  de  cœur,  rien  ne  sera  capable  de  l'altérer;  c'est-à-dire  donnez-moi 
un  homme  vraiment  détaché  des  biens  sensibles,  à  quelque  épreuve  qu'il 
plaise  à  Dieu  de  le  mettre,  dans  l'adversité  comme  dans  la  prospérité,  dans 
l'indigence  comme  dans  l'abondance,  il  jouira  d'une  paix  profonde.  Usant 
de  ses  biens  comme  n'en  usant  pas,  et,  selon  la  maxime  de  saint  Paul,  les 
possédant  comme  ne  les  possédant  pas,  il  sera  disposé  à  tous  les  événements. 
Tranquille  comme  Job ,  et  inébranlable  au  milieu  des  calamités  du  monde , 
il  se  soutiendra  par  la  grande  pensée  dont  ce  saint  homme  était  pénétré,  et 
qui  conservait  le  calme  dans  son  âme  :  Si  bona  suscepimus  de  manu  Domini, 
mala  quare  non  suscipiamus1?  si  nous  avons  reçu  les  biens  de  la  main 
du  Seigneur,  pourquoi,  avec  la  même  soumission,  n'en  recevrions-nous  pas 
les  maux?  Dans  les  disgrâces  et  dans  les  pertes,  préparé  comme  Job  à  les 
supporter,  il  dira  avec  lui  :  Dominus  dédit ,  Dominas  abstulit*  :  c'était  le 
Seigneur  qui  me  les  avait  donnés ,  ces  biens  ;  c'est  lui  qui  me  les  a  ôtés  :  il 
ne  m'est  rien  arrivé  que  ce  qu'il  a  voulu  ;  que  son  nom  soit  à  jamais  béni  : 
Sit  nomen  Domini  benedictum2 '.  Heureux  état!  solide  et  ferme  soutien! 
ressource  contre  les  malheurs  de  la  vie,  toujours  prête,  et  qui  ne  peut 
jamais  manquer! 

Or,  c'est  ce  que  votre  Sauveur  vient  aujourd'hui  vous  apprendre  par  un 
exemple  bien  plus  propre  encore  à  vous  convaincre  et  à  faire  impression 
sur  vos  esprits,  que  celui  de  Job.  C'est  ce  que  vous  prêche  l'étable,  la  crè- 
che, les  langes  de  cet  Enfant-Dieu  :  Hoc  nobis  prœdicat  stabulum,  hoc 
clamât  prœsepe ,  hoc  parmi  evangelizant  *,  C'est  lui  qui  vous  apprend 
que  les  pauvres  de  cœur  sont  heureux,  et  qu'il  n'y  a  même  dans  la  vie  que 
les  pauvres  de  cœur  qui  soient  heureux  et  qui  le  puissent  être  :  Beati  pau- 
peres  spiritu  5;  qu'une  partie  donc,  mais  une  partie  essentielle  de  notre 
béatitude  sur  la  terre ,  est  d'avoir  le  cœur  libre  et  dégagé  de  l'attachement 
aux  biens  de  la  fortune.  Il  ne  commence  pas  seulement  à  l'enseigner,  mais 
à  le  persuader  au  monde.  En  effet,  à  peine  a-t-il  paru  dans  le  monde  avec 

■  Job.,  2.  —  •  Ibid.,  1.  —  3  Ibid.  —  <  Bcrn.  —  5  Matih.,  5. 


SUR   LA    NATIVITÉ    DE    JESUS-CHRIST.  109 

toutes  les  marques  de  la  pauvreté  dont  il  est  revêtu ,  que  je  vois  des  pau- 
vres (ce  sont  les  pasteurs) ,  non-seulement  soumis  et  résignés ,  mais  bénis- 
sant ,  mais  glorifiant  Dieu  dans  leur  état  ;  des  pauvres  qui ,  touchés  de  ce 
qu'ils  ont  vu  en  Bethléem ,  s'en  retournent ,  quoique  pauvres ,  comblés  de 
joie  ;  des  pauvres  contents  de  leur  sort ,  et  ne  portant  nulle  envie  aux  ri- 
ches de  Jérusalem,  parce  qu'ils  ont  connu  dans  la  personne  de  ce  divin 
enfant  le  bonheur  et  les  prérogatives  infinies  de  leur  condition  :  Et  reversi 
sunt  pastores  glorificantes  et  laudantes  Deum  i.  A  peine  a-t-il  paru  dans 
l'étable,  que  je  vois  des  riches  (ce  sont  les  mages) ,  qui ,  bien  loin  de  met- 
tre leur  cœur  dans  leurs  richesses ,  viennent  mettre  leurs  richesses  à  ses 
pieds  ;  qui  se  font  en  sa  présence  un  mérite  de  les  mépriser,  d'y  renoncer , 
de  s'en  dépouiller.  Les  uns  et  les  autres  heureux ,  parce  qu'en  se  confor- 
mant à  ce  Dieu  pauvre ,  ils  ont  trouvé  le  chemin  de  la  paix. 

Crèche  adorable  de  mon  Sauveur,  c'est  toi  qui  me  fais  aujourd'hui  goû- 
ter la  pauvreté  que  j'ai  choisie ,  c'est  toi  qui  m'en  découvres  le  trésor,  c'est 
toifqui  me  la  rends  précieuse  et  vénérable ,  c'est  toi  qui  me  la  fais  préférer 
à  tous  les  établissements  et  à  toute  l'opulence  du  monde.  Confondez-moi , 
mon  Dieu,  si  jamais  ces  sentiments,  seuls  dignes  de  vous,  seuls  dignes  de 
ma  profession ,  et  si  nécessaires  enfin  pour  mon  repos ,  sortaient  de  mon 
cœur.  Vous  les  y  avez  conservés  jusqu'à  présent,  Seigneur,  et  vous  les  y 
conserverez.  Cependant,  cette  paix  avec  nous-mêmes,  tout  avantageuse 
qu'elle  est,  ne  suffit  pas  encore,  si  nous  n'y  joignons  la  paix  avec  le  prochain: 
et  c'est  la  troisième  instruction  que  nous  devons  tirer  de  la  naissance  de 
Jésus-Christ,  comme  vous  l'allez  voir  dans  la  dernière  partie. 

TROISIÈME  PARTIE. 

La  paix  avec  le  prochain  est  le  fruit  de  la  charité  ;  et  la  charité  ,  selon 
saint  Paul,  est  l'abrégé  de  la  loi  chrétienne.  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner 
si  le  même  apôtre  nous  a  marqué ,  comme  un  des  caractères  les  plus  essen- 
tiels de  l'esprit  chrétien,  le  soin  de  conserver  la  paix  avec  tous  les  hommes, 
puisqu'il  est  évident  que  tous  les  hommes  sont  compris  sous  le  nom  de 
prochain.  Si  fieri  potest,  quod  ex  vobis  est,  cam  omnibus  hominibus  pa- 
cem  habentes  2  :  si  cela  se  peut ,  disait-il  aux  Romains  en  les  instruisant 
et  en  les  formant  au  christianisme ,  si  cela  se  peut ,  et  autant  qu'il  est  en 
vous,  vivez  en  paix  avec  tout  le  monde  :  voilà  l'esprit  de  votre  religion, 
et  par  où  l'on  reconnaîtra  que  vous  êtes  les  disciples  de  celui  qui ,  dès  son 
berceau,  a  été  le  prince  et  le  Dieu  de  la  paix. 

Pesons  bien  ces  paroles,  qui  sont  substantielles  :  Si  fier  i  potest;  si  cela 
se  peut  :  l'impossibilité,  dit  saint  Chrysostome,  est  la  seule  excuse  légitime 
qui  puisse  devant  Dieu  nous  disculper ,  quand  nous  ne  vivons  pas  avec  nos 
frères  dans  une  paix  et  une  union  parfaite;  et ,  hors  l'impuissance  absolue, 
toute  autre  raison  n'est  qu'un  vain  prétexte  dont  nous  nous  flattons ,  mais 
qui  ne  servira  qu'à  nous  confondre  au  jugement  de  Dieu.  Quod  ex  vobis 
est  :  autant  qu'il  est  en  vous  ;  en  sorte  que  nous  puissions  sincèrement  pro- 
tester à  Dieu ,  que  nous  puissions  nous  rendre  à  nous-mêmes  témoignage 

'  Luc,  2.  —  2  Rom.,  12. 


MO  SUR   LA    NATIVITÉ    DE    JESUS-CHRIST. 

qu'il  n'a  jamais  tenu  à  nous ,  jamais  dépendu  de  nous  que  nous  n'eussions 
avec  nos  frères  cette  paix  solide  fondée  sur  la  charité ,  l'ayant  ardemment 
désirée,  l'ayant  de  bonne  foi  recherchée,  ayant  toujours  été  préparés  et 
d'esprit  et  de  cœur  à  ne  rien  épargner  pour  y  parvenir  :  Cum  omnifais;  la 
paix  avec  tous ,  sans  en  excepter  un  seul  :  l'exclusion  d'un  seul  suffit  pour 
nous  rendre  prévaricateurs ,  et  sujets  à  toutes  les  peines  dont  Dieu  menace 
ceux  qui  troublent  ou  qui  rompent  la  paix.  Rompre  la  paix  avec  un  seul, 
c'est ,  selon  Dieu ,  quelque  chose  d'aussi  mortel  que  de  violer  un  seul  com- 
mandement. La  paix  avec  tous,  un  seul  excepté,  nous  devient  donc  inu- 
tile pour  le  salut  ;  et  ce  seul  que  nous  exceptons  doit  s'élever  pour  deman- 
der vengeance  contre  nous  au  dernier  jour.  Cum  omnibus  hominibus  :  la 
paix  avec  tous  les  hommes ,  même  avec  ceux  qui  y  sont  plus  opposés  et 
qui  ne  la  veulent  pas  :  les  forçant  par  notre  conduite  à  la  vouloir,  et,  à 
l'exemple  de  David,  gardant  un  esprit  de  paix  avec  les  ennemis  de  la  paix  : 
Cum  his  qui  oderunt pacem,  eram paci ficus  l.  Car,  comme  ajoute  saint 
Chrysostome ,  vivre  en  paix  avec  des  âmes  pacifiques ,  avec  des  esprits  mo- 
dérés ,  avec  des  humeurs  sociables ,  à  peine  serait-ce  une  vertu  de  philo- 
sophe et  de  païen  ;  beaucoup  moins  doit-elle  passer  pour  une  vertu  surna- 
turelle et  chrétienne.  Le  mérite  de  la  charité,  disons  mieux,  le  devoir  de 
la  charité ,  est  de  conserver  la  paix  avec  des  hommes  difficiles ,  fâcheux , 
emportés  :  pourquoi?  parce  qu'il  peut  arriver,  et  parce  qu'en  effet  il  arrive 
tous  les  jours  que  les  plus  emportés  et  les  plus  fâcheux ,  les  plus  difficiles 
et  les  plus  chagrins ,  sont  justement  ceux  avec  qui  nous  devons  vivre  dans 
une  plus  étroite  société ,  ceux  dont  il  nous  est  moins  possible  de  nous  sé- 
parer, ceux  à  qui ,  dans  l'ordre  de  Dieu ,  nous  nous  trouvons  attachés  par 
des  liens  plus  indissolubles.  Il  faut  donc,  dit  ce  saint  docteur,  que,  par 
rapport  même  à  ces  sortes  d'esprits ,  nous  ayons  un  principe  de  paix  sur 
quoi  puisse  être  solidement  établie  la  tranquillité  du  commerce  que  la  cha- 
rité chrétienne  doit  maintenir  entre  eux  et  nous. 

Or,  quel  est-il  ce  principe?  le  voici  :  une  sainte  conformité  avec  Jésus- 
Christ  naissant.  Entrons  dans  son  cœur,  prenons-en  les  sentiments,  tâ- 
chons à  nous  mettre  dans  les  mêmes  dispositions  que  lui,  contemplons  son 
étable  et  approchons  de  sa  crèche.  Remplissons-nous  des  vives  lumières 
qu'il  répand  dans  les  âmes ,  et  comprenons  bien  surtout  deux  choses  :  pre- 
mièrement ,  c'est  un  Dieu  qui ,  pour  témoigner  aux  hommes  sa  charité , 
commence  par  se  dépouiller  pour  eux  de  tous  ses  intérêts  :  secondement, 
c'est  un  Dieu  qui,  pour  gagner  nos  cœurs,  nous  prévient,  suivant  le  lan- 
gage du  Prophète,  de  toutes  les  bénédictions  de  sa  douceur,  et  qui  s'atten- 
drit pour  nous  jusqu'à  se  revêtir,  tout  Dieu  qu'il  est ,  de  notre  humanité  ; 
disons  mieux,  et  dans  un  sens  plus  propre  à  mon  sujet,  jusqu'à  devenir 
personnellement  pour  nous,  comme  parle  l'Apôtre,  la  bénignité  et  l'hu- 
manité même  :  Apparuit  benignitas  et  humanitas  2.  Deux  moyens  qu'il 
nous  présente  pour  entretenir  une  paix  éternelle  avec  nos  frères  :  désinté- 
ressement et  douceur.  Dépouillons-nous  en  faveur  de  nos  frères  de  certains 
intérêts  qui  nous  dominent  ;  soyons ,  à  l'égard  de  nos  frères ,  doux  et  hu- 

'  Psalm.  119.  —  «Tit.,3. 


SUR    LA   NATIVITÉ    DE   JESUS-CHRIST.  \\\_ 

mains  :  plus  d'inimitiés  alors ,  plus  de  divisions;  paix  inviolable,  paix 
inaltérable.  Quel  bonheur  pour  moi  et  quel  avantage  pour  vous,  si  je  pou- 
vais, en  finissant,  vous  persuader  ces  deux  devoirs  si  indispensables  dans 
la  religion  que  nous  professons,  et  si  nécessaires  dans  tous  les  états  de  la 
vie  !  Ceci  demande  une  réflexion  toute  nouvelle. 

C'est,  dis-je,  un  Dieu  qui,  par  amour  pour  nous,  et  pour  témoigner  aux 
hommes  son  immense  charité,  se  dépouille  de  tous  ses  intérêts;  qui,  de 
maître  qu'il  était ,  se  fait  obéissant  ;  de  grand  qu'il  était ,  se  fait  petit  ;  de 
riche  qu'il  était,  se  fait  pauvre  :  Quoniam  propter  vos  egenus  factus  est, 
cinn  esset  dives  l.  Et  je  prétends  que  ce  désintéressement  est  le  plus  prompt 
et  le  plus  infaillible  moyen  pour  concilier  les  cœurs ,  et  pour  nous  unir 
tous  dans  une  paix  solide  et  durable. 

Car,  comme  raisonne  saint  Bernard,  prétendre  vivre  en  paix  avec  nos 
frères ,  sans  qu'il  nous  en  coûte  rien ,  sans  vouloir  leur  sacrifier  rien ,  sans 
jamais  leur  céder  en  rien ,  sans  nous  incommoder  pour  eux ,  ni  nous  relâ- 
cher sur  rien  ;  nous  flatter  d'avoir  cette  charité  chrétienne  qui  est  le  lien 
de  la  paix ,  et  cependant  être  toujours  aussi  entiers  dans  nos  prétentions , 
aussi  jaloux  de  nos  droits ,  aussi  déterminés  à  n'en  rien  rabattre ,  aussi  vifs 
sur  le  point  d'honneur,  aussi  attachés  à  nous-mêmes;  abus,  mes  chers  au- 
diteurs :  ce  n'est  pas  ainsi  que  le  Dieu  de  la  paix  nous  l'a  enseigné.  Il  ne 
fallait  point  pour  cela  qu'il  vint  au  monde,  ni  qu'il  nous  servit  de  mo- 
dèle :  nous  n'avions  sans  lui  que  trop  d'exemples  de  cette  charité  intéres- 
sée. Il  était  inutile  que  ce  Dieu  fait  homme  nous  apportât  un  commande- 
ment nouveau  :  de  tout  temps  les  hommes  s'étaient  aimés  de  la  sorte  les 
uns  les  autres ,  et  cette  prétendue  charité  était  aussi  ancienne  que  le  monde  ; 
mais  aussi  le  monde,  avec  cette  charité  prétendue,  n'avait  jamais  été  ni 
ne  pouvait  jamais  être  en  paix. 

C'est  l'intérêt,  Chrétiens,  qui  nous  divise.  Otez  la  propre  volonté,  di- 
sait saint  Bernard ,  il  n'y  aura  plus  d'enfer  ;  et  moi  je  dis  :  Otez  l'intérêt 
propre ,  ou  plutôt  la  passion  de  l'intérêt  propre ,  et  il  n'y  aura  plus  parmi 
les  hommes  de  dissensions ,  plus  de  querelles ,  plus  de  procès ,  plus  de  dis- 
cordes dans  les  familles ,  plus  de  troubles  dans  les  communautés ,  plus  de 
factions  dans  les  états  :  la  paix  avec  la  charité  régnera  partout.  Elle  ré- 
gnera entre  vous  et  ce  parent ,  entre  vous  et  ce  frère ,  cette  sœUr  ;  entre 
vous  et  cet  ami ,  ce  voisin ,  ce  concurrent.  Dès  que  vous  voudrez  pour  lui 
vous  déporter  de  tel  et  tel  intérêt ,  qui  fait  contre  vous  son  chagrin ,  dès 
là  vous  aurez  avec  lui  la  paix  ;  et  souvent  même ,  selon  le  monde ,  la  paix 
que  vous  aurez  avec  lui  vaudra  mieux  pour  vous  que  l'intérêt  qu'on  vous 
disputait  et  à  quoi  vous  renoncez.  Détachés  de  nos  intérêts,  nous  ne  con- 
testerons avec  personne ,  nous  ne  nous  brouillerons  avec  personne ,  nous 
ne  romprons  avec  personne  ;  et ,  par  une  infaillible  conséquence,  nous  goû- 
terons les  douceurs  de  la  société ,  nous  jouirons  des  avantages  de  la  pure 
et  sincère  charité  :  semblables  aux  premiers  chrétiens,  n'ayant  tous  qu'un 
cœur  et  qu'une  âme,  nous  trouverons  dans  cette  union  mutuelle  une  béa- 
titude anticipée ,  et  comme  un  avant-goût  de  l'éternelle  félicité. 

'  2  Cor.,  8. 


112  SUR    LA    NATIVITÉ    I)E    JESUS-CHRIST. 

Or ,  à  la  vue  de  Jésus-Christ ,  pouvons-nous  avoir  d'autres  sentiments 
que  ceux-là?  si  nous  sommes  chrétiens,  je  dis  de  vrais  chrétiens,  nous 
faut-il  un  autre  juge  que  ce  Dieu-Sauveur ,  et  un  autre  tribunal  que  la 
crèche  où  il  est  né  ,  pour  vider  tous  les  différends  qui  naissent  entre  nous 
et  nos  frères?  Un  chrétien  ,  rempli  des  idées  que  lui  inspire  un  mystère  si 
touchant ,  voudrait-il  appeler  de  ce  tribunal ,  et  aurait-il  peine  à  remettre 
aujourd'hui  tous  ses  intérêts  entre  les  mains  d'un  Dieu  qui  ne  vient  au 
monde  que  pour  y  apporter  la  paix  ?  Voilà ,  mon  cher  auditeur ,  ce  que  je 
vous  demande  en  son  nom.  Si  votre  frère  n'a  pas  mérité  ce  sacrifice,  sou- 
vent très-léger ,  que  vous  lui  ferez  de  votre  intérêt ,  Jésus-Christ  le  mérite 
pour  lui.  Si  votre  frère  est  mal  fondé  dans  ses  prétentions,  et  s'il  n'est  pas 
juste  que  vous  lui  cédiez ,  au  moins  est-il  juste  que  vous  cédiez  à  Jésus- 
Christ.  Ce  que  vous  refusez  à  l'un,  donnez-le  à  l'autre;  ce  que  vous  ne 
voulez  pas  accorder  à  votre  frère ,  donnez-le  à  la  charité  et  à  Jésus-Christ  : 
par  là  vous  achèterez  la  paix ,  vous  l'achèterez  à  peu  de  frais ,  et  par  là 
même  vous  la  conserverez. 

,  Mais  peut-être  s'agit-il  de  toute  autre  chose  entre  vous  et  le  prochain  ; 
peut-être ,  indépendamment  de  tout  intérêt ,  ce  qui  vous  divise  n'est-ce  de 
votre  part  qu'une  fierté  qui  l'a  choqué ,  qu'un  emportement  qui  l'a  irrité , 
qu'une  parole  aigre  dont  il  s'est  senti  piqué ,  que  des  manières  dures  dont 
il  s'est  tenu  offensé  ,  qu'un  air  de  hauteur  avec  lequel  vous  l'avez  traité? 
Si  cela  est,  il  ne  dépend  ,  pour  le  satisfaire,  que  de  vous  adoucir  à  son 
égard,  que  de  lui  donner  certaines  marques  de  votre  estime,  que  de  lui 
rendre  certains  devoirs ,  que  de  le  prévenir  par  quelques  démarches  qui  le 
ramèneront  infailliblement  et  l'attacheront  à  vous. 

Je  ne  le  puis,  dites-vous  ;  j'y  sens  une  opposition  invincible,  et  je  n'en 
viendrai  jamais  là.  Rentrez  ,  encore  une  fois ,  rentrez  ,  mon  cher  auditeur, 
dans  l'étable  de  Bethléem  :  vous  y  verrez  le  Dieu  de  la  paix  incarné  et 
humanisé ,  ou ,  plutôt ,  vous  y  verrez  dans  sa  personne  la  bénignité  même 
incarnée,  la  grandeur  même  de  Dieu  humanisée.  Je  le  répète,  vous  y 
verrez  un  Dieu  qui ,  pour  vous  attirer  à  lui ,  n'a  point  dédaigné  de  vous 
rechercher  ;  qui ,  par  une  condescendance  toute  divine  de  son  amour ,  s'est 
fait  même  comme  une  gloire  de  vous  prévenir.  S'il  eût  attendu  que  vous , 
pécheur ,  vous  son  ennemi  et  son  ennemi  déclaré ,  vous  eussiez  fait  les 
premiers  pas  pour  retourner  à  lui ,  où  en  étiez-vous ,  et  quelle  ressource 
vous  restait  pour  le  salut  ?  Cependant ,  malgré  l'exemple  de  votre  Dieu , 
vous  vous  faites  et  vous  osez  vous  faire  je  ne  sais  quel  point  d'honneur  de 
n'aller  jamais  au-devant  de  votre  frère  pour  le  rapprocher  de  vous ,  et  pour 
l'engager  lui-même  à  revenir.  Malgré  la  loi  delà  charité,  et  d'ailleurs 
même  après  avoir  été  l'agresseur ,  vous  conservez  contre  lui  de  scandaleux 
et  d'éternels  ressentiments  :  n'est-ce  pas  renverser  tous  les  principes  du 
christianisme,  et  vous  exposer  à  de  terribles  malédictions  du  ciel? 

Vous  y  verrez  un  Dieu  qui ,  pour  vous  gagner ,  vous  comble  des  béné- 
dictions de  sa  douceur  ;  un  Dieu  qui ,  pour  se  rendre  plus  aimable ,  quitte 
tout  l'appareil  de  la  majesté ,  et  qui  s'humanise ,  non-seulement  jusqu'à 
paraître ,  mais  jusqu'à  devenir  en  effet  homme  comme  vous  ;  un  Dieu  qui , 


SUR    LA    NATIVITE    DE    JESUS-CHRIST.  I  I .' { 

sous  la  forme  d'un  enfant ,  vient  s'attendrir  sur  vous  de  compassion  ,  et 
pleurer ,  non  pas  ses  misères ,  mais  les  vôtres.  Car  c'est  ainsi ,  dit  saint 
Pierre  Chrysologue ,  qu'il  a  voulu  naître ,  parce  qu'il  a  voulu  être  aimé  : 
Sic  nasci  voluit ,  qui  volait  arnari l.  Parole  touchante  et  digne  de  toutes 
nos  réflexions  !  c'est  ainsi  qu'il  a  voulu  naître ,  parce  qu'il  a  voulu  être 
aimé.  Il  aurait  pu  naître ,  et  il  ne  tenait  qu'à  lui  de  naître  dans  la  pompe 
et  dans  l'éclat  de  la  magnificence  royale  ;  mais ,  en  naissant  de  la  sorte ,  il 
n'aurait  été  que  respecté,  que  révéré,  que  redouté,  et  il  voulait  être  aimé.  Or, 
pour  être  aimé,  il  devait  s'abaisser  jusqu'à  nous  ;  pour  être  aimé,  il  devait 
être  semblable  à  nous  ;  pour  être  aimé ,  il  devait  souffrir  comme  nous.  Et 
c'est  pourquoi  il  a  voulu  naître  dans  l'état  de  faiblesse  et  d'abaissement  où 
ce  mystère  nous  le  représente  :  Sic  nasci  voluit,  qui  voluit  amari.  Après 
cela ,  Chrétiens ,  affectez  des  airs  dédaigneux  et  hautains  envers  les  autres , 
traitez-les  en  esclaves ,  avec  empire ,  avec  dureté ,  et  non  pas  en  frères , 
avec  patience ,  avec  bonté  ;  rendez-vous  inflexibles  à  leurs  prières  et  insen- 
sibles à  leurs  besoins.  N'est-ce  pas  démentir  votre  religion?  n'est-ce  pas 
même  violer  les  droits  de  l'humanité?  Je  serais  infini,  si  j'entreprenais 
de  développer  ce  point  de  morale  dans  toute  son  étendue. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  mes  chers  auditeurs ,  voilà  la  sainte  et  divine  paix 
que  nous  devons  capitalement  désirer ,  et  qui  ne  vous  coûtera  jamais  trop , 
à  quelque  prix  qu'elle  vous  puisse  être  vendue.  La  paix  avec  nos  frères, 
et ,  sans  exception ,  la  paix  avec  tous  les  hommes  :  cum  omnibus  homini- 
bus  pacem  habentes.  Mais  quel  est  notre  aveuglement  et  le  sujet  de  notre 
confusion  ?  le  voici  :  dans  les  temps  où  Dieu  nous  afflige  par  le  fléau  de 
la  guerre ,  nous  lui  demandons  la  paix  ;  et ,  dans  le  cours  de  la  vie ,  nous 
ne  travaillons  à  rien  moins  qu'à  nous  procurer  la  véritable  paix.  C'est-à- 
dire,  nous  demandons  à  Dieu  une  paix  qui  ne  dépend  pas  de  nous,  une 
paix  qui  n'est  pas  de  notre  ressort ,  une  paix  pour  la  conclusion  de  laquelle 
nous  ne  pouvons  rien  ;  et  nous  ne  pensons  pas  à  nous  procurer  celle  qui 
est  entre  nos  mains ,  celle  dont  nous  sommes  nous-mêmes  les  arbitres  , 
celle  dont  Dieu  nous  a  chargés,  et  dont  il  veut  que  nous  lui  soyons  res- 
ponsables. Nous  faisons  des  vœux  afin  que  les  puissances  de  la  terre  s'ac- 
cordent entre  elles ,  pour  donner  au  monde  une  paix  que  mille  difficultés 
presque  insurmontables  semblent  quelquefois  rendre  comme  impossible  ;  et 
nous  ne  voulons  pas  finir  de  pitoyables  différends  dont  nous  sommes  les 
maîtres,  qu'il  nous  serait  aisé  de  terminer,  que  notre  seule  obstination 
fomente;  et  ces  puissances  de  la  terre  si  difficiles  à  réunir,  sont  souvent 
plutôt  d'accord  que  nous  ne  le  sommes  les  uns  avec  les  autres.  Cette  paix 
entre  les  couronnes ,  malgré  tous  les  obstacles  qui  s'y  opposent ,  est  plutôt 
conclue  qu'un  procès  qui  fait  la  ruine  et  la  désolation  de  tout  une  famille 
n'est  accommodé.  Ah!  Seigneur,  je  ne  serais  pas  un  fidèle  ministre  de 
v^tre  parole,  si  dans  un  jour  aussi  solennel  que  celui-ci ,  où  les  anges ,  vos 
ambassadeurs ,  nous  ont  annoncé  et  promis  la  paix ,  je  ne  vous  demandais, 
au  nom  de  tous  mes  auditeurs ,  cette  paix  si  désirée ,  qui  doit  pacifier  tout 
le  monde  chrétien  ,  cette  paix  dont  dépend  le  bonheur  de  tant  de  nations  ; 

Petr.  Chrysol. 

T.    I.  8 


114  Sl'R    LA    NATIVITÉ    DE    JESUS-CHRIST. 

cette  paix  pour  laquelle  votre  Église  s'intéresse  tant  et  avec  tant  de  raison  ; 
cette  paix  que  vous  seul  pouvez  donner ,  et  qui  désormais  ne  peut  être  que 
l'ouvrage  de  votre  providence  miraculeuse  et  de  votre  absolue  puissance.  Je 
n'aurais  pas,  comme  ministre  de  votre  parole,  le  zèle  que  je  dois  avoir, 
si ,  à  l'exemple  de  vos  prophètes,  je  ne  vous  disais  aujourd'hui  :  Da  pa- 
cem,  Domine,  sustinentibus  te,  ut  prophètes  tui  fidèles  inveniantur  : 
Donnez  la  paix,  Seigneur,  à  votre  peuple,  afin  que  ce  ne  soit  pas  en  vain 
que  nous  l'ayons  engagé  à  apaiser  votre  colère  pour  l'obtenir.  Donnez-lui 
la  paix ,  puisqu'entre  les  prospérités ,  quoique  humaines  et  temporelles, 
qu'il  lui  est  permis  d'espérer ,  la  paix  est  celle  qui  vient  plus  immédiate- 
ment de  vous  et  qui  peut  le  plus  contribuer  à  votre  gloire.  Mais  je  serais, 
ô  mon  Dieu ,  encore  plus  prévaricateur  de  mon  ministère ,  si ,  préférable- 
ment  à  cette  paix,  toute  nécessaire  et  tout  importante  qu'elle  est,  je  ne 
vous  demandais,  pour  moi  et  pour  ceux  qui  m'écoutent,  celle  qui  doit 
nous  réconcilier  avec  vous,  celle  qui  doit  nous  réconcilier  avec  nous-mêmes, 
celle  qui  doit  nous  réconcilier  avec  nos  frères  ;  celle  qui  doit  nous  réconci- 
lier avec  vous ,  par  une  généreuse  et  sainte  pénitence  ;  celle  qui  doit  nous 
réconcilier  avec  nous-mêmes ,  par  un  vrai  détachement  et  une  sincère  hu- 
milité ;  celle  qui  doit  nous  réconcilier  avec  nos  frères ,  par  une  tendre  et 
cordiale  charité. 

Ramassons  en  deux  mots  tout  ce  mystère ,  et  finissons.  Le  Seigneur  est 
le  Dieu  des  armées ,  qui  vient  au  monde  pour  y  faire  régner  la  paix ,  et 
qui  veut  être  aujourd'hui  glorifié  par  toute  la  terre  en  qualité  de  roi  pa- 
cifique :  Magni/icatus  est  Rex  pact 'ficus  super  faciem  universœ  terrœ  x . 
Voilà,  Sire,  ce  que  chante  l'Église  dans  cette  auguste  solennité;  voilà  ce 
que  nous  célébrons  :  modèle  admirable  pour  Votre  Majesté  ,  et  que  je  lui 
propose  ici  avec  d'autant  plus  d'assurance,  que  je  sais  que  c'est  le  modèle 
qu'elle  se  propose  elle-même,  et  sur  lequel  elle  se  forme.  Car,  sans  ou- 
blier la  sainteté  de  mon  ministère,  et  sans  craindre  que  l'on  m'accuse  de 
donner  à  Votre  Majesté  une  fausse  louange ,  je  dois ,  comme  prédicateur  de 
l'Évangile ,  bénir  le  ciel ,  quand  je  vois ,  Sire,  dans  votre  personne ,  un  roi 
conquérant ,  et  le  plus  conquérant  des  rois ,  qui  met  néanmoins  toute  sa 
gloire  à  être  aujourd'hui  reconnu  le  roi  pacifique ,  et  distingué  comme  tel 
entre  tous  les  rois  du  monde.  Je  dois ,  en  présence  de  cet  auditoire  chré- 
tien ,  rendre  à  Dieu  de  solennelles  actions  de  grâces ,  quand  je  vois  dans 
Votre  Majesté  un  monarque  victorieux  et  invincible ,  dont  tout  le  zèle  est 
de  pacifier  l'Europe,  dont  toute  l'application  est  d'y  travailler  et  d'y  con- 
tribuer par  ses  soins,  dont  toute  l'ambition  est  d'y  réussir,  et  qui  par  là 
est  sur  la  terre  l'image  visible  de  celui  dont  le  caractère  est  d'être  tout 
ensemble,  selon  l'Écriture,  le  Dieu  des  armées  et  le  Dieu  de  la  paix. 

Cette  paix  est  l'ouvrage  de  Dieu,  et  nous  reconnaissons  plus  que  jamais 
que  le  monde  ne  la  peut  donner  :  mais  notre  confiance ,  Sire ,  est  que , 
malgré  le  monde  même ,  Dieu  se  servira  de  Votre  Majesté ,  de  sa  sagesse  , 
de  ses  lumières ,  de  la  droiture  de  son  cœur ,  de  la  grandeur  de  son  âme , 
de  son  désintéressement .  pour  donner  cette  paix  au  monde.  Ce  qui  nous 

1  Eccles.  Uffic, 


StfB    LA    NATIVITÉ    DE   JESUS-GURIST.  HT» 

console ,  c'est  que  Votre  Majesté ,  suivant  les  règles  de  sa  religion ,  ne  lait 
la  guerre  aux  ennemis  de  son  état  que  pour  procurer  plus  utilement  et 
plus  avantageusement  cette  paix  à  ses  sujets.  Ce  qui  nous  rassure ,  c'est 
que,  dans  les  vues  qui  la  font  agir,  toutes  ses  conquêtes  aboutissent  là ,  et 
qu'elle  ne  gagne  des  batailles,  qu'elle  ne  force  des  villes,  qu'elle  ne  triomphe 
partout,  que  pour  parvenir  plus  sûrement  et  plus  promptement  à  cette 
paix.  Ce  qui  soutient  nos  espérances ,  et  au  même  temps  ce  qui  augmente 
notre  vénération  et  notre  zèle  pour  Votre  Majesté ,  c'est  que  son  amour 
pour  son  peuple  l'emportera  toujour  en  ceci  par-dessus  ses  intérêts  pro- 
pres, et  que,  touchée  de  ce  motif,  il  n'y  aura  rien  qu'elle  ne  sacrifie  au 
bien  de  cette  paix  :  qu'ainsi ,  en  véritable  imitateur  du  Dieu  des  armées  et 
du  Dieu  de  la  paix,  vous  aurez,  Sire,  l'avantage,  après  avoir  été  le  héros 
du  monde  chrétien,  d'en  être  encore  le  pacificateur.  Car  voilà  ce  qui 
mettra  le  comble  à  vos  travaux  héroïques ,  voilà  ce  qui  couronnera  votre 
règne ,  voilà  ce  qui  achèvera  votre  glorieuse  destinée. 

Accomplissez  mes  vœux ,  Seigneur ,  ou  plutôt  bénissez  les  intentions  de 
ce  roi  pacifique  et  conquérant ,  qui  sait  si  bien  se  conformer  aux  vôtres  ! 
Donnez-nous  par  lui  cette  paix  que  vous  nous  promettez  aujourd'hui  par  le 
ministère  de  vos  anges  :  et  s'il  était  vrai  que  vous  fussiez  encore  irrité 
contre  les  hommes ,  si  les  péchés  des  hommes  méritaient  encore  les  fléaux 
de  votre  justice,  permettez-moi,  Seigneur,  de  vous  faire  ici  la  prière  que 
vous  fit  autrefois  David  ,  et  de  vous  dire  comme  lui  dans  le  même  esprit  : 
Dissipa  gentes  quœ  bella  volunt i  :  dissipez  ces  nations  opinâtres  qui  veu- 
lent la  guerre;  renversez  leurs  desseins,  rompez  leurs  alliances,  rendez 
vaines  leurs  entreprises ,  troublez  leurs  conseils.  Souffrez  que  j'ajoute  avec 
le  même  prophète  :  Effunde  iram  tuam  in  gentes  quœ  te  non  noverunt, 
et  in  régna  quœ  nomen  tuum  non  invocaverunt 2  :  s'il  faut ,  ô  mon  Dieu 
que  votre  colère  éclate,  répandez-la  sur  ces  nations  qui  ne  vous  connais- 
sent point,  et  sur  ces  royaumes  qui  n'invoquent  point  votre  nom,  c'est-à- 
dire  sur  ces  nations  où  la  vérité  de  votre  religion  n'est  pas  connue,  et  sur 
ces  royaumes  où  l'hérésie  a  aboli  la  pureté  de  votre  culte.  Mais,  par  un 
effet  tout  contraire ,  répandez  votre  miséricorde  sur  ce  royaume  chrétien 
où  vous  êtes  invoqué ,  servi ,  adoré  en  esprit  et  en  vérité  ;  répandez-la  sur 
ce  monarque  qui  m'écoute ,  et  qui ,  plus  zélé  pour  votre  gloire  que  pour  la 
sienne ,  met  aujourd'hui  à  vos  pieds ,  non-seulement  son  sceptre  et  sa  cou- 
ronne ,  mais  toute  la  gloire  de  ses  conquêtes ,  pour  vous  en  faire  un  hom- 
mage comme  au  Dieu  de  la  paix  ;  qui ,  pour  le  bien  de  votre  Église ,  pré- 
fère cette  paix  à  l'accroissement  de  son  empire ,  et  qui ,  au  milieu  de  ses 
prospérités  et  du  succès  de  ses  armes ,  ne  refuse  pas  pour  elle  de  se  relâ- 
cher de  ses  droits.  Dans  des  dispositions  si  saintes ,  que  ne  doit-il  pas  at- 
tendre de  vous?  et  quels  effets ,  ou  plutôt  quels  miracles  de  protection  n'a- 
vons-nous pas  droit  de  nous  promettre  pour  lui?  C'est  l'homme  de  votre 
droite ,  Seigneur  :  étendez  sur  lui  votre  main  ;  animez-le  de  votre  esprit 
remplissez-le  de  vos  lumières,  fortifiez-le  de  votre  grâce3.  Tandis  que  vous 
le  soutiendrez ,  toutes  les  puissances  du  monde ,  quoique  liguées  et  con- 

1  Psalin.  67.  —  *  Ibid.,  78.  »~  3  Fiat  manus  tua  super  virum  dexterœ  tuœ.  Psal,  70. 


416  SUR    LA    NATIVITÉ    DE   JESUS-CHRIST. 

jurées ,  ne  prévaudront  pas  contre  lui  ;  et ,  avec  votre  divin  secours ,  nous 
ne  doutons  point ,  ô  mon  Dieu  !  que  nous  n'obtenions  enfin  cette  paix  sa- 
lutaire ,  que  nous  vous  demandons  comme  un  des  fruits  de  la  naissance 
de  notre  adorable  Sauveur ,  et  comme  un  moyen  qui  nous  aidera  à  mériter 
la  bienheureuse  et  l'éternelle  paix  dont  vos  élus  jouissent  dans  le  ciel.  Je 
vous  la  souhaite,  mes  chers  auditeurs,  au  nom,  etc. 


AUTRE  AVENT. 


SERMON  POUR  LA  FÊTE  DE  TOUS  LES  SAINTS. 


SUR  LA  SAINTETÉ. 

Mirabilis  Deus  in  Sanctis  suis. 

Dieu  est  admirable  dans  ses  Saints,  Psaume  (37. 

Sire  , 

A  considérer  Dieu  dans  lui-même ,  nous  ne  pouvons  dans  lui-même 
l'admirer,  parce  qu'il  est  trop  élevé  au-dessus  de  nous  et  trop  grand. 
Comme  nous  ne  le  connaissons  sur  la  terre  que  dans  ses  ouvrages ,  ce  n'est 
aussi  sur  la  terre ,  à  proprement  parler ,  que  dans  ses  ouvrages  qu'il  est 
admirable  pour  nous.  Or  l'ouvrage  de  Dieu  par  excellence ,  ce  sont  les 
Saints  ;  et  par  conséquent ,  disait  le  Prophète  royal ,  c'est  surtout  dans  ses 
Saints  qu'il  nous  paraît  digne  de  nos  admirations  :  Mirabilis  Deus  in 
Sanctis  suis. 

En  effet ,  de  quelque  manière  que  nous  envisagions  les  Saints ,  Dieu  est 
admirable  en  eux  :  et  quand  je  m'en  tiendrais  au  seul  évangile  de  ce  jour, 
qu'y  a-t-il  de  plus  admirable  que  d'avoir  conduit  des  hommes  à  la  pos- 
session d'un  royaume  par  la  pauvreté?  que  de  leur  avoir  fait  trouver  la 
consolation  et  la  joie,  par  les  pleurs  et  l'adversité?  que  de  les  avoir  élevés 
par  les  humiliations  au  comble  de  la  gloire,  et,  pour  me  servir  de  l'ex- 
pression de  saint  Ambroise ,  de  les  avoir  béatifiés  par  les  misères  mêmes  ? 
Car  voilà ,  si  je  puis  user  de  ce  terme ,  les  divins  paradoxes  dont  le  Saint- 
Esprit  nous  donne  l'intelligence  dans  cette  solennité,  et  que  nous  n'aurions 
jamais  pu  comprendre ,  si  les  Saints  que  nous  honorons  n'en  étaient  une 
preuve  sensible  :  voilà  les  miracles  que  Dieu  a  opérés  dans  ses  élus  :  Mi- 
rabilis Deus  in  Sanctis  suis. 

J'ajoute  néanmoins,  mes  chers  auditeurs,  après  saint  Léon,  pape,  une 
chose  qui  me  semble  encore  plus  propre  à  nous  toucher ,  par  l'intérêt  que 
nous  y  devons  prendre  comme  chrétiens.  Car  Dieu ,  dit  ce  Père ,  est  par- 
ticulièrement admirable  dans  ses  Saints ,  parce  qu'en  les  glorifiant  il  nous 
a  pourvus  d'un  puissant  secours ,  c'est  celui  de  leur  protection  ;  et  qu'en 
même  temps  il  nous  a  mis  devant  les  yeux  un  grand  modèle ,  c'est  l'exem- 
ple de  leur  vie  :  Mirabilis  Deus  in  Sanctis  suis ,  in  quibus  et  praesidium 
nobis  constituit,  et  exemplum l.  Je  m'attache  à  cet  exemple  des  Saints  pour 
établir  solidement  les  importantes  vérités  que  j'ai  à  vous  annoncer  ;  et  sans 
rien  dire  du  secours  que  nous  pouvons  attendre  d'eux ,  et  que  nous  en  re- 

'  Léo. 


]  18  SUR    LA    SAINTETÉ. 

cevons ,  je  veux  vous  faire  admirer  Dieu  dans  la  conduite  qu'il  a  tenue  en 
nous  proposant  ces  illustres  prédestinés ,  dont  la  sainteté  doit  produire  en 
nous  de  si  merveilleux  effets  pour  notre  sanctification.  Vierge  sainte,  reine 
de  tous  les  Saints  ;  puisque  vous  êtes  la  mère  du  Saint  des  Saints  ;  vous 
en  qui  Dieu  s'est  montré  souverainement  admirable,  puisque  c'est  en  vous 
et  par  vous  qu'il  s'est  fait  homme  et  qu'il  s'est  rendu  semblable  à  nous, 
laites  descendre  sur  moi  ses  grâces.  Il  s'agit  d'inspirer  à  mes  auditeurs  un 
zèle  sincère ,  un  zèle  efficace  d'acquérir  cette  sainteté  si  peu  goûtée ,  si  peu 
connue ,  si  peu  pratiquée  dans  le  monde ,  et  toutefois  si  nécessaire  pour  le 
salut  du  monde.  Je  ne  puis  mieux  réussir  dans  cette  entreprise  que  par 
votre  intercession ,  et  c'est  ce  que  je  vous  demande ,  en  vous  adressant  la 
prière  ordinaire.  Ave,  Maria. 

En  trois  mots  j'ai  compris ,  ce  me  semble ,  trois  sujets  de  la  plus  juste 
douleur ,  soit  que  nous  soyons  sensibles  aux  intérêts  de  Dieu,  soit  que  nous 
ayons  égard  aux  nôtres ,  quand  j'ai  dit  que  la  sainteté ,  si  nécessaire  pour 
notre  salut ,  était  peu  goûtée,  peu  connue ,  et  peu  pratiquée  dans  le  monde. 
Mais  je  prétends  aussi  vous  consoler  ,  Chrétiens,  quand  j'ajoute  que  Dieu, 
par  son  adorable  sagesse,  a  su  remédier  efficacement  à  ces  trois  grands 
maux ,  en  nous  mettant  devant  les  yeux  la  sainteté  de  ses  élus ,  et  en  les 
prédestinant  pour  nous  servir  d'exemples.  Je  m'explique. 

Cette  sainteté  que  Dieu  nous  commande,  et  sans  laquelle  il  n'y  a  point 
de  salut  pour  nous,  par  une  déplorable  fatalité,  trouve  dans  les  esprits 
des  hommes  trois  grands  obstacles  à  vaincre ,  et  qu  elle  a  peine  souvent  à 
surmonter,  savoir,  le  libertinage,  F  ignorance  et  la  lâcheté.  Parlons  plus 
clairement  et  plus  simplement.  Trois  sortes  de  chrétiens  dans  le  monde, 
par  F  aveuglement  où  nous  jette  le  péché  et  par  la  corruption  du  monde 
même,  sont  mal  disposés  à  F  égard  de  la  sainteté  :  car  les  libertins  la  cen- 
surent et  tâchent  à  la  décrier  ;  les  ignorants  la  prennent  mal ,  et ,  dans  i'u- 
sage  qu'ils  en  font,  ou,  pour  mieux  dire,  qu'ils  en  croient  faire,  ils  n  en 
ont  que  de  fausses  idées  ;  enfin ,  les  lâches  la  regardent  comme  impossible, 
et  désespèrent  d'y  parvenir.  Les  premiers,  malins  et  critiques,  la  rendent 
odieuse ,  et  de  là  vient  qu'elle  est  peu  goûtée  ;  les  seconds ,  grossiers  et 
charnels,  s'en  forment  des  idées,  non  selon  la  vérité ,  mais  selon  leur  goût 
et  selon  leur  sens,  et  de  là  vient  qu'elle  est  peu  connue.  Les  derniers, 
faibles  et  pusillanimes,  s'en  rebutent  et  y  renoncent,  dans  la  vue  des  diffi- 
cultés qu'ils  y  rencontrent,  et  de  là  vient  qu'elle  est  rare  et  peu  pratiquée: 
trois  dangereux  écueils  à  éviter  dans  la  voie  du  salut ,  mais  écueils  dont 
nous  nous  préserverons  aisément,  si  nous  voulons  profiter  de  l'exemple  des 
Saints. 

Car  je  soutiens,  et  voici  le  partage  de  ce  discours,  je  soutiens  que  l'exem- 
ple des  Saints  est  la  plus  invincible  de  toutes  les  preuves  pour  confondre 
la  malignité  du  libertin ,  et  pour  justifier  contre  lui  la  vraie  sainteté  ;  je 
soutiens  que  l'exemple  des  Saints  est  la  plus  claire  de  toutes  les  démon- 
strations pour  confondre  les  erreurs  du  chrétien  séduit  et  trompé,  et  pour 
lui  faire  voir  en  quoi  consiste  la  vraie  sainteté  ;  je  soutiens  que  l'exemple 


5UR    LA    SAINTETE.  lilj 

des  Saints  est  le  plus  efficace  de  tous  les  motifs  pour  confondre  la  tiédeur, 
beaucoup  plus  le  découragement  du  chrétien  lâche ,  et  pour  le  porter  à  la 
pratique  de  la  vraie  sainteté.  De  là  n'aurai-je  pas  droit  de  conclure  que 
Dieu  est  admirable  dans  ses  Saints  ,  lorsqu'il  nous  les  donne  pour  modèles? 
Mirabilis  Deus  in  Sanctis  suis.  Je  parle,  encore  une  fois,  à  trois  sortes 
de  personnes  dont  il  est  aujourd'hui  question  de  rectifier  les  sentiments  sur 
le  sujet  de  la  sainteté  chrétienne  :  aux  libertins  qui  la  combattent ,  aux 
ignorants  qui  ne  la  connaissent  pas ,  aux  lâches  qui  n'ont  pas  le  courage 
de  la  pratiquer  ;  et,  sans  autre  raisonnement,  je  montre  aux  premiers  que, 
supposé  l'exemple  des  Saints ,  leur  libertinage  est  insoutenable  ;  aux  se- 
conds ,  que  leur  ignorance  est  sans  excuse;  aux  derniers,  que  leur  lâcheté 
n'a  plus  de  prétexte  :  trois  vérités  que  je  vais  développer  :  appliquez- vous. 

PREMIÈRE   PARTIE. 

C'est  de  tout  temps  que  la  sainteté ,  et  même  la  plus  solide  et  la  plus 
vraie ,  a  été  en  butte  à  la  malignité  des  libertins  et  à  leur  censure.  C'est 
de  tout  temps  qu'ils  l'ont  combattue  comme  ses  plus  déclarés  ennemis;  et 
c'est  pour  cela,  ou  qu'ils  ont  tâché  de  se  persuader  et  de  persuader  aux 
autres  qu'il  n'y  avait  point  dans  le  monde  de  vraie  sainteté,  ou  qu'ils  ont 
au  moins  affecté,  en  la  confondant  avec  la  fausse,  delà  décrier.  Deux  ar- 
tifices dont  ils  se  sont  servis  pour  défendre ,  et ,  s'ils  avaient  pu ,  pour  au- 
toriser leur  libertinage  contre  la  sainteté  chrétienne ,  qui  néanmoins  a 
toujours  été  et  sera  toujours ,  devant  Dieu  et  devant  les  hommes,  leur  con- 
damnation. Deux  artifices  que  saint  Jérôme  a  subtilement  démêlés  dans 
une  de  ses  Epîtres ,  où  il  s'en  explique  ainsi  :  Lacérant  sanetwn  pi^oposi- 
tum,  et  nequitiœ  suœ  remedium  arbitrantur,  si  nemo  sit  sanctus,  si  turba 
sit  pereuntium ,  si  omnibus  detrahatur  1.  Ce  Père  parlait  en  particulier 
de  certains  esprits  prétendus  forts,  qui,  témérairement  et  sans  respect, 
blâmaient  la  conduite  de  sainte  Paule ,  et  le  courage  qu'elle  avait  eu  de 
quitter  Rome  pour  aller  chercher  son  salut  dans  la  retraite  et  dans  l'é- 
loignement  du  monde.  Ces  paroles  sont  remarquables,  et  d'autant  plus 
dignes  d'être  pesées ,  qu'elles  expriment  ce  que  nous  voyons  tous  les  jours 
arriver  dans  notre  siècle.  Lacérant  sanctum  proposition  2  :  parce  qu'ils 
raisonnent  en  mondains ,  disait  saint  Jérôme ,  ils  déchirent  par  leurs  rail- 
leries ,  et  même  par  leurs  médisances ,  tout  ce  que  les  serviteurs  de  Dieu 
font  de  plus  édifiant  et  de  plus  louable  pour  honorer  Dieu.  Et  nequitiœ 
suœ  remedium  arbitrantur  si  nemo  sit  sanctus  3  ;  ils  croient  leur  liberti- 
nage bien  à  couvert ,  quand  ils  ont  la  hardiesse  de  soutenir  qu'il  n'y  a  point 
de  Saints  sur  la  terre  ;  que  ceux  qu'on  estime  tels  ont  comme  les  autres  leurs 
passions  et  leurs  vices ,  et  des  vices  même  grossiers  ;  que  les  plus  gens  de 
bien  sont  comme  eux  dans  la  voie  de  perdition ,  et  qu'on  a  droit  de  dire 
de  tout  le  monde  que  tout  le  monde  est  corrompu  et  perverti.  Non-seule- 
ment ils  soupçonnent  que  cela  peut  être ,  mais  ils  assurent  que  cela  est  ;  et, 
dans  cette  supposition  ,  aussi  extravagante  que  maligne  ,  ils  se  consolent  ; 
comme  si  l'affreuse  opinion  qu'ils  ont  de  tout  le  genre  humain  était  la  jus- 

'  Hieron.  —  ■  Ibid.   -  >  Ibid. 


HO  SLR    LA    SAINTETÉ. 

tification  de  leur  iniquité,  et  devait  les  guérir  de  tous  les  remords  intérieurs 
qu'ils  auraient  infailliblement  à  essuyer  si  le  monde  leur  faisait  voir  des 
hommes  vraiment  vertueux ,  et  dont  la  vie  exemplaire  fût  un  reproche 
sensible  de  leur  impiété  et  de  leurs  désordres  :  Et  nequitiœ  suce  rernedium 
arbitrantur,  si  de  trahatur  omnibus  l.  Prenez  garde ,  s'il  vousplait,  à  la 
pensée  de  ce  saint  docteur. 

La  première  injustice  que  le  libertin  fait  à  la  sainteté  chrétienne  est  de 
ne  la  vouloir  pas  reconnaître,  c'est-à-dire  de  prétendre  que  ce  que  Ton 
appelle  sainteté  n'est  rien  moins  dans  les  hommes  que  sainteté  ;  que  dans 
les  uns  c'est  vanité,  dans  les  autres  singularité  ;  dans  ceux-ci  dépit  et  cha- 
grin ,  dans  ceux-là  faiblesse  et  petitesse  de  génie  ;  et  malgré  les  dehors  les 
plus  spécieux,  dans  plusieurs  imposture  et  hypocrisie.  Car  c'est  ainsi, 
mes  chers  auditeurs  ,  qu'on  en  juge  dans  le  monde,  mais  particulièrement 
à  la  cour ,  dans  ce  grand  monde  où  vous  vivez  ,  dans  ce  monde  que  je  puis 
appeler  l'abrégé  du  monde.  Monde  profane ,  dont  la  malignité ,  vous  le 
savez ,  est  de  n'admettre  point  de  vraie  vertu  ,  de  ne  convenir  jamais  du 
bien,  d'être  toujours  convaincu  que  ceux  qui  le  font  ont  d'autres  vues  que 
de  le  faire ,  de  ne  pouvoir  croire  qu'on  serve  Dieu  purement  pour  le  servir 
ni  qu'on  se  convertisse  purement  pour  se  convertir;  de  n'en  voir  aucun 
exemple  qu'on  ne  soit  prêt  à  contester,  de  critiquer  tout,  et,  à  force  de 
critiquer  tout ,  de  ne  trouver  plus  rien  qui  édifie.  Malignité,  reprend  saint 
Jérôme,  injurieuse  à  Dieu  et  pernicieuse  aux  hommes  :  ne  perdez  pas  cette 
réflexion  ,  qui  vous  peut  être  infiniment  utile  et  salutaire. 

Malignité  injurieuse  à  Dieu,  puisque  par  là  l'on  ôte  à  Dieu  la  gloire  qui 
lui  est  due  ,  en  attribuant  à  tout  autre  qu'à  lui  les  œuvres  dont  il  est  l'au- 
teur ,  comme  nous  apprenons  de  l'Évangile  que  les  pharisiens  en  usaient  à 
l'égard  du  Fils  de  Dieu.  Car  que  faisaient-ils?  Ils  imputaient  à  l'art  magique 
les  miracles  de  ce  Dieu-Homme  ;  ils  disaient  qu'il  chassait  les  démons  par 
la  puissance  de  Belzébut,  le  prince  des  ténèbres.  Et  que  fait-on  à  la  cour? 
On  veut,  et  l'on  veut  sans  distinction ,  qu'un  intérêt  secret  y  soit  le  ressort, 
le  motif  de  tout  le  bien  qu'on  y  pratique ,  de  tout  le  culte  qu'on  y  rend 
à  Dieu ,  de  toutes  les  résolutions  qu'on  y  prend  de  mener  une  vie  chré- 
tienne ,  de  toutes  les  conversions  qui  y  paraissent ,  de  toutes  les  réformes 
qu'on  y  aperçoit.  On  veut  qu'une  basse  et  servile  politique  en  soit  le  prin- 
cipe et  la  fin.  On  dit  d'une  âme  touchée  de  Dieu,  et  qui  commence  de 
bonne  foi  à  régler  ses  mœurs ,  qu'elle  prétend  quelque  chose ,  qu'il  y  a  du 
mystère  dans  sa  conduite,  que  ce  changement  est  une  scène  qu'elle  donne  ; 
mais  que  Dieu  y  a  peu  de  part.  Or  l'un  n'est-il  pas  semblable  à  l'autre? 
et  si  le  langage  du  pharisien  a  été  un  blasphème  contre  Jésus-Christ,  celui 
du  monde  qui  juge  et  qui  décide  de  la  sorte  est-il  moins  injuste  et  moins 
criminel? 

Malignité  pernicieuse  aux  hommes ,  puisque  le  mondain  se  prive  ainsi 
d'une  des  grâces  les  plus  touchantes  et ,  dans  l'ordre  de  la  prédestination, 
les  plus  efficaces ,  qui  est  le  bon  exemple  ;  ou  plutôt ,  puisqu'autant  qu'il 
dépend  de  lui  il  anéantit  à  son  égard  cette  grâce  du  bon  exemple.  Ces  con- 

1  Micron  c 


SUR    LA    SAINTETE.  121 

versions,  dont  il  est  témoin,  et  qu'on  lui  propose  pour  le  faire  rentrer  en, 
lui-même ,  n'ont  plus  d'autre  effet  sur  lui  que  de  lui  faire  former  mille 
raisonnements ,  mille  jugements  téméraires  et  mal  fondés  ;  que  de  lui  faire 
profaner  ce  qu'il  y  a  de  plus  saint  par  les  railleries  les  plus  piquantes ,  et 
souvent  même  par  les  discours  les  plus  impies.  Dieu  le  permet,  pour  punir 
en  lui  cet  esprit  d'orgueil  qui  le  porte  à  s'ériger  en  censeur  si  sévère  de  la 
sainteté.  D'où  il  arrive  que,  bien  loin  de  tirer  aucun  fruit  des  exemples 
qu'il  a  devant  les  yeux ,  il  s'endurcit  le  cœur ,  il  se  confirme  dans  ses  dés- 
ordres ,  il  demeure  dans  son  impénitence ,  il  s'y  obstine,  et  se  rend  encore 
plus  incorrigible.  Au  lieu  que  les  âmes  fidèles  marchent  avec  simplicité 
dans  les  voies  de  Dieu ,  profitent  du  bien  qu'elles  supposent  bien ,  au  ha- 
sard même  de  s'y  tromper  ;  s'édifient  des  vertus ,  quoique  douteuses ,  qui 
leur  paraissent  vertus  ;  de  ces  exemples  même  contestés  se  font  des  leçons 
et  des  règles ,  heureuses  qu'il  y  en  ait  encore  ;  et ,  sans  penser  à  les  com- 
battre, bénissant  Dieu  de  ce  qu'il  les  suscite  pour  sa  gloire,  pour  le  bien  de 
ses  élus,  et  pour  la  confusion  du  libertinage. 

Car  je  l'ai  dit,  Chrétiens,  et  je  le  répète,  quelque  présomptueux  que 
puisse  être  le  libertinage  du  monde,  jamais  il  ne  se  soutiendra  contre 
certains  exemples  irréprochables  que  Dieu  dans  tous  les  temps  lui  a  oppo- 
sés ,  et  qu'il  lui  opposera  toujours  pour  le  confondre.  Cette  nuée  de  témoins 
dont  parle  saint  Paul,  cette  innombrable  multitude  de  Saints  dont  nous  hono- 
rons la  glorieuse  mémoire,  est  en  faveur  de  la  sainteté  chrétienne  un  argument 
trop  plausible ,  et  une  preuve  trop  éclatante  et  trop  forte ,  pour  pouvoir  être 
affaiblie  par  toute  l'impiété  du  siècle.  Il  y  a  dans  le  monde  des  hypocrites , 
je  le  sais ,  et  peut-être  trop  pour  n'en  pas  gémir  moi-même  ;  mais  l'im- 
piété du  siècle  peut-elle  se  prévaloir  de  l'hypocrisie  pour  en  tirer  cette  dan- 
gereuse conséquence,  qu'il  n'y  a  point  dans  le  monde  de  vraie  sainteté? 
Au  contraire ,  répond  ingénieusement  saint  Augustin ,  c'est  de  là  même 
qu'elle  doit  conclure  qu'il  y  a  une  vraie  sainteté ,  parce  qu'il  se  trouve  des 
saintetés  fausses  ;  et  la  raison  qu'il  en  apporte  est  sans  réplique  :  parce  que 
la  fausse  sainteté,  ajoute-t-il,  n'est  rien  autre  chose  qu'une  imitation  de 
la  vraie ,  comme  la  fiction  est  une  imitation  de  la  vérité. 

En  effet ,  ce  sont  les  vraies  vertus  qui ,  par  l'abus  qu'on  en  a  fait  en  vou- 
lant les  imiter,  ont  produit,  contre  l'intention  de  Dieu,  les  fausses  vertus. 
Le  démon ,  père  du  mensonge,  s'étant  étudié  à  copier ,  autant  qu'il  a  pu , 
les  œuvres  de  Dieu ,  il  a  pris  à  tâche  de  contrefaire  la  vraie  humilité  par 
mille  vains  fantômes  d'humilité,  la  vraie  sévérité  de  l'Évangile  par  l'ap- 
parente sévérité  de  l'hérésie ,  le  vrai  zèle  par  le  zèle  jaloux,  la  vraie  reli- 
gion par  l'idolâtrie  et  la  superstition.  Témoignage  évident,  dit  saint  Augus- 
tin, qu'il  y  a  donc  une  vraie  religion,  un  vrai  zèle,  une  vraie  sévérité  de 
mœurs ,  une  vraie  humilité  de  cœur,  en  un  mot ,  une  vraie  sainteté ,  puis- 
qu'il est  impossible  de  contrefaire  ce  qui  n'est  pas,  et  que  les  copies,  quoi- 
que fausses ,  supposent  un  modèle. 

Or  ce  principe  établi,  qu'il  y  a  une  vraie  sainteté,  l'impiété  du  siècle 
la  plus  maligne  demeure  désarmée  et  sans  défense.  Que  cette  sainteté  pure 
et  sans  reproche  soit  rare  parmi  les  hommes,  qu'elle  se  rencontre  en  peu  de 


J22  SIR    LA    SAINTETÉ. 

sujets ,  cela  ne  favorise  en  aucune  sorte  le  libertin.  Quand  il  n'y  en  aurait 
dans  le  monde  qu'un  seul  exemple,  il  n'en  faudrait  pas  davantage  pour 
faire  sa  condamnation  ;  et  Dieu  ,  par  une  providence  toute  spéciale,  dispose 
tellement  les  choses ,  que  cet  exemple ,  seul  si  vous  le  voulez ,  ne  manque 
jamais ,  et  que,  malgré  l'iniquité,  il  y  en  a  toujours  quelqu'un  que  le  mon- 
dain lui-même ,  de  son  propre  aveu ,  ne  peut  s'empêcher  de  reconnaître. 

Oui,  mon  cher  auditeur,  si  vous  êtes  assez  malheureux  pour  être  du 
nombre  de  ceux  à  qui  je  parle  ici  et  que  je  combats,  ce  seul  homme  de  bien 
que  vous  connaissez,  et  qui  est,  dites-vous ,  l'unique  en  qui  vous  croyez , 
et  dont  vous  voudriez  répondre,  c'est  celui-là  même  qui  s'élèvera  contre 
vous  au  jugement  de  Dieu  ;  lui  seul  il  vous  fermera  la  bouche.  Dieu  n'aura 
qu'à  vous  le  produire ,  pour  vous  convaincre  malgré  vous  du  prodigieux 
égarement  où  vous  aurez  vécu ,  et  pour  faire  paraître  à  tout  l'univers  la 
vanité,  la  faiblesse,  le  désordre  de  votre  libertinage.  En  vain,  pour  votre 
justification  ,  voudrez-vous  alléguer  l'hypocrisie  de  tant  de  mauvais  chré- 
tiens. S'il  y  a  eu  dans  le  monde  des  hypocrites,  vous  dira  Dieu,  vous  n'a- 
vez pas  dû  pour  cela  être  un  impie.  Si  plusieurs  ont  abusé  de  la  sainteté 
de  mon  culte,  il  ne  fallait  pas  vous  porter  à  un  excès  tout  opposé,  ni  vous 
livrer  au  gré  de  vos  passions  ;  car  il  n'était  pas  nécessaire  que  vous  fussiez 
l'un  ou  l'autre  :  entre  l'hypocrite  et  le  libertin,  il  y  avait  un  parti  à  suivre, 
et  même  un  parti  honorable;  c'était  d'être  chrétien,  et  vrai  chrétien.  Que 
ceux  que  vous  avez  traités  de  faux  dévots  l'aient  été  ou  non ,  c'est  sur  quoi 
ils  seront  jugés;  mais  votre  cause,  qui  n'a  rien  de  commun  avec  eux,  n'en 
a  pu  devenir  meilleure.  Tant  de  faux  dévots,  de  dévots  suspects  qu'il  vous 
plaira ,  en  voici  un ,  après  tout ,  que  vous  ne  pouvez  récuser  ;  en  voici  un 
qui  vous  confond ,  et  qui  vous  confond  par  vous-même  ;  car  ce  Juste  que 
vous  avez  vous-même  respecté ,  ce  Juste  en  qui  vous  avez  reconnu  vous- 
même  tous  les  caractères  d'une  piété  sincère  et  solide ,  que  ne  l'avcz-vous 
imité,  et  pourquoi  ne  vous  êtes-vous  pas  formé  sur  ses  exemples? 

Cela,  dis-je,  suffirait  pour  faire  taire  l'impiété.  Ce  serait  assez  de  ces 
saints ,  quoique  rares  et  singuliers ,  que  Dieu  nous  fait  voir  sur  la  terre  ; 
de  ces  saints  qui ,  non-seulement  glorifient  Dieu ,  mais  ont  encore  le  bon- 
heur, en  le  glorifiant ,  d'être  généralement  approuvés  des  hommes  ;  de  ces 
saints  dont  la  vertu  est  si  unie,  si  simple ,  si  pure,  si  hautement  et  si  uni- 
versellement canonisée  ,  que  le  libertinage  même  est  forcé  de  les  honorer  : 
car  il  y  en  a ,  et ,  quelque  réprouvé  que  soit  le  monde,  il  y  en  a  au  milieu 
de  vous  ;  vous  savez  bien  les  démêler,  et  vous  ne  vous  trompez  pas  dans  le 
discernement  que  vous  en  faites. 

Mais  je  dis  bien  plus  ;  et  pour  un  Juste  dont  l'exemple  pourrait  suffire , 
Dieu  m'en  découvre  aujourd'hui  une  multitude  innombrable ,  et  me  four- 
nit autant  de  preuves  contre  vous.  Il  m'ouvre  le  ciel ,  et ,  m' élevant  au- 
dessus  de  la  terre ,  il  me  montre  ces  troupes  d'élus  qu'une  sainteté  éprou- 
vée ,  purifiée ,  consommée ,  a  fait  monter  aux  plus  hauts  rangs  de  la  gloire. 
Des  hommes ,  dit  saint  Chrysostome  (induction  admirable  et  dont  vous  de- 
vez être  touchés  !  ) ,  des  hommes  en  qui  la  sainteté  n'a  été  ni  tempérament, 
puisqu'elle  a  réformé ,  changé ,  détruit  dans  eux  le  tempérament  ;  ni  hu- 


SIR    LA    SAINTETÉ.  123 

meur,  puisqu'elle  ne  les  a  sanctifiés  qu'en  combattant ,  qu'en  réprimant , 
qu'en  mortifiant  sans  cesse  l'humeur  ;  ni  politique ,  puisqu'elle  les  a  déga- 
gés de  toutes  les  vues  humaines  ;  ni  intérêt ,  puisqu'elle  les  a  fait  renoncer 
à  tous  intérêts  ;  ni  vanité,  puisqu'elle  les  a  en  quelque  sorte  anéantis  ,  et 
qu'ils  ne  se  sont  presque  tous  sanctifiés  qu'en  se  cachant  dans  les  ténèbres  ; 
ni  chagrin ,  puisqu'elle  les  a  souvent  détachés ,  séparés  du  monde  lorsqu'ils 
étaient  plus  en  état  de  jouir  des  prospérités  et  de  goûter  les  agréments  du 
monde  ;  ni  faiblesse ,  puisqu'elle  leur  a  fait  prendre  les  plus  généreuses  ré- 
solutions et  soutenir  les  plus  héroïques  entreprises  ;  ni  petitesse  de  génie  , 
puisqu'en  souffrant,  en  mourant,  en  s' immolant  pour  Dieu,  ils  ont  fait  voir 
une  grandeur  d'âme  que  l'infidélité  même  a  admirée  ;  ni  hypocrisie,  puis- 
que, bien  loin  de  vouloir  paraître  ce  qu'ils  n'étaient  pas,  tout  leur  soin  a 
été  de  ne  pas  paraître  ce  qu'ils  étaient.  Des  hommes  que  le  christianisme  a 
formés ,  et  dont  la  sainteté  incontestablement  reconnue  est  d'un  ordre  si 
supérieur  à  tout  ce  que  la  philosophie  païenne ,  je  ne  dis  pas  a  pratiqué  , 
mais  a  enseigné ,  mais  a  imaginé ,  mais  a  voulu  feindre,  que ,  dans  l'opi- 
nion de  saint  Augustin,  l'exemple  de  ces  héros  chrétiens  dont  nous  solenni- 
sons  la  fête  est  une  des  preuves  les  plus  invincibles  qu'il  y  a  un  Dieu,  qu'il 
y  a  une  religion ,  qu'il  y  a  une  grâce  surnaturelle  qui  agit  en  nous.  Pour- 
quoi ?  parce  qu'une  sainteté  aussi  éminente  que  celle-là  ne  peut  être  sortie 
du  fond  d'une  nature  aussi  corrompue  que  la  nôtre  ;  parce  que  la  philoso- 
phie et  la  raison  ne  vont  point  jusque-là  ;  parce  qu'il  n'y  a  donc  que  la 
grâce  de  Jésus-Christ  qui  puisse  ainsi  élever  les  hommes  au-dessus  de  toute 
l'humanité ,  et  que  c'est  par  conséquent  l'œuvre  de  Dieu.  Voilà  ce  que  cé- 
lèbre aujourd'hui  l'Église  militante,  dans  cette  auguste  solennité  qu'elle 
consacre  à  l'Église  triomphante.  Voilà  de  quoi  le  ciel  est  rempli.  Exemples 
mémorables  dont  l'impiété  n'effacera  jamais  le  souvenir,  et  contre  lesquels 
elle  ne  prescrira  jamais.  Exemples  convaincants  auxquels  il  faut  que  le  li- 
bertinage cède,  et  qui  confondront  éternellement  l'orgueil  du  monde. 
Miracles  de  votre  grâce ,  ô  mon  Dieu ,  dont  je  me  sers  ici  pour  répandre  , 
au  moins  dans  la  cour  du  plus  chrétien  de  tous  les  rois ,  les  sentiments  de 
respect  et  de  vénération  dus  à  la  vraie  piété.  Heureux  si  j'en  pouvais  bannir 
cet  esprit  mondain  toujours  déclaré  contre  ceux  qui  vous  servent ,  ou  plu- 
tôt ,  Seigneur  ,  toujours  déclaré  contre  votre  service  même  !  Heureux  si  je 
pouvais  le  détruire  dans  tous  les  cœurs ,  si  je  pouvais  détromper  toutes  les 
personnes  qui  m'écoutent,  et  leur  faire  une  fois  comprendre  combien  ces 
injustes  préjugés  dont  on  se  laisse  si  aisément  prévenir,  et  où  l'on  aime  tant 
à  s'entretenir ,  sont  capables  de  les  éloigner ,  et  les  éloignent  en  effet 
de  vous  ! 

La  seconde  injustice  du  libertin  à  l'égard  de  la  sainteté  ne  consiste  plus 
à  la  désavouer,  mais  à  la  discréditer,  à  la  rendre  odieuse,  en  lui  imputant 
des  défauts  prétendus ,  et  en  les  employant  contre  elle  pour  la  noircir. 
Car,  comme  remarque  le  savant  chancelier  Gerson ,  homme  entre  tous  les 
autres  très-pénétrant  et  très-éclairé  dans  la  science  des  mœurs,  la  sainteté 
chrétienne  n'est  point  responsable  des  imperfections  de  ceux  qui  la  prati- 
quent. Si  celui  qui  s'adonne  au  culte  de  Dieu  a  encore  ses  faiblesses  et  ses 


124  SI  H    LA    SAINTETÉ. 

passions,  il  les  a  parce  qu'il  est  homme,  et  non  parce  qu'il  est  pieux.  Bien 
loin  que  la  piété  les  fomente  et  les  autorise,  elle  est  la  première  à  les  lui 
reprocher,  et  elle  ne  cesse  jamais  de  les  combattre.  Si  elle  n'en  triomphe 
pas  toujours,  et  si  les  passions  remportent  quelquefois  sur  elle,  tel  est 
notre  désordre,  et  non  pas  le  sien.  Il  y  a  plus,  et  est-il  juste  d'exiger  de  la 
vraie  piété,  parce  qu'elle  est  en  elle-même  parfaite  et  divine,  que  d'abord 
elle  nous  rende  des  hommes  parfaits?  Comme  elle  ne  présume  point  de 
pouvoir  faire  dans  cette  vie  des  saints  impeccables ,  aussi  ne  doit-on  pas 
s'en  prendre  à  elle  si  ceux  qui  s'engagent  à  suivre  ses  voies  sont  encore  su- 
jets aux  fragilités  humaines.  Relever  l'homme  de  ses  chutes,  l'humilier 
dans  la  vue  de  ses  misères ,  lui  faire  trouver  dans  ses  passions  mêmes  la 
matière  et  le  fonds  de  ses  mérites,  c'est  à  quoi  elle  travaille,  de  quoi  elle 
répond ,  et  non  pas  d'affranchir  l'homme  de  tout  péché ,  ce  qui  ne  convient 
qu'à  l'état  des  bienheureux. 

Or,  voici  néanmoins  l'autre  effet  de  la  malignité  du  monde.  Un  homme, 
pour  obéir  à  Dieu ,  et  en  vue  de  son  salut ,  prend-il  le  parti  de  la  piété?  dès 
là  on  ne  lui  pardonne  plus  rien,  et  l'on  est  déterminé  à  lui  faire  des 
crimes  de  tout  ;  dès  là  il  ne  lui  est  plus  permis  d'avoir  ni  passion ,  ni  im- 
perfection ;  on  veut  qu'il  soit  irrépréhensible  ;  et  s'il  ne  l'est  pas ,  on  en  ac- 
cuse la  piété  même.  Malignité,  ajoute  saint  Jérôme,  la  plus  inique.  Car  enfin 
si  la  piété  doit  être  exposée  à  la  censure  du  monde ,  au  moins  la  censure  du 
monde  doit-elle  être  équitable  ;  et  s'il  ne  veut  pas  lui  faire  grâce ,  au  moins 
doit-il  lui  faire  justice.  Pourquoi  donc  ces  préventions  contre  elle?  pour- 
quoi ces  suppositions,  en  lui  imputant  comme  propre  ce  qu'elle  rejette 
elle-même  comme  condamnable?  pourquoi  cette  aversion  secrète  envers 
ceux  qui  l'ont  embrassée?  pourquoi  ce  penchant  à  les  railler,  à  les  abaisser, 
à  empoisonner  leurs  actions  les  plus  innocentes  et  leurs  plus  droites  in- 
tentions ,  à  diminuer  leurs  bonnes  qualités ,  à  exagérer  les  mauvaises ,  si 
quelquefois  ils  en  font  paraître?  Est-ce  ainsi  que  nous  en  usons  avec  le 
reste  des  hommes?  et  l'attachement  au  service  de  Dieu  a-t-il  quelque  chose 
qui  doive  attirer  le  mépris  et  la  haine?  Je  pourrais  m'en  tenir  là  pour  la 
confusion  de  l'impie;  mais  l'Église  va  plus  loin.  Elle  lui  oppose  dans  la 
personne  des  Saints ,  et  pour  une  conviction  plus  entière ,  surtout  plus 
sensible,  des  hommes  tels  que  les  concevait  saint  Paul,  et  tels  en  effet 
qu'ils  ont  paru  selon  l'idée  de  cet  apôtre,  édifiant  le  monde,  et  servant  de 
modèle  au  monde  ;  des  hommes  irrépréhensibles ,  au  sens  même  que  le 
inonde  les  veut ,  et  que  le  libertin  les  demande  ;  des  hommes  en  qui  la  piété 
n'a  été  ni  présomptueuse,  ni  hautaine,  ni  aigre,  ni  critique,  ni  opiniâtre, 
ni  dissimulée ,  ni  jalouse ,  ni  bizarre ,  ni  intrigante ,  ni  dominante. 

Ce  sont  là  ceux  que  l'Église  oppose  au  libertinage  :  ces  bienheureux 
dont  elle  honore  la  mémoire ,  ce  sont  ces  hommes  parfaits  qu'elle  nous  met 
devant  les  yeux.  Sujets  par  eux-mêmes  à  tous  les  vices  dès  autres,  il  ne 
s'en  sont  ou  préservés  ou  corrigés  que  par  l'exercice  et  l'étude  des  vertus 
chrétiennes.  D'où  il  s'ensuit  que  leur  sanctification ,  en  justifiant  le  parti 
de  la  piété ,  doit  donc  couvrir  d'un  éternel  opprobre  le  libertin  qui  entre- 
prend de  la  rendre  méprisable.  Leur  siècle ,  quoique  perverti ,  les  a  recon- 


SUR    LA    SAINTETE.  125 

nus  et  publiés  tels  que  je  vous  les  dépeins.  Comme  tels,  les  siècles  suivants 
les  ont  béatifiés  et  canonisés  :  c'est  sur  le  témoignage  du  monde  entier  que 
nous  leur  rendons  en  ce  jour  un  culte  si  solennel  ;  c'est  pour  cela ,  dit 
l'Écriture,  qu'ils  sont  devant  le  trône  de  Dieu,  parce  qu'ils  ont  été  sans 
tache  devant  les  hommes  :  Sine  macula  enim  sunt  ante  thronum  Dei  l. 
Serons-nous  assez  injustes  pour  leur  disputer  tout  à  la  fois,  et  leur  sainteté, 
et  leur  gloire  ?  Mais  serons-nous  en  même  temps  assez  aveugles  pour  ne 
pas  découvrir  toute  la  faiblesse  de  l'impiété  ?  Reprenons  :  le  libertin  com- 
bat la  sainteté  chrétienne ,  et  je  vous  ai  fait  voir  que  l'exemple  des  Saints 
rend  son  libertinage  insoutenable.  L'ignorant  ne  connaît  pas  la  sainteté 
chrétienne ,  et  je  vais  lui  montrer  que  l'exemple  des  Saints  rend  son  igno- 
rance inexcusable.  C'est  la  seconde  partie. 

DEUXIEME    PARTIE, 

11  ne  faut  pas  douter  que  saint  Paul,  écrivant  à  Timothée  son  disciple, 
n*eût  en  vue  les  derniers  siècles  de  F  Église,  et  en  particulier  celui  où 
nous  vivons,  quand,  parmi  les  abus  qu'il  condamnait  et  qu'il  remarquait 
même  dès  lors  dans  le  christianisme ,  il  déplorait  surtout  l'aveuglement  de 
certaines  âmes  séduites  qui  étudiaient  sans  cesse  la  religion ,  et  qui  ne  par- 
venaient jamais  à  la  science  de  la  religion  ;  qui  en  apprenaient  tous  les 
jours  les  maximes  et  les  préceptes,  et  qui  n'en  comprenaient  jamais  l'es- 
sentiel ni  le  fond  ;  qui  s'épuisaient  en  spéculations  pour  s'y  rendre  habi- 
les, mais  qui  ne  l'entendaient  jamais,  parce  que  jamais  elles  n'en  venaient 
à  la  pratique  ;  en  un  mot ,  qui ,  cherchant  en  apparence  le  royaume  de 
Dieu ,  ne  le  trouvaient  point  en  effet ,  parce  qu'elles  le  cherchaient  sans  le 
connaître  :  toujours  éloignées  de  la  solide  piété ,  parce  qu'avec  toute  leur 
étude  elles  ne  s'étaient  jamais  formé  une  juste  image  de  la  piété  :  Semper 
discentes,  et  nunquam  ad  scientiam  veritatisjiervenientes^.  C'était  un 
des  maux  dont  ce  grand  apôtre  menaçait  l'Église  de  Dieu  ;  et  n'est-ce  pas 
ce  que  nous  voyons  aujourd'hui  ?  Quelque  spirituel  et  quelque  raffiné  que 
se  pique  d'être  le  siècle  où  nous  sommes  nés ,  avouez-le ,  mes  chers  audi- 
teurs, qu'un  des  abus  qui  y  règne  davantage  est  de  se  laisser  prévenir  des 
erreurs  les  plus  grossières  sur  ce  qui  regarde  la  véritable  piété  et  la  sainteté 
chrétienne.  J'en  appelle  à  vos  connaissances,  et  je  suis  certain  que  vous 
en  convenez  déjà  avec  moi. 

Les  uns  (ne  perdez  pas  ceci)  font  consister  la  sainteté  dans  ce  qui  est 
selon  leur  sens  ,  et  les  autres  dans  ce  qui  est  selon  leur  goût  ;  les  uns  dans 
des  choses  extraordinaires  et  singulières ,  et  les  autres  dans  des  choses 
extrêmes  et  outrées  ;  les  uns  dans  ce  qui  éclate  et  qui  brille ,  et  les  autres 
dans  ce  qui  effraie  et  qui  rebute.  Les  uns  se  la  figurent  hors  de  leur  état , 
et  les  autres  se  la  proposent  au  delà  de  leurs  forces  et  de  leur  pouvoir  ;  les 
uns  l'imaginent  contraire  aux  bienséances  et  aux  règles  qu'il  faut  observer 
dans  le  monde ,  et  les  autres  s'en  font  des  plans  opposés  à  leurs  obligations 
même  les  plus  étroites ,  et  à  leurs  engagements  particuliers  par  rapport  au 

'  Açoc,  14.  —  2  2  Timotb.,  3. 


126  SUR   LA    SAINTETÉ. 

monde  ;  les  uns  l'attachent  à  certains  moyens  auxquels  ils  se  bornent ,  pen- 
dant qu'ils  négligent  la  fin  ;  et  les  autres  la  réduisent  à  des  idées  vagues 
de  la  fin  dont  ils  se  repaissent,  pendant  qu'ils  négligent  les  moyens.  Quel 
champ,  Chrétiens,  et  quelle  matière  à  nos  réflexions  ! 

Or  je  dis  que  l'exemple  des  Saints  confond  toutes  ces  erreurs,  qu'il  nous 
démontre  sensiblement  que  la  sainteté  ne  consiste  point  en  tout  cela,  ne 
dépend  point  de  tout  cela,  n'est  rien  moins,  ou  plutôt  est  quelque  chose  de 
meilleur  et  de  plus  raisonnable  que  tout  cela  :  pourquoi  ?  parce  que  les 
Saints,  par  leur  exemple,  nous  prêchent  aujourd'hui  une  vérité,   mais 
une  vérité  touchante ,  une  vérité  édifiante ,  une  vérité  consolante  ;  savoir  , 
qu'indépendamment  de  notre  sens  ou  de  notre  goût,  que  sans  l'éclat  de 
certaines  œuvres  ou  leur  austérité,  que  sans  sortir  de  notre  condition  ni 
quitter  les  voies  communes,  que  sans  prendre  des  moyens  particuliers,  ni 
se  proposer  une  autre  fin  que  celle  même  qui  nous  est  marquée  dans  la 
situation  présente  où  nous  nous  trouvons ,  toute  la  sainteté ,  la  vraie  sain- 
teté ,  est  de  remplir  ses  devoirs ,  et  de  les  remplir  dans  la  vue  de  Dieu  ; 
d'être  parfaitement  ce  que  l'on  doit  être ,  et  de  l'être  selon  Dieu  ;  de  se  con- 
duire d'une  manière  digne  de  l'état  où  l'on  est  appelé  de  Dieu.  Vérité  à 
laquelle  notre  raison  se  soumet  d'abord,  et  qu'il  suffit  de  comprendre  pour 
en  être  persuadé  ;  vérité  que  toutes  les  Écritures  nous  ont  enseignée ,  mais 
dont  nous  avons  encore  une  preuve  plus  évidente  dans  ces  grands  modèles 
que  Dieu  nous  présente  aujourd'hui. 

Car  dans  ces  modèles,  qui  sont  les  Saints,  détrompé  de  toute  illusion,  je 
vois  clairement  et  distinctement  ce  que  c'est  que  d'être  saint,  et  je  le  vois 
sans  effort ,  sans  embarras  de  préceptes ,  comme  si  la  sainteté  elle-même  se 
découvrait  à  moi,  et  devenait  sensible  pour  moi.  Et  puisqu'il  n'est  rien 
hors  de  Dieu  de  plus  excellent ,  rien  de  plus  divin  qu'une  sainteté  de  ce  ca- 
ractère ,  c'est-à-dire  une  sainteté  fondée  sur  les  devoirs ,  réglée  par  les 
devoirs,  renfermée  dans  les  devoirs,  dès  que  je  l'envisage  de  la  sorte  ,  tout 
révolté  que  je  puis  être  contre  mes  devoirs,  je  me  sens  forcé  à  lui  donner 
mon  estime  ;  et  cette  estime  dont  je  ne  puis  me  défendre  m'en  fait  naître  un 
amour  secret  dont  je  me  défends  encore  moins.  Je  dis:  Voilà  ce  que  je 
devrais  être  ;  voilà  ce  que  ma  raison ,  ce  que  ma  conscience ,  ce  que  ma 
religion  me  reprocheront  toujours  de  n'être  pas.  Je  le  dis,  et  l'aveu  que 
j'en  fais  est  pour  moi  un  témoignage  infaillible  que  c'est  donc  là,  et  là 
seulement ,  que  se  réduit  ce  que  nous  appelons  sainteté. 

Non ,  Chrétiens ,  ces  bienheureux  dont  nous  solennisons  la  fête  ne  sont 
point  précisément  devenus  saints  pour  avoir  fait  dans  le  monde  et  pour 
Dieu  des  choses  extraordinaires  et  éclatantes.  S'ils  en  ont  fait,  dit  saint 
Bernard,  et  si  l'histoire  de  leur  vie  les  rapporte,  ces  œuvres  éclatantes  et 
extraordinaires  pouvaient  bien  être  des  effets  et  des  écoulements  de  leur  sain- 
teté, mais  elles  n'en  ont  jamais  été  ni  le  fond,  ni  la  mesure.  Ils  les  ont 
faites ,  si  vous  voulez ,  parce  qu'ils  étaient  saints;  mais  ils  n'ont  jamais  été 
saints  parce  qu'ils  les  faisaient  :  et  en  effet,  ils  pouvaient  être  saints  sans 
cela ,  comme  avec  cela  ils  auraient  pu  ne  l'être  pas. 

Ils  pouvaient  être  saints  sans  cela  :  combien  de  prédestinés,  maintenant 


SUR    LA    SAINTETÉ.  127 

heureux  et  paisibles  possesseurs  de  la  gloire,  n'ont  jamais  rien  fait  sur  la 
terre  qui  leur  ait  attiré  l'admiration ,  ni  qui  les  ait  distingués  ?  Et  ils  pou- 
vaient avec  cela  n'être  pas  saints.  Combien  de  réprouvés ,  victimes  de  la 
justice  de  Dieu  ,  et  livrés  au  feu  éternel ,  ont  fait  sur  la  terre  des  actions 
de  vertu  à  quoi  les  hommes  ont  applaudi ,  pendant  que  Dieu  les  condam- 
nait ,  et  peut-être  ,  pour  ces  vertus  mêmes  prétendues,  les  rejetait  ?  Saints 
sans  cela  :  ainsi  Font  été  des  millions  d'élus  dont  les  noms  sont  écrits  dans 
le  ciel,  quoique  inconnus  dans  l'Eglise  même.  Dieu,  comme  remarque  saint 
Augustin,  a  pris  plaisir  à  les  sanctifier  dans  l'obscurité  d'une  vie  com- 
mune, d'une  vie  cachée  ;  et  quand  il  les  a  introduits  dans  son  royaume, 
il  ne  leur  a  point  dit  :  Entrez ,  serviteurs  fidèles ,  parce  que  vous  avez  fait 
pour  moi  de  grandes  choses ,  mais ,  parce  que  vous  avez  été  fidèles  dans  les 
plus  petites  :  Quia  in  pauca  fuisti  fidelis  l.  Rien  moins  que  saints,  ou 
plutôt  réprouvés  avec  cela  :  ainsi  doit-il  arriver  à  ces  malheureux  qui  diront 
à  Dieu  :  Seigneur ,  n'avons-nous  pas  prophétisé  en  votre  nom  ?  n'avons- 
nous  pas  chassé  les  démons  ?  mais  à  qui  Dieu  répondra  :  Je  ne  vous  ai 
jamais  connus ,  et  je  ne  vous  connais  point  encore  :  prophètes  et  faiseurs 
de  miracles  tant  qu'il  vous  plaira ,  ce  n'est  point  par  là  que  je  fais  le  dis- 
cernement et  le  choix  de  ceux  qui  m'appartiennent. 

Ce  que  je  dis ,  Chrétiens ,  est  tellement  vrai ,  que  Marie ,  la  plus  sainte 
des  créatures,  est  néanmoins  celle  dont  l'Évangile,  par  un  dessein  parti- 
culier de  la  Providence ,  a  moins  publié  de  miracles  :  que  dis-je ,  et  fait-il 
même  mention  d'un  seul?  en  marque-t-il  un  seul  de  Jean-Baptiste,  le 
précurseur  de  Jésus-Christ  ?  et  n'est-ce  pas  à  lui  toutefois  que  le  Sauveur 
du  monde  rendit  ce  glorieux  témoignage,  qu'entre  les  enfants  des  hom- 
mes, nul  n'avait  été  devant  Dieu  ni  plus  grand ,  ni  plus  saint  ?  Disons-en 
autant  de  mille  autres  choses  avec  lesquelles  on  confond  tous  les  jours  la 
sainteté  :  autant  de  ces  austérités  que  le  monde  admire,  et  qui,  selon  la 
judicieuse  remarque  de  l'évêque  de  Genève ,  ne  sont  tout  au  plus  que  des 
moyens  pour  aller  à  la  sainteté,  mais  nullement  la  sainteté  même.  Il  y  a 
dans  le  ciel  des  Saints  du  premier  ordre  qui  n'ont  jamais  été ,  par  profes- 
sion, ni  solitaires  ni  austères  :  le  Saint  des  Saints  lui-même,  le  Fils  de 
Dieu,  ne  l'a  point  été,  ou  du  moins  ne  l'a  point  paru  ;  et  peut-être  l'enfer 
est-il  plein  de  pénitents,  d'anachorètes  que  la  vanité  a  perdus. 

Par  où  donc  les  Saints  sont-ils  devenus  saints ,  et  en  quoi  proprement 
consiste  le  fond  de  leur  sainteté  ?  Ah!  Chrétiens,  c'est  ici  qu'il  est  de  votre 
intérêt  de  m' écouter  ;  car  voici ,  en  deux  mots  ,  votre  instruction  et  votre 
consolation. 

Ils  n'ont  été  saints  que  parce  qu'ils  ont  rempli  leurs  devoirs,  et  ils  ont 
rempli  leurs  devoirs  parce  qu'ils  étaient  saints.  Deux  choses  dont  l'enchaî- 
nement porte  avec  soi  un  caractère  déraison  et  de  vérité  qui  se  fait  sentir. 
Saints,  parce  qu'ils  ont  rempli  leurs  devoirs,  c'est-à-dire  parce  qu'ils  ont 
su  parfaitement  accorder  leur  condition  avec  leur  religion  ;  mais  en  sorte 
que  leur  religion  a  toujours  été  la  règle  de  leur  condition,  et  que  jamais  leur 
condition  n'a  prévalu  aux  maximes  de  leur  religion.  Saints,  parce  qu'ils  ont 

1  Matih.,  25. 


128  SUR    LA    SAINTETÉ. 

rendu  à  chacun  ce  qui  lui  était  du  :  l'honneur  à  qui  était  du  l'honneur,  le 
trihut  à  qui  était  dû  le  tribut,  F  obéissance  à  ceux  que  Dieu  leur  avait  donnés 
pour  maîtres,  la  complaisance  à  ceux  dont  ils  devaient  entretenir  la  société, 
l'assistance  à  ceux  qu'ils  devaient  secourir,  le  soin  à  ceux  dont  ils  devaient 
répondre  ;  à  tous  la  justice  et  la  charité,  parce  que  nous  en  sommes  à  tous 
redevables.  Saints ,  parce  qu'ils  ont  honoré  par  leur  conduite  les  ministè- 
res dont  ils  étaient  chargés,  les  dignités  dont  ils  étaient  revêtus,  les 
places  où  Dieu  les  avait  mis  ;  parce  qu'ils  ont  sacrifié  leur  repos ,  leur 
santé,  leur  vie  ,  aux  emplois  qu'ils  avaient  à  remplir  ,  aux  travaux  qu'ils 
avaient  à  soutenir,  aux  fatigues  qu'ils  devaient  essuyer,  aux  chagrins  et 
aux  ennuis  qu'il  leur  fallait  dévorer.  Saints,  parce  qu'ils  ont  préféré  en 
toutes  choses  la  conscience  à  l'intérêt,  la  probité  à  la  fortune ,  la  vérité  à 
la  flatterie  ;  parce  qu'ils  ont  eu  de  la  sincérité  dans  leurs  paroles ,  de  la 
droiture  dans  leurs  actions,  de  l'équité  dans  leurs  jugements,  de  la  bonne 
foi  dans  leur  commerce.  Saints,  parce  que,  soumis  à  Dieu,  ils  se  sont 
tenus  dans  l'ordre  où  Dieu  les  voulait,  sans  s'élever,  sans  s'ingérer,  sans 
s'inquiéter ,  sans  se  plaindre ,  contents  de  leur  état ,  né  troublant  point 
celui  des  autres,  n'enviant  le  bonheur  de  personne,  fidèles  à  leurs  amis, 
généreux  envers  leurs  ennemis,  reconnaissants  des  bienfaits  qu'ils  rece- 
vaient, patients  dans  les  maux,  oubliant  les  injures,  supportant  les  faibles: 
car  tout  ce  que  je  dis  était  renfermé  dans  l'étendue  de  leurs  devoirs ,  et  il 
leur  fallait  tout  ce  que  je  dis  pour  être  saints. 

Mais  j'ajoute  que,  parce  qu'ils  étaient  saints ,  ils  ont  rempli  tous  ces  de- 
voirs. Autre  principe  d'une  vérité  incontestable.  En  effet,  il  n'y  avait  que 
la  sainteté  qui  pût  être  en  eux  une  disposition  générale  et  efficace  au 
parfait  accomplissement  de  toutes  ces  obligations.  Sans  la  sainteté,  ils  au- 
raient succombé  en  mille  rencontres  aux  tentations  humaines  ;  leur  pro- 
bité et  leur  droiture,  en  je  ne  sais  combien  de  pas  glissants,  les  aurait 
abandonnés ,  et  en  satisfaisant  à  un  devoir  ils  en  auraient  violé  un  autre. 
Mais  parce  qu'ils  étaient  saints ,  ils  ont  gardé  toute  la  loi  et  rempli  toute 
justice;  parce  qu'ils  étaient  saints,  ils  ont  allié  dans  leurs  personnes  les 
choses ,  ce  semble ,  les  plus  opposées  et  les  plus  difficiles  à  concilier  :  l'au- 
torité avec  la  charité,  la  politique  avec  la  sincérité ,  les  honneurs  du  siècle 
avec  l'humilité ,  l'application  aux  affaires  avec  la  piété;  parce  qu'ils  étaient 
saints,  ils  ont  maintenu  dans  le  monde  leur  rang  avec  modestie,  leurs 
droits  avec  désintéressement,  leur  réputation  avec  un  vrai  mépris  et  un 
entier  détachement  d'eux-mêmes;  parce  qu'ils  étaient  saints,  ils  ont  été 
humbles  sans  bassesse,  grands  sans  hauteur,  sincères  sans  imprudence, 
prudents  sans  duplicité,  zélés  sans  emportement,  courageux  sans  témérité, 
doux  et  pacifiques  sans  pusillanimité;  parce  qu'ils  étaient  saints,  ils  se 
sont  possédés  eux-mêmes ,  ou  plutôt  ils  se  sont  défiés  d'eux-mêmes  ;  dans 
la  prospérité  ils  ont  compté  sur  Dieu  ,  et  ils  se  sont  soutenus  par  la  foi 
dans  l'adversité.  Je  serais  infini,  si  je  voulais  épuiser  cette  matière  et  pous- 
ser plus  loin  ce  détail. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  mes  chers  auditeurs ,  le  bonheur  de  ces  glorieux  pré- 
destinés est  de  n'avoir  jamais  séparé  leur  perfection  de  leurs  devoirs , 


SUR    LA   SAINTETÉ.  129 

disons  mieux ,  leur  bonheur  est  de  n'avoir  jamais  connu  d'autre  perfection 
que  celle  qui  les  attachait  à  leurs  devoirs.  Pourquoi  saint  Louis  est-il  au 
nombre  de  ceux  que  nous  invoquons  aujourd'hui  ?  parce  qu'étant  roi ,  il 
s'est  dignement  acquitté  des  devoirs  d'un  roi  :  et  pourquoi  s'est-il  digne- 
ment acquitté  des  devoirs  d'un  roi?  parce  qu'il  a  été  un  saint  roi.  Il  n'y  a 
qu'à  consulter  son  histoire,  et  vous  en  conviendrez.  Or,  ce  que  je  dis  de 
ce  saint  roi,  je  puis  le  dire  également  et  par  proportion  de  tous  les  autres 
Saints.  Tel  est  le  fondement  de  leur  gloire  et  de  leur  béatitude  :  cette  fidé- 
lité à  leurs  devoirs,  ce  zèle  pour  leurs  devoirs,  ce  renoncement  à  tout 
pour  se  rendre  parfaits  dans  leurs  devoirs ,  c'est  là  ce  que  Dieu  a  récom- 
pensé dans  les  Justes  qu'il  a  choisis;  et  Une  faut  pas  s'en  étonner,  puis- 
que c'est  là  précisément  ce  qui  leur  a  coûté ,  et  ce  qui  a  été  le  sujet  des 
sacrifices  qu'ils  ont  faits  à  Dieu ,  et  des  victoires  qu'ils  ont  remportées  sur 
eux-mêmes.  Car,  pour  ne  manquer  à  aucun  de  ses  devoirs,  il  faut,  en 
bien  des  occasions,  se  mortifier,  se  renoncer,  se  faire  violence.  Toute 
autre  perfection  que  celle-là  n'aurait  eu  rien  pour  les  Saints  de  difficile  ; 
aussi  toute  autre  perfection  que  celle-là  n'aurait-elle  pas  été  digne  de  la 
couronne  que  Dieu  leur  préparait. 

Et  voilà ,  Chrétiens ,  le  mystère  que  nous  ne  voulons  pas  comprendre  : 
nous  voudrions  une  sainteté  à  notre  mode ,  une  sainteté  selon  nos  vues , 
selon  nos  désirs,  c'est-à-dire  une  sainteté  qui  ne  nous  coûtât  rien,  car 
une  telle  sainteté,  pour  rigoureuse  qu'elle  paraisse  ou  qu'elle  puisse  être 
d'ailleurs ,  nous  devient  dès  lors  aisée.  Mais  Dieu  veut  que  notre  sainteté 
consiste  dans  nos  devoirs ,  et  nos  devoirs  nous  coûteront  toujours  :  hors 
de  nos  devoirs ,  ce  qui  nous  semble  sainteté  n'est  qu'un  fantôme  de  sain- 
teté ,  qui  ne  peut  servir  ni  à  glorifier  Dieu ,  ni  à  édifier  les  hommes  ;  qui 
souvent  même  n'est  propre  qu'à  nourrir  l'orgueil  et  à  nous  enfler.  Au 
lieu  que  la  vraie  sainteté ,  cette  sainteté  commune  dans  un  sens,  mais  si 
rare  dans  l'autre,  porte  avec  soi  une  certaine  bénédiction  dont  Dieu  tire  sa 
gloire,  dont  les  hommes  se  sentent  touchés,  et  qui  nous  tient  nous- 
mêmes  ,  sans  ostentation ,  sans  faste ,  dans  la  règle ,  et  nous  préserve  de 
mille  abus.  J'achève,  et,  après  avoir  parlé  au  libertin  et  à  l'ignorant,  il 
me  reste  à  faire  voir  au  chrétien  lâche  que ,  supposé  l'exemple  des  Saints, 
sa  lâcheté  est  sans  prétexte  :  c'est  la  dernière  partie. 

TROISIÈME    PARTIE. 

Il  fallait  i  Chrétiens ,  une  aussi  grande  autorité  que  celle  de  Dieu  pour 
commander  à  des  hommes ,  je  dis  à  des  hommes  pécheurs ,  d'être  saints  et 
de  l'être  dès  cette  vie  :  Sancti  estote,  quoniam  ego  sanctus  sum  1;  soyez 
saints,  parce  que  je  suis  saint.  Il  fallait  toute  l'autorité  d'un  Homme- 
Dieu  pour  dire  à  des  hommes  mondains  :  Soyez  parfaits,  comme  votre 
Père  céleste  est  parfait  :  Estote  ergo  perfecti,  sicut  Pater  veste?'  cœlestis 
perfectus  est 2.  C'est  ainsi  néanmoins  que  Dieu  parlait  à  son  peuple  dans 
l'ancienne  loi ,  et  c'est  ainsi  que  Jésus-Christ  nous  a  parlé  dans  la  loi  de 
grâce.  Mais  ce  précepte  si  sublime  et  si  relevé,  ce  précepte  divin,  il  s'agit 

*  Levit.,  11.  —  'Matlh.,  5. 

T.   I.  9 


430  SUR    LA    SAINTETÉ. 

de  savoir  si  nous  pouvons  l'accomplir ,  et  si ,  dans  la  faiblesse  extrême  où 
le  péché  nous  a  réduits,  Dieu  n'en  demande  point  trop  de  nous.  Non,  mes 
chers  auditeurs  ;  et  je  prétends  en  cela  que  Dieu  n'exige  rien  qui  passe  nos 
forces.  Appliquez-vous,  car  voici  une  des  plus  importantes  instructions,  et 
le  dernier  effet  de  l'exemple  que  Dieu  nous  propose  dans  ses  Saints. 

Je  dis  donc  que ,  malgré  le  relâchement  de  l'esprit  corrompu  du  siècle, 
malgré  notre  fragilité  et  tous  les  obstacles  qui  nous  environnent,  l'exemple 
des  Saints  nous  est  une  preuve  convaincante  que  la  sainteté  n'a  rien  d'im- 
praticable pour  nous  et  d'impossible;  qu'elle  n'a  rien  même  de  si  difficile 
et  de  si  rigoureux  dont  elle  ne  porte  avec  soi  l'adoucissement,  et  par  une 
conséquence  nécessaire ,  qu'il  ne  nous  reste  aucun  prétexte  pour  colorer 
notre  lâcheté  et  pour  nous  disculper  devant  Dieu ,  si  nous  ne  travaillons 
pas  à  nous  sanctifier,  et  si  en  effet  nous  ne  nous  sanctifions  pas  :  Sancti 
estote. 

Nous  mettons  la  sainteté  au  rang*  des  choses  impossibles  ;  dangereux  ar- 
tifice de  l' amour-propre ,  pour  nous  entretenir  dans  une  vie  lâche,  dans 
une  vie  même  déréglée.  Nous  nous  la  figurons  ,  cette  sainteté  chrétienne, 
dans  un  degré  d'élévation  où  nous  croyons  ne  pouvoir  jamais  atteindre,  et, 
par  une  pusillanimité  d'esprit  dont  nous  voulons  que  Dieu  soit  responsa- 
ble ,  et  que  nous  rejetons  sur  lui ,  en  la  rejetant  sur  notre  faiblesse ,  nous 
disons ,  comme  l'Israélite  prévaricateur  :  Quis  nostrûm  valet  ad  cœlwn 
ascendcre  l  ?  qui  de  nous  pourra  s'élever  jusqu'au  ciel?  qui  de  nous  pourra 
parvenir  à  une  telle  perfection.  Mais  Dieu  nous  apprend  bien  aujourd'hui 
à  tenir  un  autre  langage ,  car  il  nous  produit  un  million  de  Saints  qui  ont 
été  dans  le  monde  ce  que  nous  ne  voulons  pas  qu'on  y  puisse  être,  qui  ont 
fait  dans  le  monde  ce  que  nous  désespérons  d'y  pouvoir  faire ,  qui  ont 
trouvé  la  sainteté  clans  le  monde ,  et  qui  l'y  ont  trouvée  là  même  où  elle  a 
de  plus  grands  obstacles  à  surmonter.  Or,  si  par  là  Dieu  nous  ferme  la 
bouche  d'une  part,  il  nous  ouvre  le  cœur  de  l'autre  :  comment?  parce  qu'il 
ranime  notre  espérance,  et  qu'il  nous  fait  connaître  par  ces  exemples  que 
nous  pouvons  tout  en  celui  qui  nous  fortifie ,  et  que  si  nous  sommes  pé- 
cheurs, il  ne  tient  qu'à  nous,  tout  pécheurs  que  nous  sommes,  de  devenir 
saints. 

C'est  ce  qui  acheva  la  conversion  de  cet  incomparable  docteur  de  l'Église* 
saint  Augustin.  Une  seule  chose  l'arrêtait,  vous  le  savez;  mais  cette  seule 
difficulté  lui  paraissait  insurmontable ,  et  suspendait  en  lui  toutes  les  opé- 
rations de  la  grâce.  Dieu  lui  disait  intérieurement  qu'il  en  viendrait  à 
bout  ;  mais  intérieurement  il  se  répondait  à  lui-même  que  c'était  un  effort 
au-dessus  de  son  pouvoir.  Dans  cette  contestation ,  si  je  puis  parler  de  la 
sorte,  dans  ce  combat  entre  Dieu  et  lui,  il  demeurait  toujours  ennemi  de 
Dieu ,  et  toujours  esclave  de  lui-même ,  c'est-à-dire  toujours  esclave  de  sa 
passion  et  de  son  péché.  Enfin  la  grâce  victorieuse  de  Jésus-Christ  lui  livra 
un  dernier  assaut ,  et  ce  dernier  assaut  l'emporta.  Ce  fut  dans  cette  mer- 
veilleuse vision  que  lui-même  il  nous  a  décrite.  Il  crut  voir  la  Sainteté  avec 
un  visage  majestueux,  qui  se  présentait  à  lui,  qui  lui  faisait  de  pressants 

'   Dent.,  30. 


SUR    LA    SAINTETE.  431 

reproches,  qui  lui  montrait  un  nombre  presque  infini  de  vierges  dont  elle 
était  accompagnée ,  et  semblait  lui  dire ,  pour  exciter  son  courage  et  pour 
réveiller  sa  confiance  :  Tu  non  jwteris  quod  isti  et  istœ  x?  Eh  quoi!  ne 
pourrez-vous  pas  ce  que  ceux-ci  et  celles-là  ont  pu?  Cette  voix,  Chrétiens, 
fut  la  voix  de  Dieu;  et  comme  la  voix  de  Dieu  renverse  les  cèdres  et  brise 
les  rochers  :  Vox  Dominî  confringentis  cedros2,  Augustin  n'y  put  résis- 
ter :  cet  esprit  droit  qu'il  avait  conservé  jusque  dans  ses  plus  grands  éga- 
rements ne  put  tenir  contre  une  telle  conviction.  Il  se  laissa  persuader,  il 
se  laissa  toucher;  il  se  détermina  à  vouloir,  et  à  vouloir  en  effet  ce  qu'il 
n'avait  encore  voulu  qu'en  apparence  ;  et  désormais  il  le  voulut  si  parfaite- 
ment, si  efficacement,  que  rien  dans  la  suite  n'ébranla  son  cœur  et  la  fer- 
meté de  sa  résolution . 

Or,  ce  qui  n'était  pour  Augustin  qu'une  figure  est  aujourd'hui  pour 
vous,  mon  cher  auditeur,  une  vérité.  Ce  n'est  pas  la  sainteté  en  idée,  mais 
le  Dieu  môme  de  la  sainteté  qui  vous  parle  dans  cette  fête,  et  qui  vous  dit  : 
Regarde,  pécheur,  et  vois  ces  âmes  bienheureuses  que  j'ai  rassemblées  de 
la  terre,  et  dont  le  nombre  surpasse  les  étoiles  du  ciel.  Regarde  ces  géné- 
reux athlètes  qui ,  pour  avoir  dignement  combattu ,  pour  avoir  saintement 
terminé  leur  course,  possèdent  la  couronne  de  justice  qu'ils  ont  méritée. 
Ce  qu'ils  ont  fait,  pourquoi  ne  le  pourras-tu  pas?  pourquoi  ne  le  feras-tu 
pas?  Et  tu  non  poteris  quod  isti  et  istœ? 

Je  ne  sais,  Chrétiens,  si  vous  pensez  avoir  plus  de  lumières  que  saint 
Augustin,  ou  plus  de  force  d'esprit.  Quoi  qu'il  en  soit,  voilà  ce  qui  le  con- 
vertit, et  ce  qui  peut-être  ne  vous  convertira  pas.  Mais  malheur  à  vous! 
car  ce  qui  ne  fera  pas  votre  conversion  fera  votre  confusion ,  fera  votre  con- 
damnation ;  et  si  jamais  vous  êtes  réprouvés  de  Dieu ,  rien  ne  justifiera 
plus  sensiblement  à  votre  égard  la  sévérité  de  ses  arrêts  que  la  vue  de  tant 
de  Saints,  hommes  comme  vous ,  et  par  conséquent  faibles  comme  vous, 
mais  à  qui  tout  est  devenu  possible,  sans  avoir  eu  toutefois  ni  plus  de 
moyens,  ni  plus  de  secours  que  vous  :  Non  poteris  quod  isti  et  istœ? 

Ce  n'est  pas  que  j'ignore  qu'il  y  a  des  devoirs  pénibles  et  laborieux  dans 
la  pratique  de  la  sainteté.  J'avoue  que  le  chemin  qui  mène  à  la  perfection 
évangélique  est  étroit,  et  qu'on  y  trouve  des  croix;  mais,  outre  que  Dieu 
sait  bien  nous  en  tenir  compte ,  il  est  de  la  foi  que  nous  avons  au  delà  du 
nécessaire  pour  les  porter ,  puisque  nous  avons  môme  de  quoi  les  aimer  ; 
et  quand  le  Saint-Esprit  ne  m'en  assurerait  pas ,  l'exemple  des  Saints  en 
est  une  démonstration. 

Tertullien,  parlant  de  Jésus-Christ,  disait  que  l'exemple  de  cet  Homme- 
Dieu  était  la  solution  universelle  de  toutes  les  difficultés  d'un  chrétien  : 
Solutio  totius  diffîcultatis  Ckristus  3.  Et  la  raison  qu'il  en  apportait, 
c'est  qu'il  n'y  a  point  de  difficulté  dans  la  vie  chrétienne  que  l'exemple  de 
Jésus-Christ  ne  nous  doive  adoucir,  ou  même  que  l'exemple  de  Jésus-Christ 
ne  doive  faire  évanouir  et  disparaître  :  en  sorte  qu'après  cet  exemple  seul, 
nous  ne  pouvons  former  nulle  difficulté  contre  l'observation  de  la  loi  de  Dieu, 
puisque  cet  exemple  seul,  si  nous  raisonnons  bien  ,  doit  nous  rendre  tout, 

•  Atigust.  —  »  Psalra.  28.  —  Tertull. 


132  SUR    LA   SAINTETÉ. 

non-seulement  supportable,  mais  facile,  mais  aimable  :  Solutio  totius  dif- 
ficultatis Christus.  Toutefois,  quoi  qu'en  ait  dit  Tertullien,  il  restait  une 
difficulté  bien  essentielle,  que  l'exemple  de  Jésus-Christ  ne  détruisait  pas, 
parce  qu'elle  était  prise  de  Jésus-Christ  même  :  et  quoi?  c'est  que  Jésus- 
Christ  ayant  été  exempt  de  nos  faiblesses ,  saint  par  nature ,  et  la  toute- 
puissance  même ,  il  était  bien  plus  en  état  que  nous  de  faire  ce  qu'il  a  fait  et 
de  souffrir  ce  qu'il  a  souffert.  Ainsi ,  malgré  l'exemple  de  ce  Dieu-Homme, 
nous  aurions  toujours  droit,  ce  semble,  de  nous  retrancher  sur  notre  im- 
puissance et  de  l'apporter  pour  excuse  :  mais  à  qui  était-ce  de  lever  tous 
nos  prétextes?  aux  Saints. 

Car,  quand  je  vois  des  hommes  semblables  à  moi ,  de  même  nature  que 
moi,  fragiles  comme  moi,  qui  pour  Dieu  ont  tout  entrepris,  qui  pour  Dieu 
ont  tout  souffert,  et  tout  souffert  avec  joie ,  je  n'ai  plus  rien  à  répondre.  En 
vain  je  voudrais  me  plaindre  de  la  pesanteur  du  joug  et  de  la  sévérité  de  la 
loi  :  tant  de  Saints  à  qui  ce  joug  a  paru  doux,  et  qui  ont  fait  leurs  délices 
de  cette  loi,  arrêtent  toutes  mes  plaintes  et  condamnent  toutes  mes  lâchetés  ; 
tellement  que  l'exemple  d'un  Saint  est  pour  moi  ce  qu'était,  dans  la  pen- 
sée de  Tertullien,  l'exemple  de  Jésus-Christ ,  une  conviction  entière  et  sans 
réplique  :  Solutio  totius  difficultatis. 

C'est  par  là  même  que  saint  Paul  engageait  les  premiers  fidèles  à  la  pra- 
tique des  plus  rigoureux  devoirs  du  christianisme.  Sans  leur  tracer  de  longs 
préceptes,  il  leur  proposait  de  grands  exemples.  Depuis  Abel  jusqu'à  Moïse, 
et  depuis  Moïse  jusqu'aux  prophètes ,  il  leur  mettait  devant  les  yeux  tous 
les  Justes  de  l'ancien  Testament  :  ces  Justes,  cachés  dans  des  cavernes,  er- 
rants dans  des  solitudes;  ces  Justes  exténués  de  jeûnes,  accablés  de  péni- 
tences; ces  Justes,  accusés,  calomniés,  condamnés,  tourmentés,  morts 
pour  la  foi;  ces  Justes,  enfin,  dont  le  monde  n'était  pas  digne  :  Quibus 
dignus  non  erat  mundus  l.  Eh  bien!  mes  Frères,  concluait  l'Apôtre,  qui 
peut  donc  maintenant  nous  retenir?  Fortifiés  de  ces  exemples,  que  ne  cou- 
rons-nous dans  la  carrière  qui  nous  est  ouverte?  Et  puisque  nous  sommes 
les  enfants  des  Saints,  à  quoi  tient-il  que  nous  ne  soyons  saints  comme  eux? 

Or  ce  raisonnement  de  saint  Paul  doit  encore  avoir  une  force  particu- 
lière et  toute  nouvelle  pour  nous ,  puisque  cette  infinie  multitude  de  Saints 
formés  dans  la  religion  de  Jésus-Christ  a  bien  grossi  cette  nuée  de  témoins 
dont  parlait  le  Maître  des  Gentils.  Car,  que  pouvons-nous  dire,  surtout  à 
la  vue  de  tant  de  martyrs ,  nous  dont  la  foi  n'est  plus  exposée  à  la  vio- 
lence des  persécutions,  nous  dont  Dieu  n'éprouve  plus  la  constance  par  les 
tourments ,  nous ,  comme  dit  saint  Cyprien ,  qui  pouvons  être  saints  sans 
effusion  de  sang?  Ne  sommes-nous  pas  (je  ne  crains  point  de  m 'exprimer 
de  la  sorte) ,  ne  sommes-nous  pas  les  plus  méprisables  des  hommes,  si  les 
difficultés  nous  étonnent  ?  Ne  faisons-nous  pas  outrage  à  la  grâce  de  notre 
Dieu ,  si  nous  pensons  qu'elle  ne  puisse  pas  nous  soutenir  dans  des  peines 
souvent  très-légères ,  après  qu'elle  a  fait  trouver  aux  Saints  des  douceurs 
sensibles  au  milieu  des  plus  cruels  supplices  et  de  toutes  les  horreurs  de  la 
mort?  Solutio  totius  difficultatis. 

1  Hcl.r.,  II. 


SUR   LA   SAINTETÉ.  133 

Non,  mes  Frères,  nous  n'avons  plus  de  prétexte;  car,  encore  une  fois, 
quel  prétexte  pourrions-nous  avoir  que  l'exemple  des  Saints  ne  détruise 
pas?  Nous  sommes  occupés  des  soins  du  monde  :  les  Saints  ne  l'ont-ils 
pas  été?  Nous  nous  trouvons  dans  des  occasions  dangereuses  :  les  Saints  ne 
s'y  sont-ils  pas  trouvés?  Le  torrent  de  la  coutume  nous  entraine  :  les  Saints 
n'y  ont-ils  pas  résisté?  Le  mauvais  exemple  nous  perd  :  les  Saints  ne  s'en 
sont-ils  pas  préservés?  Nous  avons  des  passions  :  les  Saints  n'en  ont-ils 
pas  eu  de  plus  vives?  Nous  sommes  d'un  tempérament  délicat  :  les  Saints 
étaient-ils  de  fer  et  de  bronze?  Dites-moi  un  obstacle  du  salut  qu'ils  n'aient 
point  eu  à  combattre?  Dites-moi  une  épreuve  par  où  ils  n'aient  point 
passé?  Dites-moi  une  tentation  qu'ils  n'aient  point  surmontée?  Compa- 
rons notre  état  avec  leur  état ,  nos  devoirs  avec  leurs  devoirs ,  nos  dangers 
avec  leurs  dangers  ;  et ,  dans  l'égalité  parfaite  qui  se  trouve  là-dessus  entre 
eux  et  nous,  voyons  si  nous  avons  de  quoi  justifier  l'énorme  contrariété 
qui  se  rencontre  d'ailleurs  entre  leur  vie  et  la  nôtre ,  c'est-à-dire  entre  leur 
ferveur  et  nos  relâchements ,  entre  leur  innocence  et  nos  désordres ,  entre 
leurs  austérités  et  notre  mollesse.  Qu'alléguerons-nous  à  Dieu  pour  notre 
défense ,  quand  il  nous  les  confrontera?  Servaient-ils  un  autre  maître  que 
nous?  Croyaient-ils  un  autre  Évangile  que  nous?  Attendaient-ils  une  autre 
gloire  que  nous?  S'ils  l'ont  achetée  plus  cher  que  nous,  c'est  sur  quoi  nous 
devons  trembler,  puisqu'il  est  certain  qu'à  quelque  prix  qu'elle  leur  ait  été 
vendue,  elle  ne  leur  a  point  trop  coûté,  et  que,  dans  sa  juste  valeur,  elle 
excède  encore  infiniment  tout  ce  qu'ils  ont  fait  et  tout  ce  que  nous  ne  fai- 
sons pas ,  mais  que  nous  devrions  faire  pour  l'avoir. 

Mais,  après  tout,  dites-vous  quelquefois,  comment  accorder  la  sainteté 
chrétienne  avec  les  engagements  du  monde?  Comment  être  saint  et  vivre  en 
certains  états  du  monde?  Comment?  il  est  bien  étrange  que  vous  ne  le 
sachiez  pas  encore ,  ayant  tant  d'intérêt  à  le  savoir  ;  et  il  est  bien  indigne 
que  vous  l'ignoriez ,  ayant  dû  l'étudier  et  le  méditer  tous  les  jours  de  votre 
vie.  Mais  Dieu  veut  vous  l'apprendre  en  ce  jour,  et  vous  le  faire  voir  dans 
ses  Saints.  Vous  vous  figurez  que  votre  état  a  de  l'opposition ,  ou  qu'il  est 
même  absolument  incompatible  avec  la  sainteté  :  erreur.  Si  cela  était,  ce  que 
vous  appelez  votre  état  deviendrait  un  crime  pour  vous  ;  et ,  sans  autre  rai- 
son ,  il  faudrait ,  par  un  devoir  de  précepte ,  le  quitter  et  y  renoncer  :  mais 
puisque  c'est  votre  état,  puisque  c'est  l'état  que  Dieu  vous  a  marqué,  vous 
offensez  sa  providence  et  vous  faites  tort  à  sa  sagesse ,  en  le  regardant 
comme  un  obstacle  à  votre  sanctification.  Il  n'y  a  point  d'état  dans  le 
monde  qui  ne  soit  et  qui  ne  doive  être  un  état  de  sainteté.  Tertullien  sembla 
vouloir  faire  là-dessus  une  exception,  quand  il  douta  si  les  césars,  c'est-à-dire 
si  les  empereurs  et  ceux  qui  gouvernaient  le  monde ,  pouvaient  être  chré- 
tiens ,  ou  si  les  chrétiens  pouvaient  être  césars  :  mais  on  convient  qu'il  en 
douta  mal,  puisque  l'expérience  a  fait  connaître  qu'il  n'y  a  point  eu  dans 
tous  les  siècles  de  sujets  plus  nés  pour  l'empire,  ni  plus  propres  à  com- 
mander, que  ceux  qu'a  formés  pour  cela  le  christianisme. 

Cependant,  sans  parler  des  césars  ni  des  empereurs,  qui  que  vous  soyez, 
Dieu  vous  montre  bien  dans  cette  solennité  qu'il  peut  y  avoir  entre  la 


J 34  SUR    LA   SAINTETÉ. 

sainteté  et  votre  état  une  alliance  parfaite.  En  voulez-vous  être  convaincus? 
Entrez  en  esprit  dans  cet  auguste  temple  de  la  gloire ,  où  régnent  avec 
Dieu  tant  de  bienheureux.  Vous  y  verrez  des  Saints  qui  ont  tenu  dans  le 
monde  les  mêmes  rangs  que  vous  y  tenez  aujourd'hui  ;  qui  se  sont  trou- 
vés  dans  les  mêmes  engagements,  dans  les  mêmes  affaires,  dans  les 
mêmes  emplois,  et  qui  non-seulement  s'y  sont  sanctifiés,  mais,  ce  que  je 
vous  prie  de  bien  remarquer ,  qui  s'en  sont  servis  pour  se  sanctifier.  Par- 
courez tous  les  ordres  de  ces  illustres  prédestinés  ;  vous  en  trouverez  qui 
ont  vécu  comme  vous  auprès  des  princes ,  et  qui  n'ont  jamais  mieux  servi 
leurs  princes  que  quand  ils  ont  été  plus  attachés  à  leur  religion  et  à  Dieu. 
Vous  en  trouverez  qui  se  sont  signalés  comme  vous  dans  la  guerre ,  et  peut- 
être  plus  que  vous ,  parce  que  la  sainteté ,  bien  loin  de  les  affaiblir,  n'a 
fait  qu'augmenter  en  eux  la  vertu  militaire  et  la  vraie  bravoure.  Vous  en 
trouverez  qui  ont  manié  comme  vous  les  affaires  ;  et  si  vous  n'êtes  pas 
aussi  saints  qu'eux  (ne  vous  offensez  pas  de  ce  que  je  dis) ,  qui  les  ont  ma- 
niées plus  dignement  et  plus  irréprochablement  que  vous.  Vous  en  trou- 
verez que  leur  probité  seule  a  maintenus  à  la  cour ,  qui  s'y  sont  avancés 
sans  avoir  recours  aux  artifices  de  la  politique  mondaine ,  et  qui  n'ont  dû 
le  crédit  qu'ils  y  avaient  qu'à  leur  droiture  et  à  leur  piété.  En  un  mot, 
vous  en  trouverez  qui  ont  été  tout  ce  que  vous  êtes ,  et  qui  de  plus  ont  été 
saints. 

Oui ,  Chrétiens ,  il  y  en  a  dans  le  ciel ,  et  ce  sont  ceux-là  que  vous  devez 
spécialement  honorer.  Voilà  vos  patrons  et  tout  ensemble  vos  modèles. 
Les  Saints  que  la  cour  n'a  point  pervertis,  et  qui  ont  triomphé  jusque 
dans  la  cour  de  l'iniquité  du  monde ,  ce  sont  là  ceux  dont  vous  devez  étu- 
dier la  vie  ,  parce  que  c'est  la  science  de  leur  vie  qui  doit  réformer  la  vôtre. 
Qu'ont-ils  fait  quand  ils  étaient  à  ma  place ,  et  que  feraient-ils  s'ils  étaient 
encore  maintenant  dans  le  pas  glissant  où  ma  condition  m'expose?  c'est 
ce  que  vous  devez  vous  demander  à  vous-mêmes ,  et  sur  quoi  vous  devez 
régler  toutes  vos  démarches.  Dans  les  autres  Saints,  vous  louerez  et  vous 
bénirez  Dieu  ;  mais  dans  ceux-ci  vous  apprendrez  à  vous  convertir  vous- 
mêmes  et  à  vous  sauver.  C'est  en  cela  que  la  providence  de  notre  Dieu  est 
également  aimable  et  adorable ,  de  nous  avoir  donné  dans  ses  élus  autant 
d'idées  de  sainteté  qu'il  en  fallait  pour  composer  cette  variété  mystérieuse 
dont  l'épouse  de  Jésus-Christ,  qui  est  l'Église,  tire,  selon  le  Prophète,  son 
plus  bel  ornement  :  Circumdata  varietate  1.  C'est  pour  cela,  ajoute  saint 
Jérôme,  que  Dieu ,  donnant  sa  grâce ,  et,  selon  les  sujets  qui  la  reçoivent, 
lui  laissant  prendre  des  formes  différentes ,  multiforme  gratia  Dei  2 ,  a 
fait  des  Saints  de  tous  les  caractères ,  autant  que  la  diversité  des  conditions, 
des  complexions ,  des  génies ,  des  talents ,  des  inclinations ,  l'exigeait  pour 
la  perfection  et  pour  la  sanctification  de  l'univers.  C'est  dans  cette  vue 
qu'il  en  a  choisi  de  pauvres  et  de  riches,  d'ignorants  et  de  savants,  de 
forts  et  de  faibles ,  dans  le  mariage  et  dans  le  célibat ,  clans  la  robe  et  dans 
l'épée ,  dans  le  commerce  du  monde  et  dans  la  retraite  ;  qu'il  a  pris  plaisir 
à  former  les  plus  grands  Saints  dans  les  états  mêmes  où  la  sainteté  paraît 

•  Psalm,  44.  —  2  l  Petr.,  4. 


$UR    LA    SAlNiT/lÉ.  135 

avoir  plus  de  difficultés  à  vaincre  ;  des  prodiges  d'humilité  jusque  sur  le 
trône,  d'austérité  jusques  au  milieu  des  délices,  de  recueillement  et  d'atten- 
tion sur  soi-même  jusque  dans  l'embarras  et  le  tumulte  des  soins  tempo- 
rels ;  qu'il  leur  a  fourni  à  tous  des  grâces  de  vocation ,  des  grâces  de  per- 
sévérance, des  remèdes  contre  le  péché,  des  moyens  de  salut  proportionnés 
à  ce  qu'ils  étaient  et  au  genre  de  vie  qu'ils  embrassaient  ;  et  qu'enfin ,  par 
un  secret  de  prédestination  que  nous  ne  pouvons  assez  admirer,  il  n'a  pas 
voulu  qu'il  y  eût  une  seule  profession  dans  le  monde  qui  n'eût  ses  Saints 
glorifiés  et  reconnus  comme  Saints  :  pourquoi  ?  non-seulement  afin  qu'il 
n'y  eût  personne  dans  le  inonde  qui  eût  droit  d'imputer  à  sa  profession  les 
relâchements  de  sa  vie ,  mais  afin  qu'il  n'y  eût  personne  à  qui  sa  profession 
même  ne  présentât  un  portrait  vivant  de  la  sainteté  qui  lui  est  propre. 

Cette  morale  regarde  généralement  tous  ceux  qui  m'écoutent  ;  mais  j'ai 
la  consolation  ,  Sire ,  en  la  prêchant  devant  Votre  Majesté ,  de  trouver 
dans  son  cœur  et  dans  la  grandeur  de  son  âme  tout  ce  que  je  puis  désirer 
de  plus  favorable  et  de  plus  avantageux  pour  la  lui  faire  goûter  à  elle- 
même.  Car  je  parle  à  un  roi  dont  le  caractère  particulier  est  d'avoir  su  se 
rendre  tout  possible ,  et  même  facile ,  quand  il  a  fallu  exécuter  des  entre- 
prises, ou  pour  la  gloire  de  sa  couronne,  ou  pour  la  gloire  de  sa  religion. 
Je  parle  à  un  roi  qui ,  pour  triompher  des  ennemis  de  son  état,  a  fait  des 
miracles  de  valeur  que  la  postérité  ne  croira  pas ,  parce  qu'ils  sont  bien 
plus  vrais  que  vraisemblables,  et  qui,  pour  triompher  des  ennemis  de 
l'Église,  fait  aujourd'hui  des  miracles  de  zèle  qu'à  peine  croyons-nous  en 
les  voyant,  tant  ils  sont  au-dessus  de  nos  espérances.  Je  parle  à  un  roi 
suscité  et  choisi  de  Dieu  pour  des  choses  dont  ses  augustes  ancêtres  n'ont 
pas  même  osé  former  le  dessein ,  parce  que  c'était  lui  qui  seul  en  pouvait 
être  tout  à  la  fois  et  l'auteur  et  le  consommateur.  Ce  zèle  pour  les  intérêts 
de  Dieu  et  pour  le  vrai  culte  de  Dieu,  c'est,  Sire ,  ce  qui  sanctifie  les  rois , 
et  ce  qui  devait  être  le  ternie  de  votre  glorieuse  destinée.  Car  puisque  Votre 
Majesté  était  au-dessus  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  grand  dans  le  monde ,  puis- 
qu'elle ne  pouvait  plus  croître  selon  le  monde,  puisqu'elle  avait  comme 
épuisé  la  gloire  du  monde ,  il  était  pour  elle  d'une  heureuse  nécessité  qu'elle 
consacrât  désormais  à  Dieu ,  et  sa  vie ,  et  ses  héroïques  travaux. 

Dieu  vous  a  donné,  Sire,  par  droit  de  naissance,  le  plus  florissant 
royaume  de  la  terre  ;  et  il  vous  en  prépare  un  autre  dans  le  ciel ,  qui  est 
le  royaume  de  ses  élus.  C'est  entre  ces  deux  royaumes  que  Votre  Majesté 
se  trouve  comme  partagée  ;  mais  avec  cette  différence  qu'elle  doit  regarder 
le  premier  comme  le  sujet  de  ses  obligations ,  et  le  second  comme  la  ré- 
compense de  ses  vertus.  Or  elle  n'apprendra  jamais  mieux  le  secret  de  les 
accorder  ensemble ,  je  veux  dire  de  bien  gouverner  l'un ,  et  de  mériter 
l'autre,  que  dans  les  maximes  de  la  sainteté  chrétienne.  Car  c'est  par  elle , 
dit  l'Écriture  ,  que  les  souverains  exercent  sur  leurs  sujets  l'absolue  puis- 
sance que  Dieu  leur  a  donnée  :  Per  me  reges  régnant  *.  C'est  par  elle  que 
les  souverains  s'acquittent  envers  leurs  sujets  des  devoirs  que  Dieu  leur  a 
imposés.  En  un  mot,  c'est  par  la  sainteté  chrétienne  que  les  rois  sont  le» 

'  Ptoverb,,  8,  5. 


436  SLR   LE   JUGEMENT  DERNIER. 

images  de  Dieu ,  les  ministres  de  Dieu ,  les  hommes  de  Dieu  :  et  voilà ,  Sire, 
ce  que  Dieu  vous  dit  par  ma  bouche  et  ce  qu'il  vous  a  dit  depuis  tant 
d'années  que  j'ai  l'honneur  de  vous  annoncer  sa  sainte  parole.  Votre  Ma- 
jesté Ta  reçue  ;  elle  Ta  honorée  comme  la  parole  du  Tout-Puissant  et  du 
Roi  des  rois  :  ce  sera  pour  elle  une  parole  de  vie  et  de  salut  éternel ,  que  je 
vous  souhaite ,  etc. 


SEHMON  POUR  LE  PREMIER  DIMANCHE  DE  L'AVENT. 


SLR   LE  JUGEMENT  DERNIER. 

Erunt  signa  ni  snle,  et  lutta,  et  stcllis,  cl  in  terris  pressura  aentium...  arescentibus  hominibut 
prœ  timoré  et  expeclationc  qua  superveniet  universo  orbi. 

Il  y  aura  îles  signes  dans  le  soleil,  dans  la  lune  et  dans  les  étoiles,  et  sur  la  terre  les  peuples 
seront  dans  la  consternation;  de  sorte  que  les  hommes  sécheront  de  peur,  dans  l'attente  des 
maux  dont  l'univers  sera  menacé.  Saint  Luc ,  ch.  21. 

SlUE  , 

C'est  par  l'accomplissement  de  cette  prédiction  du  Fils  de  Dieu  que  doit 
commencer  l'affreuse  catastrophe  de  l'univers.  C'est  dans  ces  phénomènes 
prodigieux  que  l'évangile  de  ce  jour  nous  donne  l'idée  de  la  plus  étonnante 
révolution  :  Erunt  signa  ;  il  y  aura  des  signes  ,  et  dans  le  ciel ,  et  sur  la 
terre.  Signes  vénérables ,  puisque  c'est  Jésus-Christ  lui-même  qui  nous  les 
a  marqués  comme  les  présages  de  son  dernier  avènement.  Signes  salutaires, 
puisqu'il  a  prétendu  par  là  réveiller  notre  foi  du  profond  assoupissement 
où  elle  est  ensevelie.  Signes  terribles ,  puisque  non-seulement  les  hommes 
en  sécheront  de  peur,  mais  que  les  vertus  mêmes  des  cieux  en  seront 
ébranlées. 

Tout  cela  est  vrai ,  dit  saint  Jean  Chrysostome  ;  mais  après  tout ,  ces  si- 
gnes, quoique  vénérables,  quoique  salutaires,  quoique  terribles,  ne  seront 
néanmoins  que  les  préparatifs  d'une  action  encore  infiniment  plus  digne 
de  nos  réflexions ,  encore  infiniment  plus  essentielle  à  notre  salut ,  encore 
infiniment  plus  redoutable,  qui  est  le  jugement  de  Dieu.  Et  c'est,  Chré- 
tiens, de  ce  jugement  de  Dieu  que  le  devoir  de  mon  ministère  m'oblige 
aujourd'hui  à  vous  parler.  Jugement  de  Dieu ,  dont  la  pensée  a  fait  trem- 
bler les  Saints,  et  d'où,  selon  l'expression  de  l'Apôtre,  le  Juste  même  à 
peine  se  sauvera.  Jugement  de  Dieu,  dont  j'entreprends  de  justifier  l'é- 
quité et  la  sainteté ,  en  vous  faisant  voir  sur  quoi  sera  fondée  son  extrême 
et  inévitable  sévérité.  Soutenez-moi ,  Seigneur,  et  me  donnez  les  forces 
nécessaires  pour  bien  traiter  un  point ,  et  si  solide ,  et  si  important.  Mais 
donnez  en  même  temps  à  mes  auditeurs  toute  la  soumission  et  la  docilité 
que  demande  votre  sainte  parole.  Car,  renonçant  ici  à  mes  faibles  raison- 
nements, ce  n'est  qu'à  votre  parole  que  je  m'attache,  et  c'est  votre  seule 
parole  qui  fera  la  preuve  de  tout  ce  que  j'ai  à  dire  dans  ce  discours.  Rem- 


SUR   LE  JUGEMENT   DERNIER.  137 

plissez-moi  de  votre  esprit  ;  et  que,  par  votre  grâce ,  la  grande  vérité  que 
j'annonce  fasse  sur  les  cœurs  toute  l'impression  quelle  y  peut  et  qu'elle 
y  doit  faire.  C'est  pour  cela  que  j'implore  votre  secours  par  l'intercession 
toute-puissante  de  Marie  :  Ave,  Maria. 

Il  est  de  la  foi  chrétienne  que  Dieu ,  qui  est  l'Être  absolu  et  souverain , 
a  fait  pour  lui-même  tout  ce  qu'il  a  fait  :  Universa  propter  seraetipsum 
operatus  est  Dominus1;  et  la  même  foi  nous  enseigne  que  Dieu,  sans 
déroger  en  rien  à  la  souveraineté  de  son  être ,  a  fait  encore  toutes  choses 
pour  les  prédestinés  et  les  élus  :  Pr opter  electos.  Il  s'ensuit  donc  ,  conclut 
saint  Chrysostome  raisonnant  sur  ces  deux  principes ,  que  quand  Dieu 
s'est  déterminé  à  juger  le  monde  en  dernier  ressort,  comme  il  le  jugera  à 
la  fin  des  siècles ,  il  a  eu  deux  vues  et  deux  intentions  principales  :  l'une 
de  se  faire  justice  à  lui-même,  et  l'autre  de  la  faire  à  ses  élus. 

La  conséquence  est  infaillible ,  et  c'est  à  cette  conséquence  que  je  m'ar- 
rête d'abord  ,  parce  qu'elle  m'a  paru  la  plus  solide  et  la  plus  propre  pour 
servir  de  fond  à  l'important  discours  que  j'ai  à  vous  faire.  En  voici  l'ordre- 
et  le  partage.  Dieu,  jaloux  de  sa  gloire,  jugera  le  monde  pour  se  faire 
justice  à  lui-même  ;  et  voilà  pourquoi  Jésus-Christ ,  qui  doit ,  comme  Fils 
de  Dieu,  présider  à  ce  jugement,  viendra  avec  toutes  les  marques  de  la 
puissance  et  de  la  majesté  divine  :  Veniet  cura  potestate  magna  et  majes- 
tate;  c'est  ma  première  proposition.  Dieu,  fidèle  à  ceux  qui  le  servent, 
jugera  le  monde  pour  faire  justice  à  ses  élus  ;  et  de  là  vient  que  Jésus-Christ 
parlait  toujours  à  ses  disciples  de  ce  jugement  comme  d'un  point  qui  de- 
vait par  avance  les  consoler,  en  les  assurant  que  ce  serait  le  jour  de  leur 
gloire  et  de  leur  salut  :  His  autem  fieri  incipientihus,  respicite  et  ievate 
capita  vestra ,  quoniam  appropinquat  redemptlo  vestra*  :  c'est  ma  se- 
conde proposition. 

Vérités  adorables ,  et  qui  comprennent  en  deux  mots  ce  qu'il  y  a  de  plus 
essentiel  dans  le  jugement  de  Dieu.  Tout  le  reste  n'en  est  que  les  préli- 
minaires ,  dont  nous  ne  laissons  pourtant  pas ,  pour  peu  de  religion  que 
nous  ayons ,  d'être  effrayés.  Mais  pourquoi  ces  préliminaires  du  jugement 
universel  nous  paraissent-ils  si  terribles ,  et  pourquoi  en  effet  le  sont-ils  ? 
Je  vous  en  ai  dit  les  deux  raisons  :  parce  qu'ils  doivent  aboutir  à  un  juge- 
ment qui  sera  la  dernière  justice  que  Dieu  se  rendra  à  lui-même  ;  vous  le 
verrez  dans  la  première  partie  ;  parce  qu'ils  doivent  être  suivis  d'un  juge- 
ment qui  sera ,  aux  dépens  des  réprouvés ,  la  plus  parfaite  et  la  plus 
éclatante  justice  que  Dieu  rendra  à  ses  élus  ;  je  vous  le  ferai  voir  dans  la 
seconde.  Sans  cela,  ni  l'obscurcissement  du  soleil,  ni  la  chute  des  étoiles, 
ni  tous  les  autres  signes  avant-coureurs  du  jugement  dernier,  n'auraient 
rien  pour  les  pécheurs  mêmes  de  si  formidable.  Sans  cela  j'attendrais 
tranquillement  cette  révolution  générale  qui  doit  précéder  la  venue  du 
Fils  de  l'Homme.  Mais  d'avoir  à  subir  un  jugement  qui,  à  la  confusion 
du  inonde,  vengera  Dieu  et  les  élus  de  Dieu,  ah!  mes  chers  auditeurs , 
c'est  ce  qui  doit  faire  le  sujet  éternel  de  nos  méditations  aussi  bien  que  de 

1  Frov..   10.  —  'Luc,  31. 


138  SUR    LE    JUGEMENT    DERNIER. 

nos  craintes.  Or,  ce  sont  cependant  les  deux  points  de  foi  que  notre  évan- 
gile nous  propose.  Appliquez-vous,  encore  une  fois,  à  les  bien  comprendre: 
un  jugement  qui  vengera  Dieu,  autant  que  Dieu  mérite  d'être  vengé,  et 
qu'il  peut  être  vengé  ;  un  jugement  qui  vengera  les  élus  de  Dieu  des  in- 
justices du  monde,  aussi  pleinement  et  aussi  authentiquement  qu'ils  en 
peuvent  et  qu'ils  en  doivent  être  vengés.  Voilà  tout  mon  dessein  ;  je  vous 
demande  une  favorable  attention. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

Parce  que  le  monde  sera  parvenu  au  comble  de  l'iniquité,  le  jour  de  la 
vengeance  arrivera  :  c'est  ainsi  que  s'explique  l'Écriture  :  Veniet  dies 
idtionis  *,  Et  parce  que  les  hommes  auront  achevé  de  remplir  la  mesure 
de  leurs  crimes,  Dieu,  qui  jusque-là  avait  été  le  Dieu  riche  en  miséricorde, 
ne  pouvant  plus  souffrir  l'affreux  désordre  où  lui  paraîtra  l'univers,  com- 
mencera enfin  à  se  faire  justice.  Voilà  sur  quoi  le  Prophète  royal  a  fondé 
la  nécessité  de  ce  jugement  redoutable  que  je  vous  prêche  aujourd'hui  : 
Fxsurge,  Deus,  et  judica  causam  tuam%  :  Levez-vous,  Seigneur,  disait- 
il  à  Dieu,  plein  d'un  zèle  ardent  pour  sa  gloire,  et  jugez  vous-même  votre 
propre  cause  :  Memor  esto  improperiorum  tuorum ,  eorum  quœ  ab  insi- 
piente  sunt  totâ  die  3  :  Souvenez-vous  des  outrages  qu'a  osé  vous  faire, 
et  que  vous  fait  encore  à  tout  moment  l'impie  et  l'insensé,  afin  qu'ils  ne 
demeurent  pas  éternellement  impunis.  Deux  choses  par  où  le  Saint-Esprit 
nous  donne  à  connaître  en  quoi  consistera  la  rigueur  du  jugement  de  Dieu; 
deux  pensées  capables  de  nous  en  imprimer  l'idée  la  plus  vive  et  la  plus 
touchante.  Dieu  se  lèvera  pour  juger  lui-même  sa  cause  ;  Dieu  se  souviendra 
en  général  des  outrages  que  lui  font  maintenant  les  hommes,  mais  en  par- 
ticulier de  ceux  que  lui  font  certains  hommes  insolents  dans  leur  impiété, 
certains  pécheurs  scandaleux  dont  le  caractère  est  d'insulter  à  Dieu  même 
avec  plus  d'orgueil.  Entrons  donc ,  mes  chers  auditeurs ,  dans  ces  deux 
pensées ,  et  tirons-en  des  conséquences  dignes  de  notre  foi ,  mais  surtout 
salutaires  et  pratiques  pour  la  réformation  de  nos  mœurs. 

Dieu  se  lèvera  pour  juger  lui-même  sa  cause.  En  effet,  pendant  cette 
vie  il  en  laisse  à  d'autres  le  soin.  Occupé  à  répandre  ses  grâces  et  à  faire 
luire  son  soleil  aussi  bien  sur  les  méchants  que  sur  les  bons ,  il  laisse  à 
ceux  qui  sont  en  place,  et  qui  ont  en  main  l'autorité,  le  soin  de  maintenir 
ses  droits.  C'est  pour  cela  qu'il  a  établi  des  puissances  sur  la  terre.  Car  le 
prince ,  dit  saint  Paul,  est  le  ministre  des  vengeances  de  Dieu  ;  et  ce  n'est 
pas  en  vain  qu'il  porte  l'épée ,  puisque  c'est  pour  la  cause  de  Dieu  bien 
plus  que  pour  la  sienne  qu'il  doit  s'en  servir.  Il  est  le  ministre  de  Dieu, 
et  pour  faire  rendre  à  Dieu  ce  qui  lui  est  dû,  et  pour  punir  ceux  qui  vio- 
lent sa  loi  :  Dei  minister  est,  vindex  in  tram  ei  qui  malum  agit  k  ;  au- 
tant qu'il  y  a  dans  le  monde  de  souverains  ,  de  magistrats,  de  supérieurs, 
de  prélats  „  de  juges  ,  ce  sont  autant  d'hommes  chargés  des  intérêts  de 
Dieu  ,  et  dans  les  mains  de  qui  Dieu  a  mis  sa  cause.  Si  son  nom  est  blas- 
phémé, si  son  culte  est  profané,  il  leur  en  demande  justice,  et  c'est  à  eux 

»  Jerem..  46.  —  l  Psalm.  73.  —  3  Ibkl.  —  *  Rom.,  13. 


SUR    LE    JUGEMENT   DERNIER.  139 

à  lui  en  faire  raison.  C'est  pour  cela  qu'il  adonné  aux  prêtres,  dans  la  loi 
de  grâce  ,  une  juridiction  si  absolue.  Car  les  prêtres ,  dit  saint  Chryso- 
stome ,  en  vertu  du  pouvoir  qu'ils  ont  de  retenir  les  péchés  et  de  les  re- 
mettre ,  sont ,  dans  le  tribunal  de  la  pénitence  ,  comme  les  arbitres  de  la 
cause  de  Dieu  et  de  ses  droits  les  plus  sacrés  ;  et  Dieu  ,  en  leur  accordant 
ce  pouvoir,  leur  a  dit  à  la  lettre  et  sans  restriction  :  Judicate  inter  me  et 
vineam  meam  !  :  Soyez  juges  entre  moi  et  ma  vigne  ;  c'est-à-dire,  soyez 
juges  entre  moi  et  mon  peuple,  entre  moi  et  ces  pécheurs  qui  viennent,  pro- 
sternés à  vos  pieds,  confesser  les  désordres  de  leur  vie.  Obligez-les  à  m'en 
faire  de  légitimes  réparations  ;  imposez -leur  pour  cela  des  peines  propor- 
tionnées ;  tout  ce  que  vous  délierez  sur  la  terre  sera  délié  dans  le  ciel  ; 
mais  prenez  bien  garde  qu'en  exerçant  ce  ministère  ,  c'est  ma  cause  que 
vous  jugez ,  aussi  bien  que  leur  cause,  et  même  encore  plus  que  leur  cause  : 
Judicate  inter  me  et  vineam  meam. 

C'est  par  la  même  raison  que ,  lorsqu'il  s'agit  de  nous  réconcilier  avec 
Dieu ,  Dieu  ,  par  un  excès  de  bonté  ,  quoique  nous  soyons  alors  parties 
contre  lui ,  veut  bien  nous  prendre  pour  juges  entre  lui  et  nous-mêmes. 
Car  la  pénitence ,  remarque  saint  Augustin  ,  considérée  dans  le  pécheur, 
n'est  rien  autre  chose  qu'une  justice  que  le  pécheur  rend  à  Dieu  aux 
dépens  de  soi-même  :  comme  si  Dieu  nous  avait  dit  (et  il  est  vrai,  Chré- 
tiens, qu'il  nous  l'a  dit)  :  Faites-moi  justice  de  vous-mêmes,  et  n'attendez 
pas  que  je  vienne ,  dans  le  jour  de  ma  colère,  me  la  faire  malgré  vous. 
Convaincus,  par  le  témoignage  de  vos  consciences,  que  vous  êtes  coupables 
devant  moi ,  armez -vous  pour  moi  d'un  saint  zèle  contre  vous-mêmes  , 
condamnez -vous ,  punissez-vous  ,  exécutez-vous  vous-mêmes,  afin  que  je 
ne  vous  juge  pas.  Car  c'est  la  condition  qu'il  nous  offre  ;  d'où  le  grand 
Apôtre  concluait ,  sans  hésiter  ,  que  si  nous  nous  jugions  nous-mêmes  de 
bonne  foi,  nous  ne  serions  jamais  jugés  de  Dieu  :  Qiwd  si  nosmetipsos  di- 
judicaremus,  non  utique  judicaremur 2;  telle  est,  dis-jc,  durant  cette  vie, 
la  conduite  de  Dieu  :  il  nous  laisse  juger  sa  cause  ,  et  il  veut  bien  s'en 
reposer  sur  nous. 

Mais  qu  arrive  -  t-il  ?  ah!  Chrétiens,  ce  que  nous  ne  pouvons  jamais 
assez  déplorer,  et  ce  qui  doit  être  pour  nous  un  des  plus  infaillibles  pré- 
sages de  la  rigueur  du  jugement  de  Dieu  :  le  voici.  Cette  cause  de  Dieu,  mise 
entre  les  mains  des  hommes  ,  par  un  effet  de  leur  infidélité  ,  est  tous  les 
jours  indignement  traitée,  faiblement  soutenue,  honteusement  abandonnée, 
lâchement  trahie.  Je  m'explique.  Combien  de  crimes  ,  et  même  de  crimes 
énormes ,  tolérés  dans  le  monde  par  la  négligence ,  par  la  connivence ,  par 
la  fausse  prudence  ,  par  la  corruption  et  la  prévarication  de  ceux  qui  les 
devaient  punir ,  et  que  Dieu  avait  préposés  pour  les  punir  ?  combien  de  sa- 
crilèges, combien  de  scandales,  combien  de  vices  abominables,  combien  de 
péchés  ,  et  de  péchés  les  plus  monstrueux  et  les  plus  infâmes  ,  dont  on  ne 
voit  nul  châtiment,  et  dont  les^  auteurs,  à  la  honte  de  la  religion,  marchent 
impunément  et  tête  levée?  Combien  d'impies  ,  non-seulement  épargnés 
et  ménagés ,  mais  respectés  et  honorés ,  mais ,  dans  leur  impiété  même, 

1  Isaï.,  5.  —  2  1  Cor.,  11. 


•140       •  SUR   LE   JUGEMENT   DERNIER. 

loués  et  applaudis,  et  tout  cela  au  mépris  de  Dieu  ?  Qu'un  grand  de  la 
terre  soit  offensé  ,  tout  conspire  à  le  satisfaire  :  et  il  n'y  a  point  d'assez 
prompte  justice  pour  réparer  la  moindre  injure  qu'il  prétend  avoir  reçue. 
Ne  s'agit-il  que  de  l'offense  de  Dieu,  en  mille  conjonctures  tout  est  faible, 
tout  est  languissant.  Quelque  obligation  qu'on  ait  de  réprimer  le  libertinage, 
quand  Dieu  s'y  trouve  seul  intéressé,  on  dissimule,  on  temporise,  on  mol- 
lit .  on  a  des  égards  ;  et  par  là  le  libertinage ,  malgré  la  sainteté  des  lois , 
prend  le  dessus. 

Où  est  aujourd'hui  dans  le  monde  ce  zèle  de  la  cause  de  Dieu ,  ce  zèle 
dont  brûlait  David,  et  dont  tout  chrétien  doit  brûler,  s'il  ne  veut  se 
rendre  indigne  du  nom  qu'il  porte?  où  est-il,  et  où l'exerce-t-on?  En  com- 
bien de  rencontres  ne  cède-t-il  pas  à  la  politique  mondaine ,  et  n'cst-il  pas 
affaibli  par  le  respect  humain?  Le  dirai -je?  dans  le  tribunal  même  de  la 
pénitence,  tout  sacré  qu'il  est,  la  cause  de  Dieu  ne  court  pas  souvent  moins 
de  risque.  Quels  abus  n'y  commet-on  pas?  avec  quelle  facilité  n'y  absout-on 
pas  quelquefois  les  plus  insignes  et  les  plus  endurcis  pécheurs?  quelle  dis- 
tinction n'y  fait-on  pas  de  leurs  personnes ,  et  de  quelle  indulgence  n'y 
use-t-on  pas  pour  s'accommoder  à  leur  délicatesse?  Autrefois  on  y  pro- 
cédait avec  une  sévérité  de  discipline  qui  honorait  Dieu  aux  dépens  du 
pécheur:  maintenant  vous  diriez  que  tout  le  secret  est  d'y  ménager  le 
pécheur  aux  dépens  de  Dieu.  A  mesure  que  l'iniquité  s'est  accrue ,  la  pé- 
nitence s'est  mitigée.  En  comparaison  de  ces  siècles  fervents  où  elle  était 
dans  sa  vigueur,  par  une  malheureuse  prescription ,  elle  n'est  plus  que 
l'ombre  de  ce  qu'elle  a  été  ;  à  peine  nous  reste-t-il  des  traces  de  ces  canons 
si  vénérables  qui,  pour  des  péchés  aujourd'hui  communs,  ordonnaient  des 
années  entières  de  satisfactions ,  et  de  satisfactions  rigoureuses.  Cependant 
Dieu  n'a  point  changé,  et  ses  droits  immuables  et  éternels  subsistent  tou- 
jours. Mais  n'imputons  point  à  d'autres  qu'à  nous-mêmes  ces  relâchements 
de  la  pénitence.  C'est  nous-mêmes,  Chrétiens,  reconnaissons  -  le  avec 
douleur ,  c'est  nous-mêmes  qui ,  par  la  dureté  de  nos  cœurs ,  forçons  en 
quelque  sorte  les  ministres  de  Jésus- Christ  à  avoir  pour  nous  dans  le  saint 
tribunal  ces  condescendances  et  ces  ménagements  dont  nous  répondrons 
encore  plus  qu'eux,  et  qui  ne  peuvent  aboutir  qu'à  notre  perdition  et  à 
notre  ruine;  c'est  nous  qui,  par  nos  artifices ,  trouvons  le  moyen  d'énerver 
leur  zèle  et  de  corrompre  même  leur  fidélité;  c'est  nous  qui,  malgré  eux,  les 
engageons  à  être  souvent  les  fauteurs  de  nos  désordres ,  et  par  conséquent 
qui  sommes,  dans  la  cause  de  Dieu,  les  premiers  prévaricateurs. 

Or,  c'est  en  cette  vue,  je  le  répète,  que  David  sollicitait  Dieu  avec  un 
saint  empressement  de  prendre  lui-même  sa  cause  en  main ,  quand  il  lui 
disait  :  Exsurge 1  ;  levez-vous ,  Seigneur  :  Juclica  causam  tuam  ;  mettez- 
vous  en  devoir  de  juger  vous-même  votre  cause,  et  ne  vous  en  fiez  plus 
qu'à  vous-même.  Jusqu'à  présent  vous  avez  été  le  Dieu  patient  et  le  Dieu 
fort:  Deus  fortis  et  Deitspatiens2;  et  comme  tel,  vous  avez  souffert  avec 
une  tranquillité  qui  nous  doit  surprendre ,  que  vos  intérêts  dans  le  monde 
fussent  trahis  par  ceux  même  qui  en  doivent  être  les  défenseurs  et  les 

«  Tsalm.  73.  —  2 Ibid.,  7. 


SUR    LE   JUGEMENT    DERNIER.  441 

vengeurs  ;  il  est  temps  cTy  pourvoir,  et  d'apporter  remède  à  un  abus  si  dé- 
plorable. Mcmor  esto:  souvenez-vous,  Seigneur,  que  vous  avez  affaire  à 
des  rebelles,  qui  se  prévalent  contre  vous  de  vos  plus  divins  attributs, 
et  qui  prennent  votre  patience  pour  indolence ,  et  votre  force  pour  fai- 
blesse. Fxsurge:  levez-vous,  et  montrez-leur  que,  malgré  vos  lenteurs 
passées,  vous  savez  enfin  vous  rendre  une  pleine  justice.  Or,  voilà, 
Chrétiens,  ce  que  Dieu  fera  dans  le  dernier  jugement.  Qui  le  dit?  lui- 
même,  par  ces  paroles  de  F  Écriture,  aussi  terribles  quelles  sont  énergi- 
ques: Cùm  arripuerit  judicium  manus  mea ,  reddam  ultionem  hostibus 
meisx:  Quand  j'aurai  repris  ce  pouvoir  déjuger  qui  m'appartient  à  titre 
de  souveraineté  ;  quand  je  l'aurai  ôté  aux  hommes,  qui  en  abusent  ;  quand, 
lassé  de  le  voir  entre  leurs  mains  ,  je  me  serai  mis  seul  en  possession  de 
l'exercer  par  moi-même;  Cùm  arripuerit  judicium  manus  mea;  c'est 
alors ,  dit  Dieu ,  que  je  rentrerai  dans  mes  droits ,  c'est  alors  que  ma  cause 
sera  victorieuse  ;  c'est  alors  que  je  ferai  sentir  à  mes  ennemis  le  poids  de 
cette  vengeance  sans  miséricorde  que  je  leur  prépare  :  Reddam  ultionem 
hostibus  meis. 

De  là  vient  que  ce  jour  fatal  destiné  pour  le  jugement  du  monde,  dans 
le  langage  des  prophètes,  est  appelé  par  excellence  le  jour  du  Seigneur: 
Dies  Domina.  Pourquoi?  parce  que  c'est  le  jour  où  Dieu,  oubliant  tout 
autre  intérêt ,  agira  hautement  et  uniquement  pour  son  intérêt  propre. 
Tous  les  autres  jours  auront  été,  pour  ainsi  dire,  les  jours  des  hommes, 
parce  que  Dieu  jusqu'alors  aura  semblé  n'avoir  eu  de  puissance  que  pour 
les  hommes ,  de  providence  que  pour  les  hommes ,  de  bonté  et  de  zèle  que 
pour  les  hommes  :  mais  à  ce  jour,  à  ce  grand  jour,  il  commencera  à  être 
puissant  pour  lui-même ,  bon  pour  lui-même ,  zélé  pour  lui-même  ;  et 
c'est  pourquoi  il  déclare  que  ce  sera  son  jour  :  Dies  Domini. 

C'est  ici  votre  heure,  disait  le  Fils  de  Dieu,  parlant  aux  Juifs  conjurés 
contre  lui ,  et  qui  venaient  pour  l'arrêter  ;  c'est  ici  votre  heure ,  et  la  puis- 
sance des  ténèbres  :  Hœc  est  hora  vestra,  et potestas  tenebrarum  3.  Ainsi, 
mondains  et  mondaines  qui  m'écoutez ,  pourrais-je  vous  dire  aujourd'hui  : 
ce  sont  ici  vos  jours,  et ,  si  vous  voulez,  vos  beaux  jours,  vos  heureux 
jours  ,  ces  jours  que  vous  donnez  à  vos  divertissements  et  à  vos  plaisirs  ; 
ces  jours  où,  enivrés  du  monde,  vous  ne  pensez  qu'à  en  goûter  les  fausses 
joies  ;  ces  jours  où ,  dans  un  profond  oubli  de  tout  ce  qui  regarde  le  salut , 
vous  n'êtes  occupés  que  des  desseins  et  des  vues  de  votre  ambition  ;  ces 
jours  que  vous  passez  dans  les  parties  de  jeu ,  dans  les  intrigues  et  les  com- 
merces, ce  sont  vos  jours  ;  et,  dans  l'erreur  où  vous  êtes  que  ces  jours  ne 
sont  faits  que  pour  vous ,  au  lieu  de  les  remplir  de  bonnes  œuvres  et  de 
vos  devoirs ,  vous  les  employez  à  des  œuvres  de  ténèbres  et  à  satisfaire  vos 
désirs;  Hœc  est  hora  vestra,  et  potestas  tenebrarum.  Mais  attendez  le 
triste  jour  où  tous  ces  jours  se  doivent  terminer  :  comme  vous  avez  votre 
temps ,  Dieu  aura  le  sien  ;  et  le  temps  de  Dieu  ,  c'est  celui  que  Dieu  pren- 
dra pour  vous  juger.  Cùm  accepero  tempus,  ego  justifias  judicabo1*: 
Lorsque  j'aurai  pris  mon  temps,  ajoute-t-il,  je  jugerai  non-seulement  les 

'  Dcut.,  32.  —  2  Zach.,  14;  Malacli.,  4.  —  »  Luc.,  22.  —  4  Psalm.  74. 


442  SUR   LE    JCGEMENT    DERNIER. 

injustices  que  l'on  m'aura  faites,  mais  les  fausses  justices  qu'on  m'aura 
rendues  ;  non-seulement  les  crimes  commis  contre  moi ,  mais  les  fausses 
pénitences  dont  ils  auront  été  suivis  ;  non-seulement  les  péchés ,  mais  les 
contritions  apparentes  et  inefficaces,  mais  les  confessions  nulles  et  in- 
fructueuses ,  mais  les  satisfactions  imparfaites  et  insuffisantes.  Parce  que 
mon  temps  sera  venu,  je  jugerai  les  jugements  mêmes,  ces  jugements  faux 
et  erronés  que  le  pécheur  aura  faits  de  lui-même ,  en  se  flattant ,  en  s'ex- 
rusant,  en  se  justifiant:  Cùm  occepero  tempus,  ego  justifias  judicabo. 

Aussi ,  Chrétiens  ,  il  n'appartient  qu'à  Dieu  d'être  en  dernier  ressort  et 
sans  appel  juge  et  partie  dans  sa  propre  cause.  Les  rois  de  la  terre  les  plus 
absolus,  ou  ne  prétendent  pas  avoir  tel  droit,  ou  du  moins  n'en  usent  pas. 
Si  pour  des  intérêts  particuliers  ils  ont  avec  un  de  leurs  sujets  quelque  dif- 
férend à  vider,  par  une  équité  digne  d'eux,  ils  veulent  bien  se  dépouiller 
de  la  qualité  de  juges,  et  prendre  celle  de  simples  parties,  pour  s'en  rap- 
porter à  un  jugement  libre,  désintéressé  et  hors  de  soupçon.  Ainsi  le  pra- 
tiquent les  princes  vraiment  religieux;  et,  pour  notre  consolation,  nous  en 
avons  vu  des  exemples  qui  ont  mérité  nos  éloges.  Mais  les  mêmes  raisons 
qui,  dans  de  pareilles  conjonctures  ,  obligent  les  rois  de  la  terre  à  se  relâ- 
cher de  leur  souverain  pouvoir  ,  obligeront  Dieu ,  au  contraire  ,  quand  il 
jugera  les  pécheurs ,  à  ne  rien  rabattre  du  sien  ;  et  ces  raisons  sont  si  so- 
lides, qu'il  suffit  de  les  bien  concevoir  pour  en  être  touché  et  pénétré. 

Car  Dieu,  dit  saint  Chrysostome ,  jugera  lui-même  sa  cause,  parce  que 
sa  cause  ne  peut  être  parfaitement  jugée  que  par  lui.  Il  la  jugera,  parce 
qu'il  n'y  a  que  lui  capable  de  connaître  à  fond  l'injure  qui  lui  est  faite  par 
le  péché.  Il  la  jugera  ,  parce  qu'il  faut  être  Dieu  comme  lui  pour  com- 
prendre jusqu'où  va  la  malice  du  péché,  et  quelle  en  doit  être  la  peine ,  la 
dignité  infinie  de  l'être  de  Dieu  étant  l'essentielle  mesure  de  l'un  et  de 
l'autre.  Comme  Dieu ,  il  se  vengera  lui-même ,  parce  qu'il  ne  peut  être 
pleinement  vengé  que  par  lui-même  ;  parce  que  tout  autre  que  lui-même 
ne  le  vengerait  qu'à  demi  ;  parce  qu'il  n'y  a  point  de  tribunal  au-dessus  de 
lui ,  point  de  juge  aussi  éclairé ,  aussi  intègre  que  lui ,  dont  il  pût  attendre 
cette  vengeance  complète  qui  lui  est  due.  Il  se  vengera ,  poursuit  saint 
Chrysostome,  parce  qu'il  ne  convient  qu'à  lui  d'être  saint,  d'être  louable  , 
d'être  irrépréhensible  dans  ses  vengeances.  Car  voilà  pourquoi  il  a  dit: 
Mihi  vindicte  :  C'est  à  moi  que  la  vengeance  est  réservée,  à  moi  qui  sais 
non-seulement  la  modérer ,  mais  la  sanctifier  ;  et  non  pas  à  l'homme,  qui 
s'en  fait  un  crime  lorsqu'il  entreprend  de  l'exercer.  En  effet ,  quand 
l'homme  se  venge ,  il  s'emporte ,  il  s'aigrit ,  il  se  passionne  ,  il  satisfait  sa 
malignité ,  il  s'abandonne  à  la  férocité ,  il  ne  garde  dans  sa  vengeance 
nulle  proportion  ;  pour  repousser  une  légère  offense  qu'il  a  reçue ,  il  en 
fait  une  atroce  dont  il  s'applaudit.  L'ordre  veut  donc  que  ce  soit  par  au- 
trui qu'il  soit  vengé  ,  parce  qu'il  est  trop  aveugle  et  trop  injuste  pour  se 
bien  venger  lui-même  ;  mais  c'est  à  Dieu ,  encore  une  fois,  à  se  venger 
lui-même,  parce  qu'il  est  la  sainteté  même:  Mihi  vindicta.  Sainte  ven- 
geance qui  corrigera  tous  les  excès  des  nôtres.  Vengeance  adorable,  qui 

•  Jlom.,  12. 


SUR    LE    JUGEMENT    DERNIER.  443 

n'aura  pour  objet  que  le  péché ,  et  qui ,  formée  dans  le  cœur  de  Dieu ,  ne 
sera  pas  moins  digne  de  nos  respects  que  la  sainteté  même  de  Dieu.  Ce  ne 
sera  donc  pas ,  concluait  saint  Ghrysostome ,  par  une  ostentation  d'auto- 
rité ,  mais  par  une  absolue  nécessité ,  que  Dieu  se  lèvera  pour  juger  lui- 
même  sa  cause  ;  et  c'est  tout  le  mystère  de  cette  divine  parole  :  Exsurge , 
Deus,  et  judica  causant  tuam\ 

Allons  plus  avant,  et  suivons  la  pensée  du  Prophète.  Souvenez-vous, 
Seigfteur ,  ajoute-t-il ,  des  outrages  qu'on  vous  a  faits  :  Memor  csto  hn- 
properiorum  tuorum.  Voyons  donc  maintenant  et  en  particulier  quels 
sont  ces  outrages  que  Dieu,  surtout  en  jugeant  le  monde,  se  souviendra 
d'avoir  reçus  de  l'impie  et  de  l'insensé,  et  dont  il  tirera  une  juste  ven- 
geance: Eorum  quœ  ab  insipiente  sunt  totâ  die.  David  nous  les  a  mar- 
qués aux  psaumes  neuvième  et  treizième,  et  c'est  ici  où  j'ai  besoin  de  toute 
votre  réflexion.  Pourquoi ,  demandait  se  saint  roi ,  l'impie  a-t-il  irrité 
Dieu  ?  Propter  quid  irritavit  impius  Deurn^?  parce  qu'il  a  dit  dans  son 
cœur  ces  trois  choses  outrageuses  à  Dieu ,  dont  sa  raison  n'est  jamais  de- 
meurée d'accord ,  et  contre  lesquelles  sa  conscience  a  toujours  intérieure- 
ment réclamé,  mais  que  son  impiété  n'a  pas  laissé  ,  malgré  toutes  les  vues 
de  sa  raison ,  de  lui  suggérer ,  jusqu'à  y  faire  consentir  sa  volonté  dé- 
pravée. Écoutez ,  et  ne  perdez  rien  de  ceci. 

L'insensé  et  l'impie  a  irrité  Dieu,  parce  qu'il  a  dit  dans  son  cœur:  Il  n'y 
a  point  de  Dieu.  Dixit  insipiens  in  corde  suo:  Non  est  Deusz:  outrage  à 
la  Divinité  qu'il  n'a  pas  voulu  reconnaître.  Il  a  irrité  Dieu ,  parce  qu'il  a 
dit  dans  son  cœur:  S'il  y  a  un  Dieu,  ou  ce  Dieu  n'a  pas  vu,  ou  ce  Dieu  a 
oublié  le  mal  que  j'ai  commis  :  Dixit  in  corde  suo  :  Oblitus  est  Deus; 
avertit  faciem  suam,  ne  videatk;  outrage  à  la  Providence  qu'il  a  com- 
battue ,  et  à  qui  il  a  prétendu  se  soustraire.  Il  a  irrité  Dieu  ,  parce  qu'il  a 
dit  dans  son  cœur;  Quand  ce  Dieu  dont  on  me  menace  aurait  vu  mon 
péché,  et  qu'il  s'en  souviendrait,  il  ne  me  recherchera  pas,  ni  ne  me  dam- 
nera pas  pour  si  peu  de  chose  :  Dixit  in  corde  suo  :  Non  requiret.  Outrage 
à  la  justice  vindicative  de  Dieu,  que  l'impie  a  méprisée,  et  dont  il  a  tâché 
de  secouer  le  joug.  Que  fera  Dieu?  Apprenez,  Chrétiens ,  pourquoi  le  ju- 
gement de  Dieu  est  nécessaire,  et  quelle  en  doit  être  la  fin  :  peut-être  ne 
l'avez-vous  jamais  compris.  Dieu ,  irrité  de  ces  trois  outrages  dont  il  aura 
conservé  le  souvenir,  en  fera  éclater  son  ressentiment  ;  car  il  viendra  pour 
achever  de  convaincre  l'impie  qu'il  y  a  un  Dieu.  Il  viendra  pour  forcer 
l'impie  à  reconnaître  que  ce  Dieu  n'a  rien  ignoré ,  ni  rien  oublié  des  plus 
secrets  désordres  de  sa  vie.  Il  viendra  pour  confondre  l'impie,  en  lui  fai- 
sant voir  que  ce  Dieu ,  ennemi  irréconciliable  du  péché ,  n'est  pas  plus  ca- 
pable de  souffrir  éternellement  le  pécheur  dans  l'impunité  que  de  cesser 
lui-même  d'être  Dieu.  A  quoi  pensons-nous ,  si  nous  ne  méditons  pas  con- 
tinuellement ces  importantes  vérités? 

Dieu ,  par  un  pur  zèle  de  la  justice  qu'il  se  doit  à  lui-même,  rétablira  dans 
le  cœur  de  l'impie  cette  notion  de  la  Divinité  que  l'aveuglement  du  péché 
y  avait  effacée.  Car  c'est  pour  cela  qu'après  avoir  été  un  Dieu  cache  dans 

1  Psalm.  73.  —  5  Ibid.  —  '  Ibirl.,  13.  —  *  Ibid.,  9. 


iAA  sur  le  jugement  dernier. 

le  mystère  de  son  incarnation ,  qui  est  le  mystère  de  son  humilité ,  il  se 
produira  sur  ce  tribunal  redoutable  où  1  évangile  de  ce  jour  nous  le  re- 
présente avec  tout  l'éclat  de  la  gloire  et  de  la  majesté.  C'est  pour  cela 
qu'il  paraîtra  accompagné  de  tous  ses  anges,  et  qu'il  assemblera  devant 
lui  toutes  les  nations  ;  que  les  hommes  en  sa  présence  demeureront  pâmés 
de  frayeur ,  et  que  les  astres  par  leurs  éclipses ,  que  les  éléments  par  leur 
désordre  même  et  leur  confusion ,  rendront  hommage  à  sa  suprême  puis- 
sance. Pourquoi  viendra-t-il  avec  cet  appareil  et  cette  pompe  ?  Pour  avoir 
droit,  répond  excellemment  saint  Chrysostome,  de  dire  aux  athées,  soit 
de  créance  s'il  y  en  a,  soit  de  mœurs  (le  monde  en  est  plein),  ce  qu'il 
leur  avait  dit  déjà  par  la  bouche  de  Moïse,  et  ce  qu1  il  leur  dira  encore  plus 
authentiquement  :  Videte  quod  ego  sim  solus,  et  non  sit  alius  Deus  prœter 
me1  :  Reconnaissez  enfin  que  je  suis  Dieu,  puisque  malgré  vous  tout  l'u- 
nivers combat  aujourd'hui  pour  moi ,  et  condamne  l'extrême  folie  qui  vous 
en  a  fait  douter.  Reconnaissez  que  je  suis  votre  Dieu ,  puisqu'avec  toute  la 
fierté  de  votre  libertinage,  vous  n'avez  pu  éviter  de  tomber  entre  mes  mains, 
et  qu'il  faut  malgré  vous  que  vous  subissiez  la  rigueur  inflexible  de  mon 
jugement.  Reconnaissez  que  je  suis  seul  Dieu,  puisque  tous  ces  grands  du 
monde  dont  vous  vous  êtes  fait  des  divinités ,  et  dont  tant  de  fois  vous  avez 
été  idolâtres ,  sont  maintenant  anéantis  devant  moi  :  Videte  quod  ego  sim 
solus.  Paroles  du  Deutéronome  qui,  dans  le  jugement  dernier,  se  vérifie- 
ront à  la  lettre,  et  qui  jamais  n'auront  été  d'une  conviction  si  sensible 
qu'elles  le  seront  alors. 

Car  dans  cette  vie  les  grands  (c'est  Dieu  même  qui  le  dit)  sont  comme 
les  dieux  de  la  terre  :  Ego  dixi  :  DU  estis 2  ;  et  ce  sont ,  dit  saint  Chry- 
sostome ,  ces  dieux  de  la  terre  qui  empêchent  tous  les  jours  que  le  Dieu  du 
ciel  ne  soit  connu  pour  ce  qu'il  est.  A  force  d'être  ébloui  de  leur  grandeur, 
on  oublie  celui  dont  ils  ne  sont  que  les  images  ;  à  force  de  s'attacher  à  eux, 
et  de  n'être  occupé  que  d'eux ,  on  ne  pense  plus  à  celui  qui  règne  sur  eux. 
Mais  dans  le  dernier  jugement,  ces  dieux  de  la  terre  humiliés  serviront  en- 
core à  l'impie  d'une  démonstration  palpable  qu'il  y  a  un  Dieu  au-dessus 
de  ces  prétendus  dieux  :  Excelsus  super  omnes  Deos 3 ,  c'est-à-dire  un 
Dieu  absolument  Dieu,  uniquement  Dieu,  éternellement  Dieu  :  In  Ma  die 
exaltabitur  solus  Deus1" :  en  ce  jour-là,  dit  Isaïe,  Dieu  seul  sera  grand  et 
paraîtra  grand.  Tout  ce  qui  n'est  pas  Dieu  sera  petit,  sera  bas  et  rampant, 
sera  comme  un  atome ,  comme  un  néant  devant  son  souverain  être  :  Tan- 
quam  nihilum  ante  te  5  ;  c'est-à-dire  en  ce  jour-là  toutes  les  grandeurs 
humaines  seront  abaissées ,  toutes  les  fortunes  détruites ,  tous  les  trônes 
renversés ,  tous  les  titres  effacés ,  tous  les  rangs  confondus  :  Dieu  seul  s'é- 
lèvera ,  Dieu  seul  régnera  :  Exaltabitur  solus  Deus.  Ce  n'est  pas  assez. 

Parce  que  l'impie  aura  dit  dans  son  cœur:  Ou  Dieu  n'a  pas  su  ou  il  a 
oublié  le  mal  que  j'ai  fait  ;  Dieu,  pour  la  justification  de  sa  providence  , 
montrera  qu'il  a  tout  su ,  et  qu'il  se  souvient  de  tout.  Car  c'est  pour  cela 
que  dans  ce  jour  de  lumière  il  découvrira  tout  ce  que  l'impie  se  flattait 
d'avoir  caché  dans  les  ténèbres.  C'est  pour  cela  qu'à  la  face  de  toutes  les 

4  Deut.,  32.  —  »  Psalm.  81.  —  3  Ibid.,  46.  —  4  Isaï.,  2,  —  5  Psalm.  38. 


SUR   LE   JUGEMENT   DERNIER.  148 

nations,  il  révélera  toute  la  turpitude  du  pécheur  et  toute  son  igno- 
minie :  ces  péchés  honteux  et  humiliants  ;  ces  péchés  dont  l'impie  lui- 
même,  au  moment  qu'il  les  a  commis,  était  obligé  de  rougir;  ces  péchés 
dont  il  eût  été  au  désespoir  d'être  seulement  soupçonné;  ces  péchés  qu'il 
n'eût  osé  avouer  au  plus  discret  et  au  plus  sûr  de  ses  amis  ;  ces  péchés 
qui  l'auraient  perdu  dans  le  monde  de  réputation  et  d'honneur ,  et  dont  il 
sentait  bien  que  le  reproche  lui  eût  été  moins  supportable  que  la  mort 
même ,  Dieu  les  fera  connaître  :  Revelabo  pudenda  tua  in  facie  tua,  et  os- 
tendam  gentibus  nuditatem  tuam1.  Non ,  non  ,  lui  dira-t-il ,  je  n'ai  point 
détourné  mon  visage  de  tes  crimes.  Quelque  horreur  qu'ils  me  fissent ,  je 
les  ai  vus;  et,  pour  ne  les  point  oublier ,  je  les  ai  écrits ,  mais  avec  des  ca- 
ractères qui  ne  s'effaceront  jamais ,  dans  ce  livre  de  vie  et  de  mort  que  je 
produis  aujourd'hui.  Tant  d'actions  lâches  et  infâmes,  tant  de  friponneries 
secrètes  ,  tant  de  noires  perfidies  ,  tant  d'abominations  et  de  désordres  dont 
ta  vie  a  été  souillée ,  tout  cela  n'est-il  pas  mis  en  réserve ,  et  comme  scellé 
dans  les  trésors  de  ma  colère?  Nonne  hœc  condita  sunt  apud  me  et  signât  a 
in  thesauris  meis*?  Or  ce  sont  ces  trésors  de  colère  que  Dieu  ouvrira  quand 
il  viendra  juger  le  monde;  et  c'est  ainsi  qu'il  se  vengera  de  l'injure  que  lui 
aura  faite  le  pécheur,  en  le  croyant  ou  plutôt  en  voulant  le  croire  un  Dieu 
aveugle,  un  Dieu  sans  providence,  un  Diou.  cpmhlahle  à  ces  idoles  qui  ont 
des  yeux ,  mais  pour  ne  point  voir. 

Enfin,  parce  que  l'insensé  aura  dit  dans  son  cœur  :  Quelque  connais- 
sance que  Dieu  puisse  avoir  de  mes  crimes,  il  ne  me  recherchera  pas,  ni  ne 
me  réprouvera  pas  pour  si  peu  de  chose  ;  Dieu,  Chrétiens,  se  fera  un  de- 
voir particulier  de  mettre  sa  justice  et  sa  sainteté  à  couvert  de  ce  blasphème  ; 
et  comment?  par  l'application  qu'il  aura  à  condamner  les  crimes  de  l'impie 
dans  la  plus  étroite  rigueur,  à  ne  lui  en  passer,  à  ne  lui  en  pardonner 
aucun ,  à  les  punir  sans  rémission  et  autant  qu'ils  sont  punissables  ;  en  un 
mot ,  à  lui  faire  sentir  tout  le  poids  de  ce  jugement  sans  miséricorde  dont 
la  seule  idée  fait  frémir,  mais  qui  demanderait  un  discours  entier  pour  vous 
le  faire  concevoir  dans  toute  son  étendue  et  dans  toute  sa  sévérité»  Juge- 
ment sans  miséricorde  que  Dieu  alors  exercera,  mais  surtout  qu'il  exercera 
à  l'égard  de  ces  péchés  où  le  mondain  et  le  libertin ,  pour  pécher  plus  im- 
punément, aura  eu  l'insolence  de  se  faire  à  son  gré  un  système  de  religion, 
en  se  figurant  un  Dieu  selon  ses  désirs,  un  Dieu  condescendant  à  ses  fai- 
blesses ,  un  Dieu  indulgent  et  commode ,  dont  il  comptait  de  n'être  jamais 
recherché  :  Dixit  enim  in  corde  suo  :  Non  requiret.  Car  c'est  particuliè- 
rement contre  ces  pécheurs  et  contre  l'attentat  de  leur  orgueil  que  Dieu 
armera  tout  le  zèle  de  sa  colère.  Pourquoi?  parce  qu'il  s'agira  de  justifier 
le  plus  adorable  de  ses  attributs,  qui  est  sa  sainteté  :  Quoniam  veritatem 
requiret  Bominus,  et  retribuet  abundanter  facientibus  superbiam  3« 

Voilà ,  pécheurs  qui  m' écoutez ,  ce  qu'il  y  a  pour  vous  de  plus  terrible 
dans  le  jugement  de  Dieu  :  un  Dieu  offensé  qui  se  satisfera ,  un  Dieu  mé- 
prisé qui  se  vengera.  Voilà  ce  qui  a  saisi  d'effroi  les  plus  justes  mêmes. 
Mais  du  reste,  rassurez-vous,  et,  tout  pécheurs  que  vous  êtes,  consolez- 

*  Nahum.,  3.  -  a  Deut.,  32.  —  a  Psalm.  50. 

T.   f.  K) 


14f>  SUR    LE    JUGEMENT    DERNIER. 

vous ,  puisque ,  dans  quelque  état  que  vous  soyez ,  vous  avez  encore  une 
ressource,  et  une'  ressource  infaillible ,  qui  est  la  pénitence.  Aimable  péni- 
tence, disait  saint  Bernard,  en  vertu  de  laquelle  je  puis  prévenir  le  juge- 
ment de  Dieu  !  Et  moi  je  dis,  Chrétiens  :  Heureuse  pénitence  !  par  où  je  puis 
venger  Dieu ,  apaiser  Dieu ,  satisfaire  à  Dieu  :  en  sorte  que ,  quand  il 
viendra  pour  me  juger,  il  se  trouve  déjà  satisfait  et  vengé  par  moi,  et  qu'il 
ne  soit  plus  obligé  à  se  venger  et  à  se  satisfaire  par  lui-même.  Il  est  vrai , 
mes  chers  auditeurs ,  il  faut  pour  cela  que  notre  pénitence  ait  tous  les 
caractères  d'une  pénitence  solide ,  qu'elle  soit  exacte  ,  qu'elle  soit  fervente , 
quelle  soit  efficace ,  qu'elle  soit  sévère,  et  proportionnée  à  la  grièveté  de 
nos  péchés  aussi  bien  qu'à  leur  multitude ,  parce  que  sans  cela  Dieu  ne 
serait  ni  satisfait  ni  vengé.  Mais  peut-il  nous  en  trop  coûter,  quand  il  s'a- 
git de  nous  préserver  du  jugement  de  Dieu  ;  et  pouvons-nous  jamais  nous 
plaindre  qu'on  exige  trop  de  nous ,  quand  il  est  question  de  nous  réconci- 
lier avec  Dieu  irrité  contre  nous?  Il  est  vrai  que  ce  Dieu  de  gloire  nous 
jugera  selon  le  jugement  que  nous  aurons  fait  de  nous-mêmes  dans  la  pé- 
nitence ,  et  que ,  si  nous  nous  sommes  épargnés,  il  ne  nous  épargnera  pas. 
Sibi  parcenti ,  ipse  non  partit 1,  dit  saint  Augustin  :  mais  aussi,  par  une 
règle  toute  contraire ,  s'ensuit-il  de  là  que  si  je  ne  m'épargne  pas ,  Dieu 
m'épargnera;  que  si  je  ne  me  pardonne  pas ,  il  me  pardonnera;  que  si  ma 
peniLwice  est  rigoureuse,  son  jugement  me  sera  favorable;  enfin,  que  si 
je  me  fais  justice,  il  me  fera  grâce?  Or,  que  puis-je  désirer  de  plus  avanta- 
geux pour  moi  ?  Ah  !  Seigneur,  je  serais  indigne  de  vos  miséricordes  si  cette 
condition  me  semblait  dure ,  ou  plutôt  si  je  n'envisageais  pas  la  pénitence 
la  plus  sévère  comme  le  souverain  bonheur  de  ma  vie  ;  et  je  serais  non- 
seulement  le  plus  injuste ,  mais  le  plus  insensé  des  hommes ,  si  je  préten- 
dais par  une  pénitence  lâche  et  molle  me  garantir  de  votre  redoutable 
jugement. 

C'est  ainsi ,  pécheurs,  que  vous  devez  raisonner;  et  quand  parmi  vous 
il  y  aurait  de  ces  esprits  gâtés  et  corrompus  dont  l'impiété  serait  allée  jus- 
qu'à ne  plus  connaître  Dieu ,  je  ne  pourrais  pas  m'empêcher  de  leur  dire 
encore  :  Ecoutez ,  mes  Frères,  vous  dont  le  salut  me  doit  être  plus  cher  que 
ma  vie ,  et  pour  la  conversion  de  qui  je  me  sens ,  si  je  l'ose  dire ,  un  zèle 
tout  divin;  vous  pour  qui,  s'il  m'était  permis,  je  voudrais,  à  l'exemple 
de  F  Apôtre ,  être  moi-même  anathème,  écoutez  aujourd'hui  la  voix  de  Dieu, 
et  n'endurcissez  pas  vos  cœurs.  Ce  Dieu  que  vous  avez  méconnu,  a  encore 
pour  vous  des  grâces  de  réserve.  Comme  son  bras  n'est  pas  raccourci ,  il  est 
encore  prêt  à  se  laisser  fléchir  par  votre  pénitence  et  par  vos  larmes.  La 
longue  patience  avec  laquelle  il  vous  a  supportés  jusqu  a  présent  vous  en 
doit  être  une  preuve  consolante ,  et  comme  un  gage  assuré.  Tout  juge  quil 
est,  malgré  vos  égarements,  il  a  encore  pour  vous  toutes  les  tendresses 
d'un  père,  et  du  père  le  plus  charitable.  C'est  dans  des  pécheurs  et  des 
libertins  comme  vous  qu'il  se  plaît  à  faire  éclater  les  richesses  de  sa  miséri- 
corde :  quelque  scandaleuse  qu'ait  été  votre  vie,  vous  pouvez  être  (et  qui 
sait  si  les  plus  impies  d'entre  vous  ne  sont  point  ceux  qu'il  a  choisis  pour 

1   August. 


SUR    LE    JUGEMENT    DERNIER.  i  Al 

cela?),  vous  pouvez,  dis-je,  devenir  des  vases  d'élection.  Bâpprochez-voua 
de  lui ,  et,  par  une  humble  confession  de  l'affreux  aveuglement  où  vous  a 
conduits  le  pêVJiô,  mettez-vous  en  état,  quoique  pécheurs,  de  trouver  grâce 
devant  lui.  Votre  conversion  fera  sa  gloire  et  l'édification  de  son  Eglise. 
C'est  donc  de  votre  part ,  mon  Dieu ,  que  je  parle ,  et  je  ne  crains  pas  de 
pousser  trop  loin  les  idées  que  je  leur  donne  de  votre  divine  clémence,  puis- 
qu'elle surpasse  encore  infiniment  toute  la  charité  que  j'ai  pour  eux.  Dieu, 
dans  le  jugement  dernier,  se  fera  justice  à  lui-même  :  vous  l'avez  vu,  Chré- 
tiens ;  et  il  me  reste  à  vous  faire  voir  quelle  justice  il  rendra  à  ses  élus  : 
c'est  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME    PARTIE. 

Je  l'ai  dit,  c'est  une  vérité  incontestable,  et  qui  nous  est  expressément 
marquée  dans  l'Écriture  ,  que  Dieu  a  fait  toutes  choses  pour  ses  élus,  que 
pour  eux  il  a  créé  le  monde,  que  pour  eux  il  le  conserve,  que  sans  eux  il 
le  détruirait,  que  tous  les  desseins  de  sa  providence  roulent  sur  eux,  et 
que,  dans  l'ordre  de  la  nature ,  de  la  grâce  et  de  la  gloire ,  tout  aboutit  et  se 
réduit  à  eux  :  Propter  electos.  Il  faut  néanmoins  reconnaître  que  cette 
parole,  si  avantageuse  aux  élus  de  Dieu,  ne  doit  proprement  s'accomplir 
(pie  dans  le  jugement  dernier.  En  effet,  dit  saint  Chrysostome,  s  il  n'y 
avait  point  d'autre  vie  que  celle-ci,  et  si  jamais  Dieu  ne  devait  juger  le 
monde ,  il  serait  difficile  de  comprendre  en  quoi  ses  élus  auraient  été  si 
favorisés  et  si  privilégiés;  et,  bien  loin  de  convenir  que  Dieu  eût  tout  fait 
pour  eux,  on  aurait  souvent  lieu  de  croire  que  ce  serait  plutôt  pour  eux 
qu'il  paraîtrait  n'avoir  rien  fait,  ou  du  moins  avoir  très-peu  fait.  Car  eniin, 
pendant  cette  vie ,  les  élus ,  quoique  élus  de  Dieu ,  ne  font  dans  le  monde 
nulle  figure  qui  les  distingue,  ni  qui  marque  pour  leurs  personnes  ces 
égards  si  particuliers  de  la  Providence.  Au  contraire,  par  une  conduite  de 
Dieu  bien  surprenante,  et  que  David  confesse  avoir  été  pour  lui  un  sujet 
de  tentation  et  de  trouble  pendant  cette  vie ,  les  élus  de  Dieu ,  qui  sont  les 
Justes ,  bien  loin  d'être  connus  pour  tels  par  la  malignité  du  monde ,  sont 
souvent  décriés  et  confondus  avec  les  hypocrites  ;  pendant  cette  vie,  les  élus 
de  Dieu,  qui  sont  les  humbles,  bien  loin  d'être  honorés  et  respectés,  sont 
souvent  méprisés  et  insultés  ;  pendant  cette  vie ,  les  élus  de  Dieu ,  qui  sont 
les  pauvres,  bien  loin  d'être  soulagés ,  sont  souvent  rebutés  et  abandonnés  ; 
pendant  cette  vie ,  les  élus  de  Dieu ,  qui  sont  communément  les  faibles,  bien 
loin  d'être  protégés ,  sont  souvent  accablés  et  opprimés.  Or  tout  cela  est 
bien  éloigné  de  cette  favorable  prédilection  que  Dieu,  selon  sa  promesse, 
doit  avoir  pour  eux.  Il  est  vrai,  répond  saint  Chrysostome;  mais  c'est 
justement  ce  qui  prouve  la  vérité,  l'infaillibilité,  l'absolue  et  indispensable 
nécessité  du  jugement  de  Dieu  :  car,  pourquoi  le  Fils  de  Dieu ,  en  qualité 
de  souverain  juge,  viendra-t-il  à  la  fin  des  siècles?  pour  faire  justice  à  ses 
élus  sur  ces  quatre  chefs.  Oui ,  il  viendra  pour  venger  les  Justes,  je  dis  les 
vrais  Justes ,  en  les  séparant  des  hypocrites ,  et  faisant  pour  jamais  cesser 
le  règne  de  l'hypocrisie;  il  viendra  pour  venger  les  humbles,  en  glorifiant 
dans  leurs  personnes  l'humilité ,  et  en  confondant  les  superbes  qui  n'au- 


\fâ  SUR    LE    JUGEMENT    DERNIER. 

ront  eu  pour  elle  que  du  mépris  ;  il  viendra  pour  venger  les  pauvres  qui , 
par  la  dureté  des  riches ,  auront  langui  dans  la  misère ,  mais  aux  gémisse- 
ments de  qui  il  montrera  bien  qu'il  n'a  pas  été  insensible  ;  il  viendra  pour 
venger  les  faibles  de  tout  ce  que  l'iniquité,  la  violence,  l'abus  de  l'autorité, 
leur  aura  fait  indignement  souffrir.  Car  ce  sont  là,  mes  chers  auditeurs,  par 
rapport  aux  prédestinés ,  les  fins  principales  pour  quoi  l'Écriture  nous  fait 
entendre  que  le  Dieu  vengeur  paraîtra.  Appliquez-vous  donc,  et,  pour  l'in- 
térêt que  chacun  de  vous  y  doit  prendre,  redoublez  votre  attention. 

Il  viendra  pour  juger  les  Justes,  j'entends  toujours  les  Justes  de  bonne 
foi ,  en  les  séparant  des  hypocrites  ;  comme  le  berger,  dit-il  lui-même  dans 
l'Evangile,  sépare  les  brebis  d'avec  les  boucs  :  première  justice  que  Dieu 
rendra  à  ses  élus  ;  car,  encore  une  fois ,  durant  cette  vie ,  tout  est  mêlé  et 
confondu,  la  vertu  avec  le  vice  ,  l'innocence  avec  le  crime,  la  vérité  avec 
l'imposture,  la  religion  avec  l'hypocrisie;  et  dans  ce  mélange  le  Juste 
souffre ,  et  l'impie  triomphe. 

Quand,  au  reste ,  je  parle  de  l'hypocrisie,  ne  pensez  pas  que  je  la  borne 
à  cette  espèce  particulière  qui  consiste  dans  l'abus  de  la  piété ,  et  qui  fait 
les  faux  dévots.  Je  la  prends  dans  un  sens  plus  étendu ,  et  d'autant  plus 
utile  à  votre  instruction,  que  peut-étee  malgré  vous-mêmes  serez-vous  obli- 
gés de  convenir  que  c'est  un  vice  qui  ne  vous  est  que  trop  commun  ;  car 
j'appelle  hypocrite  quiconque ,  sous  de  spécieuses  apparences ,  a  le  secret 
de  cacher  les  désordres  d'une  vie  criminelle.  Or,  en  ce  sens,  on  ne  peut 
douter  que  l'hypocrisie  ne  soit  répandue  dans  toutes  les  conditions,  et  que, 
parmi  les  mondains,  il  ne  se  trouve  encore  bien  plus  d'imposteurs  et  d'hy- 
pocrites que  parmi  ceux  que  nous  nommons  dévots.  En  effet ,  combien 
dans  le  monde  de  scélérats  travestis  en  gens  d'honneur  !  combien  d'hommes 
corrompus  et  pleins  d'iniquité ,  qui  se  produisent  avec  tout  le  faste  et  toute 
l'ostentation  de  la  probité  !  combien  de  fourbes  insolents  à  vanter  leur  sin- 
cérité! combien  de  traîtres  habiles  à  sauver  les  dehors  de  la  fidélité  et  de 
l'amitié!  combien  de  sensuels,  esclaves  des  passions  les  plus  infâmes,  en 
possession  d'affecter  la  pureté  des  mœurs,  et  de  la  pousser  jusqu'à  la  sévé- 
rité! combien  de  femmes  libertines,  fières  sur  le  chapitre  de  leur  réputation, 
et ,  quoique  engagées  dans  un  commerce  honteux  ,  ayant  le  talent  de  s'atti- 
rer toute  l'estime  d'une  exacte  et  parfaite  régularité!  Au  contraire,  com- 
bien de  Justes  faussement  accusés  et  condamnés  !  combien  de  serviteurs  de 
Dieu ,  par  la  malignité  du  siècle ,  décriés  et  calomniés!  combien  de  dévots 
de  bonne  foi  traités  d'hypocrites,  d'intrigants  et  d'intéressés  !  combien  de 
vraies  vertus  contestées  !  combien  de  bonnes  œuvres  censurées  !  combien 
d'intentions  droites  mal  expliquées ,  et  combien  de  saintes  actions  empoi- 
sonnées! Or  c'est  là,  dit  saint  Chrysostome,  ce  que  le  jugement  de  Dieu 
dévoilera  ;  en  sorte  que  chacun  sera  connu  pour  ce  qu'il  est ,  que  chacun 
paraîtra  ce  qu'il  a  été,  que  chacun  tiendra  le  rang  qu'il  doit  tenir  ;  les  secrets 
des  consciences  seront  révélés,  et  alors,  dit  l'Apôtre,  chacun  recevra  la 
louange  qui  lui  sera  due  :  Et  tune  laus  erit  unicuique  à  Deo  â.  Par  cette 
fatale  et  décisive  séparation  du  bon  grain  d'avec  l'ivraie  (écoutez  l'oracle  de 

4   1  Cor.,  4» 


SUR   LE    JUGEMENT    DERNIER.  149 

Job,  qui  s'accomplira  à  la  lettre,  et  qui  sera  une  partie  de  la  justice  que 
Dieu  rendra  à  ses  élus) ,  par  cette  fatale  et  décisive  séparation ,  la  joie  de 
Thypocritc  finira,  son  espérance  périra.  Funeste,  mais  juste  menace  que 
lui  fait  le  Saint-Esprit  :  Et  gaudiurn  hypocrites  ad  instar  puncti  :  et  spes 
hypocritœ  peribit  *. 

Car  la  joie  de  l'hypocrite  était  d'en  imposer,  et  cependant  d'être  honoré 
et  respecté.  Sa  joie  était  d'avoir  dans  le  monde  un  certain  crédit  qui  ne 
lui  coûtait  qu'à  bien  faire  son  personnage,  et  qu'à  bien  jouer  la  comédie.  Sa 
joie  était  d'être  parvenu ,  à  force  de  dissimulation ,  à  recevoir  l'hommage 
et  le  tribut  des  plus  pures  vertus,  et  à  jouir  sans  mérite  de  tous  les  avan- 
tages du  vrai  mérite.  Voilà  ce  que  Job  appelait  les  prospérités,  les  joies, 
le  règne  de  l'hypocrisie;  mais  dans  le  dernier  jugement,  ce  règne  de 
l'hypocrisie  sera  détruit ,  ces  prospérités  de  l'hypocrisie  s'évanouiront ,  ces 
joies  de  l'hypocrisie  se  changeront  en  des  afflictions  mortelles:  elles  n'étaient 
fondées  que  sur  l'erreur  des  âmes  simples ,  séduites  et  éblouies  par  un  faux 
éclat;  mais  cette  séduction  des  âmes  simples,  trompées  jusqu'alors,  mais 
enfin  désabusées  par  la  lumière  de  Dieu ,  après  avoir  été  à  l'hypocrite  une 
frivole  consolation,  se  tournera  pour  lui,  disons  mieux,  contre  lui,  en 
opprobre  et  en  confusion  :  l'espérance  de  l'hypocrite  était  qu'on  ne  le  con- 
naîtrait jamais  à  fond ,  et  qu'éternellement  le  monde  serait  la  dupe  de  sa 
damnable  politique  ;  et  son  désespoir,  au  cuntrairo,  sera  dp  ne  pouvoir  plus 
se  déguiser,  de  n'avoir  plus  de  ténèbres  où  se  cacher,  de  voir  malgré  lui  le 
voile  de  son  hypocrisie  levé,  ses  artifices  découverts,  et  d'être  exposé  aux 
yeux  de  toutes  les  nations  :  Spes  hypocritœ  peribit.  Les  autres  pécheurs, 
connus  dans  le  monde  pour  ce  qu'ils  étaient ,  en  cela  même  qu'ils  auront 
été  connus,  auront  déjà  été  à  demi  jugés,  et  déjà,  par  avance,  auront 
essuyé  une  partie  de  l'humiliation  que  leur  doit  causer  le  jugement  de 
Dieu  :  mais  l'hypocrite ,  à  qui  il  faudra  quitter  le  masque  de  cette  fausse 
gloire  dont  il  s'était  toujours  paré  ;  mais  cette  femme  qui  aura  passé  pour 
vertueuse ,  et  dont  les  commerces  viendront  à  être  publiés  ;  mais  ce  ma- 
gistrat que  l'on  aura  cru  un  exemple  d'intégrité,  et  dont  les  injustices 
seront  mises  dans  un  plein  jour  ;  mais  cet  ecclésiastique  réputé  saint,  à  qui 
Dieu  reprochera  hautement  sa  vie  dissolue  ;  mais  ce  prétendu   homme 
d'honneur  dont  on  verra  toutes  les  fourberies  ;  mais  cet  ami  sur  qui  l'on 
comptait,  dont  les  lâches  trahisons  seront  éclaircies  et  vérifiées;   mais 
quiconque  aura  su  l'art  de  tromper,  et  qui  alors  se  trouvera  dans  la  nécessité 
affreuse  de  faire  une  réparation  solennelle  à  la  vérité ,  ah  !  Chrétiens ,  c'est 
pour  ceux-là  que  le  jugement  de  Dieu  aura  quelque  chose  de  bien  désolant. 
La  chose  n'est  que  trop  vraie  ;  mais ,  par  une  raison  tout  opposée ,  c'est 
ce  qui  rendra  le  jugement  de  Dieu  non-seulement  supportable,  mais  favo- 
rable ,  mais  honorable ,  mais  désirable  aux  Justes  et  aux  prédestinés  :  car 
leur  gloire,  dit  saint  Chrysostome ,  sera  de  paraître  à  découvert  devant 
toutes  les  créatures  intelligentes  ;  leur  gloire ,  et  même  le  comble  de  leurs 
désirs ,  sera  que  l'on  discerne  enfin ,  et  la  droiture  de  leurs  actions ,  et  la 
pureté  de  leurs  intentions  ;  leur  gloire  sera  qu'on  les  connaisse ,  parce  que 
*  Job.,  20. 


150  SUH    LE    JUGEMENT    DERNIER. 

leur  disgrâce  jusque-là  aura  été  de  n'être  pas  assez  connus  :  et  voilà,  âmes 
lidèles ,  qui,  malgré  la  corruption  du  siècle,  servez  votre  Dieu  en  esprit  et 
vérité ,  voilà  ce  qui  doit ,  dans  la  vie ,  vous  affermir  et  vous  consoler.  A  ce 
terrible  moment  où  le  livre  des  consciences  sera  ouvert ,  votre  espérance , 
ranimée  par  la  vue  du  souverain  Juge,  et  sur  le  point  d'être  remplie,  vous 
soutiendra,  et  vous  dédommagera  bien  des  injustes  persécutions  du  monde; 
tandis  que  l'impie,  confondu,  troublé,  consterné,  marchera  la  tête  baissée 
et  sans  oser  lever  les  yeux ,  vous  paraîtrez  avec  une  sainte  assurance  : 
pourquoi?  parce  que  le  jour  de  votre  justification  sera  venu.  Maintenant 
l'envie ,  la  calomnie  lancent  contre  vous  leurs  traits  envenimés;  main  enfin 
l'envie  sera  forcée  à  se  taire ,  ou ,  si  elle  parle ,  ce  ne  sera  plus  qu'en  votre 
faveur  ;  la  calomnie  sera  convaincue  de  mensonge ,  et  la  vérité  se  montrera 
dans  tout  son  lustre.  Cependant,  jouissez  du  témoignage  secret  de  votre 
cœur,  que  vous  devez  préférer  à  tous  les  éloges  du  inonde  ;  dites  avec  saint 
Paul:  Peu  m'importe  quel  jugement  les  hommes  font  présentement  de  moi, 
puisque  c'est  mon  Dieu  qui  doit  un  jour  me  juger:  Qui  autemjudicat  me 
Dominas  est1;  ou  bien  dites  avec  Jérémie  :  C'est  vous,  Seigneur,  qui 
sondez  les  âmes ,  et  qui  en  découvrez  les  plis  et  les  replis  les  plus  cachés  ; 
c'est  à  vous  que  j'ai  remis  ma  cause,  vous  la  jugerez  :  Tibi  enira  revelavi 
causant  meam*.  Avançons. 

Il  viendra  pour  glorifier  l'humilité  dans  la  personne  des  humbles, 
seconde  justice  que  Dieu  rendra  à  ses  élus.  Cette  humilité ,  cette  simplicité 
du  Juste ,  cette  patience  à  souffrir  les  injures  sans  se  venger,  que  les  mon- 
dains auront  traitée  de  faiblesse  d'esprit,  de  petitesse  de  génie ,  de  bassesse 
de  cœur,  Dieu  viendra  pour  la  couronner,  et  pour  convaincre  tout  l'univers 
qu'elle  aura  été  la  véritable  force ,  la  véritable  grandeur  d'âme ,  la  véritable 
sagesse.  Car  c'est  alors,  dit  l'Écriture,  dans  cet  admirable  passage  que 
vous  avez  entendu  cent  fois ,  et  dont  vous  avez  été  cent  fois  touchés ,  c'est 
alors  que  les  humbles  de  cœur  s'élèveront  avec  confiance  contre  ceux  qui 
les  auront  méprisés  et  insultés  :  Tune  stabunt  Justi  in  magna  constantia*. 
C'est  alors  que  les  sages  du  siècle,  que  ces  esprits  forts  seront  non-seulement 
surpris ,  mais  déconcertés ,  en  voyant  ces  hommes ,  qu'ils  n'avaient  jamais 
regardas  que  comme  le  rebut  du  monde ,  placés  sur  des  trônes  de  gloire. 
C'est  alors  qu'interdits  et  hors  d'eux-mêmes ,  ils  s'écrieront  en  gémissant  : 
Ce  sont  là  ceux  dont  nous  nous  sommes  autrefois  moqués ,  et  qui  ont  été 
le  sujet  de  nos  railleries  :  Ili  sunt  quos  habuimus  aliquando  in  derisum'\ 
Insensés  que  nous  étions!  leur  vie  nous  paraissait  une  folie,  et  toute  leur 
conduite  nous  faisait  pitié  :  Nos  insensati  vitam  illorum  xstimabamus 
insaniam*;  cependant  les  voilà  élevés  au  rang  des  enfants  de  Dieu,  et  leur 
partage  est  avec  les  saints  :  Eeee  quomodo  computati  sunt  inter  filios 
Dei,  et  inter  Sanctos  sors  illorum  est6.  C'est,  dis-je,  alors  que  l'orgueil 
du  monde  rendra  ce  témoignage,  quoique  forcé,  à  l'humilité  des  élus  de 
Dieu  ;  et  c'est  là  même  qu'on  verra  sensiblement  l'effet  de  cette  promesse  de 
Jésus-Christ,  que  quiconque  s'humilie  sera  glorifié  :  Omnis  qui  se  humiliât 
exaltabitur1 '. 

«    1  Cor.,  4.  —  2  Jcrcm.,  11.  —  3  Sap.,  5.  —  4  lbid.  —  s  lbid.  —  6  lbid.  —  7  Luc,  14. 


SUR    LE   JUGEMENT    DERNIER.  151 

Car  pendant  la  vie  il  n'est  pas  toujours  vrai ,  et  môme  il  est  rarement 
vrai  que  celui  qui  s'abaisse  et  qui  s  humilie  soit  élevé.  On  en  voit  dont 
l'humilité,  quoique  véritable  et  quoique  solide,  est  accompagnée  jusqu'au 
bout  de  l'humiliation.  On  en  voit  qui,  pour  chercher  Dieu,  et  par  un  esprit 
de  religion ,  s'étant  ensevelis  et  comme  anéantis  devant  les  hommes,  meu- 
rent dans  leur  obscurité  et  dans  leur  anéantissement.  Combien  d'âmes 
saintes  dont  la  vie  est  cachée  avec  Jésus-Christ ,  et  à  qui  le  monde  n'a 
jamais  tenu  nul  compte  du  courage  héroïque  qu'ils  ont  eu  de  se  séparer  et 
de  se  détacher  de  lui?  Or  c'est  pour  cela,  reprend  saint  Chrysostome ,  qu'il 
doit  y  avoir  et  qu'il  y  aura  un  jugement  à  la  fin  des  siècles. 

Parce  que  le  monde  ne  rend  pas  justice  à  ces  chrétiens  parfaits  qui  s'hu- 
milient et  s'anéantissent  pour  Dieu ,  Dieu  qui  se  pique  d'être  fidèle ,  la  leur 
rendra  au  centuple.  Parce  qu'il  y  a  des  saints  sur  la  terre  dont  l'humilité, 
quoique  sincère,  n'est  ni  connue  du  inonde,  ni  honorée  au  point  qu'elle  le 
devrait  être  si  le  monde  était  équitable ,  Dieu  suppléera  au  défaut  du 
monde ,  et  la  relèvera  ;  mais  aux  dépens  de  qui  ?  toujours  aux  dépens  et  à  la 
honte  du  mondain ,  dont  la  fausse  gloire ,  dont  la  vanité  ridicule ,  dont  la 
présomptueuse  ambition ,  condamnée  et  réprouvée ,  rendra  hommage  à  la 
sainteté  des  maximes  que  le  sage  et  humble  chrétien  aura  suivies,  puisqu'en 
même  temps  que  l'humble  sera  exalté,  Qui  se  humiliât  exaltabitur  I , 
l'orgueilleux  sera  humilié  et  couvert  d'un  éternel  opprobre  :  Et  qui  se 
exaltât  humiliobitur .  Ce  n'est  pas  assez. 

Il  viendra  pour  béatifier  les  pauvres  :  autre  mystère  du  jugement  de 
Dieu,  autre  justice  qu'il  rendra  à  ses  prédestinés.  Car  il  est  de  la  foi  que  le 
pauvre  ne  sera  pas  éternellement  dans  l'oubli  :  Quoniam  non  in  finem 
oblivio  erit  pauperis^.  Il  est  de  la  foi  que  la  patience  des  pauvres  ne 
périra  pas  pour  jamais,  c'est-à-dire  qu'elle  ne  sera  pas  pour  jamais  inutile 
et  sans  fruit  :  Patientia  pentperum  non  peribit  in  finemz.  Et  il  est  néan- 
moins évident  que  ces  deux  oracles  du  Saint-Esprit  ne  se  vérifient 
pas  toujours  ni  même  communément  dans  cette  vie.  Car  combien  de 
pauvres  y  sont  oubliés  !  combien  y  demeurent  sans  secours  et  sans  assis- 
tance! Oubli  d'autant  plus  déplorable  que,  de  la  part  des  riches,  il  est 
volontaire,  et  par  conséquent  criminel  :  je  m'explique.  Combien  de  mal- 
heureux réduits  aux  dernières  rigueurs  de  la  pauvreté ,  et  que  l'on  ne 
soulage  pas ,  parce  qu'on  ne  les  connaît  pas  et  qu'on  ne  les  veut  pas 
connaître!  Si  l'on  savait  l'extrémité  de  leurs  besoins,  on  aurait  pour  eux, 
malgré  soi,  sinon  de  la  charité,  au  moins  de  l'humanité.  A  la  vue  de  leurs 
misères,  on  rougirait  de  ses  excès,  on  aurait  honte  de  ses  délicatesses,  on 
se  reprocherait  ses  folles  dépenses ,  et  Ton  s'en  ferait  avec  raison  des  crimes 
devant  Dieu.  Mais  parce  qu'on  ignore  ce  que  souffrent  ces  membres  de 
Jésus-Christ,  parce  qu'on  ne  veut  pas  s'en  instruire,  parce  qu'on  craint 
d'en  entendre  parler,  parce  qu'on  les  éloigne  de  sa  présence,  on  croit  en 
être  quitte  en  les  oubliant  ;  et  quelque  extrêmes  que  soient  leurs  maux , 
on  y  devient  insensible.  Combien  de  véritables  pauvres  que  l'on  rebute 
comme  s'ils  ne  Tétaient  pas,  sans  qu'on  se  donne  et  qu'on  veuille  se  donner 

»  Luc.,  14.  —  '  Psaim.  9  —  3  Ibid. 


152  ^LR    IB    JUGEMENT    DERNIER. 

la  peine  de  discerner  s'ils  le  sont  en  effet!  combien  de  saints  pauvres 
dont  les  gémissements  sont  trop  faibles  pour  venir  jusqu'à  nous, ,  et  dont 
on  ne  veut  pas  s'approcher  pour  se  mettre  en  devoir  de  les  écouter  !  com- 
bien de  pauvres  abandonnés  dans  les  provinces!  combien  de  désolés  dans 
les  prisons  !  combien  de  languissants  dans  les  hôpitaux  !  combien  de  honteux 
dans  les  familles  particulières  !  Parmi  ceux  qu'on  connaît  pour  pauvres  ,  et 
dont  on  ne  peut  ni  ignorer  ni  même  oublier  le  douloureux  état ,  combien 
sont  négligés!  combien  sont  durement  traités!  combien  de  serviteurs  de 
Dieu  qui  manquent  de  tout,  pendant  que  l'impie  est  dans  l'abondance , 
dans  le  luxe,  dans  les  délices!  S'il  n'y  avait  point  de  jugement  dernier, 
voilà  ce  que  l'on  pourrait  appeler  le  scandale  de  la  Providence  :  la  patience 
des  pauvres  outragée  par  la  dureté  et  par  l'insensibilité  des  riches.  Mais 
c'est  pour  cela  même ,  dit  saint  Chrysostome ,  que  la  Providence  prépare 
aux  riches  un  jugement  sévère  et  rigoureux;  et  c'est  ce  que  comprenait 
parfaitement  David ,  quand  il  disait:  Cognovi  quia  faciet  Dominus  judi- 
cium  inopis ,  et  vindictam  pauperum  l  :  J'ai  connu  que  Dieu  jugera  la 
cause  des  pauvres,  et  qu'il  les  vengera.  Et  par  où  l'avait-il  connu?  par  cet 
invincible  raisonnement,  que  la  patience  des  pauvres,  dans  le  sens  que  je 
l'ai  marquée,  ne  devant  et  ne  pouvant  périr  pour  jamais,  il  fallait  qu'il  y 
eût  un  jugement  supérieur  à  celui  des  hommes ,  où  l'on  connut  qu'en 
effet  elle  ne  périt  point,  c'est-à-dire  que  Dieu  a  pour  elle  tous  les  égards 
qu'elle  a  droit  d'attendre  d'un  maître  souverainement  équitable  :  Patientia 
pauperum  non  peribit  in  finem*;  un  jugement  où  non-seulement  les 
pauvres  fussent  dédommagés  de  cette  inégalité  de  biens  qui  les  a  réduits 
dans  l'indigence  et  la  disette ,  mais  où  leur  patience  poussée  à  bout  fût 
pleinement  vengée  des  injustes  traitements  qu'elle  aurait  soufferts.  C'est 
pour  cela,  dit  Dieu  lui-même,  que  je  me  lèverai  :  c'est  parce  que  les 
souffrances  du  pauvre ,  à  qui  le  riche  impitoyable  aura  fermé  son  cœur  et 
ses  entrailles,  auront  excité  mon  courroux  ;  parce  que  leurs  crimes  m'auront 
touché  ;  parce  que  j'aurai  été  indigné  de  voir  qu'on  s'endurcit  à  leurs 
plaintes  :  Propter  miser iam  inopum,  et  gemitum  pauperum,  nunc  exsur- 
gam,  dicit  Dominus**  Ces  cris  des  pauvres ,  qui  sont  montés  jusqu'à  moi, 
me  solliciteront  en  leur  faveur  ;  et  je  ne  croirai  point  m' être  acquitté  de 
ce  que  je  leur  dois  et  comme  créateur  et  comme  juge,  que  dans  ce  grand 
jour  où  je  prononcerai  pour  eux  un  arrêt  de  salut ,  tandis  que  je  réprou- 
verai, par  un  jugement  sans  miséricorde,  ceux  qui  n'auront  usé  envers  eux 
de  nulle  miséricorde.  A  entendre  ainsi  Dieu  parler  dans  l'Écriture,  ne  dirait- 
on  pas  que  le  jugement  dernier,  quoique  universel,  ne  doive  être  que  pour 
les  pauvres,  et  qu'il  n'ait  pour  terme  et  pour  fin  que  de  leur  faire  justice? 
Propter  miseriam  inopum  et  gemitum  pauperum  ;  à  voir  comment  le  Fils 
de  Dieu  qui  doit  y  présider  s'y  comportera  et  y  procédera ,  ne  dirait-on 
pas  que  tout  le  jugement  du  monde  doit  rouler  sur  le  soin  des  pauvres  ; 
que  de  là  doive  dépendre  absolument  et  essentiellement  le  sort  éternel  des 
hommes ,  c'est-à-dire  que  les  uns  ne  doivent  être  condamnés  que  parce 
qu'ils  auront  méprisé  le  pauvre,  et  les  autres  comblés  de  gloire ,  que  parce 

'  Psahn.  130.  —  i  lbûl  ,  9.  —  3  Ibid.,  1  i. 


SUR   LE    JUGEMENT    DERNIER.  J  53 

qu'ils  l'auront  secouru  ?  Heureux  donc,  concluait  le  Prophète  royal ,  heu- 
reux celui  qui  pense  attentivement  au  pauvre  :  Beat  us  qui  intelligit  super 
egenum  et  pauperem l  :  pourquoi  ?  parce  que  Dieu ,  au  jour  de  sa  colère, 
l'épargnera  et  le  sauvera  :  In  die  mala  liber abit  eum  Dominus*. 

Finissons,  et  disons  encore  que  Dieu  viendra  pour  venger  les  faibles  que 
le  pouvoir,  joint  à  la  violence,  aura  opprimés  :  quatrième  et  dernière  justice 
dont  il  se  tiendra  redevable  à  ses  élus.  Car  maintenant  c'est  le  crédit  qui 
l'emporte ,  et  qui  a  presque  partout  gain  de  cause  :  le  plus  fort  a  toujours 
raison,  quoi  qu'il  entreprenne,  et  parce  qu'il  est  le  plus  fort,  il  croit  avoir 
un  titre  pour  l'entreprendre,  et  il  en  vient  à  bout.  Combien  de  persécutions, 
de  vexations  causées  par  l'abus  de  l'autorité!  combien  de  misérables,  com- 
bien de  veuves ,  faute  d'appui ,  sacrifiés  comme  des  victimes  à  la  faveur  ! 
combien  de  pupilles  dont  l'héritage  devient,  après  bien  des  formalités,  la 
proie  du  chicaneur  et  de  l'usurpateur  !  combien  de  familles  ruinées  parce 
que  le  bon  droit ,  attaqué  par  une  partie  redoutable ,  n'a  point  trouvé  de 
protection  !  combien  de  procès  mal  fondés ,  néanmoins  hautement  gagnés , 
parce  que  les  sollicitations ,  la  cabale  et  les  brigues  ont  prévalu  !  Malgré  la 
justice  et  les  lois,  le  faible  succombe  presque  toujours.  S'il  y  a  des  juges 
sans  probité ,  c'est  toujours  contre  lui  et  jamais  pour  lui  qu'ils  se  laissent 
corrompre.  Du  moment  qu'il  est  lo  plus  faible,  par  une  malheureuse  fatalité, 
tout  lui  est  contraire  et  rien  ne  lui  est  favorable.  Mais,  Seigneur,  il  trouvera 
enfin  auprès  de  vous  ce  qui  lui  aura  été  refusé  à  tous  les  tribunaux  delà  terre; 
vous  viendrez  plein  d'équité  et  de  zèle ,  et  vous  prendrez  la  défense  de 
l'orphelin ,  afin  que  le  puissant ,  que  le  grand  qui  avait  tant  abusé  de  sa 
grandeur,  cesse  de  se  glorifier  :  Judicare pupillo  et  humili,  ut.  non  apponat 
ultra  magnifïcare  se   Iwmo  super  terram*.  Jusque-là  il  aura  toujours 
eu  le  dessus;  jusque-là  fier  de  ses  succès,  parce  que  rien  ne  lui  résistait , 
il  aura  passé,  non-seulement  pour  le  plus  fort,  mais  pour  le  plus  habile  , 
pour  le  mieux  établi  dans  ses  droits,  pour  le  plus  digne  d'être  distingué  et 
honoré  ;  jusque-là  il  se  sera  fait  une  fausse  gloire  et  un  prétendu  mérite 
de  ses  violences  mêmes  :  mais  vous  le  détromperez  bien  alors ,  Seigneur,  et 
vous  lui  ferez  bien  rabattre  de  ses  vaines  idées  :  Ut  non  apponat  ultra 
magnificare  se.  Comment  cela?  c'est  que  vous  tirerez  le  faible  de  l'oppres- 
sion ,  et  qu'il  trouvera  en  vous ,  ô  mon  Dieu ,  un  vengeur  et  un  protec- 
teur. 

Il  est  donc  vrai  que  le  jugement  de  Dieu  sera  pour  ses  élus  le  jour  de 
leur  rédemption ,  le  jour  de  leur  gloire,  le  jour  où  Dieu  leur  fera  justice. 
Ah  !  Chrétiens,  à  quoi  pensons-nous,  si,  persuadés  d'une  vérité  si  tou- 
chante ,  nous  ne  travaillons  pas  de  toutes  nos  forces  à  être  du  nombre  de 
ces  heureux  prédestinés  ?  que  faisons-nous ,  si ,  renonçant  aux  fausses 
maximes  du  monde ,  nous  ne  nous  mettons  pas  en  état  d'être  de  ces  élus 
de  Dieu  qui  paraîtront  avec  tant  de  confiance  devant  le  tribunal  de  Jésus- 
Christ?  Or  ,  en  voici ,  mes  chers  auditeurs ,  l'important  secret,  que  je  vous 
laisse  pour  fruit  de  tout  ce  discours.  Commencez  dès  maintenant  à  accom- 
plir dans  vos  personnes  ce  que  Dieu,  dans  le  jugement  dernier,  fera  en 

1  Psalm.  4i.  —  2  Ibitl.  —  3  llml.,  9. 


154  SLR    LE    JUGEMENT    DERNIER. 

faveur  de  ses  élus  ;  il  les  séparera  d'avec  les  hypocrites  et  les  impies  :  sé- 
parez-vous-en par  la  pratique  d'une  solide  et  d'une  véritable  piélé;  il 
glorifiera  les  humbles  :  humiliez-vous ,  dit  saint  Pierre ,  et  soumettez-vous 
à  Dieu,  afin  que  Dieu  vous  élève  au  jour  de  sa  visite,  c'est-à-dire  dans 
son  jugement  :  Humiliamini ,  ut  vos  Deus  exaltet  in  tempore  visitatio- 
nis  l;  il  béatifiera  les  pauvres  :  assistez-les,  soulagez-les,  faites-vous-en 
des  amis  auprès  de  votre  juge  ,  afin  que  quand  il  viendra  vous  juger  ils 
soient  vos  intercesseurs ,  et  qu'ils  vous  reçoivent  dans  les  tabernacles  éter- 
nels ;  il  vengera  les  faibles  opprimés  :  protégez-les ,  et ,  selon  la  mesure  de 
votre  pouvoir ,  soyez  leurs  patrons  ;  servez ,  à  l'exemple  de  Dieu ,  de  tu- 
teurs au  pupille  et  à  la  veuve. 

Et  vous ,  justes ,  humbles ,  pauvres ,  faibles ,  les  bien-aimés  de  Dieu , 
soutenez-vous  dans  votre  justice ,  dans  votre  obscLirité,  dans  votre  pau- 
vreté ,  dans  votre  faiblesse ,  par  l'attente  de  ce  grand  jour ,  qui  sera  tout  à 
la  fois  le  joLir  du  Seigneur  et  le  vôtre.  Non  pas  que  vous  ne  deviez  craindre 
le  jugement  de  Dieu,  il  est  à  craindre  pour  tous  ;  mais  en  le  craignant,  crai- 
gnez-le de  sorte  que  vous  puissiez  au  même  temps  le  désirer,  l'aimer, 
l'espérer  :  car,  pourquoi  ne  l'aimeriez-vous  pas,  puisqu'il  doit  vous  déli- 
vrer de  toutes  les  misères  de  cette  vie?  pourquoi  ne  le  désireriez-vous  pas , 
puisqu'il  doit  vous  racheter  de  la  servitude  du  siècle?  pourquoi  ne  l'espé- 
reriez-vous  pas  ,  puisqu'il  doit  commencer  votre  bonheur  éternel?  Craignez 
le  jugement  de  Dieu,  mais  craignez-le  d'une  crainte  mêlée  d'amour  et 
accompagnée  de  confiance  ;  craignez-le  comme  vous  craignez  Dieu.  Il  ne 
vous  est  point  permis  de  craindre  Dieu  sans  l'aimer  ;  il  faut  qu'en  le  crai- 
gnant vous  l'aimiez ,  et  que  vous  l'aimiez  encore  plus  que  vous  ne  le  crai- 
gnez; sans  cela  votre  crainte  n'est  qu'une  crainte  servile,  qui  ne  suffit  pas 
même  pour  le  salut.  Or ,  il  en  est  de  même  du  jugement  de  Dieu  :  crai- 
gnons-le tous,  mes  chers  auditeurs,  ce  terrible  jugement,  mais  craignons-le 
dune  crainte  efficace ,  d'une  crainte  qui  nous  convertisse,  qui  corrige  nos 
désordres ,  qui  redoLible  notre  vigilance ,  qui  rallume  notre  ferveur ,  qui 
nous  porte  à  la  pratique  de  toutes  les  œuvres  chrétiennes ,  tellement  que 
nous  méritions  d'être  placés  à  la  droite ,  et  d'entendre  de  la  bouche  de  notre 
juge  ces  consolantes  paroles  :  Venite ,  benedicti  Patris  mei  *  .*  Venez, 
vous  qui  êtes  bénis  de  mon  Père  ;  possédez  le  royaume  qui  vous  est  préparé 
dès  la  création  du  monde  :  je  vous  le  souhaite ,  etc. 

1    1  I'elr.,  5.  —  '-  Matlh.,  25. 


SUR    LE    RESPECT    HUMAIN.  155 


SERMON  POUR  LE  DEUXIÈME  DIMANCHE  DE  L'A  VENT. 


SUR   LE   RESPECT  HUMAIN. 

Beiilus  (jui  non  f ne  rit  scandalizatiis  in  me. 

fcuiiliciucux  celui  qui  ne  sera  point  scandalisé  de  moi.  Sdint  Matlh.,  ch.   12. 

Si  RE  , 

C'est  à  ce  caractère  que  le  Sauveur  du  monde  reconnaît  ses  vrais  dis- 
ciples ;  c'est  la  condition  que  cet  Homme-Dieu  leur  propose  pour  être  reçus 
à  son  service,  et  pour  mériter  de  vivre  sous  sa  loi.  Il  leur  déclare  qu'il 
faut  prendre  parti  ;  qu'il  ne  faut  poinÇ  espérer  d'être  du  nombre  des  siens, 
si  l'on  n'est  résolu  d'en  faire  hautement  profession  ;  que  quiconque  étant 
chrétien  craint  de  le  paraître ,  est  indigne  de  lui  ;  qu'il  ne  suffît  pas ,  pour 
être  à  lui ,  de  croire  de  cœur ,  si  l'on  ne  confesse  de  bouche  ;  qu'il  ne  suffît 
pas  de  confesser  de  bouche  ,  si  l'on  ne  s'explique  par  ses  œuvres  ;  enfin , 
qu'il  veut  des  hommes  fervents,  généreux,  sincères,  qui  se  fassent  un 
honneur  de  l'avoir  pour  maître,  et  un  mérite  de  lui  obéir. 

Or ,  par  là  il  exclut  de  son  royaume  ces  lâches  mondains  qui ,  bien  loin 
de  se  déclarer  pour  Jésus-Christ ,  rougissent  de  Jésus-Christ  ;  qui ,  bien 
loin  d'honorer  Jésus-Christ ,  se  scandalisent  de  Jésus-Christ ,  et  qui ,  non 
contents  de  se  scandaliser  de  Jésus-Christ,  le  scandalisent  tous  les  jours 
lui-même  dans  la  personne  de  ses  frères ,  en  inspirant  aux  autres  la  même 
crainte  qui  les  arrête ,  et  le  même  respect  humain  qui  les  domine  :  c'est  ce 
que  j'entreprends  de  combattre  dans  ce  discours.  Cette  honte  du  service  de 
Dieu ,  ce  respect  humain  qui  nous  empêche  d'être  à  Dieu ,  cette  crainte  du 
monde,  ou  cette  complaisance  pour  le  monde,  qui  détruit  le  culte  que 
nous  devons  rendre  à  Dieu,  je  veux  vous  en  faire  voir  l'indignité,  le  désordre 
et  le  scandale  :  l'indignité  du  respect  humain  par  rapport  à  nous-mêmes , 
son  désordre  par  rapport  à  Dieu,  son  scandale  par  rapport  au  prochain. 

Il  y  en  a  qui  sont  les  esclaves  du  respect  humain ,  et  il  y  en  a  qui  en 
sont  les  auteurs  :  esclaves  du  respect  humain ,  je  leur  parlerai  dans  la  pre- 
mière et  dans  la  seconde  partie ,  et  je  leur  montrerai  combien  leur  conduite 
est  indigne,  combien  elle  est  criminelle;  auteurs  du  respect  humain,  je 
leur  parlerai  dans  la  dernière  partie ,  et  je  leur  montrerai  combien  leur 
conduite  est  scandaleuse  :  l'indignité  du  respect  humain  nous  le  fera  mé- 
priser ;  le  désordre  du  respect  humain  nous  le  fera  condamner  ;  le  scandale 
du  respect  humain  nous  en  fera  craindre  les  suites  :  c'est  tout  mon  des- 
sein. Demandons,  etc.  Ave,  Maria. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

C'est  de  tout  temps  que  les  hommes  se  sont  laissé  dominer  par  le  respect 
humain ,  et  c'est  de  tout  temps  que  les  partisans  du  monde  se  sont  fait  du 
respect  humain  une  malheureuse  politique  aux  dépens  de  leur  religion. 


156  SUR    LE    RESPECT    HUMAIN. 

Mais  de  quelque  prétexte ,  ou  de  nécessité ,  ou  de  raison ,  dont  ils  aient 
tâché  de  se  couvrir  en  soumettant  ainsi  leur  religion  aux  lois  du  monde , 
je  dis  que  ce  respect  humain  a  toujours  été  une  servitude  honteuse  ;  je 
dis  que  cette  politique  a  toujours  passé  ou  toujours  dû  passer  pour  une 
lâcheté  méprisable.  Caractère  de  servitude ,  caractère  de  lâcheté ,  l'un  et 
l'autre  indignes  de  tout  homme  qui  connaît  Dieu  ,  mais  encore  bien  plus 
d'un  chrétien  élevé  par  le  baptême  à  l'adoption  des  enfants  de  Dieu.  Ap- 
pliquez-vous ,  mes  chers  auditeurs ,  et  ne  perdez  rien  de  ces  deux  impor- 
tantes vérités. 

C'est  une  servitude  honteuse ,  et  je  l'appelle  la  servitude  du  respect  hu- 
main. Car ,  qu'y  a-t-il  de  plus  servile  que  d'être  réduit  ou  plutôt  que 
de  se  réduire  soi-même  à  la  nécessité  de  régler  sa  religion  par  le  caprice 
d  autrui  ?  de  la  pratiquer ,  non  pas  selon  ses  vues  et  ses  lumières ,  ni  même 
selon  les  mouvements  de  sa  conscience ,  mais  au  gré  d'autrui  ?  de  n'en 
donner  des  marques  et  de  n'en  accomplir  les  devoirs  que  dépendamment 
des  discours  et  des  jugements  d'autrui?  en  un  mot,  de  n'être  chrétien  ou 
du  moins  de  ne  le  paraître  qu'autant  qu'il  plaît. ou  qu'il  déplaît  à  autrui? 
Est-il  un  esclavage  comparable  à  celui-là?  Vous  savez  néanmoins,  et  peut- 
être  le  savez-vous  à  votre  confusion ,  combien  cet  esclavage ,  tout  honteux 
qu'il  est ,  est  devenu  commun  dans  le  monde ,  et  le  devient  encore  tous  les 
jours. 

Quand  saint  Augustin  parle  de  ces  anciens  philosophes,  de  ces  sages  du 
paganisme  qui,  par  la  seule  lumière  naturelle,  connaissaient,  quoique 
païens,  le  vrai  Dieu,  il  trouve  leur  condition  bien  déplorable  :  pourquoi? 
parce  qu'étant  convaincus,  comme  ils  l'étaient,  qu'il  n'y  a  qu'un  Dieu,  ils 
ne  laissaient  pas ,  pour  s'accommoder  au  temps ,  d'être  forcés  à  en  adorer 
plusieurs.  Prenez  garde,  Chrétiens  :  ceux-là ,  par  respect  humain,  faisaient 
violence  à  leur  raison,  et  servaient  des  dieux  qu'ils  ne  croyaient  pas  ;  et  nous, 
par  un  autre  respect  humain,  nous  faisons  violence  à  notre  foi ,  et  nous  ne 
servons  pas  le  Dieu  que  nous  croyons  :  ceux-là,  malgré  eux,  mais  pour 
plaire  au  monde,  étaient  superstitieux  et  idolâtres;  et  nous,  par  un  effet 
tout  contraire ,  mais  par  le  même  principe ,  nous  devenons ,  souvent  mal- 
gré nous-mêmes  ,  libertins  et  impies  :  ceux-là ,  pour  ne  pas  s'attirer  la 
haine  des  peuples,  pratiquaient  ce  qu'ils  condamnaient ,  adoraient  ce  qu'ils, 
méprisaient ,  professaient  ce  qu'ils  détestaient  ;  ce  sont  les  termes  de  saint 
Augustin  :  Colebant  quod  reprehendebant ,  agebant  quod  arguebant, 
quod  culpabant  adorabant l  ;  et  nous ,  pour  éviter  la  censure  des  nommes, 
et  par  un  vil  assujettissement  aux  usages  du  siècle  corrompu  et  à  ses 
maximes ,  nous  déshonorons  ce  que  nous  professons ,  nous  profanons  ce 
que  nous  révérons ,  nous  blasphémons ,  au  moins  par  nos  œuvres ,  non 
pas ,  comme  disait  un  apôtre ,  ce  que  nous  ignorons ,  mais  ce  que  nous 
savons  et  ce  que  nous  reconnaissons.  Au  lieu  que  ces  esprits  forts  de  la 
gentilité  ,  avec  leur  prétendue  force ,  se  captivaient  par  une  espèce  d'hy- 
pocrisie, nous  nous  captivons  par  une  autre;  au  lieu  qu'ils  jouaient  la 
comédie  dans  les  temples  de  Rome,  en  contrefaisant  les  dévots,  nous  la 

*     AllQllSt. 


SUR    LE   RESPECT    HUMAIN.  157 

jouons  au  milieu  du  christianisme,  en  contrefaisant  les  athées  :  avec  cette 
différence ,  remarquée  par  saint  Augustin ,  que  l'hypocrisie  de  ceux-là  était 
une  pure  fiction  qui  n'intéressait  tout  au  plus  que  de  fausses  divinités  ; 
au  lieu  que  la  nôtre  est  une  abomination  réelle  >  une  abomination  telle  que 
l'a  prédite  le  Prophète,  placée  dans  le  lieu  saint;  une  abomination  qui  ou- 
trage tout  à  la  fois  et  la  vérité,  et  la  majesté ,  et  la  sainteté  du  vrai  Dieu. 

Or,  en  user  de  la  sorte ,  n'est-ce  pas  se  rendre  esclave,  mais  esclave  dans 
la  chose  môme  où  il  est  moins  supportable  de  l'être,  et  où  tout  homme  sensé 
doit  plus  se  piquer  de  ne  l'être  pas?  Car  il  y  a  des  choses,  poursuit  ce  saint 
docteur,  où  la  servitude  est  tolérable ,  d'autres  où  elle  est  raisonnable, 
quelques-unes  même  où  elle  peut  être  honorable  ;  mais  de  s'y  soumettre 
jusque  dans  les  choses  les  plus  essentiellement  libres,  jusque  dans  la  pro- 
fession de  sa  foi ,  jusque  dans  l'exercice  de  sa  religion ,  jusque  dans  ses 
devoirs  les  plus  indispensables,  dans  ce  qui  regarde  notre  éternité,  notre 
salut ,  c'est  à  quoi  répugne  un  certain  fond  de  grandeur  qui  est  en  nous , 
et  avec  lequel  nous  sommes  nés  ;  c'est  ce  que  la  dignité  de  notre  être ,  non 
plus  que  la  conscience ,  ne  peut  comporter. 

Laissez-nous  aller  dans  le  désert ,  disaient  les  Hébreux  aux  Egyptiens  ; 
car,  tandis  que  nous  sommes  parmi  vous,  nous  ne  pouvons  pas  librement 
sacrifier  au  Dieu  d'Israël.  Or,  il  faut  que  nous  soyons  libres  dans  les  sa- 
crifices que  nous  lui  offrons.  En  tout  le  reste,  vous  nous  trouverez  souples 
et  dépendants;  et,  quelque  rigoureuses  que  soient  vos  lois,  nous  y  obéirons 
sans  peine  ;  mais  dans  le  culte  du  souverain  Maître  que  nous  adorons 
et  que  nous  devons  seul  adorer,  la  liberté  nous  est  nécessaire  ;  et  quand 
nous  vous  la  demandons ,  ce  n'est  qu'en  vertu  du  droit  que  nous  y  avons , 
et  en  vertu  même  du  commandement  exprès  que  notre  Dieu  nous  a  fait  de 
ne  nous  la  laisser  jamais  enlever.  C'est  ainsi ,  mes  Frères ,  reprend  saint 
Jérôme,  expliquant  ce  passage  de  l'Exode,  c'est  ainsi  que  doit  parler  un 
chrétien  engagé  par  la  Providence  à  vivre  dans  le  monde ,  et ,  par  consé- 
quent ,  à  y  soutenir  sa  religion.  Sur  toute  autre  chose,  doit-il  dire,  je  me 
conformerai  aux  lois  du  monde,  j'observerai  les  coutumes  du  monde,  je 
garderai  les  bienséances  du  monde,  je  me  contraindrai  même  s'il  le  faut, 
pour  ne  rien  faire  qui  choque  le  monde  :  mais  quand  il  s'agira  de  ce  que 
je  dois  à  mon  Dieu,  je  me  mettrai  au-dessus  du  monde ,  et  le  monde  n'aura 
nul  empire  sur  moi.  Dans  l'accomplissement  de  ce  devoir  capital,  qui  est 
le  premier  devoir  du  chrétien ,  je  ne  serai  ni  bizarre ,  ni  indiscret  ;  mais  je  serai 
libre,  et  la  prudence  dont  j'userai  pour  me  conduire  n'aura  rien  qui  dégé- 
nère de  cette  bienheureuse  indépendance  que  saint  Paul  veut  que  je  con- 
serve comme  le  privilège  inaliénable  de  l'état  de  grâce  où  Dieu  m'a  élevé. 
Telle  est,  dis-je,  selon  saint  Jérôme,  la  disposition  où  doit  être  un  homme 
fidèle  :  et  si  la  tyrannie  des  lois  du  monde  allait  jusque-là ,  qu'il  y  eût  en 
effet  des  états  où  il  fut  impossible  de  maintenir  cette  sainte  et  glorieuse 
liberté  avec  laquelle  Dieu  veut  être  servi  ;  ou  plutôt ,  si  l'homme  se  sentait 
faible  jusqu'à  ce  point  qu'il  désespérât  d'y  pouvoir  librement  servir  Dieu , 
il  devrait ,  à  l'exemple  des  Israélites ,  prendre  le  parti  d'une  généreuse  re- 
traite ?  et  chercher  ailleurs  un  séjour  où,  affranchi  du  joug  du  monde,  il 


458  SUR   LE   RESPECT    HUMAIN. 

put  sans  gêne  et  sans  contrainte  rendre  à  Dieu  les  hommages  de  sa  piété  ; 
faisant  divorce  pour  cela,  non  pas  avec  le  monde  en  général,  mais  avec 
ces  conditions  particulières  du  monde  où  l'expérience  lui  aurait  appris  que 
sa  religion  lui  serait  devenue  comme  impraticable.  Pourquoi  ?  parce  qu'au 
moins  est-il  juste  qu'étant  né  libre,  il  le  soit  inviolablement  pour  celui  à 
qui  il  doit  tout,  comme  au  principe  et  à  l'auteur  de  son  être,  et  qu'il  n'a- 
bandonne jamais  la  possession  où  Dieu  l'a  mis  d'être  à  cet  égard  dans  la 
main  de  son  conseil  et  de  sa  raison. 

Servitude  du  respect  humain ,  d'autant  plus  honteuse  que  c'est  l'effet 
tout  ensemble  et  d'une  petitesse  d'esprit ,  et  d'une  bassesse  de  cœur  que 
nous  nous  cachons  à  nous-mêmes ,  mais  que  nous  nous  cachons  en  vain , 
et  dont  nous  ne  pouvons  étouffer  le  secret  reproche.  Car,  si  nous  avions 
ce  saint  orgueil,  selon  l'expression  d'un  Père,  cette  noblesse  de  sentiments 
qu'inspire  le  christianisme ,  nous  dirions  hautement  comme  saint  Paul  : 
Non  erubesco  Evangelium  x  :  Je  ne  rougis  point  de  l'Évangile.  Nous  imi- 
terions ces  héros  de  l'Ancien  Testament  qui  se  faisaient  un  mérite  de  pra- 
tiquer leur  religion  à  la  face  même  de  l'irréligion.  Pendant  que  tous  les 
autres  couraient  en  foule  aux  idoles  de  Jéroboam ,  le  jeune  Tobie ,  sans 
craindre  de  paraître  singulier,  et  se  glorifiant  même  de  l'être  dans  une  si 
belle  cause ,  allait  lui  seul  au  temple  de  Jérusalem ,  et  se  rendait  par  là 
digne  de  l'éloge  que  l'Écriture  a  fait  de  sa  fermeté  et  de  sa  constance  : 
Denique ,  cura  irent  omnes  ad  vitulos  aureos  quos  fecerat  Jéroboam,  rex 
Israël,  hic  solus  pergebat  in  Jérusalem  ad  templum  Domini%.  Ainsi, 
quand  tout  ce  qui  nous  environne  vivrait  dans  l'oubli  de  Dieu  et  dans  le 
mépris  de  sa  loi ,  nous  nous  glorifierions,  comme  chrétiens,  d'être  les  sin- 
cères observateurs  de  cette  divine  loi  ;  et  par  une  singularité  que  le  monde, 
même  malgré  lui ,  respecterait ,  nous  nous  distinguerions ,  et  s'il  le  fallait , 
nous  nous  séparerions  de  ces  mondains  qui  en  sont  les  prévaricateurs.  Ni  le 
nombre  ,  ni  la  qualité  de  leurs  personnes  ne  nous  ébranleraient  pas.  Fus- 
sions-nous les  seuls  sur  la  terre  ,  nous  persisterions  dans  cette  résolution  , 
et  la  consolation  intérieure  que  nous  aurions  d'être  de  ceux  que  Dieu  se 
serait  réservés ,  et  qui  n  auraient  point  fléchi  le  genou  devant  Baal ,  c'est- 
à-dire  le  témoignage  que  nous  rendrait  notre  conscience ,  d'avoir  résisté 
au  torrent  de  l'idolâtrie  du  siècle,  serait  déjà  pour  nous  le  précieux  fruit 
de  la  victoire  que  notre  foi  aurait  remportée  sur  le  respect  humain.  Voilà 
les  heureuses  dispositions  où  nous  mettrait  une  liberté  évangélique. 

D'où  vient  donc  que  nous  n'y  sommes  pas  ?  et  qu'est-ce  que  ce  respect 
humain  qui  nous  arrête?  timidité  et  pusillanimité.  Nous  craignons  la  cen- 
sure du  monde ,  et  par  là  nous  avouons  au  monde  que  nous  n'avons  pas 
assez  de  force  pour  le  mépriser  dans  les  conjonctures  mêmes  où  nous  le 
jugeons  plus  méprisable  :  aveu  qui  devrait  seul  nous  confondre.  Nous  crai- 
gnons de  passer  pour  des  esprits  faibles ,  et  nous  ne  pensons  pas  que  cette 
crainte  est  elle-même  une  faiblesse ,  et  la  plus  pitoyable  faiblesse.  Nous 
avons  honte  de  nous  déclarer ,  et  nous  ne  voyons  pas  que  cette  honte,  pour 
m'exprimer  de  la  sorte ,  est  elle-même  bien  plus  honteuse  que  la  déclara- 

1  Rom.,  I.  —  »Tol>.,  1. 


SUR    LE    RESPECT    HUMAIN.  159 

lion  qu'il  faudrait  faire.  Car  qu'y  a-t-il  de  plus  honteux  que  la  honte  de 
paraître  ce  que  Ton  est  et  ce  que  l'on  doit  être?  Une  parole,  une  raillerie 
nous  trouble ,  et  nous  ne  considérons  pas  ni  de  quoi  ni  par  qui  nous  nous 
laissons  troubler.  De  quoi  ?  puisqu'il  n'est  rien  de  plus  frivole  que  la  rail- 
lerie ,  quand  elle  s'attaque  à  la  véritable  vertu  ;  par  qui?  puisque  c'est  par 
des  hommes  vains  dont  il  nous  doit  peu  importer  d'être  ou  blâmés  ou 
approuvés  ;  des  hommes  dont  souvent  nous  ne  faisons  nulle  estime  ;  des 
hommes  dont  la  légèreté  nous  est  connue  aussi  bien  que  l'impiété  ;  des 
hommes  dont  nous  ne  voudrions  pas  suivre  les  conseils ,  beaucoup  moins 
recevoir  la  loi ,  dans  une  seule  affaire  ;  des  hommes  pour  qui  nous  ne  vou- 
drions pas  nous  contraindre  dans  un  seul  de  nos  divertissements  :  ce  sont 
là  néanmoins  ceux  pour  qui  nous  nous  faisons  violence ,  ceux  que  nous 
ménageons ,  ceux  à  qui ,  par  le  plus  déplorable  aveuglement ,  nous  nous 
assujettissons  en  ce  qui  touche  le  plus  essentiel  de  nos  intérêts,  savoir  :  le 
salut  et  la  religion.  Après  cela ,  piquons-nous ,  je  ne  dis  pas  de  grandeur 
d'âme,  mais  de  sagesse  et  de  solidité  d'esprit  ;  après  cela,  flattons-nous 
d'avoir  trouvé  la  liberté  en  suivant  le  parti  du  monde.  Non ,  non ,  mes 
Frères  ,  reprend  saint  Chrysostome ,  ce  n'est  point  là  qu'on  la  trouve  : 
bien  loin  d'y  parvenir  par  là  ,  c'est  par  là  que  nous  tombons  dans  la  plus 
basse  servitude;  et  l'un  des  plus  visibles  châtiments  que  Dieu  exerce  déjà 
sur  nous ,  quand  nous  voulons  vivre  en  mondains,  c'est  qu'au  même  temps 
que  nous  pensons  à  secouer  son  joug ,  qu'il  appelle  et  qu'il  a  bien  sujet 
d'appeler  un  joug  doux  et  aimable,  il  nous  laisse  prendre  un  autre  joug 
mille  fois  plus  humiliant  et  plus  pesant,  qui  est  le  joug  du  monde  et  des 
lois  du  monde.  Caractère  de  servitude  dans  le  respect  humain ,  et  carac- 
tère de  lâcheté. 

Je  dis  lâcheté,  et  lâcheté  odieuse.  J'appartiens  à  Dieu  par  tous  les  titres 
les  plus  légitimes,  et  comme  homme  formé  de  sa  main,  enrichi  de  ses 
dons ,  racheté  de  son  sang ,  héritier  de  sa  gloire  ;  et  comme  chrétien ,  lié 
à  lui  par  le  nœud  le  plus  inviolable ,  et  engagé  par  une  profession  solen- 
nelle à  le  servir  ;  mais  au  lieu  de  m'armer  d'une  sainte  audace  et  de  prendre 
sa  cause  en  main,  je  l'abandonne,  je  le  trahis!  Lâcheté  impardonnable  : 
on  ne  peut  pas  même  la  supporter  dans  ces  âmes  mercenaires  que  leur 
condition  et  le  besoin  attachent  au  service  des  grands;  et  ce  qui  doit  bien 
nous  confondre,  c'est  le  zèle  qu'ils  font  paraître,  et  où  ils  cherchent  tant 
à  se  signaler  dès  qu'il  s'agit  de  ces  maîtres  mortels  dont  ils  attendent  une 
récompense  humaine  et  une  fortune  périssable.  Lâcheté  frappée  de  tant 
d'anathèmes  dans  l'Évangile ,  et  qui  doit  être  si  hautement  réprouvée  au 
jugement  de  Dieu  ,  puisque  c'est  là  que  le  Fils  de  l'Homme  rougira  de  qui- 
conque aura  rougi  de  lui ,  désavouera  quiconque  l'aura  désavoué ,  renon- 
cera quiconque  l'aura  renoncé  :  Qui  embuer it  me,  erubescam  et  ego 
illum  l.  Lâcheté  que  les  païens  mêmes  ont  condamnée  dans  les  chrétiens, 
et  sur  quoi  ils  leur  ont  fait  de  si  belles  et  de  si  solides  leçons. 

N'est-ce  pas  le  sentiment  qu'en  eut  autrefois  ce  sage  empereur ,  père  du 
grand  Constantin?  Eusèbe  nous  l'apprend  :  et  vous  le  savez,  quoique  in- 

1  Luc.,  9, 


i&)  SUR    LE    RESPECT    HUMAIN. 

fidèle ,  quoique  païen  ,  il  avait  et  des  officiers  dans  sa  cour ,  et  des  soldats 
chrétiens  dans  son  armée.  Il  voulut  éprouver  leur  foi  ;  il  les  assembla  tous 
devant  lui  ;  il  leur  parla  en  des  termes  propres  à  les  tenter  ;  enfin ,  il  les 
obligea  à  se  faire  connaître  et  à  s'expliquer.  Comme  il  y  en  a  toujours  eu 
de  tous  les  caractères ,  je  ne  suis  pas  surpris  que  les  uns ,  fermes  pour 
Jésus-Christ ,  aimassent  mieux  risquer  leur  fortune  que  de  démentir  leur 
religion ,  et  que  d'autres ,  dominés  par  le  respect  humain ,  choisissent 
plutôt  de  dissimuler  leur  religion  que  de  hasarder  leur  fortune.  Ainsi , 
dans  le  monde ,  et  dans  le  christianisme  même ,  les  choses  de  tout  temps 
ont-elles  été  partagées.  Mais  ce  qu'Eusèbe  remarque,  et  ce  qui  doit  être  une 
instruction  vive  et  touchante  pour  ceux  qui  m'écoutent  ici  (elle  convient  ad- 
mirablement au  lieu  où  je  parle,  et  je  suis  certain  qu'elle  sera  de  votre  goût), 
c'est  le  discernement  judicieux  que  fit  le  prince  de  ces  deux  sortes  de  chré- 
tiens ,  lorsque ,  par  un  traitement  aussi  contraire  à  leur  attente  qu'il  fut 
conforme  à  leur  mérite ,  il  retint  auprès  de  sa  personne  ceux  qui ,  mé- 
prisant les  vues  du  monde ,  avaient  témoigné  un  attachement  inviolable 
pour  leur  religion ,  et  renvoya  les  autres.  Car  il  jugea ,  ajoute  l'historien , 
qu'il  ne  devait  rien  se  promettre  de  ceux-ci  ;  qu'ils  pourraient  bien  lui  être 
infidèles  ,  puisqu'ils  l'avaient  été  à  leur  Dieu ,  et  qu'il  fallait  tout  craindre 
d'un  homme  dont  la  conscience  et  le  devoir  n'étaient  pas  à  l'épreuve  d'un 
vain  intérêt  et  d'une  considération  humaine. 

Ah!  mes  chers  auditeurs,  profitons  de  cette  maxime,  et  n'ayons  pas  la 
confusion  d'être  en  cela  moins  religieux  qu'un  païen  que  le  seul  bon  sens 
faisait  raisonner.  Sans  être  impies  ni  hypocrites ,  soyons  généreux  et  sin- 
cères. Entre  l'hypocrisie  et  l'impiété,  il  y  a  un  parti  honorable ,  c'est 
d'être  chrétien.  Soyons-le  sans  ostentation  ;  mais  soyons-le  aussi  de  bonne 
foi ,  et  faisons-nous  honneur  de  l'être  et  de  le  paraître, 

Souvenons-nous  de  tant  de  martyrs ,  nos  frères  en  Jésus-Christ ,  et  les 
membres  de  la  même  Eglise.  Craignaient-ils  la  présence  des  hommes?  s'éton- 
naient-ils d'un  regard,  d'une  parole?  Quelle  image,  mes  chers  auditeurs  ! 
Quel  reproche  de  notre  lâcheté  !  Ils  se  présentaient  devant  les  tyrans ,  et,  à 
la  face  des  tyrans ,  ils  confessaient  leur  foi.  Ils  montaient  sur  les  échafauds, 
et  sur  les  échafauds  ils  célébraient  les  grandeurs  de  leur  Dieu.  Ils  ver- 
saient leur  sang,  et  de  leur  sang  ils  signaient  la  vérité.  Avaient-ils  d'autres 
engagements  que  nous?  faisaient-ils  profession  d'une  autre  loi  que  nous? 
Le  Dieu  qu'ils  servaient,  qu'ils  glorifiaient,  pour  qui  ils  se  sacrifiaient, 
était-il  plus  leur  Dieu  que  le  nôtre  ? 

N'allons  pas  si  loin,  et  jugez-vous  vous-mêmes,  instruisez-vous  vous- 
mêmes  par  vous-mêmes.  Je  parle  dans  une  cour  composée  d'hommes 
fameux  par  leur  bravoure  et  par  leurs  exploits  militaires.  Avoir  une  fois 
reculé  dans  le  péril,  avoir  une  fois  hésité,  c'est  ce  qu'ils  regarderaient 
comme  une  tache  ineffaçable.  A  Dieu  ne  plaise  que  je  leur  refuse  le  juste 
éloge  qui  leur  est  dû  !  En  combattant ,  en  exposant  leur  vie  pour  le  grand 
et  le  glorieux  monarque  dont  ils  exécutent  les  ordres ,  et  que  le  ciel  a  placé 
sur  nos  têtes  pour  nous  commander,  ils  s'acquittent  d'un  devoir  naturel. 
Mais  du  reste,  par  quelle  contradiction  marquons-nous  tant  de  constance 


SUR    I.fc   RESPECT    HUMAIN.  {fi| 

d'une  part,  et  Je  l'autre  tant  Je  faiblesse?  Pourquoi  dans  les  choses  de  Dieu 
devenons-nous  comme  le  roseau  que  le  vent  agite,  selon  la  ligure  de  notre 
évangile?  Pourquoi  en  avons-nous  toute  l'instabilité,  c'est-à-dire  pourquoi 
nous  laissons-nous  si  aisément  fléchir  par  la  complaisance,  abattre  par  la 
crainte,  entraîner  par  la  coutume,  ébranler  par  l'intérêt?  Et  pour  m'en 
tenir  à  l'exemple  que  nous  propose  aujourd'hui  le  Sauveur  du  monde , 
que  n'imitons-nous  Jean-Baptiste?  que  n'apprenons-nous  de  lui  quelle 
fermeté  demande  le  service  de  notre  Dieu  et  l'observation  de  sa  loi?  Jusque 
dans  les  fers ,  ce  fidèle  ministre  confessa  Jésus-Christ  ;  jusque  dans  la  cour 
il  lui  rendit  témoignage.  Voilà  votre  modèle.  Conserver  au  milieu  de  la 
cour  cette  généreuse  liberté  des  enfants  de  Dieu ,  à  laquelle  vous  êtes  appe- 
lés, et  qui  semble,  à  entendre  parler  saint  Paul,  être  déjà  un  don  de  la 
gloire  plutôt  qu'un  effet  de  la  grâce  :  In  libertatem  gloriœ  ftliorum  Del i  ; 
au  milieu  de  la  cour  se  déclarer  pour  Jésus- Christ  par  une  pratique  cons- 
tante ,  solide ,  édifiante ,  de  tout  ce  que  vous  prescrit  la  religion ,  voilà  ce 
que  vous  prêche  le  divin  précurseur.  Et  qui  peut  vous  déposséder  de  cette 
liberté  chrétienne?  qui  le  doit?  S'il  faut  être  esclave,  ce  n'est  point  l'esclave 
du  monde,  mais  le  vôtre,  ô  mon  Dieu!  Il  n'y  a  que  vous,  et  que  vous 
seul ,  dont  nous  puissions  l'être  justement;  et  quand  nous  le  sommes  de 
tout  autre ,  nous  dégénérons  de  cette  bienheureuse  adoption ,  qui  nous  met 
au  nombre  de  vos  enfants ,  et  qui  nous  donne  droit  de  vous  appeler  notre 
Père.  Si  donc  nous  savons  avec  humilité  et  avec  prudence,  mais  avec  force 
et  avec  constance ,  nous  maintenir  dans  la  liberté  que  Jésus-Christ  nous  a 
acquise  par  son  sang,  le  monde,  tout  perverti  qu'il  est,  nous  respectera. 
Si  le  respect  humain  nous  la  fait  perdre ,  le  monde  lui-même  nous  mépri- 
sera; car  sa  corruption  et  sa  malignité  ne  va  pas  encore  jusqu'à  ne  pas 
rendre  justice  à  la  piété  lorsqu'elle  marche  par  des  voies  droites.  Mais  quand 
le  monde  s'élèverait  contre  moi ,  je  m'élèverais  contre  lui  et  au-dessus  de 
lui.  Le  Dieu  que  je  sers  est  un  assez  grand  maître  pour  mériter  que  je  lui 
fasse  un  sacrifice  du  monde;  c'est  un  maître  assez  puissant  pour  que  je  le 
serve,  non  pas  au  gré  du  monde,  mais  à  son  gré  :  or  son  gré  est  d'être 
servi  par  des  âmes  libres ,  et  indépendantes  des  faux  jugements  et  de  la 
vaine  estime  des  hommes.  Vous  avez  vu  l'indignité  du  respect  humain  ; 
voyons-en  le  désordre  :  c'est  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME    PARTIE. 

Vous  ne  l'avez  apparemment,  Chrétiens,  jamais  bien  compris  ce  dés- 
ordre dont  je  parle  ;  vous  n'en  avez  jamais  bien  connu  ni  l'étendue  ni  les 
conséquences  :  mais  je  m'assure  que  vous  serez  touchés  de  la  simple  expo- 
sition que  j'en  vais  faire,  et  qu'elle  suffira  pour  vous  en  donner  une  éter- 
nelle horreur.  Car  je  prétends  que  dans  l'ordre  du  salut,  il  n'est  rien  de 
plus  pernicieux,  rien  de  plus  damnable,  rien  de  plus  opposé  à  la  loi  de 
Dieu,  ni  de  plus  digne  des  vengeances  de  Dieu,  que  le  respect  humain. 
Pourquoi  cela?  redoublez ,  s'il  vous  plaît ,  votre  attention.  C'est  que  le  res- 
pect humain  détruit  dans  le  cœur  de  l'homme  le  fondement  essentiel  de 

'  Rom.,  8. 

T.    I.  il 


162  SUR    LE    RESPECT    HUMAIN. 

toute  la  religion  ,  qui  est  l'amour  de  préférence  que  nous  devons  à  Dieu. 
C'est  que  le  respect  humain  fait  tomber  l'homme  dans  des  apostasies  peut- 
être  plus  condamnables  que  celles  de  ces  apostats  des  premiers  siècles , 
contre  qui  l'Eglise  exerçait  avec  tant  de  zèle  la  sévérité  de  sa  discipline. 
C'est  que  le  respect  humain  est  une  tentation  qui  arrête  dans  l'homme 
l'effet  des  grâces  les  plus  puissantes  que  Dieu  emploie  communément  pour 
le  porter  au  bien,  et  pour  le  détourner  du  mal.  Enfin ;  c'est  que  le  resp*»** 
humain  est  l'obstacle  le  plus  fatal  à  la  conversion  de  l'homme  mon. 
celui  qu'il  surmonte  le  moins ,  et  auquel  l'expérience  nous  fait  voir  que 
notre  faiblesse  est  plus  sujette  à  succomber.  Ai-je  eu  raison  de  vous  propos 
ser  ces  quatre  articles  comme  les  plus  propres  à  faire  impression  sur  vos 
esprits?  Quand  je  n'en  apporterais  point  d'autre  preuve  que  le  seul  usage 
du  monde,  ne  suffirait-il  pas  pour  vous  en  convaincre?  Ecoutez-moi,  et 
n'oubliez  jamais  de  si  salutaires  instructions. 

Préférer  Dieu  à  la  créature ,  et ,  quand  il  s'agit ,  non  pas  dans  la  spécu- 
lation ,  mais  dans  la  pratique  ,  de  faire  comparaison  de  l'un  et  de  l'autre , 
quand  ils  se  trouvent  l'un  et  l'autre  en  compromis;  fouler  aux  pieds  la 
créature  pour  rendre  à  Dieu  l'honneur  qui  lui  est  dû,  c'est  sur  quoi  roule 
toute  la  religion,  et  c'est  d'abord  ce  que  renverse  le  respect  humain.  Car 
pourquoi  F  appelons-nous  respect  humain,  sinon,  dit  l'ange  de  l'école, 
saint  Thomas,  parce  qu'en  mille  rencontres  il  nous  fait  respecter  la  créa- 
ture plus  que  Dieu?  Dieu  me  fait  connaître  ses  volontés,  il  me  fait  intimer 
ses  ordres;  mais  l'homme  à  qui  je  veux  plaire ,  ou  à  qui  je  crains  de  dé- 
plaire, ne  les  approuve  pas;  et  moi  qui  dois  alors  décider,  dans  la  seule 
vue  de  plaire  ou  de  ne  pas  déplaire  à  l'homme ,  je  deviens  rebelle  à  Dieu  : 
j'ai  donc,  en  effet,  plus  de  respect  pour  l'homme  que  pour  Dieu  ;  et  quoi- 
que je  sois  convaincu  de  l'excellence  et  de  la  souveraineté  de  l'être  de  Dieu , 
c'est  une  conviction  en  idée  qui  n'empêche  pas  que  réellement  et  actuelle- 
ment je  ne  préfère  l'homme  à  Dieu.  Or,  dès  là  je  n'ai  plus  de  religion,  ou 
je  n'en  ai  plus  que  l'ombre  et  que  l'apparence.  Et  voilà  ce  que  Tertullien 
reprochait  aux  païens  de  Rome  par  ces  paroles  si  énergiques  et  si  dignes 
de  lui,  quand  il  leur  disait:  Majori  formidine  Cœsarem  observatis,  quam 
ipsum  de  cœlo  Jovem;  et  citiïis  apud  vos per  omnesdeos  quam per  unum 
Cœsaris  genium  pejeratur  !  :  Jupiter  est  le  dieu  que  vous  servez  ;  mais 
votre  désordre,  et  de  quoi  vous  n'oseriez  pas  vous-mêmes  disconvenir, 
c'est  que  vous  considérez  bien  moins  ce  Jupiter  régnant  dans  le  ciel ,  que 
les  puissances  dont  vous  dépendez  sur  la  terre  ;  et  que  parmi  vous  on  craint 
bien  plus  de  s'attirer  la  disgrâce  de  César,  que  d'offenser  toutes  les  divini- 
tés du  Capitole.  Reproche  mille  fois  plus  capable  de  confondre  un  chrétien 
quand  il  se  l'applique  à  lui-même,  et  dont  il  devrait  être  effrayé  et 
consterné.  Cependant,  à  combien  de  chrétiens  ce  reproche,  pris  à  la  lettre, 
ne  convient-il  pas?  et  quel  droit  n'aurais-je  pas  aujourd'hui  de  dire  encore 
dans  cet  auditoire  :  Majori  formidine  Cœsarem  observatis  ? 

Grâce  au  Seigneur,  qui,  par  une  providence  particulière,  nous  a  donné 
un  roi  fidèle  et  déclaré  contre  le  libertinage  et  l'impiété,  un  roi  qui  sait 

1  Tcrttil). 


SUR    LE    RESPECT    HUMAIN.  163 

honorer  sa  religion  et  qui  veut  qu'elle  soit  honorée,  un  roi  dont  le  premier 
zèle,  en  se  faisant  obéir  et  servir  lui-môme,  est  que  Dieu  soit  servi  et 
obéi.  Mais  si,  par  un  <le  ces  châtiments  terribles  dont  Dieu  punit  quelque- 
fois les  peuples,  le  ciel  nous  avait  fait  naître  sous  la  domination  d'un 
prince  moins  religieux ,  combien  verrions-nous  de  courtisans,  tels  que  les 
concevait  Tertullien,  qui  ne  balanceraient  pas  sur  le  parti  qu'ils  auraient 
JHfc  ^ndre,  et  qui,  sans  hésiter,  et  aux  dépens  de  Dieu,  rechercheraient  la 
•^v-c&r  de  César?  Majori  formidine  Cœsarem  ohservatis. 

Sans  faire  nulle  supposition,  combien  en  voyons-nous  dès  maintenant 
disposés  de  la  sorte ,  c'est-à-dire  non  pas  impies  et  scélérats ,  mais  prêts  à 
l'être  s'il  le  fallait  être ,  et  si  l'être  en  effet  était  une  marque  qu'on  exigeât 
d'eux  de  leur  complaisance  et  de  leur  attachement?  Auraient-ils  là-dessus 
quelque  scrupule,  ou  écouteraient-ils  leurs  remords  et  leurs  scrupules?  la 
concurrence  de  la  créature  et  de  Dieu  les  arrêterait-elle?  et,  emportés  par 
l'habitude  où  ils  sont  élevés  de  se  conformer  en  tout  aux  inclinations  du 
maître  de  qui  ils  dépendent,  ne  se  feraient-ils  pas  un  principe,  s'il  était 
libertin,  de  l'être  avec  lui,  et,  s'il  méprisait  Dieu,  de  le  mépriser  comme 
lui? 

Ne  remontons  pas  même  jusqu'à  celui  qui ,  entre  tous  les  autres  maîtres, 
tient  après  Dieu  le  premier  rang.  A  combien  de  puissances  du  monde  infé- 
rieures et  subalternes,  si  j'ose  ainsi  m' exprimer,  ce  malheureux  respect 
humain  n'est-il  pas  en  possession  de  rendre,  surtout  à  la  cour,  une  espèce 
de  culte?  Et  ce  culte,  qu'est-ce  dans  le  fond,  qu'une  idolâtrie  raffinée, 
d'autant  plus  dangereuse  qu'elle  est  plus  proportionnée  à  nos  mœurs? 
Puissances,  quoique  subalternes,  à  qui,  sans  l'apercevoir,  on  est  dévoué 
beaucoup  plus  qu'à  Dieu ,  dont  on  redoute  l'indignation  beaucoup  plus  que 
celle  de  Dieu,  par  conséquent,  à  qui  l'on  donne  cette  continuelle  mais  cri- 
minelle préférence,  qui,  dans  le  cœur  de  l'homme ,  élève  la  créature  au- 
dessus  de  Dieu.  Or,  il  n'en  faut  pas  davantage  pour  détruire  toute  la  reli- 
gion, et,  selon  la  parole  du  Prophète  royal,  pour  l'anéantir  jusque  dans 
ses  fondements  :  Exinanite,  exinanite  risque  ad  fundamentum  in  eâ  l. 

Le  désordre  va  encore  plus  loin  ;  et ,  sans  demeurer  dans  le  cQ3ur,  il  se 
déclare  plus  ouvertement.  Car  je  dis  que  le  respect  humain  fait  tomber 
l'homme  dans  des  apostasies,  non  plus  seulement  intérieures  et  secrètes, 
mais  qui  tous  les  jours,  à  la  honte  du  nom  chrétien,  ne  sont  que  trop  écla- 
tantes çt  que  trop  publiques.  Qu'il  me  soit  permis  de  m'expliquer.  Souvenez- 
vous  des  irrévérences  que  vous  a  fait  commettre  tant  de  fois,  en  présence 
de  cet  autel,  la  crainte  d'y  passer,  ou  pour  hypocrites,  ou  pour  chrétiens. 
C'est  l'autel  du  Dieu  vivant,  mais  qui,  bien  mieux  que  celui  dont  parla 
saint  Paul  dans  l'aréopage,  pourrait  porter  pour  inscription  :  L'autel  du 
Dieu  inconnu  :  Ifjaoto  Deo  2,  ou,  ce  qui  est  encore  plus  affreux,  l'autel  du 
Dieu  déshonoré,  du  Dieu  renoncé.  Le  voilà  cet  autel  qui  demandera  ven- 
geance contre  vous.  Celui  que  trouva  saint  Paul  dans  Athènes,  il  eut  la 
consolation  de  ne  le  trouver  que  parmi  les  idolâtres  ;  et  celui  que  je  trouve 
ici ,  j'ai  la  douleur  de  le  trouver  dans  le  sein  du  christianisme.  Saint  Paul 

«  Psalm.  13G.  —  2  Act.,  17. 


464  Slll    LE    RESPECT    HUMAIN. 

leur  dit  :  Vous  adorez  le  vrai  Dieu ,  mais  vous  ne  le  connaissez  pas  :  Igno- 
rantes colitis  '  ;  et  moi  je  vous  dis  :  Vous  connaissez  le  vrai  Dieu,  mais 
vous  ne  Y  adorez  pas.  Que  dis-je?  le  vrai  Dieu ,  que  vous  connaissez ,  vous 
l'outragez,  vous  l'insultez  !  Ne  pas  connaître  le  vrai  Dieu  que  Ton  adore , 
c'est  une  ignorance  en  quelque  sorte  pardonnable ,  ou  du  moins  plus  excu- 
sable :  mais  n'adorer  pas  le  vrai  Dieu  que  Ton  connaît,  non -seulement  ne 
l'adorer  pas,  mais  le  connaître  et  l'outrager,  mais  le  connaître  et  l'insulter, 
c'est  un  sacrilège,  une  profanation  digne  de  tous  ses  anathèmes.  Or,  n'est-ce 
pas  là  que  vous  a  portés  tant  de  fois  le  respect  humain?  n'est-ce  pas  ainsi , 
pour  parler  avec  l'Apôtre,  qu'il  a  retenu  votre  religion  dans  l'injustice? 
n'est-ce  pas  ainsi  qu'il  vous  a  fait  renoncer  à  Dieu  et  à  son  culte? 

Car  j'appelle  renoncer  à  Dieu  et  à  son  culte,  assister  à  l'auguste  sacrifice 
de  nos  autels  en  courtisan  et  en  mondain;  y  assister  avec  des  immodesties 
dont  les  plus  infidèles  mahométans  ne  seraient  pas  capables  dans  leurs 
mosquées;  y  assister  comme  si  l'on  n'y  croyait  pas,  en  faire  un  terme 
d'assignation  et  de  rendez-vous  ,  en  interrompre  les  sacrés  mystères  par  des 
entretiens  scandaleux.  En  tout  cela,  je  soutiens  ,  avec  saint  Cyprien,  qu'il 
y  a  au  moins  une  apostasie  d'action  :  In  fris  omnibus  quœdam  apostasia 
fidei  est  2.  Voilà  toutefois  à  quoi  vous  engage  la  vue  du  monde;  je  dis 
d'un  certain  monde  impie,  dont  le  dérèglement  et  la  licence  vous  tiennent 
lieu  de  règle.  Peut-être  en  gémissez-vous,  car  il  y  en  a  parmi  vous  qui  ont 
de  la  religion  :  peut-être ,  au  moment  que  vous  vous  laissez  aller  à  ces 
impiétés ,  etes-vous  les  premiers  à  les  condamner,  à  les  détester,  à  vous  dire 
intérieurement  à  vous-mêmes ,  et  malgré  vous-mêmes ,  que  par  là  vous 
vous  rendez  indignes  du  nom  et  de  la  qualité  de  chrétiens.  Mais  parce  que 
le  monde  vous  entraîne,  et  que  vous  voulez  vous  conformer  aux  usages 
du  monde ,  vous  profanez  avec  le  monde  ce  qu'il  y  a  dans  la  religion  de 
plus  adorable  et  de  plus  divin.  Apostasies ,  je  l'ai  dit  et  je  le  répète,  qui , 
comparées  à  celles  des  premiers  siècles,  sont,  dans  un  sens,  plus  crimi- 
nelles et  moins  excusables.  Appliquez-vous,  et  vous  en  allez  être  con- 
vaincus. 

Quand  on  nous  parle  de  ces  malheureux  qui ,  dans  les  persécutions , 
oubliaient  le  serment  de  leur  baptême ,  et  renonçaient  extérieurement  à 
Jésus-Christ,  nous  en  avons  horreur;  et  quand  on  nous  dit  que  l'Église, 
pour  punir  leur  prévarication,  les  excommuniait,  nous  ne  trouvons  pas 
qu'elle  usât  contre  eux  d'une  discipline  trop  rigoureuse.  Pourquoi?  parce 
que  leur  infidélité,  répondent  les  Pères,  était  un  opprobre  pour  Jésus- 
Christ  même ,  dont  il  le  fallait  venger.  Ah  !  mes  chers  auditeurs ,  faisons- 
nous  justice.  Il  est  vrai ,  ces  faibles  et  lâches  chrétiens  qui  se  pervertissaient 
à  la  vue  des  tourments,  et  qui  feignaient  de  renoncer  à  Jésus-Christ,  tom- 
baient dans  l'apostasie,  mais  leur  apostasie  méritait  quelque  compassion  ; 
et  quand,  touchés  de  repentir,  ils  venaient  publiquement  reconnaître  leur 
crime ,  et  dire  chacun  ces  paroles ,  que  saint  Cyprien  leur  mettait  dans  la 
bouche  :  Caro  me  in  colluctatione  deseruit 3  :  Je  suis  un  perfide,  et  je  le 
confesse;  mais  c'est  la  chair,  et  non  pas  l'esprit,  qui  a  succombé  dans 

1  Act.,  17.  —  a  Cyprian.  —  3  Ibid. 


SUR    LE    RESPECT    HUMAIN.  105 

moi  :  Infirmitas  viscerum  cessit  :  la  délicatesse  de  mon  corps  n'a  pu 
seconder  l'ardeur  de  mon  courage ,  et  c'est  ce  qui  m'a  perdu  :  quand  ils 
s'accusaient  de  la  sorte,  les  larmes  aux  yeux  et  le  regret  dans  l'âme,  je 
ne  m'étonne  pas  que  l'Église,  par  une  condescendance  maternelle,  après 
les  avoir  éprouvés ,  leur  accordât  leur  grâce ,  malgré  les  maximes  sévères 
des  schismatiques  de  ces  premiers  temps.  Mais  aujourd'hui ,  quand  nous 
renonçons  notre  Dieu  par  notre  libertinage  et  nos  scandales,  qu'avons- 
nous-  à  dire  pour  notre  défense?  et  quoi  que  nous  disions ,  ne  peut-on  pas 
nous  répondre  ce  qu'ajoutait  saint  Cyprien  en  parlant  aux  apostats  vo- 
lontaires :  Nec  prostratus  est  persecutionis  impetu,  sed  voluntario  lapsu 
se  ipse  prostravit  l?  Car  enfin,  il  ne  s'agit  plus  d'éviter  les  tourments 
ni  la  mort  :  ce  n'est  plus  qu'un  respect  humain  qui  nous  gouverne, 
mais  à  quoi  nous  voulons  bien  nous  livrer ,  et  qui ,  par  l'ascendant  que 
nous  lui  donnons  sur  nous ,  nous  fait  paraître  devant  les  hommes  et 
par  conséquent  être  devant  Dieu  des  déserteurs  de  notre  religion  :  In 
lus  omnibus  qiiœdam  apostasia  ftdei  est. 

De  là  même  qu  arrive-t-il  ?  c'est  que  le  respect  humain  nous  rend 
inutiles  les  grâces  de  Dieu  les  plus  puissantes  et  les  moyens  de  salut  les 
plus  efficaces.  Voici  ma  pensée.  On  se  sent  des  dispositions  à  une  vie 
plus  réglée  et  plus  chrétienne ,  mais  on  n'a  pas  le  courage  de  se  déclarer, 
et  par  là  ces  dispositions  demeurent  sans  effet.  On  forme  des  désirs  et 
des  projets  de  conversion ,  mais  on  craint  les  discours  des  hommes ,  et 
par  là  ces  désirs  avortent.  On  conçoit  la  nécessité  de  la  pénitence ,  et  on 
se  résout  à  la  faire ,  mais  on  ne  veut  pas  que  le  monde  s'en  aperçoive  ; 
et  parce  qu'il  faudrait  pour  la  bien  faire  qu'il  s'en  aperçût ,  on  ne  la  fait 
jamais.  On  sort  d'une  prédication  bien  persuadé ,  mais  on  ne  le  veut  pas 
paraître  ;  et  ne  le  vouloir  pas  paraître ,  c'est  dans  la  pratique  ne  l'être 
point  du  tout.  On  fait  dans  une  maladie  de  sages  réflexions ,  on  prend 
même  pour  l'avenir  de  saintes  mesures;  mais  dans  l'exécution  on  croit 
devoir  se  ménager  à  l'égard  du  public,  et  par  là  l'on  n'exécute  rien. 
Cette  maladie ,  cette  prédication ,  ces  résolutions ,  ces  désirs ,  ce  sont 
des  grâces ,  soit  intérieures ,  soit  extérieures ,  à  quoi ,  dans  le  cours  or- 
dinaire de  la  Providence ,  le  salut  est  attaché  ;  mais  une  fausse  crainte 
du  monde  en  arrête  toute  la  vertu. 

N'est-ce  pas  là  ce  qui  suspend  dans  les  âmes  les  opérations  divines, 
et  dans  les  âmes  les  plus  criminelles?  n'est-ce  pas  là  l'obstacle  le  plus 
ordinaire  à  mille  conversions ,  qui  seraient ,  par  exemple ,  les  fruits 
salutaires  de  la  parole  de  Dieu  ?  Un  homme  dit  :  Si  je  m'engage  une  fois , 
que  n'aurai -je  point  à  essuyer  de  la  part  de  telles  et  de  telles  personnes  ? 
Une  femme  dit  :  Si  je  romps  certains  commerces ,  dangereux  pour  moi 
et  peu  édifiants  pour  le  prochain ,  quels  raisonnements  ne  fera-t-on  pas  ? 
On  se  donne  à  soi-même  de  vaines  alarmes  :  Si  je  change  de  conduite , 
que  pensera-t-on ,  et  que  dira-t-on  ?  Or,  avec  cela ,  il  n'y  a  point  de  si 
saintes  entreprises  qui  n'échouent,  point  de  ferveur  qui  ne  se  démente, 
point  de  contrition ,  de  confession ,  qui  ne  soient  infructueuses.  On  vou- 

1  Cy  priai). 


(00  SUR    LE    RESPECT    HUMAIN. 

(Irait  bien  que  le  inonde  fût  plus  équitable,  et  qu'il  y  eût  même  selon 
le  monde  de  l'avantage  à  paraître  converti  et  à  l'être  ;  car  on  sait  que  c'est 
le  parti  le  plus  sûr,  et  l'on  se  tiendrait  heureux  de  l'embrasser  :  mais  la 
loi  tyrannique  et  impérieuse  du  respect  humain  s'y  oppose;  c'est  assez  : 
on  aime  mieux ,  en  perdant  son  âme ,  suivre  cette  loi ,  que  de  s'en  affran- 
chir en  se  sauvant. 

Jusqu'à  la  mort  même ,  ne  voyons-nous  pas  des  hommes  combattus  de 
cette  tentation  du  respect  humain  y  succomber,  et  s'en  faire  un  dernier 
prétexte  contre  tout  ce  que  leur  prescrit  alors  la  religion?  des  hommes  prêts 
à  quitter  la  vie ,  et  sur  le  point  d'aller  subir  le  jugement  de  Dieu  ,  encore 
esclaves  du  monde?  des  hommes  assiégés,  comme  parle  l'Ecriture,  des  pé- 
rils de  l'enfer,  et  tout  occupés  encore  des  jugements  du  monde  ;  négligeant, 
rejetant  même  lesderniers  secours  que  l'Eglise  leur  présente,  différant  au 
moins  de  s'en  servir,  parce  qu'ils  ne  veulent  pas  qu'on  les  croie  si  mal , 
parce  qu'ils  comptent  pour  quelque  chose  de  ne  passer  pas  pour  désespérés  ; 
et  résistant  ainsi  aux  dernières  grâces  du  Saint-Esprit,  parce  qu'ils  ne 
peuvent  gagner  sur  eux-mêmes ,  en  se  séparant  du  monde ,  de  mépriser  et 
d'oublier  le  monde?  N'en  a-t-on  pas  vu  (qui  le  croirait?),  après  avoir  vécu 
sans  foi  et  sans  loi,  être  assez  insensés  pour  couronner  l'œuvre  par  une 
persévérance  diabolique  dans  leur  impiété?  vouloir  mourir  dans  l'impéni- 
tence,  pour  ne  pas  paraître  faibles,  et  pour  soutenir  jusqu'au  bout  une 
prétendue  force  d'esprit  dont  ils  s'étaient  follement  et  peut-être  faussement 
piqués  ;  à  la  vue  d'une  affreuse  éternité ,  agités  des  mouvements  d'une 
conscience  chargée  de  crimes,  ne  pouvoir  se  défaire  de  cette  malheureuse 
prévention  :  Quelle  idée  aura-t-on  de  moi  si  la  crainte  de  la  mort  me  fait 
changer?  penser  à  ce  que  penseraient  d'eux  des  libertins  autrefois  confi- 
dents et  complices  de  leur  libertinage ,  et  pour  n'en  pas  perdre  l'estime , 
s'endurcir  aux  remontrances  les  plus  salutaires  des  ministres  de  Jésus- 
Christ  qui  les  conjuraient  de  ne  pas  désespérer  des  bontés  d'un  Dieu ,  lequel, 
quoique  offensé,  quoique  irrité,  était  encore  le  Dieu  de  leur  salut?  n'en 
a-t-on  pas  vu,  dis-je,  mourir  de  la  sorte?  et  si ,  par  la  miséricorde  du  Sei- 
gneur, les  exemples  en  sont  rares,  en  sont -ils  moins  touchants,  et  nous 
font-ils  moins  connaître  à  quelles  extrémités  conduit  le  respect  humain  ? 

Ah  !  Chrétiens ,  je  conçois  maintenant  toute  la  force  et  tout  le  sens  de 
cette  parole  de  Tertullien  ,  quand  il  disait,  par  un  excès  de  confiance, 
qu'il  tenait  son  salut. assuré,  s'il  pouvait  se  promettre  de  ne  pas  rou- 
gir de  son  Dieu  :  Salvus  sum,  si  non  confundor  de  Domino  meo  l.  Il 
semble  d'abord  qu'il  réduisait  le  salut  à  bien  peu  de  chose,  puisque  par  là 
il  se  croyait  quitte  de  tout.  Car  qu'y  a-t-il  en  apparence  de  plus  facile  que 
de  ne  pas  avoir  honte  de  son  Dieu?  faut-il  pour  cela  une  grande  perfec- 
tion, et  est-ce  là  qu'aboutit  toute  la  religion  d'un  chrétien?  Oui,  répond  Ter- 
tullien ,  je  le  soutiens  ;  mon  salut  est  en  assurance  si  je  ne  rougis  pas  de 
mon  Dieu  :  Salvus  sum.  Cela  seul  me  met  à  couvert  des  tentations  du 
monde  les  plus  violentes ,  parce  que  cela  seul  me  rend  victorieux  du  monde 
et  de  tout  ce  qu'il  y  a  dans  le  monde  de  plus  dangereux  pour  moi.  Car,  si 

1  Tertull. 


SUR    LE    RESPECT    HUMAIN.  167 

je  ne  rougis  pas  de  mon  Dieu  ,  je  ne  rougis  pas  de  tant  de  devoirs  humi- 
liants selon  le  monde ,  mais  nécessaires  au  salut  selon  la  loi  de  Dieu  ;  je  ne 
rougis  pas  de  souffrir  un  affront  sans  me  venger  ;  je  ne  rougis  pas  de  par- 
donner une  injure,  jusqu'à  rendre  le  bien  pour  le  mal  ;  je  ne  rougis  pas  de 
prévenir  même  l'ennemi  qui  m'a  outragé  :  Salvus  sum,  si  non  confundor 
de  Domino  meo.  Si  je  ne  rougis  pas  de  mon  Dieu,  je  ne  rougis  pas  de  le 
craindre  ,  de  l'honorer  et  de  le  prier;  je  ne  rougis  pas  d'être  respectueux  et 
humble  devant  lui,  patient  pour  lui,  méprisé  comme  lui.  Si  je  ne  rougis 
pas  de  mon  Dieu ,  je  ne  rougis  pas  de  la  pénitence ,  et  de  tout  ce  qu'elle  exige 
de  moi  pour  me  convertir  à  lui  :  Salvus  sum,  si  non  confundor  de  Do- 
mino meo. 

C'est  ce  qui  sauva  Madeleine.  Si  elle  eût  écouté  le  monde,  elle  était  per- 
due ;  si  elle  eût  consulté  la  prudence  humaine ,  il  n'y  avait  point  de  salut 
pour  elle  ;  son  bonheur  et  le  coup  de  sa  prédestination  fut  de  ne  point  rou- 
gir de  son  Dieu;  elle  l'alla  trouver  dans  la  maison  du  pharisien,  et ,  au 
milieu  d'une  nombreuse  compagnie ,  prosternée  aux  pieds  de  Jésus-Christ , 
elle  les  arrosa  de  ses  larmes  ;  elle  les  essuya  de  ses  cheveux  ;  elle  méprisa 
tous  les  mépris  des  hommes ,  et ,  peu  en  peine  de  ce  qu'on  dirait ,  elle  ne 
pensa  qu'à  trouver  grâce  auprès  de  son  Sauveur  ,  et  devant  le  seul  maître 
à  qui  désormais  elle  voulait  plaire.  Sans  cela,  le  moment  de  sa  conversion 
lui  échappait  ;  sans  cela ,  le  sein  de  la  miséricorde  divine  lui  était  fermé. 
Pour  y  entrer ,  il  fallait  triompher  de  ce  respect  humain  dont  je  viens  de 
vous  représenter  l'indignité  et  le  désordre,  et  dont  il  me  reste  à  vous  faire 
Voir  le  scandale  :  c'est  la  troisième  partie. 

TROISIÈME    PARTIE. 

11  n'y  a  point  de  scandale  dans  le  monde  contre  lequelJésus-Christ  n'ait 
prononcé  anathème ,  quand  il  a  dit  :  Vœ  niundo  à  scandedis  i  !  Malheur 
au  monde ,  à  cause  des  scandales  qui  y  régnent  !  Il  n'y  a  point  de  scan- 
daleux ,  quel  qu'il  soit ,  qui  ne  trouve  sa  condamnation  dans  ces  autres 
paroles  :  Vœ  o.utem  homini  illi  per  quem  scandalwn  venit*1  !  Malheur  à 
Y  homme  par  qui  le  scandale  arrive!  Or,  quoiqu'il  soit  vrai  que  la  pro- 
position du  Fils  de  Dieu  comprend  tous  les  scandales,  en  voici  un,  mes  chers 
auditeurs ,  qu'il  avait  surtout  en  vue ,  et  sur  quoi  je  ne  doute  point  qu'il 
n'ait  fait  particulièrement  tomber  la  malédiction  de  cet  anathème  fou- 
droyant :  Vœ  mundo  !  c'est  le  scandale  du  respect  humain,  je  veux  dire 
le  scandale  que  causent  dans  le  monde  ceux  qui ,  par  leurs  discours  ou 
par  leur  conduite,  servent  à  y  entretenir  le  respect  humain;  scandale 
d'autant  plus  criminel  qu'il  s'attache  plus  immédiatement  à  Dieu,  et 
qu'il  va  plus  directement  à  la  destruction  de  son  culte  :  en  voilà  la  nature  ; 
scandale  d'autant  plus  pernicieux  qu'il  se  répand  avec  plus  de  facilité ,  et 
qu'il  entraine  plus  infailliblement  les  âmes  :  en  voilà  le  danger  ;  scan- 
dale qu'il  vous  est  d'autant  plus  expressément  et  plus  étroitement  ordonné 
de  prévenir  et  d'éviter ,  grands  du  monde ,  que  de  votre  part  il  devient 
beaucoup  plus  contagieux  et  plus  mortel  :  voilà  .  par  rapport  à  vous,  tes 

1   Maith.,  18.  —  2  Ibid. 


168  SI*    LE    RESPECT    HUMAIN. 

obligations  qui  en  naissent;  enfin,  scandale  que  vous  pouvez  aisément 
corriger,  en  opposant,  comme  dit  saint  Chrysostome,  le  respect  humain 
au  respect  humain ,  et  en  faisant  de  votre  bon  exemple  un  préservatif 
contre  le  libertinage  du  siècle  :  en  voilà  le  remède.  Encore  un  moment 
d'attention ,  et  je  finis. 

Scandale  spécialement  injurieux  à  Dieu  :  pourquoi?  parce  qu'il  va  spé- 
cialement à  détruire  le  culte  de  Dieu.  En  quoi  consista  le  péché  des  enfants 
d'Héli,  ce  péché  que  Dieu ,  dans  F  Écriture,  exagère  en  des  termes  si  forts, 
et  dont  il  a ,  ce  semble,  affecté  de  nous  donner  une  horreur  toute  particu- 
lière ?  quel  fut  leur  crime  ?  Le  Saint-Esprit  nous  le  marque  :  c'est  qu'ils 
scandalisaient  le  peuple  :  et  comment  ?  en  rebutant  ceux  qui  venaient , 
dans  le  temple  de  Jérusalem,  offrir  au  Seigneur  leur  sacrifice,  et  en  les 
détournant  de  ce  devoir  de  religion ,  au  lieu  de  les  y  attirer  :  Erat  ergo 
peccatum  puerorum  grande  nimis,  quia  retrahebant  homines  à  sacri- 
ficio  Domini  l.  C'était,  dit  le  texte  sacré,  un  péché  capital,  un  péché 
trop  grand  pour  mériter  grâce ,  trop  grand  pour  être  dissimulé  et  par- 
donné :  Grande  nimis.  Et  que  font  autre  chose  ces  libertins  qui  raillent 
la  piété  ,  qui  discréditent  la  religion ,  devant  qui  on  ne  peut  impunément 
servir. Dieu ,  parce  qu'on  se  trouve  toujours  exposé  à  leurs  traits ,  parce 
qu'on  est  toujours  témoin  de  leur  vie,  et  que  leur  vie  déréglée  est  comme 
une  censure  publique  de  la  vertu?  qui,  semblables  aux  pharisiens  dont 
parlait  le  Sauveur  du  monde,  disons  mieux,  qui,  plus  criminels  encore 
que  ces  pharisiens ,  puisque  les  pharisiens  gardaient  au  moins  certains  de- 
hors ,  ferment  à  leurs  frères  le  royaume  du  ciel ,  et ,  non  contents  de  n'y 
point  entrer  eux-mêmes ,  voudraient  en  défendre  aux  autres  l'entrée  ?  Qu'il 
y  ait  deux  ou  trois  mondains  de  ce  caractère ,  surtout  mondains  accrédi- 
tés ,  il  n'en  faut  pas  davantage  pour  pervertir  tout  une  cour ,  et  pour 
détourner  du  droit  chemin  les  âmes  les  mieux  disposées  à  marcher  dans  la 
voie  de  Dieu.  Or  vous  savez  avec  quelle  sévérité  et  même  avec  quel  éclat 
Dieu  punit  ce  scandale  dans  la  personne  d'Ophni  et  de  Phinées.  Et  je  ne 
m'en  étonne  pas,  Seigneur,  car  il  s'agissait  du  plus  essentiel  et  du  plus 
délicat  de  vos  intérêts  ;  et  le  blesser,  c'était,  pour  parler  avec  un  de  vos 
prophètes,  vous  blesser  dans  la  prunelle  de  l'œil.  Qu'un  particulier,  dans 
un  état ,  entreprit ,  par  ses  sollicitations ,  de  corrompre  la  fidélité  des  peu- 
ples -,  il  n'y  a  point  de  supplice  dont  il  ne  fût  digne ,  et  l'on  ne  trouverait 
point  étrange  qu'il  fût  sacrifié  à  toute  la  rigueur  des  lois.  Il  est  donc  juste, 
ô  mon  Dieu ,  que  vous  preniez  vous-même  votre  cause  en  main ,  et ,  si  le 
monde  veut  attenter  à  vos  droits ,  que  vous  les  défendiez ,  que  vous  les 
vengiez ,  en  faisant  ressentir  aux  coupables  les  plus  rudes  coups  de  votre 
justice. 

Scandale  le  plus  contagieux  et  le  plus  prompt  à  se  communiquer  :  quel 
progrès  ne  fait-il  pas  ?  et  si  l'on  n'en  arrête  le  cours ,  avec  quelle  rapidité 
n'emporte-t-il  pas  les  âmes  faibles  ?  C'est  ce  qui  émut  ce  généreux  Machabée, 
l'invincible  Mathatias  ,  et  ce  qui  l'excita  à  faire  une  action  que  le  Saint- 
Esprit  a  canonisée,  et  dont  la  mémoire  sera  éternelle.  Il  vit  un  Israélite 

1   1  Reg.,  2, 


SUR    LE    RESPECT    HUMAIN.  H'9 

vaincu  par  la  crainte  du  monde,  et  sur  le  point  d'adorer  publiquement 
l'idole;  il  le  vit ,  et,  touché  d'un  zèle  de  Dieu  qui  se  tourna  en  courroux, 
il  prévint,  par  un  double  sacrifice,  cette  impiété,  immolant  sur  l'autel 
môme  de  F  idole ,  non  -  seulement  F  Israélite  impie ,  mais  le  païen  qui  le 
forçait  à  l'être ,  et  consacrant  sa  colère  par  là  mort  de  ces  deux  victimes 
dont  Dieu  lui  ordonna  d'être  le  sacrificateur.  D'où  lui  vint  ce  transport  de 
zèle  ?  de  la  douleur  dont  il  fut  saisi ,  et  de  la  pensée  qu'il  eut  que  l'exemple 
de  ce  sacrilège  allait  être  suivi  de  mille  autres  ;  de  la  réflexion  qu'il  fit  que, 
dans  une  pareille  conjoncture ,  le  scandale  d'un  seul  toléré  et  impuni  suf- 
fisait pour  ébranler  toute  la  nation.  Le  danger  où  lui  parut  le  peuple  de 
Dieu,  et  la  vue  des  suites  affreuses  que  devait  avoir  la  lâcheté  de  ce  pro- 
fanateur, voilà  ce  qui  l' échauffa  ,  ce  qui  l'anima,  ne  craignons  point  de  le 
dire,  ce  qui  l'emporta,  puisque,  dans  l'Écriture  ,  son  emportement  est  le 
sujet  même  de  son  éloge. 

Ah?  Chrétiens,  quelle  leçon  pour  nous  !  C'était  dans  un  temps  de  per- 
sécution que  les  Machabées  ressentaient  si  vivement  le  scandale  du  respect 
humain ,  et  qu'ils  en  craignaient  tant  les  conséquences  ;  mais  ce  temps  de 
persécution  est-il  absolument  passé  pour  nous  ?  et  malgré  l'état  florissant 
où  nous  voyons  aujourd'hui  la  religion  ,  pouvons-nous ,  dit  saint  Augus- 
tin ,  nous  flatter  qu'il  n'y  ait  plus  pour  les  serviteurs  de  Dieu  d'aussi  dan- 
gereuses épreuves  à  soutenir  ?  A  ces  persécutions  sanglantes  que  le  paga- 
nisme leur  suscitait  autrefois,  n'en  a-t-il  pas  succédé  d'autres  ,  d'autant 
plus  à  craindre  qu'elles  sont  plus  humaines ,  et  d'autant  plus  propres  à 
causer  la  ruine  des  âmes ,  qu'on  ne  pense  pas  même  à  s'en  préserver  ? 
J'ose  dire,  et  j'en  suis  persuadé,  qu'un  mot  que  vous  prononcez,  qu'un  re- 
gard que  vous  jetez ,  qu'un  mépris  que  vous  témoignez  ,  qu'un  exemple 
que  vous  donnez,  fait  plus  d'impression  sur  les  cœurs,  et  corrompt,  de 
nos  jours ,  plus  de  chrétiens  que  tout  ce  qu'inventaient  les  tyrans  pour 
exterminer  le  christianisme  :  on  résistait  aux  tyrans ,  et  le  sang  des  mar- 
tyrs ,  par  une  merveilleuse  fécondité ,  ne  servait  qu'à  produire  de  nouveaux 
fidèles;  mais  résiste-t-on  à  un  respect  humain  que  vous  faites  naitre?  et 
cette  persécution  à  quoi  vous  exposez  la  vertu  ,  bien  loin  de  l'affermir,  de 
la  multiplier,  de  l'étendre,  n'est-ce  pas  ce  qui  établit  l'empire  du  péché , 
et  ce  qui  entretient  le  règne  du  libertinage  ? 

Car ,  que  ne  peut  point  cet  attrait  naturel  que  nous  sentons  à  faire  comme 
les  autres  ?  que  ne  peut  point  cette  fausse  émulation  qui  nous  porte  à 
suivre  les  autres ,  et  à  imiter  surtout  ceux  qui  réussissent  dans  le  monde 
et  à  qui  le  monde  applaudit  ?  Si  donc  ils  nous  tracent  le  chemin  du  vice  , 
s'ils  nous  y  appellent  par  leurs  discours ,  s'ils  nous  y  attirent  par  leurs 
exemples,  s'ils  exigent  de  nous  cette  condescendance  criminelle  et  cette 
complaisance  mondaine ,  s'ils  y  attachent  une  gloire  prétendue ,  s'ils  en 
font  dépendre  leur  estime ,  ou  même  leurs  gratifications  et  leurs  récom- 
penses ,  combien  cette  tentation  fera-t-elle  d'apostats  ?  combien  en  a-t-elle 
fait  et  en  fait-elle  encore  ?  Vous  connaissez  le  monde ,  mes  chers  auditeurs, 
et  vous  le  connaissez  mieux  que  moi  ;  c'est  à  vous-mêmes  et  à  votre  propre 
expérience  que  je  vous  renvoie.  Vous  savez  combien  on  le  craint ,  ce  tyran 


170  StPR   LE    RESPECT    HUMAIN, 

de  la  piété ,  et  combien  vous  le  craignez  vous-mêmes  ;  vous  savez  combien 
on  cherche  à  se  le  rendre  favorable ,  et  combien  vous  le  cherchez  vous- 
mêmes  ;  vous  savez  quels  moyens  on  y  emploie ,  et  quels  moyens  vous  y 
avez  -employés  vous-mêmes  ;  vous  savez  ce  qu'on  lui  sacrifie  tous  les  jours, 
et  ce  que  vous  lui  avez  peut-être  sacrifié  vous-mêmes.  Quoi  qu'il  en  soit , 
n'est-ce  pas  de  ce  sandale ,  comme  Ta  remarqué  saint  Bernard ,  que  vien- 
nent presque  tous  les  maux  dont  l'Église  des  derniers  temps  est  affligée,  et 
cette  dissolution  de  mœurs  que  nous  voyons  et  dont  nous  ne  pouvons  assez 
gémir  ? 

De  là  naît  pour  les  grands  du  monde ,  pour  toutes  les  personnes  qui  ont 
quelque  autorité,  et  qui  tiennent  quelque  rang  dans  le  monde,  une  obliga- 
tion plus  étroite  et  plus  indispensable  d'être  non-seulement  sincères,  mais 
exemplaires  dans  le  culte  de  Dieu  et  dans  l'exercice  de  leur  religion  ;  et 
c'est  l'avis  important  que  leur  donne  saint  Augustin.  Car,  dit  ce  Père,  ce 
sont  les  grands  qui  doivent  guérir  cette  faiblesse  du  respect  humain  dans 
les  petits  ;  ce  sont  ceux  que  Dieu  a  élevés  qui  doivent  autoriser  cette  sainte 
liberté  avec  laquelle  il  veut  être  servi  ;  ce  sont  ceux  à  qui  naturellement, 
on  veut  plaire  qui  doivent  témoigner  par  leur  conduite  que  jamais  l'impiété 
ni  le  vice  ne  leur  plaira ,  mais  qu'au  contraire  la  religion  et  la  vertu  leur 
plaira  toujours.  Comme  le  respect  humain  s'attache  à  eux ,  et  qu'ils  en 
sont  les  objets,  ce  sont  eux  qui  doivent  le  détruire,  ou  en  sanctifier  l'usage. 
Or ,  ils  font  l'un  et  l'autre,  et  par  leurs  paroles,  et  par  leurs  actions,  quand 
ils  parlent  et  qu'ils  vivent  en  chrétiens  :  et  tel  est  le  remède  du  respect 
humain. 

Ainsi  le  conçut  ce  vieillard  vénérable ,  Eléazar ,  cet  homme ,  parmi  le 
peuple  juif,  également  respectable  ,  et  par  son  âge  ,  et  par  sa  dignité  ;  cet 
homme  ,  selon  la  belle  expression  de  saint  Ambroise ,  plein  de  l'esprit  de 
l'Évangile  avant  l'Évangile  même  :  Vir  onte  tempora  evangelica  evange- 
licus  i.  On  lui  demandait  une  seule  chose  pour  le  sauver  de  la  mort  :  non 
pas  qu'il  mangeât  de  la  chair  défendue ,  mais  au  moins  qu'il  dissimulât , 
et  que  seulement  en  apparence  il  consentît  à  en  manger  :  déguisement 
dont  il  eut  horreur ,  et  par  quelle  raison  ?  C'est  qu'il  ne  me  convient  pas , 
répondit-il ,  dans  l'âge  où  je  suis ,  ni  dans  la  place  que  j'occupe ,  d'user  de 
détours  et  de  cacher  mes  sentiments.  Car,  que  pensera,  que  fera  une  jeu- 
nesse ignorante  et  faible,  quand  on  apprendra  que  la  vertu  d'Eléazar  s'est 
démentie ,  et  qu'il  a  lui-même  abandonné  la  loi  de  son  Dieu?  On  se  mesu- 
rera sur  moi  ;  on  deviendra  lâche  comme  moi ,  infidèle  comme  moi ,  impie 
comme  moi.  Qu'eût-on  en  effet  pensé,  qu'eût-on  dit,  et  surtout  qu'eùt-on 
fait  à  son  exemple?  Mais  aussi  quel  puissant  motif  pour  soutenir  les  âmes 
timides  et  chancelantes ,  quand  on  vit  ce  généreux  pontife ,  malgré  le  res- 
pect du  monde,  malgré  les  menaces  et  les  tourments,  garder  au  Seigneur 
la  foi  qu'il  lui  avait  jurée ,  et  donner  pour  lui  sa  vie  ! 

Belle  leçon  pour  vous,  Chrétiens,  pour  vous,  dis-je,  en  particulier ,  à 
qui  Dieu  n'a  fait  part  de  son  pouvoir  que  pour  le  faire  servir  à  son  culte  ! 
Que  doit  dire  un  père  à  ses  enfants?  ce  que  disait  le  saint  homme  Tobie  : 

'  AihImos. 


SUR    LE    RESPECT    HUMAIN.  171 

Audite  ergo,  filii  mei ,  patrem  vestrum  :  servite  Domino  in  veritate  l  : 
Ecoutez-moi  ,  mes  chers  enfants ,  je  suis  votre  père  ;  et  malheur  à  moi  si 
je  ne  vous  laissais  pas  pour  héritage  la  crainte  de  votre  Dieu  !  Servez  le 
Seigneur,  et  servez-le  en  esprit  et  en  vérité.  Servez-le  sans  dissimulation  ; 
et ,  partout  où  il  s'agira  de  son  culte,  ne  soyez  jamais  politiques  ni  mon- 
dains. C'est  votre  religion  qui  fait  votre  gloire  :  conservez-la ,  et  ne  la  dés- 
honorez pas.  C'est  elle  qui  vous  doit  sauver  :  gardez-vous  de  la  scandaliser. 
Que  doit  dire  un  maître  ,  un  chef  de  famille  à  ses  domestiques?  ce  que 
disait  David  :  Non  habitabit  in  medio  domûs  meœ  qui  focit  superbiam  2  : 
Je  ne  veux  point  d'impies  dans  ma  maison;  j'y  veux  des  gens  qui 
craignent  Dieu ,  et  qui  m'obéissent  en  obéissant  à  Dieu  :  ni  blasphéma- 
teur ,  ni  parjure  ,  ni  débauché,  ne  me  servira  jamais.  Et  qui  donc?  celui 
qui  marche  dans  la  voie  droite  d'une  vie  innocente  et  pure  :  Ambulans 
in  via  immacidatâ,  hic  mihiministrabat*.  Que  devons-nous  faire  chacun 
dans  l'étendue  de  notre  condition  et  selon  notre  état?  tout  ce  qui  dépend 
de  nous  pour  affermir  la  religion  dans  l'esprit  de  ceux  que  Dieu  nous  a 
soumis  :  autrement,  nous  nous  rendons  coupables  devant  Dieu  du  plus 
grand  scandale  :  pourquoi  ?  parce  que  le  scandale  devant  Dieu  n1  est  jamais 
ni  plus  grand  ni  plus  punissable  que  lorsqu'il  vient  de  la  même  source 
d'où  l'on  devait  attendre  l'instruction  et  l'édification. 

J'ai  la  consolation,  Chrétiens,  de  parler  à  des  auditeurs  pour  qui  le 
respect  humain  n'a  dû  jamais  être  un  scandale  moins  dangereux ,  ni  un 
obstacle  plus  aisé  à  vaincre  qu'il  ne  l'est  aujourd'hui ,  parce  que  je  prêche 
dans  la  cour  d'un  prince  qui,  plus  zélé  que  jamais  pour  les  intérêts  de 
Dieu ,  donne  du  crédit  à  la  religion,  et  combat  le  vice  bien  plus  hautement 
et  bien  plus  efficacement  par  son  exemple,  que  je  ne  le  puis  faire  moi- 
même  par  mon  ministère.  Ce  que  j'aurais  à  craindre  pour  vous,  c'est  que 
vous  ne  fussiez  même  exposés  à  un  autre  respect  humain ,  et  qu'au  lieu 
que  le  respect  humain  faisait  autrefois  à  la  cour  des  libertins ,  il  n'y  fit 
maintenant  des  hypocrites.  Ce  que  j'aurais  à  craindre,  c'est  que  vous  ne 
fussiez  ou  que  vous  ne  parussiez  chrétiens  que  par  la  seule  considération 
du  monde,  ne  servant  Dieu  que  dans  la  vue  de  l'homme,  au  lieu  de  servir 
Dieu  dans  l'homme,  et  de  servir  l'homme  pour  Dieu.  Voilà  l'effet  que 
pourrait  avoir  contre  ses  propres  intentions  la  piété  d'un  roi  fidèle  à  Dieu 
et  défenseur  du  culte  de  Dieu  :  car  de  quoi  n'abuse-t-on  pas? 

Mais  outre  que,  dans  cette  crainte,  je  me  consolerais  encore  de  ce  qu'au 
moins  la  religion  aurait  pris  par  là  le  dessus ,  que  le  libertinage  serait  ré- 
duit à  se  tenir  caché,  et  que  de  deux  maux,  délivrés  enfin  du  plus  grand, 
nous  n'aurions  plus  qu'à  nous  préserver  du  moindre;  outre  que  je  me 
promettrais  de  vous  qu'en  évitant  un  écueil ,  vous  apprendriez  à  ne  pas 
donner  dans  un  autre,  et  qu'avec  cette  droite  raison  qui  vous  conduit, 
vous  ne  seriez  pas  assez  aveugles  pour  faire  de  votre  religion ,  de  cette  re- 
ligion divine ,  une  religion  purement  humaine  ;  malgré  la  crainte  même 
que  j'aurais,  ne  laissons  pas,  vous  dirais-je,  mes  chers  auditeurs,  de  nous 
prévaloir  de  l'heureuse  disposition  des  choses .  et  de  ce  que  l'adorablePro- 

»  Tob..  H.  —  *  Psalm.  100.  —  3  Ibid. 


172  SUR    LE    RESPECT    HUMAIN. 

vidence  nous  y  fait  trouver  d'avantageux  pour  le  christianisme,  et  pour 
notre  salut.  Quand  le  respect  humain  nous  attache  à  nos  devoirs,  quoiqu'il 
ne  soit  par  lui-même  ni  saint,  ni  louable,  il  n'est  pas  toujours  inutile  : 
c'est  un  soutien  à  notre  faiblesse.  Quand  il  nous  engage  à  honorer  Dieu , 
tout  respect  humain  qu'il  est ,  nous  ne  devons  pas  absolument,  ni  en  tous 
sens ,  y  renoncer,  mais  le  rectilier,  mais  le  purifier,  mais  le  perfectionner. 
De  la  créature ,  nous  devons  nous  élever  au  créateur,  et  par  la  comparai- 
son de  ce  que  nous  serions  prêts  à  faire  pour  l'homme ,  nous  exciter  à 
chercher  uniquement  Dieu  et  le  royaume  de  Dieu. 

Or,  suivant  ces  principes  que  la  foi  même  autorise,  bénissuns-le,  Chré- 
tiens ,  ce  Dieu  tout-puissant  et  tout  miséricordieux ,  de  nous  avoir  donné 
un  maître  qui  ne  porte  pas  en  vain  le  titre  de  protecteur  de  sa  religion , 
puisqu'il  ne  tient  qu'à  nous,  si  nous  voulons  profiter  de  son  zèle,  qu'il  ne 
soit  encore  le  protecteur  de  la  nôtre.  Mettons  au  nombre  des  bienfaits,  et 
des  plus  signalés  bienfaits  que  nous  ayons  reçus  du  ciel,  de  n'être  pas  nés 
dans  un  de  ces  siècles  malheureux  où ,  si  je  puis  parler  de  la  sorte,  l'im- 
piété était  à  la  mode  ,  et  où ,  pour  être  approuvé  du  monde,  il  fallait  être 
ennemi  de  Dieu.  Vous  surtout  qui  m'écoutez  ,  estimez-vous  heureux  de 
vivre  dans  un  temps ,  sous  un  règne  et  au  milieu  d'une  cour  où  l'on  est 
au  moins  revenu  de  ces  détestables  maximes.  Reconnaissons,  vous  et  moi, 
que  nous  sommes  inexcusables  si  nous  ne  marchons  pas  tête  levée  dans  la 
voie  du  salut ,  et  que  tout  autre  respect  humain  qui  pourrait  d'ailleurs 
nous  retenir,  doit  céder  à  l'exemple  prédominant  d'un  monarque  auprès 
duquel  la  vertu  est  en  faveur,  et  qui  la  sait  également  honorer  et  pratiquer. 
Ne  disons  point ,  comme  ces  infortunés  Israélites  dans  leur  captivité  :  Quo- 
modo  cantabimus  canticum  Domini  in  terra  aliéna  i  :  Comment  pour- 
rons-nous chanter  les  cantiques  du  Seigneur  dans  une  terre  étrangère? 
comment  les  chanterons-nous  au  milieu  de  la  cour  et  dans  le  monde?  Oui, 
dans  le  monde  même  et  au  milieu  de  la  cour ,  nous  les  chanterons.  Autre- 
fois la  cour  était  cette  Babylone  où  les  louanges  de  Dieu  n'étaient  jamais 
entendues ,  où  son  nom  était  blasphémé  ;  maintenant,  si  nous  le  voulons, 
il  y  sera  béni  ;  sa  parole  y  sera  écoutée  et  goûtée  ;  sa  loi  y  sera  respectée 
et  observée.  Nous  avons  pour  cela  le  plus  puissant  secours  ;  et  quel  sujet  de 
condamnation,  si  nous  ne  nous  en  servons  pas? 

Beatus,  conclut  le  Sauveur  du  monde,  qui  non  fuerit  scandalizatus  in 
?we2  :  Bienheureux  celui  qui  ne  sera  point  scandalisé  de  moi.  Il  n'exceptait 
pas  de  cette  béatitude  ceux  qui  habitent  dans  les  palais  des  rois  :  au  con- 
traire, il  parlait  à  eux;  et  pour  les  convaincre  qu'ils  en  étaient  capables  et 
qu'ils  devaient  y  avoir 'part,  il  leur  proposait  Jean-Baptiste,  qui,  dans  la 
cour  d'un  roi,  et  d'un  roi  infidèle,  avait  librement  confessé  le  Dieu  qui 
l'envoyait.  C'est  le  même  Dieu  qui  m'envoie ,  mais  qui  m'envoie  dans  la 
cour  d'un  roi  chrétien.  C'est  l'Évangile  de  Jésus-Christ  que  j'y  annonce. 
Puissiez-vous.le  recevoir  sans  rougir,  afin  que  ce  Dieu-Homme  ne  rougisse 
point  lui-même  de  vous,  mais  qu'il  vous  reconnaisse  devant  son  Père,  et 
qu'il  vous  fasse  entrer  dans  sa  gloire,  que  je  vous  souhaite  !  etc. 

1  Psalm.  136.  —  '  Maith.,  11. 


Stîft    LA    8ÉVKRITK    KVANGKLIQUF.  ^  73 


SERMON  POUR  LE  TROISIÈME  DIMANCHE  DE  L'AVENT. 


SUR  LA  SEVERITE  EVANGELIQUE. 

Ego  vox  clamanlis  in  deserto  :  Dirigite  viatn  Dominl. 

Je  suis  la  voix  de  celui  qui  crie  dans  le  désert  :  Rendez  droite  !a  voie  du  Seigneur,  Saint 
Jean,  cli.  |. 

Sire, 

Cette  voie  du  Seigneur  est  sans  doute ,  selon  la  pensée  de  tous  les  Pères 
de  l'Eglise,  et  même  dans  le  sens  littéral,  la  voie  étroite  du  salut  ;  et  Jean- 
Baptiste  est  le  premier  qui,  comme  précurseur  de  Jésus- Christ,  fut  envoyé 
au  monde  pour  la  faire  connaître ,  pour  la  préparer  dans  les  cœurs ,  pour 
l'aplanir  sans  l'élargir  ,  mais  surtout  pour  la  rendre  droite  par  les  saintes 
règles  qu'il  nous  a  tracées ,  en  nous  exhortant  à  y  entrer  et  à  la  suivre  : 
Dirigite  viam  Domini,  rectas  facile  semitas  ejus.  Voie  étroite ,  voie  uni- 
que, qui  puisse  désormais  nous  conduire  à  la  vie  ,  je  dis  à  la  vie  éternelle  : 
Arcta  via  est  quœ  durit  ad  vitam1.  Car  depuis  le  péché,  dit  saint  Jé- 
rôme ,  il  n'y  a  plus  d'autre  voie  pour  aller  à  Dieu  que  la  voie  de  la  morti- 
fication. 

Mais ,  par  une  suite  funeste  de  l'état  malheureux  où  le  péché  nous  a  ré- 
duits, combien  ignorent  cette  voie  et  ne  la  savent  pas  dicerner?  combien 
d'entre  ceux  même  qui  la  cherchent  et  qui  croient  l'avoir  trouvée ,  s'y  éga- 
rent néanmoins  et  s'y  perdent?  En  effet,  nous  apprenons  de  l'Ecriture  qu'il 
y  a  une  voie  dont,  les  apparences  sont  trompeuses  ,  que  les  hommes  re- 
gardent comme  une  voie  droite,  mais  dont  les  issues  aboutissent  à  la 
mort:  Est  via  quœ  videtur  homini  recta;  novissima  autem  ejus  ducunt 
ad  rnortem*.  Il  est  donc  aujourd'hui  question,  mes  chers  auditeurs,  do 
vous  préserver  d'une  illusion  si  dangereuse  :  il  s'agit  de  vous  donner  une 
juste  idée  de  la  sévérité  chrétienne,  et  c'est  ce  que  j'entreprends  dans  ce 
discours.  Ne  prenons  point  d'autre  modèle  que  Jean-Baptiste;  et  parce  que 
c'est  par  l'opposition  des  ténèbres  que  la  lumière  parait  plus  éclatante,  oppo- 
sons la  vraie  sévérité  de  saint  Jean  à  cette  fausse  sévérité  des  pharisiens,  que 
le  Fils  de  Dieu,  dans  l'Evangile,  a  si  souvent  et  si  hautement  réprouvée.  Qui 
jamais  lit  profession  d'une  vie  plus  austère  que  le  divin  précurseur?  qui  ja- 
mais fut  plus  sévère  dans  ses  mœurs  ?  Mais  dans  sa  sévérité  môme ,  remar- 
quez ceci ,  ce  fut  un  homme  désintéressé ,  ce  fut  un  homme  humble ,  et 
ce  fut  un  homme  charitable.  Désintéressement  le  plus  parfait  :  il  ne  tient 
qu'à  lui  d'être  reconnu  dans  toute  la  Judée  pour  le  Messie  ;  des  prêtres,  des 
lévites ,  députés  de  la  Synagogue ,  sont  prêts  à  le  saluer  en  cette  qualité  : 
mais  sans  se  laisser  prendre  à  l'éclat  d'une  dignité  si  auguste  et  si  émi- 
nente,  il  proteste,  non-seulement  qu'il  n'est  pas  le  Messie,  mais  qu'il  n'est 

«  Maltb.,  7.  —  "Prov.,  16. 


174  SLR    LA    SEVERITE    KVANGELIQUK. 

pas  même  prophète  :  Elias  es  tu,?  Non  sum.  Propheta  es  tu?  Non  sum  x. 
Humilité  la  plus  héroïque;  hien  loin  d'accepter  l'offre  qu'on  lui  fait,  il 
confesse  qu  il  n'est  pas  digne  de  rendre  à  ce  Messie  que  Ton  cherche  les  plus 
vils  services,  ni  de  dénouer  les  cordons  de  ses  souliers  :  Vujus  non  sum  di- 
gnus  ut  solvam  corrigiam  calceamenti  ejus  ~.  Enfin,  charité  la  plus  pure 
et  la  plus  solide  :  s'il  a  de  la  dureté  ,  c'est  pour  lui-même  ;  et  du  reste  ,  il 
emploie  toute  l'ardeur  de  son  zèle  à  instruire  les  peuples ,  à  toucher  et  à 
gagner  les  cœurs  pour  les  gagner  à  Jésus-Christ:  Ego  vox  clamant is: 
Dirigite  viam  Domini. 

Voilà  ce  que  j'appelle  une  sévérité  vraiment  évangélique;  voilà  ce  qui 
manquait  aux  pharisiens,  et  qui  manque  encore  à  tant  d'autres  qui,  selon 
le  reproche  de  saint  Jérôme,  ont  hérité,  par  une  malheureuse  succession  , 
de  tous  les  vices  de  ces  prétendus  dévots  :  Va?  vobis,  ad  quos  pharisœorum 
vitia  transierunt 3/  lisse  piquaient  d'une  piété  sévère;  mais  quel  en  était 
le  fond?  Un  esprit  d'intérêt  :  Malheur  à  vous,  leur  disait  le  Sauveur  du 
monde  ,  qui  faites  de  longues  prières  et  qui  cherchez  à  vous  enrichir  du 
patrimoine  des  veuves  !  Un  orgueil  secret  :  Malheur  à  vous ,  poursuivait  le 
Fils  de  Dieu,  qui  voulez  partout  dominer  et  tenir  les  premiers  rangs! 
Une  dureté  impitoyahîe  pour  le  prochain:  Malheur  à  vous,  qui  chargez 
vos  frères  de  fardeaux  pesants,  dont  ils  sont  accablés  et  qu'ils  ne  peuvent 
porter  !  De  là ,  mes  chers  auditeurs ,  tirons  trois  règles  pour  bien  juger  de 
la  sévérité  chrétienne  ,  et  concluons  qu'elle  doit  surtout  consister  dans  un 
plein  désintéressement:  c'est  la  première  partie;  dans  une  sincère  humi- 
lité :  c'est  la  seconde  ;  et  dans  une  charité  patiente  et  compatisantc  :  c'est  la 
troisième.  On  dira  que  cette  matière  ne  convient  pas  à  la  cour,  et  moi  je 
disque  c'est  spécialement  à  la  cour  qu'elle  convient.  Car  à  la  cour,  comme 
partout  ailleurs ,  on  ne  peut  se  sauver  que  par  la  voie  étroite  :  et  n'est-ce 
pas  à  la  cour,  plus  que  partout  ailleurs,  qu'on  a,  dans  cette  voie  étroite, 
à  se  défendre  de  l'intérêt,  de  l'orgueil,  des  aversions  ,  des  animosités,  des 
envies ,  de  tout  ce  qui  peut  envenimer  un  coeur  et  l'endurcir?  Je  n'y  per- 
suaderai pas,  mais  au  moins  j'instruirai.  La  sévérité  que  j'y  prêche  n'y 
sera  pas  pratiquée ,  mais  au  moins  elle  y  sera  connue  :  et  n'y  eût-il  que 
quelques  âmes  fidèles  qui  dussent  profiter  de  cette  instruction,  ce  sera  assez 
pour  mdi.  Dieu  aura  la  gloire  d'avoir  trouvé  jusque  dans  la  cour,  ou, 
plutôt,  d'y  avoir  formé  de  parfaits  adorateurs.  Demandons,  etc.  Ave, 
Maria. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

C'est  parle  retranchement  de  l'intérêt,  ou  plutôt  de  la  cupidité  qui  s'at- 
tache à  la  poursuite  de  l'iutérêt ,  que  doit  commencer  cette  circoncision  du 
cœur  dont  parle  si  souvent  l'Apôtre ,  et  sans  laquelle  il  est  impossible 
d'entrer  dans  cette  voie  étroite  de  l'Evangile ,  qui  conduit  à  la  vie ,  et  qui 
est  le  principe  du  salut:  Omnis  ex  vobis  qui  non  renuntiat  omnibus  quœ 
possidet,  non  potest  meus  esse  discipulus  4  :  Quiconque  ne  renonce  pas 
d'esprit  et  de  cœur  à  tout  ce  qu'il  a,  beaucoup  plus  à  tout  ce  qu'il  n'a  pas 

'  Joan.,  1.  —  »  Act.,  13.  —  3  Hieron.  —  4  Luc,  14. 


SUR    LA    SÉVÉRITÉ    ÉVANGKLIQUE.  47f0) 

et  qu'il  ne  peut  avoir  sans  injustice  ou  sans  forcer  l'ordre  de  Dieu,  est  in- 
capable d'être  mon  disciple.  Voilà  le  premier  axiome  de  la  morale  de 
Jésus-Christ,  qui,  pour  n'être  que  le  plus  bas  degré  de  la  perfection  évan- 
gêlique ,  ne  laisse  pas  d'abord  d'élever  Fliomme  au-dessus  de  tout  ce  qui 
n'est  point  Dieu,  et  qui  fait  déjà  réellement  et  solidement  en  lui  ce  que  la 
philosophie  païenne  n'a  jamais  pu  faire  qu'en  apparence  dans  ses  plus 
parfaits  et  ses  plus  zélés  sectateurs.  D'où  je  conclus  qu'un  chrétien ,  quelque 
idée  de  sainteté  qu'il  se  propose,  n'aura  jamais  cet  esprit  de  sévérité, 
propre  de  la  loi  de  grâce,  qu'autant  qu'il  aura  cet  esprit  de  désinté- 
ressement par  où  notre  divin  maître  a  voulu  que  ses  disciples  fussent  dis- 
tingués. 

Car  pour  vous  en  développer  le  mystère,  prenez  garde,  s'il  vous  plaît, 
aux  propositions  que  j'avance,  et  qui  vpnt  vous  désabuser  d'autant  d'er- 
reurs dont  je  craindrais  avec  sujet  que  vous  ne  fussiez  prévenus.  S'il  faut 
mesurer  la  sévérité  chrétienne  par  quelque  règle  ,  à  parler  exactement,  ce 
ne  doit  point  être ,  ni  par  la  difficulté  des  choses  que  l'on  entreprend  ou 
que  l'on  est  prêt  à  souifrir,  ni  par  l'éclat  d'une  vie  extérieurement  austère 
et  mortifiée,  ni  par  un  certain  zèle  de  réforme  dont  on  se  pique  dans  les 
discours  et  dans  les  conversations  du  monde ,  ni  par  un  abandon  même 
effectif  de  quelques  intérêts  particuliers  dont  on  consent  à  se  dépouiller  : 
pourquoi?  parce  que  tout  cela  précisément  considéré,  bien  loin  d'être  ce 
que  Jésus-Christ  a  prétendu,  en  nous  obligeant  à  être  sévères  envers 
nous-mêmes ,  peut  subsister ,  et  subsiste  en  effet  tous  les  jours  avec  les 
plus  honteux  relâchements  du  christianisme.  Quelle  est  donc  la  marque 
sûre  et  infaillible  de  la  sévérité  que  nous  professons  dans  notre  religion  ? 
je  le  répète ,  un  désintéressement  général ,  absolu ,  sincère  :  trois  qualités 
aussi  rares  dans  le  monde  qu'elles  sont  estimables ,  et  par  où  nous  devons 
juger  si  nous  sommes  en  effet  devant  Dieu  ce  que  peut-être  nous  nous 
flattons  bien  injustement  d'être  devant  les  hommes.  Ceci  mérite  toute  l'at- 
tention de  vos  esprits  ;  ne  perdez  rien  d'une  si  importante  matière. 

Non,  Chrétiens,  ce  n'est  point  par  la  règle,  ni  de  la  difficulté  des  choses, 
ni  du  courage  à  les  entreprendre  ou  à  les  souffrir ,  qu'il  faut  discerner  la 
vraie  sévérité  d'avec  la  fausse.  Et  la  preuve  en  est  évidente:  parce  que, 
comme  raisonne  fort  bien  saint  Chrysostome,  les  choses  même  les  plus 
fâcheuses,  et  celles  dont  la  nature  a  le  plus  d'horreur,  nous  deviennent 
supportables  ,  et  même  faciles  et  agréables ,  dans  la  vue  d'un  intérêt  hu- 
main ;  et  quand  nous  agissons  par  le  motif  de  cet  intérêt,  bien  loin  que 
nous  nous  fassions  violence  en  nous  abstenant ,  en  nous  surmontant,  en 
nous  captivant ,  on  peut  dire ,  et  il  est  vrai ,  que  nous  nous  la  ferions  tout 
entière  en  ne  nous  abstenant  pas ,  en  ne  nous  surmontant  pas ,  et  en  ne 
nous  captivant  pas. 

Ce  que  nous  prenons  alors  sur  nous,  nous  nous  l'accordons  à  nous- 
mêmes.  Nous  mortifions  une  passion,  mais  c'est  pour  suivre  le  mouvement 
et  l'attrait  d'une  autre.  Il  nous  en  coûte ,  mais  d'une  manière  qui  ne 
choque  point  notre  amour-propre ,  puisqu'au  contraire  c'est  notre  amour- 
propre  qui  nous  fait  porter  lui-même  la  pesanteur  du  joug,  et  qui  cherche 


t  *70  SUR    LA   SÉVÉRITÉ   ÉVÀNSÉLIQSE. 

en  cela  ù  se  satisfaire.  Or,  ce  qui  satisfait  en  nous  l'amour-propre  ne  peut 
pas  être  l'objet  de  la  sévérité  évangélique. 

En  effet ,  on  ne  dira  pas  que  la  vie  pénible  et  laborieuse  d'un  avare  qui 
s'épuise  pour  amasser,  soit  une  vie  austère  selon  l'Evangile,  ni  que  la  servi- 
tude d'un  courtisan  qui,  pour  établir  sa  fortune,  essuie  tout  et  dévore  tout, 
lui  doive  être  comptée  pour  un  exercice  de  cette  abnégation  qui  fait  le  sou- 
verain mérite  des  Justes.  Au  contraire,  plus  l'un  et  l'autre  est  déterminé  , 
dans  cette  vue  ,  à  prendra  sur  soi-même,  plus  il  est  censé  amateur  de  soi- 
même  ,  et  plus  il  est  éloigné  de  cette  sainte  haine  que  le  Fils  de  Dieu  veut 
que  nous  ayons  de  nous-mêmes:  pourquoi?  parce  que  l'intérêt  qui  le  do- 
mine, et  dont  il  s'est  rendu  esclave,  n'est  rien  autre  chose  qu'un  amour 
déréglé  de  soi-même  qui  le  fait  souffrir.  Sa  véritable  abnégation  (je  parle 
de  l'homme  mondain)  serait  donc,  plutôt  de  ne  pas  souffrir  de  la  sorte ,  et 
de  renoncer  à  cet  intérêt  pour  lequel  il  renonce  à  tout  le  reste.  Car  voilà 
ce  qui  lui  coûterait  ;  mais  c'est  justement  ce  qu'il  ne  gagne  jamais  sur  lui , 
parce  que,  selon  la  pensée  de  saint  Ambroise,  s'il  se  resserre,  ce  n'est  point 
dans  cette  voie  étroite  et  salutaire  que  Jésus-Christ  nous  a  enseignée,  mais, 
par  un  aveuglement  bien  déplorable ,  dans  le  chemin  large  et  spacieux  qui 
mène  à  la  perdition. 

Je  dis  plus,  et  je  vous  prie  d'écouter  ceci.  Une  vie  exacte  et  extérieure- 
ment mortifiée  n'est  point  toute  seule  un  témoignage  convaincant  de  la 
sévérité  que  nous  cherchons ,  et  qui  est  celle  que  l'Évangile  nous  recom- 
mande. En  voici  la  raison ,  c'est  que  dans  cet  extérieur  de  mortification  et 
de  régularité,  il  peut  encore  y  avoir  un  intérêt  caché  où  la  nature  se  trouve. 
Quel  intérêt,  me  direz-vous?  un  intérêt,  Chrétiens,  d'autant  plus  difficile 
à  vaincre,  et  plus  dangereux,  qu'il  est  plus  déguisé  et  plus  raffiné,  c'est- 
à-dire  un  intérêt  où  la  piété  se  mêle,  et  qui  c;-t  revêtu  de  ce  qu'il  y  a  de 
plus  spécieux  et  de  plus  éclatant  dans  la  religion. 

Car  si  la  piété  est  utile  à  tout ,  comme  disait  saint  Paul,  quoiqu'il  l'ait 
dit  dans  un  sens  bien  différent  de  celui-ci ,  beaucoup  plus  la  piété  qui  se 
pique  d'exactitude  et  d'austérité.  Or,  telle  est  surtout  celle  de  certains  esprits 
dont  saint  Augustin  nous  a  si  bien  donné  l'idée;  qui  se  font,  dit-il,  un 
intérêt  d'être  sévères,  et  dont  il  semble  que  la  politique  soit  d'être  regardés 
dans  le  monde  et  tenus  pour  tels  :  et  moi  je  soutiens  que  du  moment  qu'ils 
se  font  un  intérêt  de  l'être ,  dès  là  ils  cessent  de  l'être ,  et  qu'il  est  impos- 
sible qu'ils  le  soient ,  parce  qu'il  n'y  a  point  de  contradiction  plus  positive 
dans  la  morale  chrétienne  que  celle  qui  se  rencontre  entre  ces  deux  termes, 
la  recherche  de  l'intérêt,  et  la  sévérité. 

Un  exemple  plausible ,  et  d'autant  plus  touchant  pour  nous ,  que  Jésus- 
Christ,  notre  souverain  maître,  à  force  de  nous  le  mettre  devant  les  yeux, 
l'a  consacré ,  pour  ainsi  dire ,  à  notre  instruction ,  c'est  celui  des  phari- 
siens. Qu'y  avait-il  de  plus  régulier  en  apparence ,  et  de  plus  détaché  par 
profession  de  toutes  les  douceurs  de  la  vie ,  que  les  pharisiens  parmi  les 
Juifs?  C'était  l'esprit  de  leur  secte.  Cependant  le  Sauveur  du  monde  ne  put 
jamais  les  supporter;  et  la  remarque  de  saint  Jérôme  est  bien  étonnante, 
que  cet  Homme-Dieu,  qui  était  d'un  côté  la  sagesse  même,  et  de  l'autre  la 


SUR   LÀ    SKVÉHITÉ    ÉVANGÉLIQUE.  177 

douceur  et  la  bonté  même,  fit  toujours  paraître  plus  d'indignation  et  un 
zèle  plus  amer  contre  cette  prétendue  sévérité  pharisaïque ,  que  contre  les 
désordres  les  plus  énormes  des  publicains  et  des  femmes  prostituées  de  Jé- 
rusalem. 

Que  manquait-il  aux  pharisiens  pour  être  sévères  ?  Ah  !  mes  Frères , 
répond  saint  Bernard,  que  ne  leur  manquait-il  pas?  Ils  avaient  l'ombre 
de  la  sévérité,  mais  ils  n'en  avaient  pas  le  corps ,  bien  loin  qu'ils  en  eussent 
l'esprit  :  pourquoi?  parce  qu'ils  n'en  affectaient  les  pratiques  que  pour  s'en 
attirer  les  prolits  et  les  émoluments  ;  c'est-à-dire  parce  que  c'était  des 
hommes  mercenaires  qui  ne  s'attachaient  à  la  rigueur  des  observances  de 
la  loi  que  pour  se  maintenir  dans  la  possession  d'un  misérable  intérêt  qui 
les  aveuglait ,  et  dont  ils  étaient  jaloux  ;  que  pour  parvenir  à  leurs  fins  ; 
que  pour  contenter  leur  cupidité  ;  que  pour  se  rendre  maîtres  des  esprits  ; 
que  pour  exercer  un  empire  plus  absolu ,  non-seulement  sur  les  personnes, 
mais ,  comme  Jésus-Christ  leur  reprochait ,  sur  les  revenus  et  les  biens  , 
et  en  particulier  sur  les  biens  de  certaines  veuves  qui ,  préoccupées  de  l'o- 
pinion de  leur  sainteté ,  s'épuisaient  pour  fournir  à  leur  entretien  :  Vœ 
vobis,  quia  comeditis  domos  viduarwn  *  !  Car  tout  cela ,  ce  sont  les  points 
marqués  par  les  évangélistes ,  sur  quoi  le  Fils  de  Dieu  avait  coutume  de 
s'étendre  pour  confondre  ces  sages  du  judaïsme,  ne  les  épargnant  jamais, 
et  jugeant  qu'il  était  nécessaire  de  découvrir  l'abus  de  leur  conduite,  parce 
qu'il  ne  concevait  rien  de  plus  opposé  à  la  pureté  de  ses  maximes ,  que  cet 
intérêt  couvert  du  voile  de  la  sévérité. 

Si  donc ,  Chrétiens ,  pour  nous  appliquer  cette  divine  morale ,  il  arri- 
vait ,  malheureusement  pour  nous ,  que  nous  prissions  les  mêmes  voies ,  et 
qu'au  milieu  du  christianisme  dont  nous  professons  la  créance  et  le  culte  ,' 
nous  fussions  pharisiens  d'action  et  de  mœurs  (  ce  n'est  point  une  suppo- 
sition chimérique;  et  saint  Paul,  qui  prévoyait  les  malheurs  dont  l'Église 
était  menacée ,  avertissait  son  disciple  Timothée  qu'il  viendrait  un  temps 
où  ce  trafic  de  piété  régnerait,  même  entre  les  fidèles,  et  qu'il  y  en  aurait 
parmi  eux  dont  la  corruption  de  l'esprit  et  du  cœur  irait  jusqu'à  s'imagi- 
ner que  la  religion  leur  doit  être  un  moyen  pour  réussir  dans  le  monde  : 
Hominum  mente  corruptorum,  existirnantium  quœstum  esse  pietatem  2; 
il  l'a  prédit,  Chrétiens,  et  Dieu  veuille  que  notre  siècle  ne  soit  point  un  de 
ceux  qu'il  a  désignés  par  ces  paroles  !  c'est  à  vous  et  à  moi  de  nous  pré- 
server d'un  tel  désordre  )  :  s'il  arrivait ,  dis-je ,  qu'abusant  d'une  chose 
aussi  sainte  qu'est  la  sévérité  évangélique,  le  scandale  qu'a  déploré  saint 
Paul  vint  à  se  vérifier  en  nous ,  que  n'ayant  rien  peut-être  d'ailleurs  par 
où  nous  pousser  dans  le  monde  et  y  faire  quelque  figure ,  nous  entrepris- 
sions d'en  venir  à  bout  par  les  apparences  d'une  vie  plus  réformée ,  que 
par  là  l'on  cherchât  à  s'établir ,  par  là  l'on  se  fit  des  amis ,  par  là  l'on  se 
ménageât  des  patrons,  par  là,  ou  plutôt  en  cela,  l'on  eût  des  desseins, 
des  espérances ,  des  vues  qui  se  produiraient  dans  leur  temps ,  en  sorte 
que  tout  cet  éclat  de  piété,  et  de  piété  sévère,  n'aboutit  qu'à  conduire  une 
intrigue,  qu'à  soutenir  une  entreprise,  quà  engager  celui-ci ,  qu'à  ga- 

»  Matili.,  23.  —  *  1  Tàn.,  6. 

T.    I.  12 


^ 


I 


178  SUR  LA  SEVERITE  EVANGELIQUE. 

gner  celle-là ,  en  un  mot ,  qu'à  entretenir  cette  société ,  ce  commerce  in- 
digne qui  a  été  un  sujet  d' horreur  pour  Y  Apôtre  :  Existimantium  quœstum 
esse  pietatem  ;  pourrait-on  dire  alors  qu'il  y  eût  là  le  moindre  vestige  de 
cette  sévérité  chrétienne,  qui  doit  non-seulement  nous  rendre  parfaits, 
mais  parfaits  comme  notre  Père  céleste  ?  Ah  !  mes  chers  auditeurs ,  ce  se- 
rait bien  renverser  les  idées  des  choses,  et  prendre  plaisir  à  nous  séduire 
nous-mêmes,  que  d'en  juger  ainsi.  Non,  non  ,  si  nous  en  sommes  réduits 
là ,  Jésus-Christ  ne  nous  reconnaît  point  pour  ses  disciples.  Cette  sévérité 
intéressée  est  un  des  plus  pernicieux  relâchements  où  nous  puissions  tom- 
ber, et  tout  le  fruit  que  nous  en  devons  attendre,  c'est  qu'après  nous  en 
être  servis  pour  faire  quelque  temps  une  figure  odieuse  ou  ridicule  devant 
les  hommes,  elle  serve,  un  jour,  à  faire  notre  confusion  et  notre  honte 
devant  Dieu. 

Mais  on  a  du  zèle  pour  maintenir  la  discipline ,  et  Ton  ne  craint  pas  de 
le  faire  hautement  valoir ,  et  de  l'opposer  à  la  licence  et  aux  dérèglements 
du  siècle.  Autre  erreur,  dit  saint  Augustin  :  car  ce  zèle  de  la  discipline, 
si  louable  d'ailleurs ,  et  si  nécessaire ,  ne  coûte  rien  dans  les  entretiens , 
dans  les  cercles ,  dans  les  livres  ,  dans  les  chaires  même  et  dans  les  dis- 
cours publics  ;  le  bornant  là ,  on  n'en  est  point  incommodé  ;  au  contraire , 
on  s'en  fait  honneur,  et  l'abus  en  vient  jusques  à  ce  point ,  que  le  liber- 
tinage même  s'accoutume  à  tenir  ce  langage ,  parce  que  c'est  le  langage 
à  la  mode,  et  qu'on  a  trouvé  le  secret  de  faire  impunément  toutes  choses, 
pourvu  qu'on  parle  sévèrement. 

N'a-t-on  pas  vu  des  hypocrites  se  soutenir  par  cet  artifice ,  et  imposer 
au  genre  humain?  et  n'entend-on  pas  tous  les  jours  des  gens  perdus  de 
•conscience,  et  chargés  de  crimes,  s'exprimer  éloqucminent  sur  le  chapitre 
de  la  réforme  et  sur  la  censure  des  mœurs?  L'imposture  est  si  commune, 
qu'on  commence  à  ne  s'y  plus  tromper.  Mais ,  sans  entrer  dans  cette  poli- 
tique des  sages  du  monde ,  je  dis  des  sages  libertins ,  voulons-nous  con- 
naître ,  Chrétiens ,  si  ce  zèle  de  réforme ,  si  vif  en  apparence ,  et  si  ardent, 
est  dans  nous  un  véritable  effet  de  la  sévérité  de  l'Évangile  ?  examinons-le 
par  nous-mêmes  et  par  notre  propre  conduite.  En  parlant  comme  nous 
parlons,  c'est-à-dire  en  nous  piquant  dans  les  conversations  d'autoriser  les 
maximes  les  plus  sévères ,  en  sommes-nous  pour  cela  moins  intéressés  ?  en 
sommes-nous  moins  âpres  à  poursuivre  ce  que  nous  prétendons  nous  être 
dû  ?  en  sommes-nous  de  meilleure  foi  pour  nous  faire  une  justice  rigou- 
reuse sur  ce  que  nous  devons  aux  autres?  en  sommes-nous  plus  disposés  à 
nous  relâcher  de  nos  droits  sur  mille  sujets  où  la  charité ,  où  la  paix ,  où 
le  devoir,  où  l'honneur  même  l'exige?  mais  surtout  en  sommes-nous  plus 
dégagés  de  ces  vues  humaines  qui  infectent  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  sacré 
dans  le  culte  de  Dieu? 

Car  voilà ,  s'il  m'est  permis  d'user  de  ce  terme ,  la  pierre  de  touche  ;  mais 
c'est  à  quoi  le  faux  zèle  ne  veut  pas  être  éprouvé.  Nous  exagérons  en  pa- 
roles la  sainteté  du  christianisme ,  et  ce  n'est  point  précisément  ce  que  je 
condamne  ;  mais  au  même  temps  que  dans  nos  paroles  et  dans  nos  décisions 
nous  sommes  si  rigoureux,  avons-nous,  dans  la  pratique,  une  affaire  à 


SUR    LA    SÉVÉRITÉ    ÉVANGELIQUE.  J7<) 

traiter,  un  différend  à  terminer,  un  argent  à  placer,  une  restitution  a 
faire,  un  bénéfice,  comme  Ton  parle,  à  sauver  ou  à  négocier?  et  puisque 
le  nom  de  bénéfice  m'a  échappé,  avons-nous  à  combattre  les  justes  re- 
mords que  doit  donner  la  pluralité  ,  l'incompatibilité  ,  la  non-résidence 
la  translation ,  l'emploi ,  ou ,  pour  mieux  dire ,  la  profanation  des  reve- 
nus? c'est  justement  alors  que  nous  nous  comportons  comme  tout  le  reste 
des  hommes ,  et  bien  souvent  pis  que  les  autres  hommes.  Pourquoi  ?  parce 
qu'il  s'agit  de  notre  intérêt.  Ces  théologiens  faciles  et  commodes ,  que  nous 
ne  pouvions  auparavant  souffrir ,  ne  nous  paraissent  plus  si  odieux.  Étu- 
diant de  plus, près  leurs  opinions,  nous  y  découvrons  du  bon  sens,  et, 
après  les  avoir  cent  fois  condamnés  pour  les  autres ,  nous  les  estimons  enfin 
raisonnables  pour  nous-mêmes  ;  car  n'est-ce  pas  ainsi  que  l'amour-propre 
est  ingénieux  à  nous  prévenir  et  à  nous  corrompre? 

Je  sais,  Chrétiens,  que  nous  ne  manquons  pas  d'adresse  pour  paraître 
en  cela  même  consciencieux,  et  qu'après  nous  être  une  fois  déclarés  pour 
le  parti  sévère  du  christianisme ,  s'il  nous  survient  dans  le  monde  une 
occasion  importante  que  nous  n'avions  pas  prévue,  et  où  cette  sévérité  se 
trouve  par  malheur  opposée  à  notre  intérêt ,  une  occasion  où  le  monde 
nous  attendait ,  pour  voir  de  quelle  manière  nous  en  userions ,  et  où  il 
est  déterminé  à  ne  nous  faire  nulle  grâce  ;  je  sais ,  dis-je ,  que  là-dessus 
nous  savons  bien  nous  ménager,  et  ne  pas  risquer  notre  réputation;  que 
pour  cela  nous  ne  nous  rendons  pas  tout  à  coup  au  sentiment  qui  nous 
favorise  ;  que  nous  sommes  même  les  premiers  à  prononcer  contre  nous  ; 
qu'il  faut  bien  des  remontrances  de  nos  amis  et  de  nos  proches,  pour  nous 
faire  modérer  cette  rigueur ,  et  qu'il  n'y  a  point  de  consultation  dont  nous 
n'ayons  soin  de  nous  prémunir.  Mais  quand  je  m'aperçois  enfin  que  tout 
ce  mystère  se  termine  à  faire  avec  beaucoup  de  cérémonie  ce  que  font 
sans  tant  de  difficultés  et  tant  de  façons ,  les  plus  relâchés ,  et  ce  que  ne 
ferait  peut-être  pas  un  chrétien  qui  vit  selon  le  train  commun  du  monde 
quoique  moins  zélé  en  spéculation  pour  les  mœurs  et  pour  la  discipline 
en  vérité  je  ne  puis  pas,  mes  chers  auditeurs,  que  je  ne  déplore  notre 
misère  et  notre  faiblesse. 

La  sévérité  du  christianisme ,  dans  ces  rencontres ,  était  de  ne  point 
prendre  tant  de  mesures  ,  de  ne  point  consulter  tant  d'auteurs ,  de  ne  point 
écouter  tant  d'avis  ,  de  tenir  ferme  dans  son  principe ,  et  d'en  demeurer  à 
ce  que  l'on  avait  jugé,  selon  Dieu,  le  plus  sûr  et  le  plus  exact;  défaire  sin- 
cèrement ce  que  l'on  aurait  exigé  des  autres ,  et  de  renoncer  à  cet  intérêt 
qui  ne  s'accorde  pas  en  effet  avec  les  règles  de  la  religion.  Mais  où  sont 
aujourd'hui  les  exemples  de  cette  sévérité  ?  Cependant  c'est  par  là  qu'il  la 
faut  mesurer  :  car  quand  je  vois  un  chrétien  me  parler  de  la  voie  étroite  de 
l'Évangile,  et  en  revenir  toujours  à  son  intérêt,  fit-il  des  miracles,  je  ne 
croirais  pas  en  lui  :  prononçât-il  des  oracles ,  je  n'en  serais  pas  touché  : 
qu'il  me  paraisse  désintéressé,  et  il  me  persuadera. 

Enfin ,  j'ai  dit  que  l'abandon  même  effectif  de  quelques  intérêts  particu- 
liers ne  suffit  pas  :  pourquoi  ?  c'est  la  réflexion  de  saint  Augustin  ;  parce 
qu'il  est  aisé  de  renoncer  à  un  intérêt  pour  un  autre  intérêt ,  comme  il 


180  SUR    LA    SÉVÉRITÉ   ÉVANfiF.LlQn?. 

était  aisé  â  ce  philosophe  de  fouler  aux  pieds  le  faste  de  Platon  par  un  au- 
tre faste  encore  plus  grand  et  moins  supportable.  Il  faut  donc,  si  nous  vou- 
lons entrer  dans  cette  voie  que  Jésus-Christ  nous  a  tracée ,  et  qui  est  celle 
des  élus ,  que  notre  désintéressement  soit  général ,  qu'il  soit  absolu ,  qu'il 
soit  sincère.  Général  :  tellement  que ,  dans  la  profession  que  nous  faisons 
de  nous  attacher  à  Dieu  ,  nous  n'envisagions  et  nous  ne  cherchions  que 
Dieu  ;  et  ne  mérite-t-il  pas  bien  d'être  cherché  de  la  sorte  ?  Absolu ,  sans 
condition ,  sans  réserve ,  sans  restriction  ;  car  c'est  ici  que  cette  maxime  , 
Tout  ou  rien,  doit  avoir  lieu  plus  que  partout  ailleurs ,  et  que  le  moindre 
ménagement  de  ce  qui  s'appelle  intérêt  propre  ternit  le  lustre  et  anéantit 
le  mérite  de  la  plus  apparente  piété.  Sincère ,  sans  tout  ce  raffinement  qui 
nous  fait  quelquefois  fuir  l'intérêt  pour  y  mieux  parvenir;  qui  nous  le 
fait  abandonner  pour  le  mieux  conserver;  qui ,  pour  en  éviter  le  reproche, 
lors  même  que  nous  le  recherchons  avec  plus  d'empressement ,  nous  en 
fait  témoigner  un  mépris  feint  et  simulé  :  car  l'intérêt,  dit  saint  Augustin, 
parle  toutes  sortes  de  langues ,  et  joue  toutes  sortes  de  personnages ,  même 
celui  de  désintéressé  :  mais  trompons-nous  Dieu?  et  avec  toute  notre  pru- 
dence ,  trompons-nous  même  les  hommes  ? 

Voilà  ,  Chrétiens  ,  le  premier  caractère  de  la  sévérité  évangélique  ;  voilà 
par  où  l'on  arrive  à  la  perfection.  Tandis  qu'elle  a  été  suivie  dans  le  chris- 
tianisme ,  je  veux  dire  tandis  que  l'intérêt ,  ou  plutôt  l'esprit  d'intérêt  en  a 
été  banni ,  le  christianisme  s'est  maintenu  dans  sa  pureté  :  du  moment  que 
nous  l'avons  quitté,  l'esprit  de  notre  religion  s'est  altéré,  et  nous  avons 
commencé  à  dégénérer. 

C'est  sur  cela  que  nous  ne  pouvons  assez  regretter  les  heureux  siècles  de 
la  primitive  Eglise  ,  et  c'est  sur  quoi  il  faudrait  souhaiter  de  les  voir  re- 
naître. Les  fidèles  alors  ne  possédaient  rien  en  propre,  mais  dès  qu'on  a 
voulu  distinguer  le  mien  et  le  tien,  dès  qu'on  a  entendu  ces  froides  paro- 
les ,  selon  l'expression  de  saint  Jean  Chrysostome ,  mais  qui ,  dans  leur 
froideur  même,  excitent  tant  de  chaleur  dans  les  esprits,  toute  la  sainteté 
chrétienne  s'est  démentie ,  et  l'on  est  tombé  dans  une  entière  corruption  de 
mœurs.  En  cherchant  le  sien,  on  a  appris  à  trouver  celui  d'autrui;  et  en  trou- 
vant celui  d'autrui ,  on  en  a  fait  le  sien  :  de  là  sont  venues tantde  divisions,  de 
chicanes,  de  fourberies,  de  concussions,  d'oppressions,  d'usurpations  ;  de  là 
tant  d'abus  qui  se  sont  glissés  jusque  dans  le  sanctuaire ,  en  sorte  qu'on  peut 
bien  présentement  nousreprocher  ce  que  reprochait  Tertullien  aux  païens  , 
quand  il  leur  disait  qu'ils  faisaient  servir  la  majesté  de  leurs  dieux  à  leurs 
intérêts  :  Apud  vos  majestas  quœstuo.ria  ef/îcitur  l  ;  de  là  les  simonies 
palliées  et  déguisées  ,  les  permutations ,  plus  sordides  encore  que  la  simo- 
nie même;  les  gratifications  ou  les  récompenses,  les  tributs  et  les  pensions 
sur  des  bénéfices ,  sans  les  avoir  jamais  possédés  ;  les  dissipations  du  patri- 
moine de  Jésus-Christ  en  meubles,  en  trains,  en  équipages;  l'envie  de  do- 
miner dans  l'Église,  s'engageant  à  la  servir  pour  y  commander:  désor- 
dres qui  l'ont  décriée ,  qui  l'ont  rendue  odieuse  aux  hérétiques ,  qui  lui  ont. 
attiré  de  leur  part  de  si  atroces  invectives. 

»  Terlull. 


SUR    LA    SÉVÉRITÉ    KVANGELIQUE.  J  81 

Ah  !  mes  Frères,  réveillons  aujourd'hui  notre  zèle;  prenons  des  sentiments 
plus  épurés  et  moins  terrestres;  ne  débitons  point  tant  de  belles  maximes  ; 
mais  venons-en  aux  effets;  commençons  par  dégager  notre  co?ur,  par  le 
détacher  :  par  là  nous  glorifierons  Dieu  ,  nous  édifierons  l'Église  ,  nous 
fermerons  la  bouche  à  ses  ennemis  ;  et  j'ose  dire  même  que  nous  n'y  per- 
drons rien.  Car  la  piété,  dit  l'Apôtre,  est  une  grande  richesse,  si  nous 
savons  nous  en  contenter  :  Est  quœstus  magnus piètas  cum  sufficientiâ  l. 
Dès  que  nous  ne  nous,  en  contentons  pas ,  dès  que  nous  voulons  quelque 
chc°e  au  delà ,  et  que ,  par  une  espèce  de  sacrilège ,  nous  mêlons  des  inté- 
rêts profanes  et  humains  avec  des  intérêts  tout  spirituels  et  tout  célestes , 
Dieu  réprouve  ce  mélange,  et  les  hommes  le  méprisent.  N'ayons  en  vue 
que  Dieu,  ne  cherchons  que  Dieu;  Dieu  nous  suffira  :  Cum  sufficientiâ. 
Et  pourquoi  ne  nous  suffirait-il  pas  ?  Il  suffit  pour  tout  ce  qu'il  y  a  de 
bienheureux  dans  le  ciel  ;  il  suffit  pour  lui-même.  Avons-nous  un  cœur 
plus  vaste  que  tant  de  Saints  ou  que  Dieu  même  ?  Qu'y  a-t-il  ,  Seigneur, 
dans  toute  l'enceinte  de  ce  grand  univers ,  que  je  puisse  désirer  hors  de 
vous  ;  et  si  vous  êtes  à  moi,  que  me  faut-il  davantage?  Ainsi  parlait  David. 
Dieu  lui  tenait  lieu  de  tout.  Il  est  vrai  qu'il  se  proposait  la  récompense  , 
qu'il  la  demandait,  qu'il  la  recherchait  :  mais  cette  récompense,  qu'était-ce 
autre  chose  que  Dieu  même?  Sévérité  chrétienne,  sévérité  non -seulement 
désintéressée ,  mais  encore  sévérité  humble  :  c'est  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME    PARTIE. 

C'est  dans  les  plus  beaux  fruits,  dit  saint  Augustin,  que  les  vers  se 
forment ,  et  c'est  aux  plus  excellentes  vertus  que  l'orgueil  a  coutume  de 
s'attacher.  Car  ce  qu'est  au  fruit  le  ver  qui  le  corrompt ,  l'orgueil  l'est  aux 
vertus ,  et  surtout  aux  vertus  chrétiennes  ,  qu'il  infecte.  Il  n'est  rien  selon 
Dieu  de  plus  parfait  que  cette  sévérité  évangélique  dont  je  vous  parle  , 
quand  elle  est  bien  prise  et  saintement  pratiquée.  On  peut  dire ,  et  il  est 
vrai ,  que  c'est  le  fruit  le  plus  exquis  et  le  plus  divin  que  le  christianisme 
ait  produit  dans  le  monde  :  mais  aussi  faut-il  confesser  que  c'est  le  plus 
exposé  à  cette  corruption  de  l'amour-propre ,  à  cette  tentation  délicate  de 
la  propre  estime ,  qui  fait  qu'après  s'être  préservé  de  tout  le  reste ,  on  a 
tant  de  peine  à  se  préserver  de  soi-même. 

Oui ,  Chrétiens  ,  avouons-le  à  notre  confusion ,  il  est  rare ,  dans  le  dés- 
ordre du  siècle  où  nous  vivons  ,  de  trouver  des  hommes  ennemis  du  relâ- 
chement, et  sévères  pour  eux-mêmes,  comme  la  religion  nous  oblige  à 
l'être.  Mais  ce  qui  doit  encore  bien  plus  nous  confondre ,  c'est  que  peut-être 
n'est-il  pas  moins  rare  dans  le  siècle  où  nous  sommes ,  et  jusque  parmi 
ceux  qui  sont  les  plus  sévères  pour  eux-mêmes ,  de  trouver  des  hommes  à 
couvert  de  l'orgueil  et  humbles  d'esprit  et  de  cœur.  Cependant,  mes  Frères, 
disait  saint  Bernard  parlant  à  ses  religieux ,  être  humble  et  être  sévère  à 
soi-même  ,  ce  ne  sont  point  deux  choses  distinguées  dans  ies  maximes  de 
Jésus-Christ;  et  si  nous  voulons  nous  en  rapporter  à  notre  expérience, 
nous  connaîtrons  que  c'est  dans  la  pratique  d'une  sincère  humilité  que  con- 

•   1  TLuiolh.,  G. 


182  6UR    LA    SÉVÉRITÉ    ÉVANGKLIQUE. 

sistc  la  véritable  et  l'essentielle  austérité.  Que  serait-ce  donc  si,  par  un 
déplorable  aveuglement,  nous  venions  à  séparer  l'un  de  l'autre?  Que  se- 
rait-ce donc  si ,  cherchant  ce  port  du  salut  où  le  Sauveur  nous  a  appelés 
quand  il  nous  a  dit  :  Intrate  per  angustam  portami,  nous  allions  heurter 
contre  un  écueil  aussi  dangereux  que  celui  d'une  flatteuse  vanité  et  d'une 
orgueilleuse  présomption?  C'est  à  moi ,  Chrétiens,  à  vous  le  découvrir  cet 
écueil ,  et  c'est  à  vous  à  le  craindre  et  à  l'éviter.  Mais  malheur  à  vous  et  à 
moi ,  si  nous  négligeons  de  reconnaître  une  si  trompeuse  illusion ,  et  si 
nous  n'apportons  pas  tout  le  soin  qu'il  faut  pour  ne  nous  y  laisser  jamais 
surprendre  ! 

Or ,  je  l'ai  dit  ;  et  comme  mon  dessein  me  rappelle  nécessairement  aux 
pharisiens  ,  je  suis  encore  obligé  de  le  redire  :  ne  nous  étonnons  pas  si  le 
Fils  de  Dieu ,  n'étant  venu  au  monde  que  pour  être  le  réformateur  du 
monde,  et  pour  lever  (qu'il  me  soit  permis  de  parler  ainsi)  l'étendard  de 
la  vie  austère ,  il  commença  d'abord  par  une  guerre  ouverte  contre  ces  pré- 
tendus dévots  les  plus  sévères ,  et ,  dans  l'opinion  commune ,  les  plus  ré- 
formés du  judaïsme.  Pour  agir  conséquemment  à  son  adorable  mission  , 
et  conformément  à  l'Évangile  qu'il  nous  annonçait,  il  dut  les  traiter  de 
la  sorte.  A  travers  le  voile  de  cette  apparente  sévérité,  il  les  reconnut  pour 
des  esprits  superbes ,  et  dès  lors  il  les  envisagea  comme  les  usurpateurs  de 
la  gloire  de  son  Père.  Voilà  pourquoi  il  les  entreprit. 

C'étaient  des  hommes  d'un  extérieur  édifiant,  et  qui  se  glorifiaient  par- 
dessus tout  d'observer  littéralement  et  inviolablement  la  loi  ;  mais  qui ,  du 
reste,  remplis  d'une  haute  estime  d'eux-mêmes,  et  préoccupés  de  leur 
mérite,  s'attribuaient  tout  le  bien  qui  paraissait  en  eux  ;  qui  se  regardaient 
et  se  faisaient  un  secret  plaisir  d'être  regardés  comme  les  Justes,  comme 
les  parfaits,  comme  les  irrépréhensibles  :  Qui  in  se  confidebant,  tanquam 
Justi 2  ;  qui  de  là  prétendaient  avoir  droit  de  mépriser  tout  le  genre  hu- 
main ,  ne  trouvant  que  chez  eux  la  sainteté  et  la  perfection ,  et  n'en  pou- 
vant goûter  d'autre  :  Et  aspernabantur  cœteros 3  ;  qui  dans  cette  vue  ne 
rougissaient  point ,  non-seulement  de  l'insolente  distinction ,  mais  de  l'ex- 
travagante singularité  dont  ils  se  flattaient ,  jusqu'à  rendre  des  actions  de 
grâces  à  Dieu  de  ce  qu'ils  n'étaient  pas  comme  le  reste  des  hommes  :  Gra- 
tias  tibi  ago  quia  non  sum  sicut  cœteri  hominum 4  ;  qui,  dans  les  exercices 
même  d'humilité ,  dans  les  œuvres  de  pénitence  ,  cherchaient  une  vaine 
gloire;  jeûnant,  dit  le  texte  sacré,  afin  de  paraître  jeûner  ,  et  défigurant 
leurs  visages  pour  s'attirer  la  confiance  et  la  vénération  des  peuples  :  Ex- 
terminant faciès  suas,  ut  appareant  jejunantes  5 ;  qui,  sous  ce  prétexte 
de  vie  régulière  et  de  morale  étroite,  satisfaisaient  leur  ambition,  se  fai- 
sant appeler  maîtres ,  et  le  voulant  être  partout  ?  Et  vocari  ab  hominibus 
?*abbi  6  ;  qui ,  sans  autre  titre  que  celui-là ,  je  veux  dire ,  d'une  régularité 
plus  exemplaire,  se  croyaient  suffisamment  autorisés  à  prendre  partout 
les  premiers  rangs  et  à  s'emparer  des  places  d'honneur  :  Amant  autem 
primos  recubitus  in  cœnis,  et  primas  cathedras  in  synagogis  7.  Car  ce 
sont  là  les  traits  sous  lesquels  Jésus-Christ  même  les  a  dépeints  ;  en  sorte 

•  Matth.,  7,  —  ■  Luc,  18.  —  3  Ibid.  —  4  Ibid.  —  5  Matin.,  G.  —  6  Ibid.,  23.  -  7  Ibid. 


SUR  LA  SEVERITE  EVANGELIQUE.  183 

qu'il  ne  nous  a  rien  laissé  dans  l'Évangile ,  ni  de  plus  vif  ni  de  plus  fini 
que  ce  tableau ,  où  il  voulait  que  chacun  de  nous  s'étudiât  et  apprit  à  se 
connaître.  Or  tout  cela ,  reprend  saint  Augustin ,  était  contradictoirement 
opposé  à  la  sévérité  évangélique,  telle  que  le  Sauveur  du  monde  l'avait 
conçue,  et  telle  qu'il  s'était  proposé  de  l'établir  sur  la  terre;  et  c'est  aussi 
le  sujet  pourquoi  il  témoigna  tant  de  zèle  contre  la  sévérité  fastueuse  de 
de  ces  faux  docteurs  de  la  Synagogue. 

Mais  s'il  n'a  pu  supporter  ce  faste  dans  les  pharisiens,  comment  le  sup- 
portera-t-il  dans  nous?  c'est  la  belle  réflexion  de  saint  Grégoire,  pape.  Si 
le  Fils  de  Dieu  a  hautement  condamné  cette  sévérité  corrompue  et  empoi- 
sonnée par  l'orgueil  dans  des  hommes  qui  ne  lui  appartenaient  en  rien , 
et  qui  ne  furent  jamais  élevés  dans  les  principes  de  sa  loi,  que  lui  paraî- 
tra-t-elle  dans  des  chrétiens  qui  sont ,  comme  parle  Zenon  de  Vérone ,  les 
disciples  de  son  humilité,  et  qui,  par  un  engagement  indispensable,  en 
doivent  être  les  sectateurs?  C'est  toutefois,  mes  Frères,  l'autre  désordre  dont 
nous  avons  à  nous  garantir ,  et  sur  quoi  l'on  nous  ordonne  de  veiller  avec 
une  attention  particulière  :  Attendite  ne  justitiam  vestram  faciatis  co- 
ram  hominiens  ut  videamini  ab  eis  1  :  Prenez  bien  garde  à  ne  pas  faire 
vos  bonnes  œuvres  devant  les  hommes,  pour  en  être  loués  et  approuvés. 
Car  ne  nous  imaginons  pas  que  cette  sévérité  d'ostentation ,  tant  de  fois 
censurée  par  Jésus-Christ,  soit  un  fantôme  que  la  loi  de  grâce  ait  entière- 
ment dissipé.  Tl  subsiste  encore,  et  Dieu  veuille  qu'après  avoir  été  le  vice 
des  pharisiens ,  par  une  malheureuse  succession ,  il  ne  soit  pas  devenu  le 
nôtre!  telle  est  en  effet  notre  misère.  Comme  nous  ne  sommes  dans  le  fond 
de  notre  être  que  vanité  et  que  néant,  tout,  jusqu'à  nos  vertus,  se  ressent  de 
ce  néant  et  tient  de  cette  vanité  ;  et  comme  l'orgueil,  si  j'ose  le  dire,  est  la 
partie  la  plus  subtile  de  l'amour  de  nous-mêmes ,  si  profondément  enraciné 
dans  nos  âmes  ,  par  une  triste  fatalité  il  s'insinue,  non-seulement  dans  les 
choses  où  nous  aurions  lieu  en  quelque  manière  de  nous  rechercher ,  mais 
jusque  dans  la  haine  de  nous-mêmes ,  jusque  dans  le  renoncement  à  nous- 
mêmes,  jusque  dans  les  saintes  rigueurs  que  Dieu  nous  inspire  d'exercer 
sur  nous-mêmes.  A  peine  nous  sommes-nous  mis  sur  un  certain  pied  de 
vie  réformée,  que  ce  démon  de  l'orgueil  commence  à  nous  attaquer.  Dès  là, 
si  nous  ne  sommes  en  garde  contre  nous  ,  nous  nous  oublions  :  il  semble 
que  nous  ne  soyons  plus  de  cette  basse  région  du  inonde,  il  semble  que 
nous  soyons  singulièrement  les  élus  de  Dieu ,  toujours  contents  de  nous- 
mêmes,  et  toujours  prêts  à  nous  exalter,  sous  prétexte  d'exalter  Dieu  dans 
nous. 

Ce  n'est  pas  qu'en  bien  des  rencontres  nous  ne  fassions  les  humbles ,  mais 
d'une  humilité ,  dit  saint  Jérôme,  qui  ne  risque  rien  ,  d'une  humilité  qui 
cherche  à  être  honorée  et  qui  est  sûre  de  l'être,  d'une  humilité  qui  sert  d'a- 
morce à  la  louange,  et  dont  l'orgueil  même  se  pare.  On  se  reconnaît,  on 
se  confesse  pécheurs  en  général;  mais  en  particulier,  on  ne  veut  jamais 
convenir  qu'on  ait  manqué.  Vous  diriez  qu'il  suffit  d'être  sévère  pour  être 
plein  de  soi-même,  attaché  à  son  sentiment  et  idolâtre  de  ses  pensées.  De 

1  Matih.,  6. 


184  3-UR    LA    SÉVÉRITÉ    ÉVANGELlQUi:. 

là,  sans  même  l'apercevoir,  on  ne  parle  plus  que  de  soi  ;  on  ne  voit  plus  de 
bien  qu'en  soi  ;  on  mesure  tout  par  soi  :  quoique  Dieu  ait  des  conduites  de 
grâce  toutes  différentes,  on  n'estime  plus  que  la  sienne,  et,  par  une  petitesse 
d'esprit  présomptueuse ,  on  voudrait  tout  réduire  à  la  sienne.  Et  parce 
qu'on  n'y  trouve  pas  tout  le  monde  disposé ,  on  a  pitié  de  tout  le  monde  ; 
je  ne  dis  pas  une  pitié  charitable  et  compatissante ,  mais  une  pitié  dédai- 
gneuse et  méprisante.  Tout  ce  qui  n'est  pas  selon  notre  goût  paraît  ré- 
prouvé. On  croit  tous  les  autres  perdus  ;  à  l'exemple  de  cet  homme  dont 
parle  saint  Bernard ,  qui ,  par  je  ne  sais  quel  enchantement ,  avait  infatué 
le  monde  de  ses  erreurs ,  en  persuadant  aux  ignorants  et  aux  simples 
qu'après  même  le  bienfait  de  la  rédemption  il  n'y  avait  presque  de  salut 
pour  personne ,  et  que  toutes  les  richesses  de  la  miséricorde  divine  étaient 
uniquement  réservées  pour  ceux  qui  croyaient  en  lui  et  qui  s'attachaient  à 
lui ,  c'est-à-dire ,  ajoute  saint  Bernard ,  pour  ceux  qui  se  laissaient  trom- 
per par  lui  :  Qui  nescio  quâ  arte  (ces  paroles  sont  dignes  de  remarque), 
nescio  quâ  arte,  persuaserat  populo  stulto  et  insipienti,  etiam  post 
Cliristi  effusion  sanguinem,  totum  mundum  perditum  iri,  et  ad  solos 
quos  decipiebat,  totas  miserationum  Dei  divitias  et  universitatis  gratiam 
pervertisse  l.  Combien  de  fois,  dans  la  suite  des  temps,  cette  illusion  s'est- 
elle  renouvelée? 

On  veut  pratiquer  le  christanisme  dans  sa  sévérité,  mais  on  en  veut 
avoir  l'honneur.  On  se  retire  du  monde,  mais  on  est  bien  aise  que  le 
monde  le  sache  ;  et  s'il  ne  le  devait  pas  savoir  ,  je  doute  qu'on  eût  le  cou- 
rage et  la  force  de  s'en  retirer.  On  renonce  à  certains  divertissements  que  la 
religion  condamne ,  mais  on  se  soutient  par  la  gloire  d'y  avoir  renoncé.  On 
quitte  le  luxe  des  habits,  mais  on  a  pour  soi-même  autant  ou  plus  de  com- 
plaisance que  les  plus  mondains.  On  ne  se  soucie  plus  de  sa  beauté,  mais 
on  est  entêté  de  son  esprit  et  de  son  propre  jugement.  On  se  retranche,  on 
s'abstient ,  on  se  mortifie  en  secret  ;  mais  on  fait  si  bien  que  ce  secret  cesse 
bientôt  d'être  secret ,  et  l'on  a  cent  biais  pour  le  rendre  public  ,  en  sauvant 
même  les  dehors  et  les  apparences  de  la  modestie. 

De  là  vient  que ,  dans  toutes  ces  choses  et  en  mille  autres ,  on  aime  la 
singularité  :  pourquoi?  parce  que  la  singularité  a  cela  de  propre,  qu'elle 
excite  l'admiration,  qui  est  le  charme  de  la  vanité.  Toute  la  perfection  de 
l'Évangile ,  selon  les  voies  simples  et  communes,  n'a  rien  qui  touche.  S'il 
y  a  quelque  chose  de  nouveau,  c'est  à  quoi  l'on  donne,  et  où  l'on  trouve 
sa  dévotion  ;  et ,  au  lieu  que  saint  Augustin ,  pensant  à  se  convertir,  n'é- 
vita rien  plus  soigneusement  que  de  le  faire  avec  bruit,  de  peur,  disait-il 
lui-même ,  qu'il  ne  semblât  avoir  voulu  paraître  grand  jusque  dans  sa  pé- 
nitence :  Ne  conversa  in  factum  meum  intuent  ium  or  a  dicerent,  quod 
quasi  appetiissem  magnus  videri 2  ;  nous ,  par  un  principe  tout  contraire, 
mais  par  un  esprit  bien  éloigné  de  la  sagesse  de  ce  pénitent ,  nous  recher- 
chons ,  jusque  dans  la  pénitence ,  un  vain  éclat  dont  nous  nous  laissons 
éblouir. 

C'est  assez  que  nous  ayons  un  certain  zèle  de  discipline  et  de  réforme, 

1  Bernard.  - —  -  Auyust. 


SUR   LA    SÉVÉRITÉ    EV  ANGELIQUE.  185 

pour  nous  attribuer  le  pouvoir  de  juger  de  tout ,  pour  usurper  une  supé- 
riorité que  ni  Dieu  ni  les  hommes  ne  nous  ont  donnée ,  et  pour  faire  la  loi 
peut-être  à  ceux  dont  nous  devons  la  recevoir.  Car  un  laïque  s'érigera  en 
censeur  des  prêtres ,  un  séculier  en  réformateur  des  religieux ,  une  femme 
en  directrice ,  et  que  sais-je  de  qui  ?  tout  cela  ,  parce  que ,.  sous  couleur  de 
piété,  on  ne  s'aperçoit  pas  qu'on  veut  dominer.  Cette  présomption  même, 
ainsi  que  je  l'ai  déjà  remarqué,  par  une  conséquence  naturelle,  dégénère 
souvent  et  se  tourne  en  ambition.  Il  semble  qu'être  sévère  dans  ses  maximes 
soit  un  degré  pour  s'agrandir,  et  que  cette  qualité  seule ,  bien  ménagée , 
doive  tenir  lieu  de  tout  autre  mérite.  Comme  les  pharisiens  s'en  servaient 
pour  obtenir  les  premières  chaires  dans  les  synagogues ,  ou  s'en  sert  pour 
s'introduire  dans  les  premières  dignités  de  l'Église.  Car  ne  dirait-on  pas 
toujours  que  Jésus-Christ  avait  entrepris  de  nous  inarquer ,  dans  ces  sages 
du  judaïsme ,  tous  les  dérèglements  et  tous  les  abus  à  quoi  nous  devions 
être  sujets  ;  et  n'est-il  pas  étonnant  que  ce  qu'il  leur  reprochait  alors  soit 
justement ,  et  à  la  lettre  ,  ce  qui  se  voit  encore  aujourd'hui  dans  le  monde 
chrétien? 

Or,  je  soutiens  que  ce  levain  et  cette  enflure  de  l'orgueil ,  non-seulement 
corrompt  le  mérite  de  la  sévérité  chrétienne ,  mais  qu'il  en  détruit  même 
la  substance.  Qu'il  en  corrompe  le  mérite  ,  vous  n'en  doutez  pas  ;  car  quel 
peut  être  devant  Dieu  le  mérite  d'un  homme  superbe?  avec  quel  front 
osera-t-il  dire  avec  saint  Paul  :  Reposita  est  mihi  corona  justiiiœ  *? 
J'attends  de  mon  Dieu  la  couronne  de  justice  qui  m'est  réservée.  Quel  droit 
le  Sauveur  du  monde  n'aura-t-il  pas  de  lui  répondre,  comme  dans  l'Évan- 
gile :  Recepisti  rnercedem  tuam  2?  Vous  vous  promettez  une  récompense , 
et  vous  ne  faites  pas  réflexion  que  vous  l'avez  déjà  reçue ,  ou  plutôt  que 
vous  vous  l'êtes  déjà  donnée?  vous  vouliez  vous  satisfaire ,  vous  complaire 
en  vous-même,  et  de  quelles  secrètes  complaisances  n'avez-vous  pas  été 
rempli  ?  combien  avez-vous  été  satisfait  de  votre  personne  ?  vous  voilà  donc 
récompensé,  et  je  ne  vous  dois  plus  rien  que  le  châtiment  de  votre  vanité 
et  de  votre  orgueil.  Mais  c'est  en  votre  nom,  Seigneur,  que  je  me  suis  en- 
gagé dans  des  voies  dures  et  pénibles.  En  mon  nom?  dites  au  vôtre.  Votre 
nom ,  par  les  soins  que  vous  en  avez  pris ,  ou  que  l'on  en  a  pris  pour  vous, 
en  a  été  dans  le  monde  plus  vanté  et  plus  honoré  ;  mais  pour  le  mien,  bien 
loin  d'être  glorifié,  il  en  a  souffert. 

Par  conséquent ,  Chrétiens  auditeurs,  nul  mérite  dans  cette  sévérité ,  et 
j'ajoute  même  nulle  vraie  sévérité  alors,  puisque  l'orgueil  en  détruit  tout 
le  fond  et  toute  la  substance.  J'en  donne  la  raison.  C'est  que  la  vraie  sévé- 
rité, la  sévérité  chrétienne,  doit  consister  à  se  faire  violence  ,  et  à  contre- 
dire la  nature  et  l'amour-propre.  Or,  tout  ce  qui  flatte  notre  orgueil  flatte 
la  nature;  et  au  lieu  de  la  combattre,  on  la  suit,  on  la  contente,  on  la  re- 
paît de  ce  qu'elle  goûte  avec  plus  de  douceur  et  plus  de  plaisir.  Et  en  effet, 
il  n'y  a  point  de  vie ,  pour  laborieuse  et  pour  gênante  qu'elle  puisse  être  , 
que  nous  ne  trouvions  douce  naturellement ,  quand  nous  savons  qu'elle  nous 
distingue  dans  le  monde ,  qu'elle  fait  parler  de  nous  dans  le  inonde,  qu'elle 

1  2  Timotli.,  4.  —  »  Mat  th.,  (5. 


180  SUR  LA  SÉVÉRITÉ  ÉVANGÉLIQUE. 

nous  y  fait  considérer  et  respecter.  Il  ne  faut  plus  de  grâce  pour  nous 
faire  agir,  la  nature  seule  nous  donne  des  forces. 

C'est  pour  cela,  dit  saint  Chrysostome  (et  cette  pensée  m'a  toujours  paru 
bien  solide  et  bien  judicieuse)  ,  c'est  pour  cela  que  nous  avons  beaucoup 
moins  de  peine  à  faire  plus  que  nous  ne  devons ,  qu'à  faire  ce  que  nous 
devons  ;  et  qu'une  des  erreurs  les  plus  communes  parmi  les  personnes 
mômes  qui  cherchent  Dieu,  est  de  laisser  le  précepte  et  ce  qui  est  d'obli- 
gation ,  pour  s'attacher  au  conseil  et  à  ce  qui  est  de  surérogation  :  pour- 
quoi ?  parce  qu'à  faire  plus  qu'on  ne  doit ,  il  y  a  une  certaine  gloire  que 
l'on  ambitionne ,  et  qui  rend  tout  aisé  :  au  lieu  qu'à  faire  ce  que  l'on  doit, 
il  n'y  a  point  d'autre  louange  à  espérer,  que  celle  des  serviteurs  inutiles  : 
Servi  utiles  sumus,  quod  debuimus  facere,  fecimus  *. 

Quelle  est  donc,  encore  une  fois,  la  véritable  austérité  du  christianisme? 
Ah!  mes  chers  auditeurs,  concevons-le  bien,  et  ne  l'oublions  jamais.  La 
vraie  austérité  du  christianisme,  c'est  d'être  humble,  c'est  d'être  petit  à 
ses  yeux ,  c'est  d'être  vide  de  soi-même  ;  c'est  de  ne  point  faire  tant  de 
retours  sur  soi-même  ;  c'est  d'être  mort ,  sinon  au  sentiment,  du  moins  au 
désir  et  à  la  passion  de  l'honneur  ;  c'est  de  recevoir  de  bonne  grâce ,  et 
quand  Dieu  le  veut,  l'humiliation  et  le  mépris.  La  vraie  austérité  du  chri- 
stianisme, c'est  d'aimer  à  être  abaissé,  à  vivre  dans  l'oubli,  dans  l'obscu- 
rité ,  et  de  pratiquer  solidement  et  de  bonne  foi  cette  courte  ,  mais  cette 
importante  leçon  de  saint  Bernard  :  Ama  nesciri 2;  car  voilà  ce  qui  est 
insupportable  à  la  nature  :  On  ne  pensera  plus  à  moi ,  on  ne  parlera  plus 
de  moi  ;  je  n'aurai  plus  que  Dieu  pour  témoin  de  ma  conduite,  et  les 
hommes  ne  sauront  plus,  ni  qui  je  suis,  ni  ce  que  je  fais.  Et  parce  que 
l'humilité  même  se  trouve  exposée  en  certains  genres  de  vie  dont  toute  la 
perfection ,  quoique  sainte  d'ailleurs ,  a  un  air  de  distinction  et  de  singu- 
larité ,  la  vraie  austérité  du  christianisme  ,  surtout  pour  les  âmes  vaines, 
est  souvent  de  se  tenir  dans  la  voie  commune ,  et  d'y  faire ,  sans  être  re- 
marqué, tout  le  bien  qu'on  ferait  dans  une  autre  route  avec  plus  d'éclat. 
Dans  cette  voie  commune ,  on  ne  pensera  plus  à  vous  :  tant  mieux ,  c'est 
ce  que  vous  devez  chercher.  Dans  cette  voie  commune ,  on  ne  vous  admi- 
rera plus;  vous  n'aurez  plus  d'approbateurs  gagés  pour  faire  valoir  vos 
moindres  actions  :  eh  bien  !  c'est  ce  qui  mettra  vos  bonnes  œuvres  plus  en 
assurance.  Dans  cette  voie  commune,  vous  ne  serez  pas  de  la  société  des 
parfaits ,  votre  nom  sera  comme  enseveli  :  à  la  bonne  heure  ;  c'est  l'état  où 
l'Apôtre  veut  que  vous  soyez  ,  quand  il  vous  dit  que ,  comme  chrétien,  vous 
avez  dû  mourir  à  tout,  et  que  votre  vie  doit  être  cachée  avec  Jésus-Christ 
en  Dieu  :  Mortui  estis,  et  vit  a,  vestra  abscondita  est  cum  Christo  in 
Deo  3.  Cela  vous  paraîtra  rude ,  et  cela  l'est  en  effet  ;  mais  c'est  par  là  même, 
et  en  cela  même  que  vous  trouverez  cette  voie  étroite  qui  conduit  à  la  sain- 
teté propre  de  la  religion  que  vous  avez  embrassée. 

Ah  !  Seigneur ,  imprimez-nous  bien  avant  ces  vérités  dans  l'esprit.  Je 
vous  rends  grâces,  ô  Dieu  de  mon  âme,  de  ce  que  vous  ne  les  avez  point 
fait  connaître  aux  sages  et  aux  prudents  :  Confitcor  tibi,  Pater,  quia  abs- 

'  Luc,  7.  —  *  Bernard.  —  3  CqIoss.,  3. 


SLR   LA    SÉVÉRITÉ    ÉVANGELIQLE.  187 

condisti  hœc  à  sapientibus  et  prudent ibus  '.  Je  ne  dis  pas  seulement  aux 
sages  mondains ,  aux  politiques  du  siècle ,  mais  aux  sages  dévots ,  à  ces 
dévots  superbes  qui  se  sont  évanouis  dans  leurs  pensées  :  Sed  revelastis 
ea  parvulis  a  :  Et  je  vous  bénis  au  même  temps  de  les  avoir  révélées  aux 
petits,  qui  ne  se  produisent  point  tant  dans  le  monde ,  et  qu'on  n'y  produit 
point  tant  ;  dont  on  n'exalte  point  tant  le  mérite,  mais  dont  les  noms ,  in- 
connus sur  la  terre,  sont  écrits  dans  le  ciel;  dont  les  voies  sont  d'autant 
plus  droites  et  plus  sûres ,  qu'elles  sont  plus  simples.  Oui ,  mon  Dieu , 
soyez-en  béni  :  Ita  t  Pater,  quoniam  sic  fuit  placitum  ante  te  3.  Finis- 
sons; sévérité  chrétienne,  sévérité  désintéressée,  sévérité  humble,  enfin 
sévérité  charitable  :  c'est  la  troisième  partie. 

TROISIÈME   PARTIE. 

À  considérer  les  choses  dans  l'apparence ,  il  n'est  rien  de  plus  opposé , 
ce  semble,  que  la  sévérité  chrétienne  et  la  charité.  Car  la  charité,  selon 
saint  Paul ,  est  douce ,  indulgente ,  condescendante  v  ;  elle  couvre  tout , 
elle  excuse  tout,  elle  supporte  tout  :  et  au  contraire  la  sévérité  fait  pro- 
fession de  n'excuser  rien ,  de  ne  supporter  rien ,  de  n'avoir  ni  complai- 
sance ni  indulgence ,  d'être  inflexible  dans  ses  sentiments ,  et  rigide  dans 
sa  conduite  :  qualités  qui  se  détruisent ,  à  ce  qu'il  parait,  les  unes  les  au- 
tres. Cependant,  Chrétiens,  le  Fils  de  Dieu  a  supposé  que  l'on  pourrait 
parfaitement  les  allier  ensemble  ;  et  de  la  manière  qu'il  a  conçu  son  Évan- 
gile, à  peine  dirait-on  pour  laquelle  de  ces  deux  vertus  il  a  témoigné  plus 
de  zèle,  ne  les  ayant  jamais  séparées,  n'ayant  point  voulu  de  l'une  sans 
l'autre ,  mais  ayant  fait  également  de  l'une  et  de  l'autre  le  caractère  de  sa 
loi.  Comment  cela ,  et  quel  moyen  de  les  accorder?  Rien  de  plus  aisé,  mes 
chers  auditeurs ,  pour  peu  que  nous  soyons  versés  dans  la  morale  de  Jé- 
sus-Christ. Car  distinguons  bien  les  objets  ;  et  par  la  différence  des  objets  , 
nous  reconnaîtrons  que  ce  qui  parait  en  ceci  contradictoire,  est  justement 
ce  qui  fait  toute  l'harmonie  et  toute  la  perfection  de  la  loi  de  grâce. 

En  effet ,  dit  saint  Augustin  ,  et  voici  le  dénouement  de  la  question  :  le 
Sauveur  du  monde  n'a  jamais  prétendu ,  dans  l'Évangile ,  que  nous  eus- 
sions pour  les  autres  de  la  sévérité,  mais  seulement  pour  nous-mêmes; 
et  son  intention  n'a  point  été  que  nous  eussions  pour  nous-mêmes  cette 
charité  dont  il  s'agit ,  c'est-à-dire  cette  douceur  et  cette  bénignité ,  mais 
seulement  pour  les  autres.  Or  la  charité  pour  les  autres,  et  la  sévérité  pour 
soi-même,  ce  sont  deux  devoirs  qui  se  concilient  d'eux-mêmes  ,  et  qui , 
bien  loin  de  se  combattre ,  s'entretiennent  mutuellement,  puisqu'il  est  cer- 
tain que  la  seule  obligation  d'être  charitables  envers  nos  frères  nous  met 
dans  une  absolue  nécessité  d'être  sévères  envers  nous-mêmes ,  et  que  l'ex- 
périence nous  apprend  tous  les  jours  que  l'occasion  la  plus  fréquente  et  le 
sujet  le  plus  ordinaire  que  nous  ayons  d'exercer  cette  sévérité  envers  nous- 
mêmes,  est  la  charité  que  nous  devons  au  prochain. 

Je  ne  parle  pas,  au  reste,  de  ceux  que  Dieu  a  établis  pour  gouverner 
les  autres  et  pour  leur  commander,  beaucoup  moins  de  ceux  à  qui  Dieu 

«   Matth.,  II.  —  »  Ibid.  — .  Mbid.—  4  1  Cor.,  13. 


188  SUR  LA  SEVERITE  EVANGELIQUE. 

confie  la  conduite  des  âmes ,  tels  que  sont  les  pasteurs ,  les  confesseurs ,  les 
directeurs.  Ce  n'est  point  à  moi ,  et  je  m'en  suis  déjà  déclaré  dans  un  autre 
discours,  ce  n'est  point  à  moi  qu'il  appartient  de  leur  donner  des  règles; 
ce  serait  plutôt  à  moi  de  les  prendre  d'eux.  De  savoir  s'ils  doivent  être 
sévères  ou  indulgents  ;  si ,  dans  les  fonctions  de  leur  ministère ,  la  sévérité 
doit  prédominer  par-dessus  la  charité ,  ou  si  la  charité  doit  l'emporter  sur 
la  sévérité  ;  si  la  sévérité  sans  charité  peut  être  utile ,  ou  si  la  charité  sans 
sévérité  peut  être  efficace  :  ce  sont  des  points  qui  ne  regardent  pas  ceux 
qui  m'écoutent,  et  que  je  n'entreprends  pas  de  décider.  Mais  je  parle  de 
chrétien  à  chrétien ,  de  particulier  à  particulier,  et  je  dis  ce  qu'il  serait  si 
important  pour  vous  et  pour  moi  de  nous  dire  tous  les  jours  de  notre  vie, 
que  la  charité  due  au  prochain  est  la  matière  la  plus  abondante ,  et  au 
même  temps  la  plus  nécessaire,  de  cette  sévérité  dont  Dieu  veut  que  nous 
usions  envers  nous-mêmes  :  pourquoi?  en  pouvons-nous  douter,  après  les 
excellentes  idées  que  saint  Paul  nous  donne  de  la  charité  chrétienne ,  et 
surtout  après  tant  d'épreuves  de  ce  qu'il  nous  en  coûte  presque  à  chaque 
moment  dans  le  commerce  du  monde,  pour  la  pratiquer? 

Quand  ce  grand  apôtre  nous  dit  que  la  charité  doit  supporter  les  fai- 
blesses et  les  imperfections  du  prochain ,  qu'elle  doit  obliger  et  servir  le 
prochain  ,  qu'elle  doit  soulager  les  misères  du  prochain  ;  quand  il  ajoute 
qu'elle  ne  s'aigrit  point ,  qu'elle  ne  se  pique  point ,  qu'elle  ne  rend  point 
le  mal  pour  le  mal,  qu'elle  est  patiente  dans  les  injures,  qu'elle  fait  du 
bien  à  ceux  qui  l'outragent,  qu'il  n'y  a  rien  qu'elle  ne  soit  disposée  à  souf- 
frir ;  dans  cette  description  si  belle  et  si  vive ,  que  nous  prêche-t-il ,  sinon 
la  sévérité  envers  nous-mêmes  ? 

Sévérité  véritable  :  car,  pour  accomplir  tout  cela ,  que  ne  faut-il  pas 
prendre  sur  soi-même?  combien  de  victoires  ne  faut-il  pas  remporter  sur 
son  naturel,  sur  son  humeur,  sur  ses  passions?  entrons  dans  le  détail. 
Pour  avoir  cette  charité  patiente ,  que  ne  faut-il  pas  endurer?  à  combien 
de  bizarreries  et  de  caprices  de  la  part  de  ceux  avec  qui  l'on  vit ,  à  com- 
bien de  manières  importunes,  fâcheuses,  choquantes,  ne  faut-il  pas  s'ac- 
commoder? quelles  aversions  et  quelles  antipathies  naturelles  ne  faut-ii 
pas  surmonter?  Pour  avoir  cette  charité  discrète  et  sage,  en  combien  de 
choses  ne  faut-il  pas  se  contraindre  ?  par  exemple ,  en  combien  de  ren- 
contres ne  faut-il  pas ,  par  charité ,  se  taire  quand  on  voudrait  parler, 
acquiescer  quand  on  serait  tenté  de  résister,  excuser  quand  on  aurait  envie 
de  contrôler,  aimer  mieux  paraître  dans  l'entretien  moins  agréable  et  moins 
spirituel ,  que  d'offenser  et  de  railler  ?  Pour  avoir  cette  charité  détachée 
d'elle-même,  que  ne  doit-on  pas  sacrifier?  de  combien  de  prétentions 
justes  ne  faut-il  pas  se  relâcher  ?  en  combien  de  sujets  et  de  conjonctures 
où  il  serait  aisé  de  l'emporter,  ne  faut-il  pas ,  pour  le  bien  de  la  paix  , 
plier  et  céder?  Pour  avoir  cette  charité  douce  ,  quels  mouvements  de  colère 
ne  faut-il  pas  réprimer?  quels  sentiments  de  vengeance  ne  faut-il  pas 
étouffer?  quels  mauvais  offices  et  quelles  injures  ne  faut-il  pas  oublier? 
Dites-moi,  mes  chers  auditeurs,  qu'est-ce  que  la  sévérité  évangélique,  si 
ce  ne  Test  pas  là?  Donnez-moi  un  homme  qui  s1  airae  lui-même,  et  qui  ne 


SUR    LA    SÉVÉRITÉ    ÉVANGELIQUE.  189 

sache  pas  se  gêner  et  se  mortifier  :  comment  s'acquittera-t-il  de  ces  de- 
voirs, et  de  mille  autres  à  quoi  nous  oblige  la  charité  du  prochain?  com- 
ment aimera-t-il  le  prochain  à  ces  conditions  ?  comment  s'incommodera-t-il 
pour  l'assister  dans  ses  besoins?  comment  s'humiliera-t-il  pour  radoucir 
dans  ses  emportements?  comment  consentira-t-il  à  lui  pardonner  une  in- 
jure ?  comment  se  soumettra-t-il  à  le  prévenir,  pour  ménager  une  récon- 
ciliation? Il  est  donc  vrai  que  la  charité  dont  nous  sommes  redevables  à 
nos  frères ,  bien  loin  d'être  contraire  à  la  sévérité  chrétienne ,  en  est  une 
des  parties  les  plus  essentielles  et  comme  le  fondement. 

Mais  qu'arrive-t-il  ?  Appliquez-vous  à  cette  dernière  pensée  :  au  lieu  de 
raisonner  et  d'agir  suivant  ce  principe ,  nous  confondons  tout  l'ordre  des 
choses  ,  et,  par  un  renversement  que  l'amour-propre  ne  manque  guère  à 
faire  dans  notre  cœur,  si  nous  n'avons  soin  de  nous  en  garantir,  au  lieu 
d'exercer  contre  nous-mêmes  cette  sévérité,  contre  nous-mêmes,  dis-je, 
qui ,  de  droit  naturel  et  divin ,  en  sommes  les  premiers  ou  les  seuls  objets, 
nous  l'employons  contre  nos  frères,  qui  ne  sont  pas  néanmoins  de  son 
ressort.  Car,  à  quoi  se  réduit  communément  cette  prétendue  sévérité  dont 
nous  nous  flattons?  Je  veux,  Chrétiens,  qu'elle  ne  laisse  pas  de  produire 
en  nous  quelque  réforme  ;  je  veux  qu'elle  nous  retranche  certains  plaisirs 
et  certains  divertissements  .du  siècle  corrompu  ;  je  veux  même  qu'elle  nous 
fasse  paraître  plus  occupés  de  Dieu  et  de  notre  sanctification  ;  mais  si ,  avec 
tout  cela,  elle  nous  rend  fâcheux,    importuns,  critiques,  censeurs  des 
actions  d'autrui,  et  insupportables  dans  la  société;  si ,  malgré  tout  cela, 
elle  nous  fait  perdre  cette  complaisance  charitable,   cette  déférence  que 
nous  devons  avoir  pour  les  autres ,  et  sans  laquelle   il  est  impossible  de 
conserver  la  paix ,  surtout  entre  des  proches  et  dans  une  famille  ;  si ,  en 
conséquence  de  ce  que  nous  sommes  réguliers,  nous  croyons  avoir  un  droit 
acquis  de  ne  rien  approuver,  de  ne  rien  tolérer,  de  ne  rien  passer  ;  si  cette 
sévérité  s'attache  à  observer  jusques  à  une  paille  dans  l'œil  de  notre  pro- 
chain, et  à  l'étendre,  à  la  grossir  jusqu'à  la  faire  paraître  comme  une 
poutre  ;  si  elle  nous  inspire  je  ne  sais  quelle  aigreur  dans  les  avis  mêmes 
de  charité  que  nous  donnons  ;  ou  si ,  sous  prétexte  de  charité ,  elle  nous 
met  sur  le  pied  d'en  donner  sans  mesure,  et  toujours  par  bizarrerie  et  par 
caprice  ;  si  elle  nous  autorise  dans  une  liberté  de  médire  d'autant  plus  dan- 
gereuse qu  elle  paraît  mieux  intentionnée,  et  qu'elle  prend  l'apparence  du 
zèle  ;  si ,  par  maxime  de  régularité ,  nous  disons  plus  de  mal  de  notre  frère 
que  les  plus  médisants  du  siècle  n'en  diraient ,  ou  par  imprudence  ou  par 
malice  ;  si  cet  esprit  de  sévérité  sert  à  fomenter  nos  ressentiments,  à  exciter 
nos  vengeances,  à  nous  rendre  incapables  de  retour,  jusque-là  que,  parce 
que  nous  sommes  pieux  et  dévots,  ou  que  nous  en  avons  la  réputation,  on 
craigne  plus  mille  fois  de  nous  blesser  que  d'offenser  un  homme  du  monde 
qui  n'aspire  point  à  une  si  haute  sainteté  ;  mais  par-dessus  tout,  si  l'aver- 
sion même,  et  une  aversion  d'état;  si  l'aliénation  du  cœur  et  un  esprit  de 
contradiction  est  le  principe  secret  qui  nous  engage  à  nous  déclarer  sévères  ; 
car,  encore  une  fois ,  cela  peut  arriver  ;  et  puisque  je  monte  dans  la  chaire 
de  Jésus-Christ  pour  corriger  les  désordres  des  chrétiens ,  je  ne  les  dois  pas 


190  Sim    LA    SÉVÉRITÉ    ÉVANGÉLIQUfl. 

déguiser;  si,  dis-je,  notre  sévérité  dégénère  dans  ces  abus,  ee  n'est  plus 
qu'une  sévérité  fausse,  et  Ton  peut  bien  nous  reprocher,  comme  aux  pha- 
risiens ,  que  nous  sommes  de  grands  observateurs  de  petites  choses,  tandis 
que  nous  négligeons  les  plus  importantes. 

Car  un  des  plus  grands  préceptes ,  c'est  celui  de  la  charité ,  et  voilà , 
hypocrites  pharisiens,  leur  disait  le  Sauveur  du  monde,  à  quoi  vous  man- 
quez :  loute  votre  piété  se  réduit  à  de  légères  observances  et  à  de  menues 
pratiques  de  religion  ;  à  payer  les  dîmes,  dont  il  n'est  pas  même  parlé  dans 
la  loi ,  et  que  l'on  n'exige  pas  de  vous  :  Decimatis  mentham  et  ane- 
t/tum  !  ;  mais  cependant  vous  oubliez  les  points  les  plus  essentiels,  la  jus- 
tice et  la  miséricorde  :  Reliquistis  qaœ  graviora  sant  legis,  misericordiam 
et  judicium.  La  loi  vous  ordonne  d'être  équitables  dans  vos  jugements ,  et 
tous  les  jours  vous  portez  contre  le  prochain  les  plus  injustes  arrêts ,  en 
le  décriant,  en  le  déchirant,  en  le  condamnant;  la  loi  vous  ordonne 
de  secourir  vos  frères ,  et  tous  les  jours  tous  leur  suscitez  de  nouveaux 
ennemis  ;  vous  formez  contre  eux  de  nouvelles  intrigues  ;  au  lieu  de  les 
aider,  vous  travaillez  à  les  perdre  :  c'est  ainsi  que  vous  vous  aveuglez  ;  c'est 
ainsi  que  vous  craignez  d'avaler  un  moucheron ,  et  que  vous  dévorez  des 
chameaux. 

Tel  fut  en  effet  le  vice  des  pharisiens  :  exactitude  scrupuleuse  à  l'égard 
de  certaines  traditions ,  de  certaines  cérémonies  peu  nécessaires ,  mais  en 
quoi  ils  faisaient  consister  la  sévérité  de  leur  morale  ;  et  du  reste ,  trans- 
gression libre  et  entière  des  devoirs  les  plus  indispensables.  S'agissait-il  du 
jour  du  sabbat  ;  ils  l'observaient  avec  une  telle  rigueur,  ou  plutôt  avec  une 
telle  superstition,  que,  pour  ne  le  pas  violer,  comme  l'a  remarqué  Josèphe, 
ils  aimèrent  mieux ,  durant  le  siège  de  Jérusalem ,  livrer  leur  ville  au  pou- 
voir des  Romains,  exposer  leurs  biens,  leur  liberté,  leur  vie,  que  de 
réparer  une  brèche  ;  mais  à  ce  même  jour  du  sabbat ,  ils  ne  se  faisaient 
point  de  peine  des  perfidies  les  plus  noires  et  des  plus  lâches  trahisons. 
S'agissait-il  d'entrer  dans  la  salle  de  Pilate  ;  ils  se  tenaient  dehors ,  ils  s'en 
éloignaient,  de  peur,  dit  l'Évangéliste ,  d'être  souillés  en  y  entrant;  mais 
au  même  temps  ils  conspiraient  contre  Jésus-Christ ,  ils  le  calomniaient , 
ils  poursuivaient  sa  mort.  Voilà ,  reprend  saint  Augustin ,  des  gens  d'une 
conscience  bien  délicate  :  ils  regardent  comme  une  espèce  d'impureté  de 
paraître  dans  le  prétoire  d'un  juge  païen ,  et  ils  ne  se  font  pas  un  crime 
de  verser  le  sang  d'un  innocent  :  Alienigenœ  judicis  prœtorio  contami- 
nari  metuebant ,  et  fratris  innocentis  sanguinem  fundere  non  timebant 2. 
Or,  n'est-ce  pas  là  une  peinture  naturelle  de  la  piété  de  notre  siècle?  Une 
personne  fera  cent  communions ,  qui  n'aura  pas  la  moindre  complaisance 
pour  un  mari ,  pour  des  enfants ,  pour  des  parents  ,  pour  des  domestiques  ; 
elle  mortifiera  son  corps ,  et  elle  ne  remportera  pas  une  seule  victoire  sur 
son  cœur;  elle  fera  souffrir  tout  une  famille  par  ses  caprices  et  ses  cha- 
grins ;  on  la  verra  au  pied  d'un  autel  réciter  de  longues  prières ,  et  dans 
une  conversation  on  l'entendra  tenir  les  discours  les  plus  médisants.  Qu'est-ce 
que  cela?  une  piété  de  pharisien,  ou,  si  vous  voulez  que  je  parle  avec 

«   Malth.,  23.  —  »  August, 


SUR   LA    PENITENCE.  191 

l'Apôtre ,  une  piété  d'enfant.  Ah  !  mes  Frères ,  écrivait-il  aux  Corinthiens , 
je  vous  conjure  de  ne  vous  point  comporter  dans  les  choses  de  Dieu  comme 
des  enfants  :  Fratres,  nolite  pueri  effici  sensibus  l.  Sur  quoi  saint  Chry- 
sostome  fait  une  comparaison  bien  propre  à  mon  sujet.  Voyez ,  dit  ce  Père , 
un  enfant  :  qu'on  le  dépouille  de  ses  biens,  qu'on  lui  enlève  son  héritage, 
qu'il  voie  sa  maison  en  feu ,  il  n'en  est  point  touché  ;  mais  qu'on  lui  ôte 
une  bagatelle  qui  l'amuse ,  il  s'afflige ,  il  pleure ,  il  est  inconsolable  :  c'est 
ce  qui  nous  arrive  tous  les  jours.  A-t-on  manqué  aux  règles  les  plus  sacrées 
de  la  charité ,  à  peine  y  faisons-nous  quelque  attention  ;  mais  a-t-on  omis 
un  exercice  de  notre  choix ,  et  qu'on  s'est  volontairement  prescrit ,  on 
court  au  tribunal  de  la  pénitence  s'en  accuser,  et  l'on  en  gémit  devant 
Dieu.  Mais  quoi!  faut-il  donc  les  quitter,  toutes  ces  pratiques?  faut-il 
prendre  une  voie  plus  large,  et  nous  relâcher  de  notre  sévérité?  A  cela  je 
réponds  comme  le  Sauveur  du  monde  ;  il  ne  disait  pas  aux  pharisiens  : 
Laissez  ces  petites  observances ,  mais ,  Attachez-vous  d'abord  aux  plus 
nécessaires  ;  il  faut ,  avant  toutes  choses ,  accomplir  celles-ci ,  et  ne  pas 
abandonner  ensuite  les  autres  :  Hœc  oportuit  facere,  et  Ma  non  omittere1. 
Oui ,  Chrétiens,  soyons  exacts  et  réguliers,  soyons  sévères  dans  nos  mœurs  ; 
non-seulement  j'y  consens,  mais  je  vous  y  exhorte,  et  je  ne  puis  trop  for- 
tement vous  y  exhorter.  Cependant ,  selon  la  belle  leçon  que  nous  fait  ce 
grand  maître  de  la  vie  spirituelle,  François  de  Sales,  ne  nous  arrêtons  pas 
à  garder  quelques  dehors ,  tandis  que  l'ennemi  s'empare  du  corps  de  la 
place;  que  notre  sévérité  soit  solide;  et  elle  le  sera,  si  c'est  une  sévérité 
désintéressée ,  si  c'est  une  sévérité  humble ,  si  c'est  une  sévérité  charitable  : 
par  là  nous  parviendrons  à  la  perfection  de  l'Evangile ,  et  à  la  gloire  que 
je  vous  souhaite ,  etc. 


SERMON  POUR  LE  QUATRIÈME  DIMANCHE  DE  L'A  VENT. 


SUR   LA   PENITENCE. 

El  vend  in  omnem  rcaionem  Jo>  demis,  prœdicans  baptisnium  pœnitentice,  in  remissionem  pec- 
catorum. 

Jean-Baptiste  vint  dans  tout  le  pays  qui  est  le  ion{»  du  Jourdain,  prêchant  le  hapléme  de 
pénitence  pour  la  rémission  des  péchés.  Saint  Luc ,  ch.  3. 

Sire, 

Quelque  malheureuse  que  soit  la  condition  de  l'homme  dans  l'état  du 
péché,  si  toute  pénitence  était  véritable,  ou  s'il  était  toujours  aisé  de  dis- 
cerner la  vraie  pénitence  de  la  pénitence  imparfaite  et  fausse ,  le  pécheur, 
dans  son  malheur  même,  aurait  de  quoi  se  consoler ,  parce  qu'il  pourrait 
au  moins  envisager  la  pénitence  comme  une  ressource  infaillible  et  comme 
un  fonds  certain  de  tranquillité  et  de  paix.  La  grande  misère  du  pécheur, 

1  1  Cor.,  H.  —  aMatth.,  23. 


492  *Cft    LA    PÉNITENCE. 

dit  saint  Chrysostome ,  c'est  qu'étant  assuré  comme  il  l'est  de  la  réalité 
de  son  péché ,  il  ne  peut  jamais  être  absolument  assuré  de  la  validité  de  sa 
pénitence.  Ce  qui  rend  son  sort  déplorable ,  c'est  que  bien  souvent  la  pé- 
nitence qu'il  a  faite,  ou  qu'il  a  cru  faire,  ne  doit  pas  moins  le  troubler 
que  son  péché  même  ;  c'est  que  tous  les  oracles  de  F  Écriture  lui  apprennent 
qu'il  n'y  a  que  la  vraie  et  la  parfaite  pénitence  qui  sauve  l'homme ,  et 
qu'au  contraire  il  y  en  a  cent  autres ,  ou  parce  qu'elles  sont  fausses  et  vai- 
nes ,  ou  parce  qu'elles  sont  imparfaites  et  insuffisantes ,  qui  ne  le  sauvent 
pas.  S'il  lui  arrive  de  s'y  tromper,  si ,  faute  de  discernement,  il  vient, 
dans  la  pratique  même  de  la  pénitence ,  à  prendre  le  faux  pour  le  vrai ,  et 
à  compter  pour  suffisant  ce  qui  est  défectueux  ,  dès  là  il  tombe  dans  Y  abîme 
des  plus  infortunés  pécheurs ,  puisque  sa  pénitence  même  qui  devait  être 
sa  justification  et  son  salut ,  devient  encore  une  des  causes  de  sa  condam- 
nation et  de  sa  perte.  Voilà ,  s'il  entend  bien  sa  religion  ,  ce  qui  doit  le 
faire  trembler. 

Voulez-vous,  Chrétiens,  calmer  aujourd'hui  vos  consciences,  autant  qu'il 
est  possible  ,  sur  un  point  si  important;  et  pour  cela,  voulez-vous  savoir 
quelle  est  la  véritable  pénitence  ,  ou,  pour  mieux  dire,  en  quoi  consiste  le 
discernement  juste  que  vous  devez  faire  delà  véritable  pénitence?  C'est  ce 
que  je  vais  vous  apprendre,  et  voici  en  peu  de  paroles  tout  mon  dessein. 

J'appelle  véritable  pénitence,  pénitence  sûre,  celle  que  le  saint  précur- 
seur, Jean-Baptiste,  prêchait  aux  peuples  qui  le  venaient  chercher  dans 
le  désert,  quand  il  leur  disait  :  Faites  donc  de  dignes  fruits  de  pénitence  : 
Facite  ei*go  f rue  tus  dignos  pœnitentiœ  1.  Il  ne  se  contentait  pas  qu'ils 
fissent  pénitence;  mais,  pour  pouvoir  compter  sur  leur  pénitence,  il  vou- 
lait qu'ils  en  jugeassent  par  les  fruits.  Car  la  pénitence  n'est  solide ,  ni 
recevable  au  tribunal  de  Dieu ,  qu'autant  qu'elle  est  efficace  :  et  peut-elle 
être  autrement  efficace  que  par  les  fruits  qu'elle  produit?  Facite  fructus 
dignos  pœnitentiœ.  Je  les  réduits  à  trois  ,  et  je  dis,  après  tous  les  Pères 
de  l'Église ,  que  la  pénitence  efficace  est  celle  qui  retranche  la  cause  du 
péché ,  celle  qui  répare  les  effets  du  péché  ,  celle  qui  assujettit  le  pécheur 
au  remède  du  péché.  Trois  caractères  qui  font  d'une  part  la  perfection  de 
la  pénitence ,  et  de  l'autre  la  sûreté  morale  du  pécheur  pénitent  ;  trois 
caractères  que  je  vous  prie  de  bien  remarquer ,  et  qui  vont  partager  ce  dis- 
cours. Retrancher  généreusement  ce  qui  est  la  cause  ou  la  matière  du 
péché.  Réparer  pleinement  ce  qui  a  été  l'effet  et  la  suite  du  péché.  S'assu- 
jettir fidèlement  à  ce  qui  doit  être  le  remède  du  péché.  Si  votre  pénitence, 
mon  cher  auditeur,  est  accompagnée  de  ces  trois  conditions,  vous  pouvez, 
sans  être  téméraire  et  présomptueux  ,  faire  fond  sur  elle  :  mais  qu'une  de 
ces  trois  conditions  lui  manque ,  c'est  assez  pour  la  rendre  inutile ,  ou 
même  criminelle. 

Remplissez-nous,  mon  Dieu,  de  votre  esprit ,  de  cet  esprit  de  zèle  qui 
animait  Jean-Baptiste  ;  c'est  ce  que  je  vous  demande  pour  moi  ;  de  cet 
esprit  de  componction  qui  touchait  les  Juifs  ,  et  qui  les  disposait  à  profiter 
des  grandes  vérités  qui  leur  étaient  annoncées  par  ce  fidèle  ministre  ;  c'est 

'  Malth .;  3. 


SUR   LA    PÉNITENCE.  193 

ce  que  je  vous  demande,  non  point  seulement  pour  moi,  mais  pour  toutes 
les  personnes  qui  m'écoutent.  Adressons-nous  encore  à  Marie.  Ave,  Maria. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

Je  fonde  la  première  proposition  sur  deux  principes  également  incon- 
testables, et  dont  notre  seule  expérience  doit  nous  convaincre ,  pour  peu 
que  nous  ayons  soin  de  nous  étudier  nous-mêmes  ,  et  de  discerner  les 
mouvements  de  notre  cœur.  Car  voici  d'abord  ce  que  nous  y  devons  recon- 
naître, et  c'est  une  observation  qu'a  faite  avant  moi  saint  Augustin.  Quel- 
que corrompue  ,  dit  ce  Père  ,  que  soit  la  nature  de  F  homme ,  depuis  le 
péché  et  par  le  péché  ,  on  n'aime  point,  après  tout,  le  péché  comme  péché. 
Il  n'appartient  qu'aux  démons  d'être  disposés  de  la  sorte  ;  et  on  pourrait 
même  douter  s'ils  portent  jusque-là  leur  obstination  et  leur  malice.  On 
aime  ce  qui  est  la  matière  et  la  cause  du  péché,  mais  on  n'aime  point  dans 
le  fond  le  péché  même  :  c'est-à-dire  on  aime  le  plaisir  que  Dieu  défend, 
mais  non  pas  parce  qu'il  le  défend.  On  aime  le  profit  de  l'usure  ,  qui  est 
injuste  ;  mais  on  l'aime  parce  qu'il  est  commode  ,  et  non  pas  parce  qu'il 
est  injuste.  On  aime  la  vengeance,  qui  est  criminelle  ;  mais  on  l'aime  parce 
qu'on  croit  que  l'honneur  y  est  engagé ,  et  non  pas  parce  qu'elle  est  cri- 
minelle. 

Je  dis  plus  :  on  voudrait,  s'il  était  possible,  pouvoir  séparer  l'un  de 
l'autre  ;  et ,  par  une  précision  dont  le  libertin  s'accommoderait  volontiers, 
on  voudrait  que  ce  qu'on  aime  ne  fût  pas  défendu  de  Dieu  ;  on  voudrait 
que  Dieu  ne  s'offensât  pas  du  plaisir  que  l'on  recherche  en  satisfaisant  sa 
passion  ;  en  un  mot ,  on  voudrait  pouvoir  se  contenter  ,  et  ne  pas  pécher. 
Mais  parce  que  ces  deux  choses  sont  inséparables,  et  que  dans  la  conjonc- 
ture où  je  suppose  le  pécheur,  le  désir  qu'il  a  de  se  contenter  l'emporte 
par-dessus  la  crainte  qu'il  a  de  pécher;  de  là  vient ,  dit  saint  Augustin, 
que  sans  aimer  le  péché ,  que  haïssant  même  le  péché  ,  il  pèche  toutefois 
dans  la  satisfaction  qu'il  se  procure  :  pourquoi  ?  parce  qu'il  aime  au  moins 
ce  qu'il  sait  et  ce  qu'il  ne  peut  ignorer  être  la  cause  ou  la  matière  du  péché. 
Or,  cela  suffit  pour  le  rendre  malgré  lui-même  transgresseur  et  prévari- 
cateur de  la  loi  de  Dieu. 

Voilà  le  premier  principe  ;  et  prenez  garde  ,  Chrétiens  :  ce  n'est  donc 
point  précisément  par  la  haine  du  péché .  considéré  comme  péché ,  qu'il 
faut  distinguer  les  pécheurs  efficacement  convertis  d'avec  ceux  qui  ne  le 
sont  pas  ;  puisqu'il  est  certain  que  les  plus  endurcis  pécheurs,  tandis  qu'ils 
ont  un  reste  de  religion,  conservent  encore  ,  ou  du  moins  peuvent  conser- 
ver cette  haine  du  péché.  Ce  n'est  point,  dis-je,  par  cette  haine  générale  , 
par  cette  haine  spéculative  du  péché,  qu'il  faut  juger  du  mérite  de  la  péni- 
tence ,  puisqu'on  sait  bien  qu'il  n'en  coûte  rien  au  pécheur  pour  haïr  le 
péché  de  la  sorte,  et  que  la  pénitence  la  plus  vaine  peut  avoir  cela  de  com- 
mun avec  la  pénitence  la  plus  solide. 

Mais  par  où  devons-nous  commencer  à  faire  dans  nous-mêmes  le  dis- 
cernement de  la  vraie  pénitence,  et  de  ce  que  j'appelle  ici  détestation  sin- 
cère et  efficace  du  péché  ?    Écoutez-moi ,  Chrétiens ,  et  jugez-vous.   En 
t.  i.  43 


d94  SUR    LA    PÉNITENCE. 

voici  l'induction  pratique.  C'est  par  le  retranchement  actuel  et  effectif  de 
ce  que  nous  reconnaissons  être  en  nous  la  cause  du  péché ,  de  ce  qui  fo- 
mente ,  et  qui  fait  subsister  dans  nous  ce  corps  de  péché ,  que  Dieu  veut 
que  nous  détruisions  en  nous  convertissant  à  lui  :  Ut  destruatur  in  vobis 
corpus  peccati  *.  C'est  par  le  renoncement  à  mille  choses  agréables,  qui 
font  dans  l'idée  de  l'homme  charnel  la  douceur  de  la  vie ,  mais  qui  sont 
aussi  par  là  même  le  poison  mortel  de  nos  âmes  et  l'aguillon  du  péché* 
C'est  par  la  fuite  des  objets  qui  excitent  dans  nos  cœurs  ces  pernicieux 
désirs  ,  que  la  concupiscence ,  selon  l'Écriture ,  ne  peut  concevoir  sans  en- 
fanter le  péché  :  Deindè  concupiscent i a  cwn  conceperit,  parit  pecca- 
tum^.  C'est  par  l'exacte  fidélité  à  éviter  des  entretiens  dont  nous  savons 
bien  que  la  scandaleuse  licence  corrompt  la  pureté  des  mœurs,  puisque 
c'est  de  là  que  viennent  les  premières  plaies ,  et  souvent  les  plus  incurables 
que  nous  fait  le  péché.  C'est  par  la  sévère ,  mais  salutaire,  mais  nécessaire 
détermination  à  nous  interdire  des  sociétés  et  des  commerces  qui  sont  pour 
nous  comme  les  tiens  du  péché  ;  des  représentations  et  des  spectacles  dont 
l'unique  effet  est  d'émouvoir  les  passions  les  plus  vives ,  et  de  répandre 
dans  l'imagination  et  dans  les  sens  les  plus  dangereuses  semences  du  pé- 
ché ;  des  assemblées  où  l'esprit  impur  est  comme  dans  son  règne ,  et  en 
possession  de  tendre  à  l'innocence  les  pièges  les  plus  inévitables  du  péché; 
des  lectures  où  notre  damnable  curiosité  est  si  souvent  et  si  justement  punie 
par  les  malignes  impressions  qu'elles  laissent  du  péché.  C'est  par  le  sacri- 
fice entier  et  sans  réserve  de  ces  amitiés  dont  nous  nous  apercevons"  bien, 
que  la  tendresse  malheureuse ,  quoique  couverte  d'un  voile  de  pudeur, 
n'est  au  fond  qu'un  raffinement  de  sensualité ,  et  qu'un  déguisement  de 
péché.  C'est  par  le  prompt  et  éternel  divorce  avec  cette  personne  dont  les 
artifices ,  aussi  bien  que  les  charmes,  et  souvent  bien  plus  que  les  charmes, 
sont  les  amorces  fatales  du  péché.  C'est  par  la  sainte  violence  que  chacun 
de  nous  doit  se  faire  sur  tout  cela,  puisque  ce  sont  là,  dans  la  pensée  de 
l'Apôtre,  les  armes  de  l'iniquité  et  du  péché  :  Arma  iniquitatis  peccato  8. 
En  un  mot ,  c'est  par  cette  circoncision  évangélique  qui ,  ne  s'arrêtant  pas 
à  la  surface,  ni  au  changement  extérieur  de  l'homme,  dépouille  l'homme 
de  ce  qu'il  a  dans  le  cœur  de  plus  intime ,  de  ce  qui  est  en  lui  l'origine 
du  péché. 

Oui ,  c'est  par  là  que  le  chrétien  doit  mesurer  l'efficace  et  la  vertu  de 
sa  pénitence;  et  s'il  est  dans  l'obligation  d'approcher  de  ce  sacrement  que 
Jésus-Christ  a  institué  pour  la  réconciliation  des  pécheurs,  c'est  par  là 
qu'il  doit  commencer  à  accomplir  le  grand  précepte  de  l'Apôtre  :  Probet 
autem  se  ipsum  homo  k  :  Que  l'homme  s'éprouve  lui-même,  et  autant 
qu'il  le  peut,  dans  cette  vie;  qu'il  s'assure  de  lui-même.  Or  il  le  peut  par 
là,  reprend  saint  Chrysostome;  et  moi  j'ajoute  qu'il  ne  le  peut  que  par  là. 

Supprimez  toutes  les  paroles  inutiles ,  et  convertissez-vous  solidement  : 
Tollite  verba,  et  convertimini*.  Ainsi  parlaient  les  prophètes,  exhortant 
à  la  pénitence  le  peuple  de  Dieu  ;  et  c'est ,  pécheur  à  qui  je  parle ,  le  mi- 
nistère dont  je  m'acquitte  aujourd'hui.    Vous  détestez  ,  dites-vous,  votre 

1   Rom.,  (>.  —  2  Jac-,  1.  —  3  Rom.,  6.  —  M  Cor.,  11.  —  '  Osée,  I  i. 


SUR    LA    PÉNITENCE.  4<K> 

péché;  vous  y  renoncez ,  du  moins  le  croyez-vous  ainsi.  Mais  peut-être 
vous  flattez-vous  dans  le  témoignage  que  vous  vous  rendez  ;  et  votre  con- 
trition prétendue  n'est  rien  moins  devant  Dieu  que  ce  qu'elle  vous  paraît. 
Peut-être  êtes-vous  plus  touché  de  la  honte  de  votre  péché  que  de  sa  ma- 
lice; du  remords  et  du  trouble  qu'il  vous  cause,  que  de  l'injure  qu'il  fait 
à  Dieu  ;  de  l'embarras  où  il  vous  jette ,  que  de  la  disgrâce  de  Dieu  qu'il 
vous  attire  :  si  cela  est ,  contrition  tout  humaine.  Peut-être  votre  erreur 
vient-elle  de  ce  que  vous  confondez  les  grâces  de  la  pénitence  qui  sont  en 
vous,  avec  la  pénitence  qui  n'y  est  pas;  les  désirs  de  conversion  que  Dieu 
vous  inspire,  avec  votre  conversion  même,  dont  vous  êtes  encore  bien 
éloigné  :  c'est-à-dire,  peut-être  vous  croyez-vous  changé  et  converti, 
lorsque  vous  souhaitez  seulement  de  l'être  :  si  cela  est,  contrition  appa- 
rente. Mais  voulez-vous  sortir  de  cette  incertitude?  voulez-vous  bien  con- 
naître ce  que  vous  êtes  ?  Tollite  verba  :  sans  vous  arrêter  aux  paroles  tou- 
jours équivoques,  toujours  suspectes,  voici  la  règle  que  vous  devez  prendre. 
Entrons  dans  le  détail  :  il  n'y  aura  rien  qui  ne  convienne  à  la  chaire. 

Vous  êtes  un  homme  du  monde ,  un  homme  distingué  par  votre  nais- 
sance, mais  dont  les  affaires  (ce  qui  n'est  aujourd'hui  que  trop  commun) 
sont  dans  la  confusion  et  dans  le  désordre.  Que  ce  soit  par  un  malheur  ou 
par  votre  faute  ,  ce  n'  est  pas  là  ,  maintenant ,  de  quoi  il  s'agit.  Or ,  dans 
cet  état,  ce  qui  vous  porte  à  mille  péchés ,  c'est  une  dépense  qui  excède  vos 
forces ,    et  que  vous  ne  soutenez  que  parce  que  vous  ne  voulez  pas  vous 
régler ,  et  par  une  fausse  gloire  que  vous  vous  faites  de  ne  pas  déchoir.  Car 
de  là  les  injustices ,  de  là  les  duretés  criantes  envers  de  pauvres  créanciers 
que  vous  désolez  ;  envers  de  pauvres  marchands  aux  dépens  de  qui  vous 
vivez  ;  envers  de  pauvres  artisans  que  vous  faites  languir  ;  envers  de  pau- 
vres domestiques  dont  vous  retenez  le  salaire.   De  là  ces  frivoles  et  trom- 
peuses promesses  de  vous  acquitter  ;  ces  abus  de  votre   crédit ,  et   ces 
chicanes  infinies  pour  éloigner  un  paiement  ou  pour  l'éluder.    De  là  ces 
dettes  éternelles  qui ,  en  ruinant  les  autres ,   vous  damnent  vous-même. 
Retranchez  cette  dépense;  et  si  vous  voulez  que  je  sois  bien  persuadé  de  la 
vérité  de  votre  contrition,  ayant  peu,  passez-vous  de  peu.  Ne  vous  mesu- 
rez pas  par  ce  que  vous  êtes ,  mais  par  ce  que  vous  pouvez.  Otez-moi  ce 
luxe  d'habits,  cette  superfluité  de  train,   cette  vanité  d'équipage,  cette 
curiosité  de  meubles.  Piéduit  à  la  disette  et  à  une  triste  indigence ,  suppor- 
tez-la ,  mais  supportez-la  en  chrétien  ;  et  puisqu'il  le  faut ,  faites-vous-en 
un  mérite  et  une  vertu.  Sans  cela ,  en  vain  pleurez-vous  votre  péché  : 
en  vain  formez-vous  mille  repentirs ,  ou  plutôt  en  vain  les  témoignez-vous  : 
ces  repentirs ,  ce  sont  des  paroles ,  et  Dieu  vous  demande  des  effets  :  Tol- 
lite verba,  et  convertùnini. 

Vous  aimez  le  jeu,  et  ce  qui  perd  votre  conscience ,  c'est  ce  jeu-là  même; 
un  jeu  sans  mesure  et  sans  règle  ;  un  jeu  qui  n'est  plus  pour  vous  un  di- 
vertissement ,  mais  une  occupation ,  mais  une  profession ,  mais  un  trafic, 
mais  une  attache  et  une  passion  ,  mais  ,  si  j'ose  ainsi  parler,  une  rage  et 
une  fureur;  un  jeu  dont  on  peut  bien  dire,  à  la  lettre,  que  c'est  un  abîme 
qui  attire  un  autre  abîme,  ou  même  cent  autres  abîmes  :  Abyssv.s  abysmm 


196  SUR    LA    PENITENCE. 

invocat  K  Car  de  là  viennent  ces  innombrables  péchés  qui  en  sont  les 
suites ,  de  là  l'oubli  de  vos  devoirs ,  de  là  le  dérèglement  de  votre  mai- 
son ,  de  là  le  pernicieux  exemple  que  vous  donnez  à  vos  enfants  ;  de  là 
la  dissipation  de  vos  revenus;  de  là  ces  tricheries  indignes,  et,  s'il  m'est 
permis  d'user  d'un  terme  plus  fort,  ces  friponneries  que  cause  l'avi- 
dité du  gain;  de  là  ces  emportements,  ces  jurements,  ces  désespoirs  dans 
la  perte  ;  de  là  souvent ,  et  plus  que  de  la  fragilité  du  sexe ,  ces  honteuses 
ressources  où  Ton  se  voit  forcé  d'avoir  recours  ;  de  là  cette  disposition  à 
tout,  et  peut-être  au  crime,  pour  trouver  de  quoi  fournir  au  jeu.  Retran- 
chez ce  jeu  ;  et  parce  qu'il  est  bien  plus  aisé  de  le  quitter  absolument  que 
de  le  modérer ,  quittez-le  :  faites-en  une  déclaration  publique  ;  donnez  à 
Dieu  une  preuve  de  la  sincérité  de  votre  contrition ,  en  coupant  la  racine 
du  mal  ;  et ,  pour  vous  assurer  vous-même  que  vous  ne  voulez  plus  pécher, 
imposez-vous  la  loi  de  ne  plus  jouer.  Sans  cela,  vous  aurez  beau  dire  comme 
le  publicain  de  l'Évangile  :  Seigneur,  soyez-moi  propice  ;  je  reconnais  mon 
péché  ;  votre  voix  est  la  voix  de  Jacob ,  mais  vos  mains  sont  les  mains 
d'Esaù  :  Tolllte  verba,  et  convertimini. 

Enfin  ,  examinez-vous  devant  Dieu,  et,  juge  équitable  de  vous-même, 
défait  de  toute  prévention,  voyez  ce  qui  sert  de  sujet  au  péché;  mais 
voyez-le  préparé  et  résolu  à  n'en  excepter  rien ,  à  n'en  retenir  rien  dans  le 
sacrifice  que  vous  en  devez  faire.  Voilà  par  où  vous  connaîtrez  si  vous 
êtes  pénitent.  Attaquer  le  péché  ,  non  en  idée,  mais  en  substance;  en  sa- 
per le  fondement  et  le  renverser,  c'est  ce  que  saint  Paul  appelle  courir,  non 
pas  au  hasard,  mais  à  dessein  d'arriver  au  terme:  Sic  curro,  non  quasi... 
aerem  verberans%\  c'est  ce  qu'il  appelle  combattre,  non  pas  en  donnant 
des  coups  perdus  ,  ni  en  frappant  l'air ,  mais  en  faisant  tomber  l'ennemi 
que  vous  poursuivez,  et  en  remportant  sur  lui  une  pleine  victoire.  Je  passe 
au  second  principe. 

On  n'est  pas  toujours  maître  de  ses  pensées ,  ni  des  premiers  mouve- 
ments de  son  cœur  ;  mais  on  est  toujours  responsable  de  ses  actions  et  de 
sa  conduite  :  et  quand  on  vient ,  par  exemple ,  à  succomber  dans  une  oc- 
casion dangereuse  d'où  la  loi  de  Dieu  nous  obligeait  de  sortir,  mais  où, 
malgré  la  loi  de  Dieu  néanmoins,  l'on  est  demeuré,  on  n'a  jamais  droit 
alors  de  dire:  Je  n'ai  pu  me  défendre  de  ce  péché  ;  mais  on  doit  dire  :  Je 
ne  l'ai  pas  voulu ,  ou  je  ne  l'ai  que  très-faiblement  et  peu  sincèrement 
voulu.  Appliquez- vous. 

Je  l'avoue,  Chrétiens,  un  pécheur  converti  de  bonne  foi,  dans  l'état 
même  de  sa  conversion ,  peut  encore  avoir  des  faiblesses  ,  et  tout  converti 
qu'il  est ,  il  peut  déplorer  sa  misère  avec  le  même  sujet  et  dans  le  même 
esprit  que  saint  Paul ,  en  disant  comme  cet  apôtre  :  Sentio  aliam  legem 
in  membris  meis  repugnantem  legi  mentis  meœ,  et  captivant em  sub  lege 
peccati* :  Infortuné  que  je  suis!  je  sens  dans  moi-même  une  loi  qui  me 
tient  captif  sous  le  joug  du  péché,  et  qui  combat  contre  la  loi  de  ma 
raison.  Mais  remarquez,  dit  saint  Chrysostome  (réflexion  admirable  et  édi- 
fiante pour  ceux  qui  m'écoutent),  remarquez  que  quand  saint  Paul  parlait 

'  Psalm.  41.  _  *  i  Cor.,  9.  —  3  Rom.,  7. 


SUR  LA   PENITENCE.  |<)7 

de  la  sorte  ;  il  protestait  au  même  temps ,  avec  une  sainte  confiance ,  qu'il 
n'avait  rien  d'ailleurs  à  se  reprocher  :  Nihil  mihi  conscius  sum 1  :  qu'il  était 
fidèle  à  la  grâce;  qu'il  marchait  dans  la  voie  du  salut,  non-seulement 
avec  circonspection ,  mais  avec  tremblement  ;  qu'il  traitait  rudement  son 
corps;  qu'il  le  châtiait  et  le  réduisait  en  servitude:  Castigo  corpus  meum, 
et  in  servitutem  redigo1.  Or,  ce  témoignage  de  sa  fidélité,  de  sa  vigi- 
lance ,  de  son»  austérité  de  vie ,  de  son  attention  sur  soi-même ,  le  mettait 
à  couvert  de  toute  illusion.  Lorsqu'il  se  plaignait  de  la  révolte  de  ses  pas- 
sions ,  et  qu'il  gémissait  dans  la  douleur  de  se  voir  réduit  à  un  état  si  hu- 
miliant, c'était  une  douleur  sincère  et  pleine  de  bonne  foi.  Mais  le  langage 
hypocrite ,  c'est  de  parler  comme  saint  Paul ,  et  de  se  conduire  comme  le 
mondain.  Le  langage  hypocrite,  c'est  de  se  plaindre  de  sa  faiblesse ,  et  ce- 
pendant de  l'exposer  à  des  tentations  où  toute  la  force ,  toute  la  vertu 
même  des  Saints  suffirait  à  peine  pour  résister.  Le  langage  hypocrite,  c'est 
de  gémir  sur  la  violence  de  ses  passions,  et  toutefois  de  se  précipiter  aveu- 
glément dans  des  périls  où  l'on  sait  que  les  passions  même  les  plus  mo- 
dérées ne  pourraient  presque  se  contenir  ;  c'est  de  s'écrier  :  Infelix  ego 
homo  3  !  Malheur  à  moi ,  d'être  né  si  sensuel  et  si  fragile  !  et ,  malgré  cet 
aveu ,  de  rechercher  contre  l'ordre  de  Dieu  des  occasions  où  la  fragilité  , 
de  simple  malheur  qu'elle  était ,  devient  un  crime ,  ou  du  moins  la  source 
de  tous  les  crimes.  Telle  est  l'hypocrisie  de  la  pénitence;  et  c'est  par  là , 
mes  chers  auditeurs,  que  vous  en  devez  juger. 

Vous  êtes  faible,  j'en  conviens:  la  loi  du  péché  règne  en  vous;  la  con- 
cupiscence vous  domine  ;  vous  portez  dans  vous-même  et  avec  vous-même 
votre  ennemi ,  qui  est  votre  chair.  Mais  voilà  pourquoi  je  prétends  que 
vous  vous  jouez  de  Dieu,  si,  dans  le  moment  que  vous  pleurez  votre  péché, 
vous  n'en  voulez  pas  retrancher  l'occasion.  Voilà  pourquoi  je  soutiens  que 
vous  mentez  au  Saint-Esprit,  et  qu'il  y  a  dans  votre  pénitence  une  con- 
tradiction énorme,' si,  vous  confessant  faible  d'une  part,  vous  n'en  êtes 
pas  de  l'autre  plus  circonspect  et  plus  vigilant.  Car,  avec  quel  front  pou- 
vez-vous  dire  comme  David,  en  gémissant  et  en  pleurant:  J'ai  péché  contre 
le  Seigneur:  Peccavi  Dominok ,  tandis  que  vous  vous  obstinez  à  ne  pas 
éloigner  de  vous  un  danger  prochain ,  où ,  sans  commettre  d'autre  péché, 
vous  péchez  déjà  et  contre  le  Seigneur  ,  et  contre  vous-même  ,  en  risquant 
votre  conscience  et  votre  salut?  Gomment  pouvez-vous  alléguer  à  Dieu  l'in- 
firmité de  votre  âme,  et  vous  servir  de  ce  motif  pour  toucher  sa  miséri- 
corde: Quoniam  infirmas  sum,  sana  animant  meam* ,  tandis  qu'à  cette 
infirmité  vous  joignez  encore  l'infidélité  et  la  malignité?  Je  dis  infidélité  et 
malignité  de  demander  à  Dieu  qu'il  vous  guérisse,  et  de  ne  vouloir  pas  vous 
préserver  de  ce  qui  vous  tue  ;  de  reconnaître  que  vous  êtes  malade ,  et  d'a- 
gir comme  si  vous  jouissiez  d'une  pleine  santé  ;  d'appeler  le  ciel  à  témoin  de 
votre  douleur,  et  de  ne  vous  résoudre  jamais ,  en  vertu  de  cette  même 
douleur,  à  rien  sacrifier  ni  à  vous  séparer  de  rien,  n'est-ce  pas,  encore 
une  fois ,  vouloir  imposer  à  Dieu  et  aux  hommes  ? 

Non ,  non ,  mon  cher  auditeur ,  tandis  que  vous  en  usez  de  la  sorte ,  il 

'   1  Cor.,  4.  —  '  Ibid.,  0.  —  3  Rom.,  7.  —  4  2  Rqj.,  12.  —  5  Psalm.  10. 


198  SUR   LA   PENITENCE. 

n'y  a  dans  votre  pénitence  que  dissimulation  et  que  mensonge  ;  et  il  ne  vou» 
est  plus  permis,  en  vous  plaignant  comme  saint  Paul,  de  vous  appliquer 
ces  paroles  qui  ne  peuvent  vous  convenir:  Non  quod  volo  bonum,  hoc 
ago;  sed  quod  odi  malum,  hoc  facio  l.  Car,  au  lieu  que  cet  homme  apo- 
stolique était  inconsolable  de  ce  qu'il  ne  faisait  pas  le  bien  qu'il  voulait,  et 
de  ce  qu'il  faisait  le  mal  qu'il  ne  voulait  pas  ,  par  une  opposition  extrême 
de  vous  à  lui ,  tandis  que  vous  persévérez  dans  l'occasion  du  péché ,  vous 
voulez  tout  le  mal  que  vous  faites ,  et  vous  ne  voulez  nullement  le  bien 
que  vous  ne  faites  pas.  L'efficace  de  la  pénitence  consiste  donc  à  sortir  gé- 
néreusement de  l'occasion  pour  vaincre  le  péché,  et  non  pas  à  vouloir 
vaincre  le  péché  en  demeurant  dans  l'occasion  :  et  c'est  ici  où  j'aurais  be- 
soin de  tout  le  zèle  des  prophètes  pour  confondre  l'aveuglement  et  l'en- 
durcissement des  pécheurs. 

Car  voici ,  Chrétiens ,  où  le  relâchement  des  mœurs  nous  a  conduits. 
On  traite  un  confesseur  d'homme  difficile  et  scrupuleux  ;  on  se  rebute  de 
lui ,  et  on  le  quitte  lorsque ,  fidèle  à  son  ministère ,  il  suspend  ,  pour  ceux 
qui  refusent  d'éviter  certaines  occasions ,  la%  grâce  de  l'absolution.  Mais 
quand  la  suspendra-t-il  donc ,  et  quelle  preuve  plus  évidente  peut-il  avoir 
de  la  mauvaise  disposition  avec  laquelle  un  mondain  se  présente  à  ce  sa- 
crement, que  de  le  trouver  résolu  à  retourner  toujours  dans  les  mêmes 
compagnies ,  et  à  fréquenter  les  mêmes  lieux  où  tant  de  fois  son  inno- 
cence a  fait  naufrage?  Si  jamais  il  peut  et  il  doit  user  du  pouvoir  qu'il  a 
reçu  de  lier  les  consciences  ,  n'est-ce  pas  alors?  Il  voit,  et  vous  le  voyez 
vous-même,  que  l'affreuse  continuité  de  tant  de  rechutes  roule  uniquement 
sur  une  occasion  que  vous  lui  marquez ,  et  il  ne  peut  gagner  sur  vous  de 
vous  en  détacher.  S'il  consentait,  malgré  cet  obstacle,  à  vous  délier  et  à 
vous  absoudre,  bien  loin  que  vous  dussiez  louer  sa  lâche  condescendance 
et  l'approuver ,  n'en  seriez-vous  pas  scandalisé ,  ou  ne  devriez-vous  pas 
l'être  ?  et  de  dispensateur  qu'il  est  des  mystères  de  Dieu ,  n'en  deviendrait- 
il  pas  le  dissipateur  ? 

A  Dieu  ne  plaise  ,  Chrétiens ,  que  je  prétende  par  là  autoriser  les  sévé- 
rités indiscrètes  que  l'on  voudrait  quelquefois ,  et  peut-être  sans  fondement, 
imputer  aux  ministres  de  Jésus-Christ  dans  l'administration  de  la  péni- 
tence! Mais  à  Dieu  ne  plaise  aussi  que  j'autorise  jamais  les  dangereuses  et 
criminelles  facilités  de  quelques  ministres  à  ce  divin  trilmnal!  Or,  y  en 
aurait-il  jamais  eu  de  plus  dangereuse  et  même  de  plus  criminelle,  que  de 
réconcilier  et  d'admettre  à  la  participation  des  sacrements  un  pécheur  obs- 
tiné à  ne  pas  sortir  de  certaines  occasions?  Ce  sont,  dites-vous,  des  occa- 
sions qu'il  n'est  pas  en  votre  pouvoir  de  quitter  ;  et  moi  je  réponds  que 
vous  les  quitteriez  dès  aujourd'hui,  si  de  là  dépendait  l'avancement  de 
votre  fortune  temporelle ,  et  si  par  là  vous  sauviez  tel  et  tel  intérêt  que 
vous  avez  à  ménager  dans  le  monde.  Ces  occasions,  ajoutez-vous,  sont  des 
liens  que  vous  ne  pouvez  rompre  sans  éclat,  et  par  conséquent  sans  scan- 
dale :  et  moi  je  vous  dis  que  le  grand  scandale  est  de  ce  que  vous  ne  les 
rompez  pas;  et  que,  scandale  pour  scandale,  s'il  était  vrai  que  vous  en 

1   Kom.,7. 


SUR   LA    PENITENCE.  199 

fussiez  réduits  là ,  encore  vaudrait-il  mieux  essuyer  le  scandale  salutaire 
qui  fait  cesser  le  péché  et  qui  sauve  votre  âme,  que  de  soutenir  comme  vous 
faites  le  scandale  mortel  qui  vous  perd,  et  qui  est  le  surcroît  du  péché  même. 
Mais  Dieu  dans  ces  occasions  me  protégera,  et  j'ai  en  lui  cette  confiance. 
Confiance  réprouvée,  dit  saint  Chrysostome,  qui  n'aboutit  qu'à  tenter  Dieu 
et  qu'à  fomenter  l'impénitence  de  Fhomme;  confiance  outrageuse  à  Dieu, 
et  qui  ne  sert  qu'à  endurcir  le  pécheur.  Ah  !  mon  Dieu ,  que  ne  prêche-t-on 
éternellement  cette  vérité  !  que  ne  la  prêche-t-on  et  à  temps  et  à  contre- 
temps !  que  ne  la  prêche-t-on  partout  et  sans  égard,  puisque  c'est  de  là  que 
dépend  la  conversion ,  la  réformation ,  la  sanctification  du  monde  chrétien  ! 
Quoi  qu'il  en  soit,  mes  chers  auditeurs ,  ne  comptez  pas  sur  votre  péni- 
tence ;  et ,  quelque  fervente  qu'elle  vous  paraisse  d'ailleurs ,  tenez-la  pour 
vaine ,  si  elle  ne  va ,  non  plus  seulement  à  retrancher  la  matière  et  la  cause 
du  péché,  mais  encore  à  réparer  les  effets  du  péché  :  c'est  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME   PARTIE. 

Comme  il  est  évident  que  la  pénitence  est  une  partie  de  la  justice ,  et  que 
c'est  ainsi  que  les  Pères  de  l'Église  nous  ont  fait  concevoir  cette  vertu,  l'ayant 
toujours  considérée  comme  une  volonté  sincère  dans  le  pécheur  de  se  faire 
justice  à  lui-même  ,  de  la  faire  à  Dieu ,  et ,  pour  rendre  à  chacun  ce  qui 
lui  est  dû ,  de  la  faire  encore  au  prochain  si  le  prochain  a  été  offensé ,  il 
s'ensuit  qu'une  des  principales  fonctions  de  la  pénitence  chrétienne  est 
de  réparer  les  effets  du  péché.  Mais,  supposant  l'indispensable  et  l'in- 
contestable nécessité  de  cette  réparation,  il  s'agit,  mes  chers  auditeurs, 
d'en  bien  comprendre  l'étendue ,  parce  que  c'est  de  là  que  dépend  l'exacte 
mesure  de  la  pénitence.  Or,  pour  cela,  je  m'attache  à  deux  importantes 
maximes  de  l'Écriture,  qui  doivent  corriger  en  nous  deux  des  plus  visibles 
et  des  plus  dangereux  abus  à  quoi  nous  soyons  sujets,  lors  même  que  nous 
voulons  retourner' à  Dieu,  et  dans  le  projet  et  le  plan  de  conversion  que 
nous  nous  formons.  Voici  une  instruction  bien  solide,  et  dont  je  vous  prie 
de  profiter. 

Première  maxime.  Pour  se  convertir  efficacement  à  Dieu,  il  ne  suffit  pas 
de  faire  pénitence,  mais  il  faut  faire  de  dignes  fruits  de  pénitence.  C'est  ce 
que  prêchait  Jean-Baptiste ,  cet  homme  envoyé  de  Dieu  pour  préparer  au 
Seigneur  un  peuple  parfait.  C'est  ce  qu'il  enseignait  aux  Juifs  qui  venaient 
l'entendre  dans  le  désert,  et  qui  se  présentaient  à  lui  pour  être  baptisés. 
C'est  la  conclusion  qu'il  tirait  et  qu'il  leur  adressait  à  tous,  quand  il  leur 
disait ,  avec  ce  zèle  et  cet  esprit  cl'Élie  dont  il  était  rempli  :  Facile  ergo 
fructus  dignos pœnitentiœ1.  Car,  comme  remarque  saint  Grégoire,  pape, 
par  là  ce  divin  précurseur  déclarait  que  les  fruits  de  la  pénitence  doivent 
être  distingués  de  la  pénitence  même,  comme  la  substance  de  l'arbre  l'est 
de  ses  fruits.  Par  là  il  leur  donnait  à  connaître  que  la  pénitence  ne  se  ré- 
duit pas  uniquement  à  pleurer  les  péchés  passés ,  mais  à  se  mettre  en  état  de 
ne  les  plus  commettre  dans  l'avenir  :  Transacta  (1ère,  et  Ma  dcinccpsnon 
eommittere2;  que  pleurer  les  péchés  passés,  ci  même  y  renoncer  pour  toute 

1  Luc,  3.  —  '  Greg.  Ma». 


200  SUR   LA    PENITENCE. 

la  suite  de  la  vie,  c'est  le  fond  et  comme  la  racine  de  la  pénitence;  mais 
qu'il  doit  naître  de  là  des  fruits  de  grâce  et  de  salut ,  sans  lesquels  la  péni- 
tence ne  peut  être  qu'un  arbre  stérile,  et  exposé  à  la  malédiction.  Par  là  il 
accomplissait  dignement  son  ministère,  soit  à  F  égard  des  pécheurs  endur- 
cis, en  les  obligeant  à  faire  pénitence,  soit  à  l'égard  des  pécheurs  pénitents, 
en  leur  apprenant  à  faire  de  dignes  fruits  de  pénitence  :  Atque  ita  gene- 
ralem  omnibus  exhib ébat  doctrinam  non  pœnitentibus,  ut  pœnitentiam 
agerent  ;  pœnitentibus,  ut  dignos  pœnitentiœ  fructus  facerent1. 

Or,  quels  sont,  encore  une  fois,  ces  fruits  salutaires,  ces  fruits  de  péni- 
tence? les  voici  :  réparer  les  pernicieux  effets  du  péché  par  des  œuvres  di- 
rectement contraires  au  péché  même,  selon  ses  différentes  espèces.  Je  m'ex- 
plique. Réparer  les  effets  de  l'usurpation  ou  d'une  possession  injuste ,  par 
la  restitution  ;  réparer  les  effets  de  la  médisance  ou  de  la  calomnie  par  le 
rétablissement  de  l'honneur  et  de  la  réputation  ;  réparer  les  effets  de  l'em- 
portement et  de  l'outrage  par  l'humilité  de  la  satisfaction  ;  réparer  les  effets 
de  l'inimitié  et  de  la  haine  par  la  sincérité  de  la  réconciliation.  Voilà,  dit 
saint  Grégoire ,  les  dignes  fruits ,  les  fruits  proportionnés ,  les  fruits  néces- 
saires ,  les  fruits  non  suspects  de  la  pénitence.  Tout  ceci  est  essentiel  : 
écoutez-moi. 

Dignes  fruits  de  pénitence ,  parce  qu'il  faut  pour  les  produire  que  le 
pécheur  fasse  des  efforts  dont  il  n'y  a  que  la  vraie  pénitence,  je  veux  dire 
que  la  pénitence  surnaturelle ,  et  même  la  plus  surnaturelle  ,  qui  soit  ca- 
pable. En  effet,  par  quel  autre  motif  que  celui  d'une  pénitence  très- 
parfaite  et  toute  surnaturelle ,  un  riche  avare  pourra-t-il  se  résoudre  à 
rendre  un  bien  qu'il  a  injustement  acquis  ou  injustement  retenu ,  mais 
dont  il  ne  peut  plus  se  dépouiller  sans  déchoir  du  rang  où  il  est,  et  dont  la 
restitution  lui  devient  par  là  quelque  chose  de  plus  triste  et  de  moins  sup- 
portable que  la  mort  même  ?  par  quel  autre  motif  un  homme  hautain  et  fier 
pourra-t-il  gagner  sur  lui  de  faire  des  démarches  humiliantes  pour  satis- 
faire ,  aux  dépens  de  son  orgueil ,  à  ceux  qu'il  a  offensés  ?  et  s'il  est  offensé 
lui-même ,  par  quel  autre  motif  lui  persuadera-t-on  d'étouffer  le  ressenti- 
ment de  l'injure  qu'il  a  reçue,  et  de  se  réconcilier  de  bonne  foi  avec  son  plus 
mortel  ennemi?  Ce  ne  peut  être  là,  Seigneur,  que  l'ouvrage  de  votre  main, 
et  un  tel  changement  ne  peut  venir  que  de  vous  :  la  vertu  de  l'homme  ne 
va  point  jusque-là.  Il  faut  non-seulement  que  votre  grâce  vienne  à  son  se- 
cours, mais  la  plus  puissante  de  vos  grâces.  Il  faut  qu'elle  lui  fasse  conce- 
voir et  enfanter  ces  résolutions  héroïques  ;  et  sans  elle,  l'esprit  corrompu  du 
monde  les  ferait  immanquablement  avorter.  C'est  par  cette  grâce ,  ô  mon 
Dieu  ,  que  vous  triomphez  des  cœurs  les  plus  rebelles  et  les  plus  durs  ;  c'est 
par  elle  que  les  hommes  les  plus  violents  et  les  plus  féroces  deviennent  doux 
et  traitables  comme  des  agneaux  ;  par  elle  que  l'usurpateur  du  bien  d'autrui 
consent  à  se  dessaisir  de  tout  ce  qui  ne  lui  appartient  pas ,  et  quelquefois 
même  encore  de  ce  qui  lui  appartient ,  en  rendant,  comme  Zachée,  non- 
seulement  au  double,  mais  au  delà.  Et  si  vous  daignez  aujourd'hui,  Sei- 
gneur ,  donner  bénédiction  à  ma  parole ,  qui  est  la  vôtre ,  c'est  par  un  effet 

1    Grejf.  Mac. 


SUR   LA    PÉNITENCE.  201 

de  cette  pénitence  victorieuse  que  l'on  verra  peut-être  dans  ce  saint  temps 
des  miracles  qu'on  n'espérait  plus ,  mais  dont  vos  serviteurs  vous  béniront, 
et  qui  édifieront  plus  votre  Église  que  les  miracles  mômes  par  où  elle  s'est 
établie  :  je  veux  dire  des  injustices  réparées ,  des  calomnies  rétractées ,  des 
querelles  pacifiées ,  des  inimitiés  éteintes ,  des  cœurs  réunis  ;  dignes  fruits , 
puisque  le  Saint-Esprit  en  est  l'auteur,  et  que  ce  sont  évidemment  ceux  que 
saint  Paul  appelle  fruits  de  lumière ,  fruits  de  bonté,  de  justice ,  de  vérité  : 
Fructus  enim  hicis  est  in  omni  bonitate,  et  justifia,  et  veritate  l. 

Fruits  proportionnés  à  quoi?  à  l'offense.  Autrement,  la  pénitence  est 
non-seulement  défectueuse,  mais  odieuse;  non-seulement  réprouvée  de 
Dieu ,  mais  condamnée  même  du  monde  ;  car  le  inonde  même  veut  ici  de  la 
proportion.  Vous  vous  êtes  enrichi  aux  dépens  de  la  veuve  et  de  l'orphelin , 
et  vous  vous  en  croyez  quitte  pour  quelques  bonnes  œuvres  dont  ni  l'or- 
phelin ni  la  veuve  ne  profiteront  ;  vous  avez  déchiré  la  réputation  de  votre 
frère ,  et ,  sans  qu'il  vous  en  coûte  rien  de  plus ,  vous  vous  contentez  de 
vous  acquitter  envers  lui  des  simples  devoirs  d'une  charité  commune  ;  vous 
avez ,  pour  perdre  votre  ennemi ,  exagéré  et  inventé ,  et  toute  votre  péni- 
tence se  termine  à  gémir  devant  Dieu  et  à  prier.  Prière  exécrable,  dit  le 
Sage  ;  et  moi,  appliquant  cette  expression  à  mon  sujet,  je  dis  pénitence  exé- 
crable, parce  que  celui  qui  la  fait ,  en  la  faisant  même ,  ne  veut  pas  écouter 
la  loi  ni  l'accomplir  :  c'est  la  raison  qu'en  apporte  le  Saint-Esprit  :  Qui  de- 
clinat  aures  suas,  ne  audiat  legem ,  oratio  ejus  fiet  execrabilis'1 .  Non, 
non,  mon  cher  auditeur,  il  n'en  va  pas  comme  vous  le  pensez  :  dans  l'ordre 
inviolable  et  indispensable  que  Dieu  a  établi,  la  médisance  ne  se  répare 
point  par  la  prière,  et  l'injustice  par  l'aumône  ;  pour  avoir  devant  Dieu  le 
mérite  d'une  pénitence  efficace,  il  y  faut  observer  les  proportions  prescrites 
par  le  droit  divin  ;  et ,  au  lieu  de  se  faire  une  pénitence  selon  son  goût,  ou 
même  selon  sa  dévotion,  il  faut  se  faire  une  dévotion  et  une  pénitence 
selon  les  règles  de  la  droite  conscience.  Or,  jamais  une  conscience  droite 
ne  vous  permettra  de  rendre  précisément  à  Dieu  ce  que  vous  avez  enlevé 
au  prochain  ,  ni  d'appliquer  à  la  charité  ce  que  vous  devez  à  la  justice  :  A 
Dieu,  vous  dira-t-elle,  ce  qui  est  à  Dieu ,  et  à  César  ce  qui  est  à  César  :  voilà 
la  loi  éternelle  et  invariable  qu'elle  vous  oblige  à  suivre. 

Fruits  nécessaires  :  car  en  vain  imaginerions-nous  des  tempéraments  et 
des  accommodements ,  des  explications  et  des  tours  ;  malgré  tous  les  tours 
et  toutes  les  explications ,  malgré  tous  les  accommodements  et  tous  les 
tempéraments,  il  en  faudra  toujours  revenir  à  la  décision  de  saint  Au- 
gustin, contre  laquelle  ni  la  cupidité,  ni  l'iniquité,  ni  le  relâchement  de 
la  morale,  ni  la  corruption  des  usages  du  monde,  ne  prescriront  jamais. 
Si ,-  pouvant  restituer  un  bien  dont  la  conscience  est  chargée ,  vous  refusez 
de  le  rendre  :  quelque  témoignage  que  vous  puissiez  donner  d'un  cœur 
contrit  et  pénitent ,  vous  contrefaites  la  pénitence ,  mais  vous  ne  la  faites 
pas  :  Non  agitur  pœnitentia ,  sed  fingitur 2;  et  si  c'est  véritablement  et 
sincèrement  que  vous  la  faites,  poursuit  ce  saint  docteur,  le  péché  ne  vous 
est  pardonné  qu'à  condition  que  le  dommage  sera  réparé  :  Siautem  veraciter 

1  Ephcs.  —  *  Aiigns?.  —  3  Uuil. 


202  SUR    LA    PÉNITENCE. 

agitur,  non  remittitur  peccatum,  nisi  restituatur  ablatum1.  Or,  ce  qu? 
est  vrai  des  biens  de  la  fortune  l'est  également  de  l'honneur.  Allez ,  tant 
qu'il  vous  plaira ,  aux  pieds  des  prêtres ,  confesser  votre  injustice  ;  pro- 
sternez-vous ,  humiliez-vous ,  accusez-vous  :  si  cependant  vous  ne  prenez 
pas  et  ne  voulez  pas  prendre  les  mesures  convenables  pour  rétablir  ce  que 
vous  avez  détruit,  ou  en  supposant  ce  qui  ne  fut  jamais ,  ou  en  révélant  ce 
qui  devait  être  naturellement  caché  dans  les  ténèbres,  et  ce  qui  l'aurait  été 
«ans  la  malignité  de  votre  cœur,  ou  sans  l'indiscrétion  de  votre  langue , 
qu'est-ce  que  votre  pénitence?  un  fantôme,  rien  davantage;  qu*>  dis-je? 
c'est  un  crime,  c'est  un  sacrilège  :  Non  remittitur  peccatum  ,  nisi  resti- 
tuatur ablatum. 

Fruits  certains  et  non  suspects.  En  effet,  on  ne  soupçonnera  jamais  un 
pécheur  qui  veut  bien  se  soumettre  à  cette  réparation,  de  n'être  pas  soli- 
dement converti  ;  c'est  un  gage  dont  les  censeurs ,  même  les  plus  rigides , 
je  veux  dire,  dont  les  confesseurs  les  plus  sévères  ne  sont  pas  en  droi*  de 
se  défier.  Dans  tous  les  autres  fruits  de  la  pénitence,  il  peut  y  avoir  de 
l'ostentation  et  de  l'hypocrisie  ;  mais  ici ,  ni  l'hypocrisie ,  ni  l'ostentation 
n'est  point  à  craindre  ;  car  il  n'arrive  guère  qu'un  homme  se  détermine  à 
quelque  chose  d'aussi  mortifiant  qu'il  l'est  de  rendre  ce  qu'il  pourrait  gar- 
der, ou  de  se  dédire  de  ce  qu'il  a  témérairement  et  faussement  avancé , 
quand  il  n'est  converti  qu'en  apparence.  Il  faut  l'être  en  effet  pour  se  con- 
damner ainsi  soi-même ,  et  pour  ne  se  faire  nulle  grâce  ;  la  pénitence  alors 
ne  peut  donc  être  douteuse.  Non  pas,  après  tout,  qu'on  ait  une  assurance 
entière  de  son  état  :  personne ,  dit  le  Sage  ,  ne  sait  s'il  est  digne  de  haine 
ou  d'amour;  c'est  un  des  secrets  que  Dieu  s'est  réservés  pour  nous  obliger 
à  vivre  dans  une  dépendance  plus  absolue  de  sa  grâce.  Mais,  de  toutes  les 
remarques  à  quoi  l'on  peut  reconnaître  les  vrais  pénitents ,  la  plus  in- 
faillible,  c'est,  sans  contredit,  cette  généreuse  réparation  des  effets  et  des 
suites  du  péché  :  réparation  qui  remet  le  calme  dans  une  âme  ;  réparation 
qui  nous  affranchit  des  remords  de  la  conscience;  réparation  qui  nous 
fait  goûter  cette  bienheureuse  paix  où  consiste ,  selon  Tertullien ,  la  félicité 
du  pécheur  justifié  :  Facite  ergo  fructus  dignos  pœnitentiœ. 

Mais,  Chrétiens,  quelle  est  l'illusion  de  notre  siècle!  au  lieu  déjuger  de 
la  pénitence  par  ses  fruits  ,  qui  sont  à  toute  épreuve ,  on  en  veut  juger 
par  des  pratiques  très-éruivoques ,  et  qui  souvent  ont  plus  d'éclat  que  de 
solidité.  Voici  ma  pensée  :  on  voudrait  voir,  comme  autrefois,  les  pécheurs 
humiliés  sous  la  cendre,  couverts  de  cilices,  exténués  de  jeûnes  :  beaux 
dehors,  mais,  du  reste,  dehors  trompeurs ,  si  cependant,  et  avant  toutes 
choses ,  on  ne  les  oblige  pas  à  satisfaire  aux  devoirs  naturels  de  la  charité 
et  de  la  justice.  Ces  lois  de  police  et  de  discipline,  que  l'Église,  dans  la 
suite  du  temps ,  a  trouvé  bon  de  mitiger,  on  les  voudrait  encore  dans 
toute  leur  rigueur,  et  je  les  y  voudrais  moi-même;  mais  à  cette  condition 
essentielle ,  que  d'abord  ces  lois  fondamentales ,  ces  lois  capitales ,  dont 
jamais  ni  l'Église,  ni  Dieu  même  n'ont  dispensé,  fussent  observées;  et 
c'est  à  quoi  Ton  ne  pense  pas.  Cela  veut  dire  que ,  par  un  esprit  phari- 

1   Aiipust. 


SUR   LA  PÉNITENCE.  203 

saïque  ,  on  s'attache  à  l'écorce  de  la  pénitence ,  tandis  qu'on  en  laisse  les 
fruits. 

Seconde  maxime  de  l'Écriture  :  Il  ne  suffit  pas ,  dit  saint  Paul ,  de  faire 
le  bien  devant  Dieu  pour  glorifier  Dieu ,  il  faut  encore  le  faire  devant  les 
hommes  pour  édifier  les  hommes  :  Providentes  bona,  non  soium  coram 
Deo ,  sed  etiam  coram  hominibusK  Ainsi  parlait  l'Apôtre;  et  je  dis,  par 
la  même  règle  :  Il  ne  suffit  pas  de  faire  pénitence  devant  Dieu ,  il  faut 
encore  la  faire  devant  les  hommes  :  on  la  fait  devant  Dieu  en  reconnaissant 
son  péché ,  mais  on  la  fait  devant  les  hommes  en  réparant  le  scandale  du 
péché ,  et  en  ôtant  même  jusqu'aux  apparences  du  péché  ;  sans  cela  (  c'est  la 
décision  expresse  de  saint  Thomas  et  de  tous  les  autres  théologiens  après  lui), 
sans  cela ,  point  de  pénitence. 

Que  ne  puis-je,  mes  chers  auditeurs,  vous  taire  comprendre  ce  point  de 
morale  dans  toute  son  étendue  et  dans  toute  sa  force  !  Il  faut  que  la  péni- 
tence répare  le  scandale  du  péché.  Car,  malheur  à  nous  si  nous  tombions 
dans  l'erreur  des  hérésiarques  qui ,  corrompant  la  loi  de  Dieu  sous  ombre 
de  la  réformer,  réduisent  toute  la  pénitence  à  ne  pécher  plus  !  Malheur  à 
nous ,  si ,  renouvelant,  au  moins  par  nos  actions  et  par  nos  mœurs,  le  dogme 
impie  de  Luther,  nous  venions  à  nous  persuader  que  tout  le  mystère 
de  notre  justification  fut  compris  dans  ces  paroles  du  Fils  de  Dieu  mal 
entendues ,  quand  il  dit  à  cette  femme  adultère  :  Allez ,  et  ne  commettez 
plus  la  même  faute  :  Vade ,  etjam  amplius  noli  peccare*  :  en  sorte  que 
ce  fût  assez  pour  une  âme  criminelle  de  dire  :  J 'ai  quitté  mon  péché ,  sans 
qu'il  lui  en  coûtât  davantage.  Plus  vaine  peut-être,  reprend  saint  Grégoire, 
du  témoignage  qu'elle  se  rend  de  ne  plus  pécher,  qu'elle  n'est  humble  du 
souvenir  d'avoir  péché  ;  ou  tranquille  et  contente  d'elle-même ,  parce  que 
son  péché  n'est  plus,  et  prétendant  à  tous  les  droits  de  l'innocence  des  Justes, 
sans  participer  à  l'humiliation  des  pécheurs.  Abus,  dit  ce  grand  pape  :  le 
scandale  du  péché  est  une  partie  du  péché  ;  et  tandis  que  le  scandale  n'est 
point  réparé ,  quoique  le  péché  cesse ,  ou ,  pour  parler  plus  clairement , 
quoique  vous  cessiez  de  le  commettre ,  il  n'est  point  absolument  détruit.  Il 
faut  donc  que  la  pénitence,  après  avoir  pourvu  à  l'un,  s'applique  à  l'autre  ; 
et  parce  qu'elle  ne  le  peut  faire  qu'aux  dépens  du  pécheur  même ,  règle 
admirable  de  saint  Augustin,  il  faut,  si  c'est  une  pénitence  efficace,  qu'elle 
abolisse  le  péché  dans  la  personne  du  pécheur,  et  qu'elle  confonde  le  pécheur 
pour  anéantir  le  péché  ;  autrement ,  poursuit  ce  Père ,  quel  exemple  tirera 
le  prochain  de  votre  conversion?  Et  s'il  est  vrai  que  votre  péché  ait  eu  les 
suites  funestes  que  vous  déplorez  vous-même  ;  s'il  est  vrai  qu'en  vous 
égarant  vous  en  avez  égaré  tant  d'autres,  n'est-il  pas  de  l'ordre  que  vous 
serviez  à  les  ramener,  et  n'est-ce  pas  une  justice  que  vous  leur  rendiez 
ce  que  vous  leur  avez  fait  perdre ,  en  les  édifiant  par  votre  pénitence  autant 
que  vous  les  avez  scandalisés  par  les  dérèglements  de  votre  vie  ? 

Cependant ,  Chrétiens ,  ce  n'est  guère  ainsi  que  l'on  raisonne  dans  le 
siècle  ;  et  n'est-il  pas  plein  de  ces  âmes  mondaines  qui ,  jugeant  selon  les 
désirs  de  leurs  cœurs,  malgré  tous  les  oracles  du  Saint-Esprit,  se  font  une 

1   2  Cor.,  8.  —  3  Joan.,  H. 


201  SUR    LA    PÉNITENCE. 

prudence,  mais  une  prudence  charnelle,  de  sauver  du  débris  touf  ce 
qu'elles  peuvent  en  sauver  ;  de  se  réserver,  dans  l'état  même  de  leur  pré- 
tendue pénitence ,  tout  ce  qui  peut  servir  ou  de  ressource  ou  de  consola- 
tion à  leur  amour-propre ,  tous  les  agréments  de  la  société ,  tout  l'éclat  de 
la  prospérité,  tout  le  luxe  et  le  faste  de  la  vanité,  en  un  mot ,  tout  l'exté- 
rieur du  péché?  qui,  non  contentes  de  paraître  toujours  telles  qu'elles  ont 
été ,  et  par  conséquent  de  l'être  toujours ,  puisqu'il  n'est  presque  pas  pos- 
sible dans  la  pratique  de  séparer  l'un  de  l'autre ,  et  de  retenir  les  appa- 
rences du  péché  sans  en  conserver  le  fond  ;  qui ,  dis-je ,  non  contentes  de 
tenir  toujours  au  dehors  la  même  conduite, et  de  suivre  le  même  train  de 
vie,  veulent  encore  agir  en  cela  par  principe  et  par  raison?  Or,  c'est  à  ces 
âmes  préoccupées  et  séduites  que  j'aurais  bien  aujourd'hui  à  représenter  les 
conséquences  de  cette  erreur,  en  leur  opposant  la  vérité  que  je  prêche  ;  car 
est-ce  ainsi ,  leur,  dirais-je  avec  tout  le  zèle  que  Dieu  m'inspire  pour  leur 
salut,  est-ce  ainsi  que  tant  de  fameux  pénitents  se  sont  convertis?  Quand, 
touchés  de  l'esprit  de  Dieu ,  ils  sont  entrés  dans  la  voie  de  la  pénitence , 
est-ce  ainsi  qu'ils  ont  marché?  L'humilité,  l'austérité,  la  retraite ,  n'est-ce 
pas  le  parti  qu'ils  ont  généreusement  et  hautement  embrassé  ?  Comment, 
dans  l'ancienne  loi ,  les  Achab ,  les  Nabuchodonosor ,  ont-ils  paru  devant 
Dieu  et  devant  les  hommes  ?  Ne  se  sont-ils  pas  montrés ,  ou  plutôt  n'ont- 
ils  pas  cherché  à  se  montrer  sous  le  sac  et  en  posture  de  suppliants ,  pour 
rétablir,  par  une  déclaration  authentique ,  ce   qu'ils  avaient  détruit  par 
leurs  exemples  scandaleux?  A  quoi  se  sont  condamnés  tant  de  pécheurs 
revenus  à  Dieu  dans  la  loi  de  grâce?  où   se  sont-ils  confinés?  dans  des 
solitudes ,  dans   des   déserts ,  dans  des  monastères ,  faisant  un   divorce 
éclatant  avec  le  monde ,  et ,  sans  écouter  le  sang  et  la  chair,  se  croyant 
obligés  d'édifier  le  monde  par  leur  renoncement  même  au  monde.  Au- 
rions-nous des  Thaïs  et  des  Pélagie ,  si  illustres  par  leur  pénitence ,  si  cette 
maxime  n'avait  pas  passé  pour  constante  dans  notre  religion  ?  Quoi  donc  ? 
ces  Saints  se  trompaient-ils?  était-ce  ignorance  dans  eux,  ou  folie?  se 
chargeaient-ils  inutilement  d'un  joug  qu'ils  ne  devaient  par  porter?  ne 
connaissaient-ils  pas  les  voies  de  Dieu ,  et  est-ce  à  nous  seuls  qu'il  les  a 
révélées? 

Ah!  Chrétiens,  concluons,  au  contraire,  que,  puisqu'ils  marchaient 
dans  des  voies  droites  et  saintes ,  notre  égarement  est  d'en  vouloir  prendre 
de  plus  spacieuses  et  de  plus  larges ,  mais  directement  opposées  au  terme 
où  la  vraie  pénitence  doit  nous  conduire.  Apprenons  comme  eux  à  faire 
cesser  non-seulement  le  mal ,  mais  les  apparences  du  mal  ;  et ,  pour  cela , 
ne  nous  contentons  pas  de  craindre  Dieu ,  mais  respectons  encore  le 
monde.  Car  le  monde,  tout  profane  qu'il  est,  mérite  quelquefois  d'être 
respecté;  et  il  ne  le  mérite  jamais  mieux  que  lorsqu'il  condamne  jusqu'aux 
apparences  du  péché ,  que  lorsqu'il  s'en  scandalise ,  que  lorsqu'il  nous  en 
fait  des  crimes.  Si  le  monde  nous  paraît  en  cela  un  censeur  sévère,  édifions- 
nous  de  sa  censure  et  de  sa  sévérité.  S'il  est  injuste ,  profitons  de  son  in- 
justice. S'il  est  railleur  et  médisant ,  rendons  grâces  à  Dieu  de  ce  que  sa 
médisance  même  sert  à  nous  rendre  plus  vigilants ,  plus  réguliers ,  plus 


SUR    LA   PÉNITENCE.  205 

chrétiens.  Bénissons  le  ciel  de  ce  que  le  monde ,  au  milieu  de  sa  corruption, 
a  encore  ce  reste  de  zèle  pour  l'intégrité  et  la  pureté  des  mœurs ,  et  de  ce 
que  le  vice  n'a  pas  encore  prévalu  jusqu'à  pouvoir  obtenir  du  monde  que 
le  monde  l'approuvât.  Si  le  monde  nous  paraît  porter  sur  cela  trop  loin 
sa  délicatesse ,  ne  nous  figurons  pas  si  aisément  que  le  monde  ait  tort  ; 
et  mettons  plutôt  tout  le  tort  de  notre  part ,  de  ne  vouloir  pas  en  croire 
le  monde,  même  dans  une  chose  où  le  jugement  même  du  monde  s'accorde 
si  bien  avec  le  jugement  et  la  loi  de  Dieu.  Ne  respectons  pas  seulement  les 
sages  et  les  forts  \  mais ,  aussi  bien  que  l'Apôtre ,  les  imprudents  et  les 
faibles.  Abstenons-nous  comme  lui,  non-seulement  de  ce  qui  est  criminel 
et  illicite ,  mais  de  ce  qui  nous  semble  innocent  et  permis.  Pourquoi  au- 
rions-nous dans  notre  conduite  plus  de  liberté  que  saint  Paul  ?  Enfin  , 
évitons  tout  ce  qui  donne  lieu  aux  discours  du  monde ,  tout  ce  qui  fonde 
le  jugement  téméraire ,  tout  ce  qui  autorise  et  favorise  le  péché ,  tout  ce 
qui  l'autorise  dans  autrui ,  et  tout  ce  qui  le  favorise  dans  nous.  Par  là 
nous  rendrons  notre  pénitence  efficace  ;  et ,  après  avoir  retranché  la  ma- 
tière et  la  cause  du  péché,  après  avoir  réparé  les  suites  et  les  effets  du 
péché ,  il  ne  nous  reste  plus  qu'à  nous  assujettir  aux  remèdes  du  péché  : 
c'est  le  sujet  de  la  dernière  partie. 

TROISIÈME    PARTIE. 

Ce  nest  pas  sans  raison  que  les  Pères  ont  considéré  le  péché ,  surtout 
quand  l'habitude  en  est  formée ,  comme  une  dangereuse  maladie  que  la 
pénitence  avait  à  combattre ,  et  contre  laquelle  il  était  nécessaire  qu'elle 
employât  les  plus  souverains  remèdes.  En  effet,  dit  saint  Chrysostome,  de 
là  dépend  la  destinée  ou  bienheureuse  ou  malheureuse  du  pécheur  :  bien- 
heureuse, si ,  touché  du  zèle  de  son  salut ,  il  se  résout  à  user  de  ces  re- 
mèdes salutaires  que  lui  prescrit  la  pénitence  ;  malheureuse ,  si  le  dégoût 
qu'ils  lui  causent  lui  en  donne  de  l'horreur,  et  si  la  répugnance  qu'il  sent 
à  se  vaincre  les  lui  fait  rejeter.  Car  il  n'y  a ,  ajoute  ce  Père  ,  que  des  fré- 
nétiques qui ,  frappés  d'un  aveuglement  encore  plus  déplorable  que  leur 
mal  même  ,  refusent  de  s'assujettir  à  ce  qui  les  doit  infailliblement  guérir. 
Convenons  donc,  mes  chers  auditeurs,  de  deux  obligations  bien  essentielles 
que  la  loi  de  Dieu  nous  impose ,  et  qui  regardent  les  deux  sortes  de 
remèdes  que  nous  devons  prendre  contre  le  péché  ;  ceux-là  pour  nous  en 
garantir  ,  et  ceux-ci  pour  nous  en  punir  ;  ceux-là  pour  n'y  plus  tomber  , 
et  ceux-ci  pour  l'expier  ;  les  premiers,  remèdes  préservatifs,  et  les  seconds, 
si  je  puis  ainsi  parler,  remèdes  correctifs  ;  et,  par  un  simple  usage  des  uns 
et  des  autres  ,  mettons-nous  en  état ,  sinon  d'être  absolument  assurés  de 
notre  pénitence  ,  au  moins  d'en  avoir  une  certitude  morale ,  et  d'être 
bien  fondés  à  croire  qu'elle  nous  a  fait  rentrer  en  grâce  avec  Dieu,  et  qu'elle 
nous  y  doit  conserver. 

Il  n'y  a  personne  (et  ceci  regarde  la  première  obligation)  ;  non  ,  Chré- 
tiens, il  n'y  a,  j'ose  le  dire,  personne  qui,  par  les  différentes  épreuves  qu'il 
en  a  faites,  pour  peu  qu'elles  aient  été  ou  accompagnées  ou  suivies  de  ré- 
flexion, n'ait  reconnu  ce  qui  peut  le  préserver  du  péché,  et  ce  qui  est  propre 


206  SUR    LA    PÉNITENCE. 

à  le  maintenir  dans  Tordre.  Je  défie  les  âmes  les  plus  volages  et  les  moins 
attentives  à  leur  conduite,  de  n'en  pas  demeurer  avec  moi  d'accord. 
Car  enfin,  quelque  dissipé ,  quelque  inconsidéré ,  quelque  emporté  même , 
et  quelque  aveuglé  que  soit  un  pécheur  ,  il  ne  Test  jamais  tellement  que  , 
dans  le  cours  de  ses  passions  les  plus  déréglées ,  il  n'observe  encore  malgré 
lui  ses  pas ,  ou  plutôt  ses  égarements  et  ses  chutes ,  et  que,  dans  ses 
chutes,  pour  grièves  qu'elles  soient ,  il  ne  se  rende  souvent  au  fond  de  son 
cœur  ce  témoignage  secret  :  Si  j'usais  de  telle  et  telle  précaution,  le  péché 
n'aurait  plus  tant  d'empire  sur  moi,  et  je  pourrais  même  entièrement  par 
là  le  prévenir  et  l'arrêter.  Or  je  dis,  mes  Frères  ,  que  la  preuve  convain- 
cante d'une  sincère  conversion  est  de  prendre  dans  la  voie  de  Dieu  ces  pré- 
cautions nécessaires  ,  de  suivre  sur  cela  ses  vues  particulières  et  ses  con- 
naissances, d'être  sur  cela  fidèle  à  soi-même,  de  s'écouter  soi-même,  et  de 
ne  rien  négliger  de  tout  ce  qu'on  juge  avoir  plus  de  vertu  pour  nous  sou- 
tenir et  pour  nous  défendre. 

Ainsi ,  mon  cher  auditeur  ,  vous  avez  cent  fois  éprouvé  que  le  plus  cer- 
tain et  le  plus  puissant  préservatif  contre  la  cupidité  et  l'amour  du  plaisir 
qui  vous  domine ,  est  l'application  et  le  travail  ;  que ,  assidu  à  un  exercice 
qui  attache  l'esprit  et  qui  le  fixe ,  vous  vous  conservez  sans  peine,  ou  avec 
beaucoup  moins  de  peine  ,  dans  l'innocence;  et  que  tandis  que  vos  jours 
étaient,  comme  parle  le  Prophète,  des  jours  pleins,  c'est-à-dire  des  jours 
pleinement  et  utilement  employés ,  le  péché  ne  trouvait  nulle  entrée  dans 
votre  cœur  ;  vous  le  savez  :  cependant  vous  aimez  le  repos  et  la  tranquil- 
lité ;  votre  penchant  vous  porte  à  une  vie  oisive  et  molle  ;  et  ce  fonds  de 
paresse  qui  vous  est  naturel ,  et  que  vous  entretenez  ,  vous  éloigne  de  tout 
ce  qui  gêne  l'esprit  et  captive  les  sens.  En  quoi  consiste  par  rapport  à  vous 
l'efficace  de  la  pénitence?  c'est  à  vous  prémunir  de  ce  côté-là  vous-même 
contre  vous-même  ;  c'est  à  vous  occuper ,  puisque  le  grand  soutien  de  vo- 
tre faiblesse  est  l'occupation  ;  à  vous  occuper  par  un  esprit  de  religion  9 
quand  vous  n'y  seriez  pas  engagé  d'ailleurs  par  d'autres  intérêts  et  d'autres 
devoirs;  à  vous  occuper  par  un  esprit  de  pénitence,  car  c'est  une  péni- 
tence en  effet  très-agréable  à  Dieu  ;  à  vous  occuper,  sans  rien  rejeter  ,  de 
tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  pénible  et  de  plus  fatigant  dans  l'emploi  que  la 
Providence  vous  a  commis  ;  à  vous  charger  de  tout  le  fardeau ,  fût-il  encore 
plus  pesant,  et  en  dussiez-vous  être  accablé  :  pourquoi?  parce  qu'au  moins 
êtes-vous  par  là  réduit  à  l'état  bienheureux  de  ce  solitaire  qui  disait,  au 
rapport  de  saint  Jérôme  :  Je  n'ai  pas  le  loisir  de  vivre,  et  comment  aurais-je 
le  loisir  de  pécher?  Vivere  mihi  non  licet ,  et  quomodo  fornicari  licebit1? 
Bien  loin  donc  d'envisager  cette  vie  laborieuse  comme  une  servitude, 
rendez  grâces  à  Dieu  de  vous  avoir  donné  dans  votre  état  un  moyen  si 
honnête  et  si  raisonnable ,  si  présent  et  si  sûr ,  pour  vous  détourner  du 
vice  ;  et  de  vous  avoir  fait  trouver  dans  votre  condition  même  un  remède 
contre  ces  passions  si  vives  que  fomente  l'oisiveté ,  et  que  le  seul  travail 
peut  amortir. 

J'en  dis  autant  de  vous ,  qui  n'ignorez  pas  et  ne  pouvez  ignorer  à  com- 

1  Hieroiâ. 


SUR    LA    PÉNITENCE.  207 

bien  de  chutes  et  de  rechutes  votre  fragilité  tous  les  jours  vous  expose,  et 
quel  frein  serait  capable  de  vous  retenir  :  que ,  contre  les  plus  importunes 
ou  les  plus  violentes  attaques ,  vous  trouveriez  dans  la  fréquente  confession 
un  secours  toujours  prêt  et  presque  toujours  immanquable  ;  que,  muni  du 
sacrement  et  de  la  grâce  qui  y  est  attachée,  on  en  est,  et  plus  fort  dans  les 
occasions,  et  plus  constant  dans  ses  résolutions;  que  plus  vous  vous  en 
éloignez ,  plus  vous  vous  affaiblissez ,  plus  vous  vous  relâchez  ;  que ,  pour 
marcher  dans  la  voie  du  salut  avec  persévérance ,  il  vous  faut  un  conduc- 
teur et  un  guide,  un  homme  qui  vous  tienne  la  place  de  Dieu ,  et  qui ,  par 
ses  conseils,  vous  affermisse  dans  le  bien  ;  que  l'obligation  de  recourir  à  lui 
et  de  lui  rendre  compte  de  vous-même,  est  comme  un  lien  qui  arrête  vos 
légèretés  et  vos  inconstances;  en  un  mot,  que  c'est  dans  le  sacré  tribunal, 
et  entre  les  mains  de  ses  ministres ,  que  Dieu ,  pour  parler  avec  F  Apôtre , 
a  mis  ces  armes  dont  nous  devons  nous  revêtir,  pour  résister  et  pour  tenir 
ferme  au  jour  de  la  tentation.  Vous  en  êtes  instruit ,  hélas!  et  vos  propres 
malheurs  ne  vous  Vont  que  trop  appris.  Cependant  la  confession  vous 
gêne ,  surtout  la  confession  fréquente  ;  cette  loi  que  le  ministre  du  Seigneur 
vous  impose  de  vous  présenter  à  lui  de  temps  en  temps,  comme  au  médecin 
de  votre  âme ,  pour  lui  découvrir  vos  blessures ,  vous  paraît  une  loi  oné- 
reuse, et  vous  avez  de  la  peine  à  vous  en  faire,  un  engagement.  Si  d'abord 
vous  vous  y  êtes  soumis,  si  vous  l'avez  acceptée,  vous  rétractez  bientôt  votre 
parole ,  et  vous  secouez  enfin  le  joug.  Puis-je  présumer  alors  que  votre 
pénitence  ait  eu  cette  bonne  foi ,  cette  sincérité  qui  la  doit  rendre  valable 
devant  Dieu?  Si  cela  était ,  dans  le  besoin  pressant  où  vous  vous  trouvez, 
mon  cher  auditeur,  vous  seriez  au  moins  disposé  à  vouloir  guérir;  et,  dans 
cette  disposition,  vous  chercheriez  le  remède.  Convaincu  par  vous-même 
de  son  utilité. et  de  sa  nécessité,  sans  attendre  qu'on  vous  l'ordonnât,  vous 
seriez  le  premier  à  vous  le  prescrire.  Vous  accompliriez  à  la  lettre  et  avec 
joie  la  condition  que  le  prêtre,  selon  les  règles  de  son  ministère ,  a  prudem- 
ment exigée  de  vous.  Il  vous  verrait  au  jour  marqué  revenir  à  lui ,  pour 
reprendre  auprès  de  lui  de  nouvelles  forces.  Vous  vous  feriez  même  de 
votre  fidélité  et  de  votre  exactitude,  non-seulement  un  devoir,  mais  une 
consolation.  Et  que  ne  fait-on  pas  tous  les  jours  pour  un  moindre  intérêt? 
Au  retour  d'une  maladie  dont  vous  craignez  encore  les  suites ,  à  quoi  ne 
vous  réduisez-vous  pas?  de  quoi  ne  vous  abstenez-vous  pas?  Est-il  régime 
si  rebutant,  si  mortifiant,  que  vous  ne  suiviez  dans  toute  sa  rigueur,  et  tel 
qu'il  vous  est  prescrit?  avez-vous  de  la  foi,  si ,  lorsqu'il  s'agit  de  votre 
salut ,  vous  tenez  une  conduite  tout  opposée  ?  et  raisonnez-vous  en  chré- 
tien ,  si  vous  n'observez  pas  pour  votre  âme  ce  que  vous  observez  avec  tant 
de  soin ,  et  même  avec  tant  de  scrupule ,  pour  votre  corps  ? 

Achevons ,  et  disons  un  mot  de  la  seconde  obligation.  Pour  se  convertir 
efficacement ,  il  ne  suffit  pas  de  se  préserver  du  péché  en  évitant  de  le  com- 
mettre ,  il  faut  l'expier  après  l'avoir  commis  ;  il  faut  exercer  contre  soi- 
même  cette  justice  vindicative  que  Dieu  exercera  un  jour  contre  le  pécheur 
impénitent.  Or  voici,  mes  chers  auditeurs,  le  dernier  désordre  qui,  dans  la 
plupart  des  chrétiens ,  rend  la  pénitence  inutile  et  sans  effet.   Quelque 


208  SUR   LA    PÉNITENCE. 

usage  que  nous  fassions  du  sacrement  de  la  pénitence,  nous  ne  nous  corri- 
geons pas ,  parce  qu'à  mesure  que  nous  péchons ,  nous  ne  nous  punissons 
pas  ;  et ,  sans  en  chercher  d'autre  raison ,  nous  vivons  des  années  entières 
dans  r iniquité,  parce  que  notre  amour-propre  nous  inspire  la  mollesse ,  et 
qu'ennemi  d'une  vie  austère,  il  nous  entretient  dans  l'habitude  d'une  mal- 
heureuse impunité. 

Si  le  châtiment  du  péché,  je  dis  le  châtiment  volontaire,  à  quoi,  comme 
arbitres  et  juges  dans  notre  propre  cause  ,  nous  nous  condamnons ,  et  qui 
est  proprement  par  rapport  à  nous  ce  qui  s'appelle  pénitence  ;  si  le  châti- 
ment du  péché  suivait  de  près  le  péché  même  ;  si  nous  avions  assez  de  zèle 
pour  ne  nous  rien  pardonner  ;  si ,  malgré  notre  délicatesse ,  autant  de  fois 
que  nous  oublions  nos  devoirs  et  pour  chaque  infidélité  où  nous  tombons, 
nous  avions  le  courage  de  nous  imposer  une  peine  et  de  nous  mortifier, 
j'ose  le  dire,  Chrétiens,  il  n'y  aurait  plus  de  vice  qu'on  ne  déracinât,  ni 
de  passion  qu'on  ne  surmontât. 

Je  ne  prétends  point  pour  cela  que  la  pénitence  soit  une  vertu  servile ,  et 
qu'elle  n'agisse  que  par  la  crainte.  Car  on  peut,  dit  saint  Augustin,  se  pu- 
nir par  amour,  on  peut  se  punir  par  zèle  de  sa  perfection,  on  peut  se  punir 
pour  venger  Dieu,  on  peut  se  punir  pour  se  régler  soi-même;  et  si  c'est 
par  crainte  que  l'on  se  punit ,  on  peut  se  punir  par  une  crainte  filiale  et 
qui  procède  de  la  charité,  en  s'obligeant,  pour  rentrer  en  grâce  avec  Dieu 
et  pour  lui  payer  le  juste  tribut  d'une  satisfaction  qui  l'honore,  à  faire 
telle  ou  telle  œuvre  de  piété,  à  pratiquer  telle  ou  telle  austérité,  à  se  retran- 
cher tel  ou  tel  plaisir  permis,  à  se  priver  de  telle  ou  de  telle  commodité. 

Aussi ,  quand  l'Église  autrefois  punissait  par  des  peines  canoniques  et 
proportionnées  chaque  espèce  de  péché,  elle  ne  croyait  pas  ôter  par  là  aax 
fidèles  cet  esprit  d'adoption  qu'ils  avaient  reçu  dans  la  loi  de  grâce,  ni  leur 
imprimer  cet  esprit  de  servitude  qui  avait  régné  dans  l'ancienne  loi.  Son 
intention ,  en  observant  cette  sévérité  de  discipline ,  était  de  soutenir  les 
uns  et  de  ramener  les  autres ,  de  seconder  les  efforts  de  ceux-ci  dans  leur 
conversion ,  et  de  maintenir  ceux-là  dans  une  sainte  persévérance.  Telles 
étaient  les  vues  de  l'Église;  et  Dieu  bénissant  sa  conduite,  l'on  voyait  de 
là  tant  de  chrétiens  conserver  sans  peine  la  grâce  de  leur  baptême,  et  l'on 
ne  pouvait  douter  de  la  pénitence  et  de  la  douleur  de  ceux  qui  l'avaient 
perdue ,  quand ,  pour  un  seul  péché  mortel ,  ils  jeûnaient  des  années  en- 
tières, et  se  soumettaient  sans  résistance  à  des  exercices  aussi  laborieux 
qu'humiliants.  L'innocence  florissait  alors,  et  la  pénitence  était  exemplaire, 
parce  que  le  péché  n'était  point  impuni.  Mais  aujourd'hui  l'on  en  est 
quitte,  et  l'on  en  veut  être  quitte  à  bien  moins  de  frais  :  et  que  s'ensuit-il  ? 
c'est  qu'aujourd'hui  l'on  pèche  beaucoup  plus  hardiment;  que  l'on  demeure 
dans  son  péché  beaucoup  plus  tranquillement ,  que  l'on  s'en  repent  beau- 
coup plus  faiblement,  que  l'on  y  renonce  beaucoup  plus  rarement ,  et  que 
presque  toutes  nos  pénitences  sont  vaines  ou  du  moins  très-suspectes.  Ces 
peines  prescrites  par  l'Église  ont  été  modérées;  et  dès  là  l'inondation  des 
vices  a  commencé,  dès  là  la  discipline  s'est  énervée,  dès  là  le*  christianisme 
a  changé  de  face.  Tant  il  est  vrai  que  le  pécheur  a  besoin  de  ce  secours ,  et 


SUR    LA    PENITENCE.  209 

qu'il  ne  faut  point  compter  qu'il  soit  pleinement  converti,  tandis  qu'aban- 
donné à  lui-même  et  à  sa  discrétion,  disons  plutôt  à  sa  lâcheté  ,  il  n'aura 
que  de  l'indulgence  pour  lui-même ,  et  ne  cherchera  qu'à  s'épargner. 

Or,  faisons  maintenant,  Chrétiens,  ce  que  faisait  l'Église  dans  les  pre- 
miers siècles,  entrons  dans  les  mêmes  sentiments,  remplissons-nous  du 
même  esprit,  conformons-nous  aux  mêmes  pratiques.  Souvenons-nous  que 
si  l'Église  s'est  relâchée  en  quelque  chose  sur  ce  qui  concerne  l'usage  de  la 
pénitence,  c'a  été  sans  préjudice  des  droits  de  Dieu,  et  que  là-dessus  elle  n'a 
ni  voulu  ni  pu  se  relâcher  en  rien;  que  si  elle  a  consenti  à  changer  quelques 
règles  qu'elle-même  avait  établies ,  elle  n'a  point  touché  à  l'obligation  es- 
sentielle de  satisfaire  à  Dieu ,  qui  n'est  pas  de  son  ressort.  De  là  concluons 
qu'à  le  bien  prendre,  cette  condescendance  de  l'Église  ne  doit  point  servir 
à  autoriser  notre  lâcheté,  parce  qu'il  est  toujours  vrai  que  plus  nous  nous 
ménagerons ,  et  moins  Dieu  nous  ménagera  ;  que  plus  nous  nous  flatte- 
rons ,  et  moins  Dieu  nous  pardonnera  ;  que  moins  nous  nous  punirons ,  et 
plus  Dieu  nous  punira  :  car  le  droit  de  Dieu ,  et  le  même  droit ,  subsistera 
toujours.  Ainsi ,  persuadés  que  le  péché  doit  être  puni  en  cette  vie  ou  en 
Vautre,  ou  par  la  vengeance  de  Dieu,  ou  par  la  pénitence  de  l'homme  :  Ant 
à  Deo  vindicante,  aut  oh  homine  pœnitente1,  n'attendons  pas  que  Dieu 
lui-même  prenne  soin  d'en  tirer  toute  la  satisfaction  qui  lui  est  due.  Pré- 
venons les  rigueurs  de  sa  justice  par  la  rigueur  de  notre  pénitence.  Ar- 
mons-nous d'un  saint  zèle  contre  nous-mêmes,  prenons  les  intérêts  de  Dieu 
contre  nous-mêmes,  vengeons  Dieu  aux  dépens  de  nous-mêmes.  Si  ceux 
que  Dieu  nous  a  donnés  ou  que  nous  avons  choisis  pour  médecins  de  nos 
âmes  sont  trop  indulgents,  suivant  l'excellente  maxime  de  saint  Bernard, 
suppléons  à  leur  indulgence  par  notre  sévérité.  S'ils  ne  sont  pas  assez  ri- 
gides ni  assez  exacts,  soyons-le  pour  eux  et  pour  nous,  puisque  c'est  per- 
sonnellement de  nous  qu'il  s'agit,  et  que  nous  devons  plus  que  tout  autre 
nous  intéresser  pour  nous-mêmes  :  Si  medicus  elementior  fuerit,  tu  âge 
pro  te  ipso  2.  Appliquons  aux  maux  spirituels  de  nos  âmes  des  remèdes 
spécifiques,  et,  selon  la  différence  des  péchés,  employons  pour  les  punir 
des  moyens  différents  :  la  retraite  et  la  séparation  du  monde ,  pour  punir  la 
licence  des  conversations  ;  le  silence ,  pour  punir  la  liberté  et  l'indiscrétion 
de  la  langue  ;  la  modestie  dans  les  habits  et  dans  l'équipage ,  pour  punir  le 
luxe  ;  le  jeûne ,  pour  punir  les  excès  de  bouche  et  les  débauches  ;  le  renon- 
cement aux  plaisirs  innocents ,  pour  punir  l'attachement  aux  plaisirs  cri- 
minels. Quis  scit  si  convertatur,  et  ignoscat*?  Qui  sait  si  le  Dieu  des 
miséricordes  ne  se  convertira  pas  à  nous?  qui  le  sait?  ou  plutôt,  qui  en 
peut  douter,  après  la  parole  authentique  qu'il  nous  en  a  donnée?  En  un 
mot ,  mes  chers  auditeurs  ,  retranchons  la  cause  du  péché ,  assujettissons- 
nous  ,  quoi  qu'il  nous  en  coûte ,  aux  remèdes  du  péché,  et  par  là  nous  ren- 
trerons dans  le  chemin  du  salut  et  de  la  gloire,  où  nous  conduise,  etc. 

1  Terlull.  —  *  Bcrn.  —  3  Joan.,  3. 


T.    I.  H 


â'10  SUR  LA  NATIVITÉ    DE    JESUS-eHRIST. 


SERMON  SUR  LA  NATIVITÉ  DE  JÉSUS-CHRIST. 


Dixit  illis  angélus  :  Nolite  timere  :  ecce  enim  evangeliw  vobis  qaudium  magnum ,  quod  erit 
omni  populo  :  quia  natus  est  vobis  hodiè  Salvator,  qui  esl  Cliristus  Dominus,  in  civilate  David. 

L'ange  leur  dit  :  Ne  craignez  point  :  car  je  viens  vous  annoncer  une  nouvelle  qui  sera  pour 
tout  le  peuple  le  sujet  d'une  grande  joie;  c'est  qu'aujourd'hui ,  dans  la  ville  de  David,  il  vous 
est  né  un  Sauveur,  qui  est  Jésus-Chrisl.  Saint  Luc,  cli.  2. 

Sire, 

Ainsi  parla  l'ange  du  Seigneur  ;  mais  il  parlait  à  des  bergers ,  c'est-à- 
dire  à  des  hommes  simples ,  qui ,  éloignés  du  monde ,  et  veillant  à  la 
garde  de  leur  troupeau ,  menaient  une  vie  aussi  innocente  qu'elle  était 
pauvre  et  obscure.  Il  leur  annonçait  un  Sauveur ,  qui ,  né  dans  une  étable, 
venait  honorer  leur  condition  par  le  choix  qu'il  faisait  de  leur  pauvreté , 
et  qui,  se  dépouillant,  pour  les  sauver  ,  de  la  majesté  d'un  Dieu,  parais- 
sait dans  une  crèche,  revêtu  non-seulement  de  la  forme  d'un  homme  ,  mais 
d'un  homme  inconnu  comme  eux,  souffrant  comme  eux,  et,  à  l'exception 
du  péché ,  parfaitement  semblable  à  eux.  Je  ne  m'étonne  donc  pas  s'il  leur 
disait  :  Nolite  timere;  ne  craignez  point.  Car  qu'auraient-ils  pu  craindre, 
demande  saint  Chrysostome ,  dans  un  mystère  où  tout  les  consolait ,  dans 
un  mystère  où  ils  ne  trouvaient  que  des  sujets  de  bénir  Dieu  et  de  le  glo- 
rifier ,  dans  un  mystère  qui  leur  faisait  connaître  le  bonheur  de  leur  con- 
dition ,  et  qui  par  là  leur  rendait  leurs  misères  non-seulement  supporta- 
bles, mais  désirables,  mais  aimables?  Je  ne  m'étonne  pas,  dis-je,  si  l'ange 
député  de  Dieu  leur  tenait  ce  langage  :  Ecce  evangelizo  vobis  gaudiwn 
magnum  :  Je  vous  apporte  une  grande  nouvelle ,  une  nouvelle  qui  vous 
comblera  de  joie,  savoir,  qu'il  vous  est  né  un  Sauveur  :  Quia  natus  est 
vobis  hodiè  Salvator. 

Mais,  Chrétiens,  dans  l'obligation  où  je  suis  d'accomplir  aujourd'hui 
mon  ministère,  et  ayant  l'honneur  de  prêcher  l'Évangile  de  Jésus-Christ 
dans  la  cour  du  plus  grand  des  rois,  il  s'en  faut  bien  que  j'aie  le  même 
avantage  que  l'ange  du  Seigneur.  J'annonce  aussi  bien  que  lui  la  nais- 
sance du  Sauveur  du  monde,  mais  je  l'annonce  à  des  auditeurs  à  qui  je 
ne  sais  si  elle  doit  être  un  sujet  de  consolation.  J'annonce  un  Sauveur 
humble  et  pauvre ,  mais  je  l'annonce  aux  grands  du  monde  et  aux  riches 
du  monde  ;  je  l'annonce  à  des  hommes  qui ,  pour  être  chrétiens  de  pro- 
fession, ne  laissent  pas  d'être  remplis  des  idées  du  monde.  Que  leur  dirai- 
je  donc,  Seigneur,  et  de  quels  termes  me  servirai -je  pour  leur  proposer  le 
mystère  de  votre  humilité  et  de  votre  pauvreté?  Leur  dirai-je  :  Ne  craignez 
point?  dans  l'état  où  je  les  suppose,  ce  serait  les  tromper.  Leur  dirai-je  : 
Craignez?  je  m'éloignerais  de  l'esprit  du  mystère  même  que  nous  célé- 
brons ,  et  des  pensées  consolantes  qu'il  inspire  et  qu'il  doit  inspirer  aux 
plus  grands  pécheurs.   Leur  dirai-je  :  Affligez-vous,  pendant  que  tout  le 


SUR    LA    NATIVITÉ    DE    JESUS-CHRIST.  211 

monde  chrétien  est  dans  la  joie?  Leur  dirai-je  :  Consolez-vous,  pendant 
qu'à  la  vue  d'un  Sauveur  qui  condamne  toutes  leurs  maximes ,  ils  ont 
tant  de  raisons  de  s'affliger?  Je  leur  dirai,  ô  mon  Dieu,  l'un  et  l'autre, 
et  par  là  je  satisferai  au  devoir  que  vous  m'imposez.  Je  leur  dirai  :  Af- 
fligez-vous ,  et  consolez-vous  ;  car  je  vous  annonce  une  nouvelle  qui  est 
tout  à  la  fois  pour  vous  un  sujet  de  crainte  et  un  sujet  de  joie.  Ces  deux 
sentiments  si  contraires  en  apparence ,  mais  également  fondés  sur  le  mys- 
tère de  Jésus-Christ  naissant,  sont  déjà  le  précis  et  l'abrégé  de  tout  ce 
que  j'ai  à  leur  dire  dans  ce  discours,  après  que  nous  aurons  imploré  le 
secours  du  ciel  par  l'intercession  de  la  plus  sainte  et  de  la  plus  heureuse 
des  mères.  Ave,  Maria. 

C'était  la  destinée  de  Jésus-Christ  de  paraître  dans  le  monde  comme  un 
objet  de  contradiction ,  et ,  par  un  secret  impénétrable  de  la  Providence , 
d'y  être  tout  à  la  fois  et  la  ruine  des  uns ,  et  la  résurrection  des  autres  : 
Ecce  positus  est  hic  in  ruinant  et  in  resurrectionem  multorum  l.  Toute 
la  vie  de  cet  Homme-Dieu  n'a  été  que  l'accomplissement  et  la  suite  de 
cette  prédiction.  Ce  n'est  donc  pas  sans  raison  que  je  vous  ai  proposé  d'a- 
bord sa  sainte  naissance  comme  un  sujet  de  crainte  et  de  joie  :  de  crainte  , 
en  le  considérant,  tout  Sauveur  qu'il  est,  comme  la  ruine  des  impies  et 
des  réprouvés  ;  et  de  joie  ,  en  le  regardant  comme  la  résurrection  des  pé- 
cheurs qui  se  convertissent ,  et  qui  deviennent  les  élus  de  Dieu. 

Appliquons-nous,  Chrétiens,  cette  vérité.  Je  puis  dire  que  toute  l'affaire 
du  salut  consiste  à  bien  ménager ,  par  rapport  à  Dieu ,  ces  deux  sentiments 
opposés  de  joie  et  de  crainte;  et  c'est  pour  cela  que  David,  instruisant  les 
grands  de  la  terre,  à  qui  Dieu  lui  faisait  connaître  que  cette  leçon  était 
particulièrement  nécessaire,  leur  disait,  par  une  manière  de  parler  aussi 
surprenante  qu'elle  est  judicieuse  et  sensée  :  Servite  Domino  in  timoré , 
et  exxdtate  ei  cum  tremore  2  :  Servez  le  Seigneur,  et  réjouissez-vous  en  lui 
avec  tremblement.  Pourquoi  trembler,  dit  saint  Chrysostome,  si  je  dois 
me  réjouir  en  lui  ;  et  pourquoi  me  réjouir  en  lui ,  si  je  dois  trembler?  C'est, 
répond  ce  saint  docteur,  qu'à  l'égard  de  Dieu  et  en  matière  de  salut, 
l'homme,  soit  juste,  soit  pécheur,  ne  doit  point  avoir  de  joie  qui  ne  soit 
mêlée  d'une  crainte  respectueuse;  ni  de  crainte,  quoique  respectueuse, 
qui  ne  soit  accompagnée  d'une  sainte  joie.  Car ,  selon  les  règles  les  plus 
exactes  de  la  religion ,  il  ne  nous  est  point  permis  de  craindre  Dieu  sans 
nous  confier  en  lui ,  ni  de  nous  confier  en  lui  sans  le  craindre. 

Or ,  je  prétends ,  et  voici  mon  dessein  ;  je  prétends  que  le  mystère  de  la 
naissance  de  Jésus-Christ,  bien  conçu  et  bien  médité,  est,  de  tous  les 
tjriy stères  du  christianisme,  le  plus  propre  à  exciter  en  nous,  et  cette  crainte 
salutaire,  et  cette  joie  solide  et  intérieure.  Je  prétends  que  la  vue  de  ce 
Sauveur  né  dans  une  crèche  nous  fournit  de  puissants  motifs  de  l'une  et 
de  l'autre  :  motifs  de  crainte ,  si  vous  êtes  de  ces  mondains  qui ,  aveuglés 
par  le  dieu  du  siècle ,  quittent  la  voie  du  salut  pour  suivre  la  voie  du 
inonde;  motifs  de  joie,  si  vous  ouvrez  aujourd'hui  les  yeux,  et  si  vous 

1  Luc.,  2.  —  2  Psaim.  2. 


212  stni    l'A    NATIVITÉ    DE    JESUà-CHRIST. 

voulez  être  de  ces  chrétiens  fidèles  qui  cherchent  Dieu  en  esprit  et  en  vé- 
rité ;  motifs  de  crainte ,  si ,  comprenant  hien  pourquoi  Jésus-Christ  est 
venu  au  monde  et  de  quelle  manière  il  y  est  venu,  vous  reconnaissez  l'op- 
position qu'il  y  a  entre  lui  et  vous  ;  motifs  de  joie  ,  si ,  persuadés  et  confus 
de  l'opposition  qui  se  rencontre  entre  Jésus-Christ  et  vous,  vous  prenez 
enfin  la  résolution  de  vous  conformer  à  lui ,  et  de  profiter  des  avantages 
que  vous  donne  pour  cela  môme  la  condition  où  Dieu  vous  a  fait  naître. 
Selon  la  différence  de  ces  deux  états  et  de  ces  deux  caractères,  ou  craignez, 
ou  consolez- vous.  Êtes-vous  du  nombre  des  mondains  ?  craignez  ;  parce 
que  ce  mystère  va  vous  découvrir  des  vérités  bien  affligeantes  :  vous  le 
verrez  dans  la  première  partie.  Êtes-vous  ou  voulez-vous  être  du  nombre 
des  chrétiens  fidèles  ?  consolez-vous  ;  parce  que  ce  mystère  vous  découvrira 
des  trésors  infinis  de  grâce  et  de  miséricorde  :  vous  le  verrez  dans  la  seconde 
partie.  Voilà  les  véritables  dispositions  avec  lesquelles  vous  devez  vous  pré- 
senter devant  la  crèche  de  votre  Dieu.  Rendez-vous  dociles  à  sa  parole , 
afin  que  je  puisse  aujourd'hui  les  imprimer  bien  avant  dans  vos  cœurs ,  et 
donnez-moi  toute  votre  attention. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

C'est  parla  crainte  du  Seigneur  que  doit  commencer  le  salut  de  l'homme; 
et  la  charité  même  la  plus  parfaite  ne  serait  ni  solide ,  ni  assurée ,  si  la 
crainte  des  jugements  de  Dieu  ne  lui  servait  de  fondement  et  de  base. 
C'est  donc  avec  sujet  qu'en  vous  annonçant  aujourd'hui  le  grand  mystère 
du  salut,  qui  est  la  naissance  de  Jésus-Christ  notre  Sauveur,  je  vous  y 
fais  remarquer  d'abord  ce  qui  doit  exciter  en  vous  cette  crainte  salutaire , 
dont  voici  les  puissants  motifs.  Craignez,  hommes  du  monde,  c'est-à-dire 
vous  qui,  remplis  de  l'esprit  du  monde,  vivez  selon  ses  lois  et  ses  maximes  ; 
craignez ,  parce  que  le  Sauveur  qui  vous  est  né ,  dans  les  idées  pratiques 
mais  chimériques  que  vous  vous  en  formez ,  et  dans  l'usage  ou  plutôt  dans 
l'abus  que  vous  faites  de  sa  miséricorde  envers  vous,  tout  Sauveur  qu'il  est, 
n'est  peut-être  pour  vous  rien  moins  qu'un  Sauveur  ;  craignez ,  parce  que 
c'est  un  Sauveur ,  mais  qui  peut-être  n'est  venu  que  pour  votre  confusion 
et  pour  votre  condamnation  ;  craignez ,  parce  que  ce  Sauveur  ne  pouvant 
vous  être  indifférent,  du  moment  qu'il  ne  vous  sauve  pas,  doit  nécessai- 
rement vous  perdre.  Pensées  terribles  pour  les  mondains,  mais  qu'il  ne 
tient  qu'à  vous ,  mes  chers  auditeurs ,  de  vous  rendre  utiles  et  profitables , 
en  les  méditant  dans  l'esprit  d'une  humble  et  d'une  véritable  componction. 

C'est ,  dis-je ,  un  Sauveur  qui  nous  est  né ,  mais  qui ,  dans  les  fausses 
idées  dont  vous  êtes  prévenus,  nest  rien  moins  qu'un  Sauveur  pour  vous. 
Comprenez  ma  pensée,  et  vous  conviendrez  malgré  vous-mêmes  de  cette 
triste  vérité.  Car  vous  voulez  qu'il  vous  sauve ,  mais  vous  vous  mettez  peu 
en  peine  qu'il  vous  délivre  de  vos  péchés  ;  vous  voulez  qu'il  vous  sauve , 
mais  vous  prétendez  qu'il  ne  vous  en  coûte  rien  ;  vous  voulez  qu'il  vous 
sauve ,  mais  vous  ne  voulez  pas  que  ce  soit  par  les  moyens  qu'il  a  choisis 
pour  vous  sauver.  Or,  tout  cela,  ce  sont  autant  de  contradictions;  et, 
pour  peu  qu'il  vous  reste  de  religion ,  ces  contradictions  énormes  sont  les 


SUR    LA    NATIVITÉ    DE    JESUS-CHRIST.  213 

justes  sujets  qui  doivent  aujourd'hui  vous  l'aire  trembler.  N'appréhendez 
pas  que  je  les  grossisse ,  pour  vous  donner  de  vaines  frayeurs  ;  mais  crai- 
gnez plutôt  que  mes  expressions  ne  soient  trop  faibles  pour  vous  les  faire 
concevoir  dans  toute  leur  étendue  et  dans  toute  leur  force. 

Vous  voulez  que  ce  Dieu  naissant  soit  pour  vous  un  Dieu  Sauveur  ;  mais 
au  même  temps ,  par  une  opposition  de  sentiments  et  de  conduite  dont  peu- 
ètre  vous  ne  vous  apercevez  pas ,  vous  êtes  peu  en  peine  qu'il  vous  délivre 
de  vos  péchés.  C'est  pour  cela  néanmoins ,  et  pour  cela  uniquement,  qu'il 
est  Sauveur  ;  et  cette  qualité,  par  rapport  à  vous,  ne  lui  appartient  ni  ne 
peut  lui  appartenir  qu'autant  qu'il  vous  dégage  des  passions ,  des  vices , 
des  habitudes  qui  sont  les  sources  de  vos  péchés ,  et  dont  vous  êtes  les 
malheureux  esclaves.  S'il  ne  vous  en  délivre  pas,  et  si,  bien  loin  de  sou- 
haiter d'en  être  délivrés ,  vous  en  aimez  l'esclavage  et  la  servitude ,  raison- 
nez comme  il  vous  plaira  ;  ce  Dieu,  quoique  Sauveur  par  excellence,  n'est 
pour  vous  Sauveur  que  de  nom,  et  tout  le  culte  que  vous  lui  rendez  en 
ce  jour  n'est  qu'illusion  ou  hypocrisie. 

Il  n'y  eut  jamais  de  conséquence  plus  immédiate  que  celle-là  dans  les 
principes  et  dans  les  règles  du  christianisme  que  vous  professez.  Vous  l'ap- 
pellerez Jésus,  dit  l'ange  à  Joseph  :  et  pourquoi?  parce  qu'il  délivrera  son 
peuple  des  iniquités  et  des  péchés  qui  l'accablent  :  Vocabis  nomen  ejus 
Jesum  :  t'pse  enim  salvum  faciet  populum  suum  à  peccatis  eorum  l.  Pre- 
nez garde,  mes  Frères  ;  c'est  la  remarque  de  saint  Ghrysostome  ;  il  ne  dit 
pas,  Vous  l'appellerez  Jésus,  parce  qu'il  délivrera  son  peuple  des  calamités 
humaines  sous  le  poids  desquelles  il  gémit.  Cela  était  bon  pour  ces  anciens 
sauveurs,  qui  ne  furent  que  la  figure  de  celui-ci  ,  et  que  Dieu  envoyait  au 
peuple  juif  comme  à  un  peuple  grossier  et  charnel.  Ce  Jésus  dont  nous  cé- 
lébrons la  naissance  était  destiné  pour  une  plus  haute  et  une  plus  sainte 
mission  ;  il  s'agissait  pour  nous  d'une  rédemption  plus  essentielle  et  beau- 
coup plus  parfaite.  Ces  maux  dont  nous  devions  être  guéris  étaient  bien 
plus  dangereux  et  plus  mortels  que  ceux  qui ,  dans  l'Egypte ,  avaient  af- 
fligé le  peuple  de  Dieu;  et  c'est  pour  ceux-là,  dit  saint  Chrysostome,  qu'il 
nous  fallait  un  Sauveur.  Le  voilà  venu ,  non  pas  ,  encore  une  fois ,  pour 
nous  sauver  des  adversités  et  des  disgrâces  de  cette  vie  ;  nous  sommes  in- 
dignes de  la  profession  et  de  la  qualité  de  chrétiens  si  nous  mesurons  par 
là  sa  grâce,  et  si  c'est  de  là  que  nous  faisons  dépendre  le  pouvoir  qu'il  a 
de  nous  sauver  :  il  ne  nous  a  point  été  promis  de  la  sorte.  Mais  le  voilà 
venu  pour  nous  délivrer  de  la  corruption  du  monde,  des  désordres  du 
monde,  des  erreurs  du  monde  ;  le  voilà  venu  pour  nous  affranchir  du  joug 
de  nos  passions  honteuses ,  de  la  tyrannie  du  péché  à  quoi  nous  nous 
sommes  assujettis,  de  la  concupiscence  de  la  chair  qui  nous  domine,  de  l'es- 
prit d'orgueil  dont  nous  sommes  possédés ,  de  nos  attachements  criminels , 
de  nos  haines,  de  nos  aversions,  de  nos  malignes  jalousies;  car  ce  sont  là 
nos  vrais  ennemis  ;  et  il  n'y  avait  qu'un  Dieu  Sauveur  qui  nous  pût  tirer 
d'une  si  funeste  captivité  :  aussi  est-ce  pour  cela  qu'il  a  voulu  naître  :  Ipse 
enim  salvum  faciet  populum  suum  à  peccatis  eorum. 

1  Mauh. 


214  SUR  LA    NATIVITÉ    DE    JESLS-CHRIST. 

Or,  dites-moi ,  Chrétiens ,  est-ce  ainsi  que  yous  l'avez  entendu  et  que 
vous  l'entendez  encore?  Que  chacun  s'examine  devant  Dieu  :  où  est  l'ambi- 
tieux parmi  vous  qui ,  regardant  son  ambition  comme  la  plaie  de  son  âme, 
en  souhaite  de  bonne  foi  la  guérison?  où  est  l'impudique  et  le  volup- 
tueux qui ,  réellement  affligé  de  l'être ,  désire ,  mais  efficacement  et  comme 
son  souverain  bien,  de  ne  l'être  plus?  où  est  l'homme  avare  et  intéressé 
qui ,  honteux  de  ses  injustices  et  de  ses  usures ,  déteste  sincèrement  son 
avarice?  où  est  la  femme  mondaine  qui,  écoutant  sa  religion,  ait  horreur 
de  sa  vanité,  et  pense  à  détruire  son  amour-propre?  De  quelle  passion,  de 
quelle  inclination  vicieuse  et  dominante  ce  Sauveur  vous  a-t-il  délivrés  jus- 
qu'à présent?  A  quoi  donc  le  reconnaissez-vous  comme  Sauveur?  et,  s'il 
est  Sauveur,  par  où  montrez-vous  qu'il  est  le  vôtre?  quelle  fonction  en  a-t-il 
faite,  et  lui  avez-vous  donné  lieu  d'en  faire  à  votre  égard?  Or,  quand  je 
vous  vois  si  mal  disposés,  ne  serais-je  pas  prévaricateur,  si  je  vous  annon- 
çais sa  venue  comme  un  sujet  de  joie?  et,  pour  vous  parler  en  ministre 
fidèle  de  son  Évangile ,  ne  dois-je  pas ,  au  contraire ,  vous  dire ,  et  je  vous 
le  dis  en  effet  :  Détrompez- vous ,  et  pleurez  sur  vous  :  pourquoi?  car  tandis 
que ,  possédés  du  monde ,  vous  demeurez  en  de  si  criminelles  dispositions , 
encore  que  le  Sauveur  soit  né ,  ce  n'est  point  proprement  pour  vous  qu'il 
est  né  ;  disons  mieux  :  encore  que  le  Sauveur  soit  né ,  vous  ne  profitez  pas 
plus  de  sa  naissance  que  s'il  n'était  pas  né  pour  vous. 

Ah  !  Chrétiens ,  permettez-moi  de  faire  ici  une  réflexion  bien  doulou- 
reuse, et  pour  vous,  et  pour  moi  ;  mais  qui  vous  paraîtra  bien  touchante 
et  bien  édifiante.  Nous  déplorons  le  sort  des  Juifs,  qui,  malgré  l'avantage 
d'avoir  vu  naître  Jésus-Christ  au  milieu  d'eux  et  pour  eux ,  ont  eu  néan- 
moins le  malheur  de  perdre  tout  le  fruit  de  ce  bienfait  inestimable,  et 
d'être  ceux  même  qui ,  de  tous  les  peuples  de  la  terre ,  ont  moins  profité 
de  cette  heureuse  naissance.  Nous  les  plaignons ,  et  en  les  plaignant  nous 
les  condamnons  ;  mais  nous  ne  prenons  pas  garde  qu'en  cela  même  leur 
condition ,  ou  plutôt  leur  misère  et  la  nôtre,  sont  à  peu  près  égales.  Car, 
en  quoi  a  consisté  la  réprobation  des  Juifs?  En  ce  qu'au  lieu  du  vrai 
Messie  que  Dieu  leur  avait  destiné,  et  qui  leur  était  si  nécessaire,  ils  s'en 
sont  figuré  un  autre  selon  leurs  grossières  idées ,  et  selon  les  désirs  de 
leur  cœur  ;  en  ce  qu'ils  n'ont  compté  pour  rien  celui  qui  devait  être  le 
libérateur  de  leurs  âmes ,  et  qu'ils  n'ont  pensé  qu'à  celui  dont  ils  se  pro- 
mettaient le  rétablissement  imaginaire  de  leurs  biens  et  de  leurs  fortunes  ; 
en  ce  que ,  ayant  confondu  ces  deux  genres  de  salut ,  ou ,  pour  parler  plus 
juste ,  en  ce  que  ,  ayant  rejeté  F  un ,  et  s' étant  inutilement  flattés  de  la 
vaine  espérance  de  l'autre,  ils  ont  tout  à  la  fois  été  frustrés  et  de  l'un  et 
l'autre,  et  qu'il  n'y  a  eu  pour  eux  nulle  rédemption.  Voilà,  dit  saint  Au- 
gustin ,  quelle  fut  la  source  de  leur  perte  :  Temporalia  amittere  rnetv.e- 
runt,  et  œterna  non  cogitaverunt ,  ac  sic  utrumque  amiserunt  \  Or,  cela 
même,  mes  chers  auditeurs,  n'est-ce  pas  ce  qui  nous  perd  encore  tous  les 
jours?  Car,  quoique  nous  n'attendions  plus  comme  les  Juifs  un  autre 
Messie;  quoique  nous  nous  en  tenions  à  celui  que  le  ciel  nous  h  envoyé, 

1  Aagust, 


SUR   LA   NATIVITÉ    DE   JESUS-CHRIST.  215 

n'est-il  pas  vrai  (confessons-le  et  rougissons-en)  qu'à  en  juger  par  notre 
conduite ,  nous  sommes ,  à  l'égard  de  ce  Sauveur  envoyé  de  Dieu ,  dans  le 
môme  aveuglement  où  furent  les  Juifs ,  et  où  nous  les  voyons  encore  â 
l'égard  du  Messie  qu'ils  attendent,  et  en  qui  ils  espèrent?  Je  m'explique. 

Nous  invoquons  Jésus-Christ  comme  Sauveur,  mais  nous  l'invoquons 
dans  le  même  esprit  que  le  Juif  réprouvé  l'invoquerait,  c'est-à-dire  nous 
T invoquons  pour  des  biens  temporels ,  mais  avec  une  indifférence  entière 
pour  les  éternels  :  Temporalia  amittere  metuerunt ,  et  œterna  non  cogi- 
taverunt.  En  effet,  sommes-nous  dans  l'adversité,  s'élève-t-il  contre  nous 
une  persécution ,  s'agit-il  ou  de  la  fortune  ou  de  l'honneur  ;  c'est  alors 
que  nous  recourons  à  ce  Dieu  qui  nous  a  sauvés ,  et  que  nous  voulons  en- 
core qu'il  nous  sauve  :  mais  de  quoi?  d'une  affaire  qu'on  nous  suscite , 
d'une  maladie  qui  nous  afflige,  d'une  disgrâce  qui  nous  humilie.  Voilà 
les  maux  qui  réveillent  notre  ferveur,  qui  nous  rendent  assidus  à  la  prière, 
dont  nous  demandons  non-seulement  avec  instance ,  mais  avec  impatience, 
d'être  ou  préservés,  ou  délivrés  :  Temporalia  amittere  metuerunt.  Mais 
sommes-nous  dans  l'état  et  dans  le  désordre  d'un  péché  habituel  qui  cause 
la  mort  à  notre  âme  ;  à  peine  nous  souvenons-nous  qu'il  y  a  un  Sauveur 
tout-puissant  pour  nous  en  faire  sortir  ;  à  peine ,  pour  l'y  engager,  nous 
adressons-nous  une  fois  à  lui ,  et  lui  disons-nous  au  moins  avec  le  Pro- 
phète :  Hâtez- vous,  Seigneur!  tirez-moi  du  profond  abîme  où  je  suis 
plongé.  Insensibles  au  besoin  pressant  où  nous  nous  trouvons,  nous  y 
demeurons  tranquilles  et  sans  alarmes  :  Et  œterna  non  cogitaverunt.  Que 
dis-je  ?  bien  loin  de  courir  au  remède ,  peut-être  le  craignons-nous,  peut- 
être  le  fuyons-nous,  peut-être  sommes-nous  assez  pervertis  pour  nous  faire 
de  notre  péché  même  une  félicité  secrète ,  pour  nous  en  applaudir  au  fond 
de  l'âme,  pour  nous  en  glorifier.  Nous  sommes  donc  alors,  quoique  chré- 
tiens ,  aussi  Juifs  d'esprit  et  de  cœur  que  les  Juifs  mêmes;  et  dans  la  com- 
paraison de  leur  infidélité  et  de  la  notre ,  la  nôtre  est  d'autant  plus  condam- 
nable ,  que  nous  méprisons  un  Sauveur  en  qui  nous  croyons ,  au  lieu  que 
les  Juifs  n'ont  péché  contre  lui  que  parce  qu'ils  ne  le  connaissaient  point; 
et  c'est  ce  qui  doit  nous  faire  trembler. 

Notre  aveuglement  va  encore  plus  loin.  Nous  voulons  que  ce  Dieu  fait 
chair  nous  sauve;  mais  nous  prétendons  qu'il  ne  nous  en  coûte  rien  :  autre 
contradiction,  et  autre  sujet  de  notre  crainte.  Car  il  n'est  Sauveur  pour 
nous  qu'à  une  condition ,  et  cette  condition ,  c'est  que  nous  nous  sauve- 
rons nous-mêmes  avec  lui  et  par  lui.  Il  nous  a  créés  sans  nous  (ce  sont  les 
paroles  de  saint  Augustin,  que  l'on  vous  a  dites  cent  fois,  et  dont  je  vou- 
drais aujourd'hui  vous  faire  pénétrer  toute  la  conséquence),  il  nous  a  créés 
sans  nous;  mais  il  ne  lui  a  pas  plu,  et  jamais  il  ne  lui  plaira  de  nous 
sauver  sans  nous.  Il  veut  que  l'ouvrage  de  notre  salut ,  ou  plutôt  l'accom- 
plissement de  ce  grand  ouvrage  dépende  de  nous,  et  que  sans  nous  en 
attribuer  la  gloire ,  nous  en  partagions  avec  lui  le  travail.  Comme  Sauveur, 
il  est  venu  faire  pénitence  pour  nous  ;  mais  sans  préjudice  de  celle  que 
nous  devons  faire  nous-mêmes,  et  pour  nous-mêmes.  Comme  Sauveur,  il 
a  prié  ,  il  a  pleuré ,  il  a  mérité  pour  nous  ;  mais  il  veut  que  nos  prière? 


216  SUIl    LA    NATIVITÉ    LE    JESUS-CHRIST. 

jointes  à  ses  prières,  que  nos  larmes  mêlées  avec  ses  larmes,  que  nos 
œuvres  sanctifiées  par  ses  œuvres ,  achèvent  en  nous  cette  rédemption  dont 
il  est  Fauteur,  et  dont  sans  nous  il  ne  serait  pas  le  consommateur.  Gomme 
Sauveur,  il  s'est  fait  dans  la  crèche  notre  victime ,  et  il  a  commencé  dès 
lors  à  s'immoler  pour  nous  ;  mais  il  veut  que  nous  soyons  prêts  à  nous 
immoler  avec  lui  ;  et  il  le  veut  tellement ,  il  a  tellement  fait  dépendre  de  là 
l'efficace  et  la  vertu  de  son  sacrifice  par  rapport  à  notre  salut,  que ,  tout 
Sauveur  qu'il  est  (remarquez  ceci) ,  c'est-à-dire  que  tout  disposé  qu'il  est 
en  notre  faveur,  que  quoiqu'il  nous  ait  aimés  jusqu'à  se  faire  homme  pour 
nous ,  malgré  tout  son  amour,  malgré  tout  ce  qu'il  lui  en  coûte  pour  naître 
parmi  nous  et  comme  nous ,  il  consent  néanmoins ,  plutôt  que  nous  péris- 
sions ,  plutôt  que  nous  nous  damnions ,  plutôt  que  nous  soyons  éternelle- 
ment exclus  du  nombre  de  ses  prédestinés ,  que  de  nous  sauver  de  cette 
rédemption  gratuite  telle  que  nous  l'entendons  ;  parce  que  sous  ombre 
d'honorer  sa  grâce,  en  lui  attribuant  notre  salut,  nous  ne  la  ferions  servir 
qu'à  fomenter  nos  désordres. 

Il  faut  donc ,  et  il  le  faut  nécessairement ,  que  pour  être  sauvés,  il  nous 
en  coûte,  comme  il  lui  en  a  coûté.  C'est  la  loi  qu'il  a  établie,  loi  que  saint 
Paul  observait  avec  tant  de  fidélité,  quand  il  disait  :  Adimpleo  ea  quœ 
desunt  passionum  Christi  in  carne  meây  :  J'accomplis  dans  ma  chair  ce 
qui  a  manqué  aux  souffrances  de  la  chair  innocente  et  virginale  de  Jésus- 
Christ  ;  loi  générale  et  absolue ,  dont  jamais  Dieu  n'a  dispensé ,  ni  ne  dis- 
pensera. Cependant,  hommes  du  siècle,  vous  voulez  être  exempts  de  cette 
loi  ;  elle  vous  paraît  trop  dure  et  trop  onéreuse ,  et  vous  cherchez  à  en 
secouer  le  joug.  Vous  voulez  le  salut;  mais  vous  le  voulez  sans  condition 
et  sans  charge.  Vous  le  voulez,  pourvu  qu'on  n'exige  de  vous  ni  assujettis- 
sement, ni  contrainte,  ni  effort,  ni  victoire  sur  vous-mêmes.  Vous  le 
voulez  ;  mais  sans  l'acheter,  et  sans  y  rien  mettre  du  vôtre.  Car,  en  effet , 
que  vous  en  coûte-t-il ,  et  en  quoi  oserez-vous  me  dire  que  vous  y  coopé- 
rez? que  sacrifiez-vous  pour  cela  à  Dieu?  quelles  violences  vous  faites-vous 
à  vous-mêmes?  Mais  aussi  Dieu  m'oblige-t-il  à  vous  déclarer  de  sa  part 
que  tandis  que  vous  vous  en  tenez  là ,  ce  salut  que  Jésus-Christ  est  venu 
apporter  au  monde  n'est  point  pour  vous ,  et  que  vous  n'y  devez  rien  pré- 
tendre. Or,  de  là  concluez  si  la  naissance  de  ce  Dieu-Homme  a  de  quoi  vous 
rassurer  et  vous  consoler. 

Enfin  ,  vous  voulez  qu'il  vous  sauve  ;  mais ,  par  une  troisième  contra- 
diction qui  ne  me  semble  pas  moins  étonnante,  vous  ne  voulez  pas  que 
ce  soit  par  les  moyens  qu'il  a  choisis  pour  vous  sauver.  Quoique  ces 
moyens  aient  été  concertés  et.  résolus  dans  le  conseil  de  sa  sagesse  éter- 
nelle ,  ils  ne  vous  plaisent  pas  ;  quoiqu'ils  soient  consacrés  dans  sa  per- 
sonne et  autorisés  par  son  exemple ,  vous  ne  les  pouvez  goûter.  Et  quels 
sont-ils?  la  haine  du  monde  et  de  vous-mêmes,  le  détachement  du  monde 
et  de  ses  biens ,  le  renoncement  au  monde ,  à  ses  plaisirs  et  à  ses  hon- 
neurs ;  la  pauvreté  de  cœur,  l'humilité  de  cœur,  la  mortification  des  sens 
et  l'austérité  de  la  vie.  Tout  cela  vous  choque,  et  vous  fait  horreur.  Vous 

1  Colosj.,  I. 


SUR    LA    NATIVITÉ    DE    JESUS-CHRIST.  217 

voudriez  des  moyens  plus  proportionnés  à  vos  idées ,  et  plus  conformes  à 
vos  inclinations  :  et  moi  je  vous  dis  que  c'est  pour  cela  que  vous  devez 
trembler  :  pourquoi?  parce  que,  indépendamment  de  vos  idées  et  de  vos 
inclinations ,  il  est  certain ,  d'une  part ,  que  ce  Dieu  naissant  ne  vous  sau- 
vera jamais  par  d'autres  moyens  que  ceux  qu'il  a  marqués  ;  et  qu'il  est 
évident ,  de  l'autre,  que  jamais  ces  moyens  qu'il  a  marqués  pour  vous  sau- 
ver ne  vous  sauveront ,  tandis  que  vous  voudrez  suivre  vos  inclinations  et 
vos  idées.  Vous  voulez  qu'il  vous  sauve  selon  votre  goût,  qui  vous  perd, 
et  qui  vous  a  perdus.  Voilà  le  triste  mystère  que  j'avais  d'abord  à  vous 
annoncer,  d'autant  plus  triste  pour  vous ,  si  vous  l'entendez  et  si  vous  n'en 
profitez  pas. 

Mais  je  veux  vous  le  rendre  encore  plus  sensible  par  une  supposition 
que  je  vais  faire.  Peut-être  vous  surprendra-t-elle  ;  et  fasse  le  ciel  qu'elle 
vous  surprenne  assez  pour  vous  forcer  à  reconnaître  votre  infidélité  secrète, 
et  à  prendre  des  sentiments  plus  chrétiens  !  Dites-moi ,  mes  chers  audi- 
teurs, si  Dieu  vous  avait  envoyé  un  Jésus-Christ  tout  différent  de  celui 
que  nous  croyons  ;  c'est-à-dire  s'il  vous  était  venu  du  ciel  un  Sauveur  aussi 
favorable  à  la  cupidité  des  hommes ,  que  celui  que  nous  adorons  y  est 
contraire  ;  si ,  au  lieu  de  vous  annoncer,  comme  l'ange ,  que  ce  Messie  est 
un  Sauveur  pauvre  et  humble,  né  dans  l'obscurité  d'une  étable,  je  vous 
assurais  aujourd'hui  que  cela  n'est  pas ,  qu'on  vous  a  trompés ,  que  c'est 
un  Sauveur  d'un  caractère  tout  opposé;  qu'il  est  né  dans  l'éclat  et  dans  la 
pompe ,  dans  la  fortune ,  dans  l'abondance  ,  dans  les  aises  et  les  plaisirs  de 
la  vie ,  et  que  ce  sont  là  les  moyens  à  quoi  il  a  attaché  votre  salut ,  et  sur 
quoi  il  a  entrepris  de  fonder  sa  religion  ;  si ,  par  un  renversement  qui  ne 
peut  être .  mais  que  nous  pouvons  nous  figurer,  la  chose  se  trouvait  ainsi, 
et  que  ce  que  j'appelle  supposition  fût  une  vérité ,  marquez-moi  ce  que  vous 
auriez  à  corriger  dans  vos  sentiments ,  et  à  réformer  dans  votre  conduite, 
pour  vous  accommoder  à  ce  nouvel  Évangile.  Changeant  de  créance , 
seriez-vous  obligés  de  changer  de  mœurs  ?  Faudrait-il  renoncer  à  ce  que 
vous  êtes ,  pour  être  dans  l'état  de  perfection  où  ce  Sauveur  vous  voudrait 
alors  ?  ou  plutôt ,  sans  rien  changer  à  ce  que  vous  êtes ,  ne  vous  trouve- 
riez-vous  pas  alors  de  parfaits  chrétiens,  et  n'auriez-vous  pas  de  quoi  vous 
féliciter  d'un  système  de  religion  d'où  dépendrait  votre  salut,  et  qui  se 
rapporterait  si  bien  à  votre  goût ,  à  vos  maximes  et  à  toutes  les  règles  de 
vie  que  le  monde  vous  prescrit?  N'est-ce  pas  alors  que  je  devrais  vous  dire  : 
Ne  craignez  point  ;  car  voici  au  contraire  un  grand  sujet  de  joie  pour  vous  : 
Evangelizo  vobis  gaitdium  magnum l.  Eh  quoi?  c'est  qu'il  vous  est  né  un 
Sauveur,  ^mais  un  Sauveur  à  votre  gré  et  selon  vos  désirs,  un  Sauveur 
commode ,  un  Sauveur  suivant  les  principes  duquel  il  vous  sera  permis 
de  satisfaire  vos  passions  ;  un  Sauveur  qui ,  bien  loin  de  les  contredire  , 
les  approuvera ,  les  autorisera  :  or,  voyant  un  tel  Sauveur,  consolez-vous. 
Ne  serais-je  pas,  dis-je,  bien  fondé  à  vous  parler  de  la  sorte,  et  en 
m'écoutant  ne  vous  diriez-vous  pas  à  vous-mêmes,  remplis  d'une  joie 
secrète  :  Voilà  le  Sauveur  et  le  Dieu  qu'il  me  fallait?  Ah!  Chrétiens,  je 

•  Luc,  2. 


218  SUR   LA   NATIVITÉ    DE    JESUS-CHRIST. 

le  confesse,  dans  ce  nouveau  système  de  religion  vous  auriez  droit  de 
vous  réjouir  :  mais  vous  êtes  trop  éclairés  pour  ne  pas  conclure  de  là , 
que  ce  qui  ferait  alors  votre  consolation  doit  aujourd'hui  vous  saisir  de 
frayeur.   Car  puisque ,  supposé  cet  Évangile  prétendu ,  je  pourrais  vous 
dire  que  je  vous  apporte  une  heureuse  nouvelle  ;  en  vous  prêchant  un 
Évangile  directement  contraire  à  celui-là,  je  suis  obligé  de  vous  tenir 
tout  un  autre  langage.  Je  dois ,  au  hasard  de  troubler  la  joie  de  l'Église  , 
qui  est  une  joie  sainte ,  troubler  la  vôtre ,  qui ,  dans  l'aveuglement  où  vous 
vivez,  n'est  qu'une  joie   fausse  et  présomptueuse.  Je  dois  vous  dire  : 
Tremblez  :  pourquoi?  c'est  qu'il  vous  est  né  un  Sauveur,  mais  un  Sau- 
veur qui  semble  n'être  venu  au  monde  que  pour  votre  confusion  et  pour 
votre  condamnation  ;  un  Sauveur  opposé  à  toutes  vos  inclinations,  un  Sau- 
veur ennemi  du  monde  et  de  tous  ses  biens ,  un  Sauveur  pauvre ,  humilié  , 
souffrant.  Vérités  affligeantes  !  et  pour  qui  ?  pour  vous ,  mondains ,  c'est- 
à-dire  pour  vous ,  riches  du  monde ,  possédés  de  vos  richesses  et  enivrés 
de  votre  fortune  ;  pour  vous ,  ambitieux  du  monde ,  éblouis  d'un  vain  éclat , 
et  adorateurs  des  pompes  humaines  ;  pour  vous ,  sensuels  et  voluptueux 
du  monde ,  idolâtres  de  vous-mêmes  et  tout  occupés  de  vos  plaisirs.  Ce- 
pendant ,  après  avoir  considéré  ce  mystère  de  crainte ,  ce  mystère  de  dou- 
leur que  je  découvre  d'abord  dans  la  naissance  d'un  Dieu-Homme,  voyons, 
Chrétiens ,  le  mystère  de  consolation  qu'elle  renferme ,  et  quelle  part  vous 
y  pouvez  avoir  :  c'est  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME    PARTIE. 

Quelque  vaine  que  soit  devant  Dieu  la  différence  des  conditions,  et 
quelque  honneur  que  Dieu  se  fasse,  dans  l'Écriture,  d'être  un  Dieu  égal 
à  tous,  qui  n'a  égard  ni  aux  qualités  ni  aux  rangs,  qui  ne  fait  acception 
de  personne,  Non  est personarum  accepter  Bcus1  ;  il  est  néanmoins  vrai, 
Chrétiens,  que,  dans  l'ordre  de  la  grâce,  la  prédilection  de  Dieu,  si  j'ose 
me  servir  de  ce  terme ,  a  toujours  paru  être  pour  les  pauvres  et  pour  les 
petits ,  préférablement  aux  grands  et  aux  riches.  N'en  cherchons  point  la 
raison,  et  contentons-nous  d'adorer  en  ceci  les  conseils  de  Dieu,  qui ,  selon 
l'Apôtre  ,  fait  miséricorde  à  qui  il  lui  plaît ,  et  justice  à  qui  il  lui  plaît. 
Prédilection  de  Dieu ,  que  tout  l'Évangile  nous  prêche ,  mais  qui  nous  est 
marquée  visiblement  et  authentiquement  dans  l'auguste  mystère  que  nous 
célébrons.  Car  qui  sont  ceux  que  Dieu  choisit  les  premiers  pour  leur  révéler 
la  naissance  de  son  Fils?  des  bergers,  c'est-à-dire  des  pauvres  attachés  à 
leur  travail ,  des  hommes  inconnus  au  monde ,  et  contents  de  leur  obscurité 
et  de  la  simplicité  de  leur  état.  Ce  sont  là  ceux,  dit  excellemment  saint 
Ambroise ,  dont  Jésus-Christ  fait  les  premiers  élus ,  ceux  qu'il  appelle  les 
premiers  à  sa  connaissance ,  ceux  dont  il  veut  recevoir  les  premiers  hom- 
mages, ceux  qui  paraissent  comme  les  premiers  domestiques  de  ce  Dieu 
naissant ,  et  qui  environnent  son  berceau ,  pendant  que  les  grands  de  la 
Judée ,  que  les  riches  de  Jérusalem ,  que  les  savants  et  les  esprits  forts  de 
la  Synagogue,  abandonnés,  pour  ainsi  parler,  et  livrés  à  eux-mêmes,  de- 

'   Ad.,  10. 


SUR   LA    NATIVITÉ    DE    JESUS-CHRIST.  219 

meurent  dans  les  ténèbres  de  leur  infidélité ,  et  semblent  n'avoir  nulle  part 
à  la  naissance  du  Sauveur. 

Oui ,  mes  Frères ,  disait  saint  Paul  aux  Corinthiens ,  voilà  les  prémices 
de  votre  vocation  :  des  faibles  choisis  pour  confondre  les  puissants ,  des 
simples  pour  confondre  les  sages ,  des  sujets  vils  et  méprisables  selon  le 
monde ,  pour  confondre  dans  le  monde  ce  qu'il  y  a  de  plus  éclatant  et  de 
plus  élevé.  C'est  par  où  le  christianisme  a  commencé  :  telle  fut  l'origine  de 
l'Église ,  qui ,  selon  la  remarque  de  saint  Chrysostomc ,  était  alors  toute 
renfermée  dans  retable  de  Bethléem,  puisque  hors  de  là  Jésus-Christ  n'était 
point  connu.  Et  c'est,  grands  du  monde  qui  m'écoutez,  ce  qui  devrait 
aujourd'hui  vous  affliger,  ou  même  vous  désoler,  si  Dieu ,  par  son  aimable 
providence,  n'avait 'pris  soin  d'y  pourvoir.  Mais  rassurez-vous,  et  con- 
vaincus comme  vous  l'allez  être  de  l'immensité  de  ses  miséricordes,  malgré 
les  malheureux  engagements  de  vos  conditions,  confiez-vous  en  lui.  Car 
voici  trois  grands  sujets  de  consolation ,  que  je  tire  du  mystère  même  dont 
nous  faisons  la  solennité.  Rendez-vous-y  attentifs,  et,  après  l'avoir  médité, 
cet  ineffable  mystère,  avec  tremblement  et  avec  crainte,  goûtez-en 
maintenant  toute  la  douceur  :  Ecce  enim  ecangelizo  vobis  gaudium 
magnum. 

En  effet ,  quelque  exposés  que  vous  soyez  à  la  corruption  du  siècle ,  et 
quelque  éloignés  que  vous  paraissiez  du  royaume  de  Dieu,  Jésus-Christ  ne 
vous  rebute  point;  et,  bien  loin  de  vous  rejeter,  il  ne  vient  au  monde 
que  pour  vous  attirer  à  lui  :  grâce  inestimable ,  à  laquelle  vous  devez  ré- 
pondre. Quelque  apparente  contrariété  qu'il  y  ait  entre  votre  état  et  l'état 
de  Jésus-Christ  naissant ,  sans  cesser  d'être  ce  que  vous  êtes ,  il  ne  tient 
qu'à  vous  d'avoir  avec  lui  une  sainte  ressemblance  :  secret  important  de 
votre  prédestination  que  vous  ne  devez  pas  ignorer.  Quelque  danger  qu'il 
y  ait  dans  la  grandeur  humaine ,  et  de  quelque  malédiction  qu'aient  été 
frappées  les  richesses  du  monde ,  vous  pouvez  vous  en  servir  comme  d'au- 
tant de  moyens  propres  pour  honorer  Jésus-Christ ,  et  pour  lui  rendre  le 
culte  particulier  qu'il  attend  de  vous  :  avantage  infini  dont  vous  devez 
profiter,  et  qui  doit  être  comme  le  fond  de  vos  espérances.  Encore  un  mo- 
ment de  réflexion  pour  des  vérités  si  touchantes. 

Non,  mes  chers  auditeurs,  quoique  Jésus-Christ,  par  un  choix  spécial 
et  divin,  ait  voulu  naître  dans  la  bassesse  et  dans  l'humiliation,  il  n'a 
point  rejeté  pour  cela  la  grandeur  du  monde;  et  je  ne  crains  point  de  vous 
scandaliser,  en  disant  que  dès  sa  naissance,  bien  loin  de  la  dédaigner,  il  a  eu 
des  égards  pour  elle,  jusqu'à  la  rechercher  même  et  à  se  l'attirer.  L'Évangile 
qu'on  vous  a  lu  en  est  une  preuve  bien  évidente.  Car,  en  même  temps  que  ce 
Dieu  sauveur  appelle  des  bergers  et  des  pauvres  à  son  berceau,  il  y  appelle 
aussi  des  mages ,  des  hommes  puissants  et  opulents ,  des  rois ,  si  nous  en 
croyons  la  tradition.  En  même  temps  qu'il  députe  un  ange  à  ceux-là,  il 
fait  luire  une  étoile  pour  ceux-ci.  En  même  temps  que  ceux-là,  pour  venir 
le  reconnaître  et  l'adorer,  quittent  leurs  troupeaux ,  ceux-ci  abandonnent 
leur  pays,  leurs  biens,  leurs  états.  De  savoir  qui  des  uns  et  des  autres 
l'honorent  le  plus  .  ou  lui  sont  plus  chers,  c'est  ce  que  je  n'entreprends 


220  SUR    LA    NATIVITÉ    DE    JESUS-CHRIST. 

pas  encore  de  décider.  Mais ,  sans  en  faire  la  comparaison ,  au  moins  est-il 
vrai  que  les  uns  et  les  autres  sont  reçus  dans  l'étable  de  ce  Dieu-Homme  ; 
au  moins  est-il  vrai  que  ce  Dieu,  caché  sous  le  voile  de  l'enfance,  se  ma- 
nifeste aux  uns  et  aux  autres ,  et  que  la  préférence  qu'il  donne  aux  petits 
n'est  point  une  exclusion  pour  les  grands. 

Or  cette  pensée  seule ,  hommes  du  monde ,  ne  doit-elle  pas  ranimer 
toute  votre  confiance ,  et  n'est-elle  pas  plus  que  suffisante  pour  vous  for- 
tifier et  pour  vous  encourager  ?  Mais  de  là  même  il  s'ensuit  encore  quelque 
chose  de  plus  consolant  pour  vous.  Et  quoi?  C'est  qu'il  est  donc  constant 
que  Jésus-Christ,  dans  le  mystère  de  sa  naissance,  indépendamment  de  la 
prédilection  qu'il  peut  avoir  pour  les  uns  préférablement  aux  autres,  a 
bien  plus  fait  au  fond  pour  les  grands  que  pour  les  petits ,  et  que ,  dans 
un  sens,  les  grands  qu'il  a  appelés  lui  sont  beaucoup  plus  redevables  : 
comment  cela?  C'est,  dit  saint  Chrysostome,  qu'il  a  fallu  une  vocation 
plus  forte  pour  attirer  à  Jésus-Christ  des  grands,  des  puissants  du  siècle, 
tels  qu'étaient  les  mages ,  que  pour  y  attirer  des  pasteurs ,  dont  l'ignorance 
et  la  faiblesse  semblaient  être  déjà  comme  des  dispositions  naturelles  à 
l'humilité  de  la  foi.  Dans  ceux-ci,  rien  ne  résistait  à  Dieu;  mais  dans  ceux- 
là,  la  grâce  de  Jésus-Christ  eut  tout  à  combattre  et  à  vaincre;  c'est-à-dire 
le  monde ,  avec  toutes  ses  concupiscences.  Cependant,  c'est  le  miracle  qu'elle 
a  opéré  ;  et  voilà  l'insigne  victoire  que  la  foi  de  Jésus-Christ  naissant  a 
remportée  sur  le  monde  :  'Hœc  est  Victoria  quœ  vincit  mundum,  fides 
nostra1.  Foi  triomphante  et  victorieuse,  qui,  malgré  l'orgueil  du  monde, 
a  eu  assez  de  pouvoir  sur  leurs  esprits  pour  leur  faire  adorer  dans  un  enfant 
le  Verbe  de  Dieu  et  sa  sagesse;  qui,  malgré  le  libertinage  du  monde,  a  fait 
assez  d'impression  sur  leurs  cœurs  pour  en  arracher  les  passions  les  plus 
enracinées,  a  été  assez  efficace  pour  les  captiver  sous  le  joug  de  la  religion 
chrétienne. 

Après  cela ,  qui  que  vous  soyez ,  et  quelque  rang  que  vous  teniez  dans 
le  monde ,  plaignez-vous  que  votre  Dieu  réprouve  votre  condition ,  ou  que 
votre  condition  vous  éloigne  de  Dieu.  Non ,  Chrétiens ,  elle  ne  vous  en 
éloigne  point,  ni  votre  Dieu  ne  la  réprouve  point.  Elle  ne  vous  en  éloigne 
point ,  puisque  vous  voyez  que  lui-même  il  la  prévient  des  grâces  les  plus 
abondantes  ;  et  il  ne  la  réprouve  point ,  puisqu'un  de  ses  premiers  soins , 
en  venant  au  monde ,  est  de  la  sanctifier  dans  les  mages  et  de  la  réformer 
en  vous.  Il  réprouve  les  abus  et  les  désordres  de  votre  condition  ;  il  en  ré- 
prouve le  faste ,  il  en  réprouve  le  luxe ,  il  en  réprouve  la  mollesse ,  il  en 
réprouve  la  dureté  et  l'impiété  ;  mais  sans  la  réprouver  elle-même,  puisque 
c'est  pour  elle  et  pour  vous-mêmes  qu'il  ouvre  aujourd'hui  le  trésor  de  ses 
miséricordes  les  plus  efficaces  et  les  plus  particulières.  Comme  il  est  le 
Dieu  de  toutes  les  conditions ,  et  qu'il  vient  pour  sauver  tous  les  hommes 
sans  nul  discernement  de  conditions,  il  veut  que  dès  son  berceau,  où  il 
commence  déjà  à  faire  l'office  de  Sauveur,  on  voie  à  sa  suite  et  des  grands 
et  des  petits,  et  des  riches  et  des  pauvres,  et  des  maîtres  et  des  sujets. 
Approchons,  et  approchons  tous;  allons  à  sa  crèche,  jet  allons-y  tous.  C'est 

1   1  Jean.,  &. 


SUR    LA    NATIVITÉ    DE    JESUS-CHRIST.  251 

de  sa  crèche  qu'il  nous  appelle ,  de  sa  crèche  qu'il  nous  tend  les  bras , 
de  sa  crèche  qu'il  veut  répandre  sur  nous  et  sur  nous  tous  les  mêmes 
bénédictions. 

Mais,  après  tout,  quel  rapport  peut-il  y  avoir  entre  sa  pauvreté  et 
l'opulence,  entre  ses  abaissements  et  la  grandeur,  entre  sa  misère  et  les 
aises  de  la  vie?  A  cela  je  réponds  par  une  seconde  proposition  que  j'ai 
avancée,  et  que  je  reprends.  Je  dis  qu'il  ne  tient  qu'à  vous,  sans  cesser 
d'être  ce  que  vous  êtes ,  de  vous  rendre  semblables  à  Jésus- Christ  naissant, 
et,  malgré  toute  la  contrariété  qui  parait  entre  votre  état  et  le  sien,  d'avoir 
avec  lui  cette  conformité* parfaite  sur  laquelle  est  fondée,  selon  saint  Paul, 
la  prédestination  de  l'homme.  Il  faut  pour  être  reconnu  de  Dieu ,  et  pour 
avoir  part  à  sa  gloire,  porter  le  caractère  de  cet  enfant  qui  vient  de  naître, 
et  lui  ressembler  ;  et  c'est  de  lui,  et  de  lui  seul  à  la  lettre ,  qu'on  peut  bien 
nous  dire  :  Nisi  efficiamini  sicut  parvulus  iste,  non  intrabitis  in  regnum 
cœlorum1.  Il  y  a  d'abord  de  quoi  vous  troubler,  de  quoi  même  vous 
effrayer  :  mais  écoutez  ce  que  j'ajoute;  car  je  prétends  qu'il  ne  vous  est  ni 
impossible ,  ni  même  difficile ,  en  demeurant  dans  votre  condition ,  de 
parvenir  à  cette  divine  ressemblance  :  pourquoi  ?  parce  que ,  comme  chré- 
tiens ,  vous  pouvez  être  grands  et  humbles  de  cœur,  riches  et  pauvres  de 
cœur,  puissants  et  modestes  ou  circoncis  de  cœur  :  or,  du  moment  que 
vous  joignez  l'humilité  à  la  grandeur,  la  modestie  à  la  puissance ,  le  dé- 
tachement des  richesses  aux  richesses  mêmes ,  dès  là  il  n'y  a  plus  d'oppo- 
sition entre  l'état  de  Jésus-Christ  et  le  vôtre  ;  au  contraire,  c'est  justement 
par  là  que  vous  avez  l'avantage  d'être  plus  conformes  à  ce  modèle  des  pré- 
destinés; c'est  par  là  que  vous  en  êtes  dans  le  monde  des  copies  plus 
achevées  ;  car  le  caractère  de  ce  Sauveur  n'est  pas  précisément  d'être  pauvre 
et  humble,  mais  d'être  grand  et  humble  tout  à  la  fois,  ou  plutôt  humble 
et  la  grandeur  même ,  puisque  son  humilité  ne  l'empêche  point  d'être  Fils 
du  Très-Haut.  Or, 'voilà,  mes  chers  auditeurs,  ce  qu'il  n'appartient  qu'à 
vous ,  dans  le  rang  où  Dieu  vous  a  placés ,  de  pouvoir  parfaitement  imiter. 
Ceux  que  l'obscurité  de  leur  naissance  ou  la  médiocrité  de  leur  fortune 
confond  parmi  la  multitude  ne  peuvent,  ce  semble,  arriver  là;  à  quelque 
degré  de  sainteté  qu'ils  s'élèvent,  leur  humilité  ne  représente  point  ni 
n'exprime  point  celle  d'un  Dieu  anéanti  ;  il  faut  pour  cela  de  la  dignité  et 
de  la  distinction  selon  le  monde.  Un  grand,  qui  sans  rien  perdre  de  tous 
les  avantages  de  sa  condition,  sait  pratiquer  toute  l'humilité  de  sa  religion  ; 
un  grand ,  petit  à  ses  yeux ,  et  qui ,  sans  oublier  jamais  qu'il  est  pécheur 
et  mortel ,  se  tient  devant  Dieu  dans  le  respect  et  dans  la  crainte  ;  un  grand 
qui  peut  dire  à  Dieu ,  comme  David  :  Seigneur,  mon  cœur  ne  s'est  point 
enflé,  et  mes  yeux  ne  se  sont  point  élevés  :  Domine,  non  est  exaltatum  cor 
meum,  neque  elati  sunt  oculi  mei%;  je  ne  me  suis  point  ébloui  de  l'éclat 
du  monde  qui  m'environne ,  et  jamais  l'orgueil  ne  m'a  porté  à  des  entre- 
prises ou  au-dessus  de  moi ,  ou  contraires  à  la  charité  et  à  la  justice  : 
Neque  ambulavi  in  magnis ,  nec  in  mirabilibus  super  me3;  un  grand, 
rempli  de  ces  sentiments ,  est  le  parfait  imitateur  de  Dieu  dont  nous  celé- 

1  Matth.,  18.  —  '  Psalm.  130.  —  3  Ibid. 


222  SUR    LA    NATIVITÉ    DE    JESUS-CHRIST. 

brons  aujourd'hui  les  anéantissements  adorables;  un  grand,  dans  ces  dis- 
positions, est  ce  vrai  chrétien  qui  s'humilie  comme  le  divin  enfant  que  nous 
présente  l'étable  de  Bethléem  :  Qui  se  humiliaverit  sicut  parvulus  istei\ 
et  c'est  à  lui ,  c'est  à  ce  grand ,  que  j'ose  encore  appliquer  les  paroles  sui- 
vantes :  Hic  major  est  in  regno  cœlorum.  Un  grand  sur  la  terre,  sanctifié 
de  la  sorte,  est  non-seulement  grand,  mais  le  plus  grand,  dans  le  royaume 
du  ciel. 

C'est  donc  ainsi  que  le  Sauveur  du  monde  attire  à  son  berceau  des  grands 
et  des  riches ,  aussi  bien  que  des  pauvres  et  des  petits  :  et  quels  sont-ils  , 
encore  une  fois  ,  ces  grands,  ces  riches ,  ou  quels  doivent-ils  être?  Jugeons- 
en  toujours  par  l'exemple  des  mages,  si  propre  au  lieu  où  je  parle,  et  dont 
le  rapport  est  si  étroit  avec  le  mystère  que  je  prêche.  Ah  !  Chrétiens ,  ce 
sont  des  grands  qui  semblent  n'être  grands  que  pour  faire  paraître  dans 
leur  conduite  une  humilité  plus  profonde ,  une  obéissance  plus  prompte , 
une  soumission  aux  ordres  du  ciel  plus  entière,  en  suivant  l'étoile  du  Dieu 
humilié  qui  les  appelle  à  lui  ;  et  voilà  les  grands  à  qui  le  Dieu  des  humbles 
se  fait  connaître  aussi  bien  qu'aux  petits  ;  parce  qu'ils  lui  ressemblent  aussi 
bien  et  même  encore  plus  que  les  petits  ;  ce  sont  des  riches  qui ,  bien  loin 
de  mettre  leur  cœur  dans  leurs  richesses ,  mettent  leurs  richesses  aux  pieds 
de  l'Agneau ,  et  se  font  un  mérite  d'y  renoncer  ;  et  voilà  les  riches  que  le 
Dieu  des  pauvres  ne  dédaigne  pas,  parce  que  souvent,  jusqu'au  milieu  de 
leurs  richesses ,  il  les  trouve  plus  pauvres  de  cœur  que  les  pauvres  mêmes. 
Or ,  n'est-ce  pas  de  quoi  vous  devez  bénir  mille  fois  le  ciel  :  je  dis  vous , 
qui ,  dans  votre  élévation ,  dans  votre  fortune ,  pouvez  avoir  part  aux 
mêmes  avantages  :  et  si  vous  prenez  bien  l'esprit  de  votre  religion ,  n'avez- 
vous  pas  de  quoi  rendre  à  Dieu  d'éternelles  actions  de  grâces,  lorsqu'il  vous 
donne  tant  de  facilité  à  vous  sanctifier  jusque  dans  les  conditions  qui  par 
elles-mêmes  semblent  les  plus  opposées  à  la  sainteté  ? 

Je  vais  encore  plus  loin  ;  car,  quelque  dangereuse  que  soit  la  grandeur 
du  monde,  quelque  réprouvées  que  soient  les  richesses  du  monde,  j'avance 
une  troisième  proposition  non  moins  incontestable  :  savoir ,  qu'il  ne  tient 
qu'à  vous  de  vous  en  servir  pour  rendre  à  Jésus-Christ  naissant  l'hommage 
et  le  culte  particulier  qu'il  attend  de  vous;  et  voici  de  quelle  manière  j'en- 
tends la  chose.  C'est  qu'en  qualité  de  Dieu  humble,  il  veut  être  honoré  et 
glorifié  ;  et  qu'en  qualité  de  Dieu  pauvre ,  il  veut  être  assisté  et  soulagé  : 
voilà  le  double  tribut  qu'il  exige  de  vous,  et  ce  qui  fait  la  bénédiction  de 
votre  état  :  pouvoir  consacrer  à  Jésus-Christ  ce  qui  était  autrement  la  cause 
fatale  de  votre  damnation  et  de  votre  perte.  Quels  trésors  de  grâces  pour 
vous ,  si  vous  les  savez  recueillir  !  Je  m'explique. 

Comme  Dieu  humble,  il  veut  être  honoré  et  glorifié  :  c'est  pour  cela 
qu'au  milieu  de  la  gentilité,  il  va  chercher  des  adorateurs  ;  et  quels  ado- 
rateurs? des  hommes  distingués  parleurs  dignités,  qui ,  prosternés  devant 
sa  crèche  et  anéantis  en  sa  présence ,  lui  font  plus  d'honneur  et  lui  pro- 
curent plus  de  gloire  que  les  bergers  de  la  Judée  avec  toute  leur  ferveur  et 
tout  leur  zèle.  En  effet ,  rien  ne  l'honore  plus,  ni  ne  lui  doit  être  plus  glo- 

1  Malth.,  18. 


SUR    LA    NATIVITÉ    DE    JESUS-CHRIST.  223 

vieux ,  que  les  hommages  des  grands  :  or  ,  de  quel  autre  que  de  vous-mêmes 
dépend-il  de  lui  donner  cette  gloire  dont  il  est  jaloux  ?  Pourquoi  dans  le 
monde  avez-vous  de  l'autorité?  pourquoi  Dieu  vous  a-t-il  fait  ce  que  vous 
êtes?  que  ne  pouvez-vous  pas  pour  lui?  et  en  comparaison  de  ce  que  vous 
pouvez,  que  fait  le  reste  du  monde?  c'est  par  vous  que  la  religion  de  ce 
Dieu-Homme  devient  vénérable  ;  c'est  par  vous  que  son  culte  s'établit  plus 
promptement,  plus  solidement,  plus  universellement,  et  c'est  votre  exemple 
qui  l'autorise.  Quel  usage  pouvez-vous  faire  de  votre  puissance  ,  plus  digne 
ou  aussi  digne  de  vous  que  celui-là?  et  que  vous  en  coûte-t-il  pour  le  faire, 
sinon  de  le  vouloir?  C'est  par  là  que  vous  devez  estimer  vos  conditions; 
c'est  dans  cette  vue  seule  qu'il  vous  est  permis  de  les  aimer  et  de  vous  y 
plaire  ;  hors  de  là  ,  elles  vous  doivent  faire  gémir  :  mais  votre  consolation 
doit  être  de  penser  que,  par  elles ,  il  vous  est  aisé  de  relever  la  grandeur, 
et  de  porter  plus  hautement  que  les  autres  les  intérêts  d'un  Dieu  qui  s'est 
tant  abaissé. 

Achevons.  Comme  Dieu  pauvre,  il  veut  être  soulagé  et  assisté,  non  plus 
dans  lui-même ,  mais  dans  ses  membres ,  qui  sont  les  pauvres  ;  car  je  ne 
m'acquitterais  pas  pleinement  de  mon  ministère,  si  j'oubliais  aujourd'hui 
les  membres  de  Jésus-Christ.  Pour  peu  que  vous  soyez  chrétiens,  vous  por- 
tez une  sainte  envie  à  ces  bienheureux  mages  qui ,  venus  des  extrémités  de 
l'Orient,  ne  parurent  point  les  mains  vides  devant  ce  Sauveur,  mais  lui 
offrirent  des  présents  qu'il  accepta  et  qu'il  agréa.  Et  moi ,  je  vous  dis  qu'il 
veut  recevoir  de  votre  main  les  mêmes  offrandes  ;  je  vous  dis  que ,  sans  le 
chercher  si  loin,  vous  le  trouvez  au  milieu  de  vous,  parce  qu'il  y  est  en 
effet,  et  qu'il  y  est  dans  des  lieux,  dans  des  états  où  il  n'a  pas  moins  à 
souffrir  et  où  il  n'est  pas  moins  abandonné  que  dans  Tétable  de  Bethléem  ; 
je  vous  dis  que  ces  pauvres  qui  vous  environnent  et  que  vous  voyez ,  mais 
encore  bien  plus  ceux  que  vous  ne  voyez  pas  et  qui  ne  peuvent  vous  ap- 
procher ,  sont  à  votre  égard  ce  Jésus-Christ  même  à  qui  les  mages ,  à  qui  les 
bergers  présentèrent,  les  uns  de  l'or  et  de  l'encens,  et  les  autres  des  fruits  de 
leurs  campagnes  ;  qu'il  est  de  la  foi  que  ce  que  vous  donnez  aux  pauvres , 
vous  le  donnez  à  Jésus-Christ,  et  j'ose  dire  avec  plus  de  mérite,  lorsqu'il 
passe  par  les  mains  des  pauvres ,  que  si  vous  le  portiez  immédiatement 
vous-mêmes  dans  les  mains  de  Jésus-Christ.  Dès  là,  et  quel  fonds  de  con- 
fiance! dès  là,  dis-je  ,  vos  richesses,  obstacles  si  dangereux  pour  le  salut, 
dans  l'ordre  même  du  salut  n'ont  plus  rien  que  d'innocent ,  que  de  salu- 
taire pour  vous  ;  dès  là  elles  n'ont  plus  ce  caractère  de  réprobation  que 
T Écriture  leur  attribue  ;  dès  là  elles  ne  choquent  plus  la  pauvreté  de  Jésus- 
Christ,  puisqu'elles  sont  au  contraire  le  supplément  et  le  soutien  de  la  pau- 
vreté que  Jésus-Christ  a  choisie ,  puisque  Jésus-Christ  entre  dans  une  sainte 
communauté  avec  vous,  et  qu'il  s'enrichit  de  vos  biens,  comme  il  vous 
fait  participer  à  ses  mérites  ;  dès  là ,  sanctifiées  par  ce  partage ,  elles  chan- 
gent pour  ainsi  dire  de  nature,  et  de  trésors  d'iniquité  qu'elles  étaient, 
elles  deviennent  la  précieuse  matière  de  la  plus  excellente  des  vertus ,  qui 
est  la  charité  ;  dès  là,  ces  terribles  anathèmes  que  le  Fils  de  Dieu,  dans 
l'Évangile,  fulminait  contre  les  riches,  ne  tombent  plus  sur  vous  :  pour- 


2$4  SUR    LA   NATIVITÉ    DE    JKSL'S-CHRIST. 

quoi  ?  parce  que  Jésus-Christ,  dit  saint  Chrysostomc  ,  est  trop  juste  et  trop 
fidèle  pour  donner  sa  malédiction  à  des  richesses  qui  lui  sont  consacrées, 
et  qu'il  vous  demande  lui-même.  Heureux,  s'écriait  le  Prophète  royal, 
celui  qui  comprend  le  mystère  de  l'indigent  et  du  pauvre  !  et  je  le  dis  avec 
plus  de  sujet  que  lui  ;  car  c'est  surtout  pour  un  chrétien  que  le  pauvre  est 
un  mystère  de  foi.  Mais,  remontant  au  principe,  j'ajoute  :  Heureux 
celui  qui  comprend  le  mystère  d'un  Dieu  pauvre  et  d'un  Dieu  humilié  ! 
Beatus  qui  intelligit i  ! 

Parce  qu'il  s'est  humilié,  dit  saint  Paul,  Dieu  a  voulu,  pour  l'élever, 
qu'à  son  seul  nom  toute  la  terre  fléchît  le  genou  ;  et  c'est  dans  les  cours 
des  princes  que  la  prédiction  de  saint  Paul  se  vérifie  plus  authentiquement, 
puisque  les  puissances  du  monde  que  nous  y  révérons  ont  une  grâce  parti- 
culière pour  honorer  cet  Homme-Dieu  ,  qui  s'est  anéanti  pour  nous.  C'est 
par  là  que  ce  Dieu  Sauveur,  comme  dit  saint  Chrysostome  ,  est  dédom- 
magé des  humiliations  de  sa  naissance.  Je  sais,  et  il  est  vrai  que,  dès  sa 
naissance  même,  il  nous  est  représenté  dans  l'Évangile,  persécuté  par  Hé- 
rodeet  ohéissantà  Auguste  :  voilà  par  où  notre  religion  a  commencé.  Mais, 
grâce  à  la  Providence,  le  monde  a  hien  changé  de  face  :  car,  pour  ma 
consolation,  je  vois  aujourd'hui  le  plus  grand  des  rois  obéissant  à  Jésus- 
Christ,  et  employant  tout  son  pouvoir  à  faire  régner  Jésus-Christ  ;  et  voilà 
ce  que  j'appelle ,  non  pas  le  progrès ,  mais  le  couronnement  de  la  gloire  de 
notre  religion. 

Pour  cela ,  Sire ,  il  fallait  un  monarque  aussi  puissant  et  aussi  absolu  que 
vous.  Comme  jamais  prince  n'a  eu  l'avantage  d'être  si  bien  obéi  ni  si  bien 
servi  que  Votre  Majesté  ,  aussi  jamais  prince  n'a-t-il  reçu  du  ciel  tant  de 
talents  et  tant  de  grâces  pour  faire  servir  et  obéir  Dieu  dans  son  état.  Votre 
bonheur,  Sire,  est  de  ne  l'avoir  jamais  entrepris  qu'avec  des  succès  visi- 
bles ;  et  le  mien ,  dans  la  place  que  j'occupe  depuis  si  longtemps ,  est  d'a- 
voir toujours  eu  de  nouveaux  sujets  pour  vous  en  féliciter.  C'est  ce  qui  a 
attiré  sur  votre  personne  sacrée  ces  bénédictions  abondantes,  que  nous 
regardons  comme  les  prodiges  de  notre  siècle.  On  vous  vante  le  règne 
d'Auguste ,  sous  lequel  Jésus-Christ  est  né ,  comme  un  règne  florissant  :  et 
moi ,  dans  le  parallèle  qu'il  me  serait  aisé  d'en  faire  ici ,  je  ne  trouve  rien 
que  je  puisse  comparer  au  règne  de  Votre  Majesté.  On  attribue  les  prospé- 
rités dont  Dieu  vous  a  comblé  aux  vertus  royales  et  aux  qualités  héroïques 
qui  vous  ont  si  hautement  distingué  entre  tous  les  monarques  de  l'Europe  ; 
et  moi ,  portant  plus  loin  mes  vues,  je  regarde  ces  prospérités  comme  les 
récompenses  éclatantes  du  zèle  de  Votre  Majesté  pour  la  vraie  religion  ;  de 
son  application  constante  à  maintenir  l'intégrité  et  la  pureté  de  la  foi  ;  de 
sa  fermeté  et  de  sa  force  à  réprimer  l'hérésie,  à  exterminer  l'erreur,  à  abo- 
lir le  schisme ,  à  rétablir  l'unité  du  culte  de  Dieu.  Pouvicz-vous,  Sire,  nous 
en  convaincre ,  et  en  convaincre  toute  l'Europe  par  une  plus  illustre  preuve, 
que  par  le  plus  solennel  de  tous  les  traités ,  glorieux  monument  de  votre 
piété?  Pour  donner  la  paix  au  monde  chrétien,  Votre  Majesté  a  sacrifié 
sans  peine  ses  intérêts  ;  mais  a-t-elle  sacrifié  les  intérêts  de  Dieu  ?  Touchée 

»  Psalm.  40. 


SUR    LA    NATIVITÉ    DE    JËSUS-8HRIST.  225 

en  faveur  de  son  peuple  ,  elle  a  bien  voulu,  pour  terminer  une  guerre  qui 
n'était  pour  elle  qu'une  suite  de  conquêtes,  se  relâcher  de  ses  droits;  mais 
a-t-on  pu  obtenir  d'elle  qu'elle  se  relâchât  en  rien  de  ce  que  son  zèle  pour 
Dieu  lui  avait  fait  aussi  saintement  entreprendre  que  généreusement  exé- 
cuter? Malgré  les  négociations  infinies  de  tant  de  nations  assemblées  ,  mal- 
gré tous  les  efforts  de  la  politique  mondaine,  votre  zèle,  Sire,  pour  la  foi 
catholique  a  triomphé;  votre  grand  ouvrage  de  l'extinction  et  de  l'abolition 
du  schisme  a  subsisté,  ou  plutôt  il  est  affermi.  A  cette  condition,  Votre 
Majesté,  sur  toute  autre  chose,  s'est  rendue  facile  et  traitable  :  mais  sur  le 
point  de  la  religion ,  elle  s'est  montrée  inflexible  ;  et  par  là  l'hérésie  a  dés- 
espéré de  trouver  jamais  grâce  devant  ses  yeux.  Or,  c'est  pour  cela,  Sei- 
gneur, puis-je  dire  à  Dieu,  que  vous  ajouterez  jour  sur  jour  à  la  vie  de  ce 
grand  roi  :  Dies  super  dies  régis  adjicies  * ,  et  que  vous  prolongerez  ses 
années  de  génération  en  génération  :  Et  annos  ejus  usque  in  diem  géné- 
râtionis  et  generationis  2. 

Mais  je  n'en  suis  pas  réduit,  Sire ,  à  former  là-dessus  de  simples  vœux. 
Dès  maintenant  mes  vœux  sont  accomplis,   et  la  prière  que  j'en  ai  faite 
cent  fois  à  Dieu,  sans  préjudice  de  l'avenir,  me  parait  déjà  exaucée.  Car, 
depuis  l'établissement  de  la  monarchie  ,  aucun  de  nos  rois  a-t-il  régné ,  et 
si  longtemps ,  et  si  heureusement ,  et  si  glorieusement  que  Votre  Majesté  ? 
Et  pour  le  bonheur  de  la  France,  non-seulement  Votre  Majesté  règne 
encore,  mais  nous  avons  des  gages  solides,  et  presque  des  assurances, 
qu'elle  régnera  jusqu'à  l'accomplissement  le  plus  parfait  qu'ait  eu  jamais 
pour  un  roi  cette  sainte  prière  :   Dies  super  dies  régis  adjicies.  Depuis 
l'établissement  de  la  monarchie ,  aucun  de  nos  rois  a-t-il  vu  dans  son  au- 
guste famille  autant  de  degrés  de  générations  et  d'alliances,  que  Votre 
Majesté  en  voit  aujourd'hui  dans  la  sienne?  Et  sans  être  ni  oracle ,  ni  pro- 
phète, j'ose  prédire  avec  confiance  à  Votre  Majesté ,  du  moins  j'ose  espérer 
pour  elle ,  qu'elle  n'en  demeurera  pas  là  ;  mais  qu'un  jour  elle  verra  les 
fruits  de  cet  heureux  mariage  qu'elle  vient  de  faire,  et  qui  étendra  ses  an- 
nées à  une  nouvelle  génération  :  Et  annos  ejus  usque  in  diem  generatio- 
nis et  generationis.  Après  tant  de  glorieux  travaux ,  voilà,  Sire,  les  béné- 
dictions de  douceur  dont  vous  allez  désormais  jouir ,  et  que  Dieu  vous  pré- 
parait :  une  profonde  paix  dans  votre  état,  un  peuple  fidèle  et  dévoué  à 
toutes  vos  volontés ,  une  cour  tranquille  et  soumise ,  attentive  à  vous  ren- 
dre ses  hommages  et  à  mériter  vos  grâces  ;  la  famille  royale  dans  une  union 
qui  n'a  peut-être  point  d'exemple,  et  que  rien  n'est  capable  d'altérer;  un 
fils,  digne  héritier  de  votre  trône,  et  qui  n'eut  jamais  d'autre  passion  que 
de  vous  plaire  ;  un  petit-fils  formé  par  vous  ,  et  déjà  établi  par  vous  ;  une 
princesse,  son  épouse,  votre  consolation  et  votre  joie;  déjeunes  princes 
dont  vous  devez  tout  vous  promettre,  et  qui  déjà  répondent  parfaitement 
aux  espérances  que  vous  en  avez  conçues.  Voilà,  dis-je,  les  dons  de  Dieu 
qui  vous  étaient  réservés  :   Ecce  sic  benedicetur  homo  qui  timet  Domi- 
num  3;  c'est  ainsi,  concluait  David,  que  sera  béni  l'homme  qui  craint  le 
Seigneur;  et  c'est  ainsi  qu'est  bénie  Votre  Majesté. 

'  Psalm.  GO.  —  '  Ibid.  —  3  Ibid,,  127. 

T.    I.  lo 


226  SUR    LA   NATIVITÉ    DE    JESUS-CHRIST. 

Mais  encore  une  fois,  ô  mon  Dieu ,  c'est  pour  cela  même  que  vous  mul- 
tiplierez les  jours  de  cet  auguste  monarque,  et  que  vous  le  conserverez,  non- 
seulement  pour  nous ,  mais  pour  vous-même  ;  car  ,  avec  une  âme  aussi 
grande ,  avec  une  religion  aussi  pure ,  avec  une  sagesse  aussi  éclairée,  avec 
une  autorité  aussi  absolue  que  la  sienne ,  que  ne  fera-t-il  pas  pour  vous, 
après  ce  que  vous  avez  fait  pour  lui;  et  par  quels  retours  ne  reconnaîtra-t-il 
pas  les  grâces  immenses  que  vous  avez  versées ,  et  que  vous  versez  encore 
tous  les  jours  sur  lui  ?  Qu'il  me  soit  donc  permis  ,  Seigneur,  de  finir  ici 
en  le  félicitant  de  votre  protection  divine ,  et  en  lui  disant  à  lui-même  ce 
qu'un  de  vos  prophètes  dit  à  un  prince  bien  moins  digne  d'un  tel  souhait  : 
Rex,  in  œternum  vive  1  :  Vivez,  Sire,  vivez  sous  cette  main  de  Dieu  bien- 
faisante et  toute-puissante,  qui  ne  vous  a  jamais  manqué,  et  qui  ne  vous 
manquera  jamais.  Vivez  pour  la  consolation  de  vos  sujets ,  et  pour  mettre 
le  comble  à  votre  gloire  :  ou  plutôt ,  puisque  vous  êtes  l'homme  de  la  droite 
de  Dieu ,  vivez ,  Sire ,  pour  la  gloire  et  pour  les  intérêts  de  Dieu.  .  Vivez 
pour  faire  connaître,  adorer  et  servir  Dieu;  vivez  pour  consommer  ce 
grand  dessein  de  la  réunion  de  l'Église  de  Dieu  ;  vivez  pour  la  destruction 
de  F  iniquité,  de  l'erreur,  du  libertinage,  qui  sont  les  ennemis  de  Dieu; 
vivez  en  roi  chrétien ,  et  vous  mériterez  par  là  le  salut  éternel  qu'un  Dieu 
Sauveur  vient  annoncer  au  monde,  et  qui  est  la  récompense  des  élus,  que 
je  vous  souhaite  ,  etc. 

»  Dan.,  I. 


FIN   DE   L  AVENT. 


SERMON  POUR  LE  MERCREDI  DES  GENDRES. 


SUR  LA  PENSEE  DE  LA  MOÎIT. 

Mémento,  iwmo,  quia  pulvis  es,  et  in pulverem  rcvertcr.'s. 

Souvenez-vous,  homme  ,  que  vous  êtes  poussière,  et  que  vous  retournerez  en  poussière. 
Ce  sont  les  paroles  de  V Eglise  dans  la  cérémonie  de  ce  jour. 

Il  serait  difficile  de  ne  s'en  pas  souvenir ,  Chrétiens ,  lorsque  la  Provi- 
dence nous  en  donne  une  preuve  si  récente ,  mais  si  douloureuse  pour  nous 
et  si  sensible.  Cette  église  où  nous  sommes-  assemblés ,  et  que  nous  vîmes 
il  n'y  a  que  trois  jours  occupée  à  pleurer  la  perte  de  son  aimable  prélat i , 
et  à  lui  rendre  les  devoirs  funèbres,  nous  prêche  bien  mieux  par  son  .deuil 
cette  vérité,  que  je  ne  le  puis  faire  par  toutes  mes  paroles.  Elle  regrette  un 
pasteur  qu'elle  avait  reçu  du  ciel  comme  un  don  précieux ,  mais  que  la 
mort ,  par  une  loi  commune  à  tous  les  hommes ,  vient  de  lui  ravir.  Ni  la 
noblesse  du  sang,  ni  l'éclat  de  la  dignité,  ni  la  sainteté  du  caractère,  ni  la 
force  de  l'esprit,  ni  les  qualités  du  cœur,  d'un  cœur  bienfaisant ,  droit,  re- 
ligieux, ennemi  de  l'artifice  et  du  mensonge,  rien  ne  l'a  pu  garantir  du 
coup  atai  qui  nous  l'a  enlevé ,  et  qui ,  du  siège  le  plus  distingué  de  notre 
France,  l'a  fait  passer  dans  la  poussière  du  tombeau.  Vous,  Messieurs, 
qui  composez  ce  corps  vénérable  dont  il  était  le  digne  chef;  vous  qui,  par 
un  droit  naturellement  acquis,  êtes  maintenant  les  dépositaires  de  sa  puis- 
sance spirituelle ,  et  que  nous  reconnaissons  à  sa  place  comme  autant  de 
pères  et  de  pasteurs ,  vous ,  sous  l'autorité  et  avec  la  bénédiction  de  qui  je 
monte  dans  cette  chaire  pour  y  annoncer  l'Évangile,  vous  n'avez  pas  oublié, 
et  jamais  oublierez-vous  les  témoignages  de  bonté,  d'estime,  de  confiance 
que  vous  donna  jusques  à  son  dernier  soupir  cet  illustre  mort,  et  qui  redou- 
blent d'autant  plus  votre  douleur,  qu'ils  vous  font  mieux  sentir  ce  que 
vous  avez  perdu,  et  qu'ils  vous  rendent  sa  mémoire  plus  chère? 

Cependant,  après  nous  être  acquittés  de  ce  qu'exigeaient  de  nous  la 
piété  et  la  reconnaissance,  il  est  juste,  mes  chers  auditeurs,  que  nous  fas- 
sions un  retour  sur  nous-mêmes  ;  et  que  ,  pour  profiter  d'une  mort  si  chré- 
tienne et  si  sainte,  nous  joignions  la  cendre  de  son  tombeau  à  celle  que 
nous  présente  aujourd'hui  l'Église,  et  nous  tirions  de  l'une  et  de  l'autre 
une  importante  instruction.  Car  telle  est  notre  destinée  temporelle.  Voilà 
le  terme  où  doivent  aboutir  tous  les  desseins  des  hommes  et  toutes  les  gran- 
deurs du  monde  ;  voilà  l'unique  et  la  solide  pensée  qui  doit  partout  et  en 

1  M.  de  Péréfixe,  archevêque  de  Paris. 


228  SUIt    LA    PENSÉE    DE    LA    MORT. 

tout  temps  nous  occuper  :  Mémento,  homo,  quia  pulvis  es,  et  inpulvc- 
rem  reverteris  :  Souvenez-vous,  qui  que  vous  soyez,  riches  ou  pauvres, 
grands  ou  petits ,  monarques  ou  sujets  ;  en  un  mot ,  hommes ,  tous  en 
général,  chacun  en  particulier,  souvenez-vous  que  vous  n'êtes  que  poudre, 
et  que  vous  retournerez  en  poudre.  Ce  souvenir  ne  vous  plaira  pas  ;  cette 
pensée  vous  blessera ,  vous  troublera ,  vous  affligera  :  mais  en  vous  bles- 
sant ,  elle  vous  guérira  ;  en  vous  troublant  et  en  vous  affligeant ,  elle  vous 
sera  salutaire;  et  peut-être,  comme  salutaire,  vous  deviendra-t-elle  enfin, 
non-seulement  supportable ,  mais  consolante  et  agréable.  Quoi  qu'il  en 
soit ,  je  veux  vous  en  faire  voir  les  avantages ,  et  c'est  par  là  que  je  com- 
mence le  cours  de  mes  prédications. 

Divin  Esprit,  vous  qui  d'un  charbon  de  feu  purifiâtes  les  lèvres  du  Pro- 
phète, et  les  fites  servir  d'organe  à  votre  adorable  parole,  purifiez  ma 
langue ,  et  faites  que  je  puisse  dignement  remplir  le  saint  ministère  que 
vous  m'avez  confié.  Éloignez  de  moi  tout  ce  qui  n'est  pas  de  vous.  Ne 
m'inspirez  point  d'autres  pensées  que  celles  qui  sont  propres  à  toucher ,  à 
persuader ,  à  convertir.  Donnez-moi ,  comme  à  l'Apôtre  des  nations ,  non 
pas  une  éloquence  vaine,  qui  n'a  pour  but  que  de  contenter  la  curiosité 
des  hommes  ;  mais  une  éloquence  chrétienne ,  qui ,  tirant  toute  sa  vertu 
de  votre  Évangile ,  a  la  force  de  remuer  les  consciences ,  de  sanctifier  les 
âmes,  de  gagner  les  pécheurs,  et  de  les  soumettre  à  l'empire  de  votre  loi. 
Préparez  les  esprits  de  mes  auditeurs  à  recevoir  les  saintes  lumières  qu'il 
vous  plaira  de  me  communiquer  ;  et  comme  en  leur  parlant  je  ne  dois 
point  avoir  d'autre  vue  que  leur  salut,  faites  qu'ils  m'écoutent  avec  un  désir 
sincère  de  ce  salut  éternel  que  je  leur  prêche ,  puisque  c'est  l'essentielle 
disposition  à  toutes  les  grâces  qu'ils  doivent  attendre  de  vous.  C'est  ce  que 
je  vous  demande,  Seigneur ,  et  pour  eux  et  pour  moi,  par  l'intercession  de 
Marie,  à  qui  j'adresse  la  prière  ordinaire.  Ave,  Maria. 

C'est  un  principe  dont  les  sages  mêmes  du  paganisme  sont  convenus, 
que  la  grande  science  ou  la  grande  étude  de  la  vie  est  la  science  ou  l'étude 
de  la  mort  ;  et  qu'il  est  impossible  à  l'homme  de  vivre  dans  l'ordre  et  de 
se  maintenir  dans  une  vertu  solide  et  constante,  s'il  ne  pense  souvent  qu'il 
doit  mourir.  Or,  je  trouve  que  toute  notre  vie,  ou  pour  mieux  dire  tout  ce 
qui  peut  être  perfectionné  dans  notre  vie ,  et  par  la  raison  et  par  la  foi ,  se 
rapporte  à  trois  choses  :  à  nos  passions ,  à  nos  délibérations,  et  à  nos  actions. 
Je  m'explique.  Nous  avons  dans  le  cours  de  la  vie  des  passions  à  ménager, 
nous  avons  des  conseils  à  prendre  ,  et  nous  avons  des  devoirs  à  accomplir. 
En  cela ,  pour  me  servir  du  terme  de  l'Écriture ,  consiste  tout  l'homme  ; 
tout  l'homme,  dis-je  raisonnable  et  chrétien  :  Hoc  est  enim  omnishomo  i. 
Des  passions  à  ménager,  en  réprimant  leurs  saillies  et  en  modérant  leurs 
violences  :  des  conseils  à  prendre ,  en  se  préservant ,  et  des  erreurs  qui  les 
accompagnent,  et  des  repentirs  qui  les  suivent  :  des  devoirs  à  accomplir, 
et  dont  la  pratique  doit  être  prompte  et  fervente.  Or,  pour  tout  cela,  Chré- 
tiens, je  prétends  que  la  pensée  de  la  mort  nous  suffit,  et  j'avance  trois 

1  Ferles.,  12. 


SUR    LA    PENSÉE    DE    LA    MORT.  229 

propositions  que  je  vous  prie  de  bien  comprendre ,  parce  qu'elles  vont  faire 
le  partage  de  ce  discours.  Je  dis  que  la  pensée  de  la  mort  est  le  remède  le 
plus  souverain  pour  amortir  le  feu  de  nos  passions  ;  c'est  la  première  partie. 
Je  dis  que  la  pensée  de  la  mort  est  la  règle  la  plus  infaillible  pour  conclure 
sûrement  dans  nos  délibérations;  c'est  la  seconde.  Enfin,  je  dis  que  la  pen- 
sée de  la  mort  est  le  moyen  le  plus  efficace  pour  nous  inspirer  une  sainte 
ferveur  dans  nos  actions;  c'est  la  dernière.  Trois  vérités  dont  je  veux  vous 
convaincre,  en  vous  faisant  sentir  toute  la  force  de  ces  paroles  de  mon 
texte  :  Mémento,  homo ,  quiapulvis  es,  et  in  pulverem  reverteris.  Vos 
passions  vous  emportent ,  et  souvent  il  vous  semble  que  vous  n'êtes  pas 
maîtres  de  votre  ambition  et  de  votre  cupidité  :  Mémento,  souvenez-vous, 
et  pensez  ce  que  c'est  que  l'ambition  et  la  cupidité  d'un  homme  qui  doit 
mourir.  Vous  délibérez  sur  une  matière  importante  ,  et  vous  ne  savez  à 
quoi  vous  résoudre  :  Mémento,  souvenez-vous,  et  pensez  quelle  résolution 
il  convient  de  prendre  à  un  homme  qui  doit  mourir.  Les  exercices  de  la 
religion  vous  fatiguent  et  vous  lassent,  et  vous  vous  acquittez  négligem- 
ment de  vos  devoirs  :  Mémento,  souvenez-vous,  et  pensez  comment  il 
importe  de  les  observer  à  un  homme  qui  doit  mourir.  Tel  est  l'usage  que 
nous  devons  faire  de  la  pensée  de  la  mort ,  et  c'est  aussi  tout  le  sujet  de 
votre  attention. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

Pour  amortir  le  feu  de  nos  passions ,  il  faut  commencer  par  les  bien 
connaître  ;  et  pour  les  connaître  parfaitement ,  dit  saint  Chrysostome ,  il 
suffit  de  bien  comprendre  trois  choses  :  savoir,  que  nos  passions  sont 
vaines  ,.que  nos  passions  sont  insatiables,  et  que  nos  passions  sont  injustes. 
Qu'  elles  sont  vaines ,  par  rapport  aux  objets  à  quoi  elles  s'attachent  ; 
qu'elles  sont  insatiables  et  sans  bornes ,  et  par  là  incapables  d'être  jamais 
satisfaites  et  de  nous  satisfaire  nous-mêmes;  enfin,  qu'elles  sont  injustes 
dans  les  sentiments  présomptueux  qu'elles  nous  inspirent,  lorsque,  aveu- 
glés et  enflés  d'orgueil ,  nous  prétendons  nous  distinguer ,  en  nous  élevant 
au-dessus  des  autres.  Voilà  en  quoi  saint  Chrysostome  a  fait  particulière- 
ment consister  le  désordre  des  passions  humaines.  Il  nous  fallait  donc, 
pour  en  réprimer  les  saillies  et  les  mouvements  déréglés,  quelque  chose 
qui  nous  en  découvrît  sensiblement  la  vanité  ;  qui ,  les  soumettant  à  la  loi 
d'une  nécessité  souveraine,  les  bornât  dans  nous  malgré  nous;  et  qui, 
faisant  cesser  toute  distinction  ,  les  réduisît  au  grand  principe  de  la  mo- 
destie; c'est-à-dire  à  l'égalité  que  Dieu  a  mise  entre  tous  les  hommes,  et 
nous  obligeât ,  qui  que  nous  soyons ,  à  nous  rendre  au  moins  justice,  et  à 
rendre  aux  autres  sans  peine  les  devoirs  de  la  charité.  Or,  ce  sont,  mes 
chers  auditeurs,  les  merveilleux  effets  que  produit  infailliblement,  dans 
les  âmes  touchées  de  Dieu ,  le  souvenir  et  la  pensée  de  la  mort.  Ecoutez- 
moi,  et  ne  perdez  rien  d'une  instruction  si  édifiante. - 

Nos  passions  sont  vaines  ;  et  pour  nous  en  convaincre ,  il  ne  s'agit  que 
de  nous  former  une  juste  idée  de  la  vanité  des  objets  auxquels  elle  s'attache  ; 
cela  seul  doit  éteindre  dans  nos  cœurs  ce  feu  de  la  concupiscence  qu'elles 


230  SUR   LA    PENSÉE    DE    LA    MORT. 

y  allument ,  et  c'est  l'importante  leçon  que  nous  fait  le  Saint-Esprit  dans 
le  livre  de  la  Sagesse.  Car  avouons-le,  Chrétiens,  quoique  à  notre  honte  : 
tandis  que  les  biens  de  la  terre  nous  paraissent  grands ,  et  que  nous  les 
supposons  grands ,  il  nous  est  comme  impossible  de  ne  les  pas  aimer ,  et 
en  les  aimant  de  n'en  pas  faire  le  sujet  de  nos  plus  ardentes  passions. 
Quelque  raison  qui  s'y  oppose ,  quelque  loi  qui  nous  le  défende ,  quelque 
vue  de  conscience  et  de  religion  qui  nous  en  détourne,  la  cupidité  l'em- 
porte ;  et ,  préoccupés  de  l'apparence  spécieuse  du  bien  qui  nous  flatte  et 
qui  nous  séduit,  nous  fermons  les  yeux  à  toute  autre  considération,  pour 
suivre  uniquement  l'attrait  et  le  charme  de  notre  illusion.  Si  nous  ré- 
sistons quelquefois ,  et  si ,  pour  obéir  à  Dieu ,  nous  remportons  sur  nous 
quelque  victoire,  cette  victoire,  par  la  violence  qu'elle  nous  coûte,  est  une 
victoire  forcée.  La  passion  subsiste  toujours  ,  et  l'erreur  où  nous  sommes 
que  ces  biens ,  dont  le  monde  est  idolâtre ,  sont  des  biens  solides ,  capables 
de  nous  rendre  heureux ,  nous  fait  concevoir  des  désirs  extrêmes  de  les 
acquérir ,  une  joie  immodérée  de  les  posséder ,  des  craintes  mortelles  de 
les  perdre.  Nous  nous  affligeons  d'en  avoir  peu ,  nous  nous  applaudissons 
d'en  avoir  beaucoup  ;  nous  nous  alarmons ,  nous  nous  troublons ,  nous 
nous  désespérons ,  à  mesure  que  ces  biens  nous  échappent ,  et  que  nous 
nous  en  voyons  privés.  Pourquoi?  parce  que  notre  imagination,  trompée 
et  pervertie,  nous  les  représente  comme  des  biens  réels  et  essentiels,  dont 
dépend  le  parfait  bonheur. 

Pour  nous  en  détacher ,  dit  saint  Chrysostome ,  le  moyen  sûr  et  imman- 
quable est  de  nous  en  détromper.  Car  du  moment  que  nous  en  comprenons 
la  vanité,  ce  détachement  nous  devient  facile;  il  nous  devient  même 
comme  naturel  :  ni  l'ambition,  ni  l'avarice,  si  j'ose  m'exprimer  ainsi, 
n'ont  plus  sur  nous  aucune  prise.  Bien  loin  que  nous  nous  empressions , 
pour  nous  procurer  par  des  voies  indirectes  et  illicites  les  avantages  du 
monde ,  convaincus  de  leur  peu  de  solidité  ,  à  peine  pouvons- nous  même 
gagner  sur  nous  d'avoir  une  attention  raisonnable  à  conserver  les  biens 
dont  nous  nous  trouvons  légitimement  pourvus  ;  et  cela  fondé  sur  ce  que 
les  biens  du  monde ,  supposé  cette  conviction ,  ne  nous  paraissent  presque 
plus  valoir  nos  soins,  beaucoup  moins  nos  empressements  et  nos  inquié- 
tudes. Or,  d'où  nous  vient  cette  conviction  salutaire?  Du  souvenir  de  la 
mort ,  saintement  méditée ,  et  envisagée  dans  les  principes  de  la  foi. 

Car  la  mort ,  ajoute  saint  Chrysostome ,  est  à  notre  égard  la  preuve 
palpable  et  sensible  du  néant  de  toutes  les  choses  humaines ,  pour  lesquelles 
nous  nous  passionnons.  C'est  elle  qui  nous  le  fait  connaître  :  tout  le  reste 
nous  impose  ;  la  mort  seule  est  le  miroir  fidèle  qui  nous  montre  sans  dé- 
guisement l'instabilité,  la  fragilité,  la  caducité  des  biens  de  cette  vie  ;  qui 
nous  désabuse  de  toutes  nos  erreurs ,  qui  détruit  en  nous  tous  les  enchante- 
ments de  l'amour  du  monde,  et  qui,  des  ténèbres  mêmes  du  tombeau, 
nous  fait  une  source  de  lumières ,  dont  nos  esprits  et  nos  sens  sont  égale- 
ment pénétrés  :  In  Ma  die,  dit  l'Écriture  en  parlant  des  enfants  du  siècle 
livrés  à  leurs  passions,  in  Ma  die  peribunt  omnes  cogitationes  eorum  !. 

«   Psalm,  145. 


SUR   LA    PENSÉE    DE    LA    MORT.  531 

Toutes  leurs  pensées,  à  ce  jour-là,  s'évanouiront.  Ce  jour  de  la  mort,  que 
nous  nous  figurons  plein  d'obscurité  ,  les  éclairera ,  et  dissipera  tous  les 
nuages  dont  la  vérité  jusqu'alors  avait  été  pour  eux  enveloppée.  Ils  cesse- 
ront de  croire  ce  qu'ils  avaient  toujours  cru ,  et  ils  commenceront  à  voir 
ce  qu'ils  n'avaient  jamais  vu.  Ce  qui  faisait  le  sujet  de  leur  estime  devien- 
dra le  sujet  de  leur  mépris  ;  ce  qui  leur  donnait  tant  d'admiration  les  rem- 
plira de  confusion.  En  sorte  qu'il  se  fera  dans  leur  esprit  comme  une 
révolution  générale ,  dont  ils  seront  eux-mêmes  surpris ,  saisis,  effrayés. 
Ces  idées  chimériques  qu'ils  avaient  du  monde  et  de  sa  prétendue  félicité 
s'effaceront  tout  à  coup,  et  même  s'anéantiront,  Peribunt  omnes  cogita- 
tiones  eorum.  Et  comme  leurs  passions  n'auront  point  eu  d'autre  fonde- 
ment que  leurs  pensées  ,  et  que  leurs  pensées  périront ,  selon  l'expression 
du  Prophète,  leurs  passions  périront  de  même  ;  c'est-à-dire  qu'ils  n'auront 
plus  ni  ces  entêtements  de  se  pousser ,  ni  ces  désirs  de  s'enrichir ,  parce 
qu'ils  verront  dans  un  plein  jour,  in  illâ  die  ,  la  bagatelle  ,  et ,  si  j'ose 
ainsi  parler  ,  l'extravagance  de  tout  cela.  Or  ,  que  faisons-nous  ,  quand 
nous  nous  occupons  durant  la  vie  du  souvenir  de  la  mort  ?  nous  anticipons 
ce  dernier  jour,  ce  dernier  moment  ;  et ,  sans  attendre  que  la  catastrophe 
et  le  dénoùment  des  intrigues  du  monde  nous  développe  malgré  nous  ce 
mystère  de  vanité ,  nous  nous  le  développons  à  nous-mêmes  par  de  saintes 
réflexions.  Car,  quand  je  me  propose  devant  Dieu  le  tableau  de  la  mort, 
j'y  contemple  dès  maintenant  toutes  les  choses  du  monde  dans  le  même 
point  de  vue  où  la  mort  me  les  fera  considérer;  j'en  porte  le  même  ju- 
gement que  j'en  porterai;  je  les  reconnais  méprisables,  comme  je  les 
reconnaîtrai  ;  je  me  reproche  de  m'y  être  attaché ,  comme  je  me  le  repro- 
cherai ;  je  déplore  en  cela  mon  aveuglement ,  comme  je  le  déplorerai  ;  et  de 
là  ma  passion  se  refroidit,  la  concupiscence  n'est  plus  si  vive ,  je  n'ai  plus 
que  de  l'indifférence  pour  ces  biens  passagers  et  périssables  ;  en  un  mot,  je 
meurs  à  tout  d'esprit  et  de  cœur,  parce  que  je  prévois  que  bientôt  j'y 
dois  mourir  réellement  et  par  nécessité. 

Et  voilà ,  mes  chers  auditeurs ,  le  secret  admirable  que  David  avait  trouvé 
pour  tenir  ses  passions  en  bride ,  et  pour  conserver  jusque  dans  le  centre 
du  monde ,  qui  est  la  cour ,  ce  parfait  détachement  du  monde  où  il  était 
parvenu.  Que  faisait  ce  saint  roi?  Il  se  contentait  de  demander  à  Dieu, 
comme  une  souveraine  grâce ,  qu'il  lui  fit  connaître  sa  fin  :  N.otum  fac 
mihi,  Domine,  finem  meum  l,  et  qu'il  lui  fit  même  sentir  combien  il  en 
était  proche,  afin  qu'il  sût,  mais  d'une  science  efficace  et  pratique,  le  peu 
de  temps  qu'il  lui  restait  encore  à  vivre  :  Et  numerum  dierum  meorum 
quis  est,  ut  sciam  quid  desit  mihi  2.  Il  ne  doutait  pas  que  cette  seule 
pensée ,  Il  faut  mourir ,  ne  dût  suffire  pour  éteindre  le  feu  de  ses  passions 
les  plus  ardentes.  Et  en  effet,  ajoutait-il,  vous  avez,  Seigneur,  réduit  mes 
jours  à  une  mesure  bien  courte  :  Ecce  mensurabiles  posuisti  dies  meos  3; 
et  par  là  tout  ce  que  je  suis,  et  tout  ce  que  je  puis  désirer  ou  espérer  d'être, 
n'est  qu'un  pur  néant  devant  vous:  Et  substantiel  mea  tanquam  nikilmn 
mite  te  '\  Devant  moi  ce  néant  est  quelque  chose,  et  même  toutes  choses: 

1  Psalm.  38.  —  2  Ibid.  —  3  Ibid.  —  4  Jbid. 


232  SUR    LA    PENSÉE    DE    LA    MORT. 

mais  devant  vous,  ce  que  j'appelle  toutes  choses  se  confond  et  se  perd  dans 
ce  néant  ;  et  la  mort ,  que  tout  homme  vivant  doit  regarder  comme  sa 
destinée  inévitable ,  fait  généralement  et  sans  exception  de  tous  les  biens 
qu'il  possède,  de  tous  les  plaisirs  dont  il  jouit,  de  tous  les  titres  dont  il 
se  glorifie ,  comme  un  abîme  de  vanité  :  Verumtamen  universa  vanitas 
omnis  homo  vivens  l.  L  nomme  mondain  n'en  convient  pas,  et  il  affecte 
même  de  l'ignorer  ;  mais  il  est  pourtant  vrai  que  sa  vie  n'est  qu'une  ombre, 
et  une  figure  qui  passe  :  Verumtamen  in  imagine  per transit  homo.  Il  se 
trouble ,  et ,  comme  mondain ,  il  est  dans  une  continuelle  agitation  :  mais 
il  se  trouble  inutilement ,  parce  que  c'est  pour  des  entreprises  que  la  mort 
déconcertera ,  pour  des  intrigues  que  la  mort  confondra ,  pour  des  espé- 
rances que  la  mort  renversera  :  Sed  et  frustra  conturbatur 2.  Il  se  fatigue, 
il  s'épuise  pour  amasser  et  pour  thésauriser  ;  mais  son  malheur  est  de  ne 
savoir  pas  même  pour  qui  il  amasse  ni  qui  profitera  de  ses  travaux  :  si  ce 
seront  des  enfants  ou  des  étrangers;  si  ce  seront  des  héritiers  reconnaissants 
ou  des  ingrats  ;  si  ce  seront  des  sages  ou  des  dissipateurs  :  Thesaurizot,  et 
ignorât  cui  congregabit  ea  3.  Ces  sentiments,  dont  le  Prophète  était  rem- 
pli et  vivement  touché  ,  réprimaient  en  lui  toutes  les  passions ,  et  d'un  roi 
assis  sur  le  trône  en  faisaient  un  exemple  de  modération. 

C'est  ce  que  nous  éprouvons  nous-mêmes  tous  les  jours  :  car,  disons  la 
vérité,  Chrétiens;  si  nous  ne  devions  point  mourir,  ou  si  nous  pouvions 
nous  affranchir  de  cette  dure  nécessité  qui  nous  rend  tributaires  de  la  mort , 
quelque  vaines  que  soient  nos  passions,  nous  n'en  voudrions  jamais  recon- 
naître la  vanité,  jamais  nous  ne  voudrions  renoncer  aux  objets  qui  les 
flattent,  et  qu'elles  nous  font  tant  rechercher.  On  aurait  beau  nous  faire 
là-dessus  de  longs  discours  ;  on  aurait  beau  nous  redire  tout  ce  qu'en  ont 
dit  les  philosophes  ;  on  aurait  beau  y  procéder  par  voie  de  raisonnement  et 
de  démonstration,  nous  prendrions  tout  cela  pour  des  subtilités  encore 
plus  vaines  que  la  vanité  même  dont  il  s'agirait  de  nous  persuader.  La  foi 
avec  tous  ses  motifs  n'y  ferait  plus  rien  :  dégagés  que  nous  serions  de  ce 
souvenir  de  la  mort,  qui,  comme  un  maître  sévère,  nous  retient  dans 
l'ordre,  nous  nous  ferions  un  point  de  sagesse  de  vivre  au  gré  de  nos 
désirs  ;  nous  compterions  pour  réel  et  pour  vrai  tout  ce  que  le  monde 
a  de  faux  et  de  brillant;  et  notre  raison,  prenant  parti  contre  nous- 
mêmes,  commencerait  à  s'accorder  et  à  être  d'intelligence  avec  la  pas- 
sion. 

Mais  quand  on  nous  dit  qu'il  faut  mourir,  et  quand  nous  nous  le  disons 
à  nous-mêmes,  ah!  Chrétiens,  notre  amour-propre,  tout  ingénieux  qu'il 
est,  n'a  plus  de  quoi  se  défendre.  Il  se  trouve  désarmé  par  cette  pensée,  la 
raison  prend  l'empire  sur  lui ,  et  il  se  soumet  sans  résistance  au  joug  de  la 
foi.  Pourquoi  cela?  parce  qu'il  ne  peut  plus  désavouer  sa  propre  faiblesse, 
que  la  vue  de  la  mort  non-seulement  lui  découvre,  mais  lui  fait  sentir. 
Belle  différence  que  saint  Chrysostome  a  remarquée  entre  les  autres  pen- 
sées chrétiennes ,  et  celle  de  la  mort.  Car  pourquoi ,  demande  ce  saint  doc- 
teur, la  pensée  de  la  mort  fait-elle  sur  nous  une  impression  plus  forte ,  et 

'   Psalm.  38.  —  2  Ibid.  —  3  Ibid. 


SUR    LA    PENSÉE    DE    LA    MORT.  233 

nous  fait-elle  mieux  connaître  la  vanité  des  biens  créés,  que  toutes  les 
autres  considérations?  Appliquez- vous  à  ceci.  Parce  que  toutes  les  autres 
considérations  ne  renferment  tout  au  plus  que  des  témoignages  et  des  preu- 
ves de  cette  vanité,  au  lieu  que  la  mort  est  l'essence  même  de  cette  vanité, 
ou  que  c'est  la  mort  qui  fait  cette  vanité.  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  que 
la  mort  ait  une  vertu  spéciale  pour  nous  détacher  de  tout.  Et  telle  était  l'ex- 
cellente conclusion  que  tirait  saint  Paul ,  pour  porter  les  premiers  fidèles  à 
s'affranchir  de  la  servitude  de  leurs  passions ,  et  à  vivre  dans  la  pratique 
de  ce  saint  et  bienheureux  dégagement ,  qu'il  leur  recommandait  avec  tant 
d'instance.  Car  le  temps  est  court,  leur  disait-il  :  Tempus  brève  est  *.  Et 
que  s'ensuit-il  de  là?  que  vous  devez  vous  réjouir,  comme  ne  vous  réjouis- 
sant pas  ;  que  vous  devez  posséder,  comme  ne  possédant  pas  ;  que  vous  de- 
vez user  de  ce  monde ,  comme  n'en  usant  pas  :  Reliquum  est  ut  qui  gau- 
dent,  tanquam  non  gaudentes;  et  qui  emunt ,  tanquam  non  possi dentés  ; 
et  qui  utuntur  hoc  mundo,  tanquam  non  utantur  2.  Quelle  conséquence  ! 
Elle  est  admirable,  reprend  saint  Augustin;  parce  qu'en  effet  se  réjouir  et 
devoir  mourir ,  posséder  et  devoir  mourir ,  être  honoré  et  devoir  mourir , 
c'est  comme  être  honoré  et  ne  l'être  pas,  comme  posséder  et  ne  posséder 
pas,  comme  se  réjouir  et  ne  se  réjouir  pas.  Car  ce  terme,  mourir,  est  un 
terme  de  privation  et  de  destruction  qui  abolit  tout,  qui  anéantit  tout;  qui, 
par  une  propriété  tout  opposée  à  celle  de  Dieu,  nous  fait  paraître  les  choses 
qui  sont ,  comme  si  elles  n'étaient  pas  ;  au  lieu  que  Dieu ,  selon  l'Écriture , 
appelle  celles  qui  ne  sont  pas  comme  si  elles  étaient. 

Non-seulement  nos  passions  sont  vaines  ;  mais  quoique  vaines ,  elles  sont 
insatiables  et  sans  bornes.  Car  quel  ambitieux,  entêté  de  sa  fortune  et  des 
honneurs  du  monde,  s'est  jamais  contenté  de  ce  qu'il  était?  Quel  avare, 
dans  la  poursuite  et  dans  la  recherche  des  biens  de  la  terre ,  a  jamais  dit  : 
C'est  assez?  Quel  voluptueux ,  esclave  de  ses  sens,  a  jamais  mis  de  fin  à  ses 
plaisirs?  La  nature,  dit  ingénieusement  Salvien,  s'arrête  au  nécessaire;  la 
raison  veut  l'utile  et  l'honnête;  l'amour-propre ,  l'agréable  et  le  délicieux; 
mais  la  passion,  le  superflu  et  l'excessif.  Or,  ce  superflu  est  infini;  mais 
cet  infini,  tout  infini  qu'il  est,  trouve,  si  nous  voulons,  ses  limites  et  ses 
bornes  dans  le  souvenir  de  la  mort ,  comme  il  les  trouvera  malgré  nous 
dans  la  mort  même.  Car  je  n'ai  qu'à  me  servir  aujourd'hui  des  paroles  de 
l'Eglise:  Mémento,  homo,  quia  pulvis  es.  Souvenez-vous,  homme,  que 
vous  êtes  poussière ,  et  in  pulverem  reverteris,  et  que  vous  retournerez  en 
poussière.  Je  n'ai  qu'à  l'adresser,  cet  arrêt ,  à  tout  ce  qu1  il  y  a  dans  cet  au- 
ditoire d'âmes  passionnées ,  pour  les  obliger  à  n'avoir  plus  ces  désirs  vastes 
et  sans  mesure  qui  les  tourmentent  toujours ,  et  qu'on  ne  remplit  jamais. 
Je  n'ai  qu'à  leur  faire  la  même  invitation  que  firent  les  Juifs  au  Sauveur 
du  monde,  quand  ils  le  prièrent  d'approcher  du  tombeau  de  Lazare,  et 
qu'ils  lui  dirent:  Veni,  et  vide*;  venez,  et  voyez.  Venez,  avare  :  vous 
brûlez  d'une  insatiable  cupidité ,  dont  rien  ne  peut  amortir  l'ardeur  ;  et 
parce  que  cette  cupidité  est  insatiable ,  elle  vous  fait  commettre  mille  ini- 
quités ,  elle  vous  endurcit  aux  misères  des  pauvres ,  elle  vous  jette  dans  un 

•   1  Cor.,  7.  —  2  Jbid.  —  3Joan  ,  11. 


234  SUR   LA    PENSÉE    DE    LA    MOHT. 

profond  oubli  de  votre  salut.  Considérez  bien  ce  cadavre  :  Vent,  et  vide; 
venez ,  et  voyez.  C'était  un  homme  de  fortune  comme  vous  ;  en  peu  d'années 
il  s'était  enrichi  comme  vous  ;  il  a  eu  comme  vous  la  folie  de  vouloir  lais- 
ser après  lui  une  maison  opulente  et  des  enfants  avantageusement  pourvus. 
Mais  le  voyez-vous  maintenant  ?  voyez-vous  la  nudité ,  la  pauvreté  où  la 
mort  l'a  réduit?  Où  sont  ses  revenus?  où  sont  ses  richesses?  où  sont  ses 
meubles  somptueux  et  magnifiques?  A-t-il  quelque  chose  de  plus  que  le 
dernier  des  hommes?  cinq  pieds  de  terre  et  un  suaire  qui  l'enveloppe,  mais 
qui  ne  le  garantira  pas  de  la  pourriture  :  rien  davantage,  Quest  devenu 
tout  le  reste?  Voilà  de  quoi  borner  votre  avarice  :  Vent,  et  vide;  venez, 
homme  du  monde ,  idolâtre  d'une  fausse  grandeur  :  vous  êtes  possédé  d'une 
ambition  qui  vous  dévore  ;  et  parce  que  cette  ambition  n'a  point  de  terme , 
elle  vous  ôte  tous  les  sentiments  de  la  religton ,  elle  vous  occupe ,  elle  vous 
enchante,  elle  vous  enivre.  Considérez  ce  sépulcre  :  qu'y  voyez-vous? 
C'était  un  seigneur  de  marque  comme  vous,  peut-être  plus  que  vous; 
distingué  par  sa  qualité  comme  vous,  et  en  passe  d'être  toutes  choses. 
Mais  le  reconnaissez -vous?  Voyez -vous  où  la  mort  Fa  fait  descendre? 
voyez-vous  à  quoi  elle  a  borné  ses  grandes  idées?  voyez-vous  comme  elle 
s'est  jouée  de  ses  prétentions?  c'est  de  quoi  régler  les  vôtres.  Veni,  et  vide; 
venez ,  femme  mondaine ,  venez  :  vous  avez  pour  votre  personne  des  com- 
plaisances extrêmes;  la  passion  qui  vous  domine  est  le  soin  de  votre 
beauté  ;  et  parce  que  cette  passion  est  démesurée ,  elle  vous  entretient  dans 
une  mollesse  honteuse  ;  elle  produit  en  vous  des  désirs  criminels  de  plaire , 
elle  vous  rend  complice  de  mille  péchés  et  de  mille  scandales.  Venez ,  et 
voyez  :  c'était  une  jeune  personne  aussi  bien  que  vous  ;  elle  était  l'idole 
du  monde  comme  vous,  aussi  spirituelle  que  vous,  aussi  recherchée  et 
aussi  adorée  que  vous.  Mais  la  voyez-vous  à  présent?  voyez-vous  ces  yeux 
éteints,  ce  visage  hideux  et  qui  fait  horreur?  c'est  de  quoi  réprimer  cet 
amour  infini  de  vous-même.  Veni ,  et  vide. 

Enfin  nos  passions  sont  injustes,  soit  dans  les  sentiments  qu'elles  nous 
inspirent  à  notre  propre  avantage ,  soit  dans  ceux  qu'elles  nous  font  con- 
cevoir au  désavantage  des  autres  :  mais  la  mort,  dit  le  philosophe,  nous 
réduit  aux  termes  de  l'équité,  et  par  son  souvenir  nous  oblige  à  nous 
faire  justice  à  nous-mêmes ,  et  à  la  faire  aux  autres  de  nous-mêmes  : 
Mors  sol  a  jus  œquum  est  gêner  is  humant  1.  En  elfet,  quand  nous  ne 
pensons  point  à  la  mort ,  et  que  nous  n'avons  égard,  qu'à  certaines  distinc- 
tions de  la  vie ,  elles  nous  élèvent ,  elles  nous  éblouissent ,  elles  nous  rem- 
plissent de  nous-mêmes.  On  devient  fier  et  hautain,  dédaigneux  et  mé- 
prisant, sensible  et  délicat,  envieux  et  vindicatif ,  entreprenant,  violent, 
emporté.  On  parle  avec  faste  ou  avec  aigreur,  on  se  pique  aisément,  on 
pardonne  difficilement ,  on  attaque  celui-ci ,  on  détruit  celui-là  ;  il  faut 
que  tout  nous  cède ,  et  l'on  prétend  que  tout  le  monde  aura  des  ménage- 
ments pour  nous ,  tandis  qu'on  n'en  veut  avoir  pour  personne.  N'est-ce 
pas  ce  qui  rend  quelquefois  la  domination  des  grands  si  pesante  et  si  dure? 
Mais  méditons  la  mort ,  et  bientôt  la  mort  nous  apprendra  à  nous  rendre 

1   Scnec. 


SUR   LA    PENSÉE    DE    LA    MOUT.  235 

justice,  et  à  la  rendre  aux  autres  de  nos  fiertés  et  de  nos  hauteurs,  de  nos 
dédains  et  de  nos  mépris,  de  nos  sensibilités  et  de  nos  délicatesses,  de 
nos  envies,  de  nos  vengeances,  de  nos  chagrins,  de  nos  violences,  de  nos 
emportements.  Comme  donc  il  ne  faut,  selon  l'ordre  de  la  parole  du  Dieu 
tout-puissant,  qu'un  grain  de  sable  pour  briser  les  flots  de  la  mer  :  Hic 
confringes  tumentes  fluctus  tuos  i,  il  ne  faut  que  cette  cendre  qu'on  nous 
met  sur  la  tête ,  et  qui  nous  retrace  l'idée  de  la  mort,  pour  rabattre  toutes 
les  enflures  de  notre  cœur,  pour  en  arrêter  toutes  les  fougues ,  pour  nous 
contenir  dans  l'humilité  et  dans  une  sage  modestie.  Comment  cela?  c'est 
que  la  mort  nous  remet  devant  les  yeux  la  parfaite  égalité  qu'il  y  a  entre 
tous  les  autres  hommes  et  nous.  Égalité  que  nous  oublions  si  volontiers, 
mais  dont  la  vue  nous  est  si  nécessaire ,  pour  nous  rendre  plus  équitables 
et  plus  traitables. 

Car,  quand  nous  repassons  ce  que  disait  Salomon,  et  que  nous  le  disons 
comme  lui  :  Tout  sage  et  tout  éclairé  que  je  puis  être,  je  dois  néanmoins 
mourir  comme  le  plus  insensé  :  Unus,  et  stulti ,  et  meus  occasus  erit 2; 
quand  nous  nous  appliquons  ces  paroles  du  Prophète  royal  :  Vous  êtes 
les  divinités  du  monde ,  vous  êtes  les  enfants  du  Très-Haut  ;  mais ,  fausses 
divinités ,  vous  êtes  mortelles ,  et  vous  mourrez  en  effet ,  comme  ceux  dont 
vous  voulez  recevoir  l'encens;  et  de  qui  vous  exigez  tant  d'hommages  et 
tant  d'adorations  :  DU  estis,  et  fîlii  Excehi  omnes  :  vos  autem  sicut  ho- 
mmes moriemini  3  :  quand,  selon  l'expression  de  l'Écriture,  nous  des- 
cendons encore  tout  vivants  et  en  esprit  dans  le  tombeau,  et  que  le  savant 
s'y  voit  confondu  avec  l'ignorant ,  le  noble  avec  l'artisan ,  le  plus  fameux 
conquérant  avec  le  plus  vil  esclave  :  même  terre  qui  les  couvre ,  mêmes 
ténèbres  qui  les  environnent ,  mêmes  vers  qui  les  rongent ,  même  corrup- 
tion, même  pourriture,  même  poussière  :  Parvus  et  magnus  ibi  sunt,  et 
servies  liber  a  domino  suo  4  :  quand,  dis-je,  on  vient  à  faire  ces  ré- 
flexions ,  et  à  considérer  que  ces  hommes  au-dessus  de  qui  l'on  se  place 
si  haut  dans  sa  propre  estime  ;  que  ces  hommes  à  qui  on  est  si  jaloux  de 
faire  sentir  son  pouvoir  et  sur  qui  on  veut  prendre  un  empire  si  absolu  ; 
que  ces  hommes  pour  qui  Ton  n'a  ni  compassion,  ni  charité,  ni  condes- 
cendance, ni  égards;  que  ces  hommes  de  qui  l'on  ne  peut  rien  supporter, 
et  contre  qui  on  agit  avec  tant  d'animosité  et  tant  de  rigueur,  sont  néan- 
moins des  hommes  comme  nous,  de  même  nature,  de  même  espèce  que 
nous  ;  ou  si  vous  voulez ,  que  nous  ne  sommes  que  des  hommes  comme 
eux,  aussi  faibles  qu'eux,  aussi  sujets  qu'eux  à  la  mort  et  à  toutes  les 
suites  de  la  mort  :  ah  !  mes  chers  auditeurs,  c'est  bien  alors  que  l'on  entre 
en  d'autres  dispositions.  Dès  là  l'on  nest  plus  si  infatué  de  soi-même,  parce 
que  Ton  se  connaît  beaucoup  mieux  soi-même.  Dès  là  Ton  n'exerce  plus 
une  autorité  si  dominante  et  si  impérieuse  sur  ceux  que  la  naissance  ou 
que  la  fortune  a  mis  dans  un  rang  inférieur  au  nôtre ,  parce  qu'on  ne  trouve 
plus ,  aptes  tout,  que  d'homme  à  homme  il  y  ait  tant  de  différence.  Dès  là 
l'on  n'est  plus  si  vif  sur  ses  droits,  parce  que  Ton  ne  voit  plus  tant  de 
choses  que  Ton  se  croie  dues.  Dès  là  l'on  ne  se  tient  plus  si  grièvement 

'  Job.,  38.  —  7  Eccles.,  2.  —  3  Psalm.  81.  —  4  Job.,  3. 


236  SUR   LA    PENSÉE    DE    LA    MORT. 

offensé  dans  les  rencontres,  et  Ton  n'est  plus  si  ardent  ni  si  opiniâtre  à 
demander  des  satisfactions  outrées ,  parce  qu'on  ne  se  figure  plus  être  si  fort 
au-dessus  de  l'agresseur ,  ou  véritable  ou  prétendu ,  et  qu'on  n'est  plus  si 
persuadé  qu'il  doive  nous  relâcher  tout ,  et  condescendre  à  toutes  nos  vo- 
lontés. On  a  de  la  douceur,  de  la  retenue,  de  l'honnêteté,  de  la  complai- 
sance ,  de  la  patience  ;  on  sait  compatir,  prévenir,  excuser,  soulager,  rendre 
de  bons  offices  et  obliger.  Saints  et  salutaires  effets  de  la  pensée  de  la  mort. 
C'est  le  remède  le  plus  souverain  pour  amortir  le  feu  de  nos  passions , 
comme  c'est  encore  la  règle  la  plus  infaillible  pour  conclure  sûrement  dans 
nos  délibérations.  Vous  l'allez  voir  dans  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME    PARTIE. 

Quelque  pénétration  que  nous  ayons ,  et  de  quelque  force  d'esprit  que 
nous  puissions  nous  piquer ,  c'est  un  oracle  de  la  foi ,  que  nos  pensées  sont 
timides ,  et  nos  prévoyances  incertaines  :  Cogitât iones  rnortalium  timidœ, 
et  incertœ  providentiœ  nostrœ  1.  Nos  pensées  sont  timides,  dit  saint  Au- 
gustin expliquant  ce  passage ,  parce  que  souvent  dans  les  choses  même  qui 
regardent  le  salut,  nous  ne  savons  pas  si  nous  prenons  le  meilleur  parti, 
ni  même  si  le  parti  que  nous  prenons  est  absolument  bon  ;  et  que  nous  n'a- 
vons point  assez  d'évidence  pour  en  faire  un  discernement  exact ,  beau- 
coup moins  un  discernement  sûr  et  infaillible.  D'où  il  s'ensuit  que,  malgré 
toutes  nos  lumières ,  nous  craignons  de  nous  y  tromper  ,  et  que  nous  avons 
sujet  de  le  craindre ,  puisque-  la  voie  où  nous  nous  engageons ,  quelque 
droite  qu'elle  nous  paraisse ,  peut  ne  l'être  pas  en  effet  ;  et  que  les  vues 
courtes  et  bornées  d'une  faible  raison  qui  nous  sert  de  guide ,  n'empêchent 
pas  que  nous  ne  soyons  exposés  aux  funestes  égarements  dont  saint  Paul 
voulait  nous  garantir ,  quand  il  nous  avertissait  d'opérer  notre  salut  avec 
crainte  et  avec  tremblement  :  Cogitationes  rnortalium  timidœ.  Comme 
nos  pensées  sont  timides,  l'Écriture  ajoute  que  nos  prévoyances  sont  in- 
certaines, parce  que  l'avenir  n'étant  pas  en  notre  pouvoir  ,  et  Dieu  s'en 
étant  réservé  la  connaissance,  de  quelque  précaution  que  nous  usions,  nous 
sommes  toujours  dans  le  doute  si  ce  que  nous  entreprenons ,  quoique  avec 
des  intentions  pures  et  en  apparence  chrétiennes ,  est  bien  entrepris  ;  si 
nous  n'aurons  point  lieu  un  jour  de  nous  en  repentir  ;  si  notre  conscience 
ne  nous  le  reprochera  jamais ,  et  si  ce  que  nous  avons  tru  innocent  pen- 
dant la  vie  ne  sera  point  à  la  mort  la  matière  de  nos  regrets  et  de  nos 
désespoirs  :  Et  incertœ  providentiœ  nostrœ.  État  malheureux  ,  que  le 
plus  éclairé  des  hommes  déplorait ,  et  qu'il  regardait  comme  la  suite  fatale 
du  péché.  Il  serait  donc  important  de  trouver  un  moyen  qui  nous  délivrât 
de  ces  incertitudes  affligeantes ,  et  de  ces  craintes  si  opposées  à  la  paix  in- 
térieure de  nos  âmes  ;  qui ,  dans  les  occasions  où  il  s'agit  de  nos  devoirs , 
nous  mît  en  état  de  conclure  toujours  sûrement,  et  qui ,  dans  mille  con- 
jonctures où  le  salut  et  la  conscience  se  trouvent  mêlés ,  nous  préservât 
également  de  l'erreur  et  du  repentir.  Or,  je  soutiens  que  le  moyen  pour 
cela  le  plus  efficace  est  le  souvenir  de  la  mort.  Pourquoi?  le  voici  :  parce 

•  Sap.,  9. 


SUR    LA    PENSÉE    DE    LA    MORT.  237 

que  le  souvenir  de  la  mort  est  une  application  vive  et  touchante ,  que  nous 
nous  faisons  à  nous-mêmes ,  de  la  fin  dernière  ,  qui  doit  être  le  solide  fon- 
dement de  toutes  nos  délibérations  ;  et  qu'il  est  certain  qu'en  pratiquant 
ce  saint  exercice  du  souvenir  fréquent  de  la  mort,  nous  prévenons  ainsi 
tous  les  remords  et  tous  les  troubles  dont  pourraient  être  sans  cela  suivies 
nos  résolutions.  Dans  l'engagement  indispensable  où  nous  sommes  de  ré- 
gler selon  Dieu  notre  conduite,  est-il  rien  de  plus  instructif,  rien  de  plus 
édifiant  et  même  de  plus  consolant  pour  nous  que  ces  vérités?  Suivez-moi. 

Pour  bien  délibérer  et  pour  bien  résoudre ,  il  faut  toujours  avoir  devant 
les  yeux  cette  lin  dernière ,  qui  est  la  règle  de  tout ,  et  à  laquelle  par  con- 
séquent tout  ce  que  nous  nous  proposons  dans  le  monde  doit  aboutir  , 
comme  autant  de  lignes  au  centre.  J'entends  par  la  fin  dernière,  ce  sou- 
verain bien,  cet  unique  nécessaire,  ce  salut  que  nous  ne  devons  jamais 
perdre  de  vue ,  et  dont  toutes  nos  actions  doivent  avoir  une  dépendance 
essentielle  et  immédiate.  C'est  un  axiome  indubitable  dans  la  morale  chré- 
tienne, et  un  principe  universellement  reconnu.  Mais  le  moyen  d'avoir 
toujours  ce  regard  fixe  sur  un  objet  aussi  élevé  que  celui-là,  et  de  pouvoir 
être  assez  attentifs  sur  nous-mêmes ,  pour  observer  dans  chaque  action  de 
la  vie  le  rapport  qu'elle  a ,  je  ne  dis  pas  à  la  fin  particulière  et  prochaine 
qui  nous  fait  agir ,  mais  à  la  fin  commune  et  plus  éloignée  où  nous  devons 
tous  aspirer?  C'est ,  mes  chers  auditeurs,  d'envisager  et  de  prévoir  la  mort  : 
la  mort,  malgré  nous-mêmes,  nous  rappelle  toute  l'éternité  qui  la  suit  : 
elle  la  rapproche  de  nos  yeux,  comme  un  rayon  de  lumière ,  mais  un  rayon 
vif  et  perçant  qui  se  répand  dans  nos  esprits  ;  et  par  là  elle  nous  découvre 
tout  ce  qu'il  y  a  dans  nos  entreprises  et  dans  nos  desseins  de  bon  ou  de 
mauvais,  de  sûr  ou  de  dangereux .  d'avantageux  ou  de  nuisible. 

Eneiïet,  pénétré  que  je  suis  de  cette  pensée,  Il  faut  mourir,  je  com- 
mence à  juger  bien  plus  sainement  de  toutes  choses  :  dégagé  de  mille  illu- 
sions que  la  mort  et  l'éternité  dissipent,  quelque  occasion  qui  se  présente, 
je  vois  bien  plus  clairement  et  bien  plus  vite  ce  qui  m'éloigne  de  ma  fin , 
ou  ce  qui  peut  m'aider  à  y  parvenir  ;  et  dès  que  je  le  vois ,  je  ne  balance 
point  sur  la  résolution  que  j'ai  à  former  touchant  ce  qui  m'est  ou  salutaire 
ou  préjudiciable  dans  la  voie  de  Dieu.  Je  dis  sans  hésiter  :  Ceci  m'est  per- 
nicieux, ceci  m'est  utile ,  ceci  m'exposera,  ceci  me  perdra.  Et  puisqu'il 
m'est  pernicieux ,  je  le  dois  donc  rejeter;  et  puisqu'il  m'est  utile,  je  le  dois 
donc  prendre;  et  puisqu'il  m'exposera,  je  le  dois  donc  craindre  ;  et  puis- 
qu'il me  perdra,  je  le  dois  donc  éviter.  Sans  la  vue  de  la  mort ,  cette  con- 
sidération de  ma  dernière  fin  ne  ferait  tout  au  plus  sur  moi  qu'une  im- 
pression superficielle,  qui  ne  m'empêcherait  pas  de  donner  dans  mille 
écueils,  et  de  faire  mille  fausses  démarches  :  c'est  ce  que  l'expérience  nous 
apprend  tous  les  jours.  Mais  quand  je  médite  la  mort  et  l'éternité  qui  en 
est  inséparable ,  elle  frappe  mon  esprit  et  toutes  les  puissances  de  mon 
âme ,  en  sorte  même  que  je  ne  puis  plus  me  distraire  ni  me  détourner  de 
cette  fin  bienheureuse  à  laquelle  je  suis  appelé ,  et  pour  laquelle  j'ai  été 
créé.  Je  me  trouve  comme  déterminé  à  la  faire  entrer  dans  tous  les  projets 
que  je  trace,  dans  tous  les  intérêts  que  je  recherche,  dans  tous  les  droits 


238  SUR    LA    PENSÉE    DE    LA    MORT. 

que  je  poursuis  :  et  parce  que  cette  fin  ainsi  appliquée  est  la  règle  infail- 
lible du  mal  qu'il  faut  fuir  et  du  bien  qu'il  faut  embrasser,  la  méditation 
de  la  mort  devient  pour  moi,  selon  l'Ecriture,  un  fonds  de  prudence  et 
d'intelligence  :  Utinam  sapèrent  et  intelligerent ,  ac  novissima  provi- 
derent  l  / 

Aussi ,  pourquoi  les  païens  même  rendaient-ils  une  espèce  de  culte  aux 
tombeaux  de  leurs  ancêtres?  pourquoi  y  avaient-ils  recours  comme  à  leurs 
oracles?  pourquoi,  dans  les  traités  et  dans  les  négociations  importantes, 
y  tenaient-ils  leurs  conseils  et  leurs  assemblées?  C'était  une  superstition  ; 
mais  cette  superstition ,  remarque  Clément  Alexandrin ,  ne  laissait  pas 
d'être  fondée  sur  un  instinct  secret  de  raison  et  de  religion  ;  car  ils  sem- 
blaient ainsi  reconnaître  que  leurs  conseils  ne  pouvaient  être  ni  régulière- 
ment ni  constamment  sages ,  sans  le  souvenir  et  la  vue  de  la  mort.  C'est 
pour  cela  qu'ils  ne  s'assemblaient  pas  dans  des  lieux  de  réjouissance ,  mais 
dans  le  séjour  de  l'affliction  et  des  larmes;  parce  que  c'est  là,  comme  dit 
Salomon,  que  l'on  est  authentiquement  averti  de  la  fin  de  tous  les  hommes, 
et  par  conséquent  que  l'on  est  plus  capable  de  consulter  et  de  décider  : 
Illic  enim  finis  cunctorum  admonetur  hominum  2.  Or,  ce  que  faisaient 
les  païens  peut  nous  servir  de  modèle ,  en  le  rectifiant  et  le  sanctifiant  par 
la  foi. 

En  effet,  il  n'y  a  point  de  jour ,  mes  chers  auditeurs,  où  vous  ne  de- 
viez ,  pour  ainsi  dire ,  tenir  conseil  avec  Dieu  et  avec  vous-mêmes  ;  tantôt 
pour  le  choix  de  votre  état ,  tantôt  pour  le  gouvernement  de  vos  familles , 
tantôt  pour  l'usage  de  vos  biens,  tantôt  pour  la  disposition  de  vos  emplois, 
tantôt  pour  la  mesure  de  vos  divertissements ,  tantôt  pour  l'ordre  de  vos 
dévotions ,  tantôt  pour  votre  propre  conduite ,  tantôt  pour  la  conduite  de 
ceux  dont  vous  devez  répondre  ;  car  malheur  à  nous  si  nous  abandonnons 
tout  cela  au  hasard ,  et  si  nous  agissons  sans  règle  et  sans  principe  !  En 
vain  dirons-nous  que  nous  n'avons  pas  eu  assez  de  lumières  pour  trouver 
là-dessus ,  parmi  les  embarras  du  siècle  ,  le  point  fixe  et  immobile  de  la 
vraie  sagesse.  Abus ,  Chrétiens  ,  puisque  nous  en  avons  le  moyen  le  plus 
efficace.  En  voulez-vous  une  preuve  sensible?  faites-en  l'essai ,  et  jugez-en 
par  vous-mêmes.  Il  s'agit  de  choisir  un  état  de  vie  :  choisissez-le  comme 
devant  un  jour  mourir  ;  et  vous  verrez  si  la  tentation  et  le  désir  de  vous 
élever  vous  y  fera  prendre  un  vol  trop  haut.  Il  est  question  de  régler  l'u- 
sage de  vos  biens  ;  réglez-le  comme  les  devant  bientôt  perdre  ,  parce  qu'il 
faudra  bientôt  mourir  ;  et  vous  verrez  si  l'attachement  aux  richesses  tien- 
dra votre  cœur  étroitement  resserré  dans  les  bornes  d'une  avare  convoi- 
tise. On  vous  propose  un  intérêt ,  un  gain ,  un  profit  :  examinez-le  comme 
étant  sûr  d'en  rendre  compte  à  Dieu  et  de  mourir  ;  et  vous  verrez  si  les 
maximes  du  monde  vous  y  feront  rien  hasarder  contre  les  lois  de  la  con- 
science. Vous  êtes  embarqué  dans  une  affaire ,  vous  avez  un  différend  à 
terminer;  videz  l'un  et  l'autre,  comme  vous  voudriez  l'avoir  fait  s'il  fal- 
lait maintenant  mourir  ;  et  vous  verrez  si  l'entêtement  ou  l'orgueil  vous 
fera  oublier  les  lois  de  la  justice  et  manquer  aux  devoirs  de  la  charité. 

1  Deuter.,  32.  —  2  Eccles.,  7. 


SUR    LA   PENSÉE    DE   LA    MORT.  239 

Non  ,  Chrétiens,  il  n'y  aura  plus  rien  à  craindre  pour  vous.  La  seule  pen- 
sée que  vous  devez  mourir  corrigera  vos  erreurs ,  détruira  vos  préjugés , 
arrêtera  vos  précipitations ,  servira  de  frein  à  vos  empressements  et  de 
contre-poids  à  vos  légèretés.  Et  n'est-ce  pas  ce  qui  de  tout  temps  a  conduit 
les  Saints  dans  les  voies  droites  qu'ils  ont  tenues,  sans  s'égarer  et  sans 
tomber?  N'est-ce  pas  ce  qui  leur  a  fait  prendre  si  souvent  des  résolutions 
que  le  monde  condamnait  de  folie ,  mais  que  leur  inspirait  la  plus  haute 
sagesse  de  l'Évangile?  N'est-ce  pas  ce  qui  les  a  portés  à  embrasser  des  vo- 
cations pénibles,  humiliantes,  contraires  à  toutes  les  inclinations  de  la 
terre,  et  où  la  seule  grâce  de  Dieu  les  pouvait  soutenir?  Les  routes  qu'ils 
devaient  suivre  pour  ne  se  pas  perdre  étaient  autant  de  secrets  de  prédesti- 
nation :  mais  ces  secrets  autrement  impénétrables  se  développaient  sensi- 
blement à  leurs  yeux  dès  qu'ils  regardaient  la  mort.  Il  y  avait  des  dangers 
et  des  pièges  dans  le  chemin  où  ils  marchaient ,  puisqu'il  y  en  a  partout  ; 
mais  la  vue  de  la  mort  les  préservait  de  tous  les  pièges  et  de  tous  les  dan- 
gers ;  et  il  ne  tient  qu'à  vous  et  à  moi  d'en  tirer  le  même  avantage. 

Si  donc  nous  n'avons  pas  assez  de  discernement  pour  nous  bien  conduire, 
et  si ,  manque  de  connaissance ,  nous  faisons  des  fautes  irréparables  ;  si 
nous  nous  engageons  témérairement  ;  si  nous  choisissons  des  états  où  Dieu 
ne  nous  a  point  appelés,  ou  s'il  nous  prive  de  mille  grâces  qu'il  voulait 
nous  donner  ailleurs  ;  si  nous  prenons  des  emplois  à  quoi  nous  ne  sommes 
pas  propres,  et  où  notre  incapacité  nous  fait  commettre  des  péchés  sans 
nombre  ;  si  nous  contractons  des  alliances  qui  ne  produisent  que  des  cha- 
grins ,  que  des  amertumes ,  que  des  guerres  intestines ,  que  des  divorces 
scandaleux  ;  si  nous  nous  jetons  dans  des  intrigues  qui  nous  attirent  de 
tristes  revers ,  et  dont  le  succès  ne  tourne  qu'à  notre  confusion  et  à  notre 
ruine  ;  si  nous  entrons  en  des  sociétés ,  en  des  parties ,  en  des  négoces  qui 
intéressent  la  conscience ,  et  où  le  salut  devient  comme  impossible  (car  vous 
savez  combien  ce  que  je  dis  est  ordinaire  ;  et  Dieu  sait  combien  d'âmes 
seront  éternellement  malheureuses  pour  s'être  livrées  de  la  sorte  elles- 
mêmes  ,  sans  réflexion  et  sans  discrétion)  ;  si ,  dis-je ,  tout  cela  nous  arrive, 
ne  l'imputons  point  à  Dieu,  Chrétiens;  ne  l'imputons  pas  même  à  notre 
misère.  Dieu  y  avait  pourvu;  et,  malgré  notre  misère,  le  souvenir  de  la 
mort  pouvait  et  devait  nous  mettre  à  couvert.  Mais  n'en  accusons  que 
notre  infidélité ,  qui  nous  fait  éloigner  de  nous  ce  souvenir  si  nécessaire , 
comme  un  objet  fâcheux  et  désagréable ,  et  qui,  par  une  suite  inévitable, 
nous  expose  à  tous  les  égarements  où  nous  nous  laissons  entraîner. 

De  là  vient  un  autre  avantage  qui  est  comme  une  conséquence  du  pre- 
mier. Car  pour  délibérer  sagement,  il  faut  prévenir  les  inquiétudes,  beau- 
coup plus  les  repentirs  et  les  désespoirs  dont  nos  résolutions  pourraient  être 
suivies,  puisque,  comme  dit  saint  Bernard,  ce  qui  doit  être  le  sujet  d'un 
repentir  ne  peut  être  le  conseil  d'un  homme  sensé.  Or ,  d'où  peut  venir  un 
effet  aussi  avantageux  que  celui-là?  qui  peut  nous  mettre  en  état  de  dire , 
si  nous  voulons,  à  chaque  moment  :  Je  prends  un  parti  dont  je  ne  me  re- 
pentirai jamais;  ce  que  je  fais,  je  me  saurai  éternellement  bon  gré  de 
l'avoir  fait?  Qui  le  peut,  Chrétiens?  l'usage  fréquent  de  ce  que  j'appelle 


240  SUR    LA    PENSÉE    DE    LA    MORT. 

la  seience  pratique  de  la  mort.  Pourquoi?  excellente  raison  de  saint  Au- 
gustin :  Parce  que  la  mort,  dit  ce  saint  docteur,  étant  le  terme  où  abou- 
tissent tous  les  desseins  des  hommes ,  c'est  là  même  que  naissent  leurs 
repentirs  les  plus  douloureux.  Mais  le  secret  de  les  prévenir,  c'est  de  pré- 
venir ,  autant  qu'il  est  possible ,  le  moment  de  la  mort.  Et  comment?  en 
se  demandant  à  soi-même  :  Quel  sentiment  aurai-je  à  la  mort  de  ce  que 
j'entreprends  aujourd'hui  ?  ce  que  je  vais  faire  me  troublera-t-il  alors?  me 
consolera-t-il ?  me  donnera-t-il  de  la  confiance?  me  causera-t-il  des  re- 
grets? l'approuverai-je?  le  condamnerai-je?  Car,  pour  chacune  de  ces 
questions ,  nous  avons  dans  nous-mêmes  une  réponse  générale  ,  mais  dé- 
cisive, sur  laquelle  nous  pouvons  faire  fond;  et  cette  réponse,  pour  ap- 
pliquer ici  la  parole  du  grand  Apôtre,  c'est  la  réponse  de  la  mort  :  Et 
ipsi  in  nobis  responsum  mortis  habemus  l.  Tandis  que  nous  raisonnons 
selon  les  principes  de  la  vie ,  les  réponses  que  nous  nous  rendons  à  nous- 
mêmes  nous  entretiennent  dans  un  dérèglement  de  conduite,  qui  fait  que 
nous  nous  repentons  maintenant  de  ce  qui  devrait  nous  consoler ,  et  que 
nous  nous  applaudissons  de  ce  qui  devrait  nous  affliger  :  mais  la  pensée 
de  la  mort ,  par  une  vertu  toute  contraire ,  et  que  l'expérience  nous  fait 
sentir ,  redresse ,  si  je  puis  ainsi  parler ,  tous  ces  sentiments  ;  elle  ne  nous 
donne  de  joie  que  pour  ce  qui  doit  être  le  vrai  sujet  de  notre  joie ,  et  ce 
qui  le  sera  toujours  ;  elle  ne  nous  donne  de  douleur  et  de  repentir ,  que 
pour  ce  qui  doit  être  le  vrai  sujet  de  notre  repentir  et  de  notre  douleur , 
et  ce  qui  ne  le  sera  plus  à  la  mort,  après  l'avoir  été  dans  la  vie.  En  nous 
attachant  à  la  vie,  nous  ne  concevons  que  des  repentirs  passagers  et  va- 
riables ,  qui  nous  font  aujourd'hui  condamner  ce  que  demain  nous  ap- 
prouverons ;  d'où  vient  que  nos  repentirs  mêmes  ne  peuvent  former  en 
nous  cette  conduite  uniforme,  qui  est  le  caractère  de  la  prudence  chré- 
tienne. Mais  quand  nous  méditons  la  mort,  nous  la  prévoyons,  et  en  la 
prévoyant  nous  prévenons  ces  repentirs  éternels,  dont  l'horreur,  toujours 
la  même ,  non-seulement  est  suffisante ,  mais  toute  puissante  pour  arrêter 
les  saillies  de  notre  esprit ,  et  pour  empêcher  que  la  cupidité  ne  l'aveugle 
et  qu'elle  ne  l'emporte.  Or ,  c'est  bien  ici  que  la  prudence  des  Justes 
triomphe  de  la  témérité  des  impies.  Car  enfin  ,  mon  frère ,  dirais-je  avec 
saint  Jérôme  à  un  libertin  du  siècle ,  quelque  endurci  que  vous  soyez  dans 
votre  péché ,  quelque  tranquille  que  vous  affectiez  de  paraître  en  le  com- 
mettant, quelque  force  d'esprit  que  vous  marquiez  lorsqu'il  faut  vous  y 
résoudre ,  votre  malheur  est  de  ne  pouvoir  faire  un  retour  sur  vous- 
même,  sans  porter  déjà  contre  vous-même  ce  triste  arrêt  :  Je  vais  faire 
un  pas  qui  me  jettera  dans  le  plus  cruel  désespoir ,  du  moins  à  la  mort , 
et  que  je  voudrais  alors  réparer  par  le  sacrifice  de  mille  vies. 

Je  sais  qu'autant  qu'il  est  en  vous  vous  étouffez  ce  sentiment;  mais  je 
sais  aussi  qu'il  n'est  pas  toujours  en  votre  pouvoir  de  vous  en  défaire,  je 
sais  que  cette  réflexion  se  présente  à  vous  malgré  vous,  lors  même  que 
vous  faites  plus  d'efforts  pour  l'éloigner  de  vous;  je  sais  qu'elle  vient  jus- 
ques  au  milieu  de  vos  plaisirs,  parmi  les  divertissements  et  les  joies  du 

'  2  Cor.,  1. 


SUR    LA    PENSÉE    DE    LA   MORT.  241 

monde,  dans  les  moments  les  plus  heureux  en  apparence,  vous  saisir, 
vous  troubler;  et  qu'au  fond  de  l'âme  elle  vous  fait  bien  payer  avec  usure 
cette  fausse  tranquillité,  qui  ne  consiste  que  dans  des  dehors  trompeurs. 
Mais  moi  qui  veux  me  garantir  de  ces  alarmes  et  de  ces  agitations  se- 
crètes, que  fais-je?  J'aime  à  m'occuper  du  souvenir  de  la  mort,  afin  qu'un 
remords  piquant  et  importun  ne  l'excite  pas  dans  moi  contre  moi.  Je  pré- 
viens par  la  pensée  tous  les  repentirs  de  la  mort  ;  et  au  lieu  de  les  ré- 
server à  cette  dernière  heure,  je  mêles  rends  utiles  pour  l'heure  présente. 
J'en  veux  être  touché  maintenant,  afin  qu'ils  ne  me  désespèrent  pas  à  la 
mort;  c'est-à-dire,  je  veux  maintenant  me  remplir  de  cette  idée,  que  je 
me  repentirais,  afin  de  ne  me  repentir  jamais.  Je  dis,  comme  le  Prophète 
royal:  Circumdederunt  me  dolores  mortis1;  les  douleurs  de  la  mort,  ses 
regrets,  ses  désespoirs  m'ont  investi,  m'ont  assiégé  de  toutes  parts  ;  et  bien 
loin  de  m'en  défendre,  j'en  fais  mon  bonheur  et  ma  sûreté.  Car  qu'y  a-t-il 
de  plus  désirable  pour  moi  que  d'avoir  en  moi  ce  qui  me  répond  de  moi- 
même  ;  ce  qui  me  sert  à  régler  toutes  mes  démarches ,  à  mesurer  tous  mes 
pas,  à  en  découvrir  les  suites  fâcheuses,  et  à  les  éviter?  Avec  cela  que 
puis-je  craindre?  ou  avec  cela  que  ne  puis-je  pas  entreprendre  ?  Pensée  de 
la  mort ,  remède  le  plus  souverain  pour  amortir  le  feu  de  nos  passions  , 
règle  la  plus  infaillible  pour  conclure  sûrement  dans  nos  délibérations  ; 
enfin ,  motif  le  plus  efficace  pour  nous  inspirer  une  sainte  ferveur  dans 
nos  actions.  C'est  la  troisième  partie. 

TROISIÈME   PARTIE. 

C'est  de  la  ferveur  de  nos  actions  que  dépend  la  sainteté  de  notre  vie  ;  et 
c'est  la  sainteté  de  notre  vie  qui  doit  rendre  devant  Dieu  notre  mort  pré- 
cieuse. Voilà ,  dit  saint  Chrysostome ,  l'ordre  naturel  que  Dieu  a  établi 
pour  ses  élus,  et  dont  on  peut  dire  que  sa  providence  ne  peut  pas  même 
nous  dispenser.  Ce  qui  déconcerte,  ou  plutôt  ce  qui  renverse  ce  bel  ordre, 
c'est  un  fonds  de  lâcheté  et  de  tiédeur.  Tiédeur  si  hautement  réprouvée  de 
Dieu  dans  l'Écriture  ,  tiédeur  qui  corrompt  nos  meilleures  actions ,  je  dis 
celles  à  quoi  la  religion  et  le  christianisme  nous  engagent  par  devoir  ;  en 
sorte  que  toutes  bonnes  qu'elles  sont  en  elles-mêmes ,  notre  vie ,  bien  loin 
d'en  être  sanctifiée ,  n'en  devient  souvent  que  plus  imparfaite  et  même 
que  plus  criminelle  ,  et  se  termine  enfin  à  une  mort  qui  nous  doit  faire 
trembler ,  si  Ton  en  juge  dans  les  vues  de  Dieu,  et  par  l'extrême  rigueur 
de  sa  souveraine  justice.  Il  s'agit,  Chrétiens,  de  combattre  cette  lâcheté  , 
qui ,  sans  autre  désordre  qu'elle-même,  est  seule  capable  de  nous  perdre  : 
il  s'agit  de  la  surmonter  ;  et  c'est  ce  que  le  Fils  de  Dieu  a  voulu  particuliè- 
rement nous  apprendre,  et  à  quoi,  si  nous  y  prenons  bien  garde ,  il  a,  ce 
semble,  réduit  tout  son  Évangile.  Car  qu'est  venu  faire  sur  la  terre  ce  Dieu 
Sauveur?  Il  est  venu  répandre  dans  les  cœurs  des  hommes  le  feu  de  la  cha- 
rité et  le  zèle  des  bonnes  œuvres:  Ignem  venimittere  in  terrom 2.  Telle  est 
la  fin  de  sa  mission.  Or ,  de  tous  les  motifs  qu'il  pouvait  nous  proposer,  et 
qu'il  nous  a  en  effet  proposés  pour  exciter  cette  ferveur  et  pour  allumer  ce 

1  P*alro.  17.  —  s  Inc.,  12. 

T.    I.  10 


242  SUR   LA   PENSÉE    DE    LA   MORT. 

feu  céleste,  les  deux  plus  puissants  sont  sans  doute  la  proximité  de  la  mort, 
et  l'incertitude  de  la  mort.  Proximité  de  la  mort ,  qu'il  s'est  efforcé,  pour 
ainsi  dire,  de  nous  faire  sentir,  comme  l'aiguillon  le  plus  vif  et  le  plu9 
capable  de  nous  piquer.  Incertitude  de  la  mort,  qu'il  nous  a  tant  de  fois  re- 
présentée comme  le  sujet  de  notre  vigilance  et  d'une  continuelle  attention. 
Deux  motifs  où  ce  divin  maître  a  rapporté  toutes  ses  adorables  instructions, 
et  où  nous  trouvons  de  quoi  réveiller  toute  notre  ardeur ,  et  de  quoi  nous 
animer  à  faire  tout  le  bien  que  sa  grâce  nous  inspire. 

Oui ,  Chrétiens ,  il  faut  travailler ,  et  travailler  avec  cette  ferveur  d'esprit 
qui  doit  être  l'âme  de  toutes  nos  actions ,  parce  que  nous  approchons  de  no- 
tre terme  :  premier  motif  qui  confond  notre  lâcheté.  Marchez ,  disait  le 
Sauveur  du  monde,  tandis  que  la  lumière  vous  éclaire  :  pourquoi?  parce 
que  la  nuit  vient,  où  personne  ne  peut  plus  agir.  Veillez  :  pourquoi?  parce 
que  le  Fils  de  l'Homme ,  que  vous  attendez ,  est  déjà  à  la  porte.  Négociez, 
et  faites  profiter  les  talents  que  vous  avez  en  main  :  pourquoi  ?  parce  que  le 
maître  qui  vous  les  a  confiés  est  sur  le  point  de  revenir ,  et  de  vous  en 
demander  compte.  Tenez  vos  lampes  allumées:  pourquoi?  parce  que  voici 
l'époux  qui  arrive.  Hâtez-vous  de  porter  des  fruits  :  pourquoi  ?  parce  que 
c'est  bientôt  le  temps  de  la  récolte.  Que  voulait-il  nous  faire  entendre  par 
là?  Ah!  Chrétiens,  ces  paraboles ,  toutes  mystérieuses  qu'elles  sont,  s'ex- 
pliquent assez  d'elles-mêmes ,  et  nous  font  connaître  malgré  nous  notre 
folie,  lorsque  nous  proposant  la  mort  dans  un  éloignement  imaginaire, 
quoique,  selon  le  terme  de  l'Écriture,  il  n'y  ait  qu'un  point  entre  elle  et 
nous ,  nous  croyons  avoir  droit  de  nous  relâcher  dans  la  pratique  de  nos 
devoirs.  Car  tel  est  notre  aveuglement,  et  voilà  l'erreur  dont  Jésus-Christ 
nous  veut  détromper.  Cette  marche  qu'il  nous  ordonne  n'est  rien  autre 
chose  que  l'avancement  et  le  progrès  dans  le  chemin  du  salut,  Ambulate  *  ; 
cette  veille ,  que  l'attention  sur  nous-mêmes ,  Vigilate  2  ;  ce  négoce ,  que 
le  bon  usage  du  temps,  Negotiamini 3  ;  ces  lampes  allumées ,  que  l'édifi- 
cation d'une  vie  exemplaire,  Luceat  lux  vestra  coram  hominibusk\  ces 
fruits,  que  les  œuvres  de  pénitence  et  de  sanctification  ,  Facite  fructus  di- 
gnos pœnitentiœ*  ;  et  ce  jour  de  la  récolte,  ce  retour  du  maître,  cette  ar- 
rivée de  l'époux,  cette  nuit  qui  vient,  n'étaient ,  dans  le  langage  ordinaire 
du  Fils  de  Dieu,  que  les  symboles,  mais  les  symboles  naturels,  d'une 
mort  prochaine.  Comme  si  Jésus-Christ  nous  eût  déclaré  que  sa  sagesse  , 
tout  infinie  qu'elle  est ,  ne  lui  fournissait  rien  de  plus  propre  à  nous  em- 
braser d'un  saint  zèle,  et  à  nous  retirer  d'une  vie  tiède  et  languissante,  que 
la  proximité  de  la  mort. 

En  effet ,  Chrétiens ,  quand  nous  aurions  à  vivre  des  siècles  entiers ,  et 
que  Dieu ,  par  une  conduite  ,  ou  de  sévérité  ou  de  bonté ,  nous  laisserait 
sur  la  terre  aussi  longtemps  que  ces  premiers  patriarches  fondateurs  du 
monde,  nous  aurions  encore  mille  raisons  de  nous  reprocher  nos  relâche- 
ments. Quelque  éloignée  que  fût  la  mort,  chacune  de  nos  actions  se  rap- 
portant toujours  à  l'éternité ,  étant  toujours  la  matière  du  jugement  de 
Dieu,  pouvant  toujours  nous  mériter  une  gloire  immortelle  ,  il  serait  tou- 

1  Joan.,  12.  —  »  Luc,  21,  —  3  Ibid.,  19-  —  '  Maith.,  5.  —  5  Luc,  3. 


SUR   LA    PENSEE    DE    LA    MORT.  243 

jours  juste  qu'elle  fut  faite  d'une  manière  digne  de  Dieu;  puisque  Dieu 
doit  toujours  être  servi  en  Dieu  :  il  serait  toujours  juste  qu'elle  fût  faite 
d'une  manière  digne  de  la  récompense  que  nous  attendons  de  Dieu  ;  et  mal- 
heur à  nous  si  nous  abusions  alors  même  d'un  temps  si  cher,  et  si  nous 
faisions ,  comme  parle  l'Écriture ,  l'œuvre  du  Seigneur  négligemment  ! 
Mais  être  à  la  veille  de  paraître  devant  Dieu,  et  demeurer  tranquille  dans 
une  vie  négligente  ;  toucher  de  près  au  terme  où  l'on  ne  peut  plus  rien 
faire,  et  ne  pas  redoubler  ses  soins  par  une  vie  plus  agissante;  avoir  déjà 
la  mort  à  ses  côtés,  mourir  comme  l'Apôtre  à  chaque  moment:  Quotidiè 
morior i ,  et  ne  s'empresser  pas  d'arriver  à  la  sainteté  par  la  voie  courte  et 
abrégée  d'une  vie  fervente  ,  il  n'y  a  ,  mes  chers  auditeurs ,  ou  qu'une  stu- 
pidité grossière,  ou  qu'une  infidélité  consommée,  au  moins  commencée, 
qui  puisse  aller  jusque-là.  C'est  néanmoins  notre  état,  et  Fétat  le  plus  dé- 
plorable. Ah!  Chrétiens,  Jésus-Christ  nous  dit  en  termes  exprès:  Ecce 
venio  cita,  Me  voici,  j'arrive:  Merces  mea  mecum  est2,  j'ai  ma  récom- 
pense avec  moi,  pour  donner  à  chacun  selon  ses  œuvres.  Pesez  bien  ces 
paroles.  Il  ne  dit  pas,  Je  viendrai,  ni ,  Je  me  dispose  à  venir;  mais  il  dit: 
Je  viens,  Ecce  venio  ;  et  je  viens  bientôt:  Ecce  venio  cita.  Hâtez-vous 
donc  ,  conclut  le  Seigneur ,  en  s'adressant  à  une  âme  paresseuse  et  lente  ; 
chargez-vous  de  dépouilles  ;  faites-vous  un  riche  butin  de  tant  d'actions 
vertueuses  que  vous  omettez ,  que  vous  négligez ,  et  dont  vous  perdez  le 
mérite:  Accéléra  spolia  detrahere ,  festina  prœdari*.  Dieu,  dis-je,  dans 
l'un  et  dans  l'autre  Testament,  par  lui-même,  par  ses  prophètes,  par  ses 
prêtres,  nous  parle  de  la  sorte,  nous  presse  de  la  sorte,  et  toujours  insensi- 
bles aux  avertissements  qu'il  vous  donne ,  et  qu'il  vous  fait  donner,  vous 
demeurez  dans  le  même  assoupissement  et  dans  la  même  langueur  : 
pourquoi?  parce  que  vous  n'avez  jamais  bien  considéré  la  brièveté  de  votre 
vie. 

Car  enfin,  si  vous  et  moi,  mes  Frères,  nous  étions  bien  convaincus  qu'il 
ne  nous  reste  plus  que  fort  peu  de  jours;  si  nous  nous  disions  souvent 
avec  saint  Paul,  mais  en  sorte  que  nous  fussions  bien  remplis  de  cette 
pensée:  Ego  enimjam  delibor,  et  tempus  résolut ionis  meœ  instat'*:  Je 
suis  comme  une  victime  qui  va  être  immolée,  et  qui  a  reçu  l'aspersion 
pour  le  sacrifice  ;  le  temps  de  ma  dernière  dissolution  approche ,  et  il  me 
semble  que  j'y  suis  déjà  :  si,  par  le  ministère  d'un  ange,  Dieu  nous  an- 
nonçait que  ce  sera  pour  demain  ,  que  ferions-nous  ?  ou  plutôt  que  ne  fe- 
rions-nous pas?  Cette  seule  idée  que  je  vous  propose,  et  qui  n'est  après 
tout  qu'une  supposition,  toute  pure  supposition  qu'elle  est,  a  néanmoins, 
au  moment  que  je  vous  parle,  je  ne  sais  quoi  qui  nous  touche,  qui  nous 
frappe,  qui  nous  anime.  Nous  ferions  tout;  et  en  faisant  tout,  nous  gé- 
mirions encore  d'en  faire  trop  peu.  Bien  loin  de  nous  ralentir  ,  nous  nous 
porterions  à  des  excès  qu'il  faudrait  modérer.  Ni  divertissement,  ni  plaisir, 
ni  jeu  qui  nous  dissipât;  ni  spectacle,  ni  compagnie,  ni  assemblée  qui  nous 
attirât;  ni  espérance,  ni  intérêt  qui  nous  engageât;  ni  passion,  ni  liaison, 
ni  attachement  qui  nous  arrêtât.  Tout  recueillis  et  comme  tout  abîmés 

1    1  Cor.,  15,  —  2  Apoc,  22.  —  3  Isaï.,  8.  —  4  2  Timotli.,  4. 


2-4i  SUR    LA    PENSÉE    DE    LA    MORT. 

dans  nous-mêmes  ;  ou  pour  mieux  dire,  tout  recueillis  et  comme  tout  abî- 
més en  Dieu,  morts  au  monde  et  à  tous  ses  biens,  à  toutes  les  vanités ,  à 
tous  les  amusements  du  monde  ,  nous  n'aurions  plus  de  pensées  que  pour 
Dieu  ,  plus  de  désirs  que  pour  Dieu ,  plus  de  vie  que  pour  Dieu  :  pas  un 
moment  qui  ne  lui  fût  consacré,  pas  une  action  qui  ne  fût  sanctifiée  par 
le  mérite  de  la  plus  pure  et  de  la  plus  fervente  charité.  Et  comme  il  arrive 
qu'un  élément,  à  mesure  qu'il  retourne  vers  son  centre,  s'y  porte  avec  un 
mouvement  plus  rapide ,  ainsi  plus  nous  avancerions  vers  notre  terme, 
plus  nous  sentirions  croître  notre  activité  et  notre  zèle.  C'est  le  miracle  vi- 
sible que  la  présence  de  la  mort  opérerait.  Or  pourquoi  ne  l'opère-t-elle 
pas  dès  maintenant?  Jésus-Christ  ne  s'est-il  pas  expliqué  en  des  termes 
assez  précis  ;  et  la  parole  d'un  Dieu  a-t-elle  moins  d'efficace  que  la  parole 
d'un  ange? 

Voulez-vous  savoir ,  Chrétiens ,  comment  parle  ,  et  surtout  comment 
agit  un  homme  qui  envisage  la  mort  de  près  ,  et  qui  en  fait  le  sujet  de  ses 
réflexions?  Ecoutez  le  saint  roi  Ezéchias,  et  formez-vous  sur  cet  exemple. 
J'ai  dit,  s'écriait-il  profondément  humilié  devant  Dieu  ,  j'ai  dit,  au  milieu 
de  ma  course  :  Je  m'en  vas  aux  portes  de  l'enfer,  c'est-à-dire  ,  selon  le 
langage  du  Saint-Esprit,  aux  portes  de  la  mort  :  Ego  dixi  in  dimidio 
dierum  meorum  :  Vadam  ad  portas  inferi !  :  J'ai  supputé  le  nombre  de 
mes  années:  Quœsivi  residuum  annorum  meorum2  ;  et  j'ai  reconnu  que  je 
devais  dans  peu  quitter  cette  demeure  terrestre,  pour  être  transféré  ailleurs, 
comme  l'on  transporte  la  tente  d'un  berger  d'un  champ  à  un  autre,  Gene- 
ratio  mea  ablata  est  à  me,  quasi  tabernaculum  pastorumz  :  que,  par  une 
destinée  à  laquelle  je  suis  forcé  de  me  soumettre,  le  fil  de  mes  jours  allait 
être  coupé  comme  une  toile  à  demi  tissue,  Prœcisa  est  velut  à  texente  vita 
mea 4  ;  que  du  matin  au  soir  ce  serait  fait  de  moi ,  et  que  mon  arrêt  ayant 
été  prononcé  dans  le  conseil  de  Dieu,  l'exécution  n'en  pouvait  plus  être 
long-temps  retardée,  De  marie  usque  ad  vesperam  finies  me*.  Or  ces  prin- 
cipes ainsi  établis  (car  c'était  là  en  effet,  remarque  saint  Ambroise ,  comme 
autant  de  principes  qu'il  posait),  quelles  conséquences  en  tirait-il?  quelles 
conclusions  pratiques  pour  la  réformation  de  sa  vie?  Elles  sont  admi- 
rables, et  je  ne  puis  vous  donner  un  plus  beau  modèle.  Ah  !  Seigneur, 
poursuivait  le  saint  roi,  c'est  donc  pour  cela  que  je  pousserai  sans 
cesse  des  cris  vers  vous,  comme  le  petit  d'une  hirondelle  qui  demande 
la  pâture  :  Sicut  pullus  hirundinis,  sic  clamabo  6  :  voilà  la  ferveur  de 
sa  prière.  C'est  pour  cela  que  je  gémirai  comme  la  colombe ,  et  que  je 
m'appliquerai  jour  et  nuit  à  méditer  la  profondeur  de  vos  jugements , 
Meditabor  ut  columba  7  :  voilà  la  ferveur  de  sa  méditation.  C'est  pour 
cela  que  mes  yeux  se  sont  affaiblis  à  force  de  regarder  en  haut ,  d'où 
j'attendais  tout  mon  secours,  et  où  je  cherchais  mon  unique  bien:  At- 
tenuati  sunt  oculi  met,  suspicientes  in  excelsum8:  voilà  la  ferveur  de 
sa  conlianec.  C'est  pour  cela  que  je  résiste  aux  plus  violentes  tentations  qui 
m'attaquent ,  et  que  pour  n'y  pas  succomber ,  instruit  que  je  suis  de  la 
force  de  votre  grâce ,  je  vous  prie  de  combattre  et  de  répondre  pour  moi  : 

«  Isaï.,  38.  —  *  Ibid.  —  3  ïbid.  —  *  Ibid.  —  5  Jbid,  —  6  Ibid.  —  7  Ibid.  —  »  Ibid. 


SLR    LA    PENSÉE    DE    LA    MORT.  245 

Domine,  vim  patior;  respondepro  me1:  voilà  la  ferveur  de  sa  foi.  C'est 
pour  cela  que  je  repasserai  devant  vous  toutes  les  années  de  ma  vie  dans 
l'amertume  de  mon  âme  :  Recogitabo  tibi  annos  meos  in  amaritudine  ani- 
mée meœ*:  voilà  la  ferveur  de  sa  pénitence.  Car  je  sais,  ô  mon  Dieu,  ajou- 
tait-il ,  que  ce  n'est  ni  l'enfer ,  ni  la  mort  qui  célèbrent  vos  louanges  : 
Quia  non  infernus  confitebitur  tibi,  nëque  mors  laudabit  te  3  :  c'est-à- 
dire,  selon  l'explication  de  saint  Jérôme,  je  sais  que  ce  ne  sont  pas  les  mou- 
rants qui  vous  glorifient ,  ni  qui  sont  en  état  de  vous  glorifier  par  leurs 
œuvres:  et  qui  donc?  ceux  qui  vivent,  Seigneur,  mais  qui  vivent  aussi 
persuadés  que  moi  qu'ils  doivent  bientôt  mourir  ;  mais  qui  vivent  déter- 
minés comme  moi  à  faire  de  cette  persuasion  la  règle  de  toutes  leurs  ac- 
tions :  Vivens,  vivens,  ipse  confitebitur  tibi ,  sicut  et  ego  hodiè  K  Ainsi 
parlait  ce  religieux  monarque  ;  et  de  là ,  Chrétiens ,  nous  apprenons  cette 
méthode  si  solide,  si  connue  des  Saints,  si  peu  pratiquée  parmi  nous,  mais 
si  praticable  néanmoins  ,  et  d'où  dépend  la  sanctification  de  notre  vie  ;  sa- 
voir, de  faire  toutes  nos  actions  comme  si  chacune  était  la  dernière ,  et  de- 
vait être  suivie  de  la  mort.  Prier  comme  je  prierais  à  la  mort  ;  examiner 
ma  conscience  comme  je  l'examinerais  à  la  mort  ;  pleurer  mon  péché  comme 
je  le  pleurerais  à  la  mort  ;  le  confesser  comme  je  le  confesserais  à  la  mort  ; 
recevoir  le  sacrement  de  Jésus-Christ  comme  je  le  recevrais  à  la  mort  : 
voilà  de  quoi  corriger  toutes  nos  tiédeurs  et  toutes  nos  lâchetés ,  de  quoi  vi- 
vifier toutes  nos  œuvres  par  le  souvenir  même  de  la  mort  et  de  sa  proximité. 

Mais  il  m'est  incertain  si  la  mort  est  proche,  ou  si  elle  est  encore  éloignée 
de  moi  :  je  le  veux,  mon  cher  auditeur;  que  concluez-vous  de  là?  Parce 
qu'il  est  incertain  quand  et  à  quel  jour  vous  mourrez,  en  devez-vous  être 
moins  actif,  moins  vigilant ,  moins  fervent  dans  l'observation  de  vos  de- 
voirs; et  cette  incertitude,  qui  peut-être  vous  sert  de  prétexte  pour  justifier 
vos  négligences,  n'est-elle  pas  au  contraire  une  nouvelle  raison  pour  les 
condamner?  Car  pourquoi  le  Sauveur  du  monde  nous  ordonne-t-il  de 
veiller?  Ce  n'est  pas  seulement  parce  que  la  mort  est  prochaine,  mais  parce 
qu'elle  est  incertaine,  c'est-à-dire  parce  que  nous  n'en  savons  ni  le  jour  ni 
l'heure  :  Quia  nescitis  diem,  neque  horam*.  Ah!  Chrétiens,  Jésus-Christ 
sans  doute  aurait  bien  mal  raisonné,  si  l'incertitude  de  la  mort  autorisait  en 
aucune  sorte  nos  lâchetés  et  nos  tiédeurs.  Mais  c'est  ici  que  saint  Augustin 
a  admiré  la  sagesse  de  Dieu ,  qui  nous  a  caché  le  jour  de  notre  mort,  pour 
nous  faire  employer  utilement  et  saintement  tous  les  jours  de  notre  vie  : 
Latet  ultimus  dies,  nt  observentur  omnes  dies6. 

En  effet ,  si  nous  connaissions  précisément  le  jour  et  l'heure  où  nous 
mourrons ,  plus  de  pénitence  dans  la  vie ,  plus  d'exercice  de  piété.  Tout 
serait  remis  à  la  dernière  année;  et  dans  la  dernière  année,  au  dernier 
mois  ;  et  dans  le  dernier  mois ,  à  la  dernière  semaine  ;  et  dans  la  dernière 
semaine,  au  dernier  jour  ;  et  dans  le  dernier  .jour,  à  la  dernière  heure,  ou 
même  au  dernier  moment.  Et  de  là,  plus  de  saint  :  pourquoi?  parce  que 
le  moment  de  la  mort  n'est  ni  le  temps  des  bonnes  œuvres,  ni  le  temps  de  la 
pénitence ,  et  qu'on  ne  peut  néanmoins  se  sauver  que  par  la  pénitence  et  les 

'  Isaï.,  38.  —  *  Ibid.  —  3  ïbid,  —  ;  Ibid,  —  5  Matih  ,  25,  —  6  A«ff. 


2-46  SUR    LA    PENSÉE   DE    LA    SORT. 

bonnes  œuvres.  Mais  que  fait  Dieu?  Par  une  conduite  également  sage  et 
miséricordieuse ,  il  nous  tient  dans  une  incertitude  absolue  touchant  ce 
dernier  moment ,  afin  que  nous  nous  tenions  nous-mêmes  en  garde  à  tous 
les  moments.  Car  quelle  pensée  est  plus  capable  de  nous  renouveler  sans 
cesse  en  esprit ,  que  celle-ci  :  Peut-être  ce  jour  sera-t-il  le  dernier  de  mes 
jours  ;  peut-être ,  après  cette  confession  ;  peut-être ,  après  cette  commu- 
nion ;  peut-être,  après  cette  prédication;  peut-être,  après  cette  conversa- 
tion ;  peut-être  ,  après  cette  occupation ,  la  mort  tout  à  coup  viendra-t-elle 
m'enlever  du  monde ,  pour  me  transporter  devant  le  tribunal  de  Dieu  ? 
Quand  on  porte  partout  cette  idée ,  et  que  partout  on  la  conserve  forte- 
ment imprimée  dans  son  souvenir,  bien  loin  de  se  relâcher  et  de  se  laisser 
abattre ,  il  n'y  a  plus  rien  qui  arrête ,  plus  rien  qui  étonne ,  plus  rien  que 
l'on  n'entreprenne ,  que  l'on  ne  soutienne ,  à  quoi  l'on  ne  parvienne.  On 
devient  (belle  peinture  d'une  vie  fervente ,  que  l'Apôtre  lui-même  nous  a 
tracée!),  on  devient  laborieux  et  appliqué,  Sollicitudine  non  pigri l  ; 
prompt  et  ardent ,  Spiritu  ferventes a  ;  infatigable  dans  le  service  du  Sei- 
gneur, Domino  servientes 3  ;  détaché  du  monde ,  et  uniquement  attentif 
aux  choses  du  ciel ,  Spe  gaudentes  u  ;  patient  dans  les  maux ,  In  tribula- 
tione  patientes  5  ;  adonné  à  l'oraison  ,  Orationi  instantes  6  ;  charitables 
envers  ses  frères ,  et  toujours  prêt  à  exercer  la  miséricorde,  Nécessita  tibus 
sanctorum  communicantes,  hospit  alitât  cm  sectontes1  ;  également  fidèle  à 
tout  ce  que  l'on  doit  à  Dieu ,  à  tout  ce  que  l'on  doit  au  prochain ,  et  à  tout 
ce  que  l'on  se  doit  à  soi-même ,  Providentes  bona  ;  non  tantum  coram 
Deo,  sed  etiam  coram  omnibus  hominibus  8. 

Disons  quelque  chose  de  plus  pressant  encore ,  et  de  plus  convenable  à 
ce  que  Dieu  demande  surtout  de  nous  dans  ce  saint  temps  où  nous  en- 
trons. C'est  un  temps  de  pénitence  ;  et  la  grande  action  de  notre  vie,  étant 
pécheurs  comme  nous  le  sommes ,  c'est  notre  retour  à  Dieu ,  c'est  une  sin- 
cère et  parfaite  conversion  à  Dieu.  Or  n'est-ce  pas  sur  cela  même  que  nous 
sentons  davantage  notre  faiblesse ,  et  que  nous  paraissons  plus  lâches  et 
plus  irrésolus?  Il  s'agit  de  nous  déterminer  à  rompre  nos  liens  par  un  gé- 
néreux effort  ;  il  s'agit  de  nous  inspirer  cette  ferveur  de  conversion  qui 
ravit  une  âme,  qui  l'arrache  au  inonde  et  à  elle-même,  qui  ne  lui  permet 
pas  le  moindre  délai  ;  et  voilà  ce  que  doit  faire  l'incertitude  de  la  mort. 
Car  dites-moi ,  pécheur,  à  quoi  serez-vous  sensible ,  si  vous  ne  l'êtes  pas 
au  danger  affreux  où  elle  vous  expose?  Mourez  dans  votre  péché,  vous  êtes 
perdu ,  et  perdu  sans  ressource  :  mais  tandis  que  vous  y  demeurez ,  n1y 
pouvez-vous  pas  mourir?  et  n'y  pouvez-vous  pas  mourir  à  chaque  moment, 
puisqu'il  n'y  a  rien  de  plus  incertain  pour  vous  et  pour  moi  que  la 
mort? 

Je  me  trompe ,  Chrétiens ,  il  y  a  dans  la  mort  quelque  chose  de  certain 
pour  nous  :  et  quoi?  c'est  que  nous  y  serons  surpris.  Le  Sauveur  du  monde 
ne  s'est  pas  contenté  de  nous  dire  :  Veillez ,  parce  que  vous  ne  savez  ni  le 
jour  ni  l'heure  que  viendra  le  Fils  de  l'Homme  ;  il  ne  s'en  est  point  tenu 
là,  mais  il  a  expressément  ajouté  :  Veillez,  parce  que  le  Fils  de  l'Homme 

•  Rom.,  12.  —  2  Ibid.  —  3  Ibid.  —  I  Une!.  —  5  ll.id.  —  6  Ibid.  —  ?  Jbid.  —  »  Hrid. 


SUR  LA  PENSÉE  DE  LA  MORT.  247 

viendra  à  l'heure  que  vous  ne  l'attendrez  pas.  Est-il  rien  de  plus  formel  que 
cette  parole?  et  l'infaillibilité  de  cette  parole ,  n'est-ce  pas  encore  ce  qui 
redouble  mon  crime ,  quand  je  vis  tranquillement  dans  mon  péché  et  que 
je  néglige  ma  conversion  ?  Si  ce  divin  maître  ne  m'avait  dit  autre  chose , 
sinon  que  le  temps  de  la  mort  est  incertain ,  peut-être  serais-je  moins  cou- 
pable. Puisqu'il  est  incertain ,  dirais-je ,  je  n'ai  pas  perdu  tout  droit  d'es- 
pérer. Je  suis  un  téméraire,  il  est  vrai,  d'en  vouloir  courir  les  risques; 
mais  enfin  ma  témérité  ne  détruit  pas  absolument  ma  confiance.  Je  puis 
être  surpris  :  mais  aussi  je  puis  ne  l'être  pas  :  et  dans  la  conduite  que  je 
tiens,  tout  aveugle  qu'elle  est ,  j'ai  du  moins  encore  quelque  prétexte.  Ainsi 
raisonnerais-je.  Mais  après  la  parole  de  Jésus-Christ,  il  ne  m'est  plus  permis 
de  raisonner  de  la  sorte  ;  et  je  dois  compter  de  mourir  à  l'heure  que  je  n'y 
penserai  pas.  Le  Fils  de  Dieu  ne  me  l'a  fait  connaître  que  par  là,  cette 
heure  fatale.  Tout  ce  que  je  sais ,  mais  que  je  sais  à  n'en  pouvoir  douter, 
c'est  que  le  jour  de  ma  mort  sera  pour  moi  un  jour  trompeur  :  Quâ  horâ 
non putatis  1 .  Après  cela,  ne  faut-il  pas  que  j'aie  moi-même  conjuré  ma 
perte ,  si  dans  le  désordre  où  je  suis ,  et  me  voyant  exposé  à  toute  la  haine 
et  à  toutes  les  vengeances  de  mon  Dieu,  je  ne  prends  pas  de  justes  et  de 
promptes  mesures  pour  me  remettre  en  grâce  avec  lui,  et  pour  prévenir  par 
la  pénitence  le  coup  dont  il  m'a  si  hautement  et  tant  de  fois  menacé?  Y 
avez-vous  jamais  fait ,  Chrétiens ,  je  ne  dis  pas  toute  la  réflexion  nécessaire, 
mais  quelque  réflexion  ?  Maintenant  même  que  je  vous  parle  de  la  mort , 
pensez-vous  à  la  mort ,  ou  y  pensez-vous  bien  ?  y  pensez-vous  attentive- 
ment? y  pensez-vous  chrétiennement?  y  pensez-vous  efficacement?  Mais 
si  vous  n'y  pensez  pas,  à  quoi  pensez-vous?  et  si  vous  n'y  pensez  pas  à 
présent ,  quand  y  penserez-vous ,  ou  qui  jamais  y  pensera  pour  vous?  Heu- 
reux qui  n'attend  pas  à  y  penser,  lorsqu'il  ne  sera  plus  temps  d'y  penser  ! 
heureux  qui  y  pense  dans  la  vie  !  c'est  ainsi  que  la  mort ,  châtiment  du 
péché,  en  sera  pour  nous  le  remède.  Elle  est  entrée  dans  le  monde  par  le 
péché  ;  mais  si  nous  la  considérons  comme  les  Saints ,  si  nous  y  pensons 
comme  les  Saints ,  elle  nous  fera  entrer  comme  eux  par  la  grâce  dans  l'é- 
ternité bienheureuse  que  je  vous  souhaite ,  etc. 

'  Luc,  12. 


248  sun  la  céré&ionïe  des  cendres. 


SECOND  SERMON  POUR  LE  MERCREDI  DES  CENDRES. 


SUR  LA  CEREMONIE  DES  CENDRES. 

Pulvis  es,  et.  in  pulverem  twerteris. 

Vous  êtes  poussière,  et  vous  retournerez  en  poussière.  Genèse,  cli.  3. 

Ce  sont  les  mémorables  paroles  que  Dieu  dit  au  premier  homme  dans  le 
moment  de  sa  désobéissance  ;  et  ce  sont  celles  que  l'Église  adresse  en  parti- 
culier à  chacun  de  nous,  par  la  bouche  de  ses  ministres,  dans  la  cérémonie 
de  ce  jour.  Paroles  de  malédiction,  dans  le  sens  que  Dieu  les  prononça; 
mais  paroles  de  grâce  et  de  salut ,  dans  la  fin  que  l'Église  se  propose  en 
nous  les  faisant  entendre.  Paroles  terribles  et  foudroyantes  pour  l'homme 
pécheur,  puisqu'elles  lui  signifièrent  l'arrêt  de  sa  condamnation  ;  mais  pa- 
roles douces  et  consolantes  pour  le  pécheur  pénitent ,  puisqu'elles  lui  ensei- 
gnent la  voie  de  sa  conversion  et  de  sa  justification.  Ainsi ,  remarque  saint 
Chrysostomc,  Dieu  en  a-t-il  souvent  usé ,  et  s'est-il  servi  du  même  moyen, 
tantôt  pour  imprimer  aux  hommes  la  terreur  de  ses  jugements ,  et  tantôt 
pour  leur  faire  éprouver  l'efficace  de  ses  miséricordes. 

Je  ne  sais ,  Chrétiens ,  si  vous  avez  jamais  fait  réflexion  à  ce  que  nous 
lisons  dans  le  livré  de  l'Exode.  Ecoutez-le  :  l'application  vous  en  paraîtra 
naturelle,  et  elle  convient  parfaitement  à  mon  sujet.  Quand  Dieu  voulut 
punir  l'Egypte ,  il  commanda  à  Moïse  de  prendre  dans  sa  main  une  poi- 
gnée de  cendres  ;  et ,  en  présence  de  Pharaon ,  de  la  répandre  sur  tout  le 
peuple  :  Tollite  manus  plenas  cineris,  et  spargat  illum  Moyses  coram 
Pharaone  l.  L'Écriture  ajoute  que  cette  cendre  ainsi  dispersée  fut  comme 
la  matière  dont  Dieu  forma  ces  fléaux  qui  affligèrent  toute  l'Egypte,  et  qui 
y  causèrent  une  désolation  si  générale  :  Sitque  pulvis  super  omnem  ter- 
rain sEgypti 2.  A  en  juger  par  l'apparence,  Dieu  fait  aujourd'hui  le  môme 
commandement  aux  ministres  de  son  Église.  Il  veut  que  les  prêtres  de  la 
loi  de  grâce ,  comme  dispensateurs  de  ses  mystères ,  prennent  la  cendre  de 
dessus  l'autel ,  et  qu'ils  la  répandent  solennellement  sur  tout  le  peuple 
chrétien  :  Tollite  manus  plenas  cineris.  Mais,  dans  l'intention  de  Dieu, 
l'effet  de  cette  cérémonie  est,  par  rapport  au  christianisme,  bien  différent 
de  ce  qu'elle  opéra  dans  l'ancienne  loi.  Car,  au  lieu  que  Moïse  et  Aaron  ne 
répandirent  la  cendre  sur  les  Égyptiens  que  pour  leur  faire  sentir  le  poids 
de  la  colère  de  Dieu ,  que  pour  marquer  à  Pharaon  qu'il  était  réprouvé  de 
Dieu ,  que  pour  dompter  l'impiété  et  l'endurcissement  de  ce  monarque  livré 
dès  lors  à  la  vengeance  de  Dieu  :  par  une  conduite  tout  opposée,  les  prêtres 
de  la  loi  nouvelle  ne  répandent  aujourd'hui  la  cendre  sur  nos  têtes  que 
pour  nous  attirer  les  grâces  et  les  faveurs  du  même  Dieu ,  que  pour  nous 
mettre  en  état  et  nous  rendre  capables  d'en  éprouver  la  bonté ,  que  pour 

«  ExouY,  9,  —  *  IbiJ. 


SUR   LA    CÉRÉMONIE    DES    CENDRES.  240 

exciter  dans  nos  cœurs  les  sentiments  dune  véritable  pénitence.  C'est  ce 
que  j'entreprends  de  vous  faire  voir,  et  par  où  je  commence  à  m'acquitter 
auprès  de  vous  du  ministère  dont  Dieu  m'a  chargé,  et  que  j'ai  à  remplir 
pendant  tout  ce  saint  temps  du  carême. 

Vous ,  mes  frères ,  qui ,  par  la  miséricorde  du  Seigneur,  avez  enfin  re- 
noncé au  schisme  pour  vous  réunir  à  l'Église;  vous  pour  qui  je  suis  parti- 
culièrement envoyé1,  que  je  regarde  ici  comme  le  premier  objet  de  mon 
zèle,  et  plaise  au  ciel  que  je  puisse  vous  appeler  un  jour  ma  couronne  et  ma 
joie  !  Gaudium  rneum  et  corona  mea 2  !  Vous ,  dis-je ,  nouvelle  conquête 
de  la  grâce  de  Jésus-Christ ,  apprenez  à  respecter  une  de  ces  cérémonies 
religieuses  dont  use  l'Église  catholique  dans  le  sein  de  laquelle  vous  êtes 
rentrés.  Il  y  en  a  de  plus  essentielles  :  mais  sans  parler  des  autres,  ou  pour 
juger  des  autres  par  celle-ci ,  comment  l'hérésie  l'a-t-elle  pu  rejeter,  puis- 
que l'auteur  même  de  cette  fatale  division  où  vous  fûtes  malheureusement 
engagés ,  reconnaît  que  les  cérémonies  peuvent  aider  la  piété  des  fidèles  ; 
qu'il  est  non-seulement  bon ,  mais  nécessaire  d'en  conserver  quelques-unes  ; 
que  pour  n'être  plus  dans  la  loi  de  Moïse ,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'il  les  faille 
toutes  abolir  ;  qu'il  est  juste  que  par  des  signes  extérieurs  l'on  montre  les 
sentiments  de  religion  qu'on  a  dans  le  cœur  :  et  que  d'ôter  tout  ce  qui  s'ap- 
pelle cérémonie,  c'est  mettre  parmi  le  troupeau  une  confusion  monstrueuse? 
Or,  entre  les  cérémonies ,  quelle  autre  a  du  moins  blesser  l'Église  protes- 
tante que  la  cérémonie  des  cendres?  Qu'a-t-elle  de  superstitieux?  qu'a-t-elle 
qui  ne  soit  autorisé  par  l'Écriture  ?  quel  souvenir  nous  est  plus  utile  que 
celui  de  notre  faiblesse,  de  notre  néant?  et  n'est-ce  pas  là  ce  qu'elle  nous 
remet  devant  les  yeux?  Cependant  cette  cérémonie,  dont  la  simplicité  et  la 
sainteté  devaient  édifier,  a  été  un  scandale  pour  ces  ministres  que  vous 
avez  suivis.  Ils  l'ont  réprouvée,  et  ils  vous  l'ont  fait  réprouver  comme  eux, 
parce  qu'ils  ne  la  connaissaient  point  assez ,  ou  parce  qu'ils  ne  vous  la  fai- 
saient point  assez  connaître.  Mais  oublions  le  passé ,  et  bénissons  Dieu  du 
présent.  Bénissons-le  même  par  avance  de  l'avenir,  qui  nous  promet  l'en- 
tier accomplissement  de  ce  grand  ouvrage  que  le  Seigneur  a  commencé. 
Nous  nous  unirons  tous  ;  et  tous  de  concert  nous  conspirerons  à  le  soutenir, 
à  le  perfectionner,  à  le  consommer.  Qu'il  me  soit  permis  d'en  faire  ici  le 
vœu  solennel  et  public;  ce  ne  sera  pas  en  vain.  Oui,  mon  Dieu,  votre 
œuvre  s'achèvera ,  votre  nom  sera  glorifié ,  votre  loi  observée ,  votre  Église 
reconnue  :  vous  verserez  sur  mes  auditeurs  vos  grâces  les  plus  abondantes  ; 
vous  les  verserez  sur  moi,  et  elles  donneront  de  l'efficace  à  mes  paroles. 
C'est  pour  cela  même  encore  que  je  m'adresse  à  Marie ,  et  que  je  lui  dis  ; 
Ave,  Maria. 

Il  ne  suffit  pas  pour  la  foi  de  croire  de  cœur,  si  l'on  ne  confesse  de 
bouche  :  c'est  ce  que  saint  Paul  nous  déclare  en  termes  exprès ,  et  à  quoi 
j'ajoute,  suivant  la  doctrine  du  même  apôtre,  qu'il  ne  suffit  pas  pour  la 

Le  P.  Bourdaloue  fui  envoyé  par  le  roi  à  Montpellier,  en  faveur  des  nouveaux  conver- 
tis, pour  y  prêcher  le  carême. 
a  Pkilijip.,  4. 


250  SUR   LA    CÉRÉMONIE    DES    CENDRES. 

pénitence  d'avoir  un  cœur  contrit  et  humilié ,  si  le  pécheur  au  même  temps 
n'offre  à  Dieu ,  en  forme  d'hostie ,  une  chair  mortifiée  et  crucifiée  avec  ses 
désirs  corrompus.  Tel  est,  dit  saint  Grégoire,  pape,  le  devoir  d'un  homme 
qui ,  se  trouvant  composé  d'une  âme  et  d'un  corps ,  d'une  âme  spirituelle 
et  toute  céleste ,  d'un  corps  terrestre  et  tout  matériel ,  doit  selon  l'un  et 
l'autre  honorer  Dieu,  s'il  veut  rendre  à  Dieu  ce  culte  raisonnable  en  quoi 
consiste  l'intégrité  de  la  religion. 

Excellent  principe  que  je  suppose  d'abord ,  et  d'où  je  conclus  que  la  pé- 
nitence chrétienne,  prise  dans  toute  son  étendue,  est  donc  un  double 
sacrifice  que  Dieu  exige  de  nous.  Sacrifice  de  l'esprit ,  et  sacrifice  du  corps  : 
sacrifice  de  l'esprit,  par  l'humilité  de  la  componction  ;  et  sacrifice  du  corps, 
par  l'austérité  même  extérieure  de  la  satisfaction  :  sacrifice  de  l'esprit,  sans 
lequel ,  comme  nous  renseigne  le  maitre  des  Gentils  ,  le  sacrifice  du  corps 
ne  sert  à  rien  ou  presque  à  rien  ,  ni  ne  peut  jamais  apaiser  Dieu  ;  et  sacri- 
fice du  corps  ,  sans  quoi  le  sacrifice  de  l'esprit  n'est  souvent  qu'une  illusion 
ou  un  fantôme  devant  Dieu.  En  sorte  que  l'union  de  ces  deux  sacrifices  est 
absolument  nécessaire  pour  rendre  parfait  l'holocauste  dont  je  parle ,  et 
d'où  dépend  l'entière  réconciliation  de  l'homme  pécheur  avec  Dieu. 

Je  m'attache  à  cette  pensée ,  qui  me  conduit  naturellement  à  mon  sujet  : 
et  parce  que  ces  deux  sacrifices ,  que  la  pénitence  doit  faire  à  Dieu ,  trou- 
vent en  nous  deux  grands  obstacles ,  dont  le  premier  est  l'esprit  d'orgueil , 
et  le  second  l'esprit  de  mollesse  ;  l'esprit  d'orgueil ,  incompatible  avec  l'hu- 
milité de  la  pénitence  ;  l'esprit  de  mollesse ,  essentiellement  opposé  à  l'aus- 
térité de  la  pénitence  :  je  veux ,  pour  ne  vous  rien  dire  aujourd'hui  qui  ne 
soit  utile  et  pratique ,  vous  apprendre  à  les  surmonter  par  le  souvenir  de 
la  mort  que  nous  retrace  l'Église  dans  la  cérémonie  des  cendres.  C'est  tout 
le  dessein  de  ce  discours ,  que  je  réduis  à  deux  propositions.  Il  faut ,  par 
une  pénitence  solidement  humble ,  anéantir  devant  Dieu  l'orgueil  de  nos 
esprits  ;  et  c'est  à  quoi  nous  oblige  la  vue  de  ces  cendres ,  qui  sont  pour 
nous  les  marques  et  comme  les  symboles  de  la  mort  :  ce  sera  le  premier 
point.  Il  faut ,  par  une  pénitence  généreusement  austère ,  sacrifier  à  Dieu 
la  mollesse  et  la  délicatesse  de  nos  corps  ;  et  c'est  à  quoi  nous  engage  l'im- 
position de  ces  cendres ,  qui  nous  annoncent,  ou  plutôt  qui  nous  font  déjà 
sentir  l'inévitable  nécessité  de  la  mort  :  ce  sera  le  second  point.  Humilia- 
tion de  l'esprit  sous  le  joug  de  la  pénitence ,  mortification  de  la  chair  dans 
l'exercice  de  la  pénitence  :  deux  fruits  du  saint  usage  que  nous  devons 
faire  de  ces  cendres  consacrées  par  la  bénédiction  des  prêtres ,  et  de  la 
pensée  de  la  mort  que  nous  rappelle  une  cérémonie  si  touchante.  Donnez- 
moi  votre  attention. 

PREMIÈRE  PARTIE. 

Gomme  il  est  de  la  foi  que  l'orgueil  fut  le  premier  péché  de  l'homme,  et 
qu'il  est  encore  la  source  et  le  principe  de  tout  péché,  Initium  omnispeccati 
superbia  1  ;  il  ne  faut  pas  s'étonner  que  le  même  orgueil  soit  un  obstacle 
essentiel  à  la  pénitence ,  établie  de  Dieu  pour  être  le  remède  du  péché.  Je 

1  Eccli.,  10. 


SUR   LA   CÉRÉMONIE    DES    CENDRES.  251 

m'explique.  Si  l'homme ,  persévérant  dans  le  bienheureux  état  où  Dieu 
l'avait  créé ,  était  demeuré  dans  les  termes  de  cette  humilité ,  qui  lui  était 
comme  naturelle ,  puisque  l'humilité  n'est  rien  autre  chose  que  la  par- 
faite connaissance  de  soi-même  ;  quelque  avantage  ou  de  la  nature  ou  de 
la  grâce  qu'il  eût  reçu ,  il  n'aurait  jamais  couru  risque  d'en  abuser  au 
préjudice  de  ce  qu'il  devait  à  Dieu  :  et  si  dans  l'instant  que  nous  violons 
la  loi  de  Dieu,  nous  faisions  un  retour  sur  nous-mêmes,  il  nous  suffirait 
de  nous  connaître  nous-mêmes,  pour  rentrer  dans  l'ordre,  et  pour  nous 
mettre,  comme  pécheurs,  en  disposition  de  satisfaire  à  Dieu.  Mais  cet 
esprit  de  pénitence  et  de  justice  qui  nous  porte  à  réparer  les  offenses  de 
Dieu,  se  trouve  combattu  dans  nous  par  un  autre  esprit,  qui  est  l'esprit 
d'orgueil  ;  et  de  même  qu'en  péchant  nous  nous  révoltons  contre  ce  sou- 
verain législateur,  nous  avons  après  le  péché  une  opposition  secrète  à  lui 
en  faire  la  juste  réparation  qui  lui  est  due. 

Quel  remède,  Chrétiens?  celui  même  que  l'Église  nous  propose  dans  la 
cérémonie  de  ce  jour,  en  nous  obligeant  à  nous  souvenir  de  ce  que  nous 
sommes,  afin  de  corriger  notre  vanité  par  notre  vanité,  comme  parle  saint 
Augustin.  Car  il  faut  faire  de  temps  en  temps  remonter  l'homme  jusqu'à 
son  origine  ,  dit  ce  grand  docteur  ;  et  par  la  considération  de  sa  faiblesse, 
de  sa  misère,  de  son  néant,  le  forcer  malgré  lui  de  renoncer  aux  présomp- 
tueuses et  vaines  idées  qu'il  a  de  lui-même ,  et  qui ,  l'empêchant  de  s'hu- 
milier, l'empêchent  de  se  convertir.  Or,  c'est  ce  que  fait  la  pensée  de  la 
mort.  Quand  un  homme  sans  qualité  et  sans  naissance ,  mais  élevé  néan- 
moins à  une  haute  fortune,  et  comblé  de  biens  et  d'honneurs,  vient  à 
s'enorgueillir  et  à  s'oublier,  le  moyen  de  réprimer  son  orgueil  est  de  lui 
remettre  devant  les  yeux  l'obscurité  et  la  bassesse  de  son  extraction.  Ne 
vous  enflez  point,  lui  dit-on;  on  sait  qui  vous  êtes ,  et  d'où  vous  êtes  venu. 
Cela  seul  est  capable  de  le  confondre ,  et  de  lui  inspirer  des  sentiments  de 
modestie.  Mais  si  de  plus,  par  une  vue  anticipée  de  l'avenir,  on  lui  mar- 
quait ce  qui  lui  doit  bientôt  arriver;  si  l'on  pouvait  lui  dire,  et  lui  dire 
avec  assurance  :  Prenez  garde  ;  quelque  grand  que  vous  soyez ,  vous  êtes 
sur  le  point  de  votre  ruine  ;  une  disgrâce  dont  vous  êtes  menacé  et  que  vous 
n'éviterez  pas ,  va  vous  réduire  à  n'être  plus  que  ce  que  vous  étiez  dans 
votre  première  condition  ;  si ,  dis-je ,  on  pouvait  lui  parler  ainsi ,  en  sorte 
qu'on  lui  fit  connaître  à  lui-même  la  vérité  de  ce  qu'on  lui  annonce,  cette 
vue  sans  doute  ferait  encore  sur  lui  une  bien  plus  forte  impression.  Pé- 
nétré de  cette  pensée,  Il  n'y  a  plus  pour  moi  de  ressource  et  je  vais  périr, 
il  serait  doux  et  humain  ;  il  ne  ferait  plus  voir  dans  sa  conduite  ni  arro- 
gance, ni  fierté  ;  cette  enflure  de  cœur,  que  lui  causait  la  prospérité  et  l'élé- 
vation, s'abaisserait  tout  à  coup:  pourquoi?  parce  qu'il  n'envisagerait 
plus  sa  fortune ,  si  je  puis  user  de  cette  expression,  que  comme  la  hauteur 
du  précipice  où  il  va  tomber ,  et  qu'au  lieu  de  s'éblouir  de  ce  qu'il  est,  il 
gémirait  sur  ce  qu'il  va  devenir. 

Or ,  c'est  justement ,  mes  chers  auditeurs ,  de  cette  double  vue,  et  de  ce 
que  nous  avons  été,  et  de  ce  que  nous  serons,  que  l'Église  se  sert  au- 
jourd'hui pour  nous  tenir  devant  Dieu  dans  l'humilité  et  dans  la  soumis- 


252  SUR   LA    CÉRÉMONIE    DES    CENDRES. 

sion.  L'homme,  dit  F  Écriture,  était  dans  l'honneur  et  dans  la  gloire,  où 
Dieu  F  avait  élevé  par  la  création  ;  mais ,  au  milieu  de  sa  gloire ,  l'homme 
s'était  méconnu:  Homo  cùm  in  honore  esset,  non  intellexit1.  Cet  oubli 
de  lui-même,  par  une  suite  nécessaire,  Favait  porté  jusqu'à  Foubli  et  même 
jusqu'au  mépris  de  Dieu.  Que  fait  FÉglise?  Pour  rétablir  en  nous  ce  respect 
de  Dieu,  et  cette  crainte  que  nous  perdons  par  le  péché,  et  qui  doit  être  le 
fondement  de  la  pénitence ,  elle  nous  engage  ou  plutôt  elle  nous  oblige  à 
concevoir  du  mépris  pour  nous-mêmes,  en  nous  adressant  ces  paroles  :  Mé- 
mento, homo,  quiapulvis  es,  et  in  pulverem  reverteris.  Comme  si  elle 
nous  disait  :  Pourquoi ,  homme  mortel ,  vous  attribuer  sans  raison  une 
grandeur  chimérique  et  imaginaire?  Souvenez-vous  de  ce  que  vous  étiez  il 
y  a  quelques  années,  quand  Dieu,  par  sa  toute-puissance,  vous  tira  de  la 
boue  et  du  néant.  Souvenez- vous  de  ce  que  vous  serez  dans  quelques  an- 
nées ,  quand  ce  petit  nombre  de  jours  qui  vous  reste  encore  sera  expiré. 
Voilà  les  deux  termes  où  il  faut  malgré  vous  que  tout  votre  orgueil  se  borne. 
Raisonnez  tant  qu'il  vous  plaira  sur  ces  deux  principes  ;  vous  n'en  tirerez 
jamais  de  conséquence ,  non-seulement  qui  ne  vous  humilie ,  mais  qui  ne 
vous  rappelle  à  votre  devoir ,  lorsque  vous  serez  assez  aveuglé  et  assez  in- 
sensé pour  vous  en  écarter.  Telle  est  encore  une  fois ,  Chrétiens  ,  la  salu- 
taire et  importante  leçon  que  fait  l'Église ,  comme  une  mère  sage ,  à  tous 
ses  enfants. 

Mais  examinons  plus  en  détail  la  manière  dont  elle  y  procède  ,  et  toutes 
les  circonstances  de  cette  cérémonie  des  cendres  qu'elle  observe  en  ce  saint 
jour.,  Car  il  n'y  en  a  pas  une  qui  ne  nous  instruise,  et  qui  n'aille  directe- 
ment à  ces  deux  fins,  de  rabattre  notre  orgueil ,  et  de  nous  disposer  à  la 
pénitence.  En  effet ,  c'est  pour  rabattre  notre  orgueil  qu'elle  nous  présente 
des  cendres,  et  qu'elle  nous  les  fait  mettre  sur  la  tête.  Pourquoi  des  cendres? 
parce  que  rien,  dit  saint  Ambroise ,  ne  doit  mieux  nous  faire  comprendre 
ce  que  c'est  que  la  mort,  et  l'humiliation  extrême  où  nous  réduit  la  mort, 
que  la  poussière  et  la  cendre.  Oui ,  ces  cendres  que  nous  recevons  proster- 
nés aux  pieds  des  ministres  du  Seigneur;  ces  cendres  dont  la  bénédiction, 
selon  la  pensée  de  saint  Grégoire  de  Nysse,  est  aujourd'hui  comme  le  mys- 
tère ,  ou ,  si  vous  voulez ,  comme  le  sacrement  de  notre  mortalité ,  et  par 
conséquent  de  notre  humilité ,  si  nous  les  considérons  bien ,  ont  quelque 
chose  de  plus  touchant  que  tous  les  raisonnements  du  monde  pour  nous 
humilier  en  qualité  d'hommes,  et  pour  nous  faire  prendre,  en  qualité  de 
pécheurs ,  les  sentiments  d'une  parfaite  conversion ,  et  d'un  retour  sincère 
à  Dieu.  Car  elles  nous  apprennent  ce  que  nous  voudrions  peut-être  ne  pas 
savoir ,  et  ce  que  nous  tâchons  tous  les  jours  d'oublier.  Mais  malheur  à 
nous ,  si  jamais  nous  tombons ,  ou  dans  une  ignorance  si  déplorable ,  ou 
dans  un  oubli  si  funeste  ! 

Elles  nous  apprennent  que  toutes  ces  grandeurs  dont  le  monde  se  glo- 
rifie ,  et  dont  l'orgueil  des  hommes  se  repaît;  que  cette  naissance  dont  on  se 
pique,  que  ce  crédit  dont  on  se  flatte,  que  cette  autorité  dont  on  est  fier, 
que  ces  succès  dont  on  se  vante,  que  ces  biens  dont  on  s'applaudit,  que  ces 

'   Psalm.  i%. 


SUR  LA  CÉRÉMONIE  DES  CENDRES.  253 

dignités  et  ces  charges  dont  on  se  prévaut,  que  cette  beauté,  cette  valeur , 
cette  réputation  dont  on  est  idolâtre,  que  tout  cela,  malgré  nos  préventions 
et  nos  erreurs,  n'est  que  vanité  et  que  mensonge.  Car  que  je  m'approche  du 
tombeau  d'un  grand  de  la  terre,  et  que  j'en  examine  l'épitaphe  :  je  n'y  vois 
qu'éloges,  que  titres  spécieux,  que  qualités  avantageuses,  qu'emplois  hono- 
rables :  tout  ce  qu'il  a  jamais  été  et  tout  ce  qu'il  a  jamais  fait  y  est  étalé  en 
termes  pompeux  et  magnifiques.  Voilà  ce  qui  paraît  au  dehors.  Mais  qu'on 
me  fasse  l'ouverture  de  ce  tombeau,  et  qu'il  me  soit  permis  de  voir  ce  qu'il 
renferme  ;  je  n'y  trouve  qu'un  cadavre  hideux ,  qu'un  tas  d'ossements  in- 
fects et  desséchés ,  qu'un  peu  de  cendres ,  qui  semblent  encore  se  ranimer 
pour  me  dire  à  moi-même  :  Mémento,  homo,  quia  piilvis  es,  et  in  pidve- 
rem  reverteris. 

Elles  nous  apprennent  que  nous  sommes  donc  bien  injustes,  quand,  à 
quelque  prix  que  ce  soit,  et  souvent  contre  l'ordre  de  la  Providence ,  nous 
prétendons  nous  distinguer,  et  que  nous  voulons  faire  dans  le  monde  cer- 
taines figures  qui  ne  servent  qu'à  flatter  notre  vanité  :  que  ces  rangs  que 
nous  disputons  avec  tant  de  chaleur ,  ces  droits  que  nous  nous  attribuons, 
ces  points  d'honneur  dont  nous  nous  entêtons,  ces  singularités  que  nous 
affectons ,  ces  airs  de  domination  que  nous  nous  donnons ,  ces  soumissions 
que  nous  exigeons,  ces  hauteurs  avec  lesquelles  nous  en  usons,  ces  ménage- 
ments et  ces  égards  que  nous  demandons ,  sont  autant  d'usurpations  que 
fait  notre  orgueil,  en  nous  persuadant,  aussi  bien  qu'au  pharisien  de  l'Évan- 
gile, que  nous  ne  sommes  pas  comme  le  reste  des  hommes  :  erreur  dont  la 
cendre  où  nous  réduit  la  mort  nous  détrompe  bien,  par  l'égalité  où  elle  met 
toutes  les  conditions,  disons  mieux,  par  leur  entière  destruction.  Car  voyez, 
dit  éloquemment  saint  Augustin  au  livre  de  la  Nature  et  de  la  Grâce; 
voyez  si  dans  les  débris  des  tombeaux  vous  distinguerez  le  pauvre  d'avec 
le  riche,  le  roturier  d'avec  le  noble,  le  faible  d'avec  le  fort  ;  voyez  si  les 
cendres  des  souverains  et  des  monarques  y  sont  différentes  de  celles  des 
sujets  et  des  esclaves.  Ah  !  l'esclave  et  le  roi  ne  sont  là  qu'une  même 
chose  ;  et  ce  fut  la  belle  réponse  que  fit  un  philosophe  à  un  fameux  con- 
quérant ,  lorsque  interrogé  pourquoi  il  paraissait  si  attentif  à  contempler 
des  ossements  de  morts  entassés  les  uns  sur  les  autres,  «  Je  tâche,  lui  dit-il, 
seigneur ,  à  discerner  dans  ce  mélange  le  roi  votre  père  ;  je  l'y  cherche, 
mais  en  vain,  parce  que  ses  cendres,  confondues  avec  celles  du  peuple,  n'y 
retiennent  nulle  marque  de  distinction  par  où  je  puisse  le  reconnaître.  » 
Paroles  dont  le  plus  fier  des  hommes,  quoique  païen,  ne  laissa  pas  de 
s'édifier ,  et  qui  reviennent  à  ce  qu'on  nous  dit  aujourd'hui  :  Mémento, 
homo,  quia  pulvis  es,  et  in  pulverem  reverteris. 

Elles  nous  apprennent  que  malgré  les  vastes  desseins  que  forme  l'am- 
bitieux de  s'établir,  de  s'agrandir,  de  s'élever,  de  croître  toujours,  sans 
dire  jamais,  C'est  assez  ;  la  mort,  par  une  triste  destinée,  le  bornera  bientôt 
à  six  pieds  de  terre  :  c'est  trop,  à  une  poignée  de  cendres.  Car  voilà,  mes 
chers  auditeurs  ,  pour  m'exprimer  ainsi,  jusqu'où  Dieu  nous  pousse  à  son 
tour;  voilà  à  quoi  aboutissent  tous  nos  projets,  toutes  nos  entreprises, 
toutes  nos  prétentions,  toutes  nos  intrigues,  en  un  mot  toutes  nos  fortunes 


254  SUR   LA    CÉRÉMONIE   DES   CENDRES. 

et  toutes  nos  grandeurs,  lorsque  nos  corps,  par  la  dernière  résolution  qu'il 
s'en  fait  dans  le  tombeau ,  se  raccourcissent ,  s'abrègent  presque  jusques  à 
s'anéantir.  Ecce  vix  totam  Hercules  implevit  urnam.  Quel  changement! 
disait  un  sage  ,  quoique  mondain  ,  en  voyant  l'urne  sépulcrale  où  étaient 
les  cendres  d'Hercule;  cet  Hercule,  ce  héros  à  qui  la  terre  ne  suffisait  pas, 
est  ici  ramassé  tout  entier  !  à  peine  a-t-il  de  quoi  remplir  cette  urne  ! 
Réflexion  que  l'Église  nous  fait  faire  aujourd'hui  bien  plus  saintement  et 
bien  plus  efficacement,  quand  elle  nous  dit  :  Mémento,  homo,  quia  pulvis 
es,  et  in  pulverem  reverteris. 

Elles  nous  apprennent  que  non-seulement  la  mort  détruira  ce  fantôme 
de  grandeur  et  de  fortune  après  lequel  nous  courons,  mais  que  notre  mé- 
moire même  périra,  qu'on  ne  parlera  plus  de  nous,  qu'on  ne  pensera  plus 
à  nous,  qu'on  se  consolera  de  notre  perte,  que  quelques-uns  s'en  réjouiront, 
que  nos  proches  seront  les  premiers  à  nous  oublier  ;  que  ces  amis  sur  qui 
nous  comptions  se  lasseront  bientôt  de  nous  pleurer;  que  l'indifférence  des 
uns ,  que  l'ingratitude  des  autres ,  effacera  dans  peu  de  jours  le  souvenir 
des  bons  offices  que  nous  leur  avons  rendus ,  et  que  tout  ce  que  nous  au- 
rons fait  dans  une  autre  vue  que  celle  de  Dieu  sera  semblable  à  la  poussière 
que  le  vent  emporte  :  car  ainsi  le  concevait  Job ,  Memoria  vestra  compa- 
rabitur  cineri*.  Ainsi  Dieu  le  marquait-il  lui-même,  quand  il  disait,  par 
la  bouche  d'Ezéchiel,  à  ce  roi  impie  :  Dabo  te  in  cinerem%\  je  te  réduirai 
en  poudre ,  et  ces  éclatantes  actions  dont  tu  te  promettais  dans  la  mémoire 
des  hommes  une  espèce  d'immortalité  s'évanouiront  et  se  dissiperont  comme 
la  cendre.  En  effet ,  Chrétiens ,  c'est  le  véritable  symbole  de  cette  fausse 
gloire  dont  nous  sommes  si  jaloux ,  puisqu'il  est  certain  qu'elle  a  toutes 
les  propriétés  de  la  cendre  ;  qu'elle  est  vile  comme  la  cendre ,  légère  comme 
la  cendre ,  stérile  et  inutile  comme  la  cendre ,  et  que ,  quand  nous  en  au- 
rions autant  que  notre  vanité  en  peut  demander ,  ce  qui  ne  sera  jamais , 
on  aurait  toujours  droit  de  nous  dire  :  Mémento,  homo,  quia  pulvis  es, 
et  in  pulverem  reverteris. 

Enfin  elles  nous  apprennent  que,  quelque  enraciné  que  soit  notre  or- 
gueil, il  ne  tient  qu'à  nous  de  trouver  dans  nous  notre  humiliation  :  Hu- 
miliatio  tua  in  medio  tui%,  puisque  cette  partie  de  nous-mêmes  dont  nous 
sommes  si  occupés  et  si  idolâtres ,  ce  corps  n'est  au  fond  que  le  plus  abject 
de  tous  les  êtres,  qu'un  sujet  de  corruption,  et,  selon  l'expression  de  Ter- 
tullien ,  qu'un  peu  de  boue  figurée  en  homme  :  Limus  titulo  hominis  in- 
cisus'*.  Or,  est-il  juste  que  la  poussière  et  la  boue  s'enfle  de  ce  qu'elle  est, 
et  que ,  par  la  malice  du  péché ,  elle  s'élève  contre  celui  qui ,  l'animant  de 
son  esprit,  l'a  élevée  par  sa  miséricorde  au-dessus  de  ce  qu'elle  était?  Quid 
superbit  terra  et  cinis 3  ?  La  mort ,  que  nous  avons  sans  cesse  devant  les 
yeux ,  devait  être  sur  tout  cela  pour  nous  une  continuelle  leçon  ;  mais 
parce  qu'il  arrive ,  comme  l'a  fort  bien  remarqué  saint  Chrysostome  ,  que 
tous  les  hommes  voient  la  mort ,  mais  que  peu  ont  le  don  de  la  comprendre  : 
Mortem  omnes  vident ,  pauci  intelligunte;  l'Église  joint  à  cette  vue  de  la 
mort  l'usage  des  cendres  qu'elle  nous  présente ,  et  qui ,  sanctifiées  par  les 

i  j^  13.  __  "Ezech.,  28.  —  3  Mich.,  6.  —  4  Tertull.  —  5  Eceh,  10.  —  6  Chrysost. 


SUR   LA  CÉRÉMONIE    DES   CENDRES.  255 

prières  de  ses  ministres ,  ont  une  grâce  spéciale  pour  faire  entrer  dans  nos 
cœurs  ces  importantes  vérités  :  Mémento,  homo,  quia  pulvis  es,  et  inpul- 
verem  reverteris. 

Cependant  vous  me  demandez  pourquoi  l'on  nous  met  ces  cendres  sur 
la  tête  et  sur  le  front  :  autre  mystère  qu'il  est  aisé  d'éclaircir ,  et  qui  doit 
encore  édifier  votre  piété.  On  nous  met  ces  cendres  sur  la  tête,  qui  est  le 
siège  de  la  raison,  pour  nous  faire  entendre  que  l'objet  le  plus  ordinaire 
de  nos  réflexions  et  de  nos  considérations  pendant  la  vie  doit  être  la  mort 
et  les  suites  de  la  mort.  Or  c'est  ce  que  l'on  nous  déclare  quand  on  nous 
dit  :  Mémento ,  Souvenez-vous-en ,  et  ne  l'oubliez  jamais  ;  parce  qu'en 
effet  il  nous  servirait  peu  d'être  une  fois  convaincus  que  nous  sommes 
mortels ,  si ,  par  une  forte  pensée  et  par  un  fréquent  souvenir ,  la  conviction 
que  nous  en  avons  n'était  pour  nous  une  source  de  sagesse ,  et  ne  produi- 
sait en  nous  cette  disposition  d'humilité,  qui  est  déjà  le  commencement  de 
la  pénitence. 

Aussi  est-ce  le  souvenir  de  la  mort  qui,  de  tout  temps,  a  le  plus  retenu 
les  hommes  dans  l'ordre ,  et  les  a  mis ,  malgré  les  soulèvements  de  leur 
orgueil,  comme  dans  la  nécessité  d'être  humbles.  De  là  vient ,  dit  saint 
Jérôme  (et  ce  ne  sera  point  là  une  digression  ,  ou  cette  digression  n'aura 
rien  d'ennuyeux  et  de  fatigant  pour  vous)  ;  de  là  vient  que  parmi  toutes 
les  nations ,  non-seulement  chrétiennes  ,  mais  païennes ,  le  souvenir  de  la 
mort ,  et  même  l'usage  de  la  cendre,  a  été  une  des  principales  circonstances 
des  pompes  les  plus  solennelles  et  des  cérémonies  les  plus  augustes  ;  que 
les  Grecs  ,  au  rapport  du  cardinal  Pierre  Damien ,  après  avoir  couronné 
leurs  empereurs,  leur  offraient  un  vase  plein  d'ossements  et  de  cendres, 
pour  les  avertir  que  la  suprême  dignité  dont  ils  venaient  d'être  revêtus  ne 
les  exemptait  pas  de  la  mort  ;  que  les  Romains ,  dans  leurs  triomphes , 
faisaient  marcher  un  héraut  après  le  vainqueur ,  pour  lui  crier ,  au  milieu 
des  applaudissements  publics,  qu'il  était  homme,  et  sujet  à  la  mort  ;  que 
le  grand  prêtre ,  dans  l'ancienne  loi ,  se  purifiait  avec  de  la  cendre  quand 
il  devait  entrer  dans  le  sanctuaire  ;  et  que  maintenant  encore ,  dans  la  con- 
sécration des  papes ,  on  fait  passer  devant  les  .yeux  du  nouveau  pontife 
quelques  étoupes  que  le  feu  consume ,  pour  lui  faire  entendre  que  la  gloire 
du  monde  passe  de  même ,  et  que  la  tiare  ne  l'empêche  point  d'être  tribu- 
taire de  la  mort  :  comme  si  les  hommes  avaient  eux-mêmes  reconnu  qu'à 
mesure  que  le  monde  ou  la  Providence  les  exal'te ,  ils  ont  besoin  d'un 
contre-poids  qui  les  rabaisse ,  et  que  le  plus  puissant  et  le  meilleur  est  le 
souvenir  de  la  mort.  De  là  vient  que  les  peuples  les  plus  barbares ,  par  un 
secret  instinct  de  religion ,  se  sont  fait  un  devoir  de  conserver  les  cendres 
de  leurs  ancêtres.  Ces  cendres  leur  faisaient  voir  à  quoi  leur  sort  devait 
enfin  se  terminer  ;  et  ce  souvenir  les  rendait  naturellement  humbles ,  dans 
le  même  sens  que  notre  âme ,  selon  le  langage  de  Tertullien ,  est  naturelle- 
ment chrétienne.  Ces  cendres,  s'ils  se  sentaient  ou  passionnés  ou  préoccupés, 
leur  suffisaient  pour  se  dire  à  eux-mêmes  :  Mémento,  homo;  Souviens-toi, 
homme,  et  humilie-toi;  souviens-toi,  et  modère-toi;  souviens-toi,  et 
détrompe-toi.  Delà  vient  que  Moïse  sortant  de  l'Egypte,  au  lieu  d'emporter 


2^6  SUR    LA    CÉRÉMONIE    DES    CENDRES. 

les  riches  dépouilles  des  Égyptiens ,  comme  les  autres  Hébreux  dont  il  était 
le  conducteur,  se  contenta  d'emporter  les  cendres  du  patriarche  Joseph  ;  ne 
croyant  pas  pouvoir  mieux  dompter  ni  mieux  soumettre  à  l'empire  de 
Dieu  ces  esprits  fiers  et  indociles ,  qu'en  leur  montrant  les  cendres  de  ce 
grand  homme,  dont  ils  se  glorifiaient  d'être  descendus.  De  là  vient  que  les 
mêmes  Israélites  ayant  abandonné  Dieu  dans  le  désert,  et  l'ayant  irrité 
par  une  scandaleuse  rébellion,  lorsqu'en  l'absence  de  Moïse  ils  adorèrent 
un  veau  d'or,  ce  sage  législateur,  animé  de  zèle ,  prit  le  veau  d'or,  le 
brûla ,  le  pulvérisa ,  et  les  obligea  d'en  boire  la  cendre ,  pour  confondre 
leur  idolâtrie ,  en  leur  faisant  voir  la  vanité  de  leur  idole.  De  là  vient 
enfin  que  quelques  princes  chrétiens,  par  une  pratique  toute  sainte,  quoi- 
qu'elle n'ait  pas  été  du  goût  du  monde ,  pour  se  former  de  la  mort  une 
idée  plus  vive,  non  contents  de  la  méditer,  ont  voulu  se  la  rendre  sensible 
et  palpable  ;  et  que  les  uns ,  pendant  leur  vie  même ,  ont  fait  placer  dans 
leur  palais  la  bière  destinée  à  leur  sépulture  ;  les  autres  ont  gardé ,  parmi 
leurs  meubles  les  plus  précieux ,  le  crâne  d'un  mort ,  qui  semblait  leur 
redire  sans  cesse  :  Mémento,  homo,  quia  pulvis  es,  et  in  pulverem  re- 
verteris.  Excellente  dévotion  pour  les  grands  du  monde ,  qui ,  dans  l'éclat 
de  leur  condition,  éblouis  eux-mêmes  delà  pompe  qui  les  environne,  ne 
peuvent  presque  devenir  humbles  que  par  la  pensée  et  le  souvenir  de  la 
mort. 

Or,  soit  pour  les  grands ,  soit  pour  les  petits ,  quand  une  fois  l'humilité 
a  pris  possession  d'un  cœur,  il  est  aisé  d'y  faire  entrer  la  componction  et 
la  pénitence.  Pourquoi?  non-seulement  parce  que  le  grand  obstacle  de  la 
pénitence  est  levé,  j'entends  ce  fonds  de  présomption  et  d'orgueil  avec 
lequel  nous  naissons;  mais  parce  qu'à  bien  examiner  les  choses,  l'humilité 
est  en  effet  la  partie  la  plus  essentielle  de  la  conversion  du  pécheur.  Car, 
du  moment  que  je  suis  disposé  à  m'humilier,  dès  là  je  le  suis  à  m'accuser, 
à  me  condamner,  à  me  punir  moi-même  ;  dès  là  je  suis  dans  la  voie  de 
chercher  Dieu ,  d'implorer  la  miséricorde  de  Dieu ,  de  satisfaire  à  la  justice 
de  Dieu ,  de  me  remettre  sous  l'obéissance  de  la  loi  de  Dieu  :  dispositions 
les  plus  nécessaires  à  la  pénitence  chrétienne.  Et  voilà  pourquoi  l'Église , 
après  nous  avoir  fait  considérer  deux  sortes  de  cendres,  celle  de  notre  origine, 
Mémento  quia  pulvis  est ,  et  celle  de  notre  corruption  future,  et  in  pulve- 
rem reverteris  :  la  première ,  qui  nous  apprend  que  nous  ne  sommes  que 
néant  ;  et  la  seconde ,  qui  nous  dit  que  nous  sommes  encore  quelque  chose 
de  moins ,  ou  plutôt  quelque  chose  de  plus  mauvais ,  puisque  nous  ne 
sommes  que  péché  :  après ,  dis-je ,  nous  avoir  mis  devant  les  yeux  cette 
double  cendre ,  nous  en  impose  une  troisième ,  qui  se  rapporte  parfaitement 
à  l'une  et  à  l'autre,  savoir,  la  cendre  de  la  pénitence. 

Car  que  fait  le  pécheur  quand  il  reçoit  aujourd'hui ,  par  les  mains  du 
prêtre ,  la  cendre  qui  lui  est  présentée  (  apprenez ,  mes  chers  auditeurs ,  à 
vous  acquitter  en  chrétiens  de  ce  devoir  chrétien)?  que  fait  le  pécheur 
converti,  quand  il  reçoit  cette  cendre  consacrée  à  la  pénitence?  C'est  comme 
s'il  disait  à  Dieu  :  Oui ,  je  veux  ,  Seigneur,  accomplir  dès  à  présent  en 
esprit  ce  que  vous  achèverez  bientôt  d'accomplir  réellement  et  en  effet. 


SUR    LA    CÉRÉMONIE    DES    CENDRES.  257 

Vous  avez  résolu ,  pour  la  punition  de  mon  péché ,  de  me  réduire  un  jour 
en  cendres,  et  j'en  viens  faire  dès  aujourd'hui  moi-même  Fessai.  Je  pré- 
viens l'arrêt  de  votre  justice,  et  je  l'exécute  déjà.  Ces  cendres,  dans  l'ordre 
de  vos  divins  décrets ,  doivent  être  une  partie  de  la  satisfaction  et  de  la 
vengeance  que  vous  voulez  tirer  de  moi  :  commencez ,  sans  attendre 
davantage,  à  vous  satisfaire,  Seigneur,  et  à  vous  venger;  car  me  voilà 
couvert  de  cendres.  Il  est  vrai  que  ce  ne  sont  pas  encore  les  cendres  de  la 
mort;  mais  au  moins  sont-ce  les  cendres  de  la  pénitence,  qui  est  une 
espèce  de  mort ,  bien  plus  propre  à  vous  fléchir  et  à  vous  apaiser  que  la 
mort  même.  Apaisez-vous  donc ,  ô  mon  Dieu  ,  en  voyant  ces  cendres ,  qui 
ne  sont  que  les  signes  extérieurs  de  l'humiliation  et  de  la  contrition  de 
mon  âme  ;  et  faites  que  la  pénitence  me  rende  auprès  de  vous  ce  bon  office 
de  prévenir  dans  moi  l'effet  de  la  mort,  c'est-à-dire  de  me  soumettre 
volontairement  et  librement  à  votre  justice  adorable  ,  avant  que  la  mort 
m'y  soumette  par  cette  inévitable  nécessité  dont  le  souvenir,  quoique 
amer,  m'est  si  salutaire:  Mémento,  homo ,  quia  put  vis  es,  et  inpulverem 
rcvertei^is. 

Voilà ,  Chrétiens ,  les  sentiments  qu'une  âme  vraiment  touchée  conçoit 
en  ce  jour  au  pied  des  autels  ;  et  il  faut  toujours  reconnaître  que  ce  souvenir 
de  la  mort  est  un  admirable  moyen  pour  préparer  à  la  pénitence  les  pé- 
cheurs les  plus  orgueilleux.  En  effet ,  nous  voyons  que  ce  moyen  ,  en 
certaines  occasions ,  ménagé  avec  prudence  et  avec  vigueur,  a  opéré  des 
changements  qui  parurent  comme  des  miracles  de  la  grâce.  Et  ne  fut-ce 
pas  ainsi  que  saint  Ambroise  dompta ,  si  j'ose  me  servir  de  ce  terme ,  la 
fierté  de  Théodose,  et  qu'après  la  sanglante  journée  de  Thessalonique ,  il  le 
rangea  à  l'ordre  de  la  pénitence ,  et  de  la  rigoureuse  discipline  qui  s'obser- 
vait alors  dans  l'Église?  «  Peut-être ,  lui  dit-il,  ô  empereur  (  car  c'est  la 
remontrance  qu'il  lui  fît,  rapportée  par  Théodoret;  je  n'y  ajouterai  rien, 
et  je  n'en  fais  qu'une  traduction  simple  et  fidèle)  ;  peut-être,  ô  empereur, 
cette  souveraine  puissance  que  vous  exercez  dans  le  monde  est-elle  comme 
un  nuage  épais  qui  obscurcit  votre  raison ,  et  qui  vous  empêche  de  voir 
l'énormité  de  votre  péché.  Mais  pour  dissiper  ce  nuage,  considérez  le 
commencement  et  la  fin  de  toute  votre  grandeur,  c'est-à-dire  considérez 
cette  cendre  dont  vous  avez  été  formé ,  et  où  vous  êtes  prêt  à  retourner  ;  et 
alors  je  me  promets  tout  de  votre  religion.  Avouez  qu'assis  sur  le  trône  , 
vous  ne  laissez  pas  d'être  homme,  un  homme  rempli  de  misères  et  sujet  à 
la  mort.  Avouez  que  ces  hommes  qui  vous  révèrent  et  qui  tremblent  devant 
vous  sont  de  même  nature  que  vous  ;  et  puisque  vous  êtes  mortel  et  pécheur 
comme  eux ,  pensez  comme  eux  à  vous  humilier  devant  ce  Dieu  de  majesté, 
auprès  de  qui  vous  ne  devez  point  espérer  grâce ,  si  vous  ne  vous  hâtez  de 
détourner  son  courroux  par  votre  pénitence  et  par  vos  larmes.»  Ces  paroles 
émurent  Théodose  :  il  se  prosterna  aux  pieds  de  saint  Ambroise  ;  il  pleura 
son  crime,  il  le  détesta;  et  tout  empereur  qu'il  était,  il  en  fit  la  pénitence  la 
plus  exemplaire  et  la  plus  édifiante.  Pourquoi?  parce  qu'on  lui  fit  connaître 
ce  qu'il  était  et  ce  qu'il  devait  être  un  jour  :  Mémento,  qmapulvis  es,  et 
in  pulverem  reverteriz.  Or,  si  l'on  en  usait  ainsi  avec  tous  les  grands  du 
t.  1.  17 


258  SUR   LA   CÉRÉMONIE    DES   CENDRES. 

siècle  qui  vivent  dans  le  dérèglement  des  mœurs ,  et  qu'on  leur  répétât 
souvent  qu'ils  doivent  mourir,  que  F  arrêt  qui  les  y  condamne  est  sans 
appel,  que  pendant  qu'ils  abusent  des  biens  de  la  vie  et  qu'ils  se  laissent 
emporter  au  torrent  de  leurs  passions ,  la  mort  s'avance  à  grands  pas  ; 
qu'elle  n'aura  nul  égard  à  tout  ce  faste  qui  les  accompagne;  mais  que  la 
dernière  de  toutes  les  humiliations,  qui  consiste  à  devenir  poussière  et 
'  cendre  ,  est  le  sort  infaillible  qui  les  attend  ;  et  qu'au  même  temps  que  la 
mort  leur  fera  subir  toute  la  rigueur  de  sa  loi ,  elle  les  conduira  devant  ce 
Juge  redoutable  qui  doit  rendre  à  chacun  selon  ses  œuvres  :  si  ceux  qui  les 
approchent  leur  tenaient  souvent  ce  langage ,  quelque  endurcis  dans  leur 
péché  que  nous  nous  les  figurions,  ils  penseraient  à  se  convertir.  Ce  qui  les 
entretient  dans  l'impénitence ,  c'est  un  profond  oubli  de  cette  grande  et 
incontestable  vérité  :  c'est  qu'au  lieu  de  leur  parler  de  leur  misère  et  de 
leur  faiblesse ,  on  ne  leur  parle  que  de  leur  grandeur  et  de  leur  pouvoir  ;  c'est 
qu'au  lieu  de  les  faire  souvenir  de  la  mort ,  on  les  flatte  sans  cesse  d'une 
prétendue  immortalité  de  gloire  ;  c'est  qu'au  lieu  de  leur  dire  qu'ils  sont 
hommes ,  on  voudrait  presque  leur  faire  accroire  qu'ils  sont  des  dieux. 

Mais  il  ne  s'agit  pas  seulement  ici  de  la  conversion  des  grands  ;  il  s'agit, 
mes  chers  auditeurs ,  de  la  vôtre  et  de  la  mienne ,  qui  n'est  peut-être  ni 
moins  difficile  ni  moins  éloignée.  Car,  pour  être  peu  de  chose  dans  le 
monde,  on  n'est  pas  exempt  de  la  corruption  de  l'orgueil  ;  et  l'orgueil,  dans 
une  condition  médiocre,  est  encore,  selon  l'Écriture,  plus  réprouvé  de 
Dieu.  Cependant,  Chrétiens,  tel  est  souvent  notre  caractère,  et  voilà  le 
désordre  affreux  qui  doit  être  aujourd'hui  le  sujet  de  notre  confusion. 
Malgré  l'anéantissement  où  nous  réduit  la  mort,  malgré  l'aveu  solennel 
que  nous  en  faisons  dans  la  cérémonie  des  cendres ,  nous  ne  laissons  pas 
d'être  pleins  d'estime  pour  nous-mêmes,  et,  par  une  funeste  conséquence, 
d'être  entêtés ,  d'être  infatués ,  d'être  enivrés  de  l'amour  de  nous-mêmes. 
Malgré  le  soin  que  prend  l'Église  de  nous  retracer  et  de  nous  imprimer 
vivement  ces    vérités  mortifiantes  et  tout  ensemble  vivifiantes  :  morti- 
fiantes selon  l'homme ,  vivifiantes  selon  Dieu  ,  nous  n'en  sommes  ni  plus 
morts  à  nous-mêmes ,  ni  plus  détachés  de  nous-mêmes.  Dieu ,  dit  le  Pro- 
phète royal ,  nous  humilie  dans  ce  jour  d'affliction ,  en  nous  couvrant  de 
l'ombre  de  la  mort  :  Humiliasti  nos  in  loco  afflictionis,  et  cooperuit  nos 
umbra  mortis^  :  mais  renversant  les  desseins  de  Dieu,  plus  nous  parais- 
sons humiliés ,  moins  nous  sommes  humbles  ;  plus  l'ombre  de  la  mort  nous 
couvre,  moins  le  souvenir  de  la  mort  nous  convertit.  Combien  de  chrétiens 
hypocrites  (  car  pourquoi  craindrais-je  de  les  qualifier  de  la  sorte ,  lorsque 
je  vois  une  si  monstrueuse  opposition  entre  ce  qu'ils  professent  au  dehors 
et  ce  qu'ils  cachent  dans  l'âme?),  combien  de  chrétiens,  et  peut-être  de 
ceux  qui  m'écoutent,  ont  reçu  la  cendre  de  la  pénitence  avec  des  cœurs 
pleins  d'ambition ,  avec  des  cœurs  vains,  avec  des  cœurs  durs  et  incirconcis, 
avec  des  cœurs  rebelles  au  Saint-Esprit  !  Or,  cela  même ,  n'est-ce  pas  une 
hypocrisie  grossière?  Combien  de  femmes  mondaines  et  criminelles  ont 
paru  devant  les  autels  pour  y  recevoir  cette  cendre,  mais  y  ont  paru  avec 

1  Psalm.  43. 


SUR    LA    CÉRÉMONIE    DES   CENDRES.  259 

toutes  les  marques  de  leur  vanité,  avec  tout  l'étalage  de  leur  luxe,  et,  ce 
qui  en  est  comme  inséparable ,  avec  toute  l'enflure  de  leur  orgueil  !  Or,  en 
de  telles  dispositions,  ont-elles  eu  l'esprit  de  la  pénitence;  et  n'ayant  eu 
que  l'extérieur  de  la  pénitence ,  sans  en  avoir  l'esprit ,  ne  sont-elles  pas 
du  nombre  des  hypocrites  que  condamne  aujourd'hui  le  Fils  de  Dieu  dans 
l'Évangile?  Ce  sont  néanmoins,  me  direz-vous,  des  femmes  réglées,  et  du 
reste,  hors  la  vanité  qui  les  possède,  irréprochables  dans  leur  conduite  : 
mais,  Chrétiens,  jugerons-nous  toujours  des  choses  selon  les  fausses  idées 
du  monde,  et  jamais  selon  les  pures  maximes  de  la  loi  de  Dieu?  Appelez- 
vous  femmes  réglées  celles  qui  n'ont  pour  principe  de  toutes  leurs  actions 
que  F  amour  d'elles-mêmes?  appelez-vous  femmes  irréprochables  celles  qui 
voudraient  n'être  au  monde  que  pour  y  être  adorées  et  idolâtrées?  appelez- 
vous  simple  vanité  celle  qui  exclut  et  qui  bannit  d'une  âme  deux  vertus  les 
plus  nécessaires  au  salut,  savoir,  l'humilité  et  la  pénitence?  Terre,  terre, 
disait  le  Prophète,  écoutez  la  voix  du  Seigneur  :  Terra,  terra,  audi  vocem 
Domini;  c'est-à-dire  :  Pécheurs,  qui,  formés  de  la  terre,  devez  bientôt 
retourner  dans  le  sein  de  la  terre  ;  vous  cependant  qui  oubliez  ce  que  vous 
êtes ,  et  qui  vivez  tranquilles  dans  l'état  de  votre  péché ,  écoutez  Dieu  qui 
vous  parle  par  ma  bouche ,  et  ne  méprisez  pas  sa  voix.  Pour  faire  de  dignes 
fruits  de  pénitence ,  humiliez- vous  sous  sa  toute-puissante  main  :  Humi- 
liamini  sub  potenti  manu  Deiv  ;  et  que  cette  humiliation  ne  soit  pas  seu- 
lement extérieure  et  superficielle ,  mais  qu'elle  pénètre  jusque  dans  l'inté- 
rieur de  vos  âmes.  Déchirez  vos  cœurs,  et  non  point  vos  vêtements  : 
Se  indite  corda  vestra  ,  et  non  vestimenta  vestra* ,  et  ne  ressemblez  pas 
à  celui  que  le  Saint-Esprit  réprouve  dans  ces  paroles  :  Est  qui  nequiter  se 
humiliât,  et  interiora  ejus  plena  sunt  dolo  3.  Tel  s'humilie  en  apparence, 
dont  le  cœur  est  rempli  de  mensonge  et  d'artifice  ;  tel  prend  la  cendre  de 
la  pénitence,  qui,  sous  cette  cendre  et  sous  un  visage  de  pénitent,  entretient 
un  orgueil  de  démon  ;  tel  dit ,  Je  suis  poudre  et  je  serai  poudre ,  qui  vou- 
drait ,  s'il  était  possible ,  s'élever  comme  Lucifer  au-dessus  des  cieux.  Pré- 
servons-nous de  cette  malédiction  par  l'humilité  et  la  sincérité  de  notre 
conversion.  C'est  ce  que  la  voix  du  Seigneur  vous  fait  entendre.  Écoutez-la, 
et  respectez-la  :   Terra,  terra,  audi  vocem  Domini.  Mais  elle  vous  dit 
encore  qu'outre  le  sacrifice  de  vos  esprits  par  l'humilité ,  la  pénitence  de- 
mande le  sacrifice  de  vos  corps  par  la  mortification  ;  et  j'ajoute  que  rien  ne 
doit  plus  vous  faciliter  ce  second  sacrifice  que  le  souvenir  de  la  mort  et  la 
vue  des  cendres  :  c'est  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME     PARTIE. 

C'est  une  illusion  dont  l'esprit  du  monde,  cet  esprit  de  mollesse,  a  voulu 
de  tout  temps  se  prévaloir,  de  croire  que  la  pénitence  soit  une  vertu  pure- 
ment intérieure,  et  quelle  n'exerce  son  empire  que  sur  les  puissances 
spirituelles  de  notre  âme  ;  qu'elle  se  contente  de  changer  le  cœur,  qu'elle 
n'en  veuille  qu'à  nos  vices  et  à  nos  passions,  et  qu'elle  puisse  être  solide- 
ment pratiquée,  sans  que  la  chair  s'en  ressente ,  ni  qu'il  en  coûte  rien  à 

1   1  Petr.,  5.  —  ■  Joël.,  2.  —  3  Eccli.,  19. 


260  SUR    LA    CEREMONIE    DES    CENDRES. 

cet  homme  extérieur  et  terrestre  qui  fait  partie  de  nous-mêmes.  Si  cela 
était ,  dit  saint  Ghrysostomc ,  il  faudrait  retrancher  de  l'Écriture  des  livres 
entiers ,  où  l'Esprit  de  Dieu  a  confondu  sur  ce  point  la  prudence  charnelle, 
par  des  témoignages  aussi  contraires  à  notre  amour-propre ,  que  la  vérité 
est  opposée  à  l'erreur.  11  faudrait  dire  que  saint  Paul  ne  l'entendait  pas ,  et 
qu'il  Concevait  mal  la  pénitence  chrétienne,  quand  il  enseignait  qu'elle 
doit  faire  de  nos  corps  des  hosties  vivantes  :  Exhibeatis  corpora  vestra 
hostiam  viventem1;  quand  il  voulait  que  cette  vertu  même  allât  jusqu'au 
crucifiement  de  la  chair  :  Qui  sunt  christi ,  carnem  suam  crucifixerunt 
cum  vitiis  et  concupiscent!  is2;  quand  il  recommandait  aux  fidèles,  ou 
plutôt  quand  il  leur  faisait  une  loi  de  porter  sensiblement  et  réellement 
dans  leurs  corps  la  mortification  de  Jésus-Christ  :  Semper  mortifie  ationem 
Jesu  in  corpore  vestro  eireumferentes*;  enfin  quand,  pour  leur  donner 
l'exemple ,  il  matait  lui-même  son  corps ,  et  le  réduisait  en  servitude  ; 
craignant ,  ajoutait-il ,  qu'après  avoir  prêché  aux  autres  la  pénitence  et 
ne  la  pratiquant  pas ,  il  ne  devint  un  réprouvé  :  Castigo  corpus  meum  , 
et  in  servitutem  redigo;  ne  forte  cùm  aliis  prœdicaverim ,  ipse  reprobus 
efficiarh. 

Je  sais  que  l'hérésie ,  avec  sa  prétendue  réforme ,  n'a  pu  s'accommoder 
de  ces  pratiques  extérieures  ;  et  qu'après  avoir  anéanti  la  pénitence  dans 
ses  parties  les  plus  essentielles ,  en  lui  offrant  et  la  confession  et  la  contri- 
tion même  du  péché,  au  moins  ne  les  admettant  pas  comme  nécessaires, 
elle  a  encore  trouvé  moyen  de  l'adoucir,  en  rejetant  comme  inutiles  les 
œuvres  satisfactoires ,  en  abolissant  le  précepte  du  jeûne,  et  en  traitant 
de  faiblesses  et  de  folies  toutes  les  austérités  des  Saints.  Mais  il  suffit  que 
ce  soient  les  ennemis  de  l'Église  qui  en  aient  jugé  de  la  sorte ,  pour  ne  pas 
suivre  l'attrait  pernicieux  d'une  doctrine  aussi  capable  que  celle-là,  de 
séduire  les  âmes  et  de  les  corrompre.  Non,  Chrétiens,  de  quelque  manière 
que  nous  prenions  la  chose ,  il  n'y  a  point  de  véritable  pénitence  sans  la 
mortification  du  corps  ;  et  tandis  que  nos  corps ,  après  le  péché ,  demeurent 
impunis ,  tandis  qu'ils  ne  subiront  pas  les  châtiments  qu'un  saint  zèle  de 
venger  Dieu  nous  oblige  à  leur  imposer,  jamais  nos  cœurs  ne  seront  bien 
convertis ,  ni  jamais  Dieu  ne  se  tiendra  pleinement  satisfait.  Depuis  que  le 
Sauveur  du  monde  a  fait  pénitence  pour  nous  aux  dépens  de  sa  chair  ado- 
rable ,  il  est  impossible ,  dit  saint  Augustin ,  que  nous  la  fassions  autrement 
nous-mêmes.  Il  faut  que  nous  accomplissions  dans  notre  chair  ce  qui 
manque ,  par  un  admirable  secret  de  la  sagesse  de  Dieu ,  aux  satisfactions 
et  aux  souffrances  de  notre  divin  médiateur.  Puisque  c'est  dans  notre  chair 
que  le  péché  règne ,  comme  parle  saint  Paul ,  c'est  dans  notre  chair  que 
doit  régner  la  pénitence  ;  car  elle  doit  régner  partout  où  règne  le  péché. 
Nos  corps,  par  une  malheureuse  contagion,  et  par  l'intime  liaison  qu'ils 
ont  avec  nos  âmes ,  deviennent  les  complices  du  péché ,  servent  d'instru- 
ment au  péché ,  sont  souvent  l'origine  et  la  source  du  péché ,  jusque-là  que 
le  même  apôtre  ne  craint  point  de  les  appeler  des  corps  de  péché  :  Corpus 
peecati*-,  comme  si  le  péché  était  en  effet  incorporé  dans  nous ,  et  que  nos 

'   Rom.,  12.  —  ■  Gala!.,  5.  —  3  2  Cor.,  4.  —  \  1  Cor.,  9.  —  5  Rom.,  6. 


SUR    LA    CÉRÉMONIE    DES    GENDRES.  261 

corps  fussent  par  eux-mêmes  des  substances  de  péché  :  expression  dont 
abusaient  autrefois  les  manichéens ,  mais  qui ,  dans  le  sens  orthodoxe ,  ne 
signifie  rien  davantage  que  des  corps  sujets  au  péché,  des  corps  par  où 
subsiste  le  péché ,  des  corps  où  habite  le  péché.  Nos  corps ,  dis-je ,  ont  part 
au  péché;  il  est  donc  juste  qu'ils  participent  à  l'expiation  et  à  la  réparation 
du  péché ,  qui  se  doit  faire  par  la  pénitence.  Quoique  la  vertu  et  le  mérite 
de  la  pénitence  soit  dans  la  volonté ,  l'exercice  et  l'usage  de  la  pénitence 
doit  consister  en  partie  dans  la  mortification  du  corps  ;  et  quiconque  rai- 
sonne autrement,  est  dans  Terreur,  et  s'égare.  Voilà ,  mes  chers  auditeurs, 
la  disposition  où  nous  devons  entrer  aujourd'hui ,  si  nous  voulons  profiter 
de  la  grâce  que  Dieu  nous  offre  pendant  ce  saint  temps  d'abstinence  et  de 
jeûne. 

Or,  à  cette  loi  de  pénitence  ainsi  établie ,  s'oppose  une  autre  loi  que  nous 
portons  dans  nous-mêmes,  et  qui  est  l'amour  déréglé  de  notre  corps.  Amour 
(concevez-en  bien  le  progrès ,  pour  en  éviter  le  désordre  et  la  corruption) , 
amour  de  tout  ce  qui  nous  paraît  nécessaire  ,  ou  plutôt  de  tout  ce  qu'une 
aveugle  cupidité  nous  représente  comme  nécessaire  pour  l'entretien  de  nos 
corps  ;  amour  de  toutes  les  commodités  que  nous  recherchons  avec  tant  de 
soin,  et  qui  flattent  nos  corps  ;  amour  des  délices  de  la  vie,  qui ,  par  leur 
superfluité  et  leurs  excès ,  affaiblissent  souvent ,  ou  même  détruisent  nos 
corps  ;  amour  des  plaisirs  défendus  et  des  voluptés  illicites ,  qui  souillent 
nos  corps.  Car  ce  sont  là  (confessons-le  devant  Dieu,  Chrétiens,  et  appre- 
nons au  moins  à  nous  connaître  par  ce  qu'il  y  a  dans  nous  de  plus  grossier), 
ce  sont  là  les  démarches  d'une  âme  qui  se  dérègle  ,  en  se  rendant  esclave 
de  son  corps.  Elle  ne  va  pas  d'abord  au  crime  ;  mais  sous  ombre  d'entretenir 
ce  corps  et  de  pourvoir  à  ses  besoins ,  du  nécessaire  elle  passe  au  commode  , 
du 'commode  au  superflu,  et  du  superflu  au  criminel;  au  lieu,  dit  saint 
Grégoire  pape ,  que  la  pénitence ,  qui  a  pour  but  d'assujettir  et  de  mortifier 
le  corps ,  par  une  conduite  toute  contraire ,  nous  fait  d'abord  renoncer  au 
criminel  que  nous  avouons  nous-mêmes  criminel;  ensuite,  à  mesure  que 
nous  avançons  dans  ses  voies,  nous  retranche  le  superflu  ,  que  nous  préten- 
dions innocent  ;  de  là  nous  prive  même  du  commode ,  dont  nous  avions  cru 
ne  nous  pouvoir  passer  ;  enfin  nous  ôte ,  non  pas  le  nécessaire  ,  mais  l'atta- 
chement et  l'attention  trop  grande  au  nécessaire  :  excellente  idée  de  la 
pénitence  et  de  ses  divers  degrés.  S'il  y  en  a  où  notre  faihlesee  n'ose  encore 
espérer  d'atteindre ,  du  moins  ne  les  ignorons  pas,  et  désirons  d'y  parvenir. 
Elle  nous  fait  renoncer  au  criminel ,  c'est-à-dire  aux  plaisirs  impurs  que  la 
loi  de  Dieu  nous  défend ,  parce  qu'il  n'y  a  point  de  péché  plus  opposé  à  la 
sainteté  de  Dieu,  ni  plus  incompatible  avec  son  esprit,  que  l'impureté  :  Non 
permanebit  Spiritus  meus  in  homine,  quia  caro  est1.  Elle  nous  retranche 
le  superflu ,  c'est-à-dire  les  délices  de  la  vie ,  parce  qu'il  n'y  a  rien  de  plus 
difficile  à  accorder  ensemble  qu'une  vie  molle  et  l'innocence  des  mœurs, 
et  que  cette  innocence ,  dit  Job,  ne  se  trouve  point  parmi  ceux  qui  ne  pen- 
sent qu'à  satisfaire  leurs  sens  :  Non  invenitur  in  ferra  suaviter  viventium-. 
Elle  nous  prive  du  commode ,  c'est-à-dire  des  aises  de  la  vie ,  qui ,  quoique 

1   Gènes  ,  6.  —  'Joli.,  25. 


262  SUR  LA  CÉRÉMONIE  DES  CENDRES. 

absolument  permises ,  ne  laissent  pas  de  fomenter  la  rébellion  de  la  chair  ; 
et  elle  nous  ôte  même  une  trop  grande  attention  au  nécessaire  ,  parce  que 
c  est  un  point  de  morale  inconnu  aux  Saints,  de  prétendre  ne  souffrir  rien, 
ne  se  refuser  rien ,  ne  manquer  de  rien ,  et  faire  néanmoins  pénitence. 
Mais  ce  que  les  Saints  ne  comprenaient  pas ,  est  devenu  un  des  secrets  de 
la  dévotion  du  siècle.  Car  on  peut  dire  que  jamais  siècle  n'a  parlé  avec  plus 
d'ostentation  que  le  nôtre  de  la  pénitence  sévère,  ni  n'a  porté  plus  loin  dans 
la  pratique  le  raffinement  sur  tout  ce  qui  s'appelle  vie  douce.  Ne  s'aveugle- 
t-on  pas  même  quelquefois  jusqu'à  se  faire  un  devoir  de  ménager  son 
corps?  ne  va-t-on  pas  jusqu'à  se  persuader  qu'on  est  nécessaire  au  monde, 
et  que  c'est  une  raison  supérieure  pour  se  dispenser  des  lois  les  plus  com- 
munes de  la  mortification  chrétienne?  Cependant  l'Apôtre  l'a  dit ,  et  il  est 
vrai  :  la  pénitence,  pour  être  parfaite,  doit  s'étendre  jusqu'à  la  haine  de 
soi-même  ;  et  l'on  ne  peut  bien  réparer  le  péché  qu'en  crucifiant  cette 
chair  de  péché ,  qui  est  l'ennemi  de  Dieu  :  Qui  sunt  christi ,  carnem  suam 
crucifixerunt1. 

Or,  le  moyen  d'arriver  là?  souvenons-nous  de  la  mort ,  et  considérons 
les  cendres  qu'on  répand  aujourd'hui  sur  nos  têtes  ;  c'est  assez  :  Mémento. 
Occupons-nous  de  la  pensée  qu'il  faut  mourir ,  et  rendons-nous-la  fami- 
lière :  Mémento.  Entrons ,  par  de  sérieuses  et  de  solides  réflexions ,  dans  le 
mystère  de  ces  cendres  :  Mémento;  et  jamais  l'esprit  de  mollesse  ne  l'em- 
portera sur  l'esprit  de  mortification. 

Oui ,  Chrétiens ,  le  souvenir  de  la  mort  vous  détachera  peu  à  peu  et 
presque  malgré  vous-mêmes  de  l'amour  de  votre  corps  :  comment  cela  ?  en 
vous  faisant  connaître  là-dessus  votre  aveuglement  et  votre  injustice. 
Votre  aveuglement  :  car  dites-moi  s'il  en  fut  jamais  un  plus  déplorable, 
que  d'idolâtrer  un  corps  qui  n'est  que  poussière  et  que  corruption  ;  un 
corps  destiné  à  servir  de  pâture  aux  vers ,  et  qui  bientôt  sera ,  dans  le 
tombeau,  l'horreur  de  toute  la  nature  !  Or  voilà  le  terme  de  tous  les  plaisirs 
des  sens  ;  c'est  là  que  se  réduisent  toutes  ces  grâces  extérieures  de  beauté , 
de  santé ,  de  teint ,  d'embonpoint ,  qui  vous  font  négliger  les  plus  pré- 
cieuses grâces  du  salut  ;  c'est  là  qu'elles  vont  aboutir  :  à  un  corps  qui 
commence  déjà  à  se  détruire ,  et  qui ,  après  un  certain  nombre  de  jours , 
ne  sera  plus  qu'un  affreux  cadavre  dont  on  ne  pourra  pas  même  supporter 
la  vue.  Ah!  mes  chers  auditeurs,  quelle  indignité,  qu'une  âme  chrétienne 
capable  de  posséder  Dieu  s'attache  à  un  sujet  si  méprisable  !  Vous  surtout , 
Mesdames,  à  qui  je  parle ,  et  qui  avez  de  la  piété ,  ne  devez-vous  pas  gémir 
pour  ces  personnes  de  votre  sexe,  qui  semblent  n'être  sur  la  terre  et  n'avoir 
une  âme  que  pour  servir  leurs  corps  ?  Combien  en  voit-on  dans  le  christia- 
nisme uniquement  appliquées  à  le  parer,  à  le  nourrir,  à  l'embellir,  à  le 
plâtrer?  Combien  en  feraient,  s'il  leur  était  possible,  l'idole  du  monde,  et 
en  font,  sans  y  penser,  une  victime  de  l'enfer?  Puisque  ce  corps  est  quelque 
chose  de  si  vil  et  de  si  abject,  n'est-on  pas  bien  plus  sensé  de  le  mépriser,  de 
le  dompter,  de  l'assujettir,  et  de  lui  faire  porter  le  joug  de  la  pénitence?  Pour 
peu  que  nous  consultions  et  la  raison  et  la  foi ,  ne  doit-on  pas  rougir  de  se 

«   Galat.,  5. 


SUR   LA    CÉRÉMONIE    DES    CENDRES.  263 

rendre  si  attentif  à  étudier  ses  goûts,  de  s'asservir  à  ses  appétits,  et  de 
lui  donner  honteusement  tout  ce  qu'il  demande,  et  souvent  plus  quil  ne 
demande? 

Mais  d'ailleurs  quelle  injustice  dans  cet  amour  immodéré  de  notre  corps , 
si  nous  envisageons  la  mort?  Prenez  garde  à  ces  trois  pensées.  Quelle  in- 
justice envers  Dieu,  ce  Dieu  éternel ,  d'aimer  plus  que  lui  un  corps  sujet 
à  la  pourriture ,  et  de  l'aimer ,  comme  dit  saint  Paul ,  jusqu'à  s'en  faire  une 
divinité!  Quelle  injustice  envers  notre  âme,  cette  âme  immortelle,  de  lui 
préférer  un  corps  qui  doit  mourir  ;  et ,  tout  immortelle  qu'elle  est ,  d'a- 
bandonner sa  félicité  et  sa  gloire  aux  sales  désirs  d'une  chair  corruptible! 
Quelle  injustice  envers  ce  corps  même  ,  de  l'exposer  pour  des  voluptés  pas- 
sagères à  des  souffrances  qui  ne  finiront  jamais ,  et  de  lui  faire  acheter  un 
moment  de  plaisir  par  une  éternité  de  supplices  !  Ah  !  mes  Frères ,  s'écrie 
saint  Chrysostome ,  faisant  une  supposition  qui  vous  surprendra,  mais  qui 
n'a  rien  dans  le  fond  que  de  chrétien  et  de  solide,  si  le  corps  d'un  réprouvé, 
maintenant  enseveli  dans  le  sein  de  la  terre,  mais  pour  être  un  jour  en- 
seveli dans  l'enfer ,  pouvait ,  au  jugement  de  Dieu ,  s'élever  contre  son  âme 
et  l'accuser ,  quel  reproche  n'aurait-il  pas  à  lui  faire  sur  la  cruelle  indul- 
gence dont  elle  a  usé  à  son  égard?  Et  si  cette  âme,  qui  s'est  perdue  parce 
qu'elle  a  trop  aimé  son  corps ,  pouvait ,  au  moment  que  je  parle ,  revenir 
du  lieu  de  son  tourment ,  pour  voir  ce  corps  dans  le  tombeau ,  quels  re- 
proches ne  se  ferait-elle  pas  à  elle-même  du  criminel  attachement  qu'elle  a 
eu  pour  lui?  Disons-mieux ,  que  ne  se  reprocheraient-ils  pas  l'un  à  l'autre, 
si  Dieu  venait  à  les  confronter?  Permettez-moi  de  pousser  cette  figure, 
qui ,  tout  irrégulière  et  tout  outrée  "qu'elle  peut  paraître ,  vous  fera  plus  vi- 
vement sentir  la  vérité  que  je  vous  prêche.  Ame  infidèle  ,  dirait  l'un,  de- 
viez-vous  me  trahir  de  la  sorte?  fallait-il ,  pour  me  rendre  un  moment  heu- 
reux, me  précipiter  avec  vous  dans  l'abîme  d'une  éternelle  damnation?  fal- 
lait-il avoir  pour  moi  une  si  funeste  condescendance?  fallait-il  déférer 
lâchement  à  mes  inclinations?  ne  les  deviez-vous  pas  réprimer?  ne  deviez- 
vous  pas  prendre  l'ascendant  sur  moi?  que  ne  m'avez -vous  condamné  aux 
salutaires  rigueurs  de  la  pénitence?  pourquoi  ne  m'avez-vous  pas  forcé  à 
vivre  selon  les  règles  que  Dieu  vous  obligeait  à  me  prescrire?  n'était-ce  pas 
pour  cela  qu'il  m'avait  soumis  à  vous?  Mais,  corps  rebelle  et  sensuel,  ré- 
pondrait l'âme,  à  qui  dois-je  imputer  ma  perte,  qu'à  toi-même?  je  ne  te 
connaissais  pas  :  je  me  laissais  séduire  à  tes  charmes ,  parce  que  je  ne  pen- 
sais ni  à  ce  que  tu  avais  été ,  ni  à  ce  que  tu  devais  être.  Si  j'avais  toujours 
eu  en  vue  l'affreux  état  où  la  mort  devait  te  réduire ,  je  n'aurais  eu  pour 
toi  que  du  mépris  ;  et  dans  la  société  qui  nous  unissait,  je  ne  t'aurais  re- 
gardé que  comme  le  compagnon  de  mes  misères,  ou  plutôt  comme  le  com- 
plice de  mes  crimes,  obligé  par  là  même  à  en  partager  avec  moi  les  châti- 
ments et  les  peines. 

En  effet,  Chrétiens,  c'est  de  tout  temps  ce  qui  a  produit  dans  les  âmes 
bien  converties ,  non-seulement  ce  mépris  héroïque ,  mais  cette  sainte  haine 
de  leur  corps  :  c'est  ce  qui  a  tant  de  fois  opéré  dans  le  christianisme  des 
miracles  de  conversion.  îl  n'en  fallut  pas  davantage  à  un  François  de  Borgia, 


264  SLA  LA  CÉRÉMONIE  DES  CENDRES. 

pour  le  déterminer  à  quitter  le  monde  :  la  vue  du  cadavre  d'une  reine  et 
d'une  impératrice  ,  qu'il  eut  ordre  de  faire  solennellement  inhumer ,  et 
qu'il  ne  reconnut  presque  plus  lorsqu'il  fallut  attester  que  c'était  elle-même, 
tant  elle  lui  parut  hideuse  et  défigurée,  ce  spectacle  acheva  de  le  persuader. 
Il  ne  put  voir  cette  beauté  que  la  mort ,  par  un  changement  si  soudain  et 
si  prodigieux,  avait  détruite,  sans  former  la  résolution  de  mourir  lui- 
même  à  toutes  les  vanités  du  siècle.  L'image  de  la  mort ,  en  frappant  ses 
yeux ,  fit  naître  dans  son  cœur  tous  les  sentiments  de  la  pénitence.  Car 
pourquoi ,  se  dit-il  à  lui-même  et  se  sont  dit  comme  lui  les  Saints,  pour- 
quoi traiter  mollement  un  corps  condamné  à  la  mort  ?  Quand  on  a  pro- 
noncé l'arrêt  à  un  criminel ,  on  ne  se  met  plus  en  peine  de  le  bien  nourrir  : 
s'il  faut  encore  le  soutenir  pendant  quelques  heures ,  on  se  contente  de  lui 
donner  le  nécessaire ,  et  l'on  ne  pense  à  lui  conserver  la  vie ,  que  pour  lui 
faire  mieux  sentir  les  douleurs  de  la  mort.  Or ,  telle  est  la  condition  de  nos 
corps  :  ce  sont  des  criminels  que  la  justice  divine  a  condamnés.  L'arrêt  en 
est  porté ,  et  l'on  ne  diffère  l'exécution  que  de  quelques  jours  ;  mais  ce  sera 
bientôt.  Il  ne  s'agit  donc  plus  de  leur  procurer  des  douceurs  et  de  les  flat- 
ter; il  s'agit  de  les  maintenir  dans  l'ordre  de  cette  justice  rigoureuse  à  la- 
quelle Dieu  les  a  livrés  :  il  s'agit  de  leur  faire  déjà  goûter  la  mort  par  la 
pratique  de  la  pénitence ,  afin  de  les  préserver  de  cette  seconde  et  dernière 
mort,  bien  plus  terrible  que  la  première,  puisque  c'est  une  mort  éternelle. 
Ainsi  raisonne  un  pécheur  pénitent.  Mémento,  homo,  quia  pulvis  es,  et  in 
pulverem  reverteris. 

Mais  cette  haine  de  son  corps  est  encore  bien  plus  vive,  quand  il  vient 
à  pénétrer  dans  le  mystère  des  cendres  que  l'Église  lui  présente  ;  quand , 
remontant  plus  haut  et  jusques  aux  sources  mêmes  de  sa  religion ,  il  cher- 
che l'origine  d'une  si  sainte  pratique,  et  qu'il  pense  que  ces  cendres  ,  qui 
dans  l'une  et  dans  l'autre  loi  ont  toujours  été  le  symbole  de  la  pénitence , 
n'étaient  pas  un  symbole  vide ,  ni  une  pure  cérémonie  :  quand  il  se  repré- 
sente les  austérités  et  les  macérations  dont  elles  devaient  être  accompagnées , 
suivant  les  règles  de  l'ancienne  discipline  :  quand ,  instruit  par  les  pro- 
phètes ,  il  apprend  que  le  ciliée  et  le  jeûne ,  clans  l'observance  commune 
des  fidèles,  étaient  inséparables  de  la  cendre  :  Ace  ingère  cilicio,  et  con- 
spergere  cinere,  fiiia  populi  mei  1  :  quand  il  remarque  dans  les  conciles 
avec  quelle  sévérité  l'on  condamnait  à  des  œuvres  pénibles  et  laborieuses 
ces  sortes  de  pénitents  que  Tertullien  appelait  conciiiati  et  concinerati  2, 
couverts  de  cendres,  quoique  déjà  réconciliés.  Car  enfin,  doit  dire  aujour- 
d'hui dans  l'amertume  de  son  àme  un  homme  touché  de  la  vue  de  ses 
désordres  et  de  l'esprit  de  componction ,  ces  pénitents  de  la  primitive 
Église  n'étaient  pas  plus  chargés  de  crimes,  ni  plus  coupables  que  je  le  suis  ; 
et  ces  cendres  qu'on  leur  imposait  ne  devaient  pas  être  pour  eux  un  enga- 
gement plus  étroit  à  la  pénitence,  qu'elles  le  doivent  être  pour  moi.  11  se- 
rait donc  bien  étrange  que  j'en  fisse  un  usage  tout  différent  ;  et  que  cette 
cérémonie  ayant  été  à  leur  égard  un  exercice  de  mortification ,  et  de  la  plus 
réelle,  de  la  plus  dure  mortification,  elle  n'en  fût  pour  moi  que  l'appa- 

1  Jcrcm,  (ï.  —  'Tertull. 


SUR    LA    CÉRÉMONIE    DES    CENDRES.  265 

rencc  et  que  l'ombre.  Il  serait  bien  indigne ,  après  avoir  reçu  ces  cendres , 
de  penser  encore  aux  divertissements  et  aux  joies  profanes  du  monde  ;  et , 
comme  parlait  un  solitaire,  de  chercher  jusque  dans  la  cendre  de  la  péni- 
tence les  délices  de  la  vie. 

Car  quoique  nous  ne  soyons  plus  à  ees  premiers  siècles,  où  les  pécheurs 
achetaient  si  cher  la  grâce  de  leur  absolution  et  de  leur  réconciliation,  nous 
n'en  devons  pas  moins  satisfaire  à  Dieu.  L'Église  a  pu  adoucir  les  peines 
qu'elle  avait  ordonnées  pour  chaque  espèce  de  péché  :  mais  elle  n'a  rien 
relâché  des  peines  prescrites  par  le  droit  divin  ,  et  Dieu  lui-même  nous  as- 
sure qu'il  ne  s'en  relâchera  jamais  qu'en  faveur  de  la  pénitence.  Il  faut  donc 
que  ce  soit  la  pénitence  qui  m'acquitte  auprès  de  lui.  Et  comme  il  s'agit  de 
son  intérêt ,  qui  maintenant  ou  après  la  mort  doit  être  pleinement  réparé, 
il  faut  que  je  prenne  le  bon  parti  ,  et  que  par  la  pénitence  de  cette  vie  je 
m'épargne  la  pénitence  de  l'autre.  Il  faut  qu'en  m'imposant  des  peines  vo- 
lontaires, qu'en  me  privant  de  certains  plaisirs  ,  même  permis,  qu'en  me 
faisant  quelques  violences ,  qu'en  me  réduisant  à  une  vie  plus  exacte  et  plus 
réglée,  et  qu'unissant  enfin  ma  pénitence  à  la  pénitence  de  Jésus-Christ , 
je  prévienne  les  aifreux  châtiments  que  Dieu  réserve  à  ceux  qui  refusent  de 
se  punir  eux-mêmes.  Ah  !  mon  Dieu ,  que  votre  miséricorde  est  adorable , 
de  nous  en  quitter  à  ce  prix ,  de  vouloir  bien  accepter  l'un  en  échange  de 
l'autre ,  et  de  nous  remettre  ainsi  pour  une  pénitence  temporelle  une  péni- 
tence éternelle! 

Prenons,  mes  chers  auditeurs,  des  sentiments  si  raisonnables  :  ce  sont 
ceux  que  nous  doit  inspirer  la  cérémonie  des  cendres.  Si  nous  entrons  dans 
ce  carême  bien  pénétrés  de  ces  vérités ,  le  jeûne  ne  sera  plus  un  joug  trop 
pesant  pour  nous ,  comme  il  l'est  pour  les  chrétiens  lâches  ;  beaucoup  moins 
un  sujet  de  scandale  et  de  péché ,  comme  il  l'est  pour  les  libertins.  Nous 
l'entreprendrons  avec  joie ,  nous  le  continuerons  avec  ferveur,  et  nous  l'a- 
chèverons avec  constance.  Heureux  de  nous  trouver  engagés  par  un  pré- 
cepte à  ce  qui  nous  est  d'ailleurs  si  utile  et  si  nécessaire ,  nous  ne  ferons 
point  tant  les  délicats  ;  mais  pour  peu  que  nous  soyons  disposés  à  nous  faire 
justice,  nous  avouerons  que  si  le  jeune  nous  parait  impossible,  cette  im- 
possibilité prétendue  n'est  qu'un  pur  défaut  de  notre  volonté.  Nous  ne  rai- 
sonnerons point  tant  sur  notre  santé,  ni  sur  notre  tempérament  ;  mais  nous 
nous  souviendrons  que  nous  sommes  enfants  de  l'Église  et  pécheurs  devant 
Dieu  :  enfants  de  l'Église ,  et  par  conséquent  que  nous  devons  lui  obéir  : 
pécheurs  devant  Dieu ,  et  par  conséquent  que  nous  devons  l'apaiser.  Car  c'est 
là  de  quoi  nous  rendrons  compte  à  Dieu,  dit  saint  Bernard,  ou  de  quoi 
nous  devons  nous  rendre  compte  à  nous-mêmes  ;  ayant  plus  d'égard  à  notre 
état  et  à  notre  profession ,  qu'à  nos  forces  et  à  notre  complexion  :  Non  de 
complexione  judicandum ,  sed  de  professione  l.  Nous  ne  nous  prévau- 
drons point,  pour  rompre  le  jeûne ,  d'une  indisposition  légère,  puisque 
suivant  cette  règle  la  loi  du  jeûne  deviendrait  une  loi  chimérique  ,  et  qu'il 
n'y  aurait  plus  personne  dans  le  christianisme  qui  n'en  fût  exempt.  Nous 
ne  craindrons  pas  même  en  l'observant  de  nous  incommoder ,  puisqu'il  est 


266  SUR    LA    COMMUNION. 

vrai  que  si  le  jeûne  ne  nous  incommodait  en  rien,  il  ne  serait  plus  ce  qu'il 
doit  être.  Nous  ne  demanderons  plus  de  fausses  dispenses,  persuadés  qu'on 
ne  trompe  point  Dieu ,  et  que  toutes  les  dispenses  des  hommes  ne  sont  rien, 
si  elles  ne  sont  reçues  et  autorisées  de  Dieu.  Bien  loin  de  nous  plaindre  que 
l'Église  en  établissant  le  jeûne  du  carême,  ou,  comme  il  est  plus  vrai- 
semblable, en  nous  le  proposant  et  nous  l'expliquant,  ait  trop  exigé  de 
nous;  nous  serons  surpris  qu'elle  nous  ait  tant  ménagés,  et  nous  aurons 
honte  que  ce  soit  notre  lâcheté  qui  l'ait  en  quelque  sorte  réduite  à  nous  trai- 
ter avec  tant  d'indulgence.  Ce  n'est  pas  assez  ;  et  après  avoir  rempli  ce  que 
l'Église  nous  ordonne  dans  le  commandement  du  jeûne ,  nous  ne  croirons 
pas  avoir  pour  cela  satisfait  au  précepte  naturel  de  la  pénitence.  Nous  fe- 
rons état  que  ce  qu'elle  a  réglé  ne  nous  exempte  pas  de  ce  qu'elle  a  du 
reste  abandonné  à  notre  prudence  et  à  notre  zèle.  Et  c'est  ainsi  que  la  pen- 
sée de  la  mort  et  la  vue  des  cendres  servira  à  humilier  notre  orgueil,  à  mor- 
tifier notre  délicatesse  ;  et  que  l'humilité  nous  conduira  à  la  vraie  gloire, 
et  la  pénitence  au  souverain  bonheur  que  je  vous  souhaite  ,  etc. 


SERMON  POUR  LE  PREMIER  JEUDI  DE  CARÊME. 


SUÏl    LA  COM3! UNION. 

Ait  Mi  Jésus  :  E<jo  veniam,  etcuruLo  cum.  El  respondens  cenduio ,  ait:  Domine,  uni  sum 
dignus  ul  intres  sub  tectum  meum. 

Jésus-Christ  dit  au  centenier  :  J'irai  moi-même ^  et  je  le  guérirai.  Mais  le  cenlenier  lui  ré- 
pondit :  Seigneur,  je  ne  suis  pas  digue  (nie  vous  entriez  dans  ma  maison.  Saint  Mattlt.,  en.  8. 

Voilà ,  Chrétiens ,  entre  Jésus-Christ  et  le  centenier  une  espèce  de  com- 
bat ;  mais  dans  ce  combat  qu'admirerons-nous  davantage,  ou  la  charité 
d'un  Dieu,  ou  l'humilité  d'un  païen?  Je  puis  dire  qu'il  n'y  eut  jamais  de 
contestation  plus  sainte,  ni  plus  propre  tout  ensemble ,  et  à  nous  instruire, 
et  à  nous  édifier.  Le  Sauveur  du  monde,  par  un  mouvement  de  sa  charité 
bienfaisante ,  veut  aller  en  personne  dans  la  maison  du  centenier ,  et  le 
centenier  ne  croit  pas  pouvoir  accepter  cet  honneur.  Le  Fils  unique  de  Dieu, 
dont  la  miséricorde  n'a  point  de  bornes,  lui  dit  qu'il  ira,  et  que  par  sa  pré- 
sence il  guérira  son  serviteur  paralytique  :  Ego  veniam,  et  curabo  eum  : 
mais  le  centenier,  confus  d'une  si  insigne  faveur  ,  proteste  hautement  qu'il 
ne  la  mérite  pas ,  et  s'en  reconnaît  indigne  :  Domine,  non  sum  dignus. 
Prenez  garde,  s'il  vous  plaît.  C'est  un  Gentil  à  qui  Jésus-Christ,  en  qua- 
lité de  Messie  ,  n'a  point  été  encore  annoncé  ni  révélé  comme  aux  Juifs  ;  et 
cependant,  tout  Gentil  qu'il  est,  il  se  sent  déjà  prévenu  pour  ce  Messie  qui  lui 
parle  d'une  idée  si  haute  et  d'un  respect  si  profond,  qu'il  ne  peut  même 
consentir  à  recevoir  sa  visite.  Humilité ,  s'écrie  saint  Augustin,  qui  procéda 
d'une  foi  vive  et  ardente,  et  qui ,  par  un  effet  sensible  de  la  grâce  du  Ré- 
dempteur ,  forma  dès  lors  dans  ce  Gentil ,  non-seulement  un  véritable  Is- 
raélite, mais  un  parfait  chrétien.  Humilité  que  Jésus-Christ  agréa,  que 


SUR   LA    COMMUNION.  267 

Jésus-Christ  admira,  dont  Jésus-Christ  fit  l'éloge;  mais  à  laquelle  il  est 
pourtant  vrai  qu'il  ne  déféra  pas,  puisque  ce  fut  au  contraire  pour  cela 
même  qu'il  persista  à  vouloir  entrer  chez  le  centenier. 

Arrôtons-nous  là ,  mes  chers  auditeurs;  et  pour  profiter  selon  le  dessein 
de  Dieu  d'un  si  grand  exemple,  appliquons-nous  tout  le  mystère  de  cet  évan- 
gile. Car,  comme  dit  saint  Chrysostome,  ce  qui  se  passa  entre  Jésus-Christ 
et  le  centenier,  se  renouvelle  encore  aujourd'hui  entre  Jésus-Christ  et  nous. 
Je  m'explique ,  ce  même  Sauveur ,  instituant  la  divine  Eucharistie ,  nous 
a  laissé  un  sacrement  par  où  il  prétend  se  communiquer  à  nous ,  et  habiter, 
tout  Dieu  qu'il  est ,  corporellement  en  nous  ;  un  sacrement  par  où  il  vient 
en  personne  nous  visiter ,  et  guérir  nos  infirmités  spirituelles  et  nos  fai- 
blesses. Quand  donc  nous  nous  préparons  à  le  recevoir  dans  ce  mystère  ado- 
rable ,  il  nous  dit  encore ,  avec  autant  de  vérité  qu'il  le  dit  alors  :  Ego 
veniam ,  et  curabo  :  J'irai  ;  et  en  quelque  état  de  langueur  que  vous  soyez, 
si  de  bonne  foi  vous  voulez  être  guéris ,  je  vous  guérirai.  Et  nous  ,  par  un 
sincère  aveu  de  notre  faiblesse  et  de  notre  néant,  nous  lui  répondons 
comme  le  centenier  :  Non ,  Seigneur ,  je  ne  suis  pas  digne  que  vous  veniez 
à  moi  et  dans  moi.  Car  ce  sont  les  paroles  vénérables  que  l'Église  nous 
met  dans  la  bouche ,  lorsque  ce  Dieu  de  gloire ,  caché  sous  les  sacrés  sym- 
boles, est  sur  le  point  d'entrer  dans  nous  :  Domine,  non  sum  dignus  : 
paroles  efficaces ,  qui ,  selon  l'ingénieuse  remarque  de  saint  Augustin ,  ont 
la  vertu  d'opérer  dans  l'àme  chrétienne  un  miracle  tout  opposé  à  ce  qu'elles 
signifient  ;  puisqu'en  même  temps  que  nous  les  proférons ,  elles  font  cesser 
l'indignité  que  nous  nous  attribuons ,  et  nous  donnent  à  l'égard  de  Jésus- 
Christ  et  de  son  sacrement  un  fonds  de  mérite  que  sans  elles  nous  n'au- 
rions pas.  Paroles  qui ,  par  un  secret  merveilleux  de  la  grâce ,  nous  con- 
duisent au  terme  même  dont  elles  semblent  nous  éloigner  ;  puisque,  dans 
la  doctrine  de  tous  les  Pères ,  la  première  et  l'essentielle  disposition  pour 
approcher  dignement  du  corps  de  Jésus-Christ,  est  de  nous  en  croire  et  de 
nous  en  confesser  indignes.  Paroles  enfin  qui  marquent  au  Fils  de  Dieu 
notre  humilité ,  sans  mettre  un  obstacle  à  sa  charité ,  et  qui ,  loin  de  le 
détourner  de  nous ,  lui  servent  d'attrait  pour  venir  à  nous. 

Mais  qu'arrive-t-il ,  Chrétiens?  suivez  ma  pensée.  Nous  nous  appliquons 
ces  paroles,  souvent  au  delà  des  intentions  mêmes  de  Jésus-Christ;  et  pour 
en  user  trop  selon  nos  vues ,  nous  nous  mettons  en  danger  d'aller  direc- 
tement contre  les  vues  de  ce  Dieu  Sauveur.  Comment  cela?  le  voici.  Jésus- 
Christ  nous  recherche  dans  ce  sacrement ,  et  nous  nous  en  retirons  ;  il  veut 
par  un  excès  de  son  amour  nous  honorer  de  ses  saintes  visites ,  et  nous 
nous  y  opposons  ;  il  nous  demande  l'entrée  dans  notre  cœur,  et,  sous  des 
prétextes  non-seulement  spécieux,  mais  religieux,  nous  la  lui  refusons; 
car,  pour  nous  disculper  de  ce  refus  ,  nous  nous  retranchons  sur  notre  in- 
dignité ;  et  nous  disons,  mais  par  un  esprit  peut-être  bien  différent  de  ce- 
lui du  centenier  :  Seigneur,  je  ne  suis  pas  digne  :  Domine,  non  sum  dig- 
nus. Comme  cette  excuse  est  la  plus  apparente  et  la  plus  commune,  j'ai 
cru  devoir  m'y  attacher ,  non  pas  absolument  pour  la  combattre ,  non  pas 
aussi  pour  l'autoriser  ;  mais  pour  l'examiner  dans  ce  discours ,  et  pour 


268  SUR    LA    COMMUNION. 

avoir  lieu  de  vous  instruire  des  plus  solides  et  des  plus  importantes  vérités 
qui  regardent  la  pratique  et  l'usage  de  la  communion.  Quel  besoin  pour 
cela  n  aurai -je  pas  des  lumières  du  ciel?  Demandons-les  par  l'intercession 
de  la  Mère  de  Dieu.  Ave  ,  Maria, 

S'éloigner  de  la  communion  dans  la  vue  de  son  indignité,  c'est  une  ex- 
cuse ,  Chrétiens  ,  qui ,  selon  la  qualité  et  les  dispositions  de  ceux  qui  s'en 
servent ,  peut  avoir  des  caractères  bien  différents  ;  et  mon  dessein  ,  dont 
voici  d'abord  l'idée ,  est  de  vous  représenter  aujourd'hui  la  différence  de  ces 
caractères,  pour  vous  faire  juger  de  la  nature  de  cette  excuse,  et  des 
bonnes  ou  des  mauvaises  conséquences  qu'on  en  peut  tirer.  Car  il  y  a  dans 
le  christianisme  deux  sortes  de  personnes  qui  se  fondent  sur  ce  principe  , 
et  qui  peuvent  dire  avec  le  centenier  :  Seigneur,  je  ne  suis  pas  digne  que 
vous  entriez  chez  moi  :  les  Justes  qui  vivent  dans  la  pratique  de  la  loi  de 
Dieu ,  et  les  pécheurs  qui  sont  engagés  dans  les  désordres  d'une  vie  crimi- 
nelle. Pour  les  Justes,  on  ne  peut  guère  douter  que  ce  ne  soit  un  sentiment 
d'humilité  qui  les  fait  parler  de  la  sorte  ;  mais  de  savoir  jusqu'à  quel  point 
cette  humilité  doit  être  portée,  et  s'il  est  raisonnable  qu'elle  aille  jusqu'à  les 
éloigner  en  effet  de  Jésus- Christ  et  de  son  sacrement  ;  de  savoir  si  la  pri- 
vation de  la  divine  Eucharistie  peut  être  censée  pour  une  âme  juste  un 
exercice  ordinaire  de  pénitence ,  et  si  cette  espèce  de  pénitence  est  conforme 
aux  intentions  du  Fils  de  Dieu  ;  si  elle  s'accorde  avec  la  fin  et  l'institution 
de  ce  mystère,  si  elle  répond  à  l'usage  de  la  primitive  Église,  si  elle  est  reçue 
ou  approuvée  par  l'Église  des  derniers  siècles,  si  les  Pères  l'autorisent,  et 
si  elle  peut  être  utile  :  en  un  mot ,  de  savoir  si  Jésus-Christ ,  en  tant  qu'il 
est  contenu  dans  le  sacrement  de  son  corps,  se  tient  honoré  que  les  Justes, 
au  lieu  d'aller  à  lui,  se  retirent  de  lui;  et  si  c'est  lui  rendre  un  vrai  res- 
pect ,  en  tant  qu'il  est  le  pain  de  vie,  que  de  se  contenter  seulement  de  le 
révérer  et  de  l'adorer ,  sans  le  manger  ;  ce  sont  des  questions ,  mes  chers 
auditeurs,  où  bien  des  raisons  particulières  et  générales  m'empêchent  d'en- 
trer, et  que  je  vous  laisse  à  examiner  vous-mêmes.  Outre  qu'il  serait  assez 
difficile  de  vous  rien  dire  de  nouveau  sur  cette  matière  ,  peut-être  le  fruit 
en  serait-il  moindre  que  je  ne  le  dois  prétendre  d'un  discours  uniquement 
consacré  à  l'édification  de  vos  âmes. 

Parlons  donc  précisément  des  pécheurs  qui ,  bien  plus  que  saint  Pierre  , 
ont  droit  de  dire  à  Jésus-Christ  :  Retirez-vous  de  moi ,  parce  que  je  suis  un 
pécheur:  Exi  à  me,  quia  homo peccator  sum  l.  Je  les  divise  comme  en  trois 
espèces.  J'appelle  les  premiers  pécheurs  sincères  ;  les  seconds ,  pécheurs 
aveugles;  et  les  derniers  ,  pécheurs  hypocrites  et  dissimulés  :  pécheurs  sin- 
cères, qui  traitent  avec  Dieu  de  bonne  foi ,  et  qui  ne  sont  pas  trompés  ;  pé- 
cheurs aveugles ,  qui  ne  se  connaissent  pas ,  et  qui  se  trompent  eux-mê- 
mes ;  enfin ,  pécheurs  hypocrites  et  dissimulés ,  qui  couvrent  leur  liberti- 
nage d'un  voile  de  piété  et  affectent  de  tromper  les  autres.  Les  premiers  ont 
de  la  religion  ,  et  agissent  par  esprit  de  religion.  Les  seconds,  quoiqu'ils 
aient  de  la  religion,  se  flattent  et  sont  dans  l'erreur  de  croire  qu'ils  agissent 

'  Matth.,'8. 


SUR    LA    COMMUNION.  269 

par  religion;  et  les  derniers,  quoiqu'ils  veuillent  paraître  agir  par  religion, 
n'ont  dans  le  fond  nulle  religion.  Or  ces  trois  sortes  de  pécheurs  peuvent 
tenir  le  langage  de  ce  centenier  de  notre  évangile:  Domine,  non  sum  di- 
gnus;  et  s'excuser  de  communier  sur  ce  qu'ils  s'en  jugent  indignes.  Mais  , 
quoiqu'ils  le  disent  également ,  ils  n'en  doivent  pas  être  également  crus. 
Car ,  pour  continuer  à  vous  développer  mon  dessein ,  dans  les  premiers , 
c'est-à-dire  dans  les  pécheurs  sincères  ,  cette  excuse  est  une  raison  ;  dans 
les  seconds ,  c'est-à-dire  dans  les  pécheurs  aveugles ,  cette  excuse  est  un 
prétexte  ;  et  dans  les  derniers  ,  c'est-à-dire  dans  les  pécheurs  hypocrites  et 
libertins,  cette  excuse  est  un  abus  et  môme  un  scandale;  voilà  ce  que  j'ai  à 
vous  montrer.  Mais  ce  n'est  pas  assez  ,  car  à  cela  j'ajoute  trois  choses  qui 
vous  feront  connaître  ces  trois  caractères  de  pécheurs ,  et  qui  doivent  être 
pour  vous  d'une  grande  instruction.  Dire  :  Je  ne  communie  pas  parce  que 
j'en  suis  indigne,  c'est  une  raison  dans  un  pécheur  sincère  ;  mais  moi  je  dis 
que  cette  raison  a  besoin  d'être  éclaircie.  C'est  un  prétexte  dans  un  pécheur 
aveugle  qui  se  flatte  ;  et  il  est  important  de  lui  ôter  ce  prétexte.  C'est  un 
abus  et  un  scandale  dans  un  pécheur  hypocrite  ;  et  il  est  de  mon  devoir 
de  combattre  ce  scandale  et  cet  abus  :  voilà  tout  le  sujet  de  votre  at- 
tention. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

Pour  bien  expliquer  ma  première  pensée  ,  je  parle ,  Chrétiens  ,  d'un  pé- 
cheur qui  ne  laisse  pas ,  au  milieu  de  ses  désordres  ,  de  conserver  le  fond 
de  sa  religion  ;  qui  traite  au  moins  de  bonne  foi  et  sincèrement  avec  Dieu  ; 
qui  reconnaît  le  malheureux  état  de  sa  conscience  ;  qui  confesse  son  péché  , 
qui  en  gémit  et  qui  le  déplore,  mais  qui  ne  se  sent  pas  néanmoins  encore 
parfaitement  disposé  aie  quitter.  S'éloigner  alors  de  la  communion,  parce 
que  Ton  s'en  trouve  indigne,  j'avoue  que  c'est  une  raison,  et  une  raison 
très-bien  fondée,  puisqu'il  est  évident,  et  de  la  foi  même,  que  le  pécheur, 
tandis  que  son  péché  subsiste,  ne  peut  approcher  de  ce  sacrement  sans  se 
rendre  coupable  d'un  sacrilège.  Mais  je  dis,  mes  chers  auditeurs,  que  cette 
raison  a  besoin  d'être  éclaircie ,  et  cet  éclaircissement  consiste  à  vous  faire 
voir  que  le  pécheur  n'en  doit  pas  demeurer  là,  c'est-à-dire  qu'il  ne  doit  pas 
tellement  s'éloigner  de  la  communion  pour  son  indignité ,  qu'il  croie  ,  en 
s'abstenant  de  participer  au  divin  mystère,  avoir  satisfait  pleinement  à  son 
devoir  ;  mais  qu'il  doit  être  persuadé  d'un  autre  principe  non  moins  essen- 
tiel ni  moins  incontestable,  je  veux  dire  de  l'obligation  où  il  est  de  sortir  au 
plus  tôt  et  incessamment  de  l'état  de  son  indignité,  pour  pouvoir  être  admis 
à  la  table  du  Seigneur;  en  sorte  qun  la  communion  même  lui  soit  un  motif, 
mais  un  motif  pressant ,  qui  le  réduise  à  la  nécessité  de  se  convertir  ;  et 
que ,  dans  la  vue  de  l'adorable  sacrement  dont  son  péché  le  tient  éloigné  , 
il  fasse  les  derniers  efforts  pour  mériter ,  par  une  véritable  et  prompte  pé- 
nitence, de  s'en  approcher.  Voilà,  s'il  connaît  bien  ses  devoirs,  la  dispo- 
sition où  il  doit  être ,  et  sans  laquelle  je  prétends  qu'il  n'y  a  rien  de  solide 
dans  sa  conduite. 

Car  la  grande  maxime ,  Chrétiens ,  sur  laquelle  doit  rouler  toute  la  con- 


270  SUR   LA    COMMUNION. 

duite  d'un  pécheur  ,  en  ce  qui  regarde  l'usage  de  la  communion ,  est  de  ne 
séparer  jamais  ces  deux  vérités ,  qui  sont  deux  règles  inviolables  dans  le 
christianisme  :  Tune,  que  Jésus-Christ  nous  commande  de  manger  sa  chair; 
l'autre,  qu'il  nous  défend  de  la  manger  indignement  :  l'une,  que  la  chair  de 
cet  Homme-Dieu  doit  être  la  nourriture  de  nos  âmes  ;  et  l'autre ,  que  cette 
nourriture  ,  quoique  par  elle-même  salutaire  ,  devient  un  poison  pour  qui- 
conque en  use  dans  l'état  du  péché  :  l'une ,  que  comme  il  est  impossible 
d'entretenir  la  vie  naturelle  sans  le  secours  des  aliments ,  aussi  est-il  im- 
possible d'entretenir,  sans  la  sainte  Eucharistie ,  la  vie  de  la  grâce  ;  et 
l'autre ,  que  comme  les  aliments  dans  un  corps  malade ,  bien  loin  de  le 
fortifier  et  de  le  nourrir,  l'affaiblissent  et  se  tournent  en  corruption ,  jus- 
qu'à détruire  le  principe  de  la  vie ,  ainsi  la  divine  Euchariste  cause-t-elle 
la  mort  à  tout  homme  qui ,  sans  avoir  purifié  son  coeur,  est  assez  témé- 
raire pour  la  recevoir.  Si  le  pécheur  s'attache  à  l'une  de  ces  vérités  sans  y 
joindre  l'autre,  il  s'égare,  et  il  se  perd;  mais  s'il  les  embrasse  toutes  deux, 
il  commence  à  entrer  dans  la  voie  de  Dieu.  Car  écoutez  comment  il  rai- 
sonne. Jésus-Christ  me  défend  de  manger  sa  chair,  et  me  sépare  de  lui, 
tandis  que  le  péché  règne  en  moi  ;  il  ne  faut  donc  pas  que  je  la  mange  dans 
l'état  présent  où  je  suis.  Mais  il  m'avertit  d'ailleurs  que  si  je  ne  la  mange 
pas ,  je  n'ai  pas  en  moi ,  ni  ne  puis  avoir  cette  vie  surnaturelle  qui  fait  la 
sanctification  et  le  bonheur  des  Justes  ;  il  faut  donc,  quoi  qu'il  m'en  coûte , 
que  je  sorte  de  l'état  où  je  suis ,  pour  me  rendre  capable  de  la  manger.  Je 
ne  puis  me  dispenser  d'obéir  à  l'un  et  à  l'autre  de  ces  deux  commande- 
ments :  au  premier,  pour  l'intérêt  de  Jésus-Christ;  au  second,  pour  mon 
intérêt  propre.  Si  je  communie  indignement,  je  profane  le  corps  du  Sei- 
gneur; voilà  l'intérêt  de  Jésus-Christ,  à  quoi  je  dois  pourvoir.  Si  je  ne 
communie  pas ,  je  suis  homicide  de  mon  âme,  en  la  privant  de  ce  qui  seul 
peut  la  nourrir  et  la  faire  vivre  ;  voilà  mon  intérêt  propre  que  je  dois  sau- 
ver. Si  je  mange  ce  pain  des  anges ,  moi  pécheur  et  demeurant  pécheur,  je 
le  mange  à  ma  condamnation.  Mais  d'ailleurs  si  je  ne  le  mange  pas,  il  est 
sûr  que  je  périrai.  Il  ne  me  reste  donc  qu'un  parti  à  prendre,  et  qu'il  faut 
que  je  prenne  nécessairement,  savoir,  de  changer  de  vie,  de  renoncer  à 
mon  péché ,  de  rentrer  en  grâce  avec  Dieu ,  et  de  me  mettre  en  état  de 
manger  ce  pain  vivant ,  afin  qu'il  puisse  être  pour  moi  un  pain  vivifiant  ; 
car  je  satisferai  par  là  à  ce  qui  regarde  l'honneur  de  Jésus-Christ,  et  je  sa- 
tisferai par  là  même  à  ce  qui  regarde  mon  avantage  particulier.  Ainsi  j'ac- 
complirai tout  ce  que  Dieu  exige  de  moi ,  qui  est  que  je  mange  et  que  je  vive 
de  ce  pain  en  le  mangeant  utilement.  Voilà ,  dis-je,  comment  il  raisonnera  ; 
et  ce  raisonnement ,  encore  une  fois ,  sera  la  cause  déterminante  et  infail- 
lible de  sa  conversion  ;  au  lieu  que  s'il  s'arrête  uniquement  à  son  indi- 
gnité, il  en  demeurera  toujours  au  terme  d'une  vie  criminelle,  sans  rien 
résoudre  pour  son  salut ,  et  sans  faire  aucune  démarche  pour  retourner 
promptement  à  Dieu. 

Or  ce  principe,  Chrétiens,  que  le  pécheur  lui-même  doit  s'appliquer, 
est  encore  celui  dont  les  ministres  de  Jésus-Christ  doivent  se  servir  en  tra- 
vaillant à  son  instruction.  De  ces  deux  préceptes  que  je  viens  de  vous  expli- 


SUR    LA    COMMUNION.  271 

quer,  ils  ne  doivent  jamais  lui  représenter  l'un  sans  le  faire  au  même  temps 
souvenir  de  l'autre.  Pourquoi?  parce  que  l'un  sans  l'autre  ne  lui  peut  être 
qu'inutile,  ou  même  préjudiciable.  Car  si  vous  remontrez  sans  cesse  à  un 
pécheur  l'affreux  danger  d'une  communion  indigne,  sans  jamais  lui  parler 
de  la  nécessité  indispensable  d'une  bonne  communion  ,  vous  le  portez  à  ne 
communier  jamais,  contre  le  commandement  du  Fils  de  Dieu  :  Nisi  man- 
ducaveritis  carnem  Filii  Hominis,  non  habebitis  vitam  in  vobis  1.  Au 
contraire ,  si  vous  lui  parlez  seulement  de  la  nécessité  de  communier,  sans 
jamais  lui  faire  craindre  le  danger  d'une  communion  indigne,  vous  lui 
donnez  lieu  de  faire  bien  des  communions  imparfaites  et  même  sacrilèges , 
contre  le  commandement  de  saint  Paul  :  Probet  autem  seipsum  homo  2. 
Et  voilà,  mes  chers  auditeurs  (permettez-moi  de  faire  ici  une  réflexion  dont 
je  suis  certain  que  vous  conviendrez  avec  moi) ,  voilà  quelle  a  été  la  source 
■de  tous  les  maux  qu'a  produits  la  diversité  des  opinions  qu'on  a  vue  de 
tout  temps  dans  l'Église,  et  qui  si  souvent  a  partagé  les  esprits  touchant 
l'usage  du  sacrement  de  nos  autels.  Les  uns  bornant  leur  zèle  à  intimider 
les  pécheurs,  pour  les  éloigner  des  saints  mystères;  et  les  autres  à  leur 
donner  de  la  confiance  pour  les  en  approcher  ;  ceux-ci  leur  répétant  mille 
fois  ces  paroles  terribles  :  Qui  manducat  indigne ,  judicium  sibi  mandu- 
cat et  bibit 3  ;  et  ceux-là  les  invitant  toujours  par  ces  paroles  consolantes  : 
Qui  manducat  hune  panem,  vivet  in  œternum  4  :  les  premiers  réduisant 
toute  leur  conduite  à  donner  horreur  des  communions  indignes ,  et  les  se- 
conds semblant  la  rapporter  toute  à  exciter  dans  les  cœurs  le  désir  d'une 
sainte  communion ,  ni  les  uns  ni  les  autres  ne  s'unissaient  parfaitement 
pour  l'exécution  des  desseins  de  Jésus-Christ.  S'ils  étaient  convenus  en- 
semble, on  aurait  fait  de  leurs  divers  sentiments  un  tempérament  admi- 
rable, dont  l'Eglise  aurait  profité,  et  qui  était  le  grand  moyen  de  sanctifier 
les  pécheurs.  Mais  parce  qu'ils  ne  s'entendaient  pas,  et  que  chacun  d'eux 
peut-être  abondait  en  son  sens ,  ni  les  pécheurs ,  ni  l'Eglise  n'en  tiraient 
l'avantage  que  Dieu  prétendait.  Car  ceux  qui  n'avaient  dans  la  bouche  que 
les  anathèmes  de  la  parole  de  Dieu  contre  les  abus  de  la  communion ,  sans 
jamais  rien  dire  qui  pût  servir  d'attrait  à  ce  sacrement,  allaient  peu  à  peu 
à  en  abolir  l'usage ,  et  à  faire  disparaître  de  la  table  de  l'époux  tous  les 
conviés  ;  mais  ceux  aussi  qui  ne  pensaient  qu'à  donner  une  haute  idée  des 
fruits  de  la  communion ,  et  qui  se  proposaient  d'attirer  à  la  table  du  Sau- 
veur un  grand  nombre  de  conviés ,  se  mettaient  au  hasard ,  comme  les 
serviteurs  de  la  parabole,  d'y  attirer  indifféremment  les  bons  et  les  mau- 
vais. Ce  qu'ils  disaient  de  part  et  d'autre  pouvait  être  vrai,  et  cependant  ils 
ne  disaient ,  ni  de  part  ni  d'autre ,  ce  qui  devait  produire  l'entier  effet  du 
sacrement  de  Jésus-Christ,  parce  que  chacun  n'en  disait  qu'une  partie. 
Que  fallait-il  donc?  c'est  la  judicieuse  remarque  du  saint  évêque  de  Ge- 
nève. Il  fallait  dire  tout  et  joindre  aux  menaces  de  ceux-ci  les  invitations 
de  ceux-là  :  dire  aux  pécheurs  :  Craignez  d'approcher  de  cette  sainte  table, 
et  craignez  de  n'en  approcher  pas.  Craignez  d'en  approcher,  si  vous  n'avez 
pas  la  robe  de  noces ,  qui  est  la  grâce  ;  et  craignez  de  n'en  approcher  pas , 

1   Joan.,  6.  —  M  Cor.,  11.  —  3  Ibid.  —  4  Joan.,  G. 


572  SUR    LA   COMMUNION. 

parce  qu'il  n'y  a  que  les  ennemis  de  Dieu  qui  en  soient  exclus.  La  viande 
qui  vous  est  présentée  est  mortelle  pour  vous,  si  vous  n'en  faites  pas  un 
juste  discernement  par  l'esprit  de  la  foi  ;  mais  comprenez  aussi  que  c'est  une 
viande  salutaire ,  sans  laquelle  le  Fils  de  Dieu  ne  demeurera  point  en  vous , 
ni  vous  en  lui.  Ainsi,  tremblez  en  recevant  cette  viande;  car  trembler 
respectueusement ,  c'est  même  une  des  dispositions  nécessaires  pour  la  re- 
cevoir ;  mais  tremblez  encore  davantage  si  vous  ne  la  recevez  pas ,  parce 
que  vous  ne  voulez  pas  y  apporter  la  préparation  nécessaire.  Voilà  com- 
ment il  fallait  parler. 

Et  c'est,  Chrétiens,  le  langage  qu'ont  tenu  tous  les  Pères  de  l'Église, 
quand  ils  se  sont  expliqués  sur  cette  matière.  Comme  ces  grands  hommes 
étaient  conduits  par  l'esprit  de  Dieu,  ils  n'ont  eu  garde  de  séparer  ces  deux 
choses,  qu'ils  savaient  bien  n'avoir  jamais  été  séparées  dans  l'intention 
du  Sauveur  du  monde.  Éprouvons-nous,  disait  saint  Chrysostome,  et  ju- 
geons-nous ,  de  peur  qu'en  participant  au  corps  de  Jésus-Christ,  nous 
n'attirions  sur  nos  têtes  des  charbons  de  feu ,  c'est-à-dire  l'indignation  de 
Dieu  et  ses  vengeances.  Car  ainsi  ce  Père  s'exprimait-il,  et  ces  paroles 
étaient  capables  d'inspirer  aux  fidèles  qui  l'écoutaient  de  la  frayeur.  Mais 
au  même  temps  il  y  ajoutait  le  correctif  :  Or,  je  ne  vous  dis  point  ceci  afin 
que  vous  n'y  participiez  pas  ;  à  Dieu  ne  plaise!  mais  pour  vous  engager  à 
y  participer  avec  les  dispositions  et  selon  les  règles  que  la  loi  de  Dieu  vous 
prescrit  :  Hoc  mitera  non  dico  ut  non  accedatis,  sed  ut  temere  non  ac- 
cédâtis  !.  Car  de  même,  poursuivait-il,  que  d'y  participer  indiscrète- 
ment ,  c'est  s'exposer  à  se  perdre  ,  aussi  n'y  point  participer,  c'est  la  ruine 
et  la  mort  de  l'homme  chrétien  :  Nam  sicut  temere  accéder e  pcriculum  est, 
ita  omnino  non  accéder  e  famés  est  et  mors 2.  J'en  vois  parmi  vous,  disait 
saint  Augustin ,  qui  se  retirent  de  la  communion ,  parce  qu'ils  se  sentent 
coupables  :  Adverto  nonnullos  ex  vobis  communionem  declinare,  idque 
ex  conscientiâ  gravium  delictorum% .  Et  moi,  reprenait-il  (décision  im- 
portante de  ce  saint  docteur),  je  leur  déclare  que,  s'ils  s'en  tiennent  préci- 
sément là ,  ils  ne  font  qu'augmenter  le  poids  et  le  nombre  de  leurs  prêches, 
en  commettant  encore  un  nouveau  péché ,  et  se  privant  du  plus  néces- 
saire et  du  plus  souverain  remède  :  Hoc  est  enlm  reatum  congregare , 
et  remedium  declinare  4.  Je  vous  conjure  donc,  mes  Frères,  concluait-il, 
que  si  quelqu'un  de  vous  se  juge  indigne  de  la  communion ,  il  travaille  à 
s'en  rendre  digne,  parce  que  quiconque  n'est  pas  digne  de  ce  sacrement, 
n'est  pas  digne  de  Dieu  :  Quapropter  hortor  vos,  Fratres,  ut  si  quis  ex 
vobis  indignum  se  communione  ecclesiasticâ  putat,  dignum  se  faciat  5. 
Voilà  comment  parlaient  les  Pères.  Or,  ce  qu'ils  disaient  généralement  et 
absolument ,  est  encore  plus  vrai  par  rapport  à  ce  saint  temps  où  le  pré- 
cepte de  Jésus-Christ,  déterminé  par  celui  de  l'Église,  impose  aux  fidèles 
une  obligation  expresse  et  particulière  de  communier.  Telle  est  la  solennité 
de  Pâques ,  à  laquelle  nous  devons  nous  préparer  chaque  jour  de  ce  ca- 
rême ,  et  qui  ne  peut  être  célébrée  dans  le  christianisme  que  par  la  man- 
ducation  de  l'agneau ,  qui  est  Jésus-Christ.  Car  se  contenter  alors  de  me- 

1   Chrysost.  —  *  Idem,  —  3  Auy.  —  <  Idem.  —  "'  Idem. 


SUR   LA   COMMUNION.  273 

nacer  un  pécheur  de  la  colère  de  Dieu,  s'il  est  assez  téméraire  pour  com- 
munier dans  l'état  de  son  péché ,  et  ne  le  pas  menacer  de  la  colère  du  même 
Dieu,  s'il  ne  quitte  son  péché,  et  s'il  ne  communie  pour  satisfaire  à  ce 
commandement,  Nisi  manducaveritis,  c'est  ne  l'instruire  qu'à  demi,  et 
lui  donner  lieu  de  fomenter  par  là  son  impénitence.  Il  faut  lui  signifier 
l'ordre  du  maître ,  j'entends  du  grand  maître ,  en  lui  disant  ce  que  le  Sau- 
veur, par  deux  de  ses  disciples,  envoya  dire  à  cet  homme  dont  il  avait 
choisi  la  maison  pour  y  faire  la  Pâque  :  Magister  dicit  :  Apud  te  facio 
Pascha  l.  C'est  chez  vous,  mon  Frère  (ainsi  doit-on  parler  à  un  pécheur) 
c'est  chez  vous ,  ou  plutôt  dans  vous ,  que  le  mystère  de  la  Pâque  doit  être 
accompli ,  puisque  le  temps  approche  où  Jésus-Christ ,  qui  est  la  véritable 
Pâque  des  Chrétiens ,  veut  et  doit  être  reçu  de  vous  dans  l'adorable  Eu- 
charistie. Vous  n'y  êtes  pas  disposé  ;  mais  c'est  pour  cela  même  qu'on  vous 
l'annonce  de  bonne  heure,  afin  que  vous  vous  y  disposiez,  et  que  vous 
vous  y  disposiez  sérieusement ,  promptement ,  efficacement.  Car  il  n'y  a 
point  ici  de  milieu  pour  vous.  Demeurant  dans  votre  péché,  et  ne  vous  dis- 
posant pas ,  vous  ne  pouvez  éviter  d'être  ou  un  profanateur,  ou  un  déser- 
teur du  sacrement  de  Jésus-Christ  :  un  profanateur,  si  vous  mangez  cette 
Pâque  sans  vous  y  être  préparé  par  une  conversion  sincère  ;  un  déserteur, 
si ,  faute  de  préparation  et  de  conversion ,  vous  vous  trouvez  hors  d'état  de 
la  manger.  De  prétendre  qu'on  a  eu  tort  de  vous  réduire  à  cette  extrémité , 
c'est  vouloir  contrôler  la  conduite,  et  de  l'Eglise  qui  est  votre  mère,  et  de 
Jésus-Christ  qui  est  votre  Dieu.  De  dire  que  cette  extrémité  peut  vous  por- 
ter à  des  abus,  c'est  vouloir  vous  justifier  par  votre  propre  désordre,  qui 
consiste  à  abuser  de  tout,  même  des  choses  les  plus  saintes.  Quoi  qu'il  en 
soit ,  voici  la  peine  dont  l'Eglise ,  en  vertu  du  pouvoir  qu'elle  a  de  lier  et 
de  délier,  est  en  droit ,  selon  les  canons ,  de  punir  votre  désobéissance  :  sa- 
voir, de  vous  retrancher  de  sa  communion,  comme  un  membre  scandaleux, 
quand  par  l'endurcissement  de  votre  cœur,  ou  par  un  attachement  opi- 
niâtre à  l'objet  de  votre  passion ,  vous  venez  à  vous  séparer  vous-même  de 
la  communion  du  corps  de  Jésus-Christ.  Elle  n'a  point  prétendu  par  là 
vous  dresser  un  piège ,  ni  vous  exposer  au  péril  d'ajouter  péché  sur  péché  ; 
mais  comme  une  mère  zélée ,  elle  a  prétendu  vous  faire  un  devoir  néces- 
saire, un  devoir  indispensable  de  ce  qu'il  y  a,  dans  le  christianisme  que  vous 
professez,  de  plus  salutaire  pour  vous  et  de  plus  sacré.  Pour  cela  il  faut  rompre 
vos  liens,  et  sortir  des  engagements  criminels  où  vous  êtes  ;  mais  c'est  juste- 
ment à  quoi  tend  le  précepte  de  la  communion.  Pour  cela  il  faut  arracher 
l'œil  qui  vous  scandalise,  c'est-à-dire  renoncer  à  ce  commerce,  qui  est  le 
scandale  de  votre  vie;  mais  c'est  en  quoi  vous  devez  admirer  le  précepte  de 
la  communion,  qui  vous  force  ,  pour  ainsi  dire ,  à  ce  qui  doit  faire ,  selon 
Dieu  ,  tout  votre  bonheur. 

Et,  en  effet,  quel  a  été  le  dessein  de  l'Église  quand  elle  a  établi  ces  lois 
rigoureuses  contre  les  pécheurs  endurcis  qui  désobéissent  à  ses  ordres ,  et 
qui  négligent  de  célébrer  la  Pâque?  Elle  a  voulu  les  obliger,  les  nécessiter; 
et,  puisque  le  Saint-Esprit  même  s'en  explique  ainsi,  les  contraindre  en  quel- 

1  Maith.,  2G, 

t.  i.  48 


274  SUR    LA    COlVJJflUNION. 

que  manière  à  se  purifier  par  la  pénitence ,  pour  mériter  d'être  admis  à  la 
table  de  Jésus-Christ  :  Compelle  intrare  l.  Voilà  l'utile  contrainte  dont  elle 
usait  autrefois ,  et  la  sainte  violence  qu'elle  faisait  à  ces  sortes  de  pécheurs. 
Car,  tout  pécheurs  qu'ils  étaient ,  ne  cessant  pas  d'être  chrétiens  et  ses 
enfants  ,  elle  se  promettait  de  leur  religion  et  de  leur  foi  qu'ils  ne  seraient 
jamais  assez  endurcis  pour  se  présenter  à  cette  table  sans  s'être  auparavant 
bien  éprouvés.  Aussi;  touchés  eux-mêmes ,  quoique  pécheurs,  d'un  respect 
religieux  et  d'une  profonde  vénération  pour  ce  sacrement ,  ils  faisaient , 
dans  la  vue  de  le  recevoir,  ce  que  jamais  sans  cela  ils  n'auraient  fait;  je 
veux  dire  qu'on  voyait  en  eux  des  changements  et  des  réformes  à  quoi  tout 
autre  motif  ne  les  aurait  jamais  engagés.  Cette  obligation  de  manger  la 
chair  d'un  Dieu,  et  d'ailleurs  cette  horreur  de  la  manger  indignement, 
voilà  ce  qui  les  convertissait ,  voilà  ce  qui  leur  faisait  prendre  toutes  les 
mesures  nécessaires  pour  rentrer  en  grâce  avec  Dieu;  voilà  ce  qui  ar- 
rachait de  leurs  cœurs  les  passions  les  plus  dominantes.  Vous  me  direz , 
encore  une  fois ,  que  de  là  venaient  aussi  les  sacrilèges  :  et  moi  je  réponds 
qu'il  n'y  a  rien  en  effet  de  si  sacré  que  l'hcmme  ne  puisse  profaner  ;  mais 
qu'il  est  toujours  vrai  que  le  danger  de  cette  profanation  n'a  point  empê- 
ché le  Sauveur  du  monde  d'obliger  tous  les  fidèles  à  manger  sa  chair,  sous 
peine  d'une  éternelle  mort  ;  et  que  l'Église  son  épouse  n'aurait  pas  agi  con- 
formément à  ses  intentions ,  si ,  dans  le  même  temps  qu'elle  publie  aux 
fidèles  l'anathème  de  saint  Paul  contre  les  communions  indignes ,  elle  ne 
les  réduisait  par  ses  censures  à  l'heureuse  nécessité  d'en  faire  de  saintes  et 
de  profitables. 

Cependant ,  pour  ne  pas  joindre  ces  deux  vérités ,  voici ,  mes  chers  au- 
diteurs, les  deux  écueils  où  conduit  aujourd'hui  l'esprit  du  siècle.  Pourvu 
qu'on  persuade  à  un  pécheur,  et  qu'on  obtienne  de  lui  qu'il  fasse  au  de- 
hors son  devoir  de  chrétien ,  et  qu'il  s'approche  des  autels ,  on  croit  avoir 
beaucoup  gagné.  Avec  cela ,  et  cela  seul ,  ou  loue  sa  religion ,  on  ne  doute 
point  de  sa  conversion ,  on  se  promet  tout  de  sa  persévérance  :  c'est  le  pre- 
mier écueil.  Mais  d'ailleurs  aussi ,  pourvu  qu'on  fasse  entendre  à  un  pé- 
cheur qu'il  n'y  a  point  de  communion  pour  lui  tandis  qu'il  est  dans  l'ha- 
bitude de  son  péché ,  on  croit  avoir  tout  fait  ;  et  si  ce  pécheur ,  confessant 
son  indignité ,  se  tient  éloigné  des  autels ,  on  en  est  content ,  comme  s'il 
avait  accompli  toute  la  justice  :  avec  cela ,  qu'il  persévère  dans  son  liberti- 
nage, on  le  tolère ,  on  le  souffre.  Vous  diriez  que  Féloignement  de  la  com- 
munion mette  tout  le  reste  à  couvert ,  et  qu'il  lui  soit  permis  alors  de  vivre 
avec  impunité,  et  selon  tous  les  désirs  de  son  cœur.  Du  premier  de  ces 
deux  abus  que  s'ensuit-il  ?  que  parmi  ceux  qui  communient,  il  y  en  a  tant 
de  faibles,  tant  d'assoupis  et  de  languissants,  et,  pour  user  du  terme  de  saint 
Paul ,  tant  qui  dorment  du  sommeil  de  la  mort  :  Ideo  inter  vos  multi  in- 
firmi  et  imbecilles,  et  dormiunt  multi 2.  Et  qu'arrive-t-il  du  second?  que 
parmi  ceux  qui  ne  communient  pas ,  il  y  en  a  tant  de  scandaleux , 
qui  sont  aujourd'hui  comme  en  possession  de  ne  donner  plus  à  l'É- 
glise nulle  marque  de  christianisme,  puisque  la  plus  essentielle  mar- 

1   Luc,  14.  —  a  1  Cor.,  H. 


SUR    LA   COMMUNION.  275 

que  qui  nous  distingue  en  qualité  de  chrétiens  est,  selon  l'Apôtre,  la 
participation  du  corps  de  Jésus-Christ.  De  là  vient  que ,  par  un  excès  de 
relâchement ,  et  môme  par  une  malheureuse  prescription ,  on  ne  s'étonne 
presque  plus  de  voir  des  mondains  et  des  mondaines  qui ,  de  notoriété  pu- 
blique ,  semblent  depuis  plusieurs  années  s'être  euxrmêmes  librement  et  vo- 
lontairement excommuniés  ;  et  qu'au  mépris  de  la  religion ,  ces  canons  et 
ces  lois  si  saintes ,  qui  punissaient  un  tel  désordre ,  ne  sont  ou  paraissent 
n'être  plus  de  nul  u^age.  Décadence  qui  plonge  dans  l'amertume  les  vrais 
pasteurs ,  et  qui  les  jette  dans  le  trouble  lorsqu'ils  sont  témoins  de  la  perte 
de  tant  d'âmes.  Et  tout  cela ,  je  le  répète ,  parce  qu'on  n'instruit  pas  assez 
les  pécheurs  de  leurs  devoirs ,  parce  qu'on  ne  leur  en  fait  pas  connaître 
toute  retendue ,  parce  qu'on  leur  fait  seulement  éviter  un  scandale  par  un 
autre  scandale  :  le  scandale  de  la  mauvaise  communion  par  le  scandale  de 
l'impénitence  et  de  l'irréligion ,  ou  le  scandale  de  l'irréligion  et  de  l'impé- 
nitence  par  le  scandale  de  la  mauvaise  communion  :  au  lieu  de  leur  faire 
bien  entendre  qu'il  ne  suffit  pas  de  retrancher  l'un  ou  l'autre  scandale, 
mais  qu'il  faut  tout  à  la  fois  se  préserver  de  l'un  et  de  l'autre. 

Car  c'est  pour  les  pécheurs ,  ô  mon  Dieu ,  comme  pour  les  Justes  que 
votre  sacrement  est  institué  :  je  ne  dis  pas  pour  les  pécheurs  impénitents, 
mais  pour  les  pécheurs  convertis ,  pour  les  pécheurs  changés  et  sanctifiés. 
Tandis  que  vous  étiez  sur  la  terre ,  adorable  Sauveur,  vous  n'avez  pas  dé- 
daigné de  manger  à  la  table  des  pécheurs  ;  maintenant ,  par  une  conduite 
bien  différente ,  mais  toujours  par  le  même  esprit ,  vous  admettez  les  pé- 
cheurs pénitents  à  votre  table  :  et  comme  autrefois  vous  mangiez  à  la  table 
de  ces  pécheurs  que  votre  grâce  convertissait ,  bien  plus  volontiers  qu'à  la 
table  des  pharisiens  orgueilleux  et  superbes;  aussi  puis -je  dire,  pour 
la  consolation  de  mes  auditeurs  et  pour  la  mienne ,  qu'il  n'y  a  point  de 
chrétiens  plus  favorablement  reçus  de  vous  que  les  pécheurs  qui  se  con- 
vertissent, et  qui  renoncent  à  leur  péché  pour  se  rapprocher  de  vous.  Mais 
cela,  comme  j'ai  dit,  suppose  que  ce  sont  des  pécheurs  sincères,  et  qui 
agissent  de  bonne  foi  ;  car  si  ce  sont  des  mondains  qui  s'aveuglent  et  qui  se 
flattent ,  le  respect  prétendu  qu'ils  allèguent  pour  s'éloigner  du  sacrement 
de  Jésus-Christ  n'est  plus  une  raison  à  éclaircir ,  mais  un  prétexte  que  je 
dois  lever  dans  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME   PARTIE. 

Il  n'est  rien  de  plus  subtil  que  l'esprit  du  monde  pour  nous  conduire  à 
ses  fins ,  ni  rien  de  plus  artificieux  pour  donner  aux  choses  la  couleur  et  la 
forme  qu'il  lui  plait,  quand  il  s'agit  de  nous  éblouir  et  de  nous  tromper 
dans  le  discernement  que  nous  avons  à  faire  des  voies  de  Dieu.  Car  il  n'y  a 
point  alors  de  motifs  spécieux  qu'il  ne  nous  propose;  et  souvent  nous  nous 
y  laissons  surprendre,  jusques  à  nous  persuader  et  à  croire  qu'en  nous  éloi- 
gnant même  de  Dieu,  nous  honorons  Dieu.  Or,  voilà  le  caractère  de  ces 
autres  pécheurs  dont  j'ai  présentement  à  vous  parler;  je  veux  dire,  de  ces 
mondains  qui ,  se  flattant  d'avoir  de  la  religion ,  et  d'agir  par  esprit  de  reli- 
gion, se  trompent  eux-mêmes;  et  qui,  s' écartant  du  chemin  droit  et 


27G  SUR    LA    COMMUNION. 

simple  de  la  vérité,  se  font  une  erreur  grossière  de  leur  prétendue  humi- 
lité. Je  m'explique.  Ils  disent,  et  même  ils  le  pensent,  que  c'est  par  res- 
pect qu'ils  se  retirent  de  la  communion ,  parce  qu'ils  conviennent  devant 
Dieu  qu'ils  en  sont  indignes.  Et  moi  je  soutiens  que  ce  respect  dans  eux 
est  un  vain  respect.  Je  prétends  ,  et  je  vais  leur  démontrer,  que  ce  respect, 
dans  l'usage  qu'ils  en  font,  et  à  l'examiner  dans  ses  circonstances,  est  un 
faux  respect.  Enfin,  j'ajoute  que  c'est  un  respect  qui  n'a  nulle  conformité 
avec  celui  qu'ont  fait  paraître  dans  tous  les  temps  les  vrais  chrétiens,  quand 
ils  se  sont  séparés  du  sacrement  de  Jésus-Christ  selon  les  règles  et  l'esprit 
de  l'Église.  Trois  importantes  réflexions  par  où  j'entreprends ,  non  pas  de 
les  confondre,  mais  de  confondre  dans  leurs  personnes  l'esprit  du  monde 
qui  les  aveugle,  et  qui,  pour  les  attirer  dans  le  précipice  et  pour  les  perdre, 
fait  luire  à  leurs  yeux  un  faux  jour  de  dévotion  jusque  dans  leur  indévo- 
tion même. 

Je  dis  que  c'est  un  vain  respect;  en  voici  la  preuve.  Car  qu'est-ce  que 
j'appelle  vain  respect?  celui  qui  n'opère  rien ,  qui  n'est  suivi  de  rien ,  qui 
n'aboutit  à  rien ,  qui  n'engage  à  rien ,  qui  ne  sait  rien  faire  pour  se  rendre 
moins  indigne  de  Jésus-Christ  et  de  son  sacrement  ;  celui  qui  laisse  tou- 
jours le  pécheur  dans  ses  mêmes  imperfections;  qui  ne  le  rend  ni  plus  fer- 
vent, ni  plus  régulier,  ni  plus  saint;  en  un  mot,  celui  dont  l'unique  man- 
que est  de  ne  point  communier.  N'est-ce  pas  là  évidemment  un  respect 
inutile  et  sans  fruit?  Or,  tel  est  le  respect  de  ces  pécheurs  à  qui  j'adresse 
cette  seconde  instruction  ;  et  s'ils  savent  se  faire  justice ,  ils  seront  les  pre- 
miers à  le  reconnaître.  Et  en  effet ,  si  le  respect  qu'ils  ont,  ou  qu'ils  croient 
avoir  pour  Jésus-Christ,  était  le  vrai  motif  qui  les  éloignât  de  la  commu- 
nion, ce  motif,  à  force  d'agir  et  de  faire  impression  sur  eux ,  les  engage- 
rait à  quelque  chose  de  plus;  et  pour  peu  qu'il  eût  d'efficace,  au  moins 
paraîtrait-il  dans  leur  conduite  qu'ils  en  sont  touchés.  Or,  c'est  ce  qui  ne 
paraît  en  aucune  sorte.  Car  à  quoi  ce  motif,  s'ils  en  étaient  réellement  tou- 
chés ,  à  quoi  dans  la  pratique  ce  sentiment  de  respect  les  porterait-il  ?  à  se 
détacher  du  monde ,  puisque  c'est ,  de  leur  propre  aveu,  l'amour  du  monde 
qui  les  rend  indignes  de  la  table  du  Fils  de  Dieu.  Pénétrés  qu'ils  seraient 
de  leur  indignité ,  et  reconnaissant  que  leur  indignité  vient  de  la  passion 
malheureuse  qu'ils  ont  pour  le  monde ,  pour  les  fausses  joies  du  monde , 
pour  les  divertissements  peu  chrétiens  et  dangereux  du  monde ,  pour  les 
intrigues  du  monde ,  pour  la  vanité  et  le  luxe  du  monde ,  que  feraient-ils  ? 
Ils  se  priveraient  de  ces  divertissements,  ils  s'interdiraient  ces  plaisirs,  ils 
retrancheraient  ce  luxe,  ils  renonceraient  à  cette  vanité,  ils  quitteraient 
ces  intrigues;  et  par  ce  sacrifice  parfait  qu'ils  en  feraient  à  Jésus-Christ, 
d'indignes  qu'ils  sont  de  manger  sa  chair,  ils  commenceraient  à  s'en  ren- 
dre dignes.  Ce  sont  là  les  solides  témoignages  qu'ils  lui  donneraient  et 
qu'ils  devraient  lui  donner  de  leur  respect.  Ils  ne  font  rien  de  tout  cela;  et 
à  juger  d'eux  par  leurs  œuvres ,  on  ne  peut  pas  croire  qu'ils  y  aient  encore 
la  moindre  disposition.  Eux-mêmes,  si  j'en  attestais  leurs  consciences,  ils 
avoueraient  qu'ils  en  sont  très-éloignés.  Il  n'est  donc  pas  vrai  que  ce  res- 
pect les  touche  autant  qu'ils  le  prétendent  :  ce  n'est  donc  pas  ce  respect  qui 


SUR   LA    COMMUNION.  277 

les  empêche  d'approcher  des  divins  mystères  ;  mais  quoi  ?  je  l'ai  dit ,  et  je 
le  redis  :  un  attachement  opiniâtre  au  monde,  et  à  tout  ce  qui  s'appelle 
monde.  Ils  sont  du  monde  ;  et  ce  monde ,  que  Dieu  réprouve ,  ne  goûte 
point  Jésus-Christ.  Ils  aiment  le  monde  plus  que  Jésus-Christ ,  et  voilà 
pourquoi  ils  quittent  Jésus-Christ  pour  le  monde.  Cette  apparence  de  res- 
pect n'est  qu'un  voile  dont  ils  se  couvrent ,  et  dont  leur  amour-propre  se 
fait  honneur.  Mais  au  fond ,  c'est  le  monde  qui  les  possède ,  et  qui  leur 
inspire  pour  la  communion  cette  froideur,  cette  indifférence,  disons  mieux , 
ce  dégoût. 

Et  c'est  ce  que  le  Sauveur  lui-même  a  voulu  nous  faire  comprendre  dans 
la  parabole  des  conviés  qui  négligèrent  de  venir  au  festin ,  parce  que  d'au- 
tres soins  leur  occupaient  l'esprit  et  le  cœur.  Avec  cette  différence  bien 
remarquable ,  reprend  saint  Augustin ,  qu'au  moins  les  conviés  de  la  pa- 
rabole confessèrent  de  bonne  foi  les  vraies  raisons  qui  les  arrêtèrent  ;  au 
lieu  que  ces  mondains ,  dont  il  est  ici  question ,  affectent  de  ne  pas  con- 
naître et  se  cachent  à  eux-mêmes  la  cause  de  leur  désordre  ;  se  prévalant 
toujours  de  ce  vain  prétexte,  qu'indignes  qu'ils  sont  de  communier,  le 
meilleur  pour  eux  est  de  s'en  abstenir  ;  se  consolant  intérieurement,  comme 
s'ils  honoraient  par  là  Jésus-Christ ,  et  que  Jésus-Christ  dût  un  jour  les 
récompenser  de  ce  qu'ils  abandonnent  ses  autels,  pour  jouir  plus  en  repos 
et  avec  plus  de  liberté  des  plaisirs  du  siècle.  Car  voilà,  mes  chers  auditeurs, 
jusqu'où  va  leur  aveuglement.  Et  pour  les  convaincre,  ajoutait  saint  Chry- 
sostome  (ceci  paraît  sans  réplique) ,  pour  les  convaincre  que,  par  rapport 
à  eux ,  ce  prétendu  respect  n'est  qu'un  prétexte ,  et  non  pas  une  raison , 
c'est  que  pour  communier  plus  rarement ,  ils  n'en  communient  pas  plus 
dignement  ;  c'est-à-dire  que ,  lorsqu'ils  communient ,  ils  ne  s'y  disposent 
pas  mieux,  qu'ils  ne  s'éprouvent  pas  avec  plus  de  soin,  qu'ils  ne  s'en  sé- 
parent pas  plus  du  monde;  et,  si  j'ose  ainsi  m'exprimer,  que  pour  rece- 
voir chez  eux  Jésus-Christ ,  ils  ne  s'en  mettent  pas  plus  en  frais  ;  se  per- 
suadant ,  par  la  plus  fausse  de  toutes  les  maximes  ,  que  communier  peu , 
sans  y  rien  ajouter  de  plus ,  doit  leur  tenir  lieu  de  mérite  et  de  tout  mé- 
rite; et  par  une  visible  erreur,  dont  ils  ne  s'aperçoivent  pas,  mesurant 
tout  le  respect  qu'ils  rendent  au  divin  mystère ,  non  par  plus  d'attention 
sur  eux-mêmes,  non  par  plus  de  fidélité  à  leurs  devoirs,  non  par  plus 
d'exactitude  ni  plus  de  régularité,  mais  par  l'intervalle  et  l'espace  de  temps 
qu'ils  mettent  entre  une  communion  et  l'autre  :  Non  mundiliam  animi , 
sed  intervalle  temporis  longioris  meritum putantes  i.  Marque  infaillible, 
dit  ce  Père,  que  ce  n'est  ni  humilité,  ni  respect,  mais  une  illusion  toute 
pure  de  l'esprit  du  monde  qui  les  séduit. 

Or  je  dis,  Chrétiens ,  qu'il  est  d'une  importance  extrême  de  leur  ôter  ce 
prétexte.  Et  comment?  Prenez  garde,  s'il  vous  plaît  :  non  pas  en  leur  fa- 
cilitant la  communion ,  ni  en  les  y  portant ,  tandis  qu'ils  sont  encore  dans 
les  engagements  d'une  vie  mondaine  :  je  sais  trop  ce  que  la  dignité  de  ce 
sacrement  exige  d'une  âme  fidèle  ;  et  malheur  à  moi  si,  dans  la  plus  grande 
action  du  christianisme ,  et  dans  les  dispositions  qu'il  faut  y  apporter,  je 

1  Chrysost. 


278  SUR    LA   COMMUNION. 

venais  jamais  à  ouvrir  la  porte  aux  moindres  relâchements  !  Mais  j'appelle 
ôter  à  une  âme  mondaine  ce  prétexte ,  l'obliger  à  parler  juste,  et  à  ne  plus 
dire  :  Je  m'éloigne  du  corps  de  Jésus-Christ ,  parce  que  je  le  respecte  ; 
mais,  Je  m'en  éloigne,  parce  que  je  suis  une  âme  libertine  qui  ne  veux  pas 
m'assujettir  aux  saintes  lois  que  ma  religion  me  prescrit  pour  en  appro- 
cher. Je  m'en  éloigne ,  parce  que  je  suis  une  âme  dissipée ,  qui  n'ai  en  tête 
que  le  monde  et  que  mon  plaisir.  Je  m'en  éloigne ,  parce  que  je  suis  une 
âme  lâche  qui  n'ai  pas  le  courage  de  rien  faire ,  ni  de  rien  entreprendre 
pour  mon  salut.  Je  m'en  éloigne,  parce  que  j'ai  un  empressement  pour  les 
affaires  temporelles,  qui  me  dessèche  le  cœur,  et  qui  m'endurcit  à  l'égard 
de  Dieu.  Je  m'en  éloigne  ,  parce  que  je  ne  puis  me  résoudre  à  me  morti- 
fier, ni  à  me  faire  la  moindre  violence.  Je  m'en  éloigne,  parce  je  veux 
vivre  sans  règle,  et  selon  le  caprice  de  mon  humeur.  Obliger,  dis-je,  les 
mondains  à  convenir  de  tout  cela,  et  leur  remontrer  ensuite  le  désordre 
de  leur  conduite,  et  l'injure  qu'ils  font  à  Jésus-Christ  de  négliger  ainsi 
son  adorable  sacrement  ;  leur  bien  faire  entendre  que  non-seulement  il  ne 
s'en  tient  pas  honoré ,  mais  que  c'est  l'outrager,  que  c'est  l'irriter,  que  c'est 
s'attirer  de  sa  part  cette  terrible  malédiction ,  par  où  il  conclut  la  parabole 
de  l'Évangile  :  Dico  autem  vobis,  quod  nemo  virorum  illorum  qui  vocati 
sunt,  gustabit  cœnam  meam  1  :  Ma  table  était  prête  et  dressée  pour  eux, 
et  ils  ont  cherché  des  prétextes  pour  s'en  éloigner  ;  mais  je  saurai  bien  les 
en  punir  :  car  je  vous  déclare  que  pas  un  d'eux  ne  sera  reçu  au  sacré 
banquet  que  je  leur  avais  préparé  :  voilà  de  quoi  les  détromper  de  la  dan- 
gereuse illusion  qui  les  aveugle.  Combien  de  fois,  mes  chers  auditeurs, 
cette  prédiction  du  Sauveur  du  monde,  quoiqu'elle  ne  soit,  si  vous  voulez, 
que  comminatoire ,  s'est-elle  accomplie  à  la  lettre?  et  combien  de  chré- 
tiens ,  pour  avoir  abandonné  pendant  la  vie  l'usage  de  la  communion ,  par 
un  secret  jugement  de  Dieu,  en  ont-ils  été  privés  à  la  mort?  Mais  allons 
plus  avant. 

Non-seulement  vain  respect,  mais  faux  respect.  Pourquoi?  parce  qu'il 
n'est  pas  accompagné  des  deux  conditions  essentielles  qu'il  doit  avoir.  L'une 
est  la  douleur,  et  une  douleur  vive,  d'être  séparé  du  corps  de  Jésus- 
Christ;  l'autre  est  le  désir,  et  un  désir  sincère  d'en  approcher  :  deux  con- 
ditions inséparables  du  vrai  respect  ;  mais  que  le  mondain  ,  s'il  veut  bien 
rentrer  en  lui-même ,  ne  trouvera  pas  dans  son  cœur.  Douleur  vive  d'être 
séparé  du  corps  de  Jésus-Christ  :  car  si  j'honore  Jésus-Christ  autant  que 
je  dois  l'honorer,  si  j'ai  pour  Jésus-Christ  ce  respectueux  attachement  dont 
je  me  flatte,  je  dois  regarder  comme  mon  souverain  bien  dans  cette  vie  de 
lui  être  uni  ;  je  dis  uni  surtout  par  le  sacrement  qu'il  a  lui-même  institué 
pour  entretenir  entre  lui  et  moi  une  sainte  et  ineffable  union  :  d'où  il 
s'ensuit  que  je  dois  ,  par  la  même  règle ,  regarder  comme  mon  souverain 
mal  d'être  séparé  de  ce  sacrement ,  dont  la  participation  est  le  gage  de  ma 
béatitude,  ou  plutôt  est  ma  béatitude  anticipée.  Et  c'est  ce  que  saint  Chry- 
sostome  comprenait  si  bien ,  quand  il  disait ,  en  parlant  de  la  commu- 
nion :  Unus  sit  vobis  dolor  hâc  escâ  privari  -  :  que  votre  grande  dou- 

1  Luc,   14.  —  '  Chrysost. 


SUR   LA    COMMUNION.  279 

leur ,  mes  Frères ,  ou  pour  mieux  dire ,  que  votre  unique  douleur  soit 
d'être  privés  de  cette  viande  céleste,  qui  est  la  chair  de  Jésus-Christ  !  Votre 
unique  douleur  ,  anus  dolor  ;  car  quels  sont ,  en  comparaison  de  celui-ci, 
tous  les  autres  sujets  qui  vous  affligent  ?  S'il  est  donc  vrai  que  je  respecte 
le  sacrement  de  Jésus-Christ  autant  qu'il  est  respectable ,  et  autant  que  je 
veux  paraître  le  respecter  ;  rien  ne  doit  être  plus  douloureux  et  plus  affli- 
geant pour  moi ,  que  de  me  voir  privé  de  cette  divine  nourriture  ;  et  j'y 
dois  être  plus  sensible  qu'à  toutes  les  pertes  du  monde ,  qu'à  toutes  les 
afflictions  du  monde.  Cette  pensée,  Je  suis  séparé  de  mon  Dieu,  si  j'ai 
de  la  foi ,  doit  me  désoler ,  doit  me  consterner  ,  doit  me  jeter  dans  un 
abattement  pareil  à  celui  d'Esaù,  quand  il  se  vit  exclu  de  la  bénédiction 
de  son  père;  et  par  là  j'entre  comme  chrétien  dans  le  sentiment  de  saint 
Chrysostome  :  Unus  sit  vobis  dolor  hâc  escâ  privari. 

Douleur  encore  plus  vive ,  si  j'ai  à  me  reprocher  que  c'est  moi-même 
qui  m'en  sépare,  moi-même  qui  m'en  sépare  par  mon  infidélité  ;  moi-même 
qui  m'en  sépare  par  mon  attachement  opiniâtre  à  l'objet  d'une  honteuse 
passion  dont  je  me  suis  rendu  esclave  ;  moi-même  qui  m'en  sépare  pour 
ne  vouloir  pas  faire  à  Jésus-Christ  le  sacrifice  qu'il  attend  de  moi.  Mais 
quel  surcroît  de  peine ,  si  je  comprends  tout  le  malheur  d'une  si  triste  sé- 
paration !  Quand  l'Église ,  exerçant  sur  les  premiers  chrétiens  la  sévérité 
de  sa  discipline ,  les  retranchait  pour  un  temps  de  la  communion ,  que  fai- 
saient-ils, et  quels  étaient  leurs  sentiments?  Les  Pères  nous  apprennent 
qu'ils  en  tombaient  dans  la  plus  profonde  tristesse ,  qu'ils  gémissaient , 
qu'ils  soupiraient,  qu'ils  versaient  des  torrents  de  larmes,  qu'ils  regar- 
daient cet  état  comme  une  réprobation  passagère.  Ainsi ,  quoique  séparés 
de  Jésus-Christ,  marquaient-ils  néanmoins  leur  respect,  et  un  respect 
solide ,  à  Jésus-Christ.  Mais  ces  mondains  dont  je  parle  ont-ils  jamais  senti 
les  impressions  de  cette  douleur  chrétienne  et  religieuse?  J'en  appelle  au 
témoignage  de  leur  cœur,  et  je  les  en  atteste  eux-mêmes.  Éloignés  de  la 
communion ,  avec  quelle  tranquillité  ne  soutiennent-ils  pas  cet  éloigne- 
ment?  avec  quelle  indolence  ne  se  voient-ils  pas  séparés  du  Dieu  de  leur 
salut?  avec  quelle  insensibilité  ne  s'y  accoutument-ils  pas,  non-seulement 
jusqu'à  n'en  être  plus  affligés,  mais  jusqu'à  s'en  trouver  soulagés?  La 
communion  ,  dans  le  cours  de  leur  vie  mondaine ,  est  un  fardeau  pesant , 
et  ils  s'en  déchargent  :  la  communion  trouble  ou  interrompt  leurs  vains 
plaisirs;  pour  les  goûter  sans  interruption  et  sans  trouble,  ils  l'aban- 
donnent ;  il  faudrait ,  pour  communier ,  garder  des  mesures  et  se  con- 
traindre ;  il  leur  est  plus  commode  de  s'en  abstenir ,  et  de  ne  communier 
plu?.  Avec  de  telles  dispositions,  me  persuaderont-ils  qu'ils  ont  pour  Jésus- 
Christ  et  son  sacrement  un  vrai  respect;  et  s'ils  le  prétendaient  encore  , 
n'ai-je  pas  droit  de  ne  les  en  pas  croire  ? 

Faux  respect,  parce  qu'il  n'est  accompagné  d'aucun  désir  de  la  commu- 
nion. Autre  preuve  contre  eux.  Car  observez  bien  ,  Chrétiens ,  ce  que  j'a- 
joute :  Le  respect  que  je  dois  avoir  pour  Jésus-Christ  peut  bien  m'engager 
quelquefois  à  me  retirer  pour  un  temps  de  la  communion  ;  mais  il  ne  doit 
jamais,  s'il  est  véritable  ,  éteindre  en  moi ,  ni  même  diminuer  le  désir  de 


280  SUR    LA    COMMUNION. 

la  communion.  Au  contraire,  plus  je  me  trouve  indigne  de  communier , 
plus  je  dois,  dans  un  sens ,  désirer  avec  ardeur  de  communier  :  pourquoi? 
parce  qu'il  est  évident  que  ce  désir  est  au  moins  une  ressource  contre  mon 
indignité.  Et  en  elfet ,  c'est  par  ce  désir  que  je  reviens  à  Jésus- Christ,  et 
en  vertu  de  ce  désir  que  je  tâche  à  me  rapprocher  de  lui.  C'est  par  ce  désir 
que  j'en  cherche  tous  les  moyens,  que  j'en  surmonte  tous  les  obstacles, 
que  je  suis  fidèle  à  en  exécuter  toutes  les  résolutions.  Tandis  que  ce  désir 
est  en  moi ,  le  principe  de  la  vie  y  est  encore,  et  il  n'y  a  rien  dont  je  ne 
sois  capable  :  au  lieu  que  ce  désir  cessant ,  je  suis  comme  mort ,  n'ayant 
plus  aucun  sentiment  qui  me  ramène  à  Jésus-Christ ,  ni  qui  me  presse  de 
retourner  à  lui  :  d'où  il  s'ensuit  que  non-seulement  toute  mon  indignité 
subsiste,  mais  que  l'extinction  de  ce  désir  est  comme  la  consommation  de 
mon  indignité.  Indignité  consommée ,  dont  saint  Ambroise  ne  craignait 
point  d'exagérer  les  suites  affreuses ,  quand  il  soutenait  que  la  perte  de  ce 
désir  n'était  pas  moins  qu'un  présage  de  la  réprobation  future.  Ah!  Sei- 
gneur ,  disait-il ,  c'est  de  ce  pain  adorable  de  l'Eucharistie  qu'il  est  écrit 
que  tous  ceux  qui  s'éloignent  de  vous  périront  ;  c'est-à-dire  que  tous  ceux 
qui  perdent  le  désir  de  s'unir  à  vous  ,  seront  rejetés  de  vous  :  Domine»  de 
hoc  pane  scriptum  est  :  Omnes  qui  elongant  se  à  te  peribunt  x. 

Ainsi  le  comprenaient  parfaitement  les  premiers  fidèles.  J'en  reviens  à 
leur  exemple,  et  je  ne  puis  trop  vous  le  proposer.  Car  c'est  pour  cela  que, 
privés  de  l'usage  des  saints  mystères  et  de  la  communion ,  ils  témoignaient 
un  empressement  si  vif  et  si  ardent  d'y  être  rétablis.  C'est  pour  cela  qu'ils 
le  demandaient  avec  tant  d'instance,  et  que,  prosternés  aux  pieds  des 
prêtres  ,  ils  les  conjuraient,  par  les  entrailles  de  la  miséricorde  de  Jésus- 
Christ,  de  leur  abréger  ces  jours  malheureux  où  ils  vivaient  séparés  de  leur 
Sauveur.  C'est  pour  cela  qu'ils  employaient  même  l'intercession  des  mar- 
tyrs ;  et  en  cela ,  dit  saint  Cyprien ,  paraissait  leur  respect  et  leur  vrai 
respect.  Que  fait  le  mondain?  Content  de  leur  ressembler  dans  cette  triste 
séparation ,  il  est  peu  en  peine  de  les  imiter  sur  le  reste  ;  et  confondant 
avec  la  communion  le  désir  de  la  communion ,  il  renonce  également  à  l'un 
et  à  l'autre,  et  n'a  plus  pour  le  sacrement  de  Jésus-Christ  qu'une  indiffé- 
rence de  cœur  dont  il  devrait  être  effrayé.  Car  voilà  ,  mes  chers  auditeurs, 
ce  que  les  Pères  de  l'Église  déploraient  si  amèrement  ;  voilà  ce  qu'ils  re- 
gardaient comme  une  des  plaies  et  comme  un  des  plus  grands  malheurs  de 
leur  siècle  ;  voilà  ce  que  saint  Chrysostome  reprochait  au  peuple  d' Antioche 
avec  tant  de  force.  Quelle  honte ,  leur  disait-il ,  mes  Frères ,  de  voir  votre 
froideur  quand  on  vous  parle  de  recevoir  le  Saint  des  Saints?  S'agit-il  d'un 
spectacle  dans  votre  ville ,  vous  y  courez  en  foule  ;  et  rien  ne  peut  vous 
attirer  quand  il  est  question  de  venir  prendre  part  au  sacrifice  de  nos  au- 
tels !  Toutes  vos  places  publiques ,  tous  vos  amphithéâtres  sont  remplis , 
et  la  table  de  Jésus-Christ  est  vide.  En  vain  y  sommes-nous  assidus,  pour 
vous  distribuer  les  dons  célestes  ;  aucun  de  vous  ne  s'y  présente.  Jésus- 
Christ  en  personne  vous  y  attend ,  et  il  y  est  délaissé.  Tantôt  ce  Père  leur 
représentait  avec  quel  zèle  ils  s'assemblaient  pour  écouter  ses  prédications, 

*  Ambros» 


SUR    LA   COMMUNION.  281 

tandis  qu'ils  en  marquaient  si  peu  pour  recevoir  de  ses  mains  le  gage  pré- 
cieux de  leur  salut.  Tantôt  il  se  plaignait  de  leur  dureté  à  Y  égard  de  ce 
sacrement  d'amour.  Tan  total  leur  remettait  devant  les  yeux  les  funestes 
conséquences  de  ce  respect  mal  entendu  dont  ils  voulaient  se  prévaloir ,  et 
de  l'abus  qu'ils  en  faisaient.  Imaginez-vous ,  mes  chers  auditeurs ,  que 
c'est  encore  ici  saint  Chrysostome  qui  vous  parle  ,  puisqu'en  effet  c'est  lui- 
même;  ou  bénissez  le  ciel  de  ce  que  Dieu  dès  lors  inspirait  à  ce  grand 
homme  ce  qui  doit  aujourd'hui  confondre  vos  pitoyables,  mais  perni- 
cieuses erreurs. 

Enfin,  j'ai  dit,  et  je  viens  déjà  de  vous  le  faire  voir  en  partie,  que  le 
respect  dont  s'autorisent  les  mondains  pour  s'éloigner  de  la  communion, 
n'a  nulle  conformité  avec  celui  des  premiers  siècles  de  l'Église  :  la  preuve 
en  est  sensible.  Car  dans  ces  siècles  florissants  du  christianisme,  tandis 
qu'un  pécheur  demeurait  séparé  du  corps  de  Jésus-Christ ,  il  était  dans  les 
exercices  d'une  pénitence  laborieuse ,  à  laquelle  il  se  condamnait ,  et  dont 
il  subissait  avec  courage  toutes  les  rigueurs  ;  et  cette  pénitence ,  selon  les 
lois  de  l'Église ,  n'était  point  une  simple  cérémonie ,  puisqu'elle  consistait 
en  de  très-pénibles  austérités.  L'abstinence  et  le  jeûne,  le  sac  et  la  cendre, 
le  cilice  et  les  macérations  du  corps  en  étaient ,  comme  nous  savons ,  les 
accompagnements  inséparables  ;  et  cela  pour  montrer  combien  le  pécheur 
honorait  Jésus-Christ ,  puisqu'il  voulait  bien  se  soumettre  à  de  si  rigou- 
reuses pratiques ,  et  qu'aux  dépens  de  lui-même ,  il  voulait  bien  faire  à 
Jésus-Christ  une  telle  réparation.  Or,  avouons-le  à  notre  honte,  de  pa- 
reilles épreuves  ne  sont  ni  du  goût ,  ni  de  la  dévotion  des  mondains.  De 
quelque  respect  qu'ils  se  piquent  pour  Jésus-Christ ,  ils  ne  veulent  pas 
qu'il  leur  en  coûte  tant.  Aveuglés  par  l'esprit  du  monde  ,  et  par  cet  esprit 
de  mollesse ,  ils  prétendent  en  être  quittes  à  meilleur  compte.  Toute  leur 
pénitence  se  termine  à  ne  communier  plus ,  et  ce  genre  de  pénitence  ne 
les  incommode  point.  Bien  loin  de  les  incommoder ,  il  flatte  leurs  inclina- 
tions ,  et  il  leur  donne  lieu  de  vivre  dans  une  plus  grande  liberté ,  disons 
mieux,  dans  un  plus  grand  libertinage.  Car  voilà  où  le  prétexte  de  ce 
faux  respect  porte  les  choses  ;  et  plût  au.  ciel  que  ce  que  je  combats  ici  fût 
une  chimère,  et  non  une  vérité!  J'achève,  et  il  me  reste  à  vous  montrer 
que  ce  prétendu  respect  est  un  scandale  dans  le  pécheur  hypocrite.  C'est 
la  troisième  partie. 

TROISIÈME    PARTIE. 

C'est  une  maxime  communément  reçue ,  que  ce  qui  est  bon  en  soi  ne 
l'est  pas  toujours  par  rapport  au  principe  d'où  il  part  ;  et  une  des  règles 
de  la  prudence  humaine  est  de  tenir  les  choses  même  les  plus  salutaires 
pour  suspectes ,  quand  nous  découvrons  qu'elles  viennent  d'une  source  in- 
fectée et  empoisonnée.  Or,  nous  pouvons  et  nous  devons  même  appliquer 
cette  règle  à  ce  qui  concerne  la  religion  et  les  pratiques  de  piété.  Je  ne  sais, 
Chrétiens,  si  vous  avez  jamais  fait  une  réflexion  qui  m'a  paru  bien  so- 
lide, et  dont  je  suis  sûr  que  vous  comprendrez  encore  mieux  que  moi  la 
vérité,  savoir,  que  lorsqu'il  s'est  élevé  dans  le  christianisme  des  contesta- 


282  SUR   LA    COMMUNION. 

tions  sur  le  relâchement  ou  la  sévérité  de  la  discipline,  certains  libertins 
du  monde  n'ont  presque  jamais  manqué  à  se  déclarer  pour  le  parti  sé- 
vère ;  non  pas  afin  de  l'embrasser  dans  la  pratique  et  de  le  suivre ,  dispo- 
sition dont  ils  étaient  bien  éloignés ,  mais  ,  ou  par  une  conduite  bizarre , 
pour  avoir  le  plaisir  d'en  parler,  ou  par  un  intérêt  secret,  pour  s'en  servir 
comme  d'un  voile  propre  à  couvrir  d'autres  desseins.  Ainsi  tant  de  fois 
a-t-on  vu  des  hommes  engagés  d'ailleurs  dans  des  désordres  honteux ,  des 
hommes  égaloment  corrompus  et  dans  l'esprit  et  dans  le  cœur ,  vains , 
sensuels,  amateurs  d'eux-mêmes,  être  les  premiers  et  les  plus  zélés  en 
apparence  à  s'expliquer  en  faveur  de  la  réforme,  et  à  la  maintenir.  Ainsi 
a-t-on  vu  des  femmes  trop  connues  pour  ce  qu'elles  avaient  été ,  et  peut- 
être  pour  ce  qu'elles  étaient  encore  ;  des  femmes  à  qui  le  passé  devait  au 
moins  fermer  la  bouche ,  devenir  les  plus  éloquentes  sur  la  dépravation  des 
mœurs ,  ne  trouver  rien  d'assez  exact  ni  d'assez  rigide  dans  la  police  d© 
l'Église ,  et  en  appeler  sans  cesse  aux  anciens  canons ,  tels  qu'ils  s'obser- 
vaient dans  leur  première  institution.  Mais  ce  zèle  de  la  pureté  des  mœurs 
et  de  la  perfection  du  christianisme  n'est-il  pas  louable  dans  un  chrétien  ? 
Oui ,  répond  saint  Bernard  :  mais  autant  qu'il  est  louable  dans  un  chré- 
tien ,  autant,  pour  ne  rien  dire  de  plus ,  est-il  équivoque  et  douteux  dans 
un  libertin  ;  et  je  dois ,  selon  le  précepte  de  Jésus-Christ ,  m'en  défier 
comme  de  la  plus  dangereuse  hypocrisie. 

Or ,  ce  que  remarquait  en  général  saint  Bernard  touchant  la  pureté  et 
la  régularité  des  mœurs ,  c'est  encore  plus  particulièrement  et  plus  sensi- 
blement ce  qui  s'est  vérifié ,  et  ce  qui  se  vérifie  tous  les  jours  à  l'égard  de 
la  communion.  Car  qu' est-il  arrivé?  vous  le  savez  :  on  a  parlé,  et  avec 
raison  ,  des  abus  qui  se  commettaient  ou  qui  pouvaient  se  commettre  dans 
la  fréquentation  du  sacrement  de  nos  autels ,  de  l'extrême  facilité  avec 
laquelle  il  était  à  craindre  qu'on  n'y  admît  les  pécheurs  ,  de  la  nécessité 
d'en  séparer  pour  un  temps  certaines  âmes  imparfaites  qui  n'en  profi- 
taient pas ,  de  la  discrétion  et  de  la  prudence  que  les  pasteurs  y  devaient 
apporter.  Tout  cela  était  bon,  saint,  édifiant;  et  je  ne  doute  point  (appli- 
quez-vous ,  s'il  vous  plaît ,  à  ce  que  je  dis  ),  je  ne  doute  point  que  les  vrais 
fidèles  ,  touchés  de  l'intérêt  de  Dieu  et  de  celui  de  son  Église ,  n'aient  eu 
des  intentions  très-pures ,  en  témoignant  là-dessus  leur  zèle  :  mais  ce  qui 
m'étonne,  c'est  que  des  gens  d'nn  caractère  tout  opposé,  j'entends  les  li- 
bertins du  siècle ,  aient  prétendu  être  de  la  partie  ;  et  que ,  s'ingérant  dans 
une  cause  où  ils  n'avaient  rien  de  commun ,  ils  se  soient  quelquefois  mon- 
trés les  plus  vifs  et  les  plus  ardents  à  faire  valoir  le  respect  dû  au  sacre- 
ment de  JésUs-Christ  et  à  son  corps  adorable.  Ce  qui  m'étonne ,  c'est  que 
des  hommes  qui ,  parmi  les  intelligents ,  passaient  pour  avoir  peu  de  re- 
ligion ,  des  hommes  engagés  dans  les  derniers  dérèglements ,  aient  affecté 
de  parler  avec  plus  de  chaleur  contre  les  communions  fréquentes ,  se  soient 
plus  hautement  scandalisés  sur  ce  point  des  moindres  relâchements ,  ou 
réels  ou  imaginaires  ,  et  soient  entrés  dans  cette  question  comme  dans  leur 
affaire  propre.  Voilà  ce  qui  m'a  toujours  surpris. 

Car  enfin  d'où  leur  peut  venir  ce  zèle?  Impies  comme  je  les  suppose, 


SUR    LA   COMMUNION.  283 

ils  n'ont  pour  tous  les  autres  devoirs  du  christianisme  qu'un  secret  mé- 
pris ,  et  ils  tiennent  sur  celui-ci  le  langage  des  parfaits  et  des  spirituels.  11 
faut  donc  qu'ils  y  envisagent  quelque  intérêt  ;  et  vous  êtes  trop  éclairés 
pour  ne  pas  comprendre  d'abord  en  quoi  cet  intérêt  consiste,  puisqu'il  est 
facile  à  connaître,  et  qu'au  moins  il  est  certain  qu'en  parlant  de  la  sorte, 
ils  se  mettent  en  possession  d'être  libertins ,  non-seulement  avec  sûreté , 
mais,  si  j'ose  le  dire ,  avec  honneur;  car,  encore  une  fois,  ce  sont  de  ces 
hommes  que  saint  Paul  dépeignait  à  Timothée ,  des  hommes  corrompus 
dans  le  principe ,  et  dont  la  foi  est  comme  éteinte  ;  des  hommes  à  qui  tout 
exercice  de  religion  est  onéreux ,  et  qui  veulent  s'en  décharger.  Cepen- 
dant ,  parce  qu'ils  n'ignorent  pas  que  la  communion  a  toujours  été  re- 
gardée comme  une  marque  spéciale  du  christianisme,  et  que  d'y  renoncer 
ouvertement,  ce  serait  une  espèce  d'apostasie  qu'ils  auraient  peine  à  sou- 
tenir; pour  ne  pas  se  commettre  jusque-là,  et  néanmoins  pour  secouer 
le  joug  qui  les  incommode ,  ils  se  font  un  voile  de  religion  de  leur  propre 
irréligion  (  je  ne  sais  si  je  m'explique  bien  ) ,  et  ils  se  portent  pour  appro- 
bateurs de  cette  maxime  qui  va  à  nous  éloigner  de  Jésus-Christ  par  un 
sentiment  de  crainte  et  de  respect,  afin  qu'on  ne  puisse  plus  les  distinguer 
d'avec  les  chrétiens  mêmes  les  plus  exacts  ,  puisqu'ils  parlent  comme  eux, 
qu'ils  paraissent  aussi  zélés  qu'eux. 

Or,  je  prétends  que  ce  langage  dans  la  bouche  du  libertin  est  un  scan- 
dale pour  les  faibles.  Pourquoi  ?  Encore  un  moment  d'attention  :  parce 
qu'il  aboutit  à  deux  choses  également  pernicieuses ,  savoir ,  à  décrier  in- 
différemment les  bonnes  et  les  mauvaises  communions  :  c'est  la  première  ; 
et  à  détourner  les  âmes  ,  non-seulement  de  la  communion ,  mais  univer- 
sellement de  tout  ce  qu'il  y  a  de  saint  dans  la  religion  :  c'est  la  seconde. 
Je  dis  à  décrier  indifféremment  les  honnes  et  les  mauvaises  commu- 
nions :  car ,  comme  raisonnait  fort  bien  saint  Jean  Chrysostome ,  s'il  est 
toujours  dangereux ,  en  blâmant  la  fausse  piété ,  de  décréditer  la  vraie , 
beaucoup  plus  l'est-il ,  quand  celui  qui  se  mêle  d'en  juger  est  un  esprit 
profane  qui  se  soucie  peu  de  confondre  l'une  avec  l'autre ,  ou  plutôt  qui 
n'attaque  l'une  que  parce  qu'il  est  secrètement  ennemi  de  l'autre ,  et  qui , 
bien  loin  d'user  de  la  précaution  nécessaire  pour  séparer  le  vrai  d'avec  le 
faux ,  semble  n'avoir  point  d'autre  but  que  de  détruire  le  vrai  par  le  faux. 
Or ,  ce  que  disait  ce  Père  de  la  dévotion ,  j'ai  droit  de  le  dire  ,  et  la  même 
expérience  le  confirme  touchant  la  communion.  S'il  faut  toujours  craindre, 
en  condamnant  les  mauvaises  communions,  de  condamner  les  bonnes, 
beaucoup  plus  quand  celui  qui  s'en  fait  le  censeur  est  un  esprit  perverti , 
qui  n'a  ni  pour  les  bonnes  ni  pour  les  mauvaises  nul  égard  véritable ,  et 
qui  ne  compte  pour  rien  de  préjudicier  à  celles-ci  en  déclamant  contre 
celles-là. 

Et  en  effet ,  à  quoi  se  termine  le  zèle  malin  que  je  combats ,  que  je  com- 
bats, dis-je ,  dans  les  impies  du  siècle  qui  s'en  prévalent,  et  qui  par  là 
troublent  les  âmes  justes  et  innocentes?  à  quoi  se  réduit-il?  A  l'aire  dans 
l'Église  de  Dieu  ce  que  faisaient  dans  le  temple  de  Jérusalem  les  enfants 
du  grand  prêtre  Héli ,  qui  détournaient  les  nommes  du  sacrifice  :  crime 


284  SUR    LA   COMMUNION. 

que  détestait  le  Seigneur,  et  pour  lequel  il  les  réprouva  :  Peccatum  grande 
nimis,  quiaretrahebant  homines  à  sacrificio  Domini  l;  ou  bien,  si  vous 
voulez ,  à  renouveler  ce  que  firent  dans  la  suite  les  pharisiens ,  à  qui  pour 
cela  le  Sauveur  du  monde  disait  avec  indignation  :  Malheur  à  vous  qui 
fermez  aux  autres  le  royaume  de  Dieu  ;  car  vous  n'y  entrez  pas  vous- 
mêmes,  et  vous  arrêtez  encore  ceux  qui  voudraient  y  entrer!  Vos  enim 
non  intratis,  nec  introeuntes  sinitis  intrare  2.  Figure  sensible  de  ce  qui 
s'accomplit  tous  les  jours  dans  la  personne  de  ces  mondains,  qui  par  un 
endurcissement  de  cœur  s1  étant  eux-mêmes  séparés  du  divin  mystère ,  où, 
selon  la  pensée  de  saint  Cyrille ,  le  royaume  de  Dieu  nous  est  ouvert,  vou- 
draient, s'il  leur  était  possible,  en  exclure  tous  les  autres.  Voilà  à  quoi 
ils  travaillent ,  et  même  à  quoi  ils  parviennent ,  en  contrôlant  les  gens  de 
bien  sur  leurs  communions,  en  censurant  leur  vie,  en  critiquant  leur  con- 
duite, en  relevant  leurs  moindres  défauts,  en  ne  leur  pardonnant  rien,  et 
en  leur  faisant  un  crime  de  tout.  Saint  Augustin ,  avec  toutes  ses  lu- 
mières, n'osait  pas  désapprouver  l'usage  de  communier  tous  les  jours;  un 
mondain  téméraire  et  aveugle  dans  les  choses  de  Dieu  le  condamne  hardi- 
ment et  sans  hésiter.  Le  dernier  concile  souhaitait  de  voir  la  fréquente 
communion  rétablie  dans  l'Église;  et  le  mondain  voudrait  au  contraire 
l'exterminer  et  l'anéantir.  Ne  pensez  pas,  mes  chers  auditeurs,  que  par  là  je 
prétende  justifier  toutes  les  communions  fréquentes  ;  il  y  en  a  de  fréquentes 
que  je  déplore,  mais  dont  je  laisse  à  Dieu  le  jugement  :  c'est-à-dire,  il  y 
en  a  de  fréquentes,  mais  inutiles;  de  fréquentes,  mais  lâches;  de  fré- 
quentes ,  mais  très-peu  édifiantes  ,  mais  qui  pourraient  même  plutôt  scan- 
daliser qu'édifier.  Peut-être  en  parlerai-je  dans  un  autre  discours  ,  et  vous 
verrez  bien  que  mon  intention  ne  fut  jamais  de  les  autoriser.  Du  reste , 
j'ai  dit  que  j'en  laissais  à  Dieu  le  jugement,  parce  qu'autant  que  je  .crain- 
drais de  rien  avancer  qui  favorisât  de  telles  communions ,  autant  me 
croirais-je  prévaricateur,  de  donner  la  moindre  atteinte  aux  communions 
fréquentes,  mais  ferventes.  Les  autres  déshonorent  Jésus-Christ,  mais 
celles-ci  le  glorifient  ;  et  comme  je  dirais  anathème  à  quiconque  approu- 
verait les  communions  vaines  et  imparfaites ,  aussi  le  dirai-je  toujours  au 
libertinage,  quand  il  s'élèvera  contre  celles  qui  sanctifient  les  âmes,  et 
dont  le  Fils  de  Dieu  tire  sa  gloire.  Qui  pourrait  dire  combien  le  démon , 
par  ce  seul  artifice,  a  retiré  de  Justes  des  autels?  combien  d'épouses  de 
Jésus-Christ  il  a  troublées  dans  leurs  saintes  communications  avec  l'É- 
poux céleste?  combien  de  communions,  dont  les  anges  se  seraient  réjouis 
dans  le  ciel ,  il  a  comme  interdites  sur  la  terre  ? 

Je  dis  plus  :  de  l'éloignement  de  la  communion  le  scandale  passe,  si  l'on 
n'a  soin  de  s'en  préserver ,  jusqu'à  l'abandon  et  au  retranchement  de  tout 
ce  qui  se  pratique  de  plus  saint  dans  le  christianisme  ;  et  c'est  la  seconde 
remarque  de  saint  Chrysostome.  Car  supposé  ce  principe  d'une  humilité 
feinte  et  mal  conçue ,  quelle  conséquence  n'en  peut-on  pas  tirer,  et  à  quel 
exercice  de  la  religion  une  âme  fidèle  n'est-elle  pas  tentée  de  renoncer? 
Vous  n'êtes  pas  digne  de  vous  présenter  à  la  table  de  Jésus-Christ  (  ce  sont 

•  1  Reç.,  2.  —  2  Matth.,  23. 


SUR    LA    COMMUNION.  285 

les  paroles  de  saint  Chrysostomè)  ;  et  êtes-vous  digne  d'entrer  dans  le  temple 
de  Dieu?  et  etes-vous  digne  de  prier  et  d'invoquer  Dieu?  et  êtes-vous 
digne  d'entendre  la  parole  de  Dieu?  et  etes-vous  digne  d'être  admis 
à  la  pénitence ,  et  au  tribunal  de  la  miséricorde  de  Dieu?  et  etes-vous 
digne  de  chanter  avec  l'Église  les  louanges  de  Dieu  ?  et  etes-vous  digne 
d'assister  au  sacrifice  qui  est  offert  à  Dieu?  Il  faudra  donc  par  la  même 
raison  abandonner  tout  cela ,  et  que  la  vue  de  votre  indignité ,  si  j'ose 
m'exprimer  de  la  sorte,  vous  tienne  dans  une  espèce  d'excommunica- 
tion ,  où  vous  n'ayez  plus  de  part  à  tout  ce  qui  s'appelle  culte  et  devoir 
chrétien  :  Sum,  inquis,  indignus  communione  altaris;  ergo  et  Ma 
quoque  communione  quœ  In  precibus  est  ;  ergo  et  Ma  quœ  in  verbo 
Dei  estx.  Ainsi  concluait  ce  saint  docteur;  et  sans  parler  des  bonnes 
âmes ,  dont  la  simplicité  peut  être  séduite  par  cette  illusion ,  voilà  l'avan- 
tage que  les  libertins  en  voudraient  remporter.  Ils  se  feraient  un  plaisir 
d'étendre  à  toutes  les  obligations  chrétiennes  ces  paroles  du  centenier,  ex- 
pliquées et  corrompues  selon  leur  sens  :  Domine ,  non  sum  dignus.  Et 
comme  ils  s'en  servent  pour  paraître,  tout  libertins  qu'ils  sont,  humbles 
et  religieux ,  en  ne  communiant  pas  ;  aussi ,  passant  plus  loin ,  se  sauraient- 
ils  bon  gré  d'avoir  trouvé  moyen  de  ne  paraître  jamais  dans  nos  temples 
par  respect,  de  ne  plus  prier  par  respect,  de  s'affranchir  par  respect  de  tous 
leurs  devoirs.  Or,  c'est  là,  mes  chers  auditeurs,  le  scandale  qu'il  fallait 
combattre.  Pardonnez-moi ,  si  j'en  parle  avec  quelque  véhémence  :  c'est 
pour  l'intérêt  de  Jésus-Christ  et  de  sa  religion.  Que  les  prélats  de  l'Église 
fassent  des  lois  et  des  ordonnances  pour  corriger  les  abus  de  la  communion, 
c'est  ce  qui  les  regarde ,  et  ce  que  je  respecterai  toujours.  Que  les  prêtres 
et  les  pasteurs  des  âmes  travaillent  à  y  apporter  remède ,  c'est  leur  mi- 
nistère, et  c'est  pour  cela  que  Dieu  les  a  établis.  Que  les  particuliers  mêmes 
y  contribuent  selon  la  mesure  de  la  grâce  que  Dieu  leur  a  donnée,  en  com- 
mençant par  eux-mêmes ,  avant  que  d'étendre  leur  zèle  sur  les  autres, 
c'est  ce  qui  m'édifiera.  Mais  que  des  mondains ,  que  des  profanes,  aveugles 
dans  les  choses  de  Dieu ,  que  des  hommes  peut-être  sans  foi ,  entreprennent 
de  décider  ce  qu'il  y  a  de  plus  important  dans  la  religion ,  de  le  régler , 
d'y  mêler  leurs  erreurs,  leur  intérêt,  leur  impiété,  c'est  ce  que  je  condam- 
nerai toujours ,  et  sur  quoi  je  m'élèverai  hautement  contre  eux.  Appliquons- 
nous  ,  mes  Frères  ;  c'est  à  vous  à  qui  je  parle ,  prêtres  du  Dieu  vivant  et 
ministres  de  ses  autels ,  séculiers  ou  réguliers  :  appliquons-nous  à  préparer 
au  Seigneur  un  peuple  parfait.  Unis  par  le  lien  de  la  charité,  travaillons 
à  convertir  les  pécheurs ,  à  perfectionner  les  Justes ,  à  purifier  les  âmes 
fidèles ,  pour  les  rendre  dignes  du  sacrement  de  Jésus-Christ.  Voilà  à  quoi 
nous  devons  nous  employer  ;  voilà  le  but  que  nous  devons  nous  proposer. 
Car  je  vous  le  dis ,  mes  Frères,  jamais  l'Église  de  Dieu  ne  sera  sanctifiée, 
ni  jamais  le  christianisme  ne  sera  bien  réformé ,  que  par  le  bon  usage  de 
la  communion.  Raisonnons  tant  qu'il  nous  plaira;  il  en  faudra  toujours 
revenir  à  ces  adorables  paroles  du  Sauveur  :  Si  vous  ne  mangez  la  chair 
du  Fils  de  l'Homme,  vous  n'aurez  point  la  vie  en  vous  :  Nisi  manduca- 

'  Chrysost. 


286  SUR  l'aumône. 

veritis  carnem  Filii  hominis,  non  habebitis  vitam  in  vobis.  Au  contraire, 
si  quelqu'un  mange  de  ce  pain ,  il  vivra  éternellement  :  Qui  manducat 
hune  panem ,  vivet  in  œternum;  il  vivra  en  ce  monde  par  la  grâce,  et 
dans  l'autre  par  la  gloire,  où  nous  conduise,  etc. 


SERMON  POUR  LE  PREMIER  VENDREDI  DE  CARÊME. 


SUR  L'AUMONE. 

Quiim  ergo  facis  eleemosynam,  noli  tuba  canere  unie  te ,  sicut  hypouilœ  faciunt  in  synacjogls 
el  in  vicis,  ut  honorificentur  ai  hominibus. 

Quand  donc  vous  faites  L'aumône,  ne  faites  pas  sonner  de  la  trompette  devant  vous,  comme 
font  les  hypocrites  dans  les  synagogues  et  dans  les  places  publiques  ,  pour  être  honorés  des 
hommes.  Saint.  Matth.,  ch.  G. 

Monseigneur  1 , 

Si  l'Évangile  condamne  ces  âmes  vaines  qui  corrompent  les  plus  saintes 
œuvres  par  une  intention  criminelle ,  et  qui  cherchent  dans  leurs  aumônes 
à  contenter  leur  orgueil  et  à  se  distinguer,  c'est  encore  avec  bien  plus  de 
raison  et  plus  de  rigueur  qu'il  doit  condamner  ces  âmes  dures  qui  laissent 
impitoyablement  souffrir  tant  de  pauvres ,  et  qui  les  voient  presque  réduits 
aux  dernières  extrémités ,  sans  se  mettre  en  peine  de  les  assister  dans  leurs 
misères  et  de  pourvoir  à  leurs  besoins.  Car  ce  désordre  n1  est-il  pas  plus 
condamnable  que  l'autre?  et  que  servirait,  Chrétiens,  de  vous  apprendre 
quelles  vues  vous  devez  vous  proposer  en  faisant  l'aumône,  lorsque  vous 
n'êtes  pas  même  instruits ,  ou  que  vous  paraissez  au  moins  dans  la  pra- 
tique si  peu  persuadés  du  devoir  indispensable  qui  vous  engage  à  la  faire  ? 

Quand  la  loi  de  Dieu  ne  nous  l'ordonnerait  pas ,  faudrait-il  une  autre 
loi  que  les  sentiments  naturels  ?  Et  voilà ,  Monseigneur,  les  heureuses  dis- 
positions que  Votre  Altesse  Royale  a  reçues  en  naissant,  et  qu1  elle  a  si 
bien  cultivées.  Si  les  princes  sont  les  images  de  Dieu ,  et  si  la  miséricorde 
est  un  des  premiers  caractères  de  la  Divinité ,  je  puis  dire  que  nous  voyons 
dans  Votre  Altesse  Royale  les  plus  beaux  traits  de  cet  excellent  modèle.  Car 
nous  y  voyons,  Monseigneur,  un  prince  bienfaisant,  dont  l'inclination  pré- 
dominante est  d'obliger  et  de  faire  des  grâces  :  un  prince  libéral  et  magni- 
fique ,  qui  prend  plaisir  à  dispenser  ses  dons ,  et  qui  met  sa  grandeur  à  les 
répandre  ,  non  moins  sur  les  petits  que  sur  les  grands  mêmes  :  un  prince 
prévenant  et  affable ,  qui ,  par  des  manières  toujours  engageantes ,  par  un 
accueil  toujours  ouvert  et  un  visage  où  la  douceur  est  peinte ,  inspire  à 
ceux  qui  l'approchent  autant  de  confiance  que  la  pompe  de  sa  cour,  l'éclat 
de  sa  naissance ,  la  dignité  de  sa  personne ,  leur  impriment  de  respect  et 
de  vénération  :  un  prince  charitable  et  compatissant,  toujours  prêt  à  écouter 
les  humbles  supplications  des  affligés,  et  toujours  disposé  à  prendre  en 
main  leur  cause  et  à  défendre  leurs  intérêts.  Ce  ne  sont  point  là,  Monsei- 

1   Monsieur,  frère  unique  du  roi. 


SUR   L  AUMONE.  287 

gneur,  de  ces  éloges  étudiés  que  la  flatterie  donne  aux  princes ,  et  qui  quel- 
quefois expriment  plutôt  ce  qu'ils  doivent  être  que  ce  qu'ils  sont  :  je  ne 
dis  rien  que  n'ait  dit  cent  fois  avant  moi ,  que  ne  dise  encore  tous  les  jours 
comme  moi  et  aussi  hautement  que  moi ,  tout  ce  peuple  qui  m'écoute ,  et 
dont  vous  possédez  les  cœurs.  Juste  et  glorieuse  possession ,  où  vous  a 
maintenu  jusqu'à  présent ,  et  où  vous  maintiendra ,  cette  grandeur  d'âme 
qui  parait  en  tout ,  cette  générosité  de  sentiments ,  cette  bonté  de  naturel , 
tant  d'autres  qualités  que  nous  admirons,  et  s'il  m'est  permis  de  le  dire, 
Monseigneur,  pour  m'acquitter  de  mon  ministère  et  pour  votre  édification, 
qui  ne  doivent  pas  seulement  servir  à  faire  de  Votre  Altesse  Royale  un 
prince  selon  le  cœur  des  hommes ,  mais  un  prince  vraiment  chrétien ,  et 
selon  le  cœur  de  Dieu.  J'aurai  donc  l'avantage,  Monseigneur,  en  parlant 
de  l'aumône  et  du  soin  des  pauvres ,  d'entrer  dans  vos  vues  et  de  seconder 
votre  zèle.  Les  Pères  semblent  avoir  épuisé  sur  ce  sujet  leur  éloquence  ;  saint 
Jean  Chrysostome  ne  faisait  presque  pas  un  discours  au  peuple ,  qu'il  ne 
recommandât  la  charité  et  la  miséricorde  chrétienne  ;  et  c'est  ce  qui  le  fit 
appeler  le  prédicateur  de  l'aumône.  Avant  que  de  proposer  mon  dessein , 
implorons  le  secours  du  ciel ,  et  adressons-nous  pour  l'obtenir  à  la  Mère  de 
miséricorde,  en  lui  disant  :  Ave,  Maria. 

Rien  n'est  plus  ordinaire  dans  le  christianisme  que  d'entendre  parler  de 
l'excellence  et  des  avantages  de  l'aumône ,  mais  on  n'est  guère  accoutumé, 
ou  du  moins  on  ne  se  plaît  guère  à  entendre  parler  du  précepte  et  de  la 
nécessité  de  l'aumône.  Ceux  qui  ne  la  font  pas  n'en  ont  communément  nul 
scrupule,  et  ne  s'en  accusent  jamais  au  tribunal  de  la  pénitence;  et  ceux 
qui  la  font ,  dit  saint  Jean  Chrysostome ,  la  regardent  volontiers  comme 
une  œuvre  de  surérogation  ,  et  non  point  comme  une  obligation  étroite  et 
rigoureuse.  Ils  la  font;  mais  au  même  temps  ils  ont  une  secrète  complai- 
sance de  faire  au  delà  de  leurs  devoirs  ;  ils  se  flattent  de  cette  pensée ,  et  ils' 
aiment  à  s'y  entretenir,  soit  pour  se  conserver  la  liberté  de  ne  pas  donner, 
soit  pour  s'attribuer  tout  le  mérite  de  ce  qu'ils  donnent.  C'est  néanmoins 
une  vérité  incontestable ,  que  la  loi  de  Dieu  nous  oblige  à  soulager  les 
pauvres  par  nos  aumônes  ;  et  cette  loi ,  Chrétiens,  est  si  sévère ,  qu'il  n'y  va 
pas  moins  que  de  notre  salut  éternel.  Dieu  ne  veut  point  vous  ôter  le  mérite 
de  votre  charité ,  quand  vous  faites  l'aumône  ;  mais  il  n'est  pas  juste  aussi 
que  vous  lui  ôtiez ,  ou  que  vous  prétendiez  lui  ôter  le  pouvoir  qu'il  a  et  qu'il 
aura  toujours  de  vous  la  commander  ;  comme  il  ne  vous  refuse  point  l'un, 
vous  ne  pouvez  lui  contester  l'autre  ;  et  pour  vous  inspirer  là-dessus  toute  la 
soumission  nécessaire ,  il  faut  vous  bien  convaincre  de  trois  choses  :  en  pre- 
mier lieu ,  que  l'aumône  n'est  point  un  simple  conseil ,  mais  un  précepte  : 
en  second  lieu,  que  ce  n'est  point  un  commandement  vague  et  indéfini,  mais 
déterminé  à  une  certaine  matière  :  en  troisième  lieu,  que  ce  précepte  doit  être 
observé  avec  ordre  et  selon  les  règles  de  la  charité.  Or  voilà  les  trois  points 
qui  vont  partager  ce  discours.  Je  dis  donc  qu'il  y  a  un  précepte  de  l'au- 
mône ;  et  mon  dessein  est  de  vous  faire  voir  sur  quoi  il  est  fondé  ;  ce  sera 
la  première  partie.  Je  dis  qu'il  y  a  une  matière  affectée  et  destinée  de  Dieu 


288  sur  l'aumône. 

pour  l'aumône ,  et  je  prétends  aujourd'hui  vous  la  déterminer  ;  ce  sera  la 
seconde  partie.  Enfin  ,  je  dis  qu'il  y  a  un  ordre  à  garder  dans  l'aumône,  et 
je  veux  vous  le  faire  connaître  ;  ce  sera  la  conclusion.  Trois  points  de  mo- 
rale que  je  vais  développer  selon  les  principes  les  plus  communs  de  la  théo- 
logie :  car  ne  pensez  pas  que  j'affecte  ici  une  sévérité  particulière  et  outrée. 
Quand  il  s'agit  d'obligation  de  conscience,  surtout  de  péché  mortel,  nous 
ne  devons  dire  que  ce  qu'il  y  a  de  vrai ,  et  d'incontestablement  vrai.  Pré- 
cepte de  l'aumône ,  matière  de  l'aumône ,  ordre  de  l'aumône ,  c'est  tout  le 
sujet  de  votre  attention. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

Il  y  a  un  précepte  de  l'aumône  ;  et  ce  précepte ,  sur  quoi  est-il  fondé? 
ce  précepte,  en  quelles  conjonctures,  en  quelles  nécessités  des  pauvres 
oblige-t-il?  Ce  sont  les  points  importants  que  j'ai  d'abord  à  éclaircir,  et 
qui  demandent,  Chrétiens,  toute  votre  réflexion.  Qu'il  y  ait  un  précepte 
de  l'aumône ,  c'est  une  vérité  constante.  Le  Sauveur  du  monde  nous  l'a 
expressément  déclaré  en  son  Évangile  ;  et  ce  commandement  est  si  rigou- 
reux ,  qu'il  suffira  de  ne  l'avoir  pas  accompli ,  pour  être  réprouvé  de  Dieu 
et  pour  entendre  ce  formidable  arrêt  :  Discedite  à  me ,  maledicti l  ;  Reti- 
rez-vous de  moi,  maudits.  Mais  où  iront-ils?  et  à  quoi  sont-ils  réservés? 
au  feu  éternel  :  In  ignem  œternum.  Pourquoi?  en  voici  la  raison  :  C'est, 
dira  le  Seigneur,  que  j'ai  eu  faim,  et  que  vous  ne  m'avez  pas  donné  à 
manger  :  Esurivi  enim,  et  non  dedistis  mihi  manducare.  C'est  que  j'ai 
été  malade  et  en  prison  ,  et  que  vous  ne  m'avez  pas  visité  :  Infîrmus  et  in 
carcere,  et  non  visitastis  me.  C'est  que  dans  la  personne  des  pauvres,  que 
je  regardais  comme  mes  frères ,  comme  mes  membres  vivants,  j'ai  souffert 
des  besoins  extrêmes ,  et  que  vous  n'avez  pas  pensé  à  me  secourir  :  Nudus, 
et  non  cooperuistis  me.  Chose  étrange  !  reprend  saint  Chrysostome  ;  l'Évan- 
gile ne  marque  point  d'autre  chef  d'accusation  que  celui-là  :  comme  si 
toute  la  rigueur  du  jugement  de  Dieu  devait  consister  dans  la  discussion 
de  ce  seul  article;  et  que  Jésus-Christ,  en  qualité  de  souverain  juge,  ne 
dût  venir  à  la  fin  des  siècles  que  pour  condamner  la  dureté  et  l'insensibilité 
des  riches  envers  les  pauvres.  Or  ce  Dieu  si  juste  et  si  équitable,  ajoute  le 
même  Père,  ne  réprouvera  jamais  les  hommes  pour  avoir  omis  de  simples 
conseils,  mais  pour  avoir  violé  ses  préceptes.  Il  faut  donc,  conclut-il,  que 
l'aumône  soit  un  précepte  :  cette  preuve  est  convaincante ,  et  résout  en  peu 
de  paroles  toute  la  question. 

Allons  plus  avant,  Chrétiens,  et  voyons  sur  quoi  ce  précepte  est  fondé. 
Car  de  là ,  comme  d'une  source  féconde  ,  je  tirerai  non-seulement  de 
grandes  lumières  pour  vous  instruire,  mais  de  puissants  motifs  pour  vous 
exciter  à  la  pratique  d'un  devoir  si  essentiel,  et  d'une  loi  dont  la  trans- 
gression doit  avoir  pour  vous  des  conséquences  si  affreuses.  Sur  quoi,  dis-je, 
est  fondé  le  précepte  de  l'aumône?  ceci  est  remarquable.  Sur  deux  titres, 
répond  le  docteur  angélique  saint  Thomas  :  savoir,  la  souveraineté  de  Dieu 
d'une  part,  et  de  l'autre  l'indigence  du  prochain.  Deux  principes,  d'où 

■    Malth.,  25. 


SUR    l/ AUMONE.  280 

plsùltô  pour  les  riches  du  siècle  une  obligation  si  étroite,  que  l'aumône 
n'est  pas  seulement  à  leur  égard  un  précepte ,  mais  un  précepte  de  droit 
naturel,  mais  un  précepte  de  droit  divin,  et  par  conséquent  un  précepte 
dont  nulle  puissance  sur  la  terre  ne  les  peut  dispenser.  Appliquez-vous,  et 
ne  perdez  rien  de  cette  morale. 

En  effet,  mes  chers  auditeurs,  Dieu  est  le  souverain  maître  de  vos  biens, 
il  en  est  le  Seigneur  ;  il  en  est  même  absolument  le  vrai  propriétaire  ;  et  par 
comparaison  de  vous  à  lui ,  vous  n'en  êtes ,  à  le  bien  prendre ,  que  les  éco- 
nomes et  les  dispensateurs.  C'est  ce  que  la  raison  et  la  foi  nous  démontrent 
évidemment.  Or,  puisque  vos  biens  sont  à  Dieu  par  droit  de  souveraineté, 
vous  lui  en  devez  le  tribut,  l'hommage,  la  reconnaissance;  et  puisqu'il  on 
a  la  propriété  même,  et  qu'elle  lui  appartient,  il  en  doit  avoir  les  fruits. 
Que  fait  Dieu,  Chrétiens?  il  affecte  ce  tribut  et  ces  fruits  à  la  subsistance 
des  pauvres;  c'est-à-dire  qu'au  lieu  d'exiger  ce  tribut  par  lui-même  et  pour 
lui-même,  ce  qui  ne  convient  pas  à  sa  grandeur,  il  l'exige  par  les  mains 
des  pauvres  ;  ou  plutôt  il  substitue  les  pauvres  ,  pour  l'exiger  en  son  nom. 
Tellement  que  l'aumône ,  qui ,  par  rapport  au  pauvre ,  est  un  devoir  de 
charité  et  de  miséricorde,  est,  par  rapport  à  Dieu,  un  devoir  de  justice, 
un  devoir  de  dépendance  et  de  sujétion  ;  et  c'est  ce  que  le  Saint-Esprit  nous 
a  fait  entendre  par  cette  belle  parole  :  Honora  Dominum  de  tua  substan- 
tiel f.  Prenez  garde,  s'il  vous  plaît  :  il  veut  que  l'homme  fasse  honneur  à 
Dieu  de  ses  biens,  qu'il  a  reçus  de  la  main  de  Dieu  ;  et  l'homme,  dit  saint 
Léon ,  pape ,  s'acquitte  de  ce  devoir  en  payant  à  Dieu ,  et  comme  vassal , 
et  comme  sujet,  les  droits  dont  il  lui  est  redevable.  Droits  honorifiques  , 
puisqu'en  effet  ils  honorent  Dieu  ;  mais  au  même  temps  droits  utiles  et 
profitables  aux  pauvres,  à  qui  Dieu  par  sa  providence  les  a  résignés.  Car 
Dieu,  je  le  répète,  a  établi  les  pauvres  dans  le  monde  pour  recueillir  ses 
droits  en  sa  place;  et  l'aumône  est  le  seul  moyen  par  où  les  riches  puissent 
rendre  à  Dieu  ce  qu'ils  lui  doivent.  C'est  pourquoi  saint  Pierre  Chryso- 
loguc,  parlant  des  pauvres  ,  leur  donne  une  qualité  bien  glorieuse  et  une 
commission  bien  honorable ,  lorsqu'il  les  appelle  les  receveurs  du  domaine 
de  Dieu ,  et  qu'il  nous  fait  considérer  la  main  du  pauvre  comme  le  trésor 
de  Dieu  sur  la  terre  :  Gazophylacium  Dei,  manus  pauperis*. 

Que  fait  donc  le  riche  quand  il  oublie  le  pauvre ,  et  qu'il  lui  refuse  l'au- 
mône? Vous  ne  vous  êtes  peut-être  jamais  formé  l'idée  de  ce  péché,  telle 
que  je  la  conçois ,  et  telle  que  l'Écriture  même  nous  la  donne.  Je  dis  qu'un 
riche  qui  refuse  au  pauvre  l'aumône,  est  un  sujet  rebelle  qui  refuse  le  tribut 
à  son  souverain  ;  que  c'est  un  vassal  orgueilleux ,  qui ,  par  un  esprit  d'in- 
dépendance, ne  veut  pas  reconnaître  son  seigneur.  Excellente  idée,  qui 
nous  fait  comprendre  d'une  part  la  supériorité  infinie  de  l'être  de  Dieu,  et 
de  l'autre  la  nature  de  l'aumône.  Car  de  là,  mes  chers  auditeurs,  je  tire 
deux  conséquences,  qui  ne  peuvent  être  ,  ni  assez  attentivement  méditées, 
ni  assez  fortement  prêchées  dans  le  christianisme.  La  première,  qu'il  est 
essentiel  à  l'aumône  d'être  faite  dans  un  sentiment  d'humilité,  et  que  bien 
loin  que  ce  soit  une  œuvre  propre  à  nous  inspirer  l'orgueil  et  à  nous  enfler, 

1  Proverb.,  3.  —  2  Chrysol. 

T.    I.  19 


290  sir  l'aumône. 

elle  nous  tient  au  contraire  dans  la  soumission ,  en  nous  réduisant  à  la 
connaissance  de  nous-mêmes.  Pourquoi  ?  parce  que  F  aumône  est  essentiel- 
lement un  aveu  que  l'homme  fait  à  Dieu  de  sa  dépendance.  Or  il  n'est  pas 
naturel  qu'un  sujet  tire  vanité  de  sa  condition  de  sujet ,  ni  du  témoignage 
même  qu'il  rend  de  sa  fidélité  et  de  son  obéissance. 

Et  c'est  le  secret  que  comprit  parfaitement  Abraham ,  lorsqu'il  reçut  trois 
anges  dans  sa  maison,  sous  la  figure  et  sous  l'habit  de  trois  pauvres.  L'Écri- 
ture dit  que,  pour  se  disposer  à  leur  rendre  ce  devoir  d'hospitalité,  il  s'hu- 
milia, et  que,  prosterné  en  leur  présence,  les  voyant  trois,  il  n'en  adora 
qu'un  :  Très  vidit,  et  union  adoravit.  Que  signifient  ces  paroles?  deman- 
dent les  interprètes  :  en  adora-t-il  un  des  trois  qu'il  voyait?  ou ,  s' élevant 
au-dessus  des  trois,  en  adora-t-il  un  quatrième  qu'il  ne  voyait  pas?  Quel- 
ques-uns ont  cru  que  Dieu  dès  lors ,  par  une  grâce  particulière ,  lui  révéla 
l'auguste  mystère  de  l'ineffable  Trinité  ;  et  que  l'adoration  d'un  seul  à  la 
vue  de  trois  fut  comme  la  confession  de  foi  qu'en  fit  ce  saint  patriarche  , 
reconnaissant  en  trois  personnes  l'unité  d'un  Dieu  :  c'est  la  pensée  de  saint 
Augustin,  aussi  solide  qu'ingénieuse.  Mais  il  me  semble  que  saint  Jérôme 
a  pris  la  chose  dans  un  sens  plus  naturel;  et  j'aime  mieux  dire  avec  lui, 
qu'Abraham  voyant  trois  pauvres  se  prosterna  devant  Dieu ,  parce  qu'il 
allait  payer  à  Dieu ,  dans  la  personne  de  ces  trois  pauvres ,  le  tribut  de  ses 
biens  :  comme  s'il  eût  voulu  ainsi  marquer  le  principe  de  l'aumône  qu'il 
allait  faire ,  et  nous  montrer  par  son  exemple  avec  quel  esprit  nous  la 
devons  faire  nous-mêmes  :  .Très  vidit ,  et  unum  adoravit.  Car  telle  est , 
mes  Frères,  dit  saint  Chrysostome  ,  la  première  vue  que  nous  devons  avoir 
dans  nos  aumônes,  puisque  l'aumône  est  une  espèce  de  culte  que  nous 
rendons  à  Dieu.  Tel  est  le  premier  sentiment  que  la  foi  doit  former  dans 
nos  cœurs ,  et  dont  elle  doit  nous  remplir  :  un  sentiment  de  vénération 
pour  Dieu.  Que  vais-je  faire  par  cette  aumône?  Je  vais  reconnaître  l'empire 
de  Dieu  sur  moi  ;  je  vais  protester  à  Dieu  qu'il  est  mon  Dieu ,  et  que  je  suis 
sa  créature.  Oui,  Seigneur,  et  c'est  pour  cela  que  je  me  mets  en  devoir 
d'assister  le  pauvre  délaissé  et  abandonné.  En  le  soulageant  dans  sa  misère, 
je  ne  vous  donnerai  rien;  et  que  pourrais-je  vous  donner,  ô  mon  Dieu? 
vous  êtes  trop  riche,  et  je  suis  trop  faible  :  mais  je  prétends  par  là  même 
avouer  ma  faiblesse  ;  je  prétends  confesser  par  là  que  tout  ce  que  j'ai  est  à 
vous,  et  que  je  n'ai  rien  qui  ne  relève  de  vous.  Ainsi,  dis-je,  y  doit  procéder 
un  chrétien  qui  veut  satisfaire  au  précepte  de  l'aumône  en  chrétien. 

De  là  suit  une  autre  conséquence  :  que  l'aumône ,  pour  être  faite  dans  la 
rigueur  du  précepte ,  doit  être  proportionnée  aux  biens  et  à  leur  quantité. 
Car  Dieu  ,  mes  chers  auditeurs ,  qui  règle  tout  par  sa  sagesse ,  et  qui  a  tout 
fait  avec  nombre ,  poids  et  mesure,  exige  de  vous  ce  tribut  selon  toute 
l'étendue  de  votre  pouvoir.  Les  princes  de  la  terre  n'en  usent  pas  toujours 
de  la  sorte  ;  et  souvent ,  par  des  raisons  de  politique  que  la  nécessité  même 
autorise,  ils  se  trouvent  obligés  à  tirer  les  plus  grands  secours  de  leurs 
moindres  sujets,  pendant  qu'ils  ménagent  les  plus  opulents  et  les  plus  aisés. 
Mais  notre  Dieu  qui  ne  voit  point  de  nécessité  supérieure  à  sa  loi ,  et  devant 
qui  toutes  les  conditions  du  monde  ne  sont  rien,  sans  se  relâcher  de  ses 


SUR   l' AUMONE.  291 

droits  et  sans  égard  à  vos  personnes,  fait  une  imposition  réelle  sur  vos 
biens.  Ètes-vous  dans  l'abondance,  il  attend  de  vous  un  tribut  abondant  : 
et  c'est  vous  flatter,  ou  pour  mieux  dire ,  c'est  vous  tromper  vous-mêmes , 
si  vous  vous  en  tenez  quittes  pour  de  légères  aumônes ,  quand  vous  pouvez 
les  grossir,  et  que  vous  avez  de  quoi  fournir  à  de  plus  amples  largesses. 
Abus,  disait  saint  Ambroise;  ce  n'est  point  aumône  que  de  donner  peu, 
lorsqu'on  a  beaucoup  reçu  :  Non  est  eleemosyna  è  multis paitca  largiri. 
Sur  quoi  ce  saint  docteur  ajoutait  :  Non  ergo  quid  fastidio  expuas,  sed 
quid  religionis  affectu  et  studio  conféras  pensandum  est1.  Prenez  donc 
garde,  concluait-il,  en  parlant  à  un  riche  chrétien,  que  l'aumône  n'est 
point  une  œuvre  de  subrogation,  mais  une  dette ,  dont  Dieu  vous  a  chargé  ; 
et  qu'il  ne  s'agit  pas  seulement  pour  vous  de  donner  aux  pauvres  le  rebut 
de  votre  maison ,  et  je  ne  sais  quels  restes  de  votre  luxe  jetés  au  hasard  ou 
arrachés  par  importunité ,  comme  peut-être  vous  vous  êtes  contenté  jusques 
à  présent  de  le  faire;  parce  que  traiter  ainsi  votre  Dieu  ,  et  le  partager  si 
mal ,  c'est  le  mépriser  :  Non  ergo  quid  fastidio  expuas.  Mais  voulez-vous 
lui  rendre  ce  qui  lui  est  dû?  rentrez  en  vous-même,  examinez  vos  facultés 
et  vos  forces  ;  pesez ,  mais  dans  la  balance  du  sanctuaire ,  comment  vous 
faites  l'aumône  :  si  vous  la  faites  avec  cet  esprit  d'équité ,  avec  cette  exacte 
proportion  que  la  loi  demande  :  si  vous  la  faites  suffisamment ,  si  vous  la 
faites  libéralement,  si  vous  la  faites  pleinement.  Car  ce  que  vous  devez 
craindre,  poursuivait  saint  Ambroise,  c'est  qu'au  lieu  d'être  récompensé 
pour  avoir  donné,  vous  ne  soyez  puni  pour  avoir  donné  trop  peu  : 
Metuendum  est  enim  ne  plus  plectaris  ob  re tenta,  quàm  compenseris 
ob  data"". 

Or  quel  est,  mes  chers  auditeurs,  le  grand  désordre  qui  règne  aujourd'hui 
dans  le  monde ,  je  dis  même  dans  le  monde  chrétien  ?  Permettez-moi  de 
vous  le  représenter,  et  portez-en  devant  Dieu  la  confusion.  Quel  est,  dis-je, 
l'injuste  procédé  des  riches  mondains  ?  le  voici  :  ils  mesurent  tout ,  hors 
l'aumône,  sur  le  pied  de  leurs  revenus  et  de  leurs  biens.  Je  m'explique. 
Ils  veulent  être  servis  à  proportion  de  leurs  biens ,  ils  veulent  être  vêtus  à 
proportion  de  leurs  biens ,  ils  veulent  être  logés ,  meublés  à  proportion  de 
leurs  biens ,  et  non-seulement  à  proportion  ,  mais  souvent  bien  au  delà  de 
cette  proportion  :  car  à  quel  excès  ne  va-t-on  pas?  Il  n'y  a  que  l'aumône 
où  l'on  ne  se  pique  de  nulle  proportion,  quoiqu'il  n'y  ait  que  l'aumône 
où  la  proportion  soit  un  devoir  indispensable.  Car,  en  vérité ,  mes  Frères, 
les  riches  du  siècle  règlent-ils  leurs  aumônes  par  leurs  biens  ;  et  quelle 
proportion  voyons-nous  entre  ce  qu'il  leur  en  coûte  pour  le  soulagement 
des  pauvres ,  et  ce  que  l'esprit  du  monde  leur  fait  sacrifier  à  tant  d'autres 
dépenses?  c'est-à-dire,  les  riches  du  siècle  sont-ils  magnifiques  dans  leurs 
aumônes  autant ,  par  proportion ,  qu'ils  sont  superbes  dans  leurs  habits, 
autant  qu'ils  sont  splendides  dans  leurs  tables ,  autant  qu'ils  sont  prodigues 
dans  leur  jeu?  J'en  appelle  à  eux-mêmes.  Est-ce  de  leur  part  que  viennent 
les  grandes  contributions  pour  l'entretien  des  pauvres?  est-ce  par  eux  que 
les  hôpitaux  subsistent?  par  eux  que  tant  de  malades  sont  consolés?  par 

'Ambros.  —  2  Ibitl. 


292  sur  l'aumône. 

eux  que  tant  de  prisonniers  font  secourus?  Qu'une  famille  soit  ruinée, 
qu'une  province  soit  dans  la  désolation,  qu'un  établissement  de  piété  soit 
prêta  tomber,  est-ce  sur  eux  que  l'on  doit  faire  fond  pour  y  pourvoir? 
N'est-ce  pas  au  contraire  dans  les  conditions,  dans  les  fortunes  médiocres, 
que  Dieu ,  par  sa  miséricorde ,  fait  trouver  les  plus  abondantes  ressources? 
combien ,  dans  cette  ville  capitale ,  de  personnes  vertueuses ,  à  qui  leur  état 
ne  fournit  rien  ou  presque  rien  au  delà  du  nécessaire ,  savent  néanmoins 
ménager  sur  ce  nécessaire  de  quoi  subvenir  aux  besoins  des  pauvres  ?  Le 
dirai -je?  combien  de  pauvres  sont  plus  charitables,  plus  libéraux  pour  les 
pauvres ,  que  ces  puissants ,  que  ces  opulents ,  qui  tiennent  dans  le  monde 
les  premières  places ,  et  que  Dieu  a  comblés  de  ses  bénédictions  temporelles? 
Cependant  c'est  une  loi ,  et  une  loi  générale  et  absolue ,  que  l'aumône  et  les 
biens  doivent  être  proportionnés  ;  et  quand  Dieu  viendra  pour  vous  juger, 
il  est  delà  foi  qu'il  prendra  pour  règle  de  son  jugement  cette  proportion. 
Vos  biens  comparés  à  vos  aumônes ,  ou  vos  aumônes  comparées  à  vos  biens, 
c'est  ce  qui  doit  faire  à  son  tribunal ,  ou  votre  justification ,  ou  votre  con- 
damnation. Pourquoi?  parce  qu'étant  le  souverain  Seigneur,  plus  il  vous 
a  fait  part  de  ses  dons ,  plus  il  a  le  droit  d'en  exiger  le  légitime  hommage,  et 
que  la  raison  même  naturelle  le  veut  ainsi.  Souveraineté  de  Dieu,  premier 
fondement  du  précepte  de  l'aumône.  Quel  est  le  second  ? 

C'est  l'indigence  et  la  nécessité  du  prochain ,  à  quoi  Dieu  vous  oblige  de 
pourvoir,  et  par  titre  de  justice,  et  par  titre  de  charité  :  suivez-moi.  Titre 
de  justice ,  parce  que  c'est  pour  cela  même ,  et  uniquement  pour  cela ,  que 
sa  providence  vous  a  faits  ce  que  vous  êtes ,  et  qu'elle  vous  a  élevés  à  ce 
degré  de  prospérité  qui  vous  distingue.  Car  il  faut  vous  détromper,  Chré- 
tiens, d'une  erreur  aussi  commune  dans  la  pratique,  qu'elle  est  insoutenable 
dans  la  spéculation  ;  et  ne  vous  pas  persuader,  si  vous  êtes  riches ,  que 
vous  le  soyez  pour  vous-mêmes.  Ce  ne  sont  point  là  les  vues  de  Dieu ,  ce 
n'est  point  là  sa  conduite.  Vous  êtes  riches,  mais  pour  qui  ?  pour  les  pauvres  ; 
et  s'il  n'y  avait  des  pauvres  dans  le  monde ,  j'ose  dire  que  Dieu  ,  l'arbitre 
et  le  suprême  modérateur  de  toutes  les  conditions  du  monde,  ne  vous  aurait 
jamais  donné  ces  biens  que  vous  possédez.  Qu'a-t-il  donc  prétendu  ,  et  que 
prétend-il  encore?  que  vous  soyez  les  substituts,  les  ministres,  les  coopé- 
rateurs  de  sa  providence  à  l'égard  des  pauvres.  Voilà  ce  qu'il  s'est  proposé, 
et  à  quoi  il  vous  a  destinés.  Emploi  plus  glorieux  pour  vous ,  emploi  mille 
fois  plus  estimable  que  vos  richesses  mêmes.  Car  qu'est-ce  pour  des  hommes 
que  d'être  les  coopérateurs  de  leur  Dieu?  Or,  comprenez  ma  pensée  :  si 
Dieu ,  immédiatement  et  par  lui-même ,  avait  pris  soin  de  pourvoir  aux 
besoins  des  pauvres,  il  y  aurait  pourvu  abondamment  et  en  Dieu.  Vous 
donc  les  coopérateurs  de  Dieu ,  vous  les  ministres  ,  les  substituts  de  Dieu  7 
comment  y  devez-vous  subvenir?  comme  Dieu.  Tel  est  le  soin  dont  il  s'est 
déchargé  sur  vous  ;  telle  est  la  commission  qu'il  vous  a  donnée.  Il  a  voulu 
faire  dépendre  les  pauvres  de  votre  charité,  afin  que  cette  dépendance  fût 
le  lien  qui  formât  entre  eux  et  vous  une  mutuelle  société.  Mais  du  reste ,  ce 
que  je  conclus,  c'est  que  l'aumône  n'est  point  seulement  une  charité  pure , 
une  charité  gratuite  ?  puisque  vous  ne  donnez  aux  pauvres  que  ce  que  vous 


SUR    L* AUMONE.  2<J3 

avez  reçu  pour  le  pauvre ,  et  avec  une  obligation  étroite  de  l'employer  au 
profit  du  pauvre.  Ce  que  je  conclus,  c'est  que  manquant  à  faire  l'aumône, 
ou  la  faisant  au-dessous  de  votre  condition ,  vous  outragez  ,  vous  désho- 
norez ,  je  dis  plus ,  vous  détruisez  en  quelque  sorte ,  vous  anéantissez  la 
providence  de  Dieu.  Pourquoi?  parce  qu'autant  qu'il  est  en  vous,  vous  la 
rendez  imparfaite  et  défectueuse;  parce  que  vous  autorisez  contre  elle 
les  plaintes  et  les  murmures  des  pauvres  ;  parce  que  vous  leur  donnez  un 
spécieux  prétexte  de  l'accuser,  de  la  blasphémer,  de  la  renoncer. 

Mais  pensez-vous  que  Dieu ,  jaloux  de  sa  gloire  et  touché  des  reproches 
injurieux  que  lui  attirent  vos  sordides  épargnes  à  l'égard  des  pauvres  ,  ne 
les  fasse  pas  retomber  sur  vous-mêmes ,  souvent  par  des  vengeances 
d'autant  plus  terribles  qu'elles  sont  moins  connues?  Je  ne  parle  point  de 
ces  malédictions  temporelles  qu'il  répand  quelquefois  sur  ces  riches  si 
insensibles  et  si  resserrés.  Je  ne  parle  point  de  ces  renversements  de  fortune, 
de  ces  coups  imprévus  qui  partent  de  la  main  du  Dieu  vengeur  des 
pauvres.  S'il  ne  s'attaque  pas  toujours  à  vos  biens,  vous  en  devez  plus 
craindre  pour  vos  personnes ,  vous*  en  devez  plus  craindre  pour  votre 
âme.  Vous  oubliez  ses  pauvres,  d'autres  ne  les  oublieront  pas.  Dieu 
vous  avait  élevés  pour  leur  soulagement ,  d'autres  seront  substitués  pour 
en  être  les  tuteurs  ;  mais  en  prenant  sur  la  terre  votre  place  auprès  des 
pauvres ,  ils  auront  dans  le  ciel  la  place  qui  vous  était  réservée  auprès 
de  Dieu. 

Titre  de  charité  :  ah!  mes  chers  auditeurs,  qui  sont  ces  infortunés  dont 
je  plaide  aujourd'hui  la  cause?  et  qui  que  vous  puissiez  être  selon  le 
monde,  ne  sont-ce  pas  vos  frères?  N'est-ce  pas,  dans  le  langage  du  Saint- 
Esprit  ,  votre  propre  chair  ?  c'est-à-dire ,  ces  pauvres  ne  sont-ce  pas  des 
hommes  de  même  nature  que  vous?  ne  sont-ce  pas  les  enfants  de  Dieu 
comme  vous ,  appelés  à  la  même  adoption  que  vous ,  à  la  même  grâce  que 
vous ,  à  la  même  gloire  que  vous  ?  ne  sont-ce  pas  les  héritiers  de  Dieu , 
les  cohéritiers  de  Jésus-Christ  aussi  bien  que  vous?  Or  ,  quel  moyen,  re- 
prend le  disciple  bien-aimé  saint  Jean ,  que  leur  étant  unis  d'un  nœud  si 
intime  et  par  tant  d'endroits ,  vous  les  puissiez  voir  dans  la  souffrance ,  et 
ne  leur  pas  ouvrir  les  entrailles  de  votre  miséricorde?  ou  que  vous  puis- 
siez les  abandonner  dans  leur  disette ,  et  avoir  l'amour  et  la  charité  de  Dieu 
en  vous?  Mais  si  vous  n'avez  pas  alors  l'amour  de  Dieu,  vous  êtes  donc 
ennemis  de  Dieu  ;  si  vous  êtes  ennemis  de  Dieu ,  vous  avez  donc  violé  un 
précepte  de  Dieu ,  et  ce  précepte  ne  peut  être  que  l'incontestable  et  l'in- 
dispensable commandement  de  l'aumône  :  Qui  habuerit  substantiam  hu- 
jus  mundi,  et  viderit  fratrem  situm  necessitatem  habere,  et  clauserit 
viscera  sua  ab  eo,  quomodô  chantas  Dei  manet  in  eo  x  ? 

Et  ne  pensons  pas  que  ce  devoir  ne  regarde  que  certaines  nécessités  des 
pauvres  plus  pressantes  et  plus  rares.  Quand  je  dis  que  la  justice,  que  la 
charité  nous  obligent  à  aider  nos  frères  dans  leurs  basoins ,  qu'est-ce  que 
j'entends?  besoins  communs,  tels  qu'ils  se  présentent  tous  les  jours  à  nos 
yeux,  ou  tels  que  nous  ne  les  connaissons  pas,  mais  dont  sans  doute  nous 

*   1   Joan.,   3. 


204  sur  l'aumône. 

serions  émus ,  tout  communs  qu'ils  sont ,  si  nous  étions  plus  attentifs  à 
les  découvrir  et  à  les  connaître.  Car  c'est  une  autre  illusion  non  moins 
grossière ,  et  qui  renverse  toutes  les  lois  de  l'humanité ,  de  croire  que  le 
précepte  de  l'aumône  n'est  rigoureux  qu'à  l'égard  des  nécessités  extrêmes 
des  pauvres.  Outre  ces  extrêmes  nécessités ,  il  y  a  des  nécessités  grièves  et 
plus  fréquentes  ;  et  si  Dieu  dans  ces  grièves  nécessités ,  nous  permettait  de 
laisser  les  pauvres  sans  secours,  comment  le  Sauveur  du  monde ,  en  con- 
damnant un  jour  tant  de  réprouvés ,  prendrait-il  pour  le  sujet  capital  et 
universel  de  leur  réprobation,  l'oubli  volontaire  des  pauvres?  Y  a-t-il  donc 
tant  de  riches  assez  impitoyables  pour  voir  périr  un  pauvre  à  leurs  yeux, 
pour  le  voir  presque  réduit  aux  abois  et  prêt  à  rendre  F  âme  ,  sans  prendre 
soin  de  lui  conserver  la  vie ,  et  de  le  tirer  d'une  telle  extrémité  ?  Y  a-t-il 
d'ailleurs  tant  de  pauvres  dans  un  état  si  misérable  et  si  dépourvu?  Par 
conséquent,  concluent  les  théologiens,  pour  expliquer  l'Évangile,  il  ne 
faut  pas  seulement  l'entendre  de  ces  nécessités  extraordinaires ,  mais  des 
autres  qui  nous  frappent  plus  communément  la  vue ,  et  à  quoi  Dieu  nous 
ordonne,  sous  peine  d'une  damnation  éternelle,  d'apporter  le  remède  qui 
dépend  de  nous  et  que  nous  avons  dans  les  mains.  En  sorte  que,  suivant 
la  pensée  d'un  des  plus  savants  hommes  du  siècle  passé ,  un  chrétien  qui 
formerait,  ou  qui  forme  en  effet  cette  résolution ,  de  ne  faire  l'aumône  que 
dans  les  dernières  nécessités  des  pauvres ,  dès  là  commet  un  péché  grief, 
et  perd  la  grâce  de  Dieu,  parce  qu'il  est  dans  une  disposition  criminelle, 
et  dans  une  volonté  directement  opposée  à  la  loi  de  Dieu. 

Tristes  vérités  pour  vous ,  riches  du  monde ,  et  qui  ne  confirment  que 
trop  ce  terrible  anathème  que  le  Fils  de  Dieu  a  prononcé  contre  vous  :  Vœ 
vobis  divitibus!  Malheur  à  vous  qui  vivez  dans  l'opulence!  Pourquoi? 
parce  que  votre  opulence  même  a  presque  toujours  l'un  de  ces  deux  effets, 
ou  d'allumer  dans  votre  cœur  la  cupidité  et  l'envie  d'avoir,  au  lieu  de 
l'éteindre  ;  ou  de  vous  rendre  plus  sensuels  et  plus  amateurs  de  vous- 
mêmes  ,  deux  principes  de  votre  indifférence  pour  les  pauvres  ;  car ,  pos- 
sédés d'une  avare  convoitise  ,  vous  voulez  profiter  de  tout  et  ne  vous  des- 
saisir de  rien;  toujours  biens  sur  biens,  toujours  acquêts  sur  acquêts; 
toujours  les  mains  ouvertes  pour  recevoir ,  et  jamais  pour  donner  :  que 
dis-je?  et  souvent  même  fallût-il  dépouiller  le  pauvre  et  lui  arracher  le 
peu  qui  lui  reste  ,  bien  loin  de  contribuer  à  sa  subsistance  ;  fallut-il  l'op- 
primer ,  bien  loin  de  le  relever,  tout  n'est-il  pas  mis  en  usage  pour  conten- 
ter la  faim  insatiable  qui  vous  dévore?  Les  droits  les  plus  saints  ne  sont-ils 
pas  foulés  aux  pieds?  ne  se  porte-t-on  pas  jusqu'à  la  violence  la  plus  in- 
juste et  la  plus  criante,  jusqu'à  la  cruauté,  jusqu'à  la  barbarie?  ou  bien, 
idolâtres  de  vos  sens  et  tout  occupés  de  vous-mêmes,  vous  n'avez  d'attention 
que  pour  vous-mêmes ,  de  sentiment  que  pour  vous-mêmes.  Que  le  pauvre 
pâtisse  dans  la  disette ,  que  le  malade  languisse  sur  la  paille,  que  la  veuve 
chargée  d'enfants  et  percée  de  leurs  cris ,  ressente  toutes  leurs  douleurs  et 
ne  puisse  répondre  à  leurs  gémissements  que  par  ses  larmes,  comme  ce 
sont  des  maux  étrangers  et  qui  n'approchent  point  de  vous ,  pourvu  que 
votre  sensualité  soit  satisfaite ,  pourvu  que  votre  corps  ait  toutes  ses  corn- 


SUR   L* AUMONE.  295 

modités  et  toutes  ses  aises ,  vous  êtes  contents ,  et  vous  ne  pensez  guère  si 
les  autres  le  doivent  être.  Mais  Dieu  y  pense  ;  et  viendra  le  temps  où  il 
saura  vous  y  faire  penser  malgré  vous,  quand,  pour  la  justification  de  sa 
providence  ,  il  vous  demandera  raison  du  pauvre  ;  quand  il  vous  traitera 
comme  vous  avez  traité  le  pauvre  ;  quand  il  vous  jugera  sans  miséricorde, 
comme  vous  avez  rejeté  le  pauvre  sans  compassion.  Voilà  ,  mes  chers  audi- 
teurs, sur  quoi  il  faudrait  s'examiner,  s'accuser  soi-même.  Voilà,  de  tous 
les  points  de  conscience ,  l'un  des  plus  essentiels ,  et  sur  quoi  les  ministres 
du  Seigneur  devraient  être  plus  vigilants  et  plus  sévères ,  puisqu'il  y  va 
de  l'honneur  de  Dieu  et  de  l'intérêt  du  prochain.  Cependant ,  convaincus 
du  précepte  de  l'aumône ,  vous  voulez  savoir  quelle  en  doit  être  la  ma- 
tière, et  c'est  ce  que  je  vais  vous  apprendre  dans  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME    PARTIE. 

Établir  le  précepte  de  l'aumône,  et  n'en  pas  déterminer  la  matière, 
c'est,  dans  le  sentiment  du  docte  chancelier  Gerson  ,  troubler  les  âmes 
faibles  et  scrupuleuses ,  et  autoriser  sans  le  prétendre  les  âmes  insensibles 
et  dures.  C'est,  dis-je,  troubler  les  âmes  faibles  et  scrupuleuses,  en  les 
jetant  dans  l'embarras  d'une  décision  dont  elles  sont  par  elles-mêmes  in- 
capables ;  et  c'est  autoriser  les  âmes  insensibles  et  dures ,  en  leur  laissant 
de  vains  prétextes  pour  éluder  la  loi  de  Dieu ,  et  l'obligation  qu'elle  leur 
impose.  C'est,  ajoutait  ce  grand  personnage,  assigner  au  pauvre  une  dette 
sur  le  riche ,  mais  une  dette  sans  fonds ,  une  dette  litigieuse ,  une  dette 
dont  le  pauvre  se  verra  immanquablement  frustré ,  et  dont  le  riche  croira 
toujours  être  en  droit  de  se  défendre.  Or ,  il  est  important  et  nécessaire 
d'obvier  à  de  tels  inconvénients  ;  et  voici  ce  que  la  théologie  me  fournit  de 
règles  et  de  principes,  pour  en  arrêter  les  dangereuses  conséquences.  Elle 
m'apprend  que,  dans  les  nécessités  communes  des  pauvres,  c'est  le  su- 
perflu des  riches  qui  doit  faire  la  matière  de  l'aumône.  Voilà  d'abord  ce 
qu'elle  suppose  :  et  en  le  supposant,  elle  se  fonde  sur  les  maximes  les 
plus  constantes  de  la  raison  et  de  la  foi.  Car  elle  s'attache  à  la  parole  ex- 
presse de  saint  Paul ,  qui  veut  que  dans  le  christianisme  l'abondance  des 
uns  soit  le  supplément  de  l'indigence  des  autres  :  Vestra  auteni  abun- 
dantia  inopiam  illorum  suppléât  x.  Or,  ce  que  l'Apôtre  appelle  abon- 
dance n'est  rien  autre  chose  que  le  superflu  même  dont  je  parle.  Elle  s'en 
tient  au  consentement  unanime  des  Pères ,  qui ,  s' expliquant  sur  ce  su- 
perflu, l'ont  toujours  regardé  comme  un  bien  qui  appartient  aux  pauvres, 
comme  un  bien  dont  les  riches  sont  seulement  les  dépositaires  et  les  dis- 
tributeurs ,  comme  un  bien  qu'ils  ne  peuvent  retenir  dans  les  nécessités 
publiques  sans  commettre  la  plus  criminelle  injustice,  et,  selon  l'expres- 
sion de  saint  Ambroise ,  sans  se  rendre  coupables  de  vol.  Car  c'est  ainsi 
que  s'en  déclare  ce  saint  docteur ,  dont  la  morale  d'ailleurs  est  des  plus 
exactes  et  d'un  caractère  moins  outré  :  Non  enim  majus  crimen  est  ha- 
henti  tollerc,  quàm  quum  abtmdas  indigenti  denegare  2.  Oui ,  disait  ce 
Père ,  vous  devez  être  persuadé  que  ce  n'est  pas  un  moindre  crime  ,  de  te* 

'   2  Cor.,  8,  —  -  Ambros. 


296 


3l*K    |.  AUMONE. 


l'user  au  pauvre  votre  superflu ,  que  de  lui  enlever  son  bien  même.  Elle 
s'appuie  sur  le  raisonnement  de  saint  Thomas,  tiré  de  la  nature  même 
des  choses,  et  de  Tordre  primitif  où  Dieu  les  avait  créées.  Car  ,  dans  la 
première  intention  de  Dieu,  dit  le  docteur  angélique,  c'est-à-dire  avant 
que  le  péché  eût  dépouillé  lTiomme  de  cette  justice  originelle  qui  tenait 
dans  une  règle  si  parfaite  ses  affections  et  ses  désirs ,  tous  les  biens  de  la 
terre  étaient  communs  ;  et  si  Dieu  dans  la  suite  des  temps  en  a  ordonné 
le  partage,  ce  n'est  que  pour  corriger  le  désordre  du  péché  et  pour  répri- 
mer la  cupidité  de  l'homme.  Or,  ce  partage,  reprend  saint  Thomas,  ne 
serait  pas  l'ouvrage  de  Dieu ,  si  le  superflu  des  uns  ne  devait  être  commu- 
niqué aux  autres. 

Et  en  effet,  Chrétiens,  à  le  bien  prendre,  Dieu  n'a  rien  fait  de  superflu 
dans  le  monde;  et  ce  que  nous  appelons  superflu  n'est  point  en  soi  ni  ab- 
solument superflu;  ou  si  vous  voulez,  ce  qu'il  est  pour  le  riche,  il  ne  l'est 
pas  pour  le  pauvre.  Pour  le  riche,  c'est  superflu;  pour  le  pauvre,  c'est 
nécessaire.  Mystère  de  providence,  et  d'une  providence  infiniment  sage; 
mystère  que  le  grand  Apôtre  développait  aux  Corinthiens ,  en  leur  faisant 
remarquer  comment  Dieu  par  là  avait  voulu  rétablir  cette  bienheureuse 
égalité  de  l'état  d'innocence  :  Vestra  autem  abundantia  illorum  inopiam 
suppléât,  ut  fiât  œqualitas,  sicut  scriptum  est,  qui  multum,  non  abun- 
davit ;  et  qui  modicum,  non  minoravit  l.  Que  votre  abondance  (ce  sont 
toujours  les  paroles  du  Maître  des  nations  ) ,  que  votre  abondance  supplée 
à  la  disette  de  vos  frères ,  afin  que  tout  soit  égal ,  conformément  à  ce 
qui  est  écrit  de  la  manne,  qui  se  partageait  de  telle  sorte  parmi  le  peu- 
ple ,  que  l'un  n'en  avait  ni  plus  ni  moins  que  l'autre ,  soit  qu'il  en  eût 
beaucoup  ou  peu  recueilli.  Saint  Thomas  porte  encore  la  chose  plus  loin  : 
et  il  soutient  qu'il  est  même  de  l'avantage  du  riche  que  Dieu  l'ait  ainsi 
ordonné.  Pourquoi  ?  parce  que  si  le  riche  avait  du  superflu ,  dont  il  ne 
fût  ni  comptable,  ni  redevable  aux  pauvres,  ce  superflu  non-seulement 
ne  serait  plus  un  don  de  Dieu  ,  mais  une  malédiction,  puisque  ce  serait 
un  des  plus  grands  obstacles  du  salut.  Car  il  est  vrai  que  rien  n'est  ni  ne 
doit  être  plus  dangereux  pour  le  sa) ut,  que  la  superfluité  du  bien,  sur- 
tout d'un  bien  abandonné  à  la  discrétion  et  au  gré  de  l'amour-propre , 
avec  un  pouvoir  sans  réserve  d'en  disposer.  Il  a  donc  été  de  la  miséricorde 
et  de  la  providence  de  Dieu  sur  les  riches ,  de  leur  ôter  un  pouvoir  dont 
infailliblement  ils  abuseraient ,  et  de  ne  leur  donner  le  superflu  que  pour 
en  faire  part  aux  pauvres.  Tels  sont  les  principes  des  théologiens.  Mais 
quoi  qu'il  en  soit ,  Chrétiens ,  de  toutes  ces  réflexions ,  on  convient ,  et 
c'est  un  sentiment  universel ,  que  le  superflu  est  la  matière  de  l'aumône , 
et  que  vous  êtes  indispensablement  obligés  de  l'employer  selon  que  les  né- 
cessités des  pauvres  le  demandent.  Or,  ces  nécessités,  poursuivent  les  doc- 
teurs ,  ne  manqueront  jamais  dans  le  monde  ;  et  il  y  en  aura  toujours 
assez  pour  épuiser  tout  ce  superflu ,  quand  les  riches  touchés  de  leur  devoir 
y  satisferont  avec  une  entière  fidélité. 

Mais  qu'est-ce  que  ce  superflu?  Voilà  1" importante  et  l'essentielle  ques- 

'  2  Cor.,  8. 


sur  l'aumos».  297 

tion  qu'il  s'agit  maintenant  de  bien  résoudre.  Si  je  consulte  la  théologie, 
que  me  répond-elle  ?  que  sous  ce  terme  de  superflu  elle  comprend  tout  ce 
qui  n'est  point  nécessaire  à  l'entretien  honnête  de  la  condition  et  de  l'état  ; 
et  c'est  là  qu'elle  s'en  tient.  Mais  c'est  de  là  môme  que  l'ambition  ,  que  le 
luxe ,  que  la  cupidité ,  que  la  volupté  empruntent  des  armes  pour  com- 
battre le  précepte  de  l'aumône.  Car  de  cette  définition  du  superflu  naissent 
les  prétextes,  non-seulement  pour  secouer  le  joug  et  pour  s'affranchir  de 
la  loi,  mais  pour  la  détruire  et  l'anéantir;  et  si  nous  ne  les  renversons, 
ces  faux  prétextes,  c'est  ne  rien  faire.  Écoutez  donc  ce  qu'opposent  les 
avares  et  les  ambitieux  du  siècle.  Ils  n'ont  point,  disent-ils,  de  superflu,  et 
tout  ce  qu'ils  ont  leur  est  nécessaire  pour  subsister  dans  leur  état ,  et  selon 
leur  état  :  mais  voici  ma  réponse  ;  et  je  dis  qu'il  faut  examiner  sur  cela 
deux  choses.  En  premier  lieu,  quel  est  cet  état  ;  et  en  second  lieu ,  ce  qui  est 
nécessaire  dans  cet  état.  Quefest  cet  état?  est-ce  un  état  chrétien,  ou  est-ce  un 
état  païen?  est-ce  un  état  réel ,  ou  est-ce  un  état  imaginaire  ?  est-ce  un  état 
borné,  ou  est-ce  un  état  sans  limite?  est-ce  un  état  dont  Dieu  soit  l'au- 
teur, ouest-ce  un  état  que  se  soit  fait  une  passion  aveugle?  car  voilà  le 
nœud  de  toute  la  difficulté.  Si  c'est  un  état  qui  n'ait  point  de  bornes  ,  un 
état  qui  ne  soit  fondé  que  sur  les  vastes  idées  de  votre  orgueil,  un  état  dont 
le  paganisme  même  aurait  condamné  les  abus ,  et  dont  le  faste  immodéré 
soit  le  scandaie  et  la  honte  du  christianisme  ,  ah  !  mon  cher  auditeur,  je 
conçois  alors  comment  il  peut  être  vrai  que  vous  n'ayez  point  de  superflu  ; 
comment  il  est  possible  que  le  nécessaire  même  vous  manque.  Car,  pour 
maintenir  ces  sortes  d'états,  à  peine  des  revenus  immenses  suffiraient-ils; 
et  bien  loin  d'en  avoir  trop  ,  on  n'en  a  jamais  assez.  C'est,  dis-je ,  ce  que  je 
comprends  :  mais  ce  je  ne  comprends  pas ,  c'est  qu'étant  chrétien  comme 
vous  l'êtes ,  vous  apportiez  une  telle  excuse  pour  vous  dispenser  de  l'au- 
mône. En  effet ,  si  ces  sortes  d'états  prétendus  étaient  autorisés ,  et  s'il  était 
permis  de  les  maintenir,  que  deviendrait  donc  le  précepte  de  l'aumône?  ou 
plutôt,  que  deviendraient  les  pauvres,  en  faveur  de  qui  Dieu  l'a  porté?  où 
trouverait-on  pour  leur  entretien  du  superflu  dans  le  monde?  et  faudrait-il 
que  Dieu  sans  cesse  fit  des  miracles  pour  y  pourvoir  ? 

Mais  n'entrons  point ,  je  le  veux ,  Chrétiens ,  dans  la  discussion  de  vos 
états.  Supposons-les  tels  que  vous  les  imaginez,  tels  que  votre  présomption 
vous  les  fait  envisager  :  voyons  seulement  ce  qu'il  y  a  dans  ces  états  ,  ou  de 
nécessaire  pour  vous ,  ou  de  superflu.  Or,  j'appelle  au  moins  superflu  ce  qui 
vous  est ,  je  ne  dis  pas  précisément  inutile,  mais  même  évidemment  préju- 
diciable. Car,  pour  ne  rien  exagérer,  je  ne  prends  de  ces  états  que  ce  qui  sert 
à  en  fomenter  les  déréglemeuts,  les' excès,  les  crimes  ;  et  cela  me  suffit  pour  y 
•trouver  du  superflu.  J'appelle  superflu  ce  que  vous  donnez  tous  les  jours  à 
vos  débauches,  à  vos  plaisirs  honteux  :  renoncez  à  cette  idole  dont  vous  êtes 
adorateurs,  et  vous  aurez  du  superflu.  J'appelle  superflu,  femme  mondaine, 
ce  que  vous  dépensez,  disons  mieux,  ce  que  vous  prodiguez  en  mille  ajuste- 
ments frivoles ,  qui  entretiennent  votre  luxe,  et  qui  seront  peut-être  un  jour 
le  sujet  de  votre  réprobation  :  retranchez  une  partie  de  ces  vanités ,  et  vous 
aurez  du  superflu.  J'appelle  superflu  ce  que  vous  ne  craignez  pas  de  risquer 


298  SUR  l'aumône. 

à  un  jeu  qui  ne  vous  divertit  plus,  mais  qui  vous  attache,  mais  qui  vous 
passionne ,  mais  qui  vous  dérègle ,  mais  surtout  qui  vous  ruine  et  qui  vous 
damne  :  sacrifiez  ce  jeu ,  et  vous  aurez  du  superflu.  Quoi  donc  !  vous  avez 
de  quoi  fournir  à  vos  passions ,  et  à  vos  passions  les  plus  déréglées ,  tout 
ce  qu'elles  demandent  ;  et  vous  prétendez  ne  point  avoir  de  superflu  ?  vous 
avez  du  superflu  pour  tout  ce  qui  vous  plaît ,  et  vous  n'en  avez  point  pour 
les  pauvres  ?  Voilà  ce  que  le  devoir  de  mon  ministère  m'oblige  à  vous  re- 
présenter, et  ce  que  je  vous  conjure  de  vouloir  bien  vous  représenter  à 
vous-mêmes. 

Mais  ne  puis-je  pas  me  servir  de  ce  superflu  pour  m' agrandir  et  pour 
accroître  ma  fortune?  Ah  !  Chrétiens ,  voici  recueil  et  la  pierre  de  scandale 
pour  tous  les  riches  du  siècle  :  ce  désir  de  s'agrandir,  de  s'élever,  de  parve- 
nir à  tout,  sans  jamais  borner  ses  vues  ,  et  sans  jamais  dire  :  C'est  assez. 
Mais  enfin  ce  désir  est-il  criminel  ?  car  il  faut  parler  exactement ,  et  dans 
la  rigueur  de  l'école.  Eh  bien  !  j'y  consens,  parlons  dans  la  rigueur  de  l'école  ; 
elle  me  sera  avantageuse,  et  je  ne  crains'point  qu'elle  affaiblisse  la  vérité 
que  je  vous  prêche.  Je  ne  dis  rien  de  ceux  qui ,  revêtus  des  bénéfices  et  des 
dignités  de  l'Eglise,  voudraient  employer  le  superflu  des  revenus  ecclésias- 
tiques à  se  faire  une  fortune  et  à  se  distinguer  dans  le  monde  ;  ils  savent 
mieux  que  moi  quels  anathèmes  l'Église  a  fulminés  contre  ce  désordre;  ils 
savent  que  le  relâchement  de  la  morale  n'a  point  encore  été  jusqu'à  favori- 
ser là-dessus  en  aucune  sorte  leur  ambition  et  leur  convoitise  ;  ils  savent 
avec  quelle  sévérité  les  théologiens  les  moins  étroits  et  les  plus  indulgents 
ont  raisonné  sur  l'emploi  de  ce  superflu,  qui  même,  indépendamment  des 
pauvres,  n'appartient  point  aux  riches  bénéficiers  ;  et  ils  n'ignorent  pas  que 
tout  usage  profane  qu'ils  en  font  est,  de  l'aveu  de  tous  les  docteurs  et  incon- 
testablement, un  sacrilège.  Que  si  vous  me  demandez  à  quoi  leur  sert  donc 
cette  multiplicité  de  bénéfices  qu'ils  recherchent  avec  tant  d'ardeur,  et  qu'ils 
poursuivent  avec  tant  d'empressement,  puisqu'elle  ne  fait  qu'augmenter  le 
poids  de  leurs  obligations,  sans  leur  pouvoir  être  de  nul  avantage  par  rapport 
à  ces  fins  humaines  d'accroissement  et  d'élévation ,  c'est  sur  quoi  je  n'aurais 
garde  ici  de  m'étendre,  et  j'aimerais  mieux  m'en  rapporter  à  leurs  con- 
sciences ,  que  de  faire  une  censure  de  leur  conduite  dont  vous  seriez  peu 
édifiés ,  et  dont  peut-être  ils  seraient  encore  moins  touchés.  Ainsi  revenons 
au  point  et  à  la  question  générale. 

Est-ce  un  désir  injuste  et  criminel  que  de  vouloir  agrandir  son  état?  Non, 
Chrétiens ,  il  ne  l'est  pas  toujours  ;  ou  ,  si  vous  voulez,  il  ne  l'est  pas  en  soi. 
Mais  prenez  bien  garde  aux  conditions  requises  ,  afin  qu'il  ne  le  soit  pas  ;  et 
voyez  si  de  tous  les  désirs  que  l'on  peut  former,  il  y  en  a  un  plus  dangereux 
et  communément  plus  pernicieux.  Je  veux  qu'il  vous  soit  permis  d'agran- 
dir votre  état  ;  mais  comment?  selon  les  lois  de  votre  religion.  Par  exemple , 
qu'il  vous  soit  permis  d'acheter  cette  charge,  si  vous  avez  le  mérite  né- 
cessaire pour  l'exercer,  si  vous  êtes  capable  d'y  glorifier  Dieu ,  si  c'est  pour 
l'utilité  publique  :  car  pourquoi  vous  élèverez-vous  aux  dépens  du  public  et 
de  Dieu  même?  Or,  combien  de  riches  néanmoins  voyons-nous  tous  les 
jours  ainsi  s'élever?  11  était  de  l'intérêt  de  Dieu  que  cet  homme,  qui  n'a  ni 


SUR   L  AUMONE. 


29U 


conscience,  ni  probité ,  n'eût  jamais  le  pouvoir  et  l'autorité  entre  les  mains  ; 
et  toutefois  ,  parce. qu'il  était  riche,  il  a  su  monter  aux  premiers  rangs  et 
parvenir  à  tout.  L'ignorance  et  l'incapacité  de  celui-ci  devaient  l'exclure 
de  toutes  les  affaires  et  de  toute  administration  ;  mais  parce  qu'il  était  opu- 
lent ,  sa  présomption  Fa  porté  à  vouloir  être  assis  sur  les  tribunaux  de  la 
justice ,  pour  décider  et  pour  juger.  Cependant,  si  l'un  et  l'autre  ne  se  fût 
point  mis  en  tête  d'agrandir  son  état,  ils  auraient  eu  l'un  et  l'autre  du  su- 
perflu ;  et  c'est  de  ce  superflu  qu'ils  auraient  accompli  le  précepte  de  l'au- 
mône. Mais  cette  morale  nous  conduirait  trop  loin. 

Je  veux,  Chrétiens,  qu'il  vous  soit  permis  d'agrandir  votre  état,  pourvu 
que  vous  vous  conteniez  dans  les  termes  d'une  modestie  raisonnable  et 
sage,  et  que  ce  désir  n'aille  pas  jusqu'à  l'infini.  Pourquoi?  non-seule- 
ment parce  qu'il  n'est  rien  de  plus  opposé  à  l'esprit  du  christianisme  que 
de  vouloir  toujours  s'élever,  et  que  cela  seul ,  dit  saint  Bernard  ,  est  un 
crime  devant  Dieu  ;  mais  parce  qu'il  s'ensuivrait  de  là  que  le  commande- 
ment de  l'aumône  ne  serait  plus  qu'un  commandement  chimérique  et  en 
spéculation.  Car  il  est  évident  que  les  riches  ayant  droit  alors  ,  comme  ils 
l'auraient,  d'épargner  tout,  de  ménager  tout,  de  retenir  tout,  il  n'y  aurait 
plus  de  superflu  dans  le  monde ,  et  qu'ainsi  le  précepte  de  l'aumône  ne 
serait  plus  que  l'ombre  d'une  ancienne  loi  qui  obligeait  nos  pères  ,  tandis 
que  la  simplicité  du  siècle  bornait  leurs  vues  et  les  fixait  à  un  état,  mais 
qui  dans  la  suite  aurait  perdu  toute  sa  force ,  depuis  que  la  science  du 
monde  nous  a  inspiré  de  plus  hautes  idées  ,  et  appris  à  bâtir  de  grandes 
fortunes.  Or,  dites-moi ,  mes  chers  auditeurs,  si  cette  conséquence  est  sou- 
tenable  ? 

Je  veux  qu'il  vous  soit  permis  d'agrandir  votre  état ,  pourvu  qu'en 
même  temps  vos  aumônes  grossissent  à  proportion ,  et  que  vous  posiez 
pour  principe  qu'elles  font  une  partie  et  une  partie  essentielle  de  votre 
état.  Mais  ce  que  je  veux  surtout  (retenez  bien  cette  maxime),  c'est  qu'il  ne 
vous  soit  point  permis  d'agrandir  votre  état ,  qu'après  que  vous  aurez 
pourvu  aux  nécessités  des  pauvres ,  et  qu'autant  que  les  nécessités  des 
pauvres  pourront  s'accorder  avec  cette  nouvelle  grandeur.  Est-il  rien  de 
plus  juste?  Quoi!  mon  Frère  ,  vous  travaillerez  par  de  continuelles  et  de 
longues  épargnes  à  vous  établir  et  à  vous  pousser  dans  le  monde  ,  pendant 
que  les  pauvres  souffriront  ?  Au  lieu  de  les  soulager ,  vous  n'aurez  point 
d'autre  soin  que  d'amasser  et  d'acquérir  ;  et  vous  insulterez ,  pour  ainsi 
parler,  à  leur  misère  ,  en  leur  faisant  voir  dans  votre  élévation  l'éclat  et 
la  pompe  qui  vous  environne  ?  Non ,  mon  Dieu  ,  direz-VOus  si  vous  êtes 
chrétien  ,  il  n'en  ira  pas  de  même.  Je  sais  trop  à  quoi  m'engage  la  charité 
que  je  dois  à  mon  prochain.  Il  n'est  pas  nécessaire  que  je  sois  plus  riche 
ni  plus  grand  ;  mais  il  est  nécessaire  que  vos  pauvres  subsistent.  Mon  pre- 
mier devoir  sera  donc  de  les  secourir;  et  tandis  que  je  les  verrai  dans 
l'indigence  ,  je  ne  regarderai  le  superflu  de  mes  biens  que  comme  un  dé- 
pôt que  vous  m'avez  confié  pour  eux.  Voilà  comment  vous  parlerez  ;  et  si 
la  nécessité  des  pauvres  devenait  extrême  ,  non-seulement  vous  y  emploie- 
rez le  superflu ,  mais  le  nécessaire  même  de  votre  état  :  pourquoi?  parce 


300  sur  l'aumône. 

que  vous  devez  aimer  votre  prochain  préférablement  à  votre  état  ;  et  s'il 
faut  rabattre  quelque  chose  de  votre  état  pour  conserver  votre  frère  ,  c'est 
à  quoi  vous  devez  consentir  et  vous  soumettre ,  afin  que  votre  frère  ne  pé- 
risse pas.  Ainsi  l'enseigne  toute  l'école. 

Et  quand  je  dis  nécessité  extrême  du  prochain  ,  je  n'entends  pas  seule- 
ment nécessité  extrême  par  rapport  à  la  vie  ;  j'entends  nécessité  extrême 
par  rapport  aux  biens  ,  à  l'honneur,  à  la  liberté.  Je  m'explique.  Vous  sa- 
vez que  ce  malheureux  doit  languir  des  années  entières  dans  une  prison  , 
si  l'on  ne  contribue  à  sa  délivrance  ;  vous  savez  que  cette  jeune  personne 
va  se  perdre  ,  si  Ton  ne  s'empresse  de  l'aider  :  c'est  du  nécessaire  même 
de  votre  état  que  leur  doit  venir  ce  secours  :  par  quelle  raison  ?  parce  que 
ce  sont  là  des  nécessités  extrêmes.  Telle  est  ma  pensée  ;  et  ce  que  je  pense 
n'est  point  ce  qui  s'appelle  morale  sévère  ,  puisque  c'est  la  morale  même 
de  ceux  qu'on  a  le  plus  soupçonnés  et  accusés  de  relâchement. 

Ah  !  Chrétiens  ,  qu'il  y  a  de  vérités  dont  on  n'est  pas  encore  persuadé 
dans  le  christianisme  !  Je  vois  bien,  reprend  saint  Augustin  dans  ses  com- 
mentaires sur  le  psaume  trente-huitième  (et  j'avoue  ,  mes  Frères ,  que 
voici  le  seul  prétexte  qui  serait  capable  de  m' arrêter,  et  que  j'aurais  peine 
à  combattre,  si  ce  saint  docteur  ne  l'avait  lui-même  détruit)  ;  je  vois  ce  que 
vous  m* allez  opposer  :  vous  dites  que  vous  avez  une  famille  et  des  enfants 
à  pourvoir  :  d'où  vous  concluez  que  vous  pouvez  donc  garder  votre  su- 
perflu :  Video  quid  dicturus  es  :  Filiis  servio.  Mais  je  vous  réponds , 
ajoute  ce  Père ,  que ,  sous  une  apparence  de  piété ,  cette  parole  n'est 
qu'une  vaine  excuse  de  votre  iniquité  :  Sed  hœc  vox  pietatis  excusatio 
est  iniquitatis  *.  Non  ,  Chrétiens  ,  ce  prétexte  ,  tout  spécieux  qu'il  est,  ne 
vous  justifiera  jamais  devant  Dieu.  Soit  que  vous  ayez  des  enfants  à  éta- 
blir ou  non  ,  du  moment  que  vous  avez  du  superflu  ,  vous  le  devez  aux 
pauvres,  selon  les  règles  de  la,  charité  :  car  ces  règles  sont  faites  pour  vous, 
et  elles  n'ont  rien  d'incompatible  avec  vos  autres  devoirs.  Vous  devez  pour- 
voir vos  enfants  ;  mais  vous  ne  devez  pas  oublier  les  membres  de  Jésus- 
Christ.  Si  Dieu  vous  avait  chargés  d'une  plus  nombreuse  famille ,  vous 
sauriez  bien  partager  vos  soins  paternels  entre  tous  les  sujets  dont  elle  se- 
rait composée.  Or,  regardez  ce  pauvre  comme  un  enfant  de  surcroît  dans 
votre  maison.  Excellente  pratique  ,  d'adopter  les  pauvres  qui  vous  repré- 
sentent Jésus-Christ ,  et  de  les  mettre  au  nombre  de  vos  enfants  ! 

Mais  enfin  ,  ajoutez-vous  ,  les  temps  sont  mauvais  ,  chacun  souffre  ;  et 
n'est-il  pas  alors  de  la  prudence  de  penser  à  l'avenir,  et  de  garder  son  re- 
venu ?  C'est  ce  que  la  prudence,  vous  dicte  ;  mais  une  prudence  réprouvée , 
une  prudence  charnelle  et  ennemie  de  Dieu.  Tout  le  inonde  souffre  et  est 
incommodé ,  j'en  conviens  ;  mais  après  tout ,  si  j'en  jugeais  par  les  appa- 
rences, peut-être  aurais-je  peine  à  en  convenir;  car  jamais  le  faste,  jamais 
le  luxe  fut-il  plus  grand  qu'il  l'est  aujourd'hui  ?  et  qui  sait  si  ce  n'est  point 
pour  cela  que  Dieu  nous  châtie  ;  Dieu  ,  dis-jc  ,  qui,  selon  l'Écriture  ,  a  en 
horreur  le  pauvre  superbe  ?  Mais  ,  encore  une  ibis  ,  je  ie  veux  ,  les  temps 
sont  mauvais  ;  et  que  concluez-vous  de  là  ?  Si  tout  le  monde  souffre  ,  les 

1  Aucust. 


sun  l'aumône.  30  i 

pauvres  ne  souffrent-ils  point  ?  et  si  les  souffrances  des  pauvres  se  trouvent 
jusque  chez  les  riches  ,  à  quoi  doivent  être  réduits  les  pauvres  mômes  ?  Or, 
à  qui  est-ce  d'assister  ceux  qui  souffrent  plus ,  si  ce  n'est  pas  à  ceux  qui 
souffrent  moins  ?  Est-ce  donc  bien  raisonner  de  dire  que  vous  avez  droit 
de  retenir  votre  superflu,  parce  que  les  temps  sont  mauvais  ,  puisque  c'est 
justement  pour  cela  môme  que  vous  ne  le  pouvez  retenir  sans  crime ,  et 
que  vous  êtes  dans  une  obligation  particulière  de  le  donner  ? 

Cette  morale  vous  étonne  ,  et  vous  parait  n'aller  à  rien  moins  qu'à  la 
damnation  de  tous  les  riches.  Il  me  suffit  de  vous  répondre  ,  avec  le  chan- 
celier Gerson  ,  que  ce  n'est  point  cette  morale  qui  damne  les  riches  ;  mais 
que  ce  sont  les  riches  qui  se  damnent ,  pour  ne  vouloir  pas  suivre  cette 
morale.  Aussi  le  Fils  de  Dieu  n'attribue  point  la  réprobation  du  mauvais 
riche  de  l'Évangile  à  une  autre- cause.  De  conclure  que  tous  les  riches  sont 
damnés ,  c'est  mal  penser  de  son  prochain  ;  c'est  vouloir  entrer  dans  les 
conseils  de  Dieu ,  et  juger  des  autres  avec  témérité  et  avec  malignité. 
Faisons  notre  devoir,  mes  Frères,  dit  saint  Augustin,  et  il  ne  nous  arrivera 
jamais  de  tirer  de  pareilles  conséquences.  Quand  nous  serons  charitables 
et  miséricordieux  ,  nous  trouverons  qu'il  y  en  a  d'autres  qui  le  sont  aussi 
bien  que  nous ,  et  qui  le  sont  plus  que  nous.  Quoi  qu'il  en  soit,  mon  cher 
auditeur,  n'abusez  point  du  superflu  de  vos  biens  ;  et  puisque  Dieu  vous  le 
demande  pour  servir  à  votre  salut,  ne  le  faites  pas  servir  à  votre  perte 
éternelle.  Souvenez-vous  qu'il  le  faudra  laisser  un  jour,  ce  superflu  ;  et 
qu'après  vous  être  rendu  odieux  dans  le  monde  en  le  réservant ,  après  vous 
être  attiré  la  haine  de  Dieu ,  vous  le  quitterez  à  la  mort  :  au  lieu  qu'en 
le  consacrant  à  la  charité  ,  vous  le  ménagez  pour  le  ciel.  Souvenez-vous  que 
rien  même  n'engagera  plus  Dieu  à  verser  sur  vous  ses  bénédictions  tem- 
porelles, qu'un  saint  usage  de  vos  biens  en  faveur  des  pauvres.  La  parole 
de  Jésus-Ghrist  y  est  expresse  :  Donnez,  et  vous  recevrez.  Achevons.  Pré- 
cepte de  l'aumône,  matière  de  l'aumône,  c'est  de  quoi  je  vous  ai  parlé. 
En  voici  l'ordre ,  et  c'est  le  sujet  de  la  dernière  partie. 

TROISIÈME    PARTIE. 

C'est  l'ordre  qui  donne  la  perfection  aux  choses ,  et  quand  le  Saint-Es- 
prit ,  dans  l'Écriture ,  veut  nous  faire  entendre  que  Dieu  a  tout  fait  en 
Dieu ,  il  se  contente  de  nous  dire  qu'il  a  tout  fait  avec  ordre  et  avec  me- 
sure. La  charité  même,  dit  saint  Thomas,  cette  reine  des  vertus  ,  cesserait 
d'être  vertu ,  si  l'ordre  y  manquait.  Aussi  l'épouse  des  Cantiques  comptait 
parmi  les  grâces  les  plus  singulières  qu'elle  eût  reçues  de  son  époux,  celle 
d'avoir  ordonné  la  charité  dans  son  cœur  :  Ordinavit  in  me  charitatem  *. 
Mais  quoi  !  demande  saint  Augustin  ,  la  charité  a-t-elle  besoin  d'être  or- 
donnée ;  et  n'est-ce  pas  elle  qui  met  l'ordre  partout ,  ou  n'est-elle  pas  elle- 
même  l'ordre  et  la  règle  de  tout?  Oui ,  mes  Frères ,  répond  ce  saint  doc- 
teur ;  la  charité  ,  la  vraie  charité  est  ordonnée  dans  elle-même  ,  et  ne  doit 
point  chercher  l'ordre  hors  d'elle-même;  mais  il  y  a  une  fausse  charité, 

«    Cant.,  2. 


302  SUR   L  AUMONE. 

et  un  de  ses  caractères  est  d'être  déréglée  et  sans  ordre.  De  là  vient,  con- 
tinue ce  Père  ,  que  l'épouse  ,  ligure  de  l'âme  chrétienne,  se  tient  redevable 
à  Dieu  de  deux  grandes  grâces  :  Tune  de  lui  avoir  donné  la  charité ,  et 
l'autre  d'avoir  établi  dans  elle  Tordre  de  la  charité  :  Ordinavit  in  me 
charitoiem.  C'est  l'explication  que  fait  saint  Augustin  de  ces  paroles.  Or, 
ce  qu'il  dit  de  la  charité  en  général  se  doit  dire  en  particulier  de  l'au- 
mône ,  puisque  l'aumône  est  essentiellement  une  partie  de  la  charité.  Il 
faut  donc  de  l'ordre  dans  l'aumône  :  et  cet  ordre ,  selon  les  théologiens, 
doit  être  observé ,  premièrement ,  par  rapport  aux  pauvres,  à  qui  l'aumône 
est  due;  secondement,  par  rapport  aux  riches,  à  qui  l'aumône  est  com- 
mandée :  voilà  une  instruction  dont  il  ne  faut ,  s'il  vous  plaît ,  rien 
perdre. 

Je  dis  que ,  par  rapport  aux  pauvres  à  qui  l'aumône  est  due,  il  y  a  un 
ordre  à  garder  ;  et  cet  ordre  quel  est-il?  c'est  que  l'aumône,  du  moins  dans 
la  préparation  du  cœur ,  ou  pour  parler  plus  intelligiblement ,  c'est  que  la 
volonté  de  faire  l'aumône  doit  être  générale  et  universelle;  c'est-à-dire 
qu'elle  doit  s'étendre  à  tous  les  pauvres  de  Jésus-Christ,  sans  en  exclure 
un  seul  ;  car  dès  que  vous  en  excepterez  un  seul ,  vous  n'aurez  plus  le  véri- 
table esprit  de  la  charité.  Il  faut,  dit  saint  Chrysostome,  que  cette  vertu 
ramasse  dans  notre  cœur  tout  ce  qu'il  y  a  au  monde  de  nécessiteux  et  de 
misérables,  comme  ils  sont  tous  ramassés  dans  le  cœur  de  Dieu.  C'est  là, 
pour  m'exprimer  de  la  sorte ,  c'est  dans  les  entrailles  de  la  charité  de  Dieu , 
que  saint  Paul  trouvait  tous  les  hommes  réunis ,  et  que  tous  les  hommes 
nous  doivent  paraître  également  dignes  de  nos  soins  :  Cupio  vos  omnes  in 
visceribus  Christi  Jesu1.  En  sorte  que  ,  s'il  se  pouvait  faire  que  votre  cha- 
rité eût  une  aussi  grande  étendue  que  les  misères  du  prochain ,  vous  voudriez 
soulager ,  par  votre  charité ,  toutes  les  misères  du  monde ,  afin  de  pouvoir 
dire  en  parlant  aux  pauvres  ce  que  disait  le  même  apôtre  aux  Corinthiens  : 
Cornostrum  dilatatum est;  non  angustiamini  in  nobis*.  Non ,  mes  Frères , 
qui  que  vous  soyez ,  mon  cœur  n'est  point  resserré  pour  vous  ;  mais  vous  y 
avez  tous  place  :  car  voilà  le  caractère  de  la  charité  et  de  la  miséricorde 
chrétienne. 

Que  dis-je,  de  la  miséricorde  chrétienne?  Dieu  même  dans  l'ancien  Tes- 
tament ,  ne  prescrivait-il  pas  aux  Juifs  cette  loi  ;  et ,  en  leur  ordonnant  l'au- 
mône ,  ne  leur  marquait-il  pas  en  particulier  la  personne  de  leur  ennemi? 
Si  esurierit  inimicus  tuus,  ciba  illum;  si  sitit,  potum  da  Mi3;  voulant 
par  là  leur  faire  entendre  que  l'aumône  ne  devait  point  être  bornée  ;  mais 
qu'étant ,  selon  l'expression  de  saint  Pierre  Chrysologue,  l'émule  de  la  mi- 
séricorde de  Dieu ,  elle  doit  se  répandre  aussi  bien  sur  les  ennemis  que  sur 
les  amis ,  comme  Dieu  fait  lever  son  soleil  aussi  bien  sur  les  méchants  que 
sur  les  Justes  :  Si  esurierit  inimicus  tuus,  ciba  illum.  Or,  si  Dieu  le 
voulait  de  la  sorte  dans  une  loi  où  il  était ,  ce  semble ,  permis  de  haïr  son 
ennemi ,  ou  du  moins  quelque  ennemi ,  ainsi  que  l'expliquent  les  Pères  ; 
jugez ,  Chrétiens ,  ce  qu'il  exige  de  nous ,  pour  qui  l'amour  des  ennemis  est 
un  devoir  propre  et  un  commandement  particulier. 

'  Philipp.;  1.  —  2  2  Cor.,  6.  —  3  Prov.,  2ô. 


SUR   L* AUMONE.  303 

Et  de  là  môme  concluons  quel  est  l'aveuglement  et  Terreur  de  certaines 
personnes  qui ,  jusque  dans  leurs  aumônes ,  se  laissent  gouverner  par  leurs 
passions  et  leurs  affections  naturelles  ;  qui  donnent  à  ceux-ci ,  parce  que 
ceux-ci  leur  plaisent ,  et  qui  ne  donnent  jamais  à  ceux-là ,  parce  que  ceux-là 
n'ont  pas  le  bonheur  de  leur  agréer  ;  qui  se  font  une  gloire  et  un  point 
d'honneur  de  pourvoir  aux  besoins  des  uns,  et  qui  n'ont  que  de  la  dureté 
ou  de  l'indifférence  pour  les  autres  ;  c'est-à-dire  qui  contentent  leur  amour- 
propre  ,  en  faisant  l'aumône,  et  qui  suivent  le  mouvement  d'une  antipathie 
secrète ,  en  ne  la  faisant  pas.  Car  c'est  ce  qui  arrive  aux  spirituels  mêmes , 
sans  qu'ils  y  fassent  réflexion.  Or,  est-ce  là  l'esprit  de  l'Évangile?  Accou- 
tumons-nous ,  mes  chers  auditeurs  ,  à  faire  les  actions  chrétiennes  chrétien- 
nement, et  n'en  corrompons  point  la  sainteté  par  le  mélange  de  l'iniquité. 
Faire  ainsi  l'aumône,  ce  n'est  point  pratiquer,  mais  profaner  une  vertu. 
Si  je  fais  l'aumône  dans  l'ordre  de  Dieu ,  je  dois  être  prêt  à  la  faire  sans 
distinction  et  sans  exception  ;  à  la  faire  partout  où  je  verrai  le  besoin ,  et 
selon  la  mesure  du  besoin  que  Dieu  me  fera  connaître.  Tellement  qu'à 
prendre  la  chose  en  général ,  si  je  vois  mon  ennemi  même  dans  une  néces- 
sité plus  pressante,  je  dois  le  secourir  par  préférence  à  tout  autre.  Voilà  ce 
que  m'apprend  le  christianisme  que  je  professe  ;  et  sans  cela ,  je  n'ai  qu'une 
charité  apparente.  Car  je  ne  mérite  rien  dans  les  aumônes  que  je  fais ,  et  je 
me  rends  doublement  coupable  dans  celles  que  je  ne  fais  pas  :  pourquoi? 
parce  que  dans  les  aumônes  que  je  fais ,  je  ne  suis  que  mon  inclination  ;  et 
dans  celles  que  je  ne  fais  pas,  je  satisfais  mon  ressentiment ,  et  je  manque  à 
une  de  mes  plus  étroites  obligations. 

Ce  n'est  pas  qu'il  ne  soit  permis ,  et  qu'il  ne  soit  même  à  propos  d'avoir 
là-dessus  certains  égards  ;  et  je  conviens,  avec  tous  les  maîtres  de  la  morale, 
que  les  proches  et  les  domestiques  doivent  communément  l'emporter  sur  les 
étrangers  ;  ceux  qui  se  trouvent  dans  une  impuissance  absolue  de  s'aider, 
sur  ceux  à  qui  il  reste  encore  dans  leur  travail  quelque  ressource  ;  ceux  qui 
s'emploient  à  procurer  la  gloire  de  Dieu  et  à  sanctifier  le  prochain ,  sur 
ceux  qui  ne  sont  occupés  que  d'eux-mêmes  et  de  leur  propre  salut.  Ce  fut 
le  puissant  motif  qui  porta  saint  Louis  à  répandre  si  libéralement  ses  grâces 
sur  ces  deux  apôtres  de  son  siècle ,  saint  Dominique  et  saint  François  d'As- 
sise. Il  n'épargna  rien  pour  les  soutenir,  pour  les  seconder,  parce  quilles 
regarda  comme  les  défenseurs  de  l'Église ,  comme  les  propagateurs  de  la 
foi ,  comme  les  dispensateurs  de  la  parole  de  Dieu.  Ce  n'est  plus  guère 
peut-être  la  dévotion  de  notre  temps ,  mais  la  dévotion  de  saint  Louis  était 
8ans  doute  aussi  solide  que  la  nôtre. 

L'ordre  de  l'aumône  ainsi  réglé ,  par  rapport  au  pauvre ,  à  qui  l'aumône 
est  due ,  il  reste  à  le  régler  par  rapport  au  riche ,  à  qui  l'aumône  est  com- 
mandée ;  et  c'est  ce  que  je  réduis  à  cinq  articles ,  par  où  je  finis  en  peu  de 
paroles ,  pour  ne  pas  fatiguer  votre  patience. 

Première  règle  :  que  l'aumône  soit  faite  d'un  bien  propre ,  et  non  point 
du  bien  d'autrui ,  comme  il  arrive  tous  les  jours  ;  non  point  d'un  bien  in- 
justement acquis ,  et  que  la  conscience  me  reproche.  Car  notre  Dieu ,  Chré- 
tiens, a  l'injustice  en  horreur,  et  la  déteste  jusque  dans  le  sacrifice  et 


30i  su*  i/aimone. 

l'holocauste,  comme  parle  l'Écriture  :  Odio  kaèêns  rapinam  in  halo- 

causto*.  Faire  des  aumônes  du  bien  d'autrui ,  dit  saint  Chrysostome ,  c'est 
faire  Dieu  le  complice  de  nos  larcins ,  et  vouloir  qu'il  participe  à  notre  péché. 
Puisque  l'aumône,  selon  saint  Paul,  est  comme  une  hostie  qui  nous  rend 
Dieu  favorable,  l'alibus  enim  liostiis  promeretur  Beu$°*,  offrons-lui  cette 
hostie  toute  pure ,  et  ne  confondons  jamais  une  aumône  et  une  restitution  ; 
car  ce  sont  deux  choses  essentiellement  distinguées  que  la  restitution  et 
l'aumône;  et  jamais  l'aumône  ne  peut  être  le  supplément  de  la  restitution, 
si  ce  n'est  que  la  restitution  nous  soit  impossible. 

Seconde  règle  :  que  les  actions  de  justice  envers  les  pauvres  passent 
toujours  devant  les  œuvres  de  pure  charité  ;  ou,  si  je  puis  ainsi  parler,  que 
l'aumône^de  justice  précède  toujours  l'aumône  de  charité.  Car  il  y  a ,  mes 
Frères,  une  aumône  de  justice;  et  j'appelle  aumône  de  justice,  payer  aux 
pauvres  ce  qui  leur  appartient ,  payer  de  pauvres  domestiques ,  payer  de 
pauvres  artisans ,  payer  de  pauvres  marchands ,  ou  même  de  riches  mar- 
chands, mais  qui  de  riches  qu'ils  étaient,  tombent  dans  la  pauvreté,  parce 
qu'on  les  laisse  trop  longtemps  attendre.  Or,  la  loi  de  Dieu  veut  que  cette 
espèce  d'aumône  ait  le  premier  rang,  et  c'est  par  là  qu'il  faut  commencer. 
Mais  avouons-le ,  Chrétiens ,  c'est  une  morale  que  bien  des  riches  du  monde 
ne  veulent  pas  entendre  aujourd'hui.  Vous  le  savez  :  on  traite  ce  mar- 
chand ,  cet  artisan  ,  qui  fait  quelque  instance,  de  fâcheux  et  d'importun  ; 
on  le  fait  languir  des  années  entières  ;  et  après  bien  des  remises ,  qui  l'ont 
peut-être  à  demi  ruiné ,  on  lui  donne  à  regret  ce  qui  lui  est  le  plus  légiti- 
mement acquis ,  comme  si  c'était  une  grâce  qu'on  lui  accordât ,  et  non  une 
dette  dont  on  s'acquittât.  Combien  même  en  usent  de  la  sorte  par  une  po- 
litique d'intérêt,  que  je  n'examine  point  ici;  voulant  paraître  incommodés 
dans  leurs  affaires ,  et  cacher  leur  état  aux  yeux  des  hommes ,  mais  sans 
le  pouvoir  cacher  aux  yeux  de  Dieu?  Quoi  qu'il  en  soit,  ce  n'est  pas  sans 
raison  que  je  touche  ce  point  ;  et  sans  que  je  m'explique  davantage,  tel  qui 
m'écoute  comprend  assez  ce  que  je  dis,  ou  ce  que  je  veux  dire. 

Troisième  règle  :  que  les  aumônes  ne  soient  point  jetées  au  hasard ,  mais 
données  avec  mesure,  avec  réflexion.  Autrement,  ce  sont  des  aumônes 
souvent  mal  placées.  L'un  reçoit,  parce  que  le  hasard  vous  Ta  présenté; 
et  l'autre  ne  reçoit  rien ,  parce  que  vous  n'avez  pas  pris  soin  de  le  chercher 
et  de  le  connaître.  Mais  celui-là  peut-être  que  vous  soulagez  pouvait  encore 
se  passer  d'un  tel  secours  ;  et  celui-ci  que  vous  ne  soulagez  pas  manque  de 
tout ,  et  se  voit  réduit  aux  dernières  extrémités. 

Quatrième  règle  :  que  les  aumônes  soient  publiques,  quand  il  est  constant 
et  public  que  vous  possédez  de  grands  biens ,  et  que  vous  êtes  dans  l'abon- 
dance :  pourquoi  ?  pour  satisfaire  à  l'édification ,  pour  donner  l'exemple , 
pour  accomplir  la  parole  de  Jésus-Christ:  Luceat  lux  vestra  coram  homi- 
nibus,  et  videant  opéra  vestra  ôonaz.  Car  n'est-ce  pas  un  scandale,  de 
voir  des  riches  vivre  dans  l'opulence,  et  de  ne  savoir,  ni  s'ils  font  l'au- 
mône ,  ni  où  ils  la  font?  Ce  n'est  point  pour  eux  que  le  Sauveur  du  monde 
a  dit  :  Nesciat  sinistre,  tua  qirid  faciat  dextera  tuah  :  Que  votre  main 

•  haï.,  61.  —  2  Hcbr.,  13.  ~  J  Mauli.,  5.  —  4  Ibid. 


SUA    h  AUMONE.  30IS 

gauche  ne  sache  pas  ce  que  fait  votre  main  droite.   Ce  serait  une  fausse 
humilité. 

Cinquième  et  dernière  règle  :  c'est  de  faire  l'aumône  dans  le  temps  où 
elle  vous  peut  être  utile  pour  le  salut ,  sans  attendre  à  la  mort ,  ou  même 
après  la  mort.  Et  voilà ,  mes  chers  auditeurs ,  le  point  important  que  je  ne 
puis  assez  vous  recommander.  Car  de  quel  mérite  peuvent  être  devant  Dieu 
des  aumônes  faites  seulement  à  la  mort  ;  et  quel  fruit  en  pouvez-vous  re- 
tirer alors,  qui  soit  comparable  à  ce  quelles  auraient  valu  pendant  la  vie  ? 
Est-ce  bien  témoigner  à  Dieu  votre  amour,  que  de  lui  faire  part  de  vos 
biens  quand  vous  n'êtes  plus  en  état  de  les  posséder,  quand  la  mort  vous  les 
arrache  par  violence ,  quand  ils  ne  sont  plus  proprement  à  vous  ?  On  dit  : 
Cet  homme  a  beaucoup  donné  en  mourant  ;  et  moi  je  dis  :  Il  n'a  rien 
donné  ;  mais  il  a  laissé,  et  il  n'a  laissé  que  ce  qu'il  ne  pouvait  retenir,  et 
que  parce  qu'il  ne  le  pouvait  retenir.  Il  l'a  gardé  jusqu'au  dernier  moment  ; 
et  s'il  eût  pu  l'emporter  avec  lui,  ni  Dieu  ,  ni  les  pauvres  n'auraient  eu 
rien  à  y  prétendre.  Aussi ,  que  lui  servent  dételles  aumônes ,  et  quel  profit 
en  doit-il  espérer?  Car  il  est  de  la  foi ,  Chrétiens ,  que  toutes  vos  aumônes 
après  la  mort  n'ont  plus  de  vertu  pour  vous  sauver.  Elles  peuvent  bien 
soulager  votre  âme  dans  le  purgatoire  ;  mais  quant  au  salut,  ce  sont  après 
la  vie  des  œuvres  stériles  :  pourquoi?  parce  que  l'affaire  du  salut  est  déjà 
décidée,  et  que  l'arrêt  est  sans  appel.  Cependant,  riches  du  siècle,  la 
grande  vertu  de  l'aumône  à  votre  égard ,  c'est  de  contribuer  à  votre  salut. 
Si  ce  riche  dans  la  vie  eût  fait  une  partie  des  aumônes  qu'il  a  ordonnées 
à  la  mort ,  ses  aumônes  l'auraient  sauvé  ;  elles  lui  auraient  attiré  des  grâces 
de  conversion  ;  elles  auraient  prié  pour  lui ,  selon  le  langage  de  l'Écriture. 
Car  ce  ne  sont  pas  tant  les  pauvres  qui  prient  pour  nous ,  que  l'aumône 
même  :  Conclude  eleemosynam  in  sinu  paaperis ,  et  ipsa  exorablt  pro 
te1.  Que  le  pauvre  prie,  ou  qu'il  ne  prie  pas,  l'aumône  prie  toujours  in- 
dépendamment du  pauvre  :  mais  en  vain  après  la  mort  prierait-elle  pour 
votre  conversion,  puisque  ce  n'est  plus  le  temps  de  se  convertir.  En  vain 
réclamerait-elle  pour  vous  la  miséricorde  divine ,  puisque  ce  n'est  plus  le 
temps  de  la  miséricorde. 

La  conséquence  qui  suit  de  là ,  c'est  la  grande  leçon  que  nous  fait  saint 
Paul  :  Dùm  tempus  habemus,  operemur  bonum*.  Si  nous  aimons.  Dieu, 
et  si  nous  nous  aimons  nous-mêmes ,  faisons  de  bonnes  œuvres  tandis  que 
nous  en  avons  le  temps.  Je  ne  prétends  pas  vous  détourner  d'en  faire  à  la 
mort  ;  à  Dieu  ne  plaise  !  c'était  un  usage  trop  saint  et  trop  chrétien  que 
celui  des  fidèles  autrefois,  de  vouloir  que  Jésus-Christ  fût  leur  héritier,  et 
qu'il  eût  part  à  leurs  dernières  volontés.  Mais,  du  reste,  souvenons-nous 
que  les  bonnes  œuvres  de  la  vie  sont  de  tout  un  autre  poids.  Ah  !  Chré- 
tiens ,  voici  le  temps  où  Dieu  se  dispose  à  verser  plus  abondamment  ses 
grâces,  et  où  il  vous  appelle  plus  fortement  à  la  pénitence.  Or,  un  des 
moyens  les  plus  efficaces  pour  le  toucher  en  votre  faveur ,  c'est  de  lui  en- 
voyer, selon  la  figure  de  l'Évangile,  des  médiateurs  qui  lui  parlent  pour 
vous,  et  qui  s'engagent  à  consommer  l'affaire  de  votre  conversion ,  et  celle 

1  Eccli.,  29.  —  a  Gai  a  t.,  fi. 

T.    I.  50 


306  SUR  LES  TENTATIONS. 

de  votre  salut  et  de  votre  sanctification.  On  s'étonne  quelquefois  de  voir 
des  pécheurs  changer  tout  à  coup  ;  des  libertins  et  des  impies  renoncer  à 
leurs  habitudes ,  et  s'attacher  à  Dieu  ;  des  aveugles  et  des  endurcis  se  re- 
connaître ,  et  devenir  sensibles  aux  vérités  éternelles  ;  des  impénitents  de 
plusieurs  années ,  par  une  espèce  de  prodige ,  après  une  vie  déréglée  et 
dissolue ,  mourir  de  la  mort  des  Saints  :  mais  moi  je  n'en  suis  point  sur- 
pris ,  si  ces  pécheurs ,  si  ces  impies  et  ces  libertins ,  si  ces  aveugles  et  ces 
endurcis,  si  ces  impénitents  ont  été  charitables  envers  les  pauvres.  C'est 
l'accomplissement  des  oracles  de  l'Écriture  ;  c'est  un  effet  des  paroles  de 
Jésus-Christ;  c'est  la  bénédiction  de  l'aumône.  Il  faut  pour  cela  que  Dieu 
fasse  des  miracles;  mais  les  miracles,  pour  récompenser  l'aumône,  ne  lui 
coûtent  point.  Il  faut  que  Dieu  se  relâche  de  ses  droits ,  et  qu'il  arrête  tous 
les  foudres  de  sa  justice;  mais,  si  j'ose  m'exprimer  de  la  sorte,  l'aumône 
fait  violence  à  la  justice  divine  ;  et,  pour  les  intérêts  du  pauvre  et  du  riche 
qui  l'assiste ,  Dieu  n'a  point  de  droits  si  légitimes  et  si  chers  qu'il  ne  soit 
prêt  à  céder.  David  disait  qu'il  n'avait  point  vu  de  Juste  abandonné  :  Non 
vidi  Justum  derelictum1  :  et  je  puis  dire  que  je  n'ai  point  vu  de  riche  li- 
béral et  tendre  pour  les  pauvres ,  en  qui  je  n'aie  remarqué  certains  effets 
de  la  grâce,  qui  m'ont  rempli  de  consolation.  Mais  au  contraire,  il  n'est, 
hélas  !  que  trop  commun  de  voir  ces  riches  avares ,  ces  riches  insensibles 
aux  misères  du  prochain ,  vivre  sans  foi  et  sans  loi ,  vieillir  et  blanchir 
dans  leurs  désordres,  et  mourir  enfin  dans  leur  impénitence.  Pourquoi? 
parce  que ,  suivant  l'arrêt  du  Saint-Esprit ,  il  n'y  a  point  de  miséricorde 
pour  celui  qui  n'exerce  point  la  miséricorde  :  Judicium  sine  misericordiâ 
ei  qui  non  facit  misericordiam* .  Prévenons,  mes  chers  auditeurs,  un 
jugement  si  terrible.  Réveillons  dans  nos  cœurs  tous  les  sentiments  de  la 
charité  chrétienne  ;  et  par  de  saintes  aumônes ,  faisons-nous  des  amis  qui 
nous  reçoivent  dans  l'éternité  bienheureuse ,  que  je  vous  souhaite ,  etc. 


SERMON  POUR  LE  DIMANCHE  DE  LA  PREMIÈRE  SEMAINE. 


SUR  LES  TENTATIONS.^ 

Ductus  esl  Jésus  in  desertum  à  Spirilu,  ut  tentaretur  à  diabolo.  Et  cùmjejunasset  quadraginla 
dicbus  et  quadmginta  noctibus,  postea  esuriit. 

Jésus  fut  conduit  dans  le  désert  par  l'Esprit  pour  y  être  tenté  du  démon.  Et  ayant  jeune 
quarante  jours  et  quarante  nuits,  il  se  senti  pressé  de  la  faim.  Saint  Matth.,  ch.  4. 

SlRE, 

N'est-il  pas  étonnant  que  le  Fils  de  Dieu ,  qui  n'est  descendu  sur  la  terre , 

comme  dit  saint  Jean ,  que  pour  détruire  les  œuvres  du  démon  ,  ait  voulu 

es  éprouver  lui-même ,  et  se  voir  exposé  aux  attaques  de  cet  esprit  tenta- 

1  Psalui,  3tf.  —  2  Jacob.,  2. 


SUR   LES  TENTATIONS.  307 

teur?  Mais  quatre  grandes  raisons,  remarque  saint  Augustin,  l'y  ont  en- 
gagé ,  et  toutes  sont  prises  de  notre  intérêt.  Nous  étions  trop  fragiles  et 
trop  faibles  pour  soutenir  la  tentation  ,  et  il  a  voulu  nous  fortifier  ;  nous 
étions  trop  timides  et  trop  lâches,  et  il  a  voulu  nous  encourager;  nous 
étions  trop  imprudents  et  trop  téméraires ,  et  il  a  voulu  nous  apprendre  à 
nous  précautionner;  nous  étions  sans  expérience  et  trop  peu  versés  dans 
l'art  de  combattre  notre  commun  ennemi ,  et  il  a  voulu  nous  l'enseigner. 

Or,  c'est  ce  qu'il  fait  admirablement  aujourd'hui.  Car,  selon  la  pensée 
et  l'expression  de  saint  Grégoire ,  il  nous  a  rendus  plus  forts ,  en  surmon- 
tant nos  tentations  par  ses  tentations  mêmes ,  comme  par  sa  mort  il  a  sur- 
monté la  nôtre.  Justum  quippè  erat,  ut  tentatus  nostras  tentationes  suis 
vinceret,  quemadmodum  mortem  nostram  venerat  sua  morte  super  are  K 
Il  nous  a  rendus  plus  courageux  et  plus  hardis,  en  nous  animant  par  son 
exemple ,  puisque  rien  en  effet  ne  doit  plus  nous  animer  que  l'exemple  d'un 
Homme-Dieu,  notre  souverain  pontife ,  éprouvé  comme  nous  en  toutes 
manières,  suivant  la  parole  dé  saint  Paul  :  Tentatum  autemper  omnia  2. 
Il  nous  a  rendus  plus  circonspects  et  plus  vigilants,  en  nous  faisant  con- 
naître que  personne  ne  doit  se  tenir  en  assurance  ,  lorsque  lui-même ,  le 
Saint  des  saints,  il  n'est  pas  à  couvert  de  la  tentation.  Enfin  il  nous  a  ren- 
dus plus  habiles  et  plus  intelligents ,  en  nous  montrant  de  quelles  armes 
nous  devons  user  pour  nous  défendre ,  et  en  nous  traçant  les  règles  de  cette 
milice  spirituelle. 

En  cela  semblable  à  un  grand  roi ,  qui ,  pour  repousser  les  ennemis  de  son 
état ,  et  pour  dissiper  leurs  ligues ,  ne  se  contente  pas  de  lever  des  troupes 
et  de  donner  des  ordres  ;  mais  paraît  le  premier  à  la  tête  de  ses  armées  ,  les 
soutient  par  sa  présence  ,  les  conduit  par  sa  sagesse ,  les  anime  par  sa  va- 
leur ,  et  toujours ,  malgré  les  obstacles  et  les  périls ,  leur  assure  la  victoire. 
Or ,  si  l'exemple  d'un  roi  a  tant  de  force  et  tant  de  vertu,  comme  vous  le 
savez,  Chrétiens,  et  comme  vous  l'avez  tant  de  fois  reconnu  vous-mêmes, 
que  doit  faire  l'exemple  d'un  Dieu?  Voici  sans  doute  un  des  plus  importants 
sujets  que  je  puisse  traiter  dans  la  chaire,  et  qui  demande  plus  de  ré- 
flexion. Parmi  tant  d'excellentes  leçons  que  nous  donne  Jésus-Christ  dans 
l'évangile  de  ce  jour ,  touchant  la  manière  dont  nous  devons  nous  gouver- 
ner dans  la  tentation  ,  j'en  choisis  deux  auxquelles  je  m'arrête ,  et  que  me 
fournissent  les  paroles  de  mon  texte.  La  première  est  que  ce  divin  Maître  ne 
va  au  désert,  où  il  est  tenté ,  que  par  l'inspiration  de  l'Esprit  de  Dieu  :  Bue- 
tus  est  in  desertum  à  Spiritu,  ut  tentaretur.  La  seconde,  qu'il  n'y  est 
tenté  qu'après  s'être  prémuni  du  jeûne  et  de  la  mortification  des  sens  :  Et 
citmjejunasset  quadraginta  diebus  et  quadraginta  noctibus,  accessit  ten- 
tator.  De  là  je  tirerai  deux  conséquences ,  l'une  et  l'autre  bien  utiles  et  bien 
nécessaires.  Demandons,  etc.  Ave ,  Maria. 

De  quelque  manière  que  Dieu  en  ait  disposé  dans  le  conseil  de  sa  sagesse , 
sur  ce  qui  regarde  cette  préparation  de  grâces  que  saint  Augustin  appelle 
prédestination,  trois  choses  sont  évidentes  et  incontestables  dans  les  prin- 

'  Greg.  —  %  Hebr.,  4. 


308  SUR    LES    TENTATIONSi. 

cipes  de  la  foi ,  savoir  :  que ,  pour  vaincre  la  tentation ,  le  secours  de  la  grâce 
est  nécessaire  ;  qu'il  n'y  a  point  de  tentation  qui  ne  puisse  être  vaincue  par 
la  grâce,  et  que  Dieu  enfin,  par  un  engagement  de  fidélité,  ne  manque  ja- 
mais à  nous  fortifier  de  sa  grâce  dans  la  tentation. 

Sans  la  grâce  je  ne  puis  vaincre  la  tentation  :  c'est  un  article  décidé  contre 
Terreur  pélagienne.  Or ,  quand  je  dis  vaincre ,  j'entends  de  cette  victoire 
sainte  dont  parlait  l'Apôtre,  lorsqu'il  disait  :  Qui  légitimé  certaverit 1  ;  de 
cette  victoire  qui  est  un  effet  de  l'esprit  chrétien,  qui  a  son  mérite  devant 
Dieu ,  et  pour  laquelle  l'homme  doit  être  un  jour  récompensé  dans  le  ciel 
et  couronné.  Car  de  vaincre  une  tentation  par  une  autre  tentation ,  un  vice 
par  un  autre  vice ,  un  péché  par  un  autre  péché  ;  de  surmonter  la  vengeance 
par  l'intérêt,  l'intérêt  par  le  plaisir,  le  plaisir  par  l'ambition,  ce  sont  les 
vertus  et  les  victoires  du  monde ,  où  la  grâce  n'a  point  de  part.  Mais  de  sur- 
monter toutes  ces  tentations  et  le  monde  même  pour  Dieu ,  c'est  la  victoire 
de  la  grâce  et  de  notre  foi  :  Et  hœc  est  Victoria  quœ  vincit  rhundum. ,  fides 
vestra  2. 

Il  n'y  a  point  de  tentation  qui  ne  puisse  être  vaincue  par  la  grâce  :  autre 
maxime  essentielle  dans  la  religion ,  et  le  bien-aimé  disciple  saint  Jean  en 
apporte  une  excellente  raison  :  Car ,  dit -il  en  parlant  aux  fidèles ,  celui  qui 
est  en  vous  par  sa  grâce  est  bien  plus  fort  que  celui  qui  est  dans  le  monde, 
et  qui  y  règne  en  qualité  de  prince  du  monde  :  Vicistis  eum,  quoniam  ma- 
jor est  qui  in  vobis  est,  quàm  qui  in  mundo  3.  C'est  donc  faire  injure  à 
Dieu,  que  de  croire  la  tentation  insurmontable,  et  de  dire  ce  que  nous  di- 
sons néanmoins  si  souvent  :  Je  ne  puis  résister  à  telle  passion  ;  je  ne  puis 
itenir  contre  telle  habitude  et  tel  penchant.  C'est ,  dans  la  pensée  de  saint 
•Bernard  ,  une  parole  d'infidélité  encore  plus  que  de  faiblesse  :  pourquoi? 
parce  qu'en  parlant  ainsi,  ou  nous  n'avons  égard  qu'à  nos  propres  forces  , 
(et  en  ce  sens  la  proposition  est  vraie  ;  mais  nous  sommes  infidèles  de  sépa- 
xer  nos  forces  de  celles  de  Dieu  ;  ou  nous  supposons  la  grâce  et  le  secours  de 
Dieu ,  et  en  ce  sens  la  proposition  non-seulement  est  fausse ,  mais  héréti- 
que, parce  qu'il  est  de  la  foi  qu'avec  le  secours  de  Dieu  nous  pouvons  tout  : 
■Omni a possum  in  eo  qui  me  confortât fc. 

Mais  avons-nous  toujours  ce  secours  de  Dieu  dans  la  tentation  ?  C'est  ce 
<iui  me  reste  à  vous  expliquer,  et  ce  qui  doit  faire  le  fond  de  ce  discours, 
où  j'ose  dire  que,  sans  embarrasser  vos  esprits,  et  sans  rien  avancer  dont 
vous  ne  soyez  édifiés,  je  vais  vous  donner  l'éclaircissement  de  ce  qu'il  y  a 
de  plus  important  et  de  plus  solide  dans  la  matière  de  la  grâce.  Oui ,  Chré- 
tiens ,  il  est  encore  de  la  foi  que  Dieu  ne  permet  jamais  que  nous  soyons 
tentés  au  delà  de  ce  que  nous  pouvons  :  Fidel 'is  Deus  quino?i  patietur  vos 
tentari  snprà  id  quod  potestis*.  Or,  nous  n'avons  ce  pouvoir  que  par 
la  Tâce.  Elle  ne  nous  manque  donc  point  du  côté  de  Dieu ,  non-seulement 
pour  vaincre  la  tentation,  mais  pour  en  profiter  :  Sed  faciet  cum  tentatione 
proventum  6.  Voilà  comment  parle  saint  Paul,  et  de  quoi  nous  ne  pouvons 
douter ,  si  nous  ne  sommes  pas  assez  aveugles  pour  nous  figurer  un  Dieu 
sans  miséricorde  et  sans  providence.  Mais  quoique  cela  soit  ainsi ,  il  y  a 

«  2  Tunotli.,  2.  —  '  1  Joan.,  5.  —  *  Ibid.,  4.  ■—  1  Philipp.,  4.  —  s  1  Cor.,  10.  —  S  Ibid. 


SLR    LES    TENTATIONS.  30D 

pourtant  une  erreur  qui  n'est  aujourd'hui  que  trop  commune,  et  qui  se  dé- 
couvre dans  la  conduite  de  la  plupart  des  hommes  :  c'est  de  croire  que  ces 
grâces  nous  sont  toujours  données  telles  que  nous  les  voulons,  et  au  moment 
que  nous  les  voulons.  Erreur  dont  les  conséquences  sont  très  pernicieuses,  et 
dont  j'ai  cru  qu'il  était  important  de  vous  détromper.  Pour  vous  faire  en- 
tendre mon  dessein,  je  distingue  deux  sortes  de  tentations  ;  les  unes  volon- 
taires, et  les  autres  involontaires.  Les  unes  où  nous  nous  engageons  de 
nous-mêmes  contre  l'ordre  de  Dieu,  et  les  autres  où  nous  nous  trouvons  en- 
gagés par  une  espèce  de  nécessité  attachée  à  notre  condition.  Dans  les  pre- 
mières ,  je  dis  que  nous  ne  devons  point  espérer  d'être  secourus  de  Dieu , 
si  nous  ne  sortons  de  l'occasion  ;  et  que  pour  cela  nous  ne  devons  point  alors 
nous  promettre  une  grâce  de  combat ,  mais  une  grâce  de  fuite  :  ce  sera  la 
première  partie.  Dans  les  autres ,  je  prétends  qu'en  vain  nous  aurons  une 
grâce  de  combat ,  si  nous  ne  sommes  en  effet  résolus  à  combattre  nous- 
mêmes  ,  et  surtout  comme  Jésus-Christ,  par  la  mortification  de  la  chair  : 
ce  sera  la  seconde  partie.  Toutes  deux  renferment  de  solides  instructions. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

Dans  quelque  obligation  que  nous  puissions  être  et  que  nous  soyons  en 
effet  d'exposer  quelquefois  notre  vie,  c'est  une  vérité  incontestable,  fondée 
sur  la  première  loi  de  la  charité ,  que  nous  nous  devons  à  nous-mêmes  , 
qu'il  ne  nous  est  jamais  permis  d'exposer  notre  salut.  Or  il  est  évident  que 
nous  l'exposons,  et  par  conséquent  que  nous  péchons  autant  de  fois  que 
nous  nous  engageons  témérairement  dans  la  tentation.  Je  m'explique.  Il 
n'y  a  personne  qui  n'ait,  et  en  soi-même,  et  hors  de  soi-même,  des  sour- 
ces de  tentations  qui  lui  sont  propres  :  en  soi-même,  des  passions  et  des 
habitudes  ;  hors  de  soi-même  ,  des  objets  et  des  occasions ,  dont  il  a  person- 
nellement à  se  défendre ,  et  qui  sont  par  rapport  à  lui  des  principes  de  pé- 
ché. Car  on  peut  très-bien  dire  de  la  tentation  ce  que  saint  Paul  disait  de  la 
grâce  :  que  comme  il  y  a  une  diversité  de  grâces  et  d'inspirations ,  qui  tou- 
tes procèdent  du  même  esprit  de  sainteté ,  et  dont  Dieu  ,  qui  opère  en  nous, 
se  sert ,  quoique  différemment ,  pour  nous  convertir  et  pour  nous  sauver, 
aussi  il  y  a  une  diversité  de  tentations  que  le  même  esprit  d'iniquité  nous 
suscite  ,  pour  nous  corrompre  et  pour  nous  perdre.  Nous  savons  assez  quel 
est  le  faible  par  où  il  nous  attaque  plus  communément;  et  pour  peu  d'at- 
tention que  nous  ayons  sur  notre  conduite,  nous  distinguons  sans  peine, 
non-seulement  la  tentation  qui  prédomine  en  nous ,  mais  les  circonstances 
qui  nous  la  rendent  plus  dangereuse.  Car,  selon  la  remarque  de  saint  Chry- 
sostome ,  ce  qui  est  tentation  pour  l'un,  ne  l'est  pas  pour  l'autre  ;  ce  qui  est 
occasion  de  chute  pour  celui-ci ,  peut  n'être  d'aucun  danger  pour  celui-là  ; 
et  tel  ne  sera  point  troublé  ni  ébranlé  des  plus  grands  scandales  du  monde, 
qu'une  bagatelle,  si  je  l'ose  dire,  par  la  disposition  particulière  où  il  se 
trouve,  fera  malheureusement  échouer.  Le  savoir,  et  ne  pas  fuir  le  danger, 
c'est  ce  que  j'appelle  s'exposer  à  la  tentation  contre  l'ordre  de  Dieu.  Or  je 
prétends  qu'un  chrétien  alors  ne  doit  point  attendre  de  Dieu  les  secours  de 


310  SUR   LES   TENTATIONS. 

grâces  préparées  pour  combattre  la  tentation  et  pour  la  vaincre.  Je  prétends 
qu'il  n'est  pas  en  droit  de  les  demander  à  Dieu ,  ni  même  de  les  espérer. 
Je  vais  plus  loin ,  et  je  ne  crains  point  d'ajouter  que,  quand  il  les  deman- 
derait ,  Dieu  j  selon  le  cours  de  sa  providence  ordinaire ,  est  expressément 
déterminé  à  les  lui  refuser.  Que  puis-je  dire  de  plus  fort  pour  faire  voir  à 
ces  âmes  présomptueuses  le  désordre  de  leur  conduite ,  et  pour  les  faire  ren- 
trer dans  les  saintes  voies  de  la  prudence  des  Justes  ? 

Non,  Chrétiens,  tout  homme  qui,  témérairement  et  contre  Tordre  de 
Dieu ,  s'engage  dans  la  tentation ,  ne  doit  point  compter  sur  ces  grâces  de 
protection  et  de  défense,  sur  ces  grâces  de  résistance  et  de  combat,  si  né- 
cessaires pour  nous  soutenir.  Par  quel  titre  les  prétendrait-il,  ou  les  de- 
manderait-il à  Dieu  ?  Par  titre  de  justice?  ce  ne  seraient  plus  des  grâces ,  ce 
ne  seraient  plus  des  dons  de  Dieu ,  si  Dieu  les  lui  devait.  Par  titre  de  fidé- 
lité? Dieu  ne  les  lui  a  jamais  promises.  Par  titre  de  miséricorde?  il  y  met  par 
sa  présomption  un  obstacle  volontaire ,  et  il  se  rend  absolument  indigne  des 
miséricordes  divines.  Le  voilà  donc,  tandis  qu'il  demeure  dans  cet  état  et 
qu'il  y  veut  demeurer,  sans  ressource  de  la  part  de  Dieu,  et  privé  de  tous 
ses  droits  à  la  grâce  :  j'entends  à  cette  grâce  dont  parle  saint  Augustin ,  et 
qu'il  appelle  victorieuse,  parce  que  c'est  par  elle  que  nous  triomphons  de  la 
tentation. 

Je  dis  plus  :  non-seulement  l'homme  ne  peut  présumer  alors  que  Dieu 
lui  donnera  cette  grâce  victorieuse,  mais  il  doit  même  s'assurer  que  Dieu  ne 
la  lui  donnera  pas.  Pourquoi  ?  parce  que  Dieu  lui-même  s'en  est  ainsi  ex- 
pliqué ,  et  qu'il  n'y  a  point  de  vérité  plus  clairement  marquée  dans  l'Ecri- 
ture que  celle-ci  :  savoir ,  que  Dieu ,  pour  punir  la  témérité  du  pécheur , 
l'abandonne  et  le  livre  à  la  corruption  de  ses  désirs.  Et  ne  me  dites  point 
que  Dieu  est  fidèle ,  et  que  la  fidélité  de  Dieu ,  selon  saint  Paul ,  consiste  à 
ne  pas  permettre  que  nous  soyons  jamais  tentés  au-dessus  de  nos  forces. 
Dieu  est  fidèle  ,  j'en  conviens;  mais  ce  sont  deux  choses  bien  différentes, 
de  ne  pas  permettre  que  nous  soyons  tentés  au-dessus  de  nos  forces  ,  et  de 
nous  donner  les  forces  qu'il  nous  plaît  quand  nous  nous  engageons  nous- 
mêmes  dans  la  tentation.  L'un  n'est  point  une  conséquence  de  l'autre;  et 
sans  préjudice  de  sa  fidélité,  Dieu  peut  bien  nous  refuser  ce  que  nous  n'a- 
vons nulle  raison  d'espérer.  Il  est  fidèle  dans  ses  promesses  :  mais  quand  et 
où  nous  a-t-il  promis  de  secourir  dans  la  tentation  celui  qui  cherche  la  ten- 
tation? Pour  raisonner  juste  et  dans  les  principes  de  la  foi ,  il  faudrait 
renverser  la  proposition ,  et  conclure  de  la  sorte  :  Dieu  est  fidèle ,  il  est  in- 
faillible dans  ses  paroles  ;  donc  il  abandonnera  dans  la  tentation  celui  qui 
s'expose  à  la  tentation,  puisque  sa  parole  y  est  expresse  ,  et  qu'il  nous  l'a 
dit  en  termes  formels.  Or  la  fidélité  de  Dieu  n'est  pas  moins  intéressée  à  vé- 
rifier cette  formidable  menace  :  Quiconque  aime  le  péril ,  y  périra  :  Qui 
amat  periculum ,  in  Mo  peribit  l,  qu'à  s'acquitter  envers  nous  de  cette 
consolante  promesse  :  Le  Seigneur  est  fidèle ,  et  jamais  il  ne  nous  laissera 
tenter  au  delà  de  notre  pouvoir  :  Fidclis  Deus ,  qui  non  patietur  vos  ten- 
tari  suprà  id  quod  potestis. 

'  Eccl,,  3. 


SUR   LES   TENTATIONS.  311 

ï  Mais,  sans  insister  davantage  sur  les  promesses  de  Dieu  ou  sur  ses  me- 
naces, je  prends  la  chose  en  elle-même.  En  vérité  ,  mes  chers  auditeurs  , 
un  homme  qui  témérairement  et  d'un  plein  gré  s'expose  à  la  tentation,  qui 
volontairement  entretient  la  cause  et  le  principe  de  la  tentation,  a-t-il 
bonne  grâce  d'implorer  le  secours  du  ciel  et  de  l'attendre  ?  Si  c'était  l'in- 
térêt de  ma  gloire,  lui  peut  répondre  Dieu,  si  c'était  un  devoir  de  néces- 
sité ,  si  c'était  un  motif  de  charité,  si  c'était  le  hasard  et  une  surprise  qui 
vous  eût  engagé  dans  ce  pas  glissant ,  ma  providence  ne  vous  manquerait 
pas,  et  je  ferais  plutôt  un  miracle  pour  vous  maintenir.  Et  en  effet,  quand 
autrefois ,  pour  tenter  la  vertu  des  vierges  chrétiennes ,  on  les  exposait  dans 
des  lieux  de  prostitution  et  de  débauche ,  la  grâce  de  Dieu  les  y  suivait. 
Quand  les  prophètes ,  pour  remplir  leur  ministère ,  paraissaient  dans  les 
cours  des  princes  idolâtres,  la  grâce  de  Dieu  les  y  accompagnait.  Quand 
les  solitaires,  obéissant  à  la  voix  et  à  l'inspiration  divine,  sortaient 
de  leurs  déserts ,  et  entraient  dans  les  villes  les  plus  débordées  pour 
exhorter  les  peuples  à  la  pénitence  ,  la  grâce  de  Dieu  y  entrait  avec  eux. 
Elle  combattait  dans  eux  et  pour  eux  ;  elle  remportait  d'éclatantes  et  de 
glorieuses  victoires ,  parce  que  Dieu  lui-même ,  tuteur  et  garant  de  leur 
salut ,  les  conduisait  :  ils  étaient  à  l'épreuve  de  tout.  Mais  aujourd'hui,  par 
des  principes  bien  différents,  vous  vous  livrez  vous-mêmes  à  tout  ce  qu'il  y 
a  pour  vous  dans  le  monde  de  plus  dangereux  et  de  plus  propre  à  vous 
pervertir.  Mais  aujourd'hui ,  pour  contenter  votre  inclination ,  vous  entre- 
tenez des  sociétés  libertines  et  des  amitiés  pleines  de  scandale ,  des  conver- 
sations dont  la  licence  corromprait ,  si  je  puis  ainsi  parler,  les  anges  mêmes. 
Mais  aujourd'hui ,  par  un  engagement ,  ou  de  passion  ,  ou  de  faiblesse , 
vous  souffrez  auprès  de  vous  des  gens  contagieux ,  démons  domestiques  , 
toujours  attentifs  à  vous  séduire,  et  à  vous  inspirer  le  poison  qu'ils  portent 
dans  l'âme.  Mais  aujourd'hui,  pour  vous  procurer  un  vain  plaisir,  vous 
courez  à  des  spectacles,  vous  vous  trouvez  à  des  assemblées  capables  de  faire 
sur  votre  cœur  les  plus  mortelles  impressions.  Mais  aujourd'hui ,  pour  sa- 
tisfaire une  damnable  curiosité ,  vous  voulez  lire  sans  distinction  les  livres 
les  plus  profanes ,  les  plus  lascifs ,  les  plus  impies.  Mais  aujourd'hui ,  femme 
mondaine ,  par  une  malheureuse  vanité  de  votre  sexe  ,  vous  vous  piquez  de 
paraître  partout ,  d'être  partout  applaudie ,  de  voir  le  monde  et  d'en  être 
vue,  de  briller  dans  les  compagnies,  de  vous  produire  avec  tout  l'avan- 
tage et  tous  les  artifices  d'un  luxe  affecté  ;  et  dans  une  telle  disposition  , 
vous  vous  flattez  que  Dieu  sera  votre  soutien  et  votre  appui.  Or  je  dis  moi 
qu'il  retirera  son  bras ,  qu'il  vous  laissera  tomber  ;  et  que  quand ,  par  des 
vues  tout  humaines ,  vous  sauriez  vous  garantir  de  ce  que  le  monde  même 
condamne  et  traite  de  dernier  crime  ,  vous  ne  vous  garantirez  pas  de  bien 
d'autres  chutes  moins  sensibles ,  mais  toujours  mortelles  par  rapport  au 
salut.  Je  dis  que  ces  grâces  sur  quoi  vous  fondez  votre  espérance  n'ont  point 
été  destinées  de  Dieu  pour  vous  fortifier  en  de  pareilles  conjonctures,  et  que 
vous  ne  les  aurez  jamais  ,  tandis  que  vous  vivrez  dans  le  désordre  où  je 
viens  de  vous  supposer.  Voilà  ce  que  j'avance  comme  une  des  maximes  les 
plus  incontestables  et  les  plus  solidement  autorisées  par  les  trois  grandes 


312  SUR    LES    TENTATIONS. 

règles  des  mœurs  ,  l'expérience ,  la  raison  et  la  foi  ;  voilà  le  point  auquel 
nous  devons ,  vous  et  moi ,  nous  en  tenir  dans  toute  la  conduite  et  le  plan 
de  notre  vie. 

Ah!  mes  Frères,  reprend  saint  Bernard ,  s'il  était  vrai,  comme  vous 
voulez  vous  le  persuader,  que  Dieu  de  sa  part  fût  toujours  également  prêt 
à  nous  défendre  et  à  combattre  pour  nous ,  soit  lorsque  malgré  ses  ordres 
nous  nous  jetons  dans  le  danger,  soit  lorsque  nous  nous  trouvons  innocem- 
ment surpris ,  il  faudrait  conclure  que  les  saints  auraient  pris  là-dessus 
des  mesures  bien  fausses  et  des  précautions  bien  inutiles.  Ces  hommes  si 
célèbres  par  leur  sainteté,  et  que  Ton  nous  propose  pour  modèles,  ces 
hommes  consommés  dans  la  science  du  salut  l'auraient  bien  mal  entendu, 
si  la  grâce  se  donnait  indifféremment  à  celui  qui  aime  la  tentation ,  et  à 
celui  qui  la  craint  ;  à  celui  qui  l'excite  et  qui  s'y  plait ,  et  à  celui  qui  la  fuit. 
C'est  bien  en  vain  qu'ils  s'éloignaient  du  commerce  du  monde,  et  qu'ils 
se  tenaient  enfermés  dans  de  saintes  retraites ,  si  dans  le  commerce  du 
monde  le  plus  corrompu  l'on  est  également  sûr  de  Dieu  et  de  sa  protection 
toute-puissante. 

Pourquoi  saint  Jérôme  avait-il  tant  d'horreur  des  pompes  du  siècle? 
pourquoi  se  troublait-il,  comme  il  le  témoigne  lui-même,  au  seul  sou- 
venir de  ce  qu'il  avait  vu  dans  Rome?  Il  n'avait  qu'à  quitter  sa  soli- 
tude, et  à  retourner  dans  les  mêmes  assemblées;  il  n'avait  qu'à  rentrer 
sans  crainte  dans  les  mêmes  cercles.  Pourquoi  ce  grand  maître  de  la 
vie  spirituelle,  ce  docteur  si  sage  et  si  éclairé,  obligeait-il  cette  sainte 
vierge  Eustochium  à  s'interdire  pour  jamais  certaines  libertés,  dont  on  ne 
se  fait  point  communément  de  scrupule  :  les  rendez-vous  dérobés,  les 
visites  fréquentes,  les  mots  couverts  et  à  double  sens ,  les  lettres  enjouées 
et  mystérieuses ,  les  démonstrations  de  tendresse  et  les  privautés  d'une 
amitié  naissante?  Pourquoi ,  dis-je,  lui  faisait-il  des  crimes  de  tout  cela? 
pourquoi  lui  en  faisait-il  tant  appréhender  les  suites ,  s'il  savait  que  Dieu 
nous  a  tous  pourvus  d'un  préservatif  infaillible  et  d'un  remède  toujours 
présent  ? 

Enfin,  quand  les  Pères  de  l'Église  invectivaient  avec  tant  de  zèle  contre 
les  abus  et  les  scandales  du  théâtre  ;  quand  ils  défendaient  aux  fidèles  les 
spectacles,  et  qu'ils  les  sommaient  en  conséquence  de  leur  baptême  d'y 
renoncer,  il  faudrait  regarder  ces  invectives  comme  des  figures ,  et  ces 
discours  si  pathétiques  comme  des  exagérations.  Mais  pensez-en,  mes  chers 
auditeurs ,  tout  ce  qu'il  vous  plaira ,  il  est  difficile  que  tous  les  Saints  se 
soient  trompés;  et  quand  il  s'agit  de  la  conscience,  j'en  croirai  toujours  les 
Saints  ,  plutôt  que  le  monde  et  tous  les  partisans  du  monde  :  car  les  Saints 
parlaient ,  les  Saints  agissaient  par  l'Esprit  de  Dieu  :  et  l'Esprit  de  Dieu  ne 
fut  jamais,  ni  ne  peut  jamais  être  sujet  à  l'erreur. 

Mais  allons  jusqu'à  la  source  ;  et  pour  vous  convaincre  encore  davantage 
de  la  vérité  que  je  prêche ,  tâchons  à  la  découvrir  dans  son  principe.  Pour- 
quoi Dieu  refuse-t-il  sa  grâce  à  un  pécheur  qui  s'expose  lui-même  à  la 
tentation?  c'est  pour  l'intérêt  et  pour  l'honneur  de  sa  grâce  même  ;  et  la 
raison  qu'en  apporte  Tertullien  est  bien  naturelle  et  bien  solide  :  Parce 


SUR    LES    TENTATIONS.  313 

qu'autrement,  dit-il,  le  secours  de  Dieu  deviendrait  le  fondement  et  le 
prétexte  de  la  témérité  de  l'homme.  Voici  la  pensée  de  ce  Père  :  Dieu,  tout 
libéral  qu'il  est,  doit  ménager  ses  grâces  de  telle  sorte  ,  que  le  partage  qu'il 
en  fait  ne  nous  soit  pas  un  sujet  raisonnable  de  vivre  dans  une  confiance 
présomptueuse.  Cette  proposition  est  évidente.  Or,  si  je  savais  que  dans  les 
tentations  même  où  je  m'engage  contre  la  volonté  de  Dieu ,  Dieu  infailli- 
blement me  soutiendra,  je  n'userais  plus  de  nulle  circonspection  ;  je  n'au- 
rais plus  besoin  du  don  de  conseil ,  ni  de  la  prudence  chrétienne.  Pourquoi? 
parce  que  je  serais  aussi  invincible  et  aussi  fort  en  cherchant  l'occasion 
qu'en  l'évitant  :  ainsi  la  grâce,  au  lieu  de  me  rendre  vigilant  et  humble, 
me  rendrait  lâche  et  superbe. 

Que  fait  donc  Dieu?  Me  voyant  prévenu  d'une  illusion  si  injurieuse  à  sa 
sainteté  même ,  il  me  prive  de  sa  grâce  ;  et  par  là  il  justifie  sa  providence 
du  reproche  qu'on  lui  pourrait  faire ,  d'autoriser  mon  libertinage  et  ma 
témérité.  Et  c'est  ce  que  saint  Gyprien  exprimait  admirablement  par  ces 
belles  paroles  que  je  vous  prie  de  remarquer  :  Ita  nobis  spiritualis  forti- 
tudocollala  est ,  ut prooidos  faciat,  non  ut  prœcipites  tueatur  l.  Ne  vous 
y  trompez  pas ,  mes  Frères ,  et  ne  pensez  pas  que  cette  force  spirituelle  de 
la  grâce  qui  doit  vaincre  la  tentation  dans  nous ,  ou  nous  aider  à  la  vaincre, 
soit  abandonnée  à  notre  discrétion.  Dieu  la  tient  en  réserve,  mais  pour 
qui?  pour  les  chrétiens  sages  et  prévoyants,  et  non  pas  pour  les  aveugles 
et  les  négligents.  A  qui  en  fait-il  part?  à  ces  âmes  justes,  qui  se  délient  de 
leur  faiblesse,  et  qui  s'observent  elles-mêmes.  Mais  pour  ces  âmes  auda- 
cieuses et  précipitées ,  qui  marchent  sans  réflexion ,  bien  loin  d'avoir  des 
grâces  de  choix  à  leur  communiquer,  il  se  fait  comme  un  point  de  justice 
de  les  livrer  aux  désirs  de  leur  cœur;  et  ce  châtiment,  quoique  terrible, 
est  conforme  à  la  nature  de  leur  péché-. 

Car  que  fait  un  chrétien  ,  lorsque,  par  le  mouvement  et  le  caprice  d'une 
passion  qui  le  domine  ,  il  ne  va  pas  au-devant  de  la  tentation?  écoutez-le. 
En  s'engageant  dans  la  tentation ,  il  tente  Dieu  même  ;  et  tenter  Dieu , 
c'est  un  des  plus  grands  désordres  dont  la  créature  soit  capable ,  et  qui , 
dans  la  doctrine  des  Pères ,  blesse  directement  le  premier  devoir  de  la  reli- 
gion :  Non  tentabis  Dominum  JDeum  tuum2.  Or,  ce  péché  ne  peut  être 
mieux  puni  que  par  l'abandon  de  Dieu.  Voici  comment  raisonne  sur  ce 
point  l'ange  de  l'école ,  saint  Thomas.  Dans  le  langage  de  l'Écriture,  nous 
trouvons  ,  dit  ce  saint  docteur,  qu'on  peut  tenter  Dieu  en  trois  manières 
différentes:  premièrement,  quand  nous  lui  demandons  un  miracle  sans 
nécessité;  et  c'est  ce  que  firent  ces  pharisiens  dont  parle  saint  Luc  :  Alii 
autem  tentantes  eum,  signum  de  cœlo  quœrebant 3.  Ils  prièrent  le  Sauveur 
du  monde  de  leur  faire  voir  un  prodige  dans  l'air  :  mais  pourquoi  lui 
firent-ils  cette  demande  ?  pour  le  tenter.  Secondement ,  quand  nous  vou- 
lons borner  la  toute-puissance  de  Dieu  ;  et  c'est  ce  que  Judith  reprocha 
aux  habitants  de  Béthulie,  lorsque,  assiégés  par  Holoferne,  et  désespérant 
du  secours  d'en  haut,  ils  étaient  prêts  à  capituler  et  à  se  rendre  :  Qinestis 
vos  qui  t'entatis  Dominum  ?  constituistis  terminos  miserationù  ejus  v?  Qui 

1   Cypr.  —  >  MattU.,  i.  —  3  Luc.,  !  I.  —  4  ju  lith.,  8. 


314  SUR   LES    TENTATIONS. 

êtes-vous ,  leur  dit-elle ,  et  comment  osez-vous  tenter  le  Seigneur,  en  mar- 
quant un  terme  à  sa  miséricorde  et  à  son  pouvoir?  Enfin,  quand  nous 
sommes  de  mauvaise  foi  avec  Dieu ,  et  que  nous  ne  tenons  pas  à  son  égard 
une  conduite  sincère  et  droite  ;  c'est  ainsi  qu'en  usèrent  les  Juifs  lorsqu'ils 
présentèrent  à  Jésus-Christ  une  pièce  de  monnaie ,  et  qu'ils  le  pressèrent 
de  répondre  si  Ton  devait  payer  le  tribut  à  César  :  Quid  me  tentatis ,  hy+ 
pocritœ 1  ?  Hypocrites ,  leur  repartit  le  Sauveur  du  monde ,  pourquoi  me 
tentez-vous?  Voilà,  reprend  saint  Thomas,  ce  que  c'est  que  tenter  Dieu; 
voilà  les  trois  espèces  de  ce  péché. 

Or,  un  chrétien  qui  s'expose  à  la  tentation ,  fondé  sur  la  grâce  de  Dieu 
dont  il  présume,  se  rend  tout  à  la  fois  coupable  de  ces  trois  sortes  de 
péchés.  Car  d'abord  il  demande  à  Dieu  un  miracle  sans  nécessité.  Pour- 
quoi? parce  que,  ne  faisant  rien  pour  se  conserver,  il  veut  que  Dieu  seul 
le  conserve  ;  et  que ,  n'employant  pas  la  grâce  qu'il  a ,  il  se  promet  de  la 
part  de  Dieu  la  grâce  qu'il  n'a  pas.  La  grâce  qu'il  a,  c'est  une  grâce  de 
fuite  :  mais  il  ne  veut  pas  fuir.  La  grâce  qu'il  n'a  pas,  c'est  une  grâce  de 
combat  ;  mais  comptant  néanmoins  que  Dieu  combattra  pour  lui ,  il  veut 
affronter  le  péril,  c'est-à-dire  qu'il  renverse,  ou  qu'il  voudrait  renverser 
toutes  les  lois  de  la  Providence.  L'ordre  naturel  est  qu'il  se  retire  de  l'oc- 
casion ,  puisqu'il  le  peut  ;  mais  il  ne  le  veut  pas  ;  et  cependant  il  veut  que 
Dieu  l'y  soutienne  par  un  concours  extraordinaire ,  en  sorte  qu'il  n'y  pé- 
risse pas.  N'est-ce  pas  vouloir  un  miracle,  et  le  miracle  le  plus  inutile? 
Quand  Dieu  voulut  préserver  Lot  et  toute  sa  famille  de  l'embrasement  de 
Sodome,  et  qu'il  lui  commanda  de  sortir  de  cette  ville  réprouvée;  si  Lot 
eût  refusé  cette  condition,  s'il  eût  voulu  demeurer  au  milieu  de  l'incendie, 
s'il  eût  demandé  que  Dieu  le  garantit  miraculeusement  des  flammes,  com- 
ment eût  été  reçue  une  telle  prière?  comment  eût-elle  dû  l'être?  Or,  voilà 
ce  que  nous  faisons  tous  les  jours.  Nous  voulons  que,  dans  des  lieux  où  le 
feu  de  l'impureté  est  allumé  de  toutes  parts  ,  Dieu ,  par  une  grâce  spéciale, 
nous  mette  en  état  de  n'en  point  ressentir  les  atteintes.  Nous  voulons  aller 
partout ,  entendre  tout ,  voir  tout ,  être  de  tout ,  et  que  Dieu  cependant 
nous  couvre  de  son  bouclier,  et  nous  rende  invulnérables  à  tous  les  traits. 
Mais  Dieu  sait  bien  nous  réduire  à  l'ordre ,  et  confondre  notre  présomp- 
tion. Car  il  nous  dit  justement ,  comme  il  dit  à  Lot  :  Nec  stes  in  omni 
cire  à  regione^.  Eloignez -vous  de  Sodome  et  de  tous  ses  environs  :  renon- 
cez à  ce  commerce  qui  vous  corrompt ,  nec  stes  ;  rompez  cette  société  qui 
vous  perd,  nec  stes;  quittez  ce  jeu  qui  vous  ruine  et  de  biens  et  de 
conscience ,  nec  stes;  sortez  de  là,  et  ne  tardez  pas.  Je  n'ai  point  de  mi- 
racle à  faire  pour  vous  ;  et  dès  à  présent  je  consens  à  votre  perte ,  si ,  par 
une  sage  et  prompte  retraite ,  vous  ne  prévenez  le  malheur  qui  vous  me- 
nace, nec  stes  in  omni  circà  regione. 

Aussi ,  Chrétiens ,  prenez  garde  que  le  Fils  de  Dieu ,  qui  pouvait  accep- 
ter le  défi  que  lui  fait  dans  notre  évangile  l'esprit  tentateur,  qui  pou- 
vait ,  sans  risquer,  ic  précipiter  du  haut  du  temple ,  et  charger  par  là  de 
confusion  son  ennemi ,  se  contente  de  lui  opposer  cette  parole  :  Non  ten- 

'  Maltli.,  22.  —  »  Cetics.,  19. 


SUR   LES    TENTATIONS.  315 

tabis  Dominum  JDeum  tuum  i  :  Vous  ne  tenterez  point  le  Seigneur  votre 
Dieu.  Pourquoi  cela?  Ne  vous  en  étonnez  pas ,  répond  saint  Augustin  ;  c'est 
que  cet  ennemi  de  notre  salut  ne  doit  point  être  vaincu  par  un  miracle 
de  la  toute-puissance  de  Dieu ,  mais  par  la  vigilance  et  la  fidélité  de 
riiomme  :  Quia  non  omnipotentiâ  Dei,  sed  hominis  justifia  super andus 
erat 2.  A  entendre  les  Pères  s'expliquer  sur  ce  point,  on  dirait  qu'ils  par- 
lent en  pélagiens  ;  cependant  toutes  leurs  propositions  sont  orthodoxes , 
parce  qu'elles  n'excluent  pas  la  grâce ,  mais  seulement  le  miracle  de  la 
grâce  ;  et  voilà  ce  qui  a  rendu  les  Saints  si  attentifs  sur  eux-mêmes ,  si 
timides  et  si  réservés.  Mais  nous ,  mieux  instruits  des  conseils  de  Dieu  que 
Dieu  même,  nous  portons  plus  avant  notre  confiance  ;  car  l'esprit  de  men- 
songe nous  dit  :  Mitte  te  deorsum  3.  Ne  crains  point,  jette-toi  hardiment 
dans  cet  abîme,  vois  cette  personne  ,  entretiens  cette  liaison;  Dieu  a  com- 
mis des  anges  pour  ta  sûreté ,  et  ils  te  conduiront  dans  toutes  tes  voies  : 
Scriptum  est,  quia  angelis  suis  mandavit  de  te  \  C'est  ainsi  qu'il  nous 
parle,  et  nous  l' écoutons  ;  et  nous  nous  persuadons  que  les  anges  du  ciel 
viendront  en  effet  à  notre  secours ,  je  veux  dire  que  les  grâces  divines  des- 
cendront sur  nous  ;  et  nous  fermons  ensuite  les  yeux  à  tout ,  pour  marcher 
avec  plus  d'assurance  dans  les  voies  les  plus  dangereuses  ;  et  au  lieu  de 
répondre,  comme  Jésus-Christ  :  Non  tentabis,  Vous  ne  mettrez  point  à 
l'épreuve  la  toute-puissance  de  votre  Dieu,  nous  hasardons  tout  sans  hési- 
ter; nous  voulons  que  Dieu  fasse  pour  nous  ce  qu'il  n'a  pas  fait  pour  son 
Fils  ;  nous  lui  demandons  un  miracle  ,  qu'il  s'est ,  pour  m'exprimer  de  la 
sorte,  refusé  à  lui-même. 

De  plus ,  et  au  même  temps  que  le  pécheur  présomptueux  tente  Dieu  par 
rapport  à  sa  toute-puissance ,  il  ose  encore  le  tenter  par  rapport  à  sa  misé- 
ricorde; non  pas  en  la  bornant  comme  les  prêtres  de  Bôthulie,  mais,  au 
contraire  ,  en  l'étendant  au  delà  des  bornes  où  il  a  plu  à  Dieu  de*  la  ren- 
fermer. Car  cette  miséricorde,  dit  saint  Augustin,  n'est  que  pour  ceux  qui 
se  trouvent  dans  la  tentation,  sans  l'avoir  voulu;  et  nous  voulons  qu'elle 
soit  encore  pour  ceux  qui  donnent  entrée  à  la  tentation ,  qui  se  familiari- 
sent avec  la  tentation ,  qui  nourrissent  dans  eux  et  qui  fomentent  la  ten- 
tation, comme  si  nous  étions  maîtres  des  grâces  de  Dieu,  et  qu'il  fût  en 
notre  pouvoir  d'en  disposer.  Or,  qui  sommes-nous  pour  cela?  Qui  estis 
vos,  qui  tentatis  Dominum  5?  Enfin,  nous  tentons  Dieu  par  hypocrisie, 
lorsque  nous  implorons  sa  grâce  dans  une  tentation  dont  nous  craignons 
d'être  délivrés ,  et  d'où  nous  refusons  de  sortir.  Dieu  peut  bien  nous  ré- 
pondre ce  que  Jésus-Christ  répondit  aux  Juifs  :  Quid  me  tentatis,  hypo- 
critœBl  car  nous  lui  demandons  une  chose,  mais  de  bouche  ,  tandis  qu'au 
fond  et  dans  le  cœur  nous  en  voulons  une  autre.  Nous  le  prions  d'éloigner 
de  nous  la  tentation ,  et  nous-mêmes ,  contre  sa  défense  expresse ,  nous 
nous  en  approchons.  Nous  lui  disons  :  Seigneur,  ayez  égard  à  notre  fai- 
blesse ,  et  sauvez-nous  de  la  violence  et  des  surprises  du  tentateur  ;  et 
cependant,  par  une  contradiction  monstrueuse  ,  nous  devenons  nos 
propres  tentateurs  ;  nous  en  exerçons  dans  nous-mêmes ,  comme  dit  excel- 

1  Malth.,  4.  —  2  Aup.  —  *  Matth.,  4.  —  *Ibiel.  —  5  Judith.,  8.  —  6  Maith.,  22. 


316  SUR    LES    TENTATIONS. 

lemment  saint  Grégoire,  pape,  et  contre  nous-mêmes,  le  principal  et  le 
funeste  ministère.  N'est-ce  pas  user  de  dissimulation  avec  Dieu?  n'est-ce 
pas  lui  insulter? 

Voilà,  mes  chers  auditeurs  (permettez-moi  de  vous  appliquer  particu- 
lièrement cette  morale) ,  voilà  ce  qui  vous  rendra  éternellement  inexcusables 
devant  Dieu.  Quand  on  vous  reproche  vos  désordres  ,  vous  vous  en  prenez 
à  votre  condition ,  et  vous  prétendez  que  la  cour  où  vous  vivez  est  un  séjour 
de  tentations  ,  mais  de  tentations  inévitables ,  mais  de  tentations  insurmon- 
tables ;  c'est  ainsi   que  vous  en  parlez ,  que  vous  rejetez  sur  des  causes 
étrangères  ce  qui  vient  de  vous-mêmes  et  de  votre  fond.  Mais  il  faut  une 
fois  justifier  Dieu  sur  un  point  où  sa  providence  est  tant  intéressée  ;  il  faut, 
en  détruisant  ce  vain  prétexte ,  vous  obliger  à  tenir  un  autre  langage,  et  à 
reconnaître  humblement  votre  désordre.  Oui ,  Chrétiens ,  je  l'avoue,  la  cour 
est  un  séjour  de  tentations ,  et  de  tentations  dont  on  ne  peut  presque  se 
préserver,  et  de  tentations  où  les  plus  forts  succombent  :  mais  pour  qui 
l'est-elle?  pour  ceux  qui  n'y  sont  pas  appelés  de  Dieu,  pour  ceux  qui  s'y 
poussent  par  ambition  ,  pour  ceux  qui  y  entrent  par  la  voie  de  l'intrigue , 
pour  ceux  qui  n'y  cherchent  que  l'établissement  d'une  fortune  mondaine , 
pour  ceux  qui  y  demeurent  contre  leur  devoir,  contre  leur  profession,  contre 
leur  conscience  ;  pour  ceux  dont  on  demande  ce  qu'ils  y  font ,  et  pourquoi 
ils  y  sont  ;  dont  on  dit  :  Ils  sont  ici ,  et  ils  devraient  être  là  ;  en  un  mot , 
pour  ceux  que  l'esprit  de  Dieu  n'y  a  pas  conduits.  Ètes-vous  de  ce  caractère 
et  de  ce  nombre?  alors,  j'en  conviens,  il  est  presque  infaillible  que  vous 
vous  y  perdrez.  C'est  un  torrent  impétueux  qui  vous  emportera  ;  car  com- 
ment y  résisterez- vous ,  puisque  Dieu  n'y  sera  pas  avec  vous?  Mais  êtes- 
vous  à  la  cour  dans  l'ordre  de  la  Providence  ;  c'est-à-dire ,  y  êtes-vous 
entré  avec  vocation  ?  y  tenez-vous  le  rang  que  votre  naissance  vous  y 
donne?  y  faites-vous  votre  charge?  y  venez-vous  par  le  choix  du  prince? 
une  raison  nécessaire  et  indispensable  vous  y  retient-elle?  Non,  Chrétiens, 
les  tentations  de  la  cour  ne  sont  plus  des  tentations  invincibles  pour  vous; 
car  il  est  de  la  foi,  non-seulement  que  Dieu  vous  a  préparé  des  grâces  poul- 
ies vaincre ,  mais  que  les  grâces  qu'il  vous  a  préparées  sont  propres  à  vous 
sanctifier  au  milieu  même  de  la  cour. 

Si  donc  vous  vous  perdez  à  la  cour,  ce  n'est  point  aux  tentations  de  la 
cour  que  vous  vous  en  devez  prendre  ;  c'est  à  vous-mêmes ,  et  à  votre 
lâcheté ,  à  votre  infidélité ,  puisque  le  Saint-Esprit  vous  le  dit  en  termes 
formels  :  Perditio  tua ,  Israël  i .  Et  en  effet ,  n'est-ce  pas  à  la  cour  que , 
malgré  les  tentations ,  l'on  a  pratiqué  de  tout  temps  les  plus  grandes  ver- 
tus? n'est-ce  pas  là  qu'on  a  remporté  les  plus  grandes  victoires?  n'est-ce 
pas  là  que  se  sont  formés  tant  de  Saints?  n'est-ce  pas  là  que  tant  d'autres 
peuvent  se  former  tous  les  jours  ?  Dans  des  ministères  aussi  pénibles  qu'é- 
clatants ,  être  continuellement  assiégé  d'hommes  intéressés ,  d'hommes 
dissimulés ,  d'hommes  passionnés  ;  passer  les  jours  et  les  nuits  à  décider 
des  intérêts  d'autrui ,  à  écouter  des  plaintes ,  à  donner  des  ordres ,  à  tenir 
des  conseils ,  à  négocier,  à  délibérer  ;  tout  cela  et  mille  autres  soins  pris 

•  Osée,  13. 


SUR   LES  TENTATIONS.  317 

en  vue  de  Dieu ,  selon  le  gré  de  Dieu ,  n'est-ce  pas  assez  pour  vous  élever 
à  la  plus  sublime  sainteté? 

Mais  quel  est  souvent  le  principe  du  mal  ?  le  voici  ;  c'est  qu'à  la  cour, 
où  le  devoir  vous  arrête ,  vous  allez  bien  au  delà  du  devoir.  Car  comptez- 
vous  parmi  vos  devoirs  tant  de  mouvements  que  vous  vous  donnez ,  tant 
d'intrigues  où  vous  vous  mêlez,  tant  de  desseins  que  vous  vous  tracez, 
tant  de  chagrins  dont  vous  vous  consumez ,  tant  de  différends  et  de  que- 
relles que  vous  vous  attirez ,  tant  d'agitations  d'esprit  dont  vous  vous  fati- 
guez ,  tant  de  curiosités  dont  vous  vous  repaissez  ,  tant  d'affaires  où  vous 
vous  ingérez  ,  tant  de  divertissements  que  vous  recherchez?  Disons  quelque 
chose  de  plus  particulier,  et  insistons  sur  ce  point.  Comptez-vous  parmi 
vos  devoirs  tel  et  tel  attachement  dont  la  seule  passion  est  le  nœud,  et  qu'il 
faudrait  rompre  ;  tant  d'assiduités  auprès  d'un  objet  vers  qui  l'inclination 
vous  porte,  et  dont  il  faudrait  vous  séparer? 

Je  ne  le  puis ,  dites-vous.  Vous  ne  le  pouvez?  Et  moi  je  prétends  (souffrez 
cette  expression) ,  oui ,  je  prétends  qu'en  parlant  de  la  sorte ,  vous  mentez 
au  Saint-Esprit,  et  vous  faites  outrage  à  sa  grâce.  Voulez-vous  que  je  vous 
en  convainque ,  mare  d'une  manière  sensible ,  et  à  laquelle  vous  avouerez 
quo  le  libertinage  n'a  rien  à  opposer?  Ce  ne  sera  pas  pour  vous  confondre, 
mais  pour  vous  instruire  comme  mes  frères ,  et  comme  des  hommes  dont  le 
salut  doit  m'êtreplus  cher  que  ma  vie  même  :  Non  ut  confundam  vos  '. 
La  disposition  où  je  vous  vois  m'est  favorable  pour  cela,  et  Dieu  m'a 
inspiré  d'en  profiter.  Elle  me  fournit  une  démonstration  vive ,  pressante  , 
à  quoi  vous  ne  vous  attendez  pas ,  et  qui  suffira  pour  votre  condamnation, 
si  vous  n'en  faites  aujourd'hui  le  motif  de  votre  conversion.  Écoutez-moi , 
et  jugez-vous. 

Il  y  en  a  parmi  vous  (et  Dieu  veuille  que  ce  ne  soit  pas  le  plus  grand 
nombre  !)  qui  se  trouvent ,  au  moment  que  je  parle,  dans  des  engagements 
de  péché ,  si  étroits ,  à  les  en  croire ,  et  si  forts ,  qu'ils  désespèrent  de 
jamais  pouvoir  briser  leurs  liens.  Leur  demander  que ,  pour  le  salut  de 
leur  âme ,  ils  s'éloignent  de  telle  personne,  c'est,  disent-ils ,  leur  demander 
l'impossible.  Mais  cette  séparation  sera-t-elle  impossible ,  dès  qu'il  faudra 
marcher  pour  le  service  du  prince,  à  qui  nous  nous  faisons  tous  gloire  d'obéir  ! 
Je  m'en  tiens  à  leur  témoignage  :  y  en  a-t-il  un  d'eux  qui ,  pour  donner 
des  preuves  de  sa  fidélité  et  de  son  zèle ,  ne  soit  déjà  disposé  à  partir,  et  à 
quitter  ce  qu'il  aime?  Au  premier  bruit  de  la  guerre  qui  (ommence  à  se 
répandre ,  chacun  s'engage ,  chacun  pense  à  se  mettre  en  route  ;  point  de 
liaison  qui  le  retienne,  point  d'absence  qui  lui  coûte,  et  dont  il  ne  soit 
résolu  de  supporter  tout  l'ennui.  Si  j'en  doutais  pour  vous  ,  je  vous  offen- 
serais ;  et  quand  je  le  suppose  comme  indubitable ,  vous  recevez  ce  que  je  dis 
comme  un  éloge,  et  vous  m'en  savez  gré.  Je  ne  compare  point  ce  qu'exige 
de  vous  la  loi  du  monde ,  et  ce  que  la  loi  de  Dieu  vous  commande.  Je  sais 
qu'en  obéissant  à  la  loi  du  monde,  vous  conserverez  toujours  la  même 
passion  dans  le  cœur,  et  qu'il  faut  y  renoncer  pour  Dieu  ;  et  certes  il  est 
bien  juste  qu'il  y  ait  de  la  différence  entre  l'un  et  l'autre,  et  que  j'en  fasse 

'   1  Cor.,  4. 


318  SUR  LES   TENTATIONS. 

plus  pour  le  Dieu  du  ciel  que  pour  les  puissances  de  la  terre.  Mais  je  veux 
seulement  conclure  de  là  que  vous  imposez  donc  à  Dieu ,  quand  vous  pré- 
tendez qu'il  n'est  pas  en  votre  pouvoir  de  ne  plus  rechercher  le  sujet  cri- 
minel de  votre  désordre ,  et  de  vous  tenir,  au  moins  pour  quelque  temps , 
et  pour  vous  éprouver  vous-même ,  loin  de  ses  yeux  et  de  sa  présence.  Car 
encore  une  fois  vous  retiendra-t-il ,  quand  l'honneur  vous  appellera;  et 
avec  quelle  promptitude  vous  verra-t-on  courir  et  voler  au  premier  ordre 
que  vous  recevrez ,  et  que  vous  vous  estimerez  heureux  de  recevoir? 
Quiconque  aurait  un  moment  balancé ,  serait-il  digne  de  vivre  ?  oserait-il 
paraître  dans  le  monde?  n'en  deviendrait-il  pas  la  fable  et  le  jouet? 

Ah!  Chrétiens,  disons  la  vérité,  on  a  trop  affaibli,  ou  même  trop  avili 
les  droits  de  Dieu.  S'il  s'agit  du  service  des  hommes ,  on  ne  reconnaît 
point  d'engagement  nécessaire  ;  tout  est  sacrifié ,  et  tout  le  doit  être ,  puisque 
l'ordre  de  Dieu  le  veut  ainsi.  Mais  s'agit-il  des  intérêts  de  Dieu  même;  on 
se  fait  un  obstacle  de  tout ,  on  trouve  des  difficultés  partout ,  et  l'on  manque 
de  courage  pour  les  surmonter.  Ceux  même  qui  devraient  s'opposer  à  ce 
relâchement,  les  prêtres  de  Jésus-Christ,  malgré  tout  leur  zèle,  se  laissent 
surprendre  à  de  faux  prétextes ,  et  sont  eux-mêmes  ingénieux  à  en  imagi- 
ner, pour  modérer  la  rigueur  de  leurs  décisions.  On  écoute  un  mondain, 
on  entre  dans  ses  raisons ,  on  les  fait  valoir,  on  le  ménage ,  on  a  des 
égards  pour  lui ,  on  lui  donne  du  temps  ;  on  dit  que  l'occasion ,  quoique 
prochaine ,  ne  lui  est  plus  volontaire ,  quand  il  ne  la  peut  plus  quitter 
sans  intéresser  son  honneur  :  et  ou  lui  laisse  à  décider,  tout  mondain 
qu'il  est ,  si  son  honneur  y  est  en  effet  intéressé ,  et  intéressé  suffisam- 
ment pour  contre-balancer  celui  de  Dieu  :  on  veut  qu'il  puisse  demeurer 
dans  cette  occasion ,  ou  du  moins  qu'on  ne  puisse  l'obliger  à  en  sortir, 
s'il  n'en  peut  sortir  sans  se  scandaliser  lui-même;  et  on  s'en  rapporte  à 
lui-même,  ou  plutôt  à  sa  passion  et  à  son  amour-propre  ,  pour  juger  en 
effet  s'il  le  peut.  On  cherche  tout  ce  qui  lui  est  en  quelque  sorte  favorable, 
pour  ne  le  pas  rebuter  ;  c'est-à-dire  qu'on  l'autorise  dans  son  erreur, 
qu'on  l'entretient  dans  son  libertinage ,  qu'on  le  damne  et  qu'on  se  damne 
avec  lui.  Car  j'en  reviens  toujours  à  ma  première  proposition.  En  vain 
attendons-nous  une  grâce  de  combat  pour  vaincre  la  tentation ,  lorsque  la 
tentation  est  volontaire ,  et  qu'il  ne  tient  qu'à  nous  de  la  fuir.  En  vain 
même  l'aurons-nous  cette  grâce  de  combat  dans  les  tentations  nécessaires, 
si  nous  ne  sommes  en  effet  disposés  à  combattre  nous-mêmes  :  comment? 
surtout  comme  Jésus-Christ ,  par  la  mortification  de  la  chajr.  Vous  l'allez 
voir  dans  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME   PARTIE. 

Pour  bien  comprendre  ma  seconde  proposition,  il  faut  encore,  s'il  vous 
plaît ,  présupposer  ce  grand  principe ,  sur  quoi  roule ,  pour  ainsi  dire ,  tout 
le  mystère  de  la  prédestination  des  hommes  ,  et  que  j'ai  déjà  développé  en 
partie  dès  l'entrée  de  ce  discours ,  mais  qui  vous  paraîtra  bien  plus  noble- 
ment conçu  et  plus  fortement  exprimé  par  ces  paroles  de  saint  Cyprien  , 
qui  sont  remarquables  :  Ordine suo,  non  nostro  arbitrio,  virtus  Spuitvs 


SUR   LES   TENTATIONS.  319 

Sancti  ministratur* .  La  vertu  du  Saint-Esprit,  c'est-à-dire  la  grâce,  ne 
nous  est  pas  donnée  selon  notre  choix,  beaucoup  moins  selon  notre  goût 
et  nos  inclinations  ;  mais  dans  un  certain  ordre  établi  de  Dieu  ,  suivant 
lequel  elle  doit  être  ménagée ,  et  hors  duquel  elle  demeure  inutile  et  sans 
effet.  Principe  admirable ,  d'où  je  tire  trois  conséquences ,  qui  sont  d'une 
étendue  presque  infinie  dans  la  morale  chrétienne ,  et  qui ,  appliquées  à  la 
conduite  de  la  vie,  font  le  juste  tempérament  de  tous  les  devoirs  que 
nous  avons  à  remplir,  pour  correspondre  aux  desseins  de  Dieu  dans  l'impor- 
tante affaire  du  salut.  Suivez  bien  ceci ,  je  vous  prie. 

Première  conséquence  :  dans  les  tentations  et  dans  les  dangers  où  la 
misère  humaine  nous  expose ,  je  dis  par  nécessité  et  malgré  nous-mêmes  ; 
Dieu,  dont  la  fidélité  ne  manque  jamais ,  est  toujours  prêt  à  nous  aider  de 
ses  grâces  ;  mais  il  veut  que  nous  en  usions ,  et  conformément  à  l'état  où 
il  nous  a  appelés ,  et  par  rapport  à  la  fin  pour  laquelle  ces  mêmes  grâces 
nous  sont  données.  Car  c'est  proprement  ce  que  saint  Gyprien  a  voulu 
nous  marquer  :  Ordine  suo ,  non  nostro  arbitrio.  Or  vous  savez ,  mes 
chers  auditeurs ,  qu'en  qualité  de  chrétiens ,  nous  faisons  tous  profession 
d'une  sainte  milice ,  et  qu'il  n'y  a  personne  de  nous  qui  n'en  porte  le 
caractère.  D'où  il  s'ensuit  que  toute  notre  vie ,  selon  le  témoignage  de 
l'Écriture ,  ne  doit  plus  être  qu'une  guerre  continuelle  de  l'esprit  contre  la 
chair,  de  la  raison  contre  les  passions ,  de  la  foi  contre  les  sens ,  de 
l'homme  intérieur  contre  l'homme  extérieur,  enfin  de  nous-mêmes  contre 
nous-mêmes.  Et  si  nous  prétendons  à  la  véritable  gloire  du  christianisme, 
qui  consiste  dans  les  solides  vertus ,  saint  Paul ,  ce  maître  suscité  de  Dieu 
pour  nous  les  enseigner  et  pour  nous  en  donner  une  juste  idée,  semble 
n'en  point  reconnaître  d'autres  que  de  militaires.  Car  se  servant  d'une 
métaphore  qui  nous  doit  être  vénérable ,  puisque  le  Saint-Esprit  même 
en  est  l'auteur,  il  nous  fait  un  bouclier  de  la  foi ,  une  cuirasse  de  la 
justice,  un  casque  de  l'espérance,  nous  recommandant  en  mille  endroits 
de  ses  Épîtres  de  nous  revêtir  de  ces  armes  spirituelles  :  Induite  vos 
armaturam  Dei^-,  et  nous  faisant  entendre  que  nous  en  devons  user,  et 
que  sans  cela  tout  le  bien  qui  est  en  nous ,  ou  que  nous  présumons  y  être , 
n'est  que  mensonge  et  illusion.  Yoilà  notre  état. 

Que  fait  Dieu  de  sa  part  ?  il  nous  prépare  des  grâces  proportionnelles  à 
cet  état.  Nous  avons  à  soutenir  une  guerre  difficile  et  dangereuse  :  il  ne 
nous  donne  pas  des  grâces  de  paix,  comme  il  en  donnait  au  premier 
homme,  car  elles  ne  nous  seraient  plus  propres  ;  mais  des  grâces  de  combat, 
de  défense ,  d'attaque ,  de  résistance ,  parce  qu'il  n'y  a  que  celles-là  qui 
nous  conviennent.  Les  tentations  sont  des  assauts  que  nous  livre  notre 
ennemi,  et  ces  grâces  sont  des  moyens  pour  les  repousser.  Par  conséquent 
faire  fond  sur  la  grâce ,  sans  être  déterminé  à  résister  et  à  combattre,  c'est 
oublier  ce  que  nous  sommes  ,  c'est  nous  figurer  une  grâce  imaginaire  et 
chimérique,  c'est  aller  contre  toutes  les  vues  de  Dieu.  Tel  est  néanmoins 
le  désordre  le  plus  ordinaire ,  et  fasse  le  ciel  que  ce  ne  soit  pas  le  nôtre  ! 
Nous  voulons  des  grâces  qui  nous  garantissent  de  tous  les  dangers  ;  mais 

1  Cyprian,  —  J  Ephes.,  G. 


320  SUR   LES   TENTATIONS» 

nous  voulons  que  ce  soient  des  grâces  qui  ne  nous  coûtent  rien ,  qui  ne 
nous  incommodent  en  rien,  qui  nous  laissent  dans  la  possession  d'une  vie 
douce  et  paisible  :  et  Dieu  veut  que  ce  soient  des  grâces  qui  nous  fassent 
agir,  qui  nous  tiennent  dans  la  sujétion  d'un  exercice  laborieux  et  sans 
relâche.  Ordine  suo ,  nonnostro  arbitrio,  virtus  Spiritûs  Sancti  minis- 
tratur.  Le  repos  de  la  vie,  voilà  ce  qu'on  cherche,  et  ce  que  tant  de 
personnes  vertueuses,  séduites  par  leur  amour-propre ,  se  proposent  jusque 
dans  leur  piété  même.  Et  moi,  leur  dit  Jésus-Christ , je  ne  connais  point 
cette  vie  sans  action ,  puisque  rien  n'est  plus  contraire  à  mon  esprit ,  et 
que  le  royaume  du  ciel  ne  peut  être  emporté  que  par  violence.  Car  c'est 
pour  cela  que  je  suis  entré,  comme  votre  chef ,  dans  le  champ  de  bataille  ; 
et  qu'au  lieu  de  vous  apporter  la  paix  ,  ie  vous  ai  apporté  l'épée  :  Non 
veni  pacem  mittere ,  sed  gladium*.  Témoignage  sensible  et  convaincant 
qu'il  ne  veut  à  sa  suite  que  des  âmes  généreuses  ,  que  des  hommes  infa- 
tigables, et  toujours  en  état  de  remporter  de  nouvelles  victoires.  Le  repos 
est  pour  le  ciel ,  et  le  combat  pour  la  terre.  Non  veni  pacem  mittere,  sed 
gladium. 

Seconde  conséquence  :  la  première  maxime  en  matière  de  guerre  est 
d'affaiblir  son  ennemi  et  de  le  fatiguer.  Car  de  vouloir  l'épargner  et  le 
traiter  avec  douceur,  d'avoir  pour  lui  de  l'indulgence  ,  ce  serait  se  perdre 
et  se  détruire  soi-même.  Or  quel  est  notre  ennemi,  Chrétiens,  je  dis 
l'ennemi  le  plus  puissant  que  la  grâce  ait  à  combattre  en  nous?  Reconnais- 
sons-le devant  Dieu,  et  ne  nous  aveuglons  pas  :  c'est  notre  chair,  cette 
chair  de  péché  qui  ne  conçoit  que  des  désirs  criminels ,  cette  chair  esclave 
de  la  concupiscence,  cette  chair  toujours  rebelle  à  la  loi  de  Dieu.  Voilà,  dit 
un  apôtre,  l'ennemi  le  plus  à  craindre,  et  par  qui  nous  sommes  plus  com- 
munément tentés  :  Unusquisque  verô  tentât ur  à  concupiscentiâ  sua2. 
Ennemi  d'autant  plus  dangereux  qu'il  nous  est  plus  intime ,  ou  plutôt 
qu'il  fait  une  partie  de  nous-mêmes  ;  ennemi  d'autant  plus  redoutable,  que 
naturellement  nous  l'aimons  ;  ennemi  d'autant  plus  invincible ,  qu'il 
ne  nous  attaque  qu'en  nous  flattant  :  c'est  cet  ennemi,  reprend  saint 
Chrysostome ,  qu'il  faut  soumettre,  qu'il  faut  dompter:  par  où?  par  la 
mortification  chrétienne,  si  nous  voulons  que  la  grâce  triomphe  de  la 
tentation. 

Car  je  dis  qu'un  chrétien  qui  n'a  aucun  usage  de  cette  mortification 
évangélique,  qui  nourrit  sa  chair  dans  la  mollesse,  qui  l'entretient  dans 
le  plaisir ,  qui  lui  donne  toutes  les  commodités  de  la  vie  ;  qui ,  toujours 
d'intelligence  avec  elle,  la  ménage  en  tout,  la  choie  en  tout,  et  cependant 
se  confie  dans  la  grâce  de  Dieu,  et  se  persuade  qu'elle  suffira  pour  le  sau- 
ver, ne  la  connaît  pas  cette  grâce,  et  n'a  pas  les  premiers  principes  de  la 
religion  qu'il  professe  :  pourquoi?  voici  la  preuve  qu'en  donne  saint  Ber- 
nard :  parce  que  la  première  action  de  la  grâce  qui  le  doit  soutenir ,  et 
assurer  son  salut ,  est  d'éteindre  la  concupiscence  en  mortifiant  la  chair. 
Vous,  au  contraire,  mon  cher  auditeur,  vous,  chrétien  sensuel  et  déli- 
cat,   au  lieu  de  l'affaiblir,  vous  la  fortifiez;  au  lieu  de  lui  retrancher 

'  Matth..  10.  —  2  Jacob.,  1. 


SUR  LES   TENTATIONS.  321 

ce  que  lui  donne  l'avantage  sur  vous,  vous  la  secondez;  c'est-à-dire  qu'au 
lieu  d'aider  la  grâce  contre  la  tentation ,  vous  aidez  la  tentation  contre  la 
grâce  même,  et  que  vous  détruisez  celle-ci  par  l'autre.  Jamais  donc  vous 
ne  devez  attendre  que  la  grâce  ait  son  effet ,  à  moins  que  vous  ne  deman- 
diez deux  choses  contradictoires  :  savoir ,  que  la  grâce  et  la  concupiscence 
vous  dominent  tout  à  la  fois,  ou  que  Dieu,  par  un  miracle  singulier, 
crée  pour  vous  des  grâces  nouvelles  ,  qui ,  sans  assujétir  la  chair  ,  fassent 
triompher  l'esprit.  Mais  ne  vous  y  trompez  pas,  et  souvenez-vous  tou- 
jours que  ce  n'est  point  au  gré  de  l'homme  que  Dieu  dispense  ses  grâces, 
mais  selon  la  sage  et  invariable  disposition  de  sa  providence  :  Ordine  suo 
non  nostro  arbitrio ,  virtus  Spiritûs  Sancti  ministratur. 

Et  en  effet ,  comment  est-ce  que  tous  les  Saints  ont  combattu  la  tenta- 
tion ,  et  de  quel  stratagème  se  sont-ils  servis ,  quel  moyen  ont-ils  employé 
contre  elle?  la  mortification  de  la  chair.  N'est-ce  pas  ainsi  que  David,  au 
milieu  des  pompes  et  des  plaisirs  de  la  cour,  se  couvrait  d'un  rude  cilice 
lorsqu'il  se  sentait  troublé  par  ses  propres  pensées ,  et  que  les  désirs  de  son 
cœur  le  portaient  au  mal  et  le  tentaient  ?  Ego  autem  cùm  mihi  mol  est  i 
essent,  induebar  cilicio  !.  N'est-ce  pas  pour  cela  que  saint  Paul  traitait 
rigoureusement  son  corps,  et  qu'il  le  réduisait  en  servitude?  Castigo  cor- 
pus meum ,  et  in  sermtutem  redigo  2.  Quoi  donc!  la  grâce  est-elle  d'une 
autre  trempe  dans  nos  mains  que  dans  celles  de  cet  apôtre?  avons-nous  , 
ou  un  esprit  plus  fervent,  ou  une  chair  plus  soumise  que  David?  l'ennemi 
nous  livre-t-il  d'autres  combats ,  ou  sommes-nous  plus  forts  que  tant  de 
religieux  et  tant  de  solitaires,  les  élus  et  les  amis  de  Dieu?  Pas  un  d'eux 
qui  ait  compté  sur  la  grâce  séparée  de  la  mortification  de  sens  :  et  sans 
la  mortification  des  sens ,  que  dis-je  ?  dans  une  vie  douce ,  aisée ,  com- 
mode ,  dans  une  vie  même  voluptueuse  et  molle ,  nous  osons  tout  espé- 
rer de  la  grâce  !  Un  saint  Jérôme  comblé  de  mérites  ne  crut  pas ,  avec  la 
grâce  même,  pouvoir  résister,  s'il  ne  faisait  de  son  corps  une  victime  de 
pénitence  ;  et  nous  prétendons  tenir  contre  tous  les  charmes  du  monde 
et  les  plus  violents  efforts  de  l'enfer ,  en  faisant  de  nos  corps  des  idoles  de 
l'amour-propre  !  Les  Hilarion  et  les  Antoine ,  ces  hommes  tout  célestes 
et  comme  les  anges  de  la  terr<? ,  se  sont  condamnés  aux  veilles ,  aux  ab- 
stinences, à  toutes  les  rigueurs  d'une  vie  pénible  et  austère  :  pourquoi? 
parce  qu'ils  ne  savaient  point  d'autre  secret  pour  amortir  le  feu  de  la  cu- 
pidité ,  et  pour  repousser  ses  traits ,  et  nous  nous  flattons  de  la  faire  mou- 
rir ,  en  lui  fournissant  tout  ce  qui  peut  plus  contribuer  à  la  faire  vivre  ! 
Un  saint  Jean-Baptiste,  sanctifié  presque  dès  sa  conception,  et  qui  pou- 
vait dire  que  la  grâce  était  née  avec  lui ,  n'a  fait  fond  sur  cette  grâce  qu'au- 
tant qu'il  l'a  exercée,  ou,  pour  parler  plus  correctement,  qu'autant  qu'il 
s'est  exercé  lui-même  par  elle  et  avec  elle  dans  la  pratique  de  la  plus 
parfaite  abnégation;  et  nous,  conçus  dans  le  péché,  nous,  après  avoir 
vécu  dans  le  péché ,  nous  nous  promettons  de  la  grâce  des  victoires  sans 
combats ,  ou  des  combats  sans  violence  ;  une  sainteté  sans  pénitence ,  ou 
une  pénitence  sans  austérité  !  Mais  si  cela  était ,  conclut  saint  Jérôme ,  la 

1  Psalm.  34.  —  a  1  Cor.,  9. 

T.   I.  21 


322  SUR  LES    TENTATIONS. 

vie  de  ce  glorieux  Précurseur  et  de  ceux  qui  font  suivi ,  bien  loin  d'être 
un  sujet  d'admiration  et  d'éloge ,  ne  devrait-elle  pas  être  regardée  comme 
une  illusion  et  une  folie  ?  Si  ita  esset ,  annon  ridenda  potins  quàm  prce- 
dicanda  esset  vita  Joannis  i. 

C'est  ainsi  qu'ont  raisonné  les  Pères  que  Dieu  nous  a  donnés  pour 
maîtres,  et  qui  doivent  être  nos  guides  dans  la  voie  du  salut.  Ne  vous 
étonnez  donc  pas  si  des  mondains ,  marchant ,  comme  dit  l'Apôtre ,  selon 
la  chair ,  et  ennemis  de  la  croix  et  de  la  mortification  de  Jésus-Christ ,  se 
trouvent  si  faibles  dans  la  tentation.  Ne  me  demandez  pas  d'où  vient  qu'ils 
y  résistent  si  rarement ,  qu'ils  y  succombent  si  aisément ,  qu'ils  se  re- 
lèvent si  difficilement  ;  ce  sont  les  suites  naturelles  de  leur  délicatesse  et  de 
leur  sensualité  :  et  si  des  âmes  idolâtres  de  leur  corps  ne  se  laissaient  pas 
entraîner  par  la  concupiscence,  ce  serait  dans  Tordre  de  la  grâce  un  des 
plus  grands  miracles.  Non,  non ,  disait  Tertullien ,  parlant  aux  premiers 
fidèles  dans  les  persécutions  de  l'Église,  je  ne  me  persuaderai  jamais 
qu'une  chair  nourrie  dans  le  plaisir  puisse  entrer  en  lice  avec  les  tour- 
ments et  avec  la  mort.  Quelque  ardeur  qu'un  chrétien  fasse  paraître  pour 
la  cause  de  son  Dieu  et  pour  la  défense  de  sa  foi,  je  me  défierai  toujours 
ou  plutôt  je  désespérerai  toujours  que  de  la  délicatesse  des  repas ,  des  ha- 
bits, de  l'équipage  et  du  train,  il  accepte  de  passer  à  la  rigueur  des  pri- 
sons ,  des  roues  et  des  chevalets.  Il  faut  qu'un  athlète ,  pour  combattre ,  se 
soit  auparavant  formé  par  une  abstinence  régulière  de  toutes  les  voluptés 
des  sens ,  et  par  une  épreuve  constante  des  plus  rudes  fatigues  de  la  vie  : 
car  c'est  par  là  qu'il  acquiert  des  forces.  De  même  ,  il  faut  qu'un  homme, 
pour  entrer  dans  le  champ  de  bataille  où  sa  religion  l'appelle ,  ait  fait 
l'essai  de  soi-même  par  une  dure  mortification  qui  l'ait  disposé  à  suppor- 
ter tout ,  et  à  n'être  étonné  de  rien.  Or  ce  que  Tertullien  disait  des  persé- 
cutions, qui  furent  comme  les  tentations  publiques  et  extérieures  du 
christianisme,  je  le  dis  avec  autant  de  sujet  des  tentations  intérieures  et 
particulières  de  chaque  fidèle  :  c'est  la  grâce  qui  les  doit  vaincre  :  mais  en 
vain  présumons-nous  que  la  grâce ,  toute  puissante  qu'elle  est ,  les  sur- 
montera ,  si  nous  ne  domptons  nous-mêmes  la  chair  qui  en  est  le  prin- 
cipe; et  quiconque  en  juge  autrement  est  dans  l'erreur  et  s'égare. 

Mais  en  quoi  consiste  cette  mortification  de  la  chair ,  et ,  dans  la  pra- 
tique du  inonde ,  à  quoi  se  réduit  cet  exercice  ?  troisième  et  dernière  con- 
séquence. Ah!  mes  chers  auditeurs,  dispensez-moi  de  vous  dire  ce  que 
c'est  dans  la  pratique  du  monde  que  cette  vertu ,  puisqu'à  peine  y  est-elle 
connue ,  puisqu'elle  y  est  méprisée ,  puisqu'elle  y  est  même  en  horreur. 
Mais  quelque  idée  que  le  monde  en  puisse  avoir ,  l'oracle  de  l'Apôtre  ne 
laisse  pas  de  subsister  :  que  pour  être  à  Jésus-Christ ,  et  pour  lui  garder 
une  fidélité  inviolable ,  il  faut  crucifier  sa  chair  et  mourir  à  ses  passions 
et  à  ses  désirs  déréglés  :  Qui  Christi  sunt  carnem  suam  crucifîxerunt 
cum  vitiis  et  concupiscentiis  2.  Mais  de  quelque  manière  que  le  monde  en 
puisse  penser ,  il  sera  toujours  vrai  qu'il  n'y  a  point  de  condition  parmi 
les  hommes  où  ce  crucifiement  de  la  chair  ne  soit  d'une  absolue  néces- 

1  Hieron.  —  *  Gai.,  5. 


SUR   LES   TENTATIONS.  333 

site,  parce  qu'il  n'y  en  a  pas  une  qui  ne  soit  exposée  à  la  tentation.  Mais 
quelque  peine  que  puisse  avoir  le  inonde  à  en  convenir ,  la  seule  expé- 
rience de  ses  désordres  lui  fera  reconnaître  malgré  lui-même ,  que  la  con- 
dition des  grands,  des  riches,  des  puissants  du  siècle,  est  celle,  entre 
toutes  les  autres ,  où  cette  mortification  des  sens  devrait  être  plus  ordi- 
naire ,  parce  que  c'est  celle  où  les  tentations  sont  plus  communes  et  plus 
violentes.  Mais ,  de  quelque  opinion  que  le  monde  puisse  être  prévenu , 
du  moins  avouera-t-il  que  plus  un  pécheur  est  sujet  à  la  tentation ,  plus 
cette  loi  de  mortifier  son  corps  est-elle  d'une  obligation  étroite  et  rigou- 
reuse pour  lui.  Si  nous  étions  aussi  chrétiens  qu'il  faudrait  l'être,  ces 
règles  de  l'Évangile,  quoique   générales,  seraient   plus  que  suffisantes 
pour  nous  faire  comprendre  nos  devoirs.  Mais  parce  que  l'amour-propre 
nous  domine ,  et  que ,   dans  l'excès  d'indulgence  que  nous  avons  pour 
nous-mêmes ,  à  peine  prenons-nous  jamais  le  parti  de  nous  imposer  la 
plus  légère  pénitence,  qu'a  fait  l'Église?  Elle  a  déterminé  ce  commande- 
ment général  à  un  commandement  particulier ,  qui  est  le  jeûne  du  ca- 
rême :  se  fondant  en  cela  sur  notre  infirmité  d'une  part ,  et  de  l'autre  sur 
notre  besoin  ;  se  réglant  sur  l'exemple  des  anciens  patriarches ,  et  beaucoup 
plus  sur  celui  de  Jésus-Christ  ;  s' autorisant  du  pouvoir  que   Dieu  lui  a 
donné  de  faire  des  lois  pour  la  conduite  de  ses  enfants ,  et  se  promettant 
de  notre  fidélité  que ,  si  nous  avons  un  désir  sincère  de  mortifier  notre 
chair  autant  qu'il  est  nécessaire  pour  vaincre  la  tentation ,  non-seulement 
nous  ne  trouverons  rien  de  trop  rigoureux  dans  ce  précepte ,  mais  nous 
ferons  bien  plus  qu'il  ne  nous  prescrit ,  parce  qu'en  mille  rencontres  nous 
éprouverons  qu'il  ne  suffit  pas  encore  pour  réprimer  notre  cupidité  et  pour 
éteindre  le  feu  de  nos  passions. 

Voilà ,  Chrétiens ,  le  dessein  que  s'est  proposé  l'Église  dans  l'institution 
de  ce  saint  jeûne.  Mais  dans  la  suite  des  temps,  qu'est-il  arrivé?  nous  ne 
le  déplorerons  jamais  assez  ,  puisque  c'est  un  désordre  qui  cause  tant  de 
scandale.  Le  démon  et  la  chair ,  se  sentant  affaiblis  par  une  si  salutaire  ob- 
servance ,  ont  employé  toutes  leurs  forces  pour  l'abolir.  Les  hérétiques  se 
sont  déclarés  contre  ce  commandement.  Les  uns  ont  contesté  le  droit ,  et 
les  autres  le  fait.  Ceux-là  ont  prétendu  que  l'Église ,  en  nous  imposant  un 
tel  précepte ,  passait  les  bornes  d'un  pouvoir  légitime ,  comme  si  ce  n'était 
pas  à  elle  à  qui  le  Sauveur  du  monde  a  dit,  en  la  faisant  l'héritière  et  la 
dépositaire  de  son  autorité  :  Tout  ce  que  vous  lierez  sur  la  terre  sera  lié 
dans  le  ciel.  Ceux-ci  ont  reconnu  le  pouvoir  de  l'Église,  mais  n'ont  point 
voulu  convenir  qu'elle  ait  jamais  porté  cette  loi ,  et  quelle  nous  y  ait  assu- 
jettis ;  comme  si  la  tradition  n'était  pas  évidente  sur  ce  point ,  et  que  saint 
Augustin ,  il  y  a  déjà  plus  de  douze  siècles ,  n'en  eût  pas  parlé ,  lorsqu'il 
disait  que  de  jeûner  dans  les  autres  temps  de  l'année ,  c'était  un  conseil , 
mais  que  de  jeûner  pendant  le  carême ,  c'était  un  précepte  :  In  aliis  tern- 
poribtisjejunareconsilium  est;  in  quadragesimâ  jejunare  prœceptum*. 
Combien  même  de  catholiques  libertins  et  sans  conscience  se  sont  élevés 
contre  une  pratique  si  utile  et  si  solidement  établie ,  non  pas  en  formant 

1  August. 


324  SUR    LES  TENTATIONS. 

des  difficultés  ou  sur  le  droit  ou  sur  le  fait ,  mais  en  méprisant  l'un  et 
l'autre ,  mais  en  violant  le  précepte  par  profession  et  avec  la  plus  scan- 
daleuse impunité ,  mais  ne  cherchant  pas  même  des  prétextes  pour  colo- 
rer en  quelque  sorte  leur  désobéissance .  et  pour  sauver  certains  dehors. 
Que  dis-je  !  et  devrais-je  les  compter  parmi  les  catholiques ,  et  leur  donner 
un  nom  qu'ils  déshonorent  et  dont  ils  se  rendent  indignes ,  puisque  Jésus- 
Christ  veut  que  nous  les  regardions  comme  des  païens  et  des  idolâtres? 
Qui  Ecclessiam  non  audierit,  sit  tibi  sicut  ethnicuset  publicanus  l. 

Enfin ,  jusque  dans  ce  petit  nombre  de  fidèles  qui  respectent  l'Église  et 
qui  semblent  soumis  à  ses  ordres ,  combien  en  altèrent  le  commandement  ? 
et  par  où?  par  de  fausses  interprétations  qu'ils  lui  donnent  en  faveur  de  la  na- 
ture corrompue  ;  par  de  prétendues  raisons  de  nécessité  qu'ils  imaginent,  et 
que  la  seule  délicatesse  leur  suggère  ;  par  de  vaines  dispenses  qu'ils  obtiennent 
ou  qu'ils  s'accordent  à  eux-mêmes.  Je  dis  vaines  dispenses  ;  et  pour  vous  en 
convaincre,  remarquez  ceci  :  il  n'y  a  qu'à  considérer  trois  grands  désordres 
qui  s'y  glissent,  et  dont  je  veux  que  vous  conveniez  avec  moi.  Car  en 
premier  lieu ,  c'est  communément  à  certains  états  que  ces  sortes  de  dis- 
penses semblent  être  attachées ,  et  non  point  aux  personnes  mêmes  :  marque 
infaillible  que  la  nécessité  n'en  est  pas  la  règle.  Et  en  effet ,  n'est-il  pas 
surprenant ,  Chrétiens ,  que  dès  qu'un  homme  aujourd'hui  se  trouve  dans 
la  fortune  et  dans  un  rang  honorable ,  il  n'y  ait  plus  de  jeûne  pour  lui , 
que  dès  lors  il  soit  si  fécond  en  excuses  pour  s'en  exempter  ;  que  dès  lors 
les  forces  lui  manquent ,  et  que  son  tempérament ,  que  sa  santé  ne  lui  per- 
mettent plus  ce  qu'il  pouvait  et  ce  qu'il  faisait  dans  un  état  médiocre , 
dans  une  maison  religieuse,  dans  une  vie  plus  réglée  et  plus  chrétienne? 
En  second  lieu ,  ceux  qui  se  croient  plus  dispensés  du  jeûne ,  ce  sont  ceux 
même  à  qui  le  jeûne  doit  être  plus  facile  ;  ce  sont  ces  riches  du  siècle  chez 
qui  tout  abonde ,  et  qui  jouissent  de  toutes  les  commodités  de  la  vie.  Je 
dis  plus ,  et  en  troisième  lieu ,  ceux  qui  font  plus  valoir  une  faiblesse  ima- 
ginaire ,  pour  se  dégager  de  l'obligation  du  jeûne  ;  ce  sont  ceux  qui  de- 
vraient se  faire  plus  de  violence  pour  l'observer ,  parce  que  ce  sont  ceux  à 
qui  le  jeûne  est  plus  nécessaire.  Car  qui  sont-ils?  Ce  sont  des  pécheurs 
non-seulement  responsables  à  la  justice  divine  de  mille  dettes  contractées 
dans  le  passé ,  et  dont  il  faut  s'acquitter  ;  mais  encore  liés  par  de  longues 
habitudes  qui  les  rendent  plus  sujets  à  de  fréquentes  rechutes  dans  l'avenir, 
dont  il  faut  se  préserver.  Ce  sont  des  mondains ,  engagés  par  leur  condi- 
tion en  mille  affaires ,  ayant  sans  cesse  devant  les  yeux  mille  objets  qui 
sont  pour  eux  autant  de  tentations.  Ce  sont  des  courtisans  que  le  bruit  de 
la  cour  et  ses  divers  mouvements ,  que  ses  coutumes  et  ses  maximes ,  que 
ses  intrigues  et  ses  soins ,  que  sa  mollesse ,  ses  plaisirs ,  ses  pompes  ex- 
posent aux  occasions  les  plus  dangereuses.  Ce  sont  de  jeunes  personnes , 
ce  sont  des  femmes  obsédées  de  tant  d'adorateurs  qui  les  flattent ,  qui  les 
idolâtrent ,  qui  leur  prodiguent  l'encens ,  qui  leur  tiennent  des  discours , 
qui  leur  rendent  des  assiduités ,  c'est-à-dire  qui  leur  livrent  des  attaques 
et  qui  leur  tendent  des  pièges  à  quoi  elles  ne  se  laissent  prendre  que  trop 

1  Matth..  18. 


SUR  LE    JUGEMENT    DERNIER.  3U23 

aisément.  Ce  sont  ceux-là  pour  qui  le  jeûne  est  d'une  obligation  parti- 
culière ;  et  néanmoins  ce  sont  particulièrement  ceux-là  qui  se  croient  plus 
privilégiés  contre  le  jeûne.  Ils  le  renvoient  aux  monastères  et  aux  cloîtres  ; 
mais ,  répond  saint  Bernard ,  si  dans  le  cloître  et  le  monastère  le  jeûne  est 
mieux  pratiqué,  ce  n'est  pas  là  toutefois  qu'il  est  d'une  nécessité  plus  pres- 
sante ;  pourquoi?  parce  que  d'ailleurs  par  la  retraite,  par  tous  les  exer- 
cices de  la  profession  religieuse ,  on  y  est  plus  à  couvert  du  danger. 

Ah  !  mes  chers  auditeurs ,  souvenez-vous  que  vous  ne  surmonterez  ja- 
mais les  tentations ,  tandis  que  vous  obéirez  à  la  chair ,  et  que  vous  en 
suivrez  les  appétits  sensuels.  Souvenez-vous  que  Dieu  dans  sa  loi  ne  dis- 
tingue ni  qualités  ni  rangs  ;  ou  que  s'il  les  distingue ,  ce  n'est  point  par 
rapport  à  vous  et  à  votre  état ,  pour  élargir  le  précepte  ;  mais  au  contraire 
pour  le  rendre  encore  plus  étroit  et  plus  rigoureux.  Souvenez-vous  que 
vous  êtes  chrétiens  comme  les  autres ,  et  que  plus  vous  êtes  élevés  au- 
dessus  des  autres ,  plus  vous  avez  d'ennemis  à  combattre  et  d'écueils  à 
éviter  ;  par  conséquent ,  que  plus  vous  êtes  dans  l'opulence  et  dans  la  gran- 
deur ,  plus  vous  devez  craindre  pour  votre  âme  et  faire  d'efforts  pour  la 
conserver.  Employez-y  ,  outre  le  jeûne  et  la  pénitence ,  la  parole  de  Dieu 
et  les  bonnes  œuvres  ;  la  parole  de  Dieu ,  puisque  c'est  en  ce  saint  temps 
que  les  ministres  de  Jésus-Christ  la  dispensent  avec  plus  de  zèle ,  cette  di- 
vine parole ,  qui  doit  vous  éclairer  et  vous  fortifier  ;  les  bonnes  œuvres , 
puisque  c'est  en  ce  saint  temps  que  l'Église  redouble  toute  sa  ferveur ,  ou 
plutôt  qu'elle  travaille  à  réveiller  toute  la  ferveur  des  fidèles.  Munis  de  ces 
armes  de  la  foi ,  vous  marcherez  en  assurance.  Malgré  les  artifices  et  la 
subtilité  de  la  tentation ,  malgré  les  fréquents  retours  et  l'importunité  de 
la  tentation ,  malgré  les  plus  violents  assauts  et  toute  la  force  de  la  tenta- 
tion ,  vous  vous  maintiendrez  dans  les  voies  de  Dieu ,  et  vous  arriverez  à 
la  gloire  que  je  vous  souhaite ,  etc. 


SERMON  POUR  LE  LUNDI  DE  LA  PREMIÈRE  SEMAINE. 


SUR  EE  JUGEMENT  DERNIER. 

Ciiin  venetit  Filius  hominis  in  majestate  sua ,  et  omnes  angeli  cum  eo  s  tune  iedebit  super  se- 
dent  majestatis  suœ,  et  conqregabuntur  ante  cum  omnes  gentes. 

Quand  le  Fils  de  l'homme  viendra  dans  l'éclat  de  sa  majesté,  et  tous  les  anges  avec  lui , 
alors  il  s'assiéra  sur  son  trône,  et  toutes  les  nations  se  rassembleront  devant  lui.  S.  Mal  A., 
ch.  25. 

Nous  reconnaissons ,  mes  Frères ,  deux  avènements  de  Jésus-Christ , 
que  l'Église  nous  propose  comme  deux  grands  objets  de  notre  foi ,  et  sur 
lesquels  on  peut  dire  que  roule  toute  la  religion  chrétienne.  Car  il  est  venu, 
cet  Homme-Dieu ,  dans  le  mystère  adorable  de  son  incarnation  ;  et  il  doit 
encore  venir  au  jour  terrible  de  son  jugement  universel.  Dans  le  premier 
avènement ,  il  a  pris  la  qualité  de  Sauveur  ;  mais  dans  le  second ,  il  pren- 


326  SUR    LE    JUGEMENT    DERNIER. 

dra  la  qualité  de  juge.  Dans  l'un,  il  s'est  revêtu  d'une  chair  passible  et  su- 
jette à  la  mort  ;  mais  dans  l'autre ,  il  paraîtra  sur  le  trône ,  et  revêtu  de 
tout  l'éclat  d'un  corps  glorieux.  Quand  il  commença  à  se  faire  voir  au 
monde ,  ce  fut  sous  un  visage  aimable  et  plein  de  douceur  :  Ecce  reùc  tuus 
venit  tibi  mansuetus  l  ;  mais  quand  il  se  montrera  pour  la  seconde  fois 
au  monde  ,  ce  sera  sous  le  visage  le  plus  effrayant ,  et  la  foudre  à  la  main  : 
Ecce  dies  Domini  terribilis  2.  Enfin,  dit  saint  Chrysostome,  dans  son 
incarnation ,  il  semble  que  son  humanité  eût  comme  anéanti  toute  la  gloire 
de  sa  divinité;  et  dans  son  jugement  dernier,  il  semble  que  sa  divinité 
doive  comme  absorber  toutes  les  faiblesses  de  son  humanité.  Cum  venant 
in  majestate  sua,  tune  sedebit  super  sedem  majestatis  suce. 

C'est,  Chrétiens  ,  de  cet  avènement  de  terreur,  de  ce  jugement  de  Dieu, 
que  je  viens  aujourd'hui  vous  entretenir.  Mais  pour  vous  apprendre  à  le 
craindre,  je  ne  vous  parlerai  ni  de  la  chute  des  étoiles,  ni  des  éclipses 
du  soleil  et  de  la  lune ,  ni  de  cet  incendie  général  qui  embrasera  toute  la 
terre ,  ni  de  cette  confusion  de  tous  les  éléments ,  qui  fera  retomber  le 
monde  dans  un  nouveau  chaos.  Au  lieu  de  ces  phénomènes  prodigieux  et 
de  ces  signes  éclatants ,  qui  surprendront  toute  la  nature ,  mais  qui  ne 
doivent  arriver  qu'à  la  fin  des  siècles ,  je  veux  vous  en  donner  de  plus 
simples ,  de  plus  présents ,  de  plus  naturels ,  et  par  là  même  de  plus 
propres  à  faire  impression  sur  vos  cœurs.  Je  veux  vous  faire  connaître  la 
rigueur  du  jugement  de  Dieu,  par  la  rigueur  de  certains  jugements  que 
vous  craignez  tant  sur  la  terre ,  et  que  vous  avez  dès  maintenant  à  subir 
dans  la  vie.  Je  veux  vous  convaincre  par  vous-mêmes,  et  n'employçr  ici 
point  d'autres  preuves  que  vos  sentiments  les  plus  ordinaires.  Ce  dessein 
est  particulier  ;  mais  il  aura  de  quoi  vous  édifier  et  vous  toucher.  Vierge 
sainte,  il  ne  sera  plus  temps  à  ce  dernier  jour,  à  ce  jour  des  vengeances 
divines ,  d'implorer  votre  secours  ;  mais  vous  êtes  présentement  encore  le 
refuge  et  l'asile  des  pécheurs.  C'est  pour  cela  que  nous  nous  adressons  à 
vous,  et  que  nous  vous  disons  :  Ave,  Maria. 

Quelque  disproportion  qu'il  y  ait  entre  Dieu  et  la  créature ,  c'est  par 
les  créatures ,  dit  le  grand  Apôtre ,  et  par  les  choses  visibles ,  que  nous 
apprendrons  à  connaître  ce  qu'il  y  a  d'invisible  en  Dieu  :  Invisibitia 
enim  ipsius  per  ea  quœ  facta  sunt  intellecta  conspiciuntur  3.  Et  moi  je 
dis ,  Chrétiens ,  appliquant  à  mon  sujet  cet  excellent  principe  de  saint 
Paul  :  Quelque  disproportion  qu'il  y  ait  entre  le  jugement  de  Dieu  et  le 
jugement  des  hommes ,  c'est  par  les  jugements  des  hommes  que  nous  de- 
vons mesurer,  sonder,  pénétrer,  et  non-seulement  apprendre  à  connaître, 
mais  à  craindre  le  jugement  de  Dieu.  Vous  me  demandez,  comme  les 
apôtres  à  Jésus-Christ ,  des  présages  et  des  signes  de  ce  jugement  redou- 
table, dont  le  Fils  de  Dieu  nous  parle  dans  notre  évangile  :  Et  quod  si- 
gnum  adventûs  tui  4?  En  voici  deux,  mes  chers  auditeurs,  que  je  vous 
propose  d'abord ,  et  où  je  renferme  tout  ce  que  j'ai  à  vous  dire  dans  ce 
discours.  La  censure  du  monde,  dont  nous  ne  pouvons  nous  parer;  et  la 

»  Matth.,  21.  —  *  Joël.,  2,  —  3  Rom,,  1.  —  «  Matlh.,  21. 


SUR    LE    JUGEMENT    DERNIER.  327 

censure  de  nos  propres  consciences,  que  nous  ne  pouvons  éviter  :  les  ju- 
gements que  l'on  fait  de  nous,  et  celui  que  nous  en  faisons  nous-mêmes.  Les 
jugements  que  l'on  fait  de  nous,  et  que  j'appelle  la  censure  du  monde  ; 
le  jugement  que  nous  faisons  de  nous-mêmes,  et  que  j'appelle  la  censure 
de  notre  propre  conscience.  Je  m'explique.  Il  est  certain  que  Dieu  nous 
jugera  ;  c'est  ce  que  nous  attendons ,  et  ce  qui  doit  être  la  fin  du  second 
avènement  de  Jésus-Christ  :  mais  sans  attendre  que  Jésus-Christ  vienne 
pour  nous  juger ,  dès  maintenant  le  monde  nous  juge ,  et  dès  maintenant 
nous  nous  jugeons  nous-mêmes.  Le  monde  nous  juge ,  et  combien  crai- 
gnons-nous ce  jugement  du  monde?  premier  préjugé  de  la  rigueur  du  ju- 
gement de  Dieu,  et  le  sujet  de  la  première  partie.  Nous  nous  jugeons 
nous-mêmes ,  et  rien  ne  nous  trouble  davantage  que  ce  jugement  de  notre 
conscience  :  second  préjugé  de  la  rigueur  du  jugement  de  Dieu ,  et  le  sujet 
de  la  seconde  partie.  Tirons  donc,  Chrétiens,  de  ce  double  jugement,  de 
celui  que  le  monde  fait  de  nous ,  et  de  celui  que  nous  faisons  nous-mêmes 
de  nous-mêmes,  une  double  conjecture  de  l'extrême  sévérité  du  jugement 
de  Dieu  ;  ou  plutôt  apprenons  à  craindre  le  jugement  de  Dieu ,  et  par  la 
crainte  que  nous  avons  des  jugements  du  monde ,  et  par  les  peines  que 
nous  cause  le  jugement  de  nos  propres  consciences.  Tout  ceci  donnera 
lieu  à  des  réflexions  bien  sensibles  et  bien  solides. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

Nous  craignons  les  jugements  du  monde,  je  dis  les  jugements  que  le 
monde  fait  de  nous  ;  et  ce  qui  nous  doit  être  un  grand  sujet  de  confusion 
et  de  réflexion ,  dans  ridée  que  nous  nous  formons  de  ces  jugements  du 
monde ,  à  quoi  nous  sommes  exposés  ,  nous  n'en  craignons  pas  seulement 
l'iniquité  et  la  malignité ,  mais  nous  en  craignons  encore  plus  la  vérité  ; 
nous  n'en  pouvons  souffrir  la  liberté ,  nous  en  supportons  avec  peine  la 
sincérité ,  nous  en  redoutons  l'exacte  et  rigide  sévérité  ;  et  quand  ces  ju- 
gements s'accordent  sur  ce  qui  peut  nous  rendre  odieux  et  nous  décrier, 
c'est  surtout  alors  qu'ils  nous  accablent ,  et  que  nous  n'en  pouvons  sou- 
tenir l'uniformité.  Je  le  répète ,  et  je  dis  en  peu  de  paroles ,  qui  vont  faire 
tout  le  fond  de  cette  première  partie  :  nous  craignons  la  censure  des 
hommes ,  et  nous  la  craignons  parce  qu'elle  n'est  souvent  que  trop  juste  ; 
nous  la  craignons  parce  qu'elle  est  libre ,  nous  la  craignons  parce  qu'elle 
est  sincère  ,  nous  la  craignons  parce  qu'elle  ne  nous  fait  nulle  grâce,  nous 
la  craignons  parce  qu'à  force  de  se  répandre,  elle  devient  enfin  contre 
nous  un  jugement  public.  Tout  cela,  mes  chers  auditeurs ,  ce  sont  autant 
de  conjectures  de  l'extrême  rigueur  du  jugement  de  Dieu ,  et  autant  d'é- 
preuves sensibles  par  où  Dieu  semble  déjà  nous  y  disposer.  Ecoutez-moi , 
et  tachez  à  tirer  de  là  des  conséquences  dignes  ,  et  du  sujet  que  je  traite,  et 
de  la  sainteté  du  christianisme  que  vous  professez. 

Nous  voulons  souvent ,  par  une  prétendue  force  d'esprit ,  nous  mettre 
au-dessus  de  la  censure  et  des  jugements  des  hommes ,  et  nous  nous  flat- 
tons quelquefois  d'être  en  effet  parvenus  à  cette  heureuse  indépendance  ; 


328  SUR   LE   JUGEMENT   DERNIER. 

mais  au  même  temps ,  pour  peu  que  nous  nous  consultions  nous-mêmes , 
nous  voyons  que  nous  nous  trompons  :  c'est-à-dire  que  nous  voudrions 
mépriser  cette  censure  du  monde ,  et  pouvoir  la  compter  pour  rien  ;  mais 
quelque  mépris  que  nous  en  fassions ,  ou  que  nous  affections  d'en  faire , 
nous  sentons  assez  au  fond  de  l'âme  que  nous  la  craignons.  Car  de  là  vient 
la  désolation  où  Ton  tombe  et  le  trouble  qui  nous  saisit ,  quand  cette  cen- 
sure nous  attaque  personnellement ,  et  qu'il  nous  arrive  d'en  éprouver  les 
traits.  De  là  vient  que  nous  en  sommes  si  mortifiés,  si  piqués,  si  offensés. 
De  là  vient  que  les  moindres  rapports  qu'on  nous  fait  excitent  en  nous  des 
mouvements  si  vifs  de  dépit ,  de  colère ,  de  vengeance  ;  marque  évidente 
que  nous  ne  la  méprisons  pas.  En  effet,  si  nous  savions ,  en  bien  des  ren- 
contres et  sur  bien  des  sujets  ,  les  idées  qu'on  a  de  nous,  ce  que  l'on  pense 
de  nous ,  comment  on  parle  de  nous ,  nous  en  serions  outrés  de  douleur. 
Si  lorsque  nous  sommes  tranquilles ,  et  peut-être  contents  de  nous-mêmes, 
on  nous  faisait  connaître  pour  qui  nous  passons  dans  l'estime  du  monde  , 
il  n'en  faudrait  pas  davantage  pour  nous  consterner  et  pour  nous  plonger 
dans  le  plus  noir  et  le  plus  mortel  chagrin.  Ainsi  le  repos  et  la  tranquillité 
de  notre  vie  ne  roule  souvent  que  sur  l'ignorance  où  nous  sommes  des 
jugements  qu'on  fait  de  nos  personnes ,  de  nos  actions ,  de  nos  qualités  : 
mais  qu'on  nous  tire  de  cette  ignorance ,  et  dès  là  nous  commencerons  à 
être  malheureux. 

Il  est  donc  vrai  que,  malgré  nous  ,  nous  les  craignons,  ces  jugements  ; 
et  il  est  de  l'ordre  de  la  Providence  ,  dit  saint  Chrysostome ,  que  cela  soit 
de  la  sorte.  Pourquoi?  parce  que,  sans  parler  des  autres  biens  que  produit 
cette  crainte ,  quoique  humaine  ;  ou  pour  mieux  dire ,  sans  parler  des  maux 
qu'elle  empêche ,  en  contenant  les  hommes  dans  le  devoir  ;  sans  parler  des 
désordres  qui  s'ensuivraient  immanquablement ,  si  cette  crainte  n'était 
pas  une  barrière  pour  nous  arrêter,  au  moins  est-il  certain  qu'elle  nous 
élève  à  la  crainte  du  jugement  de  Dieu,  qu'elle  nous  fait  sentir  par  avance 
le  jugement  de  Dieu ,  qu'elle  nous  sert  à  connaître  la  sévérité  du  jugement 
de  Dieu.  Car  pour  peu  que  nous  ayons  non-seulement  de  religion ,  mais 
de  raison ,  voici ,  ce  me  semble ,  les  réflexions  que  nous  devons  faire. 
Nous  devons  chacun  nous  dire  à  nous-mêmes  :  Si  les  jugements  que  les 
hommes  forment  contre  moi  font  en  moi  de  si  vives  impressions ,  que 
sera-ce  quand  Dieu  lui-même  viendra  me  juger?  Si  je  crains  tant  d'être 
censuré  par  des  hommes  faibles  comme  moi ,  que  sera-ce  d'être  condamné 
par  un  Dieu  infiniment  au-dessus  de  moi  ?  Pour  peu  que  je  sois  fidèle  à  la 
grâce,  cette  réflexion  que  je  fais,  ce  raisonnement  suffit  pour  réveiller 
toute  ma  ferveur,  et  pour  me  faire  marcher  devant  Dieu,  comme  l'Apôtre, 
avec  crainte  et  avec  tremblement. 

Je  sais  que  saint  Paul  agissait  par  des  principes  plus  relevés ,  quand  il 
disait ,  plein  d'une  généreuse  confiance  :  Peu  m'importe  que  le  monde  me 
juge ,  parce  que  c'est  assez  pour  moi  de  savoir  que  le  Seigneur  me  jugera  : 
Mihi  autem  pro  minimo  est ,  ut  à  vobis  judicer  1.  Mais  il  n'appartenait 
qu'à  saint  Paul  de  parler  ainsi  :  outre  que  la  sainteté  de  sa  vie  était  à 

f    l  Cor.,  4. 


SUR   LE    JUGEMENT   DERNIER.  329 

répreuve,  et  le  mettait  à  couvert  de  tous  les  jugements  du  monde ,  il  avait 
été  ravi  jusques  au  troisième  ciel  ;  il  avait  puisé  dans  la  source  même  la 
connaissance  des  vérités  éternelles;  et  par  conséquent  il  n'était  pas  nécessaire 
qu'il  fit  aucune  attention  aux  jugements  du  monde  ,  pour  être  pénétré  de 
la  pensée  du  jugement  de  Dieu.  Mais  nous,  sensuels  et  grossiers,  nous, 
esclaves  des  sens  et  attachés  à  la  terre  ,  il  n'est  pas  étrange  que  nous  ayons 
besoin  de  ce  secours,  et  c'est  à  nous,  puisqu'il  nous  est  propre,  à  nous 
en  aider.  Oui ,  devons-nous  dire  ,  il  m'importe  de  penser  que  les  hommes 
sont  les  censeurs  de  ma  vie  ;  il  m'importe  de  ne  pas  oublier  que  les  hommes 
m'éclairent,  qui  que  je  sois  et  quoi  que  je  fasse,  et  qu'ils  sont  en  posses- 
sion de  me  juger  ;  il  m'importe  de  me  souvenir  qu'en  mille  occasions  cette 
censure  des   hommes   m' alarme  ,  me  déconcerte ,  m'humilie ,    m'abat  ; 
parce  que  ce  sont  là  autant  d'avertissements  pour  moi ,  et  que  j'apprends 
quelles  précautions  j'ai  donc  à  prendre  pour  me  préserver  de  ce  jugement 
supérieur  où  je  dois  paraître ,  et  qui  doit  décider  de  mon  éternité.  Car  si 
ce  prétendu  tribunal  des  hommes  qui  me  jugent  sans  autorité  ,  et  dont  je 
ne  reconnais  point  la  juridiction ,  est  néanmoins  un  tribunal  formidable 
pour  moi ,  quel  sentiment  dois-je  avoir  de  celui  d'un  Dieu  dont  je  révère 
la  sainteté  et  dont  je  redoute  la  puissance  ?  Et  si  je  me  contrains ,  si  je 
m'observe,  si  je  garde  tant  de  mesures  pour  me  sauver  des  jugements  du 
monde  ;  avec  quel  soin ,  avec  quelle  circonspection  dois-je  régler  ma  vie 
pour  me  mettre  en  état  de  répondre  à  ce  souverain  juge  ,  qui  tient  en  ses 
mains  ma  destinée?  C'est  ainsi  que  je  m'instruis,  et  que  me  faisant  à  moi- 
même  de  salutaires  leçons,  du  monde  je  m'élève  à  Dieu.  Avançons  :  voici 
quelque  chose  encore  de  plus  important  et  de  plus  fort. 

Quelque  vains  et  quelque  injustes  que  nous  supposions  les  jugements  du 
monde,  nous  n'en  craignons  pas  tant  après  tout  l'iniquité  et  la  malignité  , 
que  nous  en  craignons  la  vérité.  Car  pourquoi  ces  jugements  critiques  et 
désavantageux  ,  quand  nous  venons  à  les  connaître  ,  nous  sont-ils  si  sen- 
sibles ,  ou  pourquoi  y  sommes-nous  si  sensibles  nous-mêmes  ?  avouons-le 
de  bonne  foi  ;  parce  que  nous  ne  les  trouvons  que  trop  véritables.  S'ils 
l'étaient  moins ,  ils  nous  troubleraient  beaucoup  moins  ;  et  s'ils  étaient 
évidemment  faux,  on  les  négligerait.  Ils  ne  nous  blessent  que  parce  qu'ils 
sont  trop  bien  fondés  ,  que  parce  qu'ils  trouvent  et  qu'ils  doivent  trouver 
dans  les  esprits  trop  de  créance  ,  que  parce  que  nous  n'avons  rien  à  y  op- 
poser. Et  certes  ,  sur  tous  les  jugements  outrés  que  la  passion  et  la  ven- 
geance inspire  contre  nous,  nous  nous  faisons  aisément  raison.  Nous  en 
appelons  au  témoignage  de  notre  conscience  et  à  la  vérité  connue  ;  et  le 
témoignage  de  notre  conscience ,  la  vérité  qui  nous  favorise  ,  est  un  sou- 
tien pour  nous  contre  la  témérité  et  l'injustice  :  mais  il  y  a  une  censure 
du  monde  équitable ,  droite ,  désintéressée  ;  une  censure  à  laquelle  il  est 
évident  que  la  passion  n'a  point  de  part  ;  une  censure  irréprochable  ,  et 
qui  porte  avec  soi  sa  conviction  ;  et  c'est  celle-là  qui  nous  fait  trembler. 
Donnons  plus  de  jour  à  cette  pensée.  Nous  haïssons  ,  dit  saint  Augustin  , 
non-seulement  la  calomnie  qui  nous  impose ,  mais  la  vérité  qui  nous  re- 
prend ;  et  si  nous  y  prenons  bien  garde ,  souvent  la  vérité  qui  nous  re- 


330  SLR    LE    JUGEMENT    DERNIER. 

prend  nous  choque  et  nous  aigrit  bien  plus  vivement  que  la  calomnie  qui 
nous  impose.  Car  nous  avons  de  quoi  repousser  la  calomnie  et  de  quoi  la 
confondre  ;  mais  la  vérité  ,  en  nous  convaincant ,  nous  confond  nous- 
mêmes.  La  calomnie  qui  nous  impose  ,  se  détruit  avec  le  temps  et  se  dis- 
sipe ;  mais  la  vérité  qui  nous  reprend  ,  s'éclaircit  toujours  d'un  jour  à  un 
autre;  et  à  mesure  qu'elle  s'éclaircit,  elle  découvre  notre  honte,  et  ne  nous 
laisse  rien  à  répliquer. 

Triste  image  du  jugement  de  Dieu.  Car ,  dit  saint  Jérôme  ,  ce  qu'il  y  a 
pour  nous  de  plus  redoutable  dans  ce  jugement ,  ce  n'est  ni  la  majesté  du 
juge  ;  ni  sa  puissance ,  ni  sa  grandeur,  mais  sa  vérité  :  cette  vérité  qui 
s'élèvera  contre  nous;  cette  vérité  qui  nous  accusera,  qui  nous  convaincra, 
qui  nous  condamnera ,  qui  nous  confondra  :  non  pas  cette  faible  vérité 
des  hommes ,  mais  cette  invincible  vérité  de  Dieu ,  cette  immuable  vérité 
de  Dieu  ,  cette  irréfragable  vérité  de  Dieu ,  cette  vérité  qui  ne  peut  être  ni 
désavouée,  ni  contestée,  ni  éludée  ;  en  un  mot,  ô  mon  Dieu,  cette  vérité 
qui  environne  votre  trône,  et  que  l'Ecriture  appelle  pour  cela  votre  vérité  : 
Et  veritas  tua  in  circuitu  tuo  l.  Voilà,  reprenait  saint  Jérôme ,  ce  que 
j'ai  à  craindre.  Car  pour  la  vérité  des  hommes  et  de  leurs  jugements , 
quelque  forte  qu'elle  fût  contre  moi ,  peut-être  m'en  pourrais-je  défendre; 
quelque  évidente  qu'elle  parût,  peut-être  pourrais-je  l'obscurcir;  peut-être 
au  moins ,  à  force  de  subtilités  et  de  prétextes ,  pourrais-je  l'affaiblir. 
Mais  contre  la  vérité  de  Dieu  ,  que  ferai-je  et  que  dirai-je ,  moi  pécheur, 
moi  ver  de  terre?  Si  je  veux  entrer  en  discussion  avec  elle,  disait  le  saint 
homme  Job ,  de  cent  crimes  qu'elle  me  reprochera ,  je  ne  répondrai  pas 
sur  un  seul.  Si  j'entreprends  de  me  justifier,  ma  propre  justification  de- 
viendra ma  condamnation.  Si  je  me  crois  innocent,  dès  là  je  me  rendrai 
coupable.  Quand  il  y  aurait  en  moi  quelque  trace  ou  quelque  rayon  de 
justice,  cette  justice  humaine,  éclairée  de  la  vérité  de  Dieu,  s'effacera, 
s'évanouira.  Ah  !  Seigneur,  concluait-il ,  vous  dont  la  lumière  sonde  les 
plus  profonds  abîmes ,  vous  à  qui  nul  ne  peut  résister,  que  votre  vérité 
est  adorable  !  mais  qu'elle  est  redoutable  !  Il  y  a  en  effet ,  Chrétiens ,  entre 
la  vérité  des  hommes  et  la  vérité  de  Dieu  ,  des  différences  infinies  :  mais 
le  caractère  le  plus  distinctif  et  le  plus  particulier  de  la  vérité  de  Dieu  , 
c'est  qu'en  nous  jugeant  elle  nous  fermera  la  bouche  ;  qu'en  nous  con- 
damnant et  en  nous  réprouvant ,  elle  nous  réduira  à  la  malheureuse  et 
cruelle  nécessité  d'approuver  nous-mêmes ,  par  un  aveu  forcé  de  notre 
injustice  ,  l'arrêt  de  notre  réprobation.  Aussi  est-ce  votre  vérité,  Seigneur, 
et  ne  convient-il  qu'à  votre  vérité  d'exercer  sur  nous  un  tel  empire  :  Et 
veritas  tua  in  circuitu  tuo.  Revenons  aux  jugements  des  hommes. 

Comme  nous  en  craignons  la  vérité ,  nous  n'en  pouvons  souffrir  la  li- 
berté. Nous  voudrions  que  la  censLire  au  moins  nous  respectât  ;  nous  la 
voudrions  à  notre  égard ,  ou  plus  discrète ,  ou  plus  timide  :  et  Dieu ,  pour 
nous  tenir  dans  l'ordre ,  permet  qu'elle  soit  libre  et  hardie.  Car  nous 
avons  beau  présumer  de  nous-mêmes ,  nous  n'empêcherons  pas  le  monde 
de  juger  et  de  parler.  Nous  avons  beau  nous  promettre  que  dans  le  rang 

'  Psalm.  88. 


SUR    LE   JUGEMENT    DERNIER.  331 

où  nous  sommes  on  nous  épargnera  ;  fussions-nous  encore  plus  grands  , 
on  ne  nous  épargnera  pas  :  que  dis-je  !  souvent  même  plus  nous  serons 
grands ,  moins  serons-nous  épargnés.  En  vain  notre  orgueil  s'en  offen- 
sera :  ce  que  nous  témoignerons  de  sensibilité  ou  de  hauteur  ne  servira 
qu'à  piquer  encore  davantage ,  et  à  faire  examiner  de  plus  près  notre 
conduite.  En  vain  trouverons-nous  des  fauteurs  de  nos  passions ,  des  es- 
prits assez  complaisants  et  assez  lâches  pour  applaudir  à  nos  vices  ;  nos 
vices ,  à  mesure  qu'ils  seront  connus ,  seront  hautement  condamnés.  Pour 
un  flatteur  qui  nous  approuvera ,  Dieu  suscitera  mille  censeurs  qui  se 
scandaliseront  de  nos  désordres ,  et  qui  ne  s'en  tairont  pas.  Pour  une 
langue  muette  qui  retiendra  la  vérité  captive  et  dans  le  silence  ,  cent  autres 
la  feront  éclater  à  notre  confusion.  Or  qu'est-ce  que  cela,  dit  saint  Chry- 
sostome,  sinon  le  jugement  de  Dieu  en  figure?  Oui ,  cette  liberté,  ou  si 
vous  voulez  cette  licence ,  et  même  cette  impunité  des  jugements  du 
monde ,  dont  rien  ne  nous  peut  garantir  durant  la  vie  ,  et  qui ,  selon 
l'oracle  du  Saint-Esprit ,  est  encore  plus  inévitable  à  la  mort  ;  cette  cen- 
sure du  monde ,  à  quoi  malgré  nous ,  vivants  et  mourants ,  nous  sommes 
livrés ,  et  qui  n'excepte  ni  qualité ,  ni  dignité ,  ni  fortune  ;  que  nous  an- 
nonce-t-elle ,  sinon  le  jugement  de  Dieu,  et  ce  qu'il  y  a  peut-être  dans  le 
jugement  de  Dieu  de  moins  soutenable  et  de  plus  accablant? 

Je  veux ,  Chrétiens ,  vous  en  donner  une  idée  encore  plus  sensible  : 
rendez-vous  attentifs  à  la  supposition  que  je  vais  faire  ;  vous  en  serez 
touchés.  Si  donc ,  au  moment  que  je  parle ,  Dieu  ,  par  un  trait  de  sa  lu- 
mière, me  découvrait  ce  qu'il  y  a  dans  chacun  de  vous  de  plus  intérieur 
et  de  plus  caché  :  ce  n'est  pas  assez  ;  s'il  m'ordonnait  de  vous  reprocher 
ici  publiquement  et  en  face  ce  qu'il  y  a  dans  votre  vie  de  plus  secret  et  de 
plus  humiliant  ;  s'il  me  disait  comme  au  prophète  :  Fode  parietem  l. 
Perce  la  muraille ,  et ,  par  '  le  droit  que  je  te  donne  de  révéler  les  con- 
sciences, fais-en  voir  toute  la  noirceur  et  toute  l'horreur  :  Exalta  vocem 
tuam2 ;  élève  ta  voix,  et  sans  craindre  ceux  qui  t' écoutent ,  dis-leur  har- 
diment ce  qu'ils  craignent  le  plus  d'entendre,  ce  qu'ils  seront  au  déses- 
poir d'avoir  entendu ,  ce  qu'on  ne  leur  a  jamais  dit ,  ce  qu'ils  n'osent  se 
dire  à  eux-mêmes  :  Et  annuntia  populo  mco  scelera  eorum  3.  Si ,  pour 
obéir  à  cet  ordre ,  j'étendais  jusque-là  mon  ministère  et  la  liberté  qu'il 
me  donne  ,  et  que ,  sans  nul  discernement  de  vos  conditions  ,  je  vinsse  à 
manifester  dans  cette  chaire  tant  de  mystères  d'iniquité ,  disons  mieux  , 
tant  de  mystères  d'ignominie  ;  enfin ,  si ,  revêtu  de  l'autorité  de  Dieu,  j'en- 
treprenais actuellement  certains  de  mes  auditeurs,  réputés  gens  d'honneur 
et  passant  pour  tels  ,  mais  dans  le  fond  hommes  corrompus  ,  et  peut-être 
scélérats  insignes  ;  si  je  les  désignais  en  particulier,  et  que  je  leur  fisse 
essuyer  l'opprobre  de  ne  je  sais  combien  de  crimes,  mais  de  crimes  hon- 
teux ,  dont  ils  demeureraient  flétris  :  ah  !  Chrétiens ,  tel  qui  m'écoute 
avec  plaisir  en  mourrait  de  dépit  et  de  douleur.  Or,  ce  n'est  là  néanmoins 
qu'une  ombre  du  jugement  que  je  vous  prêche  ;  de  ce  jugement ,  dont 
une  des  circonstances  essentielles  est  la  liberté  absolue ,  ou ,  pour  user 

»  Eaech.,  8.  —  2  Isaï.,  58.  —  3  Ibid. 


332  SUR    LE    JUGEMENT    DERNIER. 

d'un  terme  encore  plus  propre ,  la  liberté  impérieuse  avec  laquelle  Dieu 
condamnera  ceux  qui ,  dans  le  monde,  se  seront  crus  en  possession  de  n'être 
jamais  condamnés  ;  avec  laquelle  il  reprendra  ceux  qu'on  n'aura  jamais  re- 
pris; avec  laquelle  il  montrera  qu1  il  est  pour  tous  sans  exception ,  mais 
encore  plus  pour  ceux-là,  le  Dieu  des  vengeances  :  Deus  idtionum  Domi- 
nus1.  Car ,  dit  le  Prophète  royal ,  par  la  raison  même  que  la  vengeance  lui 
appartient ,  Deus  ultionum ,  il  agira  librement  et  souverainement ,  c'est-à- 
dire  en  Dieu  ;  en  Dieu  sans  égards ,  ou  plutôt  supérieur  à  tous  les  égards  ; 
en  Dieu  qui,  dans  la  dernière  justice  qu'il  rendra  aux  hommes,  n'aura  ni 
conditions  à  distinguer,  ni  personnes  à  ménager ,  parce  qu'il  viendra  pour 
venger  les  abus  qu'auront  faits  les  hommes  de  leurs  conditions  ,  et  pour  pu- 
nir les  ménagements  criminels  qu'on  a  eus  pour  leurs  personnes  :  Deus  ul- 
tionum libère  egit. 

En  effet,  si  nous  l'en  croyons  lui-même  (et  quel  autre  que  lui  en  croi- 
rons-nous?), comme  Dieu  des  vengeances,  bien  loin  de  respecter  la  qualité, 
c'est  contre  la  qualité  même  qu'il  s'élèvera  ;  bien  loin  de  considérer  la  gran- 
deur, c'est  à  la  grandeur  même  qu'il  s'en  prendra  :  non  pas,  ajoute  saint 
Chrysostome ,  par  une  vaine  ostentation  de  la  prééminence  de  son  être  et  de 
sa  souveraine  autorité ,  mais  par  une  nécessité  indispensable ,  et  par  une  loi 
inflexible  de  son  adorable  équité.  Pourquoi  ?  parce  que  la  qualité  et  la  gran- 
deur, quoique  innocentes  d'elles-mêmes ,  perverties  par  le  péché ,  se  trouve- 
ront alors  chargées  des  plus  grièves  et  des  plus  énormes  iniquités  du  monde. 
Comme  Dieu  des  vengeances ,  il  parlera ,  il  rompra  ce  silence  étonnant  que 
sa  patience  lui  avait  fait  garder,  mais  dont  la  malice  et  le  libertinage  des 
pécheurs  aura  abusé  :  Deus  noster,  et  nonsilebit*.  Comprenez  bien  ceci, 
grands  de  la  terre ,  disait  le  plus  sage  des  rois ,  ou  plutôt  disait  Dieu  même , 
dont  ce  sage  roi  n'était  que  l'organe  et  l'interprète.  Cette  indépendance  d'un 
Dieu  qui  examinera  vos  œuvres ,  et  qui  les  censurera  ;  cette  liberté  d'un  Dieu 
qui  vous  reprochera  vos  injustices,  n'a-t-elle  pas  de  quoi  vous  saisir  de 
frayeur?  et  n'est-ce  pas  pour  cela  même  qu'il  est  important  que  vous  en 
soyez  instruits?  Car ,  puisqu'il  est  de  la  foi  qu'il  doit  y  avoir  un  jugement 
rigoureux,  et,  selon  le  terme  de  l'Écriture,  rigoureux  jusqu'à  la  dureté 
pour  ceux  qui  sont  élevés  et  qui  gouvernent  les  autres ,  Quoniamjudicium 
durissimum  his  qui  prœsunt 3,  votre  capital  intérêt  n'est-il  pas  qu'on  vous 
y  fasse  penser,  qu'on  vous  le  mette  sans  cesse  devant  les  yeux ,  que  sans  cesse 
on  vous  en  renouvelle  le  souvenir?  et  aurais-je  pour  vous  la  charité  que 
Dieu  m'inspire,  et  qui  me  presse,  comme  l'Apôtre ,  si  je  ne  m'acquittais  de 
ce  devoir  avec  tout  le  zèle  d'un  libre  et  désintéressé  ministre  de  l'Évangile? 
Poursuivons. 

Comme  nous  craignons  la  vérité  et  la  liberté  des  jugements  du  monde , 
nous  n'en  pouvons  supporter  la  sincérité  ,  ni  même  la  fidélité.  Je  m'ex- 
plique :  un  ami  sincère  et  fidèle ,  à  force  d'être  fidèle  et  sincère ,  nous  de- 
vient odieux.  Nous  le  voulons  iidèle ,  mais  fidèle  avec  discrétion ,  fidèle 
avec  circonspection ,  fidèle  avec  précaution  :  nous  voulons  qu'il  soit  sincère , 
mais  sincère  jusqu'à  un  certain  point.  Où  est  celui  qui  le  voulût  autrement 

*  Psalm.  93.  —  *  Ibid.,  49.  —  3  Sap.,  G. 


SUR   LE    JUGEMENT   DERNIER.  333 

et  sincère  et  fidèle,  qu'à  ces  conditions?  c'est-à-dire,  ouest  l'homme  assez 
sûr  de  lui-môme,  ou  assez  solidement  humble ,  qui ,  touché  du  désir  de  se 
connaître ,  s'accommodât  d'un  ami  fidèle  sans  prudence ,  d'un  ami  dont 
l'ingénuité  allât  jusques  à  la  simplicité,  jusqucs  à  l'importunité ?  Un  ami 
de  ce  caractère ,  pour  peu  que  nous  nous  sentions  faibles ,  et  que  la  vérité 
nous  blesse,  nous  est  plus  incommode  qu'un  ennemi.  Car,  au  moins, 
sommes-nous  en  droit  de  n'en  pas  croire  un  ennemi  ;  s'il  nous  condamne, 
nous  pouvons  penser  que  c'est  prévention ,  aversion,  jalousie;  mais  d'un 
ami  dont  on  ne  peut  ni  accuser  ni  soupçonner  les  intentions ,  certain  trait 
de  sincérité  est  comme  un  coup  de  foudre  qui  nous  écrase. 

Appliquons  ceci ,  mes  Frères,  au  jugement  de  Dieu.  Nous  voulons  dans 
nos  amis  de  la  fidélité  ;  mais  nous  prétendons ,  bien  ou  mal ,  qu'une  par- 
tie de  leur  fidélité  doit  consister  à  nous  être  quelquefois  un  peu  moins 
fidèles.  Nous  prétendons  que  s'il  s'agit  de  certaines  vérités  assommantes 
(pardonnez-moi  cette  expression) ,  le  devoir  d'un  ami,  quoique  sincère,  est 
de  nous  les  adoucir ,  de  les  envelopper ,  de  nous  y  préparer ,  de  bien  prendre 
et  son  temps  et  le  nôtre  pour  nous  les  faire  entendre.  Telles  sont  les  lois 
de  la  société.  Or ,  Dieu ,  mes  chers  auditeurs ,  indépendamment  de  ces 
lois ,  nous  jugera  selon  les  siennes.  Car ,  sans  adoucissement ,  sans  dégui- 
sement, il  nous  fera  voir  la  vérité,  et  la  vérité  toute  nue,  la  vérité  avec 
toute  son  amertume,  la  vérité  avec  tout  son  poids,  la  vérité  avec  tout  ce 
qu'elle  aura  de  plus  douloureux  et  de  plus  désolant  pour  nous.  Vue  affli- 
geante par  où  Dieu  punira  ces  délicatesses ,  ou,  pour  mieux  dire,  ces  hon- 
teuses faiblesses  à  ne  la  pouvoir  écouter,  quand  elle  mortifiait  notre  orgueil  ; 
ces  artifices  à  l'éluder ,  quand  elle  troublait  notre  repos  ;  cette  obstination 
à  vouloir  l'ignorer,  quand  elle  avait  de  quoi  nous  déplaire.  Vue  par  où 
Dieu  confondra  ces  erreurs  grossières  où  nous  aurons  vécu ,  ce  profond 
oubli  de  nous-mêmes,  où  le  mensonge  et  la  flatterie  nous  aura  entretenus. 
Existimasti  inique,  quod  ero  tui  similis  ;  arguam  te,  et  statuam  contra 
faciem  tuarn  \  Vous  vous  promettiez,  dira  Dieu  (paroles  foudroyantes) , 
vous  vous  promettiez  ,  et  vous  étiez  assez  insensé  pour  croire  que  je  serais 
d'intelligence  avec  vous  ;  que ,  comme  vous  preniez  plaisir  à  vous  aveugler , 
en  éteignant  toutes  les  lumières  qui  vous  éclairaient ,  j'aurais  assez  d'in- 
dulgence pour  favoriser  votre  aveuglement ,  sans  vous  forcer  jamais  à  ouvrir 
les  yeux.  Mais  en  cela  vous  ne  m'avez  pas  connu.  Car  étant  ce  que  je  suis, 
et  comme  juge  souverain  ne  pouvant  me  dispenser  de  vous  faire  voir  ce 
que  vous  êtes  et  de  vous  en  convaincre ,  je  vous  reprendrai ,  arguam  te; 
et ,  par  la  censure  de  mon  jugement ,  je  suppléerai  aux  conseils  fidèles  que 
vous  avez  rejetés ,  aux  sages  remontrances  que  vous  avez  négligées ,  aux 
répréhensions  salutaires  de  ceux  qui  voulaient  et  qui  devaient  vous  redres- 
ser, mais  dont  votre  indocilité  a  refroidi  et  comme  anéanti  le  zèle.  Ar- 
guam te,  je  vous  reprendrai,  et  parce  que  vous  n'avez  pas  voulu  profiter 
de  la  sincérité  des  hommes ,  ni  pour  vous  corriger ,  ni  pour  vous  instruire , 
je  vous  exposerai,  je  vous  produirai  vous-mêmes  devant  vous-mêmes:  Et 
statuam  contra  faciem  tuam.  Ce  n'est  pas  assez ,  Chrétiens  ;  et  ce  préjugé, 

1  Psalra.  49. 


334  SUR    LE   JUGEMENT    DERNIER. 

dont  le  fond  est  inépuisable,  me  fournit  encore  quelque  chose  de  plus 
essentiel. 

Car  pourquoi  craignons-nous  les  jugements  des  hommes?  c'est,  ajoute 
saint  Ghrysostome ,  parce  que  nous  savons  que  ce  sont  des  jugements  où 
l'on  ne  nous  pardonne  rien ,  où  Ton  ne  nous  fait  nulle  grâce ,  où  l'on 
nous  rend  une  étroite  justice;  et  cette  justice  étroite  que  l'on  nous  rend 
nous  désespère.  Nous  voudrions  qu'on  nous  jugeât  avec  humanité;  et  sans 
faire  attention  à  la  manière  dont  nous  traitons  les  autres ,  sans  nous  sou- 
venir de  ce  qui  est  écrit ,  qu'on  se  servira  à  notre  égard  de  la  même  me- 
sure que  nous  prenons  pour  les  autres;  c'est-à-dire  qu'on  nous  jugera 
comme  nous  les  jugeons  (loi,  dit  saint  Augustin,  qui  dès  cette  vie  s'ob- 
serve inviolablement ) ,  par  un  excès  de  présomption,  tandis  que  nous 
jugeons  les  autres  à  la  rigueur,  et  souvent  plus  qu'à  la  rigueur ,  nous 
trouvons  étrange  qu'ils  n'aient  pas  pour  nous  toute  la  douceur  que  nous 
demandons ,  et  un  certain  fond  de  bénignité ,  sans  quoi  nous  comprenons 
bien  que  leurs  jugements  n'iront  jamais  qu'à  nous  condamner  et  à  nous 
humilier.  C'est  là  ce  qui  nous  les  fait  tant  craindre.  Or  avons-nous  l'esprit 
de  Dieu,  reprend  saint  Ghrysostome?  avons-nous  même  la  raison ,  si  delà 
nous  n'apprenons  pas  quel  sera  ce  jugement  sans  miséricorde  dont  Dieu 
nous  menace? 

Et  voilà ,  mes  chers  auditeurs ,  de  tous  les  points  de  notre  foi  un  des 
plus  incroyables ,  à  ce  qu'il  semble  d'abord ,  mais  néanmoins  des  plus  in- 
contestables :  je  dis  ce  jugement  sans  grâce  et  sans  compassion.  C'est  ainsi 
que  Dieu  même  l'a  défini ,  en  parlant  au  prophète  Osée  :  Prophète  ,  lui 
disait  le  Seigneur ,  donne  à  ma  justice  un  nom  qui  lui  soit  propre ,  et  qui 
signifie,  dans  toute  son  étendue,  ce  qu'elle  est  ou  ce  qu'un  jour  elle  doit 
être.  Et  comment  l'appellerai-je ,  Seigneur**  une  justice  sans  miséricorde? 
Voca  nomen  ejus  absque  misericordiâ*.  Mais  une  justice  si  rigoureuse 
peut-elle  convenir  à  un  Dieu?  et  Dieu  ,  dont  la  nature  n'est  que  bonté, 
peut-il  être  juste  sans  être  miséricordieux?  Non,  répond  saint  Augustin, 
il  ne  le  peut  être  absolument  et  en  lui-même  ;  mais  à  certain  temps  il  peut 
et  il  doit  l'être  par  rapport  à  nous.  Une  justice  sans  miséricorde  ne  lui  con- 
vient pas ,  tandis  que  nous  sommes  encore  sur  la  terre  ;  mais  elle  lui  con- 
viendra quand  le  temps  des  vengeances  sera  venu ,  et  qu'aux  dépens  des 
pécheurs,  lui-même,  juge  et  arbitre  dans  sa  propre  cause,  il  entreprendra 
de  se  satisfaire.  Aussi,  pendant  la  vie,  Dieu  fait  justice  et  miséricorde  tout 
ensemble  :  sa  miséricorde  précède  toujours  sa  justice ,  et  jamais  sa  justice 
n'est  séparée  de  sa  miséricorde  ;  souvent  sa  miséricorde  agit  toute  seule , 
mais  sa  justice  n'a  point  d'action  qui ,  selon  le  texte  sacré,  ne  soit  tempérée 
par  sa  miséricorde  :  Cum  iratus  fueris,  mnericordiœ  recordaberis* .;  dans 
l'ardeur  de  votre  colère ,  vous  vous  souviendrez ,  Seigneur ,  et  il  paraîtra 
que  vous  êtes  le  Dieu  des  miséricordes ,  puisque  votre  colère  même  est  bien 
souvent  pour  les  pécheurs  une  des  plus  grandes  miséricordes.  Ainsi  en 
use-t-il  maintenant.  Mais  dans  son  jugement ,  il  exercera  sa  justice  toute 
pure,  à  peu  près  comme  nous  l'exerçons  envers  nos  plus  déclarés  ennemis. 

«  Osée,  1.  —  «Habac,  3. 


SUR    LE   JUGEMENT   DERNIER.  335 

Pardonnez-moi,  mon  Dieu  ,  si  je  fais  entrer  un  de  vos  plus  saints  attri- 
buts en  comparaison  avec  nos  passions  les  plus  déréglées.  A  l'égard  d'un 
ennemi  nous  nous  piquons  d'équité,  mais  d'une  équité  selon  la  lettre, 
d'une  équité  sans  bonté.  Or,  Chrétiens,  la  foi  nous  apprend  que  Dieu  nous 
jugera  de  la  sorte  ;  et  ce  qui  est  en  nous  dureté,  dans  Dieu  sera  sainteté; 
ce  jugement  sans  miséricorde  que  la  charité  nous  défend  et  dont  on  nous 
fait  un  crime ,  c'est  ce  qui  fera  sa  gloire  :  Judicium  absque  miser  icordiâ. 
Achevons. 

Ce  qu'il  y  a  d'insoutenable  dans  la  censure  du  monde ,  c'est  qu'elle  soit 
générale,  et  qu'elle  devienne  contre  nous  un  jugement  public.   Qu'il  me 
soit  encore  permis  de  m'expliquer.  Nous  voir  décriés  dans  l'opinion  d'un 
petit  nombre  de  personnes,  c'est  une  peine;  mais  une  peine  que  nous 
soutenons ,  parce  que  nous  trouvons  de  quoi  nous  dédommager  dans  l'es- 
time de  plusieurs  autres  dont  les  jugements  nous  sont  ou  plus  favorables, 
ou  moins  contraires.   Mais  quand  le  décri  est  universel ,  et  que  tous  les 
sentiments  s'accordent  contre  nous  ;  quand  notre  réputation  est  absolument 
ruinée ,  que  notre  conduite  est  en  horreur  à  tous  les  gens  de  bien ,  qu'on 
n'ose  plus  prendre  dans  le  monde  notre  parti ,   que  les  plus  modérés  et 
les  plus  sensés  nous  condamnent  ;  que  nos  amis  même ,  réduits  à  se  taire , 
en  disent  plus  par  leur  silence  que  ceux  qui  se  déclarent  ouvertement  :  ah  ! 
Chrétiens,  ce  déchaînement  général  est  une  espèce  de  réprobation  à  la- 
quelle nous  succombons ,  et  qui  nous  paraît  plus  affreuse  qne  la  mort.  Je 
sais  qu'il  y  a  des  âmes  peu  sensibles  à  tout  ce  qui  s'appelle  honneur ,   et 
peut-être  me  direz-vous  qu'il  y  en  a  même  sans  pudeur  ;  je  sais  qu'il  y  a 
des  pécheurs  qui  ne  rougissent  de  rien ,  et  qui  se  sont  fait  un  front  sur 
tout  :  mais ,  outre  que  ce  sont  des  monstres  qui  ne  peuvent  servir  d'exemple  ; 
outre  que  nul  de  ceux  qui  m'écoutent  ne  voudrait  avoir  part  à  ce  honteux 
privilège  d'insensibilité ,  et ,  pour  user  des  termes  propres ,  d'impudence 
et  d'effronterie;  toujours  est-il  vrai,  même  pour  le  plus  hardi  pécheur, 
que  ce  qu'il  soutiendrait  le  moins ,  ce  serait  d'être  regardé  comme  l'objet 
de  l'abomination  et  de  la  haine  publique  ;  d'être  méprisé ,  abhorré ,  détesté 
de  tout  ce  qui  l'environne  :  toujours  est-il  vrai  que  pour  les  âmes  bien 
nées,  ce  serait  le  comble  de  tous  les  maux.  Or,  maintenant,  dans  quelque 
décri  que  nous  soyons,  il  n'est  jamais  complet  ni  uniforme.   En  perdant 
l'estime  des  uns ,  nous  conservons  encore  celle  des  autres  ;  pour  un  qui  sait 
notre  désordre ,  cent  l'ignorent,  cent  ne  le  croient  pas,  cent  le  pardonnent 
et  l'excusent.  Tel  à  la  cour  est  abîmé  ,  qui  garde  ailleurs  tout  son  crédit  ; 
tel  est  diffamé  dans  un  pays ,  qui  marche  dans  un  autre  la  tête  levée  ;  et  il 
n'y  a  point  enfin  de  réputation  tellement  détruite ,  qu'elle  ne  trouve  encore 
dans  le  monde  quelques  partisans  pour  en  sauver  les  débris. 

Mais  au  jugement  de  Dieu ,  nulle  ressource  pour  le  pécheur  :  pourquoi  ? 
parce  que  Dieu ,  réprouvant  le  pécheur ,  répandra  dans  tous  les  esprits 
l'horreur  qu'il  en  a  lui-même  conçue;  parce  que  toutes  les  créatures  intel- 
ligentes ,  prenant  contre  le  pécheur  le  parti  de  Dieu ,  non-seulement  le  con- 
damneront avec  Dieu,  mais  s'uniront  avec  Dieu  pour  le  haïr,  selon  cet 
arrêt  prononcé  par  le  Saint-Esprit  :  Et  pugnabit  cum  Mo  orbis  terrarum 


336  SUR    LE    JUGEMENT   DERNIER. 

contra  insensatos1.  Un  criminel  que  Ton  conduit  au  supplice  après  la  sen- 
tence de  mort  portée  contre  lui  est  une  image ,  quoique  imparfaite ,  de  la 
réprobation  de  Dieu ,  parce  qu'alors  il  est  juridiquement  et  publiquement 
diffamé,  et  qu'on  a  droit  de  le  regarder  comme  un  sujet  de  malédiction  et 
d'opprobre.  La  justice  des  hommes  va  jusque-là.  Que  sera-ce  donc  quand 
Dieu  aura  ouvert  ce  tribunal ,  où  toutes  les  nations  du  monde  comparaîtront, 
et  qu'il  y  produira  le  réprouvé,  pour  en  faire  l'objet  éternel  de  leur  mépris 
et  de  leur  exécration  ?  Ah  !  mes  chers  auditeurs ,  nous  ne  le  comprenons 
pas  ;  mais  il  faut  que  ce  soit  quelque  chose  de  bien  terrible ,  puisque 
Dieu  lui-même  affecte  si  souvent  de  nous  en  menacer  par  la  bouche  de 
ses  prophètes  :  Ostendam  gentibus  nuditatem  tuam  et  regnis  ignominiam 
tuam  2 . 

Quel  fruit  de  cette  première  partie?  Le  voici ,  Chrétiens ,  réduit  en  pra- 
tique. Pour  nous  disposer  au  jugement  de  Dieu,  respectons  les  jugements 
du  monde  ;  car  le  monde  même ,  selon  la  règle  de  saint  Paul ,  doit  être 
respecté;  et  il  ne  le  mérite  jamais  mieux  que  lorsqu'il  condamne  nos 
désordres.  Mettons-nous  en  état,  s'il  est  possible,  de  ne  pas  craindre  sa 
censure;  mais  souvenons-nous  en  même  temps  qu'il  ne  nous  est  point  per- 
mis de  la  négliger;  ou  plutôt,  souvenons-nous  qu'autant  que  nous  avons 
droit  de  mépriser  la  censure  du  monde ,  dès  qu'elle  nous  détourne  de  nos 
légitimes  devoirs,  autant  Dieu  veut-il  que  nous  ayons  d'égard  pour  elle 
quand  elle  nous  y  attache.  Pour  nous  préparer  au  jugement  de  Dieu,  ai- 
mons dans  les  jugements  du  monde  la  vérité  qui  nous  corrige,  et  non  pas 
celle  qui  nous  flatte  ;  la  vérité  qui  nous  rend  humbles  ,  et  non  pas  celle  qui 
nous  enfle  :  l'une ,  quoique  amère  et  fâcheuse ,  nous  guérira ,  nous  sau- 
vera; l'autre,  par  l'abus  que  nous  en  ferons,  nous  corrompra  et  nous 
perdra.  Ne  nous  figurons  point  si  aisément  que  le  monde  ait  tort  quand  il 
censure  notre  conduite  :  le  monde,  tout  décrié  qu'il  est,  ne  laisse  pas  d'être 
équitable  ;  il  fait  justice  à  chacun;  et  lorsqu'il  nous  condamne  hautement , 
il  est  difficile  que  nous  ne  soyons  pas  en  effet  condamnables.  Pour  nous 
mettre  en  état  de  paraître  au  jugement  de  Dieu ,  profitons  de  la  liberté  du 
monde  à  nous  juger.  Regardons-la  comme  un  moyen  que  Dieu ,  par  sa 
miséricorde,  nous  fournit  pour  nous  maintenir  dans  l'ordre  ;  tirons-en 
l'avantage  que  nous  a  marqué  le  grand  Apôtre  par  ces  belles  paroles  :  Si- 
eut  in  die  honestè  ambulemusz  ;  soyons  irréprochables  dans  nos  mœurs,  et 
marchons  avec  bienséance ,  comme  des  gens  qui  marchent  durant  le  jour , 
et  à  la  vue  des  hommes  qui  les  observent.  Pour  nous  trouver  purs  et  sans 
tache  au  jugement  de  Dieu ,  ayons  dans  le  monde  un  ami  prudent  et  fidèle, 
mais  en  qui  la  prudence  n'affaiblisse  point  la  fidélité.  Choisissons-le  entre 
mille ,  si  nous  voulons  ;  mais  choisissons-le  pour  la  réformation  de  notre 
vie,  et  non  point  seulement  pour  une  vaine  consolation.  Engageons-le  à 
nous  parler  sans  déguisement  et  de  bonne  foi.  Dissuadons-le  delà  pensée 
où  il  pourrait  être ,  que  nous  attendons  de  sa  part  une  complaisance  aveugle. 
Tâchons,  au  contraire,  à  le  bien  convaincre  que  nous  ne  lui  saurons  ja- 
mais gré  de  sa  complaisance  ;  et  que  quand  la  sincérité  de  son  zèle  irait 

•  Sap.,  5.  —  ■  Nahum.,  3.  —  3  Rom.,  13. 


SUR   LE   JUGEMENT    DERNIER.  337 

jusques  à  la  dureté ,  nous  aimerons  toujours  mieux ,  après  tout ,  sa  dureté 
même  que  sa  mollesse. 

Si  le  monde  est  un  censeur  sévère ,  édifions-nous  de  la  sévérité  de  sa 
censure.  Adorons  la  Providence ,  et  bénissons-la  de  ce  que  le  vice  n'a  pas 
encore  prévalu  jusqu'à  obtenir  du  monde  qu'il  lui  fit  grâce.  Attendons  en- 
core moins  de  grâce  au  tribunal  de  Dieu  ;  et  dans  cette  pensée ,  tâchons , 
dès  cette  vie ,  à  le  toucher  en  notre  faveur  et  à  le  fléchir.  Si  le  monde  est 
un  censeur  public,  et  si  nous  avons  tant  de  peine  à  porter  cette  censure 
publique  du  monde,  jugeons  quelle  sera  cette  confusion  universelle  des  ré- 
prouvés au  jugement  de  Dieu ,  et  ne  craignons  point  maintenant  de  déposer 
dans  le  sein  d'un  confesseur  qui  seul  nous  écoute,  et  d'effacer  par  la  péni- 
tence ce  qui  ferait  notre  honte  dans  l'assemblée  générale  de  tous  les  hommes. 
Car  voilà ,  mon  Dieu ,  les  saintes  règles  que  vous  nous  prescrivez  :  règles 
dont  notre  orgueil  et  notre  délicatesse  ne  s'accommodent  pas ,  mais  que 
nous  inspire  une  humilité  et  une  sagesse  chrétienne  ;  règles  que  vos  Saints 
ont  de  tout  temps  observées,  et  que  nous  devons  suivre  nous-mêmes.  Ju- 
gement du  monde,  premier  préjugé  du  jugement  de  Dieu.  Jugement  de 
notre  propre  conscience,  second  préjugé  du  jugement  de  Dieu,  et  le  sujet 
de  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME  PARTIE. 

Quelque  emportés  que  nous  soyons  dans  nos  passions,  et  quelque  déréglés 
que  nous  puissions  être  dans  nos  mœurs ,  nous  avons ,  Chrétiens ,  une 
conscience  ;  et  il  nous  est  même  si  naturel ,  non-seulement  d'en  avoir  une , 
mais  d'en  suivre  les  mouvements  ,  que  jusque  dans  l'état  et  le  désordre  du 
péché  ,  quand  nous  secouons  le  joug  de  la  conscience ,   par  une  conduite 
bien  surprenante,  mais  qui  n'a  rien  néanmoins  de  contradictoire,  nous 
nous  faisons  une  conscience  pour  n'en  point  avoir ,  et  pour  pécher  avec 
plus  de  liberté.  Conduite,  remarque  judicieusement  saint  Bernard,  dans 
l'excellent  traité  qu'il  a  composé  sur  cette  matière ,  conduite  d'où  nous 
apprenons  qu'il  faut  distinguer  en  nous  deux  sortes  de  conscience  :  l'une 
que  Dieu  nous  a  donnée ,  et  l'autre  dont  nous  sommes  nous-mêmes  les  au- 
teurs :  l'une  pure  et  droite ,  parce  qu'elle  est  l'ouvrage  de  Dieu  ;  l'autre 
fausse  et  pleine  d'erreurs ,  parce  que  nous  la  formons  dans  nous  ,  et  qu'elle 
vient  de  nous.  Prenez  garde,  s'il  vous  plaît.  Conscience  droite,  dont  nous 
ne  saurions  nous  défaire,  et  que  nous  ne  pouvons  corrompre.  Fausse  con- 
science ,  mais  qui ,  par  la  raison  même  qu'elle  est  fausse ,  ne  peut  jamais 
être  tranquille  ;  ou  du  moins  dont  la  tranquillité  ne  peut  être  constante , 
ni  à  l'épreuve  de  certains  états,  de  certaines  conjonctures,  où  elle  est  im- 
manquablement et  nécessairement  troublée  :  voilà  ce  que  je  vous  donne 
encore  comme  un  préjugé  secret  et  domestique,  mais  sûr  et  infaillible ,  du 
jugement  de  Dieu.  Celle-là  dans  sa  droiture  et  dans  son  intégrité ,  celle-ci 
dans  ses  variations  et  dans  son  instabilité  ;  celle-là  dans  la  pureté  de  ses 
lumières ,  celle-ci  jusque  dans  son  aveuglement  ;  l'une  et  l'autre ,  par  leurs 
reproches  et  leurs  anxiétés.  Suivez-moi  toujours ,  mes  chers  auditeurs.  Ces 
t.  i.  22 


338  SUR   LE   JUGEMENT   DERNIER. 

deux  articles,  par  où  je  vais  finir ,  comprennent  ce  qu'il  y  a  dans  la  reli- 
gion de  plus  solide  et  de  plus  touchant. 

Il  a  été  de  la  sagesse  et  de  l'empire  de  Dieu ,  disait  David ,  d'établir  sur 
les  hommes  un  législateur  ;  et  ne  puis-je  pas  dire  que ,  sans  autre  législa- 
teur et  sans  autre  loi ,  nous  avons  une  conscience  qui  suffit  pour  nous  te- 
nir lieu  de  loi ,  et  qui  nous  domine  avec  plus  d'empire  que  tous  les  légis- 
lateurs? Qu'est-ce  que  la  conscience?  un  jugement,  répond  saint  Bernard, 
que  nous  faisons  de  nous-mêmes,  et  que  malgré  nous  nous  prononçons 
contre  nous-mêmes.  Car  il  n'est  pas  en  notre  pouvoir,  tandis  que  nous 
avons  une  conscience ,  de  ne  nous  pas  juger;  il  ne  nous  est  pas  libre  de 
pécher,  et  de  ne  nous  pas  condamner.  Or  ce  jugement  forcé  de  nous- 
mêmes  est  déjà  le  préliminaire  du  jugement  de  Dieu,  puisqu'il  n'est 
forcé  que  parce  que  c'est  Dieu  même  qui  le  fait  en  nous  indépendam- 
ment de  nous;  ou  plutôt,  parce  que  c'est  Dieu  même  qui  se  sert  de 
nous  pour  exercer  sur  nous  sa  plus  souveraine  et  sa  plus  absolue  domi- 
nation. 

Ne  savez-vous  pas ,  dit-il  à  Gain ,  au  moment  qu'il  méditait  le  meurtre 
de  son  frère,  et  que,  saisi  de  l'horreur  d'une  si  noire  perfidie,  il  avait 
peine  à  s'y  résoudre ,  ne  sayez-vous  pas  que  si  vous  faites  bien ,  vous  en 
aurez  la  récompense,  et  que  si  vous  faites  mal,  votre  péché  se  présentera 
d'abord  devant  vous?  Nonne  si  benè  egeris,  recipies?  sin  autem  maie , 
statim  in  foribus  peccatum  aderit  i  ?  C'est-à-dire ,  comme  l'expliquent 
saint  Jérôme  et  après  lui  tous  les  interprètes ,  ne  savez-vous  pas  que  le  ju- 
gement de  votre  péché  suivra  de  près  votre  péché  même  ;  et  qu'à  l'instant 
que  vous  l'aurez  commis,  sans  aller  plus  loin,  et  sans  attendre  davantage, 
vous  en  trouverez  dans  vous-même  la  condamnation  et  le  châtiment?  Ne 
savez-vous  pas  que  ce  péché  ne  sera  pas  plutôt  sorti  de  votre  cœur,  où 
vous  l'aurez  conçu  et  enfanté,  qu'il  se  tournera  contre  vous,  qu'il  se  fera 
voir  à  vous  pour  vous  troubler,  pour  vous  effrayer,  pour  vous  tourmen- 
ter ?  Statim  in  foribus  peccatum  aderit.  C'est  ce  qu'éprouva  Caïn,  et  l'ef- 
fet répondit  à  la  menace.  A  peine  a-t-il  satisfait  son  ressentiment  et  sa 
passion,  à  peine  a-t-il  porté  ses  mains  parricides  sur  l'innocent  Abel,  que 
le  voilà  livré  à  sa  conscience ,  qui ,  comme  un  juge  inexorable ,  disons 
mieux ,  qui ,  comme  un  impitoyable  bourreau ,  lui  fait  souffrir  le  plus 
cruel  supplice.  Il  tombe,  dit  le  texte  sacré,  dans  un  abattement  qui  paraît 
sur  son  visage ,  mais  qui  n'est  encore  qu'une  légère  figure  du  trouble  de 
son  âme ,  et  des  remords  dont  son  cœur  est  déchiré.  Il  entend  la  voix  de 
Dieu,  qui  le  poursuit.  Qu'avez-vous  fait?  lui  dit  le  Seigneur;  le  sang  de 
votre  frère  crie  vengeance  contre  vous.  Cette  voix  de  Dieu  qui  lui  parle, 
cette  voix  du  sang  d'Abel  qui  crie  contre  lui ,  ce  n'est  rien  autre  chose,  di- 
sent les  Pères,  que  la  voix  intérieure  de  sa  conscience  qui  lui  reproche  son 
crime.  Ah!  mon  péché  est  trop  grand,  conclut-il  lui-même,  pour  en  espé- 
rer la  rémission.  Il  en  convient,  il  ne  s'en  défend  pas  :  bien  loin  de  pen- 
ser à  se  justifier,  il  est  le  premier  à  se  condamner  et  à  se  punir.  Car  il  se 
retire ,  selon  l'expression  de  l'Écriture,  de  devant  la  face  du  Seigneur;  il 

1  Gènes.,  4. 


SUR   LE   JUGEMENT   DERNIER.  339 

est  fugitif  et  vagabond  sur  la  terre ,  il  se  regarde  comme  un  homme  mau- 
dit ;  et  ce  que  nous  remarquons  dans  l'exemple  de  ce  fameux  réprouvé , 
l'image  de  tous  les  réprouvés ,  c'est  encore  ce  qui  se  passe  tous  les  jours 
dans  la  conscience  des  pécheurs. 

Or,  n'est-ce  pas  là  ,  reprend  éloquemment  saint  Augustin,  le  jugement 
de  Dieu  déjà  commencé?  Des  agitations,  ce  saisissement  du  pécheur  à  la 
vue  de  ses  crimes ,  cette  horreur  de  lui-même  en  les  commettant ,  cette 
honte  et  même  ce  désespoir  de  les  avoir  commis ,  ce  soin  de  les  couvrir  et 
de  les  tenir  cachés ,  ces  alarmes  secrètes  mais  pleines  d'effroi ,  ces  agonies 
mortelles ,  convaincu  qu'il  est  de  ce  qu'il  a  fait  et  de  ce  qu'il  mérite  :  que 
nous  présage  tout  cela,  disons  mieux,  que  nous  démontre  tout  cela,  sinon 
un  jugement ,  mais  un  jugement  redoutable  dont  nous  sommes  menacés , 
et  qui ,  dès  maintenant  et  en  partie ,  s'exécute  dans  nous-mêmes  ? 

Oui,  c'est  par  nos  propres  consciences  que  Dieu  déjà  nous  fait  notre 
procès ,  et  il  n'a  pas  besoin  pour  nous  juger  d'un  autre  tribunal.  Ce  sont 
nos  propres  consciences  qui  lui  fournissent  contre  nous  des  témoignages  et 
des  preuves;  et  quand  ma  conscience  me  reproche  que  je  suis  un  criminel, 
que  j'ai  péché  contre  la  loi,  que  ce  que  je  fais  est  injuste ,  c'est  comme  si 
Dieu  me  disait  ce  que  le  maître  de  l'Évangile  dit  à  ce  mauvais  serviteur  : 
De  ore  tuo  te  judico  1  ;  je  vous  condamne  par  votre  bouche.  Il  s'ensuit 
donc  qu'à  prendre  la  chose  dans  un  sens ,  et  dans  un  sens  très-naturel ,  le 
jugement  de  Dieu  à  notre  égard  est  déjà  fait,  et  qu'il  n'est  point  nécessaire 
que  nous  attendions  pour  cela  ce  dernier  jour,  où  le  Fils  de  l'Homme ,  as- 
sis sur  le  trône  de  sa  gloire ,  portera  des  arrêts  de  vie  et  de  mort.  Car  ce 
jugement  extérieur  et  public  que  Dieu  fera  de  nous  à  la  fin  des  siècles, 
n'ajoutera  rien  à  ce  jugement  secret  et  intérieur  de  nos  consciences  que 
l'appareil  et  la  solennité  ;  et  supposé  la  justice  que  nous  nous  serons  ren- 
due ,  et  que  nous  nous  rendons  malgré  nous  dans  le  fond  de  l'âme ,  il  ne 
restera  plus,  ce  semble,  au  Sauveur  du  monde  ,  que  de  produire  au  jour 
ce  que  nous  aurons  caché  dans  les  ténèbres. 

C'est  pourquoi  l'Apôtre  parlant  du  jugement  dernier,  l'appelle  si  sou- 
vent le  jour  de  la  manifestation  des  cœurs ,  le  jour  de  la  révélation ,  où  le 
livre  des  consciences  sera  ouvert  ;  comme  si  tout  le  jugement  de  Dieu  de- 
vait consister  à  ouvrir  ce  livre ,  et  à  nous  faire  voir  que  nous  sommes  déjà 
jugés  par  nous-mêmes  et  dans  nous-mêmes.  Mystère  que  saint  Augustin 
avait  bien  compris ,  lorsque ,  expliquant  ces  paroles  de  Jésus-Christ  :  Qui 
non  crédit  jamjudicatus  est 2 ,  celui  qui  ne  croit  pas  est  déjà  jugé,  il  en 
tire  cette  admirable  conséquence  :  Nondum  apparuit  judicium,  et  factum 
est  judicium  3,  le  jugement  de  Dieu  ne  paraît  pas  encore,  et  il  ne  paraîtra 
qu'à  la  consommation  des  temps  ;  mais  sans  paraître ,  il  est  néanmoins 
déjà  fait  pour  nous.  Nous  le  prévenons,  ou  plutôt ,  nous  n'en  attendons, 
pour  ainsi  dire ,  que  la  publication ,  parce  que  nous  en  trouvons  déjà  dans 
nous  l'instruction  et  la  décision  :  Nondùm  apparuit  judicium,  et  jam 
factum  est  judicium.  Ah  !  mes  chers  auditeurs,  avec  quelle  attention,  avec 
quelle  crainte ,  avec  quel  respect  ne  devons-nous  pas  écouter  la  voix  de  la 

•  Luc,  19.  —  »  Joan.,  3.  —  3  Aug. 


340  SUR    LE    JUGEMENT    DERNIER. 

conscience,  puisque  c'est  la  voix  de  Dieu  même,  non- seulement  qui  nous 
menace,  mais  qui  nous  juge? 

Cependant  si  cette  voix  secrète  que  Dieu  nous  fait  entendre,  sans  se 
montrer  encore  à  nous,  toute  secrète  qu'elle  est,  nous  saisit  néanmoins  si 
vivement,  et  nous  cause  tant  de  frayeur  et  d'épouvante,  que  sera-ce  donc 
quand  Dieu  éclatera?  quand,  au  son  de  la  trompette  fatale  qui  réveillera 
les  morts ,  et  qui  des  quatre  parties  du  monde  rassemblera  tous  les  hommes, 
il  nous  appellera  nous-mêmes  devant  son  tribunal?  quand,  assis  sur  le 
trône  ,  non  point  seulement  de  sa  majesté,  mais  de  sa  justice,  au  milieu 
de  ses  ministres ,  et  armé  de  son  tonnerre ,  il  se  présentera  lui-même  à 
nous  comme  un  Dieu  irrité ,  comme  un  Dieu  ennemi ,  comme  un  Dieu 
vengeur?  quand  aux  yeux  de  tout  l'univers,  également  attentif  à  l'écouter 
et  à  nous  considérer ,  il  tirera  de  notre  cœur  notre  condamnation  pour  la 
rendre  juridique  et  solennelle ,  et  que ,  par  un  dernier  jugement,  il  viendra 
confirmer  et ,  pour  user  de  cette  expression ,  sceller  l'arrêt  que  nous  au- 
rons tant  de  fois  porté  contre  nous  ?  C'est  là ,  dit  le  Sage,  que  les  pécheurs 
sentiront  plus  que  jamais  tout  le  poids  de  leurs  péchés.  C'est  là  qu'ils  en 
gémiront  plus  amèrement  que  jamais  :  Et  erunt  gementes  i.  C'est  là  qu'ils 
en  verront  avec  plus  d'horreur  que  jamais  et  toute  l'énormité  et  toute  la 
honte  :  Et  erunt  in  contumeliâ  in  fer  mortuos  in  perpetuum  2.  C'est  là 
qu'ils  en  craindront  plus  que  jamais  les  suites  affreuses  :  Venient  in  co- 
gitatione  peccatornm  suorum  timidi  3  ;  qu'ils  en  seront  accablés ,  qu'ils 
en  seront  désolés  :  Usque  ad  supremum  desolabuntur  4;  et  que  la  con- 
science, si  grièvement  blessée  et  si  souvent  méprisée,  témoin  et  juge,  mais 
témoin  alors  et  juge  public ,  vengera  pleinement  sur  eux  et  authcntique- 
ment  ses  droits  :  Et  traducent  illos  ex  adverso  iniquitates  ipsorum  8. 

Conscience  droite ,  dont  nous  ne  pouvons  dès  cette  vie  même ,  ni  tou- 
jours ,  ni  absolument  nous  défaire.  Ceci  est  remarquable.  Car  il  ne  dépend 
pas  de  nous  d'avoir  ou  de  n'avoir  pas  cette  lumière  que  Dieu  fait  luire  sur 
nous ,  et,  comme  parle  le  Prophète,  qu'il  a  gravée  dans  nos  âmes,  en  nous 
imprimant  ce  caractère  de  raison  qui  est  une  partie  de  nous-mêmes  :  *SY- 
gnatum  est  super  nos  lumen  vultûs  tui ,  Domine  6.  Il  ne  dépend  pas  de 
nous  de  l'effacer,  ce  divin  caractère.  Dès  qu'il  a  plu  à  Dieu  de  nous  don- 
ner cette  droiture  d'esprit ,  comme  la  première  grâce  et  le  fondement  de 
toutes  les  autres  grâces ,  quoi  que  nous  fassions ,  nous  avons  à  compter 
avec  nous-mêmes ,  et  il  ne  nous  est  plus  libre  de  vivre  dans  cette  indépen- 
dance où  le  libertinage  voudrait  bien  parvenir  ,  mais  où  il  ne  parviendra 
jamais  tandis  que  cette  raison  subsistera. 

En  vain  voulons-nous  éteindre  ce  rayon  qui  nous  éclaire  ;  en  vain  fai- 
sons-nous des  efforts  pour  secouer  le  joug  de  la  conscience,  pour  en  étouf- 
fer la  voix  qui  nous  importune,  pour  en  émousser  les  pointes  qui  nous 
piquent ,  pour  nous  endurcir  contre  ses  remords  et  nous  affermir  contre 
ses  reproches.  C'est  un  censeur  qui  nous  suit  partout,  qui  nous  accuse 
partout ,  qui  nous  condamne  partout  :  nous  le  trouvons  au  milieu  de  nos 
plaisirs,  et  il  y  répand  l'amertume;  nous  le  trouvons  dans  les  plus  nom- 

1  Sap.,  4.  —  *  Ibid.  —  3  Ibid.  —  4  Ibid.  —,  5  Ibid,  —  6  psalm,  4, 


SUR   LE   JUGEMENT  DERNIER.  34J 

breuses  compagnies ,  et ,  malgré  le  tumulte  et  le  bruit  du  monde ,  il  nous 
fait  entendre  ses  cris  ;  nous  nous  disons  mille  fois  à  nous-mêmes ,  pour 
nous  rassurer,  comme  les  impies  :  Paix,  paix,  Dicentes  :  Pax ,  pax  l  ; 
et  mille  fois  la  conscience  nous  répond  :  Point  de  paix  ;  guerre  et  mort  : 
Et  non  erat pax.  Or  de  là,  concluait  saint  Augustin,  j'apprends,  Seigneur, 
ce  que  je  dois  craindre  de  votre  justice.  Car  je  me  dis  à  moi-même,  ajou- 
tait ce  Père  :  Si  je  ne  puis  éviter  le  jugement  de  ma  conscience ,  dont  les 
lumières,  quoiques  pures,  ne  sont  néanmoins  encore  qu'  obscurité  et  que 
ténèbres ,  comparées  à  celles  de  Dieu ,  comment  me  défendrai -je  de  ce  ju- 
gement, où  sera  employée  contre  moi  toute  la  sagesse,  toute  la  vérité, 
toute  la  science  ,  et ,  ce  qui  doit  bien  plus  me  faire  trembler,  toute  la  sain- 
teté de  Dieu  même?  Jugement  inévitable;  rien  qui  puisse  me  dérober  au 
pouvoir  du  juge  qui  me  poursuit.  Jugement  irrévocable  ;  rien  qui  lui  fasse 
changer  l'arrêt  qu'il  aura  une  fois  prononcé.  Jugement  éternel  ;  autant 
que  Dieu  sera  Dieu  (et  il  le  sera  toujours) ,  autant  sera-t-il  mon  juge  ;  et 
autant  qu'il  sera  mon  juge,  autant  me  tiendra-t-il  toujours  dans  sa  puis- 
sance, et  toujours  soumis  à  ses  coups. 

Mais  après  tout,  à  force  de  se  pervertir,  ne  peut-on  pas  se  faire  une 
fausse  conscience  :  et  du  moins  la  fausse  conscience  n' affaiblit-elle  pas  alors 
ou  même  ne  détruit-elle  pas  entièrement  ce  préjugé  que  nous  pouvons  ti- 
rer de  nous-mêmes  pour  connaître  le  jugement  de  Dieu?  Écoutez  ma  ré- 
ponse :  car  je  conviens  du  principe  ;  mais  sur  ce  principe  je  raisonne  bien 
autrement  que  vous,  et  je  prétends  qu'il  en  doit  suivre  une  conséquence 
toute  contraire.  Il  est  vrai  que,  par  l'aveuglement  où  nous  jette  le  péché, 
l'on  se  fait  tous  les  jours  dans  le  monde  de  fausses  consciences;  mais  je 
dis  que  ces  fausses  consciences  sont  elles-mêmes  les  plus  sensibles  et  ]es 
plus  tristes  préjugés  du  jugement  de  Dieu.  Comment  cela?  Ah!  Chrétiens, 
que  le  temps  ne  me  permet-il  de  donner  à  cette  vérité  toute  l'étendue 
qu'elle  demande  !  mais  il  y  faudrait  un  discours  entier.  En  effet,  ces  fausses 
consciences  que  nous  nous  faisons  ,  et  qui  se  forment  en  nous  par  la  cor- 
ruption du  péché,  ne  sont  jamais,  ou  presque  jamais,  des  consciences 
tranquilles  ;  et  l'expérience  surtout  nous  apprend  qu'elles  ne  sont  point  à 
l'épreuve,  ni  des  frayeurs  de  la  mort,  ni  de  certaines  conjonctures  de  la 
vie ,  où ,  malgré  nous ,  leur  apparente  et  prétendue  tranquillité  est  néces- 
sairement troublée.  Or  cela  même ,  dans  la  pensée  de  saint  Augustin ,  est 
une  des  plus  fortes  conjectures  et  une  des  plus  incontestables  preuves  du 
jugement  de  Dieu  que  je  vous  prêche,  et  de  son  extrême  sévérité. 

Car  s'il  n'y  avait  point  de  jugement  à  craindre,  ou  si  l'idée  de  ce  juge- 
ment pouvait  être  effacée  de  mon  esprit,  en  sorte  qu'il  n'en  restât  nulle 
vue,  nul  souvenir,  nulle  créance;  dans  quelque  aveuglement  que  ma 
conscience  se  fût  plongée  ,  il  me  serait  aisé  d'y  trouver  là  tranquillité  et 
la  paix  ;  quelque  grossières  que  fussent  mes  erreurs ,  bien  loin  de  troubler 
mon  repos,  elles  l'affermiraient.  Ne  pensant  jamais  qu'il  y  a  un  juge  au- 
dessus  de  moi  et  un  tribunal  où  je  dois  répondre ,  je  vivrais  sans  inquié- 
tude; et  le  dernier  de  mes  soins  serait  de  m'éclaircir  et  de  m'instruire  si 

1  Jerem,,  6. 


34*2  SUR   LE    JUGEMENT    DERNIER. 

ma  conscience  est  droite  ou  non ,  si  je  suis  dans  la  bonne  voie  ou  si  je  n'y 
suis  pas,  si  je  me  flatte  ,  si  je  me  trompe  ,  si  je  in  égare;  parce  que  je  ne 
verrais  pas  le  danger  que  l'on  court  en  se  flattant,  en  se  trompant,  en  s'é- 
garant.  Voilà  la  situation  où  je  serais.  D'où  vient  donc  qu'il  n'en  va  pas 
ainsi?  d'où  vient  que  cette  fausse  conscience  ne  peut  être  calme,  et  quelle 
est  au  contraire  une  source  de  remords  que  nous  combattons  inutilement , 
et  que  nous  ne  pouvons  étouffer?  D'où  vient  qu'à  travers  les  nuages  épais 
de  l'intérêt  ou  de  la  passion  qui  la  forment,  il  s'échappe  toujours  certains 
rayons  de  lumière  qui,  malgré  nous,  nous  font  entrevoir  ce  que  nous 
voudrions  ignorer?  En  un  mot,  d'où  vient  que  la  conscience  aveugle  et 
corrompue  ne  l'emporte  jamais  tellement  sur  la  saine  conscience ,  que 
celle-ci,  quoique  d'une  voix  faible,  ne  réclame  encore  contre  le  mal  que 
nous  faisons  ,  et  qu'au  moins ,  par  des  doutes  affligeants  et  par  des  syndé- 
rèses  importunes ,  elle  n'empêche  la  prescription  de  l'erreur  qui  nous  fait 
agir?  Pourquoi  tout  cela,  Chrétiens?  parce  que  nous  ne  sentons  que  trop 
qu'il  y  a  un  jugement  de  Dieu  ,  où  les  ténèbres  de  nos  consciences  doivent 
être  dissipées,  et  nos  erreurs  confondues. 

C'est  pour  cela  même,  dit  saint  Grégoire ,  pape  (belle  et  solide  remar- 
que) ,  c'est  pour  cela  que  plus  le  jugement  de  Dieu  est  proche ,  plus  la 
fausse  conscience  devient  chancelante  et  timide  dans  son  erreur.  Pendant 
le  cours  de  la  vie ,  elle  peut  se  soutenir  en  quelque  manière  ;  et  plus  elle 
est  fausse,  plus  elle  paraît  ferme  et  paisible.  Mais  aux  approches  de  la 
mort  toute  sa  fermeté  se  dément ,  la  vérité  reprend  l'ascendant  sur  elle  ;  et 
c'est  là  qu'elle  commence  à  se  réveiller,  à  s'examiner,  à  se  défier  d'elle- 
même  ,  à  s'agiter.  Ainsi ,  par  exemple ,  tandis  que  vous  êtes  encore  dans 
une  santé  florissante ,  vous  jouissez  tranquillement  du  bien  d'autrui  et 
vous  le  retenez  sans  scrupule  ;  vous  avez  pour  cela  vos  raisons  dont  vous 
êtes  convaincu ,  ou  dont  vous  croyez  l'être  ;  vous  avez  consulté  des  gens 
habiles  ou  prétendus  tels ,  et  vous  vous  en  reposez  sur  eux  ;  malgré  l'in- 
justice, vous  comptez  sur  votre  bonne  foi ,  vous  demeurez  en  paix  :  ainsi, 
dis-je,  le  présume-t-on ,  tandis  qu'on  ne  pense  qu'à  goûter  les  douceurs  de 
la  vie,  et  que  l'aiguillon  de  la  mort  ne  se  fait  pas  encore  sentir  ;  car  jusque- 
là  quelquefois  s'étend  le  règne  de  la  fausse  conscience.  Mais  qu'il  survienne 
une  maladie  dangereuse,  et  qu'on  se  trouve  pressé  des  douleurs  de  la  mort, 
c'est  alors  que  cette  conscience  tout  à  coup  se  déconcerte  ;  c'est  alors  qu'elle 
tombe  dans  les  incertitudes  et  les  perplexités  les  plus  cruelles  ;  c'est  alors 
que  ces  raisons  sur  quoi  l'on  s'appuyait  ne  paraissent  plus  si  convain- 
cantes, que  les  conseils  qu'on  a  suivis  deviennent  suspects,  que  cette  bonne 
foi  dont  on  se  flattait  semble  douteuse,  qu'on  ne  trouve  plus  cette  posses- 
sion si  légitime  et  si  valide ,  et  qu'on  prend  bien  d'autres  idées  touchant 
le  devoir  rigoureux  et  indispensable  de  la  restitution  :  pourquoi?  parce 
que  le  jugement  de  Dieu ,  qui  n'est  pas  loin  ,  change  tout  le  système  des 
choses,  et  les  met  dans  une  évidence  où  elles  n'ont  jamais  été.  Si  c'était 
une  conscience  droite  et  conforme  à  la  loi  de  Dieu,  elle  se  soutiendrait  à  la 
vue  même  du  jugement  de  Dieu  ;  ou ,  s'il  n'y  avait  point  de  jugement,  quoi- 
que fausse  et  erronée ,  elle  serait  tranquille  à  la  mort  même.  Mais  ce  qui 


SUR    LE   JUGEMENT    DERNIER.  343 

l'effraie  à  cette  dernière  heure ,  c'est  sa  fausseté  ,  opposée  à  la  vérité  de  ce 
jugement  redoutable  dont  la  mort  doit  être  suivie.  Ce  qui  l'effraie,  c  est  la 
présence  d'un  Juge  souverain,  de  qui  seul  dépend  ,  ou  tout  notre  bonheur, 
ou  tout  notre  malheur  ;  à  qui  seul  nous  devons  tous  rendre  compte  ,  mais 
qui  ne  rend  compte  à  nul  autre  qu'à  lui-même  de  ses  arrêts  ;  d'un  Juge 
équitable  qui  pèse  tout  dans  la  plus  juste  balance,  et  qui  punit  précisé- 
ment ou  qui  récompense  selon  les  œuvres  ;  d'un  Juge  éclairé ,  qui  lit  dans 
le  fond  des  cœurs  pour  en  connaître  les  plus  secrets  sentiments  ,  qui  voit 
tout  et  qui  n'oublie  rien ,  qui  tient  tout  marqué  dans  son  souvenir  avec  des 
caractères  ineffaçables,  par  conséquent  à  qui  rien  n  échappe,  pas  une  pen- 
sée, pas  un  désir,  pas  une  parole,  pas  une  œillade,  pas  un  geste,  pas  un 
mouvement;  d'un  Juge  tout-puissant ,  qui,  bien  au-dessus  des  juges  de  la 
terre ,  lesquels  n'exercent  leur  justice  que  sur  le  corps ,  peut  avec  le  corps 
perdre  lame,  et  la  perdre  pour  jamais  ;  d'un  Juge  inflexible  ,  que  rien  ne 
touche ,  ni  inclination ,  ni  compassion  ,  ni  égard ,  ni  considération ,  ni 
crainte ,  ni  espérance  :  voilà  ce  que  le  plus  aveugle  et  le  plus  endurci  pé- 
cheur ne  peut  voir  de  près  avec  assurance  ,  voilà  ce  qui  le  surprend,  ce  qui 
l'interdit ,  ce  qui  le  confond. 

Concluons  par  l'excellente  réflexion  de  saint  Bernard ,  qui  renferme  tout 
le  fruit  de  ce  discours.  De  trois  jugements  que  nous  avons  à  subir,  celui 
du  monde,  celui  de  nos  consciences,  et  celui  de  Dieu,  saint  Paul  mépri- 
sait le  premier,  il  se  répondait  du  second ,  mais  il  redoutait  le  troisième. 
Il  méprisait  le  premier,  quand  il  disait  :  Peu  m'importe  que  le  monde  me 
juge.  Il  se  répondait  du  second ,  quand  il  ajoutait  :  Ma  conscience  ne  me 
reproche  rien.  Et  il  redoutait  le  troisième,  quand,  tout  apôtre  qu'il  était, 
il  craignait  d'être  réprouvé  :  Subierat  Paulusjudicium  mundi  quod  asper- 
nabatur,  judicium  sui  quod  gloriabatur  :  sed  restabat  judicium  Dei,  quod 
weverebatur  l-,  Or,  quoi  qu'il  en  soit  à  notre  égard,  et  du  jugement  du 
monde  et  du  jugement  de  notre  conscience,  craignons  au  moins,  mes  chers 
auditeurs  ,  et  craignons  toujours  le  jugement  de  Dieu.  Et  parce  que  cette 
crainte  est  un  don  de  Dieu,  demandons-la  tous  les  jours  à  Dieu.  Car  il 
n'est  rien  de  plus  naturel  que  de  craindre  ;  mais  il  n'est  rien  de  plus  sur- 
naturel ,  ni  de  plus  divin ,  que  de  craindre  utilement  pour  le  salut  ;  ce  qui 
faisait  dire  au  Prophète  royal  :  Confige  timoré  tuo  carnes  meas  2  ;  Sei- 
gneur, pénétrez  ma  chair  de  votre  crainte;  de  votre  crainte,  ô  mon  Dieu! 
et  non  pas  de  la  mienne  ;  car  la  mienne  me  serait  inutile ,  et  même  pré- 
judiciable; elle  me  troublerait  sans  me  convertir;  au  lieu  que  la  vôtre  me 
convertira  et  me  sanctifiera,  en  me  troublant.  Or  voilà  celle  dont  j'ai  be- 
soin ,  et  que  je  vous  demande  comme  une  de  vos  grâces  les  plus  exquises, 
sachant  bien  qu'elle  vient  de  vous  et  non  pas  de  moi  :  Confige  timoré  tuo. 

Craignons  le  jugement  de  Dieu,  et  craignons-le,  quelque  justes  et  dans 
quelque  état  de  perfection  que  nous  puissions  être  ;  car  les  Saints  eux- 
mêmes  le  craignaient,  et  ils  étaient  Saints  parce  qu'ils  le  craignaient.  Ne 
nous  en  rapportons  pas  aux  libertins  du  siècle,  qui  vivent  dans  l'igno- 
rance et  dans  l'oubli  des  choses  de  Dieu.  Mais  croyons-en  ceux  qui  furent 

'   Bernard.  —  *  Psalm.  118. 


344  SUR   LE   JUGEMENT  DERNIER. 

éclairés  des  plus  pures  lumières  de  la  vraie  sagesse.  Consultons  les  Jérôme 
et  les  Hilarion  ;  ils  nous  feront  là-dessus  des  leçons  touchantes.  Tenons- 
nous-en  toujours  à  ce  parallèle ,  et  disons-nous  à  nous-mêmes  :  Si  ces 
hommes ,  qui  furent  des  modèles  et  des  miracles  de  sainteté ,  ont  craint  le 
jugement  de  Dieu,  comment  dois-je  le  craindre,  moi  pécheur,  moi  cou- 
vert de  crimes?  s'ils  l'ont  craint  dans  les  déserts  et  les  solitudes,  com- 
ment dois-je  le  craindre ,  moi  qui  me  trouve  exposé  à  tous  les  scandales 
et  à  toutes  les  tentations  du  monde?  s'ils  l'ont  craint  dans  les  exercices  et 
dans  la  ferveur  d'une  vie  si  austère  et  si  pénitente ,  comment  dois-je  le 
craindre  dans  une  vie  si  commune,  si  lâche,  si  imparfaite?  Pour  peu  que 
nous  ayons  de  christianisme  et  de  foi ,  cette  comparaison  nous  persuadera 
et  nous  édifiera. 

Craignons  le  jugement  de  Dieu ,  mais  craignons-le  souverainement  ;  car  il 
ne  sert  à  rien  de  le  craindre ,  si  nous  ne  le  craignons  préférablement  à  tout  ; 
comme  il  ne  sert  à  rien  d'aimer  Dieu ,  si  nous  ne  l'aimons  par-dessus  tout. 
Et  voilà ,  mes  Frères ,  notre  désordre  :  nous  craignons  le  jugement  de 
Dieu ,  mais  nous  craignons  encore  plus  les  maux  de  la  vie.  Car  la  crainte 
des  maux  de  la  vie  nous  rend  soigneux ,  vigilants ,  actifs  ;  et  la  crainte  du 
jugement  de  Dieu  ne  nous  fait  faire  aucun  elfort  ni  rien  entreprendre. 
Craignons  le  jugement  de  Dieu ,  mais  craignons  encore  plus  le  péché,  puis- 
que c'est  le  péché  qui  le  doit  rendre  si  formidable  ;  ou ,  pour  mieux  dire , 
craignons  le  jugement  de  Dieu  pour  fuir  le  péché ,  et  fuyons  le  péché  pour 
ne  plus  tant  craindre  le  jugement  de  Dieu. 

Craignons  le  jugement  de  Dieu ,  mais  ne  nous  contentons  pas  de  le 
craindre  ;  servons-nous  de  cette  crainte  pour  corriger  les  erreurs  de  notre 
esprit ,  pour  modérer  les  passions  de  notre  cœur,  pour  résister  aux  attaques 
de  la  concupiscence ,  pour  nous  détacher  des  vains  plaisirs  du  siècle,  en  un 
mot,  pour  réformer  toute  notre  vie,  suivant  la  belle  maxime  de  saint 
Grégoire  de  Nazianze  :  Hœc  time ,  et  hoc  timoré  eruditus  animum  à  con- 
cupiscentiis  quasi  frœno  quodam  retrake1.  Quand  notre  conscience  nous 
fera  des  reproches  secrets ,  et  que  par  de  pressants  remords  elle  nous  aver- 
tira que  nous  ne  sommes  pas  dans  l'ordre  et  que  nous  nous  damnons  ; 
rentrons  en  nous-mêmes ,  et  disons  à  Dieu  :  Ah  !  Seigneur,  comment  pour- 
rai-je  soutenir  votre  jugement,  puisque  je  ne  saurais  même  soutenir  celui 
de  ma  raison  et  de  ma  foi?  Quand  nous  nous  trouvons  engagés  dans  une 
occasion  dangereuse ,  figurons-nous  Dieu  qui  nous  voit ,  et  qui  de  sa  main 
va  lui-même  écrire  notre  arrêt ,  comme  celui  de  l'impie  Balthazar  :  ce  ne 
sera  point  une  imagination ,  mais  une  vérité.  Quand  la  tentation  nous 
attaquera,  et  que  nous  sentirons  notre  volonté  ébranlée,  armons-nous  de 
cette  pensée,  et  demandons-nous  :  Que  voudrais-je  avoir  fait  lorsqu'il 
faudra  comparaître  devant  le  tribunal  de  Dieu?  Quand  la  passion  voudra 
nous  persuader  que  ce  péché  n'est  pas  si  grand  qu'on  le  pense ,  et  qu'il 
n'est  pas  probable  que  le  salut  dépende  de  si  peu  de  chose,  faisons  la  ré- 
flexion de  saint  Jérôme  :  Mais  Dieu  en  jugera-t-il  de  la  sorte? 
Craignons  le  jugement  de  Dieu ,  et  que  cette  crainte  de  Dieu  nous  excite 

»  Greg.  Naz. 


SUR   LA  RELIGION   CHRETIENNE.  345 

à  le  fléchir  et  l'apaiser.  Car,  comme  dit  saint  Augustin ,  il  n'y  a  point 
d'autre  appel  de  notre  Juge  irrité  qu'à  notre  Juge  gagné.  Voulez-vous  vous 
sauver  de  lui ,  ayez  recours  à  lui  :  Neque  enim  est  quo  fugias  à  Deo  irato, 
nisi  ad  Deum  placatum  :  vis  fugere  ab  ipso?  fuge  ad  ipsum  l.  Or  nous  le 
pouvons  aisément ,  tandis  que  nous  sommes  sur  la  terre.  Car  ce  Dieu , 
tout  irrité  qu'il  est  contre  nous ,  s'apaise  par  nos  larmes ,  s'apaise  par  nos 
bonnes  œuvres ,  s'apaise  par  nos  aumônes  ;  et  nous  avons  tout  cela  entre 
les  mains. 

Enfin ,  craignons  le  jugement  de  Dieu  ;  et  craignons  surtout  de  perdre 
cette  crainte ,  qui  est  une  ressource  pour  nous  dans  nos  désordres,  et  comme 
un  port  de  salut.  Car  cette  crainte  se  peut  perdre ,  et  elle  se  perd  tous  les 
jours,  particulièrement  dans  le  grand  monde.  Les  soins  temporels  l'étouf- 
fent,  les  conversations  la  dissipent,  les  petits  péchés  l' affaiblissent,  le  li- 
bertinage la  détruit  ;  et  la  perte  de  cette  grâce  est  le  commencement  de  la 
réprobation.  En  effet,  que  peut-on  espérer  d'une  âme,  et  de  quel  moyen 
se  peut-on  servir  pour  sa  conversion ,  quand  elle  a  perdu  la  crainte  du 
jugement  de  Dieu ,  et  que  les  plus  terribles  vérités  du  christianisme  ne 
font  plus  d'impression  sur  elle?  C'est  en  craignant  Dieu,  mais  d'une 
crainte  chrétienne,  qu'on  se  dispose  à  l'aimer,  et  c'est  en  l'aimant  d'un 
amour  efficace  et  pratique ,  qu'on  parvient  à  la  gloire  que  je  vous  sou- 
haite, etc. 


SERMON  POUR  LE  MERCREDI  DE  LA  PREMIÈRE  SEMAINE. 


SUR  LA  RELIGION  CHRETIENNE. 

Responderunt  Jesu  quidam  de  scribis  etpharisœis,  dicentes  :  Magister,  volumus  à  te  signum 
videre.  Qui  respondens ,  ait  illis  :  Generatio  mala  et  adultéra  signum  quœrit}  et  signum  non  da- 
bitur  ei ,  nisi  signum  Jonœ  prophétie. 

Quelques-uns  des  scribes  et  des  pharisiens  dirent  à  Jésus  :  Maître,  nous  voudrions  bien 
voir  quelque  prodige  de  vous.  Jésus  leur  répondit  :  Celte  nation  méchante  et  adultère  de- 
mande un  prodige,  et  il  n'y  eu  aura  point  d'autre  pour  elle  que  celui  du  prophète  Jonas. 
Saint  Mattli.,  ch.   12. 

Madame  2 , 

Ce  fut  une  curiosité ,  mais  une  curiosité  présomptueuse ,  une  curiosité 
captieuse  et  maligne ,  qui  porta  les  pharisiens  à  faire  cette  demande  au 
Sauveur  du  monde.  Curiosité  présomptueuse,  puisqu'au  lieu  d'engager  le 
Fils  de  Dieu ,  par  une  humble  prière ,  à  leur  accorder  comme  une  grâce  ce 
qu'ils  demandaient ,  ils  parurent  l'exiger,  comme  s'ils  n'eussent  eu  qu'à 
le  vouloir,  pour  être  en  droit  de  l'obtenir  :  Magister,  volumus.  Curiosité 
captieuse,  puisque ,  selon  le  rapport  d'un  autre  évangéliste,  ils  ne  lui  firent 
cette  proposition  que  pour  le  tenter,  et  que  pour  lui  dresser  un  piège  : 
Tentantes  eum,  signum  de  cœlo  qiiœrebant*.  Curiosité  maligne,  puis- 

1  Aug.  —  »  La  reine.  —  3  Luc.  ,11. 


346  SUR   LA    RELIGION  CHRETIENNE. 

qu'en  cela  même  ils  n'avaient  point  d'autre  dessein  que  de  le  perdre,  dé- 
terminés qu'ils  étaient  à  tourner  contre  lui  ses  miracles  mêmes,  dont  ils 
lui  faisaient  autant  de  crimes ,  et  dont  enfin  ils  se  servirent  pour  le  calom- 
nier et  pour  l'opprimer.  Car  de  là  vint  que  le  Fils  de  Dieu  ne  leur  répon- 
dit qu'avec  un  zèle  plein  de  sagesse  d'une  part ,  mais  de  l'autre  plein  d'in- 
dignation ;  qu'il  ne  satisfit  à  leur  curiosité  que  pour  leur  reprocher  au 
même  temps  leur  incrédulité;  qu'il  les  traita  de  nation  méchante  et  infi- 
dèle :  Generatio  rnala  et  adultéra;  enfin  qu'il  les  cita  devant  le  tribunal 
de  Dieu ,  parce  qu'il  prévoyait  bien  que  le  prodige  qu'il  allait  leur  mar- 
quer, mais  auquel  ils  ne  se  rendraient  pas ,  ne  servirait  qu'à  les  confondre  : 
Viri  Niniuitœ  surgent  injudicio  adversus  generationem  istam  l. 

Voilà ,  mes  chers  auditeurs ,  le  précis  de  notre  évangile  ;  et  dans  l'exemple 
des  pharisiens ,  ce  qui  se  passe  encore  tous  les  jours  entre  Dieu  et  nous.  Je 
m'explique.  Nous  voudrions  que  Dieu  nous  fit  voir  des  miracles,  pour  nous 
confirmer  dans  la  foi  ;  et  Dieu  nous  en  fait  voir  actuellement  dont  nous  ne 
profitons  pas,  à  quoi  nous  sommes  insensibles,  et  qui,   par  l'abus  que 
nous  en  faisons ,  rendent  notre  endurcissement  d'autant  plus  criminel  qu'il 
est  volontaire ,  puisqu'il  ne  procède ,  aussi  bien  que  celui  des  pharisiens  , 
que  de  notre  perversité  et  de  la  corruption  de  nos  cœurs.  Or  c'est  ce  que 
notre  divin  maître  condamne  aujourd'hui  dans  ces  prétendus  esprits  forts 
du  judaïsme ,  et  ce  qui  doit ,  si  nous  tombons  dans  leur  infidélité  ,  nous 
condamner  nous-mêmes.  Tertullien  a  dit  un  beau  mot,  et  qui  exprime 
parfaitement  le  caractère  de  la  profession  chrétienne  :  savoir,  qu'après 
Jésus-Christ,  la  curiosité  n'est  plus  pour  nous  de  nul  usage,  et  que  dé- 
sormais elle  ne  nous  peut  plus  être  utile ,  beaucoup  moins  nécessaire  : 
parce  que ,  depuis  la  prédication  de  l'Évangile  ,  le  seul  parti  qui  nous  reste 
est  celui  de  croire ,  et  de  soumettre  notre  raison ,  en  la  captivant  sous  le 
joug  de  la  foi  :  Nobis  curiositate  opusnon  est  post  Christum,  née  inqui- 
sitione  post  Evangelium  2.  C'est  ainsi  qu'il  s'en  expliquait.  Mais  pour  moi 
j'ose  enchérir  sur  sa  pensée ,  et  j'ajoute  que  quand  il  nous  serait  permis 
dans  le  christianisme  de  faire  de  nouvelles  recherches ,  quand  nous  aurions 
droit  de  raisonner  sur  notre  foi  et  sur  les  mystères  qu'elle  nous  révèle , 
nous  trouvons  dans  Jésus-Christ  et  dans  son  Évangile ,  non-seulement  de 
quoi  convaincre  nos  esprits ,  mais  de  quoi  contenter  pleinement  notre 
curiosité.  Pourquoi?  parce  que  Jésus-Christ  nous  a  fait  voir  dans  sa  per- 
sonne des  prodiges  si  éclatants  et  d'une  telle  évidence  ,  que  nul  esprit  rai- 
sonnable n'y  peut  résister  ;  et  que  si  nous  n'en  sommes  pas  touchés ,  ce  ne 
ne  peut  être  que  l'effet  d'une  mauvaise  disposition,  dont  nous  serons  res- 
ponsables à  Dieu ,  et  qui  ne  suffira  que  trop  pour  attirer  sur  nous  toutes 
les  rigueurs  de  son  jugement. 

C'est  l'importante  matière  que  j'ai  entrepris  de  traiter  dans  ce  discours. 
Et  le  puis-je  faire ,  Madame,  avec  plus  d'avantage  qu'en  présence  de  Votre 
Majesté,  dont  les  sentiments  et  les  exemples  doivent  être  pour  tout  cet 
auditoire  autant  de  preuves  sensibles  et  convaincantes  de  ce  que  je  veux 
aujourd'hui  lui  persuader?  Car  quel  effet  plus  merveilleux  peut  avoir  la 

■  Matth.,  12.  —  2  TertuH. 


SUR   LA  RELIGION   CHRÉTIENNE.  347 

religion  "chrétienne,  que  de  sanctifier,  au  milieu  delà  cour  et  jusque  sur 
le  trône ,  la  plus  grande  reine  du  monde  ?  et  cela  seul  ne  doit-il  pas 
déjà  nous  faire  conclure  que  cette  religion  est  nécessairement  l'ou- 
vrage de  Dieu,  et  non  pas  des  hommes?  Plaise  au  ciel,  Chrétiens, 
qu'un  tel  miracle  ne  serve  pas  un  jour  de  témoignage  contre  nous  !  mais 
ne  puis-je  pas  bien  vous  faire  la  même  menace  que  nous  fait  à  tous  le  Fils 
de  Dieu  dans  notre  évangile,  en  nous  proposant  l'exemple  d'une  reine  : 
Regina  surget  in  judicio  1  ?  Le  Sauveur  du  monde  parlait  d'une  reine 
infidèle,  et  je  parle  d'une  reine  toute  chrétienne.  Cette  reine  du  midi  n'est 
tant  vantée  que  pour  être  venue  entendre  la  sagesse  de  Salomon  :  Quia 
venit  audire  sapientiam  Salomonis2;  mais,  Madame,  outre  que  vous 
écoutez  ici  la  sagesse  même  de  Jésus-Christ  et  sa  parole ,  que  n'aurais-je 
point  à  dire  de  la  pureté  de  votre  foi ,  de  l'ardeur  de  votre  zèle  pour  les 
intérêts  de  Dieu ,  de  la  tendresse  de  votre  amour  pour  les  peuples  ,  des 
soins  vigilants  et  empressés  de  votre  charité  pour  les  pauvres ,  de  ces  fer- 
ventes prières  au  pied  des  autels ,  de  ces  longues  oraisons  dans  le  secret  de 
l'oratoire ,  de  tant  de  saintes  pratiques  qui  partagent  une  si  belle  vie ,  et 
qui  font  également  le  sujet  de  notre  admiration  et  de  notre  édification? 
Cependant,  Madame,  Votre  Majesté  n'attend  point  aujourd'hui  de  moi  de 
justes  éloges,  mais  une  instruction  salutaire;  et  c'est  pour  seconder  sa 
piété  toute  royale  que  je  m'adresse  au  Saint-Esprit,  et  que  je  lui  demande, 
par  l'intercession  de  Marie,  les  lumières  nécessaires.  Ave,  Maria. 

Ce  n'est  pas  sans  raison  que  les  pharisiens  de  notre  évangile ,  dans  le 
dessein ,  quoique  peu  sincère ,  de  connaître  Jésus-Christ ,  et  de  savoir  s'il 
était  le  Fils  de  Dieu ,  lui  demandèrent  un  prodige  qui  vînt  de  lui  et  dont 
il  fût  l'auteur  :  Magister,  volumus  à  te  signmn  videre.  Car  il  faut  conve- 
nir, dit  saint  Augustin ,  qu'il  y  a  des  prodiges  de  deux  différentes  espèces  : 
les  premiers  qui  viennent  de  Dieu ,  et  les  seconds  qui  viennent  de  l'homme  : 
les  uns  qui  excitent  l'admiration ,  parce  que  ce  sont  les  témoignages  visibles 
de  l'absolue  puissance  du  Créateur  ;  et  les  autres  qui  ne  causent  que  de 
l'horreur,  parce  que  ce  sont  les  tristes  effets  du  dérèglement  de  la  créature  : 
ceux-là  que  nous  révérons  et  que  nous  appelons  miracles  ;  et  ceux-ci  que 
nous  regardons  comme  des  monstres  dans  l'ordre  de  la  grâce.  Faites-nous 
voir  un  prodige  qui  vienne  de  vous,  disent  les  pharisiens  à  Jésus-Christ. 
Que  fait  ce  Sauveur  adorable?  Écoutez-moi ,  en  ceci  consiste  tout  le  fond 
de  cette  instruction.  De  ces  deux  genres  de  prodiges  ainsi  distingués,  il 
leur  en  fait  voir  un  qui  n'avait  pu  venir  que  de  Dieu ,  et  qui  fut  un  mi- 
racle évident  et  incontestable  ;  je  veux  dire  la  foi  des  Ninivites  convertis  par 
la  prédication  de  Jonas.  Mais  au  même  temps  il  leur  en  découvre  un  autre 
bien  opposé ,  et  qui  ne  pouvait  venir  que  d'eux-mêmes ,  savoir,  le  prodige 
ou  le  désordre  de  leur  infidélité.  Or  nous  n'avons ,  mes  chers  auditeurs , 
qu'à  nous  appliquer  ces  deux  sortes  de  prodiges  pour  nous  reconnaître  au- 
jourd'hui dans  la  personne  de  ces  pharisiens,  et  pour  être  obligés,  par  la 
comparaison  que  nous  ferons  de  leur  état  et  du  nôtre ,  d'avouer  que  le  re- 

•  Matth.,  12.  —  -lhid. 


348  SUR  LA   RELIGION  CHRETIENNE. 

proche  du  Fils  de  Dieu  ne  nous  convient  peut-être  pas  moins  qu'à  ces  faux 
docteurs  de  la  loi  ;  que ,  dans  le  sens  qu'il  l'entendait ,  peut-être  ne  sommes- 
nous  pas  moins  qu'eux  une  nation  corrompue  et  adultère ,  et  qu'il  pourrait 
avec  autant  de  raison  nous  appeler  à  ce  jugement  redoutable  où  il  les  cita, 
en  leur  adressant  ces  paroles  :  Viri  Ninivitœ  surgent  injudicio  cura  gê- 
nerait one  istâ. 

Car  je  prétends ,  et ,  en  deux  propositions ,  voici  le  partage  de  ce  dis- 
cours ,  comprenez-les  :  je  prétends  que  Jésus-Christ ,  dans  l'établissement 
de  sa  religion ,  nous  a  fait  voir  un  miracle  plus  authentique  et  plus  con- 
vainquant que  celui  des  Ninivites  convertis,  et  c'est  le  grand  miracle  de 
la  conversion  du  monde  et  de  la  propagation  de  l'Évangile,  que  j'appelle 
le  miracle  de  la  foi  :  ce  sera  le  premier  point.  Je  prétends  que  nous  op- 
posons tous  les  jours  à  ce  miracle  un  prodige  d'infidélité,  mais  d'une 
infidélité  bien  plus  monstrueuse  et  plus  condamnable  que  celle  même  des 
pharisiens  :  ce  sera  le  second  point.  Deux  prodiges,  encore  une  fois  :  l'un 
surnaturel  et  divin ,  c'est  le  monde  sanctifié  par  la  prédication  de  l'Évan- 
gile ;  l'autre  trop  naturel  et  trop  humain ,  mais  néanmoins  prodige ,  c'est 
le  désordre  de  notre  infidélité.  Deux  titres  de  condamnation  que  Dieu  pro- 
duira contre  nous  dans  son  jugement,  si  nous  ne  pensons  à  le  prévenir, 
en  nous  jugeant  dès  à  présent  nous-mêmes.  Miracle  de  la  foi  ;  prodige  d'in- 
fidélité. Miracle  de  la  foi ,  que  Dieu  nous  a  rendu  sensible ,  et  que  nous 
avons  continuellement  devant  les  yeux.  Prodige  d'infidélité ,  dont  nous 
n'avons  pas  soin  de  nous  préserver,  et  que  nous  tenons  caché  dans  nos 
cœurs.  Miracle  de  la  foi ,  qui  vous  remplira  d'une  confusion  salutaire ,  en 
vous  faisant  connaître  l'excellence  et  la  grandeur  de  votre  religion.  Pro- 
dige d'infidélité,  qui  peut-être,  si  vous  n'y  prenez  garde ,  après  avoir  été 
la  source  de  votre  corruption ,  sera  le  sujet  de  votre  éternelle  réprobation. 
L'un  et  l'autre  demande  une  attention  particulière. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

Il  s'agit  donc ,  Chrétiens ,  pour  entrer  d'abord  dans  Ja  pensée  de  Jésus- 
Christ  ,  et  dans  le  point  essentiel  que  j'ai  présentement  à  développer,  de 
bien  concevoir  ce  grand  miracle  de  la  conversion  du  monde  et  de  l'éta- 
blissement du  christianisme,  que  je  regarde,  après  saint  Jérôme,  comme 
le  miracle  de  la  foi.  Et  parce  qu'il  est  indubitable  que  ce  miracle  doit  être 
une  des  plus  invincibles  preuves  que  Dieu  emploiera  contre  nous ,  si  ja- 
mais il  nous  réprouve ,  il  faut  aujourd'hui ,  vous  et  moi ,  nous  en  for- 
mer une  idée  capable  de  réveiller  dans  nos  cœurs  les  plus  vifs  sentiments 
de  la  religion.  Le  sujet  est  grand,  je  le  sais;  il  a  épuisé  l'éloquence  des 
Pères  de  l'Église,  et  il  passe  toute  l'étendue  de  l'esprit  de  l'homme.  Mais 
attachons-nous  à  l'exposition  simple  et  nue  que  saint  Chrysostome  en  a 
faite  dans  une  de  ses  homélies.  Pour  en  mieux  comprendre  la  vérité,  ju- 
geons-en par  ce  qu'il  nous  marque  en  avoir  été  la  figure  ;  je  dis  par  la 
conversion  des  Ninivites,  et  par  l'effet  prodigieux  et  miraculeux  de  la 
prédication  de  Jonas.  Le  voici  : 


SUR   LA   RELIGION    CHRETIENNE.  349 

Jonas  fugitif ,  mais  malgré  sa  fuite  ne  pouvant  se  dérober  au  pouvoir  de 
Dieu  qui  l'envoie,  confus  et  touché  de  repentir,  reçoit  de  la  part  du  Sei- 
gneur un  nouvel  ordre  d'aller  à  Ninive.  Il  y  va  :  quoique  étranger,  quoique 
inconnu ,  il  y  prêche,  et  il  se  dit  envoyé  de  Dieu.  Il  menace  cette  grande 
ville  et  tous  ses  habitants  d'une  destruction  entière  et  prochaine.  Point 
d'autre  terme  que  quarante  jours ,  point  d'autre  preuve  de  sa  prédiction 
que  la  prédiction  même  qu'il  fait  ;  et  sur  sa  parole  ,  ce  peuple  abandonné 
à  tous  les  vices,  ce  peuple  pour  qui ,  ce  semble ,  il  n'y  avait  plus  ni  Dieu 
ni  loi ,  ce  peuple  indocile  aux  remontrances  et  aux  leçons  de  tous  les  autres 
prophètes ,  par  un  changement  de  la  main  du  Très-Haut ,  écoute  celui-ci , 
et  l'écoute  avec  respect,  revient  à  lui-même  ,  et  se  met  en  devoir  d'apaiser 
la  colère  de  Dieu ,  fait  la  plus  austère  et  la  plus  exemplaire  pénitence  ;  ni 
état ,  ni  âge,  ni  sexe,  n'en  est  excepté  ;  le  roi  même  ,  dit  l'Écriture  ,  pour 
pleurer  et  pour  s'humilier ,  descend  de  son  trône  ;  les  enfants  sont  compris 
dans  la  loi  du  jeûne  ordonné  par  le  prince  ;  chacun ,  revêtu  du  cilice  et 
couvert  de  cendres ,  donne  toutes  les  marques  d'une  douleur  efficace  et 
prompte.  Enfin  la  réformation  des  mœurs  est  si  générale ,  que  la  prophétie 
s'accomplit  à  la  lettre  :  Et  Ninive  subvertetur  * ,  puisque,  selon  la  belle 
réflexion  de  saint  Chrysostome  ,  ce  n'est  plus  cette  Ninive  débordée ,  que 
Dieu  avait  en  abomination  ;  mais  une  Ninive  toute  nouvelle  et  toute  sainte, 
édifiée  sur  les  ruines  de  la  première,  et  par  qui?  par  le  ministère  d'un 
seul  homme  qui  a  parlé ,  et  qui ,  plein  de  l'esprit  de  Dieu  ,  a  sanctifié  des 
milliers  d'hommes  dont  il  a  brisé  les  cœurs.  Voilà ,  disait  le  Fils  de  Dieu 
aux  Juifs  incrédules,  le  miracle  qui  vous  condamnera,  et  qui  confondra 
votre  impénitence  :  et  je  dis  à  tout  ce  qu'il  y  a  de  chrétiens  endurcis  dans 
leur  libertinage  :  Voilà  le  miracle  que  le  Saint-Esprit  vous  propose  comme 
la  figure  d'un  autre  miracle  encore  plus  étonnant ,  encore  plus  au-dessus 
de  l'homme ,  encore  plus  capable  de  vous  convaincre  et  de  vous  élever  à 
Dieu.  Écoutez-le  sans  prévention ,  et  vous  en  conviendrez. 

Le  miracle  delà  prédication  de  Jonas  était  un  signe  pour  les  Juifs;  mais 
en  voici  un  pour  vous,  que  je  regarde  comme  le  miracle  du  christianisme. 
Heureux  si  je  puis  par  mes  paroles  l'imprimer  profondément  dans  vos  es- 
prits !  C'est  la  conversion ,  non  plus  d'une  ville ,  ni  d'une  province ,  mais 
d'un  monde  entier ,  opérée  par  la  prédication  de  l'Évangile  et  par  la  mis- 
sion d'un  plus  grand  que  Jonas  ,  qui  est  l'Homme-Dieu,  Jésus-Christ  :  Et 
ecce plus  quàm  Jonas  hic*.  Ne  supposons  point  qu'il  est  Dieu,  mais  ou- 
blions-le même  pour  quelque  temps  :  il  ne  s'agit  point  encore  de  ce  qu'il  est, 
mais  de  ce  qu'il  a  fait.  Qu'a-t-il  fait?  en  deux  mots  ,  Chrétiens ,  ce  que 
nous  ne  comprendrons  jamais  assez ,  et  ce  que  nous  devrions  éternellement 
méditer.  Donnez-moi  grâce ,  Seigneur,  pour  le  mettre  ici  dans  toute  sa  force 
par  un  récit  aussi  touchant  qu'il  sera  exact  et  fidèle.  Jésus-Christ ,  fils 
de  Marie ,  et  réputé  fils  de  Joseph  ,  cet  homme  dont  les  Juifs  demandaient 
s'il  n'était  pas  le  fils  de  cet  artisan  :  Nonne  hic  est  est  fdius  fabri 3?  en- 
treprend de  changer  la  face  de  l'univers ,  et  de  purger  le  monde  de  l'ido- 
lâtrie ,  de  la  superstition ,  de  l'erreur ,  pour  y  faire  régner  souverainement 

1  Jon.,  3,  4.  —  a  Matth.,  12.  -  3  Ibid.,  13. 


350  SUR   LA    RELIGION   CHRETIENNE. 

la  pureté  du  culte  de  Dieu.  Dessein  digne  de  lui ,  mais  vaste  et  immense  ; 
et  toutefois  dessein  dont  vous  allez  voir  le  succès.  Pour  cela  qui  choisit- 
il  ?  douze  disciples  grossiers ,  ignorants ,  faibles ,  imparfaits ,  mais  qu'il 
remplit  tellement  de  son  esprit ,  que  dans  un  jour  ,  dans  un  moment ,  il 
les  rend  propres  à  l'exécution  de  ce  grand  ouvrage. 

En  effet ,  de  grossiers ,  et ,  pour  user  de  son  expression ,  de  lents  à 
croire  qu'ils  étaient,  par  la  vertu  de  cet  esprit  qu'il  leur  envoie  du  ciel, 
il  en  fait  des  hommes  pleins  de  zèle  et  pleins  de  foi.  Après  les  avoir  per- 
suadés, il  s'en  sert  pour  persuader  les  autres.  Ces  pêcheurs,  ces  hommes 
faibles ,  que  Ton  regardait ,  dit  saint  Paul ,  comme  le  rebut  du  monde , 
tanquam  purgamenta  hujus  mundi  x ,  fortifiés  de  la  grâce  de  l'apostolat , 
partagent  entre  eux  la  conquête  et  la  réformation  du  inonde.  Ils  n'ont 
point  d'autres  armes  que  la  patience ,  point  d'autre  trésors  que  la  pau- 
vreté ,  point  d'autre  conseil  que  la  simplicité  ;  et  cependant  ils  triomphent 
de  tout  ;  ils  prêchent  des  mystères  incroyables  à  la  raison  humaine ,  et  on 
les  croit  ;  ils  annoncent  un  Évangile  opposé  contradictoirement  à  toutes 
les  inclinations  de  la  nature ,  et  on  le  reçoit.  Ils  l'annoncenf  aux  grands 
de  la  terre ,  aux  doctes  et  aux  prudents  du  siècle ,  à  des  mondains  sen- 
suels ,  voluptueux ,  et  l'on  s'y  soumet.  Ces  grands  reçoivent  la  loi  de  ces 
pauvres  ;  ces  doctes  se  laissent  convaincre  par  ces  ignorants  ;  ces  volup- 
tueux et  ces  sensuels  se  font  instruire  par  ces  nouveaux  prédicateurs  de 
la  croix ,  et  se  chargent  du  joug  de  la  mortification  et  de  la  pénitence.  De 
tout  cela  se  forme  une  chrétienté  si  sainte ,  si  pure ,  si  distinguée  par  toutes 
les  vertus  ,  que  le  paganisme  même  se  trouve  forcé  à  l'admirer. 

Ce  n'est  pas  tout  ;  et  ce  que  j'ajoute  vous  doit  encore  paraître  plus  sur- 
prenant. Car  à  peine  la  foi  publiée  par  ces  douze  apôtres  a-t-elle  com- 
mencé à  se  répandre ,  qu'elle  se  voit  attaquée  de  mille  ennemis.  Toutes  les 
puissances  de  la  terre  s'élèvent  contre  elle.  Un  Dioclétien,  le  maître  du 
monde,  veut  l'anéantir,  et  s'en  fait  un  point  de  politique  :  mais  malgré 
lui ,  malgré  les  plus  violents  efforts  de  tant  d'autres  persécuteurs  du  nom 
chrétien ,  elle  s'établit  si  solidement ,  cette  foi ,  que  rien  ne  peut  plus  l'é- 
branler. Des  millions  de  martyrs  la  défendent  jusques  à  l'effusion  de  leur 
sang;  des  gens  de  toutes  les  conditions  font  gloire  d'en  être  les  victimes, 
et  de  s'immoler  pour  elle  ;  des  vierges  sans  nombre,  dans  un  corps  tendre 
et  délicat ,  lui  rendent  le  même  témoignage ,  et  souffrent  avec  joie  les  tour- 
ments les  plus  cruels.  Elle  s'étend ,  elle  se  multiplie ,  non-seulement  dans 
la  Judée  où  elle  a  pris  naissance  ,  mais  jusques  aux  extrémités  de  la  terre , 
où  ,  dès  le  temps  de  saint  Jérôme  (  c'est  lui-même  qui  le  remarque  comme 
une  espèce  de  prodige  ) ,  le  nom  de  Jésus-Christ  était  déjà  révéré  et  adoré ,~ 
non-seulement  parmi  les  peuples  barbares ,  mais  parmi  les  nations  les  plus 
polies;  dans  Rome,  où  la  religion  d'un  Dieu  crucifié  se  trouve  bientôt 
la  religion  dominante  ;  dans  le  palais  des  Césars ,  où  Dieu ,  pour  l'affer- 
missement de  son  Église  ,  au  milieu  de  l'iniquité  ,  suscite  les  plus  fervents 
chrétiens  ;  enfin ,  observez  ceci ,  dans  le  plus  éclairé  de  tous  les  siècles , 
dans  le  siècle  d'Auguste .  que  Dieu  choisit  pour  marquer  encore  davan- 

1  1  Cor.,  4. 


SUR   LA   RELIGION   CHRETIENNE.  351 

tage  le  caractère  de  cette  loi,  qui  seule  devait  surmontrer  toute  la  pré- 
tendue sagesse  de  F  homme  et  tout  F  orgueil  de  sa  raison. 

Avouons-le ,  mes  chers  auditeurs ,  avec  saint  Chrysostome  :  quand  la 
religion  chrétienne,  dès  son  herceau,  aurait  trouvé  dans  le  monde  toute 
la  faveur  et  tout  l'appui  nécessaire  ;  quand  elle  serait  née  dans  le  calme  ; 
par  mille  autres  endroits  elle  ne  laisserait  pas  d'être  toujours  l'œuvre  de 
Dieu.  Mais  qu'elle  se  soit  établie  dans  les  persécutions ,  ou  plutôt  par  les 
persécutions ,  et  qu'il  soit  vrai  qu'elle  n'a  jamais  été  plus  florissante  que 
lorsqu'elle  a  été  plus  violemment  combattue  ;  que  le  sang  de  ses  disciples , 
inhumainement  répandu ,  ait  été ,  comme  parle  un  Père  ,  le  germe  de  sa 
fécondité  ;  que  plus  il  en  périssait  par  le  fer  et  par  le  feu ,  plus  elle  en 
ait  formé  par  l'Évangile  :  que  la  cruauté  exercée  sur  les  uns  ait  servi 
d'attrait  aux  autres  pour  les  appeler,  et  qu'à  la  lettre,  l'expression  de 
Tertullien  se  soit  vérifiée  :  In  christianis  crudelitas  illecebra  est  sectœ  1  ; 
que ,  sans  rien  faire  autre  chose  que  de  voir  ses  membres  souffrir  et  mou- 
rir,  ce  grand  corps  du  christianisme  ait  eu  de  si  prompts  et  de  si  merveil- 
leux accroissements  :  ah  !  mes  Frères,  c'est  un  de  ces  prodiges  où  il  faut 
que  la  prudence  humaine  s'humilie  ,  et  qu'elle  fasse  hommage  à  la  puis- 
sance de  Dieu.  Yoilà  néanmoins  ce  que  nous  voyons  ;  et  c'est  la  merveille 
subsistante  dont  nous  sommes  témoins  nous-mêmes ,  et  que  nous  avons 
devant  les  yeux.  Car  nous  voyons ,  malgré  l'enfer  ,  le  monde  devenu  chré- 
tien ,  et  soumis  au  culte  de  cet  Homme-Dieu ,  dont  le  Juif  s'est  scandalisé, 
et  dont  le  Gentil  s'est  moqué.  Voilà  ce  que  le  Seigneur  a  fait  :  A  Domino 
factum  est  istud,  et  est  mirabile  in  oculis  nostris  2. 

Et  afin  que  cette  merveille  fit  encore  sur  nous  une  plus  vive  impres- 
sion ,  le  même  Seigneur  l'a  renouvelée  dans  les  derniers  siècles  de  l'Église. 
Vous  le  savez  :  un  François-Xavier,  seul  et  sans  autre  secours  que  celui 
de  la  parole  et  de  la  vérité  qu'il  prêchait ,  a  converti  dans  l'Orient  tout  un 
nouveau  monde.  C'étaient  des  païens  et  des  idolâtres  ;  et  il  leur  a  persuadé 
la  même  foi ,  et  il  les  a  formés  à  la  même  sainteté  de  vie ,  et  il  leur  a  in- 
spiré la  même  ardeur  pour  le  martyre ,  et  il  a  fait  voir  dans  eux  tout  ce 
qu'on  a  vu  de  plus  héroïque  et  de  plus  grand  dans  cet  ancien  christia- 
nisme, si  parfait  et  si  vénérable.  Et  comment  l'a-t-il  fait?  par  les  mêmes 
moyens ,  malgré  les  mêmes  obstacles ,  avec  les  mêmes  succès  :  comme  si 
Dieu  eût  pris  plaisir  à  reproduire  dans  ce  successeur  des  apôtres  ce  que  sa 
main  toute-puissante  avait  opéré  par  le  ministère  des  apôtres  mêmes ,  et 
qu'il  eût  voulu ,  par  ces  exemples  présents ,  nous  rendre  plus  croyable 
tout  ce  que  nous  avons  entendu  des  siècles  passés. 

Or ,  je  soutiens ,  mes  chers  auditeurs ,  qu'après  cela  nous  n'avons  plus 
droit  de  demander  à  Dieu  des  miracles ,  et  que  nous  sommes  plus  infidèles 
que  les  pharisiens ,  si  nous  avons  la  présomption  de  dire  comme  eux  : 
Volumus  signum  videre.  Pourquoi?  parce  qu'il  est  constant  que  cette  con- 
version du  monde ,  telle  que  je  l'ai  représentée ,  quoique  très-imparfaite- 
ment ,  est  en  effet  un  perpétuel  miracle.  Sur  quoi  il  y  a  trois  réflexions  à 
faire ,  ou  trois  circonstances  à  remarquer  :  miracle  qui  surpasse  sans  con- 

«  Terlull.  —  a  Psalm.  117. 


352  SUR  LA    RELIGION   CHRETIENNE. 

tredit  tons  les  autres  miracles  ;  miracle  qui  présuppose  nécessairement 
tous  les  autres  miracles  ;  miracle  qui,  dans  Tordre  des  desseins  de  Dieu, 
justifie  tous  les  autres  miracles.  Et  par  une  triste  conséquence,  mais  iné- 
vitable ,  miracle  qui  nous  rend  dignes  de  tous  les  châtimens  de  Dieu,  s'il 
ne  sert  pas  à  notre  propre  instruction  et  à  notre  conversion.  Mon  Dieu , 
que  n'ai-je  une  de  ces  langues  de  feu  qui  descendirent  sur  les  apôtres ,  et 
que  ne  suis-je  rempli  du  même  esprit ,  pour  graver  une  aussi  grande  vé- 
rité que  celle-là  dans  tous  les  cœurs! 

Oui ,  Chrétiens ,  la  conversion  du  monde  est  un  miracle  perpétuel ,  que 
jamais  l'infidélité  ne  détruira.  Ainsi  a-t-elle  été  regardée  de  tous  les  Pères, 
et  en  particulier  de  saint  Augustin,  dont  le  jugement  peut  bien  nous 
servir  ici  de  règle.  Car  c'est  par  là  que  ce  grand  homme  fermait  la  bouche 
aux  païens ,  quand  il  leur  disait  :  Puisque  vous  vous  opiniâtrez  à  ne  vou- 
loir pas  croire  les  autres  miracles ,  qui  sont  pour  nous  des  preuves  in- 
contestables de  notre  foi ,  au  moins  confessez  donc  que  dans  votre  système 
il  y  a  en  a  un  dont  vous  êtes  obligés  de  convenir  :  c'est  le  monde  converti  à 
Jésus-Christ  sans  aucun  miracle.  Car  cela  même  qui  n'est  pas ,  et  qui 
n'a  pu  être ,  ce  serait  le  miracle  des  miracles.  Et  à  quoi  donc  ,  poursuivait 
saint  Augustin ,  attribuerons-nous  ce  grand  ouvrage  de  la  sanctification 
du  monde  par  la  loi  chrétienne,  si  nous  n'avons  recours  à  la  vertu  infi- 
nie de  Dieu?  Ce  n'est  point  aux  talents  de  l'esprit,  ni  à  l'éloquence,  que 
la  gloire  en  est  due  :  car,  quand  les  apôtres  auraient  été  aussi  éloquents 
et  aussi  savants  qu'ils  l'étaient  peu ,  on  sait  assez  ce  que  peut  l'éloquence 
et  la  science  humaine  ;  ou  plutôt ,  on  ne  sait  que  trop  combien  l'une  et 
l'autre  est  faible  quand  il  est  question  de  réformer  les  mœurs  ;  et  l'exemple 
d'un  Platon,  qui  jamais,  avec  tout  le  crédit  et  toute  l'estime  que  lui 
donnait  dans  le  inonde  sa  philosophie ,  n'a  pu  engager  une  seule  bour- 
gade à  vivre  selon  ses  maximes  et  à  se  gouverner  selon  ses  lois ,  montre 
bien  que  saint  Pierre  agissait  par  de  plus  hauts  principes ,  quand  il  ré- 
duisait les  provinces  et  les  royaumes  sous  l'obéissance  de  l'Évangile.  Ce 
n'est  point  par  la  force  ni  par  la  violence  que  la  foi  a  été  plantée  :  car  le 
premier  avis  que  reçurent  les  disciples  de  Jésus-Christ ,  ce  fut  qu'on  les 
envoyait  comme  des  agneaux  au  milieu  des  loups  :  Ecce  ego  mitto  vos 
sicut  agnos  inter  lupos  l;  et  ils  le  comprirent  si  bien,  que,  sans  faire 
nulle  résistance ,  ils  se  laissèrent  égorger  comme  d'innocentes  victimes.  Le 
mahométisme  s'est  établi  par  les  conquêtes  et  par  les  armes;  l'hérésie,  par 
la  rébellion  contre  les  puissances  légitimes  ;  la  loi  de  Jésus- Christ  seule , 
par  la  patience  et  par  l'humilité.  Ce  n'est  point  la  douceur  de  cette  loi ,  ni 
le  relâchement  de  sa  morale,  qui  fut  le  principe  d'un  tel  progrès  :  car 
cette  loi,  toute  raisonnable  qu'elle  est,  n'a  rien  que  d'humiliant  pour  l'es- 
prit et  de  mortifiant  pour  le  corps.  On  conçoit  comment  sans  miracle  le 
paganisme  a  eu  cours  dans  le  monde,  parce  qu'il  favorisait  ouvertement 
toutes  les  passions,  qu'il  autorisait  tous  les  vices,  et  qu'il  n'est  rien  de 
plus  naturel  à  l'homme  que  de  suivre  ce  parti  :  mais  ce  qu'on  ne  conçoit 
pas,  c'est  qu'une  loi  qui  nous  ordonne  d'aimer  nos  ennemis,  et  de  nous 

*  Luc,  10. 


SUR   LA    RELIGION   CHRETIENNE.  353 

haïr  nous-mêmes  ,  ait  trouvé  tant  de  partisans.  Ce  n'est  point  l'effet  du 
caprice  :  car  jamais  le  caprice ,  quelque  aveuglé  qu'il  puisse  être  ,  n'a  porté 
les  hommes  à  s'interdire  la  vengeance ,  à  renoncer  aux  plaisirs  des  sens , 
et  à  crucifier  leur  chair.  Que  s'ensuit-il  de  là  ?  je  le  répète  :  qu'il  n'y  a 
qu'un  Dieu ,  mais  un  Dieu  aussi  puissant  que  le  nôtre,  qui  ait  pu  con- 
duire si  heureusement  une  pareille  entreprise  et  la  faire  réussir  ;  et  que 
Jésus-Christ ,  l'oracle  de  la  vérité  ,  a  donc  eu  sujet  de  conclure ,  quoiqu'il 
parlât  en  sa  faveur  :  A  Domino  factum  est  istud ,  c'est  l'œuvre  du  Sei- 
gneur; et  le  doigt  de  Dieu  est  là,  Et  est  mirabile  in  oculis  nostris. 

Ce  n'est  pas  assez  :  j'ai  dit  que  ce  miracle  surpassait  tous  les  autres  mi- 
racles. En  pouvons-nous  douter? et  si,  dans  la  pensée  de  saint  Grégoire, 
pape,  la  conversion  particulière  d'un  pécheur  invétéré  coûte  plus  à  Dieu, 
et  est  en  ce  sens  plus  miraculeuse  que  la  résurrection  d'un  mort ,  qu'est-ce 
que  la  conversion  de  tant  de  peuples,  élevés  et  comme  enracinés  dans 
l'idolâtrie?  Rendons  cette  comparaison  plus  sensible.  Il  y  a  encore  dans  le 
monde,  je  dis  dans  le  monde  chrétien  ,  des  hommes  sans  religion.  Vous  en 
connaissez  :  des  athées  de  créance  et  de  mœurs  ,  tellement  confirmés  dans 
leurs  désordres,  qu'à  peine  tous  les  miracles  suffiraient  pour  les  en  retirer. 
Peut-être  n'avez- vous  avec  eux  que  trop  de  commerce.  Quel  effort  du  bras 
de  Dieu,  et  quel  miracle  n'a- t-il  donc  pas  fallu,  pour  gagner  à  Jésus-Christ 
un  nombre  presque  infini,  ne  disons  pas  de  semblables  libertins,  mais 
encore  de  plus  obstinés  et  de.  plus  inconvertibles,  dont  le  changement 
également  prompt  et  sincère  a  toutefois  été  la  gloire  et  l'honneur  du 
christianisme?  Que  diriez-vous  (  ceci  va  donner  jour  à  ma  pensée ,  et  vous 
convaincre  de  ce  que  j'appelle  miracle  au-dessus  du  miracle  même),  que 
diriez-vous  si ,  par  la  vertu  de  la  parole  que  je  vous  prêche  ,  un  de  ces 
impies,  dont  vous  n'espérez  plus  désormais  aucun  retour,  se  convertissait 
néanmoins  en  votre  présence ,  en  sorte  que ,  renonçant  à  son  libertinage , 
il  se  déclarât  tout  à  coup  et  hautement  chrétien ,  et  qu'en  effet  il  commençât 
à  vivre  en  chrétien?  Que  diriez-vous,  si,  toujours  inflexible  depuis  de 
longues  années,  il  sortait  aujourd'hui  de  cet  auditoire  pénétré  d'une  sainte 
componction ,  résolu  à  réparer  par  une  humble  pénitence  le  scandale  de 
son  impiété?  y  aurait-il  miracle  qui  vous  touchât  davantage?  Or  je  vous 
dis  que  ce  miracle ,  dont  vous  seriez  encore  plus  surpris  que  touchés ,  est 
justement  ce  qu'on  a  vu  mille  et  mille  fois  dans  le  christianisme;  et  qu'un 
des  triomphes  les  plus  ordinaires  de  notre  religion  a  été  de  soumettre  ces 
esprits  fiers  ,  ces  esprits  durs  et  opiniâtres ,  de  les  faire  rentrer  dans  la 
voie  de  Dieu ,  et  de  les  rendre  souples  et  dociles  comme  des  enfants  ;  que 
c'est  par  là  qu'elle  a  commencé ,  et  que ,  malgré  toutes  les  puissances  des 
ténèbres ,  elle  nous  en  donne  encore  de  nos  jours  d'illustres  exemples , 
quand  il  plaît  au  Seigneur,  dont  la  main  n'est  pas  raccourcie ,  d'ouvrir  les 
trésors  de  sa  grâce,  et  de  les  répandre  sur  ces  vases  de  miséricorde  qu'il 
a  prédestinés  pour  sa  gloire.  Exemples  récents  que  nous  avons  vus,  et  que 
nous  avons  admirés.  En  cela  seul  n'en  dis-je  pas  plus  que  si  j'entrais  dans  le 
détail  de  tant  de  miracles  qui  composent  nos  histoires  saintes ,  et  que  nous 
trouvons  autorisés  par  la  tradition  la  plus  constante? 

t.   i.  23 


354  SUR    LA    RELIGION    CHRETIENNE. 

J'ai  ajouté  ,  et  ceci  me  paraît  encore  plus  fort,  que  ce  miracle  présuppo- 
sait nécessairement  tous  les  autres  miracles.  Car  enfin ,  demande  saint 
Chrysostome ,  et  après  lui  le  docteur  angélique  saint  Thomas ,  dans  sa 
Somme  contre  les  Gentils ,  quel  autre  motif  que  les  miracles  dont  ils 
étaient  eux-mêmes  témoins  oculaires ,  put  engager  les  premiers  sectateurs 
du  christianisme  à  embrasser  une  loi  odieuse  selon  le  monde,  et  contraire 
au  sang  et  à  la  nature?  Julien  l'Apostat  condamnait  les  apôtres  de  légèreté 
et  de  trop  de  crédulité,  prétendant  que  sans  raison  ils  s'étaient  attachés  au 
Fils  de  Dieu  :  mais  pour  en  juger  de  la  sorte ,  répond  saint  Chrysostome  ,  ne 
fallait-il  pas  être  impie  comme  Julien?  Car,  poursuit  ce  Père,  était-ce 
légèreté  de  suivre  un  homme  qui,  pour  gage  de  ses  promesses,  guérissait 
devant  eux  les  aveugles-nés,  et  rendait  la  vie  aux  morts  de  quatre  jours? 
Aussi  défiants  et  aussi  intéressés  qu'ils  Fêtaient  et  que  l'Évangile  nous 
l'apprend,  auraient-ils  tout  quitté  pour  Jésus-Christ,  s'ils  n'eussent  été 
persuadés  de  ses  miracles?  et  pouvaient-ils  les  voir ,  et  se  défendre  de 
croire  en  lui?  Après  l'avoir  abandonné  dans  sa  passion,  après  s'être  scan- 
dalisés de  lui  jusqu'à  le  renoncer,  se  seraient-ils  ralliés  et  déclarés  en  sa 
faveur  plus  hautement  que  jamais ,  si  le  miracle  authentique  de  sa  résur- 
rection n'avait ,  comme  parle  saint  Jérôme ,  ressuscité  leur  foi  ?  Auraient- 
ils  pris  plaisir  à  se  laisser  emprisonner,  tourmenter,  crucifier,  pour  être  les 
confesseurs  et  les  martyrs  de  cette  résurrection  glorieuse ,  si  l'évidence  d'un 
tel  miracle  n'avait  dissipé  tous  leurs  doutes  ? 

Par  où  saint  Paul  clans  un  moment  fut-il  transformé  de  persécuteur  de 
l'Église  en  prédicateur  de  l'Évangile  ?  Ce  miracle  put-il  se  faire  sans  un 
autre  miracle  ?  et  jamais  ce  zélé  défenseur  du  judaïsme,  jamais  cet  homme 
si  passionné  pour  les  traditions  de  ses  pères ,  en  eût-il  été  le  déserteur , 
pour  devenir  le  disciple  d'une  secte  dont  il  avait  entrepris  la  ruine,  si 
Dieu  tout  à  coup  le  renversant  par  terre ,  et  le  remplissant  d'effroi  sur  le 
chemin  de  Damas ,  n'eût  formé  en  lui  un  cœur  nouveau  ?  Ne  confessait-il 
pas  lui-même  dans  les  synagogues  qu'il  avait  été  obligé  de  se  convertir, 
pour  n'être  pas  rebelle  à  la  lumière  dont  il  s'était  vu  investi ,  et  à  la  voix 
foudroyante  qu'il  avait  entendue  :  Saule,  Saule,  quidmepersequerisiCi 
Et  n'est-ce  pas  de  là  qu'il  conçut  un  désir  si  ardent  de  se  sacrifier  et  de 
souffrir  pour  la  gloire  de  ce  Jésus ,  dont  il  avait  été  l'ennemi?  Était-ce  sim- 
plicité? était-ce  prévention?  était-ce  intérêt  du  monde?  Mais  n'est-il  pas 
certain  que  saint  Paul  se  trouvait  dans  des  dispositions  toutes  contraires , 
et  que ,  ne  respirant  alors  que  sang  et  que  carnage ,  il  ne  pouvait  être 
arraché  à  l'ancienne  loi ,  dont  il  était  un  des  plus  fermes  appuis ,  ni  gagné  à 
la  loi  nouvelle ,  qu'il  voulait  détruire  ,  par  un  moindre  effort  que  l'effort 
miraculeux  et  divin  qui  le  terrassa  et  qui  l'emporta? 

On  est  étonné  quand  on  lit  de  saint  Pierre  que ,  dès  la  première  fois 
qu'il  prêcha  aux  Juifs,  après  la  descente  du  Saint-Esprit,  il  convertit 
trois  mille  hommes  à  la  foi.  Mais  en  faut-il  être  surpris?  dit  saint  Au- 
gustin. On  voyait  un  pêcheur,  jusque-là  sans  autre  connaissance  que  celle 
de  son  art ,  expliquer  en  maître  les  plus  hauts  mystères  du  royaume  de 
Act.,  22. 


SUR    LA    RELIGION   CHRETIENNE.  3^5 

Dieu  ;  parler  toutes  sortes  de  langues ,  et ,  par  un  prodige  inouï ,  se  faire 
entendre  tout  à  la  fois  à  autant  de  nations  qu'une  grande  cérémonie  en 
avait  assemblé  à  Jérusalem  de  tous  les  pays  du  monde.  Miracle  rapporté 
par  saint  Luc ,  et  rapporté  dans  un  temps  où  Févangéliste  n'eût  pas  eu  le 
front  de  le  publier,  si  la  chose  n'eût  été  constamment  vraie ,  puisqu'il 
aurait  eu  contre  lui ,  non  pas  un  ni  deux  témoins,  mais  toute  la  terre  ; 
puisqu'un  million  de  Juifs  contemporains  auraient  pu  découvrir  la  fausseté 
et  le  démentir  ;  puisque  son  imposture  lui  eût  fait  perdre  toute  créance, 
et  qu'elle  n'eût  servi  qu'à  décrier  la  religion  même  dont  il  voulait  faire 
connaître  l'excellence  et  la  sainteté.  Supposé,  dis-je ,  ce  miracle,  est-il 
étonnant  que  tant  de  Juifs  se  soient  alors  convertis  ;  et  nest-il  pas  plus 
surprenant,  au  contraire,  qu'il  y  en  eût  encore  d'assez  entêtés  et  d'assez 
aveugles  pour  demeurer  dans  leur  incrédulité? 

On  a  peine  à  comprendre  les  conversions  extraordinaires  et  presque 
sans  nombre  qu'opérait  saint  Paul  parmi  les  Gentils  :  mais  en  prêchant 
aux  Gentils ,  n  ajoutait-il  pas  toujours  à  la  parole  qu'il  leur  portait  d*in- 
signes  miracles ,  comme  la  marque  et  le  sceau  de  son  apostolat  ?  N'est-ce 
pas  ainsi  qu'il  le  témoignait  lui-même,  écrivant  à  ceux  de  Corinthe?  et 
ne  les  priait-il  pas  de  se  souvenir  des  œuvres  merveilleuses  qu'il  avait 
faites  au  milieu  d'eux?  Si  tous  ces  miracles  eussent  été  supposés,  leur 
eût-il  parlé  de  la  sorte?  en  eût-il  eu  l'assurance?  se  serait-il  adressé  à 
eux-mêmes  ;  en  eût-il  appelé  à  leur  propre  témoignage  ;  et ,  par  une  telle 
supposition ,  se  fût-il  exposé  à  décréditer  son  ministère ,  et  à  détruire  ce 
qu'il  voulait  établir? 

Vous  me  demandez  ce  qui  attachait  si  étroitement  saint  Augustin  à 
l'Église  catholique.  N'a-t-il  pas  avoué  que  c'étaient  en  partie  les  miracles  ; 
et  lui  en  fallait-il  d'autres  que  ceux  qu'il  avait  vus  lui-même?  En 
fallait-il  d'autres  que  ce  fameux  miracle  arrivé  de  son  temps  à  Cartilage , 
dans  la  personne  d'un  chrétien  subitement  et  surnaturellement  guéri  par 
l'intercession  de  saint  Etienne ,  dont  ce  grand  saint  proteste  avoir  été  spec- 
tateur, et  dont  il  nous  a  laissé ,  au  livre  de  la  Cité  de  Dieu,  la  description 
la  plus  exacte?  Quand  il  n'eût  eu  jusque-là  qu'une  foi  chancelante,  cela 
seul  ne  devait-il  pas  l'affermir  pour  jamais?  Dirons-nous  que  saint  Augustin 
était  un  esprit  faible,  qui  croyait  voir  ce  qu'il  ne  voyait  pas?  dirons-nous 
que  c'était  un  imposteur  qui ,  par  un  récit  fabuleux ,  se  plaisait  à  tromper 
le  monde?  Mais  puisque  ni  l'un  ni  l'autre  n'est  soutenable,  ne  conclurons- 
nous  pas  plutôt ,  avec  Vincent  de  Lérins ,  que  comme  les  miracles  de  notre 
religion  ont  servi  à  la  conversion  du  monde ,  aussi  la  conversion  du  monde 
est  elle-même  une  des  preuves  les  plus  infaillibles  des  miracles  de  notre 
religion  ? 

Et  c'est  ici ,  Chrétiens ,  que  nous  ne  pouvons  assez  admirer  la  sagesse 
et  la  providence  de  notre  Dieu ,  qui  n'a  pas  voulu  nous  obliger  à  croire 
des  mystères  au-dessus  de  la  raison ,  sans  avoir  fait  lui-même  pour  nous 
des  miracles  au-dessus  de  la  nature.  Car  à  notre  égard  cette  conversion  du 
monde ,  fondée  sur  tant  de  miracles ,  non-seulement  est  un  miracle  éternel, 
mais  un  miracle  qui  justifie  tous  les  autres  miracles  ,  dont  il  n'est  que  la 


3 £6  SUR   LA   RELIGION  CHRETIENNE. 

suite  et  l'effet.  Après  quoi  nous  pouvons  bien  dire  à  Dieu ,  comme  Richard 
de  Saint-Victor  :  Domine,  si  error  est  quem  credimus,  à  te  decepti  sumusx  : 
Oui ,  mon  Dieu ,  si  nous  étions  dans  Terreur,  nous  aurions  droit  de  vous 
imputer  nos  erreurs  ;  et  tout  Dieu  que  vous  êtes ,  nous  pourrions  vous 
rendre  responsable  de  nos  égarements.  Pourquoi?  Voici  la  raison  qu'il  en 
apportait  :  Quoniam  Sis  signis  prœdita  est  ista  religio ,  quœ  nonnisi  à  te 
esse  potuerunt 2  :  Parce  que  cette  religion  où  nous  vivons  ,  sans  parler  de 
sa  sainteté  et  de  son  irrépréhensible  pureté ,  est  confirmée  par  des  miracles 
qu'on  ne  peut  attribuer  à  nul  autre  qu'à  vous.  Il  est  vrai ,  mes  Frères  ; 
mais  ce  sont  aussi  ces  miracles  qui  nous  confondront  au  jugement  de  Dieu  ; 
ce  sera  surtout  le  grand  miracle  de  la  conversion  du  monde  à  la  foi  de 
Jésus-Christ.  Ces  païens ,  ces  idolâtres  devenus  fidèles ,  s'élèveront  contre 
nous ,  et  deviendront  nos  accusateurs  :  Viri  Ninivitœ  surgent  injudicio  ; 
et  que  diront-ils  pour  notre  condamnation  ?  ah  !  Chrétiens ,  que  ne  diront- 
ils  pas ,  et  que  ne  devons-nous  pas  nous  dire  à  nous-mêmes?  En  effet ,  pour 
peu  de  justice  que  nous  nous  fassions  ,  il  nous  doit  être ,  je  ne  dis  pas  bien 
honteux,  mais  bien  terrible  devant  Dieu,  que  cette  foi  ait  fait  paraître 
dans  le  monde  une  vertu  si  admirable ,  et  qu'elle  soit  maintenant  si  lan- 
guissante et  si  oisive  parmi  nous;  qu'elle  ait  produit,  dans  le  paganisme 
le  plus  aveugle  et  le  plus  corrompu ,  tant  de  sainteté ,  et  qu'elle  soit  peut- 
être  encore  à  produire  dans  nous  le  moindre  changement  de  vie,  le  moindre 
retour  à  Dieu  ,  le  moindre  renoncement  au  péché.  S'il  nous  reste  un  rayon 
de  lumière ,  ce  qui  doit  nous  faire  trembler,  n'est-ce  pas  que  cette  foi  ait 
eu  la  force  de  s'établir  par  toute  la  terre  avec  des  succès  si  prodigieux  ,  et 
qu'elle  ne  soit  pas  encore  bien  établie  dans  nos  cœurs?  Nous  la  confessons 
de  bouche ,  nous  en  donnons  des  marques  au  dehors  ,  nous  sommes  chré- 
tiens de  cérémonies  et  de  culte  ;  mais  le  sommes-nous  de  cœur  et  d'esprit  ? 
Or  c'est  néanmoins  dans  le  cœur  que  doit  particulièrement  résider  notre 
foi ,   pour  passer  de  là  dans   nos   mains ,  et  pour  animer  toutes  nos 
œuvres. 

Quel  reproche  contre  nous ,  si  nous  n'avons  pas  entièrement  étouffé  tous 
les  sentiments  de  la  grâce  ;  quel  reproche ,  que  cette  foi  ait  surmonté  toutes 
les  puissances  humaines  conjurées  contre  elle ,  et  qu'elle  n'ait  pas  encore 
surmonté  dans  nous  de  vains  obstacles  qui  s'opposent  à  notre  conversion  ? 
Car  qu'est-ce  qui  nous  arrête?  une  folle  passion,  un  intérêt  sordide, 
un  point  d'honneur,  un  plaisir  passager,  des  difficultés  que  notre  imagi- 
nation grossit ,  et  que  notre  foi,  toute  victorieuse  qu'elle  est,  ne  peut 
vaincre?  Quel  sujet  de  condamnation ,  si  je  veux  devant  Dieu  le  considérer 
dans  l'amertume  de  mon  âme ,  que  cette  foi  se  soit  soutenue ,  et  même 
qu  elle  se  soit  fortifiée  au  milieu  des  persécutions  les  plus  sanglantes ,  et 
que  je  la  fasse  tous  les  jours  céder  à  de  prétendues  persécutions  que  le 
monde  lui  suscite  dans  ma  personne,  c'est-à-dire  à  une  parole,  à  une 
raillerie,  à  un  respect  humain  ,  ou  plutôt  à  ma  propre  lâcheté?  Car  voilà 
mon  désordre  et  ma  confusion  :  si  j'avais  le  courage  de  me  déclarer,  et  de  me 
mettre  au-dessus  du  monde  ?  il  y.a  des  années  entières  que  je  serais  à  Dieu  ; 

1  Richard  Vict.  ~  »  Idem. 


SUR   LA    RELIGION  CHRETIENNE.  357 

mais  parce  que  je  crains  le  monde,  et  que  je  ne  puis  me  résoudre  à  lui  dé- 
plaire ,  j'en  demeure  là  ,  et ,  malgré  moi-même ,  je  retiens  ma  foi  captive 
dans  l'esclavage  du  péché. 

Ah  !  mon  Dieu ,  que  vous  répondrai -je  quand  vous  me  ferez  voir  que 
cette  foi ,  qui  a  confondu  toutes  les  erreurs  de  Y  idolâtrie  et  de  la  supersti- 
tion, n'a  pu  détruire  dans  mon  esprit  je  ne  sais  combien  de  faux  principes 
et  de  maximes  dont  je  suis  préoccupé?  Comment  me  justifierai -je,  quand 
vous  me  ferez  voir  que  cette  foi  qui  a  soumis  l'orgueil  des  Césars  à  l'humi- 
lité de  la  croix,  n'a  pu  déraciner  de  mon  cœur  une  vanité  mondaine,  une 
ambition  secrète ,  un  amour  de  moi-même  qui  m'a  perdu  ?  enfin ,  que 
vous  dirai-je ,  quand  vous  me  ferez  voir  que  cette  foi  qui  a  sanctifié  le 
monde  n'a  pu  sanctifier  un  certain  petit  monde  qui  règne  dans  moi ,  et 
qui  m'est  bien  plus  pernicieux  que  le  grand  monde  qui  m'environne  et 
qui  est  hors  de  moi  ?  Aurai-je  de  quoi  soutenir  le  poids  de  ces  accusations  ? 
m'en  déchargerai-je  sur  vous  ,  Seigneur  ?  m'en  prendrai-je  à  la  foi  même  ? 
dirai-je  qu'elle  n'a  pas  assez  fait  d'impression  sur  moi ,  et  que  je  n'en  étais 
point  assez  persuadé  pour  en  être  touché  ?  Ah  !  Chrétiens  ,  peut-être  notre 
infidélité  va-t-elle  maintenant  jusqu'à  vouloir  s'autoriser  de  ce  prétexte  ; 
mais  c'est  ce  même  prétexte  qui  nous  rendra  plus  condamnables  :  car 
Dieu  nous  représentera  l'infidélité  où  nous  serons  tombés ,  comme  un 
prodige  que  nous  aurons  opposé  au  miracle  de  la  foi  ;  prodige  qui  ne 
vient  plus  de  Dieu ,  mais  de  nous ,  et  dont  j'ai  à  vous  parler  dans  la 
seconde  partie. 

DEUXIÈME    PARTIE. 

Être  infidèle ,  sans  avoir  jamais  eu  nulle  connaissance  de  la  foi ,  c'est 
un  état  qui ,  tout  funeste  et  tout  déplorable  qu'il  est ,  n'a  rien  ,  à  le  bien 
prendre,  de  surprenant  ni  de  prodigieux.  Ainsi ,  dit  saint  Chrysostome  , 
l'infidélité  dans  un  païen  peut  être  un  aveuglement ,  et  un  aveuglement 
criminel  ;  mais  on  ne  peut  pas  toujours  dire  que  cet  aveuglement ,  même 
criminel ,  soit  un  prodige.  Il  faut  donc  ,  pour  bien  concevoir  le  prodige  de 
l'infidélité,  se  le  représenter  dans  un  chrétien  qui ,  selon  les  divers  dés- 
ordres auxquels  il  se  laisse  malheureusement  entraîner,  ou  renonce  à  sa 
foi ,  ou  corrompt  sa  foi ,  ou  dément  et  contredit  sa  foi  :  renonce  à  sa  foi , 
par  un  libertinage  de  créance  ,  qui  lui  en  fait  secouer  le  joug ,  et  qui  se 
forme  peu  à  peu  dans  son  esprit  ;  corrompt  sa  foi ,  par  un  attachement 
secret  ou  déclaré  aux  erreurs  qui  la  combattent ,  mais  particulièrement  à 
l'hérésie  et  au  schisme ,  qui  en  détruisent  l'unité ,  et  par  conséquent  la 
pureté  et  l'intégrité  ;  dément  et  contredit  sa  foi ,  par  un  dérèglement  de 
mœurs  qui  la  déshonore ,  et  par  une  vie  licencieuse  qui  en  est  l'opprobre 
et  le  scandale.  Trois  désordres  qui ,  dans  un  chrétien  perverti ,  ont  je  ne 
sais  quoi  de  monstrueux,  et  que  j'appelle  pour  cela  non  plus  simples  dés- 
ordres ,  mais  prodiges  de  désordres.  Trois  états  où  même,  à  ne  considérer 
que  ce  qui  peut  et  ce  qui  doit  passer  pour  prodige  évident,  l'homme 
fournit  à  Dieu  des  titres  invincibles  pour  le  condamner.  Appliquez-vous 
à  ces  trois  pensées. 


358  SUR    LA   RELIGION  CHRÉTIENNE. 

Car,  pour  commencer  par  ce  qu'il  y  a  de  plus  scandaleux ,  je  veux  dire 
par  ce  libertinage  de  créance  dont  on  se  fait  une  habitude ,  et  qui  consiste 
à  renoncer  la  foi ,  n'est-il  pas  étonnant ,  mes  chers  auditeurs ,  de  voir  des 
hommes  nés  chrétiens ,  et  se  piquant  partout  ailleurs  d'habileté  et  de  pru- 
dence ,  devenir  impies  sans  savoir  pourquoi ,  et  secouer  intérieurement  le 
joug  de  la  foi ,  sans  en  pouvoir  apporter  une  raison ,  je  ne  dis  pas  absolu- 
ment solide  et  convaincante ,  mais  capable  de  les  satisfaire  eux-mêmes  ? 
Cette  foi  dont  par  le  baptême  ils  ont  reçu  le  caractère,  et  en  vertu  de  laquelle 
ils  portent  le  nom  de  chrétiens  ;  cette  foi  si  nécessaire ,  supposé  qu'elle  soit 
vraie ,  et  à  quoi  ils  conviennent  eux-mêmes  que  le  salut  est  attaché  ;  cette 
foi  par  qui  seule,  comme  ils  ne  l'ignorent  pas,  ils  peuvent  espérer  de 
trouver  grâce  devant  Dieu ,  s'il  y  a  grâce  à  espérer  pour  eux  ;  cette  foi  par 
laquelle  ils  avouent  qu'ils  seront  jugés,  si  jamais  ils  le  doivent  être  :  n'est- 
il  pas,  dis-je,  inconcevable  qu'ils  l'abandonnent,  'comment?  en  aveugles 
et  en  insensés ,  sans  examen ,  sans  connaissance  de  cause ,  par  emporte- 
ment ,  par  passion ,  par  légèreté ,  par  caprice ,  par  une  vaine  ostentation  , 
par  un  attachement  honteux  à  de  sales  et  infâmes  plaisirs  ;  se  conduisant 
avec  moins  de  sagesse  que  des  enfants ,  dans  une  affaire  où  néanmoins  il 
s'agit  du  plus  grand  intérêt ,  puisqu'il  y  va  de  leur  sort  éternel.  Cela  se 
peut-il  comprendre?  Telle  est  cependant  la  triste  disposition  où  sont  au- 
jourd'hui presque  tous  les  libertins  du  siècle.  Observez-les,  et  danscepor^ 
trait  vous  les  reconnaîtrez. 

Car  enfin  qu'un  d'eux ,  après  une  mûre  délibération ,  après  une  longue 
étude ,  toutes  choses  considérées  et  pesées  dans  une  juste  balance  autant 
qu'il  lui  est  possible ,  se  déterminât  à  quitter  le  parti  de  la  foi ,  je  déplore- 
rais son  malheur,  et  je  l'envisagerais  comme  la  plus  terrible  vengeance  que 
Dieu  pût  exercer  sur  lui ,  puisque,  selon  l'Écriture,  Dieu  ne  punit  jamais 
avec  plus  de  sévérité  que  lorsqu'il  permet  que  le  cœur  de  l'homme  tombe 
dans  l'aveuglement  :  Excœca  cor  populi  hujus  i .  Mais  après  tout ,  il  n'y 
aurait  rien  en  cela  de  prodigieux.  Et  en  effet ,  jusque  dans  son  aveuglement 
il  y  aurait  quelque  reste  de  bonne  foi  qui  le  rendrait ,  sinon  pardonnable , 
au  moins  digne  de  compassion.  Mais  ceux  à  qui  je  parle  (et  dans  ce  nombre 
je  comprends  la  plupart  des  impies  du  siècle) ,  au  milieu  de  qui  et  avec  qui 
nous  vivons ,  savent  assez  que  ce  n'est  point  par  là  qu'ils  sont  parvenus  au 
comble  du  libertinage,  et  que  le  parti  qu'ils  ont  pris  de  renoncer  à  la  foi 
n'a  point  été  de  leur  part  une  résolution  concertée  de  la  manière  que  je  l'en- 
tends. En  quoi  d'ailleurs  (souffrez  que  je  fasse  ici  cette  remarque),  tout 
criminels  et  tout  inexcusables  qu'ils  sont  devant  Dieu ,  je  ne  laisse  pas 
aussi  de  trouver  pour  eux  une  ressource  et  comme  une  espèce  de  consola- 
tion ,  puisque  au  moins  est-il  certain  qu'on  revient  plus  aisément  d'un  li- 
bertinage sans  principes ,  que  d'un  autre  dont  on  s'est  fait  par  de  faux  rai- 
sonnements une  opinion  particulière  et  une  irréligion  positive  et  consom- 
mée. Quoi  qu'il  en  soit ,  l'infidélité  que  j'attaque ,  et  qui  me  semble  la  plus 
commune ,  ne  peut  disconvenir  qu'elle  n'ait  ce  faible  d'être  évidemment 
téméraire  et  sans  preuves.  Car  demandez  à  un  libertin  pourquoi  il  a  cessé 

*  Isaï. ,  6. 


SUR    LA    RELIGION    CHRETIENNE.  359 

de  croire  ce  qu'il  croyait  autrefois  ;  et  vous  verrez  si  dans  tout  ce  qu'il  allègue 
pour  sa  défense ,  il  y  a  seulement  quelque  apparence  de  solidité.  Demandez- 
lui  si  c'est  à  force  de  raisonner  qu'il  a  découvert  une  démonstration  nou- 
velle contre  cette  infaillible  révélation  de  Dieu ,  à  laquelle  il  était  soumis. 
Obligez-le  à  répondre  sincèrement ,  et  à  vous  dire ,  s'il  a  examiné  les  choses  ; 
si ,  cherchant  avec  une  intention  droite  et  pure  la  vérité ,  il  s'est  mis  en 
état  de  la  connaître  ;  s'il  a  eu  soin  de  consulter  ceux  qui  pouvaient  le  dé- 
tromper et  résoudre  ses  doutes  ;  s'il  a  lu  ce  qu'ont  écrit  les  Pères  sur  ces 
matières  de  religion ,  qu'il  ne  goûte  pas ,  parce  qu'il  ne  les  entend  pas  et 
qu'il  ne  veut  pas  s'appliquer  à  les  entendre,  s'il  est  jamais  entré  sérieuse- 
ment dans  le  fond  des  difficultés  ;  en  un  mot ,  s'il  n'a  rien  omis  de  ce  que 
tout  homme  judicieux  et  bien  sensé  doit  faire  dans  une  pareille  conjoncture , 
pour  s'instruire  et  pour  s'éclaircir.  Interrogez-le  sur  tous  ces  points,  et 
qu'il  vous  parle  sans  déguisement.  Il  conviendra  qu'il  n'a  point  tant  pris 
de  mesures ,  ni  tant  fait  de  perquisitions.  Il  fallait  au  moins  tout  cela  avant 
que  de  franchir  un  pas  aussi  hardi  qu'il  l'est  de  se  soustraire  à  l'obéissance 
de  la  foi  ;  mais  il  s'en  est  soustrait ,  Chrétiens ,  et  il  s'en  est  soustrait  à 
bien  moins  de  frais.  Il  s'est  déterminé  à  ne  plus  croire  ;  et  il  s'y  est  déter- 
miné sans  conviction ,  sans  réflexion  même ,  au  hasard  de  tout  ce  qui  pour- 
rait en  arriver ,  et  n'ayant  rien  qui  l'assurât  ni  qui  le  fixât  dans  l'abîme 
affreux  où  il  se  précipitait.  Voilà  ce  que  j'appelle  prodige.  Or  en  combien 
de  mondains  ce  prodige ,  tout  prodige  qu'il  est ,  ne  s'accomplit-il  pas  tous 
les  jours  ? 

Mais  encore,  me  dites- vous,  puisque  ce  n'est  pas  sans  raison  que  ce  liber- 
tinage se  forme ,  par  quelle  autre  voie  l'homme  chrétien  peut-il  donc  se  per- 
vertir jusqu'à  devenir  infidèle?  Ah  !  mes  chers  auditeurs ,  je  le  répète  ,  il  se 
pervertit  en  mille  manières ,  toutes  opposées  aux  règles  d'une  sage  conduite , 
mais  que  je  regarde  d'autant  plus  comme  des  prodiges  ,  qu'elles  choquent 
plus  la  droite  raison.  Prodige  d'infidélité  :  il  renonce  à  sa  foi,  comment? 
apprenez-le ,  et  point  d'autre  preuve  ici  que  votre  expérience  et  l'usage  que 
vous  avez  du  inonde  :  il  renonce  à  sa  foi  par  un  esprit  de  singularité ,  pour 
avoir  le  ridicule  avantage  de  ne  pas  penser  comme  pensent  les  autres ,  de  dire 
ce  que  personne  n'a  dit ,  et  de  contredire  ce  que  tout  le  monde  dit  ;  pour 
se  figurer  une  religion  à  sa  mode ,  une  divinité  selon  son  sens ,  une  provi- 
dence arbitraire ,  et  telle  qu'il  la  veut  concevoir  :  se  faisant  des  systèmes 
chimériques  qu'il  établit  ou  qu'il  renverse ,  selon  l'humeur  présente  qui  le 
domine  ;  suivant  aveuglément  toutes  ses  idées ,  et ,  à  force  de  les  suivre , 
ne  sachant  bien  ni  ce  qu'il  croit  ni  ce  qu'il  ne  croit  pas;  rejetant  au- 
jourd'hui ce  qu'il  soutenait  hier ,  et  pour  vouloir  contrôler  Dieu ,  ne  se 
trouvant  plus  d'accord  avec  lui-même.  Prodige  d'infidélité  :  il  renonce  à 
sa  foi  par  un  sentiment  d'orgueil,  mais  d'un  orgueil  bizarre ,  ne  voulant 
pas  assujettir  sa  raison  à  la  parole  d'un  Dieu ,  quoiquil  se  fasse  une  vertu 
et  même  une  nécessité  de  l'assujettir  tous  les  jours  à  la  parole  des  hommes  ; 
confessant  en  mille  affaires  temporelles  qu'il  a  besoin  d'être  conduit  et  gou- 
verné par  autrui ,  mais  prétendant  qu'il  est  assez  éclairé  pour  se  conduire 
lui-même  dans  la  recherche  des  vérités  éternelles;  et,  pour  me  servir  des 


360  SUR   LA    RELIGION    CHRETIENNE. 

termes  de  saint  Hilaire ,  avouant  humblemeut  son  insuffisance  sur  ce  qui 
regarde  les  plus  petits  secrets  de  la  nature ,  et  décidant  avec  hardiesse  quand 
il  est  question  des  mystères  de  Dieu  les  plus  sublimes  :  JEquanimiter  in 
terrenis  imperitus,  et  in  Dei  rébus  impudenter  ignarus^.  Prodige  d'in- 
fidélité :  il  renonce  à  sa  foi  par  intérêt,  et  tout  ensemble  par  désespoir,  parce 
que  sa  foi  lui  est  importune ,  parce  quelle  le  trouble  dans  ses  plaisirs ,  parce 
qu'elle  s'oppose  à  ses  desseins ,  parce  quelle  lui  reproche  ses  injustices ,  parce 
qu'il  ne  peut  plus  autrement  étouffer  les  remords  dont  il  est  déchiré  :  aimant 
mieux  n'avoir  point  de  foi ,  que  d'en  avoir  une  qui  le  censure  et  qui  le  con- 
damne sans  cesse  ;  et ,  par  un  dérèglement  de  raison  qui  ne  manque  guère 
à  suivre  le  péché ,  croyant  les  choses  non  plus  telles  qu'elles  sont ,  mais  telles 
qu'il  souhaiterait  et  qu'il  serait  de  son  intérêt  qu'elles  fussent  :  comme  s'il 
dépendait  de  lui  qu'elles  fussent  ou  qu'elles  ne  fussent  pas ,  et  que  l'intérêt 
qu'il  y  prend  en  dût  déterminer  le  vrai  ou  le  faux.  Prodige  d'infidélité  :  il 
renonce  à  sa  foi  par  prévention,  se  piquant  en  toute  autre  chose  de  n'être 
préoccupé  sur  rien ,  et  en  matière  de  religion  l'étant  sur  tout  ;  ne  se  choquant 
point  des  opinions  les  plus  paradoxes  d'une  nouvelle  philosophie,  et  s'il 
s'agit  d'une  décision  de  l'Église  ,  naturellement  disposé  à  la  critiquer  ;  crai- 
gnant toujours  d'avoir  trop  de  facilité  à  croire,  et  ne  craignant  jamais  de 
n'en  avoir  pas  assez  ;  se  défendant  sur  ce  point  de  la  simplicité ,  comme  d'un 
faible ,  et  ne  pensant  pas  à  se  défendre  d'un  autre  faible  encore  plus  grand , 
qui  est  l'opiniâtreté  ;  en  un  mot ,  évitant  comme  une  petitesse  de  génie  ce 
qui  serait  équité  à  l'égard  de  la  foi ,  et  prenant  pour  force  d'esprit  ce  que 
j'appelle  entêtement  contre  la  foi.  Car,  sans  m' étendre  davantage  sur 
d'autres  espèces  de  libertinage  qui  se  rapportent  à  celles-ci ,  voilà  comment 
se  forme  tous  les  jours  l'infidélité,  voilà  comment  la  foi  se  perd. 

Il  y  a  plus  :  non-seulement  ce  libertin  abandonne  sa  foi  sans  raison, 
mais  ce  qui  doit  vous  paraître  plus  étrange ,  il  l'abandonne  contre  la  raison , 
et  malgré  la  raison  ;  et  au  lieu  que  le  mérite  d'Abraham  fut ,  selon  l'Écri- 
ture, de  croire  contre  la  foi  même,  et  d'espérer  contre  l'espérance  même, 
Contra  spem  in  spem*,  le  désordre  de  l'impie  est  d'être  infidèle  contre  la 
raison  même ,  et  déserteur  de  sa  foi  contre  la  prudence  même.  Car  cette  foi , 
que  nous  professons ,  est  appuyée  sur  des  motifs  qui ,  pris  séparément , 
pourraient  bien  chacun  nous  tenir  lieu  d'une  raison  souveraine  ;  mais  qui , 
tous  réunis  et  pris  ensemble ,  ont  visiblement  quelque  chose  de  divin.  Et 
en  effet ,  ils  ont  paru  si  forts ,  que  les  premiers  hommes  du  monde  en  ont 
été  touchés  et  persuadés.  Que  fait  le  libertin?  il  s'endurcit  et  il  se  révolte 
contre  tous  ces  motifs.  Ne  prenons  que  celui  des  miracles,  puisqu'il  a  servi 
de  fond  à  ce  discours.  On  lui  dit  que  Dieu  a  confirmé  notre  foi  par  des 
miracles  éclatants  :  il  s'inscrit  en  faux  contre  ces  miracles,  et  contre  tous 
les  témoins  qui  les  rapportent  et  qui  assurent  les  avoir  vus.  Et  parce  qu'entre 
ces  miracles  il  y  en  a  eu  d'incontestables ,  qui  sont  les  seuls  dont  je  parle , 
et  auxquels  un  prédicateur  de  l'Évangile  doit  s'attacher  ;  miracles  du  pre- 
mier ordre,  sur  quoi  le  christianisme  est  essentiellement  fondé;  miracles 
reconnus  par  les  ennemis  mêmes  de  la  foi ,  vérifiés  par  toutes  les  preuves 

•  Hilar.  —  2  Rom.,  4- 


SUR    LA    RELIGION   CHRETIENNE.  361 

qui  rendent  des  faits  authentiques ,  et  qu'on  ne  peut  contredire  sans  recourir 
à  des  suppositions  insoutenables  :  par  exemple,  que  les  évangélistes  ont 
été  des  imposteurs  et  des  insensés  ;  des  imposteurs  qui  se  sont  accordés 
pour  nous  tromper ,  et  des  insensés  qui ,  pour  soutenir  leur  imposture ,  se 
sont  fait  condamner  aux  plus  cruels  tourments  ;  que  saint  Paul  s'est  ima- 
giné faussement  avoir  été  frappé  du  ciel  et  renversé  par  terre  sur  le  chemin 
de  Damas ,  et  qu'il  imposait  à  ceux  de  Corinthe ,  ou  plutôt  qu'il  se  jouait 
d'eux,  quand  il  leur  rappelait  le  souvenir  des  miracles  qu'il  avait  faits 
en  leur  présence  ;  que  saint  Augustin  était  un  esprit  faible ,  qui  donnait 
comme  les  autres  dans  les  illusions  populaires ,  quand  il  se  figurait  et  qu'il 
protestait  avoir  vu  lui-même  à  Carthage  ce  qu'en  effet  il  n'avait  pas  vu  : 
parce  qu'il  y  a,  dis-je,  des  miracles  de  cette  nature ,  et  que  le  libertin  n'en 
peut  éluder  la  force  que  par  de  si  extravagantes  idées  ;  tout  extravagantes 
qu'elles  sont,  il  les  reçoit,  il  les  prend  ;  et  ce  qu'il  aurait  honte  de  dire,  il 
n'a  pas  honte  de  le  penser ,  et  de  donner  le  démenti  à  tout  ce  qu'il  y  a  eu 
dans  l'antiquité  de  plus  vénérable  et  de  plus  saint.  Or  rien  mérita-t-il  ja- 
mais mieux  le  nom  de  prodige  ?  0  mon  Dieu ,  est-il  donc  vrai  que  l'impiété 
puisse  pervertir  jusqu'à  ce  point  l'esprit  de  l'homme,  et  qu'au  même  temps, 
Seigneur,  qu'elle  l'éloigné  de  vous,  elle  le  plonge  dans  de  si  affreuses 
ténèbres  ? 

Je  serais  infini  si  je  voulais  poursuivre,  et  traiter  ce  sujet  dans  toute 
son  étendue.  Ainsi  je  ne  dis  qu'un  mot  du  second  prodige  ;  c'est  la  corrup- 
tion de  la  foi ,  par  un  attachement  secret  ou  même  public  aux  erreurs  qui 
lui  sont  opposées ,  et  en  particulier  à  l'hérésie.  Abîme  où  Tertullien  confesse 
qu'il  se  perdait,  toutes  les  fois  qu'il  voulait  l'approfondir,  et  sonder  les 
jugements  de  Dieu  ;  abîme  où  j'ose  néanmoins  dire  que  de  son  temps  il 
n'apercevait  pas  encore  certains  désordres  que  nous  avons  vus  dans  la  suite. 
Car  sans  considérer  l'hérésie  en  elle-même,  que  les  Pères  ont  regardée 
comme  un  monstre  composé  de  tout  ce  que  le  dérèglement  de  l'esprit  est 
capable  de  produire ,  il  me  suffirait  maintenant  de  faire  avec  vous  la  ré- 
flexion que  faisait  un  grand  cardinal  de  notre  siècle,  savoir,  que  de  tant 
de  fidèles  qui ,  dans  les  derniers  temps ,  ont  corrompu  la  pureté  de  la  re- 
ligion,  en  se  laissant  infecter  du  venin  de  l'hérésie,  à  peine  s'en  est-il 
trouvé  quelques-uns  que  leur  bonne  foi  ait  pu  justifier ,  je  ne  dis  pas  devant 
Dieu,  mais  même  devant  les  hommes,  et  dont  par  conséquent  l'apostasie 
n'ait  pas  été  une  espèce  de  prodige.  Je  n'aurais  même  qu'à  m'en  tenir  à 
l'hérésie  du  siècle  passé ,  et  à  ce  que  l'histoire  nous  en  apprend.  Je  n'aurais, 
si  le  temps  me  le  permettait ,  qu'à  vous  montrer  des  catholiques  sans 
nombre,  qui ,  suivant  la  multitude  et  emportés  par  le  torrent,  se  décla- 
raient pour  la  secte  de  Calvin ,  les  uns  sans  la  connaître ,  ni  se  donner  la 
peine  d'en  démêler  les  questions  et  les  controverses  ;  les  autres  peut-être 
positivement  convaincus  de  sa  fausseté.  Car  combien  en  vit-on  à  qui  la 
doctrine  de  cet  hérésiarque,  touchant  la  réprobation  des  hommes,  faisait 
horreur,  et  qui  toutefois  ne  laissaient  pas  d'être  ses  partisans  les  plus  zélés? 
Que  si  vous  me  demandiez  pourquoi  donc  ils  s'attachaient  à  lui  ;  pourquoi  ? 
autre  prodige ,  Chrétiens ,  qui  n'est  pas  moins  surprenant.  Car  je  vous  ré- 


362  SUR    LA    RELIGION    CHRETIENNE. 

pondrais,  et  toute  l'histoire  m'en  servirait  de  témoin,  qu'ils  ne  se  condui- 
saient en  cela  que  par  les  motifs  les  plus  indignes  et  les  plus  injustes;  les 
uns,  par  un  fond  de  chagrin  contre  F  Église,  et  par  une  opposition  géné- 
rale à  ses  sentiments;  gens  qui ,  dans  le  siècle  d'Arius,  auraient  été  infail- 
liblement ariens ,  et  qui ,  du  temps  de  Pelage ,  seraient  immanquablement 
devenus  pélagiens  ;  les  autres ,  par  des  antipathies  particulières ,  ne  com- 
battant la  vérité  que  parce  qu'elle  était  soutenue  par  leurs  ennemis ,  et  dé- 
terminés à  la  soutenir,  si  leurs  prétendus  ennemis  avaient  entrepris  de  la 
combattre  ;  quelques-uns  par  de  lâches  intérêts ,  plusieurs  par  un  esprit  de 
cabale  ;  ceux-ci  par  une  maligne  curiosité ,  et  pour  être  de  l'intrigue  ;  ceux- 
là  par  une  malheureuse  ambition ,  et  pour  être  chefs  de  parti  ;  les  grands 
par  politique,  et  parce  qu'ils  en  faisaient  une  raison  d'état;  les  petits  par 
nécessité ,  et  parce  qu'ils  dépendaient  des  grands  ;  les  femmes  par  une  vaine 
affectation  de  passer  pour  savantes  et  pour  spirituelles ,  les  hommes  par 
une  complaisance  pour  elles  encore  plus  vaine ,  et  jusqu'à  régler  par  elles 
leur  religion  ;  les  génies  médiocres ,  pour  s'attirer  la  réputation  et  l'estime 
attachée  à  la  nouveauté;  les  génies  plus  élevés,  par  crainte  de  s'attirer  la 
haine  des  novateurs  et  d'être  en  butte  à  leurs  traits  ;  les  amis  entraînés  par 
leurs  amis ,  les  proches  gagnés  par  leurs  proches  ;  le  peuple  sans  autre  rai- 
son que  la  mode ,  et  parce  que  tout  le  monde  allait  là  ;  chacun  pour  satis- 
faire sa  passion  :  ne  sont-ce  pas  là  des  prodiges  ;  mais  des  prodiges  dont 
notre  foi  même  serait  troublée ,  si  la  prédiction  de  l'Apôtre  ne  nous  rassu- 
rait, et  si ,  dans  la  vue  d'une  tentation  si  dangereuse ,  il  ne  nous  avait  aver- 
tis ,  non-seulement  que  toutes  ces  choses  arriveraient ,  mais  qu1  elles  étaient 
nécessaires  pour  le  discernement  des  élus  :  Oportet  hœreses  esse,  ut  qui 
probati  sunt  manifesti  fiant  in  vobis1. 

Mais  n'insistons  pas  là-dessus  davantage,  et  finissons,  mes  chers  audi- 
teurs ,  par  le  dernier  prodige  qui  nous  regarde ,  et  qui  n'est  plus  ni  le  re- 
noncement à  la  foi ,  ni  la  corruption  de  la  foi ,  mais  une  affreuse  contra- 
diction qui  se  rencontre  entre  notre  vie  et  notre  foi.  Je  m'explique.  Nous 
sommes  chrétiens ,  et  nous  vivons  en  païens  ;  nous  avons  une  foi  de  spécu- 
lation, et  dans  la  pratique  toute  notre  conduite  n'est  qu'infidélité;  nous 
croyons  d'une  façon ,  et  nous  agissons  de  l'autre.  Dans  tout  le  reste ,  nos 
actions  et  nos  affections  s'accordent  avec  nos  persuasions  et  nos  connais- 
sances ;  car  nous  aimons ,  nous  haïssons ,  nous  fuyons ,  nous  recherchons , 
nous  souffrons ,  nous  entreprenons ,  selon  que  nous  sommes  éclairés.  Il 
n'y  a  que  le  salut  et  tout  ce  qui  le  concerne ,  où ,  par  le  plus  déplorable 
renversement,  nous  fuyons  ce  que  nous  jugeons  être  notre  souverain  bien, 
et  nous  recherchons  ce  que  nous  jugeons  être  notre  souverain  mal  ;  nous 
profanons  ce  que  nous  reconnaissons  adorable ,  et  nous  idolâtrons  ce  que 
nous  méprisons  dans  le.  cœur  ;  nous  abhorrons  ce  qui  nous  sauve ,  et  nous 
adorons  ce  qui  nous  perd.  Si,  chrétiens  en  effet ,  comme  nous  le  sommes  de 
nom ,  nous  vivions  conformément  à  la  foi  que  nous  professons ,  notre  vie , 
il  est  vrai,  dit  saint  Jérôme,  serait  un  continuel  miracle,  mais  elle  n'aurait 
rien  de  prodigieux.  Si ,  païens  de  profession  et  n'ayant  pas  la  foi,  nous  vi- 

f    «   1  Cor.,  n. 


SUR   LA    PRIÈRE.  363 

vions  selon  la  chair  et  selon  les  sens,  quelque  désespérés  que  nous  fussions, 
il  n'y  aurait  rien  dans  nos  désordres  que  de  naturel.  Mais  avoir  la  foi ,  et 
vivre  en  infidèles ,  voilà  ce  qui  fait  le  prodige.  Prodige  dont  les  impies  ne 
veulent  point  convenir,  prétendant  que  la  vie  et  la  créance  se  suivent  tou- 
jours, c'est-à-dire  que  Ton  vit  toujours  comme  Ton  croit,  et  que  Ton  croit 
comme  Ton  vit,  pour  avoir  droit  par  là  de  rejeter  tous  leurs  désordres  sur 
leur  défaut  de  persuasion,  sans  les  imputer  jamais  à  leur  malice;  mais  er- 
reur dont  il  est  bien  aisé  de  les  détromper,  puisqu'il  n'est  pas  plus  difficile 
d'avoir  la  foi  et  d'agir  contre  la  foi ,  que  d'avoir  la  raison  et  d'agir  contre 
la  raison.  Or  n'est-ce  pas,  de  leur  propre  aveu,  ce  qu'ils  font  eux-mêmes 
tous  les  jours?  Ah!  Chrétiens,  faisons  cesser  ce  prodige.  Accordons-nous 
avec  nous-mêmes.  Accordons  nos  mœurs  avec  notre  foi  ;  autrement  que 
n'avons-nous  point  à  craindre  de  cette  foi  profanée ,  de  cette  foi  scandalisée , 
de  cette  foi  déshonorée?  Faisons-la  servir  à  notre  pénitence ,  si  nous  nous 
sommes  retirés  de  ses  voies.  Faisons-la  servir  à  notre  persévérance ,  si  nous 
y  sommes  déjà  rentrés ,  ou  que  nous  y  soyons  toujours  demeurés.  Mar- 
chons à  la  faveur  de  ses  divines  lumières ,  et  ne  les  éteignons  pas ,  en  nous 
livrant  à  nos  passions  et  aux  aveugles  appétits  de  la  chair;  car  rien  ne 
nous  expose  plus  à  perdre  la  foi ,  qu'une  vie  sensuelle  et  voluptueuse.  C'est 
par  là  que  tant  d'impies  l'ont  perdue  ;  et  c'est  encore  ce  qui  les  attache  à 
leur  libertinage ,  et  ce  qui  les  empêche  d'en  sortir.  Ah!  Seigneur,  vous 
avez  dans  les  trésors  de  votre  justice  bien  des  châtiments  dont  vous  pouvez 
punir  nos  désordres.  Frappez,  mon  Dieu!  et  fallût-il  nous  affliger  de  toutes 
les  calamités  temporelles ,  ne  nous  épargnez  pas  ;  mais  conservez-nous  la 
foi.  Ce  n'est  pas  assez  :  ranimez-la,  réveillez-la,  ressuscitez-la,  cette  foi 
languissante,  cette  foi  mourante,  et  même  cette  foi  morte  sans  les  œuvres. 
Autant  et  selon  qu'elle  vivra  en  nous ,  nous  vivrons  avec  elle  et  par  elle  ; 
et  le  terme  où  elle  nous  conduira,  c'est  l'éternité  bienheureuse  que  je  vous 
souhaite,  etc. 


SERMON  POUR  LE  JEUDI  DE  LA  PREMIÈRE  SEMAINE. 


SUR  LA  PRIERE. 

Ecce  nmlier  chananœa ,  àfinibus  Mis  egressa,  clamavit,  dicens  ei  :  Miserere  met ,  Domine fili 
David  ;  fdia  mea  maie  à  dœmonio  vexalur. 

Alors  une  femme  chananéenne,  venue  de  ces  quartiers-là,  s'écria,  en  lui  disant  :  Seigneur, 
fils  de  David,  ayez  pitié  de  moi;  ma  fille  est  cruellement  tourmentée  par  le  démon.  Saint 
Maltlu,  ch.  15. 

Si  jamais  la  force  de  la  prière  parut  sensiblement ,  et  d'une  manière 
éclatante ,  n'est-ce  pas ,  Chrétiens ,  dans  l'exemple  que  nous  propose  l'évan- 
gile de  ce  jour,  où  nous  voyons,  pour  parler  avec  saint  Ambroise,  un 
Dieu  même  surpris  et  dans  l'admiration  ;  un  Dieu  qui  confond  les  puis- 


364  SUR    LA    PRIÈRE. 

sances  de  l'enfer,  qui  fait  des  miracles ,  et  qui  déploie  toute  sa  vertu  en 
faveur  d'une  étrangère,  laquelle  a  recours  à  lui,  et  qui,  tout  idolâtre 
qu'elle  est,  nous  sert  de  modèle  et  nous  apprend  à  prier?  Je  dis  un  Dieu 
surpris  et  dans  l'admiration  :  0  mulier,  magna  est  fides  tua *  !  0  femme  , 
votre  foi  est  grande  !  C'est  ainsi  que  Jésus-Christ  lui-même  s'en  explique , 
et  ne  semble-t-il  pas  que  la  foi  de  cette  Chananéenne ,  et  que  la  ferveur 
de  sa  prière  ait  quelque  chose  pour  lui  de  surprenant  et  de  nouveau  ?  Je 
dis  un  Dieu  qui  confond  les  puissances  de  l'enfer,  et  qui  fait  des  miracles. 
Que  lui  demande  cette  femme  ?  qu'il  guérisse  sa  fille  cruellement  tourmentée 
du  démon  ;  et  le  Fils  de  Dieu ,  d'une  même  parole ,  non-seulement  délivre 
la  fille,  mais  sanctifie  encore  la  mère  :  Fiat  tibi  sicut  vis2  ;  qu'il  vous 
soit  fait  comme  vous  le  souhaitez. 

Il  n'est  donc  rien  de  plus  efficace  auprès  de  Dieu  que  la  prière  :  et  d'où 
vient  toutefois,  mes  chers  auditeurs,  que  Dieu  tous  les  jours  se  montre 
si  peu  favorable  à  nos  vœux  ;  que  nous  prions,  et  qu'il  ne  nous  écoute  pas  ; 
que  nous  demandons ,  et  que  nous  n'obtenons  pas  ?  C'est  ce  que  je  veux 
examiner  aujourd'hui ,  et  qui  va  faire  le  fond  de  ce  discours.  Sujet  d'une 
extrême  conséquence ,  et  qui  mérite  une  réflexion  toute  particulière  ;  car  il 
s'agit,  Chrétiens,  de  vous  enseigner  la  plus  excellente  de  toutes  les  sciences  ; 
il  s'agit  de  vous  apprendre  à  bien  user  du  moyen  de  salut  le  plus  puissant  ; 
il  s'agit  de  vous  faire  connaître  le  secret  inestimable  et  l'art  tout  divin  de 
toucher  le  cœur  de  Dieu ,  de  faire  descendre  sur  nous  les  plus  précieux 
trésors  de  sa  grâce.  Pour  recevoir  ce  don  de  la  prière,  employons  la  prière 
elle-même,  et  implorons  le  secours  du  ciel  par  l'intercession  de  Marie. 
Ave»  Maria. 

Rien  n'est  plus  solidement  établi ,  dans  la  religion  et  la  théologie  chré- 
tienne ,  que  l'infaillibilité  de  la  prière.  Elle  a  une  telle  force ,  dit  saint  Jean 
Chrysostome ,  qu'elle  rend ,  à  ce  qu'il  semble  ,  la  parole  de  l'homme  aussi 
puissante  et  même  plus  puissante  que  la  parole  de  Dieu.  Aussi  puissante; 
car,  comme  Dieu  d'une  parole  a  fait  toutes  choses,  Dixit,  et  facta  sunt*, 
l'homme  n'a  qu'à  parler  et  à  demander,  tout  lui  est  accordé  :  Quodcumque 
volueritis petetis ,  et  fiet  vobish.  Plus'  puissante  même  en  quelque  sorte, 
puisque  si  Dieu  se  fait  obéir,  ce  n'est  que  des  êtres  créés  ;  au  lieu  que ,  par 
la  vertu  de  la  prière ,  tout  Dieu  qu'il  est,  il  obéit,  selon  l'expression  de 
l'Écriture,  à  la  voix  de  l'homme  :  Obediente  Domino  voce  hominis*.  Nous 
entendons  tous  les  jours  des  chrétiens  qui  se  plaignent  de  l'inutilité  de 
leurs  prières  ,  et  du  peu  de  fruit  qu'ils  en  retirent;  je  ne  m'en  étonne  pas. 
Car  en  quel  sens  disons-nous  que  la  prière  est  infaillible  ?  nous  supposons 
pour  cela  une  prière  sainte  ,  une  prière  faite  avec  toutes  les  conditions  qui 
la  doivent  accompagner,  et  que  Dieu  attend  de  nous,  lorsque  de  sa  part  il 
s'engage  à  nous  accorder  tout  ce  que  nous  demanderons.  Or,  voilà  souvent 
ce  qui  manque  à  nos  prières.  Ce  sont  des  prières  défectueuses ,  et  quant  au 
sujet,  et  quant  à  la  forme  :  quant  au  sujet,  qui  en  fait  la  matière;  et  quant 
à  la  forme ,  qui  en  fait  la  qualité.  L'apôtre,  saint  Jacques  le  disait  aux 

1  Matih.,  15.  —  2  Ibid,  —  3  Tsalm.  148.  —  4  Joan.,  15.  —  5  Josue,  10. 


SUR   LA    PRIÈRE.  365 

fidèles  de  son  temps ,  et  je  vous  le  dis  à  vous-mêmes  :  Vous  demandez  , 
mes  Frères  ,  et  vous  ne  recevez  pas ,  parce  que  vous  ne  demandez  pas  bien  : 
Petitis  et  non  accipitis,  eo  quôd  maie  petatis1.  En  effet ,  nous  ne  deman- 
dons pas  à  Dieu  ce  que  Dieu  veut  que  nous  lui  demandions  ;  défaut  par 
rapport  au  sujet  de  la  prière.  Nous  ne  lui  demandons  pas  de  la  manière 
qu'il  veut  que  nous  lui  demandions  ;  défaut  par  rapport  à  la  forme  ou  à  la 
qualité  de  la  prière.  Mais  prions  comme  la  Chananéenne.  Rien  de  plus 
juste  que  la  prière  quelle  fait  à  Jésus-Christ  ;  elle  lui  demande  qu'il  dé- 
livre sa  fille  du  démon  dont  elle  est  possédée  ;  rien  de  plus  engageant  : 
elle  pratique  dans  sa  prière  toutes  les  vertus  qui  peuvent  gagner  et  inté- 
resser le  Sauveur  du  monde.  Prions  ,  dis-je  ,  comme  cette  femme  ;  sans 
cela ,  prières  infructueuses  :  pourquoi  ?  ou  parce  que  nous  ne  demandons 
pas  ce  qu'il  faut;  ce  sera  la  première  partie  ;  ou  parce  que  nous  ne  deman- 
dons pas  comme  il  faut ,  ce  sera  la  seconde.  Deux  leçons  que  j'ai  à  mettre 
dans  tout  leur  jour.  Rendez-vous-y  attentifs ,  Chrétiens  ,  et  tâchez  à  en 
profiter. 

PREMIÈRE   PARTIE. 

C'est  surtout  de  la  nature  des  choses  qu'on  demande  à  Dieu,  que  dépend 
l'essence  de  la  prière ,  et  par  conséquent  son  mérite,  son  efficace,  sa  vertu. 
C'est  donc  aussi  par  là ,  dit  saint  Chrysostome  ,  que  nous  devons  commen- 
cer à  nous  faire  justice  sur  le  peu  de  valeur  et  le  peu  d'effet  qu'ont  presque 
toutes  nos  prières  devant  Dieu  ;  et  c'est  l'admirable  instruction  que  nous 
fournit  d'abord  l'évangile  de  la  femme  chananéenne.  Car  prenez  garde , 
s'il  vous  plaît ,  et  qu'il  me  soit  permis  de  m'expliquer  de  la  sorte  :  au  lieu 
que  cette  femme  prosternée  aux  pieds  de  Jésus-Christ ,  lui  demande  que 
sa  fille  soit  délivrée  d'un  démon  qui  la  possède  ;  nous ,  par  un  esprit  tout 
opposé ,  nous  demandons  tous  les  jours  à  Dieu  ce  qui  entretient  dans  nos 
âmes  le  règne  du  démon  ,  et  même  de  plusieurs  démons  dont  nous  voulons 
être  possédés.  En  faut-il  davantage  pour  vous  faire  comprendre  pourquoi 
le  Sauveur  du  monde  écoute  cette  étrangère ,  et  lui  accorde  un  miracle  de 
sa  toute-puissance  ,  et  pourquoi  Dieu ,  au  contraire  ,  se  rend  sourd  à  nos 
vœux,  et  rejette  communément  nos  prières?  Appliquez-vous,  Chrétiens  , 
aux  grandes  vérités  que  ce  sujet  renferme  et  que  je  vais  développer,  comme 
les  secrets  les  plus  importants  de  votre  prédestination. 

Je  dis  que  nous  demandons  tous  les  jours  à  Dieu  ce  qui  entretient  dans 
nos  âmes  le  règne  du  démon  :  comment  cela  ?  c'est  que  dans  nos  prières 
nous  demandons ,  ou  des  choses  préjudiciables  au  salut ,  ou  des  biens  pure- 
ment temporels  et  inutiles  au  salut ,  ou  même  des  grâces  surnaturelles , 
mais  qui ,  de  la  manière  dont  nous  les  concevons  et  que  nous  les  voulons, 
bien  loin  de  nous  sanctifier,  servent  plutôt  à  nous  séduire,  et  à  nous  retirer 
de  la  voie  du  salut.  Donnons  à  ceci  tout  l'éclaircissement  nécessaire. 

Nous  demandons  des  choses  préjudiciables  au  salut  :  premier  obstacle 
que  nous  opposons  aux  miséricordes  divines,  et  qui  en  arrête  le  cours.  Car 
ne  pensons  pas,  mes  chers  auditeurs,  que  pour  être  chrétiens  de  profession ; 

1  Jacob.,  4. 


306  SUR    LA    PRIERE. 

nous  en  soyons  moins  sujets  dans  la  pratique  aux  désordres  du  paganisme. 
Or,  un  des  désordres  des  païens ,  si  nous  en  croyons  les  païens  mêmes , 
c'était  de  recourir  à  leurs  dieux,  et  de  leur  demander,  quoi?  ce  qu'ils 
n'auraient  pas  eu  le  front  de  demander  à  un  homme  de  bien ,  ce  quils 
n'auraient  pu  demander  ouvertement  dans  les  temples  et  au  pied  des  autels, 
sans  en  rougir  :  la  mort  d'un  parent  dont  ils  attendaient  la  dépouille  ,  la 
mort  d'un  concurrent  dont  le  crédit  ou  le  mérite  leur  faisait  ombrage  ,  le 
patrimoine  d'un  pupille  qu'ils  cherchaient  à  enlever,  et  sur  lequel  ils 
jetaient  des  regards  de  concupiscence.  Tel  était  le  sujet  de  leurs  prières  ; 
et  pour  leur  donner  plus  de  poids,  ils  les  accompagnaient  de  toutes  les 
cérémonies  d'un  culte  superstitieux;  ils  y  joignaient  les  offrandes  et  les 
sacrifices ,  ils  se  purifiaient.  Cela  nous  semble  énorme  et  insensé  ;  mais  , 
Chrétiens ,  en  les  condamnant ,  n'est-ce  pas  nous-mêmes  que  nous  con- 
damnons ?  A  comparer  leurs  prières  et  les  nôtres ,  sommes-nous  moins 
coupables  :  que  dis-je,  ne  sommes-nous  pas  encore  plus  coupables  qu'ils 
ne  Tétaient? 

Car  enfin  c'étaient  des  païens ,  et  ces  païens  n'adoraient  pas  seulement 
de  vaines  et  de  fausses  divinités ,  mais ,  selon  leur  créance  même ,  des  divi- 
nités vicieuses  et  dissolues.  Or,  à  de  telles  divinités  que  pouvaient-ils  de- 
mander plus  naturellement  que  ce  qui  favorisait  leurs  vices  et  la  corruption 
de  leurs  mœurs?  n'était-ce  pas  une  suite  presque  nécessaire  de  leur  infi- 
délité ?  Mais  nous ,  mes  Frères ,  nous  servons  un  Dieu  non  moins  pur  ni 
moins  saint,  que  puissant  et  grand;  un  Dieu  aussi  essentiellement 
ennemi  de  toute  injustice  et  de  tout  péché  ,  qu'il  est  essentiellement  Dieu  ; 
et  toutefois  ce  Dieu  si  pur,  ce  Dieu  si  saint ,  ce  Dieu  si  équitable  et  si 
droit,  que  lui  demandons-nous?  l'accomplissement  de  nos  désirs  les  plus 
sensuels ,  et  le  succès  de  nos  entreprises  les  plus  criminelles.  Ce  n'est 
plus  seulement  un  désordre,  c'est,  j'ose  le  dire,  une  impiété,  c'est  un 
sacrilège. 

Il  est  vrai,  et  j'en  conviens,  que  dans  le  christianisme  nous  savons 
mieux  colorer  nos  prières  et  les  exprimer  en  des  termes  moins  odieux  ;  car 
on  a  trouvé  le  secret  de  déguiser  tout.  Mais  si  nous  nous  trompons  nous- 
mêmes  ,  nous  ne  trompons  pas  Dieu  qui  nous  entend ,  et  qui  sait  bien 
discerner  la  malignité  de  nos  intentions ,  de  la  simplicité  de  nos  expres- 
sions. En  vain  donc  un  homme  du  siècle  demande-t-il  à  Dieu  de  quoi 
subsister  dans  sa  condition ,  et  de  quoi  maintenir  son  état  :  comme  son 
état ,  ou  plutôt ,  comme  l'idée  qu'il  se  forme  de  son  état  ne  roule  que  sur 
les  principes ,  ou  d'une  ambition  démesurée ,  ou  d'une  avarice  insatiable  ; 
Dieu,  dont  la  pénétration  est  infinie,  connaît  ses  desseins ,  et  prend  plaisir 
à  les  faire  échouer.  En  >vain  un  père  demande-t-il  à  Dieu  l'établissement 
de  ses  enfants  :  comme  il  nra  sur  ses  enfants  que  des  vues  toutes  profanes, 
que  des  vues  mondaines ,  et  qui  ne  sont  ni  réglées  selon  la  conscience  ,  ni 
soumises  à  la  vocation  divine  ;  Dieu ,  sans  s'arrêter  aux  apparences  d'une 
humble  prière,  en  découvre  la  fin;  et  par  un  juste  jugement,  bien  loin 
d'élever  cette  famille,  la  ruine  de  fond  en  comble  ,  et  la  laisse  malheureu- 
sement tomber.  En  vain  une  femme  demande-t-elle  à  Dieu  la  santé  du 


SUR   LA    PRIÈRE.  367 

corps  :  comme  sa  santé,  dans  l'usage  qu'elle  en  veut  faire,  ne  doit  servir 
qu'à  son  oisiveté ,  à  sa  mollesse ,  et  peut-être  à  son  libertinage  et  à  son 
dérèglement  ;  Dieu,  qui  le  voit,  au  lieu  de  retirer  son  bras,  lui  porte  encore 
de  plus  rudes  coups ,  et  lui  fait  perdre  dans  une  langueur  habituelle  tout 
ce  qui  peut  entretenir  ses  complaisances  et  flatter  sa  vanité.  En  vain  un 
plaideur  de  mauvaise  foi  demande-t-il  à  Dieu  le  gain  d'un  procès  où  toute 
sa  fortune  est  engagée  :  comme  ce  procès  n'est  au  fond  qu'une  injustice 
couverte,  mais  soutenue  par  la  chicane  ;  Dieu,  qui  ne  peut  l'ignorer,  prend 
contre  lui  la  cause  de  la  veuve  et  de  l'orphelin,  et  le  fait  honteusement 
déchoir  de  toutes  ses  prétentions.  Cependant  on  n'oublie  rien  pour  intéres- 
ser le  ciel  et  pour  le  toucher  ;  on  y  emploie  jusqu'au  sacrifice  et  aux  prières 
de  l'Église  :  mais  parce  que  cette  affaire  qu'on  poursuit  avec  tant  de  cha- 
leur n'est  qu'une  cabale ,  qu'une  intrigue  qui  ne  peut  réussir  qu'aux  dé- 
pens du  prochain  ;  Dieu ,  tuteur  de  l'innocent  et  du  pauvre ,  rejette  alors 
jusques  au  plus  adorable  sacrifice ,  jusques  aux  plus  saintes  prières  de  son 
Église.  Ce  détail  me  conduirait  trop  loin ,  si  j'entreprenais  de  lui  donner 
toute  son  étendue  ;  mais  si  vous  voulez ,  mes  chers  auditeurs  ,  aller  plus 
avant ,  et  vous  l'appliquer  à  vous-mêmes ,  vous  aurez  bientôt  reconnu  que 
cent  fois  votre  cœur  vous  a  séduits  de  la  sorte ,  et  fait  abuser  de  la  prière 
pour  porter  devant  Dieu  même  les  intérêts  de  vos  passions. 

Revenons  ;  et  pour  donner  à  ce  point  important  toute  la  force  qu'il  doit 
avoir,  souffrez  que  je  me  prévale  encore  de  la  morale  des  païens.  J'ai  dit 
qu'elle  suffisait  pour  nous  convaincre  ;  mais  j'en  ai  dit  trop  peu ,  et  j'ajoute 
qu'elle  est  même  ici ,  dans  un  sens ,  plus  propre  à  nous  confondre  que  la 
morale  des  Pères.  Qu'il  me  soit  donc  permis  de  faire  parler  dans  cette 
chaire  un  auteur  profane  ,  et  de  vous  adresser,  ou  pour  votre  instruction , 
on  pour  votre  confusion ,  les  mêmes  reproches  qu'il  faisait  à  son  siècle  en 
des  termes  si  énergiques  et  si  forts.  Car  répondez-moi ,  disait-il  en  déplo- 
rant les  abus  de  l'ancienne  Rome ,  et  s'élevant  contre  les  faux  dévots  du 
paganisme  ,  qui  fatiguaient  les  dieux  de  leurs  injustes  prières  ;  dites-moi  ce 
que  vous  pensez  de  Jupiter,  et  quelle  estime  vous  en  faites?  si  vous  avez 
pour  le  plus  grand  des  dieux  le  même  respect  que  pour  le  plus  sage  de  vos 
magistrats  ?  Cette  question  vous  surprend ,  poursuivait-il  ;  mais  ce  n'est  pas 
sans  raison  que  je  la  fais  :  car  l'iriez-vous  trouver,  ce  magistrat  dont  vous 
respectez  la  vertu,  pour  lui  faire  dans  son  palais  l'infâme  prière  que  vous 
venez  faire  à  Jupiter  dans  le  plus  auguste  de  ses  temples?  Vous  supposez 
donc  Jupiter  moins  intègre  et  plus  aisé  à  corrompre ,  quand  vous  le  croyez 
disposé  à  vous  écouter,  et  prêt  même  à  vous  exaucer?  Ainsi  s'expliquait  un 
païen  ;  ainsi ,  par  de  sanglantes  ironies ,  reprochait-il  à  des  païens  les 
scandales  de  leur  religion,  et  peut-être  les  corrigeait-il.  Or,  c'est  bien  ici , 
Chrétiens ,  que  l'infidélité  nous  fait  des  leçons  et  qu'elle  nous  condamne. 
Appliquons  ceci  à  nos  mœurs. 

En  effet,  comment  regardons-nous  notre  Dieu,  je  dis  ce  Dieu  de  sainteté? 
est-il  donc  le  fauteur  de  nos  vices  ?  est-il  le  complice  de  nos  crimes  ?  et  le 
veut-il ,  le  peut-il  être-?  Toutefois  c'est  sur  ce  principe  que  nous  agissons  et 
que  nous  traitons  avec  lui.  Car  quand  je  prie  (ne  perdez  pas  cette  remarque 


368  SUR    LA    PRIÈRE. 

de  saint  Chrysostome),  quand  je  prie,  mon  intention  est  que  Dieu,  par  un 
effet  de  sa  miséricorde  et  par  une  condescendance  toute  paternelle ,  se  con- 
forme à  moi  ;  que  sa  volonté ,  qui  est  efficace  et  toute-puissante ,  se  joigne 
à  la  mienne,  qui  n'est  que  faiblesse;  et  qu'il  accomplisse  enfin  ce  que  je 
veux ,  mais  ce  que  sans  lui  je  veux  inutilement.  Si  donc ,  aveuglé  par 
T esprit  du  monde ,  bien  loin  de  prier  en  chrétien ,  je  prie  dans  la  vue  de 
satisfaire  mon  ambition ,  mon  orgueil ,  mon  ressentiment ,  ma  vengeance, 
que  fais-je?  je  demande  à  Dieu  qu'il  s'accorde  là-dessus  avec  moi  ;  c'est-à- 
dire  qu'il  soit  vain  comme  moi ,  passionné  comme  moi ,  violent  comme 
moi  ;  et  que  pour  moi ,  qui  suis  sa  créature ,  il  veuille  ce  qu'il  ne  peut  vou- 
loir sans  cesser  d'être  mon  Dieu.  Or,  le  prier  de  la  sorte ,  est-ce  le  prier  en 
Dieu ,  et  n1  est-ce  pas  plutôt  le  déshonorer?  n'est-ce  pas ,  autant  qu'il  dépend 
de  moi ,  le  faire  servir  à  mes  iniquités ,  comme  il  s'en  plaint  lui-même  par 
son  prophète  :  Verumtamcn  servire  me  fecisti  peccatis  fuis,  et  laborem 
mihi prœbuisti  in  iniquitatibus  tuis  l?  Observez  cette  expression.  iï7  labo- 
rem mihi  prœbuisti ;  comme  s'il  disait  au  pécheur  :  Votre  prière  m'a  été 
un  sujet  de  peine;  car  j'aurais  voulu,  d'une  part,  me  rendre  propice  à  vos 
vœux,  et  de  l'autre,  je  n'y  pouvais  répondre  favorablement  :  mon  cœur 
était  donc  dans  une  espèce  de  violence ,  et  comme  partagé  entre  ma  sainteté 
et  ma  bonté  ;  ma  bonté,  qui  s'intéressait  pour  vous,  et  ma  sainteté  ,  qui 
s'opposait  à  vous  ;  ma  bonté,  qui  me  portait  à  vous  écouter,  et  ma  sainteté, 
qui  m'obligeait  à  vous  rejeter  :  Et  laborem  mihi  prœbuisti  in  iniquitatibus 
tuis.  Et  certes,  Chrétiens,  si  Dieu,  oubliant  ce  qu'il  est,  avait  alors  égard 
à  nos  prières ,  ne  serait-ce  pas  un  scandale  pour  nous,  et  ne  commence- 
rions-nous pas  nous-mêmes  à  douter  de  sa  providence? 

Je  sais ,  et  saint  Jean  nous  l'apprend ,  que  nous  avons  un  puissant  avocat 
auprès  du  Père ,  qui  est  le  Fils  ;  et  que  c'est  par  les  mérites  de  ce  Fils 
adorable  que  nous  prions.  Mais  ce  que  d'abord  et  en  général  j'ai  dit  de 
Dieu,  pour  l'appliquer  en  particulier  à  F  Homme-Dieu,  voulons-nous  en 
faire  le  patron  de  cette  aveugle  concupiscence  qui  nous  domine  ?  et  si  ce 
n'est  pas  là  le  sentiment  que  nous  en  avons,  pourquoi  comptons -nous 
sur  ses  mérites ,  dans  des  prières  que  la  seule  concupiscence  nous  a  ins- 
pirées ? 

Non ,  mes  frères ,  non  ;  ce  n'est  point  pour  un  tel  usage  ^que  Dieu  , 
dans  la  personne  de  Jésus-Christ ,  nous  a  donné  un  médiateur.  Il  est  l'a- 
vocat des  pécheurs  ;  mais  il  ne  le  fut  jamais  et  il  ne  le  peut  être  des  péchés  ; 
et  vouloir  me  servir  ainsi  de  son  crédit ,  ce  n'est  rien  moins ,  dans  la  doc- 
trine de  saint  Augustin  ,  que  de  vouloir  l'anéantir  lui-même.  Comment 
cela?  parce  qu'au  lieu  que  la  foi  nous  le  représente  comme  l'auteur  des 
grâces  et  des  vertus ,  c'est  en  faire  malgré  lui  le  médiateur  de  notre  va- 
nité ,  le  médiateur  de  notre  avarice  ,  le  médiateur  de  notre  concupiscence 
et  de  notre  sensualité.  Car  si  vous  en  jugiez  autrement ,  reprend  saint 
Augustin ,  auriez-vous  l'assurance  d'interposer  le  nom  du  Rédempteur, 
pour  demander  ce  qui  détruit  l'ouvrage  de  la  rédemption  ;  et ,  rempli  de 
vos  projets  ambitieux,  oseriez -vous  prendre  pour  intercesseur  auprès  de 

1  Isaï.,  43. 


sun  LA  prière.  3G9 

Dieu ,  celui  même  qui  se  réduit  dans  la  plus  profonde  humiliation  pour 
vous  enseigner  F  humilité  ? 

Heureux  encore  que  Dieu,  pour  votre  salut,  devienne  inflexible  à  votre 
prière.  C'est  dans  cette  rigueur  apparente  que  vous  devez  reconnaître  sa 
miséricorde  ;  et  où  en  seriez-vous  si  c'était  un  Dieu  plus  indulgent  et 
selon  votre  gré  ?  Ce  qui  a  perdu  les  Pompée  et  les  César,  ajoutait  ce  fa- 
meux satirique  dont  je  n'ai  pas  fait  difficulté  d'emprunter  ici  les  pensées , 
et  qui  semble  n'avoir  parlé  que  pour  nous-mêmes  ;  ce  qui  a  renversé  et 
ce  qui  renverse  tous  les  jours  des  familles  entières ,  ne  sont-ce  pas  des 
souhaits  trop  vastes  et  sans  bornes ,  des  souhaits  criminels ,  accomplis 
par  des  divinités  d'autant  plus  mortellement  et  plus  malignement  ennemies, 
qu'elles  étaient  plus  condescendantes  et  plus  faciles  :  Magna  numinibus 
vota  exaudita  malignis  ?  Et  moi  je  dis ,  pour  consacrer  ces  paroles  :  Quelle 
a  été  la  source  de  la  réprobation  de  tant  de  chrétiens?  n'est-ce  pas  d'avoir 
obtenu  du  ciel  ce  que  le  ciel  ne  leur  accordait ,  et  ce  qu'il  ne  pouvait  leur 
accorder  que  dans  l'excès  de  sa  colère  ?  Et  d'où  vient  encore  la  perte  de 
tant  de  mondains  qui  se  damnent  au  milieu  de  l'opulence  et  dans  la  mol- 
lesse ,  si  ce  n'est  pas  de  ces  prétendues  faveurs  de  Dieu ,  qui  les  exauce 
selon  les  désirs  insensés  de  leurs  cœurs  ,  plutôt  que  selon  les  desseins  de 
son  aimable  providence  ?  Vous  demandez  à  Dieu  ce  qui  flatte  votre  pas- 
sion ;  et  si  Dieu  vous  le  donne ,  lui  qui  prévoit  ce  qui  vous  pervertira , 
ce  qui  vous  corrompra,  ce  qui  vous  entraînera  dans  l'abîme,  peut-il  exercer 
sur  vous  un  jugement  plus  rigoureux  et  une  vengeance  plus  terrible? 
N'en  demeurons  pas  là. 

Si  l'on  ne  demande  pas  toujours  à  Dieu  des  choses  préjudiciables ,  et 
dans  des  vues  directement  contraires  au  salut,  au  moins  lui  demande-t-on 
des  biens  purement  temporels ,  et  inutiles  au  salut.  Je  ne  veux  pas  dire 
que  les  biens  temporels  ne  soient  pas  des  dons  de  Dieu ,  ni  qu'ils  soient 
absolument  contraires  au  salut  :  mais  quand  le  sont-ils  ,  et  pourquoi  Dieu 
les  refuse-t-il  alors  ?  quand  nous  ne  les  demandons  ,  ni  selon  l'ordre  qu'il 
a  établi ,  ni  par  rapport  à  la  fin  qu'il  a  marquée. 

Car,  premièrement,  on  ne  lui  demande  que  les  grâces  temporelles,  qui 
toutes  se  terminent  aux  besoins  de  cette  vie  ;  et  à  peine  pense-t-on  aux 
spirituelles  à  quoi  le  salut  est  attaché  :  les  avantages  de  la  fortune ,  la 
prospérité ,  le  repos  ;  voilà  ce  que  nous  désirons  et  ce  que  nous  recher- 
chons ,  et  ce  que  désirent ,  ce  que  recherchent  aussi  bien  que  nous  les 
infidèles  :  Hœc  enim  omnia  gentes  inquiruntK  Ce  sont  des  biens,  je 
l'avoue  :  mais  ce  sont  des  biens  périssables ,  des  biens  d'un  ordre  inférieur 
à  l'homme  ,  et  surtout  à  l'homme  chrétien  ;  des  biens  dangereux ,  et  sujets 
à  se  convertir  en  de  vrais  maux.  Pour  les  biens  solides  et  incorruptibles  , 
c'est-à-dire  la  pureté  des  mœurs  ,  la  bonne  conscience,  l'humilité  ,  la  foi, 
l'amour  du  prochain  ,  tout  ce  qui  sert  à  sanctifier  l'âme  et  qui  en  fait  la 
perfection  ,  disons-le  ,  et  confondons-nous  en  le  disant ,  c'est  à  quoi  nous 
sommes  peu  sensibles ,  et  ce  qui  rarement  nous  attire  au  pied  des  autels. 
Qui  de  vous  a  jamais  eu  recours  à  Dieu  pour  devenir  plus  modéré  dans  ses 

1  Matth.,  6. 

T.   I.  U 


370  SUR    LA    PRIÈRE. 

passions  et  plus  réglé  dans  sa  conduite  ?  On  visite  les  tombeaux  des  mar- 
tyrs ;  mais  pourquoi?  pour  être  guéri  d'une  maladie  ,  et  non  point  pour 
être  délivré  d'une  tentation.  On  invoque  les  saints  ;  mais  pourquoi  ?  pour 
être  plus  heureux  et  plus  opulent ,  et  non  point  pour  être  plus  humble  et 
plus  ennemi  des  plaisirs.  Ah  !  mes  Frères ,  s'écriait  Salvien ,  si  nous 
sommes  affligés  de  calamités  publiques ,  si  nous  sommes  menacés  d'une 
famine  ou  d'une  contagion ,  s'il  règne  une  mortalité  parmi  nous ,  nous 
courons  en  foule  au  temple  du  Dieu  vivant  ;  tout  retentit  de  nos  gémisse- 
ments et  de  nos  prières  :  mais  s'agit-il  d'un  libertinage  qui  déshonore  le 
christianisme  et  qui  désole  l'Eglise  ;  on  nous  voit  tranquilles  et  sans  in- 
quiétude ;  et,  au  lieu  d'engager  le  ciel  à  faire  cesser  de  scandaleuses  im- 
piétés ,  nous  vivons  en  paix  et  dans  la  plus  affreuse  indolence.  Ainsi  nous 
prions  comme  ce  malheureux  Antiochus ,  dont  la  prière  intéressée  ne  put 
trouver  grâce  devant  Dieu  :  Or  abat  scelestus  Dominum  à  quo  non  erat 
misericordiam  consecuturus*.  Il  priait,  Or  abat  ;  et  l'on  ne  peut  douter 
qu'il  ne  priât  avec  toute  l'ardeur  possible  :  mais  il  priait  en  mondain , 
Orabat  scelestus;  car  il  ne  demandait  à  Dieu  ni  l'esprit  de  pénitence  ,  ni 
le  don  de  piété,  ni  le  respect  des  choses  saintes  qu'il  avait  profanées  ;  mais 
une  santé  qu'il  préférait  à  tout  le  reste  ,  et  dont  il  était  idolâtre  :  Orabat 
scelestus  Dominum  ;  et  c'est  pour  cela  que  le  sein  de  la  miséricorde  lui 
était  fermé  :  A  quo  non  erat  misericordiam  consecuturus.  Voilà  comment 
nous  prions  ;  mais  en  vain ,  puisque  le  Fils  de  Dieu  n'a  jamais  prétendu 
se  faire  garant  de  telles  prières.  Pourquoi  ?  consultons  l'Évangile,  il  va  nous 
l'apprendre. 

Le  Fils  de  Dieu  dit  à  ses  disciples  :  Si  vous  demandez  quelque  chose  à 
mon  Père ,  et  que  ce  soit  en  mon  nom  que  vous  le  demandiez ,  il  vous  l'ac- 
cordera :  Si  quid  petieritls  Patrem  in  nomine  meo,  dabit  vobis*.  Mais 
remarquez  (  c'est  la  réflexion  de  saint  Augustin  ) ,  remarquez  bien  cette 
parole ,  Si  quid ,  par  où  Jésus-Christ  nous  fait  entendre  que  ce  que 
nous  demandons  en  son  nom  doit  être  quelque  chose ,  et  quelque  chose 
digne  de  lui ,  parce  qu'autrement  il  ne  lui  conviendrait  pas  de  s'employer 
pour  nous.  Or,  tous  les  biens  de  la  terre ,  séparés  du  salut  éternel,  ne  sont 
rien  devant  Dieu.  Les  demander  donc  précisément  à  Dieu ,  c'est  ne  rien 
demander  ;  et  quoique  la  promesse  du  Sauveur  du  monde  soit  générale  ou 
semble  l'être,  ils  n'y  sont  point  par  eux-mêmes  compris.  Pour  vous  en 
convaincre  ,  écoutez  ce  qu'il  ajoute  à  ses  apôtres  :  Usque  modo  non  petistis 
quidquam  in  nomine  meo  3  :  Jusques  à  présent  vous  n'avez  rien  demandé 
en  mon  nom.  Mais  comment  est-ce,  reprend  saint  Augustin,  que  le  Fils 
de  Dieu  leur  pouvait  tenir  ce  langage ,  puisqu'il  est  évident  que  les  apôtres 
lui  avaient  déjà  demandé  plusieurs  grâces  ?  saint  Pierre ,  de  demeurer  sur 
le  Thabor  ;  les  enfants  de  Zébédée ,  d'être  élevés  aux  deux  premières  places 
de  son  royaume.  Ah!  répond  ce  saint  docteur,  il  est  vrai  qu'ils  lui  avaient 
demandé  ces  sortes  de  grâces  ;  mais  parce  que  ces  grâces  n'étaient  que  des 
avantages  humains,  et  que  dans  l'idée  du  Sauveur,  tous  les  avantages 
humains  ne  méritaient  nulle  estime,  il  croyait  avoir  droit  de  compter 

1  2  Mach.,  9.  —  »  Joan.,  16.  —  3  Ibid. 


SUR    LA    PRIÈRE.  374 

pour  rien  tout  ce  qu'ils  lui  avaient  demandé  :  Usque  modo  non  petistis 
quidquam.  En  effet,  demeurer  avec  lui  sur  le  Thabor,  ce  n'était  qu'une 
douceur  sensible  que  saint  Pierre  eût  voulu  goûter  :  occuper  les  premières 
places  de  son  royaume,  ce  n'était  dans  l'intention  des  deux  disciples  qu'un 
vain  honneur  dont  se  repaissait  leur  ambition,  parce  qu'ils  ne  le  conce- 
vaient pas  tel  qu'il  est  :  mais  le  zèle  des  âmes ,  mais  la  constance  dans  les 
persécutions ,  mais  le  renoncement  à  eux-mêmes ,  c'étaient  les  grâces  essen- 
tielles dont  ils  avaient  besoin ,  et  qui  devaient  les  soutenir,  les  animer,  les 
perfectionner  dans  leur  ministère  apostolique  ;  et  c'est  ce  qu'ils  n'avaient 
jamais  demandé  à  leur  maître  :  Usque  modo  non  petistis  quidquam.  Or, 
à  combien  de  chrétiens  ne  pourrais-je  pas  faire  aujourd'hui  la  même 
plainte;  et  à  combien  même  de  ceux  qui  m1  écoutent  n'aurais-je  pas  lieu 
de  dire ,  par  la  même  raison  :  Mondain  ,  vous  n'avez  rien  demandé  jus- 
ques  à  présent  à  votre  Dieu,  parce  que  vous  ne  lui  avez  encore  jamais 
demandé  le  détachement  et  le  mépris  du  monde  :  pécheur,  vous  ne  lui 
avez  rien  demandé ,  parce  que  dans  l'état  de  votre  péché ,  vous  ne  lui  avez 
encore  jamais  demandé  votre  conversion,  jamais  un  cœur  contrit  et  humi- 
lié ,  jamais  la  grâce  de  vous  surmonter  vous-même  et  de  renoncer  à  vos 
habitudes?  c'étaient  là  néanmoins  les  grâces ,  mais  les  grâces  par  excel- 
lence ,  que  vous  deviez  désirer  et  rechercher. 

De  plus ,  quand  le  Sauveur  du  monde  nous  assure ,  dans  l'Évangile , 
que  tout  ce  que  nous  demanderons  en  son  nom  nous  sera  donné ,  il  entend 
que  nous  demanderons  selon  la  règle  qu'il  nous  a  lui-même  prescrite.  Car, 
comme  remarque  Tertullien ,  c'est  lui-même  qui ,  réglant  la  prière  et  l'a- 
nimant de  son  esprit ,  lui  a  communiqué  le  pouvoir  spécial  et  le  privilège 
qu'elle  a  de  monter  au  plus  haut  des  cieux ,  et  de  toucher  le  cœur  de  Dieu, 
en  lui  exposant  les  misères  des  hommes  :  Ab  ipso  enim  ordinata,  et  de 
ipsius  spiritu  animatajam  tune  oratio,  suo  quasi  priv il egio  ascendit  in 
cœlum,  commendans  Patri  quœ  Filius  docuit l.  Or,  quelle  est  cette  règle 
divine  selon  laquelle  le  Fils  de  Dieu  nous  a  ordonné  de  prier?  La  voici  : 
Cherchez ,  nous  dit-il ,  avant  toutes  choses  le  royaume  de  Dieu  et  sa  jus- 
tice ,  et  rien  ne  vous  manquera.  Demandez  au  Père  céleste  la  sanctification 
de  son  nom,  l'avènement  de  son  règne,  l'accomplissement  de  sa  volonté, 
sans  lui  demander  d'abord  ce  pain  matériel  qui  vous  doit  servir  d'aliment, 
et  alors  je  vous  seconderai.  Mais  si  vous  renversez  cet  ordre;  si ,  par  un 
attachement  au  monde,  indigne  de  votre  profession,  vous  demandez  le 
pain  matériel  avant  le  royaume  de  Dieu ,  ne  vous  appuyez  plus  sur  mes 
mérites ,  tout  infinis  qu'ils  sont ,  puisque  votre  prière ,  toute  fervente  qu'elle 
peut  être,  n'est  plus  selon  le  plan  que  j'ai  tracé  :  Quœrite  primiim  re- 
gnurn  Dei  etjustitiam  ejus 2. 

Ce  n'est  donc  pas,  Chrétiens,  qu'on  ne  puisse  absolument  demander  à 
Dieu  les  biens  temporels,  l'Église  les  demande  elle-même  pour  nous  :  mais 
demandons-les  comme  l'Église ,  demandons-les  après  avoir  demandé  d'a- 
bord et  sur  toute  chose  les  biens  spirituels  :  demandons  la  bénédiction  de 
Jacob,  et  non  point  celle  d'Ésaù.  Belle  figure,  que  l'exemple  de  ces  deux 

«  Tertull.  —  aMatth,,  Q. 


372  SUR    LA   PRIÈRE. 

frères!  Écoutez  l'application  que  j'en  fais  à  mon  sujet,  et  prenez  garde  : 
ils  eurent  tous  deux  dans  leur  partage  la  rosée  du  ciel ,  et  tous  deux  ils 
eurent  pareillement  la  graisse  de  la  terre.  En  quoi  furent-ils  différents,  et 
quelle  marque  l'Écriture  donne-t-elle  de  l'élection  de  Jacob  et  de  la  répro- 
bation d'Ésaû?  Ah  !  Chrétiens,  c'est  que  dans  la  bénédiction  de  Jacob,  la 
rosée  du  ciel  fut  exprimée  avant  la  graisse  de  la  terre  :  De  rore  cœli  et  de 
pinguedine  terrœ  sit  benedictio  tua  i  ;  au  lieu  que  dans  la  bénédiction 
d'Ésaù,  il  est  parlé  de  la  graisse  de  la  terre  avant  la  rosée  du  ciel  :  Det  tibi  de 
pinguedine  terrœ  et  de  rore  cœli  Voilà  ce  qui  se  passe  encore  parmi  nous, 
et  ce  qui  discerne  les  prières  chrétiennes  de  celles  qui  ne  le  sont  pas.  Un 
Juste  et  un  homme  du  monde  prient  dans  le  même  temple  et  au  même 
autel  ;  mais  l'un  prie  en  Juste  et  l'autre  en  mondain.  Comment  cela?  Est-ce 
que  l'un  ne  demande  à  Dieu  que  les  biens  de  la  grâce ,  et  l'autre  que  les 
biens  de  la  terre?  Non  ;  car  il  se  peut  faire  que  le  Juste ,  avec  les  biens  de 
la  grâce ,  demande  encore  quelquefois  les  biens  de ,  la  fortune ,  comme  le 
mondain ,  et  que  le  mondain ,  avec  les  biens  de  la  fortune ,  demande  aussi 
les  biens  de  la  grâce,  comme  le  Juste.  Mais  le  mondain ,  conduit  par  l'es- 
prit du  monde ,  place  les  biens  de  la  fortune  devant  les  biens  de  la  grâce , 
De  pinguedine  terrœ  et  de  rore  cœli;  et  le  Juste ,  conduit  par  l'esprit  de 
Dieu  ,  donne  la  préférence  aux  biens  de  la  grâce  sur  les  biens  de  la  for- 
tune ,  De  rore  cœli  et  de  pinguedine  terrœ.  Il  dit  à  Dieu  :  Seigneur, 
sanctifiez-moi ,  rendez-moi  chaste ,  charitable  ,  miséricordieux ,  patient , 
De  rore  cœli;  et  puis ,  donnez-moi  des  biens  de  la  terre  ce  qui  peut  m'être 
utile  pour  mon  salut,  Et  de  pinguedine  terrœ.  Mais  l'homme  du  monde 
dit  :  Seigneur,  faites-moi  riche  ,  grand  ,  puissant,  De  pinguedine  terrœ  ; 
et  ne  me  refusez  pas  aussi  les  grâces  nécessaires  pour  bien  vivre  dans  le 
monde,  Et  de  rore  cœli.  Prière  de  réprouvé.  Quand  nous  prions  de  la 
sorte,  faut-il  s'étonner  si  Dieu  ne  nous  écoute  pas? 

Allons  à  la  source;  et  pour  connaître  plus  à  fond  sur  quoi  l'importante 

vérité  que  je  vous  prêche  est  établie ,  comprenez  ce  principe  de  saint  Cy- 

prien ,  que  nos  prières  n'ont  de  vertu  qu'autant  qu'elles  sont  unies  aux 

prières  de  Jésus-Christ.  Car  il  n'y  a  que  Jésus-Christ  de  qui  Ton  puisse 

dire  avec  saint  Paul ,  qu'il  a  été  exaucé  pour  le  respect  dû  à  sa  personne  ; 

Exaudittis  est pro  suâ  rêver 'entiâ2.  Quand  Dieu  nous  exauce,  ce  n'est 

point  en  vue ,  ni  de  ce  que  nous  sommes ,  ni  de  ce  que  nous  méritons , 

puisque  par  nous-mêmes  nous  ne  sommes  rien ,  et  que  par  nous-mêmes 

nous  ne  méritons  rien  ;  mais  il  nous  exauce  en  vue  de  son  Fils ,  et  parce 

que  son  Fils  a  prié  pour  nous  avant  que  nous  fussions  en  état  de  prier 

nous-mêmes.  Cela  supposé ,  comment  Dieu  pourrait-il  agréer  des  prières 

où ,   par  préférence  au  salut ,  nous  lui  demandons  des  biens  temporels , 

puisqu'elles  n'ont  alors  nulle  conformité,  nulle  liaison  avec  les  prières  de 

cet  Homme-Dieu  qui  s'est  fait  notre  médiateur?  Qu'a-t-il  demandé  pour 

nous?  vous  le  savez  :  que  nous  soyons  unis  par  le  lien  de  la  charité,  Rogo, 

Pater,  ut  sint  unum  3  ;  que  sans  ostentation ,  sans  déguisement ,    nous 

soyons  saints  en  esprit  et  en  vérité  ,  Pater,  sanctifica  eos  in  veritate  4  ; 

1    Gen.,27.  —  2Hebr.,r>.  —  *  Joan.,  17.  —  4  lbid. 


SUR   LA    PRIÈRE.  373 

que  vivant  au  milieu  du  monde,  selon  notre  vocation  et  notre  état,  nous 
soyons  assez  attentifs  sur  nous-mêmes ,  et  assez  heureux  pour  nous  préser- 
ver de  son  iniquité  :  Non  rogo  ut  tollas  eos  de  mundo,  sed  ut  serves  eos  à 
malo  i.  Mais  que  faisons-nous?  nous  demandons  à  Dieu  des  richesses ,  des 
honneurs ,  une  vaine  réputation ,  une  vie  commode  ;  et  sans  les  demander 
après  le  salut  et  par  rapport  au  salut,  nous  ne  les  demandons,  ces  ri- 
chesses, que  pour  être  dans  l'abondance;  ces  honneurs,  que  pour  être  dans 
l'éclat  ;  cette  réputation  ,  que  pour  être  connus  et  distingués  ;  cette  vie 
commode ,  que  pour  en  jouir  :  c'est-à-dire  que  nous  demandons  ce  que 
Jésus-Christ  n'a  jamais  demandé  pour  nous.  Et  pourquoi  ne  Fa-t-il  jamais 
demandé?  appliquez- vous  à  ceci  :  parce  qu'il  n'a  pu  prier,  ajoute  saint 
Cyprien ,  que  conformément  à  la  fin  pour  laquelle  il  était  envoyé.  Or  il 
était  envoyé  en  qualité  de  Sauveur,  et  la  mission  qu'il  avait  reçue  ne  re- 
gardait que  le  salut  de  l'homme.  C'est  donc  uniquement  pour  le  salut  de 
l'homme  qu'il  a  dû  travailler,  qu'il  a  dû  souffrir,  qu'il  a  dû  mériter;  et 
par  une  conséquence  nécessaire ,  c'est  uniquement  pour  le  salut  de  l'homme 
et  pour  tout  ce  qui  se  rapporte  au  salut  de  l'homme,  qu'il  a  dû  prier. 

De  là ,  Chrétiens ,  vous  demandez ,  mais  vous  n'obtenez  rien ,  parce  que 
vous  ne  demandez  pas  avec  Jésus-Christ  ;  et  que  vous  pourriez  dire ,  si 
vos  prières  ,  indépendamment  de  cette  union ,  étaient  efficaces ,  que  vous 
avez  reçu  des  biens  sans  en  être  redevables  à  ce  Dieu  Sauveur  :  ce  qui , 
dans  les  maximes  de  la  religion  que  nous  professons ,  est  un  blasphème. 
Et  voilà  sur  quoi  s'appuie  saint  Augustin,  quand  il  prouve  si  solidement 
que  l'espérance  chrétienne  n'a  point  pour  objet  les  biens  de  cette  vie.  Non, 
disait  ce  saint  docteur,  ne  vous  y  trompez  pas,  et  que  personne  de  vous 
ne  se  promette  une  félicité  temporelle ,  parce  qu'il  a  l'honneur  d'apparte- 
nir à  Jésus-Christ  :  Nemo  sibi  promittat  felicitatem  hujus  mundi,  quia 
christianusest*.  Ce  n'est  point  pour  cela  que  Jésus-Christ  nous  a  choisis, 
ni  à  cette  condition  qu'il  nous  a  appelés.  Il  peut ,  sans  manquer  à  sa  pa- 
role ,  nous  laisser  dans  la  pauvreté ,  dans  l'abaissement ,  dans  la  souf- 
france. Il  s'est  engagé  à  présenter  lui-même  vos  prières  devant  le  trône  de 
Dieu  ;  mais  il  a  supposé  que  vous  prieriez  en  chrétiens ,  et  pour  le  ciel,  où 
il  a  placé  votre  héritage.  Excellente  raison  dont  se  servait  encore  le  même 
Père  contre  les  railleries  des  païens.  Vous  nous  reprochez ,  leur  répondait-il, 
que  malgré  nos  prières  nous  vivons  dans  la  disette  et  dans  l'abandon  de 
toutes  choses.  Mais  pour  nous  justifier  pleinement  de  ce  reproche  aussi  bien 
que  notre  Dieu  ,  il  suffit  de  vous  dire  que  quand  nous  le  prions ,  ce  n'est 
point  précisément  pour  les  biens  de  la  terre  ,  mais  pour  les  biens  de  l'éter- 
nité. Si  donc  nous  sommes  pauvres  en  ce  monde ,  non-seulement  cet  état 
pauvre  où  nous  vivons  n'est  point  une  preuve  de  l'inutilité  de  nos  prières, 
mais  c'est  une  assurance  que  le  fruit  nous  en  est  réservé  ailleurs ,  et  dans 
une  vie  immortelle. 

Telle  était  la  réponse  de  saint  Augustin,  qu'il  concluait  par  la  pensée 
la  plus  touchante.  Car  c'est  en  cela,  poursuivait-il,  que  nous  devons  ad- 
mirer la  libéralité  de  notre  Dieu.  Il  ne  borne  pas  ses  faveurs  à  des  biens 

1  Joan.,  17.  —  2  Aug. 


374  SUR   LA    PRIÈRE. 

temporels ,  parce  que  ce  sont  des  biens  au-dessous  de  nous ,  parce  que  ce 
sont  des  biens  incapables  de  nous  satisfaire,  parce  que  ce  sont  des  biens 
trop  peu  proportionnés ,  et  à  la  noblesse  de  notre  être ,  et  à  la  valeur  de 
nos  prières.  Il  ne  veut  pas  nous  traiter  comme  des  enfants,  que  l'on  amuse 
par  des  bagatelles  :  il  ne  veut  pas  nous  traiter  comme  les  idolâtres ,  dont 
il  récompense  dans  cette  vie  les  vertus  morales  par  un  bonheur  apparent. 
Mais  il  veut  être  lui-même  tout  notre  bonheur,  lui-même  toute  notre  ré- 
compense. Ah  !  mes  Frères ,  ne  prenons  donc  pas  le  change  dans  le  choix 
des  biens  que  nous  demandons.  Tenons-nous-en  à  la  parole  de  notre  Dieu , 
qui  nous  a  promis  de  se  donner  à  nous  ;  et  pour  l'engager  à  s'y  tenir  lui- 
même  ,  ne  lui  demandons  que  lui-même.  Il  y  en  a  plusieurs  qui  espè- 
rent en  Dieu,  mais  qui,  sans  nul  égard  à  Dieu,  espèrent  toute  autre  chose 
que  Dieu  :   Multi  de  Deo  sperant,  sed  non  Deum  l,  Gardons-nous  de 
faire  une  séparation  si  désavantageuse  pour  nous  ;  et  comme  nous  n'es- 
pérons rien  que  de  Dieu,  n'espérons  rien  aussi  que  Dieu,   ou  que  par- 
rapport  à  Dieu  :  A  Deo  alia  petunt  prœter  Deum;  tu  ipsum  Deum 
pete  2. 

Mais  ce  ne  sont  point  en  effet  des  grâces  temporelles  que  je  demande  à 
Dieu  :  ce  sont  des  grâces  surnaturelles ,  des  grâces  de  salut  :  et  cependant 
je  ne  les  ai  pas.  Non ,  mon  cher  auditeur,  vous  ne  les  avez  pas,  parce  que 
sur  cela  même  vous  faites  un  troisième  abus  de  la  prière,  dont  vous  ne 
vous  apercevez  pas  peut-être ,  et  que  je  vais  vous  découvrir. 

C'est  qu'au  lieu  d'envisager  la  prière  comme  l'instrument  que  Dieu 
nous  a  mis  en  main  pour  faire  descendre  sur  nous  les  véritables  grâces 
du  salut,  c'est-à-dire  les  grâces  réelles  et  possibles,  les  grâces  solides  et 
nécessaires ,  les  grâces  réglées  et  mesurées  selon  l'ordre  des  décrets  divins  ; 
nous  nous  en  servons  pour  demander  des  grâces  chimériques ,  des  grâces 
superflues,  des  grâces  selon  notre  goût  et  selon  nos  fausses  idées.  Je  m'ex- 
plique. Nous  prions ,  et  nous  prions,  à  ce  qu'il  nous  semble,  dans  un  vrai 
désir  de  parvenir  au  salut  :  mais,  par  une  confiance  aveugle,  nous  faisons 
fond  sur  la  prière ,  comme  si  la  prière  suffisait  sans  les  œuvres,  comme  si 
tout  le  salut  roulait  sur  la  prière  ;  comme  si  Jésus-Christ  en  nous  disant , 
Priez  ,  ne  nous  avait  pas  dit  au  même  temps,  Veillez  et  agissez  ;  comme 
s'il  y  avait  des  grâces  qui  pussent  et  qui  dussent  nous  sauver  sans  nous. 
Nous  prions  et  nous  demandons  la  grâce  d'une  bonne  mort,  persuadés  que 
c'est  assez  de  la  demander  sans  se  mettre  en  peine  de  la  mériter,  et  sans 
s'y  préparer  par  une  bonne  vie.  Nous  prions  et  nous  demandons  des  grâces 
de  pénitence,  des  grâces  de  sanctification  :  mais  des  grâces  pour  l'avenir, 
et  non  pour  le  présent  ;  mais  des  grâces  qui  lèvent  toutes  les  difficultés , 
et  non  qui  nous  laissent  des  efforts  à  faire  et  des  obstacles  à  vaincre  ;  mais 
des  grâces  miraculeuses  qui  nous  entraînent  comme  saint  Paul,  et  non  des 
grâces  qui  nous  disposent  peu  à  peu ,  et  avec  lesquelles  nous  soyons  obli- 
gés de  marcher;  mais  des  grâces  qui  nous  suivent  partout,  qui  nous 
soient  assurées  partout,  qui  nous  permettent  de  nous  exposer  partout ,  et 
non  des  grâces  que  nous  ayons  soin  de  ménager  :  c'est-à-dire  que  nous 

1  Aug.  —  *  Ibid. 


SUR    LA    PRIÈRE.  375 

demandons  des  grâces  qui  changent  tout  l'ordre  de  la  Providence ,  et  qui 
renversent  toute  l'économie  de  notre  salut. 

Concluons,  Chrétiens,  cette  première  partie,  par  la  prière  du  Prophète  : 
Unam  petii  à  Domino  1  :  je  ne  demande  plus  proprement  au  Seigneur 
qu'une  seule  chose  :  Hanc  requiram  ;  c'est  ce  que  je  dois  uniquement  re- 
chercher. Et  quoi  ?  Ut  inhabitem  in  domo  Domini  2  :  de  demeurer  dans 
sa  sainte  maison,  et  de  le  posséder  éternellement  dans  sa  gloire.  Car,  je  le 
reconnais,  ô  mon  Dieu!  ajoute  saint  Augustin;  et  je  vois  bien  maintenant 
pourquoi  vous  avez  si  souvent  rejeté  les  prières  de  votre  serviteur.  C'est 
que  pour  répondre  aux  desseins  de  votre  miséricorde ,  je  devais  vous  de- 
mander des  choses  qui  ne  me  fussent  pas  communes  avec  les  païens  et  les 
impies  :  Ea  quippe  à  te  desiderare  debui,  quœ  mihi  cum  impiis  non 
essent  communia  3.  Vous  vouliez  que  mes  prières  me  distinguassent  des 
ennemis  de  votre  nom  ;  cependant  je  trouve  qu'entre  leurs  prières  et  les 
miennes  il  n'y  a  presque  point  eu  jusqu'à  présent  de  différence,  sinon 
qu'ayant  demandé  comme  eux  des  faveurs  temporelles ,  ils  les  ont  com- 
munément obtenues ,  et  que  vous  me  les  avez  ordinairement  refusées ,  ou 
parce  qu'elles  étaient  par  elles-mêmes  contraires  à  mon  salut,  ou  parce 
que  je  ne  les  demandais  pas  pour  mon  salut.  Mais  en  cela ,  Seigneur,  je 
confesse  encore  que  vous  m'avez  fait  grâce ,  parce  que  ces  faveurs  tempo- 
relles que  je  vous  demandais  auraient  achevé  de  me  pervertir,  au  lieu  que 
les  fléaux  de  votre  justice  ont  servi  à  me  corriger.  En  devenant  heureux 
dans  le  monde ,  je  vous  aurais  plus  aisément  oublié.  J'aurais  imité  l'exemple 
des  autres ,  si  mes  vœux  eussent  été  suivis  de  la  même  prospérité.  Ainsi , 
mon  Dieu,  bien  loin  de  me  plaindre  de  vos  refus,  je  vous  en  bénis,  et  je 
compte  pour  un  bienfait  de  ne  m'avoir  pas  exaucé  selon  mes  désirs,  mais 
selon  l'ordre  de  votre  sagesse  et  pour  mon  salut  :  Et  gaudeo  quod  non 
exaudieris  ad  voluntatem,  ut  exaudires  ad  salutem  4.  Mais  maintenant , 
mon  Dieu,  vous  écouterez  mes  demandes ,  parce  que  je  ne  veux  plus  vous 
demander  que  les  biens  éternels ,  parce  que  si  je  vous  en  demande  d'au- 
tres ,  je  ne  veux  plus  vous  les  demander  que  par  subordination ,  et  par 
rapport  aux  biens  éternels;  parce  qu'entre  les  grâces  du  salut  que  je  vous 
demanderai ,  je  ne  veux  plus  vous  demander  que  celles  qui  me  doivent  être 
utiles,  que  celles  qui  peuvent  plus  sûrement,  plus  directement  me  con- 
duire aux  biens  éternels.  Ainsi ,  Chrétiens,  la  parole  de  Jésus-Christ  s'ac- 
complira-t-elle  à  notre  égard  :  nous  demanderons ,  et  nous  recevrons.  Au 
lieu  que  nous  ne  recevons  pas ,  ou  parce  que  nous  ne  demandons  pas  ce 
qu'il  faut,  c'a  été  la  première  partie,  ou  parce  que  nous  ne  demandons  pas 
comme  il  faut ,  c'est  la  seconde. 

DEUXIEME  PARTIE. 

Si  Dieu  veut  écouter  nos  prières ,  c'est  à  certaines  conditions  nécessaires 
et  essentielles  :  mais  de  quelque  manière,  Chrétiens,  que  Dieu  en  use  avec 
nous,  et  qu'il  ait  plu  à  sa  Providence  de  disposer  les  choses,  ce  serait  une 
erreur,  et  une  grossière  erreur,  de  se  persuader  que  les  conditions  de  la 

1  Psalm.  26.  —  2  Ibid.  —  3  Aug.  —  <  lbid. 


376  SUR  LA   PRIÈRE. 

prière  fussent  un  obstacle  à  l'accomplissement  de  nos  vœux,  et  un  prétexte 
dont  Dieu  se  servît  pour  avoir  droit  de  nous  refuser  ses  dons.  Ah!  mes 
Frères,  disait  saint  Augustin,  à  Dieu  ne  plaise  que  nous  entrions  jamais 
dans  ce  sentiment ,  puisqu'il  n'est  rien  de  plus  opposé  à  la  conduite  de 
notre  Dieu  !  Lui  qui ,  selon  l'Écriture ,  ne  peut  arrêter  le  cours  de  ses  mi- 
séricordes ,  lors  même  que  nous  irritons  sa  colère  :  Numquid  continebit 
in  ira  sua  misericordias  suas  i  ;  lui  qui  n'attend  pas  qu'on  le  prie ,  mais 
qui ,  dans  la  pensée  du  Prophète  royal ,  se  plaît  à  exaucer  les  simples  dé- 
sirs :  Desiderium  pauperum  exaudivit  Dominus  2  :  lui  dont  l'oreille  est 
si  délicate ,  qu'il  entend  jusqu'à  la  préparation  des  cœurs  :  Prœparatio- 
nem  cordis  eorum  audivit  auris  tua  3  :  il  n'a  garde,  si  j'ose  parler  ainsi, 
d'être  de  si  difficile  composition  quand  on  l'invoque  de  bonne  foi  ;  et  bien 
loin  qu'il  se  prévale  de  sa  grandeur,  dans  le  commerce  qu'il  nous  permet 
d'avoir  avec  lui  par  la  prière ,  on  pourrait  plutôt  douter  s'il  ne  s'y  relâche 
point  trop  de  ce  qui  lui  est  dû ,  et  s'il  ne  supporte  point  avec  trop  de 
condescendance  nos  faiblesses  et  nos  imperfections.  J'avoue  que  la  prière, 
pour  être  efficace ,  doit  être  revêtue  de  certaines  qualités  :  mais  en  cela  je 
soutiens  qu'on  ne  peut  accuser  Dieu ,  ni  de  restreindre  ses  promesses  ,  ni 
d'enchérir  ses  grâces.  Pourquoi?  parce  qu'à  bien  examiner  ses  qualités,  il 
n'y  en  a  aucune  qui  ne  soit  aisée  dans  la  pratique ,  aucune  dont  la  raison 
ne  nous  justifie  la  nécessité,  aucune  que  les  hommes  même  n'exigent  par 
proportion  les  uns  des  autres  ;  et  ce  que  je  vous  ai  déjà  fait  remarquer, 
aucune  dont  cette  femme  de  notre  Évangile  ne  nous  ait  donné  l'exemple,  et 
dont  elle  ne  soit  pour  nous  le  plus  sensible  modèle. 

Car  enfin,  demande  saint  Chrysostome,  dans  l'excellente  homélie  qu'il  a 
composée  sur  ce  sujet,  quelles  conditions  exige  notre  Dieu  pour  l'infail- 
libilité de  la  prière?  l'humilité ,  la  confiance  ,  la  persévérance,  l'attention  de 
l'esprit ,  l'affection  du  cœur.  Or  y  a-t-il  rien  là ,  je  ne  dis  pas  d'impraticable 
et  d'impossible,  mais  de  pénible  et  d'onéreux? 

Prier  dans  la  disposition  d'un  esprit  humble ,  quoi  de  plus  raisonnable  et 
même  de  plus  naturel?  Peut-on  avoir  une  juste  idée  de  la  prière  ,  et  oublier 
en  priant  cette  règle  fondamentale?  Prie-t-on  autrement  les  princes  et 
les  monarques  de  la  terre  ?  Se  fait-on  une  peine  de  leur  rendre  des  hom- 
mages et  des  respects,  lorsqu'on  a  des  requêtes  à  leur  présenter?  et  si, 
par  ces  respects  et  par  ces  hommages,  on  vient  à  bout  de  ses  prétentions ,  se 
plaint-on  qu'il  en  ait  trop  coûté  ?  Dit-on  qu'ils  fassent  acheter  trop  cher 
leurs  grâces ,  quand  ils  les  refusent  à  un  téméraire  qui  les  demande  avec 
hauteur?  et  pourquoi  le  dirait-on  de  Dieu,  devant  qui  il  est  d'ailleurs  bien 
plus  raisonnable  et  par  conséquent  bien  plus  facile  de  s'humilier  que  de- 
vant les  hommes?  La  Chananéenne  dont  parle  saint  Matthieu  fit-elle  dif- 
ficulté de  se  prosterner  en  présence  de  Jésus-Christ,  et  de  l'adorer?  Fut-ce 
un  grand  effort  pour  elle  de  confesser  à  ses  pieds  son  indignité,  et  comptâ- 
t-elle pour  beaucoup  d'essuyer  les  rebuts  auxquels  elle  se  vit  d'abord  ex- 
posée? Non,  non,  lui  dit  le  Sauveur  du  monde,  il  ne  faut  pas  donner  le 
pain  des  enfants  aux  chiens  :  Non  est  bonum  sumere  panem  filiorum ,  et 

«  Psalm.  76.  —  *  Ibid.,  9.  —  3  Ibid, 


SUR  LA   PRIÈRE.  377 

mittere  canibus  l.  Est-il  une  comparaison  plus  humiliante?  mais  tout 
humiliante  qu'elle  pût  être ,  cette  Chananéenne  en  parut-elle  touchée  et 
contristée?  que  dis-je?  ne  reconnut-elle  pas  elle-même  la  vérité  de  ces 
paroles ,  en  se  les  appliquant  ?  Il  est  vrai,  Seigneur  :  Etiam,  Domine  2.  Ce 
fut  ainsi  qu'elle  pria.  Mais  comment  prions-nous  ?  Elle  était  païenne , 
et  cette  païenne  s'humilie  ;  nous  sommes  chrétiens ,  et  nous  apportons  à 
la  prière  un  esprit  d'orgueil  dont  nous  ne  pouvons  nous  défaire,  lors 
même  que  nous  sommes  forcés  à  reconnaître  nos  misères  et  nos  besoins  ; 
et  parce  que  cet  esprit  nous  domine ,  nous  prions  avec  présomption ,  comme 
si  Dieu  devait  avoir  des  égards  pour  nous ,  comme  s'il  devait  nous  dis- 
tinguer, comme  s'il  devait  nous  tenir  compte  de  nos  prières.  Sans  parler 
de  ce  faste  extérieur  qui  souvent  accompagne  nos  sacrifices ,  et  qui ,  bien 
loin  d'engager  Dieu  à  nous  écouter,  l'engage  à  nous  punir  ;  sans  parler 
de  ce  luxe  que  nous  portons  jusque  dans  le  sanctuaire,  de  cet  air  de  grandeur 
et  de  suffisance  que  nous  y  retenons ,  de  ces  postures  vaines  et  négligées  que 
nous  y  affectons  ;  états  bien  contraires  à  Faction  d'un  suppliant,  et  qui,  selon 
TÉcriture,  rendent  nos  prières  abominables  devant  Dieu,  puisqueDieu  ne  hait 
rien  davantage  qu'un  pauvre  orgueilleux ,  Pauperem  superbum  3  :  sans  en 
venir  à  ce  détail,  nous  demandons  à  Dieu  des  grâces,  mais  comment? 
non  point  comme  des  grâces,  mais  comme  des  dettes ,  prêts  à  nous  élever 
et  à  nous  enfler  s'il  nous  les  accorde ,  prêts  à  murmurer  et  à  nous  plaindre 
s'il  ne  nous  les  accorde  pas.  Nous  les  demandons  ,  pour  oublier ,  après 
les  avoir  reçues ,  que  nous  les  tenons  de  lui  ;  pour  les  posséder  et  en  user 
sans  les  rapporter  à  lui.  Or  devons-nous  être  surpris  alors  que  Dieu  nous 
ferme  son  sein?  voulons-nous  qu'il  nous  exauce  aux  dépens  de  sa  propre 
gloire  ?  ne  serait-ce  pas  prodiguer  ses  biens ,  que  de  les  répandre  indiffé- 
remment et  sur  les  superbes  et  sur  les  humbles? 

Prier  dans  le  sentiment  d'une  vive  confiance,  quoi  de  plus  juste?  C'est 
notre  souverain  et  notre  Dieu  qui,  par  un  effet  de  sa  miséricorde,  non- 
seulement  veut  être  prié  de  la  sorte,  mais  se  tient  même  honoré  de  cette 
confiance  ;  qui ,  dans  mille  endroits  de  l'Écriture  ,  lui  attribue  plutôt  qu'à 
sa  miséricorde  (  ne  vous  offensez  pas  de  ma  proposition ,  elle  est  saine  et 
orthodoxe  )  ;  qui ,  dis-je  ,  en  mille  endroits  de  l'Écriture ,  attribue  à  cette 
confiance ,  plutôt  qu'à  sa  miséricorde ,  même  la  vertu  miraculeuse  de  la 
prière  ;  ne  disant  pas  à  ceux  qui  ont  recours  à  lui  et  qui  le  réclament,  C'est 
ma  bonté  et  ma  puissance ,  mais  c'est  votre  foi  et  votre  confiance  qui  vous 
a  sauvés  :  Fides  tua  te  salvum  fecit  *.  Pouvait-il  nous  proposer  un  parti 
plus  avantageux?  Tout  infidèle  qu'était  la  Chananéenne ,  n'est-ce  pas  ce- 
lui qu'elle  embrassa  d'abord  ?  Cette  ouverture  de  cœur  qu'elle  marqua  à 
Jésus-Christ ,  en  lui  portant  elle-même  la  parole  :  Seigneur ,  ayez  pitié  de 
moi  :  Miserere  mei,  Domine  5  :  ce  motif  tendre  et  affectueux  par  où  elle 
l'intéressa,  en  l'appelant  fils  de  David,  Fili  David;  ces  cris  qu'elle  redou- 
bla à  mesure  que  les  apôtres  la  reprenaient  et  lui  ordonnaient  de  se  taire  : 
Dimitte  eam  ,  quia  clamât  post  nos  6  ;  cette  assurance  qu'elle  eut  de  re- 
noncer volontiers  au  pain  de  la  table ,  pourvu  qu'on  lui  donnât  seulement 

1  Matt.,  15.  —  2  Ibid.  —  3  Eccii.,  25.—  4  Matt.,  10.  —  5  Ibid.,  15.  —  6  Ibid. 


378  SUR    LA    PRIÈRE. 

les  miettes  qui  en  tombaient  ;  c'est-à-dire ,  selon  l'explication  de  saint  Jé- 
rôme ,  de  se  contenter  des  moindres  efforts  de  la  puissance  du  Sauveur , 
convaincue  que  ce  serait  assez  pour  opérer  le  miracle  qu'elle  demandait  : 
Nam  et  catelli  edunt  de  micis  quœ  cadunt  de  mensâ  dominorum  suo- 
rum  l.  Tout  cela  n'était-il  pas  d'une  âme  bien  sûre  du  Dieu  qu'elle  invo- 
quait? Qu'eût-elle  fait,  si,  déjà  chrétienne,  elle  eût  connu  Jésus-Christ 
aussi  parfaitement  que  nous  ;  si ,  comme  nous ,  au  lieu  de  le  connaître 
pour  fils  de  David,  elle  Feût  connu  pour  Fils  du  Dieu  vivant?  Et  n'est-il 
pas  néanmoins  vrai  qu'avec  toutes  les  idées  que  notre  religion  nous  donne  de 
cet  Homme-Dieu,  nous  ne  le  prions  presque  jamais  de  cette  manière  simple, 
mais  héroïque ,  qui  nous  est  marquée  par  l'Apôtre ,  je  veux  dire  avec  foi 
et  sans  aucun  doute?  Postulet  autem  in  fide,  nihil  hœsitans  2.  Quoi  que 
Jésus-Christ  ait  pu  faire  pour  nous  y  aider ,  et  quoique,  pour  vaincre  notre 
incrédulité  et  notre  défiance ,  il  se  soit  engagé  à  nous  par  le  serment  le 
plus  solennel,  et  qu'il  en  ait  juré  par  lui-même,  lui,  comme  dit  saint 
Paul ,  qui  n'avait  point  de  plus  grand  que  lui-même  par  qui  il  pût  jurer, 
notre  défiance  et  notre  incrédulité  l'emportent.  Nous  croyons  un  homme 
sur  sa  parole ,  et  nous  ne  croyons  pas  un  Dieu  ;  nous  prions ,  mais  en 
même  temps  nous  nous  troublons ,  nous  nous  entretenons  dans  de  vaines 
inquiétudes  ,  nous  nous  abandonnons  à  de  secrets  désespoirs  ;  nous  avons 
recours  à  Dieu  ,  mais  toujours  dans  l'extrémité,  et  quand  tout  le  reste  nous 
manque  ;  nous  comptons  moins  sur  Dieu  que  sur  nous-mêmes ,  et  nous 
faisons  plus  de  fond  sur  notre  prudence  que  sur  nos  prières.  Aveuglement 
que  déplorait  saint  Ambroise,  et  qui  justifie  bien  la  conduite  de  Dieu 
quand  il  raccourcit  son  bras  à  notre  égard,  et  qu'il  ne  daigne  pas  l'étendre 
pour  nous  secourir. 

Prier  avec  persévérance  ,  quoi  de  plus  convenable?  Dieu  ,  maître  de  ses 
dons ,  et  à  qui  seul  il  appartient  d'en  disposer ,  ne  peut-il  pas  les  mettre 
à  tel  prix  qu'il  lui  plaît  ;  et  ses  grâces  ne  sont-elles  pas  en  effet  assez  pré- 
cieuses, pour  les  demander  souvent  et  longtemps?  Quand  Jésus-Christ,  par 
son  silence ,  éprouva  cette  mère  de  l'Évangile ,  et  qu'il  ne  lui  répondit  pas 
même  une  parole  :  Et  non  respondit  ei  verbum  3  ;  quand  il  sembla  vouloir 
l'éloigner  par  un  refus  sévère  et  mortifiant,  et  que  devant  elle  il  déclara 
aux  apôtres  qu'il  n'était  point  envoyé  pour  elle  :  Non  sum  missus,  nisi 
ad  oves  quœ  perierunt  domus  Israël  4,  cessa-t-elle  pour  cela  de  prier,  de 
solliciter,  de  presser?  Non  ,  Chrétiens;  la  résistance  de  Jésus-Christ  aug- 
menta sa  persévérance ,  et  sa  persévérance  triompha  de  la  résistance  de 
Jésus-Christ.  Elle  comprit  d'abord  le  mystère  et  les  inclinations  de  ce  Dieu 
Sauveur;  et  dans  l'engagement  où  elle  se  trouva  d'entrer,  pour  ainsi  dire, 
en  lice  avec  lui ,  opposant  à  une  dureté  apparente  les  empressements  véri- 
tables d'une  sainte  opiniâtreté,  elle  força  en  quelque  sorte  les  lois  de  la 
Providence  ;  elle  mérita ,  quoique  étrangère ,  d'être  traitée  en  Israélite  : 
elle  obtint  le  double  miracle ,  et  de  la  délivrance  de  sa  fille  ,  et  de  sa  propre 
conversion.  0  charité  de  mon  Dieu,  s'écrie  un  Père,  que  vous  êtes  ado- 
rable dans  vos  dissimulations ,  et  dans  les  stratagèmes  dont  vous  usez  pour 

«  Maith,,  15.  —  *  Jacob.,  I.  —  3  Malt.,  15.  —  4  Ibid. 


9UH    LA    PRIÈRE.  379 

combattre  en  apparence  contre  ceux  même  pour  qui  vous  combattez  en 
effet!  0  dissimulatrix  clementia,  quœ  duritiem  te  simulas ,  quanta  pie- 
tate  pugnas  adversks  eos  pro  quibus pugnasl  Ne  désespérez  donc  point, 
ajoutait-il,  ô  âme  chrétienne,  vous  qui  avez  commencé  dans  la  prière  à 
lutter  avec  votre  Dieu  !  car  il  aime  que  vous  lui  fassiez  violence  ;  il  se  plaît 
à  être  désarmé  par  vous  :  Noli  igitur  desperare,  ô  anima,  quœ  cum  Deo 
luctari  cœpisti;  amat  utique  vim  abs  te  pati,  desiderat  à  te  superari. 
Et  ne  craignons  pas,  mes  Frères,  conclut-il,  que  ce  Dieu  de  miséricorde 
puisse  être  fort  et  invincible  contre  nous ,  lui  qui ,  par  le  plus  étonnant 
prodige,  a  voulu  jusques  à  la  mort  être  faible  pour  nous  :  Et  absit,  Fra- 
tres  ,  ut  fortis  sit  adversum  nos ,  qui  pro  nobis  usque  ad  mortem  infir- 
matus  est.  Ainsi  le  concevaient  les  Saints  :  mais  nous ,  vous  le  savez ,  pré- 
venus d'une  erreur  toute  contraire ,  et  emportés  par  un  esprit  volage  et 
léger,  nous  cédons  à  Dieu  malgré  lui-même;  nous  lui  cédons  lorsqu'il 
voudrait  lui-même  nous  céder  ;  nous  nous  ennuyons  de  lui  dire  que  nous 
sommes  pauvres  et  que  nous  attendons  son  secours ,  et  il  veut  être  impor- 
tuné. Cette  assiduité  nous  fatigue,  nous  gêne,  nous  cause  des  dégoûts  et 
des  impatiences.  Nous  voudrions  en  être  quittes ,  pour  nous  être  une  fois 
présentés  à  la  porte  ;  et  nous  oublions  la  grande  maxime  du  Sage ,  qui 
nous  avertit  de  supporter  les  lenteurs  de  Dieu  :  Sustine  sustentationes 
Dei l.  Nous  ne  pouvons  nous  accommoder  de  cette  parole  d'Isaïe  :  Ex- 
pecta ,  attendez  ;  Reexpecta  2 ,  attendez  encore.  Le  moindre  délai  nous 
rebute  ;  et  souvent  sur  le  point  même  de  voir  nos  vœux  remplis ,  nous  en 
perdons  tout  le  mérite  et  tout  le  profit.  A  qui  nous  en  devons-nous 
prendre?  Est-ce  à  Dieu?  ou  n'est-ce  pas  à  nous-mêmes? 

Enfin  ,  prier  avec  attention,  avec  affection  ,  je  dis  avec  attention  de  l'es- 
prit, avec  affection  du  cœur,  quoi  de  plus  nécessaire  et  de  plus  essentiel 
à  la  prière?  Je  finis  par  ce  point,  le  plus  important  de  tous.  Attention  de 
l'esprit,  affection  du  cœur,  c'est  ce  que  j'appelle,  après  saint  Thomas , 
Fàme,de  la  prière  ,  et  sans  quoi  elle  ne  peut  pas  plus  subsister  qu'un  corps 
sans  l'esprit  qui  le  vivifie  et  qui  l'anime.  Car  qu'est-ce  que  la  prière?  ne 
consultons  point  ici  la  théologie,  mais  le  seul  bon  sens,  et  l'idée  com- 
mune que  nous  avons  de  ce  saint  exercice  ;  qu'est-ce ,  encore  une  fois , 
que  la  prière?  un  entretien  avec  Dieu,  où  l'âme  admise,  pour  m'expri- 
mer  de  la  sorte,  et  introduite  dans  le  sanctuaire,  expose  à  Dieu  ses  soins, 
lui  représente  ses  faiblesses,  lui  découvre  ses  tentations,  lui  demande 
grâce  pour  ses  infidélités.  Or,  tout  cela  ne  suppose-t-il  pas  un  recueille- 
ment et  un  sentiment  intérieur?  Si  donc  il  arrive  qu'au  moment  que  je 
traite  avec  Dieu  ,  mon  esprit  s'égare  jusques  à  perdre  absolument  et  vo- 
lontairement cette  attention  intérieure  et  cette  dévotion  ;  quoi  que  je  fasse 
du  reste,  ce  n'est  plus  une  prière.  Quand  je  chanterais  les  louanges  du 
Seigneur  ,  quand  j'emploierais  les  nuits  entières*  au  pied  des  autels  ;  quand 
mon  corps ,  selon  l'expression  et  l'exemple  de  David ,  demeurerait  comme 
attaché  et  collé  à  la  terre;  dès  que  je  cesse  de  m'appliquer,  je  cesse  de 
prier.  Et  de  là ,  Chrétiens  ,  le  Docteur  angélique  tirait  trois  grandes  con- 

1  Eccli.,  2 J  Isai.,  28. 


380  SUR    LA    PRIÈRE. 

séquences  auxquelles  je  n'ajouterai  rien ,  mais  que  je  vous  prie  de  bien  mé- 
diter pour  votre  édification  ;  conséquences  terribles ,  et  qui  vous  feront 
pleinement  connaître  pourquoi  nos  prières  ont  si  peu  d'efficace  auprès  de 
Dieu. 

Première  conséquence.  Puisqu'il  est  vrai  que  l'attention  est  de  l'essence 
de  la  prière,  on  peut  dire  avec  sujet,  mais  encore  avec  plus  de  douleur, 
que  l'exercice  de  la  prière  est  comme  anéanti  dans  le  christianisme  ;  pour- 
quoi ?  parce  que  si  l'on  y  prie  encore  quelquefois ,  c'est  sans  réflexion.  A 
quoi  se  réduit  toute  notre  piété?  à  quelques  prières  que  nous  récitons, 
mais  du  reste  avec  un  esprit  dissipé  et  presque  toujours  distrait.  Nous  re- 
muons les  lèvres ,  non  pas  comme  cette  mère  de  Samuel ,  dont  le  grand- 
prêtre  Héli  jugea  témérairement  ;  mais  comme  les  Juifs  ,  à  qui  Dieu  re- 
prochait que  leur  cœur  était  bien  loin  de  lui ,  tandis  qu'ils  le  glorifiaient 
de  bouche.  Ainsi  nos  prières  ne  sont  plus  communément  qu'hypocrisie; 
et  Jésus-Christ  pourrait  bien  nous  redire  ce  qu'il  disait  aux  pharisiens  : 
Hypocrites,  benè  prophetavit  de  vobis  Isaias  :  Populus  hic  labiis  me 
honorât ,  cor  autem  eorum  longe  est  à  me  i.  Ce  n'est  pas  seulement  le 
peuple  qui  tombe  dans  ce  désordre,  et  qui,  par  une  fatale  grossièreté, 
prie  tous  les  jours  sans  prier,  c'est-à-dire  sans  penser  à  qui  il  parle,  ni  à 
ce  qu'il  demande.  Ce  n'est  pas  seulement  le  sexe  dévot,  qui,  plus  adonné 
à  la  prière ,  fait  son  capital  de  dire  beaucoup ,  mais  sans  fixer  sa  légèreté 
naturelle ,  et  en  s'appliquant  très-peu.  Ce  sont  même  les  hommes  les  plus 
éclairés  et  les  mieux  instruits  ;  ce  sont  les  personnes  mêmes  consacrées  à 
Dieu ,  les  ministres  mêmes  de  Dieu ,  qui ,  par  le  plus  déplorable  renver- 
sement ,  à  force  de  prier  ne  prient  point  du  tout  ;  et  au  lieu  de  perfec- 
tionner une  si  sainte  pratique  par  l'habitude,  la  corrompent  et  la  dé- 
truisent. 

Seconde  conséquence.  Puisque  la  prière  renferme  essentiellement  l'at- 
tention, il  s'ensuit  que,  dans  les  prières  qui  nous  sont  commandées, 
l'attention  est  elle-même  de  précepte,  en  sorte  qu'il  ne  suffit  point  alors 
de  prononcer,  mais  qu'une  distraction  notable  et  volontaire  doit  être  con- 
sidérée comme  une  offense  griève  et  mortelle.  Or  je  dis  surtout  ceci ,  mes 
Frères ,  et  pour  vous  et  pour  moi,  parce  que  c'est  en  cela  que  consiste  un 
des  premiers  engagements  de  votre  profession  et  de  la  mienne  ,  et  que  la 
prière  vocale  est  comme  le  sacré  tribut  que  l'Église  chaque  jour  exige  de 
nous.  Car  il  serait  bien  étrange  que  cette  action ,  si  sainte  d'elle-même  , 
et  qui  doit  nous-mêmes  nous  sanctifier ,  ne  servit  qu'à  nous  condamner  ; 
et  que  ce  qui  doit  être  pour  nous  la  source  des  grâces ,  devint  une  des 
sources  de  notre  réprobation.  Souvenons-nous  qu'en  nous  obligeant  à  l'of- 
fice divin,  nous  nous  sommes  obligés  à  un  acte  de  religion;  qu'un  acte  de 
religion  n'est  point  une  pratique  purement  extérieure  ;  et  que  comme  l'É- 
glise ,  en  nous  commandant  la  confession ,  nous  commande  la  contrition 
du  cœur,  aussi  nous  commande-t-elle  l'attention  de  l'esprit,  en  nous 
commandant  la  prière.  Soit  que  cette  obligation  naisse  immédiatement  et 
directement  du  précepte  de  l'Église  même,  comme  l'estiment  de  très-ha- 

1  Matth.,  15. 


SUR    LA    PRIÈRE.  381 

biles  théologiens  ;  soit  quelle  vienne  du  précepte  naturel  qui  accompagne 
celui  de  l'Église,  en  vertu  duquel  Dieu  nous  ordonne  de  faire  saintement 
et  dignement  ce  qui  nous  est  prescrit ,  comme  veulent  quelques  autres  : 
quoi  qu'il  en  soit,  cette  différence  de  sentiments  n'est  qu'une  subtilité  de 
l'école;  et  dans  l'une  et  l'autre  opinion,  l'on  pèche  toujours  également. 
Ah  !  mes  Frères ,  n'attirons  pas  sur  nous  cette  malédiction  dont  le  Pro- 
phète, dans  l'excès  de  son  zèle,  menaçait  le  pécheur,  quand  il  disait  :  Que 
sa  prière  devienne  un  péché  pour  lui  :  Oratio  ejus  fiât  in  peccatum  *. 
Or  à  combien  de  ministres,  ou  de  combien  de  ministres  n'est-il  pas  à 
craindre  qu'on  en  puisse  dire  autant?  Si  saint  Augustin  s'accusait  sur  cela 
de  négligence,  nous  avons  bien  encore  plus  lieu  de  nous  en  accuser  nous- 
mêmes. 

Troisième  et  dernière  conséquence.  Ce  n'est  donc  pas  sans  raisons  que 
Dieu  rejette  nos  prières ,  puisque  ce  ne  sont  rien  moins  que  des  prières ,  et 
que ,  bien  loin  de  l'honorer ,  nous  l'offensons  et  l'irritons  contre  nous. 
Car  quelle  injustice,  mon  cher  auditeur  ?  Vous  voulez  que  Dieu  s'applique 
à  vous  quand  il  vous  plaît  de  le  prier ,  et  vous  ne  voulez-pas.,  en  le  priant, 
vous  appliquer  vous-même  à  Dieu.  Vous  dites  à  Dieu  comme  le  Prophète  : 
Seigneur,  prêtez  l'oreille  à  mes  paroles,  Verba  mea  auribus percipe  2  ; 
Seigneur ,  écoutez  mes  cris ,  Intellige  clamorem  meum  3  ;  Seigneur,  soyez 
attentif  à  mes  vœux ,  Intende  voci  orationis  meœ  4  ;  mais  au  même 
temps  vous  portez  votre  esprit  ailleurs.  Vous  demandez  que  Dieu  vous 
parle ,  et  vous  ne  lui  parlez  pas  ;  vous  demandez  que  Dieu  vous  écoute  , 
et  vous  ne  l'écoutez  pas ,  vous  ne  vous  écoutez  pas  vous-même ,  vous  ne 
vous  comprenez  pas. 

Réformons-nous,  Chrétiens,  sur  ce  seul  article,  et  nous  réformerons 
toute  notre  vie  ;  car  on  sait  bien  vivre ,  dit  saint  Augustin ,  quand  on  sait 
bien  prier  :  Recte  novit  vivere,  qui  novit  orare  5.  Pourquoi  sommes- 
nous  sujets  à  tant  de  désordres?  c'est  parce  que  nous  ne  prions  point,  ou 
que  nous  prions  mal  ;  et  par  un  retour  trop  ordinaire ,  pourquoi  ne  prions- 
nous  point,  ou  pourquoi  prions-nous  mal?  c'est  parce  que  nous  ne  vou- 
lons pas  sortir  de  nos  désordres,  et  que  nous  craignons  de  guérir.  Deman- 
dons à  Dieu  des  choses  dignes  de  lui  et  dignes  de  nous.  Demandons-les 
d'une  manière  digne  de  lui  et  digne  de  nous.  En  deux  mots,  demandons- 
lui  ses  grâces  ,  et  demandons-les  bien  ;  nous  les  obtiendrons  :  mais  entre 
les  autres  grâces,  demandons-lui  surtout  le  don  de  la  prière.  Disons-lui 
comme  les  apôtres  :  Domine,  doce  nos  orare  6  :  Ah  !  Seigneur ,  notre 
faiblesse  est  telle ,  que  nous  ne  pouvons  pas  même  sans  vous ,  vous  bien 
exposer  nos  besoins,  ni  bien  implorer  votre  secours.  C'est  à  vous  à  nous 
faire  sentir  efficacement  nos  misères  ;  c'est  à  vous  à  nous  attirer  au  pied 
de  votre  autel  pour  vous  les  représenter  ;  c'est  à  vous  à  nous  inspirer  ce 
que  nous  devons  vous  dire  pour  vous  toucher.  Donnez-nous  donc  vous- 
même  ,  ô  mon  Dieu ,  cette  science  si  nécessaire ,  et  par  une  grâce  où  sont 
en  quelque  sorte  renfermées ,  comme  dans  leur  source  ,  toutes  les  autres 
grâces ,  apprenez-nous  à  nous  servir  de  la  prière  pour  faire  descendre  sur 

1  Psalm.  108.  —  3  Ibid.,  5.  —  3  Ibid.  —  4  lbitl,  —  5  AuS.  —  c  Luc,  11. 


382  SUR   LA    PREDESTINATION. 

nous  des  grâces  de  conversion ,  des  grâces  de  sanctification ,  des  grâces  de 
salut,  qui  nous  conduisent  à  la  gloire,  etc. 


SERMON  POUR  LE  VENDREDI  DE  LA  PREMIÈRE  SEMAINE. 


SUR   LA   PREDESTINATION. 

Erat  autem  quidam  liomo  ibi ,  Irhfmla  et  octo  annos  habens  in  infirmitate  sua.  Hune  cùm  vi- 
disset  Jésus  jacenlem ,  et  cognovisset  quia  jam  multum  tempu%  haberet,  dicil  ei  :  Vis  sanus  feri? 

Or  il  y  avait  un  homme  malade  depuis  trente-huit  ans.  Jésus  l'ayant  vu  couche  par  terre , 
et  sachant  depuis  comhien  de  temps  il  était  dans  cet  état,  lui  dit:  Voulez-vous  êire  guéri? 
Saint  Jean,  ch.  5. 

Sire  , 

A  en  juger  par  les  apparences,  fut-il  jamais  une  demande  moins  né- 
cessaire que  celle  du  Fils  de  Dieu  à  ce  paralytique  de  notre  évangile  ? 
C'était  un  malade  de  trente-huit  ans,  exposé  comme  les  autres  sur  le  bord 
de  la  piscine  miraculeuse.  Il  attendait  avec  impatience  qu'on  l'y  jetât,  au 
moment  que  l'eau  serait  remuée  par  fange  du  Seigneur  :  il  cherchait 
un  homme  charitable  pour  lui  rendre  ce  bon  office  ;  il  était  affligé  et  il  se 
plaignait  même  de  n'en  avoir  encore  pu  trouver  ;  enfin  il  ne  désirait  rien 
plus  ardemment  que  sa  guérison ,  et  il  n'avait  point  d'autre  pensée  ni 
d'autre  soin  qui  l'occupât  :  pourquoi  donc  lui  demander  s'il  veut  être 
guéri ,  Vis  sanus  fieri?  Mais  ce  n'est  pas  sans  raison,  répond  saint  Au- 
gustin. Ce  paralytique  était  la  figure  des  pécheurs;  et  lui-même,  comme 
pécheur ,  il  ne  pouvait  être  guéri  sans  être  converti ,  selon  la  pratique  du 
Sauveur  des  hommes ,  de  ne  guérir  jamais  les  corps  qu'au  même  temps  il 
ne  sanctiliât  les  âmes.  Or  quelque  disposé  que  fût  ce  malade  à  sa  guéri- 
son  ,  peut-être  ne  l' était-il  pas  également  à  sa  conversion  ;  et  c'est  pour 
cela  que  Jésus-Christ,  qui  savait  que  l'un  dépendait  de  l'autre,  et  qui  ne 
voulait  pas  lui  accorder  l'un  s'il  ne  consentait  à  l'autre,  lui  demande 
avant  toutes  choses  :  Vis  sanus  fieri?  voulez-vous  être  guéri? 

Tel  est ,  Chrétiens ,  notre  état  en  qualité  de  pécheurs  :  il  y  a  peut-être 
longtemps  que  nous  languissons ,  et  que  nous  sommes  sans  action  et  sans 
mouvement  dans  la  voie  de  Dieu,  ou  plutôt  hors  de  la  voie  de  Dieu.  Peut- 
être  Dieu  voit-il  parmi  nous  des  paralytiques  de  plusieurs  années,  c'est-à- 
dire  des  hommes  endurcis  dans  leurs  habitudes  criminelles  ;  et  plaise  au 
ciel  qu'entre  ceux  à  qui  je  parle  ,  il  n'y  en  ait  pas  dont  on  puisse  dire  : 
Erat  autem  quidam  triginta  et  octo  annos  habens  in  infirmitate  sua  : 
ce  pécheur  est  depuis  trente-huit  ans  dans  son  désordre.  Nous  avions  be- 
soin d'un  homme  pour  nous  affranchir  de  la  servitude  du  péché.  Cet 
homme  est  venu ,  et  c'est  Jésus-Christ.  Il  nous  a  jetés  dans  la  piscine  ;  je 
veux  dire  dans  les  eaux  salutaires  du  baptême  ,  où  nous  avons  été  régé- 
nérés. Au  lieu  de  nous  maintenir  dans  la  possession  de  cette  grâce  ,  nous 
en  sommes  déchus  ;  et  il  est  encore  prêt  de  nous  faire  entrer  dans  une  se- 


SUR   LA    PRÉDESTINATION.  383 

conde  piscine ,  qui  est  celle  des  larmes  et  de  la  pénitence.  Mais  auparavant 
il  nous  demande  à  tous  en  général  et  à  chacun  en  particulier  :  Vis  sanus 
fieri?  est-ce  de  bonne  foi  que  vous  voulez  être  guéri  ?  C'est  à  quoi  il  faut 
que  nous  répondions ,  et  ce  qui  me  donne  lieu  de  vous  entretenir  d'une 
matière  importante ,  puisqu'il  s'agit  des  desseins  de  Dieu  sur  nous  par 
rapport  au  salut,  et  de  la  manière  dont  nous  y  devons  coopérer.  C'est  en 
cela  même  aussi  que  consiste  le  grand  mystère  de  la  prédestination.  Mys- 
tère profond  et  adorable  ;  mystère  sur  lequel  on  a  formé  et  l'on  forme 
encore  dans  le  christianisme  tant  de  questions  ;  mystère  dont  je  veux  vous 
parler  aujourd'hui,  pour  vous  apprendre  l'usage  que  vous  en  devez  faire  ; 
les  égarements ,  les  écueils  qu'il  y  faut  éviter.  Saluons  d'abord  Marie  et 
disons-lui,  Ave,  Maria. 

C'est  le  malheur  de  l'homme  d'abuser  de  tout ,  et  de  corrompre  soit  par 
la  malice  de  son  cœur,  soit  par  les  erreurs  de  son  esprit,  jusques  aux  dons 
de  Dieu ,  jusques  aux  attributs  de  Dieu ,  jusques  aux  mystères  de  Dieu. 
Vérité  que  saint  Augustin  a  voulu  nous  faire  entendre,  lorsque,  se  servant 
d'une  expression  bien  hardie ,  il  a  dit  que  Dieu ,  qui  est  la  sainteté ,  la  pu- 
reté par  excellence,  n'est  pour  les  impies  et  pour  les  pécheurs,  ni  saint,  ni 
pur  ;  puisque  les  pécheurs  et  les  impies  se  font  tous  les  jours  de  Dieu 
même  comme  un  sujet  de  profanation  :  Immundis,  ne  Deus  quidem  ipse 
mundus  est1.  Or  ce  que  saint  Augustin  disait  de  Dieu,  est  encore  plus 
vrai  de  la  prédestination  de  Dieu.  Car  cette  prédestination  est  un  mystère 
de  grâce  ;  et  par  l'abus  qu'en  font  les  hommes  ,  elle  leur  devient  une  ma- 
tière de  scandale.  Ils  s'en  servent  comme  d'un  prétexte,  les  uns  pour  vivre 
dans  une  vaine  confiance  qui  leur  fait  négliger  le  salut ,  et  les  autres  pour 
s'entretenir  dans  des  défiances  criminelles  qui  ruinent  en  eux  l'espérance 
du  salut.  Ceux-ci  s'en  prévalent  pour  présumer  trop  de  Dieu ,  et  ceux-là 
en  sont  troublés  jusqu'à  désespérer  des  bontés  de  Dieu  :  les  premiers  par 
un  excès  de  témérité,  et  comptant  sur  la  prédestination  de  Dieu,  concluent 
que  leur  salut  est  en  assurance  ,  sans  qu'ils  se  mettent  en  peine  d'y  tra- 
vailler ;  et  les  seconds  ,  par  une  pusillanimité  de  cœur  et  dans  un  senti- 
ment tout  contraire ,  se  persuadent  qu'il  n'y  a  plus  de  salut  pour  eux ,  et 
que  ce  serait  en  vain  qu'ils  y  travailleraient.  Deux  grands  désordres  aux- 
quels nous  sommes  exposés  à  l'égard  de  la  prédestination  ;  deux  écueils 
dont  nous  avons  à  nous  préserver,  la  présomption  et  le  désespoir.  Ce  sont 
aussi ,  Chrétiens  ,  ces  deux  désordres  que  j'entreprends  de  combattre  dans 
ce  discours ,  en  vous  faisant  voir  que  la  prédestination  de  Dieu  ne  favorise 
ni  l'un  ni  l'autre  ;  et  que  nous  sommes  inexcusables,  lorsqu'en  conséquence 
de  ce  mystère,  nous  nous  abandonnons,  ou  à  la  présomption  qui  nous  fait 
oublier  le  soin  du  salut ,  ce  sera  le  premier  point  :  ou  au  désespoir  qui 
nous  fait  renoncer  au  salut ,  ce  sera  le  second.  Il  ne  me  faudrait  point 
d'autre  règle ,  ni  d'autre  preuve ,  que  la  parole  de  Jésus-Christ  :  Vis  sanus 
fteri  ?  voulez-vous  être  guéri  ?  Car  puisque  sur  le  salut  on  nous  demande, 
aussi  bien  qu'au  paralytique  de  l'Évangile,  si  nous  le  voulons,  il  faut  donc 

1   August. 


384;  SUR   LA    PRÉDESTINATION. 

en  effet  le  vouloir  et  y  travailler,  et  voilà  le  remède  à  notre  présomption  : 
et  puisqu'on  nous  fait  au  même  temps  connaître  qu  il  ne  s'agit  que  de  le 
vouloir,  nous  ne  devons  donc  pas  nous  troubler  ni  désespérer,  et  voilà  le 
remède  à  notre  défiance.  Deux  vérités  fondamentales  de  notre  religion , 
sur  lesquelles  je  vais  vous  découvrir  mes  pensées,  et  qui  peuvent  beaucoup 
servir  à  la  réformation  de  vos  mœurs. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

Se  confier  à  Dieu ,  et  mettre  en  lui  toute  son  espérance  ;  le  regarder 
comme  Fauteur,  ou,  selon  le  langage  de  l'Écriture,  comme  le  Dieu  de  son 
salut ,  Deus  salutis  meœ 1  ;  faire  fond  sur  les  mérites  de  Jésus-Christ ,  et 
compter  sur  le  bienfait  de  la  rédemption  ;  dire ,  Je  puis  tout  en  celui  qui 
me  fortifie  ;  et  tout  ce  que  je  serai  jamais  devant  Dieu ,  c'est  par  la  grâce 
que  je  le  serai  :  je  l'avoue  ,  Chrétiens ,  ce  sont  des  sentiments  de  piété  que 
la  religion  nous  inspire ,  que  nous  devons  avoir  dans  le  cœur,  et  qui  s'ac- 
cordent parfaitement  avec  toutes  les  règles  de  la  foi.  Mais  en  demeurer 
absolument  là ,  et  se  reposer  du  soin  de  son  salut  sur  cette  Providence 
générale  qui  en  conduit  les  ressorts ,  et  qui  en  ordonne  les  moyens  ;  dire  , 
J'attends  l'heure  et  le  moment  qu'il  plaira  à  Dieu  de  me  toucher,  et  ce- 
pendant vivre  en  paix  et  sans  inquiétude  dans  son  péché  ;  regarder  sa  con- 
version comme  une  affaire  que  Dieu  ait  prise  entièrement  sur  lui ,  et  dont 
il  ne  nous  rendra  pas  responsables  ;  c'est  une  présomption  ,  mes  chers  au- 
diteurs ,  aussi  mal  fondée  dans  son  principe  ,  qu'elle  est  pernicieuse  dans 
ses  effets.  Prenez  bien  garde  à  ces  deux  choses  :  présomption  dont  le  prin- 
cipe est  ruineux ,  et  présomption  dont  les  effets  sont  très-pernicieux.  Je 
vais  vous  en  convaincre ,  si  vous  voulez  me  suivre  avec  attention. 

Je  dis  que  cette  présomption  est  mal  fondée  dans  son  principe  :  en  voici 
la  raison ,  qui  est  évidente.  Parce  que ,  de  quelque  manière  que  Dieu  nous 
ait  prédestinés ,  il  est  de  la  foi  qu'il  ne  nous  sauvera  jamais  sans  notre 
coopération.  Or  s'il  est  vrai  que  je  dois  ,  pour  être  sauvé  ,  y  coopérer  avec 
Dieu  ,  il  ne  m'es^  donc  plus  permis  de  m'assurer  tellement  de  Dieu,  que 
j'abandonne  le  soin  de  mon  salut,  et  que  je  m'en  décharge  entièrement  sur 
lui.  J'ai  droit  d'espérer  en  Dieu  ;  mais  au  même  temps  j'ai  une  obligation 
indispensable  de  travailler  avec  Dieu ,  d'agir  avec  Dieu  ;  et  si  je  sépare 
cette  confiance  de  ce  travail ,  de  cette  action  ,  je  me  perds  ,  et  je  renverse 
l'ordre  de  Dieu.  En  effet,  quel  est  l'ordre  de  Dieu  dans  la  disposition  du 
salut  des  hommes?  Le  voici  exprimé  dans  ces  deux  paroles  de  saint  Au- 
gustin, que  vous  avez  cent  fois  entendues  :  Qui  fecit  te  sine  te ,  non  sal- 
vabit  te  sine  te2.  Ce  Dieu  plein  de  sagesse  et  tout-puissant  qui  vous  a 
•créé  sans  vous  ,  n'a  pas  voulu  vous  sauver  sans  vous  ;  et  à  prendre  même 
le  salut  dans  cette  étendue  que  lui  donne  la  théologie,  c'est-à-dire  en 
tant  qu'il  présuppose  ou  qu'il  renferme  notre  conversion,  il  n'est  pas,  en 
quelque  sorte  ,  au  pouvoir  de  Dieu  de  nous  sauver  sans  nous  :  pourquoi  ? 
parce  que  ,  dit  saint  Thomas  ,  c'est  dans  nous-mêmes ,  je  veux  dire  dans 

'  Psalm,  17.  —  a  Aug. 


SUR    LA    PREDESTINATION.  385 

notre  volonté,  préparée,  élevée  et  fortifiée  par  la  grâce,  que  tout  le  mystère 
de  notre  conversion  doit  consister. 

11  n'en  est  pas  ainsi  de  tous  les  autres  ouvrages  de  Dieu  ;  et  en  particu- 
lier, il  n'en  était  pas  de  même  du  miracle  rapporté  dans  notre  évangile. 
Quand  le  Fils  de  Dieu  demanda  à  ce  paralytique  s'il  voulait  être  guéri , 
Vis  ?  ce  n'était  pas  ,  remarque  saint  Ambroise  ,  qu'il  eût  besoin  ,  pour  le 
guérir,  de  son  consentement  ;  car  il  le  pouvait  guérir  d'une  pleine  auto- 
rité sans  que  ce  malade  le  voulût  et  même  quoiqu'il  ne  le  voulût  pas  : 
mais  quand  Dieu  entreprend  de  nous  convertir  et  qu'il  nous  demande 
intérieurement  si  nous  le  voulons ,  c'est  par  une  espèce  d'engagement 
auquel ,  tout  Dieu  qu'il  est ,  sa  sagesse  et  sa  providence  se  trouvent  comme 
assujetties.  Car  quoi  que  Dieu  fasse  de  son  côté ,  il  est  infaillible  que  nous  ne 
serons  jamais  convertis  si  nous  ne  le  voulons  être  ;  et  il  y  aurait  même  de 
la  contradiction  que  nous  ne  le  fussions  et  que  nous  ne  le  voulussions  pas , 
puisque ,  selon  la  maxime  de  tous  les  Pères ,  être  converti  n'est  rien  autre 
chose  que  le  vouloir,  et  le  vouloir  efficacement. 

Je  sais  que  la  grâce  est  le  grand  principe  et  la  première  cause  qui  opère 
en  nous  cette  volonté  :  mais  je  sais  aussi  qu'elle  ne  F  opère  pas  toute  seule  ; 
et  quelque  victorieuse ,  quelque  puissante  que  je  la  conçoive  ,  c'est  tou- 
jours sans  préjudice  de  ce  que  la  foi  m'enseigne ,  que  cet  acte  de  la  volonté 
qui  fait  notre  conversion ,  est  un  acte  libre  :  or,  du  moment  qu'il  doit  être 
libre ,  nous  ne  pouvons  plus  nous  en  reposer  sur  un  autre  ;  mais  c'est  à 
nous-mêmes  à  l'exiger  de  nous-mêmes  ,  à  nous  en  demander  compte  à 
nous-mêmes  ,  pour  en  pouvoir  un  jour  rendre  compte  à  Dieu. 

C'est  pour  cela  que  le  même  esprit  qui  nous  fait  dire  à  Dieu  dans  l'É- 
criture ,  Couverte  nos,  Domine  l,  Seigneur,  convertissez-nous ,  met  aussi 
dans  la  bouche  de  Dieu  ces  autres  paroles  :  Convertimini  ad  me  2,  con- 
vertissez-vous à  moi.  Or,  reprend  saint  Augustin,  comment  accorder  ces 
deux  textes  ensemble  ?  Si  c'est  Dieu  qui  nous  convertit,  pourquoi  nous 
ordonne-t-il  de  nous  convertir  ?  et  si  c'est  nous-mêmes  qui  nous  convertis- 
sons ,  pourquoi  demandons-nous  à  Dieu  qu'il  nous  convertisse  ?  Ah  !  mes 
Frères,  répond  ce  saint  docteur,  voilà  justement. le  secret  de  cette  prédes- 
tination adorable,  sur  quoi  sont  fondés  tous  les  devoirs  de  la  vie  chrétienne. 
C'est  qu'autant  qu'il  serait  injurieux  à  Dieu  que  nous  eussions  jamais  sans 
lui  la  pensée  de  nous  convertir,  autant  nous  est-il  inutile  de  nous  flatter 
que  Dieu  seul  nous  convertira  ;  c'est  que ,  pour  nous  sauver  selon  les  lois 
établies  par  la  divine  Providence  ,  deux  conversions  sont  nécessaires  ,  la 
conversion  de  Dieu  et  la  nôtre ,  la  conversion  de  Dieu  à  nous  et  notre  con- 
version à  Dieu.  Il  faut  que  Dieu  se  convertisse  à  nous,  en  nous  prévenant 
par  sa  grâce  ;  ec  il  faut  que  nous  nous  convertissions  à  Dieu  ,  en  suivant 
avec  fidélité  le  mouvement  de  sa  grâce.  Voilà  toute  la  théologie  d'un  chré- 
tien. Il  est  vrai  que  Dieu  s'est  chargé  de  la  première  de  ces  deux  conver- 
sions ,  et  qu'elle  est  uniquement  de  son  ressort  ;  mais  il  n'est  pas  moins 
vrai  qu'il  a  prétendu  que  nous  fussions  chargés  de  l'autre ,  comme  d'une 
condition  dont  nous  devons  personnellement  lui  répondre.  Je  dois  donc  , 

1  Thren.,  5.  —  *  Isaï.,  45. 

T.    I.  25 


386  SUR    LA    PREDESTINATION. 

si  je  raisonne  bien  ,  jeter  tellement ,  comme  parle  l'Apôtre  ,  dans  le  sein 
de  Dieu  toutes  mes  inquiétudes  ,  Omnem  sollicitudinem  vestram  proji- 
cientes  in  eum  x,  que  je  m'en  réserve  néanmoins  une  partie  ;  ou  plutôt , 
je  dois  tellement  les  jeter  toutes  en  Dieu,  qu  elles  demeurent  encore  toutes 
en  moi.  Pourquoi  cela?  parce  que  mon  salut  dépendant  tout  à  la  fois  et  de 
Dieu  et  de  moi ,  comme  je  suis  obligé ,  en  tant  qu'il  dépend  de  Dieu  ,  de 
l'abandonner  à  sa  sagesse  et  à  sa  miséricorde  ;  aussi ,  en  tant  qu'il  dépend 
de  moi ,  suis-je  obligé  de  m'y  appliquer  avec  tout  le  zèle  et  toute  la  fer- 
veur dont  je  suis  capable.  Je  dois  ,  selon  le  précepte  de  Jésus-Christ , 
m1  attacher  inviolablement  à  ces  deux  termes ,  et  en  faire  comme  les  deux 
points  fixes  sur  quoi  roule  toute  ma  prédestination  et  toute  ma  conduite  : 
Vigilate  et  orate*,  veillez  et  priez.  Je  dois  prier,  parce  que  je  ne  puis 
rien  sans  la  grâce  ;  et  je  dois  veiller,  parce  que  la  grâce ,  toute-puissante 
quelle  est,  ne  fait  rien  sans  moi.  Si  je  veille  sans  prier,  c'est  par  orgueil; 
si  je  prie  sans  veiller,  c'est  illusion.  La  vigilance  détachée  de  la  prière ,  me 
fait  oublier  ma  dépendance  ;  et  la  prière  détachée  de  la  vigilance ,  me  fait 
oublier  le  soin  que  je  dois  avoir  de  moi-même.  L'une  et  l'autre  ,  jointes 
ensemble ,  font  ce  juste  tempérament  en  quoi  consiste  de  notre  part  la  pré- 
destination divine;  et  par  là  je  sauve  tout,  et  ne  risque  rien. 

Mais  si  je  suis  prédestiné ,  direz-vous ,  je  n'ai  rien  à  craindre  ;  et  si  je  ne 
le  suis  pas ,  tous  mes  soins  et  toutes  mes  craintes  ne  me  peuvent  sauver. 
Écoutez-moi ,  Chrétiens  ;  voilà  le  faux  raisonnement  dont  le  libertinage  a 
de  tout  temps  prétendu  se  prévaloir.  Si  je  suis  prédestiné ,  je  n'ai  rien  à 
craindre  :  quelle  conséquence  !  et  moi  je  réponds  que  vous  devez  conclure 
tout  au  contraire ,  et  dire ,  Si  je  suis  prédestiné ,  je  dois  travailler  à  mon 
salut  avec  crainte  et  avec  tremblement  ;  si  je  suis  prédestiné ,  cela  m'en- 
gage à  être  attentif  et  à  veiller  continuellement  sur  moi-même.  On  dirait 
d'abord  que  cette  proposition  a  quelque  chose  de  paradoxe.  Nullement , 
Chrétiens  :  elle  est  fondée  sur  les  principes ,  non-seulement  les  plus  solides, 
mais  les  plus  naturels  et  les  plus  simples  de  la  raison.  Car  si  je  suis  pré- 
destiné, il  est  évident  que  je  ne  le  suis ,  et  que  je  ne  le  puis  être,  que 
dépendamment  des  moyens  à  .quoi  Dieu  a  voulu  attacher  ma  prédestina- 
tion; ou,  pour  parler  plus  juste,  que  dépendamment  des  moyens  qui  sont 
renfermés  dans  ma  prédestination.  Or,  la  foi  m'apprend  qu'un  des  moyens 
les  plus  essentiels  est  le  soin  de  mon  salut ,  et  la  crainte  des  jugements  de 
Dieu  est  une  défiance  salutaire  de  ma  propre  fragilité ,  est  une  vigilance 
exacte  qui  me  serve  de  frein ,'  et  qui  m'empêche  de  me  livrer  à  mes  pas- 
sions et  de  tomber  dans  le  relâchement.  S'il  y  a  une  prédestination  pour 
nous,  il  est  certain  qu'elle  comprend  et  qu'elle  embrasse  tout  cela.  Que 
fais-je  donc  quand  je  viens  à  me  négliger,  sous  ce  vain  prétexte  de  pré- 
destination dont  j'abuse?  Admirez,  Chrétiens,  la  faiblesse  de  l'esprit  de 
l'homme  dans  ses  égarements  :  ce  que  je  fais?  je  détruis  moi-même  le 
fondement  sur  lequel  je  bâtis,  c'est-à-dire  je  détruis  ma  prédestination 
au  même  temps  que  je  la  suppose;  et  pourquoi?  parce  que  j'en  sépare  ce 
qui  en  est  inséparable  ,  ce  qui  s'y  trouve  essentiellement  lié ,  et  sans  quoi 

•   1  Petr.,  5.  —  »  Matih.,  26. 


SUR    LA    PREDESTINATION.  387 

elle  ne  peut  subsister  dans  le  dessein  de  Dieu.  Ainsi  en  voulant  faire  le 
théologien ,  je  raisonne  en  homme  sans  principes  et  sans  connaissances. 

En  effet,  mes  Frères,  disait  saint  Prosper,  Dieu  ne  nous  a  pas  prédesti- 
nés selon  nos  idées,  ni  de  telle  sorte  que  notre  prédestination  puisse  jamais 
fomenter  nos  dérèglements  ;  il  nous  a  prédestinés  comme  des  créatures 
raisonnables ,  libres ,  capables  de  mériter,  et  qui  doivent  gagner  le  ciel  par 
titre  de  conquête  ou  de  récompense.  C'est  ce  que  nous  enseignent  toutes  les 
Écritures.  Il  est  donc  vrai  que  le  bon  usage  de  notre  raison ,  que  la  sou- 
mission de  notre  volonté,  que  nos  mérites  acquis ,  j'entends  acquis  par  la 
grâce  et  avec  le  secours  de  Dieu ,  que  nos  bonnes  œuvres ,  que  nos  vertus, 
que  nos  actions ,  que  notre  attachement  au  bien  ,  que  notre  application  à 
fuir  le  mal ,  que  tout  cela  doit  nécessairement  entrer  dans  notre  prédesti- 
nation éternelle ,  si  nous  sommes  du  nombre  des  prédestinés  et  des  élus. 
Et  l'on  peut  dire  que  c'est  en  cela  même  que  paraît  la  sagesse  de  notre 
Dieu ,  de  nous  avoir  prédestinés  par  sa  grâce  d'une  manière  si  conforme 
et  si  proportionnée  à  notre  nature.  D'où  il  s'ensuit  que  cette  confiance 
présomptueuse  qui  nous  fait  abandonner  à  Dieu  notre  salut ,  sans  pré- 
tendre y  donner  nous-mêmes  nos  soins,  est  dans  la  conduite  de  la  vie  une 
contradiction  manifeste,  où  l'homme,  en  quittant  les  voies  droites  que  Dieu 
lui  a  marquées,  s'égare,  se  confond  ;  et  pour  me  servir  de  l'expression  du 
Prophète  royal ,  se  dément  dans  son  iniquité  :  Et  mmtita  est  iniquitas 
sibi1.  En  faudrait-il  davantage  pour  nous  préserver  d'une  erreur  si  gros- 
sière et  si  sensible  ? 

Mais  si  cette  erreur  est  mal  fondée  dans  son  principe ,  elle  n'est  pas 
moins  funeste  dans  ses  effets ,  et  c'est  ici  que  je  vous  demande  toute  votre 
réflexion.  Car  à  quoi  va  cette  pernicieuse  maxime ,  de  se  reposer  du  soin 
de  son  salut  sur  ce  que  Dieu  en  a  déterminé  ?  à  deux  choses  également 
dangereuses  et  inévitables;  savoir,  à  éteindre  absolument  dans  l'homme  le 
zèle  des  bonnes  œuvres ,  et  à  nourrir  son  libertinage.  Je  dis  que  cette  pré- 
somption éteint  dans  l'homme  le  zèle  des  bonnes  œuvres  ;  c'est  sa  première 
propriété  :  preuve  infaillible  qu'elle  ne  vient  pas  de  Dieu.  Car  enfin ,  en 
quelque  sens  que  nous  prenions  la  chose ,  et  de  quelque  manière  que  nous 
envisagions  la  prédestination  dans  Dieu  ,  il  en  faut  toujours  revenir  à  cette 
règle ,  dont  il  ne  nous  est  pas  permis  de  nous  départir  ;  savoir,  que  si  l'idée 
que  nous  nous  formons  de  cette  prédestination  va  à  diminuer  en  nous  la 
ferveur  chrétienne  et  à  nous  faire  négliger  nos  devoirs ,  quelque  spécieuse 
qu'elle  nous  paraisse ,  c'est  une  idée  fausse.  Nous  semblât-elle  appuyée  sur 
le  témoignage  de  tous  les  Pères  de  l'Église ,  nous  nous  trompons ,  et  nous 
l'entendons  mal  :  pourquoi  ?  parce  que  nous  ne  l'entendons  pas  comme 
l'Apôtre,  qui  en  était  mieux  instruit  que  nous,  et  qui  rapportait  tout  ce 
qu'il  en  savait  à  cette  excellente  conclusion  :  Quapr opter,  Fratres ,  magis 
satagite ,  ut  per  bona  opéra  certain  vestram  vocationem  et  electionem 
faciatis%  :  C'est  pourquoi ,  mes  Frères  ,  efforcez- vous  d'autant  plus  à  assu- 
rer votre  vocation  et  votre  élection ,  par  votre  persévérance  dans  les  bonnes 
œuvres.  Comme  s'il  eût  dit  :  Au  lieu  de  philosopher,  de  contester,  de  sub- 

1   Psalm.  26.  —  2  2  Petr.,  1. 


388  SUR    LA    PRÉDESTINATION. 

tiliser  sur  le  choix  que  Dieu  a  fait  de  vous  (recherche  qui  sera  toujours 
inutile  et  même  pernicieuse  pour  vous),  appliquez -vous  plutôt,  Magis 
sat agite;  à  quoi?  à  vous  rendre  ce  choix  favorable  par  tout  le  bien  que 
vous  pouvez  faire,  et  que  vous  ne  faites  pas,  tandis  que  vous  perdez  le  temps 
à  raisonner  et  à  disputer  :  Quapropter  magis  satagite,  ut  per  bona  opéra 
certam  vestram  vocationem  et  electionem  faciatis. 

Et  voilà ,  disent  les  théologiens ,  la  marque  essentielle  pour  discerner 
dans  ces  matières  importantes ,  mais  pour  discerner  sûrement ,  ce  qu'il  y 
a  de  solide  et  ce  qui  ne  l'est  pas.  Je  m'explique.  Telle  doctrine  touchant  la 
prédestination  de  Dieu  est-elle  saine  et  orthodoxe?  ne  l'est-elle  pas?  c'est 
de  quoi  vous  doutez  ;  et  soit  pour  l'intérêt  de  votre  salut ,  soit  pour  obéir 
au  commandement  de  saint  Paul,  vous  voulez  en  faire  l'épreuve,  Omnia 
autem  pfobate*  ;  et  moi  je  dis,  Chrétiens,  que  voici  par  où  il  en  faut  juger. 
Est-ce  une  doctrine  qui  me  dispose  à  travailler  pour  Dieu,  qui  m'y  engage, 
qui  m'y  excite ,  qui  m'en  fasse  naître  le  désir,  qui  me  soutienne  et  qui 
m'anime  dans  les  résolutions  que  j'en  ai  formées?  dès  là  je  dois  m'en  défier. 
Mais  ne  fait-elle  rien  de  tout  cela?  je  dois  la  tenir  pour  suspecte;  et  quel- 
que couleur  de  vérité  qu'elle  ait  d'ailleurs,  je  dois  m'en  éloigner  comme 
d'un  écueil.  Car  ce  fut  ainsi  que  l'Église,  dans  le  dernier  concile,  jugea 
des  opinions  de  Luther  et  de  Calvin  :  elle  les  censura ,  elle  les  réprouva  9 
pourquoi?  parce  que ,  sous  prétexte  d'exalter  le  mystère  impénétrable  de 
la  prédestination  divine ,  elles  inspiraient  un  mépris  secret  des  œuvres 
du  salut. 

Aussi,  Chrétiens,  l'un  ou  l'autre  de  ces  fameux  hérésiarques  n'aurait-il 
pas  eu  bonne  grâce,  en  s' attachant  aux  principes  de  sa  secte,  de  pousser 
un  point  de  morale  sur  les  devoirs  de  la  piété  chrétienne?  Après  avoir  fait 
entendre  à  ses  auditeurs  que  la  prédestination  de  Dieu  impose  à  l'homme 
une  absolue  nécessité  d'agir;  que  toutes  nos  actions,  bonnes  et  mauvaises, 
roulent  sur  ce  décret  que  Dieu  a  formé  de  toute  éternité  ;  que  soumis  à  ce 
décret ,  nous  n'avons  plus  le  pouvoir  de  nous  déterminer  au  bien  ,  ni  de 
nous  détourner  du  mal  ;  que  nous  avons  perdu  notre  libre  arbitre ,  et  par 
conséquent  que  les  préceptes  de  la  loi ,  à  ceux  qui  ne  les  observent  pas  , 
sont  impossibles  :  l'un  ou  l'autre,  dis-je,  après  avoir  établi  ces  fondements, 
n'aurait-il  pas  été  bien  reçu  à  faire  le  prédicateur,  et  à  nous  dire ,  en  nous 
prêchant  la  pénitence  :  Faites  un  effort,  mes  Frères;  rompez  vos  liens, 
affranchissez-vous  de  l'esclavage  où  vous  êtes,  sortez  de  l'occasion,  renon- 
cez à  votre  péché?  Mais  comment  l'entendez-vous  ?  aurait  pu  lui  répliquer 
un  pécheur.  Si  mon  péché  est  arrêté  dans  cet  ordre  immuable  des  décrets 
de  Dieu,  le  moyen  que  j'y  renonce  ;  et  le  moyen  au  contraire  que  je  n'y 
renonce  pas ,  si  mon  salut  est  résolu?  Si  je  ne  suis  pas  prédestiné,  comment 
puis-je  me  convertir  ;  et  si  je  le  suis ,  comment  puis-je  ne  me  convertir 
pas?  pourquoi  donc  me  presser  de  la  sorte,  puisque,  selon  vous,  je  suis 
nécessité  à  l'un  ou  à  l'autre?  Vous  dites  que  c'est  Dieu  seul  qui  me  déter- 
mine à  faire  le  bien  :  pourquoi  donc  employer  votre  zèle  à  m'y  déterminer 
et  à  m'y  résoudre?  Par  une  telle  réponse,  l'homme  le  plus  endurci  n'au- 

«£1  Tliess.,  5. 


SUR    LA    PREDESTINATION.  389 

rait-il  pas  justifié  son  impénitence  contre  les  maximes  les  plus  sévères  de 
cette  prétendue  réforme? 

De  là  vient  que  ceux  qui  la  prêchaient  (  c'est  la  réflexion  d'un  savant 
cardinal,  l'ornement  de  notre  siècle,  et  le  défenseur  de  l'Église),  de  là  vient 
que  les  prédicateurs  de  cette  réforme ,  ou  plutôt  les  ministres  de  cette  hé- 
résie, ne  s'attachaient  presque  jamais  à  l'exhortation  quand  ils  étaient 
obligés  d'instruire  les  peuples.  Ils  parlaient  sans  cesse  à  leurs  auditeurs  de 
cette  profondeur  et  de  cet  abîme  des  jugements  de  Dieu  ;  ils  leur  en  inspi- 
raient de  l'horreur  ;  ils  leur  faisaient  admirer  cette  adorable  inégalité ,  qui 
fait  des  uns  des  vases  de  colère  et  de  perdition ,  et  des  autres  des  vases  de 
miséricorde  :  mais  à  peine  s'engageaient-ils,  ou  à  les  presser  sur  les  obli- 
gations de  leur  état ,  ou  à  les  confondre  sur  le  désordre  de  leurs  mœurs. 
S'ils  le  faisaient  quelquefois ,  c'était  faiblement,  et  avec  une  secrète  ré- 
pugnance ;  comme  s'ils  eussent  bien  senti  qu'ils  se  contredisaient  eux- 
mêmes  ,  et  qu'ils  eussent  reconnu  que  ces  grands  et  ces  énergiques  mou- 
vements d'indignation ,  de  reproches ,  de  menaces ,  d'invectives  contre  les 
pécheurs ,  qui  sont  si  propres  de  la  parole  de  Dieu ,  et  où  les  prophètes  ont 
fait  paraître  toute  la  force  et  toute  la  grâce  de  l'Esprit  saint  qui  les  ani- 
mait :  que  tout  cela ,  dis-je ,  ne  leur  convenait  pas.  Pourquoi  ?  parce  que 
tout  cela  supposait  une  liberté  qu'ils  avaient  entrepris  d'abolir,  et  dont  ils 
ne  retenaient  que  le  nom.  Jusque-là  que  pour  parler  conséquemment ,  et 
pour  soutenir  leur  erreur  par  une  autre  erreur,  ils  en  vinrent  enfin  à 
publier  que  les  bonnes  œuvres  n'avaient  nulle  part  au  salut  ;  et  que  toute 
l'affaire  de  la  justification  se  réduisait  à  un  seul  point ,  je  veux  dire  à  une 
simple  imputation  des  mérites  de  Jésus-Christ ,  sans  qu  il  en  dût  coûter 
autre  chose,  pour  être  sauvé ,  que  de  croire,  et  de  s'assurer  soi-même, 
par  l'esprit  intérieur  de  la  foi,  qu'on  était  en  effet  justifié  et  prédestiné. 
Secret  admirable  pour  aplanir  le  chemin  du  ciel ,  et  pour  y  faire  marcher 
à  l'aise,  non-seulement  les  âmes  lâches,  mais  même  les  plus  chargées  de 
crimes.  Or,  je  vous  demande  si  cela  seul  ne  suffisait  pas  pour  les  convaincre 
de  fausseté? 

Vous  me  direz  que  cette  doctrine ,  en  rapportant  tout  à  la  prédestination 
de  Dieu,  et  ne  laissant  rien  à  la  liberté  de  l'homme,  est  bien  plus  capable 
d'humilier  l'homme  et  de  réprimer  son  orgueil  :  et  moi ,  Chrétiens ,  je  ne 
conçois  pas  comment  on  peut  se  laisser  séduire  par  une  difficulté  aussi 
vaine  que  celle-là.  Car  en  quoi  consiste  la  vraie  humiliation  de  l'homme? 
n'est-ce  pas ,  dit  saint  Bernard ,  en  ce  que  l'homme  ait  quelque  chose  à  se 
reprocher,  en  ce  qu'il  soit  obligé  à  se  repentir,  à  s'accuser,  à  se  condamner 
soi-même,  en  ce  qu'il  envisage  toujours  son  péché  comme  un  sujet  de  honte, 
comme  une  malice  punissable,  comme  une  infidélité  criminelle;  en  ce  qu'il 
ne  puisse  pas  se  défendre  de  porter  contre  lui-même  ce  témoignage,  qu'en 
péchant  il  est  allé  contre  les  desseins  de  Dieu ,  et  qu'il  a  manqué  à  sa 
grâce?  Voilà,  selon  toutes  les  Écritures ,  ce  qui  peut  et  ce  qui  doit  humilier 
le  pécheur.  Or  comment  entrera-t-il  dans  aucun  de  ces  sentiments,  s'il  est 
imbu  de  l'erreur  que  je  combats?  et  s'il  est  prévenu  de  cette  pensée  ,  qu'il 
n'a  pu  éviter  le  mal,  comment  se  le  reprochera-t-il ?  s'il  est  dans  cette 


390  SUR   LA    PRÉDESTINATION. 

opinion ,  que  son  péché  n'a  été  qu'une  suite  fatale  et  nécessaire  d'une  desti- 
née dont  il  n'était  pas  le  maître,  comment  s'en  accusera- t-il ?  que  ne 
pourra- t-il  point  alléguer  à  Dieu ,  pour  se  justifier  du  blâme  de  l'avoir 
commis  ?  Il  n'en  va  pas  de  même  dans  la  créance  commune ,  et  dans  les 
principes  de  la  doctrine  catholique.  Car  nous  disons  à  Dieu  :  Seigneur,  il 
est  vrai,  j'ai  été  rebelle  à  vos  ordres;  vous  m'avez  appelé,  et  j'ai  refusé  de 
vous  obéir  :  je  suis  un  ingrat  et  un  perfide  ;  et  ce  qui  fait  ma  confusion , 
c'est  que  je  ne  le  suis  que  parce  que  je  l'ai  voulu,  et  qu'étant  aidé  comme 
je  l'étais  de  votre  secours ,  je  pouvais  ne  le  pas  vouloir.  En  parlant  de  la 
sorte ,  nous  nous  humilions  :  mais  quiconque  s'écarte  de  cette  voie  simple 
de  la  foi ,  tient  un  langage  tout  différent.  Au  lieu  de  s'accuser ,  il  accuse 
Dieu ,  il  fait  Dieu  auteur  de  ses  désordres ,  il  s'en  prend  à  Dieu  de  ce  qu'il 
est  vicieux  et  emporté  :  ainsi ,  bien  loin  qu'on  lui  inspire  l'humilité  en 
lui  ôtant  l'exercice  de  sa  liberté,  c'est  au  contraire  par  là  qu'on  lui  apprend 
à  s'élever  contre  Dieu  même. 

De  plus ,  il  ne  suffit  pas  pour  être  saine ,  qu'une  doctrine  serve  à  nous 
humilier  ;  il  faut  qu'elle  nous  rende  tout  à  la  fois  humbles  et  fervents  ;  et 
si  l'humilité  qu'elle  produit  en  nous  n'est  suivie  de  cette  ferveur ,  c'est  une 
humilité  trompeuse,  qui  nous  séduit  et  qui  nous  perd.  Or,  il  n'y* a  que  la 
créance  catholique  qui  puisse  bien  concilier  ces  deux  choses  ,  la  ferveur  et 
l'humilité,  parce  que  c'est  la  seule  où  l'on  trouve  cette  alliance  parfaite 
de  la  prédestination  et  de  la  liberté.  Car  le  pélagianisme ,  attribuant  des 
forces  à  l'homme  pour  agir  indépendamment  de  Dieu,  semblait  rendre 
l'homme  fervent ,  mais  il  lui  donnait  de  quoi  s'enorgueillir .  Le  calvinisme 
d'ailleurs,  pour  élever  la  prédestination  de  Dieu,  anéantissant  le  libre 
arbitre  de  l'homme,  humiliait  l'homme  en  apparence,  mais  il  lui  ôtait  en 
effet  toute  la  pratique  des  bonnes  œuvres.  Que  fait  l'Église?  elle  tient  le 
milieu  entre  ces  deux  extrémités  ;  et ,  conduite  par  l'Esprit  de  vérité  qui  la 
gouverne  ,  elle  nous  enseigne  une  voie  qui  nous  maintient  dans. l'humilité 
chrétienne,  sans  préjudice  de  la  ferveur,  et  qui  excite  en  nous  la  ferveur, 
sans  intéresser  l'humilité  chrétienne.  Et  cette  voie,  c'est  la  doctrine  que  je 
vous  prêche  ;  savoir,  que  pour  l'accomplissement  de  la  prédestination  de 
Dieu ,  nous  devons  coopérer  et  travailler  avec  Dieu. 

Sans  cela,  non-seulement  nous  nous  relâchons  dans  les  devoirs  du 
christianisme  ,  mais  nous  tombons ,  par  une  suite  nécessaire  ,  dans  les 
derniers  désordres.  Car,  sur  ce  principe  que  quand  Dieu  le  voudra  et  l'aura 
prévu ,  on  ne  manquera  pas  de  se  convertir,  et  que  jusque-là  il  serait 
inutile  d'y  penser,  on  s'abandonne  à  tout,  on  se  laisse  emporter  à  la 
violence  de  ses  désirs ,  on  contente  ses  appétits  les  plus  sensuels ,  on  ne  se 
modère  en  rien.  Et  de  là  vient  que  les  libertins  du  siècle,  par  une  politique 
et  un  intérêt  qu'il  est  aisé  de  comprendre ,  ont  toujours  appuyé  et  paru 
goûter  ces  opinions  dures  de  la  prédestination  :  pourquoi?  parce  que , 
dans  la  dureté  même  de  ces  opinions ,  ils  trouvaient  de  quoi  se  consoler, 
en  se  justifiant  à  eux-mêmes  le  dérèglement  de  leur  conduite  et  leurs  plus 
scandaleux  débordements.  Car  ils  étaient  heureux  que  ce  mystère  de  la 
prédestination  divine  leur  fût  proposé  d'une  manière  qui  les  rendit  plus 


SUR    LA    PREDESTINATION.  391 

dignes  de  compassion  que  de  répréhension  ;  qui  leur  épargnât  la  honte  de 
leurs  crimes ,  qui  leur  fournît  des  expressions  pour  s'en  accuser  sans  peine, 
en  disant ,  C'est  Dieu  qui  m'a  manqué  ;  qui  les  autorisât ,  pour  ainsi 
parler,  à  être  violents ,  médisants ,  lascifs ,  impudiques ,  sans  qu'on  eût 
droit  de  leur  en  faire  d'autre  reproche ,  sinon  qu'ils  s'étaient  rendus  cou- 
pables de  tout  cela  dans  la  personne  du  premier  homme ,  en  commettant 
avec  lui ,  ou  plutôt  par  lui ,  ce  premier  péché  qui  nous  a  tous  perdus  : 
ce  qu'ils  n'avaient  nulle  peine  à  reconnaître,  et  ce  qu'ils  confessaient 
volontiers ,  parce  que  ce  reproche  leur  était  commun  avec  le  reste  des 
hommes.  Au  lieu  que  la  doctrine  de  l'Église  leur  était  une  source  de 
remords,  parce  qu'elle  leur  opposait  toujours  ce  mauvais  usage  de  leur 
liberté,  sur  quoi  ils  ne  pouvaient  se  défendre.  Celle-ci  les  rappelait  à 
l'ordre,  les  reprenait,  les  convainquait,  les  condamnait,  et  par  là  même 
les  importunait  :  mais  l'autre  n'exigeant  d'eux  rien  autre  chose  que  de 
déplorer  leur  misère ,  et  de  s'humilier  sous  la  puissante  main  de  Dieu , 
s'accommodait  parfaitement  à  leur  goût.  Car  ils  voulaient  bien  s'humilier 
devant  Dieu ,  pourvu  qu'ils  en  fussent  quittes  pour  cela ,  et  qu'on  ne  leur 
demandât  rien  davantage. 

De  là  vient  encore  que ,  dans  les  'temps  où  la  corruption  des  mœurs  a  été 
plus  générale,  ces  matières  de  la  prédestination  et  du  libre  arbitre  sont 
devenues  plus  communes,  et,  si  j'ose  dire,  plus  à  la  mode.  Chacun  en  a 
prétendu  discourir,  jusqu'à  ceux  mêmes  et  jusqu'à  celles  qui  devaient  moins 
en  parler.  Elles  ont  affecté  cette  vaine  science  que  saint  Paul  leur  défen- 
dait si  expressément  ;  elles  se  sont  rendues  éloquentes  sur  la  faiblesse  de 
l'homme ,  et  sur  sa  dépendance  infinie  de  Dieu  ;  elles  se  sont  fait  une  dé- 
votion d'en  raisonner ,  et  elles  ont  enfin  réduit  toute  leur  piété  à  cette  spé- 
culation et  à  ce  langage  d'humilité.  Or  j'avoue,  Chrétiens,  que- bien  loin 
d'être  touché  de  ce  langage,  j'ai  toujours  eu  de  la  peine  à  ne  m'en  pas  dé- 
fier; car  on  ne  sait  que  trop  jusqu'où  peut  aller  l'abus  de  cette  prétendue 
faiblesse ,  et  les  conséquences  qu'en  tire  le  libertinage.  Qu'une  âme  ver- 
tueuse et  attachée  à  ses  devoirs  gémisse  de  la  faiblesse  extrême  où  nous 
sommes  tombés  par  le  péché,  j'en  suis  édifié  :  pourquoi?  parce  que  sa  vie 
m'est  un  témoignage  qu'elle  prend  la  chose  dans  le  bon  sens  et  dans  le  vé- 
ritable esprit  de  la  foi.  Mais  qu'une  âme  mondaine  s'en  explique  sans  cesse, 
et  en  revienne  toujours  à  ce  mystère  de  la  prédestination  dé  Dieu  et  de  l'im- 
puissance de  la  créature ,  c'est  un  scandale  pour  moi.  Car ,  sans  entreprendre 
de  juger  ce  qu'elle  conclut  de  là,  je  ne  puis  m'empêcher  de  voir  ce  qu'elle 
en  peut  conclure.  Or  à  quoi  n'irait  pas  cette  conclusion?  Encore  une  fois, 
lame  simple  et  bien  intentionnée  ne  fait  point  tant  la  théologienne  et  la 
savante.  Elle  sait  ce  que  Dieu  lui  commande,  et  elle  met  en  lui  sa  con- 
fiance. Voilà  à  quoi  elle  s'en  tient.  Mais  supposé  ce  commandement  et  cette 
confiance,  elle  sait  que  c'est  à  elle  du  reste  à  se  conduire,  à  répondre  de 
ses  actions ,  et  à  se  garantir  par  là  non-seulement  de  la  censure  des  hommes , 
mais  du  jugement  de  Dieu.  Ainsi,  sans  philosopher,  elle  trouve  le  point  de 
la  vraie  philosophie  chrétienne .  qui  est  de  se  tenir  dans  le  devoir  et  de 
bien  vivre. 


392  SUU  LA   PRÉDESTINATION. 

Et  certes ,  où  en  serions-nous  si  cette  règle  venait  à  être  abolie?  S'il  fal- 
lait que  le  gouvernement  du  monde  roulât  sur  ce  principe ,  que  les  hommes , 
conséquemment  à  la  prédestination  de  Dieu ,  ne  sont  plus  maîtres  de  leur 
volonté,  où  en  serait,  je  ne  dis  pas  le  christianisme  et  la  religion ,  mais 
même  la  police  qui  maintient  tous  les  états?  Quelle  probité  y  aurait-il  dans 
le  commerce ,  quelle  fidélité  dans  les  mariages ,  quelle  soumission  dans  les 
inférieurs,  quelle  modération  dans  les  supérieurs?  L'un  dirait,  La  colère 
m'emporte,  et  je  ne  puis  me  retenir  :  l'autre,  La  domination  me  révolte, 
et  je  ne  suis  pas  né  pour  obéir.  Celui-ci ,  Je  ne  me  sens  pas  encore  assez 
efficacement  inspiré  de  payer  mes  dettes;  celle-là,  J'attends  que  Dieu  me 
touche ,  pour  garder  la  foi  conjugale.  Et  de  là  quel  renversement  dans  l'uni- 
vers ,  quelle  dépravation  de  mœurs  !  Vous  le  voyez ,  Chrétiens  ;  et  plaise  au 
ciel  que  cette  maladie  dont  notre  siècle  n'est  que  trop  infecté ,  n'achève 
point  enfin  de  le  corrompre ,  et  qu'elle  n'en  fasse  pas  le  siècle  de  l'iniquité 
consommée  !  Au  moins  est-il  vrai  que  les  païens  mêmes  en  ont  prévu  les 
affreuses  conséquences.  Car  c'est  pour  cela,  dit  saint  Augustin,  que  Cicé- 
ron  n'ayant  pas  assez  de  lumière  pour  accommoder  la  liberté  de  l'homme 
avec  la  prescience  de  Dieu ,  et  se  croyant  obligé  ne  nier  Tune  ou  l'autre , 
aima  mieux  douter  de  la  prescience  de  Dieu,  que  de  la  liberté  de  l'homme: 
pourquoi  ?  parce  qu'en  conservant  la  liberté  de  l'homme ,  il  sauvait  le  fon- 
dement des  mœurs,  des  vertus,  des  devoirs.  Mais  pour  nous,  ajoute  saint 
Augustin,  nous  embrassons  l'un  et  l'autre  ensemble  :  la  prescience,  pour 
croire  ce  que  nous  devons  croire  de  Dieu  ;  et  la  liberté,  pour  faire  ce  que 
Dieu  demande  de  nous.  Nos  autem  utramque  complectimur  :  illam,  ut 
bene  credamus;  istam,  ut  bene  vivamus*.  Or  ce  qu'il  disait  de  la  pres- 
cience, je  le  dis ,  et  encore  avec  plus  de  sujet,  de  la  prédestination. 

Mais  peut-être  me  direz-vous  que  le  libre  arbitre  et  cette  coopération  de 
l'homme  nous  donne  lieu  de  nous  glorifier.  Eh  bien,  mes  Frères,  reprend 
saint  Augustin ,  si  nous  sommes  justes  et  enfants  de  Dieu ,  ne  devons-nous 
pas,  aussi  bien  que  saint  Paul,  avoir  de  quoi  nous  glorifier  en  lui  et  par 
lui?  Qui  gloriatur,  in  Domino  glorietur% .  N'est-ce  pas  ainsi  que  les  saints 
se  sont  glorifiés ,  et  en  particulier  David ,  quand  il  s'écriait  :  In  Deo  lau- 
dabo  sermones  meos 3  :  Je  me  glorifierai  en  Dieu  de  mes  œuvres  :  de  mes 
œuvres ,  parce  que  je  les  ai  faites  pour  Dieu  ;  et  en  Dieu ,  parce  que  c'est 
de  lui  que  j'ai  reçu  le  pouvoir  de  les  faire  :  Et  in  Deo,  et  meos;  in  Deo: 
quia  ab  ipso;  meos,  quia  accepikCî  N'est-ce  pas  pour  cela,  dit  le  même 
Père,  que  nos  bonnes  œuvres,  qui  sont  des  bienfaits  et  des  grâces  de  la  part 
de  Dieu,  sont  aussi  des  mérites  de  notre  part;  et  que  quand  Dieu  nous  ré- 
compense ,  il  couronne  en  nous  ses  propres  dons  :  Coronat  in  nobis  dona 
sua 5?  Non ,  non ,  mes  Frères,  conclut  ce  saint  docteur,  il  ne  nous  est  point 
défendu  de  nous  glorifier  dans  notre  Dieu,  puisqu'il  est  vrai,  au  contraire , 
que  si  nous  n'avons  de  quoi  nous  glorifier  dans  le  Seigneur ,  il  nous  ré- 
prouve. Malheur  à  nous ,  disait  saint  Bernard,  si  nous  paraissons  devant 
Dieu  présomptueux  et  superbes  !  mais  aussi  malheur  à  nous-mêmes ,  si 
nous  paraissons  devant  lui  sans  mérites  et  sans  œuvres  !  Heureuse  l'Épouse 

•  A113.  ~-  '  !  Cor,,  1,  —  '  Psalm.  55.  —  *  Aug.  —  5  Idem. 


SUR   LA    PRÉDESTINATION.  393 

de  Jésus-Christ,  c'est-à-dire  l'Église,  parce  qu'elle  a  des  mérites  solides 
sans  présomption  et  une  sainte  présomption  sans  de  vains  mérites  !  Félix 
Ecclesia,  cui  nec  mérita  sine  prœsumptione ,  nec  prœsumptio  sine  meri- 
tis  deest x  !  Elle  a  de  quoi  présumer ,  mais  non  pas  de  ses  mérites  propres. 
Elle  a  des  mérites  acquis  par  la  grâce,  mais  non  pas  pour  présumer  d'elle- 
même  :  Habet  undè  prœsumat,  sed  non  mérita;  habet  mérita,  sed  non  ad 
prœsumendum%.  D'où  il  s'ensuit,  par  un  secret  divin,  que  sa  présomption 
même  la  sanctifie ,  parce  qu'elle  est  uniquement  fondée  sur  Jésus-Christ  ; 
et  que  ses  mérites  la  glorifient  devant  Dieu ,  parce  qu'ils  procèdent  d'une 
liberté  parfaitement  soumise  à  Dieu. 

C'est  ainsi ,  mes  chers  auditeurs,  que  tout  homme  chrétien  doit  raison- 
ner. Confiance  en  Dieu ,  mais  au  même  temps  vigilance  sur  soi-même  et 
attention  à  son  salut ,  pour  correspondre  aux  desseins  de  Dieu  :  sans  cela 
l'on  tombe  dans  une  présomption  criminelle.  Et  savez-vous ,  Chrétiens , 
par  où  Dieu  nous  confondra  sur  cette  présomption?  par  nous-mêmes,  par 
nos  propres  sentiments,  et  aussi  bien  que  le  serviteur  de  l'Évangile,  par 
notre  propre  confession  :  Ex  ore  tuo.  Car,  dans  les  autres  affaires,  tout 
persuadés  que  nous  sommes  de  la  providence  et  de  la  prédestination  de  Dieu , 
nous  ne  négligeons  rien  de  notre  part ,  et  nous  ne  prenons  même  que  trop 
de  moyens  et  trop  de  mesures.  S'agit-il  d'une  entreprise  où  notre  fortune, 
où  notre  honneur  est  intéressé ,  quoique  nous  sachions  que  Dieu  a  prévu  ce 
qui  en  doit  réussir,  et  que  le  succès  en  est  déjà  marqué  dans  l'ordre  de  sa 
prédestination?  nous  ne  laissons  pas  d'y  apporter  tous  nos  soins,  d'y  em- 
ployer tout  notre  crédit ,  d'en  prévenir  toutes  les  suites ,  d'en  éloigner  tous 
les  obstacles  ;  et  nous  nous  faisons  même  de  notre  zèle  là-dessus  et  de  notre 
activité  une  sagesse  et  une  vertu.  Dieu  sait,  disons-nous,  ce  qui  en  arri- 
vera; mais  il  veut  néanmoins  que  je  m'aide  :  car  il  n'est  pas  obligé  à  faire 
des  miracles  pour  moi  ;  et  sa  prédestination  même  m'engage  à  me  servir  des 
moyens  qu'il  me  présente ,  pour  parvenir  à  la  fin  que  je  me  propose.  C'est 
ainsi  que  nous  raisonnons,  et  en  cela  nous  raisonnons  bien.  Il  n'y  a  que 
l'affaire  du  salut  où  nous  prenons  d'autres  idées ,  où  nous  voulons  que  Dieu 
fasse  tout,  où  nous  nous  reposons  de  tout  sur  la  Providence,  tandis  que 
nous  demeurons  tranquilles  et  sans  action. 

Or  voilà ,  Chrétiens ,  ce  qui  achèvera  notre  condamnation  au  jugement  de 
Dieu ,  cette  opposition  de  nous-mêmes  à  nous-mêmes ,  cette  contradiction 
de  nos  sentiments ,  cet  empressement,  cette  ardeur  à  l'égard  des  choses  tem- 
porelles, et  cette  lâcheté,  cette  négligence  à  l'égard  du  salut;  voilà  ce  qui 
nous  fermera  la  bouche ,  et  à  quoi  nous  ne  répondrons  jamais.  Que  fau- 
drait-il faire?  Ah!  mes  chers  auditeurs,  la  grande  maxime  (et  que  ne  puis-jc 
vous  l'imprimer  profondément  dans  le  cœur!)  comprenez-la  bien.  Nous 
nous  appliquons  aux  affaires  du  monde,  comme  s'il  n'y  avait  ni  providence , 
ni  prédestination  divine ,  et  que  tout  dépendit  de  nous  ;  et  nous  traitons 
l'affaire  du  salut  comme  si  nous  n'en  étions  pas  chargés ,  et  que  tout  dé- 
pendit de  Dieu.  Rectifions  l'un  par  l'autre  ;  servons-nous  de  l'excès  de  l'un 
pour  suppléer  au  défaut  de  l'autre  :  c'est-à-dire  travaillons  aux  affaires  du 

1  Bcrn.  —  »  Idem. 


394  SUR   LA    PRÉDESTINATION. 

monde  avec  un  peu  plus  de  cet  abandon  à  la  Providence  que  nous  portons 
trop  loin  dans  FalTaire  du  salut;  et  travaillons  à  l'affaire  du  salut  avec  plus 
de  cet  empressement  et  de  cette  inquiétude  que  nous  avons  trop  dans  les 
affaires  du  monde.  Vaquons  aux  affaires  du  monde  avec  plus  de  confiance 
en  Dieu ,  avec  plus  de  soumission  aux  ordres  de  Dieu ,  reconnaissant  que 
sans  lui  tous  nos  soins  sont  inutiles  :  et  vaquons  à  l'affaire  du  salut  avec 
plus  de  réflexion  sur  nous-mêmes ,  avec  plus  de  défiance  de  nous-mêmes , 
avec  plus  de  zèle  pour  nous-mêmes ,  reconnaissant  que  sans  nous  Dieu  ne 
veut  pas  accomplir  l'œuvre  de  notre  sanctification.  Joindre  ces  deux  choses 
ensemble  et  les  allier  dans  la  conduite  de  la  vie ,  voilà  de  quoi  nous  rendre 
de  parfaits  chrétiens. 

Mais  surtout  revenons-en  toujours  à  cette  demande  du  Sauveur,  et  à 
cette  volonté  dont  nous  devons  être  nous-mêmes  garants  :  Vis  sanus  péri? 
Eh  bien  !  ne  veux-je  donc  pas  guérir  de  cette  maladie  invétérée  qui  cause 
la  mort  à  mon  âme,  de  cette  passion  déréglée,  de  cet  attachement  crimi- 
nel, de  cette  faiblesse  honteuse?  ne  m'en  relèverai-je  jamais?  ne  veux-je 
pas  enfin  y  mettre  ordre?  car  à  force  de-  nous  le  demander  et  d'en  conce- 
voir la  nécessité ,  nous  le  voudrons  ;  et  à  force  de  le  vouloir ,  cette  volonté 
étant  le  commencement  de  notre  guérison ,  ou  plutôt  de  notre  conversion 
même ,  nous  y  parviendrons.  C'est  ainsi  qu'on  évite  la  présomption ,  et 
vous  allez  voir  comment  on  doit  encore  éviter  la  défiance  et  le  désespoir: 
c'est  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME   PARTIE. 

C'est  une  maxime  fondée  sur  toutes  les  règles  de  la  prudence ,  qu'en  ma- 
tière de  délibération,  il  faut  toujours  commencer  par  ce  qu'il  y  a  de  sûr  et 
d'évident,  pour  se  déterminer  ensuite  sur  les  points  douteux  et  obscurs  ;  et 
un  des  égarements  de  l'homme  dans  la  recherche  de  la  vérité  est  de  s'atta- 
cher ,  comme  il  arrive  quelquefois ,  à  ce  qu'il  y  a  d'obscur  et  de  douteux , 
pour  s'en  faire  un  sujet  de  peine,  sur  les  points  même  les  plus  sensibles  et 
les  plus  certains.  Or  cet  égarement ,  dont  les  conséquences  d'ailleurs  sont 
si  pernicieuses ,  est  celui  même  où  nous  tombons  sur  le  sujet  de  la  prédesti- 
nation. Je  m'explique  :  dans  le  mystère  de  la  prédestination  considéré  par 
rapport  à  nous ,  il  y  a  quelque  chose  d'incertain  et  quelque  chose  d'assuré , 
quelque  chose  d'évident  et  quelque  chose  de  caché  :  ce  qu'il  y  a  d'évident 
et  d'assuré,  c'est  que  Dieu ,  de  quelque  manière  qu'il  prédestine  les  hommes," 
est  un  Dieu  de  miséricorde  et  de  bonté  ;  et  que  si  jamais  il  nous  réprouve, 
ce  ne  sera  que  parce  que  nous  n'aurons  pas  voulu  coopérer  à  notre  salut , 
et  que  nous  aurons  abusé  des  moyens  et  des  secours  qu'il  nous  avait  four- 
nis. Principe  indubitable  dans  la  religion ,  et  que  nous  comprenons  sans 
peine  :  mais  ce  qu'il  y  a  d'incertain  et  de  caché ,  c'est  la  manière  dont  Dieu 
a  prédestiné  les  hommes ,  pourquoi  il  traite  les  uns  plus  favorablement  que 
les  autres,  pourquoi  il  choisit  ceux-ci  préférablement  à  ceux-là,  pourquoi 
il  ne  donne  pas  toujours  tous  les  secours  qu'il  pourrait  absolument  donner  : 
car  ce  sont  là  ces  questions  profondes  dont  parlait  le  pape  Célestin  pre- 
mier,  sur  lesquelles  l'Écriture  ne  s'est  point  expliquée  suffisamment  à 


SUR  LA   PRÉDESTINATION.  305 

nous ,  et  que  Dieu  veut  que  nous  regardions  comme  des  secrets  qui  lui  sont 
réservés.  De  là  vient  que  l'Église  elle-même  n'a  point  porté  jusque-là  ses 
décisions ,  et  qu'elle  a  mieux  aimé  nous  laisser  dans  l'obscurité  et  dans  le 
doute,  que  de  pénétrer  dans  les  conseils  de  Dieu  ;  et  voilà  encore  une  fois  ce 
que  nous  ne  comprenons  pas.  Or  prenez  garde,  Chrétiens;  ce  qui  nous 
trouble  dans  ce  mystère  de  la  prédestination ,  c'est  ce  que  nous  n'y  com- 
prenons pas  et  dont  nous  doutons  :  mais  au  contraire ,  ce  que  nous  y 
comprenons ,  et  de  quoi  nous  ne  doutons  pas ,  a  une  vertu  admirable  pour 
nous  consoler,  pour  nous  fortifier,  pour  dissiper  tous  les  nuages  qui 
s'élèvent  dans  nos  esprits ,  et  pour  nous  rassurer. 

Si  donc  on  agissait  conformément  aux  desseins  de  Dieu ,  on  corrigerait 
l'un  par  l'autre  ;  et  des  vérités  consolantes  que  Dieu  nous  a  expressément 
révélées  pour  animer  notre  espérance  et  pour  la  soutenir ,  on  se  ferait  des 
armes  pour  combattre  ces  pensées  et  ces  défiances ,  qui  ne  sont  tout  au  plus 
fondées  que  sur  des  incertitudes.  Mais  que  faisons-nous?  tout  le  contraire  : 
de  ces  incertitudes  mal  conçues,  nous  nous  faisons  des  sujets  de  tentation, 
au  préjudice  des  assurances  que  Dieu  nous  a  positivement  données  ;  je  ne 
sais  si  vous  m'entendez  bien  :  et  parce  qu'il  y  a  dans  le  mystère  de  la  pré- 
destination certains  points  qui  sont  au-dessus  de  nos  connaissances ,  qui 
nous  étonnent  et  qui  nous  effraient ,  nous  nous  en  préoccupons  jusqu'à 
douter  si  Dieu  en  effet  nous  a  sincèrement  aimés,  jusqu'à  croire  qu'il  n'a 
pas  eu  la  volonté  de  nous  sauver,  jusqu'à  nous  abandonner  à  un  désespoir 
qui  presque  toujours  est  suivi  des  derniers  désordres  :  Desperantes ,  semet- 
ipsos  tradiderunt  impudicitiœ ,  in  operationem  immunditiœ  omnis1.  Y 
a-t-il  un  égarement  plus  dangereux  et  plus  funeste  ?  Revenons-en ,  Chré- 
tiens ,  aUx  deux  grands  principes  que  l'Évangile  nous  met  aujourd'hui  de- 
vant les  yeux  pour  nous  préserver  d'un  tel  malheur,  la  bonté  de  Dieu  d'une 
part,  et  notre  liberté  de  l'autre  :  la  bonté  de  Dieu,  dans  l'offre  que  le  Sau- 
veur du  monde  fait  au  paralytique  de  le  guérir  ;  notre  liberté,  dans  la  con- 
dition qu'il  y  ajoute ,  en  lui  demandant  s'il  le  veut  :  Vis  sanus  fieri  ?  la 
bonté  de  Dieu,  qui  nous  répond  de  Dieu  ;  et  notre  liberté,  qui  nous  fait  im- 
puter à  nous-mêmes  notre  perte  :  toutes  deux ,  qui  doivent  nous  relever  de 
ce  découragement  où  notre  lâcheté  nous  plonge,  pour  nous  entretenir  dans 
F  impénitence. 

Car  voici  comment  je  raisonne,  et  comment  il  me  semble  que  tout 
homme  chrétien  doit  raisonner.  Je  ne  connais  pas  les  voies  secrètes  que 
Dieu  a  tenues,  ni  les  mesures  qu'il  a  prises  dans  la  disposition  de  mon  sa- 
lut ,  et  il  ne  m'appartient  pas  de  les  examiner  :  mais  je  sais  par-dessus  toutes 
choses  que  Dieu  est  bon ,  et  que  ce  mystère  de  prédestination ,  qui  me  pa- 
raît d'abord  si  terrible ,  est  souverainement  le  mystère  de  sa  miséricorde. 
Je  sais ,  et  c'est  ce  qui  doit  faire  ma  plus  solide  consolation ,  qu'en  consé- 
quence de  ce  mystère,  mon  salut  est  entre  les  mains  de  Dieu  :  voilà  ce  que 
je  sais ,  et  dont  je  ne  me  départirai  jamais.  C'était  le  sentiment  de  l'Apôtre  : 
Scio  cui  credidi*;  Je  sais,  disait-il,  quel  est  celui  à  qui  j'ai  confié  mon 
dépôt ,  et  cette  connaissance  ,  sur  laquelle  je  me  fonde ,  me  rend  inébran- 

1  Epbes.,  i.  —  2  2Tini.,  1. 


396  SUR   LA    PRÉDESTINATION. 

lable  dans  ma  confiance.  Que  Dieu  soit  bon ,  en  puis-je  douter ,  à  moins  que 
je  ne  doute  de  son  être  même,  et,  comme  parle  saint  Augustin,  que  je  ne 
lui  dispute  jusqu'à  son  essence?  Si  donc  en  me  parlant  de  Dieu,  on  m'en 
fait  une  image  qui  me  le  représente  comme  un  Dieu  cruel ,  comme  un  Dieu 
qui  ne  m'a  créé  que  pour  me  perdre ,  comme  un  Dieu  qui  attache  mon  sa- 
lut à  des  choses  que  je  ne  puis  faire,  et  qu'il  ne  veut  pas  me  donner  le 
pouvoir  de  faire,  déterminé  toutefois  à  me  punir  si  je  ne  les  fais  pas  :  en 
un  mot,  comme  un  Dieu  qui  dispose  tellement  de  ses  créatures,  qu'il  n'y 
a  point  de  père ,  pour  peu  équitable  et  pour  peu  sensible  qu'il  soit ,  qui 
n'eût  honte  d'en  user  de  même  à  l'égard  de  ses  enfants  (car  c'est  l'idée 
qu'en  donnait  Calvin,  et  la  prédestination,  dans  les  maximes  de  sa  secte, 
renfermait  tout  cela)  ;  si,  dis-je,  on  me  figure  un  Dieu  de  la  sorte,  je  ne 
dois  point  m'alarmer,  beaucoup  moins  désespérer.  Car  j'ai  de  quoi  m'in- 
scrire  en  faux  contre  cette  idée  chimérique ,  et  injurieuse  à  Dieu  ;  j'ai  de 
quoi  la  détruire,  en  disant  :  Non ,  ce  n'est  point  là  le  Dieu  qui  m'a  fait  ce 
que  je  suis.  S'il  était  tel,  je  ne  pourrais  plus  l'aimer  ;  et  si  je  ne  pouvais  plus 
l'aimer,  il  ne  serait  plus  mon  Dieu,  ni  je  ne  serais  plus  sa  créature.  Ce 
n'est  point  là  le  Dieu  que  l'Écriture  m'apprend  à  réclamer  comme  le  Dieu 
de  mon  salut ,  Deus  salutis  meœ.  Étant  de  ce  caractère ,  il  serait  plutôt  le 
Dieu  de  ma  damnation.  Il  est  vrai  que  c'est  un  Dieu  terrible  dans  ses  con- 
seils ;  mais  il  n'est  pas  moins  vrai  que  ses  conseils  sont  les  conseils  d'un  Dieu 
souverainement  aimable,  et  que  sa  miséricorde  au  moins  dans  cette  vie 
l'emporte  toujours  sur  sa  justice.   Or,  dans  cette  idée,  non-seulement  sa 
justice  surpasserait  sa  miséricorde,  mais  elle  l'anéantirait  ;  et  Dieu ,  si  j'ose 
parler  ainsi ,  dépouillé  du  plus  divin  de  ses  attributs ,  ne  serait  plus  à  mon 
égard  qu'une  partie  de  lui-même.  Je  le  craindrais ,  mais  de  la  crainte  des 
démons.  Je  croirais  en  lui,  mais  d'une  espèce  de  foi  qui  ne  produirait  que 
l'aversion  et  la  haine.  Or,  en  quelque  sens  que  je  prenne  les  choses ,  la  pre- 
mière règle  que  me  donne  le  Saint-Esprit ,  c'est  d'avoir  toujours  des  sen- 
timents avantageux  de  la  bonté  de  mon  Dieu  :  Sentite  de  Domino  in  boni- 
tate  1  ;  et  si  l'idée  que  je  me  forme  de  la  prédestination  ne  s'accorde  pas 
avec  ces  sentiments,  je  dois  conclure  que  c'est  une  idée  fausse,  et  qu'il  ne 
m'est  plus  permis  de  m'y  arrêter. 

Je  dis  plus,  et  je  prétends  que  ce  mystère  de  la  prédestination  de  Dieu, 
bien  loin  d'avoir  de  quoi  nous  troubler,  doit  positivement  nous  consoler  ; 
et  pour  en  être  persuadé ,  il  me  suffit  de  me  souvenir  que  c'est  le  mystère 
de  cette  charité  éternelle  dont  Dieu  nous  a  aimés  ;  In  charitate  perpétua 
dilexi  te  2.  Je  puis  donc  bien  l'admirer  cet  incompréhensible  mystère  :  je 
puis  m'écrier  avec  l'Apôtre  :  0  altitudo  3  !  ô  profondeur  !  ô  abîme  !  mais 
le  terme  qui  suit  me  fait  bien  connaître  que  cette  profondeur  et  cet  abîme 
n'a  rien  qui  doive  me  décourager,  puisque  l'Apôtre  me  dit  que  c'est  un 
abîme  de  trésors  et  de  richesses  :  O  altitudo  divitiarum!  Or  un  abîme  de 
richesses  peut  me  causer  de  la  surprise ,  mais  non  pas  me  jeter  dans  l'a- 
battement et  dans  la  défiance. 

C'était  aussi  sur  ce  fondement  que  saint  Pierre  apprenait  aux  fidèles  à 

'  Sap.,  1.  —  2  Jerem.,  31 3  Rom.,  11. 


SUR    LA    PREDESTINATION.  397 

établir  la  paix  de  leurs  âmes  :  Omnem  sollicitudinem  vestram  projicien- 
tes  in  eum,  quoniam  ipsi  est  cura  de  vobis  l.  Déchargez-vous,  leur  disait-il 
mes  Frères ,  de  toutes  ces  inquiétudes  et  de  ces  anxiétés  qui  pourraient 
vous  accabler  :  et  sur  qui  vous  en  déchargerez-vous  ?  sur  votre  Dieu ,  qui 
vous  aime  en  père,  et  qui  veut  toujours  prendre  soin  de  vous.  J'avoue  que 
notre  salut  est  entre  ses  mains ,  et  qu'il  dépend  même  bien  plus  de  lui  que 
de  nous.  Mais  n'est-ce  pas  ce  qui  doit  faire  le  comble  de  notre  joie,  de 
pouvoir  dire  à  Dieu ,  comme  David  :  In  manibus  tais  sortes  meœ 2  :  c'est 
entre  vos  mains ,  Seigneur,  qu'est  ma  destinée  ;  je  ne  dis  pas  seulement 
ma  fortune  temporelle ,  mais  mon  éternité.  Quand  il  serait  en  mon  pouvoir 
de  mettre  mon  sort  ailleurs,  où  pourrais-je  le  placer  plus  sûrement  qu'entre 
les  mains  de  ce  Dieu  également  puissant ,  bon  et  fidèle  ?  S'il  était  entre 
les  miennes ,  où  en  serais-je?  et  aussi  léger,  aussi  fragile  que  je  le  suis,  sur 
quoi  compterais-je ,  et  où  serait  ma  confiance  et  mon  appui?  Quelle  pen- 
sée plus  douce  pour  un  chrétien ,  que  de  considérer  Dieu  comme  le  gardien 
et  le  dépositaire  de  son  salut?  et  pour  le  pécheur  le  plus  invétéré  dans  ses 
désordres ,  quel  fonds  d'espérance  que  cette  réflexion  qu'il  peut  faire  :  Mon 
salut  est  encore  dans  les  mains  de  Dieu  !  Dieu  pourrait-il  le  punir  plus 
sévèrement  que  de  lui  abandonner  la  conduite  de  cette  grande  affaire,  en 
l'abandonnant  à  lui-même?  et  quand  Dieu  veut  en  effet  exercer  toute  la 
rigueur  de  sa  justice  sur  une  âme  libertine ,  n'est-ce  pas  ainsi  qu'il  en 
use?  N'éprouvons-nous  pas ,  quand  nous  sortons  de  l'état  du  péché ,  que 
le  premier  mouvement  de  notre  conversion  est  d'aller  trouver  en  Dieu  ce 
salut,  que  nous  avions  perdu  dans  le  commerce  du  monde?  Et  si  les  im- 
pies veulent  nous  rendre  témoignage  de  ce  qui  se  passe  dans  eux ,  ne  se- 
ront-ils pas  obligés  de  reconnaître  et  de  confesser  que  le  dernier  pas  qui 
les  conduit  à  l'endurcissement ,  est  cette  damnable  conclusion  qu'ils  tirent, 
que  désormais  il  n'y  a  plus  pour  eux  en  Dieu  de  salut ,  et  qu'il  leur  serait 
inutile  de  l'y  vouloir  chercher  ?  Il  est  donc  de  notre  intérêt  que  le  salut 
dépende  de  Dieu ,  et  que  ce  soit  lui  qui  en  dispose  le  premier,  par  cette 
préparation  de  grâces  que  saint  Augustin  appelle  prédestination. 

Mais  enfin,  dites-vous,  les  Saints  ont  tremblé,  en  considérant  ce  mys- 
tère ;  et  si  ce  mystère  a  fait  trembler  les  Saints ,  pourquoi  ne  pourra- t-il 
pas  désespérer  les  pécheurs?  Encore  un  mot  pour  votre  édification  :  j'a- 
chève par  la  plus  invincible  de  toutes  les  preuves.  J'en  conviens,  les  Saints 
ont  tremblé  dans  la  vue  de  ce  mystère  ;  mais  bien  loin  que  ce  qui  leur  a 
causé  tant  de  frayeur  puisse  autoriser  notre  désespoir,  je  soutiens  que  c'est 
ce  qui  le  condamne  ;  et  la  raison  en  est  sensible.  Car  ils  n'ont  tremblé  que 
parce  qu'ils  savaient  que  ce  mystère,  outre  la  dépendance  infinie  qu'il  a 
de  Dieu,  avait  encore  un  enchaînement  nécessaire  avec  leur  liberté,  et 
qu'ils  ont  envisagé  leur  liberté  comme  la  source  de  tous  les  dérèglements. 
Or,  cela  même ,  c'est  ce  qui  rend  notre  désespoir  inexcusable  par  rapport 
à  notre  salut  :  pourquoi  ?  parce  que  du  moment  que  notre  liberté  y  entre , 
il  s'ensuit  toujours  que  si  nous  nous  perdons,  ce  n'est  que  parce  que  nous 
le  voulons.  Notre  libertinage  voudrait  n'en  pas  convenir,  et  un  de  ses  arti- 

1   1  Petr.,  5.  —  a  Psalm.  30. 


398  SUR    LA    PREDESTINATION. 

fices  est  de  nous  faire  croire ,  par  exemple ,  qu'il  est  impossible  de  se  sauver 
dans  le  monde  ,  au  moins  dans  certaines  conditions  du  monde,  pour  avoir 
droit  de  se  porter  à  tout ,  et  pour  se  maintenir  dans  la  possession  de  tout 
entreprendre  et  de  tout  faire.  Mais  Dieu ,  Chrétiens ,  renverse  bien  ce 
prétexte,  par  la  menace  foudroyante  qu'il  fait  aux  impies  dans  l'Écriture  : 
Vocavi,  et  renuistis  :  ego  quoque  in  interitu  vestro  ridebo  f.  Car  il  ne  dit 
pas ,  Je  vous  ai  appelés ,  et  vous  n'avez  pu  me  suivre  :  paroles  qui ,  tout 
Dieu  qu'il  est ,  le  rendraient  responsable  de  notre  perte ,  et  nous  donne- 
raient en  quelque  sorte  gain  de  cause  contre  lui.  Mais ,  Je  vous  ai  appe- 
lés, et  vous  n'avez  pas  voulu  venir  à  moi,  c'est-à-dire,  vous  ne  l'avez 
pas  voulu  efficacement ,  vous  ne  l'avez  pas  voulu  absolument ,  vous  ne 
l'avez  pas  voulu  constamment ,  vous  ne  l'avez  pas  voulu  de  la  manière 
dont  vous  aviez  coutume  de  vouloir  les  choses ,  quand  vous  les  vouliez  de 
bonne  foi.  Or,  supposé  qu'il  ait  tenu  à  nous  de  le  vouloir,  quel  sujet 
avions-nous  donc  ou  avons-nous  encore  de  désespérer?  Si  pour  devenir 
grands  et  riches  nous  n'avions  qii  a  le  vouloir,  qui  désespérerait  de  l'être  ? 
Voyez ,  mon  Frère ,  dit  saint  Augustin ,  si  vous  pouvez  vous  plaindre  dans 
un  point  où  l'on  n'exige  rien  de  vous,  sinon  que  vous  le  vouliez?  Vide  si 
labor  est ,  ubi  velle  satis  est 2?  Le  désespoir  des  damnés  est  de  penser  :  Je 
le  pouvais,  et  je  ne  l'ai  pas  voulu.  Que  dis-je?  leur  désespoir  ne  vient  pas 
seulement  de  là ,  il  vient  de  penser  :  Je  le  pouvais  alors  ,  mais  je  ne  l'ai 
pas  voulu  ;  et  maintenant  que  je  le  voudrais ,  je  ne  le  puis  plus.  Or  notre 
condition  dans  cette  vie  n'est  jamais  telle  ,  car  nous  ne  pouvons  jamais 
dire  :  Je  le  veux  et  ne  le  puis  pas  ;  mais  nous  devons  toujours  dire  avec 
certitude  :  Je  le  puis  encore  par  la  grâce  de  mon  Dieu,  et  il  ne  s'agit  pour 
moi  que  de  le  vouloir. 

Voilà ,  mes  chers  auditeurs ,  par  où  Dieu  confondra  un  jour  nos  déses- 
poirs ,  ou  plutôt  ces  honteux  relâchements  dont  le  désespoir  que  je  combats 
est  le  principe.  En  vain  nous  retrancherons-nous  sur  les  difficultés  du 
salut  :  Vous  le  pouviez  ,  nous  répondra  Dieu ,  mais  vous  ne  l'avez  pas 
voulu  ;  et  bien  loin  que  ce  prétexte  d'une  impossibilité  prétendue  de  se 
sauver  dans  le  monde  nous  rende  moins  coupables  devant  lui,  ce  sera,  dit 
saint  Chrysostome,  le  premier  chef  de  notre  condamnation.  Car  le  premier 
de  tous  nos  devoirs  était  de  savoir,  de  croire ,  d'être  bien  persuadés  que 
nous  pouvions  nous  sauver  dans  le  monde ,  et  dans  la  condition  du  monde 
où  Dieu  nous  avait  engagés.  De  nous  être  donc  figuré  que  nous  ne  le  pou- 
vions pas,  et  d'avoir  par  là  ruiné  toute  l'espérance  chrétienne,  de  nous 
être  par  là  réduits  nous-mêmes  à  un  abandon  criminel ,  c'est  par  où  Dieu 
commencera  notre  jugement. 

Nous  voulons  le  salut  :  car  où  fut  jamais  l'insensé  qui  ne  le  voulut  pas? 
mais  nous  le  voulons  d'une  volonté  générale  et  indéterminée  :  on  s'en  tient 
à  des  désirs  vagues ,  sans  descendre  jamais  aux  moyens.  Nous  le  voulons 
d'une  volonté  faible  et  lâche  :  le  moindre  obstacle  nous  arrête ,  et  les  plus 
légères  difficultés  nous  rebutent.  Nous  le  voulons  d'une  volonté  inefficace 
et  sans  action  :  dès  qu'il  faut  mettre  la  main  à  l'œuvre  et  travailler,  nous 

1  Prov.,  1.  —  3  Aug. 


SUR    LA    PRÉDESTINATION.  390 

assujettir  à  certains  devoirs  indispensables ,  à  certaines  pratiques ,  à  cer- 
taines règles ,  le  courage  nous  manque ,  et  nous  nous  rendons.  Nous  le 
voulons  d'une  volonté  étroite  et  bornée  ;  nous  sommes  prêts  à  prendre  telle 
et  telle  voie,  à  faire  telle  et  telle  chose ,  mais  rien  au  delà. 

Est-ce  ainsi,  nous  dira  Dieu,  que  vous  vouliez  tout  le  reste?  Est-ce  ainsi 
que  vous  vouliez  la  guérison  d'une  maladie  mortelle?  Est-ce  ainsi  que  vous 
vouliez  le  gain  d'un  procès  ?  Combien  de  ces  volontés  stériles  et  sans  effet 
Dieu  ne  réprouvera-t-il  pas,  en  les  rejetant  comme  de  fausses  volontés? 
Pilate  voulait  sauver  Jésus- Christ  :  en  sera-t-il  cru  pour  dire  :  Je  le  vou- 
lais ?  Hérode  voulait  épargner  Jean-Baptiste  :  osera-t-il  dire  qu'il  le  voulut 
comme  il  fallait  le  vouloir?  Ce  jeune  homme  de  l'Évangile  voulait  être 
parfait  ;  mais  le  voulait-il  quand  il  s'en  retourna  triste  et  affligé  après 
l'avis  que  lui  donna  le  Sauveur  du  monde?  Non,  non,  Chrétiens,  ne  nous 
flattons  pas ,  en  disant  que  nous  voulons  nous  sauver  ;  c'est  imposer  à 
Dieu  et  nous  démentir  nous-mêmes ,  puisqu'au  même  temps  nous  nous 
rendons  malgré  nous  mille  témoignages  secrets  que  le  salut  est  de  toutes 
les  choses  du  monde  celle  que  nous  voulons  moins ,  et  que  nous  nous 
efforçons  moins  de  vouloir. 

Et  c'est  ici  qu'il  faut  encore  vous  découvrir  une  autre  erreur  que  vous 
n'avez  peut-être  jamais  remarquée ,  mais  dont  vous  conviendrez  sans 
peine,  pour  peu  que  vous  vous  appliquiez  à  la  comprendre.  Car  que  fai- 
sons-nous? Excellente  réflexion  de  saint  Chrysostome,  et  qui  vaut  une 
prédication  tout  entière  !  Que  faisons-nous  ?  le  voici  :  Dieu  nous  déclare  en 
mille  endroits  de  l'Écriture ,  et  dans  les  termes  les  plus  exprès,  qu'il  nous 
veut  sauver  :  Qui  vult  omnes  homines  salvos  fieri 1  ;  et  en  mille  endroits 
de  l'Écriture  il  nous  reproche  dans  les  mêmes  termes  que  nous  ne  le  vou- 
lons pas  :  Quoties  volui  congregare  filios  tuos,  et  noluisti  2?Mais  nous, 
par  une  obstination  bizarre ,  nous  tâchons  à  nous  persuader  que  nous  le 
voulons,  et  nous  prétendons  que  c'est  Dieu  qui  ne  le  veut  pas.  Au  lieu  de 
douter  de  nous-mêmes ,  et  de  nous  tenir  sûrs  de  lui ,  nous  nous  défions 
de  lui ,  et  nous  nous  répondons  de  nous.  Nous  cherchons  des  subtilités  pour 
nous  prouver  qu'il  ne  le  veut  pas,  lorsqu'il  le  veut;  et  nous  sommes  in- 
génieux à  nous  faire  accroire  que  nous  le  voulons  ,  lorsqu'il  est'  constant 
que  nous  ne  le  voulons  pas.  Mais  à  quoi  se  termine  l'un  et  l'autre?  à  une 
négligence  totale  et  absolue  de  tout  ce  qui  regarde  le  salut.  Cependant  il 
sera  toujours  vrai ,  quoi  que  nous  fassions ,  que  notre  perte  vient  de  nous, 
de  nous  ,  dis-je ,  librement  et  volontairement  ;  que  c'est  nous  qui  avons 
péché ,  nous  qui  nous  sommes  égarés ,  nous  qui  nous  sommes  précipités 
dans  l'abîme. 

Ah  !  mes  chers  auditeurs ,  n'entrons  point  tant  dans  ces  questions  impé- 
nétrables de  la  grâce ,  et  dans  ce  ténébreux  mystère  de  la  prédestination  ; 
mais  tenons-nous-en  à  ce  qu'il  a  plu  à  Dieu  de  nous  révéler.  C'est  un 
mystère  qui  a  servi  de  fond  aux  hérésies ,  faisons-en  pour  nous  un  mys- 
tère de  foi  ;  c'est  un  mystère  où  l'on  a  donné  aisément  dans  l'erreur,  atta- 
chons-nous aux  décisions  de  l'Église  ;  c'est  un  mystère  dont  les  libertins 

1  1  Cor.,  9;  1  Tim.,  2.-2  Matth.,  23. 


400  SUR    LA    PRÉDESTINATION. 

se  sont  prévalus  pour  demeurer  dans  leurs  dérèglements  ,  servons-nous-en 
pour  nous  exciter  à  la  pratique  des  bonnes  œuvres.  Portons  même  encore, 
s'il  le  faut ,  la  chose  plus  loin  et  à  une  extrémité  tout  opposée ,  et  disons 
comme  ce  solitaire,  attaqué  d'une  violente  tentation  de  désespoir  :  Eh 
bien  !  si  je  suis  réprouvé ,  au  moins  je  glorifierai  Dieu  dans  cette  vie.  Mais 
pourquoi  le  penserais-je  de  la  sorte ,  puisque  Dieu  me  commande  d'espérer 
en  lui ,  puisqu'il  m'a  obligé  de  l'invoquer  comme  mon  Sauveur,  puisqu'il 
m'invite  à  la  pénitence,  puisqu'il  me  punit  si  je  ne  la  fais  pas,  et  que 
par  là  il  m'apprend  que  je  puis  la  faire  si  je  le  veux ,  et  me  sauver?  Voilà 
ce  que  je  ne  puis  ignorer,  ce  que  je  reconnais,  et  ce  qu'il  me  suffit  de 
connaître  pour  me  soutenir,  pour  m'animer,  pour  m'encourager. 

Il  n'y  a  donc  point  d'état  dans  la  vie  où  l'on  doive  désespérer  de  son 
salut  ;  car  la  vie  présente  est  la  voie  du  salut  ;  et  tandis  que  je  suis  dans 
la  voie,  je  puis  toujours  arriver  au  terme  ,  parce  que  j'ai  toujours  tous  les 
moyens  nécessaires  pour  y  parvenir,  que  je  puis  toujours  les  prendre,  et 
que  je  n'ai  qu'à  le  vouloir,  et  à  le  bien  vouloir.  Autrement ,  pourquoi  Dieu 
me  demanderait-il  si  je  veux  être  guéri,  vis  sanns  fieri  *?  David  devient 
tout  à  la  fois  coupable  et  d'un  meurtre  et  d'un  adultère  ;  cependant  tout 
coupable  qu'il  est,  il  ne  perd  pas  pour  cela  toute  espérance.  Que  dis-je?  au 
lieu  qu'avant  son  péché  il  appelait  Dieu  seulement  son  souverain  et  son 
roi,  rex  meus  et  Deus  meus*,  après  son  péché,  comme  remarque  saint 
Augustin,  il  lui  parle  d'une  manière  plus  tendre  :  Mon  Dieu  et  ma  misé- 
ricorde, Deus  meus,  miserieordia  mea  3.  Sur  quoi  ce  Père  s'écrie  :  0  nom 
de  consolation  et  de  confiance  !  ô  nom  qui  ne  me  permet  pas  de  me  défier 
jamais  de  mon  Dieu  !  0  nomen  sub  quo  nemini  fas  est  desperare 4  ! 

Ce  qui  fit  le  malheur  de  Judas ,  et  ce  qui  le  damna ,  ce  ne  fut  pas  préci- 
sément sa  trahison ,  mais  son  désespoir.  Il  pouvait  être  un  apostat ,  un 
sacrilège ,  un  traître ,  et  devenir  ensuite  un  prédestiné,  comme  saint  Pierre, 
de  déserteur  et  de  blasphémateur,  devint  le  prince  des  apôtres  et  le  chef  de 
l'Église.  Ce  qui  mit  entre  ces  deux  pécheurs  une  différence  si  essentielle, 
ce  ne  fut  pas  le  péché ,  mais  la  vraie  pénitence  de  l'un  et  la  fausse  péni- 
tence de  l'autre,  mais  la  confiance  de  l'un  et  la  défiance  de  l'autre.  Si  Judas 
eût  espéré  comme  saint  Pierre ,  ce  serait  actuellement  un  saint  comme  lui  ; 
et  si  saint  Pierre  eût  désespéré  comme  Judas,  ce  serait  actuellement  comme 
lui  un  réprouvé.  L'un  crut  qu'il  y  avait  encore  pour  lui  un  fonds  de  misé- 
ricorde ,  et  voilà  le  commencement  de  sa  prédestination  ;  mais  l'autre  crut 
qu'il  nj  avait  plus  de  pardon  pour  lui ,  et  voilà  sa  condamnation.  Grande 
leçon  pour  vous-mêmes,  Chrétiens;  écoutez-la.  Bien  loin  qu'il  vous  soit- 
permis  de  désespérer  des  bontés  de  Dieu ,  ce  désespoir  est  un  nouveau  crime 
que  vous  ajoutez  aux  autres.  Car,  dans  quelque  abîme  que  vous  vous  soyez 
plongés,  il  y  a  toujours  un  précepte  qui  vous  oblige  à  vous  confier  en 
Dieu.  Plus  même  vous  êtes  pécheurs,  plus  devez-vous  redoubler  votre 
confiance,  et  dire  avec  David  :  Ah!  Seigneur,  usez  envers  moi  de  miséri- 
corde ,  et  de  votre  grande  miséricorde  :  Secundum  magnam  miser  icor- 
diam  tuam  5.  Ce  qui  a  perdu  Judas,  c'est  ce  qui  perd  encore  tous  les  jours 

1  Joan.,  5,  —  2  Psalm.  5.  —  J  Ibid.,  58.  —  4  Aug.  —  5  Psalm.  50. 


SUR  LA  SAGESSE  ET  LA  DOUCEUR  DE  LA  LOI  CHRETIENNE.       401 

certains  pécheurs  du  siècle.  Je  dis  certains  pécheurs ,  et  non  pas  tous  les 
pécheurs  ;  car  les  pécheurs  ordinaires  se  perdent  par  un  excès  d'espérance, 
mais  les  insignes  pécheurs ,  les  libertins  et  les  impies  se  perdent  par  un 
défaut  d'espérance.  Et  tel  est  l'artifice  du  démon  :  il  ôte  aux  uns  la  vraie 
confiance,  et  aux  autres  la  vraie  crainte  ;  et  à  la  place  de  cette  vraie  crainte, 
de  cette  vraie  confiance,  il  donne  à  ceux-là  une  fausse  confiance ,  et  à  ceux- 
ci  une  fausse  crainte. 

Apprenez-moi  donc ,  ô  mon  Dieu ,  à  bien  ménager  ces  deux  sentiments, 
la  confiance  et  la  crainte  :  la  confiance  sans  la  crainte  m'emportera  au- 
dessus  de  moi ,  et  me  rendra  présomptueux  ;  et  la  crainte  sans  la  con- 
fiance m'éloignera  de  vous,  et  me  rendra  pusillanime.  Apprenez-moi 
comment  je  dois  craindre  en  espérant ,  et  espérer  en  craignant  :  craindre 
votre  justice ,  mais  au  même  temps  espérer  en  votre  miséricorde  ;  espérer 
en  votre  miséricorde ,  mais  au  même  temps  craindre  votre  justice.  Le  Sei- 
gneur n'a  parlé  qu'une  fois ,  disait  le  Prophète  royal  :  il  n'a  prononcé 
qu'une  parole  ,  et  j'en  ai  entendu  deux  ;  savoir,  qu'il  est  tout-puissant  et 
plein  de  miséricorde  :  Semel  locutus  est  Deus,  duo  hœc  audivi  :  quia  po- 
l estas  tibi  est  et  misericordia  i.  Que  veut  dire  cela?  demande  saint  Augus- 
tin. Il  est  vrai ,  répond  ce  Père ,  que  Dieu  n'a  jamais  produit  qu'une 
parole  au  dedans  de  lui-même ,  qui  est  son  Verbe ,  mais  ce  Verbe ,  cette 
parole  sortie  de  Dieu  nous  a  fait  entendre  deux  voix ,  celle  de  la  miséri- 
corde et  celle  de  la  justice  :  Misericordiam,  quâ  plena  est  terra;  etjustî- 
tiam,  quâ  reddet  unicuique  secundum  opéra  sua*.  La  voix  de  la  justice 
nous  menace,  et  la  voix  de  la  miséricorde  nous  rassure.  L'une  et  l'autre, 
par  cet  admirable  tempérament  de  confiance  et  de  crainte,  nous  conduit 
dans  le  chemin  de  l'éternité  bienheureuse  que  je  vous  souhaite,  etc. 


SERMON  POUR  LE  DIMANCHE  DE  LA  DEUXIÈME  SEMAINE. 


SUR  LA   SAGESSE   ET   LA  DOUCEUR  DE   LA   LOI   CHRETIENNE. 

Adliuc  eo  loquente,  ecce  nubes  lucida  obumbravit  eos.  Et  ecce  vox  de  nube ,  dicens  :  Hic  est 
Filins  meus  dilectus ,  in  quo  milii  benè  complacui.  Ipsum  audite. 

Tandis  qu'il  parlait  encore,  une  nuée  lumineuse  les  enveloppa,  et  il  sortit  une  voix  de  cette 
nuée,  qui  fit  entendre  ces  paroles  :  C'est  mon  fils  bien-aimé,  en  qui  j'ai  mis  mes  complai- 
sances. Ecoutez-le.  Saint Matth.,  cl).  17. 

Sire, 

Voici  l'accomplissement  de  ce  grand  mystère  qu'annonçait  FApotre  aux 
Hébreux,  lorsqu'il  leur  disait  que  Dieu  ayant  autrefois  parlé  à  nos  pères 
en  plusieurs  manières  différentes  par  ses  prophètes  ,  il  nous  a  enfin  parlé 
dans  ces  derniers  temps  par  son  Fils  même  :  Multifariam ,  multisque 
modis  olim  Deus  loquens  patribus  inprophetis,  novissimè  toeufus  est 

'  Psalm.  61.  —  *  Aug. 

t.  i.  26 


402  SUR   LA   SAGESSE  ET   LA   DOUCEUR   DE   LA   LOI  CHRETIENNE. 

nobis  in  FilioK  C'est  dans  la  transfiguration  de  Jésus-Christ,  qui  fait 
aujourd'hui  le  sujet  de  notre  évangile ,  que  cette  parole  de  saint  Paul  s'est 
pleinement  et  sensiblement  vérifiée.  Dieu  avait  donné  aux  hommes  ,  sur 
la  montagne  de  Sinaï,  une  loi  dont  Moïse  était  le  ministre  ,  l'interprète, 
et  même,  selon  l'expression  de  l'Écriture,  le  législateur.  Dans  la  suite  des 
temps ,  il  avait  suscité  des  prophètes  pour  expliquer  aux  hommes  cette 
loi ,  pour  leur  en  faire  connaître  les  préceptes ,  pour  leur  en  reprocher  la 
transgression ,  pour  les  y  soumettre ,  et  pour  les  engager,  soit  par  des  me- 
naces, soit  par  des  promesses,  à  l'accomplir.  Mais,  du  reste,  ni  Moïse, 
ni  les  prophètes  ne  furent  que  les  précurseurs  de  l' Homme-Dieu  ;  et  la  loi 
qu'ils  publiaient  ne  fut  qu'une  disposition  à  la  sainte  et  nouvelle  loi  que 
Jésus-Christ  devait  apporter  au  monde.  C'est  pour  cela  qu'il  paraît  entre 
Moïse  et  Elle,  l'un  législateur,  l'autre  prophète,  et  qu'il  y  paraît  tout  écla- 
tant de  lumière  ;  c'est ,  dis-je ,  pour  nous  apprendre  que  toutes  les  ombres 
de  l'ancienne  loi  étant  dissipées ,  que  toutes  les  prophéties  ayant  reçu  un 
parfait  éclaircissement ,  il  n'y  a  plus  désormais  que  lui  qui  mérite  d'être 
écouté,  ni  qui  nous  doive  servir  de  maître.  Ecoutons-le  donc  en  effet, 
Chrétiens ,  ce  nouveau  législateur,  et  obéissons  à  cette  voix  céleste  qui  nous 
dit  :  Ipsum  audit  q.  Pour  vous  inspirer  ce  sentiment  si  juste  et  si  néces- 
saire ,  je  veux  vous  entretenir  de  la  loi  chrétienne  ;  et  pour  traiter  digne- 
ment un  si  grand  sujet ,  j'ai  besoin  des  grâces  du  Saint-Esprit,  et  je  les 
demande,  etc.  Ave,  Maria. 

Quand  saint  Paul  dit  qu'il  a  plu  à  Dieu  de  sauver  les  hommes  par  la 
folie  de  l'Évangile, placuit  Deoper  stultitiam  prœdicationis  salvos  fa- 
cere  credentes  2,  il  ne  faut  pas  se  figurer  que  la  loi  chrétienne  ait  rien  pour 
cela  de  contraire  à  la  véritable  sagesse  et  à  la  raison.  Car,  selon  la  remar- 
que de  saint  Jérôme  ,  le  même  Apôtre ,  après  avoir  parlé  de  la  sorte , 
déclare  néanmoins  que  son  ministère  est  de  prêcher  la  sagesse  aux  spiri- 
tuels et  aux  parfaits  :  Sapientiam  loquimur  inter  perfectos.  Puisque  je 
tiens  aujourd'hui  la  même  place  que  le  Docteur  des  nations ,  tout  indigne 
que  j'en  puis  être  ,  et  puisque  je  vous  prêche  la  même  loi  qu'il  prêchait 
aux  Gentils,  j'ai  droit,  Chrétiens,  de  vous  dire  comme  lui ,  et  je  vous  le 
dis  dès  l'entrée  de  ce  discours ,  que  la  loi  évangélique ,  dont  je  viens  vous 
parler,  est  de  toutes  les  lois  la  plus  raisonnable  et  la  plus  sage  ;  c'est  ma 
première  proposition.  Je  ne  m'en  tiens  pas  là  ;  mais  pour  vous  y  attacher 
encore  plus  fortement ,  j'ajoute  que  cette  loi  si  sage  est  au  même  temps  de 
toutes  les  lois  la  plus  aimable  et  la  plus  douce  ;  c'est  ma  seconde  propo- 
sition. Deux  rapports  sous  lesquels  nous  devons  considérer  la  loi  de  Jésus- 
Christ  :  rapport  à  l'esprit ,  rapport  au  cœur.  Par  rapport  à  l'esprit ,  elle 
n'a  rien  qui  ne  soit  digne  de  notre  estime  ;  par  rapport  au  cœur,  elle  n'a 
rien  qui  ne  soit  digne  de  notre  amour.  C'est  ainsi  que  je  prétends  com- 
battre deux  faux  principes  dont  les  ennemis  de  la  religion  chrétienne  se 
sont  servis  de  tout  temps  pour  nous  la  rendre  également  méprisable  et 
odieuse  :  méprisable,  en  nous  persuadant  qu'elle  choque  le  bon  sens  et  les 

1  Hebr.;  1.  —  2  ICor.,  1. 


SUR  LA  SAGESSE  ET  LA  DOUCEUR  DE  LA  LOI  CHRETIENNE.       403 

règles  de  la  vraie  prudence  ;  odieuse ,  en  nous  la  représentant  comme  une 
loi  trop  dure  et  sans  onction.  Or,  à  ces  deux  erreurs,  j'oppose  deux  carac- 
tères de  la  loi  évangôlique  :  caractère  de  raison  et  caractère  de  douceur. 
Loi  souverainement  raisonnable  ;  vous  le  verrez  dans  le  premier  point. 
Loi  souverainement  aimable  ;  je  vous  le  montrerai  dans  le  second  point  : 
deux  vérités  importantes ,  qui  vont  faire  le  sujet  de  votre  attention. 


PREMIERE    PARTIE. 


A  prendre  les  choses  en  elles-mêmes ,  et  dans  les  termes  de  ce  devoir 
légitime  qui  assujettit  la  créature  au  Créateur,  il  ne  nous  appartient  pas 
de  contrôler,  ni  même  d'examiner  la  loi  que  Jésus-Christ  nous  a  apportée 
du  ciel ,  et  qu'il  est  venu  publier  au  monde.  Car  puisque  les  souverains 
de  la  terre  ont  le  pouvoir  de  faire  des  lois ,  sans  être  obligés  à  dire  pour- 
quoi ;  puisque  leur  volonté  et  leur,bon  plaisir  suffit  pour  autoriser  les  or- 
dres qu'ils  portent ,  sans  que  leurs  sujets  en  puissent  demander  d'autre 
raison ,  il  est  bien  juste  que  nous  accordions  au  moins  le  même  privilège 
et  que  nous  rendions  le  même  hommage  à  celui  qui  non-seulement  est 
notre  législateur  et  notre  maître ,  mais  notre  Sauveur  et  notre  Dieu.  Ce 
qui  nous  regarde  donc ,  c'est  de  nous  soumettre  à  sa  loi ,  et  non  point  de 
la  soumettre  à  notre  censure  ;  c'est  d'observer  sa  loi  avec  une  fidélité 
parfaite ,  et  non  point  d'en  faire  la  discussion  par  une  curiosité  présomp- 
tueuse. 

Cependant ,  Chrétiens ,  il  se  trouve  que  jamais  loi  dans  le  monde  n*a 
été  plus  critiquée ,  et ,  par  une  suite  nécessaire ,  plus  combattue ,  ni  plus 
condamnée  que  la  loi  de  Jésus-Christ  ;  et  l'on  peut  dire  d'elle  ce  que  le 
Saint-Esprit  dans  l'Ecclésiaste  a  dit  du  monde  en  général ,  que  Dieu ,  par 
un  dessein  particulier,  a  voulu  ,  ce  semble,  l'abandonner  aux  disputes  et 
aux  contestations  des  hommes  :  Tradidit  mundum  disputationi  eorum  i. 
Car  cette  loi,  toute  sainte  et  toute  vénérable  qu'elle  est,  a  été,  si  j'ose 
m'exprimer  de  la  sorte ,  depuis  son  institution ,  le  problème  de  tous  les 
siècles.  Les  païens,  et  même  dans  le  christianisme  les  libertins,  suivant 
les  lumières  de  la  prudence  charnelle,  font  réprouvée  comme  trop  sublime 
et  trop  au-dessus  de  l'humanité ,  c'est-à-dire  comme  affectant  une  per- 
fection outrée,  et  bien  au  delà  des  bornes  que  prescrit  la  droite  raison.  Et 
plusieurs ,  au  contraire ,  parmi  les  hérétiques ,  préoccupés  de  leurs  sens 
font  attaquée  comme  trop  naturelle  et  trop  humaine ,  c'est-à-dire  comme 
laissant  encore  à  l'homme  trop  de  liberté,  et  ne  portant  pas  assez  loin 
l'obligation  étroite  et  rigoureuse  des  préceptes  qu'elle  établit.  Les  premiers 
l'ont  accusée  d'indiscrétion ,  et  les  seconds  de  relâchement.  Les  uns ,  au 
rapport  de  saint  Augustin ,  se  sont  plaints  qu'elle  engageait  à  un  détache- 
ment des  choses  du  inonde  chimérique  et  insensé  :  Visi  sunt  Us  christiani 
res  humanas  stultè  et  supra  quam  oportet  deserere  2  :  et  les  autres,  té- 
méraires et  prétendus  réformateurs ,  lui  ont  reproché  que  sur  cela  même 
elle  usait  de  trop  d'indulgence,  et  qu'elle  exigeait  encore  trop  peu.  Savez- 
vous ,  Chrétiens ,  ce  que  je  voudrais  d'abord  inférer  de  là  ?  Sans  pénétrer 

1  Eccl.,  3.  —  *  Aim. 


404       SUR  LA  SAGESSE  ET  LA  DOUCEUR  DE  LA  LOI  CHRETIENNE. 

plus  avant,  ma  conclusion  serait  que  la  loi  chrétienne  est  donc  une  loi 
juste ,  une  loi  raisonnable ,  une  loi  conforme  à  la  règle  universelle  de  l'es- 
prit de  Dieu  :  pourquoi  ?  parce  qu'elle  tient  le  milieu  entre  ces  deux  extré- 
mités. Car  comme  le  caractère  de  l'esprit  de  l'homme  est  de  se  laisser 
toujours  emporter  à  l'une  ou  à  l'autre  ,  et  que  le  caractère  de  l'esprit  de 
Dieu,  selon  la  maxime  de  saint  Grégoire,  pape,  consiste  dans  une  sage 
modération ,  il  est  d'une  conséquence  presque  infaillible  qu'une  loi  que  les 
hommes  ont  osé  tout  à  la  fois  condamner  et  d'excès  et  de  défaut,  est  jus- 
tement celle  où  se  trouve  ce  tempérament  de  sagesse  et  de  raison ,  qui  en 
fait ,  selon  la  pensée  du  Prophète  royal ,  une  loi  sans  tache  :  Lex  Domini 
immaculata  l. 

Et  certes,  ajoute  saint  Augustin  (cette  remarque  est  importante),  si  la 
loi  de  Jésus-Christ  avait  été  parfaitement  au  gré  des  païens ,  dès  là  elle 
aurait  cessé ,  pour  ainsi  dire ,  d'être  raisonnable  ;  et  si  les  libertins  l'ap- 
prouvaient ,  dès  là  elle  nous  devrait  être  suspecte ,  puisqu'elle  aurait  plu  , 
et  qu'elle  plairait  encore  à  des  hommes  vicieux  et  corrompus.  Pour  être 
ce  qu'elle  doit  être,  pour  être  une  loi  irréprochable ,  il  faut  nécessairement 
qu'elle  ne  soit  pas  de  leur  goût  ;  et  l'excès  même  qu'ils  lui  ont  imputé  est 
sa  justification.  Je  dis  à  proportion  de  même  des  hérésiarques  prévenus 
d'un  faux  zèle  et  enllés  d'un  vain  orgueil  ;  ils  ont  voulu  la  resserrer ,  cette 
loi  déjà  si  étroite  ;  ils  ont  entrepris  de  réformer,  comme  parle  Vincent  de 
Lérins ,  ce  qui  devait  les  réformer  eux-mêmes  ;  et  il  a  fallu  que  la  loi 
chrétienne ,  pour  ne  pas  aller  à  une  sévérité  sans  mesure ,  et  pour  de- 
meurer dans  les  limites  de  ce  culte  raisonnable  qui  fait  son  essentielle 
différence,  et  par  où  saint  Paul  la  distingue,  ne  se  rapportât  pas  à  leurs 
idées,  et  qu'ils  y  trouvassent  des  défauts,  afin  qu'il  fût  vrai  qu'elle  n'en  a 
aucun. 

S'il  s'agissait  seulement  ici  de  faire  une  simple  apologie  des  devoirs  du 
christianisme  ,  je  pourrais],  m'en  tenir  là  ;  et  sans  rien  dire  de  plus ,  je 
croirais  avoir  suffisamment  rempli  mon  dessein  ;  mais  je  vais  plus  loin  , 
et,  autant  qu'il  m'est  possible,  il  faut,  Chrétiens,  vous  mettre  en  état  de 
rendre  désormais  sans  contradiction ,  sans  résistance  ,  une  obéissance  en- 
tière à  ce  divin  maître ,  que  Dieu  nous  ordonne  d'écouter  :  Hic  est  Filins 
meus  dilectus  :  ipsum  audit e.  Il  faut  vous  affectionner  à  sa  loi ,  vous  y 
attacher,  et  pour  cela  vous  en  donner  toute  la  connaissance  nécessaire. 
Attention,  s'il  vous  plaît.  J'avoue  donc  que  la  loi  de  Jésus-Christ  est  une 
loi  sainte  et  parfaite  ;  mais  je  soutiens  au  même  temps  que  dans  sa  per- 
fection elle  n'a  rien  d'outré ,  comme  l'esprit  du  monde  se  le  persuade. 
J'avoue  que  c'est  une  loi  modérée,  et  comme  telle,  proportionnée  à  la 
faiblesse  des  hommes  ;  mais  je  prétends  que  dans  sa  modération  elle  n'a 
rien  de  lâche ,  comme  l'esprit  de  l'hérésie  se  l'est  figuré.  Or  ces  deux  vé- 
rités bien  conçues  m'engagent  efficacement  à  la  pratiquer,  cette  loi  ;  détrui- 
sent tous  les  préjugés  que  le  libertinage  ou  l'amour-propre  pourraient 
former  dans  mon  esprit  contre  cette  loi  ;  me  déterminent  à  vivre  en  chré- 
tien, parce  que  rien  ne  me  paraît  plus  raisonnable  ni  plus  droit  que  la 

1   Psalm.  18. 


SUR  LA  SAGESSE  ET  LA  DOUCEUR  DE  LA  LOI  CHRETIENNE.       405 

conduite  de  cette  loi.  Quel  avantage  et  pour  vous  et  pour  moi ,  si  nous 
étions  bien  remplis  de  ces  sentiments  ! 

Non ,  mes  Frères ,  dit  saint  Ghrysostome  traitant  le  môme  sujet ,  la  loi 
de  Jésus-Christ  dans  sa  perfection  n'a  rien  qui  doive  blesser  la  prudence 
humaine  la  plus  délicate  ;  et  la  rejeter  comme  une  loi  outrée ,  c'est  lui 
(aire  injure  et  ne  la  pas  connaître.  Soit  que  nous  ayons  égard  aux  obliga- 
tions générales  qu'elle  impose  à  tous  les  états ,  soit  que  nous  considérions 
les  règles  particulières  qu'elle  trace  à  chaque  condition ,  partout  elle  porte 
avec  soi ,  si  je  puis  user  de  ce  terme ,  le  sceau  d'une  raison  souveraine  qui 
la  dirige  ;  partout  elle  fait  voir  qu'elle  est  émanée  du  conseil  de  Dieu , 
comme  de  sa  source.  Car  eniin  ,  poursuit  saint  Chrysostome,  qu'y  a-t-il 
de  si  singulier  dans  la  loi  chrétienne,  que  le  bon  sens  le  plus  exquis  ne 
doive  approuver?  Elle  oblige  l'homme  à  se  renoncer  soi-même ,  à  mortifier 
son  esprit,  à  crucifier  sa  chair;  elle  veut  qu'il  étouffe  ses  passions ,  qu'il 
abandonne  ses  intérêts ,  qu'il  supporte  un  outrage  sans  se  venger,  qu'il  se 
laisse  enlever  ses  biens  sans  les  redemander  ;  elle  lui  commande  deux 
choses  en  apparence  les  plus  contradictoires ,  du  moins  les  plus  paradoxes, 
l'une  de  haïr  ses  proches  et  ses  amis,  l'autre  d'aimer  ses  persécuteurs  et 
ses  ennemis  ;  elle  lui  fait  un  crime  de  rechercher  les  richesses  et  les  gran- 
deurs, une  vertu  d'être  humble,  une  béatitude  d'être  pauvre,  un  sujet 
de  joie  d'être  persécuté  et  affligé  :  elle  règle  jusques  à  ses  désirs ,  jusques 
à  ses  pensées  ;  elle  lui  ordonne ,  en  telle  occasion  qui  se  présente ,  de  s'ar- 
racher l'œil ,  de  se  couper  le  bras  ;  enfin  elle  le  réduit  à  la  nécessité  même 
de  verser  son  sang ,  de  donner  sa  vie  ,  de  souffrir  la  mort ,  et  la  plus 
cruelle  mort ,  dès  que  l'honneur  de  sa  religion  le  demande ,  et  qu'il  est 
question  de  prouver  sa  foi.  Or,  tout  cela,  mes  chers  auditeurs  ,  est  rai- 
sonnable ;  et  tellement  raisonnable ,  que  si  la  loi  évangélique  ne  l'exigeait 
pas,  tout  intéressé  que  j'y  puis  être,  et  quelle  que  soit  la  corruption  de 
mon  cœur,  j'aurais  peine  à  ne  la  pas  condamner.  Venons  au  détail ,  et 
reprenons. 

Oui ,  il" est  raisonnable  que  je  me  renonce  moi-même  ;  c'est  de  (moi  je 
ne  puis  douter  sans  me  méconnaître  et  sans  ignorer  ce  que  je  suis.  Car 
puisque  je  ne  suis  de  moi-même  que  vanité  et  que  mensonge;  puisque  tout 
ce  qu'il  y  a  de  bien  en  moi  n'est  pas  de  moi ,  et  que  je  ne  suis  de  mon 
fonds  que  misère  ,  qu'aveuglement ,  qu'emportement ,  que  dérèglement  ; 
n'est-il  pas  juste  que  me  regardant  moi-même  et  me  voyant  tel,  je  con- 
çoive de  l'horreur  pour  moi-même,  je  me  haïsse  moi-même,  je  me  détache 
de  moi-même?  Et  voilà  le  sens  de  ce  grand  précepte  de  Jésus-Christ , 
Abneget  semetipsum.  Il  ne  veut  pas  que  je  renonce  ni  à  mes  vrais  inté- 
rêts, ni  à  la  vraie  charité  que  je  me  dois  à  moi-même,  ni  à  la  vraie  jus- 
tice que  je  puis  me  rendre  ;  mais  parce  qu'il  y  a  une  fausse  justice ,  que 
je  confonds  avec  la  vraie  ;  parce  qu'il  y  a  une  fausse  charité ,  qui  me  flatte 
et  qui  me  séduit  ;  parce  qu'il  y  a  un  faux  intérêt ,  dont  je  me  laisse  éblouir 
et  qui  me  perd ,  et  que  ce  que  j'appelle  moi-même  n'est  rien  autre  chose 
que  tout  cela ,  il  veut  que  pour  me  défaire  de  tout  cela ,  je  me  défasse  de 
moi-même,  en  me  renonçant  moi-même. 


406       SUR  LA  SAGESSE  ET  LA  DOUCEUR  DE  LA  LOI  CHRETIENNE. 

Il  est  raisonnable  que  je  mortifie  ma  chair,  parce  qu'autrement  ma  chair 
se  révoltera  contre  ma  raison  et  contre  Dieu  même  ;  que  je  captive  mes 
sens ,  parce  qu'autrement  la  liberté  que  je  leur  donnerais  m'exposerait  à 
mille  tentations  ;  que  je  traite  rudement  mon  corps  et  que  je  le  réduise 
en  servitude ,  parce  qu'autrement ,  affaibli  du  joug  d'une  sainte  austérité  , 
je  tomberais  dans  une  criminelle  et  une  honteuse  mollesse. 

Il  est  raisonnable  que  la  vengeance  me  soit  défendue  ;  car  que  serait-ce 
si  chacun  était  en  droit  de  satisfaire  ses  ressentiments ,  et  à  quels  excès 
nous  porterait  une  aveugle  passion  ?  Raisonnable ,  non-seulement  que 
j'oublie  les  injures  déjà  reçues ,  mais  que  je  sois  prêt  à  en  essuyer  encore 
de  nouvelles;  et  qu'en  mille  conjonctures  où  ma  faiblesse  me  ferait  perdre 
la  charité ,  si  je  m'opiniâtrais  à  faire  valoir  dans  toute  la  rigueur  mes 
prétentions ,  je  me  relâche  de  mes  prétentions ,  et  je  me  désiste  de  mes  de- 
mandes :  pourquoi?  parce  que  la  charité  est  un  bien  d'un  ordre  supérieur, 
et  que  je  ne  dois  risquer  pour  nul  autre  ;  parce  qu'il  n'y  a  rien  que  je  ne 
doive  sacrifier  pour  conserver  la  grâce  qui  se  trouve  inséparablement  liée 
à  l'amour  du  prochain.  Raisonnable,  que  cet  amour  du  prochain  s'étend 
jusqu'à  mes  ennemis  même  les  plus  mortels  ,  puisque  ,  sans  parler  de  la 
grandeur  d'âme ,  de  cette  grandeur  héroïque  et  chrétienne  qui  paraît  dans 
l'amour  d'un  ennemi  et  dans  les  services  qu'on  lui  rend ,  la  foi  m'enseigne 
que  cet  homme  ,  pour  être  mon  ennemi ,  n'en  est  pas  moins  mon  frère  , 
et  que  d'ailleurs  j'attendrais  moi-même,  si  j'étais  ennemi  de  Dieu  ,  que 
Dieu  usât  envers  moi  de  miséricorde,  et  qu'il  me  prévînt  de  sa  grâce. 
Car  pourquoi  serais-je  plus  délicat  que  lui  dans  mes  sentiments  et  dans 
mes  affections?  Raisonnable,  par  un  retour  qui  semble  d'abord  bien  sur- 
prenant et  bien  étrange ,  que  je  haïsse  mes  amis,  mes  proches ,  ceux  même 
à  qui  je  dois  la  vie ,  quand  ceux  à  qui  je  dois  la  vie ,  quand  ceux  à  qui  je 
suis  le  plus  étroitement  uni  par  les  liens  du  sang  et  de  l'amitié  ,  sont  des 
obstacles  à  mon  salut.  Car  alors  la  raison  veut  que  je  m'en  éloigne  ,  que 
je  les  fuie ,  que  je  les  abhorre  ;  et  c'est  ainsi  qu'il  faut  entendre  cette  parole 
de  Jésus-Christ  :  Si  quis  venit  ad  me ,  et  non  odit  patrem  et  matrem, 
non  potest  meus  esse  discipulus  l  ;  si  quelqu'un  veut  venir  à  moi  ,  et  ne 
hait  pas  son  père  et  sa  mère,  il  ne  peut  être  mon  disciple.  Parole,  dit  saint 
Grégoire ,  pape ,  qui  n'abolit  point  le  devoir  des  enfants  envers  leurs  pa- 
rents ,  mais  qui  condamne  l'impiété  des  parents  prévaricateurs ,  lorsqu'ils 
abusent  de  leur  pouvoir  pour  servir  de  démons  à  leurs  enfants  ,  et  pour 
les  engager  dans  la  voie  de  perdition.  Eh  quoi  !  reprend  Tertullien ,  jus- 
tifiant cette  maxime  évangélique ,  il  fallait  que  les  soldats  romains  ,  pour 
être  incorporés  dans  la  milice ,  fissent  comme  une  espèce  d'abjuration ,  et 
de  pères  et  de  mères ,  entre  les  mains  de  ceux  qui  les  commandaient  ;  et 
l'on  estimait  cette  sévérité  de  discipline  également  juste  et  nécessaire.  Si 
donc  Jésus-Christ  nous  impose  cette  même  loi  en  certaines  conjonctures  , 
savoir,  quand  l'attachement  d'un  fils  à  son  père ,  d'une  femme  à  son  mari, 
est  incompatible  avec  les  intérêts  de  Dieu  et  l'obéissance  qui  lui  est  due  , 
pouvons-nous  dire  que  c'est  trop  en  demander  ? 

«  Luc,  14. 


SUR   LA    SAGESSE    ET   LA    DOUCEUR    DE    LA    LOI    CHRETIENNE.  407 

Mais  pourquoi  s'arracher  l'œil  ?  pourquoi  se  couper  le  bras?  Répondez 
vous-même,  divin  Sauveur  ;  et  sur  la  dureté  de  cette  expression ,  satisfaites 
dans  un  mot  la  prudence  humaine  :  C'est  qu'il  vaut  mieux ,  dit-il,  entrer 
dans  la  vie  n'ayant  qu'un  œil  ou  qu'une  main ,  que  d'être  pour  jamais 
condamné  au  tourment  du  feu  ;  c'est  que  tous  les  jours ,  à  la  honte  des 
serviteurs  de  Dieu ,  un  homme  du  siècle ,  par  une  sagesse  mondaine ,  s'ar- 
rache l'œil,  se  coupe  le  bras,  selon  que  Jésus-Christ  l'a  entendu,  c'est-à- 
dire  s'arrache  lui-même  à  ce  qu'il  a  de  plus  cher,  et  se  sépare  de  ce  qu'il 
aime  plus  tendrement,  afin  d'éviter  un  scandale  dont  il  craint  les  suites 
fâcheuses  pour  sa  fortune  ;  c'est  qu'une  femme  du  monde  que  la  raison 
conduit  encore ,  ne  balance  pas  à  rompre  un  engagement ,  quelque  flat- 
teur, quelque  utile  qu'il  soit,  dès  qu'elle  en  prévoit  quelque  danger  pour 
sa  réputation  :  comme  si  Dieu  avait  voulu  que  la  conduite  des  enfants  du 
siècle  servit  de  leçon  aux  enfants  de  lumière  ;  ou  plutôt  comme  s'il  avait 
voulu  que  ce  fût  une  apologie  du  précepte  de  l'Évangile  :  Si  oculus  tuus 
scandalizat  te,  erue  eum l. 

Ce  n'est  pas  assez  :  pourquoi  faire  à  l'homme  un  crime  de  ses  désirs,  et 
traiter  d'adultère  un  regard  impur  et  lascif?  Apprenez-le  de  saint  Jérôme  : 
c'est  qu'il  n'est  point  permis  de  désirer  ce  qu'il  n'est  pas  permis  de  re- 
chercher; c'est  que  toute  loi  qui  laisse  les  désirs  dans  l'impunité  est  une 
loi  imparfaite,  propre  à  faire  des  hypocrites  plutôt  que  des  Justes,  puis- 
qu'il est  impossible  de  réformer  l'homme  si  l'on  ne  commence  par  réformer 
son  cœur.  Pourquoi  ériger  en  béatitude  un  état  aussi  vil  et  aussi  abject 
que  la  pauvreté?  Beati  pauperes  splritiû.  Jugez-en  par  vos  propres  sen- 
timents :  c'est  qu'autant  qu'on  a  de  mépris  pour  la  pauvreté  forcée ,  autant 
convient-on  que  la  pauvreté  volontaire  dont  parle  Jésus-Christ  est  respec- 
table ;  et  d'ailleurs  l'expérience  nous  fait  bien  voir  qu'il  n'y  a  d'heureux 
sur  la  terre  que  les  pauvres  de  cœur ,  puisque  la  source  la  plus  ordinaire 
de  nos  chagrins  est  l'attachement  aux  biens  de  la  vie.  Mais  enfin,  et  voici 
le  point  capital ,  pourquoi  réduire  des  hommes  faibles  à  cette  affreuse  né- 
cessité ,  ou  d'être  apostats  et  anathèmes ,  ou  d'endurer  à  certains  temps  de 
persécution  le  plus  rigoureux  martyre?  Car  c'est  là-dessus  que  la  loi  de 
notre  Dieu  pourrait  paraître  aux  sages  du  monde  d'un  caractère  plus  outré. 
Elle  nous  ordonne,  et  nous  l'ordonne  sous  peine  d'une  éternelle  damna- 
tion ,  d'être  habituellement  disposés  à  mourir,  plutôt  même  que  de  déguiser 
notre  foi.  Or  cela,  dites-vous,  est-il  raisonnable?  Et  moi  je  réponds  :  En 
pouvez-vous  douter  ;  et  pour  s'en  convaincre ,  faut-il  autre  chose  que  les 
premiers  principes  de  la  raison?  En  effet,  on  demande  s'il  est  raisonnable 
de  s'exposer  à  la  mort ,  plutôt  que  de  trahir  la  foi  qu'on  doit  à  son  Dieu  : 
mais  moi  je  demande  s'il  n'est  pas  raisonnable  qu'un  sujet  soit  prêt  à  perdre 
la  vie ,  plutôt  que  de  trahir  la  foi  qu'il  doit  à  son  prince?  mais  moi  je  de- 
mande s'il  n'est  pas  raisonnable  qu'un  homme  d'honneur  soit  en  disposi- 
tion de  souffrir  tout ,  plutôt  que  de  commettre  une  lâcheté  et  une  perfidie  ? 
mais  moi  je  demande  s'il  n'est  pas  raisonnable  qu'un  homme  de  guerre  se 
sacrifie  en  mille  rencontres  comme  une  victime  toujours  sur  le  point  d'être 

«   Matih.,  18.  —  2  Ibid.,  5. 


408       SUR  LA  SAGESSE  ET  LA  DOUCEUR  DE  LA  LOI  CHRETIENNE. 

immolée  et  de  recevoir  le  coup  mortel ,  plutôt  que  de  manquer  à  son  devoir. 
Il  ne  le  trouve  pas  seulement  raisonnable ,  mais  il  s'en  fait  un  point  d'hon- 
neur et  une  gloire.  Quoi  donc ,  mes  Frères ,  reprend  saint  Augustin ,  le 
martyre  pour  Dieu  sera-t-il  censé  une  folie ,  et  le  martyre  pour  le  monde 
une  vertu?  La  raison  de  l'homme  aura-t-elle  peine  à  reconnaître  l'obliga- 
tion de  l'un ,  tandis  qu'elle  approuve  et  qu'elle  autorise  l'obligation  de 
l'autre?  Non,  non,  Chrétiens,  rien  en  cela,  rien  en  tout  le  reste  qui  ne 
soit  à  Tépreuve  de  notre  censure.  Soyons  raisonnables ,  et  nous  avouerons 
que  la  loi  de  Jésus-Christ  l'est  encore  plus  que  nous.  Soumettons-nous  de 
bonne  foi  à  tout  ce  que  la  raison  ordonne ,  la  loi  évangélique  n'aura  plus 
rien  qui  nous  choque.  Car  si  elle  nous  choque,  c'est  parce  quelle  nous  assu- 
jettit trop  à  la  raison,  et  qu'elle  n'accorde  rien  à  notre  passion.  Prenez 
garde,  s'il  vous  plaît  :  je  ne  dis  pas  que  la  loi  chrétienne  n'ajoute  rien  à  la 
raison  ;  c'est  une  erreur  des  pélagiens  :  mais  je  dis  quelle  n'ajoute  rien  à 
la  raison  qui  ne  la  perfectionne ,  qui  ne  l'élève ,  qui  ne  la  purifie ,  et  que 
la  raison  elle-même  n'eût  établi ,  si  par  elle-même  elle  eût  été  assez  éclairée 
pour  en  découvrir  l'excellence  et  l'utilité. 

Je  sais ,  mes  chers  auditeurs  (  et  c'est  ainsi  que  je  passe  à  la  seconde  vé- 
rité, qui ,  bien  loin  d'affaiblir  la  première,  va  plus  solidement  encore  la 
confirmer)  ;  je  sais,  et  j'en  conviens ,  qu'il  y  a  eu  de  tout  temps  dans  le 
monde  des  esprits  singuliers,  qui ,  prévenus  de  leurs  idées  chimériques,  ont 
porté  cette  perfection  de  la  loi  chrétienne  bien  au  delà  de  ses  bornes.  Appli- 
quez-vous à  ma  pensée  ;  ceci  mérite  votre  réflexion.  Je  sais  que  saint  Au- 
gustin a  observé  que  la  perfection  de  l'Évangile ,  mal  conçue  et  soutenue 
par  un  faux  zèle ,  a  fait  naître  dans  la  suite  des  siècles  les  hérésies  les  plus 
opiniâtres  :  et  pour  descendre  aux  espèces  particulières ,  je  sais  que  dès  la 
naissance  de  l'Église  il  s'éleva ,  comme  dit  l'Apôtre ,  des  sectes  de  parfaits 
et  d'illuminés ,  qui  condamnaient ,  ceux-là  le  mariage ,  ceux-ci  l'usage  des 
viandes,  les  uns  la  pénitence  réitérée,  les  autres  la  fuite  dans  les  persécu- 
tions ;  réprouvant  de  leur  autorité  propre  tout  ce  qui  ne  leur  semblait  pas 
assez  saint ,  et  s'érigeant  pour  cela  non  pas  en  simples  réformateurs ,  mais 
en  souverains  et  en  législateurs.  Je  sais  qu'une  des  illusions  de  Pelage  fut 
de  confondre  les  conseils  avec  les  préceptes,  et  de  prétendre,  par  exemple, 
que ,  sans  le  dépouillement  réel  et  effectif  des  biens  temporels ,  il  n'y  avait 
point  de  salut  ;  ne  voulant  pas  qu'un  chrétien  pût  rien  posséder ,  sans  tom- 
ber dans  une  espèce  d'apostasie,  et  sans  démentir  sa  profession.  Je  sais  que 
par  ce  principe ,  quelques-uns  même  en  sont  venus  jusqu'à  troubler  la  so- 
ciété civile ,  traitant  de  désordre  l'usage  établi  de  poursuivre  ses  droits  en 
justice ,  prenant  à  la  lettre  ce  qui  est  écrit ,  Ei  autem  et  qui  au  fer t  quœ 
tua  sunt,  ne  répétas  1  ;  et  sans  prévoir  les  funestes  conséquences  qui  sui- 
vraient de  là,  et  les  avantages  qu'en  tirerait  une  injuste  cupidité,  défendant 
à  un  serviteur  de  Jésus-Christ  de  redemander  jamais  son  bien ,  lui  fût-il 
même  arraché  par  violence.  Je  sais ,  dis-je,  tout  cela  ;  et  si  vous  voulez ,  je 
sais  encore  que  ces  fausses  idées  de  perfection  n'ont  communément  servi 
qu'à  rendre  la  loi  chrétienne  méprisable  aux  païens,  insupportable  aux 

1  Luc,  6. 


SUR  LA  SAGESSE  ET  LA  DOUCEUR  DE  LA  LOI  CHRETIENNE.       409 

libertins ,  scandaleuse  et  sujet  de  chute  aux  âmes  faibles  et  timorées  ;  autre 
remarque  de  saint  Augustin  :  méprisable  aux  païens ,  qui ,  jugeant  par  là 
de  notre  religion ,  l'ont  rejetée  comme  une  religion  extravagante,  quoiqu'elle 
soit  l'ouvrage  et  le  chef-d'œuvre  de  la  sagesse  d'un  Dieu  :  insupportable  aux 
libertins ,  qui  sont  bien  aises ,  en  matière  d'obligations  et  de  devoirs ,  qu'on 
leur  exagère  les  choses ,  pour  avoir  droit  de  n'en  rien  croire  et  surtout  de 
n'en  rien  faire,  et  qu'on  leur  en  demande  trop ,  pour  avoir  un  prétexte  de 
refuser  tout  :  sujet  de  scandale  et  de  chute  pour  les  âmes  faibles ,  qui  de  ces 
erreurs  se  sont  souvent  formé  des  consciences ,  et  à  qui  ces  fausses  consiences 
ont  fait  commettre  de  véritables  crimes.  Car  voilà  les  effets  qu'a  produits 
cette  prétendue  perfection ,  quand  elle  n'a  pas  été  mesurée  selon  les  règles 
de  la  vraie  foi.  Mais  tout  cela,  mes  chers  auditeurs,  n'est  point  la  perfec- 
tion de  la  loi  chrétienne  :  pourquoi  ?  parce  qu'il  n'y  a  rien  en  tout  cela  que 
la  loi  chrétienne  n'ait  désavoué  et  qu'elle  n'ait  même  censuré.  Gomme  elle 
s'est  déclarée  contre  tous  les  adoucissements  qui  pouvaient  altérer  sa  pureté , 
aussi  n'a-t-elle  pu  souffrir  qu'on  portât  trop  loin  la  sévérité  de  ses  préceptes , 
pour  lui  donner  une  fausse  couleur  de  sainteté.  Quelque  apparence  de  ré- 
forme qu'elle  ait  aperçue  dans  l'.hérésie ,  elle  s'en  est  tenue  inviolablement 
à  cette  grande  parole,  Rationabile  obsequium1  ;  afin,  dit  saint  Jérôme, 
que  l'infidélité  la  plus  critique  n'eût  rien  à  lui  opposer ,  et  que  la  raison  la 
plus  sensée  n'y  trouvât  rien  qui  pût  justement  la  blesser. 

Car,  encore  une  fois ,  étudions  bien  cette  loi ,  et  plus  nous  l'approfondi- 
rons ,  plus  elle  nous  paraîtra  sage  ;  soit  qu'elle  contredise  nos  plaisirs ,  soit 
qu'elle  nous  accorde  certains  divertissements  honnêtes  et  modérés  ;  soit 
qu'elle  condamne  nos  entreprises ,  soit  qu'elle  nous  permette  certains  soins 
convenables  et  souvent  même  nécessaires  ;  soit  qu'elle  réprime  notre  ambi- 
tion ,  soit  qu'elle  nous  laisse  la  liberté  de  penser  à  nos  besoins  ,  et  de  pour- 
voir par  des  voies  légitimes  à  notre  établissement  ;  soit  qu'elle  réprouve 
notre  luxe ,  soit  qu'elle  approuve  une  bienséance  modeste  et  chrétienne  : 
partout  nous  découvrirons  le  même  caractère  de  sagesse.  Elle  est  donc  par- 
faite, mais  d'une  perfection  qui  gagne  le  cœur  en  persuadant  l'esprit  :  elle 
est  parfaite ,  mais  d'une  perfection  qui  s'accommode  à  tous  les  états  et  à 
toutes  les  conditions  des  hommes  :  elle  est  parfaite ,  mais  d'une  perfection 
qui,  bien  loin  de  causer  du  trouble,  règle  tout,  corrige  tout,  maintient 
tout  dans  l'ordre  :  elle  est  parfaite,  mais  de'ce  genre  de  perfection  dont  parle 
saint  Ambroise,  qui  inspire  une  humilité  sans  bassesse,  une  générosité 
sans  orgueil ,  une  modestie  sans  contrainte ,  une  liberté  sans  épanchement  ; 
retenant  comme  dans  un  juste  équilibre  tous  les  mouvements  et  toutes  les 
affections  de  l'âme  :  enfin  elle  est  parfaite ,  mais  toujours  dans  l'étendue 
de  ces  deux  termes ,  discrétion  et  vérité. 

J'ajoute  que  par  une  disposition  d'ailleurs  toute  divine ,  comme  elle  n'a 
rien  d'outré  dans  sa  perfection,  elle  n'a  rien  aussi  de  lâche  dans  sa  modé- 
ration. Faudrait-il  insister  sur  ce  point,  si  nous  ne  vivions  pas  dans  un 
siècle  où  la  parole  de  Dieu  doit  servir  de  préservatif  à  tout  et  contre  tout? 
Non,  la  loi  de  Jésus-Christ  dans  sa  modération  n'a  rien  de  lâche  :  quelque 

'  Rom.,  12. 


410       SUR  LA  SAGESSE  ET  LA  DOUCEUR  DE  LA  LOI  CHRETIENNE. 

effort  qu'aient  fait  les  hérésiarques  pour  la  décrier  sur  cela,  elle  s'en  est 
hautement  défendue,  et  en  a  même  tiré  sa  gloire.  En  vain  Tertullien  lui 
a-t-il  reproché  son  indulgence  dans  le  pardon  des  péchés  ;  en  vain  a-t-il 
déclamé  contre  les  catholiques ,  et  les  a-t-il  appelés  charnels  ;  en  vain  a-t-il 
représenté  l'Église  de  son  temps  comme  un  champ  ouvert  à  toute  sorte  de 
licence  :  De  campo  latissimœ  disciplinée1  :  ses  invectives  n'ont  servi  qu'à 
marquer  l'aigreur  et  l'amertume  de  son  zèle,  et  n'ont  fait  impression  que 
sur  quelques  esprits  faibles.  Il  est  vrai  que  la  loi  chrétienne  ne  désespère 
pas  les  pécheurs  ;  mais  sans  les  désespérer ,  elle  leur  inspire  une  crainte 
bien  plus  salutaire  que  le  désespoir  ;  et  sans  leur  ôter  la  confiance,  elle  sait 
bien  rabattre  leur  présomption.  Il  est  vrai  qu'en  toutes  choses  elle  ne  con- 
clut pas  à  la  damnation  ;  mais  sans  y  conclure  absolument ,  elle  ne  manque 
pas  sur  mille  sujets  d'en  proposer  le  danger ,  d'une  manière  à  saisir  de 
frayeur  les  Saints  mômes.  Il  est  vrai  que  dans  l'ordre  des  péchés  elle  ne 
condamne  pas  tout  comme  mortel  ;  mais  à  quiconque  connaît  Dieu ,  à  qui- 
conque veut  efficacement  son  salut ,  elle  donne  une  grande  horreur  de  tout 
péché,  même  du  véniel.  Il  est  vrai  qu'elle  distingue  les  préceptes  des  con- 
seils ,  mais  elle  déclare  au  même  temps  que  le  mépris  des  conseils  dispose 
à  la  transgression  des  préceptes ,  et  que  l'un  est  une  suite  presque  infail- 
lible de  l'autre. 

Or  j'avoue,  Chrétiens,  que  parmi  tous  les  motifs  qui  me  persuadent  la 
vérité  de  la  sainte  religion  que  je  professe ,  il  n'y  en  a  point  de  plus  puis- 
sant que  celui-là.  Saint  Augustin  disait  que  mille  raisons  l'attachaient  à  la 
foi ,  et  il  en  faisait  un  détail  capable  d'en  convaincre  les  esprits  les  plus  in- 
dociles :  Midta  me  in  Ecclesiâjustissimè  retinent*.  Mais  pour  moi,  je  sens 
que  cette  sagesse  toute  pure  et  toute  divine  de  la  loi  de  Jésus-Christ  a  je  ne 
sais- quoi  de  particulier,  qui  me  touche  et  qui  m'entraîne.  Car  je  dis  avec 
l'abbé  Rupert  :  Puisqu'il  y  a  un  Dieu ,  et  que  les  preuves  les  plus  sensibles 
et  les  plus  évidentes  me  le  démontrent;  puisqu'il  faut  l'honorer,  ce  Dieu , 
par  un  culte  propre  et  par  l'exercice  d'une  religion  ;  je  ne  puis  manquer 
en  embrassant  celle-ci ,  où  je  découvre  un  fonds  de  sagesse  et  de  sainteté 
qui  ne  peut  venir  que  d'en  haut ,  et  qui  est  incontestablement  au-dessus  de 
l'homme.  Si  c'était  une  sagesse  profane,  elle  pourrait  d'abord  m'éblouir; 
mais  pour  peu  que  je  voulusse  m' appliquer  à  l'approfondir  et  à  la  bien 
connaître,  j'y  trouverais  bientôt  quelque  faible  pour  m'en  détromper.  Il  n'y 
a  qu'une  religion  sage  comme  la  nôtre,  c'est-à-dire  d'une  sagesse  toute 
sainte,  d'une  sagesse  établie  sur  le  fondement  de  toutes  les  vertus,  à  quoi 
je  ne  puis  refuser  de  me  rendre ,  parce  que  c'est  sans  contredit  l'ouvrage  de 
Dieu,  et  que  je  n'ai  rien  à  y  opposer.  Je  m'écrie,  avec  plus  de  sujet  encore 
que  saint  Pierre  :  Domine,  bonum  est  nos  hic  esse  :  Ah!  Seigneur,  c'est  un 
bien  pour  moi ,  et  un  bien  que  je  ne  puis  assez  estimer ,  d'avoir  connu 
votre  loi ,  et  de  l'avoir  embrassée.  C'est  là  que  je  dois  m'en  tenir  ;  et  pour 
m'y  conserver ,  je  dois  être  prêt ,  comme  vos  martyrs ,  à  sacrifier  ma  for- 
tune et  à  répandre  mon  sang  :  Domine,  bonum  est  nos  hic  esse.  Saint 
Pierre,  dans  le  transport  de  sa  joie,  demandait  à  demeurer  sur  le  Thabor  ; 

»  Tcrtull.  —  2  Aug. 


SUR   LA    SAGESSE    ET    LA   DOUCEUR    DE    LA    LOI    CHRETIENNE.  411 

mais  parce  qu'en  le  demandant,  il  ne  pensait  qu'à  une  félicité  temporelle, 
et  non  point  à  l'éternelle  béatitude  de  l'autre  vie ,  l'évangéliste  ajoute  qu'il 
ne  savait  ce  qu'il  disait  :  Nesciens  quid  diceret1.  Pour  moi ,  mon  Dieu,  je 
comprends  parfaitement  ce  que  je  dis ,  et  c'est  avec  une  connaissance  en- 
tière que  je  vous  demande  à  demeurer  toujours  ferme  et  inébranlable  dans 
l'obéissance  et  dans  la  pratique  de  votre  loi  :  Domine,  bonum  est  nos  hic 
esse.  Je  ne  crains  point  de  m'égarer  en  la  suivant ,  parce  que  c'est  de  toutes 
les  lois  la  plus  raisonnable  dans  ses  maximes  et  la  plus  sage ,  comme  elle 
est  encore  par  son  onction  la  plus  aimable  et  la  plus  douce.  Nous  Talions 
voir  dans  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME   PARTIE. 

Il  est  de  la  grandeur  de  Dieu  d'avoir  droit  de  commander  aux  hommes 
de  grandes  choses ,  et  d'exiger  d'eux  de  grands  services  ;  mais  il  est  aussi 
de  la  même  grandeur  de  Dieu  que  ces  grands  services  qu'il  exige  des 
hommes,  non-seulement  ne  les  accablent  point  par  le  poids  de  leurs  diffi- 
cultés ,  mais  qu'ils  leur  deviennent  agréables  et  qu'ils  y  trouvent  de  la  dou- 
ceur. Car,  comme  dit  le  savant  Gassiodore,  la  gloire  d'un  maître  aussi 
grand  que  Dieu  est  d'être  tellement  servi ,  qu'on  se  fasse  de  l'obligation 
même  de  le  servir  un  bonheur  et  une  félicité.  Ceux  qui  de  leur  propre  sens 
ont  voulu  expliquer  la  loi  chrétienne ,  se  sont  encore  ici  égarés ,  en  s'atta- 
chant  trop  à  l'un  de  ces  principes ,  et  ne  faisant  pas  assez  de  réflexion  sur 
l'autre.  Il  est  vrai  que  Jésus-Christ,  notre  souverain  législateur,  nous  a 
proposé  sa  loi  comme  un  joug  et  comme  un  fardeau  ;  mais  au  même  temps 
il  nous  a  fait  entendre  que  ce  fardeau  était  léger,  et  que  ce  joug  était  doux  : 
Jugum  enim  meum  suave  est,  et  onus  meum  levé"1.  D'où  vient  que.  par 
une  admirable  conduite  de  sa  sagesse,  il  n'a  invité  à  le  prendre  que  ceux 
qui  se  trouvaient  déjà  chargés  d'ailleurs  et  fatigués  ;  s'engageant  à  les  sou- 
lager ,  et  toutefois  ne  leur  promettant  point  d'autre  soulagement  que  de  leur 
imposer  son  joug  et  de  les  obliger  à  le  porter  :  Venite  ad  me  omnes  qui  la- 
boratis,  et  ego  reficiam  vos*.  Mystère  qui  semblait  d'abord  impossible  et 
contradictoire,  mais  dont  l'accomplissement  a  fait  connaître  l'infaillible 
vérité  ;  mystère  confirmé  par  l'expérience  de  tous  les  Justes ,  et  même  de 
tous  les  pécheurs ,  puisqu'il  est  évident  que  rien  n'est  plus  capable  de  sou- 
lager un  pécheur  chargé  de  la  pesanteur  de  ses  crimes ,  et  fatigué  de  la  ser- 
vitude du  monde,  que  de  prendre  le  joug  de  Jésus-Christ  et  de  s'y  soumettre 
parfaitement. 

Pour  former  donc  une  idée  complète  de  la  loi  évangélique,  il  ne  fallait 
jamais  séparer  ces  deux  choses,  qu'elle  a  si  saintement  et  si  divinement 
unies ,  le  joug  et  la  douceur.  Or  c'est  néanmoins  ce  qu'ont  séparé  les 
hommes,  qui  par  une  préoccupation  de  leur  amour-propre,  ne  s'arrêtant 
qu'à  ces  termes  de  joug  et  de  fardeau ,  et  pour  avoir  dans  leur  lâcheté 
quelque  prétexte,  n'y  joignant  pas  cette  onction  et  cette  douceur  que  Jésus- 
Christ  y  a  ajoutée,  se  sont  figuré  la  loi  chrétienne  comme  une  loi  fâcheuse , 
pesante ,  insoutenable ,  faite  seulement  pour  les  mortifier ,  et  par  là  s'en 

•   Luc,  9.  —  2  Matth.,  U.  —  3  Ibid. 


-il 2       SUR  LA  SAGESSE  ET  LA  DOUCEUR  DE  LA  LOI  CHRETIENNE. 

sont  eux-mêmes  rebutés ,  et  en  ont  rebuté  les  autres.  Semblables  à  ces  Israé- 
lites ,  qui  venaient  de  découvrir  la  terre  de  promission ,  et  qui  n'en  don- 
nèrent au  peuple  que  de  l'horreur  par  la  triste  peinture  qu'ils  lui  en  firent , 
comme  d'une  terre  affreuse ,  qui  dévorait  même  ses  habitants ,  et  où  ils 
n'avaient  vu  que  des  monstres  :  Hœc  terra  quant  lustravimus  dévorât  ha- 
bitatores  suos;  ibi  vidimus  monstra1.  Artifice  le  plus  dangereux  et  le  plus 
subtil  qu'ait  toujours  mis  en  œuvre  l'ennemi  de  notre  salut ,  pour  perdre 
les  âmes  et  pour  y  étouffer  toutes  les  semences  du  christianisme.  Mais  en 
vain  l'emploiera-t-il  jamais  contre  un  chrétien  solidement  instruit  de  sa 
religion ,  et  sincèrement  disposé  à  garder  la  loi  qu'il  professe  :  pourquoi  ? 
parce  qu'étant  tel ,  il  s'en  défendra  aisément  par  cette  pensée  dont  sa  foi  le 
prémunit ,  qu'autant  que  la  loi  de  son  Dieu  est  parfaite ,  autant  l'onction 
qui  Faccompagne  la  rend-elle  aimable  et  facile  à  pratiquer  :  et  quoi  que  la 
chair  et  le  monde  puissent  lui  suggérer  au  contraire ,  il  en  reviendra  tou- 
jours à  ce  sentiment  de  David  :  Quàm  dulcia  faucibus  meis  eloquia  tua 2  ! 
Ah  !  Seigneur ,  que  votre  loi  est  douce  pour  ceux  qui  la  goûtent ,  et  qu'il 
faut  être  grossier  et  sensuel  pour  ne  la  goûter  pas  !  Et  en  effet ,  si  David 
pouvait  parler  de  la  sorte  en  vivant  sous  une  loi  de  rigueur ,  telle  que  fut 
la  loi  de  Moïse ,  ce  serait ,  non  point  seulement  une  honte ,  mais  un  crime 
de  n'en  pas  dire  autant  de  la  loi  chrétienne ,  puisque  c'est  une  loi  de  grâce 
et  une  loi  de  charité.  Remarquez  bien,  s'il  vous  plaît,  mes  chers  audi- 
teurs, ces  deux  qualités  qui  sont  essentielles  à  la  loi  de  Jésus-Christ.  Loi  de 
grâce,  et  loi  de  charité  :  voilà  ce  qui  vous  met  en  état  de  l'observer,  malgré 
toute  la  difficulté  de  ses  devoirs ,  et  ce  qui  anéantira  devant  Dieu  toutes  vos 
excuses.  Écoutez-moi. 

C'est  une  loi  de  grâce  où  Dieu  nous  donne  infailliblement  de  quoi  ac- 
complir ce  qu'il  nous  commande  ;  disons  mieux ,  où  Dieu  lui-même  accom- 
plit en  nous  ce  qu'il  exige  de  nous  :  que  pouvez-vous  souhaiter  de  plus?  Ce 
qui  vous  empêche  d'accomplir  la  loi ,  ce  qui  vous  fait  même  désespérer  de 
l'accomplir  jamais,  ce  sont,  dites-vous,  les  inclinations  vicieuses  de  votre 
cœur ,  c'est  cette  chair  conçue  dans  le  péché  qui  se  révolte  sans  cesse  contre 
l'esprit.  Mais  imaginez-vous ,  mes  Frères ,  répond  saint  Chrysostomc ,  que 
Dieu  vous  parle  en  ces  termes  :  0  homme ,  je  veux  aujourd'hui  vous  ôter 
ce  cœur,  et  vous  en  donner  un  autre  ;  vous  n'avez  que  la  force  d'un  homme , 
et  je  veux  vous  donner  celle  d'un  Dieu.  Ce  n'est  point  vous  seulement  qui 
agirez ,  vous  qui  combattrez ,  vous  qui  résisterez  ;  c'est  moi-même  qui  com- 
battrai dans  vous,  moi-même  qui  triompherai  de  ces  inclinations  et  de 
cette  chair  corrompue.  Si  Dieu  s'adressait  à  vous  de  la  sorte,  s'il  vous  fai- 
sait cette  offre ,  oseriez-vous  encore  vous  plaindre  ?  Or  en  combien  d'endroits 
de  l'Écriture  ne  vous  l'a-t-il  pas  ainsi  promis?  N'était-ce  pas  à  vous  qu'il 
disait,  par  le  prophète  Ezéchiel  :  Je  vous  ôterai  ce  cœur  endurci ,  et  je  vous 
donnerai  un  cœur  nouveau ,  un  cœur  docile  et  souple  à  ma  loi?  N'est-il  pas 
de  la  foi  que  cette  promesse  regardait  ceux  qui  devaient  vivre  dans  la  loi 
de  grâce ,  et  n'y  êtes-vous  pas  dans  cette  loi  de  grâce ,  puisque  vous  êtes 
chrétiens  ?  Que  craignez-vous  donc?  Que  Dieu  ne  tienne  pas  sa  parole?  mais 

'  Num.,  13.  —  »  Psaîiu.  110. 


SUR  LA  SAGESSE  ET  LA  DOUCEUR  DE  LA  LOI  CHRETIENNE.       413 

c'est  douter  de  sa  fidélité.  Que ,  malgré  la  parole  de  Dieu ,  vous  ne  trouviez 
trop  de  peine  à  observer  sa  loi  ?  mais  c'est  douter  de  sa  puissance. 

Ah!  Seigneur,  s'écriait  saint  Augustin  ,  commandez-moi  tout  ce  qu'il 
vous  plaira ,  pourvu  que  vous  me  donniez  tout  ce  que  vous  me  comman- 
dez ,  c'est-  à-dire  que  vous  me  donniez  par  votre  grâce  la  force  d'exécuter 
ce  que  vous  me  commandez  par  votre  précepte  :  Da  quod  jubés,  et  jubé 
quod  vis1.  Non,  mon  Dieu,  ne  m'épargnez  pas,  n'ayez  point  d'égard  à 
ma  délicatesse ,  ne  considérez  point  ce  que  je  suis  ;  car  puisque  c'est  vous 
qui  devez  vaincre  en  moi ,  c'est  sur  vous-même  et  non  pas  sur  moi  que  je 
dois  compter.  Usez  donc  de  votre  empire  absolu ,  chargez-moi  de  tout  le 
poids  de  vos  commandements ,  obligez-moi  à  tout  ce  que  mes  sens  et  mon 
amour-propre  abhorrent  le  plus ,  faites-moi  marcher  par  les  voies  les  plus 
étroites  :  avec  votre  grâce,  rien  ne  me  coûtera.  J'en  parle ,  Seigneur,  ajou- 
tait-il, par  mon  expérience  personnelle  ;  car  c'est  vous  qui  avez  rompu  mes 
liens ,  et  je  veux ,  pour  l'intérêt  de  votre  gloire  et  pour  la  justification  de 
votre  loi,  le  publier  à  toute  la  terre.  Ah  !  mon  Dieu ,  que  n'avez-vous  pas 
pu  dans  moi,  et  que  n'ai -je  pas  pu  avec  vous?  avec  quelle  facilité  ne  me 
suis-je  pas  privé  de  ces  plaisirs  dont  je  m'étais  fait  une  servitude  honteuse, 
et  combien  m'a-t-il  été  doux  de  quitter  ce  que  je  craignais  tant  de  perdre? 
Je  me  figurais  dans  votre  loi  et  clans  moi-même  des  monstres  qui  me  pa- 
raissaient insurmontables  ;  mais  j'ai  reconnu  que  c'étaient  des  monstres 
imaginaires,  du  moment  que  votre  grâce  a  touché  mon  cœur;  et  voilà 
pourquoi  je  ne  fais  plus  d'exception  ni  de  réserve  en  ce  qui  regarde  votre 
service  :  Da  quod  jubés,  et  jubé  quod  vis.  C'est  ainsi  que  parlait  ce  grand 
Saint  ;  et  si  la  force  de  la  grâce  est  telle ,  comment  pouvons-nous  dire  à  Dieu 
que  sa  loi  est  un  joug  trop  rude  à  porter ,  et  qui  nous  accable  ? 

Mais  je  n'ai  pas  cette  grâce  qui  soutenait  saint  Augustin ,  et  qui  le  fai- 
sait agir.  Peut-être ,  Chrétiens ,  ne  l'avez-vous  pas  ;  mais  vous  mettez-vous 
en  état  de  l'avoir?  vous  disposez-vous  à  l'obtenir?  la  demandez-vous  à  Dieu? 
la  cherchez-vous  dans  les  sources  où  il  l'a  renfermée ,  qui  sont  les  sacre- 
ments? retranchez-vous  de  votre  cœur  tous  les  obstacles  qu'il  lui  oppose?  et 
n'est-il  pas  étrange  que ,  ne  faisant  rien  de  tout  ce  qu'il  faudrait  faire  pour 
vous  faciliter  l'observation  de  la  loi ,  vous  osiez  encore  vous  plaindre  de  ses 
difficultés ,  au  lieu  de  vous  en  prendre  à  vous-mêmes  et  à  votre  lâcheté  ? 
Dieu ,  mes  chers  auditeurs ,  aura  bien  de  quoi  la  confondre  cette  lâcheté 
criminelle ,  en  vous  détrompant  de  l'erreur  qui  en  était  le  principe  et  qui 
lui  servait  de  prétexte.  Car  il  vous  dira,  avec  bien  plus  de  raison  qu'à  son 
peuple  :  Non,  ce  n'est  point  la  rigueur  de  ma  loi  qui  peut  et  qui  doit  vous 
justifier  ;  ce  commandement  que  je  vous  faisais  (ce  sont  les  paroles  de  Dieu 
même  dans  l'Écriture)  n'était  ni  trop  éloigné,  ni  trop  au-dessus  de  vous. 
Il  n'était  point  élevé  jusqu'au  ciel ,  pour  vous  donner  sujet  de  dire  :  Qui 
pourra  y  atteindre?  il  n'était  point  au  delà  des  mers ,  pour  vous  donner  lieu 
de  demander  :  Qui  osera  se  promettre  d'y  parvenir?  Au  contraire,  vous 
l'aviez  auprès  de  vous ,  il  était  au  milieu  de  votre  cœur  ;  vous  le  trouviez 
dans  votre  condition  ,  dans  votre  état,  pour  pouvoir  aisément  l'accomplir: 

1   Au  s. 


414      SUR  LA  SAGESSE  ET  LA  DOUCEUR  DE  LA  LOI  CHRETIENNE. 

comment  cela?  parce  que  ma  grâce  y  était  au  même  temps  attachée.  Or 
Dieu ,  par  ces  paroles ,  ne  prétendait  rien  autre  chose  que  de  détruire  tous 
nos  prétextes ,  quand  nous  nous  dispensons  de  garder  la  loi ,  et  que  nous  la 
considérons  seulement  en  elle-même ,  sans  considérer  les  secours  qui  y  sont 
si  abondants. 

Car  de  dire  que  ces  secours  nous  manquent  lors  même  que  nous  les  de- 
mandons; de  dire  que  toutes  ces  grandes  promesses  que  Dieu  nous  a  faites, 
de  répandre  sur  nous  la  plénitude  de  son  esprit ,  n'aillent  pas  jusqu'à  nous 
donner  de  quoi  soutenir  avec  douceur  et  avec  joie  la  pratique  de  ses  com- 
mandements ;  de  dire  que  toute  la  prééminence  de  la  loi  de  grâce  au-dessus 
de  la  loi  écrite  se  réduise  à  rien ,  et  que  tout  l'effet  de  la  rédemption  et  de 
la  mort  de  Jésus-Christ  ait  été  d'appesantir  le  joug  du  Seigneur  :  ah  !  Chré- 
tiens, ce  seraient  autant  de  blasphèmes  contre  la  bonté  et  la  fidélité  de  Dieu. 
Que  nous  manque- t-il  donc?  deux  choses  :  une  foi  sincère,  et  une  espé- 
rance vive  ;  l'une  pour  nous  attacher  à  Dieu ,  et  l'autre  pour  nous  confier 
en  Dieu.  Car  en  nous  unissant  à  lui  par  l'une  et  par  l'autre,  nous  chan- 
gerions notre  faiblesse  dans  une  force  invincible ,  comme  dit  le  prophète  : 
Qui  sperant  in  Domino,  mutabunt  fortitudinem l  ;  nous  commencerions  à 
marcher,  à  courir ,  à  voler  comme  des  aigles  :  Assument pennas  ut  aquilœ; 
volabunt  et  non  déficient*.  Mais,  parce  que  nous  nous  détachons  de  lui, 
nous  demeurons  toujours  faibles  et  languissants ,  toujours  dans  le  chagrin 
et  le  dégoût,  toujours  dans  rabattement  et  le  désespoir;  comme  si  l'Évan- 
gile n'était  pas  une  loi  de  grâce,  et  que  la  loi  de  grâce  n'eût  pas  aplani 
toutes  les  difficultés. 

Que  sera-ce,  si  j'ajoute  que  cette  loi  de  grâce  est  encore  une  loi  de  cha- 
rité et  d'amour?  Amour  et  charité,  dont  l'effet  propre  est  d'adoucir  tout, 
de  rendre  tout ,  non-seulement  possible ,  mais  facile  ;  non-seulement  sup- 
portable, mais  agréable;  d'ôter  au  joug  toute  sa  pesanteur,  et,  si  j'ose  le 
dire,  d'en  faire  même  un  joug  d'autant  plus  léger  qu'il  est  plus  pesant. 
Paradoxe  que  saint  Augustin  explique  par  une  comparaison  très-naturelle , 
et  dont  je  puis  bien  me  servir  après  ce  Père.  Car  vous  voyez  les  oiseaux, 
dit  ce  saint  docteur  :  ils  ont  des  ailes ,  et  ils  en  sont  chargés ,  mais  ce  qui 
les  charge  fait  leur  agilité ,  et  plus  ils  en  sont  chargés ,  plus  ils  deviennent 
agiles.  Otez  donc  à  un  oiseau  ses  ailes ,  vous  le  déchargez  ;  mais  en  le  dé- 
chargeant, vous  le  mettez  hors  d'état  de  voler  :  Quoniam  exonerare  vo- 
luisti,jacet2'.  Au  contraire,  rendez-lui  ses  ailes,  qu'il  en  soit  chargé  tout 
de  nouveau,  c'est  alors  qu'il  s'élèvera  :  pourquoi?  parce  qu'au  même  temps 
qu'il  porte  ses  ailes ,  ses  ailes  le  portent.  Il  les  porte  sur  la  terre,  et  elles  le 
portent  vers  le  ciel  :  Redeat  onus,  et  volabif*.  Telle  est,  reprend  saint  Au- 
gustin, la  loi  de  Jésus-Christ  :  Talis  est  Christi  sarcina*  :  nous  la  por- 
tons, et  elle  nous  porte  ;  nous  la  portons  en  lui  obéissant,  en  la  pratiquant  ; 
mais  elle  nous  porte  en  nous  excitant,  en  nous  fortifiant,  en  nous  ani- 
mant. Tout  autre  fardeau  n'a  que  son  poids ,  mais  celui-ci  a  des  ailes  :  A  lia 
sarcina  pondus  habet ,  Christi  pennas 6 . 

Laissons  cette  figure,  Chrétiens,  et  parlons  encore  plus  solidement. 

1  Isaï.,  40.  —  2  lbid.  —  3  Aug.  —  4  Idem.  —  5  Idem.  —  6  Idem. 


SUR  LA  SAGESSE  ET  LA  DOUCEUR  DE  LA  LOI  CHRÉTIENNE.       415 

Dieu ,  souverain  Créateur ,  possédait  trois  qualités  par  rapport  à  ses  créa- 
tures :  celle  de  maître,  qui  nous  soumettait  à  lui  en  qualité  d'esclaves; 
celle  de  rémunérateur,  qui  nous  attirait  à  lui  en  qualité  de  mercenaires; 
celle  de  père,  qui  nous  attache  à  lui  en  qualité  d'enfants.  Or,  selon  ces 
trois  qualités  (c'est  la  réflexion  de  saint  Bernard) ,  Dieu  a  donné  trois  lois 
aux  hommes  :  une  loi  d'autorité  comme  à  des  esclaves ,  une  loi  d'espérance 
comme  à  des  mercenaires,  et  une  loi  d'amour  comme  à  des  enfants.  Les 
deux  premières  furent  des  lois  de  travail  et  de  peine ,  mais  la  troisième  est 
une  loi  de  consolation  et  de  douceur.  Qu'est-il  arrivé  de  là?  Les  hommes, 
dit  saint  Augustin ,  ont  gémi  sous  ces  lois  de  travail ,  de  peine ,  de  crainte  ; 
mais  leurs  gémissements ,  leurs  peines  et  leurs  craintes  n'ont  pu  leur  faire 
aimer  ce  qu'ils  pratiquaient  :  au  lieu  que  les  chrétiens  ont  trouvé  dans  la 
loi  de  grâce  un  goût  qui  la  leur  rend  aimable ,  et  une  onction  qui  la  leur 
fait  observer  avec  plaisir  :  Timuerunt ,  et  non  impleverunt;  amaverunt  et 
impleverunt*.  Les  hommes,  sous  les  deux  premières  lois,  intéressés  et 
avares ,  craignaient  un  Dieu  vengeur  de  leur  convoitise  ;  mais  malgré  cette 
crainte,  ils  ne  laissaient  pas  de  commettre  les  plus  injustes  violences,  de 
ravir  le  bien  d' autrui ,  ou  du  moins  de  le  désirer  :  au  lieu  que  dans  la  loi 
nouvelle  ils  se  sont  attachés  amoureusement  à  un  Dieu  pauvre  ;  et  par  amour 
pour  lui ,  bien  loin  d'enlever  des  biens  qui  ne  leur  appartenaient  pas ,  ils 
ont  donné  leurs  biens  propres ,  et  se  sont  volontairement  dépouillés  de 
toutes  choses  :  Timuerunt,  et  rapuerunt  res  aliénas;  amaverunt ,  et  do- 
naverunt  suas*. 

Voilà  ce  que  les  amateurs  du  monde  ne  comprennent  pas ,  et  ce  qu'ils 
pourraient  néanmoins  assez  comprendre  par  eux-mêmes  et  par  leurs  propres 
sentiments.  Ils  ne  nous  entendent  pas  quand  nous  leur  parlons  des  mer- 
veilleux effets  de  la  charité  de  Dieu  dans  un  cœur  ;  mais  qu'ils  en  jugent 
par  ce  que  fait  dans  eux  l'amour  même  du  monde.  A  quelles  lois  les  tient-il 
asservis ,  ce  monde  qu'ils  idolâtrent?  lois  de  devoir,  justes,  mais  pénibles; 
lois  de  péché ,  injustes  et  honteuses  ;  lois  de  coutume  ,  extravagantes  et  bi- 
zarres ;  lois  de  respect  humain ,  cruelles  et  tyranniques  ;  lois  de  bienséance , 
ennuyeuses  et  fatigantes.  Cependant,  parce  qu'ils  aiment  le  monde ,  ce  qu'il 
y  a  dans  le  service  du  monde  de  plus  fâcheux ,  de  plus  incommode ,  de  plus 
dur ,  de  plus  rebutant ,  leur  devient  aisé.  Rien  ne  leur  coûte  pour  satisfaire 
aux  devoirs  du  monde ,  pour  se  conformer  aux  coutumes  du  monde ,  pour 
observer  les  bienséances  du  monde ,  pour  mériter  la  faveur  du  monde.  Or, 
qu'ils  aiment  Dieu  comme  ils  aiment  le  monde ,  que ,  sans  changer  de  sen- 
timents, mais  seulement  d'objet,  au  lieu  de  demeurer  toujours  attachés  au 
monde,  ils  commencent  à  s'attacher  à  Dieu  :  cette  loi  du  Seigneur,  qui 
leur  paraît  impraticable ,  changera ,  pour  ainsi  dire ,  de  nature  pour  eux. 
Ils  travailleront ,  et  dans  leur  travail  ils  trouveront  le  repos  ;  ils  combat- 
tront, et  dans  leurs  combats  ils  trouveront  la  paix;  ils  renonceront  à  tout, 
et  dans  leurs  renoncements  ils  trouveront  leur  trésor  ;  ils  endureront  tout , 
ils  se  mortifieront  en  tout ,  et  dans  leurs  mortifications  et  leurs  pénitences 
ils  trouveront  leur  bonheur. 

1  Aug.  —  'Idem. 


416  sur  l'impénitence  finale. 

C'est  ainsi  que  la  loi  de  Dieu  est  tout  à  la  fois  un  joug  et  un  soulage- 
ment ,  un  fardeau  et  un  soutien.  Si  vous  en  doutez ,  j'en  appelle ,  non  point 
à  votre  témoignage ,  puisque  vous  ne  pouvez  rendre  témoignage  de  ce  que 
vous  n'êtes  point  en  état  de  sentir,  mais  au  témoignage  de  tant  de  Saints , 
qui  Font  éprouvé ,  et  de  tant  d'âmes  justes  qui  l'éprouvent  encore  tous  les 
jours.  Eh  quoi!  cette  loi  de  charité  n'a-t-elle  pas  changé  les  chaînes  en  des 
liens  d'honneur?  témoin  un  saint  Paul.  N'a-t-elle  pas  donné  des  charmes 
à  la  croix?  témoin  un  saint  André.  N'a-t-elle  pas  fait  trouver  du  rafraî- 
chissement au  milieu  des  flammes?  témoin  un  saint  Laurent.  N'opère-t-elle 
pas  encore  à  nos  yeux  tant  de  miracles?  N'est-ce  pas  elle  qui  fait  porter  à 
tant  de  vierges  chrétiennes  toutes  les  austérités  du  cloître?  N'est-ce  pas 
elle  qui  engage  tant  de  pénitents  dans  une  sainte  guerre  contre  eux-mêmes, 
et  qui  leur  apprend  à  crucifier  leur  corps?  N'est-ce-pas  elle  qui  fait  préfé- 
rer la  pauvreté  aux  richesses,  l'obéissance  à  la  liberté,  la  chasteté  aux 
douceurs  du  mariage ,  les  abstinences  et  les  jeûnes ,  les  haires  et  les  cilices 
à  toutes  les  commodités  de  la  vie?  Que'  dis-je  dont  vous  n'ayez  pas  des 
exemples  présents  et  fréquents?  et  ces  exemples  que  vous  voyez,  ne  sont- 
ce  pas  autant  de  leçons  pour  vous  ?  Si  donc ,  conclut  saint  Jérôme ,  la  loi 
vous  paraît  difficile ,  ce  n'est  point  à  la  loi  qu'il  s'en  faut  prendre  ni  à 
ses  difficultés,  mais  à  vous-même  et  à  votre  indifférence  pour  Dieu.  Elle 
est  difficile  à  ceux  qui  la  craignent ,  à  ceux  qui  la  voudraient  élargir ,  à 
ceux  que  l'esprit  de  Dieu ,  cet  esprit  de  grâce ,  cet  esprit  de  charité,  ne  ré- 
veille point,  n'anime  point,  ne  touche  point,  parce  qu'ils  n'en  veulent 
pas  être  touchés.  Mais  prenons  confiance,  et,  dans  un  saint  désir  de  plaire 
à  Dieu ,  entrons  dans  la  voie  de  ses  commandements  :  nous  y  marcherons 
comme  David ,  nous  y  courrons ,  nous  arriverons  au  terme  de  l'éternité 
bienheureuse  où  nous  conduise,  etc. 


SERMON  POUR  LE  LUNDI  DE  LA  DEUXIÈME  SEMAINE. 


SUR   L'IMPENITENCE   FINALE, 

Ego  vado  t  et  quœretis  me,  et  in  peccato  vestro  moriemini. 

Je  m'en  vais;  vous  me  chercherez,  et  vous  mourrez  dans  votre  péché.  Saint  Jean,  ch.  8. 

Ce  sont  deux  grands  maux  que  le  péché  et  la  mort  :  le  péché ,  par  où  la 
mort  est  entrée  dans  le  monde  ;  et  la  mort ,  par  où  Dieu  a  puni  le  péché  : 
le  péché ,  qui  dégrade  l'homme  dans  l'ordre  de  la  grâce  ;  et  la  mort ,  qui 
le  détruit  dans  l'ordre  de  la  nature  :  le  péché ,  qui  nous  a  fait  tomber  de  ce 
bienheureux  état  d'innocence ,  où  Dieu  nous  avait  créés  ;  et  la  mort ,  qui 
nous  dépouille  de  tous  les  biens  temporels  dont  Dieu  après  le  péché  nous  a 
encore  laissé  l'usage.  Mais  après  tout,  Chrétiens,  ni  la  mort  ni  le  péché, 
pris  séparément,  ne  sont  point  des  maux  extrêmes;  et  j'ose  même  dire 
qu'ils  peuvent  avoir  leur  avantage  et  leur  utilité.  Car  la  mort  sans  le  péché 


SUR    l/iMPÉNITËNCE    FINALE.  417 

peut  être  sainte  et  précieuse  devant  Dieu  ;  et  le  péché  sans  la  mort  peut 
servir  de  matière  aux  plus  excellentes  vertus  qui  rendent  l'homme  agréable 
à  Dieu.  La  mort  sans  le  péché  fut  dans  Jésus-Christ  une  source  de  grâces 
et  de  mérites  ;  et  le  péché  sans  la  mort,  comme  l'enseigne  la  théologie ,  a  été 
dans  les  prédestinés  et  un  principe  et  un  effet  de  leur  prédestination.  La 
mort  sans  le  péché  acheva  de  sanctifier  Marie  ;  et  le  péché  sans  la  mort  de- 
vint un  motif  de  conversion  pour  Madeleine.  Mais  le  souverain  mal  et  ce 
qu'il  y  a  de  plus  affreux,  c'est  le  péché  et  la  mort  unis  ensemble  :  la  mort, 
qui  met  le  dernier  sceau  à  l'impénitence  du  pécheur;  et  le  péché,  qui  im- 
prime à  la  mort  le  caractère  de  sa  malice  :  la  mort ,  qui  rend  le  péché  pour 
jamais  irrémissible  ;  et  le  péché,  qui  rend  la  mort  pour  toujours  criminelle 
et  réprouvée.  La  mort  dans  le  péché ,  la  mort  avec  le  péché ,  la  mort  même, 
comme  il  arrive  souvent ,  par  le  péché  :  voilà ,  mes  chers  auditeurs ,  ce  qui 
m'effraie  et  ce  qui  doit  vous  effrayer  comme  moi  ;  voilà  ce  que  Dieu  a  de 
plus  terrible  dans  les  trésors  de  sa  colère  ;  voilà  de  quoi  le  Fils  de  Dieu  me- 
nace aujourd'hui  les  Juifs ,  et  de  quoi  nous  avons  aussi  bien  que  les  Juifs 
à  nous  préserver.  Pour  bien  entrer  dans  ces  sentiments ,  implorons  le  se- 
cours du  ciel  par  l'intercession  de  la  Vierge ,  que  nous  prions  tous  les  jours 
de  nous  être  favorable  à  la  mort,  et  disons-lui  :  Ave,  Maria. 

C'était ,  Chrétiens ,  une  triste  vérité  pour  les  Juifs,  mais  une  vérité  fon- 
dée sur  la  parole  même  de  Jésus-Christ ,  qu'après  avoir  vécu  dans  le  péché, 
ils  mourraient  dans  l'impénitence  :  In  peccato  vestro  moriemini.  Or  en 
quel  sens  cet  oracle  doit-il  être  entendu?  car  il  nous  importe  de  le  bien 
savoir ,  puisque  le  Sauveur  du  monde  nous  parlait  à  nous-mêmes  dans  la 
personne  des  Juifs,  et  qu'il  n'y  va  pas  moins  que  d'une  éternelle  réproba- 
tion. Est-ce  une  simple  menace  que  Jésus-Christ  faisait  à  cette  nation  in- 
crédule, pour  les  obliger  à  se  reconnaître?  Est-ce  un  arrêt  définitif  qu'il 
portait  contre  eux  ;  et  prétendait-il  leur  signifier  que  la  mesure  de  leurs 
crimes  était  remplie ,  et  qu'ils  n'avaient  plus  de  grâce  à  espérer  de  la  part 
de  Dieu?  Saint  Chrysostome  l'a  pris  dans  le  sens  le  plus  favorable  ;  et  ce 
Père  estime  que  ce  fut  seulement  comme  une  sentence  comminatoire  qui 
déclarait  aux  Juifs  ce  qu'ils  avaient  à  craindre,  s'ils  demeuraient  plus 
longtemps  dans  leur  infidélité  ;  de  même  que  Jouas ,  en  prêchant  aux  Ni- 
nivites ,  leur  annonça  qu'après  le  terme  de  quarante  jours ,  Ninive  serait 
détruite  :  Adhuc  quadraginta  dies  et  Ninive  subvertetur*.  Saint  Jérôme 
s'est  attaché  à-la  lettre  ;  et  sa  pensée  est  que  le  Fils  de  Dieu  ne  parlait  pas 
seulement  aux  Juifs  en  prophète  pour  les  intimider,  mais  en  juge  et  en  sou- 
verain, pour  les  condamner  :  c'est-à-dire  qu'il  ne  leur  marquait  pas  seule- 
ment le  danger  où  ils  étaient  d'une  réprobation  prochaine  ;  mais  qu'il  leur 
intimait  expressément  que  leur  réprobation  était  déjà  consommée.  Car,  re- 
prend ce  saint  Docteur ,  quand  Dieu  dans  l'Écriture  veut  seulement  mena- 
cer, il  ajoute  toujours  à  ses  menaces  des  conditions  qui  en  suspendent 
l'effet  et  qui  les  modifient.  Ainsi  dit-il  à  Adam  :  Si  tu  manges  de  ce  fruit , 
tu  mourras  :  In  quo  enim  dk  comederis,  morte  morieris*.  Au  lieu  que  le 

'  Jon.,  3.  —  a  Gènes.,  2. 

t.  i.  n 


418  sur  l'impénitence  finale. 

Sauveur  du  monde  faisait  une  proposition  absolue ,  en  disant  aux  Juifs  : 
Vous  mourrez  dans  votre  péché  :  Inpeccato  vestro  moriemini. 

Mais  du  reste,  Chrétiens  ,  soit  que  ce  soit  un  arrêt,  ou  que  ce  soit  préci- 
sément une  menace ,  n'est-ce  pas  assez  pour  nous  faire  trembler ,  que  ce  soit 
la  menace  d'un  Dieu?  d'un  Dieu,  qui  ne  parle  point  en  vain  ;  d'un  Dieu , 
qui  ne  parle  point  par  passion  ;  d'un  Dieu,  qui  ne  parle  point  sans  con- 
naissance ;  mais  qui  pénétrant  dans  le  fond  des  cœurs ,  et  découvrant  d'un 
coup  d'œil  tout  l'avenir,  voit  par  avance  à  quoi  se  doit  terminer  notre  vie, 
et  quelle  en  sera  la  fin  :  In  peccato  vestro  moriemini.  Ne  nous  en  tenons 
pas  là  néanmoins  ;  mais  consultons  l'expérience ,  et  voyons  si  l'expérience 
vérifie  à  l'égard  des  pécheurs  cette  prédiction  de  Jésus-Christ  :  car ,  après 
la  parole  de  Dieu ,  la  preuve  la  plus  convaincante  et  la  plus  sensible ,  c'est 
l'expérience.  Comment  donc  meurent  presque  tous  les  pécheurs  du  siècle  ; 
je  dis  ces  pécheurs  d'état  et  de  profession ,  ces  pécheurs  obstinés  dans  leurs 
désordres,  qui  jamais  n'ont  fait  une  vraie  pénitence  pendant  la  vie  ;  com- 
ment meurent-ils?  Ah!  mes  Frères,  c'est  ici  que  nous  devons  reconnaître 
une  providence  bien  sévère  et  bien  terrible  sur  les  impies ,  comme  il  y  en  a 
une  tout  aimable  et  toute  bienfaisante  sur  les  Justes.  Ils  meurent,  ces  pé- 
cheurs invétérés,  comme  ils  ont  vécu.  Ils  ont  vécu  dans  le  péché,  et  ils 
meurent  dans  le  péché.  Ils  ont  vécu  dans  la  haine  de  Dieu,  et  ils  meurent 
dans  la  haine  de  Dieu.  Ils  ont  vécu  en  païens ,  et  ils  meurent  en  réprouvés  : 
voilà  ce  que  l'expérience  nous  apprend. 

Mais  pour  vous  en  donner  une  idée  plus  juste,  et  pour  partager  ce  dis- 
cours ,  je  les  divise  en  trois  espèces  différentes.  Car  les  uns  meurent  dans  le 
désordre  actuel  de  l'impénitence  ;  les  autres  meurent  sans  nul  sentiment  et 
nulle  démonstration  de  pénitence  ;  et  les  derniers  meurent  dans  l'exercice , 
ou ,  pour  mieux  dire  ,  dans  l'illusion  d'une  fausse  pénitence.  Les  premiers 
sont  les  plus  criminels ,  parce  qu'ils  ajoutent  à  tous  les  péchés  de  leur  vie 
celui  de  l'impénitence  finale  ;  par  où  il  est  vrai  de  dire  qu'ils  se  réprouvent 
eux-mêmes ,  et  qu'ils  consomment  positivement  leur  damnation.  Les  se- 
conds sont  plus  malheureux ,  et  par  là  même  plus  dignes  de  compassion , 
parce  que ,  sans  le  vouloir  et  sans  y  penser ,  ils  se  trouvent  privés  des  se- 
cours de  la  pénitence.  Les  derniers  participent  à  la  condamnation  des  uns 
et  des  autres  ;  et  sans  être,  ni  si  criminels  que  les  premiers,  ni  si  malheu- 
reux que  les  seconds ,  ils  sont  toutefois ,  et  malheureux  parce  qu'ils  sont 
aveugles,  et  criminels  parce  qu'ils  sont  pécheurs  et  impénitents.  Ainsi  j'ap- 
pelle l'impénitence  des  premiers ,  une  impénitence  criminelle.  J'appelle 
l'impénitence  des  seconds,  une  impénitence  malheureuse  ;  et  j'appelle  l'im- 
pénitence des  derniers ,  une  impénitence  secrète  et  inconnue ,  ou ,  si  vous 
voulez ,  une  fausse  pénitence ,  qui  n'est  au  fond  qu'une  véritable  impéni- 
tence. Ce  n'est  pas  tout.  Car  après  avoir  marqué  ces  trois  caractères  de 
pécheurs  qui  meurent  dans  leur  péché,  je  dois  ajouter  trois  réflexions, 
pour  vous  faire  connaître  comment  l'impénitence  de  la  vie  conduit  à  l'im- 
pénitence de  la  mort  :  comprenez  ceci.  Je  dis  que  l'impénitence  de  la  vie 
conduit  à  l'impénitence  criminelle  de  la  mort  par  voie  de  disposition ,  ce 
sera  la  première  partie.  Je  dis  que  l'impénitence  de  la  vie  conduit  à  l'impé- 


sur  l'impénitence  finale.  419 

nitence  malheureuse  de  la  mort  par  voie  de  punition ,  ce  sera  la  seconde 
partie.  Enfin  je  dis  que  rimpénitenec  de  la  vie  conduit  à  l'impénitence  se- 
crète et  inconnue ,  ou  à  la  fausse  pénitence  de  la  mort ,  par  voie  d'illusion  ; 
ce  sera  la  troisième  partie.  Commençons. 

PREMIÈRE   PARTIE. 

On  peut  mourir  dans  le  désordre  actuel  et  dans  le  péché  de  l'impéni- 
tence  finale  en  deux  manières  :  ou  par  une  volonté  délibérée  de  renoncer 
absolument  à  la  pénitence ,  lors  même  qu'on  se  trouve  aux  approches  de  la 
mort  ;  ou  par  une  omission  criminelle  des  moyens  ordinaires  et  marqués 
de  Dieu,  pour  rentrer  en  grâce  avec  lui,  et  pour  faire  pénitence.  Or  ces 
deux  genres  de  mort  sont  si  communs  dans  le  monde ,  qu'ils  pourraient 
suffire  pour  justifier  la  prédiction  du  Fils  de  Dieu  :  In  peccato  vestro  mo- 
riemini.  Entrons ,  Chrétiens ,  dans  cet  abîme  d'iniquité  ;  tâchons  d'en  pé- 
nétrer la  profondeur  ;  et  pour  nous  rendre  cette  considération  plus  utile , 
ne  craignons  point  de  descendre  à  un  détail  qui  seul  servira  de  preuve  à  la 
plus  terrible  de  toutes  les  vérités  du  christianisme. 

Quand  je  dis  mourir  dans  une  volonté  délibérée  de  renoncer  absolument 
à  la  pénitence ,  prenez  garde ,  s'il  vous  plaît,  à  ce  que  j'entends.  Je  ne  parle 
pas  de  ce  qui  peut  arriver ,  et  de  ce  qui  arrive  en  effet  quelquefois  par  une 
impénitence  affectée ,  lorsque  le  pécheur  se  voyant  forcé  de  quitter  la  vie 
ne  veut  pas  reconnaître  celui  dont  il  l'a  reçue ,  et  qui  lui  en  va  demander 
compte  ;  et  que ,  prêt  à  paraître  devant  le  tribunal  de  Dieu ,  il  ose  encore 
se  révolter  contre  Dieu  même,  en  disant  comme  ce  peuple  infidèle  :  Non 
serviam  '  :  Non ,  je  ne  m'humilierai  point.  Car  quoique  nous  en  ayons  des 
exemples ,  et  que  ceux  qui  passent  pour  athées ,  et  qui  le  sont  au  moins  de 
mœurs  et  de  conduite,  soient  sujets  à  mourir  de  la  sorte;  ces  exemples, 
dit  judicieusement  saint  Chrysostome,  sont  si  monstrueux,  qu'ils  inspirent 
par  eux-mêmes  de  l'horreur ,  et  qu'un  ministre  de  l'Évangile,  pour  ne  pas 
blesser  la  piété  de  ses  auditeurs ,  doit  plutôt  les  omettre  que  d'entreprendre 
de  les  combattre.  Ainsi  mourut  un  Julien  l'Apostat,  vomissant  mille  blas- 
phèmes contre  le  ciel ,  tandis  qu'il  vomissait  avec  son  sang  son  âme  im- 
pure et  sacrilège.  Ainsi  sont  morts  tant  d'ennemis  de  Dieu ,  dont  la  fin , 
aussi  funeste  qu'impie ,  a  tant  de  fois  malgré  eux  rendu  témoignage  au 
souverain  pouvoir  et  à  la  divinité  de  ce  premier  Être  qu'ils  avaient  mé- 
connu, ou,  plus  vraisemblablement,  qu'ils  avaient  tâché,  mais  en  vain, 
à  méconnaître.  Ainsi  meurent  tous  les  jours,  au  milieu  de  nous,  je  ne  sais 
combien  de  mondains  qui  sont  encore ,  après  avoir  vécu  sans  foi,  sans  loi, 
sans  religion ,  sans  conscience ,  assez  téméraires  et  assez  emportés  pour 
vouloir  couronner  l'œuvre  par  une  persévérance  diabolique  dans  leur  li- 
bertinage. Mais ,  encore  une  fois,  ce  sont  des  monstres ,  dans  l'ordre  de  la 
grâce ,  sur  qui  nous  ne  devons  jeter  les  yeux  qu'autant  qu'il  est  nécessaire 
pour  les  détester  et  pour  les  avoir  en  exécration. 

Ce  n'est  donc  point  par  de  semblables  exemples  que  je  veux  vérifier 
l'oracle  de  Jésus-Christ  ;  mais  je  parle  seulement  de  tant  d'autres  pécheurs 

1  Jerciu.,  2. 


420  SUR   L'IMPÉNITENCE  FINALE. 

en  qui  cet  état  d'impénitence ,  tel  que  je  F  ai  marqué ,  est  aussi  souvent  un 
effet  de  la  faiblesse  que  de  la  malice  de  leur  cœur,  ou  plutôt  est  un  effet 
tout  ensemble  de  F  un  et  de  F  autre  :  et  pour  vous  faire  comprendre  plus 
distinctement  et  plus  précisément  ma  pensée ,  je  parle  d'un  homme  qui , 
rempli  de  fiel  et  d'amertume ,  après  avoir  passé  sa  vie  dans  des  haines  et 
des  inimitiés  scandaleuses,  meurt  sans  jamais  vouloir  se  réconcilier,  pro- 
testant qu'il  ne  le  peut  ;  ou  s'il  le  fait  en  apparence  ,  se  disant  intérieure- 
ment à  lui-même  qu'il  ne  le  veut  pas  :  témoin  ce  chrétien  qui,  sur  le  point 
même  d'endurer  le  martyre ,  refusa  d'embrasser  son  ennemi ,  quoique  son 
ennemi,  humilié  à  ses  pieds,  lui  demandât  grâce.  Or,  sans  nous  arrêter 
à  ces  circonstances  particulières ,  combien  voyons-nous  de  pareilles  morts 
dans  le  christianisme,  de  morts  sans  réconciliation ,  de  morts  accompagnées 
de  toute  l'aigreur  du  ressentiment  et  de  la  vengeance;  de  morts,  où  tous 
ces  prétendus  accommodements  qui  se  négocient ,  toutes  ces  entrevues  qui 
se  ménagent  quelquefois  avec  tant  de  pompe ,  et  presque  toujours  avec  si 
peu  de  fruit ,  ne  sont  que  de  pures  et  de  trompeuses  cérémonies  ;  de  morts , 
où,  par  une  maxime  de  politique,  et  par  une  force  d'esprit  mal  entendue  et 
poussée  néanmoins  jusques  au  bout,  l'on  se  rend  plus  intraitable  et  plus 
inflexible  que  jamais?  pourquoi?  pour  autoriser  en  mourant  la  conduite 
qu'on  a  tenue  jusque  là,  et  l'animosité  où  l'on  a  vieilli;  disons  mieux, 
pour  exécuter  l'arrêt  prononcé  par  le  Sauveur  du  monde  :  Inpeccato  vestro 
moriemini. 

Je  parle  d'un  homme  qui  se  trouvant  chargé  à  la  mort  de  biens  injuste- 
ment acquis ,  dont  il  s'est  fait  un  état  et  une  fortune ,  ne  veut  pas  même 
alors  les  restituer;  gémissant  d'une  part  sous  la  pesanteur  du  péché  qui 
l'accable ,  et  de  l'autre  refusant  de  se  dépouiller  ;  partagé  entre  Fenfer  qu'il 
craint ,  et  la  cupidité  qui  le  domine ,  mais  du  reste  aimant  mieux  aban- 
donner son  âme  que  de  réparer  les  injustices  qu'il  a  commises,  que  de 
pourvoir  au  dédommagement  de  ceux  qu'il  a  trompés ,  que  de  reconnaître 
des  dettes  dont  sa  mauvaise  foi  Fa  toujours  empêché  de  convenir,  que  de 
satisfaire  à  des  obligations  qu'il  ne  peut  ignorer,  et  dont  les  remords  se- 
crets de  sa  conscience  ne  l'avertissent  que  trop  ;  en  un  mot ,  que  de  relâcher 
la  proie  dont  il  est  saisi ,  et  que  Dieu  ,  malgré  lui ,  va  bientôt  lui  arracher. 
Or,  qu'y  a-t-il  dans  le  monde  de  plus  ordinaire ,  que  cette  aveugle  obsti- 
nation à  conserver  ce  qu'on  n'a  pu  légitimement  posséder?  De  tant  de 
riches,  injustes  usurpateurs  du  bien  d' autrui,  où  sont  ceux  qui,  pour 
mourir  en  chrétiens ,  se  déterminent  à  mourir  pauvres  ?  et  par  conséquent 
ne  semble-t-il  pas  que  la  malédiction  de  l'Évangile  soit  particulièrement 
attachée  à  leur  état?  Inpeccato  vestro  moriemini. 

Je  parle  d'un  homme  qui,  tyrannisé  de  sa  passion,  la  porte  jusqu'au 
tombeau ,  et  meurt  idolâtre  d'un  objet  dont  rien  ne  peut  le  résoudre  à  se 
détacher,  au  moment  même  que  la  mort  le  va  détacher  de  tout  ;  qui  par  la 
plus  damnable  fidélité ,  ou  par  le  plus  abominable  sacrifice ,  sans  égard  aux 
feux  éternels  dont  la  justice  de  Dieu  le  menace,  achève ,  pour  ainsi  dire, 
de  se  consumer  dans  les  ardeurs  d'un  feu  impudique.  Or,  vous  savez,  mes 
chers  auditeurs,  si  ce  n'est  pas  là  le  sort  de  tant  de  chrétiens  sensuels  et 


SUR    L  IMPÉNITENTE    FINALE.  421 

voluptueux.  Je  vous  renvoie  à  vos  propres  connaissances.  N'est-ce  pas  là 
qu'aboutissent  ces  engagements  criminels  :  n'est-ce  pas,  dis-je,  à  une  mort 
plus  que  païenne ,  où  le  pécheur  en  expirant  soupire  encore  pour  ce  qu'il 
a  si  follement  aimé,  où,  constant  jusques  à  l'extravagance,  jusques  à  la 
fureur,  il  donne  encore  ses  derniers  soins ,  il  consacre  ses  derniers  vœux  à 
une  passion  dont  il  s'est  fait  presque  une  religion  ;  où  la  seule  et  la  vive 
douleur  qui  le  touche ,  tout  mourant  qu'il  est ,  n'est  pas  d'avoir  tant  re- 
cherché par  inclination  le  sujet  malheureux  de  ses  désordres ,  mais  de  le 
quitter  par  nécessité?  car  ce  sont  là  ses  dispositions  et  ses  sentiments  ;  et  en 
de  tels  sentiments ,  en  de  telles  dispositions  ,  vous  jugez  assez  quelle  doit 
être  sa  mort  :  Inpeccatovestromoriemini. 

Enfin  je  parle  d'un  homme  qui  depuis  longtemps  rebelle  à  Dieu,  après 
avoir  vécu  sans  crainte  de  ses  jugements,  meurt  sans  rien  espérer  de  sa 
miséricorde  ;  qui  lorsque  les  prêtres  l'exhortent  à  la  confiance ,  se  faisant  à 
soi-même ,  comme  dit  saint  Augustin ,  une  justice,  non  pas  exacte  et  rigou- 
reuse, mais  cruelle  et  insensée  ,  puisqu'il  se  la  fait  indépendamment  de  la 
rédemption  et  de  la  grâce  de  Jésus-Christ ,  tombe  dans  un  désespoir  sem- 
blable à  celui  de  Gain ,  et  conclut  avec  ce  frère  parricide  :  Major  est  ini- 
quitas  mea ,  quàm  ut  veniam  merear  1  :  Non ,  il  n'y  a  plus  de  pardon  pour 
moi  ;  mon  iniquité  m'en  a  rendu  indigne ,  et  s'il  y  a  un  Dieu ,  je  suis 
réprouvé.  Or  n'est-il  pas  vrai  que  c'est  là  le  grand  et  le  fameux  écueil  où 
échoue  une  multitude  innombrable  de  pécheurs ,  surtout  de  ceux  qui  par 
des  rechutes  fréquentes  et  habituelles ,  non-seulement  ont  perdu  toute  espé- 
rance, mais  auraient  honte  même,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi,  de  se 
tourner  vers  Dieu  et  de  se  confier  en  lui  ?  Car  cette  honte  qu'ils  n'ont  pu 
surmonter  durant  la  vie ,  se  réveille  tout  de  nouveau  ,  et  vient  les  accabler 
à  la  mort  ;  et  trop  fortement  touchés  alors  de  leur  indignité ,  trop  vive- 
ment frappés  de  la  grandeur  et  de  la  justice  de  Dieu,  ils  se  troublent,  ils 
renoncent  à  leur  salut ,  et  se  font  aussi  bien  que  Judas ,  de  leur  contrition 
et  même  de  leur  repentir,  un  dernier  titre  de  réprobation.  Voilà  ,  dis-je , 
ce  que  j'appelle  mourir  avec  réflexion  et  avec  vue  dans  le  péché  d'impéni- 
tence  :  In  peccato  vestro  rnoriemini. 

On  y  meurt  encore  d'une  autre  manière  non  moins  commune  ni  moins 
funeste ,  quand  par  une  omission  criminelle ,  sans  être  directement  volon- 
taire ,  on  se  prive  de  la  grâce  de  la  pénitence  et  des  moyens  nécessaires 
pour  l'obtenir.  Car  enfin,  mon  Frère,  dit  saint  Augustin  raisonnant  avec 
un  pécheur,  si  lorsque  la  mort  vous  touche  de  près ,  et  que  Dieu  vous 
appelle ,  vous  ne  vous  disposez  pas  au  plus  tôt  à  paraître  devant  lui  ;  si 
lorsque  vous  avez  un  port  aussi  assuré  que  celui  d'une  prompte  et  sincère 
pénitence ,  qui  vous  est  ouvert ,  vous  négligez  de  vous  y  mettre  en  sûreté  ; 
si  vous  laissez  échapper  les  moments  précieux  et  les  temps  favorables  que 
la  Providence  vous  ménage  dans  le  cours  d'une  maladie  ;  si,  par  une  trop 
grande  attention  au  soulagement  de  votre  corps ,  vous  oubliez  les  besoins 
de  votre  âme,  et  si  vous  rejetez  les  remèdes  salutaires  qu'on  vous  présente, 
bien  loin  de  les  rechercher  ;  si ,  par  une  crainte  servile  de  la  mort ,  vous  en 

1   Gènes.,  4. 


422  sur  l'impénitence  finale. 

éloignez,  autant  qu'il  est  possible,  le  souvenir,  fermant  l'oreille  à  tous  les 
avertissements  qu'on  vous  donne ,  et  voulant  être  flatté  et  trompé  sur  la 
chose  même  où  vous  avez  plus  d'intérêt  à  ne  l'être  pas  ;  si ,  par  une  fai- 
blesse naturelle,  vous  ne  faites  pas  effort  pour  surmonter  là-dessus  vos 
frayeurs,  et  pour  vaquer  au  moins  dans  cette  extrémité  à  votre  plus  im- 
portante affaire  ;  si  vous  écoutez  des  parents  et  de  faux  amis  qui  vous  en 
détournent;  si,  par  un  renversement  de  conduite  le  plus  déplorable,  vous 
pensez  encore  à  votre  famille,  lorsqu'à  peine  il  vous  reste  de  quoi  pour- 
voir à  votre  éternité  :  ah!  mon  cher  Frère,  conclut  saint  Augustin,  chan- 
gez alors  de  langage,  et  corrigez  vos  idées.  Dire  que  la  mort  dans  cet  état 
d'impénitence  est  le  plus  grand  de  tous  les  malheurs,  c'est  mal  parler  : 
mais  il  faut  dire  que  c'est  le  plus  grand  et  le  plus  inexcusable  de  tous  les 
crimes.  Dire  que  vous  mourez  dans  votre  péché ,  c'est  ne  s'expliquer  qu'à 
demi  ;  mais  il  faut  dire  que  vous  mourez  dans  votre  péché  par  un  dernier 
péché,  qui  surpasse  tous  les  autres.  Car  qu'est-ce  que  tous  les  péchés  de 
la  vie,  en  comparaison  de  ce  seul  péché?  Où  l'homme  peut-il  porter  plus 
loin  son  injustice  envers  Dieu  et  envers  lui-même?  Se  voir  à  ce  terme  fatal 
après  lequel  il  n'y  a  plus  de  terme ,  et  vouloir  encore  différer  ;  se  voir  aux 
portes  de  l'enfer,  et  ne  travailler  pas  encore  à  s'en  retirer  ;  se  voir  sur  le 
point  de  périr,  et  balancer  encore  à  se  rendre  le  plus  pressant  devoir  de  la 
charité,  en  prenant  de  sages  mesures  pour  ne  périr  pas  :  cela  se  peut-il 
comprendre,  ou  cela  se  peut-il  pardonner?  Cependant,  Chrétiens,  voilà 
jusques  où  va  l'égarement  de  l'esprit  mondain ,  quand  on  s'abandonne  à 
le  suivre.  On  est  investi,  comme  parle  l'Écriture,  des  douleurs  delà  mort 
et  des  périls  de  l'enfer,  et  toutefois  on  ne  laisse  pets  de  risquer,  de  se  ras- 
surer, de  temporiser,  de  se  reposer  sur  le  lendemain  :  on  chicane,  on  élude, 
on  dissimule  avec  soi-même;  enfin,  on  meurt  dans  la  disgrâce  et  dans 
l'inimitié  de  Dieu.  Mort  doublement  criminelle ,  et  par  l'impénitence  de  la 
vie  qui  l'a  précédée,  et  par  l'impénitence  de  la  mort  qui  l'accompagne  : 
In  peccato  vestro  moriemini. 

Or  j'ai  ajouté  qu'il  y  a  entre  ces  deux  sortes  d'impénitence,  entre  l'im- 
pénitence de  la  vie  et  l'impénitence  de  la  mort ,  une  telle  liaison ,  que 
l'une  conduit  presque  immanquablement  à  l'autre;  et  cela  comment?  par 
voie  de  disposition ,  c'est-à-dire  par  voie  d'habitude,  par  voie  d'attache- 
ment ,  par  voie  d'endurcissement  :  trois  degrés  que  marquent  les  Pères 
dans  la  description  qu'ils  nous  font  de  ce  premier  ordre  de  pécheurs  im- 
pénitents :  vérité  constante ,  et  dont  la  seule  exposition  va  nous  con- 
vaincre. 

Par  voie  d'habitude  :  car  de  prétendre  que  des  habitudes  contractées  du- 
rant la  vie  se  détruisent  aux  approches  de  la  mort,  et  que  dans  un  moment 
on  se  fasse  alors  un  autre  esprit ,  un  autre  cœur,  une  autre  volonté  ;  c'est, 
Chrétiens 3  la  plus  grossière  de  toutes  les  erreurs.  Je  l'ai  dit,  et  vous  ne 
l'ignorez  pas  :  nous  mourons  comme  nous  avons  vécu ,  et  la  présence  de 
la  mort,  bien  loin  d'affaiblir  les  habitudes  déjà  formées,  semble  encore 
davantage  les  réveiller  et  les  fortifier.  Car  si  jamais  nous  agissons  par  habi- 
tude, c'est  particulièrement  à  la  mort.  Vous  avez  mille  fois  pendant  la  vie 


sur  l'impénitence  finale.  423 

différé  votre  conversion ,  vous  la  différerez  encore  à  la  mort  :  vous  avez  dit 
mille  fois  pendant  la  vie ,  Ce  sera  dans  un  mois  ou  dans  une  année  ;  vous 
direz  encore  à  la  mort ,  Ce  sera  dans  un  jour  ou  dans  une  heure  :  vous 
avez  été  pendant  la  vie  un  homme  de  projets,  de  désirs,  de  résolutions,  de 
promesses  sans  exécution  ;  vous  mourrez  encore  en  désirant ,  en  proposant, 
en  promettant,  mais  en  ne  faisant  rien.  Et  ne  dites  point  que  le  danger 
extrême  vous  déterminera  :  abus.  Il  vous  déterminera  à  désirer,  parce  que 
vous  en  avez  l'habitude  ;  il  vous  déterminera  à  proposer  et  à  promettre , 
parce  que  vous  vous  en  êtes  fait  une  coutume  :  mais  en  désirant  par  habi- 
tude ,  en  proposant  et  en  promettant  par  habitude ,  et  par  habitude  n'exé- 
cutant rien ,  vous  mourrez  dans  votre  péché  :  In  peccato  vestro  morte- 
mini. 

Par  voie  d'attachement  :  car  l'impénitence  de  la  vie,  selon  la  parole  du 
Sage ,  forme  comme  une  chaîne  de  nos  péchés ,  et  cette  chaîne  nous  tient 
presque  malgré  nous  dans  l'esclavage  et  la  servitude  :  Iniquitates  suœ  ca- 
piunt  impium,  et  funibus  peccatorum  suorum  constringitur 1 .  Je  sais  que 
Dieu  peut  user  de  son  absolu  pouvoir,  et  rompre  au  moment  de  la  mort 
cette  chaîne  ;  mais  je  sais  aussi  que  pour  la  rompre  dans  un  moment ,  il 
ne  faut  pas  moins  qu'un  miracle  de  la  grâce,  et  que  Dieu  ne  fait  pas  com- 
munément de  tels  miracles.  Et  en  effet,  nous  voyons  un  pécheur  mourant 
dans  l'état  funeste  où  se  représentait  saint  Augustin,  quand  il  disait,  en 
parlant  de  lui-même  :  Suspirabam  ligatus,  non  ferro  alieno,  sed  meâ 
ferreâ  voluntate  2.  Je  soupirais,  ô  mon  Dieu,  après  le  bonheur  des  Justes, 
convaincu  qu'il  n'était  plus  temps  de  délibérer,  et  qu'il  fallait  enfin  re- 
noncer à  mon  péché  pour  me  convertir  à  vous  :  mais  je  soupirais ,  et 
cependant  j'étais  toujours  attaché,  non  par  des  fers  étrangers,  mais  par 
ma  volonté  propre.  L'ennemi  la  tenait  en  sa  puissance  ;  et  cette  suite  de 
désordres  compliqués ,  et  comme  autant  d'anneaux  entrelacés  les  uns  dans 
les  autres ,  m'arrêtait  presque  malgré  moi ,  et  malgré  toutes  les  frayeurs  de 
la  mort ,  sous  le  joug  et  la  loi  du  péché. 

Par  voie  d'endurcissement  :  car  cette  volonté  toujours  criminelle,  comme 
je  le  suppose ,  et  ne  se  repentant  jamais ,  s'est  enfin  endurcie  dans  le  péché. 
Si,  touché  du  sentiment  de  sa  misère,  ce  pécheur  s'était  de  temps  en  temps 
tourné  vers  Dieu,  et  que,  par  de  généreux  efforts ,  il  se  fût  relevé  de  ses 
chutes  autant  de  fois  qu'il  succombait  aux  tentations  du  monde  et  de  la 
chair,  avec  tout  le  malheur  de  son  inconstance  il  aurait  néanmoins  profité 
de  l'usage  de  la  pénitence.  La  pénitence ,  quoique  suivie  de  faiblesses  et  de 
rechutes ,  aurait  détruit  en  lui  ce  que  le  péché  y  avait  édifié.  Mais  ayant 
toujours  mis  pierre  sur  pierre ,  et  entassé  iniquité  sur  iniquité  ,  le  moyen 
que  son  cœur  ne  soit  pas  arrivé  au  comble,  et  qu'il  n'ait  pas  contracté 
dans  l'état  du  crime  ,  non-seulement  toute  la  solidité,  mais  toute  la  dureté 
que  le  crime  est  capable  de  produire?  et  quelle  apparence  qu'endurci  de  la 
sorte ,  il  devienne  tout  à  coup ,  quand  la  mort  approche ,  souple  et  flexible 
aux  mouvements  de  la  grâce?  On  meurt  donc  dans  le  péché,  parce  qu'on 
a  vécu  dans  le  péché;  et  l'on  y  meurt ,  comme  j'ai  dit,  par  un  nouveau 

1  Prov.#  5.  —  2  Aug. 


424  sur  l'impénitence  finale. 

péché ,  parce  que  cette  impénitence  même  est  la  consommation  de  tous  les 
péchés.  Voilà  ce  que  j'ai  appelé  une  impénitence  criminelle  :  passons  à 
l'impénitence  malheureuse ,  qui  fera  le  sujet  de  la  seconde  partie. 


DEUXIEME    PARTIE. 


Ce  n'est  point  assez  pour  mourir  dans  l'état  de  la  grâce  que  le  pécheur 
soit  résolu  de  recourir  un  jour  à  la  pénitence,  et  qu'il  se  propose  de  sortir 
au  moins  à  la  mort  de  son  péché.  Gomme  cette  grâce  de  la  pénitence  finale 
ne  dépend  point  absolument  de  lui,  et  que,  par  un  secret  jugement  de 
Dieu ,  elle  est  attachée  à  mille  circonstances  qui  ne  sont  point  en  son  pou- 
voir, il  faut,  afin  qu'il  ait  le  bonheur  de  se  reconnaître  en  mourant,  que 
toutes  ces  circonstances  concourent  ensemble  à  sa  conversion.  Qu'une  seule 
vienne  à  manquer,  le  voilà  frustré  de  son  espérance  ;  et  eût-il  mille  fois 
désiré  de  mourir  de  la  mort  des  Justes ,  eût-il  dit  cent  fois  à  Dieu,  Moria- 
tur  anima  mea  morte  Justorum1,  ses  désirs  sont  inutiles  et  ses  espérances 
vaines.  Pourquoi?  parce  que,  dans  le  cours  de  la  Providence,  qu'il  n'a  pas 
plu  à  Dieu  de  changer,  il  s'est  trouvé  un  obstacle ,  qui  par  des  causes  en 
apparence  naturelles,  mais  d'un  ordre  divin  et  supérieur,  lui  a  rendu  im- 
possible cette  pénitence ,  sur  laquelle  il  faisait  fond ,  et  qu'il  regardait 
comme  sa  dernière  ressource.  Il  peut  donc  arriver  que  l'homme,  sans  de- 
venir coupable  d'un  nouveau  péché,  meure  dans  son  péché,  parce  qu'il 
peut  mourir  dans  un  défaut  involontaire  et  même  forcé  de  toute  pénitence  ; 
et  c'est  ce  que  j'appelle  impénitence  malheureuse  ,  et  ce  que  je  considère 
comme  un  autre  abime ,  non  plus  de  la  corruption  et  de  la  malice  du  cœur 
humain ,  mais  de  la  justice  adorable  et  impénétrable  de  Dieu ,  qui  parait 
tout  entière  dans  la  mort  de  ces  pécheurs  surpris,  trompés,  délaissés,  exclus 
même  dès  cette  vie  de  la  voie  du  salut ,  et  en  qui  s'accomplit  encore  plus 
sensiblement  cette  vérité  évangélique  :  In  peccato  vestro  moriemini.  Re- 
nouvelez ,  Chrétiens,  votre  attention. 

Quand  on  vous  rapporte  l'exemple  d'une  mort  subite ,  et  que  dans  la 
consternation  où  de  pareils  événements  jettent  les  esprits ,  on  vous  dit  que 
cet  homme,  qui  jouissait  d'une  parfaite  santé,  vient  d'être  enlevé  tout  à 
coup  sans  avoir  pu  prononcer  une  parole  ;  qu'un  tel ,  dans  la  chaleur  d'une 
débauche ,  ou  dans  l'emportement  d'une  querelle,  vient  de  rester  sans  sen- 
timent et  sans  vie  ;  qu'un  assassinat  vient  d'être  commis  dans  la  personne 
de  celui-ci ,  ou  que  la  ruine  d'un  édifice  vient  d'envelopper  et  d'écraser 
celui-là  ;  quand  on  nous  fait  le  récit  de  ces  sortes  de  morts  et  de  bien 
d'autres ,  et  que ,  selon  toutes  les  règles  de  la  vraisemblance ,  elles  nous 
paraissent  non-seulement  subites ,  mais  imprévues ,  parce  que  c'étaient  des 
pécheurs  publics  et  scandaleux ,  nous  sommes  saisis  de  frayeur  ;  et  sans 
entreprendre  de  juger,  nous  ne  doutons  point  que  ce  ne  soit  alors  que  se 
vérifie  à  la  lettre  la  menace  du  Fils  de  Dieu  :  In  peccato  vestro  moriemini. 
Mais  vous  vous  consolez  au  même  temps ,  Chrétiens ,  par  la  pensée  que  ce 
sont  des  accidents  extraordinaires;  et  quelque  fréquents  qu'ils  puissent 
être,  vous  ne  manquez  pas  d'affaiblir  ainsi  les  salutaires  impressions  qu'ils 

1  Num.,  23. 


SUR    L  IMPEMTENCE    FINALE.  4^5 

pourraient  et  qu'ils  devraient  faire  sur  vos  cœurs.  Vous  vous  trompez , 
permettez-moi  de  vous  le  dire  ,  vous  vous  trompez  :  ces  genres  de  mort  ne 
sont,  ni  si  rares,  ni  si  singuliers  que  vous  voulez  vous  le  persuader;  et  je 
soutiens  que,  dans  la  rigueur  même  du  terme ,  eu  égard  à  la  conscience  et 
au  salut,  il  n'est  rien  de  plus  commun  qu'une  mort  subite  :  en  voici  la 
preuve. 

Car  j'appelle  avec  saint  Augustin  mort  subite  et  imprévue,  celle  où  le 
pécheur  tombe  tout  à  coup  dans  un  état  qui  le  rend  pour  jamais  incapable 
de  conversion  et  de  pénitence.  Or  qu'y  a-t-il  dans  le  monde  de  plus  ordi- 
naire et  même  de  plus  universel?  que  voit-on  autre  chose  tous  les  jours? 
Au  lieu  qu'une  chute ,  qu'une  apoplexie ,  qu'un  meurtre  fait  plus  d'éclat  et 
donne  plus  d'effroi  ;  combien  d'autres  causes  dont  nous  sommes  moins 
frappés ,  nous  réduisent  à  cette  impénitence  malheureuse  ?  un  transport 
dans  le  feu  d'une  fièvre  ardente ,  un  délire  sans  intervalle ,  une  léthargie 
dont  on  ne  revient  point ,  un  égarement  d'esprit ,  un  assoupissement  mor- 
tel; tout  cela  n'opère-t-il  pas  sans  cesse  le  même  effet,  et  note-t-il  pas  à 
un  moribond  le  pouvoir  de  se  convertir,  en  lui  ôtant  le  pouvoir  de  se  con- 
naître? Mettez  un  pécheur  dans  tous  ces  états,  n'est-il  pas  vrai  qu'il  est 
déjà  mort  comme  chrétien ,  s'il  n'est  pas  absolument  mort  comme  homme? 
Je  veux  qu'il  dispute  encore  des  journées  entières  un  reste  de  vie  animale, 
qui  ne  sert  plus  qu'à  le  faire  languir  :  qu'importe ,  si  la  vie  raisonnable 
et  la  vie  surnaturelle  sont  éteintes  ?  que  peut  la  grâce ,  toute-puissante 
qu'elle  est ,  lorsque  la  nature ,  qui  devait  lui  servir  de  fond ,  ne  peut  plus 
agir  ? 

Sans  même  parler  de  ces  symptômes  où  la  raison  est  tout  à  fait  ob- 
scurcie ,  le  seul  épuisement  de  toutes  les  forces ,  la  seule  douleur  du  corps 
ne  suffit-elle  pas  pour  ôter  à  l'esprit  toute  sa  réflexion ,  et  par  conséquent 
pour  nous  fermer  les  voies  de  la  pénitence?  Combien  de  pécheurs,  jusque 
dans  le  cours  des  maladies  les  plus  réglées ,  meurent  ainsi  d'une  mort  su- 
bite, non  selon  le  monde,  mais  selon  Dieu?  Ils  meurent,  dit  saint Chry- 
sostome,  sans  un  nouveau  péché,  parce  qu'ils  ne  sont  plus  en  état  d'en 
commettre  ;  ils  meurent  sans  qu'on  leur  puisse  reprocher  d'abuser  alors 
du  temps  que  Dieu  leur  donne ,  parce  qu'ils  ne  peuvent  plus  proprement 
ni  en  abuser  ni  s'en  servir  ;  ils  meurent  dans  une  impénitence  qui ,  quoi- 
que finale,  ne  leur  est  pas  par  elle-même  imputée,  parce  qu'elle  ne  leur 
est  ni  connue  ni  libre  ;  cependant  ils  meurent  dans  leur  péché ,  et  la  ma- 
lédiction de  Jésus-Christ  n'en  est  pas  moins  consommée  :  In  peccato  ves- 
tro  moriemini. 

Que  dirai-je  de  ceux  qui  meurent  dans  une  ignorance  non  coupable , 
mais  funeste,  du  danger  prochain  où  ils  se  trouvent?  car  de  là  s'ensuivent 
les  mêmes  conséquences  et  les  mêmes  effets  de  réprobation.  Si  l'on  avait 
averti  ce  malade  qu'il  était  temps  de  penser  à  lui,  il  aurait  mis  ordre  à  sa 
conscience,  et  il  serait  mort  chrétiennement.  Mais  parce  qu'on  lui  a  fait 
entendre  le  contraire,  et  que  par  de  faux  ménagements  on  l'a  trompé,  il 
meurt  sans  retour  à  Dieu  et  sans  conversion.  De  n'avoir  pas  su  le  péril 
où  il  était,  est-ce  un  crime  dans  lui?  Non,  Chrétiens,  car  il  souhaitait  de 


426  sur  l'impénitence  finale. 

le  savoir.  Mais  à  qui  il  faut  s'en  prendre  ,  c'est  à  la  faiblesse  d'un  confes- 
seur, c'est  à  la  trompeuse  conjecture  d'un  médecin,  c'est  au  vain  respect 
d'un  domestique ,  c'est  à  la  passion  aveugle  d'une  femme  ;  c'est  à  l'intérêt 
des  uns ,  à  la  négligence  des  autres  ;  c'est  à  tout  ce  qu'il  vous  plaira ,  mes 
Frères,  dit  saint  Augustin  :  mais  après  tout,  le  mourant  en  porte  la  peine  ; 
et  pour  avoir  ignoré  l'extrémité  où  il  était,  il  meurt  dans  la  haine  de  Dieu 
et  en  réprouvé.  Quoi  donc  !  me  direz-vous ,  était-il  juste  qu'il  pérît  par  la 
faute  d'un  autre?  Ah!  répond  ce  Père,  si  c'est  par  la  faute  d'un  autre  qu'il 
périt,  ce  n'est  point  pour  la  faute  d'un  autre  qu'il  est  condamné,  mais  pour 
son  propre  péché.  Dieu,  à  qui  il  appartient  d'en  ordonner,  permet  que 
son  propre  péché,  qui  pouvait  être  expié  à  la  mort,  par  la  faute  d'un 
autre  ne  le  soit  pas,  et  que  du  domaine  de  la  grâce  et  de  la  miséricorde 
sous  lequel  il  était  encore,  il  passe  pour  l'éternité  tout  entière  sous  celui  de 
la  justice  :  In  peccato  vestro  moriemini. 

Mais  si  le  pécheur  lui-même,  en  mourant,  soupire  après  le  remède, 
s'il  le  demande,  et  qu'il  témoigne  de  l'empressement  pour  l'avoir,  qu'ar- 
rive-t-il  souvent?  Hélas!  Chrétiens,  voici  le  comble  du  malheur,  et  c'est  ici 
que  nous  devons  nous  écrier  :  0  altitudo  1  !  ô  profondeur  des  conseils  de 
Dieu  !  Semblable  à  l'infortuné  Esaù ,  qui ,  comme  dit  l'Apôtre ,  ne  trouva 
point  cette  pénitence  qu'il  cherchait,  quoiqu'il  la  cherchât  avec  larmes , 
Non  enim  invenit  pœnitentiœ  locum,  quamquam  cum  lacrymis  inqui- 
sisset  eam  2  ;  ce  pécheur  mourant ,  tout  empressé  qu'il  est  de  recourir  aux 
sources  publiques  de  la  grâce,  c'est-à-dire  aux  sacrements  de  Jésus-Christ, 
peut  encore  être  de  ceux  sur  qui  tombe  l'anathème  du  Sauveur  des  hommes  : 
et  parce  que  ces  sources  ouvertes  à  tout  le  monde  ne  le  sont  pas  pour  lui , 
il  meurt  dans  son  péché  :  In  peccato  vestro  moriemini. 

C'est  de  quoi  nous  avons  cent  fois  été  témoin ,  ou  de  quoi  cent  fois  nous 
avons  entendu  parler.  Un  homme  est  surpris  lorsqu'il  s'y  attendait  le 
moins  :  il  se  voit  aux  portes  de  la  mort;  et  dans  l'horreur  d'un  danger  si 
pressant,  il  voudrait  ménager  ce  qui  lui  reste  de  vie.  Toute  sa  foi  se  ré- 
veille, l'image  d'un  Dieu  irrité  le  frappe,  le  saisit;  et  frappé,  saisi  de  cette 
image,  il  semble  conjurer  tous  ceux  qui  l'approchent  de  le  secourir,  et  leur 
dire  comme  Job  :  Miseremini  mei,  miseremini  mei,  saltem  vos  o.mici 
mei  3 ,  Pensez  à  moi ,  vous  au  moins  qui  êtes  mes  véritables  amis  ;  et  pen- 
dant que  les  autres  s'occupent  en  vain  auprès  d'un  corps  que  la  mort  va 
mettre  au  tombeau,  aidez-moi  à  sauver  mon  âme.  En  effet,  on  s'y  em- 
ploie, on  y  travaille,  on  cherche  un  prêtre,  un  confesseur  :  mais  ce 
prêtre ,  ce  confesseur  ne  se  trouve  point  ;  mille  contre-temps  conspirent  à 
l'éloigner  ;  ce  qui  ne  l'avait  jamais  arrêté  l'arrête  à  cette  heure  :  il  vient 
enfin ,  mais  trop  tard ,  et  lorsque  le  malade ,  sans  connaissance  et  sans  pa- 
role, ne  peut  plus  ni  l'entendre  ni  lui  répondre.  Et  cela  pourquoi?  pour 
accomplir  l'autre  partie  de  la  prédiction  de  Jésus-Christ  :  Quœretis  me, 
vous  me  chercherez  ;  non  plus  dans  ma  personne  ,  mais  dans  celle  de  mes 
ministres  et  des  dispensateurs  de  mes  sacrements,  et  vous  ne  me  trouve- 
rez pas  ;  et  parce  que  vous  ne  me  trouverez  pas  dans  mes  ministres ,  et 

1  Rom.,  il.  —  »  Hebr.,  12.  —  3  Job.,  19. 


sur  l'impénitence  finale.  427 

que  vous  n  aurez  pas  d'ailleurs  de  quoi  suppléer  au  défaut  de  leur  minis- 
tère par  un  pur  et  parfait  amour,  vous  mourrez  dans  votre  péché  :  In 
peccato  vestro  moriemini . 

Je  dis  plus  :  ce  prêtre,  vicaire  et  ministre  de  Jésus-Christ,  se  trouvera; 
mais ,  par  un  autre  secret  de  réprobation  encore  plus  terrible ,  avec  tout 
le  pouvoir  de  l'Église  dont  il  est  muni ,  il  n'aura  pas  le  don  d'assister  un 
pécheur  mourant.  Au  lieu  de  le  toucher,  il  le  rebutera;  au  lieu  de  l'éclai- 
rer, il  l'embarrassera,  il  le  troublera  :  il  aura  les  clefs  du  ciel  entre  les  mains, 
mais  il  n'aura  pas  la  clef  de  ce  cœur  pour  y  entrer.  Car  Dieu  ,  Chrétiens, 
ne  se  sert  pas  de  toutes  sortes  d'instruments  pour  opérer  ses  miracles  : 
comme  il  ne  nous  convertit  pas ,  tout  Dieu  qu'il  est ,  par  toutes  sortes  de 
grâces,  aussi  ne  lui  plaît-il  pas  de  nous  convertir  par  toutes  sortes  de  per- 
sonnes. Si ,  dans  la  disposition  où  était  ce  malade ,  il  eût  eu  un  homme 
éclairé  ,  zélé ,  expérimenté ,  plein  de  l'esprit  de  Dieu  et  de  son  onction ,  il 
serait  mort  en  saint  ;  mais  parce  que  cet  homme  lui  a  manqué  ,  et  qu'il  a 
pu  faire  la  même  plainte  que  le  paralytique  de  l'Évangile,  Hominem  non 
habeo  1  ,  il  est  mort  en  impénitent.  Encore  une  fois  ,  tous  ces  malheurs 
l' ont-ils  rendu  devant  Dieu  plus  criminel?  Non;  mais  ses  crimes  passés , 
dont  il  était  coupable ,  joints  à  ces  malheurs ,  dont  il  a  été  innocent ,  l'ont 
fait  mourir,  sans  un  nouveau  péché,  dans  l'impénitence  :  In  peccato  ves- 
tro moriemini. 

Affreux  ,  mais  juste  châtiment  du  ciel;  et  c'est  ainsi  que  l'impénitence 
de  la  vie  conduit  à  cette  seconde  impénitence  de  la  mort ,  par  voie  de  pu- 
nition. Combien  Dieu  s'en  est-il  expliqué  de  fois  dans  l'Écriture?  combien 
de  fois  le  Fils  de  Dieu  nous  en  a-t-il  averti  dans  l'Évangile?  Car  que  signi- 
fient autre  chose  ces  menaces  si  expresses  et  si  souvent  réitérées  :  Je  vous 
ai  appelé  ,  et  vous  avez  fermé  l'oreille  à  ma  voix ,  vous  m'avez  méprisé  : 
viendra  le  temps  et  le  jour  où  je  vous  mépriserai ,  où ,  sans  vous  appeler  , 
je  vous  surprendrai ,  où ,  sans  vous  parler,  je  vous  frapperai  ?  Que  veulent 
dire  ces  figures  si  bien  marquées  des  vierges  folles  qui  s'endorment ,  et  dont 
les  lampes  se  trouvent  éteintes  au  moment  que  l'époux  arrive  ;  de  ce  maître 
qui  paraît  tout  à  coup  dans  sa  maison ,  et  qui  témoin  du  désordre  où  elle 
est  par  les  violences  et  les  débauches  d'un  domestique,  le  fait  jeter  dans  les 
ténèbres  ;  de  ce  voleur  qui  se  cache,  et  qui  vient  dans  la  nuit?  Quel  sujet 
avons-nous  de  nous  plaindre,  quand  Dieu  nous  punit  de  la  sorte?  Ne  peut- 
il  pas  user  de  son  droit,  et  nous  prendre  en  telles  conjonctures  qu'il  lui 
plaît  ?  ne  le  peut-il  pas ,  surtout  après  avoir  si  longtemps  attendu ,  après 
avoir  si  fortement  pressé  et  sollicité?  Vous  ne  vous  êtes  pas  servi  du  temps 
qu'il  vous  donnait,  il  vous  l'ôtera;  vous  avez  lassé,  fatigué  et  épuisé  sa 
patience ,  sa  colère  éclatera  ;  vous  n'avez  pas  voulu  retourner  à  lui  quand 
vous  le  pouviez ,  vous  ne  le  pourrez  plus  quand  vous  le  voudrez  ;  vous  l'a- 
vez oublié  pendant  la  vie,  il  vous  oubliera  à  la  mort.  Car  ce  retour  est  bien 
naturel,  dit  saint  Augustin;  et  tout  fatal  qu'il  peut  être,  il  vous  est  bien 
dû  :  mépris  pour  mépris,  oubli  pour  oubli.  Ce  n'est  pas  que  Dieu  ne  laisse 
quelquefois  encore  aux  plus  grands  pécheurs  tout  le  temps  et  tous  les  moyens 

1   Joan.,  5. 


428  sur  l'impénitence  finale. 

nécessaires  ;  mais  s'ils  ne  meurent  pas  alors  dans  une  impénitence  crimi- 
nelle ,  dans  une  impénitence  malheureuse ,  au  moins  meurent-ils  commu- 
nément dans  une  impénitence  secrète  et  inconnue  ;  c'est  la  troisième  partie. 

TROISIÈME    PARTIE. 

Il  en  faut  convenir ,  Chrétiens,  et  l'expérience  nous  le  fait  voir ,  que  Dieu 
laisse  encore  quelquefois  aux  pécheurs  du  siècle ,  après  une  vie  passée  dans 
le  crime,  le  temps  et  les  moyens  de  se  reconnaître  à  la  mort.  Je  sais  même, 
et  il  est  vrai  que  plusieurs  alors  ont  en  effet  recours  à  la  miséricorde  de 
Dieu ,  se  tournent  vers  Dieu ,  semblent  revenir  à  Dieu  par  la  pénitence. 
Mais  ce  que  j'ajoute,  et  ce  qui  vous  doit  paraître,  comme  à  moi,  bien  ter- 
rible ,  c'est  que  toute  pénitence  n'est  pas  recevable  au  tribunal  de  Dieu  : 
pourquoi  ?  parce  que  toute  pénitence  n'est  pas  une  pénitence  efficace  ;  mais 
qu'il  y  a  mille  pénitences  fausses  et  trompeuses ,  sur  quoi  l'on  ne  peut 
compter ,  et  dont  nous  ne  pouvons  attendre  nul  fruit  de  salut.  Si  donc  le 
pécheur,  séduit  par  de  spécieuses  apparences,  s'égare  jusque  dans  sa  pé- 
nitence même ,  où  en  est-il?  État  bien  déplorable!  savoir  avec  assurance 
qu'on  est  criminel ,  et  ne  savoir  pas  si  l'on  est  pénitent  !  avoir  tous  les  de- 
hors de  la  pénitence  ,  et  peut-être  n'en  avoir  pas  le  fond  !  D'où  il  s'ensuit 
que  ce  qui  devait  être  un  principe  de  confiance  pour  le  pécheur ,  est  la  ma- 
tière de  ses  inquiétudes  ;  que  ce  qui  paraît  le  devoir  sauver,  est  souvent  ce 
qui  le  doit  perdre  ,  et  qu'en  mourant  dans  l'exercice  de  la  pénitence  ,  il 
peut  encore  être  réprouvé ,  parce  qu'il  peut  encore  mourir  dans  son  péché. 
Voilà,  mes  chers  auditeurs,  ce  que  la  religion  nous  enseigne,  et  sur  quoi  est 
fondé  cet  avis  que  nous  donne  le  Sage,  de  trembler  même  pour  les  péchés  re- 
mis, parce  qu'à  notre  égard,  dit  saint  Chrysostome,  ils  ne  peuvent  être  tout 
au  plus  que  présumés  tels  :  De  propitiato  peccato  noli  esse  sine  metu  l. 

Or  si  cela  convient  à  tous  les  pécheurs,  on  peut  dire,  et  il  est  vrai,  que 
c'est  le  caractère  propre  de  ceux  qui  ne  reviennent  jamais  à  Dieu  durant 
la  vie,  et  qui  persévèrent  dans  leurs  désordres  jusques  à  la  mort.  Car, 
bien  loin  qu'ils  puissent  compter  sur  leur  pénitence ,  ils  doivent  positive- 
ment s'en  défier.  Je  n'en  dis  point  encore  assez  ;  j'ajoute  que  de  la  manière 
dont  ils  se  proposent  de  la  faire ,  cette  pénitence ,  ils  ont  presque  tout  lieu 
d'en  désespérer.  Pourquoi?  j'en  donne,  après  saint  Augustin ,  trois  rai- 
sons. Premièrement ,  parce  que  rien  en  soi  n'est  plus  difficile  à  l'homme 
que  la  vraie  pénitence.  Secondement,  parce  que,  de  tous  les  temps,  celui 
où  la  vraie  pénitence  est  la  plus  difficile ,  c'est  le  temps  de  la  mort.  Troi- 
sièmement ,  parce  qu'entre  tous  les  hommes  à  qui  la  vraie  pénitence  est 
difficile  aux  approches  de  la  mort ,  il  n'en  est  point  pour  qui  elle  doive  plus 
l'être  que  pour  ceux  qui  ne  l'ont  jamais  faite  pendant  la  vie.  Trois  propo- 
sitions incontestables ,  et  qui ,  bien  pénétrées ,  ne  laissent  plus  aux  pé- 
cheurs du  siècle  d'autre  parti  à  prendre  que  celui  d'une  prompte  et  d'une 
sincère  conversion  à  Dieu.  Encore  un  moment  d'attention  ;  ceci  le  demande. 

Rien  de  plus  difficile  à  l'homme  que  la  vraie  pénitence  ;  car  pour  cela  il 
faut  qu'il  change  de  cœur ,  il  faut  qu'il  se  haïsse  lui-même ,  qu'il  se  re- 

1  Eccli.,  5. 


SUR    L  IMPKNITENCE    FINALE.  429 

nonce  lui-môme ,  qu'il  se  dépouille  de  lui-même ,  qu'il  se  détruise  en  quel- 
que sorte  et  qu'il  s'anéantisse  lui-même  ;  c'est-à-dire  qu'il  cesse  d'être  ce 
qu'il  était,  et  qu'il  devienne  un  homme  nouveau.  Il  faut  qu'il  ait  horreur 
de  ce  qui  lui  paraissait  le  plus  aimable,  et  qu'il  commence  à  aimer  ce  qu'il 
avait  le  plus  en  horreur  ;  qu'il  n'ait  plus  de  passions  que  pour  les  com- 
battre ,  plus  de  sens  que  pour  les  captiver ,  plus  d'esprit  que  pour  le  sou- 
mettre ,  plus  de  corps  que  pour  lui  déclarer  la  guerre  et  le  mortifier.  Car 
c'est  en  quoi  consiste,  je  ne  dis  pas  la  perfection,  mais  l'essence  et  le  fond 
de  la  pénitence  chrétienne.  Or,  vous  savez  s'il  est  aisé  à  un  pécheur  d'en 
venir  là. 

Point  de  temps  où  cette  pénitence  soit  plus  difficile ,  et  par  conséquent 
plus  rare,  que  le  temps  de  la  mort;  car  à  la  mort,  dit  saint  Augustin,  ce 
n'est  point  vous  proprement  qui  quittez  le  péché ,  c'est  le  péché  qui  vous 
quitte  ;  ce  n'est  point  vous  qui  vous  détachez  du  monde ,  c'est  le  monde 
qui  se  détache  de  vous  ;  ce  n'est  point  vous  qui  rompez  vos  liens ,  ce  sont 
vos  liens  qui  se  rompent  par  un  effet  de  notre  commune  fragilité  :  Si  vis 
agere  pœnitentiam ,  quando  jarn  peccare  non  potes,  peccata  te  demise- 
runt,  non  tu  illa i .  Or ,  afin  que  votre  pénitence  fût  devant  Dieu  ce  qu'elle 
doit  être ,  il  faudrait  que  cette  séparation  ,  que  ce  détachement ,  que  ce  di- 
vorce vint  de  vous-mêmes.  Vous  me  direz  que  l'un  sert  à  l'autre,  et  qu'on 
a  moins  de  peine  à  se  détacher  des  choses  quand  elles-mêmes  elles  nous 
abandonnent  ;  mais  moi  je  vous  réponds  avec  saint  Ambroise  qu'il  en  va 
tout  autrement ,  et  que  le  cœur  de  l'homme  n'est  jamais  plus  passionné  , 
jamais  plus  ardent  pour  les  objets  qui  entretiennent  sa  cupidité,  que  quand 
ces  objets  lui  échappent ,  et  qu'une  force  supérieure  nous  les  arrache ,  ou 
qu'elle  nous  arrache  à  eux.  Tout  ce  que  nous  pouvons  faire  alors ,  c'est  de 
souffrir  ;  mais  de  s'en  détacher  volontairement  soi-même ,  ce  qui  néan- 
moins est  essentiel  à  la  pénitence,  c'est  à  quoi  nous  sentons  des  répu- 
gnances infinies  ,  et  ce  qui  demande  les  plus  grands  efforts. 

Mais  enfin ,  et  en  particulier ,  pour  qui  la  vraie  pénitence  doit-elle  à  la 
mort  avoir  des  difficultés  plus  insurmontables ,  et  pour  qui  peut-on  dire 
qu'elle  est  quelquefois  comme  impossible?  Ah!  Chrétiens,  n'est-ce  pas  pour 
ces  pécheurs  obstinés  qui  n'en  ont  eu  nul  usage  dans  la  vie ,  et  qui  se  sont 
fait  de  leur  impénitence  une  habitude  et  un  état  ?  Car  que  s'ensuit-il  de 
cet  endurcissement  de  cœur  où  ils  ont  vécu ,  et  de  cette  présomption  d'es- 
prit qui  leur  fait  croire  à  la  mort  qu'ils  veulent  se  convertir?  c'est  que  leur 
pénitence  alors  n'est  communément ,  pour  ne  rien  dire  de  plus ,  qu'une 
pénitence  insuffisante  :  pourquoi?  parce  qu'elle  n'est  ni  volontaire  dans 
son  principe,  ni  surnaturelle  dans  son  motif.  Pénitence  forcée,  et  pénitence 
toute  naturelle  :  deux  qualités  de  la  pénitence  des  démons  dans  l'enfer ,  et 
des  pécheurs  à  la  mort. 

Pénitence  forcée  :  j'ose  défier  le  pécheur  même  le  plus  présomptueux  de 
n'en  pas  convenir.  Car  où  est  la  liberté,  quand  le  cœur,  si  je  puis  parler 
ainsi ,  n'est  mu  que  par  les  ressorts ,  ou  d'une  crainte  servile ,  ou  d'une 
nécessité  inévitable?  Est-ce  un  renoncement  libre  au  péché,  quand  on  n'y 

1  Au«. 


430  sur  l'impénitence  finale. 

renonce  que  parce  qu'on  n'est  plus  en  état  de  le  commettre?  Est-ce  une  sou- 
mission libre  à  Dieu ,  quand  on  ne  s'y  soumet  que  parce  qu'on  est  déjà 
sous  le  glaive  de  sa  justice ,  et  qu'on  ne  peut  plus  s'en  défendre?  Est-ce 
une  séparation  libre  du  monde ,  quand  on  ne  s'en  sépare  que  parce  qu'il 
n'y  a  plus  de  monde  pour  nous  ?  Cependant  la  pénitence ,  pour  être  effi- 
cace et  vraie  ,  doit  être  volontaire  et  libre  ;  et  dès  qu'elle  ne  l'est  pas ,  fût- 
elle  d'ailleurs  aussi  vive,  aussi  touchante  que  eelle  d'Ésaù,  qui,  selon 
l'expression  de  l'Écriture,  le  fit,  non  pas  gémir,  mais  rugir,  irrugilt  cla- 
more  magno  1 ,  c'est  une  pénitence  de  réprouvé.  De  là  vient  que  les  Pères, 
d'un  consentement  si  universel ,  ont  parlé  de  la  pénitence  des  mourants 
en  des  termes  propres ,  non-seulement  à  consterner ,  mais  à  désespérer  les 
pécheurs.  De  là  vient  que  l'Église,  à  qui  il  appartient  d'en  juger,  s'est  au- 
trefois montrée  si  peu  favorable  à  ces  sortes  de  pénitences,  et  que  sans  les 
rejeter  absolument,  ce  qu'elle  n'a  jamais  cru  devoir  faire  pour  ne  pas  bor- 
ner la  miséricorde  de  Dieu ,  elle  a ,  au  reste ,  usé  de  toute  la  rigueur  de  sa 
discipline  à  l'égard  de  ces  pénitents  de  la  mort ,  pour  nous  apprendre 
combien  leur  pénitence  lui  était  suspecte.  De  là  vient  que ,  suivant  les  an- 
ciens canons  rapportés  dans  les  conciles ,  ceux  qui  ne  demandaient  le  bap- 
tême qu'à  l'extrémité  de  la  vie  n'étaient,  ce  semble,  reconnus  chrétiens 
qu'avec  réserve ,  jusque-là  même  qu'on  les  tenait  pour  irréguliers  ;  et  saint 
Cyprien  en  apporte  la  raison  :  c'est ,  dit-il ,  qu'on  les  regardait  comme  des 
hommes  qui  ne  servaient  Dieu  que  par  contrainte ,  et  qui  n'étaient  à  lui 
que  parce  qu'ils  n'avaient  pu  éviter  d'y  être.  Et  en  effet,  reprend  saint  Au- 
gustin ,  celui  qui  ne  condamne  les  dérèglements  de  sa  vie  que  lorsqu'il  faut 
malgré  lai  qu'il  sorte  de  la  vie,  fait  bien  voir  que  ce  n'est  pas  de  bon  gré, 
mais  par  nécessité  qu'il  les  condamne  :  Qui  prilis  à  peccatis  relinquitur 
quàm  ipse  relinquat,  non  ea  libère,  sed  quasi  ex  necessitate  condemnat 2. 
Pénitence  naturelle  et  tout  humaine ,  c'est-à-dire  qui  n'a  ni  Dieu  ni  le 
péché  pour  objet.  Car  que  craignent-ils,  ajoute  saint  Augustin,  ces  péni- 
tents prétendus  ?  craignent-ils  de  perdre  Dieu ,  de  déplaire  à  Dieu  ,  d'en- 
courir la  disgrâce  de  Dieu  ?  Non ,  mes  Frères ,  répond  ce  saint  docteur , 
ils  ne  craignent  rien  de  tout  cela  ;  et  la  preuve  en  est  évidente  ,  puisque , 
tandis  qu'ils  n'ont  eu  rien  autre  chose  à  craindre,  ils  n'ont  jamais  pensé 
à  se  convertir  ;  ils  craignent  de  brûler,  et  ils  ne  craignent  point  de  pécher  : 
Ardere  metuunt,  peccare  non  metuunt  3.  Or,  dès  là  leur  pénitence  est 
vaine  :  pourquoi  ?  parce  que  ce  n'est  plus  la  grâce  ni  le  Saint-Esprit ,  mais 
l' amour-propre  qui  l'excite  ;  il  suffit  de  s'aimer  soi-même  sans  aimer  Dieu, 
pour  faire  une  telle  pénitence  ;  mais  il  ne  suffit  pas  de  s'aimer  soi-même 
pour  faire  une  pénitence  chrétienne ,  ni  pour  se  remettre  en  grâce  avec 
Dieu.  On  meurt  donc  dans  l'exercice  de  la  pénitence ,  et  néanmoins  on 
meurt  dans  son  péché ,  parce  que  le  péché  n'est  pas  détruit  par  toute  péni- 
tence, et  que  s'il  y  en  a  une  incapable  de  le  détruire,  c'est  celle-là.  Ce  qui 
faisait  conclure  à  saint  Grégoire ,  pape ,  qu'il  y  avait  plus  de  pécheurs 
dans  le  christianisme  qui  périssaient  par  la  fausse  pénitence,  que  par  l'im- 
pénitence même  :  et  qu'ainsi  la  prédiction  de  Jésus- Christ  avait  tout  une 

1  Gènes.,  27.  —  '  Auy.  —  3  Idem. 


SUR   L  IMPENITENCE    FINALE.  431 

autre  étendue  que  nous  ne  pensons ,  quand  il  nous  dit  :  In  peccato  vestro 
moriemini. 

Cette  conséquence  vous  trouble  ;  mais  est-ce  moi ,  Chrétiens ,  qui  l'ai 
tirée?  et  pouvais-je  ou  la  supprimer,  ou  l'affaiblir,  sans  être  prévaricateur 
de  mon  ministère  ?  Puis-je  faire  parler  les  Pères  autrement  qu'ils  n'ont 
parlé,  et  effacer  de  l'Évangile  ce  qui  y  est  écrit?. Effrayé  que  je  suis  moi- 
même,  dois-je  vous  laisser  dans  une  sécurité  trompeuse,  sans  vous  donner 
la  même  frayeur  que  je  ressens  ?  Je  n'ignore  pas  ,  mes  chers  auditeurs , 
que  ce  qui  est  impossible  aux  hommes  ne  l'est  point  à  Dieu,  et  qu'il  peut, 
maître  qu'il  est  des  cœurs ,  opérer,  dans  le  cœur  même  le  plus  impénitent, 
une  pénitence  parfaite.  Je  n'ignore  pas  que  ce  fut  ainsi  que  ce  fameux 
criminel ,  crucifié  avec  Jésus-Christ ,  fit  pénitence  sur  la  croix ,  et  qu'il 
mourut  dans  la  grâce  après  avoir  vécu  dans  le  péché.  Mais  je  sais  aussi  ce 
que  remarque  saint  Ambroise ,  que  c'était  alors  le  temps  des  miracles  ; 
que  Dieu  était  engagé  à  faire  des  coups  extraordinaires  pour  honorer  la 
niort  de  son  Fils  ;  qu'il  fallait  au  Sauveur  des  hommes  de  tels  prodiges 
pour  prouver  sa  divinité ,  et  que  cette  conversion ,  qui  dans  tous  les  siècles 
a  passé  pour  un  exemple  singulier,  doit  par  là  même ,  bien  loin  de  con- 
soler les  pécheurs  et  de  les  rassurer,  répandre  au  contraire  dans  leurs  âmes 
une  sainte  frayeur.  Voilà  ce  que  je  sais  et  ce  qui  me  confirme  encore  da- 
vantage dans  la  créance  de  cette  triste  vérité,  que  presque  tous  ces  pécheurs 
du  monde ,  qui  ne  font  pénitence  qu'à  la  mort ,  avec  toute  leur  pénitence 
meurent  dans  leur  péché  :  In  peccato  vestro  moriemini. 

Vous  me  demandez  comment  ce  dernier  mystère  de  réprobation  s'ac- 
complit, et  par  quelle  voie  Fimpénitence  de  la  vie  les  conduit  à  cette  fausse 
pénitence  de  la  mort  ?  Je  réponds  ,  et  c'est  ce  que  je  vous  conjure  de  mé- 
diter sans  cesse  ;  car  voici  un  des  points  les  plus  solides  et  les  plus  impor- 
tants ;  je  réponds ,  et  je  dis  que  fimpénitence  de  la  vie  conduit  les  pécheurs 
à  la  fausse  pénitence  de  la  mort  par  voie  d'illusion  ,  et  il  n'y  a,  ce  me 
semble ,  personne  qui  n'entre  d'abord  dans  ma  pensée.  Je  m'explique 
néanmoins ,  et  je  veux  dire  que  le  pécheur  n'ayant  jamais  fait  nul  exercice 
de  la  pénitence ,  que  ne  l'ayant  jamais  pratiquée  pendant  qu'il  a  vécu  ,  il 
n'a  jamais  appris  à  la  connaître  :  d'où  je  conclus  qu'il  y  doit  être  trompé 
à  la  mort ,  et  que ,  par  une  conséquence  très-naturelle ,  il  doit  alors  aisé- 
ment confondre  la  vraie  pénitence  avec  une  pénitence  imparfaite  et  défec- 
tueuse. Car  comment  pourrait-il  bien  juger  de  ce  qu'il  n'a  jamais  connu? 
et  s'il  n'en  peut  bien  juger,  comment  n'y  sera-t-il  pas  surpris?  comment, 
dis-je ,  ne  le  sera-t-il  pas ,  surtout  dans  une  matière  aussi  délicate  que 
celle-là,  et  où  il  s'agit  de  discerner  les  mouvements  les  plus  secrets  et  les 
plus  intérieurs  de  1  ame  ?  Si  dans  le  cours  de  la  vie  cet  homme  avait  fait 
quelque  pénitence,  en  la  faisant  il  s'en  serait  formé  peu  à  peu  l'idée ,  et  à 
force  de  s'éprouver  soi-même ,  il  aurait  enfin  reconnu  en  quoi  diffère  une 
douleur  efficace,  de  celle  qui  ne  l'est  pas  ;  mais  il  n'en  a  jamais  fait  l'es- 
sai ,  et  il  se  trouve  là-dessus  à  la  mort  sans  habitude  et  sans  expérience  : 
est-il  surprenant  que  l'ennemi  lui  impose ,  que  son  propre  sens  l'égaré , 
qu'il  prenne  la  figure  pour  la  vérité,  l'accident  pour  la  substance  ;  qu'il 


432  sur  l'ambition. 

compte  les  désirs  pour  les  effets ,  les  grâces  et  les  inspirations  pour  les 
actes,  et  que,  préoccupé  de  ses  erreurs,  tout  pénitent  qu'il  est  en  appa- 
rence ,  il  meure  en  effet  dans  son  péché?  In  peccato  vestro  moriemini. 

C'est  à  vous  maintenant ,  Chrétiens ,  à  délibérer  ;  ou  plutôt  y  a-t-il  à 
délibérer  un  moment ,  et  la  juste  conclusion ,  n'est-ce  pas  de  vous  disposer 
par  la  vraie  pénitence  de  la  vie  à  la  vraie  pénitence  de  la  mort  ?  Car  de 
prétendre  que  vous  serez  tout  à  coup  maître  dans  une  science  où  les  illu- 
sions sont  si  fréquentes ,  si  subtiles ,  si  dangereuses  ;  de  croire  que  votre 
coup  d'essai  sera  un  chef-d'œuvre  ,  c'est  la  plus  aveugle  témérité.  Vous 
pleurerez ,  mais  vous  ne  vous  convertirez  pas  ;  vous  pousserez  des  soupirs , 
vous  gémirez  devant  Dieu,  mais  vous  ne  vous  convertirez  pas  ;  vous  lè- 
verez les  mains  au  ciel,  vous  tendrez  les  bras  vers  le  crucifix,  mais  vous  ne 
vous  convertirez  pas  :  pourquoi?  parce  que,  sous  ces  dehors  spécieux  d'une 
douleur  apparente ,  vous  aurez  toujours  un  cœur  de  pierre ,  et  c'est  là  que 
j'applique  ces  paroles  du  Prophète  :  De  medio  petrarum  dabunt  voces  'l. 
Vous  tromperez ,  sans  le  vouloir,  ceux  qui  vous  verront  et  qui  vous  en- 
tendront :  vous  tromperez  jusques  au  ministre  qui  vous  donnera  ses  soins, 
et  qui  pensera  les  avoir  utilement  employés  pour  vous.  Vous  vous  trom- 
perez vous-même ,  mais  vous  ne  tromperez  pas  Dieu  ;  et  en  sortant  de  ce 
monde ,  au  lieu  de  trouver,  ainsi  que  vous  l'espériez  ,  un  Dieu  de  miséri- 
corde, vous  ne  trouverez  qu'un  Dieu  vengeur.  Le  temps  de  le  chercher, 
ce  Dieu  de  miséricorde ,  c'est  la  vie  ;  le  temps  de  le  trouver,  c'est  la  mort  ; 
et  le  temps  de  le  posséder,  c'est  l'éternité  bienheureuse  ,  que  je  vous  sou- 
haite ,  etc. 


SERMON  POUR  LE  MERCREDI  DE  LA  DEUXIÈME  SEMAINE. 


SUR  L'AMBITION, 

Respondens  autem  Jésus,  clixit  :  Nescitis  qu'ai  petatis.  Potéstis  Libère  calicetn  quem  eqo  ùibi  ■ 
turus  sum  ?  Dicunt  ei  :  Possumus.  Ait  illis  :  Calicetn  quklem  meum  bibelis  :  sedere  auttm  ad  dex- 
teram  meam  vel  sinislram  non  est  meum  dure  vobis. 

Jésus  leur  répondit,  et  leur  dit  :  Vous  ne  savez  ce  que  vous  demandez.  Pouvez-vous  boire 
le  calice  que  je  boirai  ?  Ils  lui  dirent  :  Nous  le  pouvons.  Alors  il  leur  répliqua  :  Vous  boirez 
le  calice  que  je  dois  boire  :  mais  d'être  assis  à  ma  droite  ou  à  ma  gauche ,  ce  n'est  pas  à  moi 
de  vous  l'accorder.  Saint  JUatth.,  cb.  20. 

Sire  , 

Ce  n'est  pas  sans  une  providence  particulière  que  Jésus-Christ,  qui  ve- 
nait enseigner  aux  hommes  l'humilité,  choisit  des  disciples  dont  les  senti- 
ments furent  d'abord  si  opposés  à  cette  vertu  ,  et  qui ,  dans  la  bassesse  de 
leur  condition,  avant  que  le  Saint-Esprit  les  eût  purifiés,  ne  laissaient  pas 
d'être  superbes ,  ambitieux  et  jaloux  des  honneurs  du  monde.  Il  voulait , 
dans  les  désordres  de  leur  ambition ,  nous  découvrir  les  nôtres  ;  et  dans  les 

1  Psalm.  103. 


sur  l'ambition.  433 

leçons  toutes  divines  qu'il  leur  faisait  sur  un  point  si  essentiel ,  nous 
donner  des  règles  pour  former  nos  mœurs ,  et  pour  nous  réduire  à  la  pra- 
tique de  cette  sainte  et  bienheureuse  humilité,  sans  laquelle  il  n'y  a  point 
de  piété  solide,  ni  même  de  vrai  christianisme.  C'est  le  sujet  de  notre 
évangile  :  Deux  disciples  se  présentent  devant  le  Sauveur  du  monde ,  et 
le  prient  de  leur  accorder  les  deux  premières  places  de  son  royaume. 
Gomme  ils  ne  le  connaissaient  pas  encore,  ce  royaume  spirituel ,  et  qu'ils 
ne  l'envisageaient  que  comme  un  royaume  temporel ,  il  est  évident  que 
l'ambition  seule ,  et  le  désir  de  s'élever  au-dessus  des  autres ,  les  porta  à 
lui  faire  cette  demande.  Mais  vous  savez,  Chrétiens,  comment  ils  furent 
reçus  ;  et  de  ce  qui  se  passa  dans  une  occasion  si  remarquable ,  nous  pou- 
vons aisément  reconnaître  en  quoi  consiste  le  désordre  de  l'ambition,  quels 
en  sont  les  divers  caractères ,  quels  en  sont  les  effets  et  les  suites  ,  et  quels 
en  doivent  être  enfin  les  remèdes.  Matière  d'autant  plus  importante  et  plus 
nécessaire ,  que  l'ambition  est  surtout  le  vice  de  la  cour.  Car,  quoiqu'il 
n'y  ait  point  d'état  à  couvert  de  cette  passion ,  et  que  sa  sphère ,  pour 
ainsi  parler,  soit  aussi  étendue  que  le  monde ,  on  peut  dire  néanmoins ,  et 
il  est  vrai ,  que  c'est  particulièrement  dans  les  palais  des  rois  que  se  trou- 
vent les  ambitieux  :  Ecce  in  domibits  regum  sunt  i  ;  que  c'est  là  qu'ils 
forment  de  plus  grands  projets  ;  là  qu'ils  font  jouer  plus  de  ressorts,  et  là 
même  aussi  qu'il  est  beaucoup  plus  difficile  de  les  détromper  et  de  les  gué- 
rir. Il  y  a  des  vices,  dit  saint  Chrysostome  ,  que  l'on  combat  sans  peine 
et  qui  se  détruisent  d'eux-mêmes  ,  parce  que  le  monde  ,  tout  aveugle  et 
tout  corrompu  qu'il  est ,  a  toutefois  encore  assez  de  lumière  pour  en  voir 
la  honte ,  et  assez  de  raison  pour  les  condamner.  Mais  à  la  cour,  bien  loin 
de  se  faire  un  crime  de  l'ambition ,  on  s'en  fait  une  vertu  ;  ou  si  elle  y 
passe  pour  un  vice ,  du  reste  on  la  regarde  comme  le  vice  des  grandes 
âmes ,  et  l'on  aime  mieux  les  vices  des  grandes  âmes  que  les  vertus  des 
simples  et  des  petits.  J'ai  donc  aujourd'hui  spécialement  besoin  des  grâces 
du  ciel.  Demandons-les  par  l'intercession  de  la  plus  humble  des  vierges. 
Ave,  Maria. 

Il  n'appartient  qu'à  Dieu  de  nous  donner  les  véritables  idées  des  choses  ; 
et  dans  le  sujet  que  je  traite  ,  renonçant  à  mes  propres  pensées ,  je  dois 
m'en  tenir  uniquement  aux  instructions  de  notre  divin  maître  ,  puis- 
qu'en  trois  paroles  de  l'Évangile  il  me  fournit  lui-même  le  dessein  le 
plus  naturel ,  le  plus  juste  et  le  plus  complet.  Comprenez-le  bien ,  s'il 
vous  plaît. 

Ces  deux  frères  ,  enfants  de  Zébédée ,  demandent  au  Sauveur  du  monde 
les  deux  premières  places  de  son  royaume ,  et  le  Sauveur  du  monde ,  au 
lieu  de  leur  répondre  précisément,  et  de  s'expliquer  sur  leur  proposition, 
leur  en  fait  trois  autres  bien  différentes.  Car  premièrement,  il  leur  déclare 
que  ce  n'est  point  lui,  mais  son  Père  qui  doit  nous  élever  à  ces  places  et 
à  ces  rangs  d'honneur  dont  ils  paraissent  si  jaloux  :  Sedere  autem  ad 
dexteram  meam  vei  sinistram,  non  est  meiim  dare  vobis ,  sed  quibus 

1  Matth.,  II. 

T.    I.  28 


434  sur  l'ambition. 

paratum  est  à  Pâtre  mco  i .  Secondement ,  il  leur  fait  entendre  qu'ils  ne 
doivent  point  chercher,  comme  les  nations  infidèles  ,  à  dominer  ;  mais  que 
celui  d'entre  eux  qui  veut  être  grand  doit  établir  pour  principe  de  se  re- 
garder comme  le  serviteur  des  autres  ,  et  croire  que  la  préséance  où  il 
aspire ,  ne  sera  pour  lui  qu'un  fonds  de  dépendance  et  d'assujettissement  : 
Non  ita  erit  inter  vos,  sed  qui  voluerit  inter  vos  major  fieri,  fiât  sicut 
minor  ;  et  qui  prœc essor  est,  sicut  ministrator2.  Enfin  il  les  interroge 
à  son  tour,  et  il  veut  savoir  d'eux  s'ils  pourront  boire  son  calice ,  c'est- 
à-dire  le  calice  de  ses  souffrances  :  Potestis  bibere  calicem ,  quem  ego 
bibiturus  surn  3  ?  Trois  choses ,  Chrétiens ,  parfaitement  propres  à  détruire 
trois  erreurs  dont  ces  deux  apôtres  étaient  prévenus.  Car  ils  supposaient , 
sans  remonter  plus  haut ,  que  Jésus-Christ ,  en  qualité  d'homme  ,  leur 
pouvait  donner  ces  places  honorables  qu'ils  ambitionnaient ,  et  Jésus- 
Christ  leur  fait  connaître  que  nul  ne  peut  légitimement  les  occuper,  hors 
ceux  à  qui  elles  ont  été  préparées  et  assignées  par  son  Père  céleste.  Leur 
prétention  ,  en  obtenant  ces  deux  places ,  était  de  se  distinguer  des  autres, 
et  de  prendre  l'ascendant  sur  eux;  et  Jésus -Christ  les  détrompe  en  les 
avertissant  que  d'être  placé  au-dessus  des  autres  ,  n'est  qu'une  obli- 
gation plus  étroite  de  travailler  pour  les  autres  et  de  les  servir.  Enfin  ils 
se  proposaient ,  dans  ce  prétendu  royaume  de  Jésus-Christ  et  dans  cette 
préséance  imaginaire ,  une  vie  douce  et  commode  ;  et  Jésus-Christ  leur 
apprend  combien  cette  préséance  leur  doit  coûter,  et  que,  pour  l'avoir, 
il  faut  boire  un  calice  d'amertume  ,  et  être  baptisé  d'un  baptême  de 
sang. 

Leçons  admirables ,  où  il  semble  que  le  Fils  de  Dieu  ait  voulu  ramasser 
tout  ce  que  la  morale  chrétienne  a  de  plus  fort ,  pour  corriger  les  désordres 
de  notre  ambition.  Car  prenez  garde,  mes  chers  auditeurs  :  les  honneurs  du 
siècle ,  que  notre  ambition  nous  fait  rechercher  avec  tant  d'ardeur ,  peuvent 
être  considérés  en  trois  manières ,  ou  selon  trois  rapports  qui  leur  con- 
viennent :  par  rapport  à  Dieu ,  qui  en  est  le  distributeur  ;  par  rapport  au 
prochain ,  au-dessus  de  qui  ils  nous  élèvent  ;  et  par  rapport  à  nous-mêmes , 
qui  les  possédons  ou  qui  nous  les  procurons.  Sous  le  premier  rapport,  les 
honneurs  du  siècle  sont,  dans  l'ordre  de  la  prédestination  éternelle ,  autant 
de  vocations  de  Dieu;  et  notre  ambition  les  profane  en  les  recherchant 
comme  des  avantages  purement  temporels  :  ce  sera  la  première  partie. 
Sous  le  second  rapport,  les  honneurs  du  siècle  sont  de  vrais  assujettis- 
sements à  servir  le  prochain  ;  et  notre  ambition  en  abuse ,  en  les  recher- 
chant pour  exercer  un  vain  empire  et  une  fière  domination  :  ce  sera  la 
seconde  partie.  Sous  le  troisième  rapport,  les  honneurs  du  siècle  sont  des 
engagements  indispensables  à  travailler  et  à  souffrir;  et  notre  ambition  les 
corrompt,  en  les  recherchant  dans  la  vue  d'y  trouver  une  vie  tranquille  et 
agréable  :  ce  sera  la  conclusion  de  ce  discours.  Armons-nous  donc  au- 
jourd'hui ,  contre  une  passion  si  dangereuse,  des  trois  maximes  du  Sau- 
veur du  monde  ;  et  quand  l'ambition  nous  tente,  et  qu'elle  nous  sollicite  de 
nous  pousser  à  certains  rangs  distingués  dans  le  monde ,  disons-lui  que  ce 

»  M  Utl..,  20.   —  2  Ibid.  —  "*  Ibicl. 


sur  l'ambition.  435 

n'est  pas  elle,  mais  Dieu  qui  nous  y  doit  appeler,  parce  que  ces  rangs, 
quoique  rangs  du  inonde ,  sont  en  effet  de  la  disposition  et  du  ressort  de 
Dieu;  Sed  quitus  paratum  est  à  Pâtre  meo  :  première  vérité.  Quand  elle 
nous  inspire  un  orgueil  caché,  et  quelle  nous  flatte  d'une  secrète  complai- 
sance de  voir  les  autres  au-dessous  de  nous  ,  opposons-lui  ce  grand  oracle 
de  la  sagesse  évangélique ,  que  celui  qui  se  trouve  le  premier  doit  être  le 
serviteur  et  l'esclave  ;  Et  qui  prœcessor  est ,  sicut  ministrator  :  seconde 
vérité.  Quand  elle  nous  attire  par  l'espérance  des  commodités  de  la  vie ,  et 
des  douceurs  qui  semblent  accompagner  les  dignités  et  les  emplois  éclatants, 
confondons-la  par  le  souvenir  des  devoirs  laborieux ,  et  même  des  croix  in- 
séparables de  ces  emplois  et  de  ces  dignités ,  et  demandons-nous  à  nous- 
mêmes  :  Pourrai-je  boire  ce  calice?  Potestis  bibere  calicem  ?  troisième  et 
dernière  vérité.  C'est  tout  le  sujet  de  votre  attention. 

PREMIÈRE  PARTIE. 

Quelque  liberté  que  Dieu  ait  donnée  à  l'homme  en  le  laissant ,  comme 
parle  l'Écriture ,  entre  les  mains  de  son  conseil ,  c'est  une  maxime  géné- 
rale ,  fondée  sur  tous  les  principes  de  la  religion,  qu'il  n'y  a  point  d'état 
dans  la  vie  où  il  soit  permis  à  l'homme  chrétien  d'entrer  sans  vocation  de 
Dieu  ;  point  de  condition  dont  la  première  et  l'essentielle  règle  ne  soit  d'y 
être  appelé  de  Dieu  ;  point  de  rang ,  ni  d'emploi  qui  ne  devienne  dangereux, 
quand  on  s'y  engage  sans  avoir  consulté  Dieu.  En  cela,  dit  saint  Ghryso- 
stome ,  consiste  le  droit  de  souveraineté  que  Dieu  s'est  réservé  sur  la  créa- 
ture raisonnable  et  intelligente  ;  et  moi  je  dis ,  en  cela  consiste  le  bienheu- 
reux engagement  qu'a  la  créature  raisonnable  et  intelligente  à  n'user  de  sa 
liberté  et  de  ses  droits  que  dépendamment  de  Dieu ,  son  seigneur  et  son 
souverain ,  puisqu'il  n'y  a  rien  qui  se  trouve  si  étroitement  lié  avec  le  salut 
que  ce  que  nous  appelons  vocation. 

En  effet ,  mes  chers  auditeurs ,  toute  notre  prédestination  roule  presque 
sur  ce  point ,  je  veux  dire  sur  le  choix  des  états  que  nous  embrassons.  De 
là  dépend  presque  uniquement  le  bonheur  ou  le  malheur  de  notre  éternité  ; 
et  en  voici  la  raison  :  parce  que  la  prédestination ,  disent  les  théologiens , 
n'est  rien  autre  chose ,  de  la  part  de  Dieu  ,  qu'un  certain  enchaînement  de 
grâces  qui  nous  sont  préparées ,  et  de  notre  part,  qu'une  suite  d'actions  sur 
quoi  est  appuyé  le  jugement  décisif  que  Dieu  fait  de  nous.  Or  la  plupart 
des  grâces  que  nous  recevons  sont  des  grâces  déterminées  à  notre  état  ;  et 
presque  tous  les  péchés  que  nous  commettons ,  viennent  des  tentations  et 
des  dangers  où  nous  expose  notre  état.  Combien  de  réprouvés  dans  l'enfer 
auraient  vécu  sur  la  terre  comme  des  Saints ,  s'ils  avaient  suivi  la  voix  de 
Dieu  en  embrassant  l'état  où  Dieu  les  appelait  ;  et  combien  de  Saints  dans 
le  ciel  auraient  été  sur  la  terre  des  impies  et  des  libertins ,  s'ils  avaient 
choisi  telle  condition  où  Dieu  ne  les  appelait  pas? 

C'est  le  raisonnement  que  tout  chrétien  doit  faire  en  prenant  les  choses 
dans  leur  source  primitive ,  qui  est  l'adorable  Providence.  Or ,  quoique  ce 
principe  soit  universel ,  et  qu'il  convienne  également  à  tout  ce  qui  peut 
être  dans  la  vie  un  sujet  de  délibération  et  d'élection ,   il  faut  néanmoins 


436  sur  l'ambition. 

reconnaître  qu'il  doit  être  surtout  appliqué  à  ce  qui  regarde  les  honneurs 
du  siècle  et  notre  agrandissement  dans  le  monde.  Je  veux  dire  que  pour 
parvenir  sûrement  et  irréprochablement  aux  honneurs  du  siècle ,  il  faut 
une  vocation  plus  expresse,  plus  certaine,  plus  infaillible.  Car  c'est  ainsi 
que  l'Apôtre  l'a  hautement  déclaré  en  publiant  cette  loi  si  solennelle,  que 
l'ambition  des  hommes  a  toujours  affecté  de  contredire ,  mais  que  la  parole 
de  Dieu  lui  opposera  éternellement ,  savoir ,  que  nul  ne  doit  s'attribuer 
l'honneur  à  lui-même ,  mais  qu'il  est  uniquement  pour  celui  à  qui  Dieu  le 
destine  :  Nec  quisquam  sumit  sibi  honorent,  sed  qui  vocatur  à  I)eox. 
Règle  également  fondée,  et  sur  l'intérêt  de  Dieu,  et  sur  l'intérêt  de 
l'homme.  Intérêt  de  Dieu ,  puisque  c'est  à  lui  que  l'honneur  appartient , 
et  par  conséquent  à  lui  seul  qu'il  appartient  aussi  de  le  donner  comme  il 
lui  plaît ,  quand  il  lui  plaît,  et  à  qui  il  lui  plaît.  Car  s'il  est  de  son  droit 
et  de  sa  grandeur  d'ordonner  de  tout  dans  le  monde ,  n'est-il  pas  à  plus 
forte  raison  de  cette  même  grandeur  et  de  ce  même  droit .  de  régler  à  son 
gré  et  selon  ses  vues  ce  qu'il  y  a  dans  le  monde  de  plus  distingué?  Intérêt  de 
l'homme ,  puisqu'on  peut  dire  en  général  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  dange- 
reux pour  le  salut  de  l'homme ,  que  l'élévation  :  mais  si  toute  élévation  est 
dangereuse,  combien  l'est  celle  où  l'on  s'est  porté  de  soi-même,  et  selon  les 
désirs  de  son  cœur? 

Quoi  qu'il  en  soit ,  Chrétiens ,  voilà  la  règle  que  nous  devons  suivre  ; 
mais  est-ce  la  règle  que  nous  suivons?  Ah!  c'est  ici  que  votre  attention 
m'est  nécessaire  ;  et  je  n'aurais  qu'à  consulter  l'expérience ,  pour  vous  con- 
vaincre de  ce  que  j'ai  maintenant  à  vous  reprocher  ou  à  déplorer  avec  vous. 
Les  honneurs  du  monde  sont ,  dans  les  principes  de  la  prédestination  éter- 
nelle ,  autant  de  vocations  de  Dieu  ;  mais  le  scandale  du  christianisme  est 
de  les  voir  aujourd'hui  traités  comme  les  choses  les  plus  profanes.  Car,  au 
mépris  de  saint  Paul  et  de  sa  règle ,  on  y  entre  sans  vocation  ;  on  les  obtient 
par  brigue  et  par  artifice;  de  quelque  nature  qu'ils  soient,  on  les  regarde 
comme  dus  à  sa  naissance  ;  on  les  poursuit  comme  des  récompenses  de  ses 
services;  on  en  fait  des  établissements  de  famille  et  de  maison;  on  les  me- 
sure par  le  plus  ou  le  moins  d'intérêt,  le  plus  ou  le  moins  de  profit  qui  en 
revient,  on  en  fait  des  commerces  sordides  et  honteux.   Et  tout  cela  sans 
remords,  sans  inquiétude,  parce  qu'on  s'autorise  d'une  prescription  ima- 
ginaire et  d'un  faux  usage  ;  comme  si  le  dérèglement  de  notre  conduite 
pouvait  jamais  devenir  un  titre  contre  les  droits  de  Dieu.  Sur  quoi  gémi- 
rons-nous ,  si  ce  n'est  pas  sur  de  semblables  abus? 

Venons  au  détail  ;  et  quelque  confusion  qu'il  nous  en  coûte ,  ne  craignons 
point  de  découvrir  nos  plaies,  dans  la  nécessité  pressante  et  extrême  où 
nous  sommes  de  les  guérir.  On  se  pousse  aux  honneurs  du  siècle  sans  vo- 
cation ;  et  je  n'en  suis  pas  surpris ,  puisque  l'erreur  va  jusqu'à  supposer 
qu'il  ne  faut  point  pour  ces  sortes  d'états  de  vocation.  Il  faut  une  grâce  de 
vocation  pour  embrasser  une  vie  humble  dans  le  cloître  ;  on  en  convient  : 
mais  pour  s'élever  aux  premiers  rangs,  mais  pour  être  assis  sur  les  tribu- 
naux ,  mais  pour  se  charger  des  affaires  publiques ,  mais  pour  exercer  des 

'  Hebr.,  5. 


sur  l'ambition.  437 

emplois  où  l'on  a  entre  les  mains  les  intérêts  de  tout  une  ville ,  de  tout 
une  province ,  de  tout  un  royaume  ;  mais  pour  occuper  des  places  qui  de- 
manderaient, s'il  était  possible,   la  sainteté  des  anges,  l'ambition  d'un 
homme  et  sa  cupidité  suffit  ;  c'  est  à  lui-même  d'être  Fauteur  de  sa  destinée, 
et  il  na  qu'à  s'en  rapporter  à  son  propre  témoignage ,  ou  plutôt  à  sa  pré- 
somption. Le  Fils  de  Dieu  a  beau  dire  dans  notre  évangile ,  que  ces  places 
ne  sont  que  pour  ceux  à  qui  son  Père  les  a  destinées  ;  Sed  quibus paratum 
est  à  Pâtre  meo x  :  cette  destination  du  Père  céleste  est  un  mystère  inconnu 
à  l'ambitieux.  En  vain  saint  Chrysostome  lui  remontre-t-il  que  ces  emplois 
ont  des  engagements  nécessaires  avec  la  conscience ,  et  par  conséquent  qu'ils 
doivent  être,  si  j'ose  ainsi  parler,  du  domaine  de  la  grâce  ;  ce  domaine  de 
la  grâce,  qui  l'incommode  et  qui  bornerait  ses  projets,  lui  paraît  chimé- 
rique. En  vain  saint  Bernard  lui  fait-il  entendre  que  plus  ces  honneurs 
sont  relevéset  distingués,  plus  ils  demandent  une  vocation  qui  les  sanctifie  ; 
l'habitude  qu'il  s'est  faite  de  n'y  procéder  que  par  les  vues  d'une  prudence 
charnelle ,  le  rend  insensible  à  tout.  Pour  les  dignités  mêmes  de  l'Église , 
quel  égard  a-t-on  aujourd'hui  à  la  vocation  divine?  Y  engager  des  enfants 
encore  incapables  d'être  appelés,  les  y  faire  entrer  avant  qu'ils  soient  en 
état  de  les  connaître  ;  et  quand  cette  connaissance  leur  est  enfin  venue ,  les 
forcer ,  au  hasard  de  leur  damnation ,  à  s'en  tenir  là ,  est-ce  agir  dans  la 
pensée  que  ces  dignités  ecclésiastiques  sont  d'un  ordre  spirituel ,   et  qu'il 
n'appartient  qu'à  Dieu  même  d'en  disposer  ? 

Ce  n'est  rien  encore.  Car  si  le  mérite  et  la  vertu  suppléaient  en  quelque 
manière  au  défaut  de  la  vocation  et  de  la  grâce  ;  quoiqu'il  y  eût  toujours , 
selon  saint  Grégoire,  pape ,  de  l'indécence  à  s'attirer  par  ces  voies-là  mêmes 
les  honneurs  du  siècle ,  encore  pourrait-on  dire  qu'ils  ne  seraient  pas  abso- 
lument profanés.  Mais  quand  à  l'exclusion  du  mérite  on  voit,  comme  il  n'ar- 
rive que  trop,  remuer  tous  les  ressorts  de  l'intrigue,  de  la  cabale,  de  l'in- 
tercession, de  la  faveur  :  quand  le  crédit  et  l'amitié  s'en  mêlent,  et  qu'ils 
y  ont  la  meilleure  part  :  quand  on  y  emploie  la  ruse  et  la  fraude ,  qu'on  y 
joint  l'importunité ,  et  qu'à  l'exemple  de  la  mère  des  deux  disciples,  on  joue 
toute  sorte  de  personnages,  de  suppliant,  de  négociant,  d'offrant,  d'ado- 
rateur et  de  client,  Adorans  et petens-  :  quand  on  ne  se  cache  pas  même 
d'user  de  tels  moyens,  mais  qu'on  s'en  déclare,  qu'on  s'explique  ouverte- 
ment de  ses  prétentions ,  qu'on  se  fait  une  politique  d'en  venir  à  bout ,  et 
qu'après  n'y  avoir  épargné  ni  souplesse  ni  bassesse ,  on  se  glorifie  encore 
du  succès,  comme  d'un  trait  d'habileté  :  le  dirai-je?  quand  on  s'introduit 
aux  honneurs  par  la  porte  de  l'infamie,  et  que,  pour  s'en  ouvrir  le  chemin, 
on  corrompt  celui-ci  par  promesses ,  celle-là  par  présents ,  cet  autre  par 
menaces  ;  enfin  quand ,  pour  y  réussir  plus  sûrement ,  on  s'appuie  du  vice 
même  et  de  l'iniquité  dont  on  recherche  la  protection  :  quand  tout  cela , 
dis-je,  à  force  d'être  commun,  passe  même  pour  innocent,  pour  légitime, 
pour  honnête  ;  que  peut-on  conclure ,  sinon  que  toutes  les  idées  de  l'hon- 
neur, j'entends  celles  que  Dieu  nous  avait  imprimées,  s'effacent  tous  les 
jours  de  nos  esprits,  puisque  nous  n'envisageons  plus  ces  honneurs  du 

•  Matth.,  20.  —  2  Ibid. 


4-38  sur  l'ambition. 

monde  comme  des  rangs  marqués  par  la  Providence ,  mais  comme  des  ob- 
jets de  nos  passions ,  ou  comme  des  dons  de  la  fortune ,  exposés  aux  entre- 
prises des  plus  hardis  ? 

Écoutez-moi  toujours ,  Chrétiens ,  et  ne  perdez  rien  d'une  morale  si 
étendue.  On  poursuit  les  honneurs  même  les  plus  saints ,  comme  dus  à  sa 
naissance ,  autre  prévarication  ;  et  sans  nul  fondement  que  celui-là ,  on  se 
croit  bien  établi ,  et  même  en  droit  de  prétendre  à  tout.  C'est  assez  d'avoir 
de  la  qualité ,  pour  aspirer  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  éminent  dans  le  sacerdoce. 
C'est  assez  d'être  né  d'un  père  opulent ,  pour  se  pousser  aux  plus  grandes 
charges.  C'est  assez ,  selon  le  langage  ordinaire ,  qu'un  tel  soit  fils  d'un  tel , 
pour  que  le  fils  ait  l'assurance  de  vouloir  être  tout  ce  qu'a  été  le  père.  Avec 
cela,  quelle  que  soit  son  indignité  et  son  incapacité  personnelle,  il  n'y  aura 
rien  qu'il  n'entreprenne  :  il  jugera,  il  commandera ,  il  gouvernera ,  il  déci- 
dera du  sort  et  de  la  vie  des  nommes  ;  il  sera ,  comme  dit  l'Évangile,  sur  le 
chandelier,  lorsqu'il  devrait  être  caché  sous  le  boisseau.  Moïse,  remarque 
Philon  le  Juif,  se  voyant  sur  le  point  de  mourir,  n'osa  jamais  nommer  un 
de  ses  proches ,  pour  lui  succéder  dans  l'honorable  commission  qu'il  avait 
reçue  de  conduire  le  peuple  :  pourquoi?  parce  qu'il  ne  crut  pas,  ajoute  le 
même  auteur,  qu'un  choix  de  cette  conséquence  lui  appartint,  ni  qu'il  lui 
fût  permis  d'appeler  les  siens  à  un  ministère  où  lui-même  n'était  parvenu 
que  par  une  vocation  expresse  de  Dieu  :  Aut  quia  non putavit  rem  tantam 
ad  suum  pertinere  judicium ,  aut  quia  ipse  non potuerat  nisi  Deo  vocante 
principatum  suscipere1.  Ainsi  raisonna  ce  saint  législateur  ;  mais  l'ambi- 
tieux bien  plus  éclairé ,  ou  bien  moins  scrupuleux  que  Moïse ,  se  destine 
sans  hésiter  pour  successeur  à  qui  il  lui  plaît,  et  fait  valoir  aussi  bien  que 
les  enfants  de  Zébédée ,  la  proximité  du  sang ,  pour  venir  à  bout  de  tous 
les  desseins  que  lui  suggère  son  ambition.   Il  n'est  pas  jusqu'aux  dignités 
les  plus  sacrées ,  dont  certains  esprits  du  monde ,  esprits  intéressés  et  avares , 
ne  continuent  à  dire  aujourd'hui ,  mais  avec  bien  plus  de  scandale,  ce  que 
disaient  déjà ,  du  temps  de  David ,  les  premiers  du  peuple  d'Israël  :  Allons, 
possédons  le  sanctuaire  de  Dieu  comme  notre  héritage  :  Omnes  principes 
eorum,  qui  dixerunt  :  Hœreditate  possideamus  sanctuarium  Dei*.  C'est 
un  bénéfice  qui  depuis  tant  d'années  est  dans  notre  maison ,  et  qu'il  y  faut 
conserver.  Mais  moi  je  réponds  avec  le  même  prophète  :  Deus  meus,  pone 
illos  ut  rotam ,  et  sicut  stipulant  ante  faciem  venti*  :  Faites-les,  mon 
Dieu ,  tourner  comme  une  roue ,  et  dissipez-les  comme  le  vent  dissipe  la 
paille  :  c'est-à-dire  humiliez-les ,  détruisez-les ,  anéantissez-les  ;  et  puisque 
dans  ce  qui  concerne  même  votre  culte,  ils  ont  si  peu  d'égard  à  vous,  n'ayez 
que  des  malédictions  pour  eux.  Et  en  effet ,  rien  de  plus  fatal,  ni  de  plus 
sujet  à  des  suites  malheureuses,  que  ces  possessions  héréditaires  du  sanc- 
tuaire de  Dieu. 

Mais  j'ai  rendu ,  dites- vous ,  des  services  considérables  ;  et  cette  place  qui 
vient  de  vaquer ,  et  que  je  poursuis ,  est  une  récompense  qui  me  regarde 
naturellement?  Eh  bien,  reprend  saint  Bernard,  que  concluez-vous  de  ces 
services  tant  vantés  par  vous-même?  Pour  avoir  rendu  des  services,  qui 

«  Philo.  —  *  Psalm.  82.  —   3  lbid. 


SUR    L  AMBITION.  .  439 

n'ont  communément  ni  rapport ,  ni  proportion  avec  la  place  que  vous  am- 
bitionnez, en  êtes-vous  plus  capable  de  la  remplir?  Cette  place  est-elle  faite 
pour  reconnaître  des  services ,  tels  que  ceux  dont  vous  voulez  vous  préva- 
loir? Est-il  juste,  par  exemple ,  que  le  sacerdoce ,  et  ce  qui  lui  est  annexé, 
soit  la  récompense  d'un  service  temporel  et  mondain  ?  y  aurait-il  simonie 
plus  visible  et  plus  condamnable  que  celle-là?  Faut-il ,  parce  que  vous  avez 
servi ,  qu'un  pouvoir  de  mal  faire  et  de  vous  perdre  vous  soit  mis  en  main? 
Ayez  servi  avec  tout  le  zèle,  avec  toute  la  fidélité  qu'on  pouvait  attendre 
de  vous  ;  cette  fidélité  doit-elle  être  récompensée  dans  votre  personne  (souf- 
frez que  je  m'exprime  ainsi)  par  la  prostitution  de  l'autorité?  N'y  a-t-il 
point,  pour  ces  prétendus  services  que  vous  mettez  à  un  si  haut  prix, 
d'autre  justice  à  vous  rendre ,  que  de  vous  faire  monter  à  un  degré  où 
Dieu  ne  vous  veut  pas  ? 

Cependant ,  mes  chers  auditeurs ,  tel  est  l'aveuglement  de  notre  cupi- 
dité :  contre  toutes  les  vues  de  Dieu ,  des  honneurs  où  l'on  doit  être  appelé 
par  la  vocation  du  ciel,  on  se  fait ,  par  une  indigne  profanation,  des  éta- 
blissements pour  la  terre.  Combien  de  pères  et  même  de  pères  chrétiens  , 
ou  plutôt  oubliant  qu'ils  sont  chrétiens ,  tiennent  le  langage  de  cette  mère 
de.  notre  évangile  :  Die  ut  sedeant  hi  duo  filii  mei1  :  Placez  mes  deux 
enfants  auprès  de  vous,  et  qu'ils  aient ,  l'un  à  votre  droite,  l'autre  à  votre 
gauche ,  les  plus  hauts  ministères  de  votre  royaume  !  S'il  y  en  a  quelques- 
uns  assez  retenus  pour  ne  s'en  pas  déclarer  si  grossièrement ,  où  sont  ceux 
dans  le  cœur  qui  ne  se  le  disent  pas  à  eux-mêmes  ?  Car  c'est  là  un  des  ar- 
ticles sur  quoi  je  soutiens  que  la  morale  de  Jésus-Christ,  dont  nous  nous 
glorifions  tant  quelquefois,  ne  nous  a  point  encore  réformés.  Tant  de  dé- 
votion, tant  de  régularité  qu'on  le  voudra  sur  tout  autre  point;  on  y  con- 
sent ,  on  s'en  pique  ;  mais  on  veut  voir  sa  famille  honorablement  établie , 
je  dis  honorablement  selon  les  maximes  du  monde.  On  veut  voir  ses  en- 
fants pourvus  et  pourvus  avantageusement ,  selon  les  idées  du  monde  : 
c'est-à-dire  les  uns  dans  l'Église  avec  tout  le  faste  du  monde;  les  autres 
dans  le  inonde  avec  tout  le  luxe  du  paganisme  ;  les  uns  riches  des  dépouilles 
des  peuples ,  les  autres  du  patrimoine  de  l'autel  ;  les  uns  sur  le  pinacle  du 
temple ,  où  souvent  la  tête  leur  tourne  ;  les  autres  dans  les  magistratures , 
où  le  poids  de  leurs  obligations  les  accable  :  et  parce  que  la  corruption  des 
mœurs  suit  presque  infailliblement  de  là,  les  uns  et  les  autres  déréglés  et 
scandaleux  dans  leur  état  :  Die  ut  sedeant  hi  duo  filii  mei2.  Malédiction 
qui ,  par  un  juste ,  mais  terrible  jugement  de  Dieu ,  semble  être  de  nos  jours 
attachée  à  toutes  les  familles  des  grands.  Vous  diriez  même  que  cet  abus 
ait  désormais  passé  en  loi ,  et  que  Dieu,  avec  toute  la  supériorité  de  sa  sa- 
gesse et  de  sa  grâce ,  soit  obligé  de  s'y  assujettir.  Il  suffit  que  ce  jeune  homme 
soit  le  cadet  de  sa  maison,  pour  ne  pas  douter  qu'il  ne  soit  dès  là  appelé 
aux  fonctions  redoutables  de  pasteur  des  âmes.  Si  les  choses  changeaient 
de  face,  sa  vocation  changerait  de  même.  Tandis  qu'il  aura  un  aine,  elle 
subsistera  :  et  cela,  dit-on,  parce  que,  pour  l'intérêt  de  la  famille,  il  faut 
que  l'un  des  deux  s'avance  par  là.   Disons  mieux  et  plus  simplement  ;  et 

•   Matlh.,  20.  —  2  Jbid. 


440  sur  l'ambition. 

cela,  parce  que  la  fin  qu'on  se  propose  et  que  se  proposent  même  bien  des 
pères  dévots ,  est  de  faire  des  familles  puissantes ,  et  non  de  faire  des  fa- 
milles chrétiennes. 

Je  ne  parle  point  d'un  autre  désordre  qui  se  trouve  joint  à  celui-ci ,  et 
qui  faisait  autrefois  gémir  Salvien ,  ce  saint  prêtre  de  Marseille  ;  savoir , 
que  dans  ce  département  de  conditions ,  fait  par  des  parents  aveugles  et 
prévenus  de  l'esprit  du  monde ,  si  de  plusieurs  enfants  qui  composent  la 
même  famille,  il  y  en  a  un  plus  méprisable,  c'est  toujours  celui  à  qui  les  hon- 
neurs de  l'Église  sont  réservés.  S'il  est  disgracié,  mal  fait,  ou  s'il  n'a  pas 
l'inclination  du  père  et  de  la  mère ,  dès  là  il  en  faut  faire  un  bénéficier. 
0  impiété  !  s'écriait  ce  grand  homme ,  comme  si  de  n'être  pas  propre  à  tout 
le  reste ,  c'était  une  vocation  pour  la  maison  de  Dieu ,  et  que  les  autels 
dussent  être  pourvus  des  rebuts  du  monde.  At  vero  nunc  nulli  Deo  ma- 
gis  voventur,  quàm  quos  parentum  pietas  minus  respicit ;  et  qui  indigni 
censentur  hœreditate ,  digni  judicantur  consécrations x.  Pouvait-il  s'é- 
noncer en  des  termes  plus  forts,  et  plus  propres  pour  nous?  Mais  main- 
tenant ,  dit-il ,  on  ne  donne  point  d'enfants  plus  volontiers  à  Dieu ,  que 
ceux  qui  ont  moins  de  part  à  la  bienveillance  paternelle  ;  et  quand  on  les 
juge  indignes  de  soutenir  l'honneur  de  leur  naissance ,  on  les  estime  ca- 
pables d'être  les  ministres  de  Jésus-Christ  et  les  dispensateurs  de  ses  mys- 
tères. 

Faut-il  s'étonner  après  cela,  Chrétiens,  si  Dieu,  juste  vengeur  de  sa 
providence  et  de  ses  droits,  s'élève  contre  nous?  De  quel  œil  peut-il  voir 
une  telle  profanation?  Serait-il  ce  qu'il  est,  c'est-à-dire  serait-il  un  Dieu 
sage,  un  Dieu  saint,  un  Dieu  parfait,  s'il  souffrait  tranquillement  de  pa- 
reils abus  ?  Mais  surtout  faut-il  s'étonner  si  toutes  les  conditions  du  monde 
sont  si  avilies,  si  elles  se  trouvent  remplies  de  tant  d'indignes  sujets,  si 
l'on  voit  tant  d'ecclésiastiques  scandaleux ,  tant  de  juges  corrompus ,  tant 
de  grands  sans  conscience  et  même  sans  religion  ?  Ne  serait-ce  pas  une  es- 
pèce de  miracle ,  si  cela  n'était  pas  ainsi  ?  comment  voulez-vous  que  des 
gens  qui  n'ont  ni  grâce ,  ni  vocation  pour  un  état ,  y  soient  fidèles  à  leurs 
devoirs ,  et  qu'ils  ne  s'y  perdent  pas  ?  que  la  même  cupidité ,  la  même 
ambition  qui  les  y  a  fait  entrer ,  ne  les  porte  pas  à  mille  autres  désordres  ? 
Ah  !  Seigneur,  je  prêche  une  morale  toute  raisonnable,  toute  solide,  toute 
chrétienne  :  mais  où  est-ce  que  je  la  prêche?  au  milieu  de  la  cour,  et  de- 
vant des  auditeurs  appliqués  à  m'écouter,  mais  peu  disposés  à  me  croire. 
Ce  sont  des  mondains  ;  et  qui ,  parmi  ces  mondains ,  comprendra  ce  lan- 
gage, ou  le  voudra  comprendre?  Domine,  quis  credidit  auditui  nostro^l 
Mais  au  moins ,  Seigneur ,  si  le  monde  n'est  pas  touché  de  ces  maximes , 
s'il  ne  les  reçoit  pas,  elles  lui  auront  été  annoncées,  il  en  aura  été  instruit, 
il  ne  se  prévaudra  pas  contre  votre  loi  de  son  ignorance  ;  et  les  ministres , 
par  leur  silence,  ne  laisseront  pas  l'ambition  prescrire  contre  votre  Évan- 
gile. Car  ce  que  je  dis,  je  le  redirai  toujours,  et  toujours  je  rendrai  contre 
le  monde  ce  témoignage  à  la  vérité,  que  les  honneurs  du  siècle  doivent 
être  de  votre  part  autant  de  vocations  ;  et  que  ce  sont  encore  par  rapport 

*  Salvian.  —  2  Isaï.,  53. 


SUR    L  AMBITION.  441 

au  prochain  de  vrais  assujettissements  et  des  engagements  à  le  servir, 
comme  nous  Talions  voir  dans  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME    PARTIE. 

Il  n'y  a  que  Dieu ,  Chrétiens ,  qui  soit  grand  absolument  et  par  lui- 
même.  Tout  ce  qui  est  grand  hors  de  Dieu  et  parmi  les  hommes ,  ne  Test 
qu'avec  dépendance  et  que  par  rapport  au  prochain,  je  veux  dire,  pour  le 
bien  et  pour  Futilité  du  prochain  :  et  il  n'est  rien  dans  le  monde  de  plus 
odieux  ni  de  plus  injuste  qu'une  fortune  qui  devient  fière  à  mesure  qu'elle 
s'élève ,  et  qui  se  prévaut  de  ce  qu'elle  est ,  puisque  ce  qu'elle  est ,  bien 
loin  de  lui  inspirer  un  esprit  de  hauteur  et  d'orgueil ,  doit  être  pour  elle- 
même  un  fonds  de  modestie ,  de  condescendance ,  de  charité  et  d'humilité. 
En  effet,  dit  excellemment  saint  Ambroise,  dominer  pour  dominer,  c'est 
le  privilège  de  l'être  de  Dieu.  Mais  le  propre  de  la  créature  est  de  dominer 
pour  servir  ;  et  autant  de  fois  qu'il  arrive  à  l'homme  de  séparer  ces  deux 
choses,  en  s'attribuant  ce  qu'il  n'a  pas,  il  détruit  même  ce  qu'il  a  :  pour- 
quoi? parce  que  la  domination  de  l'homme,  prise  dans  les  desseins  de 
Dieu ,  n'étant  qu'un  véritable  ministère  ,  du  moment  qu'il  en  ôte  l'esprit 
de  zèle  et  de  charité  pour  le  prochain ,  il  en  ôte  la  partie  la  plus  essen- 
tielle ,  et  par  conséquent  il  l'anéantit. 

De  savoir  si  ce  point  de  morale  a  été  connu  dans  le  paganisme ,  ou  si 
c'est  une  obligation  nouvelle  que  l'Évangile  nous  ait  imposée,  c'est  ce 
que  je  n'entreprends  point  d'examiner.  Cependant  il  semble  que  ce  soit 
une  différence  que  l'Évangile  de  ce  jour  mette  entre  les  païens  et  nous.  Car 
les  grands  parmi  les  païens ,  dit  le  Fils  de  Dieu ,  traitent  les  petits  avec 
empire ,  au  lieu  que  parmi  vous  les  petits  doivent  être  traités  des  grands 
avec  amour,  et  même,  selon  les  règles  de  la  foi,  avec  un  sentiment  de  res- 
pect :  Scitis  quia  principes  gentium  dominant ur  eorum  l.  Ainsi  parlait 
ce  divin  Maître  :  mais  saint  Jérôme  remarque  fort  bien  que  le  Sauveur  du 
monde ,  en  parlant  ainsi ,  supposait  l'usage  des  nations  infidèles  comme 
un  désordre,  et  non  pas  comme  une  légitime  possession;  et  qu'en  nous 
apprenant  à  bâtir  sur  un  fondement  tout  contraire ,  c'est-à-dire  à  nous 
faire  un  engagement  de  charité ,  de  ce  qui  nous  élève  au-dessus  des  au- 
tres ,  et  particulièrement  de  ce  qui  nous  met  en  pouvoir  de  leur  comman- 
der, il  ne  nous  a  point  donné  d'autre  loi  que  celle  même  qui  nous  était 
déjà  prescrite  à  tous  par  la  raison ,  mais  que  les  ténèbres  du  péché  avaient 
obscurcie ,  et  qui  avait  besoin  des  lumières  de  sa  sainte  doctrine  pour  être 
mise  dans  un  plein  jour. 

Non ,  mes  chers  auditeurs,  il  n'est  point  nécessaire  de  recourir  à  l'Évan- 
gile pour  être  convaincu  de  cette  vérité.  Le  prince  des  philosophes  n'avait 
aucun  principe  du  christianisme ,  et  il  la  comprenait  néanmoins ,  quand 
il  disait  que  les  rois ,  dans  ce  haut  degré  d'élévation  qui  nous  les  fait  re- 
garder comme  les  divinités  de  la  terre,  ne  sont  après  tout  que  des  hommes 
faits  pour  les  autres  hommes  ,  et  que  ce  n'est  pas  pour  eux-mêmes  qu'ils 
sont  rois ,  mais  pour  les  peuples.  Or,  si  cela  est  vrai  de  la  royauté ,  nul 

1  Mat  th.,  20. 


442  sur  l'ambition. 

de  vous  ne  m'accusera  de  porter  à  son  égard  trop  loin  la  chose,  si  j'avance 
qu'on  ne  peut  rien  être  dans  le  monde  ,  ni  s'élever,  quoique  par  des  voies 
droites  et  légitimes  ,  aux  honneurs  du  monde ,  que  dans  la  vue  de  s'em- 
ployer, de  s'intéresser,  de  se  consacrer  et  même  de  se  dévouer  au  bien  de 
ceux  que  la  Providence  fait  dépendre  de  nous  :  qu'un  homme ,  par  exem- 
ple ,  revêtu  d'une  dignité ,  n'est  qu'un  sujet  destiné  de  Dieu  et  choisi  pour 
le  service  d'un  certain  nombre  de  personnes,  à  qui  il  doit  ses  soins  ;  qu'un 
particulier  qui  prend  une  charge,  dès  là  n'est  plus  à  soi ,  mais  au  public  ; 
qu'un  supérieur,  qu'un  maître  n'a  l'autorité  en  main,  que  parce  qu'il  doit 
être  utile  à  tout  une  maison,  et  que  sans  autorité  il  ne  le  peut  être.  Prœes, 
disait  saint  Bernard  écrivant  à  un  grand  du  monde  ,  et  lui  mettant  devant 
les  yeux  l'idée  qu'il  devait  avoir  de  sa  condition,  prœes,  non  ut  de  subdi- 
tis  crescas,  sed  ut  ipsi  de  te  \  Vous  êtes  en  place  de  commander,  et  il  est 
juste  qu'on  vous  obéisse;  mais  souvenez-vous  que  cette  obéissance  ne  vous 
est  due  qu'à  titre  onéreux ,  et  que  vous  êtes  prévaricateur,  si  vous  ne  la 
laites  servir  tout  entière  au  profit  de  ceux  qui  vous  la  doivent. 

De  là  je  conclus  que  s'il  se  trouve  un  chrétien  (or  combien  ne  s'en 
trouve-t-il  pas  ?  )  qui ,  par  le  rang  que  lui  donne  ,  ou  sa  fortune ,  ou  sa 
naissance ,  ayant  sous  soi  des  vassaux  et  des  sujets  ,  ne  les  considère  que 
pour  soi-même  ,  que  pour  ses  intérêts  propres  ,  que  pour  s'en  glorifier  et 
s'en  faire  honneur,  et  qui  du  reste  les  néglige ,  sans  se  mettre  en  peine  de 
pourvoir  à  leurs  avantages ,  et  de  leur  procurer  les  biens  solides  qu'ils  ont 
droit  d'attendre  de  lui ,  dès  lors ,  sans  autre  crime ,  il  mérite  d'être  ré- 
prouvé de  Dieu  :  pourquoi  ?  parce  qu'il  renverse  cet  ordre  de  Dieu,  qui  n'a 
fait  les  grands  que  pour  les  petits  ,  et  les  puissants ,  les  forts  que  pour  les 
faibles.  Ainsi  l'a  décidé  saint  Augustin  ,  raisonnant  sur  les  principes  gé- 
néraux de  la  Providence. 

Je  sais  que  le  christianisme  a  bien  encore  enchéri  sur  cela,  et  que  l'exem- 
ple du  Fils  de  l'Homme,  qui  n'est  pas  venu  pour  être  servi,  mais  pour 
servir  les  autres  ,  a  rendu  ce  devoir  beaucoup  plus  indispensable.  Car  ne 
serait-il  pas  honteux ,  dit  saint  Chrysostome ,  que  dans  une  religion  où 
nous  reconnaissons  Jésus-Christ  pour  maître,  et  pour  maître  souverain,  il 
y  eût  des  hommes  qui  voulussent  exercer  un  empire  plus  absolu  que  lui  ? 
Pensée  touchante  pour  un  chrétien  !  N'est-il  pas  juste  que  le  Verbe  de  Dieu 
ayant  pris  la  qualité  de  serviteur,  que  l'ayant  ennoblie,  l'ayant  comme  di- 
vinisée dans  sa  personne  ,  elle  soit  honorée  parmi  nous  ?  et  n'est-ce  pas , 
ajoute  saint  Chrysostome  ,  à  quoi  Dieu  sagement  a  pourvu ,  lorsqu'il  lui  a 
même  assujetti  la  qualité  de  maître ,  et  que ,  pour  rendre  hommage  aux 
humiliations  de  son  Fils ,  il  nous  ordonne  ,  à  quelque  degré  de  supériorité 
que  nous  ayons  été  élevés ,  de  nous  y  regarder,  et  surtout  de  nous  y  com- 
porter comme  des  serviteurs  et  des  ministres  ;  en  sorte  qu'on  puisse  nous 
appliquer  cette  parole  de  l'Apôtre  :  Omnes  sunt  quasi  administratorii 
spiritus  2  ?  Tout  cela  est  vrai,  Chrétiens  ;  mais  ma  douleur  est  que  la  foi 
nous  donnant  sur  ce  point  des  vues  si  hautes  et  si  parfaites  ,  à  peine  dans 
la  pratique  l'on  s'en  tienne  aux  simples  vues  de  la  raison.  Si  je  vous  disais 

»  Bern.  —  ■  Hebr.,   1. 


SUR    L  AMBITION.  443 

que  cet  assujettissement  et  ce  devoir  va,  selon  l'esprit  de  l'Évangile,  jusqu'à 
répondre  du  prochain  et  de  son  salut ,  c'est-à-dire  que  tout  homme  revêtu 
de  l'autorité  ,  suivant  la  mesure  de  cette  autorité  même ,  est  garant  de  la 
conduite  du  prochain ,  est  chargé  devant  Dieu  des  désordres  et  des  crimes 
du  prochain ,  est  responsable  de  la  perte  et  de  la  damnation  du  prochain  , 
et  cela  toujours  sur  le  modèle  de  Jésus-Christ ,  qui  n'a  été  le  maître  des 
maîtres  que  pour  travailler  à  la  rédemption  et  à  la  sanctification  de  plu- 
sieurs :  Non  ministrari ,  sed  ministrare ,  et  animam  suam  dare  in  re- 
demptionem  pro  multis  '  ;  en  vous  parlant  de  la  sorte,  je  vous  ferais  trem- 
bler. Mais  quoi  qu'il  en  soit  de  cette  importante  obligation ,  qui  seule  de- 
manderait un  discours  entier,  voilà,  grands  du  monde,  reprend  saint  Ber- 
nard ,  voilà  le  plan  que  vous  devez  suivre ,  et  la  forme  de  vie  que  vous 
trace  votre  religion  :  Forma  evangelica  hœc  est ,  dominatio  vobis  inter- 
dicitur,  indicitur  ministratio  2.  En  qualité  de  chrétiens,  plus  vous  êtes 
grands ,  plus  vous  devez  être  charitables  et  bienfaisants  :  toute  domination 
vous  est  interdite ,  et  votre  fonction  est  de  servir.  Voilà  l'abrégé  de  cette 
morale  évangélique  qui  doit  sanctifier  votre  état. 

De  là  vient  que  saint  Augustin  ,  sans  se  laisser  éblouir  de  sa  prélature , 
trouvait  dans  sa  dignité  même  sa  confusion  ,  et  dans  sa  grandeur  de  quoi 
s'humilier  et  s'instruire  :  Quod  enim  christiani  sumus,  propter  nos  est; 
quod  prœpositi,  propter  vos  3.  Car  c'est  pour  vous,  mes  Frères  ,  disait-il 
aux  fidèles  qu'il  conduisait,  c'est  pour  vous  que  Dieu  m'a  fait  évêque  dans 
son  Église  ,  comme  c'est  pour  moi-même  qu'il  m'a  fait  chrétien  ;  et  si  je 
pensais  à  me  glorifier  de  mon  sacerdoce ,  ce  serait  assez  pour  attirer  sur 
moi  les  vengeances  divines.  Or  par  là  ,  concluait  admirablement  ce  saint 
docteur,  Dieu  a  trouvé  le  secret  de  tempérer  l'inégalité  des  conditions  de  la 
vie,  d'ôter  aux  petits  tout  sujet  de  se  plaindre  dans  leur  abaissement,  et  aux 
grands  tout  droit  de  s'enfler  dans  leur  élévation.  Je  suis  quelque  chose  dans  le 
monde;  mais  l'avantage  que  j'ai  d'être  quelque  chose  dans  le  monde  n'est 
qu'un  engagement  à  n'y  être  rien  pour  moi-même  ,  afin  d'y  être  tout  pour 
les  autres  :  car  s'il  y  a  des  services  qu'ils  me  doivent,  il  y  en  a  aussi  que 
je  leur  dois.  Si  d'une  manière  ils  me  sont  sujets,  je  leur  suis  sujet  de 
l'autre;  et  je  ne  leur  rends  pas  justice,  si  je  ne  m'emploie  pas  encore  plus 
pour  eux  qu'ils  ne  doivent  s'employer  pour  moi. 

L'entendez-vous,  mes  chers  auditeurs;  et  puis-je  espérer  que,  dans 
la  corruption  du  siècle,  vous  goûtiez  une  maxime  si  chrétienne  et  si  sainte? 
Il  s'agit  de  savoir  si  vous  la  faites  entrer  dans  la  conduite  de  votre  vie ,  et  si 
vos  sentiments  sont  conformes  là-dessus  et  aux  exemples  et  aux  instructions 
de  votre  Dieu.  Car  enfin  Jésus-Christ  l'a  dit,  que  ce  serait  la  marque  qui 
nous  distinguerait  des  païens  ;  et  c'était  à  vous-mêmes  et  de  vous-mêmes 
qu'il  parlait,  en  défendant  à  ses  apôtres  d'être  de  ces  hommes  vains  et 
superbes  qui  cherchent  à  dominer  :  Non  ita  erit  inter  vos'\  Voyons  donc 
si  parmi  ceux  qui  se  poussent  aux  honneurs  du  monde ,  on  ne  trouve  point 
de  ces  âmes  païennes  qui  abusent  de  leur  condition,  et  qui  joignant  l'orgueil 
à  l'autorité,  la  rendent  également  impérieuse  et  insupportable.  Voyons 

1  Matth.,  20.  -—  2  Bern.  —  3  Aiig.  —  4  Matili.,  20. 


444  sur  l'ambition. 

si  dans  le  christianisme,  malgré  l'exemple  d'un  Dieu  humilié  et  anéanti, 
on  ne  trouve  pas  encore  tous  les  jours  de  ces  maîtres  hautains  et  durs, 
qui  ne  savent  que  se  faire  ohéir,  que  se  faire  servir,  que  se  faire  crain- 
dre, sans  savoir  ni  compatir,  ni  soulager,  ni  condescendre,  ni  se  faire 
aimer  ;  qui ,  usant  de  toute  la  force  et  souvent  même  de  toute  l'aigreur 
du  commandement ,  n'y  mêlent  jamais ,  selon  le  précepte  de  l'Apôtre , 
l1  onction  et  la  douceur  de  la  charité.  L'esprit  de  domination,  que  je  combats, 
ne  manquera  pas  de  prétextes  pour  se  justifier;  mais  la  parole  que  je  prêche 
aura  encore  plus  d'efficace  pour  le  confondre.  Appliquez-vous. 

On  se  flatte ,  parce  qu'on  est  élevé ,  d'un  prétendu  zèle  de  faire  sa  charge , 
de  soutenir  ses  droits ,  de  garder  son  rang  :  on  va  plus  loin ,  et  quelquefois 
même  on  se  fait  de  ses  fiertés  et  de  ses  hauteurs  un  devoir,  tant  l'amour- 
propre  est  ingénieux  à  nous  déguiser  les  vices  les  plus  grossiers  sous  l'appa- 
rence des  plus  pures  vertus.  Mais ,  répond  saint  Bernard,  si  c'est  un  zèle  de 
faire  sa  charge ,  et  un  vrai  zèle,  pourquoi  ce  zèle  ne  s'allume-t-il  qu'en 
certaines  rencontres,  et  lorsqu'il  est  question  d'abaisser  les  autres  et  de 
prendre  l'ascendant  sur  eux?  pourquoi ,  dans  tout  le  reste,  devient-il  si 
paresseux  et  si  lent?  pourquoi  le  voit-on  languir  et  s'éteindre,  du  moment 
que  l'ambition  est  satisfaite?  Car,  quelque  subtils  que  nous  soyons  à  nous 
tromper  nous-mêmes ,  voici ,  Chrétiens  ,  le  sujet  de  notre  honte ,  et  il  faut 
que  nous  en  convenions.  Ne  s'agit-il  que  d'une  fonction  pénible,  laborieuse, 
de  pure  charité  et  de  nul  éclat,  ce  zèle  de  faire  sa  charge  et  de  maintenir  son 
rang  nous  inquiète  peu  ;  mais  qu'il  y  ait  une  préséance  à  disputer,  une 
soumission  à  exiger,  une  loi  à  imposer,  c'est  là  qu'il  se  réveille,  et  qu'il  se 
réveille  tout  entier.  Il  était  assoupi ,  et  sur  toute  autre  chose  il  le  serait 
encore  ;  mais  il  n'y  a  que  ce  point  d'honneur  qui  le  pique  et  qui  le  ranime. 
Or  est-ce  là  seulement  ce  qui  doit  piquer  et  animer  un  zèle  chrétien?  De 
plus,  poursuit  saint  Bernard,  est-ce  faire  sa  charge,  que  d'en  rendre  le 
joug  fâcheux,  pesant  et  presque  insoutenable  à  ceux  qui  le  doivent  porter? 
est-ce  faire  sa  charge,  que  d'irriter  les  esprits ,  au  lieu  de  les  gagner  ;  que 
de  révolter  les  cœurs,  au  lieu  de  les  soumettre  ;  que  d'accabler  les  uns  de 
chagrin,  de  jeter  les  autres  dans  le  désespoir,  d'insulter  à  ceux-ci,  de  rebu- 
ter et  de  désoler  ceux-là ,  d'exciter  mille  murmures  ,  et  de  renverser  toute 
la  subordination,  en  voulant  l'établir  et  la  rendre  trop  exacte?  Car  voilà 
à  quoi  aboutit  ce  zèle  dont  l'ambition  se  pare  ;  à  ne  rien  faire  pour  vouloir 
trop  faire,  et  à  détruire  au  lieu  d'édifier.  On  s'entête  de  certains  droits 
qu'on  veut  soutenir  ;  et  parce  qu'on  ne  consulte  point  l'humilité  chrétienne, 
il  faut  les  soutenir  ces  droits,  soit  réels,  soit  prétendus,  à  quelque  prix  que 
ce  puisse  être.  Il  faut,  quelque  plaie  qu'en  reçoive  la  charité,  et  quoi  qu'il 
en  doive  coûter  au  prochain ,  les  faire  valoir  dans  toute  leur  étendue ,  les 
poursuivre  dans  toute  leur  rigueur,  n'en  rien  céder,  n'en  rien  rabattre , 
n'entendre  à  nul  accommodement,  à  nulle  composition  :  pourquoi?  parce 
qu'on  est  possédé  de  cet  esprit  d'empire  et  de  domination  qui  souvent 
même ,  par  le  plus  déplorable  aveuglement,  d'une  pure  jalousie  d'autorité, 
se  fait  une  vertu  et  une  justice. 

Jalousie  d'autorité  ;  ah!  tentation  funeste,  à  quelles  extrémités  et  à 


SUR    L  AMBITION.  445 

quels  excès  ne  portes-tu  pas  tous  les  jours  les  hommes  1  combien  de  scan- 
dales as-tu  causés  ?  combien  de  ressentiments  et  de  vengeances  as-tu  auto- 
risés ?  de  quels  maux  n'as-tu  pas  été  le  principe ,  et  quels  biens  n'as-tu 
pas  mille  fois  arrêtés  ?  Si  Fhumilité ,  telle  que  notre  Évangile  nous  la  pro- 
pose ,  servait  à  cette  passion  de  correctif  et  de  remède ,  Dieu  en  tirerait  sa 
gloire;  et  ces  droits,  qui  nous  touchent  si  sensiblement,  n'en  seraient  que 
mieux  maintenus  :  mais  parce  qu'on  ne  sait  rien  ménager,  et  que  pour 
venir  à  bout  de  ses  entreprises ,  on  suit  le  génie  altier  et  indépendant  de 
l'ambition ,  il  faut  que  pour  un  droit  souvent  très-frivole ,  souvent  dou- 
teux, souvent  chimérique,  la  paix  soit  troublée,  l'union  et  la  concorde  ruinées, 
l'innocence  opprimée,  la  patience  outrée  ;  que  le  dépit  et  la  haine  s'emparent 
des  cœurs ,  et  qu'un  fantôme  mette  partout  le  désordre  et  la  confusion. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  étrange ,  c'est  que  les  plus  impérieux,  ce  sont  com- 
munément ceux  à  qui  cet  empire  qu'ils  affectent  doit  moins  convenir.  Des 
gens  qui  de  leur  fonds  ne  sont  rien ,  des  gens  sortis  de  l'obscurité  et  du 
néant ,  mais  devenus  grands  par  machines  et  par  ressorts ,  ce  sont  là  ceux 
qui  parlent  avec  plus  d'ostentation ,  qui  agissent  avec  plus  d'autorité ,  et 
qui ,  pour  relever  leur  fausse  grandeur,  se  font  une  gloire  d'abaisser  même 
et  de  dominer  les  vrais  grands.  Ce  n'est  pas  assez  :  des  gens  dévots  par  état 
et  par  profession ,  des  gens  plus  obligés  par  là  même  à  dépouiller,  du  moins 
à  mépriser  toute  supériorité  humaine,  ce  sont  quelquefois  les  plus  jaloux 
de  leurs  prétentions ,  les  plus  obstinés  dans  leurs  sentiments,  les  plus  ab- 
solus dans  leurs  ordres.  Qui  voudrait  leur  résister,  qui  voudrait  les  con- 
tredire et  contester  avec  eux,  à  quels  retours  ne  s'exposerait-il  pas,  et 
quels  scandales  n'en  a-t-on  pas  vus? 

Tel  est ,  mes  chers  auditeurs ,  le  cours  du  inonde  ;  et  sur  quoi  nous  ne 
pouvons  assez  gémir,  tel  est  le  cours  du  monde  le  plus  chrétien.  Ce  n'est 
pas  seulement  dans  les  cours  des  rois  ,  ni  dans  le  monde  profane,  qu'on  se 
laisse  enfler  de  la  sorte ,  et  qu'on  aime  à  exercer  son  pouvoir  et  à  le  faire 
sentir.  Rien  de  plus  commun  ,  ô  opprobre  de  notre  siècle ,  disons  mieux  , 
ô  opprobre  de  tous  les  siècles  !  non ,  rien  de  plus  commun  dans  l'Église 
même ,  dans  cette  Église  fondée  néanmoins  sur  l'humilité  de  Jésus-Christ. 
Contre  l'avis  que  nous  donne  l'Apôtre  de  ne  chercher  point  à  dominer  dans 
le  clergé ,  Neque  ut  dominantes  in  devis  i  ;  on  envisage  les  plus  saintes 
dignités  par  les  respects,  par  les  hommages  qu'elles  attirent ,  et  non  point 
par  le  travail  qui  en  doit  être  inséparable.  On  oublie  qu'on  est  père,  qu'on 
est  pasteur,  et  l'on  se  souvient  seulement  qu'on  est  maître.  On  réduit  les 
âmes  dans  une  espèce  de  servitude.  Saint  Paul  veut  que  l'on  traite  les  ser- 
viteurs comme  ses  frères,  et  l'on  traite  ses  frères  comme  des  esclaves.  On 
a  une  secrète  complaisance  à  tenir  bas  ceux-ci  ;  on  se  vante  comme  d'un 
succès  d'avoir  humilié  ceux-là  ;  on  s'en  glorifie ,  on  en  fait  trophée.  On 
veut  que  tout  plie ,  que  tout  se  soumette  dès  qu'on  a  prononcé  une  parole  ; 
et  souvent  on  refuse  soi-même  de  se  soumettre  à  des  puissances  supérieures 
dont  on  relève ,  et  de  plier  sous  une  juste  domination.  Qu'on  eût  une  sem- 
blable autorité ,  on  saurait  bien  la  faire  valoir;  mais  qu'on  y  soit  sujet,  on 

J  l  Petr.,  5. 


446  sur  l'ambition. 

ne  veut  plus  la  reconnaître.  Est-ce  là  l'esprit  de  Dieu  ?  sont-ce  là  les  ensei- 
gnements que  Jésus-Christ  nous  a  donnés?  est-ce  ainsi  que  les  apôtres  ont 
converti  le  monde?  Ah!  Chrétiens ,  tenons-nous  toujours  et  en  tout  à  la 
belle  maxime  du  Sauveur  des  hommes  :  Qui  major  est  inter  vos,  fiât  sicut 
minister  *.  Plus  votre  rang  vous  distingue  des  autres,  plus  devez-vous  vous 
en  approcher  ;  plus  devez-vous,  pour  user  de  cette  expression,  vous  huma- 
niser ;  plus  devez-vous  avoir  de  douceur,  de  modération ,  de  charité.  Si 
j'insiste  sur  cette  morale,  et  si  je  le  fais  avec  la  sainte  liberté  de  la  chaire, 
vous  ne  pouvez  la  condamner.  Quand  je  parle  aux  peuples ,  mon  ministère 
m'oblige  à  leur  apprendre  le  respect  et  F  obéissance  qu'ils  vous  doivent  ; 
mais  puisque  je  vous  parle  dans  cette  cour,  puisque  je  parle  à  des  grands, 
je  dois  vous  dire  ce  qu'ils  doivent  aux  peuples.  Honneurs  du  siècle,  vocations 
de  Dieu;  honneurs  du  siècle,  assujettissements  à  servir  le  prochain;  enfin 
honneurs  du  siècle ,  engagements  à  travailler  et  à  souffrir,  c'est  la  troisième 
partie. 

TROISIÈME    PARTIE. 

Le  monde  n'en  conviendra  jamais;  mais  de  quelque  manière  qu'en  juge 
le  monde,  c'est  une  vérité  éternelle  qui  subsistera  toujours,  que  les  éta- 
blissements et  les  rangs  d'honneur,  tout  propres  qu'ils  paraissent  à  flatter 
notre  cupidité,  ne  sont  néanmoins,  à  les  bien  prendre,  que  des  engage- 
ments à  souffrir.  Aussi  quand  ces  deux  frères  ,  enfants  de  Zébédée,  deman- 
dèrent au  Fils  de  Dieu  les  premières  places  de  son  royaume ,  et  qu'ils 
crurent  y  devoir  trouver  une  béatitude  et  une  félicité  anticipée,  le  Sauveur 
sut  bien  les  détromper  par  cette  réponse  qu'il  leur  fit  :  Potestis  bibere  ca~ 
licem  quern  ego  bibiturus  sum 2  ?  Pouvez-vous  boire  le  calice  de  mes  souf- 
frances? leur  donnant  à  entendre  que  l'un  était  inséparable  de  l'autre,  et 
que  cette  préséance ,  dont  ils  se  formaient  une  fausse  idée ,  ne  serait  pour 
eux,  s'ils  l'obtenaient,  qu'une  mesure  plus  abondante  de  travaux,  de  tri- 
bulations, de  croix:  Calicem  quiclem  meum  bibetis.  Après  cela,  mes 
Frères ,  dit  saint  Augustin ,  devons-nous  chercher  dans  le  monde ,  et  y 
pouvons-nous  espérer  des  honneurs  exempts  de  cette  condition,  c'est-à-dire 
des  honneurs  purs ,  et  qui  ne  soient  pas  mêlés  ou  même  remplis  d'afflic- 
tions et  de  peines?  S'il  en  est  de  tels,  c'est  pour  le  ciel  qu'ils  sont  réser- 
vés :  ceux  de  la  terre  sont  d'une  autre  espèce ,  et  Dieu  ne  nous  les  propose 
que  comme  des  calices  d'amertume.  Si  nous  les  envisageons  autrement, 
nous  ne  les  connaissons  pas;  et  si  nous  en  usons  autrement,  nous  les 
corrompons. 

Pour  vous  faire  entendre  ma  pensée ,  je  ne  vous  parlerai  point  de  ces 
accidents  imprévus ,  de  ces  événements  tragiques ,  dont  nous  sommes  si 
souvent  spectateurs.  Je  ne  vous  dirai  rien  de  ces  revers  et  de  ces  tristes 
révolutions,  que  nous  appelons  décadences  et  malheurs  du  siècle  ;  et  où  ces 
mêmes  honneurs  qui  furent  pour  nous  d'abord  le  sujet  d'une  douce  joie, 
tout  à  coup  évanouis  et  perdus ,  nous  tiennent  lieu ,  par  les  regrets  qu'ils 
nous  laissent ,  de  tourment  et  de  supplice.  Ne  nous  en  prenons  point  à  la 

1  Matth.,  20.  —  *  Ihid. 


sur  l'ambition.  447 

malignité  de  la  fortune,  qui ,  jalouse  ,  pour  ainsi  dire,  de  nous  avoir  éle- 
vés ,  et  comme  ennemie  de  son  propre  ouvrage ,  nous  en  attire  bientôt  elle- 
même  la  haine  et  F  envie  :  en  sorte  que  ces  grâces  nous  deviennent  dans  la 
suite  une  source  inépuisable  d'ennuis ,  de  dégoûts ,  de  troubles ,  de  cha- 
grins. Vous  en  êtes  bien  mieux  instruits  que  nous  ;  et  si  j'en  cherchais  des 
témoins,  je  n'en  voudrais  point  d'autres  que  vous-mêmes.  Arrêtons-nous 
donc  à  ce  qu'il  y  a  dans  cette  matière  de  plus  essentiel.  Supposons  l'homme 
chrétien  dans  une  prospérité  constante  et  toujours  égale ,  et  voyons  si , 
pour  être  plus  élevé ,  il  a  droit  de  se  promettre  une  vie  plus  douce  et  plus 
commode.  Je  soutiens ,  moi ,  que  ,  par  cette  raison-là  même  ,  il  n'y  a  rien 
au  contraire  dans  la  vie  de  si  amer  à  quoi  il  ne  doive  s'attendre ,  ni  rien 
de  si  dur  qu'il  ne  doive  être  prêt  à  supporter.  Pourquoi  ?  en  voici  les 
preuves  :  écoutez-les.  C'est  que  l'élévation  où  il  se  trouve  l'oblige  à  se  faire 
de  continuelles  violences  ;  c'est  qu'elle  le  réduit  à  la  nécessité  d'endurer 
souvent  beaucoup  des  autres  ;  c'est  qu'elle  l'engage  dans  une  vie  pleine  de 
soins  affligeants ,  dont  il  ne  lui  est  pas  permis  de  se  décharger  ;  c'est  qu'elle 
exige  de  lui  qu'en  mille  occasions  il  soit  disposé  à  s'immoler,  à  se  sacrifier 
comme  une  victime  tantôt  de  la  vérité ,  et  tantôt  de  la  justice  et  de  l'inno- 
cence. Or,  se  faire  de  telles  violences,  souffrir  de  la  sorte,  agir  de  la  sorte , 
se  sacrifier,  s'immoler  de  la  sorte ,  est-ce  goûter  le  repos ,  et  y  a-t-il  là  de 
quoi  contenter  les  sens?  Reprenons. 

Se  faire  violence  à  soi-même,  premier  engagement  des  honneurs  du 
siècle.  Car  comment  un  homme  constitué  en  dignité  ,  s'il  veut  vivre  selon 
les  désirs  de  son  cœur,  et  s'il  n'a  nul  usage  de  la  mortification  évangélique, 
peut-il  satisfaire  aux  obligations  de  son  état?  Gomment  un  chrétien ,  s'il  a 
pour  principe  de  s'épargner  en  tout ,  et  de  ne  se  contraindre  en  rien,  peut-il 
accomplir  selon  Dieu  le  ministère  d'une  charge  ;  être  assidu  aux  fonctions 
ennuyeuses ,  se  rendre  ponctuel  aux  temps  incommodes  ,  se  fixer  aux  lieux 
désagréables,  où  sa  conscience  l'attache  aussi  bien  que  son  rang?  Si  c'est 
un  homme  de  plaisir,  comment  soutiendra-t-il  mille  fatigues  qu'attire 
tout  emploi ,  surtout  un  emploi  important?  Il  faut  donc  qu'il  apprenne  à 
se  gêner  ;  et  pour  le  bien  apprendre ,  pour  bien  remplir  la  place  qu'il 
occupe ,  il  faut  qu'il  renonce  à  la  mollesse  et  aux  délices  ,  qu'il  prenne  sur 
son  repos,  qu'il  ne  ménage  pas  même  sa  santé  ;  et  qu'à  l'exemple  de  saint 
Paul ,  ne  tenant  pas  sa  vie  plus  précieuse  que  lui-même ,  c'est-à-dire  que 
son  devoir  et  son  salut ,  il  trouve  ,  presque  sans  y  penser,  dans  l'usage  des 
honneurs  du  siècle ,  la  pratique  de  cette  abnégation  chrétienne ,  qui  consiste 
à  porter  sa  croix ,  et  à  mortifier  son  esprit  et  sa  chair. 

Souffrir  souvent  et  beaucoup  des  autres ,  second  engagement  des  hon- 
neurs du  monde.  En  effet,  plus  vous  êtes  élevé,  plus  vous  êtes  environné 
et  assiégé  d'hommes  qui  ont  leurs  défauts  ,  qui  ont  leurs  humeurs,  qui  ont 
leurs  caprices ,  qui  ont  leurs  intérêts ,  qui  ont  leurs  passions  et  leurs  vices  ; 
plus  vous  êtes  exposé  aux  traits  de  l'envie ,  à  la  censure,  à  la  médisance. 
Combien  en  coûta-t-il  à  Moïse  pour  être  le  conducteur  du  peuple  de  Dieu? 
de  quelle  patience  dut-il  s'armer  pour  fournir  toute  la  carrière ,  et  pour 
porter  jusques  au  bout  une  qualité  si  onéreuse?  L'eût-il  dignement  soute- 


448  sur  l'ambition. 

nue ,  si ,  par  une  constance  inébranlable ,  et  par  une  modération  que  ces 
esprits  indociles  mettaient  tous  les  jours  à  de  nouvelles  épreuves,  il  ne  se 
fût  comme  endurci  à  la  contradiction  et  aux  injures?  Et  pouvez-vous,  mon 
cher  auditeur,  dans  votre  condition ,  quelle  qu'elle  soit ,  être  fidèle  à  vos 
devoirs ,  si  vous  ne  savez  vous  vaincre ,  si  vous  ne  savez  vous  taire  dans  les 
rencontres ,  si  vous  ne  savez  étouffer  vos  ressentiments ,  réprimer  les  saillies 
de  votre  cœur,  recevoir  mille  déboires  et  les  dévorer?  Car  fussiez-vous  en- 
core plus  grand ,  fussiez-vous  au  faîte  de  l'honneur,  on  vous  enviera,  et  par 
conséquent  on  vous  contrôlera ,  on  vous  traversera ,  on  vous  offensera.  Si 
vous  vous  emportez  ,  vous  souffrirez  de  votre  emportement  même.  Si  vous 
vous  surmontez ,  vous  souffrirez  de  l'emportement  des  autres.  Quoi  qu'il  en 
soit ,  vous  n'éviterez  jamais  que  ce  qui  vous  élève  ne  soit  au  même  temps 
ce  qui  vous  pèse ,  et  que  les  croix  ne  vous  viennent  de  là  même  d'où  vous 
tirez  votre  grandeur. 

Mener  une  vie  pleine  de  soins  ,  et  de  soins  affligeants ,  de  soins  inquiets , 
et  dont  on  n'est  pas  en  pouvoir  de  se  défaire ,  troisième  engagement  des 
honneurs  du  siècle.  Je  vous  le  demande ,  mes  Frères  ;  et  sans  parler  des 
monarques  et  des  souverains ,  qui  ne  sont  pas  eux-mêmes  exempts  de  cette 
loi,  dites-moi  où  est  aujourd'hui  le  seigneur,  où  est  le  maître,  où  est  le 
juge ,  le  prélat ,  le  magistrat ,  qui ,  pour  l'être  en  chrétien ,  ne  puisse  pas 
et  ne  doive  pas  s'appliquer  ces  paroles  de  David  :  Tribulatio  et  angustia 
invenerunt  me  1  :  Les  inquiétudes  et  les  embarras  me  sont  venus  trouver? 
Je  ne  les  cherchais  pas,  et  je  tâchais  même  à  les  éloigner  de  moi.  Mais 
cette  providence  adorable  de  mon  Dieu ,  qui  dispose  toutes  choses  pour  mon 
salut ,  leur  a  donné  entrée  dans  mon  âme ,  et  je  me  vois  chargé  de  soins 
qui  m'accablent  :  Tribulatio  et  angustia  invenerunt  me.  Sentiment ,  dit 
saint  Bernard  ,  bien  capable  de  rabattre  ces  vaines  enflures ,  et  de  modérer 
ces  complaisances  qu'inspirent  d'abord  certaines  distinctions  et  certains 
rangs  honorables  dans  le  monde,  puisqu'on  n'est  guère  sensible  à  l'honneur 
quand  on  y  trouve  plus  de  peine  que  d'éclat  :  Non  est  quod  blandiatur 
eelsitudo,  ubi  sollicitudo  major  2. 

Enfin ,  avoir  toujours  son  âme  entre  ses  mains ,  et  toujours  être  en  dis- 
position de  s'immoler  soi-même,  ou  pour  la  justice,  ou  pour  la  vérité, 
quatrième  engagement  des  honneurs  du  monde.  Car  pourquoi  Dieu  vous 
a-t-il  donné  ce  crédit,  pourquoi  vous  a-t-il  placé  sur  la  tête  des  autres,  si 
ce  n'est  pour  lui  faire ,  quand  sa  cause  le  demande ,  un  plus  grand  sacrifice 
de  vous-même  ?  Vous  vous  autorisez  quelquefois  de  la  parole  de  l'Apôtre  , 
que  celui  qui  désire  la  plus  sainte  de  toutes  les  dignités  désire  une  œuvre 
louable  et  honnête ,  Qui  episcopatum  desiderat  bonum  opus  dcsiderat 3  ; 
mais  saint  Jérôme  vous  ferme  la  bouche ,  en  vous  répondant  que  la  plus 
sainte  de  toutes  les  dignités  était ,  dans  le  temps  qu'en  parlait  saint  Paul , 
la  plus  prochaine  disposition  au  martyre  et  à  la  mort.  J'ajoute  à  la  pensée 
de  saint  Jérôme  ce  que  vous  n'avez  peut-être  jamais  compris ,  et  ce  qu'il 
est  bon  que  vous  compreniez  une  fois  :  qu'il  n'y  a  point  sur  la  terre  de 
supériorité,  point  de  dignité  qui  ne  vous  engage  indispensablement  à  vous 

1  Psalm.  118.  —  2  Bernard.  —  '  ïimot.,  3. 


sur  l'ambition.  449 

faire ,  en  certaines  conjonctures,  le  martyr  du  bon  droit  et  de  l'équité,  le 
martyr  de  F  innocence ,  le  martyr  de  la  religion ,  le  martyr  de  la  gloire  de 
Dieu  ;  que  vous  devez  alors  abandonner  tous  vos  intérêts ,  et  qu'autrement , 
tout  chrétien  que  vous  êtes  de  profession ,  vous  n'êtes  en  effet  qu'un  mon- 
dain et  un  réprouvé. 

Cela  est  difficile,  je  le  veux  ;  mais  n'est-il  pas  juste,  dit  saint  Ambroise, 
qu'après  avoir  reçu  beaucoup  de  Dieu ,  vous  soyez  tenu  à  beaucoup  pour 
Dieu?  N'est-ce  pas  ainsi  que  Dieu  par  sa  sagesse  a  ordonné  les  choses,  atta- 
chant l'honneur  aux  charges  et  aux  emplois  pour  en  adoucir  la  peine ,  et 
joignant  la  peine  aux  emplois  et  aux  charges  pour  en  bannir  la  présomp- 
tion et  la  corruption?  Car  voilà  l'idée  qu'en  ont  eue  tous  les  vrais  fidèles, 
qui  dans  les  hauts  rangs  où  Dieu  les  a  fait  monter,  ne  se  sont  jamais  re- 
gardés que  comme  des  hosties  vivantes  pour  essuyer  tout ,  pour  porter  tout, 
pour  se  dévouer  à  tout ,  pour  seconder  les  desseins  de  la  Providence  sur 
eux ,  et  pour  les  remplir. 

Or  là-dessus  qu'avez-vous  à  répondre ,  hommes  du  siècle?  par  où  justi- 
fiez-vous cette  vie  oisive  et  sans  action ,  dans  des  places  qui  demandent  une 
vigilance  sans  relâche  et  toute  votre  attention?  Paisibles  possesseurs  et 
vains  idolâtres  d'un  honneur  dont  l'éclat  repaît  votre  vanité ,  mais  dont  les 
obligations  étonnent  votre  amour-propre ,  venez  vous  contempler  dans  le 
tableau  que  je  vous  présente  ,  venez  reconnaître  l'énorme  opposition  qui  se 
rencontre  entre  votre  conduite  et  vos  devoirs ,  venez  apprendre  ce  que  vous 
devez  être,  et  vous  confondre  de  ce  que  vous  n'êtes  pas.  Je  sais  que  vous 
trouverez  assez  de  vaines  excuses  ;  je  sais  que  vous  imaginerez  assez  de  pré- 
textes pour  vous  persuader  que  dans  l'exercice  de  votre  ministère ,  on  doit 
être  aussi  content  de  vous  que  vous  l'êtes  de  vous-mêmes.  Mais  examinons 
de  bonne  foi  la  chose ,  et  raisonnons.  Car  être  sans  cesse  occupé  de  ses  diver- 
tissements et  de  son  plaisir,  et  presque  jamais  de  ses  fonctions  et  de  son 
emploi  ;  fuir  un  travail  que  vous  devez  au  public ,  et  que  le  public  attend 
de  vous  ;  avoir  horreur  d'une  assiduité  nécessaire ,  que  vous  traitez  de  cap- 
tivité et  d'esclavage  ;  se  décharger  sur  autrui  des  soins  qui  vous  regardent 
personnellement ,  et  dont  vous  êtes  par  vous-mêmes  responsables  ;  ne  pou- 
voir se  tenir  là  où  il  faut  être ,  et  se  trouver  partout  où  il  faudrait  n'être 
pas  ;  rejeter  toute  affaire  qui  incommode ,  qui  fatigue ,  quoique  Dieu  ne 
vous  ait  fait  ce  que  vous  êtes  que  pour  en  être  fatigués  et  incommodés  ; 
n'écouter  que  la  prudence  humaine ,  et  ne  vouloir  jamais  se  commettre  en 
rien,  jamais  s'exposer  à  rien,  dans  des  occasions  où  l'on  craint  de  se 
perdre ,  mais  où  Dieu  veut  que  vous  vous  perdiez  selon  le  monde ,  et  que 
vous  vous  exposiez  ;  en  un  mot ,  ne  prendre  de  votre  condition  que  le  doux 
et  l'agréable ,  et  en  laisser  le  pénible  et  le  rigoureux ,  secret  que  le  monde 
enseigne ,  et  que  vous  avez  si  bien  appris  ;  ce  n'est  pas  assez  :  regarder 
d'un  œil  indifférent  ce  qui  devrait  vous  donner  de  saintes  inquiétudes ,  ce 
qui  devrait  exciter  tout  votre  zèle  ;  des  abus  qu'il  faudrait  corriger,  des 
violences  qu'il  faudrait  réprimer,  des  injustices  qu'il  faudrait  réparer,  des 
scandales  qu'il  faudrait  faire  cesser  ;  au  contraire ,  éclater  avec  impatience, 
avec  chaleur,  avec  emportement  sur  les  moindres  sujets ,  et  dans  une  place 
t.  i.  29 


450  sur  l'ambition. 

néanmoins  où  l'on  doit  toujours  se  posséder  soi-même,  où  l'on  doit  tou- 
jours être  maître  de  soi-même,  toujours  se  modérer,  se  retenir,  sans  jamais 
écouter  la  sensibilité  et  sans  jamais  la  faire  paraître  ;  que  dis-je?  abuser  de 
son  pouvoir  pour  satisfaire  ses  animosités  particulières  et  ses  ressentiments, 
pour  autoriser  ses  vengeances ,  pour  se  rendre  redoutable  dans  une  ville , 
pour  faire  souffrir  tout  un  pays  et  ne  rien  souffrir  soi-même  :  tout  cela  et 
tout  ce  que  je  passe  (car  je  serais  infini ,  si  je  voulais  épuiser  cette  morale 
et  toucher  mille  autres  articles  non  moins  importants),  tout  cela,  encore 
une  fois,  vous  convient-il?  Est-ce  là  ce  que  demande  votre  état?  est-ce 
pour  cela  que  la  Providence  a  établi  dans  le  monde  cette  diversité  de  condi- 
tions, qu'elle  a  placé  les  uns  sur  le  buffet  comme  des  vases  d'honneur,  et 
qu'elle  a  laissé  les  autres  dans  la  poussière?  Dieu  en  vous  distinguant  et 
en  vous  élevant  a-t-il  prétendu  vous  entretenir  dans  l'oisiveté,  vous  faire 
vivre  dans  le  repos ,  fournir  à  toutes  vos  commodités ,  vous  abandonner  à 
vous-mêmes ,  et  à  tous  les  désirs ,  à  tous  les  ressentiments  de  votre  cœur  ? 
n'a-t-il  fait  le  monde  que  pour  vous?  ou  n'est-ce  pas  pour  le  gouverne- 
ment et  le  bon  ordre  du  monde  qu'il  vous  a  choisis?  Or,  pour  maintenir 
cet  ordre ,  n'y  a-t-il  ni  réflexions  à  faire ,  ni  mesures  à  prendre  ,  ni  pré- 
cautions à  garder,  ni  hasards  à  courir,  ni  obstacles  à  vaincre,  ni  étude, 
ni  ménagements  nécessaires  ? 

Ah  !  mon  cher  auditeur,  saint  Bernard  le  disait  dans  un  sentiment  d'hu- 
milité ;  mais  ne  pouvez-vous  pas  le  dire  avec  vérité  :  Je  suis  la  chimère  de 
mon  siècle ,  Chimœra  sœculi  ?  Car  je  suis  tout ,  et  je  ne  suis  rien  ;  ou  plu- 
tôt, je  veux  parvenir  à  tout,  et  ne  m'acquitter  de  rien;  je  suis  dans  la  ma- 
gistrature, et  je  n'ai  du  magistrat  que  l'autorité  et  la  robe  :  c'est  l'être  et 
ne  l'être  pas.  Je  suis  dans  les  affaires ,  et  je  n'ai  de  l'homme  d'affaires  que 
l'opulence  et  le  faste  :  c'est  l'être  et  ne  l'être  pas.  Je  suis  dans  l'Église,  et 
je  n'ai  de  l'ecclésiastique  que  le  caractère  et  l'habit  :  c'est  l'être  et  ne  l'être 
pas  :  Chimœra  sœculi.  Le  beau  spectacle ,  poursuivait  le  même  Père  au 
sujet  de  certains  ministres  de  Jésus-Christ,  le  beau  spectacle  de  les  voir 
engagés  dans  l'Église  ;  pourquoi  ?  pour  en  recueillir  les  revenus  ,  pour  se 
montrer  sous  la  mitre  et  sous  la  pourpre;  jamais  pour  servir  à  l'autel, 
jamais  pour  assister  à  l'office  divin,  jamais  pour  subvenir  aux  besoins  des 
pauvres ,  jamais  pour  vaquer  à  l'instruction  des  peuples ,  jamais  pour  s'em- 
ployer à  l'édification  des  âmes  que  la  Providence  leur  a  confiées.  Que  sont- 
ils  ?  on  ne  peut  bien  le  dire ,  puisqu'ils  ne  sont ,  à  proprement  parler,  ni  du 
monde,  ni  de  l'Église,  ni  de  la  robe,  ni  de  Fépée.  Chimœra  sœculi. 

Ouvrons ,  mes  Frères ,  ouvrons  aujourd'hui  les  yeux  :  et  pour  nous 
apprendre ,  ô  mon  Dieu ,  à  bien  user  des  honneurs  du  siècle ,  apprenez-nous 
seulement  à  être  raisonnables  :  car  il  ne  faut  qu'être  raisonnable  pour  en 
comprendre  les  obligations.  Détrompez-nous ,  Seigneur,  des  fausses  idées 
que  nous  avons  des  choses ,  et  dissipez  par  les  lumières  de  votre  Évangile 
les  erreurs  où  nous  sommes  tombés  par  la  corruption  du  monde.  Ne 
permettez  pas  qu'une  lueur  passagère  nous  éblouisse,  et  que  des  hon- 
neurs mortels  et  périssables  nous  fassent  perdre  cette  gloire  immortelle  où 
vous  nous  appelez,  et  où  nous  conduisent,  etc. 


SUR   LES   RICHESSES.  451 


SERMON  POUR  LE  JEUDI  DE  LA  DEUXIÈME  SEMAINE. 


SUR  LES  RICHESSES. 

Facîum  est  auiem  ut  morerclur  mendicus,  et  portaretur  ab  angelis  in  sinum  Abrahœ.  Mortuus 
est  autem  et  clives  ,  et  sepultus  est  in  infemo. 

Or,  il  arriva  que  le  pauvre  mourut,  et  qu'il  fui  emporté  par  les  anges  dans  le  sein  d'Abra- 
ham. Le  riche  mourut  aussi ,  et  il  fut  enseveli  dans  l'enfer.  Saint  Luc,  ch.  16. 

Un  pauvre  glorifié  dans  le  ciel ,  et  un  riche  enseveli  dans  l'enfer  ;  un 
pauvre  entre  les  mains  des  anges ,  et  un  riche  livré  aux  démons  ;  un  pau- 
vre dans  le  sein  de  la  béatitude,  et  un  riche  au  milieu  des  flammes,  n'est- 
ce  pas ,  dit  saint  Augustin ,  un  partage  bien  surprenant ,  et  qui  pourrait 
d'abord  désespérer  les  riches  et  enfler  les  pauvres?  Mais  non,  riches  et  pau- 
vres, ajoute  ce  saint  docteur ,  n'en  tirez  pas  absolument  cette  conséquence  ; 
car  s'il  y  a  des  riches  dans  l'enfer,  on  y  verra  pareillement  des  pauvres  ; 
et  s'il  y  a  des  pauvres  dans  le  ciel ,  tous  les  riches  n'en  seront  pas  exclus. 
N'en  cherchons  point  ailleurs  la  preuve  que  clans  l'évangile  même  du  mau- 
vais riche,  et  voyez  Lazare  qu'il  méprisait,  et  à  qui  il  refusait  jusqu'aux 
miettes  qui  tombaient  de  sa  table  ;  c'est  un  pauvre,  il  est  vrai ,  et  ce  pau- 
vre est  emporté  par  les  anges  :  Quis  sablatus  est  ab  angelis?  Pauper  *.  Mais 
où  est-il  emporté?  dans  le  sein  d'Abraham,  de  ce  riche,  qui,  selon  le  té- 
moignage de  l'Écriture,  possédait  des  biens  immenses.  Quo  sablatus  est  ? 
in  sinum  Abrahœ  2.  Voilà  donc  tout  à  la  fois  dans  le  séjour  de  la  gloire , 
et  un  riche  et  un  pauvre  ;  ou  plutôt  tous  deux  riches  et  tous  deux  pauvres  ; 
tous  deux  riches  de  Dieu  et  des  trésors  de  la  grâce  ,  et  tous  deux  pauvres 
de  cœur  et  détachés  des  biens  de  la  terre  :  Ambo  Deo  divites,  ambo  spi- 
ritu pauperes  3.  Et  je  vous  dis  ceci,  mes  Frères,  conclut  saint  Augustin, 
afin  que  les  pauvres  ne  condamnent  pas  témérairement  les  riches,  et  que  les 
riches  ne  perdent  pas  si  aisément  toute  espérance.  Conclusion  admirable , 
et  contre  le  désespoir  des  uns  ,  et  contre  la  présomption  des  autres. 

Il  faut,  après. tout,  convenir,  Chrétiens,  que  l'opulence  est  un  plus  grand 
obstacle  au  salut  que  la  pauvreté;  et  nous  sommes  obligés  de  reconnaître 
que  le  Fils  de  Dieu  a  canonisé  les  pauvres,  et  qu'il  a  frappé  les  riches  de 
sa  malédiction.  Nous  savons  en  quels  termes  il  s'en  est  expliqué  ,  et  com- 
bien de  fois  il  nous  a  fait  entendre  qu'il  était,  sinon  impossible,  au  moins 
très-difficile  qu'un  riche  entrât  dans  le  royaume  du  ciel  :  Quàm  difficile, 
qui pecunias  habent ,  introibunt  in  regnum  Dei  M  Or,  d'où  peut  venir 
cette  extrême  difficulté?  c'est  de  quoi  je  vais  vous  instruire  après  que  nous 
aurons  salué  Marie,  en  lui  disant  :  Ave ,  Maria. 

De  toutes  les  idées  que  nous  pouvons  nous  former  du  monde  profane,  du 
monde  perverti  et  corrompu ,  du  monde  réprouvé  de  Dieu,  la  plus  juste, 

»  Aug.  —  2  Idem*.  —  3  Idem.  —  *  Luc,  18. 


452  SUR   LES   RICHESSES. 

ce  me  semble,  est  celle  que  nous  en  donne  le  bien-aimé  disciple  saint  Jean, 
quand  il  nous  dit  que  tout  ce  qu'il  y  a  dans  le  monde  n'est  que  concu- 
piscence de  la  chair ,  ou  concupiscence  des  yeux ,  ou  orgueil  de  la  vie  : 
Omne  quod  in  mundo  est,  concupiscentia  et  oculorum,  concupiscentia 
carnis ,  et  superbia  vitœ  l.  Concupiscence  des  yeux,  qui,  inspirant  à 
l'homme  un  secret  dégoût  de  ce  qu'il  a,  lui  fait  désirer  et  rechercher  ce  qu'il 
n'a  pas.  Orgueil  de  la  vie ,  qui ,  élevant  l'homme  au-dessus  de  lui-même , 
lui  donne  du  mépris  pour  les  autres ,  et  lui  fait  même  oublier  Dieu.  Con- 
cupiscence de  la  chair ,  qui ,  par  le  charme  du  plaisir ,  séduisant  la  raison 
de  l'homme ,  le  rend  esclave  de  ses  sens.  Voilà ,  dit  saint  Augustin  ,  les  trois 
maladies  contagieuses  qui  se  sont  répandues  dans  le  monde ,  et  qui  en  ont 
infecté  les  plus  saines  parties.  Concupiscence  des  yeux,  ou  envie  d'avoir, 
qui  est  la  racine  de  tous  les  maux ,  mais  en  particulier  de  l'injustice.  Or- 
gueil de  la  vie,  qui  est  l'ennemi  de  la  charité,  et  qui  conduit  jusqu'à  l'im- 
piété. Concupiscence  de  la  chair ,  d'où  naissent  les  passions  impures ,  et 
d'où  viennent  les  plus  honteux  excès.  Or  je  trouve  ,  Chrétiens ,  que  les  ri- 
chesses, par  l'abus  que  le  monde  en  fait,  servent  de  matière  à  ces  trois 
malheureuses  concupiscences ,  et  que  la  raison  la  plus  générale  ,  comme  la 
plus  naturelle ,  pourquoi  les  hommes  sont  injustes ,  superbes ,  sensuels , 
c'est  qu'ils  sont  riches  ,  ou  qu'ils  ont  la  passion  de  l'être. 

Car,  pour  vous  expliquer  mon  dessein,  et  pour  y  mettre  quelque  ordre, 
je  distingue,  avec  saint  Chrysostome,  trois  choses  dans  les  richesses  :  l'ac- 
quisition, la  possession  et  l'usage.  Sur  quoi  j'avance  trois  propositions  qui 
m'ont  paru  autant  de  vérités  incontestables ,  et  dont  il  ne  tiendra  qu'à  vous 
de  tirer  de  grands  fruits  pour  la  réformation  de  vos  mœurs.  Car  je  dis  que 
l'acquisition  des  richesses,  dans  la  pratique  du  monde,  est  communément 
une  occasion  d'injustice  ;  ou ,  si  vous  voulez  ,  que  le  désir  d'acquérir  des 
richesses ,  quand  il  n'est  pas  réglé  par  l'esprit  chrétien,  est  une  disposition 
prochaine  à  l'injustice  ;  et  voilà  l'effet  de  la  concupiscence  des  yeux  :  pre- 
mière vérité.  Je  dis  que  la  possession  des  richesses  enfle  naturellement  une 
âme  vaine ,  et  que  rien  n'est  plus  propre  à  lui  inspirer  ce  que  saint  Jean 
appelle  orgueil  de  la  vie  :  seconde  vérité.  Enfin ,  je  dis  que  c'est  le  mau- 
vais usage  des  richesses  qui  entretient  dans  un  cœur  l'amour  du  plaisir , 
et  qui  fomente  la  concupiscence  de  la  chair  :  troisième  et  dernière  vérité. 
Appliquez-vous,  mes  chers  auditeurs,  à  ces  trois  points  de  morale  :  l'homme 
du  siècle  injuste,  parce  qu'il  veut  acquérir  les  biens  de  la  terre;  l'homme  du 
siècle  orgueilleux,  parce  qu'il  possède  les  biens  de  la  terre  ;  l'homme  du  siècle 
voluptueux,  parce  qu'il  use  mal  des  biens  de  la  terre  :  trois  caractères  du  riche 
mondain,  qui  vont  partager  ce  discours.  Mais  à  ces  trois  maux,  quel  remède? 
celui  même  que  négligea  le  mauvais  riche,  je  veux  dire  l'aumône  ;  car  il  suffit 
de  bien  comprendre  l'obligation  de  l'aumône  pour  être  plus  modéré  dans  le 
désir  des  richesses,  plus  humble  dans  la  possession  des  richesses,  plus  saint 
dans  l'usage  des  richesses.  C'est  tout  le  sujet  de  votre  attention. 

1   1  Joau. ,  2. 


SUR    LES    RICHESSES.  453 

PREMIÈRE    PARTIE. 

Il  était  difficile  que  saint  Jérôme ,  malgré  toute  son  autorité ,  évitât  la 
censure  des  riches  du  siècle ,  quand  il  a  dit  généralement ,  et  sans  nulle 
modification,  que  tout  homme  riche  est,  ou  injuste  dans  sa  personne,  ou 
héritier  de  l'injustice  et  de  l'iniquité  d'autrui  :  Omnis  dives  aut  iniquus  est, 
aut  hères  iniqui  *.  Cette  proposition  a  paru  dure  et  odieuse  ;  quelques-uns 
même  l'ont  condamnée  comme  indiscrète  et  fausse  ;  mais  je  doute  qu'en  la 
condamnant  ils  Feussent  approfondie  avec  des  lumières  aussi  pures ,  et  un 
sens  aussi  solide  et  aussi  exact,  que  ce  Père,  dont  un  des  caractères  parti- 
culiers a  été  la  science  et  l'usage  du  monde.  Or,  plus  on  entre  dans  le  se- 
cret et  dans  la  connaissance  du  monde ,  plus  on  demeure  persuadé  que  ce 
saint  docteur  a  dû  parler  de  la  sorte  ,  et  qu'en  effet  il  y  a  peu  de  riches 
innocents ,  peu  dont  la  conscience  doive  être  tranquille  ,  peu  qui  soient 
exempts  de  la  malédiction  où  il  semble  que  cette  proposition  les  enveloppe. 
J'en  appelle  à  votre  expérience.  Parcourez  les  maisons  et  les  familles  dis- 
tinguées par  les  richesses  et  par  l'abondance  des  biens  ;  je  dis  celles  qui  se 
piquent  le  plus  d'être  honorablement  établies ,  celles  où  il  parait  d'ail- 
leurs de  la  probité ,  et  même  de  la  religion  :  si  vous  remontez  jusqu'à  la 
source  d'où  cette  opulence  est  venue,  à  peine  en  trouverez-vous  où  l'on 
ne  découvre,  dans  l'origine  et  dans  le  principe,  des  choses  qui  font 
trembler. 

Sans  autre  recherche  que  de  ce  qui  a  été  ou  de  ce  qui  est  même  encore 
dune  notoriété  publique,  à  peine  en  pourriez-vous  marquer  où  l'on  ne  vous 
fasse  voir  une  succession  d'injustice,  aussi  bien  que  d'héritage  ;  c'est-à-dire 
où  la  mauvaise  foi  d'un  père  n'ait  été ,  par  exemple ,  le  fondement  de  la 
fortune  d'un  fils ,  où  la  friponnerie  de  l'un  n'ait  servi  à  enrichir  l'autre,  où 
la  violence  de  celui-ci  n'ait  fait  l'élévation  de  celui-là  ;  et  vous  reconnaî- 
trez avec  frayeur  que  tel  qui  passe  aujourd'hui  pour  homme  équitable  et 
droit ,  et  pour  possesseur  légitime  de  ce  que  ses  ancêtres  lui  ont  transmis , 
n'est  pas  moins  chargé  devant  Dieu  de  leurs  iniquités  et  de  leurs  crimes , 
qu'il  est  avantageusement  pourvu,  selon  le  monde,  de  leurs  revenus  et  de 
leurs  trésors.  Omnis  dives  aut  iniquus  est,  aut  hères  iniqui. 

Je  sais ,  Chrétiens ,  quelles  conséquences  s'ensuivent  de  là  ;  je  sais  quels 
troubles  et  quels  scrupules  je  répandrais  dans  les  consciences  de  tout  ce 
qu'il  y  a  de  riches  qui  m'écoutent ,  si  je  les  obligeais  à  creuser  le  fond 
de  cet  abîme,  et  à  se  faire  parties  contre  eux-mêmes,  pour  examiner 
jusqu'où  va  sur  ce  point  leur  obligation  ;  ou  plutôt,  je  sais  de  quelles  er- 
reurs la  plupart  des  riches  se  laissent  préoccuper,  faussement  convaincus 
que,  de  quelque  manière  qu'aient  été  autrefois  acquis  les  biens  qu'ils  pos- 
sèdent aujourd'hui ,  ce  n'est  point  à  eux  à  faire  le  procès  à  la  mémoire  de 
leurs  pères  ;  que  d'exiger  des  enfants  une  telle  discussion  ,  c'est  renverser 
l'ordre  de  la  société  ;  que  les  péchés ,  s'il  y  en  a  eu ,  sont  personnels  ;  et  que, 
malgré  les  doutes  les  plus  violents  qui  pourraient  leur  rendre  suspecte  la 
conduite  de  ceux  à  qui  ils  ont  succédé,  la  bonne  foi  leur  tient  lieu  d'une 

1  Hicron. 


454  SUR   LES    RICHESSES. 

prescription  sur  laquelle  ils  ont  droit  de  se  reposer.  Erreurs  insoutenables 
dans  les  maximes  de  la  vraie  religion,  et  qui  servent  néanmoins  de  pré- 
textes à  tant  de  riches  du  monde  pour  étouffer  tous  leurs  remords.  Mais 
malheur  à  eux,  si ,  prévenus  d'une  aveugle  cupidité  qui  les  séduit,  ils  ris- 
quent ,  dans  un  sujet  si  important ,  les  intérêts  de  leur  salut  !  et  malheur 
à  moi ,  si ,  par  une  lâche  complaisance ,  et  pour  ne  pas  troubler  leur  fausse 
paix ,  je  dissimule  ici  des  vérités ,  quoique  amères  et  fâcheuses ,  qui  les 
doivent  sauver  ! 

Quoi  qu'il  en  soit,  Chrétiens,  c'est  un  oracle  prononcé  par  le  Saint-Es- 
prit ,  et  vérifié  par  l'expérience  de  tous  les  siècles ,  que  quiconque  veut  de- 
venir riche  tombe  dans  les  pièges  du  démon ,   et  s'engage  en  mille  désirs 
non-seulement  vains,  mais  pernicieux,  qui  le  précipitent  enfin  dans  l'a- 
bîme de  la  perditio.net  de  la  damnation  éternelle  :  Qui  volunt  divites  fieri, 
incidunt  in  tentationem,  et  in  laqueum  diaboli  t  et  desideria  multa  inu- 
tilia,  et  nociva,   quœ  mergunt  homines  in  interitum  i.  Ainsi  Ta  déclaré 
le  grand  Apôtre  dans  sa  première  Épitre  à  Timothée.  Sur  quoi  saint  Chry- 
sostome ,  examinant  en  particulier  quels  sont  ces  désirs,  et  raisonnant  selon 
les  principes  de  la  morale  et  de  la  foi ,  observe  que  cette  destinée  malheu- 
reuse, et  ce  caractère  d'injustice  et  de  réprobation  attaché  aux  richesses  de 
la  terre ,  vient  de  trois  désordres  dont  il  est  rare  de  se  préserver  dans  le  soin 
d'acquérir.  Appliquez-vous,  s'il  vous  plaît,  aux  réflexions  de  ce  Père;  elles 
sont  également  sensibles  et  instructives.  Car  on  veut  être  riche  à  quelque 
prix  que  ce  soit  ;  on  veut  être  riche  sans  se  prescrire  de  bornes ,  et  on  veut 
être  riche  en  peu  de  temps  :  trois  désirs  capables  de  pervertir  les  Saints  ; 
trois  sources  empoisonnées  de  toutes  les  injustices  dont  le  monde  est  rem- 
pli. Une  simple  exposition  va  vous  en  faire  connaître  les  funestes  consé- 
quences ,  et  vous  en  découvrir  la  malignité. 

On  veut  être  riche  ;  voilà  la  fin  qu'on  se  propose,  et  à  laquelle  on  est  ab- 
solument déterminé.  Des  moyens,  on  en  délibérera  dans  la  suite;  mais  le 
capital  est  d'avoir  ,  dit-on  ,  de  quoi  se  pousser  dans  le  monde,  de  quoi  faire 
quelque  figure  dans  le  monde,  de  quoi  maintenir  son  rang  dans  le  monde , 
de  quoi  vivre  à  son  aise  dans  le  monde  ;  et  c'est  ce  que  l'on  envisage  comme 
le  terme  de  ses  désirs.  On  voudrait  bien  y  parvenir  par  des  voies  hon- 
nêtes, et  avoir  encore,  s'il  était  possible,  l'approbation  publique;  mais, 
au  défaut  de  ces  voies  honnêtes ,  on  est  secrètement  disposé  à  en  prendre 
d'autres,  et  à  ne  rien  excepter  pour  venir  à  bout  de  ses  prétentions.  0  ci- 
ves, cives!  quœrenda pecunia  primiim  est.  Virtuspost  nurnmos'1.  C'est  ce 
que  disait  le  satirique  de  Rome ,  reprochant  à  ses  concitoyens  la  déprava- 
tion de  leurs  mœurs  :  et  pourquoi ,  reprend  saint  Augustin ,  n'écouterons- 
nous  pas  ces  sages  du  paganisme ,  quand  il  s'agit  de  régler  les  nôtres  ?  0 
âmes  vénales  et  intéressées!  s'écriait  ce  païen,  voici  l'indigne  leçon  que 
vous  fait  continuellement  votre  avarice  ,  et  que  vous  n'avez  pas  honte  de 
suivre!  La  vertu  après  le  bien,  mais  le  bien  avant  toutes  choses.  Quand 
nous  en  aurons ,  dites-vous,  nous  penserons  à  F  étude  de  la  sagesse  ;  mais , 
préférablement  à  la  sagesse,  il  faut  travailler  à  s'enrichir;  sans  cela ,  la  sa- 

•    1  Tim.,  6.  —  3Horat. 


SUR   LES    RICHESSES.  455 

gesse  même  est  méprisée ,  et  passe  pour  folie.  C'est  ainsi  que  vous  raison- 
nez, et  toute  votre  philosophie  se  réduit  à  cette  damnable  conclusion  : 
Rem,  sipossis,  recte ;  si  non,  quocumque  modo,  rem  l.  Faisons  notre 
fortune,  augmentons  nos  revenus,  amassons  du  bien  ;  du  bien ,  si  nous  le 
pouvons ,  légitimement  ;  sinon ,  du  bien  à  quelque  condition  que  ce  puisse 
être,  et,  aux  dépens  de  tout  le  reste,  du  bien.  Ainsi  leur  faisait-il  remar- 
quer la  corruption  de  leurs  cœurs  ;  et  ma  douleur  est  que  ces  paroles , 
prises  dans  toute  leur  énergie,  conviennent  encore  aujourd'hui  à  un  mil- 
lion de  chrétiens  qui  semblent  n'avoir  point  d'autre  religion  que  celle-là  : 
Rem,  sipossis,  recte;  sinon,  quocumque  modo,  rem.  On  ne  laisse  pas 
de  sentir  une  répugnance  secrète  à  se  servir  de  moyens  honteux  ;  mais,  avec 
cette  répugnance  que  l'honneur  inspire ,  et  dont  on  ne  peut  se  défaire ,  on 
a  encore  plus  d'àpreté  et  plus  d'avidité  ;  et  il  arrive  ce  qu'ajoute  saint  Chry- 
sostome,  que  le  désir  de  la  fin  l'emporte  sur  l'injustice  des  moyens  :  Si 
non,  quocumque  modo,  rem. 

Or  supposons  un  homme  dans  cette  disposition  :  que  ne  fera-t-il  pas  ,  et 
qui  l'arrêtera  ?  quelle  conscience  ne  sera-t-il  pas  en  état  de  se  former  ?  à 
quelle  tentation  ne  se  trouvera-t-il  pas  livré?  le  scrupule  de  l'usure  l'in- 
quiétera-t-il?  le  nom  de  confidence  et  de  simonie  l'étonnera-t-il?  manquera- 
t-il  d'adresse  pour  déguiser  et  pour  pallier  le  vol?  sera-t-il  en  peine  de 
chercher  des  raisons  spécieuses  pour  autoriser  la  concussion  et  la  violence  ? 
s'il  est  en  charge  et  en  dignité ,  rougira-t-il  des  émoluments  sordides  qu'il 
tire,  et  qui  décrient  son  ministère?  s'il  est  juge,  balancera-t-ii  à  vendre  la  jus- 
tice ?  s'il  est  dans  le  négoce  et  dans  le  trafic,  se  fera-t-il  un  crime  de  la  fraude 
et  du  parjure?  si  le  bien  d'un  pupille  lui  est  confié,  craindra-t-il  de  le  mé- 
nager à  son  profit?  s'il  manie  les  deniers  publics,  comptera-t-il  pour  pé- 
culat  tout  ce  qui  s'y  commet  d'abus?  Non,  mes  chers  auditeurs,  rien  de 
tout  cela  ne  sera  ^capable  de  le  retenir ,  ni  souvent  même  de  le  troubler.  Du 
moment  qu'il  veut  s'enrichir,  il  n'y  aura  rien  qu'il  n'entreprenne,  rien 
qu'il  ne  présume  lui  être  dû,  rien  qu'il  ne  se  croie  permis.  S'il  est 
faible  et  timide,  il  sera  fourbe  et  trompeur;  s'il  est  puissant  et  hardi ,  il 
sera  dur  et  impitoyable.  Dominé  par  cette  passion,  il  n'épargnera  ni  le 
profane  ni  le  sacré;  il  prendra  jusque  sur  les  autels.  Le  patrimoine  des 
pauvres  deviendra  le  sien;  et ,  s'il  lui  reste  encore  quelque  conscience  ,  il 
trouvera  des  docteurs  pour  le  rassurer,  ou  plutôt  il  s'en  fera.  11  leur  ca- 
chera le  fond  des  choses;  il  ne  s'expliquera  qu'à  demi,  et,  par  ses  artifices 
et  ses  détours ,  il  en  extorquera  des  décisions  favorables,  et  les  rendra, 
malgré  eux,  garants  de  son  iniquité.  Que  le  public  s'en  scandalise,  il  aura 
un  conseil  dont  il  se  tiendra  sûr  ;  du  moins ,  quoi  qu'on  en  puisse  dire ,  il 
parviendra  à  ses  fins  ;  il  veut  être  riche ,  et  il  le  veut  absolument  :  Rem  , 
rem,  quocumque  modo,  rem. 

Non-seulement  il  le  veut  être ,  mais  il  le  veut  être  sans  se  prescrire  de 
bornes  :  autre  désir  aussi  dangereux  qu'il  est  déraisonnable  et  insensé.  Car 
où  sont  aujourd'hui  les  riches  qui ,  réglant  leur  cupidité  par  une  sage  mo- 
dération, mettent  un  point  à  leur  fortune?  Où  sont  les  riches  qui,  con- 

'   Horat. 


456  SUR    LES    RICHESSES. 

tents  de  ce  qui  suffit,  et  portant  leurs  pensées  plus  haut,  disent  :  C'est 
assez  de  biens  sur  la  terre  ,  il  faut  se  pourvoir  de  ces  trésors  célestes  que  ni 
le  ver  ni  la  rouille  ne  consument  point?  En  vain  on  leur  représente  que 
se  borner  de  la  sorte  ,  c'est  la  marque  la  plus  certaine  d'un  esprit  solide  et 
judicieux.  En  vain  on  leur  fait  voir  la  folie  d'un  homme  qui,  n'ayant  que 
des  besoins  limités ,  a  des  désirs  immenses  et  infinis  ;  semblable  à  celui  dont 
parlait  encore  le  même  auteur  profane ,  qui ,  n'ayant  affaire  que  d'un  verre 
d'eau,  voudrait  le  puiser  dans  un  grand  fleuve,  et  non  pas  dans  une  fon- 
taine. En  vain  leur  dit-on,  avec  l'Ecclésiaste ,  que  cette  ardeur  d'amasser 
et  d'accumuler  n'est  que  vanité  et  affliction  d'esprit  ;  que  dans  la  cupidité 
même  ,  comme  en  toute  autre  chose ,  il  doit  y  avoir  une  fin ,  et  qu'un  des 
châtiments  de  Dieu  les  plus  visibles  sur  les  riches  avares ,  c'est  que ,  pour 
être  dans  l'opulence,  ils  n'en  craignent  pas  moins  la  pauvreté ,  et  que  plus 
ils  ont  acquis ,  plus  ils  veulent  acquérir.  En  vain  leur  remontre-t-on  qu'en- 
tassant toujours  biens  sur  biens,  ils  n'en  sont  dans  le  monde,  ni  plus  ai- 
més ,  ni  plus  estimés ,  ni  plus  honorés  ;  que ,  la  mesure  nécessaire  une 
fois  remplie ,  ils  n'en  vivent  pas  du  reste  plus  agréablement ,  ni  plus 
doucement  ;  et  que  tout  l'effet  de  ces  grandes  richesses  est  de  leur  attirer 
l'envie ,  l'indignation,  la  haine  publique  ;  tout  cela  ne  les  touche  point. 
Brûlés  d'une  avare  convoitise,  ils  se  répondent  secrètement  que  tout  est  né- 
cessaire dans  le  monde  ;  que  rien ,  à  le  bien  prendre ,  ne  suffit  ;  qu'on  n'en 
peut  jamais  trop  avoir  ;  que  les  hommes  ne  valent  et  ne  sont  comptés  que 
sur  le  pied  de  ce  qu'ils  ont  ;  qu'il  est  doux  de  cueillir  en  pleine  moisson  ; 
qu'il  ne  convient  qu'à  une  âme  timide ,  ou  à  une  conscience  faible ,  de  fixer 
ses  désirs.  Maximes  qui  les  endurcissent ,  et  dont  ils  se  laissent  tellement 
prévenir,  que  rien  ne  les  peut  détromper.  Or  figurez-vous  quelles  injus- 
tices cette  passion  effrénée  traîne  après  soi  ;  imaginez-vous  de  quelles  vexa- 
tions ,  de  quelles  oppressions ,  de  quelles  concussions  elle  doit  être  accom- 
pagnée. 

De  là  vient  que  les  prophètes  ,  animés  de  l'esprit  de  Dieu ,  prononçaient 
de  si  terribles  anathèmes  contre  cette  faim  dévorante  :  Vœ  vobis  qui  con- 
jungitis  domum  ad  domum,  et  agrum  agro  copulatis;  nurnquid  habi- 
tabitis  vos  soli  in  medio  terrœ  i  ?  Est-il  rien  de  plus  fort  et  de  plus  élo- 
quent que  ces  paroles  ?  Malheur  à  vous ,  qui  joignez  maison  à  maison  , 
héritage  à  héritage  !  malheur  à  vous  dont  le  voisinage  pour  cela  même  est 
redouté ,  et  qui  des  fonds  les  plus  médiocres  ,  par  vos  odieuses  acquisitions, 
trouvez  le  secret  de  faire  de  grands  et  d'amples  domaines  !  prétendez - 
vous  donc  habiter  seuls  au  milieu  de  la  terre  ?  Mais  pourquoi ,  dit  un  ri- 
che, ne  me  sera-t-il  pas  permis  d'accroître  mon  fonds  ;  et  pourquoi,  payant 
bien  ce  que  j'acquiers,  et  ne  faisant  tort  à  personne,  n'aurai-je  pas  droit 
de  m'étendre  ?  Encore  une  fois ,  malheur  à  vous  !  Vœ  vobis  !  Malheur; 
parce  que  vouloir  toujours  s'étendre  et  ne  nuire  à  personne ,  ce  sont  com- 
munément dans  la  pratique  deux  volontés  contradictoires.  Malheur,  parce 
que  ces  accroissements  ont  presque  toujours  été  et  seront  presque  toujours 
injustes ,  sinon  envers  celui  dont  vous  achetez  l'héritage,  au  moins  envers 

'  Isaï.,  5, 


SUR   LES    RICHESSES.  457 

ceux  aux  dépens  de  qui  vous  le  payez.  Vœ  qui  multiplicat  non  sua  *  ! 
Malheur  à  l'homme  qui  veut  sans  cesse  multiplier  ses  revenus ,  parce 
qu'en  multipliant  le  sien  il  y  môle  infailliblement  celui  du  prochain  ! 
Vœ  qui  congrcgat  avaritiam  domui  suœ,  ut  si  in  excelso  nidus  ejus  8  ! 
Malheur  à  l'homme  qui ,  n1  écoutant  que  son  ambition  et  son  avarice , 
forme  toujours  de  nouveaux  projets ,  et  conçoit  de  hautes  idées  pour  l'a- 
grandissement de  sa  maison  !  pourquoi  ?  Admirez  l'expression  du  Saint- 
Esprit  :  Quia  lapis  de  pariete  clamabit 3,  parce  que  les  pierres  mêmes 
dont  cette  maison  est  bâtie  crieront  vengeance ,  et  que  le  bois  employé  à  la 
construire  rendra  témoignage  contre  lui  :  Et  lignum  quod  inter  juncturas 
œdificiorum  est,  respondebit k. 

Enfin,  on  veut  être  riche  en  peu  de  temps  ;  et,  parce  qu'il  n'y  a  que 
certains  états ,  que  certaines  conditions  et  certains  emplois  où ,  par  des 
voies  courtes  et  abrégées,  on  puisse  le  devenir,  contre  tous  les  principes 
et  toutes  les  règles  de  la  prudence  chrétienne ,  on  ambitionne  ces  états ,  on 
recherche  ces  conditions  ,  on  se  procure  ces  emplois.  S'enrichir  par  une 
longue  épargne  ou  par  un  travail  assidu,  c'était  l'ancienne  route  que  l'on 
suivait  dans  la  simplicité  des  premiers  siècles  ;  mais  de  nos  jours  on  a 
découvert  des  chemins  raccourcis ,  et  bien  plus  commodes.  Une  commis- 
sion qu'on  exerce  ,  un  avis  qu'on  donne  ,  un  parti  où  l'on  entre ,  mille 
autres  moyens  que  vous  connaissez  ,  voilà  ce  que  l'empressement  et  l'im- 
patience d'avoir  a  mis  en  usage.  En  effet,  c'est  par  là  qu'on  fait  des  progrès 
surprenants  ;  par  là  qu'on  voit  fructifier  au  centuple  son  talent  et  son  in- 
dustrie ;  par  là  qu'en  peu  d'années,  qu'en  peu  de  mois,  on  se  trouve  comme 
transfiguré,  et  que,  de  la  poussière  où  l'on  rampait,  on  s'élève  jusque  sur 
le  pinacle. 

Or,  il  est  de  la  foi,  Chrétiens,  que  quiconque  cherche  à  s'enrichir  promp- 
tement  ne  gardera  pas  son  innocence  :  Qui  festinat  ditari ,  non  erit  in- 
nocens  5.  C'est  le  Saint-Esprit  même  qui  l'assure  ;  et  quand  il  ne  le  dirait 
pas,  la  preuve  en  est  évidente.  Car  il  est  incompréhensible,  par  exemple, 
qu'avec  des  profits  et  des  appointements  réglés  on  fasse  tout  à  coup  des 
fortunes  semblables  à  celles  dont  nous  parlons  ;  et  que  ne  prenant ,  selon 
le  précepte  de  Jean-Baptiste ,  que  ce  qui  est  dû ,  l'on  arrive  à  une  opu- 
lence dont  le  faîte  et  le  comble  paraît  presque  aussitôt  que  les  fondements. 
Il  faut  donc  que  la  mauvaise  foi ,  pour  ne  pas  dire  la  fourberie ,  soit  venue 
au  secours ,  et  qu'elle  ait  donné  des  ailes  à  la  cupidité ,  pour  lui  faire  pren- 
dre un  vol  si  prompt  et  si  rapide. 

Cela  va ,  me  direz-vous ,  à  damner  bien  des  gens  d'honneur  ;  et  moi  je 
réponds,  premièrement,  qu'il  faudrait  d'abord  examiner  qui  sont  ces  gens 
d'honneur,  et  en  quel  sens  on  les  appelle  gens  d'honneur  ;  secondement , 
qu'il  ne  m'appartient  pas  de  damner  personne  ;  mais  qu'il  est  du  devoir 
de  mon  ministère  de  vous  développer  les  sacrés  oracles  de  la  parole  divine. 
Si  ce  que  vous  appelez  gens  d'honneur  y  trouvent  leur  condamnation  , 
c'est  à  eux  à  y  prendre  garde  ;  mais,  quoi  qu'il  en  soit,  c'est  une  vérité 
incontestable  :  Qui  festinat  ditari ,  non  erit  innocens 6  :  quand  on  s'em- 

1  Habac,  2.  —  »  lbid,  —  3  lbid.  —  4  ibid.  —  5  Prov.,  28.  —  (i  Ibid. 


458  SUR    LES    RICHESSES. 

presse  de  s'enrichir,  on  n'est  point  sans  crime,  au  jugement  même  du 
monde;  comment  le  serait-on  à  celui  de  Dieu? 

Cependant ,  mes  chers  auditeurs,  telle  est  l'obstination  du  siècle  :  pour 
être  riche  en  peu  de  temps  ,  on  abandonne  l'innocence ,  on  renonce  à  la 
probité ,  on  se  dépouille  même  de  l'humanité  ,  on  dévore  la  substance  du 
pauvre,  on  ruine  la  veuve  et  l'orphelin  :  et  souvent,  après  cela,  par  une 
grossière  hypocrisie ,  on  devient ,  ou  plutôt  on  se  fait  dévot  ;  comme  si  la 
dévotion  et  la  réforme ,  survenant  à  l'injustice  sans  la  réparer,  couvrait 
tout  et  sanctifiait  tout.  Faut-il  s'étonner  que  le  Fils  de  Dieu  ,  envisageant 
tous  ces  désordres  ,  ait  réprouvé  les  richesses  dans  son  Evangile  ,  et  qu'il 
ne  les  ait  plus  simplement  appelées  richesses  ,  mais  richesses  d'iniquité , 
mammona  iniquitatis  !  ?  Faut-il  demander  pourquoi  le  Sage,  éclairé  des 
lumières  de  l'esprit  de  Dieu ,  cherchait  partout  un  homme  juste,  qui  n'eût 
point  couru  après  l'or  et  l'argent;  pourquoi  il  le  regardait  comme  un 
homme  de  miracles,  voulant  faire  son  éloge,  et  le  canonisant  dès  cette  vie? 
Quis  est  hic,  et  laudabimus  eum;  fecit  enim  mirabilia  in  vitâsuâ*.  Mais, 
reprend  saint  Augustin  ,  s'il  est  rare  de  trouver  un  homme  assez  juste 
pour  ne  s'être  jamais  laissé  prendre  à  l'éclat  de  l'or  et  de  l'argent,  combien 
plus  doit-il  être,  je  ne  dis  pas  difficile ,  mais  impossible ,  qu'un  homme  se 
laisse  prendre  à  l'éclat  de  l'or  et  de  l'argent,  et  qu'il  se  maintienne  dans 
l'état  de  juste?  Voulez-vous,  homme  du  siècle,  modérer  cet  injuste  désir? 
comprenez   l'obligation   de  l'aumône.  Comprenez,  dis-je,  que  plus  vous 
aurez ,  plus  vous  serez  obligé  de  donner  et  de  répandre  ;  qu'il  faudra  que 
vos  aumônes  croissent  à  proportion  de  vos  revenus ,  et  que  c'est  sur  cette 
proportion  que  vous  serez  jugé.  Ainsi  raisonnait  saint  Bernard  dans  une  de 
ses  lettres;  car,  disait  ce  Père,  ou  vous  êtes  riche  et  vous  avez  du  superflu, 
et  alors  ce  superflu  n'est  pas  pour  vous ,  mais  pour  les  pauvres  ;  ou  vous 
êtes  dans  une  fortune  médiocre ,  et  alors  que  vous  importe  de  chercher  ce 
que  vous  ne  pouvez  garder?  Dignatio  tua,  aut  dives  est,  et  débet  facere 
quod  prœceptum  est;  aut  adhuc  tenuis,   et  non  débet  quœrere  quod 
erogatura  est 3.  Quiconque  sera  bien  convaincu  de  cette  importante  vérité 
craindra  plutôt  d'acquérir  des  biens ,  qu'il  ne  les  désirera.  Acquisition  des 
richesses,  occasion  d'injustice,  vous  l'avez  vu.  Possession  des  richesses, 
source  d'orgueil  ;  c'est  ce  que  vous  allez  voir  dans  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME    PARTIE. 

Ce  n'est  pas  sans  raison  que  l'Apôtre ,  écrivant  à  son  disciple  Timothée  , 
et  lui  apprenant  à  former  les  mœurs  des  premiers  fidèles ,  parmi  les  autres 
maximes  qu'il  établissait,  et  dont  il  voulait  qu'ils  fussent  instruits  ,  lui 
recommandait  particulièrement  d'ordonner  aux  riches  de  ce  monde  de 
n'être  point  orgueilleux  :  Divitibus  hujus  sœculi  prœcipe  sublime  non 
saperek.  Comme  s'il  lui  eût  dit,  selon  l'expression  de  saint  Chrysostome  : 
Rien  de  plus  dangereux  pour  un  chrétien  que  la  possession  des  richesses; 
et  plût  au  ciel  que  la  pauvreté  évangélique  fût  le  partage  de  tous  ceux 
qui  professent  l'Évangile!  Mais  si ,  par  un  ordre  d'en  haut,  et  par  la  dis- 

1  Lue.,  16.  —  2  Kceli.,  81.  —  3  Bern.  —  i  1  Tim.,  6. 


SUR   LES   RICHESSES.  459 

position  de  la  Providence,  il  arrive  qu'il  y  ait  des  riches  parmi  nous,  au 
moins  parlez-leur  en  homme  de  Dieu;  et,  bien  loin  de  les  flatter  sur  le 
bonheur  de  leur  état ,  obligez-les  à  s'humilier  et  à  trembler,  dans  la  vue 
des  malheurs  qui  les  menacent  et  qu'ils  ont  à  prévenir.  Il  savait,  ajoute 
saint  Augustin ,  que  l'esprit  du  christianisme  est  essentiellement  opposé  à 
l'esprit  d'orgueil  ;  et  d'ailleurs  il  n'ignorait  pas  que  l'esprit  d'orgueil , 
sans  un  miracle,  est  comme  inséparable  des  richesses.  C'est  pour  cela 
qu'il  employait  avec  tant  de  zèle  l'autorité  que  Dieu  lui  avait  donnée , 
pour  soumettre  les  riches  du  siècle  à  cette  sainte  et  divine  loi,  de  n'avoir 
jamais  des  pensées  trop  hautes,  et  de  ne  pas  abuser  de  leur  condition 
au  mépris  de  leur  religion  :  Divitibus  hajus  sœculi prœcipe  sublime  non 
sapere. 

En  effet ,  Chrétiens ,  les  richesses  inspirent  naturellement ,  surtout  à  un 
cœur  vain  et  plein  de  lui-même ,  deux  sentiments  d'orgueil  :  le  premier,  à 
l'égard  des  hommes ,  au-dessus  de  qui  il  croit  avoir  droit  de  s'élever  ;  le 
second,  à  l'égard  de  Dieu,  qu'il  ne  connaît  plus  qu'à  demi,  et  dont  il  semble 
qu'il  ait  secoué  le  joug.  Orgueil  envers  les  hommes,  que  nous  appelons 
suffisance  et  fierté  ;  orgueil  envers  Dieu ,  qui  dégénère  en  libertinage  et 
en  impiété  ;  l'un  et  l'autre  suite  si  naturelle  de  l'abondance  et  de  la  pos- 
session des  biens ,  qu'il  n'y  a  que  la  grâce  de  Jésus-Christ  qui  puisse  nous 
en  préserver. 

Orgueil  envers  les  hommes  ;  car  il  suffît  d'être  riche  pour  tirer,  quoique 
injustement,  toutes  ces  conséquences  avantageuses  :  qu'on  n'a  plus  besoin 
de  personne,  qu'on  doit  tenir  tout  le  monde  dans  la  dépendance;  qu'on 
peut ,  sans  obstacle  et  sans  contradiction ,  se  rendre  délicat ,  impérieux , 
bizarre  ;  qu'on  est  au-dessus  de  la  censure ,  et  comme  en  pouvoir  de  faire 
impunément  toutes  choses;  qu'on  est  sûr  de  l'approbation  et  de  la  louange, 
ou,  pour  mieux  dire,  de  l'adulation  et  de  la  flatterie;  que,  sans  mérite, 
on  a  ce  qui  tient  lieu  de  tout  mérite.  Conséquences  dont  se  laissent  infatuer, 
non-seulement  les  esprits  populaires  et  bornés,  mais  les  sages  mêmes,  et 
ceux  qui,  du  reste,  auraient  de  la  solidité;  en  sorte  que  les  uns  et  les 
autres,  éblouis  de  l'éclat  qui  les  environne,  et  enivrés  de  leur  fortune,  se 
disent  à  eux-mêmes,  aussi  bien  que  le  pharisien  :  Non  sum  si  eut  cœteri 
hominumi  :  Je  ne  suis  pas  comme  le  reste  des  hommes,  et  le  reste  des 
hommes  n'est  pas  comme  moi.  Reprenons ,  Chrétiens,  et  mettons  tout  ceci 
dans  un  nouveau  jour. 

N'avoir  besoin  de  personne,  premier  effet  de  l'opulence,  et  disposition 
prochaine  et  infaillible  à  mépriser  tout  le  monde.  Dans  l'indépendance  où 
se  trouve  le  riche  mondain,  et  dans  l'état  où  le  met  sa  fortune  de  se  pou- 
voir passer  du  secours  d'autrui,  de  l'amitié  d'autrui ,  des  grâces  d' autrui, 
il  ne  considère  plus  que  lui-même,  il  ne  vit  plus  que  pour  lui-même. 
Affabilité ,  douceur,  patience ,  déférence ,  ce  sont  des  noms  qu'il  ne  connaît 
point,  parce  qu'ils  expriment  des  vertus  dont  il  ne  fait  aucun  usage,  et  sans 
lesquelles  il  a  de  quoi  se  soutenir.  Qu'ai-je  affaire  de  celui-ci,  et  que  me 
reviendra-t-il  d'avoir  des  égards  pour  celui-là?  Enflé  qu'il  est  de  ce  senti  - 

■  tue.,  18. 


460  SUR    LES    RICHESSES. 

ment ,  il  ne  sait  ce  que  c'est  que  de  céder,  que  de  s'abaisser,  que  de  plier, 
dans  des  occasions  néanmoins  où  la  charité  et  la  raison  le  demandent  ;  et , 
comme  l' amour-propre  est  le  seul  ressort  qui  le  fait  agir,  n'étant  jamais 
humble  par  indigence  et  par  nécessité,  il  ne  Test  jamais  par  devoir  et  par 
piété . 

Voir  tout  le  monde  dans  la  dépendance ,  c'est-à-dire  se  voir  recherché 
de  tout  le  monde ,  redouté  de  tout  le  monde ,  obéi  de  tout  le  monde ,  autre 
effet  de  la  richesse  ;  et  qu'y  a-t-il  de  plus  propre  à  entretenir  la  présomption 
d'une  âme  superbe?  On  sait  bien  que  l'humiliation  d'un  riche,  s'il  voulait 
se  rendre  justice ,  serait  de  penser  quels  sont  ces  serviteurs  ,  et  ces  amis 
prétendus  dont  il  se  glorifie;  amis ,  serviteurs  que  le  seul  intérêt  conduit, 
et  qui ,  s'attachant  à  sa  fortune ,  n'ont  souvent  qu'un  fond  de  mépris  et 
qu'une  secrète  haine  pour  sa  personne.  Mais  l'orgueil,  ingénieux  à  se 
tromper,  ne  laisse  pas  de  profiter  de  cela  même ,  se  faisant ,  sinon  une  dou- 
ceur, au  moins  une  gloire ,  d'avoir  sous  ce  nom  d'amis  beaucoup  de  mer- 
cenaires et  beaucoup  d'esclaves.  S'il  n'a  pas  de  quoi  se  faire  aimer,  il  a  de 
quoi  se  faire  craindre  ;  et  soit  qu'on  l'aime  ou  qu'on  le  haïsse ,  c'est  toujours 
un  sujet  de  complaisance  pour  lui  de  voir  qu'on  est  intéressé  à  le  ménager. 
De  là  vient,  dit  le  plus  sage  des  hommes,  Salomon  (morale  admirable  et 
dont  nous  faisons  à  toute  heure  l'épreuve  sensible),  de  là  vient  que  le  riche, 
par  là  même  qu'il  est  riche ,  prétend  avoir  un  titre  pour  devenir  fâcheux , 
de  difficile  abord ,  d'humeur  inégale ,  chagrin  quand  il  lui  plaît ,  impatient, 
colère  ;  un  titre  pour  rebuter  les  uns ,  pour  choquer  les  autres ,  pour  être  à 
tous  insupportable.  S'il  était  pauvre ,  il  n'aurait  dans  la  bouche  que  des 
supplications  et  des  prières,  ce  sont  les  termes  de  l'Écriture;  mais  parce 
qu'il  est  à  son  aise  et  qu'il  a  du  bien ,  il  ne  parle  qu'avec  hauteur ,  et  il  ne 
répond  qu'avec  dureté  ;  Cum  obsecrationibus  loquetur  pauper,  dives 
effabitur  rigide1. 

Être  en  pouvoir  de  tout  entreprendre  et  de  tout  faire  avec  impunité , 
troisième  effet  de  l'abondance  pour  quiconque  sait  s'en  prévaloir.  Car  où 
voit-on  des  riches ,  disait  Salvien ,  déplorant  les  abus  de  son  siècle?  et  ne  le 
puis-je  pas  dire  comme  lui ,  où  voit-on  des  riches  passer  par  la  rigueur  des 
lois?  dans  quel  tribunal  les  punit-on?  quelle  justice  contre  eux  obtient-on, 
ou  espère-t-on?  quelle  intégrité  ne  corrompent-ils  pas?  quels  arrêts  si  justes 
et  si  sévères  n'éludent-ils  pas?  de  quel  mauvais  pas,  pour  user  de  l'expres- 
sion commune ,  un  riche  criminel  et  scélérat  ne  se  tire-t-il  pas  hautement 
et  tête  levée  ;  et  de  quel  crime  si  noir  ne  trouve-t-il  pas  moyen  de  se  laver? 
Les  lois  sont  pour  les  misérables,  ajoutait  le  même  Père  ;  les  châtiments,  pour 
ceux  à  qui  la  pauvreté  en  pourrait  déjà  tenir  lieu  ;  mais ,  pour  les  riches , 
il  n'y  a  qu'indulgence ,  que  connivence ,  que  tolérance  ;  l'équité  la  plus 
inflexible  et  le  droit  le  plus  rigoureux  se  tournent  pour  eux  en  faveur.  Or 
voilà,  reprend  le  Prophète  royal,  ce  qui  les  rend  fiers  et  insolents.  Ils  ne 
sentent  jamais  la  pointe  de  la  correction ,  et  ils  ne  sont  point  châtiés  comme 
les  autres  hommes.  On  ne  les  reprend  point ,  on  ne  les  confond  point ,  on 
ne  les  condamne  point  ;  et  c'est  pour  cela  que  l'orgueil  se  saisit  d'eux  et  les 

2  Tj-ov.,  18. 


SUR   LES    RICHESSES.  461 

remplit  :  In  laboribus   hominum  non  sunt ,    et   cum  hominibus  non 
flagellabuntur  ;  ideo  tenuit  eos  superbia1. 

Et  comment  ne  seraient-ils  pas  au-dessus  de  la  censure ,  puisque  c'est 
assez  qu'ils  soient  riches  pour  avoir,  quoi  qu'ils  fassent,  des  approbateurs? 
Voulez-vous  savoir  un  des  grands  privilèges  des  richesses?  le  voici,  et  vous 
l'allez  apprendre  de  l'Ecclésiastique.  Le  pauvre  parle  avec  sagesse ,  et  à 
peine  le  souffre-t-on  ;  le  riche  parle  mal  à  propos ,  et  on  l'écoute  avec 
respect  ;  et  ce  qu'il  avance  imprudemment  est  élevé  jusques  aux  nues ,  par 
les  louanges  qu'on  lui  donne  :  Dives  locutus  est,  et  omnes  tacuenmt,  et 
verbum  illius  usque  ad  nubesperducent2.  Ses  défauts  sont  des  perfections; 
ses  erreurs ,  des  lumières  :  on  loue ,  dit  ailleurs  le  Saint-Esprit ,  jusques 
aux  désirs  de  son  cœur;  c'est-à-dire  jusques  à  ses  passions ,  jusques  à  ses 
emportements.  Ce  que  l'on  blâme  dans  les  autres  est  dans  lui  matière 
d'éloge  et  sujet  de  bénédiction  :  Quoniam  laudatur  peccator  in  desideriis 
animœ suœ ,  et  iniquus  benedicitur* .  Le  texte  hébraïque  porte  :  Et  dives 
benedicitur.  Or  qui  pourrait  résister  à  un  air  aussi  contagieux  que  celui  de 
la  flatterie ,  quand  on  le  respire  sans  cesse  ?  A  force  d'entendre  que  l'on 
est  parfait ,  on  se  croit  parfait  ;  et  à  force  de  le  croire ,  on  devient ,  sans 
même  l'apercevoir,  orgueilleux  et  vain.  Pour  peu  sensé  que  fût  le  riche  , 
il  renoncerait  à  ce  faux  privilège  ;  mais  l'adulation  qui  le  perd ,  en  lui 
ôtant  l'humilité,  lui  ôte  même  le  bon  sens,  et  lui  fait  préférer  le  mensonge 
à  la  plus  solide  de  toutes  les  vérités ,  qui  est  la  connaissance  de  soi-même. 

Enfin  quiconque  est  riche  est  éminemment  toutes  choses,  et  sans  mé- 
rite il  a  tout  mérite.  Il  est  noble  sans  naissance,  savant  sans  étude ,  brave 
sans  valeur;  il  a  la  qualité,  la  probité,  la  prudence,  l'habileté.  Sans  autre 
distinction  que  l'or  et  l'argent  qu'il  possède ,  il  parvient  aux  honneurs.  Par 
là  il  règne  et  domine  ;  par  là  il  est  chéri  des  grands  et  adoré  des  petits  ;  par 
là  il  n'y  a  point  d'alliance  où  il  ne  prétende,  point  de  rival  sur  qui  il  ne 
l'emporte  ;  en  un  mot ,  par  là  il  n'est  exclu  de  rien ,  et  se  fait  ouverture  à 
tout.  Ne  serait-ce  pas  une  espèce  de  prodige  s'il  savait  alors  se  garantir  de 
l'orgueil,  et  se  tenir  dans  les  bornes  d'une  modestie  chrétienne? 

Cependant  il  n'en  demeure  pas  là.  L'orgueil  envers  les  hommes  est  un 
degré  pour  s'élever  jusques  au  mépris  de  Dieu ,  et  la  possession  des  ri- 
chesses ,  qui  devrait  être  pour  le  riche  un  sujet  de  reconnaissance  envers 
Dieu,  de  qui  il  les  a  reçues,  par  la  corruption  de  son  cœur,  le  fait  tomber 
dans  une  espèce  d'idolâtrie  et  d'irréligion.  Je  n'exagère  point  quand  je  dis 
une  espèce  d'idolâtrie.  Saint  Paul ,  qui  pensait  et  qui  parlait  juste  ,  à  force 
d'employer  ce  terme,  en  a  fait  sur  la  matière  que  je  traite  un  terme  non- 
seulement  propre ,  mais  consacré.  Jamais  cet  apôtre  de  Jésus-Christ ,  dans 
le  dénombrement  des  péchés ,  ne  spécifie  l'avarice ,  qu'il  n'ajoute ,  pour  la 
distinguer ,  Quœ  est  simulacrorum  servitas  4,  qui  est  un  vrai  culte  d'i- 
doles. Et  pourquoi?  parce  qu'il  était  persuadé,  dit  saint  Chrysostome ,  que 
l'argent  est  le  dieu  du  riche.  Oui ,  son  dieu  ,  puisqu'il  l'adore  ;  son  dieu, 
puisqu'il  espère  en  lui  ;  son  dieu  ,  puisqu'il  lui  fait  des  sacrifices  ;  son  dieu , 
puisqu'il  l'aime  souverainement  et  par-dessus  tout.  Ce  n'est  donc  pas  sans 

1  Psaltn.  72.  —  2  Eccli.,  13.  —  3  Psalm.  9.  —  <  Coloss.,  3. 


462  RSUR  LES   ICHESSES. 

raison  que  la  possession  des  biens  de  la  terre ,  je  dis  à  l'égard  d'un  avare 
qui  en  est  possédé  lui-même  ,  est  appelée  par  saint  Paul  une  idolâtrie  ,  si- 
mulacrorum  servitus.  Idolâtrie  de  tous  les  temps ,  idolâtrie  de  toutes  les 
nations  et  de  tous  les  peuples ,  idolâtrie  la  plus  aveugle  et  la  plus  opiniâtre 
que  Jésus-Christ  ait  eu  à  combattre  et  à  détruire ,  dans  son  avènement 
au  monde.  Or,  que  fait  l'idolâtrie  dans  un  esprit?  Vous  le  savez  ,  Chré- 
tiens :  elle  y  ruine  l'empire  de  Dieu  ;  elle  y  suscite  une  divinité  étrangère 
quelle  oppose  à  Dieu,  qu'elle  élève  au-dessus  de  Dieu ,  qu'elle  fait  asseoir 
sur  le  trône  de  Dieu.  Outrage  qui  passe  la  révolte  ,  et  qui  va  même  au  delà 
de  l'apostasie,  et  jusques  à  l'insulte. 

Voilà ,  mes  chers  auditeurs ,  ce  que  le  prophète  Osée  a  voulu  nous  faire 
comprendre  dans  ce  fameux  passage  du  douzième  chapitre  de  sa  prophétie. 
Remarquez  ceci ,  c'est  un  des  plus  beaux  traits  de  l'Ecriture.  Ce  prophète 
avait  cent  fois  prêché  aux  Juifs  l'obligation  de  persévérer  dans  la  foi  de  leurs 
pères  ;  et  cent  fois  les  Juifs  avaient  méprisé  ses  remontrances.  Mais  un  jour 
qu'il  leur  reprochait  leur  infidélité  envers  le  Dieu  d'Israël ,  le  croiricz- 
vous?  un  homme  de  la  tribu  d'Éphraïm  lui  répondit  avec  audace  qu'il  n'a- 
vait que  faire  du  Dieu  d'Israël ,  qu'il  en  avait  choisi  un  autre  plus  à  son 
gré ,  un  autre  dont  le  culte  était  plus  conforme  à  ses  inclinations  ;  et  que 
ce  nouveau  dieu ,  c'était  son  argent ,  qu'il  serait  désormais  sa  divinité ,  et 
que  ,  puisqu'il  le  rendait  heureux ,  il  ne  voulait  plus  reconnaître  que  lui  : 
Et  dixit  unusde  Ephraim  :  Verumtamen  clives  effectus  sum  ;  inverti  ido- 
lum  mihi  *.  Pesez  bien  le  sens  de  ces  paroles.  Je  suis  devenu  riche,  et , 
dans  mes  richesses ,  j'ai  trouvé  une  idole  pour  moi.  Comme  s'il  eût  dit  : 
Prophète ,  vous  avez  beau  tonner ,  vous  avez  beau  me  menacer  de  la  co- 
lère de  votre  Dieu,  je  ne  vous  écoute  plus.  Ce  Dieu  dont  vous  me  parlez 
n'est  plus  le  mien  ;  je  me  suis  défait  de  lui  ;  je  ne  l'invoque  plus  qu'en  ap- 
parence ;  je  ne  le  crains,  ni  ne  l'aime  plus.  Depuis  que  la  fortune  m'a  donné 
de  quoi  avoir  un  dieu  visible  ,  qui  m'appartient ,  et  qui  n'appartient  qu'à 
moi  seul ,  je  renonce  à  tout  autre  dieu  pour  m'attacher  à  celui-là.  Parlez  à 
ceux  qui  croient  au  Dieu  d'Abraham ,  ils  vous  obéiront  ;  mais  pour  moi , 
je  m'en  tiens  à  mon  idole  :  verumtamen  dives  effectus  sum  ;  inveni  ido- 
lum  mihi.  Ah!  Chrétiens,  combien  de  fois  ce  scandale  s'est-il  renouvelé 
dans  le  christianisme  ?  Tandis  que  les  prédicateurs  font  tous  leurs  efforts 
pour  persuader  aux  fidèles  les  vérités  évangéliques,  combien  de  riches  s'é- 
lèvent secrètement  contre  eux  !  Quoiqu'ils  ne  s'en  expliquent  pas  comme 
cet  impie  et  cet  apostat ,  quel  mépris  des  maximes  de  Dieu  ne  leur  fait  pas 
concevoir  l'avarice  qui  les  domine;  et,  s'ils  osaient  produire  leurs  pensées, 
avec  quel  orgueil  ne  diraient-ils  pas  comme  ce  malheureux  \  Dives  effectus 
sum;  inveni  idolum  mihi.  Non,  non,  n'espérez  pas  de  nous  convertir 
par  votre  zèle  ;  quand  vous  parleriez  le  langage  des  prophètes  ,  vous  n'y 
réussirez  jamais  ;  nous  sommes  riches  et  dans  la  prospérité,  avec  cela,  tous 
vos  discours  seront  inutiles.  Vous  nous  prêchez  un  Dieu ,  et  nous  en  ser- 
vons un  autre;  le  vôtre  est  le  Dieu  de  la  sainteté  et  des  vertus,  et  le  nôtre 
est  le  dieu  des  richesses  et  de  l'opulence.  Vous  dites  que  ces  deux  divinités 

»  Osée  ,   12. 


SUR   LES   RICHESSES.  463 

ne  peuvent  s'accorder  ensemble  ;  et  voilà  pourquoi  nous  vous  déclarons  que 
vous  ne  gagnerez  rien  sur  nous ,  parce  que  nous  sommes  déterminés  à  sui- 
vre celle  que  le  monde  adore  et  dont  il  dépend. 

Ainsi,  dis-je,  s'exprimeraient  tant  de  riches,  s'ils  voulaient  nous  décou- 
vrir leurs  sentiments  ;  mais ,  sans  qu'ils  nous  les  découvrent ,  leur  con- 
duite nous  en  répond ,  et  nous  fait  assez  connaître  les  véritables  disposi- 
tions de  leur  cœur.  Parlons  naturellement  et  sans  figure.  Qu'est-ce  qu'un 
riche  ,  dans  l'usage  du  siècle?  ne  vous  offensez  pas  de  ma  proposition  ;  plus 
vous  l'examinerez ,  et  plus  elle  vous  paraîtra  vraie.  Qu'est-ce  qu'un  riche 
enflé  de  sa  fortune  ?  un  homme ,  ou  absolument  sans  religion ,  ou  qui  n'a 
que  la  surface  de  la  religion  ,  ou  qui  n'a  que  très-peu  de  religion  ;  un  homme 
pour  qui  il  semble  que  la  loi  de  Dieu  ne  soit  pas  faite  ;  un  homme  qui  ne 
sait  ce  que  c'est  que  de  se  contraindre  pour  s'assujettir  aux  observances  de 
l'Église  ;  un  homme  qui ,  sans  autre  raison  que  parce  qu'il  est  riche ,  se 
dispense  de  tout  ce  qu'il  lui  plaît  ;  un  homme  qui  ne  se  soumet  à  la  péni- 
tence qu'autant  qu'elle  ne  lui  est  point  incommode  ;  un  homme  pour  qui 
les  ministres  mêmes  de  Jésus-Christ  ont  non-seulement  des  égards ,  mais 
de  la  crainte  ;  un  homme  qui ,  jusque  dans  le  tribunal  de  la  confession ,  où 
il  paraît  en  posture  de  coupable,  veut  qu'on  le  respecte  et  qu'on  le  distin- 
gue ;  un  homme  qui  accommode  le  culte  de  Dieu  à  ses  erreurs  et  à  ses 
goûts ,  au  lieu  de  régler  ses  goûts ,  et  de  corriger  ses  erreurs  par  la  pureté 
du  culte  de.  Dieu  :  et  tout  cela  fondé  sur  son  état  d'opulence  qui  l'enor- 
gueillit. 

Je  ne  prétends  pas  que  tous  les  riches  soient  de  ce  caractère  :  à  Dieu  ne 
plaise  que  je  leur  fasse  cette  injure ,  ou  plutôt  que  je  la  fasse  à  la  Provi- 
dence !  Dieu ,  dans  toutes  les  conditions ,  parmi  les  riches  aussi  bien  que 
parmi  les  pauvres,  a  ses  prédestinés  et  ses  élus.  Mais  je  dis  que  la  posses- 
sion des  richesses ,  sans  une  humilité  héroïque  qui  lui  serve  de  souverain 
préservatif,  conduit  là  et  aboutit  là;  et  n'est-ce  pas  assez  pour  saisir  de 
frayeur  les  riches  même  les  plus  chrétiens?  Que  le  pauvre,  concluait 
le  Saint-Esprit  (  instruction  divine ,  et  que  je  vous  prie  de  vous  ap- 
pliquer ,  puisqu'elle  est  seule  capable  de  remédier  au  désordre  que  je 
viens  de  combattre) ,  que  le  pauvre  se  glorifie  de  sa  véritable  et  solide 
élévation  ;  et  que'  le  riche ,  au  contraire ,  s'humilie ,  et  fasse  gloire  de  son 
humilité  :  Glorietur  frater  humilis  in  exaltatione  sua,  et  dives  in  humi- 
litate  sua  l.  Voilà,  riches  du  siècle ,  ce  que  vous  devez  aimer ,  ce  que  vous 
devez  pratiquer  ;  voilà ,  si  vous  êtes  du  nombre  des  élus  de  Dieu ,  ce  qui 
vous  doit  sanctifier  et  ce  qui  vous  doit  sauver ,  savoir ,  l'humilité  de  cœur  : 
Et  dives  in  humilitate  sua.  Vous  m'en  demandez  un  motif  touchant,  et 
tiré  de  votre  condition  même  ?  le  voici  dans  les  paroles  suivantes  :  Quo- 
niam  velut  flos  fœni  transibit 2  ;  parce  que  de  même  que  la  plus  belle  fleur 
se  sèche  et  se  flétrit ,  ainsi  le  riche  avec  toute  sa  splendeur  passera ,  et  pas- 
sera bientôt  :  Ita  et  dives  in  itineribus  suis  marcescet  3.  Et  je  puis  ajou- 
ter :  parce  que  ces  richesses  que  vous  possédez  ne  sont  pas  proprement  à 
vous  ;  parce  que  vous  n'en  êtes ,  par  rapport  à  Dieu ,  que  les  dépositaires 

'  Jacob.,  1.  —  Mbid.  —  *  lbid. 


464  SUR   LIS   RICHESSES. 

et  les  dispensateurs  ;  parce  que  vous  devez  lui  en  rendre  compte  un  jour  ; 
parce  qu'en  vertu  de  l'obligation  indispensable  de  l'aumône,  vous  en  êtes 
redevables  aux  pauvres.  Si  le  riche  de  notre  évangile  eût  été  prévenu  de 
ces  sentiments,  il  eût  bien  regardé  Lazare  d'un  autre  œil  ;  il  l'eût  respecté, 
il  l'eût  écouté,  il  Feût  soulagé.  Achevons  ;  et,  après  avoir  vu  comment  l'ac- 
quisition des  richesses  est  une  occasion  d'injustice  ,  comment  la  possession 
des  richesses  est  une  source  d'orgueil,  voyons  comment  l'usage  des  riches- 
ses est  un  principe  de  corruption  ;  c'est  la  troisième  partie. 

TROISIÈME    PARTIE. 

A  bien  considérer  tous  les  traits  sous  lesquels  le  Fils  de  Dieu  nous  repré- 
sente aujourd'hui  le  mauvais  riche,  il  y  aurait  presque  de  quoi  s'étonner 
d'abord  que  Jésus-Christ  l'ait  si  hautement  réprouvé,  et  qu'il  ait  prononcé 
contre  lui  un  jugement  si  rigoureux  ;  car  enfin  quels  crimes  lui  impute- 
t-on,  pour  en  tirer  cette  affreuse  conséquence  :  Mortuus  est  dives,  et  sepul- 
tus  est  in  inferno  *?  le  riche  mourut,  et  il  fut  enseveli  dans  l'enfer.  Qu'a- 
vait-il fait  pour  être  condamné  au  feu  éternel?  Il  se  faisait  honneur  de 
son  bien  :  quoi  de  plus  raisonnable  ?  Il  était  vêtu  de  lin  et  de  pourpre  : 
sa  condition  ne  le  demandait-elle  pas  ?  Il  se  traitait  tous  les  jours  magnifi- 
quement :  sans  cela,  que  lui  eût-il  servi  d'être  riche  et  dans  l'opulence? 
C'est  ainsi  que  le  monde  en  juge  ;  mais  c'est  en  quoi  le  jugement  du  monde 
est  corrompu,  puisqu'il  est  opposé  à  celui  de  la  vérité  éternelle,  qui  dans 
un  mot  réfute  mille  erreurs  grossières,  dont  les  esprits  mondains  se  laissent 
prévenir  touchant  l'emploi  des  richesses ,  et  par  là  même  établit  une  loi 
aussi  équitable  que  sévère,  selon  laquelle  les  riches  du  siècle  doivent  dès 
maintenant  se  juger  eux-mêmes,  s'ils  ne  veulent  pas  être  jugés  de  Dieu. 

En  effet ,  pour  vous  expliquer  ma  pensée ,  et  pour  justifier  cet  arrêt  de 
réprobation  porté  contre  le  riche  de  l'Évangile  ,  quoique  les  arrêts  du  Sei- 
gneur ,  comme  parle  le  Prophète  royal ,  n'aient  pas  besoin  de  nos  justifi- 
cations ,  et  qu'ils  se  justifient  assez  par  eux-mêmes  :  Judicia  Domini  vera, 
justipcata  in  semetipsa  2 ,  c'est  une  grande  illusion  de  croire  que  dès  là 
qu'on  est  riche ,  l'on  ait  droit  de  vivre  plus  somptueusement ,  plus  volup- 
tueusement ,  plus  grassement ,  et  que  le  luxe ,  la  dépense  ,  la  bonne  chère, 
doivent  croître  à  proportion  des  biens.  Si  je  consultais  sur  ce  point  la  mo- 
rale du  paganisme ,  peut-être  me  fournirait-elle  de  quoi  faire  rougir  et  de 
quoi  confondre  bien  des  chrétiens,  qui,  malgré  leur  relâchement,  se  piquent 
encore  d'être  spirituels  et  parfaits  clans  leur  religion  ;  car  en  cela  comme  en 
beaucoup  d'autres  matières,  les  païens,  dont  nous  déplorons  l'aveuglement 
et  l'infidélité,  nous  ont  appris  notre  devoir.  Ils  ont  cru  que  pour  être  riche 
on  n'en  devait  pas  être  moins  réglé,  moins  chaste,  moins  abstinent,  moins 
détaché  des  commodités  de  la  vie  ;  et  que  d'user  des  biens  pour  choyer  son 
corps  ,  pour  satisfaire  ses  sens,  pour  vivre  dans  la  mollesse  et  dans  le  plai- 
sir, c'était  un  désordre  que  la  seule  raison  de  l'homme  condamnait. 

Je  ne  me  refuserai  rien  ,  dites-vous,  parce  que  j'ai  de  grands  revenus , 
et  une  fortune  qui  suffirait  aux  princes  et  aux  souverains.  Ainsi  parle  un 

•  Lac,  16.  —  2Psa!m.  118. 


SUR   LES' RICHESSES.  4^i 

riche  prodigue  dans  son  abondance.  Eh  bien  !  lui  répond  le  satirique  ro- 
main (et  cette  réponse  n'est-elle  pas  digne  du  christianisme?),  n'avez-vous 
rien  de  meilleur  à  quoi  employer  ce  que  vous  avez  de  trop?  n'y  a-t-il  point 
de  pauvres  qui  gémissent?  les  temples  sont-ils  décemment  et  religieusement 
entretenus?  pourquoi  faut-il  que  tant  de  misérables  soient  abandonnés? 
pourquoi  les  maisons  consacrées  à  la  charité  publique  ont-elles  peine  à  sub- 
sister ,  pendant  que  vous  êtes  dans  les  délices  ?  serez-vous  donc  le  seul  qui 
vous  ressentirez  de  votre  prospérité?  ny  aura-t-il  que  vous  qui  en  jouirez, 
et  qui  serez  à  votre  aise?  Voilà  comment  raisonnaient  des  infidèles.  Mais  la 
morale  de  l'Évangile  va  bien  encore  plus  loin  ;  car  elle  nous  apprend  que 
plus  un  chrétien  est  riche,  plus  il  doit  être  pénitent,  c'est-à-dire  plus  il 
doit  se  retrancher  les  douceurs  de  la  vie  ;  et  que  ces  grandes  maximes  de 
renoncement ,  de  dépouillement ,  de  détachement ,  de  crucifiement ,  si  né- 
cessaires au  salut,  sont  beaucoup  plus  pour  lui  que  pour  le  pauvre.  Pour- 
quoi? par  trois  excellentes  raisons  qu'en  apporte  saint  Chrysostome  :  com- 
prenez-les. Premièrement,   dit  ce  saint  docteur,  parce  que  le  riche  est 
beaucoup  plus  exposé  que  le  pauvre  à  la  corruption  des  sens ,  et  que  ses  ri- 
chesses le  mettant  en  état  de  pouvoir  tout  ce  qu'il  veut ,  elles  le  mettent 
dans  une  tentation  continuelle  de  vouloir  tout  ce  qu'il  ne  doit  pas.  Il  est 
donc  juste  que,  pour  se  garantir  de  ce  danger,  il  soit  toujours  en  guerre 
contre  lui-même  ;  et  que ,  regardant  sa  propre  chair  comme  son  plus  re- 
doutable ennemi,  bien  loin  de  lui  fournir  de  quoi  irriter  ses  appétits,  il  lui 
refuse  même  ce  qui  peut  seulement  les  entretenir.  Or  il  a  besoin  pour  cela, 
et  d'une  mortification  salutaire ,  et  d'une  pauvreté  de  cœur  qui  le  dégage  ; 
autant  qu'il  est  possible  ,  de  toute  affection  terrestre.  Secondement ,  parce 
qu'étant  riche  il  est  communément  plus  chargé  d'offenses  ,  et  plus  rede- 
vable à  la  justice  de  Dieu ,  par  conséquent  plus  obligé  à  ces  satisfactions 
pénibles  et  mortifiantes  à  quoi  nous  engage  la  qualité  de  coupables ,  et  que 
Dieu,  comme  vengeur  des  crimes  ,  exige  de  ceux  qui  les  ont  commis.  Or, 
vivant  dans  le  plaisir,  accomplira-t-il  un  devoir  si  indispensable  ?  Le  jeûne, 
la  cendre  ,  le  cilice,  selon  la  règle  du  Saint-Esprit,  doivent  être  le  partage 
des  riches  pécheurs  ;  et  ce  sont  les  riches  pécheurs  qui  usent  des  mets  les 
plus  délicats ,  qui  se  parent  des  vêtements  les  plus  magnifiques  !  Gomment 
soutenir  devant  Dieu  une  telle  contradiction?  Il  faut  donc  que  le  riche  ou- 
blie ce  qu'il  est,  ou  plutôt  que,  se  souvenant  de  ce  qu'il  a  été ,  et  des  in- 
nombrables désordres  où  il  est  tombé  ,  il  cesse  de  vivre  en  riche  ,  pour  vivre 
en  pécheur  converti.  Enfin,  poursuit  saint  Chrysostome,  et  ceci  n'est  qu'un 
éclaircissement  de  la  seconde  raison  ,  parce  que  le  riche  trouve  dans  sa  con- 
dition des  obstacles  presque  invincibles  à  la  pénitence,  qui  néanmoins  est  la 
seule  voie  par  où  il  puisse  retournera  Dieu  et  se  sauver  :  Nisi  pœniten- 
tiam  egeritis ,  omnes  similiter  peribitis  :  si  vous  ne  faites  pénitence , 
vous  périrez  tous  ,  disait  le  Sauveur  du  monde.  Or  vous  ,  mon  cher  audi- 
teur ,  qui  goûtez  au  milieu  de  vos  biens  et  dans  le  monde  tout  ce  que  le 
monde  a  de  plus  doux ,  quelque  universelle  et  quelque  sévère  que  soit  cette 
loi ,  vous  la  violez  sans  cesse  et  en  tout.  Le  pauvre  ,  par  une  heureuse  né- 
cessité ,  est  éloigné  de  tout  ce  qui  pourrait  le  corrompre  ;  le  pauvre ,  pour 
t.  i.  30 


466  SUR   LES   RICHESSES. 

peu  qu'il  corresponde  à  la  grâce  de  son  état ,  conserve  donc  aisément  l'in- 
nocence de  son  cœur  ;  le  pauvre,  s'il  pèche  par  fragilité,  trouve  dans  sa 
pauvreté  même  le  prétexte  de  son  péché ,  c'est-à-dire  une  espèce  de  péni- 
tence d'autant  plus  sûre  qu'elle  est  moins  de  son  choix  ,  et  d'autant  plus  sa- 
tisfactoire  qu'elle  est  plus  opposée  à  toutes  les  inclinations  de  la  nature. 
Mais  vous ,  dont  la  bénédiction  ,  aussi  bien  que  celle  d'Ésaù  ,  est  dans  la 
graisse  de  la  terre,  quelque  heureux  que  vous  soyez  dans  l'idée  du  siècle  , 
vous  n'avez  aucun  de  ces  avantages.  Vous  êtes  plus  dangereusement  tenté, 
plus  infailliblement  vaincu,  plus  difficilement  guéri  ;  plus  dangereusement 
tenté  par  l'esprit  impur,  plus  infailliblement  vaincu  par  la  passion ,  plus 
difficilement  guéri  de  vos  habitudes  criminelles.  Il  n'y  aurait  donc  qu'un 
dégagement  héroïque  ,  tel  que  vous  le  prescrit  saint  Paul ,  et  qui  consiste 
à  user  de  vos  richeses  comme  n'en  usant  pas ,  lequel  pût  vous  préserver  de 
tous  ces  malheurs. 

Mais  si  cela  est ,  à  quoi  me  servira  mon  bien  ?  Ah  !  mon  Frère  ,  répond 
saint  Chrysostome  ,  êtes-vous  encore  assez  aveugle  pour  croire  que  Dieu, 
qui  a  réglé  toutes  choses,  ait  abandonné  ce  bien  à  votre  discrétion,  et  qu'il 
ait  prétendu  vous  le  donner  pour  le  dissiper  à  votre  gré ,  et  selon  les  ca- 
prices de  votre  esprit?  Non  ,  non  ;  ni  sa  bonté  ,  ni  sa  sagesse  n'ont  pu  for- 
mer ce  dessein.  Votre  bien  vous  servira  pour  mille  autres  biens  plus  im- 
portants et  plus  essentiels ,  à  quoi  vous  le  devez  rapporter.  Il  vous  servira 
pour  honorer  Dieu,  pour  exercer  la  charité  envers  vos  frères ,  pour  en  faire  , 
comme  dit  l'Écriture ,  le  prix  de  la  rédemption  de  votre  âme.  Mais  vous  est- 
il  même  permis  de  penser  que  vous  l'ayez  reçu  pour  fomenter  votre  liberti- 
tinage  et  votre  impénitence?  Tel  est  néanmoins  l'abus  qui  règne  aujour- 
d'hui dans  le  monde  ,  et  dans  le  monde  chrétien.  Parce  qu'on  est  riche  ,  on 
veut  avoir,  je  ne  dis  pas  suffisamment,  mais  abondamment,  mais  avec  su- 
perfluité,  avec  profusion,  toutes  les  aises  de  la  vie.  Et  parce  qu'il  est  im- 
possible ,  parmi  les  aises  de  la  vie ,  de  conserver  la  pureté  des  mœurs  ,  de 
là  vient  un  débordement  et  une  corruption  générale. 

Je  ne  parle  point  de  ce  qui  s'entreprend  et  qui  s'exécute  par  là  de  plus 
scandaleux;  car  à  Dieu  ne  plaise  que  je  veuille  ici  révéler  ces  abominations 
que  l'esprit  de  Dieu  faisait  voir  au  prophète ,  lorsque ,  après  lui  avoir  or- 
donné de  percer  la  muraille  et  de  pénétrer  dans  les  demeures  les  plus  se- 
crètes des  enfants  d'Israël,  il  lui  découvrait  ce  qui  s'y  passait  de  plus  in- 
fâme :  FUI  hominis,  fode  parietem ,  etvidebis  abominationes  pessimas i . 
A  Dieu  ne  plaise  que  je  vous  conduise,  quoique  seulement  en  esprit ,  dans 
les  maisons  de  tant  de  riches  voluptueux ,  dont  cette  vie  est  remplie ,  et 
que ,  tirant  le  rideau ,  je  fasse  paraître  comme  sur  la  scène  toutes  les  im- 
puretés qui  s'y  commettent ,  et  que  je  pourrais  justement  appeler  les  abo- 
minations de  cette  capitale  :  Ingredere,  et  vide  abominationes  pessimas , 
quas  isti  faciunt  hic  2.  Quelque  précaution  que  je  pusse  prendre  pour  vous 
les  représenter ,  votre  pudeur  en  souffrirait.  Je  ne  parle  point  des  concu- 
binages ,  dont  l'argent  prodigué  est  le  soutien  ;  des  adultères ,  dont  il  est 
'attrait;  de  mille  autres  péchés  abominables,  dont  il  est  la  récompense  : 

*  Ezech.,  8.  —  9  Ibid. 


SUR    LES    RICHESSES.  467 

car,  dit  saint  Jérôme ,  c'est  l'argent  qui  séduit  la  simplicité  des  vierges , 
qui  ébranle  la  constance  des  veuves ,  qui  souille  les  mariages  les  plus  ho- 
norables. C'est  par  les  folles  dépenses  où  l'argent  se  consume ,  que  Ton 
persuade  qu'on  aime ,  et  qu'on  sait  malheureusement  se  faire  aimer  ;  qu'on 
est  recherché  des  plus  fières ,  que  l'on  triomphe  même  des  prudes  et  des 
spirituelles.  C'est  par  là  que  subsistent  ces  damnables  commerces  qui ,  dans 
les  familles  les  mieux  établies ,  causent  tous  les  jours  de  si  funestes  divi- 
sions et  de  si  tristes  renversements.  On  demande  à  quoi  cet  homme  s'est 
ruiné  ,  et  l'on  en  est  surpris.  Mais  voici  d'où  sa  ruine  est  venue,  et  d'où 
elle  a  dû  venir.  Une  débauche  secrète  qu'il  entretenait;  une  passion  à  la- 
quelle il  a  tout  sacrifié ,  et  pour  laquelle  il  s'est  piqué  de  n'épargner  rien  : 
voilà  ce  qui  a  épuisé  ces  revenus  si  clairs  et  si  amples.  La  convoitise  de  la 
chair ,  cette  sangsue ,  selon  la  parole  de  Salomon ,  qui  crie  toujours ,  Ap- 
porte ,  apporte ,  et  qui  ne  dit  jamais ,  C'est  assez  ;  voilà  ce  qui  dissipe  les 
biens  de  la  plupart  des  riches.  Encore  si  Ton  n'y  employait  que  les  biens 
ordinaires,  peut-être  m'en  consolerais-je ;  mais  ce  que  nous  appelons  par 
respect  les  biens  de  l'Église,  ces  biens  qui,  de  droit  naturel  et  de  droit 
divin  ,  sont  des  biens  sacrés ,  depuis  que  la  piété  des  fidèles  les  a  légués  à 
Jésus-Christ  dans  la  personne  de  ses  ministres  :  voilà  à  quoi  ils  sont  pro- 
stitués. Combien  de  fois ,  ô  opprobre  de  notre  religion  !  combien  de  fois  le 
revenu  d'un  bénéfice  a-t-il  été  le  prix  d'une  chasteté  d'abord  disputée,  et 
enfin  vendue  à  l'incontinence  sacrilège  d'un  libertin ,  engagé  par  sa  pro- 
fession dans  les  fonctions  les  plus  augustes  du  sacerdoce?  Je  ne  sais  si  le 
prophète  aurait  pu  enchérir  sur  ce  que  je  dis  ,  ni  s'il  avait  vu  de  plus 
grandes  abominations  :  Vade ,  et  ad  hue  conversus,  videbis  abominationes 
majores  his  *.  Mais  laissons  ces  horreurs;  et  arrêtons-nous  à  ce  que  la 
coutume  et  l'esprit  du  siècle  ont  rendu ,  non-seulement  supportable ,  mais 
louable,  quoique  essentiellement  opposé  aux  lois  de  l'Évangile  et  de  la 
raison.  Parce  qu'on  a  du  bien ,  on  en  veut  jouir  sans  restriction ,  et  dans 
toute  l'étendue  des  désirs  qu'un  attachement  infini  à  soi-même  et  à  sa  per- 
sonne peut  inspirer.  On  veut  que  le  fruit  des  richesses  soit  tout  ce  qui  peut 
contribuer  à  une  vie  commode ,  pour  ne  pas  dire  délicieuse  :  meubles 
curieux,  équipages  propres,  nombre  de  domestiques,  table  bien  servie, 
divertissements  agréables  ,  logements  superbes,  politesse  et  luxe  partout. 
Luxe ,  ajoute  saint  Jérôme ,  qui  insulte  aux  souffrances  de  Jésus-Christ , 
aussi  bien  qu'à  la  misère  des  pauvres  ;  luxe,  à  qui  Dieu,  dans  l'Écriture, 
a  donné  sa  malédiction ,  quand  il  disait  par  la  bouche  d'un  autre  prophète  : 
Et  percutiam  domum  hiemalem  cum  domo  cestivâ ,  et  peribunt  domus 
eburneœ ,  et  disperdam  habitatores  de  domo  voluptatis  2.  Je  détruirai 
ces  maisons  de  plaisance ,  ces  appartements  d'hiver  et  d'été;  ces  édifices, 
qui  semblent  n'être  construits  que  pour  y  faire  habiter  la  volupté  même  : 
je  les  renverserai ,  et  je  déchargerai  ma  colère  sur  ceux  qui  y  vivent  comme 
ensevelis  dans  une  molle  oisiveté  efc  dans  un  profond  repos. 

Tel  est ,  à  proportion  des  biens  que  chacun  possède ,  l'usage  qu'en  fait 
l 'amour-propre ,  quand  il  n'est  pas  combattu  ni  réglé  par  la  mortification 

«  Ezech.,  8.  —  2  Amos.,  3. 


468  SUR   LES    RICHESSES. 

chrétienne.  Or  j'ai  dit,  et  il  n'y  a  personne  qui  n'en  convienne  d'abord 
avec  moi ,  que ,  tant  que  les  choses  seront  dans  ce  désordre ,  il  ne  faut  pas 
espérer  que  la  chair  soit  jamais  sujette  à  l'esprit ,  ni  l'esprit  à  Dieu.  In- 
crassatus  est  dilectus,  et  recalcitravit ;  paroles  admirables  de  Moïse  : 
incrassatus,  impinguatus ,  dilatatus ,  dereliquit  Deum  factorem  suum , 
et  recessit  à  Deo  salut ari  suo  *.  Ce  peuple ,  autrefois  chéri ,  s'est  engraissé 
des  biens  qui  lui  avaient  été  confiés  ;  et  ensuite  il  est  devenu  rebelle.  A 
mesure  qu'il  s'est  rempli ,  qu'il  s'est  bien  nourri,  qu'il  a  vécu  dans  l'abon- 
dance ,  il  a  quitté  Dieu ,  l'auteur  de  son  être  et  de  son  salut.  Et  ne  peut- 
on  pas  dire  aussi  que  presque  tous  les  riches  sont  des  hommes  corrompus, 
ou  plutôt  perdus  par  l'intempérance  des  passions  charnelles  qui  les  do- 
minent :  pourquoi?  parce  qu'ils  ont  tous  les  moyens  de  l'être,  et  qu'ils 
n'usent  de  leurs  richesses  que  pour  assouvir  leurs  brutales  cupidités.  Vic- 
times réservées  à  la  colère  de  Dieu,  et  engraissées  de  ses  propres  biens. 
Combien  en  voyez-vous  d'autres  dans  le  monde?  combien  en  voyez-vous 
qui,  dans  l'opulence,  s'étudient  à  mater  leur  corps  et  à  le  réduire  en  ser- 
vitude? Un  riche  continent  ou  pénitent,  n'est-ce  pas  une  espèce  de  mi- 
racle? 

Pleurez  donc ,  mes  Frères ,  concluait  l'apôtre  saint  Jacques ,  en  parlant 
aux  riches  du  siècle  ;  pleurez ,  poussez  de  hauts  cris ,  dans  la  vue  de  tant 
de  périls  qui  vous  environnent ,  et  des  calamités  qui  doivent  fondre  sur 
vous  :  Agite  nunc,  divites;  plorate ,  ululantes  in  miseriis  vestris ,  quœ 
advenient  vobis  2.  Maintenant  vous  vivez  dans  la  faste  et  dans  le  luxe, 
dans  la  mollesse  et  dans  le  plaisir  ;  mais  le  temps  viendra  où  vos  biens  vous 
seront  enlevées ,  et  où  vous  vous  trouverez  devant  Dieu  dans  la  dernière 
disette  :  Divitiœ  vestrœ  putrefactœ  sunt  3.  La  rouille  qui  rongera  votre 
or  et  votre  argent ,  portera  témoignage  contre  vous ,  et  vous  fera  souvenir, 
mais  trop  tard ,  mais  à  votre  confusion ,  mais  à  votre  désespoir ,  qu'il  ne 
fallait  pas  mettre  votre  confiance  dans  des  richesses  périssables  :  Aurum 
et  argentum  vestrum  œruginavit  ;  et  œrugo  eorum  in  testimonium  vobis 
erit 4.  Vous  amassez  de  grands  trésors;  mais  après  avoir  été  pour  vous 
sur  la  terre  des  trésors  d'iniquité,  ce  seront,  au  jugement  de  Dieu,  des 
trésors  de  colère  et  de  vengeance  :  Thesaurisastis  vobis  iram  in  novissimis 
diebus  5. 

Cependant  voulez-vous  en  faire  des  trésors  de  justice  et  de  sainteté? 
après  les  .avoir  légitimement  acquis,  partagez-les  avec  les  pauvres.  Cher- 
chez-les, ces  pauvres  ,  dans  les  prisons,  dans  les  hôpitaux,  entant  de  mai- 
sons particulières ,  disons  mieux ,  dans  ces  tristes  et  sombres  retraites  où 
ils  languissent.  Allez  être  témoins  de  leurs  misères,  et  vous  n'aurez  jamais 
l'âme  assez  dure  pour  leur  refuser  votre  secours.  Il  y  aurait  là  une  inhu- 
manité, une  cruauté  ,  dont  je  ne  vous  puis  croire  capables.  Votre  cœur 
s'attendrira  pour  eux ,  vos  mains  s'ouvriront  en  leur  faveur;  et  ils  vous 
serviront  d'avocats  et  de  protecteurs  auprès  de  Dieu.  Voilà  le  fruit  solide 
que  vous  pouvez  tirer  de  vos  biens  ;  voilà  le  saint  emploi  que  vous  en  de- 
vez faire.  Craignez  le  sort  du  mauvais  riche  ;  profitez  de  son  exemple  et  de 

1   Dcut.,  32.  —  «  Jacob.,  5.  —  *  Ibid.  —  4  Ibicl.  —  5  Ibid. 


SUR    L  ENFER.  4(59 

mon  conseil.  Et  vous,  pauvres,  apprenez  à  vous  consoler  dans  votre  pau- 
vreté ;  apprenez  à  l'estimer,  puisqu'elle  vous  met  à  couvert  des  dangers  et 
du  malheur  des  riches.  Toute  nécessaire  qu'elle  est ,  faites-en  une  pauvreté 
volontaire ,  en  l'acceptant  avec  soumission  ,  et  en  la  supportant  avec  pa- 
tience. Car  que  vous  servirait-il  d'être  pauvres ,  si  vous  brûliez  au  même 
temps  du  feu  de  l'avarice?  Quid  tibi prodest,  si  eges  facultate,  et  ardes 
cupiditatel1  Que  vous  servirait  d'être  dépourvus  de  biens,  si  vous  aviez 
le  cœur  plein  de  désirs  ?  Heureux  les  pauvres ,  mais  les  pauvres  de  cœur, 
les  pauvres  dégagés  de  toute  affection  aux  richesses  de  la  terre.  Telle  est 
la  pauvreté  que  Jésus-Christ  canonise  dans  son  Évangile ,  et  qui  convient 
à  tous  les  états.  C'est  ainsi  que  nous  pouvons  tous  être  pauvres  en  ce  monde, 
et  mériter  les  biens  immortels  de  l'autre  que  je  vous  souhaite ,  etc. 


SERMON  POUR  LE  VENDREDI  DE  LA  DEUXIÈME  SEMAINE. 


SUR  L'ENFER. 

Mortuus  est  aulem  et  dives  ,  et  sepultus  est  in  infcrno. 

Or,  le  riche  mourut  aussi,  et  il  fut  enseveli  dans  l'enfer.  Saint  Luc,  ch.  16. 

Sire, 

C'est  le  triste  sort  d'un  riche  du  monde,  dont  il  était  parlé  dans  l'évan- 
gile d'hier  ;  et  je  ne  fais  pas  difficulté  de  le  reprendre  aujourd'hui,  ce  même 
évangile ,  pour  en  tirer  un  des  plus  terribles ,  mais  des  plus  importants 
sujets  que  puissent  traiter  des  prédicateurs  dans  la  chaire  de  vérité.  Il  mou- 
rut ce  riche,  ce  mondain,  comblé  de  biens  dans  la  vie,  et  comblé  même 
d'honneurs  après  la  mort  :  car  il  est  à  croire  qu'on  lui  fit  de  magnifiques 
funérailles ,  qu'on  porta  son  corps  en  pompe  et  en  cérémonie ,  qu'on  lui 
érigea  un  superbe  mausolée  ;  et  peut-être ,  tout  pécheur  qu'il  avait  été,  se 
trouva-t-il  encore  des  orateurs  pour  faire  publiquement  son  éloge  ,  et  pour 
lui  donner  la  gloire  des  plus  grandes  vertus.  Mais  le  malheur  pour  lui , 
et  le  souverain  malheur,  c'est  qu'au  même  temps  que  les  hommes  l'hono- 
raient sur  la  terre  ,  on  lui  rendait  ailleurs  justice;  et  que  son  âme,  portée 
devant  le  tribunal  de  Dieu ,  y  reçut  l'arrêt  de  sa  condamnation  ,  et  fut  tout 
à  coup  comme  ensevelie  dans  l'enfer.  Affreuse  image  de  ce  qui  n'arrive 
que  trop  communément  aux  riches  et  aux  grands  du  siècle  !  Mortuus  est 
autem  et  dives,  et  sepultus  est  in  inferno  2.  Que  ne  puis-je,  Chrétiens, 
en  vous  représentant  toute  l'horreur  de  cette  damnation  éternelle,  vous 
apprendre  à  la  craindre  et  à  l'éviter  !  Prêcher  l'enfer  à  la  cour  ,  c'est  un 
devoir  du  ministre  évangélique  :  et  à  Dieu  ne  plaise  que  par  une  fausse 
prudence ,  ou  par  un  lâche  assujettissement  au  goût  dépravé  de  ses  audi- 
teurs ,  le  prédicateur  passe  une  matière  si  essentielle ,  et  ce  point  fondamen- 
tal de  notre  religion!  Mais  aussi  doit-il  prendre  garde ,  en  l'annonçant ,  à 

»  Aug.  —  *  Luc.,  16. 


470  sur  l'enfer. 

qui  il  l'annonce,  et  à  qui  il  parle.  Aux  peuples,  cette  vérité  peut  être  pro- 
posée sous  des  figures  sensibles  :  étangs  de  feu ,  gouffres  embrasés,  spectres 
hideux,  grincements  de  dents.  Mais  à  vous,  mes  chers  auditeurs,  qui, 
quoique  mondains  et  charnels ,  êtes  dans  un  autre  sens  les  spirituels  et  les 
sages  du  monde ,  elle  doit  être  expliquée  dans  la  simplicité  de  la  foi  ;  en 
sorte  qu'on  vous  en  donne  une  intelligence  exacte ,  et  capable  de  vous  édi- 
fier. C'est  ce  que  je  vais  faire  dans  ce  discours ,  après  que  nous  aurons  sa- 
lué Marie.  Ave,  Maria. 

C'était  une  question  que  Dieu  faisait  autrefois  à  Job,  si  jamais  les  por- 
tes de  la  mort  lui  avaient  été  ouvertes ,  et  s'il  avait  vu  ces  prisons  téné- 
breuses où  les  âmes  criminelles  doivent  éternellement  subir  les  rigoureux 
châtiments  de  sa  justice  :  Numquid  apertœ  sunt  tibi  porta?  mortis,  et 
ostia  tenebrosa  vidisti  *  ?  Peut-être  ce  saint  homme,  tout  éclairé  qu'il 
était ,  ne  put-il  répondre  à  cette  demande  :  car  l'Écriture  nous  apprend 
que  Jésus-Christ  seul  devait  ouvrir  ces  portes  de  l'enfer  et  de  la  mort  ;  et 
c'est  ainsi  qu'il  s'en  est  déclaré  lui-même  dans  l'Apocalypse ,  en  nous  di- 
sant qu'il  a  dans  les  mains  les  clefs  de  la  mort  et  de  l'enfer  :  Ego  habeo 
claves  mortis  et  inferni 2.  Mais  depuis  que  cet  Homme-Dieu  nous  a  ap- 
porté ces  clefs  mystérieuses ,  depuis  qu'il  nous  a  fait  l'ouverture  de  ces 
lieux  de  ténèbres  ,  et  que ,  par  les  divins  oracles  de  son  Évangile ,  il  nous 
a  révélé  tout  ce  qui  se  passe  dans  la  triste  demeure  des  damnés,  il  ne  tient 
qu'à  nous  d'en  avoir  une  connaissance  parfaite.  Si  donc  maintenant  Dieu 
nous  demandait  à  nous-mêmes  :  Numquid  apertœ  sunt  tibi  portœ  mor- 
tis;  et  ostia  tenebrosa  vidisti  ?  avez-vous  vu  cet  abîme  où  je  tiens  les  im- 
pies enfermés,  pour  exercer  sur  eux  toutes  mes  vengeances?  nous  serions 
inexcusables  de  ne  lui  pas  répondre  :  Oui,  Seigneur,  je  l'ai  vu,  je  l'ai 
considéré,  j'en  ai  fait  le  sujet  de  mes  plus  sérieuses  réflexions  ,  et  j'en  ai 
tiré  toutes  les  lumières  qui  peuvent  servir  à  la  conduite  de  ma  vie.  C'est 
ce  que  je  veux  encore  aujourd'hui,  Chrétiens,  vous  remettre  devant  les 
yeux  ,  pour  l'édification  de  vos  âmes.  Je  veux  vous  faire  voir  ce  que  c'est 
que  l'enfer,  en  quoi  consistent  les  tourments  de  l'enfer,  quelles  sont  les 
propriétés  essentielles  des  tourments  de  l'enfer  ;  et  parce  que  ce  sujet  est 
infini ,  je  me  borne  à  la  pensée  du  pape  Innocent  III,  dans  son  excellent 
Traité  du  mépris  du  monde,  où  il  nous  dit  que  les  réprouvés  souffrent 
en  trois  manières  différentes  ;  savoir ,  par  le  souvenir  du  passé ,  par  la 
douleur  du  présent,  et  par  le  désespoir  d'obtenir  jamais  grâce  dans  l'ave- 
nir :  Hic  vermis  tripliciter  lacerans  affliget  memoriâ ,  torquebit  a,n- 
gustiâ,  sera  turbabit  pœnitentiâ  3.  Le  souvenir  du  passé  les  déchire,  la 
douleur  du  présent  les  accable  ,  la  vue  de  l'avenir  les  désespère.  En  trois 
mots,  voilà  le  partage  de  ce  discours.  État  malheureux  du  réprouvé,  que 
le  passé  déchire  par  les  plus  mortels  regrets  ,  que  le  présent  accable  par  la 
plus  cruelle  douleur ,  que  l'avenir  désole  par  le  plus  affreux  désespoir.  Est- 
il  un  sujet  plus  digne  de  votre  attention  ? 

1  Job.,  38.  —  2  Apec,  l .  —  3  Innocent ,  pape. 


sur  l'enfer.  471 


PREMIERE    PARTIE. 


C'est  le  souvenir  du  passé  qui  doit  faire  la  première  peine  des  âmes  ré- 
prouvées :  souvenir  qui  les  tourmentera  vivement,  qui  les  tourmentera 
éternellement ,  qui  les  tourmentera  sans  interruption  et  sans  relâche  ,  qui 
les  tourmentera  sans  partage  et  sans  division ,  qui  les  tourmentera  en 
toutes  les  manières  que  la  justice  d'un  Dieu,  aidée  de  sa  toute-puissance, 
est  capable  de  lui  suggérer  ;  mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  déplorable,  qui  n'aura 
point  d'autre  effet ,  en  les  tourmentant ,  que  de  les  faire  souffrir  et  de  les 
tourmenter.  Voilà ,  Chrétiens ,  la  première  idée  que  je  conçois  de  l'état 
d'une  âme  dans  l'enfer,  et  de  sa  réprobation.  Fili,  recordare  quia  rece- 
pisti  bona  in  vitâ  tua  *.  Souvenez-vous,  mon  fils,  dit  Abraham  au  riche 
malheureux ,  que  vous  avez  eu  les  biens  de  la  vie  ;  mais  souvenez-vous  au 
même  temps  de  l'abus  que  vous  en  avez  fait.  Deux  vues ,  reprend  saint 
Chrysostome ,  bien  afligeantes  pour  un  damné  :  la  vue  des  biens  dont  il 
aura  fait  un  si  criminel  usage,  et  la  vue  des  maux  qu'il  aura  commis. 
L'une  et  l'autre ,  suivant  le  dessein  de  Jésus-Christ ,  également  nécessaires 
pour  arrêter  les  emportements  de  nos  passions ,  et  pour  nous  affermir  dans 
les  voies  de  la  sagesse  chrétienne. 

Première  vue  qui  tourmentera  le  réprouvé  :  les  biens  de  la  terre  qu'il 
possédait ,  et  dont  il  faisait  le  prétendu  bonheur  de  sa  vie  ;  mais  qui  par  le 
plus  triste  changement ,  feront  son  supplice ,  et  lui  causeront  les  plus  mor- 
tels regrets.  Ce  ne  sera  pas  de  les  avoir  perdus  ;  car,  quelque  attachement 
qu'il  y  ait  eu ,  il  ne  sera  pas  en  état  d'en  être  touché ,  et  il  n'en  reconnaî- 
tra que  trop  la  vanité  et  le  néant  ;  mais  de  les  avoir  aimés  préférablement  à 
son  salut  éternel ,  mais  de  s'en  être  servi  contre  Dieu ,  mais  de  les  avoir 
employés  à  se  perdre  soi-même.  Ah  !  dira  ce  riche,  déchiré  du  plus  cruel 
et  du  plus  vif  repentir  (car  c'est  ainsi  que  le  Saint-Esprit  fait  parler  les 
réprouvés  dans  l'Écriture) ,  si  j'avais  ménagé  selon  Dieu  ces  biens  de  for- 
tune ;  si ,  conformément  aux  lois  du  christianisme  et  aux  obligations  de 
mon  état ,  j'en  avais  assisté  les  pauvres  ;  si ,  par  un  zèle  de  religion  et  de 
charité ,  je  les  avais  partagés  entre  Jésus-Christ  et  moi  ;  si ,  les  regardant 
comme  des  talents  dont  je  n'avais  que  la  simple  administration ,  je  les 
avais  fait  profiter ,  en  les  appliquant  aux  œuvres  de  miséricorde  et  de  piété  ; 
si,  comme  un  dispensateur  fidèle,  j'en  avais  rapporté  le  fruit  au  service 
et  à  la  gloire  du  maître  de  qui  je  les  tenais  ,  et  qui  me  les  avait  confiés;  ces 
biens  ,  dont  la  mort  m'a  dépouillé ,  seraient  maintenant  pour  moi  un  tré- 
sor de  mérites  ,  et  un  fonds  de  bonheur  pour  l'éternité.  Les  hommes  m'en 
loueraient  sur  la  terre ,  et  Dieu  m'en  récompenserait  dans  le  ciel.  Mais  parce 
qu'un  désir  insatiable  d'amasser  et  d'avoir  me  les  a  fait  retenir  impitoya- 
blement ,  malgré  les  misères  de  tant  de  pauvres ,  à  qui  je  n'en  ai  point 
fait  part  ;  mais  parce  qu'un  luxe  immodéré ,  et  sans  autre  règle  que  l'esprit 
du  monde,  me  les  a  fait  prodiguer  en  des  dépenses  vaines  et  superflues; 
mais  parce  qu'un  assujettissement  honteux  à  mes  sens  me  les  a  fait  consu- 
mer en  des  excès  et  en  des  intempérances  criminelles  ;  mais  parce  qu'une 

1  I-uc,  16. 


472  sur  l'enfer. 

détestable  ambition  de  me  pousser  et  de  m1  élever ,  ou  une  passion  aveugle 
d'enrichir  des  enfants  et  des  héritiers,  qui  sont  aujourd'hui  des  libertins 
et  peut-être  des  ingrats ,  me  les  a  fait  rechercher  contre  toutes  les  lois  de  la 
justice,  et  aux  dépens  de  ma  conscience;  il  faut  que  ces  mêmes  biens,  où 
je  mettais  toute  mon  espérance  et  toute  ma  félicité ,  deviennent  mes  pro- 
pres bourreaux. 

Pensée  d'autant  plus  désolante ,  que ,  faisant  ensuite  la  plus  triste  com- 
paraison ,  il  se  retracera  l'idée  de  ce  souverain  bien  qu'il  aura  perdu ,  et 
pourquoi?  pour  des  biens  périssables  et  passagers.  Cette  conviction  sen- 
sible qui  lui  restera,  et  qui  lui  sera  toujours  présente,  qu'il  a  perdu  son 
vrai  bien  ,  son  unique  bien ,  pour  de  faux  biens ,  et  même  de  faux  biens 
dans  l'estime  des  hommes ,  pour  un  vain  intérêt  qui  l'a  aveuglé,  pour  un 
honneur  chimérique  et  imaginaire  dont  il  s'est  entêté,  pour  un  plaisir 
sensuel  et  brutal  à  quoi  il  s'est  abandonné ,  le  dépit  mortel  qu'il  en  conce- 
vra contre  lui-même ,  et  qui  lui  fera  dire  avec  bien  plus  de  sujet  qu'au  fils 
de  Saûl  :  Gustans  gustavi  paululum  mellis,  et  ecce  morior  i  ;  pour  quel- 
ques douceurs  que  j'ai  goûtées  ,  pour  quelques  plaisirs  que  ma  raison  me 
disputait ,  et  dont  ma  conscience  m'a  presque  ôté,  par  ses  reproches,  tout 
le  sentiment,  je  me  vois  condamné  à  boire  le  calice  de  la  colère  de  Dieu  ; 
ce  calice  de  fiel  et  d'amertume,  ce  calice  qu'il  a  détrempé  dans  le  jour  de 
sa  fureur,  et  qu'il  réserve  à  ses  ennemis;  tout  cela,  encore  une  fois,  fera 
naître  dans  son  âme  ce  ver  intérieur  qui  le  rongera  :  Recordare  quia  re- 
cepisti  bona  in  vitâ  tua  2!  Ainsi  nous  nous  servons  dans  la  vie  des  biens 
de  Dieu  contre  Dieu,  et  Dieu  à  son  tour  s'en  servira  contre  nous;  et 
comme  nous  en  faisons  les  instruments  de  notre  malice  pour  l'offenser,  il 
en  fera ,  dit  saint  Grégoire  ,  les  instruments  de  sa  justice  pour  nous  punir. 
Et  cela  comment  ?  toujours  par  la  pensée  et  le  souvenir  :  Recordare. 

Mais  si  l'abus  des  dons  naturels  et  des  biens  de  la  terre  doit  faire  dans 
l'âme  une  impression  si  violente,  que  sera-ce  de  l'abus  des  grâces  et  des 
dons  surnaturels,  qui ,  pesé  au  poids  du  sanctuaire  de  Dieu,  et  par  rap- 
port à  la  damnation,  aura  des  conséquences  encore  bien  plus  funestes? 
Car  qui  peut  dire  quelle  sera  la  désolation  d'un  réprouvé,  lorsqu'il  se  re- 
présentera à  lui-même  (or  il  se  le  représentera  toujours)  combien  de  se- 
cours ,  combien  de  moyens  de  salut  il  se  sera  rendus  inutiles ,  combien  de 
lumières  il  aura  étouffées ,  combien  d'inspirations  il  aura  rejetées,  combien 
de  sacrements  il  aura  négligés  ou  profanés;  à  combien  d'instructions,  à 
combien  de  remontrances  il  se  sera  endurci  ;  à  combien  d'exemples  il  aura 
été  insensible ,  soit  par  une  force  d'esprit  prétendue  dont  il  se  piquait  dans 
son  impiété,  soit  par  une  lâcheté  et  une  délicatesse  qu'il  ne  s'est  jamais 
efforcé  de  vaincre?  Ah!  si  j'avais  seulement  été  fidèle  à  une  partie  de  ces 
grâces  dont  Dieu  me  prévenait;  si  j'avais,  pour  suivre  la  voix  qui  m'ap- 
pelait et  qui  m'appelait  si  souvent ,  qui  m'appelait  si  fortement ,  renoncé 
à  l'esclavage  du  monde  et  de  la  chair,  je  me  serais  sanctifié ,  j'aurais  part 
à  l'héritage  des  enfants  de  Dieu ,  je  posséderais  avec  eux  le  même  royaume  ; 
mais  parce  que  je  les  ai  reçues  en  vain,  ces  grâces  si  précieuses  ;  parce  que 

•  1  Reg.,  14.  —  2Luc,  16. 


sur  l'enfer.  473 

je  les  ai  reçues  avec  indifférence  et  sans  aucun  retour,  parce  que  je  les  ai 
méprisées  ,  parce  que  je  les  ai  même  combattues ,  et  que ,  par  mon  obsti- 
nation ,  elles  ne  m'ont  pas  attiré  ni  converti  à  Dieu ,  elles  s'élèvent  contre 
moi  pour  me  persécuter  et  pour  venger  Dieu.  Au  lieu  de  ces  saintes  tris- 
tesses ,  au  lieu  de  ces  saints  remords ,  au  lieu  de  ces  contritions  salutaires 
et  vivifiantes ,  qu'elles  devaient  exciter  dans  mon  cœur,  elles  me  causent 
à  présent  des  remords ,  mais  des  remords  qui  me  déchirent  ;  elles  me  cau- 
sent des  tristesses,  mais  des  tristesses  qui  m'accablent;  elles  me  causent 
des  repentirs  ,  mais  des  repentirs  qui  me  percent,  qui  me  transportent,  qui 
vont  jusqu'à  la  fureur,  jusqu'à  la  rage  :  Recordare. 

Or,  puisque  Dieu  fera  servir  jusqu'à  ses  grâces  pour  tourmenter  le  pé- 
cheur, jugez  de  là  ce  qu'il  aura  à  souffrir,  ce  pécheur  réprouvé ,  du  sou- 
venir et  de  la  vue  de  ses  crimes  ,  dont  la  propriété  la  plus  naturelle  est  de 
devenir  le  supplice  de  ceux  même  qui  les  ont  commis  !  Non ,  non ,  dit  saint 
Chrysostome,  il  ne  faudra  point  de  démons ,  point  de  spectres  pour  faire 
de  l'enfer  un  lieu  de  tourment.  Ce  que  chacun  y  apportera  de  crimes, 
voilà  les  démons  auxquels  il  sera  livré.  Ces  impuretés  abominables ,  ces 
injustices  énormes  ,  ces  profanations  des  choses  saintes ,  ces  mépris  décla- 
rés de  Dieu ,  ces  haines  invétérées  contre  le  prochain ,  ces  perfidies  et  ces 
trahisons,  ces  artifices  de  l'hypocrisie,  ces  scandales  de  l'athéisme,  ces 
emportements  de  la  vengeance ,  ces  raffinements  de  la  médisance ,  ces 
noires  impostures  de  la  calomnie ,  tant  d'autres  iniquités  dont  je  ne  puis 
faire  le  dénombrement,  ce  sont  là  les  monstres  qui  investiront  le  réprouvé, 
qui  l'assiégeront,  qui  le  saisiront  des  plus  vives  frayeurs. 

Et  il  n'est  pas  absolument  nécessaire  d'être  chrétien  pour  être  persuadé 
de  ce  que  je  dis,  puisque  les  païens  eux-mêmes  l'ont  reconnu,  et  qu'ils  en  ont 
fait  la  matière  de  leurs  fables.  Or  ce  que  nous  appelons  leurs  fables,  comme 
remarque  fort  bien  saint  Augustin ,  n'était,  au  fond ,  rien  autre  chose  que 
les  mystères  les  plus  sublimes  de  leur  théologie,  et  les  principes  les  mieux 
établis  de  leur  morale.  Ils  ne  les  proposaient  aux  peuples  que  sous  des 
fictions  ;  mais  ces  fictions  renfermaient  la  même  vérité  que  la  foi  nous  en- 
seigne; et,  malgré  le  libertinage  des  athées  qui  vivent  aujourd'hui  parmi 
nous ,  ces  infidèles  du  paganisme  nous  rendent  un  témoignage  tout  con- 
forme à  celui  des  prophètes  et  des  apôtres ,  savoir,  qu'il  y  a  un  enfer,  et 
qu'une  des  grandes  peines  de  l'enfer  sera  d'avoir  péché,  et  de  s'être  souillé 
de  crimes  dans  la  vie  :  Recordare. 

Mais  ces  crimes  ne  seront  plus  :  il  est  vrai,  reprend  saint  Bernard,  ils 
ne  seront  plus  dans  la  réalité  de  leur  être ,  mais  ils  seront  encore  dans  la 
pensée  et  dans  le  souvenir.  Or  c'est  par  le  souvenir  et  par  la  pensée  qu'ils 
feront  souffrir  une  âme  réprouvée  de  Dieu.  Transierunt  à  manu,  sed  non 
transierunt  à  mente  *.  Ils  ne  seront  plus,  ajoute  ce  Père;  mais  ils  auront 
été,  et  il  ne  sera  plus  au  pouvoir,  ni  du  pécheur,  ni  de  Dieu  même,  qu'ils 
n'aient  pas  été.  Or  ils  ne  tourmentent,  soit  dans  l'enfer,  soit  sur  la  terre , 
que  parce  qu'ils  ont  été  ;  et  de  là  vient  qu'ils  tourmentent  lors  même  qu'ils 
ne  sont  plus ,  ou  plutôt  qu'ils  ne  commencent  à  tourmenter  que  quand  ils 

1  Bernard. 


474-  sur  l'enfer. 

pe  sont  plus.  Et  parce  que  n'être  plus  et  avoir  été  sont  deux  termes  infinis 
qui  égaleront  l'éternité  de  Dieu,  et  qui  subsisteront  dans  leur  manière  de 
subsister  autant  que  Dieu  sera  Dieu ,  ces  crimes  qui  ont  été ,  et  qui  ne  se- 
ront plus,  auront,  s'il  m'est  permis  de  parler  ainsi,  une  activité  éter- 
nelle dans  l'enfer,  pour  tourmenter  le  réprouvé.  Ils  ne  Font  contenté  qu'un 
moment  pendant  qu'il  les  commettait,  et  ils  le  tourmenteront  éternelle- 
ment quand  il  ne  les  commettra  plus  :  pourquoi  ?  belle  raison  de  saint  Au- 
gustin :  parce  que  chaque  chose,  dit-il,  agit  selon  l'étendue  de  sa  durée. 
Or  le  présent ,  qui  fait  le  plaisir  du  pécheur,  combien  est-il  présent  ?  un 
instant ,  et  rien  davantage  ;  et  voilà  pourquoi  le  pécheur  l'a  si  peu  goûté  : 
au  lieu  que  le  passé  qui  le  tourmentera  sera  toujours  passé ,  et  que,  comme 
passé  ,  n'ayant  point  de  fin ,  il  faudra ,  par  une  nécessité  indispensable , 
qu'il  se  fasse  toujours  sentir.  In  œternum  ergô  necesse  est  cruciet,  con- 
clut admirablement  saint  Bernard,  quod  in  œternum  te  fecisse  memine- 
ris  *.  Voyez ,  poursuit-il,  ce  qui  arrive  tous  les  jours  à  une  âme  inno- 
cente ,  lorsque  ,  par  une  fragilité  malheureuse ,  elle  vient  à  oublier  Dieu , 
et  à  s'oublier  elle-même.  Cette  femme  avait  de  l'honneur,  elle  avait  aimé 
jusque-là  son  devoir;  mais  enfin  une  poursuite  opiniâtre  l'a  fait  succom- 
ber :  quel  repentir,  quelle  douleur,  quelle  confusion  de  sa  lâcheté ,  quelle 
horreur  do  son  crime  !  Elle  voudrait  le  pouvoir  racheter  aux  dépens  de 
mille  vies  ;  et,  si  la  chose  était  encore  au  point  d'en  délibérer,  il  n'y  au- 
rait point  de  mort  qu'elle  n'acceptât ,  plutôt  que  donner  un  si  criminel  et 
un  si  honteux  consentement.  Mais  il  n'y  a  plus  de  retour,  et  toujours  il 
sera  vrai  qu'elle  s'est  abandonnée  à  l'infamie  et  à  l'opprobre  du  péché. 
Voilà  ce  qui  produit  et  ce  qui  entretient  dans  elle  ce  fonds  d'amertume , 
qu'elle  porte  quelquefois  jusqu'au  tombeau.  Voyez  ce  qui  arrive  à  un 
homme  emporté,  lorsque,  dans  l'ardeur  de  sa  passion ,  il  commet  une  ac- 
tion noire ,  un  homicide ,  un  assassinat.  A  peine  a-t-il  fait  le  coup ,  que 
son  esprit  se  trouble ,  que-  son  sang  s'égare ,  qu'il  n'a  plus  de  paix ,  pres- 
que plus  de  raison.  Que  ne  ferait-il  pas ,  que  ne  donnerait-il  pas ,  que 
ne  serait-il  pas  prêt  d'endurer  pour  être  encore  à  commettre  ce  qu'il  a 
commis ,  et  ce  qu'il  n'est  plus  en  état  de  réparer  ?  Or  ce  n'est  là  qu'une 
figure  et  qu'une  ombre  de  l'enfer.  Parce  que  d'avoir  péché  sera  quelque  chose 
d'éternel ,  il  faudra  ,  par  une  dure  mais  juste  loi ,  que  le  tourment  le  soit 
aussi ,  et  que  F  âme  soit  malheureuse  pour  jamais,  parce  quelle  ne  cessera 
jamais  de  se  souvenir  qu'elle  a  été  un  moment  coupable  :  Nam  etsi  fa- 
cere  in  tempore  fuit,  sed  fecisse  in  œternum  manet 2.  Qui  serait  bien  pé- 
nétré de  cette  pensée ,  de  quel  œil  envisagerait-il  le  péché ,  et  qu'épargne- 
rait-il pour  s'en  préserver? 

Ajoutez  que  les  crimes  de  la  vie  et  tant  de  désordres  se  présenteront 
tous  à  la  fois  aux  yeux  du  réprouvé ,  et  tous  à  la  fois  le  tourmenteront.  Il 
ne  les  a  commis  que  par  intervalles  et  par  succession ,  aujourd'hui  l'un, 
demain  l'autre  ;  s'il  y  a  donc  senti  quelque  douceur,  ce  n'a  été  que  par 
parties  :  mais,  dans  son  tourment,  il  n'y  aura  ni  succession,  ni  partage  ; 
Dieu  le  ramassera  tout  entier  dans  chaque  instant  ;  et  ces  crimes ,  qui , 

1  Bernard.  —  9  Idem. 


sur  l'enfer.  475 

considérés  comme  présents ,  se  trouvent  dispersés  dans  une  longue  suite 
de  jours ,  de  mois ,  d'années  ,  se  réuniront  tous  dans  le  passé  ,  parce  qu'il 
sera  vrai  en  même  temps  de  dire  qu'ils  sont  tous  passés.  Ainsi  tous ,  par 
une  vertu  indivisible ,  ils  concourront  à  l'effet  malheureux  de  la  damna- 
tion. Or,  imaginez-vous  ce  qu'ils  feront  tous  ensemble ,  puisqu'un  seul 
suffirait  pour  former  l'enfer.  Ah  !  Chrétiens ,  ne  vous  rebutez  pas  de  la 
supposition  que  je  vais  faire  ;  peut-être  blessera-t-elle  la  délicatesse  de  vos 
esprits  ;  mais  plût  à  Dieu  que  ,  par  là  morne ,  elle  pût  vous  inspirer  une 
sainte  horreur  de  la  corruption  de  vos  cœurs  !  Si  l'on  venait  à  remuer  une 
eau  bourbeuse  et  dormante,  et  qu'exposant  devant  vous  toutes  les  immon- 
dices qu'elle  renferme ,  on  vous  forçât  à  en  soutenir  toujours  la  vue,  ce  se- 
rait pour  vous  non  pas  un  spectacle ,  mais  un  supplice ,  mais  un  martyre 
aussi  rigoureux  qu'humiliant.  Or  telle,  et  bien  plus  insoutenable  encore , 
est  la  peine  que  Dieu  réserve,  dans  l'enfer,  à  une  âme ,  par  exemple ,  sen- 
suelle et  impudique.  Il  lui  fera  voir  du  même  coup  d'œil  tout  ce  qu'il  y  a 
eu  dans  elle,  par  la  concupiscence  de  la  chair,  de  plus  sale  et  de  plus  in- 
fect. Consentements  secrets,  désirs  criminels,  espérances  conçues,  occa- 
sions cherchées ,  commerces  scandaleux ,  entretiens  lascifs ,  libertés ,  re- 
gards ,  dissolutions,  mollesses ,  il  lui  rendra  tout  cela  présent  ;  et  la  fixant 
à  cet  objet ,  dont  rien  ne  pourra  plus  la  détourner  :  Regarde  ,  lui  dira-t-il 
à  chaque  moment  de  l'éternité ,  voilà  les  suites  de  ton  incontinence ,  voilà 
ce  qu'a  produit  ton  cœur  ! 

Que  concevez-vous  de  plus  intolérable  que  ce  monstrueux  amas  d'im- 
puretés? Jugez-en  par  ce  que  nous  éprouvons  dans  ces  revues  plus  géné- 
rales et  plus  exactes  de  nos  consciences.  Quelle  honte  quand  tout  à  coup 
cette  innombrable  multitude  de  péchés  se  développe  devant  nos  yeux! 
Mais  si  cette  honte,  toute  surnaturelle  et  toute  divine  qu'elle  est  ;  si  cette 
honte ,  lors  même  qu'elle  est  l'effet  de  la  grâce  ,  lors  même  qu'elle  est  le 
principe  de  notre  réconciliation  avec  Dieu  ,  nous  tient  lieu  néanmoins  de 
peine ,  et  d'une  peine  que  nous  cherchons  tant  à  éviter  ;  que  sera-ce  de  la 
honte  des  réprouvés,  et  du  sentiment  qu'ils  en  auront?  Ah  !  Seigneur,  s'é- 
criait David  dans  la  ferveur  de  sa  pénitence ,  je  ne  puis  plus  vivre ,  et  je 
suis  hors  de  moi-même ,  quand  je  considère  mes  iniquités ,  et  que  je  les 
vois  multipliées  à  l'infini  :  j'en  suis  ému  jusque  dans  la  moelle  de  mes  os  : 
Non  est  pax  ossibus  meis  à  facie  peccatorum  meorum  l.  C'était  un  roi , 
Chrétiens  ,  et  un  roi  dans  la  prospérité  ,  un  roi  élevé  au  plus  haut  point 
de  la  félicité  humaine  :  cependant  il  était  troublé ,  il  était  saisi ,  il  était 
consterné  à  la  vue  de  cette  affreuse  scène  qui  lui  retraçait  ses  égarements 
et  ses  désordres.  Concluez  donc  quel  sera  l'état  d'une  âme  qui ,  enlevée  de 
la  terre ,  et  d'ailleurs  bannie  du  séjour  de  la  béatitude  céleste,  se  trouvera 
comme  toute  recueillie  dans  le  souvenir  de  son  péché  ;  aura  incessamment 
cette  pensée,  J'ai  péché  ;  se  dira  incessamment  à  elle-même,  J'ai  péché,  et 
y  pensera,  et  se  le  dira,  sans  jamais  le  pouvoir  détruire,  ce  péché  qu'elle 
haïra,  qu'elle  abhorrera  comme  la  source  irrémédiable  de  son  malheur. 

Et  voilà  notre  leçon,  Chrétiens.  Le  mauvais  riche  souhaita  que  ses 

'  Psalm.  37. 


476  SUR    L  ENFER. 

frères ,  encore  vivants  sur  la  terre ,  pussent  au  moins  profiter  de  son 
exemple  :  Dieu  ne  le  voulut  pas.  Peut-être  s'étaient-ils  rendus  indignes 
de  cette  grâce  ;  et  peut-être  un  des  grands  châtiments  que  Dieu  exerça  sur 
eux  fut  de  ne  leur  pas  faire  savoir  le  funeste  état  de  leur  frère  dans  l'en- 
fer. Mais  ce  que  Dieu  ne  leur  accorda  pas ,  il  nous  l'accorde  aujourd'hui  ; 
il  veut  que  l'exemple  de  ce  réprouvé  nous  instruise,  que  sa  folie,  pour 
ainsi  dire ,  fasse  notre  prudence ,  et  que  le  regret  qu'il  ressent  du  passé 
nous  serve  à  réformer  et  à  sanctifier  le  présent  et  l'avenir.  Il  est  vrai  que 
Dieu  ne  nous  envoie  pour  cela ,  ni  Lazare ,  ni  aucun  des  morts ,  parce 
qu'il  prétend  que  sa  parole  ,  écrite  dans  son  Évangile ,  et  annoncée  par  ses 
ministres ,  doit  être  plus  convaincante  et  plus  infaillible  pour  nous,  que 
le  rapport  de  Lazare  et  celui  de  tous  les  morts. 

Nous  nous  figurons  quelquefois  que  la  résurrection  d'un  mort  et  la  pa- 
role d'une  âme  revenue  de  l'enfer  seraient  d'un  grand  poids  pour  faire  im- 
pression sur  nos  esprits ,  et  pour  nous  convertir.  Abus ,  Chrétiens  ;  et 
puisque  nous  n'écoutons  ni  Moïse ,  ni  les  prophètes ,  c'est-à-dire  ni  la  pa- 
role de  Jésus-Christ ,  ni  celle  de  ses  prédicateurs,  nous  trouverions  bien 
encore  des  raisons  pour  contester  et  pour  rejeter  tout  autre  témoignage  : 
outre  qu'il  n'est  pas  de  la  providence  de  Dieu  d'user  de  ces  moyens  extra- 
ordinaires ,  tandis  que  nous  en  avons  d'autres  qui  peuvent  suffire.  C'est  de 
là ,  dit  saint  Augustin ,  que  Dieu  n'a  jamais  fait  de  miracles  pour  con- 
fondre l'athéisme,  parce  que  l'athéisme  est  plus  que  suffisamment  con- 
fondu par  la  voix  de  toute  la  nature.  Ainsi  il  se  contente  ,  pour  notre  in- 
struction ,  de  nous  donner  l'exemple  du  riche  réprouvé.  Mais  que  faisons- 
nous,  mes  chers  auditeurs?  appliquez-vous,  s'il  vous  plaît,  à  cette  morale. 
Bien  loin  de  profiter  de  cet  exemple ,  nous  ne  profitons  pas  même  de  notre 
propre  expérience.  Car  ,  dès  cette  vie ,  nous  avons  une  expérience  sensible 
du  repentir  des  damnés  :  et  quelle  est-elle?  le  trouble  et  le  remords  du 
péché,  dès  que  nous  l'avons  commis.  Trouble ,  remords ,  image  tout  à  la 
fois  et  peine  de  l'enfer.  Car  qu'est-ce  que  ce  remords  du  péché,  cette  honte 
que  l'on  en  conçoit,  ce  reproche  que  l'on  se  fait  à  soi-même  et  malgré 
soi-même,  cette  peine  à  souffrir  qu'on  nous  le  fasse  d'ailleurs?  qu'est-ce 
que  cela ,  sinon  une  voix  secrète  qui  nous  dit  qu'il  y  a  un  enfer,  et  que 
déjà  nous  le  portons  en  quelque  sorte  au  dedans  de  nous-mêmes.  Mais 
voici  notre  désordre ,  Chrétiens  :  pour  pécher  plus  librement  et  plus  im- 
punément, nous  tâchons  de  nous  défaire  peu  à  peu  de  cet  enfer  anticipé, 
et  si  j'ose  m'exprimer  ainsi ,  de  cet  enfer  temporel  qui  tourmente  nos  con- 
sciences ,  mais  qui  pourrait  être  pour  nous  un  enfer  salutaire ,  en  nous 
préservant  de  l'enfer  éternel.  C'est-à-dire  que  nous  étouffons  en  nous  le 
remords  du  péché ,  qui ,  selon  saint  Chrysostome ,  est  comme  une  der- 
nière grâce  dans  l'ordre  de  la  prédestination  et  du  salut  ;  et  parce  que  ce 
remords  est  inséparable  de  l'idée  d'un  Dieu ,  de  l'idée  d'une  providence,  de 
l'idée  d'une  vie  immortelle;  je  veux  dire  parce  qu'il  est  impossible  de 
croire  un  Dieu,  de  croire  une  providence,  de  croire  une  vie  immortelle,  et 
de  ne  pas  sentir  ce  remords  ;  pour  nous  affranchir  de  ce  remords ,  nous  tâ- 
chons de  nous  aveugler  sur  ces  points  capitaux  de  la  religion  ;  du  moins 


sî;r  l'enfer.  477 

nous  tâchons  d'en  douter,  et  de  ne  les  croire  qu'à  demi.  Car  il  en  faudrait 
venir  là  pour  trouver  la  paix  dans  le  péché  ;  mais  nous  avons  beau  faire 
des  efforts ,  nous  avons  beau  raisonner  et  disputer,  ce  ver  du  péché  ne 
meurt  pas  pour  cela,  et,  dès  cette  vie  même,  nous  n'aurons  jamais  l'a- 
vantage de  nous  en  être  absolument  délivrés.  Il  y  aura  toujours  des 
heures  et  des  temps  où  il  reviendra  tout  de  nouveau  nous  piquer  :  ce  sera 
au  milieu  de  nos  plaisirs ,  et  dans  les  moments  les  plus  doux  en  appa- 
rence. Des  millions  d'autres ,  plus  déterminés  et  plus  impies  que  vous,  en 
ont  fait  mille  fois  et  en  font  tous  les  jours  la  triste  épreuve.  Que  dis-je? 
les  souverains  même  et  les  monarques  de  la  terre  ne  peuvent  l'anéantir. 
Ils  se  défendent  de  tout  ;  mais  ils  ne  sauraient  se  défendre  d'eux-mêmes , 
et  leur  péché  monte  avec  eux  jusque  sur  le  trône  pour  les  persécuter. 

Déplorable  condition,  mes  Frères,  que  celle  du  pécheur,  puisqu'en 
quelque  état  qu'il  se  trouve ,  soit  dans  le  terme  de  la  réprobation  après  la 
mort,  soit  dans  la  voie  qui  y  conduit  pendant  la  vie,  son  péché  est  partout 
pour  lui  un  enfer  inévitable.  Mais  quel  remède?  je  vous  l'ai  dit,  c'est  de 
bien  ménager  dès  à  présent  ce  remords  du  péché ,  dont  le  mauvais  riche  ne 
peut  plus  faire  un  bon  usage  ;  car  c'est  de  ce  remords ,  si  nous  le  voulons , 
que  dépend  notre  conversion.  Que  fais-je  donc,  Chrétiens,  si  je  suis  fidèle 
à  la  grâce?  au  lieu  d'étouffer  ce  remords  du  péché ,  comme  l'impie  et  le 
libertin ,  je  le  réveille  au  contraire  ,  je  l'excite  en  moi  par  de  fréquentes  et 
de  solides  réflexions.  Ce  que  feront  éternellement  les  damnés  par  une  né- 
cessité rigoureuse ,  en  considérant  toujours  malgré  eux  les  suites  funestes 
de  leur  péché,  je  le  fais  par  une  sage  précaution.  Je  repasse  tous  les  jours 
devant  Dieu ,  dans  l'amertume  de  mon  cœur ,  comme  le  saint  roi  Ézéchias, 
le  nombre  de  mes  années  :  Recogitabo  tibi  annos  meos  in  amaritudine 
animœ  meœ  1 .  Je  dis  à  Dieu  :  Ah  !  Seigneur ,  si  mon  péché  me  fait  main- 
tenant tant  de  peine ,  que  serait-ce  dans  l'enfer  ?  Je  ne  me  contente  pas  de 
cela  ;  je  demande  à  Dieu  ce  remords  comme  une  des  grâces  les  plus  spéciales 
qu'il  puisse  donner  à  ses  élus,  quand  la  passion  les  a  précipités  dans  l'a- 
bîme du  péché.  Je  le  prie  de  me  reprendre  ,  non  pas  dans  sa  colère,  mais 
selon  cet  esprit  de  miséricorde ,  qui  n'est  pas  seulement  le  consolateur , 
mais  le  censeur  du  monde,  et  qui,  comme  censeur ,  en  devient  le  réforma- 
teur :  Arguet  mundum  de  peccato  2.  Je  vais  encore  plus  avant  :  j'anti- 
cipe ce  remords  ;  je  raisonne  avec  moi-même ,  et  je  me  demande  :  Quel 
fruit  tirerai-je  de  ce  péché ,  quand  je  l'aurai  commis?  voudrai-je  l'avoir 
fait,  et  que  m'en  restera-t-il  autre  chose  que  le  remords  et  la  confusion? 
pourquoi  donc  faire  maintenant  ce  qu'alors  je  voudrai  n'avoir  jamais  fait? 
C'est  ainsi  que  je  m'instruis ,  que  je  m'encourage  à  tenir  ferme  contre  les 
tentations  du  monde  et  de  la  chair ,  à  résister  dans  les  occasions  les  plus 
dangereuses,  et  dans  les  moments  les  plus  critiques;  à  ne  ménager  rien 
pour  me  garantir  de  cette  affreuse  damnation ,  où  le  réprouvé  n'a  pas  seu- 
lement à  souffrir  du  passé  par  le  plus  mortel  regret ,  mais  du  présent  par 
le  supplice  le  plus  douloureux.  C'est  la  seconde  partie. 

'  Isaï.,  38.  —  2  Joan.,  16. 


478  sur  l'enfer. 

DEUXIÈME    PARTIE. 

Un  des  souhaits  de  saint  Bernard,  et  ce  qu'il  demandait  avec  plus  d'ar- 
deur, expliquant  ces  paroles  du  Prophète,  Descendant  in  infernum  vi- 
ventes  * ,  c'était  que  les  pécheurs  descendissent  en  esprit  et  par  la  pensée 
dans  l'enfer;  ne  doutant  pas  que  la  vue  de  cet  affreux  séjour  et  des  tour- 
ments qu'on  y  endure  ne  dût  faire  la  plus  vive  impression  sur  leurs  cœurs, 
et  convaincu  qu'il  n'y  avait  point  de  moyen  plus  assuré  pour  ne  pas  tom- 
ber après  la  mort  dans  ce  lieu  de  misères ,  que  d'y  descendre  souvent  par 
la  réflexion  pendant  la  vie  :  Descendant  in  infernum  viventes ,  ne  des- 
cendant morientes2.  Mais,  pour  l'entier  accomplissement  du  souhait  de 
saint  Bernard ,  il  faudrait ,  Chrétiens  ,  que  nous  y  pussions  descendre  avec 
les  mêmes  connaissances,  et,  s'il  était  possible  ,  avec  la  même  expérience 
que  les  damnés  ,  afin  d'en  pouvoir  juger  comme  eux,  et  d'en  tirer  au  même 
temps  des  conséquences  qui  leur  sont  désormais  inutiles ,  mais  qui  nous 
peuvent  être  encore  si  salutaires.  Car  de  descendre  en  esprit  dans  l'enfer 
avec  des  lumières  aussi  faibles  que  les  nôtres ,  avec  une  imagination  aussi 
dissipée  que  la  nôtre,  surtout  avec  une  insensibilité  pour  les  choses  de 
Dieu  aussi  prodigieuse  que  la  nôtre  ;  c'est  presque  faire  sans  fruit  ce  que 
saint  Bernard  se  proposait  comme  un  des  remèdes  les  plus  efficaces  pour 
nous  ramener  de  nos  égarements ,  et  nous  corriger  de  nos  désordres.  Ah  ! 
dit  saint  Augustin ,  qui  pourrait  maintenant  comprendre  ce  que  com- 
prend un  damné?  qui  pourrait  avoir ,  dans  une  profonde  méditation  ,  les 
mêmes  idées  qu'il  a  de  son  état  présent  au  milieu  des  flammes?  Tâchons 
de  les  avoir ,  Chrétiens  ;  et  puisque  ce  n'est  pas  encore  assez  pour  nous  de 
descendre  spirituellement  dans  l'enfer,  entrons  dans  les  sentiments  d'une 
âme  réprouvée ,   substituons  ses  lumières  aux  nôtres ,   et  reconnaissons 
combien  c'est  une  chose  terrible  que  de  tomber  entre  les  mains  du  Dieu 
vivant  :  Horr endura  est  incidere  in  manus  Dei  viventis  3.  Que  fait-elle 
cette  âme  malheureuse,  ou  en  quel  état  est-elle?  elle  se  voit  séparée  de 
Dieu,  elle  se  voit  au  milieu  d'un  feu  dont  elle  est  la  triste  victime.  Double 
peine;  l'une  et  l'autre  parfaitement  représentées  par  Jésus-Christ  dans  le 
riche  de  l'Évangile.  Elle  se  voit  séparée  de  Dieu  :  voilà  l'essentiel,  et 
comme  le  fond  de  sa  réprobation  :  Elevans  autem  oculos  suos  chm  esset 
in  forment  is ,  vidit  Abraham  à  longe,  et  Lazarum  in  sinu  ejus  k.  Ce 
riche ,  dit  le  Sauveur  du  monde,  du  lieu  de  son  tourment  levant  les  yeux, 
aperçut  de  loin  Abraham  et  Lazare  dans  son  sein.  Il  le  voyait,  ce  saint 
patriarche,  dans  un  éloignement  infini ,  à  longe,  et  c'est  ce  qui  le  déso- 
lait. 11  s'en  voyait  séparé  par  un  chaos ,  c'est-à-dire  par  une  vaste  dis- 
tance ;  tellement  qu'entre  Abraham  et  lui ,  il  ne  pouvait  plus  y  avoir  nulle 
communication  :  Magnum  chaos  inter  nos  et  vos  ftrmatum  est  5 ,  et  c'est 
ce  qui  le  désespérait.  Or ,  s'il  se  voyait  si  loin  d'Abraham ,  il  se  voyait  en- 
core, dit  saint  Ambroise,  bien  plus  éloigné  de  Dieu  :  Si  Abraham  à  longé, 
quanto  longius  à  Deo  6  ;  et  cette  séparation  de  Dieu  était  bien  encore  un 
autre  supplice  pour  lui. 

1  Psalm.  54.  —  2  Bem.  —  3  Hebr.,  10.  —  *  Luc,  16.  — 5  Ibid.  —  6  Ambros. 


SUR   L  ENFER.  479 

Car  qu'est-ce  que  d'être  séparé  de  Dieu  ?  Ah  !  Chrétiens ,  quelle  parole  ! 
la  comprenez-vous?  Séparé  de  Dieu,  c'est-à-dire  privé  absolument  de  Dieu  ; 
séparé  de  Dieu ,  c'est-à-dire  condamné  à  n'avoir  plus  de  Dieu  ,  si  ce  n'est 
un  Dieu  ennemi ,  un  Dieu  vengeur  ;  séparé  de  Dieu ,  c'est-à-dire  déchu  de 
tout  droit  à  l'éternelle  possession  du  premier  de  tous  les  êtres ,  du  plus  ex- 
cellent de  tous  les  êtres ,  du  souverain-être ,  qui  est  Dieu  :  peine ,  dit  saint 
Bernard ,  qui  ne  se  peut  mesurer  que  par  l'infinité  de  Dieu ,  puisque  cette 
peine  est  la  privation  de  Dieu  même,  et  par  conséquent  qu'elle  est  grande 
à  proportion  que  Dieu  est  grand  :  Hœc  enim  tanta  pœna,  quantus  ille  K 
Ainsi ,  comme  Dieu  disait  à  un  Juste  dans  l'Écriture  :  Ego  merces  tua 
magna  nimis  2.  C'est  moi-même  qui  serai  ta  récompense  ;  et  je  la  serai  en 
me  donnant  à  toi ,  parce  que  je  n'ai  rien  de  plus  grand  ni  de  meilleur  à 
te  donner  que  moi-même.  Il  pourra  dire  à  un  réprouvé  :  C'est  moi-même 
qui  serai  ton  supplice ,  et  je  le  serai  en  t'éloignant  de  moi ,  car  je  n'ai  rien 
dans  les  trésors  de  ma  colère  de  plus  formidable  que  cet  éloignement  et 
cette  entière  séparation  de  moi-même.  En  effet,  Chrétiens,  ces  trois  pen- 
sées que  le  réprouvé  aura  toujours  présentes,  Dieu  n'est  plus  à  moi ,  et  je 
ne  suis  plus  à  lui  ;  Dieu  n'est  plus  pour  moi ,  et  je  ne  suis  plus  pour  lui  ; 
Dieu  n'est  plus  dans  moi ,  ni  avec  moi ,  et  je  ne  suis  plus  dans  lui ,  ni  avec 
lui  ;  ces  trois  affligeantes  pensées  ne  seront-elles  pas  capables  de  faire  son 
enfer?  Or  c'est  ce  qui  se  vérifiera ,  ce  qui  s'accomplira  dans  autant  de  créa- 
tures que  Dieu  en  réprouvera.  Du  moment  que  Dieu  prononcera  à  une 
âme  ce  redoutable  arrêt  :  Retirez-vous  ;  il  se  dépouillera  ,  pour  ainsi  dire , 
de  tous  ses  droits  sur  elle ,  hors  ceux  que  la  nécessité  de  son  domaine  ne 
lui  permettra  pas  d'aliéner  ;  et  cette  âme ,  si  je  puis  encore  parler  de  la 
sorte ,  perdra  elle-même  tous  ses  droits  sur  Dieu  :  âme ,  non-seulement  in- 
digne de  le  posséder,  mais  indigne  même  de  lui  appartenir.  Dieu  la  ré- 
pudiera (  souffrez  cette  expression  ) ,  et  elle  répudiera  Dieu  ;  et  dans  ce  di- 
vorce mutuel,  elle  trouvera  la  consommation  de  son  malheur.  Dès  cette 
vie,  ce  terrible  mystère  de  la  perte  d'un  Dieu  commence  déjà  dans  la  per- 
sonne des  pécheurs  :  Dieu  et  l'âme,  par  le  péché ,  se  séparent,  et  se  séparent 
jusqu'à  se  renoncer  l'un  l'autre.  Voca  nomen  ejus,  non  populus  meus  3. 
Prophète ,  disait  Dieu ,  n'appelle  plus  ce  peuple  mon  peuple  ;  il  a  cessé  de 
l'être  ,  et  la  qualité  que  tu  dois  désormais  lui  donner,  c'est  qu'il  ne  l'est 
plus  :  Voca  nomen  ejus,  non  populus  meus.  Voilà  son  nom  ,  et  le  carac- 
tère qu'il  portera;  car  dès  qu'il  m'a  oublié  pour  suivre  des  dieux  étrangers, 
il  m'a  renoncé  comme  son  Dieu,  et  je  le  renonce  pour  mon  peuple  :  Quia 
vos  non  populus  meus ,  et  ego  non  ero  vester. 

Et  ce  langage  est  si  ordinaire  à  Dieu  dans  les  saints  livres ,  que  quand 
les  Israélites ,  par  une  monstrueuse  idolâtrie ,  eurent  sacrifié  au  veau  d'or 
dans  le  désert ,  Dieu ,  ému  de  colère  ,  et  irrité  contre  eux ,  n'en  parla  plus 
à  Moïse  que  dans  ces  termes  :  Vade,  descende;  peccavit  populus  tuus  4  ; 
Va,  Moïse,  descends  de  la  montagne,  et  tu  verras  le  crime  que  ton  peuple  a 
commis.  Prenez  garde,  Chrétiens,  Dieu  les  appelle  le  peuple  de  Moïse,  et 
non  le  sien;  comme  si  ce  peuple  n'eût  plus  été  à  lui,  ni  lui  à  eux,  depuis 

»  Bern.  —  »  Gènes.,  15.  —  3  Osée,  1.  —  *  Exod.,  32. 


480  sur  l'enfer. 

qu'ils  étaient  tombés  dans  l'infidélité.  Mais  ces  paroles,  dit  saint  Chryso- 
stome ,  qui  ne  sont  ,  pour  ainsi  dire  ,  que  comminatoires  dans  cette  vie ,  et 
qui ,  tout  au  plus ,  n'ont  qu'une  partie  de  leur  effet ,  puisqu'elles  n'ôtent 
pas  à  une  âme  l'espérance  ni  les  moyens  de  réparer  la  perte  qu'elle  a  faite , 
s'accompliront  entièrement  et  à  la  lettre  dans  un  réprouvé.  Plus  d'alliance 
entre  Dieu  et  lui ,  plus  d'union  ;  comme  si  Dieu  lui  disait  :  Ton  liberti- 
nage t'a  fait  souhaiter  de  n'avoir  point  de  Dieu,  tu  n'en  auras  jamais  ;  tu 
n'as  pas  voulu  connaître  ton  Dieu ,  tu  ne  le  verras  et  tu  ne  le  connaîtras 
jamais;  tu  ne  t'es  pas  mis  en  peine  de  chercher  Dieu  quand  tu  le  pouvais 
trouver,  tu  le  chercheras  ,  et  tu  ne  le  trouveras  jamais  ;  et  ce  qui  faisait 
ton  impiété ,  c'est  ce  qui  fera  désormais  ta  peine  :  quand  Dieu  voulait  être 
à  toi ,  tu  lui  as  dit  insolemment  que  tu  ne  voulais  point  être  à  lui  ;  main- 
tenant que  tu  voudrais  être  à  lui ,  il  te  déclare  pour  jamais  qu'il  ne  veut 
plus  être  à  toi.  Or  lequel  des  deux  est  le  plus  désolant  pour  une  âme ,  ou 
que  Dieu  ne  soit  plus  à  elle ,  ou  qu'elle  ne  soit  plus  à  Dieu  ? 

Mais  je  me  trompe ,  Chrétiens  ;  toute  réprouvée  qu'elle  est,  elle  sera  en- 
core à  Dieu ,  et  Dieu  à  elle  ;  Dieu  lui  sera  encore  inséparablement  uni ,  et 
elle  à  Dieu  :  mais  c'est  cela  même  qui  doit  faire  son  malheur.  Si  elle  pou- 
vait être  tout  à  fait  privée ,  tout  à  fait  séparée  de  Dieu,  elle  ne  serait  mal- 
heureuse qu'à  demi.  Le  comble  de  sa  misère  sera  d'en  être  privée  d'une 
façon ,  et  de  ne  l'être  pas  de  l'autre  ;  d'en  être  séparée  d'une  façon ,  et  in- 
séparable de  l'autre  :  privée  de  Dieu ,  en  tant  que  Dieu  était  l'objet  de  sa 
félicité  ;  et  pénétrée  de  Dieu,  en  tant  que  Dieu  sera  le  sujet  éternel  de  ses 
plus  violents  transports  :  c'est  ce  qui  la  consternera.  Dieu  la  renoncera  en 
qualité  de  père ,  en  qualité  d'époux ,  en  qualité  de  protecteur ,  en  qualité 
de  dernière  fin  ;  c'est-à-dire  dans  toutes  les  qualités  qui  le  rendent  bien- 
faisant ,  doux  et  aimable  ;  et  il  s'attachera  à  elle  en  qualité  de  juge ,  en 
qualité  d'ennemi,  en  qualité  de  vengeur,  en  qualité  de  persécuteur,  c'est- 
à-dire  selon  toutes  les  qualités  qui  le  rendent,  tout  Dieu  qu'il  est, 'non- 
seulement  sévère  et  redoutable ,  mais  dur  et  impitoyable.  De  là  donc  cette 
âme  sera  doublement  malheureuse  :  malheureuse  d'avoir  encore  un  Dieu , 
malheureuse  de  n'en  avoir  plus  ;  d'avoir  encore  un  Dieu  conjuré ,  déclaré, 
armé  contre  elle,  et  de  n'avoir  plus  de  Dieu  favorable,  propice  et  miséri- 
cordieux pour  elle  ;  d'avoir  encore  un  Dieu  pour  exciter  sa  haine  et  ses  plus 
mortelles  aversions ,  et  de  n'en  avoir  plus  pour  contenter  ses  désirs  et  ses 
plus  ardentes  inclinations.  Car  ce  sera  là  son  grand  supplice,  de  sentir 
éternellement  que  Dieu  l'avait  créée  pour  lui-même,  et  qu'elle  ne  pouvait 
être  heureuse  qu'en  lui  et  que  par  lui ,  et  de  ne  recevoir  éternellement  de 
Dieu  que  des  rebuts  et  des  mépris ,  de  ne  trouver  éternellement  entre  Dieu 
et  elle  qu'une  insurmontable  opposition.  Elle  estimera  Dieu  malgré  elle, 
et  elle  aura  une  inclination  naturelle  pour  lui  ;  et  cependant  elle  le  haïra  : 
elle  l'estimera  tel  qu'elle  ne  le  possédera  jamais,  et  elle  le  haïra  tel  qu'elle 
l'aura  toujours  présent.  Or  ce  conflit  d'estime,  de  désir  et  d'aversion ,  d'é- 
loignement  et  de  poursuite  à  l'égard  du  même  objet,  c'est,  Chrétiens,  ce 
que  nous  appelons  l'enfer. 

Après  cela  je  voudrais  en  vain  m'étendre  sur  les  peines  sensibles  dont 


SUR    L  ENFER.  481 

cette  séparation  de  Dieu  doit  être  accompagnée ,  et  dont  les  prédicateurs 
ont  mille  fois  tâché,  mais  inutilement,  de  vous  faire  comprendre  l'hor- 
reur. En  vain  je  voudrais  vous  représenter  ce  feu  qui ,  d'une  manière  non 
moins  véritable  qu'elle  est  surprenante ,  exercera  sur  les  esprits  et  sur  les 
corps  toute  son  activité ,  ainsi  que  parle  saint  Augustin ,  Miris  sed  veris 
modis  i  ;  ce  feu  qui  force  encore  maintenant  le  mauvais  riche  à  pousser  ce 
cri  lamentable  :  Crucior  in  hâc  flammâ  2 ,  et  sur  quoi  il  n'y  a  point  de 
réprouvé  qui  ne  puisse  dire  avec  bien  plus  de  raison  que  Job  :  Mirabiliter 
me  crucias  3.  Ah!  Seigneur,  faut-il  que  vous  fassiez  même  des  miracles 
pour  me  tourmenter,  et  que ,  forçant  les  lois  de  la  nature,  vous  donniez  à 
un  être  matériel ,  pour  en  faire  l'instrument  de  votre  vengeance ,  la  vertu 
d'agir  sur  une  substance  spirituelle?  Si  je  vous  disais,  Chrétiens,  que  tout 
ce  qu'il  y  a  dans  le  monde  et  tout  ce  que  notre  imagination  se  peut  figurer 
de  plus  affreux ,  que  tout  ce  que  la  cruauté  des  tyrans  a  jamais  su  inventer, 
que  tout  ce  que  la  patience  des  martyrs  a  été  capable  d'endurer ,  que  tout 
cela  n'est  pas  l'ombre  de  ce  feu  ;  c'est-à-dire  que  les  douleurs  les  plus  ai- 
guës ,  que  les  supplices  les  plus  lents,  que  les  tortures,  les  gênes,  les  genres 
de  mort  les  plus  inouïs ,  comparés  à  ce  feu ,  ne  méritent  pas  même  le  nom 
de  tourments  :  Quœcumque  hommes  patiuntur  in  hâc  vitâ,  in  compa- 
ratione  hujus  ignis,  non  parva,  sed  nulla  sunt 4,  je  ne  vous  dirais  rien 
que  ce  qu'a  dit  saint  Augustin ,  dont  j'ai  emprunté  ces  paroles.  Je  ne  vous 
dirais  rien  que  ce  qu'a  dit  saint  Jérôme  sur  cette  terrible  menace  de  Dieu 
à  son  peuple  :  Stillabit  fur  or  meus  super  locum  istum  5.  Je  ferai  dégout- 
ter ma  fureur  sur  la  terre  :  car ,  reprend  ce  Père ,  que  sera-ce  donc  quand 
il  répandra  dans  l'enfer  toutes  les  pluies  de  sa  colère ,  et  qu'il  la  fera  tom- 
ber comme  un  torrent?  Si  tanta  est  stilla,  quid  erit  de  totis  imbribus6*! 
Je  ne  vous  dirais  rien  de  ce  qu'a  dit  Pierre  Damien  au  sujet  de  ces  fléaux 
dont  l'Egypte  fut  affligée;  car,  selon  la  belle  remarque  de  ce  savant 
cardinal,  ce  n'était  encore  alors  que  le  doigt  de  Dieu  qui  frappait  les 
Égyptiens,  Digitus  Dei  est  hic  7;  mais  ce  sera  le  bras  même  de  Dieu,  et 
tout  son  bras,  qui  frappera  les  réprouvés  :  Totâ  divinitatis  dexterâ per- 
çut iuntur  8.  Je  ne  vous  dirais  rien  que  ce  qu'ont  dit  tous  les  autres  comme 
eux;  et  leur  autorité,  surtout  une  autorité  si  constante  et  si  unanime, 
quand  nous  n'aurions  point  d'autre  preuve ,  devrait  bien  nous  suffire  pour 
renoncer  à  tout  ce  que  le  libertinage  du  monde  oppose ,  ou  prétend  oppo- 
ser à  une  vérité  si  solidement  établie. 

Mais  je  laisse  tout  cela ,  Chrétiens ,  pour  faire  avec  vous  une  réflexion 
dont  je  pourrais  me  promettre  les  plus  grands  effets ,  si  elle  entrait  une 
fois  dans  vos  esprits.  Voilà  ce  que  la  foi  nous  enseigne  :  un  feu  éternel , 
une  éternelle  séparation  de  Dieu ,  voilà  ce  que  toutes  les  Écritures  nous 
annoncent.  Ce  qui  m'étonne,  et  ce  qui  serait  capable  de  me  troubler,  si 
les  mêmes  Écritures  ne  m'en  découvraient  le  mystère ,  c'est  qu'une  vérité 
si  touchante  nous  touche  si  peu  ;  et  que  parmi  ceux  à  qui  je  parle,  il  y  en 
ait  peut-être  qui  jamais  n  en  ont  encore  été  bien  touchés.  Ce  qui  m'é- 

'  Aug.  —  >  Luc,  1 6,  — 3  Job.,  10.  ~  4  Aug.  —  5  2  Parai.,  34.  —  b  Hieron.  —  1  Exod.,  S.  — 
s  Petr.  Dam. 

T.    I.  31 


482  sur  l'enfer. 

tonne ,  c'est  qu'étant  si  délicats ,  si  amateurs  de  nous-mêmes ,  si  sensibles 
à  la  douleur,  ce  feu,  que  la  colère  de  Dieu  allume  pour  punir  nos  crimes  , 
ne  fasse  sur  nous  que  les  plus  faibles  impressions.  Ce  qui  m'étonne ,  c'est 
que ,  ne  pouvant  ignorer  que  la  perte  de  Dieu  est  notre  souverain  mal,  et 
que  cette  perte  de  Dieu ,  irréparable  dans  l'enfer ,  dépend  de  la  perte  vo- 
lontaire que  nous  en  faisons  dans  cette  vie ,  nous  consentions  tous  les  jours 
librement  à  le  perdre ,  que  nous  le  perdions  sans  inquiétude ,  sans  cha- 
grin ;  que  nous  le  perdions  même  souvent  avec  joie ,  et  que  de  toutes  les 
pertes  que  nous  faisons  dans  le  monde ,  celle-là  nous  soit  la  plus  indiffé- 
rente. Ce  qui  m'étonne ,  c'est  que  la  même  foi  qui  nous  dit  qu'il  y  a  un 
enfer  où  l'on  brûle ,  et  où  l'on  est  privé  de  Dieu ,  nous  dit  encore  qu'un 
seul  péché  nous  expose  à  l'un  et  à  l'autre,  que  Dieu  n'a  point  de  moindre 
vengeance  pour  le  punir  que  l'un  et  l'autre  ,  et  que  le  péché  néanmoins, 
et  le  péché  le  plus  mortel ,  soit  traité  parmi  nous  de  jeunesse,  de  fragi- 
lité excusable ,  et  souvent  même  de  jeu ,  de  galanterie ,  de  bel  esprit  et  de 
belle  humeur.  Est-ce  stupidité ,  est-ce  inadvertance ,  est-ce  fureur ,  est-ce 
enchantement?  Croyons-nous  ce  point  fondamental  du  christianisme?  ne 
le  croyons-nous  pas  ?  Si  nous  le  croyons ,  où  est  notre  sagesse  ?  si  nous  ne 
le  croyons  pas ,  où  est  notre  religion  ?  Je  dis  plus ,  si  nous  ne  le  croyons 
pas,  que  croyons-nous  donc,   puisqu'il  n'est  rien  de  plus  croyable,  rien 
de  plus  formellement  révélé  par  la  parole  divine,  rien  de  plus  solidement 
fondé  dans  la  raison  humaine ,  rien  dont  la  créance  soit  plus  nécessaire 
pour  tenir  les  hommes  dans  le  devoir ,  rien  sur  quoi  le  doute  leur  soit  plus 
pernicieux ,  puisqu'il  les  porte  à  tous  les  désordres?  Mais  pour  ne  le  pas 
croire ,  ou  pour  ne  le  croire  qu'imparfaitement ,  en  sommes-nous  plus  à 
couvert?  aurons-nous  bien  devant  Dieu  de  quoi  nous  justifier,  en  lui  di- 
sant :  Je  ne  le  croyais  pas?  sauverons-nous  par  là  les  conséquences  de  la 
chose?  et,  si  elle  se  trouve  vraie,  quoique  nous  ne  l'ayons  pas  crue,  où 
en  serons-nous  ?  Est-ce  raisonner  en  hommes ,  que  de  risquer  sur  un  tel 
sujet?  Que  ne  faisons-nous  pas  tous  les  jours  pour  éviter  un  mal  incer- 
tain ,  par  la  raison  seule  de  son  incertitude  ?  Avons-nous  fait  un  pacte 
avec  l'enfer,  comme  ces  pécheurs  dont  parle  le  Prophète?  ou  avons-nous 
une  démonstration  et  une  évidence  parfaite  qu'il  n'y  ait  point  d'enfer? 
Ce  que  les  impies  allèguent  pour  le  combattre  est-il  comparable  à  ce  qu'é- 
tablit la  foi?  Sommes-nous  donc  sages  de  quitter  le  parti  de  la  foi?  et 
n'est-il  pas  non- seulement  le  plus  sûr ,  mais  le  plus  plausible ,  mais  le 
plus  raisonnable?  Quelle  peine  plus  naturelle  pour  une  âme  révoltée  contre 
Dieu  ,  que  la  perte  de  Dieu?  quel  châtiment  plus  juste  pour  une  âme  sen- 
suelle et  adonnée  à  d'infâmes  plaisirs .  et  défendus  par  la  loi  de  Dieu , 
que  le  feu?  Quoique  ce  tourment  du  feu,  qui  est  le  mal  de  la  créature, 
soit  en  lui-même  si  affreux ,  a-t-il  rien  qui  approche  de  la  grièveté  du 
péché,  qui  est  le  mal  du  Créateur?  et  n'est-il  pas  de  l'ordre  que  le  mal 
du  Créateur  soit  vengé  par  celui  de  la  créature? 

Ah  !  Chrétiens ,  c'est  là-dessus  qu'il  faut  aujourdhui  nous  déterminer  et 
nous  déclarer.  David  disait  à  Dieu  :  Seigneur,  c'est  par  le  feu  que  vous 
m'avez  éprouvé  ;  et  ce  feu  de  votre  justice ,  m'étant  appliqué  par  votre 


SUR   L  ENFER.  4£3 

miséricorde,  m'a  tellement  purifié,  qu'il  ne  s'est  plus  trouvé  en  moi  d'ini- 
quité :  Igné  me  examinasti,  et  non  est  inventa  in  me  iniquitas1.  Entrons 
dans  ce  sentiment,  Chrétiens  ;  et,  expliquant  ces  paroles  du  feu  de  l'enfer, 
méditons-les  bien.  Avant  que  Dieu  nous  punisse  par  ce  feu ,  ou  plutôt  de 
peur  que  Dieu  ne  nous  punisse  par  ce  feu ,  éprouvons-nous  par  ce  feu 
nous-mêmes ,  examinons-nous  nous-mêmes ,  afin  de  pouvoir  dire  à  Dieu  : 
Igné  me  examinasti ,  'et  non  est  inventa  in  me  iniquitas.  Que  le  feu  de 
l'enfer,  dit  saint  Augustin,  nous  serve  à  exciter  dans  nous  un  autre  feu,  et 
à  y  éteindre  encore  un  troisième  feu,  c'est-à-dire  qu'il  excite  dans  nous  le 
feu  de  la  charité,  et  qu'il  y  éteigne  le  feu  de  la  cupidité.  Quand  l'esprit 
impur  allume  dans  nos  cœurs  le  feu  de  la  concupiscence,  interrogeons-nous 
nous  nous-mêmes  ;  demandons-nous  à  nous-mêmes ,  comme  ce  solitaire  du 
désert  attaqué  d'une  violente  tentation  :  Hé  bien ,  chair  de  péché  ,  chair 
voluptueuse  et  immortifiée ,  pourras-tu  supporter  l'ardeur  de  ces  flammes , 
à  quoi  tu  seras  condamnée  pour  tes  plaisirs  criminels?  Il  n'y  a  point  de 
passion  dont  cette  pensée  ne  triomphe.  Aussi  que  n'ont  pas  fait  les  Saints, 
prémunis  et  fortifiés  de  cette  réflexion?  Ils  ont,  pour  user  de  l'expression 
de  saint  Paul,  arrêté  toute  la  violence  du  feu  :  Extinxerunt  impetum 
ignis"2.  Je  veux  dire  qu'au  milieu  des  scandales  du  monde  où  leur  condi- 
tion les  tenait  engagés,  ils  se  sont  maintenus  dans  l'innocence;  que, 
malgré  la  corruption  du  monde ,  ils  se  sont  conservés  purs  et  sans  tache  ; 
que  la  contagion  du  mauvais  exemple  n'a  pu  rien  sur  eux ,  et  cela  parce 
qu'ils  avaient  en  vue  ce  feu  dévorant  dont  ils  étaint  menacés  ,  et  qu'ils 
voulaient  éviter  :  Igné  me  examinasti.  Ne  serait-il  pas  étrange  qu'il  fût 
moins  actif  pour  nous,  et  qu'ayant  fait  de  si  grands  miracles  dans  les 
Saints,  il  n'eût  pas  la  vertu  de  conserver  notre  cœur,  et  d'en  réprimer 
les  désirs  ? 

Quand  nous  aurons  une  fois  surmonté  le  feu  de  la  cupidité,  il  ne  nous 
sera  pas  difficile ,  avec  la  grâce ,  d'allumer  dans  nos  âmes  le  feu  de  la  cha- 
rité, ce  feu  sacré  que  Jésus-Christ  nous  a  apporté  du  ciel,  et  qu'il  est  venu 
répandre  sur  la  terre  :  Ignem  veni  mittere  in  terram  3,  ce  feu  dont  il 
souhaite  si  ardemment  que  nous  brûlions  tous  :  Et  quid  volo  nisi  ut  accen- 
datur  4  ;  ce  feu  de  l'amour  divin ,  que  nous  ne  pouvons  guère,  imparfaits 
et  intéressés  que  nous  sommes,  entretenir  dans  cette  vie ,  si  le  feu  de  l'enfer, 
par  une  crainte  salutaire  ,  ne  sert  à  le  conserver. 

Craignons  l'un,  mes  chers  auditeurs,  pour  nous  disposer  à  l'autre. 
Remplissons-nous  de  celui-ci ,  pour  nous  garantir  de  celui-là.  Demandons 
souvent  à  Dieu  qu'il  nous  embrase  du  feu  de  son  amour,  afin  que  nous  ne 
ressentions  jamais  le  feu  de  sa  justice.  En  un  mot ,  que  l'enfer  même,  par 
un  merveilleux  effet ,  nous  devienne  un  préservatif  contre  l'enfer.  Il  me 
reste  à  vous  faire  voir  le  malheur  du  réprouvé,  par  rapport  à  l'avenir,  dans 
le  désespoir  où  il  est  d'obtenir  jamais  grâce.  C'est  la  dernière  partie. 

1   Psalm.  16.  —  a  Heb.,  11.  —  3  Luc,  12.  —  i  Ibid. 


484  SUR   L  ENFER. 

TROISIÈME  PARTIE. 

C'est  un  instinct  naturel  à  tous  ceux  qui  souffrent ,  de  chercher  dans 
l'avenir  la  consolation  et  le  remède  du  présent.  Gomme  nous  voulons  tou- 
jours être  heureux,  et  que  c'est  une  inclination  nécessaire ,  elle  se  soutient, 
ou  plutôt  elle  nous  soutient  en  quelque  sorte  nous-mêmes  au  milieu  des 
plus  grands  maux.  Nous  nous  faisons  un  charme  de  notre  espérance,  et  ce 
charme  adoucit  la  douleur  qui  nous  presse.  Quoique  souvent  il  n'y  ait  rien 
dans  le  futur  qui  nous  doive  être  favorable ,  nous  ne  laissons  pas  d'y  envi- 
sager cent  choses  que  nous  nous  figurons,  et  qui  ne  seront  jamais  ;  mais  qu'il 
suffit  de  nous  figurer  comme  pouvant  être  un  jour,  pour  y  trouver  de  quoi 
repaître  notre  imagination.  L'incertitude  même  de  l'avenir  nous  est  utile, 
puisqu'elle  nous  donne  droit  d'espérer  non-seulement  ce  que  nous  espérons 
et  ce  que  nous  attendons  ,  mais  ce  que  nous  n'espérons  et  n'attendons  pas. 
Il  n'en  est  pas  ainsi  des  réprouvés  dans  l'enfer.  Un  réprouvé  souffre,  je  ne 
dis  pas  sans  espérance ,  ce  serait  trop  peu ,  mais  dans  un  désespoir  actuel 
et  perpétuel.  Ce  qui  n'est  pas  encore  lui  sert  de  supplice,  et  le  rend  plus 
malheureux  que  ce  qui  est  :  ou  plutôt  ce  qui  est  le  tourmente  non-seule- 
ment parce  qu'il  est,  mais  parce  qu'il  sera  toujours;  en  sorte  que  l'avenir 
est  pour  le  présent  un  surcroît  de  peine  qui  l'aigrit,  qui  y  met  le  comble, 
et  qui  fait  le  caractère  propre  de  la  réprobation ,  puisque ,  selon  la  pensée 
du  Docteur  angélique ,  l'enfer  n'est  proprement  enfer,  que  par  la  vue  et  le 
sentiment  de  l'avenir. 

Voici  donc  ce  qui  accable  l'âme  réprouvée  dans  l'enfer,  et  ce  que  vous 
n'avez  peut-être  jamais  bien  conçu  :  c'est  qu'elle  désespère  d'obtenir  jamais 
de  Dieu  aucune  grâce,  quand  elle  le  prierait  toute  l'éternité;  c'est  qu'elle 
désespère  de  fléchir  jamais  Dieu  par  la  pénitence,  quand  elle  détesterait 
son  péché  toute  l'éternité  ;  c'est  qu'elle  désespère,  non-seulement  d'acquitter, 
mais  de  diminuer  jamais  ses  dettes  devant  Dieu  par  ses  souffrances,  quoi- 
qu'elle doive  souffrir  toute  l'éternité  :  trois  ressources  immanquables  dans 
la  vie ,  mais  absolument  inutiles  à  un  réprouvé ,  la  prière ,  la  pénitence ,  la 
souffrance.  Nous  en  avons  la  preuve  dans  le  mauvais  riche.  Que  fait-il?  il 
prie.  Que  demande-t-il?  il  conjure  Abraham  de  lui  accorder  pour  toute 
grâce  une  goutte  d'eau ,  mais  cette  goutte  d'eau  lui  est  refusée.  Tous  les 
interprètes  conviennent  qu'il  y  a  de  la  parabole  et  de  la  figure  dans  cette 
circonstance ,  et  que  l'intention  de  Jésus-Christ  est  de  nous  faire  entendre 
par  là  que ,  dans  l'enfer,  il  n'y  a  plus  de  grâce  à  espérer,  ni  de  rédemp- 
tion :  Quia  in  inferno  nulla  est  redemptio1;  que  de  cet  océan  de  miséri- 
corde et  de  bonté,  qui  est  Dieu,  il  ne  découlera  jamais  sur  ces  créatures 
infortunées  une  seule  goutte  pour  les  soulager,  comme  jamais  il  ne  décou- 
lera sur  elles  une  seule  goutte  du  sang  du  Rédempteur  pour  les  sauver  : 
pourquoi?  parce  que  ce  n'est  plus  le  temps  des  miséricordes  et  du  salut.  En 
vain  donc  le  réprouvé  s'écriera-t-il  éternellement ,  comme  le  riche  de  l'É- 
vangile ,  non  plus  en  s'adressant  à  Abraham ,  mais  à  Dieu-même  :  Mise- 
rere mei*;  Ah!  ciel,  un  peu  de  relâche,  un  peu  de  compassion  pour  moi! 

»  Offic.  def.  —  2Lnc,  16. 


SUR   L  ENFER.  485 

Dieu ,  endurci  contre  ses  cris ,  éternellement  lui  répondra ,  mais  dans 
toute  la  rigueur  de  la  lettre,  ce  qu'il  répondait  à  son  peuple  :  Quid  clamas 
super  contritione  tuâiCt  Que  servent  ces  plaintes  et  ces  lugubres  accents? 
Ils  frappent  mon  oreille ,  mais  ils  ne  vont  point  jusques  à  mon  cœur  : 
Insanabilis  dolor  tuus;  il  n'y  a  plus  de  remède  ni  de  retour;  et  si  vous  en 
voulez  savoir  la  raison,  elle  est  dans  vous-même  :  Propter  multitudinem 
iniquitatis  tuœ,  et  propter  dura  peccata  tua,  feci  hœc  tibi ;  c'est  que 
vous-même  vous  avez  été  longtemps  insensible  à  ma  voix ,  c'est  que  vous- 
même  vous  m'avez  laissé  mille  fois  appeler  sans  vouloir  m'entendre ,  c'est 
que  vous-même  vous  vous  êtes  si  outrageusement,  si  opiniâtrement,  si 
constamment  obstiné  contre  moi  :  Propter  dura  peccata  tua.  Ainsi  s'ac- 
complira cette  parole  de  l'Évangile,  que  Dieu  n'écoute  point  les  pécheurs  ; 
mais  quels  pécheurs?  non  pas  les  pécheurs  de  la  vie,  car,  dans  la  vie,  ils  sont 
toujours  en  état  de  toucher  le  cœur  de  Dieu  :  non  pas  les  pécheurs  pénitents  ; 
car  la  pénitence  de  la  vie  est  toujours  toute-puissante  auprès  de  Dieu  : 
mais  les  pécheurs  impénitents  à  la  mort  et  consommés  dans  leur  péché , 
mais  les  pécheurs  de  l'enfer. 

Que-dis-je!  et  dans  l'enfer  même  n'y  a-t-il  pas  une  pénitence  ?  Oui, 
Chrétiens ,  et  c'est  là  que  la  sagesse  nous  représente  les  pécheurs  pressés  de 
douleur,  poussant  des  soupirs,  versant  des  torrents  de  larmes.  Ah!  ce  ne 
sont  pas  ces  effets  de  la  pénitence  qui  leur  manquent ,  mais  le  principe 
qui  la  sanctifie.  C'est-à-dire  (et  voici  en  deux  mots  tout  le  mystère  de  cette 
éternelle  réprobation),  c'est-à-dire  qu'éternellement  ils  gémiront,  qu'éter- 
nellement ils  pleureront ,  qu'éternellement  ils  feront  pénitence  ;  mais  une 
pénitence  forcée ,  une  pénitence  de  démons  et  de  désespérés.  Or  une  telle 
pénitence,  dit  saint  Augustin,  n'effacera  jamais  le  péché  :  par  conséquent 
le  péché  subsistera  toujours  ;  et  tant  que  le  péché  subsistera,  ils  seront  tou- 
jours également  redevables  à  la  justice  de  Dieu,  et  exposés  à  ses  vengeances. 
C'est  ce  qu'Abraham ,  du  haut  de  la  gloire ,  exprime  au  mauvais  riche  par 
ce  chaos  insurmontable  qui  les  sépare  :  Magnum  chaos  inter  7ios  et  vos 
firmatum  est2;  en  sorte  que,  de  ce  séjour  bienheureux  où  repose  Abraham, 
on  ne  peut  plus  tomber  dans  ce  lieu  de  tourments  où  souffre  le  riche  ;  et 
que ,  de  ce  lieu  de  tourments  où  le  riche  souffre ,  on  ne  peut  plus  monter 
à  ce  bienheureux  séjour  où  Abraham  goûte  un  repos  inaltérable  ;  pourquoi  ? 
parce  que  dans  l'un  on  ne  peut  plus  perdre  la  grâce ,  et  que  clans  l'autre 
on  ne  peut  plus  réparer  le  péché  :  Ut  qui  volunt  hinc  transire  ad  vos , 
non  possint ,  neque  inde  hue  transmeare%. 

Mais  quoi!  toujours  souffrir,  et,  par  de  si  longues  et  de  si  cruelles  souf- 
frances,  ne  rien  acquitter  ;  cela  se  peut-il  comprendre?  Comprenez-le, 
mes  chers  auditeurs ,  ou  ne  le  comprenez  pas  ;  la  chose  n'en  est  pas  moins 
vraie,  et  ce  n'en  est  pas  moins  un  article  de  votre  foi.  Origène  en  voulut 
douter,  et  d'autres,  comme  lui,  réduisirent  l'éternité  malheureuse  à  un  cer- 
tain nombre  de  siècles.  Car,  disaient-ils  pour  soutenir  leur  erreur,  il  n'est , 
ni  de  la  bonté ,  ni  de  la  justice  de  Dieu  de  punir  tonjours  des  créatures 
qu'il  a  formées,  et  d'exiger  pour  les  péchés  de  la  vie,  d'une  vie  si  courte, 

1  Jerem.,  30.  —  *  Luc,  16.  --  3  Ibid. 


486  sur  l'enfer. 

une  satisfaction  qui  ne  finira  jamais.  C'est  ainsi  qu'ils  raisonnaient  ;  mais 
moi  de  leurs  principes  mêmes  je  tire ,  avec  Tertullien  et  saint  Augustin , 
une  conséquence  toute  contraire.  Car  Dieu  est  bon  :  qui  ne  le  sait  pas?  mais 
cette  bonté,  reprend  Tertullien,  n'est  pas  seulement  en  Dieu  miséricorde, 
elle  est  encore  sainteté.  Or  une  sainteté  toujours  subsistante  est  toujours 
ennemie  du  péché,  et,  par  une  suite  nécessaire,  elle  doit  toujours  haïr  le 
péché,  toujours  poursuivre  le  péché,  toujours  punir  le  péché,  si  le  péché 
dure  toujours.  Donc,  puisqu'il  n'y  a  rien  dans  l'enfer  qui  abolisse  et  qui 
détruise  le  péché,  il  n'y  aura  jamais  rien  qui  en  arrête  le  châtiment.  Dites-le 
même  de  la  justice.  Depuis  tant  de  siècles  le  mauvais  riche  se  désespère  au 
milieu  des  flammes  où  il  fut  enseveli,  et  s'écrie  en  se  désespérant  :  Crucior 
in  hâc  flammâ1  ;  mais  ce  qu'il  disait  il  y  a  tant  de  siècles,  il  le  dit  encore, 
et  toujours  il  le  dira ,  parce  qu'il  le  ressent  encore ,  et  que  toujours  il  le 
ressentira.  Oui,  cette  parole  foudroyante  et  atterrante,  Nunc  autem  cru- 
ciaris*,  Maintenant  vous  êtes  tourmenté,  il  l'entendra  toujours.  Mainte- 
nant, nunc  :  que  ce  maintenant  a  d'étendue,  puisqu'il  embrasse  l'éternité 
tout  entière!  nunc,  maintenant;  c'est-à-dire  aujourd'hui,  et  toujours;  c'est- 
à-dire  demain,  et  toujours  ;  c'est-à-dire  dans  une  année,  dans  un  siècle,  dans 
des  millions  de  siècles ,  et  toujours  encore  au  delà.  Or  concevez ,  s'il  est  pos- 
sible, quelle  impression  fait  sur  une  âme  réprouvée  un  si  affreux  désespoir. 
De  vous  donner  une  idée  juste  de  cette  éternité ,  c'est  ce  que  je  n'entre- 
prends pas  ;  et  qui  le  pourrait?  Plus  on  creuse  dans  cet  abîme,  plus  on  se 
confond ,  plus  on  se  perd.  Usez ,  tant  qu'il  vous  plaira ,  de  figures  et  de 
comparaisons  :  sans  tant  de  comparaisons  et  de  figures ,  je  m'en  tiens  à  la 
foi ,  et,  saisi  d'une  frayeur  salutaire,  je  me  prosterne  devant  cette  redou- 
table justice  qu'il  est  encore  temps  de  fléchir  en  notre  faveur,  mais  que  rien 
ne  peut  toucher  après  la  mort.  Ah  !  Seigneur,  si  jamais ,  et  pour  mes  audi- 
teurs et  pour  moi ,  j'ai  formé  des  vœux  à  votre  autel ,  voici  le  plus  sincère 
et  le  plus  ardent  :  c'est ,  mon  Dieu ,  que  votre  grâce  nous  éclaire,  et  qu'elle 
dissipe,  en  nous  éclairant,  le  charme  qui  nous  aveugle.  Tant  de  fois  vous 
m'avez  envoyé  dans  cette  cour  pour  y  annoncer  vos  divines  vérités  ;  mais 
de  toutes  vos  vérités ,  quelle  autre  dut  plus  exciter  mon  zèle  ?  J'y  vois  des 
mondains  occupés  du  monde ,  possédés  du  monde ,  enchantés  du  monde.  Je 
les  vois  enivrés  de  la  grandeur,  idolâtres  de  leur  fortune ,  amateurs  d'eux- 
mêmes  et  esclaves  de  leurs  sens.  Je  les  vois  désolés ,  consternés ,  comme 
foudroyés ,  au  moindre  revers  qui  trouble  leurs  projets  ambitieux  et  qui 
déconcerte  leurs  intrigues  criminelles  ;  mais  sur  l'éternité,  nulle  inquiétude, 
nulle  attention  :  soit  prétendue  force  d'esprit  et  impiété ,  soit  confiance 
présomptueuse  et  témérité,  soit  oubli,  négligence,  aveuglement,  quoi  que 
ce  soit,  ils  vivent  en  paix  et  sans  alarmes.  Cent  fois  on  leur  a  représenté 
l'horreur  d'une  éternelle  damnation  ;  mais  ils  nous  écoutent  comme  les 
enfants  de  Lot,  dont  il  est  parlé  dans  l'Écriture,  écoutèrent  leur  père, 
qui  de  la  part  de  Dieu  vint  les  menacer  d'un  incendie  général.  Il  semble 
que  ce  soit  un  jeu  pour  eux  :  Visus  est  eis  quasi  ludens  loqui3.  Dans  la 
juste  indignation  qui  nous  anime ,  ne  pourrions-nous  pas ,  à  l'exemple  de 

•  Luc,  16.  —  a  Ibid.  —  3  Gènes  ,  19. 


SUR   L  IMPURETE.  487 

vos  prophètes ,  vous  presser  enfin ,  Seigneur,  de  vous  faire  connaître ,  et 
de  faire  éclater  sur  eux  votre  justice?  Mais ,  mon  Dieu,  nous  nous  souve- 
nons que  s'ils  tombent  une  fois  dans  les  mains  de  cette  justice  inexorable  , 
rien  ne  les  en  pourra  retirer  ;  que  s'ils  se  damnent  une  fois ,  ou  s'ils  vous 
obligent  une  fois  à  les  damner,  c'est  pour  toujours  ;  et  voilà  ce  qui  réveille 
toute  notre  compassion.  Nous  savons  d'ailleurs  que  ce  sont  des  âmes  pré- 
cieuses f  que  ce  sont  des  âmes  rachetées  de  votre  sang ,  que  ce  sont  des  âmes 
appelées  à  votre  gloire  :  seront-elles  éternellement  perdues  pour  vous ,  ô 
mon  Dieu,  et  serez-vous  éternellement  perdu  pour  elles?  C'est  à  quoi,  mes 
chers  auditeurs ,  vous  ne  pouvez  trop  penser  ;  et  si  vous  n'y  pensez  pas 
maintenant ,  quand  y  penserez-vous  ?  Sera-ce  au  triste  moment  que  vous 
commencerez  à  ressentir  l'ardeur  de  ces  flammes  dévorantes?  Mais  que  vous 
servira  d'y  penser  alors?  et  n'est-ce  pas  au  contraire  dans  cette  pensée 
que  vous  trouverez ,  non  plus  votre  salut ,  mais  votre  tourment  ?  O  éter- 
nité ,  pensée  salutaire  dans  la  vie  ,  mais  pensée  désespérante  dans  l'enfer  ! 
Si  nous  ne  voulons  pas ,  Chrétiens ,  qu'elle  soit  le  sujet  de  notre  désespoir, 
faisons-en  le  motif  de  notre  pénitence.  Au  lieu  de  nous  exposer  à  des 
peines  éternelles  pour  une  félicité  temporelle ,  tâchons  de  mériter,  par  des 
peines  temporelles ,  une  félicité  éternelle  que  je  vous  souhaite  ,  etc. 


SERMON  POUR  LE  DIMANCHE  DE  LA  TROISIÈME  SEMAINE. 


SUR  L'IMPURETE. 

Cùm  imnnmdus  spiritus  exierll  ab  liomine,  ambulal  per  loca  arida,  quœrens  requiem,  et  non 
invenit.  Tune  dicit  :  Revcvtar  in  domum.  meam  undè  exivi.  Et  veniens  invenit  eam.  vacantem , 
scopls  mundatam  ,  et  ornatam.  Time  vadit,  et  assumit  septem  alios  spiritus  secum  nequiores  se, 
et  intrantes  habitant  ibi. 

Lorsque  l'esprit  impur  est  sorti  (l'un  homme,  il  va  par  des  lieux  arides,  cherchant  du  re- 
pos ,  et  il  n'(  n  trouve  point.  Alors  il  dit  :  Je  retournerai  dans  ma  maison  d'où  je  suis  sorti  ;  et 
à  son  retour  il  la  trouve  vide  ,  balayée  et  ornée.  Il  part  aussitôt,  et  il  va  prendre  avec  soi  Sept 
autres  esprits  encore  plus  méchants  que  lui;  ils  rentrent  dans  cette  maison  ,  et  ils  y  habitent. 
Saint  Maitli.,  ch.  12. 

SlRE, 

C'est  une  doctrine  communément  reçue,  et  fondée  sur  l'Écriture  même, 
qu'il  y  a  des  démons  de  plusieurs  espèces;  et  cette  différence,  remarque 
saint  Grégoire ,  pape  ,  vient  des  différentes  espèces  de  péchés  où  ces  esprits 
de  ténèbres  ont  coutume  de  nous  porter.  Il  y  a  des  démons  d'orgueil ,  il  y 
a  des  démons  de  vengeance ,  il  y  a  des  démons  de  jalousie  et  d'envie ,  il 
y  a  des  démons  de  mensonge,  d'illusion  et  d'erreur;  et  tous  ont  leur 
caractère  particulier,  aussi  bien  que  leurs  fonctions  propres.  Celui  qui 
nous  est  aujourd'hui  représenté  dans  l'Évangile  est  le  démon  d'impureté, 
cet  esprit  immonde  dont  l'exercice  est  de  souiller  les  âmes  purifiées  par 
la  grâce  de  Jésus-Christ,  et ,  toutes  spirituelles  qu'elles  sont,  de  les  rendre 
toutes  charnelles ,  en  les  infectant  de  la  contagion  de  leurs  corps  :  Cùm 


488  SUR    L  IMPURETE. 

immundus  spiritus  exierit  ab  homine  i.  Or  le  Fils  de  Dieu  veut  qu'entre 
tous  les  autres  démons  nous  ayons  particulièrement  horreur  de  celui-ci , 
et  c'est  pour  cela  qu'il  entreprend  lui-même  de  nous  le  faire  connaître. 
C'est  donc,  mes  chers  auditeurs,  de  cet  esprit  impur  que  je  dois  aujour- 
d'hui vous  parler  ;  et  il  est  important  de  vous  en  découvrir  la  malignité , 
puisque  le  même  saint  Grégoire  nous  assure  que  ce  démon ,  ou  plutôt  que 
le  vice  qu'il  entretient  dans  nos  cœurs  ,  est  la  cause  la  plus  générale  de  la 
damnation  des  hommes  ,  et  que  c'est  lui  qui ,  tous  les  jours ,  fait  périr 
tant  de  pécheurs  :  Hoc  maxime  vitio  periclitatur  genus  humanum  2.  Je 
vous  en  donnerai  une  idée ,  dont  vous  ne  pourrez  tirer  d'autre  consé- 
quence que  de  le  détester  et  de  vous  en  préserver.  Car,  en  traitant  cette 
matière,  je  me  souviendrai  toujours  que  la  parole  du  Seigneur,  dont  je 
suis  le  ministre  quoique  indigne ,  doit  être  une  parole  chaste ,  plus  épurée 
que  l'argent  qui  passe  par  le  feu,  et  qu'on  éprouve  jusques  à  sept  fois  : 
Eloquia  Domini  eloquia  casta,  argentum  igné  examinatum ,  probatum 
terrœ ,  purgatum  septuplum*.  Plaise  à  Dieu  que  vos  cœurs,  aussi  purs 
que  cette  divine  parole ,  soient  disposés  à  en  profiter  !  c'est  la  grâce  que 
je  vais  demander  d'abord  au  Saint-Esprit,  par  l'intercession  de  la  Reine 
des  Vierges.  Ave ,  Maria. 

Saint  Thomas ,  parlant  du  caractère  que  nous  impriment  certains 
sacrements  de  la  loi  de  grâce ,  lui  donne  deux  qualités,  en  quoi  il  fait 
consister  toute  son  essence.  C'est ,  dit-il ,  et  un  signe  spirituel  et  une 
puissance  spirituelle ,  Signaculum  et  potestas 4.  Un  signe  spirituel ,  pour 
représenter  dans  nous  les  effets  invisibles  du  sacrement  ;  et  une  puissance 
spirituelle ,  pour  nous  rendre  capables  d'opérer  les  actions  propres  du 
sacrement  :  telle  est  la  doctrine  de  cet  ange  de  l'école.  Or,  je  dis ,  Chré- 
tiens (permettez-moi  de  faire  cette  comparaison),  que  l'impureté  a  pareil- 
lement son  caractère,  mais  un  caractère  de  réprobation,  et  qu'en  cela 
cet  abominable  péché  est  une  parfaite  image  de  l'enfer.  C'est  ce  que  j'en- 
treprends de  vous  montrer  dans  ce  discours  ;  et  pour  en  faire  dV abord  le 
partage ,  je  trouve  que  ce  caractère  de  réprobation  que  nous  découvrons 
dans  l'impureté ,  quoique  infiniment  opposé  au  caractère  des  sacrements 
institués  par  Jésus-Christ ,  ne  laisse  pas  de  lui  ressembler  en  deux  ma- 
nières ;  je  veux  dire  en  ce  qu'il  a  tout  à  la  fois ,  et  la  vertu  de  représen- 
ter, et  la  vertu  d'opérer  ce  qu'il  représente.  Car  je  prétends  qu'il  repré- 
sente dans  l'homme  l'état  de  la  réprobation  future  ;  voilà  sa  première 
propriété  :  et  j'ajoute ,  si  je  puis  m' exprimer  de  la  sorte,  qu'il  opère  dans 
l'homme  cette  même  réprobation,  en  le  conduisant  à  l'impénitence  finale  ; 
c'en  est  la  seconde  propriété.  En  deux  mots,  impureté,  signe  de  la  répro- 
bation, et  principe  de  la  réprobation.  Signe  visible  de  la  réprobation, 
parce  que  rien  ne  nous  représente  mieux ,  dès  cette  vie,  l'état  des  réprouvés 
après  la  mort  :  vous  le  verrez  dans  la  première  partie.  Principe  efficace  de 
la  réprobation  ,  parce  que  rien  ne  nous  expose  à  un  danger  plus  certain 
de  tomber  dans  l'état  des  réprouvés  après  la  mort  :  je  vous  le  ferai  voir 

'  Matth.,  12.  —  *  Greg.  —  3  Psalm.  11.  —  4  S.  Thom. 


sur  l'impureté.  489 

dans  la  seconde  partie.  Ce  sujet  est  d'une  grande  étendue,  mais  d'une 
extrême  conséquence.  Je  ne  dirai  rien  qui  ne  soit  pour  vous  une  leçon 
salutaire  ,  et  qui  ne  mérite  toutes  vos  réflexions. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

Quatre  choses ,  Chrétiens ,  que  nous  marque  F  Écriture,  expriment  par- 
faitement Fétat  d'une  âme  réprouvée  dans  Fenfer.  Les  ténèbres  et  l'obscu- 
rité,  au  milieu  d'un  feu  dévorant  :  Mittite  eum  in  tenebras  externes  l.  La 
confusion  et  le  désordre  dans  le  séjour  de  toutes  les  misères  :  Terram  mi- 
ser iœ,  ubi  nullus  or  do,  sed  sempiternus  horror  inhabitat  ^.  L'esclavage 
et  la  servitude  du  démon  :  Exeat  condemnatus ,  et  diabolus  stet  à  dex- 
t?ns  ejus  3.  Enfin,  le  ver  immortel  d'une  conscience  cruellement  et  conti- 
nuellement déchirée  :  Vermis  eorum  non  moritur  4.  Voilà  l'idée  sensible 
que  le  Saint-Esprit  a  prétendu  nous  donner  d'une  parfaite  réprobation.  Or 
c'est  ce  que  nous  trouvons ,  dès  cette  vie  même,  dans  l'impureté;  car  il  n'y 
a  point  de  péché ,  ni  qui  jette  l'homme  dans  un  plus  profond  aveuglement 
d'esprit,  ni  qui  l'engage  dans  des  désordres  plus  funestes,  ni  qui  le  cap- 
tive davantage  sous  l'empire  du  démon ,  ni  qui  forme  dans  son  cœur  un 
ver  de  conscience  plus  insupportable  et  plus  piquant  ;  et  tout  cela  par  une 
vertu  qui  lui  est  propre.  D'où  je  conclus  que  ce  péché  est  donc  un  signe 
manifeste  de  Fétat  malheureux  de  la  réprobation  :  en  voici  la  preuve , 
appliquez- vous. 

Non ,  il  n'y  a  point  de  péché  qui  jette  l'homme  dans  un  aveuglement 
plus  profond  ;  et  saint  Chrysostome  en  apporte  une  raison  bien  évidente  : 
parce  que  ce  péché ,  dit-il ,  est  un  attachement  déréglé ,  et  même  un  assu- 
jettissement honteux  de  l'esprit  à  la  chair,  et  que  par  là  il  rend ,  pour 
ainsi  dire,  l'esprit  tout  charnel.  D'où  vient  que  saint  Paul,  en  parlant  d'un 
impudique ,  ne  l'appelle  plus  absolument  homme ,  mais  homme  charnel , 
Animalis  homo.  Or,  de  prétendre  qu'un  homme  charnel  puisse  avoir  des 
connaissances  raisonnables  ,  c'est  vouloir  que  la  chair  soit  esprit  ;  et  voilà 
pourquoi  l'Apôtre  conclut  qu'un  homme  possédé  de  cette  passion,  quelque 
intelligent  qu'il  paroisse  d'ailleurs ,  ne  connaît  plus  les  choses  de  Dieu , 
parce  qu'elles  ne  sont  plus  de  son  ressort  :  Animalis  homo  non  percipit 
ea  quœ  sunt  Dei b. 

En  effet ,  Chrétiens ,  prenez  garde  à  cette  réflexion  de  saint  Bernard , 
qui  me  semble  également  solide  et  ingénieuse  :  Quand  l'homme  se  laisse 
emporter  à  l'ambition ,  c'est  un  homme  qui  pèche ,  mais  qui  pèche  en 
ange  :  pourquoi?  parce  que  l'ambition  est  un  péché  tout  spirituel,  et  par 
conséquent  propre  des  anges.  Quand  il  succombe  à  l'avarice  et  à  la  tenta- 
tion de  l'intérêt,  c'est  un  homme  qui  pèche,  mais  qui  pèche  en  homme, 
parce  que  l'avarice  est  un  dérèglement  de  la  convoitise  qui  ne  convient  qu'à 
l'homme.  Mais  quand  il  s'abandonne  aux  sales  désirs  de  la  chair,  il  pèche 
et  il  pèche  en  bête ,  parce  qu'il  suit  le  mouvement  d'une  passion  prédomi- 
nante dans  les  bêtes.  Or  s'il  pèche  en  bête,  il  n'a  donc  plus  ces  lumières 
de  l'esprit  qui  le  distinguent  des  bêtes  ,  et  qui  le  font  agir  en  homme  ;  il  est 

•  Mallb.,  22.  —  2  Job.,  10.  —  3  Psalm.  108.  —  4  Marc,  9.  —  5  1  Cor.,  2. 


490  sur  l'impureté. 

donc  réduit  à  l'ignominie  de  Nabuchodonosor,  il  est  dégradé  de  sa  condi- 
tion ,  il  est  même  au-dessous  de  la  condition  des  bêtes ,  puisque  entre  les 
bêtes  et  lui  il  n'y  a  plus  d'autre  différence,  sinon  qu'il  est  criminel  dans 
son  emportement ,  ce  que  les  bêtes  ne  peuvent  être  :  Homo  cum  in  honore 
esset,  non  intellexit  ;  comparatus  est  jument i s  insipientibus ,  et  similis 
factus  est  illis1.  C'est  le  raisonnement  de  saint  Bernard,  et  l'expérience 
le  justifie  tous  les  jours  :  car  nous  voyons  ces  hommes  esclaves  de  leur 
sensualité  au  moment  que  la  passion  les  sollicite,  fermer  les  yeux  à  toutes 
les  considérations  divines  et  humaines ,  ne  convenir  plus  des  choses  dont 
ils  étaient  auparavant  persuadés,  ne  croire  plus  ce  qu'ils  croyaient,  ne 
craindre  plus  rien  de  ce  qu'ils  craignaient,  n'être  plus  capables  de  re- 
montrances ,  agir  sans  règle  et  sans  conduite ,  devenir  brutaux  et  insen- 
sés ;  tant  ce  péché  a  de  pouvoir  et  de  force  pour  les  aveugler.  Venons  au 
détail  ;  et  c'est  ici  que  je  vous  prie  de  m'écouter.  Ils  perdent  surtout  trois 
connaissances  :  la  connaissance  d'eux-mêmes ,  la  connaissance  de  leur 
propre  péché,  et  la  connaissance  de  Dieu.  Est-il  un  aveuglement  plus  dé- 
plorable et  plus  affreux? 

Ils  perdent  la  connaissance  de  ce  qu'ils  sont ,  dit  saint  Augustin ,  parce 
que ,  dans  cet  état  de  libertinage ,  ils  cessent  d'être  ce  qu'ils  étaient.  A 
quoi  j'ajoute,  en  renversant  la  proposition,  ils  cessent  d'être  ce  qu'ils 
étaient ,  parce  que ,  dans  cet  état  de  libertinage ,  ils  perdent  la  connais- 
sance de  ce  qu'ils  sont.  Ces  deux  pensées  reviennent  au  même  principe. 
En  voulez-vous  un  des  plus  illustres ,  mais  au  même  temps  des  plus  ter- 
ribles exemples?  Je  le  tire  de  l'Écriture.  Par  où  commença  la  dissolution 
de  ces  deux  vieillards  qui  attentèrent  à  la  chasteté  de  la  vertueuse  Suzanne, 
et  qui  furent  si  hautement  confondus  par  le  prophète  Daniel?  Le  texte 
sacré  nous  l'apprend  :  Everterunt  sensum  suum,  et  declinaverunt  oculos 
suos,  ut  non  vidèrent  cœlum  2  ;  Ils  perdirent  le  sens,  et  ils  détournèrent 
leurs  yeux  pour  ne  point  voir  le  ciel.  Car  avec  quel  front  l'auraient-ils  pu 
voir,  et  en  venir  jusqu'à  cet  excès?  des  magistrats,  des  juges,  des  hommes 
vénérables  dans  la  Synagogue  par  leur  âge ,  et  qui  devaient  servir  de  mo- 
dèles au  peuple.  Ah  î  Chrétiens,  ils  ne  l'auraient  jamais  fait,  et  le  seul 
souvenir  des  qualités  dont  ils  étaient  revêtus  les  aurait  tenus  dans  le  respect. 
Il  fallut  donc  qu'ils  s'oubliassent  eux-mêmes  ,  avant  que  de  se  résoudre  à 
une  telle  déclaration  ;  et  parce  que  la  conscience  ne  peut  être  séduite  ni 
corrompue  tandis  qu'elle  a  des  yeux ,  il  fallut  l'auveugler  absolument , 
afin  qu'elle  ne  fût  plus  en  état  de  se  révolter.  Ce  qu'il  y  a  d'étonnant,  c'est 
qu'ils  eussent  pu  de  la  sorte ,  et  en  si  peu  de  temps ,  effacer  de  leur  esprit 
toute  la  connaissance  d'eux-mêmes.  Mais ,  reprend  saint  Chrysostome , 
comme  la  lumière  est  d'une  nature  à  se  répandre  en  un  moment  dans 
l'immensité  des  airs,  et  qu'elle  en  dissipe  tout  à  coup  toutes  les  ténèbres, 
ainsi,  dans  un  instant,  le  péché  que  je  combats,  ce  péché  grossier  et 
charnel ,  couvre ,  pour  user  de  cette  figure ,  une  âme  des  plus  noires 
ombres  ,  et  obscurcit  toutes  les  vues  de  la  raison  et  de  la  foi. 

C'est  de  là,  remarque  Clément  Alexandrin,  que  les  poètes,  qui  furent 

>  Psalm.  48.  —  ?  Dan..  13. 


SUR    L  IMPURETE.  491 

les  théologiens  du  paganisme,  lorsqu'ils  décrivaient  les  pratiques  hon- 
teuses et  les  infâmes  commerces  de  leurs  fausses  divinités ,  ne  les  repré- 
sentaient jamais  dans  leur  forme  naturelle,  mais  toujours  déguisées  et  sou- 
vent métamorphosées  en  bêtes.  Pourquoi  cela?  Nous  les  blâmons,  dit  ce 
Père,  d'avoir  ainsi  déshonoré  leur  religion,  et  outragé  la  majesté  de  leurs 
dieux  ;  mais ,  à  le  bien  prendre,  ils  en  jugeaient  mieux  que  nous  :  car  ils 
voulaient  nous  dire  par  là  que  ces  dieux  prétendus  n'avaient  pu  se  porter 
à  de  telles  extrémités ,  sans  se  méconnaître  ;  et  qu'en  devenant  adultères , 
non-seulement  ils  s'étaient  dépouillés  de  l'être  divin ,  mais  qu'ils  avaient 
même  renoncé  à  l'être  de  l'homme. 

Et  en  elfet,  n'est-il  pas  surprenant  de  voir  jusqu'à  quel  point  ce  péché 
abrutit  les  hommes?  car  il  n'y  a  point  d'intérêt  qu'on  ne  méprise,  point 
d'honneur  qu'on  ne  foule  aux  pieds ,  point  de  dignité  qu'on  ne  prostitue , 
point  de  fortune  qu'on  ne  risque,  point  d'amitié  qu'on  ne  viole,  point  de 
réputation  qu'on  n'expose ,  point  de  ministère  qu'on  ne  profane  ,  point  de 
devoir  qu'on  ne  trahisse  pour  satisfaire  sa  passion.  Un  père  oublie  ce  qu'il 
doit  à  ses  enfants ,  et  ne  se  met  plus'  en  peine  de  les  ruiner  par  ses  dé- 
bauches ;  un  juge,  ce  qu'il  doit  au  public,  et  ne  fait  plus  scrupule  de  sa- 
crifier le  bon  droit  à  ses  plaisirs;  un  ami,  ce  qu'il  doit  à  son  ami,  et  ne 
compte  plus  pour  rien  d'abuser  de  l'accès  qu'il  a  dans  une  maison  pour  la 
déshonorer;  un  prêtre,  ce  qu'il  doit  à  Jésus-Christ,  et  ne  craint  plus  de 
scandaliser  son  sacerdoce  par  des  actions  abominables;  une  femme,  ce 
qu'elle  doit  à  son  mari ,  et  ne  se  souvient  plus  de  la  foi  qu'elle  lui  a  jurée  ; 
une  fille ,  ce  qu'elle  se  doit  à  elle-même ,  et  ne  rougit  plus  de  perdre  sa 
plus  belle  fleur,  et  de  se  rendre  un  sujet  d'opprobre.  Si ,  dans  chacun  de 
ces  états ,  on  faisait  cette  réflexion  :  Qui  suis-je ,  et  à  quoi  vais-je  m'enga- 
ger?  il  n'y  a  point  d'âme,  pour  abandonnée  qu'elle  puisse  être  à  la  vio- 
lence de  ses  désirs ,  que  les  seules  raisons  humaines  ne  fussent  capables  de 
contenir.  Mais  on  a  les  yeux  bandés  ;  et  tandis  que  cette  passion  domine , 
on  ne  sait  ni  ce  qu'on  est ,  ni  ce  qu'on  n'est  pas ,  parce  que  le  démon  d'im- 
pureté nous  aveugle  ,  et  nous  ôte  d'abord  la  première  de  toutes  les  vues , 
qui  est  la  vue  de  nous-mêmes. 

Je  dis  plus  :  ce  même  démon  note  pas  seulement  à  l'homme  la  con- 
naissance de  ce  qu'il  est ,  mais  la  connaissance  de  ce  qu'il  fait ,  c'est-à-dire 
de  son  propre  péché  ,  et  ne  lui  en  laisse  qu'autant  qu'il  faut  pour  le  rendre 
coupable  devant  Dieu.  Sur  quoi  saint  Chrysostome  fait  une  observation 
bien  judicieuse  ,  et  nous  découvre  une  espèce  de  prodige  qui  se  passe  tous 
les  jours  dans  nos  esprits,  mais  dont  il  y  a  bien  de  l'apparence  que  nous 
ne  nous  apercevons  pas  :  le  voici.  Dans  les  règles  communes ,  c'est  par 
l'expérience  que  nous  parvenons  à  la  connaissance  des  choses  :  ce  que  nous 
n'avons  jamais  expérimenté ,  à  peine  le  connaissons-nous  ;  mais  à  mesure 
que  nous  le  pratiquons,  que  nous  l'éprouvons,  il  se  montre  à  nous,  et 
nous  apprenons  à  le  connaître.  Voilà  l'ordre  de  la  nature.  Mais  dans  le 
péché  dont  je  parle ,  il  arrive  tout  le  contraire  ;  car  nous  ne  le  connais- 
sons jamais  mieux  que  quand  nous  n'en  avons  nul  usage;  et  nous  n'en 
perdons  la  connaissance  qu'autant  que  nous  nous  licencions  à  le  com- 


492  sur  l'impureté. 

mettre.  C'est  ce  que  j'appelle  prodige.  Est-il  rien  de  plus  vrai  et  rien  de 
plus  ordinaire?  Car  voyez,  mes  Frères,  dit  saint  Chrysostome,  quels  sont 
les  sentiments  d'une  âme  pure  et  innocente  :  elle  regarde  l'impureté  comme 
un  monstre ,  elle  s'en  préserve  comme  d'une  peste  et  d'une  contagion  mor- 
telle ,  elle  en  fuit  les  occasions ,  elle  en  déteste  les  intrigues ,  elle  en  con- 
damne les  moindres  libertés ,  parce  qu'elle  est  prévenue  que  c'est  le  plus 
dangereux  écueil  de  son  salut.  D'où  lui  vient  cette  prévention?  de  la  na- 
ture, c'est-à-dire  de  Dieu  môme,  lequel  a  imprimé  l'horreur  de  ce  vice 
dans  les  esprits  de  tous  les  hommes ,  sans  en  excepter  les  païens.  L'homme 
donc  encore  chaste ,  et  dans  la  première  intégrité  de  ses  mœurs ,  a  une 
véritable  idée  de  ce  péché.  Il  ne  Fa  jamais  commis  ,  et  c'est  pour  cela  qu'il 
le  connaît  parfaitement.  Mais  qu'il  s'y  laisse  entraîner,  bientôt  cette  con- 
naissance s'affaiblira ,  bientôt  cette  idée  s'effacera  ;  après  quelques  chutes , 
les  péchés  les  plus  monstrueux  ne  lui  paraîtront  plus  si  griefs  :  des  actes 
il  passera  à  l'habitude,  de  l'habitude  à  l'endurcissement,  de  l'endurcisse- 
ment au  scandale  ,  et  du  scandale  à  la  dernière  impudence.  Il  n'envisagera 
plus  sa  passion  que  comme  une  faiblesse  pardonnable  à  l'humanité  ;  il 
n'en  aura  plus  aucun  remords  ,  il  ne  la  traitera  plus  que  de  galanterie, 
il  s'en  glorifiera ,  il  s'en  applaudira  ,  il  en  triomphera.  Car  ce  sont  là, 
dit  Guillaume  de  Paris  ,  dans  son  admirable  traité  sur  cette  matière ,  les 
progrès  de  l'impureté. 

Mais  l'aurait-on  jamais  cru ,  si  le  débordement  du  siècle  ne  nous  le 
montrait  pas ,  qu'il  dût  y  avoir  des  hommes  dans  le  monde ,  et  dans  le 
monde  chrétien  ,  d'un  sens  assez  perverti  pour  qualifier  de  simple  galan- 
terie un  crime  de  cette  conséquence  ?  Si  les  païens  ,  si  les  idolâtres  s'en 
étaient  expliqués  de  la  sorte ,  le  scandale  de  notre  religion  serait  de  tenir 
ce  langage  après  eux  et  comme  eux.  Mais  que  les  plus  dissolus  d'entre 
les  païens  et  les  idolâtres  aient  eu  sur  ce  point  plus  de  modestie  que  nous  ; 
qu'on  voie  des  hommes  faire  profession  de  l'Évangile ,  et  cependant  ne 
garder  nulles  mesures  ,  n'avoir  ni  honêteté  ni  pudeur  dans  leurs  expres- 
sions ,  mettre  au  nombre  de  leurs  conquêtes  les  engagements  les  plus  cri- 
minels, en  tirer  avantage ,  se  vanter  hautement  de  ce  qu'ils  font ,  et  sou- 
vent même  de  ce  qu'ils  ne  font  pas  :  ah  !  mes  Frères ,  disait  saint  Chry- 
sostome ,  c'est  un  aveuglement  pire  que  celui  des  démons. 

Mais  qu'est-ce  de  voir  des  femmes  dans  le  christianisme  s'accoutumer 
à  de  semblables  discours  ,  en  faire  un  divertissement  et  un  jeu  ,  en  aimer 
la  raillerie  et  les  équivoques  ,  se  plaire  à  les  entendre,  ou  ne  témoigner 
là-dessus  qu'une  fausse  répugnance ,  et  d'un  air  qui ,  bien  loin  d'arrêter 
la  licence  ,  ne  sert  qu'à  la  rendre  encore  plus  hardie  ,  et  qu'à  l'exciter  ? 
Car  je  ne  parle  pas  seulement  ici  ,  femmes  chrétiennes  ,  de  ces  derniers 
désordres  dont  le  seul  honneur  du  monde  vous  fait  abstenir  ,  et  à  l'égard 
desquels  on  peut  dire  que  Dieu  doit  peu  compter  vos  victoires  ,  puisque  si 
vous  remportez  des  victoires  ,  c'est  moins  pour  lui  que  pour  vous-mêmes. 
Je  parle  de  ces  autres  désordres,  moins  odieux  ,  ce  semble ,  mais  qui  sont 
toujours  autant  de  crimes  ,  et  qui ,  tout  irrépréhensibles  que  vous  vous 
flattez  d'être  selon  le  monde ,  ne  fournissent  à  Dieu  que  trop  de  matière 


SUR   L IMPURETE.  493 

pour  vous  damner  :  je  parle  de  ces  conversations  libertines ,  d'où  naissent 
tant  de  maux  ,  et  qui  portent  à  une  âme  de  si  mortelles  atteintes  ;  je  parle 
de  ces  entretiens  secrets  et  familiers  ,  mais  dont  la  familiarité  même  et  le 
secret  sont  de  si  puissants  attraits  aux  plus  funestes  attachements  ;  je  parle 
de  ces  amitiés  prétendues   honnêtes  ,  mais  dont  la  tendresse  est  le  poison 
le  plus  subtil  et  le  plus  présent ,  pour  infecter  les  cœurs  et  pour  les  cor- 
rompre ;  je  parle  de  ces  commerces  assidus  de  visites ,  de  lettres  ,  de  par- 
ties ,  que  saint  Jérôme  appelait  si  bien  les  derniers  indices  d'une  chasteté 
mourante  ,   Moriturœ  virginitatis  indicia  x  ;  je  parle  de  ces  artifices  de 
la  vanité  humaine  ,  employés  à  relever  les  agréments  d'une  beauté  perni- 
cieuse ;  je  parle  de  cette  détestable  ambition  d'avoir  des  adorateurs  au  pré- 
judice du  souverain  Maître,  à  qui  seul  tout  culte  et  tout  hommage  appar- 
tient ;  je  parle  de  ces  douceurs  vraies  ou  fausses  ,  témoignées  à  un  homme 
mondain  ,  dont  on  entretient  par  là  les  criminelles  espérances ,  pour  être 
un  jour  responsable  de  ses  iniquités  les  plus  secrètes  ;  je  parle  de  ces  ha- 
billements immodestes ,   que  ni  la  coutume  ni  la  mode  n'autoriseront  ja- 
mais ,  parce  que  ni  la  mode  ni  la  coutume  ne  feront  jamais  de  prescription 
contre  le  droit  divin.  Ce  ne  sont  là ,  dites- vous  ,  que  des  bagatelles  :  mais 
la  question  est  de  savoir  si   Dieu  en  jugera  comme  vous ,   et  si  vous- 
mêmes  ,  lorsqu'il  faudra  comparaître  devant  son  tribunal ,  vous  n'en  ju- 
gerez pas  autrement.  Vous  prétendez  que  ce  sont  des  choses  indifférentes, 
et  moi  je  soutiens  que  ce  sont  autant  de  crimes  ;  vous  prétendez  que,  pour 
vivre  dans  les  règles ,  il  faut  vivre  de  la  sorte,  et  moi  je  soutiens  que  vivre 
de  la  sorte ,  c'est  violer  toutes  les  règles  de  la  religion  que  vous  professez. 
Et  parce  que  cette  conduite  ne  peut  s'accorder  avec  la  connaissance  d'un 
Dieu  (car  le  moyen  de  connaître  Dieu  ,  et  de  ne  pas  connaître  ce  qui  l'of- 
fense ?  ) ,  de  l'oubli  de  soi-même  et  de  l'ignorance  de  son  péché  ,  l'homme 
sensuel  tombe  dans  F  ignorance  et  l'oubli  de  Dieu  ,  et  voilà  le  fond  de 
l'abîme  où  le  plonge  l'impureté. 

C'est  de  là ,  disait  le  savant  Pic  de  la  Mirande,  que  de  tout  temps  tous 
les  athées  ont  été  ,  d'une  notoriété  publique  ,  des  hommes  corrompus  par 
les  passions  charnelles  :  l'athéisme ,  remarque  ce  grand  personnage ,  n'é- 
tant pas  ce  qui  conduit  à  l'impudicité  ,  mais  l'impudicité  étant  la  voie  or- 
dinaire qui  conduit  à  l'athéisme.  C'est  de  là  que  tous  les  impudiques  ,  par 
profession  et  par  état ,  sont  communément  des  esprits  gâtés  et  libertins 
en  matière  de  créance  ,  et  qu'ils  se  préoccupent  aisément  contre  la  religion, 
qu'ils  aiment  à  en  disputer ,  à  y  trouver  des  difficultés  ,  à  ne  pas  savoir 
ce  qui  les  résout  ;  et  qu'à  peine  verra-t-on  même  une  femme  du  grand 
monde  ,  et  dans  la  débauche  ,  qui  ne  fasse  l'esprit  fort ,  et  qui  ne  se  pique 
de  raisonner  sur  les  vérités  du  christianisme.  Pourquoi?  parce  qu'elle  vou- 
drait bien  se  persuader,  en  raisonnant ,  qu'il  n'y  a  point  de  Dieu,  suivant 
ce  beau  mot  de  saint  Augustin ,  que  personne  ne  doute  qu'il  y  en  ait  un, 
sinon  ceux  à  qui  il  serait  expédient  qu'il  n'y  en  eût  point.  C'est  de  là  que 
les  progrès  de  l'impiété  suivent  presque  toujours  les  progrès  du  vice  ;  et 
qu'au  contraire  le  retour  de  l'impiété  à  la  foi  ne  commence  presque  jamais 

1  Hieron. 


494  sur  l'impureté. 

dans  une  âme  que  par  le  retour  du  vice  à  la  vertu,  c'est-à-dire  que  lorsque 
le  feu  des  désirs  impurs  vient  à  s'amortir  et  à  s'éteindre.  La  raison,  encore 
une  fois,  est  bien  naturelle  ;  car  le  voluptueux  se  trouvant  dans  une  espèce 
d'impuissance  de  croire  et  de  se  satisfaire ,  la  vue  d'un  Dieu  le  troublant 
dans  son  plaisir,  et  son  plaisir  étant  contredit  sans  cesse  par  la  vue  d'un 
Dieu  ,  il  prend  enfin  le  parti  de  renoncer  à  l'un  pour  se  maintenir  dans 
la  possession  de  l'autre  ,  et  de  ne  plus  croire  ce  Dieu,  qu'il  regarde  comme 
l'ennemi  irréconciliable  de  son  plaisir  et  de  son  désordre. 

C'est  ainsi  que  le  plus  sage  des  princes ,  Salomon  ,  cet  homme  comblé  de 
tous  les  dons  du  ciel ,  cet  homme  qui ,  depuis  le  cèdre  jusqu'à  l'hysope , 
n'ignorait  rien  de  tout  ce  qu'il  y  avait  dans  le  monde  dont  il  était  l'oracle, 
en  méconnut  l'auteur.  Il  n'eut  plus  de  peine  à  se  prosterner  devant  des 
idoles  de  pierre,  depuis  qu'il  eut  adoré  des  idoles  de  chair  ;  et  il  perdit  les 
plus  belles  lumières  de  son  esprit ,  dès  qu'il  eut  donné  son  cœur  à  d'in- 
fâmes créatures. 

Saint  Augustin  fait  une  réflexion  bien  ingénieuse  touchant  la  différence 
du  vrai  Dieu  et  des  faux  dieux  du  paganisme ,  ou ,  pour  mieux  dire  ,  tou- 
chant l'aveuglement  des  païens  à  l'égard  de  leurs  faux  dieux  ,  et  notre  aveu- 
glement à  l'égard  du  vrai  Dieu  que  nous  adorons  :  ceci  convient  parfaite- 
ment à  mon  sujet.  Car  en  quoi,  demande  ce  saint  docteur  ,  a  consisté  l'aveu- 
glement du  paganisme  ?  le  voici  :  c'est  que  les  hommes  ,  dans  le  paga- 
nisme ,  ayant  fait  eux-mêmes  leurs  dieux,  ils  les  ont  faits  selon  leur  ca- 
price, et  tels  qu'ils  les  ont  voulus;  et  parce  qu'ils  craignaient  que  ces 
prétendus  dieux  ne  fussent  des  juges  trop  sévères,  et  qu'ils  ne  condamnas- 
sent avec  trop  de  rigueur  les  dérèglements  de  leur  vie ,  ils  en  ont  fait  des 
dieux  passionnés,  des  dieux  colères  et  emportés,  des  dieux  sujets  aux  mêmes 
crimes  que  nous ,  afin  que  chacun  les  pût  commettre  sans  honte  ,  et  même 
avec  honneur.  Voilà  jusqu'où  la  passion ,  parmi  les  nations  païennes ,  a 
porté  l'aveuglement  :  mais  le  Dieu  des  chrétiens ,  poursuit  ce  Père  ,  est 
bien  d'une  autre  condition;  car  n'ayant  pas  été  fait  par  les  mains  des 
hommes  ,  les  hommes ,  avec  tous  leurs  artifices  ,  n'ont  pu  l'accommoder  à 
leurs  sentiments  ;  et  lui-même  ne  s'étant  pas  fait  ce  qu'il  est ,  mais  étant 
saint  par  la  nécessité  de  son  être ,  il  était  incapable  de  se  conformer  à 
leurs  inclinations  corrompues.  Que  fait  donc  l'impudique?  Le  connaissant 
tel ,  et  désespérant  de  le  pouvoir  changer  ,  il  le  désavoue  pour  son  Dieu  ;  et, 
au  lieu  de  donner  dans  les  erreurs  de  l'idolâtrie  et  de  la  superstition  ,  il 
s'abandonne  à  l'irréligion  ;  c'est-à-dire,  au  lieu  d'attribuer  à  Dieu  des  choses 
indignes  de  Dieu ,  comme  ceux  qui  présentaient  de  l'encens  à  un  Jupiter 
incestueux ,  il  efface  de  son  esprit  toutes  les  idées  de  la  Divinité.  Mais  ce 
Dieu ,  qui  par  essence  est  la  pureté  même  et  qui  ne  peut  en  rien  se  démen- 
tir ,  aime  mieux  que  les  hommes  ne  le  connnaissent  point ,  que  de  le 
connaître  pour  un  Dieu  fauteur  de  leurs  passions  honteuses.  Non ,  non , 
dit-il  dans  l'Écriture ,  je  ne  serai  plus  votre  Dieu,  et  je  me  ferai  même  une 
gloire  de  cesser  de  l'être.  Vous  affecterez  de  ne  me  plus  connaître,  et  j'af- 
fecterai de  n'être  plus  connu  de  vous ,  puisque ,  dans  l'état  d'abomination 
où  le  péché  vous  a  réduits ,  la  connaissance  que  vous  auriez  encore  de  moi 


SUR    L  IMPURETÉ.  495 

ne  serait  qu'un  surcroît  d'outrage  à  ma  sainteté  ;  mais  aussi  souvenez-vous 
que  cet  oubli  doit  mettre  le  comble  à  votre  malice  ,  et  qu'il  en  sera ,  dès 
cette  vie  même,  la  plus  terrible  punition. 

En  effet ,  Chrétiens ,  y  a-t-il  rien  de  si  affreux  dans  les  ténèbres  de  l'en- 
fer que  cet  aveuglement  ?  L'enfer  a  des  ténèbres ,  il  est  vrai  ;  mais  la  même 
foi  qui  me  l'enseigne  m'apprend  d'ailleurs  que  ce  ne  sont  que  des  ténèbres 
extérieures  :  Mittite  eum  in  tenebras  exteriores  1  ;  au  lieu  que  les  ténè- 
bres d'une  aveugle  concupiscence  sont  des  ténèbres  renfermées ,  et ,  pour 
ainsi  dire,  concentrées  dans  l'homme,  et  aussi  intimes  à  l'homme  que 
l'homme  Test  à  lui-même.  Les  démons  sont  dans  le  séjour  des  ombres  et 
de  l'obscurité  ;  mais  ils  sont  eux-mêmes  remplis  de  clarté,  car  ils  ne  com- 
prirent jamais  mieux  ,  ni  ce  que  c'est  que  Dieu  ,  dont  ils  ressentent  la  main 
vengeresse ,  ni  ce  que  c'est  que  le  péché  ,  dont  ils  portent  la  peine  éternelle, 
ni  ce  qu'ils  sont  eux-mêmes ,  et  pour  quelle  fin  ils  avaient  été  créés.  Ils 
sont  donc  extérieurement  investis  de  ténèbres ,  mais  intérieurement  péné- 
trés de  lumières  ;  et  l'impudique,  au  contraire ,  est  investi  de  lumières  et 
pénétré  de  ténèbres  ;  il  a  hors  de  lui  toutes  les  lumières  de  la  foi ,  qu'il 
n'aurait  qu'à  consulter,  et  qui  lui  feraient  voir  la  dignité  de  son  âme  sanc- 
tifiée par  le  sacrement  de  Jésus-Christ ,  l'opprobre  du  péché  qui  la  désho- 
nore et  qui  la  souille ,  l'excellence  de  Dieu ,  à  qui  il  doit  se  soumettre ,  et 
contre  qui  il  se  révolte  ;  mais  au  dedans  ce  n'est  qu'une  sombre  nuit ,  et 
voilà  pourquoi  il  ne  voit  rien.  Ne  faut-il  donc  pas  conclure  qu'il  est  encore 
dans  de  plus  épaisses  ténèbres  que  les  réprouvés  mêmes? 

Allons  plus  loin.  Le  désordre  qui  règne  dans  l'enfer  règne-t-il  également 
dans  l'impureté?  Également,  Chrétiens,  et  d'autant  plus  que  le  désordre 
de  l'enfer  est  nécessairement  accompagné  d'un  ordre  supérieur  que  la  jus- 
tice divine  y  a  établi ,  puisque  ,  dans  la  doctrine  des  Pères  ,  l'enfer ,  tout 
enfer  qu'il  est ,  est  le  lieu  destiné  par  la  Providence ,  où  Dieu ,  comme  créa- 
teur de  l'univers ,  rappelle  toutes  choses  à  l'ordre ,  punissant  ce  qui  est  pu- 
nissable ,  et  tirant  de  ses  créatures  rebelles  les  satisfactions  qui  lui  sont 
dues;  au  lieu  que  le  désordre  de  l'impureté  est  simplement  un  désordre, 
et  rien  de  plus.  De  vous  expliquer  dans  toute  son  étendue  la  nature  de  ce 
désordre ,  ce  serait  un  discours  infini.  Saint  Augustin  le  fait  consister  en  ce 
que  l'esprit  de  l'homme  ,  qui ,  par  un  droit  de  supériorité  naturelle,  doit 
gouverner  et  régir  le  corps ,  se  laisse  au  contraire  gouverner  lui-même  par 
les  sens.  Ce  qui  n'arrive  pas,  dit-il ,  dans  les  autres  vices  ,  ni  dans  les 
autres  passions,  où  l'esprit  au  moins ,  s'il  est  vaincu,  n'est  vaincu  que  par 
soi-même ,  au  lieu  qu'il  est  ici  vaincu  par  la  chair.  Ce  sont  les  termes  de  ce 
saint  docteur  :  In  aliis  quippe  affectihus,  animus  à  se  ipso  vincitur  ;  hic 
autem  pudet  animum  sibi  resisti  à  corpore ,  quod  ei  inferiore  naturâ 
subjectum  est  2.  Mais  cette  pensée  est  trop  spirituelle  pour  exprimer  le 
désordre  d'un  péché  aussi  grossier  que  celui-là.  Saint  Chrysostome  nous  en 
donne  une  idée  plus  sensible,  lorsqu'il  nous  dit  que  le  désordre  de  l'impu- 
reté dans  l'homme  est  de  porter  l'homme  à  des  excès  où  la  sensualité  même 
des  bêtes  ne  se  porte  pas.  Car  il  est  certain  que  l'homme  faisant  servir  sa 

1  Matth.,  22.  — •  '  Atig. 


496  sur  l'impureté. 

raison ,  j'entends  sa  raison  dépravée,  à  sa  concupiscence ,  a  inventé,  pour 
se  satisfaire,  des  crimes  que  la  seule  concupiscence  ne  lui  aurait  jamais 
inspirés  ;  et  que  comme  il  n'y  a  que  l'homme  entre  les  animaux,  capables 
d'être  chastes  par  vertu  et  au-dessus  des  lois  de  la  nature  ,  aussi  n'y  a-t-il 
que  l'homme  capable  d'être  vicieux  et  emporté  au  delà  des  bornes  de  la 
nature  même.  Ainsi  saint  Chrysostome  le  déclarait -il ,  dans  l'exemple  de 
ces  villes  abominables  dont  il  est  parlé  au  livre  de  la  Genèse,  et  sur  qui 
Dieu  fit  éclater  l'ardeur  de  sa  colère.  Villes  infortunées,  dont  l'exécrable 
péché  en  a  perverti  tant  d'autres  !  car  combien  Dieu  n'en  voit-il  pas  d'aussi 
criminelles ,  peut-être  jusques  au  milieu  du  christianisme  !  et  s'il  ne  les 
punit  pas  en  faisant  pleuvoir  sur  elles  le  soufre  et  le  feu ,  combien  de 
vengeances  secrètes  ,  mais  encore  plus  terribles ,  n'exerce-t-il  pas  tous  les 
jours  sur  ceux  qui  renouvellent  de  pareilles  abominations?  N'est-ce  pas  ce 
que  nous  veut  faire  entendre  saint  Paul,  quand  il  nous  les  représente  aban- 
donnés de  Dieu ,   et  livrés  aux  passions  les  plus  honteuses?  et  quoique 
l'Apôtre  n'ait  pas  fait  difficulté  de  s'en  expliquer  ouvertement ,  oserais- 
je ,  tout  ministre  que  je  suis  de  l'Évangile ,  user  ici  des  mêmes  expres- 
sions ?  Je  craindrais  que ,  toutes  consacrées  qu'elles  sont ,  elles  ne  blessas- 
sent votre  pudeur  ;  et  plût  à  Dieu  que  le  démon  de  la  chair  ne  vous  eût 
jamais  ouvert  les  yeux  pour  comprendre  ce  que  je  ne  puis  dire ,  et  qu'il 
fût  toujours  dangereux  d'en  parler ,  de  peur  d'apprendre  aux  chrétiens  ce 
qu'ils  ignorent  !  Car  malheur  à  moi  si ,  sous  prétexte  de  confondre  les  pé- 
cheurs ,  je  scandalisais  jamais  une  âme  simple  et  innocente  !  Mais  disons 
la  vérité,  Chrétiens  :  où  est  aujourd'hui  l'innocence  et  la  simplicité?  Si 
l'on  ne  fait  pas  tout  le  mal ,  on  veut  le  pouvoir  et  le  savoir  faire.  Vous  di- 
riez que  la  nature  ne  soit  pas  assez  corrompue  ,  et  qu'il  faille  y  ajouter  l'é- 
tude ,  pour  se  faire  une  science  de  ses  désordres  mêmes.  Paraît-il  un  livre 
diabolique  qui  révèle  ces  mystères  d'iniquité ,  c'est  celui  que  l'on  recher- 
che, celui  que  l'on  dévore  avec  tout  l'empressement  d'une  avide  curio- 
sité. Que  l'imagination  en  soit  infectée ,  qu'il  fasse  des  impressions  mor- 
telles dans  le  cœur,  que  le  venin  qu'il  inspire  aille  jusqu'à  la  partie  de  l'âme 
la  plus  saine ,  qui  est  la  raison ,  il  n'importe  ;  c'est  le  livre  du  temps  qu'il 
faut  avoir  lu  ,  et  cela  sans  égard  au  péril  qui  s'y  rencontre  ;  comme  si  l'on 
était  sûr  de  la  grâce ,  et  qu'on  eût  fait  un  pacte  avec  Dieu ,  pour  avoir 
droit  de  s'exposer  sans  présomption  aux  occasions  les  plus  prochaines.  Car 
celle-ci  (  je  dis  cette  curiosité  de  savoir  ce  qui  doit  faire  horreur  à  penser  ) 
est  une  de  ces  tentations  que  nulle  excuse  ne  justifie,  et  dont  cependant, 
avec  toute  la  prétendue  réforme  dont  on  se  pique  ,  on  ne  peut  presque  ga- 
gner sur  soi  de  se  faire  un  point  de  conscience. 

Mais  achevons ,  s'il  est  possible ,  de  développer  ce  que  j'appelle  désordre 
de  l'impureté.  Tertullien  semble  l'avoir  conçu  d'une  manière  plus  figurée, 
et  par  conséquent  plus  propre  à  un  discours  qui  n'a  pour  but  que  votre 
édification.  C'est  dans  le  livre  de  la  Chasteté ,  où  j'avoue  que  ce  grand 
homme,  emporté  parla  force  de  son  génie,  parlait  déjà  en  hérétique, 
mais  en  hérétique ,  remarquent  ses  commentateurs ,  qui  ne  l'était  au 
moins  que  par  un  excès  de  zèle ,  et  dont  on  ne  peut  nier  que  les  erreurs 


sur  l'impureté.  497 

n'aient  été  mêlées  des  plus  saintes  et  des  plus  solides  vérités.  Il  dit  donc, 
et  c'est  une  de  ces  vérités,  que  l'esprit  impur  a  comme  une  liaison  nécessaire 
avec  tous  les  vices,  et  que  tous  les  vices  sont,  pour  ainsi  dire,  à  ses  gages  et  à  sa 
solde,  toujours  prêts  à  le  servir  pour  le  succès  de  ses  détestables  entreprises. 
C'est  pour  lui,  par  exemple,  que  l'homicide  répand  le  sang  humain,  pour  lui 
que  la  perfidie  prépare  des  poisons,  pour  lui  que  la  calomnie  est  ingénieuse  à 
inventer,  pour  lui  que  l'injustice  est  toute-puissante  quand  il  s'agit  de  sollici- 
ter, pour  lui  que  l'avarice  épargne,  pour  lui  que  la  prodigalité  dissipe,  pour 
lui  que  le  parjure  trompe,  pour  lui  que  le  sacrilège  attente  sur  ce  qu'il  y  a  de 
plus  saint.  Voilà,  disait  Tertullien,  la  pompe  infernale  que  je  m'imagine  voir 
quand  je  considère  les  démarches  de  cette  dangereuse  passion  :  Pompam 
quamdam  atque  suggestum  aspicio  mœchiœ  \  L'impudicité  est  à  la  tête 
de  tout  cela  ,  et  tout  cela  lui  fait  escorte.  Pensée  qui  s'accorde  parfaitement 
avec  celle  du  Fils  de  Dieu ,  lorsqu'il  nous  représente  dans  l'Évangile  l'es- 
prit impur ,  accompagné  de  sept  autres  esprits  ,  ou  aussi  méchants  ou  en- 
core plus  méchants  que  lui ,  puisqu'il  est  certain  que  le  démon  d'impureté 
est  presque  toujours  suivi  du  démon  de  vengeance ,  du  démon  de  discorde , 
du  démon  d'impiété ,  du  démon  d'injustice ,  du  démon  de  médisance ,  du 
démon  de  prodigalité,  du  démon  d'effronterie  et  de  licence.  Et  combien 
pourrais-je  enjoindre  d'autres?  mais  arrêtons-nous  à  ceux-là,  pour  véri- 
fier ,  même  à  la  lettre ,  la  parole  de  Jésus-Christ  :  Et  assumit  septem 
alios  spiritus  secum  nequiores  se. 

Parlons  sans  figure.  Avouons  que  ce  péché  est  en  effet  le  grand  désor- 
dre du  monde ,  puisqu'il  attire  après  lui  tous  les  autres  désordres.  Je  dis 
que  c'est  pour  lui  que  se  répand  le  sang  humain;  écoutez-moi.  D'où  sont 
venues  les  guerres  les  plus  cruelles  et  les  plus  fatales  aux  peuples ,  sinon 
d'une  passion  d'amour?  Une  femme  enlevée  par  un  insensé  fut  l'étincelle 
qui  excita  les  plus  violents  incendies  ,  et  qui  consuma  les  nations  entières. 
Parce  qu'un  homme  était  impudique ,  il  fallut  que  des  milliers  d'hommes 
périssent  par  le  fer  et  par  le  feu.  Mais, ne  remontons  point  si  haut  pour 
avoir  des  preuves  de  cette  vérité  :  notre  siècle  ,  ce  siècle  si  malheureux  ,  a 
bien  de  quoi  nous  en  convaincre  ;  et  Dieu  n'a  permis  qu'il  engendrât  des 
monstres  que  pour  nous  forcer  à  en  convenir.  Nous  les  avons  vus  avec  effroi, 
et  tant  d'événements  tragiques  nous  ont   appris ,  plus  que  nous  ne  vou- 
lions, ce  qu'un  commerce  criminel  peut  produire,  non  plus  dans  les  états, 
mais  dans  les  familles ,  et  dans  les  familles  les  plus  honorables.  L'empoi- 
sonnement était  parmi  nous  un  crime  inouï  ;  l'enfer,  pour  l'intérêt  de  cette 
passion,   l'a  rendu  commun.  On  sait,  disait  le  poëte ,  ce  que  peut  une 
femme  irritée;  mais  on  ne  savait  pas  jusqu'à  quel  excès  pouvait  aller  sa  co- 
lère ,  et  c'est  ce  que  Dieu  a  voulu  que  nous  connussions.  En  effet ,  ne  vous 
fiez  point  à  une  libertine  dominée  par  l'esprit  de  débauche  :  si  vous  traver- 
sez ses  desseins ,  il  n'y  aura  rien  qu'elle  n'entreprenne  contre  vous  ;  les  liens 
les  plus  sacrés  de  la  nature  ne  l'arrêteront  pas  ;  elle  vous  trahira  ,  elle  vous 
sacrifiera ,  elle  vous  immolera.  C'est  par  l'homicide  ,  poursuivait  Tertul- 
lien ,  que  le  concubinage  se  soutient,  que  l'adultère  se  délivre  de  l'im- 

•  Tertull. 

t.  i.  32 


498  SUR  L  IMPURETE. 

portunité  d'un  rival ,  .  que  l'incontinence  du  sexe  étouffe  sa  honte ,  en 
étouffant  le  fruit  de  son  péché. 

Je  dis  que  c'est  pour  ce  péché  qu'on  devient  profanateur.  L'aurait-on 
cru,  si  la  même  Providence  n'avait  fait  éclater  de  nos  jours  ce  que  la  pos- 
térité ne  pourra  lire  sans  en  frémir  ;  aurait-on  cru ,  dis-je ,  que  le  sacrilège 
eût  dû  être  l'assaisonnement  d'une  brutale  passion  ?  que  la  profanation  des 
choses  saintes  eût  dû  entrer  dans  les  dissolutions  d'un  libertinage  effréné  ? 
que  ce  qu'il  y  a  de  plus  vénérable  dans  la  religion  eût  été  employé  à  ce 
qu'il  y  a  de  plus  corrompu  dans  la  débauche  ;  et  que  l'homme ,  suivant  la 
prédiction  d'Isaïe ,  eût  fait  servir  son  Dieu  même  à  ses  plus  infâmes  vo- 
luptés? Verumtamen  servire  me  fecisti  inpeccatis  tuis,  et  laborem  mihi 
prœbuisti  in  iniquitatibus  tuis  l.  Disons  des  choses  moins  affreuses ,  et 
que  celles-là  demeurent ,  s'il  est  possible  ,  ensevelies  dans  un  éternel  oubli. 
Je  dis  que  c'est  l'esprit  impur  qui  entretient  les  dissensions  et  les  querelles 
d'une  ville  ,  d'un  quartier.  Vous  le  savez  ,  trois  ou  quatre  femmes  décriées 
et  célèbres  par  l'histoire  de  leur  vie  en  font  presque  immanquablement 
toute  l'intrigue  :  et  de  là  naissent  les  inimitiés  de  ceux  qui  les  fréquentent , 
de  là  les  emportements  de  ceux  qui  s'en  croient  méprises  ,  de  là  les  haines 
irréconciliables  entre  elles-mêmes ,  de  là  les  discordes  domestiques  ,  les  fu- 
ries d'un  mari  a  qui  cette  plaie  une  fois  ouverte  ne  laisse  plus  que  des 
aigreurs ,  et  le  ressentiment  le  plus  profond  et  le  plus  amer.  Je  dis  que  c'est 
l'impureté  qui  rend  la  calomnie  ingénieuse  à  former  des  accusations  et  à 
suborner  des  témoins  :  la  mémoire  n'en  est  que  trop  récente.  Du  moins 
n'est-ce  pas  de  cette  source  empoisonnée  que  viennent  les  plus  sanglantes 
railleries  ,  les  médisances  atroces  ,  les  libelles  injurieux  et  diffamatoires  , 
mille  autres  attentats  contre  la  réputation  du  prochain  et  contre  la  cha- 
rité ?  Je  dis  que  c'est  cette  passion  qui  rend  l'injustice  toute-puissante  dans 
les  sollicitations  :  et  l'usage  que  vous  avez  du  monde  vous  permet-il  d'en 
douter  ?  On  sait  que  ce  magistrat  est  gouverné  par  cette  femme ,  et  l'on 
sait  bien  au  même  temps  le  moyen  d'intéresser  cette  femme  et  de  la  ga- 
gner ;  c'est  assez  :  car  avec  cela  il  n'y  a  point  de  bon  droit  qui  ne  suc- 
combe ,  point  de  chicane  qui  ne  réussisse,  point  de  violence  et  de  superche- 
rie qui  ne  l'emporte.  Combien  de  juges  ont  été  pervertis  par  le  sacrifice 
d'une  chasteté  livrée  et  abandonnée,  et  pour  combien  de  malheureuses  la 
nécessité  de  solliciter  un  juge  impudique  n'a-t-elle  pas  été  un  piège  et  une 
tentation?  Je  dis  que  c'est  ce  vice  qui  désole  les  maisons,  et  qui  en  dissipe 
tous  les  biens  :  n'en  avez-vous  pas  vu  cent  exemples  ?  heureux  si  vous  n'en 
avez  pas  fait  l'épreuve,  ou  par  votre  propre  péché,  ou  par  le  péché  d'autrui  ! 
Le  désordre  ancien  et  commun  était  de  voir  avec  compassion  un  insensé  , 
sous  le  nom  d'amant  prodigue,  et  prodigue  jusqu'à  l'extravagance,  con- 
tenter l'avarice  et  entretenir  le  luxe  d'une  mondaine  qu'il  idolâtrait  ;  mais 
le  désordre  du  temps  est  de  voir  au  contraire  une  femme  perdue  d'honneur 
aussi  bien  que  de  conscience ,  par  un  renversement  autrefois  inouï ,  faire 
les  avances  et  les  frais ,  s'épuiser ,  s'endetter,  se  ruiner  ,  pour  un  mon- 
dain à  qui  elle  est  asservie  ,  dont  elle  essuie  tous  les  caprices ,  qui  n'a  pour 

1  Isaï.,  43. 


sur  l'impureté.  499 

# 

elle  que  des  hauteurs,  et  qui  ordonne  de  tout  chez  elle  en  maître.  L'indi- 
gnité est  que  ce  désordre  s'établit  de  telle  sorte  qu'on  s'y  accoutume  le 
domestique  s'y  fait ,  on  obéit  à  cet  étranger  ,  ses  ordres  sont  respectés  et  sui- 
vis ,  parce  qu'on  s'aperçoit  de  l'ascendant  que  son  crime  lui  donne  tan- 
dis que  celle-ci ,  ne  gardant  plus  de  mesures  ,  et  libre  du  respect  humain 
dont  elle  a  secoué  le  joug  ,  se  fait  une  vanité  de  ne  ménager  rien ,  et  un 
plaisir  de  sacrifier  tout ,  pour  se  piquer  du  ridicule  avantage  et  de  la  folle 
gloire  de  bien  aimer. 

Ne  vous  offensez  pas ,  Mesdames  ;  et  quand  il  y  aurait  de  l'imprudence 
à  pousser  trop  loin  ces  reproches ,  souffrez  qu'à  l'exemple  de  saint  Paul 
je  vous  conjure  de  la  supporter  :  Utinam  sustineritis  modicum  quid  in- 
sipientiœ  meœ,  sed  et  supportate  me  i.  Dieu,  témoin  de  mes  intentions, 
sait  avec  quel  respect  pour  vos  personnes,  et  avec  quel  zèle  pour  votre  sa- 
lut, je  parle  aujourd'hui;  mais  Dieu  a  ses  vues,  et  il  faut  espérer  que  sa 
parole  ne  sera  pas  toujours  sans  effet.  C'est  de  vous,  Mesdames  (le  savez- 
vous,  et  jamais  y  avez-vous  bien  pensé  devant  Dieu?) ,  c'est  de  vous  que 
dépend  la  sainteté  et  la  réformation  du  christianisme  ;  et  si  vous  étiez 
toutes  aussi  chrétiennes  que  vous  devez  l'être,  le  monde,  par  une  bien- 
heureuse nécessité,  deviendrait  chrétien.  Le  désordre  qui  m'afflige  est  que 
l'on  prétend  maintenant,  et  peut-être  avec  justice ,  vous  rendre  responsa- 
bles de  ce  débordement  de  mœurs  que  nous  voyons  croître  de  jour  en  jour  : 
et  que  l'on  n'en  accuse  plus  simplement  vos  lâchetés ,  vos  complaisances , 
vos  faiblesses  ;  mais  qu'on  l'impute  à  vos  artifices  et  à  la  dépravation  de 
vos  cœurs.  N'est-il  pas  étonnant  qu'au  lieu  de  cette  modestie  et  de  cette 
régularité  que  Dieu  vous  avait  données  en  partage ,  et  que  le  vice  même 
respectait  en  vous,  il  y  en  ait  parmi  vous  d'assez  endurcies  pour  affecter 
de  se  distinguer  par  un  enjouement  et  une  liberté ,  à  quoi  tant  d'âmes  se 
laissent  prendre  comme  à  l'appât  le  plus  corrupteur  ?  L'excès  du  désordre , 
c'est  que  toutes  les  bienséances  qui  servaient  autrefois  de  rempart  à  la  pu- 
reté soient  aujourd'hui  bannies  comme  incommodes.  Cent  choses  qui  pas- 
saient pour  scandaleuses,  et  qui  auraient  suffi  pour  rendre  suspecte  la 
vertu  même ,  ne  sont  plus  de  nulle  conséquence.  La  coutume  et  le  bel  air 
du  monde  les  autorise ,  tandis  que  le  démon  d'impureté  ne  sait  que  trop 
s'en  prévaloir.  Le  comble  du  désordre ,  c'est  que  les  devoirs ,  je  dis  les  de- 
voirs les  plus  généraux  et  les  plus  inviolables  chez  les  païens  mêmes,  soient 
maintenant  des  sujets  de  risée.  Un  mari  sensible  au  déshonneur  de  sa  mai- 
son est  le  personnage  que  l'on  joue  sur  le  théâtre,  une  femme  adroite  à  le 
tromper  est  l'héroïne  que  l'on  y  produit;  des  spectacles  où  l'impudence 
lève  le  masque ,  et  qui  corrompent  plus  de  cœurs  que  jamais  les  prédica- 
teurs de  l'Évangile  n'en  convertiront ,  sont  ceux  auxquels  on  applaudit. 
Assujettissement ,  dépendance ,  attachement  à  sa  condition  ,  tout  cela  est 
représenté  comme  une  espèce  de  tyrannie  dont  le  savoir-faire  doit  affran- 
chir. C'est  ce  qu'on  ne  se  lasse  point  d'entendre  ;  et  tel  qui ,  par  sa  triste 
destinée,  y  a  le  plus  d'intérêt,  est  le  premier  à  s'en  divertir.  Imaginez- 
vous  d'ailleurs  un  mari  qui,  pourvu  par  le  don  de  Dieu  d'une  femme 

■  2  Cor.;  U. 


500  sur  l'impureté. 

prudente  et  accomplie ,  ne  laisse  pas  de  s'entêter  d'une  passion  bizarre  ; 
aime  par  obstination  ce  qui  souvent  n'est  point  aimable ,  et  ne  peut  ai- 
mer par  raison  ce  qui  mérite  tout  son  amour  ;  ne  se  rebute  de  ce  qui  lui 
est  permis  que  parce  qu'il  lui  est  permis ,  et  ne  s'attache  avec  ardeur  à  ce 
qui  lui  est  défendu  que  parce  qu'il  lui  est  défendu  ;  traite  avec  dureté  et 
avec  rigueur  ce  qui  devait  être  l'objet  de  sa  tendresse  ,  et  adore  opiniâtre- 
ment ce  qui  est  la  cause  visible  de  tous  ses  malheurs.  Voilà  ce  que  j'appelle 
désordres  ;  et  combien  encore  y  en  a-t-il  d'autres  que  je  passe  ,  et  que  je 
ne  puis  marquer  ? 

Cependant,  à  l'aveuglement  et  au  désordre,  l'impureté  ajoute  encore 
l'esclavage ,  troisième  trait  de  ressemblance  dans  l'impudique  avec  l'état 
des  réprouvés  dans  l'enfer.  Car  il  n'y  a  point  de  péché  qui  rende  l'homme 
plus  esclave  du  démon.  Dans  les  autres  péchés,  dit  saint  Grégoire,  pape, 
l'esprit  de  ténèbres  nous  attaque  comme  un  ennemi,  il  nous  sollicite 
comme  un  tentateur,  il  nous  surprend  comme  un  séducteur  ;  mais  dans 
celui-ci,  il  nous  domine  comme  un  tyran.  S'il  nous  corrompt,  poursuit 
ce  Père  ,  par  une  autre  passion ,  malgré  sa  victoire  il  est  toujours  dans  la 
défiance ,  il  craint  toujours  quelque  changement ,  et  que  la  grâce  ne  lui 
arrache  sa  pr©ie;  mais  s'il  nous  a  fait  tomber  dans  une  impureté,  s'il 
nous  a  engagés  dans  un  commerce  criminel ,  c'est  alors  le  fort  armé  de 
l'Évangile  ;  il  tient  une  âme  dans  ses  filets ,  il  est  sûr  de  sa  conquête ,  et 
il  s'en  croit  paisible  possesseur  :  In  pace  sunt  ea  quœ  possidet  i.  Pour- 
quoi ,  demande  saint  Augustin ,  suscitait-il  dans  les  premiers  siècles  de 
l'Église  tant  de  persécutions  contre  les  chrétiens  ?  Ah  !  répond  ce  saint 
docteur,  c'est  que  les  chrétiens  vivaient  dans  une  entière  pureté  de  mœurs, 
c'est  qu'ils  étaient  chastes  par  état,  et  par  conséquent  affranchis  de  la  do- 
mination du  péché.  Comme  donc  le  démon  ne  pouvait  s'en  rendre  maître 
par  l'amour  du  plaisir,  il  tâchait  de  les  vaincre  par  l'horreur  des  sup- 
plices; mais  depuis  qu'il  a  trouvé  moyen  de  s'introduire  dans  le  christia- 
nisme par  les  voluptés  sensuelles,  toutes  les  persécutions  ont  cessé.  Car 
cette  voie  lui  a  paru  bien  plus  courte  et  plus  assurée.  En  exerçant  sa 
cruauté  contre  les  martyrs,  il  tourmentait  les  corps,  mais  les  âmes 
étaient  perdues  pour  lui  ;  au  lieu  que  l'impureté  lui  assujettit ,  sans  effu- 
sion de  sang ,  et  les  âmes  et  les  corps.  Et  je  puis  bien  dire  ici  ce  que  di- 
sait saint  Hilaire  à  l'empereur  Constance ,  lorsque ,  par  des  flatteries  dan- 
gereuses ,  il  tentait  et  il  ébranlait  les  fidèles  :  Plût  à  Dieu  que  nous  eus- 
sions vécu  au  temps  des  persécuteurs  !  nous  devons  beaucoup  aux  premiers 
Césars ,  puisque  c'est  par  eux  que  nous  avons  triomphé  de  l'enfer  :  Plus 
crudelitati  debemus ,  quia  diabolum  vicimus  2.  Mais  maintenant  nous 
combattons  avec  un  ennemi  d'autant  plus  à  craindre  qu'il  le  paraît 
moins.  Il  ne  déchire  pas  la  chair,  mais  il  la  flatte  :  Non  dorsa  cedit , 
sed  membra  palpât  3.  En  nous  persécutant ,  il  nous  donnerait  la  vie  ; 
mais  il  nous  chatouille  pour  nous  donner  la  mort  :  Non  proscribit  ad 
vitam,  sed  titillât  in  mortem  4.  En  nous  confinant  dans  une  prison,  il 
nous  donnerait  la  liberté  ;  mais  il  nous  retient  dans  son  palais  pour  nous 

1  Luc.  11.  —  8  Hilar.  —  3  Ibid.  —  4  Ibid. 


sur  l'impureté.  501 

réduire  en  servitude  :  Non  tradit  carceri  in  libertatem,  sed  intra  pala- 
tium  retinei  in  servitutem  1. 

Ainsi  parlait  ce  saint  évêque.  Et  voilà  le  triste  état  où  saint  Augustin 
gémit  si  longtemps,  et  sur  quoi  il  se  faisait  de  si  sensibles  reproches.  Ce 
grand  homme,  avant  sa  conversion,  sans  être  encore  touché  des  puissants 
motifs  qui ,  dans  la  suite ,  le  ramenèrent  à  son  devoir,  soupirait  néan- 
moins de  se  voir  esclave  de  sa  passion.  Il  ne  voulait  pas  encore  être  à 
Dieu  ;  mais  au  moins  eût-il  voulu  être  à  lui-même.  Eh  quoi  !  Augustin, 
se  disait-il ,  seras-tu  donc  toujours  maîtrisé  par  une  avengle  concupis- 
cence ,  et  dominé  par  les  sens  ?  demeureras-tu  toujours  plongé  dans  d'in- 
fâmes plaisirs?  après  avoir  goûté  les  délices  de  l'esprit,  suivras-tu  tou- 
jours les  appétits  du  corps?  Encore ,  si  tu  conservais  quelque  empire  sur 
ta  cupidité!  mais  que  ta  chair  te  gouverne,  que  dans  les  plus  nobles  exer- 
cices de  ton  âme  elle  vienne  te  gourmander  par  un  sentiment  brutal, 
qu'elle  ne  te  donne  aucune  trêve  ni  aucun  relâche ,  et  que  tu  sois  tou- 
jours prêt  à  lui  obéir  :  ah  !  c'est  porter  dans  toi-même  un  enfer,  puisque 
c'est  y  porter  un  démon  qui  sans  cesse  te  fait  éprouver  sa  plus  impérieuse 
et  sa  plus  cruelle  tyrannie. 

De  là  naît  le  ver  de  la  conscience  et  le  trouble  :  quatrième  et  dernier 
rapport  de  l'impudique  avec  les  réprouvés  au  milieu  des  flammes  qui  les 
brûlent.  Car  l'homme  sensuel  et  voluptueux  veut  se  satisfaire ,  et  cherche 
un  certain  repos,  qu'il  croit  se  pouvoir  procurer  en  suivant  ses  désirs 
criminels  ;  mais ,  par  un  ordre  tout  contraire  de  la  Providence ,  c'est  en 
suivant  ses  désirs  criminels  qu'il  perd  le  repos ,  et  qu'il  se  met  dans  l'im- 
puissance de  le  trouver  :  Quœrens  requiem,  et  non  invenit^.  D'où  pour- 
rait-il l'espérer?  du  côté  de  Dieu,  son  créateur  et  le  juge  de  ses  actions 
et  de  sa  vie?  du  côté  de  la  créature  dont  il  est  adorateur,  de  cet  objet 
malheureux  de  son  attachement  et  de  sa  passion?  Or  l'un  et  l'autre ,  s'il 
raisonne  bien ,  et  même  quand  il  raisonnerait  mal ,  lui  devient  une 
source  d'inquiétudes ,  de  chagrins ,  de  remords ,  de  désespoirs.  Encore  un 
moment  de  réflexion ,  et  je  conclus  cette  première  partie. 

Trouble  du  côté  de  Dieu,  que  l'impudique  envisage  comme  le  juge  de 
ses  actions  et  de  sa  vie.  Car  prenez  garde,  s'il  vous  plaît  :  tout  péché,  par 
la  raison  générale  qu'il  est  péché,  met  entre  Dieu  et  le  pécheur,  tant  qu'il 
est  pécheur,  une  division,  une  guerre  irréconciliable.  Par  conséquent,  il 
est  impossible  que  le  pécheur,  du  moment  qu'il  se  révolte  contre  Dieu, 
ne  perde  pas  la  paix  :  Quis  restitit  ei ,  et  pacem  habuit  3  ?  Mais  il  faut 
avouer  que  cela  même  convient  encore  singulièrement  et  plus  proprement 
au  péché  de  la  chair  :  pourquoi  ?  saint  Chrysostome  nous  en  donne  la 
raison  ,  et  l'expérience  la  confirme  :  parce  qu'il  n'y  a  point  de  péché ,  dit 
ce  Père ,  que  l'homme  soit  d'abord  plus  déterminé  à  se  reprocher,  point 
de  péché  où  il  lui  soit  plus  difficile  de  se  flatter,  et  de  se  former  une 
fausse  conscience;  point  de  péché  dont  la  confusion  et  la  honte  lui  soit 
plus  naturelle ,  et  où  le  prétexte  de  l'erreur  et  de  l'ignorance  ait  moins  de 
lieu  :  donc  point  de  péché  que  le  remords  suive  de  plus  près,  et  qui,  de  sa 

«  Hilar.  —  2  Matth.,  12.  —  3  Job.,  9. 


502  sur  l'impureté. 

nature ,  soit  plus  incompatible  avec  le  repos  et  la  tranquillité  de  l'âme  : 
Quœrens  requiem,  et  non  invenit  1. 

Dans  les  autres  péchés ,  ajoute  saint  Chrysostome  ,  à  force  de  se  préoc- 
cuper, on  croit ,  en  péchant  même,  avoir  raison  ;  et  par  là  on  s'affranchit 
au  moins  du  trouble  présent  que  cause  le  péché,  quand  il  est  commis  avec 
une  conviction  actuelle  de  sa  malice.  Ainsi  la  haine,  ainsi  l'ambition,  l'a- 
varice portent-elles  tous  les  jours  l'homme  à  des  excès  qui  le  rendent  cri- 
minel devant  Dieu,  mais  qui,  dans  lui-même,  ne  l'empêchent  pas  de 
jouir  d'un  calme  profond.  Comme  ce  sont  des  péchés  plus  intérieurs,  l'a- 
mour-propre  sait  non-seulement  les  déguiser,  mais  les  justifier,  jusqu'à 
les  faire  paraître  honnêtes  ;  et  de  là  souvent  on  est  rempli  d'orgueil ,  on 
fait  tort  au  prochain,  on  blesse  la  charité  et  la  justice  sans  aucun  scru- 
pule :  pourquoi  ?  parce  qu'on  n'en  convient  pas  avec  soi-même ,  et  qu'il 
est  rare  qu'en  tout  cela  on  se  juge  dans  la  rigueur.  Tel  est,  dit  saint  Chry- 
sostome, le  caractère  des  péchés  de  l'esprit. 

Il  n'y  a  que  le  péché  de  la  chair  où  l'homme,  pour  peu  qu'il  ait  de  re- 
ligion ,  ne  trouvant  nulle  défense  et  nulle  excuse,  est  obligé  malgré  lui  de 
se  condamner.  Car  ce  péché  est  trop  grossier  pour  servir  de  sujet  aux  il- 
lusions d'une  conscience  erronée  ;  et  l'âme,  par  un  reste  d'intégrité  que  ce 
péché  ne  détruit  pas  dans  l'instant  qu'elle  y  tombe ,  est  forcée  de  se  re- 
connaître coupable,  de  prononcer  elle-même  son  arrêt,  et  commence  déjà 
à  l'exécuter  par  les  horreurs  d'une  réprobation  éternelle  dont  elle  est  sai- 
sie. A  peine  donc  l'impudique  a-t-il  goûté  le  fruit  de  son  incontinence, 
qu'il  en  éprouve  l'amertume  ;  à  peine  a-t-il  accordé  à  ses  sens  ce  que  la 
loi  de  Dieu  lui  défend,  qu'il  demeure  interdit,  confus,  livré,  comme  Caïn, 
à  son  propre  péché,  qui  devient  son  supplice  et  son  tourment.  Il  semble 
que  le  premier  rayon  de  la  foi  qui  l'éclairé  aille  à  lui  en  découvrir  l'énor- 
mité  et  la  difformité ,  pour  lui  en  ôter  le  plaisir.  Tandis  qu'il  croit  un 
Dieu  vengeur  des  crimes,  voilà  son  état  :  Quœrens  requiem,  et  non  in- 
venit. 

Je  sais ,  et  je  l'ai  dit ,  qu'à  mesure  qu'il  se  dérègle ,  il  voudrait  bien 
secouer  le  joug  de  cette  foi  qui  l'importune ,  et  qu'un  des  effets  les  plus 
naturels  de  la  cupidité  qui  l'aveugle  est  d'affaiblir  dans  son  esprit  la 
créance  des  vérités  qui  le  troublent ,  et  qui ,  en  le  troublant ,  le  contien- 
nent dans  le  devoir.  Mais  s'il  se  délivre  par  là  du  trouble  salutaire  de  la 
pénitence,  ce  n'est  que  pour  tomber  dans  un  autre  encore  plus  triste  et 
plus  affreux  ;  je  dis  celui  d'un  esprit  emporté  par  la  passion ,  et  chance- 
lant dans  la  religion.  Car,  ou  le  démon  de  l'impureté  qui  le  possède  l'a 
rendu  absolument  infidèle ,  ou  non  :  c'est-à-dire,  ou,  malgré  son  désordre, 
il  a  encore  quelque  respect  pour  les  oracles  de  la  parole  de  Dieu,  ou  il  n'en 
a  plus  :  or,  s'il  en  a,  comment  peut-il  les  écouter  et  ne  pas  trembler?  et 
s'il  n'en  a  plus ,  quelle  assurance  du  reste  peut-il  avoir  en  n'écoutant  que 
lui-même? 

En  effet,  s'il  cesse  d'être  chrétien,  dans  quelle  autre  misère  ne  tombe- 
t-il  pas ,  exposé ,  non  plus  aux  alarmes  que  lui  cause  sa  foi ,  mais  aux  in- 

1  Matth.,  12. 


sur  l'impureté.  503 

certitudes  cruelles  où  le  jette  son  infidélité  môme  ?  Car  cette  infidélité  ne 
l'assurant  de  rien ,  et  lui  faisant  hasarder  tout ,  de  quel  secours  lui  peut- 
elle  être  pour  trouver  la  paix  ?  au  défaut  de  la  foi  qu'il  a  rejetée,  quels  té- 
moignages son  âme ,  cette  âme  naturellement  chrétienne ,  ne  porte-t-elle 
pas  contre  lui ,  pour  le  déconcerter,  pour  le  désoler  jusque  dans  son  liber- 
tinage? quels  combats,  quels  retours  secrets  n'a-t-il  pas  à  soutenir,  quelles 
difficultés  à  surmonter?  quels  doutes  à  résoudre?  et  dans  ces  agitations  et 
ces  embarras ,  où  est  le  prétendu  bonheur  qu'il  se  promettait  ?  Quœrens 
requiem ,  et  non  invenit. 

Trouble  encore  plus  sensible  du  côté  de  l'objet  qu'il  adore  :  ne  le  voyons- 
nous  pas  tous  les  jours;  et  en  faudrait-il  davantage  que  ce  que  nous 
voyons,  pour  apprendre  à  nous  préserver  d'une  pareille  maladie?  Soit 
qu'on  la  considère  dans  sa  naissance,  soit  qu'on  la  suive  dans  ses  progrès, 
soit  qu'on  en  juge  par  l'issue,  n'est-elle  pas,  de  tous  les  maux  sans  ex- 
ception, le  plus  inquiet?  Dans  sa  naissance  :  car  quel  tourment,  par 
exemple,  est  comparable  à  celui  d'un  esprit  blessé  qui  aime,  et  qui  s'a- 
perçoit qu'il  n'est  pas  aimé  ;  qui  veut  plaire ,  et  qui  pour  cela  même  dé- 
plaît; qui  conçoit  des  désirs  ardents,  et  qui  ne  trouve  que  des  froideurs; 
qui  s'épuise  en  services  et  en  soins,  et  qui  n'est  payé  que  de  rebuts?  Cette 
passion  ridicule  et  bizarre ,  mais  opiniâtre ,  quelque  force  qu'il  ait  d'ail- 
leurs, n'est-ce  pas  ce  qui  le  dessèche,  ce  qui  le  mine,  ce  qui  le  fait  misé- 
rablement et  inutilement  languir  ;  et  de  quelque  bon  sens  que  Dieu  l'ait 
pourvu ,  n'est-ce  pas  ce  qui  l'infatué ,  ce  qui  pousse  sa  raison  à  bout ,  ce 
qui  le  met  dans  l'impuissance  de  s'en  aider  ?  En  sorte  que ,  tout  persuadé 
et  tout  convaincu  qu'il  est  de  sa  folie ,  il  ne  peut  la  vaincre  ni  s'en  dé- 
faire :  d'autant  plus  malheureusement  ensorcelé,  pour  ainsi  dire ,  qu'il  ne 
l'est  qu'à  ses  dépens  ;  tandis  que  les  autres,  peu  touchés  de  ce  qu'il  endure, 
ou  en  raillent ,  ou  en  ont  pitié. 

Voilà ,  si  l'on  ne  répond  pas  à  sa  passion ,  quelle  est  sa  déplorable  des- 
tinée. Mais  quand  on  y  répondrait ,  quelles  inquiétudes  et  quelles  craintes 
qu'on  n'y  réponde  pas  également,  qu'on  n'y  réponde  pas  sincèrement, 
qu'on  n'y  réponde  pas  constamment  !  Qu'on  n'y  réponde  pas  également  : 
car  où  trouver  un  retour  parfait  ;  et  lors  même  qu'il  se  trouve  ,  où  sont 
ceux  qui ,  pour  .leur  repos,  veulent  s'en  tenir  assurés?  en  aimant ,  est-on 
jamais  content  de  la  personne  qu'on  aime?  Qu'on  n'y  réponde  pas  sincè- 
rement :  car  dans  ce  commerce  d'amitiés  mondaines ,  et  par  conséquent 
impures,  combien  de  fausses  apparences?  combien  de  dissimulations? 
combien  de  tromperies ,  de  ruses ,  surtout  quand  l'ambition  ou  l'intérêt 
engage  l'une  à  jouer  tel  personnage?  et  pour  peu  que  l'autre  soit  éclairé, 
combien  de  soupçons  justes  et  légitimes,  mais  affligeants  et  désolants, 
doivent  lui  déchirer  l'âme  et  le  consumer  ? 

Je  dis  plus,  et  dans  la  suite  de  cette  même  passion ,  que  ne  faut-il  pas 
essuyer  ?  Ou  celle  dont  on  a  fait  son  idole  est  vaine  et  indiscrète ,  ou  elle 
est  fière  et  orgueilleuse ,  ou  elle  est  capricieuse  et  inégale ,  ou  elle  est  lé- 
gère et  inconstante.  Or  à  quelles  épreuves ,  à  quelles  bassesses ,  à  quelles 
misères  n'est-on  pas  alors  réduit  ?  Que  la  passion  ,  comme  il  arrive  près- 


504  sur  l'impureté. 

que  immanquablement ,  se  tourne  en  jalousie  :  quel  enfer  !  Dieu  peut-il 
mieux  se  venger  d'un  impudique  qu'en  le  laissant  venir  là?  Du  moment 
que  la  jalousie  s'est  emparée  de  son  cœur,  lui  faut-il  un  autre  bourreau 
que  lui-même ,  pour  le  mettre  à  la  torture  et  à  la  gêne  ?  Que  de  veilles 
qui  le  fatiguent ,  qui  l'accablent  !  que  de  tristes  et  d'affreuses  nuits ,  tou- 
jours occupé  qu'il  est  à  combattre  des  fantômes  ,  et  à  se  remplir  de  fiel  et 
de  venin  contre  des  rivaux  peut-être  imaginaires  ?  Mais  si  sa  curiosité  lui 
découvre  en  effet  ce  qu'il  craignait  de  voir,  quoiqu'il  le  cherchât  avec  tant 
d'empressement  et  tant  de  vigilance ,  quels  dépits  et  quelles  fureurs  !  et 
quelle  image  plus  naturelle  pourrais-je  vous  en  donner  que  les  pleurs  des 
damnés  et  leurs  grincements  de  dents  ?  Fletus  et  stridor  dentium  l.  Enfin, 
quelle  issue  et  quel  dénouement  ordinaire  ont  ces  criminelles  intrigues  ? 
La  seule  vue  de  l'avenir  n'est-elle  pas  une  peine  continuelle  et  toujours 
présente ,  quand  on  se  dit  à  soi-même ,  et  qu'on  se  le  dit  avec  assurance  : 
Cette  passion  finira  ;  et  le  succès  le  moins  fâcheux  que  j'en  puisse  atten- 
dre ,  c'est  qu'elle  finira  par  quelque  chose  de  désagréable  ;  c'est-à-dire , 
qu'elle  s'usera  et  se  changera  en  dégoût  :  mais  ce  que  j'en  dois  plus 
craindre ,  c'est  qu'elle  finira  peut-être  par  quelque  chose  de  douloureux , 
par  une  infidélité  qui  me  désespérera  ,  par  une  ingratitude  qui  me  conster- 
nera ,  par  un  mépris  qui  m'outragera ,  par  une  ignominie  qui  me  com- 
blera de  confusion ,  qui  me  mettra  hors  d'état  de  paraître  dans  le  monde , 
dont  je  serai  la  fable ,  qui  m'en  bannira  pour  jamais  ;  c'est  qu'elle  finira 
sans  moi  et  malgré  moi ,  avant  que  de  finir  en  moi  ;  et  qu'elle  ne  subsis- 
tera dans  moi  que  pour  me  rendre  la  vie  insupportable ,  et  pour  me  faire 
goûter  par  avance  toutes  les  horreurs  de  la  mort.  Ah  !  mon  Dieu,  nous  ne 
le  comprenions  pas  ;  mais  il  est  vrai  que  vous  ne  châtiez  jamais  plus  ri- 
goureusement le  pécheur,  qu'en  le  livrant  à  ses  appétits  déréglés.  Il  croit 
y  trouver  sa  félicité ,  et  il  y  trouve  une  réprobation  anticipée.  Achevons. 
Impureté,  signe  de  la  réprobation,  c'a  été  la  première  partie.  Impureté, 
principe  de  la  réprobation ,  c'est  la  seconde. 

DEUXIÈME    PARTIE. 

Pour  parler  le  langage  des  Pères ,  et  pour  réduire  aux  principes  de  la 
théologie  la  seconde  proposition  que  j'ai  avancée,  opérer  la  réprobation 
dans  une  âme,  c'est  la  conduire  à  l'impénitence  finale,  puisqu'il  est  évi- 
dent que  l'impénitence  finale  est  la  disposition  la  plus  prochaine  à  la  ré- 
probation ,  ou  plutôt  le  commencement  de  la  réprobation  même.  En  effet, 
dit  saint  Augustin,  les  pécheurs  ne  sont  réprouvés  que  parce  qu'ils  ne  sont 
plus  dans  la  voie ,  ni  en  état  de  faire  pénitence  ;  s'ils  y  pouvaient  rentrer, 
ou  que  dans  le  lieu  même  de  leur  tourment ,  ils  pussent  encore  être  tou- 
chés d'un  sentiment  de  conversion,  l'enfer  ne  serait  plus  enfer  pour  eux, 
et  ils  cesseraient  d'être  réprouvés  :  mais  ils  le  sont  et  le  seront  toujours, 
parce  qu'il  n'y  a  plus  pour  eux  de  retour,  et  qu'une  impénitence  consom- 
mée a  mis ,  pour  ainsi  dire  ,  le  dernier  sceau  à  leur  damnation.  S'il  y  a 
donc  un  péché  dont  la  vertu  particulière  et  spécifique  soit  d'engager  le 

»  Matth.,  22. 


sur  l'impureté.  505 

pécheur  dans  cette  malheureuse  impénitence ,  c'est  ce  que  j'appelle  non 
plus  un  signe,  mais  un  principe  de  réprobation. 

Tel  est  le  péché  d'impureté  :  pourquoi?  parce  qu'entre  les  péchés  qui 
précipitent  l'homme  dans  l'abîme  de  perdition ,  il  n'y  en  a  aucun  qui 
semble  plus  éloigné  de  la  pénitence  chrétienne,  et  qui  par  conséquent, 
dans  le  cours  de  la  Providence ,  soit  plus  irrémissible.  Je  dis,  Chrétiens, 
irrémissible,  non  pas  dans  le  sens  que  l'a  entendu  Tertullien ,  lorsqu'il 
prétendait  que  ce  péché  était  sans  remède  ;  que  l'Église  n'avait  reçu  ,  pour 
l'abolir,  aucun  pouvoir ,  et  que  tout  impudique  devait  être  abandonné  à 
la  rigueur  des  jugements  de  Dieu  ;  exclu  de  toute  réconciliation ,  et  visi- 
blement réprouvé,  par  une  séparation  entière  et  sans  ressource,  du  corps 
de  Jésus-Christ.  Car  l'entendre  de  la  sorte,  c'était  une  erreur;  et  cette 
erreur,  pour  la  distinguer  de  la  vérité  que  je  prêche,  consistait  en  deux 
points.  Premièrement ,  en  ce  que  Tertullien  voulait  que  l'impureté  fût 
d'elle-même  et  absolument  irrémissible,  ce  que  je  n'ai  garde  de  penser; 
mais  je  dis  seulement  que  c'est  un  péché  très-difficile  à  guérir  ;  de  sorte 
que  les  remèdes  même  institués  par  le  Fils  de  Dieu ,  et  commis  à  la  dis- 
pensation  de  l'Église ,  quoiqu'ils  le  puissent  effacer ,  ne  l'effacent  néan- 
moins qu'assez  rarement,  parce  que  mille  obstacles,  presque  invincibles, 
en  arrêtent  l'effet  salutaire.  Secondement ,  la  pensée  de  Tertullien  était 
que  l'impénitence  habituelle  dont  l'impureté  est  suivie  ne  dépendait  point 
de  la  volonté  du  pécheur  ;  car ,  selon  ses  maximes,  quand  le  pécheur  aurait 
fait  les  derniers  efforts ,  et  donné  les  preuves  les  plus  sensibles  d'une  pé- 
nitence parfaite,  l'Église  n'y  devait  point  avoir  égard,  pour  le  rétablir 
dans  l'usage  des  divins  mystères  et  dans  la  communion  des  fidèles ,  autre 
article  que  condamne  l'Église  ,  et  que  je  condamne  avec  elle ,  reconnaissant 
que  si  le  plus  emporté  et  le  plus  scandaleux  des  hommes  se  convertissait  à 
Dieu  de  bonne  foi,  qu'il  en  donnât  des  marques  solides,  qu'il  justifiât  sa 
contrition  par  la  régularité  de  sa  vie;  l'Église  alors,  en  lui  imposant  les 
satisfactions  légitimes ,  aurait  droit  de  l'admettre  à  la  pénitence  ,  et  de  lui 
accorder  la  grâce  qu'il  aurait  demandée  avec  gémissements  et  avec  larmes. 
Mais  j'ajoute  au  même  temps  que,  par  les  désordres  de  son  habitude  crimi- 
nelle ,  l'homme  se  fait,  pour  ainsi  parler,  à  lui-même  un  état  d'impéni- 
tence ,  et  d'une  impénitence  volontaire  ,  d'une  [impénitence  à  laquelle  il 
ne  veut  pas  renoncer,  dont  il  entretient  la  cause ,  et  qui  lui  endurcit  le 
cœur,  d'autant  plus  dangereusement,  qu'elle  lui  est  agréable  et  qu'elle 
lui  plaît. 

Voilà,  dis-je,  en  quoi  la  vérité  que  j'établis  est  différente  de  l'hérésie 
de  Tertullien  ;  hérésie  où  je  vous  prie ,  en  passant ,  de  remarquer  avec 
moi  deux  choses  importantes,  et  qui  peuvent  être  pour  vous  d'une  grande 
édification  ;  savoir ,  le  principe  d'où  elle  procédait ,  et  le  fondement  sur 
lequel  on  l'appuyait.  D'où  procédait  cette  hérésie  ?  appliquez -vous  à  ceci  : 
d'une  sainte  horreur  dont  l'Église  était  prévenue  contre  le  péché  que  je 
combats  ;  mais  horreur  que  Tertullien  outra ,  pour  user  de  ce  terme  ,  en 
déférant  trop  à  ses  lumières  et  à  son  sens  ;  car  voici  comment  il  raisonna  : 
«  L'Évangile  m'assure  qu'il  y  a  des  péchés  monstrueux,  qui  ne  se  par- 


506  sur  l'impureté. 

donnent  ni  dans  le  siècle  présent ,  ni  dans  le  siècle  à  venir.  Rien  de  plus 
monstrueux  dans  un  chrétien  que  le  dérèglement  d'une  chair  sensuelle  et 
impure  ;  par  conséquent  il  faut  que  Y  impureté  soit  un  de  ces  pèches  irré- 
missibles dont  parle  le  Saint-Esprit.  »  Il  se  trompait  dans  la  première  pro- 
position ,  ne  la  prenant  pas  au  sens  orthodoxe  qui  la  modifie  ;  mais  pour 
la  seconde ,  il  ne  supposait  rien  qui  ne  fût  universellement  reçu  ;  et  nous 
jugeons  assez  de  là  que  l'impureté  était  donc  alors  regardée  comme  un 
crime  bien  énorme,  puisqu'il  se  trouvait  même  des  hommes  savants  et 
zélés  qui  ne  pouvaient  consentir  que  la  pénitence  la  plus  juste  et  la  plus 
complète  fût  suffisante  pour  l'expier.  De  plus  on  juge  de  cette  hérésie  com- 
bien, à  l'égard  de  ce  crime,  la  discipline  de  l'Église  était  rigoureuse,  et 
avec  quelle  sévérité  l'on  procédait  contre  les  impudiques.  Car  il  fallait  bien 
que  cela  fût  ainsi ,  puisque  la  constitution  du  pape  Zéphyrin ,  qui  pro- 
mettait grâce  aux  simples  fornicateurs  (souffrez  ce  terme) ,  quelque  pru- 
dente qu'elle  fût ,  ne  laissa  pas  de  partager  les  esprits ,  de  déplaire  à  plu- 
sieurs, et  d'en  révolter  quelques-uns  ,  entre  lesquels  Tertullien  se  déclara 
le  plus  hautement.  J'apprends,  disait-il  dans  la  chaleur  de  cette  contro- 
verse, que  le  souverain  pontife,  l'évoque  des  évêques,  a  publié  une  ordon- 
nance ,  mais  décisive  et  absolue ,  en  vertu  de  laquelle  les  fornicateurs,  après 
les  exercices  ordinaires  d'une  pénitence  laborieuse,  peuvent  espérer  une 
entière  rémission  :  Audio  edictum,  et  quidem peremptorium  :  Pontifex 
scilicet  maximus ,  episcopus  episcoporum,  dicit  :  Ego  fornicationis 
delicta  pœnitentia  functis  dimitto  l.  Ensuite  il  s'écrie  :  0  indignité!  ô 
prévarication  !  ô  abus  !  qui  ouvre  la  porte  à  toutes  sortes  de  licences  !  Pre- 
nez garde,  Chrétiens  :  cette  conduite  le  scandalisa,  et  il  aima  mieux  se 
séparer  du  corps  de  l'Église,  en  l'accusant  de  relâchement,  que  de  sou- 
scrire à  cette  ordonnance  et  de  l'approuver.  Il  fallait  donc  que  la  simple 
fornication  eût  été  jusque-là  sujette  à  de  grandes  peines.  Mais  encore,  sur 
quoi  Tertullien  se  fondait-il  pour  porter  les  choses  à  cet  excès ,  et  pour 
traiter  d'irrémissible  le  péché,  selon  le  monde,  le  plus  pardonnable?  Sur 
des  raisons,  Chrétiens.,  toutes  essentielles,  quoiqu'il  soit  vrai  qu'il  en 
abusa.  Par  exemple ,  il  ne  pouvait  souffrir  qu'un  chrétien  apportât  pour 
excuse  de  son  désordre  la  faiblesse  de  la  chair.  Ah!  mon  Frère,  reprenait-il, 
ne  me  dites  pas  que  la  chair  a  été  faible  en  vous  ;  elle  n'a  été  que  trop 
forte,  puisqu'elle  l'a  emporté  sur  l'esprit  :  Nulla  entra  tam  fortis  est 
caro,  quam  quœ  spiritum  elisit2.  Eh  quoi!  ajoutait-il,  nous  refusons 
la  grâce  de  la  pénitence  à  celui  qui  a  succombé  dans  la  persécution ,  et 
nous  l'accorderons  à  celui  qui,  dans  la  paix,  succombe  à  sa  passion  ? 
Nous  ne  pardonnons  pas  à  une  chair  que  le  supplice  a  effrayée,  et  nous  par- 
donnerons à  celle  qu'un  faux  plaisir  a  corrompue?  Non,  non  ,  poursui- 
vait-il, il  y  aurait  en  cela  de  l'injustice;  car  une  chute  libre  et  volontaire 
mérite  bien  moins  de  compassion  qu'une  lâcheté  involontaire  et  forcée.  Or 
l'apostasie  d'un  chrétien  par  la  crainte  de  la  mort,  toute  criminelle  qu'elle 
est ,  est  l'effet  d'une  violence  étrangère  ;  au  lieu  que  le  désordre  de  l'im- 
pudique vient  d'une  pure  infidélité.  Le  chrétien  lâche  et  déserteur  de  sa 

•  Tertull,  —  a  Ibid. 


sur  l'impureté.  507 

religion  peut  alléguer  pour  sa  défense  la  cruauté  des  bourreaux  ;  mais  le 
sensuel  et  le  volupteux  ne  peut  s'en  prendre  qu'à  lui-même.  Et  qui  des 
des  deux  ,  à  votre  avis  ;  fait  un  plus  grand  outrage  à  Jésus-Christ  ;  ou 
celui  qui  l'abandonne  dans  les  tourments ,  ou  celui  qui  le  renonce  dans 
les  délices  ?  ou  celui  qui  souffre  et  qui  gémit  en  lui  manquant  de  foi,  ou 
celui  qui  lui  manque  de  foi  pour  se  contenter  et  se  satisfaire  ?  Tous  ces 
sentiments  de  Tertullien  sont  grands  sans  doute  et  élevés  ;  mais  voici  sa 
raison  principe  :  écoutez-la,  s'il  vous  plaît  :  c'est  que  la  chair  de  l'homme 
ayant  été  adoptée,  ennoblie,  sanctifiée  par  l'incarnation  divine ,  le  péché 
qui  la  déshonore  et  qui  la  souille  ne  devait  plus  seulement  passer  pour  un 
crime  ,  mais  pour  un  monstre.  Car  enfin  ,  continuait-il  au  même  endroit, 
que  la  chair  se  soit  licenciée ,  et  qu'elle  se  soit  même  perdue  avant  Jésus- 
Christ  ,  on  peut  dire  qu'elle  n'était  pas  encore  digne  des  dons  du  salut, 
et  qu'elle  n'était  pas  encore  formée  aux  pratiques  de  la  sainteté.  Mais  de- 
puis que  le  Verbe  de  Dieu  a  contracté  avec  elle  la  plus  intime  alliance, 
en  se  faisant  lui-même  chair  :  Et  Verbum  caro  factura  est l,  ah!  mes 
Frères ,  concluait  Tertullien  ,  faisons  état  que  cette  chair  a  comme  changé 
de  nature,  et  qu'elle  n'est  plus  ce  qu'elle  était  :  Exinde  caro  quœcumque 
aliajam  res  est 2.  Pourquoi  donc  voudrions-nous  la  justifier  par  ce  qu'elle 
nous  paraît  avoir  de  fragile?  Quid  ergo  illam  nunc  de  prîstino  excusas*? 
Que  l'impureté  ait  été  rémissible  dans  la  loi  ancienne ,  c'était  un  temps 
où  l'homme  ne  portait  pas  encore  la  qualité  de  membre  de  Jésus-Christ, 
et  où  notre  chair  n'avait  pas  l'honneur  d'être  incorporée  à  la  sienne  :  mais 
depuis  qu'elle  lui  est  unie  personnellement ,  depuis  qu'elle  a  été  lavée  par 
le  baptême  et  dans  le  sang  de  l'Agneau,  depuis  qu'elle  est  devenue  le  sujet 
des  plus  excellentes  opérations  de  la  grâce ,  il  est  juste,  ou  que  vous  la 
conserviez  vous-mêmes  ,  ou  que  vous  soyez  éternellement  réprouvés  de 
Dieu. 

C'était  ainsi  que  raisonnait  ce  défenseur  de  la  pureté  ,  mais,  après  tout, 
défenseur  trop  obstiné  et  trop  ardent.  C'était  ainsi  qu'il  frappait  l'impu- 
dique d'un  anathème  éternel  ;  et  moi ,  Chrétiens  ,  sans  aller  si  loin ,  j'ai 
dit ,  et  je  le  dis  ,  que  l'impureté  n'exclut  point  encore  absolument ,  et  dès 
maintenant ,  le  pécheur  de  la  miséricorde  divine  ;  mais  j'ajoute  qu'il  s'en 
exclut  lui-même  par  un  attachement  opiniâtre  à  son  péché.  En  voulez- 
vous  les  preuves?  je  les  réduis  à  trois.  Car  il  est  vrai  qu'il  n'est  point  de 
péché  qui  rende  le  pécheur  plus  sujet  à  la  rechute ,  point  de  péché  qui 
expose  plus  le  pécheur  à  la  tentation  du  désespoir ,  point  de  péché  qui 
tienne  le  pécheur  plus  étroitement  lié  par  l'habitude.  Encore  un  moment 
d'attention  ,  et  je  finis. 

Point  de  péché  qui  rende  le  pécheur  plus  sujet  à  la  rechute.  Écoutez  là- 
dessus  ce  que  se  dit  à  lui-même ,  dans  notre  évangile ,  l'esprit  impur  : 
Revertar  in  domum  meam  undè  exivi 4,  Je  retournerai  dans  ma  maison 
d'où  je  suis  sorti  ;  car  quoique  je  l'aie  quittée  ,  par  la  facilité  que  je  trouve 
à  y  rentrer  dès  que  je  le  veux ,  elle  ne  laisse  pas  d'être  à  moi  ;  et  quand 
je  la  quitte ,  je  ne  la  quitte  que  pour  un  temps ,  sans  cesser  pour  cela 

'  Joan.,  14.  —  *  Tertull.  —  3  Ihid.  —  4  Matth.,  12. 


508  sur  l'impureté. 

d'en  être  le  maître  :  j'y  retournerai ,  rêver tar ,  et  j'y  reprendrai  tous  les 
avantages  que  j'y  avais  ;  je  la  trouverai  nettoyée  et  parée ,  mais  je  la 
souillerai  tout  de  nouveau ,  et  le  dernier  état  de  cette  âme  sera  pire  que 
le  premier  :  Et  fiunt  nçvissima  hominis  illius  pejora  prioribus  *.  Vous 
reconnaissez-vous  ,  Chrétiens ,  et  cette  peinture  n'est-elle  pas  une  expres- 
sion naturelle  de  ce  qui  se  passe  dans  vous  ?  Si  vous  êtes  possédés  de  ce 
démon  de  la  chair  ,  ne  sont-ce  pas  là  les  malheureuses  épreuves  que  vous 
faites  tous  les  jours  de  son  pouvoir  et  de  votre  faiblesse?  Après  que  vous 
l'avez  chassé  en  vous  convertissant  à  Dieu,  n'est-ce  pas  ainsi  qu'il  revient, 
et  que ,  comptant  sur  votre  fragilité ,  il  n'a  qu'à  employer  le  charme 
trompeur  d'une  volupté  passagère  pour  vous  pervertir?  Quelque  soin  que 
vous  ayez  de  purifier  vos  consciences ,  de  les  orner  et  de  les  parer,  n'est-ce 
pas  ainsi  qu'il  commence  tout  de  nouveau  à  les  corrompre  et  à  les  infec- 
ter ?  Votre  état  alors  n'est-il  pas  encore  plus  mortel  qu'il  ne  l'était  ?  N'en 
devenez-vous  pas  encore  plus  esclaves  de  la  sensualité ,  encore  plus  inca- 
pables de  vous  modérer  ,  encore  plus  emportés  dans  les  occasions  ,  encore 
plus  lâches  et  plus  changeants  dans  vos  résolutions  ?  Ah  !  mes  Frères , 
permettez-moi  de  vous  le  dire  avec  douleur  ,  voilà  ce  qui  fait  gémir  les 
pasteurs  de  vos  âmes ,  et  ceux  qui  doivent  en  répondre  !  Quand  vous  avez 
recours  à  nous  dans  le  sacré  tribunal ,  voilà  ce  qui  nous  rend  vos  confes- 
sions suspectes,  ce  qui  nous  empêche  de  faire  fond  sur  vos  ferveurs  ;  voilà 
ce  qui  nous  oblige,  comme  dispensateurs  des  mystères  de  Dieu  ,  à  prendre 
avec  vous  tant  de  précautions ,  à  ne  vous  en  pas  croire  sur  votre  parole, 
à  nous  défier  de  vos  soupirs  et  de  vos  larmes ,  à  vous  suspendre  la  grâce 
du  sacrement,  et,  après  bien  des  délais,  à  ne  vous  l'accorder  qu'avec  peine  ; 
voilà  ce  qui  nous  met  dans  la  nécessité  de  nous  dépouiller  même  quelque- 
fois de  ces  entrailles  de  miséricorde  que  demanderait  notre  fonction ,  et 
de  nous  endurcir  contre  vous ,  en  refusant  absolument  de  vous  délier  et 
de  vous  absoudre. 

Point  de  péché  qui  expose  plus  le  pécheur  à  la  tentation  du  désespoir. 
C'est  saint  Paul  qui  nous  l'apprend  :  Desperantes ,  semetipsos  tradiderunt 
impudicitiœ2.  Je  vous  conjure,  mes  Frères,  disait-il  aux  Ephésiens,  de 
ne  plus  vivre  comme  ces  pécheurs  qui ,  perdant  toute  espérance ,  s'aban- 
donnent à  toutes  sortes  de  dissolutions  :  In  operationem  immunditiœ 
omnis  3.  Car  l'effet  le  plus  ordinaire  de  l'impureté  est  déminer  dans  une 
âme  tout  l'édifice  de  la  grâce  ,  et  d'en  renverser  jusques  au  fondement, 
qui  est  l'espérance  chrétienne.  Mais  encore ,  demande  saint  Chrysostome, 
de  quoi  l'impudique  désespère-t-il ,  et  de  qui  désespère-t-il  ?  Il  désespère, 
reprend  ce  saint  docteur,  de  sa  conversion,  il  désespère  de  sa  persévérance, 
il  désespère  du  pardon  de  ses  crimes  ;  et  quand  on  lui  promettrait  le  pardon 
de  ses  crimes,  il  désespère  de  sa  volonté  propre,  il  désespère  de  Dieu,  et  il  dés- 
espère de  lui-même.  Est-il  de  plus  tristes  et  de  plus  désolantes  extrémités  ?  Il 
désespère  de  sa  conversion  :  car  le  moyen  ,  se  dit-il  à  lui-même  ,  ou  plutôt 
lui  fait  dire  l'esprit  impur,  le  moyen  que  je  rompe  mes  chaînes,  le  moyen 
que  je  m'arrache  du  cœur  une  passion  qui  fait  toute  la  douceur  de  ma 

*  Matth.,  12.  —  s  Ephes.,  4.  —  3  Ibid. 


sur  l'impureté.  509 

vie,  le  moyen  qu&  je  renonce  de  bonne  foi  à  ce  que  j'aime  encore  de  meil- 
leure foi?  Si  je  disais  que  je  le  veux,  ne  mentirais-je  pas  au  Saint-Esprit? 
et  si  je  n'ai  pas  la  force  de  m'y  résoudre  et  de  le  vouloir ,  ne  suis-je  pas 
le  plus  infortuné  des  hommes  et  le  plus  délaissé  de  Dieu  ?  Supposé  même 
sa  conversion ,  il  désespère  de  sa  persévérance  :  car  que  puis-je  attendre 
de  moi ,  poursuit-il ,  après  tant  de  légèretés  et  de  changements  ?  Quand 
je  dirai  aujourd'hui  à  Dieu  que  je  veux  sortir  de  ma  misère  ,  et  que  la 
résolution  que  j'en  ai  formée  sera  éternelle  ;  pour  le  dire  et  pour  le  pen- 
ser ,  serai-je  plus  en  état  de  l'exécuter  ?  N'ai-je  pas  dit  cent  fois  la  même 
chose  ;  et  cent  fois  après  l'avoir  dite ,  ne  me  suis-je  pas  trouvé  le  même 
que  j'étais?  Pourquoi  prétendre  que  ce  que  je  dirai  maintenant  sera  plus 
solide  ?  et  pourquoi  me  flatter  que  je  ne  serai  plus  ce  roseau  agité  du 
vent ,  qui  cède  et  qui  plie  dès  qu'il  est  ébranlé  par  le  moindre  souffle  ? 
En  le  voulant  ainsi ,  en  m'y  engageant ,  changerai -je  de  naturel ,  aurai  - 
je  une  autre  trempe  d'esprit ,  serai-je  pourvu  de  plus  grands  secours  ,  me 
fournira-t-on  des  remèdes  plus  présents  et  plus  efficaces  que  ceux  mêmes 
que  j'ai  si  souvent  rendus  inutiles?  Enfin  ,  il  désespère  tout  à  la  fois  ,  et 
de  Dieu  et  de  lui-même  :  de  Dieu ,  parce  que  c'est  un  Dieu  de  sainteté , 
qui  ne  peut  approuver  ni  souffrir  le  mal  ;  de  lui-même  ,  parce  qu'étant 
tout  charnel ,  et  vendu  ,  comme  dit  saint  Paul ,  au  péché  :  Venumdatus 
sub  peccato  l,  il  ne  peut  presque  plus  désormais  aimer  le  bien  :  de  Dieu, 
parce  qu'il  a  si  souvent  abusé  de  sa  miséricorde  et  de  sa  patience  ;  de  lui- 
même,  parce  qu'il  a  les  plus  sensibles  convictions  de  son  instabilité  et  de 
son  inconstance  :  de  Dieu  et  de  lui-même,  parce  qu'il  voit  entre  Dieu  et 
lui  des  oppositions  infinies  ,  qu'il  ne  croit  pas  pouvoir  surmonter  ,  et  qui 
lui  font  prendre  le  parti  de  se  livrer  aux  désirs  de  son  cœur  :  Besperan- 
tes,  semetipsos  tradiderunt  impudicitiœ  2. 

Aussi ,  Chrétiens ,  est-il  vrai  que  nul  autre  péché  ne  tient  le  pécheur  si 
étroitement  lié  par  l'habitude.  Tout  y  contribue  :  les  occasions  de  ce  péché 
beaucoup  plus  fréquentes ,  la  facilité  de  commettre  ce  péché  beaucoup  plus 
grande ,  le  penchant  naturel  vers  ce  péché  beaucoup  plus  violent ,  les  im- 
pressions que  laisse  ce  péché  beaucoup  plus  fortes.  Ne  cherchons  point  tant 
de  raisons,  mais  tenons-nous-en  à  la  seule  expérience.  Je  vous  le  demande, 
mes  chers  auditeurs ,  combien  voit-on  d'impudiques  dans  le  monde ,  je  dis 
d'impudiques  par  état ,  qui  se  convertissent  ?  En  connaissez-vous  beau- 
coup dans  qui  la  grâce  ait  opéré  ce  changement  ?  Je  trouve  bien ,  disait 
autrefois  saint  Chrysostome,  et  j'ai  plus  droit  encore  de  le  dire  aujourd'hui  ; 
je  trouve  bien  des  âmes  pures  qui  se  sont  tout  à  fait  préservées  de  la  conta- 
gion du  péché.  Il  y  en  a  eu  de  tout  temps,  et  il  y  en  aura  toujours,  pour 
l'édification  de  l'Église  et  pour  la  gloire  de  Jésus-Christ.  Je  vois  dans  le 
christianisme  des  sociétés  d'hommes  crucifiés  au  monde  et  à  la  chair ,  qui , 
sur  la  terre ,  semblent  vivre  comme  les  anges  du  ciel  ;  j'y  vois  des  assem- 
blées de  vierges ,  qui ,  selon  l'expression  de  saint  Jean ,  ont  blanchi  leurs 
vêtements  dans  le  sang  de  l'Agneau;  j'y  vois  des  femmes  pleines  de  vertus, 
des  veuves  d'une  réputation  et  d'une  vie  irréprochable  :  mais  des  chrétiens 

1  Rom.,  7,  —  »  Ephes.,  4. 


510  sur  l'impureté. 

chastes  et  réglés ,  après  avoir  vécu  dans  le  désordre  ;  mais  des  hommes  autre- 
fois lascifs  et  voluptueux ,  qui  aient  cessé  de  l'être  ;  mais  des  âmes  liber- 
tines et  dissolues ,  qui  recouvrent  le  don  de  la  pudeur  après  l'avoir  perdu 
par  l'incontinence  :  ah  !  mes  Frères ,  reprenait  saint  Chrysostome  ;  c'est 
ce  que  je  cherche  dans  le  monde ,  mais  assez  inutilement;  et  c'est  ce  qui  me 
fait  douter  si ,  lorsqu'il  s'agit  de  ce  crime,  la  pénitence  n'est  pas  encore 
plus  rare  que  l'innocence ,  et  s'il  n'est  pas  plus  facile  de  ne  tomber  point  du 
tout ,  que  de  se  relever  après  sa  chute.  Je  sais ,  mes  chers  auditeurs ,  que 
l'un  et  l'autre  est  possible  à  Dieu;  je  sais  que  l'Écriture  et  la  tradition  ne 
laissent  pas  de  nous  en  fournir  de  célèbres  exemples  ;  mais  comment  vous 
les  propose-t-on ?  comme  des  prodiges  de  la  grâce,  comme  des  faits  extra- 
ordinaires et  singuliers  :  un  Augustin,  une  Madeleine,  quelques  autres 
spécialement  élus  pour  être  des  vases  de  miséricorde ,  mais  dont  le  petit 
nombre  est  cent  fois  plus  capable  de  vous  faire  trembler  que  de  vous  don- 
ner de  la  présomption. 

Cependant ,  me  direz-vous ,  on  voit  ces  hommes  esclaves  de  la  chair  se 
présenter  avec  douleur  au  sacrement  de  la  pénitence.  Avec  douleur,  Chré- 
tiens? Ah!  quelle  douleur!  car ,  pour  vous  en  découvrir  l'abus  ordinaire, 
si  vous  l'ignorez ,  ils  se  présentent,  dit  le  chancelier  Gerson ,  à  ce  sacrement 
de  la  pénitence,  bien  plus  communément  pour  être  condamnés  de  Dieu, 
que  pour  être  absous  de  ses  ministres  :  ils  s'y  présentent,  mais  avec  des 
circonstances  qui  font  bien  connaître  que  leur  dessein  n'est  pas  de  déraciner 
le  mal.  Car  pourquoi  ces  craintes,  ces  réserves  en  s'accusant?  pourquoi  ces 
vains  ménagements  d'une  prudence  tout  humaine?  pourquoi  ces  change- 
ments de  confesseurs  ?  pourquoi  même  ce  choix  affecté  des  moins  sévères  et 
des  plus  commodes  ?  Le  grand  secret  pour  un  chrétien  en  qui  ce  péché  pré- 
domine ,  est  de  se  mettre  sous  la  conduite  d'un  homme  de  Dieu  intelligent , 
exact,  zélé  ;  mais  c'est  ce  qu'ils  ne  veulent  pas.  Enfin  ils  s'y  présentent  fai- 
sant trêve  avec  leur  passion,  et  ne  rompant  jamais  avec  elle.  Car  observez- 
les  dans  la  suite ,  et  vous  verrez  si  j'ai  raison  de  me  défier  de  leur  pénitence. 
Ils  détestent,  ce  semble,  leur  péché;  mais  ils  ne  cessent  pas  pour  cela  d'en 
aimer  l'objet  et  d'en  entretenir  les  occasions.  Ils  se  défont  d'un  engagement, 
mais  ce  n'est  que  pour  en  former  un  autre.  La  fréquentation  de  cette  per- 
sonne leur  devenant  même  nuisible  selon  le  monde ,  ils  s'en  éloignent ,  mais 
ils  prennent  parti  ailleurs  :  au  défaut  de  celle-ci ,  ils  trouveront  celle-là.  Je 
dis  plus ,  au  défaut  de  tout  le  reste,  ils  se  trouveront  toujours  eux-mêmes, 
et  ce  sera  assez.  Ainsi  ils  changent  de  sujets ,  mais  ils  ne  changent  pas  de 
sentiments  ;  et  malgré  leur  douleur  prétendue ,  leur  péché  subsistera  tou- 
jours. Quand  donc  feront-ils  une  vraie  pénitence?  Dans  cette  vie?  ils  ne  s'y 
déterminent  jamais.  Dans  l'autre?  elle  y  est  inutile  et  sans  effet.  A  la  mort  ? 
c'est  alors  le  péché  qui  les  quitte,  et  non  pas  eux  qui  quittent  le  péché.  Les 
voilà  donc  sans  pénitence  et  dans  le  temps  et  dans  l'éternité ,  et  par  con- 
séquent dans  un  état  de  réprobation.  Or  qui  les  réduit  en  cet  état?  l'impu- 
reté. Mais  si  cela  est ,  il  s'ensuit  donc  que  le  monde  est  plein  de  réprouvés, 
puisqu'il  est  plein  de  voluptueux  et  d'impudiques?  A  cela,  mon  cher  audi- 
teur ,  je  n'ai  pour  toute  réponse  que  deux  paroles  à  vous  dire,  mais  qui  sont 


sur  l'impureté.  511 

d'une  autorité  si  vénérable,  et  au  même  temps  d'une  décision  si  expresse, 
qu'elles  ne  souffrent  nulle  réplique. 

La  première,  de  saint  Paul  :  que  les  impudiques  ne  seront  jamais  les  hé- 
ritiers du  royaume  de  Dieu  :  Neque  fornicarii ,  neque  adulteri ,  ncque 
molles...  regnum  Dei  possidebunt1.  La  seconde,  de  Jésus-Christ  môme  : 
Que  nous  sommes  tous  appelés  au  royaume  de  Dieu,,  mais qu'il  y  en  a  peu 
d'élus  :  Multi  vocati,  pauci  electi**.  Or,  comparant  entre  elles  ces  deux 
grandes  vérités ,  quelque  indépendantes  qu'elles  semblent  d'abord  F  une  de 
l'autre ,  j'y  découvre  un  enchaînement  admirable  :  car  quand  je  m'imagine , 
d'une  part ,  beaucoup  d'appelés  et  peu  d'élus ,  et  que ,  de  l'autre ,  je  vois  tant 
d'âmes  sensuelles  et  si  peu  de  chastes ,  je  n'ai  plus  de  peine  à  voir  la  liaison 
de  la  parole  du  Sauveur  du  monde  avec  celle  de  l'Apôtre ,  et  je  ne  cherche 
point  d'autre  dénouement  de  ce  terrible  mystère  de  la  prédestination  et  de 
la  réprobation  des  hommes.  Le  seul  partage  que  font  dans  le  monde  l'in- 
continence et  la  chasteté  suffit  pour  nous  le  faire  comprendre.  Car  s'il  y 
avait  beaucoup  d'âmes  pures ,  ou  si  beaucoup  d'impudiques  se  convertis- 
saient ,  je  ne  pourrais  presque  plus  me  persuader  qu'il  y  eût  si  peu  d'élus. 
Au  contraire,  s'il  était  vrai  qu'il  y  eût  beaucoup  d'élus  malgré  le  petit 
nombre  d'âmes  pures,  ou  le  nombre  encore  plus  petit  d'impudiques  conver- 
tis, il  faudrait  dire  que  les  impudiques  auront  donc  place  dans  le  royaume 
de  Dieu.  Mais  un  nombre  infini  de  voluptueux  et  d'impudiques ,  et  d'ail- 
leurs nul  impudique  reçu  dans  l'héritage  céleste ,  voilà  ce  qui  vérifie  et 
ce  qui  me  fait  parfaitement  entendre  l'oracle  du  Fils  de  Dieu  :  Plusieurs 
d'appelés,  peu  d'élus  :  Multi  vocati,  pauci  electi. 

C'est  à  vous ,  mes  chers  auditeurs ,  à  y  prendre  garde ,  tandis  qu'il  est 
encore  temps  pour  vous.  Car  il  est  temps  encore  après  tout ,  et  à  Dieu  ne 
plaise  que  je  vous  renvoie  sans  espérance  !  En  vous  proposant  des  vérités 
si  terribles,  mon  dessein  n'a  été  que  de  vous  les  rendre  salutaires.  Si  j'ai 
dit  que  l'impureté  est  de  tous  les  péchés  celui  qui  rend  le  pécheur  plus  su- 
jet à  la  rechute ,  ce  n'est  que  pour  vous  engager  à  une  plus  exacte  pra- 
tique de  la  vigilance  chrétienne.  Si  j'ai  dit  qu'il  n'y  a  point  de  péché  qui 
expose  plus  le  pécheur  à  la  tentation  du  désespoir,  ce  n'est  que  pour  vous 
élever  au-dessus  de  vous-mêmes ,  et  pour  vous  porter  à  implorer  le  se- 
cours de  Dieu  avec  plus  d'ardeur  et  plus  de  confiance.  Si  j'ai  dit  que  nul 
autre  péché  ne  tient  le  pécheur  plus  étroitement  lié  par  l'habitude,  ce  n'est 
que  pour  vous  inspirer  des  sentiments  plus  héroïques  r  et  pour  vous  dé- 
terminer à  faire  de  plus  généreux  efforts.  Votre  salut  les  demande,  et  Dieu 
les  attend  de  vous  :  mais  pour  cela,  mon  Dieu ,  nous  avons  besoin  de  votre 
grâce,  d'une  grâce  prévenante ,  d'une  grâce  victorieuse,  et  toute-puissante. 
Grâce  que  je  demanderai  sans  cesse  :  elle  est  précieuse  et  j'en  connais  le  prix  ; 
mais  toute  précieuse  qu'elle  est,  je  puis  l'obtenir,  et  Dieu  ne  la  refusera 
point  à  ma  prière  :  grâce  à  laquelle  je  ne  mettrai  nul  obstacle  ;  ce  n'est  pas 
assez,  à  laquelle  je  me  disposerai;  et  par  où?  par  la  fuite  des  occasions, 
par  la  mortification  de  mes  sens ,  par  la  fréquente  confession ,  par  la  lec- 
ture des  bons  livres,  par  d'utiles  entretiens  avec  un  directeur  sage  et  zélé; 

1  1  Coi4.,  6.  —  3  Matth.,  22. 


$i2  SUR   LE    ZÈLE. 

par  les  aumônes ,  par  les  sacrifices ,  par  tous  les  moyens  que  la  religion  me 
fournit  :  grâce  à  laquelle  je  répondrai  fidèlement  et  sans  me  tromper,  promp- 
tement  et  sans  hésiter ,  pleinement  et  sans  rien  réserver  :  grâce  que  je  n'ex- 
poserai jamais;  car  l'exposer,  ce  serait  vouloir  la  perdre;  mais  aussi,  mon 
Dieu ,  grâce  avec  laquelle  je  me  promettrai  une  sainte  persévérance ,  jusqu'à 
ce  que  j'arrive  à  la  gloire  où  nous  conduise,  etc. 


SERMON  POUR  LE  LUNDI  DE  LA  TROISIÈME  SEMAINE. 


SUR  LE  ZELE. 

Dixit.  Jésus  pharisœis  :  Utique  dicetis  mihl  liane  similitudinem  :  Medice,  cura  teipsum. 

Jésus-Christ  dit  aux  pharisiens  :  Sans  doute  que  vous  m'appliquerez  ce  proverbe  :  Méde- 
cin, guérissez-vous  vous-même.  Saint  Luc ,  ch.  4. 

Ce  ne  fut  point  par  une  simple  conjecture  de  la  disposition  des  pharisiens 
et  de  la  malignité  de  leurs  cœurs  à  son  égard ,  que  le  Fils  de  Dieu  leur  parla 
de  la  sorte  ;  ce  fut ,  dit  saint  Ghrysostome ,  par  un  esprit  de  prophétie ,  et  par 
une  vue  anticipée  de  ce  qui  lui  devait  arriver  dans  sa  passion ,  puisqu'en 
effet  les  pharisiens  le  voyant  sur  la  croix ,  lui  reprochèrent  qu'il  avait  sauvé 
les  autres ,  et  qu'il  ne  pouvait  se  sauver  lui-même.  Reproche  que  ce  divin 
Sauveur  avait  bien  prévu  qu'on  lui  ferait  un  jour ,  mais  à  quoi ,  par  avance , 
répondaient  bien  les  miracles  qu'il  opérait  dans  la  Judée  et  dans  la  Galilée  : 
reproche  qui  ne  lui  pouvait  être  fait  que  par  un  esprit  d'infidélité  ;  et  re- 
proche enfin  qui  se  détruisait  de  lui-même,  puisqu'il  n'avait  point  d'autre 
fondement  que  l'envie  et  l'opiniâtreté  des  pharisiens.  Mais  ne  pouvons-nous 
pas  dire  qu'autant  que  ce  reproche  était  faible  contre  Jésus-Christ ,  autant 
aurait-il  de  force  contre  nous  si  nous  voulions  aujourd'hui  nous  l'appliquer, 
ou  s'il  fallait  nous  en  défendre  ?  C'est  ce  qui  m'engage ,  mes  chers  auditeurs , 
à  prendre  pour  sujet  de  ce  discours  ce  qui  contient  en  effet  tout  le  mystère 
de  notre  évangile ,  savoir ,  cette  parabole  autrefois  en  usage  parmi  les  Juifs  : 
Medice,  cura  teipsum  :  Médecin,  guérissez-vous  vous-même.  C'est  ce  qui 
me  donne  lieu  de  vous  dire  dans  les  mêmes  termes,  du  moins  dans  le 
même  sens  :  Chrétiens ,  pensez  à  vous-mêmes ,  corrigez-vous  vous-mêmes , 
n'ayez  point  tant  de  zèle  pour  les  autres ,  que  vous  n'en  ayez  encore  plus 
pour  vous-mêmes  ;  ou  plutôt  mesurez  le  zèle  que  vous  avez  pour  les  autres 
sur  le  zèle  que  vous  devez  avoir  pour  vous-mêmes ,  et  de  celui-ci  tirez 
des  conséquences  pour  celui-là.  Telle  est  la  solide  leçon  que  je  viens  vous 
faire ,  après  que  nous  aurons  demandé  le  secours  du  ciel  par  l'intercession 
de  Marie  ;  Ave,  Maria. 

Il  n'est  rien  de  plus  sublime ,  ni  même  de  plus  héroïque ,  dans  Tordre 
des  vertus  chrétiennes,  que  le  zèle  du  salut  et  de  la  perfection  du  pro- 
chain. Car  ce  zèle,  dans  la  pensée  du  docteur  angélique  saint  Thomas,  est 


SUR   LE    ZÈLE.  513 

une  expression  de  l'amour  divin  ;  c'est  ce  que  la  charité  a  de  plus  pur  et 
de  plus  exquis  ;  c'est  ce  qui  a  fait  le  caractère  des  hommes  apostoliques  ; 
c'est  le  don  qu'ont  eu  les  prophètes,  et  l'esprit  qui  anime  les  prédicateurs 
de  l'Évangile;  enfin  ,  c'est  dans  cette  vie  le  couronnement  et  la  consom- 
mation de  la  sainteté.  Aussi,  quand  l'Écriture  parle  des  apôtres,  elle  nous 
les  représente  comme  de  brillantes  étoiles  dans  le  firmament  de  l'Église, 
c'est-à-dire  comme  des  lumières  en  qui  Dieu  se  plaît  à  faire  éclater  toutes 
les  richesses  de  sa  grâce.  Cependant,  Chrétiens,  quelque  excellence  et 
quelque  prérogative  que  je  découvre  dans  ce  zèle  de  la  perfection  des 
autres,  il  m'est  évident,  et  voici  tout  mon  dessein,  qu'il  doit  être  soutenu 
et  autorisé,  qu'il  doit  être  épuré  et  réglé,  qu'il  doit  être  adouci  et  mo- 
déré, par  le  zèle  de  notre  perfection  propre.  Soutenu  et  autorisé,  parce 
que  sans  cela  il  est  vain  et  sans  effet  ;  épuré  et  réglé ,  parce  que  sans  cela 
il  est  défectueux  et  faux;  adouci  et  modéré,  parce  que  sans  cela  il  est 
odieux  et  rebutant. 

Tâchez ,  s'il  vous  plaît ,  Chrétiens  ,  à  bien  entrer  dans  ces  trois  pensées. 
Rien  de  plus  grand  que  le  zèle  du  salut  et  de  la  perfection  du  prochain  ; 
mais  ce  zèle ,  tout  grand  qu'il  est ,  en  le  regardant  du  coté  de  Dieu  qui 
l'inspire ,  peut  être ,  à  le  prendre  du  côté  de  l'homme  qui  le  pratique , 
faible  dans  son  sujet,  vicieux  dans  sa  substance,  extrême  dans  son  action. 
Il  peut  être  faible  dans  son  sujet,  parce  qu'on  ne  pense  pas  avant  toutes 
choses  à  l'appuyer  sur  un  solide  fondement.  Il  peut  être  vicieux  dans  sa 
substance ,  parce  qu'on  n'a  pas  soin  d'en  faire  un  juste  discernement.  Il 
peut  être  extrême  dans  son  action  ,  parce  qu'on  n'y  mêle  pas  ce  qui  en  doit 
faire  le  sage  adoucissement.  Or,  d'où  dépend  ce  fondement  solide  qui  doit 
soutenir  notre  zèle ,  ce  juste  discernement  qui  doit  régler  notre  zèle ,  ce 
sage  adoucissement  qui  doit  modérer  notre  zèle?  du  soin  que  nous  appor- 
terons à  nous  corriger  d'abord  nous-mêmes,  et  à  nous  perfectionner.  Car 
c'est  ce  zèle  de  nous-mêmes  et  pour  nous-mêmes  qui  autorisera  notre  zèle 
pour  le  prochain,  qui  rectifiera  notre  zèle  pour  le  prochain,  enfin  qui 
adoucira  notre  zèle  pour  le  prochain.  Voilà  en  trois  mots  les  trois  parties 
de  ce  discours. 

PREMIERE  PARTIE. 

C'est  par  nous-mêmes ,  Chrétiens ,  que  doit  commencer  ce  zèle  de  cor- 
rection et  de  réforme ,  que  la  vue  des  intérêts  de  Dieu  a  coutume  de  nous 
inspirer;  et  cette  maxime  est  fondée  sur  l'ordre  essentiel  de  la  charité,  qui 
veut  qu'en  matière  de  salut,  et  de  tout  ce  qui  se  rapporte  au  salut,  nous 
nous  aimions,  sans  exception  ,  nous-mêmes,  préférablement  à  tout  autre. 
Carl'amour-propre,  dit  saint  Ambroise,  qui  est  condamné  comme  vicieux 
et  comme  injuste  dans  tout  le  reste,  devient,  en  ce  seul  point,  non-seule- 
ment honnête  et  raisonnable,  mais  d'une  obligation  et  d'un  devoir  indis- 
pensable. En  effet,  je  dois  aimer  le  salut  de  mon  prochain  plus  que  mes 
biens ,  plus  que  ma  santé ,  plus  que  mon  honneur ,  plus  que  ma  vie  ;  mais 
il  ne  m'est  pas  même  permis  de  l'aimer  autant  que  mon  salut  propre ,  et 
que  ma  perfection  selon  Dieu  ;  et  s'il  était  en  mon  pouvoir  de  convertir  tout 
t.  i.  33 


514;  SUR  LE    ZÈLE. 

le  monde  en  me  pervertissant ,  ou  de  le  réformer  en  me  déréglant ,  je  devrais 
abandonner  la  conversion  et  la  réformation  de  tout  le  monde ,  persuadé  que 
Dieu  ne  voudrait  pas  alors  que  le  monde  fût  converti  ni  réformé  par  moi , 
puisqu'il  ne  le  pourrait  être  qu'au  préjudice  de  cette  charité  personnelle 
que  je  me  dois  à  moi-même ,  et  en  vertu  de  laquelle  Dieu  veut  que  je  m'ap- 
plique premièrement  à  moi-même ,  et  que  je  lui  réponde  de  moi-même. 

C'est  ainsi  que  raisonne  saint  Augustin ,  et  après  lui  le  docteur  angélique 
saint  Thomas.  Or,  que  s'ensuit-il  de  là?  ce  que  j'ai  dit  d'abord ,  Chrétiens  : 
savoir ,  que  tout  zèle  de  la  perfection  des  autres ,  qui  ne  suppose  pas  un  zèle 
sincère  de  se  perfectionner  soi-même ,  quelque  droite  intention  d'ailleurs 
qui  le  fasse  agir,  est  un  zèle  peu  sensé,  un  zèle  mal  ordonné,  un  zèle 
même  chimérique  et  faux ,  et  par  conséquent  un  zèle  sans  autorité  du  côté 
de  celui  qui  l'exerce ,  et  sans  effet  de  la  part  de  ceux  envers  qui  on  l'exerce. 
Pourquoi  un  zèle  sans  autorité  du  côté  de  celui  qui  l'exerce?  Saint  Gré- 
goire ,  pape ,  en  apporte  la  raison  :  parce  qu'il  n'y  a  que  le  bon  exemple 
que  l'on  donne,  et  le  témoignage  qu'on  se  rend  d'avoir  commencé  par  soi- 
même  ,  qui  puisse  autoriser  une  entreprise  aussi  délicate  que  celle  de  réfor- 
mer les  autres;  et  que,  du  moment  que  le  zèle  n'est  pas  soutenu  d'une  ré- 
gularité au  moins  égale  à  celle  qu'il  exige  du  prochain ,  et  dont  il  veut  faire 
une  loi  au  prochain ,  il  n'a  plus  même  cette  bienséance  qui  lui  serait  né- 
cessaire pour  se  déclarer  et  pour  agir.  Je  m'explique.  Vous  vous  inquiétez 
de  mille  choses  que  vous  prétendez  être  autant  d'abus ,  et  à  quoi  l'on  con- 
vient avec  vous  qu'il  serait  bon  d'apporter  remède;  mais  on  vous  dit,  au 
même  temps ,  que  cette  inquiétude  vous  sied  mal ,  tandis  que  tout  ce  qu'il  y 
a  dans  vous-même  de  blâmable  et  souvent  d'insupportable  ne  trouble  en 
rien  votre  tranquillité.  Vous  êtes  touché  des  injustices  et  des  désordres  qui 
régnent  dans  notre  siècle ,  et  l'on  ne  peut  pas  désavouer  qu'il  n'y  en  ait  de 
très-grands  et  en  très-grand  nombre  ;  mais  d'ailleurs  on  vous  répond  que 
vous  avez  mauvaise  grâce  de  parler  si  haut ,  et  de  déclamer  avec  tant  de 
chaleur1  contre  des  désordres  étrangers ,  tandis  que  vous  prenez  si  peu  garde 
à  certains  désordres  visibles  qu'on  remarque  dans  votre  personne ,  et  que 
vous  y  pourriez  remarquer.  Vous  donnez  des  avis  salutaires,  et  peut-être , 
eu  égard  aux  sujets  et  aux  circonstances ,  ces  avis  sont-ils  bien  fondés  ; 
mais,  quelque  bien  fondés  qu'ils  puissent  être,  on  ne  comprend  pas  avec 
quelle  assurance  vous  osez  les  donner  à  celui-ci  ou  à  celle-là,  et  les  donner 
si  exactement,  et  les  donner  si  rigoureusement,  en  ne  vous  les  donnant  ja- 
mais à  vous-même.  Car  on  a  toujours  droit  de  s'étonner  que  des  défauts  dont 
Dieu  ne  vous  a  point  fait  responsable,  et  qu'il  ne  tient  pas  à  vous  de  corri- 
ger ,  excitent  tant  vos  murmures  et  vos  plaintes ,  lorsque  les  vôtres ,  dont 
vous  devriez  être  encore  plus  en  peine,  et  dont  Dieu  vous  demandera 
compte,  ne  font  sur  vous  nulle  impression.  Ordonnez  dans  vous  la  charité, 
selon  le  précepte  et  l'expression  du  Saint-Esprit;  c'est-à-dire  avertissez- 
vous  vous-même ,  reprenez-vous  vous-même ,  scandalisez-vous  de  vous- 
même,  et  puis  vous  serez  reçu  à  reprendre  et  à  censurer  les  autres.  Sans 
cela,  non-seulement  votre  zèle  n'a  rien  que  de  faible ,  mais  il  devient  même 
en  quelque  sorte  méprisable,  puisqu'il  porte  avec  soi  sa  réfutation,  et 


SUR    LE    ZÈLE.  515 

qu'il  n'y  a  qu'à  l'opposer  à  lui-même  pour  le  faire  taire  et  pour  le  con- 
fondre. 

C'est  l'excellente  leçon  que  voulait  nous  faire  le  Fils  de  Dieu  dans 
l'Évangile ,  par  cette  espèce  de  parabole  dont  il  se  servait  :  Quid  autem 
vides  festucam  in  oculo  fraîris  tui;  et  trabem  quœ  in  oculo  tuo  est,  non 
considéras1 1  Pourquoi  voyez-vous  une  paille  dans  l'œil  de  votre  frère, 
vous  qui ,  dans  le  vôtre ,  n'apercevez  pas  une  poutre  ?  et  comment  pouvez- 
vous  dire  à  votre  frère  :  Mon  frère  ,  souffrez  que  je  vous  ôte  cette  paille  qui 
vous  incommode,  lorsque  vous  avez  vous-même  une  poutre  qui  vous 
aveugle  ?  Comme  si  le  Sauveur  du  monde  eût  dit  à  ce  prétendu  zélé  (  c'est 
la  réflexion  de  saint  Chrysostome  qui  revient  à  ma  pensée),  comme  s'il 
eût  dit  qu'un  tel  zèle  ne  lui  convenait  pas  ,  et  que  ce  langage  de  charité  , 
qui,  dans  tout  autre ,  aurait  été  louable ,  ne  pouvait  être  qu'un  reproche 
contre  lui.  Comme  s'il  eût  dit  que  ,  quelque  sensibles  que  fussent  les  imper- 
fections de  son  frère  ,  ce  n'était  point  à  lui  à  les  remarquer  et  à  les  voir  : 
Quid  autem  vides? que  s'il  avait  des  lumières,  il  devait  les  ménager  pour 
lui-même ,  et  établir  pour  principe  que ,  jusqu'à  ce  qu'il  fût  parvenu  à  la 
connaissance  de  lui-même  ,  c'était  une  présomption  de  vouloir  connaître 
les  autres  et  les  juger. 

Morale  que  ce  divin  Maître  enseignait  encore  bien  mieux  dans  la  pra- 
tique ,  lorsqu'il  trouvait  mauvais ,  par  exemple ,  que  les  pharisiens  entre- 
prissent d'accuser  devant  lui  cette  femme  surprise  en  adultère ,  et  qu'ils 
s'ingérassent  à  en  poursuivre  la  punition.  Pourquoi  cela?  demande  saint 
Jérôme  ;  le  crime  de  cette  femme  n'était-il  pas  constant  et  avéré  ?  la  loi  de 
Moïse  n'ordonnait-elle  pas  expressément  qu'elle  fût  lapidée?  Il  est  vrai  ; 
mais  il  paraissait  indigne  à  Jésus-Christ  que  des  hommes  aussi  criminels 
que  les  pharisiens  ,  et  qui,  remplis  d'une  fausse  idée  de  leur  sainteté  ,  ne 
pensaient  à  rien  moins  qu'à  punir  dans  eux-mêmes  ce  qu'ils  condamnaient 
avec  tant  de  sévérité  dans  le  prochain ,  s'érigeassent  en  censeurs  publics  , 
témoignassent  tant  d'ardeur  pour  l'observation  de  la  loi ,  se  fissent  parties 
contre  les  pécheurs  :  voilà  ce  que  le  Sauveur  du  monde  ne  pouvait  suppor- 
ter ;  et  c'est  pourquoi  il  leur  répondit,  que  celui  d'entre  eux  qui  se  trouvait 
sans  péché  jetât  donc  la  première  pierre  ;  leur  marquant  ainsi  qu'il  n'y 
avait  que  celui-là  seul  à  qui  il  pût  être  permis  de  le  faire  ,  et  que  les  autres 
avaient  assez ,  dans  leurs  propres  scandales ,  de  quoi  s'occuper,  pour  ne 
pas  tourner  toutes  leurs  pensées  et  tout  leur  zèle  contre  les  scandales  d' au- 
trui. Argument  plausible  et  convaincant,  dont  ces  sages  du  judaïsme  se 
sentirent  si  vivement  pressés ,  que  ,  selon  le  rapport  de  l'évangéliste  ,  ils  se 
retirèrent  sans  rien  dire  :  Et  audientes  unus  post  unum  exibant ,  inci- 
pientes  à  senioribus  2. 

Mais  avouons-le ,  mes  chers  auditeurs ,  et  déplorons  ici  la  misère  hu- 
maine. Examinons  bien  tous  les  traits  de  ce  tableau,  et  nous  reconnaîtrons 
•que  c'est  le  nôtre.  Car  qu'y  a-t-il  déplus  commun  dans  le  christianisme  que 
l'illusion  de  ce  zèle  pharisaïque,  qui  consiste  à  être  éclairé  pour  les  autres, 
régulier  pour  les  autres  ,  fervent  pour  les  autres,  et  pour  soi-même  sans 

1  Luc,  G.  — -5  Joan.,  8. 


516  SUR    LE    ZÈLE. 

exactitude  ,  sans  attention  ,  sans  réflexion?  Que  voit-on  maintenant  dans 
le  monde?  vous  le  savez  :  des  gens  qui  voudraient  rétablir  l'ordre  partout 
ailleurs  que  dans  leurs  personnes  et  dans  leur  conduite  ;  des  laïcs  corrom- 
pus et  peut-être  impies  ,  qui  prêchent  sans  cesse  le  devoir  aux  ecclésiasti- 
ques ;  des  séculiers  mondains  et  voluptueux,  qui  ne  parlent  que  de  réforme 
pour  les  religieux;  des  hommes  de  robe  pleins  d'injustices,  qui  invectivent 
contre  le  libertinage  de  la  cour  ;  des  courtisans  libertins ,  qui  déclament 
contre  les  injustices  des  hommes  de  robe  :  des  particuliers  d'une  conduite 
déréglée ,  qui  cherchent  des  moyens  pour  remettre  ou  pour  maintenir  la 
règle  dans  FÉtat ,  mais  à  qui  on  pourrait  bien  dire  ce  que  Jésus-Christ 
disait  à  ces  femmes  de  Jérusalem  :  Nolite  flere  super  me ,  sed  super 
vos  ipsas  flete t  :  Ne  pleurez  point  sur  moi ,  mais  sur  vous-mêmes. 

En  effet,  on  s'afflige  et  on  gémit,  on  se  plaint  que  le  monde  se  pervertit 
tous  les  jours,  qu'il  n'y  a  plus  de  religion,  que  les  intérêts  de  Dieu  sont 
abandonnés  ;  et  Ton  ne  gémit  pas  sur  les  relâchements  où  Ton  tombe  et  où 
l'on  s'entretient ,  sur  la  mauvaise  éducation  qu  on  donne  à  ses  enfants , 
sur  les  débauches  qu'on  tolère  dans  ses  domestiques.  Saint  Paul  avait 
peine  à  comprendre  comment  celui  qui  n'a  pas  soin  de  sa  maison  pouvait 
avoir  le  zèle  de  l'Église  de  Dieu  :  Quomodo  Ecclesiœ  Del  diliyentiam 
habebit^.  Mais  ce  que  saint  Paul  ne  comprenait  pas,  on  le  comprend  bien 
aujourd'hui ,  puisqu'on  a  trouvé  le  secret  d'allier  ces  deux  choses ,  et  que 
malgré  la  corruption  des  familles  chrétiennes,  causée  par  la  négligence  de 
ceux  qui  les  gouvernent ,  il  est  pourtant  vrai  que  jamais  l'Église  n'eut  tant 
de  réformateurs  sans  mission,  sans  titre,  sans  caractère,  qui  se  croient 
néanmoins  suscités  et  autorisés  de  Dieu. 

Je  sais ,  mes  chers  auditeurs ,  que  les  Saints  ont  eu  ce  sentiment  de  zèle  ; 
mais  plût  au  ciel  qu'on  voulût  s'en  tenir  aux  exemples  des  Saints  !  il  n'en 
faudrait  pas  davantage  pour  nous  porter  à  un  prompt  amendement,  et 
pour  nous  établir  dans  une  solide  humilité.  Je  sais  que  David  disait  à 
Dieu  :  Tabescere  me  fecit  zelus  meus:  quia  obliti  sunt  verba  tua  inimici 
mei2  :  Ah!  Seigneur,  mon  zèle  m'a  desséché,  quand  j'ai  vu  jusqu'à  quel 
point  vos  ennemis  vous  oubliaient  :  mais  je  sais  aussi  qu'il  ne  parlait  de 
la  sorte  qu'après  s'être  reproché  mille  fois  de  l'avoir  oublié  lui-même , 
qu'après  en  avoir  fait  une  rigoureuse  pénitence,  qu'après  avoir  hautement 
et  pleinement  réparé  un  oubli  si  criminel.  Faisons  ce  qu'il  a  fait,  et  nous 
aurons  droit  de  dire  ce  qu'il  a  dit.  Je  sais  quels  vœux  et  quels  souhaits  for- 
mait saint  Bernard  ,  quand  il  désirait  avec  tant  de  passion  de  revoir 
l'Église  dans  son  ancien  lustre  et  dans  sa  première  pureté  :  Quis  mihidet , 
tit  videam  Ecclesiam  Del  sicut  in  diebus  antiquish1  mais  autant  que  je 
suis  édifié  du  souhait  de  saint  Bernard  ,  autant  suis-je  surpris  et  confus  de 
voir  souvent  tenir  ce  langage  à  un  mondain  connu  pour  avoir  peu  de  re- 
ligion .  ou  à  une  mondaine  remplie  d'orgueil  et  idolâtre  d'elle-même  ;  et 
j'en  reviens  pour  l'un  et  pour  l'autre  à  la  maxime  de  l'Évangile,  Cura  te 
ipsum.  C'est  bien  à  vous  qu'il  appartient  de  parler  en  ces  termes!  allez , 
guérissez  vos  plaies  qui  sont  visibles  et  mortelles ,  et  ne  vous  ingérez  point 

«  Luc,  23.  —  2  1  Tini.,  3.  —  3  Psnlm.  1 IB.  —  ^  Bernard. 


SUR   LE    ZÈLE.  517 

à  vouloir  guérir  celles  que  la  malignité  d'un  esprit  chagrin  vous  fait  peut- 
être  apercevoir  là  où  il  n'y  en  a  point.  Demeurez  dans  vous-même ,  vous 
y  trouverez  plus  que  suffisamment  à  quoi  employer,  et  môme  à  quoi 
épuiser  ce  fonds  de  zèle  qui  vous  rend  si  vif  et  si  ardent.  Que  l'Église 
soit  réformée,  j'y  consens  ;  mais  elle  ne  le  doit  point  être  par  vous,  tandis 
que  vous  serez  ce  que  vous  êtes.  Vous  aurez  beau  porter  des  lois ,  dès 
que  ces  lois  viendront  de  vous  qui  n'en  gardez  aucune  ,  elles  ne  serviront 
qu'à  votre  confusion ,  puisque  rien  ne  parait  plus  digne  de  mépris  qu'un 
zèle  actif  et  empressé  dans  un  homme  dont  les  actions  démentent  les 
paroles. 

De  là ,  zèle  sans  effet  de  la  part  de  ceux  envers  qui  on  l'exerce ,  et  voici 
pourquoi  :  car  comme  nous  n'aimons  pas  à  être  corrigés,  et  que  naturelle- 
ment toute  réforme  qui  nous  vient  d'ailleurs  que  de  nous-mêmes ,  par  la 
seule  raison  qu'elle  vient  d'ailleurs,  nous  blesse  et  nous  révolte,  nous 
nous  attachons  volontiers  à  examiner  quiconque,  sous  une  apparence  de 
zèle  et  de  charité,  veut  prendre  l'ascendant  sur  nous  ;  et  nous  croyons 
bien  nous  en  défendre ,  quand  nous  remarquons  dans  lui  certains  faibles 
qu'il  ne  remarque  pas  lui-même,  et  sur  quoi  il  ne  se  fait  pas  justice.  Par 
là  nous  éludons  toutes  ses  remontrances  ;  par  là  nous  savons  lui  fermer  la 
bouche;  par  là,  bien  loin  de  l'écouter,  nous  devenons  fiers  et  indociles; 
par  là  nous  pensons  avoir  droit  de  lui  répondre  ce  que  répondit  Jéthro  à 
Moïse  :  Stulto  labore  consumer is 1  :  Vous  travaillez  en  vain ,  et  vous  pre- 
nez une  peine  bien  inutile.  La  plus  grossière  des  erreurs  est  de  penser 
que  l'on  vous  croira ,  lorsqu'il  parait  par  votre  conduite  que  vous  ne  vous 
croyez  pas  vous-même  ;  que  l'on  suivra  vos  conseils,  quand  vous  êtes  le 
premier  dans  la  pratique  à  les  abandonner.  C'est  bâtir  d'une  main,  tandis 
que  l'on  détruit  de  l'autre  :  ce  que  l'Écriture  traite  de  folie.  De  là  vient 
que  ceux  qui ,  dans  le  monde  et  par  office  ,  sont  chargés  de  répondre  des 
autres  et  de  les  corriger,  ont  une  double  obligation  ;  mais  une  obligation , 
dit  saint  Augustin,  aussi  terrible  devant  Dieu  qu'elle  est  indispensable,  de 
s'appliquer  avant  toutes  choses  à  leur  perfection  propre ,  pour  se  rendre 
capables  de  remplir  les  devoirs  que  la  Providence  leur  a  imposés.  De  là 
vient  que  le  grand  Apôtre,  parlant  des  prêtres  et  des  ministres  de  l'Église, 
veut,  pour  première  qualité,  que  ce  soient  des  hommes  irrépréhensibles. 
Oportct  irreprehensibiles  esse2  :  pourquoi?  afin  que  les  peuples  ,  pour  se 
parer  de  leur  censure,  ne  puissent  pas  leur  dire  :  Medice ,  cura  teipsum  : 
Vous  êtes  médecin  des  âmes ,  mais  soyez  d'abord  médecin  de  la  vôtre. 
Reproche  qui  leur  ôte  toute  liberté  de  parler,  et  toute  autorité  dans 
l'exercice  de  leur  ministère.  Reproche,  si  je  puis  user  de  cette   figure 
d'Isaïe,  qui  les  tient  comme  des  chiens  muets  dans  la  maison  de  Dieu. 
Reproche  qui  les  met  dans  la  nécessité  de  souffrir  le  vice  et  de  craindre 
les  vicieux;  de  tolérer  celui-ci,  et  de  ne  pas  repousser  celui-là.  Reproche, 
enfin,  qui ,  de  tout  temps,  a  énervé  et  qui  énerve  encore  plus  que  jamais 
la  discipline  et  le  bon  ordre,  dont  ils  devraient  être  le  soutien,  mais  dont 
il  faudrait  pour  cela  qu'ils  fussent  les  modèles. 

>  Exod.,  18.  —  2  1  Tim.,  3. 


518  SUR  LE    ZÈLE. 

Non  pas ,  après  tout ,  Chrétiens ,  qu'on  ne  dût  même  leur  obéir  et  pro- 
fiter de  leurs  leçons ,  quand  il  paraîtrait  encore  dans  eux  plus  de  faiblesse, 
et  qu'ils  seraient  moins  réglés ,  puisque  leur  caractère  est  indépendant 
du  mérite  de  leur  vie  ,  et  que ,  selon  Jésus-Christ ,  du  moment  qu'ils  sont 
assis  dans  la  chaire  de  Moïse ,  il  faut  recevoir  avec  respect  ce  qu'ils  ensei- 
gnent, sans  prendre  garde  à  ce  qu'ils  font.  Mais  parce  que  le  commun  des 
hommes  n'est  ni  assez  spirituel ,  ni  assez  équitable  pour  faire  cette  préci- 
sion, on  juge  communément  de  l'un  par  l'autre;  et,  en  méprisant  ce 
qu'ils  font ,  on  s'accoutume  à  mépriser  ce  qu'ils  enseignent.  Or,  si  le  plus 
saint  ministère  n'est  pas  là-dessus  à  F  épreuve  de  la  malignité  du  monde , 
que  sera-ce  de  toutes  les  autres  conditions  ?  Ah  !  Chrétiens ,  que  ne  peut 
point  un  homme  tel  que  le  concevait  saint  Paul ,  un  homme  irrépréhen- 
sible? il  n'y  a  point  de  mal  qu'il  ne  puisse  arrêter,  point  de  bien  qu'il  ne 
soit  en  état  de  procurer.  S'il  est  dans  une  charge,  avec  quelle  force  ne 
parlera-t-il  pas  quand  il  faudra  s'opposer  à  des  scandales?  s'il  est  à  la  tête 
d'une  famille,  quel  empire  n'y  prendra-t-il  pas  pour  y  faire  fleurir  la 
piété  ?  s'il  a  des  enfants  à  élever,  de  quel  poids  ne  seront  pas  auprès  d'eux 
ses  avertissements  et  ses  conseils ,  et  avec  quelle  docilité  ne  les  recevront- 
ils  pas  ?  Mais  qu'un  père  débauché  ou  violent  fasse  à  son  fils  des  leçons 
de  modération  et  de  régularité,  quel  fruit  peut-il  en  espérer?  Qu'une 
mère  évaporée  et  mondaine  prêche  à  sa  lille  la  modestie  et  la  fuite  du 
monde,  quel  succès  en  peut-elle  attendre?  Donnez,  Seigneur,  donnez  à 
votre  Église  des  ministres  pour  la  gouverner,  et  à  votre  peuple  des 
guides  pour  le  conduire  ;  mais  des  ministres  qui  sachent  se  gouverner 
eux-mêmes ,  mais  des  guides  qui  apprennent  à  se  conduire  eux-mêmes  ; 
car  c'est  ainsi  que  le  soin  de  notre  propre  perfection  doit  autoriser  notre 
zèle,  et  qu'il  le  doit  encore  régler,  comme  nous  Talions  voir  dans  la 
seconde  partie. 

DEUXIÈME    PARTIE. 

Il  y  a ,  dit  saint  Jérôme ,  des  vertus  d'une  nature  si  équivoque  et  si 
douteuse  ,  que  la  première  règle  pour  les  pratiquer  sûrement  est  de  s'en 
défier.  Tel  est  le  zèle  de  la  perfection  du  prochain.  Dieu  nous  en  fait  une 
vertu ,  et  une  vertu  nécessaire  en  mille  rencontres  ;  mais  parce  que  ce  zèle 
est  sujet-  à  dégénérer  et  à  se  corrompre ,  Dieu  veut  qu'en  le  pratiquant 
nous  l'examinions ,  et  que  notre  soin  principal  soit  de  le  rectifier  :  de  le 
rectifier,  dis-je,  et  par  rapport  à  notre  raison,  et  par  rapport  à  notre 
cœur;  par  rapport  à  notre  raison ,  parce  qu'il  se  peut  faire  que  ce  ne  soit 
pas  un  zèle  selon  la  science,  ainsi  que  nous  l'apprend  saint  Paul  :  sEmu- 
lationem  Dei  habent ,  sed  non  secundum  scient  iam1  ;  par  rapporta  notre 
cœur,  parce  qu'il  arrive  souvent  que  ce  n'est  pas  un  zèle  selon  la  charité. 
Or  par  où  le  rectifierons-nous  en  l'une  et  en  l'autre  manière?  Je  dis  que 
ce  sera  par  le  zèle  de  notre  perfection  propre  ;  et  voilà ,  Chrétiens ,  la 
seconde  leçon  que  je  tire  de  cette  parole  de  notre  évangile,  Cura  te  ipsum. 
Tâchons  à  en  bien  pénétrer  le  sens. 

1  Rom.,  10. 


SUR  LE    ZELE.  519 

Nous  avons  du  zèle  pour  les  autres  ;  et  souvent  il  se  trouve  que  ce  zèle , 
bien  loin  d'être  un  zèle  selon  la  science,  par  une  malheureuse  contagion 
que  lui  communiquent  les  qualités  de  notre  esprit ,  est  un  zèle  erroné , 
un  zèle  bizarre,  un  zèle  borné  et  limité;  autant  de  caractères  qui  le 
falsifient ,  et  qui  nous  obligent  par  conséquent  à  en  faire  un  sérieux 
examen  ,  pour  le  bien  connaître  et  pour  ne  nous  y  pas  laisser  surprendre. 
Permettez-moi  d'en  venir  à  un  détail  qui  développera  toute  ma  pensée. 
Combien  d'hérétiques  ,  dans  la  suite  des  siècles  ,  ont  entrepris  de  réformer 
l'Église ,  et  d'en  retrancher,  soit  pour  le  dogme ,  soit  pour  la  discipline  , 
des  erreurs  et  des  abus  imaginaires  ?  Peut-être  quelques-uns  agissaient-ils 
avec  une  espèce  de  bonne  foi ,  peut-être  se  flattaient-ils  d'avoir  reçu  grâce 
pour  cela ,  et  peut-être  en  effet  y  étaient- ils  poussés  par  un  certain  mouve- 
ment de  zèle  ;  mais  zèle  erroné ,  qui ,  procédant  de  l'esprit  de  schisme ,  ne 
pouvait  être  que  pour  la  destruction ,  et  nullement  pour  l'édification.  Si 
ceux  que  ce  zèle  animait  avaient  eu  au  même  temps  un  autre  zèle ,  je  veux 
dire  celui  de  leur  propre  sanctification  ;  si  d'abord  ils  eussent  fait  un 
retour  sur  eux  pour  réformer  leur  orgueil,  pour  réformer  leur  présomption, 
pour  réformer  leur  singularité ,  pour  réformer  leur  entêtement  et  leur 
opiniâtreté ,  sources  funestes  et  ordinaires  des  hérésies  ,  la  raison  leur  eût 
dit ,  ou  ils  se  seraient  dit  à  eux-mêmes  :  Il  n'est  pas  juste  que  mon  senti- 
ment particulier  soit  la  décision  et  la  règle  des  choses  ;  mais  il  est  juste  , 
au  contraire  ,  que  je  le  soumette  à  l'autorité  de  celle  qui  a  Jésus-Christ 
pour  chef,  et  le  Saint-Esprit  pour  maître.  En  matière  de  religion,  le  parti 
de  l'obéissance  et  de  l'unité  est  le  seul  parti  qu'il  y  ait  à  prendre  ;  et  quand 
hors  de  là  je  ferais  des  miracles ,  non-seulement  ces  miracles  me  devraient 
être  suspects ,  mais  je  les  devrais  regarder  comme  des  illusions.  Ils  auraient 
pensé ,  ils  auraient  parlé  de  la  sorte ,  et  le  zèîe  de  leur  réformation  person- 
nelle eût  servi  de  correctif  au  prétendu  zèle  d'une  réformation  générale , 
qui  les  trompait.  Mais  parce  que  cette  attention  sur  eux-mêmes  leur  man- 
quait,  qu'arrivait-il ,  Chrétiens?  ce  que  vous  savez  :  en  voulant  retran- 
cher des  abus ,  ils  remplissaient  le  monde  d'erreurs  ;  en  ne  s'appliquant 
jamais  à  guérir  ces  maladies  internes  qui  corrompaient  peu  à  peu  le  fond 
de  leur  religion ,  ils  se  pervertissaient ,  ils  se  précipitaient  en  aveugles  dans 
l'abîme  de  perdition ,  et  ils  y  entraînaient  les  autres  avec  eux.  Voilà  ce  que 
j'appelle  un  zèle  erroné. 

Zèle  bizarre  :  suivez-moi  toujours,  et  reconnaissez  aujourd'hui  les 
égarements  de  l'homme  dans  la  recherche  même  du  bien.  Zèle  bizarre , 
qui ,  sans  avoir  appris  à  se  gouverner  par  le  bon  sens,  voudrait  néanmoins 
être  reçu  à  gouverner  souverainement  le  monde  ;  et  qui ,  plein  de  ses  idées 
vaines  et  quelquefois  extravagantes  ,  au  lieu  de  travailler  à  les  redresser, 
prétend  à  son  gré ,  et  selon  l'extravagance  de  ses  idées ,  donner  la  loi 
partout,  et  réformer  tout.  Or  combien  d'exemples  dans  le  siècle  où  nous 
vivons  n'en  avons-nous  pas?  Laissez  agir  des  gens  poussés  et  conduits  par 
cet  esprit ,  et  vous  verrez  quels  beaux  effets  aura  leur  zèle.  Il  n'y  aura 
point  d'états  qu'ils  ne  renversent ,  point  de  devoirs  qu'ils  ne  confondent , 
point  de  sociétés  qu'ils  ne  divisent ,  point  de  maisons  qu'ils  ne  troublent. 


520  SUR    LE    ZÈLE. 

Au  lieu  de  proportionner  leur  zèle  aux  conditions  des  hommes ,  ils  mesu- 
reront les  conditions  des  hommes  par  leur  zèle.  Au  lieu  de  s'accommoder 
aux  génies  et  aux  talents ,  ils  voudront  accommoder  tous  les  talents  et  tous 
les  génies  à  leurs  humeurs  et  à  leurs  vues.  Ils  seront  sévères  où  il  faudrait 
être  doux  ,  et  lâches  où  il  faudrait  être  sévères.  Ils  conseilleront  plus  qu'on 
ne  peut ,  et  ne  demanderont  pas  ce  que  Ton  doit  ;  ils  porteront  à  des  excès 
de  perfection  incompatihles  avec  les  points  d'obligation.  L'un  engagera  à 
des  retraites  imprudentes  et  hors  de  saison,  Fautreàdes  éclats  insoutenables 
et  même  scandaleux  :  celui-ci ,  d'un  homme  du  monde  bien  intentionné 
fera  un  visionnaire;  celui-là,  d'une  femme  vertueuse ,  une  dévote  entêtée  : 
pourquoi?  parce  que  tout  cela  n'a  pour  principe  qu'un  zèle  mal  entendu, 
et  que  le  premier  agent  qui  donne  aux  autres  l'impression  ne  s'est  pas 
étudié  d'abord  à  se  régler  soi-même.  Le  remède  serait  donc  de  se  précau- 
tionner contre  soi-même,  Cura  te  ipsum,  et  de  faire  les  réflexions  sui- 
vantes :  Je  passe  pour  singulier,  et  je  le  suis  en  effet;  j'ai  toujours  des  sen- 
timents écartés,  et  opposés  aux  sentiments  communs.  Or,  dans  la  conduite 
du  prochain ,  dois-je  tant  déférer  à  mes  lumières  ;  et  la  prudence  ne  veut- 
elle  pas  que  je  m'attache  à  ce  qui  est  généralement  approuvé ,  et  que  je 
me  départe  de  ce  que  je  vois  contredit  par  une  certaine  raison  universelle? 
C'est  ainsi  que  le  zèle  pourrait  devenir  discret  et  sage  ;  mais  ,  bien  loin  de 
se  faire  une  si  utile  leçon ,  on  se  fait  de  ses  bizarreries  une  espèce  de  mérite  ; 
et  parce  qu'on  a  l'esprit  tourné  autrement  que  le  reste  des  hommes ,  on  se 
croit  au-dessus  de  tous  les  autres  hommes ,  sans  considérer  qu'il  est  bien 
plus  probable  qu'on  est  d'autant  plus  au-dessous ,  qu'on  pense  moins 
y  être. 

De  là ,  zèle  borné  et  limité  :  ce  que  l'on  a  jugé  bon  et  saint,  on  veut 
qu'il  soit  bon  et  saint  pour  tout  le  monde  ;  et  si  tout  le  'monde  n'en  passe 
par  là ,  on  est  déterminé  à  condamner  tout  le  monde ,  et  à  croire  tout  le 
monde  perdu.  Hors  du  plan  de  réforme  qu'on  a  conçu ,  tout  paraît  éga- 
rement, tout  paraît  désordre  et  relâchement.  Mais  Dieu ,  le  souverain 
maître ,  a-t-il  donc  traité  avec  vous  pour  ne  distribuer  ses  dons  et  ses 
grâces  que  selon  vos  projets?  n'a-t-il  point,  dans  les  trésors  de  sa  sagesse, 
d'autres  idées  du  bien  que  celles  que  vous  proposez?  nous  appelle-t-il  tous 
au  même  genre  de  perfection  ?  nous  conduit-il  tous  par  le  même  chemin  ? 
est-ce  à  vous  seul  qu'il  a  révélé  ses  voies?  est-ce  de  vous  seul  qu'il  veut 
se  servir  pour  l'accomplissement  de  ses  desseins?  et  qui  êtes-vous,  enfin, 
pour  entreprendre  ,  si  je  puis  ainsi  parler ,  de  raccourcir  sa  providence  , 
et  pour  vouloir  lui  prescrire  des  bornes  ?  Il  aurait  fallu  de  bonne  heure 
vous  élever  l'esprit,  Cura  teipsum  ;  il  aurait  fallu  vous  faire  une  plus 
grande  âme ,  une  âme  capable  de  tout  bien ,  capable  au  moins  d'estimer 
le  bien  partout  où  il  est ,  et  de  quelque  part  qu'il  vienne.  Il  aurait  fallu 
vous  appliquer  ces  paroles  de  l'Apôtre  aux  Corinthiens  :  Eamdem  autem 
habentes  remunerationem...  dilatamini  et  vos  4;  Ayez,  mes  Frères,  les 
uns  pour  les  autre  un  zèle  moins  étroit  et  moins  resserré.  Alors  on  ne 
vous  verrait  plus  tant  fatiguer  le  monde  de  vos  avis  ;  on  ne  vous  enten- 

"  2  Cor.,  6. 


SUR   LE    ZÈLE.  ;>21 

drait  plus  tant  déclamer  contre  ceux  qui  prennent  d'autres  routes  que  les 
vôtres ,  et  vous  ne  feriez  plus  tant  d'efforts  pour  les  amener  ,  ou  de  gré 
ou  de  force,  à  votre  point. 

Cependant,  après  avoir  rectifié  le  zèle  par  rapport  à  l'esprit,  il  reste  à  le 
régler  et  à  l'épurer  par  rapport  au  cœur  ;  et  c'est  ici  que  notre  amour-propre 
triomphe ,  et  qu'il  met  en  œuvre  tous  ses  artifices  et  toutes  ses  ruses. 
Car  de  croire  que  tout  zèle  pour  la  perfection  du  prochain  soit  un  zèle 
inspiré  de  Dieu  ,  abus  ,  Chrétiens.  Si  cela  était ,  il  ne  serait  ni  si  prompt, 
.  ni  si  naturel  ;  il  ne  serait  pas  si  aisé  de  l'avoir  ,  il  en  coûterait  davantage 
pour  le  soutenir ,  et  l'on  ne  verrait  pas  les  plus  imparfaits  et  souvent 
même  les  plus  libertins  s'en  faire  honneur.  Mais  l'illusion  est  de  con- 
fondre les  choses  ,  et  de  prendre  pour  vrai  zèle  ce  qui  est  passion ,  et  pure 
passion  ;  je  veux  dire  de  prendre  pour  zèle  ce  qui  est  chagrin  ,  de  prendre 
pour  zèle  ce  qui  est  inquiétude  ,  de  prendre  pour  zèle  ce  qui  est  intrigue , 
de  prendre  pour  zèle  ce  qui  est  envie ,  de  prendre  pour  zèle  ce  qui  est 
ambition  et  intérêt  ;  car  tout  cela ,  quoique  infiniment  éloigné  d'un  zèle 
chrétien  ,  ne  laisse  pas  de  l'imiter  et  d'en  avoir  toutes  les  apparences.  Ainsi 
l'envie  semble-t-elle  déplorer  dans  le  prochain  des  défauts  qu'elle  se  plaît 
à  y  remarquer.  Ainsi  l'ambition ,  sous  prétexte  de  rétablir  ou  de  mainte- 
nir l'ordre ,  cherche-t-elle  à  dominer.  Ainsi  l'esprit  d'intrigue  trouve-t-il 
par  là  mille  occasions  de  se  produire  et  de  s'ingérer.  Ainsi  la  vivacité 
d'une  âme  naturellement  inquiète  la  porte-t-elle  à  sortir  hors  d'elle-même, 
pour  s'attacher  aux  imperfections  du  prochain,  et  pour  y  trouver  des  su- 
jets sur  quoi  s'exercer.  Ainsi  la  mélancolie  prend-elle  le  nom  de  zèle,  pour 
avoir  droit  de  contester  et  de  condamner.  Mais  tout  cela,  ajoute  saint 
Grégoire ,  pape ,  n'est  point  ce  zèle  de  Dieu  qu'avait  saint  Paul ,  quand 
il  disait  aux  Corinthiens  :  AUmulor  enim  vos  Dei  œmulatione  l.  C'est  le 
zèle  de  l'homme,  et  de  l'homme  passionné ,  de  l'homme  aveugle  et  cor- 
rompu. Or  ,  sans  le  zèle  de  Dieu  ,  celui  de  l'homme  n'est  qu'un  fantôme  , 
et,  pour  parler  avec  l'Écriture,  une  idole  de  zèle,  Idolum  zeli 2  :  c'est 
l'expression  du  prophète  Ézéchiel  ;  et  vous  savez  ce  que  dit  l'apôtre  saint 
Jacques,  que  la  passion  de  l'homme,  c'est-à-dire  le  zèle  de  l'homme, 
n'accomplit  jamais  la  justice  de  Dieu. 

Mais  qu'un  homme  ,  de  bonne  heure  ,  se  soit  étudié  lui-même  pour  con- 
naître les  plus  secrets  mouvements  de  son  cœur  ;  que,  par  de  saintes  vio- 
lences ,  il  se  soit  rendu  maître  de  ses  inclinations  et  de  ses  antipathies  ,  de 
ses  désirs  et  de  ses  aversions  ;  qu'il  ait  appris  à  réprimer  sa  cupidité,  à 
borner  son  ambition,  à  étouffer  ses  ressentiments,  à  modérer  ses  colères, 
à  calmer  ses  inquiétudes  :  alors  il  sera  en  état  de  distinguer  quel  esprit 
l'anime  dans  son  zèle ,  et  de  le  réduire  aux  termes  de  la  raison  et  de  l'é- 
quité. Sans  autre  pierre  de  touche  que  ses  propres  réflexions  ,  il  démê- 
lera ,  au  travers  des  plus  belles  couleurs  dont  se  pare  le  faux  zèle  ,  la  ma- 
lignité de  l'envie  ,  l'aigreur  de  l'animosité  et  de  la  haine ,  les  emportements 
de  la  vengeance,  les  artifices  de  l'intrigue,  les  prétentions  de  l'intérêt, 
les  saillies  et  les  impétuosités  du  naturel.    11  saura  quand  il  faudra  par- 

1   2  Cor.,  Il,  —  2Ezech.,  8. 


522  SUR  LE    ZÈLE. 

1er ,  et  quand  il  faudra  se  taire.  Il  ne  cherchera  point  à  guérir  un  mal , 
peut-être  assez  léger  ,  par  un  autre  mal  beaucoup  plus  grand  ;  à  corriger 
un  désordre,  peut-être  assez  peu  sensible,  par  un  autre  désordre  beau- 
coup plus  criminel ,  je  veux  dire  par  une  médisance  atroce ,  ou  par  un 
éclat  scandaleux.  Il  ne  s'attachera  point  opiniâtrement ,  sous  une  appa- 
rence de  zèle ,  à  butter  certaines  personnes  qui  ne  lui  plaisent  pas ,  à  les 
décrier  et  à  les  détruire ,  plutôt  que  d'autres  qu'il  aime  et  à  qui  il  passe 
tout.  Dès  quil  aura  quelque  sujet  de  craindre  que  ses  vues  ne  soient  pas 
assez  épurées  et  qu'il  n'y  entre  de  la  passion  ,  il  prendra  le  parti  de  l'hu- 
milité et  du  silence,  persuadé  qu'il  vaut  mieux  ,  après  tout,  risquer  la 
perfection  de  son  frère,  que  la  sienne  propre.  Ah!  mon  Dieu,  qu'est-ce 
que  l'homme ,  et  combien  est-il  sujet  à  s'égarer,  lors  même  qu'il  semble 
tenir  les  voies  les  plus  droites  et  pratiquer  les  plus  belles  vertus  ?  Quoi 
qu'il  en  soit,  Chrétiens  ,  il  ne  suffit  pas  d'autoriser  notre  zèle  pour  la  per- 
fection du  prochain  et  de  le  régler ,  il  faut  encore  l'adoucir  ;  et  c'est  à 
quoi  nous  servira  le  zèle  de  notre  perfection  particulière,  comme  je  vais 
l'expliquer  dans  la  troisième  partie. 

TROISIÈME    PARTIE. 

Si  dans  la  conduite  de  la  vie  nous  étions  toujours  aussi  disposés,  ou  à 
foire  grâce  aux  autres  qu'à  nous  la  faire  à  nous-mêmes ,  ou  à  nous  faire 
justice  à  nous-mêmes  qu'à  la  faire  aux  autres  ,  il  serait  inutile ,  dit  saint 
Chrysostome,  de  chercher  dans  la  morale  chrétienne  de  quoi  tempérer  la 
ferveur  de  notre  zèle  à  l'égard  du  prochain,  puisqu'il  est  constant  qu'elle 
n'excéderait  jamais  les  termes  d'une  juste  modération.  Mais  parce  que 
l'iniquité  de  l'homme  lui  donne  un  penchant  tout  contraire,  et  que  son 
naturel  le  porte,  quand  il  le  laisse  agir,  à  n'être  indulgent  que  pour  soi, 
et  à  réserver  pour  les  autres  toute  sa  sévérité  ,  le  zèle  le  plus  sincère  et  le 
plus  pur  a  besoin  d'un  tempérament  qui ,  sans  affaiblir  sa  vertu  ,  rende 
son  action  plus  supportable,  et  qui  en  corrige  les  excès  sans  en  altérer  le 
principe.  Ainsi  le  Sauveur  du  monde  réprima-t-il  le  zèle  de  deux  dis- 
ciples qui  s'intéressèrent  pour  son  honneur,  et  qui ,  indignés  de  l'outrage 
qu'il  avait  reçu,  lui  demandaient  qu'il  fit  descendre  le  feu  du  ciel  sur  les  Sa- 
maritains. Zèle  apostolique ,  reprend  saint  Ambroise,  mais  dont  la  rigueur 
devait  être  adoucie  par  l'onction  de  cette  admirable  parole  ,  Nescitis  ci/jus 
spiritus  estis  i ,  Vous  ne  savez  pas  sous  quelle  loi  vous  vivez ,  et  quel  en 
est  l'esprit.  Ainsi ,  dans  la  doctrine  de  saint  Paul ,  le  zèle  même  de  la 
conversion  des  pécheurs ,  qui  devrait  être  ,  ce  semble  ,  le  plus  ardent  et 
le  plus  libre ,  veut-il  néanmoins  des  ménagements  sages ,  et  si  néces- 
saires ,  que  sans  cela ,  tout  divin  qu'il  est ,  il  deviendrait  non-seulement 
inefficace ,  mais  intolérable  et  odieux.  Ainsi  de  tout  temps  les  hommes 
apostoliques  ,  dans  la  poursuite  des  plus  saintes  entreprises  ,  ont-ils  cru  , 
si  j'ose  parler  ainsi ,  devoir  humaniser  leur  zèle,  pour  lui  donner  cet  at- 
trait et  cette  grâce  dont  ils  étaient  persuadés  que  dépendait  sa  force.  Il  est 
donc  question  de  trouver  le  correctif ,  mais  le  correctif  infaillible  et  sûr  , 

»  Luc,  6. 


SUR  LE    ZÈLE.  523 

de  ions  les  mouvements  trop  vifs  et  trop  impétueux  du  zèle  ,  quoique  vé- 
ritable ,  dont  on  se  sent  animé  pour  les  autres  ;  et  je  dis  encore  que  c'est 
le  zèle  qu'on  doit  avoir  pour  soi-même  :  en  voici  la  raison ,  qui  comprend 
dans  un  seul  point  les  plus  excellentes  instructions. 

C'est  que  tout  homme  zélé  pour  soi-même,  quelque  bien  qu'il  se  pro- 
pose et  qu'il  envisage  hors  de  soi ,  a  toujours  en  vue  cette  grande  maxime, 
de  ne  risquer  jamais  la  charité ,  et  d'abandonner  plutôt  tout  le  reste  que 
d'exposer  cette  vertu ,  qu'il  regarde  comme  le  fondement  et  la  base  de 
tout  ce  qu'il  prétend  édifier.  Il  dit  surtout  et  partout,  avec  l'Apôtre  :  Quand 
je  parlerais  le  langage  des  anges,  quand  je  ferais  des  miracles  dans  le 
monde,  si  je  n'ai  la  charité,  je  ne  suis  rien.  Or  la  charité  a  toutes  les 
qualités  qui  doivent  faire  dans  une  âme  cet  admirable  tempérament  que 
nous  cherchons  ;  et  il  est  impossible  que  le  zèle  dégénère  dans  aucune  des 
extrémités  à  quoi  il  est  sujet,  tandis  que  la  charité  le  dirige.  Car  pre- 
nez garde,  Chrétiens  :  le  zèle  dont  on  se  sent  ému  à  l'égard  du  prochain  , 
quand  il  abonde  ,  est  naturellement  impatient ,  précipité  ,  aigre  ,  impé- 
rieux ,  défiant ,  incrédule,  facile  à  s'offenser  et  à  se  piquer  :  voilà  ses  dé- 
fauts, ou,  pour  mieux  dire,  ses  excès.  Mais,  par  des  caractères  bien 
opposés  et  bien  remarquables  ,  la  charité  ,  selon  saint  Paul ,  est  patiente, 
humble  ,  simple  ,  sans  fard  ,  sans  aigreur  ,  ne  s'emportant  jamais  ,  ne 
s'éîcvant  jamais ,  se  réjouissant  du  bien ,  croyant  peu  le  mal  ;  en  sorte 
que  nous  y  trouvons  tous  les  adoucissements  qui  doivent  perfectionner 
notre  zèle.  Étudions  tous  ces  traits ,  mes  chers  auditeurs,  et  ne  négligeons 
pas  des  règles  aussi  essentielles  et  aussi  importantes  que  celles-là. 

Le  zèle ,  je  dis  le  zèle  de  la  perfection  d'autrui ,  est  naturellement  im- 
patient, car  on  en  voudrait  voir  d'abord  le  succès  ;  on  voudrait  qu'au  mo- 
ment qu'on  a  parlé ,  la  face  du  monde  changeât ,  qu'il  n'y  eût  plus  d'a- 
bus, plus  de  désordres  dès  qu'on  les  a  condamnés  ;  et  parce  qu'on  n'y  voit 
pas  les  choses  sitôt  disposées  ,  non-seulement  on  se  rebute ,  mais  on  en 
conçoit  de  la  peine  contre  les  personnes  ,  mais  on  en  témoigne  du  dépit , 
mais  on  éclate  et  on  s'emporte  :  pourquoi  ?  parce  qu'on  ne  sait  pas  con- 
server la  charité ,  cette  charité  patiente ,  et  qu'on  ne  l'appelle  pas  à  son 
conseil.  Or  voulez-vous ,  mon  Frère  ,  disait  saint  Augustin ,  être  plus  mo- 
déré et  plus  patient  dans  votre  zèle  ?  considérez  l'éternité  de  Dieu  :  Vis 
esse  ïonganimis  ?  vide  œternitatem  Dei  *.  Car,  à  le  bien  prendre  ,  votre 
zèle  n'est  inquiet  et  empressé  que  parce  que  votre  vie  est  courte  ;  et  cette 
impatience  que  vous  faites  paraître  quand  on  ne  se  corrige  pas  aussi  promp- 
tement  que  vous  le  voulez  ,  est  même  une  marque  du  sentiment  que  vous 
avez  de  la  brièveté  de  vos  jours.  Mais  Dieu,  dont  la  durée  est  éternelle,  a 
un  zèle  paisible  et  tranquille  :  comme  tous  les  temps  sont  à  lui ,  ce  qu'il 
ne  fait  pas  dans  un  temps ,  il  le  fait  dans  l'autre  ;  ce  qu'il  n'obtient  pas 
aujourd'hui ,  il  se  réserve  à  l'obtenir  demain  ;  et  sa  patience  à  supporter  le 
mal,  bien  loin  d'être  un  faible  qui  l'humilie,  est  un  attribut  dont  il  zq 
fait  honneur.  Entrez  donc  dans  la  pensée  de  cette  sainte  éternité ,  si  vous 
voulez  que  votre  zèle  ait  le  calme  de  cette  divine  tranquillité  :  Vis  esse 

1   Ang. 


524  SUR    LE    ZÈLE. 

longaramis  ?  vide  œtcrnitotem  Dei.  C'était  le  raisonnement  de  ce  saint 
docteur  ;  mais,  sans  remonter. jusqu'à  l'éternité  de  Dieu,  j'ai  bien  plus  tôt 
fait  de  me  rabattre  sur  moi-même ,  et  de  me  dire  :  A  quoi  bon  ces  inquiétudes 
et  ces  empressements?  est-ce  ainsi  qu'agit  la  charité,  ou  est-ce  ainsi  que 
le  Dieu  de  charité  en  use  à  mon  égard?  Si  son  zèle  pour  moi  s'était  lassé 
en  tant  de  rencontres  et  sur  tant  de  sujets ,  où  en  serais-je  ?  pourquoi  mon 
zèle  pour  les  autres  aurait-il  moins  de  constance  ?  Dieu  m'a  attendu  des 
années  entières ,  et  le  moindre  retardement  me  pousse  à  bout.  J'ai  résisté 
au  zèle  de  Dieu,  et  je  ne  puis  souffrir  qu'on  résiste  au  mien  :  est-il  rien 
de  plus  injuste  ?  Et  voilà,  Chrétiens,  sur  quoi  saint  Paul  fondait  ce  point 
de  morale  si  paradoxe  dans  la  spéculation  et  si  vrai  dans  la  pratique , 
quand  il  disait  qu'encore  que  le  zèle  soit  prompt  et  ardent,  la  charité  est 
patiente  ;  et  que  c'est  à  la  patience  de  la  charité  d'arrêter  la  promptitude 
et  l'ardeur  du  zèle  :  Charitas  patiens  est  K 

Comme  notre  zèle  est  impatient,  par  une  suite  nécessaire  il  devient  cha- 
grin ,  fâcheux,  mortifiant ,  plein  d'amertume,  toujours  sur  le  ton  de  l'in- 
vective et  du  reproche  ;  en  sorte  qu'il  semble  qu'on  se  fasse  un  plaisir 
d'attrister  le  prochain  en  le  réformant ,  au  lieu  de  le  consoler  en  lui  ins- 
pirant de  la  confiance  et  en  l'encourageant.  Car  vous  savez  combien  ce 
caractère  de  zèle  est  ordinaire  ,  et  quelle  peine  les  âmes  souvent  les  mieux 
intentionnées  et  les  plus  droites  ont  à  s'en  défendre.  De  dire ,  Chrétiens , 
que  le  zèle  du  Sauveur  des  hommes  n'a  point  été  de  cette  nature  ;  qu'au 
contraire ,  c'est  par  un  zèle  de  douceur  qu'il  a  fait  profession  de  les  ga- 
gner,  et  qu'il  les  a  en  effet  gagnés;  que  quelque  ardeur  qu'eût  cet  Homme- 
Dieu  pour  les  intérêts  de  son  Père ,  quelque  horreur  qu'il  eût  des  scan- 
dales qui  se  commettaient  dans  le  monde ,  quelque  austérité  de  mœurs  et 
de  vie  qu'il  prétendit  établir  (  trois  choses  infiniment  capables  d'exciter  le 
feu  divin  qui  le  brûlait ,  et  de  l'enflammer  ) ,  rien  néanmoins  de  tout  cela 
n'a  aigri  son  zèle  ;  mais  que  de  là  même  il  a  tiré  des  raisons  pour  l'adou- 
cir, sachant  fort  bien  qu'une  loi  aussi  sévère  que  son  Évangile  ne  réfor- 
merait jamais  le  monde  ,  qu'autant  que  la  douceur  de  sa  conduite  la  ren- 
drait aimable;  que  Fhorreur  qu'il  avait  des  scandales,  séparée  de  cette 
douceur ,  irait  à  exterminer  les  scandaleux,  et  non  pas  les  scandales  mêmes  ; 
et  que  l'ardeur  dont  il  était  animé  pour  les  intérêts  de  son  Père  céleste 
serait  un  feu  dévorant  qui  consumerait  et  qui  ne  purifierait  pas.  De  dire 
encore  que  c'est  par  cette  douceur  que  son  zèle  a  été  tout-puissant,  qu'il 
a  fléchi  les  cœurs  de  bronze,  qu'il  a  attiré  les  publicains,  qu'il  a  sancti- 
fié les  pécheresses  ,  qu'il  a  opéré  les  plus  grands  miracles  de  conversion  ; 
qu'au  reste  il  n'est  pas  croyable  que  notre  zèle  doive  réussir  par  d'autres 
voies  que  le  sien ,  ni  que  notre  sévérité  soit  plus  efficace  ou  plus  heureuse; 
de  parler,  dis-je,  de  la  sorte  et  de  vous  proposer  ce  modèle,  ce  serait  une 
espèce  de  démonstration  dont  il  n'y  a  personne  qui  ne  dût  être  touché. 
Mais  laissant  toute  autre  preuve,  j'aime  mieux  en  revenir  toujours  au 
même  principe,  qui ,  dans  sa  simplicité,  a  quelque  chose  et  de  plus  sen- 
sible et  de  plus  pénétrant.  Car  enfin,  mon  Frère,  puis-je  dire  à  tout  homme 

«    l  Cor.,  13. 


SUR   LE    ZELE.  525 

zélé  pour  les  autres  jusqu'à  l'excès,  consultez-vous  vous-même,  et  soyez 
vous-même  votre  juge.  Dans  quelque  disposition  que  vous  soyez  à  profi- 
ter du  zèle  des  autres  pour  votre  avancement  et  pour  votre  perfection , 
vous  voulez  qu'on  vous  ménage  ,  vous  prétendez  qu'on  ait  pour  vous  des 
condescendances  et  des  égards  ;  vous  ne  vous  accommodez  pas  de  cette  exac- 
titude rigoureuse  et  pharisaïque  qui  ne  garde  aucune  mesure  ;  vous  ne 
pouvez  supporter  que  Ton  vous  traite  avec  hauteur  :  s'il  s'agit  de  vous 
îaire  une  remontrance  et  de  vous  donner  un  avis ,  vous  croyez  avoir  droit 
d'exiger  qu'on  prenne  votre  temps  ,  qu'on  entre  dans  votre  esprit,  qu'on 
étudie  votre  humeur  ;  si  l'on  en  use  d'une  autre  manière ,  hien  loin  de 
vous  ramener  à  l'ordre  ,  on  vous  révolte.  N'est-il  donc  pas  juste  que  vous 
vous  imposiez  la  même  loi  ?  vous  demandez  que  l'on  compatisse  à  vos  fai- 
blesses :  pouvez-vous  donc  vous  dispenser  de  compatir  aux  faiblesses  de 
votre  prochain?  Nonne  ergo  oportuit  et  te  misereri  conservi  tui  l,  con- 
cluait notre  divin  Maître ,  après  nous  avoir  proposé  la  parabole  de  ce  dé- 
biteur qui  ne  voulut  pas  remettre  une  dette  qu'on  lui  avait  remise?  Est-il 
raisonnable  que ,  pour  guérir  les  plaies  de  vos  frères  ,  vous  n'employiez 
que  le  vin ,  tout  pur  et  tout  aigre  qu'il  peut  être ,  et  que  votre  délicatesse 
aille  au  même  temps  à  vouloir  pour  votre  guérison  qu'on  ne  verse  que 
l'huile  sur  vos  blessures?  Ne  faut-il  pas  que  votre  douceur,  selon  la  belle 
règle  du  grand  évêque  de  Genève ,  soit  le  premier  appareil  des  plaies  dont 
vous  entreprenez  la  cure?  Or  si  cette  règle  convient  partout ,  et  à  l'égard 
de  toutes  sortes  de  sujets,  beaucoup  plus,  dit  saint  Grégoire,  pape ,  con- 
vient-elle à  l'égard  de  ceux  qui ,  dominés  par  de  longues  habitudes ,  et 
après  avoir  vécu  dans  de  grands  désordres  ,  forment  enfin  la  généreuse  ré- 
solution de  quitter  leurs  premiers  engagements  et  de  retourner  à  Dieu. 
Gomme  ils  sont  plus  faibles  ,  ils  ont  plus  besoin  d'être  aidés ,  d'être  sou- 
tenus, d'être  encouragés.  Non  pas  qu'il  faille  manquer  de  fermeté;  mais 
il  y  a  une  fermeté  sage ,  une  fermeté  qui  sait  s'insinuer  ,  qui  sait  se  faire 
aimer,  et  faire  aimer  à  ceux  mêmes  que  l'on  corrige  la  salutaire  correction 
qu'ils  reçoivent.  Si  vous  les  rebutez  par  un  zèle  dur  et  impitoyable  ,  vous 
leur  donnerez  horreur  du  remède ,  vous  les  éloignerez  du  sacrement  ;  ils 
se  replongeront  dans  le  même  abîme ,  dans  les  mêmes  désordres  ;  ils  aban- 
donneront tout.  Ah  !  combien  de  pécheurs  touchés  de  Dieu  auraient  con- 
sommé l'ouvrage  de  leur  conversion,  s'ils  étaient  tombés. entre  les  mains 
d'un  ministre  plus  patient  et  plus  compatissant?  mais  parce  que  celui  qu'ils 
ont  rencontré  les  a  contristés,  les  a  chagrinés,  les  a  désespérés,  plus  de 
pénitence  pour  eux  pendant  la  vie,  et  peut-être  plus  de  pénitence  même  à 
la  mort. 

Je  sais  que  cette  charité  qu'inspire  le  vrai  zèle,  et  qui  lui  est  si  propre, 
demande  bien  des  ménagements  et  bien  des  réflexions.  Je  sais  que  ,  pour 
ne  se  pas  échapper  quelquefois,  il  faut  bien  s'étudier  soi-même,  et  être  bien 
maître  de  soi-même.  Mais,  mon  cher  auditeur,  de  quoi  s'agit-il  ?  il  s'agit 
de  gagner  votre  frère  à  Dieu  :  Lucratus  eris  fratrem  tuum  2.  Il  s'agit  de 
le  retirer  de  la  voie  de  perdition,  et  de  le  ramener  dans  les  voies  de  Dieu. 

•  Malth..  18.  —  2  Ibid, 


526  SUR  LA  PARFAITE  OBSERVATION  DE  LA  LOI. 

Le  laissercz-vous  périr  pour  ne  vouloir  pas  vous  faire  à  vous-même  quel- 
que violence ,  après  qu'il  en  a  coûté  à  Jésus-Christ  tout  son  sang  pour  le 
sauver  ?  Allumez  ,  Seigneur ,  allumez  dans  nos  cœurs  ce  feu  divin ,  ce  saint 
zèle  dont  brûlait  votre  Prophète  ,  que  dis-je  ?  dont  vous  avez  brûlé  vous- 
même  sur  la  terre.  Rendez-nous  sensibles  aux  intérêts  de  votre  gloire ,  sen- 
sibles aux  intérêts  du  prochain ,  sensibles  à  nos  propres  intérêts  ;  et  nous 
n'épargnerons  rien  pour  des  âmes  qui  vous  doivent  éternellement  glorifier, 
pour  des  âmes  avec  qui  nous  devons  être  éternellement  unis  dans  le  ciel , 
pour  des  âmes  dont  la  sanctification  et  le  salut ,  après  avoir  été  le  sujet  de 
nos  soins ,  deviendra  le  gage  de  notre  félicité  éternelle ,  où  nous  con- 
duise, etc. 


SERMON  POUR  LE  MERCREDI  DE  LA  TROISIÈME  SEMAINE. 


SUR  LA  PARFAITE  OBSERVATIOX  DE  LA  LOI. 

Acces&enmt  nd  Jesum  ah  Jerosolymis  sctibce  et  pharisœi,  dicenles  :  Queue  discipuli  lui  tram- 
rjvediunlur  tradilioncm  seniorum?  Ipse  autem  respondens ,  ait  illis  :  Quare  el  vos  tiwisrjredimini 
mandatum  Del  propler  traditionein  vestram  ? 

Des  docteurs  et  des  pharisiens  venus  de  Jérusalem  s'adressèrent  à  Jc'sus-Christ ,  et  lui  di- 
rent :  Pourquoi  vos  disciples  violent-ils  les  traditions  des  anciens  ?  Mais  il  leur  répondit  : 
Pourquoi  vous-mêmes  violez-vous  le  commandement  de  Dieu  pour  suivre  voire  tradition? 
Saint  Mallh.,  ch.  15. 

Madame  £, 

C'était  un  des  caractères  de  la  fausse  dévotion ,  ou ,  si  vous  voulez ,  de 
Thypocrisie  des  pharisiens ,  de  s'attacher  scrupuleusement  aux  traditions 
qu'ils  avaient  reçues  de  leurs  pères,  et  de  violer  au  même  temps,  sans  scru- 
pule ,  les  plus  importantes  obligations  de  la  loi  de  Dieu.  Ils  payaient  jus- 
qu'à la  dime  des  plus  petites  herbes  ;  mais  ils  manquaient  de  charité  pour 
le  prochain  :  ils  observaient  le  sabbat  avec  une  exactitude  qui  allait  jusqu'à 
la  superstition  ;  mais  ils  ne  craignaient  point ,  le  jour  même  du  sabbat ,  de 
commettre  des  injustices  :  ils  reprenaient  les  apôtres  de  ne  laver  pas  leurs 
mains  avant  le  repas  ;  mais  ils  contrevenaient  eux-mêmes  au  commande- 
ment de  Dieu  le  plus  indispensable,  qui  est  d'honorer  son  père  et  sa  mère, 
puisqu'ils  apprenaient  aux  enfants  à  les  traiter  avec  dureté  ;  et  par  une 
fausse  religion ,  ou  plutôt ,  par  une  ingratitude  digne  de  tous  les  châti- 
ments du  ciel ,  aies  abandonner  dans  le  besoin,  et  à  leur  refuser  les  secours 
dont  ils  leur  étaient  redevables  :  tel  était,  dis-je,  le  désordre  de  ces  sages 
du  judaïsme.  Que  fait  aujourd'hui  le  Sauveur  du  monde  ?  Gondamne-t-il 
absolument  cette  régularité  qu'ils  faisaient  paraître  à  observer  toutes  les 
traditions  des  anciens ,  et  toutes  les  cérémonies  qui  leur  étaient  prescrites  ? 
Non ,  Chrétiens  :  souverain  législateur ,  il  voulait  que  toute  la  loi  fût  ac- 
complie jusques  à  un  point  ;  mais  ,  par  une  conduite  pleine  d'équité  et  de 

1  La  reine. 


SUR  LA   PARFAITE   ORSERVATION  DE    LA    LOI.  527 

sagesse,  il  loue  dans  ses  ennemis  mêmes  ce  qu'il  y  a  de  louable,  et  il  blâme 
seulement  ce  qu'il  y  a  de  criminel  et  de  vicieux.  Il  approuve  ce  qu'ils  font, 
et  il  leur  reproche  ce  qu'ils  ne  font  pas.  En  comparant  deux  sortes  de  de- 
voirs ,  dont  les  uns  ont  pour  objet  les  points  de  la  loi  les  plus  essentiels , 
et  les  autres  regardent  les  articles  les  moins  nécessaires ,  il  leur  fait  enten- 
dre qu'il  faut  d'abord  pratiquer  ceux-là,  et  ne  pas  ensuite  omettre  ceux- 
ci  :  Hœc  oportuit  facere ,  et  Ma  non  omittere  l.  Par  où,  mes  Frères,  il 
nous  apprend  à  nous  préserver  nous-mêmes  d'un  désordre  tout  opposé  à 
celui  des  pharisiens ,  mais  assez  commun  dans  le  monde ,  je  dis  dans  le 
monde  chrétien.  Car  le  désordre  des  pharisiens  était  de  s'attacher  aux  pe- 
tites choses ,  et  de  négliger  les  grandes  ;  et  le  nôtre  est  de  nous  borner 
quelquefois  tellement  aux  grandes,  que  nous  croyons  pouvoir  impunément 
mépriser  les  petites.  Mais  moi  je  prétends  qu'il  y  a  entre  les  unes  et  les 
autres  une  telle  liaison ,  que  de  manquer  volontairement  et  habituellement 
aux  moindres  devoirs,  c'est  s'exposer  à  violer  bientôt  et  en  mille  rencontres 
les  plus  grands  préceptes ,  et  ce  que  la  loi  nous  ordonne  sous  de  plus  griè- 
ves  peines.  Voilà  le  sujet  que  j'entreprends  de  traiter  dans  ce  discours  ;  et 
en  le  traitant ,  Madame ,  quelle  consolation  pour  moi  de  parler  à  une  reine, 
ou  devant  une  reine  qui ,  sur  le  trône ,  et  malgré  tous  les  dangers  de  la 
cour ,  sait  si  bien  rendre  à  Dieu  ce  qui  lui  est  dû  ;  qui ,  fidèle  à  la  loi  et  à 
toute  la  loi ,  va  bien  encore ,  dans  la  pratique  ,  au  delà  de  la  loi  ;  en  un 
mot ,  qui ,  par  la  plus  rare  et  la  plus  merveilleuse  alliance ,  réunit  dans  son 
auguste  personne  tout  l'éclat  de  la  grandeur  humaine ,  et  tout  le  mérite 
de  la  sainteté  chrétienne  !  Ce  n'est  donc  point  ici  pour  vous ,  Madame,  une 
morale  trop  sublime  et  nouvelle  ;  mais  sans  que  ce  soit  une  morale  nou- 
velle ,  ni  trop  relevée  pour  Votre  Majesté ,  elle  y  trouvera  toujours  de  quoi 
animer  de  plus  en  plus  la  ferveur  de  sa  piété.  Saluons  d'abord  Marie ,  et 
lui  disons  :  Ave,  Maria. 

Je  dis,  Chrétiens,  qu'il  est  infiniment  dangereux  de  négliger  dans  la 
voie  du  salut  les  petites  choses  ;  et  qu'en  tout  ce  qui  touche  la  religion  et 
la  conscience,  il  n'y  a  rien  de  si  léger  qui  ne  mérite  nos  soins ,  et  qui  ne 
demande  une  fidélité  parfaite  et  une  entière  soumision.  Je  fonde  cette  im- 
portante maxime  sur  deux  principes  :  l'un  est  l'orgueil  de  l'homme ,  et 
l'autre  est  son  aveuglement.  L'homme  ,  de  lui-même ,  est  orgueilleux  ;  et 
que  fait  en  lui  son  orgueil?  il  le  porte  à  l'indépendance  ,  et  lui  donne  un 
penchant  secret  à  s'émanciper  et  à  s'affranchir  de  la  loi.  Ce  n'est  pas  assez  : 
outre  que  l'homme  est  orgueilleux ,  il  est  aveugle  ;  et  que  fait  en  lui  son 
aveuglement  ?  il  l'empêche  de  bien  connaître  toute  l'étendue  de  ses  devoirs, 
et  de  bien  discerner  ce  qu'il  y  a  de  plus  ou  de  moins  essentiel  clans  la  loi. 
De  là  je  forme  deux  propositions  qui  contiennent  tout  le  fond  de  ce  dis- 
cours ,  et  qui  en  feront  le  partage.  Car  je  prétends  qu'un  préservatif  né- 
cessaire pour  réprimer  l'orgueil  de  notre  cœur ,  c'est  de  l'assujettir  aux 
moindres  obligations  de  la  loi  :  vous  le  verrez  dans  la  première  partie. 
J'ajoute  que  nous  ne  pouvons  mieux  corriger  les  erreurs  de  notre  esprit , 

1  Matih.,  23. 


528  SUR  LA  PARFAITE  OBSERVATION  DE  LA  LOI. 

ou  en  prévenir  les  suites  funestes,  que  par  une  obéissance  exacte  aux  plus 
petits  devoirs  de  la  loi  :  je  vous  le  montrerai  dans  la  seconde  partie.  Ren- 
dez-vous attentifs  à  l'une  et  à  l'autre  ;  et  quoique  cette  matière  n'ait  pas 
peut-être  d'abord  de  quoi  frapper  vos  esprits ,  vous  en  comprendrez  néan- 
moins bientôt  toute  la  conséquence. 

PREMIÈRE     PARTIE. 

A  remonter  jusqu'à  la  source  de  la  corruption  de  l'homme ,  il  est  évi- 
dent, Chrétiens,  que  le  premier  de  tous  les  désordres,  c'est  l'orgueil;  et 
que  le  premier  effet  de  l'orgueil ,  c'est  l'amour  de  l'indépendance  et  de  la 
liberté.  Voilà  le  vice  capital  et  prédominant  de  notre  nature  ;  d'où  il  arrive 
que  nous  avons  tant  de  peine  à  nous  assujettir,  que  toute  autorité  supé- 
rieure nous  est  onéreuse,  que  le  commandement  et  la  loi  nous  tiennent 
lieu  de  joug  ,  et  que  notre  inclination  nous  porte  toujours  à  le  secouer , 
quand  elle  n'est  pas  réglée  par  la  raison.  Ce  vice  nous  est  si  naturel,  qu'il 
ne  faut  pas  même  l'imputer  au  péché  d'origine  comme  à  sa  cause ,  puis- 
qu'il est  vrai  que  ,  jusque  dans  l'état  d'innocence ,  le  premier  homme  non- 
seulement  y  fut  sujet ,  mais  y  succomba ,  et  que  ce  bienheureux  état ,  qui 
l'exemptait  de  toute  autre  faiblesse ,  ne  l'exempta  pas  de  celle-ci ,  je  veux 
dire  de  cet  orgueil  secret  qui  le  poussa  à  s'émanciper  de  l'obéissance  due 
à  son  souverain  et  à  son  Dieu.  Car,  comme  remarque  saint  Ambroise, 
l'homme  n'est  pas  tombé  dans  ce  désordre  d'aimer  la  liberté  et  l'indépen- 
dance, parce  qu'il  a  désobéi  à  Dieu  ;  mais  il  a  désobéi  à  Dieu  ,  parce  qu'il 
était  sujet  à  ce  désordre  ;  et  l'on  ne  peut  pas  dire  que  son  orgueil  soit  une 
suite  de  son  péché ,  puisque  l'Écriture  nous  apprend  au  contraire  que  son 
péché  a  été  l'effet  de  son  orgueil.  Il  est  donc  certain  que  l'orgueil  nous 
donne  de  lui-même  un  penchant  à  nous  licencier,  et  à  nous  affranchir  des 
lois  qui  nous  sont  imposées.  Or,  quoique  cela  soit  ainsi ,  il  y  a  néanmoins 
des  lois  d'une  autorité  si  vénérable  ,  et  d'une  obligation  si  bien  fondée  dans 
les  principes  mêmes  de  la  raison ,  que  quelque  passion  que  nous  ayons  pour 
la  liberté ,  nous  ne  pouvons  presque  nous  départir  de  l'attachement  res- 
pectueux et  de  la  soumission  qu'elles  exigent  de  nous;  et  ces  lois  sont  celles 
de  la  religion  et  de  la  conscience  :  de  la  religion ,  qui  nous  lie  à  Dieu  ,  car 
c'est  de  là  qu'elle  a  pris  son  nom ,  et  de  la  conscience  ,  qui  nous  assujettit, 
à  nous-mêmes.  Oui ,  tout  ennemi  qu'est  l'homme  de  la  dépendance ,  il  a 
de  la  peine  à  ne  pas  aimer  ces  deux  lois ,  parce  qu'il  les  envisage  comme 
les  deux  sources  de  son  bonheur  et  de  son  salut  éternel.  Tandis  qu'il  est  en- 
core dans  l'intégrité  et  dans  la  pureté  des  mœurs ,  rien  de  plus  souple  qu'il 
l'est  à  la  loi  intérieure  de  sa  conscience ,  rien  de  plus  attaché  ni  de  plus 
soumis  au  culte  de  la  religion.  Cependant  il  ne  laisse  pas  d'ailleurs  d'avoir 
toujours  dans  lui-même  le  fonds  de  cette  pernicieuse  liberté ,  ou  plutôt  de 
ce  pernicieux  libertinage ,  qui  ne  peut  supporter  la  gêne  et  la  contrainte  ; 
et  lors  même  que  nous  nous  proposons  de  nous  captiver  sous  l'empire  de 
la  religion  et  de  la  conscience,  l'orgueil  de  notre  esprit  nous  suscite  une 
autre  loi  directement  opposée,  comme  dit  saint  Paul ,  à  toutes  les  lois  de 
Dieu.  Loi  qui  consiste  à  ne  reconnaître  pour  loi  que  ce  qui  nous  plaît,  à 


SUR   LA    PARFAITE   OBSERVATION   DE   LA    LOI.  529 

n'écouter  la  conscience  qu'autant  qu'elle  nous  flatte,  à  n'avoir  plus  de  dé- 
férence pour  la  religion  qu'autant  qu'elle  se  trouve  conforme  à  nos  vues  ; 
c'est-à-dire  à  nous  faire  les  arbitres  de  Tune  et  de  Fautre ,  et  à  vivre  en 
effet  selon  notre  caprice  et  selon  les  désirs  de  notre  cœur. 

Voilà  donc  comme  une  espèce  de  combat  dans  F  homme  entre  son  orgueil 
et  sa  raison  :  sa  raison  qui  veut  qu'il  se  soumette ,■  et  son  orgueil  qui  ne 
le  veut  pas  ;  sa  raison  qui  lui  apprend  à  se  laisser  conduire  et  gouverner  ; 
surtout  dans  les  choses  de  Dieu ,  et  son  orgueil  qui  lui  persuade  de  n'en 
croire  que  lui-même  ;  sa  raison  ,  qui  autorise  la  religion  et  la  conscience , 
comme  ayant  droit  de  souveraineté  sur  lui ,  et  son  orgueil ,  qui  se  révolte 
contre  cette  souveraineté.  Qui  l'emporte  des  deux?  ni  l'un  ni  l'autre  ,  Chré- 
tiens ,  si  nous  avons  égard  aux  commencements.  Pourquoi?  parce  que  d'a- 
bord ils  sont  presque  l'un  et  l'autre  de  force  égale  :  le  respect  de  la  con- 
science et  de  la  religion  étant  assez  fort  pour  se  soutenir  quelque  temps 
contre  l'amour  déréglé  de  l'indépendance  et  de  la  liberté  ,  et  l'amour  de 
l'indépendance  et  de  la  liberté  étant  trop  violent  pour  être  jamais  entière- 
ment détruit  par  le  respect  de  la  religion  et  de  la  conscience.  Mais  voici 
ce  qui  arrive  quand  l'homme  commence  à  quitter  Dieu  ,  et  que  Dieu  com- 
mence à  se  retirer  de  l'homme  :  c'est  que ,  dans  la  pratique  de  ces  deux 
devoirs  qui  touchent  la  religion  et  la  conscience ,  il  observe  les  grandes 
choses  avec  quelque  fidélité  ,  et  qu'il  ne  se  fait  plus  une  règle  de  garder  les 
petites.  Il  a  toujours  ou  il  semble  toujours  avoir  de  la  vénération  pour  ce 
qui  lui  parait  essentiel  ;  mais  il  y  a  d'autres  points  moins  importants,  sur 
lesquels  il  se  relâche  sans  scrupule  :  et  si  vous  voulez  savoir  la  raison  de 
cette  différence ,  elle  est  claire ,  dit  saint  Grégoire ,  pape  ;  car  elle  est  fon- 
dée sur  ce  que  les  grandes  choses ,  en  ce  qui  regarde  la  conscience  et  la 
religion  ,  portent  avec  elles  un  caractère  si  visible  et  si  éclatant  de  l'auto- 
rité divine,  qu'il  retient  l'homme  dans  l'ordre  ;  au  lieu  que  les  petites ,  où 
ce  caractère  est  moins  remarquable,  le  rebutent  par  la  sujétion  qu'elles  de- 
mandent. Que  fait-il  donc?  il  se  réduit  aux  premières;  mais  celles-ci,  il 
les  abandonne.  Pour  ne  pas  devenir  libertin ,  il  veut  être  régulier  dans  les 
unes  ;  et  pour  ne  se  pas  rendre  trop  dépendant ,  il  s'accoutume  à  mépriser 
les  autres.  Tel  est  le  principe  du  désordre  de  l'homme.  Et  cet  état,  quoi- 
que bien  contraire  aux  desseins  de  Dieu ,  quoique  infiniment  éloigné  de  la 
perfection  chrétienne ,  quoique  très  dangereux  pour  le  salut ,  ne  serait  pas 
après  tout  par  lui-même  un  état  de  damnation,  si  l'on  en  demeurait  là. 
Mais  voici  le  progrès  :  c'est  saint  Bernard  qui  l'a  observé ,  et  qui  a  pris 
soin  de  nous  en  développer  le  mystère  dans  son  excellent  ouvrage  des  De- 
grés de  l'humilité  et  de  l'orgueil.  Vous  me  demandez  ,  dit-il ,  mes  Frères  , 
ce  que  fait  dans  l'homme  cette  liberté  présomptueuse  qui  le  porte  à  négli- 
ger certaines  obligations  de  conscience  moins  rigoureuses  et  moins  étroi- 
tes; et  moi  je  vous  réponds  qu'elle  produit  en  lui  les  plus  funestes  effets. 
Car  je  dis  qu'elle  lui  fait  perdre  insensiblement  le  respect  et  l'obéissance 
qu'il  doit  à  Dieu  ;  je  dis  qu'elle  étouffe  peu  à  peu  dans  lui  la  crainte  des 
jugements  de  Dieu  ;  je  dis  qu'elle  le  rend  hardi  à  tout  entreprendre  contre 
la  loi  de  Dieu  ;  je  dis  qu'après  lui  avoir  fait  contracter  l'habitude  des  pe- 
t.  i.  34 


530  SUR  LA  PARFAITE  OBSERVATION  DE  LA  LOI. 

tits  péchés,  et  lui  en  avoir  ôté  la  honte ,  elle  lui  donne  bientôt,  selon  l'É- 
criture ,  un  front  de  prostituée  pour  les  plus  grands  crimes  :  Frons  mere- 
tricis  facta  est  tibi i  ;  et  que  ces  transgressions  ,  quoique  légères  ,  sont 
autant  de  brèches  fatales  par  où  le  démon  entre  dans  son  cœur. 

En  effet,  ajoute  saint  Bernard,  je  l'ai  reconnu,  et  l'expérience  me  l'a  ap- 
pris ,  que  de  même  qu'un  Juste  qui  marche  avec  ferveur  dans  la  voie  de 
Dieu  ,  après  en  avoir  essuyé  toutes  les  petites  difficultés ,  se  joue  des  plus 
grandes ,  qu'il  croyait  auparavant  insurmontables  ;  aussi  un  pécheur  qui 
suit  le  cours  et  les  mouvements  de  sa  passion ,  à  force  de  franchir  le  pas 
dans  les  moindres  occasions ,  en  vient  enfin  jusqu'au  point  de  ne  trouver 
plus  rien  qui  l'arrête  dans  la  voie  de  l'iniquité  :  Et  quemadmodùm  Jus- 
tus,  ascensishis  gradibus,  corde  alacri  currit  ad  vitam;  sic  iisdem  des- 
censis  impiusjam  absque  labore  festinat  ad  mortem  2.  Voyez-vous,  dit 
ce  Père ,  comment  le  Juste  et  le  pécheur ,  quoique  par  différents  princi- 
pes ,  acquièrent  cette  liberté ,  l'un  pour  la  vie  et  l'autre  pour  la  mort?  La 
charité  donne  des  ailes  à  Y  homme  juste,  et  la  cupidité  en  donne  au  pécheur  : 
Illum  proclivem  charitas ,  illum  cupiditas  facit  3.  Le  Juste  ne  ressent 
pas  sa  peine  ,  parce  qu'il  est  animé  de  l'amour  de  Dieu  ;  et  le  pécheur  est 
insensible  à  la  sienne,  parce  qu'il  est  dans  l'endurcissement  :  In  uno  amor, 
in  altero  stupor  laborem  non  sentit  4.  Dans  l'homme  juste  ,  c'est  l'abon- 
dance de  la  grâce ,  et  dans  le  pécheur ,  c'est  le  comble  du  péché  qui  exclut 
les  remords  et  la  crainte  :  In  illo  perfecta  virtus,  in  isto  consummata 
iniquitas  foras  mit  Ht  timorem  5.  Tous  deux  s'avancent  dans  le  chemin 
ou  du  vice  ou  de  la  vertu ,  et  s'y  avancent  de  telle  sorte ,  qu'ils  n'en  sont 
pas  même  fatigués. 

Mais  avant  que  le  pécheur  en  soit  venu  là  ,  n'a-t-il  rien  à  souffrir  ?  Ah  ! 
mes  Frères  ,  reprend  saint  Bernard ,  il  y  en  a  qui  souffrent  ;  et  qui  sont- 
ils  ?  Ce  sont  ceux  qui  voudraient  tenir  le  milieu  ;  c'est-à-dire  certaines  âmes 
imparfaites  qui  voudraient  secouer  le  joug  de  la  conscience  et  de  la  reli- 
gion dans  les  petites  choses  ,  et  qui  ne  voudraient  pas  le  rompre  dans  les 
grandes  :  Me^ii  sunt  qui  fatigantur  et  angustiantur 6.  Car  ceux-là,  dit-il, 
souffrent  de  tous  les  côtés  :  et  du  côté  de  la  grâce  à  laquelle  ils  résistent , 
et  du  côté  de  leur  passion  qu'ils  ne  satisfont  pas  pleinement.  La  grâce  les 
trouble ,  et  la  passion  les  irrite  ;  la  grâce  leur  reproche  d'avoir  fait  telles 
démarches ,  et  la  passion  au  contraire ,  de  n'être  pas  encore  allés  plus  avant  ; 
la  grâce  leur  dit  :  Fallait-il  mépriser  Dieu  pour  si  peu  de  chose  ?  et  la  pas- 
sion :  Fallait-il  ne  se  satisfaire  qu'à  demi?  Ainsi  ils  demeurent  tout  à  la 
fois  exposés  à  la  peine  intérieure  de  l'une  et  de  l'autre  ,  ou ,  si  vous  vou- 
lez ,  ils  goûtent  tout  à  la  fois  et  les  amertumes  du  vice  et  celles  de  la  vertu, 
sans  en  goûter  la  douceur.  Mais  prenez  garde ,  poursuit  saint  Bernard  ; 
bientôt  la  passion  et  l'amour  de  la  liberté  prévaut  ;  car  cet  état  de  violence 
ne  peut  pas  durer ,  et  il  faut ,  ou  que  de  la  négligence  des  petites  choses 
l'homme  passe  jusqu'au  mépris  des  grandes ,  ou  qu'il  rentre  dans  l'ordre 
dont  il  s'est  écarté ,  et  qui  est  celui  d'une  entière  soumission  à  Dieu.  Et 
parce  qu'en  matière  de  péché  le  retour  est  aussi  difficile  que  le  progrès  est 

1  Jercm.,  3.  —  '  Bern.  —  3  Idem.  —  ;«  Idem.  —  r>  Idem.  —  c  Idem. 


SUR   LA    PARFAITE    OBSERVATION   DE   LA   LOI.  531 

naturel ,  pour  un  pécheur  qui  revient  de  cette  licence  présomptueuse ,  il  y 
en  a  cent  autres  qu'elle  conduit  à  la  perdition  ;  et  c'est  pourquoi  saint  Ber- 
nard en  fait  un  degré  d'orgueil  si  dangereux  pour  le  salut.  En  effet,  écoutez 
bien  ,  s'il  vous  plait ,  mes  chers  auditeurs  ,  ce  que  je  vais  vous  dire  :  de  là 
sont  venus  presque  tous  les  scandales  et  tous  les  désordres  qui  ont  éclaté 
dans  le  monde  ;  de  là  les  grands  attentats  de  l'hérésie ,  et  les  prodigieux 
égarements  de  l'impiété  ;  de  là  les  affreux  relâchements  de  la  discipline  de 
l'Église  ;  de  là  la  décadence  des  ordres  les  plus  religieux  et  les  plus  fer- 
vents ;  de  là  la  ruine  d'une  infinité  d'âmes  chrétiennes  qui  se  sont  perdues, 
et  qui  se  perdent  encore  tous  les  jours.  Le  voulez-vous  voir  dans  une  in- 
duction également  sensible  et  touchante?  suivez-moi. 

J'ai  dit  les  grands  attentats  de  l'hérésie.  Car  de  quoi  était-il  question 
quand  Luther,  cet  homme  né  pour  la  désolation  du  royaume  de  Jésus-Christ, 
commença  à  répandre  le  venin  de  son  erreur?  de  quoi  s'agissait-il?  à  peine 
le  sait-on  ,  tant  la  chose  ,  ce  semble  ,  importait  peu.  Il  trouvait  dans  les 
indulgences,  ou,  pour  mieux  dire,  dans  l'application  et  dans  la  conces- 
sion des  indulgences  ,  certains  abus  qui  le  choquaient  :  il  aurait  voulu  en 
retrancher  l'excès  et  en  rectifier  l'usage.  Était-ce  donc  là  des  points  si  es- 
sentiels dans  la  religion  ?  Non ,  Chrétiens  ;  mais  de  quelque  nature  qu'ils 
fussent ,  la  décision  ne  lui  en  appartenait  pas ,  il  n'en  devait  point  être 
l'arbitre  ni  le  juge.  Cependant  il  le  prétendit  ;  et ,  sur  cet  article ,  il  osa 
traiter  de  superstitieuse  la  pratique  commune  des  fidèles.  Où  le  mena  ce 
premier  pas  ?  vous  le  savez  ;  jusqu'à  combattre  les  plus  inviolables  maximes 
de  la  foi  orthodoxe.  C'était  peu  de  chose  que  la  matière  qui  s'agitait; 
mais  ce  fut  assez  pour  le  rendre  hardi  à  innover.  De  l'usage  de  l'indulgence, 
il  en  vint  à  la  substance  même,  qu'il  rejeta  ;  et  parce  que  la  foi  de  l'indul- 
gence avait  du  rapport  et  de  la  liaison  avec  celle  du  purgatoire,  après 
avoir  décrié  l'indulgence,  il  n'hésita  plus  à  attaquer  la  créance  du  purga- 
toire. La  foi  du  purgatoire  était  le  fondement  de  la  prière  pour  les  morts; 
il  abolit  la  prière  pour  les  morts.  Cette  prière  se  trouvait  autorisée  par  les 
liturgies  et  par  le  sacrifice  de  la  messe  ;  il  renonça  au  sacrifice  de  la  messe, 
non  sans  peine  ,  il  est  vrai ,  mais  enfin  il  y  renonça.  Cela  l'engageait  dans 
le  mystère  de  la  satisfaction  de  Jésus-Christ ,  du  mérite  des  bonnes  œu- 
vres ,  de  la  justification  des  hommes  :  il  ne  respecta  rien  ;  satisfaction ,  mé- 
rite ,  bonnes  œuvres ,  il  dogmatisa  sur  tout.  Là-dessus  l'Église  s'élève 
contre  lui  ;  il  ne  connaît  plus  d'autre  Église  que  celle  des  prédestinés ,  qui 
est  invisible.  Le  souverain  Pontife  le  déclare  anathème,  et  il  déclare  lui- 
même  le  souverain  Pontife  antechrist.  On  lui  oppose  les  livres  de  l'Écri- 
ture ;  il  désavoue  pour  livres  de  l'Écriture  tous  ceux  qui  lui  sont  con- 
traires. On  le  presse  au  moins  par  ceux  qu'il  reçoit ,  et  il  s'obstine  à  n'en 
recevoir  point  dont  il  ne  soit  lui-même  l'interprète,  pour  en  déterminer  le 
sens.  On  convoque  des  assemblées  et  des  conciles  ;  mais  il  proteste  contre 
les  conciles,  et  il  ne  veut  pour  règle  que  l'esprit  intérieur  qui  le  gouverne. 
Voilà  le  dernier  emportement  de  l'hérésie.  Pensait-il  en  venir  là  ?  non  :  il 
confessa  lui-même  cent  fois  qu'il  était  allé  plus  loin  qu'il  ne  voulait ,  et  il 
s'étonnait  le  premier  des  progrès  de  sa  secte  et  de  ses  erreurs.  Mais  il  n'en 


332  SUR  LA  PARFAITE  OBSERVATION  DE  LA  LOI. 

devait  pas  être  surpris,  puisque  le  caractère  de  l'esprit  de  l'homme  est  de  se 
licencier  toujours,  quand  il  a  pris  une  fois  l'essor.  Ce  seul  point  de  l'indul- 
gence fut  comme  un  levain  ,  modicum  fermentum  1  ;  mais  un  levain  qui, 
venant  à  s'enfler  par  l'orgueil  de  cet  hérésiarque,  corrompit  en  peu  de 
temps  ,  selon  l'expression  de  l'Évangile,  toute  la  masse ,  et  fit  de  ce  catho- 
lique, de  ce  religieux,  un  apostat. 

J'ai  dit  les  prodigieux  égarements  de  l'impiété.  Voyez,  mes  Frères,  ces 
libertins  de  profession  dont  le  monde  est  rempli ,  qui ,  prenant  pour  force 
d'esprit  l'endurcissement  de  leur  cœur,  font  gloire  de  n'avoir  plus  ni  foi 
ni  loi.  Ne  croyez  pas  que  cet  état  d'irréligion  où  ils  vivent  se  soit  formé 
tout  à  coup,  ni  qu'ils  aient  d'abord  effacé  de  leur  esprit  ces  notions  géné- 
rales de  l'existence  de  la  providence  d'un  Dieu  ;  c'est  ce  qui  ne  peut-être , 
et  ce  qui  ne  fut  jamais.  En  effet,  leur  libertinage,  je  dis  libertinage  de 
créance,  commence  d'abord,  par  où?  que  sais-je?  par  quelques  railleries 
qu'ils  font  de  certaines  dévotions  populaires  :  cela  leur  semble  léger,  et 
peut-être  est-il  tel  qu'il  leur  paraît.  Mais  laissez  croître  ce  petit  grain; 
bientôt  ils  ne  craignent  point  de  censurer  les  dévotions  reçues  et  approu- 
vées de  toute  l'Église  :  c'est  quelque  chose  de  plus.  Ensuite  ils  étendent 
leur  censure  jusqu'à  nos  plus  saintes  cérémonies  :  témérité  encore  plus 
grande.  De  là  ils  passent  au  mépris  des  sacrements  :  autre  degré  de  pré- 
somption. Ce  mépris  est  suivi  d'une  révolte  secrète  et  intérieure  contre  nos 
mystères  mêmes  :  disposition  prochaine  à  l'extinction  de  la  foi.  Enfin  ils 
ne  considèrent  plus  la  religion  que  comme  une  police  extérieure,  nécessaire 
pour  contenir  les  peuples  :  maxime  pleine  d'abomination.  Cela ,  joint  aux 
réflexions  qu'ils  font  sur  les  événements  du  monde,  les  fait  douter  s'il  y  a 
une  Providence  :  surcroît  d'aveuglement ,  dont  Dieu  les  punit.  Ne  sachant 
plus  s'il  y  a  une  Providence ,  ils  ne  savent  pas  trop  ,  ni  s'il  y  a  un  Dieu , 
ni  s'ils  ont  une  âme  spirituelle  capable  de  le  posséder,  parce  que  tout  cela 
leur  devient  incertain  :  dernier  comble  de  l'impiété.  Or  remontez  au  prin- 
cipe du  mal ,  et  tâchez  à  le  découvrir  ;  ce  n'est  rien,  ou  presque  rien  :  mais 
votre  Prophète  l'a  dit,  Seigneur,  et  il  est  vrai,  que  l'insolence  de  ceux  qui 
se  retirent  de  vous  va  toujours  croissant  :  Superbia  eorum  qui  te  oderunt 
ascendit  semper  2. 

Est-ce  ainsi  qu'il  en  va  à  l'égard  des  mœurs?  oui,  Chrétiens,  et  plus 
même  à  l'égard  des  mœurs  qu'à  l'égard  de  la  foi.  Car,  comme  dit  saint 
Ambroise ,  les  lois  qui  nous  obligent  à  bien  vivre  nous  tenant  encore  plus 
dans  la  dépendance  que  celles  qui  nous  obligent  à  croire,  nous  avons  plus 
de  penchant  à  les  violer.  Tant  de  relâchements  que  nous  déplorons ,  d'où 
ont-ils  pris  leur  origine,  demandait  saint  Bernard,  sinon  de  la  liberté  dé- 
mesurée avec  laquelle  les  chrétiens  lâches  et  les  mondains,  n'écoutant  que 
leur  amour-propre  et  leur  orgueil ,  ont  négligé  premièrement  les  petites 
observances,  et  puis  se  sont  peu  à  peu  déchargés  des  grandes?  Ces  relâ- 
chements se  sont-ils  jamais  introduits  par  un  soulèvement  subit  et  géné- 
ral des  fidèles ,  et  par  une  rébellion  formée  de  leur  part  contre  les  saintes 
lois  que  l'Église  leur  prescrivait?  Non,  répond  saint  Bernard;  mais  ils  ont 

»  l  Cor.,  5.  —  »  Psalm,  73. 


SUR   LA   PARFAITE    OBSERVATION  DE   LA   LOI.  533 

toujours  commencé  par  des  exemptions  en  apparence  respectueuses ,  que 
chacun ,  sous  divers  prétextes ,  a  voulu  s'accorder  au  préjudice  du  droit 
commun,  prétendant  qu'en  telle  et  telle  circonstance  la  loi  n'était  pas 
faite  pour  lui ,  et  se  souciant  peu  des  conséquences  que  son  mauvais  exem- 
ple devait  produire  dans  les  autres.  D'où  vient  que  le  monde  chrétien  s'est 
vu  quelquefois  avec  étonnement  plongé  dans  l'abîme  d'un  désordre  uni- 
versel sans  qu'on  pût  dire  ni  quand  ni  comment  il  y  était  tombé  ;  si  ce 
n'est ,  ajoute  le  même  Père  ,  parce  qu'il  y  était  tombé  par  degrés  ,  et  par 
des  chutes  presque  insensibles?  Dépravation  énorme  dans  ses  accroisse- 
ments ,  mais  si  imperceptible  dans  sa  naissance ,  qu'à  peine  l'a-t-on  pu 
remarquer.  Pourquoi  tant  de  synodes  et  tant  de  conciles  assemblés  pour  la 
réformation ,  non  pas  de  la  foi ,  mais  de  la  discipline ,  qui  s'affaiblit  et 
qui  dégénère  toujours?  n'était-ce  pas  pour  refréner  cette  licence  si  funeste 
et  si  contagieuse ,  qui  se  glisse  aussi  bien  dans  le  christianisme  et  dans 
les  ordres  les  plus  saints,  que  dans  les  sociétés  les  plus  profanes?  Et  pour- 
quoi l'Église,  malgré  le  soin  continuel  qu'elle  a  apporté  à  réformer  ses 
enfants  et  à  se  réformer  elle-même ,  a-t-elle  néanmoins  été  comme  forcée 
de  consentir  à  l'abolition  de  ces  lois  si  salutaires  et  si  sages,  qui  furent  au- 
trefois en  vigueur,  et  qui  n'ont  cessé  d'y  être  que  parce  que  l'abondance 
de  l'iniquité  a  prévalu?  n'est-ce  pas  par  de  légères  transgressions  que  ce 
changement  a  commencé?  Ce  n'est  pas  assez.  Pourquoi  saint  Bernard, 
écrivant  à  un  grand  pape,  se  plaignait-il  hautement  d'une  espèce  de  cor- 
ruption ,  dont  il  rejetait  en  partie  le  blâme  sur  la  cour  romaine ,  et  qui 
consistait  à  accorder  trop  aisément  toutes  sortes  de  dispenses?  N'en  ap- 
portait-il pas  la  raison  ,  savoir,  que  cette  facilité  des  prélats  et  des  supé- 
rieurs à  dispenser,  augmentait  de  plus  en  plus  l'inclination  violente  qu'ont 
les  hommes  à  s'émanciper  ?  Eh  quoi  !  saint  Père ,  lui  disait-il  avec  un  zèle 
respectueux ,  mais  tout  évangélique  ,  fallait-il  donc  faire  des  lois ,  s'il  de- 
vait y  avoir  tant  d'exemptions  et  tant  de  dispenses  ?  ne  savez-vous  pas  que 
vous  avez  des  hommes  à  conduire ,  c'est-à-dire  des  créatures  ennemies  de 
l'assujettissement,  et  qu'il  faut,  à  leur  égard,  non  point  de  la  tolérance  et 
de  la  mollesse  pour  relâcher,  mais  de  la  force  et  du  courage  pour  leur  ré- 
sister ?  et  ne  voyez-vous  pas  jusqu'à  quel  point  s'est  accru  cet  abus  des  dis- 
penses ;  en  sorte  qu'après  les  avoir  autrefois  reçues  comme  des  grâces  ,  on 
les  exige  maintenant  comme  des  dettes  ;  et  qu'au  lieu  qu'elles  ne  se  don- 
naient que  pour  des  sujets  importants ,  on  les  obtient  aujourd'hui  par  les 
raisons  les  plus  vaines  et  les  plus  frivoles?  Quoi  donc!  poursuivait-il, 
vous  défend-on  par  là  de  dispenser?  non,  mais  de  dissiper,  Quid  ergo, 
inquis,  prohibes?  dispensare?  non,  sed  dissipare  l.  Là  où  la  nécessité 
aura  lieu ,  la  dispense  est  excusable  ;  là  où  l'intérêt  public  et  la  gloire  de 
Dieu  se  trouveront  engagés  ,  elle  est  louable  ;  mais  hors  de  la  nécessité  et 
de  l'utilité  commune ,  ce  n'est  plus  une  dispense ,  mais  une  dissipation  : 
Ubi  neutrum,  jam  non  dispensatio ,  sed  dissipatio  crudelis  est  2.  Dissi- 
pation cruelle  :  pourquoi  ?  parce  qu'elle  damne  également ,  et  le  supérieur 
qui  dispense ,  et  l'inférieur  qui  est  dispensé  ;  parce  qu'elle  fomente,  dans 

1   Bernard.  —  2  Idem. 


$34  SUR  LA  PARFAITE  OBSERVATION  DE  LA  LOI. 

les  esprits  cet  amour  de  l'indépendance ,  qui  des  plus  petites  fautes  con- 
duit aux  plus  grands  désordres. 

Que  serait-ce  maintenant  si  j'examinais  en  détail  d'où  vient  la  réproba- 
tion particulière  de  tant  d'âmes  qui  périssent ,  et  qui ,  suivant  le  cours  du 
monde ,  s'égarent  de  la  voie  du  salut  ?  n'est-ce  pas  ordinairement  des 
moindres  péchés  ?  Car  voit-on  des  Justes  se  pervertir  dans  un  moment  ? 
voit-on  des  pécheurs  commencer  à  se  déclarer  par  les  derniers  scandales? 
Non,  disait  saint  Grégoire,  pape  -,  il  n'en  va  pas  ainsi.  Il  y  a  un  appren- 
tissage pour  le  vice  aussi  bien  que  pour  la  vertu.  Quelque  disposition  que 
nous  ayons  au  mal,  il  faut  même  livrer  des  combats  avant  que  d'être 
tout  à  fait  méchant.  C'est  par  la  vanité ,  ajoute  ce  saint  docteur  (et  rete- 
nez bien  cette  parole,  elle  est  belle) ,  c'est  par  la  vanité  que  nous  parve- 
nons à  l'iniquité  ;  et  nous  y  parvenons  infailliblement ,  lorsque  notre  vo- 
lonté ,  accoutumée  à  de  petits  péchés ,  n'est  plus  touchée  de  l'horreur  des 
crimes  ;  tellement  que ,  par  cette  habitude  ,  dont  elle  s'est  en  quelque 
façon  nourrie  et  fortifiée ,  elle  acquiert  enfin  dans  sa  malice ,  je  ne  dis  pas 
seulement  de  la  tranquillité ,  je  ne  dis  pas  seulement  de  l'impunité  ,  mais 
de  l'autorité  :  A  vanitate  ad  iniquitatem  mens  nostra  ducitur,  si  as- 
sueta  malis  levibus  graviora  non  perhorrescat,  et  ad  quandam  auctori- 
tatem  nequitiœ  per  culpas  nutrita  perveniat x.  Rien  de  plus  vrai,  Chré- 
tiens ,  ni  de  plus  solide  que  la  pensée  de  ce  Père.  Car  c'est,  par  exemple , 
la  vanité  d'une  conversation  trop  libre ,  qui  sera  la  source  de  la  damna- 
tion de  ce  jeune  homme  ;  c'est  la  vanité  des  habits  et  des  ajustements,  qui 
servira  d'entrée  au  démon  pour  séduire  et  pour  perdre  cette  femme  ;  c'est 
la  vaine  curiosité  de  lire  tel  livre ,  qui  entamera  l'innocence  de  celui-ci  ; 
c'est  une  vaine  complaisance  pour  le  monde  qui  deviendra  la  ruine  de 
celle-là.  Je  m'explique. 

Vous  voulez  être  vêtue  comme  les  autres ,  et  en  cela  vous  ne  comptez 
pour  rien  de  vous  affranchir  d'une  certaine  régularité  à  quoi  vous  réduit 
le  christianisme  ;  voilà  la  vanité  :  mais  cette  vanité  vous  rendra  idolâtre 
de  vous-même ,  mais  cette  vanité  vous  inspirera  des  désirs  de  plaire  aussi 
funestes  que  criminels ,  mais  cette  vanité  fera  périr  avec  vous  je  ne  sais 
combien  d'âmes  créées  pour  Dieu  et  rachetées  du  sang  d'un  Dieu;  voilà 
l'iniquité  :  A  vanitate  ad  iniquitatem.  Vous  voulez  vous  satisfaire  en 
lisant  ce  livre  profane  et  dangereux ,  et  sur  cela  vous  étouffez  les  remords 
de  votre  conscience  ;  voilà  la  vanité  :  mais  ce  livre  vous  fera  perdre  le 
goût  de  la  piété,  mais  ce  livre  vous  remplira  l'esprit  de  folles  imagina- 
tions ,  et  même  des  plus  sales  idées  du  vice  ;  mais  ce  livre  fera  naître  dans 
votre  cœur  des  tentations  auxquelles  vous  ne  résisterez  pas  ;  voilà  l'ini- 
quité :  A  vanitate  ad  iniquitatem.  Il  vous  plait  d'entretenir  encore  quel- 
que commerce  avec  cette  personne ,  de  lui  écrire ,  de  la  voir,  de  converser 
avec  elle ,  et  vous  êtes  sûr  de  vous-même  comme  si  tout  cela  était  inno- 
cent ;  voilà  la  vanité  :  mais  ce  reste  de  commerce  rallumera  bientôt  le  feu 
que  la  grâce  de  la  pénitence  avait  éteint ,  et  fera  revivre  toute  la  passion  ; 
voilà  l'iniquité  :  A  vanitate  ad  iniquitatem.  D'abord  ce  n'est  qu'en  joue- 

1  Greg. 


SUR   LA    PARFAITE    OBSERVATION   DE    LA    LOI.  535 

ment ,  que  galanterie ,  que  belle  humeur  ;  et  c'est  ce  que  saint  Grégoire 
appelle  vanité  :  mais  de  là  s'ensuit  ce  que  Guillaume  de  Paris  appelle  les 
troupes  et  les  légions  du  démon  de  la  chair  :  Exercitus  et  acies  carnis. 
C'est-à-dire  de  là  les  premiers  sentiments  du  péché ,  de  là  les  consente- 
ments criminels  aux  désirs  du  péché,  de  là  les  actions  honteuses  qui  met- 
tent le  comble  au  péché ,  de  là  les  attachements  opiniâtres  à  l'habitude  du 
péché ,  de  là  les  prétendues  justifications  dont  on  s'autorise  dans  l'état  du 
péché ,  de  là  la  gloire  impie  et  scandaleuse  que  l'on  tire  ou  que  l'on  veut 
tirer  du  péché ,  de  là  l'insolence  avec  laquelle  on  soutient  le  péché.  Car 
tout  cela,  Chrétiens,  a  une  liaison  et  un  enchaînement  nécessaire  :  et  dire, 
J'irai  jusque-là,  et  je  ne  passerai  pas  outre  ;  je  me  permettrai  telle  chose,  et 
je  ne  m'accorderai  rien  davantage,  c'est  n'avoir  pas  les  premiers  principes 
de  la  connaissance  de  soi-même  :  pourquoi?  parce  que  la  règle  est  infaillible, 
que  de  la  vanité  nous  allons  à  l'iniquité  :  A  vanitate  ad  iniquitatem. 

C'est  à  quoi ,  mon  cher  auditeur,  vous  ne  pouvez  trop  prendre  garde , 
et  ce  qui  demande  toute  votre  étude  et  tous  vos  soins.  Je  n'ignore  pas 
qu'une  observation  parfaite  de  la  loi,  je  dis  de  toute  la  loi,  et  des  moin- 
dres devoirs  qu'elle  nous  impose,  a  ses  peines,  et  qu'il  faut  savoir  pour 
cela  prendre  sur  soi-même  en  bien  des  rencontres,  et  se  contraindre; 
mais  l'Évangile  ne  nous  enseigne  point  une  autre  voie  du  salut  que  la  voie 
étroite  :  Arcta  via  est  qnœ  ducit  ad  vitam  i.  Et  voilà  pourquoi  le  Sau- 
veur du  monde  nous  a  tant  avertis  de  nous  faire  violence  à  nous-mêmes , 
parce  que  le  royaume  des  cîeux  ne  s'emporte  que  par  la  violence  :  Regnum 
cœlorum  vim  patitur,  et  violenti  rapiunt  illud 2.  Voilà  pourquoi  il  nous 
a  tant  exhortés  à  faire  effort  :  Contendite.  De  croire  que  la  porte  du  ciel 
s'élargisse  ou  qu'elle  se  rétrécisse  à  votre  gré,  c'est  une  erreur,  dit  saint 
Chrysostome,  puisque  saint  Jean,  dans  son  Apocalypse,  nous  déclare 
qu'elle  est  de  bronze  et  d'airain.  Et  en  effet,  prenez  telles  libertés  qu'il 
vous  plaira,  accordez-vous  à  vous-même  tels  privilèges  que  vous  voudrez , 
jamais  la  loi  de  Dieu  ne  changera,  ni  ne  pliera;  et  tous  les  adoucissements 
dont  vous  userez  ne  la  feront  pas  relâcher  d'un  seul  point  de  sa  sévérité  : 
au  contraire ,  plus  vous  entreprendrez  sur  elle ,  plus  vous  tâcherez  à  vous 
la  rendre  favorable ,  et  plus  elle  deviendra  redoutable  pour  vous  ;  car  alors, 
bien  loin  de  vous  favoriser,  elle  s'élèvera  contre  vous,  et  elle  vous  condam- 
nera. Or,  cela  supposé,  comment  devons-nous  agir,  si  nous  sommes  sages? 
comment  devons-nous  raisonner?  n'est-ce  pas  de  la  sorte?  Le  chemin  du 
salut  est  étroit  :  il  faut  donc  que  je  resserre  aussi  ma  conscience  ;  car  il 
n'y  a  point  de  danger  pour  moi  de  me  restreindre  dans  les  bornes  de  mon 
devoir;  mais  je  dois  tout  craindre,  si  je  viens  jamais  à  les  franchir.  Je  ne 
puis  être  trop  soumis  à  Dieu;  mais  je  cours  risque  de  me  perdre,  si  je  ne 
le  suis  pas  assez  ;  et  cet  esprit  d'indépendance ,  qui  pourrait  peut-être  me 
réussir  en  traitant  avec  les  hommes ,  ne  saurait  m'attirer  de  la  part  de 
Dieu  que  le  souverain  malheur.  Ah  !  Chrétiens ,  on  cherchait  autrefois  des 
remèdes  efficaces  pour  bannir  les  scrupules  du  monde  ;  et  moi ,  par  un 
sentiment  bien  opposé,  je  voudrais  que  ce  qui  s'appelle  le  monde  fût  au 

'   Matth.,  7.  —  *  lbid..  Il, 


536  SUR  LA  PARFAITE  OBSERVATION  t)E  LA  LOI. 

jourd'hui  rempli  de  scrupules.  Oui ,  plût  au  ciel  que  tant  d'âmes  libertines 
fussent  converties  en  scrupuleuses  !  Dieu  y  trouverait  sa  gloire ,  et  elles  y 
trouveraient  leur  sûreté.  Ce  serait  en  elles  une  faiblesse,  mais  dont  il  se- 
rait bien  plus  aisé  de  les  guérir,  que  de  la  malheureuse  présomption  qui 
les  rend  si  hardies  à  transgresser  la  loi.  Il  ne  s'agit  ici  que  de  petites  choses, 
j'en  conviens  ;  mais  parce  que  nous  sommes  superbes ,  c'est  une  première 
raison  pour  être  en  garde ,  jusque  dans  ces  petites  choses ,  contre  nous- 
mêmes.  A  quoi  j'ajoute  que  nous  sommes  aveugles  et  peu  éclairés  :  seconde 
raison ,  qui  va  faire  le  sujet  de  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME    PARTIE. 

Pour  peu  que  nous  prenions  soin  de  nous  étudier  nous-mêmes ,  nous 
reconnaîtrons  bientôt  que  l'ignorance  et  l'aveuglement  sont  les  apanages 
du  péché  :  l'expérience  ne  nous  l'apprend  que  trop.  Mais  puisque  nous 
marchons  dans  les  ténèbres ,  conclut  admirablement  saint  Augustin ,  il 
faut  donc  que  nous  mesurions  tous  nos  pas ,  et  que  notre  circonspection 
supplée  au  défaut  de  nos  lumières.  Or,  elle  n'y  peut  suppléer  qu'en  nous 
faisant  observer  inviolablement  cette  maxime ,  d'être  exacts  et  religieux 
jusque  dans  les  plus  petites  choses.  Voilà,  dit  ce  grand  docteur,  le  correc- 
tif nécessaire  de  notre  ignorance ,  en  ce  qui  regarde  la  conduite  du  salut. 
Je  considère ,  ajoute-t-il ,  ces  ténèbres  de  l'esprit  humain  en  deux  ma- 
nières bien  différentes  :  en  tant  que  ce  sont  les  peines  du  péché,  et  qu'elles 
ont  rapport  à  la  justice  de  Dieu,  et  en  tant  qu'elles  nous  sont  volontaires, 
et  qu'elles  viennent  de  la  malignité  de  notre  cœur.  Comme  peines  du  pé- 
ché ,  je  les  déplore  :  comme  effet  de  notre  volonté ,  je  les  déteste  :  mais 
dans  l'une  et  dans  l'autre  vue,  elles  me  causent  de  saintes  frayeurs;  et, 
après  avoir  bien  examiné ,  je  ne  trouve  point  d'autre  voie  pour  en  éviter 
les  suites  funestes ,  que  d'être  fidèle  à  Dieu  dans  les  plus  légères  obliga- 
tions ,  et  dans  l'accomplissement  des  moindres  devoirs.  Sans  cela ,  il  est 
impossible  que  je  ne  m'égare ,  et  que  je  ne  tombe  dans  des  abîmes  d'où 
peut-être  je  ne  me  retirerai  jamais. 

Ce  sentiment  n'est-il  pas  bien  raisonnable ,  et  n'est-ce  pas  celui  que  nous 
devons  prendre  ?  Rien ,  mes  chers  auditeurs ,  où  les  hommes  soient  plus 
sujets  à  se  tromper  et  plus  exposés  à  l'erreur,  qu'en  ce  qui  regarde  la  con- 
science et  la  religion.  Écoutez  la  raison  qu'en  apporte  saint  Grégoire, 
pape  ;  elle  est  remarquable  et  digne  de  lui,  c'est  dans  ses  morales  sur  Job. 
Un  objet ,  dit  ce  grand  pape  ,  pour  être  vu  clairement  et  distinctement , 
doit  être  ,  à  l'égard  de  l'œil  qui  le  voit ,  dans  une  juste  distance  ;  c'est-à- 
dire  qu'il  n'en  doit  être  ni  trop  proche ,  ni  trop  éloigné  :  car  dans  une 
trop  grande  proximité  il  empêche  son  action,  et  dans  un  trop  grand  éloi- 
gnement  il  épuise  sa  vertu  :  en  sorte  que  l'œil ,  tout  clairvoyant  qu'il  est, 
ne  peut  apercevoir  les  choses  les  plus  visibles,  quand  elles  sont  par  rapport 
à  lui  dans  l'une  ou  dans  F  autre  de  ces  situations.  Il  en  est  de  même  de 
notre  esprit  et  de  ses  connaissances  :  et  voilà,  dit  saint  Grégoire,  pape,  ce 
qui  nous  rend  aveugles  dans  les  devoirs  de  la  conscience  et  de  la  religion. 
Car  les  matières  de  la  religion  sont  infiniment  élevées  au-dessus  de  nous , 


SUR  LA   PARFAITE   OBSERVATION  DE   LA   LOI.  537 

et  c'est  pour  cela  que  nous  les  perdons  de  vue ,  parce  qu'elles  sont ,  pour 
ainsi  dire ,  hors  de  la  sphère  et  de  l'activité  de  notre  esprit  ;  et  celles  de  la 
conscience  sont  au  dedans  de  nous-mêmes  :  car  qu'est-ce  que  la  conscience, 
dit  saint  Bernard  dans  le  traité  qu'il  en  a  fait ,  sinon  la  science  de  soi- 
même  :  Conscient la  quasi  sut  ipsius  scientia  *.  Gomme  donc  il  arrive  que 
l'œil ,  destiné  à  voir  tout  ce  qui  est  hors  de  lui,  ne  se  voit  point  néanmoins 
lui-même;  ainsi  l'esprit  de  l'homme  est-il  pénétrant,  subtil,  plein,  si  j'ose 
employer  ce  terme,  de  sagacité  pour  tout  le  reste,  hors  pour  la  conscience 
qui  est  son  œil ,  et  par  où  il  doit  se  connaître. 

Mais  que  s'ensuit-il  de  là?  Ah!  Chrétiens,  vous  prévenez  déjà  ma  pen- 
sée ,  et  plaise  au  ciel  qu'elle  vous  serve  de  règle  dans  la  pratique  !  c'est  que 
l'homme  étant  aveugle  dans  ces  deux  choses ,  je  dis  en  ce  qui  regarde  la 
religion  et  la  conscience ,  il  est  inévitable  pour  lui  de  s'y  tromper,  s'il 
n'apporte  un  soin  extrême  à  se  préserver  des  illusions  où  son  aveuglement 
le  peut  conduire  :  de  s'y  tromper,  dis-je  (ne  perdez  pas  la  réflexion  qu'a- 
joute saint  Bernard) ,  non  pas  en  supposant  pour  grandes  les  fautes  qui 
sont  légères  de  leur  nature ,  car  il  est  rare  que  son  erreur  le  mène  là  ;  mais 
en  supposant  pour  légères  celles  qui  sont  en  effet  importantes  :  illusion 
qui  lui  est  très-ordinaire.  C'est-à-dire  qu'il  est  sujet  à  traiter  de  baga- 
telles ,  en  matière  de  conscience  et  de  religion ,  des  choses  où  la  religion 
néanmoins  et  la  conscience  se  trouvent  notablement  intéressées  ;  à  ne 
compter  pour  rien  ce  qui  devant  Dieu  doit  être  censé  pour  beaucoup  ;  à 
juger  pardonnable  et  véniel  ce  qui  de  soi-même  est  criminel  et  mortel;  à 
diminuer  par  de  fausses  opinions  la  rigueur  des  plus  étroites  obligations  : 
car  tout  cela  ce  sont  autant  d'effets  de  l'aveuglement  de  l'homme.  Et  parce 
que  cet  aveuglement  ne  le  justifie  pas  ;  parce  que  c'est  un  aveuglement,  ou 
affecté  par  malice ,  ou  formé  par  négligence ,  ou  fomenté  par  passion , 
qu'arrive-t-il  encore?  ce  que  nous  éprouvons  tous  les  jours  :  que,  pour 
connaître  mal  les  petites  choses ,  l'homme  est  exposé  à  manquer  dans  les 
plus  essentielles  ;  que ,  suivant  les  erreurs  dont  il  se  prévient  sur  ces  fautes 
prétendues  légères ,  il  lui  est  aisé  de  commettre  de  véritables  crimes  ;  et 
que,  pensant  ne  faire  qu'un  pas  dont  les  suites  sont  peu  à  craindre,  il 
court  risque  de  se  précipiter  et  de  se  perdre ,  s'il  ne  s'impose  cette  loi  d'a- 
voir pour  Dieu  une  fidélité  entière ,  et  de  ne  rien  négliger  jusqu'aux  plus 
menues  pratiques.  Car  cette  loi  bien  observée  le  met  à  couvert  de  tout ,  et 
fait ,  pour  parler  de  la  sorte ,  qu'il  peut  être  aveugle  en  assurance ,  puis- 
qu'il est  certain  que  tant  qu'il  s'attachera  à  cette  maxime ,  quand  il  serait 
du  reste  rempli  d'erreurs,  quand  son  esprit  serait  obscurci  des  plus 
épaisses  ténèbres,  il  ne  s'égarera  jamais ,  et  que  toujours  il  marchera  aussi 
droit  que  s'il  avait  pour  se  conduire  toutes  les  lumières  d'une  souveraine 
prudence  :  pourquoi  ?  parce  que  la  loi  qu'il  s'est  prescrite  lui  servira  de 
guide  ;  et  voilà  le  second  principe  sur  lequel  j'ai  fondé  ma  proposition  ,  que 
dans  ce  qui  touche  la  religion  et  la  conscience ,  il  est  d'une  importance 
extrême  de  se  resserrer  toujours ,  plutôt  que  de  se  licencier  en  aucune  ma- 
nière et  de  se  relâcher. 

»  Bern. 


538  SUR   LA    PARFAITE    OBSERVATION    DE    LA   LOI. 

En  effet,  ne  l'avons-nous  pas  vu,  et  ne  le  voyons-nous  pas  encore,  que 
le  relâchement  sur  certains  points  estimés  peu  nécessaires,  est  un  des 
pièges  les  plus  dangereux  pour  nous  surprendre ,  et  pour  nous  faire  tom- 
ber dans  les  plus  grands  désordres?  En  voulez-vous  des  exemples  par 
rapport  à  la  religion?  Souvenez-vous,  mes  chers  auditeurs,  de  ce  qui  est 
rapporté  par  saint  Augustin  dans  un  de  ses  traités  sur  saint  Jean ,  et  de 
la  fameuse  dispute  émue  entre  un  manichéen  et  un  catholique ,  au  sujet 
d'une  mouche  qui  par  hasard  servit  d'occasion  à  la  plus  célèbre  des  contro- 
verses qui  partageaient  alors  les  esprits.  Est-il  croyable ,  disait  au  catho- 
lique le  manichéen ,  qu'un  si  petit  insecte ,  et  d'ailleurs  si  importun  à 
l'homme,  ait  été  créé  de  Dieu?  Non ,  lui  répondit  celui-ci  avec  simplicité, 
je  ne  le  puis  croire.  Prenez  garde ,  dit  saint  Augustin.  Il  était  catholique 
de  profession ,  bien  intentionné  pour  la  vraie  créance ,  et  fort  éloigné  de 
cet  esprit  superbe  et  présomptueux  qui  conduit  au  libertinage  et  à  l'im- 
piété :  mais  il  était  ignorant,  et  il  ne  concevait  pas  que  la  production 
d'une  mouche  fût  quelque  chose  dont  son  adversaire  pût  se  prévaloir  et 
prendre  avantage  sur  lui.  Que  fit  le  manichéen  ?  on  vous  Ta  dit  cent  fois  : 
de  la  mouche  il  lui  persuada  d'accorder  le  même  pour  l'abeille ,  de  l'abeille 
il  le  poussa  jusqu'à  l'oiseau ,  de  l'oiseau  à  la  brebis ,  de  la  brebis  à  l'élé- 
phant ;  enfin  il  lui  fit  avouer  que  Dieu  n'était  pas  le  créateur  de  l'homme. 
D'où  procéda  une  si  grossière  erreur?  de  l'aveuglement  d'esprit  qui,  sédui- 
sant le  catholique ,  lui  fit  négliger  et  compter  pour  peu  ce  qui  néanmoins 
était  un  point  fondamental. 

En  faut-il  un  exemple  encore  plus  sensible  et  plus  connu  ?  De  l'hérésie 
manichéenne  passons  à  l'hérésie  arienne  ;  et  voyez  sur  quoi  roulait  en  ces 
premiers  temps  le  schisme  du  monde  chrétien.  Il  se  réduisait  tout  à  un 
seul  mot,  savoir  :  si  le  Verbe  devait  être  appelé  consubstantiel,  c'est-à- 
dire  de  môme  substance  que  son  Père ,  comme  le  voulaient  les  défenseurs 
de  la  vérité  ;  ou  s'il  était  seulement  semblable  en  substance  à  son  Père , 
comme  le  soutenaient  les  partisans  d'Arius.  Cette  question ,  remarque  saint 
Hilairc,  sans  parler  des  schismatiques,  partageait  même  entre  eux  les  or- 
thodoxes ,  les  uns  prétendant  que  c'était  peu  de  chose ,  et  les  autres  en 
faisant  un  article  capital.  Pourquoi ,  disaient  les  premiers ,  tant  de  cha- 
leur et  tant  de  bruit?  Que  ce  soit  consubstantiel  qui  l'emporte,  ou  sem- 
blable en  substance,  une  différence  si  légère  doit-elle  troubler  le  repos  de 
l'Église?  Est-il  juste  qu'un  si  petit  sujet  cause  une  division  si  universelle, 
et  que  pour  une  syllabe,  pour  une  lettre  dont  on  ne  convient  pas,  plus 
de  la  moitié  du  monde  soit  retranchée  de  la  communion  des  fidèles?  C'est 
ainsi  qu'ils  parlaient  avec  un  zèle  aveugle  et  indiscret;  et  parce  qu'ils  ne 
connaissaient  pas  assez  ce  mystère  de  la  divinité  du  Verbe ,  en  négligeant 
une  syllabe  dont  il  s'agissait,  ils  ruinaient  le  fondement  de  la  religion 
chrétienne.  Au  lieu  que  saint  Athanase  et  les  vrais  fidèles  avec  lui,  mieux 
instruits  et  plus  éclairés ,  voulaient  qu'on  sacrifiât  tout  pour  ce  seul  mot 
consubstantiel ,  prêts  à  mourir  eux-mêmes,  et  à  le  maintenir  par  l'effu- 
sion de  leur  sang  ;  tant  ils  le  jugèrent  nécessaire  pour  conserver  la  pu- 
reté de  la  religion  catholique.  N'est-ce  pas  ainsi  qu'en  mille  rencontres, 


SUR    LA    PARFAITE    OBSERVATION    DE    LA    LOI.  539 

lorsque  l1  Église,  usant  de  son  autorité,  a  voulu  décider  et  régler  des  points 
de  foi ,  ses  ennemis ,  pour  éluder  des  décisions  opposées  à  leurs  sentiments, 
et  auxquelles  ils  refusaient  de  se  soumettre,  les  traitaient  de  questions 
vaines  et  inutiles  ?  Je  ne  dis  point  combien  cette  conduite  répugne  à  l'hu- 
milité de  la  foi  et  à  la  prudence  évangélique  :  c'est  assez  que  vous  com- 
preniez par  là  l'obligation  indispensable  que  nous  avons  de  respecter 
jusques  aux  plus  petites  choses  partout  où  la  religion  est  mêlée,  puis- 
qu'il est  vrai  que  notre  ignorance  nous  expose  à  de  si  funestes  égare- 
ments. 

Que  n'ai-je  le  temps,  pour  la  perfection  de  ce  discours,  d'appliquer 
aux  mœurs  et  à  la  conscience  ce  que  j'ai  dit  de  la  foi  et  de  la  religion?  Que 
ne  puis-je  produire  ici  certains  genres  de  péchés  ,  toujours  griefs  en  quel- 
que sujet  que  ce  soit ,  dès  qu'ils  sont  volontaires ,  mais  que  l'ignorance 
nous  fait  mettre  souvent  au  nombre  des  petits  péchés?  Combien  en  pour- 
rais-je  compter  d'autres  dont  nous  mesurons  la  grièveté  ou  la  légèreté , 
non  suivant  ce  qu'ils  sont  en  effet  dans  les  conjonctures  présentes ,  mais 
selon  nos  idées  et  les  désirs  de  notre  cœur?  Sénèquc  disait  un  beau  mot  : 
Que  nous  n'estimons  grands  certains  dons  de  la  fortune  et  certains  établis- 
sements du  monde ,  que  parce  que  nous  sommes  petits  :  Ideà  magna  œsti- 
mamus,  quia  parvi  sumus\  Mais  ici,  au  contraire,  il  y  a  mille  choses 
qui  ne  nous  paraissent  petites  que  parce  que  notre  aveuglement  est  grand. 
Ce  n'est  point  une  simple  réflexion  que  je  fais ,  c'est  une  règle  que  je  vous 
propose,  et  une  règle  nécessaire  dans  la  conduite  de  la  vie.  Oui,  Chré- 
tiens ,  je  dis  qu'il  y  a  certains  genres  de  péchés  où  nous  nous  trompons 
toujours  quand  nous  les  supposons  légers,  parce  qu'ils  ne  sont  jamais  tels 
dans  l'idée  de  Dieu.  Ainsi  cet  abominable  péché,  ce  péché  honteux  que 
saint  Paul  nous  défend  de  nommer,  est-il  toujours  mortel  et  toujours  un 
sujet  de  damnation ,  dès  qu'il  est  accompagné  d'un  consentement  libre. 
Opinion  constante,  et  si  autorisée  parmi  les  théologiens,  que  ce  ne  serait 
pas  seulement  une  témérité  de  le  contredire ,  mais  un  scandale.  Dans  l'im- 
pureté, dit  le  savant  Guillaume  de  Paris,  rien  de  léger,  rien  de  véniel. 
Cependant  qui  le  sait  ?  qui  de  vous  en  est  persuadé  ?  qui  de  vous  a  pris 
soin  de  s'en  instruire?  combien  y  a-t-il  là-dessus  d'erreurs  répandues  dans 
le  monde  ?  et ,  par  une  suite  nécessaire ,  combien  de  crimes  se  commettent 
tous  les  jours ,  dans  la  fausse  et  malheureuse  prévention  que  ce  ne  sont 
point  des  fautes  qui  attirent  la  haine  de  Dieu?  J'ajoute  qu'il  y  a  d'autres 
péchés ,  tantôt  griefs ,  tantôt  légers  ,  mais  dont  nous  ne  mesurons  la  ma- 
lice que  selon  les  divers  intérêts  qui  nous  gouvernent.  Avons-nous  fait  au 
prochain  l'injure  la  plus  atroce  ?  ce  n'est  rien ,  à  nous  en  croire  :  mais 
nous  a-t-il  offensés  ?  la  moindre  injure  que  nous  en  avons  reçue  est  un 
monstre  à  nos  yeux.  Jamais  l'agresseur  a-t-il  reconnu  tout  le  tort  qu'il  a, 
et  jamais  l'offensé  est-il  convenu  du  peu  de  tort  qu'on  lui  a  fait?  L'un 
l'augmente ,  et  l'autre  le  diminue ,  chacun  comme  l'amour-propre  et  sa 
passion  l'inspirent.  Jusque  dans  le  tribunal  de  la  pénitence ,  où  nous  pré- 
tendons agir  avec  Dieu  de  bonne  foi ,  combien  de  railleries  et  de  médi- 

1  Scncc. 


540  SUR  LA  PARFAITE  OBSERVATION  DE  LA  LOI. 

sances ,  combien  de  paroles  piquantes  que  l'on  compte  pour  des  bagatelles, 
et  sur  quoi  l'on  ne  daigne  pas  même  s'expliquer?  Est-ce  qu'elles  sont  toutes 
en  effet  de  ce  caractère ,  et  qu'il  n'y  en  ait  presque  aucune  qui  puisse  nous 
causer  de  justes  remords  ?  Est-ce  que  nous  voulons  mentir  au  Saint-Esprit, 
et  les  dissimuler  malgré  les  remords  de  la  conscience  ?  Non ,  Chrétiens  ; 
mais  c'est  que  nous  sommes  aveugles ,  et  que  notre  aveuglement  nous 
empêche  de  les  apercevoir  et  d'en  être  touchés. 

Quel  remède,  mes  chers  auditeurs,  et  quel  parti  prendre  pour  se  garan- 
tir des  suites  d'un  aveuglement  si  pernicieux  ?  Ah  !  Seigneur,  vous  me 
l'avez  appris  :  c'est  de  me  contenir  dans  les  bornes  d'une  exacte  et  entière 
soumission  à  votre  loi  ;  c'est  de  ne  me  permettre  quoi  que  ce  soit  qui  puisse 
en  quelque  sorte  blesser  votre  loi  ;  c'est  de  n'affecter  jamais  une  fausse 
liberté,  qui  si  souvent ,  lors  même  que  je  l'ignorais,  et  parce  que  je  l'igno- 
rais ,  m'a  rendu  prévaricateur  de  votre  loi.  Voilà  le  moyen  ,  ô  mon  Dieu, 
dont  vous  m'avez  pourvu ,  et  que  je  dois  mettre  en  œuvre  ;  sans  cela  ma 
perte  est  inévitable.  Car  il  faudrait ,  pour  me  garantir  des  chutes  fatales 
dont  je  suis  menacé ,  ou  que  mon  aveuglement  cessât ,  ou  qu'une  étude 
constante  et  assidue  de  mes  devoirs  suppléât  aux  lumières  qui  me  man- 
quent. De  n'être  plus  aveugle ,  ni  exposé  aux  erreurs  de  mon  esprit ,  c'est 
ce  que  je  ne  puis  espérer  :  car  étant  pécheur,  telle  est  ma  triste  destinée  ; 
et  comme  il  ne  dépend  pas  de  moi  d'être  exempt  de  toutes  les  faiblesses 
de  la  concupiscence ,   aussi  ne  puis-je  être  dans  cette  vie  absolument  dé- 
gagé des  ténèbres  de  l'ignorance ,  puisque  c'est  une  peine  de  mon  péché. 
De  combattre  cette  ignorance  par  des  réflexions  continuelles  sur  le  nombre 
et  la  qualité  de  mes  devoirs ,  il  est  vrai  que  je  le  puis  :  mais  le  ferai-je 
toujours?  et  quand  je  le  ferais,  aurai -je  toujours  assez  de  lumières  pour  y 
réussir,  c'est-à-dire,  pour  connaître  clairement  et  distinctement  ce  qui  est 
d'une  obligation  rigoureuse ,  et  ce  qui  ne  l'est  pas  ?  et  quand  enfin  je  le 
connaîtrais,  aurai-je  toujours  assez  de  force  et  assez  de  résolution  pour  agir 
selon  mes  connaissances?  Ah!  Seigneur,  il  est  bien  plus  court  et  bien  plus 
sûr  de  m'interdire  tout  péché ,  de  quelque  nature  qu'il  puisse  être.  Outre 
que  j'aurai  l'avantage  d'en  être  plus  agéable  à  vos  yeux;  outre  que  je  me 
ferai  un  mérite  de  vivre  dans  un  plus  parfait  attachement  à  vos  volontés  ; 
outre  que  ce  sera  une  consolation  pour  moi  de  penser  que  je  suis  du  nom- 
bre de  vos  fidèles  serviteurs,  ou  que  je  tâche  au  moins  à  vous  servir  comme 
eux  (motif  à  quoi  je  dois  être  plus  sensible  qu'à  toutes  les  récompenses  que 
je  pourrais  attendre  de  vous) ,  je  n'aurai  plus  besoin ,  quand  il  s'agira  de 
votre  loi,  de  l'examiner  de  si  près,  ni  de  chercher  tant  d'éclaircissements 
et  d'aller  à  tant  de  conseils,  qui  souvent  me  flattent  au  lieu  de  m'instruire, 
ou  qui  m'embarrassent  au  lieu  de  me  calmer.  Cette  exactitude,  cette  régu- 
larité dans  les  plus  petites  choses ,  me  tiendra  lieu  de  tout  le  reste.  Avec 
cela  je  pourrai  compter  sur  vous  et  sur  moi-même  :  sur  vous ,  parce  que 
vous  vous  êtes  engagé  à  combler  de  vos  grâces  une  âme  qui  vous  donne 
tout  sans  réserve;  sur  moi-même,  parce  que  j'aurai  le  plus  assuré  préser- 
vatif contre  ma  fragilité  naturelle ,  et  contre  le  penchant  de  mon  cœur. 
Heureux ,  mes  Frères ,  si  vous  entrez  dans  ces  sentiments  !  Méditez  bien 


SUR   LA    RELIGION   ET    LA    PROBITE.  Mi 

cette  maxime  de  saint  Bernard ,  que  ce  serait  un  miracle ,  si  celui  qui  se 
permet  tout  ce  qui  lui  est  permis  ne  se  laissait  pas  emporter  à  ce  qui  lui 
est  défendu.  Souvenez-vous  de  cet  oracle  du  Saint-Esprit,  que  quiconque 
méprise  les  petites  choses  tombe  peu  à  peu,  et  même  sans  y  prendre  garde, 
dans  les  grandes.  N'oubliez  jamais  que  vous  êtes  faibles,  et  que  vous  ne 
pouvez  mieux  vous  précautionner  contre  le  péché ,  qu'en  évitant  jusqu'à 
l'ombre  même  du  péché.  Enfin ,  mettez-vous  en  état  d'entendre  de  la 
bouche  de  Jésus-Christ  cette  consolante  parole  :  Venez  ,  bon  serviteur  ; 
parce  que  vous  m'avez  été  fidèle  en  peu  de  chose  ,  prenez  possession  de 
mon  royaume  céleste ,  et  goûtez-y  une  félicité  éternelle.  Puissions-nous 
tous  y  parvenir,  Chrétiens!  c'est  ce  que  je  vous  souhaite ,  etc. 


SERMON  POUR  LE  JEUDI  DE  LA  TROISIÈME  SEMAINE. 


SUR  LA  RELIGION  ET  LA  PROBITE. 

Omnes  qui  habebant  infirmas  vartis  languoribus ,  ducebant  illos  ad  Jesum.  At  Me  singulis 
manus  imponens ,  curabat  eos.  Exibanl  autem  dœmonia  à  mullis ,  clamantia  et  dicentia  :  Quia 
tu  es  Filius  Dei.  Et  increpans  non  sinebal  ea  loqui ,  quia  sciebant  ipsum  esse  Chrislum. 

Tous  ceux  qui  avaient  des  malades  de  diverses  maladies  les  amenaient  à  Je'sus  ,  et  il  les 
guérissait  tous  en  les  touchant.  Or  les  démons  sortaient  de  plusieurs  possédés  ,  criant  et  di- 
sant :  Vous  êtes  le  Fils  de  Dieu.  Mais  il  les  reprenait,  et  ne  leur  permettait  pas  de  parler, 
parce  qu'ils  savaient  qu'il  était  le  Messie.  Saint  Luc ,  ch.  4. 

C'est  le  témoignage  que  rendent  au  Sauveur  du  monde,  dans  notre  évan- 
gile, ces  esprits  de  ténèbres  à  qui  il  faisait  sentir  son  souverain  pouvoir, 
en  les  chassant  des  corps  ,  et  dont  il  était  venu  sur  la  terre  renverser  l'in- 
juste domination.  Témoignage  certain,  puisqu'ils  savaient,  et  qu'ils  avaient 
appris  par  de  si  sensibles  épreuves  ce  qu'il  était  :  Quia  sciebant  ipsum  esse 
Christum1.  Témoignage  public ,  puisqu'ils  le  disaient  et  qu'ils  le  faisaient 
si  hautement  entendre  :  Clamantia  et  dicentia  :  Quia  tu  es  Filius  Dei  2. 
Témoignage  d'autant  plus  glorieux  au  Fils  de  Dieu ,  que  c'étaient  ses  en- 
nemis mêmes  qui  reconnaissaient  sa  toute-puissante  vertu ,  et  qui  pu- 
bliaient sa  divinité  :  Exibant  autem  dœmonia  3.  Mais  témoignage  que 
cet  Homme-Dieu  méprise  et  qu'il  rejette ,  parce  que  ce  n'était,  après  tout, 
qu'un  témoignage  forcé  :  et  qu'il  ne  partait  pas  d'un  vrai  sentiment  de 
religion,  Et  increpans  non  sinebat  ea  loqui  \  Car  s'ils  obéissaient  à  ses 
ordres  en  sortant  des  possédés ,  c'est  qu'ils  ne  pouvaient  résister  à  sa  pa- 
role ;  et  tandis  qu'ils  l'honoraient  d'une  part ,  ou  qu'ils  semblaient  l'ho- 
norer, en  l'appelant  Fils  de  Dieu  ,  ils  le  plasphémaient  de  l'autre  et  ils  le 
renonçaient,  en  s'opposant  de  toutes  leurs  forces  à  l'établissement  de  sa 
loi.  En  vain  donc ,  mes  Frères  ,  pour  en  venir  à  nous-mêmes  ,  adorons- 
nous  Dieu  ou  prétendons-nous  l'adorer,  si  nous  ne  l'adorons  en  esprit  et 
en  vérité.  En  vain  lui  rendons-nous  un  culte  apparent ,  si,  dans  la  pra- 
tique ,  nous  démentons  par  nos  mœurs  ce  que  nous  confessons  de  bouche. 

1  Luc,  4.  —  a  Ibid.  —  3  Ibid,  _-  4  Jbid. 


542  SUR   LA    RELIGION  ET    LA    PROBITE. 

En  vain  sommes-nous  chrétiens  ,  ou  nous  disons-nous  chrétiens ,  si  nous 
ne  le  sommes  que  de  nom  ,  et  si  nous  n'en  devenons  pas  plus  fidèles  à  nos 
devoirs.  Et  quand  je  dis  nos  devoirs ,  je  n'entends  pas  seulement  certains 
devoirs  de  religion ,  mais  les  devoirs  les  plus  communs  de  la  société  ,  et  les 
plus  ordinaires  dans  l'usage  de  la  vie  et  dans  le  commerce  du  monde. 
C'est  de  là  même  aussi  que  je  tire  le  sujet  de  ce  discours  ;  et ,  prenant  la 
matière  en  général ,  je  veux  vous  faire  voir  le  rapport  nécessaire  qu'il  y 
a  entre  la  religion  et  la  probité  ;  je  veux  vous  donner  une  parfaite  idée  de 
l'un  et  de  l'autre ,  en  vous  démontrant  la  dépendance  mutuelle  qu'elles 
ont  l'une  de  Fautre.  Puissiez-vous ,  sur  ce  plan,  régler  désormais  toute  la 
conduite  de  votre  vie  !  C'est  pour  cela  que  j'implore  le  secours  du  ciel ,  et 
que  je  m'adresse  à  Marie  ,  en  lui  disant  :  Ave,  Maria. 

Avoir  de  la  probité  selon  le  monde,  et  avoir  de  la  religion,  ce  sont  deux 
choses  qu'on  a  de  tout  temps  distinguées ,  et  qui  sont  en  effet  très-diffé- 
rentes, soit  qu'on  les  considère  dans  leurs  principes,  soit  qu'on  en  juge 
par  leurs  objets ,  soit  qu'on  ait  égard  aux  fins  qu'elles  se  proposent.  Car 
la  probité  selon  le  monde  semble  n'être  tout  au  plus  qu'un  effet  de  la 
raison,  et  la  religion  est  le  grand  ouvrage  de  la  grâce.  La  probité  selon 
le  monde  est  bornée  à  quelques  devoirs  de  société ,  qu'elle  règle  entre  les 
hommes ,  et  la  religion  est  occupée  aux  plus  saints  exercices  du  culte  de 
Dieu.  La  probité  selon  le  monde  n'envisage  rien  que  de  mortel  et  de  pé- 
rissable, et  la  religion  porte  ses  vues  et  ses  espérances  jusque  dans  l'éter- 
nité. Cependant  j'ose  avancer  une  proposition  dont  quelques-uns  ne  com- 
prendront pas  d'abord  toute  la  vérité ,  mais  dont  j'espère  que  la  suite  de 
ce  discours  les  convaincra  ;  car  je  prétends  que  la  probité  et  la  religion , 
toutes  différentes  et  quelquefois  même  tout  opposées  qu'elles  paraissent, 
ont  néanmoins  entre  elles  une  liaison  très-étroite,  jusque-là  qu'aies  pren- 
dre dans  toute  l'étendue  qu'elles  doivent  avoir  ,  on  peut  dire  absolument 
qu'elles  sont  inséparables.  Pourquoi  ?  concevez,  s'il  vous  plaît,  ces  deux 
pensées  :  parce  qu'il  est  impossible  qu'un  homme  qui  n'a  point  de  reli- 
gion ait  une  véritable  probité  ;  et  qu'il  n'est  pas  plus  possible  qu'un 
homme  qui  n'a  pas  le  fonds  d'une  vraie  probité ,  ait  une  solide  religion. 
Ces  deux  maximes  ont  besoin  d'éclaircissement;  mais  l'éclaircissement  que 
je  vais  leur  donner  en  doit  être  la  preuve.  Point  de  probité  sans  religion, 
c'est  la  première  partie  ;  point  de  religion  sans  probité,  c'est  la  seconde. 
Mais  la  probité  avec  la  religion ,  ou  la  religion  avec  la  probité ,  voilà  ce  qui 
fait ,  selon  Dieu  et  selon  le  monde ,  l'homme  de  bien ,  et  ce  que  j'ai  pré- 
sentement à  développer. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

Je  l'ai  dit ,  Chrétiens,  et  il  faut  que  le  monde  malgré  lui  le  reconnaisse, 
que  sans  la  vertu  de  religion ,  qui  nous  assujettit  à  Dieu  et  à  son  culte , 
il  n'y  a  point  de  véritable  probité  parmi  les  hommes.  Voici  les  raisons  sur 
quoi  je  fonde  cette  importante  maxime.  Premièrement,  parce  qu'il  n'y  a 
que  la  religion  qui  puisse  être  une  règle  certaine ,  un  principe  universel 


SUR   LA    RELIGION   ET   LA   PROBITÉ.  543 

et  un  fondement  solide  de  tous  les  devoirs  qui  font  ce  caractère  de  probité 
dont  je  parle.  Secondement,  parce  que  tout  autre  motif  que  celui  de  la 
religion  n'est  point  à  l'épreuve  de  certaines  tentations  délicates ,  où  la 
vraie  probité  se  trouve  sans  cesse  exposée.  Enfin,  parce  que  quiconque  a 
secoué  le  joug  de  la  religion  n'a  plus  de  peine  à  s'émanciper  de  toutes 
les  autres  lois  qui  pouvaient  le  retenir  dans  l'ordre,  ni  à  se  défaire  de  tous 
les  engagements  qu'il  a  dans  la  société  humaine,  et  sans  lesquels  la  pro- 
bité ne  peut  subsister.  Je  vais  vous  faire  entendre  ces  trois  pensées. 

Je  dis  que  la  religion  est  le  seul  principe  sur  quoi  tous  les  devoirs  qui 
fond  la  vraie  probité  peuvent  être  sûrement  établis.  C'est  la  doctrine  du 
docteur  angélique  saint  Thomas ,  dans  sa  Somme  seconde,  question  quatre- 
vingt-unième.  Car  la  religion,  dit-il,  dans  la  propriété  même  du  terme, 
n'est  rien  autre  chose  qu'un  lien  qui  nous  tient  attachés  et  sujets  à  Dieu , 
comme  au  premier  être.  Or  dans  Dieu ,  ajoute  ce  saint  docteur ,  sont  réu- 
nis ,  comme  dans  leur  centre,  tous  les  devoirs  et  toutes  les  obligations  qui 
lient  les  hommes  entre  eux  par  le  commerce  d'une  étroite  société.  Il  est 
donc  impossible  d'être  lié  à  Dieu  par  un  culte  de  religion  ,  sans  avoir  en 
même  temps  avec  le  prochain  toutes  les  autres  liaisons  de  charité  et  de 
justice ,  qui  font  même ,  selon  l'idée  du  monde  ,  ce  qui  s'appelle  l'homme 
d'honneur.  Ainsi ,  Chrétiens  ,  quand  Dieu  nous  commande  de  l'adorer  et 
de  ne  servir  que  lui  seul  :  Dominum  JDeiim  tuum  adorabis,  et  Mi  soit 
servies  ■  ;  bien  loin  que  cette  restriction ,  lut  seul ,  exclue  aucun  des  de- 
voirs de  la  vie  civile ,  elle  les  embrasse  tous  ;  bien  loin  qu'elle  les  affaiblisse, 
elle  les  affermit  tous  ;  bien  loin  qu'elle  préjudicie  à  ce  que  les  hommes 
sont  en  possession  d'exiger  les  uns  des  autres ,  elle  le  maintient  dans  toute 
sa  force ,  et  elle  l'autorise  dans  toute  son  étendue.  Car,  en  vertu  de  la  loi 
que  j'ai  reçue  et  que  je  me  suis  faite  de  servir  un  Dieu ,  je  rends  à  chacun, 
par  une  conséquence  nécessaire,  ce  qui  lui  est  dû,  l'honneur  à  qui  ap- 
partient l'honneur  ,  le  tribut  à  qui  je  dois  le  tribut  ;  je  suis  fidèle  à  mon 
roi,  obéissant  à  mes  supérieurs,  respectueux  envers  les  grands,  modeste 
envers  mes  égaux,  charitable  à  l'égard  des  pauvres;  j'ai  du  zèle  pour  mes 
amis,  de  l'équité  pour  mes  ennemis,  de  la  modération  pour  moi-même  : 
pourquoi?  parce  que  dans  Dieu  seul  je  trouve  ce  qui  m'oblige  à  tout  cela  , 
mais  d'une  manière  qui  ne  peut  être  qu'en  Dieu  ,  et  qui  ne  se  trouve  point 
hors  de  Dieu. 

En  effet ,  je  considère  en  Dieu  tous  ces  devoirs  comme  autant  de  dépen- 
dances du  culte  suprême  dont  je  lui  suis  redevable,  et  par  conséquent 
comme  autant  de  points  de  conscience  essentiels  à  mon  salut.  Or  cette 
vue  de  conscience  et  de  salut  est  la  grande  règle  qui  fait  que  je  me  sou- 
mets, que  je  me  captive;  que  j'use,  s'il  est  besoin,  de  sévérité  et  de  ri- 
gueur contre  moi-même,  pour  me  réduire  à  la  pratique  de  toutes  ces  obli- 
gations. Et  voilà,  Chrétiens,  la  sainte  et  divine  morale  que  Tertullien 
proposait  aux  infidèles  et  aux  païens ,  pour  leur  faire  comprendre  la  pu- 
reté de  notre  religion ,  et  pour  effacer  les  fausses  idées  qu'ils  en  avaient. 
Il  leur  faisait  voir  que ,  bien  loin  qu'ils  en  dussent  former  aucun  soupçon 

1  Deut.,  6. 


5M  SUR   LA   RELIGION  ET   LA   PROBITÉ. 

ni  avoir  aucun  ombrage,  ils  la  devaient  regarder  comme  une  religion  utile 
à  la  sûreté  et  au  bien  commun.  Car  c'est ,  leur  remontrait-il ,  cette  reli- 
gion qui  nous  apprend  à  faire  tous  les  jours  des  vœux  à  notre  Dieu  pour 
la  prospérité  de  vos  Césars ,  lors  même  qu'ils  nous  persécutent ,  et  à  offrir 
pour  eux  le  sacrifice  de  nos  autels,  au  même  temps  qu'ils  sacrifient  le 
sang  de  nos  frères  à  la  rigueur  de  leurs  édits.  C'est  cette  religion  qui  nous 
apprend  à  servir  dans  vos  armées  avec  une  fidélité  sans  exemple ,  puisque 
vous  êtes  obligés  de  reconnaître  que  vous  n'avez  pas  de  meilleurs  soldats 
que  les  chrétiens.  C'est  cette  religion  qui  nous  apprend  à  payer  exactement 
et  sans  fraude  les  tributs  et  les  impôts  publics  ;  jusque-là  que  les  bureaux 
de  vos  recettes  (c'est  l'expression  de  Tertullien)  rendent  grâces  de  ce  qu'il  y 
a  des  chrétiens  au  monde ,  parce  que  les  chrétiens  s'acquittent  de  ce  devoir 
par  principe  de  conscience  et  de  piété  :  Hlnc  est  quod  vectigalia  vestra 
grattas  christianis  agunt,  utpote  debitum  ex  fide  pendentibus  i.    Ces 
paroles  sont  admirables.  Et  en  effet ,  si  dans  un  état  toutes  choses  se  trai- 
taient selon  les  lois  du  christianisme  ;  si  les  peuples  y  obéissaient  en  chré- 
tiens ,  et  si  ceux  qui  les  gouvernent  les  gouvernaient  en  chrétiens  ;  si  la 
justice  y  était  rendue ,  si  l'on  y  exerçait  le  commerce ,  si  les  emplois  et  les 
charges  s'y  administraient  selon  la  conduite  toute  pure  et  l'inspiration  de 
l'esprit  chrétien,  quel  ordre  n'y  verrait-on  pas,  et  quelle  paix?  marque 
évidente ,  dit  saint  Augustin ,  non-seulement  de  la  vérité  ,  mais  de  la  né- 
cessité de  notre  religion.  Et  c'est  encore  par  là  qu'entre  les  différentes  sectes 
de  la  religion  chrétienne,  le  parti  catholique,  qui  est  le  parti  de  la  vérité, 
s'est  de  tout  temps  distingué  du  parti  de  l'erreur.  Car   pourquoi ,  par 
exemple,  les  hérésies  ont-elles  toujours  fait  naître  les  désordres,  et  pour- 
quoi ont-elles  suscité ,  dans  tous  les  lieux  où  elles  se  sont  élevées ,  la  révolte 
des  sujets  contre  les  puissances  légitimes ,  sinon ,  dit  le  savant  Pic  de  la 
Mirande ,  parce  qu'il  est  impossible  de  dégénérer  de  la  vraie  religion  sans 
dégénérer  de  la  vraie  probité  ?  Or  quel  est  le  premier  devoir  de  la  probité, 
si  ce  n'est  de  se  soumettre  à  l'autorité? 

Il  faut  donc  considérer  la  religion  dans  le  cœur  de  l'homme ,  comme  le 
premier  mobile  dans  l'univers.  Prenez  garde ,  s'il  vous  plaît,  Chrétiens  : 
ce  ciel  que  nous  appelons  premier  mobile  ,  a  une  vertu  si  puissante  ,  qu'il 
fait  rouler  avec  soi  tous  les  autres  cieux,  qu'il  répand  ses  influences  jus- 
que dans  le  sein  de  la  terre ,  et  qu'il  entretient  par  son  action  et  par  son 
mouvement  toute  l'harmonie  du  inonde.  Si  ce  premier  mobile  s'arrêtait , 
disent  les  philosophes ,  toute  la  nature  serait  dans  le  trouble  et  dans  la 
confusion.  De  même,  quand  le  principe  de  la  religion  vient  une  fois  à 
être  détruit  ou  altéré  dans  un  esprit ,  il  n'y  faut  plus  chercher  de  règle  ni 
de  conduite,  plus  d'honnêteté  de  mœurs,  du  moins  constante  et  générale  : 
remarquez  bien  ces  deux  termes ,  constante  et  générale ,  qui  comprennent 
tout.  Car  sur  quoi  serait  fondée  cette  honnêteté?  sur  les  seules juies  de  la 
raison?  Ah!  Chrétiens,  vous  êtes  trop  éclairés  et  trop  bien  instruits  du 
mérite  des  choses,  pour  croire  que  la  raison  seule,  dans  l'état  où  elle  est 
réduite,  c'est-à-dire  corrompue  parle  péché,  affaiblie  par  les  passions,  su- 

1  Tertull. 


SUR  LA   RELIGION    ET    LA    PROBITE»  545 

jette  comme  elle  est  à  se  prévenir  et  à  s'aveugler,  puisse  maintenir  l'homme 
dans  une  innocence  entière  et  irréprochable.  Vous  avez  trop  de  pénétration 
pour  ne  pas  voir  les  scandales  qui  arriveraient ,  si  les  devoirs  de  la  société 
humaine  dépendaient  uniquement  de  l'idée  que  chacun  s'en  forme ,  et 
l'horrible  renversement  qui  s'ensuivrait,  si  chacun,  selon  son  caprice  et 
selon  son  sens ,  se  faisait  l'arbitre  de  ce  qu'il  peut ,  de  ce  qu'il  doit ,  de 
ce  qui  lui  appartient,  de  ce  qui  lui  est  permis;  en  sorte  que  sa  raison 
lui  tînt  lieu  d'un  tribunal  souverain  au-dessus  duquel  il  n'en  reconnût 
point  d'autre,  et  dont  il  n'y  eût  aucun  appel.  Je  ne  veux  que  vous-mêmes 
pour  en  juger.  Cette  raison  sans  religion ,  combien  d'injustices  n'auto- 
riserait-elle pas?  combien  de  trahisons  et  de  fourberies  ne  trouverait-elle 
pas  moyen  de  justifier  ?  à  combien  de  crimes  ne  donnerait-elle  pas  le  nom 
de  vertu? 

C'est  pour  cela,  dit  saint  Chrysostome  (ceci  est  remarquable),  c'est 
pour  cela  que ,  dans  les  affaires  du  monde  les  plus  importantes ,  dans  les 
traités  d'alliance  et  de  paix,  dans  les  premières  charges  d'un  état,  dans 
l'administration  même  de  la  justice  ordinaire,  on  exige  des  serments,  qui 
sont  des  protestations  publiques  et  solennelles  de  religion:  pourquoi?  parce 
que ,  sans  le  sceau  de  la  religion ,  on  ne  croit  pas  pouvoir  s'assurer  de  la 
raison  des  hommes ,  et  parce  que  les  hommes  mêmes ,  qui  connaissent 
fort  bien  le  faible  de  leur  raison  ,  se  défient  toujours  les  uns  des  autres ,  à 
moins  que  cette  raison  qu'ils  ont  pour  suspecte  n'ait,  pour  ainsi  dire,  une 
caution  supérieure  et  un  garant,  qui  est  la  religion.  Car  qu'est-ce  en  effet 
que  le  serment  et  le  jurement  dans  la  doctrine  des  théologiens ,  sinon  une 
espèce  de  caution  que  nous  fournit  la  religion  même ,  pour  pouvoir  ré- 
pondre aux  autres  de  notre  raison  ?  Or  cela  s'est  pratiqué  généralement 
dans  toutes  les  nations  et  dans  tous  les  siècles.  Autre  preuve ,  dit  saint 
Chrysostome ,  pour  confondre  le  libertinage ,  et  pour  détruire  cette  pré- 
tendue suffisance  de  la  raison,  dont  l'impiété  se  glorifie.  Aussi,  Chrétiens, 
consultez  votre  propre  expérience  :  y  a-t-il  personne  de  vous  qui  voulût 
que  sa  vie  et  sa  fortune  fussent  entre  les  mains  d'un  homme  sans  religion  ? 
Quelques  lumières  qu'il  ait ,  quelque  raison  qu'il  fasse  paraître,  dès  que  je 
sais  qu'il  n'a  point  de  Dieu ,  ne  m'estimerais-je  pas  malheureux  qu'il  fût 
le  maître  de  mes  intérêts ,  et  n'éviterai-je  pas  toujours ,  autant  qu'il  est 
en  moi ,  d'avoir  aucun  engagement  avec  lui  ?  Au  contraire,  si  je  suis  con- 
vaincu que  celui  avec  qui  je  traite  a  de  la  foi  et  de  la  conscience ,  je  ne 
crains  rien  ;  et  un  athée ,  tout  athée  qu'il  est ,  se  confiera  plutôt  à  un 
homme  qui  croit  un  Dieu ,  qu'à  un  libertin  et  un  impie  comme  lui.  Pro- 
vidence adorable,  c'est  ainsi  que  vous  éclatez  jusque  dans  l'impiété,  et 
que  malgré  nous  nous  concevons  de  l'horreur  pour  l'irréligion ,  qui  non- 
seulement  se  contredit  et  se  condamne,  mais  s'abhorre  elle-même. 

Vous  me  direz  qu'indépendamment  de  toute  religion ,  il  y  a  un  certain 
amour  de  la  justice  que  la  nature  nous  a  inspiré,  et  qui  suffit  au  moins 
pour  former  un  caractère  d'honnête  homme  selon  le  monde.  Je  sais ,  Chré- 
tiens, que  cela  se  dit,  et  que  c'est  le  prétexte  spécieux  dont  le  libertinage 
le  plus  raffiné  se  sert  pour  conserver  encore  quelque  reste  d'estime  et  de 
t.  i.  35 


846  Stfft    LA    RELIGION    ET   LA    PROBITE. 

bonne  opinion  parmi  les  hommes.  Mais  c'est  un  prétexte  qui  n'a  jamais 
trompé  que  les  simples,  et  dont  il  est  aisé  d'apercevoir  l'illusion.  Car, 
sans  examiner  quel  serait  cet  amour  de  la  justice  abandonné  à  la  discrétion 
de  la  bonne  ou  mauvaise  foi  de  chaque  particulier ,  je  vous  demande,  Chré- 
tiens, où  Ton  trouverait  dans  le  monde  des  hommes  qui  se  piquassent 
d'un  grand  zèle  pour  la  justice,  s'ils  étaient  une  fois  persuadés  qu'il  n'y 
a  ni  Dieu  ni  religion?  Y  en  aurait-il  beaucoup  ?  un  ambitieux,  un  sensuel, 
un  avare ,  serait-il  beaucoup  touché  de  cette  idée  de  justice  séparée  de  la 
connaissance  de  Dieu?  et  ces  honnêtes  gens  prétendus  du  monde  ,  comment 
en  useraient-ils?  Car  enfin ,  s'il  n'y  avait  point  de  religion ,  que  je  n'eusse 
plus  devant  les  yeux  ce  premier  être  qui  me  régit  et  qui  me  gouverne ,  je 
me  regarderais  moi-même  comme  ma  fin  ;  et ,  par  un  dérèglement  de  rai- 
son ,  qui  deviendrait  néanmoins  alors  comme  raisonnable ,  je  rapporterais 
tout  à  moi  :  mon  intérêt ,  mon  plaisir ,  ma  satisfaction ,  ma  gloire ,  se- 
raient mes  divinités  ;  et  je  prétendrais  avoir  droit  de  leur  sacrifier  toutes 
choses  :  pourquoi?  parce  que  je  ne  verrais  plus  rien  au-dessus  de  moi,  ni 
hors  de  moi ,  de  meilleur  que  moi.  Et  n'est-ce  pas  ainsi  que  vivent  les 
athées ,  qui  n'ont  plus  nulle  créance  de  Divinité ,  se  substituant  en  quelque 
sorte  à  la  place  de  Dieu  ,  et  n'agissant  que  pour  eux-mêmes ,  parce  qu'ils 
n'ont  point  d'autre  Dieu  qu'eux-mêmts  ?  Or,  dites-moi  s'il  peut  y  avoir 
avec  cela  quelque  probité?  le  moyen  qu'un  homme  préoccupé  de  cette 
maxime  eût  de  la  charité  pour  le  prochain?  le  moyen  qu'il  pût  se  faire 
une  vertu  d'obéir  et  de  dépendre ,  et  qu'il  se  soumît  autrement  que  par 
contrainte  et  par  bassesse  de  cœur. 

Et  c'est  ici ,  Chrétiens  ,  que  je  dois  vous  faire  remarquer,  non  pas  l'im- 
piété ,  mais  l'extravagance  de  cette  politique  malheureuse  dont  un  faux 
sage  de  ces  derniers  siècles  s'est  glorifié  d'être  l'auteur  ;  politique  qui  ne 
reçoit  de  religion  qu'autant  qu'il  en  faut  pour  bien  faire  son  personnage 
selon  le  monde,  et  qui  n'en  retient  que  l'apparence  et  la  figure,  pour  gar- 
der précisément  les  bienséances  de  son  état.  Car ,  sans  entreprendre  de 
réfuter  une  maxime  si  détestable  ;  sans  m'arrêter  à  la  pensée  de  Guillaume 
de  Paris  ,  qu'une  religion  feinte  et  hypocrite  est ,  dans  un  sens ,  pire  que 
l'irréligion  même  ;  sans  dire  qu'elle  est  plus  dangereuse  que  ne  serait  un 
athéisme  déclaré ,  parce  qu'on  se  défie  moins  d'elle ,  et  qu'elle  peut  servir 
à  cacher  toute  sorte  de  crimes  ;  sans  vous  faire  observer  que  c'est  parmi  les 
peuples  où  cette  doctrine  s'est  répandue  que  les  plus  noires  perfidies  ont 
été  plus  communes  (et  Dieu  veuille  que  bientôt  il  n'en  soit  pas  ainsi  de 
nous!);  sans  parler  des  désordres  qui  s'ensuivraient,  si  les  peuples  n'a- 
vaient de  religion  qu'autant  que  leurs  intérêts  le  demandent  :  désordres 
qui  montrent  bien  jusqu'où  va  l'égarement  des  hommes  quand  ils  se  dé- 
tachent une  fois  de  Dieu ,  et  combien  ce  que  dit  saint  Paul  est  vrai ,  que 
Dieu  les  livre  à  un  sens  réprouvé  ;  sans ,  dis-je ,  insister  là-dessus ,  il  me 
suffit,  Chrétiens ,  que  cette  damnable  politique,  en  raisonnant  contre  Dieu, 
se  détruise  par  elle-même  et  par  son  propre  raisonnement.  Car,  tout  im- 
pie qu'elle  est ,  elle  reconnaît  au  moins  la  nécessité  d'une  religion  appa- 
rente pour  contenir  les  peuples  dans  le  devoir  ;  et,  par  là  même ,  elle  con- 


SUR    LA    RELIGION    ET    LA    PllOBITK.  547- 

vient  que  là  raison  seule  n'est  pas  capable  d'entretenir  dans  le  monde  cette 
probité  qui  le  doit  régler  :  d'où  je  conclus,  moi,  la  nécessite  d'une  vraie 
religion  :  pourquoi  ?  parce  que  la  vraie  probité  ne  peut  pas  être  fondée 
sur  le  mensonge.  Si  donc  il  faut  une  religion,  et  s'ils  sont  eux-mêmes  for- 
cés de  l'avouer ,  ils  en  doivent  conséquemment  admettre  une  vraie  à 
moins  qu'ils  ne  veuillent  faire  de  l'univers  ce  que  Jésus-Christ  reprochait 
aux  Juifs  qu'ils  avaient  fait  du  temple  de  Dieu ,  c'est-à-dire  une  caverne 
de  voleurs. 

Allons  encore  plus  avant.  J'ai  dit,  Chrétiens ,  qu'il  n'y  avait  que  le  mo- 
tif de  la  religion  qui  fût  à  l'épreuve  de  certaines  tentations  délicates ,  aux- 
quelles le  devoir  et  la  probité  se  trouvent  sans  cesse  exposés.   Je  m'ex- 
plique, et  suivez-moi.  J'appelle  tentations  délicates  celles  qui  attaquent  le 
cœur  par  ce  qu'il  a  de  plus  sensible ,  qui  opposent  un  intérêt  puissant  à 
l'intégrité  dune  conscience  faible ,  et  qui  mettent  la  raison  en  compromis 
avec  une  forte  passion.  Tentation  délicate ,  par  exemple ,  lorsqu'il  ne  dé- 
pend ,  pour  avoir  l'approbation  et  l'estime  du  monde ,  que  d'embrasser  le 
parti  de  l'injustice  ,  et  qu'en  tenant  ferme  pour  la  vérité ,  on  s'attire  le 
mépris  et  la  haine.   Tentation  délicate ,  quand ,  pour  agir  en  homme  de 
bien ,  il  faut  résister  à  l'autorité  et  au  crédit ,  et  risquer  même  sa  fortune 
et  toutes  ses  espérances.  Tentation  délicate ,  quand  on  voit  entre  ses  mains 
un  profit  considérable  mais  injuste ,  et  qu'en  donnant  à  telle  affaire  une 
fausse  couleur ,  ou  en  prenant  certaines  mesures ,  on  la  peut  faire  réussir 
à  son  avantage.  Tentation  délicate ,  lorsqu'aux  dépens  d'un  misérable  ou 
d'un  inconnu,  on  peut  servir  un  ami  ;  ou  que,  pour  perdre  un  ennemi, 
on  n'a  qu'à  s'écouter  un  peu  plus,  et  qu'à  suivre  les  sentiments  de  son 
cœur.  Tentation  délicate ,  lorsque ,  franchissant  un  pas  hors  des  bornes  de 
cette  raison  sévère  et  scrupuleuse  qui  nous  arrête ,  on  se  met  en  état  d'être 
tout  et  de  parvenir  à  tout.  En  un  mot,   tentation  délicate,  lorsqu'on  se 
trouve  en  pouvoir  de  faire  le  mal  sans  en  craindre  les  conséquences ,  ou 
parce  que  l'on  est  au-dessus  des  jugements  du  monde  et  de  la  censure ,  ou 
parce  que  la  corruption  étant  si  générale ,  on  se  promet  d'avoir  des  appro- 
bateurs et  des  flatteurs  jusque  dans  le  crime.  N'est-ce  pas  là  et  en  mille 
autres  conjonctures  que  nous  voyons  la  raison  la  plus  droite,  à  ce  qu'il 
paraît,  succomber  néanmoins  à  la  tentation,  si  elle  n'est  soutenue  par  la  re- 
ligion? Car  il  est  aisé,  comme  remarque  saint  Ambroise,  de  trouver  dans 
le  monde  des  hommes  religieux  sur  leur  devoir ,  quand  leur  devoir  n'est 
combattu  par  nul  intérêt  contraire.   C'est  alors  qu'on  parle  hautement, 
qu'on  prononce  des  oracles ,  qu'on  se  déclare  pour  la  vertu  et  la  probité  ; 
et  je  conçois  bien  que  cette  probité  peut  être  un  fruit  de  la  raison  humaine  : 
mais  de  voir  des  hommes  d'une  probité  et  d'une  vertu  qui  se  soutienne 
sans  exception  contre  tout  intérêt,  des  hommes  d'honneur  quand  il  en  doit 
tout  coûter  pour  l'être ,  des  hommes  équitables  contre  eux-mêmes ,  et  aussi 
déterminés  à  faire  aux  autres  justice  d'eux-mêmes  qu'à  ne  se  la  pas  faire 
à  eux-mêmes  des  autres;  ah!  Chrétiens,  c'est  une  espèce  de  miracle  où  la 
religion  doit  venir  au  secours  de  la  raison  ;  et ,  sans  ce  miracle ,  point  de 
probité. 


oi8  SUR   LA    RELIGION   ET   LA   PROBITë\ 

De  là  vient  que  dans  le  siècle  où  nous  vivons  (pardonnez-moi  cette  ré- 
flexion, que  je  fais ,  non  par  un  esprit  de  critique,  mais  par  un  sentiment 
de  zèle) ,  de  là  vient  que  dans  notre  siècle  on  se  laisse  aller  à  tant  de  dés- 
ordres dont  auraient  rougi  les  païens  mêmes.  De  là  vient  que  presque  tous 
les  états  sont  aujourd'hui  décriés,  et  qu'on  ne  s'étonne  plus  de  voir  des 
juges  gouvernés  par  celui-ci ,  ou  gagnés  par  celle-là.  De  là  vient  qu'un 
homme  parfaitement  irréprochable  dans  le  maniement  des  deniers  publics, 
et  qui  sort  les  mains  pleinement  nettes  de  certains  emplois,  est  presque 
maintenant  pour  nous  un  prodige.  Le  dirai -je?  de  là  vient  qu'une  femme 
vraiment  fidèle  commence  à  devenir  bien  rare  dans  le  monde  ;  que  dans 
les  conditions  les  plus  honorables  il  y  a  tant  de  pratiques  et  de  menées,  tant 
d'artifices  et  de  détours,  à  qui  je  n'oserais,  par  respect  pour  cet  auditoire, 
donner  le  nom  qui  leur  convient,  mais  que  la  voix,  ou,  si  vous  voulez, 
que  l'indignation  publique  traite  tous  les  jours  de  friponneries.  De  là  vient 
que  le  sacerdoce  ,  tout  spirituel  et  tout  saint  qu'il  est ,  est  souvent  profané 
par  des  commerces  et  des  négoces  ,  non-seulement  criminels  et  défendus 
de  Dieu,  mais  sordides  même  selon  l'opinion  commune  ;  enfin,  que  le  vrai 
caractère  de  l'honneur  est  presque  effacé  par  tout.  Pourquoi  cela  ?  je  vous 
l'ai  dit  :  parce  que,  dans  la  plupart  des  états  et  des  conditions  de  la  vie,  il  y 
a  peu  de  religion.  Car,  encore  une  fois ,  comment  voulez -vous  que  cette 
femme  ,  que  ce  juge  ,  que  cet  homme  d'affaires  ,  en  telles  rencontres  où  je 
puis  me  les  figurer,  ne  soient  pas  emportés  par  la  passion  qui  les  domine, 
si  chacun  d'eux  n'a  quelque  chose  qui  l'élève  au-dessus  de  ce  milieu  si 
juste  et  si  précis  de  la  raison  ?  Or  ,  c'est  ce  que  fait  la  religion  ,  qui ,  dans 
la  vue  de  Dieu  ,  non-seulement  nous  empêche  d'attenter  sur  le  bien  d'au- 
trui ,  mais  nous  fait  même  abandonner  le  nôtre  ;  qui  non-seulement 
triomphe  de  l'ambition,  mais  nous  porte  encore  à  l'abaissement  et  à  l'hu- 
miliation ;  qui  non-seulement  réprime  les  désirs  criminels  de  la  chair, 
mais  nous  détache  même  des  commodités  et  des  aises  de  la  vie,  c'est-à-dire 
qui,  faisant  faire  à  l'homme  au  delà  de  ce  que  la  raison  lui  commande, 
le  rend  victorieux  de  tout  ce  que  la  tentation  lui  peut  suggérer. 

Et  voilà ,  Chrétiens ,  ce  que  nous  avons  vu  dans  la  personne  de  Jésus- 
Christ.  Le  démon  lui  montrant  tous  les  royaumes  de  la  terre ,  lui  promit 
de  l'en  rendre  maître,  s'il  voulait  se  prosterner  seulement  une  fois  devant 
lui.  C'était  une  tentation  bien  forte  :  mais  que  fit  le  Sauveur?  Il  se  servit 
de  la  religion  contre  une  attaque  si  dangereuse  ;  et ,  sans  autre  défense  que 
celle-ci  :  Sci^iptwn  est,  Dominum  Deum  tuum  adorabis1,  Il  est  écrit  : 
Vous  adorerez  le  Seigneur  votre  Dieu,  il  confondit  son  ennemi.  Il  ne  lui  dit 
point  tout  ce  que  la  philosophie  et  le  monde  auraient  pu  répondre  à  la  pro- 
position que  lui  faisait  cet  esprit  tentateur;  car  de  quel  secours  peut  être 
la  morale  et  la  philosophie,  quand  il  s'agit  d'un  royaume,  et  même  de  plu- 
sieurs? Mais  parce  que  le  royaume  du  Fils  de  Dieu  n'était  pas  de  ce  monde, 
il  l'arrêta  par  ces  paroles  :  Dominum  Deum  tuum  adorabis;  et  par  là  il 
triompha  de  lui  :  Tune  reliquit  eum  diabolus*.  Ayons  de  la  religion, 
Chrétiens  ;  il  n'y  a  point  d'intérêt ,  point  de  tentation  que  nous  ne  puis- 

«   Matth.,  A.  —  a  Ibid. 


SUR  LA    RELIGION  ET    LA    PROBITÉ.  .     549 

sions  aisément  surmonter  :  n'en  ayons  pas ,  il  n'y  a  point  de  tentation , 
point  d'intérêt  qui  ne  nous  surmonte.  Or,  si  cette  maxime  est  absolument 
et  généralement  vraie  de  tout  homme  qui  n'a  point  de  religion,  beaucoup 
plus  l'est-elle  d'un  déserteur  de  la  foi,  lequel ,  après  avoir  eu  autrefois  de  la 
religion,  n'en  a  plus  maintenant,  mais  a  secoué  le  joug,  et,  dans  sa  ré- 
volte, a  dit,  aussi  bien  que  l'infidèle  Jérusalem  :  Non  servîam.  Car  que 
ne  peut-on  pas  craindre  d'un  homme  qui  s'est  défait  de  la  crainte  de  son 
Dieu  ;  et  de  quoi  n'est-il  pas  capable ,  puisqu'il  a  été  capable  même  de  s'é- 
lever contre  le  Tout-Puissant  ?  Si  le  respect  dû  à  ce  premier  être  n'a  pu 
le  retenir,  qui  l'arrêtera?  que  ne  méprisera-t-il  pas,  après  avoir  méprisé 
ce  que  tous  les  autres  révèrent  ?  et  quelle  conscience  ne  se  formera-t-il  pas , 
après  avoir  pu  s'en  former  une  qui  semble  l'affranchir  du  plus  inviolable 
de  tous  les  devoirs,  qui  est  le  culte  de  son  créateur? 

De  là  (et  c'est  la  troisième  raison  que  j'ai  ajoutée),  de  là  plus  de  lois  si 
sacrées  qu'il  ne  foule  aux  pieds ,  plus  d'engagements  si  étroits  à  quoi  il  ne 
renonce.  Engagements  de  dépendance  :  il  se  soulèvera ,  si  l'occasion  le 
permet,  contre  les  puissances  les  plus  légitimes.  Engagements  de  justice  : 
il  ne  respectera  ni  l'innocence  ni  le  bon  droit  ;  et ,  s'il  est  nécessaire  ,  il 
sacrifiera  le  faible  et  le  pauvre.  Engagements  de  fidélité  :  il  ira  ,  sans  hé- 
siter,  à  la  face  du  magistrat  et  devant  les  autels,  démentir  sa  parole  et  se 
parjurer.  Engagements  du  sang  et  de  la  nature  :  il  vendra,  s'il  le  faut , 
amis  ,  parents  ,  frères  ,  et  père  même.  Belle  leçon  pour  vous ,  rois  de  la 
terre  ,  qui  vous  apprend  que  rien  n'est  plus  pernicieux  dans  la  cour  d'un 
prince,  que  ces  hommes  sans  religion.  Belle  leçon,  grands  du  monde,  qui 
vous  apprend  à  éloigner  de  vous  l'impiété  et  l'impie.  Belle  leçon,  maîtres 
du  siècle ,  qui  vous  apprend  à  ne  souffrir  point  auprès  de  vous  des  do- 
mestiques libertins.  Belle  leçon  pour  nous ,  mes  chers  auditeurs ,  et  pour 
nous  tous ,  qui  nous  apprend  à  n'avoir  jamais  de  liaison  avec  des  gens 
suspects  en  matière  de  créance,  et  à  ne  compter  pas  plus  sur  eux  que  sur 
leur  foi!  Si  le  libertin  ose  paraître  devant  nous,  s'il  ose  en  notre  présence 
tenir  des  discours  scandaleux ,  ne  le  ménageons  en  rien  ;  mais  soyons  aussi 
courageux  à  lui  résister,  à  le  décréditer,  à  défendre  le  Dieu  que  nous 
adorons ,  qu'il  est  hardi  et  insolent  à  l'attaquer.  Honorons  notre  religion  ; 
honorons-la  partout  et  en  tout ,  dans  ses  mystères ,  dans  son  sacrifice ,  dans 
ses  sacrements,  dans  ses  cérémonies,  dans  ses  observances.  Tandis  qu'elle 
subsistera  dans  nous ,  Dieu  sera  avec  nous  ;  ou  si  le  péché  nous  le  fait  perdre , 
nous  aurons  toujours  une  voie  pour  le  retrouver.  La  religion ,  jusque  dans 
notre  péché ,  nous  parlera ,  nous  rappellera ,  nous  tracera  le  chemin  et  nous 
ramènera.  Mais  si  nous  laissons  éteindre  cette  lumière,  où  sera  notre  res- 
source? marchant  dans  les  ténèbres,  et  dans  les  plus  profondes  ténèbres, 
quelles  chutes  ne  ferons-nous  pas?  en  quels  abîmes  no  nous  précipiterons- 
nous  pas?  sous  une  vaine  montre  de  probité,  à  quelle  corruption  de  mœurs 
et  à  quels  excès  ne  nous  porterons -nous  pas?  Point  de  probité  sans  reli- 
gion, mais  aussi  point  de  religion  sans  probité;  c'est  la  seconde  partie. 


àùQ  SÊR    LA   RELIGION    ET    LA    PROBITE. 

DEUXIÈME    PARTIE. 

Comme  il  y  a  une  espèce  d'hypocrisie  dont  l'effet  est  de  tromper  les 
autres ,  aussi  y  en  a-t-il  une  bien  plus  subtile  et  plus  déliée,  qui  consiste 
à  se  tromper  soi-même  en  matière  de  religion  ;  et  quoique  la  première 
semble  avoir  plus  de  malignité,  puisqu'elle  abuse  de  ce  qu'il  y  a  de  plus 
saint ,  qui  est  le  culte  de  Dieu ,  pour  nous  faire  paraître  aux  yeux  des 
hommes  ce  que  nous  ne  sommes  pas  ;  il  faut  néanmoins  reconnaître  que 
la  seconde  est  plus  dangereuse  dans  un  sens ,  puisqu'elle  ruine  le  principe 
fondamental  de  toute  la  conduite  de  l'homme ,  qui  est  la  juste  connais- 
sance des  choses ,  en  nous  donnant  une  fausse  idée  de  la  religion ,  et  une 
idée  souvent  plus  difficile  à  corriger  que  l'irréligion  môme.  C'est  cette  se- 
conde espèce  d'hypocrisie  que  j'attaque  présentement,  et  que  je  réduis  à 
un  certain  genre  de  chrétiens ,  dont  ma  seule  proposition  vous  marque  le 
caractère  ;  et  qui ,  sans  un  dessein  prémédité  d'imposer  au  public ,  sont 
eux-mêmes  dans  l'erreur,  se  flattant  qu'ils  ont  de  la  religion ,  et  cependant 
n'ayant  pas  ce  fonds  de  probité,  d'intégrité,  de  sincérité  que  le  monde 
même  exige  de  ceux  qui  veulent  vivre  selon  ses  lois  et  avec  honneur.  Car 
il  n'y  en  a  que  trop  dans  cette  illusion ,  et  ce  sont  là  ceux  à  qui  je  parle. 
Je  prétends  qu'une  religion  sans  probité ,  je  dis  sans  probité  dans  le  sens 
que  le  libertinage  même  et  le  paganisme  l'entendent,  c'est-à-dire  sans  une 
conduite  irréprochable  devant  les  hommes  ,  et  sans  une  exacte  régularité 
à  remplir  tous  les  devoirs  de  la  vie  civile,  n'est  qu'un  fantôme  de  religion 
et  qu'un  scandale  de  religion  :  qu'un  fantôme  de  religion ,  parce  que  le 
fond  de  la  vraie  religion  lui  manque  ;  qu'un  scandale  de  religion,  parce 
qu'elle  ne  sert  qu'à  déshonorer  la  vraie  religion.  Deux  vérités  terribles 
pour  tant  de  faux  chrétiens;  j'expose  l'une  et  l'autre  en  peu  de  paroles. 

Non,  mes  chers  auditeurs,  ce  n'est  qu'un  fantôme  de  religion,  qu'une 
religion  sans  probité  :  ainsi  l'Écriture  le  déclare-t-elle  clans  un  point  par- 
ticulier, mais  dont  la  décision  juste  et  solide,  quoique  d'abord  elle  semble 
outrée,  peut  s'étendre  à  tous  les  autres.  Le  voici  :  Si  quisputat  se  religio- 
sum  esse,  non  refrœnans  linguam  suam,  sed  seducens  coi"  suum,  hujus 
vana  est  religio l  ;  ce  sont  les  paroles  de  saint  Jacques  dans  son  Épitre  ca- 
nonique. Mes  Frères ,  disait  ce  grand  apôtre ,  si  quelqu'un  de  vous  croit 
avoir  de  la  religion ,  et  que  néanmoins  il  ne  réprime  pas  sa  langue ,  et  qu'il 
lui  donne  toute  liberté  de  parler,  qu'il  sache  que  sa  religion  est  vaine. 
Prenez  garde ,  Chrétiens  ;  il  ne  dit  pas  :  Si  quelqu'un  de  vous  se  licencie 
en  quelques  rencontres  à  parler  contre  le  prochain  ;  car  cela  peut  quelque- 
fois arriver  par  faiblesse ,  par  imprudence ,  par  emportement ,  lors  même 
qu'on  a  de  la  religion  ;  mais  l'apôtre  dit  :  Si  quelqu'un  de  vous ,  ne  met- 
tant jamais  un  frein  à  sa  langue  ,  se  fait  une  habitude  de  railler  l'un ,  de 
mépriser  l'autre ,  de  censurer  celui-ci ,  de  décrier  celui-là ,  et  qu'il  croie 
pouvoir  accorder  cette  licence  effrénée  avec  la  vraie  religion,  c'est  un 
aveugle  qui  s'égare  ;  et  quoique  peut-être  il  ne  s'en  estime  ni  moins  spiri- 
tuel ni  moins  parfait,  quoique  peut-être  il  se  fasse  de  ces  médisances  mêmes 

»  Jac,  1. 


SUR    LA    RELIGION    ET    LA    PROBITE.  5ÎJ1 

un  point  de  religion  et  de  piété,  comme  si  c'était  un  zèle  chrétien  qui  l'in- 
spirât, je  soutiens,  moi,  et  je  conclus  qu'il  n'a  qu'une  religion  imaginaire  : 
Hujus  vana  est  religio.  Quelle  conséquence!  reprend  saint  Ghrysostome; 
n'était-ce  pas  assez  de  dire  que  cet  homme,  en  ne  retenant  pas  sa  langue, 
offense  sa  religion  ,  qu'il  blesse  la  charité,  qu'il  engage  sa  conscience,  et 
qu'il  se  rend  criminel  devant  Dieu?  non;  mais  prenant  la  chose  dans  sa 
source,  l'apôtre  prononce  absolument  que  c'est  un  homme  sans  religion  : 
Hujus  vana  est  religio. 

Or,  Chrétiens,  comprenez  toute  la  force  de  ce  raisonnement  :  s'il  est 
de  la  foi  qu'une  pareille  erreur,  une  erreur  pratique  touchant  les  saillies 
et  les  libertés  d'une  langue  médisante  et  sans  retenue  suffit  pour  détruire 
dans  nous  l'esprit  de  la  religion ,  que  sera-ce  de  ces  désordres  essentiels  qui 
détruisent  entièrement  la  probité  dans  le  commerce  des  hommes ,  et  que 
certains  hommes  prétendraient  néanmoins  pouvoir  accommoder  avec  la  re- 
ligion ?  Que  sera-ce  de  ces  duplicités  accompagnées  de  mille  protestations 
d'amitié  et  de  bonne  foi  ?  Que  sera-ce  de  ces  avarices  sordides ,  et  couvertes 
d'un  voile  de  désintéressement  dont  on  se  pare?  Que  sera-ce  de  ces  animo- 
sités  profondes  et  invétérées ,  si  contraires  à  la  charité  et  à  la  paix  ,  mais 
à  qui  l'on  donne  une  fausse  couleur  de  justice?  Que  sera-ce  de  ces  excès, 
de  ces  emportements,  de  ces  duretés  envers  le  prochain,  que  l'on  justifie 
par  une  intention  prétendue  droite?  Que  sera-ce  de  ces  fraudes,  de  ces 
chicanes ,  de  ces  vexations  qui  ruinent  non-seulement  des  familles ,  mais 
des  villes ,  mais  des  provinces  entières?  Que  sera-ce  de  mille  autres  désordres 
qui  ne  sont  que  trop  connus,  et  qui  rompent  tous  les  liens  de  la  société 
humaine?  Tout  cela  est-il  compatible  avec  une  religion  toute  sainte ,  avec 
une  religion  toute  parfaite ,  avec  une  religion  toute  divine?  le  serait-il  même 
avec  le  paganisme  ?  Eh  quoi  !  Seigneur ,  un  païen  eût  cru  par  là  renoncer 
à  la  religion  qu'il  professait  :  avec  de  telles  pratiques,  on  l'eût,  parmi  des 
païens,  traité  d'anathème  :  et,  dans  un  si  monstrueux  dérèglement  de 
mœurs,  nous  nous  flatterons  d'être  chrétiens? 

Remontons  au  principe.  Vous  me  demandez  pourquoi  la  religion  a  une 
dépendance  si  nécessaire  de  la  probité  ;  et  moi  je  vous  réponds  que  c'est 
par  un  ordre  établi  de  Dieu ,  et  que  Dieu  lui-même  en  quelque  sorte  ne 
peut  pas  changer.  Car  comme  la  grâce  suppose  la  nature ,  et  que  la  foi  est 
entée  pour  ainsi  dire  sur  la  raison ,  aussi  la  religion  a-t-elle  pour  base  la 
probité.  Détruisez  la  nature,  il  n'y  a  plus  de  grâce  ;  pervertissez  la  raison , 
il  n'y  a  plus  de  foi  ;  et  ôtez  de  la  société  des  hommes  ce  que  nous  appelons 
probité ,  il  n'y  a  plus  de  religion .  En  effet ,  la  religion ,  dit  saint  Jérôme , 
veut  un  sujet  digne  d'elle  et  digne  de  Dieu.  Elle  nous  perfectionne  en  nous 
élevant  à  Dieu  ;  mais  elle  suppose  dans  nous ,  ou  plutôt  elle  commence  dans 
nous  une  certaine  perfection ,  qui  nous  rend  tels  que  nous  devons  être  à 
l'égard  des  hommes  ;  et  si  nous  n'avons  ces  qualités  et  ces  dispositions,  Dieu 
ne  peut  agréer  notre  culte,  ni  s'en  tenir  honoré  :  car  ce  qui  n'est  pas  même 
bon  devant  les  hommes ,  comment  le  serait-il  devant  Dieu ,  dont  le  juge- 
ment est  bien  encore  au-dessus  du  jugement  des  hommes  ?  Être  juste ,  être 
fidèle ,  être  désintéressé  ,  être  sans  reproche  dans  l'estime  du  monde ,  ou  in 


SUR    LA    RELIGION  ET   LA    PROBITE. 

moins  le  vouloir  être,  travailler  à  l'être  ;  et  pour  soutenir,  pour  sanctifier 
toutes  ces  vertus ,  avoir  de  la  religion  et  être  chrétien,  voilà  Tordre  inva- 
riable et  auquel  il  faut  que  la  religion  se  conforme.  Mais  que  faisons-nous? 
nous  renversons  cet  ordre,  et,  par  l'illusion  la  plus  déplorable,  nous  nous 
formons  de  grandes  idées  de  religion  et  de  christianisme  qui  ne  se  trouvent 
appuyées  sur  rien  ;  parce  qu'en  même  temps  nous  négligeons  les  premiers 
devoirs  de  la  fidélité  et  de  la  justice  :  c'est-à-dire  que  nous  bâtissons  sans 
fondement ,  ou  pour  m'exprimer  avec  saint  Paul ,  que  nous  bâtissons  sur 
un  fondement  de  paille.  Nous  voulons  construire  un  édifice  de  pierres  pré- 
cieuses ;  mais  nous  paraissons  devant  Dieu  semblables  à  cette  statue  de  Na- 
buchodonosor ,  dont  parle  le  prophète  Daniel  :  elle  avait  la  tête  d'or ,  et  les 
pieds  de  terre.  Cette  tête  d'or  représente  la  religion ,  et  ces  pieds  de  terre  nos 
actions.  Or  qu'est-ce  que  cela,  sinon  un  fantôme  et  une  chimère?  car  une 
chimère ,  dans  la  signification  même  du  terme ,  marque  un  composé  d'es- 
pèces différentes,   qui  n'ont  ensemble  nulle  liaison  et  nul  rapport  :  un 
visage  d'homme  avec  un  corps  de  bête.  C'est  ainsi  que  les  fables  l'ont  figu- 
rée; et  ce  qui  est  impossible  dans  la  nature,  n'est-ce  pas  ce  que  nous 
voyons ,  et  ce  que  nous  déplorons  dans  la  conduite  de  la  plupart  des  chré- 
tiens ?  Combien  peuvent  dire  comme  saint  Bernard ,  mais  avec  un  tout 
autre  sujet  que  saint  Bernard  :  Je  suis  la  chimère  de  mon  siècle ,  ou  plu- 
tôt la  chimère  du  christianisme.  J'honore  Dieu,  mais  j'offense  les  hommes; 
j'ai  des  sentiments  de  piété,  mais  je  parle,  j'agis  en  mille  occasions  avec 
moins  de  droiture  et  moins  de  raison  que  les  plus  impies;  j'ai  du  zèle  pour 
certaines  œuvres  d'éclat  et  de  subrogation ,  et  je  n'en  ai  point  pour  des 
œuvres  de  nécessité  et  d'obligation  ;  je  suis  éloquent  sur  la  discipline  de 
l'Église  et  sur  la  sévérité  de  l'Évangile ,  et  toute  ma  vie  se  passe  à  former 
des  partis ,  à  nouer  des  intrigues ,  à  répandre  des  calomnies ,  à  déchirer 
l'un,  à  détruire  l'autre  :  chimère  de  religion.   Il  faut  que  la  religion,  la 
vraie  religion,  commence  par  les  devoirs  généraux  d'équité,  de  charité, 
de  reconnaissance  ,  de  soumission  et  d'obéissance ,  parce  que  c'est  ainsi , 
dit  l'apôtre  saint  Jacques ,  que  l'on  se  défend  de  la  malignité  et  de  la  con- 
tagion du  siècle,  et  que  c'est  en  quoi  consiste  la  religion  pure  et  sans 
tache  :  Religio  munda  et  immaculata  hœc  est  immaculatum  se  custodire 
ab  hoc  sœculo  ' . 

Sans  cette  probité  sincère  et  reconnue,  non-seulement  fantôme  de  reli- 
gion, mais  scandale  de  religion.  Je  m'explique.  J'appelle  scandale  de  reli- 
gion ,  ce  qui  expose  la  religion  au  mépris  et  à  la  censure  :  j'appelle  scan- 
dale de  religion ,  ce  qui  lui  ôte  le  crédit  et  l'autorité  quelle  doit  avoir  dans 
les  esprits  :  j'appelle  scandale  de  religion ,  ce  qui  donne  au  libertinage  une 
espèce  de  supériorité  et  d'ascendant  sur  elle.  Or  n'est-ce  pas  là  ce  que  fait 
la  conduite  d'un  chrétien  sans  probité?  Si  le  christianisme  peut  devenir 
méprisable,  par  où  le  deviendra-t-il  plus  naturellement  que  par  là?  Je 
sais  que  nous  ne  manquons  pas  de  réponses  pour  faire  taire  le  monde  ;  je 
sais  qu'il  faut  bien  distinguer  la  religion  et  ceux  qui  la  professent ,  qu'il 
ne  faut  pas  confondre  la  sainteté  qui  lui  est  propre  et  qu'elle  ne  perd  ja- 

'  Jac,  1. 


SUR   LA    RELIGION  ET    LA    PROBITE.  553 

mais }  avec  nos  désordres ,  qu'elle  est  la  première  à  condamner  et  à  nous 
reprocher.  Mais  le  monde  est-il  assez  équitable  pour  faire  ce  discernement? 
est-il  assez  bien  disposé  pour  le  vouloir?  ne  cherche-t-il  pas  au  contraire 
des  prétextes  contre  elle  ?  et ,  pour  peu  qu'ils  autorisent  son  impiété ,  ne  se 
fait-il  pas  un  plaisir  de  les  relever  et  de  les  exagérer  ?  Quand  donc  on  voit 
des  chrétiens  infidèles  dans  leurs  paroles ,  intéressés  dans  leurs  vues ,  in- 
flexibles dans  leurs  colères ,  impitoyables  dans  leurs  vengeances ,  sans  mo- 
dération dans  leurs  excès ,  sans  pudeur  dans  leurs  débauches ,  dissimulés , 
artificieux ,  fourbes  et  imposteurs ,   qu'en  peut  penser  le  libertinage ,  et 
qu'en  pense-t-il  en  effet  ?  N'en  tire-t-il  pas  avantage  ,  et  n'est-ce  pas  un 
triomphe  pour  lui?  Allez  alors  lui  vanter  l'excellence  de  la  loi  de  Dieu: 
que  n'aura-t-il  pas,  ou  que  ne  croira-t-il  pas  avoir  à  lui  opposer?  il  la 
traitera  ou  d'hypocrisie  et  de  jeu ,  ou  de  spéculation  impraticable  :  d'hy- 
pocrisie et  de  jeu ,  puisque  avec  de  si  belles  leçons ,  avec  de  si  hautes  ma- 
ximes ,  elle  ne  rend  pas  meilleurs  ceux  qui  l'embrassent  :  de  spéculation 
impraticable,  puisqu'en  faisant  même  profession  de  la  suivre,  on  n'en 
observe  pas  les  règles  ,  et  qu'on  n'en  accomplit  pas  les  devoirs.  Il  raison- 
nera mal,  j'en  conviens  ;  mais  enfin  il  raisonnera  de  la  sorte,  et  voilà  les 
impressions  que  feront  sur  son  esprit  les  exemples  qu'il  aura  devant  ses 
yeux.  Car  c'est  à  ces  exemples  qu'il  s'attachera,  c'est  sur  ces  exemples  qu'il 
s'appuiera,  c'est  par  ces  exemples  qu'il  jugera.  Que  ne  dit-on  pas  tous  les 
jours  de  la  dévotion?  vous  le  savez  :  que  pour  être  dévot  par  état,  on  n'en 
est  souvent  que  plus  déguisé,   que  plus  vindicatif,   que  plus  fâcheux  aux 
autres,  que  plus  amateur  de  soi-même.   On  le  dit,  et  pourquoi?  parce 
qu'on  voit  en  effet  des  dévots ,  j'entends  de  prétendus  dévots ,  trompeurs , 
des  dévots  ulcérés  et  envenimés  les  uns  contre  les  autres ,  des  dévots  aigres , 
chagrins ,  bizarres ,  des  dévots  sensuels  et  délicats.  Or  ce  qu'on  dit  en  par- 
ticulier de  la  dévotion,  on  le  dira  en  général  de  la  religion. 

Ainsi,  mes  Frères  ,  s'il  nous  reste  encore  quelque  zèle  pour  notre  reli- 
gion, vivons  d'une  manière,  non-seulement  qui  lui  fasse  honneur ,  mais 
qui  la  fasse  aimer  de  ceux  mêmes  qui  lui  pourraient  être  les  plus  opposés. 
Or  je  vous  en  ai  appris  le  moyen.  Qu'ils  voient  en  nous  de  la  probité ,  c'est 
ce  qui  les  édifiera.  Nos  dévotions ,  nos  ferveurs ,  nos  pénitences ,  tout  cela 
est  saint  ;  mais  à  peine  en  seront-ils  touchés  :  leurs  vues  ne  vont  point  en- 
core jusque-là,  et  ils  attendent  que  nous  les  attirions  par  quelque  chose  de 
plus  proportionné  à  leurs  idées  et  à  l'imperfection  de  leur  état.  Soyons 
bienfaisants,  doux,  affables,  prévenants,  humbles  dans  nos  pensées,  in- 
tègres dans  nos  sentiments,  modestes  dans  la  fortune  ,  patients  dans  l'ad- 
versité ,  sans  détours ,  sans  artifices ,  sans  ostentation ,  sans  hauteur  ;  alors , 
aidés  de  la  grâce ,  nous  les  gagnerons ,  nous  les  convertirons ,  nous  les 
sanctifierons,  et  nous  nous  sanctifierons  nous-mêmes  avec  eux.  Tel  est, 
Seigneur,  le  témoignage  que  vous  demandez  de  nous.  Les  martyrs ,  peur 
la  même  religion  que  nous  professons ,  ont  versé  leur  sang  et  donné  leur 
vie.  Nous  devons  être  dans  la  même  disposition  de  vous  sacrifier  tout,  mais 
nous  ne  nous  trouvons  plus  dans  les  mêmes  occasions.  Ah  !  mon  Dieu , 
quelle  honte  pour  un  chrétien  de  ne  pas  faire  au  moins  en  partie,  par  l'in- 


554  SUR    LA    GRACE. 

nocence  de  ses  mœurs ,  ce  que  tant  d'autres  ont  fait  par  leur  inébranlable 
constance  au  milieu  des  plus  rigoureux  tourments!  Ce  ne  sera  pas  en  vain, 
Seigneur,  que  nous  vous  glorifierons ,  puisque  vous  avez  promis  à  ceux 
qui  vous  honorent  une  gloire  immortelle,  où  nous  conduise,  etc. 


SERMON  POUR  LE  VENDREDI  DE  LA  TROISIÈME  SEMAINE. 


SUR    LA    GRACE. 

P.espomlit  Jésus,  et  dixit  ei  :  Si  sàrcs  donuin  Dei! 

Jésus-Christ  lui  répondit  :  Si  vous  connaissiez  le  don  de  Dieu!  Saint  Je<,n,  ch.  4. 

Sire  , 

Ce  don  de  Dieu,  que  ne  connaissait  pas  encore  cette  femme  samaritaine 
dont  il  est  parlé  dans  notre  évangile ,  et  que  le  Sauveur  des  hommes  lui  lit 
connaître,  c'est,  selon  tous  les  Pères  de  l'Église  et  tous  les  interprètes  de 
l'Écriture,  la  grâce  même  de  Jésus-Christ.  Cette  grâce  sans  laquelle  nous 
ne  pouvons  rien ,  et  avec  laquelle  nous  pouvons  tout  ;  cette  grâce  par  où , 
comme  dit  l' Apôtre ,  nous  sommes  tout  ce  que  nous  sommes ,  si  nous 
sommes  quelque  chose  devant  Dieu  ;  cette  grâce  qui  nous  éclaire ,  qui  nous 
attire,  qui  nous  persuade,  qui  nous  convertit;  cette  grâce  qui  nous  porte 
au  bien  et  qui  nous  éloigne  du  péché  ;  cette  grâce  qui  nous  met  en  état  de 
gagner  le  ciel  et  d'y  parvenir  ;  cette  grâce  qui  opère  en  nous  et  avec  nous 
tout  ce  que  nous  faisons  pour  Dieu ,  et  qui ,  dans  l'ordre  du  salut ,  nous 
donne  par  son  efficace  ,  non-seulement  le  pouvoir,  mais  la  volonté  et  l'ac- 
tion :  voilà,  dis-je,  mes  chers  auditeurs,  l'excellent  don  qu'il  nous  est  si 
important  à  nous-mêmes  de  bien  connaître.  Don  parfait  qui  nous  vient 
d'en  haut,  et  qui  descend  du  Père  des  lumières.  Don  au-dessus  de  tous  les 
dons  de  la  nature,  et  auprès  duquel  saint  Paul  regardait  comme  de  la 
boue  tous  les  dons  de  la  fortune.  Don  des  dons  que  Jésus-Christ  seul  a  pu 
nous  mériter,  et  que  nous  recevons  de  la  miséricorde  infinie  de  Dieu. 

Cependant ,  par  une  ignorance  grossière ,  nous  ne  le  connaissons  pas , 
et,  par  une  ingratitude  encore  plus  criminelle,  nous  ne  prenons  pas  soin 
de  le  connaître.  De  là  vient  que  si  souvent  nous  le  recevons  en  vain ,  et 
que ,  bien  loin  de  nous  en  servir  pour  glorifier  Dieu  et  pour  nous  sanctifier 
nous-mêmes,  nous  en  abusons  jusqu'à  nous  pervertir  nous-mêmes,  et  à 
mépriser  Dieu.  Car  c'est  pour  cela  que  Jésus-Christ  nous  dit ,  comme  à  la 
Samaritaine  :  Si  scires  donum  Dei*  !  Si  vous  connaissiez  le  don  de  Dieu! 
Tâchons  donc  aujourd'hui,  Chrétiens,  à  nous  en  former  une  juste  idée. 
Entrons  dans  ce  trésor  immense  des  miséricordes  divines  ;  mesurons-en , 
s'il  est  possible,  et  la  hauteur  et  la  profondeur;  et  puisque  Marie  en  a  reçu 
la  plénitude,  pour  parler  utilement  de  la  grâce,  implorons  le  secours  du 
Saint-Esprit  par  l'intercession  de  cette  mère  de  grâce,  en  lui  adressant  les 
paroles  de  fange  :  Ave,  Maria, 

'   Joan.,  4. 


SUR    LA    GRACE.  555 

Disposer  tout  avec  douceur,  et  tout  exécuter  avec  force ,  ce  sont  les  deux 
excellentes  propriétés  que  l'Écriture  attribue  à  la  sagesse.  Mais  il  n'y  a  , 
dit  saint  Augustin ,  que  la  sagesse  de  Dieu  à  qui  ces  deux  propriétés  con- 
viennent tout  à  la  fois  dans  le  degré  de  perfection  qui  nous  est  exprimé 
par  ces  paroles  :  Sapientia  attingit  à  fine  usque  ad  finem  fortiter,  et 
disponit  omnia  suaviterK  En  effet,  la  sagesse  des  hommes  étant  aussi 
bornée  qu'elle  est ,  se  trouve  sujette  à  deux  défauts  tout  contraires.  Est- 
elle douce  dans  sa  conduite ,  il  est  à  craindre  quelle  ne  devienne  faible 
dans  l'exécution.  Est-elle  efficace  et  ferme  dans  l'exécution ,  il  y  a  du 
danger  qu'elle  ne  soit  dure  dans  sa  conduite.  Sa  douceur,  quand  elle  pré- 
domine ,  se  tourne  en  mollesse ,  et  sa  force  dégénère  dans  un  excès  de 
sévérité.  Mais  il  n'appartient  qu'à  la  sagesse  de  Dieu  de  réunir  parfaite- 
ment ces  deux  vertus ,  ce  semble  ,  si  opposées.  Car  elle  a  seule  l'avantage, 
non-seulement  de  ne  séparer  jamais  la  douceur  de  la  force,  mais  de 
trouver  sa  force  dans  sa  douceur ,  et ,  par  un  secret  inconnu  à  tout  autre 
qu'à  elle,  de  faire  consister  sa  force  dans  sa  douceur  même.  Or  ce  que 
l'Écriture  nous  dit  de  la  sagesse  de  Dieu ,  je  puis  le  dire  également  de  la 
grâce  ,  puisque  la  grâce  dont  je  parle  n'agit  en  nous  que  comme  l'instru- 
ment de  cette  sagesse  souveraine ,  qui  est  en  Dieu  la  cause  principale  de 
notre  salut. 

Et  voilà ,  Chrétiens ,  l'idée  la  plus  juste  que  je  puisse  vous  donner  de  la 
grâce  de  Jésus-Christ  :  en  voilà  les  deux  caractères ,  douceur  et  force. 
Douceur  de  la  grâce,  dans  la  manière  engageante  dont  elle  dispose  le 
pécheur  à  sa  conversion.  Force  de  la  grâce,  dans  les  étonnantes  victoires 
qu'elle  remporte  sur  le  pécheur  au  moment  de  sa  conversion.  Or,  sans 
chercher  d'autre  preuve ,  il  me  suffit  de  vous  proposer  pour  exemple  de 
fun  et  de  l'autre  cette  femme  de  notre  évangile:  car  vous  verrez  d'abord 
quelle  fut  l'aimable  conduite  de  la  grâce ,  pour  gagner  le  cœur  de  cette 
pécheresse;  vous  jugerez  ensuite  quel  fut  le  merveilleux  pouvoir  de  la 
grâce,  par  l'admirable  changement  qu'elle  opéra  dans  le  cœur  de  cette 
pécheresse  :  Attingens  à  fine  usque  ad  finem  fortiter,  et  disponens 
omnia  suaviter.  La  grâce  de  Jésus-Christ,  employant  tous  les  charmes 
de  sa  douceur  pour  convertir  la  Samaritaine  :  ce  sera  la  première  partie. 
La  grâce  de  Jésus-Christ ,  par  son  efficace  et  par  sa  force ,  convertissant 
en  effet  la  Samaritaine ,  et  de  l'abîme  du  péché  où  elle  était  plongée , 
l'élevant  tout  à  coup  au  comble  de  la  sainteté  :  ce  sera  la  seconde  partie. 
L'une  et  l'autre  renferme  tout  mon  dessein ,  et  va  faire  le  partage  de  ce 
discours. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

Il  ne  faut  pas  s'étonner  que  la  grâce ,  qui  est  le  principe  de  notre  con- 
version, ait  pour  premier  caractère  la  douceur,  puisqu'elle  procède  immé- 
diatement du  cœur  de  Dieu,  et  que  c'est  le  terme  de  son  amour  le  plus  pur 
pour  nous.  Mais  il  nous  importe  de  bien  savoir  en  quoi  consiste  cette  dou- 
ceur de  la  grâce,  quels  en  sont  les  traits  les  plus  insinuants,  ce  qu'elle  doit 

1   Sap.,  §. 


556  SUR    LA    GKACE. 

faire  en  nous,  de  quelle  manière  Dieu  veut  que  nous  y  répondions  ;  et  c'est 
ce  que  le  Saint-Esprit  a  visiblement  entrepris  de  nous  faire  connaître  dans 
la  conversion  de  cette  femme  samaritaine ,  dont  il  est  aujourd'hui  question 
de  nous  appliquer  l'exemple.  Car  que  fait  la  grâce,  pour  triompher  plei- 
nement d'un  cœur  rebelle,  et  pour  le  soumettre  à  Dieu?  Saint  Augustin, 
et  les  théologiens  après  lui ,  l'appellent  grâce  victorieuse ,  et  elle  l'est  en 
effet.  Mais  voici  une  conduite  bien  différente  de  la  conduite  ordinaire  des 
conquérants.  Pour  triompher  de  nous,  elle  parait  en  quelque  sorte  s'as- 
sujettir à  nous.  Ne  vous  offensez  pas  de  ce  terme ,  qui  ne  déroge  en 
rien  ,  comme  vous  le  verrez  ,  ni  à  la  dignité  ,  ni  même  à  F  efficace  de  la 
grâce ,  et  qui ,  dans  ma  pensée ,  ne  signifie  rien  autre  chose  que  sa  dou- 
ceur. Elle  parait ,  dis-je ,  s'assujettir  à  nous  ;  comment?  le  voici  :  car  elle 
nous  attend  jusqu'à  nous  supporter  des  années  entières  ;  elle  prend  les 
temps  favorables  ;  et ,  par  une  condescendance  que  nous  ne  pouvons  assez 
reconnaître ,  elle  ménage  les  occasions  pour  nous  gagner  :  quelque  intérêt 
que  nous  ayons  à  la  rechercher,  elle  est  toujours  la  première  à  nous  pré- 
venir. Au  lieu  de  nous  arracher  par  violence  ce  qu'elle  veut  obtenir  de 
nous  ,  elle  nous  le  demande  ;  et  au  lieu  de  nous  le  demander  avec  empire, 
elle  ne  l'obtient  que  par  voie  de  sollicitation  et  d'invitation.  Elle  ne  nous 
demande ,  dit  saint  Prosper,  que  pour  avoir  lieu  de  nous  donner  ;  et  elle 
nous  demande  peu  ,  pour  nous  donner  beaucoup.  Elle  s'accommode  à  nos 
inclinations,  à  nos  talents,  aux  qualités  de  notre  esprit,  et  souvent  même, 
de  la  manière  que  je  l'expliquerai ,  à  nos  imperfections  et  à  nos  faiblesses. 
Elle  ne  nous  engage  à  rien  de  difficile  où  elle  ne  nous  fasse  trouver 
de  l'attrait,  et  dont,  malgré  nos  répugnances,  elle  n'excite  en  nous  le 
désir  ;  elle  ne  nous  oblige  à  mépriser  les  biens  de  la  terre  qu'à  mesure 
qu'elle  nous  en  fait  voir  le  néant  ;  elle  ne  nous  fait  entreprendre  de 
grandes  choses  pour  Dieu  qu'en  nous  imprimant  une  haute  idée  de  ses 
perfections ,  et  des  récompenses  qu'il  nous  promet  ;  elle  ne  nous  porte  à 
nous  renoncer  nous-mêmes  et  à  nous  haïr  nous-mêmes  qu'en  nous  faisant 
convenir,  par  la  confession  de  nos  propres  désordres ,  que  ce  renoncement 
est  au  moins  juste  ,  et  cette  haine  bien  fondée.  Car  telle  est ,  Chrétiens,  la 
conduite  de  la  grâce,  telle  en  est  la  douceur  ;  et  c'est  aussi  ce  que  nous 
voyons  bien  clairement  dans  les  démarches  que  fait  le  Sauveur  du  monde 
pour  convertir  la  Samaritaine  :  conversion  que  Jésus-Christ  nous  propose 
comme  une  image  sensible  de  ce  qui  se  passe  encore  tous  les  jours  entre 
Dieu  et  nous ,  par  les  saintes  opérations  de  sa  grâce.  Écoutez-moi ,  et 
reprenons  chaque  article  par  ordre.  Vous-  y  trouverez  abondamment  de 
quoi  vous  instruire  et  de  quoi  vous  édifier. 

Je  dis  que  souvent  la  grâce  attend  les  pécheurs  jusques  à  lasser  la  pa- 
tience de  Dieu.  Voyez  Jésus-Christ,  la  force  et  la  vertu  de  Dieu  même  , 
fatigué  néanmoins,  épuisé,  assis  sur  le  bord  d'une  fontaine.  Qu'attend-il? 
une  âme  infidèle  qu'il  veut  sauver,  une  pécheresse  qu'il  a  choisie.  Et  de 
quoi  est-il  fatigué?  si  nous  nous  en  tenons  à  la  lettre ,  c'est  de  la  longueur 
du  chemin  qu'il  a  fait,  Fatigatus  ex  itinere1  :  mais  comme  cet  Homme- 

J  Joan.,  4. 


SUR    LA    GRACE.  557 

Dieu  disait  dans  le  même  évangile ,  à  ses  apôtres ,  qu'il  avait  une  viande 
à  manger  bien  plus  exquise  que  celle  qu'ils  lui  présentaient ,  une  viande 
mystérieuse  et  divine  qu'ils  ne  connaissaient  pas ,  Ego  cibum  habeo 
manducare ,  quem  vos  nescitis1  :  aussi  éprouvait-il  alors  une  tout  autre 
lassitude  que  celle  qu'il  faisait  paraître  ,  et  cette  lassitude  lui  venait  sans 
doute  d'avoir  si  longtemps  supporté  cette  malheureuse  dans  le  dérèglement 
de  sa  vie  et  dans  l'habitude  de  son  crime.  Car  voilà ,  dit  saint  Augustin , 
ce  qui  devait,  tout  Dieu  qu'il  était,  l'avoir  fatigué  ,  ce  qui  devait  avoir 
presque  épuisé  sa  patience.  Cependant  il  ne  se  rebute  point  ;  et  quelque 
éloignée  de  Dieu,  quelque  endurcie  dans  son  péché  que  soit  cette  femme, 
il  est  résolu  de  l'attendre  :  usant  pour  elle ,  si  je  puis  me  servir  du  terme 
de  l'Écriture,  de  ces  lenteurs  adorables  qui  arrêtent  les  coups  de  sa  justice, 
et  qui  suspendent  sa  colère  et  ses  vengeances  :  Sustentationes  Dei*.  C'est 
pour  cela  qu'il  est  assis,  et  qu'il  se  repose  :  Fatigatus....  sedebatz.  Or  ce 
repos  d'un  Dieu  dans  les  emportements  et  les  révoltes  de  sa  créature,  c'est 
ce  que  j'appelle  la  douceur  de  la  grâce.  Ah!  Chrétiens,  combien  de  pé- 
cheurs dans  le  monde ,  et  peut-être  parmi  ceux  à  qui  je  parle ,  sont 
actuellement  dans  le  même  état  que  cette  femme  criminelle  et  obstinée? 
c'est-à-dire,  combien  de  pécheurs  opiniâtres  ont  lassé  Dieu,  ont  outragé  la 
bonté  de  Dieu ,  ont  irrité  le  courroux  de  Dieu  ;  et  à  force  d'accumuler 
péché  sur  péché ,  rechute  sur  rechute ,  et  d'augmenter  par  là  chaque  jour 
le  poids  de  leur  iniquité ,  sont  devenus  pour  Dieu  comme  de  pesants  far- 
deaux, mais  dont  néanmoins,  par  un  effet  de  son  inépuisable  miséricorde, 
il  veut  bien  attendre  le  retour  ?  A  juger  de  Dieu  par  nous-mêmes  ,  peut- 
être  cette  patience  serait-elle  pour  nous  un  scandale  ;  peut-être  nous  vien- 
drait-il dans  l'esprit  que  Dieu  manque  de  zèle  pour  sa  gloire,  et  qu'il  ne 
soutient  pas  assez  hautement  la  souveraineté  de  son  être.  Mais  c'est  en 
cela  même,  disent  les  Pères,  qu'il  la  soutient,  et  qu'il  fait  éclater  sa 
gloire  :  car  il  n'y  a  que  la  patience  d'un  Dieu  qui  puisse  aller  jusque-là. 
Celle  des  hommes,  qui  n'a  pas  plus  d'étendue  que  la  petitesse  de  leur  cœur, 
est  bientôt  à  bout  :  mais  la  mesure  de  la  patience  de  Dieu  est  la  grandeur 
de  Dieu  même. 

En  effet,  continue  saint  Augustin,  Dieu  est  patient,  parce  qu'il  est 
éternel  ;  il  est  patient,  parce  qu'il  est  fort;  il  est  patient,  parce  qu'il  est 
Dieu  :  Patiens  est  quia  œternus  est ,  quia  fortis  est ,  quia  Deus  est  *.  Et 
rien  ,  à  le  bien  prendre ,  ne  nous  marque  mieux  sa  divinité  et  n'en  est  un 
témoignage  plus  invincible,  que  cette  tranquillité  surprenante  avec  laquelle 
il  dissimule  et  il  tolère  les  offenses  des  hommes.  Mais  de  ce  principe  quelle 
conséquence ,  mes  chers  auditeurs ,  devons-nous  tirer  ?  s'ensuit-il  que  le 
pécheur  ait  le  droit  de  différer  sa  conversion ,  et  de  faire  attendre  Dieu  , 
parce  que  Dieu  veut  bien  l'attendre?  C'est  ainsi  qu'ont  toujours  raisonné 
et  que  raisonnent  encore  les  libertins  et  les  mondains  ;  et  c'est  ce  faux 
raisonnement ,  et  cette  damnable  présomption ,  qui  de  tout  temps  les  a 
confirmés  et  les  confirme  tous  les  jours  dans  leur  libertinage  et  dans  leurs 
désordres.  Mais  à  Dieu  ne  plaise ,  Chrétiens,  que  nous  fassions  un  tel  abus 

Joan.,  4,  —  2  Eccli.,  2,  —  3  Joan.,  4.  —  4  Aujj. 


Sy$  SUR    LA    GRAfft. 

de  ses  miséricordes  !  et  quand  il  s'agit  de  pénitence ,  Terreur  la  plus  per- 
nicieuse où  nous  puissions  tomber  est  de  nous  attendre  que  Dieu  nous 
attendra  :  pourquoi?  par  mille  raisons  qui  ne  souffrent  point  de  réplique  , 
et  que  vous  ne  pouvez  ignorer  sans  ignorer  au  même  temps  les  plus  essen- 
tielles maximes  de  votre  religion.  Écoutez-les.  Parce  que  si  Dieu  nous 
attend ,  c'est  uniquement  à  sa  grâce  que  nous  en  sommes  redevables  : 
or  il  n'est  rien  de  plus  impie,  ni  rien  de  plus  insensé,  que  de  compter  sut* 
cette  grâce,  jusqu'à  s'en  prévaloir  contre  Dieu  même  :  An  oculus  tuus 
nequam  est  quia  ego  bonus  sum1.  Parce  qu'il  y  en  a  plusieurs  que  Dieu 
n'attend  pas  ,  et  sur  qui ,  pour  l'exemple  des  autres  ,  il  lui  plaît  d'exercer 
sa  juste  colère ,  en  les  laissant  mourir  dans  leur  péché  :  Ego  vado ,  et 
quœretis  me ,  et  in  peccato  vestro  moriemini'2.  Parce  qu'à  l'égard  même 
de  ceux  que  Dieu  attend ,  il  y  a  un  terme  après  lequel  il  ne  les  attend 
plus  :  Adhuc  quadraginta  dies,  et  Ninive  subvertetur%.  Parce  que  nous 
ne  pouvons  savoir  jusques  à  quand  Dieu  nous  attendra,  ni  même  s'il  nous 
attendra ,  et  que  c'est  le  secret  le  plus  impénétrable  pour  nous ,  et  le  plus 
caché  :  Quis  scit  si  convertatur,  et  ignoscat 4?  Parce  que  notre  seule 
présomption,  en  nous  assurant  que  Dieu  nous  attendra,  suffit  pour  l'en- 
gager à  ne  nous  attendre  pas  ;  de  peur,  comme  remarque  Tertullien , 
que  sa  patience,  qui  est  un  de  ses  plus  saints  attributs,  ne  servît  à 
autoriser  et  à  fomenter  nos  crimes.  Tout  cela,  Chrétiens,  autant  de  vérités 
incontestables ,  qui  doivent  nous  tenir  dans  un  sage  tempérament  de 
crainte  et  de  confiance.  Vérités  qui  nous  laissent  toujours  dans  l'espérance 
d'une  grâce  assez  constante  pour  nous  attendre ,  mais  qui  nous  empêchent 
bien  de  faire  fond  sur  cette  espérance  pour  vivre  dans  l' impénitence. 
Vérités  dont  le  merveilleux  enchaînement  nous  oblige  à  ne  pas  faire 
attendre  Dieu  trop  longtemps  ;  persuadés  qu'il  nous  attend  encore  ,  mais 
du  reste  qu'il  n'est  rien  de  si  terrible  qu'un  Dieu  dont  la  patience  outrée 
se  lasse  enfin  d'attendre  un  pécheur,  ni  rien  de  si  punissable  qu'un 
pécheur  qui  volontairement  et  de  plein  gré  fait  attendre  un  Dieu.  Cette 
morale  demanderait  un  discours  entier.  Je  le  laisse ,  et  je  passe  à  un  autre 
point. 

Non-seulement  le  Sauveur  du  monde  attend  la  Samaritaine ,  mais  ,  par 
un  nouveau  trait  de  douceur  que  je  découvre  dans  sa  grâce,  il  prend  une 
occasion  commode  pour  traiter  avec  cette  pécheresse  ;  un  lieu  séparé  du 
bruit  et  du  tumulte ,  où  il  sait  qu'elle  doit  se  rendre  :  un  temps  convenable 
à  son  dessein ,  où  elle  vient  puiser  de  l'eau ,  et  où  rien  ne  pourra  inter- 
rompre les  leçons  toutes  divines  qu'il  se  prépare  à  lui  faire.  Non  pas  que 
Dieu,  pour  nous  communiquer  sa  grâce,  ait  besoin  de  ces  ménagements, 
ni  que  la  grâce  de  Jésus-Christ  dépende  absolument  des  temps  et  des  occa- 
sions ,  pour  produire  en  nous  son  effet ,  puisqu'au  contraire  c'est  plutôt 
la  grâce  qui  fait  ces  temps  précieux  pour  le  salut,  et  ces  occasions  à  quoi 
notre  conversion  est  attachée.  Mais  en  cela  même  ne  devons-nous  pas 
admirer  l'ineffable  bonté  de  notre  Dieu,  qui,  pour  nous  attirer  à  lui  et  pour 
nous  sauver,  veut  bien  ménager  ainsi  les  occasions  ;  qui  dans  cette  vue  se 

•  Matth.,  20.  —  •  Joan.,  8.  —  3  Ibid.,  3.  —  4  Ibid. 


srn  la  grâce.  3,r)9 

sert  avantageusement  de  celles  que  nous  lui  présentons;  qui  lui-même  en 
fait  naître  auxquelles  nous  ne  pensons  pas  ;  qui  des  événements  les  moins 
prémédités  fait  pour  nous  des  coups  de  providence,  et  qui ,  méritant  d'êîre 
également  servi  dans  tous  les  lieux  et  dans  tous  les  temps ,  ne  dédaigne 
pas  d'attacher  sa  grâce  à  certains  temps  et  à  certains  lieux?  Quand  nous 
lisons  dans  la  Genèse  que  Rebecca,  allant  abreuver  ses  troupeaux  à  une 
fontaine  ,  y  rencontra  le   serviteur   d'Abraham ,   qui  lui  annonça  son 
bonheur,  et  le  choix  que  Dieu  faisait  d'elle  pour  être  l'épouse  d'Isaac  ;  ou 
dans  le  livre  des  Rois ,  que  Saùl ,  cherchant  les  ânesses  de  son  père ,  trouva 
le  Prophète  qui  lui  déclara  les  vues  de  Dieu  sur  lui ,  et  lui  apprit  que  le 
Seigneur  F  avait  destiné  pour  être  le  chef  de  son  peuple  et  pour  régner  en 
Israël ,  nous  bénissons  l'aimable  conduite  de  la  Providence.  Mais  cette 
conduite  si  aimable,  Chrétiens ,  n'était  encore  qu'une  figure  de  ce  que  Dieu 
voulait  faire  et  de  ce  qu'il  fait  tous  les  jours  en  faveur  de  ses  élus.  Car  n'est-ce 
pas  ainsi  qu'il  leur  offre  sa  grâce  en  de  favorables  conjonctures?  n'est-ce  pas 
ainsi,  si  j'ose  m'exprimer  de  la  sorte,  qu'il  leur  dresse  de  saintes  embûches, 
dans  les  occasions  que  sa  sagesse  a  disposées  pour  leur  conversion  et  pour 
leur  sanctification?  Et  n'est-ce  pas  de  là  que  de  savants  théologiens,  entre 
lesquels  on  compte  même  cet  incomparable  docteur  de  l'Église ,  saint 
Augustin  ,  ont  fait  consister  une  partie  du  mystère  de  la  grâce ,  je  dis  de 
cette  grâce  que  nous  appelons  efficace ,  en  ce  qu'elle  est  donnée  dans 
l'occasion  où  Dieu  a  prévu  qu'elle  serait  salutaire  :  au  lieu,  ajoutent-ils , 
qu'il  donne  les  grâces  communes  indifféremment ,  c'est-à-dire  indépen- 
damment de  ces  occasions  et  des  dispositions  particulières  où  nous  pouvons 
nous  trouver  en  les  recevant?  Ceci  fondé  sur  ce  que  Dieu  dit  dans  l'Écri- 
ture à  l'homme  juste,  ou  si  vous  voulez,  au  pécheur  converti  :  Tempore 
accepto  exaudivi  te  l,  C'est  dans  le  temps  propre  que  je  vous  ai  exaucé  ; 
Et  in  die  salutis  adjuvi  te 2,  et  c'est  au  jour  du  salut  que  je  vous   ai 
aidé.  Il  y  a  donc,  concluent-ils,  et  non  sans  raison ,  dans  l'ordre  de  la 
prédestination  des  hommes ,  des  temps  de  grâce  et  de  faveur,  où  le  salut 
est  non-seulement  plus  possible  et  plus  facile,  mais  plus  infaillible  et  plus 
sûr.  Nous  le  voyons  dans  la  femme  samaritaine.  Mais  si  nous  y  prenons 
bien  garde ,  ce  que  nous  voyons  dans  elle ,  c'est  ce  qui  se  passe  encore  tous 
les  jours  dans  nous.  Car  y  a-t-il  personne  que  Dieu  ait  autrefois  touché  et 
qu'il  ait  ramené  de  ses  égarements,  qui  n'attribue  en  partie  sa  conversion 
à  certaines  rencontres ,  et  qui  ne  se  souvienne  que  ce  fut  là  où  Dieu  lui 
ouvrit  les  yeux  et  lui  parla  au  cœur  ?  Ainsi  l'a  reconnu  saint  Augustin  ;  et 
l'aveu  qu'il  en  fait  est  une  espèce  d'hommage  qu'il  a  cru  devoir  à  la  grâce. 
C'est  dans  ses  Confessions  qu'il  a  pris  soin  lui-même  de  nous  marquer 
jusqu'aux  moindres  particularités  du  combat  qu'elle  lui  livra,  le  trouble  , 
l'agitation  où  il  se  trouva ,  le  jardin  où  il  se  retira ,  le  saint  ami  qui  l'y 
accompagna,  l'exemple  des  solitaires  qui  le  confondit,  l'endroit  de  saint 
Paul  qu'il  lut ,  et  dont  il  se  sentit  frappé  ,  quand  cette  grâce  toute-puis- 
sante le  transforma  dans  un  homme  tout  nouveau,  et  le  soumit  enfin  à 
Dieu.  Ainsi,  dis-je ,  l'a-t-il  publié;  et  si  nous  faisions  tous  une  pareille 

1  2  Cor.,  6.  —  a  Ibid. 


560  SUR    LA    GRACE. 

confession  de  notre  vie,  ne  pourrions-nous  pas  tous  par  proportion  rendre 
de  nous-mêmes  un  témoignage  à  peu  près  semblable  ? 

Quel  est  donc  pour  nous  le  point  capital  et  la  grande  maxime  de  la 
sagesse  chrétienne?  Retenez-la  bien,  mes  chers  auditeurs,  et  ne  l'oubliez 
jamais  :  c'est  d'observer  avec  soin  ces  occasions ,  et  de  ne  les  pas  manquer. 
Car  combien  de  choses  dont  vous  ne  voyez  pas  les  conséquences ,  et  qui 
vous  semblent  venir  du  hasard  ,  sont  autant  de  moyens  que  Dieu  a  choisis 
pour  vous  retirer  du  monde ,  et  dont  peut-être  il  lui  a  plu  de  faire  dépendre 
votre  prédestination  même?  par  exemple ,  rengagement  que  vous  avez  avec 
ce  serviteur  de  Dieu  ,  ce  livre  de  piété  que  vous  goûtez  ,  ce  sermon  édifiant 
et  convaincant  que  vous  entendez ,  cette  mort  subite  qui  vous  effraie ,  cette 
perte  de  biens  qui  vous  afflige ,  cette  disgrâce  qui  vous  humilie ,  cette 
infirmité  qui ,  malgré  vous  ,  vous  réduit  à  mener  une  vie  plus  réglée  ,  et 
vous  empêche  de  vous  porter  aux  mêmes  excès.  Si  les  desseins  de  Dieu 
vous  étaient  pleinement  connus ,  et  que  vous  sussiez  avec  certitude  que 
c'est  à  cela  qu'il  a  voulu  attacher  votre  salut ,  ne  les  ménageriez-vous  pas 
ces  occasions  si  importantes  ?  Or  vous  n'en  savez  que  trop  pour  y  adorer  au 
moins  les  conseils  secrets  de  cette  Providence  toute  paternelle  qui  vous 
gouverne  ;  et  si  vous  n'en  savez  pas  davantage ,  c'est  ce  qui  vous  oblige 
encore  à  vivre  dans  une  dépendance  plus  absolue  de  cette  grâce  en  qui 
vous  vous  confiez.  Mais  si  c'est  une  occasion  de  salut ,  me  direz-vous,  et 
que  Dieu  y  ait  attaché  la  grâce  de  ma  conversion ,  il  est  sûr  que  je  me 
convertirai.  Je  le  veux,  Chrétiens;  mais  il  n'est  pas  moins  sûr  que  vous 
ne  vous  convertirez  jamais  sans  un  bon  usage  de  cette  grâce ,  et  de  Y  occa- 
sion où  elle  vous  est  préparée.  Car,  de  quelque  nature  que  soit  cette  grâce, 
il  est  de  la  foi  que  son  effet  ne  peut  être  séparé  de  votre  fidélité  ;  et ,  de 
quelque  manière  qu'elle  agisse ,  il  en  faut  toujours  revenir  aux  deux  paroles 
du  Sauveur  des  hommes  :  Vigilate  et  orate*,  Veillez  et  priez.  Priez, 
parce  que  vous  ne  pouvez  rien  sans  la  grâce  ;  et  veillez  ,  parce  que  la 
grâce,  toute-puissante  qu'elle  est,  ne  fait4'ien  sans  vous.  Priez,  afin  qu'il 
y  ait  pour  vous  un  temps  et  un  jour  de  salut  ;  et  veillez  ,  afin  que  ce  jour 
de  salut  ne  vous  échappe  pas.  Voilà  en  deux  mots  les  deux  points  fixes  et 
tout  le  précis  de  la  théologie  d'un  chrétien.  Poursuivons. 

J'ajoute  que  la  grâce  qui  opère  notre  conversion,  quelque  intérêt  que 
nous  ayons  à  la  rechercher ,  est  toujours  la  première  à  nous  prévenir  ;  et 
c'est,  dans  la  doctrine  des  Pères  ,  ce  qu'elle  a  de  plus  essentiel.  Car  si  je  la 
pouvais  prévenir,  dès  là  elle  ne  serait  plus  grâce,  parce  qu'elle  supposerait 
en  nous  le  mérite  de  l'avoir  prévenue.  Je  sais  que  nous  pouvons ,  quoique 
pécheurs,  chercher  Dieu  par  la  grâce,  et  le  trouver;  mais,  reprend  saint 
Bernard  ,  nous  ne  chercherions  jamais  Dieu  par  la  grâce ,  si  Dieu ,  par  une 
autre  grâce ,  ne  nous  avait  lui-même  cherchés  :  Nisi  enim  prius  quœsita, 
non  quœreres,  sicut  nec  eligeres  nisi  electa2.  Or  c'est  ce  qui  paraît  sen- 
siblement dans  la  conversion  de  cette  femme  de  Samarie.  Le  Fils  de  Dieu 
n'attend  pas  qu'elle  fasse  quelque  avance  pour  venir  à  lui  :  il  l'aborde ,  il 
lui  parle,  il  l'engage,  sans  qu'elle  y  pense  ,  dans  un  entretien  qui  doit  être 

1  Maitli.,  26.  —  a  Bern. 


SUR    LA    GRACE»  501 

le  principe  de  son  salut.  Tel  est  le  mystère  et  le  prodige  tout  ensemble  de 
la  charité  de  mon  Dieu ,  de  vouloir  bien  prévenir  lui-môme  les  pécheurs , 
c'est-à-dire  de  vouloir  bien  rechercher  lui-même  de  viles  créatures  ;  de 
vouloir  bien  appeler  lui-même  des  âmes  ingrates  et  rebelles,  des  âmes 
criminelles  et  dignes  de  toutes  ses  vengeances ,   des  âmes   faibles  et  in- 
constantes, dont  peut-être  il  prévoit  les  infidélités  et  les  rechutes  :  de  les 
rechercher,  dis-je ,  et  d'aller  au  devant  d'elles ,  dans  un  temps  où  elles  ne 
pensent  point  à  lui  ;  je  dis  plus  ,  dans  un  temps  où  elles  s'éloignent  de  lui , 
où  elles  se  soulèvent  contre  lui ,  où  même  elles  ont  en  quelque  sorte  horreur 
de  lui.  Ah!  Seigneur,  puis-je  m'écrier  ici,  touché  du  sentiment  de  saint 
Bernard ,  et  en  m'appliquant  ce  dogme  de  notre  religion ,  si  opposé  au 
pélagianisme  ;  ah  !  Seigneur,  est-il  donc  vrai  que ,  tout  aimable  que  vous 
êtes ,  je  ne  puisse  de  moi-même  vous  aimer,  et  que  ma  misère  aille  encore 
jusqu'à  ne  pouvoir  désirer  d'être  aimé  de  vous  ,  si  vous  n'excitez  en  moi 
ce  désir?  Est-il  donc  vrai  que,  tout  Dieu  que  vous  êtes,  vous  soyez  dans 
la  nécessité  de  faire  les  premières  démarches  pour  me  réconcilier  avec  vous, 
ou  dem'avoir  éternellement  pour  ennemi?  ne  serait-ce  pas  assez  que  vous 
fussiez  disposé  à  me  recevoir?  Mais  du  moins ,  ô  mon  Dieu ,  puisque  vous 
voulez  bien  commencer,  ne  répondrai -je  point  à  votre  amour?  ajouterai  - 
je  à  l'impuissance  malheureuse  de  vous  prévenir,  le  crime  impardonnable 
de  ne  vous  pas  seconder  ?  Non ,  Seigneur  ;  et  vous  me  faites  trop  bien 
comprendre  ce  que  je  vous  dois,  pour  que  mon  cœur  demeure  dans  une  si 
mortelle  indifférence.  Puisqu'il  est  de  l'honneur  de  votre  grâce  que  ce  soit 
elle  qui  me  recherche,  je  veux  bien  me  soumettre  à  cette  loi.  Oui,  mon 
Dieu ,  je  veux  bien  m'humilier  dans  cette  vue  ;  je  veux  bien  reconnaître 
devant  vous  ma  faiblesse,  et  me  confondre  dans  la  pensée  que  de  moi-même 
je  ne  puis  faire  un  pas  pour  aller  à  vous ,  et  qu'avec  toutes  vos  perfections, 
je  ne  puis  vous  aimer  si  vous  ne  m'aimez ,  et  si  vous  ne  m'aimez  avant 
que  je  vous  aime.  Mais  du  reste ,  Seigneur,  ce  sera  pour  moi  un  puissant 
motif  de  reconnaissance  et  de  fidélité  ;  et  le  souvenir  de  votre  infinie  misé- 
ricorde, en  me  recherchant  malgré  toute  mon  indignité,  en  me  prévenant, 
en  me  remettant  dans  vos  voies ,  m'attachera  désormais  à  vous  d'un  lien 
si  étroit,  que  la  nature,  que  la  passion,  que  le  monde  avec  tous  ses 
charmes,  que  rien,  quoi  que  ce  puisse  être,  ne  le  pourra  rompre.  Tel  est  le 
fruit  que  l'âme  chrétienne  doit  tirer  de  ce  point  de  foi  utilement  et  solide- 
ment médité. 

Mais  encore  comment  est-ce  que  la  grâce  nous  prévient?  est-ce  avec 
autorité  et  avec  empire?  Non,  dit  le  Prophète  royal,  mais  par  des  béné- 
dictions de  douceur  :  Prœvenisti  eum  in  benedictionibus  dulcedinis1.  Car 
si  elle  nous  prévient,  c'est  en  nous  demandant  ce  qu'elle  veut  obtenir  de 
nous  ;  et  en  cela ,  remarque  saint  Prosper,  consiste  la  différence  de  la  grâce 
et  de  la  loi  :  la  loi  commande,  et  la  grâce  invite  ;  la  loi  menace,  et  la  grâce 
attire  ;  la  loi  contraint,  et  la  grâce  engage.  Or  c'est  ce  mélange  de  la  loi 
et  de  la  grâce  qui  fait  tout  le  mystère  de  l'aimable  et  souveraine  domina- 
tion de  Dieu  sur  nos  cœurs.  Il  ne  tenait  qu'au  Sauveur  du  monde  d'user 

1  Psalm.  20. 

t.  i.  30 


562  SUR   LA    GRACÏ. 

de  tout  son  pouvoir,  et  d'obliger  la  Samaritaine  à  lui  rendre  d'abord  et 
sans  réplique  une  obéissance  forcée  ;  mais  parce  que  c'est  sa  grâce  qui  agit 
en  elle ,  il  veut  qu'elle  obéisse  non-seulement  sans  répugnance  ,  mais  avec 
joie  et  avec  amour.  Par  où  donc  commence-t-il  ?  Il  la  prie  de  l'écouter,  et 
de  le  croire  :  Mulier,  crede  mihi i.  Car  quoique  Dieu,  par  l'efficace  de  sa 
grâce,  soit  maître  de  nos  volontés,  et  qu'il  puisse,  comme  il  lui  plaît, 
disposer  de  nous ,  il  n'en  dispose  néanmoins  qu'avec  réserve,  et ,  si  j'ose  me 
servir  du  terme  de  l'Écriture,  qu'avec  respect;  c'est-à-dire  en  nous  inspi- 
rant ,  en  nous  persuadant ,  en  nous  demandant  ce  qu'il  veut  nous  faire 
vouloir  :  Tu  autem  dominât  or  virtutis ,  cum  magnâ  reverentiâ  disponis 
nos2.  Je  dis  plus  :  quoique  maître  absolu,  il  nous  demande  peu,  pour 
flous  donner  beaucoup.  Que  demande  Jésus-Christ  à  cette  Samaritaine?  un 
peu  d'eau  :  Da  mihi  bibere  3.  Et  pourquoi  de  l'eau?  pour  lui  faire  naître 
le  désir  d'une  eau  bien  plus  excellente  qu'il  veut  lui  donner  ;  de  cette  eau 
salutaire  et  vivifiante,  dont  la  source  rejaillit  jusque  dans  la  vie  éternelle  : 
Fons  aquœ  salientis  in  vitam  œternamu;  de  cette  eau  qui  doit  pour 
jamais  étancher  notre  soif,  et  nous  établir  dans  une  paix  et  dans  une 
félicité  parfaite  :  Qui  biberit  ex  aquâ,  quam  ego  dabo  ei ,  non  sitiet  in 
œternum*.  Belle  idée,  mes  chers  auditeurs,  de  ce  que  nous  éprouvons 
tous  les  jours  dans  la  conduite  de  la  grâce.  Que  demande-t-elle  d'abord? 
presque  rien.  Un  peu  d'attention  sur  nous-mêmes ,  un  peu  de  règle  dans 
nos  actions  ,  un  peu  de  discrétion  dans  nos  paroles  ,  un  peu  d'assujettisse- 
ment à  nos  devoirs.  Donnez-moi  cela,  nous  dit  Dieu  :  c'est  bien  peu;  mais 
de  ce  peu  dépendent  toutefois  les  grâces  les  plus  abondantes.  Et  en  effet , 
c'est  souvent  par  ce  peu ,  je  veux  dire  par  cette  petite  victoire  remportée 
sur  la  passion ,  par  cette  petite  violence  faite  à  l'humeur,  par  ce  petit  sacri- 
fice de  l'intérêt ,  par  ce  petit  effort  de  la  charité ,  par  ce  petit  retranche- 
ment d'une  vanité  mondaine ,  que  nous  nous  mettons  en  état  de  recevoir 
la  plénitude  des  dons  célestes  et  des  misécordes  du  Seigneur.  C'est  par  là 
que  commencent  les  grands  changements ,  les  grandes  conversions  ;  et  ne 
sommes-nous  pas  bien  coupables ,  si  nous  refusons  à  Dieu  ce  qu'il  exige  de 
nous ,  quand  l'avantage  qu'il  nous  promet  est  tellement  au-dessus  de  ce 
qu'il  attend? 

Disons  néanmoins  encore  quelque  chose  de  plus  touchant.  Je  prétends 
avec  saint  Chrysostome  que  la  grâce ,  pour  agir  avec  plus  de  douceur, 
s'accommode  à  nos  inclinations ,  à  nos  goûts ,  à  nos  talents ,  et  même  en 
quelque  sorte  à  nos  faiblesses ,  à  nos  imperfections ,  à  nos  défauts.  J'en  ai 
la  preuve  dans  cette  femme  de  notre  évangile.  Un  autre  que  le  Fils  de  Dieu, 
qui  l'eût  entendue  disputer  et  raisonner  sur  les  points  les  plus  importants 
de  la  religion ,  l'aurait  rebutée  :  un  autre  lui  eût  dit  qu'il  ne  lui  apparte- 
nait pas  de  pénétrer  dans  ces  matières  ;  que  ces  questions  épineuses  et 
subtiles  n'étaient  pas  de  son  ressort  ;  et  que  la  grande  science  d'une  femme 
devait  être  de  n'en  point  trop  savoir,  ou  de,  ne  point  affecter  de  paraître 
en  trop  savoir  :  car  c'est  la  réponse  commune  qu'ont  eue  de  tout  temps  à 
essuyer  les  femmes  curieuses ,  et  qu'on  a  toujours  fait  valoir  contre  elles. 

1   Jnan.,  4,  -r-  '  Sap.,  12.  —  3  Joan.,  4.  —  4  Ibid,  —  5  Ibid. 


SUR   LA   GRACE.  563 

Mais  notre  divin  Maître  n'ignorait  pas  que  ce  n'est  point  ainsi  qu'on  les 
convertit ,  et  que  cette  réponse ,  mortifiante  pour  elles ,  bien  loin  de  les 
corriger,  ne  sert  qu'à  les  aigrir  et  à  les  irriter.  Que  fait-il  donc?  Il  tient 
une  conduite  tout  opposée.  Cette  femme  est  vaine  et  curieuse,  il  l'engage 
par  sa  curiosité  même  :  elle  se  pique  d'être  savante ,  il  ne  dédaigne  point 
de  raisonner  avec  elle  sur  ce  qu'il  y  a  dans  la  religion  de  plus  profond  et 
de  plus  sublime.  En  instruisant  les  peuples ,  il  se  servait  de  paraboles , 
c'est-à-dire  de  comparaisons  simples  et  familières,  pour  s'accommoder  à  la 
grossièreté  de  leurs  esprits  ;  mais  il  n'entretient  celle-ci ,  toute  pécheresse 
qu'elle  est ,  que  de  matières  élevées ,  et  en  des  termes  proportionnés  à  la 
grandeur  des  sujets  dont  il  veut  bien  conférer  avec  elle  ;  de  la  nature  de 
Dieu ,  de  la  perfection  de  son  être ,  de  la  pureté  de  son  culte ,  de  l'adora- 
tion en  esprit  ;  et  par  là  il  la  détrompe ,  sans  l'offenser,  des  fausses  idées 
dont  elle  était  prévenue  touchant  la  Divinité  et  les  hommages  que  nous 
lui  devons.  Or  n'est-ce  pas  ainsi  que  la  grâce  agit  et  sur  nos  esprits  et  sur 
nos  cœurs  ?  n'est-ce.  pas  ainsi  qu'elle  se  conforme  à  nous ,  ne  nous  sancti- 
fiant presque  jamais  (remarquez  ceci,  je  vous  prie),  ne  nous  sanctifiant 
presque  jamais  d'une  manière  contraire  à  nos  inclinations  naturelles,  mais 
perfectionnant  selon  Dieu  nos  inclinations  naturelles ,  pour  nous  sancti- 
fier? Sommes-nous  ardents  et  agissants;  elle  nous  anime  d'un  saint  zèle , 
et  nous  porte  à  la  pratique  des  bonnes  œuvres.  Sommes-nous  tendres  et 
affectueux  ;  elle  nous  inspire  pour  Dieu  une  tendresse  d'amour  qui  nous 
fait  quelquefois  répandre  à  ses  pieds  des  torrents  de  larmes.  Sommes-nous 
d'une  humeur  facile  ;  elle  rectifie  cette  facilité  d'humeur,  et  la  convertit  en 
charité  pour  le  prochain.  Sommes-nous  d'un  esprit  rigide  et  sévère  ;  elle 
tourne  cette  sévérité  en  ferveur  de  pénitence.  Elle  prend,  dit  l'apôtre  saint 
Pierre,  par  rapport  à  nous,  autant  de  différentes  formes  qu'elle  trouve  en 
nous  de  dispositions,  différentes  :  Multiformis  gratiœ  Del  l.  Grâce  qui 
nous  engage  à  être  saints  comme  on  voudrait  l'être ,  si  Dieu  nous  en  don- 
nait le  choix ,  et  que  nous  n'eussions  qu'à  en  délibérer  avec  nous-mêmes  ; 
afin,  dit  saint  Chrysostome,  qu'il  ne  nous  reste  nul  prétexte  pour  nous 
dispenser  de  la  suivre ,  puisqu'elle  veut  bien  se  servir  de  notre  fonds  pour 
l'accomplissement  de  ses  desseins  ;  puisqu'il  n'y  a  rien  dans  nous  qu'elle 
ne  mette  en  œuvre  pour  l'ouvrage  de  notre  salut  ;  puisqu'elle  ne  demande 
point  d'autre  naturel  que  le  nôtre ,  point  d'autre  complexion  que  la  nôtre, 
point  d'autres  talents  que  les  nôtres ,  pour  faire  de  nous  ce  que  Dieu  veut 
que  nous  soyons  ;  enfin ,  puisque ,  dans  un  sens  que  vous  entendez  assez , 
nous  pouvons ,  en  ne  cessant  point  d'être  ce  que  nous  sommes,  devenir  par 
elle  tout  ce  que  nous  ne  sommes  pas. 

Il  est  vrai,  Chrétiens,  que  par  cette  grâce  Dieu  nous  oblige  à  mépriser 
tout  ce  que  le  monde  estime  ;  à  renoncer  de  cœur  aux  honneurs  du  monde, 
aux  plaisirs  du  monde ,  aux  biens  du  monde  :  mais  ici  même  voyez  en- 
core et  goûtez  combien  le  Seigneur  est  doux  :  Gustate,  et  videte  quoniam 
suavis  est  Dominus'2.  Il  ne  nous  oblige  à  mépriser  le  inonde,  qu'après  qu'il 
nous  en  a  fait  connaître,  par  sa  grâce,  l'illusion;  qu'après  nous  avoir 

■   1  Peir.,  4.  —  *  Psalm.,  33. 


564  SUR    LA    GRACE. 

convaincus  que  le  monde  ne  peut  jamais  nous  rendre  heureux.  Il  ne  nous 
oblige  à  renoncer  au  monde ,  qu'après  nous  avoir  ôté ,  par  sa  grâce ,  l'es- 
time et  l'amour  du  monde.  Or  il  est  aisé  de  renoncer  à  ce  que  l'on  n'es- 
time et  Ton  n'aime  plus.  C'est  la  sainte  leçon  que  Jésus-Christ  fait  à  la 
Samaritaine  :  Omnis  quibiberit  ex  aquâhâc,  sitiet  iterum  K  Quiconque 
boira  de  cette  eau ,  aura  encore  soif  :  c'  est-à-dire ,  quiconque  aura  de  l'am- 
bition dans  le  monde ,  quelque  grand  qu'il  puisse  être ,  ne  sera  jamais 
content  de  ce  qu1  il  est  ;  quiconque  voudra  s'enrichir  dans  le  monde,  quel- 
ques biens  qu'il  possède ,  n'en  aura  jamais  assez  à  son  gré  ;  quiconque  sera 
esclave  de  ses  sens ,  quoiqu'il  ne  leur  refuse  rien  ,  ne  les  satisfera  jamais. 
Quand  je  suis  une  fois  persuadé  de  ce  principe ,  je  me  détache  de  tout  sans 
peine  :  et  n'en  sommes-nous  pas  invinciblement  persuadés  par  la  divine 
impression  et  les  saintes  lumières  de  la  grâce  ?  Il  est  vrai  que  cette  grâce 
m'oblige  quelquefois  à  faire  pour  Dieu  des  choses  difficiles  et  pénibles  ; 
mais  en  même  temps  elle  m'y  fait  trouver  de  l'attrait  :  et  comment?  par 
la  grandeur  des  motifs  qu'elle  me  propose ,  et  par  l'espérance  des  biens 
inestimables  qu'elle  me  promet.  Si  scires  donum  Dei,  et  quis  estqui  dicit 
tibi,  Da  mihi  bibere 2.  Si  vous  saviez,  dit  le  Sauveur  à  cette  femme,  quel 
est  celui  qui  vous  parle  ;  c'est-à-dire ,  si  vous  saviez ,  Chrétiens ,  ce  que 
c'est  que  Dieu;  si  vous  saviez  ce  que  Dieu  a  fait  pour  vous,  et  ce  qu'il 
mérite  de  vous  ;  si  vous  saviez  ce  que  vous  avez  à  attendre  de  Dieu  ;  si  vous 
saviez  les  magnifiques  récompenses  qu'il  réserve  aux  humbles ,  qu'il  ré- 
serve aux  pauvres,  qu'il  réserve  à  ceux  qui  souffrent  et  qui  se  mortifient 
pour  lui  :  si  vous  le  saviez ,  ah  !  il  n'y  aurait  rien  à  quoi  vous  ne  fussiez 
déterminés ,  et  les  croix  les  plus  pesantes  vous  deviendraient  non-seulement 
supportables,  mais  aimables,  dans  la  seule  vue  de  lui  plaire.  Or  qui  nous 
apprend  tout  cela?  la  grâce  de  Jésus-Christ.  Il  est  vrai  que  cette  grâce  va, 
selon  l'Évangile,  jusqu'à  nous  inspirer  la  haine  de  nous-mêmes  :  mais 
pour  nous  l'inspirer,  cette  haine  évangélique  ,  elle  nous  fait  convenir  nous- 
mêmes  de  notre  bassesse ,  de  notre  indignité ,  de  notre  corruption ,  de  nos 
désordres.  D'où  nous  concluons  nous-mêmes  aisément  que  notre  véritable 
intérêt  est  de  nous  haïr  dans  cette  vie ,  si  nous  voulons  nous  aimer  pour 
la  vie  éternelle.  Aussi  le  Fils  de  Dieu ,  pour  faciliter  la  pénitence  à  cette 
pécheresse  de  Samarie,  lui  fait-il  faire  à  elle-même  la  confession  de  son 
crime;  et ,  par  la  honte  salutaire  qu'elle  en  conçoit ,  la  réduit-il ,  presque 
sans  qu'elle  l'aperçoive,  à  la  nécessité  de  s'accuser,  de  se  condamner,  et 
par  conséquent  de  se  convertir,  puisque  c'est  dans  une  sincère  accusation, 
et  dans  une  parfaite  condamnation  de  soi-même ,  que  consiste  la  vraie 
conversion. 

Tel  est,  Chrétiens,  la  conduite  de  la  grâce;  voilà  comment  Dieu  se  rend 
maître  de  nos  cœurs.  Ce  n'est  point  par  la  souveraineté  de  son  empire  ; 
ce  n'est  point  par  les  hautes  lumières  de  son  entendement  divin ,  mais  par 
la  douceur  de  la  grâce  et  de  son  esprit.  Il  a  fallu ,  pour  gagner  le  cœur 
des  hommes,  que  la  majesté  s'abaissât,  et  que,  dans  la  personne  du  Sau- 
veur, la  sagesse  incréée  de  Dieu  s'humiliât.  Or,  à  l'exemple  de  Dieu,  c'est 

1  Joan.,  4.  —  ■  Ibid. 


SUR    LA    GRACE.  565 

par  là  même  que  nous  nous  insinuerons  dans  les  âmes  ,  et  que  nous  y 
exercerons  un  pouvoir  d'autant  plus  absolu  qu'il  le  paraîtra  moins.  Ce  ne 
sera  point  par  l'autorité ,  beaucoup  moins  par  l'esprit  de  domination ,  ou  par 
l'ascendant  que  nous  prendrons  et  que  nous  affecterons  de  prendre  ;  ce  ne 
sera  pas  même  par  l'habileté,  ni  par  la  supériorité  de  génie  et  d'intelli- 
gence ,  mais  par  les  sages  ménagements  de  la  charité.  Il  faut ,  pour  enga- 
ger le  prochain  et  pour  le  toucher,  que  nous  supportions  ses  défauts,  que 
nous  compatissions  à  ses  faiblesses ,  que  nous  condescendions  à  ses  hu- 
meurs ,  que  nous  soyons  sensibles  à  ses  misères ,  que  nous  entrions  avec 
zèle  dans  ses  besoins,  et  que ,  suivant  la  règle  et  l'expression  de  saint  Paul, 
nous  prenions,  comme  élus  de  Dieu,  des  entrailles  de  miséricorde  :  Induite 
vos,  sicut  electi  Dei,  viscera  misericordiœ  1 .  Cette  instruction  nous  re- 
garde tous  ;  mais  nous  en  particulier,  mes  Frères ,  nous ,  dis-je ,  que  Dieu 
a  spécialement  appelés  au  ministère  de  la  conversion  et  de  la  sanctifica- 
tion des  âmes  ;  nous  qui ,  comme  prêtres  du  Seigneur,  sommes  les  dis- 
pensateurs de  sa  grâce ,  et  qui  devons ,  par  conséquent ,  conformer  notre 
conduite  à  celle  de  la  grâce  même  :  c'est  à  nous ,  encore  une  fois ,  que  cette 
morale  s'adresse;  souffrez  que  je  vous  l'applique,  et  que  je  me  l'applique 
à  moi-même.  Car  voilà  votre  modèle  et  le  mien  :  c'est  par  la  douceur  de 
notre  zèle  que  nous  devons  toucher  les  pécheurs  ;  autrement ,  nous  n'y 
réussirons  jamais.  Ayez ,  si  vous  voulez ,  toute  la  science  des  docteurs  , 
ayez  toute  l'éloquence  des  prophètes ,  parlez  le  langage  des  apôtres ,  et 
même  des  anges  ;  si  tout  cela  n'est  assaisonné  de  la  douceur  évangélique , 
vous  ne  ferez  rien.  C'est  elle  qui  doit  nous  préparer  les  voies ,  et  nous  faire 
entrer  dans  les  cœurs.  Sans  elle ,  on  nous  écoutera ,  et  nous  viendrons  à 
bout  de  tout  le  reste;  nous  instruirons,  nous  convaincrons  ,  nous  confon- 
drons ,  nous  épouvanterons,  mais  nous  ne  convertirons  pas.  Sans  elle, 
nous  troublerons  les  consciences ,  nous  désespérerons  les  faibles ,  nous  ré- 
volterons les  opiniâtres ,  mais  nous  ne  les  attirerons  jamais  à  Dieu.  Le 
Sauveur  du  monde  ne  parut  sévère  qu'à  l'égard  des  pharisiens ,  des  hypo- 
crites qui ,  sous  un  masque  de  piété ,  imposaient  au  peuple ,  et  le  trom- 
paient; et,  par  un  secret  jugement  de  Dieu,  ce  fut  à  l'égard  des  phari- 
siens que  son  zèle  demeura  sans  effet.  Je  ne  dis  pas ,  mes  Frères,  que  nous 
devions  flatter  les  pécheurs  par  de  lâches  complaisances  :  vous  n'ignorez 
pas  combien  j'ai  ce  sentiment  en  horreur.  Je  ne  dis  pas  que  nous  ne 
devons  point  obliger  les  pécheurs  à  tout  ce  que  l'Évangile  a  de  plus 
austère ,  aux  rigueurs  de  la  pénitence ,  au  crucifiement  de  la  chair,  à  la 
mortification  de  l'esprit  :  malheur  à  moi ,  si  j'en  rabattais  un  seul  point  î 
Mais  je  dis  qu'à  cette  sévérité,  qui  pourrait  seule  éloigner  les  pécheurs, 
il  faut  joindre  cette  douceur  qui  les  ramène.  Je  dis  qu'il  faut  proportion- 
ner cette  sévérité  aux  dispositions  des  sujets ,  comme  la  grâce  elle-même 
s'y  accommode  ;  et  non  pas  l'appliquer  sans  discernement  et  sans  pru- 
dence ,  aux  uns  trop ,  aux  autres  trop  peu ,  à  ceux-ci  hors  de  leur  état , 
à  ceux-là  par-dessus  leurs  forces.  Je  dis  qu'il  faut  avoir  de  saintes  adresses 
pour  faire  embrasser  cette  sévérité,  et  même  pour  la  faire  goûter;  mon- 

1   Coloss.,  3. 


5(50  SUR    LA    GRACE. 

trarit  qu'elle  est  praticable ,  et  ne  portant  jamais  les  choses  à  des  excès 
qui  donnent  lieu  aux  mondains  de  les  traiter  d'impossibles.  Je  ne  dis 
pas ,  encore  une  fois ,  qu'il  ne  faille  jamais  user  de  sévérité  dans  la  con- 
duite des  âmes  ;  mais  je  dis  que  ce  doit  être  une  sévérité  discrète ,  une 
sévérité  qui  se  fasse  aimer,  une  sévérité  qui  rende  le  joug  de  Dieu  sup- 
portable ;  et  non  point  une  sévérité  pharisaïque ,  une  sévérité  sans  onc- 
tion ,  une  sévérité  impérieuse ,  une  sévérité  sèche  et  rebutante,  une  sévérité 
qui  ne  pourrait  convenir  qu  à  des  esclaves ,  mais  qui  ne  convient  nulle- 
ment aux  enfants  de  Dieu.  Plût  au  ciel,  mes  Frères,  que  nous  fussions 
tous  bien  persuadés  de  cette  vérité ,  puisque  rien  ne  contribuerait  davan- 
tage à  la  sanctification  du  christianisme!  Quoi  quil  en  soit,  voici,  mes 
chers  auditeurs ,  ce  qui  nous  rendra  inexcusables  au  jugement  de  Dieu  : 
l'infinie  douceur  avec  laquelle  Dieu  nous  gouverne.  Si  les  puissances  de 
la  terre  dont  nous  dépendons  se  comportaient  de  la  sorte  envers  nous , 
nous  en  serions  idolâtres  :  Dieu  veut  nous  gagner  par  sa  grâce ,  et  nous 
lui  sommes  rebelles  !  Tl  me  reste  à  vous  montrer  que  cette  grâce,  quoique 
douce  dans  la  manière  dont  elle  engage  le  pécheur,  n'en  a  pas  moins  de 
force  dans  son  action  ;  et  c'est  ce  que  vous  allez  voir  dans  la  suite  de  notre 
évangile,  qui  fera  le  sujet  du  second  point. 

DEUXIÈME   PARTIE. 

Quelque  obscure  que  soit  notre  foi ,  si  nous  la  regardons  en  elle-même 
et  dans  ses  mystères ,  elle  a  cependant ,  selon  la  pensée  de  tous  les  théolo- 
giens ,  une  espèce  d'évidence  dans  ses  motifs  ;  je  veux  dire  que  ce  qu'elle 
nous  révèle  est  au  moins  évidemment  croyable ,  par  la  qualité  des  motifs 
qui  nous  obligent  à  le  croire.  Or  il  m'a  toujours  paru ,  et  il  me  parait  en- 
core ,  qu'un  de  ces  motifs  les  plus  puissants  et  les  plus  convaincants  est 
de  voir  ce  que  la  grâce  opère  quelquefois  en  certaines  âmes ,  que  Dieu , 
comme  dit  le  grand  Apôtre ,  a  prédestinées  pour  en  faire  des  vases  de  mi- 
séricorde. Ceci,  mes  chers  auditeurs,  vous  édifiera  et  vous  consolera. 
Quand  les  magiciens  de  Pharaon  virent  les  étonnants  prodiges  que  faisait 
Moïse  dans  toute  l'Egypte,  par  le  seul  attouchement  de  cette  baguette 
mystérieuse  qui  leur  donna  tant  de  terreur,  ils  confessèrent  enfin  que  le 
doigt  de  Dieu  était  là  ;  c'est-à-dire ,  qu'ils  y  reconnurent  le  caractère  d'une 
vertu  divine  ,  dont  ce  législateur  et  ce  prophète  était  l'instrument  :  Et 
dixerunt  mole  [ici  ad  Pharaonem  :  Digitus  Dei  est  hic  1.  Et  moi,  Chré- 
tiens ,  quand  je  n'envisagerais  que  la  conversion  de  cette  femme  samari- 
taine, telle  qu'elle  est  rapportée  dans  l'Évangile,  je  conclurais  sans  hésiter 
qu'il  y  a  un  principe  surnaturel  qui  agit  en  nous  ;  que  Dieu  a  de  secrets 
ressorts  pour  remuer  nos  cœurs  et  les  tourner  comme  il  lui  plait  ;  que  nous 
recevons  du  ciel  des  impressions  qui  ne  peuvent  venir  que  de  la  grâce  ;  et 
que ,  par  les  divines  opérations  de  cette  grâce ,  notre  liberté ,  sans  rien 
perdre  de  son  indifférence  et  de  ses  droits,  est  parfaitement  soumise  à 
l'empire  de  Dieu. 

Or,  en  quoi  consiste  le  miracle  de  cette  conversion?  Le  voici ,  par  rap- 

'  E*od„  8. 


«tri    LA    GFV.VCE.  Ô()T 

port  aux  deux  puissances  de  lame  à  qui  la  gpâce  intérieure  est  immédia- 
tement communiquée;  savoir,  l'entendement  et  la  volonté;  ou  si  vous 
voulez,  l'esprit  et  le  cœur.  Miracle  de  la  grâce  dans  la  victoire  quelle 
remporte  sur  l'esprit  de  la  Samaritaine  ;  miracle  de  la  grâce  dans  le  chan- 
gement qu'elle  fait  du  cœur  de  la  Samaritaine  ;  miracle ,  dis-je ,  opéré 
d'une  façon  toute  miraculeuse ,  et  avec  des  circonstances  qui  ne  permettent 
pas  de  douter  que  ce  ne  soit  l'ouvrage  de  la  main  toute-puissante  de  Dieu  : 
Digitus  Dei  est  hic.  Écoutez-moi,  Chrétiens,  et  suppléez,  par  une  atten- 
tion toute  nouvelle,  à  la  nécessité  où  je  me  trouve  d'abréger  en  peu  de 
paroles  ce  qui  demanderait  un  discours  entier. 

Miracle  de  la  grâce  et  de  sa  force  dans  la  victoire  qu'elle  remporte  sur 
l'esprit  de  la  Samaritaine.  Suivez  le  texte  sacré ,  et  vous  en  allez  convenir. 
C'était  tout  ensemble  une  infidèle  et  une  hérétique ,  puisque ,  selon  la  re- 
marque d'Origène,  les  Samaritains  étaient  dans  le  fond  idolâtres,  et  adoraient 
les  fausses  divinités  de  leurs  ancêtres ,  et  que  néanmoins  ils  ne  laissaient  pas 
de  pratiquer  au  même  temps  une  espèce  de  judaïsme,  mais  de  judaïsme 
corrompu  par  leurs  opinions  particulières  :  ce  qui  les  divisait ,  et ,  par  un 
schisme  déclaré ,  les  séparait  du  reste  des  Juifs  :  Non  enim  contuntur  Ju- 
dœi  Samaritanis  l.  C'était  une  hérétique  vaine  et  suffisante,  opiniâtre  et 
indocile,  préoccupée  de  son  erreur,  et  déterminée  à  la  soutenir;  qui  se 
piquait  de  raisonner,  et  d'être  subtile  en  matière  de  religion  :  car  tout  cela 
paraît  dans  l'entretien  que  Jésus-Christ  eut  avec  elle.  Or  vous  savez  l'ex- 
trême difficulté,  pour  ne  pas  dire  l'impossibilité  morale,  de  réduire  un 
esprit ,  encore  plus  l'esprit  d'une  femme ,  quand  elle  est  de  ce  caractère. 
Vous  savez  combien  il  est  rare  de  voir  une  femme  entêtée  d'une  hérésie  (je 
dis  entêtée  ;  car  persuadée  par  raison ,  à  peine  le  fut-elle  jamais)  se  metttre 
en  état  de  reconnaître  la  vérité ,  la  chercher  de  bonne  foi ,  et  s'y  soumettre. 
Soit  que ,  par  une  malheureuse  fatalité ,  l'hérésie  ait  cela  de  propre ,  de 
rendre  les  cœurs  inflexibles  et  de  les  endurcir  ;  soit  que  Dieu ,  par  une 
punition  due  à  ce  péché ,  qui  de  tous  les  péchés  est  dans  un  sens  le  plus 
grief  et  le  plus  punissable ,  ait  coutume  de  répandre  dans  les  esprits  d'é- 
paisses ténèbres  qui  les  aveuglent  toujours  de  plus  en  plus,  et  que  saint 
Augustin  appelle  pour  cela,  pœnales  cœcitates2  :  encore  une  fois,  vous 
savez  combien  ce  retour  de  l'hérésie  à  la  foi,  de  l'orgueil  de  l'une  à  l'hu- 
milité de  l'autre,  demande  d'efforts  ,  et  combien ,  dans  l'ordre  même  de  la 
grâce  ,  il  approche  du  miracle.  Cependant  c'est  ce  que  la  grâce  opère  au- 
jourd'hui ,  mais  par  une  vertu  qui  ne  peut  être  que  la  vertu  du  Très-Haut. 
Jésus-Christ  convertit  cette  femme  :  de  Samaritaine  qu'elle  était,  il  la 
ramène  premièrement  à  la  pureté  du  culte  juif,  et  puis  il  en  fait  une  par- 
faite chrétienne.  Après  l'avoir  fait  renoncer  aux  superstitions  de  ses  pères 
et  au  schisme  où  elle  a  été  élevée;  après  lui  avoir  fait  condamner  les 
erreurs  qu'elle  soutenait  avec  tant  d'obstination  et  tant  de  zèle ,  il  lui  fait 
connaître  ce  qu'il  est  et  pourquoi  il  est  venu ,  le  sujet  et  la  fin  de  sa  mis- 
sion ,  sa  qualité  de  Christ  et  de  Sauveur,  sa  divinité  même  :  mystères  natu- 
rellement incroyables ,  et  qu'elle  ne  pouvait  découvrir  qu'à  la  faveur  des 

1    Joan.,   I,  ■ —  -  Aug, 


568  SUR   LA    GRACE. 

plus  pures  lumières  de  la  grâce  qu'il  lui  communique.  Non-seulement  il 
lui  révèle  ces  points  si  importants  et  si  sublimes ,  mais  il  les  lui  persuade, 
mais  il  les  lui  fait  goûter.  Quoiqu'elle  eût  refusé  d'abord  de  traiter  avec 
lui ,  elle  écoute  enfin  avec  docilité  et  avec  respect  :  quoique  tout  ce  qui  ve- 
nait des  Juifs  lui  fût  odieux ,  elle  veut  bien,-  tout  Juif  qu'il  est,  le  recon- 
naître et  l'adorer  comme  auteur  de  son  salut  !  Quoiqu'elle  ne  vit  en  lui  que 
les  apparences  d'un  homme ,  elle  proteste  et  croit  fermement  qu'il  est  le 
Christ ,  vrai  Fils  de  Dieu.  Ne  faut-il  pas  confesser  qu'une  telle  conversion 
fut  l'œuvre  du  Seigneur,  et  s'écrier  avec  David  :  Hœc  mutatio  dexterœ 
Excelsi  1  ? 

Mais  en  changeant  l'esprit  de  cette  Samaritaine,  la  grâce  n'agit  pas 
moins  puissamment  dans  son  cœur.  Car  outre  qu'elle  était  hérétique  et 
obstinée  dans  sa  fausse  créance ,  elle  était  impudique  et  libertine  dans  ses 
mœurs.  Péchés ,  dit  saint  Chrysostome ,  qui  malgré  leur  opposition  ne 
laissent  pas   d'avoir  comme  une  espèce  d'affinité,  puisque  l'hérésie,  à 
proprement  parler,  n'est  autre  chose  qu'une  corruption  de  l'esprit,  comme 
l'adultère  et  l'impudicité  est  une  rébellion  delà  chair.  Or  Dieu,  ajoute 
saint  Chrysostome,  vengeur  de  l'un  et  de  l'autre,  punit  et  confond  sou- 
vent l'un  par  l'autre ,  en  permettant  que  ces  révoltes  de  l'esprit  contre  la 
vérité  soient  communément  suivies  des  plus  honteux  dérèglements  de  la 
sensualité.  Et  en  effet,  nous  voyons  ces  âmes,  si  présomptueuses  et  si 
fières  sur  ce  qui  concerne  la  religion ,  n'être  pas  ordinairement  les  plus 
fermes  dans  leur  devoir,  ni  les  plus  inébranlables  dans  la  tentation.  Telle 
était  cette  pécheresse  de  Samarie ,  avec  sa  prétendue  science  et  sa  vaine 
subtilité.  Elle  vivait  dans  un  concubinage  public ,  dans  un  concubinage 
auquel  elle  s'était  abandonnée,  et  dont  elle  avait  contracté  même  une 
longue  habitude  :  Quinque  enim  viros  habuisti;  et  nunc  quem  habes,  non 
est  tuas  vir  2.  Or,  s'il  y  a  une  maladie  difficile  à  guérir,  c'est  celle-là  :  s'il 
y  a  un  démon  capable  de  résister  à  Dieu  et  à  sa  grâce ,  il  est  évident  que 
c'est  cet  esprit  impur.  Mais  en  cela  même  la  grâce  de  Jésus-Christ  trouve 
la  matière  de  son  triomphe.   Cette  pécheresse,   cette  prostituée,    cette 
femme  esclave  des  plus  sales  passions ,  est  enfin  purifiée  et  sanctifiée.  Il 
semble  que  Jésus-Christ  lui  ait  donné  un  autre  cœur  ;  qu'après  lui  avoir 
arraché  ce  cœur  charnel  et  corrompu  d'où  procédaient  tant  de  désordres, 
il  ait  créé  en  elle  un  cœur  nouveau ,  un  cœur  épuré  non-seulement  de 
toutes  les  souillures  du  péché ,  mais  de  toutes  les  affections  de  la  terre.  Ce 
n'est  plus  cette  Samaritaine  scandaleuse ,  qui  s'était  fait  un  front  pour  le 
crime ,  et  qui  servait  aux  âmes  de  démon  pour  les  perdre  :  c'est  une  créa- 
ture toute  nouvelle  en  Jésus-Christ,  Nova  in  CJiristo  creatura  3  ;  une  âme 
transformée  en  Dieu ,  et  qui  ne  respire  plus  que  l'amour  de  son  Dieu  ;  qui 
n'a  plus  rien  que  de  chaste  dans  ses  pensées ,  que  de  modeste  dans  ses  pa- 
roles ,  que  de  réglé  dans  ses  actions  ;  qui  par  sa  conduite  exemplaire  est 
désormais  un  modèle  de  vertu ,  et  qui  va  répandre  partout  l'odeur  de  sa 
sainteté.  Quel  prodige,  mes  chers  auditeurs  !  et  ne  devons-nous  pas  toujours 
reprendre  avec  le  Prophète  :  Hœc  mutatio  dexterœ  Excelsi  ? 

'    Psalm.  78.  —  s  Joan  ,  4.  -  3  2  Cor.,  5. 


SUR   LA    GRACE.  569 

Mais  si  la  grâce  de  Jésus-Christ  fait  un  miracle  dans  la  conversion  de 
cette  femme ,  la  manière  miraculeuse  dont  elle  le  fait  montre  encore  bien 
quelle  est  sa  force  et  sa  puissance.  Car  n'est-il  pas  étonnant,  Chrétiens , 
que  deux  changements  si  prodigieux  ne  coûtent  au  Sauveur  du  monde 
qu'un  moment?  Quand  Dieu  agit  selon  les  lois  et  le  cours  ordinaire  de  sa 
providence ,  il  garde ,  ou  du  moins  il  paraît  garder  des  mesures  ;  et  dans 
Tordre  surnaturel ,  aussi  bien  que  dans  Tordre  naturel ,  il  s'accommode  à 
notre  faiblesse.  Car  il  ne  fait  pas  les  saints  dans  un  instant  ;  il  les  sanc- 
tifie peu  à  peu ,  et ,  par  des  progrès  quelquefois  insensibles  ,  il  les  conduit 
de  degré  en  degré  jusqu'au  terme  d'une  sainteté  consommée:  Mais  quand 
il  agit  souverainement  et  en  Dieu ,  il  ne  s'assujettit  point  de  la  sorte  ;  il 
ne  prépare  point  le  sujet  qui  doit  servir  de  fond  à  son  action.  Une  parole 
qui!  profère  fait  sortir  des  millions  d'êtres  du  néant,  étend  les  cieux,  af- 
fermit la  terre,  donne  à  ce  vaste  univers  toute  sa  perfection  :  Dixit,  et 
facta  sunt  l.  Ainsi  le  Fils  de  Dieu  ne  dit  qu'une  parole  à  la  Samaritaine  : 
Ego  sum  2;  Oui,  c'est  moi ,  moi  qui  suis  ce  Messie  que  vous  attendez; 
et  tout  à  coup  la  voilà  convaincue ,  la  voilà  touchée ,  la  voilà  pénétrée  des 
plus  saints,  mais  des  plus  vifs  et  des  plus  tendres  sentiments.  Parole, 
reprend  saint  Augustin ,  plus  efficace  que  celle  même  dont  Dieu  créa  le 
monde  ;  parole  qui ,  par  une  seconde  création ,  mais  bien  plus  admirable 
que  la  première,  réforma  dans  le  cœur  de  cette  femme  l'ouvrage  de  Dieu, 
que  le  péché  y  avait  détruit.  Je  dis  création  plus  admirable  que  la  pre- 
mière, puisque  dans  la  première  le  néant,  sur  lequel  Dieu  travaille ,  obéit 
sans  contradiction  à  sa  parole  ;  au  lieu  que  dans  celle-ci  Dieu  travaillait 
sur  le  néant  du  péché,  qui ,  tout  néant  qu'il  est,  est  capable,  comme  pé- 
ché ,  de  lui  résister.   Mais  encore  par  quelle  marque  sensible  le  Fils  de 
Dieu  s'autorisa-t-il  dans  l'esprit  de  la  Samaritaine  ,  et  par  où  trouva-t-il 
une  si  facile  et  si  prompte  créance  ?  Le  vit-elle  en  ce  moment-là  comman- 
der aux  tempêtes  et  à  la  mer ,  guérir  les  aveugles-nés,  ressusciter  les  morts 
de  quatre  jours?  Ah  !  Chrétiens ,  voici  la  merveille  qui  surpasse  toutes  les 
autres.  Le  monde  converti  sans  miracles,  et  sans  miracles  devenu  chré- 
tien ,  si  Ton  voulait  ainsi  le  supposer ,  ce  serait ,  disait  saint  Augustin , 
le  plus  grand  de  tous  les  miracles  ;  ce  serait  le  miracle  des  miracles ,  et 
le  plus  convaincant  pour  un  païen  qui  ne  croirait  pas  les  autres  miracles. 
Or  nous  le  voyons  ,  mes  chers  auditeurs ,  ce  miracle  des  miracles ,  accom- 
pli dans  cette  Samaritaine.  Les  pharisiens  et  les  docteurs  de  la  loi  voyaient 
tous  les  jours  les  miracles  de  Jésus-Christ;  ils  en  étaient  les  témoins  ocu- 
laires;  ils  parlaient  à  Lazare,  qu'il  avait  publiquement  ressuscité,  aux 
malades  qu'il  avait  guéris  ;  et  cependant ,  par  une  obstination  inflexible , 
ils  persistaient  dans  leur  incrédulité.  Mais  celle-ci ,  sans  miracles ,  non- 
seulement  croit  en  lui ,  mais  s'attache  à  lui ,  se  donne  à  lui ,  renonce  à 
tout  pour  lui.  D'où  vient  cela?  de  la  toute-puissance  de  la  grâce,  q::i  n'a 
besoin  que  d'elle-même  pour  triompher  du  cœur  de  l'homme. 

Ce  n'est  pas  tout.  Quand  le  Fils  de  Dieu  convertissait  les  autres  pé- 
cheurs, ce  n'était  qu'après  leur  avoir  donné  pour  sa  personne,  par  quel- 

1  Psalm.  32.  —  a  Joan.,  4. 


570  SUR    LA    GRACE. 

que  signalé  bienfait,  un  fonds  de  confiance  et  d'estime.  Pour  sauver  leurs 
âmes ,  il  commençait  par  guérir  leurs  corps  ;  et ,  par  condescendance  à 
leur  faiblesse,  il  les  engageait  à  croire  ce  qu'il  était,  en  leur  faisant  éprou- 
ver dans  leurs  besoins  ce  qu'il  pouvait.  Mais  parce  qu'il  a  résolu  de  faire 
paraître  dans  cette  pécheresse  de  Samarie  toute  la  force  de  la  grâce ,  il  la 
convertit  purement,  je  veux  dire  sans  autre  attrait,  sans  autre  engage- 
ment d'intérêt  que  celui  de  sa  conversion  même.  Elle  ne  croit  point  en 
lui  comme  la  femme  cananéenne ,  parce  qu'il  a  délivré  sa  fille  du  démon, 
ni  comme  l'hémorroïsse ,  parce  qu'il  lui  a  rendu  la  santé  :  mais  elle  croit 
en  lui  pour  lui  seul  ;  elle  s'attache  à  lui  sans  autre  vue  que  l'avantage 
d'être  à  lui,  et  de  ne  vivre  que  pour  lui.  C'est  là  que  je  reconnais  le  ca- 
ractère d'une  grâce  victorieuse  et  toute-puissante  :  Hœc  mutatio  dexterœ 
Excelsi. 

Enfin  le  miracle  de  la  grâce ,  c'est  qu'en  sanctifiant  cette  femme ,  elle 
sanctifia  tout  le  pays  de  Samarie ,  et  quelle  la  rendit  capable  de  commu- 
niquer aux  Samaritains  le  don  de  la  foi'.  De  pécheresse  qu'elle  était ,  dit 
saint  Grégoire,  pape,  elle  se  trouve  miraculeusement  transformée  en  apôtre  : 
Quœ  advenerat  peccatrix,  rêver titur  prœdicatrix  l*  Avant  que  les 
apôtres  aient  paru ,  elle  va  annoncer  Jésus-Christ  à  ceux  qui  ne  le  con- 
naissent pas;  et,  sans  déroger  à  la  dignité  de  saint  Pierre  ni  à  celle  des 
autres  apôtres,  on  peut  dire  que  la  première  apôtre  du  christianisme ,  c'est 
la  Samaritaine.  En  effet ,  son  zèle  la  presse  de  telle  sorte  qu'elle  ne  peut 
s'arrêter  un  moment  :  elle  laisse  le  vaisseau  qu'elle  avait  apporté  avec 
elle,  elle  ne  pense  plus  à  puiser  de  l'eau,  elle  quitte  Jésus-Christ  pour  Jé- 
sus-Christ même;  elle  rentre  dans  la  ville,  elle  invite  tout  le  monde  à  le 
venir  voir  et  à  l'écouter  ;  aimant  mieux  aller  travailler  pour  sa  gloire , 
que  de  goûter  plus  longtemps  les  douceurs  de  son  entretien ,  et  ressentant 
déjà  ces  saintes  ardeurs  et  ces  divins  empressements  de  l'esprit  de  foi ,  qui 
n'est  .jamais  content  de  connaître  Dieu,  s'il  ne  le  fait  encore  connaître  au- 
tant qu'il  le  peut  et  qu'il  le  doit. 

De  tout  ceci ,  quelle  conclusion  ?  Ah  !  Chrétiens ,  ne  disons  donc  plus , 
dans  l'état  de  notre  péché,  que  nous  sommes  faibles,  et  que  notre  fai- 
blesse est  un  obstacle  insurmontable  à  notre  conversion  ;  mais  disons  avec 
l'Apôtre ,  que  si  nous  sommes  faibles  par  nous-mêmes ,  nous  sommes  tout- 
puissants  avec  la  grâce  et  par  la  grâce  :  Omnia  possum  in  eo ,  qui  me 
confortât 2.  Défions-nous  de  nous-mêmes ,  mais  espérons  tout  de  Dieu.  Je 
sais  que  pour  vous  dégager  de  l'esclavage  où  le  péché  vous  tient  asservis , 
que  pour  vous  interdire  ce  commerce,  que  pour  renoncer  à  cet  attache- 
ment, que  pour  étouffer  cette  inclination,  que  pour  vaincre  le  monde,  il 
y  a  des  efforts  à  faire ,  et  de  grands  efforts  ;  qu'il  y  a  des  combats  à  livrer, 
et  de  rudes  combats  :  mais  prenez  confiance ,  puisque  Dieu  vous  répond 
de  sa  grâce ,  dès  que  vous  la  demanderez  de  bonne  foi ,  et  qu'il  vous  as- 
sure que  sa  grâce  vous  suffit  :  Suffîcit  tibi  gratia  mea  3.  C'est  dans  notre 
infirmité  même  qu'elle  fait  éclater  toute  sa  vertu  ;  et  votre  retour  à  Dieu , 
un  retour  prompt ,  un  retour  parlait ,  ne  sera  pas  un  plus  grand  miracle 

•  Greg.  —  a  Philipp.,  i.  —  3  2  Cor.,  12. 


SUR    LA    GRACE.  57  i 

pour  elle  ,  que  le  changement  merveilleux  de  cette  pécheresse  de  T  Évan- 
gile :  Nam  virtus  in  infirmitate  perficitur  i,  Ce  n'est  pas  assez  ;  et  voici, 
mes  chers  auditeurs ,  le  point  de  morale  par  où  je  finis.  Si  Dieu  par  sa 
miséricorde  vous  a  tirés  de  l'abîme,  et  s'il  vous  a  fait  sentir  l'impression 
de  sa  grâce ,  imitez  le  zèle  de  cette  Samaritaine.  Elle  n  était  pas  plus  ca- 
pable que  vous  d'annoncer  l'Évangile  de  l'Homme-Dieu  ;  elle  n'avait  point 
de  caractère  particulier  qui  l'y  obligeât  plus  que  vous  :  pourquoi  ne  le 
ferez-vous  pas  comme  elle?  En  qualité  de  chrétiens,  nous  devons  tous  par 
un  engagement  indispensable,  chacun  dans  F  étendue  de  notre  condition, 
participer  au  ministère  apostolique  ;  et  il  n'y  a  point  de  fidèle ,  de  quelque 
profession  qu'il  soit,  qui  ne  doive  au  moins  par  ses  œuvres ,  par  ses  exem- 
ples ,  par  l'édification  de  sa  vie  ,  par  ses  charitables  conseils ,  prêcher 
Jésus-Christ.  Un  père  le  doit  prêcher  à  ses  enfants ,  et  se  souvenir  qu'il 
est  leur  premier  apôtre  ;  que  c'est  à  lui ,  comme  père ,  de  leur  inspirer  la 
religion ,  de  leur  en  donner  la  première  teinture ,  d'employer  tous  ses  soins 
à  la  conserver  dans  leurs  âmes ,  et  que  sans  cela  il  ne  mérite  pas  le  nom 
de  père ,  beaucoup  moins  celui  de  père  chrétien.  Un  maître  le  doit  prê- 
cher à  ses  domestiques  ,  persuadé  qu'il  est  pire  qu'un  infidèle  s'il  néglige 
un  devoir  si  nécessaire,  et  que  c'est,  comme  le  dit  l'Apôtre  en  termes  ex- 
près ,  renoncer  sa  foi ,  que  de  laisser  dans  sa  maison  des  hommes  qui  igno- 
rent la  loi  de  Dieu  et  qui  ne  la  pratiquent  pas  :  Deum  negavit,  et  est 
infideli  deterior  2.  Mais  les  pécheurs  convertis  sont  ceux,  entre  tous  les 
autres,  qui  doivent  être  plus  touchés  de  cet  important  devoir.  Pourquoi? 
parce  qu'ils  y  sont  obligés  ,  et  par  titre  de  reconnaissance,  et  par  titre  de 
justice ,  et  par  charité  envers  le  prochain  ,  et  par  intérêt  pour  eux-mêmes  : 
parce  qu'ils  ne  peuvent  autrement  réparer  le  scandale  de  leur  vie  passée , 
ni  rendre  à  Dieu  ce  qu'ils  lui  doivent  pour  tribut  de  leur  conversion.  Si 
donc  parmi  ceux  qui  m' écoutent ,  il  y  en  avait  quelqu'un  de  ce  caractère, 
c'est-à-dire  autrefois  libertin  et  dans  le  désordre ,  mais  maintenant  changé 
par  la  grâce ,  et  résolu  à  vivre  en  chrétien  :  Voilà ,  lui  dirais-je ,  mon 
cher  Frère,  le  modèle  que  Dieu  vous  met  aujourd'hui  devant  les  yeux  :  le 
zèle  de  la  Samaritaine  convertie.  Ramenez  comme  elle  à  Jésus-Christ  au- 
tant de  pécheurs  que  votre  exemple  est  capable  d'en  attirer,  mais  surtout 
ceux  qui  furent  les  complices  de  vos  désordres.  Dites-leur  avec  David ,  ce 
roi  pénitent:  Venite ,  audite,  et  narrabo,  omnes  qui  timetis  Deum, 
quanta  fecit  animœ  meœ  3.  0  vous  qui  craignez  Dieu,  ou  plutôt  qui  par 
sa  loi  avez  été  instruits  à  le  craindre ,  venez  ,  écoutez ,  et  je  vous  raconte- 
rai ce  que  peut  faire  la  miséricorde  du  Seigneur,  et  ce  qu'elle  fait!  il  ne 
vous  en  faudra  point  d'autre  preuve  que  mon  exemple  ,  et  je  vous  dirai  ce 
que  cette  infinie  miséricorde  a  fait  pour  moi.  J'étais  dans  les  mêmes  enga- 
gements que  vous ,  dans  les  mêmes  erreurs  que  vous ,  dans  les  mêmes  ex- 
cès que  vous  :  mais  la  grâce  de  mon  Dieu  a  rompu  les  liens  qui  m'atta- 
chaient ,  a  dissipé  les  nuages  qui  m'aveuglaient ,  a  éteint  les  passions  qui 
m'emportaient.  Je  prenais  aussi  bien  que  vous  pour  folie  tout  ce  que  l'on 
me  disait  des  vérités  éternelles  :  mais  la  grâce  de  mon  Dieu  m'a  détrompé, 

'  ï  Cor.,  18.  —  ?  1  Tim.,  3.  —  »  Psalm,  65. 


572  SUR    LA    PROVIDENCE. 

et  m'a  convaincu  moi-même  de  ma  propre  folie.  Je  croyais  comme  vous 
que  ce  changement  était  impossible ,  que  jamais  je  ne  pourrais  me  résoudre 
à  sortir  de  mes  habitudes  criminelles,  que  jamais  je  ne  pourrais  soutenir 
une  vie  plus  retirée  et  plus  réglée ,  que  ce  serait  un  état  triste ,  ennuyeux , 
insupportable  :  mais  ,  par  la  grâce  de  mon  Dieu ,  toutes  les  difficultés  se 
sont  aplanies,  j'ai  triomphé  de  la  nature  et  de  l'habitude  ,  je  me  suis  ar- 
raché au  monde  et  à  ses  enchantements  ;  au  lieu  du  trouble  et  de  l'ennui 
que  je  craignais ,  j'ai  trouvé  le  calme  et  la  joie.  Et  que  ne  puis-je  vous  ou- 
vrir mon  cœur!  que  ne  puis-je  vous  faire  connaître  et  vous  faire  sentir  ce 
qu'il  sent,  depuis  que  le  péché  n'y  domine  plus,  et  qu'il  commence  à 
jouir  d'une  sainte  liberté  !  Venite,  audite ,  et  narrabo  quanta  fecit  ani- 
mœ  meœ. 

Ah  !  Chrétiens  ,  que  ne  peut  pas  pour  la  gloire  de  Dieu  une  âme  bien 
convertie  ,  et  de  quelle  efficace  est  son  témoignage  en  faveur  de  la  vertu  ? 
La  Samaritaine  convertit  seule  presque  tout  un  pays  ;  et  combien  de  pé- 
cheurs par  leur  pénitence  gagneraient  des  villes  entières ,  et  en  réforme- 
raient les  abus  ?  Inspirez-nous  ce  zèle ,  Seigneur ,  inspirez-le  à  tous  mes 
auditeurs.  Répandez  sur  eux  votre  esprit,  et  que  touchés  de  cet  esprit  de 
douceur ,  soutenus  de  cet  esprit  de  force  ,  ils  rentrent  dans  vos  voies ,  et  y 
fassent  rentrer  par  leurs  exemples  ceux  qu'ils  en  ont  retirés  par  leurs  scan- 
dales ;  en  sorte  que  nous  puissions  tous  parvenir  un  jour  à  la  même  gloire, 
où  nous  conduise,  etc. 


SERMON  POUR  LE  DIMANCHE  DE  LA  QUATRIÈME  SEMAINE. 


SUR  LA   PROVIDENCE. 

Cùm  sublevasset  oculos  Jésus,  et  vidisset  quia  multitude)  maxima  venit  ad  eum,  dixit  ad  Philip- 
pum  :  Unde  emernus  panes,  ut  manducent  Iti?  Hoc  autem  dicebat  tenlans  eum;  ipse  enim  sciebat 
quid  esset  facturus. 

Jesus-Christ  levant  les  yeux,  et  voyant  qu'une  grande  foule  de  peuple  venait  à  lui,  dit  à 
Philippe  :  D'où  pourrons-nous  acheter  assez  de  pain  pour  donner  à  manger  à  tout  ce  peuple? 
Or  il  disait  ceci  pour  l'éprouver;  car  il  savait  hien  ce  qu'il  allait  faire.  Saint  Jean,  ch.  6. 

Sire  , 

Si  ce  qu'a  dit  saint  Augustin  est  vrai ,  que  les  miracles  sont  la  voix  de 
Dieu  ,  et  qu'autant  de  fois  qu'il  fait  paraître  ces  signes  visibles  de  sa  toute- 
puissance  ,  son  intention  est  de  nous  parler,  de  nous  instruire,  et  de  nous 
découvrir  quelque  importante  vérité ,  il  est  aisé  de  reconnaître  ce  que  le 
Sauveur  du  monde  a  voulu  nous  faire  entendre  par  ce  grand  miracle  de 
la  multiplication  des  pains.  Car  que  voyons-nous  dans  ce  miracle ,  et  que 
nous  représente  notre  évangile?  tout  un  peuple  qui  s'abandonne  à  la  con- 
duite de  Jésus-Christ  ;  des  milliers  d'hommes  qui,  sans  provision,  sans 
subsistance ,  quittent  leurs  maisons  pour  le  suivre  ;  un  Dieu  touché  de 
compassion  pour  eux ,  un  Dieu  qui  pourvoit  lui-même  à  leurs  besoins, 


SUR    LA    PROVIDENCE.  573 

un  Dieu  qui  lui-même  leur  distribue  ses  dons  libéralement ,  amplement , 
magnifiquement  ;  et  cette  nombreuse  multitude  enfin  nourrie  et  rassasiée 
au  milieu  d'une  solitude  :  tout  cela  ne  nous  prêche-t-il  pas  hautement  la 
Providence  divine ,  et  l'obligation  indispensable  de  nous  reposer  sur  ses 
soins  et  de  nous  confier  en  elle?  Interrogemus  (ce  sont  les  paroles  de  saint 
Augustin)  ipsa  Christi  miracula  :  habent  enim,  si  intelligantur,  lin- 
guam  suam  1  :  Interrogeons  les  miracles  de  Jésus-Christ,  écoutons-les,  et 
rendons-nous-y  attentifs.  Car  comme  Jésus-Christ  est  substantiellement 
le  Verbe  de  Dieu ,  il  n'y  a  rien  dans  lui  qui  ne  parle ,  et  ses  actions  mêmes 
ont  pour  nous  leur  langage  et  leur  expression.  Or  ce  que  nous  dit  en  par- 
ticulier le  miracle  de  ces  pains  si  promptement  et  si  abondamment  mul- 
tipliés ,  c'est  qu'il  y  a  une  Providence  qui  gouverne  le  monde  ;  une  Pro- 
vidence à  laquelle  nous  devons  tous  nous  soumettre ,  non  pas ,  comme  le 
reste  des  créatures ,  par  une  soumission  de  nécessité ,  mais  comme  des  créa- 
tures raisonnables ,  par  un  libre  consentement  de  notre  volonté.  Voilà , 
mes  Frères,  la  voix  de  Dieu,  et  ce  qu'elle  nous  apprend.  Cependant, 
quelque  intelligible  et  quelque  éclatante  que  soit  cette  voix,  il  y  a  encore 
des  hommes  qui  ne  veulent  pas  l'entendre.  Il  y  en  a  qui ,  pour  l'avoir  en- 
tendue ,  n'en  sont  pas  plus  dociles  ni  plus  soumis.  Et  c'est  pour  cela  que 
je  joins  à  cette  voix  du  miracle  de  Jésus-Christ ,  celle  de  la  prédication , 
qui ,  fortifiée  et  soutenue  par  la  grâce  intérieure  que  le  Saint-Esprit  ré- 
pandra aans  nos  cœurs  ,  y  produira,  comme  je  l'espère,  tout  le  fruit  que 
j'attends  de  ce  discours.  Adressons-nous  à  Marie,  et  disons-lui  :  Ave , 
Maria. 

Deux  choses ,  selon  saint  Augustin ,  sont  capables  de  toucher  l'homme 
et  de  faire  impression  sur  son  cœur,  le  devoir  et  l'intérêt;  le  devoir,  parce 
qu'il  est  raisonnable;  et  l'intérêt,  parce  qu'il  s'aime  lui-même.  Voilà  les 
deux  ressorts  qui  le  font  communément  agir.  Mais  il  faut ,  ajoute  saint 
Augustin ,  que  ces  deux  ressorts  soient  remués  tout  à  la  fois ,  pour  avoir 
dans  le  cœur  de  l'homme  un  plein  effet.  Car  le  devoir  sans  l'intérêt  est 
faible  et  languissant ,  et  l'intérêt  sans  le  devoir  est  bas  et  honteux.  L'un 
et  l'autre,  joints  ensemble,  ont  une  vertu  presque  infaillible,  et  une  effi- 
cace à  laquelle  il  est  comme  impossible  de  résister.  J'entreprends  aujour- 
d'hui ,  Chrétiens ,  de  vous  inspirer  une  parfaite  soumission  à  la  providence 
de  Dieu;  j'entreprends  de  vous  représenter  l'indispensable  obligation  que 
nous  avons  tous  de  nous  attacher  à  cette  providence  souveraine ,  de  nous 
confier  en  elle ,  de  nous  conformer  à  ses  ordres ,  et  d'en  faire  la  règle  de 
notre  vie.  Or ,  pour  vous  y  engager ,  je  veux  vous  faire  voir  le  désordre  et 
le  malheur  de  l'homme ,  lorsqu'il  refuse  à  Dieu  cette  soumission  :  le  dés- 
ordre de  l'homme  par  rapport  à  son  devoir ,  et  le  malheur  de  l'homme  par 
rapport  à  son  intérêt  :  son  désordre  inséparable  de  son  malheur,  puisqu'il 
en  est  évidemment  et  infailliblement  la  source  :  son  malheur  inséparable 
de  son  désordre,  puisque,  selon  les  lois  de  Dieu,  il  en  est,  comme  vous 
verrez ,  la  juste  punition.  En  deux  mots ,  rien  de  plus  criminel  que  l'homme 

1  Au8- 


,H74  SUR   LA  PROVIDENCE. 

du  siècle  qui  ne  veut  pas  se  soumettre  à  la  Providence  :  c'est  la  première 
partie.  Rien  de  plus  malheureux  que  l'homme  du  siècle  qui  ne  veut  pas 
se  conformer  à  la  conduite  de  la  Providence  :  c'est  la  seconde.  Mais  aussi , 
par  deux  conséquences  toutes  contraires,  rien  de  plus  sage  que  l'homme 
chrétien  qui  prend  pour  règle  de  toutes  ses  actions  la  foi  de  la  Providence  : 
rien  de  plus  heureux  que  l'homme  chrétien ,  qui  fait  consister  tout  son 
appui  dans  la  foi  de  la  Providence.  Deux  vérités  édifiantes  et  touchantes 
qui  vont  partager  ce  discours. 

première  partie. 

Pour  corriger  un  désordre ,  il  faut  d'abord  s'appliquer  à  le  connaître  ;  et 
pour  le  connaître,  il  en  faut  chercher  et  découvrir  le  principe.  Je  parle 
ici ,  Chrétiens ,  d'un  homme  du  monde  qui  vit  dans  un  profond  oubli  de 
Dieu,  qui  semble  avoir  secoué  le  joug  de  Dieu,  qui  s'est  fait  comme  une 
habitude  et  un  état  de  se  rendre  indépendant  de  Dieu  ;  enfin,  qui ,  sans  se 
déclarer  néanmoins  ouvertement ,  mais  par  la  malheureuse  possession  où 
il  s'est  établi  d'agir  selon  son  gré  et  en  libertin,  est  devenu  ,  si  j'ose  m'ex- 
primer  ainsi ,  un  déserteur ,  ou ,  si  vous  voulez ,  un  apostat  de  la  provi^ 
dence  de  Dieu  :  conduite  la  plus  déplorable ,  mais  effet  le  plus  commun 
de  la  dépravation  du  siècle.  Je  veux  vous  en  faire  voir  le  dérèglement,  et 
voici  comment  je  le  conçois.  Quiconque  renonce  à  la  Providence ,  et  veut 
se  soustraire  à  l'empire  de  Dieu ,  ne  le  peut  faire  qu'en  l'une  ou  en  l'autre 
de  ces  deux  manières  ,  savoir  :  par  un  esprit  d'infidélité ,  parce  qu'il  ne 
reconnaît  pas  cette  Providence,  et  qu'il  ne  la  croit  pas;  ou  par  une  simple 
révolte  de  cœur ,  parce  qu'en  la  croyant  même  ,  et  en  la  supposant ,  il  ne 
veut  pas  se  soumettre  à  elle.  Or  examinons  ces  deux  principes,  et  voyons 
dans  lequel  des  deux  l'aveuglement  de  l'impie  est  plus  grossier  et  plus 
criminel. 

Si  c'est  par  un  esprit  d'infidélité ,  et  parce  qu'il  ne  croit  pas  la  Provi- 
dence ,  je  vous  demande  quel  désordre  est  comparable  à  celui-là  :  de  ne  pas 
croire,  ce  qui  est  sans  contestation  la  chose  non-seulement  la  plus  croyable, 
mais  le  fondement  de  toutes  les  choses  croyables?  de  ne  pas  croire  ce 
qu'ont  cru  les  païens  les  plus  sensés,  par  la  seule  lumière  de  la  raison;  de 
ne  pas  croire  ce  qu'indépendamment  de  la  foi  nous  éprouvons  nous-mêmes 
sans  cesse ,  ce  que  nous  sentons ,  ce  que  nous  sommes  forcés  de  confesser 
en  mille  rencontres  ,  par  un  témoignage  que  nous  arrachent  les  premiers 
mouvements  de  la  nature  ;  mais  surtout  de  ne  pas  croire  la  plus  incontes- 
table vérité ,  par  les  raisons  mêmes  qui  l'établissent ,  et  qui  seules  sont 
plus  que  suffisantes  pour  nous  en  convaincre.  Or  tel  est  l'état  du  mondain 
qui  ne  veut  pas  reconnaître  la  Providence.  Suivons  ceci  de  point  en  point, 
et  instruisons-nous. 

Car  le  mondain  s'aveugle ,  dit  saint  Chrysostome ,  dans  la  source  même 
des  lumières,  qui  est  l'être  de  Dieu,  puisque  la  première  et  la  plus  immé- 
diate conséquence  qui  se  tire  de  l'être  de  Dieu ,  ou  de  l'existence  de  Dieu , 
c'est  qu'il  y  a  une  Providence.  D'où  il  s'ensuit  qu'en  renonçant  à  cette 
Providence .  ou  bien  il  ne  connaît  plus  de  Dieu  (  affreuse  impiété  !  ) ,  ou 


SUR   LA    PROVIDENCE.  575 

bien  il  Se  fait  un  dieu  monstrueux ,  c'est-à-dire  un  dieu  qui  n'a  nul  soin 
de  ses  créatures;  un  dieu  qui  ne  s'intéresse  ni  à  leur  conservation,  ni  à 
leur  perfection  ;  un  dieu  qui  n'est  ni  juste,  ni  sage,  ni  bon ,  puisqu'il  ne 
peut  rien  être  de  tout  cela  sans  providence.  De  là  il  se  réduit ,  ajoute  saint 
Chrysostome ,  à  être  plus  que  païen  dans  le  christianisme  ;  ou ,  tout  chré- 
tien qu'il  est,  à  prendre  parti  avec  ce  qu'il  y  a  eu  dans  le  paganisme  de 
plus  vicieux  et  de  plus  corrompu.  Car  à  peine  s'est-il  trouvé  des  sectes 
païennes  qui  aient  nié  la  Providence ,  ou  qui  en  aient  douté ,  sinon  celles 
qui ,  par  leurs  abominables  maximes  ;  portaient  les  hommes  aux  plus  in- 
fâmes excès  et  aux  plus  sales  voluptés  ;  celles  pour  qui  il  était  à  souhaiter 
qu'il  n'y  eût  dans  le  monde  ni  Dieu ,  ni  loi ,  ni  châtiment,  ni  récompense, 
ni  providence  ,  ni  justice. 

Ce  n'est  pas  assez  :  comme  le  mérite  de  la  foi  est  de  nous  faire  espérer 
contre  l'espérance  même ,  Contra  spem  in  spern  1  ;  le  crime  du  mondain 
sur  le  sujet  de  la  Providence ,  est  de  se  rendre  incrédule  et  insensé  contre 
sa  raison  même.  Car  enfin  le  mondain  lui-même,  suivant  le  seul  instinct 
de  sa  raison,  admet,  sans  l'apercevoir,  une  Providence  à  laquelle  il  ne 
pense  pas.  Comment  cela?  Je  m'explique.  Il  croit  qu'un  état  ne  peut  être 
bien  gouverné  que  par  la  sagesse  et  le  conseil  d'un  prince  ;  il  croit  qu'une 
maison  ne  peut  subsister  sans  la  vigilance  et  l'économie  d'un  père  de  fa- 
mille ;  il  croit  qu'un  vaisseau  ne  peut  être  bien  conduit  sans  l'attention  et 
l'habileté  d'un  pilote  :  et  quand  il  voit  ce  vaisseau  voguer  en  pleine  mer, 
cette  famille  bien  réglée ,  ce  royaume  dans  l'ordre  et  dans  la  paix ,  il  con- 
clut, sans  hésister,  qu'il  y  a  un  esprit,  une  intelligence  qui  y  préside. 
Mais  il  prétend  raisonner  tout  autrement  à  l'égard  du  monde  entier  ;  et  il 
veut  que ,  sans  providence  ,  sans  prudence ,  sans  intelligence ,  par  un  pur 
effet  du  hasard,  ce  grand  et  vaste  univers  se  maintienne  dans  l'ordre  mer- 
veilleux où  nous  le  voyons.  N'est-ce  pas  aller  contre  ses  propres  lumières , 
et  contredire  sa  raison  ?  Ajoutez  les  preuves  sensibles  et  personnelles  que 
le  mondain ,  sans  sortir  hors  de  lui-même ,  trouve  dans  lui-même  ;  mais 
sur  lesquelles  son  obstination  l'aveugle  et  l'endurcit.  Car  il  n'y  a  point 
d'homme  qui ,  repassant  dans  son  esprit  les  années  de  sa  vie ,  et  rappelant 
le  souvenir  de  tout  ce  qui  lui  est  arrivé ,  ne  doive  s'arrêter  à  certains  points 
fixes ,  je  veux  dire  à  certaines  conjonctures  où  il  s'est  trouvé ,  à  certains 
périls  d'où  il  est  échappé  ,  à  certains  événements  heureux  ou  malheureux, 
mais  extraordinaires  et  singuliers ,  qui  l'ont  surpris  et  frappé ,  et  qui  sont 
autant  de  signes  visibles  d'une  Providence.  Or ,  si  cela  est  vrai  de  tous  les 
hommes  sans  exception ,  beaucoup  plus  encore  F  est-il  de  ceux  qui  font 
quelque  figure  dans  le  monde ,  de  ceux  qui  ont  part  aux  intrigues  du 
monde ,  de  ceux  qui  entrent  plus  avant  dans  le  commerce  et  dans  le  se- 
cret du  monde  ;  et  plus  enfin  de  ceux  qui  vivent  dans  le  centre  du  monde , 
qui  est  la  cour.  Car  qu'est-ce  que  le  monde ,  disait  Cassiodore ,  sinon  le 
grand  théâtre  et  la  grande  école  de  la  Providence ,  où  ,  pour  peu  qu'on 
fasse  de  réflexion,  l'on  apprend  à  tous  moments  qu'il  y  a  dans  l'univers 
une  puissance  et  une  sagesse  supérieure  à  celle  des  hommes ,  qui  se  joue 

1  Rom.,  4. 


576  SUR    LA    PROVIDENCE. 

de  leurs  desseins ,  qui  ordonne  de  leurs  destinées ,  qui  élève  et  qui  abaisse , 
qui  appauvrit  et  qui  enrichit ,  qui  mortifie  et  qui  vivifie ,  qui  dispose 
de  tout,  comme  l'Arbitre  suprême  de  toutes  choses.  Il  n'y  a  donc  point 
d'hommes  dans  le  monde  qui ,  selon  les  règles  ordinaires,  dussent  croire 
d'une  foi  plus  ferme  la  Providence ,  que  ceux  qui  se  piquent  d'avoir  la 
science  du  monde  et  d'être  les  sages  du  monde  ;  mais ,  par  un  secret  ju- 
gement de  Dieu ,  il  n'y  en  a  point  qui  soient  communément  plus  infidèles 
touchant  la  Providence ,  et  qui  semblent  plus  la  méconnaître.  Et  comme 
il  n'y  aura  jamais  d'homme  sur  la  terre ,  et  qu'il  n'y  en  a  jamais  eu  à 
qui  il  eût  été  moins  pardonnable  de  former  quelque  doute  sur  la  Provi- 
dence, qu'au  patriarche  Joseph ,  après  les  miracles  éclatants  que  Dieu  avait 
opérés  dans  sa  personne;  aussi  ces  prétendus  sages  du  monde  sont-ils 
plus  coupables ,  en  rejetant  la  Providence ,  de  refuser  à  Dieu  l'hommage 
d'un  attribut  dans  la  connaissance  duquel  Dieu  prend  plaisir,  pour  ainsi 
dire,  à  les  élever. 

Leur  aveuglement  va  encore  plus  loin ,  et  il  consiste  en  ce  qu'ils  ne 
veulent  pas  rendre  librement  et  chrétiennement  à  la  Providence  un  aveu 
qu'ils  lui  rendent  souvent  par  nécessité ,  ou  plutôt  par  emportement  de 
chagrin  et  de  désespoir.  Car  prenez  garde ,  Chrétiens  :  ce  mondain  qui 
oublie  Dieu  et  la  Providence ,  tandis  qu'il  est  dans  la  prospérité  et  que 
tout  lui  succède  selon  ses  désirs  ,  est  le  premier  à  murmurer  contre  cette 
même  Providence  et  contre  Dieu,  quand  il  lui  survient  une  disgrâce 
qu'il  n'avait  pas  prévue  :  comme  si  c'était  un  soulagement  pour  lui  d'a- 
voir à  qui  s'en  prendre  dans  son  malheur,  il  en  accuse  Dieu ,  et ,  par  la 
plus  étrange  contradiction ,  il  l'attribue  à  cette  Providence  même  qu'il 
niait  par  une  fière  et  orgueilleuse  impiété.  Or  qu'y  a-t-il  de  plus  bizarre 
que  de  ne  vouloir  pas  reconnaître  une  Providence  pour  lui  obéir  et  pour 
se  conformer  à  elle  ;  et  d'en  reconnaître  une  pour  l'outrager?  Voici  quel- 
que chose  encore  de  plus  surprenant  :  c'est  que  souvent  le  libertin  veut 
douter  de  la  Providence ,  par  les  raisons  mêmes  qui  prouvent  invinci- 
blement la  Providence ,  et  qui  seules  devraient  suffire  pour  la  lui  persua- 
der. Car  sur  quoi  fonde-t-il  ses  doutes  touchant  la  providence  d'un  Dieu? 
sur  ce  qu'il  voit  le  monde  rempli  de  désordres.  Et  c'est  pour  cela  même, 
dit  saint  Chrysostome,  qu'il  doit  conclure  nécessairement  qu'il  y  a  une 
Providence.  En  effet,  pourquoi  ces  désordres  dont  le  monde  est  plein  sont- 
ils  des  désordres  ,  et  pourquoi  lui  paraissent-ils  désordres ,  sinon  parce 
qu'ils  sont  contre  l'ordre  et  qu'ils  répugnent  à  l'ordre?  Or  qu'est-ce  que 
cet  ordre  auquel  ils  répugnent,  sinon  la  Providence?  Il  se  fait  donc  une 
difficulté  de  cela  même  qui  résout  la  difficulté ,  et  il  devient  infidèle  par- 
ce qui  devait  affermir  sa  foi.  Mais  s'il  y  avait,  dit-il,  une  Providence, 
arriverait-il  dans  la  société  des  hommes  tant  de  choses  dont  les  hommes 
eux-mêmes  sont  scandalisés?  Et  moi  je  réponds  :  Mais  de  ce  que  les 
hommes  eux-mêmes  en  sont  scandalisés ,  n'est-ce  pas  une  preuve  authen- 
tique de  la  Providence  ,  qui  ne  permet  pas  que  ces  choses  soient  autori- 
sées ,  et  qui  veut  pour  cela  que  parmi  les  hommes  elles  passent  et  qu'elles 
aient  toujours  passé  pour  scandaleuses?  Si  les  hommes  ne  se  scandali- 


SUR   LA    PROVIDENCE.  5"  7 

sàient  plus  de  rien ,  c'est  alors  qu'on  pourrait  peut-être  douter  qu'il  y  eût 
une  Providence  et  que  peut-être  F  impie  pourrait  dire  dans  son  cœur  qu'il 
n'y  a  point  de  Dieu.  Mais  tandis  qu'on  se  scandalise  de  l'insolence  du 
vice ,  tandis  que  la  censure  même  du  monde  condamne  le  libertinage  , 
tandis  qu'on  abhorre  l'impiété ,  tandis  que  la  haine  publique  s'élève  contre 
l'iniquité ,  la  Providence  est  à  couvert ,  et  rien  de  tout  cela  ne  prévaut 
contre  elle.  Or  on  se  scandalisera  toujours  de  tout  cela;  parce  qu'il  y  aura 
toujours  un  Dieu  et  une  Providence.  Il  est  vrai  :  on  commettra  dans  le 
monde  des  crimes  honteux ,  des  perfidies  noires ,  des  trahisons  lâches. 
Mais  ces  crimes  ne  seront  honteux,  que  parce  qu'il  y  a  une  Providence 
qui  y  attache  un  caractère  de  honte  et  qui  nous  le  fait  voir  ;  ces  perfidies 
ne  seront  détestées  comme  perfidies  ,  que  parce  qu'il  y  a  une  Providence 
qui  fait  aimer  la  bonne  foi  ;  ces  trahisons  ne  seront  réputées  lâches ,  que 
parce  qu'il  y  a  une  Providence  qui  met  en  crédit  l'honneur  et  la  probité. 
On  fera  des  actions  dont  on  rougira ,  qu'on  se  reprochera ,  qu'on  désa- 
vouera :  mais  ces  désaveux ,  ces  remords ,  cette  confusion ,  seront  dans 
ces  actions-là  mêmes  autant  d'arguments  en  faveur  de  la  Providence. 
Au  contraire ,  quel  avantage  contre  elle  l'impie  ne  tirerait-il  pas ,  si  l'on 
ne  les  désavouait  plus ,  si  l'on  ne  s'en  cachait  plus  ,  si  l'on  n'en  rougis- 
sait plus  ?  Voilà  le  désordre  de  celui  qui  renonce  à  la  Providence  par  un 
esprit  d'incrédulité. 

Mais  supposons  qu'il  le  fasse  sans  préjudice  de  sa  foi ,  et  par  une  simple 
révolte  de  cœur  :  autre  désordre  encore  moins  soutenable ,  de  croire  une 
Providence  qui  préside  au  gouvernement  du  monde  ,  et  de  ne  vouloir  pas 
se  soumettre  à  elle ,  de  ne  vouloir  pas  se  régler  par  elle ,  ni  agir  de  con- 
cert avec  elle  ;  d'être  assez  téméraire  ,  ou  plutôt  assez  insensé,  non-seule- 
ment pour  affecter  de  s'en  rendre  indépendant ,  mais  pour  prétendre 
arriver  malgré  elle  aux  fins  qu'on  se  propose ,  et  venir  à  bout  de  ses  en- 
treprises par  d'autres  moyens  que  ceux  qu'elle  a  marqués.  Tel  est  néan- 
moins le  désordre  où  conduit  insensiblement  l'esprit  du  monde.  En  croyant 
même  une  Providence  ,  on  vit  dans  le  monde  comme  si  l'on  ne  la  croyait 
pas.  Car  on  croit  une  Providence  (appliquez-vous ,  mon  cher  auditeur,  et 
reconnaissez-vous  ici) ,  on  croit  une  Providence ,  et  toutefois  on  agit  dans 
les  affaires  du  monde  avec  les  mêmes  inquiétudes  ,  avec  les  mêmes  em- 
pressements ,  avec  les  mômes  impatiences ,  avec  le  même  oubli  de  Dieu 
dans  les  succès ,  avec  le  même  abattement  dans  les  afflictions ,  avec  la 
même  présomption  dans  les  entreprises  ,  que  si  cette  Providence  était  un 
nom  vide ,  et  qu'elle  ne  décidât  de  rien ,  ni  n'eût  part  à  rien.  En  effet ,  si 
la  foi  de  la  Providence  entrait  dans  la  conduite  de  notre  vie  autant  qu'elle 
y  devrait  entrer,  c'est-à-dire  si  nous  ne  perdions  jamais  cette  Providence 
de  vue ,  et  si  chacun  de  nous  ne  se  regardait  que  comme  un  sujet  né 
pour  exécuter  ses  ordres,  dès  là  il  n'y  aurait  rien  dans  nous  que  de  rai- 
sonnable :  nous  ne  serions  ni  passionnés ,  ni  emportés ,  ni  vains ,  ni  in- 
quiets, ni  fiers,  ni  jaloux,  ni  ingrats  envers  Dieu  ,  ni  injustes  envers  les 
hommes  :  soumis  à  cette  Providence  ,  nous  aurions  dans  le  monde  des 
intérêts  sans  attachement ,  des  prétentions  sons  ambition ,  des  avantages 
t.  i.  37 


578  SUR    LA    PROVIDENCE. 

sans  orgueil  ;  nous  n'abuserions  ni  des  biens ,  ni  des  maux ,  et  nous  con- 
serverions en  toutes  choses  cette  sainte  modération  de  sentiments  et  de 
désirs  ,  qui ,  selon  la  maxime  de  saint  Paul ,  nous  rendrait  modestes 
dans  la  prospérité  et  patients  dans  l'adversité.  Pourquoi  ?  parce  que  tout 
cela  est  essentiellement  renfermé  dans  ce  que  j'appelle  la  subordination 
ou  la  soumission  d'une  âme  fidèle  à  la  Providence  de  Dieu.  Mais  parce 
que  T esprit  du  monde  ,  qui  prédomine  en  nous ,  nous  fait  abandonner 
cette  Providence ,  par  une  suite  inévitable  nous  tombons  en  mille  dés- 
ordres. Nous  recevons  de  Dieu  des  bienfaits  -sans  les  reconnaître  ,  et  des 
châtiments  sans  en  profiter.  Ce  qui  devrait  nous  convertir,  nous  endurcit; 
et  ce  qui  devrait  nous  sanctifier,  nous  irrite  et  nous  désespère.  Nous  nous 
élevons  ,  où  il  faudrait  nous  humilier  ;  et  nous  nous  troublons  ,  où  il  fau- 
drait bénir  Dieu  et  nous  consoler.  Des  succès  d'autrui  nous  nous  faisons 
par  envie  de  honteux  chagrins ,  et  des  chagrins  d'autrui  de  malignes 
joies.  Il  n'y  a  pas  un  mouvement  de  notre  cœur  qui  ne  soit ,  pour  ainsi 
parler,  hors  de  sa  place  ;  et  cela  ,  parce  que  ce  n'est  plus  du  premier 
mobile  ,  je  veux  dire  de  la  foi  d'une  Providence ,  que  nous  recevons  l'im- 
pression. Or  dès  là ,  Seigneur ,  comment  ne  serions-nous  pas  de  toutes 
vos  créatures  les  plus  criminelles ,  puisqu'en  nous  retirant  d'une  con- 
duite aussi  sainte  et  aussi  droite  que  la  vôtre ,  il  ne  nous  reste  plus  que 
des  voies  trompeuses  et  détournées  ,  où  nous  faisons  autant  de  chutes  que 
de  pas  ? 

Prenez  garde,  Chrétiens,  et  pour  bien  comprendre  la  vérité  que  je  vous 
prêche  7  remarquez  que  cet  homme  du  siècle  qui  se  détache  de  la  Provi- 
dence ,  pour  ne  plus  dépendre  d'elle ,  ne  le  fait ,  ou  que  pour  vivre  au 
hasard  et  pour  suivre  en  aveugle  le  cours  de  la  fortune ,  dont  le  torrent 
entraîne  toutes  les  âmes  faibles  ;  ou  que  pour  se  gouverner  selon  les  vues 
de  la  prudence  humaine  ,  dont  les  sages  du  monde  prennent  le  parti.  Or 
je  soutiens  que  l'un  et  l'autre  est  pour  Dieu  l'outrage  le  plus  sensible , 
et  il  n'y  a  personne  de  vous  qui  n'en  doive  convenir  avec  moi.  Car  de 
n'avoir  plus  d'autre  principe  de  sa  conduite  que  la  fortune  ,  et  d'en  vou- 
loir suivre  le  cours  ,  n'est-ce  pas  tomber  dans  l'idolâtrie  des  païens  ,  qui , 
comme  l'observe  saint  Augustin  ,  au  lieu  d'adorer  les  conseils  de  Dieu 
dans  les  événements  du  monde ,  aimèrent  mieux  se  faire  une  divinité 
bizarre,  qu'ils  appelèrent  Fortune ,  jusqu'à  lui  ériger  des  temples,  jusqu'à 
l'invoquer  dans  leurs  besoins ,  jusqu'à  lui  offrir  des  sacrifices  pour  l'apai- 
ser, jusqu'à  lui  rendre  des  actions  de  grâces  quand  ils  supposaient  qu'elle 
leur  était  favorable?  Idolâtrie  dont  les  sages  mêmes  du  paganisme  ne 
pouvaient  supporter  l'abus.  Quelle  indignité ,  disait  un  d'entre  eux ,  de 
voir  aujourd'hui  la  Fortune  adorée  partout ,   invoquée   partout  et ,  au 
mépris  des  dieux  mêmes ,  révérée  partout  comme  la  divinité  du  monde  ! 
Quid  enim  est  quod  nunc  toto  orbe ,  locisque  omnibus,  Fortuna  invo- 
catur,  una  cogitatur,  una  nominatur,  una  colitur  1! 

Et  n'est-ce  pas  aussi ,  Chrétiens ,  ce  que  Dieu  reprochait  aux  Israélites , 
quand  il  leur  disait  par  la  bouche  d'Isaïe  :  Et  vos  qui  dereliquistis  Do- 

2  Plin. 


SUR    LA    PROVIDENCE.  579 

minum,  et  obliti  estis  montera  sanctum  meum ,  qui  ponitis  Fortunée 
mensam ,  et  libatis  super  eam  ;  numerabo  vos  in  gladio  l.  Pour  vous 
qui  avez  méprisé  mon  cuite ,  vous  qui  dressez  un  autel  à  la  Fortune  ,  et 
qui ,  par  une  apostasie  secrète ,  lui  faites  dans  le  fond  de  vos  cœurs  des 
sacrifices ,  sachez  que  ma  justice  vengeresse  ne  vous  épargnera  pas.  Or  ce 
sacrilège  n'a  pas  seulement  été  le  crime  des  Juifs  et  des  païens  :  on  le 
voit  encore  au  milieu  du  christianisme,  surtout  à  la  cour;  et  c'en  est  un 
des  plus  grands  scandales.  Oui ,  mes  chers  auditeurs  ,  et  vous  le  savez 
mieux  que  moi  :  l'idole  de  la  cour,  c  est  la  fortune  ;  c  est  à  la  cour  qu'on 
l'adore;  c'est  à  la  cour  qu'on  lui  sacrifie  toutes  choses,  son  repos,  sa 
santé ,  sa  liberté ,  sa  conscience  même  et  son  salut  ;  c'est  à  la  cour  qu'on 
règle  par  elle  ses  amitiés ,  ses  respects  ,  ses  services  ,  ses  complaisances  , 
jusques  à  ses  devoirs.  Qu'un  homme  soit  dans  la  fortune  ,  c'est  une  divi- 
nité pour  nous  ;  ses  vices  nous  deviennent  des  vertus ,  ses  paroles  des 
oracles,  ses  volontés  des  lois.  Oserai-je  le  dire?  Qu'un  démon  sorti  de 
l'enfer  se  trouvât  dans  un  haut  degré  d'élévation  et  de  faveur,  on  lui  offri- 
rait de  l'encens.  Mais  que  ce  même  homme  qu'on  idolâtrait  vienne  à  dé- 
choir, et  qu'il  ne  se  trouve  plus  en  place  ,  à  peine  le  regarde-t-on.  Tous 
ces  faux  adorateurs  disparaissent ,  et  sont  les  premiers  à  l'oublier  :  pour- 
quoi? parce  que  cette  idole  de  la  fortune  qu'on  respectait  en  lui  ne  sub- 
siste plus.  Je  sais  qu'en  tout  cela  l'on  se  regarde  soi-même  ;  mais  c'est 
justement  le  désordre ,  de  se  regarder  et  de  se  rechercher  ailleurs  soi- 
même  qu'en  Dieu  et  dans  sa  Providence.  Il  n'y  a  pas  jusques  aux  gens  de 
bien  et  aux  spirituels  ,  qui  ne  se  laissent  surprendre  à  l'éclat  d'une  for- 
tune mondaine ,  et  qui  n'aient  quelque  part  à  cette  idolâtrie.  Non  pas , 
après  tout ,  qu'il  soit  absolument  défendu  de  se  servir  de  ceux  qui  sont  en 
crédit ,  pourvu  qu'on  les  considère  comme  les  ministres  de  la  Providence  : 
mais  alors  on  ne  s'appuie  sur  eux  que  selon  les  vues  de  Dieu  ;  et  l'on  ne 
les  emploie  pas  ,  ainsi  que  nous  le  voyons  tous  les  jours  ,  pour  opprimer 
l'un  ,  pour  supplanter  l'autre,  pour  soutenir  l'injustice  et  pour  faire  triom- 
pher l'iniquité. 

Il  semble  que  le  parti  de  ceux  qui  abandonnent  la  Providence  pour  se 
conduire  selon  la  prudence  humaine  ,  devrait  être  exposé  à  moins  de  dés- 
ordres ;  mais  c'est  en  quoi  nous  nous  trompons.  Dans  ces  partisans  de  la 
fortune ,  il  y  a  plus  de  témérité  ;  mais  dans  ces  sages  du  monde ,  il  y  a  plus 
d'orgueil.  Or  rien  n'offense  plus  Dieu  que  l'orgueil  ;  et  n'est-ce  pas  ici  qu'il 
paraît  évidemment  ?  Car  quel  orgueil  qu'un  homme  faisant  fond  sur  soi- 
même,  s'assurant  de  soi-même,  ne  comptant  que  sur  soi-même,  se  croie 
suffisamment  éclairé  pour  se  gouverner  soi-même  ,  et  pour  avoir  droit  en- 
suite de  s'applaudir  à  soi-même  de  ses  avantages,  jusques  à  dire  intérieu- 
rement, comme  ces  impies  dans  l'Ecriture  :  Manus  nostra  excelsa,  et  non 
Dominus,  fecit  hœc  omnia  -  :  C'est  moi  qui  me  suis  fait  ce  que  je  suis  ; 
c'est  par  mon  industrie  et  par  mon  travail  que  je  suis  parvenu  là  :  l'établis- 
sement de  ma  maison,  le  succès  de  mes  affaires,  le  rang  que  je  tiens  ,  tout 
cela  est  l'ouvrage  de  mes  mains,  et  non  de  la  main  du  Seigneur.  Quel  or- 

1  Isaï.,  65.  —  '  Deuter.,  32. 


580  SUR   LA    PROVIDENCE. 

gueil ,  que  n'ayant  pas  assez  de  lumières  pour  nous  passer  en  mille  con- 
jonctures du  conseil  des  hommes,  nous  pensions  en  avoir  assez  pour  n'être 
pas  obligés  de  consulter  Dieu?  Et  afin  de  réduire  cette  vérité  à  quelque  es- 
pèce particulière  ,  quel  désordre ,  par  exemple  ,  qu'un  père  ,  suivant  les 
seules  maximes  de  la  sagesse  mondaine ,  s'estime  capable  de  disposer  souve- 
rainement de  ses  enfants ,  de  déterminer  leurs  vocations ,  de  les  engager  en 
tels  emplois  ,  de  leur  procurer  tels  bénéfices,  de  leur  faire  prendre  telle  ou 
telle  route ,  sans  examiner  si  ce  sont  les  voies  de  Dieu  ?  A  quoi  s'expose- 
t-il  par  là,  et  quelles  en  sont  pour  lui,  aussi  bien  que  pour  ses  enfants,  les 
affreuses  conséquences  ;  puisque  tout  cela ,  et  pour  ses  enfants  et  pour  lui- 
même,  a  de  si  étroites  liaisons  avec  le  salut?  Car  enfin,  du  moment  que 
l'homme  entreprend  de  se  gouverner  indépendamment  de  Dieu ,  il  se  charge 
devant  Dieu  de  toutes  les  suites.  Si  elles  sont  malheureuses,  il  en  prend 
sur  lui  le  crime  ;  et  comme  la  prudence  humaine ,  même  la  plus  raffinée, 
est  sujette  à  mille  erreurs ,  qui  peut  dire  combien  de  dettes  il  accumule  les 
unes  sur  les  autres ,  dont  il  faudra  rendre  compte  un  jour  au  souverain 
Juge?  Quand  j'ai  recours  à  Dieu,  c'est-à-dire  quand,  après  avoir  mûre- 
ment délibéré  selon  l'esprit  de  ma  religion ,  et  tâché  de  bonne  foi  à  connaî- 
tre l'ordre  de  Dieu ,  je  viens  à  décider  et  à  conclure,  je  puis  alors  avoir  cette 
confiance,  ou  que  je  conclus  sûrement,  ou  que  si  je  manque,  Dieu  sup- 
pléera à  mon  défaut;  que  si  je  m'égare  ,  Dieu  aura  d'autres  voies  pour  me 
redresser,  et  qu'il  ne  m'imputera  pas  mon  égarement  :  pourquoi?  parce 
qu'autant  qu'il  était  en  moi,  j'ai  suivi  les  règles  de  la  prudence  chré- 
tienne, en  le  priant  dem'éclairer  ,  et  usant  des  moyens  qu'il  m'a  donnés 
pour  m 'instruire  de  sa  volonté.  Mais  quand  je  veux  moi-même  me  con- 
duire ,  je  dois  répondre  de  moi-même ,  et  en  répondre  à  un  Dieu  jaloux  de 
ses  droits,  et  qui,  offensé  de  mon  orgueil,  n'est  pas  dans  la  disposition  de 
me  faire  grâce.  De  là,  en  quels  abîmes  vais-je  me  précipiter?  Car,  pour 
demeurer  toujours  dans  le  même  exemple ,  qu'un  père  dispose  de  ses  en- 
fants selon  les  idées  de  cette  damnable  politique  du  monde  qui  lui  sert  de 
règle,  qu'arrive-t-il ?  vous  le  savez  :  pour  en  élever  un,  il  sacrifie  tous  les 
autres.  Par  prédilection  pour  ceux-ci,  il  ne  fait  à  ceux-là  nulle  justice.  Il 
destine  à  l'Église  ceux  qui  pouvaient  faire  leur  devoir  dans  le  monde ,  et  il 
engage  dans  le  monde  ceux  qui  pouvaient  utilement  servir  l'Église  :  et  par- 
ce qu'il  est  néanmoins  vrai  que  leur  destinée  temporelle  a  un  enchaîne- 
ment presque  infaillible  avec  leur  prédestination  éternelle  ,  en  pensant  les 
établir  tous,  il  les  damne  tous,  et  lui-même  se  damne  avec  eux  et  pour 
eux.  S'il  s'était ,  en  père  chrétien ,  adressé  à  Dieu ,  il  se  fût  préservé  de 
tous  ces  désordres  ;  mais  il  n'en  a  voulu  croire  que  lui-même ,  et  n'en 
croyant  que  lui-même ,  il  s'est  perdu  ,  il  a  perdu  ses  enfants ,  et  s'est  rendu 
devant  Dieu  personnellement  responsable  de  leur  perte  et  de  la  sienne. 

Voilà  pourquoi  le  plus  sage  des  hommes  ,  Salomon ,  faisait  à  Dieu  cette 
excellente  prière  :  Da  mihi  sedium  tuarimi  assistricem  sapientiam,  ut 
mecum  sit ,  et  meewn  laboret ,  et  sciam  quid  acceptwn  sit  opud  tex. 
Donnez-moi,  Seigneur,  cette  sagesse  qui  est  assise  avec  vous  sur  votre 

*  S;.p.,  9. 


SUR    LA    PROVIDENCE.  581 

trône  ,  afin  qu'elle  travaille  avec  moi ,  et  que  ,  sans  me  tromper  jamais, 
elle  m'apprenne  comment  je  dois  agir,  et  ce  qui  vous  est  agréable.  Prière, 
mes  chers  auditeurs ,  que  nous  devons  faire ,  chacun  dans  notre  condition, 
tous  les  jours  de  notre  vie,  prière  que  Dieu  écoutera,  parce  que  ce  sera  un 
hommage  que  nous  rendrons  à  sa  providence  ;  prière  qui  fera  descendre  sur 
nous  les  plus  abondantes  bénédictions  du  ciel ,  parce  qu'en  honorant  Dieu, 
elle  engagera  Dieu  à  s'intéresser  pour  nous.  Sans  cela ,  sans  cette  soumis- 
sion à  la  providence  de  notre  Dieu ,  nous  ne  serons  pas  seulement  les  plus 
criminels ,  mais  les  plus  malheureux  de  tous  les  hommes.  Vous  l'allez  voir 
daus  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME    PARTIE. 

C'est  un  sentiment  de  saint  Augustin  qui  ne  peut  être  contesté,  et  qui 
me  parait  aussi  propre  à  nous  imprimer  une  haute  idée  de  Dieu ,  qu'à  nous 
donner  une  connaissance  parfaite  de  nous-mêmes  ;  savoir ,  que  Dieu  ne  se- 
rait pas  Dieu ,  si ,  hors  de  lui ,  nous  pouvions  trouver  un  bonheur  solide  ; 
et  que  la  preuve  la  plus  convaincante  et  la  plus  sensible  qu'il  est  notre  der- 
nière fin  et  notre  souveraine  béatitude ,  est  qu'en  nous  éloignant  de  lui  par 
le  péché  ,  nous  devenons  malheureux  :  Jussisti,  Domine ,  et  sic  est ,  ut 
omnis  animus  inordinatus pœna  sit  ipsi  sibi  l.  Vous  l'avez  ordonné,  Sei- 
gneur; disait  ce  grand  homme  faisant  à  Dieu  Fhumble  confession  de  ses 
misères  et  les  déplorant  ;  vous  l'avez,  ainsi  ordonné,  et  l'arrêt  s'exécute  tous 
les  jours ,  que  tout  esprit  qui  se  dérègle ,  et  qui  veut  sortir  des  bornes  de  la 
sujétion  et  de  la  dépendance  en  se  séparant  de  vous ,  trouve  sa  peine  dans 
lui-même.  Or  c'est  là  justement,  Chrétiens,  la  seconde  proposition  que  j'ai 
avancée  ;  et  c'est  assez  de  l'avoir  conçue  ,  pour  en  être  persuadé  :  le  plus 
grand  malheur  de  l'homme  est  de  se  détacher  de  Dieu ,  et  de  vouloir  se 
soustraire  aux  lois  de  sa  providence  :  pourquoi  cela?  en  voici  les  raisons. 
C'est  qu'en  renonçant  à  cette  providence  adorable  ,  l'homme  demeure  ,  ou 
sans  conduite,  ou  abandonné  à  sa  propre  conduite,  source  infaillible  de 
tous  les  maux  ;  c'est  qu'en  quittant  Dieu ,  il  oblige  Dieu  pareillement  à  le 
quitter,  et  à  retirer  de  lui  cette  protection  paternelle  ,  qui  fait,  selon  l'É- 
criture ,  toute  la  félicité  des  Justes  sur  la  terre  ;  c'est  qu'il  se  prive  par  là 
de  la  plus  douce  ,  ou  plutôt  de  l'unique  consolation  qu'il  peut  avoir  en  cer- 
taines adversités,  où  la  foi  seule  de  la  Providence  le  pourrait  soutenir  ;  en- 
fin ,  c'est  que  ne  voulant  pas  dépendre  de  Dieu  par  une  soumission  libre 
et  volontaire ,  il  en  dépend  malgré  lui  par  une  soumission  forcée ,  et  que  , 
refusant  de  se  captiver  sous  une  loi  d'amour,  il  ne  peut  éviter  d'être  assu- 
jetti aux  lois  les  plus  dures  d'une  rigoureuse  justice  :  quatre  raisons  qui  de- 
manderaient autant  de  discours  pour  être  traitées  dans  toute  leur  étendue 
et  toute  leur  force,  mais  dont  l'exposition  simple  et  courte  suifira  pour 
vous  convaincre  et  pour  vous  toucher. 

Imaginez-vous  donc  d'abord,  disait  saint  Chrysostome  ,  un  vaisseau  en 
pleine  mer ,  battu  des  vents  et  des  tempêtes  ,  Bien  équipé  néanmoins  et 
bien  pourvu  de  tout  le  reste,  mais  qui  n'a  ni  pilote  ni  gouvernail  :  tel  est 

1  Aug. 


582  SUR   LA    PROVIDENCE. 

rhomme  dans  le  cours  du  monde,  quand  il  n'a  plus  Dieu  pour  règle  de  sa 
conduite.  Au  défaut  de  la  Providence ,  sur  quoi  peut-il  faire  fond ,  et  à  quoi 
peut-il  s'attacher?  S'il  trouvait  hors  de  cette  Providence  quelque  chose  de 
stable  qui  l'arrêtât  et  qui  le  fixât ,  son  état  peut-être  serait  moins  à  plain- 
dre ;  mais  il  faut  qu'il  convienne  avec  moi  qu'en  renonçant  à  la  Providence, 
et  en  secouant  le  joug  de  Dieu ,  il  ne  lui  reste  que  l'un  ou  l'autre  de  ces 
deux  partis ,  je  veux  dire ,  ou  de  mettre  son  appui  dans  les  hommes ,  ou 
d'être  réduit  à  n'avoir  plus  d'autre  ressource  que  lui-même.  Or,  des  deux 
côtés,  sa  condition  est  également  déplorable  ;  et  quoi  qu'il  fasse ,  il  est  iné- 
vitablement et  incontestablement  malheureux.  Car  d'être  réduit  à  n'avoir 
plus  d'autre  ressource  que  lui-même ,  qu'y  a-t-il ,  à  le  bien  prendre ,  de 
plus  terrible?  et  pour  peu  que  l'homme  se  connaisse,  est-il  rien  qui  soit 
plus  capable  de  le  désoler  et  de  le  consterner?  Si  je  me  trouvais  seul  et  sans 
guide  dans  une  solitude  affreuse ,  exposé  à  tous  les  risques  d'un  égarement 
sans  retour,  je  serais  dans  des  frayeurs  mortelles.  Si,  dans  une  pressante  ma- 
ladie, je  me  voyais  abandonné,  n'ayant  que  moi-même  pour  veiller  sur  moi, 
je  n'oserais  plus  compter  sur  ma  guérison.  Si  dans  une  affaire  capitale,  où  il 
s'agirait  pour  moi  non-seulement  de  ma  fortune ,  mais  de  ma  vie,  tout  autre 
conseil  que  le  mien  me  manquait,  je  me  croirais  perdu  et  sans  espérance. 
Comment  donc  au  milieu  du  monde ,   de  tant  d'écueils  et  de  pièges  qui 
m'environnent ,  de  tant  de  périls  qui  me  menacent,  de  tant  d'ennemis  qui 
me  poursuivent ,  de  tant  d'occasions  où  je  puis  périr,  sans  autre  secours 
que  moi-même ,  pourrai-je  vivre  en  paix,  et  n'être  pas  dans  de  continuelles 
alarmes?  Aussi,   Chrétiens,   ce  qui   fait  tous  les  jours  le  malheur  de 
l'homme,  c'est  l'homme  même,  obstiné  à  ne  vouloir  dépendre  que  de  lui- 
même.  Ce  qui  rend  l'homme  malheureux ,  ce  n'est  point  ce  qui  est  hors  de 
lui,  ni  ce  qui  est  au-dessus  de  lui,  ni  ce  qui  paraît  même  plus  déclaré  contre 
lui  ;  mais  il  est  lui-même  la  source  de  ses  peines ,  parce  qu'il  veut  être  lui- 
même  la  règle  de  ses  actions.  Et  il  faut  par  nécessité  que  cela  soit  ainsi  ; 
car  comme,  selon  l'Écriture,  les  pensées  des  hommes  sont  incertaines, 
confuses,  timides,  surtout  à  l'égard  de  ce  qui  les  touche,   Cogitationes 
mortalium  timidœ  i  :  si  l'homme ,  réduit  à  lui-même ,  ne  suit  que  ses 
propres  vues ,  dès  lors  le  voilà  dans  l'inquiétude ,  dans  l'irrésolution  ,  dans 
le  trouble,  ne  pouvant  plus  s'assurer  de  rien,  obligé  à  se  défier  de  tout,  livré 
à  ses  caprices ,  à  ses  inégalités ,  à  ses  inconstances ,  esclave  d'une  imagina- 
tion qui  le  joue  ,  sujet  aux  altérations  d'un  tempérament  qui  le  domine. 
Comme  il  est  rempli  de  passions ,  et  de  passions  toutes  contraires  ,  il  doit 
s'attendre  à  en  être  déchiré;  et  s'il  se  renferme  dans  lui-même ,  dès  lors  le 
voilà ,  selon  les  différentes  situations ,  accablé  de  tristesse ,  saisi  de  crainte , 
envenimé  de  haine ,  infatué  d'amour ,  dévoré  d'une  ambition  démesurée, 
desséché  des  plus  malignes  envies  ,  transporté  de  colère,  outré  de  douleur  , 
trouvant  en  lui-même  non  pas  un  supplice ,  mais  un  enfer. 

Je  sais ,  Chrétiens ,  qu'il  a  une  raison  supérieure  à  tout  cela ,  dont  il 
peut  et  dont  il  doit  s'aider  ;  mais  si  d'une  part  elle  lui  est  de  quelque 
secours,  que  ne  lui  fait-elle  pas  souffrir  de  l'autre?  A  quoi  lui  sert, 

'  Sap.,9. 


SUR   LA    PROVIDENCE.  5g3 

dit  saint  Augustin ,  cette  raison  non  Soumise  à  Dieu  et  bornée  à  ses 
faibles  lumières ,  sinon  à  Je  rendre  encore  plus  malheureux  ,  à  lui  décou- 
vrir des  biens  auxquels  il  ne  peut  parvenir,  à  lui  représenter  des  maux  qu'il 
ne  saurait  éviter,  à  exciter  en  lui  des  désirs  qu'il  ne  contente  jamais,  à  lui 
causer  des  repentirs  qui  le  tourmentent  toujours ,  à  lui  donner  du  dégoût 
pour  ce  qu'il  a,  à  lui  faire  sentir  la  privation  de  ce  qu'il  n'a  pas  ,  à  lui  faire 
apercevoir  dans  le  monde  mille  injustices  qui  le  désespèrent ,  et  mille  in- 
dignités qui  le  révoltent?  11  raisonne  sur  tout,  mais  ses  raisonnements  l'af- 
fligent ;  il  prévoit  tout ,  mais  ses  prévoyances  le  tuent  ;  il  affecte  d'être 
prudent  et  sage ,  mais  n'est-ce  pas  de  cette  prudence  même  et  de  cette 
vaine  sagesse  que  naissent  ses  amertumes  et  ses  chagrins  ?  S'il  se  laissait 
conduire  à  Dieu  ,  la  seule  vue  d'une  providence  occupée  à  veiller  sur  lui 
fixerait  ses  pensées ,  bornerait  sa  cupidité,  adoucirait  ses  passions ,  forti- 
fierait sa  raison  ,  et  dans  ce  calme  de  toutes  les  puissances  de  son  âme  il 
serait  heureux  :  mais  parce  qu'il  veut  l'être  sans  Dieu  et  par  lui-même, 
il  ne  trouve  hors  de  Dieu  et  dans  lui-même  que  misère  et  affliction 
d'esprit. 

Quefera-t-il  donc?  convaincu  de  son  insuffisance  et  ne  voulant  pas  s'at- 
tacher à  Dieu  ,  mettra-t-il  sa  confiance  dans  les  hommes?  Ah!  mes  chers 
auditeurs,  autre  misère  encore  plus  grande.  Car,  dit  le  Saint-Esprit ,  mal- 
heur à  celui  qui  s'appuie  sur  l'homme  et  sur  un  bras  de  chair  :  Maledîc- 
tus  qui  confiait  in  hornine ,  et  ponit  carnem  brachium  suum  i  !  En  effet, 
sans  parler  du  reste  ,  à  quelle  servitude  cet  état  n'engage- t-il  pas  ?  quelle 
bassesse,  en  secouant  le  joug  de  Dieu  ,  de  s'imposer  le  joug  de  l'homme  ; 
c'est-à-dire  de  ne  plus  vivre  qu'au  gré  de  l'homme ,  de  ne  plus  subsister 
que  par  son  crédit,  de  n'avoir  plus  d'autres  volontés  que  les  siennes,  de  ne 
plus  faire  que  ce  qui  lui  plaît ,  d'être  obligé  sans  cesse  à  le  prévenir ,  à  le 
ménager,  à  le  flatter  ;  d'être  toujours  en  peine  si  l'on  est  dans  ses  bonnes 
grâces  ou  si  Ton  n'y  est  pas,  s'il  est  content  ou  s'il  nei'est  pas!  est-il  un 
esclavage  plus  ennuyeux  et  plus  fatigant  ?  Mais  dépendre  de  Dieu  ,  dont  je 
suis  sûr  que  la  providence  ne  me  peut  manquer,  voilà  ce  qui  fait  ma  féli- 
cité, et  ce  qui  faisait  celle  de  saint  Paul,  quand  il  disait  :  Scio  cui  cre- 
didi 2 ,  Je  sais  à  qui  j'ai  confié  mon  dépôt.  Au  contraire  ,  quand  je  pense 
qu'au  défaut  de  Dieu,  sur  qui  je  ne  veux  pas  me  reposer ,  je  confie  ce  dé- 
pôt ,  c'est-à-dire  ma  destinée  et  mon  sort ,  à  des  hommes  volages ,  à  des 
hommes  intéressés  ,  à  des  hommes  amateurs  d'eux-mêmes ,  qui  ne  me  con- 
sidèrent que  pour  eux-mêmes ,  et  qui  compteront  pour  rien  de  m'aban- 
donner  dès  que  je  commencerai  de  leur  être  à  charge  ou  que  je  cesserai  de 
leur  être  utile;  ah!  Chrétiens,  pour  peu  que  j'aie  de  sentiment,  il  faut 
que  j'avoue  qu'il  n'est  rien  de  comparable  à  mon  malheur.  Et  certes  ,  dit 
saint  Chrysostome ,  si  cette  providence  aimable  d'un  Dieu  pouvait  être  sup- 
pléée à  notre  égard  par  la  protection  des  hommes,  ce  serait  surtout  par  celle 
des  princes ,  que  nous  regardons  comme  les  dieux  de  la  terre ,  ou  par  celle 
de  leurs  ministres  et  de  leurs  favoris ,  qui  nous  semblent  tout-puissants 
dans  le  monde.  Or  ce  sont  justement  là  ceux  sur  gui  r Écriture  nous  aver- 

1  Jerem..  17.  —  '■  %  Tira. 


584  SUR  LA    PROVIDENCE. 

til  de  ne  pas  établir  notre  espérance ,  à  moins  que  nous  ne  voulions  bâtir 
sur  un  fondement  ruineux  :  Nolite  confidere  in  principibus  l.  Et  afin  que 
l'expérience  nous  rendit  sensible  ce  point  de  foi ,  ce  sont  ceux  dont  la  fa- 
veur opiniâtrement  recherchée  et  inutilement  entretenue,  par  une  juste 
punition  de  Dieu,  fait  tous  les  jours  plus  de  misérables ,  plus  d'hommes 
trompés,  délaissés,  sacrifiés,  et  par  conséquent  plus  de  témoins  de  cette 
grande  vérité,  que  dans  les  enfants  des  hommes,  je  dis  même  selon  le 
monde,  il  n'y  a  point  de  salut  :  In  filiis  hominum,  in  quibus  non  est 
sains  2. 

Cependant,  Chrétiens,  voici  le  comble  de  l'aveuglement  du  siècle.  Quel- 
que persuadé  que  Ton  soit  d'une  vérité  dont  on  a  tant  de  preuves ,  et  qu'il 
nous  est  si  important  de  bien  comprendre ,  on  s'obstine  à  la  combattre ,  et 
l'on  aime  mieux  être  malheureux  en  dépendant  de  la  créature ,  que  d'être 
heureux  en  s' assujettissant  au  créateur.  Malgré  les  rigoureuses  épreuves 
qu'on  fait  tous  les  jours  de  l'indifférence,  de  la  dureté  ,  de  l'insensibilité 
de  ces  fausses  divinités  de  la  terre  ,  par  une  espèce  d'enchantement  on  con- 
sent plutôt  à  souffrir  et  à  gémir  en  comptant  sur  elles ,  qu'à  jouir  de  la  li- 
berté par  une  sainte  confiance  en  Dieu.  Demandez  à  ces  adorateurs  de  la 
faveur ,  à  ces  partisans  et  à  ces  esclaves  du  monde ,  ce  qui  se  passe  en  eux  ; 
et  voyez  s'il  y  en  a  un  seul  qui  ne  convienne  que  sa  condition  a  mille  dé- 
goûts ,  mille  déboires ,  mille  mortifications  inévitables ,  et  que  c'est  une 
perpétuelle  captivité.  N'est-ce  pas  ainsi  qu'ils  en  parlent  dans  le  cours  même 
de  leurs  prospérités?  Mais  quand,  après  bien  des  intrigues ,  leur  politique 
vient  à  échouer,  et  que,  par  une  disgrâce  imprévue  qui  les  déconcerte  et 
qui  dérange  tous  leurs  desseins,  ils  se  voient  oubliés,  négligés,  méprisés; 
ah  !  mes  Frères,  s'écrie  saint  Augustin ,  c'est  alors  qu'ils  rendent  un  hom- 
mage solennel  à  cette  Providence  dont  ils  n'ont  pas  voulu  dépendre.  Et 
c'est  alors  même  aussi  que  Dieu  a  son  tour,  et  que,  par  une  espèce  d'in- 
culte que  lui  permet  sa  justice  ,  et  qui  ne  blesse  en  rien  sa  miséricorde,  il 
croit  avoir  droit  de  leur  répondre  ,  avec  ces  paroles  du  Deutéronome  :  Ubi 
sunt  dii  eorum  in  quibus  habebant  fi  duc  iam?  Sur  gant ,  et  opitulentur 
vobis  3  ;  Où  sont  ces  dieux  dont  vous  vous  teniez  sûrs,  et  qui  devaient  vous 
maintenir?  ces  dieux  dont  la  protection  vous  rendait  si  fiers  ,  où  sont-ils? 
Sur  gant  y  et  in  necessitate  vos  protegant  4;  Qu'ils  paraissent  mainte- 
nant, et  qu'ils  viennent  vous  secourir.  C'étaient  vos  dieux,  et  vous  faisiez 
plus  de  fond  sur  eux  que  sur  moi  :  eh  bien  !  adressez- vous  donc  à  eux  dans 
l'extrémité  où  vous  êtes  ;  et  puisque  vous  les  avez  servis  comme  des  divi- 
nités ,  qu'ils  vous  tirent  de  l'abîme ,  et'  qu'ils  vous  relèvent  ;  Sur  gant ,  et 
opitulentur  vobis. 

De  là ,  Chrétiens ,  quelle  consolation  pour  un  homme  ainsi  abandonné  de 
Dieu,  après  qu'il  a  lui-même  abandonné  Dieu?  quelle  consolation  ,  dis-je, 
surtout  en  certains  états  de  la  vie ,  où  la  foi  seule  d'une  Providence  nous 
peut  soutenir?  Car  tandis  que  cette  foi  m'éclaire,  et  que  je  suis  bien  per- 
suadé de  ce  principe  qu'il  y  a  un  Dieu,  dispensateur  des  biens  et  des  maux, 
en  sorte  qu'il  ne  m' arrive  rien  que  par  son  ordre  ,  et  que  pour  mon  salut 

•  Psalm.  145,  —  ?  Ibid,  —  3  Deut.,  32.  —  <  Ibid. 


SUR   LA    PROVIDENCE.  585 

et  pour  sa  gloire,  j'ai  dans  moi  un  soutien  contre  tous  les  accidents.  Quel- 
que indocile ,  quelque  révolté  même  que  je  sois  selon  les  sentiments  natu- 
rels, je  ne  laisse  pas  au  moins  dans  la  partie  supérieure  de  mon  âme,  et 
suivant  les  vues  que  me  donne  la  foi,  de  me  dire  à  moi-même  :  J'ai  tort 
de  murmurer  et  de  me  plaindre  :  Dieu  Fa  ainsi  ordonné  ;  et  puisque  c'est 
sa  volonté  ,  je  dois  m'y  soumettre.  Or ,  en  me  condamnant  de  la  sorte ,  je 
me  console,  et  cette  pensée  me  fortifie  :  quoique  je  ne  la  goûte  pas  peut- 
être  d'abord ,  il  suffit  que  je  l'approuve  ,  et  que  j'y  puisse  revenir  quand  il 
me  plaira,  pour  qu'elle  me  soit  une  ressource  toujours  présente  dans  ma 
douleur.  Mais  quand  j'ai  une  fois  effacé  de  mon  esprit  cette  idée  de  la  Pro- 
vidence, s'il  me  survient  une  affliction  de  la  nature  de  celles  où  la  raison 
de  f  homme  est  à  bout ,  et  qui  ne  peuvent  recevoir  de  la  part  du  monde  au- 
cun soulagement,  où  en  suis-je  ,  et  que  me  reste-t-il,  sinon  de  boire  tout 
le  calice,  et  de  le  boire  tout  pur,  comme  les  pécheurs  ,  sans  tempérament 
et  sans  mélange?  Verumtamen  fœx  ejus  non  est  exinanita  :  bibent  omnes 
peccatores  terrœ  1 .  Or ,  dans  le  cours  de  la  vie  et  des  révolutions  qui  y  sont 
si  ordinaires,  il  n'est  rien  de  plus  commun  que  ces  sortes  d'états  :  et  Dieu 
le  permet ,  Chrétiens ,  pour  nous  convaincre  encore  plus  sensiblement  de 
la  nécessité  où  nous  sommes  de  nous  attacher  à  sa  providence  ;  et  pour  nous 
faire  voir  la  différence  de  ceux  qui  se  confient  en  elle ,  et  de  ceux  qui  re- 
fusent de  marcher  dans  ses  voies.  Car  de  là  vient  qu'un  Juste  affligé,  per- 
sécuté ,  et ,  si  vous  voulez ,  opprimé  ,  demeure  tranquille ,  possède  son 
âme  dans  la  patience  et  dans  une  paix  qui ,  selon  l'Apôtre  ,  surpasse  tout 
sentiment  humain  ,  tire  de  ses  propres  maux  sa  consolation  :  pourquoi  ? 
parce  qu'il  envisage  dans  l'univers  une  Providence  à  qui  il  se  fait  un  plai- 
sir de  se  conformer.  Dominus  dédit,  Dominas  abstulit  ;  sicut  Domino 
plaçait,  lia  factum  est  2  ;  C'est  le  Seigneur  qui  m'avait  donné  ces  biens, 
c'est  lui-même  qui  m'en  a  dépouillé  :  que  son  nom  soit  à  jamais  béni  !  Au 
lieu  que  l'impie ,  frappé  du  coup  qui  l'atterre,  fait,  pour  ainsi  dire,  le 
personnage  d'un  réprouvé,  blasphémant  contre  le  ciel,  trouvant  tout 
odieux  sur  la  terre ,  accusant  ses  amis ,  plein  de  fureur  contre  ses  ennemis , 
se  désespérant ,  et  dans  son  désespoir  n'ayant  pas  même,  non  plus  que  ce 
riche  de  l'enfer,  une  goutte  d'eau  ,  c'est-à-dire  d'onction  et  de  consolation  : 
pourquoi  ?  parce  que  c'était  dans  le  sein  de  la  Providence  qu'il  la  pouvait 
puiser,  et  que  cette  source  est  tarie  pour  lui.  Ce  qui  faisait  dire  à  saint 
Chrysostome  que  quiconque  combat  la  Providence  ,  combat  son  bonheur , 
parce  que  le  grand  bonheur  de  l'homme  est  de  croire  une  Providence  dans 
le  monde,  et  de  lui  être  soumis. 

Que  dis-je,  Chrétiens,  et  le  mondain,  tout  rebelle  qu'il  est ,  n'est-il  pas 
encore  sous  le  domaine  de  la  Providence?  Oui,  il  y  est,  et  malgré  lui  il  y 
sera;  mais  c'est  cela  même  qui  achève  son  malheur.  Car  de  deux  sortes  de 
providences  que  Dieu  exerce  sur  les  hommes ,  l'une  de  sévérité  et  l'autre  de 
bonté ,  l'une  de  justice  et  l'autre  de  miséricorde  ,  au  même  temps  qu'il  se 
soustrait  à  cette  providence  favorable  en  qui  il  devait  chercher  son  repos  ,  il 
se  trouve  livré  à  cette  providence  rigoureuse  qui  le  poursuit  pour  lui  faire 

1  Tsalm.  74.  —  2  Job.,  1. 


580  SUR    LA    PROVIDENCE^ 

sentir  son  empire  le  plus  dominant.  Gomme  si  Dieu. lui  disait  :.Tu  n'as 
pas  voulu  te  ranger  sous  celle-ci ,  tu  souffriras  de  celle-là  :  car  je  les  ai  sub- 
stituées l'une  à  Fautre  par  une  loi  éternelle  et  irrévocable  ;  et  dans  l'étendue 
que  je  leur  ai  donnée ,  rien  ne  peut  être  hors  de  leur  ressort.  La  providence 
de  mon  amour  n'a  pu  Rengager ,  ce  sera  donc  désormais  la  providence  de 
ma  justice  qui  te  contiendra ,  qui  te  réprimera  ;  qui ,  par  des  vengeances 
tantôt  secrètes,  tantôt  éclatantes  ,  se  fera  sentir  à  toi  ;  qui ,  tantôt  par  des 
humiliations ,  tantôt  par  des  afflictions ,  tantôt  par  des  prospérités  dont  tu 
seras  enivré ,  tantôt  par  des  adversités  dont  tu  seras  accablé ,  tantôt  par 
des  douceurs  qui  t'empoisonneront  le  cœur,  tantôt  par  des  amertumes  qui 
t'aigfiront ,  qui  te  soulèveront  et  ne  te  corrigeront  pas ,  te  réduira  mal- 
gré toi  dans  la  dépendance.  Et  voilà  comment  Dieu  tant  de  fois  en  a 
usé  envers  certains  pécheurs  de  marque.  Voilà  comment  il  a  traité  un 
Pharaon,  un  Nabuchodonosor ,  un  Antiochus ,  et  bien  d'autres.  Ils  n'ont 
pas  voulu  le  reconnaître  comme  père  ;  ils  ont  été  forcés  à  le  reconnaître 
comme  juge.  Ils  n'ont  pas  voulu  servir  à  glorifier  sa  providence  ai- 
mable et  bienfaisante  ;  ils  ont  servi  à  glorifier  sa  providence  souveraine  et 
toute-puissante.  Ponam  te  in  cxemplum  l.  Je  ferai  un  exemple  de  toi,  di- 
sait-il par  son  prophète  à  un  libertin  ;  et  c'est  ce  qu'il  a  fait  et  ce  qu'il  fait 
encore  du  peuple  juif.  Miracle  subsistant  de  la  providence  d'un  Dieu  ir- 
rité ;  miracle  qui  seul  peut  convaincre  les  esprits  les  plus  incrédules  qu'il 
y  a  un  premier  maître  et  un  Dieu  dans  le  monde ,  devant  lequel  toute 
créature  doit  s'humilier,  et  à  qui  il  est  juste  que  tout  homme  mortel 
obéisse.  Si  donc,  mes  Frères,  nous  avons  quelque  égard  à  notre  devoir  ou 
à  notre  intérêt,  soumettons-nous  à  lui  et  à  sa  providence.  Soumettons-lui 
toutes  nos  entreprises  ;  et  sans  négliger  les  moyens  raisonnables  qu'il  nous 
permet  d'employer  pour  les  faire  réussir  ,  sans  y  épargner  nos  soins ,  du 
reste  reposons-nous  tranquillement  et  absolument  sur  lui  du  succès.  Bé- 
nissons-le également ,  et  dans  les  biens ,  et  dans  les  maux  :  dans  les  biens, 
en  les  recevant  avec  reconnaissance  ;  dans  les  maux  ,  en  les  supportant 
avec  patience.  Demandons-lui  sans  cesse  que  sa  volonté  s'accomplisse  en 
nous ,  qu'elle  s'accomplisse  sur  la  terre ,  et  qu'elle  s'accomplisse  dans  le 
ciel  ;  sur  la  terre ,  où  il  veut  nous  sanctifier ,  et  dans  le  ciel ,  où  il  veut 
nous  couronner.  C'est  ce  que  je  vous  souhaite  ,  etc. 

1  Nalium.,  3. 


SUR    LE    SACRIFICE    DE    LA    MESSE.  587 


SERMON  POUR  LE  LUNDI  DE  LA  QUATRIÈME  SEMAINE. 


SUR   LE  SACRIFICE   DE   LA  MESSE, 

Jttecordatt  sttnt  veto  discipwi  ejus,  quia  scriptum  est  :  Zelus  dormis  hue  comedit  meA 

Or  les  disciples  se  souvinrent  de  ce  qui  est  écrit  :  Le  zèle  de  votre  maison  nie  dévore.  Saint 
Jean,  ch.  2. 

Puisqu'il  s'agissait  de  la  maison  de  Dieu ,  il  ne  faut  pas  s'étonner  ,  Chré- 
tiens ,  que  le  Sauveur  du  monde  ,  envoyé  pour  soutenir  les  intérêts  et  pour 
venger  l'honneur  de  son  Père  ,  marquât  tant  de  zèle  contre  ces  profana- 
teurs qu'il  chassa  du  temple  de  Jérusalem  ,  le  fouet  à  la  main ,  et  dont  il 
renversa  les  tables  et  les  marchandises.  C'est  à  ce  premier  temple  que  nos 
églises  ont  succédé  ;  mais  avec  d'autant  plus  d'avantage  ,  que  nous  y  of- 
frons un  sacrifice  beaucoup  "plus  précieux  et  plus  auguste.  Car  ce  qui  dis- 
tingue particulièrement  les  temples  ,  selon  la  remarque  de  saint  Augustin, 
ce  qui  les  consacre  ,  et  ce  qui  leur  donne  un  caractère  propre  de  sainteté , 
c'est  le  sacrifice.  Ils  sont  saints  par  la  majesté  divine  qui  les  remplit;  ils 
sont  saints  par  les  exercices  de  religion  qu'on  y  pratique  ;  ils  sont  saints 
par  les  prières  des  fidèles  qui  s'y  assemblent  ;  ils  sont  saints  par  les  louanges 
de  Dieu  qu'on  y  chante,  et  par  les  grâces  qu'il  y  répand.  Mais  du  reste  , 
reprend  saint  Augustin,  Dieu  se  trouve  partout ,  Dieu  fait  des  grâces  par- 
tout ,  Dieu  peut  être  prié ,  béni ,  servi ,  adoré  partout.  Il  n'y  a  que  le  sa- 
crifice ,  j'entends  le  sacrifice  de  la  loi  de  grâce ,  qu'il  ne  soii  pas  permis  de 
lui  offrir  partout ,  et  qu'on  ne  puisse  lui  présenter  que  sur  ses  autels.  Quoi 
qu'il  en  soit ,  Chrétiens ,  c'est  de  ce  sacrifice  que  je  prétends  aujourd'hui 
vous  entretenir  ;  c'est,  dis-je,  de  l'adorable  sacrifice  de  la  messe.  Je  veux 
vous  apprendre  dans  quel  esprit  et  avec  quels  sentiments  vous  y  devez  as- 
sister ;  je  veux ,  autant  qu'il  m'est  possible ,  corriger  tant  d'irrévérences 
et  tant  d'abus  qui  s'y  commettent.  Ce  sujet  est  particulier  ;  mais  il  y  a  de 
quoi  allumer  tout  le  zèle  des  ministres  de  Jésus-Christ  ;  car  il  n'est  pas 
seulement  ici  question  de  la  maison  de  Dieu ,  mais  de  ce  qu'il  y  a  dans  la 
maison  de  Dieu  de  plus  vénérable  et  de  plus  grand  :  et  en  vous  réformant 
sur  ce  seul  point ,  je  retrancherai  presque  tous  les  scandales  que  nous 
voyons  dans  nos  temples  ,  puisqu'il  est  vrai  que  le  sacrifice  en  est  l'occasion 
la  plus  ordinaire.  Vous  en  êtes  témoin,  Seigneur  ;  nous  en  sommes  témoins 
nous-mêmes  ;  et  pour  peu  que  nous  soyons  sensibles  à  votre  gloire,  que  de- 
vons-nous attaquer  avec  plus  de  force ,  et  combattre  avec  plus  d'ardeur  ? 
J'ai  besoin  pour  cela  de  votre  grâce,  et  je  la  demande  par  l'intercession  de 
Marie  :  Ave,  Maria. 

Ne  perdons  point  de  temps,  Chrétiens,  et  pour  en  venir  d'abord  au  point 
que  je  traite ,  je  dis  que  rien  n'est  plus  digne  de  notre  attention  et  de  nos 
respects ,  que  l'excellent  et  le  très-saint  sacrifice  de  la  messe.  Deux  raisons 


588  SUR   LE    SACRIFICE    DE    LA   MESSE. 

vont  vous  en  convaincre ,  et  feront  en  deux  mots  le  partage  de  ce  discours. 
Car  je  considère  cet  adorable  sacrifice  en  deux  manières  et  sous  deux  rap- 
ports ,  savoir  ,  par  rapport  à  son  objet ,  et  par  rapport  à  son  sujet.  Or  quel 
en  est  l'objet  ?  Dieu  môme.  Et  quel  en  est  au  même  temps  le  sujet  ?  un 
Dieu.  Je  m'explique  ,  et  ceci  va  vous  faire  entendre  toute  ma  pensée.  En 
effet ,  mes  chers  auditeurs  ,  que  nous  proposons-nous  dans  le  sacrifice  de 
nos  autels  ?  d'honorer  Dieu ,  et  voilà  comment  Dieu  même  en  est  l'objet. 
Mais ,  pour  mieux  honorer  Dieu  dans  ce  sacrifice ,  que  lui  présentons- 
nous?  THomme-Dieu ,  et  c'est  ainsi  qu'un  Dieu  en  est  le  sujet.  Delà  je 
forme  deux  propositions ,  que  je  vous  prie  de  bien  méditer  ,  et  qui  doivent 
vous  saisir  d'une  sainte  frayeur  toutes  les  fois  que  vous  assistez  aux  divins 
mystères.  Sacrifice  de  la  messe ,  sacrifice  souverainement  respectable  ; 
pourquoi?  parce  que  c'est  à  Dieu  même  qu'il  est  offert  :  ce  sera  la  pre- 
mière partie.  Sacrifice  de  la  messe,  sacrifice  souverainement  respectable; 
pourquoi?  parce  que  c'est  un  Dieu  qui  y  est  offert  :  ce  sera  la  seconde. 
L'une  et  l'autre  vous  instruira  d'une  des  plus  importantes  matières ,  qui 
est  le  sacrifice  ;  et  en  vous  inspirant  de  hautes  idées  de  la  grandeur  de  Dieu, 
réveillera  dans  vos  cœurs  tous  les  sentiments  de  la  religion. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

Que  faisons-nous.  Chrétiens,  quand  nous  assistons  aux  divins  mys- 
tères ,  et  au  sacrifice  de  notre  religion  ?  Ne  le  considérons  point  encore  se- 
lon le  rapport  particulier  qu'il  a  avec  la  personne  du  Sauveur  du  monde  : 
arrêtons-nous  à  cette  qualité  générale  de  sacrifice.  Qu'est-ce  que  sacrifice, 
et  qu'entendons-nous  par  ces  paroles,  assister  au  sacrifice  du  Dieu  vivant? 
Ah!  Chrétiens,  vous  ne  l'avez  peut-être  jamais  compris,  et  c'est  néan- 
moins ce  que  vous  ne  pouvez  trop  bien  comprendre ,  puisque  c'est  un  de 
vos  devoirs  les  plus  essentiels.  Assister  au  sacrifice,  c'est  être  présent  à 
l'action  la  plus  auguste  et  la  plus  sainte  de  la  religion  que  nous  profes- 
sons; à  une  action  dont  la  fin  prochaine  et  immédiate  est  d'honorer  la  ma- 
jesté de  Dieu;  à  une  action  qui,  prise  dans  son  fond  et  dans  sa  substance, 
consiste  particulièrement  à  humilier  la  créature  devant  Dieu  ;  à  une  action 
qui  désormais  est  l'unique  par  où  ce  culte  d'adoration,  je  dis  d'une  ado- 
ration suprême ,  puisse  être  extérieurement  et  authentiquement  rendu  à 
Dieu.  C'est,  dis-je,  y  assister  en  toutes  les  manières  qui  peuvent  nous 
inspirer  le  respect  et  la  révérence  due  à  Dieu  ;  y  assister  comme  témoins , 
y  assister  comme  ministres ,  y  assister  comme  victimes  ;  comme  témoins , 
pour  autoriser  le  sacrifice  par  notre  présence  ;  comme  ministres ,  pour  le 
présenter  avec  le  prêtre  ;  comme  victimes ,  disent  les  Pères ,  pour  y  être 
immolés  nous-mêmes  spirituellement  avec  la  première  victime,  qui  est 
Jésus-Christ.  Si  donc  nous  n'accomplissons  pas  ce  devoir  avec  toute  la  re- 
tenue et  toute  la  piété  qu'il  demande,  ne  faut-il  pas  conclure  que  le  prin- 
cipe de  la  foi  est  ou  altéré  ou  corrompu  dans  nos  cœurs?  Reprenons  cha- 
cun de  ces  articles ,  et  ne  perdez  pas  de  si  solides  instructions. 

Oui ,  Chrétiens,  assister  au  sacrifice  du  vrai  Dieu ,  c'est  assister  à  fac- 
tion la  plus  sainte  et  la  plus  auguste  de  la  religion.  De  là  vient  que ,  dans 


SUU    LE    SAC1UFICE    DE    LA    MESSE.  589 

les  anciennes  liturgies ,  le  sacrifice  était  appelé  action  par  excellence  ;  et 
c'est  ainsi  que  nous  l'appelons  encore  aujourd'hui ,  puisque ,  suivant  l'ob- 
servation d'un  savant  cardinal  de  notre  siècle  ,  ces  mots  du  sacré  canon , 
infra  actionem,   ne  signifient  rien  autre  chose  que  infra  sacrifîcium; 
comme  si  l'Église  avait  voulu  nous  avertir  qu'en  effet  la  grande  action  de 
notre  vie  est  le  sacrifice.    Et  voilà  ce  qui ,   de  tout  temps ,   a  donné  aux 
peuples  de  si  hautes  idées  du  sacrifice  et  de  tout  ce  qui  le  regarde  ;  voilà  ce 
qui  leur  a  rendu  si  vénérable  la  majesté  des  temples ,  la  sainteté  des  au- 
tels, la  dignité  des  prêtres,  sentiment  si  universel,  qu'on  peut  le  mettre 
au  rang  de  ceux  où ,  selon  la  pensée  de  Tertullien ,  il  semble  que  notre 
âme  soit  naturellement  chrétienne.  Mais  de  ce  principe  quelle  conséquence 
ne  puis-je  pas  tirer  d'abord  contre  vous  ;  et  comment  arrive-t-il  que  dans 
une  action  où  il  paraît  que  la  nature  nous  ait  déjà  faits  à  demi  chrétiens, 
la  corruption  du  libertinage  nous  fasse  tous  les  jours  devenir  païens ,  et 
moins  que  raisonnables?   Car  enfin,  mon  cher  auditeur,  vous  êtes  obligé 
de  reconnaître  que  ce  qu'il  y  a  pour  vous  de  plus  divin,  et  par  conséquent 
de  plus  respectable ,  c'est  le  sacrifice  du  Dieu  que  vous  servez  ;  et  toutefois 
vous  ne  craignez  pas  de  vous  y  présenter  comme  si  c'était  l'action  la  moins 
sérieuse,  et  qui  pût  être  plus  impunément  négligée  :  vous  y  venez  avec 
une  imagination  distraite ,  avec  des  pensées  toutes  profanes ,  avec  des  yeux 
égarés  ;  et  vous  y  demeurez  avec  froideur ,  avec  dégoût ,  et  dans  des  postures 
pleines  d'indécence.  Qu'un  homme  traitât  une  affaire  temporelle  avec  aussi 
peu  de  réflexion ,  on  le  mépriserait.  Ici  c'est  l'affaire  capitale ,  ou ,  comme 
parle  saint  Ambroise  ,   c'est  l'affaire  d'état  qui  se  traite  entre  Dieu  et 
l'Église;   et  vous  n'y  donnez  nulle  attention  ;  vous  n'y  avez  ni  modestie, 
ni  recueillement  ;  vous  y  assistez  par  coutume ,  par  cérémonie  ;  vous  n'y 
appliquez  ni  votre  esprit,  ni  votre  cœur  :  n'est-ce  pas  outrager  Dieu,  et 
l'outrager  dans  l'action  même ,  et  dans  le  temps  où  vous  devez  spéciale- 
ment l'honorer? 

Je  dis  dans  l'action  même  où  vous  devez  spécialement  l'honorer  :  ceci 
est  remarquable.  Car  qu'est-ce  que  le  sacrifice ,  en  le  regardant  par  rapport 
à  Dieu ,  et  quelle  en  est  la  fin  ?  Le  sacrifice ,  disent  les  Théologiens ,  est 
un  acte  de  religion  dont  le  caractère  propre  est  d'honorer  l'être  de  Dieu. 
Mais  quoi  !  toutes  nos  actions  saintes  et  vertueuses  ne  se  rapportent-elles 
pas  à  cette  fin  ?  Il  est  vrai ,  chrétiens  :  mais  ce  rapport  n'est  pas  le  même 
que  dans  le  sacrifice.  Voici  ma  pensée.  Dieu  est  la  fin  générale  et  dernière 
de  toutes  nos  actions  ;  c'est  ce  qu'elles  ont  de  commun  :  mais  chaque  ac- 
tion de  piété  a  de  plus  une  fin  prochaine  et  particulière  qui  la  distingue 
des  autres ,  et  d'où  sa  perfection  dépend.  Or  je  dis  que  la  fin  particulière 
et  immédiate  qui  distingue  le  sacrifice  est  d'honorer  Dieu.  Prenez  garde  : 
dans  tous  les  autres  devoirs ,  on  peut  presque  dire  que  l'homme  agit  plu- 
tôt pour  lui-même  et  pour  son  intérêt,  que  pour  l'intérêt  de  Dieu.  Car  si 
je  prie ,  c'est  pour  m' attirer  les  grâces  de  Dieu  ;  si  je  fais  pénitence ,  c'est 
pour  m'acquitter  auprès  de  la  justice  de  Dieu  ;  si  je  pratique  de  bonnes 
œuvres ,  c'est  pour  m'enrichir  de  mérites  devant  Dieu  ;  si  je  participe  au 
divin  sacrement,  c'est  pour  me  sanctifier  en  m'unissant  à  Dieu.  "Mais 


590  SUR   LE   SACRIFICE    DE   LA   MESSE. 

quand  je  vais  au  sacrifice,  qu'est-ce  que  j'envisage?  d'honorer  Dieu  :  voilà 
le  seul  objet  que  je  me  propose ,  et  qui  doit  être  le  terme  de  mon  inten- 
tion, si  mon  intention  est  conforme  à  la  nature  de  mon  action.  Or  jugez 
de  là  ce  qu'il  faut  penser  d'un  chrétien  qui  fait  servir  à  déshonorer  Dieu 
ce  qui  doit  uniquement  servir  à  le  glorifier  ?  Qu'a  fait  Dieu  en  instituant 
le  sacrifice?  Il  a  dit  à  l'homme  :  Voilà  l'hommage  que  je  demande  et  que 
j'attends  de  toi.  Tu  ne  savais  pas  encore  bien  reconnaître  la  souveraineté 
de  mon  domaine ,  et  je  veux  moi-même  te  l'enseigner.  C'est  par  le  devoir 
que  je  te  prescris ,  et  à  quoi  tu  satisferas  en  assistant  aux  sacrifices  de  mes 
autels.  Cela  supposé,  reprend  saint  Jérôme,  profaner  ce  sacrifice  par  des 
immodesties  et  par  des  scandales  ;  y  venir  comme  l'on  va  à  un  passe- 
temps  ,  à  un  spectacle ,  à  une  assemblée  mondaine  ;  en  sortir  sans  y  avoir 
eu  nul  sentiment ,  nul  souvenir  de  Dieu  :  ah  !  mes  Frères ,  c'est  cette  es- 
pèce d'abomination  que  le  prophète  Daniel  avait  prévue  avec  horreur,  et 
qui  devait  paraître  dans  le  lieu  saint. 

Elle  va  plus  loin,  et  comprenons-en  toute  l'indignité.  En  effet,  si  la  fin 
particulière  du  sacrifice  est  d'honorer  Dieu ,  en  quoi  consiste  cet  honneur 
que  nous  rendons  ou  que  nous  devons  rendre  à  Dieu?  Ce  culte ,  répond 
saint  Thomas ,  consiste  dans  une  protestation  actuelle  que  je  fais  à  Dieu 
de  ma  dépendance  ,  dans  un  aveu  respectueux  de  ma  misère  et  de  ma  bas- 
sesse, dans  un  exercice,  pour  ainsi  dire,  d'anéantissement,  et,  si  je  suis 
pécheur,  dans  une  confession  humble  et  sincère  de  mon  péché  ;  car  tout 
cela  doit  entrer  dans  le  sacrifice,  considéré  de  la  part  de  l'homme  ;  et  voilà 
pourquoi  l'hostie  est  détruite  et  consommée ,  pour  marquer  que  l'homme 
n'est  qu'un  néant ,  et  dans  l'ordre  de  la  nature  et  dans  celui  de  la  grâce. 
En  quoi ,  dit  saint  Augustin ,  parait  l'admirable  opposition  qui  se  ren- 
contre entre  l'oraison  et  le  sacrifice  :  car  l'oraison ,  en  élevant  nos  esprits 
à  Dieu,  nous  élève  au-dessus  de  nous-mêmes ,  au  lieu  que  le  sacrifice  nous 
rabaisse  au-dessous  de  nous-mêmes  en  nous  anéantissant  devant  Dieu. 
Par  le  sacrifice  j'honore  Dieu  ,  si  je  puis  parler  de  la  sorte ,  aux  dépens  de 
ce  que  je  suis;  et  dans  l'oraison,  Dieu,  par  le  commerce  qu'il  veut  bien 
avoir  avec  moi ,  m'honore  en  quelque  manière  aux  dépens  de  ce  qu'il  est. 
Quoi  qu'il  en  soit,  mon  sacrifice  est  inséparable  de  mon   humilité;  et 
comme  je  ne  puis  mieux  m'humilier  devant  Dieu  qu'en  lui  offrant  le  sa- 
crifice ,  aussi  ne  puis-je  autrement  avoir  part  au  sacrifice ,  qu'en  m'humi- 
liant  devant  Dieu.  Il  n'en  est  pas  de  même  des  anges,  ajoute  saint  Chry- 
sostome  ;  les  anges  peuvent  être  présents  au  sacrifice ,  et  s'y  humilier  : 
mais  l'humilité  des  anges,  quelque  profonde  qu'elle  puisse  être,  n'est  point 
essentielle  au  sacrifice ,  comme  celle  des  hommes.  Pourquoi?  parce  que  le 
sacrifice  qu'offre  l'Église  étant  le  sacrifice  des  hommes  et  non  des  anges , 
il  ne  dépend  point ,  pour  être  complet ,  de  l'humilité  des  anges ,  mais  de 
l'humilité  des  hommes.   De  là,  Chrétiens,  quel  désordre,   lorsque  des 
hommes ,  portant  sur  le  front  le  caractère  de  la  foi ,  viennent  au  sacrifice 
du  vrai  Dieu,  non-seulement  sans  cette  humilité  religieuse,  mais  avec  tout 
l'orgueil  du  libertinage  et  de  l'impiété;  lorsqu'à  peine  ils  y  fléchissent  le 
genou,  qu'ils  y  parlent,  qu'ils  y  agissent  comme  il  leur  plaît  et  sans  égard, 


SUR    LE    SACRIFICE    DE    LA    MESSE.  TiOl 

et  que ,  sur  cela  même ,  ils  rejettent  avec  mépris  les  sages  remontrances  et 
la  correction  charitable  des  ministres  du  Seigneur  !  Mépris  qui  ne  doit 
point ,  mes  Frères ,  ralentir  l'ardeur  de  notre  zèle ,  ni  nous  fermer  la  bou- 
che par  un  silence  timide  et  lâche,  quand  le  devoir  de  notre  ministère  nous 
oblige  à  nous  expliquer.  Car  où  en  serait  notre  religion,  si  de  tels  abus  y 
devaient  être  tolérés  ?  Ah  !  Chrétiens,  assister  au  sacrifice,  c'est  venir  pro- 
tester à  Dieu  que  nous  dépendons  de  lui ,  que  nous  attendons  tout  de  lui , 
que  nous  n'adorons  que  lui ,  que  nous  sommes  disposés  à  nous  anéantir 
pour  lui.  Mais  ,  mon  cher  auditeur,  pensez-vous  lui  dire  tout  cela,  en  vous 
comportant  comme  vous  faites  ;  en  insultant ,  si  je  F  ose  dire  ,  à  l'autel  et 
aux  sacrés  mystères  qu'on  y  célèbre  ;  en  y  prenant  des  libertés  que  je  ne 
crains  pas  ,  puisqu'il  s'agit  de  l'honneur  de  mon  Dieu ,  de  traiter  d'inso- 
lences ;  en  les  soutenant  jusque  dans  le  sanctuaire,  avec  une  audace  et  une 
fierté  qui  ne  rougit  de  rien?  Et  vous,  femmes  Chrétiennes,  est-ce  là  ce  que 
vous  venez  lui  témoigner ,  en  vous  faisant  une  si  fausse  gloire  de  paraître 
dans  nos  temples  avec  toutes  les  marques  de  votre  vanité?  Je  n'entreprends 
point  de  contrôler  partout  ailleurs  vos  modes  et  vos  costumes;  mais  ici  je 
ne  puis  dissimuler  ce  qui  blesse  la  majesté  divine  et  le  respect  qui  lui  est 
dû.  Faut-il  donc,  quand  vous  entrez  dans  la  maison  de  Dieu,  que  tout  le 
faste  du  monde  vous  y  accompagne?  Faut-il  que  l'on  vous  y  distingue  par 
votre  luxe  et  par  vos  délicatesses  ;  que  vous  y  affectiez  des  rangs  que  l'esprit 
ambitieux  du  siècle  y  a  érigés  en  de  prétendus  droits ,  et  que  vous  vous  y 
fassiez  rendre  des  services  dont  vous  sauriez  bien  vous  passer  dans  le  palais 
d'un  prince  de  la  terre?  Est-ce  là  cette  humilité  si  essentielle  au  sacrifice? 
Et  si  la  piété  vous  y  attirait,  une  piété  solide ,  ne  diriez-vous  pas  à  Dieu  : 
Ah!  Seigneur,  je  ne  suis  que  trop  vaine  au  milieu  du  monde,  mais  du 
moins  serai-je  humble  et  modeste  devant  vous;  et,  puisque  le  sacrifice 
est  le  tribut  d'humilité  que  je  vous  dois,  je  n'irai  point  m'y  présenter  avec 
ce  luxe  que  vous  réprouvez.  Le  monde  en  use  autrement;  mais  le  monde 
ne  sera  pas  ma  règle  :  on  censurera  ma  conduite  ;  mais  il  me  suffira  que 
vous  l'approuviez.  Aussi,  disait  Tertullien  parlant  à  des  femmes  chrétiennes 
comme  vous,  et  même  plus  chrétiennes  que  vous,  pourquoi  ces  ajustements 
dont  vous  êtes  si  curieuses?  Vous  avez  renoncé  aux  pompes  du  siècle,  vous 
n'êtes  plus  des  fêtes  des  païens  :  pourquoi  donc  vous  parer  de  ces  restes  du. 
monde,  et  les  porter  au  sacrifice  de  votre  Dieu?  0  profanation!  s'écriait- 
il  ,  et  puis-je  bien  m' écrier  après  lui  :  des  femmes  cherchent  à  se  montrer 
avec  des  habits  magnifiques  et  brillants,  dans  un  sacrifice  dont  l'essence  et 
la  fin  principale  est  l'humiliation  de  la  créature  en  présence  de  son  Créateur. 
Elles  s'y  font  voir,  selon  l'expression  du  Prophète  royal ,  aussi  ornées  et 
plus  ornées  que  les  autels,  Circumornatœ  ut  similitudo  t empli 1.  Elles 
y  emploient  tout  le  temps ,  à  quoi  ?  à  s'étudier,  à  se  contempler,  à  s'ad- 
mirer, à  recevoir  un  vain  encens  et  à  s'attirer  de  sacrilèges  adorations , 
comme  si  elles  voulaient  s'élever  au-dessus  de  Dieu  même. 

Donnons  jour  encore  à  cette  pensée  :  je  ne  dis  pas  seulement  que  le  sa- 
crifice est  une  protestation  que  l'homme  fait  à  Dieu  de  la  dépendance  de 

«  Psalm.  143. 


592  SUR   LE   SACRIFICE   DE    LA    MESSE. 

son  être;  mais  j'ajoute  que  c'est  une  protestation  publique,  une  protesta- 
tion solennelle,  où  l'homme  appelle  toutes  les  créatures  en  témoignage  de 
sa  soumission  et  de  sa  religion  ,  comme  s'il  disait  :  Cieux  et  terre ,  anges 
et  hommes ,  vous  m'en  serez  garants  et  me  voici  devant  vous  pour  m'en 
déclarer.  Il  y  a  un  Dieu  que  j'adore,  un  Dieu  souverain  auteur,  et  à  qui  seul 
toute  la  gloire  appartient.  C'est  dans  ce  sacrifice ,  et  par  ce  sacrifice  ,  que 
je  viens  hautement  reconnaître  son  absolue  domination,  et  m'y  soumettre. 
Il  n'y  a  proprement,  Chrétiens,  que  le  sacrifice  où  l'homme  puisse  parler 
de  la  sorte.  Quelque  autre  exercice  de  religion  que  je  pratique ,  ce  n'est 
point  là  ce  qu'il  signifie ,  ou  du  moins  ce  n'est  point  là  ce  qu'il  signifie 
authentiquement  ;  le  seul  sacrifice  est  l'aveu  juridique  de  ce  que  je  suis  et 
de  ce  que  dois  à  Dieu.  Mais,  mes  Frères,  par  un  renversement  bien  déplo- 
rable ,  quel  sujet  ne  donnons-nous  pas  aux  païens  et  aux  infidèles  de  nous 
faire ,  jusques  au  milieu  du  plus  saint  mystère ,  la  même  demande  ou 
plutôt  le  même  reproche  que  David  craignait  tant  d'entendre  de  la  bouche 
des  ennemis  du  Seigneur  :  Ne  forte  dicant  in  gentibus ,  Ubi  est  Dem 
eorum  1  ?  Car  où  est  votre  Dieu?  peuvent  nous  dire  ces  idolâtres.  Vous  vou- 
lez ,  par  cette  cérémonie  extérieure ,  nous  faire  juger  du  culte  intérieur 
que  vous  lui  rendez  ;  et  c'est  de  là  même  que  nous  tirons  la  plus  sensible 
preuve  de  votre  irréligion.  Entrez  dans  nos  temples,  et,  sans  entrepren- 
dre de  nous  instruire ,  instruisez-vous  vous-mêmes  par  nous.  Votre  Dieu, 
dites-vous,  est  le  vrai  Dieu  ;  mais  au  moins  n'en  êtes-vous  que  de  faux 
adorateurs.  Au  contraire ,  vous  prétendez  que  nous  n'adorons  que  de 
fausses  divinités  ;  mais  au  moins  devez-vous  avouer  que  nous  les  adorons 
sincèrement  et  en  esprit.  Or,  supposant  même  vos  principes  et  les  dogmes 
de  votre  foi ,  lequel  des  deux  croyez-vous  le  plus  criminel,  ou  d'être  reli- 
gieux comme  nous  le  sommes,  en  suivant  l'erreur,  ou  d'être  des  profa- 
nateurs comme  vous  l'êtes,  en  professant  la  vérité  ?  C'est  de  saint  Augus- 
tin même  que  j'ai  emprunté  cette  figure,  et  c'est  là-dessus  qu'il  déployait 
avec  tant  d'énergie  toute  la  force  de  son  éloquence  et  de  son  zèle. 

N'en  demeurons  pas  là ,  Chrétiens  ;  mais  pour  achever  de  nous  confondre, 
voyons  en  quelles  qualités  nous  assistons  au  divin  sacrifice.  Comme  témoins, 
disent  les  docteurs  ,  comme  ministres ,  comme  victimes.  Comme  témoins  : 
oui ,  mes  Frères ,  vous  êtes  les  témoins  de  ce  qui  se  passe  de  plus  mystérieux 
et  de  plus  secret  entre  Dieu  et  les  hommes.  C'est  dans  cette  vue  que  l'Église 
vous  reçoit  à  son  sacrifice,  et  qu'elle  vous  oblige  même  par  un  précepte  parti- 
culier à  y  comparaître.  Honneur  qu'elle  ne  fait  pas  indifféremment  à  toutes 
sortes  de  sujets,  puisque  le  châtiment  le  plus  sévère  qu'elle  exerce  envers  ses 
enfants  rebelles  est  de  leur  interdire ,  par  ses  censures  ,  le  sacrifice  qu'elle 
offre  à  Dieu.  Honneur  dont  elle  exclut  même  les  catéchumènes  ,  quoique 
déjà  initiés  dans  les  mystères  de  la  foi ,  parce  qu'ils  n'ont  pas  encore  le 
caractère  du  baptême.  Elle  n'y  admet  que  les  fidèles  dont  la  religion  lui 
est  connue ,  et  dont  elle  veut  gratifier  la  piété.  Mais  au  même  temps  elle 
les  engage  à  soutenir  cette  qualité  de  témoins  par  un  respect  digne  de 
Dieu.  Quand  Dieu ,  dans  l'Ecriture ,  prend  à  témoin  d'une  vérité  les  êtres 

1  Psaîro.  78. 


SUR    LE    SACRIFICE    DE    LA    MESSE.  593 

insensibles;  les  cieux  en  sont  ébranlés  :  Obstupescite,  cœli !  ;  et  la  terre  en 
est  émue  jusque  dans  ses  fondements  :  Commota  est,  et  contremuit 
terra  2.  Et  vous,  mon  cher  auditeur,  témoin  vivant  du  redoutable  sacri- 
fice qui  s'accomplit  sur  nos  autels ,  qu'y  faites-vous  ?  Ah  !  mon  Frère , 
s'écrie  saint  Jean  ,  patriarche  de  Jérusalem ,  n'avez-vous  pas  entendu 
le  prêtre  qui  vous  sommait  de  la  part  de  Dieu  de  vous  rendre  atten- 
tif? Ne  vous  a-t-il  pas  averti  d'élever  votre  cœur  au  ciel  :  Sursum 
corda;  et  n'avez-vous  pas  répondu  qu'il  était  tourné  vers  le  Seigneur  : 
Habemus  ad  Dominum?  mais  à  ce  moment-là  même,  vous  êtes  plus 
occupé  de  la  terre  que  jamais  ;  mais  à  ce  moment-là  même  vous  ne  cher- 
chez ,  en  promenant  partout  vos  regards  ,  que  des  objets ,  ou  qui  repaissent 
votre  curiosité  ,  ou  qui  servent  d'amusement  à  votre  oisiveté.  Est-ce  pour 
cela  que  vous  êtes  appelés  à  l'autel  ?  est-là  ,  Chrétiens  ,  la  part  que  vous 
prenez  à  un  sacrifice  dont  vous  êtes  non-seulement  les  témoins ,  mais 
les  ministres  ? 

Car  vous  l'êtes ,  mes  chers  auditeurs ,  quelle  que  soit  d'ailleurs  votre 
condition  ;  et  ce  n'est  pas  sans  sujet  que  saint  Pierre ,  relevant  la  di- 
gnité des  chrétiens ,  entre  les  autres  titres  qui  leur  conviennent ,  leur  at- 
tribue celui  du  sacerdoce  :  regale  sacerdotium  3  ;  puisque  tout  chrétien 
doit  offrir  à  Dieu  le  sacrifice  de  sa  rédemption.  De  là  vient  que  le  prêtre, 
-en  célébrant  dans  le  sanctuaire ,  n'y  fait  pas  les  oblations  sacrées  comme 
personne  particulière,  mais  comme  représentant  tout  le  peuple  assemblé. 
Car  il  ne  dit  pas  :  J'offre,  je  supplie,  je  voue,  je  proteste;  mais,  Nous 
protestons,  nous  vouons,  nous  offrons,  nous  supplions,  parce  qu'en  ef- 
fet tout  le  peuple  offre  et  supplie  avec  lui.  Non  pas  que  tous  soient  pour 
cela  revêtus  du  caractère  de  l'ordre ,  comme  l'ont  avancé  quelques  héréti- 
ques ,  fondés  sur  une  parole  de  Tertullien  mal  entendue  ;  mais  parce  que 
tous  les  fidèles,  sans  porter  ce  sacré  caractère,  comme  le  prêtre  spéciale- 
ment député  de  Dieu  pour  présenter  le  sacrifice,  lui  sont  néanmoins  asso- 
ciés dans  cette  importante  fonction.  Fonction  si  sainte  (écoutez  ceci),  que, 
par  cette  raison-là  même,  quelques-uns  ont  prétendu  qu'un  chrétien  en 
état  de  péché  ne  pouvait,  sans  se  rendre  coupable  d'un  nouveau  péché, 
assister  au  sacrifice.  Je  sais  sur  ce  point  ce  qu'il  faut  penser.  Je  sais  que 
c'est  une  doctrine  erronée  et  même  scandaleuse,  puisqu'elle  donne  atteinte 
au  précepte  de  l'Église,  qu'elle  favorise  le  libertinage,  et  qu'elle  ôte  enfin 
au  pécheur  un  des  plus  puissants  moyens  de  conversion.  Car  que  peut 
faire  un  pécheur  de  plus  salutaire ,  de  plus  édifiant ,  de  plus  propre  à  lui 
attirer  les  grâces  du  ciel,  que  de  venir,  comme  le  publicain ,  dans  le  tem- 
ple, et  d'y  offrir,  tout  indigne  qu'il  est,  ce  sacrifice  propitiatoire,  dont  une 
des  principales  vertus  est  d'apaiser  la  colère  de  Dieu?  Qu'est-ce  que  les 
prophètes  recommandaient  davantage  aux  pécheurs  de  leur  temps ,  que  de 
fléchir  le  Seigneur  et  sa  justice,  par  l'oblation  des  victimes  de  l'ancienne 
loi  ?  Ce  qui  servait  alors  à  la  sanctification  des  hommes  servirait-il  main- 
tenant à  leur  damnation?  C'est  donc  une  opinion  outrée,  et  que  nous  de- 
vons hautement  rejeter;  mais,  en  la  rejetant ,  je  m'en  tiens  au  principe 

»  Jerem .,  2.  —  »  2  Rey.,  22.  --  3  1  Pelr.,  2.* 

t.  i.  38 


594  SUR    LE   SACRIFICE    DE    LA   MESSE. 

sur  quoi  elle  est ,  disons  mieux ,  sur  quoi  elle  paraît  établie  ;  et ,  de  ce 
principe  incontestable,  je  tire  bien  d'autres  conséquences  qui  ne  doivent 
pas  moins  nous  faire  trembler.  Car,  puisque  nous  participons  au  sacrifice 
en  qualité  de  ministres ,  ce  ne  sera  point  une  exagération  si  je  conclus  que 
tant  de  crimes  qu'on  y  commet  doivent  être  comptés  pour  autant  de  pro- 
fanations ;  qu'un  entretien,  même  indifférent  à  raison  de  sa  durée,  y  ren- 
ferme deux  offenses  grièves,  l'une  particulière  et  d'omission  à  ces  saints 
jours  où  le  sacrifice  est  commandé  ,  l'autre  commune  et  d'irrévérence  ou 
de  commission  à  quelque  temps  et  à  quelque  jour  que  ce  puisse  être  ;  que 
celui-là  ne  satisfait  point  au  commandement  de  l'Église ,  qui  sans  nulle 
vigilance  sur  soi-même,  sans  nul  effort  pour  se  recueillir  dans  la  plus  grande 
action  du  christianisme ,  laisse  impunément  et  volontairement  son  esprit 
se  distraire  :  si ,  dis-je ,  je  tire  toutes  ces  conséquences ,  c'est  sans  craindre 
d'excéder,  puisque  je  parle  d'après  les  plus  sensés  et  les  plus  savants 
théologiens. 

Qui  le  croirait,  mes  Frères?  (souffrez  que,  sans  insister  sur  les  autres, 
je  m'attache  surtout  à  ce  désordre  que  déplorait  le  prophète  Ezéchiel ,  et 
dont  il  faisait  une  peinture  si  conforme  à  ce  qui  se  passe  tous  les  jours 
parmi  nous)  qui  le  croirait,  si  tant  d'épreuves  ne  nous  l'avaient  pas  ap- 
pris et  ne  nous  l'apprenaient  pas  encore ,  qu'un  chrétien ,  choisi  de  Dieu 
pour  lui  offrir  un  sacrifice  tout  divin  et  tout  adorable ,  voulût  faire  du 
temple  même  un  lieu  de  plaisir ,  et  du  plus  infâme  plaisir  ;  qu'il  regardât 
le  sacrifice  comme  une  occasion  favorable  à  son  impudicité;  qu'il  n'y  vînt 
que  pour  y  trouver  l'objet  de  sa  passion ,  que  pour  l'y  voir  et  pour  en  être 
vu ,  que  pour  lui  rendre  des  assiduités ,  que  pour  lui  marquer ,  par  de  cri- 
minelles complaisances ,  son  attachement ,  que  pour  se  livrer  aux  plus  sales 
désirs  d'un  cœur  corrompu?  C'est  avec  douleur  que  j'en  parle,  et  que  je 
révèle  votre  honte;  mais  je  serais  prévaricateur  si  je  la  dissimulais  ;  et  il 
vaut  bien  mieux ,  comme  dit  saint  Cyprien ,  découvrir  nos  plaies  pour  les 
guérir ,  que  de  les  cacher  sans  espérance  de  remède.  Ce  n'est  pas  d'au- 
jourd'hui  que  les  Pères  s'en  sont  expliqués.  Saint  Jérôme  et  saint  Chry- 
sostome  n'y  apportaient  pas  plus  d'adoucissement  que  moi,  quand  ils 
disaient  que  l'innocence  et  la  pudicité  couraient  autant  de  risques  (ne  pou- 
vaient-ils pas  dire  plus  de  risques  ?  )  dans  les  saints  lieux  que  dans  les  places 
publiques;  qu'il  était  quelquefois  aussi  dangereux  pour  une  femme  chré- 
tienne, ou  plutôt  pour  une  femme  mondaine,  de  paraître  au  sacrifice  que 
dans  les  cercles  et  les  assemblées  du  monde  ;  qu'autrefois  on  consacrait  les 
maisons  des  chrétiens  pour  en  faire  des  temples  à  Dieu ,  mais  que ,  dans  la 
suite,  les  temples  de  Dieu  étaient  devenus  des  maisons  d'intrigues  et  de  com- 
merces. Ce  sont  leurs  expressions ,  que  vous  entendrez  comme  il  vous  plaira  ; 
mais ,  de  quelque  manière  qu'elles  dussent  être  alors  entendues ,  ce  qui  me 
fait  gémir ,  c'est  qu'elles  se  vérifient  presque  parmi  nous  dans  toute  la  ri- 
gueur de  la  lettre ,  et  que  la  calomnie  suscitée  du  temps  de  Tertullien  contre 
les  fidèles ,  savoir ,  que  les  plus  honteux  engagements  se  formaient  et  s'entre- 
tenaient à  la  faveur  des  autels,  Inter  aras  lenocinia  tractari1  ;  que  ce  re- 

»   Tertull. 


SUR   LE    SACRIFICE    DE   LA   MESSE.  593 

proche,  dis-je,  qui  fut,  dans  ces  premiers  siècles ,  une  imposture,  ne  soit 
dans  le  nôtre  qu'une  trop  juste  accusation. 

Avec  cela ,  Chrétiens ,  êtes-vous  en  état  d'assister  au  sacrifice  en  qualité 
de  victimes?  êtes-vous  en  état  d'y  être  immolés  vous-mêmes  avec  Jésus- 
Christ?  et  n'est-ce  pas  ainsi  toutefois  que  vous  y  devez  être  encore  pré- 
sents? Écoutez  la  preuve  qu'en  demie  saint  Augustin.  Car,  dit  ce  saint 
docteur,  Jésus-Christ  et  l'Église  ne  faisant  qu'un  même  corps >  il  est  im- 
possihle  que  l'un  soit  immolé  sans  l'autre.  Puisque  cet  Homme-Dieu  est  le 
chef  de  tous  les  fidèles ,  et  que  tous  les  fidèles  lui  sont  unis  comme  ses 
membres ,  il  faut  qu'en  même  temps  qu'il  est  sacrifié  pour  eux ,  ils  le 
soient  pareillement  avec  lui  ;  et  que ,  par  un  admirable  retour ,  ce  Sauveur 
du  monde  offre  à  Dieu  toute  l'Église  dans  sa  personne,  en  vertu  d'une 
action  où  lui-même  il  est  offert  à  Dieu  par  toute  FÉglise  :  Cùm  autem  sit 
Clwistus  Ecclesiœ  caput,  et  Ecclesia  Christi  corpus,  tàm  ipsaper  ip- 
sum  quàm  ipse  per  ipsam  débet  offeiTi1.  Théologie  divine,  et  d'où  il 
s'ensuit  que  nous  ne  devons  donc  aller  au  sacrifice  de  notre  Dieu  qu'avec 
le  généreux  sentiment  de  l'apôtre  saint  Thomas  ,  je  veux  dire  que  pour  y 
mourir  spirituellement  avec  Jésus-Christ  :  Eamus  et  nos,  et  moriàmuv 
cum  eo2.  Or  comment  y  paraît  un  chrétien  ainsi  disposé?  Représentez- 
vous  ,  mes  Frères ,  l'état  de  ces  anciennes  victimes  qu'on  immolait  au  Sei- 
gneur, et  qu'on  mettait  sur  l'autel  :  elles  étaient  liées ,  elles  étaient  privées 
de  l'usage  des  sens ,  elles  étaient  brûlées  du  feu  de  l'holocauste;  voilà  votre 
modèle.  Comme  victime  de  ce  sacrifice  non  sanglant  que  vous  présentez  et 
où  vous  êtes  présentés  vous-mêmes ,  surtout  comme  victimes  spirituelles  et 
raisonnables,  selon  la  parole  de  saint  Pierre,  Spirituales hostias* ,  il  faut 
que  la  religion  vous  lie ,  et  qu'elle  vous  tienne  respectueusement  appliqués 
au  saint  mystère  ;  il  faut  qu'elle  vous  couvre  les  yeux ,  et  qu'elle  les  ferme 
à  tous  les  objets  de  la  terre  ;  il  faut  qu'elle  vous  consume  du  feu  de  la  cha- 
rité. Mais  si  vous  imitez  le  crime  des  successeurs  d'Aaron ,  si  comme  eux 
vous  portez  dans  le  tabernacle  un  feu  étranger ,  si  c'est  une  habitude  vi- 
cieuse qui  vous  y  conduit  et  qui  vous  y  retient  ;  si ,  bien  loin  d'y  captiver 
vos  sens ,  vous  leur  donnez  là  toute  licence  :  ah  !  mon  Frère ,  conclut  saint 
Chrysostome,  vous  êtes  toujours  alors  une  victime,  mais  une  victime  de 
malédiction  ;  une  victime  non  plus  de  la  miséricorde ,  mais  de  la  colère  et 
de  la  vengeance  de  Dieu. 

N'est-il  pas  surprenant,  Chrétiens,  comme  l'a  observé  le  savant  Pic  de 
la  Mirande ,  que  de  tant  de  religions  qui  se  sont  répandues  dans  le  monde 
et  qui  y  ont  si  longtemps  dominé ,  il  n'y  ait  eu  que  la  religion  de  Jésus- 
Christ  dont  les  temples  aient  été  profanés  par  ses  propres  sujets?  On  a  bien 
vu  les  Romains  violer  le  temple  des  Juifs  ;  on  a  vu  les  chrétiens  briser  les 
idoles  du  paganisme  :  mais  a-t-on  vu  des  païens  s'attaquer  eux-mêmes  à 
leurs  dieux ,  et  souiller  les  sacrifices  qu'ils  leur  offraient  ?  Pourquoi  cette 
différence?  En  voici,  ce  me  semble,  une  raison  :  c'est  que  l'ennemi  de 
notre  salut  ne  va  point  tenter  les  païens ,  ni  les  troubler  au  milieu  de  leurs, 
sacrifices,  parce  que  ce  sont  de  faux  sacrifices,  et  qu'il  reçoit  lui-même 

1   Aug.  —  '  Joau.,  11.  —  3  1  Petr.,  2. 


TiOti  SUU   LE    SACRIFICE    DE    LA    MESSE. 

l'encens  qu'on  y  brûle.  Au  lieu  qu'il  emploie  toutes  ses  forces  pour  nous 
détourner  du  sacrifice  de  nos  autels ,  et  pour  nous  en  faire  perdre  le  fruit , 
parce  que  c'est  le  vrai  sacrifice ,  le  grand  sacrifice ,  un  sacrifice  également 
glorieux  à  Dieu  et  salutaire  pour  nous.  Ainsi,  mes  Frères,  à  quelques 
désordres  que  soit  exposé  le  sacrifice  de  notre  religion  ,  n'entrons  pour  cela 
en  nulle  défiance  de  la  religion  même  que  nous  professons ,  et  de  la  pureté 
de  son  culte.  Malgré  tous  nos  désordres ,  elle  est  toujours  sainte ,  puisqu'elle 
les  condamne  tous.  Mais  rentrons  dans  nous-mêmes,  confondons-nous 
nous-mêmes  ;  disons-nous  à  nous-mêmes ,  avec  un  célèbre  écrivain  de  ces 
derniers  siècles,  qu'il  faut  que  la  religion  de  Jésus-Christ  soit  une  religion 
plus  qu'humaine ,  puisqu'elle  se  soutient  toujours ,  malgré  l'irréligion  des 
chrétiens  ;  et  qu'il  faut  aussi  que  l'irréligion  des  chrétiens  soit  bien  ob- 
stinée et  bien  enracinée,  puisqu'ils  sont  si  impies  parmi  tant  de  sainteté. 
Sacrifice  de  la  messe ,  sacrifice  souverainement  et  doublement  respectable , 
parce  que  c'est  à  Dieu  qu'il  est  offert ,  et  que  c'est  un  Dieu  qui  y  est  offert. 
Comme  c'est  Dieu  même  qui  en  est  l'objet ,  c'est  encore  un  Dieu  qui  en  est 
le  sujet  ;  vous  f  allez  voir  dans  la  seconde  partie. 

DEUXIÈME   PARTIE. 

Je  trouve  la  pensée  de  saint  Chrysostome  bien  juste  et  bien  vraie ,  quand 
il  dit  que  les  temples  où  nous  nous  assemblons  pour  adorer  Dieu ,  sont 
tout  à  la  fois  et  l'ornement  le  plus  auguste  et  l'opprobre  le  plus  visible  de 
notre  religion.  L'ornement  le  plus  auguste ,  puisqu'ils  sont  tous  les  jours 
sanctifiés  par  le  sacrifice  d'un  Dieu  Sauveur  ;  et  l'opprobre  le  plus  visible , 
puisque  ce  sacrifice,  tout  divin  qu'il  est,  sert  si  souvent,  non  par  lui- 
même  ,  mais  par  notre  libertinage ,  d'occasion  aux  chrétiens  pour  désho- 
norer la  maison  de  Dieu.  Ainsi  parlait  ce  saint  évêque,  en  gémissant  sur 
les  scandales  qui  se  commettaient  au  pied  des  autels ,  et  dans  le  sacrifice  de 
la  loi  de  grâce.  A  quoi  j'ajoute  la  pensée  de  Guillaume  de  Paris,  que  je  vous 
prie  de  remarquer,  parce  qu'elle  me  paraît  également  solide  et  touchante. 
Car ,  dit  ce  savant  homme ,  quand  nous  aurions  vécu ,  selon  l'expression  de 
saint  Paul ,  sous  les  éléments  du  monde ,  c'est-à-dire  sous  les  figures  de 
l'ancienne  loi ,  et  que  nous  n'aurions  point  eu  d'autres  sacrifices  que  ces 
sacrifices  imparfaits  dont  Dieu  avait  établi  l'usage  par  le  ministère  de 
Moïse,  il  faudrait  toujours  y  assister  avec  crainte  et  avec  tremblement;  il 
faudrait  toujours  respecter  ces  chairs  mortes ,  toujours  révérer  ces  taureaux 
égorgés  et  sanglants ,  toujours  se  prosterner  devant  ces  autels  chargés  des 
oblations  et  des  prémices  de  la  terre.  C'étaient  des  créatures,  il  est  vrai; 
mais  ces  créatures  étaient  les  victimes  et  les  holocaustes  du  Dieu  vivant ,  et 
cela  seul  les  élevait  à  un  ordre  supérieur ,  et  les  consacrait.  Aussi ,  mes 
Frères ,  poursuit  le  même  docteur ,  voyez  avec  quelle  révérence  Dieu  vou- 
lait que  les  Juifs  entrassent  dans  le  sanctuaire ,  pour  lui  offrir  leurs  sacri- 
fices, et  le  sang  des  animaux  qu'ils  immolaient.  Voyez  avec  quel  soin  lui- 
même  il  les  y  disposait  ;  combien  de  préceptes ,  combien  de  cérémonies , 
combien  de  pratiques ,  combien  de  purifications  il  leur  prescrivait.  A  peine 


SUR    LE    SACRIFICE    DE    LA   MESSE.  .7.)" 

les  livres  entiers  de  l'Écriture  ont-ils  suffi  pour  leur  en  tracer  les  règles ,  et 
pour  leur  faire  entendre  sur  cela  ses  ordres.  Mais  admirez  encore  plus  la 
constance  et  l'inviolable  fidélité  de  ce  peuple,  d'ailleurs  si  indocile  et  si 
grossier ,  à  s'acquitter  de  ce  devoir.  Dans  les  plus  pressantes  extrémités , 
dans  Tembarras  et  le  désordre  des  guerres ,  dans  le  siège  même  de  Jérusa- 
lem ,  rien  jamais  ne  les  fit  manquer  à  ce  culte  extérieur ,  ni  à  la  solennité 
de  leurs  fêtes  et  des  sacrifices  qui  leur  étaient  ordonnés.  Jusque-là ,  disait 
du  temps  même  des  apôtres  un  ancien  auteur ,  que  le  général  de  l'armée 
romaine  en  parut  surpris ,  et  que  tout  païen ,  tout  ennemi  qu'il  était ,  il  en 
fut  touché ,  et  ne  put  refuser  des  éloges  à  leur  zèle  et  à  leur  religion  :  Stu- 
pebat  Pompeias  acres  virorum  animos ,  à  quibus  in  medio  belli  furore, 
sacrorum  reverentiœ  nihil  de  fuit  K  Tel  était  le  caractère  de  cette  nation. 
Le  Sauveur  du  monde  leur  reprocha  tous  les  autres  vices ,  mais  il  ne  les 
accusa  jamais  d'impiété  dans  les  sacrifices  qu'ils  présentaient  à  Dieu.  Ce- 
pendant ,  Chrétiens ,  dans  leurs  sacrifices  les  plus  solennels ,  qu'avaient- 
ils  autre  chose  que  les  ombres  et  seulement  que  les  figures  du  sacrifice  de 
la  loi  nouvelle?  Mais  c'était  assez  pour  eux  ,  reprend  saint  Augustin  ;  c'é- 
tait, dis-je,  assez  pour  leur  rendre  vénérables  jusques  à  ces  ombres  et  à  ces 
figures ,  que  ce  fussent  les  figures  et  les  ombres  du  grand  sacrifice  que  les 
prophètes  leur  annonçaient  dans  la  suite  des  siècles.  C'était  assez  pour  les 
saisir  d'une  sainte  horreur  toutes  les  fois  qu'ils  assistaient  à  l'immolation 
de  ces  victimes ,  qui,  quoique  viles  et  abjectes,  leur  représentaient  cette 
victime  pure  et  précieuse ,  cette  hostie  divine  qui  devait  être  immolée  pour 
eux  et  pour  nous.  Or  qu'eussent-ils  pensé,  qu'eussent-ils  fait,  s'ils  eussent 
vu  comme  nous  la  vérité?  et  que  devons-nous  penser,  que  devons-nous 
faire  nous-mêmes?  Sur  cela,  mes  chers  auditeurs ,  voici  trois  considéra- 
tions que  je  me  contente  de  vous  proposer ,  plutôt  par  forme  de  méditation 
que  de  discours ,  et  par  où  je  finis  en  me  les  appliquant  à  moi-même.  Ne 
les  perdez  pas. 

Première  considération.  Quand  je  vais  au  sacrifice  que  célèbre  l'Église, 
je  vais  au  sacrifice  de  la  mort  d'un  Dieu;  le  même  qui  fut  offert  sur  le  Cal- 
vaire, le  même  que  Jésus-Christ  consomma  sur  la  croix,  le  même  où  ce 
Dieu-Homme  consentit,  pour  parler  avec  l'Apôtre ,  à  être  détruit  et  anéanti. 
Ce  n'est  point  une  supposition,  c'est  un  point  de  foi.  J'assiste  à  un  sacrifice 
dont,  réellement  et  sans  figure,  la  victime  est  le  Dieu  même  que  je  sers  et 
que  j'adore.  Par  conséquent  dois-je  conclure  et  devez-vous  conclure  avec 
moi ,  si ,  par  mes  respects  et  mes  adorations ,  je  ne  relève  pas ,  autant  qu'il 
m'est  possible,  les  abaissements  de  ce  Dieu  Sauveur;  si  j'ajoute  aux  humi- 
liations de  sa  croix ,  qui  sont  ici  renouvelées  ,  celles  qui  lui  viennent  de 
mes  irrévérences  et  de  mes  scandales  ;  si ,  le  contemplant  sur  l'autel,  mon 
cœur  ne  se  brise  pas,  comme  les  pierres  se  fendirent  au  moment  qu'il  ex- 
pira ;  si  cette  hostie  mourante  ne  fait  pas  naître  dans  mon  âme  une  com- 
ponction aussi  vive  et  aussi  religieuse  que  le  fut  la  douleur  du  centenier  et 
celle  des  Juifs  qui  se  convertirent  à  sa  mort;  si,  par  de  sensibles  outrages , 
j'insulte  encore  à  son  agonie,  comme  les  soldats  et  les  bourreaux  qui  fa- 

1   Hegesiji. 


598  SUR   LE   SACRIFICE    DE    LA   MESSE. 

"valent  crucifié  :  ah  !  ne  suis-je  pas  digne  de  ses  plus  rigoureuses  ven- 
geances ,  et  ne  faut-il  pas  me  traiter  d'anathème  ? 

Seconde  considération.  Pourquoi  ce  Dieu  de  miséricorde  s'immole-t-il 
dans  le  sacrifice  de  nos  autels?  Pour  nous  apprendre,  disent  les  Pères ,  ce 
que  nous  ne  pouvons  apprendre  que  de  lui  ;  pour  nous  aider  à  faire  ce  que 
nous  ne  pouvons  faire  sans  lui  et  que  par  lui ,  je  veux  dire  à  honorer  Dieu 
autant  que  Dieu  le  mérite  et  qu'il  le  demande.  Car  c'est  pour  cela,  reprend 
saint  Thomas ,  qu'il  a  fallu  un  sujet  d'un  prix  infini ,  et  offert  d'une  ma- 
nière infinie.  Or  ce  sujet  d'un  prix  infini ,  c'est  Jésus-Christ  dans  le  sacré 
mystère  ;  ce  sujet  offert  d'une  manière  infinie ,  c'est  Jésus-Christ  en  état  de 
victime,  en  état  d'anéantissement,  et  sacrifié,  selon  la  prédiction  de  Ma- 
lachie,  dans  tous  les  temps  et  dans  tous  les  lieux  du  monde.  Voilà  ce  qui 
était  dû  à  Dieu ,  et  de  quoi  l'Homme-Dieu  est  venu  nous  instruire  aux  dé- 
pens de  lui-même.  Ce  sacrifice  de  son  corps  et  de  son  sang  est  la  preuve 
authentique  qu'il  nous  en  donne ,  et  la  perpétuelle  leçon  qu'il  nous  en  fait. 
Que  nous  dit-il  donc  cet  excellent  Maître ,  autant  de  fois  que  nous  nous 
présentons  à  son  sacrifice?  C'est  là,  mes  Frères,  que  son  sang,  ce  sang 
adorable,  plus  éloquent  que  celui  d'Abel ,  semble  nous  crier  sans  cesse,  et 
nous  faire  entendre  ce  que  le  même  Sauveur  disait  aux  Juifs  :  Ego  hono- 
rifico  Patrem1.  Vous  voulez  savoir  ce  que  je  fais  ici  :  j'honore  mon  Père , 
je  glorifie  mon  Père,  je  satisfais  à  la  justice  de  mon  Père  ;  je  répare  les  in- 
jures qu'il  a  reçues ,  et  je  rétablis  ses  intérêts  ;  je  fais  triompher  sa  miséri- 
corde, éclater  sa  puissance,  connaître  sa  sainteté;  je  lui  rends,  et  à  toutes 
ses  perfections ,  des  hommages  proportionnés  à  sa  grandeur.  Tel  est  le  des- 
sein qui  me  fait  descendre  invisiblement  sur  cet  autel ,  qui  me  fait  prendre 
entre  les  mains  des  prêtres  comme  une  seconde  naissance  r  qui  me  fait 
subir  dans  le  même  sens  comme  une  seconde  mort  :  Ego  honorifico  Pa- 
trem. Oui,  Chrétiens,  c'est  ce  qu'il  nous  dit;  et  si  nous  ne  profitons  pas 
de  son  exemple,  écoutez  ce  qu'il  ajoute  :  Et  vos  in/wnorastis  me2.  Mais 
vous ,  ne  semble-t-il  pas  que  vous  preniez  à  tâche  de  détruire,  par  le  plus 
criminel  attentat,  tout  ce  que  je  rends  d'honneur  à  mon  Père  par  le  sacri- 
fice de  mon  humanité?  et  n'est-ce  pas  sur  moi  que  retombent  tous  les  ou- 
trages qu'il  reçoit  de  vous?  J'obscurcis  toute  ma  gloire,  et  je  m'ensevelis 
tout  vivant  en  sa  présence;  et  vous  vous  élevez  devant  lui  et  contre  lui.  Je 
lui  offre  dans  ma  personne  un  Dieu  humilié ,  un  Dieu  soumis  et  obéissant  ; 
et  vous  venez  étaler  avec  ostentation  devant  ses  yeux  le  faste  du  monde  et  le 
vain  éclat  d'une  pompe  humaine.  Je  lui  présente  dans  mon  corps  une 
chair  innocente  et  virginale  ;  et  vous  cherchez  jusques  à  son  autel  de  quoi 
exciter  et  de  quoi  nourrir  les  brutales  cupidités  d'une  chair  criminelle  et 
impure.  Je  travaille  à  répandre  le  feu  de  son  amour,  d'un  amour  tout 
sacré ,  et  exprimé  de  son  sein  même  ;  et  vous  ne  pensez ,  jusque  dans  son 
temple  et  à  ses  pieds,  qu'à  inspirer,  par  des  nudités  immodestes,  par  des 
postures  indécentes ,  par  des  airs  libres  et  sans  pudeur,  un  amour  sensuel. 
J'emploie  tous  les  attraits  de  ma  grâce  à  sanctifier  les  âmes  et  à  les  lui  at- 
tacher ;  et  vous  employez  tous  les  artifices  et  tous  les  enchantements  de 

1  Joan„  8.  =  a  Ibid. 


SUR    LE    SACRIFICE   DE    LA   MESSE.  590 

votre  mondanité  à  les  corrompre  et  à  les  lui  dérober.  Est-ce  ainsi  qu'on 
l'honore?  ou  n'est-ce  pas  ainsi  qu'on  lui  inarque  le  mépris  le  plus  insul- 
tant, et  que  Ton  renverse  tous  mes  desseins?  Et  vos  inhonorastis  me.  Mais 
voulez-vous  en  effet,  Chrétiens,  F  honorer,  et  l'honorer  autant  par  pro- 
portion qu'il  le  doit  être,  et  qu'il  l'attend  de  vous?  Allez,  comme  Jésus- 
Christ  obscur  et  caché,  vous  prosterner  devant  cette  majesté  suprême,  et 
faire  à  la  vue  de  ses  grandeurs  une  humble  confession  de  votre  indignité. 
Allez ,  comme  Jésus-Christ  obéissant  et  soumis  à  la  voix  de  ses  ministres, 
relever  son  pouvoir  par  les  sentiments  d'une  soumission  parfaite,  et  par 
tous  les  témoignages  d'une  obéissance  entière  et  sans  réserve.  Allez  dans 
un  esprit  de  sacrifice ,  comme  Jésus-Christ  immolé ,  lui  présenter  les  hom- 
mages de  son  Fils ,  les  abaissements  de  son  Fils ,  le  sang  de  son  Fils ,  ses 
souffrances,  sa  passion,  sa  mort,  tous  ses  mérites ,  et  vous  les  appliquer, 
pour  être  plus  en  état  de  le  glorifier.  Allez  vous  dévouer  vous-mêmes ,  vous 
immoler  vous-mêmes ,  sinon  par  une  véritable  destruction  de  vous-mêmes, 
au  moins  par  une  mort  spirituelle ,  et  par  une  totale  destruction  des  dé- 
sirs déréglés  de  votre  cœur.  Ainsi  vous  l'enseigne  ce  Dieu  victime  de  la 
gloire  d'un  Dieu ,  et  en  cette  qualité  même  de  victime ,  votre  modèle  :  Ego 
honorifico  Patrem. 

Troisième  considération.  Que  fait  encore  Jésus-Christ  dans  ce  sacrifice? 
Achevons ,  Chrétiens ,  de  nous  confondre ,  et  rougissons  de  notre  insensi- 
bilité. Non-seulement  il  apprend  aux  hommes  à  honorer  Dieu,  mais  il  y 
traite  de  leur  réconciliation  avec  Dieu.  Comme  médiateur,  il  plaide  leur 
cause,  et  il  offre  le  prix  de  leur  rédemption.  Il  ne  se  contente  pas  de  dire 
qu'il  glorifie  son  Père,  .Ego  honorifico  Patrem;  mais  s' adressant  à  son 
Père  même,  et  lui  montrant  les  fidèles  assemblés ,  il  lui  dit  d'une  voix  se- 
crète :  Egopro  eis  sanctifico  meipsum1  ;  c'est-à-dire,  suivant  l'explication 
de  saint  Jérôme  :  Je  me  donne  moi-même,  je  me  sacrifie  moi-même  pour 
eux.  Paroles,  ajoute  ce  saint  docteur,  qui  convenaient  aux  victimes,  et 
dont ,  pour  la  première  fois ,  ce  Sauveur  des  hommes  se  servit ,  lorsque  ac- 
tuellement il  instituait  cette  divine  Pâque ,  où  il  se  consacrait  en  effet  lui- 
même  pour  les  pécheurs  ;  mais  paroles  qu'il  répète  encore  tous  les  jours,  et 
qu'il  répétera  jusques  à  la  fin  des  siècles ,  autant  de  fois  qu'on  l'offrira  sur 
nos  autels  :  Ego  pro  eis  sanctifico  meipsum.  Oui ,  mon  Père ,  c'est  pour 
eux  que  je  suis  ici  présent;  c'est  pour  tous  les  hommes  en  général ,  et  en 
particulier  pour  mon  Église  ;  c'est  spécialement  pour  ceux  que  vous  voyez 
dans  votre  maison  et  auprès  de  votre  sanctuaire ,  occupés  maintenant ,  ou 
devant  l'être,  à  ce  mystère  de  salut.  Recevez-les,  mon  Dieu,  dans  votre 
grâce;  ils  sont  criminels,  mais  me  voici  à  leur  place  pour  vous  satisfaire; 
et  que  ne  peuvent  point  réparer  les  satisfactions  infinies  d'un  Dieu  comme 
vous?  Ego  pro  eis  sanctifico  meipsum. 

Ah  !  mes  Frères ,  reprend  saint  Bernard  en  s'écriant ,  et  réduisant  à  une 
figure  sensible  cette  importante  vérité  ;  ma  cause  était  désespérée,  et  j'étais 
perdu  ;  le  souverain  juge  allait  prononcer  contre  moi  un  arrêt  de  mort  ; 
mais  le  fils  unique  du  prince  vient  à  le  savoir,  et  que  fait-il?  touché  de 

!  Joan.,  17. 


600  SUR   LE   SACRIFICE    DE    LA    MESSE. 

compassion ,  il  se  substitue  pour  moi ,  et  il  veut  lui-même  porter  la  peine 
de  mon  péché.   Dans  cette  vue ,  il  sort  de  son  palais  ;  il  dépose  toutes  les 
marques  de  sa  dignité,  il  gémit ,  il  prie ,  il  va  s'offrir  à  la  justice  de  son 
père.  Belle  image,  Chrétiens,  de  ce  que  fait  Jésus-Christ  dans  le  sacrifice 
de  son  corps  et  de  son  sang.  Toutefois ,  poursuit  saint  Bernard ,  sans  être 
instruit  du  péril  où  je  me  trouvais  exposé ,  bien  loin  d'y  penser ,  je  m'ar- 
rêtais à  un  vain  divertissement.  Mais  tout  à  coup  j'aperçois  mon  roi,  je  le 
vois  pénitent  et  humilié,  je  m'approche,  j'en  demande  la  raison  :  enfin 
j'apprends  que  c'est  de  moi  qu'il  s'agit,  et  que  c'est  pour  moi  qu'il  s'est  livré. 
C'est  ce  que  nous  voyons  si  souvent  nous-mêmes,  mes  chers  auditeurs,  sur 
cet  autel.  Or,  conclut  le  même  Père ,  oserai-je  encore  retourner  à  mes  pre- 
miers amusements  ?  que  dis-je  ?  oserai-je  encore  me  faire  du  sacrifice  de 
mon  Sauveur  un  amusement  et  un  jeu?  et  serai-je  assez  insensé  pour  mê- 
ler à  ses  gémissements  et  à  ses  larmes  des  ris  profanes  et  scandaleux?  Ad- 
hucne  ludam  et  deludam  lacrymas  ejus  1  ?   Pensée  touchante  que  saint 
Jean  de  Jérusalem  exprimait  en  des  termes  moins  figurés ,  mais  non  moins 
énergiques  ni  moins  pressants.  Examinez ,  disait-il ,  considérez  ce  qui  se 
passe.  C'est  pour  vous  que  l'autel  est  dressé  :  Pro  te  mensa  mysteriis  ex- 
structa  est*.  C'est  pour  vous  que  l'Agneau  va  être  immolé  :  Pro  te  Agnus 
immolatur.  C'est  pour  vous  que  le  prêtre  s'intéresse  et  qu'il  sollicite  :  Pro 
te  angitur  sacerdos.  Vous  êtes  le  coupable  dont  on  ménage  la  grâce ,  et  ce 
sacrifice  est  le  pacte  même  et  le  contrat  en  vertu  duquel  elle  vous  est  ac- 
cordée. De  là  jugez  quels  sentiments  vous  doivent  donc  occuper  dans  ce  sa- 
crifice d'expiation.  Ne  sont-ce  pas  ceux  d'un  pécheur  contrit,  et  d'un  pé- 
cheur reconnaissant  ?  D'un  pécheur  contrit  :  car  c'est  par  cette  pénitence 
du  cœur,  par  cette  contrition  du  cœur,  que  doit  être,  pour  ainsi  dire, 
scellé  et  ratifié  le  traité  de  paix  qui  se  négocie  entre  Dieu  et  vous  ;  et  comme 
l'Apôtre  accomplissait  dans  son  corps  ce  qui  manquait  à  la  passion  de  Jé- 
sus-Christ ,  c'est  par  là ,  selon  le  même  langage ,  que  nous  devons  accom- 
plir ce  qui  manque  au  sacrifice  de  Jésus-Christ.   D'un  pécheur  reconnais- 
sant ,  au  souvenir  et  à  la  vue  des  miséricordes  infinies  d'un  Dieu  qui ,  tout 
offensé  qu'il  est,  tout  juge  qu'il  est ,  se  fait  lui-même ,  pour  vous  racheter, 
votre  rançon  et  le  gage  de  votre  salut.   David  disait  :  Que  rendrai-je  au 
Seigneur  pour  tout  ce  qu'il  m'a  donné?   Quid  retribuam  Domino* ?  Je- 
prendrai  le  calice  de  mon  Sauveur,  ajoutait  le  même  prophète,  et  j'invo- 
querai le  nom  de  mon  Dieu  :  Calicem  salutaris  accipiam,  et  nomen  Do- 
mini  invocabo  \  Ce  n'est  pas  assez,  poursuivait  encore  ce  saint  roi  ;  mais 
en  invoquant  le  Seigneur ,  je  le  bénirai  mille  fois  ;  et ,  sans  oublier  jamais 
les  grâces  dont  il  m'a  comblé,  je  lui  présenterai  sans  cesse  le  juste  tribut 
de  mon  amour  et  le  sacrifice  de  mes  louanges,  Laudans  invocabo  Domi- 
num%.  Voilà  ce  qui  doit  faire  chaque  jour ,  devant  l'autel,  notre  plus  com- 
mun entretien. 

Mais  peut-être,  mes  chers  auditeurs,  n'êtes -vous  pas  bien  persuadés  de 
la  vérité  et  de  la  grandeur  du  divin  mystère  dont  je  vous  parle,  peut- 
être  une  infidélité  secrète  est-elle  la  source  de  tant  de  désordres  qui  s'y 

«  Bern,  —  *  Joan.  Jerosol.  —  3  Psalm.  1 1 5.  —  *  lbid.  —  5  Ibid, ,  17. 


SUR   LE   SACRIFICE    DE    LA    MESSE.  601 

commettent  :  car  il  en  faut  venir  au  principe.  Quand  on  vous  dit  que  ce 
sacrifice  est  le  renouvellement  de  la  mort  de  votre  Dieu  ,  et  comme  la  con- 
sommation du  grand  ouvrage  de  votre  salut ,  peut-être  avez-vous  peine 
à  le  comprendre.  Or  ,  sur  cela,  sans  entreprendre  de  vous  convaincre,  je 
n'ai  qu'un  simple  raisonnement  à  vous  opposer ,  et  c'est  par  là  que  je  finis. 
Ou  vous  croyez  ce  que  la  foi  nous  enseigne  du  sacrifice  de  notre  religion , 
ou  vous  ne  le  croyez  pas  :  quelque  parti  que  vous  preniez ,  vous  êtes  sans 
excuse  ;  car  si  vous  le  croyez,  si ,  dis-je ,  vous  croyez  que  c'est  un  sacrifice 
offert  au  vrai  Dieu  ,  et  où  le  vrai  Dieu  lui-même  est  offert ,  je  conclus  que 
vous  êtes  donc ,  en  quelque  sorte ,  plus  criminels  que  les  Juifs ,  plus  cri- 
minels que  tant  d'hérétiques  dont  vous  avez  en  horreur  les  sacrilèges  pro- 
fanations. Il  est  vrai,  les  Juifs  ont  crucifié,  comme  parle  saint  Paul,  le 
Seigneur  de  la  gloire  :  mais,  en  le  crucifiant,  ils  ne  le  connaissaient  pas; 
et  s'ils  l'eussent  connu ,  dit  l'Apôtre  ,  ils  n1  auraient  pas  porté  sur  lui  leurs 
mains  parricides  :  Si  enim  cognovissent ,  nunquam  Dominum  gloriœ  cru- 
ci  fîxissent  l.  Il  est  vrai,  les  hérétiques  ont  porté  le  feu  et  le  fer  dans  ses 
temples ,  pour  les  détruire  ;  ils  ont  souillé  ses  autels ,  ils  ont  brisé  ses  ta- 
bernacles, ils  Font  lui-même  foulé  aux  pieds  :  mais  en  cela  même,  après 
tout ,  ils  agissaient  conséquemment  à  leur  erreur.  Au  lieu  que,  par  une 
contradiction  insoutenable ,  fidèles  et  infidèles  tout  ensemble ,  fidèles  de 
créance  et  de  spéculation,  infidèles  de  mœurs  et  de  pratique,  vous  profanez 
ce  que  vous  adorez.  Que  si  d'ailleurs  c'est  absolument  la  foi  qui  vous 
manque ,  si  vous  ne  croyez  pas  Jésus-Christ  présent  dans  ce  que  nous  ap- 
pelons son  sacrifice  ,  pourquoi  donc  y  assistez-vous  ?  Que  ne  levez-vous  le 
masque  ,  et  pourquoi  vous  faites-vous  un  devoir  de  célébrer  avec  nous  nos 
fêtes ,  et  d'obéir  à  une  loi  qui ,  selon  vos  fausses  idées ,  n'est  plus  un  com- 
mandement, ni  une  obligation  pour  vous?  Ah!  Chrétiens,  à  quoi  nous 
réduisez-vous?  à  douter  de  votre  foi,  à  souhaiter  que  vous  vous  retranchiez 
de  la  communion  des  fidèles,  que  vous  vous  bannissiez  vous-mêmes  de  nos 
assemblées,  et  que  vous  n'ayez  plus  départ  à  nos  cérémonies.  Que  dis-je? 
non,  mes  Frères  ,  ce  n'est  point  là  le  souhait  que  je  forme;  j'attends  tout 
un  autre  fruit  de  ce  discours.  Nous  irons  toujours  à  la  sainte  montagne , 
sacrifier  au  Seigneur  ;  mais  ce  sera  désormais  le  Seigneur  lui-même  qui 
nous  y  attirera.  Nous  irons  nous  prosterner  devant  lui ,  nous  entretenir 
avec  lui,  nous  unir  à  lui.  Nous  irons  lui  présenter  nos  hommages,  et  il 
les  agréera  ;  lui  offrir  nos  vœux,  et  il  les  écoutera;  lui  demander  ses  grâces, 
et  il  les  versera  sur  nous  avec  abondance.  Nous  irons  réparer  nos  scandales 
passés,  édifier  l'Église,  nous  sanctifier  nous-mêmes.  Nous  irons  nous 
laver,  nous  purifier  dans  le  sang  de  cette  divine  hostie,  qui  doit  être  pour 
nous  le  prix  de  l'éternité  bienheureuse,  où  vous  conduise,  etc. 

1   1  Cor.,  2. 


602  sur  l'aveuglement  spirituel. 


SERMON  POUR  LE  MERCREDI  DE  LA  QUATRIÈME  SEMAINE. 


SUR  L'AVEUGLEMENT  SPIRITUEL. 

Prœleriens  Jésus,  vidit  hominem  cœcum  à  nativilalc. 

Lorsque  Jésus  passait,  il  vit  un  homme  qui  était  aveugle  dès  sa  naissance.  Saint  Jean , 
ch.  9. 

Sire, 

Ce  fut  un  prodige  bien  surprenant  que  celui  qui  parut  dans  le  monde , 
et  qui  est  rapporté  dans  F  Écriture  au  chapitre  dixième  de  l'Exode  ,  quand 
Moïse  disposant  à  son  gré ,  ou  plutôt  selon  l'ordre  et  le  gré  de  Dieu ,  des 
ténèbres  et  de  la  lumière ,  partagea  tellement  F  Egypte ,  que  tout  ce  qui 
était  habité  par  les  Égyptiens  se  trouva  couvert  d'une  obscure  et  profonde 
nuit ,  en  sorte  qu'ils  ne  se  distinguaient  pas  les  uns  les  autres  ;  au  lieu  que 
les  Israélites ,  dans  l'étendue  du  même  pays ,  jouissaient  d'un  air  pur  et 
serein  :  Et  factœ  sunt  tenebrœ  horribiles  in  universâ  terra  Aïgypti  ; . . . 
ubicumque  autem  habitabant  filii  Israël,  lux  erat1.  Mais  j'ose  dire,  Chré- 
tiens ,  que  voici  encore  quelque  chose  de  plus  prodigieux  dans  notre  évan- 
gile ,  où  le  Saint-Esprit  nous  fait  paraître  des  hommes  aveuglés  par  le 
même  miracle  qui  sert  à  ouvrir  les  yeux  aux  aveugles  mêmes,  et  à  leur 
rendre  l'usage  de  la  vue.  En  effet,  le  Sauveur  du  monde ,  usant  de  ce  pou- 
voir absolu  qu'il  avait  reçu  de  son  Père ,  et  qu'il  exerçait  comme  Dieu , 
guérit  un  pauvre  ,  aveugle  depuis  sa  naissance  ;  et  ce  miracle  produit  tout 
à  la  fois  des  effets  bien  opposés.  Il  éclaire  l'aveugle-né ,  et  il  aveugle  les 
pharisiens.  Il  éclaire  Faveugle-né  ,  en  lui  faisant  connaître,  beaucoup  plus 
encore  par  les  yeux  de  l'esprit  que  par  les  yeux  du  corps ,  l'auteur  de  son 
salut,  et  en  l'engageant  à  l'adorer  et  à  lui  rendre  hommage  comme  à  son 
Dieu  :  Et  procidens,  adoravit  eum2.  Et  il  aveugle  les  pharisiens,  en 
leur  servant  d'occasion  pour  s'obstiner  davantage  dans  leur  incrédulité ,  et 
pour  refuser  plus  opiniâtrement  de  se  soumettre  à  la  vérité  connue.  Deux 
effets  en  quoi  consistait  ce  jugement  adorable,  mais  redoutable,  dont  parlait 
le  Fils  de  Dieu ,  et  pour  lequel  il  avait  été  envoyé.  Car  je  suis  venu  dans  le 
monde,  disait-il;  et  le  jugement  que  j'y  dois  exercer  est  que  ceux  qui  ne 
voient  pas  verront ,  et  que  ceux  qui  voient  cesseront  de  voir  :  Injudicium 
ego  in  hune  mundumveni,  ut  qui  non  vident  videant,  et  qui  vident  cœci 
fiant 3.  C'est-à-dire  :  Je  suis  venu  pour  guérir  l'aveuglement  intérieur  des 
âmes  humbles  et  dociles,  qui  cherchent  Dieu  de  bonne  foi ,  et  pour  re- 
doubler au  contraire ,  par  la  soustraction  des  dons  de  la  grâce ,  l'aveugle- 
ment de  ces  âmes  présomptueuses  et  superbes  que  leur  orgueil  éloigne  de 
Dieu. 

Or  voici ,  Chrétiens,  ce  jugement  accompli  ;  car  l'aveugle  de  notre  évan- 
gile était  un  homme  simple  et  ignorant ,  et  les  pharisiens  étaient  les  sages 

1  Exod,,  10.  —  2  Joan.,  9.  —  3  Ibid, 


sur  l'aveuglement  spirituel.  (503 

et  les  spirituels  du  judaïsme.  Cependant  ces  sages  demeurent  dans  une 
infidélité  criminelle ,  et  ce  pauvre  est  rempli  des  plus  pures  lumières  de  la 
foi.  Ces  spirituels  et  ces  intelligents  deviennent  plus  aveugles  que  jamais, 
et  cet  aveugle  est  tout  à  coup  instruit ,  et  pénètre  ce  qu'il  y  a  de  plus  saint 
et  de  plus  divin  dans  la  religion  :  Ut  qui  non  vident  videant ,  et  qui  vi- 
dent cœci  fiant.  Jugement  qui  se  renouvelle  encore  tous  les  jours  au  milieu 
de  nous.  Mais  sans  m'arrêter  à  ce  qu'il  a  de  favorable  pour  les  uns  sur 
qui  Dieu  répand  toutes  les  richesses  de  sa  miséricorde ,  je  veux  seulement 
vous  le  représenter  dans  ce  discours  par  ce  qu'il  a  de  terrible  et  d'effrayant 
pour  les  autres,  sur  qui  Dieu  déploie  toute  la  sévérité  de  sa  justice.  C'est 
donc ,  mes  chers  auditeurs ,  de  l'aveuglement  spirituel  que  je  prétends 
vous  entretenir;  de  cet  aveuglement  intérieur  qui  va  jusques  à  lame,  et  qui 
la  tient  plongée  dans  les  plus  grossières  et  les  plus  funestes  erreurs  ;  de  cet 
aveuglement ,  dont  saint  Augustin  disait  en  s'adressant  à  Dieu  :  Malheur 
à  ces  aveugles  qui  ne  vous  voient  point,  ô  mon  Dieu,  et  dont  les  yeux, 
couverts  d'un  nuage  épais ,  ne  découvrent  point  vos  divines  vérités  !  Vœ 
caliginuntibus  oculibus  qui  te  non  vident i  !  Je  vais  vous  en  faire  con- 
naître les  différentes  espèces,  après  que  nous  aurons  invoqué  le  Saint- 
Esprit  par  f  intercession  de  Marie  :  Ave  ,  Maria, 

Il  n'y  a  point  de  matière  sur  laquelle  l'Écriture  se  soit  expliquée  dans 
des  termes  plus  différents  et  même  en  apparence  plus  contraires ,  que  sur 
l'aveuglement  spirituel  ;  car  tantôt  elle  l'impute  à  la  malice  des  hommes  : 
Excœcavit  illos  malitia  eorum 2  ;  tantôt  à  la  vengeance  de  Dieu  :  Excœca 
evr  popidi  hujus 3  ;  tantôt  au  démon ,  qu'elle  appelle  le  dieu  du  siècle  : 
In  quibus  deus  hujus  sœculi  excœcavit  mentes  infidelium  4.  Quelquefois 
elle  déplore  cet  aveuglement  intérieur  comme  malheureux,  et  d'autres  fois 
elle  le  déteste  comme  criminel;  quelquefois  elle  en  fait  un  sujet  d'excuse  : 
Ignosce  illis,  nesciunt  enim  quid  faciunt  5  ;  et  d'autres  fois  un  sujet  de 
reproches  :  Vœ  vobîs  duces  cœci  et  duces  cœcorum  6.  Or  c'est  la  diversité, 
ou,  si  vous  voulez,  l'apparente  contrariété  de  ces  expressions,  qui  a  fait 
naître  sur  cette  matière  tant  d'embarras ,  et  qui  l'a  rendue  si  difficile  à 
développer.  Cependant ,  pour  l'éclaircir  autant  qu'il  m'est  possible ,  et 
pour  accorder  ensemble  tous  ces  textes  de  l'Écriture ,  voici  le  dessein  que 
je  me  propose,  et  que  je  vous  prie  de  bien  comprendre.  Je  distingue,  avec 
le  docteur  angélique  saint  Thomas ,  trois  sortes  d'aveuglements  :  un  aveu- 
glement qui  de  lui-même  est  péché  ,  un  aveuglement  qui  est  la  cause  du 
péché  ,  et  un  aveuglement  qui  est  l'effet  du  péché.  Aveuglement ,  péché  ; 
c'est  celui  qui  nous  est  marqué  dans  ces  paroles  de  la  Sagesse  :  Leur  pro- 
pre malice  les  a  aveuglés  :  Excœcavit  illos  malitia  eorum1.  Aveuglement, 
cause  du  péché  ;  ce  fut  celui  de  saint  Paul ,  qui  disait  de  lui-même  :  J'ai 
été  un  blasphémateur,  j'ai  été  un  persécuteur  de  l'Église;  mais  du  reste, 
je  l'ai  été  par  ignorance  :  Ignorans  fecis.  Aveuglement,  effet  du  péché; 
c'est  celui  dont  parlait  Isaïe,  en  demandant  à  Dieu  qu'il  aveuglât  le  cœur 

'  Aug.  —  2Sap.,  2.  —  3  Isaï.,  6.  —  -S  2  Cor.,  4.  —  5  Luc,  23.  —  "Matih.,  23.  —  7  Sap.,  2. 
—  8  1  Tim.,  1. 


60 i  SLR    L'AVEUGLEMENT    SPIRITUEL. 

de  son  peuple  :  Excœca  cor  populi  hujus  h  Vous  verrez  le  rapport  qu'ont 
à  ces  trois  points  toutes  les  questions  qui  regardent  l'aveuglement  de  l'es- 
prit. Mais  ,  auparavant ,  je  fonde  sur  ces  principes  de  saint  Thomas  trois 
propositions  qui  me  paraissent  d'une  utilité  iniinie  pour  l'édification  de 
vos  âmes,  et  qui  vont  partager  ce  discours.  Car  je  dis  que  l'aveuglement 
qui  de  lui-même  est  péché ,  est ,  de  tous  les  péchés ,  le  plus  pernicieux  et 
le  plus  contraire  au  salut;  c'est  la  première  partie.  Je  dis  que  l'aveugle- 
ment qui  est  cause  du  péché,  est  communément ,  pour  servir  de  prétexte 
au  péché,  l'excuse  la  plus  frivole  et  la  moins  recevable  ;  c'est  la  seconde 
partie.  Je  dis  que  l'aveuglement  qui  est  l'effet  du  péché ,  est  la  peine  la 
plus  terrible  dont  Dieu ,  dans  cette  vie ,  puisse  punir  le  pécheur  :  ce  sera 
la  conclusion.  Aveuglement  comble  du  péché,  vaine  excuse  du  péché;  et 
dans  cette  vie ,  dernière  vengeance  du  péché  :  donnez  à  ces  trois  points 
importants  toute  votre  attention. 

PREMIÈRE  PARTIE. 

Soit  que  nous  consultions  la  foi ,  soit  que  nous  en  jugions  par  les  prin- 
cipes de  la  droite  raison ,  il  est  certain  qu'il  y  a  un  aveuglement  qui  de 
lui-même  est  criminel ,  parce  qu'il  est  volontaire  et  même  affecté.  C'est-à- 
dire  qu'il  y  a  un  aveuglement  que  nous  entretenons  dans  nous,  d'où  nous 
ne  voulons  pas  sortir ,  et  que  nous  préférons  secrètement  à  toutes  les  lu- 
mières de  la  vérité.  Un  aveuglement  qui  fait  que  le  pécheur  craint  de  trop 
voir,  et  qu'il  évite  de  connaître  ,  ou  le  mal  qu'il  fait ,  ou  le  bien  qu'il  ne 
fait  pas  ;  et  qu'il  est  intérieurement  déterminé  à  ne  pas  faire.  Comme  s'il 
disait  :  Je  ne  veux  pas  être  plus  éclairé  que  je  suis  ;  j'ignore  mes  obliga- 
tions, mais  je  veux  bien  les  ignorer,  ou  du  moins  ne  les  pas  approfondir; 
mon  aveuglement  me  plaît,  il  m'est  commode  ;  et ,  bien  loin  d'en  être  en 
peine  et  de  vouloir  le  corriger ,  je  m'en  fais  un  fonds  de  tranquillité  et  de 
paix ,  dont  dépend  toute  la  douceur  et  tout  le  bonheur  de  ma  vie.  Telle  est 
la  nature  de  ce  péché.  Mais  se  trouve-t-il  dans  le  monde  des  âmes  assez 
insensées  pour  en  venir  jusque-là?  Oui,  mes  chers  auditeurs,  le  monde  en 
est  plein  ;  et  ce  qui  marque  encore  bien  plus  la  corruption  du  monde,  c'est 
que  l'on  en  vient  jusque-là  sans  passer  pour  insensé.  Car  si  ce  péché  était, 
dans  l'opinion  des  hommes ,  généralement  décrié  et  reconnu  pour  folie ,  il 
serait  plus  rare  et  moins  contagieux  ;  mais  aujourd'hui  c'est  un  désordre 
commun  que  l'esprit  perverti  du  monde  a  su  même ,  en  quelque  façon  , 
autoriser  par  le  nombre  et  la  qualité  de  ceux  qui  y  sont  engagés. 

En  effet ,  Chrétiens ,  prenez  garde  à  cette  induction  qui  va  vous  dévelop- 
per ma  pensée,  et  qui  me  servira  d'abord  de  preuve.  Je  disque  cet  aveugle- 
ment volontaire  et  affecté  est  le  péché  des  libertins  et  des  prétendus  athées, 
qui  ,  dans  eux-mêmes  et  par  les  seules  vues  naturelles ,  ont  des  lumières 
plus  que  suffisantes  pour  connaître  Dieu ,  et  qui  par  conséquent  ne  peuvent 
l'effacer  de  leur  esprit ,  ni  cesser  de  croire  en  lui ,  que  parce  qu'ils  ne 
veulent  pas  s'assujettir  à  lui ,  et  qu'à  force  de  l'offenser ,  ils  parviennent 
enfin  à  l'oublier  et  ensuite  à  le  méconnaître.  Excellente  idée  que  Tertullien 

•  Isaï,,  6. 


suu  l'aveuglement  spirituel.  605 

donnait  autrefois  de  l'athéisme ,  lorsque ,  après  avoir  démontré  que  Dieu 
en  qualité  de  premier  être  est  le  plus  connu  de  tous  les  êtres ,  il  concluait 
que  le  désordre  des  impies  était  de  ne  vouloir  pas  reconnaître  celui  qu'ils  ne 
pouvaient  jamais  absolument  ignorer  :  Et  hœc  est  summa  délie ti  nolen- 
tium  recognoscere  quem  ignorare  non  possunt1.  Où  vous  remarquerez 
que  ce  grand  homme ,  bien  éloigné  de  donner  dans  les  vaines  subtilités  de 
certains  théologiens  modernes  ,  ni  de  raisonner  comme  eux ,  en  faisant  de 
dangereuses  suppositions  sur  ce  qui  regarde  l'existence  et  la  foi  d'un  Dieu, 
n'admettait  point  d'ignorance  de  Dieu  qui  selon  lui  ne  fût  un  crime  mon- 
strueux ;  et  cela  fondé  sur  la  parole  expresse  de  saint  Paul ,  lequel  a  tou- 
jours traité  d'inexcusables  ceux  qu'une  téméraire  présomption  aveugle 
jusqu'à  douter  de  la  Divinité  :  Invisibilia  ejusper  ea  quœ  facta  sunt ,  in- 
tellecta  conspiciuntur,  itautsint  inexcusabiles  2.  L'insensé,  dit  le  Saint- 
Esprit,  a  balancé  entre  sa  raison  et  son  cœur  :  sa  raison  lui  a  dit  qu'il  y 
avait  un  Dieu,  et  son  cœur  rebelle  lui  a  dit  qu'il  n'y  en  avait  point  ;  et  parce 
que  son  cœur  a  malheureusement  prévalu  sur  sa  raison ,  malgré  les  vues 
de  sa  raison  il  a  suivi  le  mouvement  de  son  cœur ,  jusqu'à  conclure ,  con- 
formément à  ses  désirs ,  qu'il  n'y  a  point  de  Dieu  dans  l'univers  :  Dixit 
insipiens  in  corde  suo  :  Non  est  Deus 3.  Aveuglement  volontaire  et  affecté, 
qui  dans  la  société  des  hommes  fait  les  libertins  de  créance  et  de  religion. 

Je  dis  que  c'est  le  péché  de  certains  hérétiques  de  mauvaise  foi ,  qui  ne 
sont  tels  que  parce  qu'ils  sont  déterminés  à  l'être.  Car  il  y  en  a  dont  la 
prévention  va  jusqu'à  ne  vouloir  pas  même  s'instruire,  jusqu'à  rejeter 
indifféremment  et  sans  choix  tout  ce  qui  serait  capable  de  les  convaincre, 
jusqu'à  concevoir  une  secrète  aversion  pour  la  vérité ,  jusqu'à  se  faire  un 
point  de  conduite  et  un  principe  de  ne  revenir  jamais  de  leurs  erreurs. 
Prévention  que  saint  Augustin  condamnait  dans  les  manichéens ,  quand  il 
leur  reprochait  qu'ils  avaient  moins  de  docilité  pour  les  sacrés  oracles  de 
l'Écriture  et  pour  la  parole  de  Dieu,  que  pour  les  traditions  humaines  et 
pour  les  livres  des  profanes.  Aveuglement  volontaire  et  affecté ,  qui  fait 
les  schismatiques  et  les  hérétiques. 

Je  dis  que  c'est  le  péché  des  sensuels  et  des  voluptueux ,  qui ,  pour  goû- 
ter avec  moins  de  trouble  leurs  infâmes  plaisirs ,  ne  veulent  pas  même 
entendre  parler  des  vérités  éternelles ,  et  ont  l'audace  de  dire  à  Dieu  ce 
que  le  saint  homme  Job  leur  mettait  dans  la  bouche ,  pour  exprimer  le 
malheur  ou  plutôt  le  dérèglement  de  leur  conduite  :  Et  dixerunt  Deo  : 
Recède  ànobis,  scientiam  viarum  tuarum  nolumus  4.  Ils  ont  dit  à  Dieu  : 
Retirez-vous  de  nous ,  Seigneur ,  et  cessez  de  répandre  dans  nos  esprits 
cette  science ,  quoique  divine ,  qui  nous  découvre  malgré  nous  les  voies  de 
salut.  C'est  une  science  importune  ;  et,  dans  la  possession  où  nous  sommes 
de  vivre  au  gré  de  nos  passions  et  de  satisfaire  nos  sens,  elle  ne  ferait  que 
nous  inquiéter  et  que  nous  alarmer.  Réservez  pour  d'autres  ces  vives  lu- 
mières qui  sont  les  dons  précieux  de  votre  grâce  :  nous  ne  sommes  pas 
encore  disposés  à  les  recevoir,  il  en  coûte  trop  pour  les  suivre,  et  même 
il  en  coûterait  trop ,  si  nous  les  avions ,  pour  ne  les  pas  suivre  :  il  vaut 

•  Tertull.  —  *  Rom.,  1,  —  3  Psalm.  52.  —  4  Job.,  21. 


606  SUR   L  AVEUGLEMENT   SPIRITUEL. 

mieux  pour  notre  repos  que  nous  en  soyons  privés.  Il  est  vrai  que  la 
science  de  vos  commandements  et  de  votre  loi  est  la  science  des  Saints  ; 
mais  elle  engage  à  des  choses  trop  pénibles  et  trop  contraires  à  toutes  nos 
inclinations,  pour  souhaiter  même  que  vous  nous  l'accordiez.  Ce  renonce- 
ment à  soi-même ,  ce  crucifiement  de  la  chair,  cette  nécessité  indispen- 
sable de  la  pénitence,  tout  cela,  si  nous  y  pensions ,  nous  désolerait  ;  et  la 
vue  que  nous  en  aurions  empoisonnerait  ce  qu'il  y  a  pour  nous  dans  le 
monde  de  plus  agréable  et  de  plus  doux.  Nous  aimons  mieux  passer  nos 
jours  dans  une  ignorance  profonde,  et  être  moins  instruits,  Seigneur, 
de  ce  que  vous  nous  commandez  ,  afin  de  pouvoir  jouir  sans  remords  des 
plaisirs  que  vous  nous  défendez.  Car  c'est  ainsi  que  ces  partisans  du  monde, 
esclaves  de  la  passion  et  dominés  par  la  sensualité,  s1  en  expliquent,  ou 
du  moins  c'est  ainsi  qu'ils  le  pensent.  Aveuglement  volontaire  et  affecté , 
qui  fait  les  charnels  et  les  impudiques. 

Je  dis  que  c'est  le  péché  de  certains  esprits  pleins  d'eux-mêmes,  qui, 

par  un  effet  pitoyable  de  leur  orgueil ,  ne  peuvent  supporter  la  vérité ,  du 

moment  que  la  vérité  les  humilie  ;  qui  dès  là  s'opiniâtrent  à  la  fuir ,  au 

lieu  qu'ils  devraient  pour  cela  même  la  chercher;  qui,  comme  dit  saint 

Augustin ,  aiment  cette  vérité  quand  elle  leur  est  favorable ,  mais  qui  la 

haïssent ,  qui  la  rejettent  quand  ils  en  craignent  la  censure  :  Amant  lu- 

centem,  oderunt  redarguentem  K  Le  péché  de  ceux  qui,  possédés  de  leur 

amour-propre ,  ne  veulent  pas  voir  leurs  défauts ,  quoique  grossiers ,  et 

ne  peuvent  souffrir  d'en  être  repris  ;  qui  prennent  pour  offenses  les  plus 

charitables  avis  qu'on  leur  donne ,   et  les  plus  salutaires  remontrances 

qu'on  leur  fait  ;  qui,  bien  loin  de  les  recevoir  comme  de  bons  offices,  s'en 

font  des  sujets  de  ressentiment  et  d'aigreur ,  et  ne  se  tiennent  obligés  qu'à 

ceux  qui ,  par  une  fausse  amitié  ou  par  une  lâche  complaisance ,  ont  soin 

de  leur  cacher  tout  ce  qui  les  blesse ,  de  leur  dissimuler  tout  ce  qui  les 

mortifie,  quelque  vrai  qu'il  puisse  être  d'ailleurs,  et  quoiqu'il  fût  si  utile 

et  si  nécessaire  pour  eux  de  le  connaître.   Le  péché  de  ceux  qui  veulent 

même  qu'on  leur  applaudisse  jusque  dans  leurs  faiblesses,  et  qu'on  les  loue, 

comme  parle  l'Écriture ,  jusque  dans  les  désirs  de  leurs  âmes ,  c'est-à-dire 

jusque  dans  leurs  passions  les  plus  violentes  et  dans  leurs  entreprises  les 

plus  injustes ,  qui  mettent  tout  leur  bonheur  à  être  flattés  et  trompés  ; 

qui  comptent  le  mensonge  pour  un  bienfait ,  et  l'adulation  pour  une  marque 

de  respect  :  Hi  nimirum  (  ce  sont  les  termes  de  saint  Jérôme  dans  la  belle 

peinture  qu'il  nous  en  a  tracée)  gaudent  ad  circumventionem  snam,  et 

illusionempro  bénéficie*  ponunt  2.  Aveuglement  volontaire  et  affecté ,  qui 

fait  les  incorrigibles. 

Enfin ,  je  dis  que  c'est  le  péché  d'une  infinité  de  chrétiens  qui ,  par  une 
autre  erreur  encore  plus  damnable ,  ne  veulent  pas  s'éclaircir  sur  certains 
faits ,  sur  certains  doutes ,  sur  certains  troubles  de  conscience ,  parce  qu'ils 
sentent  bien ,  pour  peu  qu'ils  se  sondent  eux-mêmes ,  qu'ils  ne  sont  pas 
dans  la  disposition  d'accomplir  des  devoirs  à  quoi  cet  éclaircissement  leur 
ferait  voir  qu'ils  sont  obligés.  Et  voilà  ceux  que  le  Prophète  avait  en  vue 

'  Aug.  —  2  Hieron. 


SUR   L  AVEUGLEMENT   SPIRITUEL.  007 

dans  le  psaume  trente-cinquième,  et  dont  il  disait  :  Noluit  intelligere  ut 
benb  ageret  i.  Le  pécheur  n'a  pas  voulu  savoir  le  bien ,  parce  qu'il  ne  l'a 
pas  voulu  faire.  Ainsi  un  homme,  auparavant  obscur  et  inconnu,  s'est 
poussé  par  ses  intrigues  dans  ces  emplois  où ,  sans  un  miracle  de  la  grâce, 
il  est  presque  aussi  impossible  de  se  sauver  qu'il  est  facile  de  s'enrichir 
en  très-peu  d'années.  On  l'a  vu  s'élever  de  l'extrême  indigence  ou  d'un 
état  médiocre,  à  une  prospérité  qui  scandalise  le  public.  Chargé  de  l'admi- 
nistration du  bien  d'autrui,  dans  le  maniement  qu'il  en  a  fait,  il  n'a  eu 
ni  l'exactitude ,  ni  peut-être  la  bonne  foi  nécessaire  pour  ne  pas  confondre 
les  intérêts  du  prochain  avec  les  siens  propres.  Celui-ci ,  dans  les  fonctions 
de  la  magistrature ,  a  cent  fois  montré,  aux  dépens  du  faible  et  du  pauvre, 
ce  qu'il  pouvait  en  faveur  de  ses  amis.  Celui-là,  pourvu  dans  l'Église  de 
bénéfices ,  en  a  joui  et  en  a  dissipé  les  revenus ,  sans  avoir  égard  aux  obli- 
gations onéreuses  qui  y  étaient  attachées.  Si,  dans  chacun  de  ces  états, 
l'on  venait ,  après  quelque  temps ,  à  entrer  dans  la  discussion  des  choses , 
et  à  peser  tout  dans  la  balance  du  sanctuaire,  il  est  évident  qu'on  y  trou- 
verait bien  des  comptes  à  rendre,  bien  des  injustices  à  réparer,  bien  des 
restitutions  à  faire.  Or  tout  cela  embarrasserait ,  et  réduirait  à  des  extré- 
mités fâcheuses.  Que  fait-on?  pour  s'en  ôter  l'inquiétude  et  le  scrupule, 
on  s'en  ôte  la  connaissance.  On  s'étourdit  là-dessus,  on  prend  la  parti  de 
n'y  point  penser.  Faut-il  cependant  s'acquitter  d'un  devoir  de  religion  ; 
faut-il ,  pour  satisfaire  au  précepte  de  l'Église ,  approcher  du  tribunal  de 
la  pénitence ,  on  cherche  un  confesseur  commode ,  c'est-à-dire  un  con- 
fesseur peu  habile  ou  peu  zélé,  qui ,  content  de  voir  à  ses  pieds  l'iniquité 
couverte  des  apparences  de  l'humilité ,  délie  sur  la  terre  ce  que  Dieu  dans 
le  ciel  ne  déliera  jamais  ;  et ,  sans  rien  exiger  davantage  qu'une  confession 
légère  et  superficielle ,  bénit  encore  Dieu  d'une  prétendue  conversion  ,  sur 
laquelle  les  anges  de  la  paix  et  les  vrais  ministres  du  Seigneur  ne  peuvent 
assez  amèrement  pleurer.  Aveuglement  qui  fait  les  insensibles  et  les  en- 
durcis. 

Or  j'ai  ajouté  et  je  soutiens  que  ,  de  tous  les  péchés  dont  l'homme  est 
capable,  il  n'y  en  a  point  de  plus  contraire  au  salut.  Pourquoi?  En  voici 
la  raison ,  qui  est  sans  réplique  :  parce  que  cet  aveuglement  volontaire 
exclut  la  première  de  toutes  les  grâces ,  qui  est  la  lumière  divine  ;  et  par 
l'exclusion  de  cette  première  grâce,  nous  met  dans  une  espèce  d'impossi- 
bilité de  parvenir  à  aucune  autre  grâce.  C'est  la  pensée  de  saint  Augustin  : 
d'où  il  s'ensuit  que  ce  péché  ferme ,  pour  ainsi  dire  ,  à  Dieu  la  porte  de 
notre  cœur,  et  réduit  Dieu,  tout  Dieu  qu'il  est,  à  moins  qu'il  n'use  de  son 
souverain  empire  et  qu'il  ne  fasse  un  dernier  effort  de  sa  miséricorde., 
comme  dans  l'impuissance  de  nous  sauver.  Ecoutez-moi ,  et  vous  en  allez 
convenir.  Point  de  péché  plus  contraire  au  salut  que  celui-là.  Car,  dans 
tous  les  principes  de  la  théologie ,  la  première  grâce  du  salut ,  c'est  la 
lumière  qui  nous  découvre  les  voies  de  Dieu ,  et  qui  nous  fait  connaître 
nos  devoirs  :  lumière  absolument  nécessaire ,  puisque  dans  l'ordre  de  la 
grâce  aussi  bien  que  dans  l'ordre  de  la  nature ,  pour  agir  librement  il 

1  Psalm.  35. 


(508  sur  l'aveuglement  spirituel. 

faut  connaître ,  et  pour  connaître  il  faut  être  éclairé  de  Dieu.  Que  faisons- 
nous  donc  quand  nous  rejetons  cette  lumière  ?  nous  détruisons  dans  nous- 
mêmes  le  fondement  du  salut  ;  et  par  F  obstacle  que  nous  apportons  à  cette 
seule  grâce,  nous  renonçons,  autant  qu'il  est  en  nous ,  à  toutes  les  autres 
grâces  que  Dieu  tenait  en  réserve  dans  les  trésors  de  sa  miséricorde ,  et 
par  où  il  voulait  nous  convertir  et  nous  attacher  à  lui. 

Car  négliger  cette  lumière,  beaucoup  plus  la  craindre  et  la  fuir,  c'est 
dire  à  Dieu  que  nous  ne  voulons  pas  qu'il  nous  prévienne  de  son  amour, 
que  nous  ne  voulons  pas  qu'il  nous  imprime  la  crainte  de  ses  jugements  , 
que  nous  ne  voulons  pas  même  qu'il  nous  donne  de  la  confiance  en  lui , 
que  nous  ne  voulons  pas  qu'il  touche  notre  cœur,  et  qu'il  en  fasse  un  cœur 
pénitent  et  contrit  :  comment  cela  ?  parce  que ,  dans  la  doctrine  de  saint 
Augustin  ,  la  crainte  de  Dieu ,  l'amour  de  Dieu  ,  la  confiance  en  Dieu  , 
la  haine  du  péché ,  sont  autant  de  grâces  d'inspiration  et  d'affection ,  qui 
supposent  essentiellement  les  grâces  de  lumière  et  de  connaissance.  Du 
moment  donc  que  nous  renonçons  par  un  aveuglement  volontaire  à  cette 
grâce  de  connaissance ,  nous  nous  rendons  incapables  de  tous  les  autres 
dons  de  Dieu  ,  et  de  tous  les  sentiments  qui  pouvaient  nous  ramener  à 
Dieu.  Or  je  vous  demande  si  l'on  peut  rien  concevoir  de  plus  directement 
opposé  au  salut?  Prenez  garde ,  s'il  vous  plaît  :  tandis  que  nous  avons  ces 
connaissances  qui  nous  règlent  par  rapport  au  salut ,  quelque  pécheurs 
du  reste  que  nous  soyons ,  Dieu  agit  encore  dans  nous  ;  et  malgré  la  cor- 
ruption de  nos  mœurs  nous  sommes  toujours  en  quelque  manière  sous 
l'empire  de  sa  grâce.  D'où  vient  que  le  Sauveur  disait  :  Marchez  pendant 
que  vous  avez  la  lumière  :  Ambulate  dùm  lucem  habetis  l.  Mais  dès  que 
cette  lumière  nous  manque ,  toutes  les  opérations  de  la  grâce  cessent ,  et 
nous  pouvons  dire  que  nous  cessons  d'être  nous-mêmes  dans  la  voie  du 
salut.  Je  dis  plus  :  car  non  -  seulement  ce  péché  d'un  aveuglement  volon- 
taire nous  ôte  la  lumière ,  mais  il  nous  ôte  même  le  désir  d'avoir  la  lu- 
mière ;  non-seulement  il  nous  fait  sortir  de  la  voie  du  salut ,  mais  il 
nous  fait  perdre  en  quelque  façon  l'espérance  d'y  rentrer,  puisqu'il  est 
«certain  que  le  premier  pas  pour  rentrer  dans  la  voie  du  salut  est  de  la 
chercher,  de  l'étudier,  de  vouloir  l'apprendre.  Or  c'est  à  quoi  ce  péché  a 
une  essentielle  opposition.  Saint  Chrysostome  nous  en  donne  la  figure  et 
la  preuve  dans  l'exemple  de  l'aveugle  de  Jéricho.  Cet  aveugle  eût-il  jamais 
été  guéri  par  le  Fils  de  Dieu ,  s'il  ne  l'avait  ardemment  désiré  ?  non  ; 
mais  il  cria,  mais  il  pressa,  mais  il  importuna,  mais  il  témoigna  une 
envie  extrême  de  voir  :  Domine ,  ut  videam  :  et  c'est  pour  cela  que 
Jésus-Christ  lui  rendit  la  vue.  Nous  ne  faisons  rien  de  semblable ,  c'est- 
à-dire  ,  nous  n'avons  pas  même  ce  désir  que  Dieu  nous  éclaire ,  et  nous 
ne  pensons  pas  à  l'exciter  ni  à  le  demander.  Nous  sommes  donc  dans  le 
dernier  éloignement  où  nous  puissions  être  du  royaume  de  Dieu.  Je  me 
trompe ,  il  y  a  encore  quelque  chose  de  plus  affreux  dans  ce  péché  ;  et 
quoi  ?  c'est  que  souvent ,  bien  loin  d'avoir  cette  volonté  sincère  d'être 
éclairés  de  Dieu ,  nous  en  avons  une  toute  contraire;  et  qu'au  lieu  de  dire 

•  Joan.,  12. 


sur  l'aveuglement  spirituel.  609 

à  Dieu  :  Seigneur,  que  je  voie  ;  nous  nous  disons  secrètement  à  nous- 
mêmes  ,  par  un  attachement  opiniâtre  à  notre  désordre  :  Que  je  ne  voie 
jamais  ce  qui  me  gêne,  et  ce  qui  ne  servirait  qu'à  me  troubler.  Péché  que 
je  n'appelle  plus  simple  péché,  mais,  si  j'ose  le  dire  ,  une  fureur  pareille 
à  celle  de  l'aspic ,  qui ,  selon  la  comparaison  du  Saint-Esprit ,  se  bouche 
les  oreilles  pour  n'entendre  pas  la  voix  de  l'enchanteur  :  Furor  Mis  se- 
cundum  similitudinem  serpentis  :  sicut  aspidis  sur d ce ,  et  obturantis 
aures  suas1.  Avec  cette  différence,  dit  saint  Bernard,  que  quand  l'aspic 
bouche  ses  oreilles ,  c'est  pour  conserver  sa  vie ,  au  lieu  que  quand  nous 
fermons  les  yeux  à  la  vérité  ,  c'est  pour  notre  ruine  et  pour  notre  mort. 

J'ai  dit  que  ce  péché  seul  mettait  Dieu  dans  une  espèce  d'impuissance 
de  nous  sauver,  et  l'obligeait  à  nous  dire ,  quoique  dans  un  autre  sens , 
ce  que  Jésus-Christ  dit  à  l'aveugle  dont  je  viens  de  vous  proposer  l'exem- 
ple :  Quid  tibi  vis  faciam  2?  A  quoi  m' obliges-tu ,  pécheur?  et  dans  l'état 
malheureux  où  je  te  vois,  que  veux-tu  que  je  te  fasse?  que  je  te  sauve 
sans  grâce?  cela  n'est  pas  dans  mon  pouvoir.  Que  je  te  donne  des  grâces 
sans  lumières?  il  n'y  en  eut  jamais  de  la  sorte.  Que  par  des  lumières  for- 
cées je  te  sanctifie  malgré  toi  ?  ce  n'est  point  l'ordre  de  ma  providence. 
Que  par  un  miracle  spécial  je  change  pour  toi  les  lois  de  cette  providence? 
ma  justice  s'y  oppose  ,  et  ma  miséricorde  même  ne  l'exige  pas.  Il  faut 
donc,  en  m'accommodant  à  tes  dispositions,  que  je  te  laisse  périr,  et  parce 
que  tu  veux  t'aveugler,  que  j'arrête  le  cours  de  mes  grâces,  puisqu'il  n'y 
en  a  aucune  qui  te  puisse  convertir,  tandis  que  tu  persisteras  à  ne  vouloir 
pas  connaître  les  vérités  du  salut. 

Je  sais,  Chrétiens,  que  Dieu  peut,  indépendamment  de  nous,  pénétrer 
nos  esprits  de  ses  lumières.  Je  sais  qu'il  est  de  leur  essence ,  en  tant  que 
ce  sont  des  grâces,  d'être  produites  dans  nous  sans  nous-mêmes ,  In  nobis, 
sine  nobis  3,  dit  saint  Augustin.  Je  sais  qu'il  ne  nous  est  pas  libre  de  les 
recevoir  ou  de  ne  les.  pas  recevoir,  quoiqu'il  nous  soit  libre,  après  les  avoir 
reçues,  d'en  bien  ou  d'en  mal  user.  Mais  il  est  toujours  vrai  que,  quand 
nous  haïssons ,  quand  nous  fuyons  ces  lumières  ,  nous  formons  tout  l'obs- 
tacle à  notre  salut  qu'une  créature  de  sa  part  y  peut  former;  et  que  , 
pour  surmonter  cet  obstacle ,  il  faudrait  que  Dieu  employât  des  grâces  ex- 
traordinaires ,  et  qu'il  fit  un  miracle  de  sa  toute-puissance.  Or  cela  me 
suffit  pour  avoir  droit  de  dire  que  cette  espèce  d'aveuglement  est  donc  de 
tous  les  péchés  le  plus  opposé  à  la  conversion  et  au  salut  de  l'homme. 
Péché ,  mes  chers  auditeurs ,  où  nous  devons  tous  craindre  de  tomber, 
mais  encore  plus  ceux  qui ,  dominés  par  leurs  passions ,  se  laissent  em- 
porter au  torrent  du  monde.  Et  voilà  pourquoi  je  voudrais  que  tous  ceux 
qui  m'écoutent  se  proposassent  aujourd'hui  de  faire  tous  les  jours  à  Dieu 
cette  prière  que  faisait  si  souvent  David ,  et  qui  marquait  si  bien  la  droi- 
ture de  son  cœur  :  Révéla  oculos  meos  4  :  Seigneur,  éclairez-moi ,  et  ou- 
vrez-moi les  yeux.   Illumina   tenebras  meas  5  :  Seigneur,  dissipez  les 
ténèbres  de  mon  esprit.  Illustra  faciem  tuam  super  servum  tuum  6  : 
Faites  rejaillir  l'éclat  de  votre  visage  sur  votre  serviteur.  Détrompez-moi 

1  Psalm.  57.  —  2  Luc.,  18.  —  3  Aug.  —  4  Psalm.  118.  —  5  Ibid.,  17.  —  c  lbid.;  30. 

t.  i.  39 


1» 


610  sur  l'aveuglement  spirituel. 

(les  erreurs  et  des  fausses  maximes  du  siècle.  Je  suis  aveugle,  il  est  vrai  ; 
mais  au  moins  par  votre  miséricorde,  ô  mon  Dieu,  je  ne  me  plais  pas 
dans  mon  aveuglement,  puisqu'au  contraire  je  le  déplore  et  que  je  l'ai  en 
horreur.  Je  marche  dans  l'obscurité  d'une  foi  languissante  et  imparfaite  ; 
mais  au  moins  je  désire  vos  saintes  lumières ,  je  vous  les  demande ,  je  suis 
dans  T impatience  de  les  obtenir,  je  les  préfère  à  toute  la  sagesse  mon- 
daine ,  je  veux  me  disposer  à  les  recevoir.  Et  parce  que  je  sais  que  ce  n'est 
point  dans  le  bruit  et  le  tumulte  du  monde  que  vous  les  répandez ,  et 
qu'au  contraire  c'est  là  qu'elles  s'évanouissent ,  je  veux  désormais  me  sé- 
parer du  monde  ;  je  veux  régler  mes  occupations  et  mes  conversations ,  et 
en  retrancher  le  superflu  ;  je  veux  m' occuper  de  vous  et  de  moi-même  , 
afin  que  dans  le  silence  d'une  vie  tranquille  et  intérieure  je  puisse  enten- 
dre votre  voix ,  et  profiter  de  vos  divines  instructions.  Ah  !  mon  Dieu , 
changez  donc  et  purifiez  mon  cœur  :  Cor  mundum  créa  in  me ,  Deus  1 . 
Et  comme  il  ne  peut  être  réglé  que  par  les  connaissances  de  l'esprit , 
renouvelez  le  mien  :  Et  spiritum  rectum  innova  in  visceribus  mets  2. 
Donne-moi  cette  intelligence  qui  fait  les  prédestinés  et  les  Saints  :  Da 
mihi  intellectum,  ut  sciam  justificationes  tuas*.  Si  je  vous  la  demande, 
Seigneur,  ce  n'est  point  pour  me  rendre  plus  habile  dans  les  affaires  du 
monde ,  ce  n'est  point  pour  avoir  l'estime  et  l'approbation  du  monde , 
ce  n'est  point  pour  me  distinguer  et  pour  m'élever  dans  le  monde  :  je 
serai  toujours  assez  distingué ,  Seigneur,  quand  je  serai  devant  vous  et 
auprès  de  vous  ?  je  serai  toujours  assez  grand ,  quand  je  vous  craindrai. 
Mais  donnez-la-moi  pour  n'ignorer  rien  dans  ma  condition  de  tous  mes 
devoirs ,  pour  savoir  toutes  vos  volontés  ,  et  pour  les  accomplir.  Je  puis 
me  passer  de  tout  le  reste ,  et  je  renonce  même  absolument  à  tout  le  reste, 
s'il  me  conduit  là  :  Ut  sciam  justificationes  tuas.  C'est  ainsi,  Chrétiens, 
que  vous  vous  préserverez  de  ce  premier  aveuglement ,  qui  de  lui-même 
est  péché.  Parlons  maintenant  du  second ,  qui  est  la  cause  du  péché.  C'est 
la  seconde  partie. 

deuxième  partie. 

J'appelle  aveuglement  cause  du  péché ,  quand  l'homme  ne  pèche  que 
parce  qu'il  est  aveugle ,  et  que,  dans  la  disposition  où  il  se  trouve  ,  il  ne 
pcèherait  pas  s'il  avait  certaines  vues  qu'il  n'a  pas  en  effet,  mais  qu'il 
pourrait,  et  par  conséquent  qu'il  devrait  avoir.  Car  il  est  vrai  de  dire 
alors  que  son  aveuglement  ou  que  son  ignorance  est  la  cause  de  son  dés- 
ordre ,  puisque  son  ignorance  venant  à  cesser,  son  désordre  cesserait  de 
même.  En  fut-il  jamais  un  exemple  plus  authentique,  et  tout  ensemble 
plus  terrible  ,  que  le  crime  des  Juifs  commis  dans  la  personne  du  Sauveur 
du  monde  ?  Un  Dieu  livré  à  la  cruauté  des  hommes  ;  un  Dieu  moqué ,  ou- 
tragé, condamné,  crucifié;  voilà  sans  doute  un  péché  dont  la  seule  idée 
fait  horreur,  et  cependant  un  péché  dont  l'ignorance  a  été  le  principe.  Les 
pharisiens  avaient  entrepris  de  perdre  Jésus-Christ ,  mais  ils  ne  savaient 
pas  que  Jésus-Christ  était  le  Messie  et  le  Fils  unique  de  Dieu.  Oui,  mes 

•  Psalm.  50.  —  2  Ibid.  —  3  Psalra.  118. 


sur  l'aveuglement  spirituel.  011 

Frères,  leur  dit  saint  Pierre,  prêchant  dans  leur  synagogue,  je  sais  que 
vous  avez  agi  en  cela  ,  aussi  bien  que  vos  magistrats ,  par  ignorance  :  Sed 
et  nunc  scio  quia  per  ignorant  iam  fecistis ,  sicut  et  principes  vestri  *. 
Vous  avez  opprimé  le  Juste ,  vous  avez  donné  la  mort  à  l'auteur  même  de  li 
la  vie ,  vous  lui  avez  préféré  un  voleur  public  ;  mais  vous  F  avez  fait,  parce 
que  vous  étiez  dans  l'erreur.  Jésus-Christ  ne  le  témoigna-t-il  pas  lui- 
même  ,  lorsque  sur  la  croix  il  dit  à  son  Père  :  Pardonnez-leur,  mon  Père, 
parce  qu'ils  ne  savent  ce  qu'ils  font  :  Ignosce  illis ,  nesciunt  enim  quid 
faciunt.  Cependant  ils  commettaient  le  plus  abominable  de  tous  les 
crimes  :  mais,  encore  une  fois,  d'où  procédait  ce  crime  si  abominable  ?  de 
l'aveuglement  où  la  passion  et  la  haine  les  avait  plongés. 

Rien  de  plus  commun  dans  le  christianisme  que  ces  ignorances  qui  font 
tomber  les  hommes  dans  le  péché  ,  ou  que  ces  péchés  causés  par  F  igno- 
rance des  hommes.  Combien  d'injustices  dans  le  commerce,  combien  d'usu- 
res, de  prêts  où  la  conscience  est  blessée ,  faute  de  savoir  ce  que  la  loi  de  Dieu 
permet  et  ce  qu'elle  défend?  Si  j'en  avais  été  instruit,  dit-on,  je  n'aUrais  eu 
garde  de  m'engager  dans  cette  affaire  ;  car  à  Dieu  ne  plaise  que,  pour  nul 
intérêt  du  monde  ,  je  risque  jamais  mon  salut  !  Vous  le  pensez  de  la  sorte, 
mon  cher  auditeur,  et  je  le  veux  croire  ;  mais  cependant  vous  avez  fait  ce 
que  le  Seigneur  condamne  hautement  daus  l'Écriture  :  d'un  argent  qui 
devait  être  le  secours  des  pauvres  et  la  matière  de  votre  charité  ,  vous  avez 
retiré  un  profit  injuste  ;  et  cette  usure  déguisée ,  palliée  tant  qu'il  vous 
plaira ,  a  été  la  suite  de  votre  ignorance.  De  même  ,  combien  d'aversions , 
de  haines  secrètes ,  d'inimitiés  même  déclarées ,  qui  n'ont  point  d'autre 
fondement  que  la  prévention  et  l'erreur  ?  Voilà  ,  disait  Tertullien  ,  faisant 
l'apologie  des  premiers  fidèles ,  d'où  viennent  toutes  les  violences  qu'exer- 
cent contre  nous  les  païens.  Ce  qui  les  porte  à  ces  extrémités,  c'est  la  haine 
qu'ils  ont  conçue  pour  la  religion  chrétienne.  Haine  fondée  sur  l'igno- 
rance. Car  ils  ne  haïssent  les  chrétiens  que  parce  qu'ils  ne  les  connaissent 
pas;  et  du  moment  qu'ils  les  connaissent  ils  commencent  à  les  aimer  : 
Hœc  causa  iniquitatis  illorum  erga  christianos  :  ubi  desinunt  ignorais, 
cessant  odisse  2.  Or,  de  chrétien  à  chrétien,  c'est  ce  qui  arrive  encore  tous 
les  jours.  Car  combien ,  par  exemple ,  de  péchés  contre  la  charité ,  combien 
de  discours  injurieux  et  de  médisances  ,  combien  même' de  calomnies  dont 
l'ignorance  est  la  source?  Si  l'on  s'était  bien  instruit  de  la  vérité  des 
choses,  on  aurait  parlé  sagement,  équitablement ,  charitablement;  et, 
rendant  justice  au  prochain ,  on  aurait  par  là  conservé  la  paix.  Mais  parce 
qu'on  s'est  prévenu,  parce  qu'on  ne  s'est  pas  mis  en  peine  de  démêler  le 
vrai  d'avec  le  faux  ;  parce  que ,  sur  un  léger  soupçon,  ou  sur  un  rapport  infi- 
dèle ,  on  a  cru  ce  qui  n'était  pas  :  en  un  mot ,  parce  qu'on  a  ignoré  la  vérité, 
on  a  condamné  l'innocence,  on  a  blessé  l'honneur  et  détruit  la  réputation 
de  son  frère;  on  s'est  piqué,  on  s'est  aigri,  on  s'est  emporté  ;  et  de  là  tous 
les  désordres  que  Fanimosité  et  la  vengeance  ont  coutume  de  produire.  On 
vous  Fa  dit  cent  fois ,  femmes  chrétiennes ,  et  l'on  ne  peut  trop  vous  le  re- 
dire :   en  matière  d'impureté,  notre  religion  condamne  mille  libertés 

1   Act.,  3.  —  aTertull. 


012  suti  l'aveuglement  spirituel. 

comme  criminelles,  qui,  dans  l'estime  commune,  passent  pour  de  sim- 
ples vanités,  et  pour  des  légèretés  dont  on  ne  peut  croire  que  Dieu  se 
tienne  si  grièvement  offensé.  Si  l'on  était  bien  persuadé  que  ce  sont  des 
péchés  et  souvent  des  péchés  mortels ,  est-il  croyable  que  tant  de  per- 
sonnes élevées  dans  la  piété  fassent  néanmoins  là-dessus  si  peu  régulières  , 
et  qu'elles  voulussent  exposer  ainsi  leur  salut?  Non  :  mais  parce  que  le 
monde ,  ou ,  pour  mieux  dire ,  parce  que  le  libertinage  du  monde  s'est  mis 
en  possession  de  qualifier  tout  cela  comme  il  lui  plaît ,  sans  consulter 
d'autre  règle  on  se  le  permet  sans  scrupule,  et  ce  sont  ces  erreurs  du 
monde  qui  entretiennent  dans  les  âmes  le  règne  de  l'esprit  impur.  Laissons 
ce  détail  qui  serait  infini ,  et  venons  au  point  important  que  j'ai  présen- 
tement à  développer. 

On  demande  donc ,  et  voici  la  grande  règle  d'où  dépend ,  dans  la  prati- 
que et  dans  l'usage  de  la  vie ,  le  jugement  exact  que  chacun  doit  faire  de 
ses  actions  ;  on  demande  si  cet  aveuglement ,  qui  est  la  cause  du  péché , 
peut  toujours  devant  Dieu ,  notre  souverain  juge ,  nous  tenir  lieu  d'excuse 
et  nous  justifier.  Mais  si  cela  était,  répond- saint  Bernard,  Dieu,  dans  l'an- 
cienne loi ,  aurait-il  ordonné  des  sacrifices  pour  l'expiation  des  ignorances 
de  son  peuple?  David,  dans  la  ferveur  de  sa  contrition,  aurait-il  dit  à 
Dieu  :  Seigneur,  oubliez  mes  ignorances  passées  :  Delicta  juventutis  meœ , 
et  ignorantias  meas  ne  memineris  i  ?  N'aurait-il  pas  dû  dire  au  contraire  : 
Souvenez-vous  de  mes  ignorances  ;  car,  puisqu'elles  me  sont  favorables,  et 
qu'elles  me  doivent  servir  d'excuse  auprès  de  vous ,  il  est  de  mon  intérêt 
que  vous  en  conserviez  la  mémoire?  Est-ce  ainsi  qu'il  parle?  Non  ;  mais  il 
dit  à  Dieu  :  Oubliez-les,  effacez-les  de  ce  livre  redoutable  que  vous  produi- 
rez contre  moi,  quand  vous  viendrez  me  juger.  Il  n'est  donc  pas  vrai  que 
l'ignorance  soit  toujours  une  excuse  légitime,  lorsqu'il  est  question  de  péché. 

Je  vais  encore  plus  loin ,  car  je  prétends  qu'elle  ne  l'est  presque  jamais 
pour  la  plupart  des  chrétiens.  Ceci  vous  surprendra ,  mais  je  l'avance  sans 
hésiter,  et  je  dis  hautement  que,  dans  le  siècle  où  nous  vivons,  une  des 
excuses  les  moins  soutenables  est  communément  l'ignorance  :  pourquoi  ? 
parce  que,  dans  le  siècle  où  nous  vivons,  il  y  a  trop  de  lumières  pour  pou- 
voir s'autoriser  de  ce  prétexte  :  Si  non  venissem  et  non  locutus  fuissent , 
peccatum  non  haberent 2.  Si  je  n'étais  pas  venu,  disait  le  Fils  de  Dieu,  et 
que  je  ne  leur  eusse  point  parlé ,  leur  incrédulité  serait  excusable  ;  mais 
maintenant  que  je  leur  ai  annoncé  le  royaume  de  Dieu ,  et  que  je  ne  leur 
ai  rien  caché  des  vérités  éternelles ,  ils  n'ont  plus  d'excuses  dans  leur  pé- 
ché :  Nunc  autem  excusationem  non  habent  depeecato  suo  3.  Appliquons- 
nous  ce  reproche  que  Jésus-Christ  faisait  aux  Juifs.  Si  nous  vivions  au  mi- 
lieu de  la  barbarie,  dans  un  siècle  où  la  parole  de  Dieu  fût  aussi  rare 
qu'elle  l'était ,  selon  l'Écriture ,  du  temps  de  Samuel  ;  si  l'on  nous  avait 
déguisé  les  vérités  de  Y  Evangile,  si  l'on  ne  nous  les  avait  proposées  qu'en 
énigmes  et  en  figures ,  si  l'on  n'avait  pas  eu  soin  de  nous  les  représenter 
dans  toute  leur  force  ,  peut-être  aurions-nous  droit  de  faire  fond  sur  notre 
ignorance,  et  nous  serait-elle  de  quelque  usage  devant  le  tribunal  de  Dieu. 

1  Psalm.  2i.  —  a  Joan.,  15.  —  3  Ibid. 


SUR   L  AVEUGLEMENT    SPIRITUEL.  013 

Mais  dans  un  royaume  aussi  chrétien  que  celui  où  Dieu  nous  a  fait  naître  ; 
mais  dans  un  temps  où  la  parole  de  Dieu ,  ce  pain  d'entendement  et  de 
vie,  selon  l'expression  du  Sage,  Panem  vitœ  et  intellect us  * ,  se  distribuée 
si  amplement  et  si  souvent  ;  mais  dans  une  cour  où  ceux  qui  écoutent 
cette  parole  se  piquent  de.  tant  d'esprit  et  de  pénétration ,  dire ,  Je  n'avais 
pas  assez  de  lumières,  et  j'ai  péché  par  ignorance  ,  c'est  un  abus,  Chré- 
tiens. Une  telle  excuse  est  vaine ,  et  n'a  point  d'autre  effet  que  de  nous 
rendre  encore  plus  criminels.  C'est  ce  voile  de  malice  dont  saint  Pierre  nous 
défend  de  nous  couvrir,  en  rejetant  sur  Dieu  ce  que  nous  devons  avec 
confusion  nous  imputer  à  nous-mêmes. 

Mais  enfin,  me  direz-vous,  malgré  cette  abondance  de  lumières,  on 
ignore  encore  cent  choses  essentielles  au  salut ,  surtout  à  l'égard  de  cer- 
tains devoirs.  Ahîmes  chers  auditeurs,  je  l'avoue;  mais  c'est  justement 
sur  quoi  je  gémis,  que  dans  un  aussi  grand  jour  que  celui  où  nous  som- 
mes, il  y  ait  encore  tant  de  choses  que  nous  ne  voyons  pas ,  et  qu'au  mi- 
lieu de  tant  de  clartés  qui  nous  environnent  notre  aveuglement  subsiste  : 
voilà  ce  qui  me  surprend ,  et  ce  que  je  condamne.  Quand  les  pharisiens 
protestèrent  qu'ils  ne  connaissaient  pas  Jésus-Christ,  et  qu'ils  ne  savaient 
pas  même  d'où  il  était  :  Hune  autem  nescimus  unde  sit  2  ;  bien  loin  que 
cette  raison  fermât  la  bouche  à  F  aveugle-né,  elle  ne  fît  qu'allumer  son 
zèle  :  C'est  ce  qui  paraît  bien  étonnant,  leur  répliqua-t-il,  que  vous  ne  sa- 
chiez pas  d'où  il  est,  et  que  ce  soit  pourtant  lui  qui  m'ait  ouvert  le  yeux  : 
In  hoc  mirabile  est,  quia  vos  nescitis  unde  sit ,  et  aperuit  oculos  raeos  3. 
Comme  leur  disant  qu'après  un  miracle  aussi  visible  que  celui-là ,  ils  ne 
devaient  plus  chercher  d'excuse  dans  leur  ignorance  ,  parce  que  ce  mi- 
racle que  Jésus-Christ  venait  de  faire  l'avait  hautement  et  pleinement  ré- 
futée. Je  dis  le  même  de  vous  et  de  moi.  Oui ,  mes  Frères ,  il  est  bien 
étonnant  que  ,  sans  y  penser  et  sans  le  savoir,  nous  péchions  tous  les  jours 
par  ignorance,  et  que  Dieu  néanmoins  ait  si  abondamment  pourvu  à  notre 
instruction,  qu'il  s'explique  à  nous  par  tant  de  voix ,  qu'il  nous  parle  par 
tant  d'organes ,  qu'il  ait  établi  tant  de  ministres  pour  nous  déclarer  ses 
volontés  ,  tant  de  docteurs  pour  nous  interpréter  ses  commandements,  tant 
de  guides  pour  nous  diriger  et  pour  nous  conduire  :  In  hoc  mirabile  est 4; 
voilà  le  prodige ,  mais  le  prodige  de  notre  iniquité,  dont  il  serait  bien  in- 
digne qu'on  osât  se  prévaloir  contre  Dieu.  C'était  une  erreur  du  mauvais 
riche  dans  l'enfer,  de  croire  que  ses  frères ,  qui  vivaient  encore  sur  la 
terre,  et  qui  menaient  une  vie  aussi  corrompue  que  la  sienne,  pussent 
s'excuser  sur  leur  ignorance,  jusqu'à  ce  que  Lazare  ou  quelqu'un  des 
morts  leur  eût  été  envoyé  pour  leur  parler  de  la  part  de  Dieu  ;  et  pour  les 
instruire  du  malheureux  état  où  ils  se  trouvaient  engagés.  Non,  non,  leur 
répondit  Abraham,  il  n'est  pas  besoin  que  Lazare,  pour  cela,  sorte  du 
lieu  de  son  repos  :  ils  ont  Moïse  et  les  prophètes;  qu'ils  les  écoutent  :  s'ils 
no  les  écoutent  pas ,  il  n'y  a  plus  d'ignorance  qui  les  justifie. 

Voilà,  Chrétiens,  comment  Dieu  nous  traite,  quand  notre  ignorance 
nous  fait  tomber  dans  le  désordre ,  et  que  notre  iniidélité  présomptueuse 

1  Eccli.,  15.  —  >  Joan,,  9.  —  3  Ib:d,  —  '<  Ibid. 


614  sur  l'aveuglement  spirituel. 

et  orgueilleuse  nous  fait  souhaiter  d'être  instruits  par  des  voies  extraordi- 
naires :  ffabent  Moysen  et  prophetas  ■* .  Ils  ont  Moïse  et  les  prophètes, 
c'est-à-dire ,  ils  ont  ma  loi  d'un  côté ,  et  ils  ont  de  l'autre  des  pasteurs , 
des  prédicateurs,  des  confesseurs,  pour  leur  en  donner  l'intelligence;  s'ils 
ne  l'accomplissent  pas ,  leur  ignorance  n'est  plus  pour  eux  une  raison  : 
Nunc  autem  excusationem  non  habent  depeccato  suo 2.  Et  en  effet,  quand, 
après  cela ,  nous  péchons  par  ignorance ,  nous  sommes  non-seulement 
coupables,  mais  inexcusables;  pourquoi?  observez  ceci  :  parce  qu'alors 
nous  agissons  ou  contre  nos  propres  lumières ,  ou  du  moins  contre  nos 
doutes.  Contre  nos  propres  lumières  ;  car  au  milieu  des  ténèbres  de  notre 
ignorance,  nous  ne  laissons  pas  d'avoir  des  lumières  confuses  qui  nous 
suffisent  pour  éviter  le  péché ,  si  nous  voulions  nous  en  servir,  et  qui  ne 
nous  deviennent  inutiles  que  faute  de  réflexion.  Or  nous  est-il  pardon- 
nable de  faire  si  peu  de  réflexion  à  l'affaire  capitale  du  salut?  S'il  s'agis- 
sait d'une  affaire  temporelle,  l'esprit  ne  nous  manquerait  pas,  et  nous 
saurions  bien  trouver  des  lumières  pour  en  venir  à  bout  ;  mais  pour  le  sa- 
lut, nous  n'en  trouvons  point ,  et  je  dis  qu'il  n'y  a  pas  d'apparence  que 
Dieu  se  contente  de  cela.  Contre  nos  doutes  ;  car  quand  même  nous  n'au- 
rions pas  assez  de  lumières  pour  juger  des  choses ,  nous  en  avons  souvent 
assez  pour  douter.  Or  du  moment  que  nous  en  avons  assez  pour  douter, 
si  nous  passons  outre ,  nous  en  savons  assez  pour  pécher.  Je  doute  si  cette 
affaire  est  selon  les  règles  de  la  conscience  ,  et  néanmoins  je  m'y  embar- 
que :  je  ne  suis  pas  moins  coupable  que  si  je  commettais  le  péché  avec  une 
évidence  entière  du  péché.  Je  doute  si  ce  bien  m'est  légitimement  acquis , 
et  toutefois,  sans  nulle  recherche,  je  le  retiens  et  j'en  dispose  :  c'est  comme 
si  je  l'enlevais  par  une  violence  ouverte;  pourquoi?  parce  qu'il  ne  nous 
est  pas  permis  d'agir  sur  une  conscience  douteuse ,  et  qu'un  doute  que  je 
ne  veux  pas  éclaircir  m'empêche  d'être  dans  la  bonne  foi ,  sans  laquelle  il 
n'y  a  point  d'ignorance  qui  me  puisse  disculper.  Ainsi  raisonnent  les  théo- 
logiens. 

Ah  !  Chrétiens ,  souvenons-nous  que  la  première  de  toutes  les  obliga- 
tions est  de  savoir.  Souvenons-nous  qu'un  péché  ne  peut  jamais  servir 
d'excuse  à  un  autre  péché,  et  par  conséquent  qu'il  est  inutile  de  vouloir 
justifier  nos  omissions  et  nos  transgressions  par  nos  ignorances ,  qui  sont 
elles-mêmes  de  véritables  péchés.  Souvenons-nous  qu'on  est  souvent  plus 
criminel  devant  Dieu ,  ou  aussi  criminel ,  de  dire ,  Je  ne  l'ai  pas  su  ;  que 
de  dire ,  Je  ne  l'ai  pas  fait.  C'est  sur  ce  principe ,  mes  chers  auditeurs , 
que  nous  devons  aujourd'hui  nous  examiner.  Il  ne  suffit  pas  de  nous  l'ap- 
pliquer personnellement  à  nous-mêmes;  il  faut  qu'il  s'étende  sur  tous  ceux 
dont  Dieu  nous  a  chargés ,  et  dont  il  nous  demandera  compte.  Car  voici 
le  désordre  :  permettez-moi  de  vous  le  reprocher.  Vous  avez  des  enfants  à 
élever,  et  vous  les  élevez  tous  les  jours  dans  une  ignorance  grossière  des 
points  les  plus  essentiels  au  salut.  Vous  leur  apprenez  tout  le  reste,  hors 
à  connaître  Dieu  et  à  le  servir.  Vous  leur  donnez  des  maîtres  pour  les  for- 
mer selon  le  monde,  et  vous  ne  leur  pardonnez  pas  là-dessus  les  moindres 

1  Luc,  16.  —  2  Joan.,  15. 


sur  l'aveuglement  spirituel.  615 

négligences  ;  mais  s'ils  sont  bien  instruits  de  leur  religion  ,  mais  s'ils  ont 
la  crainte  de  Dieu,  mais  s'ils  s'acquittent  exactement  des  exercices  ordi- 
naires du  christianisme ,  c'est  à  quoi  vous  pensez  très-peu ,  et  peut-être  à 
quoi  vous  ne  pensez  jamais.  Vous ,  Mesdames ,  vous  avez  des  jeunesjfilles 
qui  vous  doivent  la  naissance,  et  à  qui  vous  devez  l'éducation  :  qu'elles 
pèchent  par  ignorance  contre  les  règles  d'une  civilité  mondaine ,  vous  les 
reprenez  avec  aigreur  ;  mais  qu'elles  pèchent  par  ignorance  contre  la  loi 
de  Dieu ,  c'est  ce  que  vous  leur  passez  aisément.  Vous  avez  des  domesti- 
ques :  ils  sont  chrétiens,  et  à  peine  savent-ils  ce  que  c'est  que  d'être 
chrétien  ;  ils  viennent  au  tribunal  de  la  pénitence,  et  à  peine  savent-ils  ce 
que  c'est  que  pénitence  ;  ils  se  présentent  à  nos  sacrements ,  et  ils  y  com- 
mettent des  sacrilèges.  Leur  ignorance  les  excuse-t-elle  ;  non  ;  mais  elle 
vous  excuse  encore  moins  qu'eux  :  car  s'ils  sont  obligés  de  s'instruire , 
vous  êtes  obligées  de  pourvoir  à  ce  qu'ils  le  soient,  et  c'est  en  partie  pour 
cela  que  Dieu  veut  qu'ils  dépendent  de  vous.  Vous  me  demandez  à  qui 
vous  les  adresserez  pour  leur  enseigner  les  éléments  du  salut?  Ne  vous  of- 
fensez pas  de  ce  que  je  vais  vous  répondre.  A  qui,  dites-vous,  les  adresser? 
mais  moi  je  vous  dis  :  Pourquoi  sera-ce  à  d'autres  qu'à  vous-mêmes,  puis- 
que Dieu  vous  les  a  confiés?  croiriez-vous  donc  vous  déshonorer,  en  fai- 
sant auprès  d'eux  l'office  même  des  apôtres?  Mais  encore  à  qui  aurez-vous 
recours  si  vous  n'en  voulez  pas  prendre  le  soin?  à  tant  de  ministres  zélés, 
qui  se  tiendront  heureux  de  s'employer  à  un  si  saint  ministère.  Oserai-je 
le  dire  ?  à  moi-même  :  oui ,  à  moi ,  qui  me  ferai  une  gloire  de  cultiver 
ces  âmes  rachetées  du  sang  de  Jésus-Christ.  D'autres  s'appliqueront  à  vous 
conduire  vous-mêmes,  et  vous  en  trouverez  assez.  Mais  pour  ces  pauvres, 
aussi  chers  à  Dieu  que  tout  ce  qu'il  y  a  de  grand  dans  le  monde ,  je  les 
recevrai,  je  serai  leur  prédicateur,  comme  je  suis  maintenant  le  vôtre.  Je 
vous  laisserai  le  pouvoir  de  leur  commander,  et  je  me  réserverai  la  charge 
ou  plutôt  l'honneur  de  leur  faire  entendre  les  ordres  du  souverain  maître 
à  qui  nous  devons  tous  obéir,  et  de  leur  expliquer  sa  loi.  Je  les  tirerai  de 
cette  ignorance ,  qui,  bien  loin  d'être,  et  pour  vous  et  pour  eux,  un  titre 
de  justification ,  vous  expose  encore  à  tomber  dans  un  troisième  aveugle- 
ment ,  qui  est  l'effet  du  péché  et  le  sujet  de  la  dernière  partie. 

troisième  partie. 

C'est  une  vérité  incontestable ,  que  Dieu  aveugle  quelquefois  les  hommes  ; 
et  quand  l'aveuglement  des  hommes  entre  dans  l'ordre  des  divins  décrets , 
il  est  de  la  foi  que  c'est  un  effet  du  péché,  parce  que  c'est  une  des  peines 
dont  Dieu  punit  le  péché.  Ainsi  le  prophète  Isaïe  le  faisait-il  entendre , 
lorsqu'il  disait,  en  parlant  des  Juifs  infidèles  :  Excœcavit  Deus  oculos 
eorum  1  ;  C'est  Dieu  qui  les  a  aveuglés  :  ce  Dieu ,  le  centre  des  lumières  ; 
ce  Dieu ,  dans  qui  il  n'y  a  point  de  ténèbres  ;  ce  Dieu  qui  éclaire  tout 
homme  venant  au  monde ,  c'est  lui  néanmoins  qui  les  a  précipités  dans 
l'aveuglement  où  ils  sont  ;  et  leur  aveuglement  est  tel,  qu'ayant  des  yeux, 
ils  ne  voient  plus ,  et  qu'ayant  des  cœurs ,  ils  ne  comprennent  rien  ni  ne 

1  Isaï.,  apudJoaii.,  12. 


616  sur  l'aveuglement  SPIRITUEL. 

sont  touchés  de  rien  :  Ut  non  video.nt  oculis ,  et  non  intelligant  corde  i. 
Or  il  est  évident  qu'Isaïe  s'expliquant  ainsi ,  considérait  cet  aveuglement 
comme  un  mystère  de  la  justice  de  Dieu ,  comme  un  effet  de  sa  colère , 
comme  une  vengeance  du  ciel.  Il  est  donc  vrai  que  non-seulement  Dieu 
aveugle  les  pécheurs,  mais  qu'il  ne  les  aveugle  qu'en  conséquence  et  en 
haine  de  leur  péché;  d'où  il  s'ensuit  que  l'aveuglement  est  alors  l'effet  du 
péché. 

De  savoir,  Chrétiens,  de  quelle  manière  s'accomplit  une  punition  en 
apparence  si  contraire  à  la  sainteté  de  Dieu ,  et  comment  Dieu ,  qui  est  la 
lumière  même,  peut  aveugler  une  créature  raisonnable  et  intelligente, 
c'est  un  des  secrets  de  la  prédestination,  ou,  si  vous  voulez,  de  la  réproba- 
tion des  hommes  ,  que  nous  devons  révérer,  mais  qu'il  ne  nous  appartient 
pas  de  pénétrer.  A  prendre  les  termes  dans  toute  leur  rigueur,  on  dirait 
que  Dieu  ,  par  une  action  réelle  et  positive  ,  opère  lui-même  cet  aveugle- 
ment intérieur  ;  et  je  conviens  de  bonne  foi  qu'il  y  a  sur  ce  point,  dans  le 
texte  sacré ,  des  expressions  très-fortes ,  et  qui  demandent  du  discerne- 
ment et  de  la  précision ,  pour  ne  s'y  pas  laisser  surprendre.  Car  quand 
saint  Paul  dit,  par  exemple,  que  Dieu  enverra  à  ceux  qui  périssent,  c'est- 
à-dire  aux  réprouvés  ,  un  esprit  d'erreur  pour  croire  au  mensonge  :  Ideo 
mittet  Mis  Deus  operationem  erroris,  ut  credant  mendacio'*;  qui  ne 
conclurait  de  là  que  Dieu  agit  en  effet  dans  une  âme  criminelle ,  pour  lui 
inspirer  le  mensonge,  comme  il  agit  dans  une  âme  juste,  pour  y  répandre 
la  lumière  de  sa  grâce?  Et  quand  nous  lisons  dans  le  livre  des  Rois ,  que 
Dieu ,  par  un  dessein  formé,  suscita  un  démon  pour  séduire  Achab  ,  qu'il 
lui  en  donna  la  commission  expresse ,  et  qu'au  même  temps  il  mit  un  es- 
prit de  mensonge  dans  la  bouche  des  prophètes  en  qui  cet  infortuné  mo- 
narque avait  plus  de  confiance  :  Nunc  igitur  dédit  Deus  spiritum  men- 
dacii  in  ore  omnium  prophetarum  3  ;  prenant  la  chose  à  la  lettre,  ne  di- 
rait-on pas  que  Dieu  ,  par  une  providence  à  lui  seul  connue  ,  est  la  cause 
immédiate  qui  produit  l'aveuglement  du  pécheur?  Mais  ,  mes  Frères  ,  dit 
saint  Augustin  ,  il  n'en  va  pas  ainsi.  Dieu  ,  l'éternelle  et  l'essentielle  vé- 
rité, ne  peut  jamais  être  l'auteur  du  mensonge;  et,  tout  Dieu  qu'il  est,  il 
ne  peut  jamais  nous  tromper,  parce  qu'il  ne  peut  jamais  cesser  d'être  un 
Dieu  fidèle.  S'il  nous  aveugle,  c'est  par  voie  de  privation,  et  non  d'action  ; 
c'est  en  retirant  ses  lumières,  et  non  en  nous  imprimant  l'erreur  ;  c'est  en 
nous  abandonnant  à  nos  propres  vues  et  aux  suggestions  des  méchants ,  et 
non  en  nous  donnant  lui-même  des  vues  fausses.  Car  de  quelques  termes 
que  l'Écriture  se  soit  servie,  la  foi  nous  oblige  à  les  interpréter  de  la  sorte. 
11  y  a  plus,  et  j'ajoute  que  suivant  le  sentiment  du  même  saint  Augus- 
tin, dont  le  concile  de  Trente  nous  a  proposé,  sur  ce  point,  la  doc- 
trine pour  règle ,  on  doit  conclure  que  Dieu  n'aveugle  jamais  tellement  les 
hommes  en  cette  vie,  qu'il  les  laisse  dans  une  privation  entière  et  absolue 
des  lumières  de  sa  grâce.  Pourquoi  ?  parce  que  les  hommes  tomberaient  par 
là  dans  une  impuissance  absolue  et  entière  de  garder  sa  loi ,  et  qu'elle  leur 
deviendrait  impraticable.  Or  c'est  une  maxime  de  religion  d'autant  plus 

'  Isaï.,  ajmd  Joan.,  12.  —  5  2  Thcss.,  2 3  3  Reg.,  22. 


sur  l'aveuglement  spirituel.  617 

sûre  ,  quelle  est  nécessaire  pour  réprimer  le  libertinage,  que  Dieu,  souve- 
rainement juste,  souverainement  sage,  souverainement  bon,  ne  nous  de- 
mande jamais  rien  d'impossible  :  Impossibilia  nonjubet  (ce  sont  les  paroles 
de  saint  Augustin  citées  par  le  concile) ,  sedjuhendo  monet,  et  facere  quod 
possis,  et  petere  quod  non  possis,  et  adjuvat  ut  possis  i.  Il  nous  laisse 
donc  toujours  des  lumières  suffisantes,  sinon  pour  marcher  dans  la  voie  du 
salut,  au  moins  pour  la  chercher;  sinon  pour  agir,  au  moins  pour  prier  ; 
sinon  pour  savoir,  au  moins  pour  douter.  Or  il  n'en  faut  pas  davantage , 
Seigneur,  pour  être  en  pouvoir  d'accomplir  votre,  loi ,  et  pour  faire  que 
dans  vos  plus  sévères  jugements  vous  soyez  irréprochable  si  nous  ne  l'ac- 
complissons pas  :  Utjustific.eris  in  sermonibus  tuis,  et  vincas  cùmjudi- 
caris  2.  Que  fait  donc  Dieu  pour  nous  aveugler  et  pour  nous  punir?  rien 
autre  chose,  Chrétiens,  que  de  s'éloigner  de  nous ,  et  de  nous  livrer  à  nous- 
mêmes.  C'est-à-dire  que  Dieu ,  en  punition  de  nos  infidélités  et  de  nos 
désordres,  ne  nous  donne  plus  certaines  lumières  qu'il  nous  donnait  autre- 
fois :  lumières  vives  et  pénétrantes  ,  lumières  de  faveur  et  de  choix  ;  lu- 
mières qui  nous  détacheraient  du  inonde  et  qui  nous  en  découvriraient 
sensiblement  la  vanité ,  qui  nous  feraient  goûter  Dieu  et  nous  rendraient 
son  joug  aimable;  qui,  dans  la  pénitence  la  plus  austère,  nous  feraient 
trouver  de  saintes  délices ,  et ,  dans  les  croix  les  plus  dures ,  des  sources  de 
consolation  ;  lumières  qui  cent  fois  ont  produit  des  miracles  de  pénitence 
dans  les  pécheurs  les  plus  opiniâtres  ;  en  tel  et  en  tel ,  mon  cher  auditeur, 
dont  vous  avez  connu  les  égarements ,  et  que  vous  avez  vu  ensuite ,  touché 
de  ces  victorieuses  lumières ,  prendre  hautement  le  parti  de  la  piété  ;  lu- 
mières dont  nous  avons  nous-mêmes  senti  la  vertu,  tandis  que  nous  vivions 
dans  l'ordre,  et  qui  ne  se  sont  éclipsées  que  parce  que  le  péché  nous  a  sépa- 
rés de  Dieu.  Ce  sont  là,  Chrétiens,  les  lumières  dont  Dieu  nous  prive  quand 
nous  l'irritons ,  et  c'est  la  perte  de  ces  lumières  qui  fait  notre  aveuglement. 
Or  je  prétends  (et  voici  la  dernière  pensée  avec  laquelle  je  vous  renvoie), 
je  prétends  que  cet  aveuglement  ainsi  expliqué  est  l'effet  le  plus  redoutable 
de  la  justice  de  Dieu  vindicative,  le  châtiment  le  plus  rigoureux  que  Dieu 
puisse  exercer  sur  les  pécheurs ,  celui  qui  approche  davantage  de  la  répro- 
bation ,  et  que  l'on  peut  dire  être  déjà  une  une  réprobation  anticipée.  C'est 
pourquoi ,  remarque  saint  Chrysostome ,  quand  Isaïe ,  brûlé  de  zèle  pour 
les  intérêts  de  Dieu,  semblait  vouloir  engager  Dieu  à  punir  les  impiétés 
de  son  peuple ,  il  se  contentait  de  lui  dire  :  Excœca  cor  populi  hujus 3  : 
Aveuglez,  mon  Dieu,  le  cœur  de  ce  peuple.  Car  il  savait  que  Dieu ,  dans 
les  trésors  de  sa  justice ,  n'a  point  de  vengeance  plus  terrible  que  cet 
aveuglement  du  cœur.  Vous  me  demandez  en  quoi  elle  surpasse  toutes  les 
autres  ?  En  voici  la  raison ,  Chrétiens ,  que  vous  n'avez  peut-être  jamais 
comprise ,  et  qui  néanmoins  est  une  des  plus  solides  vérités  "de  votre  reli- 
gion. C'est  que  l'aveuglement  où  Dieu  permet  que  nous  tombions ,  en 
conséquence  de  nos  crimes ,  est  un  mal  tout  pur,  sans  aucun  mélange  de 
bien.  Écoutez-moi.  Tous  les  autres  maux  de  la  vie  sont,  il  est  vrai,  des 
châtiments  du  péché,  mais  ils  ne  laissent  pas  d'être,  si  nous  le  voulons , 

«  Au{j.  —  '  Psalm.  50.  —  3  Isaï.,  6. 


618  sur  l'aveuglement  spinituel. 

des  moyens  de  salut  ;  et  il  n'y  en  a  point ,  si  nous  en  savons  bien  user,  que 
nous  ne  puissions  mettre  au  nombre  des  grâces  ,  parce  qu'au  même  temps 
que  Dieu  nous  en  fait  porter  la  peine  par  sa  justice,  il  nous  les  rend  utiles 
par  sa  bonté.  Ce  sont  des  maux ,  dit  saint  Chrysostome ,  qui  nous  purifient 
en  nous  affligeant,  qui  nous  corrigent ,  qui  nous  servent  d'épreuves,  qui 
nous  aident  à  rentrer  dans  nous-mêmes ,  qui  nous  détachent  des  objets 
créés ,  et  nous  forcent  de  retourner  à  Dieu.  Mais  l'aveuglement  est  un  mal 
stérile ,  dont  nous  ne  pouvons  tirer  aucun  profit.  Il  y  a,  disent  les  théo- 
logiens ,  des  peines  médicinales  ;  il  y  en  a  de  satisfactoires  ;  il  y  en  a  de 
méritoires.  De  médicinales,  pour  nous  préserver  du  péché;  de  satisfac- 
toires, pour  l'expier;  de  méritoires,  pour  nous  sanctifier  :  mais  dans 
l'aveuglement,  ni  précaution,  ni  satisfaction,  ni  sanctification.  Quand 
Dieu  m'envoie  des  adversités,  une  maladie,  une  humiliation  ,  j'ai  toujours 
de  quoi  me  consoler.  Car  dans  ma  peine,  je  lui  dis  :  Seigneur,  soyez  béni  ; 
vous  me  châtiez  en  père  :  cette  maladie,  dans  l'ordre  de  votre  providence, 
est  pour  moi  un  purgatoire  et  un  exercice  de  patience.  Trop  heureux  si 
j'en  fais  un  tel  usage  !  J'abusais  de  ma  santé  pour  mener  une  vie  mon- 
daine et  dissipée;  en  me  Votant,  vous  m'avez  ,  malgré  moi,  séparé  du 
monde  :  peine  médicinale.  J'avais  horreur  de  la  pénitence;  vous  me  la 
faites  faire  par  nécessité  :  peine  satisfactoire.  J'étais  lâche  dans  votre  ser- 
vice ,  et  négligent  dans  les  devoirs  du  christianisme  ;  mais  si  je  ne  vous 
bonore  pas  en  agissant,  vous  me  donnez  de  quoi  vous  honorer  en  souffrant  : 
peine  méritoire.  Voilà  ce  qui  adoucit  mes  maux.  Mais  quand  je  tombe 
dans  l'aveuglement ,  je  ne  puis  rien  penser  de  tout  cela  ;  pourquoi  ?  c'est 
que ,  par  ce  genre  de  peine,  je  ne  satisfais  point  à  Dieu ,  je  ne  mérite  rien 
devant  Dieu,  je  ne  deviens  pas  meilleur  selon  Dieu  :  Dieu  me  punit,  et  rien 
de  plus. 

Or  en  cela ,  Chrétiens ,  le  châtiment  dont  je  parle  ressemble  encore  à 
celui  des  réprouvés.  Car  quel  est  pour  les  réprouvés  le  comble  de  la  misère? 
c'est  que  jamais  Dieu  ne  sera  satisfait  de  leurs  souffrances  ;  et  que  plus  ils 
souffrent,  plus  ils  sont  obstinés  dans  leur  malice.  De  même,  l'aveuglement, 
bien  loin  d'effacer  nos  péchés  ,  les  augmente  ;  bien  loin  de  soumettre  nos 
cœurs,  les  révolte;  bien  loin  d'apaiser  Dieu,  le  courrouce  :  il  a  tout  le 
mal  de  la  peine ,  sans  en  avoir  aucun  effet  salutaire.  Peine  éternelle , 
ajoute  saint  Chrysostome,  aussi  bien  que  celle  des  réprouvés.  Tous  les 
autres  maux  ,  quelque  grands  qu'ils  soient,  ont  un  terme;  l'aveuglement 
n'en  a  point  :  la  mort,  qui  finit  tout  le  reste,  au  lieu  de  le  faire  cesser,  lui 
donne ,  pour  ainsi  parler,  un  caractère  de  perpétuité  ;  et  comme  un  Saint 
en  mourant  passe,  selon  l'expression  de  saint  Paul,  de  lumière  en  lumière 
et  de  clarté  en  clarté ,  c'est-à-dire  de  la  lumière  de  la  foi  à  la  lumière  de  la 
gloire,  et  de  la  clarté  des  Justes  à  celle  des  bienheureux  :  A  claritate  in 
claritatem1  ;  aussi  la  mort  fait-elle  passer  un  mondain  que  Dieu  réprouve, 
de  ténèbres  en  ténèbres  et  d'aveuglement  en  aveuglement ,  je  veux  dire  de 
l'aveuglement  temporel  à  l'aveuglement  éternel ,  et  des  ténèbres  du  péché 
aux  ténèbres  de  l'enfer. 

1  2  Cor.,  3. 


sur  l'aveuglement  spirituel.  619 

Après  cela ,  conclut  admirablement  saint  Augustin ,  dites  que  Dieu  dès 
cette  vie  ne  punit  pas  spécialement  les  pécheurs  et  les  libertins.  Dites  qu'il 
n  a  point  pour  eux  de  châtiment  qui  dès  cette  vie  les  distingue  de  ses  élus, 
et  qu'en  toutes  choses  il  les  confond  avec  les  gens  de  bien.  Vous  vous  trom- 
pez ,  mes  Frères ,  reprend  ce  saint  docteur  :  Dieu  juge  les  mondains  dès 
cette  vie ,  et  dès  cette  vie  il  met  entre  eux  et  ses  élus  une  terrible  diffé-  • 
rence,  par  la  différente  manière  dont  il  les  châtie  :    Utique  est  Deus 
judicans  eos  in  terra1.  Il  n'attend  pas  jusqu'à  la  fin  des  siècles  pour 
séparer  le  bon  grain  d'avec  la  paille  ;  mais  il  a  dès  maintenant  une  espèce 
de  peine  qui  lui    suffit  pour  ce  triage,  et  c'est  l'aveuglement  dans  le 
péché.  Si  nous  ne  l'appréhendons  pas,  si  nous  n'en  avons  pas  autant 
d'horreur  que  de  l'enfer  même,  malheur  à  nous!  Ah!  Seigneur,  s'écriait 
le  même  Père,  que  vous  êtes  adorable  et  impénétrable  dans  vos  jugements  ! 
mais  ^que  vous  l'êtes  surtout  dans  cette  loi  fatale  qui  vous  fait  répandre 
de  si  affreuses  ténèbres  sur  les  hommes ,  pour  punir  les  désirs  injustes  et 
déréglés  de  leurs  cœurs!   Quàm  secretus  es,  habitans   in   excelsis,   in 
silentio  :  Deus  solus  et  Deus  magnus,  lege  infatigabili  spargens  pœnales 
cœcitates  super  illicitas  cupiditates 2  !  Si  ce  Dieu  vengeur  n'a  pas  encore 
exercé  sur  vous,  mes  Frères,  cette  rigoureuse  justice;  s'il  n'a  pas  encore 
permis  que  vous  soyez  tombés  dans  ce  triste  état ,  ce  n'est  pas  peut-être 
que  vous  ne  l'ayez  déjà  bien  mérité  :  mais  c'est  qu'il  a  usé  envers  vous 
d'une  plus  grande  miséricorde  qu'à  l'égard  de  tant  d'autres.  Cependant, 
prenez  garde  que  cette  bonté  ne  se  lasse  enfin ,  et  craignez  la  patience 
même  d'un  Dieu ,  qui  frappe  d'autant  plus  rudement  qu'il  a  plus  longtemps 
arrêté  ses  coups.  Qui  sait  s'il  a  résolu  d'attendre  davantage?  Qui  sait  si  ce 
ne  sera  pas  après  le  premier  péché  que  vous  allez  commettre,  qu'il  éteindra 
pour  vous  ses  lumières  et  qu'il  vous  aveuglera?  Qui  ne  doit  pas  être  saisi 
de  frayeur,  en  pensant  qu'il  y  a  un  péché  que  Dieu  a  marqué  comme  le 
dernier  terme  de  sa. grâce?  je  dis  de  cette  grâce  puissante  sans  laquelle 
nous  ne  nous  sauverons  jamais.   Quel  est-il  ce  péché?  je  ne  le  puis 
connaître.  Après  quel  nombre  de  péchés  viendra-t-il  ?  c'est  ce  que  j'ignore. 
De  quelle  nature,  de  quelle  espèce  est-il?  autre  mystère  pour  moi.  Est-ce 
un  péché  particulier  et  extraordinaire?  est-ce  un  péché  ordinaire  et  commun  ? 
abîme  où  je  ne  découvre  rien.  Tout  ce  que  je  sais ,  ô  mon  Dieu ,  c'est  que  je 
ne  dois  rien  oublier,  rien  ménager  pour  prévenir  le  malheur  dont  vous  me 
menacez.  Heureux  que  vous  m'ayez  fait  voir  le  danger,  non  moins  heureux 
que  vous  vouliez  encore  m'aider  à  en  sortir  !  Souverainement  heureux  ,  si 
je  marche  désormais  à  la  faveur  de  vos  divines  lumières,  jusqu'à  ce  que 
j'arrive  à  la  gloire,  où  nous  conduise,  etc. 

1  Aug,  —  2  Ibid. 


620  SUR   LA    PRÉPARATION   A    LA   MORT. 


SERMON  POUR  LE  JEUDI  DE  LA  QUATRIÈME  SEMAINE. 


SUR  LA  PREPARATION  A   LA  MORT, 

Cùm  appropinquaret  portai  ciuitalis ,  ecce  defunctus  efferebatur,  filius  unicus  matris  suœ  :  et 
hcec  vklua  erat,  et  turba  civitalis  multa  cum  illà.  Quant  cùm  vidisset  Dominus ,  miseiïcordiâ 
motus  super  eam,  dixlt  illi  :  Noliflere. 

Lorsque  Jésus-Christ  était  près  de  la  porte  de  la  ville,  on  portait  en  terre  un  mort,  fils 
unique  d'une  femme  veuve;  et  celte  femme  était  accompagnée  d'une  grande  quantité  de  per- 
sonnes de  la  ville.  Jésus-Christ  l'ayant  vue,  il  en  fut  touché,  et  il  lui  dit  :  Ne  pleurez  point. 
Saint  Luc ,  ch.  7. 

Voilà  ,  Chrétiens ,  dans  un  même  sujet  bien  des  sujets  de  compassion  : 
une  mère  qui  a  perdu  son  fils ,  une  femme  privée  par  là  de  la  plus  douce 
espérance  qui  lui  restait  ;  un  jeune  homme  enlevé  dès  la  fleur  de  son  âge  ; 
un  fils  unique ,  seul  héritier  de  sa  famille  ,  déchu  tout  à  coup  de  toutes  ses 
prétentions  ;  enfin  une  foule  de  monde  qui  accompagne  le  corps  qu'on 
porte  en  terre,  et  qui  prend  part  à  cette  triste  cérémonie.  Il  y  avait  là 
sans  doute ,  dit  saint  Grégoire  de  Nysse ,  de  quoi  toucher  le  Sauveur  des 
hommes  ;  et  il  était  difficile  que  le  Dieu  de  charité  et  de  miséricorde  ne  fût 
pas  ému  d'un  appareil  si  lugubre  et  d'un  spectacle  si  digne  de  pitié.  Mais 
après  tout ,  selon  la  pensée  de  saint  Chrysostome ,  un  autre  objet  le  tou- 
chait encore  bien  plus  sensiblement.  La  perte  d'un  fils,  le  deuil  d'une 
mère ,  la  mort  d'un  héritier,  la  désolation  d'une  veuve ,  ce  n'étaient  que 
des  considérations  humaines,  trop  faibles  pour  faire  une  grande  impression 
sur  le  cœur  d'un  Dieu  :  mais  ce  qu'il  ne  put  voir  sans  douleur,  ce  fut 
l'attachement  excessif  et  tout  naturel  de  cette  mère  à  la  personne  de  son 
fils;  ce  fut  l'infidélité  de  cette  femme,  qui  envisageait  la  mort,  non  avec 
les  yeux  de  la  foi ,  mais  par  les  yeux  de  la  chair  ;  ce  fut  le  malheur  de  ce 
jeune  homme,  surpris  par  un  accident  imprévu,  et  mort  sans  préparation. 
Or,  pour  m' attacher  à  ce  dernier  article ,  qui  me  paraît  plus  essentiel  et 
plus  important ,  n'est-ce  pas  ainsi  que  meurent  tous  les  jours  tant  de  chré- 
tiens ,  je  veux  dire  sans  avoir  pensé  à  la  mort ,  sans  s'être  disposés  à  la 
mort?  et  qu'y  a-t-il  de  plus  déplorable  que  l'état  d'un  homme  qui  se 
trouve  à  ce  dernier  moment  lorsqu'il  s'y  attendait  le  moins ,  et  n'a  pris 
nulles  mesures  pour  un  passage  dont  les  suites  sont  éternelles  ?  Il  est  donc 
d'une  extrême  conséquence ,  mes  chers  auditeurs ,  de  vous  apprendre  à 
prévenir  un  danger  si  affreux  ;  et  c'est  pour  cela  que  je  viens  vous  entre- 
tenir aujourd'hui  de  la  préparation  à  la  mort.  Vierge  sainte ,  puissante 
protectrice  des  mourants ,  c'est  vous  que  nous  invoquons  à  cette  heure  si 
critique  ;  c'est  votre  secours  alors  que  nous  implorons  :  commencez  dès 
maintenant  à  nous  en  faire  sentir  les  effets ,  et  rendez-vous  favorable  à  la 
prière  que  nous  vous  adressons.  Ave,  Maria. 

Saint  Ghrysostome ,  donnant  les  règles  de  vie ,  et  par  ces  règles  de  vie 


SUR  LA  PREPARATION  A  LA  MORT.  621 

voulant  disposer  une  âme  chrétienne  à  la  mort,  fait  particulièrement 
consister  cette  préparation  en  trois  choses ,  savoir  :  la  persuasion  de  la 
mort,  la  vigilance  contre  la  mort ,  et  la  science  pratique  de  la  mort.  Trois 
dispositions  qui  ont  entre  elles  un  enchaînement  nécessaire ,  et  qui  vont 
d'abord  partager  ce  discours  :  comprenez-en,  s'il  vous  plaît ,  le  dessein. 
Pour  se  préparer  à  mourir,  dit  ce  saint  docteur,  il  faut  se  bien  persuader 
delà  mort  :  première  règle.  Il  faut  sans  cesse  veiller  contre  les  surprises  de 
la  mort  :  seconde  règle.  Enfin  il  faut  se  faire  de  la  vie  même ,  soit  par  la 
réflexion  soit  par  la  pratique  ,  un  exercice  continuel  et  comme  un  appren- 
tissage de  la  mort  :  troisième  règle.  Or  quel  est,  par  rapport  à  nous ,  le 
sujet  de  la  compassion  du  Fils  de  Dieu?  le  voici,  mes  chers  auditeurs  : 
c'est  que  craignant  la  mort  au  point  que  nous  la  craignons ,  nous  vivons 
néanmoins  dans  une  négligence  entière  et  dans  le  plus  profond  oubli  de 
la  mort.  Car  nous  craignons  de  mourir;  et  cependant,  quelque  certaine  et 
quelque  prochaine  même  que  soit  la  mort,  nous  ne  sommes  presque  jamais 
persuadés  qu'il  faut  mourir.  Nous  craignons  de  mourir  ;  et  cependant , 
quelque  incertaine  d'ailleurs  et  quelque  trompeuse  que  soit  la  mort ,  nous 
prenons  aussi  peu  de  précaution  que  si  nous  étions  pleinement  instruits  et  du 
temps  et  de  l'état  où  nous  devons  mourir.  Enfin  nous  craignons  de  mourir; 
et  cependant,  malgré  l'expérience  journalière  et  si  sensible  que  nous  avons 
de  la  mort,  nous  n'apprenons  jamais  dans  l'usage  de  la  vie  à  mourir.  Ces 
trois  points  demandent  à  être  éclaircis  ,  et  c'est  pour  cela  que  j'ai  besoin  de 
votre  attention. 

PREMIÈRE    PARTIE. 

C'est  par  la  persuasion  que  doit  commencer  ce  grand  et  saint  exercice 
de  la  préparation  à  la  mort.  Car,  comme  dit  saint  Chrysostome ,  il  est 
difficile  que  je  me  prépare  sérieusement  à  une  chose  dont  je  ne  suis  pas 
encore  persuadé  ;  et  quand  elle  doit  avoir  des  suites  aussi  irréparables  et 
aussi  terribles  que  celles  de  la  mort,  il  n'est  pas  plus  possible,  si  j'en  suis 
fortement  persuadé,  que  je  ne  m'applique  de  tout  mon  pouvoir  à  m'y  dispo- 
ser. Ne  regardez  donc  point,  mes  chers  auditeurs,  ce  que  j'ai  maintenant  à 
vous  dire  comme  une  proposition  paradoxe  ,  ou  comme  une  instruction  du 
moins  inutile  ;  et  ne  me  répondez  point  que  la  mort  est  tellement  certaine, 
qu'il  n'y  a  rien  dont  les  hommes  soient  malgré  eux  plus  convaincus.  Car 
je  soutiens  au  contraire  qu'il  n'y  a  rien  ou  presque  rien  dont  ils  le  soient 
moins.  Vérité  qui  doit  vous  surprendre,  et  que  je  ne  comprendrais  pas  moi- 
même,  si  je  ne  savais  pas  en  quel  sens  elle  doit  être  entendue;  mais  vérité 
constante,  et  que  je  prétends  vous  rendre  sensible  dans  l'exposition  que 
j'en  vais  faire. 

11  est  vrai ,  Chrétiens,  nous  sommes  vous  et  moi  persuadés  qu'il  y  a  un 
arrêt  de  mort  porté,  dans  le  tribunal  souverain  de  la  justice  de  Dieu ,  contre 
l'homme  pécheur,  et  que  c'est  un  arrêt  irrévocable  et  sans  appel  :  Statu- 
tum  est  hominibus  semel  morix.  Mais  par  je  ne  sais  quel  enchantement  de 
notre  amour-propre ,  nous  oublions ,  sans  y  prendre  garde ,  que  cet  arrêt 

1  Hebr.,  9. 


622  SUR    LA    PRÉPARATION    A    LA    MORT. 

doit  être  exécuté  dans  nos  personnes  ;  et  nous  vivons  en  effet  comme  si 
nous  étions  persuadés  que  nous  ne  devons  point  mourir.  Nous  savons  bien 
en  général  que  tous  les  hommes  mourront  ;  mais  par  mille  illusions  et 
mille  fausses  espérances  qui  nous  jouent,  quoi  qu'il  en  soit  du  général , 
nous  trouvons  toujours  le  moyen  de  nous  excepter  en  particulier.  Disons 
mieux ,  nous  avons  bien  une  évidence  et  une  conviction  spéculative  que 
nous  mourrons  nous-mêmes  ;  mais  au  même  temps  mille  erreurs  pratiques 
nous  font  croire  que  nous  ne  mourrons  pas.  C'est-à-dire,  nous  conve- 
nons bien  que  nous  mourrons  un  jour,  et  que  c'est  une  loi  rigoureuse  qu'il 
faudra  enfin  subir  ;  mais  nous  nous  consolons  dans  la  pensée  que  ce  ne 
sera  pas  encore  si  tôt,  que  nous  avons  encore  du  temps,  que  notre 
heure  n'est  pas  encore  venue ,  que  nous  ne  mourrons  pas  encore  de  cette 
maladie  ;  et  cette  persuasion  nous  empêche  d'entrer  dans  les  dispositions 
prochaines  et  nécessaires  où  il  faudrait  nous  mettre  pour  nous  préparer  à 
la  mort.  Car  observez  avec  moi,  Chrétiens,  que  ce  qui  nous  dispose  à  une 
bonne  mort  n'est  pas  de  savoir  en  spéculation  qu'il  faut  mourir,  mais 
d'être  actuellement  touché  et  pénétré  de  ce  sentiment  intérieur  :  Je 
mourrai,  et  mon  heure  approche;  je  mourrai,  et  ce  sera  dans  quelqu'une 
de  ces  années  que  je  me  promets  en  vain  ;  je  mourrai ,  et  ce  sera  dans  l'âge 
et  de  la  manière  que  j'aurai  le  moins  prévus.  Voilà  ce  qui  nous  détermine 
à  prendre  sans  délai  ces  ferventes  et  généreuses  résolutions  de  réformer 
notre  vie,  pour  penser  efficacement  et  solidement  à  la  mort. 

Que  fait  donc  l'ennemi  de  notre  salut?  Apprenez-le,  mes  chers  auditeurs  : 
voici  l'artifice  le  plus  dangereux  dont  il  se  sert  pour  nous  entretenir  dans 
l'impénitence.  Il  nous  laisse  toutes  les  autres  pensées  de  la  mort,  dont  il 
sait  bien  que  nous  ne  ferons  aucun  usage ,  et  il  nous  ôte  celle  qui  seule 
serait  capable  de  nous  convertir.  Je  veux  dire  qu'il  ne  nous  persuade  pas 
que  nous  ne  mourrons  jamais  ;  ce  serait  une  erreur  trop  grossière  ,  et  dont 
jil  n'a  pas  même  besoin  pour  nous  perdre  ;  mais  il  nous  persuade  que  nous 
ne  mourrons,  ni  aujourd'hui,  ni  demain,  ni  dans  tous  les  temps  où  la 
charité  que  nous  nous  devons  à  nous-mêmes  nous  presserait  de  retourner 
à  Dieu  ;  et  cela  lui  suffit.  Car  avec  cela  ne  comptant  jamais  sur  la  mort , 
nous  ne  tirons  jamais  ces  conséquences  salutaires,  d'où  dépend  notre 
conversion.  Et  c'est  ainsi  que  l'a  entendu  saint  Chrysostome,  expliquant 
ces  paroles  de  la  Genèse  :  Nequaquam  moriemini*.  La  remarque  de  ce 
Père  est  digne  de  votre  attention.  Il  dit  donc  que  le  démon ,  cet  esprit  de 
mensonge  ,  emploie  encore  tous  les  jours  ,  pour  nous  séduire ,  la  même 
ruse  dont  il  se  servit  dans  le  paradis  terrestre  contre  nos  premiers  parents  ; 
et  quand  il  a  entrepris ,  ou  de  nous  faire  tomber  dans  le  péché ,  ou  de 
nous  éloigner  de  la  pénitence,  un  des  moyens  les  plus  ordinaires  par  où  il 
y  parvient  est  de  nous  suggérer,  comme  au  premier  homme  et  à  sa  femme, 
que  nous  ne  mourrons  point  :  Nequaquam  moriemini.  Mais  comment 
peut-il  nous  aveugler  de  la  sorte  ?  et  quand  Dieu  ne  nous  l'aurait  pas  dit , 
quand  la  raison  ne  nous  en  convaincrait  pas,  l'expérience  seule  ne  serait- 
elle  pas  plus  que  suffisante  pour  nous  forcer  à  croire  que  nous  mourrons? 

1  Gènes.,  3. 


SUR   LA    PRÉPARATION    A    LA    MORT.  <>2.'j 

Quelle  apparence  que  nous  puissions  démentir  là-dessus ,  non- seulement 
notre  foi  et  notre  raison,  mais  l'incontestable  et  l'évident  témoignage  de 
nos  sens?  Peut-être ,  à  en  juger  par  là ,  serait-il  moins  étonnant  que  notre 
premier  père  eût  donné  dans  un  tel  piège  ;  car  il  n'avait  encore  vu  nul 
exemple  de  la  mort  ;  et  Tlïeureux  état  d'innocence  où  Dieu  l'avait  créé  le 
faisait  jouir  d'une  santé  inaltérable ,  et  le  rendait  môme  immortel.  Ainsi 
tandis  qu'il  était  dans  l'ordre ,  ne  ressentant  nulle  faiblesse  qui  l'avertit  de 
sa  mortalité  ,  il  pouvait  plus  aisément  se  laisser  surprendre  à  la  vaine  pro- 
messe du  tentateur,  et  se  flatter  qu'il  ne  mourrait  pas  :  Nequaquam  mo- 
riemini.  Mais  à  nous  ,  Chrétiens ,  à  nous  dont  les  yeux  sont  continuelle- 
ment frappés  de  l'image  de  la  mort  ;  à  nous  que  la  mort,  pour  ainsi  parler, 
environne  de  toutes  parts  ;  à  nous  qui  la  voyons  dans  les  autres ,  et  qui  par 
nos  infirmités  en  faisons  déjà  dans  nous-mêmes  les  tristes  épreuves ,  nous 
dire  :  Vous  ne  mourrez  point,  Nequaquam  moriemini ,  c'était  la  dernière 
des  tentations  par  où  le  démon  semblait  devoir  nous  attaquer,  et  encore 
moins  nous  tromper.  C'est  néanmoins  celle  par  où  il  nous  attaque  le  plus 
souvent  ;  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  étrange,  c'est  celle  qui  lui  réussit  le  mieux. 
L'artifice  est  grossier,  je  l'avoue  ;  mais  notre  aveuglement  en  est  d'autant 
plus  déplorable  lorsque  nous  y  sommes  surpris.  Or  nous  le  sommes  à  tous 
moments.  Car  le  démon ,  qui  cherche  en  tout  notre  ruine  et  qui  connait 
notre  faible ,  n'a  qu'à  nous  prendre  par  là ,  en  nous  disant  :  Tu  ne  mour- 
ras pas  encore  de  ceci ,  nous  le  croyons.  Il  n'a  qu'à  nous  faire  entendre 
que  nous  sommes  jeunes,  que  rien  ne  presse,  que  nous  aurons  le  loisir  de 
penser  à  nous ,  sans  examiner  davantage ,  nous  nous  en  fions  à  lui , 
et  dans  cette  confiance  malheureuse  nous  vivons  tranquillement,  et 
toujours  dans  les  mêmes  dispositions,  toujours  dans  le  même  désordre 
d'une  vie  mondaine,  toujours  dans  le  même  état  d'une  conscience  déréglée  : 
pourquoi?  parce  que  nous  ne  sommes  jamais  persuadés,  j'entends  d'une 
persuasion  efficace ,  qu'il  faut  mourir. 

Il  semble  que  nous  soyons  même  en  cela  d'intelligence  avec  notre 
ennemi.  Car,  bien  loin  que  nous  soyons  jamais  persuadés  de  la  mort ,  nous 
ne  voulons  pas  l'être ,  nous  craignons  de  l'être,  nous  éloignons  de  nous 
toutes  les  vues  qui  pourraient  nous  servir  à  l'être  ;  et  ces  vues ,  qui  de- 
vraient nous  sanctifier,  ne  font  communément  que  nous  troubler,  que 
nous  désoler,  que  nous  consterner,  quelquefois  même  que  nous  irriter, 
quand ,  aux  approches  de  la  mort ,  on  nous  tient  le  moindre  discours ,  et 
qu'on  nous  fait  la  moindre  ouverture  touchant  le  danger  où  nous  nous 
trouvons.  De  là  vient  ce  qu'a  sagement  remarqué  saint  Chrysostome ,  que 
la  plupart  des  hommes  meurent  sans  croire  mourir,  et  presque  toujours 
avec  une  assurance  présomptueuse  de  ne  pas  mourir.  De  là  vient  que 
ceux-là  mêmes  à  qui  constamment  et  visiblement  il  reste  moins  de  jours 
à  vivre ,  sorrt  toutefois  ceux  qui  travaillent  plus  pour  la  vie.  Combien  en 
verrez- vous  qui ,  frappés  d'une  maladie  mortelle  ,  et  déjà  condamnés  par 
le  jugement  public ,  forment  des  desseins ,  s'engagent  dans  des  entreprises, 
s'inquiètent  de  mille  affaires  temporelles,  comme  s'ils  avaient  le  plus  grand 
intérêt  dans  l'avenir  ?  Combien  de  vieillards ,  accablés  sous  le  poids  des 


624  SUR   LA    PRÉPARATION    A    LA    MORT. 

années,  et  n'ayant  plus  qu'un  pas  à  faire  jusqu'au  tombeau,  sont  aussi 
avides  des  biens  de  la  terre  que  s'ils  les  devaient  posséder  durant  des 
siècles  entiers  ?  De  là  vient  que  les  grands  du  monde ,  par  une  fatalité ,  si 
je  l'ose  dire,  attachée  à  leur  condition ,  ne  savent  jamais  où  ils  en  sont , 
quand  ils  sont  presque  au  moment  de  la  mort  ;  et  cela  parce  qu'on  est 
prévenu  qu'ils  ne  le  veulent  pas  savoir.  De  là  vient  que  chacun  conspire 
à  les  tromper,  dans  des  conjonctures  où  il  serait  si  important  de  leur 
ouvrir  les  yeux.  On  les  assure  que  tout  va  bien ,  lorsqu'il  est  évident  que 
tout  va  mal  ;  on  les  félicite  d'un  léger  succès  ,  et  d'un  changement  assez 
favorable  en  apparence ,  mais  qui  n'est  au  fond  qu'un  dernier  effort  de  la 
nature  défaillante  ;  on  leur  cache  adroitement  et  avec  soin  toutes  les 
marques  et  tous  les  présages  qu'on  découvre  en  eux  d'une  mort  certaine  ; 
on  leur  exagère  la  force  et  la  vertu  des  remèdes  ,  sans  leur  parler  jamais 
du  souverain  remède,  qui  est  la  pénitence  ;  on  les  amuse  de  la  sorte,  et  par 
quels  motifs?  motifs  tout  humains  :  une  femme,  par  un  excès  de  tendresse; 
tles  enfants,  par  respect  ou  par  intérêt  ;  des  étrangers,  par  complaisance  ; 
'des  domestiques,  par  crainte  :  tellement  qu'ils  ignorent  toujours  la  vérité, 
et  qu'en  mourant  même  ils  se  tiennent  encore  sûrs  de  ne  pas  mourir. 

De  là  vient  que  ceux  qui ,  par  état  et  par  un  devoir  propre  de  leur  mi- 
nistère ,  devraient  pourvoir  à  ce  désordre ,  et  parler  avec  moins  de  réserve, 
ont  tant  de  peine  eux-mêmes  à  s'expliquer  ;  qu'ils  s'en  reposent  les  uns 
■sur  les  autres ,  un  médecin  sur  le  confesseur,  et  un  confesseur  sur  le  mé- 
decin; ne  voulant  ni  l'un  ni  l'autre  se  faire  porteurs  d'une  parole  dont  Dieu 
leur  a  pourtant  confié  l'importance,  quoique  dure  et  fâcheuse  commission, 
•et  sacrifiant  à  de  faibles  considérations  le  salut  d'une  âme  dont  l'éternelle 
'destinée  dépendait  de  leur  fidélité.  De  là  viennent,  s'il  faut  enfin  se  décla- 
rer, et  presser  le  malade,  dans  l'extrémité  où  il  est ,  de  recourir  aux  sacre- 
ments ;  de  là ,  dis-je ,  tant  de  précautions  ,  de  déguisements  et  de  détours. 
On  l'assure  qu'il  n'y  a  rien  encore  à  désespérer  ;  que  quand  on  l'exhorte  à 
•donner  cette  marque  de  religion ,  ce  n'est  pas  qu'on  le  croie  dans  un  péril 
•qui  ne  souffre  plus  de  retardement  ;  mais  qu'il  est  bon  de  se  prémunir  de 
■bonne  heure ,  et  de  se  mettre  l'esprit  en  repos  ;  c'est-à-dire  qu'on  lui  ôte 
un  des  plus  puissants  motifs  de  pénitence ,  et  peut-être  le  seul  dont  il  soit 
alors  capable  d'être  touché,  savoir,  la  vue  prochaine  du  jugement  de  Dieu . 
Ce  ne  fut  point  ainsi  .que  se  comporta  le  prophète,  quand,  au  nom  du  Sei- 
•gneur,  et  avec  une  sainte  liberté ,  il  avertit  le  roi  de  Juda  que  sa  fin  appro- 
chait ,  et  qu'il  fallait  se  disposer  à  partir  pour  aller  rendre  compte  au 
souverain  Juge  :  Dispone  domui  tua? ,  quia  morieris  tu,  et  non  vives1. 
11  lui  prononça  cet  arrêt  sans  adoucissement  :  Vous  mourrez ,  Morieris.  Il 
n'eut  égard ,  ni  à  sa  grandeur  royale ,  ni  au  trouble  où  le  jetterait  cette 
parole  de  mort  :  Morieris  tu,  Vous  mourrez  ,  prince,  vous  en  personne, 
vous,  tout  monarque  et  tout  absolu  que  vous  êtes.  Ah!  Chrétiens,  où 
trouve-t-on  aujourd'hui  des  prophètes ,  je  ne  dis  pas  pour  les  rois  et  pour 
les  têtes  couronnées  ,  mais  même  pour  les  autres  conditions  du  monde,  et 
«urtout  pour  ceux  qui ,  dans  le  monde ,  ont  quelque  distinction ,  soit  de  la 

1  4Reg.,  20;  Isaï.,  38. 


SUR  LA  PREPARATION  A  LA  MORT.  G25 

naissance,  soit  du  sang?  je  ne  m'étonne  point  que,  dans  des  accidents 
imprévus  et  singuliers ,  on  meure  sans  être  persuadé  qu'on  va  mourir.  Tel 
est  F  affreux  châtiment  de  Dieu ,  et  c'est  en  quoi  consiste  cette  impénitence 
malheureuse  dont  je  vous  parlais  il  y  a  quelque  temps ,  lorsque  Dieu ,  pour 
punir  le  pécheur,  permet  que  la  mort  le  surprenne  dans  son  péché.  Mais 
ce  n'est  pas  là  de  quoi  il  s'agit..  Ce  que  je  ne  puis  assez  déplorer  ni  assez 
condamner,  c'est  que  des  mourants  que  Dieu  appelle  par  les  voies  les  plus 
communes,  que  des  mourants  à  qui  la  mort  laisse  jusques  au  dernier 
soupir  le  libre  exercice  de  leur  raison ,  que  des  mourants  pour  qui  la  divine 
justice  se  relâche  de  tous  ses  droits ,  en  s1  accommodant  à  leurs  besoins  ,  et 
leur  donnant  tout  le  loisir  de  se  reconnaître,  meurent  avec  cela  sans  être 
persuadés  de  la  nécessité  actuelle  et  de  la  proximité  de  la  mort ,  et  que  ce 
défaut  de  persuasion  ne  soit  plus  précisément  l'effet  d'une  vengeance  rigou- 
reuse  du  ciel  qui  les  châtie ,  ni  d'un  événement  inopiné  qui  les  déconcerte, 
,mais  d'une  insurmontable  obstination  qui  les  aveugle  ;  que  ce  soit  nous- 
mêmes,  pour  ainsi  dire,  qui  prenions  à  tâche  de  nous  jouer  nous-mêmes, 
de  nous  séduire  nous-mêmes ,  croyant  les  choses ,  non  pas  comme  elles 
sont,  mais  comme  il  nous  plairait  qu'elles  fussent  :  voilà  ce  qui  me 
paraît  digne ,  non  plus  de  toute  compassion ,  mais  de  toute  mon  indi- 
gnation. 

Or  quel  est  le  remède,  Chrétiens?  Le  voici,  tiré  de  la  doctrine  et  des 
maximes  de  saint  Grégoire,  pape,  qui,  de  tous  les  Pères  de  l'Église,  me 
semble  avoir  été ,  sur  le  sujet  que  je  traite,  un  des  plus  éclairés.  Première 
maxime  :  c'est  d'entretenir  habituellement  dans  nous  une  persuasion  gé- 
nérale de  la  mort,  qui  rectifie  toutes  nos  erreurs  particulières  ;  c'est-à-dire , 
d'opposer  continuellement  à  nos  assurances  présomptueuses  touchant  la 
mort ,  l'idée  vive  de  la  mort  ;  de  rappeler  souvent  dans  notre  esprit  cette 
pensée  salutaire  :  Je  mourrai ,  et  je  mourrai  dans  un  de  ces  moments  où 
je  n'aurai  pas  cru  devoir  mourir.  Ainsi  l'oracle  même  de  la  vérité  me  l'a-t-il 
fait  connaître  ;  et  malheur  à  moi  si ,  malgré  les  termes  exprès  de  l'Évan- 
gile, malgré  la  menace  de  Jésus-Christ,  je  n'en  suis  pas  encore  persuadé! 
Souvenir  de  la  mort  que  Moïse  recommandait  tant  au  peuple  de  Dieu  , 
convaincu  qu'il  était  que  cette  nation  si  inconstante  et  si  indocile  de- 
meurerait dans  la  soumission ,  tandis  qu'elle  aurait  cet  objet  présent 
devant  les  yeux  :  Utinam  sapèrent  et  intelligerent ,  ac  novissima  pro- 
vider ent  1  ! 

Seconde  maxime  :  avoir  un  ami  sincère  et  droit ,  un  ami  qui ,  sans  nous 
ménager,  sans  écouter  les  sentiments  d'une  amitié  faible  ou  intéressée , 
vienne  à  nous  dans  le  danger,  et  nous  dise  avec  le  même  zèle  et  la  même 
force  que  le  Prophète  :  Mettez  ordre  à  votre  conscience ,  et  au  plus  tut;  car 
la  mort  n'est  pas  loin  :  Dispone  domui  tuœ;  morieris  enim  tu.  Exiger  de 
lui,  comme  le  meilleur  office  que  nous  en  puissions  attendre,  qu'il  ne 
diffère  point  à  s'expliquer,  et  qu'il  ne  craigne  point,  en  s'expliquant ,  de 
nous  contrister.  Lui  faire  bien  comprendre  que  par  là  nous  jugerons  s'il 
est  parfaitement  à  nous ,  que  par  là  nous  le  distinguerons  des  faux  amis  ? 

1  Deut.,  32. 

t.  i.  40 


626  SUR  LA   PRÉPARATION    A    LA   MORT. 

que  par  là  nous  lui  serons  redevables  d'une  des  grâces  les  plus  précieuses  , 
qui  est  la  persuasion  de  la  mort  au  temps  même  de  la  mort.  Car  voilà  ce 
que  nous  devons  souhaiter  d'un  ami.  Tous  les  autres  services,  hors  celui-là, 
ou  qui  ne  vont  pas  là ,  sont  vains  ,  sont  méprisables ,  souvent  même  sont 
dangereux.  Mais  penser  au  salut  d'un  mourant ,  mais  prendre  soin  de  son 
âme  et  de  son  éternité,  mais  Je  disposer  par  de  sages  conseils  à  finir  chré- 
tiennement une  vie  dont  le  terme  doit  être  un  souverain  bonheur  ou  un 
souverain  malheur,  c'est  là  proprement  être  ami  jusques  à  la  mort.  Cher- 
chons-le cet  ami  fidèle;  et  où?  non  point  parmi  les  mondains.  S'ils  sont 
amis  (et  combien  peu  même  le  sont  !  ) ,  c'est  selon  le  faux  esprit  du  monde, 
c'est  par  rapport  aux  frivoles  avantages  du  monde  ,  c'est  pour  établir,  pour 
avancer  un  ami  dans  le  monde.  Mais  nous  le  trouverons  parmi  ce  petit 
nombre  d'hommes  vertueux  et  de  zélés  serviteurs  que  Dieu  s'est  réservés 
jusques  au  milieu  du  monde,  et  dont  la  piété  nous  est  connue.  Nous  le  trou- 
verons parmi  les  ministres  de  Jésus-Christ;  amis  d'autant  plus  solides, 
qu'après  nous  avoir  aidés  à  bien  vivre ,  ils  nous  aident  encore  à  bien  mourir. 
Troisième  maxime  :  s'affermir  contre  la  crainte  de  la  mort ,  parce  que 
c'est  la  crainte  immodérée  de  la  mort  qui  nous  en  rend  la  pensée  si  odieuse, 
et  la  persuasion  si  difficile.  Ce  qu'on  craint ,  on  aime  à  se  le  représenter 
dans  un  long  éloignement ,  et  l'on  tâche  même  à  en  perdre  absolument  la 
mémoire ,  comme  si  jamais  il  ne  devait  arriver.  Or  par  où  combattre  cette 
crainte?  par  les  armes  de  la  foi,  par  les  motifs  de  l'espérance  chrétienne, 
parles  saintes  ardeurs  de  la  charité  divine.  Pour  cela,  se  dire  souvent  à 
soi-même ,  dans  le  secret  du  cœur  :  Ecce  sponsus  venit  l  :  Allons ,  mon 
âme,  allons  au  devant  de  l'époux,  le  voilà  qui  s'avance  :  il  ne  viendra 
pas,  mais  il  vient  déjà  :  Ecce  sponsus  venit.  Ce  n'est  point  pour  vous 
perdre ,  mais  pour  vous  tirer  des  misères  de  cette  vie  mortelle ,  et  vous 
faire  entrer  en  possession  de  son  royaume.  Ce  n'est  point  pour  vous 
rejeter  de  sa  présence,  mais  pour  vous  recueillir  au  contraire  dans  son 
sein,  et  pour  vous  unir  éternellement  à  lui  :  Ecce  sponsus  venit.  Lan- 
gage ,  il  est  vrai ,  trop  relevé  pour  des  âmes  sensuelles  ;  mais  sentiment 
ordinaire  aux  saintes  âmes  ;  vue  consolante  qui  les  rassure ,  qui  les  fortifie, 
qui  les  anime.  Dans  cette  disposition,  elles  se  plaisent  à  envisager  la  mort 
de  près  ;  et  plus  elles  l'envisagent  de  près  ,  plus  elles  se  préparent  à  la  re- 
cevoir, plus  elles  redoublent  leurs  soins,  leur  activité,  leur  ferveur  :  Ecce 
sponsus  venit  ;  exite  obviam  ei.  Car  à  quoi  nous  porte  cette  persuasion  ? 
à  une  sainte  vigilance  contre  la  mort ,  qui  va  faire  le  sujet  de  la  seconde 
partie. 

DEUXIÈME    PARTIE. 

Qui  le  croirait,  Chrétiens,  qu'on  put  trouver  un  préservatif  contre  la 
mort;  qu'on  pût,  malgré  son  incertitude ,  s'assurer  de  la  mort  ;  qu'on  pût 
en  quelque  sorte  faire  changer  de  caractère  à  la  mort;  et  au  lieu  qu'elle  est 
trompeuse ,  la  rendre  fidèle ,  ou  lui  ôter  au  moins  le  pouvoir  de  nous  tra- 
hir? Voilà  toutefois  l'important  secret  que  le  Sauveur  du  monde  a  pris  soin 

*  Mauh,,  25. 


SUR   LA    PREPARATION   A    LA    MORT.  627 

de  nous  apprendre;  et  ce  secret,  dit  saint  Chrysostome ,  est  renfermé  dans 
cette  seule  parole  :  Veillez,  Vigilate  K  Parole  à  laquelle  il  semble  que  le 
Fils  de  Dieu  ait  attaché  des  bénédictions  infinies  ;  parole  dont  il  a  fait  la 
conclusion  presque  universelle  des  divins  enseignements  qu'il  nous  a  don- 
nés, et  parole  aussi  dont  la  pratique  est  comme  le  précis  et  l'abrégé  de 
toute  la  sagesse  chrétienne.  Car  à  quoi  tend  la  sagesse  de  l'Évangile?  à  la 
grande  affaire  du  salut.  D'où  dépend  cette  essentielle ,  cette  unique  affaire? 
de  la  mort.  Et  quel  moyen  plus  infaillible  et  plus  nécessaire  pour  nous 
prémunir  contre  la  mort ,  et  pour  nous  mettre  à  couvert  de  ses  surprises , 
que  la  vigilance?  Vigilate. 

En  effet ,  reprend  saint  Bernard ,  quoi  que  je  fasse ,  les  circonstances 
particulières  de  la  mort  seront  toujours  incertaines  pour  moi  ;  mais ,  tout 
incertaine  qu'est  la  mort  et  quelle  sera  toujours  dans  ses  circonstances ,  je 
puis  faire  en  sorte  quelle  ne  me  surprenne  jamais.  Malgré  toutes  mes  ré- 
flexions ,  et  toutes  les  recherches  dont  je  pourrais  user  pour  pénétrer  dans 
l'avenir,  j'ignorerai  toujours  le  temps  de  ma  mort ,  le  lieu  de  ma  mort ,  le 
genre  de  ma  mort  ;  pourquoi?  parce  que  ce  sont  des  mystères  que  le  Père 
céleste  a  réservés ,  non-seulement  à  sa  souveraine  puissance ,  mais  à  sa  di- 
vine prescience  :  Quœ  Pater  posait  in  sua  potestate 2.  Mais  sans  savoir  le 
temps  de  ma  mort,  je  puis  vivre  à  tous  les  temps  dans  une  telle  attention  sur 
moi-même,  qu'il  n'y  ait  jamais  une  heure  où  la  mort  ne  me  trouve  pas 
en  garde  :  sans  savoir  le  lieu  de  ma  mort,  je  puis  tellement  attendre  la 
mort  dans  tous  les  lieux ,  quil  n'y  en  ait  jamais  un  où  je  ne  sois  pas  à 
couvert  de  ses  pièges  :  sans  savoir  le  genre  de  ma  mort ,  c'est-à-dire  sans 
savoir  si  ce  sera  une  mort  lente  ou  une  mort  subite ,  une  mort  tranquille 
ou  une  mort  accompagnée  de  violentes  douleurs ,  une  mort  qui  laisse  à 
mon  esprit  toute  sa  raison  ou  une  mort  qui  le  trouble,  je  puis  prendre  de 
si  justes  mesures ,  que  du  reste  ce  ne  soit  jamais  une  mort  imprévue.  Et 
voilà  ce  qui  fit  la  différence  des  vierges  sages  dont  il  est  parlé  dans  l'Évan- 
gile, et  des  vierges  folles.  Les  unes  n'étaient  pas  plus  instruites  que  les 
autres  du  moment  où  l'époux  devait  arriver  ;  mais ,  dans  cette  incertitude, 
les  unes,  par  précaution  ,  tinrent  toujours  leurs  lampes  allumées;  au  lieu 
que  les  autres  s'endormirent ,  et  laissèrent ,  pendant  leur  sommeil ,  leurs 
lampes  s'éteindre. 

Or  c'est  ici  même ,  Chrétiens ,  que  nous  devons  adorer  la  providence  de 
notre  Dieu  ;  c'est ,  dis-je,  dans  cette  incertitude  de  la  mort,  tout  affreuse 
qu'elle  est  d'ailleurs ,  et  dans  l'effet  salutaire  qu'elle  produit.  Car  c'est  par 
là  que  Dieu  nous  retient  dans  l'ordre,  et  qu'il  nous  oblige  à  veiller  sans 
cesse  sur  nos  actions,  à  mesurer  tous  nos  pas,  à  peser  toutes  nos  paroles,  à 
purifier  toutes  nos  pensées ,  à  régler  tous  les  désirs  de  notre  cœur.  Si  je  sa- 
vais quand  je  dois  mourir,  où  je  dois  mourir,  comment  je  dois  mourir, 
peut-être  vivrais-je  dans  un  plus  grand  repos;  mais  je  vivrais  avec  moins 
de  dépendance  :  au  lieu  que  l'incertitude  du  temps  où  je  mourrai ,  du  lieu 
où  je  mourrai,  de  la  manière  dont  je  mourrai,  me  réduit  à  l'heureuse  néces- 
sité d'étudier  soigneusement  tous  mes  devoirs,  et  de  m' appliquer  régulière- 

«  Matth.,  25,  —  2  Act.,  1. 


G28  SUR   LA   PRÉPARATION   A   LA   MORT. 

ment  et  constamment  à  les  remplir.  Être  un  moment  hors  de  cette  disposi- 
tion, je  veux  dire  hors  de  cette  vigilance  chrétienne,  c'est,  dit  saint  Jérôme, 
agir  contre  tous  les  principes  et  toutes  les  lumières  de  la  raison  ;  pourquoi? 
parce  que  c'est  commettre  à  un  seul  moment  l'éternité  tout  entière. 

Mais  il  s'ensuit  donc  que  la  plupart  des  hommes ,  et  même  des  plus  clair- 
voyants et  des  plus  sages  dans  l'opinion  des  hommes ,  ne  sont  néanmoins 
que  des  aveugles  et  des  insensés.  Ah!  mes  Frères,  répond  saint  Chryso- 
stome ,  la  conséquence  n'est  que  trop  juste  ;  et  l'Écriture  ne  nous  le  dit-elle 
pas  en  termes  formels?  n'a-t-elle  pas,  sur  ce  point,  condamné  hautement 
de  folie  la  prudence  du  siècle  la  plus  raffinée?  Que  peut-on  penser  autre 
chose ,  quand  on  voit  des  hommes  tels  qu'à  la  honte  du  christianisme  nous 
en  voyons  dans  tous  les  états  :  des  hommes  qui  se  piquent  d'être  vigilants 
et  habiles  sur  tout  le  reste,  et  qui  négligent  la  seule  affaire  où  il  faudrait 
l'être;  des  hommes  si  attentifs  aux  moindres  intérêts  de  la  vie,  et  qui 
abandonnent  au  hasard  le  capital  intérêt  dont  la  mort  doit  décider  ;  des 
hommes  qui  passent  des  mois ,  des  années  à  régler  des  comptes  dont  ils 
sont  chargés  devant  d'autres  hommes  comme  eux ,  et  qui  ne  pensent  jamais 
à  régler  ce  grand  compte  dont  ils  sont  responsables  à  Dieu  ;  des  hommes 
qui  ne  croient  jamais  avoir  pris  assez  de  sûretés  dans  la  conduite  du 
inonde,  et  qui  risquent  tout  dans  la  conduite  du  salut?  Tel  est  néan- 
moins l'aveuglement  de  tant  de  chrétiens ,  et  plaise  à  Dieu  que  ce  ne  soit 
pas  le  vôtre  !  Car,  selon  la  parole  et  l'expression  du  Fils  de  Dieu ,  où  est 
aujourd'hui  le  serviteur  fidèle  et  prudent  qui  veille  pour  être  toujours  en 
disposition  de  recevoir  le  maître  qu'il  attend ,  et  dont  il  craint  d'être  sur- 
pris ?  Quis  putas  est  fidelis  dispensator  et  prudens 1  ?  Parlons  sans  ligure, 
et  ne  parlons  même  d'abord  que  de  quelques  points  particuliers.  Est-ce 
veiller,  que  de  remettre  au  temps  de  la  mort  à  s'acquitter  de  certains  de- 
voirs d'une  obligation  également  indispensable  devant  Dieu  et  devant  les 
hommes  :  par  exemple ,  à  payer  des  dettes  qui  toujours  grossissent  d'une 
année  à  l'autre ,  et  qu'on  laisse  à  la  bonne  ou  à  la  mauvaise  foi  d'un 
héritier  avare  qui  saura  bien ,  par  mille  chicanes ,  les  contester  et  s'en  dé- 
charger ;  à  faire  des  restitutions  auxquelles  on  aurait  dû  pourvoir,  et  dont 
on  se  repose  sur  des  enfants,  pour  qui  elles  deviendront  une  nouvelle 
matière  de  crimes  et  un  sujet  de  damnation  ;  à  satisfaire  des  domestiques 
qui  ne  touchent  presque  jamais  rien  de  leur  salaire ,  et  qui  viennent,  par 
leurs  représentations  importunes,  quoique  justes  d'ailleurs,  interrompre 
un  mourant  et  le  zèle  des  ministres  employés  auprès  de  lui  ;  à  discuter  des 
articles  embarrassants  ;  à  éclaircir  des  difficultés  et  des  doutes ,  dont  la  ré- 
solution dépend  de  mille  circonstances  qu'il  faudrait  faire  connaître ,  et 
sur  quoi  l'on  n'a  plus  le  loisir  de  s'expliquer  ;  à  voir  un  ennemi ,  et  à  se 
réconcilier  avec  lui ,  quand  on  ne  peut  plus  lui  pardonner  de  cœur,  parce 
qu'on  a  vécu  dans  une  haine  invétérée ,  et  qu'on  ne  le  fait  appeler  que  par 
je  ne  sais  quelle  cérémonie ,  plutôt  que  par  religion  ?  Je  ne  pousse  pas  plus 
loin  ce  détail  :  mais  pour  dire  quelque  chose  de  plus  général  et  encore  de 
plus  essentiel ,  est-ce  veiller  que  de  pratiquer  si  peu  de  bonnes  œuvres , 

'  Lur.,  12. 


SUR  LA  PRÉPARATION  A  LA  MORT.  629 

que  d'être  si  peu  appliqué  aux  exercices  du  christianisme,  que  de  con- 
mettre  si  aisément  le  péché,  que  d'y  demeurer  habituellement,  que  de  n'a- 
voir presque  jamais  recours  à  la  pénitence ,  et  de  s'exposer  ainsi  à  toutes 
les  suites  d'une  mort  inopinée  et  réprouvée  ? 

Ah  !  mes  Frères,  préservons-nous  de  ce  malheur.  Craignons  la  mort,  mais 
ménageons  tellement  cette  crainte,  quelle  nous  serve  de  défense  contre  la 
mort  même  ;  et  puisque  l'avantage  le  plus  solide  qui  nous  en  peut  revenir  est 
de  veiller  sans  relâche,  veillons  au  même  temps  que  nous  craignons  et  autant 
que  nous  craignons.  Remettons-nous  souvent  dans  l'esprit  ces  comparaisons 
familières,  mais  convaincantes,  dont  se  servait  saint  Ghrysostome  pour  faire 
comprendre  sensiblement  à  ses  auditeurs  la  vérité  que  je  vous  prêche.  Car, 
disait  ce  Père ,  on  n'attend  pas  à  équiper  un  vaisseau ,  quand  il  est  en 
pleine  mer,  battu  des  flots  et  de  la  tempête ,  et  dans  un  danger  prochain 
du  naufrage.  On  ne  pense  pas  à  munir  une  place,  quand  l'ennemi  arrive 
et  qu'il  l'investit.  On  ne  commence  pas  à  meubler  le  palais  du  prince , 
quand  le  prince  est  à  la  porte  et  sur  le  point  d'y  entrer.  Figures  natu- 
relles, qui  nous  font  mieux  sentir  la  nécessité  d'une  vigilance  prompte  et 
assidue,  que  tous  les  raisonnements.  Non,  non,  ajoute  saint  Grégoire, 
pape ,  il  ne  sera  pas  temps  de  se  disposer  au  jugement  de  Dieu ,  quand  ces 
signes  avant-coureurs  de  la  venue  du  Fils  de  l'Homme  paraîtront ,  je  ne 
dis  pas  dans  le  ciel  ni  sur  la  terre ,  mais  dans  nous-mêmes  ;  quand  le  so- 
leil s'obscurcira,  c'est-à-dire  quand  notre  raison  sera  dans  le  désordre  et 
dans  les  ténèbres ,  où  la  présence  et  l'horreur  de  la  mort  ont  coutume  de 
la  jeter;  quand  la  lune  s'éclipsera,  c'est-à-dire  quand  notre  volonté,  mar- 
quée par  l'inconstance  de  cet  astre,  sera  affaiblie,  et  hors  d'état  de  former 
aucune  résolution  ;  quand  les  étoiles  tomberont  du  firmament ,  c'est-à-dire 
quand  nos  sens  seront  troublés  et  que  nous  en  aurons  perdu  l'usage.  Sou- 
venons-nous de  l'excellente  réflexion  de  saint  Augustin  qui  seule ,  bien 
méditée ,  vaut  tout  un  discours  :  Que  pour  mourir  chrétiennement ,  il  ne 
suffit  pas  ,  lorsque  la  mort  approche ,  de  penser  à  la  mort,  ni  môme  de  se 
préparer  à  la  mort,  mais  qu'il  faut  y  avoir  pensé  et  s'y  être  préparé; 
pourquoi?  parce  que  Jésus-Christ,  dont  toutes  les  paroles  sont  autant  d'o- 
racles, et  qui  sait  renfermer  dans  un  mot  les  plus  profonds  mystères  du 
salut ,  ne  nous  a  pas  dit  :  Préparez-vous  alors,  mais  soyez  prêts  :  Estole 
parati l.  D'où  je  tire  cette  terrible  conclusion  ,  qu'il  y  a  un  temps  où  l'on 
peut  se  préparer  à  la  mort  et  être  réprouvé  de  Dieu.  Ainsi  en  arriva-t-il 
à  ces  mêmes  vierges ,  j'entends  ces  vierges  folles ,  dont  je  vous  ai  déjà 
proposé  l'exemple.  Elles  se  préparèrent,  elles  coururent  chercher  de 
l'huile  pour  remplir  leurs  lampes,  mais  trop  tard  :  l'époux  était  entré 
dans  la  salle ,  et  elles  en  trouvèrent  à  leur  retour  la  porte  fermée.  Com- 
bien de  mourants  que  Dieu  réprouve  lors  même  qu'ils  se  préparent,  et 
dont  l'actuelle  préparation ,  par  un  juste  jugement  du  ciel ,  n'empêche  pas 
l'éternelle  damnation ,  parce  qu'au  lieu  d'une  préparation  entière  et  con- 
sommée, ce  n'est  qu'une  préparation  imparfaite  et  commencée?  Ils  s'éveil- 
lent de  leur  assoupissement,  ils  prennent  en  main  la  lampe  de  la  foi, 

1  Luc,  12. 


630  SUR   LA   PRÉPARATION    A   LA   MORT. 

l'onction  de  la  charité  leur  manque ,  et  ils  s'empressent ,  ils  s'inquiètent , 
ils  s'agitent  :  mais  l'époux  cependant  avance ,  la  mort  les  enlève  ,  la  porte 
de  la  miséricorde  leur  est  fermée  ,  et  Dieu  leur  déclare  qu'il  ne  les  connaît 
plus. 

Soyez  donc  prêts ,  mes  chers  auditeurs,  et  toujours  prêts  :  Estoteparati; 
et  que  cette  préparation  ne  consiste  point  seulement  en  des  projets  vagues 
et  sans  fruit,  à  quoi  se  termine  souvent  toute  la  disposition  que  nous 
apportons  à  la  mort  ;  mais  en  des  actions  et  des  effets ,  en  de  sérieux  exa- 
mens ,  en  de  fréquentes  confessions ,  en  de  ferventes  communions ,  en  de 
saintes  retraites,  en  d'utiles  lectures,  dans  les  aumônes  ,  dans  les  prières, 
dans  tous  les  exercices  de  la  piété  chrétienne  ;  car,  sans  cela ,  tout  le  reste 
n'est  qu'illusion.  Ne  nous  fions  point  à  la  vigilance  des  autres;  et  dans 
une  affaire  où  il  s'agit  de  nous-mêmes,  ne  comptons,  pour  y  veiller,  que 
sur  nous-mêmes.  Dieu  nous  a  donné  des  pasteurs,  dit  l'apôtre  saint  Paul, 
qui  veillent  sur  nous ,  comme  étant  responsables  de  notre  salut.  Mais, 
après  tout ,  nous  sommes  nos  premiers  pasteurs  ,  et  en  bien  des  rencontres 
nos  uniques  pasteurs  ;  et  toute  la  vigilance  des  pasteurs  de  l'Église  ne  nous 
garantira  pas  des  périls  de  la  mort ,  si  elle  n'est  accompagnée  et  soutenue  de 
la  nôtre.  S'ils  nous  refusent  leurs  soins,  et  qu'ils  nous  laissent  périr,  ils 
rendront  compte  à  Dieu  de  notre  perte  ;  mais  nous  n'en  serons  pas  moins 
perdus.  La  rigoureuse  justice  que  Dieu  exercera  sur  eux  pour  nous  avoir 
abandonnés,  ne  diminuera  rien  de  celle  qu'il  exercera  sur  nous,  pour 
nous  être  abandonnés  nous-mêmes.  Car  si  Dieu  les  a  menacés ,  en  leur 
confiant  nos  âmes ,  de  les  leur  redemander  :  Sanguinem  autem  ejus  de 
manu  tua  requiram1,  je  puis  bien  vous  appliquer  la  même  menace,  et 
vous  dire  de  la  part  de  Dieu  qu'il  vous  redemandera  vous-mêmes  à  vous- 
mêmes,  puisqu'il  vous  a  spécialement  chargés  de  vous-mêmes  :  A nimam 
autem  tuam  de  manu  tua  requiram. 

Mais  quelle  est  la  pratique  de  cette  vigilance  si  nécessaire?  Je  la  réduis  à 
trois  points ,  qui  comprennent  en  abrégé  toute  la  morale  de  l'Évangile ,  et 
qui  sont  comme  les  principes  fondamentaux  de  toute  notre  conduite  à  l'é- 
gard de  la  mort.  Premièrement,  se  tenir  toujours  dans  l'état  où  l'on 
voudrait  mourir  ;  du  moins  n'être  jamais  dans  un  état  où  l'on  aurait  hor- 
reur de  mourir  :  et  la  raison  est  qu'on  peut  mourir  partout  et  à  chaque 
instant.  Or,  prenant  cette  règle,  et  sans  sortir  de  cette  assemblée,  m'a- 
dressant  à  vous,  mes  chers  auditeurs,  si  je  vous  demandais  :  Ètes-vous 
prêts?  qu'auriez-vous  à  me  répondre?  Mais  ce  que  je  ne  puis  ici  vous  de- 
mander à  chacun  en  particulier,  vous  pouvez  chacun  en  particulier  vous 
le  demander  à  vous-mêmes  :  Voudrais-je  mourir  dans  cette  habitude 
criminelle ,  et  porter  au  tribunal  de  Dieu  tant  de  péchés  qu'elle  m'a  fait 
commettre ,  et  qu'elle  me  fait  commettre  tous  les  jours?  voudrais-je  mourir 
avec  ce  ressentiment  que  je  conserve  dans  mon  cœur,  et  qui  m'entretient 
dans  une  division  dont  Dieu  est  offensé  et  le  monde  même  scandalisé  ? 
voudrais-je  mourir  redevable  au  prochain  de  telle  et  telle  injustice  que 
ma  conscience  me  reproche,  et  sur  quoi  je  ne  puis  attendre  de  la  part 

'  Ezech.,  33. 


SUR  LA  PRÉPARATION  A  LA  MORT.  631 

de  Dieu  nulle  rémission ,  tant  que  je  pourrai  la  réparer  et  que  je  ne  la 
réparerai  pas?  Le  voulez- vous  en  effet,  mon  cher  Frère?  voulez-vous, 
dis-je,  mourir  de  la  sorte?  mais  si  vous  ne  le  voulez  pas,  il  faut  donc 
sortir  de  cet  état ,  et  au  plus  tôt.  Car  vous  y  pouvez  mourir  autant  de 
fois  que  vous  y  restez  de  moments,  puisqu'il  n'y  a  pas  un  moment  où 
vous  ne  soyez  expose  au  coup  de  la  mort. 

Secondement,  faire  toutes  ses  actions  en  vue  de  la  mort,  c'est-à-dire 
agir  en  tout  comme  on  voudra  l'avoir  fait  à  la  mort.  Pour  cela  ne  rien 
entreprendre ,  ne  rien  exécuter,  n'arrêter,  ne  régler  rien  touchant  l'emploi 
de  la  journée ,  qu'auparavant  et  en  esprit  on  ne  se  soit  mis  au  lit  de  la 
mort,  et  qu'on  n'ait  bien  pensé  devant  Dieu  ce  qu'alors  on  jugera  de  cette 
affaire  où  Ton  se  sera  embarqué,  de  ce  dessein  qu'on  aura  formé,  de  ces 
moyens  qu'on  aura  pris  pour  y  réussir  ;  ce  qu'on  approuvera ,  ce  qu'on 
blâmera ,  ce  qui  consolera ,  ce  qui  affligera  ;  comment  on  souhaitera  de 
s'être  comporté  dans  cette  occasion ,  d'avoir  parlé  dans  cette  conversation , 
d'avoir  rempli  cette  charge,  cette  commission,  de  s'être  acquitté  de  ces 
exercices  de  pénitence  ,  de  charité ,  de  religion.  Prévenu  de  ces  idées ,  on 
n'estime  rien ,  on  ne  veut  rien ,  on  ne  dit  rien ,  on  ne  fait  rien  qui  ne 
soit  selon  la  loi  de  Dieu;  et  tout  ce  qu'on  estime,  c'est  en  chrétien  qu'on 
l'estime  ;  tout  ce  qu'on  veut ,  c'est  en  chrétien  qu'on  le  veut  ;  tout  ce  qu'on 
dit,  c'est  en  chrétien  qu'on  le  dit;  tout  ce  qu'on  fait,  c'est  en  chrétien , 
et  avec  zèle,  avec  ferveur,  qu'on  le  fait. 

Troisièmement,  rentrer  souvent  en  soi-même,  s'examiner  souvent  soi- 
même  pour  se  bien  connaître  :  et  qu'est-ce  que  j'appelle  se  bien  connaître? 
c'est  connaître  toutes  ses  obligations  ,  tout  le  bien  qu'on  doit  pratiquer  et 
qu'on  ne  pratique  pas ,  tout  le  mal  qu'on  doit  éviter  et  qu'on  n'évite  pas, 
à  quoi  l'on  doit  prendre  garde  dans  la  condition  où  l'on  est,  les  obstacles 
qu'on  y  trouve  ou  les  avantages  pour  le  salut ,  avec  quels  progrès  on  y 
avance  ou  à  quels  égarements  on  y  est  sujet  ;  avoir,  pour  cette  recherche 
si  solide  et  si  importante,  des  temps  marqués  dans  l'année ,  dans  le  mois, 
dans  la  semaine  ;  méditer  sur  cela ,  délibérer,  former  ses  résolutions , 
pleurer  le  passé ,  assurer  l'avenir,  et  prendre  sans  cesse  une  ardeur  toute 
nouvelle.  C'est  ainsi  que  notre  crainte,  selon  l'expression  du  Prophète 
royal ,  devient  notre  plus  ferme  appui ,  parce  qu'elle  sert  à  exciter  notre 
vigilance  :  Posuisti  fmnamentum  ejus  formidinem  *.  Telle  était  la 
crainte  des  Saints,  et  le  fruit  qu'ils  en  retiraient.  Tous  les  jours  de  leur 
vie,  non-seulement  ils  envisageaient  la  mort,  non-seulement  ils  veillaient 
pour  se  disposer  à  la  mort ,  mais  ils  apprenaient  la  science  de  la  mort  ; 
comment  ?  en  se  faisant  de  la  vie  même  comme  un  apprentissage  et  un 
exercice  de  la  mort  ;  et  c'est  ce  qui  me  reste  à  vous  expliquer  dans  la  troi- 
sième partie. 

TROISIÈME    PARTIE. 

Se  faire  de  la  vie  même  comme  un  apprentissage  de  la  mort ,  et  par 
cet  apprentissage  de  la  mort  apprendre  en  effet  et  se  former  à  mourir , 

•  Psalm.  88. 


032  SUR    LA   PRÉPARATION    A    LA    MORT. 

n'est-ce  pas  non-seulement  un  paradoxe,  mais  une  contradiction?  Car, 
sans  prétendre  subtiliser  dans  une  matière  aussi  solide  que  celle-ci,  tout 
apprentissage  suppose  deux  conditions  ;  savoir ,  un  fréquent  exercice  de  la 
même  chose ,  et  le  pouvoir  de  la  recommencer  tout  de  nouveau ,  et  de  la 
rectifier  quand  une  fois  on  n'y  a  pas  réussi.  Or,  de  ces  deux  conditions,  ni 
Fune  ni  l'autre  ne  se  trouve  dans  la  mort,  puisqu'on  ne  meurt  qu'une  fois, 
et  qu'après  la  mort ,  soit  qu'elle  ait  été  sainte  ou  criminelle ,  il  n'y  a  plus 
de  retour.  Ce  qui  a  fait  dire  à  saint  Augustin  que  ,  de  toutes  les  fautes , 
les  plus  irréparables  sont  celles  que  l'on  commet  à  la  mort.  Cependant, 
Chrétiens ,  c'est  la  maxime  de  tous  les  Pères  de  l'Église  qu'on  peut  ap- 
prendre à  mourir ,  et  que  cette  science  est  la  plus  éminente  de  toutes  les 
sciences  après  la  science  de  Dieu ,  si  toutefois  elle  peut  être  distinguée 
de  la  science  de  Dieu.  Il  y  a,  disent-ils,  un  apprentissage  pour  la  mort, 
et  c'est  dans  cet  apprentissage  que  les  Saints  se  sont  formés  :  tout  leur 
soin  pendant  la  vie  a  été  d'étudier  la  mort  ;  et ,  comme  il  est  naturel  de 
faire  parfaitement  ce  que  l'on  sait ,  et  ce  que  l'on  a  même  pratiqué  par  un 
long  usage,  ils  sont  morts  en  saints ,  parce  qu'ils  possédaient  excellem- 
ment la  science  de  la  mort. 

Or  il  ne  tient  qu'à  nous  de  les  imiter  ;  car  voici  trois  vérités  qui  nous 
regardent  aussi  bien  qu'eux ,  et  que  nous  devons  tous  nous  appliquer  à 
nous-mêmes.  La  première  :  nous  mourons  tous  les  jours  ,  selon  la  parole 
du  Saint-Esprit  ;  il  nous  est  donc  aisé  d'apprendre  à  mourir.  La  seconde  : 
toutes  les  créatures  qui  nous  environnent  nous  apprennent  actuellement , 
ou ,  pour  mieux  dire ,  nous  forment  à  mourir  ;  notre  ignorance  est  donc 
sans  excuse  si  nous  ne  savons  pas  mourir.  La  troisième  :  la  vie  chré- 
tienne à  quoi  Dieu  nous  a  appelés  est ,  pour  ainsi  parler ,  une  continuelle 
pratique  de  la  mort  ;  nous  sommes  donc  bien  coupables  de  n'être  pas  plus 
versés  et  plus  expérimentés  dans  l'art  de  la  mort.  Les  conséquences  sont 
évidentes,  et  je  vais  vous  faire  convenir  des  principes. 

Non ,  Chrétiens ,  il  n'est  pas  vrai  dans  un  sens  que  nous  ne  mourons 
qu'une  fois.  Nous  mourons  à  toute  heure,  et  à  toute  heure  nous  pouvons, 
je  ne  dis  pas  seulement  sans  crime,  mais  avec  mérite ,  mourir  volontaire- 
ment et  librement.  En  effet ,  quand  Dieu  menaça  le  premier  homme  qu'il 
mourrait  dès  qu'il  aurait  désobéi  :  In  quâcumque  die  comederis,  morte 
morieris i,  l'arrêt,  selon  la  remarque  de  saint  Irénée,  s'exécuta  dans  Adam 
au  moment  qu'il  eut  violé  le  précepte  du  Seigneur.  Autrement ,  ajoute  le 
même  saint,  Dieu  aurait  été  peu  efficace  et  peu  sincère  dans  le  jugement 
qu'il  avait  prononcé.  Car  il  n'avait  pas  dit  au  premier  homme  :  Tu  mourras 
un  jour,  tu  mourras  dans  un  certain  temps,  tu  mourras  après  avoir  vécu  tant 
d'années  et  tant  de  siècles  ;  mais  il  lui  avait  dit  absolument  :  Tu  mourras  au 
jour  même  et  dans  l'instant  que  tu  auras  péché  :  In  quâcumque  die;  et  c'est 
ainsi  que  la  chose  s'accomplit.  Dès  lors  Adam  ,  en  punition  de  sa  désobéis- 
sance, devint  sujet  à  toutes  sortes  d'infirmités ;  dès  lors  il  sentit  affaiblir 
son  tempérament;  et  son  corps  dégradé,  si  je  l'ose  dire,  du  privilège  de 
l'innocence,  commença  à  déchoir,  et  par  conséquent  à  mourir.  Or  ce  qui 

2   Ccncs.,  2„ 


SUIl    LA    PRÉPARATION    A   LA    MOUT.  633 

se  vérifia  dans  Adam  se,  vérifie  également  dans  nous,  et  les  païens  mêmes 
font  bien  reconnu.  Nous  nous  trompons  ,  disait  un  de  leurs  sages ,  et  notre 
erreur  est  d'envisager  toujours  la  mort  comme  future  :  In  hoc  fallimur , 
quod  mortem prospicimus1.  Bien  loin  que  cela  soit,  une  grande  partie 
de  la  mort  est  déjà  passée  pour  nous  :  Magna  pars  ejusjamprœteriit  :  et 
nous  devons  faire  état  quelle  tient  sous  son  domaine  tout  ce  qui  s'est  écoulé 
jusques  à  présent  de  notre  vie  :  Et  quidquid  œtatis  rétro  est ,  mors  tenet. 
Mais  saint  Paul  l'a  dit  encore  plus  expressément ,  et  la  parole  de  cet 
apôtre  doit  être  ici  d'une  tout  autre  autorité.  Quotidiè  morior  per  ves- 
tram  gloriam ,  Fratres  2  :  Il  n'y  a  point  de  jour,  mes  Frères,  écrivait-il 
aux  Corinthiens  ,  que  je  ne  meure  ;  et  la  gloire  que  je  reçois  de  vous  fait 
qu'il  n'y  a  point  de  jour  que  je  ne  meure  avec  joie  et  avec  plaisir. 

Or,  supposé  que  nous  mourions  tous  les  jours  ,  pouvons-nous  dire  qu'il 
est  difficile  d'apprendre  à  mourir  ;  et  puisque  à  tous  moments  nous  mou- 
rons par  nécessité,  qui  nous  empêche  de  nous  accoutumer  à  mourir  par 
choix  et  par  volonté?  J'avoue,  poursuit  saint  Augustin  enchérissant  sur 
cette  pensée ,  que  nos  yeux  sont  comme  enchantés  par  la  vue  des  choses 
présentes  ;  mais  s'il  y  a  un  charme  dans  nos  veux,  nous  en  devons  cher- 
cher le  remède  dans  nos  esprits  ;  et  le  remède  est  de  bien  comprendre  que 
ce  corps  qui  nous  paraît  vivant  est  en  effet  un  corps  qui  se  détruit  et  un 
corps  mourant  :  Fascinatio  est  in  visu,  sed  remedium  in  intellectu;  vi- 
des viventem,  cogita  morientem  3.  Ces  paroles  sont  pleines  de  force  et 
d'énergie  ;  vous  vivez ,  dit  saint  Augustin  ;  mais  le  même  principe  qui 
vous  fait  vivre  est  celui  qui  vous  fait  mourir  ;  et  quoique  vos  sens  vous 
disent  le  contraire,  c'est  à  votre  raison  de  les  corriger,  en  vous  remontrant 
à  vous-mêmes  que  cette  vie  qui  vous  semble  vie ,  n'est  qu'un  commence- 
ment et  un  progrès  de  mort  :  Vides  viventem,  cogita  morientem  u. 

Mais  encore,  ajoute  saint  Augustin,  qui  nous  enseignera  à  mourir,  et 
à  quelle  école  irons-nous  pour  apprendre  cette  incomparable  leçon?  Qui 
nous  l'enseignera,  Chrétiens?  toutes  les  créatures  de  l'univers,  et  surtout 
celles  par  qui  nous  subsistons  même  et  nous  vivons.  Car  ne  sortons  point 
d'abord  hors  de  nous-mêmes ,  mes  Frères  ,  dit  l'Apôtre  ;  c'est  dans  nous- 
mêmes  que  nous  trouvons  toutes  les  preuves  d'une  mort  certaine.  Nous 
n'avons  qu'à  nous  interroger  nous-mêmes  :  tout  ce  qu'il  y  a  dans  nous 
nous  dira  d'une  voix  secrète ,  mais  unanime ,  qu'il  faut  mourir  ;  et ,  quoi 
que  nous  puissions  opposer  en  notre  faveur  ,  nous  n'aurons  jamais  d'autre 
réponse  que  celle-là  :  Il  faut  mourir.  Tu  es  riche  et  dans  l'opulence  ;  mais 
il  faut  mourir.  Tu  as  du  crédit  et  de  la  réputation  ;  mais  il  faut  mourir. 
Tu  es  jeune  et  en  état  de  goûter  les  délices  de  la  vie;  mais  il  faut  mourir. 
Tu  es  l'idole  du  monde  ;  mais  il  faut  mourir.  Voilà  le  seul  langage  que 
nous  entendrons  ;  pourquoi?  parce  que  Dieu  en  nous  créant  a  gravé  dans 
le  fond  de  notre  être  cette  réponse  générale  que  nous  font  tous  les  éléments 
qui  nous  composent,  et  qui,  en  se  détruisant  les  uns  les  autres,  nous 
détruisent  nous-mêmes  avec  eux.  Ne  nous  contentons  pas  de  cela,  mais 
regardons  autour  de  nous  :  Je  dis  que  toutes  les  créatures  qui  nous  en- 

1  Scnec.  —  »  1  Cor.,  15.  —  3  Ang.  —  \  Ibid. 


634  SUR  LA  PRÉPARATION  A  LA  MORT. 

vironnent  et  qui  servent  à  notre  entretien ,  non-seulement  nous  annoncent 
la  mort,  mais  nous  forment  actuellement  et  nous  exercent  à  mourir.  Gom- 
ment cela?  en  nous  quittant,  en  se  séparant  de  nous  ,  en  cessant  d'être  à 
nous  :  ce  qui  déjà,  comme  l'observe  ingénieusement  saint  Augustin ,  est 
un  véritable  exercice  de  la  mort.  Car  à  combien  de  choses  pouvons-nous 
dire  que  nous  sommes  déjà  morts  ,  et  que  nous  mourons  sans  cesse?  Les 
plaisirs  de  la  jeunesse  ne  sont  plus  pour  nous ,  et  nous  ne  sommes  plus 
pour  eux  ;  la  joie  d'hier  n'est  plus  aujourd'hui ,  et  nous  sommes  morts 
pour  elle  ;  les  honneurs  qu'on  nous  a  rendus  autrefois  ne  sont  plus  rien  , 
et  l'oubli ,  qui  lui-même  est  une  espèce  de  mort ,  les  a  anéantis  dans  la 
mémoire  des  hommes  :  et  comme  ces  honneurs  et  ces  plaisirs  nous  ont 
déjà  quittés ,  tout  le  reste ,  je  ne  dis  pas  nous  quittera  ,  mais  nous  quitte 
à  mesure  que  nous  en  usons.  Or  n'est-ce  donc  pas  un  aveuglement  bien 
grossier  que  le  nôtre ,  si ,  par  tant  d'essais  et  tant  d'épreuves  de  la  mort , 
nous  ne  parvenons  pas  à  acquérir  la  science  de  la  mort? 

Mais  le  grand  et  l'essentiel  engagement  que  nous  avons  à  cette  science 
pratique  et  à  cet  exercice  de  la  mort,  c'est  la  profession  du  christianisme 
où  Dieu  nous  a  appelés  ;  puisque ,  selon  toutes  les  règles  de  l'Écriture ,  la 
vie  chrétienne  n'est  rien,  à  proprement  parler,  qu'une  continuelle  mort. 
Et  voilà  pourquoi  saint  Paul ,  qui  comprenait  admirablement  cette  vé- 
rité ,  ne  donnait  point  aux  premiers  fidèles  d'autre  idée  de  ce  qu'ils  étaient 
que  celle-ci  :  Mortui  estis,  et  vita  vestra  abscondita  est  cum  Christo  in 
Deo  t  ;  Vous  êtes  morts,  et  votre  vie  est  cachée  avec  Jésus-Christ  en  Dieu. 
Consepuiti  estis  cum  Christo  per  baptismum  in  mortem  2  ;  Vous  êtes  en- 
sevelis avec  Jésus-Christ  par  le  baptême ,  qui  est  pour  vous  un  sacrement 
et  un  mystère  de  mort  :  ce  qui  se  doit  entendre,  ajoute  saint  Chryso- 
stome ,  non  pas  dans  un  sens  figuré ,  mais  à  la  lettre  et  dans  la  rigueur 
des  termes.  Car  à  quoi  vont  toutes  les  maximes  de  la  vie  chrétienne,  si- 
non à  détacher  l'âme  du  corps ,  c'est-à-dire  à  la  détacher  des  plaisirs  du 
corps,  à  la  détacher  des  sensualités  du  corps,  à  la  détacher  de  la  servi- 
tude et  de  l'esclavage  du  corps?  Or,  détacher  lame  du  corps,  qu'est-ce 
autre  chose  que  lui  apprendre  à  mourir  :  Porro  secernere  animam  à  cor- 
pore,  quid  aliud  est,  quàm  emori  discerezct  Dégageons-nous ,  disait  un 
païen ,  de  cet  attachement  honteux ,  qui  assujettit  en  nous  l'esprit  à  la 
chair  ,  et  par  là  nous  nous  accoutumerons  à  mourir  :  Disjungamus  nos  à 
corporibus,  et  sic  consuescamus  mori  4.  Mais  ce  que  les  philosophes  di- 
saient inutilement,  quoique  magnifiquement,  notre  religion  nous  fait  une 
loi  de  l'exécuter  saintement  et  généreusement ,  car  elle  nous  détache  de 
nos  corps  par  la  mortification  ;  et  en  nous  détachant  de  nos  corps,  elle 
nous  fait  entrer  dans  la  pratique  de  cette  mort  -en  quoi  consiste  le  mérite 
de  la  vie. 

Suivons  donc ,  mes  chers  auditeurs ,  le  mouvement  et  l'attrait  de  son 
esprit.  Détachons-nous  de  ce  corps  que  l'Écriture  appelle  si  souvent  corps 
de  péché,  et  n'attendons  pas  que  la  mort  nous  en  dépouille  par  force,  puis- 
qu'il est  en  notre  pouvoir  de  nous  en  dépouiller  nous-mêmes  par  vertu. 

1  Coloss.,  3.  —  2  Rom.,  6.  —  '  Chrysost,  —  4  Senec. 


SUR  LA  PRÉPARATION  A  LA  MORT.  635 

Une  âme  qui  ne  renonce  à  son  corps  que  dans  l'instant  de  la  mort,  est 
une  âme  indigne  de  Dieu.  Vous  demandez  des  pratiques  pour  bien  mou- 
rir :  en  voici  une ,  sans  laquelle  j'ose  dire  que  toutes  les  autres  sont  vaines 
et  chimériques.  Détachez  votre  âme  de  tout  ce  que  vous  aimez  ,  hors  de 
Dieu  ;  voilà  en  deux  mots  la  science  de  la  mort.  Prévenez  par  une  morti- 
fication volontaire  les  opérations  violentes  et  douloureuses  de  la  mort.  La 
mort  vous  ôtera  l'usage  des  sens  ;  faites-les  mourir  par  avance ,  en  leur 
retranchant  tout  ce  qui  peut  déplaire  à  Dieu  :  liberté  des  paroles,  curio- 
sité des  regards,  délicatesse  du  goût.  La  mort  vous  enlèvera  vos  biens; 
quittez-les  dès  maintenant  d'esprit  et  de  cœur.  Bien  loin  d'avoir  cette  soif 
insatiable  d'amasser,  d'accumuler  trésors  sur  trésors,  faites-vous  selon 
Dieu  une  sainte  gloire  de  les  distribuer.  Bien  loin  d'envier  ce  que  vous 
n'avez  pas  ,  donnez  sans  peine  et  avec  joie  ce  que  vous  possédez.  La  mort 
vous  séparera  de  vos  amis;  faites  de  bonne  heure  avec  eux  un  divorce 
chrétien ,  et  renoncez  à  ces  sociétés  libertines ,  à  ces  conversations  dange- 
reuses ,  à  ces  engagements  tendres,  à  ces  commerces  suspects.  Ne  réservez 
rien  ,  et  souvenez-vous  de  la  belle  pensée  de  l'abbé  Rupert ,  que  la  mor- 
tification, pour  faire  l'office  de  la  mort  et  pour  en  avoir  les  qualités ,  doit 
être  absolue  et  universelle  ;  que  comme  on  ne  dit  point  qu'un  homme  soit 
mort  pour  avoir  perdu  ou  la  parole  ou  la  vue ,  mais  que  pour  cela  il  faut 
qu'il  soit  privé  de  toute  action  et  de  tout  sentiment  :  aussi  ne  dit-on  pas 
qu'un  chrétien  soit  mortifié  pour  avoir  réprimé  quelqu'un  de  ses  appétits 
sensuels,  s'il  ne  les  a  réprimés  tous,  et  s'il  ne  les  a  tous  soumis  à  Dieu. 
Quand  il  vous  arrivera  des  disgrâces ,  des  afflictions ,  des  calamités ,  des 
pertes  ,  dites  à  Dieu,  en  vous  élevant  au-dessus  de  vous-mêmes  par  l'es- 
prit de  la  foi  :  Soyez  béni ,  Seigneur  ;  autant  est-ce  pour  moi  d'anticipé 
sur  ce  qu'il  aurait  fallu  faire  à  la  mort.  Ce  que  vous  m'ôtez ,  elle  me  l'au- 
rait ôté ,  et  c'est  un  tribut  que  je  lui  aurais  dû  payer  ;  mais  m'en  voilà 
heureusement  quitte.  J'aurais  tenu  par  là  au  monde,  mais  vous  avez 
rompu  mes  liens  ;  et ,  par  votre  infinie  miséricorde ,  vous  avez  si  bien  mé- 
nagé les  choses ,  que  pour  peu  que  je  réponde  à  vos  desseins ,  la  mort 
n'aura  plus  rien  d'affreux  pour  moi. 

Si  vous  êtes ,  mes  *chers  auditeurs ,  dans  ces  dispositions ,  encore  une 
fois  rendez -en  grâces  au  ciel  ;  car  c'est  être  préparé  à  la  mort.  Et  ne  me 
répondez  point  qu'une  telle  vie  est  une  vie  triste.  Qu'elle  le  soit ,  j'y  con- 
sens ;  mais  cette  vie  triste  est  suivie  d'une  mort  pleine  de  consolation , 
et  surtout  d'une  mort  de  prédestiné.  Or,  une  mort  sainte  est  un  avan- 
tage que  nous  ne  pouvons  assez  priser  ni  acheter  trop  cher.  Je  vais  plus 
loin,  et  je  prétends  même  que,  tout  compensé,  la  vie  d'un  chrétien  mort 
au  monde ,  et  à  tout  ce  qui  pourrait  l'attacher  dans  le  monde  ,  est  mille 
fois  plus  tranquille ,  et  par  conséquent  plus  heureuse,  que  celle  de  ces 
mondains  si  vifs  pour  le  monde ,  et  qui  craignent  tant  d'en  sortir  et  de  le 
perdre.  Cette  seule  pensée,  Rien  ne  m'arrête ,  et  je  suis  prêt  à  partir  dès 
qu'il  plaira  à  Dieu  de  m'appeler,  est  pour  une  âme  le  plus  doux  repos  et 
le  bonheur  le  plus  solide.  Mais  vivre  de  la  sorte,  c'est  ne  pas  vivre  ou 
c'est  vivre  comme  si  l'on  ne  vivait  pas.  Ah  !  Chrétiens ,  n'est-ce  pas  aussi 


636  SUR   LA   PRÉPARATION    A    LA    MORT. 

ce  que  demandait  l'Apôtre  aux  premiers  fidèles,  et  ce  que  je  dois  vous 
demander  à  vous-mêmes  :  Rcliquum  est  ut  qui  utuntur  hoc  mundo,  tan- 
quam  non  utantur  1  ?  Mes  Frères ,  usez  du  monde  comme  si  vous  n'en 
usiez  pas  ;  c'est-à-dire  ,  vivez  comme  si  vous  ne  viviez  pas.  Vivez  sans  ai- 
mer la  vie ,  ni  tous  les  biens  de  la  vie.  Vivez  à  Dieu,  vivez  pour  Dieu , 
vivez  en  Dieu ,  afin  de  vivre  éternellement  dans  la  gloire  avec  Dieu.  Je  vous 
le  souhaite,  etc. 

1   1  Cor.,  7. 


FIN    DU    TOME    PREMIER. 


ANALYSES  DES  SERMONS 

CONTENUS  DANS  CE  VOLUME. 


AVERTISSEMENT. 

Comme  Lien  des  personnes,  surtout  les  prédicateurs,  n'ont  pas  toujours  le  loisir  de  lire 
tout  un  sermon,  et  qu'ils  sont  quelquefois  bien  aises  d'en  voir  d'abord  toute  la  suite  on  a 
cru  leur  faire  plaisir  de  réduire  les  sermons  contenus  dans  chaque  volume,  et  d'en  mettre 
l'abrégé  à  la  fin  du  volume.  On  pourra  tirer  encore  de  ces  abrégés  deux  autres  avantages*  car 
plusieurs  apprendront  de  là  comment,  en  composant  un  discours,  on  doit,  avant  toutes 
choses,  en  arranger  la  matière  et  lui  donner  de  l'ordre;  et  comparant  ainsi  les  abrégés  avec 
les  sermons,  on  verra  de  quelle  manière  on  peut  étendre,  orner  et  relever  par  l'expression 
les  pensées  même  les  plus  simples  et  les  plus  communes. 


POUR  LA  FÊTE  DE  TOUS  LES  SAINTS. 

SUR   LA    RÉCOMPENSE    DES    SAINTS. 

Sujet.  Réjouissez-vous ,  et  faites  éclater  votre  joie;  car  une  grande  récompense  vous  est 

réservée  dans  le  ciel. 

Jésus-Christ  dans  ces  paroles  nous  propose  la  gloire  céleste  comme  une  ré- 
compense, et  en  cela  même  il  nous  fait  connaître  que  nous  pouvons  aimer  et 
servir  Dieu  par  intérêt,  pourvu  que  ce  ne  soit  point  un  intérêt  servile,  mais  un 
intérêt  chrétien.  Or  on  ne  peut  mieux  juger  de  l'excellence  et  des  avantages  de 
cette  récompense  qui  nous  est  promise  dans  le  ciel,  que  par  comparaison  avec 
les  récompenses  du  monde  ;  et  c'est  le  sujet  de  ce  discours. 

Division.  La  récompense  des  Saints  est  une  récompense  sûre,  au  lieu  que  les 
récompenses  du  monde  sont  douteuses  et  incertaines;  l,e  partie.  La  récompense 
des  Saints  est  une  récompense  abondante,  au  lieu  que  les  récompenses  du 
monde  sont  vides  et  défectueuses;  2e  partie.  La  récompense  des  Saints  est  une 
récompense  éternelle;  au  lieu  que  les  récompenses  du  monde  sont  caduques  et 
périssables  ;  or  partie. 

Première  partie.  Récompenses  du  monde  ,  récompenses  douteuses  et  incer- 
taines :  au  lieu  que  la  récompense  des  Saints  est  une  récompense  sûre.  Preuves 
tirées  de  deux  passages  de  saint  Paul.  Je  sais,  disait-il ,  à  qui  f  ai  confié  mon  dé- 
pôt, c'est-à-dire  le  fond  des  mérites  que  je  tâche  d'acquérir;  et  je  suis  certain 
qu'il  saura  me  le  garder  pour  ce  grand  jour,  où  chacun  recevra  selon  ses  œuvres. 
J'ai  achevé  ma  course  ,  ajoutait  l'Apôtre  :  il  ne  me  reste  que  d'attendre  la  cou- 
ronne de  justice  que  le  Seigneur  me  donnera  comme  juste  juge ,  et  qu'il  réserve  à  tous 
ceux  qui  le  servent. 

Cest  ainsi  que  nous  pouvons  et  que  nous  devons  nous  dire  à  nous-mêmes  : 
Scio  cui  credidi  :  Je  ne  sais  si  je  mériterai  la  récompense  que  Dieu  prépare  à  ses 
élus  ;  mais  je  sais  que  si  je  la  mériie ,  je  l'aurai.  Je  ne  suis  pas  sûr  de  moi,  mais 
je  suis  sûr  du  Dieu  que  je  sers ,  parce  que  je  suis  sûr  de  sa  bonté ,  de  sa  fidélité, 
de  sa  puissance.  Les  Saints  en  étaient  sûrs  ,  et  cette  assurance  soutenait  leur 
zèle  et  leur  ferveur. 

Un  mondain  ne  peut  tenir  ce  langage  à  l'égard  du  monde  et  des  récompenses 
du  monde;  mais  souvent  il  doit  dire  tout  au  contraire  :  Je  sais  que  par  rapport 
au  monde  j'ai  fait  mon  devoir  ;  mais  je  ne  sais  si  le  monde  m'en  tiendra  compte  : 
je  suis  sûr  de  moi;  mais  je  ne  suis  pas  sûr  de  ceux  qui  sont  les  maîtres  et  les 
distributeurs  des  grâces.  Il  peut  dire  dans  un  sens  tout  opposé  à  celui  de  saint 
Paul  :  Scio  cui  credidi.  Je  sais  quel  est  ce  monde  à  qui  je  nie  suis  attaché,  et 


638  ANALYSES   DES   SERMONS. 

combien  il  y  a  peu  de  fond  à  faire  sur  lui  :  or  n'avoir  rien  sur  quoi  l'on  puisse 
compter,  c'est  ce  qui  afflige  et  qui  désole. 

Trois  causes  de  l'incertitude  des  récompenses  du  monde.  1.  C'est  qu'il  y  a  des 
mérites  que  les  hommes  ne  connaissent  pas.  2.  C'est  qu'il  y  a  des  mérites ,  quoi- 
que connus  des  hommes ,  qui  ne  leur  plaisent  pas.  3.  C'est  qu'il  y  a  des  mérites 
que  les  hommes  estiment  et  dont  ils  sont  même  touchés ,  mais  qu'ils  ne  récom- 
pensent pas,  parce  qu'ils  ne  le  peuvent  pas. 

1.  Des  mérites  que  les  hommes  ne  connaissent  pas.  Par  ce  seul  principe,  com- 
bien dans  le  monde  de  mérites  perdus?  Mais  Dieu  connaît  tous  nos  mérites.  Il 
connaît  les  mérites  obscurs  aussi  bien  que  les  éclatants  :  sujet  de  consolation 
pour  les  humbles.  Il  connaît  jusques  à  nos  intentions  et  à  nos  désirs  :  sujet  de 
consolation  pour  les  faibles.  11  connaît  jusques  à  nos  moindres  actions  :  sujet  de 
consolation  pour  les  pauvres.  Il  connaît  dans  chaque  action  tout  son  prix ,  et  il 
y  proportionne  la  récompense  :  sujet  de  consolation  pour  les  âmes  fidèles  et  fer- 
ventes. Par  rapport  au  monde ,  point  de  mérites  que  le  temps  n'efface  ;  mais 
Dieu  n'oublie  rien. 

2.  Des  mérites ,  quoique  connus  des  hommes ,  qui  ne  leur  plaisent  pas  :  soit 
par  l'aliénation  des  cœurs,  soit  par  la  contrariété  des  intérêts,  soit  par  jalousie. 
Mais  comme  Dieu  hait  nécessairement  le  péché  ,  aussi  ne  peut-il  pas  ne  point 
aimer  le  mérite  des  œuvres  chrétiennes,  et  en  l'aimant  ne  le  point  couronner. 

3.  Des  mérites  que  les  hommes  ne  récompensent  pas ,  parce  qu'ils  ne  le 
peuvent  pas.  Ils  ne  sont  ni  assez  riches ,  ni  assez  puissants.  Au  lieu  que  rien 
ne  peut  excéder  le  pouvoir  de  Dieu,  qui  est  infini. 

Nous  sommes  donc  sûrs  de  Dieu.  D'où  David  tirait  cette  sainte  conclusion, 
qu'il  vaut  bien  mieux  se  confier  dans  le  Seigneur  que  dans  les  hommes,  et  dans  les 
princes  mêmes  de  la  terre. 

Ce  n'est  pas  qu'on  ne  puisse  et  qu'on  ne  doive  servir  les  princes  et  les  maîtres 
du  siècle  :  mais  à  combien  plus  forte  raison  devons-nous  servir  Dieu  ;  et  si  nous 
avons  tant  d'ardeur  pour  des  récompenses  qui,  par  tant  de  raisons,  nous  peuvent 
manquer,  combien  sommes-nous  inexcusables  de  ne  rien  faire  pour  celte  ré- 
compense souveraine  qu'un  Dieu  nous  assure  ? 

Deuxième  partie.  Récompenses  du  monde,  récompenses  vides  et  défec- 
tueuses; au  lieu  que  la  récompense  des  Saints  est  une  récompense  abondante. 
Car  c'est  une  récompense,  1.  qui  surpasse ,  ou  du  moins  qui  égale  nos  services  ; 
2.  qui ,  par  elle-même,  est  capable  de  nous  rendre  parfaitement  heureux.  Deux 
propriétés  dont  nulle  ne  convient  aux  récompenses  du  monde. 

1.  Récompense  qui  surpasse  tous  nos  services.  Que  ne  fait-on  pas  tous  les 
jours  pour  la  fortune  du  monde  ;  et  dès  qu'on  y  est  parvenu ,  par  combien  d'é- 
preuves n'en  reconnaît-on  pas  la  vanité  et  le  néant  ?  Beaucoup  de  travail  et  peu 
de  fruit. 

Mais  le  moindre  degré  de  la  gloire  des  Saints  est  infiniment  au-dessus  de  tout 
ce  qu'ils  ont  entrepris  ou  souffert  pour  Dieu.  Ce  qui  faisait  dire  à  saint  Paul  que 
toutes  les  souffrances  de  la  vie  ne  sont  pas  dignes^  de  la  gloire  que  Dieu  nous  ré- 
serve. Venez,  est-il  dit  au  bon  serviteur  dans  l'Évangile  ;  vous  avez  été  fidèle  en 
peu  de  choses  :  entrez  dans  la  joie  de  votre  Dieu ,  parce  que  la  joie  de  votre  Dieu 
est  trop  grande  pour  entrer  dans  vous. 

2.  Récompense  capable  par  elle-même  de  nous  rendre  parfaitement  heureux. 
Voit-on  des  grands  et  des  riches  dans  le  monde  qui  soient  contents?  Ne 
forment-ils  pas  sans  cesse  de  nouveaux  désirs,  parce  qu'ils  ne  trouvent  rien,  ni 
dans  les  biens,  ni  dans  les  honneurs  du  monde,  qui  remplisse  leur  cœur? 

Mais ,  Seigneur ,  s'écriait  David ,  je  serai  rassasié ,  quand  vous  me  découvrirez 
votre  gloire.  La  foi  même  nous  l'enseigne,  et  nous  n'en  devons  point  être  surpris, 
puisque  Dieu  ou  la  possession  de  Dieu  sera  la  récompense  des  Saints. 

Un  préjugé  sensible  de  cette  vérité ,  c'est  qu'en  effet ,  dès  cette  vie ,  nous 
voyons  des  hommes  qui  se  tiennent  et  qui  sont  réellement  heureux  de  ne  possé- 
der que  Dieu ,  et  de  ne  s'attacher  qu'à  Dieu.  Nous  ne  voyons  point  de  riches 
contents  de  leurs  richesses ,  d'ambitieux  contents  de  leur  fortune ,  de  sensuels 
contents  de  leurs  plaisirs  ;  et  nous  voyons  des  pauvres  évangéliques  contents  de 


ANALYSES   DES   SERMONS.  G39 

leur  pauvreté ,  des  humbles  contents  de  leurs  abaissements ,  des  chrétiens  cru- 
cifiés et  morts  au  monde ,  contents  de  leurs  austérités  et  de  leurs  croix. 

Quelle  onction  intérieure  n'ai-je  pas  goûtée  moi-même  ,  Seigneur,  à  certains 
moments  où  vous  bannissiez  de  mon  cœur  les  vains  plaisirs,  pour  y  entrer  à  leur 
place!  Et  inlrabas  pro  eis.  Or,  si  Dieu  remplit  ainsi  notre  cœur  sur  la  terre,  que 
sera-ce  dans  le  ciel  ? 

Troisième  partie.  Récompenses  du  monde ,  récompenses  caduques  et  péris- 
sables ,  au  lieu  que  la  récompense  des  Saints  est  une  récompense  éternelle.  Les 
athlètes  courent  dans  la  carrière  et  combattent;  pourquoi?  pour  une  couronne 
corruptible  :  mais  nous,  reprenait  l'Apôtre,  si  nous  travaillons  ,  c'est  pour  une 
couronne  immortelle. 

En  effet,  toutes  les  récompenses  du  monde  sont  passagères.  Combien  de  for- 
tunes avons-nous  vu  tomber  ?  combien  tombent  encore  tous  les  jours  ;  et  de 
celles  qui  paraissent  maintenant  les  mieux  établies,  combien  tomberont?  Toutes 
au  moins  finissent  à  la  mort.  Or  cela  seul  ne  doit-il  pas  suffire  pour  nous  en 
détacher?  Si  ceux  que  nous  avons  connus  les  plus  avides  des  récompenses  du 
siècle  avaient  pu  prévoir  ce  qui  devait  leur  arriver,  bien  loin  de  les  rechercher 
avec  tant  d'ardeur ,  ils  n'auraient  pu  gagner  sur  eux  de  faire  seulement  une 
partie  de  ce  qu'ils  ont  fait ,  et  de  se  donner  tant  de  peines  pour  des  biens  si  peu 
durables. 

Il  n'y  a  que  la  récompense  des  Justes  qui  ne  passe  point,  parce  qu'elle  est 
en  Dieu,  qui  ne  peut  changer.  Éternité  de  puissance,  éternité  de  bonheur,  éter- 
nité de  gloire  :  telle  est  l'neureuse  destinée  des  élus  de  Dieu. 

Nous  voyons  dès  maintenant  comme  un  rayon  de  cette  gloire  dans  ce  culte 
perpétuel  que  l'Église  rend  aux  Saints ,  et  qu'elle  leur  rendra  jusqu'à  la  fin  des 
siècles.  C'est  pour  cela  que  leurs  fêtes  sont  instituées ,  et  que  chaque  année  on 
renouvelle  le  souvenir  de  leurs  vertus. 

Pouvons-nous  donc  assez  estimer  cette  récompense  éternelle?  Malheur  à 
nous,  si  toute  notre  récompense  est  pour  ce  monde  ,  et  si  nos  noms  ne  sont 
écrits  que  sur  la  terre  l  Au  contraire,  fussions-nous  selon  le  monde  les  plus  mal- 
heureux des  hommes,  si  cependant  nos  noms  sont  écrits  dans  le  ciel ,  consolons- 
nous  ,  et  disons  avec  l'Apôtre  :  Un  moment  de  tribulalion ,  et  d'une  tribulation 
légère  }  me  procurera  un  poids  éternel  de  gloire. 

Espérance  par  où  les  Saints  ont  triomphé  du  monde.  Pourquoi  ne  les  imitons- 
nous  pas?  c'est  que  nous  ne  considérons  pas  comme  eux  celte  bienheureuse 
immortalité  où  ils  aspiraient.  Mais  en  vain  célébrons-nous  leurs  fêtes ,  en  vain 
les  invoquons-nous  et  implorons-nous  leur  secours ,  si  nous  ne  suivons  pas  leurs 
exemples. 

Prière  aux  Saints,  pour  demander  leur  protection.  Mais  du  reste ,  assurés  de 
leur  protection ,  vivons  comme  eux ,  si  nous  voulons  être  glorifiés  comme  eux. 

Compliment  au  roi. 

POUR  LE  PREMIER  DIMANCHE  DE  L'AVENT. 

SUR   LE  JUGEMENT   DERNIER. 

Sujet.  Alors  ils  verront  le  Fils  de  l'homme  venir  sur  une  nuée  avec  une  grande  puissance 

et  une  grande  majesté. 

Le  terme  de  majesté  n'est  attribué  à  Jésus-Christ  dans  l'Évangile,  que  lors- 
qu'il s'agit  du  jugement  universel;  et  il  est  remarquable  que  cet  Homme-Dieu 
n'a  pris  la  qualité  de  roi  qu'en  deux  occasions  :  1.  dans  sa  passion,  quand  il 
comparut  devant  Pilate;  2.  dans  la  description  qu'il  nous  a  faite  du  jugement 
même.  Aussi  est-ce  proprement  aux  monarques  et  aux  souverains  qu'il  appar- 
tient de  juger.  Mais  du  reste,  si  c'est  le  propre  des  rois  de  juger  les  peuples, 
c'est  le  propre  de  Dieu  de  juger  les  rois  ;  et  ce  jugement ,  où  seront  appelés  sans 
distinction  les  rois  et  les  peuples,  est  l'importante  matière  de  ce  discours. 

Division.  Dieu,  dit  Tertullien,  est  miséricordieux  de  son  fonds,  et  juste  du 
nôtre.  Si  donc  il  est  sévère  dans  ses  jugements,  c'est  de  nous-mêmes  que  pro- 


640  ANALYSES   DES   SERMONS. 

cède  cette  sévérité;  et  quand  il  nous  jugera,  il  ne  nous  jugera  que  par  nous- 
mêmes.  Or  il  y  a  surtout  deux  choses  dans  nous  qu'il  produira  contre  nous, 
notre  foi  et  notre  raison.  Il  se  servira  de  notre  foi  pour  nous  juger  comme  chré- 
tiens; lrc  partie.  Il  se  servira  de  noire  raison  pour  nous  juger  comme  hommes; 
2e  partie. 

Première  partie.  Dieu  se  servira  de  notre  foi  pour  nous  juger.  La  foi  môme 
dos  païens  entrera  dans  le  jugement  que  Dieu  fera  des  chrétiens;  c'est-à-dire, 
selon  la  pensée  de  Tertullien ,  que  Dieu  confondra  la  froideur  et  l'indifférence 
des  chrétiens  dans  son  service,  par  le  zèle  des  païens  pour  leurs  fausses  divini- 
tés. Or,  si  la  foi  des  païens  doit  servir  de  la  sorte  à  nous  juger,  que  sera-ce  de 
notre  propre  foi?  Dieu  nous  jugera  par  elle,  l.soit  que  nous  l'ayons  conservée; 
2.  soit  que  dans  le  cœur  nous  l'ayons  renoncée  et  abandonnée. 

Supposant  donc  d'abord  que  nous  ayons  toujours  conservé  la  foi,  Dieu  nous 
jugera  par  notre  foi  :  comment?  1.  C'est  que  notre  foi  nous  accusera  devant 
Dieu  ;  2.  c'est  que  noire  foi  servira  de  témoin  contre  nous  au  tribunal  de  Dieu  ; 
c'est  que  notre  foi  dictera  elle-même  l'arrêt  de  notre  condamnation ,  si  nous 
sommes  réprouvés  de  Dieu. 

1.  Notre  foi  nous  accusera  devant  Dieu.  Jésus-Christ  lui-même  nous  l'apprend  : 
Ne  pensez  pas  que  ce  soit  moi  qui  doive  vous  accuser  devant  mon  Père;  vous  avez 
tin  accusateur,  qui  est  Moïse.  Or,  en  disant  aux  Juifs  que  Moïse,  c'est-à-dire  la 
loi  de  Moïse ,  devait  les  accuser  au  jugement  de  Dieu ,  n'était-ce  pas  nous  dire, 
à  nous  qui  sommes  chrétiens,  qu'à  ce  jugement  l'évangile  nous  accuserait  nous- 
mêmes?  Saint  Paul  nous  enseigne  la  même  vérité  lorsque,  parlant  aux  Romains, 
il  leur  dit  que  dans  le  jugement  dernier  les  pensées  des  hommes  s'accuseront  mu- 
tuellement ,  et  se  défendront. 

2.  Notre  foi  servira  de  témoin  contre  nous  au  tribunal  de  Dieu.  Comme  les 
Justes  l'auront  honorée  par  leurs  oeuvres,  elle  leur  rendra  témoignage  pour  té- 
moignage ;  et  parce  que  les  pécheurs,  au  contraire,  l'auront  démentie  dans  la 
pratique  et  dans  leurs  actions,  elle  leur  rendra  témoignage  contre  témoignage. 
Tu  croyais  un  Dieu ,  dhwt-ellc  au  pécheur;  mais  tu  ne  t'es  pas  mis  en  peine  de 
le  servir. 

3.  Notre  foi  dictera  elle-même  l'arrêt  de  notre  condamnation ,  si  nous  sommes 
réprouvés  de  Dieu.  Toutes  ces  malédictions  de  l'Evangile:  Malheur  à  vous, 
riches;  malheur  à  vous ,  hypocrites;  malheur  au  monde,  et  les  autres,  qui  ne  sont 
maintenant  que  des  menaces,  se  changeront  en  autant  d'arrêts,  et  d'arrêts  déli- 
nilifs.  Et  voilà  le  sens  de  cette  parole  de  saint  Jean  :  Celui  qui  croit  ne  sera  point 
jugé,  pourquoi?  parce  qu'il  est  déjà  tout  jugé. 

Ma  religion  me  jugera,  pensée  louchante;  mais  surtout  pensée  terrible.  Celte 
religion  si  sainte  condamnera  ma  vie  criminelle,  juge  qu'il  ne  sera  point  en  mon 
pouvoir  de  récuser.  La  croix  de  Jésus-Christ,  cette  croix,  l'abrégé  des  vérités 
delà  foi,  me  sera  présentée,  et  Dieu  emploiera  à  ma  perte  jusqu'à  l'instrument 
de  mon  salut.  C'est  à  quoi  nous  ne  pensons  pas  présentement;  mais  c'est  ce  qui 
nous  remplira  alors  d'effroi.  Maintenant  notre  foi  est  languissante  et  presque 
morie,  mais  Dieu  la  ranimera  cl  la  ressuscitera  avec  nous.  Or  celle  foi  ranimée 
et  ressuscitée  demandera  justice,  contre  qui?  contre  nous-mêmes. 

Mais  si  nous  avons  perdu  la  foi,  et  que  nous  soyons  tombés  dans  l'irréligion, 
sera-ce  encore  par  la  foi  que  Dieu  nous  jugera?  Oui.  Et  nous  serons  alors  jugés 
comme  déserteurs  de  la  foi;  car  après  l'avoir  embrassée,  il  ne  nous  était  plus 
permis  de  l'abandonner.  Un  païen  ne  sera  pas  ainsi  jugé,  parce  qu'il  n'a  jamais 
eu  la  foi;  au  lieu  qu'un  homme  soumis  par  le  baptême  à  la  loi  chrétienne,  et 
devenu  apostat ,  trouvera  dans  son  apostasie  son  jugement. 

Et  il  ne  faut  point  dire  que  Dieu ,  dans  la  profession  de  notre  foi,  nous  a  faits 
libres;  car  celte  liberté  ne  va  pas  jusqu'à  pouvoir  renoncer  la  foi  quand  il  nous 
plaira.  Dieu  donc  nous  en  demandera  compte;  et  qu'aurons-nous  à  lui  répondre, 
surtout  quand  il  nous  fera  voir  comment  la  foi  a  convaincu  le  monde  entier, 
comment  nous  avons  quitté  son  parti,  et  quelles  ont  été  les  deux  vraies  causes 
de  notre  infidélité,  savoir  le  libertinage  de  l'esprit  et  le  libertinage  du  cœur? 

En  appellerons- nous  à  notre  raison?  mais  notre  raison  elle-même  nous  con- 


ANALYSES    DES    SERMONS.  611 

damnera  jusque  dans  la  perle  de  noire  foi.  D'ailleurs  ,  qui  sommes-nous  pour 
vouloir  entrer  en  raisonnement  avec  Dieu  ,  et  quel  succès  en  pouvons-nous  at- 
tendre? Telle  est  néanmoins  la  ressource  de  l'homme  criminel  et  libertin  :  il 
veut  traiter  avec  Dieu  par  voie  de  raison  ,  par  conséquent  il  veut  è're  jugé  par 
sa  raison ,  et  c'est  aussi  l'autre  tribunal  où  il  sera  présenté. 

Deuxième  partie.  Dieu  se  servira  de  notre  raison  pour  nous  juger.  Indépen- 
damment de  la  foi,  nous  avons  une  raison  qui  nous  gouverne ,  raison  obscurcie 
par  le  péché,  mais  toujours  néanmoins  assez  éclairée  pour  nous  conduire,  avec 
le  secours  de  la  grâce.  Or,  soit  que  nous  la  considérions  dans  sa  pureté  et  dans 
son  intégrité,  c'est-à-dire  dans  l'état  où  nous  l'avons  reçue  de  Dieu  en  naissant; 
soit  que  nous  la  considérions  dans  sa  corruption,  c'est-à-dire  dans  l'état  où  sou- 
vent nous  la  réduisons  par  nos  désordres,  il  est  certain  que  Dieu  ,  pour  nous 
juger,  se  servira  également  et  de  ses  connaissances  naturelles,  et  de  ses  erreurs. 

i.  Dieu  nous  jugera  par  la  droite  raison.  Nous  choquons  ouvertement  cette 
raison,  et  Dieu  ia  suscitera  contre  nous;  2.  nous  ne  voulons  pas  écouler  cette 
raison,  et  Dieu  nous  la  fera  entendre  malgré  nous  ;  5.  nous  nous  formons  des 
prétextes  pour  engager  cette  raison  dans  le  parti  de  notre  passion ,  et  Dieu  les 
dissipera,  et  nous  découvrira  ce  qu'il  y  avait  de  plus  caché  dans  nous. 

i.  Nous  péchons  ouvertement  contre  les  vues  de  noire  raison  ,  et  c'est  par  où 
Dieu  d'abord  nous  jugera  :  car  enfin,  dira-t-ilà  un  libertin,  vous  vous  piquiez  de 
raison  ;  mais  votre  vie  a-t-elle  éîé  une  vie  raisonnable?  Ces  impudicilés  ,  ces  dé- 
bauches, ces  violences,  ces  injustices,  tout  cela  éiait-il  selon  la  raison  ?  Et  voilà 
la  pensée  qui  troublait  saint  Augustin  dans  son  péché,  et  au  milieu  de  ses  plai- 
sirs criminels. 

2.  Nous  ne  voulons  pas,  en  mille  rencontres,  écouter  notre  raison  ,  et  Dieu 
nous  forcera  à  l'entendre.  Ce  qui  nous  empêche  maintenant  de  nous  rendre 
attentifs  à  sa  voix,  c'est  le  tumulte  de  nos  passions,  ce  sont  les  objets  qui 
frappent  nos  sens.  Mais,  au  jugement  de  Dieu ,  toutes  nos  passions  seront 
éteintes ,  et  nous  n'aurons  plus  les  mêmes  objels  pour  nous  dissiper. 

3.  Nous  nous  formons  mille  prétextes  pour  engager  noire  raison  dans  les 
intérêts  de  notre  passion  ;  mais  que  fera  Dieu?  Il  confondra  tous  ces  prétextes, 
en  se  servant  et  de  ses  propres  lumières  et  des  lumières  mêmes  de  notre  raison, 
pour  nous  faire  voir  les  vrais  motifs  qui  nous  ont  fait  agir  :  envie  ,  vengeance , 
intérêt ,  orgueil ,  hypocrisie. 

Si  notre  raison  a  été  dans  l'erreur  ,  Dieu  nous  jugera  encore  par  elle  :  et  com- 
ment? Non  point  précisément  par  notre  raison  trompée,  mais,  1.  par  notre  rai- 
son trompée  sur  certains  articles,  tandis  qu'elle  aura  élé  si  éclairée  sur  d'autres; 
2.  par  notre  raison  trompée  à  certains  temps  de  la  vie,  après  avoir  été  si  éclairée 
en  d'autres  temps.  De  cette  droiture  de  raison  que  nous  aurons  eue,  i,  sur 
toutes  les  autres  affaires  qui  ne  nous  touchaient  point ,  2.  à  certains  temps  où 
nous  n'étions  point  dominés  par  la  passion,  Dieu  tirera  des  preuves  invincibles 
pour  nous  condamner. 

Conclusion.  C'est  donc  de  nous  servir  de  noire  foi  et  de  noire  raison  pour 
nous  juger  nous-mêmes  dès  celte  vie  ,  alin  que  Dieu  ne  nous  juge  point  ;  de 
rentrer  dans  nous-mêmes ,  et  de  nous  appliquer  à  nous  connaître  nous-mêmes 
dès  maintenant ,  afin  que  cette  vue  de  nous-mêmes  ne  nous  trouble  point  à  la 
mort,  ni  après  la  mort.  Car  si  la  vue  de  nous-mêmes  nous  fait  dès  à  présent  tant 
de  peine,  combien  nous  tourmentera-t-elle  au  jugement  de  Dieu  !  Voilà  ce  qui 
a  saisi  les  Saints  de  frayeur.  Prière  pour  demander  à  Dieu  qu'à  ce  grand  jour  où 
nous  paraîtrons  devant  lui,  il  nous  défende  de  nous  mêmes,  c'est-à-dire  de  notre 
foi  et  de  notre  raison,  parce  que  c'est  ce  que  nous  aurons  surtout  à  craindre. 


t.  i.  41 


642  ANALYSES  DES   SERMONS. 

;  POUR  LE  DEUXIÈME  DIMANCHE  DE  L'AVENT. 

SUR    LE    SCANDALE. 

Sujet.  Jésus-Christ  leur  répondit  :  Allez  dire  à  Jean  ce  que  vous  avez  vu  et  entendu.  Les 
aveugles  voient,  les  boiteux  marchent,  les  sourds  entendent,  les  morts  ressuscitent;  et 
heureux  celui  qui  ne  sera  point  scandalisé  de  moi  ! 

Après  tant  de  miracles ,  n'est-il  pas  surprenant  que  Jésus-Christ  ait  été  un 
sujet  de  scandale  pour  le  monde  ?  Ce  monde  profane  et  impie  s'est  scandalisé  de 
sa  personne ,  de  sa  doctrine ,  de  sa  loi ,  de  sa  croix ,  de  sa  mort.  Cependant  ren- 
dons gloire  à  Dieu  :  ce  scandale  enfin  a  cessé.  Jésus-Christ  a  triomphé  du  monde, 
sa  doctrine  a  été  reçue  ,  et  son  Evangile  a  prévalu.  Mais  si. nous  ne  nous  scan- 
dalisons plus  de  Jésus-Christ ,  nous  scandalisons  Jésus-Christ  en  scandalisant 
nos  frères ,  qui  sont  ses  membres  ;  et  c'est  de  ce  scandale  qu'il  est  parlé  dans 
ce  discours. 

Division.  Jésus-Christ  disait  :  Heureux  celui  qui  ne  sera  point  scandalisé  de 
moi  !  et  par  une  conséquence  tout  opposée ,  nous  devons  conclure  que  malheu- 
reux est  celui  qui  scandalise  Jésus-Christ  en  scandalisant  le  prochain.  Malheu- 
reux celui  qui  cause  le  scandale;  lre  partie  :  mais  doublement  malheureux  celui 
qui  cause  le  scandale ,  quand  il  est  spécialement  obligé  à  donner  l'exemple  ; 
2«  partie. 

Première  partie.  Malheureux  celui  qui  cause  le  scandale  :  pourquoi?  1.  parce 
qu'il  est  homicide  devant  Dieu  de  toutes  les  âmes  qu'il  scandalise  ;  2.  parce  qu'il 
se  charge  devant  Dieu  de  tous  les  crimes  de  ceux  qu'il  scandalise. 

1.  Quiconque  est  auteur  du  scandale ,  selon  tous  les  principes  de  la  religion  , 
est  homicide  des  âmes  qu'il  scandalise.  Péché  monstrueux ,  péché  diabolique  , 
péché  contre  le  Saint-Esprit,  péché  essentiellement  opposé  à  la  rédemption  de 
Jésus-Christ,  péché  dont  nous  aurons  singulièrement  à  rendre  compte  à  Dieu  ; 
mais  surtout  péché  d'autant  plus  dangereux  que  souvent  on  le  commet  sans  avoir 
même  intention  de  le  commettre,  et  qu'il  est  attaché  à  des  choses  dont  on  ne 
se  fait  nul  scrupule. 

Péché  monstrueux  ;  car  quelle  horreur  de  causer  la  mort  à  une  âme  !  Fût-ce 
le  dernier  des  hommes  que  vous  scandalisiez ,  c'est  toujours  une  âme  précieuse 
à  Dieu  ,  et  une  âme  à  qui  vous  ôtez  une  vie  surnaturelle  et  divine. 

Péché  diabolique;  car,  selon  l'Evangile,  le  caractère  particulier    u  démon 
est  d'avoir  été  dès  le  commencement  du  monde  homicide  des  âmes. 

Péché  contre  le  Saint-Esprit ,  parce  qu'il  attaque  directement  la  charité  ,  et 
que  le  Saint-Esprit  est  personnellement  la  charité  même.  S'il  est  contre  la  cha- 
rité d'enlever  à  un  homme  son  bien  ,  sa  réputation  ,  son  crédit ,  qu'est-ce  que 
de  lui  faire  perdre  son  salut  éternel?  Otez-lui  tout  le  reste  ;  mais  du  moins  con- 
servez son  âme  :  Verumtamen  animant  illius  serva. 

Péché  essentiellement  opposé  à  la  rédemption  de  Jésus-Christ ,  puisqu'il 
fait  périr  ce  que  Jésus-Christ  est  venu  sauver.  C'est  ce  que  l'Apôtre  représen- 
tait si  fortement  aux  Corinthiens  ;  et  ce  qu'il  leur  disait,  on  peut  bien  vous  le 
dire  à  vous-mêmes  :  Quoi!  vous  ferez  périr  voire  frère,  pour  qui  Jésus-Christ  est 
mort  ! 

Péché  dont  Dieu  nous  fera  rendre  un  compte  plus  rigoureux  à  son  jugement  : 
Jpse  impius  in  iniquitate  sua  morietur.  Sanguinem  autan  ejus  de  manu  tua  requiram. 
C'est  la  menace  que  Dieu  nous  fait  par  son  prophète.  Cet  homme ,  devenu  impie 
et  libertin ,  par  le  scandale  que  vous  lui  avez  donné  ,  mourra  dans  son  iniquité, 
et  en  sera  coupable.  Mais  vous  qui  l'aurez  perdu ,  vous  serez  encore  plus  cou- 
pable devant  moi ,  et  vous  me  répondrez  de  son  âme. 

Péché  que  tous  les  jours  on  commet  sans  avoir  même  intention  de  le  com- 
mettre. 11  n'est  pas  nécessaire ,  pour  me  rendre  criminel  en  ce  point ,  que  je  me 
propose,  d'un  dessein  formé,  de  scandaliser  mon  frère  ;  il  suffit  que  je  fasse  ce  qui 
le  scandalise  ,  et  que  je  m'en  aperçoive.  Une  femme  a  beau  dire  :  Je  ne  cher- 
che dans  ces  conversations  libres ,  dans  ces  parures  immodestes ,  qu'à  me  dis- 


ANALYSES    DES   SERMONS.  643 

traire  ou  à  satisfaire  ma  vanité,  et  non  point  à  entretenir  la  passion  de  cet 
homme.  Car,  sans  chercher  à  l'entretenir,  elle  l'entretient  toutefois  ;  et  dèi  là 
le  scandale  qu'elle  donne  est  un  péché  pour  elle ,  et  un  péché  grief. 

C'est  de  là  même  que  cet  homicide  des  âmes  est  souvent  attaché  à  des  choses 
en  apparence  très-légères.  Tout  cela  est  innocent,  dites-vous;  mais  appelez- 
vous  innocent  ce  qui  damne  le  prochain  ?  Est-ce  ainsi  qu'a  raisonné  saint  Paul? 
INon ,  non,  disait-il,  si  cette  viande,  qu'il  m'est  néanmoins  permis  de  manger, 
est  une  occasion  de  chute  pour  mon  frère ,  je  n'en  mangerai  jamais. 

2.  Quiconque  est  auteur  du  scandale  ,  se  charge  devant  Dieu  de  tous  les 
crimes  de  ceux  qu'il  scandalise.  Quel  abîme  !  De  combien  de  péchés  ,  par  exem- 
ple ,  un  mauvais  conseil  n'est-il  pas  la  source  ?  Or,  en  le  donnant  vous  devenez 
responsable  de  toutes  ses  suites. 

Mais  les  péchés  sont  personnels.  Cela  est  vrai  des  autres  péchés ,  et  non  du 
scandale,  parce  que  l'homme  scandaleux  pèche  tout  à  la  fois  et  pour  lui-même 
et  pour  autrui.  Mais  ces  péchés  ne  m'ont  pas  même  été  connus.  C'est  assez  que 
vous  en  ayez  connu  le  principe  ,  et  que  vous  ayez  eu  sujet  d'en  craindre  les 
funestes  effets.  Et  voilà  pourquoi  David  demandait  à  Dieu  qu'jl  lui  lit  grâce  sur 
deux  sortes  de  péchés  :  sur  les  péchés  cachés  :  Ab  occultis  meis  manda  me,  et 
sur  les  péchés  d'autrui,  et  ab  alienis  parce  servo  tuo. 

Sainte  prière  que  devraient  faire  surtout  certaines  femmes  mondaines  :  prière 
qui  serait  déjà  le  commencement  de  leur  conversion.  La  conversion  d'une  âme 
scandaleuse  est  un  grand  miracle  ;  mais  espérons  tout  de  la  grâce.  Peut-être 
Dieu  en  voit  -  il  quelqn'une  qui  profitera  de  ce  discours  ;  et  quand  ce  discours 
n'en  gagnerait  qu'une  seule  à  Dieu ,  le  succès  en  serait  toujours  assez  heureux. 

Deuxième  partie.  Doublement  malheureux  celui  qui  cause  le  scandale,  lors- 
qu'il est  obligé  à  donner  l'exemple.  Il  n'y  a  point  d'homme  qui  ne  doive  au 
prochain  le  bon  exemple  ;  mais  sur  cela  même  il  y  a  encore  des  engagements  et 
des  devoirs  particuliers ,  selon  les  divers  rapports  que  nous  avons  les  uns  avec 
les  autres,  dans  la  société  humaine.  Tels  sont  ceux,  1°  d'un  père  à  l'égard  de 
ses  enfants  ;  2°  d'un  maître  à  l'égard  de  ses  domestiques  ;  5°  des  prêtres  et  des 
ministres  des  autels,  à  l'égard  du  troupeau  de  Jésus-Christ;  4°  des  serviteurs 
de  Dieu  par  profession .  à  l'égard  du  public  ;  5°  des  forts  dans  la  foi ,  j'entends 
les  catholiques,  à  l'égard  des  faibles,  c'est-à-dire  à  l'égard  de  nos  frères,  ou 
séparés  encore  par  le  schisme ,  ou  nouvellement  réunis.  Malheur  donc  spéciale- 
ment à  l'homme  par  qui  le  scandale  vient ,  lorsqu'il  a  une  obligation  spéciale  de 
donner  l'exemple ,  parce  que  c'est  alors  que  le  scandale  est  plus  contagieux  ,  et 
que  l'impiété  en  tire  un  plus  grand  avantage  ! 

1.  Quel  est  le  crime  d'un  père  qui  scandalise  lui-même  et  qui  corrompt  ses 
enfants?  C'était  à  lui  à  les  former  au  bien  ,  et  c'est  lui  qui  les  tourne  au  mal. 
Or  à  combien  de  pères  ce  caractère  ne  convient-il  pas?  Tel  est,  par  la  même 
raison,  le  désordre  d'une  mère  mondaine  à  regard  d'une  fille  à  qui  elle  inspire 
tout  l'esprit  du  monde  par  sa  conduite ,  tandis  qu'elle  lui  fait  d'ailleurs  dans 
ses  discours  de  si  belles,  mais  de  si  vaines  leçons  de  régularité  et  de  vertu. 

2.  Quel  est  le  crime  d'un  maître  qui  engage  ses  domestiques  dans  ses  propres 
débauches,  et  qui  les  rend  complices  de  ses  iniquités?  Saint  Paul  traitait  un 
maître  peu  vigilant  d'infidèle  et  d'apostat  :  qu'aurait-il  dit  d'un  maître  scanda- 
leux? Votre  maison,  femme  chrétienne,  si  toutefois  vous  êtes  en  eiïet  chré- 
tienne ,  devait  être  pour  cette  jeune  personne  qui  vous  sert ,  une  école  de  sa- 
gesse ;  et  c'est  là  qu'elle  apprend  à  déposer  toute  pudeur.  Sans  porter  la  chose 
si  loin  ,  que  ne  font  point  sur  des  domestiques  vos  seuls  exemples ,  lors  même 
que  vous  y  pensez  le  moins  et  que  vous  le  voulez  le  moins  ?  De  croire  que  vous 
puissiez  leur  cacher  vos  dérèglements,  abus.  Autant  de  domestiques,  autant  de 
témoins  et  de  censeurs  qui  vous  éclairent,  et  qui  vous  rendent  toute  la  justice 
que  vous  méritez. 

3.  Quel  est  le  crime  de  ces  ministres  du  Seigneur  qui  profanent  les  plus  saintes 
fonctions  ,  et  font  rejaillir  le  scandale  de  leur  vie  jusque  sur  leur  ministère  ? 
C'est  ce  qui  excitait  contre  eux  l'indignation  de  Dieu  :  Je  vous  avais  établis  pour 
édifier  et  pour  conduire  mon  peuple  ;  mais  vous  vous  êtes  égarés  ,  et  vous  en  avez 


644  ANALYSES   DES   SERMONS. 

égaré  plusieurs  avec  vous.  C'est  pourquoi ,  concluait  le  Dieu  d'Israël ,  je  vous  ai 
rendus  vils  et  méprisables.  Qu'y  a-t-il  aussi  de  plus  méprisé  qu'un  prêtre  scan- 
daleux? et  n'est  ce  pas  de  quoi  le  monde  sait  tant  se  prévaloir?  Cependant 
malheur  au  monde  qui  se  fait  un  scandale  ,  non  plus  absolument  de  Jésus- 
Christ,  mais  de  Jésus-Christ  dans  la  personne  de  ses  ministres  !  car,  1°  le  Sau- 
veur des  hommes  nous  a  prédit  ce  scandale,  afin  que  nous  n'en  lussions  point 
surpris  ;  2°  il  nous  a  dit  de  les  écouter,  et  non  de  les  imiter. 

4.  Que  faut-il  dire  de  ceux  que  nous  appelons  les  forts  dans  la  foi ,  parce 
qu'ils  sont  nés  et  qu'ils  ont  été  élevés  dans  le  sein  de  l'Eglise  catholique?  Sont- 
ils  excusables  ,  lorsqu'au  lieu  de  contribuer  ou  à  ramener  nos  frères  égarés,  ou 
à  confirmer  nos  frères  réunis,  ils  ne  servent,  par  leurs  exemples,  qu'à  éloigner 
les  uns  davantage ,  et  qu'à  replonger  les  autres  dans  leur  premier  aveuglement? 
Car  voilà  ce  que  font  nos  scandales ,  et  ce  que  naturellement  ils  doivent  faire. 
Mais  vivons  bien ,  noire  bonne  vie  sera  plus  efficace  contre  l'erreur  que  toutes 
nos  paroles. 

5.  Que  faut-il  dire  de  ceux  qui  font  profession  de  piété ,  lorsque  dans  leur 
piété  ils  laissent  glisser  et  apercevoir  des  défauts  qui  décréditent  la  piété  même? 
Le  monde  est  le  premier  à  s'en  scandaliser.  C'est  souvent  une  injustice ,  j'en 
conviens  ;  et  le  monde ,  à  l'égard  des  gens  de  bien ,  est  un  censeur  trop  sévère  : 
mais  plus  il  est  sévère ,  plus  nous  devons  être  exacts  et  réguliers. 

Le  fruit  de  ce  discours  est ,  1°  de  nous  préserver  des  scandales  qu'on  nous 
peut  donner;  2° de  n'en  point  donner  nous-mêmes.  Cet  avis  vous  regarde,  vous 
surtout  que  Dieu  a  élevés  dans  le  monde ,  et  dont  les  exemples  font  plus  d'im- 
pression. Ah!  Seigneur,  que  ne  puis-je  faire  ici  ce  que  feront  vos  anges  à  la  iin 
des  siècles  !  que  ne  puis-je ,  comme  eux  ,  ramasser  et  jeter  hors  de  votre  royaume 
tous  les  scandales  î 

POUR  LE  TROISIÈME  DIMANCHE  DE  L'AVENT. 

SUR    LA    FAUSSE    CONSCIENCE. 

Sujet.  Les  Juifs  députés  de  la  Synagogue  dirent  donc  à  Jean-Baptiste  :  Qui  étes-vous?  afin 
que  nous  puissions  rendre  réponse  à  ceux  qui  nous  ont  envoyés.  Que  dites-vous  de  vous- 
même?  Je  suis ,  répondit-il ,  la  voix  de  celui  qui  cric  dans  le  désert  ;  Préparez  la  voie  du 
Seigneur,  et  la  rendez  droite. 

Ce  n'était  pas  une  petite  gloire  à  saint  Jean  ,  d'avoir  été  choisi  de  Dieu  pour 
préparer  dans  les  esprits  et  dans  les  cœurs  des  hommes  la  voie  du  Seigneur, 
dont  il  annonçait  la  venue.  Or,  il  s'agit  de  savoir  quelle  est  cette  voie  sainte  par  où 
le  Seigneur  veut  venir  à  nous  et  par  où  nous  devons  aller  à  lui.  Il  s'agit  au  même 
temps  de  connaître  la  voie  qui  lui  est  opposée,  afin  de  nous  en  détourner  ;  et 
c'est  ce  que  nous  examinerons  dans  ce  discours. 

Division.  Les  voies  du  Seigneur,  ce  sont  nos  consciences,  puisque  c'est  par 
elles  que  nous  cherchons  le  Seigneur  et  que  nous  le  trouvons.  Pour  les  pré- 
parer donc  ces  voies,  il  faut  nous  préserver  du  désordre  d'une  fausse  conscience. 
Fausse  conscience  aisée  à  former  :  lre  partie.  Fausse  conscience  dangereuse  à 
suivre  :  2e  partie.  Fausse  conscience,  excuse  frivole  pour  se  justifier  devant 
Dieu  :  3e  partie. 

Première  partie.  Fausse  conscience  aisée  à  former.  Outre  la  loi  de  Dieu  , 
nous  avons  encore  pour  règle  de  nos  actions  la  conscience  :  et  la  conscience,  dit 
saint  Thomas ,  est  l'application  que  chacun  se  fait  à  soi-même  de  cette  divine  loi. 
Or  nous  nous  l'appliquons  chacun  selon  les  dispositions  de  notre  cœur  ;  d'où  il 
arrive  que  toute  simple,  tout  invariable  et  tout  irrépréhensible  qu'elle  est  par 
elle-même ,  elle  prend  autant  de  formes  différentes  qu'il  y  a  de  différents  esprits  : 
et  voilà  la  source  de  nos  erreurs. 

Parlons  encore  plus  clairement.  Pour  agir  il  faut  se  faire  une  conscience  ,  et 
tout  ce  qui  n'est  pas  selon  la  conscience ,  dit  l'Apôtre ,  est  péché  ;  mais  il  ne 
s'ensuit  pas  de  là  ,  que  tout  ce  qui  est  selon  la  conscience  soit  exempt  de  péché  : 
pourquoi?  parce  qu'il  y  a  une  conscience  qui  n'est  pas  droite,  une  fausse  con- 


ANALYSES    DES    SERMONS.  645 

science.  Or  il  est  très-aisé  de  se  former  une  telle  conscience  ,  1°  clans  tous  les 
étals  du  monde  en  général  ;  2°  particulièrement  dans  les  conditions  du  monde 
plus  élevées  :  3°  surtout  encore  à  la  cour. 

1.  On  se  fait  aisément  dans  lous  les  élats  une  fausse  conscience  ,  parce  qu'on 
se  fait  une  conscience ,  ou  selon  ses  désirs ,  ou  selon  ses  intérêts.  Fausse  con- 
science aisée  à  former  par  la  raison  seule  qu'on  se  la  forme  selon  ses  désirs. 
Car,  dit  saint  Augustin  ,  tout  ce  que  nous  voulons  ,  quelque  criminel  qu'il  soit  ♦ 
nous  paraît  permis,  et  même  bon.  Et  tel  est  l'ascendant  que  notre  cœur  prend 
sur  notre  esprit  ;  c'est  pourquoi  le  Prophète,  en  parlant  des  erreurs  de  l'impie, 
ajoute  communément  que  l'impie  les  a  conçues  dans  son  cœur  :  Dixit  impius  in 
corde  suo.  Or  qu'y  a-t-il  de  plus  naturel ,  et  par  conséquent  de  plus  facile  ,  que 
de  se  faire  ainsi  une  conscience  selon  son  cœur?  Exemple  d'un  homme  dominé 
par  une  passion  qu'il  veut  accorder  avec  la  conscience. 

Fausse  conscience  non  moins  aisée  à  former  dans  toutes  les  conditions,  parce 
qu'on  se  la  forme  selon  ses  intérêts.  Dès  qu'il  ne  s'agit  point  de  notre  intérêt , 
nous  avons  une  conscience  droite,  et  nous  nous  déclarons  hautement  pour  la 
plus  sévère  morale.  Mais  l'intérêt  commence-t-il  à  y  être  engagé,  nous  commen- 
çons à  voir  tout  autrement  les  choses.  Ce  qui  nous  paraissait  trop  relâché  ne 
nous  semble  plus  si  large,  et  nous  y  trouvons  du  bon  sens.  Ds  là  nous  avons  une 
conscience  exacte  :  pour  qui  ?  pour  les  autres  et  non  pour  nous.  Que  je  parle 
ici  des  obligations  d'un  bénélicier;  tous  ceux  qui  n'y  ont  point  d'intérêt,  parce 
qu'ils  sont  en  d'autres  états,  conviendront  de  tout  ce  que  je  dirai  :  mais  que  je 
passe  ensuite  à  eux-mêmes  et  à  leurs  conditions,  c'est  alors  qu'ils  se  mettront 
en  garde ,  et  qu'ils  s'élèveront  contre  moi. 

2.  Fausse  conscience  encore  plus  aisée  à  former  dans  les  conditions  plus  éle- 
vées ,  et  parmi  les  grands ,  soit  parce  qu'ils  ont  des  intérêts  plus  difficiles  à 
accorder  avec  la  loi  de  Dieu,  et  que  la  politique  leur  inspire  là-dessus  des  maximes 
plus  dangereuses,  soit  parce  que  tout  ce  qui  les  environne  contribue  à  les  trom- 
per :  flatteurs  intéressés,  faux  conseillers. 

3.  Fausse  conscience  surtout  aisée  à  former  dans  les  cours  des  princes  :  com- 
ment cela?  C'est  qu'à  la  cour  les  passions  sont  beaucoup  plus  ardentes,  les 
désirs  beaucoup  plus  vifs ,  et  les  intérêts  beaucoup  plus  grands.  De  là  l'on  se  fait 
une  morale  particulière  à  la  cour  ;  de  là  tant  de  gens  se  pervertissent  à  la  cour  ; 
de  là  l'on  se  fie  si  peu  à  la  conscience  d'un  homme  de  cour. 

Prière  à  Dieu  pour  lui  demander  qu'il  ne  nous  livre  pas  à  la  violence  de  nos 
désirs,  et  qu'il  ne  permette  pas  que  nos  intérêts  nous  dominent. 

Deuxième  partie.  Fausse  conscience  dangereuse  à  suivre.  Toute  erreur  est 
dangereuse ,  surtout  en  matière  de  mœurs  ;  mais  il  n'y  en  a  point  de  plus  pré- 
judiciable que  celle  qui  s'attache  à  la  règle  même  des  mœurs  ,  qui  est  la  con- 
science ;  car  avec  une  fausse  conscience  ,  1°  il  n'y  a  point  de  mal  qu'on  ne  com- 
mette; 2°  on  commet  le  mal  hardiment  et  tranquillement  ;  3°  on  le  commet  sans 
ressource  et  sans  espérance  de  remède. 

1.  Avec  une  fausse  conscience,  point  de  mal  qu'on  ne  commette.  A  quoi  ne 
se  porte  pas  un  ambitieux  qui  s'est  fait  une  conscience  de  ses  fausses  maximes? 
A  quoi  ne  se  porte  pas  un  voluptueux  ,  un  vindicatif?  Que  ne  lirent  pas  les  Juifs  ? 
Ils  crucifièrent  Jésus-Christ  :  et  que  ne  faisons-nous  pas  tous  les  jours  ?  On 
opprime  le  juste  et  l'innocent;  on  est  exact  jusqu'au  scrupule  sur  de  légères 
observances,  tandis  qu'on  viole  ce  qu'il  y  a  de  plus  indispensable  dans  la  reli- 
gion ,  savoir,  la  justice,  la  miséricorde,  la  foi. 

Qu'est-ce  qu'une  fausse  conscience?  Un  abîme  inépuisable  de  péchés,  répond 
saint  Bernard  ;  une  mer  profonde  et  affreuse ,  où  se  trouvent,  selon  le  terme 
de  l'Ecriture  ,  des  reptiles  sans  nombre.  Ces  reptiles  nous  marquent  la  subtilité 
avec  laquelle  le  péché  se  glisse  dans  une  fausse  conscience;  et  ces  reptiles  sans 
nombre,  la  malheureuse  fécondité  avec  laquelle  ils  s'y  produisent.  Car  c'est  là 
que  s'engendrent  toutes  sortes  de  monstres  :  envies  ,  aversions  ,  médisances  , 
calomnies,  perfidies,  désirs  charnels,  impudicités. 

2.  Avec  une  fausse  conscience  on  commet  le  mal  hardiment  et  tranquille- 
ment :  hardiment,  parce  qu'on  n'y  trouve  dans  soi-même  nulle  opposition; 


646  ANALYSES    DES    SERMONS. 

tranquillement,  parce  qu'on  n'en  ressent  alors  aucun  trouble,  et  que  la  con- 
science est  d'intelligence  avec  le  pécheur.  Or  la  paix  dans  le  péché  est  le  plus 
grand  de  tous  les  maux.  Quatre  sortes  de  consciences  que  dislingue  saint  Ber- 
nard :  mais  des  quatre ,  la  dernière ,  qui  est  une  mauvaise  conscience  dans  la 
paix ,  est  la  plus  à  craindre  ;  car  dans  une  mauvaise  conscience  troublée  ,  il  y 
a  encore  des  lumières ,  et  par  conséquent  des  principes  de  pénitence  et  de 
conversion  ;  mais  dans  une  mauvaise  conscience  tranquille ,  il  n'y  a  que  té- 
nèbres. 

3.  De  là ,  avec  une  fausse  conscience  on  commet  le  mal  sans  ressource  ;  car 
la  grande  ressource  du  pécheur,  c'est  une  conscience  droite  et  saine  qui  le  con- 
damne intérieurement ,  et  voilà  ce  qui  ramena  saint  Augustin ,  sa  conscience 
révoltée  contre  lui-même. 

Aussi  le  Prophète  voulant ,  ce  semble ,  engager  Dieu  à  punir  les  impiétés  de 
son  peuple,  ne  lui  disait  pas,  Humiliez -les ,  confondez-les,  ruinez-les  de  fond 
en  comble  ;  mais ,  Aveuglez-les  :  comme  pour  marquer  que  cet  aveuglement 
était  la  plus  grande  peine  du  péché.  Et  c'est  pour  cela  même  que  je  dis  tout  au 
contraire  :  Déchargez  ,  Seigneur,  votre  colère  sur  tout  le  reste  ,  mais  épargnez 
leurs  consciences  et  ne  les  aveuglez  pas  ;  car  ce  serait  dès  cette  vie  les  ré- 
prouver. 

Troisième  partie.  Fausse  conscience ,  vaine  excuse  pour  se  justifier  devant 
Dieu.  Si  nos  erreurs  étaient  des  erreurs  involontaires  et  de  bonne  foi ,  le  pé- 
cheur pourrait  se  prévaloir  de  sa  fausse  conscience  comme  d'une  excuse  légi- 
time. Mais  ce  caractère  de  bonne  foi  se  trouve-t-il  toujours  dans  la  fausse  con- 
science? Si  cela  était,  David  n'aurait  pas  dit  à  Dieu  :  Seigneur,  oubliez  mes 
ignorances  passées. 

Je  prétends  donc  que  l'ignorance,  et  par  conséquent  la  fausse  conscience,  est, 
surtout  dans  le  siècle  où  nous  vivons,  un  des  prétextes  les  plus  frivoles,  1°  parce 
qu'il  y  a  maintenant  trop  de  lumière  pour  pouvoir  supposer  ensemble  une  con- 
science dans  l'erreur  et  une  conscience  de  bonne  foi  ;  2°  parce  qu'il  n'y  a  point 
de  fausse  conscience  que  Dieu ,  dès  maintenant ,  ne  puisse  confondre  par  une 
autre  conscience  droite  qui  reste  en  nous,  ou  qui,  quoique  hors  de  nous,  s'élève 
contre  nous  malgré  nous-mêmes. 

1.  Trop  de  lumière  dans  notre  siècle  ,  et  trop  de  moyens  de  s'instruire,  pour 
pouvoir  supposer  une  conscience  dans  l'erreur,  et  une  conscience  de  bonne  foi. 
Si  vous  aviez  voulez  vous  servir  de  ces  moyens ,  cette  fausse  conscience  ne  se 
serait  pas  formée.  Mais  vous  les  avez  négligés,  et  celte  négligence  vous  rend 
coupables. 

2.  Point  de  fausse  conscience  que  Dieu  ne  puisse  confondre  par  une  autre 
conscience  droite  :  1.  par  celle  des  païens  :  car  n'est-il  pas  étrange  que  vous 
vous  permettiez  aujourd'hui ,  ou  que  vous  vous  croyiez  permises  cent  choses 
dont  vous  savez  que  les  païens  se  sont  fait  des  crimes  ?  2.  Par  la  vôtre,  soit  telle 
qu'elle  est  présentement  ;  mais  pour  qui?  pour  les  autres  ;  car,  quelle  contra- 
diction que  vous  soyez  si  éclairés  sur  ce  qui  touche  les  autres,  et  si  aveugles  sur  ce 
qui  vous  regarde  !  soit  telle  qu'elle  a  été  dans  ces  premières  années  où  la  passion 
ne  vous  avait  pas  encore  corrompus  ;  car  d'où  est  venu  ce  changement?  et  vous 
est-il  pardonnable  de  n'avoir  pas  conservé  tant  de  bons  principes  qui  devaient 
vous  servir  de  règles  dans  tout  le  cours  de  votre  vie  ? 

Pour  vous  préserver  ou  pour  revenir  de  ce  désordre  de  la  fausse  conscience , 
souvenez-vous  de  deux  grandes  maximes  :  Tune,  que  le  chemin  du  ciel  est  étroit; 
l'autre ,  qu'un  chemin  étroit  ne  peut  jamais  avoir  de  proportion  avec  une  con- 
science large. 


ANALYSES   DES    SERMONS.  647 

POUR  LE  QUATRIÈME  DIMANCHE  DE  L'AVENT. 

SUR    LA    SÉVÉRITÉ    DE    LA    PENITENCE. 

Sujet.  Le  Seigneur  lit  entendre  sa  parole  à  Jean,  fils  de  Zacharie,  dans  le  désert;  et  il  alla 
dans  tout  le  pays  qui  est  le  long  du  Jourdain,  prêchant  le  baptême  de  pénitence  pour  la 
rémission  des  péchés. 

La  pénitence  est  un  baptême ,  parce  que  c'est  elle  qui  nous  lave  de  nos  pé- 
chés, et  qui  nous  purifie.  Or  le  caractère  de  ce  baptême  ou  de  cette  pénitence 
est  l'esprit  de  sévérité ,  comme  nous  Talions  voir  dans  ce  discours. 

Division.  Sans  examiner  quelle  doit  être  la  sévérité  de  la  pénitence,  consi- 
dérée de  la  part  des  prêtres  qui  en  sont  les  ministres,  et  sans  entrer  dans  ces 
fameuses  contestations  qui  se  sont  élevées  sur  cette  matière ,  ne  regardons  ici  la 
pénitence  que  par  rapport  au  pécheur  qui  la  doit  pratiquer ,  et  qui  se  la  doit 
imposer  à  lui-même.  Or  le  grand  principe  qui  doit  animer  et  régler  cette  péni- 
tence ,  c'est  la  sévérité.  Sévérité  nécessaire ,  sévérité  douce.  La  pénitence  prise 
par  rapport  à  nous  doit  être  sévère  ;  lre  partie.  Mais  afin  de  ne  pas  rebuler  nos 
coeurs ,  ajoutons  que  plus  elle  est  sévère ,  plus  dans  sa  sévérité  même  elle  de- 
vient douce  ;  2e  partie. 

Première  partie.  Sévérité  de  la  pénitence,  sévérité  nécessaire.  Qu'est-ce 
que  la  pénitence?  C'est,  dit  saint  Augustin  ,  un  jugement  que  l'homme  exerce 
contre  lui-même  ,  mais  qu'il  exerce  en  qualité  seulement  de  délégué ,  et  comme 
tenant  la  place  de  Dieu ,  qu'il  exerce  en  vertu  de  la  commission  que  Dieu  lui  a 
donnée  de  se  juger  lui-même ,  qu'il  exerce  avec  toute  la  dépendance  d'un  juge 
inférieur  à  l'égard  d'un  juge  souverain;  d'où  nous  devons  former  trois  raisonne- 
ments qui  nous  convaincront  que  notre  pénitence  doit  êire  sévère.  1°  L'homme 
dans  la  pénitence  fait  l'oflice  de  Dieu,  en  se  jugeant  lui-même  :  il  doit  donc  se 
juger  dans  la  rigueur.  2°  L'homme  dans  la  pénitence  devient  juge,  non  pas  d'un 
autre,  mais  de  lui-môme  :  il  doit  donc  dans  ses  jugements  prendre  le  parti  de 
la  sévérité.  3°  Du  jugement  que  l'homme  lait  de  lui-même,  il  y  a  appel  à  un 
autre  jugement  supérieur ,  qui  est  celui  de  Dieu  :  il  doit  donc  y  procéder  avec 
une  équité  inflexible. 

1.  L'homme  dans  la  pénitence  fait  l'office  de  Dieu;  c'est-à-dire,  selon  Tertul- 
lien ,  que  la  pénitence  fait  en  nous  la  fonction  de  la  justice  et  de  la  colère  de 
Dieu.  Or  comment  Dieu  nous  jugerait-il  dans  sa  colère?  et  peut-on  dire  qu'il  y 
ait  quelque  proporîion  entre  la  pénitence  d'un  homme  du  monde  et  la  justice  de 
Dieu  vindicative?  Noire  pénitence  ne  peut  donc  être  une  pénitence  recevable  au 
tribunal  de  Dieu  ,  dès  qu'elle  n'est  pas  sévère. 

Pour  mieux  comprendre  cette  pensée ,  imaginons-nous  que  Dieu  a  fait  un 
pacte  avec  nous,  et  qu'il  nous  a  dit  ce  que  nous  marque  expressément  l'Apôtre  : 
Jugez-vous  vous-mêmes,  et  je  ne  vous  jugerai  point.  En  quoi  nous  pouvons  re- 
marquer l'excellence  et  le  mérite  de  la  pénitence  ,  qui  nous  affranchit  en  quel- 
que sorte  de  la  juridiction  de  Dieu. 

Cela  supposé,  je  dois  faire  r?ans  ma  pénitence  ce  que  Dieu  fera  un  jour  dans 
son  jugement.  Que  fera-t-il  ?  Une  recherche  exacte  de  toute  ma  vie  :  et  teile  est 
la  recherche  que  j'en  dois  faire  moi-même  en  me  présentant  au  tribunal  de  la 
pénitence,  et  en  m'accusant.  Car  si  je  me  flatte  moi-même,  et  si  j'use  de  la 
moindre  dissimulation ,  ma  pénitence  ne  peut  plus  être  qu'une  pénitence  chimé- 
rique v  parce  qu'elle  n'est  pas  conforme  au  jugement  de  Dieu.  En  effet,  Dieu 
nous  jugera  bien  avec  une  autre  sévérité;  et  si  cela  n'était  pas,  comment  son 
jugement  serait-il  si  terrible? 

C'est  pour  cela  que  David  demandait  à  Dieu  ,  comme  une  grâce  particulière , 
de  ne  pas  permettre  que  son  cœur  consentît  jamais  à  ces  paroles  de  malice ,  et  à 
ces  prétextes  que  le  démon  nous  suggère ,  pour  nous  servir  d'excuses.  Et  parce 
qu'il  savait  que  le  monde  est  plein  de  ces  faux  élus,  qui ,  en  traitant  avec  Dieu , 
prétendent  toujours  avoir  raison  ,  ce  saint  roi  ne  voulait  point  de  communica- 


648  ANALYSES    DES   SERMONS. 

tion  avec  eux.  Qui  sont  ces  élus  du  monde?  Ce  sont ,  répond  saint  Augustin, 
ces  pécheurs  qui  jugent  toujours  favorablement  d'eux-mêmes,  et  qui  ne  s'im- 
putent jamais  à  eux-mêmes  leurs  propres  péchés  ;  et  voilà  ce  que  nous  faisons. 
Disons  plutôt  à  Dieu,  comme  le  même  prophète  ,  en  nous  confessant  crimi- 
nels :  Guérissez  mon  âme,  Seigneur,  parce  que  f ai  péché  contre  vous.  Ce  n'est  ni 
à  mon  naturel ,  ni  à  mon  tempérament,  ni  au  monde ,  que  je  dois  m'en  prendre, 
mais  à  moi-même. 

2.  L'homme  dans  la  pénitence  devient  juge,  non  pas  d'un  autre,  mais  de 
lui-même.  Si  nous  avions  à  juger  les  autres,  il  ne  faudrait  pas  nous  exhorter  à 
la  sévérité  :  car  nous  ne  sommes  que  trop  enclins  à  les  condamner.  Mais  comme 
nous  nous  aimons  nous-mêmes ,  la  pénitence  doit  surmonter  en  nous  ce  fonds 
d'amour-propre ,  et  elle  ne  le  peut  faire  que  par  une  sainte  rigueur.  Sans  cela  , 
à  quelles  illusions  serons-nous  sujets  ? 

3.  Il  y  a  appel  du  jugement  que  nous  portons  contre  nous-mêmes;  appel, 
dis-je  ,  au  tribunal  de  Dieu  ;  car  Dieu  ,  dans  son  jugement ,  ne  jugera  pas  seule- 
ment nos  crimes,  mais  nos  justices  ,  et  en  particulier  nos  pénitences.  Or  que 
nous  servira-t-il  alors  de  nous  être  tant  épargnés?  Que  nous  servira-t-il  d'avoir 
cherché  et  trouvé  des  ministres  indulgents  ?  Nous  nous  jugeons  sévèrement ,  di- 
sait Tertullien  ,  parce  que  nous  savons  qu'il  y  a  une  justice  supérieure  qui  nous 
jugera  si  nous  ne  nous  jugeons  pas  bien  nous-mêmes.  Aussi ,  ajoute  saint  Chry- 
sostome  ,  le  juge  inférieur  doit  toujours  juger  selon  la  rigueur  de  la  loi. 

Sévérité  raisonnable  :  car  en  quoi  consiste  l'essentielle  sévérité  de  la  pénitence  ? 
C'est  à  nous  réduire  aux  bornes  de  la  raison  que  Dieu  nous  a  donnée  ;  c'eit  à  nous 
faire  combattre ,  retrancher  et  détruire  dans  nous  ce  que  notre  raison  condamne 
malgré  nous.  Voilà ,  pour  user  de  cette  expression ,  le  raisonnable  de  la  péni- 
tence :  si  raisonnable,  que  vous  êtes  les  premiers  à  en  convenir;  si  raison- 
nable ,  que  vous  seriez  même  scandalisés  qu'on  manquât  à  l'exiger  de  vous  ;  si 
raisonnable  ,  que  nulle  autorité  n'en  peut  dispenser. 

Heureux  si  nous  goûtons  cette  vérité  !  Heureux  si ,  pour  venger  Dieu  de  nous- 
mêmes  ,  et  pour  le  bien  venger,  nous  faisons  passer  dans  nous-mêmes  toute  sa 
colère  ;  en  sorte  que  nous  puissions  lui  dire  comme  David  :  In  me  transierunt 
irœ  tuœ  ! 

Deuxième  partie.  Sévérité  de  la  pénitence  ,  sévérité  douce.  Quand  la  péni- 
tence nous  serait  inutile ,  disait  Tertullien  ;  quand  elle  serait  seulement  sévère 
sans  nulle  douceur,  Dieu  l'ordonnant,  il  faudrait  toujours  nous  y  soumettre. 
Mais  le  même  Tertullien  a  bien  eu  raison  d'ajouter  que  la  pénitence  était  dans 
celle  vie  la  félicité  de  l'homme  pécheur  ;  car  j'appelle  la  félicité  de  l'homme  pé- 
cheur dans  cette  vie,  1°  ce  qui  produit  en  lui  la  paix  de  la  conscience;  2°  ce 
qui  le  remplit  de  la  joie  du  Saint-Esprit.  Or  voilà  les  effets  de  la  pénitence  sé- 
vère ,  et  il  n'y  a  que  la  pénitence  sévère  qui  ait  la  vertu  de  les  opérer. 

i.  C'est  la  pénitence  exacte  et  sévère  qui  produit  la  paix.  Ainsi  l'éprouva  Ma- 
deleine, lorsque  Jésus-Christ,  louché  de  la  ferveur  de  sa  pénitence,  lui  dit  : 
Vos  péchés  vous  sont  remis;  allez  en  paix.  Mais  comment  une  pénitence  sévère  , 
qui  fait  en  nous  la  fonction  de  la  justice  et  de  la  colère  de  Dieu ,  peut-elle  nous 
donner  la  paix  ?  C'est  que  par  sa  sévérité  elle  apaise  Dieu  ;  qu'en  apaisant  Dieu  , 
elle  nous  remet  en  grâce  avec  Dieu  ;  et  que  nous  remettant  en  grâce  avec  Dieu, 
elle  nous  rassure  contre  les  jugements  de  Dieu.  Ainsi  elle  fait ,  parce  qu'elle  est 
sévère  ,  la  fonction  de  la  colère  de  Dieu  ,  mais  bien  plus  efficacement  que  la  co- 
lère de  Dieu  même  :  car  Ja  colère  de  Dieu  toute  seule  punit  le  péché,  mais  ne 
l'efface  pas  ;  ce  qui  se  voit  dans  l'enfer  :  au  lieu  que  la  pénitence  fait  l'un  et 
l'autre. 

2.  De  celte  paix  intérieure  naît  une  sainte  joie  :  autre  fruit  de  la  sévérité  de 
la  pénitence.  Qui  peut  l'exprimer  ?  11  faut  la  sentir  pour  la  connaître.  Exemple 
de  saint  Augustin. 

Répondez-moi,  dit  le  mondain,  de  cette  douceur  de  la  pénitence,  et  je  me 
convertirai.  Vous  raisonnez  mal ,  reprend  saint  Bernard.  Tout  ce  que  je  vous  en 
dirais  ne  ferait  nulle  impression  sur  un  cœur  aussi  sensuel  que  le  vôtre.  Mais 
commencez  par  vous  vaincre  en  faisant  pénitence ,  et  vous  en  sentirez  la  dou- 


ANALYSES    DES    SERMONS.  649 

ceur.  D'ailleurs ,  fiez-vous  aux  promesses  de  voire  Dieu  ;  si  vous  êtes  généreux , 
il  sera  fidèle. 

Mais  n'en  voyons-nous  pas  qui ,  dans  leur  pénitence  ,  ne  trouvent  que  des  sé- 
cheresses? Je  le  veux  ;  maisqui  sont-ils?  Ceux  qui  ne  veulent  faire  qu'une  fausse 
pénitence,  c'est-à-dire  une  pénitence  aisée  et  commode  ;  et  leur  témoignage  nous 
apprend  bien  qu'il  n'y  a  que  la  pénitence  sévère  qui  puisse  avoir  cette  onction 
divine  dont  nous  parlons. 

C'est  donc  un  abus ,  quand  nous  faisons  de  la  sévérité  de  la  pénitence  un 
obstacle  à  la  pénitence  ;  et  l'artifice  le  plus  dangereux  dont  se  sert  l'ennemi  de 
notre  salut  pour  nous  détourner  des  voies  de  Dieu  ,  est  de  nous  représenter  la 
pénitence  sous  des  idées  affreuses  qui  nous  en  donnent  de  l'horreur.  Et  parce 
qu'il  se  trouve  même  des  ministres  de  Jésus-Christ  qui  mettent  tout  leur  zèle  à 
nous  en  faire  des  peintures  effrayantes,  qu'arrive- t-il  ?  Le  libertin  en  profile, 
et  le  faible  s'en  scandalise  :  le  libertin  en  profite ,  ravi  qu'on  lui  exagère  les 
choses,  pour  êlre  en  quelque  sorte  autorisé  a  n'en  rien  croire  et  surtout  à 
n'en  rien  faire  ;  et  le  faible  s'en  scandalise  en  se  décourageant,  et  en  se  laissant 
aller  à  un  secret  désespoir. 

Mais  moi,  mon  Dieu  ,  tandis  que  vous  me  confierez  le  ministère  évangélique  , 
j'annoncerai  tout  à  la  fois  à  voire  peuple,  sans  jamais  les  séparer  ,  et  votre  jus- 
tice ,  et  votre  bonlé  :  Misericordiam  etjudicium  cantabo  tibi.  Gardant  ces  règles, 
je  ne  craindrai  rien  ;  ei  jusqu'en  la  présence  des  rois ,  je  parlerai ,  comme  Da- 
vid ,  sans  confusion. 

Je  conclus  avec  le  divin  Précurseur  :  Faites  pénitence,  parce  que  le  royaume 
de  Dieu  approche ,  c'est-à-dire  parce  que  la  mort  vient,  et  qu'elle  vient  bientôt. 
Combien  louchent  de  près  à  ce  dernier  terme?  Si  je  le  leur  faisais  connaître , 
différeraient-ils  à  se  convertir  ?  Or,  ce  qu'ils  feraient ,  pourquoi  ne  le  faisons- 
nous  pas?  Avons-nous  une  caution  contre  la  mort?  Sommes-nous  certains  de 
notre  pénitence  à  la  mort  ?  Qui  nous  répond  de  Dieu?  qui  nous  répond  de  nous- 
mêmes  ?  Et  taut  d'exemples  que  nous  avons  eus ,  et  que  nous  avons  encore  de- 
vant les  yeux,  ne  doivent-ils  pas  nous  faire  trembler? 

SUR   LA    NATIVITÉ    DE    JESUS-CHRIST. 

Sujet.  Au  même  instant  que  l'ange  annonça  ain  pasteurs  la  naissance  de  Jésus-Christ,  une 
troupe  de  la  milice  céleste  se  joignit  à  lui ,  et  se  mit  à  louer  Dieu  en  disant  :  Gloire  à  Dieu 
au  plus  lin  ut  des  cieux,  et  paix  aux  hommes  sur  la  terre! 

En  deux  paroles  ,  voilà  les  deux  fruits  de  la  naissance  du  Sauveur,  la  gloire 
à  Dieu,  et  la  paix  aux  hommes.  Mais  le  mondain  superbe  et  ambitieux ,  dit  saint 
Bernard  ,  n'est  pas  content  de  ce  partage.  Outre  la  paix,  il  voudrait  encore  la 
gloire.  Ayons  en  horreur  ce  sentiment  ;  et  laissant  à  Dieu  la  gloire  ,  contentons- 
nous  de  considérer  ce  mystère,  par  rapport  à  nous ,  comme  un  mystère  de  paix. 

Dl  vision.  Jésus-Christ  dans  sa  naissance  est  appelé  par  ïsaïe  le  prince  de  la 
paix  ;  et  l'Apôtre  nous  apprend  que  la  paix  a  élé  le  bienheureux  terme  de  sa 
mission.  Voilà  pourquoi  ce  divin  enfant  voulut  naître  sous  le  règne  d'Auguste, 
qui  fut,  de  tous  les  règnes,  le  plus  tranquille.  Mais  cette  paix  extérieure  et 
temporelle,  dont  le  monde  jouissait  alors,  n'était  encore  que  pour  nous  disposer 
à  une  autre  paix  plus  avantageuse  et  plus  sainte  que  le  Fils  unique  de  Dieu  nous 
apportait  du  ciel.  La  paix  avec  Dieu ,  lre  partie  ;  la  paix  avec  nous-mêmes  , 
2e  partie  :  la  paix  avec  le  prochain ,  5e  partie, 

Prrmière  partie.  La  paix  avec  Dieu.  Comme  pécheurs  ,  nous  étions  ennemis 
de  Dieu  ,  et  incapables  par  nous-mêmes  de  nous  réconcilier  avec  Dieu.  Il  nous 
fallait  donc  un  médiateur  qui  pût  tout  à  la  fois  satisfaire  à  la  justice  de  D.ca , 
et  nous  attirer  la  miséricorde  de  Dieu.  Or  c'est  ce  que  fait  Jésus-Christ,  eu 
réunissant  dans  sa  personne  Dieu  et  rhomme. 

1.  Nous  voyons  d'abord  dans  cet  enfant  la  miséricorde  de  D!eu  incarnée  et 
humanisée.  La  grâce  de  Dieu,  dit  saint  Paul,  a  paru  dans  ce  mystère  ,  et  s'est 
rendue  sensible.  Jusque-là  Dieu  n'avait  encore  eu  que  des  pemées  de  paix, 


650  ANALYSES    DES    SERMONS. 

comme  parle  le  Prophète;  mais  aujourd'hui  il  en  vienl  à  l'effet,  et  il  les  exé- 
cute en  nous  donnant  un  rédempteur. 

2.  Cependant  Dieu  n'oublie  point  ses  intérêts  ;  car  si  nous  voyons  dans  le  ré- 
dempteur qu'il  nous  donne ,  la  miséricorde  de  Dieu  incarnée  et  humanisée, 
nous  y  voyons  au  même  temps  la  justice  de  Dieu  satisfaite  et  pleinement  ven- 
gée ,  par  la  pénitence  que  ce  Sauveur  commence  à  faire  pour  nous.  Tellement 
que  la  parole  de  David  se  vérifie  dans  Félable  ;  savoir ,  que  la  justice  et  la 
miséricorde  se  sont  rencontrées,  et  qu'elles  ont  fait  ensemble  une  alliance 
étroite. 

Voici  donc  l'idée  naturelle  que  nous  devons  avoir  de  ce  mystère,  exprimée 
dans  ces  belles  paroles  de  l'Apôtre  :  Dieu  était  dans  Jésus-Christ ,  réconciliant 
le  monde  avec  soi ,  c'est-à-dire  Jésus-Christ  était  dans  la  crèche ,  et  il  y  était 
humilié,  pauvre,  souffrant  ;  et  Dieu  était  dans  Jésus-Christ ,  acceptant  ses  hu- 
miliations ,  sa  pauvreté  ,  ses  souffrances ,  comme  des  satisfactions  de  tout  ce 
que  l'orgueil ,  la  cupidité  ,  l'amour  du  plaisir  et  de  nous-mêmes  nous  ont  fait 
commettre  de  crimes.  Car,  demande  saint  Bernard  ,  comment  Dieu  n'aurait-il 
pas  été  fléchi  par  la  pénitence  de  ce  Fils  bien-aimé,  et  Dieu  comme  lui?  Et 
comment,  satisfait  par  la  pénitence  d'un  Dieu ,  pourrait-il  rejeter  la  nôtre? 

Je  dis  la  nôtre,  car  avec  la  pénitence  de  Jésus-Christ  notre  Sauveur,  il  faut 
encore  la  nôtre  pour  consommer  l'affaire  de  notre  salut.  Il  faut  de  notre  part 
une  pénitence  semblable  à  celle  de  Jésus-Christ ,  qui  puisse  être  unie  à  celle  de 
Jésus-Christ,  et  par  conséquent  une  pénitence  solide,  efficace  ,  sévère,  comme 
celle  de  Jésus-Christ. 

Si  telle  est  votre  pénitence ,  consolez-vous;  vous  êtes  en  paix  avec  Dieu  :  ou 
si  c'a  été  jusqu'à  présent  une  pénitence  défectueuse,  corrigez-en  les  abus  ,  et 
convertissez-vous  de  bonne  foi. 

Deuxième  partie.  La  paix  avec  nous-mêmes.  Jésus-Christ,  dans  le  mystère 
de  sa  naissance,  nous  apprend  le  secret  d'entretenir  cette  paix  avec  nous-mêmes. 
Nous  l'ignorions  ce  secret,  et  nous  cherchions  la  paix  où  elle  n'était  pas  ;  sa- 
voir, dans  la  grandeur  et  dans  l'opulence;  mais  Jésus-Christ,  qui  est  le  chemin, 
la  vérité  et  la  vie,  nous  découvre  en  ce  saint  jour  les  deux  sources  de  la  vraie 
paix  ,  je  veux  dire,  1°  l'humilité  de  cœur  ;  2°  la  pauvreté  de  cœur. 

1.  C'est  dans  ce  mystère  qu'un  Dieu-Homme  nous  prêche  hautement  l'humi- 
lité; et  c'est  de  l'humilité  que  dépend  non-seulement  notre  sainteté,  mais  notre 
félicité  dans  la  vie.  Car  ce  qui  fait  perdre  si  souvent  la  paix  à  notre  cœnr,  n'est- 
ce  pas  notre  orgueil  et  notre  ambition  ?  de  là  les  inquiétudes  ,  les  tristesses  ,  les 
mélancolies ,  les  chagrins ,  les  désespoirs.  Reconnaissons-le  de  bonne  foi  :  voilà, 
hommes  du  siècle ,  ce  qui  vous  trouble. 

Quand  vous  aurez  renoncé  à  cette  passion  ,  dès  là  vous  aurez  la  p  ix;  parce 
que  dès  là  ,  soumis  à  Dieu ,  vous  serez  contents  de  votre  fortune  ,  et  vous  ne 
formerez  plus  tant  d'intrigues  qui  vous  agitent ,  et  qui  ne  vous  laissent  pas  un 
jour  tranquille. 

Apprenez  donc  de  moi,  vous  dit  Jésus-Christ,  que  je  suis  humble  de  cœur,  et 
apprenez  à  l'être  comme  moi  :  alors  vous  trouverez  le  repos  de  vos  âmes.  Et  ne 
pensez  pas  que  cette  humilité  de  cœur  soit  une  faiblesse  :  c'a  été  la  vertu  des 
forts,  la  vertu  des  sages ,  la  vertu  d'un  Dieu,  qui  s'est  revêtu  de  notre  chair 
pour  nous  en  donner  un  modèle  sensible. 

2.  Une  autre  source  de  nos  combats  intérieurs ,  c'est  l'attachement  aux  biens 
de  la  terre.  Quels  soins  pour  les  acquérir  !  quelles  peines  pour  les  conserver  ! 
quelles  frayeurs  au  moindre  danger  de  les  perdre  !  quels  regrets  après  les  avoir 
perdus  !  Le  remède ,  c'est  le  détachement  évangélique.  Un  chrétien  pauvre  de 
cœur  jouit  toujours  d'un  repos  inaltérable,  soit  qu'il  soit  dans  l'indigence  ou 
dans  l'abondance  ,  parce  qu'il  n'a  point  mis  son  appui  dans  les  richesses  péris- 
sables ,  et  qu'il  se  conforme  en  tout  à  la  volonté  de  Dieu. 

Or  c'est  ce  que  votre  Sauveur  vient  encore  vous  enseigner  ;  c'est  ce  que  vous 
prêchent  l'étable  ,  la  crèche  ,  les  langes  de  cet  Enfant-Dieu.  Il  ne  commence 
pas  seulement  à  l'enseigner ,  mais  à  le  persuader  au  monde.  De  pauvres  pasteurs 
se  retirent  d'auprès  de  lui  comblés  de  joie  ;  des  riches  (  ce  sont  les  mages  ) 


ANALYSES    DES    SERMONS.  651 

viennent  à  ses  pieds  déposer  leurs  trésors ,  et  se  faire  un  mérite  et  un  plaisir 
d'y  renoncer. 

Crèche  adorable  de  mon  Sauveur ,  c'est  loi  qui  me  fais  goûter  la  pauvreté 
que  j'ai  choisie  ;  et  vous,  mon  Dieu,  confondez-moi,  si  jamais  ce  sentiment 
sortait  de  mon  cœur. 

Troisième  partie.  La  paix  avec  le  prochain.  L'Apôtre  exhortant  les  Romains 
à  la  charité,  leur  disait  :  Si  cela  se  peut,  et  autant  qu'il  est  en  vous ,  conservez  la 
paix  avec  tous  les  hommes.  Toutes  ces  paroles  sont  remarquables.  Si  cela  se  peut  : 
l'impossibilité  est  la  seule  excuse  légitime  qui  puisse  là-dessus  devant  Dieu  nous 
disculper ,  autant  qu'il  est  en  vous  :  en  sorte  que  nous  puissions  nous  rendre 
témoignage  qu'il* n'a  jamais  tenu  à  nous  ,  ni  à  nos  soins.  Avec  tous  les  hommes  : 
sans  en  excepter  un  seul,  pas  même  ceux  qui  nous  sont  les  plus  opposés ,  parce 
que  souvent  c'est  avec  les  plus  difliciles  et  les  plus  fâcheux  que  nous  avons  à 
vivre  dans  une  plus  étroite  société. 

Or  quel  est  le  principe  de  cette  paix  ?  une  sainte  conformité  avec  Jésus-Christ 
naissant.  1.  C'est  un  Dieu  qui  se  dépouille  pour  nous  de  tous  ses  intérêts.  %  C'est 
un  Dieu  qui  nous  prévient ,  selon  le  langage  du  Prophète  ,  de  toutes  les  béné- 
dictions de  sa  douceur.  Deux  moyens  pour  entretenir  une  paix  éternelle  avec 
nos  frères  :  désintéressement  et  doueeur. 

1.  C'est  un  Dieu  qui ,  par  amour  pour  nous ,  se  dépouille  de  tous  ses  intérêts  ; 
qui  de  maître  se  fait  obéissant;  de  grand,  petit;  de  riche,  pauvre;  et  ce  désin- 
téressement est  le  plus  nécessaire  et  le  plus  sûr  moyen  pour  concilier  les  coeurs. 
Moyen  nécessaire  ;  car  de  prétendre  vivre  en  paix  avec  le  prochain ,  tandis  qu'on 
est  dominé  par  l'intérêt,  c'est  se  flatter  d'une  espérance  chimérique  :  mais 
aussi,  moyen  sûr  :  ôtez  l'intérêt,  plus  de  divisions,  de  querelles,  de  procès  : 
la  paix  régnera  partout.  S'il  en  doit  coûter  pour  cela,  faisons  ce  sacrifice  à 
Jésus-Christ,  il  le  mérite  bien.  Faisons-le  à  la  charité;  par  là  nous  achèterons 
la  paix,  et  la  paix  que  nous  aurons  avec  ce  parent,  avec  ce  frère,  avec  ce  voisin, 
avec  ce  concurrent,  vaudra  mieux  pour  vous  que  l'intérêt  qu'on  vous  disputait, 
et  à  quoi  vous  renoncerez. 

2.  Ce  n'est  pas  seulement  l'intérêt  qui  trouble  la  paix  entre  vous  et  le 
prochain  :  ce  sont  encore  vos  aigreurs,  vos  emportements,  vos  fiertés.  Mais  un 
second  moyen  pour  la  maintenir,  cette  paix  si  désirable ,  c'est  la  douceur.  Or, 
rentrez  dans  l'étable  de  Bethléem ,  vous  y  verrez  un  Dieu  qui  vous  prévient ,  un 
Dieu  qui  vous  recherche,  un  Dieu  qui  s'attendrît  sur  vous,  et  qui  veut  ainsi  se 
faire  aimer  de  vous.  Après  cela  ,  faites-vous  un  point  d'honneur  de  n'aller  jamais 
au  devant  de  votre  frère;  prenez  à  son  égard  des  airs  dédaigneux,  et  traitez-le 
avec  dureté  :  c'est  renverser  le  plus  solide  fondement  de  la  paix. 

Quel  est  notre  aveuglement  !  Dans  ce  temps,  où  Dieu  nous  alïlige  par  le  fléau 
de  la  guerre ,  nous  lui  demandons  une  paix  qui  ne  dépend  pas  de  nous  ;  et  dans 
le  cours  de  la  vie ,  nous  ne  travaillons  à  rien  moins  qu'à  nous  procurer  la  véri- 
table paix  qui  est  entre  nos  mains.  Les  puissances  de  la  terre  sont  souvent  plus 
tôt  d'accord  que  nous  ne  le  sommes  les  uns  avec  les  autres.  Donnez-nous ,  Sei- 
gneur, celte  paix  après  laquelle  les  peuples  soupirent,  et  qui  doit  pacifier  le 
monde  chrétien  ;  mais  prélérablement  à  cette  paix,  toute  nécessaire  qu'elle  est, 
donnez-nous  celle  qui  doit  nous  réconcilier  avec  vous,  nous  réconcilier  avec 
nous-mêmes ,  nous  réconcilier  avec  nos  frères. 

Compliment  au  roi. 


(Î52  ANALYSES    DES    SERMONS. 


AUTRE  AVENT. 


POUR  LA  FÊTE  DE  TOUS  LES  SAINTS. 

SUR    LA    SAINTETÉ. 
Sujkt.   Dieu  est  admirable  dans  ses  Saints. 

Comme  nous  ne  connaissons  Dieu  sur  la  terre  que  dans  ses  otivrages ,  ce  n'est 
aussi  sur  la  terre,  à  proprement  parler,  que  dans  ses  ouvrages  qu'il  est  admirable 
pour  nous.  Or  l'ouvrage  de  Dieu  par  excellence ,  ce  sont  les  Saints.  Mais  en  quoi 
Dieu ,  reprend  saint  Léon,  est  particulièrement  admirable  dans  ses  Saints, 
c'est  de  nous  les  avoir  donnés  tout  à  la  fois ,  et  pour  nos  protecteurs,  et  pour 
nos  modèles.  Ne  les  considérons  dans  ce  discours  que  sous  cette  qualité  de  mo- 
dèles ,  et  faisons  servir  leurs  exemples  à  notre  sanctification. 

Division.  La  sainteté  trouve  dans  les  esprits  et  dans  les  cœurs  des  hommes 
trois  grands  obstacles  à  surmonter  :  le  libertinage,  l'ignorance  et  la  lâcheté.  Les 
libertins  la  censurent  ;  les  ignorants  la  prennent  mal ,  et  n'en  ont  que  de  fausses 
idées;  enfin  les  lâches  la  regardent  comme  impossible,  et  désespèrent  d'y  par- 
venir. Or  montrons  aux  premiers  que ,  supposé  l'exemple  des  Saints ,  leur  liber- 
tinage est  insoutenable,  lrc  partie:  aux  seconds,  que,  supposé  l'exemple  des 
Saints,  leur  ignorance  est  sans  excuse,  2e  partie  ;  et  aux  derniers,  que  ,  supposé 
l'exemple  des  Saints,  leur  lâcheté  n'a  plus  de  prétexte,  3e  partie. 

Première  partie.  Libertinage  insoutenable,  supposé  l'exemple  des  Saints. 
C'est  de  tout  temps  que  les  libertins  ont  combattu  la  sainteté.  Saint  Jérôme  nous 
marque  surtout  deux  artifices  dont  ils  se  sont  servis  contre  elle.  1°  Ils  l'ont 
conlesiée  comme  fausse;  2°  ils  l'ont  décriée  comme  défectueuse.  Comme  fausse, 
prétendant,  qu'il  n'y  avait  point  de  vraie  sainteté  :  comme  défectueuse ,  se  per- 
suadant et  voulant  persuader  aux  autres  qu'elle  était  au  moins  sujette  à  mille 
défauts.  L'exemple  des  Saints  détruit  ces  deux  préjugés. 

1.  Le  libertin  ne  veut  point  reconnaître  de  vraie  sainteté  ,  et  traite  tout  ce 
que  nous  appelons  sainteté  d'hypocrisie.  Malignité  également  injurieuse  a  Dieu 
et  pernicieuse  aux  hommes.  Injurieuse  à  Dieu ,  en  lui  ôlant  la  gloire  de  tant 
d'oeuvres  saintes  ,  comme  si  la  grâce  n'en  était  pas  le  principe  ;  pernicieuse  aux 
hommes  ,  en  les  privant  d'une \ies  grâces  les  plus  puissantes  ,  qui  est  le  bon 
exemple. 

Mais  quelque  présomptueux  que  soit  le  libertinage,  jamais  il  ne  se  soutiendra 
contre  certains  exemples  irréprochables  que  Dieu  lui  oppose  pour  le  confondre  ; 
ce  sont  ceux  des  Saints.  Il  y  a  dans  le  monde  des  hypocrites ,  c'est-à-dire  de 
fausses  saintetés,  il  faut  l'avouer;  mais  de  là  même  saint  Augustin  conclut  qu'il 
y  a  donc  aussi  une  vraie  sainteté  ,  puisque  la  fausse  sainteté  n'est  qu'une  imita- 
tion de  la  vraie,  et  que  ce  sont  les  vraies  vertus  qui,  par  l'abus  qu'on  en  a  fait 
en  voulant  se  déguiser,  ont  produit  les  fausses  vertus.  Cette  vraie  sainteté  est 
rare,  je  le  sais;  mais  n'y  eût-il  dans  le  monde  qu'un  vrai  Saint,  son  exemple 
suffit  pour  la  condamnation  du  libertin.  Or,  par  la  providence  de  Dieu ,  il  y  en  a 
toujours  quelqu'un  de  ce  caractère,  dont  le  mondain  lui-même  n'oserait  contester 
et  désavouer  la  sainteté. 

Cependant  nous  n'en  sommes  pas  là  ;  et  pour  un  Juste  dont  l'exemple  suffirait, 
Dieu  nous  en  découvre  aujourd'hui  une  multitude  innombrable;  ce  sont  ces 
Saints  glorifiés  dans  le  ciel,  ces  hommes  en  qui  la  grâce  a  opéré  tant  de  mer- 
veilles, à  qui  elle  a  inspiré  de  si  grands  sentiments ,  à  qui  elle  a  fait  faire  de  si 
grandes  actions.  Exemples  mémorables,  exemples  convaincants. 

2.  Le  libertin  au  moins  tâche  de  décrier  la  sainteté,  en  lui  imputant  des  dé- 
fauts prétendus.  Mais  si  les  Saints  ont  des  défauts,  ce  n'est  pas  à  la  sainteté  qu'il 
faut  s'en  prendre ,  puisqu'ils  ne  sont  pas  Saints  par  là.  D'ailleurs  est-il  juste 


ANALYSES    DES    SERMONS.  653 

d'exiger  de  la  vraie  piété  qu'elle  rende  tout  à  coup  les  hommes  parfaits?  Je 
pourrais  m'en  tenir  là  pour  la  contusion  de  l'impie;  mais  l'Eglise  va  plus  loin  : 
elle  lui  fait  voir,  dans  cette  troupe  glorieuse  des  Saints  que  nous  honorons  ,  des 
hommes  vraiment  irrépréhensibles  au  sens  même  que  le  inonde  les  veut.  Leurs 
siècles  les  ont  reconnus  te's  qu'on  nous  les  dépeint ,  les  siècles  suivants  les  ont 
canonisés  ;  et  c'est  sur  le  témoignage  du  monde  entier  que  nous  leur  rendons  un 
culte  si  solennel. 

Deuxième  partie.  Ignorance  sans  excuse,  supposé  l'exemple  des  Saints.  On 
se  laisse  prévenir  des  erreurs  les  plus  grossières  louchant  la  sainteté.  Mais 
l'exemple  des  Saints  confond  toutes  ces  erreurs,  et  rend  notre  ignorance  inexcu- 
sable :  pourquoi?  parce  que  l'exemple  des  Saints  nous  fait  connaître  en  quoi 
consiste  la  vraie  sainteté,  et  nous  apprend  qu'elle  est  toute  renfermée  dans  les 
devoirs  de  notre  condition.  Sainteté  raisonnable,  qui  se  fait  estimer  par  elle- 
même,  et  que  je  ne  puis  envisager  sans  me  dire  à  moi-même  :  Voilà  ce  que  je 
dois  être ,  et  sans  me  sentir  porté  à  le  devenir. 

Non,  les  Saints  ne  se  sont  point  précisément  sanciifiés  par  des  œuvres  écla- 
tantes et  particulières  ;  ce  n'était  point  là  le  fond  de  leur  sainteté ,  car,  1°  ils 
pouvaient  être  Saints  sans  cela;  2°  avec  cela  ils  pouvaient  n'être  pas  Saints.  Ils 
pouvaient  être  Saints  sans  cela  :  combien  de  prédestinés  n'ont  jamais  rien  fait 
sur  la  terre  qui  leur  ait  attiré  l'admiration?  Et  ils  pouvaient  avec  cela  n'être  pas 
Saints  :  combien  de  réprouvés  ont  fait  sur  la  terre  des  actions  à  quoi  les  hommes 
ont  applaudi,  tandis  que  Dieu  les  condamnait?  11  n'est  pas  parlé  dans  l'Evangile 
d'un  seul  miracle  de  la  Mère  de  Dieu,  ni  de  Jean-Baptiste;  et  l'Evangile,  au 
contraire,  parle  des  miracles  que  faisaient  les  faux  prophètes. 

Par  où  donc  les  Saints  ont-ils  été  Saints?  1°  Ils  n'ont  été  Saints  que  parce  qu'ils 
ont  rempli  les  devoirs  de  leur  état  ;  2°  et  ils  n'ont  rempli  les  devoirs  de  feur  état 
que  parce  qu'ils  étaient  Saints ,  et  que  parce  qu'ils  ont  su  accorder  leur  condi- 
tion avec  leur  religion.  Saints,  parce  que  dans  leur  condition  ils  ont  rendu  à 
chacun  ce  qui  lui  appartenait.  Saints,  parce  qu'ils  ont  'honoré  par  leur  conduite 
leurs  ministères.  Saints  ,  parce  qu'ils  ont  préféré  en  toutes  choses  la  conscience 
aux  intérêts  humains.  Saints  ,  parce  que,  soumis  à  Dieu  ,  ils  se  sont  tenus  dans 
l'ordre  où  Dieu  les  voulait.  Ajoutons  que,  parce  qu'ils  étaient  Saints,  ils  ont 
rempli  tous  leurs  devoirs ,  parce  qu'il  n'y  avait  que  la  sainteté  qui  pût  être  une 
disposition  générale  et  efficace  à  ce  parfait  accomplissement  de  leurs  obligations. 
Sans  la  sainteté ,  ils  auraient  succombé  en  mille  rencontres  ;  mais  leur  sainteté 
les  a  soutenus. 

Pourquoi  saint  Louis  est-il  au  nombre  de  ceux  que  nous  invoquons?  parce  qu'il 
s'est  acquitté  de  tous  les  devoirs  d'un  roi.  Et  pourquoi  s'est-il  acquitté  de  tous  les 
devoirs  d'un  roi?  parce  que  c'était  un  saint  roi.  Aussi  est-ce  cette  fidélité  constante 
à  nos  devoirs  qui  nous  coûte.  Car,  pour  ne  manquer  à  aucun  de  ses  devoirs,  il 
faut,  en  bien  des  occasions  ,  se  faire  violence  et  se  renoncer. 

Troisième  partie.  Lâcheté  sans  prétexte ,  supposé  l'exemple  des  Saints.  Car 
l'exemple  des  Saints  est  une  preuve  convaincante  :  1°  que  la  sainteté  n'a  rien 
d'impraticable  pour  nous  ;  2°  qu'elle  n'a  rien  même  de  si  difficile  dont  elle  ne 
porte  avec  soi  l'adoucissement. 

1.  Rien  d'impraticable  pour  nous  dans  la  sainteté.  Dieu  nous  le  fait  connaître 
sensiblement ,  en  nous  mettant  devant  les  yeux  des  millions  de  Saints  qui  ont  été 
dans  le  monde  ce  que  nous  ne  voulons  pas  qu'on  y  puisse  être.  C'est  ce  qui  con- 
vertit saint  Augustin ,  lorsque  ,  dans  cette  merveilleuse  vision  qu'il  nous  a  lui- 
même  décrite,  il  crut  entendre  la  sainteté,  qui,  lui  montrant  un  nombre  presque 
infini  de  vierges,  lui  disait  :  Eh  quoi  !  ne  pourrez-vous  pas  ce  que  ceux-ci  et  celles- 
là  ont  pu?  Voilà  comment  Dieu  nous  parle  à  nous-mêmes  dans  cette  fête,  et  ce 
qui  fera  notre  condamnation  dans  son  jugement. 

2.  Rien  même  de  si  difficile  dans  la  sainteté  ,  qui  ne  porte  avec  soi  son  adou- 
cissement, ïertullien  disait  que  Jésus- Christ  était  la  solution  de  toutes  les  diffi- 
cultés d'un  chrétien.  Mais  ce  qu'il  a  dit  de  l'exemple  de  cet  Homme-Dieu,  il  semble 
qu'on  peut  le  dire  encore  avec  plus  de  sujet  de  l'exemple  des  Saints;  car,  sur 
l'exemple  de  Jésus-Christ ,  il  restait  une  difficulté  prise  de  Jésus-Christ  même  ; 


654  ANALYSES   DES   SERMONS. 

savoir,  qu'il  était  Dieu ,  et  qu'étant,  comme  Dieu  ,  la  toute-puissance  même,  H 
était  plus  en  état  que  nous  de  faire  ce  qu'il  a  fait,  et  de  souffrir  ce  qu'il  a  souffert. 
Mais  que  puis-je  répondre  ,  quand  on  me  fait  voir  dans  les  Saints  des  hommes 
comme  moi,  qui  ont  tout  entrepris  et  tout  souffert  avec  joie  !  Saint  Paul  convain- 
quait les  premiers  fidèles,  en  leur  retraçant  le  souvenir  de  tous  les  Justes  de 
l'ancienne  loi  ;  et  que  pouvons-nous  dire  quand  on  ajoute  à  ces  exemples  tous 
ceux  de  la  loi  nouvelle?  surtout  quand  on  y  ajoute  l'exemple  de  tant  de  martyrs 
à  qui  les  plus  rigoureux  tourments  sont  devenus,  nou-seulement  supportables , 
mais  agréables? 

Non,  nous  n'avons  plus  de  prétexte  que  l'exemple  des  Saints  ne  détruise.  lis 
avaient  les  mêmes  soins  que  nous ,  les  mêmes  passions,  les  mêmes  occasions,  les 
mêmes  obstacles;  ils  ne  servaient  pas  un  autre  maître;  et  ils  n'attendaient  pas 
une  autre  gloire. 

Mais ,  après  tout,  comment  être  Saint  et  vivre  en  certains  états  du  monde? 
Comment?  Si  ces  états  étaient  incompatibles  avec  la  sainteté,  Dieu  ne  nous  y 
aurait  pas  appelés,  et  il  ne  vous  permettrait  pas  d'y  demeurer.  Point  d'état  où 
il  n'y  ait  eu  des  Saints.  Regardez  dans  votre  état  ceux  qui  s'y  sont  sanctifiés,  et 
formez-vous  sur  ces  modèles.  C'est  dans  celte  variété  mystérieuse  de  sainteté , 
que  la  providence  de  notre  Dieu  nous  doit  paraître  également  aimable  et  ado- 
rable. Il  a  fait  des  Saints  de  tous  les  caractères  et  de  toutes  les  professions  ,  non- 
seulement  afin  qu'il  n'y  eût  personne  dans  le  monde  qui  eût  droit  d'imputer  à  sa 
profession  les  relâchements  de  sa  vie,  mais  afin  qu'il  u'y  eût  personne  à  qui  sa 
profession  même  ne  présentât  un  portrait  vivant  de  la  sainteté  qui  lui  est 
propre. 

Compliment  au  roi. 

POUR  LE  PREMIER  DIMANCHE  DE  L'AVENT. 

SUR   LE    JUGEMENT    DERNIER. 

Sujet.  Il  y  aura  des  signes  dans  le  soleil ,  dans  la  lune  et  dans  les  étoiles  ,  et  sur  la  terre  les 
peuples  seront  dans  la  consternation  :  de  sorte  que  les  hommes  sécheront  de  peur  dans 
l'attente  des  maux  dont  tout  l'univers  sera  menacé. 

Signes  vénérables  ,  puisque  c'est  Jésus-Christ  même  qui  nous  les  a  marqués 
comme  les  présages  de  son  dernier  avènement.  Signes  salutaires  puisqu'il  a  pré- 
tendu par  là  réveiller  notre  foi  et  ranimer  notre  ferveur.  Signes  terrihles , 
puisque  les  hommes  en  sécheront  de  peur.  Mais  ce  ne  seront,  après  tout,  que 
les  préparatifs  d'une  action  encore  infiniment  plus  à  craindre,  qui  est  le  jugement 
de  Dieu ,  dont  il  s'agit  dans  ce  discours  de  justifier  l'équité  et  la  sainteté. 

Division.  Dieu  a  tout  fait,  et  pour  lui-même,  et  pour  ses  élus.  D'où  saint 
Chrysostome  conclut  que,  quand  Dieu  s'est  déterminé  à  juger  le  monde,  il  a  eu 
deux  vues  principales  :  Tune ,  de  se  faire  justice  à  lui-même  ;  et  l'autre ,  de  la 
faire  à  ses  prédestinés.  Jugement  qui  vengera  Dieu  des  outrages  qu'il  a  reçus  du 
monde,  t  partie;  jugement  qui  vengera  les  élus  de  Dieu  des  injustices  que 
leur  a  faites  le  monde,  2e  partie. 

Première  partie.  Jugement  qui  vengera  Dieu.  Levez-vous,  Seigneur,  lui  disait 
le  Prophète  royal ,  et  prenez  en  main  votre  cause.  Mais  souvenez-vous  surtout  des 
outrages  que  vous  avez  reçus  et  que  vous  recevez  sans  cesse  de  l'impie.  Ainsi  Dieu 
se  souviendra,  1°  en  général  des  outrages  que  lui  font  maintenant  les  hommes  ; 
2°  en  particulier  de  ceux  que  lui  font  certains  hommes  insolents  dans  leur 
impiété. 

1.  Dieu  se  lèvera  pour  juger  lui-même  sa  cause.  Maintenant  il  la  laisse  entre 
les  mains  des  hommes,  et  il  les  charge  de  défendre  ses  droits.  C'est  pour  cela 
qu'il  a  établi  sur  la  terre  des  souverains ,  des  magistrats ,  des  supérieurs ,  des 
prélats ,  des  prêtres.  C'est  par  la  même  raison  qu'il  veut  bien  nous  prendre  pour 
juges  entre  lui  et  nous-mêmes  :  car  la  pénitence,  dit  saint  Augustin,  n'est  rien 
autre  chose ,  de  la  part  du  pécheur,  qu'une  justice  qu'il  rend  à  Dieu  aux  dépens 
de  soi-même.  Mais  qu'arrive-t-il?  cette  cause  de  Dieu  mise  entre  les  mains  des 


ANALYSES  DES    SERMONS.  G55 

hommes  est  tous  les  jours  abandonnée  et  lâchement  trahie.  Combien  de  crimes, 
de  scandales  sont  tolérés  par  la  négligence  ,  par  la  faiblesse ,  par  l'iniquité  de 
ceux  qui  les  devraient  punir.  Dans  le  tribunal  même  de  la  pénitence ,  quelle 
facilité  des  ministres  du  Dieu  vivant?  quelle  délicatesse  des  pécheurs  prétendus 
pénitents?  A  peine  nous  reste-t-il  des  traces  de  ces  anciens  canons  qui ,  pour 
des  péchés  aujourd'hui  communs,  exigeaient  des  satisfactions  si  rigoureuses.  Ce 
n'est  pas  que  Dieu  se  soit  relâché  de  ses  droiis ,  mais  c'est  nous-mêmes  qui  nous 
sommes  relâchés  du  saint  zèle  qui  animait  les  premiers  chrétiens,  et  qui  devrait 
comme  eux  nous  animer.  « 

Or  c'est  en  cette  vue  que  David  disait  à  Dieu  :  Levez-vous,  Seigneur,  et  mon- 
trez aux  hommes  que,  malgré  vos  lenteurs  passées,  vous  savez  enfin  vous  rendre 
à  vous-même  une  pleine  justice.  Oui,  il  le  sait,  et  il  le  fera  dans  son  dernier 
jugement.  De  là  vient  que  ce  jour  fatal  est  appelé  le  jour  du  Seigneur. 

Aussi  il  n'appartient  qu'à  Dieu  d'être,  en  dernier  ressort  et  sans  appel ,  juge 
et  partie  dans  sa  propre  cause  :  pourquoi  ?  parce  qu'il  n'y  a  point ,  répond  saint 
Chrysostome  ,  de  juge  si  éclairé  que  lui ,  si  intègre  que  lui ,  si  puissant  que  lui. 
Il  se  vengera ,  ajoute  le  même  Père ,  parce  qu'il  ne  convient  qu'à  lui  d'être  saint 
et  irrépréhensible  dans  ses  vengeances.  Quand  l'homme  se  venge,  la  passion 
l'aveugle  et  l'emporte  à  des  extrémités  criminelles.  L'ordre  veut  donc  que  ce  soit 
par  un  autre  qu'il  soit  vengé.  Mais  c'est  à  Dieu  de  se  venger  lui-même ,  parce 
qu'il  est  l'équité  et  la  sainteté  même. 

2.  Quels  sont  en  particulier  ces  outrages  que  Dieu  aura  reçus  de  l'impie ,  et 
dont  il  viendra  se  faire  justice  à  lui-même?  David  les  réduit  à  trois.  1°  L'impie 
a  dit  dans  son  cœur  :  11  n'y  a  point  de  Dieu  :  Dixit  in  corde  suo  :  Non  est  Deus  ; 
outrage  à  la  divinité.  2°  Il  a  dit  :  S'il  y  a  un  Dieu ,  ou  il  n'a  pas  vu ,  ou  il  a 
oublié  le  mal  que  j'ai  commis  :  Dixit  in  corde  suo  :  Oblilus  est  Deus  ;  avertit 
faciem  suam ,  ne  videat  :  outrage  à  Ja  Providence.  3°  Il  a  dit  :  Quand  ce  Dieu 
dont  on  me  menace  aurait  vu  mon  péché  et  qu'il  s'en  souviendrait ,  il  ne  me 
damnera  pas  pour  si  peu  de  chose  :  Dixit  in  corde  suo  :  Non  requiret  :  outrage 
à  la  justice  de  Dieu  vindicative.  Trois  articles  capitaux  sur  lesquels  Dieu  confon- 
dra le  pécheur  libertin. 

Parce  que  l'impie  aura  refusé  de  reconnaître  la  Divinité,  Dieu  se  fera  voir  à 
lui  dans  tout  l'éclat  de  sa  gloire  ,  et  lui  dira  ce  qu'il  disait  aux  Israélites  par  la 
bouche  de  Moïse  :  Videte  quod  ego  sim  solus ,  et  non  sit  alius  prœter  me  :  Recon- 
naissez que  je  suis  Dieu  ,  que  je  suis  votre  Dieu  ,  que  je  suis  seul  Dieu. 

Parce  que  l'impie  aura  outragé  la  Providence ,  en  disant  :  Ou  Dieu  n'a  pas  su , 
ou  il  a  oublié  le  mal  que  j'ai  fait;  Dieu  ,  pour  lui  montrer  qu'il  a  tout  su ,  et 
qu'il  se  souvient  de  tout,  révélera  devant  ses  yeux  ,  et  aux  yeux  de  l'univers, 
tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  honteux  et  de  plus  caché  dans  sa  vie. 

Parce  que  l'impie  aura  dit  :  Quelque  connaissance  que  Dieu  puisse  avoir  de 
mes  crimes ,  il  ne  me  punira  pas  pour  si  peu  de  chose  ;  Dieu  se  fera  un  devoir 
particulier  de  venger  sa  justice  de  ce  blasphème  :  comment?  en  l'exerçant,  celte 
justice  redontable ,  sur  le  pécheur,  et  en  le  condamnant  sans  miséricorde. 

La  seule  ressource  qui  vous  reste  maintenant,  pécheurs ,  c'est  la  pénitence.  Il 
vous  en  doit  coûter  pour  la  faire  :  mais  par  là  vous  vous  préserverez  du  jugement 
de  Dieu.  Ce  Dieu  que  vous  avez  outragé,  ce  Dieu  de  patience  vous  attend  encore. 
Rapprochez-vous  de  lui  par  une  humble  confession  de  vos  iniquités,  et  vous 
trouverez  grâce  devant  lui. 

Deuxième  pabtie.  Jugement  qui  vengera  les  élus  de  Dieu.  Ces  élus  de  Dieu , 
ce  sont  :  1°  Jes  Justes;  2°  les  humbles;  5°  les  pauvres;  4°  les  faibles.  S'il  n'y 
avait  point  d'autre  vie,  dit  saint  Chrysostome  ,  et  que  Dieu  ne  dût  jamais  juger 
le  monde,  leur  condition  serait  bien  à  plaindre.  Car  souvent  dans  cette  vie  les 
Justes  sont  décriés  et  confondu 3  avec  les  hypocrites;  les  humbles  sont  méprisés 
et  insultés,  les  pauvres  sont  rebutés,  abandonnés;  enfin,  les  faibles  sont  acca- 
blés et  opprimés.  Or  de  là  même,  conclut  saint  Chrysostome,  suit  la  nécessité 
du  jugement  de  Dieu  ;  et  c'est  aussi  sur  ces  quatre  chefs  qu'il  viendra ,  en  qua- 
lité de  souverain  juge,  faire  justice  à  ses  élus. 

11  viendra  pour  venger  les  Justes ,  j'entends  les  vrais  Justes,  en  les  séparant 


G56  ANALYSES   DES    SERMONS. 

des  hypocrites.  Durant  celte  vie  lout  est  mêlé  et  confondu.  Combien  de  scélérats 
iravesiis  en  gens  de  probité  et  d'honneur  :  et  combien  au  contraire  de  Justes 
accusés  et  calomniés!  Or  c'est  ce  que  le  jugement  de  Dieu  dévoilera  par  la  ma- 
nifestation des  consciences. 

Ainsi,  selon  l'oracle  de  Job ,  la  joie  de  l'hypocrite  finira,  et  son  espérance  périra. 
La  joie  de  l'hypocrite  était  d'imposer,  et  cependant  d'être  respecté  et  honoré  : 
mais  au  jugement  de  Dieu,  celte  joie  de  l'hypocrite  finira  ,  parce  que  son  hypo- 
crisie sera  démasquée,  et  qu'elle  deviendra  le  sujet  éternel  de  sa  confusion. 
L'espérance  de  l'hypocrite  était  qu'il  ne  serait  jamais  connu  à  fond,  et  son 
désespoir  sera  de  ne  pouvoir  plus  se  déguiser.  Mais  au  contraire  la  gloire  des 
Justes  sera  de  paraître  devant  toutes  les  créatures  intelligentes,  et  que  l'on 
discerne  enfin  la  droiture  de  leurs  aciions  et  la  pureté  de  leurs  intentions, 

2.  11  viendra  pour  venger  les  humbles  en  les  gloriiiant.  Leur  humilité  passait 
pour  petitesse  d'esprit  et  pour  bassesse  de  cœur,  mais  Dieu  la  relèvera  et  la 
couronnera.  C'est  alors  qu'ils  s'élèveront  eux-mêmes  contre  ceux  qui  les  mépri- 
saient, et  que  s'accomplira  cette  parole  de  Jésus-Christ,  que  quiconque  s'abaisse 
sera  exalté.  Dans  la  vie,  l'humilité  n'est  pas  toujours  glorifiée,  souvent  même 
elle  est  accompagnée  jusques  au  bout  de  l'humiliation  :  mais  c'est  à  la  iin  des 
siècles  qu'elle  recevra  tout  l'honneur  qui  lui  est  dû. 

3.  11  viendra  pour  venger  les  pauvres  en  les  béatifiant.  Combien  de  pauvres 
soutirent  sur  la  terre  par  la  dureté  des  riches!  combien  de  véritables  pauvres 
sont  rebutés,  comme  s'ils  ne  l'étaient  pas!  combien  de  saints  pauvres  sont  d'au- 
tant plus  oubliés,  qu'ils  se  plaignent  moins,  et  qu'ils  prennent  leur  pauvreté  avec 
plus  de  patience!  Or  la  patience  des  pauvres,  dit  le  Prophète,  ne  sera  pas  toujours 
sans  fruit.  Car  je  sais  que  le  Seigneur  jugera  le  pauvre  >  et  qu'il  tirera  une  ven- 
geance éclatante  de  ceux  qui  l'auront  oublié.  Tandis  que  les  riches,  ces  riches 
impitoyables,  seront  frappés  d'un  éternel  analhème,  les  pauvres,  mis  en  pos- 
session d'une  souveraine  béatitude,  seront  bien  dédommagés  de  cetie  inégalité 
de  conditions  qui  les  avait  réduits  dans  le  besoin  et  dans  la  misère. 

4.  11  viendra  pour  venger  les  faibles.  Maintenant  ils  sont  dans  l'oppression,  et 
c'est  le  crédit  qui  l'emporte,  et  le  plus  fort  qui  a  toujours  raison.  De  là  tant  de 
persécutions  et  de  vexations  :  mais  la  scène  changera  :  Judicare  pupillo  et  Immili, 
ut  non  apponat  ultra  magnificare  se  homo  super  terram.  Au  lieu  que  le  faible  était 
sous  les  pieds,  il  se  verra  sur  la  tête  de  ces  grands  du  monde,  qui  faisaient , 
pour  l'accabler,  un  si  criminel  abus  de  îeur  grandeur. 

Conclusion.  Dieu,  dans  son  jugement,  séparera  les  Justes  d'avec  les  hypo- 
crites et  les  impies  :  séparez-vous-en  dès  à  présent  par  une  solide  piété.  Il  glo- 
rifiera les  humbles  :  humiliez-vous.  11  béatifiera  les  pauvres  :  assistez- les.  Il 
relèvera  les  faibles  :  protégez-les.  Et  vous,  Justes,  humbles,  pauvres  ,  faibles, 
soutenez-vous  dans  votre  justice  ,  dans  votre  obscurité,  dans  votre  pauvreté, 
dans  votre  faiblesse ,  par  l'attente  de  ce  grand  jour,  qui  sera  le  jour  du  Seigneur 
et  le  vôtre.  Craignez  le  jugement  de  Dieu;  car  il  est  toujours  à  craindre  :  mais 
en  le  craignant,  désirez-le ,  espérez-le,  aimez-le,  puisqu'il  vous  doit  être  si 
favorable.  Craignons-le  tous,  mais  d'une  crainte  ellicace  qui  nous  convertisse 
et  qui  nous  sauve. 

POUR  LE  DEUXIÈME  DIMANCHE  DE  L'AVENT. 

SUR    LE    RESPECT    HUMAIN. 
Sujet.  Bienheureux  celui  qui  ne  sera  point  scandalisé  de  moi. 

C'est  à  ce  caractère  que  le  Sauveur  du  monde  reconnaît  ses  vrais  disciples. 
Il  veut  des  hommes  fervents  ,  généreux  ,  sincères,  qui  se  fassent  un  honneur 
de  l'avoir  pour  maître,  et  un  devoir  de  lui  obéir.  Or  par  là  il  exclut  de  son 
royaume  ces  lâches  chrétiens  qui  se  laissent  dominer  par  le  respect  humain  , 
et  c'est  ce  même  respect  humain  que  j'entreprends  de  combattre  dans  ce 
discours. 


aisaLïses  des  BftftMoite.  657 

Division.  Indignité  du  respect  humain  par  rapport  à  nous-mêmes,  lre  partie. 
Désordre  du  respect  humain  par  rapport  à  Dieu  ,  2e  partie.  Scandale  du  respect 
humain  par  rapport  au  prochain  .  5e  partie.  Les  deux  premiers  points  regardent 
ceux  qui  sont  les  esclaves  du  respect  humain ,  et  le  troisième  ceux  qui  en  sont 
les  auteurs. 

Première  partie.  Indignité  du  respect  humain,  parce  que  c'est ,  1°  une  ser- 
vitude honteuse  ;  2°  une  lâcheté  méprisable. 

1.  Servitude  honteuse  :  car,  qu'y  a-t-il  de  plus  servile  que  d'être  réduit,  ou 
plutôt  de  se  réduire  soi-même  à  la  nécessité  de  régler  sa  religion  et  toute  sa 
conduite  sur  le  caprice  des  autres  et  sur  les  vains  jugements  du  monde?  Saint 
Augustin  déplorait  la  condition  de  ces  anciens  philosophes  qui,  par  la  raison,  ne 
reconnaissant  qu'un  Dieu,  ne  laissaient  pas ,  pour  s'accommoder  au  temps , 
d'en  adorer  plusieurs.  Ainsi ,  dit  ce  Père ,  ils  adoraient  ce  qu'ils  méprisaient ,  et 
nous,  par  un  autre  respect  humain,  nous  méprisons,  nous  outrageons  ce  que 
nous  adorons. 

Il  y  a  des  choses ,  ajoute  saint  Augustin ,  où  la  servitude  est  tolérable,  d'autres 
où  elle  est  raisonnable ,  quelques-unes  où  elle  peut  êire  honorable  :  mais  s*y 
soumettre  dans  ce  qu'il  y  a  de  plus  essentiellement  libre ,  qui  est  la  profession 
de  sa  foi  et  l'exercice  de  sa  religion ,  c'est  ce  que  la  dignité  de  notre  être ,  non 
plus  que  la  conscience,  ne  peut  comporter. 

Laissez-nous  aller  au  désert ,  disaient  les  Hébreux  aux  Egyptiens  :  car,  tandis 
que  nous  sommes  parmi  vous ,  nous  ne  pouvons  pas  librement  sacrifier  au  Dieu 
d'Israël.  En  tout  le  reste  nous  vous  obéirons ,  mais ,  dans  le  culte  de  notre  Dieu , 
la  liberté  nous  est  nécessaire.  Telle  est  la  disposition  où  doit  être  un  vrai  fidèle  : 
et  s'il  lui  était  impossible  de  garder  cette  sainte  liberté  dans  le  monde,  dès 
là  il  devrait  sortir  du  monde ,  et ,  à  l'exemple  des  Israélites ,  se  retirer  dans  le 
désert. 

Servitude  du  respect  humain ,  d'autant  plus  honteuse  que  c'est  l'effet  d'une 
petitesse  d'esprit  et  d'une  faiblesse  de  cœur  que  nous  lâchons,  mais  en  vain, 
de  nous  cacher  à  nous-mêmes.  Car,  si  nous  avions  celte  grandeur  d'âme  qu'in- 
spire le  christianisme ,  nous  dirions  comme  saint  Paul  :  Je  ne  rougis  point  de 
r Evangile.  Nous  imiterions  le  jeune  Tobie;  ni  le  nombre,  ni  la  qualité  des  per- 
sonnes ne  pourraient  nous  ébranler.  Mais  nous  n'avons  pas  assez  de  force  pour 
nous  mettre  au-dessus  du  monde  et  de  sa  censure.  Nous  nous  laissons  troubler  : 
de  quoi  ?  d'une  parole  :  et  par  qui?  par  des  hommes  vains ,  dont  souvent  toute  la 
légèreté  nous  est  connue  aussi  bien  que  l'impiété.  Châtiment  de  Dieu  visible, 
qui  permet  qu'en  voulant  secouer  son  joug,  nous  en  prenions  un  autre  mille  fois 
plus  humiliant  et  plus  pesant. 

2.  De  là ,  caractère  de  servitude  qui  porte  encore  avec  soi  un  caractère  de 
lâcheté.  Lâcheté  odieuse  :  j'appartiens  à  Dieu ,  je  lui  dois  tout ,  et  je  le  trahis  ! 
Lâcheté  impardonnable  :  nous  ne  la  pouvons  pas  même  supporter  dans  ces  âmes 
mercenaires  que  leur  condition  et  le  besoin  attachent  au  service  des  grands. 
Lâcheté  réprouvée  dans  l'Evangile  :  Quiconque  me  désavouera  devant  les  hommes, 
disait  le  Fils  de  Dieu,  je  le  désavouerai  devant  mon  Père.  Lâcheté  que  les  païens 
jmêmes  ont  condamnée  dans  les  chrétiens.  Exemple  de  ce  sage  empereur,  père 
du  grand  Constantin,  qui,  tout  païen  qu'il  était,  retint  auprès  de  sa  personne 
ceux  d'enli  e  ses  ofhciers  et  ses  soldats  qu'il  trouva  fermes  dans  la  loi  chrétienne, 
et  renvoya  les  autres,  qui,  par  une  crainte  humaine,  l'avaient  renoncée  ou 
dissimulée. 

Ah!  souvenons-nous  de  tant  de  martyrs,  nos  frères  en  Jésus-Christ.  Crai- 
gnaient-ils la  présence  des  hommes?  ou  le  Dieu  pour  qui  ils  mouraient,  était-il 
plus  leur  Dieu  que  le  nôtre?  N'allons  pas  si  loin  :  cette  cour  est  composée 
d'hommes  fameux  par  leur  bravoure  et  par  leurs  exploits  militaires.  Avoir  une 
fois  hésité  dans  le  péril,  c'est  ce  qu'ils  regarderaient  comme  une  tache  ineffa- 
çable. Pourquoi  donc  dans  les  choses  de  Dieu  devenons-nous,  selon  la  figure  de 
l'Evangile,  comme  le  roseau?  Que  n'imitons-nous  Jean-Baptiste?  Jusques  au 
milieu  des  fers ,  il  confessa  Jésus-Christ  ;  jusque  dans  la  cour,  il  lui  rendit  témoi- 
gnage. Voilà  votre  modèle.  S'il  faut  être  esclave,  ce  n'est  point  l'esclave  du 
t.  i.  H 


658  ANALYSES  DES   SERMONS. 

monde,  mais  le  vôtre,  ô  mon  Dieu!  Si  nous  savons  nous  affranchir  du  monde  , 
le  monde,  tout  perverti  qu'il  est,  nous  respectera;  et  si  nous  y  demeurons  au 
contraire  servilement  assujettis ,  le  monde  même  nous  méprisera.  Mais  enfin, 
quoi  que  le  monde  en  puisse  penser,  le  Dieu  que  nous  servons  est  un  assez  grand 
maître  pour  mériter  qu'on  lui  fasse  un  sacrifice  du  monde. 

Deuxième  partie.  Désordre  du  respect  humain.  1.  Parce  que  le  respect  hu- 
main détruit  dans  le  cœur  de  l'homme  le  fondement  de  la  religion  ,  qui  est 
l'amour  de  Dieu.  2.  Parce  qu'il  fait  tomber  l'homme  dans  les  plus  criminelles 
apostasies.  3.  Parce  qu'il  arrête  dans  l'homme  l'effet  des  grâces  les  plus  puis- 
santes. 4.  Parce  que  c'est  ainsi  l'obstacle  le  plus  fatal  à  la  conversion  de  l'homme 
mondain. 

1.  Il  détruit  dans  le  cœur  de  l'homme  l'amour  de  Dieu  :  j'entends  cet  amour 
de  préférence  que  nous  devons  à  Dieu.  Car  qu'est-ce  que  le  respect  humain ,  ou 
plutôt ,  pourquoi  l'appelons-nous  respect  humain ,  sinon ,  dit  saint  Thomas  , 
parce  qu'en  mille  rencontres ,  il  nous  fait  respecter  la  créature  plus  que  Dieu  ? 
Et  voilà  ce  que  Tertullien  reprochait  aux  païens ,  quand  il  leur  disait  :  Vous 
craignez  plus  César  que  Jupiter  même. 

Grâce  à  la  Providence ,  nous  avons  un  roi  fidèle  ;  mais  si  le  ciel  nous  avait  fait 
naître  sous  la  domination  d'un  prince  moins  religieux ,  combien  de  courtisans 


n'est-on  pas  dévoué  plus  qu'à  Dieu?  et  en  faut-il  davantage  pour  renverser  toute 
la  religion? 

2.  Le  respect  humain  fait  tomber  l'homme  dans  les  plus  criminelles  aposta- 
sies. Souvenez-vous  des  irrévérences  qu'il  vous  a  fait  commettre  en  présence  de 
cet  autel.  Je  pourrais  bien  mieux  l'appeler  l'autel  du  Dieu  inconnu,  que  celui 
dont  parle  saint  Paul  :  Ignoto  Deo.  Cet  autel  que  trouva  saint  Paul ,  il  ne  le  trouva 
que  parmi  des  idolâtres  ;  et  celui  que  je  trouve  ici ,  j'ai  la  douleur  de  le  trouver 
parmi  des  chrétiens.  Ne  pas  connaître  le  vrai  Dieu  que  l'on  adore,  c'est  igno- 
rance ;  mais  insulter,  jusques  à  ses  autels ,  le  vrai  Dieu  que  l'on  connaît  ;  assister 
à  son  sacrifice  en  courtisan  et  en  mondain  ,  c'est  ce  que  j'appelle ,  après  saint 
Cyprien,  apostasie  :  In  his  omnibus  quœdam  apostasia  fidei  est.  Nous  condam- 
nons ces  lâches  chrétiens  qui ,  dans  les  persécutions ,  renonçaient  Jésus-Christ  : 
c'étaient  des  apostats;  mais,  après  tout,  ils  ne  cédaient  qu'à  la  violence  des 
tourments,  et  par  là  ils  étaient  dignes  en  quelque  sorte  de  compassion  :  au  lieu 
qu'il  ne  s'agit  plus  pour  nous  de  vaincre  ni  les  tourments  ,  ni  la  mort ,  mais  un 
vain  respect  que  nous  pouvons  si  aisément  surmonter. 

3.  De  là  mêmequ'arrive-t-il?  c'est  que  le  respect  humain  arrête  l'effet  des 
grâces  de  Dieu  les  plus  puissantes,  et  devient  encore  par  là  l'obstacle  le  plus 
fatal  à  la  conversion  de  l'homme  mondain.  On  se  sent  de  bonnes  dispositions, 
mais  une  fausse  crainte  du  monde  et  de  ses  raisonnements  fait  tout  évanouir. 
On  voudrait  que  le  monde  fût  plus  équitable  ;  mais  tout  injuste  qu'il  est ,  on  se 
soumet  à  sa  loi,  ou  ,  pour  mieux  dire,  à  sa  tyrannie.  Jusques  à  la  mort  même, 
ne  voyons-nous  pas  des  hommes  succomber  à  cotte  tentation  du  respect  humain, 
et  s'en  faire  un  dernier  prétexte  contre  tout  ce  que  leur  prescrit  alors  la  re- 
ligion ? 

C'est  donc  maintenant  que  je  conçois  la  vérité  de  cette  parole  de  Tertullien  : 
Je  suis  assuré  de  mon  salut,  si  je  ne  rougis  point  de  mon  Dieu.  Car,  si  je  ne  rougis 
pas  de  mon  Dieu ,  je  ne  rougis  pas  de  mes  devoirs  ;  et  en  observant  mes  devoirs 
malgré  les  discours  du  monde,  je  suis  sauvé.  Le  coup  de  salut  pour  Madeleine 
fut  de  ne  point  écouter  le  monde.  Si  elle  eût  consulté  la  prudence  du  siècle, 
elle  était  perdue. 

Troisième  partie.  Scandale  du  respect  humain,  c'est-à-dire  scandale  que 
causent  dans  le  monde  ceux  qui ,  par  leurs  discours  ou  par  leur  conduite ,  ser- 
vent à  y  entretenir  le  respect  humain.  1.  Scandale  qui  va  spécialement  à  la 
destruction  du  culte  de  Dieu  ;  en  voilà  la  nature,  2.  Scandale  d'autant  plusper- 


ANALYSES   DES   SERMONS.  659 

nicieux,  qu'il  se  répand  avec  plus  de  facilité  :  en  voilà  le  danger.  3.  Scandale 
qu'il  vous  est  d'autant  plus  étroitement  ordonné  d'éviter,  grands  du  monde,  que 
de  votre  part  il  devient  beaucoup  plus  contagieux  :  voilà,  par  rapport  à  vous, 
les  obligations  qui  en  naissent.  4.  Scandale  que  vous  pouvez  aisément  corriger, 
en  opposant  au  respect  humain  votre  bon  exemple  :  en  voilà  le  remède. 

1.  Scandale  qui  va  spécialement  à  la  destruction  du  culte  de  Dieu.  Car, 
comme  les  enfants  d'Héli  détournaient  le  peuple  du  sacrifice,  et  en  cela  même 
commettaient  un  crime  énorme,  grande  nimis;  ainsi  tant  de  libertins  ,  en  rail- 
lant de  la  piété  et  de  la  religion ,  la  décrédilent,  et  contribuent,  autant  qu'il  est 
en  eux ,  à  l'abolir.  Or,  avec  la  même  sévérité  que  Dieu  punit  Ophni  et  Phinéès, 
il  punira  les  impies  du  siècle.  Qu'un  particulier,  dans  un  état,  corrompît  la 
fidélité  des  sujets ,  il  n'y  a  point  de  supplice  dont  il  ne  fût  digne.  Que  sera-ce 
d'un  homme  qui  ose  attenter  aux  droits  de  Dieu  ? 

2.  Scandale  le  plus  contagieux  et  le  plus  prompt  à  se  communiquer.  C'est  ce 
qui  porta  l'invincible  Mathatias  à  sacrifier  lui-même  et  à  frapper  du  coup  mortel 
un  Israélite  qu'il  vit  sur  le  point  d'adorer  publiquement  l'idole.  I!  comprit  que 
l'exemple  d'un  seul  toléré  suffirait  pour  ébranler  toute  la  nation  ;  et  je  puis  dire 
qu'un  mot,  qu'un  regard,  qu'un  "exemple  corrompt  de  nos  jours  plus  de  chré- 
tiens que  tout  ce  qu'ont  autrefois  inventé  les  tyrans  pour  exterminer  le  christia- 
nisme. Car  que  ne  peut  point  cet  attrait  naturel  que  nous  sentons  à  faire  comme 
les  autres?  Si  donc  ils  nous  tracent  le  chemin  du  vice  et  de  l'impiété,  combien 
cette  tentation  fera-t-elle  d'apostats  ? 

5.  De  là  naît,  pour  toutes  les  personnes  qui  ont  quelque  autorité  dans  le 
monde,  une  obligation  plus  étroite  d'être  exemplaire  dans  l'exercice  de  leur 
religion  :  et  cet  exemple  qu'ils  donnent  est  k.  le  remède  le  plus  efficace  contre 
le  scandale  du  respect  humain.  Car  qui  ne  sait  pas  quelle  impression  fait  sur 
les  esprits  l'exemple  des  grands?  C'est  pourquoi  ce  vieillard  vénérable,  Eléazar , 
ne  put  jamais  se  résoudre ,  non-seulement  à  manger  de  la  chair  défendue , 
mais  à  feindre  d'en  manger,  de  peur  que  son  exemple  ne  fût  un  scandale  pout 
les  autres. 

Belle  leçon  pour  vous ,  à  qui  Dieu  n'a  fait  part  de  son  pouvoir  que  pour  le 
faire  servir  à  son  culte!  Que  doit  dire  un  père  à  ses  enfants?  Que  doit  dire  un 
maître  à  ses  domestiques?  Que  devons-nous  faire  chacun  dans  notre  condition? 
tout  ce  qui  dépend  de  nous  pour  affermir  la  religion  dans  l'esprit  de  ceux  que 
Dieu  nous  a  soumis. 

Je  parle  dans  la  cour  d'un  prince  qui  donne  du  crédit  à  la  religion  ;  et  ce 
que  j'aurais  à  craindre ,  c'est  qu'au  lieu  que  le  respect  humain  faisait  autrefois 
à  la  cour  des  libertins,  il  n'y  fit  maintenant  des  hypocrites.  Mais  outre  que  la 
religion  prendrait  au  moins  par  là  le  dessus ,  ne  laissons  pas ,  vous  dirai-je ,  de 
nous  prévaloir  de  l'heureuse  disposition  des  choses.  Quand  le  respect  humain 
nous  attache  à  nos  devoirs,  quoiqu'il  ne  soit  ni  saint,  ni  louable,  il  n'est  pas 
toujours  inutile.  C'est  un  soutien  à  notre  faiblesse  ,  et  il  peut  servir  à  nous  éle- 
ver de  la  créature  au  créateur. 

Or,  suivant  ce  principe ,  bénissons  le  ciel  de  nous  avoir  donné  un  maître  qui 
ne  porte  pas  en  vain  le  titre  de  protecteur,  de  sa  religion.  Nous  avons  dans  son 
zèle  le  plus  puissant  secours  pour  nous  animer  et  pour  nous  soutenir.  Heureux 
donc  celui  qui  ne  sera  point  scandalisé  de  Jésus-Christ.  Le  Sauveur  du  monde 
n'exceptait  point  de  cette  béatitude  ceux  qui  habitent  dans  les  palais  des  rois. 
C'est  le  même  Evangile  qu'on  nous  annonce  à  tous  ;  et  nous  devons  tous  égale- 
ment le  recevoir  et  le  pratiquer  sans  en  rougir. 


660  ANALYSES    DES    SERMONS. 

POUR  LE  TROISIÈME  DIMANCHE  DE  L'AVENT. 

SUR   LA   SÉVÉRITÉ    ÉVANGÉLIQUE. 
Sujet.  Je  suis  la  voix  de  celui  qui  crie  dans  le  désert  :  Rendez  droite  la  voie  du  Seigneur. 

Celte  voie  du  Seigneur  est  la  voie  étroite  du  salut.  Mais  combien  ignorent 
cette  voie  étroite  ,  et  ne  savent  pas  en  quoi  consiste  la  sévérité  évangélique  !  11 
est  donc  nécessaire  de  leur  en  donner  une  juste  idée  dans  ce  discours. 

Division.  Nul  homme  ne  fit  profession  d'une  vie  plus  austère  que  Jean-Bap- 
tiste ;  nul  homme  ne  fut  plus  sévère  dans  ses  mœurs.  Mais  dans  sa  sévérité 
même,  ce  fut  un  homme  désintéressé,  un  homme  humble,  et  un  homme  cha- 
ritable. Trois  caractères  opposés  à  la  fausse  sévérité  des  pharisiens.  Car  quel 
était  le  fond  de  cette  sévérité  pharisaïque?  un  esprit  d'intérêt,  un  orgueil  secret, 
et  une  dureté  impitoyable  pour  le  prochain.  Mais  la  vraie  sévérité  de  l'Evangile 
consiste  dans  un  plein  désintéressement,  lre  partie.  Dans  une  sincère  humilité, 
2e  partie.  Dans  une  charité  patiente  et  compatissante  ,  5e  partie. 

Première  partie.  Désintéressement ,  premier  caractère  de  la  sévérité  évan- 
gélique ,  selon  cette  parole  de  Jésus-Christ  :  Quiconque  ne  renonce  pas  d'esprit 
et  de  cœur  à  tout  ce  qu'il  a,  ne  peut  être  mon  disciple.  Car,  pour  développer  ce 
point  important,  s'il  faut  mesurer  la  sévérité  chrétienne  par  quelque  règle ,  ce 
ne  doit  être,  1°  ni  par  la  difficulté  des  choses  qu'on  entreprend ,  2°  ni  par  l'éclat 
d'une  vie  extérieurement  mortifiée ,  3°  ni  par  un  certain  zèle  de  réforme,  4°  ni 
par  un  abandon  même  effectif  de  certains  intérêts  particuliers  ;  mais  par  un  dé- 
sintéressement général ,  absolu ,  sincère. 

4.  Ce  n'est  point  par  la  difficulté  des  choses  qu'on  entreprend  :  pourquoi? 
par  la  raison  qu'en  donne  saint  Chrysostome ,  savoir,  que  les  choses  mêmes  les 
plus  difficiles  nous  deviennent  faciles  et  agréables  dans  la  vue  d'un  intérêt  hu- 
main ;  et  qu'il  y  aurait  alors  plus  de  peine  à  s'en  abstenir,  qu'à  les  faire.  Par 
exemple ,  on  ne  dira  pas  que  la  vie  laborieuse  d'un  avare,  et  la  servitude  d'un 
courtisan  ,  doivent  être  comptées  pour  des  exercices  de  l'abnégation  chrétienne. 
Leur  abnégation  serait  au  contraire  ,  à  l'un  ,  de  ne  point  tant  se  fatiguer  pour 
contenter  son  avarice,  et  à  l'autre,  de  ne  point  tant  se  captiver  pour  satisfaire 
son  ambition.  Car  voilà  ce  qui  leur  coûterait. 

2.  Ce  n'est  point  par  une  vie  extérieurement  mortifiée  ;  en  voici  la  preuve  : 
c'est  que  dans  cet  extérieur  de  mortification ,  il  peut  encore  y  avoir  un  intérêt 
caché  où  la  nature  se  trouve.  Ainsi  les  pharisiens  paraissaient  mortifiés  :  pour- 
quoi? pour  se  rendre  maîtres  des  esprits ,  et  pour  parvenir  à  leurs  fins.  Si  donc 
il  arrivait  que  nous  prissions  les  mêmes  voies ,  et  que  tout  cet  éclat  de  morti- 
fication n'aboutît  qu'à  conduire  une  intrigue  et  à  soutenir  un  parti,  pourrait-on 
penser  alors  qu'il  y  eût  là  le  moindre  vestige  de  cette  sévérité  que  nous  a  ensei- 
gnée J ésus- Christ  : 

3.  Ce  n'est  point  par  un  certain  zèle  de  réforme  et  de  maintenir  la  discipline  ; 
«car  ce  zèle  ne  coûte  rien  dans  les  discours.  Mais  voulons-nous  connaître  si  c'est 
l'effet  de  la  vraie  sévérité  de  l'Evangile ,  voyons  si  ce  zèle  nous  rend  moins  in- 
téressés ,  et  s'il  nous  dégage  de  ces  vues  humaines  qui  infectent  ce  qu'il  y  a  de 
plus  sacré  dans  le  culte  de  Dieu.  Nous  exagérons  en  paroles  la  sévérité  du  christia- 
nisme ;  mais  dans  la  pratique  nous  agissons  comme  le  reste  des  hommes ,  sou- 
vent pis  que  le  reste  des  hommes ,  parce  qu'il  y  va  de  notre  intérêt.  Et  en  cela 
on  ne  manque  pas  d'adresse,  pour  avoir  toujours  la  réputation  d'homme  sévère, 
et  pour  agir  néanmoins  comme  les  plus  relâchés. 

4.  Ce  n'est  point  même  par  l'abandon  effectif  de  quelques  intérêts  particu- 
liers :  car  il  est  aisé ,  dit  saint  Augustin  ,  de  renoncer  à  un  intérêt  pour  un  autre 
intérêt.  Il  faut  donc,  si  nous  vouions  être  vraiment  sévères  selon  l'esprit  de  l'E- 
vangile ,  que  notre  désintéressement  soit  général ,  en  sorte  que  nous  ne  cher- 
chions que  Dieu  ;  qu'il  soit  absolu ,  sans  condition  et  sans  réserve  ;  qu'il  soit 
sincère ,  sans  tout  ce  raffinement  de  la  fausse  sévérité.  Tandis  que  ce  désinté- 
ressement chrétien  a  régné  dans  le  christianisme,  le  christianisme  s'est  maintenu 


ANALYSES   DES    SERMONS.  (JOi 

dans  toute  sa  pureté  ;  mais  dès  que  l'esprit  d'intérêt  y  est  entré  ,  nous  avons 
commencé  à  dégénérer,  et  de  là  sont  venus  tant  de  désordres.  Contentons-nous 
de  Dieu  ;  Dieu  nous  suffira  :  il  suffit  bien  pour  tout  ce  qu'il  y  a  de  bienheureux 
dans  le  ciel  ;  il  suffit  bien  pour  lui-même. 

Deuxième  partie.  Humilité,  second  caractère' de  la  sévérité  évangélique. 
Piien  de  plus  parfait  que  celte  sévérité  ;  mais  rien  aussi  de  plus  exposé  à  la  ten- 
tation de  l'orgueil.  Cependant,  dit  saint  Bernard,  être  humble  ,  et  être  sévère 
à  soi-même,  ce  ne  sont  point,  deux  choses  distinguées  dans  les  maximes  de  Jésus- 
Christ.  C'est  ce  qui  l'engagea  à  se  déclarer  si  hautement  contre  les  pharisiens. 
Peinture  des  pharisiens  et  de  leur  orgueil. 

Or,  si  le  Fils  de  Dieu  n'a  pu  supporter  ce  faste  dans  les  pharisiens ,  qui  ne 
lui  appartenaient  en  rien  ,  comment ,  dit  saint  Grégoire ,  le  supportera-t-il  dans 
nous,  qui  sommes  ses  disciples  ?  Cependant  est-il  un  désordre  plus  commun  ? 
Où  l'orgueil  ne  se  glisse-t-il  pas,  puisqu'il  s'insinue  souvent  jusque  dans  la 
haine  de  nous-mêmes  ,  et  dans  les  saintes  rigueurs  que  nous  exerçons  sur  nous- 
mêmes  ? 

Ce  n'est  pas  qu'en  bien  des  rencontres  nous  ne  fassions  les  humbles  ,  mais 
d'une  humilité,  dit  saint  Jérôme,  qui  ne  risque  rien.  Vous  diriez  qu'il  suffit 
d'être  sévère  pour  être  plein  de  soi-même  :  on  ne  parle  plus  que  de  soi.  Quoi- 
qu'il y  ait  des  conduites  de  grâces  différentes ,  on  n'estime  plus  que  la  sienne  : 
on  y  voudrait  réduire  tous  les  autres;  et  s'ils  s'en  écartent,  on  les  croit  perdus. 

On  veut  pratiquer  le  christianisme  dans  toute  sa  sévérité  ;  mais  on  veut  en 
avoir  l'honneur.  On  se  retire  du  monde  ;  mais  on  est  bien  aise  que  le  monde  le 
sache.  On  se  mortifie  en  secret  ;  mais  on  fait  si  bien  que  ce  secret  cesse  bientôt 
d'être  secret ,  et  l'on  a  cent  biais  pour  le  rendre  public ,  en  sauvant  même  les 
dehors  de  la  modestie. 

De  là  vient  qu'on  aime  en  tout  la  singularité.  S'il  y  a  quelque  chose  de  nou- 
veau, c'est  à  quoi  l'on  donne  :  bien  différents  en  cela  de  saint  Augustin ,  qui, 
pensant  à  se  convertir,  n'évita  rien  plus  soigneusement  que  de  le  faire  avec 
bruit.  C'est  assez  qu'on  ait  un  certain  zèle  de  discipline  et  de  réforme  pour  vou- 
loir juger  de  tout ,  dominer  partout ,  parvenir  à  tout. 

Or  ce  levain  de  l'orgueil,  1°  corrompt  tout  le  mérite  de  notre  sévérité,  puis- 
que  ce  n'est  plus  Dieu  qui  en  est  le  motif  ;  2°  en  détruit  même  le  fonds  et  la 
substance.  Car  la  sévérité  chrétienne  consiste  à  se  faire  violence  :  nulle  violence 
quand  on  suit  la  nature  ;  et  n'est-ce  pas  la  nature  que  l'on  suit  en  suivant  son 
orgueil  ?  Voilà  pourquoi ,  dit  saint  Chrysostome  ,  nous  avons  beaucoup  moins 
de  peine  à  faire  plus  que  nous  ne  devons,  qu'à  faire  ce  que  nous  devons  , 
parce  qu'à  faire  plus  qu'on  ne  doit ,  il  y  a  une  certaine  gloire  qui  flatte. 

La  vraie  austérité  du  christianisme  est  donc  d'être  humble,  et  de  chercher 
l'obscurité.  La  vraie  austérité,  surtout  pour  les  âmes  vaines  ,  est  souvent  de  se 
tenir  dans  la  voie  commune  ,  et  d'y  faire ,  sans  être  remarquées,  tout  le  bien 
qu'on  ferait  dans  une  autre  route  avec  plus  d'éclat.  Mais  ce  n'est  point ,  mon 
Dieu,  aux  sages  du  monde  ,  ce  n'est  pas  même  aux  sages  dévots,  à  ces  dévots 
superbes ,  que  vous  avez  révélé  ces  vérités  ;  c'est  aux  petits  et  aux  humbles  : 
soyez-en  béni.  V  k^ 

Troisième  partie.  Charité,  troisième  caractère  de  la  sévérité  évangélique. 
Comment  accorder  l'une  et  l'autre  ,  puisque  la  charité ,  selon  saint  Paul ,  couvre 
tout  et  supporte  tout,  et  qu'au  contraire  la  sévérité  fait  profession  de  n'excuser 
rien  et  de  ne  pardonner  rien  ?  Pour  comprendre  ce  mystère ,  il  n'y  a  qu'à  dis- 
tinguer les  objets.  Car  l'Evangile  veut  que  nous  soyons  sévères;  mais  pour  qui? 
pour  nous-mêmes  ,  et  non  pour  les  autres.  Or,  la  sévérité  pour  nous-mêmes  et 
la  charité  pour  les  autres,  ce  sont  deux  devoirs  qui ,  bien  loin  de  se  combattre  , 
s'entretiennent  mutuellement. 

En  effet,  c'est  en  pratiquant  la  charité  à  l'égard  des  autres ,  qu'on  pratique  à 
l'égard  de  soi-même  ce  qu'il  y  a  dans  la  sévérité  chrétienne  de  plus  difficile  et  de 
plus  pariait.  Car  être  charitable,  c'est  être  patient,  modéré,  doux ,  discret  , 
détaché  de  soi-même.  Or,  pour  cela,  quelles  violence?  ne  faut-il  pas  se  faire  en 
mille  rencontres?  * 


66%  ANALYSES    DES    SERMONS. 

Mais  quel  est  le  désordre?  C'est  qu'au  lieu  d'exercer  cette  sévérité  envers 
nous-mêmes ,  nous  l'employons  toute  contre  nos  frères.  Je  veux  que  notre  sé- 
vérité produise  en  nous  quelque  réforme  :  mais  si  au  même  temps  elle  nous 
rend  fâcheux  aux  autres,  aigres,  impatients,  critiques,  médisants,  vindicatifs, 
ce  n'est  plus  qu'une  fausse  sévérité  ;  et  l'on  peut  dire  de  nous  ce  que  Jésus-Christ 
disait  des  pharisiens  :  que  nous  sommes  de  grands  observateurs  des  petites  cho- 
ses ,  tandis  que  nous  négligeons  les  plus  importantes. 

Car  un  des  plus  grands  préceptes  de  la  loi ,  c'est  la  charité  ;  et  voilà  à  quoi 
manquaient  les  pharisiens,  et  sur  quoi  le  Fils  de  Dieu  leur  faisait  tant  de  re- 
proches. Scrupuleux  sur  des  points  peu  nécessaires  ,  ils  transgressaient  libre- 
ment les  devoirs  les  plus  indispensables.  Peinture  naturelle  de  la  piété  de  notre 
siècle.  Une  femme  communiera ,  se  mortifiera,  fera  de  longues  prières;  et  du 
reste ,  troublera  tout  une  maison  par  ses  caprices ,  et  déchirera  le  prochain 
par  ses  médisances.  Piété  d'enfant ,  dit  saint  Chrysostome ,  après  l'Apôtre.  Mais 
quoi  !  faut-il  quitter  toutes  ces  pratiques  que  la  ferveur  inspire  ?  Non  :  mais 
retenons-les  selon  la  règle  que  Jésus-Christ  nous  a  prescrite  :  Faites  d'abord 
celles-ci  ,  c'est-à-dire  les  choses  nécessaires  ,  et  n'omettez  pas  ensuite  les  autres. 

POUR  LE  QUATRIÈME  DIMANCHE  DE  L'AVENT. 

SUR  LA    PÉNITENCE. 

SuJET.   Jean-Baptiste  venant  dans  tout  le  pays  qui  est  le  long  du  Jourdain,  prêchant  le 
baptême  de  pénitence  pour  la  rémission  des  péchés. 

Comme  il  y  a  une  vraie  et  une  fausse  pénitence ,  la  grande  misère  du  pécheur, 
dit  saint  Chrysostome ,  c'est  qu'étant  assuré  ,  comme  il  l'est ,  de  la  réalité  de 
son  péché,  il  ne  peut  jamais  l'être  absolument  de  la  validité  de  sa  pénitence. 
Cependant,  pour  calmer,  autant  qu'il  est  possible,  nos  esprits,  il  y  a  certains 
caractères  propres  de  la  véritable  pénitence ,  et  c'est  à  ces  caractères  que  nous 
devons  la  reconnaître. 

Division.  Pour  pouvoir  compter  sur  notre  pénitence ,  il  en  faut  juger  par  les 
fruits.  Or  ces  dignes  fruits  dont  parlait  Jean-Baptiste  en  prêchant  aux  Juifs  ,  et 
qui  rendent  la  pénitence  efficace,  se  réduisent  à  trois  :  à  retrancher  la  cause  du 
péché,  lre  partie  :  à  réparer  les  effets  du  péché,  2e  partie  :  à  assujettir  le  pécheur 
aux  remèdes  du  péché ,  5e  partie. 

Première  partie.  Retrancher  la  cause  et  la  matière  du  péché,  premier  carac- 
tère à  quoi  nous  devons  reconnaître  la  vraie  pénitence.  Cette  maxime  est  fondée 
sur  deux  principes. 

Premier  principe  :  on  n'aime  point  lej^dié  comme  péché ,  mais  on  aime  la 
matière  et  la  cause  du  péché.  Par  exemJ  B^aime  le  plaisir  qui  est  criminel  ; 
mais  on  l'aime  parce  qu'il  est  plaisir^É  |  point  parce  qu'il  est  criminel.  On 
voudrait  même  pouvoir  séparer  YujM  pftn3,  et  que  ce  qu'on  aime  ne  fût 
point  criminel  :  on  n'est  donc  poLH  Bernent  criminel  pour  aimer  le  péché  , 
puisqu'en  effet  on  ne  l'aime  yjJÉ  Brest  pour  aimer  ce  qu'on  sait  d'ailleurs 

être  péché.  D'où  vient  que ,  haïs  ^Breme  le  péché,  l'on  pèche  toutefois  parce 
qu'on  aime  ce  qui  est  péché.^    ^r 

De  ce  principe,  il  s'ensuit  que  ce  n'est  point  absolument  par  la  haine  du  péché, 
considéré  comme  péché,  qu'il  faut  distinguer  la  vraie  pénitence  :  car  la  pénitence 
la  plus  vaine  peut  avoir  cela  de  commun  avec  la  pénitence  la  plus  solide.  Mais 
nous  la  distinguerons ,  cette  pénitence  solide ,  par  le  renoncement  à  tout  ce  qui 
fait  le  péché. 

C'est  par  là  que  l'homme  pénitent,  selon  le  précepte  de  l'Apôtre,  doit  s'éprou- 
ver lui-même.  Vous  ne  savez  si  c'est  un  repentir  sincère  et  efficace  qui  vous 
touche?  voici  la  règle  que  vous  donne  le  Prophète  pour  sortir  de  cette  incer- 
titude :  Supprimez  toutes  les  paroles ,  et  convertissez-vous.  Vous  êtes  du  monde  , 
et  ce  qui  vous  porte  à  mille  péchés,  c'est  une  dépense  qui  excède  vos  forces  : 
retranchez  cette  dépense.  Vous  aimez  le  jeu ,  et  c'est  ce  qui  vous  perd  :  retran- 


ANALYSES   DES   SERMONS.  663 

chez  ce  jeu.  Enfin ,  quoi  que  ce  soit ,  sacrifiez-le.  Voilà  ce  que  saint  Paul  appelle 
combattre ,  non  pas  en  frappant  l'air,  ni  en  donnant  des  coups  perdus,  mais  en  fai- 
sant tomber  l'ennemi  que  Ton  poursuit. 

Second  principe  :  on  n'est  pas  toujours  maître  de  ses  pensées ,  mais  on  est 
toujours  responsable  de  ses  actions  ;  et  quand  nous  venons  à  succomber  dans 
une  occasion  dangereuse  d'où  nous  avons  pu  sortir,  on  n'a  jamais  droit  de 
dire  alors  :  Je  ne  pouvais  pas  me  défendre  de  ce  péché;  mais  on  doit  dire  : 
Je  ne  le  voulais  pas.  Saint  Paul  gémissait  de  sa  faiblesse  ;  et  parce  qu'il  ne  se 
contentait  pas  de  gémir,  mais  qu'il  veillait  attentivement  sur  lui-même ,  cette 
attention  sur  lui-même  était  un  témoignage  de  la  sincérité  de  sa  douleur.  Au 
contraire,  l'hypocrisie  de  la  pénitence,  c'est  de  déplorer,  comme  saint  Paul , 
notre  fragilité ,  et  cependant  de  nous  exposer  à  des  occasions  où  toute  la  force 
des  Saints  suffirait  à  peine  pour  résister. 

Vous  êtes  faible,  il  est  vrai  ;  mais  vous  vous  jouez  donc  de  Dieu,  si,  dans  le  mo- 
ment que  vous  pleurez  votre  péché,  vous  n'en  voulez  pas  retrancher  l'occasion. 
Ne  dites  point  comme  l'Apôlre  :  Je  ne  fais  pas  le  bien  que  je  veux,  et  je  fais  le  mal 
que  je  ne  veux  pas.  Mais  dites  que  vous  voulez  tout  le  mal  que  vous  faites,  et  que 
vous  ne  voulez  nullement  le  bien  que  vous  ne  faites  pas  :  et  de  là  même  concluez 
que  votre  pénitence  n'est  que  dissimulation  et  que  mensonge. 

Cependant  on  traite  un  confesseur  d'homme  difficile  et  scrupuleux,  lorsqu'il 
suspend  pour  ceux  qui  ne  veulent  pas  éviter  certaines  occasions  la  grâce  de  l'abso- 
lution. Mais  quand  la  suspendra-t-il  donc?  et  s'il  y  a  des  sévérités  indiscrètes, 
ne  serait-ce  pas  aussi  une  facilité  criminelle,  que  de  réconcilier  et  d'admettre  à 
la  participation  des  sacrements  un  pécheur  qui  s'obstine  à  demeurer  dans  un 
danger  si  évident  et  si  prochain  ? 

Mais  ce  sont  des  occasions  que  je  ne  puis^quilter  :  vous  les  quitteriez  s'il  s'a- 
gissait de  votre  fortune.  Mais  ce  sont  des  liens  que  je  ne  puis  rompre  sans  éclat 
et  sans  scandale  :  le  grand  scandale  est  plutôt  de  ce  que  vous  ne  les  rompez  pas. 
Mais  Dieu  me  prolégera  :  confiance  présomptueuse ,  qui  ne  va  qu'à  tenter  Dieu  et 
qu'à  fomenter  votre  impéniîence. 

Deuxième  partie.  Réparer  les  effets  du  péché,  second  caractère  à  quoi  nous 
devons  reconnaître  la  vraie  pénitence.  Car  la  pénitence  est  une  partie  de  la  jus- 
tice ,  et  la  justice  demande  nécessairement  une  réparation.  Mais  supposant  la 
nécessité  de  cette  réparation ,  quelle  en  doit  être  l'étendue  ?  Sur  cela  ,  deux 
maximes  importantes  de  l'Ecriture. 

Première  maxime  :  pour  se  convertir  efficacement ,  il  faut  faire  ,  selon  la  pa- 
role de  Jean-Baptise  ,  de  dignes  fruits  de  pénitence  ;  c'est-à-dire  ,  suivant  l'ex- 
plication de  saint  Grégoire  ,  ne  pas  seulement  pleurer  le  passé ,  mais  produire 
dans  l'avenir  des  fruits  de  grâce  et  de  salut.  Or  quels  sont  ces  fruits?  réparer 
les  effets  du  péché  par  des  œuvres  directement  contraires  au  péché  même ,  selon 
ses  différentes  espèces  ;  par  exemple ,  réparer  les  effets  de  la  calomnie  par  le 
rétablissement  de  l'honneur. 

Dignes  fruits  de  pénitence ,  parce  qu'il  faut  pour  les  produire  que  le  pécheur 
fasse  des  efforts  dont  il  n'y  a  que  la  vraifr&énitence ,  qu'une  pénitence  surnatu- 
relle ,  qui  soit  capable.  Car  sans  cetlHf  énitence  surnaturelle ,  comment  un 
riche  pourra-t-il  jamais  se  résoudre  à  se  dépouiller  pour  rendre  un  bien  qu'il  a 
injustement  acquis? 

Fruits  proportionnés,  à  quoi?  à  l'offense.  On  ne  répare  pas  l'injustice  par 
l'aumône  ,  ni  la  médisance  par  la  prière. 

Fruit  nécessaire  :  en  vain  imaginerons-nous  des  tempéraments  ;  il  en  faut  tou- 
jours revenir  à  la  décision  de  saint  Augustin  :  Le  péché  n'est  point  remis  si  le 
dommage  n'est  réparé. 

Fruits  ceriains  et  non  suspects  :  on  ne  soupçonnera  jamais  un  pécheur  qui 
veut  bien  se  soumettre  à  une  telle  satisfaction  de  n'être  pas  bien  converti.  Mais 
quelle  est  l'illusion?  c'est  qu'au  lieu  déjuger  de  la  pénitence  par  ses  fruits  ,  on 
en  veut  juger  par  des  pratiques  très-équivoques,  et  qui  souvent  ont  plus  d'éclat 
que  de  solidité.  Beaux  dehors ,  mais  dehors  trompeurs ,  si  d'abord  on  ne  satisfait 
pas  aux  devoirs  naturels  de  la  chanté  et  de  la  justice. 


664  ANALYSES   DES   SERMONS. 

Seconde  maxime  :  Il  ne  suffît  pas  de  faire  pénitence  devant  Dieu ,  il  faut  en- 
core la  faire  devant  les  hommes  ,  en  réparant  le  scandale.  Car  le  scandale  est 
une  partie  du  péché  ;  et  puisque ,  en  vous  égarant ,  vous  en  avez  égaré  tant 
d'autres  ,  n'est-il  pas  de  Tordre  que  vous  tâchiez  par  votre  exemple  à  les  rame- 
ner ?  Mais  ce  n'est  point  là  comment  on  raisonne  dans  le  monde  ;  et  si  quelque- 
fois on  consent  à  faire  pénitence  et  à  se  convertir,  du  reste,  on  veut  toujours 
garder  les  mêmes  apparences  du  péché ,  vivre  toujours  dans  le  même  faste ,  être 
toujours  des  mêmes  sociétés. 

Est-ce  ainsi  que  tant  de  fameux  pénitents ,  dans  l'ancienne  loi  et  dans  la  loi 
nouvelle ,  se  sont  convertis?  Apprenons  comme  eux  à  faire  cesser,  non-seule- 
ment le  mal,  mais  Papparence  du  mal.  Ayons  là-dessus  égard  au  jugement  du 
monde ,  qui  ne  condamne  pas  seulement  le  péché ,  mais  les  apparences  du  pé- 
ché, et  qui  s'en  scandalise.  S'il  nous  paraît  un  censeur  trop  sévère ,  bénissons 
Dieu  de  ce  que  le  vice  n'a  pas  encore  prévalu  jusqu'à  pouvoir  obtenir  du  monde  , 
que  le  monde  l'approuvât,  et  reconnaissons  notre  aveuglement  de  ne  vouloir 
pas  en  croire  le  monde ,  dans  une  chose  où  le  jugement  même  du  monde  s'ac- 
corde si  bien  avec  le  jugement  et  la  loi  de  Dieu. 

Troisième  partie.  S'assujettir  aux  remèdes  du  péché  ,  troisième  caractère  de 
la  vraie  pénitence.  Le  péché,  surtout  quand  l'habitude  en  est  formée,  est  comme 
une  dangereuse  maladie ,  contre  laquelle  il  est  nécessaire  que  la  pénitence  em- 
ploie les  plus  souverains  remèdes.  Deux  sortes  de  remèdes  :  1°  les  uns  pour  nous 
garantir  du  péché  ;  2°  les  autres  pour  punir  le  péché. 

1.  Remèdes  préservatifs  et  propres  à  nous  garantir  du  péché.  Il  n'y  a  per- 
sonne qui,  par  les  différentes  épreuves  qu'il  en  a  faites ,  n'ait  connu  ou  du  moins 
ne  puisse  connaître  ce  qui  serait  capable  de  le  préserver  du  péché ,  et  de  le 
maintenir  dans  l'ordre.  Or  la  preuve  convaincante  d'une  sincère  conversion  est 
de  prendre  ces  moyens.  Vous  avez  souvent  éprouvé  que  le  plus  puissant  préser- 
vatif contre  la  cupidité  et  l'amour  du  plaisir  qui  vous  domine  est  l'occupation  et 
le  travail;  occupez-vous,  et  fuyez  l'oisiveté.  Vous  savez  que  la  fréquente  con- 
fession serait  un  secours  toujours  prêt  et  presque  toujours  immanquable  contre 
les  tentations  qui  vous  attaquent ,  et  vous  n'ignorez  pas  quel  besoin  vous  auriez 
d'un  directeur  sage  et  ferme  ;  mais  parce  que  la  confession  vous  gêne ,  vous 
n'approchez  du  saint  tribunal  que  très-rarement.  Peut-on  présumer  alors  que 
votre  pénitence  ait  été  de  bonne  foi?  Que  ne  fait-on  pas  tous  les  jours  pour  la 
guérison  du  corps?  Pourquoi  ne  le  faites- vous  pas  pour  la  guérison  de  votre 
âme? 

2.  Remèdes ,  pour  ainsi  dire,  correctifs  et  propres  à  punir  le  péché.  Si  le  châ- 
timent ,  un  châtiment  volontaire  et  rigoureux ,  suivait  de  près  le  péché ,  il  n'y* 
a  point  de  passion  ni  d'habitude  qu'on  ne  déracinât.  Ce  n'est  pas  à  dire  que  la 
pénitence  soit  une  vertu  servile  ;  car  on  peut  se  punir  par  amour,  et  par  zèle  de 
sa  perfection.  Ainsi,  quand  l'Eglise  autrefois  punissait  par  des  peines  canoniques 
chaque  espèce  de  péché  ,  elle  ne  croyait  pas  ôter  par  là  aux  fidèles  cet  esprit 
d'adoption  qu'ils  avaient  reçu  dans  la  loi  de  grâce.  L'innocence  ilorissait  alors, 
et  la  pénitence  était  exemplaire,  parce  que  le  péché  n'était  point  impuni.  Mais 
aujourd'hui  l'on  en  veut  être  quitte  à  ©oins  de  frais ,  et  de  là  l'inondation  de 
tous  les  vices. 

Faisons  maintenant  ce  que  l'Eglise  faisait  dans  ces  premiers  siècles.  Le  droit 
de  Dieu  est  toujours  le  même  :  et  nous  avons  toujours  la  même  obligation  de 
satisfaire  à  sa  justice.  N'attendons  pas  qu'il  nous  punisse  lui-même.  Si  ceux  qu'il 
a  commis  pour  être  les  médecins  de  nos  âmes  sont  trop  indulgents,  suppléons 
à  leur  indulgence  par  notre  sévérité.  Appliquons  aux  maux  spirituels  de  nos 
âmes  des  remèdes  spécifiques.  En  un  mot ,  convertissons-nous  à  Dieu  de  bonne 
foi ,  et  Dieu  se  convertira  à  nous. 


ANALYSES   DES   SERM0KS.  665 

SUR    LA    NATIVITÉ  DE    JESUS-CHRIST. 

SUJET.  L'ange  leur  dit  :  Ne  craignez  point;  car  je  viens  vous  annoncer  une  nouvelle  qui  sera 
pour  tout  le  peuple  le  sujet  d'une  grande  joie  :  c'est  qu'aujourd'hui,  dans  la  ville  de  Da- 
vid, il  vous  est  né  un  Sauveur,  qui  est  Jésus-Christ. 

L'ange  parlait  à  fies  pasteurs ,  c'est-à-dire  des  hommes  simples  et  pauvres. 
Qu'auraient-ils  pu  craindre  dans  un  mystère  où  ïe  Sauveur  du  monde  venait 
honorer  leur  condition,  par  le  choix  qu'il  faisait  de  leur  pauvreté?  Mais  moi  je 
parle  au  milieu  de  la  cour  ,  et  à  des  auditeurs  pour  qui  je  ne  sais  si  cette  nais- 
sance doit  être  un  sujet  de  consolation.  Leur  dirai-je  :  Ne  craignez  point  ?  leur 
dirai-je  :  Craignez  ?  Je  leur  dirai  i'un  et  l'autre  dans  ce  discours  ,  parce  que  la 
nouvelle  que  je  leur  annonce  est  tout  à  la  fois  pour  eux  un  sujet  de  crainte  et  un 
sujet  de  joie. 

Division.  Jésus-Christ  a  paru  dans  le  monde,  pour  être  et  la  ruine  des  uns, 
et  la  résurrection  des  autres.  Sa  naissance  doit  donc  être  aussi  tout  à  la  fois, 
et  un  sujet  de  crainte,  et  un  sujet  de  joie.  Crainte  et  joie ,  deux  sentiments  ex- 
primés dans  ces  paroles  du  Prophète  :  Servez  le  Seigneur,  et  réjouissez-vous  en 
lui  avec  tremblement.  Êies-vous  de  ces  mondains  qui,  aveuglés  par  le  dieu  du 
siècle,  quittent  la  voie  du  salut  pour  suivre  la  voie  du  monde;  craignez,  parce 
que  ce  mystère  va  vous  découvrir  des  vérités  bien  affligeantes  :  lrc  partie.  Etes- 
vous  de  ces  chrétiens  fidèles  qui  cherchent  Dieu  en  esprit  et  en  vérité  ;  consolez- 
vous,  parce  que  ce  mystère  vous  découvrira  des  trésors  infinis  de  grâces  et  de 
miséricorde  :  2e  partie. 

Première  partie.  Mystère  de  crainte  :  pourquoi  ?  parce  que  ce  Sauveur  qui 
vous  est  né  n'est  peut-être  pour  vous  rien  moins  qu'un  Sauveur,  et  cela  par  les 
fausses  idées  que  vous  vous  en  formez,  et  par  l'abus  que  vous  faites  de  sa  misé- 
ricorde. 1.  Vous  voulez  qu'il  vous  sauve,  mais  vous  vous  mettez  peu  en  peine 
qu'il  vous  délivre  de  vos  péchés.  2.  Vous  voulez  qu'il  vous  sauve,  mais  vous 
prétendez  qu'il  ne  vous  en  coûte  rien.  3.  Vous  vouiez  qu'il  vous  sauve ,  mais 
vous  ne  voulez  pas  que  ce  soit  par  les  moyens  qu'il  a  choisis.  Trois  contradic- 
tions qui  portent  avec  elles  leur  condamnation ,  et  qui  doivent  bien  vous  faire 
trembler. 

i.  Vous  voulez  que  ce  Dieu-Homme  vous  sauve ,  mais  vous  ne  voulez  pas  qu'il 
vous  délivre  de  vos  péchés  ,  première  contradiction.  Car  il  n'est  Sauveur  que 
pour  vous  affranchir  de  la  servitude  du  péché,  selon  la  parole  de  l'ange  à  Joseph  : 
Vous  l'appellerez  Jésus ,  parce  qu'il  délivrera  son  peuple  de  ses  péchés.  L'ange  ne 
dit  pas  :  11  délivrera  son  peuple  des  calamil  es  temporelles  qui  l'affligent;  mais, 
de  ses  péchés,  c'est-à-dire  des  vices,  des  passions,  des  habitudes  dont  il  est 
esclave. 

Or  est-ce  ainsi  que  vous  l'entendez?  de  quelle  passion,  de  quelle  inclination 
vicieuse  ce  Sauveur  vous  a-t-il  délivrés ,  et  avez -vous  voulu  qu'il  vous  délivrât  ? 
Il  n'est  donc  pas  plus  votre  Sauveur  que  s'il  n'était  pas  né  pour  vous. 

Nous  plaignons  les  Juifs  de  ce  que  ,  le  Sauveur  étant  né  au  milieu  d'eux  ,  ils 
ont  néanmoins  perdu  tout  le  fruit  de  ce  bienfait,  inestimable.  Et  pourquoi  Pont- 
Us  perdu?  parce  qu'ils  se  sont  figure  un  autre  Sauveur  que  celui  qui  leur  était 
promis.  Sans  penser  qu'il  devait  être  le  libérateur  de  leurs  âmes ,  ils  ne  l'ont 
regardé  que  comme  le  restaurateur  du  royaume  d'Israël  :  et  par  là  ,  dit  saint 
Augustin,  ils  ont  été  frustrés,  et  des  biens  éternels  qu'ils  ne  cherchaient  pas,  et 
des  biens  temporels  qu'ils  attendaient.  Tel  est  notre  malheur. 

Nous  invoquons  Jésus-Christ  comme  Sauveur,  mais  nous  l'invoquons  dans  le 
même  esprit  que  le  Juif  réprouvé  l'invoquerait.  Nous  l'invoquons  pour  les  biens 
de  cette  vie  ,  mais  avec  une  indifférence  entière  pour  les  biens  de  l'autre. 
Sommes-nous  dans  l'adversité;  c'est  alors  que  nous  avons  recours  à  lui.  Mais 
sommes-nous  dans  l'état  du  péché;  nous  ne  nous  souvenons  plus  qu'il  y  ait  un 
Sauveur  tout-puissant  pour  nous  en  faire  sortir. . 

2.  Notre  aveuglement  va  encore  plus  loin.  Nous  voulons  que  ce  Dieu-Homme 
nous  sauve ,  mais  sans  au'il  nous  en  coûte  rien  :  seconde  contradiction.  Cur  il 


666  ANALYSES   DES   SERMONS. 

n'est  notre  Sauveur  qu'à  condition  que  nous  nous  sauverons  nous-mêmes  avec 
lui  et  par  lui.  Comme  Sauveur,  il  a  souffert ,  il  a  prié,  il  s'est  livré  pour  nous , 
mais  sans  préjudice  de  ce  que  nous  devons  faire  nous-mêmes  et  pour  nous- 
mêmes  ;  en  sorte  que  ,  tout  Sauveur  qu'il  est ,  il  consent  que  nous  périssions , 
plutôt  que  de  nous  sauver  de  cetie  rédemption  gratuite  telle  que  nous  l'imagi- 
nons. 

Il  faut  donc  que  nous  accomplissions,  comme  l'Apôtre,  dans  notre  chair,  ce 
qui  a  manqué  aux  souffrances  de  la  chair  innocente  et  virginale  de  Jésus-Christ. 
Mais  c'est  ce  que  vous  ne  voulez  pas.  Vous  voulez  le  salut,  mais  sans  l'acheter  ; 
et  tant  que  vous  vous  en  tenez  là,  Dieu  m'ordonne  de  vous  déclarer  que  ce  salut 
n'est  point  pour  vous. 

3.  Enfin ,  vous  voulez  que  ce  Dieu-Homme  vous  sauve ,  mais  par  d'autres 
moyens  que  ceux  qu'il  a  choisis  :  troisième  contradiction.  Haine  du  monde,  dé- 
tachement du  monde,  renoncement  au  monde  ,  voilà  les  moyens  qu'il  nous  a 
marqués  :  mais  vous  en  voudriez  de  plus  conformes  à  vos  idées  et  à  votre  goût. 
Or,  ces  moyens  conformes  à  votre  goût  et  à  vos  idées  ne  vous  sauveront  jamais  : 
et  c'est  ce  qui  vous  doit  saisir  de  frayeur. 

Pour  mieux  sentir  ce  terrible  mystère,  faisons  une  supposition.  Si  Dieu  vous 
avait  envoyé  un  Sauveur  né  dans  l'opulence  et  dans  la  grandeur ,  et  qui  vous  eût 
apporté  un  Evangile  favorable  à  la  cupidité  et  aux  sens,  qu'auriez-vous  à  chan- 
ger dans  vos  sentiments  et  dans  votre  conduite  pour  vous  y  accommoder?  Ne 
pourrais-je  pas  vous  dire  alors  :  Ne  craignez  point  ;  car  je  vous  annonce  une  heu- 
reuse nouvelle?  et  quoi?  c'est  qu'il  vous  est  né  un  Sauveur  selon  vos  désirs.  Mais 
puisque  ce  Sauveur  envoyé  de  Dieu  vous  est  venu  prêcher  un  Evangile  directe- 
ment opposé,  n'ai-je  donc  pas  droit  aussi  de  vous  dire,  par  une  règle  toute  con- 
traire :  Tremblez  ? 

Deuxième  partie.  Mystère  de  consolation.  Quoique  Dieu  ne  fasse  acception  de 
personne,  il  est  néanmoins  vrai  que  la  prédilection  de  Dieu  dans  l'ordre  de  la 
grâce  a  toujours  paru  être  pour  les  pauvres  et  pour  les  pciits.  Ce  fut  d'abord  à 
des  bergers  qu'il  se  fit  connaître;  et  c'est  ce  qui  devrait  affliger  et  désoler  les 
riches  et  les  grands  du  monde ,  si  ce  même  mystère  ne  nous  découvrait  pas  d'ail- 
leurs pour  les  grands  et  pour  les  riches  trois  sujets  de  consolation.  1°  Quelque 
éloignés  que  vous  paraissiez  être  du  royaume  de  Dieu  ,  riches  et  grands  ,  Jésus- 
Christ  ne  vous  rebute  point.  2°  Sans  cesser  d'être  ce  que  vous  êtes  ,  il  ne  tient 
qu'à  vous  d'avoir  avec  lui  une  sainte  ressemblance.  5°  Vous  pouvez  vous  servir 
de  votre  opulence  même  et  de  vos  richesses  comme  d'autant  de  moyens  pour 
l'honorer. 

1.  Ce  Dieu ,  naissant  dans  la  bassesse  et  l'humiliation,  ne  rejette  point  toute- 
fois la  grandeur  :  premier  sujet  de  consolation.  Exemple  des  mages  qu'il  appelle 
à  son  berceau.  En  quoi  il  a  plus  fait  encore ,  ce  semble ,  pour  les  grands  que 
pour  les  pciits  ;  car,  selon  la  remarque  de  saint  Chrysostome  ,  pour  attirer  à  lui 
des  grands  et  des  sages  du  siècle ,  il  fallait  une  grâce  et  une  vocation  beaucoup 
plus  forte. 

Après  cela ,  ne  vous  plaignez  plus  ,  grands  du  monde ,  que  votre  Dieu  ré- 
prouve votre  condition.  11  en  réprouve  les  abus,  mais  sans  la  réprouver  elle- 
même. 

2.  Sans  cesser  d'être  ce  que  vous  êtes ,  il  ne  tient  qu'à  vous  de  vous  rendre 
semblables  à  Jésus-Christ  naissant  :  second  sujet  de  consolation.  Car  vous  pou- 
vez être  grands  et  humbles  de  cœur,  riches  et  pauvres  de  cœur.  Par  là  même 
vous  avez  encore  l'avantage  de  pouvoir  être  plus  conformes  que  les  autres  à  ce 
modèle  des  prédestinés.  Et  en  effet,  le  caractère  de  ce  Sauveur  n'est  pas  précisé- 
ment d'èîre  pauvre  et  humble,  mais  d'être  grand  et  humble,  riche  et  pauvre 
tout  à  la  fois  :  et  voilà  ce  qu'il  n'appartient  qu'aux  grands  et  aux  riches  de  pou- 
voir parfaitement  imiter. 

Aussi  quels  sont  ces  mages  qu'il  attire  à  sa  crèche?  des  grands  qui  semblent 
n'être  grands  que  pour  faire  paraître  dans  leur  conduite  une  humilité  plus  pro- 
fonde et  une  obéissance  plus  exacte  ;  des  riches  qui  se  font  un  mérite  de  renon- 
cer à  leurs  trésors ,  et  de  les  apporter  à  ses  pieds. 


ANALYSES   DES    SERMONS.  667 

5.  Enfin ,  vous  pouvez  vous  servir  de  votre  grandeur  même  et  de  vos  richesses 
comme  d'autant  de  moyens  pour  rendre  à  ce  Dieu  naissant  le  double  tribut  qu'il 
attend  de  vous  :  troisième  sujet  de  consolation.  1°  En  qualité  de  Dieu  humble, 
il  veut  être  glorifié.  2°  En  qualité  de  Dieu  pauvre ,  il  veut  être  assisté.  Or  rien  ne 
l'honore  plus  que  les  hommages  des  grands  ;  et  plus  vous  êtes  riches ,  plus  vous 
êtes  en  état  de  l'assister ,  non  plus  dans  lui-même ,  mais  dans  ses  membres ,  qui 
sont  les  pauvres.  Dès  là  votre  grandeur  et  votre  abondance  sanctifiées,  bien  loin 
d'être  des  obstacles  à  votre  salut ,  en  deviendront  le  gage  et  le  prix. 

Compliment  au  roi, 

LE  MERCREDI  DES  CENDRES. 

SUR   LA    PENSÉE    DE    LA   MORT. 

Sujet.  Souvenez- vous,  homme  ,  que  vous  êtes  poussière,  et  que  vous  retournerez  en 

poussière. 

Voilà  le  terme  où  doivent  aboutir  tous  les  desseins  des  hommes  et  toutes  les 
grandeurs  du  monde.  Voilà  l'unique  et  solide  pensée  qui  doit  partout  et  en  tout 
temps  nous  occuper.  Elle  ne  nous  plaira  pris;  mais  elle  nous  sera  salutaire,  et  ce 
discours  vous  en  fera  voir  les  avantages.  Prière  au  Saint-Esprit. 

Division.  Pensée  de  la  mort,  remède  le  plus  souverain  pour  amortir  le  feu  de 
nos  passions  :  première  partie.  Règle  la  plus  infaillible  pour  conclure  sûrement 
dans  nos  délibérations  :  deuxième  partie.  Motif  le  plusefiicace  pour  nous  inspirer 
une  sainte  ferveur  dans  nos  actions  :  troisième  partie. 

Première  partie.  Pensée  de  la  mort ,  remède  le  plus  souverain  pour  amortir 
le  feu  de  nos  passions.  Nos  passions  sont  vaincs ,  elles  sont  insatiables,  elles  sont 
injustes  :  vaines  dans  leurs  objets  ,  insatiables  dans  leurs  désirs  ,  injustes  dans 
les  sentiments  présomptueux  quelles  nous  inspirent ,  soit  à  l'égard  de  nous- 
mêmes  ,  soit  à  l'égard  des  autres.  Mais  pour  les  réprimer  et  pour  en  amortir  le 
feu,  la  pensée  delà  mort,  i°nous  en  fait  connaître  la  vanité  ;  2°  nous  fait  mettre 
des  bornes  à  notre  cupidité;  5°  fait  cesser  dans  notre  estime  toute  distinction, 
et  par  là  nous  réduit  au  grand  principe  de  la  modestie,  qui  est  l'égalité  que  Dieu 
a  mise  entre  tous  les  hommes ,  et  nous  oblige ,  qui  que  nous  soyons ,  à  nous 
rendre  au  moins  justice ,  et  à  rendre  aux  autres  les  devoirs  de  la  charité. 

1.  La  pensée  de  la  mort  nous  fait  connaître  la  vanité  de  nos  passions,  en  nous 
faisant  connaître  la  vanité  des  objets  auxquels  elles  s'attachent,  qui  sont  les 
biens  de  la  vie.  Tandis  que  ces  biens  nous  paraissent  grands  et  estimables  ,  il 
nous  est  presque  impossible  de  ne  ies  pas  aimer,  et  en  les  aimant  de  n'en  pas 
faire  le  sujet  de  nos  plus  ardentes  passions.  Mais  du  moment  que  nous  commen- 
çons à  les  mépriser,  nous  commençons  à  nous  en  détacher  :  et  ce  qui  nous 
donne  ce  mépris  des  biens  de  la  terre ,  c'est  la  pensée  de  la  mort ,  parce  que  la 
mort  est  la  preuve  sensible  du  néant  de  toutes  les  choses  humaines.  A  ce  jour-là, 
dit  l'Ecriture ,  c'est-à-dire  au  jour  delà  mort,  toutes  les  pensées  des  hommes, 
tous  leurs  projets  s'évanouiront ,  et  par  conséquent  toutes  leurs  passions  s'étein- 
dront. Or  que  faisons-nous  en  pensant  à  la  mort  ?  nous  anticipons  ce  dernier 
jour,  et  nous  prenons  par  avance  les  mêmes  sentiments  que  nous  aurons  alors. 

C'est  ainsi  que  David,  jusques  au  milieu  de  la  cour,  réprimait  toutes  ses  pas- 
sions, ïl  demandait  à  Dieu  qu'il  lui  fît  connaître  la  fin  de  sa  vie  ;  et  considérant 
la  brièveté  de  ses  jours ,  il  concluait  que  tout  n'est  que  vanité,  et  que  c'est  bien 
en  vain  que  i'homrne  se  trouble ,  se  fatigue,  s'épuise,  pour  amasser  et  pour  thé- 
sauriser,  puisqu'il  passe  comme  une  ombre ,  et  qu'il  ne  sait  qui  profitera  de  ses 
travaux.  Conclusion  que  nous  lirons  nous-mêmes  aussi  bien  que  ce  saint  roi, 
quand  nous  pensons  à  la  mort.  Si  nous  ne  deviens  jamais  mourir ,  nous  ne  vou- 
drions jamais  reconnaître  la  vanité  des  biens  de  la  vie.  Mais  quand  on  nous  dit , 
ou  que  nous  nous  disons  à  nous-mêmes  que  nous  mourrons ,  toute  cette  vanité 
se  présente  à  nous.  Les  autres  considérations  chrétiennes  renferment  tout  au 
plus  des  témoignages  et  des  preuves  de  cette  vanité  :  au  lieu  que  la  mort  en  est 
l'essence  même ,  et  qu'elle  fait  celte  vanité  même.  D'où  il  s'ensuit  que  la  pensée 


668  ANALYSES    DES    SERMONS. 

de  la  mort  a  une  vertu  spéciale,  non-seulement  pour  nous  la  découvrir,  mais 
pour  nous  la  faire  sentir.  De  là  cette  belle  leçon  que  faisait  l'Apôtre  aux  Corin- 
thiens :  Le  temps  est  court  :  réjouissons-nous  donc  comme  ne  nous  réjouissant  pas, 
possédons  comme  ne  possédant  pas ,  usons  de  ce  monde  comme  n'en  usant  pas. 

2.  La  pensée  de  la  mort  nous  fait  mettre  des  bornes  à  noire  cupidité.  Nos  pas- 
sions sont  d'elles-mêmes  insatiables  :  quel  avare,  quel  ambitieux,  quel  vo- 
luptueux a  dit  jamais,  C'est  assez?  Mais  pour  vous  apprendre  à  borner  vos  dé- 
sirs ,  je  n'ai  qu'à  vous  adresser  les  paroles  de  l'Eglise  :  Mémento,  Iwmo  :  Sou- 
venez-vous ,  homme ,  que  vous  êtes  poussière  et  que  vous  retournerez  en  pous- 
sière. Ou  je  n'ai  qu'à  vous  faire  la  même  invitation  que  les  Juifs  firent  au  Fds  de 
Dieu,  lorsqu'ils  le  prièrent  d'approcher  du  tombeau  de  Lazare  :  Veni ,  et  vide  : 
Venez ,  et  voyez  ce  riche  du  monde  dans  la  pauvreté  et  la, nudité  où  la  mort  l'a 
réduit.  Veni,  et  vide  :  Venez ,  et  voyez  ce  grand  du  monde  :  qu'est  devenu  à  la 
mort  toute  sa  grandeur?  Veni,  et  vide  :  Venez,  et  voyez  celte  femme  du  monde, 
et  tâchez  à  reconnaître  quelques  traits  de  celte  beauté  dont  elle  prenait  tant  de 
soin.  Voilà  comment  tout  finira  polir  nous. 

3.  La  pensée  de  la  mort  nous  réduit  au  grand  principe  de  la  modestie,  qui  est 
l'égalité,  et  nous  obligea  nous  rendre  justice,  et  à  rendre  aux  autres  les  devoirs 
de  la  charité.  Sans  cette  pensée  on  se  laisse  éblouir  de  certaines  distinctions 
qu'on  a  dans  le  monde,  on  s'entêle  de  soi-même,  on  devient  fier  et  hautain. 
Mais  quand  on  fait  réflexion  que  la  mort  nous  égalera  tous,  on  rabat  beaucoup 
de  ses  fiertés  et  de  ses  hauteurs,  parce  qu'on  voit  que  d'homme  à  homme  il  y  a 
bien  peu  de  différence,  et  l'on  tient  à  l'égard  des  autres  une  conduite  plus  équi- 
table, en  les  traitant  avec  plus  de  douceur  et  plus  d'humanité. 

Deuxième  partie.  Pensée  delà  mort,  règle  infaillible  pour  conclure  sûrement 
dans  nos  délibérations.  Les  pensées  des  hommes  sont  timides,  dit  le  Sage,  et  nos 
prévoyances  incertaines.  Nos  pensées  sont  timides,  parce  que  souvent  nous  ne 
savons  si  nous  prenons  le  meilleur  parti ,  ou  même  un  bon  parti  par  rapport  au 
salut.  Et  nos  prévoyances  sont  incertaines,  parcî  que  l'avenir  nous  étant  in- 
connu, nous  sommes  toujours  en  doute  si  nous  n'aurons  point  lieu  de  nous  re- 
pentir un  jour  de  ce  que  nous  aurons  entrepris ,  et  si  notre  conscience  ne  nous 
les  reprochera  point  à  la  mort.  Mais  la  pensée  de  la  mort  est  le  moyen  le  plus 
efficace  et  le  plus  sûr  pour  nous  délivrer  de  ces  craintes  et  de  ces  incertitudes 
affligeantes,  puisque  c'est  le  moyen  le  plus  efficace  et  le  plus  sûr  pour  bien  con- 
clure dans  toutes  les  occasions  où  la  conscience  et  le  salut  se  trouvent  engagés. 
Comment  cela?  1°  parce  que  le  souvenir  de  la  mort  est  une  application  vive  et 
touchante  que  nous  nous  taisons  à  nous-mêmes  de  la  fin  dernière,  qui  doit  être 
le  fondement  de  toutes  nos  délibérations  ;  2°  parce  qu'en  pratiquant  ce  saint 
exercice  de  la  pensée  de  la  mort ,  nous  prévenons  ainsi  tous  les  remords  et  tous 
les  troubles  dont  pourraient  être  sans  cela  suivies  nos  résolutions. 

i.  La  pensée  de  la  mort  est  une  application  vive  et  touchante  que  nous  nous 
faisons  à  nous-mêmes  de  la  fin  dernière ,  qui  doit  être  le  fondement  de  toutes 
nos  délibérations.  Car  la  pensée  de  la  mort  nous  rappelle  la  pensée  de  l'éternité 
qui  la  suit;  et,  pénétrés  de  cette  pensée  de  l'éternité,  nous  jugeons  bien  plus 
sainement  des  choses.  Dégagés  alors  de  mille  illusions,  nous  voyons  plus  claire- 
ment ce  qui  nous  éloigne  et  ce  qui  nous  approche  de  notre  dernière  fin  ;  et  nous 
concluons  plus  aisément  qu'il  faut  donc  prendre  ce  qui  nous  y  conduit,  et  rejeter 
ce  qui  nous  exposerait  à  n'y  arriver  jamais.  Voilà  par  où  la  pensée  de  la  mort 
devient  pour  nous ,  selon  l'Ecriture,  un  fonds  de  prudence  et  d'intelligence. 

Aussi  les  païens,  dans  les  traités  et  les  négociations  importantes,  tenaient-ils 
leurs  conseils  auprès  des  tombeaux  de  leurs  ancêtres;  comme  s'ils  n'eussent 
pas  cru  pouvoir  sagement  délibérer  et  résoudre  sans  le  souvenir  et  la  vue  de  la 
mort.  Or  ce  qu'ils  faisaient  par  superstition  ,  nous  le  devons  faire  par  religion. 
Avez-vous  un  état  de  vie  à  choisir,  est-il  question  de  régler  l'usage  de  vos  biens, 
s'agit-il  d'un  intérêt  et  d'un  profit  à  faire,  faut-il  former  une  entreprise,  vider 
un  procès,  terminer  un  différend ,  vaquez  à  tout  cela  comme  devant  un  jour 
mourir,  et  celle  pensée  vous  préservera  de  mille  fautes  que  vous  y  pourriez 
commettre.  Les  Saints  en  ont  usé  de  la  sorte ,  et  c'est  ce  qui  les  a  conduits  dans 


ANALYSE*    DES    SERMONS."  669 

les  voies  droites  qu'ils  ont  tenues  sans  s'égarer  et  sans  tomber.  Si  donc  nous 
faisons  tous  les  jours  tant  de  fausses  démarches,  ne  nous  en  prenons  qu'à  nous- 
mêmes  et  à  noire  infidélité,  qui  nous  fait  éloigner  le  souvenir  de  la  mort  comme 
un  objet  fâcheux  et  désagréable,  et  qui  par  là  nous  expose  à  tous  les  égarements 
où  nous  nous  laissons  entraîner. 

2.  En  pratiquant  le  saint  exercice  du  souvenir  de  la  mort,  nous  prévenons 
tous  les  remords  et  tous  les  troubles  dont  pourraient  être  sans  cela  suivies  nos 
résolutions.  Cet  autre  avantage  est  une  conséquence  du  premier.  Quand  on  se 
demande  à  soi-même  :  Quels  sentiments  aurai-je  à  la  morl  de  ce  que  j'entre- 
prends aujourd'hui?  on  entend,  pour  ainsi  dire,  au  fond  de  soi-même  la  ré- 
ponse de  la  mort,  qui  nous  marque  intérieurement  ce  qui  doit  être  alors  le  sujet 
de  nos  repentirs  :  repentirs  non  passagers  elvariables,commeceux  que  nousavons 
par  rapport  aux  choses  de  la  vie  et  en  raisonnant  selon  les  principes  de  la  vie, 
mais  repentirs  éternels.  Que  iais-je  donc  pour  m'en  garantir?  je  préviens  par  la 
pensée  tous  ces  repentirs  de  la  mort  ;  et  au  lieu  de  les  réserver  à  ma  dernière 
heure ,  je  me  les  rends  utiles  pour  l'heure  présente.  C'est  en  quoi  la  prudence 
des  Justes  triomphe  de  la  témérité  des  impies. 

Troisième  partie.  Pensée  de  la  mort ,  motif  le  plus  puissant  pour  nous  in- 
spirer une  sainte  ferveur  dans  nos  actions.  C'est  de  la  ferveur  de  nos  actions 
que  dépend  la  sainteté  de  notre  vie;  et  l'obstacle  au  contraire  le  plus  commun 
à  notre  sanctification ,  c'est  un  certain  fonds  de  lâcheté  et  de  tiédeur  qui  ne 
nous  est  que  trop  naturel.  Or  pour  nous  retirer  de  cet  état  de  tiédeur,  il  n'y  a 
qu'à  penser  souvent  :  1°  à  la  proximité  de  la  mort;  T  à  l'incertitude  de  la  mort. 

1.  Proximité  de  la  mort,  premier  motif  qui  confond  noire  lâcheté.  Motif  que 
le  Fils  de  Dieu  nous  a  tant  proposé  dans  l'Evangile  ,  en  nous  disant  :  Marchez  , 
parce  que  la  nuit  vient  ;  veillez  ,  parce  que  le  Fils  de  l'Homme  est  déjà  à  la 
porte;  négociez  et  faites  profiter  vos  talents,  parce  que  le  maître  va  arriver; 
tenez  vos  lampes  allumées,  parce  que  l'époux  approche.  En  effet,  quimd  nous 
aurions  des  siècles  entiers  à  vivre ,  nous  devrions  toujours  servir  Dieu  d'une 
manière  digne  de  Dieu  :  mais  combien  devons-nous  encore  redoubler  nos  soins 
lorsque  nous  touchons  de  si  près  à  notre  terme ,  et  que  Jésus-Christ  nous  la 
lait  entendre  si  expressément?  Qu'un  ange  de  la  part  de  Dieu  vînt  nous  ap- 
prendre que  nous  mourrons  dès  demain ,  il  n'y  a  rien  qu'on  ne  fît  pour  se  pré- 
parer. Or  ce  que  nous  ferions  alors ,  pourquoi  ne  le  faisons-nous  pas  dès  main- 
tenant, puisque  dès  maintenant  nous  pouvons  mourir? 

Exemple  du  saint  roi  Ezéchias,  et  conclusion  qu'il  tirait  de  la  proximité  de  la 
mort.  Apprenons  de  là  cette  méthode  si  solide,  de  faire  chaque  action  comme 
si  c'était  la  dernière  de  notre  vie. 

2.  Incertitude  de  la  mort ,  second  motif  qui  confond  notre  lâcheté.  Si  nous 
savions  quand  et  à  quel  jour  nous  devons  mourir,  plus  de  bonnes  œuvres  dans 
la  vie  ;  on  remettrait  tout  à  la  mort  :  mais  Dieu  nous  cache  celte  heure  de  la 
mort ,  afin  que  nous  nous  tenions  en  garde  à  toutes  les  heures.  Car  quelle  pen- 
sée est  plus  capable  de  nous  renouveler  sans  cesse  en  esprit  que  celle-ci  :  Peut- 
être  ce  jour  sera-t-il  le  dernier  de  mes  jours?  Plein  de  cette  idée  ,  on  devient 
laborieux,  prompt,  ardent,  infatigable,  patient,  charitable,  fidèle  à  tous  ses 
devoirs. 

En  quoi  surtout  nous  sommes  lâches ,  c'est  dans  l'exercice  de  la  pénitence.  Or 
rien  ne  doit  plus  nous  engager  à  faire  promptement  pénitence  et  à  nous  conver- 
tir, que  l'incertitude  de  la  mort.  Mourez  dans  votre  péché,  vous  êtes  perdu  ;  et 
si  vous  y  demeurez  encore ,  que  savez-vous  si  vous  n'y  mourrez  pas  ?  Ce  qu'il 
y  a  de  certain  pour  nous  dans  la  mort ,  c'est  que  la  mort  nous  surprendra  :  car 
le  Fils  de  l'Homme  viendra,  dit  Jésus-Christ,  quand  vous  n'y  penserez  pas. 
N'est-ce  donc  pas  une  extrême  folie  de  vivre  dans  un  état  où  l'on  est  exposé  à 
toutes  les  vengeances  de  Dieu  ,  et  de  tarder  à  en  sortir  ?  Cependant  y  faisons- 
nous,  je  ne  dis  pas  toute  la  réflexion  nécessaire ,  mais  quelque  réflexion?  Heu- 
reux qui  n'attend  pas  à  y  penser ,  lorsqu'il  ne  sera  plus  temps  d'y  penser  ! 


70  ANALYSES   DES   SERMONS.  j 

LE  MERCREDI  DES  CENDRES. 

SUR  LA  CÉRÉMONIE  DES  CENDRES. 
Sujet.  Vous  êtes  poussière  ,  et  vous  retournerez  en  poussière. 

Paroles  mémorables  que  Dieu  dit  au  premier  homme  dans  le  moment  de  sa 
désobéissance,  et  que  l'Eglise  nous  adresse  dans  la  cérémonie  de  ce  jour.  Pa- 
roles de  malédiction ,  dans  le  sens  que  Dieu  les  prononça  ;  mais  paroles  de 
grâce  et  de  salut,  dans  la  fin  que  l'Eglise  se  propose  en  nous  les  faisant  entendre. 
Dieu  commanda  à  Moïse  de  répandre  de  la  cendre  sur  les  Egyptiens  :  et  c'est 
ce  que  font  encore  aujourd'hui  les  prêtres  par  l'ordre  de  Dieu,  mais  dans  un 
esprit  bien  différent;  car  Moïse  ne  répandit  la  cendre  sur  l'Egypte  que  pour  faire 
sentir  à  ce  peuple  le  poids  de  la  colère  de  Dieu  ;  et  les  prêtres  ne  répandent  sur 
nous  la  cendre  que  pour  nous  attirer  les  grâces  de  Dieu  ,  et  pour  nous  porter  à 
la  pénitence,  comme  j'entreprends  de  vous  le  montrer  dans  ce  discours.  Courte 
instruction  aux  nouveaux  catholiques  sur  la  cérémonie  des  cendres. 

Division.  La  pénitence  chrétienne,  prise  dans  toute  son  étendue,  est  un 
double  sacrifice  que  Dieu  exige  de  nous;  sacrifice  de  l'esprit,  et  sacrifice  du 
corps  :  sacrifice  de  l'esprit  par  l'humilité  de  la  componction,  et  sacrifice  du 
corps  par  l'austérité  même  extérieure  de  la  satisfaction.  Nous  avons  dans  nous 
deux  grands  obstacles  à  ces  deux  sacrifices ,  l'esprit  d'orgueil  et  l'esprit  de  mol- 
lesse. Mais  par  où  les  pouvons-nous  surmonter?  par  le  souvenir  de  la  mort  que 
nous  retrace  l'Eglise  dans  la  cérémonie  des  cendres.  Il  faut,  par  une  pénitence 
solidement  humble,  anéantir  devant  Dieu  l'orgueil  de  nos  esprits;  et  c'est  à 
quoi  nous  oblige  la  vue  de  ces  cendres ,  qui  sont  pour  nous  les  marques  et 
comme  les  symboles  de  la  mort  :  première  partie.  Il  faut ,  par  une  pénitence 
généreusement  austère,  sacrifier  à  Dieu  la  mollesse  et  la  délicatesse  de  nos 
corps  ;  et  c'est  à  quoi  nous  engage  l'imposition  de  ces  cendres ,  qui  nous  an- 
noncent ,  ou  plutôt  qui  nous  font  déjà  sentir  l'inévitable  nécessité  de  la  mort  : 
deuxième  partie. 

Première  partie.  Il  faut ,  par  une  pénitence  solidement  hurabie ,  anéantir 
devant  Dieu  l'orgueil  de  nos  esprits  ;  et  c'est  à  quoi  nous  oblige  la  vue  des 
cendres ,  qui  sont  pour  nous  les  marques  et  comme  les  symboles  de  la  mort. 
L'orgueil  lut  le  premier  principe  du  péché  ,  et  c'est  le  premier  obstacle  à  la  pé- 
nitence. Mais  pour  humilier  cet  orgueil,  il  n'y  a  qu'à  faire  remonter  l'homme  à 
son  origine ,  et  qu'à  lui  faire  considérer  sa  fin.  Or  voilà  ce  que  fait  le  souvenir 
de  la  mort  et  la  vue  des  cendres.  Quand  un  homme  sans  naissance,  mais  élevé 
à  une  haute  fortune ,  vient  à  s'enorgueillir ,  le  moyen  de  réprimer  son  orgueil 
est  de  lui  remettre  devant  les  yeux  l'obscurité  et  la  bassesse  de  son  extraction. 
Mais  si  de  plus,  pénétrant  dans  l'avenir  ,  on  lui  faisait  voir  sa  ruine  prochaine  , 
ce  serait  bien  de  quoi  rabattre  l'enflure  de  son  cœur.  Double  vue  dont  l'Eglise 
se  sert  aujourd'hui  :  car  en  nous  présentant  les  cendres,  elle  nous  avertit  que 
nous  sommes  cendres  nous-mêmes,  et  que  nous  retournerons  en  cendres. 

Examinons  la  chose  plus  en  détail.  Pourquoi  des  cendres  ?  parce  que  rien  ne 
doit  mieux  nous  faire  comprendre  ce  que  c'est  que  la  mort,  et  l'humiliation  ex- 
trême où  nous  réduit  la  mort.  Oui,  ces  cendres  ont  quelque  chose  de  plus  tou- 
chant que  tous  les  raisonnements  du  monde  pour  humilier  l'homme ,  en  lui 
faisant  connaître  son  néant.  Elles  nous  apprennent  que  toutes  ces  grandeurs  dont 
le  monde  se  glorifie  ne  sont  que  vanité  et  que  mensonge.  Ouvrez  le  tombeau 
d'un  grand  :  qu'y  trouverez-vous?  un  peu  de  cendres;  rien  davantage.  Elles 
nous  apprennent  combien  nous  sommes  injustes  quand  nous  affectons  avec  tant 
d'ostentation  certaines  distinctions  dans  la  monde,  puisque  nons  devons  tous 
être  un  jour  égalés  et  confondus  dajis  la  cendre.  Elles  nous  apprennent  que, 
malgré  les  vastes  desseins  que  forme  l'ambitieux  ,  la  mort  le  réduira  bientôt,  à 
quoi?  à  une  poignée  de  cendres.  Elles  nous  apprennent  que  non-seulement  la 
mort  détruira  ce  fantôme  de  grandeur  après  lequel  nous  courons,  mais  que 
notre  mémoire  même  périra ,  et  qu'il  ne  sera  plus  parlé  de  nous.  En  un  mot , 


ANALYSES   DES    SERMONS.  671 

elles  nous  apprennent  que ,  quelque  enraciné  que  soit  notre  orgueil ,  il  ne  tient 
qu'à  nous  de  trouver  dans  nous-mêmes  notre  humiliation  ,  puisque  cette  partie 
de  nous-mêmes  dont  nous  sommes  si  idolâtres  ,  ce  corps  n'est  au  fond  que  le 
plus  abject  de  tous  les  êtres,  et  qu'un  sujet  de  corruption. 

Cependant  vous  me  demandez  pourquoi  Ton  nous  met  ces  cendres  sur  la 
tête.  C'est  que  la  tête  est  le  siège  de  la  raison,  et  qu'on  veut  par  là  nous  aver- 
tir que  la  mort  doit  être  le  sujet  le  plus  ordinaire  de  nos  réflexions ,  afin  de 
nous  entretenir  dans  cette  humilité  qui  est  déjà  le  commencement  de  la  péni- 
tence. 

Aussi  est-ce  le  souvenir  de  la  mort  qui ,  de  tout  temps ,  a  plus  retenu  les 
hommes  dans  l'ordre,  et  les  a  mis  comme  dans  la  nécessité  d'être  humbles.  De 
là  vient  que,  parmi  toutes  les  nations,  Grecs,  Romains,  Juifs,  le  souvenir  de 
la  mort  et  l'usage  de  la  cendre  ont  été  une  des  principales  circonstances  des 
pompes  les  plus  solennelles,  et  que  maintenant  encore,  dans  la  consécration  des 
papes,  on  fait  passer  devant  les  yeux  du  nouveau  pontife  quelques  étoupes  que  le 
feu  consume.  De  là  vient  que  les  peuples  les  plus  barbares  se  sont  fait  un  devoir 
de  conserver  les  cendres  de  leurs  ancêtres  :  ces  cendres  leur  apprenaient  à  se  mé- 
priser, à  se  modérer*  à  se  régler.  De  là  vient  que  Moïse,  sortant  de  l'Egypte,  se 
contenta  d'emporter  les  cendres  du  patriarche  Joseph  ,  afin  qu'elles  servissent  à 
contenir  le  peuple  dont  il  était  le  conducteur.  De  là  vient  qu'il  obligea  les  Israé- 
lites,  après  leur  idolâtrie,  à  boire  la  cendre  du  veau  d'or  qu'ils  avaient  adoré. 
De  là  vient  enfin  que  quelques  princes  chrétiens,  pendant  leur  vie  même  ,  ont 
voulu  avoir  dans  leurs  palais  et  devant  leurs  yeux ,  les  uns  la  bière  destinée  à 
leur  sépulture ,  et  les  autres  le  crâne  d'un  mort. 

Or,  soit  pour  les  grands ,  soit  pour  les  petits,  quand  une  fois  l'humilité,  par 
la  pensée  de  la  mort,  a  pris  possession  d'un  cœur,  il  est  aisé  d'y  faire  entrer  la 
componction  de  la  pénitence  :  car  du  moment  que  je  suis  disposé  à  m'humilier , 
je  suis  disposé  à  m'accuser,  à  me  condamner,  à  nie  punir  moi-même.  Et  voilà 
pourquoi  l'Eglise,  après  nous  avoir  fait  considérer  deux  sortes  de  cendres,  celle 
de  notre  origine ,  et  celle  de  notre  corruption  future ,  nous  en  impose  une  troi- 
sième ,  savoir ,  la  cendre  de  la  pénitence. 

Car  que  fait  le  pécheur  quand  il  reçoit  aujourd'hui  la  cendre  par  les  mains  du 
prêtre?  11  se  présente  à  Dieu  comme  un  pénitent  humilié  ,  couvert  de  cendres , 
et  résolu  de  satisfaire  à  sa  justice.  Et  il  taut  toujours  reconnaître  que  ce  souve- 
nir de  la  mort  et  la  vue  de  ces  cendres  est  un  admirable  moyen  pour  préparer  à 
la  pénitence  les  pécheurs  les  plus  orgueilleux.  Ne  fut-ce  pas  ainsi  que  saint  Am- 
broise  dompta  la  fierté  de  Théodose,  et  qu'après  la  sanglante  journée  de  Thessa- 
lonique ,  il  le  rangea  à  l'ordre  de  la  pénitence  et  de  la  rigoureuse  discipline  qui 
s'observait  alors  ?  Si  l'on  tenait  aux  grands  le  même  langage  qu'il  tint  à  cet  empe- 
reur, ils  en  seraient  touchés ,  et  ils  penseraient  à  se  convertir. 

Mais  il  ne  s'agit  pas  seulement  de  la  conversion  des  grands  :  il  s'agit  de  la  nôtre, 
et  le  désordre  est  que,  malgré  l'anéantissement  où  la  mort  doit  nous  réduire, 
et  malgré  l'aveu  solennel  que  nous  en  faisons  dans  cette  cérémonie  des  cendres , 
nous  n'en  sommes  ni  plus  humbles  ,  ni  plus  détachés  de  nous-mêmes.  Combien 
de  chrétiens  ont  reçu  la  cendre  avec  des  cœurs  ambitieux  ?  Combien  de  femmes 
l'ont  reçue  avec  toutes  les  marques  de  leur  vanité?  Terre,  terre,  écoutez  la  voix 
du  Seigneur,  et  humiliez-vous  sous  sa  toute-puissante  main. 

Deuxième  partie.  Il  faut,  par  une  pénitence  généreusement  austère,  sacri- 
fier à  Dieu  la  mollesse  et  la  délicatesse  de  nos  corps;  et  c'est  à  quoi  nous  engage 
l'imposition  de  ces  cendres,  qui  nous  annoncent,  ou  plutôt  qui  nous  font  déjà 
sentir  l'inévitable  nécessité  de  la  mort.  C'est  une  illusion  de  croire  que  la  péni- 
tence soit  une  vertu  purement  intérieure.  Le  penser  de  la  sorte,  ce  serait  démen- 
tir toute  l'Ecriture,  et  en  particulier  l'apôtre  saint  Paul,  il  est  vrai  que  l'hérésie 
a  rejeté  toutes  les  pratiques  extérieures  de  la  pénitence  :  mais  quoi  que  l'hérésie 
en  ail  pu  dire,  il  n'y  a  point  de  parfaite  pénitence  sans  la  mortification  du 
corps  ;  et  puisque  le  corps  a  part  au  péché,  il  est  juste  qu'il  ait  part  à  la  peine 
du  péché. 

Or,  à  celte  loi  de  pénitence  s'oppose  une  autre  loi  que  nous  portons  dans 


67$  ANALYSES    DES   SERMON?. 

nous-mêmes ,  qui  est  l'amour  déréglé  de  nos  corps.  Amour  qui,  dans  le  soin 
de  noire  corps  ,  nous  fait  d'abord  chercher  le  nécessaire  ,  et  qui  du  nécessaire 
nous  fait  ensuite  aller  au  commode ,  du  commode  au  superflu  ,  et  du  superflu 
au  criminel.  Au  lieu  que  la  vraie  pénitence  nous  fait  premièrement  renoncer 
au  criminel  que  nous  avouons  nous-mêmes  criminel  ;  de  là  nous  retranche  le 
superflu  que  nous  prétendions  innocent;  ensuite  nous  prive  môme  du  commode 
dont  nous  avions  cru  ne  nous  pouvoir  passer;  enfin  nous  ôte,  non  pas  le  néces- 
saire ,  mais  l'attachement  et  l'attention  trop  grande  au  nécessaire.  Sans  cela  les 
Saints  ne  comprenaient  pas  qu'on  pût  être  pénitent  :  mais  ce  que  les  Saints  ne 
comprenaient  pas  est  devenu  un  des  secrets  de  la  dévotion  du  siècle.  Cependant 
l'Apôtre  l'a  dit  :  On  ne  peut  bien  réparer  le  péché  qu'en  crucifiant  cette  chair  de 
péché ,  qui  est'  l'ennemie  de  Dieu. 

Considérons  les  cendres  qu'on  nous  met  sur  la  tête,  et  souvenons-nous  de  la 
mort  :  c'est  assez  pour  nous  détacher  de  l'amour  de  notre  corps;  comment  cela? 
en  nous  faisant  connaître  là-dessus,  1°  notre  aveuglement ,  2°  notre  injustice: 
notre  aveuglement,  lorsque  nous  idolâtrons  un  corps  qui  n'est  que  poussière 
et  que  corruption ,  et  qui  doit  être  bientôt  dans  le  tombeau  la  pâture  des  vers. 
Notre  injustice  ,  injustice  envers  Dieu,  d'aimer  plus  que  lui  un  corps  sujet  à  la 
pourriture;  injustice  envers  notre  âme,  cette  âme  immortelle,  de  lui  préférer 
un  corps  qui  doit  mourir  ;  injustice  envers  ce  corps  même ,  de  l'exposer  pour 
des  voluptés  passagères  à  des  souffrances  éternelles.  Si  le  corps  et  l'âme  d'un 
réprouvé,  selon  la  supposition  de  saint  Chrysostome,  venaient  à  être  confrontés 
l'un  avec  l'autre ,  et  qu'ils  pussent  s'accuser  l'un  l'autre ,  quels  reproches  ne  se 
1er  aient- ils  pas? 

C'est  ce  qui  a  toujours  produit  dans  les  âmes  bien  converties  une  sainte  haine 
de  leurs  corps,  et  ce  quia  tant  de  fois  opéré  dans  le  christianisme  des  miracles 
de  conversion.  Exemple  de  saint  François  de  Borgia. 

Cette  haine  de  notre  corps  est  encore  bien  plus  vive,  quand  on  pénètre  dans  le 
mystère  de  ces  cendres  que  l'Eglise  nous  présente,  et  qu'on  remonte  à  l'origine 
d'une  si  sainte  pratique;  quand  on  pense  qu'elles  ont  toujours  été  le  symbole  de 
la  pénitence  ;  quand  on  considère  de  quelles  austérités  et  de  quelles  macérations 
elles  étaient  accompagnées,  suivant  les  règles  de  l'ancienne  discipline;  car  en- 
fin ,  doit  dire  aujourd'hui  un  pécheur  touché  de  ces  désordres  ,  ces  pénitents  de 
la  primitive  Eglise  n'étaient  pas  plus  criminels  que  moi;  et  si  l'Eglise  a  pu  adou- 
cir les  peines  qu'elle  avait  ordonnées  pour  chaque  espèce  de  péché,  elle  n'a  rien 
relâché  des  peines  prescrites  par  le  droit  divin;  et  Dieu  lui-même  nous  assure 
qu'il  ne  s'en  relâchera  jamais  qu'en  faveur  de  la  pénitence,  il  faut  donc  que  ce 
soit  la  pénitence  qui  m'acquitte  auprès  de  lui.  Si  nous  entrons  dans  ce  saint 
temps  de  carême  bien  pénétrés  de  ces  sentiments,  le  jeûne  ne  sera  plus  pour 
nous  un  joug  trop  pesant  :  nous  l'entreprendrons  avec  joie ,  nous  le  continue- 
rons avec  ferveur ,  et  nous  l'achèverons  avec  constance. 

LE  PREMIER  JEUDI  DE  CARÊME. 

SUR    LA    COMMUNION. 

Sujet.  Jésus-Christ  d'il  au  centenier  :  J'irai  moi-même,  et  je  le  guérirai.  Mais  le  centenier 
lui  répondit  :  Seigneur,  je  ne  suis  pas  digne  que  vous  entriez  dans  ma  maison. 

Ce  qui  se  passa  entre  Jésus-Christ  et  le  centenier,  c'est  ce  qui  se  renouvelle 
encore  entre  Jésus-Christ  et  nous  toutes  les  lois  que  nous  approchons  de  la 
sainte  table.  Jésus  Christ  nous  dit  :  J'irai,  et  je  vous  guérirai  de  vos  infirmités 
spirituelles  :  Ego  veniam,el  curabo.  Et  nous  répondons  à  Jésus-Christ  :  Seigneur, 
je  ne  'suis  pas  digne  :  Domine,  non  sum  dignus.  Paroles  efficaces,  qui  opèrent 
dans  nous  un  effet  tout  opposé  à  ce  qu'elles  signifient,  et  qui  font  cesser  par 
noire  humilité  même  l'indignité  que  nous  nous  aitribuons;  mais  qu'arrive-t-il 
souvent?  c'est  que  nous  nous  appliquons  ces  paroles,  Domine,  non  sum  dignus, 
au  delà  des  intentions  de  Jésus-Christ;  et  que,  par  une  humilité  mal  entendue, 
nous  nous  servons  de  notre  indignité  pour  nous  éloigner  trop  aisément  et  trop 


ANALYSES   DES  SERMONS.  673 

longtemps  de  la  communion.  Excuse  ordinaire  qu'il  faut  examiner  dans  ce  dis- 
cours. 

Division.  Sans  parler  ici  des  Justes ,  qui  par  un  vrai  sentiment  d'humilité  se 
reconnaissent  indignes  de  recevoir  Jésus-Christ ,  et  sans  examiner  jusqu'où  cette 
humilité  doit  cire  portée,  et  s'il  est  raisonnable  qu'elle  aille  jusqu'à  les  éloigner 
de  la  communion  ,  parlons  précisément  des  pécheurs  qui  peuvent  dire  et  qui 
disent  en  efïct  au  Sauveur  du  monde,  avec  plus  de  sujet  que  saint  Pierre  :  fe- 
tirez-vous  de  moi ,  parce  que  je  suis  un  pécheur.  11  y  en  a  de  trois  sortes  :  pécheurs 
sincères,  qui  agissent  de  bonne  foi  et  qui  ne  sont  pas  trompés;  pécheurs  aveugles, 
qui  ne  se  connaissent  pas  et  qui  se  trompent  eux-mêmes;  pécheurs  hypocrites 
et  dissimulés,  qui  couvrent  leur  libertinage  d'un  voile  de  piélé,  et  qui  trompent 
les  autres.  Or,  dans  les  pécheurs  sincères,  cette  excuse,  Je  ne  suis  pas  digne, 
est  une  raison  ;  mais  il  faut  éclaircir  celte  raison  :  première  partie.  Dans  les 
pécheurs  aveugles  c'est  un  prétexte,  et  il  est  important  de  leur  ôter  ce  prétexte  : 
deuxième  partie.  Dans  les  pécheurs  hypocrites  et  dissimulés,  c'est  un  abus  et 
même  un  scandale ,  et  il  est  nécessaire  de  combattre  ce  scandale  et  cet  abus  : 
troisième  partie. 

Première  partie.  Dire ,  Je  ne  communie  pas  parce  que  je  m'en  crois  indigne , 
c'est  une  raison  dans  un  pécheur  sincère ,  qui  ne  laisse  pas  au  milieu  de  ses 
désordres  de  conserver  le  fond  de  sa  religion  ,  et  qui  traite  avec  Dieu  de  bonne 
foi  :  c'est,  dis-je,  une  raison,  puisqu'on  effet  le  pécheur,  tandis  que  son  péché 
subsiste,  ne  peut  approcher  du  sacrement  de  Jésus-Christ  sans  se  rendre  cou- 
pable d'un  sacrilège.  Mais  cette  raison  a  besoin  d'être  éclaircie ,  et  cet  éclaircis- 
sement consiste  à  faire  voir  que  le  pécheur,  sans  en  demeurer  là ,  doit  se  souve- 
nir d'ailleurs  de  l'obligation  où  il  est  de  sortir  au  plus  tôt  de  son  état  pour  pou- 
voir être  admis  à  la  table  du  Seigneur,  en  sorte  que  la  communion  soit  un  motif 
qui  le  réduise  à  la  nécessité  de  se  convertir. 

En  effet ,  il  ne  doit  jamais  séparer  ces  deux  vérités  :  l'une  ,  que  Jésus-Christ 
nous  commande  de  manger  sa  chair;  et  l'autre,  qu'il  nous  défend  delà  manger 
indignement.  Si  le  pécheur  s'attache  à  l'une  de  ces  vérités  sans  y  joindre  l'autre, 
il  s'égare  et  il  se  perd  ;  mais  s'il  les  embrasse  toutes  deux,  il  commence  à  entrer 
dans  la  voie  de  Dieu.  Car  voici  comment  il  raisonne  :  Je  ne  puis  communier  avec 
mon  péché  ;  Jésus-Christ  néanmoins  m'ordonne  de  communier  :  il  faut  donc  que 
je  quitte  mon  péché ,  afin  de  satisfaire  tout  ensemble  et  à  l'obligation  de  commu- 
nier et  à  l'obligation  de  bien  communier. 

Or,  comme  le  pécheur  doit  se  parler  de  la  sorte  à  lui-même ,  c'est  ainsi  que 
doivent  lui  parler  les  ministres  de  l'Evangie.  Si  vous  ne  vous  appliquez  qu'à  lui 
remontrer  le  danger  d'une  communion  indigne  ,  il  ne  communiera  pas.  Si  vous 
ne  lui  représentez  que  la  nécessité  de  communier,  il  communiera  indignement. 
Et  voilà  quelle  a  éié  la  source  de  tous  les  maux  qu'a  produits  la  diversité  des 
opinions  touchant  l'usage  de  la  divine  Eucharistie.  Les  uns  n'avaient  dans  la 
bouche  que  des  analhèmes  contre  les  profanateurs  de  ce  sacrement,  pour  les  en 
éloigner  ;  et  les  auires  ne  pensaient  qu'à  donner  aux  peuples  une  haute  idée  des 
fruits  de  ce  sacrement ,  pour  les  y  attirer.  Mais  que  fallait-il?  joindre  les  me- 
naces de  ceux  là  et  les  invitations  de  ceux-ci. 

C'est  le  langage  qu'ont  tenu  les  Pères ,  surtout  saint  Chrysoslome  et  saint 
Augustin.  Ils  inspiraient  tout  à  la  fois  de  la  crainte  et  de  la  confiance:  et  ce 
qu'ils  disaient  en  général  est  encore  plus  vrai  par  rapport  à  ce  saint  temps 
de  la  pâque.  11  faut  dire  à  un  pécheur  :  Ne  communiez  pas  dans  votre  pé- 
ché ;  autrement  vous  serez  un  profanateur  du  corps  de  Jésus-Christ.  Mais 
aussi  faut-il  ajouter  :  Ne  manquez  pas  à  communier;  autrement  vous  se- 
rez un  déserteur  du  sacrement  de  Jésus-Christ ,  et  vous  violerez  le  précepte 
de  l'Eglise.  Par  ce  précepte,  l'Eglise  n'a  point  prétendu  dresser  un  piège 
aux  pécheurs ,  ni  les  exposer  à  commettre  des  sacrilèges  ;  mais  elle  a  voulu 
les  obliger,  au  contraire,  et  les  forcer  en  quelque  sorte  à  se  purifier  au 
moins  de  temps  en  temps  par  la  pénitence.  C'est  pour  cela  qu'elle  punissait 
autrefois  si  sévèrement  ces  chrétiens  scandaleux,  qui  laissaient  passer  la 
pàque  sans  s'acquitter  de  leur  devoir  ;  et  c'est  par  là  même  qu'elle  engageait 

t.  i.  43 


674  ANALYSES  DES    SERMONS. 

tant  de  pécheurs  à  rompre  leurs  engagements  criminels  et  à  se  réconcilier  avec 
Dieu. 

Cependant  pour  avoir  séparé  deux  vérités  qu'on  ne  devrait  jamais  proposer 
l'une  sans  l'autre,  voici  toujours  les  deux  écucils  où  l'esprit  du  siècle  a  conduit. 
Pourvu  qu'on  persuade  à  un  pécheur  d'approcher  des  autels ,  on  croit  avoir 
beaucoup  gagné  ;  et  d'ailleurs ,  pourvu  qu'on  lasse  entendre  à  un  pécheur  qu'il 
n'y  a  point  de  communion  pour  lui  tandis  qu'il  est  dans  l'habitude  de  son  péché, 
on  pense  avoir  tout  fait.  De  là  les  uns  abusent  de  la  communion,  et  les  autres 
l'abandonnent.  C'est  pour  les  pécheurs,  ô  mon  Dieu,  comme  pour  les  Justes, 
que  votre  sacrement  est  institué  :  mais  du  reste  pour  quels  pécheurs  ?  pour  les 
pécheurs  pénitents. 

Deuxième  partie.  Dire,  Je  ne  communie  pas  parce  que  je  m'en  crois  indigne, 
c'est  un  prétexte  dans  les  pécheurs  aveugles,  qui,  se  llattant  d'avoir  de  la  religion, 
se  trompent  eux-mêmes  ;  et  il  est  important  rie  leur  ôter  ce  prétexte.  Prétexte 
d'un  prétendu  respect,  à  quoi  j'oppose  trois  réflexions  :  1°  c'est  un  vain  respect  ; 
2°  c'est  un  faux  respect  ;  5°  c'est  un  respect  qui  n'a  nulle  conformité  avec  celui 
qu'ont  fait  paraître  les  vrais  chrétiens,  quand  ils  se  sont  séparés  du  sacrement 
de  Jésus-Christ  selon  les  règles  de  l'esprit  de  l'Eglise. 

4.  Vain  respect,  pourquoi?  parce  qu'il  n'opère  rien.  Si  c'était  un  respect 
solide  et  chrétien ,  on  travaillerait  donc  à  se  mieux  disposer,  et  à  se  rendre 
moins  indigne  de  Jésus-Christ.  Mais  on  conserve  toujours  le  même  attachement 
au  monde,  et  sous  cette  apparence  de  respect ,  on  couvre  un  amour  du  monde 
dont  on  ne  veut  point  se  déprendre,  et  qui  fait  renoncer  au  sacrement. 

Du  moins  les  conviés  de  l'Évangile  qui  s'excusèrent,  dirent  les  vraies  raisons 
qui  les  arrêtaient  ;  mais  les  mondains  dont  il  est  ici  question  affectent  de  ne  se 
pas  connaître ,  et  se  cachent  à  eux-mêmes  la  cause  de  leur  désordre.  Et  ce  qui 
doit  les  convaincre  que  ,  par  rapport  à  eux,  ce  respect  dont  ils  se  prévalent  n'est 
qu'un  prétexte,  c'est  que,  pour  communier  rarement,  ils  n'en  communient 
pas  plus  dignement.  Or  leur  ôter  ce  prétexte,  ce  n'est  pas  les  porter  à  la  com- 
munion tandis  qu'ils  mènent  une  vie  toute  mondaine,  mais  c'est  les  obliger  à 
parler  juste  ,  et  à  convenir  qu'ils  s'éloignent  de  Jésus-Christ,  non  parce  qu'ils 
respectent  son  sacrement,  mais  parce  qu'ils  ne  veulent  pas  s'assujettir  aux  saintes 
lois  que  la  religion  leur  prescrit  pour  en  approcher. 

2.  Faux  respect ,  parce  qu'il  n'est  pas  accompagné  de  deux  conditions  essen- 
tielles qu'il  doit  avoir;  l'une  est  la  douleur,  l'autre  le  désir.  Douleur  d'être  sé- 
paré du  corps  de  Jésus-Christ  :  car  si  j'honore  Jésus-Christ  autant  que  je  dois 
l'honorer,  je  dois  regarder  comme  mon  souverain  mal  dans  cette  vie  d'en  être 
séparé ,  snrtout  si  j'ai  encore  à  me  reprocher  que  c'est  moi-même  qui  m'en 
sépare  par  mon  infidélité ,  et  si  je  comprends  tout  le  malheur  d'une  si  triste 
séparation.  Mais  avec  quelle  insensibilité  les  mondains  se  voient-ils  séparés  du 
Dieu  de  leur  salut?  Désir  de  recevoir  Jésus-Christ  ;  car  le  respect  peut  bien 
m'engager  quelquefois  à  me  retirer  de  la  communion;  mais  il  ne  doit  jamais 
éteindre  en  moi ,  ni  même  diminuer  le  désir  de  la  communion.  Ainsi  le  com- 
prenaient les  premiers  fidèles.  Que  l'ait  le  mondain?  Confondant  avec  la  commu- 
nion le  désir  de  la  communion ,  il  renonce  également  à  l'un  et  à  l'autre ,  et  n'a 
plus  pour  le  saerement  de  Jésus-Christ  qu'une  indifférence  de  cœur  dont  il  de- 
vrait être  effrayé.  Et  voilà  ce  que  saint  Chrysostomc  reprochait  au  peuple  d'An- 
tioche  avec  tant  de  force. 

3.  Respect  qui  n'a  nulle  conformité  avec  celui  des  premiers  siècles  de  l'Église  : 
car  dans  ces  siècles  florissants  du  christianisme ,  tandis  qu'un  pécheur  demeu- 
rait séparé  du  corps  de  Jésus-Christ,  il  était  dans  les  exercices  d'une  pénitence 
laborieuse  à  laquelle  il  se  condamnait;  mais  toute  la  pénitence  d'un  mondain  se 
termine  à  ne  plus  communier. 

Troisième  partie.  Dire  ,  Je  ne  communie  pas  parce  que  je  m'en  crois  indigne, 
c'est  dans  les  pécheurs  hypocrites  et  dissimulés  un  abus ,  et  même  un  scandale. 
Dans  toutes  les  contestations  qui  se  sont  élevées  sur  le  relâchement  ou  la  sévé- 
rité de  la  discipline ,  certains  libertins  du  inonde  n'ont  presque  jamais  manqué 
à  se  déclarer  pour  le  parti  sévère ,  non  pas  afin  de  l'embrasser  et  de  le  suivre 


ANALYSES    DES   SERMONS.  675 

dans  la  pratique ,  mais  communément  par  un  intérêt  secret ,  et  pour  couvrir 
leurs  desseins.  Ainsi,  pour  ne  parler  que  de  la  communion,  n'est-il  pas  étrange 
que  tant  de  gens  engagés  dans  les  plus  honteux  désordres  aient  paru  les  plus 
zélés  à  déclamer  contre  la  fréquentation  du  sacrement  de  nos  autels?  Ce  zèle 
peut  partir  d'un  bon  principe  dans  de  vrais  fidèles  :  mais  d'où  peut-il  venir  dans 
des  libertins,  si  ce  n'est  de  quelque  intérêt  particulier  qu'ils  y  envisagent?  Que 
prétendent-ils  donc?  Se  mettre  en  possession  d'être  libertins  et  d'abandonner 
les  sacrements  avec  impunité  ,  et  même  en  quelque  manière  avec  honneur  ;  tel- 
lement qu'on  ne  puisse  plus  les  distinguer  des  chréiiens  les  plus  réguliers  et  les 
plus  exacts  ,  puisqu'ils  agissent  et  qu'ils  parlent  comme  eux. 

Or  je  prétends  que  ce  langage  qu'ils  tiennent  est  un  scandale ,  puisqu'il  va  à 
deux  choses  également  pernicieuses  :  \°  à  décrier  indifféremment  les  bonnes 
et  les  mauvaises  communions;  2°  à  détourner  lésâmes,  non-seulement  de 
la  communion ,  mais  universellement  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  saint  dans  la 
religion. 

1.  Je  dis  à  décrier  indifféremment  les  bonnes  et  les  mauvaises  communions  : 
car  s'il  est  toujours  dangereux ,  en  blâmant  la  fausse  piété ,  de  décréditer  la 
vraie,  beaucoup  plus  l'est-il  de  la  part  d'un  libertin  qui  se  soucie  peu  de  con- 
fondre l'une  avec  l'autre,  et  qui  n'attaque  l'une  que  parce  qu'il  est  secrètement 
ennemi  de  l'autre.  Comme  donc  les  enfants  d'fléli  éloignaient  les  hommes  du 
sacrifice;  comme  les  pharisiens  n'entraient  pas  dans  le  royaume  de  Dieu ,  et 
empêchaient  encore  les  autres  d'y  entrer,  ainsi  ret:re-t  on  des  autels  une  infinité 
de  Justes. 

2.  Je  dis  à  détourner  les  âmes,  non-seulement  de  la  communion ,  mais  de  tout 
ce  qu'il  y  a  de  saint  dans  la  religion.  Car,  dit  saint  Chrysostome ,  supposé  ce 
principe  d'une  humilité  mal  conçue ,  il  faudra  tout  quitter.  Vous  n'êtes  pas  digne 
de  communier,  dites-vous  ;  et  êtes-vous  digne  d'entrer  dans  le  temple  de  Dieu? 
Etes-vous  digne  de  prier  et  d'invoquer  Dieu?  Etes-vous  digne  d'entendre  la  pa- 
role de  Dieu  ? 

Appliquons-nous,  ministres  de  Jésus-Christ ,  et  travaillons  de  concert  à  con- 
vertir les  pécheurs,  et  à  perfectionner  les  âmes  fidèles  ,  pour  préparer  au  Sei- 
gneur un  peuple  parfait.  L'Eglise  ne  sera  jamais  bien  sanctifiée  que  par  le  bon 
usage  de  la  communion. 

LE  PREMIER  VENDREDI  DE  CARÊME. 

SUR    L'AUMÔNE. 

Su.Tr-.T.  Quand  vous  faites  l'aumône,  ne  faites  pas  sonner  de  la  trompette  devant  vous,  comme 
tonl  les  hypocrites  dans  les  synagogues  et  dans  les  places  publiques,  pour  être  honorés 
des  hommes. 

Si  le  Fils  de  Dieu  condamne  ces  âmes  vaines  qui  cherchent  dans  leurs  aumônes 
à  se  distinguer,  c'est  encore  avec  bien  plus  de  raison  qu'il  doit  condamner  ces 
âmes  dures  qui  laissent  souffrir  les  pauvres  sans  les  assister.  Car  ce  désordre  est, 
en  effet ,  plus  condamnable  que  l'autre  ;  et  c'est  ce  qui  m'engage  à  vous  parler  en 
général  de  l'aumône. 

Compliment  à  Monsieur,  frère  unique  du  roi. 

Division.  On  parle  assez  de  l'excellence  de  l'aumône  ;  mais  on  n'aime  guère  à 
entendre  parler  du  précepte  et  de  la  nécessité  de  l'aumône  :  on  la  regarde  comme 
une  oeuvre  de  surérogation  :  et  je  dis  :  1°  que  l'aumône  n'est  point  un  simple 
conseil,  mais  un  précepte;  2°  que  ce  précepte  n'est  point  un  commandement 
vague  et  indéfini,  mais  déterminé  à  une  certaine  matière;  5°  que  ce  précepte  doit 
être  observé  avec  ordre  et  selon  les  règles  de  la  charité.  Précepte  de  l'aumône, 
première  partie;  matière  de  l'aumône,  deuxième  partie;  ordre  de  l'aumône, 
troisième  partie. 

Première  partie.  Il  y  a  un  précepte  de  l'aumône.  Preuve  :  Dieu  au  jugement 
dernier,  comme  il  est  expressément  marqué  cUns  l'Evangile,  condamnera  les 


676  ANALYSES    DES   SERMONS. 

réprouvés  pour  n'avoir  pas  fait  l'aumône.  Or,  Dieu  ne  réprouvera  jamais  les 
hommes  pour  avoir  omis  de  simples  conseils. 

Sur  quoi  est  fondé  ce  précepte  de  l'aumône?  1°  Sur  la  souveraineté  de  Dieu  ; 
2°  sur  l'indigence  du  pauvre. 

1.  Souveraineté  de  Dieu ,  premier  fondement  sur  quoi  est  établi  le  précepte  de 
l'aumône.  Dieu  est  le  souverain  maître  de  vos  biens  ;  et  par  conséquent  vous  lui 
en  devez  le  tribut.  Or,  ce  tribut ,  il  ne  veut  pas  le  recevoir  par  lui-même,  mais  il 
l'affecte  aux  pauvres.  L'aumône  n'est  donc  pas  seulement  un  devoir  de  charité  à 
l'égard  des  pauvres ,  mais  un  devoir  de  dépendance  à  l'égard  de  Dieu  :  et  c'est 
ainsi  que  nous  devons  entendre  cette  parole  du  Saint-Esprit  :  Honorez  le  Sei- 
gneur de  vos  biens.  D'où  il  s'ensuit  qu'un  riche  qui  refuse  au  pauvre  l'aumône  est 
un  sujet  rebelle  qui  refuse  à  son  souverain  le  tribut  qu'il  lui  doit. 

De  là  même  suivent  encore  deux  autres  conséquences.  La  première ,  qu'il  est 
essentiel  à  l'aumône  d'être  faite  dans  un  sentiment  d'humilité,  puisque  c'est  un 
aveu  que  l'homme  fait  à  Dieu  de  sa  dépendance.  Ainsi  Abraham  voyant  trois 
pauvres,  et  se  disposant  à  leur  rendre  les  devoirs  de  l'hospitalité,  commença 
par  adorer  Dieu.  La  seconde  conséquence  est  que  l'aumône  doit  être  propor- 
tionnée aux  biens  et  à  leur  quantité  :  car  Dieu  exige  de  vous  ce  tribut  selon  toute 
l'étendue  de  votre  pouvoir;  et  ce  n'est  point  aumône  ,  disait  Ambroise,  que  de 
donner  peu  lorsqu'on  a  beaucoup  reçu. 

Quel  est  néanmoins  le  désordre?  c'est  qu'on  mesure  tout,  hors  l'aumône,  sur 
le  pied  de  ses  revenus.  On  veut  être  servi,  nourri,  vêtu,  logé,  meublé  à  pro- 
portion de  ses  biens,  et  souvent  bien  au  delà.  Il  n'y  a  que  l'aumône  où  l'on  ne 
se  pique  de  nulle  proportion.  En  sorte  que  ce  sont  plus  les  pauvres  mêmes  qui 
fournissent  à  l'entretien  des  pauvres,  que  les  riches. 

2.  Indigence  du  pauvre ,  second  fondement  sur  quoi  est  établi  le  précepte  de 
l'aumône.  Vous  êtes  obligé  de  pourvoir  aux  nécessités  des  pauvres,  par  titre  de 
justice  et  par  titre  de  charité.  Titre  de  justice,  puisque  Dieu  ne  vous  a  pas  faits 
riches  précisément  pour  vous-mêmes ,  mais  pour  les  pauvres.  En  ne  les  soula- 
geant pas  vous  déshonorez  sa  providence,  et  vous  autorisez  les  murmures  des 
pauvres  contre  elle  :  craignez  la  juste  vengeance  qu'il  en  saura  tirer.  Titre  de 
charité  :  ces  pauvres,  ce  sont  nos  frères;  et  comment ,  dit  le  bien-aimé  disciple, 
un  homme  qui  voit  son  frère  dans  le  besoin  et  qui  ne  l'assiste  pas  peut-il  avoir 
la  charité? 

Au  reste,  ce  devoir  ne  regarde  pas  seulement  l'extrême  nécessité  des  pauvres, 
mais  même  les  nécessités  communes.  Autrement,  Jésus-Christ ,  en  condamnant 
un  jour  tant  de  réprouvés ,  ne  prendrait  pas  pour  le  sujet  capital  et  universel 
de  leur  réprobation  l'oubli  des  pauvres.  Car  y  a-t-il  tant  de  riches  assez  durs 
pour  abandonner  un  pauvre  dans  l'extrême  nécessité ,  et  y  a-t-il  tant  de  pauvres 
réduits  dans  un  tel  besoin? 

Malheur  à  vous ,  riches ,  parce  que  votre  opulence  a  presque  toujours  l'un  de 
ces  deux  effets ,  ou  de  vous  rendre  plus  avares ,  ou  de  vous  rendre  plus  sensuels. 
Deux  principes  de  votre  indifférence  pour  les  pauvres. 

Deuxième  partie.  Matière  de  l'aumône  :  établir  le  précepte  de  l'aumône  sans 
en  déterminer  la  matière,  c'est  troubler  lésâmes  scrupuleuses,  autoriser  les 
Ames  dures ,  et  assigner  au  pauvre  sur  le  riche  une  dette  sans  fonds.  Quelle  est 
donc  la  matière  de  l'aumône  ?  c'est  le  superflu  des  riches.  Ainsi  l'enseigne  saint 
Paul  :  Que  votre  abondance,  disait-il  aux  Corinthiens,  supplée  à  l'indigence  des 
pauvres.  Ainsi  l'enseignent  les  Pères:  Retenir  votre  superflu ,  dit  saint  Ambroise, 
c'est  un  vol.  Dieu ,  ajoute  saint  Thomas,  n'aurait  pas  partagé  les  biens  en  Dieu  , 
si  le  superflu  des  uns  ne  devait  être  communiqué  aux  autres.  Et  en  ce  sens ,  il  n'y 
a  point  proprement  de  superflu  dans  le  monde  :  car  ce  qui  est  superflu  pour  le 
riche  est  le  nécessaire  du  pauvre  ;  et  Dieu  veut  que  ce  nécessaire  lui  soit  donné, 
reprend  l'Apôtre,  pour  mettre  entre  les  hommes  une  bienheureuse  égalité.  En 
quoi  paraît  la  providence  de  Dieu  et  sa  miséricorde  à  l'égard  des  riches  :  car  s'il 
leur  était  permis  de  garder  leur  superflu,  ce  superflu  serait  un  des  plus  grands 
obstacles  de  leur  salut. 

Mais  qu'est-ce  que  ce  superflu?  voilà  l'importante  question  qu'il  faut  résoudre. 


ANALYSES    i»KS    SERMONS.  077 

Sous  ce  terme  de  superflu  ,  la  théologie  comprend  tout  ce  qui  n'est  point  néces- 
saire à  l'état.  Mais  de  là  naissent  mille  prétextes  :  Car,  selon  les  riches ,  tout  ce 
qu'ils  ont  est  nécessaire  à  leur  état.  A  quoi  je  réponds  qu'il  faut  examiner  deux 
choses  :  1°  quel  est  cet  état  ;  2°  ce  qui  est  nécessaire  dans  cet  état.  Quel  est  cet 
état?  est-ce  un  état  sans  bornes ,  et  qui  ne  soit  fondé  que  sur  les  vastes  idées  de 
votre  orgueil  et  de  votre  cupidité  ?  Si  cela  est,  je  conviens  que  vous  n'avez  point 
de  superflu  :  mais  étant  chrétien,  peut-on  apporter  une  telle  excuse?  et  si  ces 
états  étaient  autorisés,  que  deviendrait  le  précepte  de  l'aumône?  De  plus,  quand 
votre  état  serait  tel  que  vous  l'imaginez  ,  j'appelle  au  moins  superflu  ce  qui  vous 
est  non-seulement  inutile,  mais  môme  préjudiciable;  c'est-à-dire  ce  qui  sert  à 
entretenir  vos  dérèglements,  vos  débauches,  vos  plaisirs  honteux,  vos  dé- 
penses excessives ,  vos  vanités  et  votre  luxe.  Retranchez  tout  cela ,  et  vous 
aurez  du  superflu. 

Mais  ne  puis-je  pas  me  servir  de  ce  superflu  pour  agrandir  mon  état?  voici 
l'écueil  et  la  pierre  de  scandale  pour  les  riches  du  siècle,  ce  désir  de  s'agrandir. 
Vous  me  demandez  si  ce  désir  est  criminel  :  écoutez  ma  réponse.  Il  est  constant 
d'abord  qu'il  est  criminel  dans  un  bénéficier,  dont  le  superflu  appartient  aux  pau- 
vres. Est-il  également  criminel  dans  tous  les  autres?  non  ;  mais  prenez  garde  aux 
conditions  requises.  Je  veux  qu'il  vous  soit  permis  d'agrandir  votre  état ,  mais 
selon  les  lois  de  votre  religion:  par  exemple,  qu'il  vous  soit  permis  d'acheter 
cette  charge,  si  vous  êtes  capable  de  l'exercer,  et  si  c'est  pour  glorifier  Dieu  et 
pour  servir  le  public.  Je  veux  qu'il  vous  soit  permis  d'agrandir  votre  état,  pourvu 
que  vous  vous  conteniez  dans  les  bornes  d'une  modestie  raisonnable,  et  que  ce 
soin  de  vous  agrandir  ne  détruise  pas  le  précepte  de  l'aumône.  Je  veux  qu'il  vous 
soit  permis  d'agrandir  votre  état ,  pourvu  que  vos  aumônes  grossissent  à  propor- 
tion, et  que  vous  posiez  pour  principe  qu'elles  (ont  une  partie  essentielle  de  votre 
état. 

Ne  dites  point  que  vous  avez  une  famille  et  des  enfants  à  pourvoir  :  vous  ne 
devez  pas  pour  cela  abandonner  les  membres  de  Jésus-Christ.  D'ailleurs,  dit 
saint  Augustin ,  si  Dieu  vous  avait  chargé  d'une  plus  nombreuse  famille  ,  vous 
sauriez  bien  partager  vos  soins  :  or,  regardez  ce  pauvre  comme  un  enfant  de 
surcroît  dans  votre  maison.  Ne  dites  point  que  les  temps  sont  mauvais  :  s'ils  le 
sont  pour  vous ,  combien  le  sont-ils  plus  pour  les  pauvres?  or  à  qui  est-ce  d'as- 
sister ceux  qui  souffrent  le  plus,  sinon  à  ceux  qui  souffrent  moins? 

Souvenez-vous  qu'il  faudra  perdre  à  la  mort  ce  superflu.  Souvenez-vous  que 
rien  n'engagera  plus  Dieu  à  verser  sur  vous  ses  bénédictions  temporelles,  qu'un 
saint  usage  de  vos  biens  en  faveur  des  pauvres. 

Troisième  partie.  Ordre  de  l'aumône.  La  charité  doit  être  ordonnée  :  sans 
cela,  c'est  une  fausse  charité.  Il  faut  donc  de  l'ordre  dans  l'aumône  :  1°  par 
rapport  aux  pauvres ,  à  qui  l'aumône  est  due  ;  2°  par  rapport  aux  riches ,  à  qui 
l'aumône  est  commandée. 

4.  Par  rapport  aux  pauvres,  à  qui  l'aumône  est  due.  L'aumône,  ou  du  moins 
la  volonté  de  faire  l'aumône,  doit  être  universelle  et  s'étendre  à  tous  les  pau- 
vres, puisqu'ils  sont  tous  les  membres  du  même  corps,  qui  est  Jésus-Christ. 
Dans  l'aneienne  loi  même,  Dieu  voulait  qu'on  assistât  ses  ennemis  :  que  faut-il 
donc  maintenant  penser  de  ces  chrétiens  qui  jusque  dans  leurs  aumônes  se 
laissent  gouverner  par  leurs  affections  et  leurs  aversions  naturelles?  Ce  n'est 
pas  néanmoins  qu'il  n'y  ait  là-dessus  certains  égards  à  avoir,  et  qu'on  ne  puisse 
préférer  les  proches,  les  domestiques,  ceux  qui  peuvent  moins  s'aider  eux- 
mêmes,  et  ceux  qui  travaillent  plus  à  la  gloire  de  Dieu  et  à  la  sanctification  du 
prochain. 

2.  Par  rapport  aux  riches ,  à  qui  l'aumône  est  commandée.  Cinq  règles  : 
1°  que  l'aumône  soit  faite  d'un  bien  propre,  et  non  du  bien  d'autrui;  2°  que 
l'aumône  de  justice  l'emporte  sur  l'aumône  de  pure  charité  :  j'appelle  aumône 
de  justice,  payer  aux  pauvres  ce  qui  leur  appartient ,  payer  de  pauvres  domes- 
tiques ,  de  pauvres  artisans ,  de  pauvres  marchands  ;  3°  que  les  aumônes  ne 
soient  point  jetées  au  hasard ,  mais  données  avec  mesure  ,  avec  réflexion  ,  avec 
choix  ;  4°  que  les  aumônes ,  pour  le  bon  exemple ,  soient  publiques ,  quand  il  est 


678  ANALYSES    DES    SERMONS. 

constant  et  public  que  vous  possédez  de  grands  biens;  5°  qu'on  fasse  l'aumône 
dans  le  temps  où  elle  peut  être  utile  pour  le  salut,  sans  attendre  à  la  mort  ni 
après  la  mort.  Ce  n'est  pas  que  je  condamne  l'usage  d'ordonner  des  aumônes  à 
la  mort  ;  mais  enfin  toutes  les  aumônes  qu'on  fera  pour  vous  après  votre  mort  ne 
vous  sauveront  pas,  si  vous  êtes  mort  dans  le  péché  ;  au  lieu  que  vos  aumônes 
pendant  la  vie  vous  attireront  des  grâces  de  conversion. 

LE  DIMANCHE  DE  LA  PREMIÈRE  SEMAINE. 

SUR   LES    TENTATIONS. 

Sujet.  Jésus  fut  conduit  dans  le  désert  par  l'esprit,  pour  y  être  tenté  du  démon,;  et  ayant 
jeûné  quarante  jours  et  quarante  nuits,  il  se  sentit  pressé  de  la  faim. 

Jésus-Chrjst  permet  au  démon  de  le  tenter,  pourquoi?  par  quatre  raisons, 
toutes  prises  de  noire  intérêt  :  4°  pour  nous  fortifier,  en  surmontant,  dit  saint 
Grégoire,  nos  tentations  par  ses  tentations  mêmes,  comme  par  sa  mort  il  a  sur- 
monté la  nôtre;  2°  pour  nous  encourager,  en  nous  proposant  son  exemple;  5° pour 
nous  rendre  plus  vigilants  et  plus  circonspects ,  en  nous  faisant  connaître  que 
personne  ne  se  doit  croire  en  assurance,  puisqu'il  est  atlaqué  lui-même  ;  4°  pour 
nous  instruire  ,  en  nous  montrant  de  quelles  armes  nous  devons  user,  et  com- 
ment nous  pouvons  nous  défendre.  Mais  deux  choses  surtout  sont  remarquables: 
l'une,  qu'il  ne  va  au  désert,  où  il  est  tenté,  que  par  l'inspiration  de  l'esprit  de 
Dieu  ;  l'autre,  qu'il  n'y  est  tenté  qu'après  s'être  prémuni  du  jeûne  et  de  la  mor- 
tification de  la  chair.  D'où  nous  tirerons  deux  conséquences  qui  doivent  faire  le 
fond  de  ce  discours. 

Division.  Sans  la  grâce  nous  ne  pouvons  vaincre  la  tentation,  j'entends  d'une 
victoire  chrétienne  et  qui  soit  de  quelque  mérite  devant  Dieu.  Avec  la  grâce 
point  de  tentation  qui  ne  puisse  être  vaincue ,  puisque  Dieu  est  plus  fort  que 
l'enter,  que  le  monde  et  la  passion.  Enfin  la  grâce  ne  nous  manque  point  pour 
vaincre  toutes  les  tentations,  et  môme,  selon  la  doctrine  de  saint  Paul ,  pour 
en  profiter.  Mais  du  reste  ne  pensons  pas  que  la  grâce  nous  soit  toujours  donnée 
telle  que  nous  la  voulons ,  et  au  moment  que  nous  la  voulons.  Deux  sortes  de 
tentations  :  les  unes  volontaires,  les  autres  involontaires.  Or,  dans  les  tentations 
volontaires,  en  vain  espérons-nous  le  secours  de  Dieu,  si  nous  ne  sortons  de 
l'occasion  ;  et  nous  ne  devons  point  alors  nous  promettre  une  grâce  de  combat, 
mais  une  grâce  de  fuite  :  première  partie.  Dans  les  tentations  involontaires,  en 
vain  espérons-nous  une  grâce  de  combat ,  si  nous  ne  sommes  en  effet  résolus  à 
combattre  nous-mêmes,  et  surtout  comme  Jésus-Christ,  par  la  mortification  de 
la  chair  :  deuxième  partie. 

Première  partie.  Dans  les  tentations  volontaires  en  vain  espérons-nous  le 
secours  de  Dieu,  si  nous  ne  sortons  de  l'occasion  ;  et  nous  ne  devons  point  alors 
nous  promettre  une  grâce  de  combat,  mais  une  grâce  de  fuite.  Il  ne  nous  est 
jamais  permis  d'exposer  notre  salut  :  or,  c'est  l'exposer  que  de  nous  engager 
témérairement  dans  la  tentation.  Je  m'explique  :  il  n'y  a  personne  qui  n'ait  son 
faible  et  qui  ne  le  sente  :  le  savoir  et  ne  pas  fuir  le  danger  lorsqu'on  le  peut,  c'est 
ce  que  j'appelle  s'engager  témérairement  dans  la  tentation  ;  et  je  prétends  qu'un 
chrétien  alors  ne  doit  point  attendre  les  secours  de  grâce  préparés  pour  la  com- 
battre et  pour  la  vaincre.  Par  quel  titre  les  prétendrait-il?  par  titre  de  justice? 
ce  ne  seraient  plus  des  grâces;  par  titre  de  fidélité?  Dieu  ne  les  lui  a  point 
promises;  par  titre  de  miséricorde?  il  y  met  un  obstacle  volontaire,  et  il  se  rend 
absolument  indigne  des  miséricordes  divines. 

Non-seulement  l'homme  ne  peut  présumer  alors  d'avoir  ces  grâces  victo- 
rieuses, mais  il  doit  même  s'assurer  que  Dieu  ne  les  lui  donnera  pas;  pourquoi? 
parce  que  Dieu  nous  a  positivement  fait  entendre  qu'il  laisserait  périr  celui  qui 
se  serait  volontairement  jeté  dans  le  péril. 

Aussi,  pour  prendre  la  chose  en  elle-même,  un  homme  qui  s'expose  témé- 
rairement à  la  tentation  a-t-il  bonne  grâce  de  compter  sur  le  secours  du  ciel 
et  de  le  demander  ?  Si  c'était  ma  gloire ,  lui  peut  répondre  Dieu  ;  si  c'était  la 


ANALYSES    DES    SERMONS.  679 

charité,  la  nécessité,  une  surprise  qui  vous  eût  engagé  dans  ce  pas  glissant , 
ma  providence  ne  vous  manquerait  pas ,  comme  elle  n'a  pas  autrefois  manqué 
à  tant  de  vierges  chrétiennes,  aux  prophètes  et  à  des  solitaires  même  :  mais 
vous ,  sans  sujet ,  vous  vous  livrez  vous-même  à  tout  ce  qu'il  y  a  dans  le  monde 
de  plus  dangereux ,  assemblées ,  sociétés ,  amitiés  ,  conversations ,  spectacles  ;  je 
dis  que  Dieu  retirera  son  bras,  et  qu'il  vous  laissera  tomber. 

Et  certes,  reprend  saint  Bernard,  si  Dieu  était  toujours  disposé  à  combattre 
pour  nous  quand  il  nous  plaît  et  partout  où  il  nous  plaît ,  les  Saints  se  seraient 
bien  trompés ,  lorsqu'ils  s'éloignaient  tant  du  commerce  du  monde,  qu'ils  con- 
seillaient tant  aux  autres  de  s'en  éloigner,  et  qu'ils  invectivaient  avec  tant  de 
zèle  contre  les  scandales  du  théâtre. 

Allons  jusques  au  principe.  Pourquoi  Dieu  refuse-t-il  son  secours  à  un  pé- 
cheur qui  s'expose  à  la  tentation  ?  C'est ,  dit  Tertullien  ,  pour  l'honneur  de  sa 
grâce,  et  afin  qu'elle  ne  serve  pas  de  prétexte  à  notre  témérité;  c'est  encore 
pour  punir  notre  présomption.  Car  s'engager  dans  la  tentation,  c'est  tenter 
Dieu  même  ;  et  ce  péché  ne  peut  être  mieux  puni  que  par  l'abandon  de  Dieu. 

C'est,  dis-je,  tenter  Dieu  en  trois  manières  :  1°  par  rapport  à  sa  toute-puis- 
sance, en  lui  demandant  un  miracle  sans  nécessité.  L'ordre  naturel  est  que  vous 
vous  retiriez  de  l'occasion  ,  puisque  vous  le  pouvez  :  mais  vous  voulez  que  Dieu, 
contre  les  lois  de  sa  providence ,  vous  soutienne  par  un  concours  extraordinaire. 
Dieu  dit  à  Lot  :  Sortez  de  Sodome.  S'il  y  fût  demeuré  ,  Dieu  l'eût-il  sauvé  de 
l'embrasement  ?  Ce  que  Dieu  dit  à  Lot ,  il  vous  le  dit  à  vous-même  :  mais  ce 
que  fit  Lot,  vous  ne  le  faites  pas.  Quand  l'esprit  tentateur,  dans  notre  évangile, 
veut  persuader  à  Jésus-Christ  de  faire  des  miracles ,  que  lui  répond  cet  Homme- 
Dieu?  Vous  ne  tenterez  point  le  Seigneur  votre  Dieu.  Mais  vous  voulez  que  Dieu 
fasse  pour  vous  ce  que  Jésus  Christ  n'a  pas  fait  pour  lui-même.  2°  Par  rapport 
à  sa  miséricorde,  en  l'étendant  au  delà  des  bornes  où  il  a  plu  à  Dieu  de  la  ren- 
fermer. 3°  Par  hypocrisie  ,  en  voulant  user  de  dissimulation  avec  Dieu  ,  et  le 
priant  de  bouche  qu'il  vous  délivre  de  la  tentation,  lorsqu'en  effet  vous  vous  en 
approchez. 

Mais,  dites-vous,  la  cour  est  un  séjour  de  tentations,  et  de  tentations  pres- 
que insurmontables.  J'en  conviens  ;  mais  pour  qui  l'est-el!e  ?  Pour  ceux  qui  y 
sont  contre  l'ordre  de  Dieu,  et  sans  y  être  appelés  de  Dieu.  Si  vous  y  êtes  par 
la  vocation  de  Dieu ,  les  tentations  de  la  cour  ne  seront  plus  des  tentations  in- 
vincibles pour  vous  ;  car  Dieu  vous  défendra.  Et  n'est-ce  pas  à  la  cour  que  se 
Font  formés  et  que  peuvent  se  former  les  plus  grands  Sainîs?  Mais  d'où  vient 
encore  souvent  le  mal?  C'est  qu'à  la  cour,  où  le  devoir  vous  arrête,  vous  allez 
bien  au  delà  du  devoir.  Car  comptez-vous  parmi  vos  devoirs  tant  de  mouvements 
et  tant  d'intrigues?  Disons  quelque  chose  de  plus  particulier  :  comptez  -  vcus 
parmi  vos  devoirs  tel  attachement  qu'il  faudrait  rompre,  tant  d'assiduité  auprès 
de  telle  personne  qu'il  ne  faudrait  plus  voir?  Je  ne  puis,  répondez- vous ,  m'é- 
loigner  d'elle.  Vous  ne  le  pouvez?  Mais  maintenant  que  le  bruit  de  la  guerre 
commence  à  se  répandre  ,  cette  séparation  vous  sera-t-elle  impossible,  lorsqu'au 
premier  ordre  du  prince,  il  faudra  marcher,  et  que  l'honneur  vous  appellera  ? 
Ah  !  Chrétiens ,  s'il  s'agit  du  service  des  hommes,  on  ne  reconnaît  point  d'enga- 
gement nécessaire;  et  quand  il  s'agit  des  intérêts  de  Dieu,  on  se  fait  un  obstacle 
de  tout.  Souvent  même  les  prêtres  de  Jésus-Christ ,  au  lieu  de  s'opposer  à  ce 
relâchement,  se  laissent  surprendre  à  de  faux  prétextes,  et  sont  eux-mêmes 
ingénieux  à  en  imaginer,  pour  excuser  la  témérité  d'un  mondain  qui  veut  de- 
meurer dans  les  plus  dangereuses  occasions. 

Deuxième  partie.  Dans  les  tentations  involontaires,  en  vain  aurons-nous  une 
grâce  de  combat ,  si  nous  ne  sommes  résolus  à  combattre  nous-mêmes,  et  sur- 
tout par  la  mortification  de  la  chair.  Car  je  i'ai  déjà  dit ,  et  je  vous  l'ai  fait  assez 
entendre,  que  la  grâce  ne  nous  est  donnée,  ni  selon  notre  choix  ni  selon  notre 
goût,  mais  dans  un  certain  ordre  établi  de  Dieu,  hors  duquel  elle  demeure  inu- 
tile et  sans  fruit.  D'où  je  tire  trois  conséquences. 

Première  conséquence  :  dans  les  tentations  même  nécessaires ,  Dieu  veut  que 
nous  usions  de  ses  grâces  conformément  à  l'état  où  il  nous  a  appelés.  Or  notra 


680  ANALYSES   DES    SERMONS. 

état,  en  qualité  de  chrétiens  ,  est  un  état  de  guerre,  d'une  guerre,  dis-je,  con- 
tinuelle de  l'esprit  contre  la  chair.  C'est  pourquoi  l'Apôtre  semble  ne  reconnaî- 
tre point  d'autres  vertus  chrétiennes  que  des  vertus  militaires.  Ainsi,  faire  fond 
sur  la  grâce  dans  les  tentations  sans  être  déterminé  à  résister  et  à  combattre, 
c'est  oublier  ce  que  nous  sommes,  et  se  figurer  une  grâce  imaginaire.  Tel  est 
néanmoins  notre  désordre  :  nous  voulons  des  grâces  qui  ne  nous  demandent  nul 
effort,  sans  nous  souvenir  que  Jésus-Christ  est  venu  nous  apporter,  non  pas  la 
paix  ,  mais  Cépée, 

Seconde  conséquence  :  la  première  maxime  en  matière  de  guerre  est  d'affai- 
blir son  ennemi.  Or  notre  ennemi,  dit  saint  Paul,  c'est  notre  chair,  cette  chair 
esclave  de  la  concupiscence.  Il  faut  donc  la  dompter  par  !a  mortification  ,  con- 
clut saint  Chrysostome,  si  nous  voulons  que  la  grâce  triomphe  de  la  tentation. 
Aussi ,  reprend  saint  Bernard ,  le  premier  effet  de  la  grâce  est  d'éleindre  la  con- 
cupiscence en  mortifiant  la  chair.  Ne  vouloir  donc  pas  la  mortifier,  et  vouloir 
cependant  que  la  grâce  vous  soutienne,  c'est  vouloir  que  la  concupiscence  et  la 
grâce  vous  dominent  tout  à  la  fois. 

Comment  les  Saints  ont-ils  combattu  la  tentation?  par  la  mortification  de  la 
chair.  Exemples  de  David,  de  saint  Paul ,  de  saint  Jérôme,  de  tant  de  solitaires, 
entre  autres  de  Jean-Baptiste.  La  grâce  est-elle  dans  nos  mains  d'une  autre 
trempe  que  dans  celles  de  ces  grands  Saints?  Non ,  disait  Tertullien ,  je  ne  me 
persuaderai  jamais  qu'une  chair  nourrie  dans  le  plaisir  puisse  entrer  en  lice 
avec  les  tourments  et  avec  la  mort.  Or  ce  qu'il  disait  des  persécutions,  qui  fu- 
rent comme  les  tentations  extérieures  du  christianisme,  je  le  dis  des  tentations 
intérieures  de  chaque  fidèle. 

Troisième  conséquence  :  sans  prétendre  vous  expliquer  en  quoi  consiste  cette 
mortification  de  la  chair,  et  m'en  tenant  au  principe  général ,  qu'elle  est  néces- 
saire dans  toutes  les  conditions,  et  plus  nécessaire  encore  pour  les  grands  et 
pour  les  riches,  pour  tous  ceux  qui  sont  plus  sujets  à  la  tentation  ;  je  dis  néan- 
moins en  particulier  que  l'Eglise  l'a  spécialement  déterminée  au  jeûne  du  ca- 
rême. Mais  qu'est-il  arrivé  ?  les  hérétiques  se  sont  déclarés  contre  le  commande- 
ment de  l'Eglise;  les  uns  ont  contesté  le  droit ,  et  les  autres  le  fait.  De  faux 
catholiques,  libertins  et  sans  conscience,  ont  renoncé  hautement  et  renoncent 
encore  tous  les  jours  à  une  pratique  si  utile.  Parmi  môme  ce  petit  nombre  de 
fidèles  qui  respectent  le  précepte  de  l'Eglise ,  combien  tâchent  à  en  éluder  l'obli- 
gation par  de  vaines  dispenses?  Je  dis  vaines  dispenses  :  car,  1°  il  semble  que 
ces  dispenses  soient  attachées  à  certains  états,  et  non  point  aux  personnes  : 
inarque  infaillible  que  la  nécessité  n'en  est  pas  la  règle.  2°  Ceux  qui  se  croient 
plus  dispensés  du  jeûne ,  ce  sont  ceux  mêmes  à  qui  le  jeûne  doit  être  plus  facile  : 
tant  de  riches  chez  qui  tout  abonde.  5°  Ceux  qui  cherchent  plus  à  s'exempter 
du  jeûne,  ce  sont  ceux  à  qui  le  jeûne  est  plus  nécessaire  :  pécheurs  de  longues 
années  ,  mondains  ,  courtisans  ,  jeunes  personnes,  femmes  obsédées  de  tant 
d'adorateurs  et  d'autant  de  tentateurs. 

Souvenez-vous  que  Dieu ,  dans  sa  loi ,  ne  distingue  ni  qualités ,  ni  rangs. 
Souvenez-vous  que  vous  êtes  chrétiens  comme  les  autres ,  et  plus  en  danger 
que  les  autres.  Ajoutez  au  jeûne  et  à  la  pénitence ,  la  parole  de  Dieu  et  les 
bonnes  œuvres. 

LE  LUNDI  DE  LA  PREMIÈRE  SEMAINE. 

SUR   LE    JUGEMENT   DERNIER. 

Sujet.  Quand  le  Fils  de  l'homme  viendra  dans  l'éclat  de  sa  majesté',  et  tous  les  anges  avec 
lui,  alors  il  s'assiéra  sur  son  trône,  et  toutes  les  nations  se  rassembleront  devant  lui. 

Nous  reconnaissons  deux  avènements  de  Jésus-Christ  ;  car  il  est  déjà  venu  ce 
Dieu-Homme  dans  le  mystère  de  son  incarnation ,  et  il  doit  encore  venir  au 
jour  terrible  de  son  jugement  universel ,  dont  j'ai  à  vous  parler  dans  ce  discours, 
et  dont  je  veux  vous  faire  connaître  la  rigneur  par  la  rigueur  même  de  certains 


ANALYSES    DES    SERMONS.  681 

jugements  que  vous  craignez  tant  sur  la  terre ,  et  que  vous  avez  dès  maintenant 
à  subir  dans  la  vie. 

Division.  Nous  avons  dès  maintenant  dans  la  vie  deux  sortes  de  jugements  à 
subir  :  ceux  que  les  hommes  font  de  nous ,  et  celui  que  nous  faisons  de  nous- 
mêmes.  De  là  je  tire  deux  conjectures  de  la  rigueur  du  jugement  de  Dieu.  En 
deux  mots,  le  monde  nous  juge,  et  combien  craignons-nous  les  jugements  du 
monde?  premier  préjuge  de  la  rigueur  du  jugement  de  Dieu  :  première  partie. 
Nous  nous  jugeons  nous-mêmes,  et  rien  ne  nous  trouble  davantage  que  ce  juge- 
ment de  notre  conscience  :  second  préjugé  de  la  rigueur  du  jugement  de  Dieu  : 
deuxième  partie. 

Première  partie.  Nous  craignons  les  jugements  du  monde,  et  nous  en  crai- 
gnons surtout  :  1°  la  vérité  ;  2°  la  liberté  ;  5°  la  sincérité  ;  4°  la  sévérité  ; 
5°  l'uniformité.  Tout  cela ,  autant  de  conjectures  de  l'extrême  rigueur  du  ju- 
gement de  Dieu  ,  et  autant  d'épreuves  sensibles  par  où  Dieu  semble  déjà  nous 
y  disposer. 

Quelque  force  d'esprit  que  nous  affections ,  nous  craignons  les  jugements  du 
monde.  De  là  vient  que  nous  sommes  si  mortifiés  quand  la  censure  du  monde 
nous  attaque  personnellement  ;  et  si  nous  savions  en  bien  des  rencontres  ce  qu'on 
pense  et  ce  qu'on  dit  de  nous  ,  nous  en  serions  outrés  de  douleur.  Or,  cette 
crainte  des  jugements  des  hommes  doit  nous  élever  à  la  crainte  du  jugement  de 
Dieu.  Car  nous  devons  nous  dire  à  nous-mêmes  :  Si  je  crains  tant  d'être  censuré 
par  des  hommes  faibles  comme  moi,  que  sera-ce  d'être  condamné  par  un  Dieu 
infiniment  au-dessus  de  moi?  Il  est  vrai  que  saint  Paul  disait  :  Peu  m'importe 
que  le  monde  me  juge;  mais  il  n'appartenait  qu'à  saint  Paul  de  parler  ainsi.  Pour 
moi  je  dis ,  Il  m'importe  de  me  souvenir  combien  la  censure  du  monde  m'alarme 
et  me  déconcerte,  afin  d'apprendre  avec  quel  soin  je  dois  donc  me  préser- 
ser  du  jugement  d'un  Dieu  dont  je  révère  la  sainteté  et  dont  je  redoute  la 
puissance. 

1.  Mais  que  craignons-nous  surtout  dans  les  jugements  des  hommes?  la  vé- 
rité. Des  calomnies  qu'on  invente  contre  nous  nous  touchent  moins,  parce  que 
nous  avons  de  quoi  les  confondre  ;  mais  ce  qui  nous  pique  le  plus  vivement,  c'est 
que  souvent  nous  sommes  obligés  de  reconnaître  dans  le  fond  du  cœur  que  les 
jugements  désavantageux  qu'on  fait  de  nous  ne  sont  que  trop  équitables  et  trop 
bien  fondés.  Triste  image  du  jugement  de  Dieu  :  car  ce  qu'il  y  aura  plus  à  crain- 
dre pour  nous,  c'est  sa  vérité,  cette  vérité  qui  nous  convaincra,  en  sorte  que 
nous  n'aurons  rien  à  répondre. 

2.  Comme  nous  craignons  la  vérité  des  jugements  du  monde,  nous  n'en  pou- 
vons souffrir  la  liberté.  Nous  voudrions  du  moins  qu'on  fût  plus  discret  et  plus 
réservé  à  parler  ;  nous  voudrions  qu'on  nous  respectât  dans  le  rang  où  nous 
sommes  :  mais  fussions-nous  encore  plus  grands,  on  ne  nous  épargnera  pas  ; 
et  plus  même  nous  serons  grands ,  moins  on  nous  épargnera.  Or  qu'est-ce  que 
cela ,  sinon  le  jugement  de  Dieu  en  figure?  Pour  vous  en  donner  une  idée  sen- 
sible ,  rendez-vous  attentifs  à  la  supposition  que  je  vais  faire.  Si  par  l'ordre  de 
Dieu ,  et  usant  des  connaissances  et  de  la  liberté  qu'il  me  donnerait ,  je  venais 
à  révéler  ici  les  consciences  :  si  j'entreprenais  sans  égard  certains  de  mes  au- 
diteurs ,  et  que  je  leur  fisse  essuyer  l'opprobre  de  je  ne  sais  comb'en  de  crimes 
qu'ils  tiennent  cachés  dans  les  ténèbres ,  ils  en  mourraient  de  dépit  et  de  cha- 
grin. Telle  est  l'absolue  et  impérieuse  liberté  avec  laquelle  Dieu  condamnera  ce 
qu'il  y  a  de  plus  grand  dans  le  monde;  et  c'est  à  vous,  puissants  du  siècle  ,  à  y 
penser. 

3.  Non-seulement  nous  craignons  la  vérité  et  la  liberté  des  jugements  du 
monde,  mais  nous  n'en  pouvons  pas  plus  supporter  la  sincérité.  Un  ami  sincère 
et  fidèle,  à  force  d'être  fidèle  et  sincère,  nous  devient  odieux.  Appliquons  ceci 
au  jugement  de  Dieu.  Nous  voulons  qu'un  ami,  lorsqu'il  s'agit  de  certaines  vé- 
rités fâcheuses,  ait  soin,  en  nous  les  disant,  de  les  adoucir  et  de  nous  y  préparer. 
Mais  Dieu,  sans  adoucissement,  sans  déguisement,  nous  fera  voir  la  vérité  toute 
nue.  Vue  affligeante ,  par  où  il  punira  nos  délicatesses  ou  nos  honteuses  fai- 
blesses à  ne  la  pouvoir  écouter.  Vue  par  où  il  confondra  l'aveuglement  où  nous 


682  ANALYSES   DES    SERMONS. 

aurons  vécu ,  et  ce  profond  oubli  de  nous-mêmes  où  le  mensonge  et  la  flatterie 
nous  aura  entretenus  :  Existimastl  inique ,  quod  ero  lui  similis  ;  arguant  te  et 
statuant  contra  faciem  luam. 

4.  Ce  qui  nous  fait  encore  tant  craindre  les  jugements  des  hommes ,  c'est  leur 
sévérité.  Car  nous  savons  que  le  monde  ne  pardonne  rien.  Nous  ne  pardonnons 
rien  nous-mêmes  aux  auires  :  et,  par  une  bizarre  contradiction  ,  nous  voulons 
qu'ils  aient  pour  nous  un  certain  fonds  de  bénignité ,  tandis  que  nous  les  jugeons 
à  la  rigueur ,  et  souvent  plus  qn'à  la  rigueur.  Or,  si  les  jugements  des  hommes 
sont  si  sévères,  apprenons  quel  sera  ce  jugement  sans  miséricorde  dont  Dieu 
nous  menace.  Voca  nomen  ejus  absque  misericordia.  Pendant  la  vie,  Dieu  fait  jus- 
tice et  miséricorde  tout  ensemble  :  mais  dans  son  jugement,  il  exercera  sa  jus- 
tice toute  pure  à  peu  près  comme  nous  l'exerçons  envers  nos  plus  déclarés  en- 
nemis. 

5.  Ce  qu'il  y  a  d'insoutenable  dans  la  censure  du  monde,  c'est  qu'elle  soit 
générale,  et  que  par  son  uniformité  elle  devienne  contre  nous  un  jugement  pu- 
blic. Il  est  vrai  qu'il  y  a  des  âmes  sans  pudeur  :  mais  ce  sont  des  monstres  qui  ne 
peuvent  servir  d'exemple.  Du  reste ,  dans  quelque  décri  que  nous  soyons  main- 
tenant, il  n'est  presque  jamais  complet  ni  universel  :  mais  le  pécheur,  au  juge- 
ment de  Dieu,  se  verra  condamné  de  tout  l'univers  :  Et  pugnabit  cum  illo  orbis 
terrarum  contra  insensatos. 

Conclusion.  Pour  nous  préparer  au  jugement  de  Dieu,  profitons  des  juge- 
ments du  monde  lorsque  le  monde  condamne  nos  désordres.  Aimons  dans  les 
jugements  du  monde  la  vérité  qui  nous  corrige.  Regardons-en  la  liberté  comme 
un  moyen  que  Dieu  nous  fournit  pour  nous  maintenir  dans  l'ordre.  Ayons  dans 
le  monde  un  ami  prudent  et  fidèle,  qui  nous  parle  avec  sincérité.  Si  le  monde 
est  un  censeur  sévère  ,  bénissons  la  Providence  de  ce  que  le  vice  n'a  pas  encore 
prévalu  jusqu'à  obtenir  du  momie  qu'il  lui  fit  grâce.  Si  le  monde  est  un  censeur 
public ,  et  si  nous  avons  tant  de  peine  à  porter  cette  censure  publique  du  monde, 
jugeons  quelle  sera  cette  confusion  universelle  des  réprouvés  devant  le^  tribunal 
de  Dieu  ;  et,  sans  différer,  effaçons  dans  le  tribunal  de  la  pénitence  ce  qui  ferait 
notre  honte  dans  l'assemblée  générale  de  tous  les  hommes. 

Deuxième  partie.  Nous  nous  jugeons  nous-mêmes ,  et  rien  ne  nous  trouble 
davantage  que  ce  jugement  secret  et  domestique  de  notre  conscience.  Nous 
avons  chacun  une  conscience  :  dans  les  uns  conscience  droite  ,  que  Dieu  nous 
a  donnée;  dans  les  autres  fausse  conscience,  dont  nous  sommes  nous-mêmes 
les  auteurs.  Or  de  Tune  cl  de  l'autre,  ou  plutôt  des  reproches  et  des  anxiétés  de 
l'une  et  de  l'autre  ,  tirons  un  nouveau  préjugé,  mais  sûr  et  infaillible,  du  juge- 
ment de  Dieu. 

1.  Conscience  droite,  qui  sans  autre  loi  suffit  pour  nous  tenir  lieu  de  loi. 
Qu'est-ce  que  cette  conscience?  un  jugement  que  nous  faisons  de  nous-mêmes, 
et  que  nous  en  faisons  malgré  nous.  Exemples  de  Cain  déchiré  de  remords  de  sa 
conscience  après  son  péché.  Or,  que  nous  présagent  ces  agitations,  ce  saisisse- 
ment, ce  désespoir  du  pécheur  à  la  vue  de  ses  crimes,  sinon  le  jugement  de 
Dieu?  jugement  redoutable,  qui  dès  maintenant  et  en  partie  s'exécute  dans  nous- 
mêmes.  Oui ,  c'est  par  nos  propres  consciences  que  Dieu  déjà  nous  fait  notre 
procès  :  De  ore  tuo  tejuclico:  et  dans  un  sens  on  peut  dire,  avec  saint  Augustin, 
que  le  jugement  de  Dieu  à  notre  égard  est  déjà  fait,  et  que  le  dernier  jugement 
n'ajoutera  rien  à  ce  jugement  intérieur  que  l'appareil  et  la  solennité.  C'est  pour- 
quoi l'Apôtre  appelle  si  souvent  le  jugement  universel  le  jour  de  la  manifestation, 
comme  si  tout  ie  jugement  de  Dieu  devait  consister  alors  à  ouvrir  le  livre  de  nos 
consciences,  et  à  l'aire  voir  que  nous  sommes  déjà  jugés  par  nous-mêmes  et 
dans  nous-mêmes.  Cependant  si  cette  voix  secrète  que  Dieu  nous  fait  entendre 
an  fond  de  nous-mêmes  nous  cause  tant  de  frayeur  et  d'épouvante ,  que  sera-ca 
quand  il  éclatera? 

>  Conscience  droite ,  dont  nous  ne  pouvons  ,  dès  cette  vie  même ,  ni  toujours , 
ni  entièrement  nous  défaire.  C'est  un  censeur  qui  nous  suit  partout,  qui  nous 
condamne  partout ,  et  qui  répand  l'amertume  et  le  trouble  jusques.au  milieu  de 
nos  plaisirs.  Mais,  mon  Dieu,  disait  sur  cela  saint  Augustin  ,\si  je  ne  puis  me 


ANALYSES    DES   SERMONS.  683 

garantir  du  jugement  de  ma  conscience,  comment  me  défendrai-je  de  votre  ju- 
gement; de  ce  jugement  inévitable,  de  ce  jugement  irrévocable,  de  ce  jugement 
éternel? 

2.  Conscience  fausse  :  il  est  vrai  que  l'on  se  fait  tous  les  jours  de  fausses  con- 
sciences ;  mais  ces  fausses  consciences  ,  reprend  saint  Augustin ,  sont  elles- 
mêmes  les  plus  sensibles  et  les  plus  tristes  préjugés  du  jugement  de  Dieu  :  pour- 
quoi ?  parce  que  ce  ne  sont  jamais  ou  presque  jamais  des  consciences  tranquilles. 
Car  s'il  n'y  avait  point  de  jugement  à  craindre  ,  ou  que  l'idée  de  ce  jugement 
pût  èîre  absolument  effacée  de  notre  esprit,  il  nous  serait  aisé  de  trouver  dans 
îa  fausse  conscience  la  tranquillité  et  la  paix.  Pourquoi  donc  ne  l'y  trouvons- 
nous  pas,  si  ce  n'est  parce  que  la  conscience  aveugle  et  corrompue  ne  l'emporte 
jamais  tellement  sur  la  conscience  saine  et  droite ,  que  celle-ci ,  quoique  d'une 
voix  faible  ,  ne  réclame  toujours  contre  le  mal ,  et  qu'elle  ne  nous  fasse  sentir 
qu'il  y  a  un  jugement  de  Dieu,  où  nos  erreurs  doivent  être  confondues?  C'est 
pour  cela  même  ,  remarque  saint  Grégoire  pape,  que  plus  le  jugement  de  Dieu 
est  proche,  plus  la  fausse  conscience  devient  chancelante,  et  qu'aux  approches 
de  la  mort  toute  sa  fermeté  se  dément ,  parce  qu'on  a  l'idée  plus  présente  d'un 
juge  souverain ,  d'un  juge  équitable,  d'un  juge  éclairé  ,  d'un  juge  tout  puissant, 
d'un  juge  inflexible,  devant  qui  il  faut  nécessairement  paroîire. 

Craignons  donc  la  jugement  de  Dieu  ,  et  demandons  tous  les  jours  à  Dieu  cette 
crainte.  Craignons  le  jugement  de  Dieu,  et  craignons-le  en  quelque  état  de  per- 
fection que  nous  puissions  être,  puisque  les  Saints  le  craignaient  tant  eux-mêmes. 
Craignons  le  jugement  de  Dieu,  et  craignons-le  souverainement  et  par-dessus 
tout ,  comme  nous  devons  aimer  Dieu  par  préférence  à  tout.  Craignons  le  juge- 
ment de  Dieu,  et  craignons  encore  pins  le  péché,  puisque  c'est  le  péché  qui  le 
doit  rendre  si  formidable.  Craignons  le  jugement  de  Dieu,  et  servons-nous  de 
cette  crainte  pour  corriger  nos  erreurs  et  pour  réprimer  nos  passions.  Craignons 
le  jugement  de  Dieu,  et  que  celle  crainte  de  Dieu  nous  excite  à  le  fléchir  et  à 
l'apaiser.  Enfin  craignons  le  jugement  de  Dieu  ,  et  craignons  surtout  de  perdre 
cette  crainte ,  qui  est  une  ressource  pour  nous  dans  nos  désordres ,  et  comme 
un  port  de  salut. 

LE  MERCREDI  DE  LA  PREMIÈRE  SEMAINE. 

SUR    LA    RELIGION    CHRETIENNE. 

Sujet.  Quelques-uns  des  scribes  et  des  pharisiens  disaient  à  Jésus-Christ  :  Maître,  nous 
voudrions  bien  voir  quelque  prodige  de  vous.  Jésus  leur  répondit:  Cette  nation  méchante 
et  adultère  demande  un  prodige,  et  il  n'y  en  aura  point  d'autre  pour  elle  que  celui  du 
prophète  Jonas. 

Ce  fut  une  curiosité  présomptueuse ,  une  curiosité  captieuse  et  maligne ,  qui 
porta  les  pharisiens  à  faire  celte  demande  au  Sauveur  du  monde;  et  c'est  pour 
cela  même  que  le  Sauveur  du  inonde  les  traita  de  nation  méchante  et  infidèle, 
et  qu'il  les  cila  devant  le  tribunal  de  Dieu.  Ainsi  nous  voudrions  voir uVs  miracles 
pour  nous  confirmer  dans  la  foi,  et  nous  en  voyons  dont  nous  ne  profitons  pas. 
Car  nous  avons  dans  Jésus-Christ  et  dans  l'établissement  de  son  Evangile,  non- 
seulement  de  quoi  convaincre  nos  esprits,  mais  de  quoi  contenter  pleinement 
noire  curiosité;  et  si  nous  n'en  sommes  pas  touches,  ce  ne  peut  être  que  l'effet 
d'une  mauvaise  disposition  dont  nous  serons  responsables  au  jugement  de  Dieu. 
Importante  matière  qui  fera  le  sujet  de  ce  discours. 

Compliment  à  la  reine. 

Division.  Faites-nous  voir  un  prodige  qui  vienne  de  vous,  dirent  les  pharisiens 
à  Jésus-Christ.  Sur  quoi  saint  Augustin  remarque  qu'il  y  a  deux  sortes  de  pro- 
diges :  les  uns  qui  viennent  de  Dieu ,  et  les  autres  qui  viennent  de  l'homme.  La 
foi  des  Miniviles  convertis  par  la  prédication  de  Jonas,  ce  fut  un  prodige  qui  ne 
pouvait  venir  que  de  Dieu,  et  c'est  celui  que  Jésus-Christ  propose  aux  pharisiens  : 
mais  au  même  temps  il  leur  en  découvre  un  auire  qui  ne  pouvait  venir  que 
d'eux-mêmes,  savoir,  le  prodige  ou  le  désordre  de  leur  infidélité.  Appliquons- 


684  ANALYSES   DES    SERMONS. 

nous  ceci.  Je  prétends  que  Jésus-Christ,  dans  l'établissement  de  la  religion, 
nous  a  fait  voir  un  miracle  {lus  authentique  et  plus  convaincant  que  celui  des 
Ninivites  convertis,  et  c'est  le  grand  miracle  de  la  conversion  du  monde  et  de 
la  propagation  de  l'Evangile  que  j'appelle  le  miracle  de  la  foi  :  première  partie. 
Je  prétends  que  nous  opposons  tous  les  jours  à  ce  miracle  un  prodige  d'infidé- 
lité, mais  d'une  infidélité  plus  monstrueuse  et  plus  condamnable  que  celle  des 
pharisiens  :  deuxième  partie. 

Première  partie.  Conversion  du  monde  par  la  prédication  de  l'Evangile,  mi- 
racle delà  foi  chrétienne.  Jugeons-en  parce  que  Jésus- Christ  nous  marque  en 
avoir  été  la  figure,  je  veux  dire  par  la  conversion  des  Ninivites.  Jonas,  envoyé 
de  Dieu ,  prêche  au  milieu  de  Ninive ,  et  tout  à  coup  cette  ville  ,  abandonnée  à 
tous  les  vices,  devient  un  modèle  de  pénitence.  Voilà,  disait  le  Fils  de  Dieu  aux 
Juifs ,  le  miracle  qui  vous  condamnera.  Et  je  dis  à  tout  ce  qu'il  y  a  de  libertins 
qui  m'écoutent  :  En  voici  un  qui  doit  bien  plus  encore  confondre  votre  incrédu- 
lité :  c'est  la  conversion  du  monde  entier  opérée  par  la  mission  d'un  plus  grand 
que  Jonas,  qui  est  Jésus-Christ  :  Et  ecce  plus  quant  Jonas  làc. 

Qu'a-t-il  lait?  il  entreprend  de  détruire  dans  tout  le  monde  l'idolâtrie,  la 
superstition,  l'erreur,  et  d'y  établir  le  vrai  culte  de  Dieu.  Qui  choisit-il  pour 
cela?  douze  apôtres  grossiers,  faibles,  ignorants,  mais  qu'il  remplit  de  son 
esprit.  Remplis  de  l'esprit  de  Dieu,  tout  grossiers,  tout  faibles,  tout  pauvres 
qu'ils  sont  d'ailleurs  ,  ils  annoncent  un  Evangile  contraire  à  toutes  les  inclina- 
tions de  la  nature,  et  on  le  reçoit.  Ils  l'annoncent  aux  grands,  aux  doctes  et  aux 
prudents  du  siècle  ,  à  des  mondains  sensuels  et  voluptueux ,  et  l'on  s'y  soumet. 
De  la  se  forme  une  chrétienté  si  sainte  et  si  pure,  que  le  paganisme  même  se 
trouve  forcé  à  l'admirer.  Ce  n'est  pas  qu'ils  ne  rencontrent  bien  des  obstacles  à 
vaincre.  Toutes  les  puissances  de  la  terre  s'élèvent  contre  la  nouvelle  religion 
qu'ils  prêchent  ;  mais  cette  religion  si  fortement  combattue  triomphe  de  tout. 
Elle  s'étend,  elle  se  multiplie  :  c'est  bientôt  la  religion  dominante,  et  où?  jusque 
dans  Rome,  jusque  dans  le  palais  des  Césars.  Avouons-le  :  quand  ,  dès  sa  nais- 
sance, elle  aurait  trouvé  toute  la  faveur  et  tout  l'appui  nécessaire  ,  elle  serait 
toujours ,  par  mille  autres  endroits ,  l'œuvre  de  Dieu  :  mais  qu'elle  se  soit  éta- 
blie dans  les  plus  sanglantes  persécutions,  et  même  par  les  plus  sanglantes  per- 
sécutions, c'est  un  de  ces  prodiges  où  il  faut  que  la  prudence  humaine  s'humilie, 
et  qu'elle  rende  hommage  à  la  toute-puissance  du  Seigneur.  Miracle  renouvelé 
clans  ces  derniers  siècles.  Vous  le  savez ,  un  François-Xavier  a  converti  dans 
l'Orient  tout  un  nouveau  monde,  et  comment?  par  les  mêmes  moyens,  malgré 
les  mêmes  obstacles,  avec  les  mêmes  succès. 

Or  je  soutiens  qu'après  cela  nous  n'avons  plus  droit  de  demander  à  Dieu  des 
miracles  :  pourquoi?  parce  que  cette  seule  conversion  du  monde  est  le  plus  sen- 
sible de  tous  les  miracles.  1°  Miracle  qui  surpasse  tous  les  autres  miracles  ; 
2°  miracle  qui  présuppose  tous  les  autres  miracles  ;  5°  miracle  qui  justifie  tous 
les  autres  miracles. 

Oui ,  la  conversion  du  monde  est  le  plus  sensible  de  tous  les  miracles.  Vous 
vous  obstinez  à  rejeter  tous  les  autres  miracles,  disait  saint  Augustin  aux  païens  ; 
mais  confessez  donc  que  dans  votre  système  il  y  en  a  un  dont  vous  êtes  obligés 
de  convenir,  c'est  le  monde  converti  sans  aucun  miracle.  Car  à  quoi  attribuerons- 
nous  ce  grand  ouvrage,  si  nous  n'avons  pas  recours  à  la  vertu  infinie  de  Dieu? 
Ce  ne  peut  être  ni  aux  talents  de  l'esprit  et  à  l'éloquence ,  ni  à  la  violence  et  à  la 
force ,  ni  à  la  douceur  de  la  loi  et  au  relâchement  de  sa  morale,  ni  au  caprice  et 
au  hasard. 

1.  Miracle  qui  surpasse  tous  les  autres  miracles.  La  conversion  d'un  pé- 
cheur invétéré,  dit  saint  Grégoire,  coûte  plus  à  Dieu,  et  en  ce  sens  est  plus 
miraculeuse,  que  la  résurrection  d'un  mort.  Qu'est-ce  donc  que  la  conversion 
de  tant  de  peuples  enracinés  dans  l'idolâtrie?  Que  diriez-vous  si  je  convertissais 
ici  tout  à  coup  devant  vous  un  impie  déclaré?  Y  a-t-il  miracle  qui  vous  touchât 
davantage?  Que  devez-vous  donc  juger  de  tant  de  nations  soumises  à  l'Evan- 
gile? 

2.  Miracle  qui  présuppose  tous  les  autres  miracles.  Car  comment  les  premiers 


ANALYSES  DES   SERMONS.  685 

chrétiens  eussent-ils  embrassé  avec  tant  de  zèle  une  loi  si  rigoureuse ,  sans  les 
miracles  qu'ils  avaient  vus  ?  Ne  fut-ce  pas  un  miracle  que  la  conversion  de  saint 
Paul,  et  ce  miracle  n'en  demandait-il  pas  un  autre  que  cet  apôtre  rapporte  lui- 
même?  Saint  Pierre,  dès  sa  première  prédicalion ,  convertit  trois  mille  per- 
sonnes :  pourquoi?  parce  qu'ils  lui  entendirent  parler  toutes  sortes  de  langues. 
Si  ce  miracle  eût  été  supposé ,  saint  Luc  eût-il  eu  le  front  de  le  publier  dans  un 
temps  où  des  millions  de  témoins  l'eussent  pu  démentir?  Si  les  miracles  que 
l'Apôtre  prétendait  avoir  faits  parmi  les  Gentils  n'avaient  été  que  des  inventions 
et  des  faussetés,  eût-il  osé  les  prier,  comme  il  le  fait,  de  s'en  souvenir,  et  en 
eût-il  appelé  à  leur  propre  témoignage?  L'auraient-ils  cru,  et  eût-il  gagné  tant 
d'âmes  à  Jésus-Christ?  N'élait-cc  pas  le  lien  des  miracles  qui  attachait  saint 
Augustin  à  l'Eglise,  comme  il  le  dit  lui-même;  et  n'en  raconte-t-il  pas  un  dont 
il  proteste  avoir  été  spectateur,  et  qui  servit  à  le  confirmer  dans  la  loi? 

3.  De  là ,  par  une  conséquence  nécessaire ,  miracle  qui  justifie  tous  les  autres 
miracles.  Après  quoi  nous  pouvons  bien  dire  à  Dieu ,  comme  Richard  de  Saint- 
Victor,  que  si  nous  étions  dans  l'erreur,  ce  serait  à  lui  que  nous  aurions  droit 
d'imputer  nos  erreurs. 

Mais  aussi  miracle  qui  nous  confondra  au  jugement  de  Dieu  :  Viri  Ninivitœ 
surgent  in  judicio  :  Tant  de  païens  convertis  s'élèveront  contre  nous.  N'est-il  pas 
honteux  que  la  foi  ait  fait  paraître  dans  le  monde  tant  de  vertu ,  et  qu'elle  soit  si 
languissante  parmi  nous?  Quel  reproche  ,  que  cette  foi  ait  surmonté  toutes  les 
puissances  humaines  conjurées  contre  elle,  et  qu'elle  n'ait  pas  encore  surmonté 
dans  nous  de  vains  obstacles  qui  s'opposent  à  notre  conversion  !  Qu'aurais-je 
là-dessus,  Seigneur,  à  vous  répondre? 

Deuxième  partie.  Prodige  d'infidélité  que  nous  opposons,au  miracle  de  la  foi 
chrétienne.  Je  considère  ce  prodige  d'infidélité  dans  un  chrétien  qui,  selon  les 
divers  désordres  auxquels  il  se  laisse  malheureusement  entraîner,  1°  ou  re- 
nonce à  sa  foi ,  2°  ou  corrompt  sa  foi ,  5°  ou  dément  et  contredit  sa  foi.  Je  m'ex- 
plique. 

1.  Prodige  d'infidélité  dans  un  chrétien  qui,  par  le  libertinage  de  ses  mœurs, 
tombe  dans  l'impiété  et  dans  un  libertinage  de  créance.  Car  peut-on  comprendre 
que  des  gens  élevés  dans  la  foi  la  renoncent ,  cette  foi  si  sainte  et  si  nécessaire, 
comment?  en  aveugles  et  en  insensés,  sans  examen  et  sans  connaissance  de 
cause,  par  emportement,  par  passion,  par  caprice?  Or,  voilà  ce  que  nous  voyons. 
Demandez  à  un  libertin  pourquoi  il  a  cessé  de  croire  ce  qu'il  croyait  ;  s'il  a  con- 
sulté, s'il  a  lu,  si,  par  une  longue  étude,  il  est  entré  dans  le  fond  des  difficultés  : 
pour  peu  qu'il  soit  sincère,  il  vous  avouera  qu'il  n'a  point  tant  fait  de  recherches, 
et  qu'il  s'est  soustrait  à  l'obéissance  de  la  foi  sans  tant  de  réflexions  et  tant  de 
mesures. 

Mais  encore  par  quelle  voie  un  homme  peut-il  donc  se  pervertir  jusqu'à  de- 
venir infidèle?  Ecoutez-le.  Prodige  d'infidélité  :  il  renonce  à  sa  foi  par  un  esprit 
de  singularité,  et  pour  avoir  le  ridicule  avantage  de  ne  penser  pas  comme  les 
autres.  Prodige  d'infidélité  :  il  renonce  à  sa  foi  par  orgueil ,  voulant  se  conduire 
lui-même  par  ses  propres  lumières.  Prodige  d'infidélité  :  il  renonce  à  sa  foi  par 
intérêt,  et  tout  ensemble  par  désespoir;  je  veux  dire,  parce  qu'elle  le  trouble 
dans  ses  plaisirs,  et  qu'elle  s'oppose  à  ses  injustes  desseins.  Prodige  d'infidélité  : 
il  renonce  à  sa  foi  par  prévention,  se  piquant  en  toute  autre  chose  de  n'être 
préoccupé  sur  rien  ,  et  en  matière  de  religion  l'étant  sur  tout.  Il  y  a  plus  :  non- 
seulement  il  abandonne  sa  foi  sans  raison,  maiscontre  sa  raison.  On  lui  propose 
les  motifs  les  plus  convaincants ,  des  motifs  qui  ont  persuadé  les  premiers  génies 
du  monde,  et  il  s'endurcit  contre  tous  ces  motifs.  On  lui  produit  des  miracles 
sans  nombre  et  des  miracles  éclatants  :  il  s'inscrit  en  faux  contre  tous  ces  mira- 
cles ,  et  il  n'a  pas  honte  de  donner  le  démenti  à  tout  ce  que  l'antiquité  a  eu  de 
plus  vénérable  et  de  plus  saint. 

2.  Prodige  d'infidélité  dans  un  chrétien  qui ,  par  un  attachement  secret  ou 
public  à  l'hérésie,  corrompt  sa  foi.  Sans  entrer  dans  un  long  détail  sur  les  dés- 
ordres de  l'hérésie ,  il  me  suffit  de  faire  avec  vous  la  réflexion  d'un  grand  car- 
dinal de  notre  siècle ,  que  de  tant  de  fidèles  qui ,  dans  les  derniers  temps,  ont 


686  ANALYSES   DES    SERMONS. 

corrompu  la  pureté  de  leur  religion  ,  en  tombant  dans  l'erreur,  à  peine  s'en 
est-il  trouvé  quelques-uns  que  leur  bonne  foi  ait  pu  justifier,  même  devant  les 
hommes.  Consultons  seulement  l'histoire  du  siècle  passé  :  combien  trouverons- 
nous  de  catholiques  engagés  dans  le  parti  de' l'hérésie  par  les  motifs  les  plus  in- 
dignes? chagrin  contre  l'Eglise ,  antipathies  particulières ,  lâches  intérêts  ,  esprit 
de  cabale,  curiosité,  ambition,  politique,  nécessité,  crainte,  ostentation,  envie 
de  paraître  ;  partout  aveuglement  et  passion. 

3.  Prodige  d'infidélité  dans  un  chrétien  qui,  par  ses  mœurs,  dément  sa  foi. 
En  tout  le  reste ,  nos  affections  et  nos  actions  s'accordent  avec  nos  connaissances. 
Il  n'y  a  que  le  salut,  et  ce  qui  concerne  le  salut ,  où  nous  détruisons  dans  la 
pratique  ce  que  nous  croyons  dans  la  spéculaiion.  Etre  chrétien  et  vivre  en 
chrétien,  ou  être  païen  et  vivre  en  païen ,  ce  n'est  pas  un  prodige;  mais  le  pro- 
dige, c'est  d'avoir  la  foi  et  de  vivre  en  infidèle.  Faisons-le  cesser  ce  prodige; 
conversons  notre  foi ,  et  accordons  nos  mœurs  avec  notre  foi.  Après  avoir  servi 
à  notre  pénitence  et  à  noire  sanctification  ,  elle  servira  à  notre  gloire. 

LE  JEUDI  DE  LA  PREMIÈRE  SEMAINE. 

SUR    LA    PRIERE. 

Sujet.  Alors  une  femme  chananéenne  ,  venue  de  ces  quartiers-là,  s'écria  en  lui  disant  : 
Seigneur,  lils  de  David,  ayez  pilié  de  moi  :  ma  fille  est  cruellement  tourmentée  par  le 
démon. 

Si  jamais  la  force  u'e  la  prière  a  paru  sensiblement,  n'est-ce  pas  dans  l'exemple 
de  cette  femme  chananéenne?  Jésus- Christ,  en  sa  faveur,  déploie  toute  sa  vertu, 
confond  les  puissances  de  renier,  et  par  un  double  miracle  délivre  la  fille  et 
sanctifie  la  mère.  Mais  si  la  prière  est  par  elle-même  si  efficace,  d'où  vient  que 
les  noires  sont  si  infructueuses?  Je  vais  vous  en  apprendre  les  raisons  dans  ce 
discours. 

Division.  Rien  n'est  plus  solidement  établi  dans  la  religion  que  l'infaillibilité 
de  la  prière.  Mais  en  quel  sens  la  prière  est-elle  infaillible?  pourvu  que  ce  soit 
une  prière  sainte  et  chrétienne.  Si  donc  nos  prières  ne  sont  pas  écoutées  favora- 
blement de  Dieu,  c'est  qu'elles  sont  défectueuses,  et  quant  au  sujet,  et  quant  à 
la  forme.  En  deux  mots,  nous  ne  recevons  pas,  ou  parce  que  nous  ne  deman- 
dons pas  ce  qu'il  faut;  première  partie  :  ou  parce  que  nous  ne  demandons  pas 
comme  il  faut;  deuxième  partie. 

Première  partie.  Nous  ne  demandons  pas  ce  qu'il  faut,  première  raison  pour- 
quoi Dieu  n'écoute  pas  nos  prières.  La  Chananéenne  demande  au  Fils  de  Dieu 
que  sa  fille  soit  délivrée  du  démon  ;  mais  nous,  prsr  un  esprit  tout  opposé,  nous 
demandons  tous  les  jours  à  Dieu  ce  qui  entretient  dans  nos  âmes  le  règne  du 
démon  et  même  de  plusieurs  démons  dont  nous  voulons  être  possédés.  Parlons 
plus  clairement.  Nous  demandons  :  1°  ou  des  choses  préjudiciables  au  salut, 
2°  ou  des  biens  purement  temporels  et  inutiles  au  salut,  3°  ou  même  des  grâces 
surnaturelles ,  mais  qui ,  de  la  manière  que  nous  les  concevons  et  que  nous 
les  voulons,  bien  loin  de  nous  sanctifier,  serviraient  plutôt  à  nous  retirer  de  la 
voie  du  salut. 

1.  Nous  demandons  des  choses  préjudiciables  au  salut,  et  en  cela  nous  sommes 
semblables  aux  païens.  Si  nous  en  croyons  les  païens  mêmes,  un  de  leurs  dés- 
ordres était  de  recourir  à  leurs  dieux,  et  de  leur  demander,  quoi?  la  mort  d'un 
parent,  la  mort  d'un  concurrent,  le  patrimoine  d'un  pupille.  C'est  ce  qui  nous 
semble  énorme  :  mais  ne  sommes-nous  pas  encore  plus  coupables  qu'eux? 
C'étaient  des  païens,  et  ils  adoraient  des  divinités  vicieuses  :  au  lieu  que  nous 
servons  un  Dieu  non  moins  pur  ni  moins  saint  que  puissant  et  grand.  Il  est 
vrai  que  nous  savons  mieux  colorer  nos  prières,  tout  injustes  qu'elles  sont.  Un 
homme  du  siècle  demande  de  quoi  subsister  dans  sa  condition,  un  père  de  quoi 
établir  ses  enfants,  une  femme  la  santé  du  corps,  un  plaideur  le  gain  d'un  pro- 
cès :  rien  de  plus  raisonnable  en  apparence  ;  niais  rien  au  fond  de  plus  con- 


ANALYSES    DES    SERMONS.  687 

damnable,  parce  qu'on  ne  s'y  propose  que  des  vues  d'intérêt ,  d'ambition ,  de 
plaisir.  Ne  nous  étonnons  donc  pas  que  Dieu  se  rende  insensible  à  nos  vœux. 

Les  païens,  tout  païens  qu'ils  étaient,  condamnaient  un  tel  abus.  Que  pensez- 
vous  de  Jupiter,  leur  disait  un  de  leurs  poètes,  lorsque  vous  lui  faites  une 
prière  que  vous  n'auriez  pas  l'assurance  de  l'aire  à  un  de  vos  magistrats?  Et  moi 
je  vous  dis,  Chrétiens  :  Que  pensez-vous  de  votre  Dieu,  lorsque  vous  voulez 
l'engager  par  vos  demandes  à  devenir  le  complice  de  vos  crimes?  Verumlamen 
servir  e  me  fecisli  peccalis  tuis,  et  laborem  milii  prœbuisliin  iniquitalibits  luis. 

Je  sais,  et  saint  Jean  nous  l'apprend,  que  nous  avons  un  puissant  médiateur 
auprès  du  père,  qui  est  Jésus-Christ  :  mais  veut-il  être  et  peut-il  être  le  mé- 
diateur de  notre  vanité,  de  notre  avarice,  de  notre  concupiscence,  de  notre 
sensualité  ?  Heureux  encore  que  Dieu  rejette  vos  prières  !  Ce  qui  a  perdu  les 
Pompée  et  les  César,  ajoutait  le  morne  satirique,  ne  sont-ce  pas  des  souhaits 
criminels,  accomplis  par  des  divinités  d'autant  plus  mortellement  ennemies, 
qu'elles  étaient  plus  condescendantes?  Et  si  Dieu,  mes  Frères  ,  vous  accordait 
ce  qui  flatte  votre  passion,  et  ce  qui,  en  la  flattant,  achèverait  de  vous  pervertir, 
ne  serait-ce  pas  le  jugement  le  plus  rigoureux  et  la  plus  terrible  vengeance  qu'il 
pût  exercer  sur  vous? 

2.  Nous  demandons  des  biens  purement  temporels  ,  et  du  moins  inutiles  au 
falut.  Je  ne  veux  pas  dire  que  les  biens  temporels  ne  soient  pas  des  dons  de 
Dieu,  et  qu'on  ne  puisse  les  lui  demander  :  mais  il  nous  les  refuse,  parce  que 
nous  ne  les  demandons ,  ni  dans  l'ordre  qu'il  a  établi ,  ni  par  rapport  à  la  fin 
qu'il  a  marquée.  Car  on  ne  lui  demande  que  les  grâces  temporelles,  sans  penser 
aux  spirituelles,  qui  devraient  néanmoins  tenir  le  premier  rang  dans  nos  prières. 
Nous  prions  comme  Antiochus,  qui  ne  demandait,  ni  l'esprit  de  pénitence,  ni  le 
don  de  piété,  ni  le  respect  des  choses  saintes,  mais  une  santé  qu'il  préférait  à 
tout  le  reste.  C'est  ne  rien  demander,  puisque  toutes  les  grâces  temporelles  sé- 
parées du  salut  ne  sont  rien  devant  Dieu.  D'où  vient  que  le  Fiis  de  Dieu  dit  à 
ses  disciples,  en  leur  promettant  sa  médiation  auprès  de  son  Père  :  Si  quid  pe- 
lieriiis,  Si  vous  demandez  quelque  cho  e;  et  qu'il  leur  ajouta  qu'ils  n'avaient 
encore  rien  demandé,  parce  qu'ils  n'avaient  demandé  que  des  faveurs  humaines 
et  passagères.  Or  à  combien  de  chrétiens  ne  pourrais-je  pas  faire  le  même  re- 
proche? 

L'ordre  est  que  nous  cherchions  d'abord  le  royaume  de  Dieu,  et  Jésus-Christ 
nous  assure  ensuite  que  rien  ne  nous  manquera.  Mais  si  vous  renversez  cet 
ordre,  ne  vous  appuyez  plus  sur  les  mérites  de  ce  Dieu-Homme,  puisque  vos 
prières  ne  sont  plus  selon  la  règle  qu'il  nous  a  prescrite.  Or  cet  ordre  si  rai- 
sonnable et  si  sage,  nous  le  renversons  en  effet  tous  les  jours.  Car  au  lieu  de 
demander  la  bénédiction  de  Jacob,  c'est  à-dire  la  rosée  du  ciel  et  puis  la  graisse 
de  la  terre,  De  rore  cœli  et  de  pinguedine  terrai,  nous  demandons,  comme  dans 
la  bénédiction  d'Esaû,  la  graisse  de  la  terre  avant  la  rosée  du  ciel  :  De  pingue- 
dine terrai  et  de  rore  cœli. 

Pour  mieux  entendre  pourquoi  Dieu  n'a  nul  égard  alors  à  nos  prières,  com- 
prenez ce  principe  de  saint  Cyprien  :  que  nos  prières  n'ont  de  vertu  qu'autant 
qu'elles  sont  unies  aux  prières  de  Jésus-Christ.  Or  qu'a-t-il  demandé  pour  nous? 
les  biens  spirituels.  Et  pourqoi  les  a-t-il  demandés  ?  par  rapport  à  la  lin  pour  la- 
quelle il  était  envoyé,  qui  est  le  salut.  Au  contraire,  que  demandons-nous?  des 
richesses,  des  honneurs,  une  vaine  réputation,  une  vie  commode.  Et  pourquoi 
les  demandons-nous?  sans  nul  rapport  au  salut.  Nos  prières  n'ont  donc  nulle 
conformité  avec  celles  du  Sauveur  du  monde,  et  nous  ne  devons  plus  être  sur- 
pris si  nous  n'obtenons  rien.  Voilà  par  où  saint  Augustin  prouvait  que  l'espé- 
rance chrétienne  n'a  point  pour  objet  les  biens  de  cette  vie  ;  voilà  l'excellente 
raison  dont  se  servait  encore  le  même  Père  contre  les  railleries  des  païens.  Vous 
nous  reprochez,  leur  répondait-il,  que  malgré  nos  prières  nous  vivons  dans  la 
disette  et  dans  l'abandon  de  toutes  choses  :  mais  pour  nous  justifier  de  ce  re- 
proche aussi  bien  que  notre  Dieu,  il  suffît  de  vous  dire  que  quand  nous  le  prions, 
ce  n'est  point  précisément  pour  les  biens  de  la  terre,  mais  pour  les  biens  de 
l'éternité.  En  quoi,  poursuivait-il,  nous  ne  pouvons  assez  admirer  la  libéralité 


688  ANALYSES   DES  SERMONS. 

de  ce  souverain  maître  :  il  ne  borne  pas  ses  faveurs  à  des  biens  périssables, 
mais  il  veut  être  lui-même  notre  bonheur  et  notre  récompense. 

3.  Nous  demandons  des  grâces  surnaturelles,  mais  qui,  de  la  manière  que 
nous  les  concevons  et  que  nous  les  voulons,  bien  loin  de  nous  sanctifier,  servi- 
raient plutôt  à  nous  retirer  de  la  voie  du  salut.  Car  nous  demandons  des  grâces 
selon  notre  goût  et  selon  nos  fausses  idées;  des  grâces  qui  nous  aplanissent  tel- 
lement toutes  les  voies  du  salut,  qu'il  ne  nous  reste,  ni  mesures  à  prendre,  ni 
efforts  à  faire. 

Prière  du  Prophète  :  Je  ne  demande  plus  qu'une  chose  au  Seigneur;  c'est  de 
demeurer  dans  sa  sainte  maison.  Prière  de  saint  Augustin  :  Jusques  à  présent, 
Seigneur,  je  ne  vous  avais  demandé  que  ce  que  demanderaient  des  païens  et 
des  impies  ;  mais,  mon  Dieu,  je  vous  rends  grâces  de  ne  m'avoir  pas  exaucé  selon 
mes  désirs.  Vous  écouterez  désormais,  Seigneur,  mes  demandes,  parce  que  je 
ne  veux  plus  vous  demander  que  les  biens  éternels. 

Deuxième  partie.  Nous  ne  demandons  pas  comme  il  faut,  seconde  raison 
pourquoi  Dieu  n'écoule  pas  nos  prières.  Les  conditions  que  Dieu  exige,  pour 
rendre  nos  prières  efficaces,  ne  sont  point  si  difficiles  qu'elles  doivent  servir 
d'obstacle  à  l'accomplissement  de  nos  vœux.  Le  Dieu  que  nous  prions  est  trop 
libéral  et  trop  bon  pour  enchérir  ainsi  ses  grâces;  et  à  bien  examiner  les  qua- 
lités de  la  prière,  il  n'y  en  a  aucune  qui  ne  soit  aisée  dans  la  pratique,  et  d'une 
absolue  nécessité.  Quatre  condiiions  :  1°  humilité,  2°  confiance,  3°  persévérance, 
4°  attention  de  l'esprit  et  affection  du  cœur. 

1.  Humilité  :  quoi  de  plus  raisonnable?  Peut-on  avoir  une  juste  idée  de  la 
prière,  et  oublier  en  priant  cette  règle  fondamentale?  Prie-t-on  autrement  les 
princes  de  la  terre?  La  Chananéenne  fit-elle  diiliculté  de  se  prosterner  en  la 
présence  de  Jésus-Christ  et  de  l'adorer?  Comment  reçut-elle  le  refus  qu'il  lui  fit 
d'abord  en  des  termes  si  humiliants  et  si  capables  de  la  rebuter?  Sa  prière  fut 
humble;  et  les  nôtres  sont  accompagnées  d'un  esprit  d'orgueil,  d'un  esprit  de 
présomption,  d'un  faste  mondain ,  d'un  luxe  qu'on  porte  jusque  dans  le  sanc- 
tuaire. Nous  demandons  à  Dieu  des  grâces,  non  comme  des  grâces,  mais  comme 
des  dettes;  prêts  à  murmurer  s'il  nous  les  refuse,  et  prêts  à  nous  enfler  et  à 
les  oublier  s'il  nous  les  accorde. 

2.  Confiance  :  quoi  de  plus  juste?  Quels  miracles  Dieu  n'a-t-il  pas  opérés  en 
faveur  de  cette  confiance?  N'est-ce  pas  à  elle  plutôt  qu'à  sa  miséricorde  qu'il 
attribue  en  mille  endroits  de  l'Ecriture  la  vertu  toute-puissante  de  la  prière  ? 
Quelle  confiance  marqua  à  Jésus-Christ  cette  leiiune  de  notre  évangile!  Qu'eût- 
elle  fait  si,  déjà  chrétienne,  elle  l'eût  connu  aussi  parfaitement  que  nous? 
Cependant,  tout  chrétiens  que  nous  sommes,  nous  nous  délions  de  notre  Dieu 
et  de  ses  promesses  les  plus  solennelles.  Nous  nous  troublons,  nous  nous  in- 
quiétons, nous  nous  abandonnons  à  de  secrets  désespoirs;  nous  n'avons  re- 
cours à  la  prière  que  dans  l'extrémité  ,  et  quand  tout  le  reste  nous  manque. 

3.  Persévérance  :  quoi  de  plus  convenable?  Les  grâces  de  Dieu  ne  sont-elles 
pas  assez  précieuses  pour  mériter  que  nous  les  demandions  souvent  et  long- 
temps? la  Chananéenne  cessa-t-elle  de  prier,  quoique  Jésus-Christ  ne  lui  ré- 
pondit pas  une  parole? et  ne  lut-ce  pas  par  sa  persévérance  qu'elle  triompha,  en 
quelque  sorte ,  de  la  résistance  du  Fiis  de  Dieu?  Ne  désespérez  donc  point,  âme 
chrétienne,  conclut  un  Père  :  D»eu  aime  que  vous  lui  lassiez  violence,  il  se  plaît 
à  être  désarmé  par  vous.  Mais  cette  assiduité  nous  fatigué  et  nous  dégoûté  ;  et 
souvent  sur  le  point  de  voir  nos  vœux  remplis,  nous  en  perdons  tout  le  mérite 
et  tout  le  profit. 

4.  Attention  de  l'esprit  et  affection  du  cœur  ;  quoi  de  plus  nécessaire  et  de 
plus  essentiel  à  la  prière?  Car  qu'est-ce  que  la  prière?  un  entrelien  de  l'âme 
avec  Dieu.  Or  cela  suppose  un  recueillement  et  un  sentiment  intérieur.  Dès  là 
donc  qu'il  n'y  a  ni  attention  ,  ni  allection,  il  n'y  a  point  de  prière.  D'où  suivent 
trois  conséquences  :  1°  que  l'exercice  de  la  prière  est  presque  anéanti  dans  le 
christianisme,  parce  que  la  plupart  prient  comme  les  Juifs,  des  lèvres  et  non  du 
cœur.  2°  Que  dans  les  prières  qui  sont  commandées ,  l'attention  est  elle-même 
de  précepte  ;  et  ceci  nous  regarde,  ministres  de  Jésus-Chrisl.  Souvenons-nous 


ANALYSES   DES    SERMONS.  689 

que  l'office  divin  est  un  acte  de  religion;  qu'un  acte  de  religion  n'est  point  une 
pratique  purement  extérieure;  et  que  comme  l'Eglise,  en  nous  commandant  la 
confession,  nous  commande  la  contrition  du  cœur,  aussi  en  nous  commandant 
la  prière  ,  elle  nous  commande  l'attention  de  l'esprit.  5°  Que  ce  n'est  donc  pas 
sans  raison  que  Dieu  méprise  nos  prières ,  puisque  ce  ne  sont  rien  moins  que  des 
prières.  Chose  étrange!  vous  voulez  que  Dieu  s'applique  à  vous  quand  il  vous 
plaît  de  le  prier,  et  vous  ne  voulez  pas  vous  appliquer  vous-mêmes  à  Dieu.  Réfor- 
mons-nous sur  ce  seul  article,  et  nous  réformerons  toute  notre  vie.  Disons  à  Dieu 
comme  les  apôtres  :  Seigneur,  apprenez-nous  à  prier. 

LE  VENDREDI  DE  LA  PREMIÈRE  SEMAINE. 

SUR    LA    PRÉDESTINATION. 

Sujet.  Or  il  y  avait  là  un  homme  malade  depuis  trente-huit  ans  :  Jésus  l'ayant  vu  couché 
par  terre,  et  sachant  depuis  combien  de  temps  il  était  dans  cet  état,,  lui  dit  :  Voulez-vous 
être  guéri? 

On  ne  pouvait  douter  que  ce  malade  ne  voulût  être  gnéri  de  son  infirmité  cor- 
porelle ;  mais,  dit  saint  Augustin  ,  comme  il  était  la  figure  des  pécheurs ,  et  que 
lui-même,  en  qualité  de  pécheur,  il  ne  pouvait  être  guéri  sans  être  converti , 
selon  la  pratique  du  Sauveur  des  hommes  de  sanctifier  les  âmes  en  guérissant 
les  corps,  ce  paralytique  pouvait  être  disposé  à  sa  guérison,  sans  l'être  égale- 
ment à  sa  conversion.  Quoi  qu'il  en  soit ,  c'est  à  nous-mêmes,  comme  malades, 
je  veux  dire  comme  pécheurs,  que  Dieu  fait  la  même  demande  que  fit  Jésus - 
Christ  au  paralytique  de  notre  évangile  :  Vis  sanus  fieri  ?  Est-ce  de  bonne  foi 
que  vous  voulez  être  gnéri,  et  que  vous  voulez  entrer  dans  la  voie  du  salut?  Et 
ceci  me  donne  lieu  de  vous  entretenir  d'une  manière  importante ,  puisqu'il 
s'agit  des  desseins  de  Dieu  sur  nous  par  rapport  au  salut ,  et  de  la  manière 
dont  nous  y  devons  coopérer  :  en  quoi  consiste  le  grand  mystère  de  la  prédes- 
tination. 

Division.  Nous  donnons  sur  le  sujet  de  la  prédestination  dans  deux  écueils  : 
présomption  et  défiance.  Présomption  dans  les  uns ,  qui  se  reposent  unique- 
ment sur  Dieu  du  soin  de  leur  salut.  Défiance  dans  les  autres,  qui  désespèrent 
de  leur  salut.  Deux  désordres  que  j'entreprends  de  combattre,  en  vous  faisant 
voir  que  la  prédestination  de  Dieu  ne  favorise  ni  l'un  ni  l'autre,  et  que  nous 
sommes  inexcusables  ,  lorsqu'en  conséquence  de  ce  mystère  ,  nous  nous  aban- 
donnons, ou  à  la  présomption  qui  nous  fait  oublier  le  soin  du  salut,  première 
partie  ;  ou  au  désespoir  qui  nous  fait  renoncer  au  salut,  deuxième  partie. 

Première  partie.  Présomption  qui  nous  fait  oublier  le  soin  du  salut,  pre- 
mier écueil  dont  nous  avons  à  nous  garantir.  Se  confier  en  Dieu,  c'est  un  sen- 
timent que  la  religion  nous  inspire.  Mais  en  demeurer  absolument  là ,  et  se 
reposer  uniquement  sur  Dieu  du  soin  de  son  salut ,  c'est  une  présomption  : 
lu  dont  le  principe  est  ruineux  ;  2°  dont  les  effets  sont  très-pernicieux. 

1.  Présomption  dont  le  principe  est  ruineux  ;  car  de  quelque  manière  que 
Dieu  nous  ait  prédestinés ,  il  est  de  la  foi  qu'il  ne  nous  sauvera  jamais  sans  notre 
coopération.  Il  r/en  est  pas  ainsi  des  autres  ouvrages  de  Dieu.  Jésus-Christ ,  par 
exemple,  pouvait  guérir  ce  malade  de  l'Evangile  indépendamment  de  lui  :  mais 
dans  l'ouvrage  de  notre  conversion ,  il  faut  que  nous  agissions  nous  -  mêmes , 
il  faut  que  nous  le  voulions  :  Vis  ?  Il  est  vrai  que  c'est  la  grâce  qui  opère  en  nous 
cette  volonté  ;  mais  elle  ne  l'opère  pas  toute  seule ,  car  cet  acte  de  ma  volonté 
par  où  je  me  convertis  étant  un  acte  libre,  il  doit  venir  de  moi-même,  aidé  de 
la  grâce. 

Mais  si  je  suis  prédestiné  ,  diteVvous ,  je  n'ai  rien  à  craindre  :  et  moi  je  ré- 
ponds que  vous  devez  dire  :  Si  je  suis  prédestiné ,  cela  m'engage  à  être  plus 
attentif  et  à  veiller  continuellement  sur  moi-même  ;  car  si  je  suis  prédestiné ,  je 
ne  le  suis  que  dépendamment  des  moyens  à  quoi  Dieu  a  voulu  attacher  nu  pré- 
destination. Or  la  foi  m'apprend  qu'un  de  ces  moyens  les  plus  essentiels  est  le 
soin  que  je  prendrai  moi-même  de  mon  salut. 

t.  i.  44 


690  ANALYSES    DES    SERMONS. 

2.  Présomption  dont  les  effets  sont  très-pernicieux  ;  car  à  quoi  va-t-elle  ?  à 
éteindre  absolument  dans  l'homme  tout  le  zèle  des  bonnes  œuvres ,  et  à  nourrir 
son  libertinage. 

Luther  et  Calvin  ,  en  disant  que  la  prédestination  de  Dieu  impose  à  l'homme 
une  absolue  nécessité  d'agir,  et  qu'en  conséquence  du  décret  que  Dieu  a  formé, 
nous  n'avons  plus  le  pouvoir  de  nous  déterminer  au  bien  ,  ni  de  nous  détourner 
du  mal  :  l'un  ou  l'autre,  dis-je  ,  après  avoir  établi  ce  principe,  n'aurait-il  pas  eu 
bonne  grâce  de  pousser  un  point  de  morale  sur  la  pratique  des  devoirs  de  la 
piété  chrétienne  ? 

Vous  me  direz  que  cette  doctrine  est  plus  capable  d'humilier  l'homme  :  er- 
reur ;  car  en  quoi  consiste  la  vraie  humiliation  de  l'homme  ?  n'est-ce  pas  ,  dit 
faint  Bernard  ,  en  ce  qu'il  ait  à  se  reprocher  les  péchés  qu'il  commet?  Or 
comment  se  les  reprochera-t-il ,  s'il  est  persuadé  qu'il  ne  les  a  pu  éviter  ?  De 
plus,  il  ne  suffit  pas  qu'une  doctrine  humilie  l'homme  ;  il  faut  tout  ensemble 
qu'elle  le  rende  humble  et  fervent ,  et  c'est  ce  que  fait  la  doctrine  catholique, 
en  nous  enseignant  que  le  salut  dépend  de  Dieu  ,  mais  qu'il  dépend  aussi  de 
nous-mêmes. 

Sans  cette  persuasion  ,  non-seulement  nous  nous  relâchons  dans  la  pratique 
des  bonnes  œuvres ,  mais  nous  nous  portons  aux  derniers  désordres  du  liber- 
tinage. Car  sur  ce  principe  que  quand  Dieu  voudra  et  qu'il  l'aura  prévu  ,  on 
se  convertira ,  et  que  jusque-là  il  serait  inutile  d'y  penser,  on  s'abandonne  à 
tout. 

Mais  ce  libre  arbitre  dont  nous  nous  flattons  et  cette  coopération  de  l'homme 
nous  donnent  lieu  de  nous  glorifier.  Eh  bien  !  répond  saint  Augustin  ,  si  nous 
sommes  Justes  et  enfants  de  Dieu,  ne  devons-nous  pas ,  comme  saint  Paul,  avoir 
de  quoi  nous  glorifier  en  lui?  n'est-ce  pas  ainsi  que  les  Saints  se  sont  glorifiés  , 
et  en  particulier  David  ? 

Espérons  donc  tout  de  Dieu,  mais  au  même  temps  faisons  tout  l'effort  né- 
cessaire pour  correspondre  aux  desseins  de  Dieu.  Autrement ,  nous  tombons 
dans  une  présomption  criminelle.  Et  par  où  Dieu  surtout  la  condamnera-t-il  ? 
par  nous-mêmes  ;  car  dans  les  autres  affaiies,  tout  persuadés  que  nous  sommes 
de  la  providence  et  de  la  prédestination  de  Dieu  ,  nous  ne  négligeons  rien  de 
notre  part. 

Deuxième  partie.  Défiance  ou  désespoir  qui  nous  fait  renoncer  au  salut ,  se- 
cond écueil  dont  nous  avons  à  nous  préserver.  Il  y  a  dans  la  prédestination  de 
Dieu  quelque  chose  d'incertain ,  et  quelque  chose  de  certain.  Ce  qu'il  y  a  de 
certain,  e'est  que  noire  Dieu  est  un  Dieu  de  miséricorde;  et  que  si  jamais  il  nous 
réprouve  ,  ce  ne  sera  que  parce  que  nous  aurons  librement  et  volontairement 
abusé  des  moyens  qu'il  nous  aura  fournis  pour  nous  sauver.  Ce  qu'il  y  a  d'in- 
certain ,  c'est  la  manière  dont  Dieu  a  prédestiné  les  hommes.  L'un  doit  nous 
fortifier  et  nous  animer;  mais  l'autre  nous  trouble.  Or  n'entreprenons  point 
inutilement  d'examiner  ce  que  Dieu  nous  a  caché ,  et  attachons-nous  à  ce  qu'il 
nous  a  révélé.  Nous  y  trouverons  de  quoi  nous  relever  de  ce  découragement  où 
notre  lâcheté  nous  plonge,  pour  nous  entretenir  dans  l'impénitence. 

Car  voici  comment  doit  raisonner  tout  homme  chrétien  :  Je  ne  sais  pas  les 
voies  secrètes  que  Dieu  a  tenues  dans  la  disposition  de  mon  salut  ;  mais  ce  que 
je  sais,  c'est  que  Dieu  est  bon  et  qu'il  m'aime  :  cela  me  suffit. 

Il  y  a  plus.  Ce  mystère  de  la  prédestination  a  positivement  de  quoi  nous  con- 
soler :  c'est  un  abîme ,  mais  un  abîme  de  richesses.  Il  est  vrai  que  notre  salut 
est  entre  les  mains  de  Dieu  :  et  n'est-ce  pas  ce  qui  doit  nous  rassurer?  Car 
où  peut-il  être  mieux  qu'entre  les  mains  d'un  père  si  sage ,  si  vigilant  et  si 
tendre? 

Cependant  les  Saints  mêmes  ont  tremblé  en  considérant  ce  mystère  de  la  pré- 
destination. J'en  conviens;  mais  pourquoi  ont-ils  tremblé?  parce  qu'ils  se  dé- 
fiaient, non  pas  de  Dieu ,  mais  d'eux-mêmes  ,  et  qu'ils  envisageaient  leur  liberté 
comme  la  source  de  tous  les  dérèglements. 

Le  mal  est  que  nous  ne  voulons  pas  bien  le  salut;  que  nous  le  voulons  seule- 
ment d'une  volonté  générale  et  indéterminée,  d'une  volonté  lâche  et  faible,  d'une 


ANALYSES  DES    SERMONS.  G91 

volonté  inefficace  et  sans  action ,  d'une  volonté  étroite  et  bornée.  Est-ce  ainsi , 
nous  dira  Dieu  ,  que  vous  vouliez  tout  le  reste? 

De  quelque  manière  que  nous  en  puissions  penser,  la  vie  présente  est  toujours 
la  voie ,  et  par  conséquent  il  n'y  a  point  d'état  dans  la  vie  où  nous  devions  dés- 
espérer. Le  désespoir  est  dans  un  pécheur  un  nouveau  crime  qu'il  ajoute  aux 
autres.  Non  pas  que  tons  les  pécheurs  se  perdent  par  là  :  mais  ce  qui  fait  la 
damnation  des  uns  ,  c'est  un  excès  d'espérance;  et  la  damnation  des  autres,  un 
défaut  d'espérance. 

LE  DIMANCHE  DE  LA  SECONDE  SEMAINE. 

SUR  LA  SAGESSE  ET  LA  DOUCEUR  DE  LA  LOI  CHRETIENNE. 

Sujet.  Tandis  qu'il  parlait  encore,  une  nuée  lumineuse  les  enveloppa,  et  il  sortit  une  voix 
de  cette  nuée  qui  fit  entendre  ces  paroles  :  C'est  mon  Fils  bien-aimé,  en  qui  j'ai  mis  mes 
complaisances  :  écoutez-le. 

Ecoutons-le  ce  Fils  bien-aimé  de  Dieu ,  cet  adorable  législateur,  et  considérons 
dans  ce  discours  les  excellences  de  sa  loi. 

Division.  Loi  chrétienne ,  loi  souverainement  raisonnable  ;  première  partie  : 
loi  souverainement  aimable  ;  deuxième  partie. 

Première  partie.  Loi  chrétienne,  loi  souverainement  raisonnable.  Les  païens 
et  même  dans  le  christianisme  les  libertins  l'ont  réprouvée  comme  une  loi  trop 
sublime  et  trop  au-dessus  de  l'humanisé  :  et  plusieurs  au  contraire,  parmi  les 
hérétiques,  l'ont  attaquée  comme  une  loi  trop  naturelle  et  trop  humaine.  D'où 
je  conclus  d'abord  que  c'est  donc  une  loi  raisonnable,  une  loi  conforme  à  la  rè- 
gle universelle  de  l'esprit  de  Dieu,  parce  qu'elle  tient  le  milieu  enire  ces  deux 
extrémités.  Car  comme  le  caractère  de  l'esprit  de  l'homme  est  de  se  laisser  tou- 
jours emporter  à  l'une  ou  à  l'autre ,  le  caractère  de  l'esprit  de  Dieu  est  un  sage 
tempérament. 

Pour  confondre  les  injustes  reproches  des  libertins  et  des  hérétiques  conîre  la 
la  loi  de  Jésus-Christ,  j'avance  deux  propositions  :  1°  C'est  une  loi  sainte  et  par- 
faite ;  mais  dans  sa  perfection  elle  n'a  rien  d'outré.  2°  C'est  une  loi  modérée  ; 
mais  dans  sa  modération  elle  n'a  rien  de  lâche. 

ï.  C'est  une  loi  sainte  et  parfaite  ;  mais  dans  sa  perfeciion  elle  n'a  rien  d'ou- 
tré :  lout  y  est  raisonnable.  Venons  au  détail.  Oui ,  il  est  raisonnable ,  par  exem- 
ple, que  je  me  renonce  moi-même,  puisque  je  ne  suis  de  moi-même  que  vanité 
et  que  péché.  11  est  raisonnable  que  je  mortifie  ma  chair,  puisque  autrement  elle 
se  révoltera  contre  ma  raison,  et  contre  Dieu  même,  etc. 

M;>is  pourquoi  s'arracher  l'œil  et  se  couper  le  bras?  C'est,  répond  Jésus-Christ, 
qu'il  vaut  mieux  entrer  dans  la  vie  n'ayant  qu'un  œil  et  qu'un  bras,  que  d'être 
condamné  pour  jamais  au  tourment  du  feu.  Mais  pourquoi  faire  à  l'homme  un 
crime  de  ses  désirs  ?  c'est ,  dit  saint  Jérôme ,  qu'il  n'est  pas  permis  de  désirer 
ce  qu'il  n'est  pas  permis  de  rechercher.  Riais  pourquoi  ériger  la  pauvreté  en  béa- 
titude ?  c'est  que  l'expérience  nous  apprend  assez  qu'il  n'y  a  d'heureux  sur  la 
lerre  que  les  pauvres  de  cœur.  Mais  enfin  pourquoi  réduire  des  hommes  faibles 
à  l'affreuse  nécessité,  ou  d'être  apostats  et  anathèmes,  ou  d'endurer  à  certains 
temps  de  persécution  le  martyre?  c'est  que  comme  un  sujet  doit  perdre  la  vie 
plutôt  que  de  trahir  son  prince ,  à  plus  forte  raison  un  homme  doit-il  sacrifier  lout 
plutôt  que  d'abandonner  ton  Dieu,  Rien  donc  que  de  raisonnable  dans  la  loi 
évangélique. 

Je'sais  qu'il  y  a  eu  dans  tous  les  temps  des  esprits  singuliers  qui  ont  porté  la 
perfection  de  celte  loi  bien  au  delà  de  ses  bornes.  Mais  tout  ce  qu'ils  en  ont  pu 
dire  n'est  point  la  perfection  évangélique ,  puisqu'il  n'y  a  rien ,  en  tout  ce  qu'ils 
ont  faussement  imaginé ,  que  la  loi  chrétienne  n'ait  désavoué,  et  même  censuré. 
Me  est  donc  parfaite  ,  mais  d'une  perfeciion  sage  ;  elle  est  parfaite,  mais  tou- 
jours dans  l'étendue  de  ces  termes  :  discrétion  et  vérité. 

2.  C'est  une  loi  modérée ,  mais  dans  sa  modération  elle  n'a  rien  de  lâche,  elle 
n'ôte  pas  aux  pécheurs  leur  confiance  ;  mais  elle  sait  bien  aussi  rabattre  leur 


G92  '  ANALYSES    DES    SERMONS. 

présomption  :  elle  ne  condamne  pas  loin  comme  mortel;  mais  elle  nous  donne 
au  même  temps  une  sainte  horreur  de  tout  péché  ,  même  du  véniel  :  elle  disiin- 
gue  les  préceptes  des  conseils  ;  mais  d'ailleurs  elle  nous  déclare  que  le  mépris 
des  conseils  dispose  à  la  transgression  des  préceptes.  Caractère  de  sagesse,  qui 
de  tous  les  motifs  est  un  des  plus  sensibles  et  des  plus  puissants  pour  m'attacher 
à  ma  religion. 

Deuxième  partie.  Loi  chrétienne,  loi  souverainement  aimable.  1°  C'est  une 
loi  de  grâce  ;  2°  c'est  une  loi  de  charité. 

i.  Loi  de  grâce,  où  Dieu  nous  donne  de  quoi  accomplir  ce  qu'il  nous  com- 
mande. Ainsi  nous  l'a-t-il  promis  en  mille  endroits  de  l'Ecriture.  Douterons- 
nous  de  sa  fidélité,  ou  douterons-nous  du  pouvoir  de  sa  grâce? 

Mais  je  n'ai  pas  cette  grâce.  Peut-être,  Chrétiens,  ne  l'avez-vous  pas  :  mais 
vous  metlez-vous  en  état  de  l'avoir?  la  demandez-vous  à  Dieu?  la  rcherchcz- 
vous  dans  l'usage  des  sacrements?  retranchez-vous  de  votre  cœur  tous  les  obs- 
tacles qu'il  lui  oppose?  De  dire  que  Dieu  vous  la  refuse,  lorsque  vous  faites  tout 
ce  qu'il  faut  pour  l'obtenir,  ce  serait  un  blasphème  :  mais  deux  choses  vous  man- 
quent ,  une  toi  sincère  et  une  espérance  vive. 

2.  Loi  de  charité  et  d'amour.  Amour  et  charité,  dont  l'effet  propre  est  d'a- 
doucir tout.  Dieu,  dit  saint  Bernard,  possédait  trois  qualités,  celle  de  maître  , 
celle  de  rémunérateur,  et  celle  de  père.  Selon  ces  trois  qualités,  il  a  donné  aux 
hommes  trois  lois  :  une  loi  d'autorité ,  comme  à  des  esclaves  ;  une  loi  d'espé- 
rance, comme  à  des  mercenaires  ;  et  une  loi  d'amour,  comme  à  des  enfants.  Les 
deux  premières  furent  des  lois  de  travail  et  de  peine  ;  mais  la  troisième  est  une  loi 
de  consolation  et  de  douceur,  qui  nous  rend  ses  préceptes  les  plus  rigoureux  en 
apparence  aisés  à  pratiquer,  parce  qu'elle  nous  conduit,  non  par  la  crainte, 
mais  par  l'amour. 

Voilà  ce  que  les  amateurs  du  monde  ne  comprennent  pas,  mais  ce  qu'ils  pour- 
raient néanmoins  assez  comprendre  par  eux-mêmes  et  par  leurs  propres  senti- 
ments. Parce  qu'ils  aiment  le  monde,  à  quelles  lois  ne  se  soumettent-ils  pas 
pour  plaire  au  monde?  Qu'ils  aiment  Dieu  comme  ils  aiment  le  monde ,  ils  ne 
trouveront  plus  rien  d'impraticable  dans  la  loi  de  Dieu. 

LE  LUNDI  DE  LA  SECONDE  SEMAINE. 

sur  l'impénitence  finale. 

Sujet.  Je  m'en  vais  ;  vous  me  chercherez,  et  vous  mourrez  dam  votre  péché. 

Le  souverain  mal ,  c'est  le  péché  et  la  mort  unis  ensemble.  Mort  dans  le  pé- 
ché ,  que  nous  avons  à  craindre  aussi  bien  que  les  Juifs ,  et  qui  fera  la  matière 
de  ce  discours. 

Division.  Trois  sortes  de  pécheurs  meurent  dans  rimpénitence  :  les  uns  dans 
une  impénitence  criminelle,  les  autres  dans  une  impénitence  malheureuse,  et 
les  derniers  dans  une  impénitence  secrète  et  inconnue.  Les  premiers ,  ayant 
tous  les  secours  nécessaires,  meurent  volontairement  dans  le  désordre  actuel 
de  l'impénitence  :  impénitence  criminelle.  Les  seconds ,  privés  de  ces  secours , 
meurent  sans  nul  sentiment  et  nulle  démonstration  de  pénitence  :  impénilence 
malheureuse.  Enfin  ,  plusieurs,  croyant  faire  pénitence  à  la  mort,  et  la  faisant 
en  apparence ,  ne  font  qu'une  pénitence  trompeuse  et  fausse  :  impénitence  se- 
crète et  inconnue.  Ce  n'est  pas  assez.  J'ajoute  que  rimpénitence  de  la  vie  con- 
duit à  l'impénitence  criminelle  de  la  mort  par  voie  de  disposition  ;  première 
partie  :  que  l'impénitence  de  la  vie  conduit  à  l'impénitence  malheureuse  de  la 
mort  par  voie  de  punition  ;  deuxième  partie  :  et  que  l'impénitence  de  la  vie  con- 
duit à  l'impénitence  secrète  et  inconnue,  ou  à  la  fausse  pénitence  de  la  mort , 
par  voie  d'illusion  ;  troisième  partie. 

Première  partie.  Impénitence  criminelle.  On  y  meurt,  1°  ou  par  une  volonté 
délibérée  de  renoncer  absolument  à  la  pénitence ,  lors  même  qu'on  se  trouve 
aux  approches  de  la  mort;  2°  ou  par  une  omission  criminelle  des  moyens  ordi- 


ANALYSES   DES    SERMONS.  693 

naires ,  el  marqués  de  Dieu  pour  rentrer  en  grâce  avec  lui  et  pour  faire  péni- 
tence. 

1.  Volonté  délibérée  de  renoncer  absolument  à  la  pénilence.  Ce  que  j'entends 
par  là,  ce  n'est  pas  une  révolte  expresse  et  positive  contre  Dieu,  lorsque  le 
pécheur,  même  a  la  mort ,  ne  veut  pas  reconnaître  le  créateur  dont  il  a  reçu  la 
vie,  et  qui  lui  en  va  demander  compte.  Je  parle  seulement  de  ces  pécheurs  dont 
Pimpénitence  est  aussi  souvent  un  effet  de  la  faiblesse  que  de  la  malice  de  leur 
cœur,  ou  plutôt  est  un  effet  tout  ensemble  de  l'une  et  de  l'autre.  Je  parle,  par 
exemple,  d'un  homme  qui,  rempli  de  fiel  et  d'amertume,  refuse  de  se  récon- 
cilier à  la  mort.  Or  combien  voyons-nous  de  pareilles  morts  dans  le  christia- 
nisme ?  etc.  Voilà  ce  que  j'appelle  mourir  avec  réflexion  et  avec  vue  dans  le 
péché  d'impénitence. 

2.  Du  moins ,  omission  criminelle  des  moyens  ordinaires ,  et  marqués  de  Dieu 
pour  rentrer  en  grâce  avec  lui  et  pour  faire  pénitence.  On  se  rassure  contre  le 
péril  pressant  où  l'on  est,  on  temporise,  on  remet  au  lendemain,  et  cependant 
on  meurt  sans  sacrements  et  dans  l'inimitié  de  Dieu. 

J'ajoute  que  l'impénitence  de  la  vie  conduit  à  celte  impénitenec  de  la  mort 
par  voie  de  disposition,  c'est-à-dire  par  voie  d'habitude,  par  voie  d'attachement, 
par  voie  d'endurcissement.  Par  voie  d'habitude  :  car  des  habitudes  contrac- 
tées pendant  la  vie  ne  se  détruisent  pas  tout  à  coup  aux  approches  de  la  mort , 
et  communément  nous  mourons  comme  nous  avons  vécu.  Par  voie  d'attache- 
ment :  les  péchés  de  la  vie,  dit  le  Sage,  forment  comme  une  chaîne,  qui  tient 
le  pécheur,  presque  malgré  lui,  dans  la  servitude,  même  à  la  mort.  Par  voie 
d'endurcissement  :  le  cœur,  toujours  criminel  et  ne  se  repentant  jamais,  s'est 
enfin  endurci  de  telle  sorte  que  rien  ne  le  peut  plus  toucher. 

Deuxième  partie.  Impénitence  malheureuse.  Il  ne  suffit  pas,  pour  mourir 
dans  l'état  de  la  grâce ,  que  le  pécheur  soit  résolu  de  recourir  un  jour  à  la  pé- 
nitence ;  car  le  temps  pour  cela  et  les  moyens  peuvent  lui  manquer  sans  même 
qu'il  l'ait  voulu,  mais  par  un  juste  châtiment  de  Dieu.  Son  impénitence  finale 
n'est  donc  point  précisément  alors  un  nouveau  péché,  mais  un  malheur,  et  le 
plus  grand  de  tous  les  malheurs. 

Or  qu'y  a-l-il  de  plus  fréquent  et  de  plus  universel  que  ces  morts  imprévues, 
où  le  pécheur  tombe  tout  à  coup  dans  un  état  qui  le  rend  incapable  de  conver- 
sion et  de  pénitence  ? 

Que  dirai-je  de  ceux  qui  meurent  dans  une  ignorance  non  coupable,  mais 
funeste,  du  danger  prochain  où  ils  sont?  On  trompe  un  malade.  Supposons 
même  qu'il  connaisse  son  état,  et  qu'il  soupire  après  le  remède;  on  cherche  un 
prêtre ,  mais  on  ne  le  trouve  point.  Je  dis  plus  :  ce  prêtre  se  trouvera  ;  mais , 
par  un  autre  jugement  de  Dieu,  il  n'aura  pas  le  don  d'assister  un  pécheur 
mourant. 

Affreux ,  mais  juste  châtiment  du  ciel  :  et  c'est  ainsi  que  l'impénitence  de  la 
vie  conduit  à  cette  seconde  impénitence  de  la  mort ,  par  voie  de  punition.  Com- 
bien Dieu  s'en  est-il  expliqué  de  fois  dans  l'Ecriture  ?  Combien  de  fois  le  Fils  de 
Dieu  nous  en  a-t-il  menacés  dans  l'Evangile  ? 

Troisième  partie.  Impénitence  secrète  et  inconnue ,  ou  fausse  pénitence.  Bien 
loin  qu'après  l'impénitence  de  la  vie ,  un  pécheur  à  la  mort  puisse  compter  sur 
sa  pénilence,  il  doit  positivement  s'en  défier  :  pourquoi?  1°  parce  que  rien  en 
soi  n'est  plus  difficile  à  l'homme  que  la  vraie  pénitence  ;  2°  parce  que  de  tous 
les  temps  celui  où  la  vraie  pénilence  est  plus  difficile ,  c'est  le  temps  de  la  mort  ; 
5°  parce  que,  entre  tous  les  hommes  à  qui  la  vraie  pénitence  est  difficile  aux 
approches  de  la  mort ,  il  n'en  est  point  pour  qui  elle  doive  plus  l'être  que  pour 
ceux  qui  ne  l'ont  jamais  faite  pendant  la  vie. 

i.  Rien  de  plus  difficile  en  soi  que  la  vraie  pénitence  ;  car  pour  cela  il  faut  se 
changer  entièrement  soi-même. 

2.  De  tous  les  temps ,  celui  où  la  vraie  pénitence  est  plus  difficile ,  c'est  celui 
de  la  mort.  Ce  n'est  point  vous  qui  quittez  le  péché  ;  c'est  le  péché  qui  vous 
quitte.  Or  l'homme  n'est  jamais  plus  ardent  pour  les  objets  qui  entretienaent  sa 
cupidité,  que  quand  ces  objets  lui  échappent. 


694  ANALYSES    DES    SERMONS. 

3.  Entre  tous  les  hommes  à  qui  la  vraie  pénitence  est  difficile  aux  approches 
de  la  mort ,  il  n'en  est  point  pour  qui  elle  doive  plus  l'être  que  pour  ceux  qui 
ne  l'ont  jamais  faite  pendant  la  vie  :  pourquoi  ?  parce  qu'ils  sont  plus  endurcis 
dans  leur  péché.  De  là  souvent  ils  ne  font  qu'une  fausse  pénitence  :  1°  Pénitence 
forcée  ;  2°  pénitence  toute  naturelle. 

Pénitence  forcée,  parce  qu'on  n'agit  souvent  que  par  une  crainte  servile  et 
une  nécessité  inévitable. 

Pénitence  nalurelie  et  tout  humaine,  c'est-à-dire  qui  n'a  ni  Dieu  ni  le  péché 
pour  objet.  Que  craignent-ils,  ces  prétendus  pénitents?  de  brûler,  dit  saint  Au- 
gustin. Voilà  ce  qui  les  touche. 

Du  reste,  vous  me  demandez  comment  l'impénilence  de  la  vie  conduit  à  la 
fausse  pénitence  de  la  mort.  Je  dis  que  c'est  par  voie  d'illusion.  Car  le  pécheur 
n'ayant  jamais  fait  nul  exercice  de  la  pénitence  pendant  qu'il  a  vécu,  il  n'a 
jamais  appris  à  la  connaître  :  d'où  je  conclus  qu'il  y  doit  être  aisément  trompé 
à  la  mort. 

LE  MERCREDI  DE  LA  SECONDE  SEMAINE. 

sur  l'ambition. 

Sujet.  Jésus  leur  répondit  et  leur  dit  :  Vous  ne  savez  ce  que  vous  demandez.  Pouvez-vous 
boire  le  calice  que  je  boirai?  Us  lui  dirent  :  INous  le  pouvons.  Alors  il  leur  répliqua  :  Vous 
boirez  le  calice  que  je  dois  boire;  mais  d'être  assis  à  ma  droite  ou  à  ma  gauche,  ce  n'est 
pas  à  moi  de  vous  l'accorder. 

Jésus-Christ ,  dans  l'exemple  de  ces  deux  disciples  dont  parle  l'Evangile,  veut 
nous  faire  connaître  en  quoi  consiste  le  désordre  de  l'ambition ,  quels  en  sont 
les  divers  caractères,  quels  en  sont  les  effets  et  les  suites,  et  quels  en  doivent 
être  enfin  les  remèdes. 

Division.  Les  honneurs  du  siècle  sont ,  dans  l'ordre  de  la  prédestination  éter- 
nelle ,  autant  de  vocations  de  Dieu;  mais  notre  ambition  les  profane,  en  les 
recherchant  comme  des  avantages  purement  temporels  :  première  partie.  Les 
honneurs  du  siècle  sont  de  vrais  assujettissements  à  servir  le  prochain  ;  mais 
notre  ambition  en  abuse ,  en  les  recherchant  pour  exercer  un  vain  empire  et 
une  fière  domination  :  seconde  partie.  Les  honneurs  du  siècle  sont  des  engage- 
ments indispensables  à  travailler  et  à  souffrir  ;  mais  notre  ambition  les  corrompt, 
en  les  recherchant  dans  la  vue  d'y  trouver  une  vie  tranquille  et  agréable  :  troi- 
sième partie. 

Première  partie.  Les  honneurs  du  siècle  sont ,  dans  l'ordre  de  la  prédesti- 
nation éternelle ,  autant  de  vocations  de  Dieu  ;  mais  notre  ambition  les  profane, 
en  les  recherchant  comme  des  avantages  purement  temporels.  Il  n'y  a  point 
d'état  dans  la  vie  où  l'homme  doive  entrer  sans  vocation  de  Dieu,  puisque  toute 
notre  prédestination  roule  presque  sur  le  choix  des  étals  que  nous  embrassons. 
Or,  quoique  ce  principe  soit  universel ,  c'est  surtout,  selon  la  maxime  de  l'A- 
pôtre, aux  honneurs  du  siècle  et  à  ce  qui  regarde  notre  agrandissement  dans  le 
monde  qu'il  doit  être  appliqué  :  pourquoi?  par  deux  raisons  :  l'une  tirée  de  l'in- 
térêt de  Dieu  ,  et  l'autre  de  l'intérêt  de  l'homme. 

Cependant,  par  une  conduite  tout  oppoeée  à  la  règle  de  saint  Paul,  comment 
se  pousse-t-on  tous  les  jours  aux  honneurs  du  siècle  et  aux  dignités  mêmes  de 
l'Eglise  sans  vocation  ? 

Du  moins ,  si  le  mérite  et  la  vertu  suppléaient  en  quelque  manière  au  défaut 
de  la  vocation  et  de  la  grâce.  Mais ,  à  l'exclusion  de  la  vertu  et  du  mérite,  quelles 
voies  prend-on  pour  s'avancer?  l'intrigue  ,  la  cabale,  l'intercession,  la  faveur, 
le  vice  même  et  l'iniquité. 

On  poursuit  les  honneurs ,  même  les  plus  saints  ,  comme  dus  à  sa  naissance. 

J'ai  rendu,  dites-vous  ,  des  services  considérables  ,  et  cette  place  est  une  ré- 
compense qui  me  regarde  naturellement.  Mais  n'y  a-t-il  point  pour  ces  prétendus 
services ,  que  vous  mettez  à  un  si  haut  prix  ,  d'autre  justice  à  vous  rendre  que 


ANALYSES    DES    SERMONS.  605 

de  vous  faire  monter  à  un  degré  où  Dieu  ne  vous  veut  pas ,  et  où  vous  n'êtes 
pas  propre? 

Combien  de  pères,  et  même  de  pères  chrétiens,  ou  plutôt  oubliant  qu'ils  sont 
chrétiens ,  tiennent  le  langage  de  cette  mère  de  l'Evangile  :  Die  ut  hi  duo  filii 
mei.  Placez  mes  deux  enfants  auprès  de  vous ,  et  qu'ils  aient ,  l'un  à  votre  droite, 
l'autre  à  votre  gauche,  c'est-à-dire  l'un  dans  l'Eglise  ,  l'autre  dans  le  monde,  les 
plus  hauts  ministères?  L'injustice  va  encore  plus  loin ,  et  c'est  ce  qui  faisait  tant 
autrefois  gémir  Salvien  :  car  si  de  plusieurs  enfants  qui  composent  la  même  fa- 
mille ,  il  y  en  a  un  plus  méprisable  ,  ou  qui  n'ait  pas  l'inclination  du  père  et  de 
la  mère  ,  c'est  celui  à  qui  les  honneurs  de  l'Eglise  sont  réservés. 

Faut-il  s'étonner  après  cela  si  Dieu  s'élève  contre  nous?  Faut-il  s'étonner  si 
toutes  les  conditions  sont  si  avilies? 

Deuxième  partie.  Les  honneurs  du  siècle  sont  de  vrais  assujettissements  à 
servir  le  prochain  ;  mais  notre  ambition  en  abuse ,  en  les  recherchant  pour  exer- 
cer un  vain  empire  et  une  fière  domination.  Il  n'y  a  que  Dieu  qui  soit  grand 
absolument  et  pour  lui-même.  Tout  ce  qui  est  grand  hors  de  Dieu  et  parmi  les 
hommes  ne  l'est  qu'avec  dépen fiance  et  par  rapport  au  prochain ,  je  veux  dire 
pour  le  bien  et  pour  l'utilisé  du  prochain. 

De  là  saint  Augustin  conclut  qu'un  grand  qui,  sans  se  mettre  en  peine  de 
ceux  qui  lui  sont  soumis ,  ne  veut  être  grand  que  pour  dominer,  mérite  d'être 
réprouvé  de  Dieu.  Le  christianisme  a  bien  même  encore  enchéri  sur  cela ,  et. 
l'exemple  de  Jésus- Christ,  qui  n'est  pas  venu  pour  être  servi ,  mais  pour  servir, 
nous  impose  là-dessus  une  obligation  beaucoup  plus  étendue. 

Cependant  ne  trouve-t-on  pas  partout  dans  le  monde  de  ces  maîtres  hautains 
et  durs  qui  ne  savent  que  se  faire  ubéir,  que  se  faire  servir,  que  se  faire  craindre, 
sans  savoir  ni  compatir,  ni  soulager,  ni  condescendre,  ni  se  faire  aimer?  On  se 
llatte,  parce  qu'on  est  élevé,  d'un  prétendu  zèle  de  faire  sa  charge;  et  l'on  se 
fait  de  ses  fiertés  et  de  ses  hauteurs  un  devoir. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  étrange,  c'est  que  les  plus  impérieux,  ce  sont  communé- 
ment ceux  à  qui  cet  empire  qu'ils  affectent  doit  moins  convenir.  Sont-ce  là  les 
enseignements  que  nous  avons  reçus  de  Jésus-Christ,  et  est-ce  ainsi  que  les 
apôtres  ont  converti  le  monde  ? 

Troisième  partie.  Les  honneurs  du  siècle  sont  des  engagements  indispen- 
sables à  travailler  et  à  soulfrir;  mais  notre  ambition  les  corrompt,  en  les  re- 
cherchant dans  la  vue  d'y  trouver  une  vie  tranquille  et  agréable.  Ne  cherchons 
point  dans  le  monde,  dit  saint  Augustin,  des  honneurs  purs,  c'est-à-dire  qui 
ne  soient  pas  mêlés  d'afflictions  et  de  peines.  Sans  parler  de  ces  accidents,  de 
ces  revers  de  fortune  dont  nous  sommes  si  souvent  spectateurs,  supposons  un 
homme  dans  une  prospérité  constante  et  dans  ia  plus  grande  élévation,  et  voyons 
à  quoi  cette  prospérité  même  et  cette  élévation  l'engage. 

Se  faire  violence  à  soi-même,  premier  engagement  des  honneurs  du  siècle. 

Souffrir  souvent  et  beaucoup  des  autres,  second  engagement  des  honneurs 
du  siècle. 

Mener  une  vie  pleine  de  soins  et  de  soins  affligeants,  troisième  engagement 
des  honneurs  du  siècle. 

Enfin  ,  avoir  toujours  son  âme  entre  ses  mains,  et  toujours  être  en  disposition 
de  s'immoler  soi-même  ou  pour  la  justice  ou  pour  la  vérité  ,  quatrième  engage- 
ment des  honneurs  du  monde. 

Or  là-dessus  qu'avezv-ous  à  répondre,  vous  qui,  dans  les  honneurs  du  siècle, 
ne  prenez  que  le  doux  et  l'agréable ,  sans  en  prendre  le  pénible  et  le  rigoureux  ? 


696  ANALYSES    DES   SERMONS. 

LE  JEUDI  DE  LA.  SECONDE  SEMAINE. 

SUR  LES    RICHESSES. 

Sujet.  Or  il  arriva  que  le  pauvre  mourut,  et  qu'il  fut  emporte'  par  les  auges  dans  le  sein 
d'Abraham.  Le  riche  mourut  aussi,  et  il  fut  enseveli  dans  l'enfer. 

Voilà  ,  dit  saint  Augustin  ,  un  partage  bien  surprenant  ;  mais  il  ne  doit,  après 
tout ,  ni  désespérer  les  riches ,  ni  enfler  les  pauvres.  Car  s'il  y  a  des  riches  dans 
l'enfer,  on  y  verra  pareillement  des  pauvres  ;  et  s'il  y  a  des  pauvres  dans  le  ciel, 
tous  les  riches  n'en  seront  pas  exclus ,  puisque  Abraham  lui-même  nous  est  au- 
jourd'hui représenté  dans  la  gloire  ,  après  avoir  possédé  sur  la  terre ,  selon  le 
témoignage  de  l'Ecriture ,  des  biens  immenses.  Il  faut  néanmoins  convenir  que 
l'opulence  est  un  plus  grand  obstacle  au  salut  que  la  pauvreté  :  pourquoi?  c'est 
ce  que  je  vais  vous  apprendre  dans  ce  discours. 

Division.  Les  richesses  servent  de  matière  à  trois  malheureuses  concupis- 
cences que  saint  Jean  nous  a  marquées  :  concupiscence  des  yeux,  concupiscence 
de  la  chair,  et  orgueil  de  la  vie.  Pour  mieux  entendre  ma  pensée,  il  faut  distin- 
guer trois  choses  dans  les  richesses  :  l'acquisition ,  la  possession  et  l'usage.  Or 
l'acquisition  des  richesses ,  ou  désir  d'acquérir  des  richesses ,  est  communément 
une  occasion  d'injustice ,  et  voilà  l'effet  de  la  concupiscence  des  yeux  :  première 
partie.  La  possession  des  richesses  enfle  naturellement  une  âme  vaine,  et  rien 
n'est  plus  propre  à  lui  inspirer  ce  que  le  bien-aimé  disciple  appelle  orgueil  de  la 
vie  :  deuxième  partie.  Enfin  ,  le  mauvais  usage  des  richesses  entrelient  dans  un 
cœur  l'amour  du  plaisir,  et  fomente  la  concupiscence  de  la  chair  :  troisième 
partie.  L'homme  du  siècle  injuste ,  parce  qu'il  veut  acquérir  les  biens  de  la  terre. 
L'homme  du  siècle  orgueilleux,  parce  qu'il  possède  les  biens  de  la  terre.  L'homme 
du  siècle  voluptueux ,  parce  qu'il  use  mal  des  biens  de  la  terre. 

Première  partie.  L'homme  du  siècle  injuste,  parce  qu'il  veut  acquérir  les 
biens  de  la  terre.  Tout  riche,  disait  saint  Jérôme,  est  ou  injuste  dans  sa  per- 
sonne ,  ou  héritier  de  l'injustice  d'autrui.  Quoique  celte  proposition  ait  paru 
dure  ,  l'expérience  ne  la  vérifie  que  trop.  Parcourez  les  maisons  et  les  familles 
distinguées  par  les  richesses  :  à  peine  en  trouverez-vous  quelques-unes  où  l'on 
ne  vous  fasse  pas  voir  une  succession  d'injustice  aussi  bien  que  d'héritage.  Je  sais 
quelles  conséquences  s'ensuivent  de  là;  ou  plutôt,  je  sais  de  quelles  erreurs  la 
plupart  des  riches  se  laissent  préoccuper  sur  cela  :  mais  malheur  à  eux  s'ils  se 
livrent  à  une  aveugie  cupidité  ;  et  malheur  à  moi  si  je  leur  dissimulais  des  véri- 
tés qui  les  doivent  sauver  ! 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  dis  d'abord ,  d'après  l'Apôtre ,  que  le  désir  d'acquérir  des 
richesses  est  communément  une  source  d'injustice:  pourquoi?  1°  c'est  qu'on 
veut  être  riche  à  quelque  prix  que  ce  soit  ;  2°  c'est  qu'on  veut  être  riche  sans  se 
prescrire  de  bornes;  3°  c'est  qu'on  veut  être  riche  en  peu  de  temps.  Trois  désirs 
capables  de  pervertir  les  Saints  mêmes. 

1.  On  veut  être  riche  à  quelque  prix  que  ce  soit.  Voilà  la  fin  qu'on  se  propose. 
Des  moyens,  on  en  délibérera;  mais  il  faut  avoir.  On  voudrait  bien  y  parvenir 
par  des  voies  honnêtes  ,  mais  au  défaut  de  ces  voies  honnêtes  on  est  disposé  à 
prendre  toutes  les  autres.  C'est  ce  que  le  satirique  de  Rome  reprochait  à  ses 
concitoyens;  et  ne  peut-on  pas  bien  nous  faire  le  même  reproche?  Voilà,  leur 
disait-il,  comment  vous  raisonnez  :  Rem,  si  possis,  rectè;  si  non,  quoeumque 
modo,  rem.  Or  supposons  un  homme  dans  cette  disposition,  que  ne  fera-t-il 
pas ,  et  qui  pourra  l'arrêter  ? 

2.  On  veut  être  riche  sans  se  prescrire  de  bornes.  Car  où  sont  aujourd'hui  les 
riches  qui  se  tiennent  dans  une  sage  modération?  En  vain  on  leur  représente 
lout  ce  qui  peut  amortir  le  feu  de  leur  avare  convoitise  ;  ils  se  répondent  secrè- 
tement qu'on  n'en  a  jamais  assez.  Or  quelles  injustices  celte  passion  effrénée  ne 
doit-elle  pas  traîner  après  soi?  De  là  tant  d'anathèmes  que  les  prophètes  ont 
prononcés  contre  cette  faim  dévorante. 

3.  On  veut  être  riche  en  peu  de  temps.  S'enrichir  par  une  longue  épargne  et 


ANALYSES    DES    SERMONS.  697 

par  un  travail  assidu  ,  c'était  l'ancienne  route  que  l'on  suivait  dans  la  simplicité 
des  premiers  siècles  :  mais  dans  la  suite  on  a  trouvé  des  chemins  raccourcis  et 
bien  plus  commodes.  Or  il  est  de  la  foi  que  quiconque  cherche  à  s'enrichir 
promptement  ne  gardera  pas  son  innocence  :  Qui  festinat  ditari ,  non  erit  inno- 
cent. Et  certes  il  est  incompréhensible,  par  exemple,  qu'avec  des  profils  et  des 
appointements  réglés ,  on  fasse  tout  à  coup  des  fortunes  telles  que  nous  en 
voyons.  Cela  va,  dites-vous,  à  damner  bien  des  gens  d'honneur;  mais,  1°  en 
quel  sens  les  appelle-t-on  gens  d'honneur  ?  2°  si  ces  prétendus  gens  d'honneur 
trouvent  ici  leur  condamnation ,  c'est  à  eux  à  y  prendre  garde. 

Faut-il  s'élonner  après  cela  que  le  Fils  de  Dieu,  parlant  des  richesses,  les 
appelle  richesses  d'iniquités?  Faut-il  demander  pourquoi  le  Sage  cherchait  par- 
tout un  homme  juste ,  qui  n'eût  point  couru  après  l'or  et  l'argent;  et  pourquoi 
il  le  regardait  comme  un  homme  de  miracles?  Mais,  reprend  saint  Augustin  ,  s'il 
est  rare  de  trouver  un  Juste  désintéressé,  combien  plus  doit-il  être,  je  ne  dis 
pas  difficile,  mais  impossible  qu'un  homme  attaché  à  son  intérêt  se  maintienne 
dans  l'état  de  Juste?  Voulez-vous,  conclut  saint  Bernard,  modérer  cet  injuste 
désir?  comprenez  l'obligation  de  l'aumône.  Ou  vous  êtes  riche  et  vous  avez  du 
superflu  ,  et  alors  ce  superflu  n'est  pas  pour  vous ,  mais  pour  les  pauvres  ;  ou 
vous  êtes  dans  une  fortune  médiocre,  et  alors  que  vous  importe  d'amasser  ce  que 
vous  ne  pourrez  garder? 

Deuxième  partie.  L'homme  du  siècle  orgueilleux,  parce  qu'il  possède  les  biens 
de  la  terre.  L'Apôtre,  écrivant  à  son  disciple  Timolhée,  lui  recommandait  parti- 
culièrement d'ordonner  aux  riches  de  ne  s'enorgueillir  point  de  leur  fortune.  Car 
il  savait,  dit  saint  Augustin,  que  l'esprit  du  christianisme  est  essentiellement 
opposé  à  l'esprit  d'orgueil ,  et  d'ailleurs  il  n'ignorait  pas  que  l'esprit  d'orgueil  est 
comme  inséparable  des  richesses. 

En  effet ,  les  richesses  inspirent  naturellement  deux  sentiments  d'orgueil  : 
l'un  à  l'égard  des  hommes,  l'autre  à  l'égard  de  Dieu.  1°  Orgueil  envers  les 
hommes,  que  nous  appelons  suffisance  et  fierté;  2°  orgueil  envers  Dieu,  qui 
dégénère  en  libertinage  et  en  impiété. 

1.  Orgueil  envers  les  hommes.  C'est  une  suile  de  l'état  où  le  riche  se  trouve 
par  son  opulence.  N'avoir  besoin  de  personne ,  premier  effet  de  l'opulence,  et 
disposition  prochaine  à  mépriser  tout  le  monde.  Qu'ai-je  affaire  de  celui  ci ,  dit 
un  riche  mondain ,  et  que  me  reviendra-t-il  d'avoir  des  égards  pour  celui-là?  Plus 
d'affabilité  ,  de  douceur,  de  patience,  de  déférence. 

Voir  tout  le  monde  dans  la  dépendance,  c'est-à-dire  se  voir  recherché  de  tout 
le  monde,  redouté  de  tout  le  monde,  obéi  de  tout  le  monde,  autre  effet  de  la 
richesse  :  et  qu'y  a-t-il  de  plus  propre  à  entretenir  la  présomption  d'une  âme 
superbe?  L'humiliation  du  riche  serait  de  penser  quels  sont  ces  serviteurs  et  ces 
amis  dont  il  se  glorifie  :  serviteurs  et  amis  intéressés.  Mais  il  n'importe,  c'est  une 
gloire  pour  lui  d'avoir,  sous  ce  nom  d'amis,  beaucoup  de  mercenaires  et  beau- 
coup d'esclaves. 

Etre  en  pouvoir  de  tout  entreprendre  et  de  tout  faire  avec  impunité,  troisième 
effet  de  l'abondance ,  pour  qui  sait  s'en  prévaloir.  Les  lois  sont  pour  les  misé- 
rables ,  disait  Salvien,  mais  aux  riches  tout  est  permis.  Et  voilà ,  selon  la  parole 
du  Prophète  royal ,  ce  qui  les  rend  fiers  et  insolents  :  Ideb  tenuit  eos  superbia. 

Avoir  même,  quoi  qu'on  fasse,  des  approbateurs,  quatrième  effet  de  l'opu- 
lence. Le  pauvre  parle  avec  sagesse  ,  dit  le  Saint-Esprit,  et  à  peine  le  souffre- 
t-on.  Le  riche  parle  mal  à  propos,  et  on  l'écoute  avec  respect  ;  on  loue  jusques 
aux  désirs  de  son  cœur. Enfin,  quiconque  est  riche  est  éminemment  toutes  choses, 
et  sans  mérite,  il  a  tout  mérite.  Ne  serait-ce  donc  pas  une  espèce  de  prodige, 
s'il  savait  se  garantir  de  l'orgueil  ? 

2.  Orgueil  envers  Dieu.  Saint  Paul  ne  parle  presque  jamais  de  l'avarice,  qu'il 
ne  la  traite  d'idolâtrie  :  Quœ  est  simulacrorum  servitus.  Et  en  effet  le  dieu  du  riche, 
c'est  son  argent,  puisque  c'est  son  argent  qu'il  aime  et  en  son  argent  qu'il  se 
confie,  au  mépris  du  vrai  Dieu.  Exemple  de  cet  homme  dont  parle  le  prophète 
Osée,  qui  disait  :  Je  suis  devenu  riche,  et  dans  mes  richesses  j'ai  trouvé  mon 
idole  ;  Dives  efj'ectus  mm',  inveni  idolum  mihi.  Combien  de  riches  sont  dans  ce 


(H98  ANALYSES    DES    SERMONS. 

sentiment?  et  sans  qu'ils  s'en  expliquent,  leur  conduite  nous  fait  assez  con- 
naître les  véritables  dispositions  de  leur  cœur.  Qu'est-ce  qu'un  riche,  dans 
l'usage  du  siècle?  Un  homme,  ou  absolument  sans  religion,  ou  qui  n'a  que  la 
surface  de  la  religion  ,  ou  qui  n'a  que  très-peu  de  religion.  Je  ne  prétends  pas 
néanmoins  que  tous  les  riches  soient  de  ce  caractère  ;  mais  je  dis  que  la  pos- 
session des  richesses  ,  sans  une  humilité  héroïque ,  conduit  là  et  aboutit  là.  Le 
remède  est  de  bien  comprendre  :  1°  que  ces  richesses  passeront;  2°  que  le  riche 
même  n'en  est ,  par  rapport  à  Dieu ,  que  le  dépositaire  et  le  dispensateur  ;  et 
qu'en  vertu  de  l'obligation  indispensable  de  l'aumône ,  il  en  doit  une  partie  aux 
pauvres. 

Troisième  partie.  L'homme  du  siècle  voluptueux ,  parce  qu'il  use  mal  des 
biens  de  la  terre.  Il  paraît  étrange  d'abord  que  le  riche  de  notre  évangile  ait  été 
si  hauiement  condamné  de  Jésus-Christ.  Qu'avail-il  fait  pour  mériter  de  l'être? 
il  était  vêtu  de  pourpre  et  de  lin  ;  mais  sa  condition  ne  le  demandait-elle  pas? 
Il  se  îraiîait  magnifiquement;  mais  sans  cela  que  lui  eût  servi  son  bien?  C'est 
ain;i  que  le  monde  en  juge;  et  moi  je  réponds  que  le  monde  se  trompe,  quand 
il  se  persuade  que  dès  là  qu'on  est  riche,  on  ait  droit  de  vivre  plus  somptueuse- 
ment et  plus  voluptueusement.  La  morale  du  paganisme  pourrait  me  fournir  là- 
dessus  de  quoi  confondre  bien  des  chrétiens.  Mais  quoi  qu'en  aient  pensé  les 
païens  mêmes  ,  la  morale  de  l'Evangile  va  bien  encore  plus  loin.  Car  elle  nous 
apprend  que  plus  un  chrétien  est  riche,  plus  il  doit  être  pénitent;  et  cela  par 
trois  raisons  :  1°  parce  que  le  riche  est  beaucoup  plus  exposé  que  le  pauvre  à  la 
corruption  des  sens  ;  2°  parce  qu'il  est  communément  plus  ciiargé  d'offenses  et 
plus  redevable  à  la  justice  de  Dieu  ;  5°  parce  qu'il  trouve  dans  sa  condition  plus 
d'obstacles  à  la  pénitence ,  qui  néanmoins  est  la  seule  voie  par  où  il  puisse 
retourner  à  Dieu  et  se  sauver. 

Mais  si  cela  est,  que  ferai-je  de  mes  revenus?  Ils  vous  serviront  pour  honorer 
Dieu ,  pmir  exercer  la  charité  envers  vos  frères ,  pour  racheter  vos  péchés. 

Voilà  l'usage  qu'il  faudrait  faire  de  vos  richesses  ;  mais  voici  celui  qu'on  en 
fait.  Je  ne  parle  point  de  tant  d'abominations  ,  de  tant  de  commerces  infâmes  , 
dont  l'argent  est  le  lien  et  le  soutien,  et  où  sont  quelquefois  employés  les  biens 
mêmes  de  l'Eglise.  Laissons  toutes  ces  horreurs.  Mais  je  parle  de  ce  que  la  cou- 
tume et  l'esprit  du  siècle  semblent  avoir  rendu,  non-seulement  supportable,  mais 
louable,  tout  opposé  qu'il  est  aux  maximes  de  l'Evangile.  Parce  qu'on  a  du  bien 
on  en  veut  jouir  sans  restriction ,  et  dans  toute  l'étendue  des  désirs  qu'un  atta- 
chement infini  à  soi-même  et  à  sa  personne  peut  inspirer.  On  veut  que  le  fruit 
des  richesses  soit  tout  ce  qui  peut  contribuer  à  une  vie  commode ,  pour  ne  pas 
dire  délicieuse.  Et  de  là  i!  ne  faut  plus  espérer  que  la  chair  soit  jamais  sujette  à 
l'esprit ,  ni  l'esprit  à  Dieu. 

Pleurez  donc,  mes  Frères,  concluait  l'apôtre  saint  Jacques  en  parlant  aux 
riches;  car  le  temps  viendra  où  vos  biens  vous  seront  enlevés  ,  où  vos  richesses 
porteront  témoignage  contre  vous,  et  où  ces  trésors  d'iniquité  seront  pour 
vous  des  trésors  de  colère  et  de  vengeance.  Mais  pour  en  faire  des  trésors  de 
justice  et  de  sainteté,  partagez-les  avec  les  pauvres.  Et  vous,  pauvres,  appre- 
nez à  vous  consoler  dans  votre  pauvreté ,  puisqu'elle  vous  met  à  couvert  des 
dangers  et  du  malheur  des  riches.  Ne  soyez  pas  seulement  pauvres  par  néces- 
sité, mais  soyez-le  de  cœur.  Car  que  vous  servirait  d'être  dépourvus  de  biens, 
si  vous  aviez  le  cœur  plein  de  désirs  ?  Quid  tibi  prodest  si  eges  focultate,  et  ardes 
cupiditale  ? 

LE  VENDREDI  DE  Là  SECONDE  SEMAINE. 

SUR   L'ENFER. 
Sujet.  Or  le  riche  mourut  aussi  ,  et  il  fut  enseveli  dans  l'enfer. 

C'est  le  triste  sort  d'un  riche  du  monde,  dont  il  était  parlé  dans  l'évangile 
d'hier.  Il  mourut,  ce  riche,  comblé  de  biens  dans  la  vie,  et  comblé  même 
d'honneurs  de  la  part  des  boinmes  après  la  mort.  Mais  son  âme,  portée  devant 


ANALYSES    DES    SERMONS.  099 

le  Iribunal  do  Dieu  ,  y  reçut  son  arrêt,  et  fut  ensevelie  dans  l'enfer.  Que  ne 
puis-je,  en  vous  représentant  toute  l'horreur  de  cette  damnation  éternelle,  vous 
apprendre  à  la  craindre  et  à  l'éviter  !  c'est  le  sujet  de  ce  discours. 

Division.  Les  réprouvés  dans  l'enfer  souffrent  en  trois  manières  différentes  , 
savoir  :  par  le  souvenir  du  passé ,  par  la  douleur  du  présent ,  et  par  le  désespoir 
d'obtenir  jamais  grâce  dans  l'avenir.  Etat  malheureux  du  réprouvé ,  que  le  passé 
déchire  par  les  plus  mortels  regrets  :  première  partie.  Etat  malheureux  du  ré- 
prouvé, que  le  présent  accable  par  la  plus  violente  douleur  :  deuxième  partie. 
Etat  malheureux  du  réprouvé,  que  l'avenir  désole  par  le  plus  affreux  désespoir  : 
troisième  partie. 

Première  partie.  Etat  malheureux  du  réprouvé,  que  le  passé  déchire  parles 
plus  mortels  regrets.  Deux  vues  par  rapport  au  passé  le  tourmenteront  :  1°  la  vue 
des  biens  dont  il  aura  fait  un  criminel  usage;  2°  la  vue  des  maux  qu'il  aura 
commis  :  Fili ,  recordare. 

4.  La  vue  des  biens  dont  il  aura  fait  un  criminel  usage.  Biens  de  fortune  , 
dont  il  pouvait  se  servir  pour  mériter  le  ciel  en  assistant  les  pauvres,  et  qu'au 
contraire  il  aura  fait  servir  à  sa  damnation  par  son  avarice  ou  par  ses  folles  dé- 
penses. Biens  de  fortune,  biens  périssables  et  passagers,  pour  lesquels  il  aura 
perdu  son  vrai  bien  ,  son  unique  bien ,  un  bien  éternel  :  Gusians  gustavi  paulu- 
lum  mellis,  et  ecce  morior.  De  plus  ,  biens  de  la  grâce  ,  qui  devaient  être  pour 
lui  des  moyens  de  salut,  et  qu'il  se  sera  rendus  inutiles  et  même  préjudiciables  : 
Recordare. 

2.  La  vue  des  maux  qu'il  aura  commis.  Il  ne  faudra  point  de  démons ,  dit 
saint  Chrysostome ,  point  de  spectres  pour  faire  de  l'enfer  un  lieu  de  tourment. 
Ce  que  chacun  y  apportera  de  crimes ,  voilà  les  démons  auxquels  il  sera  livré  ; 
et  les  païens  eux-mêmes  i'onl  reconnu.  Mais  ces  crimes  ne  seront  plus  :  il  est 
vrai ,  répond  saint  Bernard,  ils  ne  seront  plus  ^ans  la  réalité  de  leur  être,  mais 
ils  seront  encore  dans  la  pensée  et  dans  le  souvenir,  et  c'est  par  le  souvenir  et 
par  la  pensée  qu'ils  feront  souffrir  une  âme  réprouvée  de  Dieu.  Ils  ne  seront  plu*, 
mais  ils  auront  été,  et  ils  ne  tourmentent ,  ni  sur  la  terre  ,  ni  dans  l'enfer,  que 
parce  qu'ils  ont  été.  Et  comme  il  sera  toujours  vrai  qu'ils  auront  été,  aussi 
tourmenteront-ils  toujours.  Jugez  de  ce  tourment  par  ce  que  nous  voyons 
quelquefois  dans  la  vie.  Cette  femme  avait  de  l'honneur,  mais  dans  une  mallieu- 
rense  rencontre  elle  s'est  oubliée  :  cet  homme  passait  pour  homme  de  bien ,  et 
il  l'était;  mais  dans  un  fâcheux  moment  la  passion  l'a  transporté,  et  lui  a  fait 
faire  un  mauvais  coup.  De  quels  regrets  sont-ils  saisis  l'un  et  l'autre  ,  lorsqu'ils 
viennent  à  ouvrir  lés  yeux  et  à  se  reconnaître? 

Ajoutez  que  les  crimes  de  la  vie  se  présenteront  tous  à  la  fois  aux  yeux  du 
réprouvé  ,  et  tous  à  la  fois  le  tourmenteront.  11  n'en  a  goûté  la  douceur  que  p*r 
parties,  parce  qu'il  ne  les  a  commis  que  par  intervalles  et  par  succession  :  nuis 
dans  son  tourment  il  n'y  aura  si  succession  ni  partage.  Souvenez-vous  de  ce  q'ie 
nous  éprouvons  dans  ces  revues  générales  qsie  nous  faisons  de  nos  consciences. 
Quelle  honte  quand  tout  à  coup  cette  mullulide  innombrable  de  péchés  se  déve- 
loppe devant  nous  !  Or  apprenez  de  là  quelle  sera  donc  la  honte  et  le  trouble  des 
réprouvés  :  Non  est  pax  ossibus  meis  à  facie  peccatorum  meorum. 

Voilà  notre  leçon.  Sans  qu'il  soit  nécessaire  que  Lazare  ni  aucun  des  morts 
vienne  nous  instruire,  l'exemple  du  mauvais  riche  suffît.  Mais  bien  loin  d'en 
profiter,  nous  ne  profitons  pas  même  de  notre  propre  expérience.  Car  dès  celte 
vie  nous  avons  une  expérience  sensible  du  repentir  des  damnés,  et  quelle  est-elle? 
le  trouble  et  le  remords  du  péché  dès  que  nous  l'avons  commis.  Mais  nous 
étouffons  ce  remords  ,  ou  plutôt  nous  tâchons  à  l'étouffer,  en  effaçant ,  autant 
qu'il  est  possible ,  de  notre  esprit  l'idée  d'un  Dieu  vengeur  et  d'une  vie  immor- 
telle. Cependant  nous  avons  beau  faire  des  efforls,  ce  ver  du  péché  ne  meurt 
point  pour  cela ,  et  il  se  fait  sentir  aux  souverains  mêmes  et  aux  monarques.  Au 
lieu  de  l'étouffer,  ce  remords ,  que  fais-je  si  je  suis  fidèle  à  la  grâce?  je  le  réveille 
et  je  l'excite  en  moi  par  de  solides  réflexions  ;  je  le  demande  à  Dieu  ;  je  l'anticipe 
même  ,  et  je  me  dis  :  Quel  fruit  lirerai-je  de  ce  péché ,  et  pourquoi  faire  main- 
tenant ce  que  je  voudrai  dans  la  suite  n'avoir  jamais  fait? 


700  ANALYSES   DES    SERMONS. 

Deuxième  partie.  Elat  malheureux  du  réprouvé ,  que  le  présent  accable  par 
la  plus  violenie  douleur.  Saint  Bernard  souhaitait  que  pendant  la  vie  les  pécheurs 
descendissent  en  esprit  dans  l'enfer,  afin  de  n'y  pas  descendre  après  la  mort. 
Mais  pour  l'entier  accomplissement  du  souhait  de  saint  Bernard ,  il  faudrait  que 
nous  y  pussions  descendre  avec  les  mêmes  connaissances  que  les  damnés.  Du 
moins  tâchons  de  nous  former  quelque  idée  de  leur  état.  Double  peine.  1°  Sépa- 
ration de  Dieu;  2°  tourment  du  feu. 

1.  Séparation  de  Dieu.  Le  mauvais  riche,  du  lieu  de  son  supplice,  vit  Abraham; 
mais  il  ne  le  vit  que  de  loin,  à  longé  :  et  s'il  était  si  loin  d'Abraham,  dit  saint 
Ambroise,  il  était  encore  bien  plus  éloigné  de  Dieu.  Or  qu'est-ce  que  d'être 
séparé  de  Dieu?  celte  peine  ,  répond  saint  Bernard ,  est  aussi  grande  par  pro- 
portion que  Dieu  est  grand.  Dès  cette  vie  ce  terrible  mystère  de  la  perte  d'un 
Dieu  commence  dans  la  personne  des  pécheurs.  Dieu  et  l'âme,  par  le  péché  ,  se 
séparent ,  jusqu'à  se  renoncer  l'un  l'autre  ;  mais  après  tout  ils  peuvent  encore  se 
rejoindre;  au  lieu  que  le  divorce  entre  Dieu  et  le  réprouvé  est  parfait  et  sans 
retour.  Dieu  n'est  plus  à  l'âme  réprouvée ,  et  l'âme  réprouvée  n'est  plus  à  Dieu. 
Quia  vos  non  populus  meus,  et  ego  non  ero  tester. 

Que  dis-je  ?  l'âme  réprouvée  sera  encore  à  Dieu,  et  Dieu  à  elle.  Dieu  lui  sera 
inséparablement  uni ,  et  elle  à  Dieu  :  mais  c'est  cela  même  qui  doit  faire  son 
malheur.  Car  son  souverain  malheur  sera  d'être  privée  de  Dieu,  en  tant  que 
Dieu  était  l'objet  de  sa  félicité  ;  et  d'être  pénétrée  de  Dieu,  en  tant  que  Dieu  sera 
le  sujet  éternel  de  ses  plus  violents  transports.  Malheureuse  d'avoir  encore  un 
Dieu,  et  malheureuse  de  n'en  avoir  plus;  d'avoir  encore  nn  Dieu  conjuré  contre 
elle  et  ennemi,  et  de  n'avoir  plus  de  Dieu  favorable  pour  elle  et  ami.  Elle  esti- 
mera Dieu  tel  qu'elle  ne  le  possédera  jamais  ;  et  elle  le  haïra  tel  qu'elle  l'aura  tou- 
jours présent. 

2.  Tourment  du  feu.  Si  je  vous  disais  que  ce  supplice  surpasse ,  non-seule- 
ment tout  ce  que  les  martyrs  ont  souffert ,  mais  tout  ce  qu'il  y  a  dans  le  monde 
et  tout  ce  que  notre  imagination  peut  se  figurer  de  plus  douloureux ,  je  ne  vous 
dirais  rien  que  ce  que  nous  ont  dit  tous  les  Pères.  Mais  je  me  contente  de  faire 
avec  vous  une  réflexion.  Car  ce  qui  m'étonne ,  c'est  qu'une  vérité  si  touchante 
nous  touche  si  peu  ;  c'est  que  la  même  foi  qui  nous  enseigne  qu'il  y  a  un  enfer  où 
l'on  est  séparé  de  Dieu  et  où  l'on  brûle  ,  nous  dit  encore  qu'un  seul  péché  nous 
expose  à  l'un  et  à  l'autre;  et  que  le  péché  néanmoins  nous  soit  si  ordinaire. 
Croyons-nous  ce  point  fondamental  du  christianisme?  ne  le  croyons-nous  pas? 
Si  nous  le  croyons ,  où  est  notre  sagesse  ?  si  nous  ne  le  croyons  pas  ,  où  est 
notre  religion?  Quand  la  chose  serait  seulement  douteuse,  faudrait-il  risquer 
sur  un  tel  sujet?  et  d'ailleurs  ce  que  les  impies  allèguent  pour  combattre  cet 
article  de  noire  foi  est-il  comparable  à  tant  de  preuves  sur  quoi  nous  le  trouvons 
établi? 

David  disait  :  Seigneur,  vous  m'avez  éprouvé  par  le  feu;  et  ce  feu  m'a  tellement 
purifié,  qu'il  ne  s'est  plus  trouvé  en  moi  d'iniquité.  Eprouvons-nous  ainsi  nous- 
mêmes  par  le  feu  de  l'enfer.  Que  ce  feu ,  reprend  saint  Augustin ,  nous  serve  à 
exciter  dans  nous  un  autre  feu ,  qui  est  le  feu  de  la  charité  ;  et  à  y  éteindre 
encore  un  troisième  feu,  qui  est  le  feu  de  la  cupidité,  Tel  est  l'usage  qu'en  ont 
fait  les  Saints. 

Troisième  partie.  Elat  malheureux  du  réprouvé ,  que  l'avenir  désole  par  le 
plus  affreux  désespoir.  C'est  un  instinct  naturel  à  tous  ceux  qui  souffrent ,  de 
chercher  dans  l'avenir  la  consolation  et  le  remède  du  présent.  Mais  ce  qui  désole 
l'âme  réprouvée  dans  l'enfer  :  1e  c'est  qu'elle  désespère  d'obtenir  jamais  de  Dieu 
aucune  grâce,  quand  elle  le  prierait  toute  l'éternité;  2°  c'est  qu'elle  désespère 
de  fléchir  jamais  Dieu  par  la  pénitence,  quand  elle  détesterait  son  péché  toute 
l'éternité  ;  3°  c'est  qu'elle  désespère  ,  non-seulement  d'acquitter ,  mais  de  di- 
minuer jamais  ses  dettes  par  ses  souffrances ,  quoiqu'elle  doive  souffrir  toute 
l'éternité. 

1.  Plus  d'espérance  d'obtenir  jamais  par  ses  prières  aucune  grâce.  Le  mau- 
vais riche  prie  Abraham  de  lui  accorder  seulement  pour  toute  grâce  une  goutte 
d'eau ,  et  cette  goutte  d'eau  lui  est  refusée,  En  vain  donc  le  réprouvé  s'écriera- 


ANALYSES    DES    SERMONS.  701 

t-il  comme  lui  :  Miserere  mei  !  Ah  !  ciel,  un  peu  de  compassion  pour  moi  !  Dieu  lui 
répondra  comme  à  son  peuple  :  Quid  clamas  ?  Pourquoi  vous  plaignez-vous? 
Insanabilis  dolor  tuus  :  Votre  mal  est  sans  remède  ;  mais  ne  vous  en  prenez  qu'à 
vous-même  et  à  vos  péchés  :  Propter  dura  peccata  tua  feci  hœc  tibi.  Ainsi  s'ac- 
complira celte  parole  de  l'Evangile,  que  Dieu  n'écoute  point  les  pécheurs. 

2.  Plus  d'espérance  de  fléchir  jamais  Dieu  par  la  pénitence.  Ce  n'est  pas  qu'il 
n'y  ait,  selon  le  mot  de  la  Sagesse  ,  une  pénitence  dans  l'enfer;  mais  ce  n'est 
plus  qu'une  pénitence  forcée  ,  et  par  conséquent  qu'une  pénitence  inutile.  Le 
péché  donc  subsistera  toujours  ;  et  tant  que  le  péché  subsistera ,  Dieu  haïra  le 
pécheur  et  le  punira.  Magnum  chaos  inter  nos  et  vos  firmatum  est  :  Il  y  a ,  dit 
Abraham  au  riche  répronvé,  un  chaos  insurmontable  entre  nous  et  vous. 

3.  Plus  d'espérance,  non-seulement  d'acquitter,  mais  de  diminuer  jamais  ses 
dettes  par  ses  souffrances.  Origène  et  d'autres  comme  lui  ont  voulu  douter  de 
cette  éternité  malheureuse,  fondés  sur  la  bonté  et  la  justice  de  Dieu.  Mais, 
répond  saint  Augustin,  la  bonté  n'est  pas  seulement  en  Dieu  miséricorde,  elle 
est  encore  sainteté  :  or  la  sainteté  de  Dieu  est  essentiellement  ennemie  du  péché: 
donc  le  châtiment  du  péché  sera  éternel ,  puisque  Dieu  sera  toujours  bon  ,  tou- 
jours saint,  et  que  le  péché  durera  toujours.  Dites-le  même  de  la  justice.  Le 
mauvais  riche  entendra  éternellement  cette  parole  foudroyante  :  Nunc  autem 
cruciaris.  Maintenant  vous  souffrez.  Ce  maintenant  ne  finira  jamais. 

De  vous  donner  une  juste  idée  de  cette  éternité,  c'est  ce  que  je  n'entreprends 
pas:  et  qui  le  pourrait?  Je  me  prosterne  seulement,  Seigneur,  devant  vous, 
tandis  qu'il  est  encore  temps  de  vous  fléchir.  Je  parle  dans  une  cour  où  je  vois 
tant  de  mondains  tout  occupés  du  monde  ,  sans  penser  à  l'éternité.  Ne  poùrrais- 
je  pas ,  dans  une  juste  indignation  ,  vous  presser  enfin ,  Seigneur,  de  vous  faire 
connaître  ,  et  de  faire  éclater  sur  eux  votre  justice  ?  Mais  je  sais  d'ailleurs  que  ce 
sont  des  âmes  précieuses  et  rachetées  de  votre  sang.  Eclairez-les,  mon  Dieu,  et 
dissipez  le  charme  qui  les  aveugle.  0  éternité ,  pensée  salutaire  dans  la  vie ,  mais 
désespérante  dans  l'enfer  !  Si  nous  ne  voulons  pas  qu'elle  soit  le  sujet  de  notre 
désespoir,  faisons-en  le  motif  de  notre  pénitence. 

LE  DIMANCHE  DE  LA  TROISIÈME  SEMAINE. 

sur  l'impureté. 

Sujet.  Lorsque  l'esprit  impur  est  sorti  d'un  homme,  il  va  par  des  lieux  arides  cherchant  du 
repos  ,  et  il  n'en  trouve  point.  Alors  il  dit  :  Je  retournerai  dans  ma  maison  d'où  je  suis 
sorti  ;  et  à  son  retour,  il  la  trouve  vide  ,  balayée  et  ornée.  Il  part  aussitôt,  et  il  va  prendre 
avec  soi  sept  autres  esprits  encore  plus  méchants  que  lui;  ils  rentrent  dans  cette  maison  , 
et  ils  y  habitent. 

Il  y  a  des  démons  de  plusieurs  espèces  ;  mais  entre  tous  les  autres,  celui  que 
nous  devons  avoir  particulièrement  en  horreur,  c'est  le  démon  d'impureté  dont 
il  est  parlé  dans  notre  évangile.  Piien  de  plus  ordinaire  et  de  plus  pernicieux 
que  le  vice  qu'il  entretient  dans  les  cœurs,  et  c'est  ce  vice  abominable  que  j'at- 
taque dans  ce  discours. 

Division.  Impureté,  signe  de  la  réprobation,  et  principe  delà  réprobation. 
Signe  visible  de  la  réprobation,  parce  que  rien  ne  nous  représente  mieux  dès 
cette  vie  l'état  des  réprouvés  après  la  mort  :  première  partie.  Principe  efficace 
de  la  réprobation,  parce  que  rien  ne  nous  expose  à  un  danger  plus  certain  de 
tomber  dans  l'état  des  réprouvés  après  la  mort  :  deuxième  partie, 

Première  partie.  Impureté,  signe  de  la  réprobation.  Quatre  choses  marquées 
dans  l'Ecriture  expriment  parfaitement  l'état  des  réprouvés  dans  l'enfer,  savoir  : 
les  ténèbres,  le  désordre,  l'esclavage,  et  le  ver  de  la  conscience.  Or,  de  tous  les 
péchés,  l'impureté  est  celui,  l°qui  jette  l'homme  dans  un  plus  profond  aveu- 
glement d'esprit;  2°  qui  l'engage  dans  des  désordres  plus  funestes;  5°  qui  le 
captive  davantage  sous  l'empire  du  démon  ;  4°  qui  forme  dans  son  cœur  un  ver 
de  conscience  plus  insupportable  et  plus  piquant. 

1.  Aveuglement  ;  car  l'impureté  rend  l'homme  tout  charnel.  Or,  de  prétendre 


702  ANALYSES   DES   SERMONS. 

qu'un  homme  charnel  ait  des  connaissances  raisonnables,  c'est  vouloir  que  la 
chair  soit  esprit  :  Animalis  liomo  non  percipit  ea  quœ  Dei  saut.  En  effet,  dit  saint 
Bernard,  l'impudique  se  réduit  à  la  condition  des  bêles,  lorsqu'il  suit  les 
mouvements  d'une  passion  prédominante  dans  les  bêtes.  Par  conséquent,  il 
n'a  plus  ces  lumières  de  l'esprit  qui  nous  distinguent  des  bêtes,  et  qui  nous  font 
agir  en  homme.  Aussi  voyons-nous  tant  de  voluptueux,  au  moment  que  la  pas- 
sion les  sollicite,  fermer  les  yeux  à  toutes  les  considérations  divines  et  hu- 
maines. Venons  au  détail.  Ils  perdent  surtout  trois  connaissances  :  la  connais- 
sance d'eux-mêmes,  la  connaissance  de  leur  propre  péché,  et  la  connaissance 
de  Dieu. 

Ils  perdent  la  connaissance  d'eux-mêmes  et  de  ce  qu'ils  sont.  Exemple  de  ces 
deux  vieillards  qui,  sans  se  souvenir  de  leur  dignité  et  de  leur  âge,  tentèrent  la 
chaste  Susanne.  Aussi  les  poètes,  selon  la  remarque  de  Clément  Alexandrin,  en 
décrivant  les  infâmes  commerces  de  leurs  fausses  divinités,  les  représentaient 
toujours  déguisées,  et  souvent  métamorphosées  en  bêles  :  pour  nous  faire  en- 
tendre que  ces  dieux  prétendus  n'avaient  pu  se  porter  à  de  telles  extrémités 
sans  se  méconnaître.  Et  certes  n'est-il  pas  surprenant  de  voir  jusques  à  quel 
pointée  péché  abrutit  l'homme?  On  oublie  tout.  Un  père  oublie  ce  qu'il  doit  à 
ses  enfants,  un  juge  ce  qu'il  doit  au  public,  un  ami  ce  qu'il  doit  à  son  ami,  un 
prêtre  ce  qu'il  doit  à  Jésus  Christ,  une  femme  ce  qu'elle  doit  à  son  mari,  une 
fille  ce  qu'elle  se  doit  à  elle-même. 

Je  dis  plus.  L'impudique  perd  la  connaissance  de  son  péché,  ou  plutôt  de  la 
grièveté  de  son  péché.  Dans  les  règles  communes,  c'est  par  l'expérience  que 
nous  parvenons  à  la  connaissance  des  choses;  mais  dans  le  péché  dont  je  parle, 
il  arrive  tout  le  contraire.  Car  nous  ne  le  connaissons  jamais  mieux  que  quand 
nous  n'en  avons  nul  usage,  et  nous  n'en  perdons  la  connaissance  qu'autant  que 
nous  nous  licencions  à  le  commettre.  Une  âme  encore  innocente  et  pure  le  re- 
garde comme  un  monstre;  mais  un  pécheur  par  état  le  traite  de  galanterie,  et 
s'en  applaudit.  Aurait-on  jamais  cru  qu'il  dût  y  avoir  des  chrétiens  assez  cor- 
rompus pour  traiter  de  simple  galanterie  un  péché  de  cette  conséquence?  Et 
qu'est-ce  encore  que  d'entendre  des  femmes  dans  le  christianisme  tenir  de  sem- 
blables discours,  et  regarder  comme  des  bagatelles  de  vrais  crimes?  Ces  conver- 
sations libres,  ces  entreliens  secrets  et  familiers,  ces  amitiés  prétendues  hon- 
nêtes, ces  commerces  assidus  de  visites  et  de  lettres,  ces  arliuces  de  la  vanité 
humaine,  cette  détestable  ambition  d'avoir  des  adorateurs,  ces  douceurs  vraies 
ou  fausses  témoignées  à  un  homme  mondain ,  ces  habillements  immodestes  : 
tout  cela  n'est  rien,  dites-vous;  mais  la  question  est  de  savoir  si  Dieu  en  jugera 
de  la  sorte,  et  si  vous-mêmes,  lorsqu'il  faudra  comparaître  devant  son  tribunal, 
vous  n'en  jugerez  pas  autrement. 

Enfin,  ce  péché  nous  fait  perdre  la  connaissance  de  Dieu.  On  peut  dire  que  les 
impudiques  sont  communément  des  esprits  gâtés  en  matières  de  créance,  et  que 
le  progrès  de  l'impiété  suit  presque  toujours  le  progrès  du  vice.  La  raison  est 
que  la  vue  d'un  Dieu  troublant  le  voluptueux  dans  son  plaisir,  pour  mieux 
goûter  son  plaisir  il  prend  le  parti  de  renoncer  Dieu  :  et  ce  fut  ainsi  que  Salo- 
mon  devint  idolâtre.  Les  païens,  selon  la  remarque  de  saint  Augustin  ,  ayant 
fait  eux-mêmes  leurs  dieux,  ils  les  ont  faits  selon  leur  caprice,  et  tels  qu'ils  les 
ont  voulus  :  des  dieux  passionnés,  emportés,  adultères.  Mais  comme  notre  Dieu 
est  indépendamment  des  hommes  tout  ce  qu'il  est;  le  voluptueux,  désespé- 
rant de  le  changer,  et  le  trouvant  toujours  contraire  à  sa  passion ,  le  désavoue. 
Or  y  a-t-il  rien  de  plus  affreux  dans  les  ténèbres  de  l'enfer  que  cet  aveuglement? 
Les  ténèbres  de  l'enfer  ne  sont  que  des  ténèbres  extérieures,  In  lenebras  exte- 
riores;  au  lieu  que  i'aveuglement  de  l'impudique  est  tout  intérieur. 

2.  Désordre  et  confusion.  Dans  le  désordre  même  de  l'enfer,  il  y  a  un  ordre 
supérieur  que  la  justice  divine  y  a  établi,  puisque  c'est  là  que  Dieu  punit  ce  qui 
est  punissable  :  au  lieu  que  le  désordre  de  l'impureté  est  un  pur  désordre,  il 
consiste,  selon  saint  Augustin,  en  ce  que  l'esprit  se  laisse  gouverner  par  les  sens. 
Il  consiste,  selon  saint  Chrysostome,  en  ce  que  l'impureté  porte  l'homme  à  des 
excès  où  la  sensualité  même  des  bêtes  ne  se  porte  pas.  Exemple  de  ces  villes 


ANALYSES   DES    SERMONS.  703 

abominables  dont  il  est  parle  au  livre  de  la  Genèse,  et  sur  qui  Dieu  fit  éclater 
sa  colère.  Enfin,  selon  Tertullien,  il  consiste  en  ce  que  l'impureté  a  une  liaison 
presque  nécessaire  avec  tous  les  autres  vices,  et  que  tous  les  auires  vices  sont, 
pour  ainsi  parler,  à  ses  gages  et  à  sa  solde.  De  là  les  guerres  et  les  dissensions, 
les  discordes  et  les  haines  irréconciliables,  les  profanations  et  les  sacrilèges,  les 
empoisonnements  et  les  assassinats,  les  trahisons  et  les  noires  impostures,  les 
injustices  et  les  violences,  les  dépenses  excessives  et  la  ruine  des  familles.  C'est 
ainsi  que  l'impureté  renverse  tout. 

L'indigniîé  est  qu'une  femme  perdue  d'honneur  et  de  conscience,  par  un  ren- 
versement autrefois  inouï,  fasse  elle-même  les  avances  les  plus  criminelles  et  les 
plus  honteuses.  L'excès  du  désordre  est  que  toutes  les  bienséances  qui  servaient 
de  rempart  à  la  pureté  soient  maintenant  bannies  comme  incommodes.  Le 
comble  du  désordre  est  que  les  devoirs  les  plus  inviolables  chez  les  païens  mômes 
soient  parmi  nous  des  sujets  de  risée.  Un  mari  sensible  au  déshonneur  de  sa 
maison  est  le  personnage  qu'on  joue  sur  le  théâtre.  Quel  désordre  encore  qu'un 
mari  pourvu  d'une  femme  prudente  et  accomplie,  mais  entêté  d'une  passion 
bizarre,  aime  avec  obstination  ce  qui  souvent  n'est  point  aimable,  et  ne  puisse 
aimer  par  raison  ce  qui  mérite  tout  son  amour! 

5.  Esclavage.  Point  de  péché  qui  rende  l'homme  plus  esclave  du  dé:non.  Dans 
les  premiers  siècles  de  l'Eglise,  remarque  saint  Augustin,  cet  ennemi  de  notre 
salut  attaquait  les  chrétiens  par  les  persécutions  :  pourquoi?  parce  que  les  chré- 
tiens alors  vivaient  dans  une  entière  pureté  de  mœurs,  et  que,  ne  pouvant  s'en 
rendre  maître  par  l'amour  du  plaisir,  il  tâchait  à  les  vaincre  par  l'horreur  des 
supplices.  Mais  depuis  qu'il  a  trouvé  moyen  de  s'introduire  par  les  voluptés  sen- 
suelles, toutes  les  persécutions  ont  cessé.  Car  cette  voie  lui  a  paru  bien  plus 
courte  et  plus  assurée.  Triste  esclavage,  où  gémit  si  longtemps  saint  Augustin. 

4.  Ver  de  la  conscience  et  trouble.  Trouble  du  côté  de  Dieu,  que  l'impudique 
envisage  comme  le  juge  de  ses  actions  et  de  sa  vie.  Dans  les  autres  péchés,  on 
peut  se  faire  plus  aisément  une  fausse  conscience,  et  le  pécheur  dans  sa  fausse 
conscience  trouve  une  espèce  de  repos.  Mais  l'impureté  est  un  vice  trop  grossier 
pour  servir  de  sujet  aux  illusions  d'une  conscience  erronée.  Ainsi ,  pour  peu 
qu'on  ait  encore  de  religion ,  il  n'y  a  point  de  péché  que  le  remords  suive  de 
plus  près.  Il  est  vrai  que  l'impudique  perd  assez  communément  la  foi  :  mais  en 
quelles  incertitudes  le  jette  alors  son  infidélité  même!  et  cette  infidélité  ne  l'as- 
surant de  rien  et  lui  faisant  hasarder  tout,  de  quel  secours  lui  peut-elle  être 
pour  avoir  la  paix  ?  Trouble  encore  plus  sensible  du  côté  de  l'objet  qu'il  adore. 
Dans  la  naissance  de  cette  passion,  quel  tourment  est  comparable  à  celui  d'un 
esprit  blessé  qui  aime,  et  qui  s'aperçoit  qu'il  n'est  pas  aimé  !  ou  si  Ton  répond  à 
ses  assiduités,  quelles  craintes  au  moins  qu'on  n'y  réponde  pas  également,  qu'on 
n'y  réponde  pas  sincèrement,  qu'on  n'y  réponde  pas  constamment  !  Dans  le  pro- 
grès de  cette  même  passion,  que  ne  faut-il  pas  essuyer?  caprices,  fiertés,  hau- 
teurs, légèretés  de  la  part  de  celle  dont  on  a  fait  son  idole.  Surtout  si  la  passion 
se  tourne  en  jalousie,  comme  il  arrive  presque  immanquablement,  quel  enfer  ! 
Et  quelle  issue  enfin  ,  quel  dénouement  ordinaire  ont  ces  criminelles  intrigues? 
La  seule  vue  de  l'avenir  n'est-elle  pas  une  peine  continuelle  et  toujours  présente, 
quand  on  se  dit  à  soi-même,  et  qu'on  se  le  dit  avec  assurance  :  Cette  passion 
finira  ;  et  le  succès  le  moins  fâcheux  que  j'en  puisse  attendre,  c'est  qu'elle  finira 
par  quelque  chose  de  désagréable?  Ah  !  mon  Dieu,  nous  ne  le  comprenions  pas, 
mais  nous  sommes  obligés  de  le  reconnaîire,  que  vous  ne  châtiez  jamais  plus  ri- 
goureusement le  pécheur  qu'en  le  livrant  à  ses  appétits  déréglés. 

Deuxième  partie.  Impureté,  principe  de  la  réprobation.  Opérer  la  réproba- 
tion dans  une  âme,  c'est  la  conduire  à  l'impénitence  finale.  Or  il  n'y  a  point  de 
péché  qui  semble  plus  éloigné  de  la  pénitence  que  l'impureté,  et  qui  par  consé- 
quent, dans  le  cours  ordinaire,  soit  plus  irrémissible.  Je  ne  dis  pas  irrémissible 
dans  le  sens  que  Fa  entendu  Tertullien,  lorsqu'il  prétendait  que  ce  péché  était 
absolument  s  *ns  remède,  et  que  quelques  marques  de  pénitence  que  donnât  le 
pécheur,  l'Eglise  ne  le  devait  et  ne  le  pouvait  jamais  recevoir;  mais  j'entends 
qu'entre  les  péchés,  il  n'y  en  a  point  de  plus  difficile  à  guérir,  et  que  par  ses  en- 


7Ô4r  ANALYSES   DES   SERMONS. 

gagements  criminels  l'impudique  se  fait,  pour  ainsi  parler,  à  lui-même  un  état 
d'impénitence,  d'où  il  pourrait  et  d'où  il  ne  veut  presque  jamais  sortir.  Voilà  en 
quoi  la  vérité  que  j'établis  est  différente  de  l'hérésie  de  Tertullien.  Hérésie  qui, 
tout  insoutenable  qu'elle  est,  nous  fait  toujours  connaître  de  quelle  horreur  on 
était  alors  prévenu  contre  le  péché  que  je  combats,  et  combien  à  l'égard  de  ce 
crime  la  discipline  de  l'Eglise  était  rigoureuse.  Hérésie  fondée  sur  des  raisons 
en  elles-mêmes  très  solides,  mais  dont  rertullicn  tira  des  conséquences  outrées. 

Sans  donc  porter  la  chose  si  loin,  je  dis  que  l'impureté  conduit  à  l'impéni- 
tence  finale  :  comment?  1°  parce  qu'il  n'est  point  de  péché  qui  rende  le  pécheur 
plus  sujet  à  la  rechute  ;  2°  point  de  péché  qui  expose  plus  le  pécheur  à  la  ten- 
tation du  désespoir;  5°  point  de  péché  qui  tienne  le  pécheur  plus  étroitement 
lié  par  l'habitude. 

\.  Itechute.  Je  retournerai  dans  ma  maison  d'où  je  suis  sorti,  dit  l'esprit  im- 
pur :  je  reprendrai  dans  cette  âme  tous  les  avantages  que  j'y  ai  perdus ,  et  le 
dernier  état  où  elle  se  trouvera  sera  pire  que  le  premier.  J'en  appelle.  Chrétiens, 
à  votre  expérience ,  et  n'est-ce  pas  là  ce  qui  nous  rend  vos  confessions  sus- 
pectes quand  vous  avez  recours  à  nous  dans  le  sacré  tribunal? 

2.  ^Désespoir.  Desperantes  semetipsos  tradiderunt  impudicitiœ.  Mais  de  quoi 
surtout  désespère  l'impudique?  il  désespère  de  sa  conversion,  où  il  voit  des  dif- 
ficultés presque  insurmontables.  Il  désespère  de  sa  persévérance,  témoin  qu'il 
est  de  ses  légèretés  passées.  Il  désespère  de  Dieu,  et  il  désespère  de  lui-même  : 
de  Dieu,  parce  qu'il  a  si  souvent  abusé  de  sa  miséricorde  ;  de  lui-même,  parce 
qu'il  a  de  si  sensibles  convictions  de  sa  faiblesse. 

3.  Habitude.  Tout  y  contribue  :  les  occasions  beaucoup  plus  fréquentes  ,  la 
facilité  de  commettre  le  péché  beaucoup  plus  grande,  les  impressions  qu'il  laisse 
beaucoup  plus  fortes,  le  penchant  beaucoup  plus  violent.  Aussi  combien  voyons- 
nous  d'impudiques  par  habitude  et  par  profession  qui  se  convertissent?  une  Ma- 
deleine, un  Augustin  pénitent,  ce  sont  des  espèces  de  prodiges.  Ce  n'est  pas  que 
ces  voluptueux  ne  se  présentent  quelquefois  au  sacrement  de  la  pénitence  ;  mais 
de  la  manière  dont  ils  s'y  comportent,  c'est  plus  pour  leur  condamnation  qu'ils 
s'y  présentent,  que  pour  leur  justilication.  Quand  donc  ieront-ils  pénitence? 
Dans  cette  vie?  ils  ne  s'y  déterminent  jamais.  Dans  l'autre?  elle  est  inutile. 
A  la  mort?  c'est  le  péché  qui  les  quitte,  et  non  pas  eux  qui  quittent  le  péché. 

Cela  seul  me  fait  comprendre  la  vérité  de  cette  terrible  parole  de  Jésus-Christ  : 
Beaucoup  d'appelés  et  peu  d'élus.  Car  l'Apôtre  nous  apprend  que  les  impudiques 
ne  seront  jamais  héritiers  du  royaume  de  Dieu,  et  nous  voyons  d'ailleurs  que  le 
inonde  est  plein  de  ces  hommes  sensuels  et  esclaves  de  leur  plaisir. 

C'est  à  vous,  Chrétiens,  à  y  prendre  garde  tandis  qu'il  est  encore  temps  :  car 
il  est  temps  encore  après  tout,  et  je  n'ai  point  prétendu  dans  ce  discours  vous 
ôter  toute  espérance ,  mais  vous  engager  à  une  vigilance  plus  exacte ,  et  vous 
portera  faire  de  nouveaux  efforts.  Nous  avons  besoin  pour  cela,  Seigneur, 
d'une  grâce  victorieuse  et  toute-puissante.  Grâce  que  je  vous  demanderai  sans 
cesse,  à  laquelle  je  me  disposerai,  à  laquelle  je  répondrai,  et  que  je  conserverai 
avec  soin. 

LE  LUNDI  DE  LA  TROISIÈME  SEMAINE,    i 

SUR    LE    ZÈLE.    . 

Sujet.  Jésus-Christ  dit  aux  pharisiens  :  Sans  doute  que  vous  m'appliquerez  ce  proverbe  : 
Médecin  ,  guérissez-vous  vous-même. 

Autant  que  ce  reproche  était  faible  contre  Jésus-Christ,  autant  aurait-il  de 
force  contre  nous,  si  nous  voulions  nous  l'appliquer.  Car  ne  puis-je  pas  bien 
vous  dire  dans  le  même  sens  :  Chrétiens,  n'ayez  point  tant  de  zèle  pour  les 
autres,  que  vous  n'en  ayez  encore  plus  pour  vous-mêmes;  ou  plutôt  mesurez  le 
zèle  que  vous  avez  pour  les  autres,  sur  le  zèle  que  vous  devez  avoir  pour  vous- 
mêmes?  Telle  est  la  solide  leçon  que  je  viens  vous  faire  dans  ce  discours. 

Division.  C'est  le  zèle  que  nous  aurons  pour  nous-mêmes  et  pour  notre  propre 


ANALYSES    1>ES    SERMONS»  705 

peFfeciion  qui  doit  autoriser  notre  zèle  pour  le  prochain  :  première  partie.  Rec- 
tifier noire  zèle  pour  le  prochain  :  deuxième  partie.  Adoucir  notre  zèle  pour  le 
prochain  :  troisième  partie. 

Première  partie.  (Test  le  zèle  que  nous  aurons  pour  nous-mêmes  et  pour 
notre  propre  perfection,  qui  doit  autoriser  notre  zèle  pour  le  prochain.  Ce  zèle 
et  ce  ïoin  de  nous  reformer  nous-mêmes  est  le  premier  de  nos  devoirs  :  si  donc 
nous  tournons  uniquement  notre  zèle  vers  le  prochain,  c'est  un  zèle  chimérique 
et  faux.  1°  Zèle  alors  sans  autorité  de  la  part  de  celui  qui  l'exerce  ;  2°  zèle  sans 
elfet  de  la  part  cîc  ceux  envers  qui  on  l'exerce. 

1.  Zèle  sans  autorité  de  la  part  de  celui  qui  l'exerce  :  pourquoi?  c'est  qu'il 
n'y  a  que  le  non  exemple  que  l'on  donne,  et  le  témoignage  qu'on  se  rend  d'avoir 
commencé  par  soi-même,  qui  puisse  autoriser  une  entreprise  aussi  délicate  que 
celle  de  réformer  les  autres.  Vous  vous  inquiétez  ce  mille  choses  que  vous  pré- 
tendez être  des  abus  et  des  injustices  :  mais  on  vous  répond  que  vous  avez  mau- 
vaise grâce  de  parler  si  haut  contre  des  désordres  étrangers,  et  de  ne  pas  cor- 
riger certains  désordres  qu'on  remarque  dans  votre  conduite,  et  que  vous  y 
pourriez  remarquer.  Pourquoi  voyez-vous  une  paille  dam  l'œil  de  voire  frère,  di- 
sait le  Fils  de  Dieu,  tandis  que  vous  n'apercevez  pas  une  poutre  dans  le  vàlre? 
Aussi  trouva-t-il  mauvais  que  les  pharisiens  osassent  accuser  devant  lui  celle 
femme  surprise  en  adultère.  Et  pour  les  confondre,  il  se  contenta  de  leur  dire  : 
Que  celui  de  vous  qui  est  sans  péché  jette  la  première  pierre  contre  elle.  Argument 
plausible  et  convaincant  dont  ils  se  sentirent  si  vivement  pressés ,  qu'ils  se  reti- 
rèrent sans  rien  répliquer. 

Mais  qu'y  a-t-il  néanmoins  de  plus  commun  dans  le  monde  que  ce  zèle  pha- 
risaïque,  qui  consiste  à  être  régulier  pour  les  autres,  et  sans  régularité  pour 
soi-même?  On  peut  bien  appliquer  à  ces  censeurs  si  zélés  ce  que  Jésus- Christ 
dit  à  ces  femmes  de  Jérusalem  :  Ne  pleurez  point  sur  moi,  mais  sur  vous-mêmes. 
Saint  Paul  avait  peine  à  comprendre  comment  celui  qui  n'a  pas  soin  de  sa  mai- 
son pouvait  prendre  soin  de  l'Eglise  de  Dieu  :  mais  jamais  l'Église  n'eul  tant  de 
sortes  de  réformateurs.  Je  sais  quel  était  le  zèle  des  Saints  ;  je  sais  combien 
David  et  après  lui  saint  Bernard  étaient  touchés  des  désordres  qu'ils  voyaient,  et 
en  quels  termes  ils  s'en  expliquaient.  Mais  faisons  ce  qu'ils  ont  fait,  et  nous  au- 
rons droit  de  dire  ce  qu'ils  ont  dit. 

2.  Zèle  sans  effet  de  la  part  de  celui  envers  qui  on  l'exerce.  Car  comme  nous 
n'aimons  pas  à  être  corrigés,  nous  nous  attachons  à  examiner  ceux  qui  vou- 
draient sous  une  apparence  de  zèle  prendre  l'ascendant  sur  nous;  et  le  moindre 
faible  que  nous  y  découvrons  nous  sert  de  prétexle  pour  éluder  leurs  remon- 
trances. De  là  vient  que  ceux  qui  par  olïice  sont  chargés  de  répondre  des  autres 
et  de  les  conduire,  ont  une  obligation  spéciale  de  travailler  d'abord  à  se  réfor- 
mer eux-mêmes.  De  là  vient  que  l'Apôtre,  parlant  des  pasteurs  des  âmes,  veut 
qu'ils  soient  irrépréhensibles.  Non  pas  qu'on  ne  dût  toujours  leur  obéir,  quand 
même  ils  seraient  moins  réglés,  puisque  leur  caractère  est  indépendant  du  mé- 
rite de  leur  vie  :  mais  le  commun  des  hommes  n'est  ni  assez  spirituel,  ni  assez 
équitable  pour  faire  celle  précision.  Que  ne  peut  point,  pour  la  gloire  de  Dieu 
et  pour  le  bien  du  prochain,  un  homme  exemplaire  et  sans  reproche?  Mais  qu'un 
père  violent  fasse  à  son  fils  des  leçons  de  modération,  qu'une  mère  évaporée  et 
mondaine  prêche  à  sa  fille  la  retraite,  quel  succès  en  peut-on  attendre? 

Deuxième  partie.  C'est  le  zèle  que  nous  aurons  pour  nous-mêmes  et  pour 
notre  perfection  ,  qui  doit  rectifier  notre  zèle  pour  le  prochain  :  1°  par  rapport 
à  notre  raison  ,  parce  qu'il  se  peut  faire  que  ce  ne  soit  pas  un  zèle  selon  la 
science  ;  2°  par  rapport  à  noire  cœur,  car  il  arrive  souvent  que  ce  n'est  pas 
un  zèle  selon  la  chanté. 

1.  Par  rapport  à  noire  raison.  Souvent  notre  zèle  n'est  qu'un  zèle  erroné, 
un  zèle  bizarre  ,  un  zèle  borné.  Zèle  erroné  :  tel  a  élé  celui  de  tant  d'héré- 
tiques,  qui  ont  voulu  reformer  l'Eglise.  S'ils  avaient  eu  au  même  temps  un 
autre  zèle,  je  veux  dire  le  zèle  de  leur  propre  sanctification  ,  et  s'ils  s'étaient 
d'abord  appliqués  à  réformer  leur  orgueil  et  leur  opiniâtreté,  la  passion  ne  les 
eut  pas  fait  tomber  en  de  si  funestes  égarements.  Zèle  bizarre,  qui  veut  régler 

t.   i.  4a 


706  ANALYSES    DES    SERMONS. 

tout  le  monde  par  ses  idées  particulières  et  quelquefois  extravagantes  ,  et  qui 
par  là  même  renverse  tout.  Le  remède  serait  de  se  précautionner  d'abord  contre 
soi-même,  et  contre  cet  esprit  de  singularité  qu'on  suit  en  aveugle,  et  dont  on 
se  fait  même  un  prétendu  mérite.  De  là  ,  zèle  borné  et  limité  :  ce  qu'on  a  jugé 
hon  et  saint ,  on  veut  qu'il  soit  bon  et  saint  pour  toutes  sortes  de  personnes  ;  et 
hors  du  plan  de  réforme  qu'on  a  conçu ,  tout  paraît  désordre  et  relâchement. 
Mais  Dieu  n'a-t-il  point  d'autres  idées  du  bien  que  celles  que  vous  proposez?  Il 
aurait  fallu  de  bonne  heure  vous  élever  l'esprit ,  et  vous  faire  une  plus  grande 
âme,  une  âme  capable  d'estimer  le  bien  ptrtout  où  il  est,  et  de  quelque  part 
qu'il  vienne. 

2.  Par  rapport  à  noire  cœur.  Souvent  nous  prenons  pour  zèle  ce  qui  est  cha- 
grin ,  inquiétude  ,  intrigue  ;  envie  ,  ambition  ,  intérêt.  Mais  qu'un  homme  se  soit 
avant  toutes  choses  étudié  lui-même  pour  connaître  les  plus  secrets  mouvements 
de  son  cœur  ,  et  qu'il  se  soit  fait  de  saintes  violences  pour  les  régler,  alors  il 
sera  en  état  de  distinguer  quel  esprit  l'anime  dans  son  zèle ,  et  de  le  réduire 
aux  termes  de  la  raison  et  de  l'équité. 

Troisième  parti  12.  C'est  le  zèle  que  nous  aurons  pour  nous-mêmes  et  pour 
notre  propre  perfection,  qui  doit  adoucir  notre  zèle  pour  le  prochain.  Le  zèle  , 
s'il  n'est  tempéré,  nous  parle  à  une  sévérité  outrée;  sévériié  que  le  Sauveur 
du  monde  condamna  dans  ces  deux  disciple^  qui  lui  demandèrent  qu'il  fît  des- 
cendre le  feu  du  ciel  sur  les  Samaritains.  L'Apôtre  et  tous  les  hommes  aposto- 
liques ont  donc  cru  devoir  humaniser  leur  zèle  ,  et  lui  donner  un  certain  aurait 
d'où  dépend  son  efficace  et  sa  force.  Or,  je  l'ai  dit,  le  correctif  infaillible  et 
sûr  d'un  zèle  trop  impétueux  et  trop  vif  pour  les  autres ,  est  le  zèle  qu'on  doit 
avoir  pour  soi-même. 

Car  un  homme  zélé  pour  soi-même  ,  quelque  bien  qu'il  envisage  hors  de  soi , 
a  toujours  en  vue  de  ne  perdre  jamais  la  charité.  Or  la  charité  a  toutes  les  qua- 
lités qui  peuvent  modérer  et  adoucir  notre  zèle  à  l'égard  du  prochain.  Le  zèle 
pour  le  prochain  est  naturellement  impatient  :  on  en  voudrait  voir  d'abord  le 
succès  ;  mais  la  charité  est  patiente  ,  surtout  quand  on  considère  avec  quelle  pa- 
tience le  Dieu  de  la  charité  en  use  lui-même  à  notre  égard. 

Comme  notre  zèle  est  impatient,  il  devient  dur,  fâcheux  ,  mortifiant ,  plein 
d'amertume.  De  vous  dire  que  le  zèle  du  Sauveur  du  monde  n'a  point  été  de 
cette  nature,  et  que  c'est  par  un  zèle  tout  différent  qu'il  a  gagné  les  cœurs  ,  ce 
serait  une  espèce  de  démonstration  dont  il  n'y  a  personne  qui  ne  dût  être  tou- 
ché. Mais  laissant  toute  autre  preuve,  je  m'en  tiens  au  même  principe  :  car  la 
charité  est  douce ,  surtout  quand  on  pense  avec  quelle  douceur  nous  voulons 
qu'on  nous  traite  nous-mêmes  ,  quelle  est  la  faiblesse  des  malades  dont  nous 
entreprenons  la  guérison  ,  et  qu'un  zèle  enfin  sans  condescendance  et  sans 
ménagement  ne  sert  qu'à  leur  donner  horreur  du  remède  ,  et  qu'à  les  rebuter. 

Cei  te  charité  demande  bien  des  réflexions,  et  un  grand  empire  sur  soi-même  ; 
j'en  conviens  :  mais  souvenez-vous  qu'il  s'agit  du  salut  de  votre  frère.  Allumez, 
Seigneur,  dans  nos  cœurs  ce  feu  divin  ,  ce  saint  zèle  dont  brûlait  votre  Pro- 
phète ,  et  dont  vous  avez  brûlé  vous-même  sur  la  terre. 

LE  MERCREDI  DE  LA  TROISIÈME  SEMAINE. 

SUR  LA  PARFAITE  OBSERVATION  DE  LA  LOI. 

Sujet.  Des  docteurs  et  des  pharisiens  venus  de  Jérusalem  s'adressèrent  à  Jésus-Christ,  et  lui 
dirent  :  Pourquoi  vos  disciples  violent-ils  les  traditions  des  anciens?  Mais  il  leur  répondit  : 
Pourquoi  vous-mêmes  violez-vous  le  commandement  de  Dieu  pour  suivre  votre  tradition? 

Nous  tombons  dans  un  désordre  tout  opposé  à  celui  des  pharisiens.  Car  le 

dé>"      °,  des  pharisiens  était  de  s'attacher  aux  petites  choses  et  de  négliger  les 

et  le  nôtre  est  de  nous  borner  quelquefois  tellement  aux  grandes  ,  que 

ms  pouvoir  impunément  mépriser   les  petites.  Or ,  sans  parler  des 

mais  de  nous-mêmes ,  j'entreprends  de  vous  faire  voir  dans  ce  dis- 

^  manquer  volontairement  et  habiiuellcmenl  aux  moindres  devoirs, 


ANALYSES  DES    SERMONS.  707 

c'est  s'exposer  à  violer  bientôt  et  en  mille  rencontres  les  plus  grands  préceptes 
de  la  loi.  Compliment  à  la  reine. 

Division.  L'homme  est  orgueilleux  ,  et  il  est  aveugle.  Son  orgueil  le  porte  à 
l'indépendance,  et  lui  donne  un  penchant  secret  à  s'affranchir  de  la  loi.  Son 
aveuglement  l'empêche  de  bien  connaître  ses  devoirs ,  et  de  bien  discerner  ce 
qu'il  y  a  de  plus  ou  de  moins  essentiel  dans  la  loi.  Or  je  dis  que  de  s'assujettir 
aux  moindres  obligations  de  la  loi ,  c'est  un  préservatif  nécessaire  ,  et  pour  ré- 
primer l'orgueil  de  notre  cœur  :  première  partie  ;  et  pour  corriger  les  erreurs 
de  notre  esprit ,  ou  pour  en  prévenir  les  suites  funestes  :  deuxième  partie. 

Prrmière  partie.  Fidélité  aux  moindres  obligations  de  la  loi,  préservatif  né- 
cessaire conire  l'orgueil  de  notre  cœur.  A  remonter  jusqu'à  la  source  de  la  cor-' 
ruption  de  l'homme  ,  il  est  évident  que  le  premier  de  tous  les  désordres,  c'est 
l'orgueil  ;  et  que  le  premier  effet  de  l'orgueil ,  c'est  l'amour  de  l'indépendance 
et  de  la  liberté.  Cependant  il  y  a  des  lois  d'une  autorité  si  vénérable  et  d'une 
obligation  si  bien  fondée  dans  les  principes  de  la  raison  ,  que  quelque  passion 
que  nous  ayons  pour  la  liherlé  ,  nous  ne  pouvons  presque  nous  départir  de  l'at- 
tachement respectueux  et  de  la  soumission  qu'elles  exigent  de  nous  ;  et  ces  lois 
sont  celles  de  la  religion  et  de  la  conscience.  Voilà  donc  comme  une  espèce  de. 
combat  dans  l'homme  entre  son  orgueil  et  sa  raison  :  sa  raison  ,  qui  veut  qu'il 
se  soumette  ;  et  son  orgueil ,  qui  ne  le  veut  pas.  Qui  l'emporte  des  deux?  ni  l'un 
ni  l'autre,  si  nous  avons  égard  aux  commencements  ,  parce  que  d'abord  ils  sont 
presque  l'un  et  l'autre  d'égale  force.  Mais  voici  ce  qui  arrive  quand  l'homme 
commence  à  quitter  Dieu  :  c'est  qu'il  observe  les  grandes  choses  avec  quelque 
fidélité,  et  qu'il  ne  se  fait  plus  une  règle  de  garder  les  petites.  Pour  ne  pas  ab- 
solument se  soustraire  à  la  loi  de  Dieu ,  il  se  soumet  aux  premières  ;  et  pour  ne 
pas  aussi  captiver  entièrement  sa  liberté ,  il  néglige  les  autres.  De  là  que  s'en- 
suit-il ?  c'est  que  par  cette  liberté  présomptueuse,  ou  pour  mieux  dire  par  ce  li- 
bertinage qui  lui  fait  négliger  certaines  obligations  moins  importantes  et  moins 
étroites,  il  vient  entin  à  tout  entreprendre  conire  la  loi  de  Dieu. 

En  effet,  dit  saint  Bernard  ,  le  Juste  par  état  et  le  pécheur  par  état  marchent 
de  telle  sorte  dans  ie  chemin  ou  du  vice  ou  de  la  vertu  ,  qu'ils  n'en  sont  pas 
même  fatigués.  Mais  il  y  en  a  qui  souffrent ,  et  ce  sont  ces  chrétiens  imparfait 
qui  voudraient  tenir  le  miiieu  ,  c'est-à-dire  qui  voudraient  secouer  le  joug  de  la 
conscience  et  de  la  religion  dans  les  petites  choses,  et  qui  ne  voudraient  pas  le 
rompre  dans  les  grandes.  Car  ils  ont  à  souffrir  de  tous  les  côtés  :  du  côté  de  la 
grâce,  à  laquelle  ils  résistent;  et  du  côté  de  la  passion,  qu'ils  ne  satisfont  pas 
pleinement.  Or,  prenez  garde  ,  poursuit  saint  Bernard  :  comme  cet  état  est  un 
état  de  violence ,  il  ne  peut  pas  durer.  Bientôt  la  passion  et  l'amour  de  la  liberté 
prévaut  ;  et  voilà  d'où  sont  venus  presque  tous  les  scandales  et  tous  les  désordres 
qui  ont  éclaté  dans  le  monde. 

De  là,  les  grands  attentats  de  rhérésie.  Exemple  de  Luther.  Son  obstination 
à  refuser  de  se  soumettre  sur  un  point  qui  du  reste  n'était  pas  essentiel  dans  la 
religion  ,  et  qui  regardait  les  indulgences ,  lit  dans  la  suite ,  de  ce  catholique  et 
de  ce  religieux  ,  un  apostat  et  un  hérésiarque. 

De  là,  les  prodigieux  égarements  de  l'impiété.  Par  où  tant  d'impies  ont-ils 
commencé  à  perdre  la  foi?  par  quelques  railleries  de  certaines  dévolions  popu- 
laires ,  ou  par  quelque  autre  principe  qui  leur  semblait  aussi  léger ,  et  qui  pou- 
vait l'être. 

De  là ,  Tes  affreux  relâchements  de  la  discipline  de  l'Eglise.  Ils  ne  se  sont  pas 
introduits  tout  à  coup  par  un  soulèvement  subit  et  général  des  iidèles,  et  par 
une  rébellion  formée  contre  les  saintes  lois  que  l'Eglise  leur  prescrivait  ;  mais 
suivant  la  remarque  de  saint  Bernard,  par  des  exemptions  en  apparence  respec- 
tueuses, que  chacun  sous  divers  préiextes  a  voulu  s'accorder,  ou  même  a  su 
obtenir  des  puissances  supérieures  au  préjudice  du  droit  commun.  Dispenses 
dont  le  même  Père  se  plaignait  si  bautement  dans  une  lettre  qu'il  en  écrivit  à 
un  grand  pape. 

De  là ,  la  ruine  particulière  de  tant  d'âmes.  Car  on  ne  se  pervertit  pas  dans 
un  moment  ;  mais  il  y  a ,  dit  saint  Grégoire  pape ,  un  apprentissage  pour  le  vice 


708  ANALYSES   DES   SERMONS. 

comme  pour  la  verlu  ,  et  c'est  par  la  vanité  que  nous  nous  laissons  conduire  à 
l'iniquité  :  A  vanitaîe  ad  iniquitalem.  Une  parure  immodeste ,  une  lecture 
agréable,  mais  dangereuse,  une  conversation  libre,  un  commerce  honnête  en 
apparence  avec  telle  personne,  voilà  la  vanité  :  mais  c'est  ce  qui  vous  remplira 
de  l'amour  de  vous-même  et  de  l'amour  du  monde,  ce  qui  vous  retracera  dans 
l'esprit  les  plus  sales  idées ,  ce  qui  fera  naître  dans  votre  cœur  les  désirs  les  plus 
criminels ,  enfin  ce  qui  allumera  dans  vous  une  passion  dont  vous  ne  serez 
presque  plus  le  maître  ,  et  qui  vous  emportera  aux  derniers  excès. 

C'est  à  quoi  vous  ne  pouvez  trop  prendre  garde.  Il  est  vrai  que  pour  observer 
jusques  aux  moindres  devoirs,  il  en  doit  coûter  bien  des  violences;  mais  l'E- 
vangile ne  nous  enseigne  point  d'autre  voie  du  salut  que  la  voie  étroite  ,  et  Jé- 
sus-Christ nous  avertit  qu'il  faut  l'aire  effort  pour  entrer  dans  le  royaume  des 
cieux.  N'espérons  pas  d'en  élargir  la  porte  ;  mais  disons  plutôt  :  Le  chemin  du 
salut  est  étroit ,  je  dois  donc  aussi  resserrer  ma  conscience.  Car  il  n'y  a  point 
de  danger  pour  moi  à  me  restreindre  dans  les  bornes  de  mon  devoir,  au  lieu 
que  je  dois  tout  craindre  si  je  viens  jamais  à  les  franchir.  Je  ne  puis  être  trop 
soumis  à  Dieu  ;  mais  je  cours  risque  de  me  perdre,  si  je  ne  le  suis  pas  assez. 
Ah  !  Chrétiens  ,  on  cherchait  autrefois  des  remèdes  pour  bannir  les  scrupules 
du  monde  ;  et  moi  je  voudrais  que  ce  qui  s'appelle  le  monde  lût  aujourd'hui 
rempli  de  scrupules. 

Deuxième  partie.  Fidélité  aux  moindres  obligations  de  la  loi ,  préservatif  né- 
cessaire contre  l'aveuglement  de  notre  esprit.  Hien  où  les  hommes  soient  plus 
sujets  à  se  tromper  qu'en  ce  qui  regarde  la  conscience  et  la  religion.  Si  donc 
nous  n'apportons  un  soin  extrême  à  nous  préserver  des  illusions  où  notre  aveu- 
glement peut  nous  conduire,  il  est  immanquable  que  nous  nous  y  tromperons. 
Et  comment?  non  pas,  dit  saint  Dernard  ,  en  supposant  pour  grandes  les  fautes 
qui  sont  légères  de  leur  nature  ;  car  il  est  rare  que  nos  erreurs  nous  mènent 
là  :  mais  en  supposant  pour  légères  celles  qui  sont  en  effet  grièves  et  impor- 
tantes. Illusion  très-commune.  Et  parce  que  celle  ignorance  ne  nous  justifie 
pas,  et  que  c'est  un  aveuglement,  ou  affecté  par  malice,  ou  formé  par  négli- 
gence, on  se  précipite,  sans  y  penser  ,  dans  l'abîme  de  perdilion. 

Mais  qu'un  homme  se  fasse  une  loi  de  ne  rien  négliger,  jusqu'aux  plus  petits 
devoirs,  cette  loi  le  met.  à  couvert  de  tout  :  et  quand  il  serait  du  reste  rempli 
d'erreurs,  il  ne  s'égarera  jamais,  parce  que  la  loi  qu'il  s'est  prescrite  lui  ser- 
vira de  guide. 

Nous  n'avons  que  trop  d'exemples  qui  nous  montrent  que  le  relâchement  sur 
certains  poinls  estimés  peu  nécessaires,  est  un  des  pièges  les  plus  dangereux 
pour  nous  surprendre,  et  pour  nous  faire  tomber  dans  les  plus  grands  désordre*. 


que  la  mouche  n  avait  pas 
l'autre,  lui  fit  enfin  avouer  que  Dieu  n'était  pas  le  créateur  de  l'homme.  Exem- 
ple de  l'hérésie  arienne.  Sur  quoi  roulait  alors  tout  le  schisme  du  monde  chré- 
tien? sur  un  seul  mot,  savoir  :  si  le  Verbe  devait  être  appelé  consubstantiel  h 
son  Père,  ou  semblable  en  substance.  Qu'importe?  disaient  les  uns,  peu  éclai- 
rés; une  différence  si  légère  doit-elle  troubler  le  repos  de  l'Eglise?  Mais  saint 
Athanasc  ,  mieux  instruit ,  leur  faisait  voir  qu'en  négligeant  un  seul  mol ,  ils 
ruinaient  tout  le  fondement  de  la  religion  chrétienne.  Et  n'est-ce  pas  ainsi  qu'en 
mille  rencontres  les  ennemis  de  l'Eglise,  pour  éluder  ses  décisions  sur  certain 
articles,  les  ont  traités  de  questions  vaines  cl  inuliles? 

Que  n'ai-je  le  temps  d'appliquer  aux  uœurs  ce  que  j'ai  dit  de  la  foi  !  Combien 
de  péchés  toujours  griefs  dès  qu'ils  sont  volontaires,  l'ignorance  nous  fait-elle 
mettre  au  nombre  des  petits  péchés?  Combien  d'autres  donl  nous  mesurons  la 
grièvelé  ou  la  légèreté  ,  non  suivant  ce  qu'ils  sont  en  effet  dans  les  conjonctures 
présentes,  mais  selon  nos  idées  et  les  désirs  de  notre  cœur?  Exemples  de  ces 
deux  genres  de  péchés. 

Le  remède,  ô  Dieu,  c'est  de  ne  me  permettre  jamais  quoi  que  ce  soit  qui  puisse 
en  quelque  sorte  blesser  votre  loi.  Auuemen!  ma  perte  est  inévitable.  Car  pour 


ANALYSES   J>KS   SERMONS.  700 

me  garantir  des  chutes  fatales  dont  je  suis  menacé,  il  faudrait,  ou  que  je  ne 
fusse  plus  exposé  aux  erreurs  de  mon  esprit,  ou  qu'une  étude  constante  et  assi- 
due suppléât  aux  lumières  qui  me  manquent.  Or  je  ne  puis  espérer  l'un,  ni 
compter  sur  l'autre.  Le  plus  court  et  le  plus  sûr  est  de  m'interdire  tout  péché. 
Alors  je  n'aurai  plus  besoin,  quand  il  s'agira  de  votre  loi,  de  l'examiner  de  si 
près.  Je  pourrai  compter  sur  vous  et  sur  moi-même  :  sur  vous ,  parce  que  vous 
n'abandonnez  point  une  Ame  fidèle  ,  sur  moi-même,  parce  que  j'aurai  le  plus 
assuré  préservatif  contre  la  fragilité  et  le  penchant  de  mon  eœur. 

Heureux,  mes  Frères,  si  vous  entiez  dans  ces  sentiments  !  Mettez-vous  en 
état  par  là  d'entendre  de  la  bouche  de  Jésus-Christ  cette  consolante  parole  : 
Bon  serviteur ,  vous  avez  été  fidèle  en  peu  de  choses,  prenez  possession  de  mon 
royaume  céleste,  et  goûtez-y  une  félicité  éternelle. 

LE  JEUDI  DE  LA  TROISIÈME  SEMAINE. 

SUR    LA    RELIGION    ET    LA    PROBITE. 

SUJET.  Tous  ceux  qui  avaient  des  malades  de  diverses  maladies  les  amenaient  à  Jésus,  et 
il  les  guérissait  tous  en  les  touchant.  Or  les  démons  sortaient  de  plusieurs  possédés,  criant 
et  disant  :  Vous  êtes  le  Fils  de  Dieu.  Mais  il  les  reprenait,  et  ne  leur  permettait  pas  de 
parler,  parce  qu'ils  savaient  qu'il  était  le  Messie. 

C'est  le  témoignage  que  rendaient  les  démons  au  Fils  de  Dieu  :  mais  témoi- 
gnage que  ce  Dieu-Homme  méprise  et  qu'il  rejette ,  parce  que  ce  n'était  qu'un 
témoignage  forcé,  et  que  tandis  qu'ils  semblaient  l'honorer  d'une  part,  ils  le 
blasphémaient  de  l'autre  et  le  renonçaient.  En  vain  donc  rendons-nous  à  Dieu 
un  culte  apparent ,  si  dans  la  pratique  nous  démentons  par  nos  mœurs  ce  que 
nous  confessons  de  bouche ,  et  si  nous  n'en  devenons  pas  plus  fidèles  à  nos  de- 
voirs. Je  dis  même  aux  devoirs  les  plus  communs  de  la  société ,  et  les  plus  ordi- 
naires dans  l'usage  de  la  vie  et  le  commerce  du  monde.  C'est  ce  qui  m'emgage 
à  vous  faire  voir  dans  ce  discours  le  rapport  nécessaire  qu'il  y  a  entre  la  reli- 
gion et  la  probité. 

Division.  Quoique  la  probité,  selon  le  monde,  et  la  religion,  soient  très- 
différentes,  et  dans  leurs  principes,  et  dans  leur  objet,  et  dans  les  fins  qu'elles 
se  proposent,  la  liaison  néanmoins  est  si  étroite  entre  l'une  et  l'autre,  qu'à  les 
prendre  dans  toute  l'étendue  qu'elles  doivent  avoir ,  on  peut  dire  absolument 
qu'elles  sont  inséparables.  Point  de  probité  sans  religion  :  première  partie.  Point 
tic  religion  sans  probité  :  deuxième  partie. 

Première  partie.  Point  de  probité  sans  religion  :  pourquoi?  1°  parce  qu'il 
n'y  a  que  la  religion  qui  puisse  cire  un  principe  universel  et  un  fondement  so- 
lide de  tous  les  devoirs  de  la  probité.  2°  Parce  que  tout  autre  motif  que  celui 
de  la  religion  n'est  pointa  l'épreuve  de  certaines  tentations,  où  la  vraie  probité 
se  trouve  sans  cesse  exposée.  5°  Parce  que  quiconque  a  secoué  le  joug  de  la  re- 
ligion ,  n'a  plus  de  peine  à  s'émanciper  de  toutes  les  autres  lois  qui  pouvaient  le 
retenir  dans  l'ordre,  ni  à  se  défaire  de  tous  les  engagements  qu'il  a  dans  la  so- 
ciété humaine ,  et  sans  lesquels  la  probité  ne  peut  subsister. 

1.  La  religion  est  le  seul  principe  sur  quoi  tous  les  devoirs  qui  font  la  vraie 
probité  peuvent  être  solidement  établis.  Car  c'est  la  religion,  dit  saint  Thomas, 
qui  nous  lie  à  Dieu  ;  et  c'est  en  Dieu ,  comme  dans  leur  centre  ,  que  sont  réunis 
tous  les  devoirs  qui  lient  les  hommes  entre  eux  par  le  commerce  d'une  étroite 
société.  Ainsi,  en  vertu  de  la  loi  que  j'ai  reçue  et  que  je  me  fais  de  servir  Dieu  , 
je  rends  à  chacun ,  par  une  conséquence  nécessaire ,  tout  ce  qui  lui  est  dû  , 
parce  qu'en  Dieu  seul  je  trouve  ce  qui  m'oblige  à  tout  cela. 

En  effet ,  c'est  cette  vue  de  Dieu  et  de  sa  loi ,  celte  vue  de  conscience ,  qui 
fait  que  je  me  soumets  et  que  je  ne  manque  à  rien.  Et  voilà  la  preuve  dont  se 
servait  Terlullien  pour  convaincre  les  païens  qu'ils  devaient  regarder  notre  reli- 
gion comme  une  religion  utile  à  la  sûreté  et  au  bien  commun.  Car  c'est  celle 
religion ,  leur  disait-il ,  qui  nous  apprend  à  prier  pour  vos  Césars ,  à  servir  fidè- 
lement dans  vos  armées,  à  payer  exactement  et  sans  fraude  les  tributs  et  les 


710  ANALYSES   DES   SERMONS. 

impôts  publics.  Et  certes,  si  dons  un  état  toutes  choses  se  traitaient  selon  les 
lois  du  christianisme ,  quel  ordre  n'y  verrait-on  pas  et  quelle  paix? 

Mais  que  le  principe  de  la  religion ,  ce  premier  mobile ,  vienne  une  fois  à  être 
détruit  ou  altéré  dans  un  esprit ,  plus  de  règle  ni  de  conduite  ,  plus  d'honnêteté 
de  mœurs,  du  moins  constante  et  générale.  Car  sur  quoi  serait-elle  fondée? 
Sur  la  raison?  Mais  qu'est-ce  que  Ja  raison  corrompue  par  le  péché  et  affaiblie 
par  les  passions?  et  quels  scandales  arriveraient,  si  chacun,  selon  son  caprice 
et  selon  son  sens,  se  faisait  l'arbitre  de  ce  qu'il  peut,  de  ce  qu'il  doit,  de  ce  qui 
lui  appartient ,  de  ce  qui  lui  est  permis?  C'est  pour  cela  que  dans  les  affaires  du 
inonde,  dans  les  traités,  on  exige  des  serments,  qui  sont  des  protestations  pu- 
bliques et  solennelles  de  religion  :  preuve,  dit  saint  Chrysostoiae ,  que  sans  le 
sceau  de  la  religion ,  on  ne  croit  pas  pouvoir  compter  sur  ta  raison  des  hommes. 

J'en  appelle  à  votre  propre  sentiment.  Qui  de  vous  voudrait  que  sa  vie  et  sa 
fortune  fussent  entre  les  mains  d'un  homme  sans  religion?  Un  athée  même  se 
confiera  plutôt  à  un  homme  qui  a  de  la  religion ,  qu'à  un  impie  comme  lui. 

Vous  me  direz  qu'indépendamment  de  la  religion  ,  il  y  a  un  certain  amour  de 
la  justice  que  la  nauire  nous  a  inspiré.  Mais  sans  examiner  quel  serait  cet  amour 
de  la  justice  ,  y  aurait-il  beaucoup  d'hommes  dans  le  monde  qui  s'en  piquassent, 
s'ils  étaient  persuadés  qu'il  n'y  a  ni  Dieu  ni  religion?  Je  me  regarderais  alors 
moi-même  comme  ma  fin,  et,  par  une  conséquence  nécessaire,  je  rapporterais 
tout  à  moi ,  et  je  croirais  avoir  droit  de  sacrilier  tout  pour  moi.  Et  c'est  ici  que 
je  dois  vous  faire  remarquer  l'extravagance  de  cette  politique  malheureuse  dont 
un  faux  sage  de  ces  derniers  siècles  s'est  glorifié  d'être  l'auteur.  Politique  qui  ne 
reçoit  point  de  religion,  qu'autant  qu'il  en  faut  pour  bien  faire  son  personnage 
selon  le  monde  ,  et  qui  n'en  retient  que  l'apparence  et  la  figure.  Sans  employer 
bien  d'autres  preuves  contre  une  si  détestable  maxime,  je  me  contente  de  dire 
que  cette  damnable  politique  se  détruit  par  elle-même.  Car  elle  reconnaît  au 
moins  la  nécessité  d'une  religion  apparente  pour  contenir  les  peuples  dans  le 
devoir  ,  et  par  là  même  elle  convient  que  la  raison  seule  n'est  pas  capable  d'en- 
tretenir dans  le  monde  celle  probité  qui  le  doit  régler.  D'où  je  conclus ,  moi , 
la  nécessité  d'une  vraie  religion ,  puisque  la  vraie  probité  ne  peut  être  fondée 
sur  le  mensonge. 

2.  Tout  autre  motif  que  celui  de  la  religion  n'est  point  à  l'épreuve  de  cer- 
taines tentations  délicates  où  le  devoir  et  la  probité  se  trouvent  sans  cesse  ex- 
posés. J'appelle  tentations  délicates  ,  lorsque  l'intérêt  et  la  justice  sont  en  com- 
promis, et  qu'on  peut  aux  dépens  de  l'une  ménager  l'autre.  N'est-ce  pas  là  que 
nous  voyons  tous  les  jours  la  raison  succomber,  si  elle  n'est  soutenue  par  la 
religion?  et  de  là  tant  de  désordres  dans  tous  les  états  et  toutes  les  conditions 
de  la  vie ,  parce  que  dans  tous  les  états  et  toutes  les  conditions  il  y  a  peu  de 
religion. 

Aussi  quand  le  démon  vint  tenter  Jésus-Christ,  par  où  ce  Dieu-Homme  sur- 
monla-t-il  la  tentation?  par  la  religion  :  Dominum  Deum  tuurn  adorabis.  Au  con- 
traire, manquons  de  religion,  il  n'y  aura  point  de  tentation,  point  d'intérêt 
qui  ne  nous  surmonte.  Et  cela  est  encore  plus  vrai  d'un  déserteur  de  la  foi , 
lequel ,  après  avoir  eu  autrefois  de  fa  religion  ,  n'en  a  plus  maintenant.  Car  que 
ne  peut-on  pas  craindre  d'un  homme  qui  s'est  défait  de  la  crainte  de  son  Dieu? 

3.  Un  homme  sans  religion  n'a  donc  plus  de  peine  à  s'émanciper  de  toutes 
les  autres  lois  qui  pouvaient  le  retenir  dans  l'ordre,  ni  à  renoncer  aux  engage- 
ments les  plus  inviolables  qu'il  a  dans  la  société  humaine  ,  et  sans  quoi  la  pro- 
bité ne  peut  subsister.  Engagements  de  dépendance  ,  engagements  de  justice  , 
engagements  de  fidélité,  engagements  même  du  sang  et  de  la  nature.  Ce  qui 
apprend  aux  rois  et  à  tous  les  maîtres  du  siècle  à  ne  point  souffrir  auprès  d'eux 
de  libertins.  Ce  qui  nous  apprend  à  les  combattre  nous-mêmes,  ou  à  les  fuir. 
Honorons  notre  religion.  Tandis  qu'elle  subsistera  dans  nous ,  Dieu  sera  avec 
nous;  ou  si  le  péché  nous  le  fait  perdre  ,  nous  aurons  toujours  une  voie  pour 
le  retrouver.  Mais  si  nous  laissons  éteindre  celte  lumière,  quelle  sera  notre 
ressource  ? 

Deuxième  partie.  Point  de  religion  sans  probité ,  je  dis  de  vraie  religion. 


ANALYSES    DES    SERMONS.  711 

Car  toute  notre  religion  sans  la  probité  n'est  1°  qu'un  fantôme  de  religion  , 
2°  qu'un  scandale  de  religion. 

i.  Fantôme  de  religion.  Si  quelqu'un  de  vous,  disait  saint  Jacques,  croit 
avoir  de  la  religion ,  et,  que  néanmoins  il  ne  réprime  pas  sa  langue  ,  qu'il  sache 
que  sa  religion  est  vaine  :  Hnjus  varia  est  reiigio.  Or,  si  l'Apôtre  a  pu  parler 
ainsi  de  la  médisance,  que  sera-ce  de  mille  désordres  encore  plus  essentiels  qui 
détruisent  entièrement  la  probité  dans  le  commerce  des  hommes,  et  que  cer- 
tains hommes  prétendraient  néanmoins  pouvoir  accorder  avec  la  religion  ? 

Comme  la  grâce  suppose  la  nature,  et  que  la  foi  est  entée  pour  ainsi  dire  sur 
la  raison  ,  aussi  la  religion  a-t-elle  pour  base  la  probité.  Car  elle  veut ,  dit  saint 
Jérôme  ,  un  sujet  digne  d'elle  et  digne  de  Dieu.  Etre  juste,  être  fidèle  ,  être  dé- 
sintéressé ,  être  sans  reproche  dans  l'estime  du  monde  ;  et  pour  soutenir,  pour 
sanctifier  toutes  ces  vertus ,  avoir  de  la  religion  et  être  chrétien  ,  voilà  l'ordre 
invariable,  et  auquel  il  faut  que  la  religion  se  conforme.  Sans  cela  Dieu  réprouve 
votre  culte;  et  comment  agréerait-i!  ce  qui  même  devant  les  hommes  est  con- 
damnable? Mais  nous  renversons  cet  ordre  ,  et  nous  nous  formons  de  grandes 
idées  de  religion  qui  ne  sont  appuyées  sur  rien  ,  parce  qu'en  même  temps  nous 
négligeons  les  premiers  devoirs  de  la  fidélité  et  de  la  justice.  Qu'est-ce  que  cela , 
sinon  un  fantôme? 

2.  Scandale  de  religion.  Car  c'est  ce  qui  expose  la  religion  au  mépris  et  à  la 
censure,  ce  qui  donne  au  libertinage  une  espèce  de  supériorité  et  d'ascendant 
sur  elle.  Je  sais  qu'il  faudrait  distinguer  la  religion,  de  ceux  qui  la  professent  ; 
mais  le  monde  est-il  assez  équitable  pour  faire  cette  distinction?  Quand  donc 
on  voit  des  chrétiens  sans  probité  ,  c'est-à-dire  intéressés ,  colères ,  violents , 
vindicatifs,  impitoyables,  dissimulés,  artificieux,  fourbes,  imposteurs ,  quel 
avantage  l'impiété  n'en  tire-t-elle  pas? 

Mais  ayons  de  la  probité,  soyons  bienfaisants,  doux,  affables,  prévenants, 
humbles  ,  intègres,  modestes,  patients,  sans  détours,  sans  artifices,  sans  os- 
tentation ,  sans  hauteur ,  c'est  ce  qui  édiliera  plus  le  monde  que  toutes  nos 
ferveurs  et  toutes  nos  pénitences.  Tel  est,  Seigneur,  le  témoignage  que  vous 
attendez  de  nous  :  et  quelle  honîe  pour  un  chrétien  de  ne  pas  faire  au  moins  en 
partie,  parla  pureté  de  ses  mœurs ,  ce  quêtant  de  martyrs  ont  fait  par  leur 
inébranlable  constance  au  milieu  des  plus  rigoureux  tourments  ! 

LE  VENDREDI  DE  LA  TROISIÈME  SEMAINE. 

SUR    LA    GRACE. 
Sujet.  Jésus  lui  repondit  :  Si  vous  connaissiez  le  don  de  Dieu! 

Ce  don  de  Dieu  que  ne  connaissait  pas  encore  la  femme  samaritaine  ,  c'est  la 
grâce.  Don  précieux  que  nous  ne  connaissons  pas  assez  nous-mêmes,  et  que 
nous  ne  prenons  pas  soin  de  connaître  :  d'où  vient  que  souvent  nous  le  recevons 
en  vain.  Il  est  donc  important  de  vous  en  donner  une  juste  idée,  et  c'est  à  quoi 
je  vais  travailler  dans  ce  discours. 

Division.  Disposer  tout  avec  douceur  et  tout  exécuter  avec  force  ,  ce  sont  les 
deux  excellentes  propriétés  que  l'Ecriture  attribue  à  la  sagesse.  Or  ce  que 
l'Ecriture  nous  dit  de  la  sagesse  de  Dieu  ,  je  puis  le  dire  également  de  la  grâce  , 
puisque  la  grâce  dont  je  parle  n'agit  en  nous  que  comme  l'instrument  de  cette 
sagesse  souveraine,  qui  est  en  Dieu  la  cause  principale  de  notre  salut.  Douceur 
de  la  grâce  :  première  partie.  Force  de  la  grâce  :  deuxième  partie.  L'une  et 
l'autre  paraît  dans  la  conversion  de  la  Samaritaine. 

Première  partie.  Douceur  de  la  grâce.  C'est  par  là  que  la  grâce  touche  le 
pécheur,  et  qu'elle  devient  victorieuse.  Or  cette  douceur  consiste  :  1°  en  ce  que 
la  grâce  nous  attend  ;  2°  en  ce  qu'elle  prend  les  temps  et  les  occasions  favo- 
rables pour  nous  gagner;  5°  en  ce  qu'elle  est  toujours  la  première  à  nous  pré- 
venir; 4°  en  ce  qu'elle  nous  demande  ce  qu'elle  veut  obtenir,  et  qu'au  lieu 
de  le  demander  avec  empire,  elle  ne  l'obtient  que  par  voie  de  sollicitation  et 


712  ANALYSES    DES    SERMONS. 

d'invitation;  5°  en  ce  qu'elle  s'accommode  à  nos  inclinations  et  aux  qualités  de 
noire  esprit;  0°  en  ce  qu'elle  ne  nous  engage  à  rien  de  difficile  où  elle  ne  nous 
fasse  trouver  de  l'aurait,  et  dont,  malgré  nos  répugnances ,  elle  n'excite  en 
nous  le  désir.  C'est  ainsi  que  le  Fils  de  Dieu  convertit  la  Samaritaine. 

1.  La  grâce  nous  attend.  Voyez  Jésus-Christ  fatigué,  et  assis  sur  le  bord 
d'une  fontaine.  Qu'allend-il  ?  une  pécheresse.  De  quoi  est-il  fatigué?  non  seule- 
ment du  chemin  qu'il  a  l'ait ,  mais  d'avoir  si  longtemps  supporté  cette  âme  cri- 
minelle dans  ses  dérèglements.  Cependant  il  ne  se  rebute  point ,  et  il  est  encore 
résolu  de  l'attendre.  Or  combien  y  a-t-il  de  pécheur  que  Dieu  attend  de  la  sorte  ? 
Il  n'y  a  que  la  patience  d'un  Dieu  qui  puisse  aller  jusque  là.  Celle  des  hommes, 
qui  n'a  pas  plus  d'étendue  que  la  petitesse  de  leur  cœur  ,  et  bientôt  à  bout  ;  mais 
Dieu  est  patient,  dit  saint  Augustin  ,  parce  qu'il  est  éternel,  parce  qu'il  est 
fort ,  parce  qu'il  est  Dieu.  Du  reste  ,  le  pécheur  doit-il  se  faire  de  la  patience  de 
Dieu  une  raison  pour  différer  sa  pénitence?  A  Dieu  ne  plaise  !  Car  est-il  rien 
de  plus  impie  que  de  se  prévaloir  de  la  grâce  de  Dieu  contre  Dieu  môme?  D'ail- 
leurs ,  il  y  en  a  que  Dieu  n'attend  pas ,  ou  du  moins  qu'il  n'attend  que  jusques 
à  un  certain  terme  qui  nous  est  inconnu  ;  et  rien  ne  doit  plus  l'engager  à  ne 
nous  pas  attendre,  que  l'espérance  présomptueuse  dont  nous  nous  (laitons  qu'il 
nous  attendra. 

2.  La  grâce  prend  les  temps  et  les  occasions  favorables  pour  nous  gagner. 
Ainsi  le  Sauveur  du  monde,  pour  traiter  avec  la  Samaritaine  ,  prend  le  temps 
où  elle  doit  venir  selon  sa  coutume  puiser  de  l'eau.  Non  pas  que  Dieu  ail  be- 
soin de  ces  ménagements;  mais  c'est  dans  ces  ménagements  que  nous  devons 
admirer  sa  bonté.  C'est  en  cela  même  aussi  que  de  savants  théologiens  ont  fait 
consister  l'efficace  de  la  grâce,  fondés  sur  ces  paroles  de  l'Ecriture  :  Tempore 
accepto  exaudivi  te,  et  in  die  salutis  adjuvite.  Y  a-l-il  un  pécheur  converti  qui 
n'atiribue  en  partie  sa  conversion  à  certains  rencontres,  et  qui  ne  se  souvienne 
que  ce  fut  là  que  Dieu  lui  ouvrit  les  yeux  et  lui  parla  au  cœur?  Exemple  de  saint 
Augustin.  Il  est  donc  de  notre  sagesse  d'observer  ces  occasions,  et  de  ne  les  pas 
manquer.  Mais  si  telle  occasion  ,  dites-vous,  est  une  occasion  de  salut,  et  que 
Dieu  y  ait  attaché  la  grâce  de  ma  conversion,  il  est  sûr  que  je  me  convertirai. 
Je  le  veux  ;  mais  il  n'est  pas  moins  sûr  que  vous  ne  vous  convertirez  jamais  sans 
un  bon  usage  de  cette  grâce  et  de  l'occasion  où  elle  vous  est  préparée. 

3.  La  grâce  est  la  première  à  nous  prévenir.  C'est  dans  la  doctrine  des  Pères 
ce  qu'elle  a  de  plus  essentiel  :  car  si  je  la  pouvais  prévenir ,  dès  là  elle  ne  serait 
plus  grâce,  puisqu'elle  supposerait  en  moi  le  mérile  de  l'avoir  prévenue.  Ainsi 
le  Fils  de  Dieu  prévient  cette  femme  de  Samarie  :  il  l'aborde ,  il  lui  parle.  Ainsi 
veut-il  bien  encore  prévenir  tous  les  jours  de  viles  créatures,  et  les  rechercher 
lors  même  qu'elles  s'éloignent  de  lui.  Mais  du  moins,  Seigneur,  puisque  vous 
voulez  bien  commencer,  ne  répondrai  je  point  à  votre  amour?  Oui,  mon  Dieu, 
cette  bonté  prévenante  sera  désormais  pour  moi  le  plus  puissant  motif  d'une 
reconnaissance  et  d'une  fidélilé  inviolable. 

4.  Ce  que  veut  obtenir  la  grâce,  elle  nous  le  demande  ;  et  au  lieu  de  le  deman- 
der avec  empire ,  elle  ne  l'obtient  que  par  voie  de  sollicitation  et  d'invitation.  Le 
Sauveur  du  monde  pouvait  obliger  la  Samaritaine  à  lui  rendre  d'abord  une  obéis- 
sance forcée  :  mais  il  la  prie  de  l'écouter  et  de  le  croire  :  Mulier ,  crede  milri. 
Je  dis  plus  :  Dieu  par  sa  grâce  nous  demande  peu ,  pour  nous  donner  beaucoup. 
Que  demande  Jésus-Christ  à  la  Samaritaine?  un  peu  d'eau.  Que  lui  promet-il? 
une  eau  salutaire  et  vivifiante ,  qui  rejaillira  jusque  dans  la  vie  éternelle.  Que 
nous  demande  la  grâce?  souvent  presque  rien.  Mais  ce  peu  qu'elle  nous  de- 
mande ,  cette  petite  victoire ,  nous  met  en  état  de  recevoir  la  plénitude  des  dons 
célestes  et  d'éprouver  toutes  les  miséricordes  du  Seigneur. 

5.  La  grâce  même  s'accommode  à  nos  inclinations  et  aux  qualités  de  notre 
esprit.  La  Samaritaine  était  curieuse,  et  se  piquait  d'être  savante  :  Jésus-Christ 
ne  dédaigne  point  de  s'entretenir  avec  elle  sur  les  plus  hauts  mystères  de  la  re- 
ligion. Sommes-nous  ardents  et  agissants,  la  grâce  nous  sanctifie  par  le  zèle. 
Sommes-nous  tendres  et  affectueux,  elle  nous" sanctifie  par  un  amour  sensible 
pour  Dieu.  Sommes-nous  d'une  humeur  facile  et  condescendante ,  elle  rectifie 


ANALYSES    DES    SERMONS.  713 

cette  facilité  d'humeur ,  et  la  convertit  en  charité  pour  le  prochain  :  Muliiformis 
graliœ  Dei. 

(>.  La  grâce  ne  nous  engage  à  rien  de  difficile,  où  elle  ne  nous  fasse  trouver 
de  l'attrait,  et  dont,  malgré' nos  répugnances,  elle  n'excite  en  nous  le  désir.  Il 
est  vrai  que  Dieu  ,  par  cette  grâce  nous  oblige  à  renoncer  au  monde;  mais  c'est 
après  nous  en  avoir  fait  connaître  par  sa  grâce  même  la  vanité  et  le  danger.  Il 
est  vrai  que  celte  grâce  m'oblige  à  faire  pour  Dieu  des  choses  contraires  à  fa 
nature,  et  quelquefois  très-pénibles;  mais  elle  m'y  porte  par  la  grandeur  des 
motifs  qu'elle  me  propose,  et  par  l'espérance  des  biens  inestimables  qu'elle  me 
promet.  Si  vous  saviez  ,  dit  Jésus-Christ  à  cette  femme  de  notre  évangile  ,  quel 
est  celui  qui  vous  parle,  et  ce  que  vous  pouvez  attendre  de  lui  ! 

Telle  est  la  conduite  de  la  grâce.  Telle  doit  être  par  proportion  la  nôtre , 
prêtres  du  Seigneur  ,  dans  le  saint  ministère  que  nous  exerçons  pour  la  conver- 
sion et  le  salut  des  âmes.  Ce  ne  sera  point  par  Pautorité,  ni  même  par  l'habileté, 
mais  par  notre  douceur,  que  nous  les  gagnerons.  Je  ne  dis  pas  qu'il  ne  faille 
point  user  de  sévérité;  mais  je  dis  que  ce  doit  être  une  sévérité  discrète  ,  une 
sévérité  compatissante,  une  sévérité  qui  se  fasse  aimer,  et  qui  rende  le  joug 
de  Dieu  supportable. 

Deuxième  partie.  Force  de  la  grâce.  Il  m'a  toujours  paru ,  et  il  me  paraît  en- 
core qu'une  des  preuves  les  plus  convaincantes  de  la  vérité  de  notre  foi ,  est 
de  voir  ce  que  la  grâce  opère  quelquefois  en  certaines  âmes  :  et  quand  je  n'en- 
visagerais que  la  conversion  de  la  Samaritaine ,  je  conclurais  sans  hésiter  qu'il 
y  a  un  principe  surnaturel  qui  agit  en  nous  :  Digitus  Dei  est  lue.  Double  miracle 
de  la  vertu  toute-puissante  de  la  grâce  dans  cette  conversion ,  l'un  par  rapport 
à  l'esprit ,  l'autre  par  rapport  au  cœur  :  1°  miracle  de  la  grâce  dans  la  victoire 
qu'elle  remporte  sur  l'esprit  de  la  Samaritaine;  2°  miracle  de  la  grâce  dans  le 
changement  qu'elle  fait  du  cœur  de  la  Samaritaine  ;  5°  l'un  et  l'autre ,  miracles 
de  la  grâce  opérés  d'une  manière  toute  miraculeuse. 

1.  Miracle  de  la  grâce  et  de  sa  force  dans  la  victoire  qu'elle  remporte  sur 
l'esprit  de  la  Samaritaine.  C'était  tout  ensemble  une  infidèle  et  une  hérétique. 
Or  vous  savez  l'extrême  difficulté,  pour  ne  pas  dire  l'impossibilité  morale,  de 
réduire  un  esprit,  surtout  l'esprit  d'une  femme  ,  quand  elle  est  de  ce  caractère. 
C'est  néanmoins  ce  que  la  grâce  opère  aujourd'hui.  Jésus-Christ  ramène  d'abord 
celte  femme  de  Satnarie  à  la  pureté  du  cuîle  juif  ;  et  il  en  fait  ensuite  une  chré- 
tienne. Hœc  mutatio  dexterœ  Excelsi. 

2.  Miracle  de  la  grâce  et  de  sa  force  dans  le  changement  du  cœur  de  la  Sama- 
ritaine. Elle  était  impudique  et  déréglée  dans  ses  mœurs.  Elle  vivait  dans  un 
concubinage  public.  Elle  y  était  depuis  longtemps ,  et  elle  en  avait  contracté 
l'habitude.  Or  s'il  y  a  une  maladie  difficile  à  guérir,  c'est  celle-là.  Mais  celte 
pécheresse,  celte  prostituée,  cette  femme  esclave  des  plus  sales  passions  ,  est 
enfin  purifiée  et  sanctifiée.  Hœc  mutaiio  dexterœ  Excelsi. 

3.  Miracles  opérés  d'une  manière  toute  miraculeuse.  Ils  ne  coûtent  au  Sauveur 
du  monde  qu'un  moment.  Il  ne  dit  qu'une  parole  à  la  Samaritaine  :  Ego  sum, 
C'est  moi  :  et  tout  à  coup  la  voilà  convaincue,  la  voilà  touchée,  la  voilà  pénétrée 
des  plus  saints  et  des  plus  vifs  sentiments  de  pénitence.  Elle  ne  voit  point  faire 
de  miracles  à  Jésus-Christ;  et  cette  conversion  sans  miracles  n'est-elle  pas  le 
plus  grand  miracle?  Elle  ne  se  convertit  point  à  lui  comme  la  Chananéenne , 
parce  qu'il  a  délivré  sa  fille  du  démon  ;  ni  comme  l'hémorroïsse  ,  parce  qu'il  lui 
a  rendu  la  santé  :  mais  elle  se  convertit ,  elle  s'attache  à  lui  pour  lui  seul.  Enfin 
elle  ne  se  contente  pas  de  le  connaître ,  elle  le  fait  connaître  aux  autres  ;  et  de 
pécheresse  qu'elle  était ,  dit  saint  Grégoire  pape ,  elle  se  trouve  transformée  en 
apôtre.  Hœc  mutatio  dexterœ  Excelsi. 

Quelle  conclusion  ?  Espérons  tout  de  la  grâce  ;  et ,  quelques  efforts  qu'il  y  ait 
à  faire  pour  retourner  à  Dieu ,  prenons  confiance.  Si  Dieu  par  sa  miséricorde 
vous  a  relire  de  l'état  du  péché,  imitez  le  zèle  de  la  Samaritaine,  et  travaillez 
comme  elle  à  ramener  autant  de  pécheurs  que  votre  exemple  est  capable  d'en 
attirer,  mais  surtout  ceux  qui  furent  les  complices  de  votre  désordre.  Dites-leur, 
comme  David  pénitent  :  Venile,  audite,  et  narrabo  quanta  fecit  animai  meœ  : 


71-4  ANALYSES   DES    SERMONS. 

Venez,  écoutez  ,  et  je  vous  raconterai  ce  que  le  Seigneur  a  fait  pour  moi ,  et  ce 
qu'il  veut  faire  pour  vous.  Inspirez-nous  ce  zèle,  ô  mon  Dieu,  et  remplissez- 
nous  pour  cela  de  votre  esprit ,  de  cet  esprit  de  douceur,  de  cet  esprit  de  force. 

LE  DIMANCHE  DE  LA  QUATRIÈME  SEMAINE. 

SUR    LA    PROVIDENCE. 

SUJET,  Jésus-Christ  levant  les  yeux,  et  voyant  qu'une  grande  foule  de  peuple  venait  à  lui, 
dit  à  Philippe  :  D'où  pourrons-nous  acheter  assez  de  pain  pour  donner  à  manger  à  tout  ce 
peuple?  Or  il  disait  ceci  pour  l'éprouver;  car  il  savait  bien  ce  qu'il  allait  faire. 

Ce  miracle  de  la  multiplication  des  pains  nous  apprend  qu'il  y  a  une  Provi- 
dence qui  gouverne  le  monde ,  et  à  laquelle  nous  devons  nous  soumettre.  Vérité 
fondamentale  de  notre  religion ,  qui  fera  la  matière  de  ce  discours. 

Division.  Le  devoir  et  l'intérêt  nous  engagent  à  reconnaître  une  Providence  et 
à  noisy  soumettre.  Voyons  donc  et  le  désordre  de  l'homme,  et  son  malheur, 
lorsqu'il  refuse  à  Dieu  cette  soumission.  Le  désordre  de  l'homme  ,  par  rapport 
à  son  devoir  ;  le  malheur  de  l'homme ,  par  rapport  à  son  intérêt.  Eu  deux  mots, 
rien  de  plus  criminel  que  l'homme  du  siècle ,  qui  ne  veut  pas  se  soumettre  à  la 
Providence  :  première  partie.  Rien  de  plus  malheureux  que  l'homme  du  siècle,  qui 
ne  veut  pas  se  conformer  à  la  conduite  de  la  Providence  :  deuxième  partie. 

Première  partie.  Rien  de  plus  criminel  que  l'homme  du  siècle,  qui  ne  veut 
pas  se  soumettre  à  la  Providence.  Car  il  renonce  à  cette  divine  Providence, 
1°  ou  par  un  esprit  d'infidélité ,  parce  qu'il  ne  la  reconnaît  p3s  et  qu'il  ne  la 
croit  pas;  2°  ou  par  une  s:*mp!e  révolte  de  cœur,  parce  qu'en  la  reconnaissant 
même  et  en  la  croyant,  il  ne  veut  pas  lui  rendre  la  soumission  qui  lui  est  due. 

1.  Est-ce  par  un  esprit  d'infidélité,  et  parce  qu'il  ne  croit' pas  la  Providence  ? 
Mais  quel  désordre  !  car  il  ne  connaît  donc  plus  de  Dieu  (  affreuse  impiété  ),  ou 
bien  il  se  fait  un  Dieu  monstrueux ,  qui  n'a  nul  soin  de  ses  créatures  ,  qui  n'est 
ni  juste,  ni  bon,  ni  sage,  puisqu'il  ne  peut  rien  être  de  tout  cela  sans  Providence  : 
autre  supposition  non  moins  impie,  et  qui  réduit  le  mondain  infidèle  à  être  plus 
que  païen ,  puisqu'à  peine  il  s'est  trouvé  quelques  sectes  païennes  qui  aient  nié 
la  Providence.  Ce  n'est  pas  assez  :  il  se  rend  incrédule  et  insensé  contre  sa  raison 
même.  Comment  cela?  le  voici.  Quand  il  voit  un  élat  bien  réglé  ,  il  conclut  qu'il 
y  a  un  maître  qui  le  gouverne  ;  et  il  ne  veut  p^s  ainsi  raisonner  à  l'égard  du 
monde  entier.  Ajoutez  qu'il  n'y  a  point  d'homme  qui  dans  sa  vie  ne  puisse  remar- 
quer certaines  conjonctures  où  il  s'est  trouvé, certains  périls  d'où  il  est  échappé, 
certains  événements  heureux  ou  malheureux ,  qui  sont  pour  lui  autant  de 
preuves  personnelles  d'une  Providence.  Or  cela  est  vrai  surtout  de  ceux  qui  font 
quelque  figure  dans  le  monde,  et  qui  entrent  plus  dans  les  intrigues  du  monde. 
Toutefois  ce  sont  ceux-là  mêmes  qui  ont  moins  de  foi  à  la  Providence,  et  qui 
semblent  plus  la  méconnaître.  Leur  aveuglement  va  encore  plus  loin  :  car  ils 
ne  veulent  pas  rendre  librement  et  chrétiennement  à  la  Providence  un  aveu 
qu'ils  lui  rendent  souvent  par  nécessité,  ou  plutôt  par  emportement  de  chagrin 
et  de  désespoir.  Ce  mondain  qui  oublie  Dieu  dans  la  prospérité,  est  le  premier 
à  murmurer  contre  la  Providence  quand  il  lui  survient  une  disgrâce.  Voici 
quelque  chose  encore  de  plus  surprenant  :  c'est  que  souvent  le  libertin  veut 
douter  de  la  Providence  par  les  raisons  mêmes  qui  prouvent  invinciblement  une 
Providence.  Car  il  fonde  ses  doutes  sur  ce  qu'il  voit  le  monde  rempli  de  dés- 
ordres :  mais  pourquoi  sont-ce  des  désordres,  répond  saint  Chrysostome",  sinon 
parce  qu'ils  sont  contre  l'ordre?  et  qu'est-ce  que  cet  ordre  auquel  ils  répugnent, 
sinon  la  Providence?  Désordres  dont  les  hommes  se  scandalisent;  et  de  ce  que 
les  hommes  s'en  scandalisent,  n'est-ce  pas  un  témoignage  authentique  de  la 
Providence,  qui  ne  permet  pas  que  ces  choses  soient  autorisées ,  et  qui  veut  pour 
cela  que  parmi  les  hommes  elles  aient  toujours  passé,  et  qu'elles  passent  toujours 
dans  la  suite,  pour  scandaleuses?  Si  les  hommes  ne  se  scandalisaient  de  rien  , 
l'iniquité  prévaudrait;  et  alin  qu'elle  ne  prévale  pas,  la  Providence  fait  qu'on  se 
scandalise  du  vice  et  qu'on  aime  la  vertu. 


ANALYSES    DES  SERMONS.  715 

2.  Est-ce  par  une  simple  révolte  de  cœur  que  le  mondain  s'élève  contre  la 
Providence  :  en  sorte  que  la  croyant  même  ,  il  refuse  de  se  soumettre  à  elle? 
autre  désordre  encore  moins  soutenable.  Car  quelle  témérité!  croire  une  Provi- 
dence qui  préside  au  gouvernement  du  monde,  et  ne  vouloir  passe  régler  par 
elle  et  agir  de  concert  avec  elle!  Tel  est  néanmoins  le  désordre  du  monde.  On 
croit  une  Providence ,  et  l'on  vit  comme  si  l'on  n'en  croyait  pas.  En  effet,  si  l'on 
se  conduisait  par  la  foi  de  la  Providence,  on  ne  serait  ni  passionné ,  ni  emporté, 
ni  vain ,  ni  inquiet ,  ni  fier,  ni  jaloux ,  ni  ingrat  envers  Dieu ,  ni  injuste  envers 
les  hommes.  Et  pourquoi  est-on  tout  cela?  parce  qu'on  se  retire  des  voies  de  la 
Providence. 

Mais  en  sortant  dos  voies  de  cette  sage  Providence ,  quelles  voies  prend-on  ? 
ou  bien  l'on  ne  vit  plus  qu'au  hasard,  et  l'on  suit  en  aveugle  le  cours  de  la  fortune; 
ou  bien  l'on  entreprend  de  se  gouverner  selon  les  vues  de  la  prudence  humaine. 
Or  l'un  et  l'autre  est  également  injurieux  à  Dieu.  N'avoir  plus  d'autre  principe  de 
sa  conduite  que  le  cours  de  la  fortune,  c'est  tomber  dans  l'idolâtrie  des  païens.  Ido- 
lâtrie que  les  sages  mêmes  du  paganisme  condamnaient.  Idolâtrie  que  Dieu  repro- 
chait aux  Israélites.  Idolâtrie  si  commune  au  milieu  même  du  christianisme,  sur- 
tout à  la  cour.  D'ailleurs,  entreprendre  de  se  conduire  |)3r  la  prudence  humaine, 
c'est  orgueil,  c'est  compter  sur  poi-même ,  c'est  ne  vouloir  dépendre  que  de  soi- 
même;  et  ce  qui  est  d'une  conséquence  infinie,  c'est  se  charger  devant  Dieu  da 
toutes  les  suites  fâcheuses  qui  peuvent  arriver,  et  en  prendre  sur  soi  tout  le  crime. 
Mais  quand  j'ai  recours  à  Dieu,  et  qu'après  avoir  mûrement  délibéré  selon  l'esprit 
de  ma  religion,  je  viens  à  conclure,  je  puis  alors  avoir  cette  confiance,  ou  que  je 
conclus  sûrement,  ou  que  si  je  manque,  Dieu  suppléera  à  mon  défaut.  Voilà 
pourquoi  le  plus  sage  des  hommes,  Salomon,  faisait  à  Dieu  cette  excellente  prière  : 
Donnez-moi ,  Seigneur,  cette  sagesse  qui  est  assise  avec  vous  sur  voire  trône ,  afin 
qu'elle  travaille  avec  moi,  et  qu'elle  me  fasse  connaître  ce  qui  vous  est  agréable. 

Deuxième  partie.  Rien  de  plus  malheureux  que  l'homme  du  siècle,  qui  ne 
veut  pas  se  conformer  à  la  conduite  de  la  Providence.  Car  alors,  1°  il  demeure 
sans  conduite;  2°  en  quittant  Dieu,  il  oblige  Dieu  pareillement  à  le  quitter;  5°  il  se 
prive  par  là  de  la  plus  douce ,  ou  plutôt  de  l'unique  consolation  qu'il  peut  avoir 
en  certaines  adversités  ;  -4°  ne  voulant  pas  dépendre  de  Dieu  par  une  soumission 
libre  et  volontaire ,  il  en  dépend  malgré  lui  par  une  soumission  forcée. 

1.  Il  demeure  sans  conduite,  je  dis  sans  une  conduite  sûre  et  droite.  Car  il  ne 
lui  reste  que  l'un  de  ces  deux  partis  ,  ou  de  n'avoir  plus  d'autre  ressource  que 
lui-même,  ou  de  mettre  son  appui  dans  les  hommes.  Or,  des  deux  côtés  sa  con- 
dition est  également  déplorable.  D'être  réduit  à  n'avoir  plus  d'autre  ressource 
que  lui-même ,  qu'y  a-t-il  de  plus  terrible?  si  dans  une  affaire  capitale,  où  il 
s'agirait  de  ma  vie,  tout  autre  conseil  que  le  mien  me  manquait ,  je  me  croirais 
perdu.  Et  quel  fond  l'homme  peut-il  faire  sur  lui-même ,  aussi  aveugle  ,  aussi 
inconstant  qu'il  est,  aussi  sujet  à  ses  caprices  et  aussi  esclave  de  ses  passions?  Je 
sais  qu'il  a  une  raison  dont  il  peut  s'aider;  mais  cette  raison-ià  même  ,  bornée  à 
ses  faibles  lumières,  n'est-elle  pas  plus  propre  à  le  tourmenter  par  mille  ré- 
flexions chagrinantes,  qu'à  le  soutenir? 

Que  fera-t-il  donc?  mettra-t-il  sa  confiance  dans  les  hommes  ?  mais  est-il  un 
esclavage  plus  honteux  et  plus  dur  que  de  dépendre  des  hommes?  A  quels  dé- 
dains, à  quels  changements,  à  quels  revers  n'est-on  pas  exposé?  n'est-ce  pas 
ce  qu'éprouvent  sans  cesse ,  auprès  des  princes  de  la  terre  ,  ces  adorateurs  de 
la  faveur?  y  en  a-t-il  un  seul  qui  ne  convienne  que  sa  condition  a  mille  dégoûts  , 
mille  déhoires,  mille  mortifications  inévitables,  et  que  c'est  une  perpétuelle 
captivité? 

2.  En  quittant  Dieu  ,  le  mondain  oblige  Dieu  pareillement  à  le  quitter.  Car 
Dieu  a  son  tour;  et  quand  il  entend  cet  homme  rebuté  et  désolé  plaindre  son 
sort ,  il  lui  répond  avec  ces  paroles  du  Deutéronome  :  Ubi  sunt  dit  eorum,  in 
quibus  habebanl  fiduciam?  Surgant  et  opitulentur  vobis  :  Où  sont  ces  dieux  dont 
vous  vous  teniez  si  sûrs  ?  qu'ils  viennent  maintenant  vous  secourir. 

3.  De  là  nulle  consolation  pour  un  homme  ainsi  abandonné  de  Dieu  ,  après 
qu'il  a  lui-même  abandonné  Dieu.  Il  y  a  des  afïlictions  dans  la  vie  où  l'on  ne 


7J6  ANALYSES    DES    SERMONS. 

peut  recevoir  de  la  part  du  monde  aucun  soulagement.  Or  un  chrétien  soumis  à 
la  Providence  trouve  alors  dans  sa  soumission  son  soutien  ;  au  lieu  que  l'impie , 
frappé  du  coup  qui  l'attère  ,  lait  en  quelque  sorte  le  personnage  d'un  réprouvé  , 
blasphémant  contre  le  ciel ,  trouvant  tout  odieux,  se  désespérant ,  et  dans  son 
désespoir,  goûtant  toute  l'amertume  de  la  douleur. 

4.  Que  dis-je  !  et  le  mondain ,  tout  rebelle  qu'il  est ,  n'est-il  pas  encore  sous  la 
domination  da  la  Providence?  Oui,  mais  d'une  Providence  de  justice  et  de 
rigueur,  qui  se  fait  sentir  à  lui  par  des  vengeances  ,  tantôt  secrètes  et  tantôt 
éclatantes;  tantôt  par  des  prospérités  dont  il  est  enivré,  et, tantôt  par  des 
adversités  dont  il  est  accablé.  Ainsi  Dieu  a-t-il  traité  un  Pharaon ,  un  Nabu- 
chodonosor,  un  Antiochus ,  et  bien  d'autres.  Si  donc  nous  avons  quelque  égard 
à  notre  devoir  et  à  notre  intérêt ,  soumettons-nous  à  notre  Dieu  et  à  sa  provi- 
dence. Demandons-lui  que  sa  volonté  s'accomplisse  en  nous,  et  sur  la  terre,  et 
dans  le  ciel. 

LE  LUNDI  DE  LA  QUATRIÈME  SEMAINE. 

SUR   LE    SACRIFICE    DE    LA    MESSE. 
Sujet.  Or  les  disciples  se  souvinrent  de  ce  qui  est  écrit  :  Le  zèle  de  votre  maison  me  dévore. 

Puisqu'il  s'agissait  de  la  maison  de  Dieu  ,  il  ne  faut  pas  s'étonner  que  le  Sau- 
veur du  monde  marquât  tant  de  zèle  contre  les  profanateurs  du  temple  de  Jéru- 
salem. C'est  à  ce  premier  tempie  que  nos  églises  ont  succédé;  et  ce  qui  les 
distingue  particulièrement,  c'est  l'adorable  sacrifice  que  nous  y  offrons.  Sacrifice 
de  la  messe,  dont  je  veux,  autant  qu'il  est  possible,  vous  faire  connaître  dans  ce 
discours  l'excellence  cl  le  prix  ,  afin  de  vous  apprendre  par  là  même  avec  quel 
esprit  vous  y  devez  assister. 

Division.  Sacrifice  de  la  messe ,  sacrifice  souverainement  respectable  :  pour- 
quoi ?  parce  que  c'est  à  Dieu  qu'il  est  offert  ;  première  partie  :  parce  que  c'est 
un  Dieu  qui  y  est  offert  ;  deuxième  partie. 

Première  partie.  Sacrifice  de  la  messe  ,  sacrifice  souverainement  respectable, 
parce  que  c'est  à  Dieu  qu'il  est  offert.  Y  assister,  c'est  assister,  1°  à  la  plus  grande 
action  du  christianisme  ;  2°  à  une  action  dont  la  fin  immédiate  est  d'honorer 
Dieu  ;  5°  à  une  action  qui ,  prise  dans  son  fond ,  consiste  surtout  à  humilier  la 
créature  devant  Dieu;  4°  à  une  action  qui,  désormais,  est  l'unique  par  où  ce 
culte  d'adoration ,  je  dis  d'une  adoration  suprême ,  puisse  être  extérieurement  et 
authentiquement  rendu  à  Dieu  ;  5°  c'est  y  assister  en  toutes  les  manières  qui 
peuvent  nous  inspirer  le  respect  et  la  révérence  due  à  Dieu. 

1.  C'est  assister  à  la  plus  grande  action  du  christianisme.  D'où  vient  que  dans 
les  anciennes  liturgies  le  sacrifice  est  appelé  action  par  excellence  ;  et  c'est 
ainsi  que  nous  l'appelons  encore  aujourd'hui.  Toutefois,  nous  nous  y  présentons 
comme  si  c'était  l'action  la  moins  sérieuse,  et  qui  pût  être  plus  impunément 
négligée. 

2.  C'est  assister  à  une  action  dont  la  fin  immédiate  est  d'honorer  Dieu.  Chaque 
action  de  piété  a  sa  fin  particulière,  et  la  fin  particulière  du  sacrifice  est  l'honneur 
de  Dieu.  Dans  tous  les  autres  devoirs  ,  on  peut  presque  dire  que  l'homme  agit 
plutôt  pour  lui-même  et  pour  son  intérêt,  que  pour  l'intérêt  de  Dieu  :  car  si  je 
prie,  par  exemple  ,  c'est  pour  m 'attirer  les  grâces  de  Dieu.  Mais  quand  je  vais 
au  sacrifice,  qu'est-ce  que  j'envisage?  d'honorer  Dieu.  Que  serait-ce  donc  de 
faire  servir  à  le  déshonorer  ce  qui  doit  spécialement  servir  à  le  glorifier  ? 

3.  C'est  assister  à  une  action  qui ,  prise  dans  son  fond  ,  consiste  surtout  à 
humilier  la  créature  devant  Dieu.  Car  qu'est-ce  que  le  sacrifice?  une  protestation 
que  nous  faisons  à  Dieu  de  noire  dépendance  et  de  notre  néant.  L'oraison  ,  en 
élevant  nos  esprits  à  Dieu  ,  nous  éiève  au-dessus  de  nous-mêmes  ;  mais  le  sacri- 
fice nous  rabaisse  au-dessous  de  nous-mêmes ,  en  nous  anéantissant  devant  Dieu. 
Comme  donc  je  ne  puis  mieux  m'humilier  devant  Dieu  qu'en  lui  offrant  le  sacri- 
fice ,  aussi  ne  puis-je  autrement  avoir  part  au  sacrifice  qu'en  m'humiliant  devant 
Dieu.  De  là  ,  quel  désordre  lorsque  des  chrétiens  viennent  au  sacrifice  du  vrai 


ANALYSES    DES    SERMONS.  717 

Dieu,  non-seulement  sans  cette  humilité  religieuse,  mais  avec  tout  l'orgueil  du 
libertinage  et  tout  le  faste  du  monde? 

4?.  C'est  assister  à  une  action  qui ,  désormais  ,  est  l'unique  par  où  ce  culte 
d'adoration  ,  je  dis  d'une  adoration  suprême,  puisse  être  exiérieurieurement  et 
authentiquernent  rendu  à  Dieu.  Dans  toutes  les  autres  actions,  je  ne  fais  point 
cette  protestation  publique  et  solennelle  de  ma  dépendance  et  de  mon  néant.  Le 
seul  sacrifice  est  l'aveu  juridique  de  ce  que  je  suis  ,  et  de  ce  que  je  dois  à  Dieu. 
Mais,  par  un  renversement  bien  déplorable,  quel  sujet  ne  donnons-nous  pas  aux 
païens  et  aux  infidèles  de  nous  faire  la  môme  demande  que  les  ennemis  du  Sei- 
gneur faisaient  à  David  :  Ubi  est  Deus  tuus  ?  Où  est  votre  Dieu? 

5.  C'est  y  assister  en  toutes  les  manières  qui  peuvent  nous  inspirer  le  respect 
et  la  révérence  due  a  Dieu  ,  1°  comme  témoins;  honneur  que  l'Eglise  ne  fait 
qu'aux  fidèles  :  mais  au  lieu  de  nous  occuper  de  Dieu  ,  qui  nous  est  présent  et 
à  qui  nous  sommes  présents ,  nous  ne  nous  occupons  que  de  vains  objets  ,  ou 
qui  repaissent  notre  curiosité,  ou  qui  servent  d'amusement  à  notre  oisiveté. 
2°  Comme  ministres  ;  car  nous  oifrons  tous  le  sacrifice  avec  le  prêtre  ,  sans  être 
néanmoins  revêtus  du  même  caractère  que  le  prêtre  :  fonction  si  sainte ,  que 
quelques-uns  même  ont  conclu  de  là  qu'un  pécheur  ne  pouvait  assister  au  sacri- 
fice de  la  messe  dans  l'état  de  son  péché.  Conséquence  erronée  que  je  rejette  : 
mais  m'en  tenant  au  principe  sur  quoi  elle  est  établie  ,  ne  dois-je  pas  conclure 
que ,  puisque  nous  assistons  au  sacrifice  en  qualité  de  ministres  ,  tant  de  crimes 
que  l'on  y  commet  sont  autant  de  profanations?  Qui  le  croirait ,  qu'un  chrétien 
choisi  de  Dieu  pour  lui  offrir  un  sacrifice  tout  divin  voulût  faire  du  temple  même 
un  lieu  de  plaisir,  et  du  plus  infâme  plaisir  ?  Désordre  que  Tertullien ,  et  après 
lui  saint  Jérôme  et  saint  Chrysostome ,  reprochaient  à  leurs  siècles,  mais  qui 
maintenant  est  plus  commun  qu'il  ne  l'a  jamais  été.  5°  Comme  victimes  :  et  en 
effet,  puisque  nous  ne  faisons  avec  Jésus-Christ  qu'un  même  corps  ,  il  s'ensuit , 
dit  saint  Thomas,  que  nous  sommes  immolés  avec  lui.  Par  conséquent,  nous 
devons  nous  mettre  dans  l'état  de  ces  anciennes  victimes  qu'on  sacrifiait  au 
Seigneur.  Elles  étaient  liées,  elles  étaient  privées  de  l'usage  des  sens,  elles 
étaient  brûlées  par  le  feu.  Ainsi,  il  faut  que  la  religion  nous  lie,  et  nous  tienne 
respectueusement  appliqués  au  sacrifice.  H  faut  qu'elle  nous  couvre  les  yeux  ,  et 
qu'elle  les  ferme  à  tous  les  objets  de  la  terre.  Il  faut  qu'elle  nous  consume  par  le 
feu  de  la  charité. 

Mais  n'est-il  pas  surprenant,  comme  l'a  remarqué  Pic  de  la  Mirande,  que  de 
tant  de  religions  qui  se  sont  répandues  dans  le  monde ,  il  n'y  ait  eu  que  la  reli- 
gion du  vrai  Dieu  dont  les  temples  et  les  sacrifices  aient  été  profanés  par  ses 
propres  sujets?  La  raison  de  cette  différence  est  que  l'ennemi  o\î  notre  salut  ne 
va  point  tenter  les  pains,  ni  les  troubler  dans  leurs  sacrifices,  parce  que  ce  sont 
de  faux  sacrifices  :  au  lieu  qu'il  emploie  toutes  ses  forces  à  nous  détourner  du 
sacrifice  de  nos  autels ,  parce  que  c'est  un  sacrifice  également  glorieux  à  Dieu  et 
salutaire  pour  nous. 

Deuxième  partie.  Sacrifice  de  la  messe,  sacrifice  souverainement  respecta- 
ble, parce  que  c'est  un  Dieu  qui  y  est  offert.  Quand  nous  aurions  vécu  sous  l'an- 
cienne loi,  et  que  nous  n'aurions  point  eu  d'autres  sacrifices  que  ces  sacrifices 
imparfaits  dont  Dieu  avait  établi  l'usage  par  le  ministère  de  Moïse ,  il  faudrait 
toujours  y  assister  avec  crainte  et  avec  tremblement.  Aussi  avec  quelle  révé- 
rence Dieu  voulait-il  que  les  Juifs  entrassent  dans  le  sanctuaire  pour  lui  oftrir 
leurs  sacrifices  et  le  sang  des  animaux  ;  et  avec  quel  zèle  et  quelle  fidélité  ce 
peuple,  d'ailleurs  si  indocile,  s'acquiltait-il  de  ce  devoir?  Qu'eussent-ils  donc 
pensé,  et  qu'eussent-ils  fait,  s'ils  eussent  eu  comme  nous  à  offrir  le  sacrifice  d'un 
Dieu  ;  et  que  devons-nous  penser,  que  devons-nous  faire  nous-mêmes?  Sur  cela, 
je  me  contente  de  trois  considérations. 

Première  considération.  Quand  je  vais  au  sacrifice  que  célèbre  l'Eglise ,  je 
vais  au  sacrifice  de  la  mort  d'un  Dieu  ;  à  un  sacrifice  dont  réellement  et  sans 
ligure  la  victime  est  le  Dieu  même  que  j'adore.  Si  donc  par  de  sensibles  outrages 
j'ose  encore  lui  insulter  comme  les  Juifs  qui  le  crucifièrent,  ne  suis-je  pas  digue 
de  ses  plus  rigoureuses  vengeances  ? 


718  ANALYSES   DES   SERMONS. 

Seconde  considération.  Pourquoi  ce  Dieu  de  miséricorde  s'immole-t-il  dans 
le  sacrifice  de  nos  autels?  pour  nous  apprendre  et  pour  nous  aider  à  l'aire  ce 
que  nous  ne  pouvons  faire  sans  lui  et  que  par  lui ,  je  veux  dire ,  à  honorer  Dieu 
autant  que  Dieu  le  mérite  et  qu'il  le  demande.  Car  pour  cela ,  dit  saint  Thomas, 
il  a  fallu  un  sujet  d'un  prix  infini  ,  et  offert  d'une  manière  inlinie.  Mais  tandis 
que  Jésus-Christ,  dans  cet  état  de  victime,  honore  son  Père,  Ego  lionorifico 
Patrem,  il  semble  que  nous  prenions  à  lâche  de  détruire  par  nos  scandales 
tout  l'honneur  qu'il  lui  rend  par  ses  anéantissements.  Faisons  par  proportion 
cft  cru'il  fait ,  si  nous  voulons  par  proportion  glorifier  Dieu  comme  il  le 
glorifie. 

Troisième  considération.  Que  fait  encore  Jésus-Christ  dans  ce  sacrifice?  non- 
seulement  il  apprend  aux  hommes  à  honorer  Dieu,  mais  il  y  traite  de  leur  ré- 
conciliation avec  Dieu.  Comme  médiateur,  il  plaide  leur  cause,  et  il  offre  le  prix 
de  la  rédemption  :  Ego  pro  eis  sanctifico  meipsum.  Or,  reprend  saint  Bernard , 
si  je  voyais  le  fils  unique  d'un  prince  de  la  terre  mourir  pour  moi,  m'arrête- 
rais-je ,  tandis  qu'il  meurt ,  à  de  vains  amusements?  Et  lorsque  le  Fils  unique 
de  Dieu  se  sacrifie  pour  mes  intérêts,  serais-je  assez  insensé  pour  faire  un  jeu 
du  sacrifice  même  de  mon  Sauveur?  Pensée  touchante  que  saint  Jean  de  Jéru- 
salem exprimait  en  des  termes  moins  figurés,  mais  non  moins  énergiques  ni 
moins  pressants.  De  là,  jugeons  quels  sentiments  nous  doivent  occuper  dans  ce 
sacrifice  d'expiation.  Ne  sont-ce  pas  ceux  d'un  pécheur  contrit  et  d'un  pécheur 
reconnaissant  ? 

Je  n'ai  en  finissant  ce  discours  qu'un  seul  raisonnement  à  vous  opposer.  Ou 
vous  croyez  ce  que  la  foi  nous  enseigne  du  sacrifice  de  notre  religion ,  ou  vous 
ne  le  croyez  pas.  Si  vous  le  croyez  ,  comment  osez-vous  profaner  cet  adorable 
sacrifice  ;  et  en  cela  même  n'êtes  vous  pas  plus  criminels  que  les  Juifs  et  que 
les  hérétiques?  Si  vous  ne  le  croyez  pas,  pourquoi  y  assistez-vous?  Que  dis-je? 
et  veux-je  vous  en  éloigner  !  non ,  Chrétiens  :  allons-y ,  mais  pour  y  honorer 
Dieu ,  pour  y  édifier  l'Eglise ,  et  pour  nous  y  sanctifier  nous-mêmes. 

LE  MERCREDI  DE  LA  QUATRIÈME  SEMAINE. 

SUR   L'AVEUGLEMENT    SPIRITUEL. 
Sujet.  Lorsque  Jésus  passait,  il  vit  un  homme  qui  était  aveugle  dès  sa  naissance. 

C'est  dans  ce  miracle  que  s'accomplit  ce  jugement  adorable  dont  parlait  le 
Fils  de  Dieu  ,  lorsqu'il  disait  :  Je  suis  venu  dans  le  monde;  et  le  jugement  que  j'y 
dois  exercer  est  que  ceux  qui  ne  voient  pas  verront ,  et  que  ceux  qui  voient  cesse' 
ront  de  voir.  Car  comme  Moïse  partagea  autrefois  tellement  l'Egypte  ,  que  tout 
ce  qui  était  habité  par  les  Egyptiens  se  trouva  couvert  de  ténèbres ,  tandis  que 
les  Israélistcs  jouissaient  d'un  jour  pur  et  serein  ;  ainsi ,  au  même  temps  que 
Jésus  Christ  éclaire  l'aveugle-né  ,  il  aveulge  les  pharisiens,  qui  étaient  les  sages 
et  les  spirituels  du  judaïsme.  Jugement  qui  se  renouvelle  encore  tous  les  jours 
parmi  nous.  Mais  sans  m'arrêter  à  ce  qu'il  a  de  favorable  pour  les  uns  sur  qui 
Dieu  répand  sa  lumière,  je  veux  seulement  vous  le  représenter  dans  ce  discours 
par  ce  qu'il  a  de  terrible  et  d'effrayant  pour  les  autres,  que  Dieu  frappe  d'un 
aveuglement  intérieur  qui  va  jusqu'à  l'ame ,  et  qui  la  tient  plongée  dans  les  plus 
grossières  et  les  plus  funestes  erreurs. 

Division.  Point  de  matière  sur  laquelle  l'Ecriture  se  soit  expliquée  en  des  ter- 
mes plus  différents  que  sur  l'aveuglement  spirituel.  Mais  pour  accorder  ensemble 
tous  ces  textes  de  l'Ecriture,  je  distingue,  avec  saint  Thomas,  trois  sortes  d'a- 
veuglements :  un  aveuglement  qui  de  lui-même  est  péché,  un  aveuglement  qui 
est  la  cause  du  péché ,  et  un  aveuglement  qui  est  l'effet  du  péché.  Sur  quoi  je  dis 
que  l'aveuglement  qui  de  lui  même  est  péché  est ,  de  tous  les  péchés ,  le  plus 
pernicieux  et  le  plus  contraire  au  salut  :  première  partie;  que  l'aveuglement  qui 
est  cause  du  péché  est  communément,  pour  servir  de  prétexte  au  péché,  l'ex- 
cuse la  plus  frivole  et  la  moins  recevable  :  deuxième  partie;  enfin ,  que  l'aveu- 


ANALYSES    DES    SERMONS.  719 

glement  qui  est  l'effet  du  péché  est  la  peine  la  plus  terrible  dont  Dieu  dans  cette 
vie  puisse  punir  le  pécheur  :  troisième  partie. 

Première  partie.  Aveuglement  péché ,  c'est-à-dire  qui  de  lui-même  est  cri- 
minel :  pourquoi  ?  parce  qu'il  est  volontaire  et  affecté.  Tel  est  l'aveuglement 
des  libertins  et  des  prétendus  athées,  qui  dans  eux-mêmes  et  dans  les  seules 
vues  naturelles  ont  des  lumières  plus  que  suffisantes  pour  connaître  Dieu,  et  par 
conséquent  ne  peuvent  cesser  de  croire  en  lui  que  parce  qu'ils  ne  veulent  pas 
s'assujettir  à  lui ,  et  qu'à  force  de  l'offenser  ils  parviennent  enfin  à  l'oublier  et 
ensuite  à  le  méconnaître.  Excellente  idée  que  Tertullien  donnait  autrefois  de 
l'athéisme.  Tel  est  l'aveuglement  de  certains  hérétiques  de  mauvaise  foi ,  qui 
ne  demeurent  dans  leur  hérésie  que  parce  qu'ils  sont  déterminés  à  n'en  revenir 
jamais.  Tel  est  l'aveuglement  des  sensuels  et  des  voluptueux ,  qui  pour  goûter 
avec  moin;  de  trouble  leurs  infâmes  plaisirs  ,  ne  veulent  pas  même  entendre 
parler  des  vérités  éternelles.  Tel  est  l'aveuglement  de  certains  esprits  pleins 
d'eux-mêmes,  qui,  par  un  effet  pitoyable  de  leur  orgueil  ,  ne  peuvent  suppor- 
ter la  vérité,  dès  que  la  vérité  les  humilie  ;  qui  non-seulement  ne  veulent  pas 
voir  leurs  défauts  ,  quoique  grossiers,  mais  veulent  même  qu'on  leur  applaudisse 
jusque  dans  leurs  faiblesses.  Tel  est  l'aveuglement  d'une  infinité  de  chrétiens , 
qui  ne  veulent  pas  s'éclaircir  sur  certains  laits,  sur  certains  doutes ,  sur  certains 
troubles  de  conscience ,  parce  qu'ils  sentent  bien  qu'ils  ne  sont  pas  dans  la  dis- 
position d'accomplir  des  devoirs  à  quoi  cet  éclaircissement  leur  ferait  voir  qu'ils 
sont  obligés  :  Noluit  intelligere  ut  benè  acjereL 

Or  j'ai  dit,  et  il  est  vrai ,  que  de  tous  les  péchés  dont  l'homme  est  capable  , 
il  n'y  en  a  point  de  plus  pernicieux  ni  de  plus  contraire  au  salut.  1°  Parce  que  cet 
aveuglement  volontaire  exclut  la  première  de  toutes  les  grâces,  qui  est  la  lu- 
mière divine  ;  et  par  l'exclusion  de  cette  première  grâce ,  arrête  toutes  les  autres 
grâces  que  Dieu  tenait  en  réserve  dans  les  trésors  de  sa  miséricorde  ,  et  par  où 
il  voulait  nous  conduire  et  nous  attacher  à  lui.  2°  Parce  que  cet  aveuglement 
volontaire  nous  ôte  non-seulement  la  lumière ,  mais  le  désir  d'avoir  la  lumière. 
5°  Parce  que  cet  ayeuglement  nous  donne  même  une  volonté  tout  opposée ,  et 
nous  fait  fuir  la  lumière  ,  sans  laquelle  néanmoins  nous  ne  pouvons  parvenir 
au  salut. 

Ce  péché  donc  met  Dieu  lui-même  dans  une  espèce  d'impuissance  de  nous 
sauver,  et  l'oblige  à  nous  dire,  quoique  dans  un  autre  sens,  ce  que  Jésus-Christ 
dit  à  l'aveugle  de  Jéricho  :  Quid  tibi  vis  faciam?  Que  veux-tu ,  pécheur,  que  je 
fasse  pour  toi?  Que  je  te  sauve  sans  grâce?  cela  ne  se  peut.  Que  je  te  donne  des 
grâces  sans  lumière?  il  n'y  en  eut  jamais  de  la  sorte.  Que ,  par  des  lumières  for- 
cées ,  je  te  sauve  malgré  toi?  ce  n'est  point  l'ordre  de  ma  providence.  Que,  par 
un  miracle  spécial ,  je  change  les  lois  de  cette  providence  ?  ma  justice  s'y  oppose, 
et  ma  miséricorde  même  ne  l'exige  pas. 

Je  sais  que  Dieu  malgré  nous  peut  nous  éclairer  :  mais  il  est  toujours  vrai  que 
quand  nous  haïssons  ,  quand  {sons  fuyons  cette  lumière  nous  formons  tout  l'obs- 
tacle à  noire  salut,  qu'une  créature  de  sa  part  y  peut  former.  Et  voilà  pourquoi 
je  voudrais  que  tous  ceux  qui  m'écoutent  fissent  tous  les  jours  à  Dieu  cette  prière 
que  faisait  David  :  Révéla  oculos  meos  :  Seignear,  éclairez -moi ,  et  ouvrez-moi 
les  yeux.  Si  je  vous  demande  votre  lumière,  ce  n'est  point  pour  me  rendre  plus 
habile  dans  les  affaires  du  monde;  mais  pour  n'ignorer  rien  dans  ma  condition 
de  toutes  vos  volontés  et  de  toutes  mes  obligations  :  Da  milii  inteUectum ,  ut  sciam 
justifteationes  tuas. 

Deuxième  partie.  Aveuglement  cause  du  péché.  Ainsi  les  Juifs  crucifièrent 
Jésus-Christ,  parce  qu'ils  ne  le  connaissaient  pas.  Aveuglement  très-ordinaire 
dans  le  christianisme.  Combien  tous  les  jours  commet-on  de  péchés  contre  la 
justice,  contre  la  charité,  contre  la  pureté ,  sans  savoir,  et  parce  qu'on  ne  sait 
pas  que  ce  sont  des  péchés?  Or  on  demande  si  cet  aveuglement,  qui  est  la  cause 
du  péché,  peut  toujours  devant  Dieu  nous  tenir  lieu  d'excuse  et  nous  justifier  ? 
mais  si  cela  était ,  pourquoi  David  aurait-il  demandé  à  Dieu  qu'il  oubliât  ses  igno- 
rances passées?  «le  vais  plus  loin,  et  je  soutiens  que  non-seulement  noire  igno- 
rance n'est  pas  toujours  une  légitime  excuse ,  mais  qu'elle  ne  l'est  presque  ja- 


720  "analyses  des  sermons. 

mais  pour  la  plupart  des  chrétiens ,  parce  que  dans  le  siècle  où  nous  vivons  il  y 
a  trop  de  lumière  pour  pouvoir  s'autoriser  de  ce  prétexte.  Si  je  ne  vous  avais 
pas  parlé,  disait  le  Fils  de  Dieu  aux  Juifs,  votre  incrédulité  serait  excusable  ; 
mais  maintenant  que  vous  m'avez  entendu,  vous  n'avez  plus  d'excuse  dans  voire 
péché.  Appliquez-vous  ce  reproche.  Combien  avez-vous  de  prédicateurs  et  de 
maîtres  pour  vous  instruire  ? 

Mais  enfin,  me  direz-vous,  malgré  cette  abondance  de  lumière  on  ignore  cent 
choses  essentielles  au  salut,  surtout  à  l'égard  de  certains  devoirs.  Mais  à  cela  je 
réponds  ce  que  répondit  l'aveugle-né  aux  pharisiens,  qui  lui  disaient  qu'ils  ne 
connaissaient  pas  Jésus-Christ  :  In  hoc  mirabile  est  quia  vos  nescitis  undè  sit ,  et 
aperuit  oculos  meos  :  Il  est  étonnant  que  vous  ne  sachiez  pas  d'où  il  csl,  et  qu'il 
m'ait  rendu  la  vue.  Ainsi,  Chrétiens,  est-il  bien  surprenant  que  nous  péchions 
lous  les  jours  par  ignorance,  et  que  Dieu  ait  si  abondamment  pourvu  à  notre 
instruction  :  In  hoc  mirabile  est.  Ils  ont  Moïse  et  les  prophètes,  dit  Abraham  au 
mauvais  riche  qui  kii  demandait  que  quelqu'un  des  moris  ailàt  instruire  ses 
frères  :  Ilabent  Moysem  et  prophelas.  Voilà  ce  que  Dieu  dit  de  nous-mêmes,  ou 
nous  dit  à  nous-mêmes  pour  notre  condamnation.  Quand  nous  péchons  alors 
par  ignorance  ,  notre  péché  est  inexcusable  :  pourquoi?  pirce  que  nous  agissons, 
ou  contre  nos  propres  lumières,  ou  du  moins  contre  nos  doutes.  Contre  nos 
propres  lumières  :  cor  il  nous  reste  toujours  d;ms  notre  ignorance  même  cer- 
taines lumières  confuses  qui  nous  suffiraient  pour  éviter  le  péché,  si  nous  vou- 
lions nous  en  servir,  et  qui  ne  nous  deviennent  inutiles  que  faute  de  réflexion. 
Contre  nos  doutes  :  car  quand  même  nous  n'aurions  pas  assez  de  lumières  pour 
juger,  nous  en  avons  souvent  assez  pour  douter. 

Souvenons-nous  que  la  première  de  toutes  les  obligations  est  de  savoir.  Exa- 
minons-nous sur  ce  principe  ;  et  ne  nous  l'appliquons  pas  seulement  à  nous- 
mêmes,  mais  étendons-le  sur  tous  ceux  dont  Dieu  nous  à  chargés.  Vous  avez 
des  enfants,  vous  avez  des  domestiques  :  leur  ignorance  ne  les  excusera  pas  ; 
mais  elle  vous  excusera  encore  moins  qu'eux.  Car  s'ils  sont  obligés  de  s'instruire, 
vous  êtes  obligés  de  pourvoira  ce  qu'ils  le  soient. 

Troisième  partie.  Aveuglement  effet  du  péché.  11  est  constant  que  Dieu  aveu- 
gle quelquefois  les  hommes  ;  et  quand  l'aveug'ement  des  hommes  entre  dans 
l'ordre  des  décrets  divins ,  il  est  de  la  foi  que  c'est  un  effet  du  péché ,  parce  que 
c'est  une  des  peines  dont  Dieu  punit  le  péché,  selon  celte  parole  d'Isaïe  : 
Excœcavit  Deus  oculos  eorum.  De  savoir  de  quello  manière  s'accomplit  une  telle 
punition ,  c'est  ce  que  je  n'entreprends  pas  d'examiner.  A  prendre  les  termes 
de  l'Ecriture  dans  toute  leur  rigueur,  on  dirait  que  Dieu,  par  une  action  réelle 
et  positive,  opère  cet  aveuglement  intérieur  :  mais  à  les  prendre  dans  la  vérité, 
il  faut  dire  avec  saint  Augustin  que  si  Dieu  nous  aveugle,  c'est  par  voie  de  pri- 
vation ,  en  retirant  ses  lumières,  et  non  d'action,  en  nous  imprimant  l'erreur. 
Il  y  a  plus  ,  et  j'ajoute  ,  après  ce  même  saint  docteur,  que  Dieu  jamais  ne  nous 
prive  absolument  de  toutes  les  lumières  de  sa  grâce  ;  mais  seulement  de  cer- 
taines lumières  de  faveur  et  de  choix,  avec  lesquelles  on  agirait,  et  sans  les- 
quelles on  n'agit  point. 

Or,  je  prétends  que  cet  aveuglement  est  le  châtiment  de  Dieu  le  plus  rigou« 
reux.  Aussi  le  prophète  Isaïe  n'en  demandait  point  d'autre  pour  venger  Dieu  des 
infidélités  de  son  peuple  :  Excœca  cor  populi  hujus.  Ce  qui  le  rend  si  terrible  , 
c'est  que  l'aveuglement  est  un  mal  pur,  sans  aucun  mélange  de  bien.  Tous  les 
autres  maux  de  la  vie  peuvent  être  ,  si  nous  le  voulons,  des  moyens  de  salut,  ou 
comme  peines  médicinales,  ou  comme  peines  satislactoires  ,  ou  comme  peines 
méritoires.  Mais  l'aveuglement  est  un  mal  stérile ,  qui  ne  nous  sert  ni  de  re- 
mède, ni  de  pénitence,  ni  de  mérite.  En  quoi  ce  châtiment  ressemble  à  celui 
des  réprouvés. 

Après  cela,  conclut  saint  Augustin  ,  dites  que  Dieu  dès  celte  vie  ne  punit  pas 
spécialement  les  pécheurs  et  les  libertins.  Si  ce  Dieu  vengeur  n'a  pas  encore 
exercé  sur  vous  celle  justice  si  sévère,  c'est  qu'il  a  usé  envers  vous  de  miséri- 
corde. Mais  qui  sait  s'il  est  résolu  d'attendre  davantage?  Qui  ne  tremblera  pas 
dans  la  pensée  qu'd  y  a  un  péché  que  Dieu  a  marqué  comme  le  dernier  terme 


ANALYSES   DES   SERMONS.  7^1 

de  sa  grâce ,  je  dis  de  sa  grâce  efficace  et  victorieuse  ?  Quel  est-il  ce  péché  ?  je 
n'en  sais  rien.  Mais  ce  que  je  sais ,  ô  mon  Dieu ,  c'est  que  je  ne  dois  rien  oublier 
pour  prévenir  le  malheur  dont  vous  me  menacez. 

LE  JEUDI  DE  LA  QUATRIÈME  SEMAINE, 

SUR   LA   PRÉPARATION   A   LA   MORT. 

Sujet.  Lorsque  Jésus-Christ  était  près  de  la  porte  de  la  ville,  on  portait  en  terre  un  mort  ' 
fils  unique  d'une  femme  veuve;  et  celte  femme  était  accompagnée  d'une  grande  quantité 
de  personpes  de  la  ville.  Jésus-Christ  l'ayant  vue,  il  en  fut  touché,  et  il  lui  dit  :  JNe  pleu- 
res point. 

Il  y  avait  là  sans  doute  de  quoi  toucher  le  Sauveur  des  hommes  :  mais  après 
tout ,  dit  saint  Chrysostome ,  un  autre  objet  le  touchait  encore  bien  plus  sensi- 
blement; et  ce  tut  surtout  le  malheur  de  ce  jeune  homme  surpris,  par  un  acci- 
dent imprévu ,  et  mort  sans  préparation.  Or  n'est-ce  pas  ainsi  que  meurent  lous 
les  jours  tant  de  chrétiens,  je  veux  dire  sans  avoir  pensé  à  la  mort,  sans  s'être 
disposés  à  la  mort?  Il  est  donc  d'une  extrême  conséquence  de  vous  apprendre  à 
prévenir  un  danger  si  affreux ,  et  c'est  pour  cela  que  je  viens  vous  entretenir  de 
la  préparation  à  la  mort. 

Division.  Saint  Chrysostome  fait  particulièrement  consister  l'exercice  de  la 
préparation  à  la  mort  en  trois  choses  ;  savoir  :  la  persuasion  de  la  mort ,  la  vi- 
gilance contre  la  mort,  et  la  science  pratique  de  la  mort.  Nous  craignons  de 
mourir  ;  et  cependant,  quelque  certaine  et  quelque  prochaine  même  que  soit  la 
mort ,  nous  ne  sommes  presque  jamais  persuadés  qu'il  faut  mourir  :  première 
partie.  Nous  craignons  de  mourir;  et  cependant,  quelque  incertaine  d'ailleurs 
(jue  so  t  la  mort,  nous  prenons  aussi  peu  de  précautions  que  si  nous  étions  plei- 
nement instruits  et  du  temps  et  de  l'état  où  nous  devons  mourir  :  deuxième 
partie.  Enfin  nous  craignons  de  mourir  ;  et  cependant ,  malgré  l'expérience  jour- 
nalière et  si  sensible  que  nous  avons  de  la  mort ,  nous  n'apprenons  jamais,  dans 
l'usage  de  la  vie,  à  mourir  :  troisième  partie.  Ces  trois  points  demandent  à  être 
éciaircis  :  je  vais  m'expliquer. 

Première  partie.  Persuasion  de  la  mort.  Il  est  difficile  que  je  me  prépare  à 
une  chose  dont  je  ne  suis  pas  encore  persuadé  ;  et  quand  elle  doit  avoir  des 
suites  aussi  irréparables  et  aussi  terribles  que  celles  de  la  mort,  il  n'est  pas 
moins  difficile,  si  j'en  suis  fortement  persuadé ,  que  je  ne  m'applique  pas  de  tout 
mon  pouvoir  à  m'y  disposer.  Or  rien  ,  ou  presque  rien,  dont  nous  soyons  moins 
persuadés  que  de  la  mort.  Voici  ma  pensée.  Nous  savons  bien  en  général  que  nous 
mourrons  un  jour  ;  mais  nous  nous  consolons  dans  l'espérance  que  ce  ne  sera 
pas  encore  si  tôt,  que  ce  ne  sera  pas  encore  de  cette  maladie,  que  ce  ne  sera 
ni  aujourd'hui  ni  demain.  Cependant  observez  avec  moi  que  ce  qui  nous  dispose 
à  une  bonne  mort,  n'ett  pas  de  savoir  en  spéculation  qu'il  faut  mourir;  mais 
d'être  actuellement  touché  de  ce  sentiment  intérieur  :  Je  mourrai,  et  mon  heure 
approche;  je  mourrai,  et  ce  sera  dans  quelques-unes  de  ces  années  que  je  me 
promets  en  vain  ;  je  mourrai ,  et  ce  sera  dans  l'âge  et  de  la  manière  que  j'aurai 
le  moins  prévu. 

Que  fait  donc  l'ennemi  de  noire  salut?  Il  ne  nous  persuade  pas  que  nous  ne 
mourrons  jamais:  mais  il  nous  persuade  que  nous  ne  mourrons  ni  celte  semaine, 
ni  ce  mois,  ni  ceite  année  :  ISequaquam  moriemini.  Il  semble  que  nous  soyons 
même  en  cela  d'intelligence  avec  lui.  Car  non-seu'ement  nous  ne  sommes  jamùs 
bien  persuadés  de  la  mort ,  dans  le  sens  que  je  l'entends  ;  mais  nous  ne  voulons 
pas  l'être,  et  nous  éloignons  toutes  les  pensées  qui  pourraient  nous  servir  à 
fètre.  De  là  vient,  remarque  saint  Chrysostome,  que  la  plupart  des  hommes 
meurent  sans  croire  mourir,  et  presque  toujours  avec  une  assurance  présomp- 
tueuse de  ne  pas  mourir,  De  là  vient  que  ceux-là  mêmes  à  qui  constamment  et 
visiblement  ,  dans  l'état ,  dans  Tàgc  où  ils  sont ,  il  reste  moins  de  jours  à  vivre  , 
ioi)i  toutefois  ceux  qui  travaillent  plus  pour  la  vie.  De  là  vient  que  les  grands 
du  monde  ne  savent  jamais,  où  ils  en  sont ,  quand  ils  sont  presque  au  moment 

t.  r.  46 


722  ANALYSES  DES    SERMONS. 

de  la  mort;  et  cela  parce  qu'on  est  prévenu  qu'ils  ne  le  veulent  pas  savoir,  et 
que  chacun  conspire  à  les  tromper.  Ni  confesseur,  ni  médecin,  n'osent  entre- 
prendre de  porter  une  parole  qui  contristerait  le  mourant  :  ou  si  Ton  se  dé- 
clare enfin ,  ce  n'est  qu'en  prenant  de  vaines  précautions  et  en  usant  de  détours. 
Ce  ne  fut  point'ainsi  que  le  Prophète  parla  au  roi  Ezéchias.  Vous  mourrez,  lut 
dit-il,  Morieris  lu.  Mais  où  trouve-ton  maintenant  des  prophètes  qui  s'expliquent 
aven  cette  sainte  liberté?  Je  ne  m'étonne  point  que,  dans  des  accidents  subits 
et  inopinés,  on  meure  sans  être  persuadé  qu'on  va  mourir  :  mais  que  des  mou- 
rants à  qui  Dieu  laisse  tout  le  temps  et  toute  la  connaissance  nécessaire ,  meu- 
rent sans  être  instruits  de  la  nécessité  actuelle  et  de  la  proximité  de  la  mort ,  et 
que  ce  défaut  de  persuasion  les  fasse  mourir  sans  préparation ,  c'est  sur  quoi  je 
ne  puis  assez  gémir. 

Qiiel  remède?  trois  maximes  de  saint  Grégoire  pape  :  1°  Penser  souvent  à  la 
mon;  2°  avoir  un  ami  sincère  et  droit,  qui  vienne  de  bonne  heure  nous  avertir 
dans  le  danger.  Mais  où  le  chercherons-nous  cet  ami?  parmi  les  ministres  de 
Jésus-Christ  ;  3°  s'affermir  contre  la  crainte  de  la  mort,  parce  que  c'est  la  crainte 
immodérée  de  la  mort  qui  nous  en  rend  la  pensée  si  o  Jieuse  et  la  persuasion  si 
d.fïicib*.  La  combattre,  cette  crainte,  par  les  armes  de  la  loi,  par  les  motifs  de 
l'espérance  ch  étienne,  par  les  saintes  ardeurs  de  la  charité  clviue. 

Deuxième  paiitie.  Mgilance  contre  la  mort.  Tout  inceriaine  qu'est  la  mort  et 
qu'elle  sera  toujours  dans  ces  circonstances,  je  puis  faire  en  sorte  qu'elle  ne  me 
surprenne  j  «m;»is  :  comment  cela?  en  veilhnt  sur  moi-même  :  Vigilate.  C'est  ce 
qui  lit  la  d  lïérence  des  vierges  sages  et  des  vierges  toiles. 

Or  c'est  ici  que  nous  devons  atorer  Ja  providence  de  notre  Dieu ,  qui  nous 
cache  et  l'heure  ,  et  le  lieu  ,  et  le  genre  de  noue  mort ,  pour  nous  obliger  à 
nous  tenir  toujours  en  garde  et  à  sanctifier  toute  noire  vie.  Etre  un  moment 
hors  de  cette  disposi  ion,  je  veux  dire  hors  de  cette  vigilance  chrétienne,  c'est 
agir  contie  tous  les  principes  de  la  sagesse,  parce  que  c'est  commettre  à  un 
seul  moment  l'éternité  tout  entière. 

Mais  il  s'ensuit  donc  que  la  plupart  des  hommes ,  et  même  des  plus  clair- 
voyants et  des  plus  sages  dans  l'opinion  commune,  ne  sont  néanmoins  que  des 
aveugles  et  des  insensés?  la  conséquence  n'est  que  trop  juste.  Où  est  aujour- 
d'hui,  selon  l'expression  de  Jésus-Christ ,  le  serviteur  prudent  et  fidèle,  qui 
veille  pour  être  toujours  en  disposition  de  recevoir  le  mai  re  qu'il  attend  ,  et 
dont  il  craint  d'être  surpris?  Est-ce  veiller  que  de  remettre  au  temps  de  la  mort 
à  s'acquitter  de  cet  tains  devoirs  d'une  obligation  indispensable?  ptr  exemple,  a 
payer  des  dettes,  à  faire  des  restitutions,  à  satisfaire  des  domestiquas,  à  discu- 
ler  des  articles  embarrassants,  à  voir  un  ennemi,  et  à  se  réconcilier  avec  lui? 
Est-ce  veiller  que  de  pratiquer  si  peu  de  bonnes  œ  ivres,  que  de  commettre  si 
aisément  le  péché  ,  et  d'y  demeurer  habituellement? 

C:aignons  la  mort,  mais  que  celte  crainte  nous  serve  de  défense  contre  la 
mort  même.  On  n'attend  pas  à  équiper  un  vaisseau  quand  il  est  en  pleine  mer, 
battu  des  flots  et  de  la  tempête  :  n'attendons  donc  pas  à  nous  disposer  quand, 
aux  approches  de  la  mort ,  nos  sens  seront  troublés ,  et  que  nous  en  aurons 
perdu  l'usage.  Jésus-Christ  ne  nous  dit  pas  de  nous  préparer  alors  ,  mais  d'être 
prêts  :  Estote  parmi.  D'où  je  tire  celte  terrible  conclusion,  qu'il  y  a  un  temps 
où  l'on  peut  se  préparer  à  la  mort  et  être  réprouvé  de  Dieu. 

Tenons-nous  donc  prêts  ,  et  toujours  prêts.  Il  est  vrai  que  Dieu  nous  a  donné 
des  pasteurs  qui  veillent  sur  nous  :  mais  après  tout  nous  sommes  nos  premiers 
pasteurs,  et  en  bien  des  rencontres  nos  uniques  pasteurs.  Mais  quelle  est  la 
pratique  de  cette  vigilance  si  nécessaire?  1°  Se  tenir  toujours  dans  l'état  où  l'on 
voudrait  mourir  :  du  moins  n'êtr  e  jamais  dans  un  état  où  l'on  aurait  horreur  de 
mourir.  Suivant  celte  règle  ,  si  je  vous  demandais,  Etesvous  prêts,  qu'auriez  - 
vous  à  me  répondre  ?  c'est  ce  que  vous  devez  vous  demander  à  vous-mêmes  ; 
2°  faire  touies  ses  actions  en  vue  de  la  mort ,  c'est-à-dire  agir  en  tout  comme 
l'on  voudra  l'avoir  fait  à  la  mort;  5°  rentrer  en  soi-même  pour  se  bien  con- 


naître ,  c'est  connaître  toutes  ses  obligations ,  tout  le  bien  qu'on  doit  pratiquer, 
et  qu'on  ne  pratique  pas  ;  tout  le  mal  qu'on  doit  éviter,  et  qu'on  n'évite  pas  ;  les 


ANALYSES   DES    SERMONS.  723 

dangers  de  sa  condition  ,  et  les  moyens  qu'on  doit  prendre  pour  s'en  préserver. 
C'est  ainsi  que  not  e  crainte  devient  notre  plus  t^rme  appui,  parce  qu'elle  sert 
à  exciter  notre  vigilance  :  Posuisti  firmamentum  ejus  formidinem. 
Troisième  partie.  Science  pratique  de  la  mort.  Il  y  a  un  apprentissage  pour 


nous  appliquer  à  nous-mêmes.  1°  Nous  mourons  tous  les  jours,  il  nius  est  donc 
aisé  d'apprendre  à  mourir  ;  2°  toutes  les  créatures  qui  nous  environnent  nous 
forment  à  mourir  :  notre  ignorance  est  donc  sans  excuse,  si  nous  ne  savons  pas 
mourir;  3°  la  vie  chrétienne  où  Dieu  nous  a  appelés  est  une  continuelle  pratique 
de  la  mort  :  nous  sommes  donc  bien  coupables  de  n'élre  pas  plus  versés  dans 
l'art  de  mourir. 

1.  Nous  mourons  tous  les  jours.  L'arrêt  de  mort  porté  contre  le  premier 
homme  s'exécuta ,  selon  la  remarque  de  saint  Irénée,  dès  le  moment  de  sa 
désobéissance.  Car  dès  ce  moment  il  devint  sujet  à  toutes  sortes  d'infirmités,  et 
son  corps  commençi  à  déchoir,  et  par  conséquent  à  mourir.  Or  c'est  ainsi  que 
chaque  jour  nous  mourons.  Les  païens  mêmes  l'ont  bien  reconnu,  et  saint  Paul 
l'a  dit  encore  plus  expressément  :  Quotidiè  morior.  Il  est  vrai ,  a.oute  saint  Au- 
gustin, que  no<  yeux  sont  comme  enchantés  par  la  vue  des  choses  présentes  : 
mais  le  remède  est  rie  bien  comprendre  que  ce  corps  qui  nous  paraît  vivant  est 
en  effet  un  corps  qui  se  détruit  et  un  corps  mourant  :  Vides  viventem  :  cogita 
morientem. 

2.  Toutes  les  créatures  qui  nous  environnent  nous  forment  à  mourir.  Com- 
ment? en  nous  quittant,  en  se  séparant  de  nous,  en  cessant  d'être  à  nous;  ce 
qui  déjà  est  comme  une  mort  anticipée. 

3.  La  vie  chrétienne  où  Dieu  nous  a  appelés  est  une  continuelle  pratique  de 
la  mort.  De  là  ces  leçons  que  faisait  l'Apôtre  aux  premiers  fidèles  :  Mortui  estis, 
Vous  êtes  morts  ;  Consepulii  estis,  Vous  êtes  ensevelis.  Car  à  quoi  vont,  toutes  les 
maximes  de  la  vie  chrétienne?  à  détacher  Pâme  du  corps,  c'est-à-dire  des  plaisirs 
du  corps,  de  la  servitude  et  de  l'esclavage  du  corps. 

Détachons-nous  doue  dès  à  présent  d  ;  ce  corps  de  péché.  Vous  demandez  des 
pratiques  pour  bien  mourir  :  en  voici  une ,  sans  laquelle  j'ose  dire  que  toutes  les 
autres  sont  vaines  »:t  chimériques.  Détachez  votre  âme  de  tout  ce  que  vous  aimez 
hors  de  Dieu.  Prévenez  ;iar  une  mortification  et  par  un  renoncement  volontaire 
ce  que  la  mort  fera  par  violence  :  voilà  en  deux  mots  la  science  de  la  mort.  Et  ne 
me  répondez  point  qu'une  telle  vie  est  bien  triste;  ctr  je  dis,  1°  qu'une  mort 
sainte  dont  elle  est  suivie  est  un  avantage  qui  ne  peut  être  actieté  trop  cher; 
2°  que,  tout  compensé,  la  vie  d'un  chrétien  mort  au  monde  et  milie  fois  plus 
plus  tranquille  que  celle  de  ces  mondains  si  vifs  pour  le  monde.  Mais  vivre  de  la 
sorte ,  c'est  vivre  comme  si  l'on  ne  vivait  pas.  Et  n'est-ce  pas  aussi  ce  que  deman- 
dait l'Apôtre  aux  premiers  chrétiens  ,  et  ce  que  je  dois  vous  demander  à  vous- 
mêmes?  Religuum  est  ut  qui  utuntur  hoc  mundo  tanguant  non  utantur. 


FIN  DES  ANALYSES  DU  PREMIER  VOLUME. 


TABLE  DES  MATIÈRE 

CONTENUES  DANS  CE  VOLUME. 


Préface  du  P.  Prelonneau      . 
Lettre  du  P.  Marlincau  .      .      . 
Lettre  de  M.  C.-F.  de  Lamoiynon 


SERMONS  POUR  LWVENT. 

Sermon  pour  la  fêle  de  tous  les  Saints.  —  Sur  la  Récompense  des  Saiuts.      . 
Sermon  pour  le  ty  dimanche  de  l'Avent.  —  Sur  le  Jugement  dernier    . 

Sermon  pour  le  Ue  dimanche  de  l'Avent.  —  Sur  le  Scandale 

Sermon  pour  le  HP  dimanche  de  l'Avent.  —  Sur  la  fausse  Conscience  .      . 
Sermon  pour  le  IVe  diniauchc  de  l'Avent.  —  Sur  la  Sévérité  de  la  Pénitence 
Sermon  sur  la  Nativité  de  Jésus-Christ. 


AUTRE   AVENT. 

Sermon  pour  la  fêle  de  tous  les  Saints. —  Sur  la  Sainteté  .... 
Sermon  pour  le  1"  dimanche  de  l'Avent.  —  Sur  le  Jugement  dernier  . 
Sermon  pour  le  IIe  dimanche  de  l'Avent.  —  Sur  le  Respect  humain  . 
Sermon  pour  le  III»  dimanche  de  l'Avent.  —  Sur  la  Sévérité  évangéltcjue 
Sermon  pour  le  IV e  dimanche  de  l'Avent.  —  Sur  la  Pénitence.  .  .  "  • 
Sermon  sur  la  Nativité  de  Jésus-Christ 

SERMONS  POUR  LE  CARÊME. 

Sermon  pour  le  mercredi  des  Cendres.  —  Sur  la  Pensée  de  la  Mort  .      . 
Sermon  pour  le  même  jour.  —  Sur  la  Cérémonie  des  Cendres. 


Sermon  pour  le  I"  jeudi  de  Carême.  —  Sur  la  Communion 

Sormon  pour  le  l«'  vendredi  de  Carême.  —  Sur  l'Aumône 

Sermon  pour  le  dimanche  de  la  Ue  semaine.  — Sur  les  Tentatious 

Sermon  pour  le  lundi  de  la  l>e  semaine.  —  Sur  le  Jugement  dernier 

Sermon  pour  le  mercredi  de  la  Pe  semaine.  —  Sur  la  Religion  chrétienne     .... 

Sermon  pour  le  jeudi  de  la  lre  semaine. — Sur  la  Prière , 

Sermon  pour  le  vendredi  de  la  Ire  semaine.  —  Sur  la  Prédestination 

Sermon  pour  le  dimanche  de  la  IIe  semaine.  —  Sur  la  Sagesse  et  la  Douceur  de  la  Loi 

chrétienne , 

Sermon  pour  le  lundi  de  la  IIe  semaine.  —  Sur  l'Impénitence  finale 

Sermon  pour  le  mercredi  de  la  11e  semaine. — Sur  l'Ambition 

Sermon  pour  le  jeudi  de  la  IIe  semaine.  —  Sur  les  Richesses » 

Sermon  pour  le  vendredi  de  la  11e  semaine.  —  Sur  l'Enfer 

Sermon  pour  le  dimanche  de  la  IIP  semaine.  —  Sur  l'Impureté 

Sermon  pour  le  lundi  de  la  IIIe  semaine. — Sur  le  Zèle 

Sermon  pour  le  mercredi  de  la  IIIe  semaine.  —  Sur  la  parfaite  Observation  de  la  Loi. 

Sermon  pour  le  jtudi  de  la  IIIe  semaine.  —  Sur  la  Heligion  et  la  Probité 

Sermon  pour  le  vendredi  de  la  U'e  semaine. — Sur  la  Grâce  .      *      « 

Sermon  pour  le  dimanche  de  la  IVe  semaine.  —  Sur  la  Providence 

Sermon  pour  le  lundi  de  la  IVe  semaine.  —  Sur  le  Sacrifice  de  la  Messe 

Sermon  pour  le  mercredi  de  la  lVfi  semaine.  —  Sur  l'Aveuglement  spirituel.      .      .      • 

Sermon  pour  le  jeudi  de  la  IVe  semaine.  —  Sur  la  Préparation  à  la  Mort 

Analyses  des  Sermons  contenus  dans  ce  volume «      .      .      . 


i 

V1H 
Xllt 


1 

20 

ii 

97 


117 
136 

155 
173 

m 


227 
248 
266 
286 
306 
325 
345 
863 
382 

40  1 
416 
432 
451 

469 
487 
5!2 
526 
541 
554 
572 
387 
602 
620 
637 


FIN   DE   LA   TARLE   DU   TOME   PREMIER, 


,/• 


La  Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

Échéance 


The  Library 

University  of  Ottawa 

Dote  due 


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a39003    0005  EU  085b 


BOURDfiLOUE,  LOUIS. 

OEUVRES  CO 


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COO   RCURDALCUE, 
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