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ŒUVRES COMPLÈTES
DE
BOURDALOUE
J ',
POISSY. — TYPOGRAPHIE ARBifcU.
ŒUVRES COMPLÈTES *é
DE
BOURDALOUE
DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS tf-^BiaMo
u Ottawa
I0DIILL1 ÉDITION REVUE AVEC LE PLUS GRAND IfcRYM^
TOME PREMIER
A VENT. — CARÊME. — ANALYSES.
fcM* Notre Dame de l'Assomption
990 Rue WyW
L o „ - Ontario
North Bay ^
PARIS
LOUIS VIVES, LIBRAIRE-ÉDITEUR
23, RUE CASSETTE, MB*
1857
u Ottawa,
11.
I )] |y
K/
PRÉFACE DU P. BRETONNEAU.
Il est bien juste que notre Compagnie rende en quelque sorte au P. Bourda-
loue ce qu'elle en a reçu, et qu'après l'honneur qu'il lui a fait, elle s'intéresse à
conserver la mémoire d'un homme qu'elle a regardé comme un de ses premiers
ornements, tandis qu'elle a eu le bonheur de le posséder, et qu'elle pleure en-
core depuis qu'elle l'a perdu. Mais ce n'est point tant, après tout, dans cette vue
qu'on publie les ouvrages de ce célèbre prédicateur, que pour le bien des âmes
et pour perpétuer les fruits de son zèle. Il y a lieu de croire que ses sermons,
mis sous les yeux, sans être soutenus ni de l'action, ni de la voix, se soutien-
dront par eux-mêmes, ou plutôt, il y a lieu d'espérer qu'avec les bénédictions
que Dieu y a déjà données et qu'il y donnera, ils auront toujours de quoi opérer
les mêmes effets de grâce, et de quoi inspirer les mêmes sentiments de religion.
Ce ne sera pas seulement pour les prédicateurs un modèle de l'éloquence chré-
tienne ; toutes les personnes qui cherchent à s'édifier, et qui aiment à se nour-
rir de bonnes lectures, trouveront peu de livres de piété où les grandes vérités
du christianisme soient traitées d'une manière plus propre à convaincre les es-
prits et à toucher les cœurs.
Le P. Louis Bourdaloue naquit à Bourges, d'une des familles les plus consi-
dérables de la ville , le 20 d'août de l'année 1632 ; ei dès l'âge de quinze ans il
entra dans la Compagnie de Jésus. Il semble que Dieu , en l'appelant à cet état ,
eut une vue toute particulière sur lui. Etienne Bourdaloue, son père, homme
lui-même très-recommandable, surtout par son exacte probité, et par une grâce
singulière à parler en public, avait eu dans sa jeunesse la même vocation, et ne
l'avait pas suivie. Le ciel voulut que le fils remplaçât le père; et le père, ado-
rant la conduite de la Providence, et craignant de s'opposer une seconde fois à
ses desseins, se crut obligé, après quelques difficultés, de condescendre aux in-
stances de son fils, et d'en faire le sacrifice.
11 le fit. Le P. Bourdaloue passa par tous les exercices de la Compagnie ; et
les dix-huit premières années qu'il y vécut furent employées, soit à ses propres
éludes, soit à enseigner les lettres humaines, et à professer la philosophie et la
théologie. Il se distingua partout, et donna des preuves de la supériorité et de
l'étendue de son esprit.
Ce n'étaient là néanmoins encore que des dispositions. Comme il n'avait pas
moins d'ouverture pour les sciences que de talent pour la chaire, il fut d'abord
assez incertain du choix qu'il devait faire, et de l'emploi où le ciel le destinait.
Mais divers sermons qu il prêcha, pendant qu'il enseignait la théologie morale,
furent si bien reçus et tellement applaudis, que ses supérieurs se déterminèrent
à l'appliquer uniquement au ministère de la prédication.
Il eut l'avantage, en entrant dans celte carrière qu'il a si heureusement four-
nie , d'être connu de feu Son Altesse Boyale Mademoiselle. Cette princesse ,
t. i. a
H PREFACE.
dont la pénétration et le discernement, aussi bien que la grandeur d'âme, éga-
laient la grandeur de la naissance, l'entendit à la ville d'Eu, le goûta, l'honora
non-seulement de sa bienveillance, mais de sa confiance, et lui en a donné le
plus sensible témoignage, en le faisant appeler pour la soutenir dans les der-
niers moments de sa vie, et pour l'aider à mourir chrétiennement.
Le P. Bourdaloue continua quelques années à prêcher en province : mais on
ne tarda pas à l'en retirer, dès qu'on le crut en état de paraître dans Paris. Il y
vint , et ce fut là que la Providence ouvrit à son zèle le plus vaste et le plus beau
champ. Quoique Ton attendît beaucoup de lui, il est vrai qu'il surpassa encore
toutes les espérances qu'on en avait conçues. Il y a des succès si extraordinaires
et des mérites si universellement reconnus, qu'il est permis à quiconque d'en
parler, sans craindre ni d'aller au delà de l'idée commune ni de blesser cer-
taines bienséances. A peine eut-il paru dans l'église de la maison professe des
j ésuites, que de tout Paris et de la cour même une foule prodigieuse d'auditeurs
y accourut. Une réputation si prompte est quelquefois sujette à dégénérer : celle
du P. Bourdaloue crût toujours d'un sermon à l'autre; et plus on l'entendit,
plus on eut de goût pour l'entendre.
Aussi avait-il dans un éminent degré tout ce qui peut former un parfait pré-
dicateur. Il reçut de la nature un fend de raison qui, joint à une imagination
vive et pénétrante, lui taisait trouver d'abord dans chaque chose le solide et le
vrai. C'était là proprement son caractère, et ce fut, avec les lumières de la foi,
cette raison droite qui le dirigea dans tous les sujets de la morale chrétienne,
et dans les mystères de la religion qu'il eut à traiter. C'est aussi ce qui donne à
ses sermons une force toujours égale. Leur beauté ne consiste point précisé-
ment en quelques endroits bien amenés , où l'orateur épuise tout son art et tout
son feu, mais dans un corps de discours où tout se soutient, parce que tout est
lié et bien assorti. Ses divisions justes, ses raisonnements suivis et convaincants,
ses mouvements pathétiques, ses réflexions judicieuses et d'un sens exquis, tout
va à son but ; et, malgré l'abondance des choses que lui fournissait une admi-
rable fécondité, et qu'il savait si bien enfermer dans un même dessein, il ne
s'écarte pas un moment de sa proposition. Qu'une pensée soit commune, il ne
la rejette point : c'est assez qu'elle soit vraie et qu'elle lui serve de preuve. Il
l'approfondit et il la creuse, et par là même la met dans un tel jour, que, de
commune qu'elle était, elle lui devient particulière : de sorte qu'en pensant ce
que les autres ont pensé avant lui, il pense néanmoins tout autrement que les
autres. Qu'il s'oppose une difficulté, il y fait une réponse à laquelle il n'y a
point de réplique ; et quelquefois il tire de l'objection même de quoi la résoudre,
et il convainc l'auditeur par ses propres sentiments. S'il cite l'Écriture ou les
Pères, il les cite en maître, jusqu'à faire le précis de tout un traité pour l'appli-
quer à la vérité qu'il prêche. Du reste, ce ne sont point tant les paroles des
Pères qu'il rapporte, que leur doctrine et leurs raisons. Il les développe , et
surtout il les p'ace si à propos et les fait tellement entrer dans son sujet, qu'on
dirait que les Pères n'ont parlé que pour lui. Des auteurs sacrés, il eut, à ce
qu'il paraît, plus assidûment devant les yeux Isaïe et saint Paul ; et des Pères,
Tertullien, saint Augustin et saint Jean Chrysostome, parce qu'il y trouvait plus
d'énergie et plus de grandeur.
Son expression répond parfaitement à ses pensées : elle est noble et naturelle
tout ensemble. Il parle bien, et ne fait point voir qu'il veut bien parler. Quand il
s'élève, ce n'est point avec emphase ; c'est , pour user d'un terme consacré par
le Saint-Esprit, avec une certaine magnilicence, où sans qu'il y ait rien d'outré,
tout est majestueux et grand. Et quand il se communique, c'est toujours avec la
PHEFACE. HI
môme dignité; et dans les plus petits détails , il n'a rien de petit, ni de rampant.
On trouvera peut-être quelques expressions moins usitées et un peu hardies;
mais l'image qu'elles font à l'esprit les justifie assez ; et il faut dire alors que, si
ce n'est pas communément ainsi qu'on s'exprime, c'est ainsi qu'il a dû et qu'on
devrait , ce semble, s'exprimer.
Ce qu'il y eut encore de plus singulier dans le P. Bourdaloue, c'est la manière
dont il traite la morale. Nul autre prédicateur ne lui avait en cela servi de mo-
dèle, et l'on peut dire qu'il en a servi lui-môme à tous ceux qui sont venus après
lui. Persuadé que le prédicateur ne touche qu'autant qu'il intéresse et qu'il ap-
plique, et que rien n'intéresse davantage et n'attire plus l'attention qu'une pein-
ture sensible des mœurs, où chacun se voit lui-même et se reconnaît, il tour-
nait là tout son discours. Non qu'il négligeât d'expliquer les plus hauts mystères
et les plus difficiles questions de la foi, il en parlait avec habileté, et même avec
d'autant plus d'autorité, qu'il possédait parfaitement ces sortes de matières, et
qu'il croyait devoir prendre alors plus d'ascendant sur les esprits, pour con-
fondre le libertinage et pour faire respecter la religion; mais après avoir donné
aux points les plus obscurs tout l'éclaircissement nécessaire, il passait à ce qu'ils
ont d'instructif et de moral; et c'est là que lui servait infiniment la connais-
sance qu'il avait du monde et du cœur de l'homme, car il ne disait rien qu'il ne
connût, ni qui portât à faux. C'est de là même que ses expositions sont si vraies
et ses portraits si ressemblants. Pour peu qu'on ait d'usage du monde, et qu'on
sache commment vivent les hommes, on les y voit peints sous les traits les plu?
marqués. Aussi avec quelle attention se faisait-il écouler, et combien de fois
s'est-on écrié dans l'auditoire qu'il avait raison, et que c'était là en effet l'homme
et le monde? Certains sentiments, certains tours élevés, touchants et nouveaux,
le feu dont il animait son action, sa rapidité en prononçant, sa voix pleine, réson-
nante, douce et harmonieuse, tout était orateur en lui, et tout servait à son talent.
Yoilà par où cet excellent prédicateur s'acquit une si haute réputation. Il l'a
conservée jusqu'à sa mort : et comme il n'y en eut peut-être jamais de plus
juste ni de plus universelle, il n'y en a point eu de plus constante. Il a prêché
durant trente-quatre ans soit à la cour ou dans Paris ; et pendant ces trente-
quatre années, il a eu l'avantage assez peu commun d'être toujours également
goûté des grands, des savants et du peuple. On n'en doit point être surpris, dès
qu'on fait réflexion au caractère de son éloquence. Ce qui est naturel et fondé
sur la raison plaît partout , et est de tous les goûts et de tous les temps.
Quoique le P. Bourdaloue eût abondamment de quoi s'occuper, et de quoi
glorifier Dieu dans le saint ministère qu'il exerçait, il n'y renferma pas tout son
zèle. Tant de personnes touchées de ses prédications s'adressèrent à lui, et lui
confièrent leur âme , qu'il ne crut pas pouvoir leur refuser son secours : et
même il comprit que rien ne convenait mieux à un prédicateur que de cultiver,
selon le langage de l'Écriture, ce qu'il avait planté, et de perfectionner dans le
tribunal de la pénitence ce qu'il n'avait proprement encore qu'ébauché dans la
chaire. C'est pour cela que le P. Bourdaloue se chargea d'une fonction aussi
importante et aussi pénible que la direction des consciences. Plein de l'Évangile,
et jugeant de tout par les grands principes de la foi, solide dans ses conseils,
juste dans ses décisions, droit et désintéressé dans ses vues, il n'était ni rigou-
reux à l'excès, ni trop indulgent ; mais il était sage, et d'une sagesse chrétienne.
C'est-à-dire qu'il savait distinguer les conditions et prescrire à chaque condi-
tion ses devoirs; qu'il était ferme, sans égard ni à la qualité, ni au rang, quand
il fallait l'être; mais qu'il l'était aussi comme il fallait l'être, et toujours selon
les règles de la discrétion ; qu'ennemi des singularités , il voulait qu'on allât à
JV PREFACE.
Dieu avec simplicité et de bonne foi, par les voies communes el sans affectation ;
mais, du reste, avec une régularité exemplaire, et une fidélité parfaite à remplir
toutes ses obligations.
Son zèle ne fut pas moins ardent ni moins agissant que sage. On sait quelle
était son assiduité à entendre les confessions. Il y passait les cinq et les six
heures de suite : et quiconque Ta connu jugera aisément que la vue seule de
Dieu et du salut des âmes pouvait accorder une telle patience avec sa vivacité
naturelle. Soit qu'on l'appelât dans les maisons religieuses, soit qu'on vînt le
consulter et prendre ses avis, soit qu'il y eût des malades à visiter, il ne s'épar-
gnait en rien, également prêt pour qui que ce fût, et se faisant tout à tous. Dans
ce grand nombre de personnes de la première distinction dont il avait la con-
duite, bien loin de négliger les pauvres et les petits, il les recevait avec bonté;
il descendait avec eux, dans le compte qu'ils lui rendaient de leur vie, jusques
aux moindres particularités; il entrait dans leurs besoins, et plus sa réputation
et son nom leur inspirait de timidité en l'approchant, plus il s'étudiait à gagner
leur confiance et à leur faciliter l'accès auprès de lui. Il ne se contentait pas de
ce bon accueil. Il les allait trouver, s'ils étaient hors d'état de venir eux-mêmes ;
il adoucissait leurs maux par sa présence, et les laissait remplis de consolation,
et charmés tout ensemble de son humilité et de sa charité.
Mais où il redoublait sa vigilance et ses soins, c'était auprès des mourants. On
avait souvent recours a lui pour leur annoncer leur dernière heure, et pour les
y disposer; et se croyant alors responsable de leur salut, il leur parlait en
homme vraiment apostolique. Ce n'était pas sans réflexion et sans étude. II sa-
vait trop de quelle conséquence il est de ménager des moments si précieux, et
de ne les pas perdre en des discours vagues et peu utiles. Outre le long usage
qui l'avait formé à ce saint exercice, outre la méthode particulière qu'il s'en était
lui-même tracée, il prévoyait ce qu'il avait à dire; et s'abandonnant ensuite à
l'esprit de Dieu, il disait tout ce qui peut porter une âme à la pénitence el à la
confiance. C'est ainsi qu'il s'est acquitté des derniers devoirs d'une amitié solide
et chrétienne envers tant d'amis que leur naissance, leur nom, leur mérite per-
sonnel et une liaison de plusieurs années lui rendaient également respectables
et chers, et à qui il a été fidèle jusqu'à la mort.
Cependant le l\ Bourdaloue , en pensant aux autres , ne s'oubliait pas lui-
même : au contraire, ce fut par de fréquents retours sur lui-même qu'il se mit
en état de servir si utilement les autres. Cette attention lui était nécessaire
parmi de continuelles occupations au dehors et de grands succès. Ses succès ne
l'éblouirent point, et ses occupations ne l'empêchèrent point de veiller rigou-
reusement sur sa conduite. D'autant plus en garde qu'il était plus connu et dans
une plus haute considération, il ne compta jamais sur le crédit où il était pour
agir avec moins de réserve. Étroitement resserré dans les bornes de sa profession,
il joignait aux talents de la prédication et de la direction des âmes le véritable
esprit d'un religieux et les vertus que demandait de lui sa Compagnie; surtout
un parfait mépris du monde et de ses grandeurs, sans manquer à rien néan-
moins de ce qu'il devait aux grands ; un dévouement inviolable au service de
l'Église, et une soumission entière aux puissances ecclésiastiques ; une estime
de sa vocation dont il se déclarait partout, et un attachement à son état capable
de l'affermir contre les offres les plus avantageuses; un zèle sincère et vif pour
le bon ordre, et un soin exact de s'y conformer lui-même et de le suivre.
Entre ses devoirs , il s'en fit un particulier de la prière. C'est en présence des
autels qu'il rappelait ces grandes idées de religion dont il était rempli ; et , pé-
nétré de la majesté de Dieu et de la sainteté de son culte, il ne se permettait
PREFACE. V
pas la moindre négligence en célébrant les sacrés mystères , ou en récitant l'office
divin.
Avec cette piété qui fait l'homme chrétien et l'homme religieux , que lui man-
quait-il d'ailleurs de ce qui fait, même selon le monde, l'honnête homme? Il en
avait toutes les qualités ; la probité, la droiture, la franchise, la bonne foi : ne
disant jamais les choses autrement qu'il les pensait , ou, si par sagesse il ne les
pouvait dire telles qu'il les pensait, ne disant rien. Beaucoup de prudence et de
pénétration dans les affaires : mais au même temps beaucoup de retenue , pour
ne s'y point ingérer de son mouvement propre; n'y entrant qu'autant qu'on l'y
faisait entrer ; proposant ses vues comme un ami , sans entreprendre de décider
en maître ; cherchant à se rendre utile et à servir, et non à se faire valoir et à
dominer. Bien de l'agrément dans la conversation, un air engageant , des ma-
nières aisées, quoique respectueuses et graves ; une douceur qui lui devait coû-
ter, du tempérament dont il était, mais , par-dessus tout, une modestie qui lui
attirait d'autant plus d'éloges qu'il avait plus de peine à les entendre ; les fuyant,
bien loin de les rechercher, élevant volontiers les autres, et ne parlant jamais de
lui-même.
Ce caractère , dans un homme aussi distingué que le P. Bourdaloue , ne le fai-
sait pas moins honorer et respecter que tous ses talents. Après l'avoir admiré
dans la chaire , on l'admirait dans l'usage de la vie. Où n'était-il pas reçu avec
plaisir? et depuis les premiers rangs jusqu'aux conditions les plus communes, qui
ne se faisait pas , non-seulement un plaisir de le recevoir, mais comme un mé-
rite de le connaître et d'être en commerce avec lui?
Il fallait un cœur aussi détaché que le sien pour former, au milieu des applau-
dissements du monde , le dessein qu'il prit dans les dernières années de sa vie.
Touché d'un saint désir de la retraite , et voulant se préparer à la mort , il réso-
lut de quiler Paris, et de finir ses jours en quelque maison de la province, où il
pût se recueillir davantage et vaquer uniquement à sa perfection. Il jugea bien
qu'il aurait sur cela des obstacles à surmonter de la part de ses supérieurs en
France; et, pour lever toutes les difficultés, il s'adressa au général de la Compa-
gnie. Mais cette première tentative ne réussit pas. On le remit à une autre année,
et on le pria de faire encore de nouvelles réflexions sur le parti qu'il voulait
prendre. Il y pensa ; et sans se rebuter, dès l'année suivante il redoubla ses
instances auprès du Père général. La lettre qu'il lui écrivit est si remplie de
l'esprit de Dieu, que le public sera bien aise d'en voir un extrait. Le voici , tra-
duit du latin.
Mon très-révérend Père , Dieu m'inspire et me presse même d'avoir recours à
Votre Paternité pour la supplier très-humblement , mais très-instamment , de m} 'ac-
corder ce que je n 'ai pu, malgré tous mes efforts, obtenir du révérend Père provin-
cial. Il y a cinquante-deux ans que je vis dans la Compagnie , non pour moi, mais
pour les autres; du moins plus pour les autres que pour moi. Mille affaires me dé-
tournent et m'empêchent de travailler, autant que je le voudrais, à ma perfection, qui
néanmoins est la seule chose nécessaire. Je souhaite de me retirer et de mener dé-
sormais une vie plus tranquille : je dis plus tranquille, afin qu'elle soit plus régulière
et plus sainte. Je sens que mon corps s'affaiblit et tend vers sa fin. J'ai achevé ma
course; et plût à Dieu que je pusse ajouter, J'ai été fidèle! Je suis dans un âge où je
ne me trouve plus guère en état de prêcher. Qu'il me soit permis, je vous en conjure,
d'employer uniquement pour Dieu et pour moi-même ce qui me reste de vie , et de
me disposer par là à mourir en religieux. La Flèche , ou quelque autre maison qu'il
plaira aux supérieurs (car je n'en demande aucune en particulier, pourvu que je sois
VI PREFACE.
éloigné de Paris), sera le lieu de mon repos. Là, oubliant les choses du monde, je
repasserai devant Dieu toutes les années de ma vie dans t } amertume de mon âme.
Voilà le sujet de tous mes vœux ; etc.
Celte lettre eut tout reflet que désirait le P. Bourdaloue. Il lui fut libre de
faire ce qu'il jugerait à propos ; et dès qu'il eut reçu la réponse de Rome, il prit
jour pour partir. Mais les mêmes supérieurs qui l'avaient arrêté la première fois
se crurent encore en droit de retarder son départ de quelques semaines, et de
suspendre la permission jusqu'à ce qu'ils eussent pu faire à Rome de nouvelles
remontrances. Elles touchèrent le Père général ; et la dernière conclusion fut
que le P. Bourdaloue demeurerait à Paris, et continuerait à s'occuper de ses
fonctions ordinaires. Dieu voulut ainsi qu'il eût tout le mérite d'un sacrifice si
religieux sans en venir à l'exécution, et qu'il achevât de se sanctifier lui-même en
travaillant à la sanctification du prochain. Voilà ce que le public n'a su qu'après
sa mort. Comme ses vues avaient été droites, et qu'en prenant une telle réso-
lution il n'avait cherché que Dieu, il ne chercha point dans la suite à s'en faire
honneur. 11 a toujours tenu la chose secrète , et il n'en a fait la confidence qu'à
quelques-uns de ses amis les plus intimes.
Le P. Bourdaloue n'insista pas. Il crut obéir à l'ordre du ciel en se soumet-
tant à la volonté de ses supérieurs. Il n'en eut même encore dans son travail
que plus d'activité et plus d'ardeur; mais il approchait de son terme, et son
travail désormais ne fut pas long : Dieu le retira au moment qu'on s'y attendait
Je moins.
Il tomba malade le H de mai; et dès le premier jour de sa maladie, il se sen-
tit frappé à mort. Il ne perdit rien, dans un péril aussi pressant , de la présence
de son esprit , et il est difficile de marquer plus de fermeté et de constance qu'il
en fit paraître. Son mal fut une fièvre interne et très-maligne, précédée d'un
gros rhume qui le tenait depuis plusieurs semaines, et où son zèle l'empêcha de
se ménager autant qu'il eût été nécessaire. Car, tout incommodé qu'il était, il
ne laissa pas de prêcher, et d'entendre, selon sa coutume , les confessions. Mais
il fallut enfin se rendre. Le dimanche, fête de la Pentecôte, après avoir dit la
messe avec beaucoup de peine , il fut obligé de se mettre au lit. Quoiqu'il con-
nût assez son état, il voulut néanmoins encore s'en faire instruire, et il pria
qu'on ne lui déguisât rien. On lui parla comme il le souhaitait; et sans attendre
que la personne qui lui portait la parole eût achevé : C'est assez, répondit-il , je
vous entends : il faut maintenant que je fasse ce que j'ai tant de fois prêché et con-
seillé aux autres.
Dès le lendemain matin, il se prépara, par une confession de toute sa vie, à
recevoir les derniers sacrements. Ce fut après cette confession qu'il épancha son
cœur, et qu'il s'expliqua dans les termes les plus chrétiens et les plus humbles.
11 entra lui-même dans tous les sentiments qu'il avait inspirés à tant de mori-
bonds. Il se regarda comme un criminel condamné à la mort par l'arrêt du ciel.
Dans cet état, il se présenta à la justice divine. Il accepta l'arrêt qu'elle avait
prononcé contre lui , et qu'elle allait exécuter. J'ai abusé de la vie, dit-il en s'a-
dressant à Dieu, je mérite que vous me Votiez, et c'est de tout mon cœur que je me
soumets à un si juste châtiment. Il unit sa mort à celle de Jésus-Christ ; et , pre-
nant les mêmes intentions que ce Sauveur mourant sur la croix , il s'offrit comme
une victime , pour honorer par la destruction de son corps la suprême majesté de
Dieu , et pour apaiser sa colère. Non content de ce sacrifice , il consentit à souf-
frir toutes les peines du purgatoire : Car il est bien raisonnable, reprit-il, que
Dieu soit pleinement satisfait ; et du moins dans le purgatoire je souffrirai avec
patience et avec amour.]
PREFACE. VII
En de si saintes dispositions, il reçut les sacrements ; et s'étant tout de nou-
veau entretenu quelque temps avec Dieu , il mit ordre à divers papiers dont il
était dépositaire. Il le fil avec un sens aussi rassis que s'il eût été dans une par-
faite santé. Il se sentit même un peu soulagé tout le reste de la journée , et il
donna quelque espérance de guérison. Mais ce ne fut qu'une lueur; et sans se
flatter de cette espérance, il s'occupa toujours de la mort , voyant bien, disait-il,
qu'il ne pouvait guérir sans un miracle , et se croyant très-indigne que Dieu fit
un miracle pour lui.
En effet , sur le soir, il lui prit un redoublement auquel il n'eut pas la force
de résister. L'accès fut si violent, qu'il lui causa un délire dont il ne revint
point; et le mardi 15 de mai de l'année 1704, il expira vers cinq beures du matin.
Ainsi mourut, dans la soixante-douzième année de son âge, un des plus grands
hommes qu'ait eus notre Compagnie, et, si j'ose le dire, qu'ait eus la France.
Il avait reçu du ciel beaucoup de talents : il ne les a point assurément enfouis ,
mais il les a constamment employés pour la gloire de Dieu et pour l'utilité du
prochain. Il eut l'avantage de mourir presque dans l'exercice actuel de son
ministère , et sans autre intervalle que celui de deux jours de maladie. Tout le
public ressentit cette perle; le regret fut universel; et ce regret est encore
aussi vif que jamais dans le cœur de bien des personnes, qui trouvaient en lui
ce qu'on ne trouve pas aisément ailleurs. 11 ne les oublia point en mourant ; et
l'on peut pareillement compter que la mémoire du P. Bourdaloue leur sera
toujours précieuse. Ses ouvrages suppléeront au défaut de sa personne. On l'y
retrouvera lui-même; du moins on y trouvera tous ses sentiments et tout son
esprit.
Car ce sont ici ses vrais sermons, et non point des copies imparfaites , telles
qu'il en parut il y a plusieurs années. Il les désavoua hautement et avec raison. Il
y est si défiguré qu'il ne devait plus s'y reconnaître.
Les deux Avents et le Carême qu'on donne dans cette première édition seront
suivis des sermons sur les Mystères , sur les Saints , sur la Vocation religieuse ,
et sur divers sujets de morale. Quoique dans plusieurs sermons du Carême il
n'adresse pas la parole au roi , il les a néanmoins presque tous prêches à la cour,
mais à d'autres jours et sous d'autres évangiles.
On trouvera ici doux lettres qui parurent après sa mort, l'une manuscrile et
l'autre imprimée. La première est d'un illustre magistrat , dont le P. Bourdaloue
honorait infiniment la maison et singulièrement la personne. On voit dans cette
lettre des traits de maître , et l'esprit n'y a pas moins de part que le cœur. La
seconde est une de ces lettres circulaires qu'on envoie dans les maisons de la
Compagnie , pour donner avis de la mort de chaque jésuite. Le P. Marlineau ,
confesseur de monseigneur le duc de Bourgogne, et supérieur de la maison
professe lorsque le P. Bourdaloue y mourut, écrivit celle-ci , qu'on ne put
refuser au public, et qu'on réimprima plusieurs fois, tant elle lut goûtée et
recherchée.
LETTRE DU P- MARTINEAU,
DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS,
CONFESSEUR DU P. BOURDALOUE ET DU DUG DE BOURGOGNE ',
A M***.
Mon révérend père,
Celte lettre apprendra à Votre Révérence la perte que la maison professe fit
hier, à cinq heures du malin , dans la personne du P. Louis Bourdaloue, qu'une
fièvre, accompagnée d'une violente intlammation de poitrine, nous a enlevé en
moins de deux jours; car il eut encore dimanche dernier, fête de la Pentecôte ,
le bonheur de dire la messe , à son ordinaire.
Nous pouvons dire que cette courte et fâcheuse maladie a élé l'effet de son
zèle. Il avait, depuis quelque temps, un assez gros rhume, et cependant il
prêcha il n'y a pas plus de dix jours , et il s'est si peu ménagé dans la suite ,
qu'il semble même avoir redoublé son assiduité auprès des malades et au con-
fessionnal. Ainsi il a eu la consolation de mourir comme il souhaitait, les
armes à la main , et avant que les années d'un âge plus avancé le missent hors
de combat.
Vous pouvez juger, mon révérend Père, de la grandeur de notre affliction, par
l'avantage que cette maison avait de posséder un homme en qui se trouvaient ,
dans un éminent degré, toutes les qualités qui peuvent rendre utiles à l'Église
les personnes de sa profession : un génie facile et élevé, un esprit vif et pénétrant,
une exacte connaissance de tout ce qu'il devait savoir, une droiture de raison qui
le faisait toujours tendre au vrai, une application constante à remplir ses devoirs,
une piété qui n'avait rien que de solide.
Ces qualités avaient paru en lui dès ses premières années, dans les classes
où , selon nos usages , il a été , soit en qualité d'écolier de théologie , soit en
qualité de professeur de grammaire , de rhétorique , de philosophie et de théo-
logie morale.
Mais le temps marqué par la Providence pour le mettre sur le chandelier par
les deux plus imporiantes fondions du ministère évangélique étant venu , elles
parurent avec un éclat que rien n'a pu effacer, et dont on conservera longtemps
le souvenir.
Nul n'ignore jusqu'où il a porté l'éloquenee de la chaire. S'il avait reçu tous
les talents propres pour y réussir, il les a cultivés par un travail si constant, il
les a employés avec un si grand succès , pendant l'espace de quarante ans , que
1 Cette lettre fut écrite le lendemain de la mort de Bourdaloue,
LETTRE DU P. MAHTINEAU. IX
la France le regarde comme le premier prédicateur de son siècle. Ce qu'on peut
dire de lui, sur ce point, de plus singulier, c'est que, comme il parlait toujours
avec beaucoup de justesse et de solidité, il savait rendre la religion respectable
aux libertins mêmes, les vérités chrétiennes conservant dans sa bouche toute
leur dignité et toute leur force.
En effet, sans faire son capital de la politesse , qui ne lui manquait assurément
pas , il donnait à ses discours une beauté majestueuse , une douceur forte et
pénétrante, un tour noble et insinuant, une grandeur naturelle et à la portée
de tout le monde. Ainsi , également goûté des grands et du peuple , des savants
et des simples , il se rendait maître du cœur et de l'esprit de ses auditeurs ,
pour les soumettre à la vérité qu'il leur annonçait. Aussi avait-il souvent la con-
solation de cueillir lui-même la moisson qu'il avait préparée, en jetant le bon
grain de la parole de Dieu dans le champ du père de famille. Car combien a-
t-on vu de personnes, du grand monde même, aveuglées par l'enchantement
du siècle , et endurcies par une longue suite de crimes , venir mettre entre ses
mains leurs cœurs ébranlés par la crainte et brisés par la componction qu'il leur
avait inspirée !
Il n'a pas moins réussi dans la conduite des âmes. Évitant toute affectation et
toute singularité , il les menait , par les roules les plus sûres , à la perfection
propre de leur état ; et , appliqué à connaître la disposition particulière que la
grâce produisait en elles, il savait parfaitement s'en servir pour avancer l'ouvrage
de leur sanctification. La solide piété de tant de personnes , de toutes sortes de
conditions , qui l'ont eu pour directeur, soit dans le siècle , soit dans les maisons
religieuses, en est une preuve bien sensible. Mais ce don si excellent de conduire
les âmes par les voies de la justice éclatait particulièrement quand il assistait
les malades. Rien de plus capable de les instruire et de les soutenir que ce qu'il
leur disait dans ces tristes moments où l'homme , livré à la douleur et enve-
loppé des ombres de la mort , ne trouve que de faibles secours dans sa propre
raison. On était si convaincu que le P. Bourdaloue avait grâce pour cela, que ,
depuis plusieurs années , il était très-souvent appelé auprès des mourants : à
quoi il répondait, de son côté, avec tous les empressements de la charité chré-
tienne, passant quelquefois de la chaire au lit des malades sans se donner un
moment de repos.
De si importantes fonctions , exercées avec tant de distinction , lui avaient
attiré une considération si universelle , que ce qu'il y a de plus élevé dans le
royaume l'honorait de son estime , et se faisait même honneur, si je l'ose dire ,
d'avoir quelque liaison avec lui. A peine a-ton su sa maladie , que les personnes
du premier rang, soit de la cour ou de la ville , ont envoyé , avec des marques
d'une inquiétude véritable , savoir de ses nouvelles ; et dès qu'on a été informé
de sa mort , tout le monde a pris part à notre affliction , et s'en est fait comme un
devoir de reconnaissance, pour tout le bien qu'il a plu à Dieu d'opérer par lui , à
l'avantage du public, durant le cours de tant d'années. Pour ceux qui lui avaient
donné leur conliance, je ne sais si rien sera capable de les consoler. Comme
ils le connaissaient encore mieux que les autres, l'entretenant plus souvent,
recevant de lui des conseils très-salutaires, le trouvant toujours prêt à les
secourir dans le besoin , et ne le quittant jamais sans une nouvelle conviction
de son mérite , ils ont dii aussi ressentir plus vivement la grandeur de cette
perte.
Mais ce qui doit , mon révérend Père , nous rendre plus précieuse la mémoire
du P. Bourdaloue, ce sont les vertus solides qu'il a su joindre, selon l'esprit de
nos règles , aux grands talents dont Dieu l'avait pourvu. Le zèle de la gloire do
X LETTRE DU P. MARTINE AU.
Dieu était l'âme de tout ce qu'il faisait dans l'étendue de ses emplois ; la sienne ne
le louchait point. Loin de s'applaudir lui-même par une vanité dont il est difficile
de se défendre dans les grands succès , les applaudissements qu'on lui donnait le
faisaient souffrir; et , toujours renfermé dans la plus exacte modestie sur ce qui
le regardait, il était prodigue de louanges à l'égard de ceux en qui l'on voyait
quelque mérite. Je sais d'une personne pour qui il avait beaucoup de considéra-
tion , que , lui ayant un jour demandé s'il n'avait point de complaisance parmi
tant de choses capables d'en inspirer, il lui répondit que depuis longtemps Dieu
lui avait fait la grâce de connaître le néant de tout ce qui brille le plus aux yeux
des hommes , et qu'il lui faisait encore celle de n'en être point touché. Il dit à un
autre qu'il était si parfaitement convaincu de son incapacité pour tout bien, que,
malgré tous ses succès, il avait beaucoup plus à se défendre du découragement
que de la présomption.
Il n'était pas plus sensible à tous les agréments qu'il pouvait trouver dans le
commerce que son ministère l'obligeait d'avoir avec le monde. Comme il servait
le prochain sans intérêt , c'était aussi sans attachement : en voici une preuve qui
ne peut manquer de vous édifier.
11 y a plusieurs années qu'il pressa les supérieurs de lui permettre de passer le
reste de ses jours à travailler loin de Paris, dans une de nos maisons de retraite ;
et cette tentative n'ayant pas réussi , il en fit une, il y a trois ans, auprès de notre
très-révérend Père général , pour obtenir la permission de se retirer au collège
de La Flèche , afin de s'occuper uniquement de sa propre sanctification. Mais
Dieu, qui voulait se servir de lui pour en sanctifier bien d'autres, ne permit pas
qu'il réussît mieux cette seconde fois que la première. On peut dire néanmoins
que le P. Bourdaloue a eu ce qu'il souhaitait le plus en cela : car, redoublant son
attention sur lui-même , il a su se procurer, dans l'embarras où il était retenu
par la Providence , les mêmes accroissements de vertu qu'il se proposait dans le
saint repos après lequel il soupirait.
Au reste, celte attention sur soi-même l'a accompagné pendant toute sa vie ;
et c'est par ce moyen qu'il a accompli si parfaitement l'avis de l'Apôtre à Tite ,
son disciple : Soyez, en toutes choses , un exemple de bonnes œuvres dans ce qui
regarde la doctrine, l'intégrité , la sagesse. Que ce que vous dites soit saint et
irrépréhensible , afin que quiconque est déclaré contre nous demeure confus, n'ayant
rien à nous reprocher. Vous le reconnaissez assurément dans ces paroles , mon
révérend Père , pour peu que vous rappeliez dans votre esprit ce que vous avez
vu vous-même si souvent. Je ne parle pas ici de ses discours publics, où, de
l'aveu de tout le monde , il ne lui est rien échappé que la critique la plus
exacte pût justement censurer : je parle de sa conduite ordinaire , que la médi-
sance s'est vue contrainte de respecter sous un habit qu'elle a coutume d'épargner
si peu.
Au milieu des affaires dont la dissipation paraît le plus inséparable, il ne perdait
point la possession de son âme, selon l'expression de l'Écriture. Tellement
qu'obligé de se communiquer au dehors , pour répondre à la confiance qu'on
avait en lui, il ne s'éloignait jamais des bienséances de son état, et que, re-
cherché de toutes sortes de personnes, il traitait avec chacun d'eux d'une ma-
nière proportionnée au rang où la Providence les avait mis. Ainsi, il était respec-
tueux envers les grands , sans perdre la liberté de son ministère; et, sans en
avilir la dignité , il était facile et affable aux petits. Le fond de cette prudence
n'était point un raffinement de politique; car il était l'homme du monde le plus
solide et le plus vrai. 11 n'y avait rien de frivole en tout ce qu'il faisait, rien
de contraire à son caractère, et nulle considération n'altérait sa franchisent sa
LETTRE DU P. MAUTINEaU. XI
sincérité. C'était la droiture, le bon sens et la foi qui lui faisaient décou-
vrir dans chaque chose ce que Dieu y a mis pour servir de règle à notre
conduite.
C'est par de semblables principes que tous lui étaient égaux à l'égard du salut
des âmes, les gens de la plus basse condition trouvant en lui les mêmes secours
pour leur sanctification que les personnes de la première qualité. II y en a qui ,
lui ayant marqué que sa haute réputation les empêchait de s'adresser à lui au
tribunal de la pénitence, ont été convaincus, par ses manières simples et préve-
nantes , qu'il ne bornait pas son ministère aux gens disiingués par leur naissance
et par Jeurs emplois ; il se comportait de même quand il s'agissait de prêcher ;
car il le faisait aussi volontiers dans les hôpitaux , dans les prisons , dans les
villages , qu'à la cour ou dans les plus grandes villes du royaume. Le désir de
rendre service au prochain lui fit toujours négliger ces ménagements de vogue
et de santé qu'on craint ordinairement d'user en se prodiguant au public : ce
que Dieu a tellement béni, que, par un rare exemple, on l'a vu prêcher, dans
un âge avancé, avec la même vigueur et le même succès que dans ses plus belles
années.
Comme c'est la piété envers Dieu qui donne le prix à toutes les vertus , je dois,
après ce que je viens de dire, vous faire voir jusqu'où elle a été dans le
P. Bourdaloue. Il était très-religieux observateur des saintes pratiques que la
règle nous prescrit , pour entretenir en nous l'esprit d'une véritable dévotion.
Les premiers jours de chaque année, il les consacrait à la retraite; et, afin de
conserver la ferveur qu'il y avait prise, il donnait chaque jour un temps consi-
dérable à la prière. L'office divin avait pour lui un attrait particulier ; il avait
commencé à le réciter régulièrement, longtemps avant que d'y être obligé par
les ordres sacrés; et l'obligation qu'il en eut dans la suite ne servait qu'à lui
faire remplir ce devoir avec un sensible redoublement de ferveur. Pour ce qui
est du sacrifice de nos autels , pénétré de la grandeur d'une fonction si sublime,
il s'était fait une règle de le célébrer tous les jours , comme si chacun eût été le
dernier de sa vie. Ainsi, ni l'accoutumance , qui attiédit ordinairement le cœur,
ni la multitude des affaires, qui le dissipent, ne l'empêchaient point de puiser
avec abondance dans celte source de grâces. D'où il arrivait que , plein des sen-
timents que produit dans une âme bien disposée la participation des divins
mystères, il parlait, dans l'occasion, des choses de Dieu d'une manière également
vive et touchante. Enfin, tout ce qui concerne le culte divin lui était précieux ;
les moindres cérémonies de l'Église n'avaient rien que de grand pour lui. A
l'exemple du Prophète, il aimait la beauté de la maison du Seigneur; et le zèle
qu'il avait pour elle lui faisait prendre un soin particulier de la décoration des
autels. Sur combien d'autres choses la modestie du P. Bourdaloue a-t-elle jeté
un voile qu'il n'est pas possible de lever? car, content de plaire aux yeux de Dieu,
scrutateur des cœurs , il cachait à ceux des hommes tout ce que la loi de l'édifi-
cation ne l'obligeait pas de faire paraître. Une dévotion d'appareil n'était point
de son goût , et l'on ne pouvait être plus ennemi de l'ostentation.
Je m'aperçois, mon révérend Père, que celle lettre passe de beaucoup les
bornes ordinaires ; il faut donc la finir pour vous apprendre en peu de mots quelle
a été la fin d'une si belle vie. Le P. Bourdaloue a vu les approches de la mort
avec une tranquillité qui était beaucoup moins l'effet de la force naturelle de son
esprit, que de celle de sa foi et de l'espérance chrétienne qui le soutenait. Il l'a
acceptée comme l'exécution de la sentence portée par la justice divine contre
l'homme pécheur, et il l'a regardée en même temps comme le commencement
des miséricordes éternelles sur lui : sentiments qu'il a exprimés en des termes
XII LETTRE DU P. MA11TINEAU,
si énergiques, que l'impression en demeurera longtemps gravée dans le cœur de
ceux qui les ont entendus. « Je vois bien (ce sont à peu près ses propres paroles),
« je vois bien que je ne puis guérir sans miracle : mais qui suis-je pour que
i Dieu daigne faire un miracle en ma faveur?... L'unique ebose que je de-
« mande, c'est que sa sainte volonté s'accomplisse aux dépens de ma vie, s'il
i l'ordonne ainsi... Qu'il détruise ce corps de péché, j'y consens de grand cœur;
« qu'il me sépare de ce monde , où je n'ai été que trop longtemps , et qu'il
t m'unisse pour jamais à lui. »
Il demanda, lundi matin, les derniers sacrements de l'Église, beaucoup moins
par une nécessité pressante, autant qu'on en pouvait juger alors, que par le désir
de les recevoir avec plus d'attention et de présence d'esprit. Aussi les reçut-il
d'une manière si édifiante , que tous en furent infiniment touchés.
Tant d'illustres amis, que son mérite lui avait faits, seront peut-être bien aises
de savoir qu'il ne les a pas oubliés dans ses derniers moments. Il pria de les
assurer que si Dieu lui faisait miséricorde, ainsi qu'il espérait, il se souviendrait
d'eux devant lui , et qu'il regardait leur séparation comme une partie du sacrifice
qu'il faisait de sa vie au souverain domaine de Dieu.
J'ajouterai, mon révérend Père, qu'après m'avoir entretenu en particulier sur
quelques affaires, avec tout le bon esprit que vous lui avez connu, il me demanda
ma bénédiction d'une manière qui me fit comprendre que le véritable mérite
n'est pas incompatible avec la simplicité qu'inspire l'Évangile , ni avec cette foi
qui découvre à l'humble religieux la personne de Jésus-Christ dans celle du
supérieur, quelque méprisable qu'il puisse être. Au reste, ce n'est pas la pre-
mière preuve qu'il m'en a donnée ; car je ne dois pas omettre ici que , pendant
toute sa vie, il a aimé la dépendance ; qu'il l'a pratiquée avec exactitude, et qu'il
l'a préférée à des emplois qui devaient l'en tirer, et qu'on l'a pressé plusieurs
fois d'accepter.
Bien des raisons doivent le faire regretter de la Compagnie ; mais la plus tou-
chante de toutes est le tendre et sincère attachement qu'il avait pour elle. On ne
peut dire combien il l'estimait, et jusqu'à quel point cette estime le rendait sen-
sible à ses avantages et à ses disgrâces. En vain s'est-il trouvé des gens qui, pour
diminuer l'honneur qu'il lui faisait, ont voulu plus d'une fois persuader le con-
traire au monde. C'est dans ces occasions qu'on voyait son zèle pour elle prendre
une nouvelle vivacité ; avec quelle force d'expression ne protestait-il pas alors
qu'il lui devait tout , et que l'une des plus grandes grâces que Dieu lui eût faites
étant de l'y avoir appelé , il eût été le plus injuste de tous les hommes s'il eût eu
la moindre indifférence pour elle !
Le P, Bourdaloue était né à Bourges, le 20 d'août de l'année 1632, et l'an
1648 il entra dans la Compagnie, le 10 de novembre. Ainsi il a vécu soixante-
douze ans, dont il a passé cinquante-six ans dans la Compagnie. Bénissons Dieu
de la fidélité qu'il lui a donnée pour fournir tant de distinction une si longue
carrière, et prions-le, en même temps, de lui avancer la possession du bonheur
éternel, s'il n'en jouit pas encore.
J'ai l'honneur d'être , avec beaucoup de respect , etc.
A Paris, ce 14 de ruai 1704.
LETTRE DE M. C.-F. LAMOIGNON,
PRÉSIDENT A MORTIER AU PARLEMENT DE PARIS ,
A UNE PERSONNE DE SES PROCHES1.
La perte que nous avons faite d'un ami qui nous aimait , et que nous aimions
tendrement, est si grande pour nous , qu'il n'y a qu'une entière soumission aux
ordres de la Providence qui nous en puisse consoler.
Une longue habitude avait formé entre nous une parfaite union ; la connais-
sance et l'usage de son mérite l'avait augmentée; l'utilité de ses conseils, sa
prudence, l'étendue de ses lumières, son désintéressement, son attention et
sa fidélité pour ses amis, m'avaient engagé à n'avoir rien de caché pour lui. Il
se trouvera peu d'exemples d'un ami dont on puisse dire ce que je dis de celui-
ci. Pendant quarante-cinq ans que j'ai été en commerce avec lui, mon cœur ni
mon esprit n'ont rien eu pour lui de secret. Il a connu toutes mes faiblesses et
mes vertus; il n'a rien ignoré des affaires les plus importantes qui sont venues
jusqu'à moi : nous nous sommes souvent délassés de nos travaux par les mêmes
amusements, et jamais je ne me suis repenti de la confiance que j'avais en lui.
A peine étais-je en âge de connaître les hommes , que je connus le P. Bour-
daloue. J'y remarquai d'abord un génie supérieur aux autres : dès qu'il s'appli-
quait à quelque chose , il laissait ceux qui avaient le même objet bien loin
derrière lui. L'estime que j'avais conçue pour sa personne augmenta par le
commerce que j'avais avec le monde, parce que je ne trouvais point dans la
plupart de ceux que je fréquentais la même élévation d'esprit , la même égalité
de sentiments, la même grandeur d'âme, soutenue d'un naturel bon , facile,
sans art et sans affectation.
Dès qu'il revint à Paris , il eut d'abord toute la réputation qu'il a eue jusqu'à
sa mort. Les applaudissements qu'eurent ses sermons, le concours infini des
auditeurs , l'empressement des grands à partager son amitié , tout ce qui est
capable de gâter et de corrompre le cœur , lit en lui un effet tout contraire : il
connut le monde, et c'est le seul fruit qu'il voulut retirer du commerce des
hommes; il se servit de cette connaissance pour exciter les hommes à la vertu.
Il crut profiler assez de la considération qu'on avait pour lui , s'il faisait con-
naître par ses discours à ceux qui venaient l'entendre ce que c'était que le
monde, et s'il leur apprenait que ce qu'ils désirent avec plus d'ardeur est peu de
chose , et qu'ils s'écartent presque toujours du véritable bien , pour chercher et
pour suivre ce qui n'est qu'une simple idée , et ce qui n'a qu'une apparence
sans fond.
» Cette lettre fut écrite l'année même de la mort dç Bourdaloue,
XIV LETTRE DE M. DE LAMOIGNON.
Sa sublime éloquence venait surtout de la connaissance parfaite qu'il avait du
monde. Il bannit de la cbaire ces pensées frivoles, plus propres pour des dis-
cours académiques que pour instruire les peuples ; il en retrancha aussi ces
longues dissertations de théologie, qui ennuient les auditeurs, et qui ne servent
qu'à remplir le vide des sermons ; il établit les vérités de la religion solidement ;
et jamais personne n'a su comme lui tirer de ces vérités des conséquences utiles
aux auditeurs , et si naturelles que chacun de ceux qui l'entendaient pouvait
s'appliquer ce qu'il disait.
Quoiqu'il ne recherchât pas toujours dans ses discours l'exactitude des expres-
sions, il ne lui en échappait aucune qu'on pût trouver basse, et peu digne du
sujet qu'il traitait. S'il s'engageait dans quelque description , ou qu'il descendît
dans quelque détail , il ne tombait point dans ces sortes de discours qui ne con-
viennent ni aux prédicateurs ni aux arditeurs : qualité rare dans ceux qui
parlent en public, et qui vient d'une profonde méditation et d'une juste con-
naissance des matières qu'on traite.
Mais pourquoi vous parler de la grande réputation que le P. Bourdaloue s'est
acquise dans la prédication? C'est un talent que tous ceux qui l'ont le moins
connu n'ignorent pas. Parlons plutôt de ses vertus , que nous nous flattons d'a-
voir plus senties que ceux qui ne l'ont pas pratiqué aussi souvent que nous.
Il est plus rare de trouver des hommes grands dans le commerce intime et
particulier, que d'en trouver de grands lorsqu'ils représentent, ou qu'ils sont,
pour ainsi dire, montés sur le théâtre; car lorsque les hommes sont en quel-
que fonction publique, tout ce qui s'offre à leurs yeux les excite, et les instruit
de ce qu'ils doivent être. Mais lorsqu'ils sont rendus à eux-mêmes, lorsque tous
les objets qui les tenaient attentifs sont écartés , qu'il est rare de les trouver
aussi grands dans le repos qu'ils nous ont paru grands dans l'action ! C'est ce-
pendant en cela que consiste la véritable grandeur : car je n'appelle grand que
ce qui se soutient par lui-même, et qui n'a pas besoin d'ornements empruntés.
J'ai bien vu des hommes grands dans l'opinion commune, mais je n'en ai point
connu d'aussi grands dans le particulier que dans le public; ou plutôt je n'en ai
guère connu qui ne perdissent, dans un commerce long et familier, beaucoup
de l'estime qu'on avait pour eux.
Le P. Bourdaloue n'était pas de ce nombre : jamais personne n'a plus gagné
que lui à être vu tel qu'il était. Ses moindres qualités ont été celles qui l'ont
fait honorer et respecter du public.
Il était naturellement vif et vrai; il ne pouvait souffrir le déguisement et l'ar-
tifice; il aimait le commerce de ses amis, mais un commerce aisé, sans étude
et sans contrainte : néanmoins, combien de fois l'avons-nous vu forcer son na-
turel , et vivre familièrement avec des gens d'un caractère fort opposé au sien !
Toute sa vivacité ne lui laissait jamais échapper la moindre impatience,
quand il s'agissait d'une affaire importante ; souvent même il perdait un temps
aussi cher que le sien pour remplir des devoirs d'une pure amitié , et d'une
reconnaissance fondée uniquement sur les sentiments d'estime qu'on avait
pour lui.
Quoiqu'il ait eu la confiance de tout ce qu'il y a de plus élevé dans la France ,
on ne peut pas dire qu'il l'ait jamais désirée. Il se dévouait de la même manière
à tous ceux que la Providence lui envoyait, sans rechercher les grands et sans
mépriser les petits ; parlant à chacun selon son caractère , et ne s'appliquant
qu'à perfectionner l'ouvrage qu'il avait en ses mains.
Il avait eu l'estime d'un grand ministre dès ses premières années : il l'a con-
servée tant que ce ministre a vécu. En a-t-il retiré quelque utilité pour lui ?
LETTRE DE M. DE LAM0IGN0N. XV
s'est-il servi de son crédit pour se mêler dans les intrigues de la cour , ou pour
élever ses parents , qui , par leur naissance et par leur mérite , étaient en état
de recevoir les grâces qu'il pouvait faire tomber sur eux?
Un autre ministre voulut attirer auprès de lui le P. Bour Jaloue : il le connut ,
il l'aima , il lui confia ses prospérités et ses chagrins. Ce commerce ne diminua
rien de l'estime et de la confiance du premier. Quoiqu'ils eussent l'un et l'autre
des intérêts différents , tous deux le regardaient également comme un ami
fidèle ; il répondait à leur amitié par un sincère attachement , sans se mêler
d'aucune affaire, sans même vouloir négocier entre eux, parce qu'il ne croyait pas
que le temps en fût encore venu. Content de leur dire à chacun ses sentiments
sur ce qu'ils lui proposaient, il faisait des vœux au ciel pour ces deux grands
hommes, dont l'union était si nécessaire à la France.
Il a gardé la même conduite à l'égard de tous ceux qu'il à fréquentés ; et des
familles qu'il voyait ordinairement , et qui quelquefois étaient divisées entre
elles, nous n'en avons connu aucune où, malgré leur division , il n'ait été éga-
lement honoré et aimé de ceux qui les composaient.
Ce n'était point par orgueil ni par gloire qu'il voulait qu'on le désirât , et qu'il
n'allait jamais au devant des nouvelles habitudes : c'était par la crainte d'entrer
dans d'autres affaires que celles de sa profession. Il donnait ses conseils à ceux
qui les lui demaudaient; il n'était pas jaloux qu'on les suivît, excepté sur ce qui
regardait la conscience : c'était uniquement sur ce point qu'il se rendait inflexi-
ble : il fallait lui obéir, ou le quitter. En toute autre matière, il se contentait de
dire son sentiment, de l'appuyer déraisons solides; mais il ne voulait point,
par prudence, se charger d'aucune négociation.
Avec quelle sagesse savait-il distinguer les conseils qui pouvaient regarder la
conscience de ceux qui n'étaient que pour les affaires du monde! L'avez-vous
jamais vu, comme d'autres directeurs, faire de toutes les actions des points
de conscience; vouloir gouverner partout, sous prétexte de conduire les âmes
à la perfection ; se rendre nécessaire entre le mari et la femme , entre le père
et les enfants, entre le maître et les domestiques, et s'ériger un tribunal sou-
verain , pour savoir et pour ordonner jusqu'aux moindres choses qui se font
dans une maison ?
Le P. Bourdaloue était aussi très-éloigné de ceux qui condamnent tout sans
rien examiner. 11 voulait réfléchir longtemps avant que de donner ses décisions.
11 présumait toujours le bien , et ne croyait le mal que lorsqu'il en était pleine-
ment convaincu. Il n'effrayait point les hommes par sa présence ni par ses dis-
cours ; il les ramenait , au contraire , par sa prudence et par une certaine insi-
nuation à laquelle il était difficile de résister.
Sévère et implacable contre îe péché , il était doux et compatissant pour le pé-
cheur. Loin d'affecter une austérité rebutante , et dont bien des gens de sa pro-
fession se font un mérite , il prévenait par un air honnête et affable. Austère
pour lui-même, exact à observer ses devoirs, il était indulgent pour les autres,
sans rien perdre de la sévérité évangélique, et sans donner dans aucun relâche-
ment. Ses manières ont plus attiré d'âmes dans la voie du Seigneur que celles
de bien d'autres, qui s'imaginent que la vraie dévotion consiste autant dans
l'extérieur que dans l'intérieur.
Instruisait-il à contre-temps ceux qui conversaient avec lui? les reprenait-il
à tout propos? en un mot, était-il prédicateur à toute heure et en tous lieux?
Il prenait les temps propres pour dire à chacun ce qui lui convenait ; il ne lais-
sait jamais échapper ces moments heureux que lui donnait la Providence; et il
avait un talent admirable pour ne rien souffrir dans une conversation qui fût
XVI LETTRE DE M. DE LAMOIGNON.
contre les bonnes mœurs, sans offenser néanmoins les personnes avec qui il se
trouvait. Il savait se conformer à toutes les compagnies , sans rien perdre de son
caractère, et sans que ce caractère éloignât de lui ceux qui, par leur conduite,
y paraissaient les plus opposés.
Sa principale application , dans les conseils qu'il donnait , élait à prendre
garde si ce qu'il conseillait pour un bien à celui qui le consultait n'était point
nuisible à d'autres ; si , sous ombre de faire une bonne œuvre , on ne cherchait
point à contenter une secrète passion de haine ou de vengeance. Il considérait
comme un très-grand mal tout ce qui troublait le repos des familles ; parce que,
outre le mal que fait la première action qui le trouble , elle est la source d'une
infinité de mauvaises actions.
Il voulait que chacun vécût et se sanctifiât dans sa profession , persuadé que
Dieu nous donne des grâces proportionnées à notre état, et que c'est notre faute
si nous n'en faisons pas un bon usage. 11 regardait la charité comme le fondement
de la morale chrétienne : tout ce qui la blessait , ou qui la pouvait altérer le
moins du monde, lui paraissait un crime.
Je ne finirais point si je voulais vous marquer en détail toutes les actions de ce
grand homme : son amour pour son état , son zèle pour le salut des âmes , tout
ce qu'il a fait dans la seule vue de faire du bien. Il élait aussi appliqué auprès
d'un homme de la lie du peuple , qu'auprès des têtes couronnées.
Souvenez-vous combien de fois nous l'avons vu donner tous ses soins à un
domestique, à un homme de la campagne, et quitter pour cela une bonne et
agréable compagnie. Et comment la quittait-il? était-ce en annonçant ce qu'il
allait faire? Lui seul savait le bien qu'il faisait : jamais personne ne s'est fait
moins que lui un mérite de sa vertu.
N'espérons pas retrouver jamais tout ce que nous avons perdu dans notre il-
lustre ami. Mais après avoir donné quelque temps pour pleurer sa perte, disons-
nous ce qu'il nous dirait lui-même si nous pouvions l'entendre. Ce n'est point
par des larmes que nous devons honorer sa mémoire : imitons ses vertus , si
nous voulons marquer le respect et la vénération que nous avons pour lui ; rem-
plissons nos devoirs comme nous lui avons vu remplir les siens; jugeons favo-
rablement de notre prochain , édifions-le par nos exemples ; tenons-nous dans
l'état où Dieu nous a mis ; conservons la paix et l'union entre nos proches ,
même entre nos domestiques ; rendons-nous aimables à ceux qui nous appro-
chent ; lâchons à gagner leur confiance par une conduite désintéressée ; ne nous
laissons point entraîner à notre pente naturelle ; réfléchissons beaucoup avant
que d'agir ; recherchons avec plus d'empressement ce qui convient aux per-
sonnes avec qui nous avons à vivre , que ce que nous pouvons désirer pour
nous ; préférons notre prochain à ce qui peut nous plaire : mais faisons tout
cela sans aucun faste , sans aucun désir de nous singulariser, nous suivrons
ainsi les instructions de notre illustre ami , nous le ferons revivre en nous, et,
profilant des exemples qu'il nous a donnés, nous espérerons le rejoindre un jour
dans le ciel.
AVENT.
SERMON POUR LA FÊTE DE TOUS LES SAINTS.
SUR LA RECOMPENSE DES SAINTS.
Gaudete , et exullate : ecce enim merces vestra copiosa est in cœlis.
Réjouissez-vous , et faites e'clater votre joie, car une grande récompense vous est re'servée
dans le ciel. S. Matth., ch, 5.
Sire,
C'est le fils de Dieu qui parle , et qui, dans l'évangile de ce jour, nous
propose la gloire céleste , non pas comme un simple héritage qui nous est
acquis , mais comme une récompense qui nous doit coûter. Il savait, dit
saint Jean Ghrysostome , combien nous sommes intéressés ; et voilà pour-
quoi , usant avec tous d'une condescendance digne de lui pour nous attirer
à son service , il nous prend par notre intérêt. Sans rien relâcher de ses
droits, ni rien rabattre du commandement qu'il nous fait de l'aimer
comme notre Dieu , pour lui-même et plus que nous-mêmes , il veut bien
que notre amour pour lui ait encore un retour sur nous ; et , pourvu que
notre intérêt ne soit point un intérêt servile, il consent que nous l'aimions
par intérêt , ou plutôt que nous nous fassions un intérêt de l'aimer. Car
c'est pour cela qu'il nous promet une récompense dont la vue est infi-
niment capable de nous élever à ce pur et parfait amour, qui, comme
ajoute saint Chrysostome, réunit saintement et divinement notre intérêt
à l'intérêt de Dieu.
Entrons donc , mes chers auditeurs , dans la pensée de Jésus-Christ ; et,
sans nous piquer aujourd'hui d'une spiritualité plus sublime que celle qui
nous est enseignée par ce maître adorable, attachons-nous à la récom-
pense où il nous appelle , et qu'il veut que nous envisagions , quand il
nous dit : Une grande récompense vous est réservée dans le ciel : Ecce
merces vestra copiosa est in cœlis. Il est de la foi que nous la pouvons et
que nous la devons mériter, cette récompense ; et c'est ce que je suppose
ici comme un principe dont il ne nous est pas permis de douter ; mais ce
principe supposé , je veux vous montrer combien cette récompense est
digne de nos désirs et de nos soins. Pour vous engager à la mériter, je veux
vous en découvrir l'excellence et les avantages. Par la comparaison que j'en
ferai avec les récompenses du monde, je veux vous la faire goûter, et par
là même, si je puis , exciter en vous un saint zèle de l'acquérir.
Or, pour vous en donner une idée juste, je m'arrête aux paroles de mon
t. i. 1
2 SUR LA RECOMPENSE DES SAINTS.
texte , dont l'exposition littérale va développer d'abord tout mon dessein ;
concevez-en bien l'ordre et le partage : Ecce merces copiosa est in cœlis.
Cette récompense que Dieu prépare à ses élus est une récompense sûre :
Ecce, la voilà : c'est un Dieu qui vous la promet ; et si vous la voulez de
bonne foi, elle est à vous : Ecce merces vestra. C'est une récompense
abondante qui n'aura point d'autre mesure que la magnificence d'un Dieu ,
et qui mettra seule le comble à tous vos désirs : Ecce merces vestra co-
piosa. Enfin j c'est une récompense éternelle, que vous ne perdrez jamais ,
parce qu'elle vous est réservée dans le ciel , où il n'y aura plus de change-
ment ni de révolution : Ecce merces vestra copiosa est in cœlis. Qualités
bien propres , Chrétiens , à faire , et sur vos esprits et sur vos cœurs , les
plus fortes impressions, surtout si vous en jugez par opposition aux récom-
penses du monde, c'est-à-dire par les trois essentielles différences que je
vous prie de remarquer entre les récompenses du monde et cette récom-
pense des élus de Dieu: car c'est là ce qui m'a paru devoir plus vous
intéresser et réveiller votre foi. La récompense des élus de Dieu est une
récompense sûre , au lieu que les récompenses du monde sont douteuses et
incertaines : ce sera le premier point. La récompense des élus de Dieu est
une récompense abondante, au lieu que les récompenses du monde sont
vides et défectueuses : ce sera le second point. La récompense des élus de
Dieu est une récompense éternelle, au lieu que les récompenses du monde
sont caduques et périssables : ce sera le dernier point.
Trois sujets de consolation et de joie que l'Église nous propose, en nous
mettant devant les yeux la gloire des Saints, et en nous animant par ce
motif à être les imitateurs de leur sainteté : Gaudete, et exultate. Si vous
vous conformez à leurs exemples, réjouissez-vous : et de quoi? de ce que
vous serez sûrement , de ce que vous serez pleinement , de ce que vous
serez éternellement récompensés. Au contraire, pleurez et affligez-vous si,
malgré tous ces avantages , possédés de l'amour du monde, vous vous sen-
tez peu de goût et peu d'attrait pour cette récompense des Justes. Non-
seulement pleurez , mais tremblez , si la dureté de vos cœurs vous rend
insensibles à des vérités si touchantes. Donnez-moi grâces, Seigneur, pour
traiter dignement et utilement un si grand sujet , et faites que ceux qui
m'écoutent, pénétrés delà vertu de votre divine parole, conçoivent un désir
ardent, une espérance vive , un saint avant-goût des biens que vous leur
préparez : qu'en vue de ces biens ineffables, ils se détachent de la terre, ils
n'aient plus de pensées que pour le ciel, ils renoncent à la vanité, ils cher-
chent solidement la vérité, ils soient, aussi bien que vos Saints, et comme
devant être un jour les compagnons de leur gloire, déterminés à combattre
le monde et à le vaincre. C'est ce que je vous demande pour eux et pour
moi, par l'intercession de la plus sainte des vierges. Ave, Maria.
PREMIÈRE PARTIE.
Se fatiguer , s'épuiser souvent, s'immoler pour des récompenses incer-
taines , auxquelles on parvient difficilement, et dont tous les jours, après
de vaines espérances, on a le chagrin de se voir, ou malheureusement
SUR LA RÉCOMPENSE DES SAINTS. 3
frustré, ou môme injustement exclu, c'est la triste et fatale destinée de
ceux qui s'attachent au monde. Au contraire, travailler pour une récom-
pense sûre, et servir un maître auprès duquel on peut compter qu'il n'y
eut et qu'il n'y aura jamais de mérites perdus , c'est ce qui a fait sur la
terre le bonheur des élus de Dieu , et de ces Saints prédestinés dont nous
honorons aujourd'hui la glorieuse mémoire. Ils servaient un Dieu fidèle
dans ses promesses , et ils avaient en vue une récompense qui ne leur pou-
vait manquer. Voilà, dit saint Chrysostome, ce qui les a rendus capables
de tout entreprendre et de tout souffrir. Patior, disait un d'entre eux, plein
de cette force héroïque que la foi d'une vérité si consolante lui inspirait,
c'était saint Paul : Patior, sed non confundor1. Je souffre; mais bien loin
de m'en affliger, je m'en glorifie : et pourquoi? Scio enim cui credidi,
et certus sum quia potens est déposition meum seruare in illum diem 2 ;
parce que je sais, ajoutait-il, quel est celui à qui j'ai confié mon dépôt,
et que je suis assuré qu'il n'est que trop puissant pour me le garder jusqu'à
ce grand jour où chacun recevra selon ses œuvres. Qu'entendait-il par son
dépôt? le fonds de mérite qu'il s'était acquis devant Dieu , c'est-à-dire ce
qu'il avait fait pour Dieu, ce qu'il avait enduré pour Dieu , et dans l'espé-
rance de la gloire dont il savait que ses travaux apostoliques devaient être
récompensés. C'est le sens littéral de ce passage. J'ai combattu, disait-il
encore dans la même épître à Timothée, j'ai achevé ma course, j'ai été
constant dans la foi ; il ne me reste que d'attendre la couronne de justice
qui m'est réservée, et que le Seigneur, en ce jour-là, me donnera comme
juste juge : In reliquo reposita est mihi corona justitiœ, quam reddet
miJii Dominus, in illà die, justus judex*. Ainsi parlait l'apôtre de Jésus-
Christ, et ainsi a droit de parler après lui tout homme chrétien, puisqu'il
reconnaissait lui-même que cette couronne de justice n'était pas seulement
réservée pour lui, mais généralement, et sans exception pour tous les ser-
viteurs de Dieu : Non soliim autem mihi, sed et iis qui diligunt adven-
tum ejus 4.
Car voici, mes chers auditeurs, comment chacun de nous doit raisonner,
en s'appliquant personnellement ces paroles : Scio cui credidi, et c'est
l'important mystère de religion sur quoi doit être fondée toute notre
conduite selon Dieu. Je ne sais pas si je serai jamais assez heureux pour
mériter la récompense que Dieu prépare à ceux qui l'aiment : mais je sais
que si je la mérite, je l'obtiendrai ; je sais qu'autant que je l'aurai méritée, je
la posséderai ; je sais que tout C3 que je fais et tout ce que je souffre pour
Dieu est un dépôt sacré que Dieu me garde, dont il veut bien lui-même me
répondre, et qui ne dépérira point entre ses mains : Scio cui credidi; c'est-
à-dire, Je ne suis pas sûr de moi, mais je suis sûr du Dieu pour qui je tra-
vaille ; je suis sûr de sa bonté, je suis sûr de sa fidélité, je suis sûr de sa
puissance : Et certus sum, quia potens est. Or , l'assurance que la foi me
donne de tous ces attributs de Dieu et de Dieu même est ce qui m'encou-
rage et qui m'anime. C'est ce qui a soutenu la ferveur et le zèle de ces
bienheureux qui régnent maintenant dans le ciel, et qui ont sanctifié la
• 2 Timoih., 1. — a Ibid. — 3 Ibid., 4, — * Ibid.
4 SUR LA RECOMPENSE LES SAINTS.
terre par leurs vertus; ils étaient sûrs du Dieu qu'ils servaient, et des biens
qu'ils en attendaient : non-seulement ils espéraient en lui, mais ils sa-
vaient, et ils savaient infailliblement, qu'espérant en lui, ils ne seraient
point confondus : Scio cui credidi.
Un mondain est bien éloigné de pouvoir tenir ce langage à l'égard du
monde, et des récompenses du monde. Car, fondé sur le témoignage qu'il
se rend de sa propre conduite, il peut souvent dire , tout au contraire , en
gémissant et en déplorant son sort : Je sais que , par rapport au monde,
j'ai fait mon devoir; mais je ne sais pas pour cela si le monde m'en tien-
dra compte; je ne sais pas si le monde reconnaîtra mes services; je ne sais
pas même si mes services lui ont été agréables. Pour ce qui regarde les
récompenses du inonde, il peut dire sans présomption : Je suis sûr de moi,
mais je ne suis pas sûr de ceux qui sont les maîtres et les distributeurs
des grâces ; je ne suis pas sûr qu'ils aient pour moi de favorables disposi-
tions ; je ne suis pas sûr qu'ils en aient même d'équitables. Il peut, dans
un sens contradictoirement opposé au sens de saint Paul, dire en parlant
du monde : Scio cui credidi; Je sais, et je ne sais que trop, quel est ce
monde à qui je me suis malheureusement attaché, et opiniâtrement confié :
mais c'est justement pour cela qu'après l'avoir longtemps servi, je ne suis
encore sûr de rien, parce qu'une expérience funeste m'a appris malgré moi,
et m'a convaincu que, le monde étant ce qu'il est, je n'ai pu ni n'ai dû faire
aucun fond sur lui. Or, n'avoir rien en vue dont on soit sûr, ni sur quoi
l'on puisse compter, c'est ce qui afflige le mondain, ce qui le désole, et pour
peu que son ambition ait d'empressement et de vivacité , ce qui lui tient
lieu de supplice. Telle est, dis-je, la première différence que j'ai dû vous
faire observer entre les récompenses de Dieu et celles du monde. Mais
approfondissons cette pensée, et venons au détail des choses, puisqu'il est
certain qu'il n'y en eut jamais une plus propre pour nous faire adorer les
miséricordes de notre Dieu, et pour nous exciter nous-mêmes à l'amour et
au zèle de la sainteté.
Il y a dans le monde des mérites stériles , c'est-à-dire des mérites sans
récompense : pourquoi cela? c'est qu'il y a, dit saint Chrysostomc, des mé-
rites que les hommes ne connaissent pas ; c'est qu'il y a des mérites , quoi-
que connus des hommes, qui ne leur plaisent pas; c'est qu'il y a des mé-
rites que les hommes estiment, et dont ils sont même touchés, mais qu'ils
ne récompensent pas , parce qu'ils ne le peuvent pas. Trois causes de l'in-
certitude des récompenses du siècle , mais qui nous font comprendre en
même temps la sûreté et l'infaillibilité de la récompense des élus de Dieu.
Appliquez-vous , et ne perdez rien de cette excellente morale.
Des mérites que les nommes ne connaissent pas. En effet , par ce seul
principe, combien dans le monde de mérites perdus? combien d'ignorés?
combien d'oubliés? combien d'effacés par le temps? combien de détruits
par les mauvais offices? combien d'étouffés dans la foule et dans la multi-
tude? Je serais infini, si je voulais pousser cette induction. Avec Dieu nous
n'avons rien de pareil à craindre : de quelque nature que soient les mé-
rites que nous acquérons devant lui, il les connaît, il les distingue, il en
SUR LA RÉCOMPENSE DES SAINTS. 5
fait le discernement, il les pèse dans la balance du sanctuaire, il en con-
serve le souvenir, il ne les perd jamais de vue.
Éclairé des vives lumières de son entendement divin , il connaît les mé-
rites obscurs, aussi bien que les éclatants ; les vertus intérieures et cachées,
aussi bien que celles qu'on admire et qu'on préconise. Combien de Saints
dans le ciel qui n'ont jamais paru ce qu'ils étaient, et dont la sainteté,
quoique parfaite, n'a jamais brillé pendant qu'ils vivaient sur la terre?
Voilà pour la consolation des humbles.
Comme Dieu scrutateur des cœurs, il pénètre le fond du mérite, qui est
le coeur. Ce mérite du cœur, inconnu aux hommes, lui est connu, et en-
tièrement connu ; et de là vient qu'il nous tient compte, non-seulement de
nos actions et de nos œuvres, mais de nos intentions et de nos désirs ; non-
seulement de ce que nous faisons pour lui, de ce que nous souffrons pour
lui, de ce que nous quittons pour lui, mais de ce que nous voudrions faire,
de ce que nous voudrions souffrir, de ce que nous voudrions quitter, par
la raison seule que si nous l'avions , nous serions prêts en effet pour lui à
le quitter. Ainsi, selon l'expression de l'Écriture, il entend, et par la même
règle il récompense jusqu'à la préparation de nos cœurs : Prœparationem
cordis eorum audivit auris tua1; c'est-à-dire qu'il suffit pour lui plaire,
de lui vouloir plaire , et qu'il suffit de lui avoir plu , pour être comblé de
ses biens. Combien de prédestinés qui n'ont eu devant Dieu que le mérite
de la bonne volonté? Voilà pour la consolation des faibles.
Parce que c'est un Dieu dont la pénétration est infinie , et que rien n'é-
chappe à sa connaissance , nos actions les plus viles et les plus basses ,
pourvu qu'il en soit le motif, ont devant lui leur prix et leur valeur. Un
verre d'eau donné en son nom mérite une gloire spéciale, dont lui-même il
nous assure. Les deux deniers de la veuve reçoivent un éloge de sa bouche,
aussi bien que les magnifiques offrandes qui se faisaient dans le temple.
Voilà pour la consolation des pauvres.
Parce qu'il est souverainement et exactement juste : pour chaque degré
de mérite et de sainteté que nous acquérons, il a un degré de béatitude et
de gloire qu'il nous destine ; et c'est la proportion de ces degrés qui fait
pour les Saints bienheureux, aussi bien que pour les anges, l'ordre admi-
rable des hiérarchies célestes. Sur la terre, le plus grand mérite n'est pas
toujours le mieux placé : souvent un mérite médiocre , par le faux juge-
ment des hommes , l'emporte et prévaut. Là, le mérite et la gloire, le mé-
rite et la récompense vont toujours de pair. C'est un Dieu qui mesure et
qui règle l'un par l'autre , mais un Dieu incapable de se tromper, inca-
pable d'être prévenu, incapable de rien estimer que ce qui est essentielle-
ment estimable, savoir, les œuvres saintes et la piété. Voilà pour la conso-
lation des âmes droites et fidèles à leurs devoirs.
Par rapport au monde, il n'y a point de mérite que le temps n'efface.
Tout ce que nous faisons pour Dieu, du moment que nous l'avons fait,
est écrit dans le livre de vie, mais avec des caractères qui ne s'effaceront
jamais. Les hommes, non-seulement oublient, mais souvent sont bien aises
• Psalm. 9.
G SUH LA INCOMPENSE DES SAINTS.
d'oublier les services qu'on leur rend; et Dieu nous déclare lui-même
que tous nos services sont comme scellés dans les trésors de sa miséricorde :
Nonne hœc condita sunt apud me, et signât a in thesauris meisx. Il nous
dit en termes exprès que nos sacrifices sont toujours devant ses yeux :
Holocausta outem tua in conspectu meo sunt semper*; que nos prières et
nos aumônes montent jusques à lui , et qu'elles sont toujours présentes à
sa mémoire : Orationes tuœ et eleemosynœ ascenderunt in memoriam in
conspectu Dei%. Il se fait même comme un honneur de s'en souvenir, et
il ne peut non plus les oublier qu'il peut oublier qu'il est notre Dieu, et
que nous sommes ses créatures. Tout cela, Chrétiens, le croyons-nous?
Mais, si nous ne le croyons pas , nous ne connaissons pas le maître que
nous servons; ou, si nous le croyons, comment sommes-nous si tièdes et si
négligents dans son service?
Ajoutez , pour goûter encore davantage le bonheur des Justes , ce que
j'ai marqué comme le second principe de la disgrâce des mondains et de
l'incertitude de leurs récompenses : des mérites , quoique connus , qui ne
plaisent pas. Qu'y a-t-il dans le monde de plus ordinaire? et combien par
là ne voit-on pas parmi les hommes de mérites malheureux , de mérites
rebutés, et , si j'ose ainsi dire , réprouvés ; de mérites qui , par l'aliénation
des cœurs , ou par la contrariété des intérêts , bien loin d'attirer la bienveil-
lance et l'amour, excitent plutôt la jalousie et la haine? C'est à quoi ne sont
point sujets ceux qui travaillent à acquérir des mérites auprès de Dieu.
Comme Dieu hait nécessairement le péché , et que , tout Dieu qu'il est , il ne
peut pas ne le point haïr, et en le haïssant ne le point réprouver ; aussi ,
tout Dieu qu'il est, ne peut-il pas ne point aimer le mérite des œuvres chré-
tiennes , et en l'aimant ne le point couronner et ne le point glorifier. Il y a
dans les élus de Dieu différentes espèces de sainteté ; mais il n'y en a pas
une, dit saint Chrysostome , qui ne soit du goût de Dieu, qui ne soit l'objet
des complaisances de Dieu , parce qu'il n'y en a pas une qui ne soit une
émanation de cette sainteté originale et exemplaire , qui est Dieu ; parce
qu'il n'y en a pas une qui ne soit l'ouvrage de Dieu et le don de Dieu. Avoir
du mérite ou en avoir trop, c'est souvent dans le monde une exclusion pour
les emplois et pour les places , qui y tiennent lieu de récompenses. Devant
Dieu , plus on a de mérite , plus on est aimé. Or, être aimé d'un Dieu dont
l'amour fait les bienheureux , les prédestinés , les Saints , c'est être déjà
récompensé.
Enfin, quelque justes et quelque reconnaissants que soient les hommes;
je dis plus, quelque libéraux et quelque magnifiques qu'ils puissent être, il
y a des mérites qu'ils né récompensent pas , parce qu'ils ne le peuvent pas ;
des mérites dont ils conviennent, et dont ils sont même touchés, mais qui,
excédant , ou par leur qualité , ou par leur nombre , le nombre des grâces
dont ils sont les dispensateurs, leur deviennent malgré eux des mérites oné-
reux , des mérites incommodes, et même des mérites importuns. Il n'y en a
point de tels auprès de vous, mon Dieu, et l'on ne court point avec vous de
semblables risques. Comme la magnificence de Dieu n'a point de bornes,
• Dcut., 32. — 2 Psal. 49. — 3 Act., 10.
SLR LA RECOMPENSE DES SAINTS. 7
parce qu'elle est inséparable de sa toute-puissance , nos mérites ont beau
croître et se multiplier, elle ne s'épuise jamais. Plus nous en.avons , plus il
a, dit saint Chrysostome, de trésors de grâce et de gloire à répandre sur
nous. Plus il nous doit , dans le sens catholique et orthodoxe qu'il nous
peut devoir, plus il est riche pour s'acquitter envers nous : riche, dit le
texte sacré, pour tous ceux qui l'invoquent et qui le prient : Dives in
omnes qui invocant illum l; mais encore bien plus riche, reprend saint
Bernard, pour tous ceux qui le servent fidèlement. Comme jamais il ne se
tient importuné de nos prières, aussi nos mérites acquis par sa grâce ne
lui sont-ils jamais à charge.
Nous sommes donc sûrs de lui ; et quand nous travaillons pour lui, dans
l'espérance de la gloire dont jouissent les Saints , tout pécheurs que nous
sommes, [nous avons la consolation de pouvoir dire comme saint Paul .
Spes autem non confondit 2. Cette espérance ne me confond point : toute
autre espérance est trompeuse, mais celle-là ne me trompera jamais. Cent
fois j'ai pu me repentir d'avoir trop compté sur les hommes et d'avoir trop
espéré d'eux , mais je n'oserais dire ni me plaindre que jamais Dieu m'ait
manqué; et si j'étais assez ingrat pour le penser, non-seulement sa justice,
mais sa miséricorde même, s'élèverait pour lui contre moi.
Je suis sûr de mon Dieu : principe adorable d'où David tirait ces saintes
et édifiantes conclusion? , qu'un chrétien , surtout à la cour, devrait méditer
tous les jours de sa vie : Bonum est confidere in Domino, quàm confidere
in homine 3; il vaut bien mieux se confier dans le Seigneur que de se confier
dans l'homme : Bonum est sperare in Domino, quàm sperare inprinci-
pibus 4; il vaut bien mieux mettre son espérance dans le Seigneur que de
la mettre dans les princes de la terre. C'est un roi qui l'a dit : et celui devant
qui je parle a trop de religion pour ne pas souscrire lui-même à un témoi-
gnage si divin. Je suis sûr du Dieu que je sers : principe touchant, seul
capable de sanctifier ma vie. Mon espérance du côté de Dieu ne me peut
confondre. Je puis bien de mon côté abuser de cette espérance par ma pré-
somption; je puis bien, par ma lâcheté, me rendre cette espérance vaine
et inutile : mais au moins cette espérance est-elle infaillible pour moi de la
part de Dieu ; et pourvu que je m'assure de moi, j'ai droit de me promettre
tout de lui.
Après cela, Chrétiens , sommes-nous excusables , que dis-je? ne sommes-
nous pas bien indignes de notre Dieu , si nous usons de réserve avec lui , si
nous craignons d'en trop faire pour lui, si nous ne le servons pas en Dieu?
Je ne blâme point, à Dieu ne plaise! au contraire, je ne puis assez exalter,
assez exciter le zèle que vous pouvez avoir, et que vous avez de mériter les
grâces du glorieux monarque à qui le ciel nous a soumis, et que Dieu nous
a donné pour maître. Ce que je souhaiterais, c'est qu'en le servant, vos
services fussent plus saints et plus dignes de l'esprit chrétien. C'est de lui
que dépend votre destinée et votre fortune selon le monde; je veux bien
que votre intérêt, joint à votre devoir, vous attache à lui; il est l'image de
Dieu ; votre confiance après Dieu ne peut être mieux placée. Mais si vous
' Rom., 10. — 2 Ibid., 5. — 3 Psalm., 117. — « Ibid.
8 SUR LA RÉCOMPENSE DES SAINTS.
avez tant d'empressement et d'ardeur pour des récompenses qui par tant de
raisons peuvent vous manquer, comment pouvez-vous soutenir le profond
et affreux oubli dans lequel vous vivez à l'égard de cette récompense sou-
veraine qu'un Dieu vous assure? Et que répondrez-vous à Dieu, quand il
vous reprochera dans son jugement un oubli si monstrueux et si criminel?
c'est là toutefois votre désordre; et si vous n'en gémissiez pas, j'aurais droit
d'ajouter ici le terrible anathème de Jérémie : Maledictus qui confiait in
homine, et ponit carnem brachium suumi; maudit celui qui met sa con-
fiance dans l'homme, et qui s'appuie sur un bras de chair ; mais plus maudit
celui qui , pour avoir mis sa confiance dans l'homme , ne peut se résoudre
à la mettre en Dieu. Vous l'allez voir encore bien mieux par la seconde
qualité de la récompense des Saints , qui n'est pas seulement sûre et imman-
quable, mais pleine et abondante : Ecce merces vestra copiosa est. C'est
le sujet du second point.
DEUXIÈME PARTIE.
Pour vous faire entendre ma pensée, j'appelle récompense abondante
une récompense qui surpasse , du moins qui égale les services par où l'on
s'en est rendu ou l'on a tâché à s'en rendre digne. C'est la première notion
que nous en donne saint Jérôme , quand il applique aux bienheureux ce que
le Fils de Dieu , dans l'Evangile, promettait aux justes, pour les exciter à la
ferveur par le motif de l'espérance chrétienne : Mensuram bonam , et con-
fertam et coagitatam, et supereffluentem dabunt in sinum vestrum 2; on
versera dans votre sein une bonne mesure , qui sera pressée , entassée , com-
blée. En effet , c'est dans la personne, ou, pour mieux dire, dans l'état des
Saints glorifiés, que cette promesse du Sauveur trouve à la lettre son accom-
plissement. Mais prenant la chose dans un sens encore plus moral , et par
conséquent plus propre à vous faire sentir la vérité que je vous prêche,
j'appelle récompense pleine et abondante une récompense capable par elle-
même de satisfaire le cœur de l'homme ; capable de remplir le vide, ou plutôt
la vaste étendue des désirs de l'homme ; capable de rendre l'homme heu-
reux , et dont il peut enfin être content : c'est ainsi que saint Augustin l'a
conçue dans l'exposition qu'il a faite des béatitudes évangéliques. Or, dans
l'un et dans l'autre sens , le Fils de Dieu seul a eu droit de nous dire abso-
lument ce qu'il nous dit aujourd'hui : Ecce merces vestra copiosa est.
Pourquoi? Parce qu'il n'appartenait qu'à lui de pouvoir donner aux hommes
une récompense qui eût ces deux propriétés que je viens de marquer ; ou ,
si vous voulez , parce qu'il n'y a que la récompense des élus de Dieu qui ,
par rapport à ces deux propriétés , puisse être justement regardée comme
une récompense abondante et pleine.
Car n'est-il pas vrai (je commence par le premier de ces deux caractères,
et, sans autre preuve, j'en appelle à vos connaissances : écoutez-moi, et
consultez -vous), n'cst-il pas vrai que quiconque s'attache à servir le monde,
s'il ne veut pas y être trompé, doit se résoudre à travailler beaucoup pour
gagner peu? et n'est-il pas, tout au contraire, évident et incontestable que
! Jcifm., 17. — 7 Luc, 6.
SUR LA RÉCOMPENSE DES SAINTS. 9
quand on travaille pour Dieu, pour peu qu'on fasse, on gagne infiniment?
Profitons de ce parallèle, et servons-nous-en pour goûter notre religion.
Que ne faisons-nous pas tous les jours dans le monde, pour y obtenir
des grâces que le monde est en possession de vendre bien chèrement? des
grâces ardemment désirées et impatiemment attendues, mais que l'on
s'aperçoit enfin , dès qu'on les a , ne valoir pas à beaucoup près ce qu'il en
a coûté pour les avoir? Quelles peines, quelles fatigues ne supporte-t-on
pas pour parvenir dans le monde à des établissements où l'on s'était figuré
des avantages considérables , mais dont on commence à se désabuser et à se
dégoûter, du moment qu'on y est parvenu ? A quoi ne s'expose-t-on pas ,
et sans y épargner sa vie , que ne risque-t-on pas , pour s'acquérir dans le
monde une gloire qui n'est qu'un fantôme, et dont on ne jouit pas plutôt
qu'on en reconnaît la vanité et le néant? Quels empressements n'a-t-on
pas , et quels mouvements ne se donne-t-on pas pour se procurer auprès
des puissances du monde un degré de faveur qui souvent ne conduit à rien ,
et pour lequel on sacrifie son repos et sa liberté? A combien de mondains,
dans le christianisme , ne pourrait-on pas dire avec raison ce que Dieu , par
un prophète , disait aux Israélites , en leur faisant considérer les funestes
suites de leur infidélité : Seminastis multïtm, et intulistis parum l; vous
avez beaucoup semé, et vous avez peu recueilli : c'est-à-dire, vous vous
êtes bien tourmentés , vous avez bien fait des efforts , il vous en a coûté
bien des bassesses , et tout cela s'est terminé à une vaine et misérable for-
tune qui n'a pas répondu à votre attente , et qui s'est trouvée bien au-des-
sous de vos prétentions. Pourquoi? parce que, en travaillant pour le monde,
vous avez semé dans une terre ingrate, dont vous n'avez dû vous pro-
mettre , et qui n'a pu vous rapporter que très-peu de fruits : Seminastis
multum, et intulistis par um. Il faudrait un discours entier si je voulais
m'étendre sur cette morale, dont peut-être vous ne seriez que trop per-
suadés , et qui, par l'abus que vous en pourriez faire, vous servirait de
prétexte pour autoriser vos chagrins contre le monde , et vos plaintes sou-
vent très-injustes. Je reviens à ma comparaison.
Les Saints, les élus de Dieu ont eu un sort bien différent. En travaillant
pour Dieu , ils ont souffert , je le sais ; et je suis obligé de convenir que leur
vie sur la terre a été une vie austère, pénitente, mortifiée : mais, au milieu
de leurs austérités , de leurs pénitences , de leurs mortifications , ils ont eu
l'avantage de pouvoir dire, aussi bien que le grand Apôtre : Non sunt con-
dignœ passiones hujus temporis ad futuram gloriam, quœ revelabitur in
nobis 2 ; nous souffrons, il est vrai ; mais , outre que nous souffrons pour la
justice , ce qui pourrait dès maintenant nous tenir lieu de récompense ;
outre que nous souffrons pour Dieu, et que cela seul est déjà pour nous une
béatitude anticipée , ce que nous souffrons n'a rien qui soit comparable à
cette gloire que Dieu nous prépare ; et notre grande ressource est que le
moindre degré de cette gloire que nous attendons nous dédommagera plei-
nement et avec usure de tout ce qu'il y a de plus laborieux et de plus pénible
dans la voie du ciel.
1 Açgœ., 1. — ''■ Rom,, 8,
10 SLR LA RÉCOMPENSE DES SAINTS.
Voilà en quoi a consisté le bonheur des Saints. Ils marchaient, dit l'Écri-
ture ; et, dans l'esprit d'une componction salutaire, ils versaient des larmes,
jetant sur la terre les précieuses semences de leurs mérites : Euntes ibant ,
et flebant, mittentes semina sua x. Mais ils se consolaient par cette pensée
qu'ils reviendraient bientôt triomphants et comblés de joie, portant avec
eux l'abondante moisson qu'ils auraient cueillie, c'est-à-dire portant avec eux
des trésors immenses de gloire, qui devaient être le prix des légers sacrifices
qu'ils faisaient à Dieu : Venientes autem ventent cum exultatione, por-
tantes manipulas suos 2. Ils possédaient leurs âmes dans la patience, fondés
sur l'espérance qu'ils avaient d'entendre bientôt ces délicieuses paroles :
Quia super pauc a fuisti fidelis, super multa te constituant* : parce que
vous avez été fidèle en de petites choses, j'en ferai de grandes pour vous. Je
n'épargnerai rien pour votre bonheur. Intra in gaudium Domini tut * ;
entrez dans la joie de votre Dieu , parce que la joie de votre Dieu est trop
grande pour entrer dans vous. Car tel est, mes chers auditeurs , le fond du
mystère que nous célébrons, et c'est ce que la vue des Saints et de leur gloire
nous doit inspirer. Je sers un Dieu , non-seulement fidèle dans ses pro-
messes , mais magnifique dans ses récompenses ; un Dieu qui récompense
en Dieu, et qui, sans attendre cette vie éternelle qu'il me promet, m'accorde
déjà le centuple de ce que je fais pour lui, par la consolation que j'ai de le
faire et de l'avoir fait. Or, c'est encore de là que je tire la seconde notion
d'une récompense abondante.
Car j'ai dit, après saint Augustin, que c'est celle qui par elle-même suffit
pour contenter l'homme, et j'ai ajouté que ce caractère ne pouvait convenir,
et ne convenait qu'à la récompense des Saints. Cette vérité a-t-elle besoin
de preuve, et en fut-il jamais une plus capable de nous forcer en quelque
sorte, malgré nous-mêmes, à chercher le royaume de Dieu? Il est vrai , on
voit dans le monde des hommes qui , selon le monde , paraissent amplement
récompensés : on en voit dont les récompenses vont même bien au-delà de
leurs services et de leurs mérites. Mais en voit-on de contents ? en voyez-
vous ? en avez -vous vu? espérez-vous jamais d'en voir? et s'ils ne sont pas
contents , à quoi leur servent leurs prétendues récompenses ? Ils regorgent
de biens et d'honneurs , je le veux , et il semble que le monde se soit
épuisé pour les élever à une prospérité complète; mais cependant leur cœur
est-il satisfait? ne désirent-ils plus rien? se croient-ils heureux? et dans
leurs prospérités même , dans ce bonheur apparent , trouvent-ils en effet la
félicité? N'est-ce pas au contraire, dit saint Chrysostome, dans ces sortes
d'états qu'il est plus rare, ou plutôt moins possible de la trouver? n'est-ce
pas dans les grandes fortunes que se trouvent les grands chagrins? et qui
pourrait dire le nombre de ceux qui n'y sont parvenus que pour être plus
malheureux, et pour le sentir plus vivement? Le monde n'avait pourtant
rien épargné pour contenter leur ambition et pour les combler de ses faveurs ;
mais en même temps le monde n'avait pas manqué de mêler parmi ses fa-
veurs des semences d'amertume qui en étaient inséparables, et qui devaient
bientôt après produire dos fruits de douleur. Le monde , en les rendant
' Psalm. 125. — 2 Ibid. — 3 Matth., 25. — > Ibid.
SUR LA RÉCOMPENSE DES SAINTS. H
puissants et opulents , leur avait donné tout ce qui était de son ressort ;
mais il n'avait pu leur donner ce rassasiement , cette paix du cœur, sans
quoi ni la puissance, ni l'opulence , n'empêchaient pas que leur état ne fût
un état affligeant. Quelque heureux qu'ils parussent, combien leur man-
quait-il de choses pour l'être? Vous me direz qu'ils ne devaient s'en prendre
qu'à eux-mêmes , puisqu'ils n'étaient malheureux que parce qu'ils étaient
insatiables. Et moi je réponds : Mais pourquoi, malgré les faveurs dont le
monde les comblait, étaient-ils encore insatiables, sinon, ajoute saint Chry-
sostome, parce que c'est une vérité reconnue, constante, éternelle, que
jamais les faveurs du monde, quelque abondantes que nous les concevions,
ne pourront rassasier le cœur humain ?
Quoiqu'il en soit, Chrétiens, de là je conclus l'excellence et la perfection de
la récompense des élus de Dieu. Car il est encore de la foi que cette récompense
seule remplira toute la capacité et même toute l'immensité de notre cœur. Il
est de la foi que nous trouverons en elle l'accomplissement de tous nos dé-
sirs. 11 est de la foi qu'elle sera pour nous une béatitude consommée , à la-
quelle il ne manquera rien, et qui nous tiendra lieu de tout. En un mot, il
est de la foi qu'avec cette récompense, tout insatiables que nous sommes,
nous serons contents. Satiabor, cum apparuerit gloria tua l, disait à Dieu
cet homme selon le cœur de Dieu : Je serai rassasié, quand vous me décou-
vrirez votre gloire. Comme s'il eût dit : Jusque là , Seigneur, quoi que le
monde fasse pour moi, je serai toujours affamé et altéré ; jusque là, ennuyé
de ce que je suis, je voudrai toujours être ce que je ne suis pas ; jusque là,
mon cœur, plein de vains désirs et vide des biens solides, sera toujours dans
l'agitation et dans le trouble. Maisj quand vous m'aurez fait part de votre
gloire, mon cœur rassasié commencera à être tranquille. Je ne sentirai plus
cette soif ardente de la cupidité qui me brûlait ; je n'aurai plus cette faim
avide d'une ambition secrète qui me dévorait. Tous mes désirs cesseront,
parce que je trouverai dans votre gloire la plénitude du bonheur, la pléni-
tude du repos, la plénitude de la joie ; parce que cette gloire , quand je la
posséderai, sera pour mpi l'affranchissement de tout mal, et la jouissance de
tout bien : Satiabor, cura opparuerit gloria tua.
C'est ainsi que parlait David. Était-ce par exagération , ou dans le trans-
port d'une extase? Non, Chrétiens : il parlait selon le premier sentiment
qui naissait dans son âme ; et il ne faut pas s'étonner si , touché de la vérité
que je vous annonce , il se servait d'une expression aussi forte que celle-ci :
Satiabor ; parce qu'il savait que cette gloire et cette récompense des élus_,
après laquelle il soupirait, n'était rien autre chose que Dieu même. Car la
foi nous apprend encore que c'est Dieu lui-même qui doit être notre récom-
pense : Ego merces tua magna nimis % ; oui , moi-même , dit Dieu à son
serviteur Abraham; moi-même, qui suis ton Seigneur et ton maître, je
serai ta récompense et ta béatitude. Hors de moi , rien ne pouvait l'être ,
et toute ma gloire sans moi ne serait pas assez pour toi. Il me fallait moi-
même pour te rendre heureux, et c'est pourquoi je ne te promets point
d'autre récompense que moi-même : c'est moi que tu posséderas : Ego
• Psalm. 16. — 2 Gencs., 15.
i2 SUR LA RÉCOMPENSE DES SAINTS.
mer ces tua. Or, il est aisé de concevoir comment la possession d'un Dieu
peut opérer dans l'homme l'effet divin que David s'efforçait d'exprimer par
cette parole : Satiabor. Car c'est là, mes chers auditeurs, tout le secret de
cette félicité incompréhensible dont jouiront les Saints dans le ciel. Ils pos-
séderont Dieu ; ils seront pleins de Dieu : Inebriobuntur ab ubertate domûs
tuœ l : ils seront enivrés , ô mon Dieu , de l'abondance qui remplit votre
maison : Et torrente voluptatis tuœ potabis eos 2 : ils boiront à longs
traits dans le torrent de vos délices, dont ils seront inondés. Pourquoi? 11
en apporte la raison , qui est convaincante : Quoniam apud te est fons
vitœz ; parce que c'est en vous qu'est la source de la vie. Voilà, dis-je, Chré-
tiens , quelle sera votre récompense ; voilà, au milieu des misères qui nous
accablent dans cette vallée de larmes , ce que nous croyons et ce que nous
espérons. Mais peut-être, charnels que nous sommes, ne le comprenons-nous
qu'à demi ; et peut-être, vous à qui je parle , auriez-vous besoin que votre
foi sur cela fût soutenue et fortifiée par quelque effet présent et sensible. Hé
bien ! comme prédicateur de l'Évangile , je veux en ceci m'accommoder à
vos faibles dispositions.
Vous me demandez un préjugé sensible de ce que la foi nous enseigne sur
tout ce que je viens de vous dire? Le voici : c'est que tout ce que j'ai dit,
non-seulement s'accomplira, mais s'accomplit en quelque manière dès main-
tenant dans la personne des Justes : Ecce merces vestra copiosa. Je m'ex-
plique : ce qui nous fait sensiblement connaître que les élus de Dieu seront
rassasiés de la possession de Dieu, c'est qu'en effet dès cette vie nous voyons
des hommes qui , par un esprit de religion , renonçant à tout le reste , se
tiennent heureux de ne posséder que Dieu et de ne s'attacher qu'à Dieu.
Sans parler des Saints glorifiés , nous voyons des Saints sur la terre qui
jouissent déjà en quelque sorte de ce bonheur : Sanctis qui in terra sunt
ejus \ Il y en a peu, si vous voulez, dans ce degré de perfection ; mais il y
en a, et peut-être en connaissez-vous qui y sont parvenus. Des hommes dé-
tachés du monde , qui ont tout quitté pour Dieu et qui trouvent tout en
Dieu ; des hommes qui , contents de Dieu , disent aussi bien que David :
Quia1 mihi est in cœlo ? et à te quia1 volui super terrant 5 ? qu'y a-t-il
pour moi dans le ciel, et que désiré-je sur la terre, hors vous, Seigneur? ou
plutôt qui, enchérissant même sur David, pourraient dire, non plus comme
lui : Satiabor, Je serai rassasié ; mais je le suis du seul avant-goût que
vous me donnez de votre gloire. Oui, nous en voyons des exemples ; et Dieu,
ou pour nous édifier, ou pour nous confondre, nous en met devant les yeux.
C'est , malgré l'iniquité du siècle , ce que la grâce de Jésus-Christ opère
dans ces fervents chrétiens qui sanctifient la terre par leurs vertus : Sanctis
qui in terra sunt. Nous ne voyons point de mondains contents du monde,
et nous voyons des serviteurs et des servantes de Dieu contents du Dieu auquel
ils se sont dévoués. En faudrait-il davantage pour réveiller tout notre zèle?
Nous ne voyons point de riches contents de leurs richesses , et nous voyons
des pauvres évangéliques contents de leur pauvreté. Nous ne voyons point
d'ambitieux contents de leur fortune, et nous voyons des hommes solide-
1 P*ah». 3S. — 2 Ibid. — 3 Ibid. — * Ibid., 15. — r' Ibid., 72.
SUR LA RÉCOMPENSE DES SAINTS. 13
ment humbles contents de leur abaissement. Nous ne voyons point de sen-
suels contents de leurs plaisirs , et nous voyons des hommes , non-seule-
ment morts , mais crucifiés pour le monde , contents de leurs austérités et
de leurs croix. En un mot, nous voyons ces béatitudes de Jésus-Christ, en
apparence si paradoxes et si incroyables, authentiquement et sensiblement
vérifiées ; je veux dire des hommes dans la vue de Dieu, et, par un zèle ardent
de plaire à Dieu, heureux de souffrir, heureux de pleurer, heureux de ne
posséder rien, parce qu'au milieu de tout cela ils possèdent Dieu ; pendant
que le monde, avec toutes ses prospérités et toutes ses fausses joies, ne peut
être heureux ni content. Peut-on rien opposer à l'évidence de cette dé-
monstration ?
Avoir Dieu pour partage et pour récompense , voilà le sort avantageux
de ceux qui cherchent Dieu de bonne foi et avec une intention pure. Le di-
rai-je, et me permettrez -vous de m'en rendre à moi-même le témoignage?
tout pécheur et tout indigne que je suis , voilà ce que Dieu , par sa grâce,
m'a fait plus d'une fois sentir. Combien de fois, Seigneur, m'est-il arrivé
de goûter avec suavité l'abondance de ces consolations célestes dont vous
êtes la source, et qui sont déjà sur la terre un paradis anticipé? Combien
de fois , rempli de vous , ai-je méprisé tout le reste , et compté le monde
pour rien? Vous bannissiez de mon cœur les vains plaisirs; mais, pour
empêcher que mon cœur ne les regrettât , vous y entriez à leur place : Et
intrabas pro eis l; et dès là, Seigneur la privation de ces plaisirs était
pour moi plus délicieuse que n'en aurait jamais été, ni n'en aurait pu être
la possession. Or, si dans ce lieu de bannissement et d'exil, où je ne vous
vois qu'à travers le sombre voile de la foi, vous remplissez déjà mon cœur,
que sera-ce dans cette bienheureuse patrie, où je vous verrai face à face?
Quid erit inpatriâ, si tant a est copia delectationis in via? Si, en vertu
de la profession que j'ai faite quand j'ai quitté le monde pour vous suivre,
je me tiens déjà si riche de votre pauvreté , que sera-ce , et que dois-je espé-
rer des richesses de votre sainte demeure? Qualem me facturus es de di-
vitiis tais, quem divitem jam facis de paupertate tua. Si de souffrir
pour vous est un si grand bien, que sera-ce de régner avec vous? et que
serai -je dans la participation de votre gloire, puisqu'il m'est déjà si glo-
rieux et si doux d'avoir part à vos abaissements? Et quid ero tuœ parti-
cipatione gloriœ, cujusjam sum opprobrio gloriosus? Récompese abon-
dante aussi bien que sûre : vous l'avez vu. Je dis, enfin, récompense éter-
nelle , qui nous est réservée dans le ciel : Ecce merces vestra copiosa est
in cœlis. C'est par où je vais finir.
TROISIÈME PARTIE.
Combattre comme les athlètes , et , à l'exemple des athlètes, courir dans
la carrière du salut qui nous est ouverte , en sorte que nous remportions le
prix, c'est, dans la pensée de saint Paul, à quoi nous sommes appelés, et
ce qu'ont pratiqué les Saints : Sic currite ut comprehendatis 2. Or les
athlètes, disait ce grand apôtre, pour être plus libres dans la course et
' Aug., Confess., lih. w, c. 1. — 2 1 Cor., 9.
14 SUR LA RÉCOMPENSE DES SAINTS.
moins embarrassés dans le combat , se dépouillent de tout, et ils nous ap-
prennent par là que nous devons , comme chrétiens , être détaches de toutes
les choses du monde : Omnis antem qui in agone contenait ab omnibus
se abstinet1. La différence entre eux et nous, ajoutait-il, c'est que les
athlètes n'en usent ainsi, et n'observent les règles sévères qui leur sont pres-
crites , que pour gagner une couronne corruptible : différence bien essen-
tielle , et bien capable de nous confondre si nous ne les imitons pas : Et Mi
qmdcm ut corruptibilem coronam accipiant; nos aatem incorruptam ~.
Voilà, mes chers auditeurs , le troisième et le dernier motif qui a inspiré
aux Saints, non-seulement tant de force et tant de courage, mais un dé-
tachement du monde si parfait dans les combats qu'ils ont eu à soutenir :
cette immortalité, cette éternité, et, si je puis user de ce terme, cette in-
corruptibilité de la couronne qui leur était réservée dans le ciel , comparée
à la caducité, à la fragilité , à la courte durée des récompenses de la terre.
En effet, pour ne point sortir d'un parallèle aussi fécond que celui-là,
et dont l'Apôtre s'est servi avec tant d'avantage, toutes les récompenses de
la terre sont périssables; et, comme telles , non-seulement elles périront,
mais elles périssent et disparaissent continuellement à nos yeux. Combien
vous et moi en avons-nous vu périr? de combien de fortunes érigées et
bâties sur ces prétendues récompenses ne voyons-nous pas aujourd'hui les
tristes ruines et les pitoyables débris? et combien de fois, depuis que vous
êtes spectateurs et témoins des révolutions du monde et de ce qui s'appelle
la scène du monde , n'avez-vous pas pu dire avec le Prophète : J'ai vu cet
homme élevé comme les cèdres du Liban : j'ai passé, et il n'était plus:
Transivi, et ecce non erat '; je l'ai cherché , et un autre occupait sa place:
Qtiœsivi, et non est inventas locus ejus 4. Combien en avons-nous encore
tous les jours d'exemples? De ceux qui nous paraissent maintenant les
mieux établis, et qui sont les élus du siècle, où est celui qui ose ou qui
puisse se promettre un sort plus heureux et une plus durable prospérité ?
et qui sait si tel, qui semble être sur le pinacle, du degré de bonheur et
d'élévation où il est aujourd'hui , n'est pas tout prêt à tomber , et à confir-
mer par sa chute que le monde n'a rien de stable , beaucoup moins d'éter-
nel, pour ceux qui le servent? Sans donc attendre la mort, où tout aboutit,
à combien de revers et de disgrâces ces faveurs du monde ne sont-elles pas
sujettes?
Or cela seul , Chrétiens , me suffirait pour vous en détacher malgré vous-
mêmes , et , s'il vous reste un degré de foi , pour vous obliger à chercher
efficacement la récompense des élus de Dieu. L'instabilité des fortunes du
inonde , la peine de les conserver , le danger et la crainte de les perdre , le
désespoir et la douleur de s'en voir déchu , les troubles , les révolutions
inévitables auxquels sont exposés ceux qui en jouissent, ce serait, dis-je,
assez pour persuader à un mondain , tout mondain qu'il est , de chercher
des biens plus solides.
En effet, si les hommes faisaient souvent ces réflexions, ils n'auraient
plus besoin de remontrances, ni absolument même du remède de la parole
« 1 Cor., 9. — 2 Ibid. — 3 Psal. 3G. — 4 lbid.
SUR LA RÉCOMPENSE DES SAINTS. 1TJ
de Dieu , pour se guérir du poison de l'ambition mondaine qui les tue.
Eux-mêmes, convaincus sur ce point de leur erreur et de leur conduite in-
sensée, s'en diraient bien plus que je ne leur en dirai jamais. Si ceux que
nous avons connus les plus avides des récompenses du siècle avaient pu pré-
voir ce qui devait leur arriver, et dans combien peu de temps ces établisse-
ments de fortune qu'ils regardaient comme le fruit de leurs travaux de-
vaient être renversés ; si l'on avait pu leur en marquer distinctement le
terme, en leur disant : Vous ne jouirez de tout cela, et tout cela ne durera
qu'un très-petit nombre d'années , qui vous reste encore ; non , mes chers
auditeurs , jamais le désir de s'élever dans le monde n'aurait été pour eux
une passion, ni une tentation si dangereuse. Je dis plus : ils n'auraient
jamais pu gagner sur eux de faire tout ce qu'ils ont fait , ni de se donner
tant de peines pour si peu de chose. Déplorons leur aveuglement , et pro-
fitons-en : ils ne se sont livrés à l'ambition que parce qu'ils n'ont jamais
envisagé avec une attention sérieuse les bornes étroites de ces prétendues
fortunes ; et ils n'ont recherché avec tant d'ardeur ces récompenses de la
terre que parce qu'ils n'ont pas voulu se souvenir que la durée en étai t
courte , que parce qu'ils ont tâché de l'oublier , que parce qu'ils se sont
étourdis pour n'y pas penser. S'ils en avaient toujours considéré l'issue et
la fin , insensibles à ces récompenses , au moins n'en auraient-ils usé que
selon la maxime de saint Paul , c'est-à-dire comme n'en usant pas , parce
qu'ils auraient toujours été frappés de cette pensée que le monde passe , et
que les récompenses du monde passent avec lui : Mundus transit, et con-
cupiscent ici ejas l.
Il n'y a que la récompense des Justes qui ne passe point , parce que les
Justes , dit l'Écriture , vivront éternellement , et que leur récompense est
en Dieu, qui ne peut changer : Justi autem inperpetuum vivent, et apud
Dominum est mer ces eorum 2. Il n'y a que cette récompense des élus qui
soit immuable , invariable , inaltérable , parce qu'elle consiste , dit Jésus-
Christ , dans le bonheur qu'ils ont de voir Dieu , d'aimer Dieu , déposséder
Dieu. Or, éternellement ils le verront, éternellement ils l'aimeront, éter-
nellement ils le posséderont. Comme le tourment des damnés sera d'être
à jamais privés de Dieu et d'avoir éternellement à sentir la perte de Dieu,
la béatitude des Saints sera de ne pouvoir plus perdre Dieu , de ne pouvoir
plus être séparés de Dieu , d'être unis pour jamais à Dieu : Ecce merces
sanctorum 3. Voilà, et c'est l'Église elle-même qui le chante , voilà la ré-
compense de ceux qui s'attachent à Dieu et qui le servent. Un royaume
leur est préparé , mais un royaume éternel , où il n'y aura ni succession ni
révolution ; une couronne les attend , mais une couronne dont le privilège,
incommunicable à toutes les couronnes du monde , doit être la perpétuité.
Ils régneront ; mais leur règne , aussi bien que celui de Dieu , sera le règne
de tous les siècles : éternité de puissance. Ecce merces sanctorum; voilà
la récompense de ceux qui souffrent , et qui se mortifient pour Dieu : ils
seront comblés de joie , mais d'une joie qui n'aura jamais de fin , d'une
joie qui ne sera ni troublée ni interrompue , d'une joie qui durera autant
1 1 Joan., 2. — a Sap., 5. — 30flic. div. Antiph. 3. noct. 3. plur. Mart.
1G SUR LA RÉCOMPENSE DES SAINTS.
que Dieu , et que personne ne leur ôtera ni n'aura le pouvoir de leur ôter :
éternité de bonheur. Ecce merces sanctorum; voilà la récompense de ceux
qui sont humbles , et qui , renonçant à eux-mêmes , deviennent par leur
humilité grands devant Dieu : ils auront la gloire en partage , mais une
gloire qui ne diminuera point , qui ne s'obscurcira point , qui sera toujours
nouvelle , et dont la longueur des temps ne fera qu'augmenter l'éclat et le
lustre : éternité de gloire.
En voulez -vous voir un rayon ? Ecce merces sanctorum : sans parler
de cette gloire essentielle dont jouissent les Saints dans le ciel , voyez les
honneurs qu'ils reçoivent dès maintenant sur la terre. Voyez le culte que
leur rend l'Église , et que l'on peut , dans un sens , et avec raison , nom-
mer un culte éternel. Jusqu'à la fin des siècles on célébrera dans l'Église
de Dieu les victoires et les triomphes de ces glorieux prédestinés ; jusqu'à
la fin des siècles l'Église militante les canonisera, en publiant leurs mérites,
leurs conversions, leurs vertus, leurs ferveurs, leurs austérités. C'est pour
cela que sont instituées leurs fêtes , et que chaque année le souvenir de ce
qu'ils ont fait pour Dieu est solennellement renouvelé, afin qu'on ne le perde
jamais , et que de siècle en siècle, de génération en génération, ces Saints,
ces élus de Dieu soient révérés. Tandis que l'Église de Jésus-Christ sub-
sistera (or elle subsistera toujours, puisque les portes de l'enfer ne prévau-
dront jamais contre elle) , ce culte , cet honneur des Saints subsistera. C'est
ce que j'appelle un rayon de l'éternité de leur gloire , et comme une anti-
cipation de l'éternité de leur récompense. La gloire des mondains meurt
peu à peu , et s'ensevelit avec eux. Ils font pendant leur temps un peu de
bruit ; mais parce que leur temps est borné, leur mémoire , dit l'Écriture,
périt enfin avec ce bruit : Periit memoria eorum cum sonitu l. Combien
de grands , autrefois les héros du monde , de qui l'on ne parle plus , et à
qui l'on ne pense plus! leur gloire, qui n'était que pour le temps, s'est
évanouie comme une fumée : celle des Saints ne périra jamais : tandis que
Dieu sera Dieu , leur mémoire sera en bénédiction et en vénération : In
memoria œternâ erit Justus*. Eternellement, ô mon Dieu, vos amis
seront honorés , parce qu'ayant été vos amis , et ne pouvant jamais cesser
de l'être , ils ne cesseront jamais d'être dignes des honneurs que nous leur
rendons et d'en mériter infmement plus que nous ne leur en pouvons
rendre : Nimis honorificati sunt amici tui, Deus 8.
Précieuse récompense ! la pouvons - nous assez estimer ! Ecce merces
sanctorum. Ce qui doit nous remplir de consolation, si nous sommes chré-
tiens d'esprit et de cœur, n'est-ce pas de penser que cette récompense nous
est réservée dans le ciel? Ecce merces vestra copiosa est in cœlis. Car
malheur à nous si notre récompense était seulement pour ce monde , et si
nous étions du nombre de ceux dont Jésus-Christ disait dans l'Evangile :
Ils ont reçu leur récompense : Receperunt mercedem suam 4. Malheur à
nous , si nos noms , au lieu d'être écrits dans le ciel , n'étaient écrits que
sur la terre , puisque , selon l'oracle du Saint-Esprit , être écrit sur la
terre , c'est un caractère de malédiction ! Domine , omnes qui te derelin-
« Psalm, 9. — a Ibid., 111, — 3 Ibid., 138. — < Mailb., 6.
SUR LA RÉCOMPENSE DES SAINTS. 17
quunt confundentur : recedentes à te in terra scribentur *. Seigneur,
ceux: qui vous abandonnent seront confondus ; et on écrira sur la terre
ceux qui se retirent de vous. Au contraire , quand nous serions dans le
monde les plus malheureux et les plus disgraciés des hommes , si nous
sommes en grâce avec Dieu , réjouissons-nous de ce que nos noms sont
écrits dans le ciel , et souvenons-nous qu'une des marques les plus cer-
taines que nous en puissions avoir , c'est d'être éprouvés sur la terre par
les afflictions et les tribulations : In hoc gaudete, quod nomma vestra
script a sunt in cœlis 2. Dans quelque accablement que nous soyons de
souffrances et de peines , consolons-nous par ce qui consolait saint Paul ,
et appliquons-no, :s le sentiment dont il était pénétré quand il disait : Mo-
mentaneum hoc et levé tribulationis nostrœ ceternum gloriœ pondus ope-
ratur in nobis 3. Ce moment si court des adversités présentes de cette vie,
qui sont si légères , c'est-à-dire cette maladie que Dieu m'envoie , cette in-
justice que l'on me fait, ce mauvais office que l'on me rend, cette persécu-
tion que l'on me suscite , cette perte de biens que le malheur des temps
m'attire , cette humiliation qu'il me faut essuyer (car, quelque suite qu'ait
tout cela, tout cela, dans l'idée de l'Apôtre, n'est censé qu'un moment court
et facile à passer : Momentaneum hoc et levé) , toutes ces afflictions tem-
porelles produiront dans moi le poids éternel d'une souveraine gloire :
JEternum gloriœ pondus operatur in nobis. Vous voulez un motif pres-
sant , touchant , convaincant , pour vous animer à la patience chrétienne :
ai-je pu vous en donner un qui eût toutes ces qualités dans un plus émincnt
degré que celui-ci , je veux dire l'éternité de cette gloire qui doit être la
récompense des élus ?
C'est par là que les Saints ont triomphé du monde , c'est par là qu'ils
sont devenus inébranlables et invincibles dans les combats; c'est par là,
dit le maître des Gentils, qu'ils ont surmonté les tourments, le feu, le fer,
tout ce que la mort a de plus effrayant et de plus cruel ; c'est ce qui les
soutient encore tous les jours dans les rigoureuses épreuves que Dieu fait
de leur constance et de leur fidélité. Ils souffrent tout, dit l'Ecriture, non-
seulement avec patience, mais avec joie, parce que leur espérance est pleine
de l'immortalité qui leur est promise : Spes illorum immort alitate pi eno,
est \ Pourquoi ne les imitons-nous pas? Avons-nous d'aussi rudes combats
qu'eux à soutenir? avons-nous résisté comme eux jusqu'à répandre du sang?'
Pourquoi donc sommes-nous si lâches ? pourquoi , dégénérant de la vertu
de ces glorieux prédestinés , qui sont aujourd'hui nos modèles , faisons-
nous paraître tant de faiblesse dans des occasions où, à leur exemple, nous
devrions remporter sur nous-mêmes de saintes victoires? C'est que nous
n'envisageons pas comme eux cette immortalité où ils aspiraient , et dont
l'espérance les piquait , les encourageait , les emportait au travers de tous
les obstacles.
Triste et malheureuse différence qui se rencontre entre eux et nous ! Fai-
sons-la cesser, et pour cela, joignant au motif qui les a touchés leur exem-
ple que Dieu nous propose, fortifions-nous comme eux, et sanctifions-nous
' Jerem., 17. — 2 Luc, 10, — 3 2 Cor., 4. — 4Sap., 3.
T. I. 2
48 SUR LA RÉCOMPENSE DES SAINTS.
par l'espérance des biens éternels. Autrement, mes chers auditeurs, en yain
célébrons-nous avec l'Eglise les fêtes des Saints; en vain, présumant du
crédit qu'ils ont auprès de Dieu, les invoquons-nous. L'abrégé de la reli-
gion, dit saint Augustin , est de pratiquer ce que nous solennisons , et de
faire de l'objet de notre culte la règle de notre vie : Summa religionis est
imitari quod colimus1. La vue de la gloire du ciel les a détachés de la terre;
il faut qu'elle opère en nous le même effet. La foi de l'immortalité les a
conduits à la sainteté ; il faut que nous y parvenions par la même voie. Et
c'est , ô bienheureux prédestinés , vous tous dont nous honorons en ce jour
la glorieuse mémoire , ce que nous vous demandons , ou ce que nous vous
conjurons de demander à Dieu pour nous. Vous avez été ce que nous som-
mes , et nous espérons être un jour ce que vous êtes ; vous avez senti nos
misères , nous soupirons après votre béatitude. Quoique pécheurs , nous
sommes vos frères. Quoique séparés de vous, nous sommes unis à vous par
le lien de la plus étroite et de la plus intime société, qui est la communion
des Saints. Quoique habitants de la terre, nous ne laissons pas d'être, en
qualité de fidèles, vos concitoyens et les domestiques de Dieu : Cives
Sanctorum et domestici Dei 2. Quoique pauvres, et gémissant dans cette
vallée de larmes, nous ne prétendons pas moins que d'être, comme enfants
de Dieu , vos cohéritiers et les cohéritiers de Jésus-Christ : Hœredes qui-
tte ai Dei, cohœrcdes autem Ckristi 8. Regardez-nous donc comme revêtus
de ces titres, et par là comme des sujets dignes de votre charité ; regardez-
nous comme ceux qui doivent remplir avec vous le nombre des élus , e(
dont la sanctification est désormais la seule chose que vous puissiez désirer.
Ecoutez favorablement nos prières, et présentez-les à celui dont vous envi-
ronnez le trùne, puisqu'il se plaît même à vous exaucer. Recevez nos hom-
mages et nos vœux, et étendez sur nous votre protection et votre zèle. Soyez
nos patrons et nos intercesseurs , comme nous voulons être vos imitateurs.
Jouissez de votre félicité , mais souvenez-vous de nos besoins et de notre
indigence. Ils s'en souviennent , Chrétiens , et ils y pensent. Autant qu'ils
sont tranquilles pour eux-mêmes, autant sont-ils zélés pour nous. Autant
qu'ils sont sûrs de leur propre bonheur, autant, dit saint Cyprien, parais-
sent-ils et témoignent-ils être en peine de notre salut : Frequens nos et
copiosa turba desiderat, jam de sua immortalttate secura, et odhuc de
mstrâ salut e sollicita *. Comptons donc sur leur protection et sur leur
intercession , et ne pensons qu'à suivre leurs exemples , qui sans cela de-
viendront pour nous le sujet de notre condamnation. Imaginons-nous que
chacun d'eux nous dit aujourd'hui du haut de la gloire ce que saint Paul
disait aux Corinthiens : Imitatores mei estote, sicut et ego Christi'6. Soyez
mes imitateurs, comme j'ai été l'imitateur de Jésus-Christ. En un mot, vi-
vons comme eux, combattons comme eux, souffrons comme eux, si nous
voulons régner avec eux et participer à leur gloire.
Voilà, Sire, la gloire qui vous est réservée , et qui doit mettre le comble
à votre bonheur. Tout le reste, quoique grand, quoique surprenant, quoi-
1 AugusL — 2 Ephes., 2. — 3 Rom., 8. — 4 Cyprian., de Mortalit., su)) fînem. —
3 lCor., II.
SDR LA RÉCOMPENSE DES SAINTS. 49
qu'au-dessus de toute louange, ne remplit pas encore la destinée de Votre
Majesté. Il faut que la sainteté, et une sainteté glorifiée dans le ciel, en
soit le couronnement. On ne me peut soupçonner de flatterie quand je di-
rai que jamais monarque n'a su si parfaitement, que Votre Majesté ce qui
s'appelle l'art de régner. Mais il vous serait, Sire, bien inutile d'être aussi
savant que vous l'êtes dans l'art de régner sur les hommes, et d'ignorer celui
qui rend les hommes capables de régner un jour avec Dieu. Si le bonheur
(l'un prince pouvait consister dans le nombre des conquêtes, s'il était atta-
ché à ces vertus royales et éclatantes qui font les héros , et que le inonde
canonise , Votre Majesté , contente d'elle-même , n'aurait plus rien à dési-
rer ; elle n'aurait qu'à jouir tranquillement du fruit de ses glorieux tra-
vaux. Mais tout cela, Sire, est encore trop peu pour vous. Il n'en fallait
pas tant pour faire un roi accompli selon le inonde; mais Votre Majesté
est trop éclairée pour croire que ce qui fait la perfection d'un roi selon le
monde suffise pour faire le bonheur et la solide félicité d'un roi chrétien.
Régner dans le ciel, sans avoir jamais régné sur la terre, c'est le sort d'un
million de Saints , et cela suffit pour être heureux. Régner sur la terre ,
pour ne jamais régner dans le ciel , c'est le sort d'un million de princes ,
mais de princes réprouvés , et par conséquent malheureux. Ma confiance ,
écrivait saint Bernard (et ce qu'il disait à une tête couronnée, je le dis au-
jourd'hui moi-même à Votre Majesté) , ma confiance est que vous régnerez
sur la terre et dans le ciel : Sed et confido quod hic et in œternum régna-
bitis 1 ; que , malgré tous les dangers , malgré tous les obstacles du salut ,
auxquels la condition des rois est exposée , Votre Majesté, sanctifiée par la
vérité , je dis par la vérité des maximes de sa religion , en gouvernant un
royaume temporel, méritera un royaume éternel. C'est dans cette vue, Sire,
que j'offre tous les jours à Dieu le sacrifice des autels : trop heureux si, pen-
dant que tout le monde applaudit à Votre Majesté, éloigné que je suis du
monde, je pouvais attirer sur elle une de ces grâces qui font les rois grands
devant Dieu et selon le cœur de Dieu : car c'est à vous , ô mon Dieu , et à
votre grâce, de former des rois de ce caractère, de saints rois ; et ma conso-
lation est que celui à qui j'ai l'honneur de porter votre parole, par la solidité
et par la grandeur de son âme, a de quoi accomplir vos plus grands desseins.
La sainteté d'un chrétien est comme l'effet ordinaire de la grâce ; la sainteté
d'un grand en est le chef-d'œuvre ; la sainteté d'un roi en est le miracle ;
celle du plus grand et du plus absolu des rois en sera le prodige ; et vous
en serez, Seigneur, la récompense. Puissions-nous tous y parvenir, àcetle
récompense immortelle ! Je vous la souhaite , etc.
' Bern., Kpist.
20 SUR LE JUGEMENT DERNIER.
SERMON POUR LE PREMIER DIMANCHE DE L'AVENT.
SUR LE JUGEMENT DERNIER.
Tune videlntnt Fïliwrn Hontinis venienlem in nube , cum poteslate magna et majestate.
Alors ils verront le Fils de l'Homme venir sur une nuée , avec une grande puissance et une
grande majesté. Saint Luc, ch. 21.
SlRE,
C'est une réflexion bien judicieuse de saint Grégoire de Nazianze, que
jamais le terme de majesté n'est attribué à Jésus-Christ dans l'Evangile
que lorsqu'il s'agit du jugement universel , où la foi nous enseigne qu'il
doit présider ; et il est bien remarquable, dit saint Jérôme, que cet Homme-
Dieu , qui par tant de titres était roi , n'a pris néanmoins cette qualité
qu'en deux occasions. Premièrement , devant Pilate , c'est-à-dire dans le
temps de sa passion, parce que c'était là que le jugement du monde com-
mençait , ainsi qu'il l'avait déclaré à ses disciples : Nunc judicium est
mundi i. Secondement, dans la description qu'il nous a fait du jugement
même au chapitre vingt-cinquième de saint Matthieu , où il ne se désigne
point autrement que sous le nom de roi, parce que c'est alors qu'il exer-
cera pleinement la juridiction que son Père lui a donnée sur tous les hom-
mes : Tune dicet rex his qui à dextris erunt "i.
Aussi est-ce proprement aux monarques et aux souverains qu'il appar-
tient de juger ; et jamais la majesté d'un roi n'est plus auguste que quand
il tient son lit de justice, et qu'il paraît sur le tribunal. Encore plus vé-
nérable quand c'est un roi qui ajoute à l'éclat de la couronne les lumières
d'une sagesse toute royale , un roi qui sait faire le discernement de ses
sujets , et peser le mérite dans une juste balance , qui n'a pour le crime
que des châtiments , tandis que toutes ses récompenses sont pour la vertu ;
qui non-seulement fait état de venger les injustices et les violences , mais
qui s'applique à réformer la justice même ; qui en corrige les abus , qui
en rétablit le bon ordre ; qui , sans éloigner personne de son trône , prête
l'oreille aux humbles supplications des petits , écoute les plaintes des par-
ticuliers , et par là tient les juges et les magistrats dans le devoir ; enlin
qui , se voyant au-dessus de tous , n'a rien plus à cœur que d'être équi-
table envers tous. Car qu'y a-t-il qui nous représente mieux sur la terre
le jugement de Dieu , et qui en soit une image plus sensible et une preuve
plus authentique?
Mais , Sire , si c'est le propre des rois de juger les peuples , il n'est pas
moins vrai que c'est le propre de Dieu de juger les rois ; et comme le grand
privilège de la souveraineté est de ne pouvoir être jugé que de Dieu seul ,
on peut dire que la grande marque de l'autorité suprême de Dieu est d'être
lui seul le juge de tous les souverains. Il nous l'a lui-même marqué en
cent endroits de l'Ecriture ; et si son jugement doit être terrible pour toutes
1 Joan.. 12. — 2 Mattli., 25.
SUR LE JUGEMENT DERNIER. 21
les conditions des hommes , il semble néanmoins qu'il affecte de le faire
paraître plus redoutable pour les grands et pour les rois de la terre : Ter-
ribilis apud reges terrœ l.
C'est de ce jugement , Sire, où les rois seront appelés aussi bien que les
peuples , que j'ai à parler aujourd'hui. Autrefois saint Paul, prêchant cette
matière en présence des infidèles même et des païens , la traitait avec
tant de force et tant d'énergie , qu'ils en étaient émus , saisis , effrayés :
Disputante autem Mo de justifia et castitate, et de judicio futuro, tre-
mefactus Félix 2. Je n'ai ni le zèle, ni l'éloquence de saint Paul; mais
aussi j 'ai l'avantage de parler devant un roi chrétien et très-chrétien , de-
vant un roi docile aux vérités de la religion , et disposé , non-seulement à
les écouter, mais à en profiter. Ainsi j'ai droit d'espérer de mon ministère,
tout indigne que j'en suis, un succès beaucoup plus heureux. J'ai besoin
pour cela des lumières du Saint-Esprit , et je les demande par l'interces-
sion de Marie. Ave, Maria.
De toutes les expressions dont les Pères de l'Eglise se sont servis pour
nous donner quelque idée de la justice de Dieu , je n'en trouve point qui
me paraisse plus belle , plus solide , et remplie d'un plus grand sens que
celle de Tertullien , que vous avez souvent entendue , et qui ne peut être
assez méditée , savoir : que Dieu est miséricordieux de son propre fond ,
et qu'il est juste du nôtre : Deus de suo optimus, de nostro justus 3. C'est
à cette parole que je veux m'attacher dans ce discours; et, quoique le sujet
que j'ai à traiter soit d'une étendue presque infinie, je me borne à cette
pensée , parce qu'elle suffira pour vous faire entrer dans le mystère ado-
rable , mais redoutable , du jugement de Dieu. Je veux vous montrer que
le fond de la justice de Dieu est en effet dans nous-mêmes ; que si Dieu est
sévère et rigoureux dans ses jugements , comme l'Eglise nous le dit , c'est
de nous-mêmes que procède cette sévérité ; que c'est nous-mêmes qui le fai-
sons tel pour nous ; en un mot , que quand il nous jugera il ne nous jugera
que par nous-mêmes : Deus de suo optimus, de nostro justus.
Pour établir ma proposition , et pour y observer quelque ordre , je re-
marque qu'il y a dans nous deux choses qui ont un rapport nécessaire au
jugement de Dieu : l'une est notre foi , et l'autre est notre raison. En qua-
lité de chrétiens , nous avons la foi ; et en qualité d'hommes , nous avons
la raison. La foi est une lumière surnaturelle que nous avons reçue de Dieu
depuis notre naissance , et la raison est une lumière naturelle que nous
avons apportée avec nous en naissant. Or , c'est par ces deux grandes rè-
gles, qui doivent nous diriger dans toute la conduite de notre vie , c'est par
cesdeux lumières, par ces deux connaissances, que Dieu nous jugera : comme
chrétiens, il nous jugera par notre foi ; et comme hommes, il nous jugera
par notre raison. Si donc , dans le jugement qu'il fera de nous , il use de
sévérité, c'est uniquement sur ces deux principes qu'elle sera fondée.
Comprenez , s'il vous plaît , mon dessein , et le partage de ce discours.
Sévérité du jugement de Dieu fondée sur la foi du chrétien, ce sera la pre-
1 Psalm. 75. — 2 Act., 24. — 3 Terlull., de Resurrecf., c. 14.
22 SLR LE JUGEMENT DERNIER.
mière partie ; sévérité du jugement de Dieu fondée sur la raison de l'homme
criminel et libertin , ce sera la seconde partie. Deux points de religion
et de morale que toute l'éloquence des prédicateurs de l'Evangile ne peut
épuiser. N'en mesurez pas l'importance par ce que je vous en dirai ; mais
de ce que je vous en dirai, vous pourrez toujours apprendre ce que vous en
devez craindre. Voilà tout le sujet de votre attention.
PREMIÈRE PARTIE.
Tertullien , admirant autrefois le zèle que les païens faisaient paraître
pour leur fausse religion , et le comparant avec la froideur et l'indifférence
des chrétiens dans le service et le culte du vrai Dieu , a fait une remarque
bien solide, et dont nous n'éprouverons que trop la vérité au jugement der-
nier. Voyez , disait ce grand homme, le caractère du démon. Il n'y a point
de marque de divinité qu'il n'affecte. On lui rend dans le monde les mêmes
honneurs que l'on rend à Dieu ; on lui fait des sacrifices comme à Dieu ;
il a ses martyrs aussi bien que Dieu ; ses lois sont reçues et observées plus
exactement que celles de Dieu : et il s'est mis en possession de tout cela
pour nous confondre un jour devant Dieu , quand il nous opposera la con-
duite de ces malheureux qui , aveuglés des erreurs du monde, s'assujettis-
sent à lui , et lui obéissent comme au Dieu du siècle : Agnoscamus ingénia
diaboli , ideirco quœdam de divinis affectantis , ut nos de suorum f\de
confundat et judicet l. C'est ainsi , mes chers auditeurs , et cette pensée a
quelque chose de bien surprenant ,. c'est ainsi que la foi des païens doit en-
trer dans le jugement que Dieu fera des chrétiens , et que les vrais fidèles
se verront condamnés par l'infidélité même.
Mais si cela est de la sorte , et si la foi des païens , toute superstitieuse
qu'elle est , doit être pour nous si redoutable au tribunal de la justice de
Dieu , jugez ce que nous devons craindre de notre propre foi : car c'est par
notre propre foi que commencera le jugement de Dieu. Celle des païens et
des idolâtres ne sera tout au plus qu'un surcroit de conviction que Dieu y
ajoutera ; mais la nôtre , c'est-à-dire celle que nous professons, en sera l'es-
sentiel et le capital. Et ce qui vous étonnera peut-être, mais que je vous
prie de bien concevoir, comme le point le plus important que j'ai à vous
expliquer, c'est que Dieu nous jugera par notre religion , soit que nous
l'ayons conservée , soit que dans le cœur nous l'ayons renoncée et aban-
donnée , soit que nous ayons cru constamment et sincèrement les vérités
qu'elle nous proposait , soit que nous ayons cessé de les croire. Il semble
qu'il y ait en ceci de la contradiction ; car si nous ne croyons plus les vé-
rités que la foi nous propose, comment peut-on dire que c'est notre foi ? et
si ce n'est plus notre foi, comment Dieu nous jugera-t-il par elle? Ce sera
à moi de répondre à cette difficulté ; et je l'éclaircirai en telle sorte , que ,
bien loin qu'elle affaiblisse la proposition que j'ai avancée, elle en sera une
des plus solides preuves.
Prenons donc d'abord le parti le plus favorable, et à votre piété, et à mon
ministère. Nous faisons tous profession d'être chrétiens ; et puisque nous
• Tcrtull., de Coron., in fine.
SUR LE JUGEMENT DERNIER. 23
pesons cette qualité , mon devoir même m'oblige à supposer que nous
a^ns dans le cœur la foi , dont nous donnons extérieurement des témoi-
gnages , et que nous confessons au dehors. Or, supposant que nous l'avons ,
je dis que Dieu se servira d'elle pour nous juger. Aurons-nous droit de re-
fuser cette condition ? Mais comment Dieu y procédera-t-il ? c'est , mes
chers auditeurs, ce qui demande une réflexion particulière. Dieu nous ju-
gera par notre foi , parce que c'est notre foi qui nous accusera devant lui ;
parce que c'est notre foi qui servira de témoin contre nous ; parce que c'est
notre foi , si jamais nous avons le malheur d'être réprouvés , qui dictera
tîlle-meme l'arrêt de notre réprobation. Peut-on contribuer en des manières
plus différentes et plus directes à un jugement?
Oui , c'est notre foi qui nous accusera devant Dieu. Jésus-Christ l'a dit,
et sa parole y est expresse : Nollte putare quia ego accusaturus sum vos
apud Patrem ; est qui accusât vos Moyses 1; ne pensez pas , disait-il aux
Juifs, que ce soit moi qui doive vous accuser devant mon Père : vous avez
un accusateur, qui est Moïse. Or, par Moïse, comme remarque saint Au-
gustin , il n'entendait pas la personne de Moïse , mais il entendait la loi
de Moïse , les Ecritures qu'ils avaient par tradition reçues de Moïse, en un
mot , la religion qu'ils suivaient , et qui leur avait été enseignée par
Moïse. Gomme s'il leur eût dit : C'est cette loi, c'est cette religion, ce
sont ces Ecritures qui s'élèveront contre vous au jugement de Dieu. Mais
ce qu'il leur disait, Chrétiens, doit être encore tout autrement vrai par rap-
port à nous. Car, outre ces livres de Moïse , qui nous sont communs avec
les Juifs , nous avons un Evangile qui nous est propre ; et cet Evangile , si
nous y prenons garde , n'est rien autre chose qu'une continuelle accusation
de notre vie, en je ne sais combien de chefs dont Moïse ni les prophètes
n'ont point parlé. Nous devons donc nous attendre à soutenir devant Dieu
des accusations bien plus pressantes et bien plus fortes que les Juifs : pour-
quoi? parce que notre religion, en ajoutant à celle des Juifs toutes les vé-
rités évangéliques , se trouve bien plus ample , bien plus développée, bien
plus sainte et plus parfaite que celle des Juifs, et qu'elle aura par consé-
quent bien plus de reproches à nous faire.
C'est ce que saint Paul a voulu nous exprimer dans cet admirable pas-
sage de l'Epîtrc aux Romains, où, parlant du jugement dernier, et voulant
nous en donner une idée , il dit qu'il s'y fera comme un conflit entre les
pensées des hommes, et que les pensées des hommes s'y accuseront mutuel-
lement et s'y défendront, tandis que Dieu, scrutateur des cœurs, en révé-
lera tous les secrets: Inter se invicem cogitationibus accusantibus, aut
etiam defendentibus, in die, ciim judicabit Deus occulta hominum2. Or,
ces pensées qui s'entr'accuseront, qui s'entrechoqueront, selon le terme et
dans le sentiment même de l'Apôtre , ce sont celles qui partageront alors
un réprouvé entre sa conscience et sa foi ; car sa foi lui dira : Tu as cru
ceci ; et sa conscience lui dira : Tu as fait cela. Ces deux pensées, Tu as cru
ceci , et , Tu as fait cela , se trouvant opposées l'une à l'autre , formeront
contre lui la plus juridique de toutes les accusations. La foi se déclarera
1 Joan., 5. — * Rom , 2.
24 SUa LE JUGEMENT DERNIER.
contre la conscience criminelle , et la conscience criminelle tâchera s se
défendre contre la foi , jusqu'à ce qu'enfin la foi , triomphant des va^s
eiForts de la conscience , la convaincra , la consternera , l'accablera : Intei
se cogitationibus accusant ibus t aut etiam defendentibus; c'est la para-
phrase que fait saint Chrysostome de ces paroles de l'Apôtre.
De là, Chrétiens, j'ai dit que le premier témoin qui parlera contre
nous dans notre jugement, c'est notre foi ; et je l'ai dit après saint Augustin,
qui , pour donner plus de jour à sa pensée , met là-dessus une différence
bien remarquable entre les pécheurs et les Justes. Car la foi, dit cet incom-
parable docteur , rendra aux Justes témoignage pour témoignage , et aux
pécheurs témoignage contre témoignage. Appliquez-vous, s'il vous plaît:
il dit que la foi rendra aux Justes témoignage pour témoignage, parce qu'il
est certain que les Justes recevront devant Dieu un témoignage honorable
de leur foi, et ce sera la récompense de celui qu'ils auront eux-mêmes ren-
du à la foi devant les hommes. Comme ils auront glorifié leur foi devant
les hommes par leur bonne vie et par leurs vertus , leur foi à son tour les
glorifiera devant Dieu , par la justification de leurs personnes et de leurs
œuvres. Au contraire , poursuit saint Augustin , cette même foi rendra
aux pécheurs témoignage contre témoignage , parce qu'au lieu que les pé-
cheurs auront démenti leur foi par une vie déréglée et corrompue , leur
foi, se faisant malgré eux reconnaître à eux, les confondra d'une manière
sensible : et cela comment? Tertullien l'explique dans l'excellent traité
qu'il a composé du témoignage de l'âme , où il représente une âme ré-
prouvée aux prises, si j'ose me servir de cette expression, avec Dieu et
avec elle-même; car au même temps que Dieu, d'une part, pressera le
réprouvé, sa foi , comme un témoin incorruptible, lui dira , de l'autre : Il
est vrai , tu croyais un Dieu , mais tu ne t'es pas mis en peine de le cher-
cher et de lui plaire ; tu avais renoncé au monde en qualité de chrétien ,
et tu n'as pas laissé d'en être esclave ; tu détestais les idoles de la genti-
lité , qui n'étaient que des idoles de bois et de pierre , mais tu t'es fait dans
le christianisme des idoles de chair : Deum prœdicabas, et non requirebas;
dœmonia abominabaris , et Ma colebas1. Voilà, dit ce Père, le témoi-
gnage que la foi portera contre les pécheurs.
Mais s'en tiendra-t-elle là? non; car, après avoir porté contre eux ce
témoignage , elle prononcera elle-même l'arrêt de leur réprobation ; et en
quels termes ? Observez ceci : dans les mêmes termes qu'il est déjà conçu
en tant d'endroits" de l'Evangile. En effet , qu'y a-t-il dans l'Evangile de
plus souvent répété que ces malédictions et ces anathèmes fulminés par
Jésus-Christ contre les mauvais chrétiens? Et qu'est-ce que ces anathèmes,
sinon autant d'arrêts de la réprobation future des pécheurs, dressés par
avance, et qu'il ne reste plus qu'à leur signifier? Quand nous lisons dans
saint Matthieu : Vœ mundo à scandalis 2; Vœ vobis, hypocritœ 3; Vas vo-
bis, divitibus u; Vœ vobis qui consolationem habetis vestram 5; malheur
à vous, sensuels et voluptueux, qui ne respirez sur la terre que le plaisir ;
malheur à vous, riches superbes, et insensibles aux misères des pauvres ;
1 Tcrîull., de Tcstini, anim. — * Mattli., 18. — 7 Ibiil., 23. — 4 Luc, G. — 5 Ibid.
SUR LE JUGEMENT DERNIER.
majeur à vous, hypocrites, c'est-à-dire politiques du siècle, qui n'avez
quîmc vaine montre et une fausse apparence de. probité; malheur à vous,
(tii, par vos scandales et vos pernicieux exemples, faites périr les âmes de
vos frères ! Quand Jésus-Christ nous parle de la sorte , ne recevons-nous
pas tout cela comme autant d'oracles de notre religion? Or , je l'ai dit et je
le redis , ces oracles de notre religion se changeront en autant d'arrêts et
à arrêts définitifs, dans le jugement de Dieu. Le Fils de Dieu n'aura qu'à
les ramasser tous, et qu'à en faire l'application. Cette seule parole : Vœ
vobis divitibus, malheur à vous, riches! aura pour damner un avare le
même effet que cette autre : Discedlte, maledicti \ retirez-vous, maudits !
C'est donc ainsi que toute la procédure du jugement des chrétiens se ré-
duira à leur religion.
Et voilà , mes chers auditeurs , l'éclaircissement , et môme le sens litté-
ral de cette proposition de saint Jean si étonnante , et qui semble d'abord
si paradoxe, quand il dit que celui qui croit ne sera pas jugé : Qui crédit
eum non judicabitur2. Car il ne prétend pas que celui qui croit ait une
exemption et un privilège pour ne point comparaître au dernier jour de-
vant le tribunal de Jésus-Christ ; ce n'est point de cette manière qu'il
l'entend ; mais il dit que celui qui croit , en conséquence de ce qu'il aura
cru , ne sera point jugé; parce que dès là qu'il aura cru, il se jugera lui-
même , sans qu'il soit nécessaire qu'un autre le juge. Car , ou il aura vécu
conformément à sa créance et à sa religion , et alors sa religion seule le jus-
tifiera ; ou sa vie n'aura eu nul rapport à sa foi , et alors sa foi seule le
condamnera. Tellement que Jésus-Christ, s'il m'est permis de parler de la
sorte, n'aura plus à le juger, parce qu'il le trouvera déjà tout jugé, et que
toute la juridiction qu'il exercera, comme souverain juge , sera de confir-
mer, par une ratification authentique, le jugement secret que notre foi
aura fait de nous, et de le rendre, de particulier qu'il était, commun et
public. Voilà, mes chers auditeurs, la première pensée qui s'est présentée
à moi sur le sujet que je traite.
Pensée touchante , mais surtout pensée terrible ! c'est ma religion qui
méjugera. Ah! Chrétiens, la grande parole! comprenons -en toute l'éten-
due et toute la force. C'est ma religion qui me jugera, cette religion si
sainte , si pure , si irrépréhensible , cette religion si ennemie de mon
amour-propre , si contraire à mes inclinations , si opposée à l'esprit du
inonde dont je suis rempli ; cette religion aussi exacte et aussi sévère dans
ses maximes que Dieu l'est dans ses jugements, ou plutôt dont les maxi-
mes ne sont rien autre chose que le jugement de Dieu même; c'est par
elle que Dieu décidera de mon sort éternel ; c'est sur elle que roulera tout
l'examen de ma vie : et il ne sera point en mon pouvoir de la récuser; et
je n'aurai point droit de demander que mes actions soient pesées dans une
autre balance que la sienne ; et je ne serai point reçu à me justifier sur d'au-
tres principes que les siens. Quelque excuse que j'allègue à Dieu , il me
rappellera toujours à cette foi , et il m'obligera à répondre sur autant d'ar-
ticles qu'elle m'aura enseigné de vérités. Il n'y en aura pas une qui ne soit
1 Maltb.', 25. — * Joan.; 3.
20 SUR LE JUGEMENT DERNIER.
pour moi la matière d'une discussion rigoureuse. Et parce que la crcx de
Jésus-Christ aura été l'abrégé de toutes les vérités de la foi , cette cro^ ,
ce signe auguste et vénérable du Fils de l'Homme , paraîtra tout éclatait
de lumière, pour être la règle de mon jugement et de celui du inonde en-
tier , comme il commença à l'être quand il fut élevé sur le Calvaire : Et
tune parebit signum Filii Hominîs1. Cette croix me sera présentée; et
tout ce qui n'en portera pas dans moi le caractère et le sceau sera réprouvé
de Dieu. Ah! mon Dieu, est-il donc vrai que vous emploierez pour ma
perte jusqu'à l'instrument de mon salut , et que ce qu'il y a en moi de plus
saint, je veux dire ma religion, prendra parti contre moi-même?
Oui , Chrétiens , c'est ce que nous devons craindre , et de quoi nous ne
pouvons avec trop de soin nous préserver ; c'est ce qui doit nous faire fré-
mir dans l'attente de ce jugement redoutable. Pendant cette vie nous n'y
pensons pas , ou nous n'en sommes qu'à demi touchés. Comme nous ne
considérons les vérités de la foi que superficiellement , à peine en appré-
hendons-nous les conséquences ; ces maximes évangéliques que l'on nous
prêche, cette voie étroite du salut, cette nécessité delà pénitence, cette
obligation indispensable de mortifier sa chair et de la crucifier avec ses vi-
ces, tout cela sont termes spécieux que nous écoutons avec respect, que
nous débitons quelquefois magnifiquement aux autres , et que nous n'en-
tendons plus dès qu'il est question de les réduire à la pratique. Mais quand
Jésus-Christ, avec tout l'éclat de sa majesté et tout le poids de sa puis-
sance , viendra nous imprimer une idée vive de ces grandes vérités, et qu'en
les appliquant à notre vie, il nous fera voir dans toute notre conduite une
monstrueuse contradiction de mœurs et de créance; quand il compa-
rera tous ces principes de détachement de soi-même, de renoncement à soi-
même, avec nos injustices, avec nos vengeances, avec nos sensualités, avec
nos délicatesses et ces recherches continuelles de nous-mêmes, ah! c'est
alors que nous apprendrons combien il est affreux de tomber entre les
mains de ce Dieu vivant, de ce Dieu, non plus seulement l'auteur ni le
consommateur , mais le défenseur , mais le vengeur de notre foi.
Maintenant cette foi est comme languissante , ou presque morte dans
nos cœurs ; et quand le Fils de l'Homme paraîtra à la fin des siècles , il
doute, ce semble, s'il en trouvera quelques restes sur la terre. Oui , Chré-
tiens , il en trouvera ; oui il en trouvera du moins autant qu'il lui en faudra
pour nous juger et pour nous condamner. Car cette foi, qui était presque
morte et comme ensevelie dans nous, ressuscitera avec nous ; et un des mi-
racles que doit opérer Jésus-Christ , lui qui est notre résurrection et notre
vie , sera de faire revivre intérieurement la foi dans nos âmes , au même
temps qu'il fera revivre nos corps. Or cette foi (écoutez un beau sentiment
de saint Augustin) , cette foi ainsi ranimée, ainsi ressuscitée par la présence
de Jésus-Christ, lui demandera justice; et contre qui? non pas contre les
tyrans qui l'auront persécutée, elle se fera honneur de leurs persécutions;
non pas contre les païens qui l'auront méconnue , leur infidélité les rendra
en quelque sorte moins criminels; mais contre nous ; et de quoi ? de tous
> Mallh., 24. •
SLR LE JUGEMENT DERNIER. 27
les outrages que nous lui aurons faits -.justice de l'avoir laissée languir dans
l'inutilité et l'oisiveté d'une vie mondaine, sans la mettre en œuvre , et
sans jamais la faire agir pour Dieu ; justice de l'avoir retenue captive dans
l'état du péché où notre endurcissement nous aura fait passer sans trouble
des années entières ; justice de l'avoir déshonorée par des actions indignes
du nom que nous portions et du caractère dont nous étions revêtus ; justice
de l'avoir décriée et scandalisée devant les hérétiques , ses mortels enne-
mis, qui n'auront pas manqué de s'en prévaloir contre elle et contre nous;
enfin justice de ce qu'étant capable par elle-même de nous faire des saints,
elle n'aura pas été, par notre faute, assez puissante pour nous empêcher
d'être des impies et des réprouvés. C'est de quoi elle demandera justice à
Dieu , et c'est à nos dépens que cette justice lui sera accordée.
Mais après tout, si cette religion se trouvait entièrement détruite en
nous , et s'il arrivait que , par le dérèglement de nos mœurs , nous fussions
tombés dans une irréligion secrète , état où le péché enfin conduit ; si cela
était, Dieu nous jugera-t-il encore par la foi? Ne perdez pas ceci, je vous
prie : voici le nœud de la difficulté que je me suis moi-même proposée.
Oui, mes chers auditeurs, Dieu nous jugera encore par notre foi; et bien
loin que cette irréligion secrète adoucisse en aucune sorte notre jugement ,
c'est ce qui en redoublera la rigueur.
Car il faut, Chrétiens (et cette pensée n'est pas de moi, mais de saint
Jérôme) , il faut bien établir dans nos esprits une vérité, à quoi peut-être
nous n'avons jamais fait toLite la réflexion nécessaire : que dans le juge-
ment de Dieu il y aura une différence infinie entre un païen qui n'aura pas
connu la loi chrétienne , et un chrétien qui , l'ayant connue , y aura inté-
rieurement renoncé; et que Dieu, suivant les ordres mêmes de sa justice,
traitera l'un bien autrement que l'autre. On sait assez qu'un païen à qui la
loi de Jésus-Christ n'aura point été annoncée ne sera pas jugé par cette loi,
et que Dieu , tout absolu qu'il est , gardera avec lui cette équité naturelle
de ne le pas condamner par une loi qu'il ne lui aura pas fait connaître : et
c'est ce que saint Paul enseigne en termes formels : Quicumque sine lege
peccaverunt , sine lege peribunt l. Mais je prétends qu'il n'en est pas de
même d'un chrétien qui a professé la loi de Jésus-Christ, et qui, après
l'avoir embrassée, en a dans la suite secoué le joug. Je prétends qu'ayant
péché après avoir reçu cette loi , il doit périr par cette loi , et que sa déser-
tion est justement le premier chef que Dieu produira contre lui. Car il ne
lui était pas permis, dit saint Chrysostomc, de s'émanciper de l'obéissance
due à cette loi , après s'être engagé à elle par le baptême. Il ne pouvait plus
sans apostasie , après avoir ratifié cet engagement par divers exercices du
christianisme, y renoncer de ce renoncement même intérieur dont je parle.
Qu'arrivera-t-il donc? Remarquez la fin malheureuse de l'impiété : cette
loi de Jésus-Christ, abandonnée et renoncée, poursuivra l'impie au juge-
ment de Dieu, comme un déserteur. Et de même qu'un déserteur de la
milice séculière est traité, s'il a le malheur d'être repris, selon les lois les
plus rigoureuses de la milice qu'il a quittée (ce qui n'est point censé injuste,
» Rom., 2.
28 SUR LE JUGEMENT DERNIER.
parce que tout homme , dit-on , doit subir la sévérité des lois auxquelles il
s'est lui-même obligé) ; ainsi, mais à bien plus forte raison, un libertin,
présenté devant Dieu comme un déserteur de sa religion , doit être jugé
suivant les maximes de cette religion même , sans qu'il puisse prétexter
que ce n'était plus sa religion, et qu'il ne la connaissait plus; puisque,
bien loin de le justifier, c'est ce qui fera son crime de ne l'avoir plus re-
connue. Pensée que saint Cyprien exprimait si noblement quand il disait ,
en parlant du baptême : Baptismus ornât Christi militem, convincit
desertorem l. Car j'appelle toujours déserteur de la milice de Jésus-Christ
celui qui n'a plus le christianisme dans le cœur, quoiqu'il en conserve
encore les dehors.
Je sais néanmoins, et il est bon d'aller au devant de tout, je sais ce que
l'infidélité pourrait opposer; je sais que, jusque dans la profession de notre
foi, Dieu nous a faits libres; je sais que la religion est une vertu qui
demande le consentement de notre volonté, et que pour être chrétien il faut
vouloir l'être. Mais Dieu par là n'entend pas que nous ayons droit de l'être
ou de ne le pas être, selon nos caprices, et qu'après nous être une fois
soumis à son Evangile, il nous soit libre d'en laisser et d'en prendre ce
qu'il nous plaira. Ce sera donc à nous, si nous avons été assez perdus,
assez obstinés pour étouffer dans notre cœur une foi si sainte, de lui en
rendre raison, et de lui dire pourquoi. Or quelle raison lui en rendrons-
nous? dirons-nous que cette religion ne nous a pas paru assez bien fondée?
Il sera bien étrange que ce qui a suffi pour convaincre un monde entier ne
nous ait pas convaincus nous-mêmes , et qu'une religion à laquelle les plus
grands hommes de la terre se sont rendus , contre laquelle un saint Au-
gustin, avec toute la force de son génie et toute la curiosité de son esprit,
n'a pu se défendre; qui, par l'évidence de ses miracles, a triomphé de
toutes les erreurs du paganisme , et qui , dans ses preuves , dans ses prin-
cipes , dans ses règles , dans sa morale , dans ses mystères , dans son éta-
blissement, portait toutes les marques de la Divinité; qu'une telle religion
n'ait pas eu de quoi nous satisfaire. C'est, dis-je, ce qui sera bien étonnant.
Mais sans que Dieu entre avec nous dans une pareille recherche , il n'aura
qu'à nous demander si c'est en effet par raison que nous nous serons départis
de notre première soumission à la foi ; si , pour nous engager dans un pas
aussi dangereux et aussi hardi que celui-là , nous avons bien consulté , bien
examiné, bien cherché à nous instruire, et, supposé que nous l'ayons cher-
ché, que nous ayons examiné , consulté, si nous l'avons fait avec humilité ,
si nous l'avons fait avec docilité, si nous l'avons fait sans préjugé, si nous
l'avons fait par un désir sincère de découvrir la vérité; surtout si nous
l'avons fait avec cette pureté de vie qui devait servir de disposition aux
lumières de la grâce ; car, dans une affaire de cette conséquence, il ne fallait
rien omettre, ni rien négliger.
Or, dans tous ces chefs, Dieu trouvera de quoi nous confondre et de
quoi nous condamner : car il nous fera voir, mais évidemment, que tout
ce désordre de notre infidélité n'aura point eu d'autre principe qu'une igno-
1 Cyprian.
SUR LE JUGEMENT DERNIER. 20
ranee criminelle où nous aurons vécu , sans nous être jamais appliqués à
une étude sérieuse de notre religion. Et certes , rien pour l'ordinaire de plus
ignorant en matière de religion que ce qu'on appelle les libertins du siècle.
Il nous fera voir que , dans l'examen que nous aurons fait des vérités de
la foi, nous aurons presque toujours apporté un esprit d'orgueil , un esprit
présomptueux et opiniâtre, un esprit plein de lui-même, plein de sa propre
suffisance, et abondant en son sens. Il nous fera voir et il nous reprochera
que, tandis que nous étions si rebelles à sa parole , nous avons été sur mille
articles les plus dociles à la parole des hommes. Il nous fera voir que nous
n'aurons communément raisonné, philosophé sur notre créance, qu'avec
malignité , et dans le dessein d'y trouver du faible pour la contredire : pré-
vention seule capable d'éloigner Dieu de nous, quand d'ailleurs il aurait
voulu se communiquer à nous. Voilà sur quoi il nous confondra. ,
Mais ce qui mettra le comble à notre confusion , c'est lorsque , remontant
à la source , et nous y faisant remonter avec lui , il nous forcera à recon-
naître les deux vraies causes de notre infidélité, savoir : le libertinage de
notre esprit et le libertinage de notre cœur; libertinage de notre esprit,
qui se sera fait juge de tout, pour ne s'assujettir à rien ; qui se sera détaché
de la foi , non pas pour suivre un meilleur parti , mais pour ne savoir plus
lui-même ni ce qu'il suivait , ni ce qu'il ne suivait pas ; pour abandonner
toutes choses au hasard, pour se réduire à une malheureuse indifférence
en matière de religion, disons mieux, pour n'avoir plus absolument de
religion ; libertinage de notre coeur, qui , se trouvant gêné par la foi , nous
aura peu à peu sollicités, et enfin déterminés à sortir de cette contrainte,
et à nous affranchir de la servitude : ce que Dieu n'aura pas de peine à jus-
tifier, et ce qu'il justifiera par une comparaison sensible et convaincante ,
en nous montrant que , tandis que nos mœurs ont été réglées , notre foi a
été saine , et que notre foi n'a commencé à se démentir que quand nos
mœurs ont commencé à se corrompre.
Or, encore une fois, que répondrons-nous à tout cela? En appellerons-
nous de notre foi à notre raison , et espérerons-nous que cette raison qui ,
dans les principes de la théologie , est un des fondements essentiels et néces-
saires de notre foi, nous serve de défense contre la foi même? Non, non ,
mes Frères , dit saint Chrysostome , ne nous promettons rien de ce côté-là :
si notre foi nous condamne , ce sera du consentement et de l'aveu de notre
raison. Car cette raison nous disait elle-même que nous ne devions pas trop
déférer à nos vues naturelles , et à ses connaissances ; que , dans les choses
de Dieu , il fallait avoir recours à des lumières supérieures et moins trom-
peuses , et que , quoique éclairée qu'elle pût être , la foi et l'autorité de Dieu
devaient l'emporter sur elle. C'est ce que la raison nous dictait : de sorte
que quand nous lui avons permis de critiquer et de censurer les points de
notre foi, nous lui avons donné, non-seulement plus qu'elle ne demandait,
mais ce qu'elle ne demandait pas. Elle nous condamnera donc jusque dans
la perte de notre foi. Cependant n'y trouverons-nous point d'ailleurs quelque
appui ? Ah ! Chrétiens , le faible appui que celui de notre raison contre le
jugement de Dieu ! Quand un sujet veut entrer en raisonnement avec son
30 SUR LE JUGEMENT DERNIER.
prince, et disputer de ses droits avec son souverain, il faut qu'il se sente
bien fort; et pour peu que sa cause soit douteuse, on ne peut pas l'excuser
d'une extrême folie d'en vouloir sortir par raison. Que sera-ce d'une créa-
ture qui veut contester avec son Créateur? Eh! qui suis-je, Seigneur, pour
me mesurer avec vous? Ne sais-je pas que, pour une raison que je pourrai
peut-être alléguer en ma faveur, vous m'en opposerez cent autres auxquelles
je n'aurai rien à répliquer? Ainsi parlait le saint homme Job. Quel doit
donc être le sentiment d'un pécheur? C'est là néanmoins la ressource de
l'homme criminel et libertin : il veut traiter avec Dieu par voie de raison ,
et par conséquent il veut être jugé par la raison ; et c'est l'autre tribunal
où je le vais présenter dans la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
•
C'est une doctrine aussi pernicieuse qu'elle parait religieuse dans son
principe, de croire que , depuis le péché de notre premier père, tout est
corrompu dans notre raison ; et c'est rendre l'homme libertin, sous prétexte
de l'humilier, de dire qu'au défaut de la foi, il n'a plus d'autre règle de sa
conduite que la passion et l'erreur. Indépendamment de la foi, nous avons
une raison qui nous gouverne , et qui subsiste même après le péché ; une
raison qui nous fait connaître Dieu, qui nous prescrit des devoirs, qui nous
impose des lois, qui nous assujettit à l'ordre. Or, ce qui fait tout cela dans
nous ne peut pas être absolument ni entièrement dépravé. Je sais que cette
raison seule, sans la grâce et sans la foi, ne suffit pas pour nous sauver, et
en cela je renonce au pélagianisme. Mais du reste , quoiqu'elle n'ait pas la
vertu de nous sauver, je prétends qu'elle est plus que suffisante pour nous
condamner, et j'ai saint Paul pour garant et pour auteur même de ma pro-
position. J'avoue que cette raison, surtout depuis la chute du premier
homme, est souvent offusquée des nuages de nos passions: mais je soutiens
qu'elle a des lumières que toutes les passions ne peuvent éteindre, et qui
nous éclairent parmi les plus épaisses ténèbres du péché. Soit donc que
nous considérions cette raison dans sa pureté et dans son intégrité, c'est-
à-dire dans l'état où nous l'avons reçue de Dieu en naissant; soit que nous
la considérions dans sa corruption, c'est-à-dire dans l'état où nous-mêmes
nous l'avons réduite par nos désordres, je dis, Chrétiens, que Dieu s'en
servira également pour nous juger. Pourquoi? parce qu'il nous jugera, non-
seulement par les connaissances naturelles que nous aurons eues du bien et
du mal, mais même par nos propres erreurs, et c'est ce que j'ai présente-
ment à développer.
Dieu nous jugera par la droite raison qu'il nous a donnée. Rien de plus
vrai, mes chers auditeurs , et voici l'ordre qu'il y gardera. Nous choquons
ouvertement cette raison, et nous nous révoltons contre elle : il la suscitera
contre nous. Nous ne voulons pas écouter cette raison quand elle nous parle :
il nous la fera entendre malgré nous. Nous nous formons des prétextes pour
engager cette raison dans le parti de notre passion : il dissipera tous ces
prétextes, en nous découvrant à nous-mêmes ce qu'il y avait en nous de
plus caché, et ce que nous n'y voulions pas apercevoir. Ces trois articles ,
SUR LE JUGEMENT DERNIER. 31
qui sont, suivant la doctrine de saint Bernard , les trois principaux degréa
de l'orgueil de l'homme, fourniront à Dieu contre les réprouvés une ma-
tière infinie, et les plus justes titres de condamnation. Suivez ceci.
Nous péchons contre toutes les vues de notre raison, et c'est par où Dieu
d'abord nous jugera. Car enfin , pourra-t-il dire à tant de libertins et à
tant d'impies, puisque votre raison était le plus fort retranchement de votre
libertinage , il fallait donc exactement vous attacher à elle ; et pour ne
donner aucune prise à ma justice, plus vous vous êtes licenciés du côté
de la foi, plus deviez-vous être réguliers, sévères, irrépréhensibles du côté
de la raison. Or, voyons si c'est ainsi que vous vous êtes comportés; voyons
si votre vie a été une vie raisonnable, une vie d'hommes. Et c'est alors,
Chrétiens, que Dieu nous produira cette suite affreuse de péchés dont saint
Paul fait aux Romains le dénombrement, et qu'il reprochait à ces philoso-
phes qui , par la raison , avaient connu Dieu, mais ne l'avaient pas glorifié
comme Dieu: des impudicités abominables, et dont la nature même a
horreur; des artifices diaboliques à inventer sans cesse de nouveaux moyens
de contenter les plus sales désirs, et une scandaleuse effronterie à en faire
gloire; des injustices criantes à l'égard du prochain , des violences, des
usurpations , des oppressions soutenues du crédit et de la force ; des perfi-
dies noires et des trahisons , communément appelées intrigues du monde ;
des jalousies enragées (qu'il me soit permis d'user de ce terme), fomentées
du levain d'une détestable ambition ; des animosités et des haines portées
jusqu'à la fureur, des médisances jusqu'à la calomnie la plus atroce, des
avarices jusqu'à la cruauté la plus impitoyable, des dépenses jusqu'à
la prodigalité la plus insensée , des excès de table jusques à la ruine totale
du corps, des emportements de colère jusques au trouble de l'esprit. Mais
que dis-je, et où m'emporte mon zèle? tout cela se trouve-t-il donc dans la
conduite d'un homme abandonné à sa raison , et déserteur de sa foi? Oui ,
mes Frères, tout cela s'y trouve communément, et l'expérience le vérifie.
Je sais qu'en spéculation l'un n'est pas une conséquence nécessaire de
l'autre: mais il l'est en pratique, et l'a toujours été : soit que Dieu, par un
juste châtiment , livre alors ces âmes profanes à leurs brutales passions ,
comme l'a estimé l'Apôtre; soit que le naturel et le penchant, malgré les
faibles vues de la raison, les entraîne là, quoi qu'il en soit, ces monstres de
péchés se trouveront tous rassemblés dans les trésors de la colère de Dieu :
Nonne hœc condita sunt apad me, et signât a in tkesauris meis \? Dieu les
représentera tous à la fois à un réprouvé ; et, par une espèce d'insulte (ne
vous scandalisez pas de cette expression), c'est Dieu lui-même qui parle
ainsi, et qui enfin prétend à ce dernier jour être en droit d'insulter à l'impie,
ou du moins à son impiété : Ego qitoque ridebo, et subsannabo 2. Dieu,
dis-je , par une espèce d'insulte , lui demandera si sa raison lui suggérait
toutes ces abominations , si sa raison les approuvait , si sa raison était là-
dessus d'intelligence avec lui.
Ah! Seigneur, s'écriait saint Augustin, pressé des remords intérieurs
qu'une vérité si terrible lui faisait sentir, je le confesse, voilà la pensée qui
1 Dealer., 52. — ■ Proverb., 5.
32 SUR LE JUGEMENT DERNIER.
a consommé l'ouvrage de ma conversion, voilà le coup de mon salut, et ce
qui m'a retiré du profond abîme de mon iniquité : la crainte de votre ju-
gement, fondée sur le jugement de ma raison, c'est ce qui m'a rappelé à
vous. Je tâchais, Seigneur, à me défaire de vous, et à vivre comme n'ayant
plus de Dieu; mais j'avais une raison dont je ne me pouvais défaire, et
cette raison me suivait partout. Quelque secte que j'eusse embrassée, et
dans quelque opinion que je me fusse jeté, le péché où je vivais me parais-
sait toujours péché. Soit que je fusse manichéen , soit que je fusse catholi-
que, soit que je ne fusse rien du tout , ma raison me disait que je n'étais
pas ce que je devais être, et qu'il ne m'était pas permis d'être ce que j'étais.
Et quand me le disait-elle? au milieu de mes plaisirs , parmi les divertisse-
ments et les joies du siècle , dans les moments les plus doux et les plus
agréables. C'est alors que cette raison venait me troubler, et je la trouvais
en tous lieux et en tout temps, comme un adversaire formidable qui s'op-
posait à moi. Or, de là , Seigneur, je concluais ce que je devais craindre de
votre justice : car si je ne puis pas, disais-je, éviter la censure de ma rai-
son, qui est une raison faible et imparfaite, comment pourrai-je éviter celle
de mon Dieu, c'est-à-dire la rigueur de son jugement? Voilà, Chrétiens, ce
qui se passait dans saint Augustin , et ce qui se passe tous les jours dans
nous , quand nous commettons le péché avec la vue actuelle de la malice
qu'il renferme. Or, ces combats de notre raison contre nous-mêmes, de
notre raison contre nos passions, de notre raison contre notre libertinage,
c'est déjà le commencement ou comme une ébauche du jugement de Dieu.
Ce n'est pas assez : en mille autres choses où notre raison ne nous parle
pas si fortement ni si clairement , quoiqu'elle nous parle toujours, nous
fermons l'oreille ; et parce que, si nous la consultions, ou si nous nous ren-
dions attentifs à ce qu'elle nous dit, elle traverserait souvent nos desseins et
nos entreprises, et- par là nous deviendrait importune, bien loin de nous
appliquer à l'entendre , nous étouffons sa voix , ou nous l'affaiblissons : de
sorte qu'elle ne peut presque plus pénétrer jusqu'à notre cœur. C'est le se-
cond désordre qui règne aujourd'hui, mais désordre qui cessera dans le ju-
gement de Dieu. Car il est certain, comme l'a fort bien remarqué saint Am-
broise, que Dieu, en nous jugeant , nous forcera malgré nous à écouter
notre raison. Et il lui sera bien aisé, dit ce saint docteur, ou plutôt l'état
même où nous serons réduits ne nous y forcera que trop. Car ce qui nous
empêche maintenant d'entendre la raison qui nous parle, c'est au dedans
de nous le tumulte de nos passions ; ce sont au dehors les objets que nous
font voir nos sens, je veux dire le mensonge et l'imposture, l'adulation et la
flatterie qui nous séduit ; la confusion , le bruit , le grand air du monde
qui nous dissipe. Or, quand Dieu viendra nous juger, tout cela ne sera
plus. Il n'y aura plus de monde pour nous , parce que la figure de ce
monde sera passée, comme dit l'Apôtre : Prœterit enim figura hujus
mundt l. Il n'y aura plus de passions dans nous, parce que la mort les aura
éteintes. Il n'y aura plus de flatteurs auprès de nous, parce qu'il n'y aura
plus personne qui ait intérêt à nous plaire. Abandonnés de toutes les créa-
' 1 Cor., 7.
SUR LE JUGEMENT DERNIER. 33
turcs, nous resterons seuls avec nous-mêmes ; et c'est alors que notre raison
parlera, et qu'elle parlera hautement ; c'est alors qu'au lieu de ces men-
songes agréables et avantageux qui nous auront flattés, et dont nous n'au-
rons pas voulu nous désabuser, elle nous dira des vérités fâcheuses et
humiliantes que nous n'aurons jamais sues, parce que nous aurons affecté
de ne les pas savoir. C'est alors qu'elle nous fera remarquer des défauts
réels , des défauts grossiers , là où notre esprit se figurait des perfections
imaginaires. Et quelle sera notre surprise de nous voir peut-être con-
damnés par les choses mêmes dont on nous aura tant félicités et tarit ap-
plaudis !
Enfin, parce qu'en certains points où les déguisements et les artifices,
pour ne pas dire les hypocrisies de l'amour-propre, sont si ordinaires, nous
aurons cherché des raisons pour engager notre raison même dans les inté-
rêts de notre passion, que fera Dieu? lui qui, dans la pensée de saint Paul,
est le plus subtil et le plus pénétrant anatomiste de notre cœur ; lui qui en
sait si bien faire toutes les dissections , et qui entre jusque dans toutes les
jointures, c'est-à-dire dans les plis et les replis de l'âme , pour en discerner
les mouvements les plus cachés ; car c'est l'image sous laquelle l'Àpotre nous
le représente : Pertingensusque ad divisionem animœ, compagum quoque
ac medullarum, et discretor cogitationwn cordis^; il débrouillera tout ce
mélange de passion et de raison , il séparera l'une d'avec l'autre , il mettra
d'une part la raison, et d'autre part la passion ; il distinguera les intentions
et les prétextes , les apparences et les effets , l'illusion et la vérité ; et de
ce discernement il nous fera conclure à nous mêmes , à nous , désormais
malgré nous raisonnables, qu'il n'y a eu dans nous que malice et qu'ini-
quité. Voyez , nous dira-t-il , en nous appliquant un rayon de sa lumière ;
et, selon la doctrine des théologiens, il nous l'appliquera par les remords de
notre propre raison : voyez , et connaissez le motif qui vous a fait agir en
telle et en telle affaire , en telle et en telle occasion . Ici c'est une maligne
envie à laquelle vous saviez donner toute la couleur d'un véritable zèle. Là
c'est une vengeance que vous déguisiez sous un faux dehors de justice. Vous
étiez officieux et charitable, mais vous ne l'étiez que pour mieux parvenir
à vos fins. Vos actions étaient édifiantes, mais, en édifiant le prochain, vous
vous cherchiez vous-même, et ne cherchiez que vous-même. Ah! Chré-
tiens , que d'hypocrites à qui Dieu tout à coup lèvera le masque ! Que de
vertus, chimériques et plâtrées, dont nous recevrons plus de confusion que
de nos vices mêmes reconnus de bonne foi et confessés ! Que de mérites
prétendus , qui auront eu dans ce monde toute leur récompense, et qui ne
seront payés dans l'autre que d'une éternelle réprobation !
Mais , après tout , si notre raison a été en effet dans l'erreur , et que ce
soient les erreurs de notre raison qui nous aient fait pécher, comment Dieu
nous condamnera-t-il par elle ? c'est à quoi je vais répondre , et je ne veux
pas qu'il vous reste rien à désirer sur une si importante matière. Je dis
donc que Dieu alors même aura toujours droit de nous juger par notre
raison : non pas , si vous le voulez , non pas précisément par notre raison
» Hebr.,4.
- T. I. 3
.34 SUR LE JUGEMENT DERNIER.
trompée, mais par notre raison trompée sur certains articles, tandis qu'elle
aura été si éclairée sur d'autres ; mais par notre raison trompée à certains
temps de la vie , après avoir été si éclairée en d'autres temps. Distinguez
ces deux choses , et sentez-en bien toute la force.
Raison si éclairée sur d'autres affaires , et raison si éclairée en d'autres
temps sur l'affaire même du salut. Car sur mille points où il ne s'agit ni
de votre intérêt , ni de votre ambition , ni de votre plaisir , quelle est la
pénétration de vos lumières? quelle est la droiture de vos jugements? Vous
voyez d'abord ce qui convient et ce qui ne convient pas, ce qui est raison-
nable et ce qui ne l'est pas , ce qu'il faut prendre et ce qu'il faut rejeter,
ce qu'il faut approuver et ce qu'il faut condamner : vous donnez là-dessus
des conseils si sages, vous prenez des mesures si justes ! et c'est cela même
aussi que Dieu vous opposera. La belle excuse pour vous justifier auprès
de lui : J 'étais dans l'erreur! Mais vous y étiez parce que vous le vouliez,
et vous le vouliez parce que votre intérêt vous le faisait vouloir ; vous le vouliez
parce que votre ambition vous le faisait vouloir; vous le vouliez parce que votre
plaisir vous le faisait vouloir. Partout où l'intérêt, je dis votre intérêt pro-
pre, n'avait point de part, vous étiez si clairvoyant pour démêler la vérité de
l'artifice et du mensonge! vous vous piquiez tant d'habileté, et vous en aviez
tant pour découvrir le fond de chaque chose, et pour en connaître l'équité ou
l'injustice ! Partout où l'ambitionne prétendait rien, et n'avaitrien à préten-
dre, vous saviez si bien distinguer le bon droit, et une probité naturelle vous
donnait même, tant d'horreur de certaines pratiques et de certaines menées
secrètes où tous les principes, je ne dis pas seulement de la religion, mais
de la société, mais de l'humanité, étaient renversés! Dès que la passion
ne parlait plus, qu'il ne s'agissait plus de vos plaisirs infâmes, vous étiez
contre le crime si sévère dans vos décisions , et si rigide dans vos arrêts !
Or cette diversité, cette contrariété de sentiments, d'où est-elle venue? ce
([ue vous en pensiez en telle et telle conjoncture , pourquoi en telle autre
ne le pensiez-vous plus? ce que vous étiez à tel et tel temps, pourquoi à
tel autre ne l'étiez-vous plus?
Car enfin , Chrétiens, malgré le prodigieux changement qui s'est fait en
nous et dans toutes les puissances de notre âme , il y a eu un temps, un
heureux temps , où l'innocence du baptême nous rendait comme des enfants
raisonnables, c'est-à-dire purs et exempts des faux préjugés du monde :
point de déguisements alors, point de préventions et de maximes corrom-
pues : Sicut modo geniti infantes , rationabile , sine dolo i. Ce qui était
vertu nous paraissait vertu, et ce qui était injustice nous paraissait injus-
tice. Sentiments, dit Tertullien , d'autant plus épurés et plus divins, qu'ils
étaient plus simples et plus naturels. Or venez, dira Dieu, venez, âme
chrétienne : Consiste in medio , anima 2. Produisez-vous dans la simpli-
cité de votre être : Te simpiieem compello. Je ne veux que vous-même
dénuée de tous les dons de grâce dont vous avez été revêtue. Je n'ai que
[aire de votre foi ; votre raison me suffit. Où est-elle cette raison que je
vous avais d'abord donnée? que vous dictait-elle? quelles routes vous
1 l Petr., 2. — ■ Teriull., île Testim. anim., c. 1.
Sun LE JUGEMENT DERNIER. 38
montrait-elle, avant que la passion l'eût aveuglée ? Qu elle sorte des ténè-
bres où vous l'avez ensevelie ; et puisqu'elle ne vous a pas servi de guide
lorsque vous deviez la suivre, qu'elle serve maintenant contre vous et
de témoin et déjuge : Consiste in medio, anima; te simplicem compello.
Voilà , mes chers auditeurs , ce qui m'a paru plus terrible dans le juge-
ment de Dieu , et plus digne de vous être présenté. Tous ces signes qui le
précéderont , et dont nous parle l'évangile de ce jour , ne font pas sur moi
une si grande impression. Mais un Dieu qui méjuge par ma raison même
et par ma religion, c'est ce qui cause toutes mes frayeurs. Sur quoi je n'ai
plus rien à vous dire que ce que disait saint Bernard écrivant à un pape,
et lui faisant des remontrances que son zèle l'engageait à lui faire. Car
voici comment il lui parlait : « S'il y avait un juge dans le monde qui fut
au-dessus de vous, je pourrais recourir à lui contre vous. Je sais qu'il y
a un tribunal pour vous et pour moi, qui est celui de Jésus-Christ; mais
à Dieu ne plaise que je vous y appelle jamais, moi qui n'y voudrais paraître
que pour votre défense! Que me reste-t-il donc? sinon que j'en appelle
à vous-même , et que je vous fasse vous-même le juge de votre propre
cause. » C'est ce que je vous dis aujourd'hui, Chrétiens. Si je suivais l'ar-
deur de ce zèle dont je me sens animé pour les intérêts de Dieu comme son
ministre, je vous citerais devant ce tribunal redoutable, où, quelque grands
que vous soyez , toute votre grandeur sera anéantie : mais que le ciel pour
jamais me préserve d'y devenir votre accusateur, moi qui dois joindre au
zèle de la gloire de Dieu le zèle de votre salut! Ce n'est donc point à Dieu
que j'en appelle, mais à vous-mêmes, à votre religion, à votre raison.
Faites-vous justice de vous-mêmes à vous-mêmes, ou faites-la plutôt à
Dieu. C'est par où il faut que vous commenciez. Quand vous vous serez
jugés vous-mêmes, je pourrais vous dire que tout n'est pas encore décidé ;
et quelque avantageux que vous puisse être le jugement que vous aurez fait
de vous-mêmes, il faut toujours craindre celui de Dieu, puisque saint Paul,
tout grand apôtre qu'il était, et quoique sa conscience ne lui reprochât rien,
ne se croyait pas pour cela justifié. Mais aujourd'hui je ne vais pas jusque
là. Assurez-vous de vous-mêmes , répondez -vous de vous-mêmes , et il ne
m'en faut pas davantage. Or je dis, Chrétiens, que vous n'aurez jamais
cette assurance de votre part , tandis que vous vivrez dans le désordre du
péché, et je n'en veux point d'autre témoin que vous-mêmes et votre con-
science. Vous vous cachez à vous-mêmes pour quelque temps , et vous
cherchez à vous y cacher ; mais la mort viendra, et le jugement de Dieu,
où il faudra soutenir malgré vous cette vue de vous-mêmes : car c'est cette
vue de vous-mêmes qui vous tourmentera à la mort , et après la mort. La
vue d'un Dieu courroucé aura quelque chose de bien terrible; mais l'objet
qui vous fera plus d'horreur , c'est vous-mêmes. Et voilà pourquoi Dieu fait
cette menace au pécheur dans l'Écriture, de le présenter et de l'opposer lui-
même à lui-même : Arguam te , et statuam contra faciem tuam l.
Dès maintenant cela n'est-il pas ainsi? et cette vue de vous-mêmes
n'est-elle pas la chose du monde que vous fuyez le plus ? Vous parler de
' Psalm. 49.
36 SUR LE JUGEMENT DERNIER.
rentrer dans vous-mêmes, c'est un langage qui vous importune; et s'il
m 'arrivait de vous faire ici un portrait de vous-mêmes un peu trop fidèle,
vous vous tourneriez contre moi , marque évidente que vous ne pouvez
déjà supporter la vue de vous-mêmes. Et puisque vous ne pouvez vous
souffrir vous-mêmes , vous n'êtes donc pas dans l'ordre , et il y a quelque
chose de déréglé et de corrompu dans vous qui vous fait peine. Mais c'est
pour cela, dit saint Augustin, qu'il faut aimer cette vue de nous-mêmes,
parce qu'elle nous choque et qu'elle nous déplaît. Car pour plaire à Dieu,
ajoute ce Père, il faut nous déplaire à nous-mêmes ; et pour nous déplaire
à nous-mêmes , il faut nous voir. Si nous nous voyions , continue ce saint
docteur , nous nous haïrions , et Dieu commencerait à nous aimer. Parce
que nous ne nous voyons pas , nous nous aimons , et nous sommes insup-
portables à Dieu. Mais dans le jugement dernier nous nous verrons, avec
cette triste circonstance que nous nous verrons trop tard , et que nous se-
rons tout à la fois un objet de haine, et pour nous-mêmes , et pour Dieu :
pour nous-mêmes , qui nous verrons tels que nous sommes; pour Dieu,
qui nous frappera d'un éternel anathème.
Voilà ce qui a fait trembler les Saints, et des Saints qui n'avaient as-
surément pas moins de force d'esprit que nous, ni des lumières moins
pénétrantes que les nôtres. Voilà ce qui a persuadé saint Jérôme de quitter
le monde et d'embrasser les rigueurs de la pénitence. Si nous n'en sommes
pas touchés, malheur à nous et à notre endurcissement! mais quelque in-
sensibles que nous soyons, voilà ce que nous craindrons un jour, et ce que
nous regretterons peut-être éternellement de n'avoir pas craint plus tôt.
Craignons-le donc dès maintenant, mes chers auditeurs; et pour nous
rendre cette crainte utile, jugeons-nous avant que Dieu nous juge. Sou-
mettons-nous à notre foi , afin qu'elle ne s'élève pas contre nous. Accor-
dons-nous avec notre raison, écoutons-la, et laissons-nous-y conduire,
afin que cet adversaire domestique , avec qui nous sommes encore dans le
chemin , ne nous livre pas aux ministres de cette justice rigoureuse dont il
n'y aura plus de grâce à espérer. Prévenons cette vue forcée que nous au-
rons de nous-mêmes, par une vue libre et volontaire. Ah ! Seigneur, per-
mettez-moi de vous faire ici une prière qui peut paraître téméraire et pré-
somptueuse , mais qui ne procède que des connaissances que vous me don-
nez du redoutable mystère de votre jugement. Toute la grâce que je vous
demande à ce grand jour , c'est que vous me défendiez de moi-même ; car
pour vous , mon Dieu, j'ose dire que je ne vous crains que parce que je me
crains moi-même. Dans vous , je ne vois que des sujets de confiance, parce
que je ne vois dans vous que bonté et que miséricorde. Mais comme cette
bonté est essentiellement opposée au péché, et que, sans changer dénature,
toute bonté qu'elle est , elle est justice , elle est colère , elle est vengeance
à l'égard du péché ; voyant ce péché dans moi , il faut que je craigne jus-
ques à votre bonté , jusques à votre miséricorde même. Peut-être , mon
Dieu , y a-t-il ici des âmes sur qui ces grandes vérités n'ont encore fait
nulle impression. Mais vous êtes le maître des cœurs , puisque c'est vous
qui les avez formés ; et vous avez des grâces pour les réveiller de leur as-
SLR LE SCANDALE, 37
soupissement, pour les troubler, pour les convertir par ce trouble salutaire,
et les ramener dans la voie de l'éternité bienheureuse , où nous con-
duise , etc.
SERMON POUR LE DEUXIÈME DIMANCHE DE LAVENT.
SUR LE SCANDALE.
Respondetis Jésus, ait illis : Emîtes, renuntiate Joatmi qucs audistis et vidistis : Cceci vident,
claudi ambulant, surdl audiunt, mortui resurgunt, et bealus est qui non fucrit scandalizatus
in me !
Jésus-Christ leur répondit : Allez dire à Jean ce que vous avez vu et entendu : Les aveugles
voient, les boiteux marchent , les sourds entendent , les morts ressuscitent, et heureux ce-
lui qui ne sera point scandalisé de moi! Saint Matth., ch. 2.
Sire,
Après des miracles si éclatants, le Sauveur du monde avait droit de se
promettre, non-seulement que les hommes ne se scandaliseraient point de
son Évangile , mais qu'ils feraient gloire de l'embrasser et de le suivre.
Tant de malades guéris , sourds , muets , aveugles , boiteux , des morts res-
suscites , mille autres prodiges qui marquaient si visiblement la force et la
vertu d'un Dieu, devaient sans doute lui attirer le respect et la vénération ,
que dis-je? l'adoration même et le culte de toute la terre. Cependant, ô pro-
fondeur et abime des conseils de Dieu ! malgré ces miracles, Jésus-Christ
est un sujet de scandale pour le monde, et ce scandale est devenu si géné-
ral, que lui-même, dans l'Évangile, il déclare bienheureux quiconque
saura s'en préserver : Et beatus qui non fuerit scandalizatus in me !
En effet, de quoi le monde, je dis le monde profane et impie , ne s'est-il
pas scandalisé dans ce Dieu-Homme ? Il s'est scandalisé de sa personne, il
s'est scandalisé de sa doctrine, il s'est scandalisé de sa loi, il s'est scandalisé
de ses souffrances, il s'est scandalisé de sa mort, jusque là que saint Paul,
lorsqu'il parlait aux fidèles du mystère de la croix, ne l'appelait plus le mys-
tère de la croix, mais le scandale delà croix : Ergô évacuation est scanda-
lum crucis i ! Eh ! quoi donc, mes Frères, écrivait-il aux Galates, le scandale
de la croix est-il anéanti? ce que les fidèles entendaient, et ce qui leur fai-
sait comprendre que la croix, qui devait être pour les prédestinés un mys-
tère de rédemption, serait pour les réprouvés un signe de contradiction,
et que le grand scandale des hommes serait le Dieu même qui s'était fait
homme pour les sauver.
Tel était alors le langage des apôtres ; mais rendons aujourd'hui gloire
à Dieu, ce scandale enfin a cessé : Jésus-Christ a triomphé du monde, sa
doctrine a été reçue, sa religion a prévalu ; sa croix, comme dit saint Au-
gustin, est sur le front des souverains et des monarques. Mais à ce scan-
dale dont Jésus-Christ était l'objet , il en a succédé un autre dont nous
1 Galat., 5.
38 SUR LE SCANDALE.
sommes les auteurs ; un autre non moins funeste, et peut-être encore plus
criminel. Je m'explique. Jésus-Christ n'est plus pour nous un sujet de
scandale, mais nous sommes des sujets de scandale pour Jésus-Christ; nous
ne sommes plus scandalisés de lui , mais nous le scandalisons lui-même
dans la personne de nos frères, comme il est écrit que saint Paul le persé-
cutait en persécutant l'Église : Saule, Saule, quid mepersequeris1? Saul,
Saul, disait le Sauveur du monde, pourquoi me persécutez- vous? N'est-ce
pas ainsi qu'il pourrait nous dire : Pourquoi me scandalisez-vous en scan-
dalisant ceux qui m'appartiennent, et qui sont les membres de mon corps
mystique? Or c'est de ce scandale causé au prochain que j'ai aujourd'hui
à vous entretenir, après que nous aurons demandé le secours du ciel par
l'intercession de Marie. Ave, Maria.
J'entre d'abord dans mon sujet, et m'arrêtant à la pensée du Fils de
Dieu, sur laquelle roule toute la morale de notre évangile, et qui doit servir
à notre instruction ; au lieu que le Sauveur du monde déclare heureux
quiconque ne sera point scandalisé de lui : Et beatus qui non fuerit scan-
dalizatus in me, par une conséquence tout opposée, je conclus que malheu-
reux est celui qui scandalise Jésus-Christ même, en scandalisant le pro-
chain. Yoilà le point important que j'entreprends d'établir. Péché de
scandale, que Dieu déteste et qu'il condamne si hautement en mille en-
droits de l'Écriture. Péché qu'il reprochait si fortement à une âme infidèle,
par ces paroles du psaume : Adversits fdium matris tuœ ponebas scan-
dalum 2 ; vous dressiez un piège à votre frère , pour le faire tomber ; et ,
insensible à la douleur que l'Église , votre commune mère , ressentirait de
sa perte, vous ne craigniez point d'être pour lui une occasion de scandale.
Péché, dit Tertullien, qui forme les âmes au crime, comme le bon exem-
ple les forme à la vertu. Scanda lum exemplum rei malœ , œdificans ad
delictum 3. Je veux aujourd'hui, Chrétiens, vous donner l'idée et la juste
notion de ce péché; je veux vous en inspirer l'horreur; je veux, avec le
secours de la parole de Dieu, vous apprendre à le craindre et à l'éviter.
Or, pour cela j'avance deux propositions : écoutez-les, parce qu'elles vont
faire le partage de ce discours. Malheureux celui qui cause le scandale :
c'est la première ; mais doublement malheureux celui qui le cause, quand il
est spécialement obligé à donner l'exemple : c'est la seconde. Malheureux
celui qui cause le scandale : voilà le genre du péché que je combats, et qui,
regardé absolument, ne se trouve que trop répandu dans toutes les condi-
tions. Mais doublement malheureux celui qui cause le scandale, quand il
est spécialement obligé à donner l'exemple : voilà l'espèce particulière de
ce péché, qui, pour être bornée à certains états , n'est encore néanmoins ,
comme vous le verrez, que d'une trop grande étendue. Malheureux
l'homme, quel qu'il soit, qui devient à ses frères un sujet de scandale et
de chute : la seule qualité de chrétien doit faire sa condamnation. Mais
plus malheureux l'homme qui scandalise ses frères, lorsque, outre la
qualité commune de chrétien, il a encore un titre propre et personnel
1 Acu, 26. — 2 Psalm. 49. — 3TertuH.
SUR LE SCANDALE. 3'J
qui l'engage à les édifier. Dans la première partie , je vous donnerai sur
cette importante matière des règles et des maximes générales, qui convien-
dront à tous. Dans la seconde , je tirerai de la différence de vos conditions
des motifs particuliers, mais motifs pressants, pour vous inspirer à chacun
sur ce môme sujet, et selon votre état, tout le zèle et toute la vigilance né-
cessaire. L'un et l'autre comprend tout mon dessein. Commençons.
PREMIÈRE PARTIE.
Il est nécessaire qu'il arrive des scandales : c'est Jésus-Christ qui l'a dit,
et c'est un de ces profonds mystères où les jugements de Dieu nous doivent
paraître plus impénétrables. Car sur quoi peut être fondée cette nécessité?
N'en cherchons point d'autres raisons que l'iniquité du monde, dont Dieu
sait bien tirer sa gloire quand il lui plait, mais dont il ne lui plaît pas tou-
jours d'arrêter le cours par les voies extraordinaires de son absolue puis-
sance. Le monde, remarque fort bien saint Chrysostome expliquant ce pas-
sage, le monde étant aussi perverti qu'il est, et Dieu , par des raisons
supérieures de sa providence , le laissant dans la corruption où nous le
voyons, et ne voulant point faire de miracle pour l'en tirer, il est d'une
conséquence nécessaire qu'il y ait des scandales : Necesse est ut veniant
scandala1. Mais quelque nécessaire et quelque infaillible que soit cette
conséquence, malheur à l'homme par qui le scandale arrive ! C'est ce qu'a-
joute le Fils de Dieu, et c'est le terrible anathème qu'il a prononcé contre
les pécheurs scandaleux : Verumtamen vce homini Mi per quem scanda-
lum venit2. Anathème, dit saint Chrysostome, que les prédicateurs de l'É-
vangile ne sauraient, ni trop souvent répéter à leurs auditeurs , ni trop
vivement leur faire appréhender. Appliquez-vous donc, Chrétiens, et sou-
venez-vous que voici peut-être le point de notre religion sur quoi il nous
importe le plus d'être solidement instruits. Vœ homini illi ; malheur à
celui qui cause le scandale! Pourquoi? parce qu'il est homicide devant
Dieu de toutes les âmes qu'il scandalise, et parce qu'il doit répondre à Dieu
de tous les crimes de ceux qu'il scandalise. Deux raisons qu'en apporte
saint Chrysostome, et qui sont capables de toucher les cœurs les plus en-
durcis, s'il leur reste encore une étincelle de foi. Donnez aujourd'hui, Sei-
gneur, à mes paroles une force toute nouvelle ; et vous , Chrétiens, rendez-
vous plus attentifs que jamais , et ne perdez rien de tout ce qu'il plaira
à Dieu de m'inspirer pour votre instruction.
Quiconque est auteur du scandale, selon tous les principes de la religion,
devient homicide des âmes qu'il scandalise. Péché monstrueux, péché dia-
bolique, péché contre le Saint-Esprit, péché essentiellement opposé à la
rédemption de Jésus-Christ, péché dont nous aurons singulièrement à ren-
dre compte devant le tribunal de Dieu; mais, ce qui mérite encore plus vos
réflexions, péché d'autant plus dangereux qu'il est plus ordinaire dans le
monde ; que tous les jours on le commet, sans avoir même intention de le
commettre ; que souvent il est attaché à des choses qui paraissent en elles-
mêmes très-légères, et dont on ne se fait nul scrupule, mais qui, selon Dieu,
' Malth., 18. — » Ibid.
40 SUR LE SCANDALE.
sont d'une malice énorme, parce qu'elles servent de matière au scandale.
Comprenez bien tout ceci, et voyons s'il y a rien en quoi je passe les bornes
de la plus étroite vérité.
Péché monstrueux : car quelle horreur de causer la mort à une âme qui,
juste et innocente, était agréable et précieuse à Dieu! de lui ôter une vie
surnaturelle et divine, et de lui faire perdre son droit au royaume de Dieu !
Or voilà , mes chers auditeurs , le péché que vous commettez , quand vous
scandalisez votre prochain. Fût-ce le dernier des hommes pour qui vous
êtes un sujet de chute , ou en le détournant du bien , ou en le portant au
mal, ou en lui communiquant vos sentiments dépravés, ou en l'entraînant
par vos exemples contagieux; fût-ce, encore une fois, le dernier des hommes
et le plus méprisable d'ailleurs, vous êtes toujours coupables ; et c'est ce que
le Fils de Dieu a voulu nous marquer clairement et distinctement dans l'É-
vangile par ces paroles, dont le sens est si étendu : Qui autem scandaliza-
verit unum de pusillis istis qui in me credunt1. Que si quelqu'un scan-
dalise un de ces petits qui croient en moi. Prenez garde, reprend saint
Chrysostome, que Jésus-Christ ne dit pas : Si quelqu'un scandalise un
grand de la terre. C'est encore un autre désordre plus criminel, et plus à
déplorer dans le monde chrétien. Désordre toutefois si commun! car com->
bien de tout temps n'a-t-on pas vu, et combien tous les jours ne voit-on
pas de ces esprits pernicieux qui, par un secret jugement de Dieu, sem-
blent n'approcher les grands et n'avoir part à leur faveur que pour les
corrompre par les détestables maximes qu'ils leur inspirent, et par les
damnables conseils qu'ils sont en possession de leur donner ! Quoi qu'il en
soit, la morale de Jésus-Christ, dans les paroles que j'ai rapportées, ne se
borne pas à la condition des grands ; il dit : Si quelqu'un scandalise un de
ces petits ; et par là, Chrétiens, il confond l'erreur où vous pourriez être,
que la bassesse de la personne dût jamais vous tenir lieu d'excuse, et auto-
riser votre péché. Il est vrai, c'est une indigne créature, une créature de
néant que vous pervertissez , c'est une âme vile selon le monde que vous
faites servir à votre incontinence ; mais cette âme, selon le monde si vile et
si abjecte, ne laisse pas, dans l'idée de Dieu, d'être d'un prix infini; et
voilà pourquoi le Dieu même qui l'a créée, qui l'a rachetée, et qui sait la
priser ce qu'elle vaut, vous déclare qu'autant de fois que vous la scanda-
lisez, il vaudrait mieux, non-seulement pour elle, mais pour vous, qu'on
vous précipitât au fond de la mer : Expedit ei ut demergatur in profun-
dum maris11.
Péché diabolique : et la raison qu'en donne saint Chrysostome est bien
évidente. Car, selon l'Évangile, le caractère particulier du démon est d'a-
voir été homicide dès le commencement du monde : Me homicida erat
oh initio 8 ; et il n'a été homicide , poursuit ce saint docteur, que parce
que dès le commencement du monde il a fait périr des âmes en les sédui-
sant , en les attirant dans le piège , en les faisant succomber à la tentation ,
en mettant des obstacles à leur conversion. Or que fait autre chose un
libertin, un homme vicieux, un homme dominé par l'esprit impur, qui,
' Matih., 18. — 2 Ibid. — 3 Joan., 8.
SUR LE SCANDALE. 41
dans l'emportement de ses débauches, cherche partout, si j'ose m'expri-
mer ainsi , une proie à sa sensualité? que fait-il autre chose , et à quoi sa
vie scandaleuse est-elle occupée ? A tromper les âmes et à les damner: je
veux dire , à se prévaloir de leur faiblesse , à abuser de leur simplicité , à
profiter de leur imprudence , à tirer avantage de leur vanité , à ébranler
leur religion , à triompher de leur pudeur , à dissiper leurs justes craintes ,
à arrêter leurs bons désirs , à les confirmer dans le péché, après les y avoir
fait honteusement tomber en les subornant; à les éloigner des voies de
Dieu , lorsque , touchées de la grâce , elles commencent à se reconnaître ,
et qu'elles voudraient sincèrement se relever. Ne sont-ce pas là, mon-
dain voluptueux et impudique , les œuvres de ténèbres à quoi se passe
toute votre vie? C'est donc l'office du démon que vous exercez; et vous
l'exercez d'autant plus dangereusement, qu'étant vous-même sur la terre
un démon visible et revêtu de chair, ces âmes que vous scandalisez, accou-
tumées à se conduire par les sens , et charnelles comme vous , sont plus
exposées à vos traits, et en reçoivent déplus mortelles impressions. Le
démon , dès le commencement du monde , a été homicide par lui-même ;
mais il l'est maintenant par vous : c'est vous qui lui servez de suppôt ,
vous qui lui prêtez des armes , vous qui poursuivez son entreprise , vous
qui devenez à sa place le tentateur , ou , pour user toujours de la même
expression , le meurtrier des âmes , en sacrifiant ces malheureuses victimes
à vos passions et à vos plaisirs. ïlle homlcida erat ab initio.
Péché contre le Saint-Esprit, parce qu'il attaque directement la charité,
et que le Saint-Esprit est personnellement la charité même : je n'en dis
point encore assez, et j'ajoute, parce qu'il blesse la charité dans le point
le plus essentiel, et qu'à l'égard de cette vertu si nécessaire, et dont le
Saint-Esprit est la source, il rend l'homme criminel, pour ainsi parler,
au premier chef. Car , pour raisonner avec saint Chrysostomc , si le larcin
qui dépouille le prochain d'un bien passager , si la calomnie qui lui ôte
une vaine réputation, si un mauvais office qui lui fait perdre son crédit,
et qui ne va pour lui qu'à la destruction d'une fortune périssable; si ce
sont là , dans toutes les règles de la religion , autant d'attentats contre la
charité qui lui est due , qu'est-ce que le scandale qui tend à la ruine de
son salut éternel? Non , non , concluait le disciple bien-aimé, un mal aussi
grand que celui-là ne peut point être dans celui qui aime son frère : Qui
diligit fratrem suum , scandalum in co non est i. En effet, il ne faut
avoir envers son frère qu'une médiocre charité , pour prendre garde à ne
lui pas causer un dommage infini en le scandalisant. Vengez-vous sur ses
biens et sur sa personne, mais épargnez sa vie, dit Dieu à Satan, lorsqu'il
lui permit de tenter Job : Verumtamen animam illius serva 2. Dieu, par
cet ordre , défendait seulement à Satan d'enlever au saint homme Job une
vie naturelle et mortelle. Mais ne puis-je pas bien dire encore avec plus de
sujet à un pécheur scandaleux : Si votre frère a eu le malheur d'encourir
votre indignation, et de devenir l'objet de votre haine , faites-lui toute
autre injustice qu'il vous plaira, mais ne portez pas la vengeance jusqu'à
1 1 Joan., 2. — 3 Job., 2.
12 SUR L« SCANDALE.
lui ravir une vie spirituelle et immortelle. Donnez-lui mille chagrins ,
suscitez-lui mille affaires, troublez son repos, soyez son persécuteur ;
mais respectez au moins son âme , n'attentez point à sa conscience et à son
salut : Verumtamen animant illius serva. Il s'ensuit donc crue celui qui
compte pour rien de scandaliser son frère , n'a pour lui nulle charité , et
par conséquent qu'il est devant Dieu, non-seulement homicide de son frère,
mais de la chiite même : Qui odit fratremsuum homicida est1. Or combien
d'hommes de ce caractère , dans le siècle où nous vivons? c'est-à-dire com-
bien d'hommes emportés dans leur libertinage , insensibles à la damnation
de leurs frères, et qui , bien loin d'être touchés de la perte d'une âme, affec-
tent d'y contribuer positivement , y travaillent de dessein formé , en cher-
chent les voies et les occasions, et se glorifient comme d'un succès d'y avoir
réussi ? Est- il un meurtre plus cruel ? parlons plus simplement : est-il un
crime plus outrageux au Saint-Esprit et à sa grâce ?
Je vais plus avant , et je dis : péché essentiellement opposé à la rédemp-
tion de Jésus-Christ ; car , au lieu que Jésus-Christ qui s'appelle et qui est
par excellence le Fils de l'Homme, est venu en qualité de rédempteur pour
chercher et pour sauver ce qui avait péri : Venit enim Filius Hominis
quœrere et salvum facere quod perierat 2 ; le fils de perdition et d'iniquité,
qui est , dans la pensée de Tertullien , l'homme scandaleux , vient , par un
dessein tout contraire, pour damner et pour perdre ce qui a été racheté.
Et c'est en cela que le grand Apôtre a fait particulièrement consister la
grièveté du scandale. C'est sur quoi était fondée cette remontrance si pa-
thétique et si vive qu'il faisait aux Corinthiens, quand il les conjurait de
renoncer à certains usages auxquels ils étaient attachés,, mai s dont quel-
ques-uns de leurs frères, moins confirmés dans la foi, se scandalisaient.
11 y a des faibles parmi vous, leur disait-il, et les libertés que vous vous
donnez leur sont des occasions de chute ; mais savez- vous que ces faibles,
à qui votre conduite est un scandale , sont des hommes , et des hommes
fidèles, pour lesquels Jésus-Christ est mort ? Savez-vous qu'en les scan-
dalisant , en les perdant par votre exemple , vous détruisez , au moins dans
leurs personnes , tout le mérite et tout le fruit de la mort d'un Dieu ? Il
faudra donc , poursuivait l'Apôtre , que Jésus-Christ ait souffert inutile-
ment pour eux? Il faudra que votre frère, encore faible , périsse et se
damne, parce qu'il ne vous aura pas plu de ménager sa faiblesse, ni d'a-
voir pour lui les égards que la charité et la prudence chrétienne exigeaient
de vous ? Il faudra que vous arrachiez , comme par violence , à Jésus-
Christ, ce qui lui a coûté tout son sang? Etperibit infirmus in tua scien-
tiâ frater, pr opter quem Christus mortuus est 3 ?
C'est ainsi que leur parlait saint Paul , et cette raison seule les persua-
dait. Le zèle dont ils étaient animés pour Jésus-Christ les engageait à se
contraindre, et à ne s'attirer pas le juste reproche d'avoir été les ennemis
de sa croix , en servant à la perte de ceux pour qui ce Dieu-Homme a voulu
être crucifié : Propter quem Christus mortuus est. Touchés de ce motif,
ils renonçaient sans hésiter ci des pratiques qu'ils se croyaient d'ailleurs
« 1 Joaii., 3. — • Luc, 10. — 3 1 Cor., 8.
SUR LE SCANDALE. 43
permises. Or, quel droit n'aurai s-je pas, mes chers auditeurs , de vous re-
procher aujourd'hui, je ne dirai pas de semblables libertés, mais des liber-
tés bien plus dangereuses , bien plus condamnables ? Car combien de fois ,
et en combien de rencontres n'avez-vous pas dû vous appliquer ces paroles :
Et peribit infirmus in tua scientiâ frater, propter quem Christus rnortuus
est ? Combien de fois , par des libertés criminelles qu'il vous 'était aisé de
retrancher, n'avez-vous pas blessé des consciences, et donné la mort à des
âmes faibles, pour qui votre Dieu a donné sa vie? Et si ce qu'a dit saint
Jean dans sa première Épître canonique est vrai , comme il l'est en effet ,
qu'il y a déjà dans le monde plusieurs Antechrists : Et nicnc Antichristi
multi facti sunt *; pourquoi ? parce que le monde est plein d'indignes
chrétiens qui, par leurs scandaleux exemples, ruinent l'ouvrage de Jésus-
Christ, et anéantissent le prix de sa rédemption adorable ; à combien de
ceux qui m'écoutent cette malédiction, dans le sens même littéral de l'A-
pôtre, ne peut-elle pas convenir? Etnunc Antichristi multi facti sunt ;
combien d'Antechrists au milieu du christianisme , d'autant plus à crain-
dre qu'ils sont moins déclarés et moins connus ?
De là, péché dont Dieu nousfera rendre un compte plus rigoureux à son
jugement. Car une des menaces de Dieu les plus terribles que je trouve
dans l'Écriture, c'est celle-ci : qu'il nous demandera compte, non-seule-
ment de nous-mêmes , mais de notre prochain : Sanguinem autem ejus
de manu tuâ requiram 2. Dois-je répondre d'un autre que de moi? disait
Gain en parlant à Dieu et voulant se justifier devant lui ; m'avez-vous éta-
bli le tuteur et le gardien démon frère? Nhm custos fratris mei sum ego 3?
Langage que tiennent encore tous les jours tant de mondains : Suis-je chargé
du salut d'autrui? en suis-je responsable? Oui, reprend le Seigneur par son
prophète, vous m'en répondrez ; et quand je viendrai, comme juge souverain,
pour rendre à chacun ce qui lui sera dû et pour porter mes derniers arrêts,
j'aurai droit, selon toutes les lois de l'équité, de me venger sur vous de
bien des crimes dont vous aurez été le premier principe. Car c'est par vos
sollicitations que votre frère s'est perdu ; c'est par vos discours licencieux
que la pureté de son âme a été souillée ; c'est vous qui , par vos erreurs et
par les détestables maximes de votre libertinage raffiné , lui avez gâté l'es-
prit; c'est vous qui, par l'attrait et le charme de votre vie dissolue, lui avez
empoisonné le cœur ; c'est vous qui l'avez dégoûté de ses devoirs ; vous qui,
par vos railleries pleines d'irréligion, lui avez fait secouer le joug et aban-
donner toutes les pratiques du christianisme : s'il s'est engagé dans vos
voies corrompues , c'est par la liaison qu'il a eue avec vous ; s'il s'est livré
à toutes ses passions , c'est par la fausse gloire qu'il s'est faite de vous imi-
ter; s'il a contracté tous vos vices, c'est par le désir de vous plaire. Voilà,
dit Dieu dans son courroux , ce qui vous sera imputé , et ce que je punirai
par les plus sévères châtiments. Vous avez fait de cet homme un impie; et,
entraîné par votre exemple , il a vécu et il est mort dans son iniquité : mais
son sang criera à mon tribunal bien plus haut que celui d'Abel ; il me de-
mandera justice contre vous, et quelle sera votre défense ? fpse impias in
1 1 Joau., 2. — 2 Ezech., 3. — 3 Gènes., 4.
44 SUR LE SCANDALE.
iniquitate sua morietur : sanguinem autem ejus de manu tua requiram l.
Le texte hébraïque porte : Animam autem ejus de manu tua requiram :
Je prendrai , pécheur, mais à tes dépens , la cause de cette âme réprouvée,
dont tu auras été l'homicide ; et , toute réprouvée qu'elle sera, m'intéres-
sant encore pour elle, je ferai retomber sur toi le malheur de sa réprobation.
J'en ai dit assez, Chrétiens, pour vous faire connaître la grièveté de ce
péché ; mais , sans insister là-dessus davantage , voici ce qui doit surtout
exciter notre vigilance, et nous servir de règle pour apprendre à nous en
préserver.
Péché dont souvent on se rend coupable, sans avoir même intention de
le commettre. Scrais-je assez heureux pour vous faire bien sentir cette vé-
rité , et pour obtenir de vous que chacun s'applique à lui-même cette im-
portante leçon? Car il n'est pas nécessaire, pour scandaliser les âmes, de
se proposer, par un dessein formé, leur damnation, ni d'avoir une volonté
déterminée d'être au prochain un sujet de chute. Le démon seul est capa-
ble d'une telle malice, et lui seul, dit saint Chrysostome, aime le scandale
pour le scandale même. Il n'est pas, dis-je, besoin que je veuille expressé-
ment faire périr l'âme de mon frère ; c'est assez que je m'aperçoive qu'en
effet je la fais périr ; c'est assez que je tienne une conduite qui tend d'elle-
même à la faire périr ; c'est assez que je fasse une action en conséquence de
laquelle il est indubitable qu'elle périra. Mais je voudrais qu'elle ne périt
pas. Il est vrai, vous le voudriez ; mais vouloir qu'elle ne périt pas, et
en même temps vouloir ce qui la fait périr, ce sont, répond saint Chryso-
stome, deux volontés contradictoires : et votre désordre est, que de ces deux
volontés , l'une bonne et l'autre mauvaise , la première, qui vous fait sou-
haiter que votre frère ne périt pas , et qui est bonne , n'est qu'une demi-
volonté, qu'une volonté imparfaite, qu'une de ces velléités dont l'enfer est
plein, et qui ne servent qu'à notre damnation ; au lieu que la seconde, par
où vous voulez ce qui le fait périr, et qui est mauvaise, est une volonté ef-
ficace, une volonté absolue, une volonté consommée, et réduite à son entier
accomplissement.
Ainsi, une femme remplie des idées du monde, et vide de l'esprit de Dieu,
se trouve engagée dans des visites, dans des conversations dangereuses, et
qu'elle ne veut pas interrompre, se portant à elle-même témoignage qu'elle
ne s'y propose aucune intention criminelle : toutefois elle voit bien que par
ce commerce elle entretient la passion d'un homme sensuel , qu'elle excite
dans son cœur des désirs déréglés , qu'elle le détourne des voies de son sa-
lut, qu'elle donne lieu à ses folles cajoleries; elle voit bien qu'en souffrant
ses assiduités , sans qu'elle le veuille perdre , elle le perd néanmoins : en
est-elle moins homicide de son âme? Non, Chrétiens : le scandale qu'elle
donne est un péché pour elle , et un péché grief. Son intention , dans ce
commerce, n'est que de satisfaire sa vanité ; mais, indépendamment de son
intention , sa vanité ne laisse pas d'allumer dans ce jeune homme et d'y
nourrir une impudicité secrète. Elle ne répond à l'attachement qu'on a
pour elle que par des complaisances qu'elle appelle de pures honnêtetés, et
« Ezecli., 3.
SUR LE SCANDALE. 45
elle est bien résolue d'en demeurer là : mais sa résolution n'empêche pas
que l'effet de ses complaisances n'aille plus loin , et que , malgré elle , elle
ne fasse périr celui qu'elle voudrait seulement se conserver, et à qui elle
n'a pas le courage de renoncer.
C'est de là même que j'ai dit (et plût au ciel que vous sussiez profiter des
malheureuses épreuves que vous en faites tous les jours, et de l'expérience
que vous en avez, ou que vous en devez avoir!) c'est de là que j'ai dit, et
je le dis encore, que cet homicide des âmes est souvent attaché à des choses
très-légères dans l'opinion du monde , mais qui , pesées dans la balance du
sanctuaire , sont des abominations devant Dieu ; à des immodesties dans les
habits, à un certain luxe dans les parures, à des nudités indécentes, à des
modes que le dieu du siècle, c'est-à-dire que le démon de la chair, a inven-
tées ; à des légèretés et des privautés où l'on ne fait point difficulté de se
relâcher d'une certaine bienséance; à des entretiens particuliers dont le
secret, la familiarité, la douceur affaiblit les forts et infatué les sages ; à des
airs d'enjouement peu réguliers et trop libres , à des affectations de plaire
et de passer pour agréable. Tout cela, dites-vous, est innocent. Hé quoi!
répond saint Jérôme, vous appelez innocent ce qui fait à l'âme de votre pro-
chain les plus profondes et les plus mortelles blessures ! Et quand , selon
vos vues, que Dieu saura bien confondre, tout cela en soi-même serait in-
nocent , du moment que les suites en sont si funestes , devez-vous vous le
permettre, ou plutôt ne le devez-vous pas avoir en horreur?
Est-ce ainsi qu'a raisonné saint Paul, et sont-ce là les principes de mo-
rale qu'il nous a donnés? Non, non, disait cet homme apostolique, je ne
me croirai jamais permis ce que j'aurai prévu, et ce que je saurai devoir
être nuisible au salut de mon frère. Il parlait des viandes immolées aux
idoles , qui , par elles-mêmes , n'ayant rien d'impur , pouvaient , dans le
sentiment des apôtres , être mangées indifféremment par ceux des fidèles
qui avaient la conscience droite, c'est-à-dire qui ne se sentaient nul penchant
à l'idolâtrie, et qui faisaient une profession sincère de croire en Dieu seul.
Il n'importe , disait ce vaisseau d'élection , cet homme suscité de Dieu pour
nous instruire et pour former nos mœurs : si la viande que je mange scan-
dalise mon frère , quoique l'usage de cette viande ne me soit défendu par
nulle autre loi , je me condamnerai par la loi de la charité à n'en point
manger : Si esca scandalizat fratrem meum , escam non mandticabo in
(Sternum1. Êtes-vous, Chrétiens, plus privilégiés que saint Paul? cette loi
de la charité vous oblige-t-elle moins que lui? vous est-il plus libre qu'à
lui de vous en dispenser? et si l'Apôtre, renonçant à ses droits, a cru qu'il
devait s'abstenir d'une viande, quoique permise, mais dont il craignait
qu'on ne se scandalisât, avec quel front pouvez-vous soutenir devant Dieu
cent choses que vous traitez d'indifférentes , mais dont vous savez mieux
que moi les pernicieux effets? Avec quel front les pouvez-vous traiter d'in-
différentes , ayant tant de fois reconnu combien elles sont préjudiciables à
ceux qui vous approchent? Non, doit dire avec l'apôtre de Jésus-Christ une
-âme vraiment chrétienne , si ces pratiques , si ces coutumes qu'autorise le
' 1 Cor.; 8.
46 SUQ LE SCANDALE.
monde et qui flattent mon amour-propre sont en moi des sujets do scan-
dale , quoi qu'allègue ma raison pour me les justifier, je veux me les inter-
dire : quelque innocentes qu'elles me paraissent , je les abhorre , je les dé-
teste, j'y renonce pour jamais : Si esca scandalizat fratrem meum, non
manducabo camem in œternum.
Voilà comment vous devez parler et raisonner, si vous raisonnez et si
vous parlez selon les principes de votre religion. Autrement (et c'est comme
je l'ai d'abord marqué, le second malheur de celui qui donne le scandale) ,
autrement, mon cher auditeur, vous vous chargez devant Dieu et devant
les hommes, non-seulement du crime particulier que vous commettez en
scandalisant votre frère , mais généralement de tous les crimes que commet
et que commettra celui que vous scandalisez.. Or qui peut creuser et me-
surer la profondeur de cet abîme? et, pour me servir de l'expression du
Saint-Esprit, quelle multitude d'abîmes ce seul abîme n'attire-t-il pas?
Abyssus abyssum invocat x. Qui pourrait en faire le dénombrement? et quel
autre que vous, ô mon Dieu, qui sondez les abîmes, les peut connaître?
Deus qui intuer ïs abyssos 2. De combien de péchés, par exemple, un mau-
vais conseil n'est-il pas la source? un conseil violent et injuste donné à un
homme puissant, et qui l'engage à satisfaire ou sa vengeance ou son am-
bition, quels maux ne cause- t-il pas? de quels désordres n'est-il pas suivi?
quelle propagation, si j'ose ainsi dire, et quelle multiplicité de crimes n'en-
traîne-t-il pas après lui? Vous êtes trop éclairés pour n'en pas voir les con-
séquences, et trop sensés pour n'en pas frémir. Or, il est de la foi que qui-
conque est auteur d'un tel conseil , au même temps qu'il l'a donné , sans
y contribuer autre chose que de l'avoir donné, s'est déjà rendu par avance
coupable de tous ces malheurs ; qu'il s'est fait malgré lui complice et ga-
rant, disons mieux, qu'il se trouve malgré lui solidairement chargé de
toutes les injustices de celui qui le suit et qui l'exécute. Que vos jugements,
Seigneur, sont incompréhensibles, et qu'il faut que les enfants des hommes
soient livrés à un sens bien réprouvé , quand ils oublient de si grandes et
de si terribles vérités !
Mais les péchés, me direz-vous, sont personnels; et Dieu, quoique re-
doutable dans ses jugements, semble nous rassurer par ses promesses, lors-
qu'il nous dit, dans l'Écriture, que l'âme qui péchera est la seule qui
mourra : Anima quœ peccaverit , ipsa morietur 3; c'est-à-dire que chacun
péchera pour soi ; que le fils ne répondra point de l'iniquité de son père ,
ni le père de l'iniquité de son fils : Filius non portabit iniquitatem pa-
trie 4; que quand il faudra comparaître devant le souverain tribunal, cha-
cun portera son propre fardeau, et non celui d'un autre : Unusquisque
onus mum portabit 5. J'en conviens, et je sais que ce sont là autant d'ora-
cles contenus dans la loi divine, et qui, suivant l'ordre de la justice, se
vérifieront à l'égard de tous les autres péchés ; mais exceptez-en le scandale :
pourquoi? parce que le scandale n'est pas un péché purement personnel ,
mais comme une espèce de péché originel qui , se communiquant et se ré-
pandant , infecte l'âme, non-seulement de son propre venin et de sa propre
« Psalm. 57. — 9 Daniel., 3. — ' Ezech., 18. — * Ibid, — * Galat., 6.
SUR LE SCANDALE. Ai
malice, mais de la malice encore de tous ceux à qui il s'étend et sur qui il
se répand. Exceptez, dis-je, de ces règles, l'homme scandaleux, qui, pé-
chant et pour soi et pour autrui , doit être jugé aussi hien pour autrui que
pour soi-même ; et la raison en est bien naturelle. Car si , selon la loi de
Dieu, celui qui pèche doit mourir; beaucoup plus, dit saint Chrysostome,
celui qui fait pécher, celui qui incite au péché, celui qui conseille le péché,
celui qui enseigne le péché, celui qui donne l'exemple du péché, celui qui
fournit les moyens et les occasions du péché, tout cela, en quoi consiste le
scandale, étant, sans contredit, plus punissable et plus digne de mort que
le péché même. Il est donc vrai que chacun portera son propre fardeau ;
mais pour vous , pécheur , par qui le scandale arrive , avec votre propre
fardeau vous porterez encore celui des autres; et quoique les autres, dont
vous porterez l'iniquité, n'en soient pas plus déchargés ni plus justifiés,
c'est ce fardeau de l'iniquité d'autrui qui achèvera de vous accabler.
Mais ces péchés, ajoutez-vous, ne m'ont pas même été connus. Connus
ou non, répond saint Jérôme, puisque votre péché en a été l'origine, ces
péchés des autres, par une fatalité inévitable, sont devenus vos propres
péchés. Vous n'avez pas su les désordres de ceux que vous scandalisez ;
mais pour ne les avoir pas sus, vous n'en avez pas moins été le principe.
Vous ne les avez pas sus, mais vous avez dû les savoir, mais vous avez dû
les craindre , mais vous avez dû les prévenir ; et c'est ce que vous avez né-
gligé : il n'en faudra pas davantage pour vous en faire porter toute la
peine.
Voilà pourquoi le plus saint des rois, dans la ferveur de sa pénitence,
demandait à Dieu qu'il lui fit particulièrement grâce sur deux sortes de
péchés dont les conséquences lui paraissaient infinies : les péchés cachés, et
les péchés d'autrui ; les péchés qu'il commettait lui-même sans le savoir, et
les péchés qu'il faisait commettre aux autres sans jamais se les imputer :
Delicta quis intelligit ? ab occultis meis munda me, et ab alienis parce
servo tuo1. Ah! Seigneur, s'écriait-il, quel est l'homme qui connaisse
toutes ses fautes? quel est l'homme qui s'applique à les connaître? quel est
l'homme qui, pour les pleurer et pour les expier, ait le don de les discerner ?
Delicta quis intelligit ? Purifiez-moi donc, mon Dieu, ajoutait-il, puri-
fiez-moi des péchés que mon orgueil me cache, de ceux que la dissipation
du monde m'empêche d'observer, de ceux dont le nuage de mes passions,
ou le voile de mon ignorance, me dérobent la vue : Ab occultis meis
munda me. Mais en même temps pardonnez-moi les péchés du prochain
dont je me suis rendu responsable, les péchés du prochain à quoi j'ai mal-
heureusement coopéré, les péchés du prochain dont ma scandaleuse con-
duite a été la source empoisonnée, les péchés du prochain que vous me
reprocherez un jour, et qui, joints aux miens propres, mettront le comble
à ce pesant fardeau que je grossis tous les jours, et sous lequel peut-être je
dois bientôt succomber: pardonnez-les-moi, Seigneur, et accordez-moi
que je prévienne par une exacte et une sévère pénitence le jugement ri-
goureux que vous en ferez: Et ab alienis parce servo tuo.
1 Psalm. 18.
48 SUR LE SCANDALE.
Sainte prière que l'esprit de Dieu suggérait à David, et dont je suis per-
suadé que l'usage ne serait pas moins nécessaire à la plupart de ceux qui
m'écoutent. Prière qu'une femme mondaine devrait faire tous les jours de
sa vie dans l'esprit d'une humble componction. Et quand je dis une femme
mondaine, je ne dis pas une femme sans religion, ni même une femme
sans règle, qui vit dans le libertinage et dans le désordre; mais je dis
une femme du monde qui, contente d'une spécieuse régularité dont le
monde se laisse éblouir , est toutefois bien éloignée de vouloir se gêner en
rien, ni s'assujétir à marcher dans la voie étroite de la loi de Dieu. Je dis
une femme du monde qui, se piquant d'être irrépréhensible dans l'essentiel,
ne laisse pas par mille agréments qu'elle se donne et qu'elle veut se
donner, d'être un scandale pour les âmes. Je dis une femme du monde
qui , sans être passionnée, ni attachée, n'est pas souvent moins criminelle
que celles qui le sont; et qui, avec la fausse gloire dont elle est si jalouse,
et dont elle sait tant se prévaloir, d'être à couvert de la censure et au-
dessus des faiblesses de son sexe, n'en est pas moins, par les péchés qu'elle
entretient, ennemie de Dieu. Prière qui serait déjà le commencement de sa
conversion, si, à l'exemple de David, elle disait chaque jour à Dieu : Ab
alienis parce ; pardonnez-moi, Seigneur, tant de péchés dont je me croyais
en vain justifiée devant vous, et que l'aveuglement de mon amour-propre
m'a fait jusqu'à présent envisager comme des péchés étrangers, mais dont
je commence aujourd'hui à sentir le poids. Pardonnez-moi toutes ces pen-
sées, pardonnez-moi tous ces désirs, pardonnez-moi tous ces sentiments
que j'ai fait naître par mes ajustements étudiés, par mes discours insi-
nuants , par mes manières engageantes , quoiqu'accompagnées d'ailleurs
d'une modestie que m'inspirait plutôt une fierté profane qu'une retenue
chrétienne: Ab alienis parce. Mais, Seigneur, si vous me les pardonnez,
puis-je me les pardonner à moi-même? et quelles bornes dois-je mettre à
ma pénitence, lorsque je n'ai pas seulement à satisfaire pour moi-même,
mais pour tant de pécheurs qui ne l'ont été et qui ne le sont encore que par
moi? Delicta qui s intelligit? ab occultis mets munda me, et ab alienis
parce servo tuo.
Ce langage, il est vrai, femmes mondaines, ne vous est guère ordinaire;
mais Dieu est le maître des cœurs, et quand il lui plaît, il donne bénédiction
à sa parole. Je sais que la conversion d'une âme scandaleuse est un grand
miracle dans l'ordre du salut; mais le bras du Seigneur n'est pas rac-
courci. Espérons tout de la grâce de Jésus-Christ: elle est plus forte que
le monde ; et quelque abondante que soit l'iniquité du monde, elle n'em-
pêchera pas l'accomplissement des desseins de Dieu. Il y aura dans cet au-
ditoire des âmes qui ne m'en croiront pas , et qui persisteront dans leurs
scandales. Il y aura des chrétiens lâches, qui, convaincus de leurs scan-
dales, n'auront pas la force d'y renoncer. Mais Dieu, parmi ces âmes lâ-
ches et ces âmes dures, a ses prédestinés et ses élus ; et peut-être, au mo-
ment que je dis ceci, en voit-il quelqu'une qui, efficacement persuadée de
la vérité que je viens de lui annoncer, est enfin résolue à retrancher de sa
personne, de sa conduite, de ses manières, de ses divertissements, de ses
Sl'R LE SCANDALE. 49
entretiens, de ses actions, tout ce qui peut être en quelque sorte contraire
à la pureté de sa religion, et à l'édification du prochain. Quand je n'en ga-
gnerais qu'une à Dieu, ne serais-je pas assez heureux? Quoi qu'il en soit,
mes chers auditeurs, voilà ce que l'Evangile nous apprend, et ce qu'il ne
nous est pas permis d'ignorer, puisque c'est un des articles les plus formels
de la foi que nous professons. Tout scandaleux est homicide des âmes qu'il
scandalise ; et tout scandaleux doit répondre à Dieu des crimes de ceux qu'il
scandalise : mais si le scandale absolument et en soi est un si grand mal,
que sera-ce du scandale causé par celui dont on doit attendre l'exemple?
Malheureux celui qui est auteur du scandale , mais doublement mal-
heureux celui qui le donne , lorsqu'il est spécialement obligé à donner
l'exemple : encore un moment de votre attention , c'est la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
îl n'y a point d'homme dans le monde qui , par la loi commune de la
charité, ne doive au prochain le bon exemple; et quand saint Paul éta-
blissait cette grande maxime qu'il donnait pour règle aux Romains : Unus-
quisque proximo suo placeat in bonum ad œdificationern i : que cha-
cun de vous fasse paraître son zèle pour le prochain en contribuant à son
édification , il est évident qu'il parlait en général , et sans nulle exception ,
ni de conditions, ni de rangs, ni de personnes. Mais il faut néanmoins
avouer qu'il y a sur cela même des engagements et des devoirs particu-
liers , et que , selon les divers rapports par où les hommes peuvent être
considérés dans la société humaine et dans la liaison qu'ils ont entre eux ,
les uns sont plus obligés que les autres à l'accomplissement de cette loi.
Ainsi, dans l'ordre de la nature, un père, en conséquence de ce qu'il est père,
doit-il donner l'exemple à ses enfants. Ainsi, dans l'ordre de la Providence,
un maître, et quiconque a le pouvoir en main, doit-il , par sa conduite et
par ses mœurs, édifier ceux qui lui doivent obéir. Ainsi, dans l'ordre de la
grâce , les prêtres et les ministres des autels doivent-ils , comme dit saint
Pierre, par la sainteté de leur vie, être les modèles et la forme du troupeau
de Jésus-Christ: Forma facii gregis ex animo*. Ainsi, dans la doctrine
de l'apôtre saint Paul, les serviteurs de Dieu par profession, en pratiquant
les bonnes œuvres, doivent-ils prendre singulièrement garde à être sincères
dans leur piété, et même, s'il se peut, exempts de tout reproche, pour fer-
mer la bouche aux impies, ou pour les attirer à Dieu, du moins pour ne les
pas scandaliser et ne les pas détourner des voies de Dieu : Sinccri, et sine
offensa 3. Ainsi les forts dans la foi, je veux dire les catholiques, doivent-
ils vivre parmi les faibles, c'est-à-dire parmi leurs frères, ou séparés en-
core ou nouvellement réunis, avec plus d'attention sur eux-mêmes, et plus
de vigilance et de précaution ; tout cela fondé sur les principes les plus so-
lides et les plus incontestables du christianisme.
Si donc, au préjudice de ses devoirs, le scandale vient de la même source
•d'où l'édification et le bon exemple auraient dû venir; ou pour m'expliquer
plus clairement, si celui qui, dans l'ordre de Dieu, a une obligation spé-
' Rom,, 15. — a 1 Petr., 5. -~ 3 Pliilipp., 1.
T. I, -4
r>0 SIR LE SCANDALE.
eialé d'édifier les autres est le premier à les scandaliser, ah ! Chrétiens .
c'est ce qui met le comble à la malédiction du Fils de Dieu, et c'est alors
qu'il faut doublement s'écrier avec lui : Vœ autem hùmini Mi: malheur à
cet homme ! Pourquoi? parce que c'est alors, dit saint Ghrysostome, que le
scandale est plus contagieux, et qu'il fait dans les âmes de plus promptes
et de plus profondes impressions ; parce que c'est alors qu'il est plus difficile
de s'en préserver; parce que c'est alors que l'impiété en tire un plus grand
avantage , et que la licence et le relâchement s'en font un titre plus spé-
cieux, non-seulement de possession, mais de prescription. Appliquez-vous
à cette seconde vérité, et n'en attendez point d'autre preuve que l'induction
simple, mais vive et touchante, que j'en vais faire, en me réduisant à ces es-
pèces de scandale que je viens de vous proposer.
Car quel est, mes chers auditeurs, le crime d'un père, qui déshonorant sa
qualité de chrétien, et non moins indigne du nom de père qu'il porte,
scandalise lui-môme ses enfants et les corrompt par ses exemples? C'était à
lui, comme père , à les former aux exercices de la religion , et c'est lui au
contraire qui par ses discours impies, par ses railleries au moins impru-
dentes sur nos mystères, par son éloignement des choses saintes, par son
opposition affectée à tout ce qui s'appelle œuvres de piété, en un mot, par
sa vie toute païenne, leur communique son libertinage et son esprit d'irré-
ligion. C'était à lui, par son devoir de père, à corriger les emportements de
leur jeunesse, et à réprimer les saillies de leurs passions; et c'est lui-même
(fui les autorise par des emportements encore plus honteux dans un âge»
aussi avancé que le sien, et par des passions encore plus folles et plus in-
sensées. C'était à lui à régler leurs mœurs, et c'est lui-môme qui , par des
débauches dont ils ne sont que trop instruits, et qu'il n'a pas même soin de
leur cacher, semhle avoir entrepris de les entraîner et de les plonger dans
les plus infâmes dérèglements. A combien de pères dans le christianisme, et
peut-être à combien de ceux qui m'écoutent, ce caractère ne convient-il
pas? On ne se contente pas d'être libertin, on fait de ses enfants, par l'édu-
cation qu'on leur donne, une succession et une génération de libertins :
on n'a sur eux de l'autorité que pour contribuer plus efficacement à leur
perte; on n'est leur père que pour leur transmettre ses vices, que pour leur
inspirer son ambition, que pour leur faire sucer avec le lait le fiel de ses ini-
mitiés , que pour les engager dans ses injustices, en leur laissant pour héri-
tage des biens mal acquis. Ne vaudrait-il pas mieux, dit saint Chrysostome,
les avoir étouffés dès le berceau? Et si nous avons horreur de ces peuples
infidèles qui, par une superstition barbare, immolaient leurs enfants à
leurs idoles, en devons-nous moins avoir de ceux qui, au mépris du vrai
Dieu, à qui ils savent que leurs enfants sont consacrés par la grâce du bap-
tême, les sacrifient au démon du siècle, dont ils sont eux-mêmes possédés?
Tel est , par la même raison , le désordre d'une mère mondaine, qui,
chargée de l'obligation d'élever, dans la personne de ses filles, des servantes
de Dieu et des épouses de Jésus-Christ , est assez aveugle (disons mieux ,
et souffrez ces expressions), est assez cruelle pour en faire des victimes de
Satan et des esclaves de la vanité du monde; qui. sous ombre de leur ap-
SUB LT? SCANDALE. 5 1
prendre la science du monde , leur apprend celle de se damner, qui leur
en montre le chemin , et, qui détruit par ses exemples toutes les leçons de
vertu qu'elle sait si bien d'ailleurs leur taire par ses paroles. Car, malgré
les scandales qu'on leur donne, on prétend encore avoir droit de leur faire
des leçons ; à quelque liberté que l'on se porte , et quelque commerce , ou
suspect, ou môme déclaré, que l'on entretienne en vertu du titre de mère ,
on ne laisse pas de prêcher à une fille la régularité , et d'exiger d'elle la
modestie et la retenue; on veut qu'elle soit souple et docile, tandis que l'on
s'émancipe et que l'on secoue le joug de ses devoirs les plus essentiels.
Mais c'est en cela môme que consiste l'espèce de scandale que je combats;
car quelle force peut avoir ce zèle, quoique maternel, quand l'exemple ne
le soutient pas, ou plutôt quand l'exemple l'anéantit? et de quel effet peu-
vent être les instructions et les remontrances d'une mère dont la réputa-
tion est ou décriée ou douteuse , à une fille qui n'a plus la simplicité de la
colombe, et qui, à force d'ouvrir les yeux, est peut-être devenue aussi clair-
voyante et aussi pénétrante que le serpent?
Quel est le crime d'un maître, d'un chef de famille, qui sans se souvenir
de ce qu'il est, et s'oubliant lui-même, ou qui, abusant de son pouvoir, et
renversant tout l'ordre de la Providence divine, devient le corrupteur de
ceux dont il devait être le guide et le sauveur? Saint Paul ne croyait point
outrer les choses, et en effet ne les outrait pas, quand il disait que quicon-
que n'a pas soin du salut des siens, et particulièrement de ses domestiques,
a renoncé la foi, et est pire qu'un infidèle. Parole courte, mais énergique,
dont je me promettrais bien plus pour la réformation et la sanctification de
vos mœurs que de tous les discours, si vous vouliez , mon cher auditeur,
vous appliquer sérieusement à la méditer : Si qui» siiorum, et maxime
domesticontm, curamnon habet, fîdem negavit, et est infidell deteriorK
Mais si saint Paul parlait ainsi des maîtres peu soigneux et peu vigilants,
comment aurait-il parlé des maîtres scandaleux? et s'il traitait d'apostasie
la simple négligence ou le simple oubli de ce que doit un maître , comme
chrétien, à ceux de sa maison, quel nom aurait-il donné à celui qui, bien
loin de veiller sur eux et de s'intéresser pour leur salut, dont il est, comme
maître, responsable à Dieu, les pervertit lui-même, et est une des causes les
plus prochaines de leur réprobation?
C'est néanmoins ce que nous voyons tous les jours, et ce que nous voyons
avec douleur et avec gémissement. Car il faut , homme du siècle qui m'é-
coutez (supportez-moi, parce que j'ai pour vous un zèle de Dieu qui me
presse et qui m'oblige à m expliquer), il faut que ce domestique , qui vous
est attaché et qui craint peu de se damner pourvu qu'il vous plaise, et que
par là il fasse avec vous une misérable fortune, il faut qu'il soit l'instrument
et le complice de votre iniquité, quand vous l'employez à des ministères que
le respect du à cet auditoire, et à la chaire où je parle, m'empêche de vous
représenter dans toute leur indignité. Scandale abominable , et pour lequel
j'aurais droit cent fois de me récrier sur vous : Vœ autem homini itli :
malheur à ce grand, malheur à ce maître! ïl faut, femme chrétienne^ si
' 1 Timoih., 5.
T)2 sur le scandale.
toutefois, dans la vie que vous menez, vous vous piquez encore de l'être : il
faut que cette lille qui vous sert , que cette fille , sans vice et sans reproche
lorsqu'elle s'est donnée à vous, apprenne de vous à connaître ce qu'elle de-
vait éternellement ignorer ; il faut qu'elle soit la confidente de vos intrigues,
et qu'elle y participe malgré elle, quand vous exigez d'elle des services où
son obéissance fait son crime. Dieu, en vous la confiant, vous avait établie
la tutrice de son innocence, et c'est avec vous qu'elle la perd. Votre maison
lui devait être une école de sagesse et d'honneur, et c'est là que vous lui
enseignez à déposer toute pudeur. C'était une àme vertueuse et bien née ;
et bientôt , par le malheureux engagement de sa conscience avec la vôtre,
toutes ses bonnes inclinations sont étouffées, et tous ses principes de vertu
détruits. Qu'aurez-vous à répondre à Dieu, quand il vous la produira dans son
jugement, couverte de vos péchés, et quand vous la verrez dans l'enfer com-
pagne inséparable de votre peine? Ne vous offensez pas de la véhémence
avec laquelle il vous parait que j'en parle; peut-être ne fut-elle jamais plus
nécessaire. Mais, sans rien dire davantage de ces scandales, qui vont jus-
qu'à rendre ceux qui vous servent les complices de vos désordres, que ne
peut point et que ne fait point sur eux votre seul exemple, lors môme que
vous y pensez le moins et que vous le voulez moins ? Car de croire que
votre conduite leur soit inconnue et qu'elle demeure secrète pour eux: abus,
Chrétiens ; cela ne peut être, et ne fut jamais. Autant de domestiques que
vous avez, ce sont autant de témoins de votre vie ; et non-seulement autant
de témoins, mais autant de censeurs qui vous éclairent , qui vous obser-
vent, et qui vous rendent toute la justice que vous méritez.
Quel est le crime de ces ministres du Seigneur, qui, honorés du plus sa-
cré caractère , et engagés dans les plus saintes fonctions du sacerdoce , les
profanent par une vie séculière et mondaine , pour ne pas dire impure et
licencieuse, et en font rejaillir le scandale jusque sur leur état et sur leur
ministère? Ils devaient être, selon Jésus-Christ, le sel de la terre ; et c'est
par eux, dit saint Grégoire pape, que la terre se corrompt; ils devaient être
la lumière du monde, et ils ne luisent que pour exposer au monde avec
plus d'évidence les taches qu'on remarque en eux , et dont on rougit pour
eux ; ils devaient être et ils sont en effet cette ville située sur la montagne,
et ils semblent n'être élevés que pour faire voir de plus haut des dérègle-
ments qui jettent les peuples clans la surprise et dans le trouble , et qui les
«ouvrent eux-mêmes d'ignominie et d'opprobre. C'est ce qui excitait contre
eux l'indignation de Dieu, et ce qui l'obligeait à leur dire par un de ses
prophètes ce que je n'oserais pas leur appliquer, si je ne parlais après
Dieu et de la part de Dieu, à qui seul il appartenait de leur faire des repro-
ches si pressants , et en des termes si forts. Mais puisqu' étant ce que je
suis, ce langage de Dieu me touche moi-même, et que je dois y prendre part;
puisque c'est une leçon que je me fais à moi-même et qui me convient, je
ne craindrai pas de leur faire entendre aujourd'hui la voix du Seigneur ,
en leur adressant ces paroles de Malachie : Et nunc ad vos mandatum hoc,
6 wcerdotes ': maintenant donc, leur disait le Dieu d'Israël, "prêtres et mi—
1 Malach., 2.
SUR LE SCANDALE. 513
nistres de mes autels, écoutez-moi, et jugez-vous. Je vous avais établis dans
mon Eglise pour l'édifier et pour la sanctifier ; je vous avais donné le soin
du troupeau , afin que vous en fussiez les pasteurs ; comme vos lèvres
étaient les dépositaires de la science, vos oeuvres devaient être la règle des
mœurs et de la vraie piété. Cependant, infidèles aux obligations les plus
étroites et les plus indispensables que je vous avais imposées, vous vous
êtes écartés de la droite voie que vous enseigniez et que vous deviez ensei-
gner aux autres ; vous vous êtes volontairement égarés, et, en vous égarant,
vous en avez égaré plusieurs avec vous : Vos autem recessistis de
via, et scandalizastis plurimos in lege l. De là quelle suite? Ah! Chré-
tiens, c'est ce que j'oserais encore moins penser et leur déclarer, si Dieu ne
l'ajoutait pas : Propter quod et ego dedi vos contemptibiles, et humiles
omnibus populis % : c'est pourquoi, concluait le Seigneur, tout pasteurs des
âmes et tout ministres que vous êtes de mes autels, je vous ai rendus vils
et méprisables aux yeux de tous les peuples ; votre vie, ou plutôt les scan-
dales de votre vie, vous ont dégradés dans leur estime, et vous êtes devenus
l'objet de leur censure. N'est-ce pas ainsi que tant de ministres du Dieu vi-
vant éprouvent à la lettre la malheureuse destinée de ce sel de la terre , à
quoi Jésus-Christ les a comparés? Car qu'en fait-on de ce sel, reprenait le
Sauveur du monde, quand il est une fois corrompu? on le foule aux pieds:
Quod si scd evanuerit ad nihilum valet, nisi ut conculcetur ab homini-
bus 3. En effet, par une juste punition de Dieu, qui ne veut pas que cette
métaphore de l'Evangile ne soit qu'une vaine figure, et qui permet que la
prédiction de Malachie s'accomplisse visiblement, qu'y a-t-il clans le monde
de plus méprisé qu'un prêtre scandaleux? A Dieu ne plaise, mes chers au-
diteurs, que je prétende par là justifier le mépris que vous en faites, ni que
je veuille autoriser les conséquences que vous avez coutume d'en tirer !
Quand je parle des scandales causés par les ministres du Seigneur, je vous
en parle pour votre instruction, et non pas pour leur confusion ; je vous en
parle pour en arrêter les pernicieux effets ; je vous en parle afin que ces
scandales ne soient pas pour vous des tentations dangereuses , que vous
n'en soyez pas troublés, que le fondement même de votre foi n'en soit pas
ébranlé, et que le libertinage ne s'en prévale pas. Car je sais jusqu'à quel
point il s'en prévaut tous les jours ; je sais quelle impression la vie des ecclé-
siastiques scandaleux fait sur vos esprits ; je sais combien elle contribue à
endurcir vos cœurs, et que leurs mauvais exemples, ou, pour mieux dire, que
vos raisonnements encore plus mauvais sur leurs mœurs et sur leurs exem-
ples, sont un des plus grands obstacles du salut que vous ayez à surmonter.
Mais , pour finir cet article important par la morale de notre évangile ,
malheur à vous, si vous vous faites un sujet de scandale , non plus abso-
lument de Jésus-Christ, mais de Jésus-Christ dans la personne de ses mi-
nistres , tout indignes qu'ils peuvent être de leur ministère , puisqu'en ce
sens il est encore vrai qu'heureux est l'homme qui ne sera point scandalisé
de lui : Et beatus qui non fuerit scandalizatus in rue! Malheur, si vous
vous laissez entraîner à ce scandale, et si, tout contagieux qu'il est, vous
' Malach., 2. — 2 Ibicl. — ^ Matth., 5.
51 SUR LE SCANDALE.
ne savez pas vous garantir de sa malignité et de sa contagion ! Pourquoi?
parce que le Sauveur du inonde, qui a si bien su prévoir tout et pourvoir
à tout, vous a donné, pour le combattre et pour le vaincre, des préservatifs
qui vous rendront éternellement inexcusables , si vous n'en usez pas. Car
premièrement , il vous a avertis que ce scandale arriverait , afin que vous
n'en fussiez pas surpris. Secondement, il vous a lui-même marqué la con-
duite que vous avez à tenir, quand ces ministres assis sur la chaire de
Moïse manqueraient à vous donner l'édification qu'ils vous doivent. Il vous
a dit qu'alors il fallait vous attacher à la pureté de leur doctrine, et non pas
à la corruption de leurs mœurs ; que vous seriez jugés sur les vérités qu'ils
vous auraient annoncées, et non pas sur la vie qu'ils auraient menée : que
vous deviez les écouter, et non pas les imiter; obéir à leurs ordres, et non
pas faire selon leurs œuvres ; et qu'étant au reste ses ministres , qu'exer-
çant en son nom une puissance et une autorité légitime, malgré leurs
désordres, ou vrais, ou prétendus, il ne vous était point permis de les mé-
priser, parce que vos mépris retomberaient sur le maître qui les a envoyés :
Qui vos spernit me spernit x .
Que dirai -je maintenant de ceux que j'ai appelés les forts dans la foi ,
parce qu'ils sont nés et qu'ils ont été élevés dans le sein de l'Eglise catho-
lique? Sont-ils excusables, lorsqu'au lieu de seconder le zèle de tant de
saints ouvriers , et de contribuer à ramener ceux de nos frères qui se trou-
vent encore malheureusement engagés dans l'erreur, ou à confirmer ceux
dont la foi , même après leur conversion , est encore chancelante , ils ne
servent, au contraire, par leurs exemples, ou qu'à les éloigner davantage
de nous, ou qu'à les replonger dans leur premier aveuglement? Car ce
sont , mes chers auditeurs , avouons-le à notre honte , et profitons enfin
une fois de la vue que Dieu nous en donne , ce sont nos mauvais exemples
qui empêchent le parfait retour de tant de personnes que le malheur de leur
naissance a séparées de notre communion , ou qui s'y sont nouvellement
réunies. S'ils ont tant de peine, ou à revenir, ou à demeurer parmi nous,
n'en cherchons point d'autres raisons que nos relâchements , que nos dés-
ordres , que nos impiétés dans l'exercice même du culte que nous profes-
sons. S'ils nous voyaient aussi sincères et aussi fervents catholiques que
notre devoir et le nom que nous portons nous oblige à l'être , ils le devien-
draient eux-mêmes comme nous. Ce qui les fortifie dans leurs préjugés ,
c'est la monstrueuse opposition que nous leur donnons lieu d'observer entre
nos actions et notre créance. Que pensent-ils et que peuvent-ils penser,
quand ils sont témoins de la manière dont nous assistons à l'auguste sacri-
fice du corps de Jésus-Christ? Cela seul n'est-il pas capable de détruire dans
leurs esprits et dans leurs cœurs toutes les bonnes dispositions qu'ils pour-
raient avoir à en croire la réalité? Cela seul (car c'est ainsi qu'ils s'en expli-
quent) ne les fait-il pas douter si nous la croyons bien nous-mêmes, et s'il
ne leur est pas plus avantageux de ne la point croire du tout , que de se
rendre coupables de telles profanations? Quelque zèle que nous fassions
paraître pour l'entière extinction du schisme, ils ne sauraient se persuader
' Luc, 10.
SUR LE SCANDALE. ,),>
que nous soyons bien convaincus de la présence de notre Dieu dans son
adorable sacrement, tandis qu'ils voient eux-mêmes les scandaleuses irré-
vérences qui se commettent dans nos églises et à la face de nos autels. Ils
tirent de là des preuves contre nous, dont ils sont d'autant plus touchés
qu'elles sont plus sensibles.
C'est donc à nous de faire cesser ce scandale, comme bien d'autres que
l'hérésie, si vous voulez, avec malignité, mais peut-être avec vérité, nous
a de tout temps reprochés; et voilà le grand secret pour achever dans nos
frères l'œuvre de Dieu ; voilà l'aimable violence que l'Evangile nous permet
de leur faire, pour les forcer, si je l'ose dire, à rentrer promptement dans
la maison de Dieu. Edifions-les par nos exemples : sans tant de discours ,
nous les convertirons. Montrons-leur, par notre conduite, qu'il y a entre
ce que nous croyons et ce que nous pratiquons , une pleine conformité : ils
ne nous résisteront pas. Honorons notre foi par nos mœurs; honorons par
notre modestie et notre piété le grand sacrifice de notre religion. Le seul
motif que nous propose David doit nous y engager : Nequando dicant
gentes : Ubi est Deus eorum *? de peur que les nations ne demandent ou
qu'elles n'aient sujet de demander : Où est leur Dieu? et s'il est là où ils
font profession de le reconnaître , comment ne l'y adorent-ils? ou même
comment vont-ils tous les jours l'y déshonorer, l'y insulter, l'y outrager?
Enfin , que dirai-je de ceux qui , déclarés pour la piété et fidèles à en pra-
tiquer les œuvres , y laissent d'ailleurs glisser et apercevoir des défauts dont
les libertins se prévalent contre la piété même? Car le inonde, quoiqu'impie
et libertin , veut que les serviteurs de Dieu soient irréprochables ; il veut
que leur vie soit à l'épreuve de la censure, et qu'il n'y ait rien dans leur
conduite qui démente leur profession. S'ils ne répondent pas là-dessus à
l'attente du monde; s'ils deviennent hommes comme les autres, et que leur
piété ne soit pas exempte des faiblesses ordinaires; s'ils mêlent avec la dévo-
tion le dérèglement de leurs passions , le raffinement de leurs vengeances ,
le faux zèle de leurs intérêts, les vues et les intrigues de leur ambition , la
vivacité de leur humeur, l'intempérance de leur langue; si l'on voit un
dévot délicat sur le point d'honneur, jaloux, avare, injuste, médisant,
double et de mauvaise foi, n'est-ce pas un triomphe pour le libertinage, et
comme un droit qui l'autorise? Je sais que le monde, en censurant la dévo-
tion, lui fait souvent injustice : mais c'est pour cela même, reprend saint
Chrysostomc, que ceux qui veulent servir Dieu en esprit et en vérité doi-
vent se rendre plus exacts et plus réguliers; qu'ils doivent se préserver
avec plus de soin des moindres fautes; que, selon l'avertissement de saint
Paul, ils doivent par là fermer la bouche aux impies. En sorte, disait cet
apôtre aux premiers chrétiens, que nos ennemis n'aient rien à dire de
nous ; en sorte que le nom du Seigneur ne soit point blasphémé , ni son
culte avili ; en sorte que notre religion, ou que Dieu dans notre religion,
soit glorifié : Ut is qui ex adverso est vereatur, nihil habens malum dicere
de nobis 2.
Concluons, mes chers auditeurs, et pour recueillir en deux mots tout le
' Psalm. U3. — *Tîu, 2.
56 SUR LE SCANDALE.
fruit de ces grandes vérités, mettons-nous en garde contre les scandales
qu'on peut nous donner ; mais ayons encore plus de soin nous-mêmes de
ne scandaliser jamais les autres. Disons tous les jours à Dieu, comme David:
Custodi me à scandalis operantium iniquitatem x : préservez-moi , Sei-
gneur, des hommes scandaleux , de ces pécheurs qui commettent ouverte-
ment l'iniquité ; mais ne soyons pas aussi nous-mêmes de ce nombre. Si
notre prochain est pour nous une occasion de chute , observons les saintes
règles que Jésus-Christ nous a prescrites; et, n'épargnant ni l'œil, ni la
main qui nous scandalise, arrachons l'un et coupons l'autre; c'est-à-dire,
quelque violence qu'il nous en coûte , séparons-nous de ce que nous avons
de plus cher, plutôt que de perdre notre âme ; mais gardons-nous aussi
d'engager le prochain dans la voie de perdition , parce qu'en le perdant avec
nous, nous sommes doublement coupables, et doublement enfants de colère.
Et vous surtout que Dieu a distingués, qu'il a élevés dans le monde, appli-
quez-vous cette morale , et souvenez-vous que votre élévation même vous
impose un devoir particulier, et une obligation d'autant plus étroite d'édi-
fier le monde , qu'il y a plus à craindre que vos exemples n'entraînent les
faibles. Car qui peut y résister, et où sont les âmes solides qui se roidissent
et qui tiennent ferme contre ce torrent? Souvenez-vous de cette parole de
Jésus-Christ: Sic luceat lux vestra coràm hominibus, ut videant opéra
vcstra bona 2; faites que votre lumière brille aux yeux des hommes , afin
que les hommes, édifiés de votre conduite et accoutumés à vous suivre, se
trouvent réduits à l'heureuse nécessité de fuir le mal, et à la nécessité encore
plus heureuse de faire le bien. N'oubliez jamais que c'est à vous de purge?
le monde des scandales qui y régnent, et que Dieu pour cela vous a choisis
et placés sur la tête des autres. Ah! Seigneur , que ne puis-je faire aujour-
d'hui dans cet auditoire et dans cette cour ce que feront les anges dans le
dernier jugement! Une des commissions que vous leur donnerez sera de ra-
masser et de jeter hors de votre royaume tous les scandales qui s'y trouve-
ront : Et mittet angelos suos, et colligent de regno ejus omnia scandala*.
Que ne puis-je les prévenir! que ne puis-je par avance exécuter l'ordre
qu'ils recevront alors de vous ! que ne puis-je dès maintenant, pour bannir
tous les scandales , délivrer votre Eglise de tous les scandaleux , non pas
comme vos anges exterminateurs , en les réprouvant de votre part , mais
comme prédicateur de votre Evangile , en les convertissant , en les sancti-
fiant ! Il ne tient qu'à vous , mes chers auditeurs , que mes vœux ne soient
accomplis. Il y va de votre intérêt, et de votre plus grand intérêt, puisqu'il
y va de votre salut, et du bonheur éternel que je vous souhaite, etc.
« l'salm. 140, — 7 Matlh., 5. — * Ibiil, 13.
SUR IX FAUSSE CONSCIENCE. 57
SERMON POUR LE TROISIÈME DIMANCHE DE L'AVENT.
SUIi LA FAUSSE CONSCIENCE.
Dixerunt ergo ci : Quis es? ut responsum clernus his qui miserunt nos. Quid dicis de te ipso?
Ait: Ejo vox clamantis in deserto : Dirijite viam Domini.
Les Juifs députes de la Synagogue dirent donc à Jean-Baptiste : Qui êics-vous? afin que
nous mussions rendre réponse à ceux qui nous ont envoyés Que dites-vous de vous-même?
Je suis, répondit-il , la voix de celui qui cric dans le désert : Préparez la voie du Seigneur, et
la rendez droite. Saint Jean , cl). 1.
SlRE,
Ce n'était pas une petite gloire à saint Jean d'avoir été choisi de Dieu
pour préparer dans les esprits et dans les cœurs des hommes les voies du
Messie, dont il annonçait la venue ; et quand ce grand Saint aurait entre-
pris de ramasser tous les éloges qui convenaient et à sa personne et à son
ministère , il n'y aurait jamais mieux réussi qu'en laissant parler son hu-
milité, qui lui rend aujourd'hui, malgré lui-même, ce témoignage si avan-
tageux: Ego vox clamantis1. Je suis la voix de celui qui crie. Car, pour
être cette voix du précurseur, il fallait être non-seulement prophète et plus
que prophète, mais un ange sur la terre, puisque c'est de lui, suivant l'expli-
cation même du Sauveur du monde, que Dieu, parMalachie, et en parlant
à son Fils , avait dit autrefois : J'enverrai devant vous mon ange, qui vous
préparera les voies : Hic est enim de quo scriptum est : Ecce ego mitto
Àngelum meum, qui preparabit viam tuam ante te 8.
Quoique je ne sois ni ange ni prophète , Dieu veut, mes chers auditeurs,
que je rende à Jésus-Christ le même office que saint Jean , et qu'à l'exem-
ple de ce glorieux précurseur , je vous crie , non plus comme lui dans le
désert, mais au milieu de la cour: Dirigite viam Domini 3. Chrétiens qui
m'écoutez, voici votre Dieu qui approche , disposez-vous à le recevoir , et ,
puisqu'il veut être prévenu, commencez dès maintenant à lui préparer dans
vous-mêmes cette voie bienheureuse qui doit le conduire à vous, et vous
conduire à lui. C'est pour cela que Jean-Baptiste fut envoyé dans la Judée ;
et c'est pour cela même que je parais ici : c'est, dis-je, pour vous apprendre
quelle est cette voie du Seigneur si éloignée des voies du monde. Il est de
la foi que c'est une voie sainte : et malheur à moi si je vous en donnais
jamais une autre idée! Mais il s'agit de savoir quelle est cette voie sainte
où nous devons marcher ; il s'agit de connaître en même temps la voie qui
lui est opposée, afin de nous en détourner. Et voilà ce que j'ai entrepris
de vous montrer , après que nous aurons imploré le secours du ciel , en
adressant à Marie la prière ordinaire. Ave, Maria.
Ne cherchons point hors de nous-mêmes l'éclaircissement des paroles de
notre évangile. Ces voies du Seigneur, que nous devons préparer, ce sont
1 Joan., 1. — 2 Maltli , 1 J . — 3 Joan., 1,
B8 St R LA FAUSsK CONSCIENCE.
nos consciences. Ces voies droites, que nous devons suivre, pour nous met-
tre en état de recevoir Jésus-Christ, ce sont nos consciences réglées selon la
loi de Dieu. Ces voies obliques que nous sommes obligés de redresser, ce
sont nos consciences perverties et corrompues par les fausses maximes du
monde. Cette voie trompeuse dont les issues aboutissent à la mort, c'est la
conscience aveugle et erronée que se fait le pécheur. Cette voie sûre et in-
faillible qui conduit à la vie, c'est la conscience exacte et timorée que se fait
l'homme chrétien. Tel est, mes chers auditeurs , tout le mystère de la pré-
dication de saint Jean: Dirigite viam Domini.
Nos consciences sont nos voies , puisque c'est par elles que nous mar-
chons, que nous avançons ou que nous nous égarons. Ce sont les voies du
Seigneur , puisque c'est par elles que nous cherchons le Seigneur et que
nous le trouvons. Ces voies sont en nous, puisque nos consciences sont une
partie de nous-mêmes , et ce qu'il y a de plus intime dans nous-mêmes.
C'est à nous à les préparer, puisque c'est pour cela, dit l'Ecriture, que Dieu
nous a mis dans les mains de notre conseil. Jugez si le précurseur de Jésus-
Christ n'avait donc pas raison de dire aux Juifs: Dirigite viam Domini;
préparez la voie du Seigneur.
Or, pour vous aider à profiter d'une instruction si importante, mon des-
sein est de vous découvrir aujourd'hui le désordre de la fausse conscience,
qui est cette voie réprouvée et directement opposée à la voie du Seigneur.
Je veux, s'il m'est possible, vous en préserver, en vous montrant combien
il est aisé de se faire dans le monde une fausse conscience , combien il est
dangereux, ou, pour mieux dire, pernicieux, d'agir selon les principes d'une
fausse conscience; enfin, combien devant Dieu il est inutile d'apporter pour
excuse de nos égarements une fausse conscience. Trois propositions dont je
vous prie de comprendre l'ordre et la suite, parce qu'elles vont faire tout
le partage de ce discours. Fausse conscience aisée à former, c'est la pre-
mière partie. Fausse conscience dangereuse à suivre, c'est la seconde
Fausse conscience , excuse frivole pour se justifier devant Dieu , c'es!, la
troisième. Dans le premier point, je vous découvrirai la source et l'origine
de la fausse conscience. Dans le second, je vous en ferai remarquer les
pernicieux effets ; et dans le dernier , je vous détromperai de l'erreur où
vous pourriez être que la fausse conscience dut vous servir un jour d'ex-
cuse devant le tribunal de Dieu. Le sujet mérite toute votre' attention.
PREMIÈRE PARTIE.
Si la loi de Dieu était la seule règle de nos actions , et s'il se pouvait
faire que notre vie roulât uniquement sur le principe de cette première et
essentielle loi dont Dieu est l'auteur, on pourrait dire, Chrétiens, qu'il n'y
aurait plus de pécheurs dans le monde, et que dès là nous serions tous non-
seulement parfaits, mais impeccables. Nos erreurs, nos désordres, nos éga-
rements dans la voie du salut , viennent de ce qu'outre la loi de Dieu , il
y a encore une autre règle d'où dépend la droiture de nos actions , et que
nous devons suivre ; ou plutôt , de ce que la loi de Dieu, qui est la règle
générale de toutes les actions des hommes, nous doit être appliquée en par-
SUR LA FAUSSE CONSCIENCE. 51)
ticulier par une autre règle encore plus prochaine et plus immédiate, qui
est la conscience. Car qu'est-ce que la conscience? le Docteur angélique saint
Thomas nous l'apprend en deux mots. C'est l'application que chacun se
l'ait à soi-même de la loi de Dieu. Or, vous le savez, et il est impossible
que l'expérience ne vous en ait convaincus , chacun se fait l'application de
cette loi de Dieu selon ses vues , selon ses lumières , selon le caractère de
son esprit ; je dis plus , selon les mouvements secrets et la disposition pré-
sente de son cœur. D'où il arrive que cette loi divine mal appliquée, bien
loin d'être toujours dans la pratique une règle sûre pour nous, soit du bien
que nous devons faire, soit du mal que nous devons éviter, contre l'inten-
tion de Dieu même, nous sert très-souvent d'une fausse règle dont nous
abusons et dont nous nous autorisons, tantôt pour commettre le mal, tan-
tôt pour manquer aux obligations les plus inviolables de faire le bien. En-
trez , s'il vous plaît, dans ma pensée, et tâchez d'approfondir avec moi
ce mystère important.
Il est vrai , Chrétiens , la loi de Dieu , absolument considérée , est en
elle-même , et par rapport à Dieu qui est son principe , une loi simple et
uniforme, une loi invariable et inaltérable, une loi, comme parle le Pro-
phète royal, sainte et irrépréhensible : Lex Domini immacula ta l. Mais
la loi de Dieu entendue par l'homme, expliquée par l'homme, tournée
selon l'esprit de l'homme, enfin réduite à la conscience de Fhomme, y
prend autant de formes différentes qu'il y a de différents esprits et de
consciences différentes, s'y trouve aussi sujette au changement que le
même homme qui l'observe, ou qui se pique de l'observer, est lui-même,
par son inconstance naturelle, sujet à changer: le dirai -je? y devient aussi
susceptible, non-seulement d'imperfection, mais de corruption, que nous
le sommes nous-mêmes dans l'abus que nous en faisons, lors même que
nous croyons nous conduire et agir par elle. C'est la loi de Dieu, j'en con-
viens ; mais celui-ci l'interprète d'une façon , celui-là de l'autre ; et par
là elle n'a plus dans nous ce caractère de simplicité et d'uniformité. C'est
la loi de Dieu ; mais, selon les divers états où nous nous trouvons , nous la
resserrons aujourd'hui , et demain nous l'élargissons ; aujourd'hui nous
la prenons dans toute sa rigueur, et demain nous y apportons des adou-
cissements; et par là elle n'a plus à notre égard de stabilité. C'est la loi de
Dieu, mais, par nos vains raisonnements, nous l'accommodons à nos opi-
nions , à nos inclinations mauvaises et dépravées , et par là nous faisons
qu'elle dégénère de sa pureté et de sa sainteté. En un mot, toute loi de
Dieu qu'elle est, par l'intime liaison qu'il y a entre elle et la conscience
des hommes , elle ne laisse pas en ce sens d'être mêlée et confondue avec
leur iniquité. Parlons encore plus clairement dans un sujet qui ne peut
être assez développé.
De quelque manière que l'on vive dans le monde, chacun s'y fait une
conscience; et j'avoue qu'il est nécessaire de s'en former une. Car, comme
dit fort bien le grand Apôtre, tout ce qui ne se fait pas selon la conscience
est péché : Omne quod non est ex fide, peccatum est 2. Or, par ce terme ,
• Psalm. 18. — * Kom.. 14.
60 SUR LA FAUSSE CONSCIENCE.
fide , saint Paul entendait la conscience , et non pas simplement la foi ;
ou, si vous voulez, il réduisait la foi pratique à la conscience. Tel est le
sentiment des Pères , et la suite même du passage le montre évidemment.
C'est-à-dire qu'il faut une conscience pour ne pécher pas, et que quiconque
agit sans conscience, ou agit contre sa conscience, quoi qu'il fasse, fit-il
même le bien, pèche en le faisant. Mais il ne s'ensuit pas de là que, par
la raison des contraires , tout ce qui est selon la conscience soit exempt de
péché. Car voici , mes chers auditeurs, le secret que je vous apprends , et
que vous ne pouvez ignorer sans ignorer votre religion : comme toute con-
science n'est pas droite , tout ce qui est selon la conscience n'est pas tou-
jours droit. Je m'explique : comme il y a des consciences de mauvaise foi ,
des consciences corrompues, des consciences, pour me servir du terme de
l'Écriture, cautérisées: Cauteriatam habentium conscientiam l , c'est-à-
dire des consciences noircies de crimes , et dont le fond n'est que péché ,
ce qui se fait selon ces consciences ne peut pas être meilleur, ni avoir d'au-
tres qualités que ces consciences mêmes. On peut donc agir selon la con-
science , et néanmoins pécher ; et , ce qui est bien plus étonnant , on peut
pécher en cela même et pour cela même qu'on agit selon sa conscience ,
parce qu'il y a certaines consciences selon lesquelles il n'est jamais permis
d'agir, et qui, infectées du péché, ne peuvent enfanter que le péché. On
peut, en se formant une conscience, se damner et se perdre, parce qu'il y
a des espèces de consciences qui , de la manière dont elles sont formées , ne
peuvent aboutir qu'à la perdition , et sont des sources infaillibles de dam-
nation.
Or je prétends , et c'est ici , Chrétienne compagnie, où tous les intérêts
de votre salut vous engagent à m'écouter ; je prétends qu'il est très-aisé de
se faire dans le inonde de semblables consciences. Je prétends que plus vos
conditions sont élevées , plus il est difficile que vos consciences ne soient
pas du caractère que je viens de marquer. Je prétends que ces sortes de
consciences se forment encore plus aisément dans certains états qui com-
posent et qui distinguent le inonde particulier où vous vivez. Pourrez -
vous être persuadés de ces vérités , et ne rentrer pas dans vous-mêmes .
pour reconnaître devant Dieu la part que vous avez à ce désordre?
J'ai dit qu'il était aisé de se faire dans le monde une fausse conscience :
pourquoi? en voici les deux grands principes. Parce qu'il n'est rien de
plus aisé ni de plus naturel que de se faire une conscience , ou selon ses
désirs, ou selon ses intérêts. Or, l'un et l'autre est évidemment ce que j'ap-
pelle conscience déréglée et erronée. Appliquez-vous, et vous en allez con-
venir. Conscience déréglée , par la raison seule qu'on se la forme selon ses
désirs. La preuve qu'en apporte saint Augustin ne souffre pas de réplique.
C'est que dans l'ordre des choses , qui est l'ordre de Dieu , ce sont les dé-
sirs qui doivent être selon la conscience , et non pas la conscience selon les
désirs. Cependant, mes Frères, dit ce saint docteur, voilà l'illusion et
l'iniquité à laquelle , si nous n'y prenons garde , nous sommes sujets. Au
lieu de régler nos désirs par nos consciences , nous nous faisons des cons-
• 1 Ti molli. ,4.
SUU LA FAUSSE CONSCIENCE. 01
ciences de nos désirs ; et parce que c'est sur nos désirs que nos consciences
sont fondées , qu'arrive-t-il ? suivez la pensée de saint Augustin : tout ce
que nous voulons , à mesure que nous le voulons , nous devient et nous pa-
raît bon : quodcumque volurnus, bonum est x. Peut-être ne nous parais-
sait-il d'abord qu'agréable, qu'utile, que commode ; mais parce que nous le
voulons , à force de l'envisager comme agréable , comme utile ou commode,
nous nous le figurons permis, nous le prétendons innocent, nous nous
persuadons qu'il est honnête, et, par un progrès d'erreur dont on ne voit
que trop d'exemples , nous allons jusqu'à croire qu'il est saint : Et quod-
cumque plac et , sanctum est1*. D'où vient cela? de l'ascendant malheureux
que notre cœur prend insensiblement sur notre esprit , pour nous faire
juger des choses, non pas selon ce qu'elles sont, mais selon ce que nous
voulons ou que nous voudrions qu'elles fussent : comme s'il dépendait
de nous qu'elles fussent à notre gré bonnes ou mauvaises , et que notre vo-
lonté eût en effet ce pouvoir de leur donner la forme qui lui plaît. Car c'est
proprement ce que saint Augustin a voulu nous faire entendre par cette
expression : Quodcumque placet, sanctum est. Ce que nous voulons, quoi-
que faux , quoique injuste , quoique damnable , pour le vouloir trop , et à
force de le vouloir, est pour nous vérité, est pour nous justice, est pour
nous mérite et vertu. Que chacun s'examine sans se faire grâce : entre
ceux qui m'écoutent, peut-être y en aura-t-il peu qui osent se porter
témoignage que ce reproche ne les regarde pas.
Et voilà pourquoi le Psalmiste , parlant des erreurs pernicieuses et des
maximes détestables qui se répandent parmi les hommes , et dont se for-
ment peu à peu les consciences des pécheurs et des impies , ne manquait
jamais d'ajouter que le pécheur et l'impie concevait ces erreurs dans son
cœur , qu'il les établissait dans son cœur , que son cœur était la source
d'où elles procédaient, et que c'était dans son cœur qu'il avait coutume de
se dire à soi-même. tout ce qui était propre à le confirmer dans son péché
et dans son impiété : Dixit in corde suo 3.
S'il avait écouté sa raison , sa raison lui aurait dit tout le contraire. S'il
avait consulté sa foi , sa foi , de concert en ceci avec sa raison, lui aurait
répondu : Tu te trompes. Il y a une loi qui te défend , sous peine de mort,
l'action que tu vas faire sans scrupule. Il y a un tribunal suprême où tu seras
jugé selon cette loi. Il y a un Dieu; et, entre les attributs de Dieu , le plus
inséparable de son être est sa providence ; et une partie de cette providence
est la justice rigoureuse avec laquelle il punira ton crime. C'est ce que la
religion , soutenue de la raison même, lui aurait fait entendre, tout impie
qu'il est. Mais parce qu'il n'en a voulu croire que son cœur, son cœur ,
déterminé à le séduire, lui a tenu un langage tout opposé. Son cœur lui a
dit qu'en tel et tel cas sa raison ne lui imposait point une si étroite ni une
si dure obligation. Son cœur lui a dit que sa religion ne faisait pas dépen-
dre de si peu de chose un mal aussi grand que la réprobation. Son cœur
lui a dit que sa foi serait une foi outrée, si elle poussait jusque là les
vengeances de Dieu; et de tout cela il s'est fait une conscience.
• August. — * lbid. — 3 Psalm. 49,
f»5 SUR LA FAUSSE CONSCIENCE.
Or, qu'y a-t-il , encore une fois, de plus aisé que de se la faire ainsi
selon son cœur? Donnez-moi un homme dont le cœur soit domine par une
passion : tandis qu'elle le domine , quel penchant n'a-t-il pas à opiner , à
décider, à conclure suivant le mouvement de cette passion dont il est es-
clave? quelle détermination ne se sent-il pas à trouver juste et raisonnable
tout ce qui la favorise, et à rejeter tout ce qui l'en devrait guérir? Prenons
de toutes les passions la plus connue et la plus ordinaire. On a dans le
monde un attachement criminel , et on veut l'accorder avec la conscience :
que ne fait-on pas pour cela ? S'il s'agit de régler des commerces , de re-
trancher des libertés , de quitter et de fuir des occasions qui entretiennent
le désordre de cette honteuse passion, du moment que le cœur en est pos-
sédé , combien de raisons fausses , mais spécieuses , ne suggère-t-elle pas à
l'esprit pour étendre là-dessus les bornes de la conscience , pour secouer le
joug du précepte, pour en adoucir la rigueur, pour contester le droit ,
quoique évident, pour ne pas convenir des faits, quoique visibles? Par
exemple , pour ne pas convenir du scandale, quoiqu'il soit réel, et peut-
être même public ; pour soutenir que l'occasion n'est ni prochaine, ni vo-
lontaire, quoiqu'elle soit l'un et l'autre ; pour faire valoir de vains prétextes ,
des impossibilités apparentes de sortir de l'engagement où l'on est ; pour
justifier ou pour colorer les délais opiniâtres qu'on y apporte. De la ma-
nière qu'est fait l'homme , quand sa passion est d'un côté et son devoir de
l'autre, ou plutôt, quand son cteur a pris parti, quel miracle ne serait-ce
pas s'il conservait dans cet état une conscience pure et saine, je dis pure et
saine d'erreurs ?
Mais s'il est aisé de se faire une fausse conscience en se la formant selon
ses désirs, beaucoup plus l'est-il encore en se la formant selon ses intérêts;
et c'est ici où je vous prie de renouveler votre attention. Car, comme rai-
sonne fort bien saint Chrysostome, c'est particulièrement l'intérêt qui excite
les désirs , et qui leur donne cette vivacité si propre à aveugler l'homme
dans les voies du salut. En effet, mes chers auditeurs , pourquoi se fait-on
dans le monde des consciences erronées, sinon parce qu'on a dans le monde
des intérêts à sauver , et auxquels , quoi qu'il en puisse être, on n'est pas
résolu de renoncer? Et pourquoi tous les jours, en mille choses que la loi
de Dieu défend, étouffe-t-on les remords de la conscience les plus vifs, si-
non parce qu'il n'y en a pas de si vifs que la cupidité, encore plus vive, et
l'intérêt, plus fort que la conscience, n'aient le pouvoir d'étouffer? On nous
l'a dit cent fois, et malgré nous-mêmes peut-être l'avons-nous reconnu :
dès qu'il ne s'agit point de l'intérêt, il ne nous coûte rien d'avoir une cons-
cience droite , ni d'être réguliers et même sévères en ce qui regarde les
obligations de la conscience. Notre intérêt cessant ou mis à part, ces obli-
gations de conscience n'ont rien d'onéreux que nous n'approuvions, et même
que nous ne goûtions. Nous en jugeons sainement, nous en parlons élo-
quemment, nous en faisons aux autres des leçons, nous en poussons l'exac-
titude jusqu'à la plus rigide perfection , et nous témoignons sur ce point
de l'horreur pour tout ce qui n'est pas conforme à la pureté de nos prin-
cipes. Mais est-il question de notre intérêt? se présentc-t-il une occasion où
SUR LA FAUSSE CONSCIENCE. Q3
par malheur l'intérêt et cette pureté de principes ne se trouvent pas «l'ac-
cord ensemble? vous savez, Chrétiens, combien nous sommes ingénieux à
noustromper. Des là nos lumières s'affaiblissent, dès là notre sévérité se dé-
ment , dès là nous ne voyons plus les choses avec cet œil simple , cet œil
épuré de la corruption du siècle. Parce qu'il y va de notre intérêt, ces opi-
nions, qui jusqu'alors nous avaient paru relâchées, ne nous semblent plus
si larges ; et les examinant de plus près , nous y découvrons du bon sens.
Ces probabilités dont le seul nom nous choquait et nous scandalisait, dans
le cas de notre intérêt ne nous paraissent plus si odieuses. Ce que nous con-
damnions auparavant comme injuste et insoutenable, à la vue de noire in-
térêt change de face, et nous paraît plein d'équité. Ce que nous blâmions
dans les autres commence à être légitime et excusable pour nous. Peut-être
ne laissons-nous pas de disputer un peu avec nous-mêmes ; mais enfin
nous nous rendons ; et cet intérêt dont nous ne voulons pas nous dépouiller,
par une vertu bien surprenante, fait prendre à nos consciences tel biais et
tel pli qu'il nous plait de leur donner.
En quoi avons-nous communément la conscience exacte , et sur quoi
sommes-nous sévères dans nos maximes? confessons-le de bonne foi: sur
ce qui n'est pas de notre intérêt, sur ce qui touche les devoirs des autres,
sur ce qui n'a nul rapport à nous : c'est-à-dire que chacun pour son pro-
chain est consciencieux jusqu'à la sévérité : pourquoi? parce qu'on n'a ja-
mais d'intérêt à être relâché pour autrui, et qu'on a plutôt intérêt à ne
l'être pas; parce qu'on se fait même, aux dépens d'autrui, un honneur
et un intérêt de cette sévérité. Mais au même temps, par un aveuglement
grossier dont il y a peu d'àmes fidèles qui sachent bien se garantir, cha-
cun n'est consciencieux pour soi qu'autant que la nécessité de ses affaires,
qu'autant que l'avancement de sa fortune , qu'autant que le succès de
ses entreprises, en un mot, qu'autant que son intérêt le peut souffrir :
et de là vient que l'erreur et l'iniquité sont aujourd'hui si répandues
dans les consciences des hommes. Ecoutez un laïque discourir sur les
points de conscience qui concernent les ecclésiastiques; c'est un oracle qui
parle, et rien n'approche de ses lumières : mais voyez comment il raisonne
pour lui-même , ou plutôt jugez-en par ses actions : à peine lui trouve-
rez-vous souvent de la conscience, et cet oracle prétendu vous fera pitié.
Voulez-vous, Chrétiens, que je vous fasse sentir cette vérité? elle est
trop importante pour ne la pas mettre dans tout son jour. Appliquez-vous
à ma supposition. Que je ramasse dans ce discours tout ce qu'enseignent
les théologiens , je dis les théologiens les plus modérés et les plus éloignés
de porter les choses jusqu'à l'excès d'une indiscrète sévérité; je dis même,
si vous voulez, les plus commodes, et les plus soupçonnés, soit avec sujet,
soit sans sujet, de pencher vers le relâchement : que je ramasse, dis-je,
tout ce qu'ils enseignent et qu'ils soutiennent être d'une obligation étroite
de conscience, et à quoi néanmoins la conscience souvent des plus zélés
contre eux et contre leur morale n'est pas dans la disposition de se sou-
mettre. Tout commodes qu'on les prétend, que je rapporte ici, sans y rien
ajouter et dans les termes les plus simples, leurs décisions sur certains
64 SUR LA FAUSSE CONSCIENCE.
chefs qui touchent les intérêts <les hommes, et que j'en fasse l'application
à tel qui se pique le plus d'une conscience timorée, il y en aura peu dans
cette assemblée que je ne confonde, et peut-être intérieurement que je ne ré-
volte. Que je remontre, par exemple, à un bénéficier jusqu'où va la sévé-
rité de ces théologiens indulgents , sur cinq ou six articles essentiels dont
je veux bien lui épargner le détail ; pour peu qu'il ait de sincérité et de
droiture , il s'humiliera devant Dieu , et reconnaîtra qu'il est encore bien
éloigné de cette exactitude dont il se flattait : mais pour peu que la vérité le
blesse, il s'offensera de celle-ci. Si je ne m'adressais qu'à lui, tous les au-
tres qui m'écoutent, n'y étant point intéressés, loueraient mon zèle, et s'é-
crieraient que j'ai raison. Mais que j'étende l'induction jusqu'à leurs per-
sonnes et à leur état , que je passe du bénéficier au financier, du financier
au magistrat, du magistrat au marchand et à l'artisan; qu'avec la sainte
liberté de la chaire je marque à chacun en particulier en quoi devrait con-
sister pour lui la sévérité de la morale chrétienne , s'il voulait l'embras-
ser de honne foi, et que je le convainque, comme il me serait aisé, que
c'est sur cela même qu'il donne dans les plus grands relâchements dont il
ne s'aperçoit pas , et à quoi il ne pense pas ; que je les lui fasse connaître,
et que sans nul ménagement je les lui mette devant lies yeux , oui , je le
répète, 'peu s'en faudra que tout mon auditoire ne s'élève contre moi. Et
pourquoi? ah! Chrétiens, c'est ici la contradiction. Nous voulons une mo-
rale étroite en spéculation, et non en pratique; une morale étroite, mais
qui ne nous oblige à rien , qui ne nous incommode en rien , qui ne nous
contraigne sur rien ; une morale étroite selon notre goût, selon nos idées,
selon notre humeur, selon nos intérêts; une morale étroite pour les au-
tres, et non pas pour nous; une morale étroite qui nous laisse la liberté de
juger, de parler, de railler, de censurer; en un mot, une morale étroite
qui ne le soit pas : et de là vient que ce prétendu zèle de morale étroite
n'empêche pas que dans le monde , et dans le monde même chrétien , on
ne se forme tous les jours de fausses consciences.
Mais j'ai dit, et je le redis, que ce sont surtout les grands qui se trou-
vent plus exposés au malheur de la fausse conscience ; et le devoir de mon
ministère, le zèle que Dieu m'inspire pour leur salut, ne me permet pas
de leur taire une vérité aussi essentielle que celle-là. Plus exposés, comme
grands, au malheur de la fausse conscience : pourquoi? par mille raisons évi-
dentes qu'ils ne sauraient trop méditer. C'est qu'étant grands et élevés, ils
ont des intérêts plus difficiles à accorder avec la foi de Dieu, et par conséquent
plus sujets à devenir la matière et le fond d'une conscience erronée. Car ce ne.
sont pas les intérêts des grands qui font que , dans leurs entreprises et dans
leurs desseins, Dieu est rarement consulté; que chez eux le ressort de la con-
science est si souvent affaibli par celui de la politique; ou, plutôt, que la
politique est presque toujours la règle de leurs plus importantes actions,
pendant que la conscience n'est écoutée ni ne décide que sur les moindres ;
que ce qui s'appelle leur intérêt n'est presque jamais pesé dans la balance
de ce jugement redoutable , où eux-mêmes néanmoins ils doivent l'être un
jour : comme si leur intérêt était quelque chose pour eux de plus privilé-
SUR LA FAUSSE CONSCIENCE. . 65
gié qu'eux-mêmes ; comme si la politique des hommes pouvait prescrire
contre le droit de Dieu ; comme si la conscience n'était un lien que poul-
ies âmes vulgaires. Plus exposés, comme grands, au malheur de la fausse
conscience : pourquoi ? c'est que tout ce qui les environne contribue à la
former en eux. Rien, dit saint Bernard, n'est plus propre à séduire une
conscience que les applaudissements, que les louanges, que les complai-
sances éternelles, que de n'être jamais contredit, que d!être toujours sûr
de trouver des approbateurs : or tel est le funeste sort de ceux que Dieu
élève dans le monde. Plus exposés, comme grands, par la fatalité de leur
état, au malheur de la fausse conscience : pourquoi? parce que souvent ils
sent servis par des hommes dont l'intérêt capital est de les tromper, des
hommes dont toutes les vues sont peut-être fondées sur l'aveuglement de
la conscience de leurs maîtres , des hommes qui seraient désolés si leurs
maîtres avaient une conscience plus exacte , par conséquent des hommes
dont tout le soin est de jeter dans l'illusion ces maîtres dont ils ont la con-
fiance, et de les y entretenir, soit par les conseils qu'ils leur donnent, soit
par les sentiments qu'ils leur inspirent.
J'ai dit même, plus en particulier, que dans le monde où vous vivez,
qui est la cour , le désordre de la fausse conscience était encore bien plus
commun et bien plus difficile à éviter, et je suis certain que vous en tom-
berez vous-mêmes d'accord avec moi. Car c'est à la cour où les passions
dominent, où les désirs sont plus ardents, où les intérêts sont plus vifs,
et par une conséquence infaillible , où s'aveuglent plus aisément et se per-
vertissent les consciences même les plus éclairées et les plus droites. C'est
à la cour où cette divinité du monde , je veux dire la fortune , exerce sur
les esprits des hommes , et ensuite sur leurs consciences , un empire plus
absolu. C'est là où la vue de se maintenir, où l'impatience de s'élever, où
l'entêtement de se pousser, où la crainte de déplaire , où l'envie de se ren-
dre agréable , forment des consciences qui passeraient partout ailleurs pour
monstrueuses, mais qui, se trouvant là autorisées par l'usage et la cou-
tume , semblent y avoir acquis un droit de possession et de prescription.
A force de vivre à la cour sans autre raison que d'y avoir vécu, on se trouve
rempli de ses erreurs. Quelque droiture de conscience qu'on y eût apportée,
à force d'en respirer l'air et d'en écouter le langage , on s'accoutume à l'i-
niquité, on n'a plus tant d'horreur du vice; et après l'avoir longtemps
blâmé , mille fois condamné , on le regarde enfin d'un œil plus favorable ,
on le souffre , on l'excuse , c'est-à-dire qu'on se fait , sans le remarquer ,
une conscience nouvelle, et que, par un progrès insensible, de chrétien
qu'on était, on devient peu à peu tout mondain, et presque païen.
Vous diriez , et il semble en effet qu'il y ait pour la cour d'autres principes
de religion que pour le reste du monde, et que le courtisan ait un titre pour
se faire une conscience différente en espèce et en qualité de celle des autres
hommes : car telle est l'idée qu'on en a , si bien confirmée , ou plutôt si
malheureusement justifiée par l'expérience. Voici, dis-je, ce qu'on en pense
et ce qu'on en dit tous les jours : que quand il s'agit de la conscience d'un
homme de cour, on a toujours raison Â^|'|1nrAW{to e* de nv compter pas
j&knta Notre Dame * ™m
Acaaemw .*—
oqo Rue
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O.tano
00 SIR T. A FAUSSE CONSCIENCE.
plus que sur son désintéressement. Cependant, mes chers auditeurs, saint,
Paul nous assure qu'il n'y a qu'un Dieu et une foi : et malheur à celui
qui le divisant , ce seul Dieu , le représentera à la cour moins ennemi des
dérèglements des hommes que hors de la cour, ou qui, partageant cette
foi, la supposera plus indulgente pour une condition que pour l'autre! Ana-
thème , mes Frères , disait le grand Apôtre, à quiconque vous prêchera un
autre Evangile que celui que je vous ai prêché ! Fût-ce un ange descendu
du ciel qui vous l'annonçât, cet Evangile différent du mien, tenez-le pour
séducteur et pour imposteur. Ainsi, Chrétiens, anathème à quiconque vous
dira jamais qu'il y ait pour vous d'autres lois de conscience que ces mêmes
lois sur lesquelles les derniers des hommes doivent être jugés de Dieu! et
anathème à quiconque ne vous dira pas que ces lois générales sont pour
vous d'autant plus terribles que vous avez plus de penchant à vous en
émanciper, et que vous êtes à la cour dans un plus évident péril de les
violer !
Reprenons et concluons : désirs et intérêts des hommes , sources mau-
dites de toutes les fausses consciences dont le monde est plein. Désirs et in-
térêts des hommes, qui faisaient tirer à David cette triste conséquence, dont
il n'exceptait nulle condition : Omnes declinaverunt * : tous se sont égarés,
tous ont marché dans la voie du mensonge et de l'erreur , tous ont eu des
consciences corrompues et même des consciences abominables : Corrupti
sunt, et abominobiles facti sunt 2 : pourquoi? parce que tous ont été pas-
sionnés et intéressés. 0 mon Dieu , faites-nous bien comprendre cette vé-
rité , et qu'elle demeure pour jamais profondément gravée dans nos esprits !
Puisqu'il est vrai que ce sont nos désirs qui nous aveuglent, ne nous livrez
pas aux désirs de notre cœur ; puisque ce sont nos intérêts qui nous per-
vertissent , ne permettez pas que ces intérêts nous dominent. Donnez-nous,
Seigneur, des cœurs droits qui , soumis à la raison , tiennent en bride toutes
nos passions ; donnez-nous des âmes généreuses et supérieures à tous les
intérêts du monde. Par là nos consciences, qui sont nos voies, seront re-
dressées , et par là nous accomplirons la parole du précurseur de Jésus-
Christ : Dirigite viam Domini. Mais autant qu'il est aisé de se faire dans
le monde une fausse conscience , autant est-il dangereux de s'y livrer et
de la suivre : c'est le sujet de la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Toute erreur est dangereuse , surtout en matière de mœurs ; mais il n'y
en a point de plus préjudiciable, ni de plus pernicieuse dans ses suites,
que celle qui s'attache au principe et à la règle même des mœurs , qui est
la conscience. Votre œil, disait le Fils de Dieu dans l'Évangile, est la
lumière de votre corps : si votre œil est pur, tout votre corps sera éclairé;
mais s'il ne l'est pas , tout votre corps sera dans les ténèbres. Prenez donc
bien garde, ajoutait le Sauveur du monde , que la lumière qui est en vous
ne soit elle-même que ténèbres : Vide ergo ne lumen quod in te est, te-
nebrœ sint 3. Or l'œil dont parlait Jésus-Christ, dans le sens littéral de ce
» Psalm. 42. — * ttiid. — } Lue., 11.
SUR LA FAUSSE CONSCIENCE. (17
passage, n'est rien autre chose que la conscience qui nous éclaire, qui nous
dirige , et qui nous fait agir. Si la conscience selon laquelle nous agissons
est pure et sans mélange d'erreur, c'est une lumière qui se répand surtout
le corps de nos actions , ou , pour mieux dire , toutes nos actions sont des
actions de lumière ; et pour user encore du terme de l'Apôtre , ce sont des
fruits de lumière : Fructus lucis * ; tout ce que nous faisons est saint, loua-
ble, digne de Dieu. Au contraire, si la conscience, qui est le flambeau et
la lumière de notre àme, vient à se changer en ténèbres par les erreurs
grossières dont nous nous laissons préoccuper , c'est alors que toutes nos
actions deviennent des œuvres de ténèbres, et qu'on peut bien nous appli-
quer ce reproche de Jésus-Christ : Si lumen quod in te est tenehrœ simt,
ip$m teneur œ quant œ eruntt? Hé! mon Frère! si ce qui devait être votre
lumière n'est que ténèbres, que sera-ce de vos ténèbres mêmes, c'est-à-
dire si ce que vous appelez votre conscience , et que vous croyez une cons-
cience droite, n'est qu'illusion, que désordre, qu'iniquité, que sera-ce de
ce que votre conscience même condamne et réprouve? que sera-ce de ce que
vous reconnaissez vous-même pour iniquité et pour désordre ?
Voilà, mes chers auditeurs, l'écueil que nous avons à éviter : car de là
s'ensuivent des maux d'autant plus affligeants et plus étonnants, qu'à force
de s'y accoutumer, on ne s'en étonne plus, et l'on ne s'en afflige plus.
Écoutez-en le détail : peut-être en serez-vous touchés. Il s'ensuit de là qu'a-
vec une fausse conscience il n'y a point de mal qu'on ne commette. Il s'en-
suit de là qu'avec une fausse conscience , on commet le mal hardiment et
tranquillement. Enfin, il s'ensuit de là qu'avec une fausse conscience, on
commet le mal sans ressource et sans nulle espérance de remède. Malheurs
dont il faut aujourd'hui nous préserver , si nous ne voulons pas exposer
notre àme à une perte irréparable et à une éternelle damnation.
Non, Chrétiens, avec une fausse conscience il n'y a point de mal qu'on
ne fasse : dites-moi celui qu'on ne fait pas, et par là vous comprendrez
mieux la vérité de ma proposition. Pour vous la faire toucher au doigt, je
vous demande jusqu'où ne va pas le dérèglement d'une conscience aveugle
et présomptueuse? Du moment qu'elle s'est érigée en conscience, dites-moi
les crimes qu'elle n'excuse pas, et qu'elle ne colore pas? Quand , par exem-
ple, l'ambition s'est fait une conscience de ses maximes pour parvenir à
ses fins, dites-moi les devoirs qu'elle ne viole pas, les sentiments d'huma-
nité qu'elle n'étouffe pas , les lois de probité, d'équité , de fidélité, qu'elle
ne renverse pas? Conscience tant qu'il vous plaira : corrompue qu'elle est
par l'ambition, dites-moi les malignes jalousies qu'elle n'inspire pas, les
damnables intrigues qu'elle n'entretient pas ; les fourberies , les trahisons
dont, s'il est nécessaire, elle ne s'aide pas? Quand la conscience est de con-
cert avec la cupidité et l'envie d'avoir, dites-moi les injustices qu'elle né
permet pas , les usures qu'elle ne favorise pas, les simonies qu'elle ne pal-
lie pas, les vexations , les violences, les mauvais procès , les chicanes qu'elle
ne justifie pas? Quand la conscience est formée par l'animosité et la haine,
dites-moi les ressentiments, les aigreurs qu'elle n'autorise pas, les ven-
• Ephes., 5. — » Matth., G.
08 SUR LA FAUSSE CONSCIENCE.
geances qu'elle n'appuie pas , les divisions scandaleuses, les inimitiés qu'elle
ne fomente pas, les fiertés, les duretés qu'elle n'approuve pas? Non, encore
une fois , rien ne l'arrête : pervertie qu'elle est d'une part , et néanmoins
conscience de l'autre, elle ose tout, elle entreprend tout, elle se porte à tout.
Elle couvre la multitude des péchés, et des péchés les plus énormes, non
pas comme. la charité , en les effaçant , mais en les tolérant , en les soute-
nant, en les défendant.
Avec une fausse conscience , que ne firent pas les Juifs? Ils crucifièrent
le Saint des saints, ils mirent à mort Jésus-Christ. Voilà jusqu'où pouvait
aller la fausse conscience des hommes , et voilà jusqu'où s'est portée la fausse
conscience d'un peuple qui, d'ailleurs, se piquait et se glorifiait d'avoir de
la religion. Du plus horrible de tous les crimes, qui était le déicide, il s'est
fait une religion, et, par le même principe, on commet tous les jours dans
le monde, quoique sans effusion de sang, les plus cruels homicides. C'est-
à-dire , avec une fausse conscience , on égorge son prochain , on lui porte
en secret des coups mortels, on lui ôte l'honneur, qui lui est plus. cher
que la vie ; on détruit sa réputation , on ruine par de mauvais offices sa
fortune et son crédit. Ne vous offensez pas de la comparaison des Juifs;
elle n'a que trop de fondement. En effet , avec une fausse conscience , les
Juifs n'appréhendèrent point d être souillés du sang du Juste, qu'ils de-
manderont à Pilate , quoiqu'on même temps , scrupuleux et supersti-
tieux, ils refusassent d'entrer chez Pilate même, parce qu'il était gentil ,
et qu'ils craignaient de devenir impurs et de se mettre hors d'état de
manger la Pàque. Et par un abus tout semblable , et ïi commun aujour-
d'hui dans le monde , avec une fausse conscience on avale le chameau et
on le digère, tandis qu'on craint d'avaler le moucheron. C'est-à-dire,
avec une fausse conscience, on s'abandonne aux plus violentes et aux plus
ardentes passions, on se satisfait, on se venge, on s'empare du bien
<T autrui, on le retient injustement, on dévore la veuve et l'orphelin, on
dépouille le pauvre et le faible , tandis qu'à l'exemple des pharisiens on
se fait des crimes de certains points très-peu importants ; on est exact et
régulier comme eux jusqu'au scrupule sur de légères observances qui ne
regardent que les dehors de la religion, pendant que l'on se moque et
que l'on se joue de ce qu'il y a dans la religion et dans la loi de Dieu de
plus grand et de plus indispensable, savoir : la justice, la miséricorde et
la foi.
Qu'est-ce que la fausse conscience? un abîme, dit saint Bernard, mais
un abime inépuisable de péchés : Conscientla quasi abyssus multa i ; une
mer profonde et affreuse, dont on peut bien dire que c'est là où se trouvent
des reptiles sans nombre : Mare magnum ac spatiosum; illhc reptilia, quo-
rum non est numerus2. Pourquoi des reptiles? parce que de même, dit ce
Père, que le reptile s'insinue et se coule subtilement, aussi le péché se
glisse-t-il comme imperceptiblement dans une conscience où la passion et
l'erreur lui donnent entrée. Et pourquoi des reptiles sans nombre? parce
que de même que la mer, par une prodigieuse fécondité, est abondante en
« Bern. — ' Psalm. 103.
SUR LA FAUSSE CONSCIENCE. 69
reptiles, dont elle produit des espèces innombrables, et de chaque espèce
un nombre infini, aussi la conscience erronée est-elle féconde en toutes
sortes de péchés qui naissent d'elle et qui se multiplient en elle.
Car c'est là, poursuit saint Bernard, où s'engendrent les monstres : //-
lie reptilia. C'est dans la fausse conscience on se couvent les envies, les
aversions noires et pleines de venin ; là où se forment les médisances raf-
finées, les calomnies enveloppées, les intentions de nuire, les perfidies dé-
guisées, et, par une maudite politique, artificieusement dissimulées; là
où croissent et se nourrissent les désirs charnels , suivis de consentements
volontaires que l'on ne discerne pas ; les attachements secrets , mais crimi-
nels, dont on ne se défie pas ; les passions naissantes, mais bientôt domi-
nantes , auxquelles on ne résiste pas ; là où se cache l'orgueil sous le masque
de l'humilité , l'hypocrisie sous le voile de la piété, la sensualité la plus dan-
gereuse sous les apparences de l'honnêteté ; là où les vices s'amassent en
foule , parce que c'est là qu'ils sont comme dans leur centre et dans leur
élément : IUlc reptilia, quorum non est numerus. A quoi n'est-on pas ex-
posé , et de quoi n'est-on pas capable en suivant une conscience aveuglée
par le péché?
N'en demeurons pas là : j'ajoute qu'avec une fausse conscience, on com-
met le mal hardiment et tranquillement. Hardiment , parce qu'on n'y
trouve dans soi-même nulle opposition ; tranquillement , parce qu'on n'en
ressent aucun trouble , la conscience , dit saint Augustin , étant alors d'in-
telligence avec le pécheur, et le pécheur, dans cet état , ayant fait comme
un pacte avec sa conscience , qui le met enfin dans la funeste possession
de pécher et d'avoir la paix. Or la paix dans le péché est le plus grand de
tous les maux. Non , Chrétiens , le péché sans la paix n'est point absolu-
ment le plus grand mal que nous ayons à craindre , et la paix hors du
péché serait sans exception le plus grand bien que nous puissions désirer.
Mais l'un et l'autre ensemble , c'est-à-dire la paix dans le péché , et le pé-
ché avec la paix , c'est le souverain mal de cette vie , et ce qu'il y a pour
le pécheur de plus approchant de la réprobation .
Or voilà, mes chers auditeurs, ce que produit la fausse conscience.
Prenez garde, s'il vous plaît , à la remarque de saint Bernard , qui éclair-
cira ma pensée. Il distingue quatre sortes de consciences : la bonne, tran-
quille et paisible; la bonne, gênée et troublée; la mauvaise , dans l'agita-
tion et dans le trouble ; la mauvaise, dans le calme et la paix : et là-dessus
écoutez comment il raisonne. Une bonne conscience tranquille et paisible,
c'est, dit-il, sans contestation une paradis anticipé; une bonne conscience
gênée et troublée , c'est comme un purgatoire dans cette vie , dont Dieu se
sert quelquefois pour éprouver les âmes les plus saintes ; une mauvaise
conscience dans l'agitation et dans le trouble que lui cause la vue de ses
crimes , c'est une espèce d'enfer. Mais il y a encore , ajoute-t-il , quelque
chose de pire que cet enfer : et quoi ? une mauvaise conscience dans la paix
et dans le calme, et c'est où la fausse conscience aboutit. Car, dans la con-
science criminelle , mais troublée de la vue de son péché, quelque image
qu'elle nous retrace de l'enfer , au moins y a-t-il encore des lumières ; et
70 SUa LA FAUSSE CONSCIENCE.
par conséquent , au moins y a-t-il encore des principes de componction,
de contrition , de conversion. Le pécheur se révolte contre Dieu , mais au
moins sait-il bien qu'il est rebelle , mais au moins ressent-il lui-même le
malheur et la peine de sa rébellion ; sa passion le domine , et le rend
esclave de l'iniquité ; mais au moins ne l'empêche-t-elle pas de connaître
ses devoirs , ni d'être soumis à la vérité. Donnez-moi le mondain le plus
emporté dans son libertinage ; tandis qu'il a une conscience droite, il n'est
pas encore tout à fait hors de la voie de Dieu : pourquoi? parce que, mal-
gré ses emportements , il voit encore le bien et le mal , et que cette vue
peut le ramener à l'un et le retirer de l'autre.
Mais dans une fausse conscience il n'y a que ténèbres , et que ténèbres
intérieures , plus funestes mille fois que ces ténèbres extérieures dont nous
parle le Fils de Dieu , puisqu'elles sont la source de l'obstination du pé-
cheur et de son endurcissement. Ténèbres intérieures de la conscience , qui
font que le pécheur, au milieu de ses désordres , est content de lui-même,
se tient sûr de Dieu , se rend de secrets témoignages d'une vaine innocence
dont il se flatte , pendant que Dieu le réprouve , et prononce contre lui les
plus sévères arrêts.
Et c'est là, Chrétiens, ce que j'ai prétendu, quand j'ai dit, en dernier
lieu , qu'avec une fausse conscience on commet le mal sans ressource ;
car la grande ressource du pécheur, c'est la conscience droite et saine, qui,
en commettant même le péché , le condamne et le reconnaît comme péché.
C'est par là que Dieu nous rappelle , par là que Dieu nous presse , par là
que Dieu nous force , pour ainsi dire , de rentrer dans l'ordre , et dans la
soumission et l'obéissance due à sa loi. Ce fut par là que la grâce de Jésus-
Christ , victorieuse , triompha du cœur d'Augustin : cette rectitude , et ,
pour ainsi dire , cette intégrité de conscience que saint Augustin avait con-
servée jusque dans ses plus grands dérèglements , fut le remède et la gué-
rison de ses dérèglements mêmes. Oui, Seigneur, disait-il à Dieu, dans
cette humble confession de sa vie que je puis proposer aux âmes péniten-
tes comme un parfait modèle; oui, Seigneur, voilà ce qui m'a sauvé, ce
qui m'a retiré du profond abîme de mon iniquité : ma conscience , déclarée
pour vous contre moi ; ma conscience, quoique coupable, juge équitable
d'elle-même, voilà ce qui m'a fait revenir à vous. Voyez-vous , Chrétiens,
la conduite de la grâce dans la conversion d'Augustin? ce fonds de con-
science qui était resté en lui , et que le péché même n'avait pu détruire,
fut le fonds de toutes les miséricordes que Dieu voulait exercer sur lui :
le trouble de cette conscience criminelle, mais, malgré son péché, con-
forme à la loi, fut la dernière grâce, mais au même temps la plus efficace
et la plus invincible de toutes les grâces , que Dieu s'était réservée pour
fléchir et pour amollir la dureté de ce cœur impénitent. Pensée consolante
pour un pécheur intérieurement agité , et livré aux remords de sa
conscience ! Tandis que ma conscience me fait souffrir cette gêne cruelle,
mais salutaire ; tandis qu'elle me reproche mon péché , Dieu ne m'a pas
encore abandonné , sa grâce agit encore sur moi : il y a encore pour moi
de l'espérance ; mon salut est encore entre mes mains, et les miséricordes
SUR LA V .VISSE CONSCIENCE. 71
du Seigneur enfin ne sont pas encore épuisées : ces remords dont je suis
combattu m'en sont une preuve et une conviction sensible , puisque Dieu
me marque par là la voie que je dois suivre pour retourner à lui.
Et en effet, avec une conscience droite, quelque éloigné de Dieu que
l'on puisse être, on revient de tout. C'est ce que l'expérience nous fait
voir tous les jours en mille sujets où Dieu , comme dit saint Paul, se plaît
à manifester les richesses de sa grâce, et qui , après avoir été les scandales
du monde par leur vie abominable, en deviennent, par leur conversion,
les exemples les plus éclatants et les plus édifiants. Au contraire , avec
une fausse conscience , mortellement blessé , on est dans l'impuissance de
guérir ; engagé dans les plus grands crimes et dans les plus longs égare-
ments, on est sans espérance de retour. Avec une fausse conscience, on
est incorrigible et inconvertible ; on s'opinâtre , on s'endurcit , on vit et
on meurt dans son péché : d'où il s'ensuit que la fausse conscience, et
surtout la paix de la fausse conscience, dans l'ordre des jugements de
Dieu, doit être regardée du pécheur, non-seulement comme une punition
de Dieu , mais comme la plus formidable des vengeances de Dieu , mais
comme le commencement de la réprobation de Dieu.
Et voilà pourquoi , dit saint Chrysostome (ne perdez pas cette réflexion,
qui a quelque chose de touchant, quoique terrible), quand Isaïe, animé
du zèle de la gloire et des intérêts de Dieu , semblait vouloir porter Dieu
à punir les impiétés de son peuple, il n'employait point d'autres expres-
sions que celle-ci : Excœca cor popidi hujus i; aveuglez le cœur de ce
peuple , c'est-à-dire la conscience de ce peuple. Il ne lui disait pas : Sei-
gneur , humiliez ce peuple , confondez ce peuple , accablez , opprimez , rui-
nez ce peuple. Tout cela lui paraissait peu en comparaison de l'aveuglement,
et c'est à cet aveuglement de leurs cœurs qu'il réduisait tout : Excœca cor.
Comme s'il eut dit à Dieu : C'est par là, Seigneur, que vous vous vengerez
pleinement. Guerres, pestes, famines, calamités temporelles , ne seraient
pour ces âmes révoltées que des demi-châtiments : mais répandez dans
leurs consciences des ténèbres épaisses , et la mesure de votre colère , aussi
bien que de leur iniquité, sera remplie. Il concevait donc que l'aveuglement
de leur fausse conscience était la dernière et la plus affreuse peine du péché.
Mais c'est pour cela même que , par un esprit tout contraire à celui
d'Isaïe , je fais aujourd'hui une prière tout opposée , en disant à Dieu :
Ah! Seigneur, quelque irrité que vous soyez, n'aveuglez point le cœur de
ce peuple , n'aveuglez point les consciences de ceux qui m'écoutent ; et que
je n'aie pas encore le malheur de servir malgré moi , par l'abus qu'ils fe-
raient de votre parole et de mon ministère , à la consommation et aux tris-
tes suites de leur aveuglement. Déchargez votre colère sur tout le reste,
mais épargnez leurs consciences. Leurs biens et leurs fortunes sont à vous,
faites-leur-en sentir la perte , mais ne les privez pas de ces lumières qui
doivent les éclairer dans le chemin de la vertu. Humiliez-les . mortifiez-
les, appauvrissez-les, anéantissez-les selon le monde; mais n'éteignez pas
le rayon qui leur reste pour les conduire. A toute autre punition qu'il
• Isaï., 0.
73 St*R LA FAUSSE CONSCIENCE.
vous plaira de les condamner , ils s'y soumettront, mais ne les mettez pas
à l'épreuve de celle-ci , en leur ôtant la connaissance et la vue de leurs
obligations; car ce serait les perdre, et les perdre sans ressource, ce serait
dès cette vie les réprouver. J'achève. Fausse conscience aisée à former, fausse
conscience dangereuse et pernicieuse à suivre , c'est ce que je vous ai fait
voir. Enfin , fausse conscience , excuse inutile pour nous justifier devant
Dieu : c'est la dernière partie.
TROISIÈME PARTIE,
lien faut convenir, Chrétiens, Dieu, qui est miséricordieux, aussi bien que
juste, ne nous ferait pas des crimes de nos erreurs, si c'étaient des erreurs
involontaires et de bonne foi ; et il n'y aurait point de pécheur qui n'eût
droit de se prévaloir de sa fausse conscience , et qui ne pût avec raison
l'alléguer à Dieu comme une légitime excuse de son péché, si la fausse
conscience avait ce caractère de sincérité dont je parle. Mais on demande si
elle l'a toujours, ou du moins si elle l'a souvent? Cette question est d'une
extrême conséquence, parce qu'elle renferme une des règles, et j'ose dire
des plus importantes règles d'où dépend, dans l'usage et dans la pratique,
le discernement et le jugement exact que chacun de nous doit faire des
actions de sa vie. Il s'agit donc de savoir si ce caractère de bonne foi con-
vient ordinairement aux consciences aveugles et erronées des pécheurs du
siècle ; en sorte qu'une conscience aveugle et erronée à l'égard des pécheurs
du siècle puisse communément leur être un titre pour se disculper et se
justifier devant Dieu. Ah! mes chers auditeurs, plût à Dieu que cela fût
ainsi ! un million de péchés cesseraient aujourd'hui d'être péchés , et le
monde, sans grâce et sans pénitence, se trouverait déchargé d'une infinité
de crimes dont le poids a fait gémir de tout temps et fait encore gémir les
âmes vertueuses.
Mais si cela était , reprend saint Bernard , pourquoi David , ce saint
roi , dans la ferveur de sa contrition , aurait-il demandé à Dieu , comme
une grâce , qu'il oubliât ses ignorances passées , voulant marquer par là
celles qui avaient causé le désordre et la corruption de sa conscience ?
Delicta juventutis meœ, et ignorant) as meas ne meminerisK N'aurait-il
pas dû dire au contraire : Seigneur, souvenez-vous de mes ignorances ,
et ne les oubliez jamais ? car, puisqu'elles me doivent tenir lieu de justi-
fication auprès de vous , il est de mon intérêt que vous en conserviez le
souvenir, et que vous les ayez toujours présentes. Est-ce ainsi qu'il parle?
Non; il dit à Dieu : Oubliez-les, effacez-les de ce livre redoutable que
vous produirez contre moi , quand vous me jugerez dans toute la rigueur
de votre justice. Ne vous souvenez point alors du mal que j'ai fait et que
je n'ai pas connu ; puisque de ne l'avoir pas connu , dans l'obligation où
j'étais de le connaître, est déjà un crime dont vous seriez en droit de me
punir : Et ignorantias meas ne memineris. Il n'est donc pas vrai que
l'ignorance, et par conséquent la fausse conscience, soit toujours une
excuse recevable auprès de Dieu.
• Psalm. 3f.
SUR LA FAUSSE CONSCIENCE. 73
Il y a plus, et je prétends qu'elle ne l'est presque jamais, et que dans
le siècle où nous vivons, c'est un des prétextes les plus frivoles. Pourquoi ?
pour deux raisons invincibles et sans réplique : 1° parce que dans le
siècle où nous vivons , il y a trop de lumière pour pouvoir supposer en-
semble une conscience dans l'erreur , et une conscience de bonne foi ; 2°
parce qu'il n'y a point de fausse conscience que Dieu dès maintenant ne
puisse confondre par une autre conscience droite qui reste en nous, ou qui,
quoique hors de nous, s'élève contre nous malgré nous-mêmes. Encore
un moment d'attention , et vous en allez être persuadés.
Non , Chrétiens , dans un siècle aussi éclairé que celui où Dieu nous a
fait naître, nous ne devons pas présumer qu'il se trouve aisément parmi
les hommes des consciences erronées et au même temps innocentes. Il y
en a peu dans le monde de ce caractère ; et dans le lieu où je parle , je ne
craindrais pas d'avancer qu'il n'y en a absolument point. Car, sans m'é-
tendre en général sur la proposition , si vous , mon cher auditeur,
à qui je l'adresse en particulier , aviez été fidèle aux lumières que
la grâce de Dieu vous avait abondamment communiquées, et si vous aviez
usé des moyens faciles qu'il vous avait mis en main pour vous éclaircir
du fond de vos obligations, jamais ces erreurs, qui ont été la source de
tant de désordres , ne vous auraient aveuglé , ni n'auraient perverti votre
conscience. Soutirez que je vienne au détail. Par exemple, si, avant que
d'agir et de décider sur des choses essentielles, vous vous étiez défié de
vous-même; si vous aviez eu, et que vous eussiez voulu avoir un ami
droit et chrétien qui vous eût parlé sincèrement et sans ménagement ; si
vous aviez donné un libre accès à ceux dont vous pouviez apprendre la
vérité ; si votre délicatesse ou votre répugnance à les écouter ne leur avait
pas fermé la bouche ; si par là les adulateurs ne s'étaient pas emparés de
votre esprit; si parmi les ministres du Seigneur, qui devaient être pour
vous les interprètes de sa loi, vous aviez eu recours à ceux qu'il avait
plus libéralement pourvus du don de la science , et que l'on connaissait
pour tels ; si au lieu d'en choisir d'intelligents , vous n'en aviez pas cher-
ché d'indulgents et de complaisants ; si , jusque dans le tribunal de la péni-
tence, vous n'aviez pas préféré ce qui vous était commode à ce qui vous
aurait été salutaire , cette fausse conscience, que nous examinons ici, ne
se serait pas formée en vous. Elle n'est donc venue que de vos résistances
à la grâce , et aux vues que Dieu vous donnait ; elle ne s'est formée que
parce que vous avez vécu dans une indifférence extrême à l'égard de vos
devoirs , que parce que le dernier de vos soins a été de vous en instruire ,
que parce qu'emporté par le plaisir, occupé des vains amusements du
siècle, ou accablé volontairement et sans nécessité de mille affaires tempo-
relles , vous vous êtes peu mis en peine d'étudier votre religion ; que parce
qu'aimant avec excès votre repos, vous avez évité d'approfondir ce qui
l'aurait évidemment mais utilement troublé : elle ne s'est formée que parce
que , dans le doute , vous vous en êtes rapporté à votre propre sens ; que
parce que vous vous êtes fait une habitude de votre présomption, jusqu'à
croire que vous aviez seul plus de lumières que tous les autres hommes ;
71 si II LA FAUSSE CONSCIENCE.
que parce que vous vous êtes mis en possession d'agir en effet toujours
selon vos idées, rejetant de sages conseils, ne pouvant souffrir nul avis,
ne voulant jamais être contredit, faisant gloire de votre indocilité, et,
comme dit l'Écriture, ne voulant rien entendre, ni rien savoir, de peur
d'être obligé de faire et de pratiquer : Noluit intelligere ut benè ageret l.
C'est ainsi, dis-je, mon cher auditeur, que, suivant le torrent et le
cours du monde , vous vous êtes fait une conscience à votre gré , et vous
êtes tombé dans l'aveuglement. Or , n'êtes-vous pas le plus injuste des
hommes , si vous prétendez qu'une conscience fondée sur de tels principes
vous rende excusable devant Dieu ? Gela serait bon pour des âmes païen-
nes enveloppées dans les ténèbres de l'infidélité ; cela serait bon peut-être
pour de certaines âmes abandonnées à la grossièreté de leur esprit , et par
la destinée de leur état , vivant sans éducation , et presque sans instruc-
tion. Mais pour vous, Chrétiens, qui vous piquez en tout le reste d'in-
telligence et de discernement; pour vous que la lumière, si je puis ainsi
parler , investit de toutes parts ; pour vous à qui il est si facile d'être ins-
truits de la vérité et de la connaître à fond , quel droit avez-vous de dire
que c'est l'erreur de votre conscience qui vous a trompés? Abus, mon cher
auditeur , excuse vaine , et qui n'a point d'autre effet que de vous rendre
encore plus criminel. C'est ce voile de malice dont parle l'Apôtre ; et quand
vous vous en servez, vous ne faites qu'augmenter votre crime, en reje-
tant sur Dieu ce que vous devez avec confusion vous imputer à vous-
même.
D'autant plus condamnables au tribunal de Dieu (remarquez bien ceci,
s'il vous plaît, Chrétiens , c'est un second titre dont Dieu se servira contre
nous); d'autant plus condamnables, que Dieu, dans le jugement qu'il
fera de nous , ne nous jugera pas seulement sur les erreurs de nos cons-
ciences absolument considérées ; mais sur les erreurs de nos consciences
comparées à l'intégrité de la conscience des païens ; mais sur les erreurs
de nos consciences opposées à notre exactitude , et à notre sévérité
même pour les autres ; mais sur les erreurs de nos consciences com-
parées à la droiture des premières vues et des premières notions que
nous avons eues du bien et du mal, avant que le péché nous eût aveuglés.
Car tout cela , dit saint Augustin , ce sont autant de règles pour former
en nous une conscience éclairée et pure , ou du moins pour l'y rétablir.
Et parce que nous les aurons négligées ces règles, ces règles deviendront
contre nous autant de sujets de condamnation. Ne serais-je pas heureux,
si je vous persuadais aujourd'hui de vous les rendre utiles et nécessaires?
Dieu se servira de la conscience des païens pour condamner les erreurs
des chrétiens. Ainsi Tertullien , instruisant les femmes chrétiennes, les
confondait-il sur certains scandales dont quelques-unes , remplies de l'es-
prit du monde , ne se faisaient nulle conscience , et en particulier sur cette
immodestie dans les habits , sur ces nudités criminelles si contraires à
la pudeur. Car n'est - il pas indigne , leur disait-il , qu'il y ait des
païennes dans le monde plus régulières là-dessus et plus consciencieuses
' Psalm. 31.
SUl LA FAUSSE CONSCIENCE. 7 T»
que vous? N'est-il pas indigne que les femmes arabes, dont nous savons
les mœurs et les coutumes, bien loin d'être sujettes à de tels désordres, les
aient toujours détestés comme une espèce de prostitution ; et que vous ,
élevées dans le christianisme , vous prétendiez les justifier par un usage
corrompu, dont le monde en vain s'autorise, puisque Dieu l'a en horreur
et le réprouve ? Or sachez , ajoutait ce Père , que ces païennes et ces infi-
dèles seront vos juges devant Dieu. Et moi, Chrétiens auditeurs, suivant
la même pensée, je vous dis : N'est-il pas bien étrange et bien déplorable
que nous nous permettions aujourd'hui impunément et sans remords cent
choses dont nous savons que les païens se sont fait des crimes ? que dans
la justice, par exemple, on ne rougisse point de je ne sais combien de
ruses , de détours, de chicanes, que la probité de l'aréopage n'aurait pas
souffertes ; que dans' le commerce on veuille soutenir des usures que toutes
les lois romaines ont condamnées; que dans le christianisme on veuille
qualifier de divertissements honnêtes, au moins permis, des spectacles
qui , selon le rapport de saint Augustin , rendaient infâmes dans le paga-
nisme ceux qui les représentaient ? D'où procédaient ces sentiments? d'où
procédait la sévérité de ces lois, sinon de la rectitude naturelle de la
conscience ? et c'est cette conscience des païens qui réprouvera la nôtre.
Car il est de la foi qu'ils s'élèveront contre nous au jugement dernier, et
il est certain que cette comparaison d'eux à nous, ej; de nous à eux, sera
un des plus sensibles reproches de notre aveuglement.
N'allons pas si loin : nous avons une conscience éclairée , pour qui ? pour
les autres ; et aveugle , pour qui ? pour nous-mêmes : une conscience
exacte pour les autres jusqu'au scrupule , et indulgente pour nous-mêmes
jusqu'au relâchement. Que fera Dieu? il confrontera ces deux consciences,
pour condamner l'une par l'autre. Car il est encore de la foi que nous
serons jugés comme nous aurons jugé les autres , et que Dieu prendra pour
nous la même mesure que nous aurons prise pour eux.
Enfin, Dieu nous rappellera à ces premières vues, à ces notions si jus-
tes et si saintes que nous avions du péché avant que le péché nous eût
aveuglés. Quelque renversement qui se soit fait dans notre conscience,
nous n'avons pas oublié ce bienheureux état où l'innocence de notre cœur,
jointe à l'intégrité de notre raison , nous dégageait des illusions et des
erreurs du siècle ; nous nous souvenons encore de ces idées primitives qui
nous faisaient juger si sainement des choses par rapport à la loi de Dieu ;
ce péché , que nous traitons maintenant de bagatelle , nous paraissait un
monstre ; et c'était la conscience qui nous inspirait ce sentiment. Qu'est
devenue ^cette conscience? comment s'est-elle si prodigieusement changée?
c'était le fruit d'une éducation chrétienne ; on l'avait cultivée , on l'avait
perfectionnée par tant de sages conseils. Que nous disait-elle autrefois , et
pourquoi ne nous dit-elle plus ce qu'elle nous disait alors ? D'où est venue
une corruption si générale et si fatale ? on ne nous reconnaît plus , et nous
ne nous reconnaissons plus nous-mêmes. C'est, nous dira Dieu, que vous
avez donné entrée à la passion , et que la passion a étouffé toutes les semen-
ces de vertu que j'avais jetées dans votre àme. Or, vous est-il pardonnable
76 SUR LA FAUSSE CONSCIENCE.
de n'avoir pas conservé tant de bons principes qui devaient vous servir de
règles dans tout le cours de votre vie? Vous est-il pardonnable d'avoir
éteint tant de lumières , des lumières si vives , des lumières si pures , et
de vous être volontairement plongés dans les ténèbres d'une fausse con-
science ?
C'est donc , mes chers auditeurs , de ce désordre de la fausse conscience
que je vous conjure aujourd'hui de vous préserver ou de revenir. Pour cela
souvenez-vous de ces deux maximes, qui sont d'une éternelle vérité, et sur
lesquelles doit rouler toute votre conduite : l'une, que le chemin du ciel est
étroit, et l'autre , qu'un chemin étroit ne peut jamais avoir de proportion
avec une conscience large. La première est fondée sur la parole de Jésus-
Christ : Arcta via est qaœ ducit ad vitam1 ; et la seconde est évidente par
elle-même. Pour peu que vous soyez chrétiens , il n'en faudra pas davan-
tage pour vous faire prendre le dessein d'une solide et parfaite conversion.
Souvenez-vous qu'il est bien en votre pouvoir de former vos consciences
comme il vous plaît , mais qu'il ne dépend pas de vous d'élargir la voie du
salut : souvenez-vous que ce n'est pas la voie de Dieu qui doit s'accommo-
der à vos consciences , mais que ce sont vos consciences qui doivent s'ac-
commoder à la voie de Dieu. Or c'est ce qui ne se pourra jamais, tandis que
vous les réglerez sur les maximes relâchées du siècle. Il faut qu'elles se res-
serrent, ou par une juste crainte, ou par une obéissance fidèle, pour par-
venir à ce degré de proportion sans lequel elles ne peuvent être que des
consciences réprouvées. Si, à mesure que vous/vous licenciez dans l'obser-
vation de vos devoirs , le chemin du ciel devenait plus large et plus spa-
cieux, ah ! mon frère, s'écrie saint Bernard, bien loin de vous troubler
dans la possession de cette vie libre et commode, je vous y confirmerais en
quelque sorte moi-même. A la bonne heure, vous dirai-je : puisque vous
avez trouvé une route, et plus facile, et aussi sûre pour arriver au terme de
votre salut, suivez-la hardiment, et, si vous le voulez, usez là-dessus de
tous vos droits. Mais il n'en va pas ainsi : car l'Ecriture ne nous parle point
de ce chemin large qui conduit à la vie. Il n'y a qu'une seule porte pour y
entrer, et l'Evangile nous apprend que pour passer par cette porte il faut
faire effort : Contendite 2. Faisons-le, Chrétiens, ce généreux effort : nous
en serons bien payés par la gloire qui nous est promise, et que je vous sou-
haite, etc.
1 Matth., 7. — 2 Luc, 13.
SUR LA SEVERITE DE LA PENITENCE. 77
SERMON POUR LE QUATRIÈME DIMANCHE DE L'AVENT.
SUR LA SEVERITE DE LA PENITENCE.
Faction est verbum Domini super Jounnem, Zachar'ue filium, in'desertoj et venit in omnem vc.»
gionem Jordanis, prcedicans baptismum pœnitenticç in remissionem peccalorum.
Le Seigneur fil entendre sa parole à Jean, fils de Zacharie, dans le désert; et il alla dans
tout le pays qui est le long du Jourdain, prêchant le baptême de pénitence pour la rémission
des péchés. Saint Luc, ch. 3.
Sire ,
Ce n'était pas en vertu du baptême de saint Jean que les péchés étaient
remis ; mais le baptême de saint Jean était une préparation nécessaire pour
parvenir à la rémission des péchés, et, sans la rémission des péchés , on ne
pouvait participer à la rédemption de Jésus-Christ, ni profiter de ce bien-
fait inestimable. C'était par la pénitence qu'il fallait se disposer à le rece-
voir ; et cette pénitence , depuis l'établissement de la loi chrétienne , est
communément appelée un second baptême ; comme le baptême, suivant la
doctrine des Pères, était autrefois appelé la première pénitence.
Voilà pourquoi le divin précurseur prêche aujourd'hui le baptême de la
pénitence avec tant de zèle ; et puisque nous sommes à la veille de cette
grande solennité où nous devons célébrer nous-mêmes la naissance du
Sauveur des hommes et la venue de ce Messie que Jean-Baptiste annonçait
aux Juifs, je me trouve engagé, mes chers auditeurs, à vous faire la même
prédication. Le caractère de ce baptême, je veux dire de cette pénitence
chrétienne dont j'ai à vous parler, est, selon tous les docteurs de l'Eglise ,
l'esprit de sévérité. Car c'est en cela particulièrement, dit Pacien, évêque
de Barcelone, que la pénitence est différente du premier baptême. Matière
importante, et instruction nécessaire que je vous prie de ne pas négliger.
Il n'est rien de plus ordinaire, ni rien de plus étrange, que de voir le re-
lâchement se glisser jusque dans notre pénitence même ; et c'est ce désor-
dre que j'attaque dans ce discours, et que j'entreprends de corriger, après
que nous aurons demandé le secours du ciel par l'intercession de Marie.
Ave, Maria.
■ Il y a longtemps , et ce n'est pas seulement de nos jours , qu'il s'est
élevé dans le monde, je dis dans le monde chrétien, des contestations tou-
chant la sévérité de la pénitence considérée de la part des prêtres, qui
sont les vicaires de Jésus-Christ, et qui ont été établis de Dieu pour en
être les ministres et les dispensateurs. Il n'est rien de plus fameux, dans
l'histoire de l'Église, que le différend qui s'émut sur ce point entre les
novatiens et la secte qui leur était opposée. Les uns voulaient qu'on ad-
mît indifféremment à la pénitence toutes sortes de pécheurs, et les autres
prétendaient, au. contraire, qu'on n'y en devait recevoir aucun. Ceux-là
78 SIR LA SEVERITE DE LA PENITENCE.
corrompaient la pénitence par un excès de relâchement, et ceux-ci en dé-
truisaient tout à fait l'usage par un excès de sévérité. L'Église, inspirée
du Saint-Esprit, suivant sa conduite ordinaire, prit le milieu entre ces
deux extrémités; et, par le tempérament qu'elle y apporta en modérant la
rigueur des uns et en corrigeant la trop grande facilité des autres, elle ré-
duisit la pénitence, disons mieux, l'administration du sacrement de la pé-
nitence, aux justes bornes où le souverain prêtre Jésus-Christ avait pré-
tendu la renfermer.
Or cette importante question, tant agitée alors, s'est ensuite renouvelée
presque dans tous les siècles, et nous l'avons vue se réveiller dans le
nôtre, non pas avec le même éclat, ni avec des suites si funestes, à Dieu
ne plaise ! mais toujours avec le même partage de sentiments et la même
diversité de conduite. Ceux-là ont pris le parti de la sévérité, mais d'une
sévérité sans mesure ; et ceux-ci le parti de la douceur, mais d'une douceur
quelquefois dangereuse, soit pour le ministre de la pénitence, soit pour le
pécheur pénitent.
Je n'ai garde, Chrétiens, de m'engager aujourd'hui dans cette contro-
verse, ni d'entreprendre de décider un point qui ne vous regarde pas di-
rectement, et qui ne peut servir à votre édification. Car il vous serait bien
inutile de savoir comment et par quelles règles les prêtres doivent admi-
nistrer la pénitence , pendant que vous ignorez de quelle manière vous
devez vous-mêmes la pratiquer: et d'ailleurs, l'expérience nous apprend
assez que ces sortes de matières, traitées dans la chaire, et par là soumises
au jugement du public, n'ont point d'autre effet que de diviser les esprits,
et de faire que les peuples , qui doivent être jugés par les prêtres dans
le saint tribunal, deviennent eux-mêmes les juges des prêtres; car voilà
souvent où tout aboutit.
Tel s'inquiète de ce que les prêtres ne font pas leur devoir dans le sa-
crement de pénitence, qui se met très-peu en peine d'y faire le sien ; tel
accuse les prêtres de faiblesse et de corruption dans leur morale, qui n'ac-
complit pas même ce que lui impose la morale la moins étroite. On vou-
drait en général des prêtres sévères et zélés, tandis qu'en particulier on n'a
pas le moindre zèle, ni la moindre sévérité pour soi-même.
Cependant, Chrétiens, c'est surtout dans le pécheur que doit être la sé-
vérité de la pénitence, puisque c'est dans le pécheur qu'est le désordre du
péché. Si les prêtres doivent avoir de la sévérité , ce n'est que pour sup-
pléer à celle qui nous manque. Car que peut servir toute la sévérité des
prêtres , quelque pure et quelque sainte qu'elle soit, si elle n'est pas pré-
cédée ou du moins accompagnée de la nôtre?
Ne parlons donc point de la sévérité de la pénitence par rapport aux
ministres que Dieu a choisis, et qu'il a revêtus de son pouvoir, pour être
dans le sacré tribunal comme ses lieutenants et les défenseurs de ses in-
térêts. S'il y a dans l'exercice de leur ministère quelque abus à réformer ,
laissons-en le soin aux prélats et à ceux qui ont autorité dans l'Église.
Mais nous, ne pensons qu'à nous-mêmes , puisque nous ne devons répon-
dre que de nous-mêmes. Or je dis que le grand principe qui doit animer
SUR LA SEVERITE DE LA PENITENCE. 79
et régler notre pénitence, c'est la sévérité ; sévérité nécessaire, et sévérité
douce. Appliquez-vous, et concevez mon dessein. Je prétends que la pé-
nitence, prise par rapport à nous, doit être sévère : c'est de quoi il faut con-
vaincre vos esprits , et ce que je ferai dans le premier point. Mais parce
que cette sévérité pourrait rebuter vos cœurs, j'ajoute que plus notre pé-
nitence est sévère, plus dans sa sévérité môme elle devient douce: je vous
le montrerai dans le second point. Nécessité d'une pénitence sévère,
douceur d'une pénitence sévère: c'est tout le sujet de votre attention.
PREMIÈRE PARTIE.
Quelque relâchement que le péché ait introduit dans le christianisme ,
il est aisé de comprendre, pour peu que l'on connaisse la nature de la pé-
nitence, qu'elle doit être sévère de la part du pécheur ; et la raison qu'en
apporte saint Augustin est convaincante. Car, dit ce Père, qu'est-ce que la
pénitence? c'est un jugement, mais un jugement dont la forme a quelque
chose de bien particulier. Et en effet, si vous me demandez quel est celui
qui y préside en qualité de juge, je vous réponds que c'est celui qui y
parait en qualité de criminel; je veux dire, le pécheur même : Âscendit
homo adversum se tribunal mentis suce 1 ; l'homme s'érige un tribunal
dans son propre cœur; il se cite devant soi-même, il se fait l'accusateur de
soi-même, il rend des témoignages contre soi-même, et enfin, animé d'un
zèle de justice, il prononce lui-même son arrêt. Voilà la véritable et par-
faite idée de la pénitence chrétienne.
Mais, me direz-vous, saint Augustin, parlant ailleurs du jugement de
Dieu, dit qu'il n'appartient qu'à Dieu d'être juge dans sa propre cause, il
est vrai, Chrétiens, il n'appartient qu'à lui de l'être d'une manière indé-
pendante, de l'être avec un pouvoir absolu, de l'être souverainement et
sans appel. Or l'homme, en se jugeant lui-même par la pénitence, est bien
éloigné d'avoir ce caractère de juridiction: il se juge, mais en qualité seu-
lement de délégué, et comme tenant la place de Dieu; il se juge, mais
en vertu seulement de la commision que Dieu lui en a donnée; il se juge,
mais avec toute la dépendance d'un juge inférieur à l'égard d'un juge sou-
verain. Différences bien essentielles, et qui servent à établir la vérité que
je vous prêche : savoir, que notre pénitence doit être exacte et rigoureuse.
Car, écoutez trois raisonnements que je forme de ce principe. L'homme
dans la pénitence fait l'office de Dieu en se jugeant lui-même ; il doit donc
se juger dans la rigueur. L'homme dans la pénitence devient juge, non
pas d'un autre, mais de soi-même; il doit donc dans ses jugements
prendre le parti de la sévérité. Du jugement que l'homme fait de lui-
même dans la pénitence, il y a appel à un autre jugement supérieur, qui
est celui de Dieu: il doit donc y procéder avec une équité inflexible. Dé-
veloppons ces trois pensées, et suivez-moi.
Je le dis , Chrétiens , et il est vrai ; l'homme pécheur tient la place de
Dieu quand il se juge lui-même par la pénitence, et c'est ce que Tertul-
1 Ang., lib. 50, homil.
80 SUR LA SÉVÉRITÉ DE LA PENITENCE.
lien nous déclare en termes formels. La pénitence, dit-il, est une vertu
qui doit faire en nous la fonction de la justice de Dieu , et de la colère de
Dieu ; de la justice de Dieu pour nous condamner/et de la colère de Dieu
pour nous punir : car c'est là le sens de ces admirables paroles : Pœni-
tentia Dei indignatione fungitur ! : une vertu qui doit prendre contre nous
les intérêts de Dieu, qui doit réparer en nous les injures faites à Dieu;
qui , aux dépens de nos personnes , doit venger et apaiser Dieu ; qui , à
mesure que nous sommes plus ou moins coupables , doit nous faire plus
ou moins sentir l'indignation et la haine de Dieu : je dis cette haine par-
faite qu'il a du péché, et cette sainte indignation qu'il ne peut s'empêcher,
parce qu'il est Dieu, de concevoir contre le pécheur. Si la pénitence est
conforme à la droite raison, c'est-à-dire si elle est ce qu'elle doit être, en
voilà le vrai caractère. Or je vous demande, ce caractère peut-il lui con-
venir, à moins qu'elle ne penche vers la rigueur, et qu'elle ne nous inspire
contre nous-mêmes ce zèle de sévérité qui lui est si propre ?
A parler simplement et dans les termes les plus éloignés de l'amplifi-
cation, à quoi, dans le sujet que je traite, je fais profession de renoncer,
dites-moi, Chrétiens, une lâche et molle pénitence a-t-elle quelque chose
qui ressemble à cette indignation de Dieu? Entre la pénitence d'un homme
mondain et la justice de Dieu vindicative, y a-t-il quelque proportion; ou
plutôt, dans l'énorme et monstrueuse opposition qui se trouve entre l'ex-
trême sévérité de celle-ci et les honteux relâchements de celle-là , l'une
peut-elle être substituée à l'autre, et, s'il m'est permis de m'exprimer de la
sorte, devenir l'équivalent de l'autre? Ah! mes chers auditeurs, oserions-
nous le dire? oserions-nous même le penser? Il s'ensuit donc que notre
pénitence alors, non-seulement n'est point dans ce degré de perfection qui
en pourrait relever infiniment le mérite et la gloire devant Dieu, mais
qu'à la bien examiner dans ses principes et selon l'exacte mesure qu'elle
doit avoir, elle n'est pas même absolument recevable : pourquoi ? parce
qu'elle n'a nulle conformité à son souverain modèle , et que la règle de
Tertullien ne peut lui être appliquée : Pœnitentia Dei indignatione fun-
gitur. Quand je ne consulterais que le bon sens, c'est ainsi que je con-
clurais.
Approfondissons cette pensée; et puisque la fin de la vraie pénitence
doit être de condamner et de punir le péché, imaginons-nous, mes Frères,
reprend saint Augustin, que Dieu a fait un pacte avec nous, et qu'il nous
a dit : Il faut, ou que vous vous jugiez vous-mêmes, ou que malgré vous-
mêmes vous soyez jugés ; que vous vous jugiez vous-mêmes dans cette vie,
ou que malgré vous vous soyez jugés à la mort. Je^vous en laisse le choix.
Il est impossible que vous évitiez l'un et l'autre, parce que tout péché
attire un jugement après soi ; mais l'un ou l'autre me suffira, et je m'en
tiendrai également satisfait. Il dépend donc maintenant de vous, ou d'être
jugés par moi, ou de ne l'être pas. Car si vous vous jugez vous-mêmes
par la pénitence, dès là vous n'êtes plus responsables à ma justice, et, tout
pécheurs que vous êtes, ma justice n'a plus d'action contre vous. Au con-
• Tertull., de Pœniient.
SITR LA SÉVÉRITÉ DE LA PENITENCE. 81
traire, si vous ne vous jugez pas , ou si vous vous jugez mal, le droit que
j'ai de vous juger subsiste nécessairement, et, comme. Dieu, je suis obligé
par le devoir de ma providence à le maintenir dans toute son étendue.
C'est ainsi que Dieu nous parle ; et en quel endroit de l'Écriture nous
propose-t-il une telle condition? dans tous les livres des prophètes, mais
plus expressément dans cet excellent passage de l'Épître aux Corinthiens
où saint Paul, instruisant les premiers fidèles , leur donnait cet important
avis : Quod si nosmetipsos dijudicaremm, non utique judicaremar1 :
Sachez, mes Frères, que si nous voulions bien nous juger nous-mêmes,
nous ne serions jamais jugés de Dieu. C'est pour cela que les Pères de l'Église
ont si hautement exalté le mérite de la pénitence, en disant qu'elle a le
pouvoir de nous affranchir en quelque sorte de la juridiction de Dieu. Ah !
s'écriait saint Bernard, que ce jugement que je fais de moi-même m'est
avantageux, puisqu'il me soustrait au jugement de mon Dieu, qui est si
terrible! Quàm bonum pœnitentiœ jndicium, quod distincte* Dei judicio
me subdueit*! Oui, ajoutait cet homme de Dieu, je veux, quoique pécheur,
quoique chargé d'iniquités, me présenter devant ce formidable juge, mais
je veux m'y présenter déjà tout jugé, afin qu'il ne trouve plus rien à juger
en moi, parce que je sais bien, et qu'il m'a lui-même assuré qu'il ne jugera
jamais ce qui aura une fois été jugé : Voio vultui irœ judicatus prœsen-
tari, non judicandus ; quia bis nonjudicat in idipsum 3.
Or, cela supposé, Chrétiens, n'ai -je pas raison de dire que la sévérité
du pécheur envers lui-même est une qualité essentielle à la pénitence ? Car
que fais-je, poursuit saint Bernard (et voici ce que chacun de nous doit s'ap-
pliquer pour se mettre dans les dispositions que demande la solennité
prochaine) : que fais-je, soit lorsque je me présente devant Dieu au tribunal
de la pénitence, soit lorsque je pratique cette sainte vertu dans le secret de
mon âme? Je fais ou je dois vouloir faire ce que Dieu fera un jour, quand
il me jugera : et que fera-t-il alors? Un jugement sévère de ma vie, qui ne
pourra être ni obscurci par l'erreur, ni affaibli par la passion, ni cor-
rompu par l'intérêt. Un jugement où Dieu, pour être irréprochable dans
ses arrêts, emploiera toute la pénétration de son entendement divin, et
toute l'intégrité de sa volonté adorable : Ut vincas cum jiidicaris \ En
un mot, un jugement où Dieu, malgré moi-même, découvrira toute mon
iniquité, et ne me fera nulle grâce; car il est de la foi qu'il me jugera
ainsi. Il faut donc, si je veux prendre l'esprit de pénitence, que je fasse
quelque chose de semblable. Et puisque voici le temps où je dois entrer
en jugement avec moi-même pour me préparer à la naissance de mon
Sauveur, il faut, autant qu'il m'est possible, que j'imite les procédures
de la justice de Dieu contre moi-même , c'est-à-dire que je commence dès
aujourd'hui à bien connaître l'état de mon âme , à en développer les plis
et les replis les plus cachés , à sonder la profondeur de mes plaies ; que
je considère cet examen comme devant être pour moi un supplément de
celui de Dieu , et , par conséquent , comme l'affaire de ma vie la plus
importante , et celle qui exige de moi une attention plus sérieuse ; que
■ 1 Cor., 11. — a Bern. — 3 Idem. — « Psalm. 50.
T. I. fi
SUR LA SEVERITE DE LA PENITENCE.
pour cela je ramasse toutes les lumières de mon esprit, afin de méjuger,
s'il se peut, aussi parfaitement que Dieu me jugera, afin de discerner
mes fautes aussi exactement et avec la môme équité qu'il les discernera ,
afin d'exercer sur moi la même censure qu'il exercera ; que pour faire cette
action dignement , je sois résolu de n'y consulter ni mon amour-propre ,
ni la prudence de la chair , ni la politique du monde , ni l'exemple , ni la
coutume , ni les idées du siècle , ni mes préjugés; mais d'y écouter ma seule
conscience, la foi seule, la religion seule; que je prenne la balance en
main , non pas celle des enfants des hommes , qui est une balance trom- -
peuse : Mendaces filii hominam in stateris %, mais la balance du sanc-
tuaire , où je dois être pesé , aussi bien que l'infortuné roi de Babylone.
Car si j'y procède autrement, c'est-à-dire si, jusque dans le sacré tri-
bunal , je me flatte moi-même , si j'use de dissimulation avec moi-même,
si je suis d'intelligence avec ma passion , si je me prévaux contre Dieu de
ma fragilité , si je qualifie mes péchés de la manière qu'il me plait , adou-
cissant les uns , déguisant les autres , donnant- à ceux-ci l'apparence d'une
droite intention , couvrant ceux-là du prétexte d'une malheureuse néces-
sité ; si je décide toujours en ma faveur , si , dans les doutes qui naissent
sur certaines injustices que je commets , et qui attirent après elles des
obligations onéreuses , je conclus dans tous mes raisonnements à ma dé-
charge, en sorte que, quelque injure ou quelque dommage qu'ait reçu de
moi le prochain , je ne me trouve jamais obligé, selon mes principes , à
nulle réparation ; enfin si , pour ne me pas engager dans une discussion
et une recherche qui me causerait un trouble fâcheux , mais un trouble
salutaire , mais un trouble nécessaire , je me contente d'une revue préci-
pitée, et, pour user de cette manière de parler, j'étourdis les difficultés
de ma conscience , plutôt que je ne les éclaircis ; si c'est ainsi que je me
comporte , ah ! ma pénitence n'est plus qu'une pénitence chimérique et
réprouvée de Dieu : pourquoi ? parce qu'elle n'est pas, comme elle le doit
être , conforme au jugement de Dieu. Dieu et moi , nous avons deux poids,
deux mesures différentes ; et c'est ce que l'Écriture appelle iniquité et
abomination.
En effet, Chrétiens, Dieu nous jugera bien autrement : cette lâche et
molle procédure que nous observons à notre égard dans la pénitence ,
n'est point celle que Dieu suivra dans son jugement : si cela était , en vain
voudrait-on nous le faire craindre , en vain aurait-il fait aux Saints et
ferait-il encore aux âmes vertueuses tant de frayeur. Car s'il pouvait s'ac-
corder avec tous nos ménagements, avec tous nos déguisements, avec tous
nos adoucissements, qu'aurait -il alors de si terrible, et comment serait-il
vrai que les jugements de Dieu sont si éloignés de ceux des hommes ?
Mais la foi m'empêche bien de me flatter d'une si vaine espérance. Car elle
me représente sans cesse ces deux vérités essentielles , que le jugement de
Dieu est infiniment rigoureux , et que le jugement de Dieu doit être le
modèle et la règle de ma pénitence : d'où elle me fait conclure , malgré
moi, que ma pénitence est donc fausse et imaginaire, si elle n'est accom-
» Psalm. Gl.
SUR LA SEVERITE DE LA PENITENCE. 83
pagnée de cet esprit de zèle et de rigueur avec lequel je dois me juger moi -
même et me condamner.
Et voilà , mes chers auditeurs , ce qui faisait faire à David cette prière
si sensée , lorsqu'il demandait à Dieu , comme une grâce particulière , de
ne permettre pas que jamais son cœur consentît à ces paroles de malice ,
c'est-à-dire à ces prétextes que le démon nous suggère pour notre propre
justification, et pour nous servir d'excuses dans nos péchés : Ne déclines
cor meum in verba malitiœ, ad excusandas excusationes in peccotis 1.
Et parce que l'expérience lui avait appris que la plupart des hommes
donnent dans ce piège, et que le monde est plein de ces faux élus (car
c'est ainsi qu'il les appelait) , qui , en traitant même avec Dieu , ont tou-
jours raison, ou prétendent toujours l'avoir, ce saint roi protestait à Dieu
qu'il ne voulait point de communication ni de société avec eux : Ciun
hominibus operantibtis iniquitatem, et non communicabo cum eleetis
eorum 2.
Mais qui sont ces élus du siècle , demande saint Augustin , expliquant
ce passage du psaume : Qui snnt isti electi sœcidi 3 ? Ce sont , répond
ce Père , certains esprits prévenus , aussi hien que le pharisien , d'un or-
gueil secret, qui , ne se connaissant pas, jugent toujours favorahlement
d'eux-mêmes et se tiennent sûrs de leur probité; qui ne se défient ni de
leurs erreurs ni de leurs faiblesses ; qui de leurs vices se fond des vertus ;
qui , séduits par leurs passions , prennent la vengeance pour un acte de
justice, la médisance pour zèle de la vérité, l'ambition pour attachement
à leur devoir ; qui s'avouent bien en général les plus grands pécheurs du
monde, mais ne conviennent jamais en particulier d'avoir manqué ; en un
mot , qui se justifient sans cesse devant Dieu , et se croient irrépréhensibles
devant les hommes. Car c'est l'idée que nous en donne saint Augustin,
par où il nous fait entendre que de tout temps il y a eu des esprits de
ce caractère ; élus du siècle qui , cherchant à autoriser leurs désordres,
dès là n'ont nulle disposition à s'en repentir , beaucoup moins à y renon-
cer, en quoi néanmoins consiste la pénitence. L'un, ajoutait le même doc-
teur, impute aux astres le dérèglement de sa vie, comme si la constella-
tion de Mars était la cause de ses violences, ou celle de Vénus de ses
débauches : Venus in me adulterium fecit, sednon ego 4. L'autre, imbu
de l'erreur des manichéens, soutient que ce n'est pas lui qui pèche, mais
la nation des ténèbres qui pèche en lui : Non ego peccovi, sed gens tene-
brarwn*. Tel était alors le langage des hérétiques , qui, comme remarque
saint Augustin, n'allait qu'à fomenter la présomption et l'impénitence de
l'homme , et à rendre Dieu même auteur du péché ; et tel est encore au-
jourd'hui , quoique sous d'autres expressions et sous des termes plus sim-
ples, le langage des mondains : j'entends de ces mondains si indulgents
pour eux-mêmes, et si lâches dans la pratique et l'usage de la pénitence.
Car , dites-moi , Chrétiens , quand un pécheur , aux pieds du ministre
de Jésus-Christ , confesse qu'à la vérité il est sujet à tel désordre , mais
que ce désordre est un faible qui mérite plus de compassion que de blâme,
' Psalm. UO. — a ïbi'î. — 3 Atignst., in Psalm. HO. — 4 U, kl. — r> I|,id.
84 SUR LA SEVERITE DE LA PENITENCE*
que c'est l'effet d'un tempérament, d'une complexion qui prédomine en
lui , et dont il n'est pas le maître ; quand il parle de la sorte, ne tombe-
t-il pas dans le sentiment de ceux qui s'en prenaient à la fatalité de leur
étoile , et qui disaient : Venus in me adulterium fecit , sed non ego ? Et
quand un autre, pour se disculper de ses crimes , reconnaît d'abord qu'il
les a commis , mais , du reste , ajoute que dans le monde il y a une cer-
taine corruption dont on ne peut se préserver, que c'est le malheur du
monde, et qu'il faudrait n'être pas du monde pour en être exempt, qu'est-
ce que le monde dans sa pensée, sinon la nation des ténèbres dont parlait
le manichéen? Non ego peceavi, sed gens tenebrarum. Voilà les préten-
dues défenses des élus du siècle : Defensiones istœ sunt electorum sœculi ' .
Défenses , encore une fois , aussi injurieuses à la sainteté de Dieu , qu'elles
sont propres à entretenir le libertinage de l'homme.
Ah! mes Frères, concluait saint Augustin, jugeons-nous plutôt dans la
rigueur de la pénitence , et par là nous glorifierons Dieu en nous condam-
nant nous-mêmes. Disons à Dieu, comme David, dans l'esprit d'une hu-
milité sincère : Guérissez mon àme, Seigneur, parce que j'ai péché contre
vous : Sana animam meam, quia tibi peceavi 2. Oui, j'ai péché, et ce
n'est ni mon naturel ni mon tempérament que j'en accuse ; il ne tenait
qu'à moi de le régler, et je savais assez, quand je voulais, les tenir dans
l'ordre : cette passion qui m'a dominé au préjudice de votre loi, n'a jamais
eu sur moi d'empire au préjudice de mes intérêts. Elle était souple et sou-
mise à ma raison quand j'en craignais les conséquences devant les hom-
mes, et elle n'avait ni emportements ni saillies que je ne réprimasse quand
je croyais qu'il y allait de ma réputation ou de ma fortune. J'ai péché
contre vous : Peceavi tibi; et j'aurais tort de m'en prendre au monde,
car le monde, tout pernicieux qu'il est, n'a eu d'ascendant sur moi qu'au-
tant qu'il m'a plu de lui en donner. Et en effet, cent fois, pour me satis-
faire moi-même, je l'ai méprisé; cent fois, par vanité et par caprice, je
me suis affranchi de son empire, et je me suis mis au-dessus de ses cou-
tumes et de ses lois. Si je vous avais aimé, ô mon Dieu, autant que j'ai-
mais une gloire mondaine, autant que j'aimais des biens périssables, autant
que j'aimais la vie, le monde, avec toute sa malignité , ne m'aurait jamais
perverti. Je ne serais donc pas de bonne foi , si je prétendais par là justi-
fier mon infidélité. Voyez-vous, pécheur, dit saint Augustin, comment
vous honorez votre Dieu à mesure que vous vous faites justice, et une
justice sévère, en vous resserrant dans les bornes étroites de la pénitence?
Vides quomodô sic pateat laus Dei, in quâ angustiabarjs f ckm te velles
de fend ère 3.
Mais est-il rien de plus naturel que de se faire grâce à soi-même? et
puisque dans la pénitence, où je tiens la place de Dieu, je deviens moi-
même mon juge, qu'y a-t-il de plus pardonnable que de ne pas agir contre
moi ayee toute la rigueur de la justice? Ah! Chrétiens, je l'avoue, il n'est
rien de plus naturel que de s'épargner soi-même. Mais c'est justement de
là que je tire une seconde raison, pour nous convaincre que la pénitence
1 Atiffust., in Psalm, HO. — «a Psalm, 40. — 3 August., in Psalm, 140.
SUR LA SÉVÉRITÉ DE LA PENITENCE. 85
doit être sévère de notre part; je dis parce que nous avons tant de pen-
chant, et que nous sommes si fortement portés à nous aimer nous-mêmes
et à nous ménager ; car il faut que la pénitence surmonte en nous ce fonds
d'amour-propre ; et elle ne le peut faire que par une sainte rigueur. En
effet , s'il était question de juger les autres et de prononcer sur les actions
du prochain, je n'aurais garde de vous exhorter à la sévérité; je sais qu'a-
lors nous ne sommes que trop exacts et trop inclins à censurer et à con-
damner; mais quand il s'agit de nous-mêmes, dont nous sommes idolâ-
tres et pour qui nous avons, non pas seulement des tendresses, mais dv^
délicatesses infinies , quel parti plus raisonnable et plus sûr puis-jc vous
proposer, que celui d'une rigueur sage , mais inflexible?
N'avez-vous pas éprouvé cent fois que les injures les plus légères nous
paraissent des outrages dès qu'elles s'adressent à nous ; et qu'au contraire,
les outrages les plus réels , quelquefois même les plus sanglants , s'anéan-
tissent , pour ainsi dire , dans notre estime , et se réduisent à rien quand
ils ne touchent que les autres? Qui fait cela, sinon cet amour de nous-
mêmes, qui nous aveugle dans nos jugements? et le moyen de le combattre,
que par une pénitence rigoureuse? Hélas! mes Frères, nous savons si bien
colorer nos défauts , nous sommes si adroits à les couvrir et à les excuser !
ce que Dieu , ce que les hommes condamnent en nous , c'est souvent ce qui
nous y plaît davantage, et de quoi nous nous applaudissons. Que sera-ce
donc de notre pénitence, si nous ne corrigeons pas cet instinct de la nature
corrompue par une règle plus droite , quoique moins commode ? A quelles
illusions serons-nous sujets? combien de péchés laisserons-nous impunis?
combien d'autres ne condamnerons-nous qu'à demi ? Défions-nous de nous-
mêmes; ne nous écoutons jamais nous-mêmes. Avec une telle précaution,
nous ne serons encore que trop exposés aux pièges et aux artifices de cet
amour-propre qui.se glisse partout, et dont nous avons tant de peine à
nous défendre.
Mais la grande et dernière raison , mes chers auditeurs , celle qui nous
engage plus indispensablement cà la sévérité de la pénitence, et qui de-
manderait seule un discours entier, c'est que le jugement que nous portons
contre nous-mêmes n'est point un jugement souverain , ni définitif, mais
un jugement subordonné, un jugement dont il y a appel : appel, dis-je,
au tribunal de Dieu; un jugement dont les nullités et les abus doivent
servir de matière à un autre jugement supérieur que nous ne pouvons
éviter. Car c'est là, Chrétiens, c'est à ce redoutable tribunal où nous com-
paraîtrons tous , que nous devons être jugés en dernier ressort ; c'est là que
notre Dieu, qui, par sa prééminence et par sa grandeur, est le juge de
tous les jugements, réformera un jour les nôtres: Cùm accepero tempiis,
ego justifias judicabo*. A quoi surtout s'attachera-t-il dans ce dernier
jugement, et quelle sera sa principale occupation? sera-ce déjuger nos cri-
mes ? Non , répond saint Chrysostomc \ mais sa première fonction , celle qui
marquera davantage la supériorité de son être et sa suprême puissance,
sera déjuger les jugements que nous aurons rendus contre nos crimes, de
1 Tsalm. 74.
8() SUR LA SÉVÉRITÉ DE LA PENITENCE.
rechercher les accusations que nous en aurons faites , de condamner , pour
ainsi dire, nos condamnations, de nous punir de nos punitions, en un
mot, de nous faire repentir de nos repentirs mêmes : car voilà proprement
le sens de cette parole, Ego justifias judicabo. Nous nous croyons à cou-
vert et en sûreté sous le voile de ces prétendues pénitences ; mais ce voile
n'aura caché que notre confusion et notre honte. Nous regardons ces con-
fessions de nos péchés , suivies de quelques satisfactions légères qu'on nous
a imposées , comme autant de justices envers Dieu ; mais Dieu nous fera
voir que souvent c'ont été d'énormes injustices ; et c'est de ces fausses jus-
tices, ou plutôt de ces injustices véritables , qu'il nous demandera compte.
Ah ! Chrétiens, que nous servira de nous être tant flattés et tant épargnés?
que nous servira d'avoir trouvé et peut-être cherché dans les ministres de
Jésus-Christ des hommes indulgents et faciles? De dispensateurs qu'ils
étaient des mystères de Dieu , que nous servira d'en avoir fait les com-
plices de notre lâcheté? Les condescendances qu'ils auront eues pour nous,
ces grâces précipitées que nous en aurons obtenues , de quel usage nous
seront-elles? Dieu les ratifiera-t-il? ce qu'ils auront délié sur la terre, en
relâchant ainsi les droits de Dieu , sera-t-il délié dans le ciel ? le pouvoir
des clefs, qui leur a été donné, va-t-il jusque-là? Non, non, dit l'ange de
l'école , saint Thomas , le tribunal de la pénitence où ils président est bien,
dans un sens, le tribunal de la miséricorde, mais le tribunal de la misé-
ricorde de Dieu , et non de leur miséricorde ni de la nôtre ; moins encore
de la nôtre. Car si, par un défaut de zèle, leur miséricorde vient à s'y
mêler, ou si , par un aveuglement d'esprit, nous y faisons entrer la nôtre
(je le répète , Chrétiens , et malheur à moi si je ne vous en avertissais pas,
comme dit l'Apôtre, à temps et à contre-temps), de ce tribunal de la mi-
séricorde de Dieu , nous devons passer au tribunal de la justice , mais d'une
justice sans miséricorde. Voilà le fondement que vous devez poser , fonde-
ment sur lequel les premiers fidèles appuyaient cette sévérité de discipline
qui s'observait parmi eux. Apud nos, disaient-ils, au rapport de Tertullien,
districte judicatur, tanquàmapud certosde divinojudicio1 : nous nous
jugeons exactement et sévèrement, parce que nous savons qu'il y a une
justice rigoureuse qui nous attend, et que nous avons toujours en vue.
Aussi, ajoute saint Chrysostome, le juge inférieur et subalterne doit tou-
jours juger selon la rigueur de la loi : il n'appartient qu'au souverain de
pardonner, et le seul moyen d'obtenir grâce , est de ne se l'accorder pas.
Sévérité raisonnable : car il ne faudrait ici , Chrétiens , que notre seule
raison pour nous convaincre. Si ces heureux siècles de la première ferveur
du christianisme duraient encore, où un seul péché, de la nature même
de ceux que notre relâchement a rendus si communs , était expié par les
exercices les plus laborieux et tout ensemble les plus humiliants d'une pé-
nitence de plusieurs années , peut-être nous pourrait-il venir dans l'esprit
qu'une telle sévérité passerait les bornes, et ce serait à moi, comme défen-
seur des intérêts de Dieu, à la justifier; ce serait à moi à vous faire enten-
dre que, bien loin qu'il y eût de l'excès dans cette sévérité évangélique,
1 Tcrtull.
SLR LA SÉVÉRITÉ DE LA PENITENCE. 87
les premiers chrétiens étaient au contraire fortement persuadés que les
droits de Dieu, qu'il s'agit de réparer dans la pénitence, vont encore bien
au delà; que jamais l'Église n'a suivi des règles plus sages, et que si dans
les derniers temps notre extrême délicatesse l'a forcée en quelque sorte à
les mitiger, c'est ce qui relève ces règles mêmes; je veux dire, d'avoir été,
dans leur institution , aussi raisonnables que nous avons depuis cessé de
l'être.
Mais nous n'en sommes plus là, mes chers auditeurs, et je n'ai plus be-
soin ni de la docilité de votre foi , ni de votre soumission à la conduite de
l'Église, pour vous faire approuver ce qu'il y a de plus sévère dans la pé-
nitence. Encore une fois, elle n'a plus rien de sévère que ce que votre rai-
son même vous prescrit; ou, pour parler plus juste, ce qu'elle a désormais
de plus sévère, c'est ce que votre raison même vous prescrit.
Oui , mes Frères , en quoi consiste et a toujours consisté son essentielle
sévérité , c'est de nous réduire aux bornes étroites de la raison que Dieu
nous a donnée ; et quand nous en sommes sortis , de nous y faire rentrer,
en nous obligeant à être raisonnables contre nous-mêmes et aux dépens
de nous-mêmes , car c'est là ce qui nous coûte , et ce que nous trouvons de
plus difficile dans la pénitence ; de nous interdire tout ce que notre propre
raison nous fait connaître , ou péché ou cause du péché ; d'arracher de nos
cœurs des affections que nous jugeons nous-mêmes criminelles et source du
péché ; de renoncer à mille choses agréables, mais que nous savons être pour
nous des engagements au péché; de nous assujettir de bonne foi à tout ce que
nous reconnaissons être des préservatifs nécessaires contre le péché ; de ré-
parer par des œuvres toutes contraires les malheureux effets du péché. C'est
ce que je pourrai traiter avec plus d'étendue une autre fois , et c'est en
quoi, dis-je, la pénitence nous paraît sévère. Hors de là, on se soumettrait
à tout le reste; et pourvu qu'on en fût quitte pour ce qui était ordonné
par les anciens canons, on consentirait sans peine qu'ils fussent renouve-
lés, on jeûnerait, on se couvrirait du cilice et de la cendre, on se proster-
nerait aux pieds des prêtres : mais d'étouffer une vengeance dans son cœur,
mais de pardonner une injure, mais de rendre un bien mal acquis, mais de
rétablir l'honneur flétri par une médisance , mais de sacrifier à son devoir
une passion tendre , mais de rompre un commerce dangereux et de se dé-
tacher de ce qu'on aime , voilà ce qui révolte la nature , et ce qui désole le
pécheur ; voilà ce qu'on a tant de peine à obtenir de lui , et ce qu'on en
obtient si rarement; voilà sur quoi vous vous défendez tous les jours contre
les ministres de Jésus-Christ, sur quoi votre résistance énerve si souvent
leur zèle , ou le rend inutile.
Cependant voilà ce que j'appelle (souffrez cette expression) et ce qui est
en effet le raisonnable de la pénitence : si raisonnable , que vous êtes les
premiers à convenir qu'on ne peut pas se dispenser de l'exiger de vous ; si
raisonnable, que vous seriez vous-mêmes scandalisés si l'on ne l'exigeait
pas» Le reste était d'institution humaine, mais ce raisonnable est de droit
naturel et divin ; le reste a pu changer , mais ce raisonnable subsistera
toujours, et est en quelque manière aussi immuable que Dieu; le reste
88 SUR LA SÉVÉRITÉ DE LA PÉNITENCE.
dépendait de l'Église, mais ni l'Église, ni ses ministres, ne peuvent rien
sur ce raisonnable : et il n'y a point d'autorité sur la terre, il n'y en a
point dans le ciel , qui puisse nous décharger de l'obligation où nous som-
mes de l'accomplir.
Heureux si nous goûtons aujourd'hui cette vérité! heureux si, suivant
les lumières de cette droite raison , à laquelle, malgré nous , nous sommes
soumis, nous embrassons la pénitence dans toute la sévérité de ses devoirs ;
si, pour venger Dieu de nous-mêmes et pour le bien venger, nous faisons
passer dans nous-mêmes toute la colère de Dieu ! en sorte que nous puis-
sions lui dire comme David : In me tremsierunt irœ tuœ 1 : Seigneur, il
s'est fait un transport admirable , et comme une transfusion bien surpre-
nante : du moment que j'ai conçu la grièveté de mon péché, et que je l'ai
détesté par la pénitence , toute votre colère a passé de votre cœur dans le
mien : In me tremsierunt irœ tuœ. Je dis votre colère, Seigneur, car il me
fallait la vôtre, et il n'y avait que la colère d'un Dieu aussi grand que vous
qui pût détruire un mal aussi grand que le péché. La mienne aurait été
trop faible, mais la vôtre a toute la force et toute la vertu nécessaire. C'est
pour cela que vous l'avez toute répandue dans mon âme, parce que mon
péché la méritait tout entière. Une partie n'aurait pas suffi , mais il me la
fallait dans toute sa plénitude , pour pouvoir haïr et punir l'excès de mes
désordres : In me transierunt irœ tuœ. Au reste, mon Dieu, c'est en cela
même que je reconnais votre miséricorde; je dis, en ce que vous avez fait
sortir votre colère de votre cœur pour la faire entrer dans le mien : car si
elle était demeurée dans vous, à quoi ne vous aurait-elle pas porté contre
moi? au lieu que passant dans moi, elle s'y est, pour ainsi dire, huma-
nisée. Encore, Seigneur, n'avez-vous pas voulu qu'elle passât immédiate-
ment de vous dans moi. Sortant de votre sein, elle aurait été trop ar-
dente et trop allumée , et je n'aurais pu la supporter : mais , pour la tem-
pérer, vous l'avez fait passer premièrement dans le cœur de votre Fils, où
elle a presque amorti tout son feu , par les saintes et innocentes cruautés
qu'elle a exercées sur lui. Et parce que le cœur de votre Fils est la source
de toutes les grâces, c'est là, c'est dans ce centre de la sainteté et de la
miséricorde qu'elle a pris une vertu salutaire pour me sanctifier : c'est ainsi,
mon Dieu, qu'elle est venue en moi ; c'est ainsi que je l'ai reçue, et que je la
veux conserver : In me transierunt irœ tuœ. Elle rendra ma pénitence sé-
vère , et, par un heureux retour, plus ma pénitence sera sévère , plus elle
me deviendra douce. C'est le sujet de la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Tertullien, parlant de la pénitence, a dit une chose bien glorieuse d'une
part à Dieu , mais de l'autre bien capable de rabattre la présomption et
l'orgueil de l'homme. De quoi s'agit-il, mon frère? (c'est ainsi qu'il s'a-
dresse à un pécheur) vous êtes en peine de savoir si votre pénitence vous
sera utile, ou non, devant Dieu. Qu'importe? Dieu vous commande de la
faire : n'est-ce pas assez pour vous obliger à lui obéir? Quand il n'y aurait
* Psalm 87.
3|
SIR LA SÉVÉRITÉ DE LA PENITENCE. 89
que le seul respect dû à son autorité , elle mérite bien que vous y ayez égard
préférablement à votre utilité : Bonum tibi est pœnitere : an non, quid
rcvolvis? Dais imperat ; prior est auctoritas imperantis, quàm utilitas
servientis l. Or ce que ce Père disait en général de la pénitence, je pour-
rais le dire en particulier de la sévérité de la pénitence. Quand cette sévé-
rité n'aurait rien que de rebutant pour nous , et qu'elle serait telle que
notre amour-propre et l'esprit du monde nous la figurent , Dieu l'ordon-
nant , il n'y aurait point d'autre parti à prendre que celui d'une généreuse
soumission , et il serait juste que notre délicatesse cédât à la nécessité et à
la force du précepte : Prior est auctoritas imperantis, quàm utilitas ser-
vientis.
Mais Dieu , Chrétiens , n'en veut pas user si absolument et si souverai-
nement avec nous, et, par une condescendance digne de sa grandeur, il
sait si bien tempérer les choses , que non-seulement le poids ne nous acca-
ble pas, mais qu'il nous devient même léger; et s'il veut que nous nous
condamnions à toutes les rigueurs de la pénitence , il prend soin en même
temps que nous y trouvions toute l'onction qui nous la peut adoucir.
Le même Tertullien ne se trompait donc pas ; et quoiqu'il ait eu du reste
sur le sujet de la pénitence des sentiments outrés , il a parlé juste quand il
a dit ailleurs que la pénitence était la félicité et la béatitude de l'homme
pécheur : Pœnitentia hominis rei félicitas \ A qui ne connaîtrait pas les
effets de cette vertu, ou plutôt, à qui n'en connaîtrait qu'une partie, cette
proposition semblerait un paradoxe. Car qu'y a-t-il en apparence de moins
propre à faire le bonheur de l'homme , que ce qui mortifie son esprit , que
ce qui crucifie sa chair , que ce qui combat ses passions , que ce qui l'oblige
à se renoncer lui-même? Or ce sont les devoirs essentiels de la pénitence.
Il est néanmoins vrai, Chrétiens, qu'après l'innocence perdue, rien ne
peut rendre l'homme heureux, je dis même heureux dès cette vie, que la
pénitence ; et vous en conviendrez sans peine, quand vous m'aurez entendu.
Car j'appelle avec Tertullien la félicité du pécheur dès cette vie, ce qui
produit en lui la paix et le calme de la conscience , ce qui le remplit de la
joie du Saint-Esprit , ce qui le met dans toute l'assurance où il peut être
contre les jugements de Dieu. Or voilà les effets naturels de la pénitence
que je vous prêche : première vérité , vérité incontestable et qui est de la
foi. J'ajoute qu'il n'y a que la pénitence exacte et sévère qui ait la vertu
d'opérer ces divins effets ; c'est-à-dire qui produise dans le pécheur cette
tranquillité, qui lui fasse goûter cette joie, qui lui donne cette assurance,
ou du moins cette confiance chrétienne : seconde vérité qui s'ensuit infail-
liblement de l'autre. N'ai-je donc pas droit de conclure que la pénitence ,
dans sa sévérité même, nous devient douce et aimable? Écoutez-moi : ceci
vous édifiera plus que tout ce qu'il y a d'effrayant et de terrible dans la
religion.
Oui , c'est la véritable pénitence , et par conséquent celle où le pécheur
se flatte moins, où il s'épargne moins, qui produit la paix : et de là vient
que le Fils de Dieu ne sépara point ces deux grâces qu'il accorda tout à
1 Tertull.j de Pœnit. — » Tertull.
t m
(J0 SUR LA SÉVÉRITÉ DE LA PÉNITENCE.
la fois à la plus généreuse et à la plus fameuse pénitente, Marie-Madeleine,
lorsqu'il lui dit au moment de sa conversion : Remittuntur tibi peccata
tua; vade inpace l : vos péchés vous sont remis; allez en paix. Cette paix
de Dieu, comme l'appelle saint Paul, parce qu'elle est en effet souve-
rainement et par excellence le don de Dieu : Pax Dei 2; cette paix que
le monde ne peut donner, parce qu'elle n'est pas de son ressort : Quant
mundus dare non potest pacem 3; cette paix qui surpasse tout autre sen-
timent , tout autre bien , tout autre plaisir , et sans laquelle même il ne
peut y avoir ni plaisir ni bien dans la vie : Pax Dei quœ exsuperat om-
nem scnsum * : cette paix qui met le repos dans un cœur, qui en fait ces-
ser les troubles, qui en apaise les remords; cette paix, dis-je, fut le pre-
mier fruit des saintes dispositions avec lesquelles Madeleine vint se pré-
senter à Jésus-Christ. Jusque-là, rebelle à Dieu et livrée à elle-même, elle
avait eu de continuels combats à soutenir. Jusque-là, emportée par sa pas-
sion , mais au même temps gênée et bourrelée par sa raison , elle avait senti
l'aiguillon du péché : c'est-à-dire elle en avait senti la confusion , l'amer-
tume, le repentir, bien plus qu'elle n'en avait goûté la douceur. Jusque-là
elle avait vécu dans des inquiétudes mortelles ; mais elle commença à jouir
enfin de la paix dès que , par sa pénitence , elle eut trouvé grâce devant
Dieu. Car ce fut alors qu'elle entendit cette divine parole, et qu'elle en
éprouva l'effet : Vade inpace; allez en paix. Comme si le Sauveur du
monde , usant de l'empire absolu qu'il avait sur le cœur de cette péche-
resse , lui eût commandé , aussi bien qu'aux vents et à la mer , de se cal-
mer : Imperavit ventis et mari , et facta est tranquillitas magna 8.
Quoi qu'il en soit, je prétends, mes chers auditeurs, qu'autant que nous
pratiquons la pénitence avec cet esprit de ferveur et cette exacte sévérité
envers nous-mêmes , autant nous y trouvons de consolation ; que ce qu'é-
prouva Madeleine convertie , Dieu , par sa miséricorde , nous le fait sentir,
puisqu'il nous dit comme à elle intérieurement et même sensiblement, par
la bouche de ses ministres : Tout vous est pardonné : Remittuntur tibi
peccata tua 6; ne soyez plus en peine : Vade inpace.
Mais comment est-il possible qu'une pénitence sévère, qui, selon la
maxime de Tertullien , fait en nous la fonction de la justice et de la co-
lère de Dieu, nous donne néanmoins la paix? Ah! Chrétiens, voilà le
miracle que je vous prie de remarquer : car c'est par sa sévérité même
qu'elle apaise Dieu, qu'elle désarme Dieu, qu'elle nous rend amis de
Dieu , que d'un Dieu courroucé et irrité , lequel n'avait pour nous que des
rigueurs, et qui ne nous préparait que des châtiments , elle le force, tout
Dieu qu'il est , par une sainte violence et par une espèce de conversion qui
se fait en lui , à devenir un Dieu de bonté , un Dieu qui met sa gloire à
nous pardonner sans réserve tout ce que nous ne nous pardonnons pas ,
qui ne se souvient de nos offenses que pour en faire le sujet et la matière
de ses grâces , qui n'est notre juge que pour nous montrer encore plus au-
thentiquement qu'il est notre père, puisqu'alors il nous juge en père, au
lieu qu'à la fin des siècles il nous jugera en maître; enfin, un Dieu qui ,
1 Luc, 7. — 2 Phillpp., 4. — 3 Orat. Eccl. — 4 iPhilipp,, 4. — 5 Matih., 8, — 6 Luc, 7.
SUR LA SÉVÉRITÉ DE LA PÉNITENCE. 9i
déposant toutes pensées, tous sentiments de vengeance, n'a plus désormais,
comme il s'en déclare lui-même , que des sentiments de compassion et de
charité , que des pensées de réconciliation et de paix : Dicit Dominus :
Ego cogito cogitationes pacis , et non afflictionis l.
Voilà, dis-je, le miracle de la pénitence. Elle fait donc, parce qu'elle est
sévère (appliquez-vous à cette pensée , qui n'est que la suite de celle de
Tertullien) , elle fait donc, parce qu'elle est sévère , la fonction de la colère
de Dieu ; mais elle la fait bien plus efficacement que la colère de Dieu
même, ou , plutôt, elle fait en nous ce que la colère même de Dieu toute
seule n'y peut faire : pourquoi ? c'est qu'au lieu que la colère de Dieu pu-
nit en nous le péché sans l'effacer, la pénitence l'efface en le punissant;
c'est que la colère de Dieu toute seule , quelque satisfaction qu'elle exige et
qu'elle tire du pécheur , ne peut jamais faire que Dieu soit satisfait ; ce qui
se voit dans l'enfer, où l'éternité tout entière des peines que souffrent les
réprouvés ne satisfait jamais Dieu, parce que dans l'enfer, dit saint Ber-
nard, il n'y a que la colère de Dieu qui agit. Au lieu que la pénitence, par
un heureux mélange de la colère et de la miséricorde divine , de la colère
divine dont elle fait l'office , et de la miséricorde divine qu'elle attire , est
la juste et entière satisfaction que Dieu attend du pécheur. Par conséquent,
c'est la pénitence sévère qui nous remet bien avec Dieu , et , par une suite
non moins infaillible , qui nous remet bien avec nous-mêmes. Car com-
ment serons-nous en paix avec nous-mêmes , tandis que nous sommes en
guerre avec Dieu? Or qu'y a-t-il , que peut-il y avoir pour nous dans la
vie de plus avantageux et de plus doux que cette double paix? Quoi qu'il
nous en coûte pour l'avoir, la pouvons-nous trop acheter? et quelque
austère que nous paraisse et que soit même la pénitence , pouvons-nous
ne la pas aimer quand il s'agit de rentrer en grâce avec le maître de qui
dépend tout notre bonheur, et de rétablir dans nous-mêmes une paix qui ,
sur la terre, est le souverain bien, et qui ne peut compatir avec le péché?
Avançons.
De cette paix intérieure nait une sainte joie : autre fruit de la sévérité
de la pénitence , autre don de l'Esprit de Dieu , qui pour cela même est
appelé dans l'Écriture la joie du Saint-Esprit : Gaudlum in Spiritu
Sancto 2. Qui peut l'exprimer, Chrétiens, qui peut la connaître sans
l'avoir sentie ? qui peut comprendre la consolation dont est remplie une
aine criminelle , mais pénitente , quand , par un généreux effort , elle est
enfin parvenue à remporter sur elle-même la victoire d'où dépendait sa
conversion? quand elle a fait à Dieu le sacrifice de la passion dont elle
était auparavant esclave ; quand elle a une fois rompu ses liens ; qu'elle
commence à respirer la liberté des enfants de Dieu , et qu'elle peut lui
dire comme David : Dvrupisti vincula mea ; tibi sacrificabo hos-
tiam laudisz\ c'est vous qui avez brisé mes chaînes, et qui m'avez tiré
de la servitude où mon péché m'avait réduite : je vous bénirai , Sei-
gneur, je vous louerai, je vous rendrai d'éternelles actions de grâces.
Elle s'est fait violence pour en venir là ; et la résolution qu'elle a
1 Jcrcm., 29. — 2 Rom., 14. — 3 Psalm. 115.
92 SUR LA SÉVÉRITÉ DE LA PENITENCE.
prise de rompre ce commerce qui la perdait , de s'arracher l'œil qui la
scandalisait , de sortir de l'occasion où elle se damnait , cette résolution
chrétienne , mais si difficile à prendre , mais encore plus difficile à exé-
cuter, a été pour elle une espèce d'agonie, et c'est sans doute ce qu'il y a
de plus sévère dans la pénitence : mais aussi le coup une fois porté , l'ou-
vrage une fois achevé , de quelle abondance de joie Dieu ne la comble-t-il
pas ? C'est un mystère impénétrable pour l'homme charnel et animal.
Comme il n'a là-dessus nulle expérience , il ne m'entend pas ; mais c'est
justement, dit saint Chrysostome, parce qu'il n'en a nulle expérience ,
qu'il ne doit ni s'en croire, ni en être cru; c'est parce qu'il ne l'a jamais
éprouvé qu'il doit s'en rapporter à ceux qui l'éprouvent.
Or quelle épreuve n'en l'ont pas ceux qui se convertissent de bonne foi,
et avec quel épanchement de cœur ne s'en expliquent-ils pas ? Combien
tout à coup , disait saint Augustin , surpris du changement miraculeux
que la grâce avait fait en lui, et racontant, non plus ses misères, mais
les miséricordes du Seigneur , combien tout à coup trouvai-je de plaisir à
renoncer aux plaisirs criminels du monde , et combien me fut-il doux de
quitter ce que j'avais tant craint de perdre? Car vous, ô mon Dieu, qui
êtes le seul vrai et souverain bien capable de remplir une âme, vous me
teniez lieu de tous les plaisirs ; et la joie de me voir enfin soumis à vous,
la joie de m être surmonté moi-même , était pour moi quelque chose de
plus délicieux que toutes mes délices passées. Ainsi la pénitence de saint
Augustin vérifiait-elle la promesse du Fils de Dieu : Mundus gaudebit ,
vos autem contristabimini, sed tristitia vestra vertetur in gaudium * :
le monde sera dans la joie , et vous serez dans la tristesse ; mais votre
tristesse , c'est-à-dire votre pénitence , qui est proprement et uniquement
cette tristesse salutaire dont saint Paul félicitait les Corinthiens, votre
tristesse se tournera en joie , et cette joie sera le centuple de toutes les joies
du monde , dont vous vous serez privés.
Répondez-moi, dit le mondain, de cette douceur de la'pénitence, et dès
aujourd'hui je me convertirai. Assurez-moi que cette joie ne me manquera
pas, et je me condamnerai à tout ce que la pénitence a de plus rigoureux.
Vous vous trompez, reprend saint Bernard, et vous raisonnez mal. Infi-
dèle et mondain au point que vous l'êtes, j'aurais beau vous en répondre,
ce que j'en dirais ne ferait sur vous nul effet, et l'attachement actuel que
vous avez à ce qui vous pervertit , vous rendrait inutile l'assurance que
je vous donnerais d'un bien dont vous n'auriez qu'une connaissance de
spéculation, mais dont vos sens ne seraient pas touchés. Douceurs pour
douceurs, vous vous en tiendriez à celles que vous goûtez, parce qu'elles
sont présentes , et que les autres ne seraient encore pour vous qu'en idée
et en espérance. Il faut commencer par vous vaincre : car cette joie dont
je vous parle est la manne cachée qui n'est réservée qu'au vainqueur :
Vincenti dabo manna absconditum 2. Il faut exercer sur vous-même et
contre vous-même les rigueurs de la pénitence , et alors la pratique vous
convaincra , et dans un moment vous en découvrira plus que tous les
1 Joan., IG. — " Apocal., 2.
SUR LA SÉVÉRITÉ DE LA PENITENCE. 93
discours. Qu'est-il même nécessaire d'ailleurs que je parle , et que je re-
nouvelle des promesses que Dieu tant de fois lui-même vous a faites ? Fiez-
vous-en à votre Dieu ; il n'a jamais trompé personne ; si vous êtes géné-
reux, il sera fidèle.
Mais n'en voyons-nous pas qui , jusque dans leur pénitence, ne trou-
vent que des sécheresses , et ne parviennent jamais à ce centuple bien-
heureux d'une joie pure et secrète ? Ne le confessent-ils pas les premiers ,
et ne se plaignent-ils pas de leur état comme s'ils reprochaient en quel-
que sorte à Dieu qu'il ne leur a pas tenu parole ? Oui , il y en a ; mais qui
sont-ils communément? Ah ! répond saint Bernard , il n'est point vrai qu'à
ceux qui , 'généreusement et de bonne foi , se sont condamnés aux exer-
cices d'une pénitence sévère , cette joie solide et spirituelle ait manqué.
S'il y a des âmes dans le monde trompées sur ce point , et frustrées de
leur attente, grâce à la Providence et à la justice du Dieu que nous ser-
vons , ce ne sont pas celles qui pratiquent la pénitence dans toute son aus-
térité, mais celles, au contraire, qui la modèrent autant qu'elles peuvent,
et plus qu'elles ne doivent; mais celles qui ne la veulent pratiquer que
selon leur gré ; mais celles qui lui ôtent tout ce qu'elle a de pénible et
d'incommode, et ne s'en réservent que la cérémonie et la figure; mais
celles dont la pénitence peut-être, avec tout son éclat et un certain extérieur
de sévérité, ne laisse pas d'être accompagnée de mille relâchements. Que
chacun de nous s'examine ; et pour peu que nous ayons de lumières , nous
découvrirons dans nous-mêmes le principe du mal , et ce qui nous empê-
che de sentir au fond de notre cœur cette onction de la pénitence chré-
tienne : nous reconnaîtrons que nous ne devons souvent nous en prendre
qu'à nous-mêmes ; nous nous écrierons avec le Prophète royal : Justus es,
Domine , et rectum judicium tuum ' ; vous êtes juste , Seigneur ; et il
n'est pas surprenant qu'aussi lâche que je suis dans l'usage de la pénitence,
je n'y trouve pas ce qu'y ont trouvé et ce qu'y trouvent encore tous les
jours tant d'âmes ferventes. Dès que j'aurai le même courage, le même
zèle, la pénitence aura pour moi le même goût.
C'est donc , Chrétiens , un abus , et un étrange abus , quand nous nous
faisons de la sévérité de la pénitence un obstacle à la pénitence même : et
l'un des artifices les plus ordinaires et les plus dangereux dont se sert
l'ennemi de notre salut pour endurcir les hommes dans le péché , et pour
les détourner des voies de Dieu , est de leur représenter la pénitence sous
des idées affreuses, qui leur en donnent de l'horreur et qui les rebutent.
Il semble même qu'on prenne plaisir à se la figurer comme telle , pour
avoir droit de s'en dispenser; et parce qu'il se trouve quelquefois, entre
les ministres de Jésus-Christ et les pasteurs de son troupeau , des hommes
zélés, mais d'un zèle qui n'est pas selon la science, des esprits toujours
portés aux extrémités, qui, pour ne pas rendre la pénitence trop facile, la
réduisent à l'impossible , qui n'en parlent jamais que dans des termes ca-
pables d'effrayer , qui la proposent crûment et d'une manière sèche , sans
y mettre jamais ce tempérament d'amour et de confiance qui en doit être
' Plaira, 118.
01 SUR LA SEVERITE DE LA PENITENCE.
inséparable , qui croient avoir beaucoup fait quand ils ont , non pas re-
dressé, mais embarrassé et troublé une conscience faible, et qui, manquant
dans le principe, ne font jamais envisager Dieu au pécheur que sous une
forme terrible , comme s'ils craignaient qu'il n'y eût , pour ainsi dire , du
danger pour Dieu à paraître miséricordieux et aimable , et qu'ils souhai-
tassent eux-mêmes qu'il le fut moins; parce qu'il se trouve, dis-jc, des
esprits préoccupés de ces sentiments , et encore plus déterminés à les ins-
pirer aux autres, qu'arrive-t-il ? Le libertin en profite, et le faible s'en
scandalise; le libertin en profite, ravi qu'on lui exagère les choses pour
être en quelque manière autorisé par là à n'en rien croire ou à n'en rien,
faire , et qu'on lui en demande trop , pour avoir un spécieux prétexte de
renoncer à tout : c'est-à-dire que de ces caractères outrés de la pénitence ,
qu'il parait néanmoins estimer , et à quoi il donne de faux éloges , il ne
tire point d'autre conclusion que de se confirmer dans son impénitence.
Car voilà , mes chers auditeurs , le raffinement du libertinage de notre
siècle : on veut une pénitence extrême , sans adoucissement , sans attrait ,
parce qu'on n'en veut point du tout. Si je la faisais, dit-on, c'est ainsi que
je la voudrais faire ; mais on en demeure là , et l'on se sait bon gré de cette
disposition prétendue où l'on est de la bien faire , supposé qu'on la fit ,
quoiqu'on ne la fasse jamais. Ou tout , ou rien , dit-on ; mais bien en-
tendu qu'on s'en tiendra toujours au rien , et qu'on n'aura garde de se
charger jamais du tout.
Ainsi raisonne le libertin; et, d'ailleurs, que conclut le faible? rien
autre chose que de se décourager , de s'attrister , de s'abandonner à de
secrets désespoirs , de regarder la pénitence comme impraticable , de se
persuader qu'il ne la soutiendra jamais , qu'elle l'accablera d'un ennui
mortel , et qu'il y succombera ; de dire sans cesse , comme l'Israélite pré-
varicateur : Quis nostrûm valet ad cœlum ascendere l ? Et quel e^t
fliomme sur la terre qui puisse espérer de parvenir là, et de s'y main-
tenir ? car c'est ainsi que notre lâcheté se prévaut des erreurs du monde
pour secouer le joug de Dieu.
Mais faudra-t-il , Seigneur , qu'une illusion aussi grossière que celle-là
nous trompe et nous perde , et que notre ignorance sur ce point nous tienne
toujours lieu d'excuse ? Non , mon Dieu ; car , tandis que vous me con-
fierez le ministère de votre sainte parole , je prêcherai ces deux vérités
sans les séparer jamais : la première , que vous êtes un Dieu terrible dans
vos jugements , et la seconde , que vous êtes le père des miséricordes et le
Dieu de toute consolation. Je ne serai jamais assez téméraire pour prê-
cher votre miséricorde sans prêcher votre justice , parce que je sais les
conséquences dangereuses qu'en tirerait l'impiété ; mais aussi me ferais-je
un crime de prêcher les rigueurs de votre justice sans parler en même
temps des douceurs de votre miséricorde , parce que la foi m'apprend , et
que c'est vous-même qui me l'avez révélé , que votre miséricorde sauve
les pécheurs, au lieu que votre justice seule ne peut que les damner et
les réprouver. Je joindrai donc l'un et l'autre ensemble , pour pouvoir
' Deiiter., 30.
SUR LA SEVERITE DE LA PENITENCE. 95
toujours dire , comme David : Misericordiam etjudicium cantabo tibi,
Domine 1 : Seigneur, je chanterai vos bontés et vos jugements ; et quand
les pécheurs du siècle devraient abuser de cette inépuisable miséricorde
que je leur annoncerai pour votre justification , Seigneur , je ne cesserai
point de la publier hautement , afin que vous soyez reconnu pour ce que
vous êtes , c'est-à-dire pour un Dieu également juste et bon ; et qu'à l'é-
gard des impies mêmes , vous soyez à couvert de tout reproche , quand
l'excès de leurs désordres vous forcera un jour à les condamner : Ut jus-
ti/îceris in sermonibus tuis, et vincas clim judi caris 2. Je dirai à votre
peuple , que par le péché nous contractons une dette infinie ; mais je ne
manquerai pas aussitôt de l'avertir que , par le secours de votre grâce , il
nous est aisé de nous acquitter , parce que vous nous donnez vous-même
de quoi vous payer. Je lui dirai que la pénitence doit être sévère , afin
qu'il ne se perde pas'par une malheureuse présomption ; mais aussi, afin
qu'il ne tombe pas dans un funeste désespoir , je le consolerai en lui di-
sant que la plus sévère pénitence devient la plus douce, par l'onction qui
y est attachée : et vos promesses , ô mon Dieu , les oracles de votre Écri-
ture , sont les preuves touchantes et convaincantes que je lui en apporte-
rai. Je lui dirai , pour ne le pas tromper , que cette sévérité de la pénitence
est un joug ; mais je n'oublierai pas de lui dire , pour l'animer à le por-
ter, que c'est votre joug, et que vous vous êtes obligé à le porter vous-
même avec nous ; que , selon l'expression de votre Apôtre , c'est votre es-
prit qui pleure en nous, qui s'afflige en nous, qui fait, si j'ose parler
ainsi , pénitence en nous , parce que c'est par lui que nous la faisons , et
que c'est lui qui , pour nous mettre en état de la faire , nous élève au-
dessus de nous-mêmes.
Gardant ces règles , mon Dieu, je ne craindrai rien, et jusqu'en pré-
sence des rois de la terre , je parlerai sans confusion , aussi bien que
David , des obligations de votre loi : Loquebar de testimoniis tuis in
eonspectu regnm , et non confandebar 3. Je parle ici, Seigneur, devant
le premier roi du monde : et jamais ministre de l'Évangile eut-il l'hon-
neur de porter votre parole à un aussi grand prince ? Non-seulement
c'est le plus grand roi du monde , mais , ce qui me rend sa personne encore
bien plus auguste , c'est le plus chrétien des rois ; c'est le protecteur le plus
puissant de votre Église ; c'est un roi zélé pour sa religion , ennemi de
l'impiété , et qui ne souffrira jamais que le libertinage s'élève impunément
contre vous; un roi qui aime la vérité, et dont je puis bien dire ce que
saint Ambroise disait de Théodose , qu'il approuve plus celui qui reprend
les vices, que celui qui les flatte : Qui magis arguentem probat, quàm
adulantem 4. Éloge qui ne convient qu'aux grandes âmes, et qui les dis-
tingue des autres. Tel est le monarque devant qui je parle : mais quand
je parlerais devant les rois du inonde les plus infidèles et les plus ennemis
de votre nom, je leur dirais avec une confiance respectueuse ce que vous
voulez qu'ils sachent : que vous êtes leur Dieu , qu'ils doivent se soumettre
à vous , et que , puisqu'ils sont pécheurs comme le reste des hommes , la
1 Psam. 100. ■— 2 Ibid., 50. — 3 Ibid., 118. — 4 Ambros.
06 SUR LA SÉVÉRITÉ DE LA PENITENCE.
pénitence est un devoir pour eux aussi bien que pour le reste des hommes :
Loquebar de testimoniis tuis in conspectu regum.
Voilà ce que Jean-Baptiste prêchait dans la Judée. A qui? non-seule-
ment au simple peuple , mais aux grands du monde et de la cour , qui ve-
naient l'écouter, et à ceux-ci encore plus qu'aux autres , parce qu'il savait
que la pénitence leur était encore plus nécessaire. Comme les grands de la
cour, selon le rapport de l'Évangile, l'allaient chercher dans le désert, il
ne sortait point de son désert pour leur annoncer ces vérités. Maintenant
que les prédicateurs sont obligés de quitter leur solitude pour venir les faire
entendre à la cour, voilà ce que je vous prêche, mes chers auditeurs, avec
un mérite bien inférieur à celui de Jean-Baptiste, mais de la part du
même Dieu: Pœnitentiam agite; appropinquavit enim regnum ccelo-
ram l : faites pénitence, parce que le royaume du ciel est proche. Il est
proche, Chrétiens, puisque nous touchons de près au grand mystère de
notre rédemption. Mais dans un autre sens, il est peut-être encore plus
proche que vous ne le pensez. Le terme de notre vie , l'instant de la mort,
le jugement qui la suit, c'est ce que l'Ecriture en mille endroits veut nous
marquer par cette proximité du royaume de Dieu. Or, à l'entendre de la
sorte , combien y en a-t-il dans cette assemblée pour qui il est proche , et
combien de ceux même qui s'en croient les plus éloignés ? Si Dieu , au mo-
ment que je parle, me les désignait en particulier, et que, m'adressant à
chacun d'eux, je leur disse de cette chaire : C'est vous, mon cher auditeur,
qui n'y pensez pas, c'est vous qui devez mettre ordre à votre conscience ,
car vous mourrez dès demain, et voici le dernier avertissement que Dieu
vous donne : si je leur parlais ainsi, et qu'ils fussent certains de la révéla-
tion que j'en aurais eue de Dieu, il n'y en aurait pas un qui ne se convertît,
pas un qui ne renonçât dès aujourd'hui à tous ses engagements , pas un
qui n'acceptât la pénitence la plus sévère que je pourrais lui imposer :
pourquoi ? parce qu'ils seraient assurés que leur dernier jour approche , et
qu'ils ne voudraient pas perdre le temps qui leur resterait. Ah! Chrétiens,
pourquoi ne faites-vous pas ce que feraient ceux-ci , et pourquoi ne font-
ils pas eux-mêmes dès maintenant ce qu'ils feraient alors? Avons-nous
une caution contre l'inconstance de la vie et l'incertitude de la mort ? Ce
que nous ne voulons pas faire présentement, et ce que nous pouvons
néanmoins faire utilement , sommes-nous certains que nous aurons dans
la suite le temps de le faire, et les moyens de le bien faire? Qui vous
répond de Dieu ? qui vous répond de vous-mêmes ? Les exemples de
tant d'autres qui ont été surpris , et des exemples présents , des exemples
domestiques , ne doivent-ils pas vous faire trembler ? Les avez-vous
déjà oubliés? Pour un pécheur qui trouve encore à la mort le temps
de faire pénitence après l'avoir perdu pendant la vie , ne peut-on pas
dire qu'il y en a cent qui ne le trouvent pas? Et de cent qui l'ont,
n'est-il pas vrai et ne puis-je pas ajouter qu'il n'y en a presque pas un qui
fasse une bonne pénitence ? Pœnitentiam agite. Faisons-la donc , Chré-
tiens , et faisons-la promptement, et faisons-la sans, ménagement , afin
1 Matth., 3.
SUR LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST. 97
qu'elle nous obtienne grâce devant Dieu , et qu'elle nous mérite la gloire
que je vous souhaite , etc.
SERMON SUR LA NATIVITÉ DE JÉSUS-CHRIST.
Et subilù facto, est cum angelo multitudo militiœ cœlestis laudantktm Deutn, et dicentium î
Gloria in allissimis Deo , et in terra pax hominibus.
Au même instant que l'ange annonça aux pasteurs la naissance de Jésus-Christ, une troupe
de la milice céleste se joignit à lui, et se mit à louer Dieu, en disant : Gloire à Dieu au plus
haut des cieux , et paix aux hommes sur la terre ! Saint Luc, ch. 2.
Sire ,
En deux paroles, voilà les deux fruits de la naissance du Sauveur : la
gloire à Dieu , et la paix aux hommes. La gloire à Dieu, à qui elle est due
par justice, et la paix aux hommes, à qui Dieu la donne par grâce. La
gloire à Dieu , qui la possède comme un bien propre, et la paix aux hom-
mes, qui la désirent , comme le plus digne objet de leurs vœux. La gloire
à Dieu , qui seul la mérite , parce qu'il est seul grand par lui-même ; et
la paix aux hommes , qui doivent se mettre en état de l'obtenir , jusqu'à
sacrifier tout pour l'avoir. C'est, dit saint Bernard, le partage le plus rai-
sonnable, et même pour les hommes le plus favorable qui fut jamais.
Cependant, ajoute ce Père, on voit dans le monde des hommes qui ont
peine à le goûter : et tel est l'ambitieux et le superbe. En effet, parce qu'il
est superbe et ambitieux , ce partage fait par les anges , quoique favorable
pour lui , ne le contente pas : Non placet ei angelica distributio, dans
gloriam Deo, et pacem hominibus i. C'est-à-dire qu'aveuglé d'un injuste
désir de s'élever au-dessus des autres, il ne se contente pas d'avoir la paix,
mais qu'il veut encore avoir la gloire. Et quoique Dieu dans l'Écriture se
soit si hautement déclaré qu'il ne donnera sa gloire à personne : Gloriam
meam alterinon dabo 2, il est assez téméraire pour répondre à Dieu dans
son cœur : Et moi , sans attendre que vous me la donniez , je me l'attri-
buerai, et je l'usurperai : Et ego, inquit superbus, mi ht illam, licet non
dederis, usurpabo ;\
Ayons , mes chers auditeurs , ce sentiment en horreur. Mieux instruits
de nos véritables intérêts, tenons-nous-en au partage qui nous est offert
dans l'Évangile : il nous est trop avantageux pour en souhaiter un autre.
Disons à Dieu, comme David : Non nobis, Domine, non nobis, sed no-
mini tuo da gloriam 4 : ne nous donnez pas la gloire, Seigneur ; la gloire
ne nous appartient pas. Réservez-la pour vous tout entière, parce qu'elle
est tout entière pour vous et pour votre saint nom. Mais donnez-nous cette
paix salutaire que vos anges nous font espérer , et que Jésus-Christ votre
Fils vient lui-même nous apporter. Parlant de la sorte , nous parlerons en
chrétiens. Ainsi , l'auguste mystère que nous célébrons étant pour nous,
1 Bernard. — 3 Jsaï., 42. — 3 Bernard. — 4 Psalm. 113.
T. I. 7
98 SUR LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST.
dans le dessein de Dieu , le mystère de la paix , considérons-le uniquement
sous cette idée. Rapportons là toutes nos vues, et attachons-nous aux
divines instructions que nous fournit sur ce point important la naissance
d'un Dieu fait homme. Mais d'abord rendons nos devoirs à la plus pure
des vierges, à cette vierge incomparable, qui, par un prodige inouï, tou-
jours vierge, est devenue la mère de son Dieu, et félicitons-la avec l'Église
de cette glorieuse maternité, qui a été le principe de notre salut. Ave,
Maria.
Un enfant nous est né , disait Isaïe , parlant en prophète et annonçant
par avance ce qui devait arriver dans la plénitude des temps : Parvulus
natus est nobis i. Et cet enfant , ajoutait le prophète, sera appelé l'admi-
rable , le Dieu fort , le père du siècle futur , mais surtout le prince de la
paix : Et vocabitur admirabilis, Deusfortis, pater futuri sœculi, prin-
ceps pacis 2. C'est aujourd'hui, Chrétiens, que nous voyons à la lettre
l'oracle accompli. C'est aujourd'hui que l'enfant Jésus a vérifié dans sa
personne cette prédiction , qui ne pouvait convenir qu'à lui , et que , dès
son berceau , il a fait voir qu'il était souverainement et par excellence le
prince de la paix : Princeps pacis : comment cela? parce que dans le
mystère de ce jour il a commencé à faire l'office de médiateur et d'arbitre
de la paix ; qu'il a paru dans le monde pour y établir les vrais principes
de la paix ; qu'il s'est servi du ministère des esprits célestes pour annoncer
à ses élus l'Évangile de la paix : car, selon la parole de l'Apôtre, la paix
à été le bienheureux terme et la fin principale de sa mission : Veniens
evangelizavit pacem 3.
Comme il naissait pour faire régner la paix (appliquez-vous à cette pen-
sée; elle est de saint Chrysostome, et elle va éclaircir ma proposition),
comme il naissait pour faire régner la paix , tout devait concourir à son
dessein ; et en effet , par une singulière providence , tout y concourut. Et
voilà pourquoi ce divin enfant voulut naitre sous le règne d'Auguste , qui
fut de tous les règnes le plus tranquille ; tout l'univers , c'est-à-dire tout
l'empire romain , se trouvant , par une espèce de miracle , dans une paix
profonde, pour confirmer par cette circonstance ce qui était écrit du Messie,
que l'abondance de la paix naîtrait avec lui : Orietur in diebus ejus
justitia et abundantia pacis k.
Mais, après tout , Chrétiens, cette paix extérieure et temporelle dont le
monde jouissait alors n'était encore que pour servir de disposition à une
autre paix bien plus avantageuse et bien plus sainte, que le Fils unique de
Dieu nous apportait du ciel ; et c'est ici que j'entre dans le fond de notre
mystère, et que je vous prie d'y entrer avec moi. Je m'explique. Mainte-
nir la paix des nations, éteindre le feu des guerres et des dissensions qui les
consument, pacifier les royaumes et les états, c'était, il est vrai, l'ouvrage
de cette Providence générale qui préside au gouvernement du monde : mais
rétablir la paix entre l'homme et Dieu , mais enseigner à l'homme le secret
de conserver la paix avec soi-même , mais donner à l'homme des moyens
■ Isaï., 9. — 2 Ibid. — 3 Ephes., 2. — 4 Psalirt. 71.
SUR LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST. 90
sûrs et infaillibles pour entretenir une paix éternelle avec le prochain, c'était
et ce devait être l'effet particulier, l'effet miraculeux de la sagesse de Dieu
incarné, je veux dire de la naissance de Jésus-Christ et de sa venue au
monde.
C'est donc lui, mes chers auditeurs, qui, par sa sainte nativité, et par
toutes les circonstances qui l'accompagnent , nous procure aujourd'hui la
paix avec Dieu , la paix avec nous-mêmes , et la paix avec nos frères : la
paix avec Dieu, par la pénitence qu'il fait déjà pour nous dans l'étable de
Bethléem : c'est la première partie ; la paix avec nous-mêmes, par l'humi-
lité et par le détachement des biens de la terre, qu'il nous prêche déjà si
hautement , en choisissant une crèche pour son berceau : c'est la seconde
partie ; la paix avec nos frères par la douceur , ou , pour mieux dire , par
la tendre charité dont il est lui-même en naissant une leçon si vivante et
si touchante, et dont il nous donne le plus parfait modèle : ce sera la con-
clusion : Veniens evangelizavit pacem : venant au monde , il nous a an-
noncé la paix : mais avec qui ? je le répète , avec Dieu , en se faisant notre
victime par la réparation entière du péché; avec nous-mêmes, en détrui-
sant les deux principes de tous nos troubles intérieurs, l'orgueil et la cu-
pidité ; avec nos frères , en amollissant la dureté qui nous est si naturelle ,
ou du moins si ordinaire à leur égard , et en nous inspirant à son exemple
la bénignité : Evangelizavit pacem. Oui , il a été , dès son entrée au
monde , l'évangéliste et le prédicateur de cette triple paix , si désirable et
si nécessaire pour nous ; de la paix avec Dieu, en nous apprenant à apaiser
Dieu ; de la paix avec nous-mêmes , en nous apprenant à être humbles et
pauvres de cœur; de la paix avec le prochain, en nous apprenant à être
doux et humains : c'est tout le sujet et le partage de ce discours. Je vous
demande une favorable attention.
PREMIÈRE PARTIE.
C'est un principe de religion qui ne peut être contesté , et dont tout le
monde convient : comme pécheurs , nous étions enfants de colère , et , en
cette qualité , non-seulement ennemis de Dieu , mais incapables par nous-
mêmes de nous réconcilier avec Dieu. Il nous fallait donc un médiateur
qui , venant au monde avec un pouvoir légitime , négociât et conclût entre
Dieu et nous cette importante réconciliation ; c'est-à-dire qu'il nous fallait
un médiateur qui , tout ensemble zélé pour nos intérêts et chargé des inté-
rêts de Dieu , accordât l'homme et Dieu dans sa personne ; un médiateur
en qui Dieu trouvât la plénitude de la satisfaction qui lui était due , et en
qui l'homme trouvât la plénitude de la' rémission et de la miséricorde dont
nous avions besoin ; un médiateur qui, réunissant ces deux choses, paci-
fiât, comme dit saint Paul , le ciel et la terre, et qui , aux dépens de lui-
même, sans aucun préjudice des droits de Dieu, nous remît en grâce avec
Dieu. Or voilà , Chrétiens , ce que la foi nous découvre , et ce qui s'est heu-
reusement accompli dans le mystère de ce jour ; car que voyons-nous dans
l'étable de Bethléem ? comprenez bien cette vérité, sur quoi roule toute notre
religion. Nous y vovons , dans la personne d'un enfant-Dieu, la miséricorde
BIDLJOTHECA
100 SUR LA NATIVITE HË JESUS-CHRIST.
de Dieu incarnée et humanisée , et au même temps, par le plus surpre-
nant de tous les miracles, la justice de Dieu satisfaite dans la rigueur et
authentiquement vengée. Miséricorde de Dieu , justice de Dieu : deux at-
tributs dont la parfaite alliance devait produire la paix entre Dieu et
l'homme , mais qui ne pouvaient être unis de la manière intime dont ils
l'ont été, que dans le Verbe fait chair. Écoutez-moi , et vous en allez être
convaincus.
Nous voyons , dis-je , dans cet enfant , la miséricorde de Dieu incarnée
et humanisée. C'est ce qui nous parait d'abord dans son adorable naissance,
dont saint Paul comprend en un mot tout le mystère, quand il dit que ce fut
alors que se fit la première apparition du Dieu Sauveur, et que la grâce du Dieu
Sauveur, qui auparavant était quelque chose d'impénétrable et d'incompré-
hensible, se rendit palpable et sensible : Apparut t gratta Dei Salvatoris nos-
tri1. Prenez garde, mes Frères, dit saint Ghrysostome expliquant ce passage
de l'Apùtre : il y avait des siècles entiers que Dieu, quoique offensé, las d'être
en guerre avec les hommes , méditait de faire avec eux un traité de paix
pour lequel il avait réservé tous les trésors de sa miséricorde et de sa grâce. Il
y avait des siècles entiers que ce Dieu de gloire disait aux hommes , par un
de ses prophètes : Ego cogito super vos cogitationes pacis, et non afflic-
tionis 2 : j'ai sur vous des pensées de paix, et non de colère et de vengeance.
Mais ces pensées de paix , ajoute saint Ghrysostome , étaient alors toutes
renfermées dans le cœur de Dieu. Ce n'étaient que des pensées, des vues,
<lcs projets, qui , ne sortant point hors de Dieu , demeuraient sans exécu-
tion. Dieu était plein de ces pensées, mais le temps n'était pas encore venu
où il avait résolu de les manifester et de les produire. Comme Dieu de mi-
séricorde, il avait des pensées de paix, et cependant on ne voyait partout
que des effets de sa justice, et d'une justice rigoureuse. Aujourd'hui ces
pensées de paix , suspendues depuis tant de siècles , et cachées dans le sein
de Dieu , commencent à éclater aux yeux des hommes : pourquoi ? parce
que Jésus-Christ , Dieu et homme , c'est-à-dire la grâce même et la mi-
séricorde même, se fait voir à eux : Appariai gratta Dei. Ce ne sont plus
des pensées de paix, mais des chefs-d'œuvre consommés, mais des miracles,
mais des prodiges de paix ; et Dieu ne dit plus simplement, Je conçois, je
anédite : Ego cogito; mais, J'accomplis, j'exécute ce que j'avais promis
aux pécheurs. Ainsi nous l'a-t-il fait entendre quand il a fait paraître,
*lans le mystère que célèbre aujourd'hui l'Église, son Verbe revêtu de notre
chair, et quand il a donné au monde un rédempteur.
Mais en le donnant au monde , ce rédempteur, Dieu n'a-t-il point ou-
îiilié ses propres intérêts? en choisissant un moyen si extraordinaire et si
«'tonnant pour mettre au jour ces pensées de paix qu'il avait éternellement
«conçues , n'a-t-il point fait avec nous une paix désavantageuse et peu ho-
norable pour lui ? Ah ! Chrétiens, voilà ce que nous ne pouvons assez ad-
mirer; et c'est ici qu'il est juste qu'éclairés, comme nous le sommes,
des lumières de la foi , nous rendions hommage à la sagesse de notre Dieu.
Non , poursuit saint Ghrysostome , Dieu , en choisissant ce moyen , n'a
1 Ti»., 2. — 2 Jtocem., 29.
SUR LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST» 101
point oublié ce qu'il se devait à lui-même , et la preuve en est évidente.
Car, tandis que je vois, dans le divin enfant qui vient de naître, la misé-
ricorde de Dieu incarnée et humanisée , je vois dans la même personne de
cet enfant la justice de Dieu pleinement vengée. Tandis que j'y vois la
grâce et la rémission du péché offerte à l'homme , j'y vois une victime de
propitiation offerte à Dieu pour l'expiation du péché. Comme le péché
est la seule cause de la guerre qui met entre Dieu et nous une si fatale
division , je vois dans la crèche un sauveur déjà sacrifié comme une hostie
vivante pour abolir le péché qui nous a séparés de Dieu. Comme la péni-
tence est le capital et le plus essentiel article de notre paix avec Dieu, j'y
vois un Homme-Dieu commençant déjà à faire pénitence pour nous , et
nous apprenant à la faire nous-mêmes pour nous-mêmes.
Mystère adorable de paix que David , par un esprit de prophétie , avait
prétendu nous marquer quand il avait dit : Misericordîa et veritas obvia-
ver unt sibi l : la miséricorde et la vérité , c'est-à-dire , dans le sens littéral
du psaume, la miséricorde et la justice, se sont rencontrées; et où, de-
mandait saint Bernard, se sont-elles rencontrées? Dans l'étable ouest né
Jésus-Christ ; disons plutôt , dans Jésus- Christ. Jusque-là elles avaient
tenu des routes toutes différentes et tout opposées , et rien n'était plus
éloigné de la miséricorde que la justice. Aujourd'hui elles se rapprochent,
et l'une vient heureusement à la rencontre de l'autre : Obviaverunt sibi.
Jusque-là, l'une avait paru absolument contraire à l'autre, car le propre
de la justice était de punir, et le propre de la miséricorde de pardonner.
Ici le pardon et la punition se joignent ensemble : la punition qui tombe
sur l'innocent , les souffrances de Jésus-Christ dans la crèche méritant le
pardon aux hommes coupables , et le pardon qu'obtiennent les hommes
coupables n'étant fondé, conformément aux. décrets éternels de Dieu, que
sur les souffrances de Jésus-Christ et sur la punition que subit l'innocent,
et à laquelle il veut bien se soumettre. D'où il s'ensuit, ce qu'ajoute le
texte sacré , dans une autre expression encore plus forte , que la justice et
la paix se sont mutuellement baisées comme deux sœurs : Justifia et pax
osculatœ sunt 2. Paroles que le même saint Bernard appliquait, et avec
raison , à la naissance du Fils de Dieu , puisqu'il est certain que le fonde-
ment de notre paix avec Dieu a été cette justice vindicative que Dieu, usant
de tous ses droits , a exercée contre le péché , en livrant son Fils pour nous.
Or n'est-ce pas dès ce jour qu'il a commencé à le livrer, et pouvait-il le
livrer d'une manière plus sensible qu'en le faisant naître dans l'état où la
crèche nous le représente ?
Quelle est donc l'idée naturelle que nous devons avoir de ce mystère ?
la voici , mes chers auditeurs , telle que l'a eue le grand Apôtre , et dans
les mêmes termes qu'il l'exprimait : Deus erat in Christo, mundum
reconcilians sibi 3 : Jésus-Christ était dans la crèche , et Dieu était dans
Jésus-Christ réconciliant le monde avec soi. Pensée sublime, digne de
saint Paul , et qui , pour être bien développée , demanderait un discours
entier. Dieu était dans Jésus-Christ, réconciliant le monde avec soi et se
' Psalra. 84. — 2 lbid. — 3 2 Cor., 5.
102 SUR LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST.
réconciliant lui-même avec le monde : c'est-à-dire , Dieu était dans Jésus-
Christ, recevant les satisfactions que Jésus-Christ lui faisait de tous les
crimes du monde, et, en vue de ces satisfactions qu'il recevait de Jésus-
Christ, oubliant, pardonnant, effaçant, abolissant tous les crimes du
monde. Méditons ces paroles : Deus erat in Christo, mundum reconcilians
sibi; Jésus-Christ était dans la crèche, offrant à Dieu, comme souverain
prêtre de la loi de grâce , le sacrifice de son humanité sainte , et Dieu était
dans Jésus-Christ, acceptant ce sacrifice pour réparation de toutes les im-
piétés, de tous les blasphèmes, de tous les sacrilèges, de tous les scan-
dales , de toutes les profanations qui devaient se commettre dans le monde ,
à la honte du nom chrétien : Deus erat in Christo; Jésus-Christ était dans
la crèche, humilié et anéanti, et Dieu était dans Jésus-Christ, se dédom-
mageant par là de tous les attentats que l'orgueil des hommes avait formés
ou devait former contre sa gloire , de tout ce que leur ambition démesu-
rée , de tout ce que leur extravagante vanité , de tout ce que leur maligne
jalousie devait produire dans le monde d'injustice et de désordres : Deus
erat in Christo; Jésus-Christ était dans la crèche, rendant à son Père
les premiers hommages de cette obéissance sans bornes qui devait bientôt
s'étendre jusques à la mort, et jusques à la mort de la croix; et Dieu était
dans Jésus-Christ, vengé par là, mais hautement, de tous les mépris que
les hommes devaient faire de sa loi , de tout ce que l'esprit d'indépendance,
de tout ce que l'insolence du libertinage , de tout ce que la présomption
du relâchement devait leur inspirer contre ses ordres, et au préjudice de
la soumission qui lui est due : Deus erat in Christo; Jésus-Christ était
dans la crèche immolant sa chair virginale par les misères d'une extrême
pauvreté , et Dieu était dans Jésus-Christ , se faisant justice par là de tout
ce que la sensualité et la mollesse , de tout ce que l'excès du luxe, de tout
ce que l'amour du plaisir, de tout ce que l'abus des commodités et des
délices de la vie devait causer de dérèglement et de corruption dans les
mœurs : je veux dire , de toutes les impudicités , de tous ces vices abomi-
nables que saint Paul défend de nommer, de tous ces monstres de péchés
qui déshonorent l'homme , et qui le dégradent jusqu'à le mettre au rang
des bêtes : Deus erat in Christo; en un mot, Jésus-Christ était dans la
crèche faisant pénitence pour nous, et Dieu était dans Jésus-Christ,
agréant cette pénitence, mais en même temps nous la proposant pour
modèle , comme s'il nous eût dit à tous : Voyez , et faites de même : Inspice,
et fac secundùm exemplar i.
C'est, dis-je, à cette condition que Dieu était dans Jésus-Christ, nous
réconciliant avec soi , et , par un effet réciproque de son amour, se récon-
ciliant avec nous : Deus erat in Christo, mundum reconcilians sibi. Car,
tout irrité qu'il était par la grièveté de nos offenses , comment aurait-il
pu , reprend saint Bernard , n'être pas fléchi par la pénitence de ce Fils
bien-aimé , dont il put bien dire dès lors ce qu'il devait déclarer solennel-
lement dans la suite : Hic est Filius meus dilectus, in quo mihi compla-
cui**? de ce Fils qui, quoique naissant avec l'apparence de pécheur, était
« Exod.; 25. — ? Matih,, 8.
SUR LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST. 103
non-seulement le Saint des Saints, mais la sainteté même? de ce Fils qui,
quoiqu' anéanti dans une crèche, était aussi puissant que lui, égal à lui,
et , sans usurpation , Dieu comme lui ? Comment , encore une fois , aurait-
il pu ne l'accepter pas, cette pénitence d'un Dieu? et, satisfait par la
pénitence d'un Dieu, comment aurait-il pu rejeter la nôtre?
Tel est donc d'abord, mes chers auditeurs, le fruit précieux de la nais-
sance d'un Dieu sauveur, notre paix avec Dieu par la pénitence. Mais du
reste , ne nous y trompons pas , et , pour approfondir par rapport à nous
cette même vérité, quand je dis par la pénitence, j'entends par une péni-
tence sincère, solide, efficace; j'entends par une pénitence fervente, exacte,
sévère : car il n'y a que celle-là seule qui soit capable de nous réconcilier
avec Dieu et de pacifier nos consciences devant Dieu , parce qu'il n'y a que
celle-là seule qui ait de la conformité avec la pénitence de l' Homme-Dieu.
Une pénitence imparfaite, tiède, languissante; une pénitence lâche, où le
pécheur s'écoute , se flatte , se ménage ; une pénitence commode , et que
l'on veut accorder avec toutes les douceurs de la vie ; une pénitence qui
ne crucifie point la chair, qui n'humilie point l'esprit ; une pénitence sté-
rile et sans œuvres, c'est une pénitence vaine, et une pénitence vaine,
bien loin d'apaiser Dieu , outrage Dieu ; bien loin de calmer nos consciences,
les déchire de mille remords ; bien loin d'en faire cesser les inquiétudes ,
est elle-même le sujet des reproches intérieurs les plus piquants et des plus
cruelles alarmes. Il nous faut, dit saint Chrysostome, une pénitence qui
puisse être unie à celle de Jesus-Christ, une pénitence qui puisse être le
supplément de celle de Jésus-Christ , une pénitence dont le pécheur puisse
croire et se rendre témoignage qu'elle accomplit, comme parle l'Apôtre ,
ce qui manque aux souffrances de Jésus-Christ : or, pour cela, il faut qu'elle
ait tous les caractères que je viens de marquer, sincérité, solidité, inté-
grité, sévérité, et qu'ainsi elle participe à toutes les qualités de la péni-
tence de Jésus-Christ.
Si telle a été la vôtre , et si , dans l'esprit de cette véritable pénitence ,
vous avez eu le bonheur d'approcher dignement des saints mystères, c'est,
mes chers auditeurs , ce qui doit aujourd'hui vous consoler, et de quoi je
dois vous féliciter. Vous êtes en paix avec Dieu ; vous avez trouvé grâce
devant Dieu. Dieu a ratifié dans le ciel la sentence d'absolution que le
ministre de son sacrement a prononcée sur la terre en votre faveur. On
vous a dit , comme à ce paralytique de l'Évangile : Allez , ne péchez plus :
Ecce sanus factus es, jam noli peccare l; mais aussi vivez en repos sur
tout le passé; il vous est remis. Heureux état! état préférable à toutes les
fortunes du monde! je suis en paix avec Dieu. Dieu était mon ennemi, et
j'étais ennemi de Dieu; mais enfin voilà Dieu réconcilié avec moi, et me
voilà réconcilié avec Dieu. Paix de Dieu, que le Saint-Esprit compare à un
repas somptueux , à un repas délicieux , tant elle remplit l'âme d'une onc-
tion abondante et consolante. Paix de Dieu, souverainement désirable au
pécheur, puisque par elle le pécheur rentre auprès de Dieu dans tous les
droits de l'innocence et de la justice.
1 Joau., 5.
104 SUR LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST.
Que si néanmoins, mon cher auditeur, vous êtes assez malheureux pour
n'avoir fait qu'une pénitence défectueuse, et pour être encore, malgré
votre pénitence, dans le désordre du péché , écoutez ce que je vous annonce ;
et , tout malheureux que vous êtes, ce que je vous annonce doit vous inspi-
rer une humble et une généreuse confiance : Converteread Dominum Deum
tunm i : convertissez-vous à votre Dieu. Faites pénitence , et, en la faisant,
conformez votre pénitence à la pénitence de l'enfant Jésus; unissez votre
pénitence à la pénitence de l'enfant Jésus. Touché de ce que lui ont coûté
vos péchés , ressentez-les comme lui ; pleurez-les comme lui ; joignez vos
larmes à ses larmes , votre douleur à sa douleur, et je vous réponds de la
part de Dieu d'une prompte et d'une parfaite réconciliation. Telle est la
grâce qui vous est offerte. Serez-vous assez aveugles, assez insensés , assez
réprouvés pour la refuser ? Cependant , outre la paix où nous rentrons avec
Dieu , le mystère de Jésus-Christ naissant nous apprend encore à conserver
la paix avec nous-mêmes; et c'est le sujet de la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
L'homme en était réduit à ce déplorable état d'être dans une continuelle
guerre avec soi-même , et de ne pouvoir se donner la paix à soi-même : et
ce qui semble bien étonnant, dans l'affreux désordre où il était tombé par le
péché, il ne lui fallait pas moins un médiateur, pour le réconcilier avec lui-
même que pour le réconcilier avec Dieu. Or de là je conclus que Jésus-Christ
est donc encore, par cette même raison, le prince et le Dieu de la paix :
pr inceps pacis , puisque, dans le mystère de sa naissance, il nous apprend,
et par les exemples qu il nous donne et par les leçons qu'il nous fait, le
secret inestimable d'entretenir la paix avec nous-mêmes, secret que nous
avons tant d'intérêt à découvrir, et qu'il nous est si important de savoir,
mais qu'il n'appartenait qu'à ce Dieu naissant de nous révéler.
En effet, jusque-là les hommes l'avaient ignoré cet art tout divin : séduits
et aveuglés par le dieu du siècle , ils s'étaient faussement persuadé que le
plus sûr moyen de trouver la paix du cœur était de satisfaire ses désirs , de
contenter son ambition, de rassasier sa cupidité, et pour cela d'être honoré
et distingué dans le monde ; de s'enrichir, et de vivre dans l'abondance ; de
se pousser, de s'élever, de s'agrandir. Ainsi l'avaient cru et le croyaient
tant de mondains. Or, en raisonnant de la sorte, non-seulement, dit l'Écri-
ture, ils s'étaient trompés, mais, en se trompant, ils s'étaient rendus mal-
heureux : Contritio et in félicitas in viis eorum 2 : pourquoi? parce qu'en
raisonnant de la sorte , ils n'avaient pas connu le chemin de la paix : Et
viam pacis non cognoverunt*. Au lieu du repos intérieur et du calme qu'ils
se promettaient dans leur opulence et dans leur élévation , ils ne trouvaient
que trouble, que chagrin, qu'affliction d'esprit : Contritio et in félicitas.
Tel était le sort des partisans du monde : et plût au ciel , mes chers audi-
teurs, que ce ne fût pas encore aujourd'hui le vôtre!
Qu'a fait Jésus-Christ? il est venu nous enseigner le chemin de la paix,
que nous cherchions et que nous ne connaissions pas. Lui-même, qui dans
1 Lament. — ■ Psalm. 13. — ? Ibict.
SUR LA NATIVITE DE JESUS-CHRIST. 105
l'Évangile s'est appelé le chemin : Ego sum via l, il est venu nous servir de
guide , et nous montrer la route par où nous pouvons immanquablement
arriver au terme de cette bienheureuse paix. Lui-même, qui s'est appelé et
qui est en effet la vérité : Ego sum veritas 2, il est venu nous désabuser des
erreurs grossières dont nous nous étions laissé prévenir à l'égard de cette
paix. Lui-même, qui est la vie : Ego sum vita 3, il est venu nous faire
goûter ce qui pouvait seul nous mettre en possession de cette paix. Tout
cela comment? en nous découvrant dans le mystère de ce jour les deux
sources véritables de la paix avec nous-mêmes, savoir : l'humilité de cœur
et la pauvreté de cœur ; et en détruisant dans ce même mystère les deux
grands obstacles à cette paix tant désirée , et néanmoins si peu commune ,
qui sont notre orgueil d'une part , et de l'autre notre attachement aux biens
de la terre : Veniens evangelizavit pacem. Ne perdez rien d'une instruc-
tion si solide et si édiliante.
Oui , c'est dans ce mystère qu'un Dieu-Homme , en naissant parmi les
hommes , nous prêche hautement , par son exemple , ce qu'il devait dans
la suite établir pour fondement de toute sa doctrine : Discite à me quia
mitis sum et humilis corde , et invenietis requiem animahus vestris 4 :
Apprenez de moi que je suis humble de cœur, et tenez pour certain que
par là vous trouverez le repos de vos âmes. Oracle, dit saint Augustin,
d'où devait dépendre, iion-seulement notre sainteté, mais notre félicité
dans la vie. Car il est évident, mes Frères, que ce qui nous empêche tous
les jours de trouver ce repos de l'âme si estimable, et sans quoi tous les
autres biens de la vie nous deviennent inutiles , c'est l'opposition secrète
que nous avons à l'humilité chrétienne. Reconnaissons-le avec douleur,
et gémissons-en devant Dieu : ce qui fait perdre si souvent la paix à notre
cœur, et ce qui nous met dans l'impuissance de la conserver, c'est l'orgueil
dont nous sommes remplis , et qui nous enfle ; cet orgueil , qui nous
fait croire en tant d'occasions qu'on ne nous rend pas ce qui nous est dû,
qu'on n'a pas pour nous assez d'égards, qu'on ne nous considère pas
autant que nous le méritons. Car de là naissent les mélancolies et les
tristesses, de là les désolations et les désespoirs, de là les aigreurs et les
emportements: les tristesses, quand nous nous voyons maltraités; les
désespoirs , quand nous nous croyons méprisés ; les emportements , quand
nous nous prétendons insultés et outragés : Dieu prenant plaisir, dit
saint Chrysostome , à punir notre orgueil par notre orgueil même , et
se servant de notre amour-propre pour nous faire souffrir, quand , par
un excès de délicatesse et de sensibilité dont notre orgueil est le principe ,
nous ne voulons rien souffrir. Si nous étions humbles, et humbles de cœur,
nous serions à couvert de tous ces chagrins. Au milieu des contradictions
et des adversités, l'humilité nous tiendrait dans une situation tranquille.
Quelque injustice qu'on pût nous faire et que l'on nous fit , l'humilité nous
consolerait , l'humilité nous affermirait , l'humilité calmerait ces orages ,
réprimerait ces mouvements déréglés qui bouleversent une âme, si je puis
ainsi m'exprimer, et qui lui causent de. si grandes agitations.
1 Joan., 14. — 2Ibid. — 3 Ibkl., 2, - > Matth., 11.
100 SUR LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST.
Ah ! Chrétiens , méditons bien ce point important. Examinons bien , et
demandons-nous à nous-mêmes , pourquoi nous nous troublons si aisé-
ment? pourquoi, au moindre soupçon d'un mépris souvent imaginaire,
nous nous piquons si vivement? pourquoi, sur un vain rapport d'une
parole dite contre nous par imprudence et par légèreté, nous nous affli-
geons , nous nous alarmons , nous nous irritons ? Quare tristis es , anima
mea, et quare eonturbas mex ? C'est la question que se faisait à lui-même
le Prophète royal, et que peut se faire à toute heure l'homme superbe avec
beaucoup plus de sujet : Pourquoi, mon âme, êtes-vous triste, et d'où
vient que vous me troublez? Nous n'en trouvons point d'autre raison que
ce fonds d'orgueil avec lequel nous sommes nés, et que nous avons toujours
entretenu , bien loin de travailler à le détruire. Voilà , hommes du siècle
qui m'écoutez, ce qui vous rend incapables de goûter cette paix qui , de
votre aveu néanmoins, est, après votre salut, le souverain bien. Vous la
désirez préférai >lement à tout , puisque vous ne désirez tout le reste que
pour y parvenir. Cependant vous n'y parvenez jamais : ne vous en prenez
qu'à vous-mêmes, à cette ambition qui vous possède, et à laquelle vous vous
êtes comme livrés; à cette ambition qui, malgré tant de biens dont Dieu vous
a comblés dans la vie , vous empêche d'être jamais contents de ce que vous
êtes , et vous pousse toujours à vouloir être ce que vous n'êtes pas ; à cette
ambition qui , par la plus monstrueuse ingratitude envers la Providence ,
vous fait compter pour rien tout ce que vous avez , et toujours aspirer à ce
que vous n'avez pas, jusques à vous fatiguer pour cela sans relâche,
jusques à vous crucifier vous-mêmes ; à cette ambition , qui fait naître
dans votre cœur tant de basses et de honteuses jalousies, qui des prospérités
d'autrui vous fait de si amers sujets de douleur, qui vous jette en de si
violents transports quand on s'oppose à vos desseins , qui vous inspire de
si mortelles aversions quand on traverse vos entreprises. Je le répète, et je
ne puis trop fortement vous l'imprimer dans l'esprit , c'est là que le mal
réside , c'en est là le principe et la racine.
Quand vous aurez une bonne fois renoncé à cette passion ; quand , par
une modération chrétienne et sage , vous saurez vous tenir dans le rang
où Dieu vous a placés; quand, par une justice que vous ne vous rendez
pas , et qu'il faudrait vous rendre , vous reconnaîtrez que Dieu n'en a que
irop fait pour vous ; dès là vous posséderez ce trésor de la paix , que vous
avez en vain cherché jusqu'à présent, parce que vous ne l'avez pas cherché
où il est. C'est-à-dire, dès là vous bénirez Dieu dans votre condition, sans
envier celle des autres. Dès là, soumis à Dieu, vous ne penserez plus qu'à
vous sanctifier dans votre état, sans courir éternellement après un fantôme
que vous vous figurez comme un bonheur parfait , mais dont la chimé-
rique espérance ne sert qu'à vous tourmenter. Dès là , contents de votre
fortune, vous en jouirez paisiblement et avec actions de grâces; vous ne
vous appliquerez qu'à en bien user, et vous ne craindrez rien autre chose
que d'en faire un criminel abus. Dès là , chargés de l'établissement de vos
familles , après avoir fait en chrétiens tout ce qui dépendra de vous pour y
» Psalm. 41.
SUR LX NATIVITÉ l)E JESUS-CHRIST. 107
pourvoir, vous vous en reposerez sur cette aimable Providence dans le sein
de laquelle , comme dit l'Apôtre, nous devons jeter toutes nos inquiétudes,
comptant et pouvant compter avec assurance que si nous lui sommes
fidèles, elle ne nous manquera pas : Omnem sollicitudinem veslram
projic tentes in eum1. Dès là, affranchis de la servitude et de l'esclavage
du monde , vous attendrez tout de Dieu ; vous ne mettrez votre appui ,
votre confiance qu'en Dieu; vous entrerez dans la sainte et heureuse
liberté des enfants de Dieu ; tous les nuages se dissiperont , toutes les
tempêtes se calmeront ; et un moment de cette paix secrète , que votre
orgueil a tant de fois troublée , vous dédommagera bien des faux avantages
où il visait , et des vaines prétentions qui vous exposaient à de si fâcheux
retours et à de si rudes combats.
Or, voilà pourquoi Jésus-Christ vous dit aujourd'hui : Apprenez de
moi que je suis humble de cœur : Discite à me quia mitis sum et humilis
corde. Et ne regardons pas cette humilité de cœur comme une faiblesse :
c'a été la vertu d'un Dieu , et c'est la vertu des forts , la vertu des sages ,
la vertu des âmes sensées, et par-dessus tout la vertu des élus de Dieu.
Apprenez-la donc (écoutez toujours votre maître), et apprenez-la de moi ,
puisqu'il n'y a que moi de qui vous puissiez l'apprendre , et que toute la
philosophie n'a point été jusque-là. Apprenez-la de moi qui ne suis venu
que pour vous en faire des leçons , et qui , pour vous la mieux persuader,
me suis humilié et anéanti moi-même. C'est-à-dire , apprenez de moi que
ce sont deux choses incompatibles que la paix et l'orgueil ; que votre cœur,
quoi que vous fassiez , et quoi que le monde fasse pour vous , ne sera jamais
content, tandis que la vanité, que l'ambition, que l'amour de la gloire y
régnera : par conséquent , que pour trouver sur la terre le centre et le point
de la félicité humaine , que pour avoir cette paix de lame , qui est par
excellence le don de Dieu, il faut être humble, et sincèrement humble, et
solidement humble : Discite à me quia mitis sum et humilis corde, et
invenietis requiem animabus vestris.
Car c'est là, mes Frères, dit saint Bernard, ce que la sagesse de Dieu
incarnée a prétendu nous déclarer dans cet auguste mystère. Parce que
nous sommes charnels, et, comme tels, accoutumés à ne rien comprendre
que de charnel, le Verbe de Dieu a bien voulu lui-même se faire chair
pour venir nous apprendre sensiblement, et, selon l'expression de ce Père,
charnellement , que l'humilité est la seule voie qui conduit à ce repos du
cœur si salutaire, et même absolument si nécessaire pour notre sanctifica-
tion. Quand ce ne serait donc, conclut saint Bernard, que pour nous-
mêmes, rendons-nous aujourd'hui dociles aux enseignements de ce Sau-
veur, et écoutons-le, ce Verbe divin, au moins dans l'état de sa chair :
Quia nihil prœter carnem audire poteras , ecce Verbum caro factum est:
audias illud, vel in carne2. Mais ce n'est pas assez.
Il nous fait encore, Chrétiens, une seconde leçon non moins importante.
Car quelle est l'autre source de ces combats intérieurs et de ces guerres
intestines qui nous déchirent si cruellement? convenez-en avec moi; c'est la
1 1 Petr., 5. — a Bern.
108 SLR LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST.
cupidité, r envie d'avoir, un malheureux et damnable attachement aux
biens de la terre. Vous y cherchez les douceurs de la vie , et l'ardeur
extrême qui vous brûle en fait le tourment de votre vie. En effet, quels
soins empressés pour les acquérir ! quelles peines pour les conserver ! quelles
frayeurs au moindre danger de les perdre ! quels désirs insatiables de les
augmenter ! quels chagrins de n'en avoir pas assez pour satisfaire ou à vos
prétendus besoins, ou à vos dépenses superflues! quelle douleur, quel
accablement, quelle consternation, quand malgré vous ils vous échappent
des mains, et qu'une mauvaise affaire, qu'un accident imprévu vous les
enlève ! quelle honte de tomber par là non-seulement dans la disette , mais
dans l'humiliation! quels regrets du passé! quelles alarmes sur le présent!
quelles inquiétudes sur l'avenir, au milieu de tant de risques inévitables
dans le commerce du monde , au milieu de tant de révolutions et de revers
dont vous êtes témoins , et à quoi tous les jours vous vous trouvez vous-
mêmes exposés !
Le remède, c'est le détachement évangélique. Donnez-moi un homme
pauvre de cœur, rien ne sera capable de l'altérer; c'est-à-dire donnez-moi
un homme vraiment détaché des biens sensibles, à quelque épreuve qu'il
plaise à Dieu de le mettre, dans l'adversité comme dans la prospérité, dans
l'indigence comme dans l'abondance, il jouira d'une paix profonde. Usant
de ses biens comme n'en usant pas, et, selon la maxime de saint Paul, les
possédant comme ne les possédant pas, il sera disposé à tous les événements.
Tranquille comme Job , et inébranlable au milieu des calamités du monde ,
il se soutiendra par la grande pensée dont ce saint homme était pénétré, et
qui conservait le calme dans son âme : Si bona suscepimus de manu Domini,
mala quare non suscipiamus1? si nous avons reçu les biens de la main
du Seigneur, pourquoi, avec la même soumission, n'en recevrions-nous pas
les maux? Dans les disgrâces et dans les pertes, préparé comme Job à les
supporter, il dira avec lui : Dominus dédit , Dominas abstulit* : c'était le
Seigneur qui me les avait donnés , ces biens ; c'est lui qui me les a ôtés : il
ne m'est rien arrivé que ce qu'il a voulu ; que son nom soit à jamais béni :
Sit nomen Domini benedictum2 '. Heureux état! solide et ferme soutien!
ressource contre les malheurs de la vie, toujours prête, et qui ne peut
jamais manquer!
Or, c'est ce que votre Sauveur vient aujourd'hui vous apprendre par un
exemple bien plus propre encore à vous convaincre et à faire impression
sur vos esprits, que celui de Job. C'est ce que vous prêche l'étable, la crè-
che, les langes de cet Enfant-Dieu : Hoc nobis prœdicat stabulum, hoc
clamât prœsepe , hoc parmi evangelizant *, C'est lui qui vous apprend
que les pauvres de cœur sont heureux, et qu'il n'y a même dans la vie que
les pauvres de cœur qui soient heureux et qui le puissent être : Beati pau-
peres spiritu 5; qu'une partie donc, mais une partie essentielle de notre
béatitude sur la terre , est d'avoir le cœur libre et dégagé de l'attachement
aux biens de la fortune. Il ne commence pas seulement à l'enseigner, mais
à le persuader au monde. En effet, à peine a-t-il paru dans le monde avec
■ Job., 2. — • Ibid., 1. — 3 Ibid. — < Bcrn. — 5 Matih., 5.
SUR LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST. 109
toutes les marques de la pauvreté dont il est revêtu , que je vois des pau-
vres (ce sont les pasteurs) , non-seulement soumis et résignés , mais bénis-
sant , mais glorifiant Dieu dans leur état ; des pauvres qui , touchés de ce
qu'ils ont vu en Bethléem , s'en retournent , quoique pauvres , comblés de
joie ; des pauvres contents de leur sort , et ne portant nulle envie aux ri-
ches de Jérusalem, parce qu'ils ont connu dans la personne de ce divin
enfant le bonheur et les prérogatives infinies de leur condition : Et reversi
sunt pastores glorificantes et laudantes Deum i. A peine a-t-il paru dans
l'étable, que je vois des riches (ce sont les mages) , qui , bien loin de met-
tre leur cœur dans leurs richesses , viennent mettre leurs richesses à ses
pieds ; qui se font en sa présence un mérite de les mépriser, d'y renoncer ,
de s'en dépouiller. Les uns et les autres heureux , parce qu'en se confor-
mant à ce Dieu pauvre , ils ont trouvé le chemin de la paix.
Crèche adorable de mon Sauveur, c'est toi qui me fais aujourd'hui goû-
ter la pauvreté que j'ai choisie , c'est toi qui m'en découvres le trésor, c'est
toifqui me la rends précieuse et vénérable , c'est toi qui me la fais préférer
à tous les établissements et à toute l'opulence du monde. Confondez-moi ,
mon Dieu, si jamais ces sentiments, seuls dignes de vous, seuls dignes de
ma profession , et si nécessaires enfin pour mon repos , sortaient de mon
cœur. Vous les y avez conservés jusqu'à présent, Seigneur, et vous les y
conserverez. Cependant, cette paix avec nous-mêmes, tout avantageuse
qu'elle est, ne suffit pas encore, si nous n'y joignons la paix avec le prochain:
et c'est la troisième instruction que nous devons tirer de la naissance de
Jésus-Christ, comme vous l'allez voir dans la dernière partie.
TROISIÈME PARTIE.
La paix avec le prochain est le fruit de la charité ; et la charité , selon
saint Paul, est l'abrégé de la loi chrétienne. Il ne faut donc pas s'étonner
si le même apôtre nous a marqué , comme un des caractères les plus essen-
tiels de l'esprit chrétien, le soin de conserver la paix avec tous les hommes,
puisqu'il est évident que tous les hommes sont compris sous le nom de
prochain. Si fieri potest, quod ex vobis est, cam omnibus hominibus pa-
cem habentes 2 : si cela se peut , disait-il aux Romains en les instruisant
et en les formant au christianisme , si cela se peut , et autant qu'il est en
vous, vivez en paix avec tout le monde : voilà l'esprit de votre religion,
et par où l'on reconnaîtra que vous êtes les disciples de celui qui , dès son
berceau, a été le prince et le Dieu de la paix.
Pesons bien ces paroles, qui sont substantielles : Si fier i potest; si cela
se peut : l'impossibilité, dit saint Chrysostome, est la seule excuse légitime
qui puisse devant Dieu nous disculper , quand nous ne vivons pas avec nos
frères dans une paix et une union parfaite; et , hors l'impuissance absolue,
toute autre raison n'est qu'un vain prétexte dont nous nous flattons , mais
qui ne servira qu'à nous confondre au jugement de Dieu. Quod ex vobis
est : autant qu'il est en vous ; en sorte que nous puissions sincèrement pro-
tester à Dieu , que nous puissions nous rendre à nous-mêmes témoignage
' Luc, 2. — 2 Rom., 12.
MO SUR LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST.
qu'il n'a jamais tenu à nous , jamais dépendu de nous que nous n'eussions
avec nos frères cette paix solide fondée sur la charité , l'ayant ardemment
désirée, l'ayant de bonne foi recherchée, ayant toujours été préparés et
d'esprit et de cœur à ne rien épargner pour y parvenir : Cum omnifais; la
paix avec tous , sans en excepter un seul : l'exclusion d'un seul suffit pour
nous rendre prévaricateurs , et sujets à toutes les peines dont Dieu menace
ceux qui troublent ou qui rompent la paix. Rompre la paix avec un seul,
c'est , selon Dieu , quelque chose d'aussi mortel que de violer un seul com-
mandement. La paix avec tous, un seul excepté, nous devient donc inu-
tile pour le salut ; et ce seul que nous exceptons doit s'élever pour deman-
der vengeance contre nous au dernier jour. Cum omnibus hominibus : la
paix avec tous les hommes , même avec ceux qui y sont plus opposés et
qui ne la veulent pas : les forçant par notre conduite à la vouloir, et, à
l'exemple de David, gardant un esprit de paix avec les ennemis de la paix :
Cum his qui oderunt pacem, eram paci ficus l. Car, comme ajoute saint
Chrysostome , vivre en paix avec des âmes pacifiques , avec des esprits mo-
dérés , avec des humeurs sociables , à peine serait-ce une vertu de philo-
sophe et de païen ; beaucoup moins doit-elle passer pour une vertu surna-
turelle et chrétienne. Le mérite de la charité, disons mieux, le devoir de
la charité , est de conserver la paix avec des hommes difficiles , fâcheux ,
emportés : pourquoi? parce qu'il peut arriver, et parce qu'en effet il arrive
tous les jours que les plus emportés et les plus fâcheux , les plus difficiles
et les plus chagrins , sont justement ceux avec qui nous devons vivre dans
une plus étroite société , ceux dont il nous est moins possible de nous sé-
parer, ceux à qui , dans l'ordre de Dieu , nous nous trouvons attachés par
des liens plus indissolubles. Il faut donc, dit ce saint docteur, que, par
rapport même à ces sortes d'esprits , nous ayons un principe de paix sur
quoi puisse être solidement établie la tranquillité du commerce que la cha-
rité chrétienne doit maintenir entre eux et nous.
Or, quel est-il ce principe? le voici : une sainte conformité avec Jésus-
Christ naissant. Entrons dans son cœur, prenons-en les sentiments, tâ-
chons à nous mettre dans les mêmes dispositions que lui, contemplons son
étable et approchons de sa crèche. Remplissons-nous des vives lumières
qu'il répand dans les âmes , et comprenons bien surtout deux choses : pre-
mièrement , c'est un Dieu qui , pour témoigner aux hommes sa charité ,
commence par se dépouiller pour eux de tous ses intérêts : secondement,
c'est un Dieu qui, pour gagner nos cœurs, nous prévient, suivant le lan-
gage du Prophète, de toutes les bénédictions de sa douceur, et qui s'atten-
drit pour nous jusqu'à se revêtir, tout Dieu qu'il est , de notre humanité ;
disons mieux, et dans un sens plus propre à mon sujet, jusqu'à devenir
personnellement pour nous, comme parle l'Apôtre, la bénignité et l'hu-
manité même : Apparuit benignitas et humanitas 2. Deux moyens qu'il
nous présente pour entretenir une paix éternelle avec nos frères : désinté-
ressement et douceur. Dépouillons-nous en faveur de nos frères de certains
intérêts qui nous dominent ; soyons , à l'égard de nos frères , doux et hu-
' Psalm. 119. — «Tit.,3.
SUR LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST. \\\_
mains : plus d'inimitiés alors , plus de divisions; paix inviolable, paix
inaltérable. Quel bonheur pour moi et quel avantage pour vous, si je pou-
vais, en finissant, vous persuader ces deux devoirs si indispensables dans
la religion que nous professons, et si nécessaires dans tous les états de la
vie ! Ceci demande une réflexion toute nouvelle.
C'est, dis-je, un Dieu qui, par amour pour nous, et pour témoigner aux
hommes son immense charité, se dépouille de tous ses intérêts; qui, de
maître qu'il était , se fait obéissant ; de grand qu'il était , se fait petit ; de
riche qu'il était, se fait pauvre : Quoniam propter vos egenus factus est,
cinn esset dives l. Et je prétends que ce désintéressement est le plus prompt
et le plus infaillible moyen pour concilier les cœurs , et pour nous unir
tous dans une paix solide et durable.
Car, comme raisonne saint Bernard, prétendre vivre en paix avec nos
frères , sans qu'il nous en coûte rien , sans vouloir leur sacrifier rien , sans
jamais leur céder en rien , sans nous incommoder pour eux , ni nous relâ-
cher sur rien ; nous flatter d'avoir cette charité chrétienne qui est le lien
de la paix , et cependant être toujours aussi entiers dans nos prétentions ,
aussi jaloux de nos droits , aussi déterminés à n'en rien rabattre , aussi vifs
sur le point d'honneur, aussi attachés à nous-mêmes; abus, mes chers au-
diteurs : ce n'est pas ainsi que le Dieu de la paix nous l'a enseigné. Il ne
fallait point pour cela qu'il vint au monde, ni qu'il nous servit de mo-
dèle : nous n'avions sans lui que trop d'exemples de cette charité intéres-
sée. Il était inutile que ce Dieu fait homme nous apportât un commande-
ment nouveau : de tout temps les hommes s'étaient aimés de la sorte les
uns les autres , et cette prétendue charité était aussi ancienne que le monde ;
mais aussi le monde, avec cette charité prétendue, n'avait jamais été ni
ne pouvait jamais être en paix.
C'est l'intérêt, Chrétiens, qui nous divise. Otez la propre volonté, di-
sait saint Bernard , il n'y aura plus d'enfer ; et moi je dis : Otez l'intérêt
propre , ou plutôt la passion de l'intérêt propre , et il n'y aura plus parmi
les hommes de dissensions , plus de querelles , plus de procès , plus de dis-
cordes dans les familles , plus de troubles dans les communautés , plus de
factions dans les états : la paix avec la charité régnera partout. Elle ré-
gnera entre vous et ce parent , entre vous et ce frère , cette sœUr ; entre
vous et cet ami , ce voisin , ce concurrent. Dès que vous voudrez pour lui
vous déporter de tel et tel intérêt , qui fait contre vous son chagrin , dès
là vous aurez avec lui la paix ; et souvent même , selon le monde , la paix
que vous aurez avec lui vaudra mieux pour vous que l'intérêt qu'on vous
disputait et à quoi vous renoncez. Détachés de nos intérêts, nous ne con-
testerons avec personne , nous ne nous brouillerons avec personne , nous
ne romprons avec personne ; et , par une infaillible conséquence, nous goû-
terons les douceurs de la société , nous jouirons des avantages de la pure
et sincère charité : semblables aux premiers chrétiens, n'ayant tous qu'un
cœur et qu'une âme, nous trouverons dans cette union mutuelle une béa-
titude anticipée , et comme un avant-goût de l'éternelle félicité.
' 2 Cor., 8.
112 SUR LA NATIVITÉ I)E JESUS-CHRIST.
Or , à la vue de Jésus-Christ , pouvons-nous avoir d'autres sentiments
que ceux-là? si nous sommes chrétiens, je dis de vrais chrétiens, nous
faut-il un autre juge que ce Dieu-Sauveur , et un autre tribunal que la
crèche où il est né , pour vider tous les différends qui naissent entre nous
et nos frères? Un chrétien , rempli des idées que lui inspire un mystère si
touchant , voudrait-il appeler de ce tribunal , et aurait-il peine à remettre
aujourd'hui tous ses intérêts entre les mains d'un Dieu qui ne vient au
monde que pour y apporter la paix ? Voilà , mon cher auditeur , ce que je
vous demande en son nom. Si votre frère n'a pas mérité ce sacrifice, sou-
vent très-léger , que vous lui ferez de votre intérêt , Jésus-Christ le mérite
pour lui. Si votre frère est mal fondé dans ses prétentions, et s'il n'est pas
juste que vous lui cédiez , au moins est-il juste que vous cédiez à Jésus-
Christ. Ce que vous refusez à l'un, donnez-le à l'autre; ce que vous ne
voulez pas accorder à votre frère , donnez-le à la charité et à Jésus-Christ :
par là vous achèterez la paix , vous l'achèterez à peu de frais , et par là
même vous la conserverez.
, Mais peut-être s'agit-il de toute autre chose entre vous et le prochain ;
peut-être , indépendamment de tout intérêt , ce qui vous divise n'est-ce de
votre part qu'une fierté qui l'a choqué , qu'un emportement qui l'a irrité ,
qu'une parole aigre dont il s'est senti piqué , que des manières dures dont
il s'est tenu offensé , qu'un air de hauteur avec lequel vous l'avez traité?
Si cela est, il ne dépend , pour le satisfaire, que de vous adoucir à son
égard, que de lui donner certaines marques de votre estime, que de lui
rendre certains devoirs , que de le prévenir par quelques démarches qui le
ramèneront infailliblement et l'attacheront à vous.
Je ne le puis, dites-vous ; j'y sens une opposition invincible, et je n'en
viendrai jamais là. Rentrez , encore une fois , rentrez , mon cher auditeur,
dans l'étable de Bethléem : vous y verrez le Dieu de la paix incarné et
humanisé , ou , plutôt , vous y verrez dans sa personne la bénignité même
incarnée, la grandeur même de Dieu humanisée. Je le répète, vous y
verrez un Dieu qui , pour vous attirer à lui , n'a point dédaigné de vous
rechercher ; qui , par une condescendance toute divine de son amour , s'est
fait même comme une gloire de vous prévenir. S'il eût attendu que vous ,
pécheur , vous son ennemi et son ennemi déclaré , vous eussiez fait les
premiers pas pour retourner à lui , où en étiez-vous , et quelle ressource
vous restait pour le salut ? Cependant , malgré l'exemple de votre Dieu ,
vous vous faites et vous osez vous faire je ne sais quel point d'honneur de
n'aller jamais au-devant de votre frère pour le rapprocher de vous , et pour
l'engager lui-même à revenir. Malgré la loi delà charité, et d'ailleurs
même après avoir été l'agresseur , vous conservez contre lui de scandaleux
et d'éternels ressentiments : n'est-ce pas renverser tous les principes du
christianisme, et vous exposer à de terribles malédictions du ciel?
Vous y verrez un Dieu qui , pour vous gagner , vous comble des béné-
dictions de sa douceur ; un Dieu qui , pour se rendre plus aimable , quitte
tout l'appareil de la majesté , et qui s'humanise , non-seulement jusqu'à
paraître , mais jusqu'à devenir en effet homme comme vous ; un Dieu qui ,
SUR LA NATIVITE DE JESUS-CHRIST. I I .' {
sous la forme d'un enfant , vient s'attendrir sur vous de compassion , et
pleurer , non pas ses misères , mais les vôtres. Car c'est ainsi , dit saint
Pierre Chrysologue , qu'il a voulu naître , parce qu'il a voulu être aimé :
Sic nasci voluit , qui volait arnari l. Parole touchante et digne de toutes
nos réflexions ! c'est ainsi qu'il a voulu naître , parce qu'il a voulu être
aimé. Il aurait pu naître , et il ne tenait qu'à lui de naître dans la pompe
et dans l'éclat de la magnificence royale ; mais , en naissant de la sorte , il
n'aurait été que respecté, que révéré, que redouté, et il voulait être aimé. Or,
pour être aimé, il devait s'abaisser jusqu'à nous ; pour être aimé, il devait
être semblable à nous ; pour être aimé , il devait souffrir comme nous. Et
c'est pourquoi il a voulu naître dans l'état de faiblesse et d'abaissement où
ce mystère nous le représente : Sic nasci voluit, qui voluit amari. Après
cela , Chrétiens , affectez des airs dédaigneux et hautains envers les autres ,
traitez-les en esclaves , avec empire , avec dureté , et non pas en frères ,
avec patience , avec bonté ; rendez-vous inflexibles à leurs prières et insen-
sibles à leurs besoins. N'est-ce pas démentir votre religion? n'est-ce pas
même violer les droits de l'humanité? Je serais infini, si j'entreprenais
de développer ce point de morale dans toute son étendue.
Quoi qu'il en soit , mes chers auditeurs , voilà la sainte et divine paix
que nous devons capitalement désirer , et qui ne vous coûtera jamais trop ,
à quelque prix qu'elle vous puisse être vendue. La paix avec nos frères,
et , sans exception , la paix avec tous les hommes : cum omnibus homini-
bus pacem habentes. Mais quel est notre aveuglement et le sujet de notre
confusion ? le voici : dans les temps où Dieu nous afflige par le fléau de
la guerre , nous lui demandons la paix ; et , dans le cours de la vie , nous
ne travaillons à rien moins qu'à nous procurer la véritable paix. C'est-à-
dire, nous demandons à Dieu une paix qui ne dépend pas de nous, une
paix qui n'est pas de notre ressort , une paix pour la conclusion de laquelle
nous ne pouvons rien ; et nous ne pensons pas à nous procurer celle qui
est entre nos mains , celle dont nous sommes nous-mêmes les arbitres ,
celle dont Dieu nous a chargés, et dont il veut que nous lui soyons res-
ponsables. Nous faisons des vœux afin que les puissances de la terre s'ac-
cordent entre elles , pour donner au monde une paix que mille difficultés
presque insurmontables semblent quelquefois rendre comme impossible ; et
nous ne voulons pas finir de pitoyables différends dont nous sommes les
maîtres, qu'il nous serait aisé de terminer, que notre seule obstination
fomente; et ces puissances de la terre si difficiles à réunir, sont souvent
plutôt d'accord que nous ne le sommes les uns avec les autres. Cette paix
entre les couronnes , malgré tous les obstacles qui s'y opposent , est plutôt
conclue qu'un procès qui fait la ruine et la désolation de tout une famille
n'est accommodé. Ah! Seigneur, je ne serais pas un fidèle ministre de
v^tre parole, si dans un jour aussi solennel que celui-ci , où les anges , vos
ambassadeurs , nous ont annoncé et promis la paix , je ne vous demandais,
au nom de tous mes auditeurs , cette paix si désirée , qui doit pacifier tout
le monde chrétien , cette paix dont dépend le bonheur de tant de nations ;
Petr. Chrysol.
T. I. 8
114 Sl'R LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST.
cette paix pour laquelle votre Église s'intéresse tant et avec tant de raison ;
cette paix que vous seul pouvez donner , et qui désormais ne peut être que
l'ouvrage de votre providence miraculeuse et de votre absolue puissance. Je
n'aurais pas, comme ministre de votre parole, le zèle que je dois avoir,
si , à l'exemple de vos prophètes, je ne vous disais aujourd'hui : Da pa-
cem, Domine, sustinentibus te, ut prophètes tui fidèles inveniantur :
Donnez la paix, Seigneur, à votre peuple, afin que ce ne soit pas en vain
que nous l'ayons engagé à apaiser votre colère pour l'obtenir. Donnez-lui
la paix , puisqu'entre les prospérités , quoique humaines et temporelles,
qu'il lui est permis d'espérer , la paix est celle qui vient plus immédiate-
ment de vous et qui peut le plus contribuer à votre gloire. Mais je serais,
ô mon Dieu , encore plus prévaricateur de mon ministère , si , préférable-
ment à cette paix, toute nécessaire et tout importante qu'elle est, je ne
vous demandais, pour moi et pour ceux qui m'écoutent, celle qui doit
nous réconcilier avec vous, celle qui doit nous réconcilier avec nous-mêmes,
celle qui doit nous réconcilier avec nos frères ; celle qui doit nous réconci-
lier avec vous , par une généreuse et sainte pénitence ; celle qui doit nous
réconcilier avec nous-mêmes , par un vrai détachement et une sincère hu-
milité ; celle qui doit nous réconcilier avec nos frères , par une tendre et
cordiale charité.
Ramassons en deux mots tout ce mystère , et finissons. Le Seigneur est
le Dieu des armées , qui vient au monde pour y faire régner la paix , et
qui veut être aujourd'hui glorifié par toute la terre en qualité de roi pa-
cifique : Magni/icatus est Rex pact 'ficus super faciem universœ terrœ x .
Voilà, Sire, ce que chante l'Église dans cette auguste solennité; voilà ce
que nous célébrons : modèle admirable pour Votre Majesté , et que je lui
propose ici avec d'autant plus d'assurance, que je sais que c'est le modèle
qu'elle se propose elle-même, et sur lequel elle se forme. Car, sans ou-
blier la sainteté de mon ministère, et sans craindre que l'on m'accuse de
donner à Votre Majesté une fausse louange , je dois , comme prédicateur de
l'Évangile , bénir le ciel , quand je vois , Sire, dans votre personne , un roi
conquérant , et le plus conquérant des rois , qui met néanmoins toute sa
gloire à être aujourd'hui reconnu le roi pacifique , et distingué comme tel
entre tous les rois du monde. Je dois , en présence de cet auditoire chré-
tien , rendre à Dieu de solennelles actions de grâces , quand je vois dans
Votre Majesté un monarque victorieux et invincible , dont tout le zèle est
de pacifier l'Europe, dont toute l'application est d'y travailler et d'y con-
tribuer par ses soins, dont toute l'ambition est d'y réussir, et qui par là
est sur la terre l'image visible de celui dont le caractère est d'être tout
ensemble, selon l'Écriture, le Dieu des armées et le Dieu de la paix.
Cette paix est l'ouvrage de Dieu, et nous reconnaissons plus que jamais
que le monde ne la peut donner : mais notre confiance , Sire , est que ,
malgré le monde même , Dieu se servira de Votre Majesté , de sa sagesse ,
de ses lumières , de la droiture de son cœur , de la grandeur de son âme ,
de son désintéressement . pour donner cette paix au monde. Ce qui nous
1 Eccles. Uffic,
StfB LA NATIVITÉ DE JESUS-GURIST. HT»
console , c'est que Votre Majesté , suivant les règles de sa religion , ne lait
la guerre aux ennemis de son état que pour procurer plus utilement et
plus avantageusement cette paix à ses sujets. Ce qui nous rassure , c'est
que, dans les vues qui la font agir, toutes ses conquêtes aboutissent là , et
qu'elle ne gagne des batailles, qu'elle ne force des villes, qu'elle ne triomphe
partout, que pour parvenir plus sûrement et plus promptement à cette
paix. Ce qui soutient nos espérances , et au même temps ce qui augmente
notre vénération et notre zèle pour Votre Majesté , c'est que son amour
pour son peuple l'emportera toujour en ceci par-dessus ses intérêts pro-
pres, et que, touchée de ce motif, il n'y aura rien qu'elle ne sacrifie au
bien de cette paix : qu'ainsi , en véritable imitateur du Dieu des armées et
du Dieu de la paix, vous aurez, Sire, l'avantage, après avoir été le héros
du monde chrétien, d'en être encore le pacificateur. Car voilà ce qui
mettra le comble à vos travaux héroïques , voilà ce qui couronnera votre
règne , voilà ce qui achèvera votre glorieuse destinée.
Accomplissez mes vœux , Seigneur , ou plutôt bénissez les intentions de
ce roi pacifique et conquérant , qui sait si bien se conformer aux vôtres !
Donnez-nous par lui cette paix que vous nous promettez aujourd'hui par le
ministère de vos anges : et s'il était vrai que vous fussiez encore irrité
contre les hommes , si les péchés des hommes méritaient encore les fléaux
de votre justice, permettez-moi, Seigneur, de vous faire ici la prière que
vous fit autrefois David , et de vous dire comme lui dans le même esprit :
Dissipa gentes quœ bella volunt i : dissipez ces nations opinâtres qui veu-
lent la guerre; renversez leurs desseins, rompez leurs alliances, rendez
vaines leurs entreprises , troublez leurs conseils. Souffrez que j'ajoute avec
le même prophète : Effunde iram tuam in gentes quœ te non noverunt,
et in régna quœ nomen tuum non invocaverunt 2 : s'il faut , ô mon Dieu
que votre colère éclate, répandez-la sur ces nations qui ne vous connais-
sent point, et sur ces royaumes qui n'invoquent point votre nom, c'est-à-
dire sur ces nations où la vérité de votre religion n'est pas connue, et sur
ces royaumes où l'hérésie a aboli la pureté de votre culte. Mais, par un
effet tout contraire , répandez votre miséricorde sur ce royaume chrétien
où vous êtes invoqué , servi , adoré en esprit et en vérité ; répandez-la sur
ce monarque qui m'écoute , et qui , plus zélé pour votre gloire que pour la
sienne , met aujourd'hui à vos pieds , non-seulement son sceptre et sa cou-
ronne , mais toute la gloire de ses conquêtes , pour vous en faire un hom-
mage comme au Dieu de la paix ; qui , pour le bien de votre Église , pré-
fère cette paix à l'accroissement de son empire , et qui , au milieu de ses
prospérités et du succès de ses armes , ne refuse pas pour elle de se relâ-
cher de ses droits. Dans des dispositions si saintes , que ne doit-il pas at-
tendre de vous? et quels effets , ou plutôt quels miracles de protection n'a-
vons-nous pas droit de nous promettre pour lui? C'est l'homme de votre
droite , Seigneur : étendez sur lui votre main ; animez-le de votre esprit
remplissez-le de vos lumières, fortifiez-le de votre grâce3. Tandis que vous
le soutiendrez , toutes les puissances du monde , quoique liguées et con-
1 Psalin. 67. — * Ibid., 78. »~ 3 Fiat manus tua super virum dexterœ tuœ. Psal, 70.
416 SUR LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST.
jurées , ne prévaudront pas contre lui ; et , avec votre divin secours , nous
ne doutons point , ô mon Dieu ! que nous n'obtenions enfin cette paix sa-
lutaire , que nous vous demandons comme un des fruits de la naissance
de notre adorable Sauveur , et comme un moyen qui nous aidera à mériter
la bienheureuse et l'éternelle paix dont vos élus jouissent dans le ciel. Je
vous la souhaite, mes chers auditeurs, au nom, etc.
AUTRE AVENT.
SERMON POUR LA FÊTE DE TOUS LES SAINTS.
SUR LA SAINTETÉ.
Mirabilis Deus in Sanctis suis.
Dieu est admirable dans ses Saints, Psaume (37.
Sire ,
A considérer Dieu dans lui-même , nous ne pouvons dans lui-même
l'admirer, parce qu'il est trop élevé au-dessus de nous et trop grand.
Comme nous ne le connaissons sur la terre que dans ses ouvrages , ce n'est
aussi sur la terre , à proprement parler , que dans ses ouvrages qu'il est
admirable pour nous. Or l'ouvrage de Dieu par excellence , ce sont les
Saints ; et par conséquent , disait le Prophète royal , c'est surtout dans ses
Saints qu'il nous paraît digne de nos admirations : Mirabilis Deus in
Sanctis suis.
En effet , de quelque manière que nous envisagions les Saints , Dieu est
admirable en eux : et quand je m'en tiendrais au seul évangile de ce jour,
qu'y a-t-il de plus admirable que d'avoir conduit des hommes à la pos-
session d'un royaume par la pauvreté? que de leur avoir fait trouver la
consolation et la joie, par les pleurs et l'adversité? que de les avoir élevés
par les humiliations au comble de la gloire, et, pour me servir de l'ex-
pression de saint Ambroise , de les avoir béatifiés par les misères mêmes ?
Car voilà , si je puis user de ce terme , les divins paradoxes dont le Saint-
Esprit nous donne l'intelligence dans cette solennité, et que nous n'aurions
jamais pu comprendre , si les Saints que nous honorons n'en étaient une
preuve sensible : voilà les miracles que Dieu a opérés dans ses élus : Mi-
rabilis Deus in Sanctis suis.
J'ajoute néanmoins, mes chers auditeurs, après saint Léon, pape, une
chose qui me semble encore plus propre à nous toucher , par l'intérêt que
nous y devons prendre comme chrétiens. Car Dieu , dit ce Père , est par-
ticulièrement admirable dans ses Saints , parce qu'en les glorifiant il nous
a pourvus d'un puissant secours , c'est celui de leur protection ; et qu'en
même temps il nous a mis devant les yeux un grand modèle , c'est l'exem-
ple de leur vie : Mirabilis Deus in Sanctis suis , in quibus et praesidium
nobis constituit, et exemplum l. Je m'attache à cet exemple des Saints pour
établir solidement les importantes vérités que j'ai à vous annoncer ; et sans
rien dire du secours que nous pouvons attendre d'eux , et que nous en re-
' Léo.
] 18 SUR LA SAINTETÉ.
cevons , je veux vous faire admirer Dieu dans la conduite qu'il a tenue en
nous proposant ces illustres prédestinés , dont la sainteté doit produire en
nous de si merveilleux effets pour notre sanctification. Vierge sainte, reine
de tous les Saints ; puisque vous êtes la mère du Saint des Saints ; vous
en qui Dieu s'est montré souverainement admirable, puisque c'est en vous
et par vous qu'il s'est fait homme et qu'il s'est rendu semblable à nous,
laites descendre sur moi ses grâces. Il s'agit d'inspirer à mes auditeurs un
zèle sincère , un zèle efficace d'acquérir cette sainteté si peu goûtée , si peu
connue , si peu pratiquée dans le monde , et toutefois si nécessaire pour le
salut du monde. Je ne puis mieux réussir dans cette entreprise que par
votre intercession , et c'est ce que je vous demande , en vous adressant la
prière ordinaire. Ave, Maria.
En trois mots j'ai compris , ce me semble , trois sujets de la plus juste
douleur , soit que nous soyons sensibles aux intérêts de Dieu, soit que nous
ayons égard aux nôtres , quand j'ai dit que la sainteté , si nécessaire pour
notre salut , était peu goûtée, peu connue , et peu pratiquée dans le monde.
Mais je prétends aussi vous consoler , Chrétiens, quand j'ajoute que Dieu,
par son adorable sagesse, a su remédier efficacement à ces trois grands
maux , en nous mettant devant les yeux la sainteté de ses élus , et en les
prédestinant pour nous servir d'exemples. Je m'explique.
Cette sainteté que Dieu nous commande, et sans laquelle il n'y a point
de salut pour nous, par une déplorable fatalité, trouve dans les esprits
des hommes trois grands obstacles à vaincre , et qu elle a peine souvent à
surmonter, savoir, le libertinage, F ignorance et la lâcheté. Parlons plus
clairement et plus simplement. Trois sortes de chrétiens dans le monde,
par F aveuglement où nous jette le péché et par la corruption du monde
même, sont mal disposés à F égard de la sainteté : car les libertins la cen-
surent et tâchent à la décrier ; les ignorants la prennent mal , et , dans i'u-
sage qu'ils en font, ou, pour mieux dire, qu'ils en croient faire, ils n en
ont que de fausses idées ; enfin , les lâches la regardent comme impossible,
et désespèrent d'y parvenir. Les premiers, malins et critiques, la rendent
odieuse , et de là vient qu'elle est peu goûtée ; les seconds , grossiers et
charnels, s'en forment des idées, non selon la vérité , mais selon leur goût
et selon leur sens, et de là vient qu'elle est peu connue. Les derniers,
faibles et pusillanimes, s'en rebutent et y renoncent, dans la vue des diffi-
cultés qu'ils y rencontrent, et de là vient qu'elle est rare et peu pratiquée:
trois dangereux écueils à éviter dans la voie du salut , mais écueils dont
nous nous préserverons aisément, si nous voulons profiter de l'exemple des
Saints.
Car je soutiens, et voici le partage de ce discours, je soutiens que l'exem-
ple des Saints est la plus invincible de toutes les preuves pour confondre
la malignité du libertin , et pour justifier contre lui la vraie sainteté ; je
soutiens que l'exemple des Saints est la plus claire de toutes les démon-
strations pour confondre les erreurs du chrétien séduit et trompé, et pour
lui faire voir en quoi consiste la vraie sainteté ; je soutiens que l'exemple
5UR LA SAINTETE. lilj
des Saints est le plus efficace de tous les motifs pour confondre la tiédeur,
beaucoup plus le découragement du chrétien lâche , et pour le porter à la
pratique de la vraie sainteté. De là n'aurai-je pas droit de conclure que
Dieu est admirable dans ses Saints , lorsqu'il nous les donne pour modèles?
Mirabilis Deus in Sanctis suis. Je parle, encore une fois, à trois sortes
de personnes dont il est aujourd'hui question de rectifier les sentiments sur
le sujet de la sainteté chrétienne : aux libertins qui la combattent , aux
ignorants qui ne la connaissent pas , aux lâches qui n'ont pas le courage
de la pratiquer ; et, sans autre raisonnement, je montre aux premiers que,
supposé l'exemple des Saints , leur libertinage est insoutenable ; aux se-
conds , que leur ignorance est sans excuse; aux derniers, que leur lâcheté
n'a plus de prétexte : trois vérités que je vais développer : appliquez- vous.
PREMIÈRE PARTIE.
C'est de tout temps que la sainteté , et même la plus solide et la plus
vraie , a été en butte à la malignité des libertins et à leur censure. C'est
de tout temps qu'ils l'ont combattue comme ses plus déclarés ennemis; et
c'est pour cela, ou qu'ils ont tâché de se persuader et de persuader aux
autres qu'il n'y avait point dans le monde de vraie sainteté, ou qu'ils ont
au moins affecté, en la confondant avec la fausse, delà décrier. Deux ar-
tifices dont ils se sont servis pour défendre , et , s'ils avaient pu , pour au-
toriser leur libertinage contre la sainteté chrétienne , qui néanmoins a
toujours été et sera toujours , devant Dieu et devant les hommes, leur con-
damnation. Deux artifices que saint Jérôme a subtilement démêlés dans
une de ses Epîtres , où il s'en explique ainsi : Lacérant sanetwn pi^oposi-
tum, et nequitiœ suœ remedium arbitrantur, si nemo sit sanctus, si turba
sit pereuntium , si omnibus detrahatur 1. Ce Père parlait en particulier
de certains esprits prétendus forts, qui, témérairement et sans respect,
blâmaient la conduite de sainte Paule , et le courage qu'elle avait eu de
quitter Rome pour aller chercher son salut dans la retraite et dans l'é-
loignement du monde. Ces paroles sont remarquables, et d'autant plus
dignes d'être pesées , qu'elles expriment ce que nous voyons tous les jours
arriver dans notre siècle. Lacérant sanctum proposition 2 : parce qu'ils
raisonnent en mondains , disait saint Jérôme , ils déchirent par leurs rail-
leries , et même par leurs médisances , tout ce que les serviteurs de Dieu
font de plus édifiant et de plus louable pour honorer Dieu. Et nequitiœ
suœ remedium arbitrantur si nemo sit sanctus 3 ; ils croient leur liberti-
nage bien à couvert , quand ils ont la hardiesse de soutenir qu'il n'y a point
de Saints sur la terre ; que ceux qu'on estime tels ont comme les autres leurs
passions et leurs vices , et des vices même grossiers ; que les plus gens de
bien sont comme eux dans la voie de perdition , et qu'on a droit de dire
de tout le monde que tout le monde est corrompu et perverti. Non-seule-
ment ils soupçonnent que cela peut être , mais ils assurent que cela est ; et,
dans cette supposition , aussi extravagante que maligne , ils se consolent ;
comme si l'affreuse opinion qu'ils ont de tout le genre humain était la jus-
' Hieron. — ■ Ibid. - > Ibid.
HO SLR LA SAINTETÉ.
tification de leur iniquité, et devait les guérir de tous les remords intérieurs
qu'ils auraient infailliblement à essuyer si le monde leur faisait voir des
hommes vraiment vertueux , et dont la vie exemplaire fût un reproche
sensible de leur impiété et de leurs désordres : Et nequitiœ suce rernedium
arbitrantur, si de trahatur omnibus l. Prenez garde , s'il vousplait, à la
pensée de ce saint docteur.
La première injustice que le libertin fait à la sainteté chrétienne est de
ne la vouloir pas reconnaître, c'est-à-dire de prétendre que ce que Ton
appelle sainteté n'est rien moins dans les hommes que sainteté ; que dans
les uns c'est vanité, dans les autres singularité ; dans ceux-ci dépit et cha-
grin , dans ceux-là faiblesse et petitesse de génie ; et malgré les dehors les
plus spécieux, dans plusieurs imposture et hypocrisie. Car c'est ainsi,
mes chers auditeurs , qu'on en juge dans le monde, mais particulièrement
à la cour , dans ce grand monde où vous vivez , dans ce monde que je puis
appeler l'abrégé du monde. Monde profane , dont la malignité , vous le
savez , est de n'admettre point de vraie vertu , de ne convenir jamais du
bien, d'être toujours convaincu que ceux qui le font ont d'autres vues que
de le faire , de ne pouvoir croire qu'on serve Dieu purement pour le servir
ni qu'on se convertisse purement pour se convertir; de n'en voir aucun
exemple qu'on ne soit prêt à contester, de critiquer tout, et, à force de
critiquer tout , de ne trouver plus rien qui édifie. Malignité, reprend saint
Jérôme, injurieuse à Dieu et pernicieuse aux hommes : ne perdez pas cette
réflexion , qui vous peut être infiniment utile et salutaire.
Malignité injurieuse à Dieu, puisque par là l'on ôte à Dieu la gloire qui
lui est due , en attribuant à tout autre qu'à lui les œuvres dont il est l'au-
teur , comme nous apprenons de l'Évangile que les pharisiens en usaient à
l'égard du Fils de Dieu. Car que faisaient-ils? Ils imputaient à l'art magique
les miracles de ce Dieu-Homme ; ils disaient qu'il chassait les démons par
la puissance de Belzébut, le prince des ténèbres. Et que fait-on à la cour?
On veut, et l'on veut sans distinction , qu'un intérêt secret y soit le ressort,
le motif de tout le bien qu'on y pratique , de tout le culte qu'on y rend
à Dieu , de toutes les résolutions qu'on y prend de mener une vie chré-
tienne , de toutes les conversions qui y paraissent , de toutes les réformes
qu'on y aperçoit. On veut qu'une basse et servile politique en soit le prin-
cipe et la fin. On dit d'une âme touchée de Dieu, et qui commence de
bonne foi à régler ses mœurs , qu'elle prétend quelque chose , qu'il y a du
mystère dans sa conduite, que ce changement est une scène qu'elle donne ;
mais que Dieu y a peu de part. Or l'un n'est-il pas semblable à l'autre?
et si le langage du pharisien a été un blasphème contre Jésus-Christ, celui
du monde qui juge et qui décide de la sorte est-il moins injuste et moins
criminel?
Malignité pernicieuse aux hommes , puisque le mondain se prive ainsi
d'une des grâces les plus touchantes et , dans l'ordre de la prédestination,
les plus efficaces , qui est le bon exemple ; ou plutôt , puisqu'autant qu'il
dépend de lui il anéantit à son égard cette grâce du bon exemple. Ces con-
1 Micron c
SUR LA SAINTETE. 121
versions, dont il est témoin, et qu'on lui propose pour le faire rentrer en,
lui-même , n'ont plus d'autre effet sur lui que de lui faire former mille
raisonnements , mille jugements téméraires et mal fondés ; que de lui faire
profaner ce qu'il y a de plus saint par les railleries les plus piquantes , et
souvent même par les discours les plus impies. Dieu le permet, pour punir
en lui cet esprit d'orgueil qui le porte à s'ériger en censeur si sévère de la
sainteté. D'où il arrive que, bien loin de tirer aucun fruit des exemples
qu'il a devant les yeux , il s'endurcit le cœur , il se confirme dans ses dés-
ordres , il demeure dans son impénitence , il s'y obstine, et se rend encore
plus incorrigible. Au lieu que les âmes fidèles marchent avec simplicité
dans les voies de Dieu , profitent du bien qu'elles supposent bien , au ha-
sard même de s'y tromper ; s'édifient des vertus , quoique douteuses , qui
leur paraissent vertus ; de ces exemples même contestés se font des leçons
et des règles , heureuses qu'il y en ait encore ; et , sans penser à les com-
battre, bénissant Dieu de ce qu'il les suscite pour sa gloire, pour le bien de
ses élus, et pour la confusion du libertinage.
Car je l'ai dit, Chrétiens, et je le répète, quelque présomptueux que
puisse être le libertinage du monde, jamais il ne se soutiendra contre
certains exemples irréprochables que Dieu dans tous les temps lui a oppo-
sés , et qu'il lui opposera toujours pour le confondre. Cette nuée de témoins
dont parle saint Paul, cette innombrable multitude de Saints dont nous hono-
rons la glorieuse mémoire, est en faveur de la sainteté chrétienne un argument
trop plausible , et une preuve trop éclatante et trop forte , pour pouvoir être
affaiblie par toute l'impiété du siècle. Il y a dans le monde des hypocrites ,
je le sais , et peut-être trop pour n'en pas gémir moi-même ; mais l'im-
piété du siècle peut-elle se prévaloir de l'hypocrisie pour en tirer cette dan-
gereuse conséquence, qu'il n'y a point dans le monde de vraie sainteté?
Au contraire , répond ingénieusement saint Augustin , c'est de là même
qu'elle doit conclure qu'il y a une vraie sainteté , parce qu'il se trouve des
saintetés fausses ; et la raison qu'il en apporte est sans réplique : parce que
la fausse sainteté, ajoute-t-il, n'est rien autre chose qu'une imitation de
la vraie , comme la fiction est une imitation de la vérité.
En effet , ce sont les vraies vertus qui , par l'abus qu'on en a fait en vou-
lant les imiter, ont produit, contre l'intention de Dieu, les fausses vertus.
Le démon , père du mensonge, s'étant étudié à copier , autant qu'il a pu ,
les œuvres de Dieu , il a pris à tâche de contrefaire la vraie humilité par
mille vains fantômes d'humilité, la vraie sévérité de l'Évangile par l'ap-
parente sévérité de l'hérésie , le vrai zèle par le zèle jaloux, la vraie reli-
gion par l'idolâtrie et la superstition. Témoignage évident, dit saint Augus-
tin, qu'il y a donc une vraie religion, un vrai zèle, une vraie sévérité de
mœurs , une vraie humilité de cœur, en un mot , une vraie sainteté , puis-
qu'il est impossible de contrefaire ce qui n'est pas, et que les copies, quoi-
que fausses , supposent un modèle.
Or ce principe établi, qu'il y a une vraie sainteté, l'impiété du siècle
la plus maligne demeure désarmée et sans défense. Que cette sainteté pure
et sans reproche soit rare parmi les hommes, qu'elle se rencontre en peu de
J22 SIR LA SAINTETÉ.
sujets , cela ne favorise en aucune sorte le libertin. Quand il n'y en aurait
dans le monde qu'un seul exemple, il n'en faudrait pas davantage pour
faire sa condamnation ; et Dieu , par une providence toute spéciale, dispose
tellement les choses , que cet exemple , seul si vous le voulez , ne manque
jamais , et que, malgré l'iniquité, il y en a toujours quelqu'un que le mon-
dain lui-même , de son propre aveu , ne peut s'empêcher de reconnaître.
Oui, mon cher auditeur, si vous êtes assez malheureux pour être du
nombre de ceux à qui je parle ici et que je combats, ce seul homme de bien
que vous connaissez, et qui est, dites-vous , l'unique en qui vous croyez ,
et dont vous voudriez répondre, c'est celui-là même qui s'élèvera contre
vous au jugement de Dieu ; lui seul il vous fermera la bouche. Dieu n'aura
qu'à vous le produire , pour vous convaincre malgré vous du prodigieux
égarement où vous aurez vécu , et pour faire paraître à tout l'univers la
vanité, la faiblesse, le désordre de votre libertinage. En vain, pour votre
justification , voudrez-vous alléguer l'hypocrisie de tant de mauvais chré-
tiens. S'il y a eu dans le monde des hypocrites, vous dira Dieu, vous n'a-
vez pas dû pour cela être un impie. Si plusieurs ont abusé de la sainteté
de mon culte, il ne fallait pas vous porter à un excès tout opposé, ni vous
livrer au gré de vos passions ; car il n'était pas nécessaire que vous fussiez
l'un ou l'autre : entre l'hypocrite et le libertin, il y avait un parti à suivre,
et même un parti honorable; c'était d'être chrétien, et vrai chrétien. Que
ceux que vous avez traités de faux dévots l'aient été ou non , c'est sur quoi
ils seront jugés; mais votre cause, qui n'a rien de commun avec eux, n'en
a pu devenir meilleure. Tant de faux dévots, de dévots suspects qu'il vous
plaira , en voici un , après tout , que vous ne pouvez récuser ; en voici un
qui vous confond , et qui vous confond par vous-même ; car ce Juste que
vous avez vous-même respecté , ce Juste en qui vous avez reconnu vous-
même tous les caractères d'une piété sincère et solide , que ne l'avcz-vous
imité, et pourquoi ne vous êtes-vous pas formé sur ses exemples?
Cela, dis-je, suffirait pour faire taire l'impiété. Ce serait assez de ces
saints , quoique rares et singuliers , que Dieu nous fait voir sur la terre ;
de ces saints qui , non-seulement glorifient Dieu , mais ont encore le bon-
heur, en le glorifiant , d'être généralement approuvés des hommes ; de ces
saints dont la vertu est si unie, si simple , si pure, si hautement et si uni-
versellement canonisée , que le libertinage même est forcé de les honorer :
car il y en a , et , quelque réprouvé que soit le monde, il y en a au milieu
de vous ; vous savez bien les démêler, et vous ne vous trompez pas dans le
discernement que vous en faites.
Mais je dis bien plus ; et pour un Juste dont l'exemple pourrait suffire ,
Dieu m'en découvre aujourd'hui une multitude innombrable , et me four-
nit autant de preuves contre vous. Il m'ouvre le ciel , et , m' élevant au-
dessus de la terre , il me montre ces troupes d'élus qu'une sainteté éprou-
vée , purifiée , consommée , a fait monter aux plus hauts rangs de la gloire.
Des hommes , dit saint Chrysostome (induction admirable et dont vous de-
vez être touchés ! ) , des hommes en qui la sainteté n'a été ni tempérament,
puisqu'elle a réformé , changé , détruit dans eux le tempérament ; ni hu-
SIR LA SAINTETÉ. 123
meur, puisqu'elle ne les a sanctifiés qu'en combattant , qu'en réprimant ,
qu'en mortifiant sans cesse l'humeur ; ni politique , puisqu'elle les a déga-
gés de toutes les vues humaines ; ni intérêt , puisqu'elle les a fait renoncer
à tous intérêts ; ni vanité, puisqu'elle les a en quelque sorte anéantis , et
qu'ils ne se sont presque tous sanctifiés qu'en se cachant dans les ténèbres ;
ni chagrin , puisqu'elle les a souvent détachés , séparés du monde lorsqu'ils
étaient plus en état de jouir des prospérités et de goûter les agréments du
monde ; ni faiblesse , puisqu'elle leur a fait prendre les plus généreuses ré-
solutions et soutenir les plus héroïques entreprises ; ni petitesse de génie ,
puisqu'en souffrant, en mourant, en s' immolant pour Dieu, ils ont fait voir
une grandeur d'âme que l'infidélité même a admirée ; ni hypocrisie, puis-
que, bien loin de vouloir paraître ce qu'ils n'étaient pas, tout leur soin a
été de ne pas paraître ce qu'ils étaient. Des hommes que le christianisme a
formés , et dont la sainteté incontestablement reconnue est d'un ordre si
supérieur à tout ce que la philosophie païenne , je ne dis pas a pratiqué ,
mais a enseigné , mais a imaginé , mais a voulu feindre, que , dans l'opi-
nion de saint Augustin, l'exemple de ces héros chrétiens dont nous solenni-
sons la fête est une des preuves les plus invincibles qu'il y a un Dieu, qu'il
y a une religion , qu'il y a une grâce surnaturelle qui agit en nous. Pour-
quoi ? parce qu'une sainteté aussi éminente que celle-là ne peut être sortie
du fond d'une nature aussi corrompue que la nôtre ; parce que la philoso-
phie et la raison ne vont point jusque-là ; parce qu'il n'y a donc que la
grâce de Jésus-Christ qui puisse ainsi élever les hommes au-dessus de toute
l'humanité , et que c'est par conséquent l'œuvre de Dieu. Voilà ce que cé-
lèbre aujourd'hui l'Église militante, dans cette auguste solennité qu'elle
consacre à l'Église triomphante. Voilà de quoi le ciel est rempli. Exemples
mémorables dont l'impiété n'effacera jamais le souvenir, et contre lesquels
elle ne prescrira jamais. Exemples convaincants auxquels il faut que le li-
bertinage cède, et qui confondront éternellement l'orgueil du monde.
Miracles de votre grâce , ô mon Dieu , dont je me sers ici pour répandre ,
au moins dans la cour du plus chrétien de tous les rois , les sentiments de
respect et de vénération dus à la vraie piété. Heureux si j'en pouvais bannir
cet esprit mondain toujours déclaré contre ceux qui vous servent , ou plu-
tôt , Seigneur , toujours déclaré contre votre service même ! Heureux si je
pouvais le détruire dans tous les cœurs , si je pouvais détromper toutes les
personnes qui m'écoutent, et leur faire une fois comprendre combien ces
injustes préjugés dont on se laisse si aisément prévenir, et où l'on aime tant
à s'entretenir , sont capables de les éloigner , et les éloignent en effet
de vous !
La seconde injustice du libertin à l'égard de la sainteté ne consiste plus
à la désavouer, mais à la discréditer, à la rendre odieuse, en lui imputant
des défauts prétendus , et en les employant contre elle pour la noircir.
Car, comme remarque le savant chancelier Gerson , homme entre tous les
autres très-pénétrant et très-éclairé dans la science des mœurs, la sainteté
chrétienne n'est point responsable des imperfections de ceux qui la prati-
quent. Si celui qui s'adonne au culte de Dieu a encore ses faiblesses et ses
124 SI H LA SAINTETÉ.
passions, il les a parce qu'il est homme, et non parce qu'il est pieux. Bien
loin que la piété les fomente et les autorise, elle est la première à les lui
reprocher, et elle ne cesse jamais de les combattre. Si elle n'en triomphe
pas toujours, et si les passions remportent quelquefois sur elle, tel est
notre désordre, et non pas le sien. Il y a plus, et est-il juste d'exiger de la
vraie piété, parce qu'elle est en elle-même parfaite et divine, que d'abord
elle nous rende des hommes parfaits? Comme elle ne présume point de
pouvoir faire dans cette vie des saints impeccables , aussi ne doit-on pas
s'en prendre à elle si ceux qui s'engagent à suivre ses voies sont encore su-
jets aux fragilités humaines. Relever l'homme de ses chutes, l'humilier
dans la vue de ses misères , lui faire trouver dans ses passions mêmes la
matière et le fonds de ses mérites, c'est à quoi elle travaille, de quoi elle
répond , et non pas d'affranchir l'homme de tout péché , ce qui ne convient
qu'à l'état des bienheureux.
Or, voici néanmoins l'autre effet de la malignité du monde. Un homme,
pour obéir à Dieu , et en vue de son salut , prend-il le parti de la piété? dès
là on ne lui pardonne plus rien, et l'on est déterminé à lui faire des
crimes de tout ; dès là il ne lui est plus permis d'avoir ni passion , ni im-
perfection ; on veut qu'il soit irrépréhensible ; et s'il ne l'est pas , on en ac-
cuse la piété même. Malignité, ajoute saint Jérôme, la plus inique. Car enfin
si la piété doit être exposée à la censure du monde , au moins la censure du
monde doit-elle être équitable ; et s'il ne veut pas lui faire grâce , au moins
doit-il lui faire justice. Pourquoi donc ces préventions contre elle? pour-
quoi ces suppositions, en lui imputant comme propre ce qu'elle rejette
elle-même comme condamnable? pourquoi cette aversion secrète envers
ceux qui l'ont embrassée? pourquoi ce penchant à les railler, à les abaisser,
à empoisonner leurs actions les plus innocentes et leurs plus droites in-
tentions , à diminuer leurs bonnes qualités , à exagérer les mauvaises , si
quelquefois ils en font paraître? Est-ce ainsi que nous en usons avec le
reste des hommes? et l'attachement au service de Dieu a-t-il quelque chose
qui doive attirer le mépris et la haine? Je pourrais m'en tenir là pour la
confusion de l'impie; mais l'Église va plus loin. Elle lui oppose dans la
personne des Saints , et pour une conviction plus entière , surtout plus
sensible, des hommes tels que les concevait saint Paul, et tels en effet
qu'ils ont paru selon l'idée de cet apôtre, édifiant le monde, et servant de
modèle au monde ; des hommes irrépréhensibles , au sens même que le
inonde les veut , et que le libertin les demande ; des hommes en qui la piété
n'a été ni présomptueuse, ni hautaine, ni aigre, ni critique, ni opiniâtre,
ni dissimulée , ni jalouse , ni bizarre , ni intrigante , ni dominante.
Ce sont là ceux que l'Église oppose au libertinage : ces bienheureux
dont elle honore la mémoire , ce sont ces hommes parfaits qu'elle nous met
devant les yeux. Sujets par eux-mêmes à tous les vices dès autres, il ne
s'en sont ou préservés ou corrigés que par l'exercice et l'étude des vertus
chrétiennes. D'où il s'ensuit que leur sanctification , en justifiant le parti
de la piété , doit donc couvrir d'un éternel opprobre le libertin qui entre-
prend de la rendre méprisable. Leur siècle , quoique perverti , les a recon-
SUR LA SAINTETE. 125
nus et publiés tels que je vous les dépeins. Comme tels, les siècles suivants
les ont béatifiés et canonisés : c'est sur le témoignage du monde entier que
nous leur rendons en ce jour un culte si solennel ; c'est pour cela , dit
l'Écriture, qu'ils sont devant le trône de Dieu, parce qu'ils ont été sans
tache devant les hommes : Sine macula enim sunt ante thronum Dei l.
Serons-nous assez injustes pour leur disputer tout à la fois, et leur sainteté,
et leur gloire ? Mais serons-nous en même temps assez aveugles pour ne
pas découvrir toute la faiblesse de l'impiété ? Reprenons : le libertin com-
bat la sainteté chrétienne , et je vous ai fait voir que l'exemple des Saints
rend son libertinage insoutenable. L'ignorant ne connaît pas la sainteté
chrétienne , et je vais lui montrer que l'exemple des Saints rend son igno-
rance inexcusable. C'est la seconde partie.
DEUXIEME PARTIE,
11 ne faut pas douter que saint Paul, écrivant à Timothée son disciple,
n*eût en vue les derniers siècles de F Église, et en particulier celui où
nous vivons, quand, parmi les abus qu'il condamnait et qu'il remarquait
même dès lors dans le christianisme , il déplorait surtout l'aveuglement de
certaines âmes séduites qui étudiaient sans cesse la religion , et qui ne par-
venaient jamais à la science de la religion ; qui en apprenaient tous les
jours les maximes et les préceptes, et qui n'en comprenaient jamais l'es-
sentiel ni le fond ; qui s'épuisaient en spéculations pour s'y rendre habi-
les, mais qui ne l'entendaient jamais, parce que jamais elles n'en venaient
à la pratique ; en un mot , qui , cherchant en apparence le royaume de
Dieu , ne le trouvaient point en effet , parce qu'elles le cherchaient sans le
connaître : toujours éloignées de la solide piété , parce qu'avec toute leur
étude elles ne s'étaient jamais formé une juste image de la piété : Semper
discentes, et nunquam ad scientiam veritatisjiervenientes^. C'était un
des maux dont ce grand apôtre menaçait l'Église de Dieu ; et n'est-ce pas
ce que nous voyons aujourd'hui ? Quelque spirituel et quelque raffiné que
se pique d'être le siècle où nous sommes nés , avouez-le , mes chers audi-
teurs, qu'un des abus qui y règne davantage est de se laisser prévenir des
erreurs les plus grossières sur ce qui regarde la véritable piété et la sainteté
chrétienne. J'en appelle à vos connaissances, et je suis certain que vous
en convenez déjà avec moi.
Les uns (ne perdez pas ceci) font consister la sainteté dans ce qui est
selon leur sens , et les autres dans ce qui est selon leur goût ; les uns dans
des choses extraordinaires et singulières , et les autres dans des choses
extrêmes et outrées ; les uns dans ce qui éclate et qui brille , et les autres
dans ce qui effraie et qui rebute. Les uns se la figurent hors de leur état ,
et les autres se la proposent au delà de leurs forces et de leur pouvoir ; les
uns l'imaginent contraire aux bienséances et aux règles qu'il faut observer
dans le monde , et les autres s'en font des plans opposés à leurs obligations
même les plus étroites , et à leurs engagements particuliers par rapport au
' Açoc, 14. — 2 2 Timotb., 3.
126 SUR LA SAINTETÉ.
monde ; les uns l'attachent à certains moyens auxquels ils se bornent , pen-
dant qu'ils négligent la fin ; et les autres la réduisent à des idées vagues
de la fin dont ils se repaissent, pendant qu'ils négligent les moyens. Quel
champ, Chrétiens, et quelle matière à nos réflexions !
Or je dis que l'exemple des Saints confond toutes ces erreurs, qu'il nous
démontre sensiblement que la sainteté ne consiste point en tout cela, ne
dépend point de tout cela, n'est rien moins, ou plutôt est quelque chose de
meilleur et de plus raisonnable que tout cela : pourquoi ? parce que les
Saints, par leur exemple, nous prêchent aujourd'hui une vérité, mais
une vérité touchante , une vérité édifiante , une vérité consolante ; savoir ,
qu'indépendamment de notre sens ou de notre goût, que sans l'éclat de
certaines œuvres ou leur austérité, que sans sortir de notre condition ni
quitter les voies communes, que sans prendre des moyens particuliers, ni
se proposer une autre fin que celle même qui nous est marquée dans la
situation présente où nous nous trouvons , toute la sainteté , la vraie sain-
teté , est de remplir ses devoirs , et de les remplir dans la vue de Dieu ;
d'être parfaitement ce que l'on doit être , et de l'être selon Dieu ; de se con-
duire d'une manière digne de l'état où l'on est appelé de Dieu. Vérité à
laquelle notre raison se soumet d'abord, et qu'il suffit de comprendre pour
en être persuadé ; vérité que toutes les Écritures nous ont enseignée , mais
dont nous avons encore une preuve plus évidente dans ces grands modèles
que Dieu nous présente aujourd'hui.
Car dans ces modèles, qui sont les Saints, détrompé de toute illusion, je
vois clairement et distinctement ce que c'est que d'être saint, et je le vois
sans effort , sans embarras de préceptes , comme si la sainteté elle-même se
découvrait à moi, et devenait sensible pour moi. Et puisqu'il n'est rien
hors de Dieu de plus excellent , rien de plus divin qu'une sainteté de ce ca-
ractère , c'est-à-dire une sainteté fondée sur les devoirs , réglée par les
devoirs, renfermée dans les devoirs, dès que je l'envisage de la sorte , tout
révolté que je puis être contre mes devoirs, je me sens forcé à lui donner
mon estime ; et cette estime dont je ne puis me défendre m'en fait naître un
amour secret dont je me défends encore moins. Je dis: Voilà ce que je
devrais être ; voilà ce que ma raison , ce que ma conscience , ce que ma
religion me reprocheront toujours de n'être pas. Je le dis, et l'aveu que
j'en fais est pour moi un témoignage infaillible que c'est donc là, et là
seulement , que se réduit ce que nous appelons sainteté.
Non , Chrétiens , ces bienheureux dont nous solennisons la fête ne sont
point précisément devenus saints pour avoir fait dans le monde et pour
Dieu des choses extraordinaires et éclatantes. S'ils en ont fait, dit saint
Bernard, et si l'histoire de leur vie les rapporte, ces œuvres éclatantes et
extraordinaires pouvaient bien être des effets et des écoulements de leur sain-
teté, mais elles n'en ont jamais été ni le fond, ni la mesure. Ils les ont
faites , si vous voulez , parce qu'ils étaient saints; mais ils n'ont jamais été
saints parce qu'ils les faisaient : et en effet, ils pouvaient être saints sans
cela , comme avec cela ils auraient pu ne l'être pas.
Ils pouvaient être saints sans cela : combien de prédestinés, maintenant
SUR LA SAINTETÉ. 127
heureux et paisibles possesseurs de la gloire, n'ont jamais rien fait sur la
terre qui leur ait attiré l'admiration , ni qui les ait distingués ? Et ils pou-
vaient avec cela n'être pas saints. Combien de réprouvés , victimes de la
justice de Dieu , et livrés au feu éternel , ont fait sur la terre des actions
de vertu à quoi les hommes ont applaudi , pendant que Dieu les condam-
nait , et peut-être , pour ces vertus mêmes prétendues, les rejetait ? Saints
sans cela : ainsi Font été des millions d'élus dont les noms sont écrits dans
le ciel, quoique inconnus dans l'Eglise même. Dieu, comme remarque saint
Augustin, a pris plaisir à les sanctifier dans l'obscurité d'une vie com-
mune, d'une vie cachée ; et quand il les a introduits dans son royaume,
il ne leur a point dit : Entrez , serviteurs fidèles , parce que vous avez fait
pour moi de grandes choses , mais , parce que vous avez été fidèles dans les
plus petites : Quia in pauca fuisti fidelis l. Rien moins que saints, ou
plutôt réprouvés avec cela : ainsi doit-il arriver à ces malheureux qui diront
à Dieu : Seigneur , n'avons-nous pas prophétisé en votre nom ? n'avons-
nous pas chassé les démons ? mais à qui Dieu répondra : Je ne vous ai
jamais connus , et je ne vous connais point encore : prophètes et faiseurs
de miracles tant qu'il vous plaira , ce n'est point par là que je fais le dis-
cernement et le choix de ceux qui m'appartiennent.
Ce que je dis , Chrétiens , est tellement vrai , que Marie , la plus sainte
des créatures, est néanmoins celle dont l'Évangile, par un dessein parti-
culier de la Providence , a moins publié de miracles : que dis-je , et fait-il
même mention d'un seul? en marque-t-il un seul de Jean-Baptiste, le
précurseur de Jésus-Christ ? et n'est-ce pas à lui toutefois que le Sauveur
du monde rendit ce glorieux témoignage, qu'entre les enfants des hom-
mes, nul n'avait été devant Dieu ni plus grand , ni plus saint ? Disons-en
autant de mille autres choses avec lesquelles on confond tous les jours la
sainteté : autant de ces austérités que le monde admire, et qui, selon la
judicieuse remarque de l'évêque de Genève , ne sont tout au plus que des
moyens pour aller à la sainteté, mais nullement la sainteté même. Il y a
dans le ciel des Saints du premier ordre qui n'ont jamais été , par profes-
sion, ni solitaires ni austères : le Saint des Saints lui-même, le Fils de
Dieu, ne l'a point été, ou du moins ne l'a point paru ; et peut-être l'enfer
est-il plein de pénitents, d'anachorètes que la vanité a perdus.
Par où donc les Saints sont-ils devenus saints , et en quoi proprement
consiste le fond de leur sainteté ? Ah! Chrétiens, c'est ici qu'il est de votre
intérêt de m' écouter ; car voici , en deux mots , votre instruction et votre
consolation.
Ils n'ont été saints que parce qu'ils ont rempli leurs devoirs, et ils ont
rempli leurs devoirs parce qu'ils étaient saints. Deux choses dont l'enchaî-
nement porte avec soi un caractère déraison et de vérité qui se fait sentir.
Saints, parce qu'ils ont rempli leurs devoirs, c'est-à-dire parce qu'ils ont
su parfaitement accorder leur condition avec leur religion ; mais en sorte
que leur religion a toujours été la règle de leur condition, et que jamais leur
condition n'a prévalu aux maximes de leur religion. Saints, parce qu'ils ont
1 Matih., 25.
128 SUR LA SAINTETÉ.
rendu à chacun ce qui lui était du : l'honneur à qui était du l'honneur, le
trihut à qui était dû le tribut, F obéissance à ceux que Dieu leur avait donnés
pour maîtres, la complaisance à ceux dont ils devaient entretenir la société,
l'assistance à ceux qu'ils devaient secourir, le soin à ceux dont ils devaient
répondre ; à tous la justice et la charité, parce que nous en sommes à tous
redevables. Saints , parce qu'ils ont honoré par leur conduite les ministè-
res dont ils étaient chargés, les dignités dont ils étaient revêtus, les
places où Dieu les avait mis ; parce qu'ils ont sacrifié leur repos , leur
santé, leur vie , aux emplois qu'ils avaient à remplir , aux travaux qu'ils
avaient à soutenir, aux fatigues qu'ils devaient essuyer, aux chagrins et
aux ennuis qu'il leur fallait dévorer. Saints, parce qu'ils ont préféré en
toutes choses la conscience à l'intérêt, la probité à la fortune , la vérité à
la flatterie ; parce qu'ils ont eu de la sincérité dans leurs paroles , de la
droiture dans leurs actions, de l'équité dans leurs jugements, de la bonne
foi dans leur commerce. Saints, parce que, soumis à Dieu, ils se sont
tenus dans l'ordre où Dieu les voulait, sans s'élever, sans s'ingérer, sans
s'inquiéter , sans se plaindre , contents de leur état , né troublant point
celui des autres, n'enviant le bonheur de personne, fidèles à leurs amis,
généreux envers leurs ennemis, reconnaissants des bienfaits qu'ils rece-
vaient, patients dans les maux, oubliant les injures, supportant les faibles:
car tout ce que je dis était renfermé dans l'étendue de leurs devoirs , et il
leur fallait tout ce que je dis pour être saints.
Mais j'ajoute que, parce qu'ils étaient saints , ils ont rempli tous ces de-
voirs. Autre principe d'une vérité incontestable. En effet, il n'y avait que
la sainteté qui pût être en eux une disposition générale et efficace au
parfait accomplissement de toutes ces obligations. Sans la sainteté, ils au-
raient succombé en mille rencontres aux tentations humaines ; leur pro-
bité et leur droiture, en je ne sais combien de pas glissants, les aurait
abandonnés , et en satisfaisant à un devoir ils en auraient violé un autre.
Mais parce qu'ils étaient saints , ils ont gardé toute la loi et rempli toute
justice; parce qu'ils étaient saints, ils ont allié dans leurs personnes les
choses , ce semble , les plus opposées et les plus difficiles à concilier : l'au-
torité avec la charité, la politique avec la sincérité , les honneurs du siècle
avec l'humilité , l'application aux affaires avec la piété; parce qu'ils étaient
saints, ils ont maintenu dans le monde leur rang avec modestie, leurs
droits avec désintéressement, leur réputation avec un vrai mépris et un
entier détachement d'eux-mêmes; parce qu'ils étaient saints, ils ont été
humbles sans bassesse, grands sans hauteur, sincères sans imprudence,
prudents sans duplicité, zélés sans emportement, courageux sans témérité,
doux et pacifiques sans pusillanimité; parce qu'ils étaient saints, ils se
sont possédés eux-mêmes , ou plutôt ils se sont défiés d'eux-mêmes ; dans
la prospérité ils ont compté sur Dieu , et ils se sont soutenus par la foi
dans l'adversité. Je serais infini, si je voulais épuiser cette matière et pous-
ser plus loin ce détail.
Quoi qu'il en soit , mes chers auditeurs , le bonheur de ces glorieux pré-
destinés est de n'avoir jamais séparé leur perfection de leurs devoirs ,
SUR LA SAINTETÉ. 129
disons mieux , leur bonheur est de n'avoir jamais connu d'autre perfection
que celle qui les attachait à leurs devoirs. Pourquoi saint Louis est-il au
nombre de ceux que nous invoquons aujourd'hui ? parce qu'étant roi , il
s'est dignement acquitté des devoirs d'un roi : et pourquoi s'est-il digne-
ment acquitté des devoirs d'un roi? parce qu'il a été un saint roi. Il n'y a
qu'à consulter son histoire, et vous en conviendrez. Or, ce que je dis de
ce saint roi, je puis le dire également et par proportion de tous les autres
Saints. Tel est le fondement de leur gloire et de leur béatitude : cette fidé-
lité à leurs devoirs, ce zèle pour leurs devoirs, ce renoncement à tout
pour se rendre parfaits dans leurs devoirs , c'est là ce que Dieu a récom-
pensé dans les Justes qu'il a choisis; et Une faut pas s'en étonner, puis-
que c'est là précisément ce qui leur a coûté , et ce qui a été le sujet des
sacrifices qu'ils ont faits à Dieu , et des victoires qu'ils ont remportées sur
eux-mêmes. Car, pour ne manquer à aucun de ses devoirs, il faut, en
bien des occasions, se mortifier, se renoncer, se faire violence. Toute
autre perfection que celle-là n'aurait eu rien pour les Saints de difficile ;
aussi toute autre perfection que celle-là n'aurait-elle pas été digne de la
couronne que Dieu leur préparait.
Et voilà , Chrétiens , le mystère que nous ne voulons pas comprendre :
nous voudrions une sainteté à notre mode , une sainteté selon nos vues ,
selon nos désirs, c'est-à-dire une sainteté qui ne nous coûtât rien, car
une telle sainteté, pour rigoureuse qu'elle paraisse ou qu'elle puisse être
d'ailleurs , nous devient dès lors aisée. Mais Dieu veut que notre sainteté
consiste dans nos devoirs , et nos devoirs nous coûteront toujours : hors
de nos devoirs , ce qui nous semble sainteté n'est qu'un fantôme de sain-
teté , qui ne peut servir ni à glorifier Dieu , ni à édifier les hommes ; qui
souvent même n'est propre qu'à nourrir l'orgueil et à nous enfler. Au
lieu que la vraie sainteté , cette sainteté commune dans un sens, mais si
rare dans l'autre, porte avec soi une certaine bénédiction dont Dieu tire sa
gloire, dont les hommes se sentent touchés, et qui nous tient nous-
mêmes , sans ostentation , sans faste , dans la règle , et nous préserve de
mille abus. J'achève, et, après avoir parlé au libertin et à l'ignorant, il
me reste à faire voir au chrétien lâche que , supposé l'exemple des Saints,
sa lâcheté est sans prétexte : c'est la dernière partie.
TROISIÈME PARTIE.
Il fallait i Chrétiens , une aussi grande autorité que celle de Dieu pour
commander à des hommes , je dis à des hommes pécheurs , d'être saints et
de l'être dès cette vie : Sancti estote, quoniam ego sanctus sum 1; soyez
saints, parce que je suis saint. Il fallait toute l'autorité d'un Homme-
Dieu pour dire à des hommes mondains : Soyez parfaits, comme votre
Père céleste est parfait : Estote ergo perfecti, sicut Pater veste?' cœlestis
perfectus est 2. C'est ainsi néanmoins que Dieu parlait à son peuple dans
l'ancienne loi , et c'est ainsi que Jésus-Christ nous a parlé dans la loi de
grâce. Mais ce précepte si sublime et si relevé, ce précepte divin, il s'agit
* Levit., 11. — 'Matlh., 5.
T. I. 9
430 SUR LA SAINTETÉ.
de savoir si nous pouvons l'accomplir , et si , dans la faiblesse extrême où
le péché nous a réduits, Dieu n'en demande point trop de nous. Non, mes
chers auditeurs ; et je prétends en cela que Dieu n'exige rien qui passe nos
forces. Appliquez-vous, car voici une des plus importantes instructions, et
le dernier effet de l'exemple que Dieu nous propose dans ses Saints.
Je dis donc que , malgré le relâchement de l'esprit corrompu du siècle,
malgré notre fragilité et tous les obstacles qui nous environnent, l'exemple
des Saints nous est une preuve convaincante que la sainteté n'a rien d'im-
praticable pour nous et d'impossible; qu'elle n'a rien même de si difficile
et de si rigoureux dont elle ne porte avec soi l'adoucissement, et par une
conséquence nécessaire , qu'il ne nous reste aucun prétexte pour colorer
notre lâcheté et pour nous disculper devant Dieu , si nous ne travaillons
pas à nous sanctifier, et si en effet nous ne nous sanctifions pas : Sancti
estote.
Nous mettons la sainteté au rang* des choses impossibles ; dangereux ar-
tifice de l' amour-propre , pour nous entretenir dans une vie lâche, dans
une vie même déréglée. Nous nous la figurons , cette sainteté chrétienne,
dans un degré d'élévation où nous croyons ne pouvoir jamais atteindre, et,
par une pusillanimité d'esprit dont nous voulons que Dieu soit responsa-
ble , et que nous rejetons sur lui , en la rejetant sur notre faiblesse , nous
disons , comme l'Israélite prévaricateur : Quis nostrûm valet ad cœlwn
ascendcre l ? qui de nous pourra s'élever jusqu'au ciel? qui de nous pourra
parvenir à une telle perfection. Mais Dieu nous apprend bien aujourd'hui
à tenir un autre langage , car il nous produit un million de Saints qui ont
été dans le monde ce que nous ne voulons pas qu'on y puisse être, qui ont
fait dans le monde ce que nous désespérons d'y pouvoir faire , qui ont
trouvé la sainteté clans le monde , et qui l'y ont trouvée là même où elle a
de plus grands obstacles à surmonter. Or, si par là Dieu nous ferme la
bouche d'une part, il nous ouvre le cœur de l'autre : comment? parce qu'il
ranime notre espérance, et qu'il nous fait connaître par ces exemples que
nous pouvons tout en celui qui nous fortifie , et que si nous sommes pé-
cheurs, il ne tient qu'à nous, tout pécheurs que nous sommes, de devenir
saints.
C'est ce qui acheva la conversion de cet incomparable docteur de l'Église*
saint Augustin. Une seule chose l'arrêtait, vous le savez; mais cette seule
difficulté lui paraissait insurmontable , et suspendait en lui toutes les opé-
rations de la grâce. Dieu lui disait intérieurement qu'il en viendrait à
bout ; mais intérieurement il se répondait à lui-même que c'était un effort
au-dessus de son pouvoir. Dans cette contestation , si je puis parler de la
sorte, dans ce combat entre Dieu et lui, il demeurait toujours ennemi de
Dieu , et toujours esclave de lui-même , c'est-à-dire toujours esclave de sa
passion et de son péché. Enfin la grâce victorieuse de Jésus-Christ lui livra
un dernier assaut , et ce dernier assaut l'emporta. Ce fut dans cette mer-
veilleuse vision que lui-même il nous a décrite. Il crut voir la Sainteté avec
un visage majestueux, qui se présentait à lui, qui lui faisait de pressants
' Dent., 30.
SUR LA SAINTETE. 431
reproches, qui lui montrait un nombre presque infini de vierges dont elle
était accompagnée , et semblait lui dire , pour exciter son courage et pour
réveiller sa confiance : Tu non jwteris quod isti et istœ x? Eh quoi! ne
pourrez-vous pas ce que ceux-ci et celles-là ont pu? Cette voix, Chrétiens,
fut la voix de Dieu; et comme la voix de Dieu renverse les cèdres et brise
les rochers : Vox Dominî confringentis cedros2, Augustin n'y put résis-
ter : cet esprit droit qu'il avait conservé jusque dans ses plus grands éga-
rements ne put tenir contre une telle conviction. Il se laissa persuader, il
se laissa toucher; il se détermina à vouloir, et à vouloir en effet ce qu'il
n'avait encore voulu qu'en apparence ; et désormais il le voulut si parfaite-
ment, si efficacement, que rien dans la suite n'ébranla son cœur et la fer-
meté de sa résolution .
Or, ce qui n'était pour Augustin qu'une figure est aujourd'hui pour
vous, mon cher auditeur, une vérité. Ce n'est pas la sainteté en idée, mais
le Dieu môme de la sainteté qui vous parle dans cette fête, et qui vous dit :
Regarde, pécheur, et vois ces âmes bienheureuses que j'ai rassemblées de
la terre, et dont le nombre surpasse les étoiles du ciel. Regarde ces géné-
reux athlètes qui , pour avoir dignement combattu , pour avoir saintement
terminé leur course, possèdent la couronne de justice qu'ils ont méritée.
Ce qu'ils ont fait, pourquoi ne le pourras-tu pas? pourquoi ne le feras-tu
pas? Et tu non poteris quod isti et istœ?
Je ne sais, Chrétiens, si vous pensez avoir plus de lumières que saint
Augustin, ou plus de force d'esprit. Quoi qu'il en soit, voilà ce qui le con-
vertit, et ce qui peut-être ne vous convertira pas. Mais malheur à vous!
car ce qui ne fera pas votre conversion fera votre confusion , fera votre con-
damnation ; et si jamais vous êtes réprouvés de Dieu , rien ne justifiera
plus sensiblement à votre égard la sévérité de ses arrêts que la vue de tant
de Saints, hommes comme vous , et par conséquent faibles comme vous,
mais à qui tout est devenu possible, sans avoir eu toutefois ni plus de
moyens, ni plus de secours que vous : Non poteris quod isti et istœ?
Ce n'est pas que j'ignore qu'il y a des devoirs pénibles et laborieux dans
la pratique de la sainteté. J'avoue que le chemin qui mène à la perfection
évangélique est étroit, et qu'on y trouve des croix; mais, outre que Dieu
sait bien nous en tenir compte , il est de la foi que nous avons au delà du
nécessaire pour les porter , puisque nous avons môme de quoi les aimer ;
et quand le Saint-Esprit ne m'en assurerait pas , l'exemple des Saints en
est une démonstration.
Tertullien, parlant de Jésus-Christ, disait que l'exemple de cet Homme-
Dieu était la solution universelle de toutes les difficultés d'un chrétien :
Solutio totius diffîcultatis Ckristus 3. Et la raison qu'il en apportait,
c'est qu'il n'y a point de difficulté dans la vie chrétienne que l'exemple de
Jésus-Christ ne nous doive adoucir, ou même que l'exemple de Jésus-Christ
ne doive faire évanouir et disparaître : en sorte qu'après cet exemple seul,
nous ne pouvons former nulle difficulté contre l'observation de la loi de Dieu,
puisque cet exemple seul, si nous raisonnons bien , doit nous rendre tout,
• Atigust. — » Psalra. 28. — Tertull.
132 SUR LA SAINTETÉ.
non-seulement supportable, mais facile, mais aimable : Solutio totius dif-
ficultatis Christus. Toutefois, quoi qu'en ait dit Tertullien, il restait une
difficulté bien essentielle, que l'exemple de Jésus-Christ ne détruisait pas,
parce qu'elle était prise de Jésus-Christ même : et quoi? c'est que Jésus-
Christ ayant été exempt de nos faiblesses , saint par nature , et la toute-
puissance même , il était bien plus en état que nous de faire ce qu'il a fait et
de souffrir ce qu'il a souffert. Ainsi , malgré l'exemple de ce Dieu-Homme,
nous aurions toujours droit, ce semble, de nous retrancher sur notre im-
puissance et de l'apporter pour excuse : mais à qui était-ce de lever tous
nos prétextes? aux Saints.
Car, quand je vois des hommes semblables à moi , de même nature que
moi, fragiles comme moi, qui pour Dieu ont tout entrepris, qui pour Dieu
ont tout souffert, et tout souffert avec joie , je n'ai plus rien à répondre. En
vain je voudrais me plaindre de la pesanteur du joug et de la sévérité de la
loi : tant de Saints à qui ce joug a paru doux, et qui ont fait leurs délices
de cette loi, arrêtent toutes mes plaintes et condamnent toutes mes lâchetés ;
tellement que l'exemple d'un Saint est pour moi ce qu'était, dans la pen-
sée de Tertullien, l'exemple de Jésus-Christ , une conviction entière et sans
réplique : Solutio totius difficultatis.
C'est par là même que saint Paul engageait les premiers fidèles à la pra-
tique des plus rigoureux devoirs du christianisme. Sans leur tracer de longs
préceptes, il leur proposait de grands exemples. Depuis Abel jusqu'à Moïse,
et depuis Moïse jusqu'aux prophètes , il leur mettait devant les yeux tous
les Justes de l'ancien Testament : ces Justes, cachés dans des cavernes, er-
rants dans des solitudes; ces Justes exténués de jeûnes, accablés de péni-
tences; ces Justes, accusés, calomniés, condamnés, tourmentés, morts
pour la foi; ces Justes, enfin, dont le monde n'était pas digne : Quibus
dignus non erat mundus l. Eh bien! mes Frères, concluait l'Apôtre, qui
peut donc maintenant nous retenir? Fortifiés de ces exemples, que ne cou-
rons-nous dans la carrière qui nous est ouverte? Et puisque nous sommes
les enfants des Saints, à quoi tient-il que nous ne soyons saints comme eux?
Or ce raisonnement de saint Paul doit encore avoir une force particu-
lière et toute nouvelle pour nous , puisque cette infinie multitude de Saints
formés dans la religion de Jésus-Christ a bien grossi cette nuée de témoins
dont parlait le Maître des Gentils. Car, que pouvons-nous dire, surtout à
la vue de tant de martyrs , nous dont la foi n'est plus exposée à la vio-
lence des persécutions, nous dont Dieu n'éprouve plus la constance par les
tourments , nous , comme dit saint Cyprien , qui pouvons être saints sans
effusion de sang? Ne sommes-nous pas (je ne crains point de m 'exprimer
de la sorte) , ne sommes-nous pas les plus méprisables des hommes, si les
difficultés nous étonnent ? Ne faisons-nous pas outrage à la grâce de notre
Dieu , si nous pensons qu'elle ne puisse pas nous soutenir dans des peines
souvent très-légères , après qu'elle a fait trouver aux Saints des douceurs
sensibles au milieu des plus cruels supplices et de toutes les horreurs de la
mort? Solutio totius difficultatis.
1 Hcl.r., II.
SUR LA SAINTETÉ. 133
Non, mes Frères, nous n'avons plus de prétexte; car, encore une fois,
quel prétexte pourrions-nous avoir que l'exemple des Saints ne détruise
pas? Nous sommes occupés des soins du monde : les Saints ne l'ont-ils
pas été? Nous nous trouvons dans des occasions dangereuses : les Saints ne
s'y sont-ils pas trouvés? Le torrent de la coutume nous entraine : les Saints
n'y ont-ils pas résisté? Le mauvais exemple nous perd : les Saints ne s'en
sont-ils pas préservés? Nous avons des passions : les Saints n'en ont-ils
pas eu de plus vives? Nous sommes d'un tempérament délicat : les Saints
étaient-ils de fer et de bronze? Dites-moi un obstacle du salut qu'ils n'aient
point eu à combattre? Dites-moi une épreuve par où ils n'aient point
passé? Dites-moi une tentation qu'ils n'aient point surmontée? Compa-
rons notre état avec leur état , nos devoirs avec leurs devoirs , nos dangers
avec leurs dangers ; et , dans l'égalité parfaite qui se trouve là-dessus entre
eux et nous, voyons si nous avons de quoi justifier l'énorme contrariété
qui se rencontre d'ailleurs entre leur vie et la nôtre , c'est-à-dire entre leur
ferveur et nos relâchements , entre leur innocence et nos désordres , entre
leurs austérités et notre mollesse. Qu'alléguerons-nous à Dieu pour notre
défense , quand il nous les confrontera? Servaient-ils un autre maître que
nous? Croyaient-ils un autre Évangile que nous? Attendaient-ils une autre
gloire que nous? S'ils l'ont achetée plus cher que nous, c'est sur quoi nous
devons trembler, puisqu'il est certain qu'à quelque prix qu'elle leur ait été
vendue, elle ne leur a point trop coûté, et que, dans sa juste valeur, elle
excède encore infiniment tout ce qu'ils ont fait et tout ce que nous ne fai-
sons pas , mais que nous devrions faire pour l'avoir.
Mais, après tout, dites-vous quelquefois, comment accorder la sainteté
chrétienne avec les engagements du monde? Comment être saint et vivre en
certains états du monde? Comment? il est bien étrange que vous ne le
sachiez pas encore , ayant tant d'intérêt à le savoir ; et il est bien indigne
que vous l'ignoriez , ayant dû l'étudier et le méditer tous les jours de votre
vie. Mais Dieu veut vous l'apprendre en ce jour, et vous le faire voir dans
ses Saints. Vous vous figurez que votre état a de l'opposition , ou qu'il est
même absolument incompatible avec la sainteté : erreur. Si cela était, ce que
vous appelez votre état deviendrait un crime pour vous ; et , sans autre rai-
son , il faudrait , par un devoir de précepte , le quitter et y renoncer : mais
puisque c'est votre état, puisque c'est l'état que Dieu vous a marqué, vous
offensez sa providence et vous faites tort à sa sagesse , en le regardant
comme un obstacle à votre sanctification. Il n'y a point d'état dans le
monde qui ne soit et qui ne doive être un état de sainteté. Tertullien sembla
vouloir faire là-dessus une exception, quand il douta si les césars, c'est-à-dire
si les empereurs et ceux qui gouvernaient le monde , pouvaient être chré-
tiens , ou si les chrétiens pouvaient être césars : mais on convient qu'il en
douta mal, puisque l'expérience a fait connaître qu'il n'y a point eu dans
tous les siècles de sujets plus nés pour l'empire, ni plus propres à com-
mander, que ceux qu'a formés pour cela le christianisme.
Cependant, sans parler des césars ni des empereurs, qui que vous soyez,
Dieu vous montre bien dans cette solennité qu'il peut y avoir entre la
J 34 SUR LA SAINTETÉ.
sainteté et votre état une alliance parfaite. En voulez-vous être convaincus?
Entrez en esprit dans cet auguste temple de la gloire , où régnent avec
Dieu tant de bienheureux. Vous y verrez des Saints qui ont tenu dans le
monde les mêmes rangs que vous y tenez aujourd'hui ; qui se sont trou-
vés dans les mêmes engagements, dans les mêmes affaires, dans les
mêmes emplois, et qui non-seulement s'y sont sanctifiés, mais, ce que je
vous prie de bien remarquer , qui s'en sont servis pour se sanctifier. Par-
courez tous les ordres de ces illustres prédestinés ; vous en trouverez qui
ont vécu comme vous auprès des princes , et qui n'ont jamais mieux servi
leurs princes que quand ils ont été plus attachés à leur religion et à Dieu.
Vous en trouverez qui se sont signalés comme vous dans la guerre , et peut-
être plus que vous , parce que la sainteté , bien loin de les affaiblir, n'a
fait qu'augmenter en eux la vertu militaire et la vraie bravoure. Vous en
trouverez qui ont manié comme vous les affaires ; et si vous n'êtes pas
aussi saints qu'eux (ne vous offensez pas de ce que je dis) , qui les ont ma-
niées plus dignement et plus irréprochablement que vous. Vous en trou-
verez que leur probité seule a maintenus à la cour , qui s'y sont avancés
sans avoir recours aux artifices de la politique mondaine , et qui n'ont dû
le crédit qu'ils y avaient qu'à leur droiture et à leur piété. En un mot,
vous en trouverez qui ont été tout ce que vous êtes , et qui de plus ont été
saints.
Oui , Chrétiens , il y en a dans le ciel , et ce sont ceux-là que vous devez
spécialement honorer. Voilà vos patrons et tout ensemble vos modèles.
Les Saints que la cour n'a point pervertis, et qui ont triomphé jusque
dans la cour de l'iniquité du monde , ce sont là ceux dont vous devez étu-
dier la vie , parce que c'est la science de leur vie qui doit réformer la vôtre.
Qu'ont-ils fait quand ils étaient à ma place , et que feraient-ils s'ils étaient
encore maintenant dans le pas glissant où ma condition m'expose? c'est
ce que vous devez vous demander à vous-mêmes , et sur quoi vous devez
régler toutes vos démarches. Dans les autres Saints, vous louerez et vous
bénirez Dieu ; mais dans ceux-ci vous apprendrez à vous convertir vous-
mêmes et à vous sauver. C'est en cela que la providence de notre Dieu est
également aimable et adorable , de nous avoir donné dans ses élus autant
d'idées de sainteté qu'il en fallait pour composer cette variété mystérieuse
dont l'épouse de Jésus-Christ, qui est l'Église, tire, selon le Prophète, son
plus bel ornement : Circumdata varietate 1. C'est pour cela, ajoute saint
Jérôme, que Dieu , donnant sa grâce , et, selon les sujets qui la reçoivent,
lui laissant prendre des formes différentes , multiforme gratia Dei 2 , a
fait des Saints de tous les caractères , autant que la diversité des conditions,
des complexions , des génies , des talents , des inclinations , l'exigeait pour
la perfection et pour la sanctification de l'univers. C'est dans cette vue
qu'il en a choisi de pauvres et de riches, d'ignorants et de savants, de
forts et de faibles , dans le mariage et dans le célibat , clans la robe et dans
l'épée , dans le commerce du monde et dans la retraite ; qu'il a pris plaisir
à former les plus grands Saints dans les états mêmes où la sainteté paraît
• Psalm, 44. — 2 l Petr., 4.
$UR LA SAlNiT/lÉ. 135
avoir plus de difficultés à vaincre ; des prodiges d'humilité jusque sur le
trône, d'austérité jusques au milieu des délices, de recueillement et d'atten-
tion sur soi-même jusque dans l'embarras et le tumulte des soins tempo-
rels ; qu'il leur a fourni à tous des grâces de vocation , des grâces de per-
sévérance, des remèdes contre le péché, des moyens de salut proportionnés
à ce qu'ils étaient et au genre de vie qu'ils embrassaient ; et qu'enfin , par
un secret de prédestination que nous ne pouvons assez admirer, il n'a pas
voulu qu'il y eût une seule profession dans le monde qui n'eût ses Saints
glorifiés et reconnus comme Saints : pourquoi ? non-seulement afin qu'il
n'y eût personne dans le inonde qui eût droit d'imputer à sa profession les
relâchements de sa vie , mais afin qu'il n'y eût personne à qui sa profession
même ne présentât un portrait vivant de la sainteté qui lui est propre.
Cette morale regarde généralement tous ceux qui m'écoutent ; mais j'ai
la consolation , Sire , en la prêchant devant Votre Majesté , de trouver
dans son cœur et dans la grandeur de son âme tout ce que je puis désirer
de plus favorable et de plus avantageux pour la lui faire goûter à elle-
même. Car je parle à un roi dont le caractère particulier est d'avoir su se
rendre tout possible , et même facile , quand il a fallu exécuter des entre-
prises, ou pour la gloire de sa couronne, ou pour la gloire de sa religion.
Je parle à un roi qui , pour triompher des ennemis de son état, a fait des
miracles de valeur que la postérité ne croira pas , parce qu'ils sont bien
plus vrais que vraisemblables, et qui, pour triompher des ennemis de
l'Église, fait aujourd'hui des miracles de zèle qu'à peine croyons-nous en
les voyant, tant ils sont au-dessus de nos espérances. Je parle à un roi
suscité et choisi de Dieu pour des choses dont ses augustes ancêtres n'ont
pas même osé former le dessein , parce que c'était lui qui seul en pouvait
être tout à la fois et l'auteur et le consommateur. Ce zèle pour les intérêts
de Dieu et pour le vrai culte de Dieu, c'est, Sire , ce qui sanctifie les rois ,
et ce qui devait être le ternie de votre glorieuse destinée. Car puisque Votre
Majesté était au-dessus de tout ce qu'il y a de grand dans le monde , puis-
qu'elle ne pouvait plus croître selon le monde, puisqu'elle avait comme
épuisé la gloire du monde , il était pour elle d'une heureuse nécessité qu'elle
consacrât désormais à Dieu , et sa vie , et ses héroïques travaux.
Dieu vous a donné, Sire, par droit de naissance, le plus florissant
royaume de la terre ; et il vous en prépare un autre dans le ciel , qui est
le royaume de ses élus. C'est entre ces deux royaumes que Votre Majesté
se trouve comme partagée ; mais avec cette différence qu'elle doit regarder
le premier comme le sujet de ses obligations , et le second comme la ré-
compense de ses vertus. Or elle n'apprendra jamais mieux le secret de les
accorder ensemble , je veux dire de bien gouverner l'un , et de mériter
l'autre, que dans les maximes de la sainteté chrétienne. Car c'est par elle ,
dit l'Écriture , que les souverains exercent sur leurs sujets l'absolue puis-
sance que Dieu leur a donnée : Per me reges régnant *. C'est par elle que
les souverains s'acquittent envers leurs sujets des devoirs que Dieu leur a
imposés. En un mot, c'est par la sainteté chrétienne que les rois sont le»
' Ptoverb,, 8, 5.
436 SLR LE JUGEMENT DERNIER.
images de Dieu , les ministres de Dieu , les hommes de Dieu : et voilà , Sire,
ce que Dieu vous dit par ma bouche et ce qu'il vous a dit depuis tant
d'années que j'ai l'honneur de vous annoncer sa sainte parole. Votre Ma-
jesté Ta reçue ; elle Ta honorée comme la parole du Tout-Puissant et du
Roi des rois : ce sera pour elle une parole de vie et de salut éternel , que je
vous souhaite , etc.
SEHMON POUR LE PREMIER DIMANCHE DE L'AVENT.
SLR LE JUGEMENT DERNIER.
Erunt signa ni snle, et lutta, et stcllis, cl in terris pressura aentium... arescentibus hominibut
prœ timoré et expeclationc qua superveniet universo orbi.
Il y aura îles signes dans le soleil, dans la lune et dans les étoiles, et sur la terre les peuples
seront dans la consternation; de sorte que les hommes sécheront de peur, dans l'attente des
maux dont l'univers sera menacé. Saint Luc , ch. 21.
SlUE ,
C'est par l'accomplissement de cette prédiction du Fils de Dieu que doit
commencer l'affreuse catastrophe de l'univers. C'est dans ces phénomènes
prodigieux que l'évangile de ce jour nous donne l'idée de la plus étonnante
révolution : Erunt signa ; il y aura des signes , et dans le ciel , et sur la
terre. Signes vénérables , puisque c'est Jésus-Christ lui-même qui nous les
a marqués comme les présages de son dernier avènement. Signes salutaires,
puisqu'il a prétendu par là réveiller notre foi du profond assoupissement
où elle est ensevelie. Signes terribles , puisque non-seulement les hommes
en sécheront de peur, mais que les vertus mêmes des cieux en seront
ébranlées.
Tout cela est vrai , dit saint Jean Chrysostome ; mais après tout , ces si-
gnes, quoique vénérables, quoique salutaires, quoique terribles, ne seront
néanmoins que les préparatifs d'une action encore infiniment plus digne
de nos réflexions , encore infiniment plus essentielle à notre salut , encore
infiniment plus redoutable, qui est le jugement de Dieu. Et c'est, Chré-
tiens, de ce jugement de Dieu que le devoir de mon ministère m'oblige
aujourd'hui à vous parler. Jugement de Dieu , dont la pensée a fait trem-
bler les Saints, et d'où, selon l'expression de l'Apôtre, le Juste même à
peine se sauvera. Jugement de Dieu, dont j'entreprends de justifier l'é-
quité et la sainteté , en vous faisant voir sur quoi sera fondée son extrême
et inévitable sévérité. Soutenez-moi , Seigneur, et me donnez les forces
nécessaires pour bien traiter un point , et si solide , et si important. Mais
donnez en même temps à mes auditeurs toute la soumission et la docilité
que demande votre sainte parole. Car, renonçant ici à mes faibles raison-
nements, ce n'est qu'à votre parole que je m'attache, et c'est votre seule
parole qui fera la preuve de tout ce que j'ai à dire dans ce discours. Rem-
SUR LE JUGEMENT DERNIER. 137
plissez-moi de votre esprit ; et que, par votre grâce , la grande vérité que
j'annonce fasse sur les cœurs toute l'impression quelle y peut et qu'elle
y doit faire. C'est pour cela que j'implore votre secours par l'intercession
toute-puissante de Marie : Ave, Maria.
Il est de la foi chrétienne que Dieu , qui est l'Être absolu et souverain ,
a fait pour lui-même tout ce qu'il a fait : Universa propter seraetipsum
operatus est Dominus1; et la même foi nous enseigne que Dieu, sans
déroger en rien à la souveraineté de son être , a fait encore toutes choses
pour les prédestinés et les élus : Pr opter electos. Il s'ensuit donc , conclut
saint Chrysostome raisonnant sur ces deux principes , que quand Dieu
s'est déterminé à juger le monde en dernier ressort, comme il le jugera à
la fin des siècles , il a eu deux vues et deux intentions principales : l'une
de se faire justice à lui-même, et l'autre de la faire à ses élus.
La conséquence est infaillible , et c'est à cette conséquence que je m'ar-
rête d'abord , parce qu'elle m'a paru la plus solide et la plus propre pour
servir de fond à l'important discours que j'ai à vous faire. En voici l'ordre-
et le partage. Dieu, jaloux de sa gloire, jugera le monde pour se faire
justice à lui-même ; et voilà pourquoi Jésus-Christ , qui doit , comme Fils
de Dieu, présider à ce jugement, viendra avec toutes les marques de la
puissance et de la majesté divine : Veniet cura potestate magna et majes-
tate; c'est ma première proposition. Dieu, fidèle à ceux qui le servent,
jugera le monde pour faire justice à ses élus ; et de là vient que Jésus-Christ
parlait toujours à ses disciples de ce jugement comme d'un point qui de-
vait par avance les consoler, en les assurant que ce serait le jour de leur
gloire et de leur salut : His autem fieri incipientihus, respicite et ievate
capita vestra , quoniam appropinquat redemptlo vestra* : c'est ma se-
conde proposition.
Vérités adorables , et qui comprennent en deux mots ce qu'il y a de plus
essentiel dans le jugement de Dieu. Tout le reste n'en est que les préli-
minaires , dont nous ne laissons pourtant pas , pour peu de religion que
nous ayons , d'être effrayés. Mais pourquoi ces préliminaires du jugement
universel nous paraissent-ils si terribles , et pourquoi en effet le sont-ils ?
Je vous en ai dit les deux raisons : parce qu'ils doivent aboutir à un juge-
ment qui sera la dernière justice que Dieu se rendra à lui-même ; vous le
verrez dans la première partie ; parce qu'ils doivent être suivis d'un juge-
ment qui sera , aux dépens des réprouvés , la plus parfaite et la plus
éclatante justice que Dieu rendra à ses élus ; je vous le ferai voir dans la
seconde. Sans cela, ni l'obscurcissement du soleil, ni la chute des étoiles,
ni tous les autres signes avant-coureurs du jugement dernier, n'auraient
rien pour les pécheurs mêmes de si formidable. Sans cela j'attendrais
tranquillement cette révolution générale qui doit précéder la venue du
Fils de l'Homme. Mais d'avoir à subir un jugement qui, à la confusion
du inonde, vengera Dieu et les élus de Dieu, ah! mes chers auditeurs ,
c'est ce qui doit faire le sujet éternel de nos méditations aussi bien que de
1 Frov.. 10. — 'Luc, 31.
138 SUR LE JUGEMENT DERNIER.
nos craintes. Or, ce sont cependant les deux points de foi que notre évan-
gile nous propose. Appliquez-vous, encore une fois, à les bien comprendre:
un jugement qui vengera Dieu, autant que Dieu mérite d'être vengé, et
qu'il peut être vengé ; un jugement qui vengera les élus de Dieu des in-
justices du monde, aussi pleinement et aussi authentiquement qu'ils en
peuvent et qu'ils en doivent être vengés. Voilà tout mon dessein ; je vous
demande une favorable attention.
PREMIÈRE PARTIE.
Parce que le monde sera parvenu au comble de l'iniquité, le jour de la
vengeance arrivera : c'est ainsi que s'explique l'Écriture : Veniet dies
idtionis *, Et parce que les hommes auront achevé de remplir la mesure
de leurs crimes, Dieu, qui jusque-là avait été le Dieu riche en miséricorde,
ne pouvant plus souffrir l'affreux désordre où lui paraîtra l'univers, com-
mencera enfin à se faire justice. Voilà sur quoi le Prophète royal a fondé
la nécessité de ce jugement redoutable que je vous prêche aujourd'hui :
Fxsurge, Deus, et judica causam tuam% : Levez-vous, Seigneur, disait-
il à Dieu, plein d'un zèle ardent pour sa gloire, et jugez vous-même votre
propre cause : Memor esto improperiorum tuorum , eorum quœ ab insi-
piente sunt totâ die 3 : Souvenez-vous des outrages qu'a osé vous faire,
et que vous fait encore à tout moment l'impie et l'insensé, afin qu'ils ne
demeurent pas éternellement impunis. Deux choses par où le Saint-Esprit
nous donne à connaître en quoi consistera la rigueur du jugement de Dieu;
deux pensées capables de nous en imprimer l'idée la plus vive et la plus
touchante. Dieu se lèvera pour juger lui-même sa cause ; Dieu se souviendra
en général des outrages que lui font maintenant les hommes, mais en par-
ticulier de ceux que lui font certains hommes insolents dans leur impiété,
certains pécheurs scandaleux dont le caractère est d'insulter à Dieu même
avec plus d'orgueil. Entrons donc , mes chers auditeurs , dans ces deux
pensées , et tirons-en des conséquences dignes de notre foi , mais surtout
salutaires et pratiques pour la réformation de nos mœurs.
Dieu se lèvera pour juger lui-même sa cause. En effet, pendant cette
vie il en laisse à d'autres le soin. Occupé à répandre ses grâces et à faire
luire son soleil aussi bien sur les méchants que sur les bons , il laisse à
ceux qui sont en place, et qui ont en main l'autorité, le soin de maintenir
ses droits. C'est pour cela qu'il a établi des puissances sur la terre. Car le
prince , dit saint Paul, est le ministre des vengeances de Dieu ; et ce n'est
pas en vain qu'il porte l'épée , puisque c'est pour la cause de Dieu bien
plus que pour la sienne qu'il doit s'en servir. Il est le ministre de Dieu,
et pour faire rendre à Dieu ce qui lui est dû, et pour punir ceux qui vio-
lent sa loi : Dei minister est, vindex in tram ei qui malum agit k ; au-
tant qu'il y a dans le monde de souverains , de magistrats, de supérieurs,
de prélats „ de juges , ce sont autant d'hommes chargés des intérêts de
Dieu , et dans les mains de qui Dieu a mis sa cause. Si son nom est blas-
phémé, si son culte est profané, il leur en demande justice, et c'est à eux
» Jerem.. 46. — l Psalm. 73. — 3 Ibkl. — * Rom., 13.
SUR LE JUGEMENT DERNIER. 139
à lui en faire raison. C'est pour cela qu'il adonné aux prêtres, dans la loi
de grâce , une juridiction si absolue. Car les prêtres , dit saint Chryso-
stome , en vertu du pouvoir qu'ils ont de retenir les péchés et de les re-
mettre , sont , dans le tribunal de la pénitence , comme les arbitres de la
cause de Dieu et de ses droits les plus sacrés ; et Dieu , en leur accordant
ce pouvoir, leur a dit à la lettre et sans restriction : Judicate inter me et
vineam meam ! : Soyez juges entre moi et ma vigne ; c'est-à-dire, soyez
juges entre moi et mon peuple, entre moi et ces pécheurs qui viennent, pro-
sternés à vos pieds, confesser les désordres de leur vie. Obligez-les à m'en
faire de légitimes réparations ; imposez -leur pour cela des peines propor-
tionnées ; tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel ;
mais prenez bien garde qu'en exerçant ce ministère , c'est ma cause que
vous jugez , aussi bien que leur cause, et même encore plus que leur cause :
Judicate inter me et vineam meam.
C'est par la même raison que , lorsqu'il s'agit de nous réconcilier avec
Dieu , Dieu , par un excès de bonté , quoique nous soyons alors parties
contre lui , veut bien nous prendre pour juges entre lui et nous-mêmes.
Car la pénitence , remarque saint Augustin , considérée dans le pécheur,
n'est rien autre chose qu'une justice que le pécheur rend à Dieu aux
dépens de soi-même : comme si Dieu nous avait dit (et il est vrai, Chré-
tiens, qu'il nous l'a dit) : Faites-moi justice de vous-mêmes, et n'attendez
pas que je vienne , dans le jour de ma colère, me la faire malgré vous.
Convaincus, par le témoignage de vos consciences, que vous êtes coupables
devant moi , armez -vous pour moi d'un saint zèle contre vous-mêmes ,
condamnez -vous , punissez-vous , exécutez-vous vous-mêmes, afin que je
ne vous juge pas. Car c'est la condition qu'il nous offre ; d'où le grand
Apôtre concluait , sans hésiter , que si nous nous jugions nous-mêmes de
bonne foi, nous ne serions jamais jugés de Dieu : Qiwd si nosmetipsos di-
judicaremus, non utique judicaremur 2; telle est, dis-jc, durant cette vie,
la conduite de Dieu : il nous laisse juger sa cause , et il veut bien s'en
reposer sur nous.
Mais qu arrive - t-il ? ah! Chrétiens, ce que nous ne pouvons jamais
assez déplorer, et ce qui doit être pour nous un des plus infaillibles pré-
sages de la rigueur du jugement de Dieu : le voici. Cette cause de Dieu, mise
entre les mains des hommes , par un effet de leur infidélité , est tous les
jours indignement traitée, faiblement soutenue, honteusement abandonnée,
lâchement trahie. Je m'explique. Combien de crimes , et même de crimes
énormes , tolérés dans le monde par la négligence , par la connivence , par
la fausse prudence , par la corruption et la prévarication de ceux qui les
devaient punir , et que Dieu avait préposés pour les punir ? combien de sa-
crilèges, combien de scandales, combien de vices abominables, combien de
péchés , et de péchés les plus monstrueux et les plus infâmes , dont on ne
voit nul châtiment, et dont les^ auteurs, à la honte de la religion, marchent
impunément et tête levée? Combien d'impies , non-seulement épargnés
et ménagés , mais respectés et honorés , mais , dans leur impiété même,
1 Isaï., 5. — 2 1 Cor., 11.
•140 • SUR LE JUGEMENT DERNIER.
loués et applaudis, et tout cela au mépris de Dieu ? Qu'un grand de la
terre soit offensé , tout conspire à le satisfaire : et il n'y a point d'assez
prompte justice pour réparer la moindre injure qu'il prétend avoir reçue.
Ne s'agit-il que de l'offense de Dieu, en mille conjonctures tout est faible,
tout est languissant. Quelque obligation qu'on ait de réprimer le libertinage,
quand Dieu s'y trouve seul intéressé, on dissimule, on temporise, on mol-
lit . on a des égards ; et par là le libertinage , malgré la sainteté des lois ,
prend le dessus.
Où est aujourd'hui dans le monde ce zèle de la cause de Dieu , ce zèle
dont brûlait David, et dont tout chrétien doit brûler, s'il ne veut se
rendre indigne du nom qu'il porte? où est-il, et où l'exerce-t-on? En com-
bien de rencontres ne cède-t-il pas à la politique mondaine , et n'cst-il pas
affaibli par le respect humain? Le dirai -je? dans le tribunal même de la
pénitence, tout sacré qu'il est, la cause de Dieu ne court pas souvent moins
de risque. Quels abus n'y commet-on pas? avec quelle facilité n'y absout-on
pas quelquefois les plus insignes et les plus endurcis pécheurs? quelle dis-
tinction n'y fait-on pas de leurs personnes , et de quelle indulgence n'y
use-t-on pas pour s'accommoder à leur délicatesse? Autrefois on y pro-
cédait avec une sévérité de discipline qui honorait Dieu aux dépens du
pécheur: maintenant vous diriez que tout le secret est d'y ménager le
pécheur aux dépens de Dieu. A mesure que l'iniquité s'est accrue , la pé-
nitence s'est mitigée. En comparaison de ces siècles fervents où elle était
dans sa vigueur, par une malheureuse prescription , elle n'est plus que
l'ombre de ce qu'elle a été ; à peine nous reste-t-il des traces de ces canons
si vénérables qui, pour des péchés aujourd'hui communs, ordonnaient des
années entières de satisfactions , et de satisfactions rigoureuses. Cependant
Dieu n'a point changé, et ses droits immuables et éternels subsistent tou-
jours. Mais n'imputons point à d'autres qu'à nous-mêmes ces relâchements
de la pénitence. C'est nous-mêmes, Chrétiens, reconnaissons - le avec
douleur , c'est nous-mêmes qui , par la dureté de nos cœurs , forçons en
quelque sorte les ministres de Jésus- Christ à avoir pour nous dans le saint
tribunal ces condescendances et ces ménagements dont nous répondrons
encore plus qu'eux, et qui ne peuvent aboutir qu'à notre perdition et à
notre ruine; c'est nous qui, par nos artifices , trouvons le moyen d'énerver
leur zèle et de corrompre même leur fidélité; c'est nous qui, malgré eux, les
engageons à être souvent les fauteurs de nos désordres , et par conséquent
qui sommes, dans la cause de Dieu, les premiers prévaricateurs.
Or, c'est en cette vue, je le répète, que David sollicitait Dieu avec un
saint empressement de prendre lui-même sa cause en main , quand il lui
disait : Exsurge 1 ; levez-vous , Seigneur : Juclica causam tuam ; mettez-
vous en devoir de juger vous-même votre cause, et ne vous en fiez plus
qu'à vous-même. Jusqu'à présent vous avez été le Dieu patient et le Dieu
fort: Deus fortis et Deitspatiens2; et comme tel, vous avez souffert avec
une tranquillité qui nous doit surprendre , que vos intérêts dans le monde
fussent trahis par ceux même qui en doivent être les défenseurs et les
« Tsalm. 73. — 2 Ibid., 7.
SUR LE JUGEMENT DERNIER. 441
vengeurs ; il est temps cTy pourvoir, et d'apporter remède à un abus si dé-
plorable. Mcmor esto: souvenez-vous, Seigneur, que vous avez affaire à
des rebelles, qui se prévalent contre vous de vos plus divins attributs,
et qui prennent votre patience pour indolence , et votre force pour fai-
blesse. Fxsurge: levez-vous, et montrez-leur que, malgré vos lenteurs
passées, vous savez enfin vous rendre une pleine justice. Or, voilà,
Chrétiens, ce que Dieu fera dans le dernier jugement. Qui le dit? lui-
même, par ces paroles de F Écriture, aussi terribles quelles sont énergi-
ques: Cùm arripuerit judicium manus mea , reddam ultionem hostibus
meisx: Quand j'aurai repris ce pouvoir déjuger qui m'appartient à titre
de souveraineté ; quand je l'aurai ôté aux hommes, qui en abusent ; quand,
lassé de le voir entre leurs mains , je me serai mis seul en possession de
l'exercer par moi-même; Cùm arripuerit judicium manus mea; c'est
alors , dit Dieu , que je rentrerai dans mes droits , c'est alors que ma cause
sera victorieuse ; c'est alors que je ferai sentir à mes ennemis le poids de
cette vengeance sans miséricorde que je leur prépare : Reddam ultionem
hostibus meis.
De là vient que ce jour fatal destiné pour le jugement du monde, dans
le langage des prophètes, est appelé par excellence le jour du Seigneur:
Dies Domina. Pourquoi? parce que c'est le jour où Dieu, oubliant tout
autre intérêt , agira hautement et uniquement pour son intérêt propre.
Tous les autres jours auront été, pour ainsi dire, les jours des hommes,
parce que Dieu jusqu'alors aura semblé n'avoir eu de puissance que pour
les hommes , de providence que pour les hommes , de bonté et de zèle que
pour les hommes : mais à ce jour, à ce grand jour, il commencera à être
puissant pour lui-même , bon pour lui-même , zélé pour lui-même ; et
c'est pourquoi il déclare que ce sera son jour : Dies Domini.
C'est ici votre heure, disait le Fils de Dieu, parlant aux Juifs conjurés
contre lui , et qui venaient pour l'arrêter ; c'est ici votre heure , et la puis-
sance des ténèbres : Hœc est hora vestra, et potestas tenebrarum 3. Ainsi,
mondains et mondaines qui m'écoutez , pourrais-je vous dire aujourd'hui :
ce sont ici vos jours, et , si vous voulez, vos beaux jours, vos heureux
jours , ces jours que vous donnez à vos divertissements et à vos plaisirs ;
ces jours où, enivrés du monde, vous ne pensez qu'à en goûter les fausses
joies ; ces jours où , dans un profond oubli de tout ce qui regarde le salut ,
vous n'êtes occupés que des desseins et des vues de votre ambition ; ces
jours que vous passez dans les parties de jeu , dans les intrigues et les com-
merces, ce sont vos jours ; et, dans l'erreur où vous êtes que ces jours ne
sont faits que pour vous , au lieu de les remplir de bonnes œuvres et de
vos devoirs , vous les employez à des œuvres de ténèbres et à satisfaire vos
désirs; Hœc est hora vestra, et potestas tenebrarum. Mais attendez le
triste jour où tous ces jours se doivent terminer : comme vous avez votre
temps , Dieu aura le sien ; et le temps de Dieu , c'est celui que Dieu pren-
dra pour vous juger. Cùm accepero tempus, ego justifias judicabo1*:
Lorsque j'aurai pris mon temps, ajoute-t-il, je jugerai non-seulement les
' Dcut., 32. — 2 Zach., 14; Malacli., 4. — » Luc., 22. — 4 Psalm. 74.
442 SUR LE JCGEMENT DERNIER.
injustices que l'on m'aura faites, mais les fausses justices qu'on m'aura
rendues ; non-seulement les crimes commis contre moi , mais les fausses
pénitences dont ils auront été suivis ; non-seulement les péchés , mais les
contritions apparentes et inefficaces, mais les confessions nulles et in-
fructueuses , mais les satisfactions imparfaites et insuffisantes. Parce que
mon temps sera venu, je jugerai les jugements mêmes, ces jugements faux
et erronés que le pécheur aura faits de lui-même , en se flattant , en s'ex-
rusant, en se justifiant: Cùm occepero tempus, ego justifias judicabo.
Aussi , Chrétiens , il n'appartient qu'à Dieu d'être en dernier ressort et
sans appel juge et partie dans sa propre cause. Les rois de la terre les plus
absolus, ou ne prétendent pas avoir tel droit, ou du moins n'en usent pas.
Si pour des intérêts particuliers ils ont avec un de leurs sujets quelque dif-
férend à vider, par une équité digne d'eux, ils veulent bien se dépouiller
de la qualité de juges, et prendre celle de simples parties, pour s'en rap-
porter à un jugement libre, désintéressé et hors de soupçon. Ainsi le pra-
tiquent les princes vraiment religieux; et, pour notre consolation, nous en
avons vu des exemples qui ont mérité nos éloges. Mais les mêmes raisons
qui, dans de pareilles conjonctures , obligent les rois de la terre à se relâ-
cher de leur souverain pouvoir , obligeront Dieu , au contraire , quand il
jugera les pécheurs , à ne rien rabattre du sien ; et ces raisons sont si so-
lides, qu'il suffit de les bien concevoir pour en être touché et pénétré.
Car Dieu, dit saint Chrysostome , jugera lui-même sa cause, parce que
sa cause ne peut être parfaitement jugée que par lui. Il la jugera, parce
qu'il n'y a que lui capable de connaître à fond l'injure qui lui est faite par
le péché. Il la jugera , parce qu'il faut être Dieu comme lui pour com-
prendre jusqu'où va la malice du péché, et quelle en doit être la peine , la
dignité infinie de l'être de Dieu étant l'essentielle mesure de l'un et de
l'autre. Comme Dieu , il se vengera lui-même , parce qu'il ne peut être
pleinement vengé que par lui-même ; parce que tout autre que lui-même
ne le vengerait qu'à demi ; parce qu'il n'y a point de tribunal au-dessus de
lui , point de juge aussi éclairé , aussi intègre que lui , dont il pût attendre
cette vengeance complète qui lui est due. Il se vengera , poursuit saint
Chrysostome, parce qu'il ne convient qu'à lui d'être saint, d'être louable ,
d'être irrépréhensible dans ses vengeances. Car voilà pourquoi il a dit:
Mihi vindicte : C'est à moi que la vengeance est réservée, à moi qui sais
non-seulement la modérer , mais la sanctifier ; et non pas à l'homme, qui
s'en fait un crime lorsqu'il entreprend de l'exercer. En effet , quand
l'homme se venge , il s'emporte , il s'aigrit , il se passionne , il satisfait sa
malignité , il s'abandonne à la férocité , il ne garde dans sa vengeance
nulle proportion ; pour repousser une légère offense qu'il a reçue , il en
fait une atroce dont il s'applaudit. L'ordre veut donc que ce soit par au-
trui qu'il soit vengé , parce qu'il est trop aveugle et trop injuste pour se
bien venger lui-même ; mais c'est à Dieu , encore une fois, à se venger
lui-même, parce qu'il est la sainteté même: Mihi vindicta. Sainte ven-
geance qui corrigera tous les excès des nôtres. Vengeance adorable, qui
• Jlom., 12.
SUR LE JUGEMENT DERNIER. 443
n'aura pour objet que le péché , et qui , formée dans le cœur de Dieu , ne
sera pas moins digne de nos respects que la sainteté même de Dieu. Ce ne
sera donc pas , concluait saint Ghrysostome , par une ostentation d'auto-
rité , mais par une absolue nécessité , que Dieu se lèvera pour juger lui-
même sa cause ; et c'est tout le mystère de cette divine parole : Exsurge ,
Deus, et judica causant tuam\
Allons plus avant, et suivons la pensée du Prophète. Souvenez-vous,
Seigfteur , ajoute-t-il , des outrages qu'on vous a faits : Memor csto hn-
properiorum tuorum. Voyons donc maintenant et en particulier quels
sont ces outrages que Dieu, surtout en jugeant le monde, se souviendra
d'avoir reçus de l'impie et de l'insensé, et dont il tirera une juste ven-
geance: Eorum quœ ab insipiente sunt totâ die. David nous les a mar-
qués aux psaumes neuvième et treizième, et c'est ici où j'ai besoin de toute
votre réflexion. Pourquoi , demandait se saint roi , l'impie a-t-il irrité
Dieu ? Propter quid irritavit impius Deurn^? parce qu'il a dit dans son
cœur ces trois choses outrageuses à Dieu , dont sa raison n'est jamais de-
meurée d'accord , et contre lesquelles sa conscience a toujours intérieure-
ment réclamé, mais que son impiété n'a pas laissé , malgré toutes les vues
de sa raison , de lui suggérer , jusqu'à y faire consentir sa volonté dé-
pravée. Écoutez , et ne perdez rien de ceci.
L'insensé et l'impie a irrité Dieu, parce qu'il a dit dans son cœur: Il n'y
a point de Dieu. Dixit insipiens in corde suo: Non est Deusz: outrage à
la Divinité qu'il n'a pas voulu reconnaître. Il a irrité Dieu , parce qu'il a
dit dans son cœur: S'il y a un Dieu, ou ce Dieu n'a pas vu, ou ce Dieu a
oublié le mal que j'ai commis : Dixit in corde suo : Oblitus est Deus;
avertit faciem suam, ne videatk; outrage à la Providence qu'il a com-
battue , et à qui il a prétendu se soustraire. Il a irrité Dieu , parce qu'il a
dit dans son cœur; Quand ce Dieu dont on me menace aurait vu mon
péché, et qu'il s'en souviendrait, il ne me recherchera pas, ni ne me dam-
nera pas pour si peu de chose : Dixit in corde suo : Non requiret. Outrage
à la justice vindicative de Dieu, que l'impie a méprisée, et dont il a tâché
de secouer le joug. Que fera Dieu? Apprenez, Chrétiens , pourquoi le ju-
gement de Dieu est nécessaire, et quelle en doit être la fin : peut-être ne
l'avez-vous jamais compris. Dieu , irrité de ces trois outrages dont il aura
conservé le souvenir, en fera éclater son ressentiment ; car il viendra pour
achever de convaincre l'impie qu'il y a un Dieu. Il viendra pour forcer
l'impie à reconnaître que ce Dieu n'a rien ignoré , ni rien oublié des plus
secrets désordres de sa vie. Il viendra pour confondre l'impie, en lui fai-
sant voir que ce Dieu , ennemi irréconciliable du péché , n'est pas plus ca-
pable de souffrir éternellement le pécheur dans l'impunité que de cesser
lui-même d'être Dieu. A quoi pensons-nous , si nous ne méditons pas con-
tinuellement ces importantes vérités?
Dieu , par un pur zèle de la justice qu'il se doit à lui-même, rétablira dans
le cœur de l'impie cette notion de la Divinité que l'aveuglement du péché
y avait effacée. Car c'est pour cela qu'après avoir été un Dieu cache dans
1 Psalm. 73. — 5 Ibid. — ' Ibirl., 13. — * Ibid., 9.
iAA sur le jugement dernier.
le mystère de son incarnation , qui est le mystère de son humilité , il se
produira sur ce tribunal redoutable où 1 évangile de ce jour nous le re-
présente avec tout l'éclat de la gloire et de la majesté. C'est pour cela
qu'il paraîtra accompagné de tous ses anges, et qu'il assemblera devant
lui toutes les nations ; que les hommes en sa présence demeureront pâmés
de frayeur , et que les astres par leurs éclipses , que les éléments par leur
désordre même et leur confusion , rendront hommage à sa suprême puis-
sance. Pourquoi viendra-t-il avec cet appareil et cette pompe ? Pour avoir
droit, répond excellemment saint Chrysostome, de dire aux athées, soit
de créance s'il y en a, soit de mœurs (le monde en est plein), ce qu'il
leur avait dit déjà par la bouche de Moïse, et ce qu1 il leur dira encore plus
authentiquement : Videte quod ego sim solus, et non sit alius Deus prœter
me1 : Reconnaissez enfin que je suis Dieu, puisque malgré vous tout l'u-
nivers combat aujourd'hui pour moi , et condamne l'extrême folie qui vous
en a fait douter. Reconnaissez que je suis votre Dieu , puisqu'avec toute la
fierté de votre libertinage, vous n'avez pu éviter de tomber entre mes mains,
et qu'il faut malgré vous que vous subissiez la rigueur inflexible de mon
jugement. Reconnaissez que je suis seul Dieu, puisque tous ces grands du
monde dont vous vous êtes fait des divinités , et dont tant de fois vous avez
été idolâtres , sont maintenant anéantis devant moi : Videte quod ego sim
solus. Paroles du Deutéronome qui, dans le jugement dernier, se vérifie-
ront à la lettre, et qui jamais n'auront été d'une conviction si sensible
qu'elles le seront alors.
Car dans cette vie les grands (c'est Dieu même qui le dit) sont comme
les dieux de la terre : Ego dixi : DU estis 2 ; et ce sont , dit saint Chry-
sostome , ces dieux de la terre qui empêchent tous les jours que le Dieu du
ciel ne soit connu pour ce qu'il est. A force d'être ébloui de leur grandeur,
on oublie celui dont ils ne sont que les images ; à force de s'attacher à eux,
et de n'être occupé que d'eux , on ne pense plus à celui qui règne sur eux.
Mais dans le dernier jugement, ces dieux de la terre humiliés serviront en-
core à l'impie d'une démonstration palpable qu'il y a un Dieu au-dessus
de ces prétendus dieux : Excelsus super omnes Deos 3 , c'est-à-dire un
Dieu absolument Dieu, uniquement Dieu, éternellement Dieu : In Ma die
exaltabitur solus Deus1" : en ce jour-là, dit Isaïe, Dieu seul sera grand et
paraîtra grand. Tout ce qui n'est pas Dieu sera petit, sera bas et rampant,
sera comme un atome , comme un néant devant son souverain être : Tan-
quam nihilum ante te 5 ; c'est-à-dire en ce jour-là toutes les grandeurs
humaines seront abaissées , toutes les fortunes détruites , tous les trônes
renversés , tous les titres effacés , tous les rangs confondus : Dieu seul s'é-
lèvera , Dieu seul régnera : Exaltabitur solus Deus. Ce n'est pas assez.
Parce que l'impie aura dit dans son cœur: Ou Dieu n'a pas su ou il a
oublié le mal que j'ai fait ; Dieu, pour la justification de sa providence ,
montrera qu'il a tout su , et qu'il se souvient de tout. Car c'est pour cela
que dans ce jour de lumière il découvrira tout ce que l'impie se flattait
d'avoir caché dans les ténèbres. C'est pour cela qu'à la face de toutes les
4 Deut., 32. — » Psalm. 81. — 3 Ibid., 46. — 4 Isaï., 2, — 5 Psalm. 38.
SUR LE JUGEMENT DERNIER. 148
nations, il révélera toute la turpitude du pécheur et toute son igno-
minie : ces péchés honteux et humiliants ; ces péchés dont l'impie lui-
même, au moment qu'il les a commis, était obligé de rougir; ces péchés
dont il eût été au désespoir d'être seulement soupçonné; ces péchés qu'il
n'eût osé avouer au plus discret et au plus sûr de ses amis ; ces péchés
qui l'auraient perdu dans le monde de réputation et d'honneur , et dont il
sentait bien que le reproche lui eût été moins supportable que la mort
même , Dieu les fera connaître : Revelabo pudenda tua in facie tua, et os-
tendam gentibus nuditatem tuam1. Non , non , lui dira-t-il , je n'ai point
détourné mon visage de tes crimes. Quelque horreur qu'ils me fissent , je
les ai vus; et, pour ne les point oublier , je les ai écrits , mais avec des ca-
ractères qui ne s'effaceront jamais , dans ce livre de vie et de mort que je
produis aujourd'hui. Tant d'actions lâches et infâmes, tant de friponneries
secrètes , tant de noires perfidies , tant d'abominations et de désordres dont
ta vie a été souillée , tout cela n'est-il pas mis en réserve , et comme scellé
dans les trésors de ma colère? Nonne hœc condita sunt apud me et signât a
in thesauris meis*? Or ce sont ces trésors de colère que Dieu ouvrira quand
il viendra juger le monde; et c'est ainsi qu'il se vengera de l'injure que lui
aura faite le pécheur, en le croyant ou plutôt en voulant le croire un Dieu
aveugle, un Dieu sans providence, un Diou. cpmhlahle à ces idoles qui ont
des yeux , mais pour ne point voir.
Enfin, parce que l'insensé aura dit dans son cœur : Quelque connais-
sance que Dieu puisse avoir de mes crimes, il ne me recherchera pas, ni ne
me réprouvera pas pour si peu de chose ; Dieu, Chrétiens, se fera un de-
voir particulier de mettre sa justice et sa sainteté à couvert de ce blasphème ;
et comment? par l'application qu'il aura à condamner les crimes de l'impie
dans la plus étroite rigueur, à ne lui en passer, à ne lui en pardonner
aucun , à les punir sans rémission et autant qu'ils sont punissables ; en un
mot , à lui faire sentir tout le poids de ce jugement sans miséricorde dont
la seule idée fait frémir, mais qui demanderait un discours entier pour vous
le faire concevoir dans toute son étendue et dans toute sa sévérité» Juge-
ment sans miséricorde que Dieu alors exercera, mais surtout qu'il exercera
à l'égard de ces péchés où le mondain et le libertin , pour pécher plus im-
punément, aura eu l'insolence de se faire à son gré un système de religion,
en se figurant un Dieu selon ses désirs, un Dieu condescendant à ses fai-
blesses , un Dieu indulgent et commode , dont il comptait de n'être jamais
recherché : Dixit enim in corde suo : Non requiret. Car c'est particuliè-
rement contre ces pécheurs et contre l'attentat de leur orgueil que Dieu
armera tout le zèle de sa colère. Pourquoi? parce qu'il s'agira de justifier
le plus adorable de ses attributs, qui est sa sainteté : Quoniam veritatem
requiret Bominus, et retribuet abundanter facientibus superbiam 3«
Voilà , pécheurs qui m' écoutez , ce qu'il y a pour vous de plus terrible
dans le jugement de Dieu : un Dieu offensé qui se satisfera , un Dieu mé-
prisé qui se vengera. Voilà ce qui a saisi d'effroi les plus justes mêmes.
Mais du reste, rassurez-vous, et, tout pécheurs que vous êtes, consolez-
* Nahum., 3. - a Deut., 32. — a Psalm. 50.
T. f. K)
14f> SUR LE JUGEMENT DERNIER.
vous , puisque , dans quelque état que vous soyez , vous avez encore une
ressource, et une' ressource infaillible , qui est la pénitence. Aimable péni-
tence, disait saint Bernard, en vertu de laquelle je puis prévenir le juge-
ment de Dieu ! Et moi je dis, Chrétiens : Heureuse pénitence ! par où je puis
venger Dieu , apaiser Dieu , satisfaire à Dieu : en sorte que , quand il
viendra pour me juger, il se trouve déjà satisfait et vengé par moi, et qu'il
ne soit plus obligé à se venger et à se satisfaire par lui-même. Il est vrai ,
mes chers auditeurs , il faut pour cela que notre pénitence ait tous les
caractères d'une pénitence solide , qu'elle soit exacte , qu'elle soit fervente ,
quelle soit efficace , qu'elle soit sévère, et proportionnée à la grièveté de
nos péchés aussi bien qu'à leur multitude , parce que sans cela Dieu ne
serait ni satisfait ni vengé. Mais peut-il nous en trop coûter, quand il s'a-
git de nous préserver du jugement de Dieu ; et pouvons-nous jamais nous
plaindre qu'on exige trop de nous , quand il est question de nous réconci-
lier avec Dieu irrité contre nous? Il est vrai que ce Dieu de gloire nous
jugera selon le jugement que nous aurons fait de nous-mêmes dans la pé-
nitence , et que , si nous nous sommes épargnés, il ne nous épargnera pas.
Sibi parcenti , ipse non partit 1, dit saint Augustin : mais aussi, par une
règle toute contraire , s'ensuit-il de là que si je ne m'épargne pas , Dieu
m'épargnera; que si je ne me pardonne pas , il me pardonnera; que si ma
peniLwice est rigoureuse, son jugement me sera favorable; enfin, que si
je me fais justice, il me fera grâce? Or, que puis-je désirer de plus avanta-
geux pour moi ? Ah ! Seigneur, je serais indigne de vos miséricordes si cette
condition me semblait dure , ou plutôt si je n'envisageais pas la pénitence
la plus sévère comme le souverain bonheur de ma vie ; et je serais non-
seulement le plus injuste , mais le plus insensé des hommes , si je préten-
dais par une pénitence lâche et molle me garantir de votre redoutable
jugement.
C'est ainsi , pécheurs, que vous devez raisonner; et quand parmi vous
il y aurait de ces esprits gâtés et corrompus dont l'impiété serait allée jus-
qu'à ne plus connaître Dieu , je ne pourrais pas m'empêcher de leur dire
encore : Ecoutez , mes Frères, vous dont le salut me doit être plus cher que
ma vie , et pour la conversion de qui je me sens , si je l'ose dire , un zèle
tout divin; vous pour qui, s'il m'était permis, je voudrais, à l'exemple
de F Apôtre , être moi-même anathème, écoutez aujourd'hui la voix de Dieu,
et n'endurcissez pas vos cœurs. Ce Dieu que vous avez méconnu, a encore
pour vous des grâces de réserve. Comme son bras n'est pas raccourci , il est
encore prêt à se laisser fléchir par votre pénitence et par vos larmes. La
longue patience avec laquelle il vous a supportés jusqu a présent vous en
doit être une preuve consolante , et comme un gage assuré. Tout juge quil
est, malgré vos égarements, il a encore pour vous toutes les tendresses
d'un père, et du père le plus charitable. C'est dans des pécheurs et des
libertins comme vous qu'il se plaît à faire éclater les richesses de sa miséri-
corde : quelque scandaleuse qu'ait été votre vie, vous pouvez être (et qui
sait si les plus impies d'entre vous ne sont point ceux qu'il a choisis pour
1 August.
SUR LE JUGEMENT DERNIER. i Al
cela?), vous pouvez, dis-je, devenir des vases d'élection. Bâpprochez-voua
de lui , et, par une humble confession de l'affreux aveuglement où vous a
conduits le pêVJiô, mettez-vous en état, quoique pécheurs, de trouver grâce
devant lui. Votre conversion fera sa gloire et l'édification de son Eglise.
C'est donc de votre part , mon Dieu , que je parle , et je ne crains pas de
pousser trop loin les idées que je leur donne de votre divine clémence, puis-
qu'elle surpasse encore infiniment toute la charité que j'ai pour eux. Dieu,
dans le jugement dernier, se fera justice à lui-même : vous l'avez vu, Chré-
tiens ; et il me reste à vous faire voir quelle justice il rendra à ses élus :
c'est la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Je l'ai dit, c'est une vérité incontestable, et qui nous est expressément
marquée dans l'Écriture , que Dieu a fait toutes choses pour ses élus, que
pour eux il a créé le monde, que pour eux il le conserve, que sans eux il
le détruirait, que tous les desseins de sa providence roulent sur eux, et
que, dans l'ordre de la nature , de la grâce et de la gloire , tout aboutit et se
réduit à eux : Propter electos. Il faut néanmoins reconnaître que cette
parole, si avantageuse aux élus de Dieu, ne doit proprement s'accomplir
(pie dans le jugement dernier. En effet, dit saint Chrysostome, s il n'y
avait point d'autre vie que celle-ci, et si jamais Dieu ne devait juger le
monde , il serait difficile de comprendre en quoi ses élus auraient été si
favorisés et si privilégiés; et, bien loin de convenir que Dieu eût tout fait
pour eux, on aurait souvent lieu de croire que ce serait plutôt pour eux
qu'il paraîtrait n'avoir rien fait, ou du moins avoir très-peu fait. Car eniin,
pendant cette vie , les élus , quoique élus de Dieu , ne font dans le monde
nulle figure qui les distingue, ni qui marque pour leurs personnes ces
égards si particuliers de la Providence. Au contraire, par une conduite de
Dieu bien surprenante, et que David confesse avoir été pour lui un sujet
de tentation et de trouble pendant cette vie , les élus de Dieu , qui sont les
Justes , bien loin d'être connus pour tels par la malignité du monde , sont
souvent décriés et confondus avec les hypocrites ; pendant cette vie, les élus
de Dieu, qui sont les humbles, bien loin d'être honorés et respectés, sont
souvent méprisés et insultés ; pendant cette vie , les élus de Dieu , qui sont
les pauvres, bien loin d'être soulagés , sont souvent rebutés et abandonnés ;
pendant cette vie , les élus de Dieu , qui sont communément les faibles, bien
loin d'être protégés , sont souvent accablés et opprimés. Or tout cela est
bien éloigné de cette favorable prédilection que Dieu, selon sa promesse,
doit avoir pour eux. Il est vrai, répond saint Chrysostome; mais c'est
justement ce qui prouve la vérité, l'infaillibilité, l'absolue et indispensable
nécessité du jugement de Dieu : car, pourquoi le Fils de Dieu , en qualité
de souverain juge, viendra-t-il à la fin des siècles? pour faire justice à ses
élus sur ces quatre chefs. Oui , il viendra pour venger les Justes, je dis les
vrais Justes , en les séparant des hypocrites , et faisant pour jamais cesser
le règne de l'hypocrisie; il viendra pour venger les humbles, en glorifiant
dans leurs personnes l'humilité , et en confondant les superbes qui n'au-
\fâ SUR LE JUGEMENT DERNIER.
ront eu pour elle que du mépris ; il viendra pour venger les pauvres qui ,
par la dureté des riches , auront langui dans la misère , mais aux gémisse-
ments de qui il montrera bien qu'il n'a pas été insensible ; il viendra pour
venger les faibles de tout ce que l'iniquité, la violence, l'abus de l'autorité,
leur aura fait indignement souffrir. Car ce sont là, mes chers auditeurs, par
rapport aux prédestinés , les fins principales pour quoi l'Écriture nous fait
entendre que le Dieu vengeur paraîtra. Appliquez-vous donc, et, pour l'in-
térêt que chacun de vous y doit prendre, redoublez votre attention.
Il viendra pour juger les Justes, j'entends toujours les Justes de bonne
foi , en les séparant des hypocrites ; comme le berger, dit-il lui-même dans
l'Evangile, sépare les brebis d'avec les boucs : première justice que Dieu
rendra à ses élus ; car, encore une fois , durant cette vie , tout est mêlé et
confondu, la vertu avec le vice , l'innocence avec le crime, la vérité avec
l'imposture, la religion avec l'hypocrisie; et dans ce mélange le Juste
souffre , et l'impie triomphe.
Quand, au reste , je parle de l'hypocrisie, ne pensez pas que je la borne
à cette espèce particulière qui consiste dans l'abus de la piété , et qui fait
les faux dévots. Je la prends dans un sens plus étendu , et d'autant plus
utile à votre instruction, que peut-étee malgré vous-mêmes serez-vous obli-
gés de convenir que c'est un vice qui ne vous est que trop commun ; car
j'appelle hypocrite quiconque , sous de spécieuses apparences , a le secret
de cacher les désordres d'une vie criminelle. Or, en ce sens, on ne peut
douter que l'hypocrisie ne soit répandue dans toutes les conditions, et que,
parmi les mondains, il ne se trouve encore bien plus d'imposteurs et d'hy-
pocrites que parmi ceux que nous nommons dévots. En effet , combien
dans le monde de scélérats travestis en gens d'honneur ! combien d'hommes
corrompus et pleins d'iniquité , qui se produisent avec tout le faste et toute
l'ostentation de la probité ! combien de fourbes insolents à vanter leur sin-
cérité! combien de traîtres habiles à sauver les dehors de la fidélité et de
l'amitié! combien de sensuels, esclaves des passions les plus infâmes, en
possession d'affecter la pureté des mœurs, et de la pousser jusqu'à la sévé-
rité! combien de femmes libertines, fières sur le chapitre de leur réputation,
et , quoique engagées dans un commerce honteux , ayant le talent de s'atti-
rer toute l'estime d'une exacte et parfaite régularité! Au contraire, com-
bien de Justes faussement accusés et condamnés ! combien de serviteurs de
Dieu , par la malignité du siècle , décriés et calomniés! combien de dévots
de bonne foi traités d'hypocrites, d'intrigants et d'intéressés ! combien de
vraies vertus contestées ! combien de bonnes œuvres censurées ! combien
d'intentions droites mal expliquées , et combien de saintes actions empoi-
sonnées! Or c'est là, dit saint Chrysostome, ce que le jugement de Dieu
dévoilera ; en sorte que chacun sera connu pour ce qu'il est , que chacun
paraîtra ce qu'il a été, que chacun tiendra le rang qu'il doit tenir ; les secrets
des consciences seront révélés, et alors, dit l'Apôtre, chacun recevra la
louange qui lui sera due : Et tune laus erit unicuique à Deo â. Par cette
fatale et décisive séparation du bon grain d'avec l'ivraie (écoutez l'oracle de
4 1 Cor., 4»
SUR LE JUGEMENT DERNIER. 149
Job, qui s'accomplira à la lettre, et qui sera une partie de la justice que
Dieu rendra à ses élus) , par cette fatale et décisive séparation , la joie de
Thypocritc finira, son espérance périra. Funeste, mais juste menace que
lui fait le Saint-Esprit : Et gaudiurn hypocrites ad instar puncti : et spes
hypocritœ peribit *.
Car la joie de l'hypocrite était d'en imposer, et cependant d'être honoré
et respecté. Sa joie était d'avoir dans le monde un certain crédit qui ne
lui coûtait qu'à bien faire son personnage, et qu'à bien jouer la comédie. Sa
joie était d'être parvenu , à force de dissimulation , à recevoir l'hommage
et le tribut des plus pures vertus, et à jouir sans mérite de tous les avan-
tages du vrai mérite. Voilà ce que Job appelait les prospérités, les joies,
le règne de l'hypocrisie; mais dans le dernier jugement, ce règne de
l'hypocrisie sera détruit , ces prospérités de l'hypocrisie s'évanouiront , ces
joies de l'hypocrisie se changeront en des afflictions mortelles: elles n'étaient
fondées que sur l'erreur des âmes simples , séduites et éblouies par un faux
éclat; mais cette séduction des âmes simples, trompées jusqu'alors, mais
enfin désabusées par la lumière de Dieu , après avoir été à l'hypocrite une
frivole consolation, se tournera pour lui, disons mieux, contre lui, en
opprobre et en confusion : l'espérance de l'hypocrite était qu'on ne le con-
naîtrait jamais à fond , et qu'éternellement le monde serait la dupe de sa
damnable politique ; et son désespoir, au cuntrairo, sera dp ne pouvoir plus
se déguiser, de n'avoir plus de ténèbres où se cacher, de voir malgré lui le
voile de son hypocrisie levé, ses artifices découverts, et d'être exposé aux
yeux de toutes les nations : Spes hypocritœ peribit. Les autres pécheurs,
connus dans le monde pour ce qu'ils étaient , en cela même qu'ils auront
été connus, auront déjà été à demi jugés, et déjà, par avance, auront
essuyé une partie de l'humiliation que leur doit causer le jugement de
Dieu : mais l'hypocrite , à qui il faudra quitter le masque de cette fausse
gloire dont il s'était toujours paré ; mais cette femme qui aura passé pour
vertueuse , et dont les commerces viendront à être publiés ; mais ce ma-
gistrat que l'on aura cru un exemple d'intégrité, et dont les injustices
seront mises dans un plein jour ; mais cet ecclésiastique réputé saint, à qui
Dieu reprochera hautement sa vie dissolue ; mais ce prétendu homme
d'honneur dont on verra toutes les fourberies ; mais cet ami sur qui l'on
comptait, dont les lâches trahisons seront éclaircies et vérifiées; mais
quiconque aura su l'art de tromper, et qui alors se trouvera dans la nécessité
affreuse de faire une réparation solennelle à la vérité , ah ! Chrétiens , c'est
pour ceux-là que le jugement de Dieu aura quelque chose de bien désolant.
La chose n'est que trop vraie ; mais , par une raison tout opposée , c'est
ce qui rendra le jugement de Dieu non-seulement supportable, mais favo-
rable , mais honorable , mais désirable aux Justes et aux prédestinés : car
leur gloire, dit saint Chrysostome , sera de paraître à découvert devant
toutes les créatures intelligentes ; leur gloire , et même le comble de leurs
désirs , sera que l'on discerne enfin , et la droiture de leurs actions , et la
pureté de leurs intentions ; leur gloire sera qu'on les connaisse , parce que
* Job., 20.
150 SUH LE JUGEMENT DERNIER.
leur disgrâce jusque-là aura été de n'être pas assez connus : et voilà, âmes
lidèles , qui, malgré la corruption du siècle, servez votre Dieu en esprit et
vérité , voilà ce qui doit , dans la vie , vous affermir et vous consoler. A ce
terrible moment où le livre des consciences sera ouvert , votre espérance ,
ranimée par la vue du souverain Juge, et sur le point d'être remplie, vous
soutiendra, et vous dédommagera bien des injustes persécutions du monde;
tandis que l'impie, confondu, troublé, consterné, marchera la tête baissée
et sans oser lever les yeux , vous paraîtrez avec une sainte assurance :
pourquoi? parce que le jour de votre justification sera venu. Maintenant
l'envie , la calomnie lancent contre vous leurs traits envenimés; main enfin
l'envie sera forcée à se taire , ou , si elle parle , ce ne sera plus qu'en votre
faveur ; la calomnie sera convaincue de mensonge , et la vérité se montrera
dans tout son lustre. Cependant, jouissez du témoignage secret de votre
cœur, que vous devez préférer à tous les éloges du inonde ; dites avec saint
Paul: Peu m'importe quel jugement les hommes font présentement de moi,
puisque c'est mon Dieu qui doit un jour me juger: Qui autemjudicat me
Dominas est1; ou bien dites avec Jérémie : C'est vous, Seigneur, qui
sondez les âmes , et qui en découvrez les plis et les replis les plus cachés ;
c'est à vous que j'ai remis ma cause, vous la jugerez : Tibi enira revelavi
causant meam*. Avançons.
Il viendra pour glorifier l'humilité dans la personne des humbles,
seconde justice que Dieu rendra à ses élus. Cette humilité , cette simplicité
du Juste , cette patience à souffrir les injures sans se venger, que les mon-
dains auront traitée de faiblesse d'esprit, de petitesse de génie , de bassesse
de cœur, Dieu viendra pour la couronner, et pour convaincre tout l'univers
qu'elle aura été la véritable force , la véritable grandeur d'âme , la véritable
sagesse. Car c'est alors, dit l'Écriture, dans cet admirable passage que
vous avez entendu cent fois , et dont vous avez été cent fois touchés , c'est
alors que les humbles de cœur s'élèveront avec confiance contre ceux qui
les auront méprisés et insultés : Tune stabunt Justi in magna constantia*.
C'est alors que les sages du siècle, que ces esprits forts seront non-seulement
surpris , mais déconcertés , en voyant ces hommes , qu'ils n'avaient jamais
regardas que comme le rebut du monde , placés sur des trônes de gloire.
C'est alors qu'interdits et hors d'eux-mêmes , ils s'écrieront en gémissant :
Ce sont là ceux dont nous nous sommes autrefois moqués , et qui ont été
le sujet de nos railleries : Ili sunt quos habuimus aliquando in derisum'\
Insensés que nous étions! leur vie nous paraissait une folie, et toute leur
conduite nous faisait pitié : Nos insensati vitam illorum xstimabamus
insaniam*; cependant les voilà élevés au rang des enfants de Dieu, et leur
partage est avec les saints : Eeee quomodo computati sunt inter filios
Dei, et inter Sanctos sors illorum est6. C'est, dis-je, alors que l'orgueil
du monde rendra ce témoignage, quoique forcé, à l'humilité des élus de
Dieu ; et c'est là même qu'on verra sensiblement l'effet de cette promesse de
Jésus-Christ, que quiconque s'humilie sera glorifié : Omnis qui se humiliât
exaltabitur1 '.
« 1 Cor., 4. — 2 Jcrcm., 11. — 3 Sap., 5. — 4 lbid. — s lbid. — 6 lbid. — 7 Luc, 14.
SUR LE JUGEMENT DERNIER. 151
Car pendant la vie il n'est pas toujours vrai , et môme il est rarement
vrai que celui qui s'abaisse et qui s humilie soit élevé. On en voit dont
l'humilité, quoique véritable et quoique solide, est accompagnée jusqu'au
bout de l'humiliation. On en voit qui, pour chercher Dieu, et par un esprit
de religion , s'étant ensevelis et comme anéantis devant les hommes, meu-
rent dans leur obscurité et dans leur anéantissement. Combien d'âmes
saintes dont la vie est cachée avec Jésus-Christ , et à qui le monde n'a
jamais tenu nul compte du courage héroïque qu'ils ont eu de se séparer et
de se détacher de lui? Or c'est pour cela, reprend saint Chrysostome , qu'il
doit y avoir et qu'il y aura un jugement à la fin des siècles.
Parce que le monde ne rend pas justice à ces chrétiens parfaits qui s'hu-
milient et s'anéantissent pour Dieu , Dieu qui se pique d'être fidèle , la leur
rendra au centuple. Parce qu'il y a des saints sur la terre dont l'humilité,
quoique sincère, n'est ni connue du inonde, ni honorée au point qu'elle le
devrait être si le monde était équitable , Dieu suppléera au défaut du
monde , et la relèvera ; mais aux dépens de qui ? toujours aux dépens et à la
honte du mondain , dont la fausse gloire , dont la vanité ridicule , dont la
présomptueuse ambition , condamnée et réprouvée , rendra hommage à la
sainteté des maximes que le sage et humble chrétien aura suivies, puisqu'en
même temps que l'humble sera exalté, Qui se humiliât exaltabitur I ,
l'orgueilleux sera humilié et couvert d'un éternel opprobre : Et qui se
exaltât humiliobitur . Ce n'est pas assez.
Il viendra pour béatifier les pauvres : autre mystère du jugement de
Dieu, autre justice qu'il rendra à ses prédestinés. Car il est de la foi que le
pauvre ne sera pas éternellement dans l'oubli : Quoniam non in finem
oblivio erit pauperis^. Il est de la foi que la patience des pauvres ne
périra pas pour jamais, c'est-à-dire qu'elle ne sera pas pour jamais inutile
et sans fruit : Patientia pentperum non peribit in finemz. Et il est néan-
moins évident que ces deux oracles du Saint-Esprit ne se vérifient
pas toujours ni même communément dans cette vie. Car combien de
pauvres y sont oubliés ! combien y demeurent sans secours et sans assis-
tance! Oubli d'autant plus déplorable que, de la part des riches, il est
volontaire, et par conséquent criminel : je m'explique. Combien de mal-
heureux réduits aux dernières rigueurs de la pauvreté , et que l'on ne
soulage pas , parce qu'on ne les connaît pas et qu'on ne les veut pas
connaître! Si l'on savait l'extrémité de leurs besoins, on aurait pour eux,
malgré soi, sinon de la charité, au moins de l'humanité. A la vue de leurs
misères, on rougirait de ses excès, on aurait honte de ses délicatesses, on
se reprocherait ses folles dépenses , et Ton s'en ferait avec raison des crimes
devant Dieu. Mais parce qu'on ignore ce que souffrent ces membres de
Jésus-Christ, parce qu'on ne veut pas s'en instruire, parce qu'on craint
d'en entendre parler, parce qu'on les éloigne de sa présence, on croit en
être quitte en les oubliant ; et quelque extrêmes que soient leurs maux ,
on y devient insensible. Combien de véritables pauvres que l'on rebute
comme s'ils ne Tétaient pas, sans qu'on se donne et qu'on veuille se donner
» Luc., 14. — ' Psaim. 9 — 3 Ibid.
152 ^LR IB JUGEMENT DERNIER.
la peine de discerner s'ils le sont en effet! combien de saints pauvres
dont les gémissements sont trop faibles pour venir jusqu'à nous, , et dont
on ne veut pas s'approcher pour se mettre en devoir de les écouter ! com-
bien de pauvres abandonnés dans les provinces! combien de désolés dans
les prisons ! combien de languissants dans les hôpitaux ! combien de honteux
dans les familles particulières ! Parmi ceux qu'on connaît pour pauvres , et
dont on ne peut ni ignorer ni même oublier le douloureux état , combien
sont négligés! combien sont durement traités! combien de serviteurs de
Dieu qui manquent de tout, pendant que l'impie est dans l'abondance ,
dans le luxe, dans les délices! S'il n'y avait point de jugement dernier,
voilà ce que l'on pourrait appeler le scandale de la Providence : la patience
des pauvres outragée par la dureté et par l'insensibilité des riches. Mais
c'est pour cela même , dit saint Chrysostome , que la Providence prépare
aux riches un jugement sévère et rigoureux; et c'est ce que comprenait
parfaitement David , quand il disait: Cognovi quia faciet Dominus judi-
cium inopis , et vindictam pauperum l : J'ai connu que Dieu jugera la
cause des pauvres, et qu'il les vengera. Et par où l'avait-il connu? par cet
invincible raisonnement, que la patience des pauvres, dans le sens que je
l'ai marquée, ne devant et ne pouvant périr pour jamais, il fallait qu'il y
eût un jugement supérieur à celui des hommes , où l'on connut qu'en
effet elle ne périt point, c'est-à-dire que Dieu a pour elle tous les égards
qu'elle a droit d'attendre d'un maître souverainement équitable : Patientia
pauperum non peribit in finem*; un jugement où non-seulement les
pauvres fussent dédommagés de cette inégalité de biens qui les a réduits
dans l'indigence et la disette , mais où leur patience poussée à bout fût
pleinement vengée des injustes traitements qu'elle aurait soufferts. C'est
pour cela, dit Dieu lui-même, que je me lèverai : c'est parce que les
souffrances du pauvre , à qui le riche impitoyable aura fermé son cœur et
ses entrailles, auront excité mon courroux ; parce que leurs crimes m'auront
touché ; parce que j'aurai été indigné de voir qu'on s'endurcit à leurs
plaintes : Propter miser iam inopum, et gemitum pauperum, nunc exsur-
gam, dicit Dominus** Ces cris des pauvres , qui sont montés jusqu'à moi,
me solliciteront en leur faveur ; et je ne croirai point m' être acquitté de
ce que je leur dois et comme créateur et comme juge, que dans ce grand
jour où je prononcerai pour eux un arrêt de salut , tandis que je réprou-
verai, par un jugement sans miséricorde, ceux qui n'auront usé envers eux
de nulle miséricorde. A entendre ainsi Dieu parler dans l'Écriture, ne dirait-
on pas que le jugement dernier, quoique universel, ne doive être que pour
les pauvres, et qu'il n'ait pour terme et pour fin que de leur faire justice?
Propter miseriam inopum et gemitum pauperum ; à voir comment le Fils
de Dieu qui doit y présider s'y comportera et y procédera , ne dirait-on
pas que tout le jugement du monde doit rouler sur le soin des pauvres ;
que de là doive dépendre absolument et essentiellement le sort éternel des
hommes , c'est-à-dire que les uns ne doivent être condamnés que parce
qu'ils auront méprisé le pauvre, et les autres comblés de gloire , que parce
' Psahn. 130. — i lbûl , 9. — 3 Ibid., 1 i.
SUR LE JUGEMENT DERNIER. J 53
qu'ils l'auront secouru ? Heureux donc, concluait le Prophète royal , heu-
reux celui qui pense attentivement au pauvre : Beat us qui intelligit super
egenum et pauperem l : pourquoi ? parce que Dieu , au jour de sa colère,
l'épargnera et le sauvera : In die mala liber abit eum Dominus*.
Finissons, et disons encore que Dieu viendra pour venger les faibles que
le pouvoir, joint à la violence, aura opprimés : quatrième et dernière justice
dont il se tiendra redevable à ses élus. Car maintenant c'est le crédit qui
l'emporte , et qui a presque partout gain de cause : le plus fort a toujours
raison, quoi qu'il entreprenne, et parce qu'il est le plus fort, il croit avoir
un titre pour l'entreprendre, et il en vient à bout. Combien de persécutions,
de vexations causées par l'abus de l'autorité! combien de misérables, com-
bien de veuves , faute d'appui , sacrifiés comme des victimes à la faveur !
combien de pupilles dont l'héritage devient, après bien des formalités, la
proie du chicaneur et de l'usurpateur ! combien de familles ruinées parce
que le bon droit , attaqué par une partie redoutable , n'a point trouvé de
protection ! combien de procès mal fondés , néanmoins hautement gagnés ,
parce que les sollicitations , la cabale et les brigues ont prévalu ! Malgré la
justice et les lois, le faible succombe presque toujours. S'il y a des juges
sans probité , c'est toujours contre lui et jamais pour lui qu'ils se laissent
corrompre. Du moment qu'il est lo plus faible, par une malheureuse fatalité,
tout lui est contraire et rien ne lui est favorable. Mais, Seigneur, il trouvera
enfin auprès de vous ce qui lui aura été refusé à tous les tribunaux delà terre;
vous viendrez plein d'équité et de zèle , et vous prendrez la défense de
l'orphelin , afin que le puissant , que le grand qui avait tant abusé de sa
grandeur, cesse de se glorifier : Judicare pupillo et humili, ut. non apponat
ultra magnifïcare se Iwmo super terram*. Jusque-là il aura toujours
eu le dessus; jusque-là fier de ses succès, parce que rien ne lui résistait ,
il aura passé, non-seulement pour le plus fort, mais pour le plus habile ,
pour le mieux établi dans ses droits, pour le plus digne d'être distingué et
honoré ; jusque-là il se sera fait une fausse gloire et un prétendu mérite
de ses violences mêmes : mais vous le détromperez bien alors , Seigneur, et
vous lui ferez bien rabattre de ses vaines idées : Ut non apponat ultra
magnificare se. Comment cela? c'est que vous tirerez le faible de l'oppres-
sion , et qu'il trouvera en vous , ô mon Dieu , un vengeur et un protec-
teur.
Il est donc vrai que le jugement de Dieu sera pour ses élus le jour de
leur rédemption , le jour de leur gloire, le jour où Dieu leur fera justice.
Ah ! Chrétiens, à quoi pensons-nous, si, persuadés d'une vérité si tou-
chante , nous ne travaillons pas de toutes nos forces à être du nombre de
ces heureux prédestinés ? que faisons-nous , si , renonçant aux fausses
maximes du monde , nous ne nous mettons pas en état d'être de ces élus
de Dieu qui paraîtront avec tant de confiance devant le tribunal de Jésus-
Christ? Or , en voici , mes chers auditeurs , l'important secret, que je vous
laisse pour fruit de tout ce discours. Commencez dès maintenant à accom-
plir dans vos personnes ce que Dieu, dans le jugement dernier, fera en
1 Psalm. 4i. — 2 Ibitl. — 3 llml., 9.
154 SLR LE JUGEMENT DERNIER.
faveur de ses élus ; il les séparera d'avec les hypocrites et les impies : sé-
parez-vous-en par la pratique d'une solide et d'une véritable piélé; il
glorifiera les humbles : humiliez-vous , dit saint Pierre , et soumettez-vous
à Dieu, afin que Dieu vous élève au jour de sa visite, c'est-à-dire dans
son jugement : Humiliamini , ut vos Deus exaltet in tempore visitatio-
nis l; il béatifiera les pauvres : assistez-les, soulagez-les, faites-vous-en
des amis auprès de votre juge , afin que quand il viendra vous juger ils
soient vos intercesseurs , et qu'ils vous reçoivent dans les tabernacles éter-
nels ; il vengera les faibles opprimés : protégez-les , et , selon la mesure de
votre pouvoir , soyez leurs patrons ; servez , à l'exemple de Dieu , de tu-
teurs au pupille et à la veuve.
Et vous , justes , humbles , pauvres , faibles , les bien-aimés de Dieu ,
soutenez-vous dans votre justice , dans votre obscLirité, dans votre pau-
vreté , dans votre faiblesse , par l'attente de ce grand jour , qui sera tout à
la fois le joLir du Seigneur et le vôtre. Non pas que vous ne deviez craindre
le jugement de Dieu, il est à craindre pour tous ; mais en le craignant, crai-
gnez-le de sorte que vous puissiez au même temps le désirer, l'aimer,
l'espérer : car, pourquoi ne l'aimeriez-vous pas, puisqu'il doit vous déli-
vrer de toutes les misères de cette vie? pourquoi ne le désireriez-vous pas ,
puisqu'il doit vous racheter de la servitude du siècle? pourquoi ne l'espé-
reriez-vous pas , puisqu'il doit commencer votre bonheur éternel? Craignez
le jugement de Dieu, mais craignez-le d'une crainte mêlée d'amour et
accompagnée de confiance ; craignez-le comme vous craignez Dieu. Il ne
vous est point permis de craindre Dieu sans l'aimer ; il faut qu'en le crai-
gnant vous l'aimiez , et que vous l'aimiez encore plus que vous ne le crai-
gnez; sans cela votre crainte n'est qu'une crainte servile, qui ne suffit pas
même pour le salut. Or , il en est de même du jugement de Dieu : crai-
gnons-le tous, mes chers auditeurs, ce terrible jugement, mais craignons-le
dune crainte efficace , d'une crainte qui nous convertisse, qui corrige nos
désordres , qui redoLible notre vigilance , qui rallume notre ferveur , qui
nous porte à la pratique de toutes les œuvres chrétiennes , tellement que
nous méritions d'être placés à la droite , et d'entendre de la bouche de notre
juge ces consolantes paroles : Venite , benedicti Patris mei * .* Venez,
vous qui êtes bénis de mon Père ; possédez le royaume qui vous est préparé
dès la création du monde : je vous le souhaite , etc.
1 1 I'elr., 5. — '- Matlh., 25.
SUR LE RESPECT HUMAIN. 155
SERMON POUR LE DEUXIÈME DIMANCHE DE L'A VENT.
SUR LE RESPECT HUMAIN.
Beiilus (jui non f ne rit scandalizatiis in me.
fcuiiliciucux celui qui ne sera point scandalisé de moi. Sdint Matlh., ch. 12.
Si RE ,
C'est à ce caractère que le Sauveur du monde reconnaît ses vrais dis-
ciples ; c'est la condition que cet Homme-Dieu leur propose pour être reçus
à son service, et pour mériter de vivre sous sa loi. Il leur déclare qu'il
faut prendre parti ; qu'il ne faut poinÇ espérer d'être du nombre des siens,
si l'on n'est résolu d'en faire hautement profession ; que quiconque étant
chrétien craint de le paraître , est indigne de lui ; qu'il ne suffît pas , pour
être à lui , de croire de cœur , si l'on ne confesse de bouche ; qu'il ne suffît
pas de confesser de bouche , si l'on ne s'explique par ses œuvres ; enfin ,
qu'il veut des hommes fervents, généreux, sincères, qui se fassent un
honneur de l'avoir pour maître, et un mérite de lui obéir.
Or , par là il exclut de son royaume ces lâches mondains qui , bien loin
de se déclarer pour Jésus-Christ , rougissent de Jésus-Christ ; qui , bien
loin d'honorer Jésus-Christ , se scandalisent de Jésus-Christ , et qui , non
contents de se scandaliser de Jésus-Christ, le scandalisent tous les jours
lui-même dans la personne de ses frères , en inspirant aux autres la même
crainte qui les arrête , et le même respect humain qui les domine : c'est ce
que j'entreprends de combattre dans ce discours. Cette honte du service de
Dieu , ce respect humain qui nous empêche d'être à Dieu , cette crainte du
monde, ou cette complaisance pour le monde, qui détruit le culte que
nous devons rendre à Dieu, je veux vous en faire voir l'indignité, le désordre
et le scandale : l'indignité du respect humain par rapport à nous-mêmes ,
son désordre par rapport à Dieu, son scandale par rapport au prochain.
Il y en a qui sont les esclaves du respect humain , et il y en a qui en
sont les auteurs : esclaves du respect humain , je leur parlerai dans la pre-
mière et dans la seconde partie , et je leur montrerai combien leur conduite
est indigne, combien elle est criminelle; auteurs du respect humain, je
leur parlerai dans la dernière partie , et je leur montrerai combien leur
conduite est scandaleuse : l'indignité du respect humain nous le fera mé-
priser ; le désordre du respect humain nous le fera condamner ; le scandale
du respect humain nous en fera craindre les suites : c'est tout mon des-
sein. Demandons, etc. Ave, Maria.
PREMIÈRE PARTIE.
C'est de tout temps que les hommes se sont laissé dominer par le respect
humain , et c'est de tout temps que les partisans du monde se sont fait du
respect humain une malheureuse politique aux dépens de leur religion.
156 SUR LE RESPECT HUMAIN.
Mais de quelque prétexte , ou de nécessité , ou de raison , dont ils aient
tâché de se couvrir en soumettant ainsi leur religion aux lois du monde ,
je dis que ce respect humain a toujours été une servitude honteuse ; je
dis que cette politique a toujours passé ou toujours dû passer pour une
lâcheté méprisable. Caractère de servitude , caractère de lâcheté , l'un et
l'autre indignes de tout homme qui connaît Dieu , mais encore bien plus
d'un chrétien élevé par le baptême à l'adoption des enfants de Dieu. Ap-
pliquez-vous , mes chers auditeurs , et ne perdez rien de ces deux impor-
tantes vérités.
C'est une servitude honteuse , et je l'appelle la servitude du respect hu-
main. Car , qu'y a-t-il de plus servile que d'être réduit ou plutôt que
de se réduire soi-même à la nécessité de régler sa religion par le caprice
d autrui ? de la pratiquer , non pas selon ses vues et ses lumières , ni même
selon les mouvements de sa conscience , mais au gré d'autrui ? de n'en
donner des marques et de n'en accomplir les devoirs que dépendamment
des discours et des jugements d'autrui? en un mot, de n'être chrétien ou
du moins de ne le paraître qu'autant qu'il plaît. ou qu'il déplaît à autrui?
Est-il un esclavage comparable à celui-là? Vous savez néanmoins, et peut-
être le savez-vous à votre confusion , combien cet esclavage , tout honteux
qu'il est , est devenu commun dans le monde , et le devient encore tous les
jours.
Quand saint Augustin parle de ces anciens philosophes, de ces sages du
paganisme qui, par la seule lumière naturelle, connaissaient, quoique
païens, le vrai Dieu, il trouve leur condition bien déplorable : pourquoi?
parce qu'étant convaincus, comme ils l'étaient, qu'il n'y a qu'un Dieu, ils
ne laissaient pas , pour s'accommoder au temps , d'être forcés à en adorer
plusieurs. Prenez garde, Chrétiens : ceux-là , par respect humain, faisaient
violence à leur raison, et servaient des dieux qu'ils ne croyaient pas ; et nous,
par un autre respect humain, nous faisons violence à notre foi , et nous ne
servons pas le Dieu que nous croyons : ceux-là, malgré eux, mais pour
plaire au monde, étaient superstitieux et idolâtres; et nous, par un effet
tout contraire , mais par le même principe , nous devenons , souvent mal-
gré nous-mêmes , libertins et impies : ceux-là , pour ne pas s'attirer la
haine des peuples, pratiquaient ce qu'ils condamnaient , adoraient ce qu'ils,
méprisaient , professaient ce qu'ils détestaient ; ce sont les termes de saint
Augustin : Colebant quod reprehendebant , agebant quod arguebant,
quod culpabant adorabant l ; et nous , pour éviter la censure des nommes,
et par un vil assujettissement aux usages du siècle corrompu et à ses
maximes , nous déshonorons ce que nous professons , nous profanons ce
que nous révérons , nous blasphémons , au moins par nos œuvres , non
pas , comme disait un apôtre , ce que nous ignorons , mais ce que nous
savons et ce que nous reconnaissons. Au lieu que ces esprits forts de la
gentilité , avec leur prétendue force , se captivaient par une espèce d'hy-
pocrisie, nous nous captivons par une autre; au lieu qu'ils jouaient la
comédie dans les temples de Rome, en contrefaisant les dévots, nous la
* AllQllSt.
SUR LE RESPECT HUMAIN. 157
jouons au milieu du christianisme, en contrefaisant les athées : avec cette
différence , remarquée par saint Augustin , que l'hypocrisie de ceux-là était
une pure fiction qui n'intéressait tout au plus que de fausses divinités ;
au lieu que la nôtre est une abomination réelle > une abomination telle que
l'a prédite le Prophète, placée dans le lieu saint; une abomination qui ou-
trage tout à la fois et la vérité, et la majesté , et la sainteté du vrai Dieu.
Or, en user de la sorte , n'est-ce pas se rendre esclave, mais esclave dans
la chose môme où il est moins supportable de l'être, et où tout homme sensé
doit plus se piquer de ne l'être pas? Car il y a des choses, poursuit ce saint
docteur, où la servitude est tolérable , d'autres où elle est raisonnable,
quelques-unes même où elle peut être honorable ; mais de s'y soumettre
jusque dans les choses les plus essentiellement libres, jusque dans la pro-
fession de sa foi , jusque dans l'exercice de sa religion , jusque dans ses
devoirs les plus indispensables, dans ce qui regarde notre éternité, notre
salut , c'est à quoi répugne un certain fond de grandeur qui est en nous ,
et avec lequel nous sommes nés ; c'est ce que la dignité de notre être , non
plus que la conscience , ne peut comporter.
Laissez-nous aller dans le désert , disaient les Hébreux aux Egyptiens ;
car, tandis que nous sommes parmi vous, nous ne pouvons pas librement
sacrifier au Dieu d'Israël. Or, il faut que nous soyons libres dans les sa-
crifices que nous lui offrons. En tout le reste, vous nous trouverez souples
et dépendants; et, quelque rigoureuses que soient vos lois, nous y obéirons
sans peine ; mais dans le culte du souverain Maître que nous adorons
et que nous devons seul adorer, la liberté nous est nécessaire ; et quand
nous vous la demandons , ce n'est qu'en vertu du droit que nous y avons ,
et en vertu même du commandement exprès que notre Dieu nous a fait de
ne nous la laisser jamais enlever. C'est ainsi , mes Frères , reprend saint
Jérôme, expliquant ce passage de l'Exode, c'est ainsi que doit parler un
chrétien engagé par la Providence à vivre dans le monde , et , par consé-
quent , à y soutenir sa religion. Sur toute autre chose, doit-il dire, je me
conformerai aux lois du monde, j'observerai les coutumes du monde, je
garderai les bienséances du monde, je me contraindrai même s'il le faut,
pour ne rien faire qui choque le monde : mais quand il s'agira de ce que
je dois à mon Dieu, je me mettrai au-dessus du monde , et le monde n'aura
nul empire sur moi. Dans l'accomplissement de ce devoir capital, qui est
le premier devoir du chrétien , je ne serai ni bizarre , ni indiscret ; mais je serai
libre, et la prudence dont j'userai pour me conduire n'aura rien qui dégé-
nère de cette bienheureuse indépendance que saint Paul veut que je con-
serve comme le privilège inaliénable de l'état de grâce où Dieu m'a élevé.
Telle est, dis-je, selon saint Jérôme, la disposition où doit être un homme
fidèle : et si la tyrannie des lois du monde allait jusque-là , qu'il y eût en
effet des états où il fut impossible de maintenir cette sainte et glorieuse
liberté avec laquelle Dieu veut être servi ; ou plutôt , si l'homme se sentait
faible jusqu'à ce point qu'il désespérât d'y pouvoir librement servir Dieu ,
il devrait , à l'exemple des Israélites , prendre le parti d'une généreuse re-
traite ? et chercher ailleurs un séjour où, affranchi du joug du monde, il
458 SUR LE RESPECT HUMAIN.
put sans gêne et sans contrainte rendre à Dieu les hommages de sa piété ;
faisant divorce pour cela, non pas avec le monde en général, mais avec
ces conditions particulières du monde où l'expérience lui aurait appris que
sa religion lui serait devenue comme impraticable. Pourquoi ? parce qu'au
moins est-il juste qu'étant né libre, il le soit inviolablement pour celui à
qui il doit tout, comme au principe et à l'auteur de son être, et qu'il n'a-
bandonne jamais la possession où Dieu l'a mis d'être à cet égard dans la
main de son conseil et de sa raison.
Servitude du respect humain , d'autant plus honteuse que c'est l'effet
tout ensemble et d'une petitesse d'esprit , et d'une bassesse de cœur que
nous nous cachons à nous-mêmes , mais que nous nous cachons en vain ,
et dont nous ne pouvons étouffer le secret reproche. Car, si nous avions
ce saint orgueil, selon l'expression d'un Père, cette noblesse de sentiments
qu'inspire le christianisme , nous dirions hautement comme saint Paul :
Non erubesco Evangelium x : Je ne rougis point de l'Évangile. Nous imi-
terions ces héros de l'Ancien Testament qui se faisaient un mérite de pra-
tiquer leur religion à la face même de l'irréligion. Pendant que tous les
autres couraient en foule aux idoles de Jéroboam , le jeune Tobie , sans
craindre de paraître singulier, et se glorifiant même de l'être dans une si
belle cause , allait lui seul au temple de Jérusalem , et se rendait par là
digne de l'éloge que l'Écriture a fait de sa fermeté et de sa constance :
Denique , cura irent omnes ad vitulos aureos quos fecerat Jéroboam, rex
Israël, hic solus pergebat in Jérusalem ad templum Domini%. Ainsi,
quand tout ce qui nous environne vivrait dans l'oubli de Dieu et dans le
mépris de sa loi , nous nous glorifierions, comme chrétiens, d'être les sin-
cères observateurs de cette divine loi ; et par une singularité que le monde,
même malgré lui , respecterait , nous nous distinguerions , et s'il le fallait ,
nous nous séparerions de ces mondains qui en sont les prévaricateurs. Ni le
nombre , ni la qualité de leurs personnes ne nous ébranleraient pas. Fus-
sions-nous les seuls sur la terre , nous persisterions dans cette résolution ,
et la consolation intérieure que nous aurions d'être de ceux que Dieu se
serait réservés , et qui n auraient point fléchi le genou devant Baal , c'est-
à-dire le témoignage que nous rendrait notre conscience , d'avoir résisté
au torrent de l'idolâtrie du siècle, serait déjà pour nous le précieux fruit
de la victoire que notre foi aurait remportée sur le respect humain. Voilà
les heureuses dispositions où nous mettrait une liberté évangélique.
D'où vient donc que nous n'y sommes pas ? et qu'est-ce que ce respect
humain qui nous arrête? timidité et pusillanimité. Nous craignons la cen-
sure du monde , et par là nous avouons au monde que nous n'avons pas
assez de force pour le mépriser dans les conjonctures mêmes où nous le
jugeons plus méprisable : aveu qui devrait seul nous confondre. Nous crai-
gnons de passer pour des esprits faibles , et nous ne pensons pas que cette
crainte est elle-même une faiblesse , et la plus pitoyable faiblesse. Nous
avons honte de nous déclarer , et nous ne voyons pas que cette honte, pour
m'exprimer de la sorte , est elle-même bien plus honteuse que la déclara-
1 Rom., I. — »Tol>., 1.
SUR LE RESPECT HUMAIN. 159
lion qu'il faudrait faire. Car qu'y a-t-il de plus honteux que la honte de
paraître ce que Ton est et ce que l'on doit être? Une parole, une raillerie
nous trouble , et nous ne considérons pas ni de quoi ni par qui nous nous
laissons troubler. De quoi ? puisqu'il n'est rien de plus frivole que la rail-
lerie , quand elle s'attaque à la véritable vertu ; par qui? puisque c'est par
des hommes vains dont il nous doit peu importer d'être ou blâmés ou
approuvés ; des hommes dont souvent nous ne faisons nulle estime ; des
hommes dont la légèreté nous est connue aussi bien que l'impiété ; des
hommes dont nous ne voudrions pas suivre les conseils , beaucoup moins
recevoir la loi , dans une seule affaire ; des hommes pour qui nous ne vou-
drions pas nous contraindre dans un seul de nos divertissements : ce sont
là néanmoins ceux pour qui nous nous faisons violence , ceux que nous
ménageons , ceux à qui , par le plus déplorable aveuglement , nous nous
assujettissons en ce qui touche le plus essentiel de nos intérêts, savoir : le
salut et la religion. Après cela , piquons-nous , je ne dis pas de grandeur
d'âme, mais de sagesse et de solidité d'esprit ; après cela, flattons-nous
d'avoir trouvé la liberté en suivant le parti du monde. Non , non , mes
Frères , reprend saint Chrysostome , ce n'est point là qu'on la trouve :
bien loin d'y parvenir par là , c'est par là que nous tombons dans la plus
basse servitude; et l'un des plus visibles châtiments que Dieu exerce déjà
sur nous , quand nous voulons vivre en mondains, c'est qu'au même temps
que nous pensons à secouer son joug , qu'il appelle et qu'il a bien sujet
d'appeler un joug doux et aimable, il nous laisse prendre un autre joug
mille fois plus humiliant et plus pesant, qui est le joug du monde et des
lois du monde. Caractère de servitude dans le respect humain , et carac-
tère de lâcheté.
Je dis lâcheté, et lâcheté odieuse. J'appartiens à Dieu par tous les titres
les plus légitimes, et comme homme formé de sa main, enrichi de ses
dons , racheté de son sang , héritier de sa gloire ; et comme chrétien , lié
à lui par le nœud le plus inviolable , et engagé par une profession solen-
nelle à le servir ; mais au lieu de m'armer d'une sainte audace et de prendre
sa cause en main, je l'abandonne, je le trahis! Lâcheté impardonnable :
on ne peut pas même la supporter dans ces âmes mercenaires que leur
condition et le besoin attachent au service des grands; et ce qui doit bien
nous confondre, c'est le zèle qu'ils font paraître, et où ils cherchent tant
à se signaler dès qu'il s'agit de ces maîtres mortels dont ils attendent une
récompense humaine et une fortune périssable. Lâcheté frappée de tant
d'anathèmes dans l'Évangile , et qui doit être si hautement réprouvée au
jugement de Dieu , puisque c'est là que le Fils de l'Homme rougira de qui-
conque aura rougi de lui , désavouera quiconque l'aura désavoué , renon-
cera quiconque l'aura renoncé : Qui embuer it me, erubescam et ego
illum l. Lâcheté que les païens mêmes ont condamnée dans les chrétiens,
et sur quoi ils leur ont fait de si belles et de si solides leçons.
N'est-ce pas le sentiment qu'en eut autrefois ce sage empereur , père du
grand Constantin? Eusèbe nous l'apprend : et vous le savez, quoique in-
1 Luc., 9,
i&) SUR LE RESPECT HUMAIN.
fidèle , quoique païen , il avait et des officiers dans sa cour , et des soldats
chrétiens dans son armée. Il voulut éprouver leur foi ; il les assembla tous
devant lui ; il leur parla en des termes propres à les tenter ; enfin , il les
obligea à se faire connaître et à s'expliquer. Comme il y en a toujours eu
de tous les caractères , je ne suis pas surpris que les uns , fermes pour
Jésus-Christ , aimassent mieux risquer leur fortune que de démentir leur
religion , et que d'autres , dominés par le respect humain , choisissent
plutôt de dissimuler leur religion que de hasarder leur fortune. Ainsi ,
dans le monde , et dans le christianisme même , les choses de tout temps
ont-elles été partagées. Mais ce qu'Eusèbe remarque, et ce qui doit être une
instruction vive et touchante pour ceux qui m'écoutent ici (elle convient ad-
mirablement au lieu où je parle, et je suis certain qu'elle sera de votre goût),
c'est le discernement judicieux que fit le prince de ces deux sortes de chré-
tiens , lorsque , par un traitement aussi contraire à leur attente qu'il fut
conforme à leur mérite , il retint auprès de sa personne ceux qui , mé-
prisant les vues du monde , avaient témoigné un attachement inviolable
pour leur religion , et renvoya les autres. Car il jugea , ajoute l'historien ,
qu'il ne devait rien se promettre de ceux-ci ; qu'ils pourraient bien lui être
infidèles , puisqu'ils l'avaient été à leur Dieu , et qu'il fallait tout craindre
d'un homme dont la conscience et le devoir n'étaient pas à l'épreuve d'un
vain intérêt et d'une considération humaine.
Ah! mes chers auditeurs, profitons de cette maxime, et n'ayons pas la
confusion d'être en cela moins religieux qu'un païen que le seul bon sens
faisait raisonner. Sans être impies ni hypocrites , soyons généreux et sin-
cères. Entre l'hypocrisie et l'impiété, il y a un parti honorable , c'est
d'être chrétien. Soyons-le sans ostentation ; mais soyons-le aussi de bonne
foi , et faisons-nous honneur de l'être et de le paraître,
Souvenons-nous de tant de martyrs , nos frères en Jésus-Christ , et les
membres de la même Eglise. Craignaient-ils la présence des hommes? s'éton-
naient-ils d'un regard, d'une parole? Quelle image, mes chers auditeurs !
Quel reproche de notre lâcheté ! Ils se présentaient devant les tyrans , et, à
la face des tyrans , ils confessaient leur foi. Ils montaient sur les échafauds,
et sur les échafauds ils célébraient les grandeurs de leur Dieu. Ils ver-
saient leur sang, et de leur sang ils signaient la vérité. Avaient-ils d'autres
engagements que nous? faisaient-ils profession d'une autre loi que nous?
Le Dieu qu'ils servaient, qu'ils glorifiaient, pour qui ils se sacrifiaient,
était-il plus leur Dieu que le nôtre ?
N'allons pas si loin, et jugez-vous vous-mêmes, instruisez-vous vous-
mêmes par vous-mêmes. Je parle dans une cour composée d'hommes
fameux par leur bravoure et par leurs exploits militaires. Avoir une fois
reculé dans le péril, avoir une fois hésité, c'est ce qu'ils regarderaient
comme une tache ineffaçable. A Dieu ne plaise que je leur refuse le juste
éloge qui leur est dû ! En combattant , en exposant leur vie pour le grand
et le glorieux monarque dont ils exécutent les ordres , et que le ciel a placé
sur nos têtes pour nous commander, ils s'acquittent d'un devoir naturel.
Mais du reste, par quelle contradiction marquons-nous tant de constance
SUR I.fc RESPECT HUMAIN. {fi|
d'une part, et Je l'autre tant Je faiblesse? Pourquoi dans les choses de Dieu
devenons-nous comme le roseau que le vent agite, selon la ligure de notre
évangile? Pourquoi en avons-nous toute l'instabilité, c'est-à-dire pourquoi
nous laissons-nous si aisément fléchir par la complaisance, abattre par la
crainte, entraîner par la coutume, ébranler par l'intérêt? Et pour m'en
tenir à l'exemple que nous propose aujourd'hui le Sauveur du monde ,
que n'imitons-nous Jean-Baptiste? que n'apprenons-nous de lui quelle
fermeté demande le service de notre Dieu et l'observation de sa loi? Jusque
dans les fers , ce fidèle ministre confessa Jésus-Christ ; jusque dans la cour
il lui rendit témoignage. Voilà votre modèle. Conserver au milieu de la
cour cette généreuse liberté des enfants de Dieu , à laquelle vous êtes appe-
lés, et qui semble, à entendre parler saint Paul, être déjà un don de la
gloire plutôt qu'un effet de la grâce : In libertatem gloriœ ftliorum Del i ;
au milieu de la cour se déclarer pour Jésus- Christ par une pratique cons-
tante , solide , édifiante , de tout ce que vous prescrit la religion , voilà ce
que vous prêche le divin précurseur. Et qui peut vous déposséder de cette
liberté chrétienne? qui le doit? S'il faut être esclave, ce n'est point l'esclave
du monde, mais le vôtre, ô mon Dieu! Il n'y a que vous, et que vous
seul , dont nous puissions l'être justement; et quand nous le sommes de
tout autre , nous dégénérons de cette bienheureuse adoption , qui nous met
au nombre de vos enfants , et qui nous donne droit de vous appeler notre
Père. Si donc nous savons avec humilité et avec prudence, mais avec force
et avec constance , nous maintenir dans la liberté que Jésus-Christ nous a
acquise par son sang, le monde, tout perverti qu'il est, nous respectera.
Si le respect humain nous la fait perdre , le monde lui-même nous mépri-
sera; car sa corruption et sa malignité ne va pas encore jusqu'à ne pas
rendre justice à la piété lorsqu'elle marche par des voies droites. Mais quand
le monde s'élèverait contre moi , je m'élèverais contre lui et au-dessus de
lui. Le Dieu que je sers est un assez grand maître pour mériter que je lui
fasse un sacrifice du monde; c'est un maître assez puissant pour que je le
serve, non pas au gré du monde, mais à son gré : or son gré est d'être
servi par des âmes libres , et indépendantes des faux jugements et de la
vaine estime des hommes. Vous avez vu l'indignité du respect humain ;
voyons-en le désordre : c'est la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Vous ne l'avez apparemment, Chrétiens, jamais bien compris ce dés-
ordre dont je parle ; vous n'en avez jamais bien connu ni l'étendue ni les
conséquences : mais je m'assure que vous serez touchés de la simple expo-
sition que j'en vais faire, et qu'elle suffira pour vous en donner une éter-
nelle horreur. Car je prétends que dans l'ordre du salut, il n'est rien de
plus pernicieux, rien de plus damnable, rien de plus opposé à la loi de
Dieu, ni de plus digne des vengeances de Dieu, que le respect humain.
Pourquoi cela? redoublez , s'il vous plaît , votre attention. C'est que le res-
pect humain détruit dans le cœur de l'homme le fondement essentiel de
' Rom., 8.
T. I. il
162 SUR LE RESPECT HUMAIN.
toute la religion , qui est l'amour de préférence que nous devons à Dieu.
C'est que le respect humain fait tomber l'homme dans des apostasies peut-
être plus condamnables que celles de ces apostats des premiers siècles ,
contre qui l'Eglise exerçait avec tant de zèle la sévérité de sa discipline.
C'est que le respect humain est une tentation qui arrête dans l'homme
l'effet des grâces les plus puissantes que Dieu emploie communément pour
le porter au bien, et pour le détourner du mal. Enfin ; c'est que le resp*»**
humain est l'obstacle le plus fatal à la conversion de l'homme mon.
celui qu'il surmonte le moins , et auquel l'expérience nous fait voir que
notre faiblesse est plus sujette à succomber. Ai-je eu raison de vous propos
ser ces quatre articles comme les plus propres à faire impression sur vos
esprits? Quand je n'en apporterais point d'autre preuve que le seul usage
du monde, ne suffirait-il pas pour vous en convaincre? Ecoutez-moi, et
n'oubliez jamais de si salutaires instructions.
Préférer Dieu à la créature , et , quand il s'agit , non pas dans la spécu-
lation , mais dans la pratique , de faire comparaison de l'un et de l'autre ,
quand ils se trouvent l'un et l'autre en compromis; fouler aux pieds la
créature pour rendre à Dieu l'honneur qui lui est dû, c'est sur quoi roule
toute la religion, et c'est d'abord ce que renverse le respect humain. Car
pourquoi F appelons-nous respect humain, sinon, dit l'ange de l'école,
saint Thomas, parce qu'en mille rencontres il nous fait respecter la créa-
ture plus que Dieu? Dieu me fait connaître ses volontés, il me fait intimer
ses ordres; mais l'homme à qui je veux plaire , ou à qui je crains de dé-
plaire, ne les approuve pas; et moi qui dois alors décider, dans la seule
vue de plaire ou de ne pas déplaire à l'homme , je deviens rebelle à Dieu :
j'ai donc, en effet, plus de respect pour l'homme que pour Dieu ; et quoi-
que je sois convaincu de l'excellence et de la souveraineté de l'être de Dieu ,
c'est une conviction en idée qui n'empêche pas que réellement et actuelle-
ment je ne préfère l'homme à Dieu. Or, dès là je n'ai plus de religion, ou
je n'en ai plus que l'ombre et que l'apparence. Et voilà ce que Tertullien
reprochait aux païens de Rome par ces paroles si énergiques et si dignes
de lui, quand il leur disait: Majori formidine Cœsarem observatis, quam
ipsum de cœlo Jovem; et citiïis apud vos per omnesdeos quam per unum
Cœsaris genium pejeratur ! : Jupiter est le dieu que vous servez ; mais
votre désordre, et de quoi vous n'oseriez pas vous-mêmes disconvenir,
c'est que vous considérez bien moins ce Jupiter régnant dans le ciel , que
les puissances dont vous dépendez sur la terre ; et que parmi vous on craint
bien plus de s'attirer la disgrâce de César, que d'offenser toutes les divini-
tés du Capitole. Reproche mille fois plus capable de confondre un chrétien
quand il se l'applique à lui-même, et dont il devrait être effrayé et
consterné. Cependant, à combien de chrétiens ce reproche, pris à la lettre,
ne convient-il pas? et quel droit n'aurais-je pas aujourd'hui de dire encore
dans cet auditoire : Majori formidine Cœsarem observatis ?
Grâce au Seigneur, qui, par une providence particulière, nous a donné
un roi fidèle et déclaré contre le libertinage et l'impiété, un roi qui sait
1 Tcrttil).
SUR LE RESPECT HUMAIN. 163
honorer sa religion et qui veut qu'elle soit honorée, un roi dont le premier
zèle, en se faisant obéir et servir lui-môme, est que Dieu soit servi et
obéi. Mais si, par un <le ces châtiments terribles dont Dieu punit quelque-
fois les peuples, le ciel nous avait fait naître sous la domination d'un
prince moins religieux , combien verrions-nous de courtisans, tels que les
concevait Tertullien, qui ne balanceraient pas sur le parti qu'ils auraient
JHfc ^ndre, et qui, sans hésiter, et aux dépens de Dieu, rechercheraient la
•^v-c&r de César? Majori formidine Cœsarem ohservatis.
Sans faire nulle supposition, combien en voyons-nous dès maintenant
disposés de la sorte , c'est-à-dire non pas impies et scélérats , mais prêts à
l'être s'il le fallait être , et si l'être en effet était une marque qu'on exigeât
d'eux de leur complaisance et de leur attachement? Auraient-ils là-dessus
quelque scrupule, ou écouteraient-ils leurs remords et leurs scrupules? la
concurrence de la créature et de Dieu les arrêterait-elle? et, emportés par
l'habitude où ils sont élevés de se conformer en tout aux inclinations du
maître de qui ils dépendent, ne se feraient-ils pas un principe, s'il était
libertin, de l'être avec lui, et, s'il méprisait Dieu, de le mépriser comme
lui?
Ne remontons pas même jusqu'à celui qui , entre tous les autres maîtres,
tient après Dieu le premier rang. A combien de puissances du monde infé-
rieures et subalternes, si j'ose ainsi m' exprimer, ce malheureux respect
humain n'est-il pas en possession de rendre, surtout à la cour, une espèce
de culte? Et ce culte, qu'est-ce dans le fond, qu'une idolâtrie raffinée,
d'autant plus dangereuse qu'elle est plus proportionnée à nos mœurs?
Puissances, quoique subalternes, à qui, sans l'apercevoir, on est dévoué
beaucoup plus qu'à Dieu , dont on redoute l'indignation beaucoup plus que
celle de Dieu, par conséquent, à qui l'on donne cette continuelle mais cri-
minelle préférence, qui, dans le cœur de l'homme , élève la créature au-
dessus de Dieu. Or, il n'en faut pas davantage pour détruire toute la reli-
gion, et, selon la parole du Prophète royal, pour l'anéantir jusque dans
ses fondements : Exinanite, exinanite risque ad fundamentum in eâ l.
Le désordre va encore plus loin ; et , sans demeurer dans le cQ3ur, il se
déclare plus ouvertement. Car je dis que le respect humain fait tomber
l'homme dans des apostasies, non plus seulement intérieures et secrètes,
mais qui tous les jours, à la honte du nom chrétien, ne sont que trop écla-
tantes çt que trop publiques. Qu'il me soit permis de m'expliquer. Souvenez-
vous des irrévérences que vous a fait commettre tant de fois, en présence
de cet autel, la crainte d'y passer, ou pour hypocrites, ou pour chrétiens.
C'est l'autel du Dieu vivant, mais qui, bien mieux que celui dont parla
saint Paul dans l'aréopage, pourrait porter pour inscription : L'autel du
Dieu inconnu : Ifjaoto Deo 2, ou, ce qui est encore plus affreux, l'autel du
Dieu déshonoré, du Dieu renoncé. Le voilà cet autel qui demandera ven-
geance contre vous. Celui que trouva saint Paul dans Athènes, il eut la
consolation de ne le trouver que parmi les idolâtres ; et celui que je trouve
ici , j'ai la douleur de le trouver dans le sein du christianisme. Saint Paul
« Psalm. 13G. — 2 Act., 17.
464 Slll LE RESPECT HUMAIN.
leur dit : Vous adorez le vrai Dieu , mais vous ne le connaissez pas : Igno-
rantes colitis ' ; et moi je vous dis : Vous connaissez le vrai Dieu, mais
vous ne Y adorez pas. Que dis-je? le vrai Dieu , que vous connaissez , vous
l'outragez, vous l'insultez ! Ne pas connaître le vrai Dieu que Ton adore ,
c'est une ignorance en quelque sorte pardonnable , ou du moins plus excu-
sable : mais n'adorer pas le vrai Dieu que Ton connaît, non -seulement ne
l'adorer pas, mais le connaître et l'outrager, mais le connaître et l'insulter,
c'est un sacrilège, une profanation digne de tous ses anathèmes. Or, n'est-ce
pas là que vous a portés tant de fois le respect humain? n'est-ce pas ainsi ,
pour parler avec l'Apôtre, qu'il a retenu votre religion dans l'injustice?
n'est-ce pas ainsi qu'il vous a fait renoncer à Dieu et à son culte?
Car j'appelle renoncer à Dieu et à son culte, assister à l'auguste sacrifice
de nos autels en courtisan et en mondain; y assister avec des immodesties
dont les plus infidèles mahométans ne seraient pas capables dans leurs
mosquées; y assister comme si l'on n'y croyait pas, en faire un terme
d'assignation et de rendez-vous , en interrompre les sacrés mystères par des
entretiens scandaleux. En tout cela, je soutiens , avec saint Cyprien, qu'il
y a au moins une apostasie d'action : In fris omnibus quœdam apostasia
fidei est 2. Voilà toutefois à quoi vous engage la vue du monde; je dis
d'un certain monde impie, dont le dérèglement et la licence vous tiennent
lieu de règle. Peut-être en gémissez-vous, car il y en a parmi vous qui ont
de la religion : peut-être , au moment que vous vous laissez aller à ces
impiétés , etes-vous les premiers à les condamner, à les détester, à vous dire
intérieurement à vous-mêmes , et malgré vous-mêmes , que par là vous
vous rendez indignes du nom et de la qualité de chrétiens. Mais parce que
le monde vous entraîne, et que vous voulez vous conformer aux usages
du monde , vous profanez avec le monde ce qu'il y a dans la religion de
plus adorable et de plus divin. Apostasies , je l'ai dit et je le répète, qui ,
comparées à celles des premiers siècles, sont, dans un sens, plus crimi-
nelles et moins excusables. Appliquez-vous, et vous en allez être con-
vaincus.
Quand on nous parle de ces malheureux qui , dans les persécutions ,
oubliaient le serment de leur baptême , et renonçaient extérieurement à
Jésus-Christ, nous en avons horreur; et quand on nous dit que l'Église,
pour punir leur prévarication, les excommuniait, nous ne trouvons pas
qu'elle usât contre eux d'une discipline trop rigoureuse. Pourquoi? parce
que leur infidélité, répondent les Pères, était un opprobre pour Jésus-
Christ même , dont il le fallait venger. Ah ! mes chers auditeurs , faisons-
nous justice. Il est vrai , ces faibles et lâches chrétiens qui se pervertissaient
à la vue des tourments, et qui feignaient de renoncer à Jésus-Christ, tom-
baient dans l'apostasie, mais leur apostasie méritait quelque compassion ;
et quand, touchés de repentir, ils venaient publiquement reconnaître leur
crime , et dire chacun ces paroles , que saint Cyprien leur mettait dans la
bouche : Caro me in colluctatione deseruit 3 : Je suis un perfide, et je le
confesse; mais c'est la chair, et non pas l'esprit, qui a succombé dans
1 Act., 17. — a Cyprian. — 3 Ibid.
SUR LE RESPECT HUMAIN. 105
moi : Infirmitas viscerum cessit : la délicatesse de mon corps n'a pu
seconder l'ardeur de mon courage , et c'est ce qui m'a perdu : quand ils
s'accusaient de la sorte, les larmes aux yeux et le regret dans l'âme, je
ne m'étonne pas que l'Église, par une condescendance maternelle, après
les avoir éprouvés , leur accordât leur grâce , malgré les maximes sévères
des schismatiques de ces premiers temps. Mais aujourd'hui , quand nous
renonçons notre Dieu par notre libertinage et nos scandales, qu'avons-
nous- à dire pour notre défense? et quoi que nous disions , ne peut-on pas
nous répondre ce qu'ajoutait saint Cyprien en parlant aux apostats vo-
lontaires : Nec prostratus est persecutionis impetu, sed voluntario lapsu
se ipse prostravit l? Car enfin, il ne s'agit plus d'éviter les tourments
ni la mort : ce n'est plus qu'un respect humain qui nous gouverne,
mais à quoi nous voulons bien nous livrer , et qui , par l'ascendant que
nous lui donnons sur nous , nous fait paraître devant les hommes et
par conséquent être devant Dieu des déserteurs de notre religion : In
lus omnibus qiiœdam apostasia ftdei est.
De là même qu arrive-t-il ? c'est que le respect humain nous rend
inutiles les grâces de Dieu les plus puissantes et les moyens de salut les
plus efficaces. Voici ma pensée. On se sent des dispositions à une vie
plus réglée et plus chrétienne , mais on n'a pas le courage de se déclarer,
et par là ces dispositions demeurent sans effet. On forme des désirs et
des projets de conversion , mais on craint les discours des hommes , et
par là ces désirs avortent. On conçoit la nécessité de la pénitence , et on
se résout à la faire , mais on ne veut pas que le monde s'en aperçoive ;
et parce qu'il faudrait pour la bien faire qu'il s'en aperçût , on ne la fait
jamais. On sort d'une prédication bien persuadé , mais on ne le veut pas
paraître ; et ne le vouloir pas paraître , c'est dans la pratique ne l'être
point du tout. On fait dans une maladie de sages réflexions , on prend
même pour l'avenir de saintes mesures; mais dans l'exécution on croit
devoir se ménager à l'égard du public, et par là l'on n'exécute rien.
Cette maladie , cette prédication , ces résolutions , ces désirs , ce sont
des grâces , soit intérieures , soit extérieures , à quoi , dans le cours or-
dinaire de la Providence , le salut est attaché ; mais une fausse crainte
du monde en arrête toute la vertu.
N'est-ce pas là ce qui suspend dans les âmes les opérations divines,
et dans les âmes les plus criminelles? n'est-ce pas là l'obstacle le plus
ordinaire à mille conversions , qui seraient , par exemple , les fruits
salutaires de la parole de Dieu ? Un homme dit : Si je m'engage une fois ,
que n'aurai -je point à essuyer de la part de telles et de telles personnes ?
Une femme dit : Si je romps certains commerces , dangereux pour moi
et peu édifiants pour le prochain , quels raisonnements ne fera-t-on pas ?
On se donne à soi-même de vaines alarmes : Si je change de conduite ,
que pensera-t-on , et que dira-t-on ? Or, avec cela , il n'y a point de si
saintes entreprises qui n'échouent, point de ferveur qui ne se démente,
point de contrition , de confession , qui ne soient infructueuses. On vou-
1 Cy priai).
(00 SUR LE RESPECT HUMAIN.
(Irait bien que le inonde fût plus équitable, et qu'il y eût même selon
le monde de l'avantage à paraître converti et à l'être ; car on sait que c'est
le parti le plus sûr, et l'on se tiendrait heureux de l'embrasser : mais la
loi tyrannique et impérieuse du respect humain s'y oppose; c'est assez :
on aime mieux , en perdant son âme , suivre cette loi , que de s'en affran-
chir en se sauvant.
Jusqu'à la mort même , ne voyons-nous pas des hommes combattus de
cette tentation du respect humain y succomber, et s'en faire un dernier
prétexte contre tout ce que leur prescrit alors la religion? des hommes prêts
à quitter la vie , et sur le point d'aller subir le jugement de Dieu , encore
esclaves du monde? des hommes assiégés, comme parle l'Ecriture, des pé-
rils de l'enfer, et tout occupés encore des jugements du monde ; négligeant,
rejetant même lesderniers secours que l'Eglise leur présente, différant au
moins de s'en servir, parce qu'ils ne veulent pas qu'on les croie si mal ,
parce qu'ils comptent pour quelque chose de ne passer pas pour désespérés ;
et résistant ainsi aux dernières grâces du Saint-Esprit, parce qu'ils ne
peuvent gagner sur eux-mêmes , en se séparant du monde , de mépriser et
d'oublier le monde? N'en a-t-on pas vu (qui le croirait?), après avoir vécu
sans foi et sans loi, être assez insensés pour couronner l'œuvre par une
persévérance diabolique dans leur impiété? vouloir mourir dans l'impéni-
tence, pour ne pas paraître faibles, et pour soutenir jusqu'au bout une
prétendue force d'esprit dont ils s'étaient follement et peut-être faussement
piqués ; à la vue d'une affreuse éternité , agités des mouvements d'une
conscience chargée de crimes, ne pouvoir se défaire de cette malheureuse
prévention : Quelle idée aura-t-on de moi si la crainte de la mort me fait
changer? penser à ce que penseraient d'eux des libertins autrefois confi-
dents et complices de leur libertinage , et pour n'en pas perdre l'estime ,
s'endurcir aux remontrances les plus salutaires des ministres de Jésus-
Christ qui les conjuraient de ne pas désespérer des bontés d'un Dieu , lequel,
quoique offensé, quoique irrité, était encore le Dieu de leur salut? n'en
a-t-on pas vu, dis-je, mourir de la sorte? et si , par la miséricorde du Sei-
gneur, les exemples en sont rares, en sont -ils moins touchants, et nous
font-ils moins connaître à quelles extrémités conduit le respect humain ?
Ah ! Chrétiens , je conçois maintenant toute la force et tout le sens de
cette parole de Tertullien , quand il disait, par un excès de confiance,
qu'il tenait son salut. assuré, s'il pouvait se promettre de ne pas rou-
gir de son Dieu : Salvus sum, si non confundor de Domino meo l. Il
semble d'abord qu'il réduisait le salut à bien peu de chose, puisque par là
il se croyait quitte de tout. Car qu'y a-t-il en apparence de plus facile que
de ne pas avoir honte de son Dieu? faut-il pour cela une grande perfec-
tion, et est-ce là qu'aboutit toute la religion d'un chrétien? Oui, répond Ter-
tullien , je le soutiens ; mon salut est en assurance si je ne rougis pas de
mon Dieu : Salvus sum. Cela seul me met à couvert des tentations du
monde les plus violentes , parce que cela seul me rend victorieux du monde
et de tout ce qu'il y a dans le monde de plus dangereux pour moi. Car, si
1 Tertull.
SUR LE RESPECT HUMAIN. 167
je ne rougis pas de mon Dieu , je ne rougis pas de tant de devoirs humi-
liants selon le monde , mais nécessaires au salut selon la loi de Dieu ; je ne
rougis pas de souffrir un affront sans me venger ; je ne rougis pas de par-
donner une injure, jusqu'à rendre le bien pour le mal ; je ne rougis pas de
prévenir même l'ennemi qui m'a outragé : Salvus sum, si non confundor
de Domino meo. Si je ne rougis pas de mon Dieu, je ne rougis pas de le
craindre , de l'honorer et de le prier; je ne rougis pas d'être respectueux et
humble devant lui, patient pour lui, méprisé comme lui. Si je ne rougis
pas de mon Dieu , je ne rougis pas de la pénitence , et de tout ce qu'elle exige
de moi pour me convertir à lui : Salvus sum, si non confundor de Do-
mino meo.
C'est ce qui sauva Madeleine. Si elle eût écouté le monde, elle était per-
due ; si elle eût consulté la prudence humaine , il n'y avait point de salut
pour elle ; son bonheur et le coup de sa prédestination fut de ne point rou-
gir de son Dieu; elle l'alla trouver dans la maison du pharisien, et , au
milieu d'une nombreuse compagnie , prosternée aux pieds de Jésus-Christ ,
elle les arrosa de ses larmes ; elle les essuya de ses cheveux ; elle méprisa
tous les mépris des hommes , et , peu en peine de ce qu'on dirait , elle ne
pensa qu'à trouver grâce auprès de son Sauveur , et devant le seul maître
à qui désormais elle voulait plaire. Sans cela, le moment de sa conversion
lui échappait ; sans cela , le sein de la miséricorde divine lui était fermé.
Pour y entrer , il fallait triompher de ce respect humain dont je viens de
vous représenter l'indignité et le désordre, et dont il me reste à vous faire
Voir le scandale : c'est la troisième partie.
TROISIÈME PARTIE.
11 n'y a point de scandale dans le monde contre lequelJésus-Christ n'ait
prononcé anathème , quand il a dit : Vœ niundo à scandedis i ! Malheur
au monde , à cause des scandales qui y régnent ! Il n'y a point de scan-
daleux , quel qu'il soit , qui ne trouve sa condamnation dans ces autres
paroles : Vœ o.utem homini illi per quem scandalwn venit*1 ! Malheur à
Y homme par qui le scandale arrive! Or, quoiqu'il soit vrai que la pro-
position du Fils de Dieu comprend tous les scandales, en voici un, mes chers
auditeurs , qu'il avait surtout en vue , et sur quoi je ne doute point qu'il
n'ait fait particulièrement tomber la malédiction de cet anathème fou-
droyant : Vœ mundo ! c'est le scandale du respect humain, je veux dire
le scandale que causent dans le monde ceux qui , par leurs discours ou
par leur conduite, servent à y entretenir le respect humain; scandale
d'autant plus criminel qu'il s'attache plus immédiatement à Dieu, et
qu'il va plus directement à la destruction de son culte : en voilà la nature ;
scandale d'autant plus pernicieux qu'il se répand avec plus de facilité , et
qu'il entraine plus infailliblement les âmes : en voilà le danger ; scan-
dale qu'il vous est d'autant plus expressément et plus étroitement ordonné
de prévenir et d'éviter , grands du monde , que de votre part il devient
beaucoup plus contagieux et plus mortel : voilà . par rapport à vous, tes
1 Maith., 18. — 2 Ibid.
168 SI* LE RESPECT HUMAIN.
obligations qui en naissent; enfin, scandale que vous pouvez aisément
corriger, en opposant, comme dit saint Chrysostome, le respect humain
au respect humain , et en faisant de votre bon exemple un préservatif
contre le libertinage du siècle : en voilà le remède. Encore un moment
d'attention , et je finis.
Scandale spécialement injurieux à Dieu : pourquoi? parce qu'il va spé-
cialement à détruire le culte de Dieu. En quoi consista le péché des enfants
d'Héli, ce péché que Dieu , dans F Écriture, exagère en des termes si forts,
et dont il a , ce semble, affecté de nous donner une horreur toute particu-
lière ? quel fut leur crime ? Le Saint-Esprit nous le marque : c'est qu'ils
scandalisaient le peuple : et comment ? en rebutant ceux qui venaient ,
dans le temple de Jérusalem, offrir au Seigneur leur sacrifice, et en les
détournant de ce devoir de religion , au lieu de les y attirer : Erat ergo
peccatum puerorum grande nimis, quia retrahebant homines à sacri-
ficio Domini l. C'était, dit le texte sacré, un péché capital, un péché
trop grand pour mériter grâce , trop grand pour être dissimulé et par-
donné : Grande nimis. Et que font autre chose ces libertins qui raillent
la piété , qui discréditent la religion , devant qui on ne peut impunément
servir. Dieu , parce qu'on se trouve toujours exposé à leurs traits , parce
qu'on est toujours témoin de leur vie, et que leur vie déréglée est comme
une censure publique de la vertu? qui, semblables aux pharisiens dont
parlait le Sauveur du monde, disons mieux, qui, plus criminels encore
que ces pharisiens , puisque les pharisiens gardaient au moins certains de-
hors , ferment à leurs frères le royaume du ciel , et , non contents de n'y
point entrer eux-mêmes , voudraient en défendre aux autres l'entrée ? Qu'il
y ait deux ou trois mondains de ce caractère , surtout mondains accrédi-
tés , il n'en faut pas davantage pour pervertir tout une cour , et pour
détourner du droit chemin les âmes les mieux disposées à marcher dans la
voie de Dieu. Or vous savez avec quelle sévérité et même avec quel éclat
Dieu punit ce scandale dans la personne d'Ophni et de Phinées. Et je ne
m'en étonne pas, Seigneur, car il s'agissait du plus essentiel et du plus
délicat de vos intérêts ; et le blesser, c'était, pour parler avec un de vos
prophètes, vous blesser dans la prunelle de l'œil. Qu'un particulier, dans
un état , entreprit , par ses sollicitations , de corrompre la fidélité des peu-
ples -, il n'y a point de supplice dont il ne fût digne , et l'on ne trouverait
point étrange qu'il fût sacrifié à toute la rigueur des lois. Il est donc juste,
ô mon Dieu , que vous preniez vous-même votre cause en main , et , si le
monde veut attenter à vos droits , que vous les défendiez , que vous les
vengiez , en faisant ressentir aux coupables les plus rudes coups de votre
justice.
Scandale le plus contagieux et le plus prompt à se communiquer : quel
progrès ne fait-il pas ? et si l'on n'en arrête le cours , avec quelle rapidité
n'emporte-t-il pas les âmes faibles ? C'est ce qui émut ce généreux Machabée,
l'invincible Mathatias , et ce qui l'excita à faire une action que le Saint-
Esprit a canonisée, et dont la mémoire sera éternelle. Il vit un Israélite
1 1 Reg., 2,
SUR LE RESPECT HUMAIN. H'9
vaincu par la crainte du monde, et sur le point d'adorer publiquement
l'idole; il le vit , et, touché d'un zèle de Dieu qui se tourna en courroux,
il prévint, par un double sacrifice, cette impiété, immolant sur l'autel
môme de F idole , non - seulement F Israélite impie , mais le païen qui le
forçait à l'être , et consacrant sa colère par là mort de ces deux victimes
dont Dieu lui ordonna d'être le sacrificateur. D'où lui vint ce transport de
zèle ? de la douleur dont il fut saisi , et de la pensée qu'il eut que l'exemple
de ce sacrilège allait être suivi de mille autres ; de la réflexion qu'il fit que,
dans une pareille conjoncture , le scandale d'un seul toléré et impuni suf-
fisait pour ébranler toute la nation. Le danger où lui parut le peuple de
Dieu, et la vue des suites affreuses que devait avoir la lâcheté de ce pro-
fanateur, voilà ce qui l' échauffa , ce qui l'anima, ne craignons point de le
dire, ce qui l'emporta, puisque, dans l'Écriture , son emportement est le
sujet même de son éloge.
Ah? Chrétiens, quelle leçon pour nous ! C'était dans un temps de per-
sécution que les Machabées ressentaient si vivement le scandale du respect
humain , et qu'ils en craignaient tant les conséquences ; mais ce temps de
persécution est-il absolument passé pour nous ? et malgré l'état florissant
où nous voyons aujourd'hui la religion , pouvons-nous , dit saint Augus-
tin , nous flatter qu'il n'y ait plus pour les serviteurs de Dieu d'aussi dan-
gereuses épreuves à soutenir ? A ces persécutions sanglantes que le paga-
nisme leur suscitait autrefois, n'en a-t-il pas succédé d'autres , d'autant
plus à craindre qu'elles sont plus humaines , et d'autant plus propres à
causer la ruine des âmes , qu'on ne pense pas même à s'en préserver ?
J'ose dire, et j'en suis persuadé, qu'un mot que vous prononcez, qu'un re-
gard que vous jetez , qu'un mépris que vous témoignez , qu'un exemple
que vous donnez, fait plus d'impression sur les cœurs, et corrompt, de
nos jours , plus de chrétiens que tout ce qu'inventaient les tyrans pour
exterminer le christianisme : on résistait aux tyrans , et le sang des mar-
tyrs , par une merveilleuse fécondité , ne servait qu'à produire de nouveaux
fidèles; mais résiste-t-on à un respect humain que vous faites naitre? et
cette persécution à quoi vous exposez la vertu , bien loin de l'affermir, de
la multiplier, de l'étendre, n'est-ce pas ce qui établit l'empire du péché ,
et ce qui entretient le règne du libertinage ?
Car , que ne peut point cet attrait naturel que nous sentons à faire comme
les autres ? que ne peut point cette fausse émulation qui nous porte à
suivre les autres , et à imiter surtout ceux qui réussissent dans le monde
et à qui le monde applaudit ? Si donc ils nous tracent le chemin du vice ,
s'ils nous y appellent par leurs discours , s'ils nous y attirent par leurs
exemples, s'ils exigent de nous cette condescendance criminelle et cette
complaisance mondaine , s'ils y attachent une gloire prétendue , s'ils en
font dépendre leur estime , ou même leurs gratifications et leurs récom-
penses , combien cette tentation fera-t-elle d'apostats ? combien en a-t-elle
fait et en fait-elle encore ? Vous connaissez le monde , mes chers auditeurs,
et vous le connaissez mieux que moi ; c'est à vous-mêmes et à votre propre
expérience que je vous renvoie. Vous savez combien on le craint , ce tyran
170 StPR LE RESPECT HUMAIN,
de la piété , et combien vous le craignez vous-mêmes ; vous savez combien
on cherche à se le rendre favorable , et combien vous le cherchez vous-
mêmes ; vous savez quels moyens on y emploie , et quels moyens vous y
avez -employés vous-mêmes ; vous savez ce qu'on lui sacrifie tous les jours,
et ce que vous lui avez peut-être sacrifié vous-mêmes. Quoi qu'il en soit ,
n'est-ce pas de ce sandale , comme Ta remarqué saint Bernard , que vien-
nent presque tous les maux dont l'Église des derniers temps est affligée, et
cette dissolution de mœurs que nous voyons et dont nous ne pouvons assez
gémir ?
De là naît pour les grands du monde , pour toutes les personnes qui ont
quelque autorité, et qui tiennent quelque rang dans le monde, une obliga-
tion plus étroite et plus indispensable d'être non-seulement sincères, mais
exemplaires dans le culte de Dieu et dans l'exercice de leur religion ; et
c'est l'avis important que leur donne saint Augustin. Car, dit ce Père, ce
sont les grands qui doivent guérir cette faiblesse du respect humain dans
les petits ; ce sont ceux que Dieu a élevés qui doivent autoriser cette sainte
liberté avec laquelle il veut être servi ; ce sont ceux à qui naturellement,
on veut plaire qui doivent témoigner par leur conduite que jamais l'impiété
ni le vice ne leur plaira , mais qu'au contraire la religion et la vertu leur
plaira toujours. Comme le respect humain s'attache à eux , et qu'ils en
sont les objets, ce sont eux qui doivent le détruire, ou en sanctifier l'usage.
Or , ils font l'un et l'autre, et par leurs paroles, et par leurs actions, quand
ils parlent et qu'ils vivent en chrétiens : et tel est le remède du respect
humain.
Ainsi le conçut ce vieillard vénérable , Eléazar , cet homme , parmi le
peuple juif, également respectable , et par son âge , et par sa dignité ; cet
homme , selon la belle expression de saint Ambroise , plein de l'esprit de
l'Évangile avant l'Évangile même : Vir onte tempora evangelica evange-
licus i. On lui demandait une seule chose pour le sauver de la mort : non
pas qu'il mangeât de la chair défendue , mais au moins qu'il dissimulât ,
et que seulement en apparence il consentît à en manger : déguisement
dont il eut horreur , et par quelle raison ? C'est qu'il ne me convient pas ,
répondit-il , dans l'âge où je suis , ni dans la place que j'occupe , d'user de
détours et de cacher mes sentiments. Car, que pensera, que fera une jeu-
nesse ignorante et faible, quand on apprendra que la vertu d'Eléazar s'est
démentie , et qu'il a lui-même abandonné la loi de son Dieu? On se mesu-
rera sur moi ; on deviendra lâche comme moi , infidèle comme moi , impie
comme moi. Qu'eût-on en effet pensé, qu'eût-on dit, et surtout qu'eùt-on
fait à son exemple? Mais aussi quel puissant motif pour soutenir les âmes
timides et chancelantes , quand on vit ce généreux pontife , malgré le res-
pect du monde, malgré les menaces et les tourments, garder au Seigneur
la foi qu'il lui avait jurée , et donner pour lui sa vie !
Belle leçon pour vous, Chrétiens, pour vous, dis-je, en particulier , à
qui Dieu n'a fait part de son pouvoir que pour le faire servir à son culte !
Que doit dire un père à ses enfants? ce que disait le saint homme Tobie :
' AihImos.
SUR LE RESPECT HUMAIN. 171
Audite ergo, filii mei , patrem vestrum : servite Domino in veritate l :
Ecoutez-moi , mes chers enfants , je suis votre père ; et malheur à moi si
je ne vous laissais pas pour héritage la crainte de votre Dieu ! Servez le
Seigneur, et servez-le en esprit et en vérité. Servez-le sans dissimulation ;
et , partout où il s'agira de son culte, ne soyez jamais politiques ni mon-
dains. C'est votre religion qui fait votre gloire : conservez-la , et ne la dés-
honorez pas. C'est elle qui vous doit sauver : gardez-vous de la scandaliser.
Que doit dire un maître , un chef de famille à ses domestiques? ce que
disait David : Non habitabit in medio domûs meœ qui focit superbiam 2 :
Je ne veux point d'impies dans ma maison; j'y veux des gens qui
craignent Dieu , et qui m'obéissent en obéissant à Dieu : ni blasphéma-
teur , ni parjure , ni débauché, ne me servira jamais. Et qui donc? celui
qui marche dans la voie droite d'une vie innocente et pure : Ambulans
in via immacidatâ, hic mihiministrabat*. Que devons-nous faire chacun
dans l'étendue de notre condition et selon notre état? tout ce qui dépend
de nous pour affermir la religion dans l'esprit de ceux que Dieu nous a
soumis : autrement, nous nous rendons coupables devant Dieu du plus
grand scandale : pourquoi ? parce que le scandale devant Dieu n1 est jamais
ni plus grand ni plus punissable que lorsqu'il vient de la même source
d'où l'on devait attendre l'instruction et l'édification.
J'ai la consolation, Chrétiens, de parler à des auditeurs pour qui le
respect humain n'a dû jamais être un scandale moins dangereux , ni un
obstacle plus aisé à vaincre qu'il ne l'est aujourd'hui , parce que je prêche
dans la cour d'un prince qui, plus zélé que jamais pour les intérêts de
Dieu , donne du crédit à la religion, et combat le vice bien plus hautement
et bien plus efficacement par son exemple, que je ne le puis faire moi-
même par mon ministère. Ce que j'aurais à craindre pour vous, c'est que
vous ne fussiez même exposés à un autre respect humain , et qu'au lieu
que le respect humain faisait autrefois à la cour des libertins , il n'y fit
maintenant des hypocrites. Ce que j'aurais à craindre, c'est que vous ne
fussiez ou que vous ne parussiez chrétiens que par la seule considération
du monde, ne servant Dieu que dans la vue de l'homme, au lieu de servir
Dieu dans l'homme, et de servir l'homme pour Dieu. Voilà l'effet que
pourrait avoir contre ses propres intentions la piété d'un roi fidèle à Dieu
et défenseur du culte de Dieu : car de quoi n'abuse-t-on pas?
Mais outre que, dans cette crainte, je me consolerais encore de ce qu'au
moins la religion aurait pris par là le dessus , que le libertinage serait ré-
duit à se tenir caché, et que de deux maux, délivrés enfin du plus grand,
nous n'aurions plus qu'à nous préserver du moindre; outre que je me
promettrais de vous qu'en évitant un écueil , vous apprendriez à ne pas
donner dans un autre, et qu'avec cette droite raison qui vous conduit,
vous ne seriez pas assez aveugles pour faire de votre religion , de cette re-
ligion divine , une religion purement humaine ; malgré la crainte même
que j'aurais, ne laissons pas, vous dirais-je, mes chers auditeurs, de nous
prévaloir de l'heureuse disposition des choses . et de ce que l'adorablePro-
» Tob.. H. — * Psalm. 100. — 3 Ibid.
172 SUR LE RESPECT HUMAIN.
vidence nous y fait trouver d'avantageux pour le christianisme, et pour
notre salut. Quand le respect humain nous attache à nos devoirs, quoiqu'il
ne soit par lui-même ni saint, ni louable, il n'est pas toujours inutile :
c'est un soutien à notre faiblesse. Quand il nous engage à honorer Dieu ,
tout respect humain qu'il est , nous ne devons pas absolument, ni en tous
sens , y renoncer, mais le rectilier, mais le purifier, mais le perfectionner.
De la créature , nous devons nous élever au créateur, et par la comparai-
son de ce que nous serions prêts à faire pour l'homme , nous exciter à
chercher uniquement Dieu et le royaume de Dieu.
Or, suivant ces principes que la foi même autorise, bénissuns-le, Chré-
tiens , ce Dieu tout-puissant et tout miséricordieux , de nous avoir donné
un maître qui ne porte pas en vain le titre de protecteur de sa religion ,
puisqu'il ne tient qu'à nous, si nous voulons profiter de son zèle, qu'il ne
soit encore le protecteur de la nôtre. Mettons au nombre des bienfaits, et
des plus signalés bienfaits que nous ayons reçus du ciel, de n'être pas nés
dans un de ces siècles malheureux où , si je puis parler de la sorte, l'im-
piété était à la mode , et où , pour être approuvé du monde, il fallait être
ennemi de Dieu. Vous surtout qui m'écoutez , estimez-vous heureux de
vivre dans un temps , sous un règne et au milieu d'une cour où l'on est
au moins revenu de ces détestables maximes. Reconnaissons, vous et moi,
que nous sommes inexcusables si nous ne marchons pas tête levée dans la
voie du salut , et que tout autre respect humain qui pourrait d'ailleurs
nous retenir, doit céder à l'exemple prédominant d'un monarque auprès
duquel la vertu est en faveur, et qui la sait également honorer et pratiquer.
Ne disons point , comme ces infortunés Israélites dans leur captivité : Quo-
modo cantabimus canticum Domini in terra aliéna i : Comment pour-
rons-nous chanter les cantiques du Seigneur dans une terre étrangère?
comment les chanterons-nous au milieu de la cour et dans le monde? Oui,
dans le monde même et au milieu de la cour , nous les chanterons. Autre-
fois la cour était cette Babylone où les louanges de Dieu n'étaient jamais
entendues , où son nom était blasphémé ; maintenant, si nous le voulons,
il y sera béni ; sa parole y sera écoutée et goûtée ; sa loi y sera respectée
et observée. Nous avons pour cela le plus puissant secours ; et quel sujet de
condamnation, si nous ne nous en servons pas?
Beatus, conclut le Sauveur du monde, qui non fuerit scandalizatus in
?we2 : Bienheureux celui qui ne sera point scandalisé de moi. Il n'exceptait
pas de cette béatitude ceux qui habitent dans les palais des rois : au con-
traire, il parlait à eux; et pour les convaincre qu'ils en étaient capables et
qu'ils devaient y avoir 'part, il leur proposait Jean-Baptiste, qui, dans la
cour d'un roi, et d'un roi infidèle, avait librement confessé le Dieu qui
l'envoyait. C'est le même Dieu qui m'envoie , mais qui m'envoie dans la
cour d'un roi chrétien. C'est l'Évangile de Jésus-Christ que j'y annonce.
Puissiez-vous.le recevoir sans rougir, afin que ce Dieu-Homme ne rougisse
point lui-même de vous, mais qu'il vous reconnaisse devant son Père, et
qu'il vous fasse entrer dans sa gloire, que je vous souhaite ! etc.
1 Psalm. 136. — ' Maith., 11.
Stîft LA 8ÉVKRITK KVANGKLIQUF. ^ 73
SERMON POUR LE TROISIÈME DIMANCHE DE L'AVENT.
SUR LA SEVERITE EVANGELIQUE.
Ego vox clamanlis in deserto : Dirigite viatn Dominl.
Je suis la voix de celui qui crie dans le désert : Rendez droite !a voie du Seigneur, Saint
Jean, cli. |.
Sire,
Cette voie du Seigneur est sans doute , selon la pensée de tous les Pères
de l'Eglise, et même dans le sens littéral, la voie étroite du salut ; et Jean-
Baptiste est le premier qui, comme précurseur de Jésus- Christ, fut envoyé
au monde pour la faire connaître , pour la préparer dans les cœurs , pour
l'aplanir sans l'élargir , mais surtout pour la rendre droite par les saintes
règles qu'il nous a tracées , en nous exhortant à y entrer et à la suivre :
Dirigite viam Domini, rectas facile semitas ejus. Voie étroite , voie uni-
que, qui puisse désormais nous conduire à la vie , je dis à la vie éternelle :
Arcta via est quœ durit ad vitam1. Car depuis le péché, dit saint Jé-
rôme , il n'y a plus d'autre voie pour aller à Dieu que la voie de la morti-
fication.
Mais , par une suite funeste de l'état malheureux où le péché nous a ré-
duits, combien ignorent cette voie et ne la savent pas dicerner? combien
d'entre ceux même qui la cherchent et qui croient l'avoir trouvée , s'y éga-
rent néanmoins et s'y perdent? En effet, nous apprenons de l'Ecriture qu'il
y a une voie dont, les apparences sont trompeuses , que les hommes re-
gardent comme une voie droite, mais dont les issues aboutissent à la
mort: Est via quœ videtur homini recta; novissima autem ejus ducunt
ad rnortem*. Il est donc aujourd'hui question, mes chers auditeurs, do
vous préserver d'une illusion si dangereuse : il s'agit de vous donner une
juste idée de la sévérité chrétienne, et c'est ce que j'entreprends dans ce
discours. Ne prenons point d'autre modèle que Jean-Baptiste; et parce que
c'est par l'opposition des ténèbres que la lumière parait plus éclatante, oppo-
sons la vraie sévérité de saint Jean à cette fausse sévérité des pharisiens, que
le Fils de Dieu, dans l'Evangile, a si souvent et si hautement réprouvée. Qui
jamais lit profession d'une vie plus austère que le divin précurseur? qui ja-
mais fut plus sévère dans ses mœurs ? Mais dans sa sévérité môme , remar-
quez ceci , ce fut un homme désintéressé , ce fut un homme humble , et
ce fut un homme charitable. Désintéressement le plus parfait : il ne tient
qu'à lui d'être reconnu dans toute la Judée pour le Messie ; des prêtres, des
lévites , députés de la Synagogue , sont prêts à le saluer en cette qualité :
mais sans se laisser prendre à l'éclat d'une dignité si auguste et si émi-
nente, il proteste, non-seulement qu'il n'est pas le Messie, mais qu'il n'est
« Maltb., 7. — "Prov., 16.
174 SLR LA SEVERITE KVANGELIQUK.
pas même prophète : Elias es tu,? Non sum. Propheta es tu? Non sum x.
Humilité la plus héroïque; hien loin d'accepter l'offre qu'on lui fait, il
confesse qu il n'est pas digne de rendre à ce Messie que Ton cherche les plus
vils services, ni de dénouer les cordons de ses souliers : Vujus non sum di-
gnus ut solvam corrigiam calceamenti ejus ~. Enfin, charité la plus pure
et la plus solide : s'il a de la dureté , c'est pour lui-même ; et du reste , il
emploie toute l'ardeur de son zèle à instruire les peuples , à toucher et à
gagner les cœurs pour les gagner à Jésus-Christ: Ego vox clamant is:
Dirigite viam Domini.
Voilà ce que j'appelle une sévérité vraiment évangélique; voilà ce qui
manquait aux pharisiens, et qui manque encore à tant d'autres qui, selon
le reproche de saint Jérôme, ont hérité, par une malheureuse succession ,
de tous les vices de ces prétendus dévots : Va? vobis, ad quos pharisœorum
vitia transierunt 3/ lisse piquaient d'une piété sévère; mais quel en était
le fond? Un esprit d'intérêt : Malheur à vous, leur disait le Sauveur du
monde , qui faites de longues prières et qui cherchez à vous enrichir du
patrimoine des veuves ! Un orgueil secret : Malheur à vous , poursuivait le
Fils de Dieu, qui voulez partout dominer et tenir les premiers rangs!
Une dureté impitoyahîe pour le prochain: Malheur à vous, qui chargez
vos frères de fardeaux pesants, dont ils sont accablés et qu'ils ne peuvent
porter ! De là , mes chers auditeurs , tirons trois règles pour bien juger de
la sévérité chrétienne , et concluons qu'elle doit surtout consister dans un
plein désintéressement: c'est la première partie; dans une sincère humi-
lité : c'est la seconde ; et dans une charité patiente et compatisantc : c'est la
troisième. On dira que cette matière ne convient pas à la cour, et moi je
disque c'est spécialement à la cour qu'elle convient. Car à la cour, comme
partout ailleurs , on ne peut se sauver que par la voie étroite : et n'est-ce
pas à la cour, plus que partout ailleurs, qu'on a, dans cette voie étroite,
à se défendre de l'intérêt, de l'orgueil, des aversions , des animosités, des
envies , de tout ce qui peut envenimer un coeur et l'endurcir? Je n'y per-
suaderai pas, mais au moins j'instruirai. La sévérité que j'y prêche n'y
sera pas pratiquée , mais au moins elle y sera connue : et n'y eût-il que
quelques âmes fidèles qui dussent profiter de cette instruction, ce sera assez
pour mdi. Dieu aura la gloire d'avoir trouvé jusque dans la cour, ou,
plutôt, d'y avoir formé de parfaits adorateurs. Demandons, etc. Ave,
Maria.
PREMIÈRE PARTIE.
C'est parle retranchement de l'intérêt, ou plutôt de la cupidité qui s'at-
tache à la poursuite de l'iutérêt , que doit commencer cette circoncision du
cœur dont parle si souvent l'Apôtre , et sans laquelle il est impossible
d'entrer dans cette voie étroite de l'Evangile , qui conduit à la vie , et qui
est le principe du salut: Omnis ex vobis qui non renuntiat omnibus quœ
possidet, non potest meus esse discipulus 4 : Quiconque ne renonce pas
d'esprit et de cœur à tout ce qu'il a, beaucoup plus à tout ce qu'il n'a pas
' Joan., 1. — » Act., 13. — 3 Hieron. — 4 Luc, 14.
SUR LA SÉVÉRITÉ ÉVANGKLIQUE. 47f0)
et qu'il ne peut avoir sans injustice ou sans forcer l'ordre de Dieu, est in-
capable d'être mon disciple. Voilà le premier axiome de la morale de
Jésus-Christ, qui, pour n'être que le plus bas degré de la perfection évan-
gêlique , ne laisse pas d'abord d'élever Fliomme au-dessus de tout ce qui
n'est point Dieu, et qui fait déjà réellement et solidement en lui ce que la
philosophie païenne n'a jamais pu faire qu'en apparence dans ses plus
parfaits et ses plus zélés sectateurs. D'où je conclus qu'un chrétien , quelque
idée de sainteté qu'il se propose, n'aura jamais cet esprit de sévérité,
propre de la loi de grâce, qu'autant qu'il aura cet esprit de désinté-
ressement par où notre divin maître a voulu que ses disciples fussent dis-
tingués.
Car pour vous en développer le mystère, prenez garde, s'il vous plaît,
aux propositions que j'avance, et qui vpnt vous désabuser d'autant d'er-
reurs dont je craindrais avec sujet que vous ne fussiez prévenus. S'il faut
mesurer la sévérité chrétienne par quelque règle , à parler exactement, ce
ne doit point être , ni par la difficulté des choses que l'on entreprend ou
que l'on est prêt à souifrir, ni par l'éclat d'une vie extérieurement austère
et mortifiée, ni par un certain zèle de réforme dont on se pique dans les
discours et dans les conversations du monde , ni par un abandon même
effectif de quelques intérêts particuliers dont on consent à se dépouiller :
pourquoi? parce que tout cela précisément considéré, bien loin d'être ce
que Jésus-Christ a prétendu, en nous obligeant à être sévères envers
nous-mêmes , peut subsister , et subsiste en effet tous les jours avec les
plus honteux relâchements du christianisme. Quelle est donc la marque
sûre et infaillible de la sévérité que nous professons dans notre religion ?
je le répète , un désintéressement général , absolu , sincère : trois qualités
aussi rares dans le monde qu'elles sont estimables , et par où nous devons
juger si nous sommes en effet devant Dieu ce que peut-être nous nous
flattons bien injustement d'être devant les hommes. Ceci mérite toute l'at-
tention de vos esprits ; ne perdez rien d'une si importante matière.
Non, Chrétiens, ce n'est point par la règle, ni de la difficulté des choses,
ni du courage à les entreprendre ou à les souffrir , qu'il faut discerner la
vraie sévérité d'avec la fausse. Et la preuve en est évidente: parce que,
comme raisonne fort bien saint Chrysostome, les choses même les plus
fâcheuses, et celles dont la nature a le plus d'horreur, nous deviennent
supportables , et même faciles et agréables , dans la vue d'un intérêt hu-
main ; et quand nous agissons par le motif de cet intérêt, bien loin que
nous nous fassions violence en nous abstenant , en nous surmontant, en
nous captivant , on peut dire , et il est vrai , que nous nous la ferions tout
entière en ne nous abstenant pas , en ne nous surmontant pas , et en ne
nous captivant pas.
Ce que nous prenons alors sur nous, nous nous l'accordons à nous-
mêmes. Nous mortifions une passion, mais c'est pour suivre le mouvement
et l'attrait d'une autre. Il nous en coûte , mais d'une manière qui ne
choque point notre amour-propre , puisqu'au contraire c'est notre amour-
propre qui nous fait porter lui-même la pesanteur du joug, et qui cherche
t *70 SUR LA SÉVÉRITÉ ÉVÀNSÉLIQSE.
en cela ù se satisfaire. Or, ce qui satisfait en nous l'amour-propre ne peut
pas être l'objet de la sévérité évangélique.
En effet , on ne dira pas que la vie pénible et laborieuse d'un avare qui
s'épuise pour amasser, soit une vie austère selon l'Evangile, ni que la servi-
tude d'un courtisan qui, pour établir sa fortune, essuie tout et dévore tout,
lui doive être comptée pour un exercice de cette abnégation qui fait le sou-
verain mérite des Justes. Au contraire, plus l'un et l'autre est déterminé ,
dans cette vue , à prendra sur soi-même, plus il est censé amateur de soi-
même , et plus il est éloigné de cette sainte haine que le Fils de Dieu veut
que nous ayons de nous-mêmes: pourquoi? parce que l'intérêt qui le do-
mine, et dont il s'est rendu esclave, n'est rien autre chose qu'un amour
déréglé de soi-même qui le fait souffrir. Sa véritable abnégation (je parle
de l'homme mondain) serait donc, plutôt de ne pas souffrir de la sorte , et
de renoncer à cet intérêt pour lequel il renonce à tout le reste. Car voilà
ce qui lui coûterait ; mais c'est justement ce qu'il ne gagne jamais sur lui ,
parce que, selon la pensée de saint Ambroise, s'il se resserre, ce n'est point
dans cette voie étroite et salutaire que Jésus-Christ nous a enseignée, mais,
par un aveuglement bien déplorable , dans le chemin large et spacieux qui
mène à la perdition.
Je dis plus, et je vous prie d'écouter ceci. Une vie exacte et extérieure-
ment mortifiée n'est point toute seule un témoignage convaincant de la
sévérité que nous cherchons , et qui est celle que l'Évangile nous recom-
mande. En voici la raison , c'est que dans cet extérieur de mortification et
de régularité, il peut encore y avoir un intérêt caché où la nature se trouve.
Quel intérêt, me direz-vous? un intérêt, Chrétiens, d'autant plus difficile
à vaincre, et plus dangereux, qu'il est plus déguisé et plus raffiné, c'est-
à-dire un intérêt où la piété se mêle, et qui c;-t revêtu de ce qu'il y a de
plus spécieux et de plus éclatant dans la religion.
Car si la piété est utile à tout , comme disait saint Paul, quoiqu'il l'ait
dit dans un sens bien différent de celui-ci , beaucoup plus la piété qui se
pique d'exactitude et d'austérité. Or, telle est surtout celle de certains esprits
dont saint Augustin nous a si bien donné l'idée; qui se font, dit-il, un
intérêt d'être sévères, et dont il semble que la politique soit d'être regardés
dans le monde et tenus pour tels : et moi je soutiens que du moment qu'ils
se font un intérêt de l'être , dès là ils cessent de l'être , et qu'il est impos-
sible qu'ils le soient , parce qu'il n'y a point de contradiction plus positive
dans la morale chrétienne que celle qui se rencontre entre ces deux termes,
la recherche de l'intérêt, et la sévérité.
Un exemple plausible , et d'autant plus touchant pour nous , que Jésus-
Christ, notre souverain maître, à force de nous le mettre devant les yeux,
l'a consacré , pour ainsi dire , à notre instruction , c'est celui des phari-
siens. Qu'y avait-il de plus régulier en apparence , et de plus détaché par
profession de toutes les douceurs de la vie , que les pharisiens parmi les
Juifs? C'était l'esprit de leur secte. Cependant le Sauveur du monde ne put
jamais les supporter; et la remarque de saint Jérôme est bien étonnante,
que cet Homme-Dieu, qui était d'un côté la sagesse même, et de l'autre la
SUR LÀ SKVÉHITÉ ÉVANGÉLIQUE. 177
douceur et la bonté même, fit toujours paraître plus d'indignation et un
zèle plus amer contre cette prétendue sévérité pharisaïque , que contre les
désordres les plus énormes des publicains et des femmes prostituées de Jé-
rusalem.
Que manquait-il aux pharisiens pour être sévères ? Ah ! mes Frères ,
répond saint Bernard, que ne leur manquait-il pas? Ils avaient l'ombre
de la sévérité, mais ils n'en avaient pas le corps , bien loin qu'ils en eussent
l'esprit : pourquoi? parce qu'ils n'en affectaient les pratiques que pour s'en
attirer les prolits et les émoluments ; c'est-à-dire parce que c'était des
hommes mercenaires qui ne s'attachaient à la rigueur des observances de
la loi que pour se maintenir dans la possession d'un misérable intérêt qui
les aveuglait , et dont ils étaient jaloux ; que pour parvenir à leurs fins ;
que pour contenter leur cupidité ; que pour se rendre maîtres des esprits ;
que pour exercer un empire plus absolu , non-seulement sur les personnes,
mais , comme Jésus-Christ leur reprochait , sur les revenus et les biens ,
et en particulier sur les biens de certaines veuves qui , préoccupées de l'o-
pinion de leur sainteté , s'épuisaient pour fournir à leur entretien : Vœ
vobis, quia comeditis domos viduarwn * ! Car tout cela , ce sont les points
marqués par les évangélistes , sur quoi le Fils de Dieu avait coutume de
s'étendre pour confondre ces sages du judaïsme, ne les épargnant jamais,
et jugeant qu'il était nécessaire de découvrir l'abus de leur conduite, parce
qu'il ne concevait rien de plus opposé à la pureté de ses maximes , que cet
intérêt couvert du voile de la sévérité.
Si donc , Chrétiens , pour nous appliquer cette divine morale , il arri-
vait , malheureusement pour nous , que nous prissions les mêmes voies , et
qu'au milieu du christianisme dont nous professons la créance et le culte ,'
nous fussions pharisiens d'action et de mœurs ( ce n'est point une suppo-
sition chimérique; et saint Paul, qui prévoyait les malheurs dont l'Église
était menacée , avertissait son disciple Timothée qu'il viendrait un temps
où ce trafic de piété régnerait, même entre les fidèles, et qu'il y en aurait
parmi eux dont la corruption de l'esprit et du cœur irait jusqu'à s'imagi-
ner que la religion leur doit être un moyen pour réussir dans le monde :
Hominum mente corruptorum, existirnantium quœstum esse pietatem 2;
il l'a prédit, Chrétiens, et Dieu veuille que notre siècle ne soit point un de
ceux qu'il a désignés par ces paroles ! c'est à vous et à moi de nous pré-
server d'un tel désordre ) : s'il arrivait , dis-je , qu'abusant d'une chose
aussi sainte qu'est la sévérité évangélique, le scandale qu'a déploré saint
Paul vint à se vérifier en nous , que n'ayant rien peut-être d'ailleurs par
où nous pousser dans le monde et y faire quelque figure , nous entrepris-
sions d'en venir à bout par les apparences d'une vie plus réformée , que
par là l'on cherchât à s'établir , par là l'on se fit des amis , par là l'on se
ménageât des patrons, par là, ou plutôt en cela, l'on eût des desseins,
des espérances , des vues qui se produiraient dans leur temps , en sorte
que tout cet éclat de piété, et de piété sévère, n'aboutit qu'à conduire une
intrigue, qu'à soutenir une entreprise, quà engager celui-ci , qu'à ga-
» Matili., 23. — * 1 Tàn., 6.
T. I. 12
^
I
178 SUR LA SEVERITE EVANGELIQUE.
gner celle-là , en un mot , qu'à entretenir cette société , ce commerce in-
digne qui a été un sujet d' horreur pour Y Apôtre : Existimantium quœstum
esse pietatem ; pourrait-on dire alors qu'il y eût là le moindre vestige de
cette sévérité chrétienne, qui doit non-seulement nous rendre parfaits,
mais parfaits comme notre Père céleste ? Ah ! mes chers auditeurs , ce se-
rait bien renverser les idées des choses, et prendre plaisir à nous séduire
nous-mêmes, que d'en juger ainsi. Non, non , si nous en sommes réduits
là , Jésus-Christ ne nous reconnaît point pour ses disciples. Cette sévérité
intéressée est un des plus pernicieux relâchements où nous puissions tom-
ber, et tout le fruit que nous en devons attendre, c'est qu'après nous en
être servis pour faire quelque temps une figure odieuse ou ridicule devant
les hommes, elle serve, un jour, à faire notre confusion et notre honte
devant Dieu.
Mais on a du zèle pour maintenir la discipline , et Ton ne craint pas de
le faire hautement valoir , et de l'opposer à la licence et aux dérèglements
du siècle. Autre erreur, dit saint Augustin : car ce zèle de la discipline,
si louable d'ailleurs , et si nécessaire , ne coûte rien dans les entretiens ,
dans les cercles , dans les livres , dans les chaires même et dans les dis-
cours publics ; le bornant là , on n'en est point incommodé ; au contraire ,
on s'en fait honneur, et l'abus en vient jusques à ce point , que le liber-
tinage même s'accoutume à tenir ce langage , parce que c'est le langage
à la mode, et qu'on a trouvé le secret de faire impunément toutes choses,
pourvu qu'on parle sévèrement.
N'a-t-on pas vu des hypocrites se soutenir par cet artifice , et imposer
au genre humain? et n'entend-on pas tous les jours des gens perdus de
•conscience, et chargés de crimes, s'exprimer éloqucminent sur le chapitre
de la réforme et sur la censure des mœurs? L'imposture est si commune,
qu'on commence à ne s'y plus tromper. Mais , sans entrer dans cette poli-
tique des sages du monde , je dis des sages libertins , voulons-nous con-
naître , Chrétiens , si ce zèle de réforme , si vif en apparence , et si ardent,
est dans nous un véritable effet de la sévérité de l'Évangile ? examinons-le
par nous-mêmes et par notre propre conduite. En parlant comme nous
parlons, c'est-à-dire en nous piquant dans les conversations d'autoriser les
maximes les plus sévères , en sommes-nous pour cela moins intéressés ? en
sommes-nous moins âpres à poursuivre ce que nous prétendons nous être
dû ? en sommes-nous de meilleure foi pour nous faire une justice rigou-
reuse sur ce que nous devons aux autres? en sommes-nous plus disposés à
nous relâcher de nos droits sur mille sujets où la charité , où la paix , où
le devoir, où l'honneur même l'exige? mais surtout en sommes-nous plus
dégagés de ces vues humaines qui infectent tout ce qu'il y a de plus sacré
dans le culte de Dieu?
Car voilà , s'il m'est permis d'user de ce terme , la pierre de touche ; mais
c'est à quoi le faux zèle ne veut pas être éprouvé. Nous exagérons en pa-
roles la sainteté du christianisme , et ce n'est point précisément ce que je
condamne ; mais au même temps que dans nos paroles et dans nos décisions
nous sommes si rigoureux, avons-nous, dans la pratique, une affaire à
SUR LA SÉVÉRITÉ ÉVANGELIQUE. J7<)
traiter, un différend à terminer, un argent à placer, une restitution a
faire, un bénéfice, comme Ton parle, à sauver ou à négocier? et puisque
le nom de bénéfice m'a échappé, avons-nous à combattre les justes re-
mords que doit donner la pluralité , l'incompatibilité , la non-résidence
la translation , l'emploi , ou , pour mieux dire , la profanation des reve-
nus? c'est justement alors que nous nous comportons comme tout le reste
des hommes , et bien souvent pis que les autres hommes. Pourquoi ? parce
qu'il s'agit de notre intérêt. Ces théologiens faciles et commodes , que nous
ne pouvions auparavant souffrir , ne nous paraissent plus si odieux. Étu-
diant de plus, près leurs opinions, nous y découvrons du bon sens, et,
après les avoir cent fois condamnés pour les autres , nous les estimons enfin
raisonnables pour nous-mêmes ; car n'est-ce pas ainsi que l'amour-propre
est ingénieux à nous prévenir et à nous corrompre?
Je sais, Chrétiens, que nous ne manquons pas d'adresse pour paraître
en cela même consciencieux, et qu'après nous être une fois déclarés pour
le parti sévère du christianisme , s'il nous survient dans le monde une
occasion importante que nous n'avions pas prévue, et où cette sévérité se
trouve par malheur opposée à notre intérêt , une occasion où le monde
nous attendait , pour voir de quelle manière nous en userions , et où il
est déterminé à ne nous faire nulle grâce ; je sais , dis-je , que là-dessus
nous savons bien nous ménager, et ne pas risquer notre réputation; que
pour cela nous ne nous rendons pas tout à coup au sentiment qui nous
favorise ; que nous sommes même les premiers à prononcer contre nous ;
qu'il faut bien des remontrances de nos amis et de nos proches, pour nous
faire modérer cette rigueur , et qu'il n'y a point de consultation dont nous
n'ayons soin de nous prémunir. Mais quand je m'aperçois enfin que tout
ce mystère se termine à faire avec beaucoup de cérémonie ce que font
sans tant de difficultés et tant de façons , les plus relâchés , et ce que ne
ferait peut-être pas un chrétien qui vit selon le train commun du monde
quoique moins zélé en spéculation pour les mœurs et pour la discipline
en vérité je ne puis pas, mes chers auditeurs, que je ne déplore notre
misère et notre faiblesse.
La sévérité du christianisme , dans ces rencontres , était de ne point
prendre tant de mesures , de ne point consulter tant d'auteurs , de ne point
écouter tant d'avis , de tenir ferme dans son principe , et d'en demeurer à
ce que l'on avait jugé, selon Dieu, le plus sûr et le plus exact; défaire sin-
cèrement ce que l'on aurait exigé des autres , et de renoncer à cet intérêt
qui ne s'accorde pas en effet avec les règles de la religion. Mais où sont
aujourd'hui les exemples de cette sévérité ? Cependant c'est par là qu'il la
faut mesurer : car quand je vois un chrétien me parler de la voie étroite de
l'Évangile, et en revenir toujours à son intérêt, fit-il des miracles, je ne
croirais pas en lui : prononçât-il des oracles , je n'en serais pas touché :
qu'il me paraisse désintéressé, et il me persuadera.
Enfin , j'ai dit que l'abandon même effectif de quelques intérêts particu-
liers ne suffit pas : pourquoi ? c'est la réflexion de saint Augustin ; parce
qu'il est aisé de renoncer à un intérêt pour un autre intérêt , comme il
180 SUR LA SÉVÉRITÉ ÉVANfiF.LlQn?.
était aisé â ce philosophe de fouler aux pieds le faste de Platon par un au-
tre faste encore plus grand et moins supportable. Il faut donc, si nous vou-
lons entrer dans cette voie que Jésus-Christ nous a tracée , et qui est celle
des élus , que notre désintéressement soit général , qu'il soit absolu , qu'il
soit sincère. Général : tellement que , dans la profession que nous faisons
de nous attacher à Dieu , nous n'envisagions et nous ne cherchions que
Dieu ; et ne mérite-t-il pas bien d'être cherché de la sorte ? Absolu , sans
condition , sans réserve , sans restriction ; car c'est ici que cette maxime ,
Tout ou rien, doit avoir lieu plus que partout ailleurs , et que le moindre
ménagement de ce qui s'appelle intérêt propre ternit le lustre et anéantit
le mérite de la plus apparente piété. Sincère , sans tout ce raffinement qui
nous fait quelquefois fuir l'intérêt pour y mieux parvenir; qui nous le
fait abandonner pour le mieux conserver; qui , pour en éviter le reproche,
lors même que nous le recherchons avec plus d'empressement , nous en
fait témoigner un mépris feint et simulé : car l'intérêt, dit saint Augustin,
parle toutes sortes de langues , et joue toutes sortes de personnages , même
celui de désintéressé : mais trompons-nous Dieu? et avec toute notre pru-
dence , trompons-nous même les hommes ?
Voilà , Chrétiens , le premier caractère de la sévérité évangélique ; voilà
par où l'on arrive à la perfection. Tandis qu'elle a été suivie dans le chris-
tianisme , je veux dire tandis que l'intérêt , ou plutôt l'esprit d'intérêt en a
été banni , le christianisme s'est maintenu dans sa pureté : du moment que
nous l'avons quitté, l'esprit de notre religion s'est altéré, et nous avons
commencé à dégénérer.
C'est sur cela que nous ne pouvons assez regretter les heureux siècles de
la primitive Eglise , et c'est sur quoi il faudrait souhaiter de les voir re-
naître. Les fidèles alors ne possédaient rien en propre, mais dès qu'on a
voulu distinguer le mien et le tien, dès qu'on a entendu ces froides paro-
les , selon l'expression de saint Jean Chrysostome , mais qui , dans leur
froideur même, excitent tant de chaleur dans les esprits, toute la sainteté
chrétienne s'est démentie , et l'on est tombé dans une entière corruption de
mœurs. En cherchant le sien, on a appris à trouver celui d'autrui; et en trou-
vant celui d'autrui , on en a fait le sien : de là sont venues tantde divisions, de
chicanes, de fourberies, de concussions, d'oppressions, d'usurpations ; de là
tant d'abus qui se sont glissés jusque dans le sanctuaire , en sorte qu'on peut
bien présentement nousreprocher ce que reprochait Tertullien aux païens ,
quand il leur disait qu'ils faisaient servir la majesté de leurs dieux à leurs
intérêts : Apud vos majestas quœstuo.ria ef/îcitur l ; de là les simonies
palliées et déguisées , les permutations , plus sordides encore que la simo-
nie même; les gratifications ou les récompenses, les tributs et les pensions
sur des bénéfices , sans les avoir jamais possédés ; les dissipations du patri-
moine de Jésus-Christ en meubles, en trains, en équipages; l'envie de do-
miner dans l'Église, s'engageant à la servir pour y commander: désor-
dres qui l'ont décriée , qui l'ont rendue odieuse aux hérétiques , qui lui ont.
attiré de leur part de si atroces invectives.
» Terlull.
SUR LA SÉVÉRITÉ KVANGELIQUE. J 81
Ah ! mes Frères, réveillons aujourd'hui notre zèle; prenons des sentiments
plus épurés et moins terrestres; ne débitons point tant de belles maximes ;
mais venons-en aux effets; commençons par dégager notre co?ur, par le
détacher : par là nous glorifierons Dieu , nous édifierons l'Église , nous
fermerons la bouche à ses ennemis ; et j'ose dire même que nous n'y per-
drons rien. Car la piété, dit l'Apôtre, est une grande richesse, si nous
savons nous en contenter : Est quœstus magnus piètas cum sufficientiâ l.
Dès que nous ne nous, en contentons pas , dès que nous voulons quelque
chc°e au delà , et que , par une espèce de sacrilège , nous mêlons des inté-
rêts profanes et humains avec des intérêts tout spirituels et tout célestes ,
Dieu réprouve ce mélange, et les hommes le méprisent. N'ayons en vue
que Dieu, ne cherchons que Dieu; Dieu nous suffira : Cum sufficientiâ.
Et pourquoi ne nous suffirait-il pas ? Il suffit pour tout ce qu'il y a de
bienheureux dans le ciel ; il suffit pour lui-même. Avons-nous un cœur
plus vaste que tant de Saints ou que Dieu même ? Qu'y a-t-il , Seigneur,
dans toute l'enceinte de ce grand univers , que je puisse désirer hors de
vous ; et si vous êtes à moi, que me faut-il davantage? Ainsi parlait David.
Dieu lui tenait lieu de tout. Il est vrai qu'il se proposait la récompense ,
qu'il la demandait, qu'il la recherchait : mais cette récompense, qu'était-ce
autre chose que Dieu même? Sévérité chrétienne, sévérité non -seulement
désintéressée , mais encore sévérité humble : c'est la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
C'est dans les plus beaux fruits, dit saint Augustin, que les vers se
forment , et c'est aux plus excellentes vertus que l'orgueil a coutume de
s'attacher. Car ce qu'est au fruit le ver qui le corrompt , l'orgueil l'est aux
vertus , et surtout aux vertus chrétiennes , qu'il infecte. Il n'est rien selon
Dieu de plus parfait que cette sévérité évangélique dont je vous parle ,
quand elle est bien prise et saintement pratiquée. On peut dire , et il est
vrai , que c'est le fruit le plus exquis et le plus divin que le christianisme
ait produit dans le monde : mais aussi faut-il confesser que c'est le plus
exposé à cette corruption de l'amour-propre , à cette tentation délicate de
la propre estime , qui fait qu'après s'être préservé de tout le reste , on a
tant de peine à se préserver de soi-même.
Oui , Chrétiens , avouons-le à notre confusion , il est rare , dans le dés-
ordre du siècle où nous vivons , de trouver des hommes ennemis du relâ-
chement, et sévères pour eux-mêmes, comme la religion nous oblige à
l'être. Mais ce qui doit encore bien plus nous confondre , c'est que peut-être
n'est-il pas moins rare dans le siècle où nous sommes , et jusque parmi
ceux qui sont les plus sévères pour eux-mêmes , de trouver des hommes à
couvert de l'orgueil et humbles d'esprit et de cœur. Cependant, mes Frères,
disait saint Bernard parlant à ses religieux , être humble et être sévère à
soi-même , ce ne sont point deux choses distinguées dans ies maximes de
Jésus-Christ; et si nous voulons nous en rapporter à notre expérience,
nous connaîtrons que c'est dans la pratique d'une sincère humilité que con-
• 1 TLuiolh., G.
182 6UR LA SÉVÉRITÉ ÉVANGKLIQUE.
sistc la véritable et l'essentielle austérité. Que serait-ce donc si, par un
déplorable aveuglement, nous venions à séparer l'un de l'autre? Que se-
rait-ce donc si , cherchant ce port du salut où le Sauveur nous a appelés
quand il nous a dit : Intrate per angustam portami, nous allions heurter
contre un écueil aussi dangereux que celui d'une flatteuse vanité et d'une
orgueilleuse présomption? C'est à moi , Chrétiens, à vous le découvrir cet
écueil , et c'est à vous à le craindre et à l'éviter. Mais malheur à vous et à
moi , si nous négligeons de reconnaître une si trompeuse illusion , et si
nous n'apportons pas tout le soin qu'il faut pour ne nous y laisser jamais
surprendre !
Or , je l'ai dit ; et comme mon dessein me rappelle nécessairement aux
pharisiens , je suis encore obligé de le redire : ne nous étonnons pas si le
Fils de Dieu , n'étant venu au monde que pour être le réformateur du
monde, et pour lever (qu'il me soit permis de parler ainsi) l'étendard de
la vie austère , il commença d'abord par une guerre ouverte contre ces pré-
tendus dévots les plus sévères , et , dans l'opinion commune , les plus ré-
formés du judaïsme. Pour agir conséquemment à son adorable mission ,
et conformément à l'Évangile qu'il nous annonçait, il dut les traiter de
la sorte. A travers le voile de cette apparente sévérité, il les reconnut pour
des esprits superbes , et dès lors il les envisagea comme les usurpateurs de
la gloire de son Père. Voilà pourquoi il les entreprit.
C'étaient des hommes d'un extérieur édifiant, et qui se glorifiaient par-
dessus tout d'observer littéralement et inviolablement la loi ; mais qui , du
reste, remplis d'une haute estime d'eux-mêmes, et préoccupés de leur
mérite, s'attribuaient tout le bien qui paraissait en eux ; qui se regardaient
et se faisaient un secret plaisir d'être regardés comme les Justes, comme
les parfaits, comme les irrépréhensibles : Qui in se confidebant, tanquam
Justi 2 ; qui de là prétendaient avoir droit de mépriser tout le genre hu-
main , ne trouvant que chez eux la sainteté et la perfection , et n'en pou-
vant goûter d'autre : Et aspernabantur cœteros 3 ; qui dans cette vue ne
rougissaient point , non-seulement de l'insolente distinction , mais de l'ex-
travagante singularité dont ils se flattaient , jusqu'à rendre des actions de
grâces à Dieu de ce qu'ils n'étaient pas comme le reste des hommes : Gra-
tias tibi ago quia non sum sicut cœteri hominum 4 ; qui, dans les exercices
même d'humilité , dans les œuvres de pénitence , cherchaient une vaine
gloire; jeûnant, dit le texte sacré, afin de paraître jeûner , et défigurant
leurs visages pour s'attirer la confiance et la vénération des peuples : Ex-
terminant faciès suas, ut appareant jejunantes 5 ; qui, sous ce prétexte
de vie régulière et de morale étroite, satisfaisaient leur ambition, se fai-
sant appeler maîtres , et le voulant être partout ? Et vocari ab hominibus
?*abbi 6 ; qui , sans autre titre que celui-là , je veux dire , d'une régularité
plus exemplaire, se croyaient suffisamment autorisés à prendre partout
les premiers rangs et à s'emparer des places d'honneur : Amant autem
primos recubitus in cœnis, et primas cathedras in synagogis 7. Car ce
sont là les traits sous lesquels Jésus-Christ même les a dépeints ; en sorte
• Matth., 7, — ■ Luc, 18. — 3 Ibid. — 4 Ibid. — 5 Matin., G. — 6 Ibid., 23. - 7 Ibid.
SUR LA SEVERITE EVANGELIQUE. 183
qu'il ne nous a rien laissé dans l'Évangile , ni de plus vif ni de plus fini
que ce tableau , où il voulait que chacun de nous s'étudiât et apprit à se
connaître. Or tout cela , reprend saint Augustin , était contradictoirement
opposé à la sévérité évangélique, telle que le Sauveur du monde l'avait
conçue, et telle qu'il s'était proposé de l'établir sur la terre; et c'est aussi
le sujet pourquoi il témoigna tant de zèle contre la sévérité fastueuse de
de ces faux docteurs de la Synagogue.
Mais s'il n'a pu supporter ce faste dans les pharisiens, comment le sup-
portera-t-il dans nous? c'est la belle réflexion de saint Grégoire, pape. Si
le Fils de Dieu a hautement condamné cette sévérité corrompue et empoi-
sonnée par l'orgueil dans des hommes qui ne lui appartenaient en rien ,
et qui ne furent jamais élevés dans les principes de sa loi, que lui paraî-
tra-t-elle dans des chrétiens qui sont , comme parle Zenon de Vérone , les
disciples de son humilité, et qui, par un engagement indispensable, en
doivent être les sectateurs? C'est toutefois, mes Frères, l'autre désordre dont
nous avons à nous garantir , et sur quoi l'on nous ordonne de veiller avec
une attention particulière : Attendite ne justitiam vestram faciatis co-
ram hominiens ut videamini ab eis 1 : Prenez bien garde à ne pas faire
vos bonnes œuvres devant les hommes, pour en être loués et approuvés.
Car ne nous imaginons pas que cette sévérité d'ostentation , tant de fois
censurée par Jésus-Christ, soit un fantôme que la loi de grâce ait entière-
ment dissipé. Tl subsiste encore, et Dieu veuille qu'après avoir été le vice
des pharisiens , par une malheureuse succession , il ne soit pas devenu le
nôtre! telle est en effet notre misère. Comme nous ne sommes dans le fond
de notre être que vanité et que néant, tout, jusqu'à nos vertus, se ressent de
ce néant et tient de cette vanité ; et comme l'orgueil, si j'ose le dire, est la
partie la plus subtile de l'amour de nous-mêmes , si profondément enraciné
dans nos âmes , par une triste fatalité il s'insinue, non-seulement dans les
choses où nous aurions lieu en quelque manière de nous rechercher , mais
jusque dans la haine de nous-mêmes , jusque dans le renoncement à nous-
mêmes, jusque dans les saintes rigueurs que Dieu nous inspire d'exercer
sur nous-mêmes. A peine nous sommes-nous mis sur un certain pied de
vie réformée, que ce démon de l'orgueil commence à nous attaquer. Dès là,
si nous ne sommes en garde contre nous , nous nous oublions : il semble
que nous ne soyons plus de cette basse région du inonde, il semble que
nous soyons singulièrement les élus de Dieu , toujours contents de nous-
mêmes, et toujours prêts à nous exalter, sous prétexte d'exalter Dieu dans
nous.
Ce n'est pas qu'en bien des rencontres nous ne fassions les humbles , mais
d'une humilité , dit saint Jérôme, qui ne risque rien , d'une humilité qui
cherche à être honorée et qui est sûre de l'être, d'une humilité qui sert d'a-
morce à la louange, et dont l'orgueil même se pare. On se reconnaît, on
se confesse pécheurs en général; mais en particulier, on ne veut jamais
convenir qu'on ait manqué. Vous diriez qu'il suffit d'être sévère pour être
plein de soi-même, attaché à son sentiment et idolâtre de ses pensées. De
1 Matih., 6.
184 3-UR LA SÉVÉRITÉ ÉVANGELlQUi:.
là, sans même l'apercevoir, on ne parle plus que de soi ; on ne voit plus de
bien qu'en soi ; on mesure tout par soi : quoique Dieu ait des conduites de
grâce toutes différentes, on n'estime plus que la sienne, et, par une petitesse
d'esprit présomptueuse , on voudrait tout réduire à la sienne. Et parce
qu'on n'y trouve pas tout le monde disposé , on a pitié de tout le monde ;
je ne dis pas une pitié charitable et compatissante , mais une pitié dédai-
gneuse et méprisante. Tout ce qui n'est pas selon notre goût paraît ré-
prouvé. On croit tous les autres perdus ; à l'exemple de cet homme dont
parle saint Bernard , qui , par je ne sais quel enchantement , avait infatué
le monde de ses erreurs , en persuadant aux ignorants et aux simples
qu'après même le bienfait de la rédemption il n'y avait presque de salut
pour personne , et que toutes les richesses de la miséricorde divine étaient
uniquement réservées pour ceux qui croyaient en lui et qui s'attachaient à
lui , c'est-à-dire , ajoute saint Bernard , pour ceux qui se laissaient trom-
per par lui : Qui nescio quâ arte (ces paroles sont dignes de remarque),
nescio quâ arte, persuaserat populo stulto et insipienti, etiam post
Cliristi effusion sanguinem, totum mundum perditum iri, et ad solos
quos decipiebat, totas miserationum Dei divitias et universitatis gratiam
pervertisse l. Combien de fois, dans la suite des temps, cette illusion s'est-
elle renouvelée?
On veut pratiquer le christanisme dans sa sévérité, mais on en veut
avoir l'honneur. On se retire du monde, mais on est bien aise que le
monde le sache ; et s'il ne le devait pas savoir , je doute qu'on eût le cou-
rage et la force de s'en retirer. On renonce à certains divertissements que la
religion condamne , mais on se soutient par la gloire d'y avoir renoncé. On
quitte le luxe des habits, mais on a pour soi-même autant ou plus de com-
plaisance que les plus mondains. On ne se soucie plus de sa beauté, mais
on est entêté de son esprit et de son propre jugement. On se retranche, on
s'abstient , on se mortifie en secret ; mais on fait si bien que ce secret cesse
bientôt d'être secret , et l'on a cent biais pour le rendre public , en sauvant
même les dehors et les apparences de la modestie.
De là vient que , dans toutes ces choses et en mille autres , on aime la
singularité : pourquoi? parce que la singularité a cela de propre, qu'elle
excite l'admiration, qui est le charme de la vanité. Toute la perfection de
l'Évangile , selon les voies simples et communes, n'a rien qui touche. S'il
y a quelque chose de nouveau, c'est à quoi l'on donne, et où l'on trouve
sa dévotion ; et , au lieu que saint Augustin , pensant à se convertir, n'é-
vita rien plus soigneusement que de le faire avec bruit, de peur, disait-il
lui-même , qu'il ne semblât avoir voulu paraître grand jusque dans sa pé-
nitence : Ne conversa in factum meum intuent ium or a dicerent, quod
quasi appetiissem magnus videri 2 ; nous , par un principe tout contraire,
mais par un esprit bien éloigné de la sagesse de ce pénitent , nous recher-
chons , jusque dans la pénitence , un vain éclat dont nous nous laissons
éblouir.
C'est assez que nous ayons un certain zèle de discipline et de réforme,
1 Bernard. - — - Auyust.
SUR LA SÉVÉRITÉ EV ANGELIQUE. 185
pour nous attribuer le pouvoir de juger de tout , pour usurper une supé-
riorité que ni Dieu ni les hommes ne nous ont donnée , et pour faire la loi
peut-être à ceux dont nous devons la recevoir. Car un laïque s'érigera en
censeur des prêtres , un séculier en réformateur des religieux , une femme
en directrice , et que sais-je de qui ? tout cela , parce que ,. sous couleur de
piété, on ne s'aperçoit pas qu'on veut dominer. Cette présomption même,
ainsi que je l'ai déjà remarqué, par une conséquence naturelle, dégénère
souvent et se tourne en ambition. Il semble qu'être sévère dans ses maximes
soit un degré pour s'agrandir, et que cette qualité seule , bien ménagée ,
doive tenir lieu de tout autre mérite. Comme les pharisiens s'en servaient
pour obtenir les premières chaires dans les synagogues , ou s'en sert pour
s'introduire dans les premières dignités de l'Église. Car ne dirait-on pas
toujours que Jésus-Christ avait entrepris de nous inarquer , dans ces sages
du judaïsme , tous les dérèglements et tous les abus à quoi nous devions
être sujets ; et n'est-il pas étonnant que ce qu'il leur reprochait alors soit
justement , et à la lettre , ce qui se voit encore aujourd'hui dans le monde
chrétien?
Or, je soutiens que ce levain et cette enflure de l'orgueil , non-seulement
corrompt le mérite de la sévérité chrétienne , mais qu'il en détruit même
la substance. Qu'il en corrompe le mérite , vous n'en doutez pas ; car quel
peut être devant Dieu le mérite d'un homme superbe? avec quel front
osera-t-il dire avec saint Paul : Reposita est mihi corona justiiiœ *?
J'attends de mon Dieu la couronne de justice qui m'est réservée. Quel droit
le Sauveur du monde n'aura-t-il pas de lui répondre, comme dans l'Évan-
gile : Recepisti rnercedem tuam 2? Vous vous promettez une récompense ,
et vous ne faites pas réflexion que vous l'avez déjà reçue , ou plutôt que
vous vous l'êtes déjà donnée? vous vouliez vous satisfaire , vous complaire
en vous-même, et de quelles secrètes complaisances n'avez-vous pas été
rempli ? combien avez-vous été satisfait de votre personne ? vous voilà donc
récompensé, et je ne vous dois plus rien que le châtiment de votre vanité
et de votre orgueil. Mais c'est en votre nom, Seigneur, que je me suis en-
gagé dans des voies dures et pénibles. En mon nom? dites au vôtre. Votre
nom , par les soins que vous en avez pris , ou que l'on en a pris pour vous,
en a été dans le monde plus vanté et plus honoré ; mais pour le mien, bien
loin d'être glorifié, il en a souffert.
Par conséquent , Chrétiens auditeurs, nul mérite dans cette sévérité , et
j'ajoute même nulle vraie sévérité alors, puisque l'orgueil en détruit tout
le fond et toute la substance. J'en donne la raison. C'est que la vraie sévé-
rité, la sévérité chrétienne, doit consister à se faire violence , et à contre-
dire la nature et l'amour-propre. Or, tout ce qui flatte notre orgueil flatte
la nature; et au lieu de la combattre, on la suit, on la contente, on la re-
paît de ce qu'elle goûte avec plus de douceur et plus de plaisir. Et en effet,
il n'y a point de vie , pour laborieuse et pour gênante qu'elle puisse être ,
que nous ne trouvions douce naturellement , quand nous savons qu'elle nous
distingue dans le monde , qu'elle fait parler de nous dans le inonde, qu'elle
1 2 Timotli., 4. — » Mat th., (5.
180 SUR LA SÉVÉRITÉ ÉVANGÉLIQUE.
nous y fait considérer et respecter. Il ne faut plus de grâce pour nous
faire agir, la nature seule nous donne des forces.
C'est pour cela, dit saint Chrysostome (et cette pensée m'a toujours paru
bien solide et bien judicieuse) , c'est pour cela que nous avons beaucoup
moins de peine à faire plus que nous ne devons , qu'à faire ce que nous
devons ; et qu'une des erreurs les plus communes parmi les personnes
mômes qui cherchent Dieu, est de laisser le précepte et ce qui est d'obli-
gation , pour s'attacher au conseil et à ce qui est de surérogation : pour-
quoi ? parce qu'à faire plus qu'on ne doit , il y a une certaine gloire que
l'on ambitionne , et qui rend tout aisé : au lieu qu'à faire ce que l'on doit,
il n'y a point d'autre louange à espérer, que celle des serviteurs inutiles :
Servi utiles sumus, quod debuimus facere, fecimus *.
Quelle est donc, encore une fois, la véritable austérité du christianisme?
Ah! mes chers auditeurs, concevons-le bien, et ne l'oublions jamais. La
vraie austérité du christianisme, c'est d'être humble, c'est d'être petit à
ses yeux , c'est d'être vide de soi-même ; c'est de ne point faire tant de
retours sur soi-même ; c'est d'être mort , sinon au sentiment, du moins au
désir et à la passion de l'honneur ; c'est de recevoir de bonne grâce , et
quand Dieu le veut, l'humiliation et le mépris. La vraie austérité du chri-
stianisme, c'est d'aimer à être abaissé, à vivre dans l'oubli, dans l'obscu-
rité , et de pratiquer solidement et de bonne foi cette courte , mais cette
importante leçon de saint Bernard : Ama nesciri 2; car voilà ce qui est
insupportable à la nature : On ne pensera plus à moi , on ne parlera plus
de moi ; je n'aurai plus que Dieu pour témoin de ma conduite, et les
hommes ne sauront plus, ni qui je suis, ni ce que je fais. Et parce que
l'humilité même se trouve exposée en certains genres de vie dont toute la
perfection , quoique sainte d'ailleurs , a un air de distinction et de singu-
larité , la vraie austérité du christianisme , surtout pour les âmes vaines,
est souvent de se tenir dans la voie commune , et d'y faire , sans être re-
marqué, tout le bien qu'on ferait dans une autre route avec plus d'éclat.
Dans cette voie commune , on ne pensera plus à vous : tant mieux , c'est
ce que vous devez chercher. Dans cette voie commune , on ne vous admi-
rera plus; vous n'aurez plus d'approbateurs gagés pour faire valoir vos
moindres actions : eh bien ! c'est ce qui mettra vos bonnes œuvres plus en
assurance. Dans cette voie commune, vous ne serez pas de la société des
parfaits , votre nom sera comme enseveli : à la bonne heure ; c'est l'état où
l'Apôtre veut que vous soyez , quand il vous dit que , comme chrétien, vous
avez dû mourir à tout, et que votre vie doit être cachée avec Jésus-Christ
en Dieu : Mortui estis, et vit a, vestra abscondita est cum Christo in
Deo 3. Cela vous paraîtra rude , et cela l'est en effet ; mais c'est par là même,
et en cela même que vous trouverez cette voie étroite qui conduit à la sain-
teté propre de la religion que vous avez embrassée.
Ah ! Seigneur , imprimez-nous bien avant ces vérités dans l'esprit. Je
vous rends grâces, ô Dieu de mon âme, de ce que vous ne les avez point
fait connaître aux sages et aux prudents : Confitcor tibi, Pater, quia abs-
' Luc, 7. — * Bernard. — 3 CqIoss., 3.
SLR LA SÉVÉRITÉ ÉVANGELIQLE. 187
condisti hœc à sapientibus et prudent ibus '. Je ne dis pas seulement aux
sages mondains , aux politiques du siècle , mais aux sages dévots , à ces
dévots superbes qui se sont évanouis dans leurs pensées : Sed revelastis
ea parvulis a : Et je vous bénis au même temps de les avoir révélées aux
petits, qui ne se produisent point tant dans le monde , et qu'on n'y produit
point tant ; dont on n'exalte point tant le mérite, mais dont les noms , in-
connus sur la terre, sont écrits dans le ciel; dont les voies sont d'autant
plus droites et plus sûres , qu'elles sont plus simples. Oui , mon Dieu ,
soyez-en béni : Ita t Pater, quoniam sic fuit placitum ante te 3. Finis-
sons; sévérité chrétienne, sévérité désintéressée, sévérité humble, enfin
sévérité charitable : c'est la troisième partie.
TROISIÈME PARTIE.
À considérer les choses dans l'apparence , il n'est rien de plus opposé ,
ce semble, que la sévérité chrétienne et la charité. Car la charité, selon
saint Paul , est douce , indulgente , condescendante v ; elle couvre tout ,
elle excuse tout, elle supporte tout : et au contraire la sévérité fait pro-
fession de n'excuser rien , de ne supporter rien , de n'avoir ni complai-
sance ni indulgence , d'être inflexible dans ses sentiments , et rigide dans
sa conduite : qualités qui se détruisent , à ce qu'il parait, les unes les au-
tres. Cependant, Chrétiens, le Fils de Dieu a supposé que l'on pourrait
parfaitement les allier ensemble ; et de la manière qu'il a conçu son Évan-
gile, à peine dirait-on pour laquelle de ces deux vertus il a témoigné plus
de zèle, ne les ayant jamais séparées, n'ayant point voulu de l'une sans
l'autre , mais ayant fait également de l'une et de l'autre le caractère de sa
loi. Comment cela , et quel moyen de les accorder? Rien de plus aisé, mes
chers auditeurs , pour peu que nous soyons versés dans la morale de Jé-
sus-Christ. Car distinguons bien les objets ; et par la différence des objets ,
nous reconnaîtrons que ce qui parait en ceci contradictoire, est justement
ce qui fait toute l'harmonie et toute la perfection de la loi de grâce.
En effet , dit saint Augustin , et voici le dénouement de la question : le
Sauveur du monde n'a jamais prétendu , dans l'Évangile , que nous eus-
sions pour les autres de la sévérité, mais seulement pour nous-mêmes;
et son intention n'a point été que nous eussions pour nous-mêmes cette
charité dont il s'agit , c'est-à-dire cette douceur et cette bénignité , mais
seulement pour les autres. Or la charité pour les autres, et la sévérité pour
soi-même, ce sont deux devoirs qui se concilient d'eux-mêmes , et qui ,
bien loin de se combattre , s'entretiennent mutuellement, puisqu'il est cer-
tain que la seule obligation d'être charitables envers nos frères nous met
dans une absolue nécessité d'être sévères envers nous-mêmes , et que l'ex-
périence nous apprend tous les jours que l'occasion la plus fréquente et le
sujet le plus ordinaire que nous ayons d'exercer cette sévérité envers nous-
mêmes, est la charité que nous devons au prochain.
Je ne parle pas, au reste, de ceux que Dieu a établis pour gouverner
les autres et pour leur commander, beaucoup moins de ceux à qui Dieu
« Matth., II. — » Ibid. — . Mbid.— 4 1 Cor., 13.
188 SUR LA SEVERITE EVANGELIQUE.
confie la conduite des âmes , tels que sont les pasteurs , les confesseurs , les
directeurs. Ce n'est point à moi , et je m'en suis déjà déclaré dans un autre
discours, ce n'est point à moi qu'il appartient de leur donner des règles;
ce serait plutôt à moi de les prendre d'eux. De savoir s'ils doivent être
sévères ou indulgents ; si , dans les fonctions de leur ministère , la sévérité
doit prédominer par-dessus la charité , ou si la charité doit l'emporter sur
la sévérité ; si la sévérité sans charité peut être utile , ou si la charité sans
sévérité peut être efficace : ce sont des points qui ne regardent pas ceux
qui m'écoutent, et que je n'entreprends pas de décider. Mais je parle de
chrétien à chrétien , de particulier à particulier, et je dis ce qu'il serait si
important pour vous et pour moi de nous dire tous les jours de notre vie,
que la charité due au prochain est la matière la plus abondante , et au
même temps la plus nécessaire, de cette sévérité dont Dieu veut que nous
usions envers nous-mêmes : pourquoi? en pouvons-nous douter, après les
excellentes idées que saint Paul nous donne de la charité chrétienne , et
surtout après tant d'épreuves de ce qu'il nous en coûte presque à chaque
moment dans le commerce du monde, pour la pratiquer?
Quand ce grand apôtre nous dit que la charité doit supporter les fai-
blesses et les imperfections du prochain , qu'elle doit obliger et servir le
prochain , qu'elle doit soulager les misères du prochain ; quand il ajoute
qu'elle ne s'aigrit point , qu'elle ne se pique point , qu'elle ne rend point
le mal pour le mal, qu'elle est patiente dans les injures, qu'elle fait du
bien à ceux qui l'outragent, qu'il n'y a rien qu'elle ne soit disposée à souf-
frir ; dans cette description si belle et si vive , que nous prêche-t-il , sinon
la sévérité envers nous-mêmes ?
Sévérité véritable : car, pour accomplir tout cela , que ne faut-il pas
prendre sur soi-même? combien de victoires ne faut-il pas remporter sur
son naturel, sur son humeur, sur ses passions? entrons dans le détail.
Pour avoir cette charité patiente , que ne faut-il pas endurer? à combien
de bizarreries et de caprices de la part de ceux avec qui l'on vit , à com-
bien de manières importunes, fâcheuses, choquantes, ne faut-il pas s'ac-
commoder? quelles aversions et quelles antipathies naturelles ne faut-ii
pas surmonter? Pour avoir cette charité discrète et sage, en combien de
choses ne faut-il pas se contraindre ? par exemple , en combien de ren-
contres ne faut-il pas , par charité , se taire quand on voudrait parler,
acquiescer quand on serait tenté de résister, excuser quand on aurait envie
de contrôler, aimer mieux paraître dans l'entretien moins agréable et moins
spirituel , que d'offenser et de railler ? Pour avoir cette charité détachée
d'elle-même, que ne doit-on pas sacrifier? de combien de prétentions
justes ne faut-il pas se relâcher ? en combien de sujets et de conjonctures
où il serait aisé de l'emporter, ne faut-il pas , pour le bien de la paix ,
plier et céder? Pour avoir cette charité douce , quels mouvements de colère
ne faut-il pas réprimer? quels sentiments de vengeance ne faut-il pas
étouffer? quels mauvais offices et quelles injures ne faut-il pas oublier?
Dites-moi, mes chers auditeurs, qu'est-ce que la sévérité évangélique, si
ce ne Test pas là? Donnez-moi un homme qui s1 airae lui-même, et qui ne
SUR LA SÉVÉRITÉ ÉVANGELIQUE. 189
sache pas se gêner et se mortifier : comment s'acquittera-t-il de ces de-
voirs, et de mille autres à quoi nous oblige la charité du prochain? com-
ment aimera-t-il le prochain à ces conditions ? comment s'incommodera-t-il
pour l'assister dans ses besoins? comment s'humiliera-t-il pour radoucir
dans ses emportements? comment consentira-t-il à lui pardonner une in-
jure ? comment se soumettra-t-il à le prévenir, pour ménager une récon-
ciliation? Il est donc vrai que la charité dont nous sommes redevables à
nos frères , bien loin d'être contraire à la sévérité chrétienne , en est une
des parties les plus essentielles et comme le fondement.
Mais qu'arrive-t-il ? Appliquez-vous à cette dernière pensée : au lieu de
raisonner et d'agir suivant ce principe , nous confondons tout l'ordre des
choses , et, par un renversement que l'amour-propre ne manque guère à
faire dans notre cœur, si nous n'avons soin de nous en garantir, au lieu
d'exercer contre nous-mêmes cette sévérité, contre nous-mêmes, dis-je,
qui , de droit naturel et divin , en sommes les premiers ou les seuls objets,
nous l'employons contre nos frères, qui ne sont pas néanmoins de son
ressort. Car, à quoi se réduit communément cette prétendue sévérité dont
nous nous flattons? Je veux, Chrétiens, qu'elle ne laisse pas de produire
en nous quelque réforme ; je veux qu'elle nous retranche certains plaisirs
et certains divertissements .du siècle corrompu ; je veux même qu'elle nous
fasse paraître plus occupés de Dieu et de notre sanctification ; mais si , avec
tout cela, elle nous rend fâcheux, importuns, critiques, censeurs des
actions d'autrui, et insupportables dans la société; si , malgré tout cela,
elle nous fait perdre cette complaisance charitable, cette déférence que
nous devons avoir pour les autres , et sans laquelle il est impossible de
conserver la paix , surtout entre des proches et dans une famille ; si , en
conséquence de ce que nous sommes réguliers, nous croyons avoir un droit
acquis de ne rien approuver, de ne rien tolérer, de ne rien passer ; si cette
sévérité s'attache à observer jusques à une paille dans l'œil de notre pro-
chain, et à l'étendre, à la grossir jusqu'à la faire paraître comme une
poutre ; si elle nous inspire je ne sais quelle aigreur dans les avis mêmes
de charité que nous donnons ; ou si , sous prétexte de charité , elle nous
met sur le pied d'en donner sans mesure, et toujours par bizarrerie et par
caprice ; si elle nous autorise dans une liberté de médire d'autant plus dan-
gereuse qu elle paraît mieux intentionnée, et qu'elle prend l'apparence du
zèle ; si , par maxime de régularité , nous disons plus de mal de notre frère
que les plus médisants du siècle n'en diraient , ou par imprudence ou par
malice ; si cet esprit de sévérité sert à fomenter nos ressentiments, à exciter
nos vengeances, à nous rendre incapables de retour, jusque-là que, parce
que nous sommes pieux et dévots, ou que nous en avons la réputation, on
craigne plus mille fois de nous blesser que d'offenser un homme du monde
qui n'aspire point à une si haute sainteté ; mais par-dessus tout, si l'aver-
sion même, et une aversion d'état; si l'aliénation du cœur et un esprit de
contradiction est le principe secret qui nous engage à nous déclarer sévères ;
car, encore une fois , cela peut arriver ; et puisque je monte dans la chaire
de Jésus-Christ pour corriger les désordres des chrétiens , je ne les dois pas
190 Sim LA SÉVÉRITÉ ÉVANGÉLIQUfl.
déguiser; si, dis-je, notre sévérité dégénère dans ces abus, ee n'est plus
qu'une sévérité fausse, et Ton peut bien nous reprocher, comme aux pha-
risiens , que nous sommes de grands observateurs de petites choses, tandis
que nous négligeons les plus importantes.
Car un des plus grands préceptes , c'est celui de la charité , et voilà ,
hypocrites pharisiens, leur disait le Sauveur du monde, à quoi vous man-
quez : loute votre piété se réduit à de légères observances et à de menues
pratiques de religion ; à payer les dîmes, dont il n'est pas même parlé dans
la loi , et que l'on n'exige pas de vous : Decimatis mentham et ane-
t/tum ! ; mais cependant vous oubliez les points les plus essentiels, la jus-
tice et la miséricorde : Reliquistis qaœ graviora sant legis, misericordiam
et judicium. La loi vous ordonne d'être équitables dans vos jugements , et
tous les jours vous portez contre le prochain les plus injustes arrêts , en
le décriant, en le déchirant, en le condamnant; la loi vous ordonne
de secourir vos frères , et tous les jours tous leur suscitez de nouveaux
ennemis ; vous formez contre eux de nouvelles intrigues ; au lieu de les
aider, vous travaillez à les perdre : c'est ainsi que vous vous aveuglez ; c'est
ainsi que vous craignez d'avaler un moucheron , et que vous dévorez des
chameaux.
Tel fut en effet le vice des pharisiens : exactitude scrupuleuse à l'égard
de certaines traditions , de certaines cérémonies peu nécessaires , mais en
quoi ils faisaient consister la sévérité de leur morale ; et du reste , trans-
gression libre et entière des devoirs les plus indispensables. S'agissait-il du
jour du sabbat ; ils l'observaient avec une telle rigueur, ou plutôt avec une
telle superstition, que, pour ne le pas violer, comme l'a remarqué Josèphe,
ils aimèrent mieux , durant le siège de Jérusalem , livrer leur ville au pou-
voir des Romains, exposer leurs biens, leur liberté, leur vie, que de
réparer une brèche ; mais à ce même jour du sabbat , ils ne se faisaient
point de peine des perfidies les plus noires et des plus lâches trahisons.
S'agissait-il d'entrer dans la salle de Pilate ; ils se tenaient dehors , ils s'en
éloignaient, de peur, dit l'Évangéliste , d'être souillés en y entrant; mais
au même temps ils conspiraient contre Jésus-Christ , ils le calomniaient ,
ils poursuivaient sa mort. Voilà , reprend saint Augustin , des gens d'une
conscience bien délicate : ils regardent comme une espèce d'impureté de
paraître dans le prétoire d'un juge païen , et ils ne se font pas un crime
de verser le sang d'un innocent : Alienigenœ judicis prœtorio contami-
nari metuebant , et fratris innocentis sanguinem fundere non timebant 2.
Or, n'est-ce pas là une peinture naturelle de la piété de notre siècle? Une
personne fera cent communions , qui n'aura pas la moindre complaisance
pour un mari , pour des enfants , pour des parents , pour des domestiques ;
elle mortifiera son corps , et elle ne remportera pas une seule victoire sur
son cœur; elle fera souffrir tout une famille par ses caprices et ses cha-
grins ; on la verra au pied d'un autel réciter de longues prières , et dans
une conversation on l'entendra tenir les discours les plus médisants. Qu'est-ce
que cela? une piété de pharisien, ou, si vous voulez que je parle avec
« Malth., 23. — » August,
SUR LA PENITENCE. 191
l'Apôtre , une piété d'enfant. Ah ! mes Frères , écrivait-il aux Corinthiens ,
je vous conjure de ne vous point comporter dans les choses de Dieu comme
des enfants : Fratres, nolite pueri effici sensibus l. Sur quoi saint Chry-
sostome fait une comparaison bien propre à mon sujet. Voyez , dit ce Père ,
un enfant : qu'on le dépouille de ses biens, qu'on lui enlève son héritage,
qu'il voie sa maison en feu , il n'en est point touché ; mais qu'on lui ôte
une bagatelle qui l'amuse , il s'afflige , il pleure , il est inconsolable : c'est
ce qui nous arrive tous les jours. A-t-on manqué aux règles les plus sacrées
de la charité , à peine y faisons-nous quelque attention ; mais a-t-on omis
un exercice de notre choix , et qu'on s'est volontairement prescrit , on
court au tribunal de la pénitence s'en accuser, et l'on en gémit devant
Dieu. Mais quoi! faut-il donc les quitter, toutes ces pratiques? faut-il
prendre une voie plus large, et nous relâcher de notre sévérité? A cela je
réponds comme le Sauveur du monde ; il ne disait pas aux pharisiens :
Laissez ces petites observances , mais , Attachez-vous d'abord aux plus
nécessaires ; il faut , avant toutes choses , accomplir celles-ci , et ne pas
abandonner ensuite les autres : Hœc oportuit facere, et Ma non omittere1.
Oui , Chrétiens, soyons exacts et réguliers, soyons sévères dans nos mœurs ;
non-seulement j'y consens, mais je vous y exhorte, et je ne puis trop for-
tement vous y exhorter. Cependant , selon la belle leçon que nous fait ce
grand maître de la vie spirituelle, François de Sales, ne nous arrêtons pas
à garder quelques dehors , tandis que l'ennemi s'empare du corps de la
place; que notre sévérité soit solide; et elle le sera, si c'est une sévérité
désintéressée , si c'est une sévérité humble , si c'est une sévérité charitable :
par là nous parviendrons à la perfection de l'Evangile , et à la gloire que
je vous souhaite , etc.
SERMON POUR LE QUATRIÈME DIMANCHE DE L'A VENT.
SUR LA PENITENCE.
El vend in omnem rcaionem Jo> demis, prœdicans baptisnium pœnitentice, in remissionem pec-
catorum.
Jean-Baptiste vint dans tout le pays qui est le ion{» du Jourdain, prêchant le hapléme de
pénitence pour la rémission des péchés. Saint Luc , ch. 3.
Sire,
Quelque malheureuse que soit la condition de l'homme dans l'état du
péché, si toute pénitence était véritable, ou s'il était toujours aisé de dis-
cerner la vraie pénitence de la pénitence imparfaite et fausse , le pécheur,
dans son malheur même, aurait de quoi se consoler , parce qu'il pourrait
au moins envisager la pénitence comme une ressource infaillible et comme
un fonds certain de tranquillité et de paix. La grande misère du pécheur,
1 1 Cor., H. — aMatth., 23.
492 *Cft LA PÉNITENCE.
dit saint Chrysostome , c'est qu'étant assuré comme il l'est de la réalité
de son péché , il ne peut jamais être absolument assuré de la validité de sa
pénitence. Ce qui rend son sort déplorable , c'est que bien souvent la pé-
nitence qu'il a faite, ou qu'il a cru faire, ne doit pas moins le troubler
que son péché même ; c'est que tous les oracles de F Écriture lui apprennent
qu'il n'y a que la vraie et la parfaite pénitence qui sauve l'homme , et
qu'au contraire il y en a cent autres , ou parce qu'elles sont fausses et vai-
nes , ou parce qu'elles sont imparfaites et insuffisantes , qui ne le sauvent
pas. S'il lui arrive de s'y tromper, si , faute de discernement, il vient,
dans la pratique même de la pénitence , à prendre le faux pour le vrai , et
à compter pour suffisant ce qui est défectueux , dès là il tombe dans Y abîme
des plus infortunés pécheurs , puisque sa pénitence même qui devait être
sa justification et son salut , devient encore une des causes de sa condam-
nation et de sa perte. Voilà , s'il entend bien sa religion , ce qui doit le
faire trembler.
Voulez-vous, Chrétiens, calmer aujourd'hui vos consciences, autant qu'il
est possible , sur un point si important; et pour cela, voulez-vous savoir
quelle est la véritable pénitence , ou, pour mieux dire, en quoi consiste le
discernement juste que vous devez faire delà véritable pénitence? C'est ce
que je vais vous apprendre, et voici en peu de paroles tout mon dessein.
J'appelle véritable pénitence, pénitence sûre, celle que le saint précur-
seur, Jean-Baptiste, prêchait aux peuples qui le venaient chercher dans
le désert, quand il leur disait : Faites donc de dignes fruits de pénitence :
Facite ei*go f rue tus dignos pœnitentiœ 1. Il ne se contentait pas qu'ils
fissent pénitence; mais, pour pouvoir compter sur leur pénitence, il vou-
lait qu'ils en jugeassent par les fruits. Car la pénitence n'est solide , ni
recevable au tribunal de Dieu , qu'autant qu'elle est efficace : et peut-elle
être autrement efficace que par les fruits qu'elle produit? Facite fructus
dignos pœnitentiœ. Je les réduits à trois , et je dis, après tous les Pères
de l'Église , que la pénitence efficace est celle qui retranche la cause du
péché , celle qui répare les effets du péché , celle qui assujettit le pécheur
au remède du péché. Trois caractères qui font d'une part la perfection de
la pénitence , et de l'autre la sûreté morale du pécheur pénitent ; trois
caractères que je vous prie de bien remarquer , et qui vont partager ce dis-
cours. Retrancher généreusement ce qui est la cause ou la matière du
péché. Réparer pleinement ce qui a été l'effet et la suite du péché. S'assu-
jettir fidèlement à ce qui doit être le remède du péché. Si votre pénitence,
mon cher auditeur, est accompagnée de ces trois conditions, vous pouvez,
sans être téméraire et présomptueux , faire fond sur elle : mais qu'une de
ces trois conditions lui manque , c'est assez pour la rendre inutile , ou
même criminelle.
Remplissez-nous, mon Dieu, de votre esprit , de cet esprit de zèle qui
animait Jean-Baptiste ; c'est ce que je vous demande pour moi ; de cet
esprit de componction qui touchait les Juifs , et qui les disposait à profiter
des grandes vérités qui leur étaient annoncées par ce fidèle ministre ; c'est
' Malth .; 3.
SUR LA PÉNITENCE. 193
ce que je vous demande, non point seulement pour moi, mais pour toutes
les personnes qui m'écoutent. Adressons-nous encore à Marie. Ave, Maria.
PREMIÈRE PARTIE.
Je fonde la première proposition sur deux principes également incon-
testables, et dont notre seule expérience doit nous convaincre , pour peu
que nous ayons soin de nous étudier nous-mêmes , et de discerner les
mouvements de notre cœur. Car voici d'abord ce que nous y devons recon-
naître, et c'est une observation qu'a faite avant moi saint Augustin. Quel-
que corrompue , dit ce Père , que soit la nature de F homme , depuis le
péché et par le péché , on n'aime point, après tout, le péché comme péché.
Il n'appartient qu'aux démons d'être disposés de la sorte ; et on pourrait
même douter s'ils portent jusque-là leur obstination et leur malice. On
aime ce qui est la matière et la cause du péché, mais on n'aime point dans
le fond le péché même : c'est-à-dire on aime le plaisir que Dieu défend,
mais non pas parce qu'il le défend. On aime le profit de l'usure , qui est
injuste ; mais on l'aime parce qu'il est commode , et non pas parce qu'il
est injuste. On aime la vengeance, qui est criminelle ; mais on l'aime parce
qu'on croit que l'honneur y est engagé , et non pas parce qu'elle est cri-
minelle.
Je dis plus : on voudrait, s'il était possible, pouvoir séparer l'un de
l'autre ; et , par une précision dont le libertin s'accommoderait volontiers,
on voudrait que ce qu'on aime ne fût pas défendu de Dieu ; on voudrait
que Dieu ne s'offensât pas du plaisir que l'on recherche en satisfaisant sa
passion ; en un mot , on voudrait pouvoir se contenter , et ne pas pécher.
Mais parce que ces deux choses sont inséparables, et que dans la conjonc-
ture où je suppose le pécheur, le désir qu'il a de se contenter l'emporte
par-dessus la crainte qu'il a de pécher; de là vient , dit saint Augustin,
que sans aimer le péché , que haïssant même le péché , il pèche toutefois
dans la satisfaction qu'il se procure : pourquoi ? parce qu'il aime au moins
ce qu'il sait et ce qu'il ne peut ignorer être la cause ou la matière du péché.
Or, cela suffit pour le rendre malgré lui-même transgresseur et prévari-
cateur de la loi de Dieu.
Voilà le premier principe ; et prenez garde , Chrétiens : ce n'est donc
point précisément par la haine du péché . considéré comme péché , qu'il
faut distinguer les pécheurs efficacement convertis d'avec ceux qui ne le
sont pas ; puisqu'il est certain que les plus endurcis pécheurs, tandis qu'ils
ont un reste de religion, conservent encore , ou du moins peuvent conser-
ver cette haine du péché. Ce n'est point, dis-je, par cette haine générale ,
par cette haine spéculative du péché, qu'il faut juger du mérite de la péni-
tence , puisqu'on sait bien qu'il n'en coûte rien au pécheur pour haïr le
péché de la sorte, et que la pénitence la plus vaine peut avoir cela de com-
mun avec la pénitence la plus solide.
Mais par où devons-nous commencer à faire dans nous-mêmes le dis-
cernement de la vraie pénitence, et de ce que j'appelle ici détestation sin-
cère et efficace du péché ? Écoutez-moi , Chrétiens , et jugez-vous. En
t. i. 43
d94 SUR LA PÉNITENCE.
voici l'induction pratique. C'est par le retranchement actuel et effectif de
ce que nous reconnaissons être en nous la cause du péché , de ce qui fo-
mente , et qui fait subsister dans nous ce corps de péché , que Dieu veut
que nous détruisions en nous convertissant à lui : Ut destruatur in vobis
corpus peccati *. C'est par le renoncement à mille choses agréables, qui
font dans l'idée de l'homme charnel la douceur de la vie , mais qui sont
aussi par là même le poison mortel de nos âmes et l'aguillon du péché*
C'est par la fuite des objets qui excitent dans nos cœurs ces pernicieux
désirs , que la concupiscence , selon l'Écriture , ne peut concevoir sans en-
fanter le péché : Deindè concupiscent i a cwn conceperit, parit pecca-
tum^. C'est par l'exacte fidélité à éviter des entretiens dont nous savons
bien que la scandaleuse licence corrompt la pureté des mœurs, puisque
c'est de là que viennent les premières plaies , et souvent les plus incurables
que nous fait le péché. C'est par la sévère , mais salutaire, mais nécessaire
détermination à nous interdire des sociétés et des commerces qui sont pour
nous comme les tiens du péché ; des représentations et des spectacles dont
l'unique effet est d'émouvoir les passions les plus vives , et de répandre
dans l'imagination et dans les sens les plus dangereuses semences du pé-
ché ; des assemblées où l'esprit impur est comme dans son règne , et en
possession de tendre à l'innocence les pièges les plus inévitables du péché;
des lectures où notre damnable curiosité est si souvent et si justement punie
par les malignes impressions qu'elles laissent du péché. C'est par le sacri-
fice entier et sans réserve de ces amitiés dont nous nous apercevons" bien,
que la tendresse malheureuse , quoique couverte d'un voile de pudeur,
n'est au fond qu'un raffinement de sensualité , et qu'un déguisement de
péché. C'est par le prompt et éternel divorce avec cette personne dont les
artifices , aussi bien que les charmes, et souvent bien plus que les charmes,
sont les amorces fatales du péché. C'est par la sainte violence que chacun
de nous doit se faire sur tout cela, puisque ce sont là, dans la pensée de
l'Apôtre, les armes de l'iniquité et du péché : Arma iniquitatis peccato 8.
En un mot , c'est par cette circoncision évangélique qui , ne s'arrêtant pas
à la surface, ni au changement extérieur de l'homme, dépouille l'homme
de ce qu'il a dans le cœur de plus intime , de ce qui est en lui l'origine
du péché.
Oui , c'est par là que le chrétien doit mesurer l'efficace et la vertu de
sa pénitence; et s'il est dans l'obligation d'approcher de ce sacrement que
Jésus-Christ a institué pour la réconciliation des pécheurs, c'est par là
qu'il doit commencer à accomplir le grand précepte de l'Apôtre : Probet
autem se ipsum homo k : Que l'homme s'éprouve lui-même, et autant
qu'il le peut, dans cette vie; qu'il s'assure de lui-même. Or il le peut par
là, reprend saint Chrysostome; et moi j'ajoute qu'il ne le peut que par là.
Supprimez toutes les paroles inutiles , et convertissez-vous solidement :
Tollite verba, et convertimini*. Ainsi parlaient les prophètes, exhortant
à la pénitence le peuple de Dieu ; et c'est , pécheur à qui je parle , le mi-
nistère dont je m'acquitte aujourd'hui. Vous détestez , dites-vous, votre
1 Rom., (>. — 2 Jac-, 1. — 3 Rom., 6. — M Cor., 11. — ' Osée, I i.
SUR LA PÉNITENCE. 4<K>
péché; vous y renoncez , du moins le croyez-vous ainsi. Mais peut-être
vous flattez-vous dans le témoignage que vous vous rendez ; et votre con-
trition prétendue n'est rien moins devant Dieu que ce qu'elle vous paraît.
Peut-être êtes-vous plus touché de la honte de votre péché que de sa ma-
lice; du remords et du trouble qu'il vous cause, que de l'injure qu'il fait
à Dieu ; de l'embarras où il vous jette , que de la disgrâce de Dieu qu'il
vous attire : si cela est , contrition tout humaine. Peut-être votre erreur
vient-elle de ce que vous confondez les grâces de la pénitence qui sont en
vous, avec la pénitence qui n'y est pas; les désirs de conversion que Dieu
vous inspire, avec votre conversion même, dont vous êtes encore bien
éloigné : c'est-à-dire, peut-être vous croyez-vous changé et converti,
lorsque vous souhaitez seulement de l'être : si cela est, contrition appa-
rente. Mais voulez-vous sortir de cette incertitude? voulez-vous bien con-
naître ce que vous êtes ? Tollite verba : sans vous arrêter aux paroles tou-
jours équivoques, toujours suspectes, voici la règle que vous devez prendre.
Entrons dans le détail : il n'y aura rien qui ne convienne à la chaire.
Vous êtes un homme du monde , un homme distingué par votre nais-
sance, mais dont les affaires (ce qui n'est aujourd'hui que trop commun)
sont dans la confusion et dans le désordre. Que ce soit par un malheur ou
par votre faute , ce n' est pas là , maintenant , de quoi il s'agit. Or , dans
cet état, ce qui vous porte à mille péchés , c'est une dépense qui excède vos
forces , et que vous ne soutenez que parce que vous ne voulez pas vous
régler , et par une fausse gloire que vous vous faites de ne pas déchoir. Car
de là les injustices , de là les duretés criantes envers de pauvres créanciers
que vous désolez ; envers de pauvres marchands aux dépens de qui vous
vivez ; envers de pauvres artisans que vous faites languir ; envers de pau-
vres domestiques dont vous retenez le salaire. De là ces frivoles et trom-
peuses promesses de vous acquitter ; ces abus de votre crédit , et ces
chicanes infinies pour éloigner un paiement ou pour l'éluder. De là ces
dettes éternelles qui , en ruinant les autres , vous damnent vous-même.
Retranchez cette dépense; et si vous voulez que je sois bien persuadé de la
vérité de votre contrition, ayant peu, passez-vous de peu. Ne vous mesu-
rez pas par ce que vous êtes , mais par ce que vous pouvez. Otez-moi ce
luxe d'habits, cette superfluité de train, cette vanité d'équipage, cette
curiosité de meubles. Piéduit à la disette et à une triste indigence , suppor-
tez-la , mais supportez-la en chrétien ; et puisqu'il le faut , faites-vous-en
un mérite et une vertu. Sans cela , en vain pleurez-vous votre péché :
en vain formez-vous mille repentirs , ou plutôt en vain les témoignez-vous :
ces repentirs , ce sont des paroles , et Dieu vous demande des effets : Tol-
lite verba, et convertùnini.
Vous aimez le jeu, et ce qui perd votre conscience , c'est ce jeu-là même;
un jeu sans mesure et sans règle ; un jeu qui n'est plus pour vous un di-
vertissement , mais une occupation , mais une profession , mais un trafic,
mais une attache et une passion , mais , si j'ose ainsi parler, une rage et
une fureur; un jeu dont on peut bien dire, à la lettre, que c'est un abîme
qui attire un autre abîme, ou même cent autres abîmes : Abyssv.s abysmm
196 SUR LA PENITENCE.
invocat K Car de là viennent ces innombrables péchés qui en sont les
suites , de là l'oubli de vos devoirs , de là le dérèglement de votre mai-
son , de là le pernicieux exemple que vous donnez à vos enfants ; de là
la dissipation de vos revenus; de là ces tricheries indignes, et, s'il m'est
permis d'user d'un terme plus fort, ces friponneries que cause l'avi-
dité du gain; de là ces emportements, ces jurements, ces désespoirs dans
la perte ; de là souvent , et plus que de la fragilité du sexe , ces honteuses
ressources où Ton se voit forcé d'avoir recours ; de là cette disposition à
tout, et peut-être au crime, pour trouver de quoi fournir au jeu. Retran-
chez ce jeu ; et parce qu'il est bien plus aisé de le quitter absolument que
de le modérer , quittez-le : faites-en une déclaration publique ; donnez à
Dieu une preuve de la sincérité de votre contrition , en coupant la racine
du mal ; et , pour vous assurer vous-même que vous ne voulez plus pécher,
imposez-vous la loi de ne plus jouer. Sans cela, vous aurez beau dire comme
le publicain de l'Évangile : Seigneur, soyez-moi propice ; je reconnais mon
péché ; votre voix est la voix de Jacob , mais vos mains sont les mains
d'Esaù : Tolllte verba, et convertimini.
Enfin , examinez-vous devant Dieu, et, juge équitable de vous-même,
défait de toute prévention, voyez ce qui sert de sujet au péché; mais
voyez-le préparé et résolu à n'en excepter rien , à n'en retenir rien dans le
sacrifice que vous en devez faire. Voilà par où vous connaîtrez si vous
êtes pénitent. Attaquer le péché , non en idée, mais en substance; en sa-
per le fondement et le renverser, c'est ce que saint Paul appelle courir, non
pas au hasard, mais à dessein d'arriver au terme: Sic curro, non quasi...
aerem verberans%\ c'est ce qu'il appelle combattre, non pas en donnant
des coups perdus , ni en frappant l'air , mais en faisant tomber l'ennemi
que vous poursuivez, et en remportant sur lui une pleine victoire. Je passe
au second principe.
On n'est pas toujours maître de ses pensées , ni des premiers mouve-
ments de son cœur ; mais on est toujours responsable de ses actions et de
sa conduite : et quand on vient , par exemple , à succomber dans une oc-
casion dangereuse d'où la loi de Dieu nous obligeait de sortir, mais où,
malgré la loi de Dieu néanmoins, l'on est demeuré, on n'a jamais droit
alors de dire: Je n'ai pu me défendre de ce péché ; mais on doit dire : Je
ne l'ai pas voulu , ou je ne l'ai que très-faiblement et peu sincèrement
voulu. Appliquez- vous.
Je l'avoue, Chrétiens, un pécheur converti de bonne foi, dans l'état
même de sa conversion , peut encore avoir des faiblesses , et tout converti
qu'il est , il peut déplorer sa misère avec le même sujet et dans le même
esprit que saint Paul , en disant comme cet apôtre : Sentio aliam legem
in membris meis repugnantem legi mentis meœ, et captivant em sub lege
peccati* : Infortuné que je suis! je sens dans moi-même une loi qui me
tient captif sous le joug du péché, et qui combat contre la loi de ma
raison. Mais remarquez, dit saint Chrysostome (réflexion admirable et édi-
fiante pour ceux qui m'écoutent), remarquez que quand saint Paul parlait
' Psalm. 41. _ * i Cor., 9. — 3 Rom., 7.
SUR LA PENITENCE. |<)7
de la sorte ; il protestait au même temps , avec une sainte confiance , qu'il
n'avait rien d'ailleurs à se reprocher : Nihil mihi conscius sum 1 : qu'il était
fidèle à la grâce; qu'il marchait dans la voie du salut, non-seulement
avec circonspection , mais avec tremblement ; qu'il traitait rudement son
corps; qu'il le châtiait et le réduisait en servitude: Castigo corpus meum,
et in servitutem redigo1. Or, ce témoignage de sa fidélité, de sa vigi-
lance , de son» austérité de vie , de son attention sur soi-même , le mettait
à couvert de toute illusion. Lorsqu'il se plaignait de la révolte de ses pas-
sions , et qu'il gémissait dans la douleur de se voir réduit à un état si hu-
miliant, c'était une douleur sincère et pleine de bonne foi. Mais le langage
hypocrite , c'est de parler comme saint Paul , et de se conduire comme le
mondain. Le langage hypocrite, c'est de se plaindre de sa faiblesse , et ce-
pendant de l'exposer à des tentations où toute la force , toute la vertu
même des Saints suffirait à peine pour résister. Le langage hypocrite, c'est
de gémir sur la violence de ses passions, et toutefois de se précipiter aveu-
glément dans des périls où l'on sait que les passions même les plus mo-
dérées ne pourraient presque se contenir ; c'est de s'écrier : Infelix ego
homo 3 ! Malheur à moi , d'être né si sensuel et si fragile ! et , malgré cet
aveu , de rechercher contre l'ordre de Dieu des occasions où la fragilité ,
de simple malheur qu'elle était , devient un crime , ou du moins la source
de tous les crimes. Telle est l'hypocrisie de la pénitence; et c'est par là ,
mes chers auditeurs, que vous en devez juger.
Vous êtes faible, j'en conviens: la loi du péché règne en vous; la con-
cupiscence vous domine ; vous portez dans vous-même et avec vous-même
votre ennemi , qui est votre chair. Mais voilà pourquoi je prétends que
vous vous jouez de Dieu, si, dans le moment que vous pleurez votre péché,
vous n'en voulez pas retrancher l'occasion. Voilà pourquoi je soutiens que
vous mentez au Saint-Esprit, et qu'il y a dans votre pénitence une con-
tradiction énorme,' si, vous confessant faible d'une part, vous n'en êtes
pas de l'autre plus circonspect et plus vigilant. Car, avec quel front pou-
vez-vous dire comme David, en gémissant et en pleurant: J'ai péché contre
le Seigneur: Peccavi Dominok , tandis que vous vous obstinez à ne pas
éloigner de vous un danger prochain , où , sans commettre d'autre péché,
vous péchez déjà et contre le Seigneur , et contre vous-même , en risquant
votre conscience et votre salut? Gomment pouvez-vous alléguer à Dieu l'in-
firmité de votre âme, et vous servir de ce motif pour toucher sa miséri-
corde: Quoniam infirmas sum, sana animant meam* , tandis qu'à cette
infirmité vous joignez encore l'infidélité et la malignité? Je dis infidélité et
malignité de demander à Dieu qu'il vous guérisse, et de ne vouloir pas vous
préserver de ce qui vous tue ; de reconnaître que vous êtes malade , et d'a-
gir comme si vous jouissiez d'une pleine santé ; d'appeler le ciel à témoin de
votre douleur, et de ne vous résoudre jamais , en vertu de cette même
douleur, à rien sacrifier ni à vous séparer de rien, n'est-ce pas, encore
une fois , vouloir imposer à Dieu et aux hommes ?
Non , non , mon cher auditeur , tandis que vous en usez de la sorte , il
' 1 Cor., 4. — ' Ibid., 0. — 3 Rom., 7. — 4 2 Rqj., 12. — 5 Psalm. 10.
198 SUR LA PENITENCE.
n'y a dans votre pénitence que dissimulation et que mensonge ; et il ne vou»
est plus permis, en vous plaignant comme saint Paul, de vous appliquer
ces paroles qui ne peuvent vous convenir: Non quod volo bonum, hoc
ago; sed quod odi malum, hoc facio l. Car, au lieu que cet homme apo-
stolique était inconsolable de ce qu'il ne faisait pas le bien qu'il voulait, et
de ce qu'il faisait le mal qu'il ne voulait pas , par une opposition extrême
de vous à lui , tandis que vous persévérez dans l'occasion du péché , vous
voulez tout le mal que vous faites , et vous ne voulez nullement le bien
que vous ne faites pas. L'efficace de la pénitence consiste donc à sortir gé-
néreusement de l'occasion pour vaincre le péché, et non pas à vouloir
vaincre le péché en demeurant dans l'occasion : et c'est ici où j'aurais be-
soin de tout le zèle des prophètes pour confondre l'aveuglement et l'en-
durcissement des pécheurs.
Car voici , Chrétiens , où le relâchement des mœurs nous a conduits.
On traite un confesseur d'homme difficile et scrupuleux ; on se rebute de
lui , et on le quitte lorsque , fidèle à son ministère , il suspend , pour ceux
qui refusent d'éviter certaines occasions , la% grâce de l'absolution. Mais
quand la suspendra-t-il donc , et quelle preuve plus évidente peut-il avoir
de la mauvaise disposition avec laquelle un mondain se présente à ce sa-
crement, que de le trouver résolu à retourner toujours dans les mêmes
compagnies , et à fréquenter les mêmes lieux où tant de fois son inno-
cence a fait naufrage? Si jamais il peut et il doit user du pouvoir qu'il a
reçu de lier les consciences , n'est-ce pas alors? Il voit, et vous le voyez
vous-même, que l'affreuse continuité de tant de rechutes roule uniquement
sur une occasion que vous lui marquez , et il ne peut gagner sur vous de
vous en détacher. S'il consentait, malgré cet obstacle, à vous délier et à
vous absoudre, bien loin que vous dussiez louer sa lâche condescendance
et l'approuver , n'en seriez-vous pas scandalisé , ou ne devriez-vous pas
l'être ? et de dispensateur qu'il est des mystères de Dieu , n'en deviendrait-
il pas le dissipateur ?
A Dieu ne plaise , Chrétiens , que je prétende par là autoriser les sévé-
rités indiscrètes que l'on voudrait quelquefois , et peut-être sans fondement,
imputer aux ministres de Jésus-Christ dans l'administration de la péni-
tence! Mais à Dieu ne plaise aussi que j'autorise jamais les dangereuses et
criminelles facilités de quelques ministres à ce divin trilmnal! Or, y en
aurait-il jamais eu de plus dangereuse et même de plus criminelle, que de
réconcilier et d'admettre à la participation des sacrements un pécheur obs-
tiné à ne pas sortir de certaines occasions? Ce sont, dites-vous, des occa-
sions qu'il n'est pas en votre pouvoir de quitter ; et moi je réponds que
vous les quitteriez dès aujourd'hui, si de là dépendait l'avancement de
votre fortune temporelle , et si par là vous sauviez tel et tel intérêt que
vous avez à ménager dans le monde. Ces occasions, ajoutez-vous, sont des
liens que vous ne pouvez rompre sans éclat, et par conséquent sans scan-
dale : et moi je vous dis que le grand scandale est de ce que vous ne les
rompez pas; et que, scandale pour scandale, s'il était vrai que vous en
1 Kom.,7.
SUR LA PENITENCE. 199
fussiez réduits là , encore vaudrait-il mieux essuyer le scandale salutaire
qui fait cesser le péché et qui sauve votre âme, que de soutenir comme vous
faites le scandale mortel qui vous perd, et qui est le surcroît du péché même.
Mais Dieu dans ces occasions me protégera, et j'ai en lui cette confiance.
Confiance réprouvée, dit saint Chrysostome, qui n'aboutit qu'à tenter Dieu
et qu'à fomenter l'impénitence de Fhomme; confiance outrageuse à Dieu,
et qui ne sert qu'à endurcir le pécheur. Ah ! mon Dieu , que ne prêche-t-on
éternellement cette vérité ! que ne la prêche-t-on et à temps et à contre-
temps ! que ne la prêche-t-on partout et sans égard, puisque c'est de là que
dépend la conversion , la réformation , la sanctification du monde chrétien !
Quoi qu'il en soit, mes chers auditeurs , ne comptez pas sur votre péni-
tence ; et , quelque fervente qu'elle vous paraisse d'ailleurs , tenez-la pour
vaine , si elle ne va , non plus seulement à retrancher la matière et la cause
du péché, mais encore à réparer les effets du péché : c'est la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Comme il est évident que la pénitence est une partie de la justice , et que
c'est ainsi que les Pères de l'Église nous ont fait concevoir cette vertu, l'ayant
toujours considérée comme une volonté sincère dans le pécheur de se faire
justice à lui-même , de la faire à Dieu , et , pour rendre à chacun ce qui
lui est dû , de la faire encore au prochain si le prochain a été offensé , il
s'ensuit qu'une des principales fonctions de la pénitence chrétienne est
de réparer les effets du péché. Mais, supposant l'indispensable et l'in-
contestable nécessité de cette réparation, il s'agit, mes chers auditeurs,
d'en bien comprendre l'étendue , parce que c'est de là que dépend l'exacte
mesure de la pénitence. Or, pour cela, je m'attache à deux importantes
maximes de l'Écriture, qui doivent corriger en nous deux des plus visibles
et des plus dangereux abus à quoi nous soyons sujets, lors même que nous
voulons retourner' à Dieu, et dans le projet et le plan de conversion que
nous nous formons. Voici une instruction bien solide, et dont je vous prie
de profiter.
Première maxime. Pour se convertir efficacement à Dieu, il ne suffit pas
de faire pénitence, mais il faut faire de dignes fruits de pénitence. C'est ce
que prêchait Jean-Baptiste , cet homme envoyé de Dieu pour préparer au
Seigneur un peuple parfait. C'est ce qu'il enseignait aux Juifs qui venaient
l'entendre dans le désert, et qui se présentaient à lui pour être baptisés.
C'est la conclusion qu'il tirait et qu'il leur adressait à tous, quand il leur
disait , avec ce zèle et cet esprit cl'Élie dont il était rempli : Facile ergo
fructus dignos pœnitentiœ1. Car, comme remarque saint Grégoire, pape,
par là ce divin précurseur déclarait que les fruits de la pénitence doivent
être distingués de la pénitence même, comme la substance de l'arbre l'est
de ses fruits. Par là il leur donnait à connaître que la pénitence ne se ré-
duit pas uniquement à pleurer les péchés passés , mais à se mettre en état de
ne les plus commettre dans l'avenir : Transacta (1ère, et Ma dcinccpsnon
eommittere2; que pleurer les péchés passés, ci même y renoncer pour toute
1 Luc, 3. — ' Greg. Ma».
200 SUR LA PENITENCE.
la suite de la vie, c'est le fond et comme la racine de la pénitence; mais
qu'il doit naître de là des fruits de grâce et de salut , sans lesquels la péni-
tence ne peut être qu'un arbre stérile, et exposé à la malédiction. Par là il
accomplissait dignement son ministère, soit à F égard des pécheurs endur-
cis, en les obligeant à faire pénitence, soit à l'égard des pécheurs pénitents,
en leur apprenant à faire de dignes fruits de pénitence : Atque ita gene-
ralem omnibus exhib ébat doctrinam non pœnitentibus, ut pœnitentiam
agerent ; pœnitentibus, ut dignos pœnitentiœ fructus facerent1.
Or, quels sont, encore une fois, ces fruits salutaires, ces fruits de péni-
tence? les voici : réparer les pernicieux effets du péché par des œuvres di-
rectement contraires au péché même, selon ses différentes espèces. Je m'ex-
plique. Réparer les effets de l'usurpation ou d'une possession injuste , par
la restitution ; réparer les effets de la médisance ou de la calomnie par le
rétablissement de l'honneur et de la réputation ; réparer les effets de l'em-
portement et de l'outrage par l'humilité de la satisfaction ; réparer les effets
de l'inimitié et de la haine par la sincérité de la réconciliation. Voilà, dit
saint Grégoire , les dignes fruits , les fruits proportionnés , les fruits néces-
saires , les fruits non suspects de la pénitence. Tout ceci est essentiel :
écoutez-moi.
Dignes fruits de pénitence , parce qu'il faut pour les produire que le
pécheur fasse des efforts dont il n'y a que la vraie pénitence, je veux dire
que la pénitence surnaturelle , et même la plus surnaturelle , qui soit ca-
pable. En effet, par quel autre motif que celui d'une pénitence très-
parfaite et toute surnaturelle , un riche avare pourra-t-il se résoudre à
rendre un bien qu'il a injustement acquis ou injustement retenu , mais
dont il ne peut plus se dépouiller sans déchoir du rang où il est, et dont la
restitution lui devient par là quelque chose de plus triste et de moins sup-
portable que la mort même ? par quel autre motif un homme hautain et fier
pourra-t-il gagner sur lui de faire des démarches humiliantes pour satis-
faire , aux dépens de son orgueil , à ceux qu'il a offensés ? et s'il est offensé
lui-même , par quel autre motif lui persuadera-t-on d'étouffer le ressenti-
ment de l'injure qu'il a reçue, et de se réconcilier de bonne foi avec son plus
mortel ennemi? Ce ne peut être là, Seigneur, que l'ouvrage de votre main,
et un tel changement ne peut venir que de vous : la vertu de l'homme ne
va point jusque-là. Il faut non-seulement que votre grâce vienne à son se-
cours, mais la plus puissante de vos grâces. Il faut qu'elle lui fasse conce-
voir et enfanter ces résolutions héroïques ; et sans elle, l'esprit corrompu du
monde les ferait immanquablement avorter. C'est par cette grâce , ô mon
Dieu , que vous triomphez des cœurs les plus rebelles et les plus durs ; c'est
par elle que les hommes les plus violents et les plus féroces deviennent doux
et traitables comme des agneaux ; par elle que l'usurpateur du bien d'autrui
consent à se dessaisir de tout ce qui ne lui appartient pas , et quelquefois
même encore de ce qui lui appartient , en rendant, comme Zachée, non-
seulement au double, mais au delà. Et si vous daignez aujourd'hui, Sei-
gneur , donner bénédiction à ma parole , qui est la vôtre , c'est par un effet
1 Grejf. Mac.
SUR LA PÉNITENCE. 201
de cette pénitence victorieuse que l'on verra peut-être dans ce saint temps
des miracles qu'on n'espérait plus , mais dont vos serviteurs vous béniront,
et qui édifieront plus votre Église que les miracles mômes par où elle s'est
établie : je veux dire des injustices réparées , des calomnies rétractées , des
querelles pacifiées , des inimitiés éteintes , des cœurs réunis ; dignes fruits ,
puisque le Saint-Esprit en est l'auteur, et que ce sont évidemment ceux que
saint Paul appelle fruits de lumière , fruits de bonté, de justice , de vérité :
Fructus enim hicis est in omni bonitate, et justifia, et veritate l.
Fruits proportionnés à quoi? à l'offense. Autrement, la pénitence est
non-seulement défectueuse, mais odieuse; non-seulement réprouvée de
Dieu , mais condamnée même du monde ; car le inonde même veut ici de la
proportion. Vous vous êtes enrichi aux dépens de la veuve et de l'orphelin ,
et vous vous en croyez quitte pour quelques bonnes œuvres dont ni l'or-
phelin ni la veuve ne profiteront ; vous avez déchiré la réputation de votre
frère , et , sans qu'il vous en coûte rien de plus , vous vous contentez de
vous acquitter envers lui des simples devoirs d'une charité commune ; vous
avez , pour perdre votre ennemi , exagéré et inventé , et toute votre péni-
tence se termine à gémir devant Dieu et à prier. Prière exécrable, dit le
Sage ; et moi, appliquant cette expression à mon sujet, je dis pénitence exé-
crable, parce que celui qui la fait , en la faisant même , ne veut pas écouter
la loi ni l'accomplir : c'est la raison qu'en apporte le Saint-Esprit : Qui de-
clinat aures suas, ne audiat legem , oratio ejus fiet execrabilis'1 . Non,
non, mon cher auditeur, il n'en va pas comme vous le pensez : dans l'ordre
inviolable et indispensable que Dieu a établi, la médisance ne se répare
point par la prière, et l'injustice par l'aumône ; pour avoir devant Dieu le
mérite d'une pénitence efficace, il y faut observer les proportions prescrites
par le droit divin ; et , au lieu de se faire une pénitence selon son goût, ou
même selon sa dévotion, il faut se faire une dévotion et une pénitence
selon les règles de la droite conscience. Or, jamais une conscience droite
ne vous permettra de rendre précisément à Dieu ce que vous avez enlevé
au prochain , ni d'appliquer à la charité ce que vous devez à la justice : A
Dieu, vous dira-t-elle, ce qui est à Dieu , et à César ce qui est à César : voilà
la loi éternelle et invariable qu'elle vous oblige à suivre.
Fruits nécessaires : car en vain imaginerions-nous des tempéraments et
des accommodements , des explications et des tours ; malgré tous les tours
et toutes les explications , malgré tous les accommodements et tous les
tempéraments, il en faudra toujours revenir à la décision de saint Au-
gustin, contre laquelle ni la cupidité, ni l'iniquité, ni le relâchement de
la morale, ni la corruption des usages du monde, ne prescriront jamais.
Si ,- pouvant restituer un bien dont la conscience est chargée , vous refusez
de le rendre : quelque témoignage que vous puissiez donner d'un cœur
contrit et pénitent , vous contrefaites la pénitence , mais vous ne la faites
pas : Non agitur pœnitentia , sed fingitur 2; et si c'est véritablement et
sincèrement que vous la faites, poursuit ce saint docteur, le péché ne vous
est pardonné qu'à condition que le dommage sera réparé : Siautem veraciter
1 Ephcs. — * Aiigns?. — 3 Uuil.
202 SUR LA PÉNITENCE.
agitur, non remittitur peccatum, nisi restituatur ablatum1. Or, ce qu?
est vrai des biens de la fortune l'est également de l'honneur. Allez , tant
qu'il vous plaira , aux pieds des prêtres , confesser votre injustice ; pro-
sternez-vous , humiliez-vous , accusez-vous : si cependant vous ne prenez
pas et ne voulez pas prendre les mesures convenables pour rétablir ce que
vous avez détruit, ou en supposant ce qui ne fut jamais , ou en révélant ce
qui devait être naturellement caché dans les ténèbres, et ce qui l'aurait été
«ans la malignité de votre cœur, ou sans l'indiscrétion de votre langue ,
qu'est-ce que votre pénitence? un fantôme, rien davantage; qu*> dis-je?
c'est un crime, c'est un sacrilège : Non remittitur peccatum , nisi resti-
tuatur ablatum.
Fruits certains et non suspects. En effet, on ne soupçonnera jamais un
pécheur qui veut bien se soumettre à cette réparation, de n'être pas soli-
dement converti ; c'est un gage dont les censeurs , même les plus rigides ,
je veux dire, dont les confesseurs les plus sévères ne sont pas en droi* de
se défier. Dans tous les autres fruits de la pénitence, il peut y avoir de
l'ostentation et de l'hypocrisie ; mais ici , ni l'hypocrisie , ni l'ostentation
n'est point à craindre ; car il n'arrive guère qu'un homme se détermine à
quelque chose d'aussi mortifiant qu'il l'est de rendre ce qu'il pourrait gar-
der, ou de se dédire de ce qu'il a témérairement et faussement avancé ,
quand il n'est converti qu'en apparence. Il faut l'être en effet pour se con-
damner ainsi soi-même , et pour ne se faire nulle grâce ; la pénitence alors
ne peut donc être douteuse. Non pas, après tout, qu'on ait une assurance
entière de son état : personne , dit le Sage , ne sait s'il est digne de haine
ou d'amour; c'est un des secrets que Dieu s'est réservés pour nous obliger
à vivre dans une dépendance plus absolue de sa grâce. Mais, de toutes les
remarques à quoi l'on peut reconnaître les vrais pénitents , la plus in-
faillible, c'est, sans contredit, cette généreuse réparation des effets et des
suites du péché : réparation qui remet le calme dans une âme ; réparation
qui nous affranchit des remords de la conscience; réparation qui nous
fait goûter cette bienheureuse paix où consiste , selon Tertullien , la félicité
du pécheur justifié : Facite ergo fructus dignos pœnitentiœ.
Mais, Chrétiens, quelle est l'illusion de notre siècle! au lieu déjuger de
la pénitence par ses fruits , qui sont à toute épreuve , on en veut juger
par des pratiques très-éruivoques , et qui souvent ont plus d'éclat que de
solidité. Voici ma pensée : on voudrait voir, comme autrefois, les pécheurs
humiliés sous la cendre, couverts de cilices, exténués de jeûnes : beaux
dehors, mais, du reste, dehors trompeurs , si cependant, et avant toutes
choses , on ne les oblige pas à satisfaire aux devoirs naturels de la charité
et de la justice. Ces lois de police et de discipline, que l'Église, dans la
suite du temps , a trouvé bon de mitiger, on les voudrait encore dans
toute leur rigueur, et je les y voudrais moi-même; mais à cette condition
essentielle , que d'abord ces lois fondamentales , ces lois capitales , dont
jamais ni l'Église, ni Dieu même n'ont dispensé, fussent observées; et
c'est à quoi Ton ne pense pas. Cela veut dire que , par un esprit phari-
1 Aiipust.
SUR LA PÉNITENCE. 203
saïque , on s'attache à l'écorce de la pénitence , tandis qu'on en laisse les
fruits.
Seconde maxime de l'Écriture : Il ne suffit pas , dit saint Paul , de faire
le bien devant Dieu pour glorifier Dieu , il faut encore le faire devant les
hommes pour édifier les hommes : Providentes bona, non soium coram
Deo , sed etiam coram hominibusK Ainsi parlait l'Apôtre; et je dis, par
la même règle : Il ne suffit pas de faire pénitence devant Dieu , il faut
encore la faire devant les hommes : on la fait devant Dieu en reconnaissant
son péché , mais on la fait devant les hommes en réparant le scandale du
péché , et en ôtant même jusqu'aux apparences du péché ; sans cela ( c'est la
décision expresse de saint Thomas et de tous les autres théologiens après lui),
sans cela , point de pénitence.
Que ne puis-je, mes chers auditeurs, vous taire comprendre ce point de
morale dans toute son étendue et dans toute sa force ! Il faut que la péni-
tence répare le scandale du péché. Car, malheur à nous si nous tombions
dans l'erreur des hérésiarques qui , corrompant la loi de Dieu sous ombre
de la réformer, réduisent toute la pénitence à ne pécher plus ! Malheur à
nous , si , renouvelant, au moins par nos actions et par nos mœurs, le dogme
impie de Luther, nous venions à nous persuader que tout le mystère
de notre justification fut compris dans ces paroles du Fils de Dieu mal
entendues , quand il dit à cette femme adultère : Allez , et ne commettez
plus la même faute : Vade , etjam amplius noli peccare* : en sorte que
ce fût assez pour une âme criminelle de dire : J 'ai quitté mon péché , sans
qu'il lui en coûtât davantage. Plus vaine peut-être, reprend saint Grégoire,
du témoignage qu'elle se rend de ne plus pécher, qu'elle n'est humble du
souvenir d'avoir péché ; ou tranquille et contente d'elle-même , parce que
son péché n'est plus, et prétendant à tous les droits de l'innocence des Justes,
sans participer à l'humiliation des pécheurs. Abus, dit ce grand pape : le
scandale du péché est une partie du péché ; et tandis que le scandale n'est
point réparé , quoique le péché cesse , ou , pour parler plus clairement ,
quoique vous cessiez de le commettre , il n'est point absolument détruit. Il
faut donc que la pénitence, après avoir pourvu à l'un, s'applique à l'autre ;
et parce qu'elle ne le peut faire qu'aux dépens du pécheur même , règle
admirable de saint Augustin, il faut, si c'est une pénitence efficace, qu'elle
abolisse le péché dans la personne du pécheur, et qu'elle confonde le pécheur
pour anéantir le péché ; autrement , poursuit ce Père , quel exemple tirera
le prochain de votre conversion? Et s'il est vrai que votre péché ait eu les
suites funestes que vous déplorez vous-même ; s'il est vrai qu'en vous
égarant vous en avez égaré tant d'autres, n'est-il pas de l'ordre que vous
serviez à les ramener, et n'est-ce pas une justice que vous leur rendiez
ce que vous leur avez fait perdre , en les édifiant par votre pénitence autant
que vous les avez scandalisés par les dérèglements de votre vie ?
Cependant , Chrétiens , ce n'est guère ainsi que l'on raisonne dans le
siècle ; et n'est-il pas plein de ces âmes mondaines qui , jugeant selon les
désirs de leurs cœurs, malgré tous les oracles du Saint-Esprit, se font une
1 2 Cor., 8. — 3 Joan., H.
201 SUR LA PÉNITENCE.
prudence, mais une prudence charnelle, de sauver du débris touf ce
qu'elles peuvent en sauver ; de se réserver, dans l'état même de leur pré-
tendue pénitence , tout ce qui peut servir ou de ressource ou de consola-
tion à leur amour-propre , tous les agréments de la société , tout l'éclat de
la prospérité, tout le luxe et le faste de la vanité, en un mot , tout l'exté-
rieur du péché? qui, non contentes de paraître toujours telles qu'elles ont
été , et par conséquent de l'être toujours , puisqu'il n'est presque pas pos-
sible dans la pratique de séparer l'un de l'autre , et de retenir les appa-
rences du péché sans en conserver le fond ; qui , dis-je , non contentes de
tenir toujours au dehors la même conduite, et de suivre le même train de
vie, veulent encore agir en cela par principe et par raison? Or, c'est à ces
âmes préoccupées et séduites que j'aurais bien aujourd'hui à représenter les
conséquences de cette erreur, en leur opposant la vérité que je prêche ; car
est-ce ainsi , leur, dirais-je avec tout le zèle que Dieu m'inspire pour leur
salut, est-ce ainsi que tant de fameux pénitents se sont convertis? Quand,
touchés de l'esprit de Dieu , ils sont entrés dans la voie de la pénitence ,
est-ce ainsi qu'ils ont marché? L'humilité, l'austérité, la retraite , n'est-ce
pas le parti qu'ils ont généreusement et hautement embrassé ? Comment,
dans l'ancienne loi , les Achab , les Nabuchodonosor , ont-ils paru devant
Dieu et devant les hommes ? Ne se sont-ils pas montrés , ou plutôt n'ont-
ils pas cherché à se montrer sous le sac et en posture de suppliants , pour
rétablir, par une déclaration authentique , ce qu'ils avaient détruit par
leurs exemples scandaleux? A quoi se sont condamnés tant de pécheurs
revenus à Dieu dans la loi de grâce? où se sont-ils confinés? dans des
solitudes , dans des déserts , dans des monastères , faisant un divorce
éclatant avec le monde , et , sans écouter le sang et la chair, se croyant
obligés d'édifier le monde par leur renoncement même au monde. Au-
rions-nous des Thaïs et des Pélagie , si illustres par leur pénitence , si cette
maxime n'avait pas passé pour constante dans notre religion ? Quoi donc ?
ces Saints se trompaient-ils? était-ce ignorance dans eux, ou folie? se
chargeaient-ils inutilement d'un joug qu'ils ne devaient par porter? ne
connaissaient-ils pas les voies de Dieu , et est-ce à nous seuls qu'il les a
révélées?
Ah! Chrétiens, concluons, au contraire, que, puisqu'ils marchaient
dans des voies droites et saintes , notre égarement est d'en vouloir prendre
de plus spacieuses et de plus larges , mais directement opposées au terme
où la vraie pénitence doit nous conduire. Apprenons comme eux à faire
cesser non-seulement le mal , mais les apparences du mal ; et , pour cela ,
ne nous contentons pas de craindre Dieu , mais respectons encore le
monde. Car le monde, tout profane qu'il est, mérite quelquefois d'être
respecté; et il ne le mérite jamais mieux que lorsqu'il condamne jusqu'aux
apparences du péché , que lorsqu'il s'en scandalise , que lorsqu'il nous en
fait des crimes. Si le monde nous paraît en cela un censeur sévère, édifions-
nous de sa censure et de sa sévérité. S'il est injuste , profitons de son in-
justice. S'il est railleur et médisant , rendons grâces à Dieu de ce que sa
médisance même sert à nous rendre plus vigilants , plus réguliers , plus
SUR LA PÉNITENCE. 205
chrétiens. Bénissons le ciel de ce que le monde , au milieu de sa corruption,
a encore ce reste de zèle pour l'intégrité et la pureté des mœurs , et de ce
que le vice n'a pas encore prévalu jusqu'à pouvoir obtenir du monde que
le monde l'approuvât. Si le monde nous paraît porter sur cela trop loin
sa délicatesse , ne nous figurons pas si aisément que le monde ait tort ;
et mettons plutôt tout le tort de notre part , de ne vouloir pas en croire
le monde, même dans une chose où le jugement même du monde s'accorde
si bien avec le jugement et la loi de Dieu. Ne respectons pas seulement les
sages et les forts \ mais , aussi bien que l'Apôtre , les imprudents et les
faibles. Abstenons-nous comme lui, non-seulement de ce qui est criminel
et illicite , mais de ce qui nous semble innocent et permis. Pourquoi au-
rions-nous dans notre conduite plus de liberté que saint Paul ? Enfin ,
évitons tout ce qui donne lieu aux discours du monde , tout ce qui fonde
le jugement téméraire , tout ce qui autorise et favorise le péché , tout ce
qui l'autorise dans autrui , et tout ce qui le favorise dans nous. Par là
nous rendrons notre pénitence efficace ; et , après avoir retranché la ma-
tière et la cause du péché, après avoir réparé les suites et les effets du
péché , il ne nous reste plus qu'à nous assujettir aux remèdes du péché :
c'est le sujet de la dernière partie.
TROISIÈME PARTIE.
Ce nest pas sans raison que les Pères ont considéré le péché , surtout
quand l'habitude en est formée , comme une dangereuse maladie que la
pénitence avait à combattre , et contre laquelle il était nécessaire qu'elle
employât les plus souverains remèdes. En effet, dit saint Chrysostome, de
là dépend la destinée ou bienheureuse ou malheureuse du pécheur : bien-
heureuse, si , touché du zèle de son salut , il se résout à user de ces re-
mèdes salutaires que lui prescrit la pénitence ; malheureuse , si le dégoût
qu'ils lui causent lui en donne de l'horreur, et si la répugnance qu'il sent
à se vaincre les lui fait rejeter. Car il n'y a , ajoute ce Père , que des fré-
nétiques qui , frappés d'un aveuglement encore plus déplorable que leur
mal même , refusent de s'assujettir à ce qui les doit infailliblement guérir.
Convenons donc, mes chers auditeurs, de deux obligations bien essentielles
que la loi de Dieu nous impose , et qui regardent les deux sortes de
remèdes que nous devons prendre contre le péché ; ceux-là pour nous en
garantir , et ceux-ci pour nous en punir ; ceux-là pour n'y plus tomber ,
et ceux-ci pour l'expier ; les premiers, remèdes préservatifs, et les seconds,
si je puis ainsi parler, remèdes correctifs ; et, par un simple usage des uns
et des autres , mettons-nous en état , sinon d'être absolument assurés de
notre pénitence , au moins d'en avoir une certitude morale , et d'être
bien fondés à croire qu'elle nous a fait rentrer en grâce avec Dieu, et qu'elle
nous y doit conserver.
Il n'y a personne (et ceci regarde la première obligation) ; non , Chré-
tiens, il n'y a, j'ose le dire, personne qui, par les différentes épreuves qu'il
en a faites, pour peu qu'elles aient été ou accompagnées ou suivies de ré-
flexion, n'ait reconnu ce qui peut le préserver du péché, et ce qui est propre
206 SUR LA PÉNITENCE.
à le maintenir dans Tordre. Je défie les âmes les plus volages et les moins
attentives à leur conduite, de n'en pas demeurer avec moi d'accord.
Car enfin, quelque dissipé , quelque inconsidéré , quelque emporté même ,
et quelque aveuglé que soit un pécheur , il ne Test jamais tellement que ,
dans le cours de ses passions les plus déréglées , il n'observe encore malgré
lui ses pas , ou plutôt ses égarements et ses chutes , et que, dans ses
chutes, pour grièves qu'elles soient , il ne se rende souvent au fond de son
cœur ce témoignage secret : Si j'usais de telle et telle précaution, le péché
n'aurait plus tant d'empire sur moi, et je pourrais même entièrement par
là le prévenir et l'arrêter. Or je dis, mes Frères , que la preuve convain-
cante d'une sincère conversion est de prendre dans la voie de Dieu ces pré-
cautions nécessaires , de suivre sur cela ses vues particulières et ses con-
naissances, d'être sur cela fidèle à soi-même, de s'écouter soi-même, et de
ne rien négliger de tout ce qu'on juge avoir plus de vertu pour nous sou-
tenir et pour nous défendre.
Ainsi , mon cher auditeur , vous avez cent fois éprouvé que le plus cer-
tain et le plus puissant préservatif contre la cupidité et l'amour du plaisir
qui vous domine , est l'application et le travail ; que , assidu à un exercice
qui attache l'esprit et qui le fixe , vous vous conservez sans peine, ou avec
beaucoup moins de peine , dans l'innocence; et que tandis que vos jours
étaient, comme parle le Prophète, des jours pleins, c'est-à-dire des jours
pleinement et utilement employés , le péché ne trouvait nulle entrée dans
votre cœur ; vous le savez : cependant vous aimez le repos et la tranquil-
lité ; votre penchant vous porte à une vie oisive et molle ; et ce fonds de
paresse qui vous est naturel , et que vous entretenez , vous éloigne de tout
ce qui gêne l'esprit et captive les sens. En quoi consiste par rapport à vous
l'efficace de la pénitence? c'est à vous prémunir de ce côté-là vous-même
contre vous-même ; c'est à vous occuper , puisque le grand soutien de vo-
tre faiblesse est l'occupation ; à vous occuper par un esprit de religion 9
quand vous n'y seriez pas engagé d'ailleurs par d'autres intérêts et d'autres
devoirs; à vous occuper par un esprit de pénitence, car c'est une péni-
tence en effet très-agréable à Dieu ; à vous occuper, sans rien rejeter , de
tout ce qu'il y a de plus pénible et de plus fatigant dans l'emploi que la
Providence vous a commis ; à vous charger de tout le fardeau , fût-il encore
plus pesant, et en dussiez-vous être accablé : pourquoi? parce qu'au moins
êtes-vous par là réduit à l'état bienheureux de ce solitaire qui disait, au
rapport de saint Jérôme : Je n'ai pas le loisir de vivre, et comment aurais-je
le loisir de pécher? Vivere mihi non licet , et quomodo fornicari licebit1?
Bien loin donc d'envisager cette vie laborieuse comme une servitude,
rendez grâces à Dieu de vous avoir donné dans votre état un moyen si
honnête et si raisonnable , si présent et si sûr , pour vous détourner du
vice ; et de vous avoir fait trouver dans votre condition même un remède
contre ces passions si vives que fomente l'oisiveté , et que le seul travail
peut amortir.
J'en dis autant de vous , qui n'ignorez pas et ne pouvez ignorer à com-
1 Hieroiâ.
SUR LA PÉNITENCE. 207
bien de chutes et de rechutes votre fragilité tous les jours vous expose, et
quel frein serait capable de vous retenir : que , contre les plus importunes
ou les plus violentes attaques , vous trouveriez dans la fréquente confession
un secours toujours prêt et presque toujours immanquable ; que, muni du
sacrement et de la grâce qui y est attachée, on en est, et plus fort dans les
occasions, et plus constant dans ses résolutions; que plus vous vous en
éloignez , plus vous vous affaiblissez , plus vous vous relâchez ; que , pour
marcher dans la voie du salut avec persévérance , il vous faut un conduc-
teur et un guide, un homme qui vous tienne la place de Dieu , et qui , par
ses conseils, vous affermisse dans le bien ; que l'obligation de recourir à lui
et de lui rendre compte de vous-même, est comme un lien qui arrête vos
légèretés et vos inconstances; en un mot, que c'est dans le sacré tribunal,
et entre les mains de ses ministres , que Dieu , pour parler avec F Apôtre ,
a mis ces armes dont nous devons nous revêtir, pour résister et pour tenir
ferme au jour de la tentation. Vous en êtes instruit , hélas! et vos propres
malheurs ne vous Vont que trop appris. Cependant la confession vous
gêne , surtout la confession fréquente ; cette loi que le ministre du Seigneur
vous impose de vous présenter à lui de temps en temps, comme au médecin
de votre âme , pour lui découvrir vos blessures , vous paraît une loi oné-
reuse, et vous avez de la peine à vous en faire, un engagement. Si d'abord
vous vous y êtes soumis, si vous l'avez acceptée, vous rétractez bientôt votre
parole , et vous secouez enfin le joug. Puis-je présumer alors que votre
pénitence ait eu cette bonne foi , cette sincérité qui la doit rendre valable
devant Dieu? Si cela était , dans le besoin pressant où vous vous trouvez,
mon cher auditeur, vous seriez au moins disposé à vouloir guérir; et, dans
cette disposition, vous chercheriez le remède. Convaincu par vous-même
de son utilité. et de sa nécessité, sans attendre qu'on vous l'ordonnât, vous
seriez le premier à vous le prescrire. Vous accompliriez à la lettre et avec
joie la condition que le prêtre, selon les règles de son ministère , a prudem-
ment exigée de vous. Il vous verrait au jour marqué revenir à lui , pour
reprendre auprès de lui de nouvelles forces. Vous vous feriez même de
votre fidélité et de votre exactitude, non-seulement un devoir, mais une
consolation. Et que ne fait-on pas tous les jours pour un moindre intérêt?
Au retour d'une maladie dont vous craignez encore les suites , à quoi ne
vous réduisez-vous pas? de quoi ne vous abstenez-vous pas? Est-il régime
si rebutant, si mortifiant, que vous ne suiviez dans toute sa rigueur, et tel
qu'il vous est prescrit? avez-vous de la foi, si , lorsqu'il s'agit de votre
salut , vous tenez une conduite tout opposée ? et raisonnez-vous en chré-
tien , si vous n'observez pas pour votre âme ce que vous observez avec tant
de soin , et même avec tant de scrupule , pour votre corps ?
Achevons , et disons un mot de la seconde obligation. Pour se convertir
efficacement , il ne suffit pas de se préserver du péché en évitant de le com-
mettre , il faut l'expier après l'avoir commis ; il faut exercer contre soi-
même cette justice vindicative que Dieu exercera un jour contre le pécheur
impénitent. Or voici, mes chers auditeurs, le dernier désordre qui, dans la
plupart des chrétiens , rend la pénitence inutile et sans effet. Quelque
208 SUR LA PÉNITENCE.
usage que nous fassions du sacrement de la pénitence, nous ne nous corri-
geons pas , parce qu'à mesure que nous péchons , nous ne nous punissons
pas ; et , sans en chercher d'autre raison , nous vivons des années entières
dans r iniquité, parce que notre amour-propre nous inspire la mollesse , et
qu'ennemi d'une vie austère, il nous entretient dans l'habitude d'une mal-
heureuse impunité.
Si le châtiment du péché, je dis le châtiment volontaire, à quoi, comme
arbitres et juges dans notre propre cause , nous nous condamnons , et qui
est proprement par rapport à nous ce qui s'appelle pénitence ; si le châti-
ment du péché suivait de près le péché même ; si nous avions assez de zèle
pour ne nous rien pardonner ; si , malgré notre délicatesse , autant de fois
que nous oublions nos devoirs et pour chaque infidélité où nous tombons,
nous avions le courage de nous imposer une peine et de nous mortifier,
j'ose le dire, Chrétiens, il n'y aurait plus de vice qu'on ne déracinât, ni
de passion qu'on ne surmontât.
Je ne prétends point pour cela que la pénitence soit une vertu servile , et
qu'elle n'agisse que par la crainte. Car on peut, dit saint Augustin, se pu-
nir par amour, on peut se punir par zèle de sa perfection, on peut se punir
pour venger Dieu, on peut se punir pour se régler soi-même; et si c'est
par crainte que l'on se punit , on peut se punir par une crainte filiale et
qui procède de la charité, en s'obligeant, pour rentrer en grâce avec Dieu
et pour lui payer le juste tribut d'une satisfaction qui l'honore, à faire
telle ou telle œuvre de piété, à pratiquer telle ou telle austérité, à se retran-
cher tel ou tel plaisir permis, à se priver de telle ou de telle commodité.
Aussi , quand l'Église autrefois punissait par des peines canoniques et
proportionnées chaque espèce de péché, elle ne croyait pas ôter par là aax
fidèles cet esprit d'adoption qu'ils avaient reçu dans la loi de grâce, ni leur
imprimer cet esprit de servitude qui avait régné dans l'ancienne loi. Son
intention , en observant cette sévérité de discipline , était de soutenir les
uns et de ramener les autres , de seconder les efforts de ceux-ci dans leur
conversion , et de maintenir ceux-là dans une sainte persévérance. Telles
étaient les vues de l'Église; et Dieu bénissant sa conduite, l'on voyait de
là tant de chrétiens conserver sans peine la grâce de leur baptême, et l'on
ne pouvait douter de la pénitence et de la douleur de ceux qui l'avaient
perdue , quand , pour un seul péché mortel , ils jeûnaient des années en-
tières, et se soumettaient sans résistance à des exercices aussi laborieux
qu'humiliants. L'innocence florissait alors, et la pénitence était exemplaire,
parce que le péché n'était point impuni. Mais aujourd'hui l'on en est
quitte, et l'on en veut être quitte à bien moins de frais : et que s'ensuit-il ?
c'est qu'aujourd'hui l'on pèche beaucoup plus hardiment; que l'on demeure
dans son péché beaucoup plus tranquillement , que l'on s'en repent beau-
coup plus faiblement, que l'on y renonce beaucoup plus rarement , et que
presque toutes nos pénitences sont vaines ou du moins très-suspectes. Ces
peines prescrites par l'Église ont été modérées; et dès là l'inondation des
vices a commencé, dès là la discipline s'est énervée, dès là le* christianisme
a changé de face. Tant il est vrai que le pécheur a besoin de ce secours , et
SUR LA PENITENCE. 209
qu'il ne faut point compter qu'il soit pleinement converti, tandis qu'aban-
donné à lui-même et à sa discrétion, disons plutôt à sa lâcheté , il n'aura
que de l'indulgence pour lui-même , et ne cherchera qu'à s'épargner.
Or, faisons maintenant, Chrétiens, ce que faisait l'Église dans les pre-
miers siècles, entrons dans les mêmes sentiments, remplissons-nous du
même esprit, conformons-nous aux mêmes pratiques. Souvenons-nous que
si l'Église s'est relâchée en quelque chose sur ce qui concerne l'usage de la
pénitence, c'a été sans préjudice des droits de Dieu, et que là-dessus elle n'a
ni voulu ni pu se relâcher en rien; que si elle a consenti à changer quelques
règles qu'elle-même avait établies , elle n'a point touché à l'obligation es-
sentielle de satisfaire à Dieu , qui n'est pas de son ressort. De là concluons
qu'à le bien prendre, cette condescendance de l'Église ne doit point servir
à autoriser notre lâcheté, parce qu'il est toujours vrai que plus nous nous
ménagerons , et moins Dieu nous ménagera ; que plus nous nous flatte-
rons , et moins Dieu nous pardonnera ; que moins nous nous punirons , et
plus Dieu nous punira : car le droit de Dieu , et le même droit , subsistera
toujours. Ainsi , persuadés que le péché doit être puni en cette vie ou en
Vautre, ou par la vengeance de Dieu, ou par la pénitence de l'homme : Ant
à Deo vindicante, aut oh homine pœnitente1, n'attendons pas que Dieu
lui-même prenne soin d'en tirer toute la satisfaction qui lui est due. Pré-
venons les rigueurs de sa justice par la rigueur de notre pénitence. Ar-
mons-nous d'un saint zèle contre nous-mêmes, prenons les intérêts de Dieu
contre nous-mêmes, vengeons Dieu aux dépens de nous-mêmes. Si ceux
que Dieu nous a donnés ou que nous avons choisis pour médecins de nos
âmes sont trop indulgents, suivant l'excellente maxime de saint Bernard,
suppléons à leur indulgence par notre sévérité. S'ils ne sont pas assez ri-
gides ni assez exacts, soyons-le pour eux et pour nous, puisque c'est per-
sonnellement de nous qu'il s'agit, et que nous devons plus que tout autre
nous intéresser pour nous-mêmes : Si medicus elementior fuerit, tu âge
pro te ipso 2. Appliquons aux maux spirituels de nos âmes des remèdes
spécifiques, et, selon la différence des péchés, employons pour les punir
des moyens différents : la retraite et la séparation du monde , pour punir la
licence des conversations ; le silence , pour punir la liberté et l'indiscrétion
de la langue ; la modestie dans les habits et dans l'équipage , pour punir le
luxe ; le jeûne , pour punir les excès de bouche et les débauches ; le renon-
cement aux plaisirs innocents , pour punir l'attachement aux plaisirs cri-
minels. Quis scit si convertatur, et ignoscat*? Qui sait si le Dieu des
miséricordes ne se convertira pas à nous? qui le sait? ou plutôt, qui en
peut douter, après la parole authentique qu'il nous en a donnée? En un
mot , mes chers auditeurs , retranchons la cause du péché , assujettissons-
nous , quoi qu'il nous en coûte , aux remèdes du péché, et par là nous ren-
trerons dans le chemin du salut et de la gloire, où nous conduise, etc.
1 Terlull. — * Bcrn. — 3 Joan., 3.
T. I. H
â'10 SUR LA NATIVITÉ DE JESUS-eHRIST.
SERMON SUR LA NATIVITÉ DE JÉSUS-CHRIST.
Dixit illis angélus : Nolite timere : ecce enim evangeliw vobis qaudium magnum , quod erit
omni populo : quia natus est vobis hodiè Salvator, qui esl Cliristus Dominus, in civilate David.
L'ange leur dit : Ne craignez point : car je viens vous annoncer une nouvelle qui sera pour
tout le peuple le sujet d'une grande joie; c'est qu'aujourd'hui , dans la ville de David, il vous
est né un Sauveur, qui est Jésus-Chrisl. Saint Luc, cli. 2.
Sire,
Ainsi parla l'ange du Seigneur ; mais il parlait à des bergers , c'est-à-
dire à des hommes simples , qui , éloignés du monde , et veillant à la
garde de leur troupeau , menaient une vie aussi innocente qu'elle était
pauvre et obscure. Il leur annonçait un Sauveur , qui , né dans une étable,
venait honorer leur condition par le choix qu'il faisait de leur pauvreté ,
et qui, se dépouillant, pour les sauver , de la majesté d'un Dieu, parais-
sait dans une crèche, revêtu non-seulement de la forme d'un homme , mais
d'un homme inconnu comme eux, souffrant comme eux, et, à l'exception
du péché , parfaitement semblable à eux. Je ne m'étonne donc pas s'il leur
disait : Nolite timere; ne craignez point. Car qu'auraient-ils pu craindre,
demande saint Chrysostome , dans un mystère où tout les consolait , dans
un mystère où ils ne trouvaient que des sujets de bénir Dieu et de le glo-
rifier , dans un mystère qui leur faisait connaître le bonheur de leur con-
dition , et qui par là leur rendait leurs misères non-seulement supporta-
bles, mais désirables, mais aimables? Je ne m'étonne pas, dis-je, si l'ange
député de Dieu leur tenait ce langage : Ecce evangelizo vobis gaudiwn
magnum : Je vous apporte une grande nouvelle , une nouvelle qui vous
comblera de joie, savoir, qu'il vous est né un Sauveur : Quia natus est
vobis hodiè Salvator.
Mais, Chrétiens, dans l'obligation où je suis d'accomplir aujourd'hui
mon ministère, et ayant l'honneur de prêcher l'Évangile de Jésus-Christ
dans la cour du plus grand des rois, il s'en faut bien que j'aie le même
avantage que l'ange du Seigneur. J'annonce aussi bien que lui la nais-
sance du Sauveur du monde, mais je l'annonce à des auditeurs à qui je
ne sais si elle doit être un sujet de consolation. J'annonce un Sauveur
humble et pauvre , mais je l'annonce aux grands du monde et aux riches
du monde ; je l'annonce à des hommes qui , pour être chrétiens de pro-
fession, ne laissent pas d'être remplis des idées du monde. Que leur dirai-
je donc, Seigneur, et de quels termes me servirai -je pour leur proposer le
mystère de votre humilité et de votre pauvreté? Leur dirai-je : Ne craignez
point? dans l'état où je les suppose, ce serait les tromper. Leur dirai-je :
Craignez? je m'éloignerais de l'esprit du mystère même que nous célé-
brons , et des pensées consolantes qu'il inspire et qu'il doit inspirer aux
plus grands pécheurs. Leur dirai-je : Affligez-vous, pendant que tout le
SUR LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST. 211
monde chrétien est dans la joie? Leur dirai-je : Consolez-vous, pendant
qu'à la vue d'un Sauveur qui condamne toutes leurs maximes , ils ont
tant de raisons de s'affliger? Je leur dirai, ô mon Dieu, l'un et l'autre,
et par là je satisferai au devoir que vous m'imposez. Je leur dirai : Af-
fligez-vous , et consolez-vous ; car je vous annonce une nouvelle qui est
tout à la fois pour vous un sujet de crainte et un sujet de joie. Ces deux
sentiments si contraires en apparence , mais également fondés sur le mys-
tère de Jésus-Christ naissant, sont déjà le précis et l'abrégé de tout ce
que j'ai à leur dire dans ce discours, après que nous aurons imploré le
secours du ciel par l'intercession de la plus sainte et de la plus heureuse
des mères. Ave, Maria.
C'était la destinée de Jésus-Christ de paraître dans le monde comme un
objet de contradiction , et , par un secret impénétrable de la Providence ,
d'y être tout à la fois et la ruine des uns , et la résurrection des autres :
Ecce positus est hic in ruinant et in resurrectionem multorum l. Toute
la vie de cet Homme-Dieu n'a été que l'accomplissement et la suite de
cette prédiction. Ce n'est donc pas sans raison que je vous ai proposé d'a-
bord sa sainte naissance comme un sujet de crainte et de joie : de crainte ,
en le considérant, tout Sauveur qu'il est, comme la ruine des impies et
des réprouvés ; et de joie , en le regardant comme la résurrection des pé-
cheurs qui se convertissent , et qui deviennent les élus de Dieu.
Appliquons-nous, Chrétiens, cette vérité. Je puis dire que toute l'affaire
du salut consiste à bien ménager , par rapport à Dieu , ces deux sentiments
opposés de joie et de crainte; et c'est pour cela que David, instruisant les
grands de la terre, à qui Dieu lui faisait connaître que cette leçon était
particulièrement nécessaire, leur disait, par une manière de parler aussi
surprenante qu'elle est judicieuse et sensée : Servite Domino in timoré ,
et exxdtate ei cum tremore 2 : Servez le Seigneur, et réjouissez-vous en lui
avec tremblement. Pourquoi trembler, dit saint Chrysostome, si je dois
me réjouir en lui ; et pourquoi me réjouir en lui , si je dois trembler? C'est,
répond ce saint docteur, qu'à l'égard de Dieu et en matière de salut,
l'homme, soit juste, soit pécheur, ne doit point avoir de joie qui ne soit
mêlée d'une crainte respectueuse; ni de crainte, quoique respectueuse,
qui ne soit accompagnée d'une sainte joie. Car , selon les règles les plus
exactes de la religion , il ne nous est point permis de craindre Dieu sans
nous confier en lui , ni de nous confier en lui sans le craindre.
Or , je prétends , et voici mon dessein ; je prétends que le mystère de la
naissance de Jésus-Christ, bien conçu et bien médité, est, de tous les
tjriy stères du christianisme, le plus propre à exciter en nous, et cette crainte
salutaire, et cette joie solide et intérieure. Je prétends que la vue de ce
Sauveur né dans une crèche nous fournit de puissants motifs de l'une et
de l'autre : motifs de crainte , si vous êtes de ces mondains qui , aveuglés
par le dieu du siècle , quittent la voie du salut pour suivre la voie du
inonde; motifs de joie, si vous ouvrez aujourd'hui les yeux, et si vous
1 Luc., 2. — 2 Psaim. 2.
212 stni l'A NATIVITÉ DE JESUà-CHRIST.
voulez être de ces chrétiens fidèles qui cherchent Dieu en esprit et en vé-
rité ; motifs de crainte , si , comprenant hien pourquoi Jésus-Christ est
venu au monde et de quelle manière il y est venu, vous reconnaissez l'op-
position qu'il y a entre lui et vous ; motifs de joie , si , persuadés et confus
de l'opposition qui se rencontre entre Jésus-Christ et vous, vous prenez
enfin la résolution de vous conformer à lui , et de profiter des avantages
que vous donne pour cela môme la condition où Dieu vous a fait naître.
Selon la différence de ces deux états et de ces deux caractères, ou craignez,
ou consolez- vous. Êtes-vous du nombre des mondains ? craignez ; parce
que ce mystère va vous découvrir des vérités bien affligeantes : vous le
verrez dans la première partie. Êtes-vous ou voulez-vous être du nombre
des chrétiens fidèles ? consolez-vous ; parce que ce mystère vous découvrira
des trésors infinis de grâce et de miséricorde : vous le verrez dans la seconde
partie. Voilà les véritables dispositions avec lesquelles vous devez vous pré-
senter devant la crèche de votre Dieu. Rendez-vous dociles à sa parole ,
afin que je puisse aujourd'hui les imprimer bien avant dans vos cœurs , et
donnez-moi toute votre attention.
PREMIÈRE PARTIE.
C'est parla crainte du Seigneur que doit commencer le salut de l'homme;
et la charité même la plus parfaite ne serait ni solide , ni assurée , si la
crainte des jugements de Dieu ne lui servait de fondement et de base.
C'est donc avec sujet qu'en vous annonçant aujourd'hui le grand mystère
du salut, qui est la naissance de Jésus-Christ notre Sauveur, je vous y
fais remarquer d'abord ce qui doit exciter en vous cette crainte salutaire ,
dont voici les puissants motifs. Craignez, hommes du monde, c'est-à-dire
vous qui, remplis de l'esprit du monde, vivez selon ses lois et ses maximes ;
craignez , parce que le Sauveur qui vous est né , dans les idées pratiques
mais chimériques que vous vous en formez , et dans l'usage ou plutôt dans
l'abus que vous faites de sa miséricorde envers vous, tout Sauveur qu'il est,
n'est peut-être pour vous rien moins qu'un Sauveur ; craignez , parce que
c'est un Sauveur , mais qui peut-être n'est venu que pour votre confusion
et pour votre condamnation ; craignez , parce que ce Sauveur ne pouvant
vous être indifférent, du moment qu'il ne vous sauve pas, doit nécessai-
rement vous perdre. Pensées terribles pour les mondains, mais qu'il ne
tient qu'à vous , mes chers auditeurs , de vous rendre utiles et profitables ,
en les méditant dans l'esprit d'une humble et d'une véritable componction.
C'est , dis-je , un Sauveur qui nous est né , mais qui , dans les fausses
idées dont vous êtes prévenus, nest rien moins qu'un Sauveur pour vous.
Comprenez ma pensée, et vous conviendrez malgré vous-mêmes de cette
triste vérité. Car vous voulez qu'il vous sauve , mais vous vous mettez peu
en peine qu'il vous délivre de vos péchés ; vous voulez qu'il vous sauve ,
mais vous prétendez qu'il ne vous en coûte rien ; vous voulez qu'il vous
sauve , mais vous ne voulez pas que ce soit par les moyens qu'il a choisis
pour vous sauver. Or, tout cela, ce sont autant de contradictions; et,
pour peu qu'il vous reste de religion , ces contradictions énormes sont les
SUR LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST. 213
justes sujets qui doivent aujourd'hui vous l'aire trembler. N'appréhendez
pas que je les grossisse , pour vous donner de vaines frayeurs ; mais crai-
gnez plutôt que mes expressions ne soient trop faibles pour vous les faire
concevoir dans toute leur étendue et dans toute leur force.
Vous voulez que ce Dieu naissant soit pour vous un Dieu Sauveur ; mais
au même temps , par une opposition de sentiments et de conduite dont peu-
ètre vous ne vous apercevez pas , vous êtes peu en peine qu'il vous délivre
de vos péchés. C'est pour cela néanmoins , et pour cela uniquement, qu'il
est Sauveur ; et cette qualité, par rapport à vous, ne lui appartient ni ne
peut lui appartenir qu'autant qu'il vous dégage des passions , des vices ,
des habitudes qui sont les sources de vos péchés , et dont vous êtes les
malheureux esclaves. S'il ne vous en délivre pas, et si, bien loin de sou-
haiter d'en être délivrés , vous en aimez l'esclavage et la servitude , raison-
nez comme il vous plaira ; ce Dieu, quoique Sauveur par excellence, n'est
pour vous Sauveur que de nom, et tout le culte que vous lui rendez en
ce jour n'est qu'illusion ou hypocrisie.
Il n'y eut jamais de conséquence plus immédiate que celle-là dans les
principes et dans les règles du christianisme que vous professez. Vous l'ap-
pellerez Jésus, dit l'ange à Joseph : et pourquoi? parce qu'il délivrera son
peuple des iniquités et des péchés qui l'accablent : Vocabis nomen ejus
Jesum : t'pse enim salvum faciet populum suum à peccatis eorum l. Pre-
nez garde, mes Frères ; c'est la remarque de saint Ghrysostome ; il ne dit
pas, Vous l'appellerez Jésus, parce qu'il délivrera son peuple des calamités
humaines sous le poids desquelles il gémit. Cela était bon pour ces anciens
sauveurs, qui ne furent que la figure de celui-ci , et que Dieu envoyait au
peuple juif comme à un peuple grossier et charnel. Ce Jésus dont nous cé-
lébrons la naissance était destiné pour une plus haute et une plus sainte
mission ; il s'agissait pour nous d'une rédemption plus essentielle et beau-
coup plus parfaite. Ces maux dont nous devions être guéris étaient bien
plus dangereux et plus mortels que ceux qui , dans l'Egypte , avaient af-
fligé le peuple de Dieu; et c'est pour ceux-là, dit saint Chrysostome, qu'il
nous fallait un Sauveur. Le voilà venu , non pas , encore une fois , pour
nous sauver des adversités et des disgrâces de cette vie ; nous sommes in-
dignes de la profession et de la qualité de chrétiens si nous mesurons par
là sa grâce, et si c'est de là que nous faisons dépendre le pouvoir qu'il a
de nous sauver : il ne nous a point été promis de la sorte. Mais le voilà
venu pour nous délivrer de la corruption du monde, des désordres du
monde, des erreurs du monde ; le voilà venu pour nous affranchir du joug
de nos passions honteuses , de la tyrannie du péché à quoi nous nous
sommes assujettis, de la concupiscence de la chair qui nous domine, de l'es-
prit d'orgueil dont nous sommes possédés , de nos attachements criminels ,
de nos haines, de nos aversions, de nos malignes jalousies; car ce sont là
nos vrais ennemis ; et il n'y avait qu'un Dieu Sauveur qui nous pût tirer
d'une si funeste captivité : aussi est-ce pour cela qu'il a voulu naître : Ipse
enim salvum faciet populum suum à peccatis eorum.
1 Mauh.
214 SUR LA NATIVITÉ DE JESLS-CHRIST.
Or, dites-moi , Chrétiens , est-ce ainsi que yous l'avez entendu et que
vous l'entendez encore? Que chacun s'examine devant Dieu : où est l'ambi-
tieux parmi vous qui , regardant son ambition comme la plaie de son âme,
en souhaite de bonne foi la guérison? où est l'impudique et le volup-
tueux qui , réellement affligé de l'être , désire , mais efficacement et comme
son souverain bien, de ne l'être plus? où est l'homme avare et intéressé
qui , honteux de ses injustices et de ses usures , déteste sincèrement son
avarice? où est la femme mondaine qui, écoutant sa religion, ait horreur
de sa vanité, et pense à détruire son amour-propre? De quelle passion, de
quelle inclination vicieuse et dominante ce Sauveur vous a-t-il délivrés jus-
qu'à présent? A quoi donc le reconnaissez-vous comme Sauveur? et, s'il
est Sauveur, par où montrez-vous qu'il est le vôtre? quelle fonction en a-t-il
faite, et lui avez-vous donné lieu d'en faire à votre égard? Or, quand je
vous vois si mal disposés, ne serais-je pas prévaricateur, si je vous annon-
çais sa venue comme un sujet de joie? et, pour vous parler en ministre
fidèle de son Évangile , ne dois-je pas , au contraire , vous dire , et je vous
le dis en effet : Détrompez- vous , et pleurez sur vous : pourquoi? car tandis
que , possédés du monde , vous demeurez en de si criminelles dispositions ,
encore que le Sauveur soit né , ce n'est point proprement pour vous qu'il
est né ; disons mieux : encore que le Sauveur soit né , vous ne profitez pas
plus de sa naissance que s'il n'était pas né pour vous.
Ah ! Chrétiens , permettez-moi de faire ici une réflexion bien doulou-
reuse, et pour vous, et pour moi ; mais qui vous paraîtra bien touchante
et bien édifiante. Nous déplorons le sort des Juifs, qui, malgré l'avantage
d'avoir vu naître Jésus-Christ au milieu d'eux et pour eux , ont eu néan-
moins le malheur de perdre tout le fruit de ce bienfait inestimable, et
d'être ceux même qui , de tous les peuples de la terre , ont moins profité
de cette heureuse naissance. Nous les plaignons , et en les plaignant nous
les condamnons ; mais nous ne prenons pas garde qu'en cela même leur
condition , ou plutôt leur misère et la nôtre, sont à peu près égales. Car,
en quoi a consisté la réprobation des Juifs? En ce qu'au lieu du vrai
Messie que Dieu leur avait destiné, et qui leur était si nécessaire, ils s'en
sont figuré un autre selon leurs grossières idées , et selon les désirs de
leur cœur ; en ce qu'ils n'ont compté pour rien celui qui devait être le
libérateur de leurs âmes , et qu'ils n'ont pensé qu'à celui dont ils se pro-
mettaient le rétablissement imaginaire de leurs biens et de leurs fortunes ;
en ce que , ayant confondu ces deux genres de salut , ou , pour parler plus
juste , en ce que , ayant rejeté F un , et s' étant inutilement flattés de la
vaine espérance de l'autre, ils ont tout à la fois été frustrés et de l'un et
l'autre, et qu'il n'y a eu pour eux nulle rédemption. Voilà, dit saint Au-
gustin , quelle fut la source de leur perte : Temporalia amittere rnetv.e-
runt, et œterna non cogitaverunt , ac sic utrumque amiserunt \ Or, cela
même, mes chers auditeurs, n'est-ce pas ce qui nous perd encore tous les
jours? Car, quoique nous n'attendions plus comme les Juifs un autre
Messie; quoique nous nous en tenions à celui que le ciel nous h envoyé,
1 Aagust,
SUR LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST. 215
n'est-il pas vrai (confessons-le et rougissons-en) qu'à en juger par notre
conduite , nous sommes , à l'égard de ce Sauveur envoyé de Dieu , dans le
môme aveuglement où furent les Juifs , et où nous les voyons encore â
l'égard du Messie qu'ils attendent, et en qui ils espèrent? Je m'explique.
Nous invoquons Jésus-Christ comme Sauveur, mais nous l'invoquons
dans le même esprit que le Juif réprouvé l'invoquerait, c'est-à-dire nous
T invoquons pour des biens temporels , mais avec une indifférence entière
pour les éternels : Temporalia amittere metuerunt , et œterna non cogi-
taverunt. En effet, sommes-nous dans l'adversité, s'élève-t-il contre nous
une persécution , s'agit-il ou de la fortune ou de l'honneur ; c'est alors
que nous recourons à ce Dieu qui nous a sauvés , et que nous voulons en-
core qu'il nous sauve : mais de quoi? d'une affaire qu'on nous suscite ,
d'une maladie qui nous afflige, d'une disgrâce qui nous humilie. Voilà
les maux qui réveillent notre ferveur, qui nous rendent assidus à la prière,
dont nous demandons non-seulement avec instance , mais avec impatience,
d'être ou préservés, ou délivrés : Temporalia amittere metuerunt. Mais
sommes-nous dans l'état et dans le désordre d'un péché habituel qui cause
la mort à notre âme ; à peine nous souvenons-nous qu'il y a un Sauveur
tout-puissant pour nous en faire sortir ; à peine , pour l'y engager, nous
adressons-nous une fois à lui , et lui disons-nous au moins avec le Pro-
phète : Hâtez- vous, Seigneur! tirez-moi du profond abîme où je suis
plongé. Insensibles au besoin pressant où nous nous trouvons, nous y
demeurons tranquilles et sans alarmes : Et œterna non cogitaverunt. Que
dis-je ? bien loin de courir au remède , peut-être le craignons-nous, peut-
être le fuyons-nous, peut-être sommes-nous assez pervertis pour nous faire
de notre péché même une félicité secrète , pour nous en applaudir au fond
de l'âme, pour nous en glorifier. Nous sommes donc alors, quoique chré-
tiens , aussi Juifs d'esprit et de cœur que les Juifs mêmes; et dans la com-
paraison de leur infidélité et de la notre , la nôtre est d'autant plus condam-
nable , que nous méprisons un Sauveur en qui nous croyons , au lieu que
les Juifs n'ont péché contre lui que parce qu'ils ne le connaissaient point;
et c'est ce qui doit nous faire trembler.
Notre aveuglement va encore plus loin. Nous voulons que ce Dieu fait
chair nous sauve; mais nous prétendons qu'il ne nous en coûte rien : autre
contradiction, et autre sujet de notre crainte. Car il n'est Sauveur pour
nous qu'à une condition , et cette condition , c'est que nous nous sauve-
rons nous-mêmes avec lui et par lui. Il nous a créés sans nous (ce sont les
paroles de saint Augustin, que l'on vous a dites cent fois, et dont je vou-
drais aujourd'hui vous faire pénétrer toute la conséquence), il nous a créés
sans nous; mais il ne lui a pas plu, et jamais il ne lui plaira de nous
sauver sans nous. Il veut que l'ouvrage de notre salut , ou plutôt l'accom-
plissement de ce grand ouvrage dépende de nous, et que sans nous en
attribuer la gloire , nous en partagions avec lui le travail. Comme Sauveur,
il est venu faire pénitence pour nous ; mais sans préjudice de celle que
nous devons faire nous-mêmes, et pour nous-mêmes. Comme Sauveur, il
a prié , il a pleuré , il a mérité pour nous ; mais il veut que nos prière?
216 SUIl LA NATIVITÉ LE JESUS-CHRIST.
jointes à ses prières, que nos larmes mêlées avec ses larmes, que nos
œuvres sanctifiées par ses œuvres , achèvent en nous cette rédemption dont
il est Fauteur, et dont sans nous il ne serait pas le consommateur. Gomme
Sauveur, il s'est fait dans la crèche notre victime , et il a commencé dès
lors à s'immoler pour nous ; mais il veut que nous soyons prêts à nous
immoler avec lui ; et il le veut tellement , il a tellement fait dépendre de là
l'efficace et la vertu de son sacrifice par rapport à notre salut, que , tout
Sauveur qu'il est (remarquez ceci) , c'est-à-dire que tout disposé qu'il est
en notre faveur, que quoiqu'il nous ait aimés jusqu'à se faire homme pour
nous , malgré tout son amour, malgré tout ce qu'il lui en coûte pour naître
parmi nous et comme nous , il consent néanmoins , plutôt que nous péris-
sions , plutôt que nous nous damnions , plutôt que nous soyons éternelle-
ment exclus du nombre de ses prédestinés , que de nous sauver de cette
rédemption gratuite telle que nous l'entendons ; parce que sous ombre
d'honorer sa grâce, en lui attribuant notre salut, nous ne la ferions servir
qu'à fomenter nos désordres.
Il faut donc , et il le faut nécessairement , que pour être sauvés, il nous
en coûte, comme il lui en a coûté. C'est la loi qu'il a établie, loi que saint
Paul observait avec tant de fidélité, quand il disait : Adimpleo ea quœ
desunt passionum Christi in carne meây : J'accomplis dans ma chair ce
qui a manqué aux souffrances de la chair innocente et virginale de Jésus-
Christ ; loi générale et absolue , dont jamais Dieu n'a dispensé , ni ne dis-
pensera. Cependant, hommes du siècle, vous voulez être exempts de cette
loi ; elle vous paraît trop dure et trop onéreuse , et vous cherchez à en
secouer le joug. Vous voulez le salut; mais vous le voulez sans condition
et sans charge. Vous le voulez, pourvu qu'on n'exige de vous ni assujettis-
sement, ni contrainte, ni effort, ni victoire sur vous-mêmes. Vous le
voulez ; mais sans l'acheter, et sans y rien mettre du vôtre. Car, en effet ,
que vous en coûte-t-il , et en quoi oserez-vous me dire que vous y coopé-
rez? que sacrifiez-vous pour cela à Dieu? quelles violences vous faites-vous
à vous-mêmes? Mais aussi Dieu m'oblige-t-il à vous déclarer de sa part
que tandis que vous vous en tenez là , ce salut que Jésus-Christ est venu
apporter au monde n'est point pour vous , et que vous n'y devez rien pré-
tendre. Or, de là concluez si la naissance de ce Dieu-Homme a de quoi vous
rassurer et vous consoler.
Enfin , vous voulez qu'il vous sauve ; mais , par une troisième contra-
diction qui ne me semble pas moins étonnante, vous ne voulez pas que
ce soit par les moyens qu'il a choisis pour vous sauver. Quoique ces
moyens aient été concertés et. résolus dans le conseil de sa sagesse éter-
nelle , ils ne vous plaisent pas ; quoiqu'ils soient consacrés dans sa per-
sonne et autorisés par son exemple , vous ne les pouvez goûter. Et quels
sont-ils? la haine du monde et de vous-mêmes, le détachement du monde
et de ses biens , le renoncement au monde , à ses plaisirs et à ses hon-
neurs ; la pauvreté de cœur, l'humilité de cœur, la mortification des sens
et l'austérité de la vie. Tout cela vous choque, et vous fait horreur. Vous
1 Colosj., I.
SUR LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST. 217
voudriez des moyens plus proportionnés à vos idées , et plus conformes à
vos inclinations : et moi je vous dis que c'est pour cela que vous devez
trembler : pourquoi? parce que, indépendamment de vos idées et de vos
inclinations , il est certain , d'une part , que ce Dieu naissant ne vous sau-
vera jamais par d'autres moyens que ceux qu'il a marqués ; et qu'il est
évident , de l'autre, que jamais ces moyens qu'il a marqués pour vous sau-
ver ne vous sauveront , tandis que vous voudrez suivre vos inclinations et
vos idées. Vous voulez qu'il vous sauve selon votre goût, qui vous perd,
et qui vous a perdus. Voilà le triste mystère que j'avais d'abord à vous
annoncer, d'autant plus triste pour vous , si vous l'entendez et si vous n'en
profitez pas.
Mais je veux vous le rendre encore plus sensible par une supposition
que je vais faire. Peut-être vous surprendra-t-elle ; et fasse le ciel qu'elle
vous surprenne assez pour vous forcer à reconnaître votre infidélité secrète,
et à prendre des sentiments plus chrétiens ! Dites-moi , mes chers audi-
teurs, si Dieu vous avait envoyé un Jésus-Christ tout différent de celui
que nous croyons ; c'est-à-dire s'il vous était venu du ciel un Sauveur aussi
favorable à la cupidité des hommes , que celui que nous adorons y est
contraire ; si , au lieu de vous annoncer, comme l'ange , que ce Messie est
un Sauveur pauvre et humble, né dans l'obscurité d'une étable, je vous
assurais aujourd'hui que cela n'est pas , qu'on vous a trompés , que c'est
un Sauveur d'un caractère tout opposé; qu'il est né dans l'éclat et dans la
pompe , dans la fortune , dans l'abondance , dans les aises et les plaisirs de
la vie , et que ce sont là les moyens à quoi il a attaché votre salut , et sur
quoi il a entrepris de fonder sa religion ; si , par un renversement qui ne
peut être . mais que nous pouvons nous figurer, la chose se trouvait ainsi,
et que ce que j'appelle supposition fût une vérité , marquez-moi ce que vous
auriez à corriger dans vos sentiments , et à réformer dans votre conduite,
pour vous accommoder à ce nouvel Évangile. Changeant de créance ,
seriez-vous obligés de changer de mœurs ? Faudrait-il renoncer à ce que
vous êtes , pour être dans l'état de perfection où ce Sauveur vous voudrait
alors ? ou plutôt , sans rien changer à ce que vous êtes , ne vous trouve-
riez-vous pas alors de parfaits chrétiens, et n'auriez-vous pas de quoi vous
féliciter d'un système de religion d'où dépendrait votre salut, et qui se
rapporterait si bien à votre goût , à vos maximes et à toutes les règles de
vie que le monde vous prescrit? N'est-ce pas alors que je devrais vous dire :
Ne craignez point ; car voici au contraire un grand sujet de joie pour vous :
Evangelizo vobis gaitdium magnum l. Eh quoi? c'est qu'il vous est né un
Sauveur, ^mais un Sauveur à votre gré et selon vos désirs, un Sauveur
commode , un Sauveur suivant les principes duquel il vous sera permis
de satisfaire vos passions ; un Sauveur qui , bien loin de les contredire ,
les approuvera , les autorisera : or, voyant un tel Sauveur, consolez-vous.
Ne serais-je pas, dis-je, bien fondé à vous parler de la sorte, et en
m'écoutant ne vous diriez-vous pas à vous-mêmes, remplis d'une joie
secrète : Voilà le Sauveur et le Dieu qu'il me fallait? Ah! Chrétiens, je
• Luc, 2.
218 SUR LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST.
le confesse, dans ce nouveau système de religion vous auriez droit de
vous réjouir : mais vous êtes trop éclairés pour ne pas conclure de là ,
que ce qui ferait alors votre consolation doit aujourd'hui vous saisir de
frayeur. Car puisque , supposé cet Évangile prétendu , je pourrais vous
dire que je vous apporte une heureuse nouvelle ; en vous prêchant un
Évangile directement contraire à celui-là, je suis obligé de vous tenir
tout un autre langage. Je dois , au hasard de troubler la joie de l'Église ,
qui est une joie sainte , troubler la vôtre , qui , dans l'aveuglement où vous
vivez, n'est qu'une joie fausse et présomptueuse. Je dois vous dire :
Tremblez : pourquoi? c'est qu'il vous est né un Sauveur, mais un Sau-
veur qui semble n'être venu au monde que pour votre confusion et pour
votre condamnation ; un Sauveur opposé à toutes vos inclinations, un Sau-
veur ennemi du monde et de tous ses biens , un Sauveur pauvre , humilié ,
souffrant. Vérités affligeantes ! et pour qui ? pour vous , mondains , c'est-
à-dire pour vous , riches du monde , possédés de vos richesses et enivrés
de votre fortune ; pour vous , ambitieux du monde , éblouis d'un vain éclat ,
et adorateurs des pompes humaines ; pour vous , sensuels et voluptueux
du monde , idolâtres de vous-mêmes et tout occupés de vos plaisirs. Ce-
pendant , après avoir considéré ce mystère de crainte , ce mystère de dou-
leur que je découvre d'abord dans la naissance d'un Dieu-Homme, voyons,
Chrétiens , le mystère de consolation qu'elle renferme , et quelle part vous
y pouvez avoir : c'est la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Quelque vaine que soit devant Dieu la différence des conditions, et
quelque honneur que Dieu se fasse, dans l'Écriture, d'être un Dieu égal
à tous, qui n'a égard ni aux qualités ni aux rangs, qui ne fait acception
de personne, Non est personarum accepter Bcus1 ; il est néanmoins vrai,
Chrétiens, que, dans l'ordre de la grâce, la prédilection de Dieu, si j'ose
me servir de ce terme , a toujours paru être pour les pauvres et pour les
petits , préférablement aux grands et aux riches. N'en cherchons point la
raison, et contentons-nous d'adorer en ceci les conseils de Dieu, qui , selon
l'Apôtre , fait miséricorde à qui il lui plaît , et justice à qui il lui plaît.
Prédilection de Dieu , que tout l'Évangile nous prêche , mais qui nous est
marquée visiblement et authentiquement dans l'auguste mystère que nous
célébrons. Car qui sont ceux que Dieu choisit les premiers pour leur révéler
la naissance de son Fils? des bergers, c'est-à-dire des pauvres attachés à
leur travail , des hommes inconnus au monde , et contents de leur obscurité
et de la simplicité de leur état. Ce sont là ceux, dit excellemment saint
Ambroise , dont Jésus-Christ fait les premiers élus , ceux qu'il appelle les
premiers à sa connaissance , ceux dont il veut recevoir les premiers hom-
mages, ceux qui paraissent comme les premiers domestiques de ce Dieu
naissant , et qui environnent son berceau , pendant que les grands de la
Judée , que les riches de Jérusalem , que les savants et les esprits forts de
la Synagogue, abandonnés, pour ainsi parler, et livrés à eux-mêmes, de-
' Ad., 10.
SUR LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST. 219
meurent dans les ténèbres de leur infidélité , et semblent n'avoir nulle part
à la naissance du Sauveur.
Oui , mes Frères , disait saint Paul aux Corinthiens , voilà les prémices
de votre vocation : des faibles choisis pour confondre les puissants , des
simples pour confondre les sages , des sujets vils et méprisables selon le
monde , pour confondre dans le monde ce qu'il y a de plus éclatant et de
plus élevé. C'est par où le christianisme a commencé : telle fut l'origine de
l'Église , qui , selon la remarque de saint Chrysostomc , était alors toute
renfermée dans retable de Bethléem, puisque hors de là Jésus-Christ n'était
point connu. Et c'est, grands du monde qui m'écoutez, ce qui devrait
aujourd'hui vous affliger, ou même vous désoler, si Dieu , par son aimable
providence, n'avait 'pris soin d'y pourvoir. Mais rassurez-vous, et con-
vaincus comme vous l'allez être de l'immensité de ses miséricordes, malgré
les malheureux engagements de vos conditions, confiez-vous en lui. Car
voici trois grands sujets de consolation , que je tire du mystère même dont
nous faisons la solennité. Rendez-vous-y attentifs, et, après l'avoir médité,
cet ineffable mystère, avec tremblement et avec crainte, goûtez-en
maintenant toute la douceur : Ecce enim ecangelizo vobis gaudium
magnum.
En effet , quelque exposés que vous soyez à la corruption du siècle , et
quelque éloignés que vous paraissiez du royaume de Dieu, Jésus-Christ ne
vous rebute point; et, bien loin de vous rejeter, il ne vient au monde
que pour vous attirer à lui : grâce inestimable , à laquelle vous devez ré-
pondre. Quelque apparente contrariété qu'il y ait entre votre état et l'état
de Jésus-Christ naissant , sans cesser d'être ce que vous êtes , il ne tient
qu'à vous d'avoir avec lui une sainte ressemblance : secret important de
votre prédestination que vous ne devez pas ignorer. Quelque danger qu'il
y ait dans la grandeur humaine , et de quelque malédiction qu'aient été
frappées les richesses du monde , vous pouvez vous en servir comme d'au-
tant de moyens propres pour honorer Jésus-Christ , et pour lui rendre le
culte particulier qu'il attend de vous : avantage infini dont vous devez
profiter, et qui doit être comme le fond de vos espérances. Encore un mo-
ment de réflexion pour des vérités si touchantes.
Non, mes chers auditeurs, quoique Jésus-Christ, par un choix spécial
et divin, ait voulu naître dans la bassesse et dans l'humiliation, il n'a
point rejeté pour cela la grandeur du monde; et je ne crains point de vous
scandaliser, en disant que dès sa naissance, bien loin de la dédaigner, il a eu
des égards pour elle, jusqu'à la rechercher même et à se l'attirer. L'Évangile
qu'on vous a lu en est une preuve bien évidente. Car, en même temps que ce
Dieu sauveur appelle des bergers et des pauvres à son berceau, il y appelle
aussi des mages , des hommes puissants et opulents , des rois , si nous en
croyons la tradition. En même temps qu'il députe un ange à ceux-là, il
fait luire une étoile pour ceux-ci. En même temps que ceux-là, pour venir
le reconnaître et l'adorer, quittent leurs troupeaux , ceux-ci abandonnent
leur pays, leurs biens, leurs états. De savoir qui des uns et des autres
l'honorent le plus . ou lui sont plus chers, c'est ce que je n'entreprends
220 SUR LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST.
pas encore de décider. Mais , sans en faire la comparaison , au moins est-il
vrai que les uns et les autres sont reçus dans l'étable de ce Dieu-Homme ;
au moins est-il vrai que ce Dieu, caché sous le voile de l'enfance, se ma-
nifeste aux uns et aux autres , et que la préférence qu'il donne aux petits
n'est point une exclusion pour les grands.
Or cette pensée seule , hommes du monde , ne doit-elle pas ranimer
toute votre confiance , et n'est-elle pas plus que suffisante pour vous for-
tifier et pour vous encourager ? Mais de là même il s'ensuit encore quelque
chose de plus consolant pour vous. Et quoi? C'est qu'il est donc constant
que Jésus-Christ, dans le mystère de sa naissance, indépendamment de la
prédilection qu'il peut avoir pour les uns préférablement aux autres, a
bien plus fait au fond pour les grands que pour les petits , et que , dans
un sens, les grands qu'il a appelés lui sont beaucoup plus redevables :
comment cela? C'est, dit saint Chrysostome, qu'il a fallu une vocation
plus forte pour attirer à Jésus-Christ des grands, des puissants du siècle,
tels qu'étaient les mages , que pour y attirer des pasteurs , dont l'ignorance
et la faiblesse semblaient être déjà comme des dispositions naturelles à
l'humilité de la foi. Dans ceux-ci, rien ne résistait à Dieu; mais dans ceux-
là, la grâce de Jésus-Christ eut tout à combattre et à vaincre; c'est-à-dire
le monde , avec toutes ses concupiscences. Cependant, c'est le miracle qu'elle
a opéré ; et voilà l'insigne victoire que la foi de Jésus-Christ naissant a
remportée sur le monde : 'Hœc est Victoria quœ vincit mundum, fides
nostra1. Foi triomphante et victorieuse, qui, malgré l'orgueil du monde,
a eu assez de pouvoir sur leurs esprits pour leur faire adorer dans un enfant
le Verbe de Dieu et sa sagesse; qui, malgré le libertinage du monde, a fait
assez d'impression sur leurs cœurs pour en arracher les passions les plus
enracinées, a été assez efficace pour les captiver sous le joug de la religion
chrétienne.
Après cela , qui que vous soyez , et quelque rang que vous teniez dans
le monde , plaignez-vous que votre Dieu réprouve votre condition , ou que
votre condition vous éloigne de Dieu. Non , Chrétiens , elle ne vous en
éloigne point, ni votre Dieu ne la réprouve point. Elle ne vous en éloigne
point , puisque vous voyez que lui-même il la prévient des grâces les plus
abondantes ; et il ne la réprouve point , puisqu'un de ses premiers soins ,
en venant au monde , est de la sanctifier dans les mages et de la réformer
en vous. Il réprouve les abus et les désordres de votre condition ; il en ré-
prouve le faste , il en réprouve le luxe , il en réprouve la mollesse , il en
réprouve la dureté et l'impiété ; mais sans la réprouver elle-même, puisque
c'est pour elle et pour vous-mêmes qu'il ouvre aujourd'hui le trésor de ses
miséricordes les plus efficaces et les plus particulières. Comme il est le
Dieu de toutes les conditions , et qu'il vient pour sauver tous les hommes
sans nul discernement de conditions, il veut que dès son berceau, où il
commence déjà à faire l'office de Sauveur, on voie à sa suite et des grands
et des petits, et des riches et des pauvres, et des maîtres et des sujets.
Approchons, et approchons tous; allons à sa crèche, jet allons-y tous. C'est
1 1 Jean., &.
SUR LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST. 251
de sa crèche qu'il nous appelle , de sa crèche qu'il nous tend les bras ,
de sa crèche qu'il veut répandre sur nous et sur nous tous les mêmes
bénédictions.
Mais, après tout, quel rapport peut-il y avoir entre sa pauvreté et
l'opulence, entre ses abaissements et la grandeur, entre sa misère et les
aises de la vie? A cela je réponds par une seconde proposition que j'ai
avancée, et que je reprends. Je dis qu'il ne tient qu'à vous, sans cesser
d'être ce que vous êtes , de vous rendre semblables à Jésus- Christ naissant,
et, malgré toute la contrariété qui parait entre votre état et le sien, d'avoir
avec lui cette conformité* parfaite sur laquelle est fondée, selon saint Paul,
la prédestination de l'homme. Il faut pour être reconnu de Dieu , et pour
avoir part à sa gloire, porter le caractère de cet enfant qui vient de naître,
et lui ressembler ; et c'est de lui, et de lui seul à la lettre , qu'on peut bien
nous dire : Nisi efficiamini sicut parvulus iste, non intrabitis in regnum
cœlorum1. Il y a d'abord de quoi vous troubler, de quoi même vous
effrayer : mais écoutez ce que j'ajoute; car je prétends qu'il ne vous est ni
impossible , ni même difficile , en demeurant dans votre condition , de
parvenir à cette divine ressemblance : pourquoi ? parce que , comme chré-
tiens , vous pouvez être grands et humbles de cœur, riches et pauvres de
cœur, puissants et modestes ou circoncis de cœur : or, du moment que
vous joignez l'humilité à la grandeur, la modestie à la puissance , le dé-
tachement des richesses aux richesses mêmes , dès là il n'y a plus d'oppo-
sition entre l'état de Jésus-Christ et le vôtre ; au contraire, c'est justement
par là que vous avez l'avantage d'être plus conformes à ce modèle des pré-
destinés; c'est par là que vous en êtes dans le monde des copies plus
achevées ; car le caractère de ce Sauveur n'est pas précisément d'être pauvre
et humble, mais d'être grand et humble tout à la fois, ou plutôt humble
et la grandeur même , puisque son humilité ne l'empêche point d'être Fils
du Très-Haut. Or, 'voilà, mes chers auditeurs, ce qu'il n'appartient qu'à
vous , dans le rang où Dieu vous a placés , de pouvoir parfaitement imiter.
Ceux que l'obscurité de leur naissance ou la médiocrité de leur fortune
confond parmi la multitude ne peuvent, ce semble, arriver là; à quelque
degré de sainteté qu'ils s'élèvent, leur humilité ne représente point ni
n'exprime point celle d'un Dieu anéanti ; il faut pour cela de la dignité et
de la distinction selon le monde. Un grand, qui sans rien perdre de tous
les avantages de sa condition, sait pratiquer toute l'humilité de sa religion ;
un grand , petit à ses yeux , et qui , sans oublier jamais qu'il est pécheur
et mortel , se tient devant Dieu dans le respect et dans la crainte ; un grand
qui peut dire à Dieu , comme David : Seigneur, mon cœur ne s'est point
enflé, et mes yeux ne se sont point élevés : Domine, non est exaltatum cor
meum, neque elati sunt oculi mei%; je ne me suis point ébloui de l'éclat
du monde qui m'environne , et jamais l'orgueil ne m'a porté à des entre-
prises ou au-dessus de moi , ou contraires à la charité et à la justice :
Neque ambulavi in magnis , nec in mirabilibus super me3; un grand,
rempli de ces sentiments , est le parfait imitateur de Dieu dont nous celé-
1 Matth., 18. — ' Psalm. 130. — 3 Ibid.
222 SUR LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST.
brons aujourd'hui les anéantissements adorables; un grand, dans ces dis-
positions, est ce vrai chrétien qui s'humilie comme le divin enfant que nous
présente l'étable de Bethléem : Qui se humiliaverit sicut parvulus istei\
et c'est à lui , c'est à ce grand , que j'ose encore appliquer les paroles sui-
vantes : Hic major est in regno cœlorum. Un grand sur la terre, sanctifié
de la sorte, est non-seulement grand, mais le plus grand, dans le royaume
du ciel.
C'est donc ainsi que le Sauveur du monde attire à son berceau des grands
et des riches , aussi bien que des pauvres et des petits : et quels sont-ils ,
encore une fois , ces grands, ces riches , ou quels doivent-ils être? Jugeons-
en toujours par l'exemple des mages, si propre au lieu où je parle, et dont
le rapport est si étroit avec le mystère que je prêche. Ah ! Chrétiens , ce
sont des grands qui semblent n'être grands que pour faire paraître dans
leur conduite une humilité plus profonde , une obéissance plus prompte ,
une soumission aux ordres du ciel plus entière, en suivant l'étoile du Dieu
humilié qui les appelle à lui ; et voilà les grands à qui le Dieu des humbles
se fait connaître aussi bien qu'aux petits ; parce qu'ils lui ressemblent aussi
bien et même encore plus que les petits ; ce sont des riches qui , bien loin
de mettre leur cœur dans leurs richesses , mettent leurs richesses aux pieds
de l'Agneau , et se font un mérite d'y renoncer ; et voilà les riches que le
Dieu des pauvres ne dédaigne pas, parce que souvent, jusqu'au milieu de
leurs richesses , il les trouve plus pauvres de cœur que les pauvres mêmes.
Or , n'est-ce pas de quoi vous devez bénir mille fois le ciel : je dis vous ,
qui , dans votre élévation , dans votre fortune , pouvez avoir part aux
mêmes avantages : et si vous prenez bien l'esprit de votre religion , n'avez-
vous pas de quoi rendre à Dieu d'éternelles actions de grâces, lorsqu'il vous
donne tant de facilité à vous sanctifier jusque dans les conditions qui par
elles-mêmes semblent les plus opposées à la sainteté ?
Je vais encore plus loin ; car, quelque dangereuse que soit la grandeur
du monde, quelque réprouvées que soient les richesses du monde, j'avance
une troisième proposition non moins incontestable : savoir , qu'il ne tient
qu'à vous de vous en servir pour rendre à Jésus-Christ naissant l'hommage
et le culte particulier qu'il attend de vous; et voici de quelle manière j'en-
tends la chose. C'est qu'en qualité de Dieu humble, il veut être honoré et
glorifié ; et qu'en qualité de Dieu pauvre , il veut être assisté et soulagé :
voilà le double tribut qu'il exige de vous, et ce qui fait la bénédiction de
votre état : pouvoir consacrer à Jésus-Christ ce qui était autrement la cause
fatale de votre damnation et de votre perte. Quels trésors de grâces pour
vous , si vous les savez recueillir ! Je m'explique.
Comme Dieu humble, il veut être honoré et glorifié : c'est pour cela
qu'au milieu de la gentilité, il va chercher des adorateurs ; et quels ado-
rateurs? des hommes distingués parleurs dignités, qui , prosternés devant
sa crèche et anéantis en sa présence , lui font plus d'honneur et lui pro-
curent plus de gloire que les bergers de la Judée avec toute leur ferveur et
tout leur zèle. En effet , rien ne l'honore plus, ni ne lui doit être plus glo-
1 Malth., 18.
SUR LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST. 223
vieux , que les hommages des grands : or , de quel autre que de vous-mêmes
dépend-il de lui donner cette gloire dont il est jaloux ? Pourquoi dans le
monde avez-vous de l'autorité? pourquoi Dieu vous a-t-il fait ce que vous
êtes? que ne pouvez-vous pas pour lui? et en comparaison de ce que vous
pouvez, que fait le reste du monde? c'est par vous que la religion de ce
Dieu-Homme devient vénérable ; c'est par vous que son culte s'établit plus
promptement, plus solidement, plus universellement, et c'est votre exemple
qui l'autorise. Quel usage pouvez-vous faire de votre puissance , plus digne
ou aussi digne de vous que celui-là? et que vous en coûte-t-il pour le faire,
sinon de le vouloir? C'est par là que vous devez estimer vos conditions;
c'est dans cette vue seule qu'il vous est permis de les aimer et de vous y
plaire ; hors de là , elles vous doivent faire gémir : mais votre consolation
doit être de penser que, par elles , il vous est aisé de relever la grandeur,
et de porter plus hautement que les autres les intérêts d'un Dieu qui s'est
tant abaissé.
Achevons. Comme Dieu pauvre, il veut être soulagé et assisté, non plus
dans lui-même , mais dans ses membres , qui sont les pauvres ; car je ne
m'acquitterais pas pleinement de mon ministère, si j'oubliais aujourd'hui
les membres de Jésus-Christ. Pour peu que vous soyez chrétiens, vous por-
tez une sainte envie à ces bienheureux mages qui , venus des extrémités de
l'Orient, ne parurent point les mains vides devant ce Sauveur, mais lui
offrirent des présents qu'il accepta et qu'il agréa. Et moi , je vous dis qu'il
veut recevoir de votre main les mêmes offrandes ; je vous dis que , sans le
chercher si loin, vous le trouvez au milieu de vous, parce qu'il y est en
effet, et qu'il y est dans des lieux, dans des états où il n'a pas moins à
souffrir et où il n'est pas moins abandonné que dans Tétable de Bethléem ;
je vous dis que ces pauvres qui vous environnent et que vous voyez , mais
encore bien plus ceux que vous ne voyez pas et qui ne peuvent vous ap-
procher , sont à votre égard ce Jésus-Christ même à qui les mages , à qui les
bergers présentèrent, les uns de l'or et de l'encens, et les autres des fruits de
leurs campagnes ; qu'il est de la foi que ce que vous donnez aux pauvres ,
vous le donnez à Jésus-Christ, et j'ose dire avec plus de mérite, lorsqu'il
passe par les mains des pauvres , que si vous le portiez immédiatement
vous-mêmes dans les mains de Jésus-Christ. Dès là, et quel fonds de con-
fiance! dès là, dis-je , vos richesses, obstacles si dangereux pour le salut,
dans l'ordre même du salut n'ont plus rien que d'innocent , que de salu-
taire pour vous ; dès là elles n'ont plus ce caractère de réprobation que
T Écriture leur attribue ; dès là elles ne choquent plus la pauvreté de Jésus-
Christ, puisqu'elles sont au contraire le supplément et le soutien de la pau-
vreté que Jésus-Christ a choisie , puisque Jésus-Christ entre dans une sainte
communauté avec vous, et qu'il s'enrichit de vos biens, comme il vous
fait participer à ses mérites ; dès là , sanctifiées par ce partage , elles chan-
gent pour ainsi dire de nature, et de trésors d'iniquité qu'elles étaient,
elles deviennent la précieuse matière de la plus excellente des vertus , qui
est la charité ; dès là, ces terribles anathèmes que le Fils de Dieu, dans
l'Évangile, fulminait contre les riches, ne tombent plus sur vous : pour-
2$4 SUR LA NATIVITÉ DE JKSL'S-CHRIST.
quoi ? parce que Jésus-Christ, dit saint Chrysostomc , est trop juste et trop
fidèle pour donner sa malédiction à des richesses qui lui sont consacrées,
et qu'il vous demande lui-même. Heureux, s'écriait le Prophète royal,
celui qui comprend le mystère de l'indigent et du pauvre ! et je le dis avec
plus de sujet que lui ; car c'est surtout pour un chrétien que le pauvre est
un mystère de foi. Mais, remontant au principe, j'ajoute : Heureux
celui qui comprend le mystère d'un Dieu pauvre et d'un Dieu humilié !
Beatus qui intelligit i !
Parce qu'il s'est humilié, dit saint Paul, Dieu a voulu, pour l'élever,
qu'à son seul nom toute la terre fléchît le genou ; et c'est dans les cours
des princes que la prédiction de saint Paul se vérifie plus authentiquement,
puisque les puissances du monde que nous y révérons ont une grâce parti-
culière pour honorer cet Homme-Dieu , qui s'est anéanti pour nous. C'est
par là que ce Dieu Sauveur, comme dit saint Chrysostome , est dédom-
magé des humiliations de sa naissance. Je sais, et il est vrai que, dès sa
naissance même, il nous est représenté dans l'Évangile, persécuté par Hé-
rodeet ohéissantà Auguste : voilà par où notre religion a commencé. Mais,
grâce à la Providence, le monde a hien changé de face : car, pour ma
consolation, je vois aujourd'hui le plus grand des rois obéissant à Jésus-
Christ, et employant tout son pouvoir à faire régner Jésus-Christ ; et voilà
ce que j'appelle , non pas le progrès , mais le couronnement de la gloire de
notre religion.
Pour cela , Sire , il fallait un monarque aussi puissant et aussi absolu que
vous. Comme jamais prince n'a eu l'avantage d'être si bien obéi ni si bien
servi que Votre Majesté , aussi jamais prince n'a-t-il reçu du ciel tant de
talents et tant de grâces pour faire servir et obéir Dieu dans son état. Votre
bonheur, Sire, est de ne l'avoir jamais entrepris qu'avec des succès visi-
bles ; et le mien , dans la place que j'occupe depuis si longtemps , est d'a-
voir toujours eu de nouveaux sujets pour vous en féliciter. C'est ce qui a
attiré sur votre personne sacrée ces bénédictions abondantes, que nous
regardons comme les prodiges de notre siècle. On vous vante le règne
d'Auguste , sous lequel Jésus-Christ est né , comme un règne florissant : et
moi , dans le parallèle qu'il me serait aisé d'en faire ici , je ne trouve rien
que je puisse comparer au règne de Votre Majesté. On attribue les prospé-
rités dont Dieu vous a comblé aux vertus royales et aux qualités héroïques
qui vous ont si hautement distingué entre tous les monarques de l'Europe ;
et moi , portant plus loin mes vues, je regarde ces prospérités comme les
récompenses éclatantes du zèle de Votre Majesté pour la vraie religion ; de
son application constante à maintenir l'intégrité et la pureté de la foi ; de
sa fermeté et de sa force à réprimer l'hérésie, à exterminer l'erreur, à abo-
lir le schisme , à rétablir l'unité du culte de Dieu. Pouvicz-vous, Sire, nous
en convaincre , et en convaincre toute l'Europe par une plus illustre preuve,
que par le plus solennel de tous les traités , glorieux monument de votre
piété? Pour donner la paix au monde chrétien, Votre Majesté a sacrifié
sans peine ses intérêts ; mais a-t-elle sacrifié les intérêts de Dieu ? Touchée
» Psalm. 40.
SUR LA NATIVITÉ DE JËSUS-8HRIST. 225
en faveur de son peuple , elle a bien voulu, pour terminer une guerre qui
n'était pour elle qu'une suite de conquêtes, se relâcher de ses droits; mais
a-t-on pu obtenir d'elle qu'elle se relâchât en rien de ce que son zèle pour
Dieu lui avait fait aussi saintement entreprendre que généreusement exé-
cuter? Malgré les négociations infinies de tant de nations assemblées , mal-
gré tous les efforts de la politique mondaine, votre zèle, Sire, pour la foi
catholique a triomphé; votre grand ouvrage de l'extinction et de l'abolition
du schisme a subsisté, ou plutôt il est affermi. A cette condition, Votre
Majesté, sur toute autre chose, s'est rendue facile et traitable : mais sur le
point de la religion , elle s'est montrée inflexible ; et par là l'hérésie a dés-
espéré de trouver jamais grâce devant ses yeux. Or, c'est pour cela, Sei-
gneur, puis-je dire à Dieu, que vous ajouterez jour sur jour à la vie de ce
grand roi : Dies super dies régis adjicies * , et que vous prolongerez ses
années de génération en génération : Et annos ejus usque in diem géné-
râtionis et generationis 2.
Mais je n'en suis pas réduit, Sire , à former là-dessus de simples vœux.
Dès maintenant mes vœux sont accomplis, et la prière que j'en ai faite
cent fois à Dieu, sans préjudice de l'avenir, me parait déjà exaucée. Car,
depuis l'établissement de la monarchie , aucun de nos rois a-t-il régné , et
si longtemps , et si heureusement , et si glorieusement que Votre Majesté ?
Et pour le bonheur de la France, non-seulement Votre Majesté règne
encore, mais nous avons des gages solides, et presque des assurances,
qu'elle régnera jusqu'à l'accomplissement le plus parfait qu'ait eu jamais
pour un roi cette sainte prière : Dies super dies régis adjicies. Depuis
l'établissement de la monarchie , aucun de nos rois a-t-il vu dans son au-
guste famille autant de degrés de générations et d'alliances, que Votre
Majesté en voit aujourd'hui dans la sienne? Et sans être ni oracle , ni pro-
phète, j'ose prédire avec confiance à Votre Majesté , du moins j'ose espérer
pour elle , qu'elle n'en demeurera pas là ; mais qu'un jour elle verra les
fruits de cet heureux mariage qu'elle vient de faire, et qui étendra ses an-
nées à une nouvelle génération : Et annos ejus usque in diem generatio-
nis et generationis. Après tant de glorieux travaux , voilà, Sire, les béné-
dictions de douceur dont vous allez désormais jouir , et que Dieu vous pré-
parait : une profonde paix dans votre état, un peuple fidèle et dévoué à
toutes vos volontés , une cour tranquille et soumise , attentive à vous ren-
dre ses hommages et à mériter vos grâces ; la famille royale dans une union
qui n'a peut-être point d'exemple, et que rien n'est capable d'altérer; un
fils, digne héritier de votre trône, et qui n'eut jamais d'autre passion que
de vous plaire ; un petit-fils formé par vous , et déjà établi par vous ; une
princesse, son épouse, votre consolation et votre joie; déjeunes princes
dont vous devez tout vous promettre, et qui déjà répondent parfaitement
aux espérances que vous en avez conçues. Voilà, dis-je, les dons de Dieu
qui vous étaient réservés : Ecce sic benedicetur homo qui timet Domi-
num 3; c'est ainsi, concluait David, que sera béni l'homme qui craint le
Seigneur; et c'est ainsi qu'est bénie Votre Majesté.
' Psalm. GO. — ' Ibid. — 3 Ibid,, 127.
T. I. lo
226 SUR LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST.
Mais encore une fois, ô mon Dieu , c'est pour cela même que vous mul-
tiplierez les jours de cet auguste monarque, et que vous le conserverez, non-
seulement pour nous , mais pour vous-même ; car , avec une âme aussi
grande , avec une religion aussi pure , avec une sagesse aussi éclairée, avec
une autorité aussi absolue que la sienne , que ne fera-t-il pas pour vous,
après ce que vous avez fait pour lui; et par quels retours ne reconnaîtra-t-il
pas les grâces immenses que vous avez versées , et que vous versez encore
tous les jours sur lui ? Qu'il me soit donc permis , Seigneur, de finir ici
en le félicitant de votre protection divine , et en lui disant à lui-même ce
qu'un de vos prophètes dit à un prince bien moins digne d'un tel souhait :
Rex, in œternum vive 1 : Vivez, Sire, vivez sous cette main de Dieu bien-
faisante et toute-puissante, qui ne vous a jamais manqué, et qui ne vous
manquera jamais. Vivez pour la consolation de vos sujets , et pour mettre
le comble à votre gloire : ou plutôt , puisque vous êtes l'homme de la droite
de Dieu , vivez , Sire , pour la gloire et pour les intérêts de Dieu. . Vivez
pour faire connaître, adorer et servir Dieu; vivez pour consommer ce
grand dessein de la réunion de l'Église de Dieu ; vivez pour la destruction
de F iniquité, de l'erreur, du libertinage, qui sont les ennemis de Dieu;
vivez en roi chrétien , et vous mériterez par là le salut éternel qu'un Dieu
Sauveur vient annoncer au monde, et qui est la récompense des élus, que
je vous souhaite , etc.
» Dan., I.
FIN DE L AVENT.
SERMON POUR LE MERCREDI DES GENDRES.
SUR LA PENSEE DE LA MOÎIT.
Mémento, iwmo, quia pulvis es, et in pulverem rcvertcr.'s.
Souvenez-vous, homme , que vous êtes poussière, et que vous retournerez en poussière.
Ce sont les paroles de V Eglise dans la cérémonie de ce jour.
Il serait difficile de ne s'en pas souvenir , Chrétiens , lorsque la Provi-
dence nous en donne une preuve si récente , mais si douloureuse pour nous
et si sensible. Cette église où nous sommes- assemblés , et que nous vîmes
il n'y a que trois jours occupée à pleurer la perte de son aimable prélat i ,
et à lui rendre les devoirs funèbres, nous prêche bien mieux par son .deuil
cette vérité, que je ne le puis faire par toutes mes paroles. Elle regrette un
pasteur qu'elle avait reçu du ciel comme un don précieux , mais que la
mort , par une loi commune à tous les hommes , vient de lui ravir. Ni la
noblesse du sang, ni l'éclat de la dignité, ni la sainteté du caractère, ni la
force de l'esprit, ni les qualités du cœur, d'un cœur bienfaisant , droit, re-
ligieux, ennemi de l'artifice et du mensonge, rien ne l'a pu garantir du
coup atai qui nous l'a enlevé , et qui , du siège le plus distingué de notre
France, l'a fait passer dans la poussière du tombeau. Vous, Messieurs,
qui composez ce corps vénérable dont il était le digne chef; vous qui, par
un droit naturellement acquis, êtes maintenant les dépositaires de sa puis-
sance spirituelle , et que nous reconnaissons à sa place comme autant de
pères et de pasteurs , vous , sous l'autorité et avec la bénédiction de qui je
monte dans cette chaire pour y annoncer l'Évangile, vous n'avez pas oublié,
et jamais oublierez-vous les témoignages de bonté, d'estime, de confiance
que vous donna jusques à son dernier soupir cet illustre mort, et qui redou-
blent d'autant plus votre douleur, qu'ils vous font mieux sentir ce que
vous avez perdu, et qu'ils vous rendent sa mémoire plus chère?
Cependant, après nous être acquittés de ce qu'exigeaient de nous la
piété et la reconnaissance, il est juste, mes chers auditeurs, que nous fas-
sions un retour sur nous-mêmes ; et que , pour profiter d'une mort si chré-
tienne et si sainte, nous joignions la cendre de son tombeau à celle que
nous présente aujourd'hui l'Église, et nous tirions de l'une et de l'autre
une importante instruction. Car telle est notre destinée temporelle. Voilà
le terme où doivent aboutir tous les desseins des hommes et toutes les gran-
deurs du monde ; voilà l'unique et la solide pensée qui doit partout et en
1 M. de Péréfixe, archevêque de Paris.
228 SUIt LA PENSÉE DE LA MORT.
tout temps nous occuper : Mémento, homo, quia pulvis es, et inpulvc-
rem reverteris : Souvenez-vous, qui que vous soyez, riches ou pauvres,
grands ou petits , monarques ou sujets ; en un mot , hommes , tous en
général, chacun en particulier, souvenez-vous que vous n'êtes que poudre,
et que vous retournerez en poudre. Ce souvenir ne vous plaira pas ; cette
pensée vous blessera , vous troublera , vous affligera : mais en vous bles-
sant , elle vous guérira ; en vous troublant et en vous affligeant , elle vous
sera salutaire; et peut-être, comme salutaire, vous deviendra-t-elle enfin,
non-seulement supportable , mais consolante et agréable. Quoi qu'il en
soit , je veux vous en faire voir les avantages , et c'est par là que je com-
mence le cours de mes prédications.
Divin Esprit, vous qui d'un charbon de feu purifiâtes les lèvres du Pro-
phète, et les fites servir d'organe à votre adorable parole, purifiez ma
langue , et faites que je puisse dignement remplir le saint ministère que
vous m'avez confié. Éloignez de moi tout ce qui n'est pas de vous. Ne
m'inspirez point d'autres pensées que celles qui sont propres à toucher , à
persuader , à convertir. Donnez-moi , comme à l'Apôtre des nations , non
pas une éloquence vaine, qui n'a pour but que de contenter la curiosité
des hommes ; mais une éloquence chrétienne , qui , tirant toute sa vertu
de votre Évangile , a la force de remuer les consciences , de sanctifier les
âmes, de gagner les pécheurs, et de les soumettre à l'empire de votre loi.
Préparez les esprits de mes auditeurs à recevoir les saintes lumières qu'il
vous plaira de me communiquer ; et comme en leur parlant je ne dois
point avoir d'autre vue que leur salut, faites qu'ils m'écoutent avec un désir
sincère de ce salut éternel que je leur prêche , puisque c'est l'essentielle
disposition à toutes les grâces qu'ils doivent attendre de vous. C'est ce que
je vous demande, Seigneur , et pour eux et pour moi, par l'intercession de
Marie, à qui j'adresse la prière ordinaire. Ave, Maria.
C'est un principe dont les sages mêmes du paganisme sont convenus,
que la grande science ou la grande étude de la vie est la science ou l'étude
de la mort ; et qu'il est impossible à l'homme de vivre dans l'ordre et de
se maintenir dans une vertu solide et constante, s'il ne pense souvent qu'il
doit mourir. Or, je trouve que toute notre vie, ou pour mieux dire tout ce
qui peut être perfectionné dans notre vie , et par la raison et par la foi , se
rapporte à trois choses : à nos passions , à nos délibérations, et à nos actions.
Je m'explique. Nous avons dans le cours de la vie des passions à ménager,
nous avons des conseils à prendre , et nous avons des devoirs à accomplir.
En cela , pour me servir du terme de l'Écriture , consiste tout l'homme ;
tout l'homme, dis-je raisonnable et chrétien : Hoc est enim omnishomo i.
Des passions à ménager, en réprimant leurs saillies et en modérant leurs
violences : des conseils à prendre , en se préservant , et des erreurs qui les
accompagnent, et des repentirs qui les suivent : des devoirs à accomplir,
et dont la pratique doit être prompte et fervente. Or, pour tout cela, Chré-
tiens, je prétends que la pensée de la mort nous suffit, et j'avance trois
1 Ferles., 12.
SUR LA PENSÉE DE LA MORT. 229
propositions que je vous prie de bien comprendre , parce qu'elles vont faire
le partage de ce discours. Je dis que la pensée de la mort est le remède le
plus souverain pour amortir le feu de nos passions ; c'est la première partie.
Je dis que la pensée de la mort est la règle la plus infaillible pour conclure
sûrement dans nos délibérations; c'est la seconde. Enfin, je dis que la pen-
sée de la mort est le moyen le plus efficace pour nous inspirer une sainte
ferveur dans nos actions; c'est la dernière. Trois vérités dont je veux vous
convaincre, en vous faisant sentir toute la force de ces paroles de mon
texte : Mémento, homo , quiapulvis es, et in pulverem reverteris. Vos
passions vous emportent , et souvent il vous semble que vous n'êtes pas
maîtres de votre ambition et de votre cupidité : Mémento, souvenez-vous,
et pensez ce que c'est que l'ambition et la cupidité d'un homme qui doit
mourir. Vous délibérez sur une matière importante , et vous ne savez à
quoi vous résoudre : Mémento, souvenez-vous, et pensez quelle résolution
il convient de prendre à un homme qui doit mourir. Les exercices de la
religion vous fatiguent et vous lassent, et vous vous acquittez négligem-
ment de vos devoirs : Mémento, souvenez-vous, et pensez comment il
importe de les observer à un homme qui doit mourir. Tel est l'usage que
nous devons faire de la pensée de la mort , et c'est aussi tout le sujet de
votre attention.
PREMIÈRE PARTIE.
Pour amortir le feu de nos passions , il faut commencer par les bien
connaître ; et pour les connaître parfaitement , dit saint Chrysostome , il
suffit de bien comprendre trois choses : savoir, que nos passions sont
vaines ,.que nos passions sont insatiables, et que nos passions sont injustes.
Qu' elles sont vaines , par rapport aux objets à quoi elles s'attachent ;
qu'elles sont insatiables et sans bornes , et par là incapables d'être jamais
satisfaites et de nous satisfaire nous-mêmes; enfin, qu'elles sont injustes
dans les sentiments présomptueux qu'elles nous inspirent, lorsque, aveu-
glés et enflés d'orgueil , nous prétendons nous distinguer , en nous élevant
au-dessus des autres. Voilà en quoi saint Chrysostome a fait particulière-
ment consister le désordre des passions humaines. Il nous fallait donc,
pour en réprimer les saillies et les mouvements déréglés, quelque chose
qui nous en découvrît sensiblement la vanité ; qui , les soumettant à la loi
d'une nécessité souveraine, les bornât dans nous malgré nous; et qui,
faisant cesser toute distinction , les réduisît au grand principe de la mo-
destie; c'est-à-dire à l'égalité que Dieu a mise entre tous les hommes, et
nous obligeât , qui que nous soyons , à nous rendre au moins justice, et à
rendre aux autres sans peine les devoirs de la charité. Or, ce sont, mes
chers auditeurs, les merveilleux effets que produit infailliblement, dans
les âmes touchées de Dieu , le souvenir et la pensée de la mort. Ecoutez-
moi, et ne perdez rien d'une instruction si édifiante. -
Nos passions sont vaines ; et pour nous en convaincre , il ne s'agit que
de nous former une juste idée de la vanité des objets auxquels elle s'attache ;
cela seul doit éteindre dans nos cœurs ce feu de la concupiscence qu'elles
230 SUR LA PENSÉE DE LA MORT.
y allument , et c'est l'importante leçon que nous fait le Saint-Esprit dans
le livre de la Sagesse. Car avouons-le, Chrétiens, quoique à notre honte :
tandis que les biens de la terre nous paraissent grands , et que nous les
supposons grands , il nous est comme impossible de ne les pas aimer , et
en les aimant de n'en pas faire le sujet de nos plus ardentes passions.
Quelque raison qui s'y oppose , quelque loi qui nous le défende , quelque
vue de conscience et de religion qui nous en détourne, la cupidité l'em-
porte ; et , préoccupés de l'apparence spécieuse du bien qui nous flatte et
qui nous séduit, nous fermons les yeux à toute autre considération, pour
suivre uniquement l'attrait et le charme de notre illusion. Si nous ré-
sistons quelquefois , et si , pour obéir à Dieu , nous remportons sur nous
quelque victoire, cette victoire, par la violence qu'elle nous coûte, est une
victoire forcée. La passion subsiste toujours , et l'erreur où nous sommes
que ces biens , dont le monde est idolâtre , sont des biens solides , capables
de nous rendre heureux , nous fait concevoir des désirs extrêmes de les
acquérir , une joie immodérée de les posséder , des craintes mortelles de
les perdre. Nous nous affligeons d'en avoir peu , nous nous applaudissons
d'en avoir beaucoup ; nous nous alarmons , nous nous troublons , nous
nous désespérons , à mesure que ces biens nous échappent , et que nous
nous en voyons privés. Pourquoi? parce que notre imagination, trompée
et pervertie, nous les représente comme des biens réels et essentiels, dont
dépend le parfait bonheur.
Pour nous en détacher , dit saint Chrysostome , le moyen sûr et imman-
quable est de nous en détromper. Car du moment que nous en comprenons
la vanité, ce détachement nous devient facile; il nous devient même
comme naturel : ni l'ambition, ni l'avarice, si j'ose m'exprimer ainsi,
n'ont plus sur nous aucune prise. Bien loin que nous nous empressions ,
pour nous procurer par des voies indirectes et illicites les avantages du
monde , convaincus de leur peu de solidité , à peine pouvons- nous même
gagner sur nous d'avoir une attention raisonnable à conserver les biens
dont nous nous trouvons légitimement pourvus ; et cela fondé sur ce que
les biens du monde , supposé cette conviction , ne nous paraissent presque
plus valoir nos soins, beaucoup moins nos empressements et nos inquié-
tudes. Or, d'où nous vient cette conviction salutaire? Du souvenir de la
mort , saintement méditée , et envisagée dans les principes de la foi.
Car la mort , ajoute saint Chrysostome , est à notre égard la preuve
palpable et sensible du néant de toutes les choses humaines , pour lesquelles
nous nous passionnons. C'est elle qui nous le fait connaître : tout le reste
nous impose ; la mort seule est le miroir fidèle qui nous montre sans dé-
guisement l'instabilité, la fragilité, la caducité des biens de cette vie ; qui
nous désabuse de toutes nos erreurs , qui détruit en nous tous les enchante-
ments de l'amour du monde, et qui, des ténèbres mêmes du tombeau,
nous fait une source de lumières , dont nos esprits et nos sens sont égale-
ment pénétrés : In Ma die, dit l'Écriture en parlant des enfants du siècle
livrés à leurs passions, in Ma die peribunt omnes cogitationes eorum !.
« Psalm, 145.
SUR LA PENSÉE DE LA MORT. 531
Toutes leurs pensées, à ce jour-là, s'évanouiront. Ce jour de la mort, que
nous nous figurons plein d'obscurité , les éclairera , et dissipera tous les
nuages dont la vérité jusqu'alors avait été pour eux enveloppée. Ils cesse-
ront de croire ce qu'ils avaient toujours cru , et ils commenceront à voir
ce qu'ils n'avaient jamais vu. Ce qui faisait le sujet de leur estime devien-
dra le sujet de leur mépris ; ce qui leur donnait tant d'admiration les rem-
plira de confusion. En sorte qu'il se fera dans leur esprit comme une
révolution générale , dont ils seront eux-mêmes surpris , saisis, effrayés.
Ces idées chimériques qu'ils avaient du monde et de sa prétendue félicité
s'effaceront tout à coup, et même s'anéantiront, Peribunt omnes cogita-
tiones eorum. Et comme leurs passions n'auront point eu d'autre fonde-
ment que leurs pensées , et que leurs pensées périront , selon l'expression
du Prophète, leurs passions périront de même ; c'est-à-dire qu'ils n'auront
plus ni ces entêtements de se pousser , ni ces désirs de s'enrichir , parce
qu'ils verront dans un plein jour, in illâ die , la bagatelle , et , si j'ose
ainsi parler , l'extravagance de tout cela. Or , que faisons-nous , quand
nous nous occupons durant la vie du souvenir de la mort ? nous anticipons
ce dernier jour, ce dernier moment ; et , sans attendre que la catastrophe
et le dénoùment des intrigues du monde nous développe malgré nous ce
mystère de vanité , nous nous le développons à nous-mêmes par de saintes
réflexions. Car, quand je me propose devant Dieu le tableau de la mort,
j'y contemple dès maintenant toutes les choses du monde dans le même
point de vue où la mort me les fera considérer; j'en porte le même ju-
gement que j'en porterai; je les reconnais méprisables, comme je les
reconnaîtrai ; je me reproche de m'y être attaché , comme je me le repro-
cherai ; je déplore en cela mon aveuglement , comme je le déplorerai ; et de
là ma passion se refroidit, la concupiscence n'est plus si vive , je n'ai plus
que de l'indifférence pour ces biens passagers et périssables ; en un mot, je
meurs à tout d'esprit et de cœur, parce que je prévois que bientôt j'y
dois mourir réellement et par nécessité.
Et voilà , mes chers auditeurs , le secret admirable que David avait trouvé
pour tenir ses passions en bride , et pour conserver jusque dans le centre
du monde , qui est la cour , ce parfait détachement du monde où il était
parvenu. Que faisait ce saint roi? Il se contentait de demander à Dieu,
comme une souveraine grâce , qu'il lui fit connaître sa fin : N.otum fac
mihi, Domine, finem meum l, et qu'il lui fit même sentir combien il en
était proche, afin qu'il sût, mais d'une science efficace et pratique, le peu
de temps qu'il lui restait encore à vivre : Et numerum dierum meorum
quis est, ut sciam quid desit mihi 2. Il ne doutait pas que cette seule
pensée , Il faut mourir , ne dût suffire pour éteindre le feu de ses passions
les plus ardentes. Et en effet, ajoutait-il, vous avez, Seigneur, réduit mes
jours à une mesure bien courte : Ecce mensurabiles posuisti dies meos 3;
et par là tout ce que je suis, et tout ce que je puis désirer ou espérer d'être,
n'est qu'un pur néant devant vous: Et substantiel mea tanquam nikilmn
mite te '\ Devant moi ce néant est quelque chose, et même toutes choses:
1 Psalm. 38. — 2 Ibid. — 3 Ibid. — 4 Jbid.
232 SUR LA PENSÉE DE LA MORT.
mais devant vous, ce que j'appelle toutes choses se confond et se perd dans
ce néant ; et la mort , que tout homme vivant doit regarder comme sa
destinée inévitable , fait généralement et sans exception de tous les biens
qu'il possède, de tous les plaisirs dont il jouit, de tous les titres dont il
se glorifie , comme un abîme de vanité : Verumtamen universa vanitas
omnis homo vivens l. L nomme mondain n'en convient pas, et il affecte
même de l'ignorer ; mais il est pourtant vrai que sa vie n'est qu'une ombre,
et une figure qui passe : Verumtamen in imagine per transit homo. Il se
trouble , et , comme mondain , il est dans une continuelle agitation : mais
il se trouble inutilement , parce que c'est pour des entreprises que la mort
déconcertera , pour des intrigues que la mort confondra , pour des espé-
rances que la mort renversera : Sed et frustra conturbatur 2. Il se fatigue,
il s'épuise pour amasser et pour thésauriser ; mais son malheur est de ne
savoir pas même pour qui il amasse ni qui profitera de ses travaux : si ce
seront des enfants ou des étrangers; si ce seront des héritiers reconnaissants
ou des ingrats ; si ce seront des sages ou des dissipateurs : Thesaurizot, et
ignorât cui congregabit ea 3. Ces sentiments, dont le Prophète était rem-
pli et vivement touché , réprimaient en lui toutes les passions , et d'un roi
assis sur le trône en faisaient un exemple de modération.
C'est ce que nous éprouvons nous-mêmes tous les jours : car, disons la
vérité, Chrétiens; si nous ne devions point mourir, ou si nous pouvions
nous affranchir de cette dure nécessité qui nous rend tributaires de la mort ,
quelque vaines que soient nos passions, nous n'en voudrions jamais recon-
naître la vanité, jamais nous ne voudrions renoncer aux objets qui les
flattent, et qu'elles nous font tant rechercher. On aurait beau nous faire
là-dessus de longs discours ; on aurait beau nous redire tout ce qu'en ont
dit les philosophes ; on aurait beau y procéder par voie de raisonnement et
de démonstration, nous prendrions tout cela pour des subtilités encore
plus vaines que la vanité même dont il s'agirait de nous persuader. La foi
avec tous ses motifs n'y ferait plus rien : dégagés que nous serions de ce
souvenir de la mort, qui, comme un maître sévère, nous retient dans
l'ordre, nous nous ferions un point de sagesse de vivre au gré de nos
désirs ; nous compterions pour réel et pour vrai tout ce que le monde
a de faux et de brillant; et notre raison, prenant parti contre nous-
mêmes, commencerait à s'accorder et à être d'intelligence avec la pas-
sion.
Mais quand on nous dit qu'il faut mourir, et quand nous nous le disons
à nous-mêmes, ah! Chrétiens, notre amour-propre, tout ingénieux qu'il
est, n'a plus de quoi se défendre. Il se trouve désarmé par cette pensée, la
raison prend l'empire sur lui , et il se soumet sans résistance au joug de la
foi. Pourquoi cela? parce qu'il ne peut plus désavouer sa propre faiblesse,
que la vue de la mort non-seulement lui découvre, mais lui fait sentir.
Belle différence que saint Chrysostome a remarquée entre les autres pen-
sées chrétiennes , et celle de la mort. Car pourquoi , demande ce saint doc-
teur, la pensée de la mort fait-elle sur nous une impression plus forte , et
' Psalm. 38. — 2 Ibid. — 3 Ibid.
SUR LA PENSÉE DE LA MORT. 233
nous fait-elle mieux connaître la vanité des biens créés, que toutes les
autres considérations? Appliquez- vous à ceci. Parce que toutes les autres
considérations ne renferment tout au plus que des témoignages et des preu-
ves de cette vanité, au lieu que la mort est l'essence même de cette vanité,
ou que c'est la mort qui fait cette vanité. Il ne faut donc pas s'étonner que
la mort ait une vertu spéciale pour nous détacher de tout. Et telle était l'ex-
cellente conclusion que tirait saint Paul , pour porter les premiers fidèles à
s'affranchir de la servitude de leurs passions , et à vivre dans la pratique
de ce saint et bienheureux dégagement , qu'il leur recommandait avec tant
d'instance. Car le temps est court, leur disait-il : Tempus brève est *. Et
que s'ensuit-il de là? que vous devez vous réjouir, comme ne vous réjouis-
sant pas ; que vous devez posséder, comme ne possédant pas ; que vous de-
vez user de ce monde , comme n'en usant pas : Reliquum est ut qui gau-
dent, tanquam non gaudentes; et qui emunt , tanquam non possi dentés ;
et qui utuntur hoc mundo, tanquam non utantur 2. Quelle conséquence !
Elle est admirable, reprend saint Augustin; parce qu'en effet se réjouir et
devoir mourir , posséder et devoir mourir , être honoré et devoir mourir ,
c'est comme être honoré et ne l'être pas, comme posséder et ne posséder
pas, comme se réjouir et ne se réjouir pas. Car ce terme, mourir, est un
terme de privation et de destruction qui abolit tout, qui anéantit tout; qui,
par une propriété tout opposée à celle de Dieu, nous fait paraître les choses
qui sont , comme si elles n'étaient pas ; au lieu que Dieu , selon l'Écriture ,
appelle celles qui ne sont pas comme si elles étaient.
Non-seulement nos passions sont vaines ; mais quoique vaines , elles sont
insatiables et sans bornes. Car quel ambitieux, entêté de sa fortune et des
honneurs du monde, s'est jamais contenté de ce qu'il était? Quel avare,
dans la poursuite et dans la recherche des biens de la terre , a jamais dit :
C'est assez? Quel voluptueux , esclave de ses sens, a jamais mis de fin à ses
plaisirs? La nature, dit ingénieusement Salvien, s'arrête au nécessaire; la
raison veut l'utile et l'honnête; l'amour-propre , l'agréable et le délicieux;
mais la passion, le superflu et l'excessif. Or, ce superflu est infini; mais
cet infini, tout infini qu'il est, trouve, si nous voulons, ses limites et ses
bornes dans le souvenir de la mort , comme il les trouvera malgré nous
dans la mort même. Car je n'ai qu'à me servir aujourd'hui des paroles de
l'Eglise: Mémento, homo, quia pulvis es. Souvenez-vous, homme, que
vous êtes poussière , et in pulverem reverteris, et que vous retournerez en
poussière. Je n'ai qu'à l'adresser, cet arrêt , à tout ce qu1 il y a dans cet au-
ditoire d'âmes passionnées , pour les obliger à n'avoir plus ces désirs vastes
et sans mesure qui les tourmentent toujours , et qu'on ne remplit jamais.
Je n'ai qu'à leur faire la même invitation que firent les Juifs au Sauveur
du monde, quand ils le prièrent d'approcher du tombeau de Lazare, et
qu'ils lui dirent: Veni, et vide*; venez, et voyez. Venez, avare : vous
brûlez d'une insatiable cupidité , dont rien ne peut amortir l'ardeur ; et
parce que cette cupidité est insatiable , elle vous fait commettre mille ini-
quités , elle vous endurcit aux misères des pauvres , elle vous jette dans un
• 1 Cor., 7. — 2 Jbid. — 3Joan , 11.
234 SUR LA PENSÉE DE LA MOHT.
profond oubli de votre salut. Considérez bien ce cadavre : Vent, et vide;
venez , et voyez. C'était un homme de fortune comme vous ; en peu d'années
il s'était enrichi comme vous ; il a eu comme vous la folie de vouloir lais-
ser après lui une maison opulente et des enfants avantageusement pourvus.
Mais le voyez-vous maintenant ? voyez-vous la nudité , la pauvreté où la
mort l'a réduit? Où sont ses revenus? où sont ses richesses? où sont ses
meubles somptueux et magnifiques? A-t-il quelque chose de plus que le
dernier des hommes? cinq pieds de terre et un suaire qui l'enveloppe, mais
qui ne le garantira pas de la pourriture : rien davantage, Quest devenu
tout le reste? Voilà de quoi borner votre avarice : Vent, et vide; venez,
homme du monde , idolâtre d'une fausse grandeur : vous êtes possédé d'une
ambition qui vous dévore ; et parce que cette ambition n'a point de terme ,
elle vous ôte tous les sentiments de la religton , elle vous occupe , elle vous
enchante, elle vous enivre. Considérez ce sépulcre : qu'y voyez-vous?
C'était un seigneur de marque comme vous, peut-être plus que vous;
distingué par sa qualité comme vous, et en passe d'être toutes choses.
Mais le reconnaissez -vous? Voyez -vous où la mort Fa fait descendre?
voyez-vous à quoi elle a borné ses grandes idées? voyez-vous comme elle
s'est jouée de ses prétentions? c'est de quoi régler les vôtres. Veni, et vide;
venez , femme mondaine , venez : vous avez pour votre personne des com-
plaisances extrêmes; la passion qui vous domine est le soin de votre
beauté ; et parce que cette passion est démesurée , elle vous entretient dans
une mollesse honteuse ; elle produit en vous des désirs criminels de plaire ,
elle vous rend complice de mille péchés et de mille scandales. Venez , et
voyez : c'était une jeune personne aussi bien que vous ; elle était l'idole
du monde comme vous, aussi spirituelle que vous, aussi recherchée et
aussi adorée que vous. Mais la voyez-vous à présent? voyez-vous ces yeux
éteints, ce visage hideux et qui fait horreur? c'est de quoi réprimer cet
amour infini de vous-même. Veni , et vide.
Enfin nos passions sont injustes, soit dans les sentiments qu'elles nous
inspirent à notre propre avantage , soit dans ceux qu'elles nous font con-
cevoir au désavantage des autres : mais la mort, dit le philosophe, nous
réduit aux termes de l'équité, et par son souvenir nous oblige à nous
faire justice à nous-mêmes , et à la faire aux autres de nous-mêmes :
Mors sol a jus œquum est gêner is humant 1. En elfet, quand nous ne
pensons point à la mort , et que nous n'avons égard, qu'à certaines distinc-
tions de la vie , elles nous élèvent , elles nous éblouissent , elles nous rem-
plissent de nous-mêmes. On devient fier et hautain, dédaigneux et mé-
prisant, sensible et délicat, envieux et vindicatif , entreprenant, violent,
emporté. On parle avec faste ou avec aigreur, on se pique aisément, on
pardonne difficilement , on attaque celui-ci , on détruit celui-là ; il faut
que tout nous cède , et l'on prétend que tout le monde aura des ménage-
ments pour nous , tandis qu'on n'en veut avoir pour personne. N'est-ce
pas ce qui rend quelquefois la domination des grands si pesante et si dure?
Mais méditons la mort , et bientôt la mort nous apprendra à nous rendre
1 Scnec.
SUR LA PENSÉE DE LA MOUT. 235
justice, et à la rendre aux autres de nos fiertés et de nos hauteurs, de nos
dédains et de nos mépris, de nos sensibilités et de nos délicatesses, de
nos envies, de nos vengeances, de nos chagrins, de nos violences, de nos
emportements. Comme donc il ne faut, selon l'ordre de la parole du Dieu
tout-puissant, qu'un grain de sable pour briser les flots de la mer : Hic
confringes tumentes fluctus tuos i, il ne faut que cette cendre qu'on nous
met sur la tête , et qui nous retrace l'idée de la mort, pour rabattre toutes
les enflures de notre cœur, pour en arrêter toutes les fougues , pour nous
contenir dans l'humilité et dans une sage modestie. Comment cela? c'est
que la mort nous remet devant les yeux la parfaite égalité qu'il y a entre
tous les autres hommes et nous. Égalité que nous oublions si volontiers,
mais dont la vue nous est si nécessaire , pour nous rendre plus équitables
et plus traitables.
Car, quand nous repassons ce que disait Salomon, et que nous le disons
comme lui : Tout sage et tout éclairé que je puis être, je dois néanmoins
mourir comme le plus insensé : Unus, et stulti , et meus occasus erit 2;
quand nous nous appliquons ces paroles du Prophète royal : Vous êtes
les divinités du monde , vous êtes les enfants du Très-Haut ; mais , fausses
divinités , vous êtes mortelles , et vous mourrez en effet , comme ceux dont
vous voulez recevoir l'encens; et de qui vous exigez tant d'hommages et
tant d'adorations : DU estis, et fîlii Excehi omnes : vos autem sicut ho-
mmes moriemini 3 : quand, selon l'expression de l'Écriture, nous des-
cendons encore tout vivants et en esprit dans le tombeau, et que le savant
s'y voit confondu avec l'ignorant , le noble avec l'artisan , le plus fameux
conquérant avec le plus vil esclave : même terre qui les couvre , mêmes
ténèbres qui les environnent , mêmes vers qui les rongent , même corrup-
tion, même pourriture, même poussière : Parvus et magnus ibi sunt, et
servies liber a domino suo 4 : quand, dis-je, on vient à faire ces ré-
flexions , et à considérer que ces hommes au-dessus de qui l'on se place
si haut dans sa propre estime ; que ces hommes à qui on est si jaloux de
faire sentir son pouvoir et sur qui on veut prendre un empire si absolu ;
que ces hommes pour qui Ton n'a ni compassion, ni charité, ni condes-
cendance, ni égards; que ces hommes de qui l'on ne peut rien supporter,
et contre qui on agit avec tant d'animosité et tant de rigueur, sont néan-
moins des hommes comme nous, de même nature, de même espèce que
nous ; ou si vous voulez , que nous ne sommes que des hommes comme
eux, aussi faibles qu'eux, aussi sujets qu'eux à la mort et à toutes les
suites de la mort : ah ! mes chers auditeurs, c'est bien alors que l'on entre
en d'autres dispositions. Dès là l'on nest plus si infatué de soi-même, parce
que Ton se connaît beaucoup mieux soi-même. Dès là Ton n'exerce plus
une autorité si dominante et si impérieuse sur ceux que la naissance ou
que la fortune a mis dans un rang inférieur au nôtre , parce qu'on ne trouve
plus , aptes tout, que d'homme à homme il y ait tant de différence. Dès là
l'on n'est plus si vif sur ses droits, parce que Ton ne voit plus tant de
choses que Ton se croie dues. Dès là l'on ne se tient plus si grièvement
' Job., 38. — 7 Eccles., 2. — 3 Psalm. 81. — 4 Job., 3.
236 SUR LA PENSÉE DE LA MORT.
offensé dans les rencontres, et Ton n'est plus si ardent ni si opiniâtre à
demander des satisfactions outrées , parce qu'on ne se figure plus être si fort
au-dessus de l'agresseur , ou véritable ou prétendu , et qu'on n'est plus si
persuadé qu'il doive nous relâcher tout , et condescendre à toutes nos vo-
lontés. On a de la douceur, de la retenue, de l'honnêteté, de la complai-
sance , de la patience ; on sait compatir, prévenir, excuser, soulager, rendre
de bons offices et obliger. Saints et salutaires effets de la pensée de la mort.
C'est le remède le plus souverain pour amortir le feu de nos passions ,
comme c'est encore la règle la plus infaillible pour conclure sûrement dans
nos délibérations. Vous l'allez voir dans la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Quelque pénétration que nous ayons , et de quelque force d'esprit que
nous puissions nous piquer , c'est un oracle de la foi , que nos pensées sont
timides , et nos prévoyances incertaines : Cogitât iones rnortalium timidœ,
et incertœ providentiœ nostrœ 1. Nos pensées sont timides, dit saint Au-
gustin expliquant ce passage , parce que souvent dans les choses même qui
regardent le salut, nous ne savons pas si nous prenons le meilleur parti,
ni même si le parti que nous prenons est absolument bon ; et que nous n'a-
vons point assez d'évidence pour en faire un discernement exact , beau-
coup moins un discernement sûr et infaillible. D'où il s'ensuit que, malgré
toutes nos lumières , nous craignons de nous y tromper , et que nous avons
sujet de le craindre , puisque- la voie où nous nous engageons , quelque
droite qu'elle nous paraisse , peut ne l'être pas en effet ; et que les vues
courtes et bornées d'une faible raison qui nous sert de guide , n'empêchent
pas que nous ne soyons exposés aux funestes égarements dont saint Paul
voulait nous garantir , quand il nous avertissait d'opérer notre salut avec
crainte et avec tremblement : Cogitationes rnortalium timidœ. Comme
nos pensées sont timides, l'Écriture ajoute que nos prévoyances sont in-
certaines, parce que l'avenir n'étant pas en notre pouvoir , et Dieu s'en
étant réservé la connaissance, de quelque précaution que nous usions, nous
sommes toujours dans le doute si ce que nous entreprenons , quoique avec
des intentions pures et en apparence chrétiennes , est bien entrepris ; si
nous n'aurons point lieu un jour de nous en repentir ; si notre conscience
ne nous le reprochera jamais , et si ce que nous avons tru innocent pen-
dant la vie ne sera point à la mort la matière de nos regrets et de nos
désespoirs : Et incertœ providentiœ nostrœ. État malheureux , que le
plus éclairé des hommes déplorait , et qu'il regardait comme la suite fatale
du péché. Il serait donc important de trouver un moyen qui nous délivrât
de ces incertitudes affligeantes , et de ces craintes si opposées à la paix in-
térieure de nos âmes ; qui , dans les occasions où il s'agit de nos devoirs ,
nous mît en état de conclure toujours sûrement, et qui , dans mille con-
jonctures où le salut et la conscience se trouvent mêlés , nous préservât
également de l'erreur et du repentir. Or, je soutiens que le moyen pour
cela le plus efficace est le souvenir de la mort. Pourquoi? le voici : parce
• Sap., 9.
SUR LA PENSÉE DE LA MORT. 237
que le souvenir de la mort est une application vive et touchante , que nous
nous faisons à nous-mêmes , de la fin dernière , qui doit être le solide fon-
dement de toutes nos délibérations ; et qu'il est certain qu'en pratiquant
ce saint exercice du souvenir fréquent de la mort, nous prévenons ainsi
tous les remords et tous les troubles dont pourraient être sans cela suivies
nos résolutions. Dans l'engagement indispensable où nous sommes de ré-
gler selon Dieu notre conduite, est-il rien de plus instructif, rien de plus
édifiant et même de plus consolant pour nous que ces vérités? Suivez-moi.
Pour bien délibérer et pour bien résoudre , il faut toujours avoir devant
les yeux cette lin dernière , qui est la règle de tout , et à laquelle par con-
séquent tout ce que nous nous proposons dans le monde doit aboutir ,
comme autant de lignes au centre. J'entends par la fin dernière, ce sou-
verain bien, cet unique nécessaire, ce salut que nous ne devons jamais
perdre de vue , et dont toutes nos actions doivent avoir une dépendance
essentielle et immédiate. C'est un axiome indubitable dans la morale chré-
tienne, et un principe universellement reconnu. Mais le moyen d'avoir
toujours ce regard fixe sur un objet aussi élevé que celui-là, et de pouvoir
être assez attentifs sur nous-mêmes , pour observer dans chaque action de
la vie le rapport qu'elle a , je ne dis pas à la fin particulière et prochaine
qui nous fait agir , mais à la fin commune et plus éloignée où nous devons
tous aspirer? C'est , mes chers auditeurs, d'envisager et de prévoir la mort :
la mort, malgré nous-mêmes, nous rappelle toute l'éternité qui la suit :
elle la rapproche de nos yeux, comme un rayon de lumière , mais un rayon
vif et perçant qui se répand dans nos esprits ; et par là elle nous découvre
tout ce qu'il y a dans nos entreprises et dans nos desseins de bon ou de
mauvais, de sûr ou de dangereux . d'avantageux ou de nuisible.
Eneiïet, pénétré que je suis de cette pensée, Il faut mourir, je com-
mence à juger bien plus sainement de toutes choses : dégagé de mille illu-
sions que la mort et l'éternité dissipent, quelque occasion qui se présente,
je vois bien plus clairement et bien plus vite ce qui m'éloigne de ma fin ,
ou ce qui peut m'aider à y parvenir ; et dès que je le vois , je ne balance
point sur la résolution que j'ai à former touchant ce qui m'est ou salutaire
ou préjudiciable dans la voie de Dieu. Je dis sans hésiter : Ceci m'est per-
nicieux, ceci m'est utile , ceci m'exposera, ceci me perdra. Et puisqu'il
m'est pernicieux , je le dois donc rejeter; et puisqu'il m'est utile, je le dois
donc prendre; et puisqu'il m'exposera, je le dois donc craindre ; et puis-
qu'il me perdra, je le dois donc éviter. Sans la vue de la mort , cette con-
sidération de ma dernière fin ne ferait tout au plus sur moi qu'une im-
pression superficielle, qui ne m'empêcherait pas de donner dans mille
écueils, et de faire mille fausses démarches : c'est ce que l'expérience nous
apprend tous les jours. Mais quand je médite la mort et l'éternité qui en
est inséparable , elle frappe mon esprit et toutes les puissances de mon
âme , en sorte même que je ne puis plus me distraire ni me détourner de
cette fin bienheureuse à laquelle je suis appelé , et pour laquelle j'ai été
créé. Je me trouve comme déterminé à la faire entrer dans tous les projets
que je trace, dans tous les intérêts que je recherche, dans tous les droits
238 SUR LA PENSÉE DE LA MORT.
que je poursuis : et parce que cette fin ainsi appliquée est la règle infail-
lible du mal qu'il faut fuir et du bien qu'il faut embrasser, la méditation
de la mort devient pour moi, selon l'Ecriture, un fonds de prudence et
d'intelligence : Utinam sapèrent et intelligerent , ac novissima provi-
derent l /
Aussi , pourquoi les païens même rendaient-ils une espèce de culte aux
tombeaux de leurs ancêtres? pourquoi y avaient-ils recours comme à leurs
oracles? pourquoi, dans les traités et dans les négociations importantes,
y tenaient-ils leurs conseils et leurs assemblées? C'était une superstition ;
mais cette superstition , remarque Clément Alexandrin , ne laissait pas
d'être fondée sur un instinct secret de raison et de religion ; car ils sem-
blaient ainsi reconnaître que leurs conseils ne pouvaient être ni régulière-
ment ni constamment sages , sans le souvenir et la vue de la mort. C'est
pour cela qu'ils ne s'assemblaient pas dans des lieux de réjouissance , mais
dans le séjour de l'affliction et des larmes; parce que c'est là, comme dit
Salomon, que l'on est authentiquement averti de la fin de tous les hommes,
et par conséquent que l'on est plus capable de consulter et de décider :
Illic enim finis cunctorum admonetur hominum 2. Or, ce que faisaient
les païens peut nous servir de modèle , en le rectifiant et le sanctifiant par
la foi.
En effet, il n'y a point de jour , mes chers auditeurs, où vous ne de-
viez , pour ainsi dire , tenir conseil avec Dieu et avec vous-mêmes ; tantôt
pour le choix de votre état , tantôt pour le gouvernement de vos familles ,
tantôt pour l'usage de vos biens, tantôt pour la disposition de vos emplois,
tantôt pour la mesure de vos divertissements , tantôt pour l'ordre de vos
dévotions , tantôt pour votre propre conduite , tantôt pour la conduite de
ceux dont vous devez répondre ; car malheur à nous si nous abandonnons
tout cela au hasard , et si nous agissons sans règle et sans principe ! En
vain dirons-nous que nous n'avons pas eu assez de lumières pour trouver
là-dessus , parmi les embarras du siècle , le point fixe et immobile de la
vraie sagesse. Abus , Chrétiens , puisque nous en avons le moyen le plus
efficace. En voulez-vous une preuve sensible? faites-en l'essai , et jugez-en
par vous-mêmes. Il s'agit de choisir un état de vie : choisissez-le comme
devant un jour mourir ; et vous verrez si la tentation et le désir de vous
élever vous y fera prendre un vol trop haut. Il est question de régler l'u-
sage de vos biens ; réglez-le comme les devant bientôt perdre , parce qu'il
faudra bientôt mourir ; et vous verrez si l'attachement aux richesses tien-
dra votre cœur étroitement resserré dans les bornes d'une avare convoi-
tise. On vous propose un intérêt , un gain , un profit : examinez-le comme
étant sûr d'en rendre compte à Dieu et de mourir ; et vous verrez si les
maximes du monde vous y feront rien hasarder contre les lois de la con-
science. Vous êtes embarqué dans une affaire , vous avez un différend à
terminer; videz l'un et l'autre, comme vous voudriez l'avoir fait s'il fal-
lait maintenant mourir ; et vous verrez si l'entêtement ou l'orgueil vous
fera oublier les lois de la justice et manquer aux devoirs de la charité.
1 Deuter., 32. — 2 Eccles., 7.
SUR LA PENSÉE DE LA MORT. 239
Non , Chrétiens, il n'y aura plus rien à craindre pour vous. La seule pen-
sée que vous devez mourir corrigera vos erreurs , détruira vos préjugés ,
arrêtera vos précipitations , servira de frein à vos empressements et de
contre-poids à vos légèretés. Et n'est-ce pas ce qui de tout temps a conduit
les Saints dans les voies droites qu'ils ont tenues, sans s'égarer et sans
tomber? N'est-ce pas ce qui leur a fait prendre si souvent des résolutions
que le monde condamnait de folie , mais que leur inspirait la plus haute
sagesse de l'Évangile? N'est-ce pas ce qui les a portés à embrasser des vo-
cations pénibles, humiliantes, contraires à toutes les inclinations de la
terre, et où la seule grâce de Dieu les pouvait soutenir? Les routes qu'ils
devaient suivre pour ne se pas perdre étaient autant de secrets de prédesti-
nation : mais ces secrets autrement impénétrables se développaient sensi-
blement à leurs yeux dès qu'ils regardaient la mort. Il y avait des dangers
et des pièges dans le chemin où ils marchaient , puisqu'il y en a partout ;
mais la vue de la mort les préservait de tous les pièges et de tous les dan-
gers ; et il ne tient qu'à vous et à moi d'en tirer le même avantage.
Si donc nous n'avons pas assez de discernement pour nous bien conduire,
et si , manque de connaissance , nous faisons des fautes irréparables ; si
nous nous engageons témérairement ; si nous choisissons des états où Dieu
ne nous a point appelés, ou s'il nous prive de mille grâces qu'il voulait
nous donner ailleurs ; si nous prenons des emplois à quoi nous ne sommes
pas propres, et où notre incapacité nous fait commettre des péchés sans
nombre ; si nous contractons des alliances qui ne produisent que des cha-
grins , que des amertumes , que des guerres intestines , que des divorces
scandaleux ; si nous nous jetons dans des intrigues qui nous attirent de
tristes revers , et dont le succès ne tourne qu'à notre confusion et à notre
ruine ; si nous entrons en des sociétés , en des parties , en des négoces qui
intéressent la conscience , et où le salut devient comme impossible (car vous
savez combien ce que je dis est ordinaire ; et Dieu sait combien d'âmes
seront éternellement malheureuses pour s'être livrées de la sorte elles-
mêmes , sans réflexion et sans discrétion) ; si , dis-je , tout cela nous arrive,
ne l'imputons point à Dieu, Chrétiens; ne l'imputons pas même à notre
misère. Dieu y avait pourvu; et, malgré notre misère, le souvenir de la
mort pouvait et devait nous mettre à couvert. Mais n'en accusons que
notre infidélité , qui nous fait éloigner de nous ce souvenir si nécessaire ,
comme un objet fâcheux et désagréable , et qui, par une suite inévitable,
nous expose à tous les égarements où nous nous laissons entraîner.
De là vient un autre avantage qui est comme une conséquence du pre-
mier. Car pour délibérer sagement, il faut prévenir les inquiétudes, beau-
coup plus les repentirs et les désespoirs dont nos résolutions pourraient être
suivies, puisque, comme dit saint Bernard, ce qui doit être le sujet d'un
repentir ne peut être le conseil d'un homme sensé. Or , d'où peut venir un
effet aussi avantageux que celui-là? qui peut nous mettre en état de dire ,
si nous voulons, à chaque moment : Je prends un parti dont je ne me re-
pentirai jamais; ce que je fais, je me saurai éternellement bon gré de
l'avoir fait? Qui le peut, Chrétiens? l'usage fréquent de ce que j'appelle
240 SUR LA PENSÉE DE LA MORT.
la seience pratique de la mort. Pourquoi? excellente raison de saint Au-
gustin : Parce que la mort, dit ce saint docteur, étant le terme où abou-
tissent tous les desseins des hommes , c'est là même que naissent leurs
repentirs les plus douloureux. Mais le secret de les prévenir, c'est de pré-
venir , autant qu'il est possible , le moment de la mort. Et comment? en
se demandant à soi-même : Quel sentiment aurai-je à la mort de ce que
j'entreprends aujourd'hui ? ce que je vais faire me troublera-t-il alors? me
consolera-t-il ? me donnera-t-il de la confiance? me causera-t-il des re-
grets? l'approuverai-je? le condamnerai-je? Car, pour chacune de ces
questions , nous avons dans nous-mêmes une réponse générale , mais dé-
cisive, sur laquelle nous pouvons faire fond; et cette réponse, pour ap-
pliquer ici la parole du grand Apôtre, c'est la réponse de la mort : Et
ipsi in nobis responsum mortis habemus l. Tandis que nous raisonnons
selon les principes de la vie , les réponses que nous nous rendons à nous-
mêmes nous entretiennent dans un dérèglement de conduite, qui fait que
nous nous repentons maintenant de ce qui devrait nous consoler , et que
nous nous applaudissons de ce qui devrait nous affliger : mais la pensée
de la mort , par une vertu toute contraire , et que l'expérience nous fait
sentir , redresse , si je puis ainsi parler , tous ces sentiments ; elle ne nous
donne de joie que pour ce qui doit être le vrai sujet de notre joie , et ce
qui le sera toujours ; elle ne nous donne de douleur et de repentir , que
pour ce qui doit être le vrai sujet de notre repentir et de notre douleur ,
et ce qui ne le sera plus à la mort, après l'avoir été dans la vie. En nous
attachant à la vie, nous ne concevons que des repentirs passagers et va-
riables , qui nous font aujourd'hui condamner ce que demain nous ap-
prouverons ; d'où vient que nos repentirs mêmes ne peuvent former en
nous cette conduite uniforme, qui est le caractère de la prudence chré-
tienne. Mais quand nous méditons la mort, nous la prévoyons, et en la
prévoyant nous prévenons ces repentirs éternels, dont l'horreur, toujours
la même , non-seulement est suffisante , mais toute puissante pour arrêter
les saillies de notre esprit , et pour empêcher que la cupidité ne l'aveugle
et qu'elle ne l'emporte. Or , c'est bien ici que la prudence des Justes
triomphe de la témérité des impies. Car enfin , mon frère , dirais-je avec
saint Jérôme à un libertin du siècle , quelque endurci que vous soyez dans
votre péché , quelque tranquille que vous affectiez de paraître en le com-
mettant, quelque force d'esprit que vous marquiez lorsqu'il faut vous y
résoudre , votre malheur est de ne pouvoir faire un retour sur vous-
même, sans porter déjà contre vous-même ce triste arrêt : Je vais faire
un pas qui me jettera dans le plus cruel désespoir , du moins à la mort ,
et que je voudrais alors réparer par le sacrifice de mille vies.
Je sais qu'autant qu'il est en vous vous étouffez ce sentiment; mais je
sais aussi qu'il n'est pas toujours en votre pouvoir de vous en défaire, je
sais que cette réflexion se présente à vous malgré vous, lors même que
vous faites plus d'efforts pour l'éloigner de vous; je sais qu'elle vient jus-
ques au milieu de vos plaisirs, parmi les divertissements et les joies du
' 2 Cor., 1.
SUR LA PENSÉE DE LA MORT. 241
monde, dans les moments les plus heureux en apparence, vous saisir,
vous troubler; et qu'au fond de l'âme elle vous fait bien payer avec usure
cette fausse tranquillité, qui ne consiste que dans des dehors trompeurs.
Mais moi qui veux me garantir de ces alarmes et de ces agitations se-
crètes, que fais-je? J'aime à m'occuper du souvenir de la mort, afin qu'un
remords piquant et importun ne l'excite pas dans moi contre moi. Je pré-
viens par la pensée tous les repentirs de la mort ; et au lieu de les ré-
server à cette dernière heure, je mêles rends utiles pour l'heure présente.
J'en veux être touché maintenant, afin qu'ils ne me désespèrent pas à la
mort; c'est-à-dire, je veux maintenant me remplir de cette idée, que je
me repentirais, afin de ne me repentir jamais. Je dis, comme le Prophète
royal: Circumdederunt me dolores mortis1; les douleurs de la mort, ses
regrets, ses désespoirs m'ont investi, m'ont assiégé de toutes parts ; et bien
loin de m'en défendre, j'en fais mon bonheur et ma sûreté. Car qu'y a-t-il
de plus désirable pour moi que d'avoir en moi ce qui me répond de moi-
même ; ce qui me sert à régler toutes mes démarches , à mesurer tous mes
pas, à en découvrir les suites fâcheuses, et à les éviter? Avec cela que
puis-je craindre? ou avec cela que ne puis-je pas entreprendre ? Pensée de
la mort , remède le plus souverain pour amortir le feu de nos passions ,
règle la plus infaillible pour conclure sûrement dans nos délibérations ;
enfin , motif le plus efficace pour nous inspirer une sainte ferveur dans
nos actions. C'est la troisième partie.
TROISIÈME PARTIE.
C'est de la ferveur de nos actions que dépend la sainteté de notre vie ; et
c'est la sainteté de notre vie qui doit rendre devant Dieu notre mort pré-
cieuse. Voilà , dit saint Chrysostome , l'ordre naturel que Dieu a établi
pour ses élus, et dont on peut dire que sa providence ne peut pas même
nous dispenser. Ce qui déconcerte, ou plutôt ce qui renverse ce bel ordre,
c'est un fonds de lâcheté et de tiédeur. Tiédeur si hautement réprouvée de
Dieu dans l'Écriture , tiédeur qui corrompt nos meilleures actions , je dis
celles à quoi la religion et le christianisme nous engagent par devoir ; en
sorte que toutes bonnes qu'elles sont en elles-mêmes , notre vie , bien loin
d'en être sanctifiée , n'en devient souvent que plus imparfaite et même
que plus criminelle , et se termine enfin à une mort qui nous doit faire
trembler , si Ton en juge dans les vues de Dieu, et par l'extrême rigueur
de sa souveraine justice. Il s'agit, Chrétiens, de combattre cette lâcheté ,
qui , sans autre désordre qu'elle-même, est seule capable de nous perdre :
il s'agit de la surmonter ; et c'est ce que le Fils de Dieu a voulu particuliè-
rement nous apprendre, et à quoi, si nous y prenons bien garde , il a, ce
semble, réduit tout son Évangile. Car qu'est venu faire sur la terre ce Dieu
Sauveur? Il est venu répandre dans les cœurs des hommes le feu de la cha-
rité et le zèle des bonnes œuvres: Ignem venimittere in terrom 2. Telle est
la fin de sa mission. Or , de tous les motifs qu'il pouvait nous proposer, et
qu'il nous a en effet proposés pour exciter cette ferveur et pour allumer ce
1 P*alro. 17. — s Inc., 12.
T. I. 10
242 SUR LA PENSÉE DE LA MORT.
feu céleste, les deux plus puissants sont sans doute la proximité de la mort,
et l'incertitude de la mort. Proximité de la mort , qu'il s'est efforcé, pour
ainsi dire, de nous faire sentir, comme l'aiguillon le plus vif et le plu9
capable de nous piquer. Incertitude de la mort, qu'il nous a tant de fois re-
présentée comme le sujet de notre vigilance et d'une continuelle attention.
Deux motifs où ce divin maître a rapporté toutes ses adorables instructions,
et où nous trouvons de quoi réveiller toute notre ardeur , et de quoi nous
animer à faire tout le bien que sa grâce nous inspire.
Oui , Chrétiens , il faut travailler , et travailler avec cette ferveur d'esprit
qui doit être l'âme de toutes nos actions , parce que nous approchons de no-
tre terme : premier motif qui confond notre lâcheté. Marchez , disait le
Sauveur du monde, tandis que la lumière vous éclaire : pourquoi? parce
que la nuit vient, où personne ne peut plus agir. Veillez : pourquoi? parce
que le Fils de l'Homme , que vous attendez , est déjà à la porte. Négociez,
et faites profiter les talents que vous avez en main : pourquoi ? parce que le
maître qui vous les a confiés est sur le point de revenir , et de vous en
demander compte. Tenez vos lampes allumées: pourquoi? parce que voici
l'époux qui arrive. Hâtez-vous de porter des fruits : pourquoi ? parce que
c'est bientôt le temps de la récolte. Que voulait-il nous faire entendre par
là? Ah! Chrétiens, ces paraboles , toutes mystérieuses qu'elles sont, s'ex-
pliquent assez d'elles-mêmes , et nous font connaître malgré nous notre
folie, lorsque nous proposant la mort dans un éloignement imaginaire,
quoique, selon le terme de l'Écriture, il n'y ait qu'un point entre elle et
nous , nous croyons avoir droit de nous relâcher dans la pratique de nos
devoirs. Car tel est notre aveuglement, et voilà l'erreur dont Jésus-Christ
nous veut détromper. Cette marche qu'il nous ordonne n'est rien autre
chose que l'avancement et le progrès dans le chemin du salut, Ambulate * ;
cette veille , que l'attention sur nous-mêmes , Vigilate 2 ; ce négoce , que
le bon usage du temps, Negotiamini 3 ; ces lampes allumées , que l'édifi-
cation d'une vie exemplaire, Luceat lux vestra coram hominibusk\ ces
fruits, que les œuvres de pénitence et de sanctification , Facite fructus di-
gnos pœnitentiœ* ; et ce jour de la récolte, ce retour du maître, cette ar-
rivée de l'époux, cette nuit qui vient, n'étaient , dans le langage ordinaire
du Fils de Dieu, que les symboles, mais les symboles naturels, d'une
mort prochaine. Comme si Jésus-Christ nous eût déclaré que sa sagesse ,
tout infinie qu'elle est , ne lui fournissait rien de plus propre à nous em-
braser d'un saint zèle, et à nous retirer d'une vie tiède et languissante, que
la proximité de la mort.
En effet , Chrétiens , quand nous aurions à vivre des siècles entiers , et
que Dieu , par une conduite , ou de sévérité ou de bonté , nous laisserait
sur la terre aussi longtemps que ces premiers patriarches fondateurs du
monde, nous aurions encore mille raisons de nous reprocher nos relâche-
ments. Quelque éloignée que fût la mort, chacune de nos actions se rap-
portant toujours à l'éternité , étant toujours la matière du jugement de
Dieu, pouvant toujours nous mériter une gloire immortelle , il serait tou-
1 Joan., 12. — » Luc, 21, — 3 Ibid., 19- — ' Maith., 5. — 5 Luc, 3.
SUR LA PENSEE DE LA MORT. 243
jours juste qu'elle fut faite d'une manière digne de Dieu; puisque Dieu
doit toujours être servi en Dieu : il serait toujours juste qu'elle fût faite
d'une manière digne de la récompense que nous attendons de Dieu ; et mal-
heur à nous si nous abusions alors même d'un temps si cher, et si nous
faisions , comme parle l'Écriture , l'œuvre du Seigneur négligemment !
Mais être à la veille de paraître devant Dieu, et demeurer tranquille dans
une vie négligente ; toucher de près au terme où l'on ne peut plus rien
faire, et ne pas redoubler ses soins par une vie plus agissante; avoir déjà
la mort à ses côtés, mourir comme l'Apôtre à chaque moment: Quotidiè
morior i , et ne s'empresser pas d'arriver à la sainteté par la voie courte et
abrégée d'une vie fervente , il n'y a , mes chers auditeurs , ou qu'une stu-
pidité grossière, ou qu'une infidélité consommée, au moins commencée,
qui puisse aller jusque-là. C'est néanmoins notre état, et Fétat le plus dé-
plorable. Ah! Chrétiens, Jésus-Christ nous dit en termes exprès: Ecce
venio cita, Me voici, j'arrive: Merces mea mecum est2, j'ai ma récom-
pense avec moi, pour donner à chacun selon ses œuvres. Pesez bien ces
paroles. Il ne dit pas, Je viendrai, ni , Je me dispose à venir; mais il dit:
Je viens, Ecce venio ; et je viens bientôt: Ecce venio cita. Hâtez-vous
donc , conclut le Seigneur , en s'adressant à une âme paresseuse et lente ;
chargez-vous de dépouilles ; faites-vous un riche butin de tant d'actions
vertueuses que vous omettez , que vous négligez , et dont vous perdez le
mérite: Accéléra spolia detrahere , festina prœdari*. Dieu, dis-je, dans
l'un et dans l'autre Testament, par lui-même, par ses prophètes, par ses
prêtres, nous parle de la sorte, nous presse de la sorte, et toujours insensi-
bles aux avertissements qu'il vous donne , et qu'il vous fait donner, vous
demeurez dans le même assoupissement et dans la même langueur :
pourquoi? parce que vous n'avez jamais bien considéré la brièveté de votre
vie.
Car enfin, si vous et moi, mes Frères, nous étions bien convaincus qu'il
ne nous reste plus que fort peu de jours; si nous nous disions souvent
avec saint Paul, mais en sorte que nous fussions bien remplis de cette
pensée: Ego enimjam delibor, et tempus résolut ionis meœ instat'*: Je
suis comme une victime qui va être immolée, et qui a reçu l'aspersion
pour le sacrifice ; le temps de ma dernière dissolution approche , et il me
semble que j'y suis déjà : si, par le ministère d'un ange, Dieu nous an-
nonçait que ce sera pour demain , que ferions-nous ? ou plutôt que ne fe-
rions-nous pas? Cette seule idée que je vous propose, et qui n'est après
tout qu'une supposition, toute pure supposition qu'elle est, a néanmoins,
au moment que je vous parle, je ne sais quoi qui nous touche, qui nous
frappe, qui nous anime. Nous ferions tout; et en faisant tout, nous gé-
mirions encore d'en faire trop peu. Bien loin de nous ralentir , nous nous
porterions à des excès qu'il faudrait modérer. Ni divertissement, ni plaisir,
ni jeu qui nous dissipât; ni spectacle, ni compagnie, ni assemblée qui nous
attirât; ni espérance, ni intérêt qui nous engageât; ni passion, ni liaison,
ni attachement qui nous arrêtât. Tout recueillis et comme tout abîmés
1 1 Cor., 15, — 2 Apoc, 22. — 3 Isaï., 8. — 4 2 Timotli., 4.
2-4i SUR LA PENSÉE DE LA MORT.
dans nous-mêmes ; ou pour mieux dire, tout recueillis et comme tout abî-
més en Dieu, morts au monde et à tous ses biens, à toutes les vanités , à
tous les amusements du monde , nous n'aurions plus de pensées que pour
Dieu , plus de désirs que pour Dieu , plus de vie que pour Dieu : pas un
moment qui ne lui fût consacré, pas une action qui ne fût sanctifiée par
le mérite de la plus pure et de la plus fervente charité. Et comme il arrive
qu'un élément, à mesure qu'il retourne vers son centre, s'y porte avec un
mouvement plus rapide , ainsi plus nous avancerions vers notre terme,
plus nous sentirions croître notre activité et notre zèle. C'est le miracle vi-
sible que la présence de la mort opérerait. Or pourquoi ne l'opère-t-elle
pas dès maintenant? Jésus-Christ ne s'est-il pas expliqué en des termes
assez précis ; et la parole d'un Dieu a-t-elle moins d'efficace que la parole
d'un ange?
Voulez-vous savoir , Chrétiens , comment parle , et surtout comment
agit un homme qui envisage la mort de près , et qui en fait le sujet de ses
réflexions? Ecoutez le saint roi Ezéchias, et formez-vous sur cet exemple.
J'ai dit, s'écriait-il profondément humilié devant Dieu , j'ai dit, au milieu
de ma course : Je m'en vas aux portes de l'enfer, c'est-à-dire , selon le
langage du Saint-Esprit, aux portes de la mort : Ego dixi in dimidio
dierum meorum : Vadam ad portas inferi ! : J'ai supputé le nombre de
mes années: Quœsivi residuum annorum meorum2 ; et j'ai reconnu que je
devais dans peu quitter cette demeure terrestre, pour être transféré ailleurs,
comme l'on transporte la tente d'un berger d'un champ à un autre, Gene-
ratio mea ablata est à me, quasi tabernaculum pastorumz : que, par une
destinée à laquelle je suis forcé de me soumettre, le fil de mes jours allait
être coupé comme une toile à demi tissue, Prœcisa est velut à texente vita
mea 4 ; que du matin au soir ce serait fait de moi , et que mon arrêt ayant
été prononcé dans le conseil de Dieu, l'exécution n'en pouvait plus être
long-temps retardée, De marie usque ad vesperam finies me*. Or ces prin-
cipes ainsi établis (car c'était là en effet, remarque saint Ambroise , comme
autant de principes qu'il posait), quelles conséquences en tirait-il? quelles
conclusions pratiques pour la réformation de sa vie? Elles sont admi-
rables, et je ne puis vous donner un plus beau modèle. Ah ! Seigneur,
poursuivait le saint roi, c'est donc pour cela que je pousserai sans
cesse des cris vers vous, comme le petit d'une hirondelle qui demande
la pâture : Sicut pullus hirundinis, sic clamabo 6 : voilà la ferveur de
sa prière. C'est pour cela que je gémirai comme la colombe , et que je
m'appliquerai jour et nuit à méditer la profondeur de vos jugements ,
Meditabor ut columba 7 : voilà la ferveur de sa méditation. C'est pour
cela que mes yeux se sont affaiblis à force de regarder en haut , d'où
j'attendais tout mon secours, et où je cherchais mon unique bien: At-
tenuati sunt oculi met, suspicientes in excelsum8: voilà la ferveur de
sa conlianec. C'est pour cela que je résiste aux plus violentes tentations qui
m'attaquent , et que pour n'y pas succomber , instruit que je suis de la
force de votre grâce , je vous prie de combattre et de répondre pour moi :
« Isaï., 38. — * Ibid. — 3 ïbid. — * Ibid. — 5 Jbid, — 6 Ibid. — 7 Ibid. — » Ibid.
SLR LA PENSÉE DE LA MORT. 245
Domine, vim patior; respondepro me1: voilà la ferveur de sa foi. C'est
pour cela que je repasserai devant vous toutes les années de ma vie dans
l'amertume de mon âme : Recogitabo tibi annos meos in amaritudine ani-
mée meœ*: voilà la ferveur de sa pénitence. Car je sais, ô mon Dieu, ajou-
tait-il , que ce n'est ni l'enfer , ni la mort qui célèbrent vos louanges :
Quia non infernus confitebitur tibi, nëque mors laudabit te 3 : c'est-à-
dire, selon l'explication de saint Jérôme, je sais que ce ne sont pas les mou-
rants qui vous glorifient , ni qui sont en état de vous glorifier par leurs
œuvres: et qui donc? ceux qui vivent, Seigneur, mais qui vivent aussi
persuadés que moi qu'ils doivent bientôt mourir ; mais qui vivent déter-
minés comme moi à faire de cette persuasion la règle de toutes leurs ac-
tions : Vivens, vivens, ipse confitebitur tibi , sicut et ego hodiè K Ainsi
parlait ce religieux monarque ; et de là , Chrétiens , nous apprenons cette
méthode si solide, si connue des Saints, si peu pratiquée parmi nous, mais
si praticable néanmoins , et d'où dépend la sanctification de notre vie ; sa-
voir, de faire toutes nos actions comme si chacune était la dernière , et de-
vait être suivie de la mort. Prier comme je prierais à la mort ; examiner
ma conscience comme je l'examinerais à la mort ; pleurer mon péché comme
je le pleurerais à la mort ; le confesser comme je le confesserais à la mort ;
recevoir le sacrement de Jésus-Christ comme je le recevrais à la mort :
voilà de quoi corriger toutes nos tiédeurs et toutes nos lâchetés , de quoi vi-
vifier toutes nos œuvres par le souvenir même de la mort et de sa proximité.
Mais il m'est incertain si la mort est proche, ou si elle est encore éloignée
de moi : je le veux, mon cher auditeur; que concluez-vous de là? Parce
qu'il est incertain quand et à quel jour vous mourrez, en devez-vous être
moins actif, moins vigilant , moins fervent dans l'observation de vos de-
voirs; et cette incertitude, qui peut-être vous sert de prétexte pour justifier
vos négligences, n'est-elle pas au contraire une nouvelle raison pour les
condamner? Car pourquoi le Sauveur du monde nous ordonne-t-il de
veiller? Ce n'est pas seulement parce que la mort est prochaine, mais parce
qu'elle est incertaine, c'est-à-dire parce que nous n'en savons ni le jour ni
l'heure : Quia nescitis diem, neque horam*. Ah! Chrétiens, Jésus-Christ
sans doute aurait bien mal raisonné, si l'incertitude de la mort autorisait en
aucune sorte nos lâchetés et nos tiédeurs. Mais c'est ici que saint Augustin
a admiré la sagesse de Dieu , qui nous a caché le jour de notre mort, pour
nous faire employer utilement et saintement tous les jours de notre vie :
Latet ultimus dies, nt observentur omnes dies6.
En effet , si nous connaissions précisément le jour et l'heure où nous
mourrons , plus de pénitence dans la vie , plus d'exercice de piété. Tout
serait remis à la dernière année; et dans la dernière année, au dernier
mois ; et dans le dernier mois , à la dernière semaine ; et dans la dernière
semaine, au dernier jour ; et dans le dernier .jour, à la dernière heure, ou
même au dernier moment. Et de là, plus de saint : pourquoi? parce que
le moment de la mort n'est ni le temps des bonnes œuvres, ni le temps de la
pénitence , et qu'on ne peut néanmoins se sauver que par la pénitence et les
' Isaï., 38. — * Ibid. — 3 ïbid, — ; Ibid, — 5 Matih , 25, — 6 A«ff.
2-46 SUR LA PENSÉE DE LA SORT.
bonnes œuvres. Mais que fait Dieu? Par une conduite également sage et
miséricordieuse , il nous tient dans une incertitude absolue touchant ce
dernier moment , afin que nous nous tenions nous-mêmes en garde à tous
les moments. Car quelle pensée est plus capable de nous renouveler sans
cesse en esprit , que celle-ci : Peut-être ce jour sera-t-il le dernier de mes
jours ; peut-être , après cette confession ; peut-être , après cette commu-
nion ; peut-être, après cette prédication; peut-être, après cette conversa-
tion ; peut-être , après cette occupation , la mort tout à coup viendra-t-elle
m'enlever du monde , pour me transporter devant le tribunal de Dieu ?
Quand on porte partout cette idée , et que partout on la conserve forte-
ment imprimée dans son souvenir, bien loin de se relâcher et de se laisser
abattre , il n'y a plus rien qui arrête , plus rien qui étonne , plus rien que
l'on n'entreprenne , que l'on ne soutienne , à quoi l'on ne parvienne. On
devient (belle peinture d'une vie fervente , que l'Apôtre lui-même nous a
tracée!), on devient laborieux et appliqué, Sollicitudine non pigri l ;
prompt et ardent , Spiritu ferventes a ; infatigable dans le service du Sei-
gneur, Domino servientes 3 ; détaché du monde , et uniquement attentif
aux choses du ciel , Spe gaudentes u ; patient dans les maux , In tribula-
tione patientes 5 ; adonné à l'oraison , Orationi instantes 6 ; charitables
envers ses frères , et toujours prêt à exercer la miséricorde, Nécessita tibus
sanctorum communicantes, hospit alitât cm sectontes1 ; également fidèle à
tout ce que l'on doit à Dieu , à tout ce que l'on doit au prochain , et à tout
ce que l'on se doit à soi-même , Providentes bona ; non tantum coram
Deo, sed etiam coram omnibus hominibus 8.
Disons quelque chose de plus pressant encore , et de plus convenable à
ce que Dieu demande surtout de nous dans ce saint temps où nous en-
trons. C'est un temps de pénitence ; et la grande action de notre vie, étant
pécheurs comme nous le sommes , c'est notre retour à Dieu , c'est une sin-
cère et parfaite conversion à Dieu. Or n'est-ce pas sur cela même que nous
sentons davantage notre faiblesse , et que nous paraissons plus lâches et
plus irrésolus? Il s'agit de nous déterminer à rompre nos liens par un gé-
néreux effort ; il s'agit de nous inspirer cette ferveur de conversion qui
ravit une âme, qui l'arrache au inonde et à elle-même, qui ne lui permet
pas le moindre délai ; et voilà ce que doit faire l'incertitude de la mort.
Car dites-moi , pécheur, à quoi serez-vous sensible , si vous ne l'êtes pas
au danger affreux où elle vous expose? Mourez dans votre péché, vous êtes
perdu , et perdu sans ressource : mais tandis que vous y demeurez , n1y
pouvez-vous pas mourir? et n'y pouvez-vous pas mourir à chaque moment,
puisqu'il n'y a rien de plus incertain pour vous et pour moi que la
mort?
Je me trompe , Chrétiens , il y a dans la mort quelque chose de certain
pour nous : et quoi? c'est que nous y serons surpris. Le Sauveur du monde
ne s'est pas contenté de nous dire : Veillez , parce que vous ne savez ni le
jour ni l'heure que viendra le Fils de l'Homme ; il ne s'en est point tenu
là, mais il a expressément ajouté : Veillez, parce que le Fils de l'Homme
• Rom., 12. — 2 Ibid. — 3 Ibid. — I Une!. — 5 ll.id. — 6 Ibid. — ? Jbid. — » Hrid.
SUR LA PENSÉE DE LA MORT. 247
viendra à l'heure que vous ne l'attendrez pas. Est-il rien de plus formel que
cette parole? et l'infaillibilité de cette parole , n'est-ce pas encore ce qui
redouble mon crime , quand je vis tranquillement dans mon péché et que
je néglige ma conversion ? Si ce divin maître ne m'avait dit autre chose ,
sinon que le temps de la mort est incertain , peut-être serais-je moins cou-
pable. Puisqu'il est incertain , dirais-je , je n'ai pas perdu tout droit d'es-
pérer. Je suis un téméraire, il est vrai, d'en vouloir courir les risques;
mais enfin ma témérité ne détruit pas absolument ma confiance. Je puis
être surpris : mais aussi je puis ne l'être pas : et dans la conduite que je
tiens, tout aveugle qu'elle est , j'ai du moins encore quelque prétexte. Ainsi
raisonnerais-je. Mais après la parole de Jésus-Christ, il ne m'est plus permis
de raisonner de la sorte ; et je dois compter de mourir à l'heure que je n'y
penserai pas. Le Fils de Dieu ne me l'a fait connaître que par là, cette
heure fatale. Tout ce que je sais , mais que je sais à n'en pouvoir douter,
c'est que le jour de ma mort sera pour moi un jour trompeur : Quâ horâ
non putatis 1 . Après cela, ne faut-il pas que j'aie moi-même conjuré ma
perte , si dans le désordre où je suis , et me voyant exposé à toute la haine
et à toutes les vengeances de mon Dieu, je ne prends pas de justes et de
promptes mesures pour me remettre en grâce avec lui, et pour prévenir par
la pénitence le coup dont il m'a si hautement et tant de fois menacé? Y
avez-vous jamais fait , Chrétiens , je ne dis pas toute la réflexion nécessaire,
mais quelque réflexion ? Maintenant même que je vous parle de la mort ,
pensez-vous à la mort , ou y pensez-vous bien ? y pensez-vous attentive-
ment? y pensez-vous chrétiennement? y pensez-vous efficacement? Mais
si vous n'y pensez pas, à quoi pensez-vous? et si vous n'y pensez pas à
présent , quand y penserez-vous , ou qui jamais y pensera pour vous? Heu-
reux qui n'attend pas à y penser, lorsqu'il ne sera plus temps d'y penser !
heureux qui y pense dans la vie ! c'est ainsi que la mort , châtiment du
péché, en sera pour nous le remède. Elle est entrée dans le monde par le
péché ; mais si nous la considérons comme les Saints , si nous y pensons
comme les Saints , elle nous fera entrer comme eux par la grâce dans l'é-
ternité bienheureuse que je vous souhaite , etc.
' Luc, 12.
248 sun la céré&ionïe des cendres.
SECOND SERMON POUR LE MERCREDI DES CENDRES.
SUR LA CEREMONIE DES CENDRES.
Pulvis es, et. in pulverem twerteris.
Vous êtes poussière, et vous retournerez en poussière. Genèse, cli. 3.
Ce sont les mémorables paroles que Dieu dit au premier homme dans le
moment de sa désobéissance ; et ce sont celles que l'Église adresse en parti-
culier à chacun de nous, par la bouche de ses ministres, dans la cérémonie
de ce jour. Paroles de malédiction, dans le sens que Dieu les prononça;
mais paroles de grâce et de salut , dans la fin que l'Église se propose en
nous les faisant entendre. Paroles terribles et foudroyantes pour l'homme
pécheur, puisqu'elles lui signifièrent l'arrêt de sa condamnation ; mais pa-
roles douces et consolantes pour le pécheur pénitent , puisqu'elles lui ensei-
gnent la voie de sa conversion et de sa justification. Ainsi , remarque saint
Chrysostomc, Dieu en a-t-il souvent usé , et s'est-il servi du même moyen,
tantôt pour imprimer aux hommes la terreur de ses jugements , et tantôt
pour leur faire éprouver l'efficace de ses miséricordes.
Je ne sais , Chrétiens , si vous avez jamais fait réflexion à ce que nous
lisons dans le livré de l'Exode. Ecoutez-le : l'application vous en paraîtra
naturelle, et elle convient parfaitement à mon sujet. Quand Dieu voulut
punir l'Egypte , il commanda à Moïse de prendre dans sa main une poi-
gnée de cendres ; et , en présence de Pharaon , de la répandre sur tout le
peuple : Tollite manus plenas cineris, et spargat illum Moyses coram
Pharaone l. L'Écriture ajoute que cette cendre ainsi dispersée fut comme
la matière dont Dieu forma ces fléaux qui affligèrent toute l'Egypte, et qui
y causèrent une désolation si générale : Sitque pulvis super omnem ter-
rain sEgypti 2. A en juger par l'apparence, Dieu fait aujourd'hui le môme
commandement aux ministres de son Église. Il veut que les prêtres de la
loi de grâce , comme dispensateurs de ses mystères , prennent la cendre de
dessus l'autel , et qu'ils la répandent solennellement sur tout le peuple
chrétien : Tollite manus plenas cineris. Mais, dans l'intention de Dieu,
l'effet de cette cérémonie est, par rapport au christianisme, bien différent
de ce qu'elle opéra dans l'ancienne loi. Car, au lieu que Moïse et Aaron ne
répandirent la cendre sur les Égyptiens que pour leur faire sentir le poids
de la colère de Dieu , que pour marquer à Pharaon qu'il était réprouvé de
Dieu , que pour dompter l'impiété et l'endurcissement de ce monarque livré
dès lors à la vengeance de Dieu : par une conduite tout opposée, les prêtres
de la loi nouvelle ne répandent aujourd'hui la cendre sur nos têtes que
pour nous attirer les grâces et les faveurs du même Dieu , que pour nous
mettre en état et nous rendre capables d'en éprouver la bonté , que pour
« ExouY, 9, — * IbiJ.
SUR LA CÉRÉMONIE DES CENDRES. 240
exciter dans nos cœurs les sentiments dune véritable pénitence. C'est ce
que j'entreprends de vous faire voir, et par où je commence à m'acquitter
auprès de vous du ministère dont Dieu m'a chargé, et que j'ai à remplir
pendant tout ce saint temps du carême.
Vous , mes frères , qui , par la miséricorde du Seigneur, avez enfin re-
noncé au schisme pour vous réunir à l'Église; vous pour qui je suis parti-
culièrement envoyé1, que je regarde ici comme le premier objet de mon
zèle, et plaise au ciel que je puisse vous appeler un jour ma couronne et ma
joie ! Gaudium rneum et corona mea 2 ! Vous , dis-je , nouvelle conquête
de la grâce de Jésus-Christ , apprenez à respecter une de ces cérémonies
religieuses dont use l'Église catholique dans le sein de laquelle vous êtes
rentrés. Il y en a de plus essentielles : mais sans parler des autres, ou pour
juger des autres par celle-ci , comment l'hérésie l'a-t-elle pu rejeter, puis-
que l'auteur même de cette fatale division où vous fûtes malheureusement
engagés , reconnaît que les cérémonies peuvent aider la piété des fidèles ;
qu'il est non-seulement bon , mais nécessaire d'en conserver quelques-unes ;
que pour n'être plus dans la loi de Moïse , il ne s'ensuit pas qu'il les faille
toutes abolir ; qu'il est juste que par des signes extérieurs l'on montre les
sentiments de religion qu'on a dans le cœur : et que d'ôter tout ce qui s'ap-
pelle cérémonie, c'est mettre parmi le troupeau une confusion monstrueuse?
Or, entre les cérémonies , quelle autre a du moins blesser l'Église protes-
tante que la cérémonie des cendres? Qu'a-t-elle de superstitieux? qu'a-t-elle
qui ne soit autorisé par l'Écriture ? quel souvenir nous est plus utile que
celui de notre faiblesse, de notre néant? et n'est-ce pas là ce qu'elle nous
remet devant les yeux? Cependant cette cérémonie, dont la simplicité et la
sainteté devaient édifier, a été un scandale pour ces ministres que vous
avez suivis. Ils l'ont réprouvée, et ils vous l'ont fait réprouver comme eux,
parce qu'ils ne la connaissaient point assez , ou parce qu'ils ne vous la fai-
saient point assez connaître. Mais oublions le passé , et bénissons Dieu du
présent. Bénissons-le même par avance de l'avenir, qui nous promet l'en-
tier accomplissement de ce grand ouvrage que le Seigneur a commencé.
Nous nous unirons tous ; et tous de concert nous conspirerons à le soutenir,
à le perfectionner, à le consommer. Qu'il me soit permis d'en faire ici le
vœu solennel et public; ce ne sera pas en vain. Oui, mon Dieu, votre
œuvre s'achèvera , votre nom sera glorifié , votre loi observée , votre Église
reconnue : vous verserez sur mes auditeurs vos grâces les plus abondantes ;
vous les verserez sur moi, et elles donneront de l'efficace à mes paroles.
C'est pour cela même encore que je m'adresse à Marie , et que je lui dis ;
Ave, Maria.
Il ne suffit pas pour la foi de croire de cœur, si l'on ne confesse de
bouche : c'est ce que saint Paul nous déclare en termes exprès , et à quoi
j'ajoute, suivant la doctrine du même apôtre, qu'il ne suffit pas pour la
Le P. Bourdaloue fui envoyé par le roi à Montpellier, en faveur des nouveaux conver-
tis, pour y prêcher le carême.
a Pkilijip., 4.
250 SUR LA CÉRÉMONIE DES CENDRES.
pénitence d'avoir un cœur contrit et humilié , si le pécheur au même temps
n'offre à Dieu , en forme d'hostie , une chair mortifiée et crucifiée avec ses
désirs corrompus. Tel est, dit saint Grégoire, pape, le devoir d'un homme
qui , se trouvant composé d'une âme et d'un corps , d'une âme spirituelle
et toute céleste , d'un corps terrestre et tout matériel , doit selon l'un et
l'autre honorer Dieu, s'il veut rendre à Dieu ce culte raisonnable en quoi
consiste l'intégrité de la religion.
Excellent principe que je suppose d'abord , et d'où je conclus que la pé-
nitence chrétienne, prise dans toute son étendue, est donc un double
sacrifice que Dieu exige de nous. Sacrifice de l'esprit , et sacrifice du corps :
sacrifice de l'esprit, par l'humilité de la componction ; et sacrifice du corps,
par l'austérité même extérieure de la satisfaction : sacrifice de l'esprit, sans
lequel , comme nous renseigne le maitre des Gentils , le sacrifice du corps
ne sert à rien ou presque à rien , ni ne peut jamais apaiser Dieu ; et sacri-
fice du corps , sans quoi le sacrifice de l'esprit n'est souvent qu'une illusion
ou un fantôme devant Dieu. En sorte que l'union de ces deux sacrifices est
absolument nécessaire pour rendre parfait l'holocauste dont je parle , et
d'où dépend l'entière réconciliation de l'homme pécheur avec Dieu.
Je m'attache à cette pensée , qui me conduit naturellement à mon sujet :
et parce que ces deux sacrifices , que la pénitence doit faire à Dieu , trou-
vent en nous deux grands obstacles , dont le premier est l'esprit d'orgueil ,
et le second l'esprit de mollesse ; l'esprit d'orgueil , incompatible avec l'hu-
milité de la pénitence ; l'esprit de mollesse , essentiellement opposé à l'aus-
térité de la pénitence : je veux , pour ne vous rien dire aujourd'hui qui ne
soit utile et pratique , vous apprendre à les surmonter par le souvenir de
la mort que nous retrace l'Église dans la cérémonie des cendres. C'est tout
le dessein de ce discours , que je réduis à deux propositions. Il faut , par
une pénitence solidement humble , anéantir devant Dieu l'orgueil de nos
esprits ; et c'est à quoi nous oblige la vue de ces cendres , qui sont pour
nous les marques et comme les symboles de la mort : ce sera le premier
point. Il faut , par une pénitence généreusement austère , sacrifier à Dieu
la mollesse et la délicatesse de nos corps ; et c'est à quoi nous engage l'im-
position de ces cendres , qui nous annoncent, ou plutôt qui nous font déjà
sentir l'inévitable nécessité de la mort : ce sera le second point. Humilia-
tion de l'esprit sous le joug de la pénitence , mortification de la chair dans
l'exercice de la pénitence : deux fruits du saint usage que nous devons
faire de ces cendres consacrées par la bénédiction des prêtres , et de la
pensée de la mort que nous rappelle une cérémonie si touchante. Donnez-
moi votre attention.
PREMIÈRE PARTIE.
Gomme il est de la foi que l'orgueil fut le premier péché de l'homme, et
qu'il est encore la source et le principe de tout péché, Initium omnispeccati
superbia 1 ; il ne faut pas s'étonner que le même orgueil soit un obstacle
essentiel à la pénitence , établie de Dieu pour être le remède du péché. Je
1 Eccli., 10.
SUR LA CÉRÉMONIE DES CENDRES. 251
m'explique. Si l'homme , persévérant dans le bienheureux état où Dieu
l'avait créé , était demeuré dans les termes de cette humilité , qui lui était
comme naturelle , puisque l'humilité n'est rien autre chose que la par-
faite connaissance de soi-même ; quelque avantage ou de la nature ou de
la grâce qu'il eût reçu , il n'aurait jamais couru risque d'en abuser au
préjudice de ce qu'il devait à Dieu : et si dans l'instant que nous violons
la loi de Dieu, nous faisions un retour sur nous-mêmes, il nous suffirait
de nous connaître nous-mêmes, pour rentrer dans l'ordre, et pour nous
mettre, comme pécheurs, en disposition de satisfaire à Dieu. Mais cet
esprit de pénitence et de justice qui nous porte à réparer les offenses de
Dieu, se trouve combattu dans nous par un autre esprit, qui est l'esprit
d'orgueil ; et de même qu'en péchant nous nous révoltons contre ce sou-
verain législateur, nous avons après le péché une opposition secrète à lui
en faire la juste réparation qui lui est due.
Quel remède, Chrétiens? celui même que l'Église nous propose dans la
cérémonie de ce jour, en nous obligeant à nous souvenir de ce que nous
sommes, afin de corriger notre vanité par notre vanité, comme parle saint
Augustin. Car il faut faire de temps en temps remonter l'homme jusqu'à
son origine , dit ce grand docteur ; et par la considération de sa faiblesse,
de sa misère, de son néant, le forcer malgré lui de renoncer aux présomp-
tueuses et vaines idées qu'il a de lui-même , et qui , l'empêchant de s'hu-
milier, l'empêchent de se convertir. Or, c'est ce que fait la pensée de la
mort. Quand un homme sans qualité et sans naissance , mais élevé néan-
moins à une haute fortune, et comblé de biens et d'honneurs, vient à
s'enorgueillir et à s'oublier, le moyen de réprimer son orgueil est de lui
remettre devant les yeux l'obscurité et la bassesse de son extraction. Ne
vous enflez point, lui dit-on; on sait qui vous êtes , et d'où vous êtes venu.
Cela seul est capable de le confondre , et de lui inspirer des sentiments de
modestie. Mais si de plus, par une vue anticipée de l'avenir, on lui mar-
quait ce qui lui doit bientôt arriver; si l'on pouvait lui dire, et lui dire
avec assurance : Prenez garde ; quelque grand que vous soyez , vous êtes
sur le point de votre ruine ; une disgrâce dont vous êtes menacé et que vous
n'éviterez pas , va vous réduire à n'être plus que ce que vous étiez dans
votre première condition ; si , dis-je , on pouvait lui parler ainsi , en sorte
qu'on lui fit connaître à lui-même la vérité de ce qu'on lui annonce, cette
vue sans doute ferait encore sur lui une bien plus forte impression. Pé-
nétré de cette pensée, Il n'y a plus pour moi de ressource et je vais périr,
il serait doux et humain ; il ne ferait plus voir dans sa conduite ni arro-
gance, ni fierté ; cette enflure de cœur, que lui causait la prospérité et l'élé-
vation, s'abaisserait tout à coup: pourquoi? parce qu'il n'envisagerait
plus sa fortune , si je puis user de cette expression, que comme la hauteur
du précipice où il va tomber , et qu'au lieu de s'éblouir de ce qu'il est, il
gémirait sur ce qu'il va devenir.
Or , c'est justement , mes chers auditeurs , de cette double vue, et de ce
que nous avons été, et de ce que nous serons, que l'Église se sert au-
jourd'hui pour nous tenir devant Dieu dans l'humilité et dans la soumis-
252 SUR LA CÉRÉMONIE DES CENDRES.
sion. L'homme, dit F Écriture, était dans l'honneur et dans la gloire, où
Dieu F avait élevé par la création ; mais , au milieu de sa gloire , l'homme
s'était méconnu: Homo cùm in honore esset, non intellexit1. Cet oubli
de lui-même, par une suite nécessaire, Favait porté jusqu'à Foubli et même
jusqu'au mépris de Dieu. Que fait FÉglise? Pour rétablir en nous ce respect
de Dieu, et cette crainte que nous perdons par le péché, et qui doit être le
fondement de la pénitence , elle nous engage ou plutôt elle nous oblige à
concevoir du mépris pour nous-mêmes, en nous adressant ces paroles : Mé-
mento, homo, quiapulvis es, et in pulverem reverteris. Comme si elle
nous disait : Pourquoi , homme mortel , vous attribuer sans raison une
grandeur chimérique et imaginaire? Souvenez-vous de ce que vous étiez il
y a quelques années, quand Dieu, par sa toute-puissance, vous tira de la
boue et du néant. Souvenez- vous de ce que vous serez dans quelques an-
nées , quand ce petit nombre de jours qui vous reste encore sera expiré.
Voilà les deux termes où il faut malgré vous que tout votre orgueil se borne.
Raisonnez tant qu'il vous plaira sur ces deux principes ; vous n'en tirerez
jamais de conséquence , non-seulement qui ne vous humilie , mais qui ne
vous rappelle à votre devoir , lorsque vous serez assez aveuglé et assez in-
sensé pour vous en écarter. Telle est encore une fois , Chrétiens , la salu-
taire et importante leçon que fait l'Église , comme une mère sage , à tous
ses enfants.
Mais examinons plus en détail la manière dont elle y procède , et toutes
les circonstances de cette cérémonie des cendres qu'elle observe en ce saint
jour., Car il n'y en a pas une qui ne nous instruise, et qui n'aille directe-
ment à ces deux fins, de rabattre notre orgueil , et de nous disposer à la
pénitence. En effet , c'est pour rabattre notre orgueil qu'elle nous présente
des cendres, et qu'elle nous les fait mettre sur la tête. Pourquoi des cendres?
parce que rien, dit saint Ambroise , ne doit mieux nous faire comprendre
ce que c'est que la mort, et l'humiliation extrême où nous réduit la mort,
que la poussière et la cendre. Oui , ces cendres que nous recevons proster-
nés aux pieds des ministres du Seigneur; ces cendres dont la bénédiction,
selon la pensée de saint Grégoire de Nysse, est aujourd'hui comme le mys-
tère , ou , si vous voulez , comme le sacrement de notre mortalité , et par
conséquent de notre humilité , si nous les considérons bien , ont quelque
chose de plus touchant que tous les raisonnements du monde pour nous
humilier en qualité d'hommes, et pour nous faire prendre, en qualité de
pécheurs , les sentiments d'une parfaite conversion , et d'un retour sincère
à Dieu. Car elles nous apprennent ce que nous voudrions peut-être ne pas
savoir , et ce que nous tâchons tous les jours d'oublier. Mais malheur à
nous , si jamais nous tombons , ou dans une ignorance si déplorable , ou
dans un oubli si funeste !
Elles nous apprennent que toutes ces grandeurs dont le monde se glo-
rifie , et dont l'orgueil des hommes se repaît; que cette naissance dont on se
pique, que ce crédit dont on se flatte, que cette autorité dont on est fier,
que ces succès dont on se vante, que ces biens dont on s'applaudit, que ces
' Psalm. i%.
SUR LA CÉRÉMONIE DES CENDRES. 253
dignités et ces charges dont on se prévaut, que cette beauté, cette valeur ,
cette réputation dont on est idolâtre, que tout cela, malgré nos préventions
et nos erreurs, n'est que vanité et que mensonge. Car que je m'approche du
tombeau d'un grand de la terre, et que j'en examine l'épitaphe : je n'y vois
qu'éloges, que titres spécieux, que qualités avantageuses, qu'emplois hono-
rables : tout ce qu'il a jamais été et tout ce qu'il a jamais fait y est étalé en
termes pompeux et magnifiques. Voilà ce qui paraît au dehors. Mais qu'on
me fasse l'ouverture de ce tombeau, et qu'il me soit permis de voir ce qu'il
renferme ; je n'y trouve qu'un cadavre hideux , qu'un tas d'ossements in-
fects et desséchés , qu'un peu de cendres , qui semblent encore se ranimer
pour me dire à moi-même : Mémento, homo, quia piilvis es, et in pidve-
rem reverteris.
Elles nous apprennent que nous sommes donc bien injustes, quand, à
quelque prix que ce soit, et souvent contre l'ordre de la Providence , nous
prétendons nous distinguer, et que nous voulons faire dans le monde cer-
taines figures qui ne servent qu'à flatter notre vanité : que ces rangs que
nous disputons avec tant de chaleur , ces droits que nous nous attribuons,
ces points d'honneur dont nous nous entêtons, ces singularités que nous
affectons , ces airs de domination que nous nous donnons , ces soumissions
que nous exigeons, ces hauteurs avec lesquelles nous en usons, ces ménage-
ments et ces égards que nous demandons , sont autant d'usurpations que
fait notre orgueil, en nous persuadant, aussi bien qu'au pharisien de l'Évan-
gile, que nous ne sommes pas comme le reste des hommes : erreur dont la
cendre où nous réduit la mort nous détrompe bien, par l'égalité où elle met
toutes les conditions, disons mieux, par leur entière destruction. Car voyez,
dit éloquemment saint Augustin au livre de la Nature et de la Grâce;
voyez si dans les débris des tombeaux vous distinguerez le pauvre d'avec
le riche, le roturier d'avec le noble, le faible d'avec le fort ; voyez si les
cendres des souverains et des monarques y sont différentes de celles des
sujets et des esclaves. Ah ! l'esclave et le roi ne sont là qu'une même
chose ; et ce fut la belle réponse que fit un philosophe à un fameux con-
quérant , lorsque interrogé pourquoi il paraissait si attentif à contempler
des ossements de morts entassés les uns sur les autres, « Je tâche, lui dit-il,
seigneur , à discerner dans ce mélange le roi votre père ; je l'y cherche,
mais en vain, parce que ses cendres, confondues avec celles du peuple, n'y
retiennent nulle marque de distinction par où je puisse le reconnaître. »
Paroles dont le plus fier des hommes, quoique païen, ne laissa pas de
s'édifier , et qui reviennent à ce qu'on nous dit aujourd'hui : Mémento,
homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris.
Elles nous apprennent que malgré les vastes desseins que forme l'am-
bitieux de s'établir, de s'agrandir, de s'élever, de croître toujours, sans
dire jamais, C'est assez ; la mort, par une triste destinée, le bornera bientôt
à six pieds de terre : c'est trop, à une poignée de cendres. Car voilà, mes
chers auditeurs , pour m'exprimer ainsi, jusqu'où Dieu nous pousse à son
tour; voilà à quoi aboutissent tous nos projets, toutes nos entreprises,
toutes nos prétentions, toutes nos intrigues, en un mot toutes nos fortunes
254 SUR LA CÉRÉMONIE DES CENDRES.
et toutes nos grandeurs, lorsque nos corps, par la dernière résolution qu'il
s'en fait dans le tombeau , se raccourcissent , s'abrègent presque jusques à
s'anéantir. Ecce vix totam Hercules implevit urnam. Quel changement!
disait un sage , quoique mondain , en voyant l'urne sépulcrale où étaient
les cendres d'Hercule; cet Hercule, ce héros à qui la terre ne suffisait pas,
est ici ramassé tout entier ! à peine a-t-il de quoi remplir cette urne !
Réflexion que l'Église nous fait faire aujourd'hui bien plus saintement et
bien plus efficacement, quand elle nous dit : Mémento, homo, quia pulvis
es, et in pulverem reverteris.
Elles nous apprennent que non-seulement la mort détruira ce fantôme
de grandeur et de fortune après lequel nous courons, mais que notre mé-
moire même périra, qu'on ne parlera plus de nous, qu'on ne pensera plus
à nous, qu'on se consolera de notre perte, que quelques-uns s'en réjouiront,
que nos proches seront les premiers à nous oublier ; que ces amis sur qui
nous comptions se lasseront bientôt de nous pleurer; que l'indifférence des
uns , que l'ingratitude des autres , effacera dans peu de jours le souvenir
des bons offices que nous leur avons rendus , et que tout ce que nous au-
rons fait dans une autre vue que celle de Dieu sera semblable à la poussière
que le vent emporte : car ainsi le concevait Job , Memoria vestra compa-
rabitur cineri*. Ainsi Dieu le marquait-il lui-même, quand il disait, par
la bouche d'Ezéchiel, à ce roi impie : Dabo te in cinerem%\ je te réduirai
en poudre , et ces éclatantes actions dont tu te promettais dans la mémoire
des hommes une espèce d'immortalité s'évanouiront et se dissiperont comme
la cendre. En effet , Chrétiens , c'est le véritable symbole de cette fausse
gloire dont nous sommes si jaloux , puisqu'il est certain qu'elle a toutes
les propriétés de la cendre ; qu'elle est vile comme la cendre , légère comme
la cendre , stérile et inutile comme la cendre , et que , quand nous en au-
rions autant que notre vanité en peut demander , ce qui ne sera jamais ,
on aurait toujours droit de nous dire : Mémento, homo, quia pulvis es,
et in pulverem reverteris.
Enfin elles nous apprennent que, quelque enraciné que soit notre or-
gueil, il ne tient qu'à nous de trouver dans nous notre humiliation : Hu-
miliatio tua in medio tui%, puisque cette partie de nous-mêmes dont nous
sommes si occupés et si idolâtres , ce corps n'est au fond que le plus abject
de tous les êtres, qu'un sujet de corruption, et, selon l'expression de Ter-
tullien , qu'un peu de boue figurée en homme : Limus titulo hominis in-
cisus'*. Or, est-il juste que la poussière et la boue s'enfle de ce qu'elle est,
et que , par la malice du péché , elle s'élève contre celui qui , l'animant de
son esprit, l'a élevée par sa miséricorde au-dessus de ce qu'elle était? Quid
superbit terra et cinis 3 ? La mort , que nous avons sans cesse devant les
yeux , devait être sur tout cela pour nous une continuelle leçon ; mais
parce qu'il arrive , comme l'a fort bien remarqué saint Chrysostome , que
tous les hommes voient la mort , mais que peu ont le don de la comprendre :
Mortem omnes vident , pauci intelligunte; l'Église joint à cette vue de la
mort l'usage des cendres qu'elle nous présente , et qui , sanctifiées par les
i j^ 13. __ "Ezech., 28. — 3 Mich., 6. — 4 Tertull. — 5 Eceh, 10. — 6 Chrysost.
SUR LA CÉRÉMONIE DES CENDRES. 255
prières de ses ministres , ont une grâce spéciale pour faire entrer dans nos
cœurs ces importantes vérités : Mémento, homo, quia pulvis es, et inpul-
verem reverteris.
Cependant vous me demandez pourquoi l'on nous met ces cendres sur
la tête et sur le front : autre mystère qu'il est aisé d'éclaircir , et qui doit
encore édifier votre piété. On nous met ces cendres sur la tête, qui est le
siège de la raison, pour nous faire entendre que l'objet le plus ordinaire
de nos réflexions et de nos considérations pendant la vie doit être la mort
et les suites de la mort. Or c'est ce que l'on nous déclare quand on nous
dit : Mémento , Souvenez-vous-en , et ne l'oubliez jamais ; parce qu'en
effet il nous servirait peu d'être une fois convaincus que nous sommes
mortels , si , par une forte pensée et par un fréquent souvenir , la conviction
que nous en avons n'était pour nous une source de sagesse , et ne produi-
sait en nous cette disposition d'humilité, qui est déjà le commencement de
la pénitence.
Aussi est-ce le souvenir de la mort qui, de tout temps, a le plus retenu
les hommes dans l'ordre , et les a mis , malgré les soulèvements de leur
orgueil, comme dans la nécessité d'être humbles. De là vient , dit saint
Jérôme (et ce ne sera point là une digression , ou cette digression n'aura
rien d'ennuyeux et de fatigant pour vous) ; de là vient que parmi toutes
les nations , non-seulement chrétiennes , mais païennes , le souvenir de la
mort , et même l'usage de la cendre, a été une des principales circonstances
des pompes les plus solennelles et des cérémonies les plus augustes ; que
les Grecs , au rapport du cardinal Pierre Damien , après avoir couronné
leurs empereurs, leur offraient un vase plein d'ossements et de cendres,
pour les avertir que la suprême dignité dont ils venaient d'être revêtus ne
les exemptait pas de la mort ; que les Romains , dans leurs triomphes ,
faisaient marcher un héraut après le vainqueur , pour lui crier , au milieu
des applaudissements publics, qu'il était homme, et sujet à la mort ; que
le grand prêtre , dans l'ancienne loi , se purifiait avec de la cendre quand
il devait entrer dans le sanctuaire ; et que maintenant encore , dans la con-
sécration des papes , on fait passer devant les .yeux du nouveau pontife
quelques étoupes que le feu consume , pour lui faire entendre que la gloire
du monde passe de même , et que la tiare ne l'empêche point d'être tribu-
taire de la mort : comme si les hommes avaient eux-mêmes reconnu qu'à
mesure que le monde ou la Providence les exal'te , ils ont besoin d'un
contre-poids qui les rabaisse , et que le plus puissant et le meilleur est le
souvenir de la mort. De là vient que les peuples les plus barbares , par un
secret instinct de religion , se sont fait un devoir de conserver les cendres
de leurs ancêtres. Ces cendres leur faisaient voir à quoi leur sort devait
enfin se terminer ; et ce souvenir les rendait naturellement humbles , dans
le même sens que notre âme , selon le langage de Tertullien , est naturelle-
ment chrétienne. Ces cendres, s'ils se sentaient ou passionnés ou préoccupés,
leur suffisaient pour se dire à eux-mêmes : Mémento, homo; Souviens-toi,
homme, et humilie-toi; souviens-toi, et modère-toi; souviens-toi, et
détrompe-toi. Delà vient que Moïse sortant de l'Egypte, au lieu d'emporter
2^6 SUR LA CÉRÉMONIE DES CENDRES.
les riches dépouilles des Égyptiens , comme les autres Hébreux dont il était
le conducteur, se contenta d'emporter les cendres du patriarche Joseph ; ne
croyant pas pouvoir mieux dompter ni mieux soumettre à l'empire de
Dieu ces esprits fiers et indociles , qu'en leur montrant les cendres de ce
grand homme, dont ils se glorifiaient d'être descendus. De là vient que les
mêmes Israélites ayant abandonné Dieu dans le désert, et l'ayant irrité
par une scandaleuse rébellion, lorsqu'en l'absence de Moïse ils adorèrent
un veau d'or, ce sage législateur, animé de zèle , prit le veau d'or, le
brûla , le pulvérisa , et les obligea d'en boire la cendre , pour confondre
leur idolâtrie , en leur faisant voir la vanité de leur idole. De là vient
enfin que quelques princes chrétiens, par une pratique toute sainte, quoi-
qu'elle n'ait pas été du goût du monde , pour se former de la mort une
idée plus vive, non contents de la méditer, ont voulu se la rendre sensible
et palpable ; et que les uns , pendant leur vie même , ont fait placer dans
leur palais la bière destinée à leur sépulture ; les autres ont gardé , parmi
leurs meubles les plus précieux , le crâne d'un mort , qui semblait leur
redire sans cesse : Mémento, homo, quia pulvis es, et in pulverem re-
verteris. Excellente dévotion pour les grands du monde , qui , dans l'éclat
de leur condition, éblouis eux-mêmes delà pompe qui les environne, ne
peuvent presque devenir humbles que par la pensée et le souvenir de la
mort.
Or, soit pour les grands , soit pour les petits , quand une fois l'humilité
a pris possession d'un cœur, il est aisé d'y faire entrer la componction et
la pénitence. Pourquoi? non-seulement parce que le grand obstacle de la
pénitence est levé, j'entends ce fonds de présomption et d'orgueil avec
lequel nous naissons; mais parce qu'à bien examiner les choses, l'humilité
est en effet la partie la plus essentielle de la conversion du pécheur. Car,
du moment que je suis disposé à m'humilier, dès là je le suis à m'accuser,
à me condamner, à me punir moi-même ; dès là je suis dans la voie de
chercher Dieu , d'implorer la miséricorde de Dieu , de satisfaire à la justice
de Dieu , de me remettre sous l'obéissance de la loi de Dieu : dispositions
les plus nécessaires à la pénitence chrétienne. Et voilà pourquoi l'Église ,
après nous avoir fait considérer deux sortes de cendres, celle de notre origine,
Mémento quia pulvis est , et celle de notre corruption future, et in pulve-
rem reverteris : la première , qui nous apprend que nous ne sommes que
néant ; et la seconde , qui nous dit que nous sommes encore quelque chose
de moins , ou plutôt quelque chose de plus mauvais , puisque nous ne
sommes que péché : après , dis-je , nous avoir mis devant les yeux cette
double cendre , nous en impose une troisième , qui se rapporte parfaitement
à l'une et à l'autre, savoir, la cendre de la pénitence.
Car que fait le pécheur quand il reçoit aujourd'hui , par les mains du
prêtre , la cendre qui lui est présentée ( apprenez , mes chers auditeurs , à
vous acquitter en chrétiens de ce devoir chrétien)? que fait le pécheur
converti, quand il reçoit cette cendre consacrée à la pénitence? C'est comme
s'il disait à Dieu : Oui , je veux , Seigneur, accomplir dès à présent en
esprit ce que vous achèverez bientôt d'accomplir réellement et en effet.
SUR LA CÉRÉMONIE DES CENDRES. 257
Vous avez résolu , pour la punition de mon péché , de me réduire un jour
en cendres, et j'en viens faire dès aujourd'hui moi-même Fessai. Je pré-
viens l'arrêt de votre justice, et je l'exécute déjà. Ces cendres, dans l'ordre
de vos divins décrets , doivent être une partie de la satisfaction et de la
vengeance que vous voulez tirer de moi : commencez , sans attendre
davantage, à vous satisfaire, Seigneur, et à vous venger; car me voilà
couvert de cendres. Il est vrai que ce ne sont pas encore les cendres de la
mort; mais au moins sont-ce les cendres de la pénitence, qui est une
espèce de mort , bien plus propre à vous fléchir et à vous apaiser que la
mort même. Apaisez-vous donc , ô mon Dieu , en voyant ces cendres , qui
ne sont que les signes extérieurs de l'humiliation et de la contrition de
mon âme ; et faites que la pénitence me rende auprès de vous ce bon office
de prévenir dans moi l'effet de la mort, c'est-à-dire de me soumettre
volontairement et librement à votre justice adorable , avant que la mort
m'y soumette par cette inévitable nécessité dont le souvenir, quoique
amer, m'est si salutaire: Mémento, homo , quia put vis es, et inpulverem
rcvertei^is.
Voilà , Chrétiens , les sentiments qu'une âme vraiment touchée conçoit
en ce jour au pied des autels ; et il faut toujours reconnaître que ce souvenir
de la mort est un admirable moyen pour préparer à la pénitence les pé-
cheurs les plus orgueilleux. En effet , nous voyons que ce moyen , en
certaines occasions , ménagé avec prudence et avec vigueur, a opéré des
changements qui parurent comme des miracles de la grâce. Et ne fut-ce
pas ainsi que saint Ambroise dompta , si j'ose me servir de ce terme , la
fierté de Théodose, et qu'après la sanglante journée de Thessalonique , il le
rangea à l'ordre de la pénitence , et de la rigoureuse discipline qui s'obser-
vait alors dans l'Église? « Peut-être , lui dit-il, ô empereur ( car c'est la
remontrance qu'il lui fît, rapportée par Théodoret; je n'y ajouterai rien,
et je n'en fais qu'une traduction simple et fidèle) ; peut-être, ô empereur,
cette souveraine puissance que vous exercez dans le monde est-elle comme
un nuage épais qui obscurcit votre raison , et qui vous empêche de voir
l'énormité de votre péché. Mais pour dissiper ce nuage, considérez le
commencement et la fin de toute votre grandeur, c'est-à-dire considérez
cette cendre dont vous avez été formé , et où vous êtes prêt à retourner ; et
alors je me promets tout de votre religion. Avouez qu'assis sur le trône ,
vous ne laissez pas d'être homme, un homme rempli de misères et sujet à
la mort. Avouez que ces hommes qui vous révèrent et qui tremblent devant
vous sont de même nature que vous ; et puisque vous êtes mortel et pécheur
comme eux , pensez comme eux à vous humilier devant ce Dieu de majesté,
auprès de qui vous ne devez point espérer grâce , si vous ne vous hâtez de
détourner son courroux par votre pénitence et par vos larmes.» Ces paroles
émurent Théodose : il se prosterna aux pieds de saint Ambroise ; il pleura
son crime, il le détesta; et tout empereur qu'il était, il en fit la pénitence la
plus exemplaire et la plus édifiante. Pourquoi? parce qu'on lui fit connaître
ce qu'il était et ce qu'il devait être un jour : Mémento, qmapulvis es, et
in pulverem reverteriz. Or, si l'on en usait ainsi avec tous les grands du
t. 1. 17
258 SUR LA CÉRÉMONIE DES CENDRES.
siècle qui vivent dans le dérèglement des mœurs , et qu'on leur répétât
souvent qu'ils doivent mourir, que F arrêt qui les y condamne est sans
appel, que pendant qu'ils abusent des biens de la vie et qu'ils se laissent
emporter au torrent de leurs passions , la mort s'avance à grands pas ;
qu'elle n'aura nul égard à tout ce faste qui les accompagne; mais que la
dernière de toutes les humiliations, qui consiste à devenir poussière et
' cendre , est le sort infaillible qui les attend ; et qu'au même temps que la
mort leur fera subir toute la rigueur de sa loi , elle les conduira devant ce
Juge redoutable qui doit rendre à chacun selon ses œuvres : si ceux qui les
approchent leur tenaient souvent ce langage , quelque endurcis dans leur
péché que nous nous les figurions, ils penseraient à se convertir. Ce qui les
entretient dans l'impénitence , c'est un profond oubli de cette grande et
incontestable vérité : c'est qu'au lieu de leur parler de leur misère et de
leur faiblesse , on ne leur parle que de leur grandeur et de leur pouvoir ; c'est
qu'au lieu de les faire souvenir de la mort , on les flatte sans cesse d'une
prétendue immortalité de gloire ; c'est qu'au lieu de leur dire qu'ils sont
hommes , on voudrait presque leur faire accroire qu'ils sont des dieux.
Mais il ne s'agit pas seulement ici de la conversion des grands ; il s'agit,
mes chers auditeurs , de la vôtre et de la mienne , qui n'est peut-être ni
moins difficile ni moins éloignée. Car, pour être peu de chose dans le
monde, on n'est pas exempt de la corruption de l'orgueil ; et l'orgueil, dans
une condition médiocre, est encore, selon l'Écriture, plus réprouvé de
Dieu. Cependant, Chrétiens, tel est souvent notre caractère, et voilà le
désordre affreux qui doit être aujourd'hui le sujet de notre confusion.
Malgré l'anéantissement où nous réduit la mort, malgré l'aveu solennel
que nous en faisons dans la cérémonie des cendres , nous ne laissons pas
d'être pleins d'estime pour nous-mêmes, et, par une funeste conséquence,
d'être entêtés , d'être infatués , d'être enivrés de l'amour de nous-mêmes.
Malgré le soin que prend l'Église de nous retracer et de nous imprimer
vivement ces vérités mortifiantes et tout ensemble vivifiantes : morti-
fiantes selon l'homme , vivifiantes selon Dieu , nous n'en sommes ni plus
morts à nous-mêmes , ni plus détachés de nous-mêmes. Dieu , dit le Pro-
phète royal , nous humilie dans ce jour d'affliction , en nous couvrant de
l'ombre de la mort : Humiliasti nos in loco afflictionis, et cooperuit nos
umbra mortis^ : mais renversant les desseins de Dieu, plus nous parais-
sons humiliés , moins nous sommes humbles ; plus l'ombre de la mort nous
couvre, moins le souvenir de la mort nous convertit. Combien de chrétiens
hypocrites ( car pourquoi craindrais-je de les qualifier de la sorte , lorsque
je vois une si monstrueuse opposition entre ce qu'ils professent au dehors
et ce qu'ils cachent dans l'âme?), combien de chrétiens, et peut-être de
ceux qui m'écoutent, ont reçu la cendre de la pénitence avec des cœurs
pleins d'ambition , avec des cœurs vains, avec des cœurs durs et incirconcis,
avec des cœurs rebelles au Saint-Esprit ! Or, cela même , n'est-ce pas une
hypocrisie grossière? Combien de femmes mondaines et criminelles ont
paru devant les autels pour y recevoir cette cendre, mais y ont paru avec
1 Psalm. 43.
SUR LA CÉRÉMONIE DES CENDRES. 259
toutes les marques de leur vanité, avec tout l'étalage de leur luxe, et, ce
qui en est comme inséparable , avec toute l'enflure de leur orgueil ! Or, en
de telles dispositions, ont-elles eu l'esprit de la pénitence; et n'ayant eu
que l'extérieur de la pénitence , sans en avoir l'esprit , ne sont-elles pas
du nombre des hypocrites que condamne aujourd'hui le Fils de Dieu dans
l'Évangile? Ce sont néanmoins, me direz-vous, des femmes réglées, et du
reste, hors la vanité qui les possède, irréprochables dans leur conduite :
mais, Chrétiens, jugerons-nous toujours des choses selon les fausses idées
du monde, et jamais selon les pures maximes de la loi de Dieu? Appelez-
vous femmes réglées celles qui n'ont pour principe de toutes leurs actions
que F amour d'elles-mêmes? appelez-vous femmes irréprochables celles qui
voudraient n'être au monde que pour y être adorées et idolâtrées? appelez-
vous simple vanité celle qui exclut et qui bannit d'une âme deux vertus les
plus nécessaires au salut, savoir, l'humilité et la pénitence? Terre, terre,
disait le Prophète, écoutez la voix du Seigneur : Terra, terra, audi vocem
Domini; c'est-à-dire : Pécheurs, qui, formés de la terre, devez bientôt
retourner dans le sein de la terre ; vous cependant qui oubliez ce que vous
êtes , et qui vivez tranquilles dans l'état de votre péché , écoutez Dieu qui
vous parle par ma bouche , et ne méprisez pas sa voix. Pour faire de dignes
fruits de pénitence , humiliez- vous sous sa toute-puissante main : Humi-
liamini sub potenti manu Deiv ; et que cette humiliation ne soit pas seu-
lement extérieure et superficielle , mais qu'elle pénètre jusque dans l'inté-
rieur de vos âmes. Déchirez vos cœurs, et non point vos vêtements :
Se indite corda vestra , et non vestimenta vestra* , et ne ressemblez pas
à celui que le Saint-Esprit réprouve dans ces paroles : Est qui nequiter se
humiliât, et interiora ejus plena sunt dolo 3. Tel s'humilie en apparence,
dont le cœur est rempli de mensonge et d'artifice ; tel prend la cendre de
la pénitence, qui, sous cette cendre et sous un visage de pénitent, entretient
un orgueil de démon ; tel dit , Je suis poudre et je serai poudre , qui vou-
drait , s'il était possible , s'élever comme Lucifer au-dessus des cieux. Pré-
servons-nous de cette malédiction par l'humilité et la sincérité de notre
conversion. C'est ce que la voix du Seigneur vous fait entendre. Écoutez-la,
et respectez-la : Terra, terra, audi vocem Domini. Mais elle vous dit
encore qu'outre le sacrifice de vos esprits par l'humilité , la pénitence de-
mande le sacrifice de vos corps par la mortification ; et j'ajoute que rien ne
doit plus vous faciliter ce second sacrifice que le souvenir de la mort et la
vue des cendres : c'est la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
C'est une illusion dont l'esprit du monde, cet esprit de mollesse, a voulu
de tout temps se prévaloir, de croire que la pénitence soit une vertu pure-
ment intérieure, et quelle n'exerce son empire que sur les puissances
spirituelles de notre âme ; qu'elle se contente de changer le cœur, qu'elle
n'en veuille qu'à nos vices et à nos passions, et qu'elle puisse être solide-
ment pratiquée, sans que la chair s'en ressente , ni qu'il en coûte rien à
1 1 Petr., 5. — ■ Joël., 2. — 3 Eccli., 19.
260 SUR LA CEREMONIE DES CENDRES.
cet homme extérieur et terrestre qui fait partie de nous-mêmes. Si cela
était , dit saint Ghrysostomc , il faudrait retrancher de l'Écriture des livres
entiers , où l'Esprit de Dieu a confondu sur ce point la prudence charnelle,
par des témoignages aussi contraires à notre amour-propre , que la vérité
est opposée à l'erreur. 11 faudrait dire que saint Paul ne l'entendait pas , et
qu'il Concevait mal la pénitence chrétienne, quand il enseignait qu'elle
doit faire de nos corps des hosties vivantes : Exhibeatis corpora vestra
hostiam viventem1; quand il voulait que cette vertu même allât jusqu'au
crucifiement de la chair : Qui sunt christi , carnem suam crucifixerunt
cum vitiis et concupiscent! is2; quand il recommandait aux fidèles, ou
plutôt quand il leur faisait une loi de porter sensiblement et réellement
dans leurs corps la mortification de Jésus-Christ : Semper mortifie ationem
Jesu in corpore vestro eireumferentes*; enfin quand, pour leur donner
l'exemple , il matait lui-même son corps , et le réduisait en servitude ;
craignant , ajoutait-il , qu'après avoir prêché aux autres la pénitence et
ne la pratiquant pas , il ne devint un réprouvé : Castigo corpus meum ,
et in servitutem redigo; ne forte cùm aliis prœdicaverim , ipse reprobus
efficiarh.
Je sais que l'hérésie , avec sa prétendue réforme , n'a pu s'accommoder
de ces pratiques extérieures ; et qu'après avoir anéanti la pénitence dans
ses parties les plus essentielles , en lui offrant et la confession et la contri-
tion même du péché, au moins ne les admettant pas comme nécessaires,
elle a encore trouvé moyen de l'adoucir, en rejetant comme inutiles les
œuvres satisfactoires , en abolissant le précepte du jeûne, et en traitant
de faiblesses et de folies toutes les austérités des Saints. Mais il suffit que
ce soient les ennemis de l'Église qui en aient jugé de la sorte , pour ne pas
suivre l'attrait pernicieux d'une doctrine aussi capable que celle-là, de
séduire les âmes et de les corrompre. Non, Chrétiens, de quelque manière
que nous prenions la chose , il n'y a point de véritable pénitence sans la
mortification du corps ; et tandis que nos corps , après le péché , demeurent
impunis , tandis qu'ils ne subiront pas les châtiments qu'un saint zèle de
venger Dieu nous oblige à leur imposer, jamais nos cœurs ne seront bien
convertis , ni jamais Dieu ne se tiendra pleinement satisfait. Depuis que le
Sauveur du monde a fait pénitence pour nous aux dépens de sa chair ado-
rable , il est impossible , dit saint Augustin , que nous la fassions autrement
nous-mêmes. Il faut que nous accomplissions dans notre chair ce qui
manque , par un admirable secret de la sagesse de Dieu , aux satisfactions
et aux souffrances de notre divin médiateur. Puisque c'est dans notre chair
que le péché règne , comme parle saint Paul , c'est dans notre chair que
doit régner la pénitence ; car elle doit régner partout où règne le péché.
Nos corps, par une malheureuse contagion, et par l'intime liaison qu'ils
ont avec nos âmes , deviennent les complices du péché , servent d'instru-
ment au péché , sont souvent l'origine et la source du péché , jusque-là que
le même apôtre ne craint point de les appeler des corps de péché : Corpus
peecati*-, comme si le péché était en effet incorporé dans nous , et que nos
' Rom., 12. — ■ Gala!., 5. — 3 2 Cor., 4. — \ 1 Cor., 9. — 5 Rom., 6.
SUR LA CÉRÉMONIE DES GENDRES. 261
corps fussent par eux-mêmes des substances de péché : expression dont
abusaient autrefois les manichéens , mais qui , dans le sens orthodoxe , ne
signifie rien davantage que des corps sujets au péché, des corps par où
subsiste le péché , des corps où habite le péché. Nos corps , dis-je , ont part
au péché; il est donc juste qu'ils participent à l'expiation et à la réparation
du péché , qui se doit faire par la pénitence. Quoique la vertu et le mérite
de la pénitence soit dans la volonté , l'exercice et l'usage de la pénitence
doit consister en partie dans la mortification du corps ; et quiconque rai-
sonne autrement, est dans Terreur, et s'égare. Voilà , mes chers auditeurs,
la disposition où nous devons entrer aujourd'hui , si nous voulons profiter
de la grâce que Dieu nous offre pendant ce saint temps d'abstinence et de
jeûne.
Or, à cette loi de pénitence ainsi établie , s'oppose une autre loi que nous
portons dans nous-mêmes, et qui est l'amour déréglé de notre corps. Amour
(concevez-en bien le progrès , pour en éviter le désordre et la corruption) ,
amour de tout ce qui nous paraît nécessaire , ou plutôt de tout ce qu'une
aveugle cupidité nous représente comme nécessaire pour l'entretien de nos
corps ; amour de toutes les commodités que nous recherchons avec tant de
soin, et qui flattent nos corps ; amour des délices de la vie, qui , par leur
superfluité et leurs excès , affaiblissent souvent , ou même détruisent nos
corps ; amour des plaisirs défendus et des voluptés illicites , qui souillent
nos corps. Car ce sont là (confessons-le devant Dieu, Chrétiens, et appre-
nons au moins à nous connaître par ce qu'il y a dans nous de plus grossier),
ce sont là les démarches d'une âme qui se dérègle , en se rendant esclave
de son corps. Elle ne va pas d'abord au crime ; mais sous ombre d'entretenir
ce corps et de pourvoir à ses besoins , du nécessaire elle passe au commode ,
du 'commode au superflu, et du superflu au criminel; au lieu, dit saint
Grégoire pape , que la pénitence , qui a pour but d'assujettir et de mortifier
le corps , par une conduite toute contraire , nous fait d'abord renoncer au
criminel que nous avouons nous-mêmes criminel; ensuite, à mesure que
nous avançons dans ses voies, nous retranche le superflu , que nous préten-
dions innocent ; de là nous prive même du commode , dont nous avions cru
ne nous pouvoir passer ; enfin nous ôte , non pas le nécessaire , mais l'atta-
chement et l'attention trop grande au nécessaire : excellente idée de la
pénitence et de ses divers degrés. S'il y en a où notre faihlesee n'ose encore
espérer d'atteindre , du moins ne les ignorons pas, et désirons d'y parvenir.
Elle nous fait renoncer au criminel , c'est-à-dire aux plaisirs impurs que la
loi de Dieu nous défend , parce qu'il n'y a point de péché plus opposé à la
sainteté de Dieu, ni plus incompatible avec son esprit, que l'impureté : Non
permanebit Spiritus meus in homine, quia caro est1. Elle nous retranche
le superflu , c'est-à-dire les délices de la vie , parce qu'il n'y a rien de plus
difficile à accorder ensemble qu'une vie molle et l'innocence des mœurs,
et que cette innocence , dit Job, ne se trouve point parmi ceux qui ne pen-
sent qu'à satisfaire leurs sens : Non invenitur in ferra suaviter viventium-.
Elle nous prive du commode , c'est-à-dire des aises de la vie , qui , quoique
1 Gènes , 6. — 'Joli., 25.
262 SUR LA CÉRÉMONIE DES CENDRES.
absolument permises , ne laissent pas de fomenter la rébellion de la chair ;
et elle nous ôte même une trop grande attention au nécessaire , parce que
c est un point de morale inconnu aux Saints, de prétendre ne souffrir rien,
ne se refuser rien , ne manquer de rien , et faire néanmoins pénitence.
Mais ce que les Saints ne comprenaient pas , est devenu un des secrets de
la dévotion du siècle. Car on peut dire que jamais siècle n'a parlé avec plus
d'ostentation que le nôtre de la pénitence sévère, ni n'a porté plus loin dans
la pratique le raffinement sur tout ce qui s'appelle vie douce. Ne s'aveugle-
t-on pas même quelquefois jusqu'à se faire un devoir de ménager son
corps? ne va-t-on pas jusqu'à se persuader qu'on est nécessaire au monde,
et que c'est une raison supérieure pour se dispenser des lois les plus com-
munes de la mortification chrétienne? Cependant l'Apôtre l'a dit , et il est
vrai : la pénitence, pour être parfaite, doit s'étendre jusqu'à la haine de
soi-même ; et l'on ne peut bien réparer le péché qu'en crucifiant cette
chair de péché , qui est l'ennemi de Dieu : Qui sunt christi , carnem suam
crucifixerunt1.
Or, le moyen d'arriver là? souvenons-nous de la mort , et considérons
les cendres qu'on répand aujourd'hui sur nos têtes ; c'est assez : Mémento.
Occupons-nous de la pensée qu'il faut mourir , et rendons-nous-la fami-
lière : Mémento. Entrons , par de sérieuses et de solides réflexions , dans le
mystère de ces cendres : Mémento; et jamais l'esprit de mollesse ne l'em-
portera sur l'esprit de mortification.
Oui , Chrétiens , le souvenir de la mort vous détachera peu à peu et
presque malgré vous-mêmes de l'amour de votre corps : comment cela ? en
vous faisant connaître là-dessus votre aveuglement et votre injustice.
Votre aveuglement : car dites-moi s'il en fut jamais un plus déplorable,
que d'idolâtrer un corps qui n'est que poussière et que corruption ; un
corps destiné à servir de pâture aux vers , et qui bientôt sera , dans le
tombeau, l'horreur de toute la nature ! Or voilà le terme de tous les plaisirs
des sens ; c'est là que se réduisent toutes ces grâces extérieures de beauté ,
de santé , de teint , d'embonpoint , qui vous font négliger les plus pré-
cieuses grâces du salut ; c'est là qu'elles vont aboutir : à un corps qui
commence déjà à se détruire , et qui , après un certain nombre de jours ,
ne sera plus qu'un affreux cadavre dont on ne pourra pas même supporter
la vue. Ah! mes chers auditeurs, quelle indignité, qu'une âme chrétienne
capable de posséder Dieu s'attache à un sujet si méprisable ! Vous surtout ,
Mesdames, à qui je parle , et qui avez de la piété , ne devez-vous pas gémir
pour ces personnes de votre sexe, qui semblent n'être sur la terre et n'avoir
une âme que pour servir leurs corps ? Combien en voit-on dans le christia-
nisme uniquement appliquées à le parer, à le nourrir, à l'embellir, à le
plâtrer? Combien en feraient, s'il leur était possible, l'idole du monde, et
en font, sans y penser, une victime de l'enfer? Puisque ce corps est quelque
chose de si vil et de si abject, n'est-on pas bien plus sensé de le mépriser, de
le dompter, de l'assujettir, et de lui faire porter le joug de la pénitence? Pour
peu que nous consultions et la raison et la foi , ne doit-on pas rougir de se
« Galat., 5.
SUR LA CÉRÉMONIE DES CENDRES. 263
rendre si attentif à étudier ses goûts, de s'asservir à ses appétits, et de
lui donner honteusement tout ce qu'il demande, et souvent plus quil ne
demande?
Mais d'ailleurs quelle injustice dans cet amour immodéré de notre corps ,
si nous envisageons la mort? Prenez garde à ces trois pensées. Quelle in-
justice envers Dieu, ce Dieu éternel , d'aimer plus que lui un corps sujet
à la pourriture , et de l'aimer , comme dit saint Paul , jusqu'à s'en faire une
divinité! Quelle injustice envers notre âme, cette âme immortelle, de lui
préférer un corps qui doit mourir ; et , tout immortelle qu'elle est , d'a-
bandonner sa félicité et sa gloire aux sales désirs d'une chair corruptible!
Quelle injustice envers ce corps même , de l'exposer pour des voluptés pas-
sagères à des souffrances qui ne finiront jamais , et de lui faire acheter un
moment de plaisir par une éternité de supplices ! Ah ! mes Frères , s'écrie
saint Chrysostome , faisant une supposition qui vous surprendra, mais qui
n'a rien dans le fond que de chrétien et de solide, si le corps d'un réprouvé,
maintenant enseveli dans le sein de la terre, mais pour être un jour en-
seveli dans l'enfer , pouvait , au jugement de Dieu , s'élever contre son âme
et l'accuser , quel reproche n'aurait-il pas à lui faire sur la cruelle indul-
gence dont elle a usé à son égard? Et si cette âme, qui s'est perdue parce
qu'elle a trop aimé son corps , pouvait , au moment que je parle , revenir
du lieu de son tourment , pour voir ce corps dans le tombeau , quels re-
proches ne se ferait-elle pas à elle-même du criminel attachement qu'elle a
eu pour lui? Disons-mieux , que ne se reprocheraient-ils pas l'un à l'autre,
si Dieu venait à les confronter? Permettez-moi de pousser cette figure,
qui , tout irrégulière et tout outrée "qu'elle peut paraître , vous fera plus vi-
vement sentir la vérité que je vous prêche. Ame infidèle , dirait l'un, de-
viez-vous me trahir de la sorte? fallait-il , pour me rendre un moment heu-
reux, me précipiter avec vous dans l'abîme d'une éternelle damnation? fal-
lait-il avoir pour moi une si funeste condescendance? fallait-il déférer
lâchement à mes inclinations? ne les deviez-vous pas réprimer? ne deviez-
vous pas prendre l'ascendant sur moi? que ne m'avez -vous condamné aux
salutaires rigueurs de la pénitence? pourquoi ne m'avez-vous pas forcé à
vivre selon les règles que Dieu vous obligeait à me prescrire? n'était-ce pas
pour cela qu'il m'avait soumis à vous? Mais, corps rebelle et sensuel, ré-
pondrait l'âme, à qui dois-je imputer ma perte, qu'à toi-même? je ne te
connaissais pas : je me laissais séduire à tes charmes , parce que je ne pen-
sais ni à ce que tu avais été , ni à ce que tu devais être. Si j'avais toujours
eu en vue l'affreux état où la mort devait te réduire , je n'aurais eu pour
toi que du mépris ; et dans la société qui nous unissait, je ne t'aurais re-
gardé que comme le compagnon de mes misères, ou plutôt comme le com-
plice de mes crimes, obligé par là même à en partager avec moi les châti-
ments et les peines.
En effet, Chrétiens, c'est de tout temps ce qui a produit dans les âmes
bien converties , non-seulement ce mépris héroïque , mais cette sainte haine
de leur corps : c'est ce qui a tant de fois opéré dans le christianisme des
miracles de conversion. îl n'en fallut pas davantage à un François de Borgia,
264 SLA LA CÉRÉMONIE DES CENDRES.
pour le déterminer à quitter le monde : la vue du cadavre d'une reine et
d'une impératrice , qu'il eut ordre de faire solennellement inhumer , et
qu'il ne reconnut presque plus lorsqu'il fallut attester que c'était elle-même,
tant elle lui parut hideuse et défigurée, ce spectacle acheva de le persuader.
Il ne put voir cette beauté que la mort , par un changement si soudain et
si prodigieux, avait détruite, sans former la résolution de mourir lui-
même à toutes les vanités du siècle. L'image de la mort , en frappant ses
yeux , fit naître dans son cœur tous les sentiments de la pénitence. Car
pourquoi , se dit-il à lui-même et se sont dit comme lui les Saints, pour-
quoi traiter mollement un corps condamné à la mort ? Quand on a pro-
noncé l'arrêt à un criminel , on ne se met plus en peine de le bien nourrir :
s'il faut encore le soutenir pendant quelques heures , on se contente de lui
donner le nécessaire , et l'on ne pense à lui conserver la vie , que pour lui
faire mieux sentir les douleurs de la mort. Or , telle est la condition de nos
corps : ce sont des criminels que la justice divine a condamnés. L'arrêt en
est porté , et l'on ne diffère l'exécution que de quelques jours ; mais ce sera
bientôt. Il ne s'agit donc plus de leur procurer des douceurs et de les flat-
ter; il s'agit de les maintenir dans l'ordre de cette justice rigoureuse à la-
quelle Dieu les a livrés : il s'agit de leur faire déjà goûter la mort par la
pratique de la pénitence , afin de les préserver de cette seconde et dernière
mort, bien plus terrible que la première, puisque c'est une mort éternelle.
Ainsi raisonne un pécheur pénitent. Mémento, homo, quia pulvis es, et in
pulverem reverteris.
Mais cette haine de son corps est encore bien plus vive, quand il vient
à pénétrer dans le mystère des cendres que l'Église lui présente ; quand ,
remontant plus haut et jusques aux sources mêmes de sa religion , il cher-
che l'origine d'une si sainte pratique, et qu'il pense que ces cendres , qui
dans l'une et dans l'autre loi ont toujours été le symbole de la pénitence ,
n'étaient pas un symbole vide , ni une pure cérémonie : quand il se repré-
sente les austérités et les macérations dont elles devaient être accompagnées ,
suivant les règles de l'ancienne discipline : quand , instruit par les pro-
phètes , il apprend que le ciliée et le jeûne , clans l'observance commune
des fidèles, étaient inséparables de la cendre : Ace ingère cilicio, et con-
spergere cinere, fiiia populi mei 1 : quand il remarque dans les conciles
avec quelle sévérité l'on condamnait à des œuvres pénibles et laborieuses
ces sortes de pénitents que Tertullien appelait conciiiati et concinerati 2,
couverts de cendres, quoique déjà réconciliés. Car enfin, doit dire aujour-
d'hui dans l'amertume de son àme un homme touché de la vue de ses
désordres et de l'esprit de componction , ces pénitents de la primitive
Église n'étaient pas plus chargés de crimes, ni plus coupables que je le suis ;
et ces cendres qu'on leur imposait ne devaient pas être pour eux un enga-
gement plus étroit à la pénitence, qu'elles le doivent être pour moi. 11 se-
rait donc bien étrange que j'en fisse un usage tout différent ; et que cette
cérémonie ayant été à leur égard un exercice de mortification , et de la plus
réelle, de la plus dure mortification, elle n'en fût pour moi que l'appa-
1 Jcrcm, (ï. — 'Tertull.
SUR LA CÉRÉMONIE DES CENDRES. 265
rencc et que l'ombre. Il serait bien indigne , après avoir reçu ces cendres ,
de penser encore aux divertissements et aux joies profanes du monde ; et ,
comme parlait un solitaire, de chercher jusque dans la cendre de la péni-
tence les délices de la vie.
Car quoique nous ne soyons plus à ees premiers siècles, où les pécheurs
achetaient si cher la grâce de leur absolution et de leur réconciliation, nous
n'en devons pas moins satisfaire à Dieu. L'Église a pu adoucir les peines
qu'elle avait ordonnées pour chaque espèce de péché : mais elle n'a rien
relâché des peines prescrites par le droit divin , et Dieu lui-même nous as-
sure qu'il ne s'en relâchera jamais qu'en faveur de la pénitence. Il faut donc
que ce soit la pénitence qui m'acquitte auprès de lui. Et comme il s'agit de
son intérêt , qui maintenant ou après la mort doit être pleinement réparé,
il faut que je prenne le bon parti , et que par la pénitence de cette vie je
m'épargne la pénitence de l'autre. Il faut qu'en m'imposant des peines vo-
lontaires, qu'en me privant de certains plaisirs , même permis, qu'en me
faisant quelques violences , qu'en me réduisant à une vie plus exacte et plus
réglée, et qu'unissant enfin ma pénitence à la pénitence de Jésus-Christ ,
je prévienne les aifreux châtiments que Dieu réserve à ceux qui refusent de
se punir eux-mêmes. Ah ! mon Dieu , que votre miséricorde est adorable ,
de nous en quitter à ce prix , de vouloir bien accepter l'un en échange de
l'autre , et de nous remettre ainsi pour une pénitence temporelle une péni-
tence éternelle!
Prenons, mes chers auditeurs, des sentiments si raisonnables : ce sont
ceux que nous doit inspirer la cérémonie des cendres. Si nous entrons dans
ce carême bien pénétrés de ces vérités , le jeûne ne sera plus un joug trop
pesant pour nous , comme il l'est pour les chrétiens lâches ; beaucoup moins
un sujet de scandale et de péché , comme il l'est pour les libertins. Nous
l'entreprendrons avec joie , nous le continuerons avec ferveur, et nous l'a-
chèverons avec constance. Heureux de nous trouver engagés par un pré-
cepte à ce qui nous est d'ailleurs si utile et si nécessaire , nous ne ferons
point tant les délicats ; mais pour peu que nous soyons disposés à nous faire
justice, nous avouerons que si le jeune nous parait impossible, cette im-
possibilité prétendue n'est qu'un pur défaut de notre volonté. Nous ne rai-
sonnerons point tant sur notre santé, ni sur notre tempérament ; mais nous
nous souviendrons que nous sommes enfants de l'Église et pécheurs devant
Dieu : enfants de l'Église , et par conséquent que nous devons lui obéir :
pécheurs devant Dieu , et par conséquent que nous devons l'apaiser. Car c'est
là de quoi nous rendrons compte à Dieu, dit saint Bernard, ou de quoi
nous devons nous rendre compte à nous-mêmes ; ayant plus d'égard à notre
état et à notre profession , qu'à nos forces et à notre complexion : Non de
complexione judicandum , sed de professione l. Nous ne nous prévau-
drons point, pour rompre le jeûne , d'une indisposition légère, puisque
suivant cette règle la loi du jeûne deviendrait une loi chimérique , et qu'il
n'y aurait plus personne dans le christianisme qui n'en fût exempt. Nous
ne craindrons pas même en l'observant de nous incommoder , puisqu'il est
266 SUR LA COMMUNION.
vrai que si le jeûne ne nous incommodait en rien, il ne serait plus ce qu'il
doit être. Nous ne demanderons plus de fausses dispenses, persuadés qu'on
ne trompe point Dieu , et que toutes les dispenses des hommes ne sont rien,
si elles ne sont reçues et autorisées de Dieu. Bien loin de nous plaindre que
l'Église en établissant le jeûne du carême, ou, comme il est plus vrai-
semblable, en nous le proposant et nous l'expliquant, ait trop exigé de
nous; nous serons surpris qu'elle nous ait tant ménagés, et nous aurons
honte que ce soit notre lâcheté qui l'ait en quelque sorte réduite à nous trai-
ter avec tant d'indulgence. Ce n'est pas assez ; et après avoir rempli ce que
l'Église nous ordonne dans le commandement du jeûne , nous ne croirons
pas avoir pour cela satisfait au précepte naturel de la pénitence. Nous fe-
rons état que ce qu'elle a réglé ne nous exempte pas de ce qu'elle a du
reste abandonné à notre prudence et à notre zèle. Et c'est ainsi que la pen-
sée de la mort et la vue des cendres servira à humilier notre orgueil, à mor-
tifier notre délicatesse ; et que l'humilité nous conduira à la vraie gloire,
et la pénitence au souverain bonheur que je vous souhaite , etc.
SERMON POUR LE PREMIER JEUDI DE CARÊME.
SUÏl LA COM3! UNION.
Ait Mi Jésus : E<jo veniam, etcuruLo cum. El respondens cenduio , ait: Domine, uni sum
dignus ul intres sub tectum meum.
Jésus-Christ dit au centenier : J'irai moi-même ^ et je le guérirai. Mais le cenlenier lui ré-
pondit : Seigneur, je ne suis pas digue (nie vous entriez dans ma maison. Saint Mattlt., en. 8.
Voilà , Chrétiens , entre Jésus-Christ et le centenier une espèce de com-
bat ; mais dans ce combat qu'admirerons-nous davantage, ou la charité
d'un Dieu, ou l'humilité d'un païen? Je puis dire qu'il n'y eut jamais de
contestation plus sainte, ni plus propre tout ensemble , et à nous instruire,
et à nous édifier. Le Sauveur du monde, par un mouvement de sa charité
bienfaisante , veut aller en personne dans la maison du centenier , et le
centenier ne croit pas pouvoir accepter cet honneur. Le Fils unique de Dieu,
dont la miséricorde n'a point de bornes, lui dit qu'il ira, et que par sa pré-
sence il guérira son serviteur paralytique : Ego veniam, et curabo eum :
mais le centenier, confus d'une si insigne faveur , proteste hautement qu'il
ne la mérite pas , et s'en reconnaît indigne : Domine, non sum dignus.
Prenez garde, s'il vous plaît. C'est un Gentil à qui Jésus-Christ, en qua-
lité de Messie , n'a point été encore annoncé ni révélé comme aux Juifs ; et
cependant, tout Gentil qu'il est, il se sent déjà prévenu pour ce Messie qui lui
parle d'une idée si haute et d'un respect si profond, qu'il ne peut même
consentir à recevoir sa visite. Humilité , s'écrie saint Augustin, qui procéda
d'une foi vive et ardente, et qui , par un effet sensible de la grâce du Ré-
dempteur , forma dès lors dans ce Gentil , non-seulement un véritable Is-
raélite, mais un parfait chrétien. Humilité que Jésus-Christ agréa, que
SUR LA COMMUNION. 267
Jésus-Christ admira, dont Jésus-Christ fit l'éloge; mais à laquelle il est
pourtant vrai qu'il ne déféra pas, puisque ce fut au contraire pour cela
même qu'il persista à vouloir entrer chez le centenier.
Arrôtons-nous là , mes chers auditeurs; et pour profiter selon le dessein
de Dieu d'un si grand exemple, appliquons-nous tout le mystère de cet évan-
gile. Car, comme dit saint Chrysostome, ce qui se passa entre Jésus-Christ
et le centenier, se renouvelle encore aujourd'hui entre Jésus-Christ et nous.
Je m'explique , ce même Sauveur , instituant la divine Eucharistie , nous
a laissé un sacrement par où il prétend se communiquer à nous , et habiter,
tout Dieu qu'il est , corporellement en nous ; un sacrement par où il vient
en personne nous visiter , et guérir nos infirmités spirituelles et nos fai-
blesses. Quand donc nous nous préparons à le recevoir dans ce mystère ado-
rable , il nous dit encore , avec autant de vérité qu'il le dit alors : Ego
veniam , et curabo : J'irai ; et en quelque état de langueur que vous soyez,
si de bonne foi vous voulez être guéris , je vous guérirai. Et nous , par un
sincère aveu de notre faiblesse et de notre néant, nous lui répondons
comme le centenier : Non , Seigneur , je ne suis pas digne que vous veniez
à moi et dans moi. Car ce sont les paroles vénérables que l'Église nous
met dans la bouche , lorsque ce Dieu de gloire , caché sous les sacrés sym-
boles, est sur le point d'entrer dans nous : Domine, non sum dignus :
paroles efficaces , qui , selon l'ingénieuse remarque de saint Augustin , ont
la vertu d'opérer dans l'àme chrétienne un miracle tout opposé à ce qu'elles
signifient ; puisqu'en même temps que nous les proférons , elles font cesser
l'indignité que nous nous attribuons , et nous donnent à l'égard de Jésus-
Christ et de son sacrement un fonds de mérite que sans elles nous n'au-
rions pas. Paroles qui , par un secret merveilleux de la grâce , nous con-
duisent au terme même dont elles semblent nous éloigner ; puisque, dans
la doctrine de tous les Pères , la première et l'essentielle disposition pour
approcher dignement du corps de Jésus-Christ, est de nous en croire et de
nous en confesser indignes. Paroles enfin qui marquent au Fils de Dieu
notre humilité , sans mettre un obstacle à sa charité , et qui , loin de le
détourner de nous , lui servent d'attrait pour venir à nous.
Mais qu'arrive-t-il , Chrétiens? suivez ma pensée. Nous nous appliquons
ces paroles, souvent au delà des intentions mêmes de Jésus-Christ; et pour
en user trop selon nos vues , nous nous mettons en danger d'aller direc-
tement contre les vues de ce Dieu Sauveur. Comment cela? le voici. Jésus-
Christ nous recherche dans ce sacrement , et nous nous en retirons ; il veut
par un excès de son amour nous honorer de ses saintes visites , et nous
nous y opposons ; il nous demande l'entrée dans notre cœur, et, sous des
prétextes non-seulement spécieux, mais religieux, nous la lui refusons;
car, pour nous disculper de ce refus , nous nous retranchons sur notre in-
dignité ; et nous disons, mais par un esprit peut-être bien différent de ce-
lui du centenier : Seigneur, je ne suis pas digne : Domine, non sum dig-
nus. Comme cette excuse est la plus apparente et la plus commune, j'ai
cru devoir m'y attacher , non pas absolument pour la combattre , non pas
aussi pour l'autoriser ; mais pour l'examiner dans ce discours , et pour
268 SUR LA COMMUNION.
avoir lieu de vous instruire des plus solides et des plus importantes vérités
qui regardent la pratique et l'usage de la communion. Quel besoin pour
cela n aurai -je pas des lumières du ciel? Demandons-les par l'intercession
de la Mère de Dieu. Ave , Maria,
S'éloigner de la communion dans la vue de son indignité, c'est une ex-
cuse , Chrétiens , qui , selon la qualité et les dispositions de ceux qui s'en
servent , peut avoir des caractères bien différents ; et mon dessein , dont
voici d'abord l'idée , est de vous représenter aujourd'hui la différence de ces
caractères, pour vous faire juger de la nature de cette excuse, et des
bonnes ou des mauvaises conséquences qu'on en peut tirer. Car il y a dans
le christianisme deux sortes de personnes qui se fondent sur ce principe ,
et qui peuvent dire avec le centenier : Seigneur, je ne suis pas digne que
vous entriez chez moi : les Justes qui vivent dans la pratique de la loi de
Dieu , et les pécheurs qui sont engagés dans les désordres d'une vie crimi-
nelle. Pour les Justes, on ne peut guère douter que ce ne soit un sentiment
d'humilité qui les fait parler de la sorte ; mais de savoir jusqu'à quel point
cette humilité doit être portée, et s'il est raisonnable qu'elle aille jusqu'à les
éloigner en effet de Jésus- Christ et de son sacrement ; de savoir si la pri-
vation de la divine Eucharistie peut être censée pour une âme juste un
exercice ordinaire de pénitence , et si cette espèce de pénitence est conforme
aux intentions du Fils de Dieu ; si elle s'accorde avec la fin et l'institution
de ce mystère, si elle répond à l'usage de la primitive Église, si elle est reçue
ou approuvée par l'Église des derniers siècles, si les Pères l'autorisent, et
si elle peut être utile : en un mot , de savoir si Jésus-Christ , en tant qu'il
est contenu dans le sacrement de son corps, se tient honoré que les Justes,
au lieu d'aller à lui, se retirent de lui; et si c'est lui rendre un vrai res-
pect , en tant qu'il est le pain de vie, que de se contenter seulement de le
révérer et de l'adorer , sans le manger ; ce sont des questions , mes chers
auditeurs, où bien des raisons particulières et générales m'empêchent d'en-
trer, et que je vous laisse à examiner vous-mêmes. Outre qu'il serait assez
difficile de vous rien dire de nouveau sur cette matière , peut-être le fruit
en serait-il moindre que je ne le dois prétendre d'un discours uniquement
consacré à l'édification de vos âmes.
Parlons donc précisément des pécheurs qui , bien plus que saint Pierre ,
ont droit de dire à Jésus-Christ : Retirez-vous de moi , parce que je suis un
pécheur: Exi à me, quia homo peccator sum l. Je les divise comme en trois
espèces. J'appelle les premiers pécheurs sincères ; les seconds , pécheurs
aveugles; et les derniers , pécheurs hypocrites et dissimulés : pécheurs sin-
cères, qui traitent avec Dieu de bonne foi , et qui ne sont pas trompés ; pé-
cheurs aveugles , qui ne se connaissent pas , et qui se trompent eux-mê-
mes ; enfin , pécheurs hypocrites et dissimulés , qui couvrent leur liberti-
nage d'un voile de piété et affectent de tromper les autres. Les premiers ont
de la religion , et agissent par esprit de religion. Les seconds, quoiqu'ils
aient de la religion, se flattent et sont dans l'erreur de croire qu'ils agissent
' Matth.,'8.
SUR LA COMMUNION. 269
par religion; et les derniers, quoiqu'ils veuillent paraître agir par religion,
n'ont dans le fond nulle religion. Or ces trois sortes de pécheurs peuvent
tenir le langage de ce centenier de notre évangile: Domine, non sum di-
gnus; et s'excuser de communier sur ce qu'ils s'en jugent indignes. Mais ,
quoiqu'ils le disent également , ils n'en doivent pas être également crus.
Car , pour continuer à vous développer mon dessein , dans les premiers ,
c'est-à-dire dans les pécheurs sincères , cette excuse est une raison ; dans
les seconds , c'est-à-dire dans les pécheurs aveugles , cette excuse est un
prétexte ; et dans les derniers , c'est-à-dire dans les pécheurs hypocrites et
libertins, cette excuse est un abus et môme un scandale; voilà ce que j'ai à
vous montrer. Mais ce n'est pas assez , car à cela j'ajoute trois choses qui
vous feront connaître ces trois caractères de pécheurs , et qui doivent être
pour vous d'une grande instruction. Dire : Je ne communie pas parce que
j'en suis indigne, c'est une raison dans un pécheur sincère ; mais moi je dis
que cette raison a besoin d'être éclaircie. C'est un prétexte dans un pécheur
aveugle qui se flatte ; et il est important de lui ôter ce prétexte. C'est un
abus et un scandale dans un pécheur hypocrite ; et il est de mon devoir
de combattre ce scandale et cet abus : voilà tout le sujet de votre at-
tention.
PREMIÈRE PARTIE.
Pour bien expliquer ma première pensée , je parle , Chrétiens , d'un pé-
cheur qui ne laisse pas , au milieu de ses désordres , de conserver le fond
de sa religion ; qui traite au moins de bonne foi et sincèrement avec Dieu ;
qui reconnaît le malheureux état de sa conscience ; qui confesse son péché ,
qui en gémit et qui le déplore, mais qui ne se sent pas néanmoins encore
parfaitement disposé aie quitter. S'éloigner alors de la communion, parce
que Ton s'en trouve indigne, j'avoue que c'est une raison, et une raison
très-bien fondée, puisqu'il est évident, et de la foi même, que le pécheur,
tandis que son péché subsiste, ne peut approcher de ce sacrement sans se
rendre coupable d'un sacrilège. Mais je dis, mes chers auditeurs, que cette
raison a besoin d'être éclaircie , et cet éclaircissement consiste à vous faire
voir que le pécheur n'en doit pas demeurer là, c'est-à-dire qu'il ne doit pas
tellement s'éloigner de la communion pour son indignité , qu'il croie , en
s'abstenant de participer au divin mystère, avoir satisfait pleinement à son
devoir ; mais qu'il doit être persuadé d'un autre principe non moins essen-
tiel ni moins incontestable, je veux dire de l'obligation où il est de sortir au
plus tôt et incessamment de l'état de son indignité, pour pouvoir être admis
à la table du Seigneur; en sorte qun la communion même lui soit un motif,
mais un motif pressant , qui le réduise à la nécessité de se convertir ; et
que , dans la vue de l'adorable sacrement dont son péché le tient éloigné ,
il fasse les derniers efforts pour mériter , par une véritable et prompte pé-
nitence, de s'en approcher. Voilà, s'il connaît bien ses devoirs, la dispo-
sition où il doit être , et sans laquelle je prétends qu'il n'y a rien de solide
dans sa conduite.
Car la grande maxime , Chrétiens , sur laquelle doit rouler toute la con-
270 SUR LA COMMUNION.
duite d'un pécheur , en ce qui regarde l'usage de la communion , est de ne
séparer jamais ces deux vérités , qui sont deux règles inviolables dans le
christianisme : Tune, que Jésus-Christ nous commande de manger sa chair;
l'autre, qu'il nous défend de la manger indignement : l'une, que la chair de
cet Homme-Dieu doit être la nourriture de nos âmes ; et l'autre , que cette
nourriture , quoique par elle-même salutaire , devient un poison pour qui-
conque en use dans l'état du péché : l'une , que comme il est impossible
d'entretenir la vie naturelle sans le secours des aliments , aussi est-il im-
possible d'entretenir, sans la sainte Eucharistie , la vie de la grâce ; et
l'autre , que comme les aliments dans un corps malade , bien loin de le
fortifier et de le nourrir, l'affaiblissent et se tournent en corruption , jus-
qu'à détruire le principe de la vie , ainsi la divine Euchariste cause-t-elle
la mort à tout homme qui , sans avoir purifié son coeur, est assez témé-
raire pour la recevoir. Si le pécheur s'attache à l'une de ces vérités sans y
joindre l'autre, il s'égare, et il se perd; mais s'il les embrasse toutes deux,
il commence à entrer dans la voie de Dieu. Car écoutez comment il rai-
sonne. Jésus-Christ me défend de manger sa chair, et me sépare de lui,
tandis que le péché règne en moi ; il ne faut donc pas que je la mange dans
l'état présent où je suis. Mais il m'avertit d'ailleurs que si je ne la mange
pas , je n'ai pas en moi , ni ne puis avoir cette vie surnaturelle qui fait la
sanctification et le bonheur des Justes ; il faut donc, quoi qu'il m'en coûte ,
que je sorte de l'état où je suis , pour me rendre capable de la manger. Je
ne puis me dispenser d'obéir à l'un et à l'autre de ces deux commande-
ments : au premier, pour l'intérêt de Jésus-Christ; au second, pour mon
intérêt propre. Si je communie indignement, je profane le corps du Sei-
gneur; voilà l'intérêt de Jésus-Christ, à quoi je dois pourvoir. Si je ne
communie pas , je suis homicide de mon âme, en la privant de ce qui seul
peut la nourrir et la faire vivre ; voilà mon intérêt propre que je dois sau-
ver. Si je mange ce pain des anges , moi pécheur et demeurant pécheur, je
le mange à ma condamnation. Mais d'ailleurs si je ne le mange pas, il est
sûr que je périrai. Il ne me reste donc qu'un parti à prendre, et qu'il faut
que je prenne nécessairement, savoir, de changer de vie, de renoncer à
mon péché , de rentrer en grâce avec Dieu , et de me mettre en état de
manger ce pain vivant , afin qu'il puisse être pour moi un pain vivifiant ;
car je satisferai par là à ce qui regarde l'honneur de Jésus-Christ, et je sa-
tisferai par là même à ce qui regarde mon avantage particulier. Ainsi j'ac-
complirai tout ce que Dieu exige de moi , qui est que je mange et que je vive
de ce pain en le mangeant utilement. Voilà , dis-je, comment il raisonnera ;
et ce raisonnement , encore une fois , sera la cause déterminante et infail-
lible de sa conversion ; au lieu que s'il s'arrête uniquement à son indi-
gnité, il en demeurera toujours au terme d'une vie criminelle, sans rien
résoudre pour son salut , et sans faire aucune démarche pour retourner
promptement à Dieu.
Or ce principe, Chrétiens, que le pécheur lui-même doit s'appliquer,
est encore celui dont les ministres de Jésus-Christ doivent se servir en tra-
vaillant à son instruction. De ces deux préceptes que je viens de vous expli-
SUR LA COMMUNION. 271
quer, ils ne doivent jamais lui représenter l'un sans le faire au même temps
souvenir de l'autre. Pourquoi? parce que l'un sans l'autre ne lui peut être
qu'inutile, ou même préjudiciable. Car si vous remontrez sans cesse à un
pécheur l'affreux danger d'une communion indigne, sans jamais lui parler
de la nécessité indispensable d'une bonne communion , vous le portez à ne
communier jamais, contre le commandement du Fils de Dieu : Nisi man-
ducaveritis carnem Filii Hominis, non habebitis vitam in vobis 1. Au
contraire , si vous lui parlez seulement de la nécessité de communier, sans
jamais lui faire craindre le danger d'une communion indigne, vous lui
donnez lieu de faire bien des communions imparfaites et même sacrilèges ,
contre le commandement de saint Paul : Probet autem seipsum homo 2.
Et voilà, mes chers auditeurs (permettez-moi de faire ici une réflexion dont
je suis certain que vous conviendrez avec moi) , voilà quelle a été la source
■de tous les maux qu'a produits la diversité des opinions qu'on a vue de
tout temps dans l'Église, et qui si souvent a partagé les esprits touchant
l'usage du sacrement de nos autels. Les uns bornant leur zèle à intimider
les pécheurs, pour les éloigner des saints mystères; et les autres à leur
donner de la confiance pour les en approcher ; ceux-ci leur répétant mille
fois ces paroles terribles : Qui manducat indigne , judicium sibi mandu-
cat et bibit 3 ; et ceux-là les invitant toujours par ces paroles consolantes :
Qui manducat hune panem, vivet in œternum 4 : les premiers réduisant
toute leur conduite à donner horreur des communions indignes , et les se-
conds semblant la rapporter toute à exciter dans les cœurs le désir d'une
sainte communion , ni les uns ni les autres ne s'unissaient parfaitement
pour l'exécution des desseins de Jésus-Christ. S'ils étaient convenus en-
semble, on aurait fait de leurs divers sentiments un tempérament admi-
rable, dont l'Eglise aurait profité, et qui était le grand moyen de sanctifier
les pécheurs. Mais parce qu'ils ne s'entendaient pas, et que chacun d'eux
peut-être abondait en son sens , ni les pécheurs , ni l'Eglise n'en tiraient
l'avantage que Dieu prétendait. Car ceux qui n'avaient dans la bouche que
les anathèmes de la parole de Dieu contre les abus de la communion , sans
jamais rien dire qui pût servir d'attrait à ce sacrement, allaient peu à peu
à en abolir l'usage , et à faire disparaître de la table de l'époux tous les
conviés ; mais ceux aussi qui ne pensaient qu'à donner une haute idée des
fruits de la communion , et qui se proposaient d'attirer à la table du Sau-
veur un grand nombre de conviés , se mettaient au hasard , comme les
serviteurs de la parabole, d'y attirer indifféremment les bons et les mau-
vais. Ce qu'ils disaient de part et d'autre pouvait être vrai, et cependant ils
ne disaient , ni de part ni d'autre , ce qui devait produire l'entier effet du
sacrement de Jésus-Christ, parce que chacun n'en disait qu'une partie.
Que fallait-il donc? c'est la judicieuse remarque du saint évêque de Ge-
nève. Il fallait dire tout et joindre aux menaces de ceux-ci les invitations
de ceux-là : dire aux pécheurs : Craignez d'approcher de cette sainte table,
et craignez de n'en approcher pas. Craignez d'en approcher, si vous n'avez
pas la robe de noces , qui est la grâce ; et craignez de n'en approcher pas ,
1 Joan., 6. — M Cor., 11. — 3 Ibid. — 4 Joan., G.
572 SUR LA COMMUNION.
parce qu'il n'y a que les ennemis de Dieu qui en soient exclus. La viande
qui vous est présentée est mortelle pour vous, si vous n'en faites pas un
juste discernement par l'esprit de la foi ; mais comprenez aussi que c'est une
viande salutaire , sans laquelle le Fils de Dieu ne demeurera point en vous ,
ni vous en lui. Ainsi, tremblez en recevant cette viande; car trembler
respectueusement , c'est même une des dispositions nécessaires pour la re-
cevoir ; mais tremblez encore davantage si vous ne la recevez pas , parce
que vous ne voulez pas y apporter la préparation nécessaire. Voilà com-
ment il fallait parler.
Et c'est, Chrétiens, le langage qu'ont tenu tous les Pères de l'Église,
quand ils se sont expliqués sur cette matière. Comme ces grands hommes
étaient conduits par l'esprit de Dieu, ils n'ont eu garde de séparer ces deux
choses, qu'ils savaient bien n'avoir jamais été séparées dans l'intention
du Sauveur du monde. Éprouvons-nous, disait saint Chrysostome, et ju-
geons-nous , de peur qu'en participant au corps de Jésus-Christ, nous
n'attirions sur nos têtes des charbons de feu , c'est-à-dire l'indignation de
Dieu et ses vengeances. Car ainsi ce Père s'exprimait-il, et ces paroles
étaient capables d'inspirer aux fidèles qui l'écoutaient de la frayeur. Mais
au même temps il y ajoutait le correctif : Or, je ne vous dis point ceci afin
que vous n'y participiez pas ; à Dieu ne plaise! mais pour vous engager à
y participer avec les dispositions et selon les règles que la loi de Dieu vous
prescrit : Hoc mitera non dico ut non accedatis, sed ut temere non ac-
cédâtis !. Car de même, poursuivait-il, que d'y participer indiscrète-
ment , c'est s'exposer à se perdre , aussi n'y point participer, c'est la ruine
et la mort de l'homme chrétien : Nam sicut temere accéder e pcriculum est,
ita omnino non accéder e famés est et mors 2. J'en vois parmi vous, disait
saint Augustin , qui se retirent de la communion , parce qu'ils se sentent
coupables : Adverto nonnullos ex vobis communionem declinare, idque
ex conscientiâ gravium delictorum% . Et moi, reprenait-il (décision im-
portante de ce saint docteur), je leur déclare que, s'ils s'en tiennent préci-
sément là , ils ne font qu'augmenter le poids et le nombre de leurs prêches,
en commettant encore un nouveau péché , et se privant du plus néces-
saire et du plus souverain remède : Hoc est enlm reatum congregare ,
et remedium declinare 4. Je vous conjure donc, mes Frères, concluait-il,
que si quelqu'un de vous se juge indigne de la communion , il travaille à
s'en rendre digne, parce que quiconque n'est pas digne de ce sacrement,
n'est pas digne de Dieu : Quapropter hortor vos, Fratres, ut si quis ex
vobis indignum se communione ecclesiasticâ putat, dignum se faciat 5.
Voilà comment parlaient les Pères. Or, ce qu'ils disaient généralement et
absolument , est encore plus vrai par rapport à ce saint temps où le pré-
cepte de Jésus-Christ, déterminé par celui de l'Église, impose aux fidèles
une obligation expresse et particulière de communier. Telle est la solennité
de Pâques , à laquelle nous devons nous préparer chaque jour de ce ca-
rême , et qui ne peut être célébrée dans le christianisme que par la man-
ducation de l'agneau , qui est Jésus-Christ. Car se contenter alors de me-
1 Chrysost. — * Idem, — 3 Auy. — < Idem. — "' Idem.
SUR LA COMMUNION. 273
nacer un pécheur de la colère de Dieu, s'il est assez téméraire pour com-
munier dans l'état de son péché , et ne le pas menacer de la colère du même
Dieu, s'il ne quitte son péché, et s'il ne communie pour satisfaire à ce
commandement, Nisi manducaveritis, c'est ne l'instruire qu'à demi, et
lui donner lieu de fomenter par là son impénitence. Il faut lui signifier
l'ordre du maître , j'entends du grand maître , en lui disant ce que le Sau-
veur, par deux de ses disciples, envoya dire à cet homme dont il avait
choisi la maison pour y faire la Pâque : Magister dicit : Apud te facio
Pascha l. C'est chez vous, mon Frère (ainsi doit-on parler à un pécheur)
c'est chez vous , ou plutôt dans vous , que le mystère de la Pâque doit être
accompli , puisque le temps approche où Jésus-Christ , qui est la véritable
Pâque des Chrétiens , veut et doit être reçu de vous dans l'adorable Eu-
charistie. Vous n'y êtes pas disposé ; mais c'est pour cela même qu'on vous
l'annonce de bonne heure, afin que vous vous y disposiez, et que vous
vous y disposiez sérieusement , promptement , efficacement. Car il n'y a
point ici de milieu pour vous. Demeurant dans votre péché, et ne vous dis-
posant pas , vous ne pouvez éviter d'être ou un profanateur, ou un déser-
teur du sacrement de Jésus-Christ : un profanateur, si vous mangez cette
Pâque sans vous y être préparé par une conversion sincère ; un déserteur,
si , faute de préparation et de conversion , vous vous trouvez hors d'état de
la manger. De prétendre qu'on a eu tort de vous réduire à cette extrémité ,
c'est vouloir contrôler la conduite, et de l'Eglise qui est votre mère, et de
Jésus-Christ qui est votre Dieu. De dire que cette extrémité peut vous por-
ter à des abus, c'est vouloir vous justifier par votre propre désordre, qui
consiste à abuser de tout, même des choses les plus saintes. Quoi qu'il en
soit , voici la peine dont l'Eglise , en vertu du pouvoir qu'elle a de lier et
de délier, est en droit , selon les canons , de punir votre désobéissance : sa-
voir, de vous retrancher de sa communion, comme un membre scandaleux,
quand par l'endurcissement de votre cœur, ou par un attachement opi-
niâtre à l'objet de votre passion , vous venez à vous séparer vous-même de
la communion du corps de Jésus-Christ. Elle n'a point prétendu par là
vous dresser un piège , ni vous exposer au péril d'ajouter péché sur péché ;
mais comme une mère zélée , elle a prétendu vous faire un devoir néces-
saire, un devoir indispensable de ce qu'il y a, dans le christianisme que vous
professez, de plus salutaire pour vous et de plus sacré. Pour cela il faut rompre
vos liens, et sortir des engagements criminels où vous êtes ; mais c'est juste-
ment à quoi tend le précepte de la communion. Pour cela il faut arracher
l'œil qui vous scandalise, c'est-à-dire renoncer à ce commerce, qui est le
scandale de votre vie; mais c'est en quoi vous devez admirer le précepte de
la communion, qui vous force , pour ainsi dire , à ce qui doit faire , selon
Dieu , tout votre bonheur.
Et, en effet, quel a été le dessein de l'Église quand elle a établi ces lois
rigoureuses contre les pécheurs endurcis qui désobéissent à ses ordres , et
qui négligent de célébrer la Pâque? Elle a voulu les obliger, les nécessiter;
et, puisque le Saint-Esprit même s'en explique ainsi, les contraindre en quel-
1 Maith., 2G,
t. i. 48
274 SUR LA COlVJJflUNION.
que manière à se purifier par la pénitence , pour mériter d'être admis à la
table de Jésus-Christ : Compelle intrare l. Voilà l'utile contrainte dont elle
usait autrefois , et la sainte violence qu'elle faisait à ces sortes de pécheurs.
Car, tout pécheurs qu'ils étaient , ne cessant pas d'être chrétiens et ses
enfants , elle se promettait de leur religion et de leur foi qu'ils ne seraient
jamais assez endurcis pour se présenter à cette table sans s'être auparavant
bien éprouvés. Aussi; touchés eux-mêmes , quoique pécheurs, d'un respect
religieux et d'une profonde vénération pour ce sacrement , ils faisaient ,
dans la vue de le recevoir, ce que jamais sans cela ils n'auraient fait; je
veux dire qu'on voyait en eux des changements et des réformes à quoi tout
autre motif ne les aurait jamais engagés. Cette obligation de manger la
chair d'un Dieu, et d'ailleurs cette horreur de la manger indignement,
voilà ce qui les convertissait , voilà ce qui leur faisait prendre toutes les
mesures nécessaires pour rentrer en grâce avec Dieu; voilà ce qui ar-
rachait de leurs cœurs les passions les plus dominantes. Vous me direz ,
encore une fois , que de là venaient aussi les sacrilèges : et moi je réponds
qu'il n'y a rien en effet de si sacré que l'hcmme ne puisse profaner ; mais
qu'il est toujours vrai que le danger de cette profanation n'a point empê-
ché le Sauveur du monde d'obliger tous les fidèles à manger sa chair, sous
peine d'une éternelle mort ; et que l'Église son épouse n'aurait pas agi con-
formément à ses intentions , si , dans le même temps qu'elle publie aux
fidèles l'anathème de saint Paul contre les communions indignes , elle ne
les réduisait par ses censures à l'heureuse nécessité d'en faire de saintes et
de profitables.
Cependant , pour ne pas joindre ces deux vérités , voici , mes chers au-
diteurs, les deux écueils où conduit aujourd'hui l'esprit du siècle. Pourvu
qu'on persuade à un pécheur, et qu'on obtienne de lui qu'il fasse au de-
hors son devoir de chrétien , et qu'il s'approche des autels , on croit avoir
beaucoup gagné. Avec cela , et cela seul , ou loue sa religion , on ne doute
point de sa conversion , on se promet tout de sa persévérance : c'est le pre-
mier écueil. Mais d'ailleurs aussi , pourvu qu'on fasse entendre à un pé-
cheur qu'il n'y a point de communion pour lui tandis qu'il est dans l'ha-
bitude de son péché , on croit avoir tout fait ; et si ce pécheur , confessant
son indignité , se tient éloigné des autels , on en est content , comme s'il
avait accompli toute la justice : avec cela , qu'il persévère dans son liberti-
nage, on le tolère , on le souffre. Vous diriez que Féloignement de la com-
munion mette tout le reste à couvert , et qu'il lui soit permis alors de vivre
avec impunité, et selon tous les désirs de son cœur. Du premier de ces
deux abus que s'ensuit-il ? que parmi ceux qui communient, il y en a tant
de faibles, tant d'assoupis et de languissants, et, pour user du terme de saint
Paul , tant qui dorment du sommeil de la mort : Ideo inter vos multi in-
firmi et imbecilles, et dormiunt multi 2. Et qu'arrive-t-il du second? que
parmi ceux qui ne communient pas , il y en a tant de scandaleux ,
qui sont aujourd'hui comme en possession de ne donner plus à l'É-
glise nulle marque de christianisme, puisque la plus essentielle mar-
1 Luc, 14. — a 1 Cor., H.
SUR LA COMMUNION. 275
que qui nous distingue en qualité de chrétiens est, selon l'Apôtre, la
participation du corps de Jésus-Christ. De là vient que , par un excès de
relâchement , et môme par une malheureuse prescription , on ne s'étonne
presque plus de voir des mondains et des mondaines qui , de notoriété pu-
blique , semblent depuis plusieurs années s'être euxrmêmes librement et vo-
lontairement excommuniés ; et qu'au mépris de la religion , ces canons et
ces lois si saintes , qui punissaient un tel désordre , ne sont ou paraissent
n'être plus de nul u^age. Décadence qui plonge dans l'amertume les vrais
pasteurs , et qui les jette dans le trouble lorsqu'ils sont témoins de la perte
de tant d'âmes. Et tout cela , je le répète , parce qu'on n'instruit pas assez
les pécheurs de leurs devoirs , parce qu'on ne leur en fait pas connaître
toute retendue , parce qu'on leur fait seulement éviter un scandale par un
autre scandale : le scandale de la mauvaise communion par le scandale de
l'impénitence et de l'irréligion , ou le scandale de l'irréligion et de l'impé-
nitence par le scandale de la mauvaise communion : au lieu de leur faire
bien entendre qu'il ne suffit pas de retrancher l'un ou l'autre scandale,
mais qu'il faut tout à la fois se préserver de l'un et de l'autre.
Car c'est pour les pécheurs , ô mon Dieu , comme pour les Justes que
votre sacrement est institué : je ne dis pas pour les pécheurs impénitents,
mais pour les pécheurs convertis , pour les pécheurs changés et sanctifiés.
Tandis que vous étiez sur la terre , adorable Sauveur, vous n'avez pas dé-
daigné de manger à la table des pécheurs ; maintenant , par une conduite
bien différente , mais toujours par le même esprit , vous admettez les pé-
cheurs pénitents à votre table : et comme autrefois vous mangiez à la table
de ces pécheurs que votre grâce convertissait , bien plus volontiers qu'à la
table des pharisiens orgueilleux et superbes; aussi puis -je dire, pour
la consolation de mes auditeurs et pour la mienne , qu'il n'y a point de
chrétiens plus favorablement reçus de vous que les pécheurs qui se con-
vertissent, et qui renoncent à leur péché pour se rapprocher de vous. Mais
cela, comme j'ai dit, suppose que ce sont des pécheurs sincères, et qui
agissent de bonne foi ; car si ce sont des mondains qui s'aveuglent et qui se
flattent , le respect prétendu qu'ils allèguent pour s'éloigner du sacrement
de Jésus-Christ n'est plus une raison à éclaircir , mais un prétexte que je
dois lever dans la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Il n'est rien de plus subtil que l'esprit du monde pour nous conduire à
ses fins , ni rien de plus artificieux pour donner aux choses la couleur et la
forme qu'il lui plait, quand il s'agit de nous éblouir et de nous tromper
dans le discernement que nous avons à faire des voies de Dieu. Car il n'y a
point alors de motifs spécieux qu'il ne nous propose; et souvent nous nous
y laissons surprendre, jusques à nous persuader et à croire qu'en nous éloi-
gnant même de Dieu, nous honorons Dieu. Or, voilà le caractère de ces
autres pécheurs dont j'ai présentement à vous parler; je veux dire, de ces
mondains qui , se flattant d'avoir de la religion , et d'agir par esprit de reli-
gion, se trompent eux-mêmes; et qui, s' écartant du chemin droit et
27G SUR LA COMMUNION.
simple de la vérité, se font une erreur grossière de leur prétendue humi-
lité. Je m'explique. Ils disent, et même ils le pensent, que c'est par res-
pect qu'ils se retirent de la communion , parce qu'ils conviennent devant
Dieu qu'ils en sont indignes. Et moi je soutiens que ce respect dans eux
est un vain respect. Je prétends , et je vais leur démontrer, que ce respect,
dans l'usage qu'ils en font, et à l'examiner dans ses circonstances, est un
faux respect. Enfin, j'ajoute que c'est un respect qui n'a nulle conformité
avec celui qu'ont fait paraître dans tous les temps les vrais chrétiens, quand
ils se sont séparés du sacrement de Jésus-Christ selon les règles et l'esprit
de l'Église. Trois importantes réflexions par où j'entreprends , non pas de
les confondre, mais de confondre dans leurs personnes l'esprit du monde
qui les aveugle, et qui, pour les attirer dans le précipice et pour les perdre,
fait luire à leurs yeux un faux jour de dévotion jusque dans leur indévo-
tion même.
Je dis que c'est un vain respect; en voici la preuve. Car qu'est-ce que
j'appelle vain respect? celui qui n'opère rien , qui n'est suivi de rien , qui
n'aboutit à rien , qui n'engage à rien , qui ne sait rien faire pour se rendre
moins indigne de Jésus-Christ et de son sacrement ; celui qui laisse tou-
jours le pécheur dans ses mêmes imperfections; qui ne le rend ni plus fer-
vent, ni plus régulier, ni plus saint; en un mot, celui dont l'unique man-
que est de ne point communier. N'est-ce pas là évidemment un respect
inutile et sans fruit? Or, tel est le respect de ces pécheurs à qui j'adresse
cette seconde instruction ; et s'ils savent se faire justice , ils seront les pre-
miers à le reconnaître. Et en effet , si le respect qu'ils ont, ou qu'ils croient
avoir pour Jésus-Christ, était le vrai motif qui les éloignât de la commu-
nion, ce motif, à force d'agir et de faire impression sur eux , les engage-
rait à quelque chose de plus; et pour peu qu'il eût d'efficace, au moins
paraîtrait-il dans leur conduite qu'ils en sont touchés. Or, c'est ce qui ne
paraît en aucune sorte. Car à quoi ce motif, s'ils en étaient réellement tou-
chés , à quoi dans la pratique ce sentiment de respect les porterait-il ? à se
détacher du monde , puisque c'est , de leur propre aveu, l'amour du monde
qui les rend indignes de la table du Fils de Dieu. Pénétrés qu'ils seraient
de leur indignité , et reconnaissant que leur indignité vient de la passion
malheureuse qu'ils ont pour le monde , pour les fausses joies du monde ,
pour les divertissements peu chrétiens et dangereux du monde , pour les
intrigues du monde , pour la vanité et le luxe du monde , que feraient-ils ?
Ils se priveraient de ces divertissements, ils s'interdiraient ces plaisirs, ils
retrancheraient ce luxe, ils renonceraient à cette vanité, ils quitteraient
ces intrigues; et par ce sacrifice parfait qu'ils en feraient à Jésus-Christ,
d'indignes qu'ils sont de manger sa chair, ils commenceraient à s'en ren-
dre dignes. Ce sont là les solides témoignages qu'ils lui donneraient et
qu'ils devraient lui donner de leur respect. Ils ne font rien de tout cela; et
à juger d'eux par leurs œuvres , on ne peut pas croire qu'ils y aient encore
la moindre disposition. Eux-mêmes, si j'en attestais leurs consciences, ils
avoueraient qu'ils en sont très-éloignés. Il n'est donc pas vrai que ce res-
pect les touche autant qu'ils le prétendent : ce n'est donc pas ce respect qui
SUR LA COMMUNION. 277
les empêche d'approcher des divins mystères ; mais quoi ? je l'ai dit , et je
le redis : un attachement opiniâtre au monde, et à tout ce qui s'appelle
monde. Ils sont du monde ; et ce monde , que Dieu réprouve , ne goûte
point Jésus-Christ. Ils aiment le monde plus que Jésus-Christ , et voilà
pourquoi ils quittent Jésus-Christ pour le monde. Cette apparence de res-
pect n'est qu'un voile dont ils se couvrent , et dont leur amour-propre se
fait honneur. Mais au fond , c'est le monde qui les possède , et qui leur
inspire pour la communion cette froideur, cette indifférence, disons mieux ,
ce dégoût.
Et c'est ce que le Sauveur lui-même a voulu nous faire comprendre dans
la parabole des conviés qui négligèrent de venir au festin , parce que d'au-
tres soins leur occupaient l'esprit et le cœur. Avec cette différence bien
remarquable , reprend saint Augustin , qu'au moins les conviés de la pa-
rabole confessèrent de bonne foi les vraies raisons qui les arrêtèrent ; au
lieu que ces mondains , dont il est ici question , affectent de ne pas con-
naître et se cachent à eux-mêmes la cause de leur désordre ; se prévalant
toujours de ce vain prétexte, qu'indignes qu'ils sont de communier, le
meilleur pour eux est de s'en abstenir ; se consolant intérieurement, comme
s'ils honoraient par là Jésus-Christ , et que Jésus-Christ dût un jour les
récompenser de ce qu'ils abandonnent ses autels, pour jouir plus en repos
et avec plus de liberté des plaisirs du siècle. Car voilà, mes chers auditeurs,
jusqu'où va leur aveuglement. Et pour les convaincre, ajoutait saint Chry-
sostome (ceci paraît sans réplique) , pour les convaincre que, par rapport
à eux , ce prétendu respect n'est qu'un prétexte , et non pas une raison ,
c'est que pour communier plus rarement , ils n'en communient pas plus
dignement ; c'est-à-dire que , lorsqu'ils communient , ils ne s'y disposent
pas mieux, qu'ils ne s'éprouvent pas avec plus de soin, qu'ils ne s'en sé-
parent pas plus du monde; et, si j'ose ainsi m'exprimer, que pour rece-
voir chez eux Jésus-Christ , ils ne s'en mettent pas plus en frais ; se per-
suadant , par la plus fausse de toutes les maximes , que communier peu ,
sans y rien ajouter de plus , doit leur tenir lieu de mérite et de tout mé-
rite; et par une visible erreur, dont ils ne s'aperçoivent pas, mesurant
tout le respect qu'ils rendent au divin mystère , non par plus d'attention
sur eux-mêmes, non par plus de fidélité à leurs devoirs, non par plus
d'exactitude ni plus de régularité, mais par l'intervalle et l'espace de temps
qu'ils mettent entre une communion et l'autre : Non mundiliam animi ,
sed intervalle temporis longioris meritum putantes i. Marque infaillible,
dit ce Père, que ce n'est ni humilité, ni respect, mais une illusion toute
pure de l'esprit du monde qui les séduit.
Or je dis, Chrétiens , qu'il est d'une importance extrême de leur ôter ce
prétexte. Et comment? Prenez garde, s'il vous plaît : non pas en leur fa-
cilitant la communion , ni en les y portant , tandis qu'ils sont encore dans
les engagements d'une vie mondaine : je sais trop ce que la dignité de ce
sacrement exige d'une âme fidèle ; et malheur à moi si, dans la plus grande
action du christianisme , et dans les dispositions qu'il faut y apporter, je
1 Chrysost.
278 SUR LA COMMUNION.
venais jamais à ouvrir la porte aux moindres relâchements ! Mais j'appelle
ôter à une âme mondaine ce prétexte , l'obliger à parler juste, et à ne plus
dire : Je m'éloigne du corps de Jésus-Christ , parce que je le respecte ;
mais, Je m'en éloigne, parce que je suis une âme libertine qui ne veux pas
m'assujettir aux saintes lois que ma religion me prescrit pour en appro-
cher. Je m'en éloigne , parce que je suis une âme dissipée , qui n'ai en tête
que le monde et que mon plaisir. Je m'en éloigne , parce que je suis une
âme lâche qui n'ai pas le courage de rien faire , ni de rien entreprendre
pour mon salut. Je m'en éloigne, parce que j'ai un empressement pour les
affaires temporelles, qui me dessèche le cœur, et qui m'endurcit à l'égard
de Dieu. Je m'en éloigne , parce que je ne puis me résoudre à me morti-
fier, ni à me faire la moindre violence. Je m'en éloigne, parce je veux
vivre sans règle, et selon le caprice de mon humeur. Obliger, dis-je, les
mondains à convenir de tout cela, et leur remontrer ensuite le désordre
de leur conduite, et l'injure qu'ils font à Jésus-Christ de négliger ainsi
son adorable sacrement ; leur bien faire entendre que non-seulement il ne
s'en tient pas honoré , mais que c'est l'outrager, que c'est l'irriter, que c'est
s'attirer de sa part cette terrible malédiction , par où il conclut la parabole
de l'Évangile : Dico autem vobis, quod nemo virorum illorum qui vocati
sunt, gustabit cœnam meam 1 : Ma table était prête et dressée pour eux,
et ils ont cherché des prétextes pour s'en éloigner ; mais je saurai bien les
en punir : car je vous déclare que pas un d'eux ne sera reçu au sacré
banquet que je leur avais préparé : voilà de quoi les détromper de la dan-
gereuse illusion qui les aveugle. Combien de fois, mes chers auditeurs,
cette prédiction du Sauveur du monde, quoiqu'elle ne soit, si vous voulez,
que comminatoire , s'est-elle accomplie à la lettre? et combien de chré-
tiens , pour avoir abandonné pendant la vie l'usage de la communion , par
un secret jugement de Dieu, en ont-ils été privés à la mort? Mais allons
plus avant.
Non-seulement vain respect, mais faux respect. Pourquoi? parce qu'il
n'est pas accompagné des deux conditions essentielles qu'il doit avoir. L'une
est la douleur, et une douleur vive, d'être séparé du corps de Jésus-
Christ; l'autre est le désir, et un désir sincère d'en approcher : deux con-
ditions inséparables du vrai respect ; mais que le mondain , s'il veut bien
rentrer en lui-même , ne trouvera pas dans son cœur. Douleur vive d'être
séparé du corps de Jésus-Christ : car si j'honore Jésus-Christ autant que
je dois l'honorer, si j'ai pour Jésus-Christ ce respectueux attachement dont
je me flatte, je dois regarder comme mon souverain bien dans cette vie de
lui être uni ; je dis uni surtout par le sacrement qu'il a lui-même institué
pour entretenir entre lui et moi une sainte et ineffable union : d'où il
s'ensuit que je dois , par la même règle , regarder comme mon souverain
mal d'être séparé de ce sacrement , dont la participation est le gage de ma
béatitude, ou plutôt est ma béatitude anticipée. Et c'est ce que saint Chry-
sostome comprenait si bien , quand il disait , en parlant de la commu-
nion : Unus sit vobis dolor hâc escâ privari - : que votre grande dou-
1 Luc, 14. — ' Chrysost.
SUR LA COMMUNION. 279
leur , mes Frères , ou pour mieux dire , que votre unique douleur soit
d'être privés de cette viande céleste, qui est la chair de Jésus-Christ ! Votre
unique douleur , anus dolor ; car quels sont , en comparaison de celui-ci,
tous les autres sujets qui vous affligent ? S'il est donc vrai que je respecte
le sacrement de Jésus-Christ autant qu'il est respectable , et autant que je
veux paraître le respecter ; rien ne doit être plus douloureux et plus affli-
geant pour moi , que de me voir privé de cette divine nourriture ; et j'y
dois être plus sensible qu'à toutes les pertes du monde , qu'à toutes les
afflictions du monde. Cette pensée, Je suis séparé de mon Dieu, si j'ai
de la foi , doit me désoler , doit me consterner , doit me jeter dans un
abattement pareil à celui d'Esaù, quand il se vit exclu de la bénédiction
de son père; et par là j'entre comme chrétien dans le sentiment de saint
Chrysostome : Unus sit vobis dolor hâc escâ privari.
Douleur encore plus vive , si j'ai à me reprocher que c'est moi-même
qui m'en sépare, moi-même qui m'en sépare par mon infidélité ; moi-même
qui m'en sépare par mon attachement opiniâtre à l'objet d'une honteuse
passion dont je me suis rendu esclave ; moi-même qui m'en sépare pour
ne vouloir pas faire à Jésus-Christ le sacrifice qu'il attend de moi. Mais
quel surcroît de peine , si je comprends tout le malheur d'une si triste sé-
paration ! Quand l'Église , exerçant sur les premiers chrétiens la sévérité
de sa discipline , les retranchait pour un temps de la communion , que fai-
saient-ils, et quels étaient leurs sentiments? Les Pères nous apprennent
qu'ils en tombaient dans la plus profonde tristesse , qu'ils gémissaient ,
qu'ils soupiraient, qu'ils versaient des torrents de larmes, qu'ils regar-
daient cet état comme une réprobation passagère. Ainsi , quoique séparés
de Jésus-Christ, marquaient-ils néanmoins leur respect, et un respect
solide , à Jésus-Christ. Mais ces mondains dont je parle ont-ils jamais senti
les impressions de cette douleur chrétienne et religieuse? J'en appelle au
témoignage de leur cœur, et je les en atteste eux-mêmes. Éloignés de la
communion , avec quelle tranquillité ne soutiennent-ils pas cet éloigne-
ment? avec quelle indolence ne se voient-ils pas séparés du Dieu de leur
salut? avec quelle insensibilité ne s'y accoutument-ils pas, non-seulement
jusqu'à n'en être plus affligés, mais jusqu'à s'en trouver soulagés? La
communion , dans le cours de leur vie mondaine , est un fardeau pesant ,
et ils s'en déchargent : la communion trouble ou interrompt leurs vains
plaisirs; pour les goûter sans interruption et sans trouble, ils l'aban-
donnent ; il faudrait , pour communier , garder des mesures et se con-
traindre ; il leur est plus commode de s'en abstenir , et de ne communier
plu?. Avec de telles dispositions, me persuaderont-ils qu'ils ont pour Jésus-
Christ et son sacrement un vrai respect; et s'ils le prétendaient encore ,
n'ai-je pas droit de ne les en pas croire ?
Faux respect, parce qu'il n'est accompagné d'aucun désir de la commu-
nion. Autre preuve contre eux. Car observez bien , Chrétiens , ce que j'a-
joute : Le respect que je dois avoir pour Jésus-Christ peut bien m'engager
quelquefois à me retirer pour un temps de la communion ; mais il ne doit
jamais, s'il est véritable , éteindre en moi , ni même diminuer le désir de
280 SUR LA COMMUNION.
la communion. Au contraire, plus je me trouve indigne de communier ,
plus je dois, dans un sens , désirer avec ardeur de communier : pourquoi?
parce qu'il est évident que ce désir est au moins une ressource contre mon
indignité. Et en elfet , c'est par ce désir que je reviens à Jésus- Christ, et
en vertu de ce désir que je tâche à me rapprocher de lui. C'est par ce désir
que j'en cherche tous les moyens, que j'en surmonte tous les obstacles,
que je suis fidèle à en exécuter toutes les résolutions. Tandis que ce désir
est en moi , le principe de la vie y est encore, et il n'y a rien dont je ne
sois capable : au lieu que ce désir cessant , je suis comme mort , n'ayant
plus aucun sentiment qui me ramène à Jésus-Christ , ni qui me presse de
retourner à lui : d'où il s'ensuit que non-seulement toute mon indignité
subsiste, mais que l'extinction de ce désir est comme la consommation de
mon indignité. Indignité consommée , dont saint Ambroise ne craignait
point d'exagérer les suites affreuses , quand il soutenait que la perte de ce
désir n'était pas moins qu'un présage de la réprobation future. Ah! Sei-
gneur , disait-il , c'est de ce pain adorable de l'Eucharistie qu'il est écrit
que tous ceux qui s'éloignent de vous périront ; c'est-à-dire que tous ceux
qui perdent le désir de s'unir à vous , seront rejetés de vous : Domine» de
hoc pane scriptum est : Omnes qui elongant se à te peribunt x.
Ainsi le comprenaient parfaitement les premiers fidèles. J'en reviens à
leur exemple, et je ne puis trop vous le proposer. Car c'est pour cela que,
privés de l'usage des saints mystères et de la communion , ils témoignaient
un empressement si vif et si ardent d'y être rétablis. C'est pour cela qu'ils
le demandaient avec tant d'instance, et que, prosternés aux pieds des
prêtres , ils les conjuraient, par les entrailles de la miséricorde de Jésus-
Christ, de leur abréger ces jours malheureux où ils vivaient séparés de leur
Sauveur. C'est pour cela qu'ils employaient même l'intercession des mar-
tyrs ; et en cela , dit saint Cyprien , paraissait leur respect et leur vrai
respect. Que fait le mondain? Content de leur ressembler dans cette triste
séparation , il est peu en peine de les imiter sur le reste ; et confondant
avec la communion le désir de la communion , il renonce également à l'un
et à l'autre, et n'a plus pour le sacrement de Jésus-Christ qu'une indiffé-
rence de cœur dont il devrait être effrayé. Car voilà , mes chers auditeurs,
ce que les Pères de l'Église déploraient si amèrement ; voilà ce qu'ils re-
gardaient comme une des plaies et comme un des plus grands malheurs de
leur siècle ; voilà ce que saint Chrysostome reprochait au peuple d' Antioche
avec tant de force. Quelle honte , leur disait-il , mes Frères , de voir votre
froideur quand on vous parle de recevoir le Saint des Saints? S'agit-il d'un
spectacle dans votre ville , vous y courez en foule ; et rien ne peut vous
attirer quand il est question de venir prendre part au sacrifice de nos au-
tels ! Toutes vos places publiques , tous vos amphithéâtres sont remplis ,
et la table de Jésus-Christ est vide. En vain y sommes-nous assidus, pour
vous distribuer les dons célestes ; aucun de vous ne s'y présente. Jésus-
Christ en personne vous y attend , et il y est délaissé. Tantôt ce Père leur
représentait avec quel zèle ils s'assemblaient pour écouter ses prédications,
* Ambros»
SUR LA COMMUNION. 281
tandis qu'ils en marquaient si peu pour recevoir de ses mains le gage pré-
cieux de leur salut. Tantôt il se plaignait de leur dureté à Y égard de ce
sacrement d'amour. Tan total leur remettait devant les yeux les funestes
conséquences de ce respect mal entendu dont ils voulaient se prévaloir , et
de l'abus qu'ils en faisaient. Imaginez-vous , mes chers auditeurs , que
c'est encore ici saint Chrysostome qui vous parle , puisqu'en effet c'est lui-
même; ou bénissez le ciel de ce que Dieu dès lors inspirait à ce grand
homme ce qui doit aujourd'hui confondre vos pitoyables, mais perni-
cieuses erreurs.
Enfin, j'ai dit, et je viens déjà de vous le faire voir en partie, que le
respect dont s'autorisent les mondains pour s'éloigner de la communion,
n'a nulle conformité avec celui des premiers siècles de l'Église : la preuve
en est sensible. Car dans ces siècles florissants du christianisme, tandis
qu'un pécheur demeurait séparé du corps de Jésus-Christ , il était dans les
exercices d'une pénitence laborieuse , à laquelle il se condamnait , et dont
il subissait avec courage toutes les rigueurs ; et cette pénitence , selon les
lois de l'Église , n'était point une simple cérémonie , puisqu'elle consistait
en de très-pénibles austérités. L'abstinence et le jeûne, le sac et la cendre,
le cilice et les macérations du corps en étaient , comme nous savons , les
accompagnements inséparables ; et cela pour montrer combien le pécheur
honorait Jésus-Christ , puisqu'il voulait bien se soumettre à de si rigou-
reuses pratiques , et qu'aux dépens de lui-même , il voulait bien faire à
Jésus-Christ une telle réparation. Or, avouons-le à notre honte, de pa-
reilles épreuves ne sont ni du goût , ni de la dévotion des mondains. De
quelque respect qu'ils se piquent pour Jésus-Christ , ils ne veulent pas
qu'il leur en coûte tant. Aveuglés par l'esprit du monde , et par cet esprit
de mollesse , ils prétendent en être quittes à meilleur compte. Toute leur
pénitence se termine à ne communier plus , et ce genre de pénitence ne
les incommode point. Bien loin de les incommoder , il flatte leurs inclina-
tions , et il leur donne lieu de vivre dans une plus grande liberté , disons
mieux, dans un plus grand libertinage. Car voilà où le prétexte de ce
faux respect porte les choses ; et plût au. ciel que ce que je combats ici fût
une chimère, et non une vérité! J'achève, et il me reste à vous montrer
que ce prétendu respect est un scandale dans le pécheur hypocrite. C'est
la troisième partie.
TROISIÈME PARTIE.
C'est une maxime communément reçue , que ce qui est bon en soi ne
l'est pas toujours par rapport au principe d'où il part ; et une des règles
de la prudence humaine est de tenir les choses même les plus salutaires
pour suspectes , quand nous découvrons qu'elles viennent d'une source in-
fectée et empoisonnée. Or, nous pouvons et nous devons même appliquer
cette règle à ce qui concerne la religion et les pratiques de piété. Je ne sais,
Chrétiens, si vous avez jamais fait une réflexion qui m'a paru bien so-
lide, et dont je suis sûr que vous comprendrez encore mieux que moi la
vérité, savoir, que lorsqu'il s'est élevé dans le christianisme des contesta-
282 SUR LA COMMUNION.
tions sur le relâchement ou la sévérité de la discipline, certains libertins
du monde n'ont presque jamais manqué à se déclarer pour le parti sé-
vère ; non pas afin de l'embrasser dans la pratique et de le suivre , dispo-
sition dont ils étaient bien éloignés , mais , ou par une conduite bizarre ,
pour avoir le plaisir d'en parler, ou par un intérêt secret, pour s'en servir
comme d'un voile propre à couvrir d'autres desseins. Ainsi tant de fois
a-t-on vu des hommes engagés d'ailleurs dans des désordres honteux , des
hommes égaloment corrompus et dans l'esprit et dans le cœur , vains ,
sensuels, amateurs d'eux-mêmes, être les premiers et les plus zélés en
apparence à s'expliquer en faveur de la réforme, et à la maintenir. Ainsi
a-t-on vu des femmes trop connues pour ce qu'elles avaient été , et peut-
être pour ce qu'elles étaient encore ; des femmes à qui le passé devait au
moins fermer la bouche , devenir les plus éloquentes sur la dépravation des
mœurs , ne trouver rien d'assez exact ni d'assez rigide dans la police d©
l'Église , et en appeler sans cesse aux anciens canons , tels qu'ils s'obser-
vaient dans leur première institution. Mais ce zèle de la pureté des mœurs
et de la perfection du christianisme n'est-il pas louable dans un chrétien ?
Oui , répond saint Bernard : mais autant qu'il est louable dans un chré-
tien , autant, pour ne rien dire de plus , est-il équivoque et douteux dans
un libertin ; et je dois , selon le précepte de Jésus-Christ , m'en défier
comme de la plus dangereuse hypocrisie.
Or , ce que remarquait en général saint Bernard touchant la pureté et
la régularité des mœurs , c'est encore plus particulièrement et plus sensi-
blement ce qui s'est vérifié , et ce qui se vérifie tous les jours à l'égard de
la communion. Car qu' est-il arrivé? vous le savez : on a parlé, et avec
raison , des abus qui se commettaient ou qui pouvaient se commettre dans
la fréquentation du sacrement de nos autels , de l'extrême facilité avec
laquelle il était à craindre qu'on n'y admît les pécheurs , de la nécessité
d'en séparer pour un temps certaines âmes imparfaites qui n'en profi-
taient pas , de la discrétion et de la prudence que les pasteurs y devaient
apporter. Tout cela était bon, saint, édifiant; et je ne doute point (appli-
quez-vous , s'il vous plaît , à ce que je dis ), je ne doute point que les vrais
fidèles , touchés de l'intérêt de Dieu et de celui de son Église , n'aient eu
des intentions très-pures , en témoignant là-dessus leur zèle : mais ce qui
m'étonne, c'est que des gens d'nn caractère tout opposé, j'entends les li-
bertins du siècle , aient prétendu être de la partie ; et que , s'ingérant dans
une cause où ils n'avaient rien de commun , ils se soient quelquefois mon-
trés les plus vifs et les plus ardents à faire valoir le respect dû au sacre-
ment de JésUs-Christ et à son corps adorable. Ce qui m'étonne , c'est que
des hommes qui , parmi les intelligents , passaient pour avoir peu de re-
ligion , des hommes engagés dans les derniers dérèglements , aient affecté
de parler avec plus de chaleur contre les communions fréquentes , se soient
plus hautement scandalisés sur ce point des moindres relâchements , ou
réels ou imaginaires , et soient entrés dans cette question comme dans leur
affaire propre. Voilà ce qui m'a toujours surpris.
Car enfin d'où leur peut venir ce zèle? Impies comme je les suppose,
SUR LA COMMUNION. 283
ils n'ont pour tous les autres devoirs du christianisme qu'un secret mé-
pris , et ils tiennent sur celui-ci le langage des parfaits et des spirituels. 11
faut donc qu'ils y envisagent quelque intérêt ; et vous êtes trop éclairés
pour ne pas comprendre d'abord en quoi cet intérêt consiste, puisqu'il est
facile à connaître, et qu'au moins il est certain qu'en parlant de la sorte,
ils se mettent en possession d'être libertins , non-seulement avec sûreté ,
mais, si j'ose le dire , avec honneur; car, encore une fois, ce sont de ces
hommes que saint Paul dépeignait à Timothée , des hommes corrompus
dans le principe , et dont la foi est comme éteinte ; des hommes à qui tout
exercice de religion est onéreux , et qui veulent s'en décharger. Cepen-
dant , parce qu'ils n'ignorent pas que la communion a toujours été re-
gardée comme une marque spéciale du christianisme, et que d'y renoncer
ouvertement, ce serait une espèce d'apostasie qu'ils auraient peine à sou-
tenir; pour ne pas se commettre jusque-là, et néanmoins pour secouer
le joug qui les incommode , ils se font un voile de religion de leur propre
irréligion ( je ne sais si je m'explique bien ) , et ils se portent pour appro-
bateurs de cette maxime qui va à nous éloigner de Jésus-Christ par un
sentiment de crainte et de respect, afin qu'on ne puisse plus les distinguer
d'avec les chrétiens mêmes les plus exacts , puisqu'ils parlent comme eux,
qu'ils paraissent aussi zélés qu'eux.
Or, je prétends que ce langage dans la bouche du libertin est un scan-
dale pour les faibles. Pourquoi ? Encore un moment d'attention : parce
qu'il aboutit à deux choses également pernicieuses , savoir , à décrier in-
différemment les bonnes et les mauvaises communions : c'est la première ;
et à détourner les âmes , non-seulement de la communion , mais univer-
sellement de tout ce qu'il y a de saint dans la religion : c'est la seconde.
Je dis à décrier indifféremment les honnes et les mauvaises commu-
nions : car , comme raisonnait fort bien saint Jean Chrysostome , s'il est
toujours dangereux , en blâmant la fausse piété , de décréditer la vraie ,
beaucoup plus l'est-il , quand celui qui se mêle d'en juger est un esprit
profane qui se soucie peu de confondre l'une avec l'autre , ou plutôt qui
n'attaque l'une que parce qu'il est secrètement ennemi de l'autre , et qui ,
bien loin d'user de la précaution nécessaire pour séparer le vrai d'avec le
faux , semble n'avoir point d'autre but que de détruire le vrai par le faux.
Or , ce que disait ce Père de la dévotion , j'ai droit de le dire , et la même
expérience le confirme touchant la communion. S'il faut toujours craindre,
en condamnant les mauvaises communions, de condamner les bonnes,
beaucoup plus quand celui qui s'en fait le censeur est un esprit perverti ,
qui n'a ni pour les bonnes ni pour les mauvaises nul égard véritable , et
qui ne compte pour rien de préjudicier à celles-ci en déclamant contre
celles-là.
Et en effet , à quoi se termine le zèle malin que je combats , que je com-
bats, dis-je , dans les impies du siècle qui s'en prévalent, et qui par là
troublent les âmes justes et innocentes? à quoi se réduit-il? A l'aire dans
l'Église de Dieu ce que faisaient dans le temple de Jérusalem les enfants
du grand prêtre Héli , qui détournaient les nommes du sacrifice : crime
284 SUR LA COMMUNION.
que détestait le Seigneur, et pour lequel il les réprouva : Peccatum grande
nimis, quiaretrahebant homines à sacrificio Domini l; ou bien, si vous
voulez , à renouveler ce que firent dans la suite les pharisiens , à qui pour
cela le Sauveur du monde disait avec indignation : Malheur à vous qui
fermez aux autres le royaume de Dieu ; car vous n'y entrez pas vous-
mêmes, et vous arrêtez encore ceux qui voudraient y entrer! Vos enim
non intratis, nec introeuntes sinitis intrare 2. Figure sensible de ce qui
s'accomplit tous les jours dans la personne de ces mondains, qui par un
endurcissement de cœur s1 étant eux-mêmes séparés du divin mystère , où,
selon la pensée de saint Cyrille , le royaume de Dieu nous est ouvert, vou-
draient, s'il leur était possible, en exclure tous les autres. Voilà à quoi
ils travaillent , et même à quoi ils parviennent , en contrôlant les gens de
bien sur leurs communions, en censurant leur vie, en critiquant leur con-
duite, en relevant leurs moindres défauts, en ne leur pardonnant rien, et
en leur faisant un crime de tout. Saint Augustin , avec toutes ses lu-
mières, n'osait pas désapprouver l'usage de communier tous les jours; un
mondain téméraire et aveugle dans les choses de Dieu le condamne hardi-
ment et sans hésiter. Le dernier concile souhaitait de voir la fréquente
communion rétablie dans l'Église; et le mondain voudrait au contraire
l'exterminer et l'anéantir. Ne pensez pas, mes chers auditeurs, que par là je
prétende justifier toutes les communions fréquentes ; il y en a de fréquentes
que je déplore, mais dont je laisse à Dieu le jugement : c'est-à-dire, il y
en a de fréquentes, mais inutiles; de fréquentes, mais lâches; de fré-
quentes , mais très-peu édifiantes , mais qui pourraient même plutôt scan-
daliser qu'édifier. Peut-être en parlerai-je dans un autre discours , et vous
verrez bien que mon intention ne fut jamais de les autoriser. Du reste ,
j'ai dit que j'en laissais à Dieu le jugement, parce qu'autant que je .crain-
drais de rien avancer qui favorisât de telles communions , autant me
croirais-je prévaricateur, de donner la moindre atteinte aux communions
fréquentes, mais ferventes. Les autres déshonorent Jésus-Christ, mais
celles-ci le glorifient ; et comme je dirais anathème à quiconque approu-
verait les communions vaines et imparfaites , aussi le dirai-je toujours au
libertinage, quand il s'élèvera contre celles qui sanctifient les âmes, et
dont le Fils de Dieu tire sa gloire. Qui pourrait dire combien le démon ,
par ce seul artifice, a retiré de Justes des autels? combien d'épouses de
Jésus-Christ il a troublées dans leurs saintes communications avec l'É-
poux céleste? combien de communions, dont les anges se seraient réjouis
dans le ciel , il a comme interdites sur la terre ?
Je dis plus : de l'éloignement de la communion le scandale passe, si l'on
n'a soin de s'en préserver , jusqu'à l'abandon et au retranchement de tout
ce qui se pratique de plus saint dans le christianisme ; et c'est la seconde
remarque de saint Chrysostome. Car supposé ce principe d'une humilité
feinte et mal conçue , quelle conséquence n'en peut-on pas tirer, et à quel
exercice de la religion une âme fidèle n'est-elle pas tentée de renoncer?
Vous n'êtes pas digne de vous présenter à la table de Jésus-Christ ( ce sont
• 1 Reç., 2. — 2 Matth., 23.
SUR LA COMMUNION. 285
les paroles de saint Chrysostomè) ; et êtes-vous digne d'entrer dans le temple
de Dieu? et etes-vous digne de prier et d'invoquer Dieu? et êtes-vous
digne d'entendre la parole de Dieu? et etes-vous digne d'être admis
à la pénitence , et au tribunal de la miséricorde de Dieu? et etes-vous
digne de chanter avec l'Église les louanges de Dieu ? et etes-vous digne
d'assister au sacrifice qui est offert à Dieu? Il faudra donc par la même
raison abandonner tout cela , et que la vue de votre indignité , si j'ose
m'exprimer de la sorte, vous tienne dans une espèce d'excommunica-
tion , où vous n'ayez plus de part à tout ce qui s'appelle culte et devoir
chrétien : Sum, inquis, indignus communione altaris; ergo et Ma
quoque communione quœ In precibus est ; ergo et Ma quœ in verbo
Dei estx. Ainsi concluait ce saint docteur; et sans parler des bonnes
âmes , dont la simplicité peut être séduite par cette illusion , voilà l'avan-
tage que les libertins en voudraient remporter. Ils se feraient un plaisir
d'étendre à toutes les obligations chrétiennes ces paroles du centenier, ex-
pliquées et corrompues selon leur sens : Domine , non sum dignus. Et
comme ils s'en servent pour paraître, tout libertins qu'ils sont, humbles
et religieux , en ne communiant pas ; aussi , passant plus loin , se sauraient-
ils bon gré d'avoir trouvé moyen de ne paraître jamais dans nos temples
par respect, de ne plus prier par respect, de s'affranchir par respect de tous
leurs devoirs. Or, c'est là, mes chers auditeurs, le scandale qu'il fallait
combattre. Pardonnez-moi , si j'en parle avec quelque véhémence : c'est
pour l'intérêt de Jésus-Christ et de sa religion. Que les prélats de l'Église
fassent des lois et des ordonnances pour corriger les abus de la communion,
c'est ce qui les regarde , et ce que je respecterai toujours. Que les prêtres
et les pasteurs des âmes travaillent à y apporter remède , c'est leur mi-
nistère, et c'est pour cela que Dieu les a établis. Que les particuliers mêmes
y contribuent selon la mesure de la grâce que Dieu leur a donnée, en com-
mençant par eux-mêmes , avant que d'étendre leur zèle sur les autres,
c'est ce qui m'édifiera. Mais que des mondains , que des profanes, aveugles
dans les choses de Dieu , que des hommes peut-être sans foi , entreprennent
de décider ce qu'il y a de plus important dans la religion , de le régler ,
d'y mêler leurs erreurs, leur intérêt, leur impiété, c'est ce que je condam-
nerai toujours , et sur quoi je m'élèverai hautement contre eux. Appliquons-
nous , mes Frères ; c'est à vous à qui je parle , prêtres du Dieu vivant et
ministres de ses autels , séculiers ou réguliers : appliquons-nous à préparer
au Seigneur un peuple parfait. Unis par le lien de la charité, travaillons
à convertir les pécheurs , à perfectionner les Justes , à purifier les âmes
fidèles , pour les rendre dignes du sacrement de Jésus-Christ. Voilà à quoi
nous devons nous employer ; voilà le but que nous devons nous proposer.
Car je vous le dis , mes Frères, jamais l'Église de Dieu ne sera sanctifiée,
ni jamais le christianisme ne sera bien réformé , que par le bon usage de
la communion. Raisonnons tant qu'il nous plaira; il en faudra toujours
revenir à ces adorables paroles du Sauveur : Si vous ne mangez la chair
du Fils de l'Homme, vous n'aurez point la vie en vous : Nisi manduca-
' Chrysost.
286 SUR l'aumône.
veritis carnem Filii hominis, non habebitis vitam in vobis. Au contraire,
si quelqu'un mange de ce pain , il vivra éternellement : Qui manducat
hune panem , vivet in œternum; il vivra en ce monde par la grâce, et
dans l'autre par la gloire, où nous conduise, etc.
SERMON POUR LE PREMIER VENDREDI DE CARÊME.
SUR L'AUMONE.
Quiim ergo facis eleemosynam, noli tuba canere unie te , sicut hypouilœ faciunt in synacjogls
el in vicis, ut honorificentur ai hominibus.
Quand donc vous faites L'aumône, ne faites pas sonner de la trompette devant vous, comme
font les hypocrites dans les synagogues et dans les places publiques , pour être honorés des
hommes. Saint. Matth., ch. G.
Monseigneur 1 ,
Si l'Évangile condamne ces âmes vaines qui corrompent les plus saintes
œuvres par une intention criminelle , et qui cherchent dans leurs aumônes
à contenter leur orgueil et à se distinguer, c'est encore avec bien plus de
raison et plus de rigueur qu'il doit condamner ces âmes dures qui laissent
impitoyablement souffrir tant de pauvres , et qui les voient presque réduits
aux dernières extrémités , sans se mettre en peine de les assister dans leurs
misères et de pourvoir à leurs besoins. Car ce désordre n1 est-il pas plus
condamnable que l'autre? et que servirait, Chrétiens, de vous apprendre
quelles vues vous devez vous proposer en faisant l'aumône, lorsque vous
n'êtes pas même instruits , ou que vous paraissez au moins dans la pra-
tique si peu persuadés du devoir indispensable qui vous engage à la faire ?
Quand la loi de Dieu ne nous l'ordonnerait pas , faudrait-il une autre
loi que les sentiments naturels ? Et voilà , Monseigneur, les heureuses dis-
positions que Votre Altesse Royale a reçues en naissant, et qu1 elle a si
bien cultivées. Si les princes sont les images de Dieu , et si la miséricorde
est un des premiers caractères de la Divinité , je puis dire que nous voyons
dans Votre Altesse Royale les plus beaux traits de cet excellent modèle. Car
nous y voyons, Monseigneur, un prince bienfaisant, dont l'inclination pré-
dominante est d'obliger et de faire des grâces : un prince libéral et magni-
fique , qui prend plaisir à dispenser ses dons , et qui met sa grandeur à les
répandre , non moins sur les petits que sur les grands mêmes : un prince
prévenant et affable , qui , par des manières toujours engageantes , par un
accueil toujours ouvert et un visage où la douceur est peinte , inspire à
ceux qui l'approchent autant de confiance que la pompe de sa cour, l'éclat
de sa naissance , la dignité de sa personne , leur impriment de respect et
de vénération : un prince charitable et compatissant, toujours prêt à écouter
les humbles supplications des affligés, et toujours disposé à prendre en
main leur cause et à défendre leurs intérêts. Ce ne sont point là, Monsei-
1 Monsieur, frère unique du roi.
SUR L AUMONE. 287
gneur, de ces éloges étudiés que la flatterie donne aux princes , et qui quel-
quefois expriment plutôt ce qu'ils doivent être que ce qu'ils sont : je ne
dis rien que n'ait dit cent fois avant moi , que ne dise encore tous les jours
comme moi et aussi hautement que moi , tout ce peuple qui m'écoute , et
dont vous possédez les cœurs. Juste et glorieuse possession , où vous a
maintenu jusqu'à présent , et où vous maintiendra , cette grandeur d'âme
qui parait en tout , cette générosité de sentiments , cette bonté de naturel ,
tant d'autres qualités que nous admirons, et s'il m'est permis de le dire,
Monseigneur, pour m'acquitter de mon ministère et pour votre édification,
qui ne doivent pas seulement servir à faire de Votre Altesse Royale un
prince selon le cœur des hommes , mais un prince vraiment chrétien , et
selon le cœur de Dieu. J'aurai donc l'avantage, Monseigneur, en parlant
de l'aumône et du soin des pauvres , d'entrer dans vos vues et de seconder
votre zèle. Les Pères semblent avoir épuisé sur ce sujet leur éloquence ; saint
Jean Chrysostome ne faisait presque pas un discours au peuple , qu'il ne
recommandât la charité et la miséricorde chrétienne ; et c'est ce qui le fit
appeler le prédicateur de l'aumône. Avant que de proposer mon dessein ,
implorons le secours du ciel , et adressons-nous pour l'obtenir à la Mère de
miséricorde, en lui disant : Ave, Maria.
Rien n'est plus ordinaire dans le christianisme que d'entendre parler de
l'excellence et des avantages de l'aumône , mais on n'est guère accoutumé,
ou du moins on ne se plaît guère à entendre parler du précepte et de la
nécessité de l'aumône. Ceux qui ne la font pas n'en ont communément nul
scrupule, et ne s'en accusent jamais au tribunal de la pénitence; et ceux
qui la font , dit saint Jean Chrysostome , la regardent volontiers comme
une œuvre de surérogation , et non point comme une obligation étroite et
rigoureuse. Ils la font; mais au même temps ils ont une secrète complai-
sance de faire au delà de leurs devoirs ; ils se flattent de cette pensée , et ils'
aiment à s'y entretenir, soit pour se conserver la liberté de ne pas donner,
soit pour s'attribuer tout le mérite de ce qu'ils donnent. C'est néanmoins
une vérité incontestable , que la loi de Dieu nous oblige à soulager les
pauvres par nos aumônes ; et cette loi , Chrétiens, est si sévère , qu'il n'y va
pas moins que de notre salut éternel. Dieu ne veut point vous ôter le mérite
de votre charité , quand vous faites l'aumône ; mais il n'est pas juste aussi
que vous lui ôtiez , ou que vous prétendiez lui ôter le pouvoir qu'il a et qu'il
aura toujours de vous la commander ; comme il ne vous refuse point l'un,
vous ne pouvez lui contester l'autre ; et pour vous inspirer là-dessus toute la
soumission nécessaire , il faut vous bien convaincre de trois choses : en pre-
mier lieu , que l'aumône n'est point un simple conseil , mais un précepte :
en second lieu, que ce n'est point un commandement vague et indéfini, mais
déterminé à une certaine matière : en troisième lieu, que ce précepte doit être
observé avec ordre et selon les règles de la charité. Or voilà les trois points
qui vont partager ce discours. Je dis donc qu'il y a un précepte de l'au-
mône ; et mon dessein est de vous faire voir sur quoi il est fondé ; ce sera
la première partie. Je dis qu'il y a une matière affectée et destinée de Dieu
288 sur l'aumône.
pour l'aumône , et je prétends aujourd'hui vous la déterminer ; ce sera la
seconde partie. Enfin , je dis qu'il y a un ordre à garder dans l'aumône, et
je veux vous le faire connaître ; ce sera la conclusion. Trois points de mo-
rale que je vais développer selon les principes les plus communs de la théo-
logie : car ne pensez pas que j'affecte ici une sévérité particulière et outrée.
Quand il s'agit d'obligation de conscience, surtout de péché mortel, nous
ne devons dire que ce qu'il y a de vrai , et d'incontestablement vrai. Pré-
cepte de l'aumône , matière de l'aumône , ordre de l'aumône , c'est tout le
sujet de votre attention.
PREMIÈRE PARTIE.
Il y a un précepte de l'aumône ; et ce précepte , sur quoi est-il fondé?
ce précepte, en quelles conjonctures, en quelles nécessités des pauvres
oblige-t-il? Ce sont les points importants que j'ai d'abord à éclaircir, et
qui demandent, Chrétiens, toute votre réflexion. Qu'il y ait un précepte
de l'aumône , c'est une vérité constante. Le Sauveur du monde nous l'a
expressément déclaré en son Évangile ; et ce commandement est si rigou-
reux , qu'il suffira de ne l'avoir pas accompli , pour être réprouvé de Dieu
et pour entendre ce formidable arrêt : Discedite à me , maledicti l ; Reti-
rez-vous de moi, maudits. Mais où iront-ils? et à quoi sont-ils réservés?
au feu éternel : In ignem œternum. Pourquoi? en voici la raison : C'est,
dira le Seigneur, que j'ai eu faim, et que vous ne m'avez pas donné à
manger : Esurivi enim, et non dedistis mihi manducare. C'est que j'ai
été malade et en prison , et que vous ne m'avez pas visité : Infîrmus et in
carcere, et non visitastis me. C'est que dans la personne des pauvres, que
je regardais comme mes frères , comme mes membres vivants, j'ai souffert
des besoins extrêmes , et que vous n'avez pas pensé à me secourir : Nudus,
et non cooperuistis me. Chose étrange ! reprend saint Chrysostome ; l'Évan-
gile ne marque point d'autre chef d'accusation que celui-là : comme si
toute la rigueur du jugement de Dieu devait consister dans la discussion
de ce seul article; et que Jésus-Christ, en qualité de souverain juge, ne
dût venir à la fin des siècles que pour condamner la dureté et l'insensibilité
des riches envers les pauvres. Or ce Dieu si juste et si équitable, ajoute le
même Père, ne réprouvera jamais les hommes pour avoir omis de simples
conseils, mais pour avoir violé ses préceptes. Il faut donc, conclut-il, que
l'aumône soit un précepte : cette preuve est convaincante , et résout en peu
de paroles toute la question.
Allons plus avant, Chrétiens, et voyons sur quoi ce précepte est fondé.
Car de là , comme d'une source féconde , je tirerai non-seulement de
grandes lumières pour vous instruire, mais de puissants motifs pour vous
exciter à la pratique d'un devoir si essentiel, et d'une loi dont la trans-
gression doit avoir pour vous des conséquences si affreuses. Sur quoi, dis-je,
est fondé le précepte de l'aumône? ceci est remarquable. Sur deux titres,
répond le docteur angélique saint Thomas : savoir, la souveraineté de Dieu
d'une part, et de l'autre l'indigence du prochain. Deux principes, d'où
■ Malth., 25.
SUR l/ AUMONE. 280
plsùltô pour les riches du siècle une obligation si étroite, que l'aumône
n'est pas seulement à leur égard un précepte , mais un précepte de droit
naturel, mais un précepte de droit divin, et par conséquent un précepte
dont nulle puissance sur la terre ne les peut dispenser. Appliquez-vous, et
ne perdez rien de cette morale.
En effet, mes chers auditeurs, Dieu est le souverain maître de vos biens,
il en est le Seigneur ; il en est même absolument le vrai propriétaire ; et par
comparaison de vous à lui , vous n'en êtes , à le bien prendre , que les éco-
nomes et les dispensateurs. C'est ce que la raison et la foi nous démontrent
évidemment. Or, puisque vos biens sont à Dieu par droit de souveraineté,
vous lui en devez le tribut, l'hommage, la reconnaissance; et puisqu'il on
a la propriété même, et qu'elle lui appartient, il en doit avoir les fruits.
Que fait Dieu, Chrétiens? il affecte ce tribut et ces fruits à la subsistance
des pauvres; c'est-à-dire qu'au lieu d'exiger ce tribut par lui-même et pour
lui-même, ce qui ne convient pas à sa grandeur, il l'exige par les mains
des pauvres ; ou plutôt il substitue les pauvres , pour l'exiger en son nom.
Tellement que l'aumône , qui , par rapport au pauvre , est un devoir de
charité et de miséricorde, est, par rapport à Dieu, un devoir de justice,
un devoir de dépendance et de sujétion ; et c'est ce que le Saint-Esprit nous
a fait entendre par cette belle parole : Honora Dominum de tua substan-
tiel f. Prenez garde, s'il vous plaît : il veut que l'homme fasse honneur à
Dieu de ses biens, qu'il a reçus de la main de Dieu ; et l'homme, dit saint
Léon , pape , s'acquitte de ce devoir en payant à Dieu , et comme vassal ,
et comme sujet, les droits dont il lui est redevable. Droits honorifiques ,
puisqu'en effet ils honorent Dieu ; mais au même temps droits utiles et
profitables aux pauvres, à qui Dieu par sa providence les a résignés. Car
Dieu, je le répète, a établi les pauvres dans le monde pour recueillir ses
droits en sa place; et l'aumône est le seul moyen par où les riches puissent
rendre à Dieu ce qu'ils lui doivent. C'est pourquoi saint Pierre Chryso-
loguc, parlant des pauvres , leur donne une qualité bien glorieuse et une
commission bien honorable , lorsqu'il les appelle les receveurs du domaine
de Dieu , et qu'il nous fait considérer la main du pauvre comme le trésor
de Dieu sur la terre : Gazophylacium Dei, manus pauperis*.
Que fait donc le riche quand il oublie le pauvre , et qu'il lui refuse l'au-
mône? Vous ne vous êtes peut-être jamais formé l'idée de ce péché, telle
que je la conçois , et telle que l'Écriture même nous la donne. Je dis qu'un
riche qui refuse au pauvre l'aumône, est un sujet rebelle qui refuse le tribut
à son souverain ; que c'est un vassal orgueilleux , qui , par un esprit d'in-
dépendance, ne veut pas reconnaître son seigneur. Excellente idée, qui
nous fait comprendre d'une part la supériorité infinie de l'être de Dieu, et
de l'autre la nature de l'aumône. Car de là, mes chers auditeurs, je tire
deux conséquences, qui ne peuvent être , ni assez attentivement méditées,
ni assez fortement prêchées dans le christianisme. La première, qu'il est
essentiel à l'aumône d'être faite dans un sentiment d'humilité, et que bien
loin que ce soit une œuvre propre à nous inspirer l'orgueil et à nous enfler,
1 Proverb., 3. — 2 Chrysol.
T. I. 19
290 sir l'aumône.
elle nous tient au contraire dans la soumission , en nous réduisant à la
connaissance de nous-mêmes. Pourquoi ? parce que F aumône est essentiel-
lement un aveu que l'homme fait à Dieu de sa dépendance. Or il n'est pas
naturel qu'un sujet tire vanité de sa condition de sujet , ni du témoignage
même qu'il rend de sa fidélité et de son obéissance.
Et c'est le secret que comprit parfaitement Abraham , lorsqu'il reçut trois
anges dans sa maison, sous la figure et sous l'habit de trois pauvres. L'Écri-
ture dit que, pour se disposer à leur rendre ce devoir d'hospitalité, il s'hu-
milia, et que, prosterné en leur présence, les voyant trois, il n'en adora
qu'un : Très vidit, et union adoravit. Que signifient ces paroles? deman-
dent les interprètes : en adora-t-il un des trois qu'il voyait? ou , s' élevant
au-dessus des trois, en adora-t-il un quatrième qu'il ne voyait pas? Quel-
ques-uns ont cru que Dieu dès lors , par une grâce particulière , lui révéla
l'auguste mystère de l'ineffable Trinité ; et que l'adoration d'un seul à la
vue de trois fut comme la confession de foi qu'en fit ce saint patriarche ,
reconnaissant en trois personnes l'unité d'un Dieu : c'est la pensée de saint
Augustin, aussi solide qu'ingénieuse. Mais il me semble que saint Jérôme
a pris la chose dans un sens plus naturel; et j'aime mieux dire avec lui,
qu'Abraham voyant trois pauvres se prosterna devant Dieu , parce qu'il
allait payer à Dieu , dans la personne de ces trois pauvres , le tribut de ses
biens : comme s'il eût voulu ainsi marquer le principe de l'aumône qu'il
allait faire , et nous montrer par son exemple avec quel esprit nous la
devons faire nous-mêmes : .Très vidit , et unum adoravit. Car telle est ,
mes Frères, dit saint Chrysostome , la première vue que nous devons avoir
dans nos aumônes, puisque l'aumône est une espèce de culte que nous
rendons à Dieu. Tel est le premier sentiment que la foi doit former dans
nos cœurs , et dont elle doit nous remplir : un sentiment de vénération
pour Dieu. Que vais-je faire par cette aumône? Je vais reconnaître l'empire
de Dieu sur moi ; je vais protester à Dieu qu'il est mon Dieu , et que je suis
sa créature. Oui, Seigneur, et c'est pour cela que je me mets en devoir
d'assister le pauvre délaissé et abandonné. En le soulageant dans sa misère,
je ne vous donnerai rien; et que pourrais-je vous donner, ô mon Dieu?
vous êtes trop riche, et je suis trop faible : mais je prétends par là même
avouer ma faiblesse ; je prétends confesser par là que tout ce que j'ai est à
vous, et que je n'ai rien qui ne relève de vous. Ainsi, dis-je, y doit procéder
un chrétien qui veut satisfaire au précepte de l'aumône en chrétien.
De là suit une autre conséquence : que l'aumône , pour être faite dans la
rigueur du précepte , doit être proportionnée aux biens et à leur quantité.
Car Dieu , mes chers auditeurs , qui règle tout par sa sagesse , et qui a tout
fait avec nombre , poids et mesure, exige de vous ce tribut selon toute
l'étendue de votre pouvoir. Les princes de la terre n'en usent pas toujours
de la sorte ; et souvent , par des raisons de politique que la nécessité même
autorise, ils se trouvent obligés à tirer les plus grands secours de leurs
moindres sujets, pendant qu'ils ménagent les plus opulents et les plus aisés.
Mais notre Dieu qui ne voit point de nécessité supérieure à sa loi , et devant
qui toutes les conditions du monde ne sont rien, sans se relâcher de ses
SUR l' AUMONE. 291
droits et sans égard à vos personnes, fait une imposition réelle sur vos
biens. Ètes-vous dans l'abondance, il attend de vous un tribut abondant :
et c'est vous flatter, ou pour mieux dire , c'est vous tromper vous-mêmes ,
si vous vous en tenez quittes pour de légères aumônes , quand vous pouvez
les grossir, et que vous avez de quoi fournir à de plus amples largesses.
Abus, disait saint Ambroise; ce n'est point aumône que de donner peu,
lorsqu'on a beaucoup reçu : Non est eleemosyna è multis paitca largiri.
Sur quoi ce saint docteur ajoutait : Non ergo quid fastidio expuas, sed
quid religionis affectu et studio conféras pensandum est1. Prenez donc
garde, concluait-il, en parlant à un riche chrétien, que l'aumône n'est
point une œuvre de subrogation, mais une dette , dont Dieu vous a chargé ;
et qu'il ne s'agit pas seulement pour vous de donner aux pauvres le rebut
de votre maison , et je ne sais quels restes de votre luxe jetés au hasard ou
arrachés par importunité , comme peut-être vous vous êtes contenté jusques
à présent de le faire; parce que traiter ainsi votre Dieu , et le partager si
mal , c'est le mépriser : Non ergo quid fastidio expuas. Mais voulez-vous
lui rendre ce qui lui est dû? rentrez en vous-même, examinez vos facultés
et vos forces ; pesez , mais dans la balance du sanctuaire , comment vous
faites l'aumône : si vous la faites avec cet esprit d'équité , avec cette exacte
proportion que la loi demande : si vous la faites suffisamment , si vous la
faites libéralement, si vous la faites pleinement. Car ce que vous devez
craindre, poursuivait saint Ambroise, c'est qu'au lieu d'être récompensé
pour avoir donné, vous ne soyez puni pour avoir donné trop peu :
Metuendum est enim ne plus plectaris ob re tenta, quàm compenseris
ob data"".
Or quel est, mes chers auditeurs, le grand désordre qui règne aujourd'hui
dans le monde , je dis même dans le monde chrétien ? Permettez-moi de
vous le représenter, et portez-en devant Dieu la confusion. Quel est, dis-je,
l'injuste procédé des riches mondains ? le voici : ils mesurent tout , hors
l'aumône, sur le pied de leurs revenus et de leurs biens. Je m'explique.
Ils veulent être servis à proportion de leurs biens , ils veulent être vêtus à
proportion de leurs biens , ils veulent être logés , meublés à proportion de
leurs biens , et non-seulement à proportion , mais souvent bien au delà de
cette proportion : car à quel excès ne va-t-on pas? Il n'y a que l'aumône
où l'on ne se pique de nulle proportion, quoiqu'il n'y ait que l'aumône
où la proportion soit un devoir indispensable. Car, en vérité , mes Frères,
les riches du siècle règlent-ils leurs aumônes par leurs biens ; et quelle
proportion voyons-nous entre ce qu'il leur en coûte pour le soulagement
des pauvres , et ce que l'esprit du monde leur fait sacrifier à tant d'autres
dépenses? c'est-à-dire, les riches du siècle sont-ils magnifiques dans leurs
aumônes autant , par proportion , qu'ils sont superbes dans leurs habits,
autant qu'ils sont splendides dans leurs tables , autant qu'ils sont prodigues
dans leur jeu? J'en appelle à eux-mêmes. Est-ce de leur part que viennent
les grandes contributions pour l'entretien des pauvres? est-ce par eux que
les hôpitaux subsistent? par eux que tant de malades sont consolés? par
'Ambros. — 2 Ibitl.
292 sur l'aumône.
eux que tant de prisonniers font secourus? Qu'une famille soit ruinée,
qu'une province soit dans la désolation, qu'un établissement de piété soit
prêta tomber, est-ce sur eux que l'on doit faire fond pour y pourvoir?
N'est-ce pas au contraire dans les conditions, dans les fortunes médiocres,
que Dieu , par sa miséricorde , fait trouver les plus abondantes ressources?
combien , dans cette ville capitale , de personnes vertueuses , à qui leur état
ne fournit rien ou presque rien au delà du nécessaire , savent néanmoins
ménager sur ce nécessaire de quoi subvenir aux besoins des pauvres ? Le
dirai -je? combien de pauvres sont plus charitables, plus libéraux pour les
pauvres , que ces puissants , que ces opulents , qui tiennent dans le monde
les premières places , et que Dieu a comblés de ses bénédictions temporelles?
Cependant c'est une loi , et une loi générale et absolue , que l'aumône et les
biens doivent être proportionnés ; et quand Dieu viendra pour vous juger,
il est delà foi qu'il prendra pour règle de son jugement cette proportion.
Vos biens comparés à vos aumônes , ou vos aumônes comparées à vos biens,
c'est ce qui doit faire à son tribunal , ou votre justification , ou votre con-
damnation. Pourquoi? parce qu'étant le souverain Seigneur, plus il vous
a fait part de ses dons , plus il a le droit d'en exiger le légitime hommage, et
que la raison même naturelle le veut ainsi. Souveraineté de Dieu, premier
fondement du précepte de l'aumône. Quel est le second ?
C'est l'indigence et la nécessité du prochain , à quoi Dieu vous oblige de
pourvoir, et par titre de justice, et par titre de charité : suivez-moi. Titre
de justice , parce que c'est pour cela même , et uniquement pour cela , que
sa providence vous a faits ce que vous êtes , et qu'elle vous a élevés à ce
degré de prospérité qui vous distingue. Car il faut vous détromper, Chré-
tiens, d'une erreur aussi commune dans la pratique, qu'elle est insoutenable
dans la spéculation ; et ne vous pas persuader, si vous êtes riches , que
vous le soyez pour vous-mêmes. Ce ne sont point là les vues de Dieu , ce
n'est point là sa conduite. Vous êtes riches, mais pour qui ? pour les pauvres ;
et s'il n'y avait des pauvres dans le monde , j'ose dire que Dieu , l'arbitre
et le suprême modérateur de toutes les conditions du monde, ne vous aurait
jamais donné ces biens que vous possédez. Qu'a-t-il donc prétendu , et que
prétend-il encore? que vous soyez les substituts, les ministres, les coopé-
rateurs de sa providence à l'égard des pauvres. Voilà ce qu'il s'est proposé,
et à quoi il vous a destinés. Emploi plus glorieux pour vous , emploi mille
fois plus estimable que vos richesses mêmes. Car qu'est-ce pour des hommes
que d'être les coopérateurs de leur Dieu? Or, comprenez ma pensée : si
Dieu , immédiatement et par lui-même , avait pris soin de pourvoir aux
besoins des pauvres, il y aurait pourvu abondamment et en Dieu. Vous
donc les coopérateurs de Dieu , vous les ministres , les substituts de Dieu 7
comment y devez-vous subvenir? comme Dieu. Tel est le soin dont il s'est
déchargé sur vous ; telle est la commission qu'il vous a donnée. Il a voulu
faire dépendre les pauvres de votre charité, afin que cette dépendance fût
le lien qui formât entre eux et vous une mutuelle société. Mais du reste , ce
que je conclus, c'est que l'aumône n'est point seulement une charité pure ,
une charité gratuite ? puisque vous ne donnez aux pauvres que ce que vous
SUR L* AUMONE. 2<J3
avez reçu pour le pauvre , et avec une obligation étroite de l'employer au
profit du pauvre. Ce que je conclus, c'est que manquant à faire l'aumône,
ou la faisant au-dessous de votre condition , vous outragez , vous désho-
norez , je dis plus , vous détruisez en quelque sorte , vous anéantissez la
providence de Dieu. Pourquoi? parce qu'autant qu'il est en vous, vous la
rendez imparfaite et défectueuse; parce que vous autorisez contre elle
les plaintes et les murmures des pauvres ; parce que vous leur donnez un
spécieux prétexte de l'accuser, de la blasphémer, de la renoncer.
Mais pensez-vous que Dieu , jaloux de sa gloire et touché des reproches
injurieux que lui attirent vos sordides épargnes à l'égard des pauvres , ne
les fasse pas retomber sur vous-mêmes , souvent par des vengeances
d'autant plus terribles qu'elles sont moins connues? Je ne parle point de
ces malédictions temporelles qu'il répand quelquefois sur ces riches si
insensibles et si resserrés. Je ne parle point de ces renversements de fortune,
de ces coups imprévus qui partent de la main du Dieu vengeur des
pauvres. S'il ne s'attaque pas toujours à vos biens, vous en devez plus
craindre pour vos personnes , vous* en devez plus craindre pour votre
âme. Vous oubliez ses pauvres, d'autres ne les oublieront pas. Dieu
vous avait élevés pour leur soulagement , d'autres seront substitués pour
en être les tuteurs ; mais en prenant sur la terre votre place auprès des
pauvres , ils auront dans le ciel la place qui vous était réservée auprès
de Dieu.
Titre de charité : ah! mes chers auditeurs, qui sont ces infortunés dont
je plaide aujourd'hui la cause? et qui que vous puissiez être selon le
monde, ne sont-ce pas vos frères? N'est-ce pas, dans le langage du Saint-
Esprit , votre propre chair ? c'est-à-dire , ces pauvres ne sont-ce pas des
hommes de même nature que vous? ne sont-ce pas les enfants de Dieu
comme vous , appelés à la même adoption que vous , à la même grâce que
vous , à la même gloire que vous ? ne sont-ce pas les héritiers de Dieu ,
les cohéritiers de Jésus-Christ aussi bien que vous? Or , quel moyen, re-
prend le disciple bien-aimé saint Jean , que leur étant unis d'un nœud si
intime et par tant d'endroits , vous les puissiez voir dans la souffrance , et
ne leur pas ouvrir les entrailles de votre miséricorde? ou que vous puis-
siez les abandonner dans leur disette , et avoir l'amour et la charité de Dieu
en vous? Mais si vous n'avez pas alors l'amour de Dieu, vous êtes donc
ennemis de Dieu ; si vous êtes ennemis de Dieu , vous avez donc violé un
précepte de Dieu , et ce précepte ne peut être que l'incontestable et l'in-
dispensable commandement de l'aumône : Qui habuerit substantiam hu-
jus mundi, et viderit fratrem situm necessitatem habere, et clauserit
viscera sua ab eo, quomodô chantas Dei manet in eo x ?
Et ne pensons pas que ce devoir ne regarde que certaines nécessités des
pauvres plus pressantes et plus rares. Quand je dis que la justice, que la
charité nous obligent à aider nos frères dans leurs basoins , qu'est-ce que
j'entends? besoins communs, tels qu'ils se présentent tous les jours à nos
yeux, ou tels que nous ne les connaissons pas, mais dont sans doute nous
* 1 Joan., 3.
204 sur l'aumône.
serions émus , tout communs qu'ils sont , si nous étions plus attentifs à
les découvrir et à les connaître. Car c'est une autre illusion non moins
grossière , et qui renverse toutes les lois de l'humanité , de croire que le
précepte de l'aumône n'est rigoureux qu'à l'égard des nécessités extrêmes
des pauvres. Outre ces extrêmes nécessités , il y a des nécessités grièves et
plus fréquentes ; et si Dieu dans ces grièves nécessités , nous permettait de
laisser les pauvres sans secours, comment le Sauveur du monde , en con-
damnant un jour tant de réprouvés , prendrait-il pour le sujet capital et
universel de leur réprobation, l'oubli volontaire des pauvres? Y a-t-il donc
tant de riches assez impitoyables pour voir périr un pauvre à leurs yeux,
pour le voir presque réduit aux abois et prêt à rendre F âme , sans prendre
soin de lui conserver la vie , et de le tirer d'une telle extrémité ? Y a-t-il
d'ailleurs tant de pauvres dans un état si misérable et si dépourvu? Par
conséquent, concluent les théologiens, pour expliquer l'Évangile, il ne
faut pas seulement l'entendre de ces nécessités extraordinaires , mais des
autres qui nous frappent plus communément la vue , et à quoi Dieu nous
ordonne, sous peine d'une damnation éternelle, d'apporter le remède qui
dépend de nous et que nous avons dans les mains. En sorte que, suivant
la pensée d'un des plus savants hommes du siècle passé , un chrétien qui
formerait, ou qui forme en effet cette résolution , de ne faire l'aumône que
dans les dernières nécessités des pauvres , dès là commet un péché grief,
et perd la grâce de Dieu, parce qu'il est dans une disposition criminelle,
et dans une volonté directement opposée à la loi de Dieu.
Tristes vérités pour vous , riches du monde , et qui ne confirment que
trop ce terrible anathème que le Fils de Dieu a prononcé contre vous : Vœ
vobis divitibus! Malheur à vous qui vivez dans l'opulence! Pourquoi?
parce que votre opulence même a presque toujours l'un de ces deux effets,
ou d'allumer dans votre cœur la cupidité et l'envie d'avoir, au lieu de
l'éteindre ; ou de vous rendre plus sensuels et plus amateurs de vous-
mêmes , deux principes de votre indifférence pour les pauvres ; car , pos-
sédés d'une avare convoitise , vous voulez profiter de tout et ne vous des-
saisir de rien; toujours biens sur biens, toujours acquêts sur acquêts;
toujours les mains ouvertes pour recevoir , et jamais pour donner : que
dis-je? et souvent même fallût-il dépouiller le pauvre et lui arracher le
peu qui lui reste , bien loin de contribuer à sa subsistance ; fallut-il l'op-
primer , bien loin de le relever, tout n'est-il pas mis en usage pour conten-
ter la faim insatiable qui vous dévore? Les droits les plus saints ne sont-ils
pas foulés aux pieds? ne se porte-t-on pas jusqu'à la violence la plus in-
juste et la plus criante, jusqu'à la cruauté, jusqu'à la barbarie? ou bien,
idolâtres de vos sens et tout occupés de vous-mêmes, vous n'avez d'attention
que pour vous-mêmes , de sentiment que pour vous-mêmes. Que le pauvre
pâtisse dans la disette , que le malade languisse sur la paille, que la veuve
chargée d'enfants et percée de leurs cris , ressente toutes leurs douleurs et
ne puisse répondre à leurs gémissements que par ses larmes, comme ce
sont des maux étrangers et qui n'approchent point de vous , pourvu que
votre sensualité soit satisfaite , pourvu que votre corps ait toutes ses corn-
SUR L* AUMONE. 295
modités et toutes ses aises , vous êtes contents , et vous ne pensez guère si
les autres le doivent être. Mais Dieu y pense ; et viendra le temps où il
saura vous y faire penser malgré vous, quand, pour la justification de sa
providence , il vous demandera raison du pauvre ; quand il vous traitera
comme vous avez traité le pauvre ; quand il vous jugera sans miséricorde,
comme vous avez rejeté le pauvre sans compassion. Voilà , mes chers audi-
teurs, sur quoi il faudrait s'examiner, s'accuser soi-même. Voilà, de tous
les points de conscience , l'un des plus essentiels , et sur quoi les ministres
du Seigneur devraient être plus vigilants et plus sévères , puisqu'il y va
de l'honneur de Dieu et de l'intérêt du prochain. Cependant , convaincus
du précepte de l'aumône , vous voulez savoir quelle en doit être la ma-
tière, et c'est ce que je vais vous apprendre dans la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Établir le précepte de l'aumône, et n'en pas déterminer la matière,
c'est, dans le sentiment du docte chancelier Gerson , troubler les âmes
faibles et scrupuleuses , et autoriser sans le prétendre les âmes insensibles
et dures. C'est, dis-je, troubler les âmes faibles et scrupuleuses, en les
jetant dans l'embarras d'une décision dont elles sont par elles-mêmes in-
capables ; et c'est autoriser les âmes insensibles et dures , en leur laissant
de vains prétextes pour éluder la loi de Dieu , et l'obligation qu'elle leur
impose. C'est, ajoutait ce grand personnage, assigner au pauvre une dette
sur le riche , mais une dette sans fonds , une dette litigieuse , une dette
dont le pauvre se verra immanquablement frustré , et dont le riche croira
toujours être en droit de se défendre. Or , il est important et nécessaire
d'obvier à de tels inconvénients ; et voici ce que la théologie me fournit de
règles et de principes, pour en arrêter les dangereuses conséquences. Elle
m'apprend que, dans les nécessités communes des pauvres, c'est le su-
perflu des riches qui doit faire la matière de l'aumône. Voilà d'abord ce
qu'elle suppose : et en le supposant, elle se fonde sur les maximes les
plus constantes de la raison et de la foi. Car elle s'attache à la parole ex-
presse de saint Paul , qui veut que dans le christianisme l'abondance des
uns soit le supplément de l'indigence des autres : Vestra auteni abun-
dantia inopiam illorum suppléât x. Or, ce que l'Apôtre appelle abon-
dance n'est rien autre chose que le superflu même dont je parle. Elle s'en
tient au consentement unanime des Pères , qui , s' expliquant sur ce su-
perflu, l'ont toujours regardé comme un bien qui appartient aux pauvres,
comme un bien dont les riches sont seulement les dépositaires et les dis-
tributeurs , comme un bien qu'ils ne peuvent retenir dans les nécessités
publiques sans commettre la plus criminelle injustice, et, selon l'expres-
sion de saint Ambroise , sans se rendre coupables de vol. Car c'est ainsi
que s'en déclare ce saint docteur , dont la morale d'ailleurs est des plus
exactes et d'un caractère moins outré : Non enim majus crimen est ha-
henti tollerc, quàm quum abtmdas indigenti denegare 2. Oui , disait ce
Père , vous devez être persuadé que ce n'est pas un moindre crime , de te*
' 2 Cor., 8, — - Ambros.
296
3l*K |. AUMONE.
l'user au pauvre votre superflu , que de lui enlever son bien même. Elle
s'appuie sur le raisonnement de saint Thomas, tiré de la nature même
des choses, et de Tordre primitif où Dieu les avait créées. Car , dans la
première intention de Dieu, dit le docteur angélique, c'est-à-dire avant
que le péché eût dépouillé lTiomme de cette justice originelle qui tenait
dans une règle si parfaite ses affections et ses désirs , tous les biens de la
terre étaient communs ; et si Dieu dans la suite des temps en a ordonné
le partage, ce n'est que pour corriger le désordre du péché et pour répri-
mer la cupidité de l'homme. Or, ce partage, reprend saint Thomas, ne
serait pas l'ouvrage de Dieu , si le superflu des uns ne devait être commu-
niqué aux autres.
Et en effet, Chrétiens, à le bien prendre, Dieu n'a rien fait de superflu
dans le monde; et ce que nous appelons superflu n'est point en soi ni ab-
solument superflu; ou si vous voulez, ce qu'il est pour le riche, il ne l'est
pas pour le pauvre. Pour le riche, c'est superflu; pour le pauvre, c'est
nécessaire. Mystère de providence, et d'une providence infiniment sage;
mystère que le grand Apôtre développait aux Corinthiens , en leur faisant
remarquer comment Dieu par là avait voulu rétablir cette bienheureuse
égalité de l'état d'innocence : Vestra autem abundantia illorum inopiam
suppléât, ut fiât œqualitas, sicut scriptum est, qui multum, non abun-
davit ; et qui modicum, non minoravit l. Que votre abondance (ce sont
toujours les paroles du Maître des nations ) , que votre abondance supplée
à la disette de vos frères , afin que tout soit égal , conformément à ce
qui est écrit de la manne, qui se partageait de telle sorte parmi le peu-
ple , que l'un n'en avait ni plus ni moins que l'autre , soit qu'il en eût
beaucoup ou peu recueilli. Saint Thomas porte encore la chose plus loin :
et il soutient qu'il est même de l'avantage du riche que Dieu l'ait ainsi
ordonné. Pourquoi ? parce que si le riche avait du superflu , dont il ne
fût ni comptable, ni redevable aux pauvres, ce superflu non-seulement
ne serait plus un don de Dieu , mais une malédiction, puisque ce serait
un des plus grands obstacles du salut. Car il est vrai que rien n'est ni ne
doit être plus dangereux pour le sa) ut, que la superfluité du bien, sur-
tout d'un bien abandonné à la discrétion et au gré de l'amour-propre ,
avec un pouvoir sans réserve d'en disposer. Il a donc été de la miséricorde
et de la providence de Dieu sur les riches , de leur ôter un pouvoir dont
infailliblement ils abuseraient , et de ne leur donner le superflu que pour
en faire part aux pauvres. Tels sont les principes des théologiens. Mais
quoi qu'il en soit , Chrétiens , de toutes ces réflexions , on convient , et
c'est un sentiment universel , que le superflu est la matière de l'aumône ,
et que vous êtes indispensablement obligés de l'employer selon que les né-
cessités des pauvres le demandent. Or, ces nécessités, poursuivent les doc-
teurs , ne manqueront jamais dans le monde ; et il y en aura toujours
assez pour épuiser tout ce superflu , quand les riches touchés de leur devoir
y satisferont avec une entière fidélité.
Mais qu'est-ce que ce superflu? Voilà 1" importante et l'essentielle ques-
' 2 Cor., 8.
sur l'aumos». 297
tion qu'il s'agit maintenant de bien résoudre. Si je consulte la théologie,
que me répond-elle ? que sous ce terme de superflu elle comprend tout ce
qui n'est point nécessaire à l'entretien honnête de la condition et de l'état ;
et c'est là qu'elle s'en tient. Mais c'est de là môme que l'ambition , que le
luxe , que la cupidité , que la volupté empruntent des armes pour com-
battre le précepte de l'aumône. Car de cette définition du superflu naissent
les prétextes, non-seulement pour secouer le joug et pour s'affranchir de
la loi, mais pour la détruire et l'anéantir; et si nous ne les renversons,
ces faux prétextes, c'est ne rien faire. Écoutez donc ce qu'opposent les
avares et les ambitieux du siècle. Ils n'ont point, disent-ils, de superflu, et
tout ce qu'ils ont leur est nécessaire pour subsister dans leur état , et selon
leur état : mais voici ma réponse ; et je dis qu'il faut examiner sur cela
deux choses. En premier lieu, quel est cet état ; et en second lieu , ce qui est
nécessaire dans cet état. Quefest cet état? est-ce un état chrétien, ou est-ce un
état païen? est-ce un état réel , ou est-ce un état imaginaire ? est-ce un état
borné, ou est-ce un état sans limite? est-ce un état dont Dieu soit l'au-
teur, ouest-ce un état que se soit fait une passion aveugle? car voilà le
nœud de toute la difficulté. Si c'est un état qui n'ait point de bornes , un
état qui ne soit fondé que sur les vastes idées de votre orgueil, un état dont
le paganisme même aurait condamné les abus , et dont le faste immodéré
soit le scandaie et la honte du christianisme , ah ! mon cher auditeur, je
conçois alors comment il peut être vrai que vous n'ayez point de superflu ;
comment il est possible que le nécessaire même vous manque. Car, pour
maintenir ces sortes d'états, à peine des revenus immenses suffiraient-ils;
et bien loin d'en avoir trop , on n'en a jamais assez. C'est, dis-je , ce que je
comprends : mais ce je ne comprends pas , c'est qu'étant chrétien comme
vous l'êtes , vous apportiez une telle excuse pour vous dispenser de l'au-
mône. En effet , si ces sortes d'états prétendus étaient autorisés , et s'il était
permis de les maintenir, que deviendrait donc le précepte de l'aumône? ou
plutôt, que deviendraient les pauvres, en faveur de qui Dieu l'a porté? où
trouverait-on pour leur entretien du superflu dans le monde? et faudrait-il
que Dieu sans cesse fit des miracles pour y pourvoir ?
Mais n'entrons point , je le veux , Chrétiens , dans la discussion de vos
états. Supposons-les tels que vous les imaginez, tels que votre présomption
vous les fait envisager : voyons seulement ce qu'il y a dans ces états , ou de
nécessaire pour vous , ou de superflu. Or, j'appelle au moins superflu ce qui
vous est , je ne dis pas précisément inutile, mais même évidemment préju-
diciable. Car, pour ne rien exagérer, je ne prends de ces états que ce qui sert
à en fomenter les déréglemeuts, les' excès, les crimes ; et cela me suffit pour y
•trouver du superflu. J'appelle superflu ce que vous donnez tous les jours à
vos débauches, à vos plaisirs honteux : renoncez à cette idole dont vous êtes
adorateurs, et vous aurez du superflu. J'appelle superflu, femme mondaine,
ce que vous dépensez, disons mieux, ce que vous prodiguez en mille ajuste-
ments frivoles , qui entretiennent votre luxe, et qui seront peut-être un jour
le sujet de votre réprobation : retranchez une partie de ces vanités , et vous
aurez du superflu. J'appelle superflu ce que vous ne craignez pas de risquer
298 SUR l'aumône.
à un jeu qui ne vous divertit plus, mais qui vous attache, mais qui vous
passionne , mais qui vous dérègle , mais surtout qui vous ruine et qui vous
damne : sacrifiez ce jeu , et vous aurez du superflu. Quoi donc ! vous avez
de quoi fournir à vos passions , et à vos passions les plus déréglées , tout
ce qu'elles demandent ; et vous prétendez ne point avoir de superflu ? vous
avez du superflu pour tout ce qui vous plaît , et vous n'en avez point pour
les pauvres ? Voilà ce que le devoir de mon ministère m'oblige à vous re-
présenter, et ce que je vous conjure de vouloir bien vous représenter à
vous-mêmes.
Mais ne puis-je pas me servir de ce superflu pour m' agrandir et pour
accroître ma fortune? Ah ! Chrétiens , voici recueil et la pierre de scandale
pour tous les riches du siècle : ce désir de s'agrandir, de s'élever, de parve-
nir à tout, sans jamais borner ses vues , et sans jamais dire : C'est assez.
Mais enfin ce désir est-il criminel ? car il faut parler exactement , et dans
la rigueur de l'école. Eh bien ! j'y consens, parlons dans la rigueur de l'école ;
elle me sera avantageuse, et je ne crains'point qu'elle affaiblisse la vérité
que je vous prêche. Je ne dis rien de ceux qui , revêtus des bénéfices et des
dignités de l'Eglise, voudraient employer le superflu des revenus ecclésias-
tiques à se faire une fortune et à se distinguer dans le monde ; ils savent
mieux que moi quels anathèmes l'Église a fulminés contre ce désordre; ils
savent que le relâchement de la morale n'a point encore été jusqu'à favori-
ser là-dessus en aucune sorte leur ambition et leur convoitise ; ils savent
avec quelle sévérité les théologiens les moins étroits et les plus indulgents
ont raisonné sur l'emploi de ce superflu, qui même, indépendamment des
pauvres, n'appartient point aux riches bénéficiers ; et ils n'ignorent pas que
tout usage profane qu'ils en font est, de l'aveu de tous les docteurs et incon-
testablement, un sacrilège. Que si vous me demandez à quoi leur sert donc
cette multiplicité de bénéfices qu'ils recherchent avec tant d'ardeur, et qu'ils
poursuivent avec tant d'empressement, puisqu'elle ne fait qu'augmenter le
poids de leurs obligations, sans leur pouvoir être de nul avantage par rapport
à ces fins humaines d'accroissement et d'élévation , c'est sur quoi je n'aurais
garde ici de m'étendre, et j'aimerais mieux m'en rapporter à leurs con-
sciences , que de faire une censure de leur conduite dont vous seriez peu
édifiés , et dont peut-être ils seraient encore moins touchés. Ainsi revenons
au point et à la question générale.
Est-ce un désir injuste et criminel que de vouloir agrandir son état? Non,
Chrétiens , il ne l'est pas toujours ; ou , si vous voulez, il ne l'est pas en soi.
Mais prenez bien garde aux conditions requises , afin qu'il ne le soit pas ; et
voyez si de tous les désirs que l'on peut former, il y en a un plus dangereux
et communément plus pernicieux. Je veux qu'il vous soit permis d'agran-
dir votre état ; mais comment? selon les lois de votre religion. Par exemple ,
qu'il vous soit permis d'acheter cette charge, si vous avez le mérite né-
cessaire pour l'exercer, si vous êtes capable d'y glorifier Dieu , si c'est pour
l'utilité publique : car pourquoi vous élèverez-vous aux dépens du public et
de Dieu même? Or, combien de riches néanmoins voyons-nous tous les
jours ainsi s'élever? 11 était de l'intérêt de Dieu que cet homme, qui n'a ni
SUR L AUMONE.
29U
conscience, ni probité , n'eût jamais le pouvoir et l'autorité entre les mains ;
et toutefois , parce. qu'il était riche, il a su monter aux premiers rangs et
parvenir à tout. L'ignorance et l'incapacité de celui-ci devaient l'exclure
de toutes les affaires et de toute administration ; mais parce qu'il était opu-
lent , sa présomption Fa porté à vouloir être assis sur les tribunaux de la
justice , pour décider et pour juger. Cependant, si l'un et l'autre ne se fût
point mis en tête d'agrandir son état, ils auraient eu l'un et l'autre du su-
perflu ; et c'est de ce superflu qu'ils auraient accompli le précepte de l'au-
mône. Mais cette morale nous conduirait trop loin.
Je veux, Chrétiens, qu'il vous soit permis d'agrandir votre état, pourvu
que vous vous conteniez dans les termes d'une modestie raisonnable et
sage, et que ce désir n'aille pas jusqu'à l'infini. Pourquoi? non-seule-
ment parce qu'il n'est rien de plus opposé à l'esprit du christianisme que
de vouloir toujours s'élever, et que cela seul , dit saint Bernard , est un
crime devant Dieu ; mais parce qu'il s'ensuivrait de là que le commande-
ment de l'aumône ne serait plus qu'un commandement chimérique et en
spéculation. Car il est évident que les riches ayant droit alors , comme ils
l'auraient, d'épargner tout, de ménager tout, de retenir tout, il n'y aurait
plus de superflu dans le monde , et qu'ainsi le précepte de l'aumône ne
serait plus que l'ombre d'une ancienne loi qui obligeait nos pères , tandis
que la simplicité du siècle bornait leurs vues et les fixait à un état, mais
qui dans la suite aurait perdu toute sa force , depuis que la science du
monde nous a inspiré de plus hautes idées , et appris à bâtir de grandes
fortunes. Or, dites-moi , mes chers auditeurs, si cette conséquence est sou-
tenable ?
Je veux qu'il vous soit permis d'agrandir votre état , pourvu qu'en
même temps vos aumônes grossissent à proportion , et que vous posiez
pour principe qu'elles font une partie et une partie essentielle de votre
état. Mais ce que je veux surtout (retenez bien cette maxime), c'est qu'il ne
vous soit point permis d'agrandir votre état , qu'après que vous aurez
pourvu aux nécessités des pauvres , et qu'autant que les nécessités des
pauvres pourront s'accorder avec cette nouvelle grandeur. Est-il rien de
plus juste? Quoi! mon Frère , vous travaillerez par de continuelles et de
longues épargnes à vous établir et à vous pousser dans le monde , pendant
que les pauvres souffriront ? Au lieu de les soulager , vous n'aurez point
d'autre soin que d'amasser et d'acquérir ; et vous insulterez , pour ainsi
parler, à leur misère , en leur faisant voir dans votre élévation l'éclat et
la pompe qui vous environne ? Non , mon Dieu , direz-VOus si vous êtes
chrétien , il n'en ira pas de même. Je sais trop à quoi m'engage la charité
que je dois à mon prochain. Il n'est pas nécessaire que je sois plus riche
ni plus grand ; mais il est nécessaire que vos pauvres subsistent. Mon pre-
mier devoir sera donc de les secourir; et tandis que je les verrai dans
l'indigence , je ne regarderai le superflu de mes biens que comme un dé-
pôt que vous m'avez confié pour eux. Voilà comment vous parlerez ; et si
la nécessité des pauvres devenait extrême , non-seulement vous y emploie-
rez le superflu , mais le nécessaire même de votre état : pourquoi? parce
300 sur l'aumône.
que vous devez aimer votre prochain préférablement à votre état ; et s'il
faut rabattre quelque chose de votre état pour conserver votre frère , c'est
à quoi vous devez consentir et vous soumettre , afin que votre frère ne pé-
risse pas. Ainsi l'enseigne toute l'école.
Et quand je dis nécessité extrême du prochain , je n'entends pas seule-
ment nécessité extrême par rapport à la vie ; j'entends nécessité extrême
par rapport aux biens , à l'honneur, à la liberté. Je m'explique. Vous sa-
vez que ce malheureux doit languir des années entières dans une prison ,
si l'on ne contribue à sa délivrance ; vous savez que cette jeune personne
va se perdre , si Ton ne s'empresse de l'aider : c'est du nécessaire même
de votre état que leur doit venir ce secours : par quelle raison ? parce que
ce sont là des nécessités extrêmes. Telle est ma pensée ; et ce que je pense
n'est point ce qui s'appelle morale sévère , puisque c'est la morale même
de ceux qu'on a le plus soupçonnés et accusés de relâchement.
Ah ! Chrétiens , qu'il y a de vérités dont on n'est pas encore persuadé
dans le christianisme ! Je vois bien, reprend saint Augustin dans ses com-
mentaires sur le psaume trente-huitième (et j'avoue , mes Frères , que
voici le seul prétexte qui serait capable de m' arrêter, et que j'aurais peine
à combattre, si ce saint docteur ne l'avait lui-même détruit) ; je vois ce que
vous m* allez opposer : vous dites que vous avez une famille et des enfants
à pourvoir : d'où vous concluez que vous pouvez donc garder votre su-
perflu : Video quid dicturus es : Filiis servio. Mais je vous réponds ,
ajoute ce Père , que , sous une apparence de piété , cette parole n'est
qu'une vaine excuse de votre iniquité : Sed hœc vox pietatis excusatio
est iniquitatis *. Non , Chrétiens , ce prétexte , tout spécieux qu'il est, ne
vous justifiera jamais devant Dieu. Soit que vous ayez des enfants à éta-
blir ou non , du moment que vous avez du superflu , vous le devez aux
pauvres, selon les règles de la, charité : car ces règles sont faites pour vous,
et elles n'ont rien d'incompatible avec vos autres devoirs. Vous devez pour-
voir vos enfants ; mais vous ne devez pas oublier les membres de Jésus-
Christ. Si Dieu vous avait chargés d'une plus nombreuse famille , vous
sauriez bien partager vos soins paternels entre tous les sujets dont elle se-
rait composée. Or, regardez ce pauvre comme un enfant de surcroît dans
votre maison. Excellente pratique , d'adopter les pauvres qui vous repré-
sentent Jésus-Christ , et de les mettre au nombre de vos enfants !
Mais enfin , ajoutez-vous , les temps sont mauvais , chacun souffre ; et
n'est-il pas alors de la prudence de penser à l'avenir, et de garder son re-
venu ? C'est ce que la prudence, vous dicte ; mais une prudence réprouvée ,
une prudence charnelle et ennemie de Dieu. Tout le inonde souffre et est
incommodé , j'en conviens ; mais après tout , si j'en jugeais par les appa-
rences, peut-être aurais-je peine à en convenir; car jamais le faste, jamais
le luxe fut-il plus grand qu'il l'est aujourd'hui ? et qui sait si ce n'est point
pour cela que Dieu nous châtie ; Dieu , dis-jc , qui, selon l'Écriture , a en
horreur le pauvre superbe ? Mais , encore une ibis , je ie veux , les temps
sont mauvais ; et que concluez-vous de là ? Si tout le monde souffre , les
1 Aucust.
sun l'aumône. 30 i
pauvres ne souffrent-ils point ? et si les souffrances des pauvres se trouvent
jusque chez les riches , à quoi doivent être réduits les pauvres mômes ? Or,
à qui est-ce d'assister ceux qui souffrent plus , si ce n'est pas à ceux qui
souffrent moins ? Est-ce donc bien raisonner de dire que vous avez droit
de retenir votre superflu, parce que les temps sont mauvais , puisque c'est
justement pour cela môme que vous ne le pouvez retenir sans crime , et
que vous êtes dans une obligation particulière de le donner ?
Cette morale vous étonne , et vous parait n'aller à rien moins qu'à la
damnation de tous les riches. Il me suffit de vous répondre , avec le chan-
celier Gerson , que ce n'est point cette morale qui damne les riches ; mais
que ce sont les riches qui se damnent , pour ne vouloir pas suivre cette
morale. Aussi le Fils de Dieu n'attribue point la réprobation du mauvais
riche de l'Évangile à une autre- cause. De conclure que tous les riches sont
damnés , c'est mal penser de son prochain ; c'est vouloir entrer dans les
conseils de Dieu , et juger des autres avec témérité et avec malignité.
Faisons notre devoir, mes Frères, dit saint Augustin, et il ne nous arrivera
jamais de tirer de pareilles conséquences. Quand nous serons charitables
et miséricordieux , nous trouverons qu'il y en a d'autres qui le sont aussi
bien que nous , et qui le sont plus que nous. Quoi qu'il en soit, mon cher
auditeur, n'abusez point du superflu de vos biens ; et puisque Dieu vous le
demande pour servir à votre salut, ne le faites pas servir à votre perte
éternelle. Souvenez-vous qu'il le faudra laisser un jour, ce superflu ; et
qu'après vous être rendu odieux dans le monde en le réservant , après vous
être attiré la haine de Dieu , vous le quitterez à la mort : au lieu qu'en
le consacrant à la charité , vous le ménagez pour le ciel. Souvenez-vous que
rien même n'engagera plus Dieu à verser sur vous ses bénédictions tem-
porelles, qu'un saint usage de vos biens en faveur des pauvres. La parole
de Jésus-Ghrist y est expresse : Donnez, et vous recevrez. Achevons. Pré-
cepte de l'aumône, matière de l'aumône, c'est de quoi je vous ai parlé.
En voici l'ordre , et c'est le sujet de la dernière partie.
TROISIÈME PARTIE.
C'est l'ordre qui donne la perfection aux choses , et quand le Saint-Es-
prit , dans l'Écriture , veut nous faire entendre que Dieu a tout fait en
Dieu , il se contente de nous dire qu'il a tout fait avec ordre et avec me-
sure. La charité même, dit saint Thomas, cette reine des vertus , cesserait
d'être vertu , si l'ordre y manquait. Aussi l'épouse des Cantiques comptait
parmi les grâces les plus singulières qu'elle eût reçues de son époux, celle
d'avoir ordonné la charité dans son cœur : Ordinavit in me charitatem *.
Mais quoi ! demande saint Augustin , la charité a-t-elle besoin d'être or-
donnée ; et n'est-ce pas elle qui met l'ordre partout , ou n'est-elle pas elle-
même l'ordre et la règle de tout? Oui , mes Frères , répond ce saint doc-
teur ; la charité , la vraie charité est ordonnée dans elle-même , et ne doit
point chercher l'ordre hors d'elle-même; mais il y a une fausse charité,
« Cant., 2.
302 SUR L AUMONE.
et un de ses caractères est d'être déréglée et sans ordre. De là vient, con-
tinue ce Père , que l'épouse , ligure de l'âme chrétienne, se tient redevable
à Dieu de deux grandes grâces : Tune de lui avoir donné la charité , et
l'autre d'avoir établi dans elle Tordre de la charité : Ordinavit in me
charitoiem. C'est l'explication que fait saint Augustin de ces paroles. Or,
ce qu'il dit de la charité en général se doit dire en particulier de l'au-
mône , puisque l'aumône est essentiellement une partie de la charité. Il
faut donc de l'ordre dans l'aumône : et cet ordre , selon les théologiens,
doit être observé , premièrement , par rapport aux pauvres, à qui l'aumône
est due; secondement, par rapport aux riches, à qui l'aumône est com-
mandée : voilà une instruction dont il ne faut , s'il vous plaît , rien
perdre.
Je dis que , par rapport aux pauvres à qui l'aumône est due, il y a un
ordre à garder ; et cet ordre quel est-il? c'est que l'aumône, du moins dans
la préparation du cœur , ou pour parler plus intelligiblement , c'est que la
volonté de faire l'aumône doit être générale et universelle; c'est-à-dire
qu'elle doit s'étendre à tous les pauvres de Jésus-Christ, sans en exclure
un seul ; car dès que vous en excepterez un seul , vous n'aurez plus le véri-
table esprit de la charité. Il faut, dit saint Chrysostome, que cette vertu
ramasse dans notre cœur tout ce qu'il y a au monde de nécessiteux et de
misérables, comme ils sont tous ramassés dans le cœur de Dieu. C'est là,
pour m'exprimer de la sorte , c'est dans les entrailles de la charité de Dieu ,
que saint Paul trouvait tous les hommes réunis , et que tous les hommes
nous doivent paraître également dignes de nos soins : Cupio vos omnes in
visceribus Christi Jesu1. En sorte que , s'il se pouvait faire que votre cha-
rité eût une aussi grande étendue que les misères du prochain , vous voudriez
soulager , par votre charité , toutes les misères du monde , afin de pouvoir
dire en parlant aux pauvres ce que disait le même apôtre aux Corinthiens :
Cornostrum dilatatum est; non angustiamini in nobis*. Non , mes Frères ,
qui que vous soyez , mon cœur n'est point resserré pour vous ; mais vous y
avez tous place : car voilà le caractère de la charité et de la miséricorde
chrétienne.
Que dis-je, de la miséricorde chrétienne? Dieu même dans l'ancien Tes-
tament , ne prescrivait-il pas aux Juifs cette loi ; et , en leur ordonnant l'au-
mône , ne leur marquait-il pas en particulier la personne de leur ennemi?
Si esurierit inimicus tuus, ciba illum; si sitit, potum da Mi3; voulant
par là leur faire entendre que l'aumône ne devait point être bornée ; mais
qu'étant , selon l'expression de saint Pierre Chrysologue, l'émule de la mi-
séricorde de Dieu , elle doit se répandre aussi bien sur les ennemis que sur
les amis , comme Dieu fait lever son soleil aussi bien sur les méchants que
sur les Justes : Si esurierit inimicus tuus, ciba illum. Or, si Dieu le
voulait de la sorte dans une loi où il était , ce semble , permis de haïr son
ennemi , ou du moins quelque ennemi , ainsi que l'expliquent les Pères ;
jugez , Chrétiens , ce qu'il exige de nous , pour qui l'amour des ennemis est
un devoir propre et un commandement particulier.
' Philipp.; 1. — 2 2 Cor., 6. — 3 Prov., 2ô.
SUR L* AUMONE. 303
Et de là môme concluons quel est l'aveuglement et Terreur de certaines
personnes qui , jusque dans leurs aumônes , se laissent gouverner par leurs
passions et leurs affections naturelles ; qui donnent à ceux-ci , parce que
ceux-ci leur plaisent , et qui ne donnent jamais à ceux-là , parce que ceux-là
n'ont pas le bonheur de leur agréer ; qui se font une gloire et un point
d'honneur de pourvoir aux besoins des uns, et qui n'ont que de la dureté
ou de l'indifférence pour les autres ; c'est-à-dire qui contentent leur amour-
propre , en faisant l'aumône, et qui suivent le mouvement d'une antipathie
secrète , en ne la faisant pas. Car c'est ce qui arrive aux spirituels mêmes ,
sans qu'ils y fassent réflexion. Or, est-ce là l'esprit de l'Évangile? Accou-
tumons-nous , mes chers auditeurs , à faire les actions chrétiennes chrétien-
nement, et n'en corrompons point la sainteté par le mélange de l'iniquité.
Faire ainsi l'aumône, ce n'est point pratiquer, mais profaner une vertu.
Si je fais l'aumône dans l'ordre de Dieu , je dois être prêt à la faire sans
distinction et sans exception ; à la faire partout où je verrai le besoin , et
selon la mesure du besoin que Dieu me fera connaître. Tellement qu'à
prendre la chose en général , si je vois mon ennemi même dans une néces-
sité plus pressante, je dois le secourir par préférence à tout autre. Voilà ce
que m'apprend le christianisme que je professe ; et sans cela , je n'ai qu'une
charité apparente. Car je ne mérite rien dans les aumônes que je fais , et je
me rends doublement coupable dans celles que je ne fais pas : pourquoi?
parce que dans les aumônes que je fais , je ne suis que mon inclination ; et
dans celles que je ne fais pas, je satisfais mon ressentiment , et je manque à
une de mes plus étroites obligations.
Ce n'est pas qu'il ne soit permis , et qu'il ne soit même à propos d'avoir
là-dessus certains égards ; et je conviens, avec tous les maîtres de la morale,
que les proches et les domestiques doivent communément l'emporter sur les
étrangers ; ceux qui se trouvent dans une impuissance absolue de s'aider,
sur ceux à qui il reste encore dans leur travail quelque ressource ; ceux qui
s'emploient à procurer la gloire de Dieu et à sanctifier le prochain , sur
ceux qui ne sont occupés que d'eux-mêmes et de leur propre salut. Ce fut
le puissant motif qui porta saint Louis à répandre si libéralement ses grâces
sur ces deux apôtres de son siècle , saint Dominique et saint François d'As-
sise. Il n'épargna rien pour les soutenir, pour les seconder, parce quilles
regarda comme les défenseurs de l'Église , comme les propagateurs de la
foi , comme les dispensateurs de la parole de Dieu. Ce n'est plus guère
peut-être la dévotion de notre temps , mais la dévotion de saint Louis était
8ans doute aussi solide que la nôtre.
L'ordre de l'aumône ainsi réglé , par rapport au pauvre , à qui l'aumône
est due , il reste à le régler par rapport au riche , à qui l'aumône est com-
mandée ; et c'est ce que je réduis à cinq articles , par où je finis en peu de
paroles , pour ne pas fatiguer votre patience.
Première règle : que l'aumône soit faite d'un bien propre , et non point
du bien d'autrui , comme il arrive tous les jours ; non point d'un bien in-
justement acquis , et que la conscience me reproche. Car notre Dieu , Chré-
tiens, a l'injustice en horreur, et la déteste jusque dans le sacrifice et
30i su* i/aimone.
l'holocauste, comme parle l'Écriture : Odio kaèêns rapinam in halo-
causto*. Faire des aumônes du bien d'autrui , dit saint Chrysostome , c'est
faire Dieu le complice de nos larcins , et vouloir qu'il participe à notre péché.
Puisque l'aumône, selon saint Paul, est comme une hostie qui nous rend
Dieu favorable, l'alibus enim liostiis promeretur Beu$°*, offrons-lui cette
hostie toute pure , et ne confondons jamais une aumône et une restitution ;
car ce sont deux choses essentiellement distinguées que la restitution et
l'aumône; et jamais l'aumône ne peut être le supplément de la restitution,
si ce n'est que la restitution nous soit impossible.
Seconde règle : que les actions de justice envers les pauvres passent
toujours devant les œuvres de pure charité ; ou, si je puis ainsi parler, que
l'aumône^de justice précède toujours l'aumône de charité. Car il y a , mes
Frères, une aumône de justice; et j'appelle aumône de justice, payer aux
pauvres ce qui leur appartient , payer de pauvres domestiques , payer de
pauvres artisans , payer de pauvres marchands , ou même de riches mar-
chands, mais qui de riches qu'ils étaient, tombent dans la pauvreté, parce
qu'on les laisse trop longtemps attendre. Or, la loi de Dieu veut que cette
espèce d'aumône ait le premier rang, et c'est par là qu'il faut commencer.
Mais avouons-le , Chrétiens , c'est une morale que bien des riches du monde
ne veulent pas entendre aujourd'hui. Vous le savez : on traite ce mar-
chand , cet artisan , qui fait quelque instance, de fâcheux et d'importun ;
on le fait languir des années entières ; et après bien des remises , qui l'ont
peut-être à demi ruiné , on lui donne à regret ce qui lui est le plus légiti-
mement acquis , comme si c'était une grâce qu'on lui accordât , et non une
dette dont on s'acquittât. Combien même en usent de la sorte par une po-
litique d'intérêt, que je n'examine point ici; voulant paraître incommodés
dans leurs affaires , et cacher leur état aux yeux des hommes , mais sans
le pouvoir cacher aux yeux de Dieu? Quoi qu'il en soit, ce n'est pas sans
raison que je touche ce point ; et sans que je m'explique davantage, tel qui
m'écoute comprend assez ce que je dis, ou ce que je veux dire.
Troisième règle : que les aumônes ne soient point jetées au hasard , mais
données avec mesure, avec réflexion. Autrement, ce sont des aumônes
souvent mal placées. L'un reçoit, parce que le hasard vous Ta présenté;
et l'autre ne reçoit rien , parce que vous n'avez pas pris soin de le chercher
et de le connaître. Mais celui-là peut-être que vous soulagez pouvait encore
se passer d'un tel secours ; et celui-ci que vous ne soulagez pas manque de
tout , et se voit réduit aux dernières extrémités.
Quatrième règle : que les aumônes soient publiques, quand il est constant
et public que vous possédez de grands biens , et que vous êtes dans l'abon-
dance : pourquoi ? pour satisfaire à l'édification , pour donner l'exemple ,
pour accomplir la parole de Jésus-Christ: Luceat lux vestra coram homi-
nibus, et videant opéra vestra ôonaz. Car n'est-ce pas un scandale, de
voir des riches vivre dans l'opulence, et de ne savoir, ni s'ils font l'au-
mône , ni où ils la font? Ce n'est point pour eux que le Sauveur du monde
a dit : Nesciat sinistre, tua qirid faciat dextera tuah : Que votre main
• haï., 61. — 2 Hcbr., 13. ~ J Mauli., 5. — 4 Ibid.
SUA h AUMONE. 30IS
gauche ne sache pas ce que fait votre main droite. Ce serait une fausse
humilité.
Cinquième et dernière règle : c'est de faire l'aumône dans le temps où
elle vous peut être utile pour le salut , sans attendre à la mort , ou même
après la mort. Et voilà , mes chers auditeurs , le point important que je ne
puis assez vous recommander. Car de quel mérite peuvent être devant Dieu
des aumônes faites seulement à la mort ; et quel fruit en pouvez-vous re-
tirer alors, qui soit comparable à ce quelles auraient valu pendant la vie ?
Est-ce bien témoigner à Dieu votre amour, que de lui faire part de vos
biens quand vous n'êtes plus en état de les posséder, quand la mort vous les
arrache par violence , quand ils ne sont plus proprement à vous ? On dit :
Cet homme a beaucoup donné en mourant ; et moi je dis : Il n'a rien
donné ; mais il a laissé, et il n'a laissé que ce qu'il ne pouvait retenir, et
que parce qu'il ne le pouvait retenir. Il l'a gardé jusqu'au dernier moment ;
et s'il eût pu l'emporter avec lui, ni Dieu , ni les pauvres n'auraient eu
rien à y prétendre. Aussi , que lui servent dételles aumônes , et quel profit
en doit-il espérer? Car il est de la foi , Chrétiens , que toutes vos aumônes
après la mort n'ont plus de vertu pour vous sauver. Elles peuvent bien
soulager votre âme dans le purgatoire ; mais quant au salut, ce sont après
la vie des œuvres stériles : pourquoi? parce que l'affaire du salut est déjà
décidée, et que l'arrêt est sans appel. Cependant, riches du siècle, la
grande vertu de l'aumône à votre égard , c'est de contribuer à votre salut.
Si ce riche dans la vie eût fait une partie des aumônes qu'il a ordonnées
à la mort , ses aumônes l'auraient sauvé ; elles lui auraient attiré des grâces
de conversion ; elles auraient prié pour lui , selon le langage de l'Écriture.
Car ce ne sont pas tant les pauvres qui prient pour nous , que l'aumône
même : Conclude eleemosynam in sinu paaperis , et ipsa exorablt pro
te1. Que le pauvre prie, ou qu'il ne prie pas, l'aumône prie toujours in-
dépendamment du pauvre : mais en vain après la mort prierait-elle pour
votre conversion, puisque ce n'est plus le temps de se convertir. En vain
réclamerait-elle pour vous la miséricorde divine , puisque ce n'est plus le
temps de la miséricorde.
La conséquence qui suit de là , c'est la grande leçon que nous fait saint
Paul : Dùm tempus habemus, operemur bonum*. Si nous aimons. Dieu,
et si nous nous aimons nous-mêmes , faisons de bonnes œuvres tandis que
nous en avons le temps. Je ne prétends pas vous détourner d'en faire à la
mort ; à Dieu ne plaise ! c'était un usage trop saint et trop chrétien que
celui des fidèles autrefois, de vouloir que Jésus-Christ fût leur héritier, et
qu'il eût part à leurs dernières volontés. Mais, du reste, souvenons-nous
que les bonnes œuvres de la vie sont de tout un autre poids. Ah ! Chré-
tiens , voici le temps où Dieu se dispose à verser plus abondamment ses
grâces, et où il vous appelle plus fortement à la pénitence. Or, un des
moyens les plus efficaces pour le toucher en votre faveur , c'est de lui en-
voyer, selon la figure de l'Évangile, des médiateurs qui lui parlent pour
vous, et qui s'engagent à consommer l'affaire de votre conversion , et celle
1 Eccli., 29. — a Gai a t., fi.
T. I. 50
306 SUR LES TENTATIONS.
de votre salut et de votre sanctification. On s'étonne quelquefois de voir
des pécheurs changer tout à coup ; des libertins et des impies renoncer à
leurs habitudes , et s'attacher à Dieu ; des aveugles et des endurcis se re-
connaître , et devenir sensibles aux vérités éternelles ; des impénitents de
plusieurs années , par une espèce de prodige , après une vie déréglée et
dissolue , mourir de la mort des Saints : mais moi je n'en suis point sur-
pris , si ces pécheurs , si ces impies et ces libertins , si ces aveugles et ces
endurcis, si ces impénitents ont été charitables envers les pauvres. C'est
l'accomplissement des oracles de l'Écriture ; c'est un effet des paroles de
Jésus-Christ; c'est la bénédiction de l'aumône. Il faut pour cela que Dieu
fasse des miracles; mais les miracles, pour récompenser l'aumône, ne lui
coûtent point. Il faut que Dieu se relâche de ses droits , et qu'il arrête tous
les foudres de sa justice; mais, si j'ose m'exprimer de la sorte, l'aumône
fait violence à la justice divine ; et, pour les intérêts du pauvre et du riche
qui l'assiste , Dieu n'a point de droits si légitimes et si chers qu'il ne soit
prêt à céder. David disait qu'il n'avait point vu de Juste abandonné : Non
vidi Justum derelictum1 : et je puis dire que je n'ai point vu de riche li-
béral et tendre pour les pauvres , en qui je n'aie remarqué certains effets
de la grâce, qui m'ont rempli de consolation. Mais au contraire, il n'est,
hélas ! que trop commun de voir ces riches avares , ces riches insensibles
aux misères du prochain , vivre sans foi et sans loi , vieillir et blanchir
dans leurs désordres, et mourir enfin dans leur impénitence. Pourquoi?
parce que , suivant l'arrêt du Saint-Esprit , il n'y a point de miséricorde
pour celui qui n'exerce point la miséricorde : Judicium sine misericordiâ
ei qui non facit misericordiam* . Prévenons, mes chers auditeurs, un
jugement si terrible. Réveillons dans nos cœurs tous les sentiments de la
charité chrétienne ; et par de saintes aumônes , faisons-nous des amis qui
nous reçoivent dans l'éternité bienheureuse , que je vous souhaite , etc.
SERMON POUR LE DIMANCHE DE LA PREMIÈRE SEMAINE.
SUR LES TENTATIONS.^
Ductus esl Jésus in desertum à Spirilu, ut tentaretur à diabolo. Et cùmjejunasset quadraginla
dicbus et quadmginta noctibus, postea esuriit.
Jésus fut conduit dans le désert par l'Esprit pour y être tenté du démon. Et ayant jeune
quarante jours et quarante nuits, il se senti pressé de la faim. Saint Matth., ch. 4.
SlRE,
N'est-il pas étonnant que le Fils de Dieu , qui n'est descendu sur la terre ,
comme dit saint Jean , que pour détruire les œuvres du démon , ait voulu
es éprouver lui-même , et se voir exposé aux attaques de cet esprit tenta-
1 Psalui, 3tf. — 2 Jacob., 2.
SUR LES TENTATIONS. 307
teur? Mais quatre grandes raisons, remarque saint Augustin, l'y ont en-
gagé , et toutes sont prises de notre intérêt. Nous étions trop fragiles et
trop faibles pour soutenir la tentation , et il a voulu nous fortifier ; nous
étions trop timides et trop lâches, et il a voulu nous encourager; nous
étions trop imprudents et trop téméraires , et il a voulu nous apprendre à
nous précautionner; nous étions sans expérience et trop peu versés dans
l'art de combattre notre commun ennemi , et il a voulu nous l'enseigner.
Or, c'est ce qu'il fait admirablement aujourd'hui. Car, selon la pensée
et l'expression de saint Grégoire , il nous a rendus plus forts , en surmon-
tant nos tentations par ses tentations mêmes , comme par sa mort il a sur-
monté la nôtre. Justum quippè erat, ut tentatus nostras tentationes suis
vinceret, quemadmodum mortem nostram venerat sua morte super are K
Il nous a rendus plus courageux et plus hardis, en nous animant par son
exemple , puisque rien en effet ne doit plus nous animer que l'exemple d'un
Homme-Dieu, notre souverain pontife , éprouvé comme nous en toutes
manières, suivant la parole dé saint Paul : Tentatum autemper omnia 2.
Il nous a rendus plus circonspects et plus vigilants, en nous faisant con-
naître que personne ne doit se tenir en assurance , lorsque lui-même , le
Saint des saints, il n'est pas à couvert de la tentation. Enfin il nous a ren-
dus plus habiles et plus intelligents , en nous montrant de quelles armes
nous devons user pour nous défendre , et en nous traçant les règles de cette
milice spirituelle.
En cela semblable à un grand roi , qui , pour repousser les ennemis de son
état , et pour dissiper leurs ligues , ne se contente pas de lever des troupes
et de donner des ordres ; mais paraît le premier à la tête de ses armées , les
soutient par sa présence , les conduit par sa sagesse , les anime par sa va-
leur , et toujours , malgré les obstacles et les périls , leur assure la victoire.
Or , si l'exemple d'un roi a tant de force et tant de vertu, comme vous le
savez, Chrétiens, et comme vous l'avez tant de fois reconnu vous-mêmes,
que doit faire l'exemple d'un Dieu? Voici sans doute un des plus importants
sujets que je puisse traiter dans la chaire, et qui demande plus de ré-
flexion. Parmi tant d'excellentes leçons que nous donne Jésus-Christ dans
l'évangile de ce jour , touchant la manière dont nous devons nous gouver-
ner dans la tentation , j'en choisis deux auxquelles je m'arrête , et que me
fournissent les paroles de mon texte. La première est que ce divin Maître ne
va au désert, où il est tenté , que par l'inspiration de l'Esprit de Dieu : Bue-
tus est in desertum à Spiritu, ut tentaretur. La seconde, qu'il n'y est
tenté qu'après s'être prémuni du jeûne et de la mortification des sens : Et
citmjejunasset quadraginta diebus et quadraginta noctibus, accessit ten-
tator. De là je tirerai deux conséquences , l'une et l'autre bien utiles et bien
nécessaires. Demandons, etc. Ave , Maria.
De quelque manière que Dieu en ait disposé dans le conseil de sa sagesse ,
sur ce qui regarde cette préparation de grâces que saint Augustin appelle
prédestination, trois choses sont évidentes et incontestables dans les prin-
' Greg. — % Hebr., 4.
308 SUR LES TENTATIONSi.
cipes de la foi , savoir : que , pour vaincre la tentation , le secours de la grâce
est nécessaire ; qu'il n'y a point de tentation qui ne puisse être vaincue par
la grâce, et que Dieu enfin, par un engagement de fidélité, ne manque ja-
mais à nous fortifier de sa grâce dans la tentation.
Sans la grâce je ne puis vaincre la tentation : c'est un article décidé contre
Terreur pélagienne. Or , quand je dis vaincre , j'entends de cette victoire
sainte dont parlait l'Apôtre, lorsqu'il disait : Qui légitimé certaverit 1 ; de
cette victoire qui est un effet de l'esprit chrétien, qui a son mérite devant
Dieu , et pour laquelle l'homme doit être un jour récompensé dans le ciel
et couronné. Car de vaincre une tentation par une autre tentation , un vice
par un autre vice , un péché par un autre péché ; de surmonter la vengeance
par l'intérêt, l'intérêt par le plaisir, le plaisir par l'ambition, ce sont les
vertus et les victoires du monde , où la grâce n'a point de part. Mais de sur-
monter toutes ces tentations et le monde même pour Dieu , c'est la victoire
de la grâce et de notre foi : Et hœc est Victoria quœ vincit rhundum. , fides
vestra 2.
Il n'y a point de tentation qui ne puisse être vaincue par la grâce : autre
maxime essentielle dans la religion , et le bien-aimé disciple saint Jean en
apporte une excellente raison : Car , dit -il en parlant aux fidèles , celui qui
est en vous par sa grâce est bien plus fort que celui qui est dans le monde,
et qui y règne en qualité de prince du monde : Vicistis eum, quoniam ma-
jor est qui in vobis est, quàm qui in mundo 3. C'est donc faire injure à
Dieu, que de croire la tentation insurmontable, et de dire ce que nous di-
sons néanmoins si souvent : Je ne puis résister à telle passion ; je ne puis
itenir contre telle habitude et tel penchant. C'est , dans la pensée de saint
•Bernard , une parole d'infidélité encore plus que de faiblesse : pourquoi?
parce qu'en parlant ainsi, ou nous n'avons égard qu'à nos propres forces ,
(et en ce sens la proposition est vraie ; mais nous sommes infidèles de sépa-
xer nos forces de celles de Dieu ; ou nous supposons la grâce et le secours de
Dieu , et en ce sens la proposition non-seulement est fausse , mais héréti-
que, parce qu'il est de la foi qu'avec le secours de Dieu nous pouvons tout :
■Omni a possum in eo qui me confortât fc.
Mais avons-nous toujours ce secours de Dieu dans la tentation ? C'est ce
<iui me reste à vous expliquer, et ce qui doit faire le fond de ce discours,
où j'ose dire que, sans embarrasser vos esprits, et sans rien avancer dont
vous ne soyez édifiés, je vais vous donner l'éclaircissement de ce qu'il y a
de plus important et de plus solide dans la matière de la grâce. Oui , Chré-
tiens , il est encore de la foi que Dieu ne permet jamais que nous soyons
tentés au delà de ce que nous pouvons : Fidel 'is Deus quino?i patietur vos
tentari snprà id quod potestis*. Or, nous n'avons ce pouvoir que par
la Tâce. Elle ne nous manque donc point du côté de Dieu , non-seulement
pour vaincre la tentation, mais pour en profiter : Sed faciet cum tentatione
proventum 6. Voilà comment parle saint Paul, et de quoi nous ne pouvons
douter , si nous ne sommes pas assez aveugles pour nous figurer un Dieu
sans miséricorde et sans providence. Mais quoique cela soit ainsi , il y a
« 2 Tunotli., 2. — ' 1 Joan., 5. — * Ibid., 4. ■— 1 Philipp., 4. — s 1 Cor., 10. — S Ibid.
SLR LES TENTATIONS. 30D
pourtant une erreur qui n'est aujourd'hui que trop commune, et qui se dé-
couvre dans la conduite de la plupart des hommes : c'est de croire que ces
grâces nous sont toujours données telles que nous les voulons, et au moment
que nous les voulons. Erreur dont les conséquences sont très pernicieuses, et
dont j'ai cru qu'il était important de vous détromper. Pour vous faire en-
tendre mon dessein, je distingue deux sortes de tentations ; les unes volon-
taires, et les autres involontaires. Les unes où nous nous engageons de
nous-mêmes contre l'ordre de Dieu, et les autres où nous nous trouvons en-
gagés par une espèce de nécessité attachée à notre condition. Dans les pre-
mières , je dis que nous ne devons point espérer d'être secourus de Dieu ,
si nous ne sortons de l'occasion ; et que pour cela nous ne devons point alors
nous promettre une grâce de combat , mais une grâce de fuite : ce sera la
première partie. Dans les autres , je prétends qu'en vain nous aurons une
grâce de combat , si nous ne sommes en effet résolus à combattre nous-
mêmes , et surtout comme Jésus-Christ, par la mortification de la chair :
ce sera la seconde partie. Toutes deux renferment de solides instructions.
PREMIÈRE PARTIE.
Dans quelque obligation que nous puissions être et que nous soyons en
effet d'exposer quelquefois notre vie, c'est une vérité incontestable, fondée
sur la première loi de la charité , que nous nous devons à nous-mêmes ,
qu'il ne nous est jamais permis d'exposer notre salut. Or il est évident que
nous l'exposons, et par conséquent que nous péchons autant de fois que
nous nous engageons témérairement dans la tentation. Je m'explique. Il
n'y a personne qui n'ait, et en soi-même, et hors de soi-même, des sour-
ces de tentations qui lui sont propres : en soi-même, des passions et des
habitudes ; hors de soi-même , des objets et des occasions , dont il a person-
nellement à se défendre , et qui sont par rapport à lui des principes de pé-
ché. Car on peut très-bien dire de la tentation ce que saint Paul disait de la
grâce : que comme il y a une diversité de grâces et d'inspirations , qui tou-
tes procèdent du même esprit de sainteté , et dont Dieu , qui opère en nous,
se sert , quoique différemment , pour nous convertir et pour nous sauver,
aussi il y a une diversité de tentations que le même esprit d'iniquité nous
suscite , pour nous corrompre et pour nous perdre. Nous savons assez quel
est le faible par où il nous attaque plus communément; et pour peu d'at-
tention que nous ayons sur notre conduite, nous distinguons sans peine,
non-seulement la tentation qui prédomine en nous , mais les circonstances
qui nous la rendent plus dangereuse. Car, selon la remarque de saint Chry-
sostome , ce qui est tentation pour l'un, ne l'est pas pour l'autre ; ce qui est
occasion de chute pour celui-ci , peut n'être d'aucun danger pour celui-là ;
et tel ne sera point troublé ni ébranlé des plus grands scandales du monde,
qu'une bagatelle, si je l'ose dire, par la disposition particulière où il se
trouve, fera malheureusement échouer. Le savoir, et ne pas fuir le danger,
c'est ce que j'appelle s'exposer à la tentation contre l'ordre de Dieu. Or je
prétends qu'un chrétien alors ne doit point attendre de Dieu les secours de
310 SUR LES TENTATIONS.
grâces préparées pour combattre la tentation et pour la vaincre. Je prétends
qu'il n'est pas en droit de les demander à Dieu , ni même de les espérer.
Je vais plus loin , et je ne crains point d'ajouter que, quand il les deman-
derait , Dieu j selon le cours de sa providence ordinaire , est expressément
déterminé à les lui refuser. Que puis-je dire de plus fort pour faire voir à
ces âmes présomptueuses le désordre de leur conduite , et pour les faire ren-
trer dans les saintes voies de la prudence des Justes ?
Non, Chrétiens, tout homme qui, témérairement et contre Tordre de
Dieu , s'engage dans la tentation , ne doit point compter sur ces grâces de
protection et de défense, sur ces grâces de résistance et de combat, si né-
cessaires pour nous soutenir. Par quel titre les prétendrait-il, ou les de-
manderait-il à Dieu ? Par titre de justice? ce ne seraient plus des grâces , ce
ne seraient plus des dons de Dieu , si Dieu les lui devait. Par titre de fidé-
lité? Dieu ne les lui a jamais promises. Par titre de miséricorde? il y met par
sa présomption un obstacle volontaire , et il se rend absolument indigne des
miséricordes divines. Le voilà donc, tandis qu'il demeure dans cet état et
qu'il y veut demeurer, sans ressource de la part de Dieu, et privé de tous
ses droits à la grâce : j'entends à cette grâce dont parle saint Augustin , et
qu'il appelle victorieuse, parce que c'est par elle que nous triomphons de la
tentation.
Je dis plus : non-seulement l'homme ne peut présumer alors que Dieu
lui donnera cette grâce victorieuse, mais il doit même s'assurer que Dieu ne
la lui donnera pas. Pourquoi ? parce que Dieu lui-même s'en est ainsi ex-
pliqué , et qu'il n'y a point de vérité plus clairement marquée dans l'Ecri-
ture que celle-ci : savoir , que Dieu , pour punir la témérité du pécheur ,
l'abandonne et le livre à la corruption de ses désirs. Et ne me dites point
que Dieu est fidèle , et que la fidélité de Dieu , selon saint Paul , consiste à
ne pas permettre que nous soyons jamais tentés au-dessus de nos forces.
Dieu est fidèle , j'en conviens; mais ce sont deux choses bien différentes,
de ne pas permettre que nous soyons tentés au-dessus de nos forces , et de
nous donner les forces qu'il nous plaît quand nous nous engageons nous-
mêmes dans la tentation. L'un n'est point une conséquence de l'autre; et
sans préjudice de sa fidélité, Dieu peut bien nous refuser ce que nous n'a-
vons nulle raison d'espérer. Il est fidèle dans ses promesses : mais quand et
où nous a-t-il promis de secourir dans la tentation celui qui cherche la ten-
tation? Pour raisonner juste et dans les principes de la foi , il faudrait
renverser la proposition , et conclure de la sorte : Dieu est fidèle , il est in-
faillible dans ses paroles ; donc il abandonnera dans la tentation celui qui
s'expose à la tentation, puisque sa parole y est expresse , et qu'il nous l'a
dit en termes formels. Or la fidélité de Dieu n'est pas moins intéressée à vé-
rifier cette formidable menace : Quiconque aime le péril , y périra : Qui
amat periculum , in Mo peribit l, qu'à s'acquitter envers nous de cette
consolante promesse : Le Seigneur est fidèle , et jamais il ne nous laissera
tenter au delà de notre pouvoir : Fidclis Deus , qui non patietur vos ten-
tari suprà id quod potestis.
' Eccl,, 3.
SUR LES TENTATIONS. 311
ï Mais, sans insister davantage sur les promesses de Dieu ou sur ses me-
naces, je prends la chose en elle-même. En vérité , mes chers auditeurs ,
un homme qui témérairement et d'un plein gré s'expose à la tentation, qui
volontairement entretient la cause et le principe de la tentation, a-t-il
bonne grâce d'implorer le secours du ciel et de l'attendre ? Si c'était l'in-
térêt de ma gloire, lui peut répondre Dieu, si c'était un devoir de néces-
sité , si c'était un motif de charité, si c'était le hasard et une surprise qui
vous eût engagé dans ce pas glissant , ma providence ne vous manquerait
pas, et je ferais plutôt un miracle pour vous maintenir. Et en effet, quand
autrefois , pour tenter la vertu des vierges chrétiennes , on les exposait dans
des lieux de prostitution et de débauche , la grâce de Dieu les y suivait.
Quand les prophètes , pour remplir leur ministère , paraissaient dans les
cours des princes idolâtres, la grâce de Dieu les y accompagnait. Quand
les solitaires, obéissant à la voix et à l'inspiration divine, sortaient
de leurs déserts , et entraient dans les villes les plus débordées pour
exhorter les peuples à la pénitence , la grâce de Dieu y entrait avec eux.
Elle combattait dans eux et pour eux ; elle remportait d'éclatantes et de
glorieuses victoires , parce que Dieu lui-même , tuteur et garant de leur
salut , les conduisait : ils étaient à l'épreuve de tout. Mais aujourd'hui, par
des principes bien différents, vous vous livrez vous-mêmes à tout ce qu'il y
a pour vous dans le monde de plus dangereux et de plus propre à vous
pervertir. Mais aujourd'hui , pour contenter votre inclination , vous entre-
tenez des sociétés libertines et des amitiés pleines de scandale , des conver-
sations dont la licence corromprait , si je puis ainsi parler, les anges mêmes.
Mais aujourd'hui , par un engagement , ou de passion , ou de faiblesse ,
vous souffrez auprès de vous des gens contagieux , démons domestiques ,
toujours attentifs à vous séduire, et à vous inspirer le poison qu'ils portent
dans l'âme. Mais aujourd'hui, pour vous procurer un vain plaisir, vous
courez à des spectacles, vous vous trouvez à des assemblées capables de faire
sur votre cœur les plus mortelles impressions. Mais aujourd'hui , pour sa-
tisfaire une damnable curiosité , vous voulez lire sans distinction les livres
les plus profanes , les plus lascifs , les plus impies. Mais aujourd'hui , femme
mondaine , par une malheureuse vanité de votre sexe , vous vous piquez de
paraître partout , d'être partout applaudie , de voir le monde et d'en être
vue, de briller dans les compagnies, de vous produire avec tout l'avan-
tage et tous les artifices d'un luxe affecté ; et dans une telle disposition ,
vous vous flattez que Dieu sera votre soutien et votre appui. Or je dis moi
qu'il retirera son bras , qu'il vous laissera tomber ; et que quand , par des
vues tout humaines , vous sauriez vous garantir de ce que le monde même
condamne et traite de dernier crime , vous ne vous garantirez pas de bien
d'autres chutes moins sensibles , mais toujours mortelles par rapport au
salut. Je dis que ces grâces sur quoi vous fondez votre espérance n'ont point
été destinées de Dieu pour vous fortifier en de pareilles conjonctures, et que
vous ne les aurez jamais , tandis que vous vivrez dans le désordre où je
viens de vous supposer. Voilà ce que j'avance comme une des maximes les
plus incontestables et les plus solidement autorisées par les trois grandes
312 SUR LES TENTATIONS.
règles des mœurs , l'expérience , la raison et la foi ; voilà le point auquel
nous devons , vous et moi , nous en tenir dans toute la conduite et le plan
de notre vie.
Ah! mes Frères, reprend saint Bernard , s'il était vrai, comme vous
voulez vous le persuader, que Dieu de sa part fût toujours également prêt
à nous défendre et à combattre pour nous , soit lorsque malgré ses ordres
nous nous jetons dans le danger, soit lorsque nous nous trouvons innocem-
ment surpris , il faudrait conclure que les saints auraient pris là-dessus
des mesures bien fausses et des précautions bien inutiles. Ces hommes si
célèbres par leur sainteté, et que Ton nous propose pour modèles, ces
hommes consommés dans la science du salut l'auraient bien mal entendu,
si la grâce se donnait indifféremment à celui qui aime la tentation , et à
celui qui la craint ; à celui qui l'excite et qui s'y plait , et à celui qui la fuit.
C'est bien en vain qu'ils s'éloignaient du commerce du monde, et qu'ils
se tenaient enfermés dans de saintes retraites , si dans le commerce du
monde le plus corrompu l'on est également sûr de Dieu et de sa protection
toute-puissante.
Pourquoi saint Jérôme avait-il tant d'horreur des pompes du siècle?
pourquoi se troublait-il, comme il le témoigne lui-même, au seul sou-
venir de ce qu'il avait vu dans Rome? Il n'avait qu'à quitter sa soli-
tude, et à retourner dans les mêmes assemblées; il n'avait qu'à rentrer
sans crainte dans les mêmes cercles. Pourquoi ce grand maître de la
vie spirituelle, ce docteur si sage et si éclairé, obligeait-il cette sainte
vierge Eustochium à s'interdire pour jamais certaines libertés, dont on ne
se fait point communément de scrupule : les rendez-vous dérobés, les
visites fréquentes, les mots couverts et à double sens , les lettres enjouées
et mystérieuses , les démonstrations de tendresse et les privautés d'une
amitié naissante? Pourquoi , dis-je, lui faisait-il des crimes de tout cela?
pourquoi lui en faisait-il tant appréhender les suites , s'il savait que Dieu
nous a tous pourvus d'un préservatif infaillible et d'un remède toujours
présent ?
Enfin, quand les Pères de l'Église invectivaient avec tant de zèle contre
les abus et les scandales du théâtre ; quand ils défendaient aux fidèles les
spectacles, et qu'ils les sommaient en conséquence de leur baptême d'y
renoncer, il faudrait regarder ces invectives comme des figures , et ces
discours si pathétiques comme des exagérations. Mais pensez-en, mes chers
auditeurs , tout ce qu'il vous plaira , il est difficile que tous les Saints se
soient trompés; et quand il s'agit de la conscience, j'en croirai toujours les
Saints , plutôt que le monde et tous les partisans du monde : car les Saints
parlaient , les Saints agissaient par l'Esprit de Dieu : et l'Esprit de Dieu ne
fut jamais, ni ne peut jamais être sujet à l'erreur.
Mais allons jusqu'à la source ; et pour vous convaincre encore davantage
de la vérité que je prêche , tâchons à la découvrir dans son principe. Pour-
quoi Dieu refuse-t-il sa grâce à un pécheur qui s'expose lui-même à la
tentation? c'est pour l'intérêt et pour l'honneur de sa grâce même ; et la
raison qu'en apporte Tertullien est bien naturelle et bien solide : Parce
SUR LES TENTATIONS. 313
qu'autrement, dit-il, le secours de Dieu deviendrait le fondement et le
prétexte de la témérité de l'homme. Voici la pensée de ce Père : Dieu, tout
libéral qu'il est, doit ménager ses grâces de telle sorte , que le partage qu'il
en fait ne nous soit pas un sujet raisonnable de vivre dans une confiance
présomptueuse. Cette proposition est évidente. Or, si je savais que dans les
tentations même où je m'engage contre la volonté de Dieu , Dieu infailli-
blement me soutiendra, je n'userais plus de nulle circonspection ; je n'au-
rais plus besoin du don de conseil , ni de la prudence chrétienne. Pourquoi?
parce que je serais aussi invincible et aussi fort en cherchant l'occasion
qu'en l'évitant : ainsi la grâce, au lieu de me rendre vigilant et humble,
me rendrait lâche et superbe.
Que fait donc Dieu? Me voyant prévenu d'une illusion si injurieuse à sa
sainteté même , il me prive de sa grâce ; et par là il justifie sa providence
du reproche qu'on lui pourrait faire , d'autoriser mon libertinage et ma
témérité. Et c'est ce que saint Gyprien exprimait admirablement par ces
belles paroles que je vous prie de remarquer : Ita nobis spiritualis forti-
tudocollala est , ut prooidos faciat, non ut prœcipites tueatur l. Ne vous
y trompez pas , mes Frères , et ne pensez pas que cette force spirituelle de
la grâce qui doit vaincre la tentation dans nous , ou nous aider à la vaincre,
soit abandonnée à notre discrétion. Dieu la tient en réserve, mais pour
qui? pour les chrétiens sages et prévoyants, et non pas pour les aveugles
et les négligents. A qui en fait-il part? à ces âmes justes, qui se délient de
leur faiblesse, et qui s'observent elles-mêmes. Mais pour ces âmes auda-
cieuses et précipitées , qui marchent sans réflexion , bien loin d'avoir des
grâces de choix à leur communiquer, il se fait comme un point de justice
de les livrer aux désirs de leur cœur; et ce châtiment, quoique terrible,
est conforme à la nature de leur péché-.
Car que fait un chrétien , lorsque, par le mouvement et le caprice d'une
passion qui le domine , il ne va pas au-devant de la tentation? écoutez-le.
En s'engageant dans la tentation , il tente Dieu même ; et tenter Dieu ,
c'est un des plus grands désordres dont la créature soit capable , et qui ,
dans la doctrine des Pères , blesse directement le premier devoir de la reli-
gion : Non tentabis Dominum JDeum tuum2. Or, ce péché ne peut être
mieux puni que par l'abandon de Dieu. Voici comment raisonne sur ce
point l'ange de l'école , saint Thomas. Dans le langage de l'Écriture, nous
trouvons , dit ce saint docteur, qu'on peut tenter Dieu en trois manières
différentes: premièrement, quand nous lui demandons un miracle sans
nécessité; et c'est ce que firent ces pharisiens dont parle saint Luc : Alii
autem tentantes eum, signum de cœlo quœrebant 3. Ils prièrent le Sauveur
du monde de leur faire voir un prodige dans l'air : mais pourquoi lui
firent-ils cette demande ? pour le tenter. Secondement , quand nous vou-
lons borner la toute-puissance de Dieu ; et c'est ce que Judith reprocha
aux habitants de Béthulie, lorsque, assiégés par Holoferne, et désespérant
du secours d'en haut, ils étaient prêts à capituler et à se rendre : Qinestis
vos qui t'entatis Dominum ? constituistis terminos miserationù ejus v? Qui
1 Cypr. — > MattU., i. — 3 Luc., ! I. — 4 ju lith., 8.
314 SUR LES TENTATIONS.
êtes-vous , leur dit-elle , et comment osez-vous tenter le Seigneur, en mar-
quant un terme à sa miséricorde et à son pouvoir? Enfin, quand nous
sommes de mauvaise foi avec Dieu , et que nous ne tenons pas à son égard
une conduite sincère et droite ; c'est ainsi qu'en usèrent les Juifs lorsqu'ils
présentèrent à Jésus-Christ une pièce de monnaie , et qu'ils le pressèrent
de répondre si Ton devait payer le tribut à César : Quid me tentatis , hy+
pocritœ 1 ? Hypocrites , leur repartit le Sauveur du monde , pourquoi me
tentez-vous? Voilà, reprend saint Thomas, ce que c'est que tenter Dieu;
voilà les trois espèces de ce péché.
Or, un chrétien qui s'expose à la tentation , fondé sur la grâce de Dieu
dont il présume, se rend tout à la fois coupable de ces trois sortes de
péchés. Car d'abord il demande à Dieu un miracle sans nécessité. Pour-
quoi? parce que, ne faisant rien pour se conserver, il veut que Dieu seul
le conserve ; et que , n'employant pas la grâce qu'il a , il se promet de la
part de Dieu la grâce qu'il n'a pas. La grâce qu'il a, c'est une grâce de
fuite : mais il ne veut pas fuir. La grâce qu'il n'a pas, c'est une grâce de
combat ; mais comptant néanmoins que Dieu combattra pour lui , il veut
affronter le péril, c'est-à-dire qu'il renverse, ou qu'il voudrait renverser
toutes les lois de la Providence. L'ordre naturel est qu'il se retire de l'oc-
casion , puisqu'il le peut ; mais il ne le veut pas ; et cependant il veut que
Dieu l'y soutienne par un concours extraordinaire , en sorte qu'il n'y pé-
risse pas. N'est-ce pas vouloir un miracle, et le miracle le plus inutile?
Quand Dieu voulut préserver Lot et toute sa famille de l'embrasement de
Sodome, et qu'il lui commanda de sortir de cette ville réprouvée; si Lot
eût refusé cette condition, s'il eût voulu demeurer au milieu de l'incendie,
s'il eût demandé que Dieu le garantit miraculeusement des flammes, com-
ment eût été reçue une telle prière? comment eût-elle dû l'être? Or, voilà
ce que nous faisons tous les jours. Nous voulons que, dans des lieux où le
feu de l'impureté est allumé de toutes parts , Dieu , par une grâce spéciale,
nous mette en état de n'en point ressentir les atteintes. Nous voulons aller
partout , entendre tout , voir tout , être de tout , et que Dieu cependant
nous couvre de son bouclier, et nous rende invulnérables à tous les traits.
Mais Dieu sait bien nous réduire à l'ordre , et confondre notre présomp-
tion. Car il nous dit justement , comme il dit à Lot : Nec stes in omni
cire à regione^. Eloignez -vous de Sodome et de tous ses environs : renon-
cez à ce commerce qui vous corrompt , nec stes ; rompez cette société qui
vous perd, nec stes; quittez ce jeu qui vous ruine et de biens et de
conscience , nec stes; sortez de là, et ne tardez pas. Je n'ai point de mi-
racle à faire pour vous ; et dès à présent je consens à votre perte , si , par
une sage et prompte retraite , vous ne prévenez le malheur qui vous me-
nace, nec stes in omni circà regione.
Aussi , Chrétiens , prenez garde que le Fils de Dieu , qui pouvait accep-
ter le défi que lui fait dans notre évangile l'esprit tentateur, qui pou-
vait , sans risquer, ic précipiter du haut du temple , et charger par là de
confusion son ennemi , se contente de lui opposer cette parole : Non ten-
' Maltli., 22. — » Cetics., 19.
SUR LES TENTATIONS. 315
tabis Dominum JDeum tuum i : Vous ne tenterez point le Seigneur votre
Dieu. Pourquoi cela? Ne vous en étonnez pas , répond saint Augustin ; c'est
que cet ennemi de notre salut ne doit point être vaincu par un miracle
de la toute-puissance de Dieu , mais par la vigilance et la fidélité de
riiomme : Quia non omnipotentiâ Dei, sed hominis justifia super andus
erat 2. A entendre les Pères s'expliquer sur ce point, on dirait qu'ils par-
lent en pélagiens ; cependant toutes leurs propositions sont orthodoxes ,
parce qu'elles n'excluent pas la grâce , mais seulement le miracle de la
grâce ; et voilà ce qui a rendu les Saints si attentifs sur eux-mêmes , si
timides et si réservés. Mais nous , mieux instruits des conseils de Dieu que
Dieu même, nous portons plus avant notre confiance ; car l'esprit de men-
songe nous dit : Mitte te deorsum 3. Ne crains point, jette-toi hardiment
dans cet abîme, vois cette personne , entretiens cette liaison; Dieu a com-
mis des anges pour ta sûreté , et ils te conduiront dans toutes tes voies :
Scriptum est, quia angelis suis mandavit de te \ C'est ainsi qu'il nous
parle, et nous l' écoutons ; et nous nous persuadons que les anges du ciel
viendront en effet à notre secours , je veux dire que les grâces divines des-
cendront sur nous ; et nous fermons ensuite les yeux à tout , pour marcher
avec plus d'assurance dans les voies les plus dangereuses ; et au lieu de
répondre, comme Jésus-Christ : Non tentabis, Vous ne mettrez point à
l'épreuve la toute-puissance de votre Dieu, nous hasardons tout sans hési-
ter; nous voulons que Dieu fasse pour nous ce qu'il n'a pas fait pour son
Fils ; nous lui demandons un miracle , qu'il s'est , pour m'exprimer de la
sorte, refusé à lui-même.
De plus , et au même temps que le pécheur présomptueux tente Dieu par
rapport à sa toute-puissance , il ose encore le tenter par rapport à sa misé-
ricorde; non pas en la bornant comme les prêtres de Bôthulie, mais, au
contraire , en l'étendant au delà des bornes où il a plu à Dieu de* la ren-
fermer. Car cette miséricorde, dit saint Augustin, n'est que pour ceux qui
se trouvent dans la tentation, sans l'avoir voulu; et nous voulons qu'elle
soit encore pour ceux qui donnent entrée à la tentation , qui se familiari-
sent avec la tentation , qui nourrissent dans eux et qui fomentent la ten-
tation, comme si nous étions maîtres des grâces de Dieu, et qu'il fût en
notre pouvoir d'en disposer. Or, qui sommes-nous pour cela? Qui estis
vos, qui tentatis Dominum 5? Enfin, nous tentons Dieu par hypocrisie,
lorsque nous implorons sa grâce dans une tentation dont nous craignons
d'être délivrés , et d'où nous refusons de sortir. Dieu peut bien nous ré-
pondre ce que Jésus-Christ répondit aux Juifs : Quid me tentatis, hypo-
critœBl car nous lui demandons une chose, mais de bouche , tandis qu'au
fond et dans le cœur nous en voulons une autre. Nous le prions d'éloigner
de nous la tentation , et nous-mêmes , contre sa défense expresse , nous
nous en approchons. Nous lui disons : Seigneur, ayez égard à notre fai-
blesse , et sauvez-nous de la violence et des surprises du tentateur ; et
cependant, par une contradiction monstrueuse , nous devenons nos
propres tentateurs ; nous en exerçons dans nous-mêmes , comme dit excel-
1 Malth., 4. — 2 Aup. — * Matth., 4. — *Ibiel. — 5 Judith., 8. — 6 Maith., 22.
316 SUR LES TENTATIONS.
lemment saint Grégoire, pape, et contre nous-mêmes, le principal et le
funeste ministère. N'est-ce pas user de dissimulation avec Dieu? n'est-ce
pas lui insulter?
Voilà, mes chers auditeurs (permettez-moi de vous appliquer particu-
lièrement cette morale) , voilà ce qui vous rendra éternellement inexcusables
devant Dieu. Quand on vous reproche vos désordres , vous vous en prenez
à votre condition , et vous prétendez que la cour où vous vivez est un séjour
de tentations , mais de tentations inévitables , mais de tentations insurmon-
tables ; c'est ainsi que vous en parlez , que vous rejetez sur des causes
étrangères ce qui vient de vous-mêmes et de votre fond. Mais il faut une
fois justifier Dieu sur un point où sa providence est tant intéressée ; il faut,
en détruisant ce vain prétexte , vous obliger à tenir un autre langage, et à
reconnaître humblement votre désordre. Oui , Chrétiens , je l'avoue, la cour
est un séjour de tentations , et de tentations dont on ne peut presque se
préserver, et de tentations où les plus forts succombent : mais pour qui
l'est-elle? pour ceux qui n'y sont pas appelés de Dieu, pour ceux qui s'y
poussent par ambition , pour ceux qui y entrent par la voie de l'intrigue ,
pour ceux qui n'y cherchent que l'établissement d'une fortune mondaine ,
pour ceux qui y demeurent contre leur devoir, contre leur profession, contre
leur conscience ; pour ceux dont on demande ce qu'ils y font , et pourquoi
ils y sont ; dont on dit : Ils sont ici , et ils devraient être là ; en un mot ,
pour ceux que l'esprit de Dieu n'y a pas conduits. Ètes-vous de ce caractère
et de ce nombre? alors, j'en conviens, il est presque infaillible que vous
vous y perdrez. C'est un torrent impétueux qui vous emportera ; car com-
ment y résisterez- vous , puisque Dieu n'y sera pas avec vous? Mais êtes-
vous à la cour dans l'ordre de la Providence ; c'est-à-dire , y êtes-vous
entré avec vocation ? y tenez-vous le rang que votre naissance vous y
donne? y faites-vous votre charge? y venez-vous par le choix du prince?
une raison nécessaire et indispensable vous y retient-elle? Non, Chrétiens,
les tentations de la cour ne sont plus des tentations invincibles pour vous;
car il est de la foi, non-seulement que Dieu vous a préparé des grâces poul-
ies vaincre , mais que les grâces qu'il vous a préparées sont propres à vous
sanctifier au milieu même de la cour.
Si donc vous vous perdez à la cour, ce n'est point aux tentations de la
cour que vous vous en devez prendre ; c'est à vous-mêmes , et à votre
lâcheté , à votre infidélité , puisque le Saint-Esprit vous le dit en termes
formels : Perditio tua , Israël i . Et en effet , n'est-ce pas à la cour que ,
malgré les tentations , l'on a pratiqué de tout temps les plus grandes ver-
tus? n'est-ce pas là qu'on a remporté les plus grandes victoires? n'est-ce
pas là que se sont formés tant de Saints? n'est-ce pas là que tant d'autres
peuvent se former tous les jours ? Dans des ministères aussi pénibles qu'é-
clatants , être continuellement assiégé d'hommes intéressés , d'hommes
dissimulés , d'hommes passionnés ; passer les jours et les nuits à décider
des intérêts d'autrui , à écouter des plaintes , à donner des ordres , à tenir
des conseils , à négocier, à délibérer ; tout cela et mille autres soins pris
• Osée, 13.
SUR LES TENTATIONS. 317
en vue de Dieu , selon le gré de Dieu , n'est-ce pas assez pour vous élever
à la plus sublime sainteté?
Mais quel est souvent le principe du mal ? le voici ; c'est qu'à la cour,
où le devoir vous arrête , vous allez bien au delà du devoir. Car comptez-
vous parmi vos devoirs tant de mouvements que vous vous donnez , tant
d'intrigues où vous vous mêlez, tant de desseins que vous vous tracez,
tant de chagrins dont vous vous consumez , tant de différends et de que-
relles que vous vous attirez , tant d'agitations d'esprit dont vous vous fati-
guez , tant de curiosités dont vous vous repaissez , tant d'affaires où vous
vous ingérez , tant de divertissements que vous recherchez? Disons quelque
chose de plus particulier, et insistons sur ce point. Comptez-vous parmi
vos devoirs tel et tel attachement dont la seule passion est le nœud, et qu'il
faudrait rompre ; tant d'assiduités auprès d'un objet vers qui l'inclination
vous porte, et dont il faudrait vous séparer?
Je ne le puis , dites-vous. Vous ne le pouvez? Et moi je prétends (souffrez
cette expression) , oui , je prétends qu'en parlant de la sorte , vous mentez
au Saint-Esprit, et vous faites outrage à sa grâce. Voulez-vous que je vous
en convainque , mare d'une manière sensible , et à laquelle vous avouerez
quo le libertinage n'a rien à opposer? Ce ne sera pas pour vous confondre,
mais pour vous instruire comme mes frères , et comme des hommes dont le
salut doit m'êtreplus cher que ma vie même : Non ut confundam vos '.
La disposition où je vous vois m'est favorable pour cela, et Dieu m'a
inspiré d'en profiter. Elle me fournit une démonstration vive , pressante ,
à quoi vous ne vous attendez pas , et qui suffira pour votre condamnation,
si vous n'en faites aujourd'hui le motif de votre conversion. Écoutez-moi ,
et jugez-vous.
Il y en a parmi vous (et Dieu veuille que ce ne soit pas le plus grand
nombre !) qui se trouvent , au moment que je parle, dans des engagements
de péché , si étroits , à les en croire , et si forts , qu'ils désespèrent de
jamais pouvoir briser leurs liens. Leur demander que , pour le salut de
leur âme , ils s'éloignent de telle personne, c'est, disent-ils , leur demander
l'impossible. Mais cette séparation sera-t-elle impossible , dès qu'il faudra
marcher pour le service du prince, à qui nous nous faisons tous gloire d'obéir !
Je m'en tiens à leur témoignage : y en a-t-il un d'eux qui , pour donner
des preuves de sa fidélité et de son zèle , ne soit déjà disposé à partir, et à
quitter ce qu'il aime? Au premier bruit de la guerre qui (ommence à se
répandre , chacun s'engage , chacun pense à se mettre en route ; point de
liaison qui le retienne, point d'absence qui lui coûte, et dont il ne soit
résolu de supporter tout l'ennui. Si j'en doutais pour vous , je vous offen-
serais ; et quand je le suppose comme indubitable , vous recevez ce que je dis
comme un éloge, et vous m'en savez gré. Je ne compare point ce qu'exige
de vous la loi du monde , et ce que la loi de Dieu vous commande. Je sais
qu'en obéissant à la loi du monde, vous conserverez toujours la même
passion dans le cœur, et qu'il faut y renoncer pour Dieu ; et certes il est
bien juste qu'il y ait de la différence entre l'un et l'autre, et que j'en fasse
' 1 Cor., 4.
318 SUR LES TENTATIONS.
plus pour le Dieu du ciel que pour les puissances de la terre. Mais je veux
seulement conclure de là que vous imposez donc à Dieu , quand vous pré-
tendez qu'il n'est pas en votre pouvoir de ne plus rechercher le sujet cri-
minel de votre désordre , et de vous tenir, au moins pour quelque temps ,
et pour vous éprouver vous-même , loin de ses yeux et de sa présence. Car
encore une fois vous retiendra-t-il , quand l'honneur vous appellera; et
avec quelle promptitude vous verra-t-on courir et voler au premier ordre
que vous recevrez , et que vous vous estimerez heureux de recevoir?
Quiconque aurait un moment balancé , serait-il digne de vivre ? oserait-il
paraître dans le monde? n'en deviendrait-il pas la fable et le jouet?
Ah! Chrétiens, disons la vérité, on a trop affaibli, ou même trop avili
les droits de Dieu. S'il s'agit du service des hommes , on ne reconnaît
point d'engagement nécessaire ; tout est sacrifié , et tout le doit être , puisque
l'ordre de Dieu le veut ainsi. Mais s'agit-il des intérêts de Dieu même; on
se fait un obstacle de tout , on trouve des difficultés partout , et l'on manque
de courage pour les surmonter. Ceux même qui devraient s'opposer à ce
relâchement, les prêtres de Jésus-Christ, malgré tout leur zèle, se laissent
surprendre à de faux prétextes , et sont eux-mêmes ingénieux à en imagi-
ner, pour modérer la rigueur de leurs décisions. On écoute un mondain,
on entre dans ses raisons , on les fait valoir, on le ménage , on a des
égards pour lui , on lui donne du temps ; on dit que l'occasion , quoique
prochaine , ne lui est plus volontaire , quand il ne la peut plus quitter
sans intéresser son honneur : et ou lui laisse à décider, tout mondain
qu'il est , si son honneur y est en effet intéressé , et intéressé suffisam-
ment pour contre-balancer celui de Dieu : on veut qu'il puisse demeurer
dans cette occasion , ou du moins qu'on ne puisse l'obliger à en sortir,
s'il n'en peut sortir sans se scandaliser lui-même; et on s'en rapporte à
lui-même, ou plutôt à sa passion et à son amour-propre , pour juger en
effet s'il le peut. On cherche tout ce qui lui est en quelque sorte favorable,
pour ne le pas rebuter ; c'est-à-dire qu'on l'autorise dans son erreur,
qu'on l'entretient dans son libertinage , qu'on le damne et qu'on se damne
avec lui. Car j'en reviens toujours à ma première proposition. En vain
attendons-nous une grâce de combat pour vaincre la tentation , lorsque la
tentation est volontaire , et qu'il ne tient qu'à nous de la fuir. En vain
même l'aurons-nous cette grâce de combat dans les tentations nécessaires,
si nous ne sommes en effet disposés à combattre nous-mêmes : comment?
surtout comme Jésus-Christ , par la mortification de la chajr. Vous l'allez
voir dans la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Pour bien comprendre ma seconde proposition, il faut encore, s'il vous
plaît , présupposer ce grand principe , sur quoi roule , pour ainsi dire , tout
le mystère de la prédestination des hommes , et que j'ai déjà développé en
partie dès l'entrée de ce discours , mais qui vous paraîtra bien plus noble-
ment conçu et plus fortement exprimé par ces paroles de saint Cyprien ,
qui sont remarquables : Ordine suo, non nostro arbitrio, virtus Spuitvs
SUR LES TENTATIONS. 319
Sancti ministratur* . La vertu du Saint-Esprit, c'est-à-dire la grâce, ne
nous est pas donnée selon notre choix, beaucoup moins selon notre goût
et nos inclinations ; mais dans un certain ordre établi de Dieu , suivant
lequel elle doit être ménagée , et hors duquel elle demeure inutile et sans
effet. Principe admirable , d'où je tire trois conséquences , qui sont d'une
étendue presque infinie dans la morale chrétienne , et qui , appliquées à la
conduite de la vie, font le juste tempérament de tous les devoirs que
nous avons à remplir, pour correspondre aux desseins de Dieu dans l'impor-
tante affaire du salut. Suivez bien ceci , je vous prie.
Première conséquence : dans les tentations et dans les dangers où la
misère humaine nous expose , je dis par nécessité et malgré nous-mêmes ;
Dieu, dont la fidélité ne manque jamais , est toujours prêt à nous aider de
ses grâces ; mais il veut que nous en usions , et conformément à l'état où
il nous a appelés , et par rapport à la fin pour laquelle ces mêmes grâces
nous sont données. Car c'est proprement ce que saint Gyprien a voulu
nous marquer : Ordine suo , non nostro arbitrio. Or vous savez , mes
chers auditeurs , qu'en qualité de chrétiens , nous faisons tous profession
d'une sainte milice , et qu'il n'y a personne de nous qui n'en porte le
caractère. D'où il s'ensuit que toute notre vie , selon le témoignage de
l'Écriture , ne doit plus être qu'une guerre continuelle de l'esprit contre la
chair, de la raison contre les passions , de la foi contre les sens , de
l'homme intérieur contre l'homme extérieur, enfin de nous-mêmes contre
nous-mêmes. Et si nous prétendons à la véritable gloire du christianisme,
qui consiste dans les solides vertus , saint Paul , ce maître suscité de Dieu
pour nous les enseigner et pour nous en donner une juste idée, semble
n'en point reconnaître d'autres que de militaires. Car se servant d'une
métaphore qui nous doit être vénérable , puisque le Saint-Esprit même
en est l'auteur, il nous fait un bouclier de la foi , une cuirasse de la
justice, un casque de l'espérance, nous recommandant en mille endroits
de ses Épîtres de nous revêtir de ces armes spirituelles : Induite vos
armaturam Dei^-, et nous faisant entendre que nous en devons user, et
que sans cela tout le bien qui est en nous , ou que nous présumons y être ,
n'est que mensonge et illusion. Yoilà notre état.
Que fait Dieu de sa part ? il nous prépare des grâces proportionnelles à
cet état. Nous avons à soutenir une guerre difficile et dangereuse : il ne
nous donne pas des grâces de paix, comme il en donnait au premier
homme, car elles ne nous seraient plus propres ; mais des grâces de combat,
de défense , d'attaque , de résistance , parce qu'il n'y a que celles-là qui
nous conviennent. Les tentations sont des assauts que nous livre notre
ennemi, et ces grâces sont des moyens pour les repousser. Par conséquent
faire fond sur la grâce , sans être déterminé à résister et à combattre, c'est
oublier ce que nous sommes , c'est nous figurer une grâce imaginaire et
chimérique, c'est aller contre toutes les vues de Dieu. Tel est néanmoins
le désordre le plus ordinaire , et fasse le ciel que ce ne soit pas le nôtre !
Nous voulons des grâces qui nous garantissent de tous les dangers ; mais
1 Cyprian, — J Ephes., G.
320 SUR LES TENTATIONS»
nous voulons que ce soient des grâces qui ne nous coûtent rien , qui ne
nous incommodent en rien, qui nous laissent dans la possession d'une vie
douce et paisible : et Dieu veut que ce soient des grâces qui nous fassent
agir, qui nous tiennent dans la sujétion d'un exercice laborieux et sans
relâche. Ordine suo , nonnostro arbitrio, virtus Spiritûs Sancti minis-
tratur. Le repos de la vie, voilà ce qu'on cherche, et ce que tant de
personnes vertueuses, séduites par leur amour-propre , se proposent jusque
dans leur piété même. Et moi, leur dit Jésus-Christ , je ne connais point
cette vie sans action , puisque rien n'est plus contraire à mon esprit , et
que le royaume du ciel ne peut être emporté que par violence. Car c'est
pour cela que je suis entré, comme votre chef , dans le champ de bataille ;
et qu'au lieu de vous apporter la paix , ie vous ai apporté l'épée : Non
veni pacem mittere , sed gladium*. Témoignage sensible et convaincant
qu'il ne veut à sa suite que des âmes généreuses , que des hommes infa-
tigables, et toujours en état de remporter de nouvelles victoires. Le repos
est pour le ciel , et le combat pour la terre. Non veni pacem mittere, sed
gladium.
Seconde conséquence : la première maxime en matière de guerre est
d'affaiblir son ennemi et de le fatiguer. Car de vouloir l'épargner et le
traiter avec douceur, d'avoir pour lui de l'indulgence , ce serait se perdre
et se détruire soi-même. Or quel est notre ennemi, Chrétiens, je dis
l'ennemi le plus puissant que la grâce ait à combattre en nous? Reconnais-
sons-le devant Dieu, et ne nous aveuglons pas : c'est notre chair, cette
chair de péché qui ne conçoit que des désirs criminels , cette chair esclave
de la concupiscence, cette chair toujours rebelle à la loi de Dieu. Voilà, dit
un apôtre, l'ennemi le plus à craindre, et par qui nous sommes plus com-
munément tentés : Unusquisque verô tentât ur à concupiscentiâ sua2.
Ennemi d'autant plus dangereux qu'il nous est plus intime , ou plutôt
qu'il fait une partie de nous-mêmes ; ennemi d'autant plus redoutable, que
naturellement nous l'aimons ; ennemi d'autant plus invincible , qu'il
ne nous attaque qu'en nous flattant : c'est cet ennemi, reprend saint
Chrysostome , qu'il faut soumettre, qu'il faut dompter: par où? par la
mortification chrétienne, si nous voulons que la grâce triomphe de la
tentation.
Car je dis qu'un chrétien qui n'a aucun usage de cette mortification
évangélique, qui nourrit sa chair dans la mollesse, qui l'entretient dans
le plaisir , qui lui donne toutes les commodités de la vie ; qui , toujours
d'intelligence avec elle, la ménage en tout, la choie en tout, et cependant
se confie dans la grâce de Dieu, et se persuade qu'elle suffira pour le sau-
ver, ne la connaît pas cette grâce, et n'a pas les premiers principes de la
religion qu'il professe : pourquoi? voici la preuve qu'en donne saint Ber-
nard : parce que la première action de la grâce qui le doit soutenir , et
assurer son salut , est d'éteindre la concupiscence en mortifiant la chair.
Vous, au contraire, mon cher auditeur, vous, chrétien sensuel et déli-
cat, au lieu de l'affaiblir, vous la fortifiez; au lieu de lui retrancher
' Matth.. 10. — 2 Jacob., 1.
SUR LES TENTATIONS. 321
ce que lui donne l'avantage sur vous, vous la secondez; c'est-à-dire qu'au
lieu d'aider la grâce contre la tentation , vous aidez la tentation contre la
grâce même, et que vous détruisez celle-ci par l'autre. Jamais donc vous
ne devez attendre que la grâce ait son effet , à moins que vous ne deman-
diez deux choses contradictoires : savoir , que la grâce et la concupiscence
vous dominent tout à la fois, ou que Dieu, par un miracle singulier,
crée pour vous des grâces nouvelles , qui , sans assujétir la chair , fassent
triompher l'esprit. Mais ne vous y trompez pas, et souvenez-vous tou-
jours que ce n'est point au gré de l'homme que Dieu dispense ses grâces,
mais selon la sage et invariable disposition de sa providence : Ordine suo
non nostro arbitrio , virtus Spiritûs Sancti ministratur.
Et en effet , comment est-ce que tous les Saints ont combattu la tenta-
tion , et de quel stratagème se sont-ils servis , quel moyen ont-ils employé
contre elle? la mortification de la chair. N'est-ce pas ainsi que David, au
milieu des pompes et des plaisirs de la cour, se couvrait d'un rude cilice
lorsqu'il se sentait troublé par ses propres pensées , et que les désirs de son
cœur le portaient au mal et le tentaient ? Ego autem cùm mihi mol est i
essent, induebar cilicio !. N'est-ce pas pour cela que saint Paul traitait
rigoureusement son corps, et qu'il le réduisait en servitude? Castigo cor-
pus meum , et in sermtutem redigo 2. Quoi donc! la grâce est-elle d'une
autre trempe dans nos mains que dans celles de cet apôtre? avons-nous ,
ou un esprit plus fervent, ou une chair plus soumise que David? l'ennemi
nous livre-t-il d'autres combats , ou sommes-nous plus forts que tant de
religieux et tant de solitaires, les élus et les amis de Dieu? Pas un d'eux
qui ait compté sur la grâce séparée de la mortification de sens : et sans
la mortification des sens , que dis-je ? dans une vie douce , aisée , com-
mode , dans une vie même voluptueuse et molle , nous osons tout espé-
rer de la grâce ! Un saint Jérôme comblé de mérites ne crut pas , avec la
grâce même, pouvoir résister, s'il ne faisait de son corps une victime de
pénitence ; et nous prétendons tenir contre tous les charmes du monde
et les plus violents efforts de l'enfer , en faisant de nos corps des idoles de
l'amour-propre ! Les Hilarion et les Antoine , ces hommes tout célestes
et comme les anges de la terr<? , se sont condamnés aux veilles , aux ab-
stinences, à toutes les rigueurs d'une vie pénible et austère : pourquoi?
parce qu'ils ne savaient point d'autre secret pour amortir le feu de la cu-
pidité , et pour repousser ses traits , et nous nous flattons de la faire mou-
rir , en lui fournissant tout ce qui peut plus contribuer à la faire vivre !
Un saint Jean-Baptiste, sanctifié presque dès sa conception, et qui pou-
vait dire que la grâce était née avec lui , n'a fait fond sur cette grâce qu'au-
tant qu'il l'a exercée, ou, pour parler plus correctement, qu'autant qu'il
s'est exercé lui-même par elle et avec elle dans la pratique de la plus
parfaite abnégation; et nous, conçus dans le péché, nous, après avoir
vécu dans le péché , nous nous promettons de la grâce des victoires sans
combats , ou des combats sans violence ; une sainteté sans pénitence , ou
une pénitence sans austérité ! Mais si cela était , conclut saint Jérôme , la
1 Psalm. 34. — a 1 Cor., 9.
T. I. 21
322 SUR LES TENTATIONS.
vie de ce glorieux Précurseur et de ceux qui font suivi , bien loin d'être
un sujet d'admiration et d'éloge , ne devrait-elle pas être regardée comme
une illusion et une folie ? Si ita esset , annon ridenda potins quàm prce-
dicanda esset vita Joannis i.
C'est ainsi qu'ont raisonné les Pères que Dieu nous a donnés pour
maîtres, et qui doivent être nos guides dans la voie du salut. Ne vous
étonnez donc pas si des mondains , marchant , comme dit l'Apôtre , selon
la chair , et ennemis de la croix et de la mortification de Jésus-Christ , se
trouvent si faibles dans la tentation. Ne me demandez pas d'où vient qu'ils
y résistent si rarement , qu'ils y succombent si aisément , qu'ils se re-
lèvent si difficilement ; ce sont les suites naturelles de leur délicatesse et de
leur sensualité : et si des âmes idolâtres de leur corps ne se laissaient pas
entraîner par la concupiscence, ce serait dans Tordre de la grâce un des
plus grands miracles. Non, non , disait Tertullien , parlant aux premiers
fidèles dans les persécutions de l'Église, je ne me persuaderai jamais
qu'une chair nourrie dans le plaisir puisse entrer en lice avec les tour-
ments et avec la mort. Quelque ardeur qu'un chrétien fasse paraître pour
la cause de son Dieu et pour la défense de sa foi, je me défierai toujours
ou plutôt je désespérerai toujours que de la délicatesse des repas , des ha-
bits, de l'équipage et du train, il accepte de passer à la rigueur des pri-
sons , des roues et des chevalets. Il faut qu'un athlète , pour combattre , se
soit auparavant formé par une abstinence régulière de toutes les voluptés
des sens , et par une épreuve constante des plus rudes fatigues de la vie :
car c'est par là qu'il acquiert des forces. De même , il faut qu'un homme,
pour entrer dans le champ de bataille où sa religion l'appelle , ait fait
l'essai de soi-même par une dure mortification qui l'ait disposé à suppor-
ter tout , et à n'être étonné de rien. Or ce que Tertullien disait des persé-
cutions, qui furent comme les tentations publiques et extérieures du
christianisme, je le dis avec autant de sujet des tentations intérieures et
particulières de chaque fidèle : c'est la grâce qui les doit vaincre : mais en
vain présumons-nous que la grâce , toute puissante qu'elle est , les sur-
montera , si nous ne domptons nous-mêmes la chair qui en est le prin-
cipe; et quiconque en juge autrement est dans l'erreur et s'égare.
Mais en quoi consiste cette mortification de la chair , et , dans la pra-
tique du inonde , à quoi se réduit cet exercice ? troisième et dernière con-
séquence. Ah! mes chers auditeurs, dispensez-moi de vous dire ce que
c'est dans la pratique du monde que cette vertu , puisqu'à peine y est-elle
connue , puisqu'elle y est méprisée , puisqu'elle y est même en horreur.
Mais quelque idée que le monde en puisse avoir , l'oracle de l'Apôtre ne
laisse pas de subsister : que pour être à Jésus-Christ , et pour lui garder
une fidélité inviolable , il faut crucifier sa chair et mourir à ses passions
et à ses désirs déréglés : Qui Christi sunt carnem suam crucifîxerunt
cum vitiis et concupiscentiis 2. Mais de quelque manière que le monde en
puisse penser , il sera toujours vrai qu'il n'y a point de condition parmi
les hommes où ce crucifiement de la chair ne soit d'une absolue néces-
1 Hieron. — * Gai., 5.
SUR LES TENTATIONS. 333
site, parce qu'il n'y en a pas une qui ne soit exposée à la tentation. Mais
quelque peine que puisse avoir le inonde à en convenir , la seule expé-
rience de ses désordres lui fera reconnaître malgré lui-même , que la con-
dition des grands, des riches, des puissants du siècle, est celle, entre
toutes les autres , où cette mortification des sens devrait être plus ordi-
naire , parce que c'est celle où les tentations sont plus communes et plus
violentes. Mais , de quelque opinion que le monde puisse être prévenu ,
du moins avouera-t-il que plus un pécheur est sujet à la tentation , plus
cette loi de mortifier son corps est-elle d'une obligation étroite et rigou-
reuse pour lui. Si nous étions aussi chrétiens qu'il faudrait l'être, ces
règles de l'Évangile, quoique générales, seraient plus que suffisantes
pour nous faire comprendre nos devoirs. Mais parce que l'amour-propre
nous domine , et que , dans l'excès d'indulgence que nous avons pour
nous-mêmes , à peine prenons-nous jamais le parti de nous imposer la
plus légère pénitence, qu'a fait l'Église? Elle a déterminé ce commande-
ment général à un commandement particulier , qui est le jeûne du ca-
rême : se fondant en cela sur notre infirmité d'une part , et de l'autre sur
notre besoin ; se réglant sur l'exemple des anciens patriarches , et beaucoup
plus sur celui de Jésus-Christ ; s' autorisant du pouvoir que Dieu lui a
donné de faire des lois pour la conduite de ses enfants , et se promettant
de notre fidélité que , si nous avons un désir sincère de mortifier notre
chair autant qu'il est nécessaire pour vaincre la tentation , non-seulement
nous ne trouverons rien de trop rigoureux dans ce précepte , mais nous
ferons bien plus qu'il ne nous prescrit , parce qu'en mille rencontres nous
éprouverons qu'il ne suffit pas encore pour réprimer notre cupidité et pour
éteindre le feu de nos passions.
Voilà , Chrétiens , le dessein que s'est proposé l'Église dans l'institution
de ce saint jeûne. Mais dans la suite des temps, qu'est-il arrivé? nous ne
le déplorerons jamais assez , puisque c'est un désordre qui cause tant de
scandale. Le démon et la chair , se sentant affaiblis par une si salutaire ob-
servance , ont employé toutes leurs forces pour l'abolir. Les hérétiques se
sont déclarés contre ce commandement. Les uns ont contesté le droit , et
les autres le fait. Ceux-là ont prétendu que l'Église , en nous imposant un
tel précepte , passait les bornes d'un pouvoir légitime , comme si ce n'était
pas à elle à qui le Sauveur du monde a dit, en la faisant l'héritière et la
dépositaire de son autorité : Tout ce que vous lierez sur la terre sera lié
dans le ciel. Ceux-ci ont reconnu le pouvoir de l'Église, mais n'ont point
voulu convenir qu'elle ait jamais porté cette loi , et quelle nous y ait assu-
jettis ; comme si la tradition n'était pas évidente sur ce point , et que saint
Augustin , il y a déjà plus de douze siècles , n'en eût pas parlé , lorsqu'il
disait que de jeûner dans les autres temps de l'année , c'était un conseil ,
mais que de jeûner pendant le carême , c'était un précepte : In aliis tern-
poribtisjejunareconsilium est; in quadragesimâ jejunare prœceptum*.
Combien même de catholiques libertins et sans conscience se sont élevés
contre une pratique si utile et si solidement établie , non pas en formant
1 August.
324 SUR LES TENTATIONS.
des difficultés ou sur le droit ou sur le fait , mais en méprisant l'un et
l'autre , mais en violant le précepte par profession et avec la plus scan-
daleuse impunité , mais ne cherchant pas même des prétextes pour colo-
rer en quelque sorte leur désobéissance . et pour sauver certains dehors.
Que dis-je ! et devrais-je les compter parmi les catholiques , et leur donner
un nom qu'ils déshonorent et dont ils se rendent indignes , puisque Jésus-
Christ veut que nous les regardions comme des païens et des idolâtres?
Qui Ecclessiam non audierit, sit tibi sicut ethnicuset publicanus l.
Enfin , jusque dans ce petit nombre de fidèles qui respectent l'Église et
qui semblent soumis à ses ordres , combien en altèrent le commandement ?
et par où? par de fausses interprétations qu'ils lui donnent en faveur de la na-
ture corrompue ; par de prétendues raisons de nécessité qu'ils imaginent, et
que la seule délicatesse leur suggère ; par de vaines dispenses qu'ils obtiennent
ou qu'ils s'accordent à eux-mêmes. Je dis vaines dispenses ; et pour vous en
convaincre, remarquez ceci : il n'y a qu'à considérer trois grands désordres
qui s'y glissent, et dont je veux que vous conveniez avec moi. Car en
premier lieu , c'est communément à certains états que ces sortes de dis-
penses semblent être attachées , et non point aux personnes mêmes : marque
infaillible que la nécessité n'en est pas la règle. Et en effet , n'est-il pas
surprenant , Chrétiens , que dès qu'un homme aujourd'hui se trouve dans
la fortune et dans un rang honorable , il n'y ait plus de jeûne pour lui ,
que dès lors il soit si fécond en excuses pour s'en exempter ; que dès lors
les forces lui manquent , et que son tempérament , que sa santé ne lui per-
mettent plus ce qu'il pouvait et ce qu'il faisait dans un état médiocre ,
dans une maison religieuse, dans une vie plus réglée et plus chrétienne?
En second lieu , ceux qui se croient plus dispensés du jeûne , ce sont ceux
même à qui le jeûne doit être plus facile ; ce sont ces riches du siècle chez
qui tout abonde , et qui jouissent de toutes les commodités de la vie. Je
dis plus , et en troisième lieu , ceux qui font plus valoir une faiblesse ima-
ginaire , pour se dégager de l'obligation du jeûne ; ce sont ceux qui de-
vraient se faire plus de violence pour l'observer , parce que ce sont ceux à
qui le jeûne est plus nécessaire. Car qui sont-ils? Ce sont des pécheurs
non-seulement responsables à la justice divine de mille dettes contractées
dans le passé , et dont il faut s'acquitter ; mais encore liés par de longues
habitudes qui les rendent plus sujets à de fréquentes rechutes dans l'avenir,
dont il faut se préserver. Ce sont des mondains , engagés par leur condi-
tion en mille affaires , ayant sans cesse devant les yeux mille objets qui
sont pour eux autant de tentations. Ce sont des courtisans que le bruit de
la cour et ses divers mouvements , que ses coutumes et ses maximes , que
ses intrigues et ses soins , que sa mollesse , ses plaisirs , ses pompes ex-
posent aux occasions les plus dangereuses. Ce sont de jeunes personnes ,
ce sont des femmes obsédées de tant d'adorateurs qui les flattent , qui les
idolâtrent , qui leur prodiguent l'encens , qui leur tiennent des discours ,
qui leur rendent des assiduités , c'est-à-dire qui leur livrent des attaques
et qui leur tendent des pièges à quoi elles ne se laissent prendre que trop
1 Matth.. 18.
SUR LE JUGEMENT DERNIER. 3U23
aisément. Ce sont ceux-là pour qui le jeûne est d'une obligation parti-
culière ; et néanmoins ce sont particulièrement ceux-là qui se croient plus
privilégiés contre le jeûne. Ils le renvoient aux monastères et aux cloîtres ;
mais , répond saint Bernard , si dans le cloître et le monastère le jeûne est
mieux pratiqué, ce n'est pas là toutefois qu'il est d'une nécessité plus pres-
sante ; pourquoi? parce que d'ailleurs par la retraite, par tous les exer-
cices de la profession religieuse , on y est plus à couvert du danger.
Ah ! mes chers auditeurs , souvenez-vous que vous ne surmonterez ja-
mais les tentations , tandis que vous obéirez à la chair , et que vous en
suivrez les appétits sensuels. Souvenez-vous que Dieu dans sa loi ne dis-
tingue ni qualités ni rangs ; ou que s'il les distingue , ce n'est point par
rapport à vous et à votre état , pour élargir le précepte ; mais au contraire
pour le rendre encore plus étroit et plus rigoureux. Souvenez-vous que
vous êtes chrétiens comme les autres , et que plus vous êtes élevés au-
dessus des autres , plus vous avez d'ennemis à combattre et d'écueils à
éviter ; par conséquent , que plus vous êtes dans l'opulence et dans la gran-
deur , plus vous devez craindre pour votre âme et faire d'efforts pour la
conserver. Employez-y , outre le jeûne et la pénitence , la parole de Dieu
et les bonnes œuvres ; la parole de Dieu , puisque c'est en ce saint temps
que les ministres de Jésus-Christ la dispensent avec plus de zèle , cette di-
vine parole , qui doit vous éclairer et vous fortifier ; les bonnes œuvres ,
puisque c'est en ce saint temps que l'Église redouble toute sa ferveur , ou
plutôt qu'elle travaille à réveiller toute la ferveur des fidèles. Munis de ces
armes de la foi , vous marcherez en assurance. Malgré les artifices et la
subtilité de la tentation , malgré les fréquents retours et l'importunité de
la tentation , malgré les plus violents assauts et toute la force de la tenta-
tion , vous vous maintiendrez dans les voies de Dieu , et vous arriverez à
la gloire que je vous souhaite , etc.
SERMON POUR LE LUNDI DE LA PREMIÈRE SEMAINE.
SUR EE JUGEMENT DERNIER.
Ciiin venetit Filius hominis in majestate sua , et omnes angeli cum eo s tune iedebit super se-
dent majestatis suœ, et conqregabuntur ante cum omnes gentes.
Quand le Fils de l'homme viendra dans l'éclat de sa majesté, et tous les anges avec lui ,
alors il s'assiéra sur son trône, et toutes les nations se rassembleront devant lui. S. Mal A.,
ch. 25.
Nous reconnaissons , mes Frères , deux avènements de Jésus-Christ ,
que l'Église nous propose comme deux grands objets de notre foi , et sur
lesquels on peut dire que roule toute la religion chrétienne. Car il est venu,
cet Homme-Dieu , dans le mystère adorable de son incarnation ; et il doit
encore venir au jour terrible de son jugement universel. Dans le premier
avènement , il a pris la qualité de Sauveur ; mais dans le second , il pren-
326 SUR LE JUGEMENT DERNIER.
dra la qualité de juge. Dans l'un, il s'est revêtu d'une chair passible et su-
jette à la mort ; mais dans l'autre , il paraîtra sur le trône , et revêtu de
tout l'éclat d'un corps glorieux. Quand il commença à se faire voir au
monde , ce fut sous un visage aimable et plein de douceur : Ecce reùc tuus
venit tibi mansuetus l ; mais quand il se montrera pour la seconde fois
au monde , ce sera sous le visage le plus effrayant , et la foudre à la main :
Ecce dies Domini terribilis 2. Enfin, dit saint Chrysostome, dans son
incarnation , il semble que son humanité eût comme anéanti toute la gloire
de sa divinité; et dans son jugement dernier, il semble que sa divinité
doive comme absorber toutes les faiblesses de son humanité. Cum venant
in majestate sua, tune sedebit super sedem majestatis suce.
C'est, Chrétiens , de cet avènement de terreur, de ce jugement de Dieu,
que je viens aujourd'hui vous entretenir. Mais pour vous apprendre à le
craindre, je ne vous parlerai ni de la chute des étoiles, ni des éclipses
du soleil et de la lune , ni de cet incendie général qui embrasera toute la
terre , ni de cette confusion de tous les éléments , qui fera retomber le
monde dans un nouveau chaos. Au lieu de ces phénomènes prodigieux et
de ces signes éclatants , qui surprendront toute la nature , mais qui ne
doivent arriver qu'à la fin des siècles , je veux vous en donner de plus
simples , de plus présents , de plus naturels , et par là même de plus
propres à faire impression sur vos cœurs. Je veux vous faire connaître la
rigueur du jugement de Dieu, par la rigueur de certains jugements que
vous craignez tant sur la terre , et que vous avez dès maintenant à subir
dans la vie. Je veux vous convaincre par vous-mêmes, et n'employçr ici
point d'autres preuves que vos sentiments les plus ordinaires. Ce dessein
est particulier ; mais il aura de quoi vous édifier et vous toucher. Vierge
sainte, il ne sera plus temps à ce dernier jour, à ce jour des vengeances
divines , d'implorer votre secours ; mais vous êtes présentement encore le
refuge et l'asile des pécheurs. C'est pour cela que nous nous adressons à
vous, et que nous vous disons : Ave, Maria.
Quelque disproportion qu'il y ait entre Dieu et la créature , c'est par
les créatures , dit le grand Apôtre , et par les choses visibles , que nous
apprendrons à connaître ce qu'il y a d'invisible en Dieu : Invisibitia
enim ipsius per ea quœ facta sunt intellecta conspiciuntur 3. Et moi je
dis , Chrétiens , appliquant à mon sujet cet excellent principe de saint
Paul : Quelque disproportion qu'il y ait entre le jugement de Dieu et le
jugement des hommes , c'est par les jugements des hommes que nous de-
vons mesurer, sonder, pénétrer, et non-seulement apprendre à connaître,
mais à craindre le jugement de Dieu. Vous me demandez, comme les
apôtres à Jésus-Christ , des présages et des signes de ce jugement redou-
table, dont le Fils de Dieu nous parle dans notre évangile : Et quod si-
gnum adventûs tui 4? En voici deux, mes chers auditeurs, que je vous
propose d'abord , et où je renferme tout ce que j'ai à vous dire dans ce
discours. La censure du monde, dont nous ne pouvons nous parer; et la
» Matth., 21. — * Joël., 2, — 3 Rom,, 1. — « Matlh., 21.
SUR LE JUGEMENT DERNIER. 327
censure de nos propres consciences, que nous ne pouvons éviter : les ju-
gements que l'on fait de nous, et celui que nous en faisons nous-mêmes. Les
jugements que l'on fait de nous, et que j'appelle la censure du monde ;
le jugement que nous faisons de nous-mêmes, et que j'appelle la censure
de notre propre conscience. Je m'explique. Il est certain que Dieu nous
jugera ; c'est ce que nous attendons , et ce qui doit être la fin du second
avènement de Jésus-Christ : mais sans attendre que Jésus-Christ vienne
pour nous juger , dès maintenant le monde nous juge , et dès maintenant
nous nous jugeons nous-mêmes. Le monde nous juge , et combien crai-
gnons-nous ce jugement du monde? premier préjugé de la rigueur du ju-
gement de Dieu, et le sujet de la première partie. Nous nous jugeons
nous-mêmes , et rien ne nous trouble davantage que ce jugement de notre
conscience : second préjugé de la rigueur du jugement de Dieu , et le sujet
de la seconde partie. Tirons donc, Chrétiens, de ce double jugement, de
celui que le monde fait de nous , et de celui que nous faisons nous-mêmes
de nous-mêmes, une double conjecture de l'extrême sévérité du jugement
de Dieu ; ou plutôt apprenons à craindre le jugement de Dieu , et par la
crainte que nous avons des jugements du monde , et par les peines que
nous cause le jugement de nos propres consciences. Tout ceci donnera
lieu à des réflexions bien sensibles et bien solides.
PREMIÈRE PARTIE.
Nous craignons les jugements du monde, je dis les jugements que le
monde fait de nous ; et ce qui nous doit être un grand sujet de confusion
et de réflexion , dans ridée que nous nous formons de ces jugements du
monde , à quoi nous sommes exposés , nous n'en craignons pas seulement
l'iniquité et la malignité , mais nous en craignons encore plus la vérité ;
nous n'en pouvons souffrir la liberté , nous en supportons avec peine la
sincérité , nous en redoutons l'exacte et rigide sévérité ; et quand ces ju-
gements s'accordent sur ce qui peut nous rendre odieux et nous décrier,
c'est surtout alors qu'ils nous accablent , et que nous n'en pouvons sou-
tenir l'uniformité. Je le répète , et je dis en peu de paroles , qui vont faire
tout le fond de cette première partie : nous craignons la censure des
hommes , et nous la craignons parce qu'elle n'est souvent que trop juste ;
nous la craignons parce qu'elle est libre , nous la craignons parce qu'elle
est sincère , nous la craignons parce qu'elle ne nous fait nulle grâce, nous
la craignons parce qu'à force de se répandre, elle devient enfin contre
nous un jugement public. Tout cela, mes chers auditeurs , ce sont autant
de conjectures de l'extrême rigueur du jugement de Dieu , et autant d'é-
preuves sensibles par où Dieu semble déjà nous y disposer. Ecoutez-moi ,
et tachez à tirer de là des conséquences dignes , et du sujet que je traite, et
de la sainteté du christianisme que vous professez.
Nous voulons souvent , par une prétendue force d'esprit , nous mettre
au-dessus de la censure et des jugements des hommes , et nous nous flat-
tons quelquefois d'être en effet parvenus à cette heureuse indépendance ;
328 SUR LE JUGEMENT DERNIER.
mais au même temps , pour peu que nous nous consultions nous-mêmes ,
nous voyons que nous nous trompons : c'est-à-dire que nous voudrions
mépriser cette censure du monde , et pouvoir la compter pour rien ; mais
quelque mépris que nous en fassions , ou que nous affections d'en faire ,
nous sentons assez au fond de l'âme que nous la craignons. Car de là vient
la désolation où Ton tombe et le trouble qui nous saisit , quand cette cen-
sure nous attaque personnellement , et qu'il nous arrive d'en éprouver les
traits. De là vient que nous en sommes si mortifiés, si piqués, si offensés.
De là vient que les moindres rapports qu'on nous fait excitent en nous des
mouvements si vifs de dépit , de colère , de vengeance ; marque évidente
que nous ne la méprisons pas. En effet, si nous savions , en bien des ren-
contres et sur bien des sujets , les idées qu'on a de nous, ce que l'on pense
de nous , comment on parle de nous , nous en serions outrés de douleur.
Si lorsque nous sommes tranquilles , et peut-être contents de nous-mêmes,
on nous faisait connaître pour qui nous passons dans l'estime du monde ,
il n'en faudrait pas davantage pour nous consterner et pour nous plonger
dans le plus noir et le plus mortel chagrin. Ainsi le repos et la tranquillité
de notre vie ne roule souvent que sur l'ignorance où nous sommes des
jugements qu'on fait de nos personnes , de nos actions , de nos qualités :
mais qu'on nous tire de cette ignorance , et dès là nous commencerons à
être malheureux.
Il est donc vrai que, malgré nous , nous les craignons, ces jugements ;
et il est de l'ordre de la Providence , dit saint Chrysostome , que cela soit
de la sorte. Pourquoi? parce que, sans parler des autres biens que produit
cette crainte , quoique humaine ; ou pour mieux dire , sans parler des maux
qu'elle empêche , en contenant les hommes dans le devoir ; sans parler des
désordres qui s'ensuivraient immanquablement , si cette crainte n'était
pas une barrière pour nous arrêter, au moins est-il certain qu'elle nous
élève à la crainte du jugement de Dieu, qu'elle nous fait sentir par avance
le jugement de Dieu , qu'elle nous sert à connaître la sévérité du jugement
de Dieu. Car pour peu que nous ayons non-seulement de religion , mais
de raison , voici , ce me semble , les réflexions que nous devons faire.
Nous devons chacun nous dire à nous-mêmes : Si les jugements que les
hommes forment contre moi font en moi de si vives impressions , que
sera-ce quand Dieu lui-même viendra me juger? Si je crains tant d'être
censuré par des hommes faibles comme moi , que sera-ce d'être condamné
par un Dieu infiniment au-dessus de moi ? Pour peu que je sois fidèle à la
grâce, cette réflexion que je fais, ce raisonnement suffit pour réveiller
toute ma ferveur, et pour me faire marcher devant Dieu, comme l'Apôtre,
avec crainte et avec tremblement.
Je sais que saint Paul agissait par des principes plus relevés , quand il
disait , plein d'une généreuse confiance : Peu m'importe que le monde me
juge , parce que c'est assez pour moi de savoir que le Seigneur me jugera :
Mihi autem pro minimo est , ut à vobis judicer 1. Mais il n'appartenait
qu'à saint Paul de parler ainsi : outre que la sainteté de sa vie était à
f l Cor., 4.
SUR LE JUGEMENT DERNIER. 329
répreuve, et le mettait à couvert de tous les jugements du monde , il avait
été ravi jusques au troisième ciel ; il avait puisé dans la source même la
connaissance des vérités éternelles; et par conséquent il n'était pas nécessaire
qu'il fit aucune attention aux jugements du monde , pour être pénétré de
la pensée du jugement de Dieu. Mais nous, sensuels et grossiers, nous,
esclaves des sens et attachés à la terre , il n'est pas étrange que nous ayons
besoin de ce secours, et c'est à nous, puisqu'il nous est propre, à nous
en aider. Oui , devons-nous dire , il m'importe de penser que les hommes
sont les censeurs de ma vie ; il m'importe de ne pas oublier que les hommes
m'éclairent, qui que je sois et quoi que je fasse, et qu'ils sont en posses-
sion de me juger ; il m'importe de me souvenir qu'en mille occasions cette
censure des hommes m' alarme , me déconcerte , m'humilie , m'abat ;
parce que ce sont là autant d'avertissements pour moi , et que j'apprends
quelles précautions j'ai donc à prendre pour me préserver de ce jugement
supérieur où je dois paraître , et qui doit décider de mon éternité. Car si
ce prétendu tribunal des hommes qui me jugent sans autorité , et dont je
ne reconnais point la juridiction , est néanmoins un tribunal formidable
pour moi , quel sentiment dois-je avoir de celui d'un Dieu dont je révère
la sainteté et dont je redoute la puissance ? Et si je me contrains , si je
m'observe, si je garde tant de mesures pour me sauver des jugements du
monde ; avec quel soin , avec quelle circonspection dois-je régler ma vie
pour me mettre en état de répondre à ce souverain juge , qui tient en ses
mains ma destinée? C'est ainsi que je m'instruis, et que me faisant à moi-
même de salutaires leçons, du monde je m'élève à Dieu. Avançons : voici
quelque chose encore de plus important et de plus fort.
Quelque vains et quelque injustes que nous supposions les jugements du
monde, nous n'en craignons pas tant après tout l'iniquité et la malignité ,
que nous en craignons la vérité. Car pourquoi ces jugements critiques et
désavantageux , quand nous venons à les connaître , nous sont-ils si sen-
sibles , ou pourquoi y sommes-nous si sensibles nous-mêmes ? avouons-le
de bonne foi ; parce que nous ne les trouvons que trop véritables. S'ils
l'étaient moins , ils nous troubleraient beaucoup moins ; et s'ils étaient
évidemment faux, on les négligerait. Ils ne nous blessent que parce qu'ils
sont trop bien fondés , que parce qu'ils trouvent et qu'ils doivent trouver
dans les esprits trop de créance , que parce que nous n'avons rien à y op-
poser. Et certes , sur tous les jugements outrés que la passion et la ven-
geance inspire contre nous, nous nous faisons aisément raison. Nous en
appelons au témoignage de notre conscience et à la vérité connue ; et le
témoignage de notre conscience , la vérité qui nous favorise , est un sou-
tien pour nous contre la témérité et l'injustice : mais il y a une censure
du monde équitable , droite , désintéressée ; une censure à laquelle il est
évident que la passion n'a point de part ; une censure irréprochable , et
qui porte avec soi sa conviction ; et c'est celle-là qui nous fait trembler.
Donnons plus de jour à cette pensée. Nous haïssons , dit saint Augustin ,
non-seulement la calomnie qui nous impose , mais la vérité qui nous re-
prend ; et si nous y prenons bien garde , souvent la vérité qui nous re-
330 SLR LE JUGEMENT DERNIER.
prend nous choque et nous aigrit bien plus vivement que la calomnie qui
nous impose. Car nous avons de quoi repousser la calomnie et de quoi la
confondre ; mais la vérité , en nous convaincant , nous confond nous-
mêmes. La calomnie qui nous impose , se détruit avec le temps et se dis-
sipe ; mais la vérité qui nous reprend , s'éclaircit toujours d'un jour à un
autre; et à mesure qu'elle s'éclaircit, elle découvre notre honte, et ne nous
laisse rien à répliquer.
Triste image du jugement de Dieu. Car , dit saint Jérôme , ce qu'il y a
pour nous de plus redoutable dans ce jugement , ce n'est ni la majesté du
juge ; ni sa puissance , ni sa grandeur, mais sa vérité : cette vérité qui
s'élèvera contre nous; cette vérité qui nous accusera, qui nous convaincra,
qui nous condamnera , qui nous confondra : non pas cette faible vérité
des hommes , mais cette invincible vérité de Dieu , cette immuable vérité
de Dieu , cette irréfragable vérité de Dieu , cette vérité qui ne peut être ni
désavouée, ni contestée, ni éludée ; en un mot, ô mon Dieu, cette vérité
qui environne votre trône, et que l'Ecriture appelle pour cela votre vérité :
Et veritas tua in circuitu tuo l. Voilà, reprenait saint Jérôme , ce que
j'ai à craindre. Car pour la vérité des hommes et de leurs jugements ,
quelque forte qu'elle fût contre moi , peut-être m'en pourrais-je défendre;
quelque évidente qu'elle parût, peut-être pourrais-je l'obscurcir; peut-être
au moins , à force de subtilités et de prétextes , pourrais-je l'affaiblir.
Mais contre la vérité de Dieu , que ferai-je et que dirai-je , moi pécheur,
moi ver de terre? Si je veux entrer en discussion avec elle, disait le saint
homme Job , de cent crimes qu'elle me reprochera , je ne répondrai pas
sur un seul. Si j'entreprends de me justifier, ma propre justification de-
viendra ma condamnation. Si je me crois innocent, dès là je me rendrai
coupable. Quand il y aurait en moi quelque trace ou quelque rayon de
justice, cette justice humaine, éclairée de la vérité de Dieu, s'effacera,
s'évanouira. Ah ! Seigneur, concluait-il , vous dont la lumière sonde les
plus profonds abîmes , vous à qui nul ne peut résister, que votre vérité
est adorable ! mais qu'elle est redoutable ! Il y a en effet , Chrétiens , entre
la vérité des hommes et la vérité de Dieu , des différences infinies : mais
le caractère le plus distinctif et le plus particulier de la vérité de Dieu ,
c'est qu'en nous jugeant elle nous fermera la bouche ; qu'en nous con-
damnant et en nous réprouvant , elle nous réduira à la malheureuse et
cruelle nécessité d'approuver nous-mêmes , par un aveu forcé de notre
injustice , l'arrêt de notre réprobation. Aussi est-ce votre vérité, Seigneur,
et ne convient-il qu'à votre vérité d'exercer sur nous un tel empire : Et
veritas tua in circuitu tuo. Revenons aux jugements des hommes.
Comme nous en craignons la vérité , nous n'en pouvons souffrir la li-
berté. Nous voudrions que la censLire au moins nous respectât ; nous la
voudrions à notre égard , ou plus discrète , ou plus timide : et Dieu , pour
nous tenir dans l'ordre , permet qu'elle soit libre et hardie. Car nous
avons beau présumer de nous-mêmes , nous n'empêcherons pas le monde
de juger et de parler. Nous avons beau nous promettre que dans le rang
' Psalm. 88.
SUR LE JUGEMENT DERNIER. 331
où nous sommes on nous épargnera ; fussions-nous encore plus grands ,
on ne nous épargnera pas : que dis-je ! souvent même plus nous serons
grands , moins serons-nous épargnés. En vain notre orgueil s'en offen-
sera : ce que nous témoignerons de sensibilité ou de hauteur ne servira
qu'à piquer encore davantage , et à faire examiner de plus près notre
conduite. En vain trouverons-nous des fauteurs de nos passions , des es-
prits assez complaisants et assez lâches pour applaudir à nos vices ; nos
vices , à mesure qu'ils seront connus , seront hautement condamnés. Pour
un flatteur qui nous approuvera , Dieu suscitera mille censeurs qui se
scandaliseront de nos désordres , et qui ne s'en tairont pas. Pour une
langue muette qui retiendra la vérité captive et dans le silence , cent autres
la feront éclater à notre confusion. Or qu'est-ce que cela, dit saint Chry-
sostome, sinon le jugement de Dieu en figure? Oui , cette liberté, ou si
vous voulez cette licence , et même cette impunité des jugements du
monde , dont rien ne nous peut garantir durant la vie , et qui , selon
l'oracle du Saint-Esprit , est encore plus inévitable à la mort ; cette cen-
sure du monde , à quoi malgré nous , vivants et mourants , nous sommes
livrés , et qui n'excepte ni qualité , ni dignité , ni fortune ; que nous an-
nonce-t-elle , sinon le jugement de Dieu, et ce qu'il y a peut-être dans le
jugement de Dieu de moins soutenable et de plus accablant?
Je veux , Chrétiens , vous en donner une idée encore plus sensible :
rendez-vous attentifs à la supposition que je vais faire ; vous en serez
touchés. Si donc , au moment que je parle , Dieu , par un trait de sa lu-
mière, me découvrait ce qu'il y a dans chacun de vous de plus intérieur
et de plus caché : ce n'est pas assez ; s'il m'ordonnait de vous reprocher
ici publiquement et en face ce qu'il y a dans votre vie de plus secret et de
plus humiliant ; s'il me disait comme au prophète : Fode parietem l.
Perce la muraille , et , par ' le droit que je te donne de révéler les con-
sciences, fais-en voir toute la noirceur et toute l'horreur : Exalta vocem
tuam2 ; élève ta voix, et sans craindre ceux qui t' écoutent , dis-leur har-
diment ce qu'ils craignent le plus d'entendre, ce qu'ils seront au déses-
poir d'avoir entendu , ce qu'on ne leur a jamais dit , ce qu'ils n'osent se
dire à eux-mêmes : Et annuntia populo mco scelera eorum 3. Si , pour
obéir à cet ordre , j'étendais jusque-là mon ministère et la liberté qu'il
me donne , et que , sans nul discernement de vos conditions , je vinsse à
manifester dans cette chaire tant de mystères d'iniquité , disons mieux ,
tant de mystères d'ignominie ; enfin , si , revêtu de l'autorité de Dieu, j'en-
treprenais actuellement certains de mes auditeurs, réputés gens d'honneur
et passant pour tels , mais dans le fond hommes corrompus , et peut-être
scélérats insignes ; si je les désignais en particulier, et que je leur fisse
essuyer l'opprobre de ne je sais combien de crimes, mais de crimes hon-
teux , dont ils demeureraient flétris : ah ! Chrétiens , tel qui m'écoute
avec plaisir en mourrait de dépit et de douleur. Or, ce n'est là néanmoins
qu'une ombre du jugement que je vous prêche ; de ce jugement , dont
une des circonstances essentielles est la liberté absolue , ou , pour user
» Eaech., 8. — 2 Isaï., 58. — 3 Ibid.
332 SUR LE JUGEMENT DERNIER.
d'un terme encore plus propre , la liberté impérieuse avec laquelle Dieu
condamnera ceux qui , dans le monde, se seront crus en possession de n'être
jamais condamnés ; avec laquelle il reprendra ceux qu'on n'aura jamais re-
pris; avec laquelle il montrera qu1 il est pour tous sans exception , mais
encore plus pour ceux-là, le Dieu des vengeances : Deus idtionum Domi-
nus1. Car , dit le Prophète royal , par la raison même que la vengeance lui
appartient , Deus ultionum , il agira librement et souverainement , c'est-à-
dire en Dieu ; en Dieu sans égards , ou plutôt supérieur à tous les égards ;
en Dieu qui, dans la dernière justice qu'il rendra aux hommes, n'aura ni
conditions à distinguer, ni personnes à ménager , parce qu'il viendra pour
venger les abus qu'auront faits les hommes de leurs conditions , et pour pu-
nir les ménagements criminels qu'on a eus pour leurs personnes : Deus ul-
tionum libère egit.
En effet, si nous l'en croyons lui-même (et quel autre que lui en croi-
rons-nous?), comme Dieu des vengeances, bien loin de respecter la qualité,
c'est contre la qualité même qu'il s'élèvera ; bien loin de considérer la gran-
deur, c'est à la grandeur même qu'il s'en prendra : non pas, ajoute saint
Chrysostome , par une vaine ostentation de la prééminence de son être et de
sa souveraine autorité , mais par une nécessité indispensable , et par une loi
inflexible de son adorable équité. Pourquoi ? parce que la qualité et la gran-
deur, quoique innocentes d'elles-mêmes , perverties par le péché , se trouve-
ront alors chargées des plus grièves et des plus énormes iniquités du monde.
Comme Dieu des vengeances , il parlera , il rompra ce silence étonnant que
sa patience lui avait fait garder, mais dont la malice et le libertinage des
pécheurs aura abusé : Deus noster, et nonsilebit*. Comprenez bien ceci,
grands de la terre , disait le plus sage des rois , ou plutôt disait Dieu même ,
dont ce sage roi n'était que l'organe et l'interprète. Cette indépendance d'un
Dieu qui examinera vos œuvres , et qui les censurera ; cette liberté d'un Dieu
qui vous reprochera vos injustices, n'a-t-elle pas de quoi vous saisir de
frayeur? et n'est-ce pas pour cela même qu'il est important que vous en
soyez instruits? Car , puisqu'il est de la foi qu'il doit y avoir un jugement
rigoureux, et, selon le terme de l'Écriture, rigoureux jusqu'à la dureté
pour ceux qui sont élevés et qui gouvernent les autres , Quoniamjudicium
durissimum his qui prœsunt 3, votre capital intérêt n'est-il pas qu'on vous
y fasse penser, qu'on vous le mette sans cesse devant les yeux , que sans cesse
on vous en renouvelle le souvenir? et aurais-je pour vous la charité que
Dieu m'inspire, et qui me presse, comme l'Apôtre , si je ne m'acquittais de
ce devoir avec tout le zèle d'un libre et désintéressé ministre de l'Évangile?
Poursuivons.
Comme nous craignons la vérité et la liberté des jugements du monde ,
nous n'en pouvons supporter la sincérité , ni même la fidélité. Je m'ex-
plique : un ami sincère et fidèle , à force d'être fidèle et sincère , nous de-
vient odieux. Nous le voulons iidèle , mais fidèle avec discrétion , fidèle
avec circonspection , fidèle avec précaution : nous voulons qu'il soit sincère ,
mais sincère jusqu'à un certain point. Où est celui qui le voulût autrement
* Psalm. 93. — * Ibid., 49. — 3 Sap., G.
SUR LE JUGEMENT DERNIER. 333
et sincère et fidèle, qu'à ces conditions? c'est-à-dire, ouest l'homme assez
sûr de lui-môme, ou assez solidement humble , qui , touché du désir de se
connaître , s'accommodât d'un ami fidèle sans prudence , d'un ami dont
l'ingénuité allât jusques à la simplicité, jusqucs à l'importunité ? Un ami
de ce caractère , pour peu que nous nous sentions faibles , et que la vérité
nous blesse, nous est plus incommode qu'un ennemi. Car, au moins,
sommes-nous en droit de n'en pas croire un ennemi ; s'il nous condamne,
nous pouvons penser que c'est prévention , aversion, jalousie; mais d'un
ami dont on ne peut ni accuser ni soupçonner les intentions , certain trait
de sincérité est comme un coup de foudre qui nous écrase.
Appliquons ceci , mes Frères, au jugement de Dieu. Nous voulons dans
nos amis de la fidélité ; mais nous prétendons , bien ou mal , qu'une par-
tie de leur fidélité doit consister à nous être quelquefois un peu moins
fidèles. Nous prétendons que s'il s'agit de certaines vérités assommantes
(pardonnez-moi cette expression) , le devoir d'un ami, quoique sincère, est
de nous les adoucir , de les envelopper , de nous y préparer , de bien prendre
et son temps et le nôtre pour nous les faire entendre. Telles sont les lois
de la société. Or , Dieu , mes chers auditeurs , indépendamment de ces
lois , nous jugera selon les siennes. Car , sans adoucissement , sans dégui-
sement, il nous fera voir la vérité, et la vérité toute nue, la vérité avec
toute son amertume, la vérité avec tout son poids, la vérité avec tout ce
qu'elle aura de plus douloureux et de plus désolant pour nous. Vue affli-
geante par où Dieu punira ces délicatesses , ou, pour mieux dire, ces hon-
teuses faiblesses à ne la pouvoir écouter, quand elle mortifiait notre orgueil ;
ces artifices à l'éluder , quand elle troublait notre repos ; cette obstination
à vouloir l'ignorer, quand elle avait de quoi nous déplaire. Vue par où
Dieu confondra ces erreurs grossières où nous aurons vécu , ce profond
oubli de nous-mêmes, où le mensonge et la flatterie nous aura entretenus.
Existimasti inique, quod ero tui similis ; arguam te, et statuam contra
faciem tuarn \ Vous vous promettiez, dira Dieu (paroles foudroyantes) ,
vous vous promettiez , et vous étiez assez insensé pour croire que je serais
d'intelligence avec vous ; que , comme vous preniez plaisir à vous aveugler ,
en éteignant toutes les lumières qui vous éclairaient , j'aurais assez d'in-
dulgence pour favoriser votre aveuglement , sans vous forcer jamais à ouvrir
les yeux. Mais en cela vous ne m'avez pas connu. Car étant ce que je suis,
et comme juge souverain ne pouvant me dispenser de vous faire voir ce
que vous êtes et de vous en convaincre , je vous reprendrai , arguam te;
et , par la censure de mon jugement , je suppléerai aux conseils fidèles que
vous avez rejetés , aux sages remontrances que vous avez négligées , aux
répréhensions salutaires de ceux qui voulaient et qui devaient vous redres-
ser, mais dont votre indocilité a refroidi et comme anéanti le zèle. Ar-
guam te, je vous reprendrai, et parce que vous n'avez pas voulu profiter
de la sincérité des hommes , ni pour vous corriger , ni pour vous instruire ,
je vous exposerai, je vous produirai vous-mêmes devant vous-mêmes: Et
statuam contra faciem tuam. Ce n'est pas assez , Chrétiens ; et ce préjugé,
1 Psalra. 49.
334 SUR LE JUGEMENT DERNIER.
dont le fond est inépuisable, me fournit encore quelque chose de plus
essentiel.
Car pourquoi craignons-nous les jugements des hommes? c'est, ajoute
saint Ghrysostome , parce que nous savons que ce sont des jugements où
l'on ne nous pardonne rien , où Ton ne nous fait nulle grâce , où l'on
nous rend une étroite justice; et cette justice étroite que l'on nous rend
nous désespère. Nous voudrions qu'on nous jugeât avec humanité; et sans
faire attention à la manière dont nous traitons les autres , sans nous sou-
venir de ce qui est écrit , qu'on se servira à notre égard de la même me-
sure que nous prenons pour les autres; c'est-à-dire qu'on nous jugera
comme nous les jugeons (loi, dit saint Augustin, qui dès cette vie s'ob-
serve inviolablement ) , par un excès de présomption, tandis que nous
jugeons les autres à la rigueur, et souvent plus qu'à la rigueur , nous
trouvons étrange qu'ils n'aient pas pour nous toute la douceur que nous
demandons , et un certain fond de bénignité , sans quoi nous comprenons
bien que leurs jugements n'iront jamais qu'à nous condamner et à nous
humilier. C'est là ce qui nous les fait tant craindre. Or avons-nous l'esprit
de Dieu, reprend saint Ghrysostome? avons-nous même la raison , si delà
nous n'apprenons pas quel sera ce jugement sans miséricorde dont Dieu
nous menace?
Et voilà , mes chers auditeurs , de tous les points de notre foi un des
plus incroyables , à ce qu'il semble d'abord , mais néanmoins des plus in-
contestables : je dis ce jugement sans grâce et sans compassion. C'est ainsi
que Dieu même l'a défini , en parlant au prophète Osée : Prophète , lui
disait le Seigneur , donne à ma justice un nom qui lui soit propre , et qui
signifie, dans toute son étendue, ce qu'elle est ou ce qu'un jour elle doit
être. Et comment l'appellerai-je , Seigneur** une justice sans miséricorde?
Voca nomen ejus absque misericordiâ*. Mais une justice si rigoureuse
peut-elle convenir à un Dieu? et Dieu , dont la nature n'est que bonté,
peut-il être juste sans être miséricordieux? Non, répond saint Augustin,
il ne le peut être absolument et en lui-même ; mais à certain temps il peut
et il doit l'être par rapport à nous. Une justice sans miséricorde ne lui con-
vient pas , tandis que nous sommes encore sur la terre ; mais elle lui con-
viendra quand le temps des vengeances sera venu , et qu'aux dépens des
pécheurs, lui-même, juge et arbitre dans sa propre cause, il entreprendra
de se satisfaire. Aussi, pendant la vie, Dieu fait justice et miséricorde tout
ensemble : sa miséricorde précède toujours sa justice , et jamais sa justice
n'est séparée de sa miséricorde ; souvent sa miséricorde agit toute seule ,
mais sa justice n'a point d'action qui , selon le texte sacré, ne soit tempérée
par sa miséricorde : Cum iratus fueris, mnericordiœ recordaberis* .; dans
l'ardeur de votre colère , vous vous souviendrez , Seigneur , et il paraîtra
que vous êtes le Dieu des miséricordes , puisque votre colère même est bien
souvent pour les pécheurs une des plus grandes miséricordes. Ainsi en
use-t-il maintenant. Mais dans son jugement , il exercera sa justice toute
pure, à peu près comme nous l'exerçons envers nos plus déclarés ennemis.
« Osée, 1. — «Habac, 3.
SUR LE JUGEMENT DERNIER. 335
Pardonnez-moi, mon Dieu , si je fais entrer un de vos plus saints attri-
buts en comparaison avec nos passions les plus déréglées. A l'égard d'un
ennemi nous nous piquons d'équité, mais d'une équité selon la lettre,
d'une équité sans bonté. Or, Chrétiens, la foi nous apprend que Dieu nous
jugera de la sorte ; et ce qui est en nous dureté, dans Dieu sera sainteté;
ce jugement sans miséricorde que la charité nous défend et dont on nous
fait un crime , c'est ce qui fera sa gloire : Judicium absque miser icordiâ.
Achevons.
Ce qu'il y a d'insoutenable dans la censure du monde , c'est qu'elle soit
générale, et qu'elle devienne contre nous un jugement public. Qu'il me
soit encore permis de m'expliquer. Nous voir décriés dans l'opinion d'un
petit nombre de personnes, c'est une peine; mais une peine que nous
soutenons , parce que nous trouvons de quoi nous dédommager dans l'es-
time de plusieurs autres dont les jugements nous sont ou plus favorables,
ou moins contraires. Mais quand le décri est universel , et que tous les
sentiments s'accordent contre nous ; quand notre réputation est absolument
ruinée , que notre conduite est en horreur à tous les gens de bien , qu'on
n'ose plus prendre dans le monde notre parti , que les plus modérés et
les plus sensés nous condamnent ; que nos amis même , réduits à se taire ,
en disent plus par leur silence que ceux qui se déclarent ouvertement : ah !
Chrétiens, ce déchaînement général est une espèce de réprobation à la-
quelle nous succombons , et qui nous paraît plus affreuse qne la mort. Je
sais qu'il y a des âmes peu sensibles à tout ce qui s'appelle honneur , et
peut-être me direz-vous qu'il y en a même sans pudeur ; je sais qu'il y a
des pécheurs qui ne rougissent de rien , et qui se sont fait un front sur
tout : mais , outre que ce sont des monstres qui ne peuvent servir d'exemple ;
outre que nul de ceux qui m'écoutent ne voudrait avoir part à ce honteux
privilège d'insensibilité , et , pour user des termes propres , d'impudence
et d'effronterie; toujours est-il vrai, même pour le plus hardi pécheur,
que ce qu'il soutiendrait le moins , ce serait d'être regardé comme l'objet
de l'abomination et de la haine publique ; d'être méprisé , abhorré , détesté
de tout ce qui l'environne : toujours est-il vrai que pour les âmes bien
nées, ce serait le comble de tous les maux. Or, maintenant, dans quelque
décri que nous soyons, il n'est jamais complet ni uniforme. En perdant
l'estime des uns , nous conservons encore celle des autres ; pour un qui sait
notre désordre , cent l'ignorent, cent ne le croient pas, cent le pardonnent
et l'excusent. Tel à la cour est abîmé , qui garde ailleurs tout son crédit ;
tel est diffamé dans un pays , qui marche dans un autre la tête levée ; et il
n'y a point enfin de réputation tellement détruite , qu'elle ne trouve encore
dans le monde quelques partisans pour en sauver les débris.
Mais au jugement de Dieu , nulle ressource pour le pécheur : pourquoi ?
parce que Dieu , réprouvant le pécheur , répandra dans tous les esprits
l'horreur qu'il en a lui-même conçue; parce que toutes les créatures intel-
ligentes , prenant contre le pécheur le parti de Dieu , non-seulement le con-
damneront avec Dieu, mais s'uniront avec Dieu pour le haïr, selon cet
arrêt prononcé par le Saint-Esprit : Et pugnabit cum Mo orbis terrarum
336 SUR LE JUGEMENT DERNIER.
contra insensatos1. Un criminel que Ton conduit au supplice après la sen-
tence de mort portée contre lui est une image , quoique imparfaite , de la
réprobation de Dieu , parce qu'alors il est juridiquement et publiquement
diffamé, et qu'on a droit de le regarder comme un sujet de malédiction et
d'opprobre. La justice des hommes va jusque-là. Que sera-ce donc quand
Dieu aura ouvert ce tribunal , où toutes les nations du monde comparaîtront,
et qu'il y produira le réprouvé, pour en faire l'objet éternel de leur mépris
et de leur exécration ? Ah ! mes chers auditeurs , nous ne le comprenons
pas ; mais il faut que ce soit quelque chose de bien terrible , puisque
Dieu lui-même affecte si souvent de nous en menacer par la bouche de
ses prophètes : Ostendam gentibus nuditatem tuam et regnis ignominiam
tuam 2 .
Quel fruit de cette première partie? Le voici , Chrétiens , réduit en pra-
tique. Pour nous disposer au jugement de Dieu, respectons les jugements
du monde ; car le monde même , selon la règle de saint Paul , doit être
respecté; et il ne le mérite jamais mieux que lorsqu'il condamne nos
désordres. Mettons-nous en état, s'il est possible, de ne pas craindre sa
censure; mais souvenons-nous en même temps qu'il ne nous est point per-
mis de la négliger; ou plutôt, souvenons-nous qu'autant que nous avons
droit de mépriser la censure du monde , dès qu'elle nous détourne de nos
légitimes devoirs, autant Dieu veut-il que nous ayons d'égard pour elle
quand elle nous y attache. Pour nous préparer au jugement de Dieu, ai-
mons dans les jugements du monde la vérité qui nous corrige, et non pas
celle qui nous flatte ; la vérité qui nous rend humbles , et non pas celle qui
nous enfle : l'une , quoique amère et fâcheuse , nous guérira , nous sau-
vera; l'autre, par l'abus que nous en ferons, nous corrompra et nous
perdra. Ne nous figurons point si aisément que le monde ait tort quand il
censure notre conduite : le monde, tout décrié qu'il est, ne laisse pas d'être
équitable ; il fait justice à chacun; et lorsqu'il nous condamne hautement ,
il est difficile que nous ne soyons pas en effet condamnables. Pour nous
mettre en état de paraître au jugement de Dieu , profitons de la liberté du
monde à nous juger. Regardons-la comme un moyen que Dieu , par sa
miséricorde, nous fournit pour nous maintenir dans l'ordre ; tirons-en
l'avantage que nous a marqué le grand Apôtre par ces belles paroles : Si-
eut in die honestè ambulemusz ; soyons irréprochables dans nos mœurs, et
marchons avec bienséance , comme des gens qui marchent durant le jour ,
et à la vue des hommes qui les observent. Pour nous trouver purs et sans
tache au jugement de Dieu , ayons dans le monde un ami prudent et fidèle,
mais en qui la prudence n'affaiblisse point la fidélité. Choisissons-le entre
mille , si nous voulons ; mais choisissons-le pour la réformation de notre
vie, et non point seulement pour une vaine consolation. Engageons-le à
nous parler sans déguisement et de bonne foi. Dissuadons-le delà pensée
où il pourrait être , que nous attendons de sa part une complaisance aveugle.
Tâchons, au contraire, à le bien convaincre que nous ne lui saurons ja-
mais gré de sa complaisance ; et que quand la sincérité de son zèle irait
• Sap., 5. — ■ Nahum., 3. — 3 Rom., 13.
SUR LE JUGEMENT DERNIER. 337
jusques à la dureté , nous aimerons toujours mieux , après tout , sa dureté
même que sa mollesse.
Si le monde est un censeur sévère , édifions-nous de la sévérité de sa
censure. Adorons la Providence , et bénissons-la de ce que le vice n'a pas
encore prévalu jusqu'à obtenir du monde qu'il lui fit grâce. Attendons en-
core moins de grâce au tribunal de Dieu ; et dans cette pensée , tâchons ,
dès cette vie , à le toucher en notre faveur et à le fléchir. Si le monde est
un censeur public, et si nous avons tant de peine à porter cette censure
publique du monde, jugeons quelle sera cette confusion universelle des ré-
prouvés au jugement de Dieu , et ne craignons point maintenant de déposer
dans le sein d'un confesseur qui seul nous écoute, et d'effacer par la péni-
tence ce qui ferait notre honte dans l'assemblée générale de tous les hommes.
Car voilà , mon Dieu , les saintes règles que vous nous prescrivez : règles
dont notre orgueil et notre délicatesse ne s'accommodent pas , mais que
nous inspire une humilité et une sagesse chrétienne ; règles que vos Saints
ont de tout temps observées, et que nous devons suivre nous-mêmes. Ju-
gement du monde, premier préjugé du jugement de Dieu. Jugement de
notre propre conscience, second préjugé du jugement de Dieu, et le sujet
de la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Quelque emportés que nous soyons dans nos passions, et quelque déréglés
que nous puissions être dans nos mœurs , nous avons , Chrétiens , une
conscience ; et il nous est même si naturel , non-seulement d'en avoir une ,
mais d'en suivre les mouvements , que jusque dans l'état et le désordre du
péché , quand nous secouons le joug de la conscience , par une conduite
bien surprenante, mais qui n'a rien néanmoins de contradictoire, nous
nous faisons une conscience pour n'en point avoir , et pour pécher avec
plus de liberté. Conduite, remarque judicieusement saint Bernard, dans
l'excellent traité qu'il a composé sur cette matière , conduite d'où nous
apprenons qu'il faut distinguer en nous deux sortes de conscience : l'une
que Dieu nous a donnée , et l'autre dont nous sommes nous-mêmes les au-
teurs : l'une pure et droite , parce qu'elle est l'ouvrage de Dieu ; l'autre
fausse et pleine d'erreurs , parce que nous la formons dans nous , et qu'elle
vient de nous. Prenez garde, s'il vous plaît. Conscience droite, dont nous
ne saurions nous défaire, et que nous ne pouvons corrompre. Fausse con-
science , mais qui , par la raison même qu'elle est fausse , ne peut jamais
être tranquille ; ou du moins dont la tranquillité ne peut être constante ,
ni à l'épreuve de certains états, de certaines conjonctures, où elle est im-
manquablement et nécessairement troublée : voilà ce que je vous donne
encore comme un préjugé secret et domestique, mais sûr et infaillible , du
jugement de Dieu. Celle-là dans sa droiture et dans son intégrité , celle-ci
dans ses variations et dans son instabilité ; celle-là dans la pureté de ses
lumières , celle-ci jusque dans son aveuglement ; l'une et l'autre , par leurs
reproches et leurs anxiétés. Suivez-moi toujours , mes chers auditeurs. Ces
t. i. 22
338 SUR LE JUGEMENT DERNIER.
deux articles, par où je vais finir , comprennent ce qu'il y a dans la reli-
gion de plus solide et de plus touchant.
Il a été de la sagesse et de l'empire de Dieu , disait David , d'établir sur
les hommes un législateur ; et ne puis-je pas dire que , sans autre législa-
teur et sans autre loi , nous avons une conscience qui suffit pour nous te-
nir lieu de loi , et qui nous domine avec plus d'empire que tous les légis-
lateurs? Qu'est-ce que la conscience? un jugement, répond saint Bernard,
que nous faisons de nous-mêmes, et que malgré nous nous prononçons
contre nous-mêmes. Car il n'est pas en notre pouvoir, tandis que nous
avons une conscience , de ne nous pas juger; il ne nous est pas libre de
pécher, et de ne nous pas condamner. Or ce jugement forcé de nous-
mêmes est déjà le préliminaire du jugement de Dieu, puisqu'il n'est
forcé que parce que c'est Dieu même qui le fait en nous indépendam-
ment de nous; ou plutôt, parce que c'est Dieu même qui se sert de
nous pour exercer sur nous sa plus souveraine et sa plus absolue domi-
nation.
Ne savez-vous pas , dit-il à Gain , au moment qu'il méditait le meurtre
de son frère, et que, saisi de l'horreur d'une si noire perfidie, il avait
peine à s'y résoudre , ne sayez-vous pas que si vous faites bien , vous en
aurez la récompense, et que si vous faites mal, votre péché se présentera
d'abord devant vous? Nonne si benè egeris, recipies? sin autem maie ,
statim in foribus peccatum aderit i ? C'est-à-dire , comme l'expliquent
saint Jérôme et après lui tous les interprètes , ne savez-vous pas que le ju-
gement de votre péché suivra de près votre péché même ; et qu'à l'instant
que vous l'aurez commis, sans aller plus loin, et sans attendre davantage,
vous en trouverez dans vous-même la condamnation et le châtiment? Ne
savez-vous pas que ce péché ne sera pas plutôt sorti de votre cœur, où
vous l'aurez conçu et enfanté, qu'il se tournera contre vous, qu'il se fera
voir à vous pour vous troubler, pour vous effrayer, pour vous tourmen-
ter ? Statim in foribus peccatum aderit. C'est ce qu'éprouva Caïn, et l'ef-
fet répondit à la menace. A peine a-t-il satisfait son ressentiment et sa
passion, à peine a-t-il porté ses mains parricides sur l'innocent Abel, que
le voilà livré à sa conscience , qui , comme un juge inexorable , disons
mieux , qui , comme un impitoyable bourreau , lui fait souffrir le plus
cruel supplice. Il tombe, dit le texte sacré, dans un abattement qui paraît
sur son visage , mais qui n'est encore qu'une légère figure du trouble de
son âme , et des remords dont son cœur est déchiré. Il entend la voix de
Dieu, qui le poursuit. Qu'avez-vous fait? lui dit le Seigneur; le sang de
votre frère crie vengeance contre vous. Cette voix de Dieu qui lui parle,
cette voix du sang d'Abel qui crie contre lui , ce n'est rien autre chose, di-
sent les Pères, que la voix intérieure de sa conscience qui lui reproche son
crime. Ah! mon péché est trop grand, conclut-il lui-même, pour en espé-
rer la rémission. Il en convient, il ne s'en défend pas : bien loin de pen-
ser à se justifier, il est le premier à se condamner et à se punir. Car il se
retire , selon l'expression de l'Écriture, de devant la face du Seigneur; il
1 Gènes., 4.
SUR LE JUGEMENT DERNIER. 339
est fugitif et vagabond sur la terre , il se regarde comme un homme mau-
dit ; et ce que nous remarquons dans l'exemple de ce fameux réprouvé ,
l'image de tous les réprouvés , c'est encore ce qui se passe tous les jours
dans la conscience des pécheurs.
Or, n'est-ce pas là , reprend éloquemment saint Augustin, le jugement
de Dieu déjà commencé? Des agitations, ce saisissement du pécheur à la
vue de ses crimes , cette horreur de lui-même en les commettant , cette
honte et même ce désespoir de les avoir commis , ce soin de les couvrir et
de les tenir cachés , ces alarmes secrètes mais pleines d'effroi , ces agonies
mortelles , convaincu qu'il est de ce qu'il a fait et de ce qu'il mérite : que
nous présage tout cela, disons mieux, que nous démontre tout cela, sinon
un jugement , mais un jugement redoutable dont nous sommes menacés ,
et qui , dès maintenant et en partie , s'exécute dans nous-mêmes ?
Oui, c'est par nos propres consciences que Dieu déjà nous fait notre
procès , et il n'a pas besoin pour nous juger d'un autre tribunal. Ce sont
nos propres consciences qui lui fournissent contre nous des témoignages et
des preuves; et quand ma conscience me reproche que je suis un criminel,
que j'ai péché contre la loi, que ce que je fais est injuste , c'est comme si
Dieu me disait ce que le maître de l'Évangile dit à ce mauvais serviteur :
De ore tuo te judico 1 ; je vous condamne par votre bouche. Il s'ensuit
donc qu'à prendre la chose dans un sens , et dans un sens très-naturel , le
jugement de Dieu à notre égard est déjà fait, et qu'il n'est point nécessaire
que nous attendions pour cela ce dernier jour, où le Fils de l'Homme , as-
sis sur le trône de sa gloire , portera des arrêts de vie et de mort. Car ce
jugement extérieur et public que Dieu fera de nous à la fin des siècles,
n'ajoutera rien à ce jugement secret et intérieur de nos consciences que
l'appareil et la solennité ; et supposé la justice que nous nous serons ren-
due , et que nous nous rendons malgré nous dans le fond de l'âme , il ne
restera plus, ce semble, au Sauveur du monde , que de produire au jour
ce que nous aurons caché dans les ténèbres.
C'est pourquoi l'Apôtre parlant du jugement dernier, l'appelle si sou-
vent le jour de la manifestation des cœurs , le jour de la révélation , où le
livre des consciences sera ouvert ; comme si tout le jugement de Dieu de-
vait consister à ouvrir ce livre , et à nous faire voir que nous sommes déjà
jugés par nous-mêmes et dans nous-mêmes. Mystère que saint Augustin
avait bien compris , lorsque , expliquant ces paroles de Jésus-Christ : Qui
non crédit jamjudicatus est 2 , celui qui ne croit pas est déjà jugé, il en
tire cette admirable conséquence : Nondum apparuit judicium, et factum
est judicium 3, le jugement de Dieu ne paraît pas encore, et il ne paraîtra
qu'à la consommation des temps ; mais sans paraître , il est néanmoins
déjà fait pour nous. Nous le prévenons, ou plutôt , nous n'en attendons,
pour ainsi dire , que la publication , parce que nous en trouvons déjà dans
nous l'instruction et la décision : Nondùm apparuit judicium, et jam
factum est judicium. Ah ! mes chers auditeurs, avec quelle attention, avec
quelle crainte , avec quel respect ne devons-nous pas écouter la voix de la
• Luc, 19. — » Joan., 3. — 3 Aug.
340 SUR LE JUGEMENT DERNIER.
conscience, puisque c'est la voix de Dieu même, non- seulement qui nous
menace, mais qui nous juge?
Cependant si cette voix secrète que Dieu nous fait entendre, sans se
montrer encore à nous, toute secrète qu'elle est, nous saisit néanmoins si
vivement, et nous cause tant de frayeur et d'épouvante, que sera-ce donc
quand Dieu éclatera? quand, au son de la trompette fatale qui réveillera
les morts , et qui des quatre parties du monde rassemblera tous les hommes,
il nous appellera nous-mêmes devant son tribunal? quand, assis sur le
trône , non point seulement de sa majesté, mais de sa justice, au milieu
de ses ministres , et armé de son tonnerre , il se présentera lui-même à
nous comme un Dieu irrité , comme un Dieu ennemi , comme un Dieu
vengeur? quand aux yeux de tout l'univers, également attentif à l'écouter
et à nous considérer , il tirera de notre cœur notre condamnation pour la
rendre juridique et solennelle , et que , par un dernier jugement, il viendra
confirmer et , pour user de cette expression , sceller l'arrêt que nous au-
rons tant de fois porté contre nous ? C'est là , dit le Sage, que les pécheurs
sentiront plus que jamais tout le poids de leurs péchés. C'est là qu'ils en
gémiront plus amèrement que jamais : Et erunt gementes i. C'est là qu'ils
en verront avec plus d'horreur que jamais et toute l'énormité et toute la
honte : Et erunt in contumeliâ in fer mortuos in perpetuum 2. C'est là
qu'ils en craindront plus que jamais les suites affreuses : Venient in co-
gitatione peccatornm suorum timidi 3 ; qu'ils en seront accablés , qu'ils
en seront désolés : Usque ad supremum desolabuntur 4; et que la con-
science, si grièvement blessée et si souvent méprisée, témoin et juge, mais
témoin alors et juge public , vengera pleinement sur eux et authcntique-
ment ses droits : Et traducent illos ex adverso iniquitates ipsorum 8.
Conscience droite , dont nous ne pouvons dès cette vie même , ni tou-
jours , ni absolument nous défaire. Ceci est remarquable. Car il ne dépend
pas de nous d'avoir ou de n'avoir pas cette lumière que Dieu fait luire sur
nous , et, comme parle le Prophète, qu'il a gravée dans nos âmes, en nous
imprimant ce caractère de raison qui est une partie de nous-mêmes : *SY-
gnatum est super nos lumen vultûs tui , Domine 6. Il ne dépend pas de
nous de l'effacer, ce divin caractère. Dès qu'il a plu à Dieu de nous don-
ner cette droiture d'esprit , comme la première grâce et le fondement de
toutes les autres grâces , quoi que nous fassions , nous avons à compter
avec nous-mêmes , et il ne nous est plus libre de vivre dans cette indépen-
dance où le libertinage voudrait bien parvenir , mais où il ne parviendra
jamais tandis que cette raison subsistera.
En vain voulons-nous éteindre ce rayon qui nous éclaire ; en vain fai-
sons-nous des efforts pour secouer le joug de la conscience, pour en étouf-
fer la voix qui nous importune, pour en émousser les pointes qui nous
piquent , pour nous endurcir contre ses remords et nous affermir contre
ses reproches. C'est un censeur qui nous suit partout, qui nous accuse
partout , qui nous condamne partout : nous le trouvons au milieu de nos
plaisirs, et il y répand l'amertume; nous le trouvons dans les plus nom-
1 Sap., 4. — * Ibid. — 3 Ibid. — 4 Ibid. —, 5 Ibid, — 6 psalm, 4,
SUR LE JUGEMENT DERNIER. 34J
breuses compagnies , et , malgré le tumulte et le bruit du monde , il nous
fait entendre ses cris ; nous nous disons mille fois à nous-mêmes , pour
nous rassurer, comme les impies : Paix, paix, Dicentes : Pax , pax l ;
et mille fois la conscience nous répond : Point de paix ; guerre et mort :
Et non erat pax. Or de là, concluait saint Augustin, j'apprends, Seigneur,
ce que je dois craindre de votre justice. Car je me dis à moi-même, ajou-
tait ce Père : Si je ne puis éviter le jugement de ma conscience , dont les
lumières, quoiques pures, ne sont néanmoins encore qu' obscurité et que
ténèbres , comparées à celles de Dieu , comment me défendrai -je de ce ju-
gement, où sera employée contre moi toute la sagesse, toute la vérité,
toute la science , et , ce qui doit bien plus me faire trembler, toute la sain-
teté de Dieu même? Jugement inévitable; rien qui puisse me dérober au
pouvoir du juge qui me poursuit. Jugement irrévocable ; rien qui lui fasse
changer l'arrêt qu'il aura une fois prononcé. Jugement éternel ; autant
que Dieu sera Dieu (et il le sera toujours) , autant sera-t-il mon juge ; et
autant qu'il sera mon juge, autant me tiendra-t-il toujours dans sa puis-
sance, et toujours soumis à ses coups.
Mais après tout, à force de se pervertir, ne peut-on pas se faire une
fausse conscience : et du moins la fausse conscience n' affaiblit-elle pas alors
ou même ne détruit-elle pas entièrement ce préjugé que nous pouvons ti-
rer de nous-mêmes pour connaître le jugement de Dieu? Écoutez ma ré-
ponse : car je conviens du principe ; mais sur ce principe je raisonne bien
autrement que vous, et je prétends qu'il en doit suivre une conséquence
toute contraire. Il est vrai que, par l'aveuglement où nous jette le péché,
l'on se fait tous les jours dans le monde de fausses consciences; mais je
dis que ces fausses consciences sont elles-mêmes les plus sensibles et ]es
plus tristes préjugés du jugement de Dieu. Comment cela? Ah! Chrétiens,
que le temps ne me permet-il de donner à cette vérité toute l'étendue
qu'elle demande ! mais il y faudrait un discours entier. En effet, ces fausses
consciences que nous nous faisons , et qui se forment en nous par la cor-
ruption du péché, ne sont jamais, ou presque jamais, des consciences
tranquilles ; et l'expérience surtout nous apprend qu'elles ne sont point à
l'épreuve, ni des frayeurs de la mort, ni de certaines conjonctures de la
vie , où , malgré nous , leur apparente et prétendue tranquillité est néces-
sairement troublée. Or cela même , dans la pensée de saint Augustin , est
une des plus fortes conjectures et une des plus incontestables preuves du
jugement de Dieu que je vous prêche, et de son extrême sévérité.
Car s'il n'y avait point de jugement à craindre, ou si l'idée de ce juge-
ment pouvait être effacée de mon esprit, en sorte qu'il n'en restât nulle
vue, nul souvenir, nulle créance; dans quelque aveuglement que ma
conscience se fût plongée , il me serait aisé d'y trouver là tranquillité et
la paix ; quelque grossières que fussent mes erreurs , bien loin de troubler
mon repos, elles l'affermiraient. Ne pensant jamais qu'il y a un juge au-
dessus de moi et un tribunal où je dois répondre , je vivrais sans inquié-
tude; et le dernier de mes soins serait de m'éclaircir et de m'instruire si
1 Jerem,, 6.
34*2 SUR LE JUGEMENT DERNIER.
ma conscience est droite ou non , si je suis dans la bonne voie ou si je n'y
suis pas, si je me flatte , si je me trompe , si je in égare; parce que je ne
verrais pas le danger que l'on court en se flattant, en se trompant, en s'é-
garant. Voilà la situation où je serais. D'où vient donc qu'il n'en va pas
ainsi? d'où vient que cette fausse conscience ne peut être calme, et quelle
est au contraire une source de remords que nous combattons inutilement ,
et que nous ne pouvons étouffer? D'où vient qu'à travers les nuages épais
de l'intérêt ou de la passion qui la forment, il s'échappe toujours certains
rayons de lumière qui, malgré nous, nous font entrevoir ce que nous
voudrions ignorer? En un mot, d'où vient que la conscience aveugle et
corrompue ne l'emporte jamais tellement sur la saine conscience , que
celle-ci, quoique d'une voix faible, ne réclame encore contre le mal que
nous faisons , et qu'au moins , par des doutes affligeants et par des syndé-
rèses importunes , elle n'empêche la prescription de l'erreur qui nous fait
agir? Pourquoi tout cela, Chrétiens? parce que nous ne sentons que trop
qu'il y a un jugement de Dieu , où les ténèbres de nos consciences doivent
être dissipées, et nos erreurs confondues.
C'est pour cela même, dit saint Grégoire , pape (belle et solide remar-
que) , c'est pour cela que plus le jugement de Dieu est proche , plus la
fausse conscience devient chancelante et timide dans son erreur. Pendant
le cours de la vie , elle peut se soutenir en quelque manière ; et plus elle
est fausse, plus elle paraît ferme et paisible. Mais aux approches de la
mort toute sa fermeté se dément , la vérité reprend l'ascendant sur elle ; et
c'est là qu'elle commence à se réveiller, à s'examiner, à se défier d'elle-
même , à s'agiter. Ainsi , par exemple , tandis que vous êtes encore dans
une santé florissante , vous jouissez tranquillement du bien d'autrui et
vous le retenez sans scrupule ; vous avez pour cela vos raisons dont vous
êtes convaincu , ou dont vous croyez l'être ; vous avez consulté des gens
habiles ou prétendus tels , et vous vous en reposez sur eux ; malgré l'in-
justice, vous comptez sur votre bonne foi , vous demeurez en paix : ainsi,
dis-je, le présume-t-on , tandis qu'on ne pense qu'à goûter les douceurs de
la vie, et que l'aiguillon de la mort ne se fait pas encore sentir ; car jusque-
là quelquefois s'étend le règne de la fausse conscience. Mais qu'il survienne
une maladie dangereuse, et qu'on se trouve pressé des douleurs de la mort,
c'est alors que cette conscience tout à coup se déconcerte ; c'est alors qu'elle
tombe dans les incertitudes et les perplexités les plus cruelles ; c'est alors
que ces raisons sur quoi l'on s'appuyait ne paraissent plus si convain-
cantes, que les conseils qu'on a suivis deviennent suspects, que cette bonne
foi dont on se flattait semble douteuse, qu'on ne trouve plus cette posses-
sion si légitime et si valide , et qu'on prend bien d'autres idées touchant
le devoir rigoureux et indispensable de la restitution : pourquoi? parce
que le jugement de Dieu , qui n'est pas loin , change tout le système des
choses, et les met dans une évidence où elles n'ont jamais été. Si c'était
une conscience droite et conforme à la loi de Dieu, elle se soutiendrait à la
vue même du jugement de Dieu ; ou , s'il n'y avait point de jugement, quoi-
que fausse et erronée , elle serait tranquille à la mort même. Mais ce qui
SUR LE JUGEMENT DERNIER. 343
l'effraie à cette dernière heure , c'est sa fausseté , opposée à la vérité de ce
jugement redoutable dont la mort doit être suivie. Ce qui l'effraie, c est la
présence d'un Juge souverain, de qui seul dépend , ou tout notre bonheur,
ou tout notre malheur ; à qui seul nous devons tous rendre compte , mais
qui ne rend compte à nul autre qu'à lui-même de ses arrêts ; d'un Juge
équitable qui pèse tout dans la plus juste balance, et qui punit précisé-
ment ou qui récompense selon les œuvres ; d'un Juge éclairé , qui lit dans
le fond des cœurs pour en connaître les plus secrets sentiments , qui voit
tout et qui n'oublie rien , qui tient tout marqué dans son souvenir avec des
caractères ineffaçables, par conséquent à qui rien n échappe, pas une pen-
sée, pas un désir, pas une parole, pas une œillade, pas un geste, pas un
mouvement; d'un Juge tout-puissant , qui, bien au-dessus des juges de la
terre , lesquels n'exercent leur justice que sur le corps , peut avec le corps
perdre lame, et la perdre pour jamais ; d'un Juge inflexible , que rien ne
touche , ni inclination , ni compassion , ni égard , ni considération , ni
crainte , ni espérance : voilà ce que le plus aveugle et le plus endurci pé-
cheur ne peut voir de près avec assurance , voilà ce qui le surprend, ce qui
l'interdit , ce qui le confond.
Concluons par l'excellente réflexion de saint Bernard , qui renferme tout
le fruit de ce discours. De trois jugements que nous avons à subir, celui
du monde, celui de nos consciences, et celui de Dieu, saint Paul mépri-
sait le premier, il se répondait du second , mais il redoutait le troisième.
Il méprisait le premier, quand il disait : Peu m'importe que le monde me
juge. Il se répondait du second , quand il ajoutait : Ma conscience ne me
reproche rien. Et il redoutait le troisième, quand, tout apôtre qu'il était,
il craignait d'être réprouvé : Subierat Paulusjudicium mundi quod asper-
nabatur, judicium sui quod gloriabatur : sed restabat judicium Dei, quod
weverebatur l-, Or, quoi qu'il en soit à notre égard, et du jugement du
monde et du jugement de notre conscience, craignons au moins, mes chers
auditeurs , et craignons toujours le jugement de Dieu. Et parce que cette
crainte est un don de Dieu, demandons-la tous les jours à Dieu. Car il
n'est rien de plus naturel que de craindre ; mais il n'est rien de plus sur-
naturel , ni de plus divin , que de craindre utilement pour le salut ; ce qui
faisait dire au Prophète royal : Confige timoré tuo carnes meas 2 ; Sei-
gneur, pénétrez ma chair de votre crainte; de votre crainte, ô mon Dieu!
et non pas de la mienne ; car la mienne me serait inutile , et même pré-
judiciable; elle me troublerait sans me convertir; au lieu que la vôtre me
convertira et me sanctifiera, en me troublant. Or voilà celle dont j'ai be-
soin , et que je vous demande comme une de vos grâces les plus exquises,
sachant bien qu'elle vient de vous et non pas de moi : Confige timoré tuo.
Craignons le jugement de Dieu, et craignons-le, quelque justes et dans
quelque état de perfection que nous puissions être ; car les Saints eux-
mêmes le craignaient, et ils étaient Saints parce qu'ils le craignaient. Ne
nous en rapportons pas aux libertins du siècle, qui vivent dans l'igno-
rance et dans l'oubli des choses de Dieu. Mais croyons-en ceux qui furent
' Bernard. — * Psalm. 118.
344 SUR LE JUGEMENT DERNIER.
éclairés des plus pures lumières de la vraie sagesse. Consultons les Jérôme
et les Hilarion ; ils nous feront là-dessus des leçons touchantes. Tenons-
nous-en toujours à ce parallèle , et disons-nous à nous-mêmes : Si ces
hommes , qui furent des modèles et des miracles de sainteté , ont craint le
jugement de Dieu, comment dois-je le craindre, moi pécheur, moi cou-
vert de crimes? s'ils l'ont craint dans les déserts et les solitudes, com-
ment dois-je le craindre , moi qui me trouve exposé à tous les scandales
et à toutes les tentations du monde? s'ils l'ont craint dans les exercices et
dans la ferveur d'une vie si austère et si pénitente , comment dois-je le
craindre dans une vie si commune, si lâche, si imparfaite? Pour peu que
nous ayons de christianisme et de foi , cette comparaison nous persuadera
et nous édifiera.
Craignons le jugement de Dieu , mais craignons-le souverainement ; car il
ne sert à rien de le craindre , si nous ne le craignons préférablement à tout ;
comme il ne sert à rien d'aimer Dieu , si nous ne l'aimons par-dessus tout.
Et voilà , mes Frères , notre désordre : nous craignons le jugement de
Dieu , mais nous craignons encore plus les maux de la vie. Car la crainte
des maux de la vie nous rend soigneux , vigilants , actifs ; et la crainte du
jugement de Dieu ne nous fait faire aucun elfort ni rien entreprendre.
Craignons le jugement de Dieu , mais craignons encore plus le péché, puis-
que c'est le péché qui le doit rendre si formidable ; ou , pour mieux dire ,
craignons le jugement de Dieu pour fuir le péché , et fuyons le péché pour
ne plus tant craindre le jugement de Dieu.
Craignons le jugement de Dieu , mais ne nous contentons pas de le
craindre ; servons-nous de cette crainte pour corriger les erreurs de notre
esprit , pour modérer les passions de notre cœur, pour résister aux attaques
de la concupiscence , pour nous détacher des vains plaisirs du siècle, en un
mot, pour réformer toute notre vie, suivant la belle maxime de saint
Grégoire de Nazianze : Hœc time , et hoc timoré eruditus animum à con-
cupiscentiis quasi frœno quodam retrake1. Quand notre conscience nous
fera des reproches secrets , et que par de pressants remords elle nous aver-
tira que nous ne sommes pas dans l'ordre et que nous nous damnons ;
rentrons en nous-mêmes , et disons à Dieu : Ah ! Seigneur, comment pour-
rai-je soutenir votre jugement, puisque je ne saurais même soutenir celui
de ma raison et de ma foi? Quand nous nous trouvons engagés dans une
occasion dangereuse , figurons-nous Dieu qui nous voit , et qui de sa main
va lui-même écrire notre arrêt , comme celui de l'impie Balthazar : ce ne
sera point une imagination , mais une vérité. Quand la tentation nous
attaquera, et que nous sentirons notre volonté ébranlée, armons-nous de
cette pensée, et demandons-nous : Que voudrais-je avoir fait lorsqu'il
faudra comparaître devant le tribunal de Dieu? Quand la passion voudra
nous persuader que ce péché n'est pas si grand qu'on le pense , et qu'il
n'est pas probable que le salut dépende de si peu de chose, faisons la ré-
flexion de saint Jérôme : Mais Dieu en jugera-t-il de la sorte?
Craignons le jugement de Dieu , et que cette crainte de Dieu nous excite
» Greg. Naz.
SUR LA RELIGION CHRETIENNE. 345
à le fléchir et l'apaiser. Car, comme dit saint Augustin , il n'y a point
d'autre appel de notre Juge irrité qu'à notre Juge gagné. Voulez-vous vous
sauver de lui , ayez recours à lui : Neque enim est quo fugias à Deo irato,
nisi ad Deum placatum : vis fugere ab ipso? fuge ad ipsum l. Or nous le
pouvons aisément , tandis que nous sommes sur la terre. Car ce Dieu ,
tout irrité qu'il est contre nous , s'apaise par nos larmes , s'apaise par nos
bonnes œuvres , s'apaise par nos aumônes ; et nous avons tout cela entre
les mains.
Enfin , craignons le jugement de Dieu ; et craignons surtout de perdre
cette crainte , qui est une ressource pour nous dans nos désordres, et comme
un port de salut. Car cette crainte se peut perdre , et elle se perd tous les
jours, particulièrement dans le grand monde. Les soins temporels l'étouf-
fent, les conversations la dissipent, les petits péchés l' affaiblissent, le li-
bertinage la détruit ; et la perte de cette grâce est le commencement de la
réprobation. En effet, que peut-on espérer d'une âme, et de quel moyen
se peut-on servir pour sa conversion , quand elle a perdu la crainte du
jugement de Dieu , et que les plus terribles vérités du christianisme ne
font plus d'impression sur elle? C'est en craignant Dieu, mais d'une
crainte chrétienne, qu'on se dispose à l'aimer, et c'est en l'aimant d'un
amour efficace et pratique , qu'on parvient à la gloire que je vous sou-
haite, etc.
SERMON POUR LE MERCREDI DE LA PREMIÈRE SEMAINE.
SUR LA RELIGION CHRETIENNE.
Responderunt Jesu quidam de scribis etpharisœis, dicentes : Magister, volumus à te signum
videre. Qui respondens , ait illis : Generatio mala et adultéra signum quœrit} et signum non da-
bitur ei , nisi signum Jonœ prophétie.
Quelques-uns des scribes et des pharisiens dirent à Jésus : Maître, nous voudrions bien
voir quelque prodige de vous. Jésus leur répondit : Celte nation méchante et adultère de-
mande un prodige, et il n'y eu aura point d'autre pour elle que celui du prophète Jonas.
Saint Mattli., ch. 12.
Madame 2 ,
Ce fut une curiosité , mais une curiosité présomptueuse , une curiosité
captieuse et maligne , qui porta les pharisiens à faire cette demande au
Sauveur du monde. Curiosité présomptueuse, puisqu'au lieu d'engager le
Fils de Dieu , par une humble prière , à leur accorder comme une grâce ce
qu'ils demandaient , ils parurent l'exiger, comme s'ils n'eussent eu qu'à
le vouloir, pour être en droit de l'obtenir : Magister, volumus. Curiosité
captieuse, puisque , selon le rapport d'un autre évangéliste, ils ne lui firent
cette proposition que pour le tenter, et que pour lui dresser un piège :
Tentantes eum, signum de cœlo qiiœrebant*. Curiosité maligne, puis-
1 Aug. — » La reine. — 3 Luc. ,11.
346 SUR LA RELIGION CHRETIENNE.
qu'en cela même ils n'avaient point d'autre dessein que de le perdre, dé-
terminés qu'ils étaient à tourner contre lui ses miracles mêmes, dont ils
lui faisaient autant de crimes , et dont enfin ils se servirent pour le calom-
nier et pour l'opprimer. Car de là vint que le Fils de Dieu ne leur répon-
dit qu'avec un zèle plein de sagesse d'une part , mais de l'autre plein d'in-
dignation ; qu'il ne satisfit à leur curiosité que pour leur reprocher au
même temps leur incrédulité; qu'il les traita de nation méchante et infi-
dèle : Generatio rnala et adultéra; enfin qu'il les cita devant le tribunal
de Dieu , parce qu'il prévoyait bien que le prodige qu'il allait leur mar-
quer, mais auquel ils ne se rendraient pas , ne servirait qu'à les confondre :
Viri Niniuitœ surgent injudicio adversus generationem istam l.
Voilà , mes chers auditeurs , le précis de notre évangile ; et dans l'exemple
des pharisiens , ce qui se passe encore tous les jours entre Dieu et nous. Je
m'explique. Nous voudrions que Dieu nous fit voir des miracles, pour nous
confirmer dans la foi ; et Dieu nous en fait voir actuellement dont nous ne
profitons pas, à quoi nous sommes insensibles, et qui, par l'abus que
nous en faisons , rendent notre endurcissement d'autant plus criminel qu'il
est volontaire , puisqu'il ne procède , aussi bien que celui des pharisiens ,
que de notre perversité et de la corruption de nos cœurs. Or c'est ce que
notre divin maître condamne aujourd'hui dans ces prétendus esprits forts
du judaïsme , et ce qui doit , si nous tombons dans leur infidélité , nous
condamner nous-mêmes. Tertullien a dit un beau mot, et qui exprime
parfaitement le caractère de la profession chrétienne : savoir, qu'après
Jésus-Christ, la curiosité n'est plus pour nous de nul usage, et que dé-
sormais elle ne nous peut plus être utile , beaucoup moins nécessaire :
parce que , depuis la prédication de l'Évangile , le seul parti qui nous reste
est celui de croire , et de soumettre notre raison , en la captivant sous le
joug de la foi : Nobis curiositate opusnon est post Christum, née inqui-
sitione post Evangelium 2. C'est ainsi qu'il s'en expliquait. Mais pour moi
j'ose enchérir sur sa pensée , et j'ajoute que quand il nous serait permis
dans le christianisme de faire de nouvelles recherches , quand nous aurions
droit de raisonner sur notre foi et sur les mystères qu'elle nous révèle ,
nous trouvons dans Jésus-Christ et dans son Évangile , non-seulement de
quoi convaincre nos esprits , mais de quoi contenter pleinement notre
curiosité. Pourquoi? parce que Jésus-Christ nous a fait voir dans sa per-
sonne des prodiges si éclatants et d'une telle évidence , que nul esprit rai-
sonnable n'y peut résister ; et que si nous n'en sommes pas touchés , ce ne
ne peut être que l'effet d'une mauvaise disposition, dont nous serons res-
ponsables à Dieu , et qui ne suffira que trop pour attirer sur nous toutes
les rigueurs de son jugement.
C'est l'importante matière que j'ai entrepris de traiter dans ce discours.
Et le puis-je faire , Madame, avec plus d'avantage qu'en présence de Votre
Majesté, dont les sentiments et les exemples doivent être pour tout cet
auditoire autant de preuves sensibles et convaincantes de ce que je veux
aujourd'hui lui persuader? Car quel effet plus merveilleux peut avoir la
■ Matth., 12. — 2 TertuH.
SUR LA RELIGION CHRÉTIENNE. 347
religion "chrétienne, que de sanctifier, au milieu delà cour et jusque sur
le trône , la plus grande reine du monde ? et cela seul ne doit-il pas
déjà nous faire conclure que cette religion est nécessairement l'ou-
vrage de Dieu, et non pas des hommes? Plaise au ciel, Chrétiens,
qu'un tel miracle ne serve pas un jour de témoignage contre nous ! mais
ne puis-je pas bien vous faire la même menace que nous fait à tous le Fils
de Dieu dans notre évangile, en nous proposant l'exemple d'une reine :
Regina surget in judicio 1 ? Le Sauveur du monde parlait d'une reine
infidèle, et je parle d'une reine toute chrétienne. Cette reine du midi n'est
tant vantée que pour être venue entendre la sagesse de Salomon : Quia
venit audire sapientiam Salomonis2; mais, Madame, outre que vous
écoutez ici la sagesse même de Jésus-Christ et sa parole , que n'aurais-je
point à dire de la pureté de votre foi , de l'ardeur de votre zèle pour les
intérêts de Dieu , de la tendresse de votre amour pour les peuples , des
soins vigilants et empressés de votre charité pour les pauvres , de ces fer-
ventes prières au pied des autels , de ces longues oraisons dans le secret de
l'oratoire , de tant de saintes pratiques qui partagent une si belle vie , et
qui font également le sujet de notre admiration et de notre édification?
Cependant, Madame, Votre Majesté n'attend point aujourd'hui de moi de
justes éloges, mais une instruction salutaire; et c'est pour seconder sa
piété toute royale que je m'adresse au Saint-Esprit, et que je lui demande,
par l'intercession de Marie, les lumières nécessaires. Ave, Maria.
Ce n'est pas sans raison que les pharisiens de notre évangile , dans le
dessein , quoique peu sincère , de connaître Jésus-Christ , et de savoir s'il
était le Fils de Dieu , lui demandèrent un prodige qui vînt de lui et dont
il fût l'auteur : Magister, volumus à te signmn videre. Car il faut conve-
nir, dit saint Augustin , qu'il y a des prodiges de deux différentes espèces :
les premiers qui viennent de Dieu , et les seconds qui viennent de l'homme :
les uns qui excitent l'admiration , parce que ce sont les témoignages visibles
de l'absolue puissance du Créateur ; et les autres qui ne causent que de
l'horreur, parce que ce sont les tristes effets du dérèglement de la créature :
ceux-là que nous révérons et que nous appelons miracles ; et ceux-ci que
nous regardons comme des monstres dans l'ordre de la grâce. Faites-nous
voir un prodige qui vienne de vous, disent les pharisiens à Jésus-Christ.
Que fait ce Sauveur adorable? Écoutez-moi , en ceci consiste tout le fond
de cette instruction. De ces deux genres de prodiges ainsi distingués, il
leur en fait voir un qui n'avait pu venir que de Dieu , et qui fut un mi-
racle évident et incontestable ; je veux dire la foi des Ninivites convertis par
la prédication de Jonas. Mais au même temps il leur en découvre un autre
bien opposé , et qui ne pouvait venir que d'eux-mêmes , savoir, le prodige
ou le désordre de leur infidélité. Or nous n'avons , mes chers auditeurs ,
qu'à nous appliquer ces deux sortes de prodiges pour nous reconnaître au-
jourd'hui dans la personne de ces pharisiens, et pour être obligés, par la
comparaison que nous ferons de leur état et du nôtre , d'avouer que le re-
• Matth., 12. — -lhid.
348 SUR LA RELIGION CHRETIENNE.
proche du Fils de Dieu ne nous convient peut-être pas moins qu'à ces faux
docteurs de la loi ; que , dans le sens qu'il l'entendait , peut-être ne sommes-
nous pas moins qu'eux une nation corrompue et adultère , et qu'il pourrait
avec autant de raison nous appeler à ce jugement redoutable où il les cita,
en leur adressant ces paroles : Viri Ninivitœ surgent injudicio cura gê-
nerait one istâ.
Car je prétends , et , en deux propositions , voici le partage de ce dis-
cours , comprenez-les : je prétends que Jésus-Christ , dans l'établissement
de sa religion , nous a fait voir un miracle plus authentique et plus con-
vainquant que celui des Ninivites convertis, et c'est le grand miracle de
la conversion du monde et de la propagation de l'Évangile, que j'appelle
le miracle de la foi : ce sera le premier point. Je prétends que nous op-
posons tous les jours à ce miracle un prodige d'infidélité, mais d'une
infidélité bien plus monstrueuse et plus condamnable que celle même des
pharisiens : ce sera le second point. Deux prodiges, encore une fois : l'un
surnaturel et divin , c'est le monde sanctifié par la prédication de l'Évan-
gile ; l'autre trop naturel et trop humain , mais néanmoins prodige , c'est
le désordre de notre infidélité. Deux titres de condamnation que Dieu pro-
duira contre nous dans son jugement, si nous ne pensons à le prévenir,
en nous jugeant dès à présent nous-mêmes. Miracle de la foi ; prodige d'in-
fidélité. Miracle de la foi , que Dieu nous a rendu sensible , et que nous
avons continuellement devant les yeux. Prodige d'infidélité , dont nous
n'avons pas soin de nous préserver, et que nous tenons caché dans nos
cœurs. Miracle de la foi , qui vous remplira d'une confusion salutaire , en
vous faisant connaître l'excellence et la grandeur de votre religion. Pro-
dige d'infidélité, qui peut-être, si vous n'y prenez garde , après avoir été
la source de votre corruption , sera le sujet de votre éternelle réprobation.
L'un et l'autre demande une attention particulière.
PREMIÈRE PARTIE.
Il s'agit donc , Chrétiens , pour entrer d'abord dans Ja pensée de Jésus-
Christ , et dans le point essentiel que j'ai présentement à développer, de
bien concevoir ce grand miracle de la conversion du monde et de l'éta-
blissement du christianisme, que je regarde, après saint Jérôme, comme
le miracle de la foi. Et parce qu'il est indubitable que ce miracle doit être
une des plus invincibles preuves que Dieu emploiera contre nous , si ja-
mais il nous réprouve , il faut aujourd'hui , vous et moi , nous en for-
mer une idée capable de réveiller dans nos cœurs les plus vifs sentiments
de la religion. Le sujet est grand, je le sais; il a épuisé l'éloquence des
Pères de l'Église, et il passe toute l'étendue de l'esprit de l'homme. Mais
attachons-nous à l'exposition simple et nue que saint Chrysostome en a
faite dans une de ses homélies. Pour en mieux comprendre la vérité, ju-
geons-en par ce qu'il nous marque en avoir été la figure ; je dis par la
conversion des Ninivites, et par l'effet prodigieux et miraculeux de la
prédication de Jonas. Le voici :
SUR LA RELIGION CHRETIENNE. 349
Jonas fugitif , mais malgré sa fuite ne pouvant se dérober au pouvoir de
Dieu qui l'envoie, confus et touché de repentir, reçoit de la part du Sei-
gneur un nouvel ordre d'aller à Ninive. Il y va : quoique étranger, quoique
inconnu , il y prêche, et il se dit envoyé de Dieu. Il menace cette grande
ville et tous ses habitants d'une destruction entière et prochaine. Point
d'autre terme que quarante jours , point d'autre preuve de sa prédiction
que la prédiction même qu'il fait ; et sur sa parole , ce peuple abandonné
à tous les vices, ce peuple pour qui , ce semble , il n'y avait plus ni Dieu
ni loi , ce peuple indocile aux remontrances et aux leçons de tous les autres
prophètes , par un changement de la main du Très-Haut , écoute celui-ci ,
et l'écoute avec respect, revient à lui-même , et se met en devoir d'apaiser
la colère de Dieu , fait la plus austère et la plus exemplaire pénitence ; ni
état , ni âge, ni sexe, n'en est excepté ; le roi même , dit l'Écriture , pour
pleurer et pour s'humilier , descend de son trône ; les enfants sont compris
dans la loi du jeûne ordonné par le prince ; chacun , revêtu du cilice et
couvert de cendres , donne toutes les marques d'une douleur efficace et
prompte. Enfin la réformation des mœurs est si générale , que la prophétie
s'accomplit à la lettre : Et Ninive subvertetur * , puisque, selon la belle
réflexion de saint Chrysostome , ce n'est plus cette Ninive débordée , que
Dieu avait en abomination ; mais une Ninive toute nouvelle et toute sainte,
édifiée sur les ruines de la première, et par qui? par le ministère d'un
seul homme qui a parlé , et qui , plein de l'esprit de Dieu , a sanctifié des
milliers d'hommes dont il a brisé les cœurs. Voilà , disait le Fils de Dieu
aux Juifs incrédules, le miracle qui vous condamnera, et qui confondra
votre impénitence : et je dis à tout ce qu'il y a de chrétiens endurcis dans
leur libertinage : Voilà le miracle que le Saint-Esprit vous propose comme
la figure d'un autre miracle encore plus étonnant , encore plus au-dessus
de l'homme , encore plus capable de vous convaincre et de vous élever à
Dieu. Écoutez-le sans prévention , et vous en conviendrez.
Le miracle delà prédication de Jonas était un signe pour les Juifs; mais
en voici un pour vous, que je regarde comme le miracle du christianisme.
Heureux si je puis par mes paroles l'imprimer profondément dans vos es-
prits ! C'est la conversion , non plus d'une ville , ni d'une province , mais
d'un monde entier , opérée par la prédication de l'Évangile et par la mis-
sion d'un plus grand que Jonas , qui est l'Homme-Dieu, Jésus-Christ : Et
ecce plus quàm Jonas hic*. Ne supposons point qu'il est Dieu, mais ou-
blions-le même pour quelque temps : il ne s'agit point encore de ce qu'il est,
mais de ce qu'il a fait. Qu'a-t-il fait? en deux mots , Chrétiens , ce que
nous ne comprendrons jamais assez , et ce que nous devrions éternellement
méditer. Donnez-moi grâce , Seigneur, pour le mettre ici dans toute sa force
par un récit aussi touchant qu'il sera exact et fidèle. Jésus-Christ , fils
de Marie , et réputé fils de Joseph , cet homme dont les Juifs demandaient
s'il n'était pas le fils de cet artisan : Nonne hic est est fdius fabri 3? en-
treprend de changer la face de l'univers , et de purger le monde de l'ido-
lâtrie , de la superstition , de l'erreur , pour y faire régner souverainement
1 Jon., 3, 4. — a Matth., 12. - 3 Ibid., 13.
350 SUR LA RELIGION CHRETIENNE.
la pureté du culte de Dieu. Dessein digne de lui , mais vaste et immense ;
et toutefois dessein dont vous allez voir le succès. Pour cela qui choisit-
il ? douze disciples grossiers , ignorants , faibles , imparfaits , mais qu'il
remplit tellement de son esprit , que dans un jour , dans un moment , il
les rend propres à l'exécution de ce grand ouvrage.
En effet , de grossiers , et , pour user de son expression , de lents à
croire qu'ils étaient, par la vertu de cet esprit qu'il leur envoie du ciel,
il en fait des hommes pleins de zèle et pleins de foi. Après les avoir per-
suadés, il s'en sert pour persuader les autres. Ces pêcheurs, ces hommes
faibles , que Ton regardait , dit saint Paul , comme le rebut du monde ,
tanquam purgamenta hujus mundi x , fortifiés de la grâce de l'apostolat ,
partagent entre eux la conquête et la réformation du inonde. Ils n'ont
point d'autres armes que la patience , point d'autre trésors que la pau-
vreté , point d'autre conseil que la simplicité ; et cependant ils triomphent
de tout ; ils prêchent des mystères incroyables à la raison humaine , et on
les croit ; ils annoncent un Évangile opposé contradictoirement à toutes
les inclinations de la nature , et on le reçoit. Ils l'annoncenf aux grands
de la terre , aux doctes et aux prudents du siècle , à des mondains sen-
suels , voluptueux , et l'on s'y soumet. Ces grands reçoivent la loi de ces
pauvres ; ces doctes se laissent convaincre par ces ignorants ; ces volup-
tueux et ces sensuels se font instruire par ces nouveaux prédicateurs de
la croix , et se chargent du joug de la mortification et de la pénitence. De
tout cela se forme une chrétienté si sainte , si pure , si distinguée par toutes
les vertus , que le paganisme même se trouve forcé à l'admirer.
Ce n'est pas tout ; et ce que j'ajoute vous doit encore paraître plus sur-
prenant. Car à peine la foi publiée par ces douze apôtres a-t-elle com-
mencé à se répandre , qu'elle se voit attaquée de mille ennemis. Toutes les
puissances de la terre s'élèvent contre elle. Un Dioclétien, le maître du
monde, veut l'anéantir, et s'en fait un point de politique : mais malgré
lui , malgré les plus violents efforts de tant d'autres persécuteurs du nom
chrétien , elle s'établit si solidement , cette foi , que rien ne peut plus l'é-
branler. Des millions de martyrs la défendent jusques à l'effusion de leur
sang; des gens de toutes les conditions font gloire d'en être les victimes,
et de s'immoler pour elle ; des vierges sans nombre, dans un corps tendre
et délicat , lui rendent le même témoignage , et souffrent avec joie les tour-
ments les plus cruels. Elle s'étend , elle se multiplie , non-seulement dans
la Judée où elle a pris naissance , mais jusques aux extrémités de la terre ,
où , dès le temps de saint Jérôme ( c'est lui-même qui le remarque comme
une espèce de prodige ) , le nom de Jésus-Christ était déjà révéré et adoré ,~
non-seulement parmi les peuples barbares , mais parmi les nations les plus
polies; dans Rome, où la religion d'un Dieu crucifié se trouve bientôt
la religion dominante ; dans le palais des Césars , où Dieu , pour l'affer-
missement de son Église , au milieu de l'iniquité , suscite les plus fervents
chrétiens ; enfin , observez ceci , dans le plus éclairé de tous les siècles ,
dans le siècle d'Auguste . que Dieu choisit pour marquer encore davan-
1 1 Cor., 4.
SUR LA RELIGION CHRETIENNE. 351
tage le caractère de cette loi, qui seule devait surmontrer toute la pré-
tendue sagesse de F homme et tout F orgueil de sa raison.
Avouons-le , mes chers auditeurs , avec saint Chrysostome : quand la
religion chrétienne, dès son herceau, aurait trouvé dans le monde toute
la faveur et tout l'appui nécessaire ; quand elle serait née dans le calme ;
par mille autres endroits elle ne laisserait pas d'être toujours l'œuvre de
Dieu. Mais qu'elle se soit établie dans les persécutions , ou plutôt par les
persécutions , et qu'il soit vrai qu'elle n'a jamais été plus florissante que
lorsqu'elle a été plus violemment combattue ; que le sang de ses disciples ,
inhumainement répandu , ait été , comme parle un Père , le germe de sa
fécondité ; que plus il en périssait par le fer et par le feu , plus elle en
ait formé par l'Évangile : que la cruauté exercée sur les uns ait servi
d'attrait aux autres pour les appeler, et qu'à la lettre, l'expression de
Tertullien se soit vérifiée : In christianis crudelitas illecebra est sectœ 1 ;
que , sans rien faire autre chose que de voir ses membres souffrir et mou-
rir, ce grand corps du christianisme ait eu de si prompts et de si merveil-
leux accroissements : ah ! mes Frères, c'est un de ces prodiges où il faut
que la prudence humaine s'humilie , et qu'elle fasse hommage à la puis-
sance de Dieu. Yoilà néanmoins ce que nous voyons ; et c'est la merveille
subsistante dont nous sommes témoins nous-mêmes , et que nous avons
devant les yeux. Car nous voyons , malgré l'enfer , le monde devenu chré-
tien , et soumis au culte de cet Homme-Dieu , dont le Juif s'est scandalisé,
et dont le Gentil s'est moqué. Voilà ce que le Seigneur a fait : A Domino
factum est istud, et est mirabile in oculis nostris 2.
Et afin que cette merveille fit encore sur nous une plus vive impres-
sion , le même Seigneur l'a renouvelée dans les derniers siècles de l'Église.
Vous le savez : un François-Xavier, seul et sans autre secours que celui
de la parole et de la vérité qu'il prêchait , a converti dans l'Orient tout un
nouveau monde. C'étaient des païens et des idolâtres ; et il leur a persuadé
la même foi , et il les a formés à la même sainteté de vie , et il leur a in-
spiré la même ardeur pour le martyre , et il a fait voir dans eux tout ce
qu'on a vu de plus héroïque et de plus grand dans cet ancien christia-
nisme, si parfait et si vénérable. Et comment l'a-t-il fait? par les mêmes
moyens , malgré les mêmes obstacles , avec les mêmes succès : comme si
Dieu eût pris plaisir à reproduire dans ce successeur des apôtres ce que sa
main toute-puissante avait opéré par le ministère des apôtres mêmes , et
qu'il eût voulu , par ces exemples présents , nous rendre plus croyable
tout ce que nous avons entendu des siècles passés.
Or , je soutiens , mes chers auditeurs , qu'après cela nous n'avons plus
droit de demander à Dieu des miracles , et que nous sommes plus infidèles
que les pharisiens , si nous avons la présomption de dire comme eux :
Volumus signum videre. Pourquoi? parce qu'il est constant que cette con-
version du monde , telle que je l'ai représentée , quoique très-imparfaite-
ment , est en effet un perpétuel miracle. Sur quoi il y a trois réflexions à
faire , ou trois circonstances à remarquer : miracle qui surpasse sans con-
« Terlull. — a Psalm. 117.
352 SUR LA RELIGION CHRETIENNE.
tredit tons les autres miracles ; miracle qui présuppose nécessairement
tous les autres miracles ; miracle qui, dans Tordre des desseins de Dieu,
justifie tous les autres miracles. Et par une triste conséquence, mais iné-
vitable , miracle qui nous rend dignes de tous les châtimens de Dieu, s'il
ne sert pas à notre propre instruction et à notre conversion. Mon Dieu ,
que n'ai-je une de ces langues de feu qui descendirent sur les apôtres , et
que ne suis-je rempli du même esprit , pour graver une aussi grande vé-
rité que celle-là dans tous les cœurs!
Oui , Chrétiens , la conversion du monde est un miracle perpétuel , que
jamais l'infidélité ne détruira. Ainsi a-t-elle été regardée de tous les Pères,
et en particulier de saint Augustin, dont le jugement peut bien nous
servir ici de règle. Car c'est par là que ce grand homme fermait la bouche
aux païens , quand il leur disait : Puisque vous vous opiniâtrez à ne vou-
loir pas croire les autres miracles , qui sont pour nous des preuves in-
contestables de notre foi , au moins confessez donc que dans votre système
il y a en a un dont vous êtes obligés de convenir : c'est le monde converti à
Jésus-Christ sans aucun miracle. Car cela même qui n'est pas , et qui
n'a pu être , ce serait le miracle des miracles. Et à quoi donc , poursuivait
saint Augustin , attribuerons-nous ce grand ouvrage de la sanctification
du monde par la loi chrétienne, si nous n'avons recours à la vertu infi-
nie de Dieu? Ce n'est point aux talents de l'esprit, ni à l'éloquence, que
la gloire en est due : car, quand les apôtres auraient été aussi éloquents
et aussi savants qu'ils l'étaient peu , on sait assez ce que peut l'éloquence
et la science humaine ; ou plutôt , on ne sait que trop combien l'une et
l'autre est faible quand il est question de réformer les mœurs ; et l'exemple
d'un Platon, qui jamais, avec tout le crédit et toute l'estime que lui
donnait dans le inonde sa philosophie , n'a pu engager une seule bour-
gade à vivre selon ses maximes et à se gouverner selon ses lois , montre
bien que saint Pierre agissait par de plus hauts principes , quand il ré-
duisait les provinces et les royaumes sous l'obéissance de l'Évangile. Ce
n'est point par la force ni par la violence que la foi a été plantée : car le
premier avis que reçurent les disciples de Jésus-Christ , ce fut qu'on les
envoyait comme des agneaux au milieu des loups : Ecce ego mitto vos
sicut agnos inter lupos l; et ils le comprirent si bien, que, sans faire
nulle résistance , ils se laissèrent égorger comme d'innocentes victimes. Le
mahométisme s'est établi par les conquêtes et par les armes; l'hérésie, par
la rébellion contre les puissances légitimes ; la loi de Jésus- Christ seule ,
par la patience et par l'humilité. Ce n'est point la douceur de cette loi , ni
le relâchement de sa morale, qui fut le principe d'un tel progrès : car
cette loi, toute raisonnable qu'elle est, n'a rien que d'humiliant pour l'es-
prit et de mortifiant pour le corps. On conçoit comment sans miracle le
paganisme a eu cours dans le monde, parce qu'il favorisait ouvertement
toutes les passions, qu'il autorisait tous les vices, et qu'il n'est rien de
plus naturel à l'homme que de suivre ce parti : mais ce qu'on ne conçoit
pas, c'est qu'une loi qui nous ordonne d'aimer nos ennemis, et de nous
* Luc, 10.
SUR LA RELIGION CHRETIENNE. 353
haïr nous-mêmes , ait trouvé tant de partisans. Ce n'est point l'effet du
caprice : car jamais le caprice , quelque aveuglé qu'il puisse être , n'a porté
les hommes à s'interdire la vengeance , à renoncer aux plaisirs des sens ,
et à crucifier leur chair. Que s'ensuit-il de là ? je le répète : qu'il n'y a
qu'un Dieu , mais un Dieu aussi puissant que le nôtre, qui ait pu con-
duire si heureusement une pareille entreprise et la faire réussir ; et que
Jésus-Christ , l'oracle de la vérité , a donc eu sujet de conclure , quoiqu'il
parlât en sa faveur : A Domino factum est istud , c'est l'œuvre du Sei-
gneur; et le doigt de Dieu est là, Et est mirabile in oculis nostris.
Ce n'est pas assez : j'ai dit que ce miracle surpassait tous les autres mi-
racles. En pouvons-nous douter? et si, dans la pensée de saint Grégoire,
pape, la conversion particulière d'un pécheur invétéré coûte plus à Dieu,
et est en ce sens plus miraculeuse que la résurrection d'un mort , qu'est-ce
que la conversion de tant de peuples, élevés et comme enracinés dans
l'idolâtrie? Rendons cette comparaison plus sensible. Il y a encore dans le
monde, je dis dans le monde chrétien , des hommes sans religion. Vous en
connaissez : des athées de créance et de mœurs , tellement confirmés dans
leurs désordres, qu'à peine tous les miracles suffiraient pour les en retirer.
Peut-être n'avez- vous avec eux que trop de commerce. Quel effort du bras
de Dieu, et quel miracle n'a- t-il donc pas fallu, pour gagner à Jésus-Christ
un nombre presque infini, ne disons pas de semblables libertins, mais
encore de plus obstinés et de. plus inconvertibles, dont le changement
également prompt et sincère a toutefois été la gloire et l'honneur du
christianisme? Que diriez-vous ( ceci va donner jour à ma pensée , et vous
convaincre de ce que j'appelle miracle au-dessus du miracle même), que
diriez-vous si , par la vertu de la parole que je vous prêche , un de ces
impies, dont vous n'espérez plus désormais aucun retour, se convertissait
néanmoins en votre présence , en sorte que , renonçant à son libertinage ,
il se déclarât tout à coup et hautement chrétien , et qu'en effet il commençât
à vivre en chrétien? Que diriez-vous, si, toujours inflexible depuis de
longues années, il sortait aujourd'hui de cet auditoire pénétré d'une sainte
componction , résolu à réparer par une humble pénitence le scandale de
son impiété? y aurait-il miracle qui vous touchât davantage? Or je vous
dis que ce miracle , dont vous seriez encore plus surpris que touchés , est
justement ce qu'on a vu mille et mille fois dans le christianisme; et qu'un
des triomphes les plus ordinaires de notre religion a été de soumettre ces
esprits fiers , ces esprits durs et opiniâtres , de les faire rentrer dans la
voie de Dieu , et de les rendre souples et dociles comme des enfants ; que
c'est par là qu'elle a commencé , et que , malgré toutes les puissances des
ténèbres , elle nous en donne encore de nos jours d'illustres exemples ,
quand il plaît au Seigneur, dont la main n'est pas raccourcie , d'ouvrir les
trésors de sa grâce, et de les répandre sur ces vases de miséricorde qu'il
a prédestinés pour sa gloire. Exemples récents que nous avons vus, et que
nous avons admirés. En cela seul n'en dis-je pas plus que si j'entrais dans le
détail de tant de miracles qui composent nos histoires saintes , et que nous
trouvons autorisés par la tradition la plus constante?
t. i. 23
354 SUR LA RELIGION CHRETIENNE.
J'ai ajouté , et ceci me paraît encore plus fort, que ce miracle présuppo-
sait nécessairement tous les autres miracles. Car enfin , demande saint
Chrysostome , et après lui le docteur angélique saint Thomas , dans sa
Somme contre les Gentils , quel autre motif que les miracles dont ils
étaient eux-mêmes témoins oculaires , put engager les premiers sectateurs
du christianisme à embrasser une loi odieuse selon le monde, et contraire
au sang et à la nature? Julien l'Apostat condamnait les apôtres de légèreté
et de trop de crédulité, prétendant que sans raison ils s'étaient attachés au
Fils de Dieu : mais pour en juger de la sorte , répond saint Chrysostome , ne
fallait-il pas être impie comme Julien? Car, poursuit ce Père, était-ce
légèreté de suivre un homme qui, pour gage de ses promesses, guérissait
devant eux les aveugles-nés, et rendait la vie aux morts de quatre jours?
Aussi défiants et aussi intéressés qu'ils Fêtaient et que l'Évangile nous
l'apprend, auraient-ils tout quitté pour Jésus-Christ, s'ils n'eussent été
persuadés de ses miracles? et pouvaient-ils les voir , et se défendre de
croire en lui? Après l'avoir abandonné dans sa passion, après s'être scan-
dalisés de lui jusqu'à le renoncer, se seraient-ils ralliés et déclarés en sa
faveur plus hautement que jamais , si le miracle authentique de sa résur-
rection n'avait , comme parle saint Jérôme , ressuscité leur foi ? Auraient-
ils pris plaisir à se laisser emprisonner, tourmenter, crucifier, pour être les
confesseurs et les martyrs de cette résurrection glorieuse , si l'évidence d'un
tel miracle n'avait dissipé tous leurs doutes ?
Par où saint Paul clans un moment fut-il transformé de persécuteur de
l'Église en prédicateur de l'Évangile ? Ce miracle put-il se faire sans un
autre miracle ? et jamais ce zélé défenseur du judaïsme, jamais cet homme
si passionné pour les traditions de ses pères , en eût-il été le déserteur ,
pour devenir le disciple d'une secte dont il avait entrepris la ruine, si
Dieu tout à coup le renversant par terre , et le remplissant d'effroi sur le
chemin de Damas , n'eût formé en lui un cœur nouveau ? Ne confessait-il
pas lui-même dans les synagogues qu'il avait été obligé de se convertir,
pour n'être pas rebelle à la lumière dont il s'était vu investi , et à la voix
foudroyante qu'il avait entendue : Saule, Saule, quidmepersequerisiCi
Et n'est-ce pas de là qu'il conçut un désir si ardent de se sacrifier et de
souffrir pour la gloire de ce Jésus , dont il avait été l'ennemi? Était-ce sim-
plicité? était-ce prévention? était-ce intérêt du monde? Mais n'est-il pas
certain que saint Paul se trouvait dans des dispositions toutes contraires ,
et que , ne respirant alors que sang et que carnage , il ne pouvait être
arraché à l'ancienne loi , dont il était un des plus fermes appuis , ni gagné à
la loi nouvelle , qu'il voulait détruire , par un moindre effort que l'effort
miraculeux et divin qui le terrassa et qui l'emporta?
On est étonné quand on lit de saint Pierre que , dès la première fois
qu'il prêcha aux Juifs, après la descente du Saint-Esprit, il convertit
trois mille hommes à la foi. Mais en faut-il être surpris? dit saint Au-
gustin. On voyait un pêcheur, jusque-là sans autre connaissance que celle
de son art , expliquer en maître les plus hauts mystères du royaume de
Act., 22.
SUR LA RELIGION CHRETIENNE. 3^5
Dieu ; parler toutes sortes de langues , et , par un prodige inouï , se faire
entendre tout à la fois à autant de nations qu'une grande cérémonie en
avait assemblé à Jérusalem de tous les pays du monde. Miracle rapporté
par saint Luc , et rapporté dans un temps où Févangéliste n'eût pas eu le
front de le publier, si la chose n'eût été constamment vraie , puisqu'il
aurait eu contre lui , non pas un ni deux témoins, mais toute la terre ;
puisqu'un million de Juifs contemporains auraient pu découvrir la fausseté
et le démentir ; puisque son imposture lui eût fait perdre toute créance,
et qu'elle n'eût servi qu'à décrier la religion même dont il voulait faire
connaître l'excellence et la sainteté. Supposé, dis-je , ce miracle, est-il
étonnant que tant de Juifs se soient alors convertis ; et nest-il pas plus
surprenant, au contraire, qu'il y en eût encore d'assez entêtés et d'assez
aveugles pour demeurer dans leur incrédulité?
On a peine à comprendre les conversions extraordinaires et presque
sans nombre qu'opérait saint Paul parmi les Gentils : mais en prêchant
aux Gentils , n ajoutait-il pas toujours à la parole qu'il leur portait d*in-
signes miracles , comme la marque et le sceau de son apostolat ? N'est-ce
pas ainsi qu'il le témoignait lui-même, écrivant à ceux de Corinthe? et
ne les priait-il pas de se souvenir des œuvres merveilleuses qu'il avait
faites au milieu d'eux? Si tous ces miracles eussent été supposés, leur
eût-il parlé de la sorte? en eût-il eu l'assurance? se serait-il adressé à
eux-mêmes ; en eût-il appelé à leur propre témoignage ; et , par une telle
supposition , se fût-il exposé à décréditer son ministère , et à détruire ce
qu'il voulait établir?
Vous me demandez ce qui attachait si étroitement saint Augustin à
l'Église catholique. N'a-t-il pas avoué que c'étaient en partie les miracles ;
et lui en fallait-il d'autres que ceux qu'il avait vus lui-même? En
fallait-il d'autres que ce fameux miracle arrivé de son temps à Cartilage ,
dans la personne d'un chrétien subitement et surnaturellement guéri par
l'intercession de saint Etienne , dont ce grand saint proteste avoir été spec-
tateur, et dont il nous a laissé , au livre de la Cité de Dieu, la description
la plus exacte? Quand il n'eût eu jusque-là qu'une foi chancelante, cela
seul ne devait-il pas l'affermir pour jamais? Dirons-nous que saint Augustin
était un esprit faible, qui croyait voir ce qu'il ne voyait pas? dirons-nous
que c'était un imposteur qui , par un récit fabuleux , se plaisait à tromper
le monde? Mais puisque ni l'un ni l'autre n'est soutenable, ne conclurons-
nous pas plutôt , avec Vincent de Lérins , que comme les miracles de notre
religion ont servi à la conversion du monde , aussi la conversion du monde
est elle-même une des preuves les plus infaillibles des miracles de notre
religion ?
Et c'est ici , Chrétiens , que nous ne pouvons assez admirer la sagesse
et la providence de notre Dieu , qui n'a pas voulu nous obliger à croire
des mystères au-dessus de la raison , sans avoir fait lui-même pour nous
des miracles au-dessus de la nature. Car à notre égard cette conversion du
monde , fondée sur tant de miracles , non-seulement est un miracle éternel,
mais un miracle qui justifie tous les autres miracles , dont il n'est que la
3 £6 SUR LA RELIGION CHRETIENNE.
suite et l'effet. Après quoi nous pouvons bien dire à Dieu , comme Richard
de Saint-Victor : Domine, si error est quem credimus, à te decepti sumusx :
Oui , mon Dieu , si nous étions dans Terreur, nous aurions droit de vous
imputer nos erreurs ; et tout Dieu que vous êtes , nous pourrions vous
rendre responsable de nos égarements. Pourquoi? Voici la raison qu'il en
apportait : Quoniam Sis signis prœdita est ista religio , quœ nonnisi à te
esse potuerunt 2 : Parce que cette religion où nous vivons , sans parler de
sa sainteté et de son irrépréhensible pureté , est confirmée par des miracles
qu'on ne peut attribuer à nul autre qu'à vous. Il est vrai , mes Frères ;
mais ce sont aussi ces miracles qui nous confondront au jugement de Dieu ;
ce sera surtout le grand miracle de la conversion du monde à la foi de
Jésus-Christ. Ces païens , ces idolâtres devenus fidèles , s'élèveront contre
nous , et deviendront nos accusateurs : Viri Ninivitœ surgent injudicio ;
et que diront-ils pour notre condamnation ? ah ! Chrétiens , que ne diront-
ils pas , et que ne devons-nous pas nous dire à nous-mêmes? En effet , pour
peu de justice que nous nous fassions , il nous doit être , je ne dis pas bien
honteux, mais bien terrible devant Dieu, que cette foi ait fait paraître
dans le monde une vertu si admirable , et qu'elle soit maintenant si lan-
guissante et si oisive parmi nous; qu'elle ait produit, dans le paganisme
le plus aveugle et le plus corrompu , tant de sainteté , et qu'elle soit peut-
être encore à produire dans nous le moindre changement de vie, le moindre
retour à Dieu , le moindre renoncement au péché. S'il nous reste un rayon
de lumière , ce qui doit nous faire trembler, n'est-ce pas que cette foi ait
eu la force de s'établir par toute la terre avec des succès si prodigieux , et
qu'elle ne soit pas encore bien établie dans nos cœurs? Nous la confessons
de bouche , nous en donnons des marques au dehors , nous sommes chré-
tiens de cérémonies et de culte ; mais le sommes-nous de cœur et d'esprit ?
Or c'est néanmoins dans le cœur que doit particulièrement résider notre
foi , pour passer de là dans nos mains , et pour animer toutes nos
œuvres.
Quel reproche contre nous , si nous n'avons pas entièrement étouffé tous
les sentiments de la grâce ; quel reproche , que cette foi ait surmonté toutes
les puissances humaines conjurées contre elle , et qu'elle n'ait pas encore
surmonté dans nous de vains obstacles qui s'opposent à notre conversion ?
Car qu'est-ce qui nous arrête? une folle passion, un intérêt sordide,
un point d'honneur, un plaisir passager, des difficultés que notre imagi-
nation grossit , et que notre foi, toute victorieuse qu'elle est, ne peut
vaincre? Quel sujet de condamnation , si je veux devant Dieu le considérer
dans l'amertume de mon âme , que cette foi se soit soutenue , et même
qu elle se soit fortifiée au milieu des persécutions les plus sanglantes , et
que je la fasse tous les jours céder à de prétendues persécutions que le
monde lui suscite dans ma personne, c'est-à-dire à une parole, à une
raillerie, à un respect humain , ou plutôt à ma propre lâcheté? Car voilà
mon désordre et ma confusion : si j'avais le courage de me déclarer, et de me
mettre au-dessus du monde ? il y.a des années entières que je serais à Dieu ;
1 Richard Vict. ~ » Idem.
SUR LA RELIGION CHRETIENNE. 357
mais parce que je crains le monde, et que je ne puis me résoudre à lui dé-
plaire , j'en demeure là , et , malgré moi-même , je retiens ma foi captive
dans l'esclavage du péché.
Ah ! mon Dieu , que vous répondrai -je quand vous me ferez voir que
cette foi , qui a confondu toutes les erreurs de Y idolâtrie et de la supersti-
tion, n'a pu détruire dans mon esprit je ne sais combien de faux principes
et de maximes dont je suis préoccupé? Comment me justifierai -je, quand
vous me ferez voir que cette foi qui a soumis l'orgueil des Césars à l'humi-
lité de la croix, n'a pu déraciner de mon cœur une vanité mondaine, une
ambition secrète , un amour de moi-même qui m'a perdu ? enfin , que
vous dirai-je , quand vous me ferez voir que cette foi qui a sanctifié le
monde n'a pu sanctifier un certain petit monde qui règne dans moi , et
qui m'est bien plus pernicieux que le grand monde qui m'environne et
qui est hors de moi ? Aurai-je de quoi soutenir le poids de ces accusations ?
m'en déchargerai-je sur vous , Seigneur ? m'en prendrai-je à la foi même ?
dirai-je qu'elle n'a pas assez fait d'impression sur moi , et que je n'en étais
point assez persuadé pour en être touché ? Ah ! Chrétiens , peut-être notre
infidélité va-t-elle maintenant jusqu'à vouloir s'autoriser de ce prétexte ;
mais c'est ce même prétexte qui nous rendra plus condamnables : car
Dieu nous représentera l'infidélité où nous serons tombés , comme un
prodige que nous aurons opposé au miracle de la foi ; prodige qui ne
vient plus de Dieu , mais de nous , et dont j'ai à vous parler dans la
seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Être infidèle , sans avoir jamais eu nulle connaissance de la foi , c'est
un état qui , tout funeste et tout déplorable qu'il est , n'a rien , à le bien
prendre, de surprenant ni de prodigieux. Ainsi , dit saint Chrysostome ,
l'infidélité dans un païen peut être un aveuglement , et un aveuglement
criminel ; mais on ne peut pas toujours dire que cet aveuglement , même
criminel , soit un prodige. Il faut donc , pour bien concevoir le prodige de
l'infidélité, se le représenter dans un chrétien qui , selon les divers dés-
ordres auxquels il se laisse malheureusement entraîner, ou renonce à sa
foi , ou corrompt sa foi , ou dément et contredit sa foi : renonce à sa foi ,
par un libertinage de créance , qui lui en fait secouer le joug , et qui se
forme peu à peu dans son esprit ; corrompt sa foi , par un attachement
secret ou déclaré aux erreurs qui la combattent , mais particulièrement à
l'hérésie et au schisme , qui en détruisent l'unité , et par conséquent la
pureté et l'intégrité ; dément et contredit sa foi , par un dérèglement de
mœurs qui la déshonore , et par une vie licencieuse qui en est l'opprobre
et le scandale. Trois désordres qui , dans un chrétien perverti , ont je ne
sais quoi de monstrueux, et que j'appelle pour cela non plus simples dés-
ordres , mais prodiges de désordres. Trois états où même, à ne considérer
que ce qui peut et ce qui doit passer pour prodige évident, l'homme
fournit à Dieu des titres invincibles pour le condamner. Appliquez-vous
à ces trois pensées.
358 SUR LA RELIGION CHRÉTIENNE.
Car, pour commencer par ce qu'il y a de plus scandaleux , je veux dire
par ce libertinage de créance dont on se fait une habitude , et qui consiste
à renoncer la foi , n'est-il pas étonnant , mes chers auditeurs , de voir des
hommes nés chrétiens , et se piquant partout ailleurs d'habileté et de pru-
dence , devenir impies sans savoir pourquoi , et secouer intérieurement le
joug de la foi , sans en pouvoir apporter une raison , je ne dis pas absolu-
ment solide et convaincante , mais capable de les satisfaire eux-mêmes ?
Cette foi dont par le baptême ils ont reçu le caractère, et en vertu de laquelle
ils portent le nom de chrétiens ; cette foi si nécessaire , supposé qu'elle soit
vraie , et à quoi ils conviennent eux-mêmes que le salut est attaché ; cette
foi par qui seule, comme ils ne l'ignorent pas, ils peuvent espérer de
trouver grâce devant Dieu , s'il y a grâce à espérer pour eux ; cette foi par
laquelle ils avouent qu'ils seront jugés, si jamais ils le doivent être : n'est-
il pas, dis-je, inconcevable qu'ils l'abandonnent, 'comment? en aveugles
et en insensés , sans examen , sans connaissance de cause , par emporte-
ment , par passion , par légèreté , par caprice , par une vaine ostentation ,
par un attachement honteux à de sales et infâmes plaisirs ; se conduisant
avec moins de sagesse que des enfants , dans une affaire où néanmoins il
s'agit du plus grand intérêt , puisqu'il y va de leur sort éternel. Cela se
peut-il comprendre? Telle est cependant la triste disposition où sont au-
jourd'hui presque tous les libertins du siècle. Observez-les, et danscepor^
trait vous les reconnaîtrez.
Car enfin qu'un d'eux , après une mûre délibération , après une longue
étude , toutes choses considérées et pesées dans une juste balance autant
qu'il lui est possible , se déterminât à quitter le parti de la foi , je déplore-
rais son malheur, et je l'envisagerais comme la plus terrible vengeance que
Dieu pût exercer sur lui , puisque, selon l'Écriture, Dieu ne punit jamais
avec plus de sévérité que lorsqu'il permet que le cœur de l'homme tombe
dans l'aveuglement : Excœca cor populi hujus i . Mais après tout , il n'y
aurait rien en cela de prodigieux. Et en effet , jusque dans son aveuglement
il y aurait quelque reste de bonne foi qui le rendrait , sinon pardonnable ,
au moins digne de compassion. Mais ceux à qui je parle (et dans ce nombre
je comprends la plupart des impies du siècle) , au milieu de qui et avec qui
nous vivons , savent assez que ce n'est point par là qu'ils sont parvenus au
comble du libertinage, et que le parti qu'ils ont pris de renoncer à la foi
n'a point été de leur part une résolution concertée de la manière que je l'en-
tends. En quoi d'ailleurs (souffrez que je fasse ici cette remarque), tout
criminels et tout inexcusables qu'ils sont devant Dieu , je ne laisse pas
aussi de trouver pour eux une ressource et comme une espèce de consola-
tion , puisque au moins est-il certain qu'on revient plus aisément d'un li-
bertinage sans principes , que d'un autre dont on s'est fait par de faux rai-
sonnements une opinion particulière et une irréligion positive et consom-
mée. Quoi qu'il en soit , l'infidélité que j'attaque , et qui me semble la plus
commune , ne peut disconvenir qu'elle n'ait ce faible d'être évidemment
téméraire et sans preuves. Car demandez à un libertin pourquoi il a cessé
* Isaï. , 6.
SUR LA RELIGION CHRETIENNE. 359
de croire ce qu'il croyait autrefois ; et vous verrez si dans tout ce qu'il allègue
pour sa défense , il y a seulement quelque apparence de solidité. Demandez-
lui si c'est à force de raisonner qu'il a découvert une démonstration nou-
velle contre cette infaillible révélation de Dieu , à laquelle il était soumis.
Obligez-le à répondre sincèrement , et à vous dire , s'il a examiné les choses ;
si , cherchant avec une intention droite et pure la vérité , il s'est mis en
état de la connaître ; s'il a eu soin de consulter ceux qui pouvaient le dé-
tromper et résoudre ses doutes ; s'il a lu ce qu'ont écrit les Pères sur ces
matières de religion , qu'il ne goûte pas , parce qu'il ne les entend pas et
qu'il ne veut pas s'appliquer à les entendre, s'il est jamais entré sérieuse-
ment dans le fond des difficultés ; en un mot , s'il n'a rien omis de ce que
tout homme judicieux et bien sensé doit faire dans une pareille conjoncture ,
pour s'instruire et pour s'éclaircir. Interrogez-le sur tous ces points, et
qu'il vous parle sans déguisement. Il conviendra qu'il n'a point tant pris
de mesures , ni tant fait de perquisitions. Il fallait au moins tout cela avant
que de franchir un pas aussi hardi qu'il l'est de se soustraire à l'obéissance
de la foi ; mais il s'en est soustrait , Chrétiens , et il s'en est soustrait à
bien moins de frais. Il s'est déterminé à ne plus croire ; et il s'y est déter-
miné sans conviction , sans réflexion même , au hasard de tout ce qui pour-
rait en arriver , et n'ayant rien qui l'assurât ni qui le fixât dans l'abîme
affreux où il se précipitait. Voilà ce que j'appelle prodige. Or en combien
de mondains ce prodige , tout prodige qu'il est , ne s'accomplit-il pas tous
les jours ?
Mais encore, me dites- vous, puisque ce n'est pas sans raison que ce liber-
tinage se forme , par quelle autre voie l'homme chrétien peut-il donc se per-
vertir jusqu'à devenir infidèle? Ah ! mes chers auditeurs , je le répète , il se
pervertit en mille manières , toutes opposées aux règles d'une sage conduite ,
mais que je regarde d'autant plus comme des prodiges , qu'elles choquent
plus la droite raison. Prodige d'infidélité : il renonce à sa foi, comment?
apprenez-le , et point d'autre preuve ici que votre expérience et l'usage que
vous avez du inonde : il renonce à sa foi par un esprit de singularité , pour
avoir le ridicule avantage de ne pas penser comme pensent les autres , de dire
ce que personne n'a dit , et de contredire ce que tout le monde dit ; pour
se figurer une religion à sa mode , une divinité selon son sens , une provi-
dence arbitraire , et telle qu'il la veut concevoir : se faisant des systèmes
chimériques qu'il établit ou qu'il renverse , selon l'humeur présente qui le
domine ; suivant aveuglément toutes ses idées , et , à force de les suivre ,
ne sachant bien ni ce qu'il croit ni ce qu'il ne croit pas; rejetant au-
jourd'hui ce qu'il soutenait hier , et pour vouloir contrôler Dieu , ne se
trouvant plus d'accord avec lui-même. Prodige d'infidélité : il renonce à
sa foi par un sentiment d'orgueil, mais d'un orgueil bizarre , ne voulant
pas assujettir sa raison à la parole d'un Dieu , quoiquil se fasse une vertu
et même une nécessité de l'assujettir tous les jours à la parole des hommes ;
confessant en mille affaires temporelles qu'il a besoin d'être conduit et gou-
verné par autrui , mais prétendant qu'il est assez éclairé pour se conduire
lui-même dans la recherche des vérités éternelles; et, pour me servir des
360 SUR LA RELIGION CHRETIENNE.
termes de saint Hilaire , avouant humblemeut son insuffisance sur ce qui
regarde les plus petits secrets de la nature , et décidant avec hardiesse quand
il est question des mystères de Dieu les plus sublimes : JEquanimiter in
terrenis imperitus, et in Dei rébus impudenter ignarus^. Prodige d'in-
fidélité : il renonce à sa foi par intérêt, et tout ensemble par désespoir, parce
que sa foi lui est importune , parce quelle le trouble dans ses plaisirs , parce
qu'elle s'oppose à ses desseins , parce quelle lui reproche ses injustices , parce
qu'il ne peut plus autrement étouffer les remords dont il est déchiré : aimant
mieux n'avoir point de foi , que d'en avoir une qui le censure et qui le con-
damne sans cesse ; et , par un dérèglement de raison qui ne manque guère
à suivre le péché , croyant les choses non plus telles qu'elles sont , mais telles
qu'il souhaiterait et qu'il serait de son intérêt qu'elles fussent : comme s'il
dépendait de lui qu'elles fussent ou qu'elles ne fussent pas , et que l'intérêt
qu'il y prend en dût déterminer le vrai ou le faux. Prodige d'infidélité : il
renonce à sa foi par prévention, se piquant en toute autre chose de n'être
préoccupé sur rien , et en matière de religion l'étant sur tout ; ne se choquant
point des opinions les plus paradoxes d'une nouvelle philosophie, et s'il
s'agit d'une décision de l'Église , naturellement disposé à la critiquer ; crai-
gnant toujours d'avoir trop de facilité à croire, et ne craignant jamais de
n'en avoir pas assez ; se défendant sur ce point de la simplicité , comme d'un
faible , et ne pensant pas à se défendre d'un autre faible encore plus grand ,
qui est l'opiniâtreté ; en un mot , évitant comme une petitesse de génie ce
qui serait équité à l'égard de la foi , et prenant pour force d'esprit ce que
j'appelle entêtement contre la foi. Car, sans m' étendre davantage sur
d'autres espèces de libertinage qui se rapportent à celles-ci , voilà comment
se forme tous les jours l'infidélité, voilà comment la foi se perd.
Il y a plus : non-seulement ce libertin abandonne sa foi sans raison,
mais ce qui doit vous paraître plus étrange , il l'abandonne contre la raison ,
et malgré la raison ; et au lieu que le mérite d'Abraham fut , selon l'Écri-
ture, de croire contre la foi même, et d'espérer contre l'espérance même,
Contra spem in spem*, le désordre de l'impie est d'être infidèle contre la
raison même , et déserteur de sa foi contre la prudence même. Car cette foi ,
que nous professons , est appuyée sur des motifs qui , pris séparément ,
pourraient bien chacun nous tenir lieu d'une raison souveraine ; mais qui ,
tous réunis et pris ensemble , ont visiblement quelque chose de divin. Et
en effet , ils ont paru si forts , que les premiers hommes du monde en ont
été touchés et persuadés. Que fait le libertin? il s'endurcit et il se révolte
contre tous ces motifs. Ne prenons que celui des miracles, puisqu'il a servi
de fond à ce discours. On lui dit que Dieu a confirmé notre foi par des
miracles éclatants : il s'inscrit en faux contre ces miracles, et contre tous
les témoins qui les rapportent et qui assurent les avoir vus. Et parce qu'entre
ces miracles il y en a eu d'incontestables , qui sont les seuls dont je parle ,
et auxquels un prédicateur de l'Évangile doit s'attacher ; miracles du pre-
mier ordre, sur quoi le christianisme est essentiellement fondé; miracles
reconnus par les ennemis mêmes de la foi , vérifiés par toutes les preuves
• Hilar. — 2 Rom., 4-
SUR LA RELIGION CHRETIENNE. 361
qui rendent des faits authentiques , et qu'on ne peut contredire sans recourir
à des suppositions insoutenables : par exemple, que les évangélistes ont
été des imposteurs et des insensés ; des imposteurs qui se sont accordés
pour nous tromper , et des insensés qui , pour soutenir leur imposture , se
sont fait condamner aux plus cruels tourments ; que saint Paul s'est ima-
giné faussement avoir été frappé du ciel et renversé par terre sur le chemin
de Damas , et qu'il imposait à ceux de Corinthe , ou plutôt qu'il se jouait
d'eux, quand il leur rappelait le souvenir des miracles qu'il avait faits
en leur présence ; que saint Augustin était un esprit faible , qui donnait
comme les autres dans les illusions populaires , quand il se figurait et qu'il
protestait avoir vu lui-même à Carthage ce qu'en effet il n'avait pas vu :
parce qu'il y a, dis-je, des miracles de cette nature , et que le libertin n'en
peut éluder la force que par de si extravagantes idées ; tout extravagantes
qu'elles sont, il les reçoit, il les prend ; et ce qu'il aurait honte de dire, il
n'a pas honte de le penser , et de donner le démenti à tout ce qu'il y a eu
dans l'antiquité de plus vénérable et de plus saint. Or rien mérita-t-il ja-
mais mieux le nom de prodige ? 0 mon Dieu , est-il donc vrai que l'impiété
puisse pervertir jusqu'à ce point l'esprit de l'homme, et qu'au même temps,
Seigneur, qu'elle l'éloigné de vous, elle le plonge dans de si affreuses
ténèbres ?
Je serais infini si je voulais poursuivre, et traiter ce sujet dans toute
son étendue. Ainsi je ne dis qu'un mot du second prodige ; c'est la corrup-
tion de la foi , par un attachement secret ou même public aux erreurs qui
lui sont opposées , et en particulier à l'hérésie. Abîme où Tertullien confesse
qu'il se perdait, toutes les fois qu'il voulait l'approfondir, et sonder les
jugements de Dieu ; abîme où j'ose néanmoins dire que de son temps il
n'apercevait pas encore certains désordres que nous avons vus dans la suite.
Car sans considérer l'hérésie en elle-même, que les Pères ont regardée
comme un monstre composé de tout ce que le dérèglement de l'esprit est
capable de produire , il me suffirait maintenant de faire avec vous la ré-
flexion que faisait un grand cardinal de notre siècle, savoir, que de tant
de fidèles qui , dans les derniers temps , ont corrompu la pureté de la re-
ligion, en se laissant infecter du venin de l'hérésie, à peine s'en est-il
trouvé quelques-uns que leur bonne foi ait pu justifier , je ne dis pas devant
Dieu, mais même devant les hommes, et dont par conséquent l'apostasie
n'ait pas été une espèce de prodige. Je n'aurais même qu'à m'en tenir à
l'hérésie du siècle passé , et à ce que l'histoire nous en apprend. Je n'aurais,
si le temps me le permettait , qu'à vous montrer des catholiques sans
nombre, qui , suivant la multitude et emportés par le torrent, se décla-
raient pour la secte de Calvin , les uns sans la connaître , ni se donner la
peine d'en démêler les questions et les controverses ; les autres peut-être
positivement convaincus de sa fausseté. Car combien en vit-on à qui la
doctrine de cet hérésiarque, touchant la réprobation des hommes, faisait
horreur, et qui toutefois ne laissaient pas d'être ses partisans les plus zélés?
Que si vous me demandiez pourquoi donc ils s'attachaient à lui ; pourquoi ?
autre prodige , Chrétiens , qui n'est pas moins surprenant. Car je vous ré-
362 SUR LA RELIGION CHRETIENNE.
pondrais, et toute l'histoire m'en servirait de témoin, qu'ils ne se condui-
saient en cela que par les motifs les plus indignes et les plus injustes; les
uns, par un fond de chagrin contre F Église, et par une opposition géné-
rale à ses sentiments; gens qui , dans le siècle d'Arius, auraient été infail-
liblement ariens , et qui , du temps de Pelage , seraient immanquablement
devenus pélagiens ; les autres , par des antipathies particulières , ne com-
battant la vérité que parce qu'elle était soutenue par leurs ennemis , et dé-
terminés à la soutenir, si leurs prétendus ennemis avaient entrepris de la
combattre ; quelques-uns par de lâches intérêts , plusieurs par un esprit de
cabale ; ceux-ci par une maligne curiosité , et pour être de l'intrigue ; ceux-
là par une malheureuse ambition , et pour être chefs de parti ; les grands
par politique, et parce qu'ils en faisaient une raison d'état; les petits par
nécessité , et parce qu'ils dépendaient des grands ; les femmes par une vaine
affectation de passer pour savantes et pour spirituelles , les hommes par
une complaisance pour elles encore plus vaine , et jusqu'à régler par elles
leur religion ; les génies médiocres , pour s'attirer la réputation et l'estime
attachée à la nouveauté; les génies plus élevés, par crainte de s'attirer la
haine des novateurs et d'être en butte à leurs traits ; les amis entraînés par
leurs amis , les proches gagnés par leurs proches ; le peuple sans autre rai-
son que la mode , et parce que tout le monde allait là ; chacun pour satis-
faire sa passion : ne sont-ce pas là des prodiges ; mais des prodiges dont
notre foi même serait troublée , si la prédiction de l'Apôtre ne nous rassu-
rait, et si , dans la vue d'une tentation si dangereuse , il ne nous avait aver-
tis , non-seulement que toutes ces choses arriveraient , mais qu1 elles étaient
nécessaires pour le discernement des élus : Oportet hœreses esse, ut qui
probati sunt manifesti fiant in vobis1.
Mais n'insistons pas là-dessus davantage, et finissons, mes chers audi-
teurs , par le dernier prodige qui nous regarde , et qui n'est plus ni le re-
noncement à la foi , ni la corruption de la foi , mais une affreuse contra-
diction qui se rencontre entre notre vie et notre foi. Je m'explique. Nous
sommes chrétiens , et nous vivons en païens ; nous avons une foi de spécu-
lation, et dans la pratique toute notre conduite n'est qu'infidélité; nous
croyons d'une façon , et nous agissons de l'autre. Dans tout le reste , nos
actions et nos affections s'accordent avec nos persuasions et nos connais-
sances ; car nous aimons , nous haïssons , nous fuyons , nous recherchons ,
nous souffrons , nous entreprenons , selon que nous sommes éclairés. Il
n'y a que le salut et tout ce qui le concerne , où , par le plus déplorable
renversement, nous fuyons ce que nous jugeons être notre souverain bien,
et nous recherchons ce que nous jugeons être notre souverain mal ; nous
profanons ce que nous reconnaissons adorable , et nous idolâtrons ce que
nous méprisons dans le. cœur ; nous abhorrons ce qui nous sauve , et nous
adorons ce qui nous perd. Si, chrétiens en effet , comme nous le sommes de
nom , nous vivions conformément à la foi que nous professons , notre vie ,
il est vrai, dit saint Jérôme, serait un continuel miracle, mais elle n'aurait
rien de prodigieux. Si , païens de profession et n'ayant pas la foi, nous vi-
f « 1 Cor., n.
SUR LA PRIÈRE. 363
vions selon la chair et selon les sens, quelque désespérés que nous fussions,
il n'y aurait rien dans nos désordres que de naturel. Mais avoir la foi , et
vivre en infidèles , voilà ce qui fait le prodige. Prodige dont les impies ne
veulent point convenir, prétendant que la vie et la créance se suivent tou-
jours, c'est-à-dire que Ton vit toujours comme Ton croit, et que Ton croit
comme Ton vit, pour avoir droit par là de rejeter tous leurs désordres sur
leur défaut de persuasion, sans les imputer jamais à leur malice; mais er-
reur dont il est bien aisé de les détromper, puisqu'il n'est pas plus difficile
d'avoir la foi et d'agir contre la foi , que d'avoir la raison et d'agir contre
la raison. Or n'est-ce pas, de leur propre aveu, ce qu'ils font eux-mêmes
tous les jours? Ah! Chrétiens, faisons cesser ce prodige. Accordons-nous
avec nous-mêmes. Accordons nos mœurs avec notre foi ; autrement que
n'avons-nous point à craindre de cette foi profanée , de cette foi scandalisée ,
de cette foi déshonorée? Faisons-la servir à notre pénitence , si nous nous
sommes retirés de ses voies. Faisons-la servir à notre persévérance , si nous
y sommes déjà rentrés , ou que nous y soyons toujours demeurés. Mar-
chons à la faveur de ses divines lumières , et ne les éteignons pas , en nous
livrant à nos passions et aux aveugles appétits de la chair; car rien ne
nous expose plus à perdre la foi , qu'une vie sensuelle et voluptueuse. C'est
par là que tant d'impies l'ont perdue ; et c'est encore ce qui les attache à
leur libertinage , et ce qui les empêche d'en sortir. Ah! Seigneur, vous
avez dans les trésors de votre justice bien des châtiments dont vous pouvez
punir nos désordres. Frappez, mon Dieu! et fallût-il nous affliger de toutes
les calamités temporelles , ne nous épargnez pas ; mais conservez-nous la
foi. Ce n'est pas assez : ranimez-la, réveillez-la, ressuscitez-la, cette foi
languissante, cette foi mourante, et même cette foi morte sans les œuvres.
Autant et selon qu'elle vivra en nous , nous vivrons avec elle et par elle ;
et le terme où elle nous conduira, c'est l'éternité bienheureuse que je vous
souhaite, etc.
SERMON POUR LE JEUDI DE LA PREMIÈRE SEMAINE.
SUR LA PRIERE.
Ecce nmlier chananœa , àfinibus Mis egressa, clamavit, dicens ei : Miserere met , Domine fili
David ; fdia mea maie à dœmonio vexalur.
Alors une femme chananéenne, venue de ces quartiers-là, s'écria, en lui disant : Seigneur,
fils de David, ayez pitié de moi; ma fille est cruellement tourmentée par le démon. Saint
Maltlu, ch. 15.
Si jamais la force de la prière parut sensiblement , et d'une manière
éclatante , n'est-ce pas , Chrétiens , dans l'exemple que nous propose l'évan-
gile de ce jour, où nous voyons, pour parler avec saint Ambroise, un
Dieu même surpris et dans l'admiration ; un Dieu qui confond les puis-
364 SUR LA PRIÈRE.
sances de l'enfer, qui fait des miracles , et qui déploie toute sa vertu en
faveur d'une étrangère, laquelle a recours à lui, et qui, tout idolâtre
qu'elle est, nous sert de modèle et nous apprend à prier? Je dis un Dieu
surpris et dans l'admiration : 0 mulier, magna est fides tua * ! 0 femme ,
votre foi est grande ! C'est ainsi que Jésus-Christ lui-même s'en explique ,
et ne semble-t-il pas que la foi de cette Chananéenne , et que la ferveur
de sa prière ait quelque chose pour lui de surprenant et de nouveau ? Je
dis un Dieu qui confond les puissances de l'enfer, et qui fait des miracles.
Que lui demande cette femme ? qu'il guérisse sa fille cruellement tourmentée
du démon ; et le Fils de Dieu , d'une même parole , non-seulement délivre
la fille, mais sanctifie encore la mère : Fiat tibi sicut vis2 ; qu'il vous
soit fait comme vous le souhaitez.
Il n'est donc rien de plus efficace auprès de Dieu que la prière : et d'où
vient toutefois, mes chers auditeurs, que Dieu tous les jours se montre
si peu favorable à nos vœux ; que nous prions, et qu'il ne nous écoute pas ;
que nous demandons , et que nous n'obtenons pas ? C'est ce que je veux
examiner aujourd'hui , et qui va faire le fond de ce discours. Sujet d'une
extrême conséquence , et qui mérite une réflexion toute particulière ; car il
s'agit, Chrétiens, de vous enseigner la plus excellente de toutes les sciences ;
il s'agit de vous apprendre à bien user du moyen de salut le plus puissant ;
il s'agit de vous faire connaître le secret inestimable et l'art tout divin de
toucher le cœur de Dieu , de faire descendre sur nous les plus précieux
trésors de sa grâce. Pour recevoir ce don de la prière, employons la prière
elle-même, et implorons le secours du ciel par l'intercession de Marie.
Ave» Maria.
Rien n'est plus solidement établi , dans la religion et la théologie chré-
tienne , que l'infaillibilité de la prière. Elle a une telle force , dit saint Jean
Chrysostome , qu'elle rend , à ce qu'il semble , la parole de l'homme aussi
puissante et même plus puissante que la parole de Dieu. Aussi puissante;
car, comme Dieu d'une parole a fait toutes choses, Dixit, et facta sunt*,
l'homme n'a qu'à parler et à demander, tout lui est accordé : Quodcumque
volueritis petetis , et fiet vobish. Plus' puissante même en quelque sorte,
puisque si Dieu se fait obéir, ce n'est que des êtres créés ; au lieu que , par
la vertu de la prière , tout Dieu qu'il est, il obéit, selon l'expression de
l'Écriture, à la voix de l'homme : Obediente Domino voce hominis*. Nous
entendons tous les jours des chrétiens qui se plaignent de l'inutilité de
leurs prières , et du peu de fruit qu'ils en retirent; je ne m'en étonne pas.
Car en quel sens disons-nous que la prière est infaillible ? nous supposons
pour cela une prière sainte , une prière faite avec toutes les conditions qui
la doivent accompagner, et que Dieu attend de nous, lorsque de sa part il
s'engage à nous accorder tout ce que nous demanderons. Or, voilà souvent
ce qui manque à nos prières. Ce sont des prières défectueuses , et quant au
sujet, et quant à la forme : quant au sujet, qui en fait la matière; et quant
à la forme , qui en fait la qualité. L'apôtre, saint Jacques le disait aux
1 Matih., 15. — 2 Ibid, — 3 Tsalm. 148. — 4 Joan., 15. — 5 Josue, 10.
SUR LA PRIÈRE. 365
fidèles de son temps , et je vous le dis à vous-mêmes : Vous demandez ,
mes Frères , et vous ne recevez pas , parce que vous ne demandez pas bien :
Petitis et non accipitis, eo quôd maie petatis1. En effet , nous ne deman-
dons pas à Dieu ce que Dieu veut que nous lui demandions ; défaut par
rapport au sujet de la prière. Nous ne lui demandons pas de la manière
qu'il veut que nous lui demandions ; défaut par rapport à la forme ou à la
qualité de la prière. Mais prions comme la Chananéenne. Rien de plus
juste que la prière quelle fait à Jésus-Christ ; elle lui demande qu'il dé-
livre sa fille du démon dont elle est possédée ; rien de plus engageant :
elle pratique dans sa prière toutes les vertus qui peuvent gagner et inté-
resser le Sauveur du monde. Prions , dis-je , comme cette femme ; sans
cela , prières infructueuses : pourquoi ? ou parce que nous ne demandons
pas ce qu'il faut; ce sera la première partie ; ou parce que nous ne deman-
dons pas comme il faut , ce sera la seconde. Deux leçons que j'ai à mettre
dans tout leur jour. Rendez-vous-y attentifs , Chrétiens , et tâchez à en
profiter.
PREMIÈRE PARTIE.
C'est surtout de la nature des choses qu'on demande à Dieu, que dépend
l'essence de la prière , et par conséquent son mérite, son efficace, sa vertu.
C'est donc aussi par là , dit saint Chrysostome , que nous devons commen-
cer à nous faire justice sur le peu de valeur et le peu d'effet qu'ont presque
toutes nos prières devant Dieu ; et c'est l'admirable instruction que nous
fournit d'abord l'évangile de la femme chananéenne. Car prenez garde ,
s'il vous plaît , et qu'il me soit permis de m'expliquer de la sorte : au lieu
que cette femme prosternée aux pieds de Jésus-Christ , lui demande que
sa fille soit délivrée d'un démon qui la possède ; nous , par un esprit tout
opposé , nous demandons tous les jours à Dieu ce qui entretient dans nos
âmes le règne du démon , et même de plusieurs démons dont nous voulons
être possédés. En faut-il davantage pour vous faire comprendre pourquoi
le Sauveur du monde écoute cette étrangère , et lui accorde un miracle de
sa toute-puissance , et pourquoi Dieu , au contraire , se rend sourd à nos
vœux, et rejette communément nos prières? Appliquez-vous, Chrétiens ,
aux grandes vérités que ce sujet renferme et que je vais développer, comme
les secrets les plus importants de votre prédestination.
Je dis que nous demandons tous les jours à Dieu ce qui entretient dans
nos âmes le règne du démon : comment cela ? c'est que dans nos prières
nous demandons , ou des choses préjudiciables au salut , ou des biens pure-
ment temporels et inutiles au salut , ou même des grâces surnaturelles ,
mais qui , de la manière dont nous les concevons et que nous les voulons,
bien loin de nous sanctifier, servent plutôt à nous séduire, et à nous retirer
de la voie du salut. Donnons à ceci tout l'éclaircissement nécessaire.
Nous demandons des choses préjudiciables au salut : premier obstacle
que nous opposons aux miséricordes divines, et qui en arrête le cours. Car
ne pensons pas, mes chers auditeurs, que pour être chrétiens de profession ;
1 Jacob., 4.
306 SUR LA PRIERE.
nous en soyons moins sujets dans la pratique aux désordres du paganisme.
Or, un des désordres des païens , si nous en croyons les païens mêmes ,
c'était de recourir à leurs dieux, et de leur demander, quoi? ce qu'ils
n'auraient pas eu le front de demander à un homme de bien , ce quils
n'auraient pu demander ouvertement dans les temples et au pied des autels,
sans en rougir : la mort d'un parent dont ils attendaient la dépouille , la
mort d'un concurrent dont le crédit ou le mérite leur faisait ombrage , le
patrimoine d'un pupille qu'ils cherchaient à enlever, et sur lequel ils
jetaient des regards de concupiscence. Tel était le sujet de leurs prières ;
et pour leur donner plus de poids, ils les accompagnaient de toutes les
cérémonies d'un culte superstitieux; ils y joignaient les offrandes et les
sacrifices , ils se purifiaient. Cela nous semble énorme et insensé ; mais ,
Chrétiens , en les condamnant , n'est-ce pas nous-mêmes que nous con-
damnons ? A comparer leurs prières et les nôtres , sommes-nous moins
coupables : que dis-je, ne sommes-nous pas encore plus coupables qu'ils
ne Tétaient?
Car enfin c'étaient des païens , et ces païens n'adoraient pas seulement
de vaines et de fausses divinités , mais , selon leur créance même , des divi-
nités vicieuses et dissolues. Or, à de telles divinités que pouvaient-ils de-
mander plus naturellement que ce qui favorisait leurs vices et la corruption
de leurs mœurs? n'était-ce pas une suite presque nécessaire de leur infi-
délité ? Mais nous , mes Frères , nous servons un Dieu non moins pur ni
moins saint, que puissant et grand; un Dieu aussi essentiellement
ennemi de toute injustice et de tout péché , qu'il est essentiellement Dieu ;
et toutefois ce Dieu si pur, ce Dieu si saint , ce Dieu si équitable et si
droit, que lui demandons-nous? l'accomplissement de nos désirs les plus
sensuels , et le succès de nos entreprises les plus criminelles. Ce n'est
plus seulement un désordre, c'est, j'ose le dire, une impiété, c'est un
sacrilège.
Il est vrai, et j'en conviens, que dans le christianisme nous savons
mieux colorer nos prières et les exprimer en des termes moins odieux ; car
on a trouvé le secret de déguiser tout. Mais si nous nous trompons nous-
mêmes , nous ne trompons pas Dieu qui nous entend , et qui sait bien
discerner la malignité de nos intentions , de la simplicité de nos expres-
sions. En vain donc un homme du siècle demande-t-il à Dieu de quoi
subsister dans sa condition , et de quoi maintenir son état : comme son
état , ou plutôt , comme l'idée qu'il se forme de son état ne roule que sur
les principes , ou d'une ambition démesurée , ou d'une avarice insatiable ;
Dieu, dont la pénétration est infinie, connaît ses desseins , et prend plaisir
à les faire échouer. En >vain un père demande-t-il à Dieu l'établissement
de ses enfants : comme il nra sur ses enfants que des vues toutes profanes,
que des vues mondaines , et qui ne sont ni réglées selon la conscience , ni
soumises à la vocation divine ; Dieu , sans s'arrêter aux apparences d'une
humble prière, en découvre la fin; et par un juste jugement, bien loin
d'élever cette famille, la ruine de fond en comble , et la laisse malheureu-
sement tomber. En vain une femme demande-t-elle à Dieu la santé du
SUR LA PRIÈRE. 367
corps : comme sa santé, dans l'usage qu'elle en veut faire, ne doit servir
qu'à son oisiveté , à sa mollesse , et peut-être à son libertinage et à son
dérèglement ; Dieu, qui le voit, au lieu de retirer son bras, lui porte encore
de plus rudes coups , et lui fait perdre dans une langueur habituelle tout
ce qui peut entretenir ses complaisances et flatter sa vanité. En vain un
plaideur de mauvaise foi demande-t-il à Dieu le gain d'un procès où toute
sa fortune est engagée : comme ce procès n'est au fond qu'une injustice
couverte, mais soutenue par la chicane ; Dieu, qui ne peut l'ignorer, prend
contre lui la cause de la veuve et de l'orphelin, et le fait honteusement
déchoir de toutes ses prétentions. Cependant on n'oublie rien pour intéres-
ser le ciel et pour le toucher ; on y emploie jusqu'au sacrifice et aux prières
de l'Église : mais parce que cette affaire qu'on poursuit avec tant de cha-
leur n'est qu'une cabale , qu'une intrigue qui ne peut réussir qu'aux dé-
pens du prochain ; Dieu , tuteur de l'innocent et du pauvre , rejette alors
jusques au plus adorable sacrifice , jusques aux plus saintes prières de son
Église. Ce détail me conduirait trop loin , si j'entreprenais de lui donner
toute son étendue ; mais si vous voulez , mes chers auditeurs , aller plus
avant , et vous l'appliquer à vous-mêmes , vous aurez bientôt reconnu que
cent fois votre cœur vous a séduits de la sorte , et fait abuser de la prière
pour porter devant Dieu même les intérêts de vos passions.
Revenons ; et pour donner à ce point important toute la force qu'il doit
avoir, souffrez que je me prévale encore de la morale des païens. J'ai dit
qu'elle suffisait pour nous convaincre ; mais j'en ai dit trop peu , et j'ajoute
qu'elle est même ici , dans un sens , plus propre à nous confondre que la
morale des Pères. Qu'il me soit donc permis de faire parler dans cette
chaire un auteur profane , et de vous adresser, ou pour votre instruction ,
on pour votre confusion , les mêmes reproches qu'il faisait à son siècle en
des termes si énergiques et si forts. Car répondez-moi , disait-il en déplo-
rant les abus de l'ancienne Rome , et s'élevant contre les faux dévots du
paganisme , qui fatiguaient les dieux de leurs injustes prières ; dites-moi ce
que vous pensez de Jupiter, et quelle estime vous en faites? si vous avez
pour le plus grand des dieux le même respect que pour le plus sage de vos
magistrats ? Cette question vous surprend , poursuivait-il ; mais ce n'est pas
sans raison que je la fais : car l'iriez-vous trouver, ce magistrat dont vous
respectez la vertu, pour lui faire dans son palais l'infâme prière que vous
venez faire à Jupiter dans le plus auguste de ses temples? Vous supposez
donc Jupiter moins intègre et plus aisé à corrompre , quand vous le croyez
disposé à vous écouter, et prêt même à vous exaucer? Ainsi s'expliquait un
païen ; ainsi , par de sanglantes ironies , reprochait-il à des païens les
scandales de leur religion, et peut-être les corrigeait-il. Or, c'est bien ici ,
Chrétiens , que l'infidélité nous fait des leçons et qu'elle nous condamne.
Appliquons ceci à nos mœurs.
En effet, comment regardons-nous notre Dieu, je dis ce Dieu de sainteté?
est-il donc le fauteur de nos vices ? est-il le complice de nos crimes ? et le
veut-il , le peut-il être-? Toutefois c'est sur ce principe que nous agissons et
que nous traitons avec lui. Car quand je prie (ne perdez pas cette remarque
368 SUR LA PRIÈRE.
de saint Chrysostome), quand je prie, mon intention est que Dieu, par un
effet de sa miséricorde et par une condescendance toute paternelle , se con-
forme à moi ; que sa volonté , qui est efficace et toute-puissante , se joigne
à la mienne, qui n'est que faiblesse; et qu'il accomplisse enfin ce que je
veux , mais ce que sans lui je veux inutilement. Si donc , aveuglé par
T esprit du monde , bien loin de prier en chrétien , je prie dans la vue de
satisfaire mon ambition , mon orgueil , mon ressentiment , ma vengeance,
que fais-je? je demande à Dieu qu'il s'accorde là-dessus avec moi ; c'est-à-
dire qu'il soit vain comme moi , passionné comme moi , violent comme
moi ; et que pour moi , qui suis sa créature , il veuille ce qu'il ne peut vou-
loir sans cesser d'être mon Dieu. Or, le prier de la sorte , est-ce le prier en
Dieu , et n1 est-ce pas plutôt le déshonorer? n'est-ce pas , autant qu'il dépend
de moi , le faire servir à mes iniquités , comme il s'en plaint lui-même par
son prophète : Verumtamcn servire me fecisti peccatis fuis, et laborem
mihi prœbuisti in iniquitatibus tuis l? Observez cette expression. iï7 labo-
rem mihi prœbuisti ; comme s'il disait au pécheur : Votre prière m'a été
un sujet de peine; car j'aurais voulu, d'une part, me rendre propice à vos
vœux, et de l'autre, je n'y pouvais répondre favorablement : mon cœur
était donc dans une espèce de violence , et comme partagé entre ma sainteté
et ma bonté ; ma bonté, qui s'intéressait pour vous, et ma sainteté , qui
s'opposait à vous ; ma bonté, qui me portait à vous écouter, et ma sainteté,
qui m'obligeait à vous rejeter : Et laborem mihi prœbuisti in iniquitatibus
tuis. Et certes, Chrétiens, si Dieu, oubliant ce qu'il est, avait alors égard
à nos prières , ne serait-ce pas un scandale pour nous, et ne commence-
rions-nous pas nous-mêmes à douter de sa providence?
Je sais , et saint Jean nous l'apprend , que nous avons un puissant avocat
auprès du Père , qui est le Fils ; et que c'est par les mérites de ce Fils
adorable que nous prions. Mais ce que d'abord et en général j'ai dit de
Dieu, pour l'appliquer en particulier à F Homme-Dieu, voulons-nous en
faire le patron de cette aveugle concupiscence qui nous domine ? et si ce
n'est pas là le sentiment que nous en avons, pourquoi comptons -nous
sur ses mérites , dans des prières que la seule concupiscence nous a ins-
pirées ?
Non , mes frères , non ; ce n'est point pour un tel usage ^que Dieu ,
dans la personne de Jésus-Christ , nous a donné un médiateur. Il est l'a-
vocat des pécheurs ; mais il ne le fut jamais et il ne le peut être des péchés ;
et vouloir me servir ainsi de son crédit , ce n'est rien moins , dans la doc-
trine de saint Augustin , que de vouloir l'anéantir lui-même. Comment
cela? parce qu'au lieu que la foi nous le représente comme l'auteur des
grâces et des vertus , c'est en faire malgré lui le médiateur de notre va-
nité , le médiateur de notre avarice , le médiateur de notre concupiscence
et de notre sensualité. Car si vous en jugiez autrement , reprend saint
Augustin , auriez-vous l'assurance d'interposer le nom du Rédempteur,
pour demander ce qui détruit l'ouvrage de la rédemption ; et , rempli de
vos projets ambitieux, oseriez -vous prendre pour intercesseur auprès de
1 Isaï., 43.
sun LA prière. 3G9
Dieu , celui même qui se réduit dans la plus profonde humiliation pour
vous enseigner F humilité ?
Heureux encore que Dieu, pour votre salut, devienne inflexible à votre
prière. C'est dans cette rigueur apparente que vous devez reconnaître sa
miséricorde ; et où en seriez-vous si c'était un Dieu plus indulgent et
selon votre gré ? Ce qui a perdu les Pompée et les César, ajoutait ce fa-
meux satirique dont je n'ai pas fait difficulté d'emprunter ici les pensées ,
et qui semble n'avoir parlé que pour nous-mêmes ; ce qui a renversé et
ce qui renverse tous les jours des familles entières , ne sont-ce pas des
souhaits trop vastes et sans bornes , des souhaits criminels , accomplis
par des divinités d'autant plus mortellement et plus malignement ennemies,
qu'elles étaient plus condescendantes et plus faciles : Magna numinibus
vota exaudita malignis ? Et moi je dis , pour consacrer ces paroles : Quelle
a été la source de la réprobation de tant de chrétiens? n'est-ce pas d'avoir
obtenu du ciel ce que le ciel ne leur accordait , et ce qu'il ne pouvait leur
accorder que dans l'excès de sa colère ? Et d'où vient encore la perte de
tant de mondains qui se damnent au milieu de l'opulence et dans la mol-
lesse , si ce n'est pas de ces prétendues faveurs de Dieu , qui les exauce
selon les désirs insensés de leurs cœurs , plutôt que selon les desseins de
son aimable providence ? Vous demandez à Dieu ce qui flatte votre pas-
sion ; et si Dieu vous le donne , lui qui prévoit ce qui vous pervertira ,
ce qui vous corrompra, ce qui vous entraînera dans l'abîme, peut-il exercer
sur vous un jugement plus rigoureux et une vengeance plus terrible?
N'en demeurons pas là.
Si l'on ne demande pas toujours à Dieu des choses préjudiciables , et
dans des vues directement contraires au salut, au moins lui demande-t-on
des biens purement temporels , et inutiles au salut. Je ne veux pas dire
que les biens temporels ne soient pas des dons de Dieu , ni qu'ils soient
absolument contraires au salut : mais quand le sont-ils , et pourquoi Dieu
les refuse-t-il alors ? quand nous ne les demandons , ni selon l'ordre qu'il
a établi , ni par rapport à la fin qu'il a marquée.
Car, premièrement, on ne lui demande que les grâces temporelles, qui
toutes se terminent aux besoins de cette vie ; et à peine pense-t-on aux
spirituelles à quoi le salut est attaché : les avantages de la fortune , la
prospérité , le repos ; voilà ce que nous désirons et ce que nous recher-
chons , et ce que désirent , ce que recherchent aussi bien que nous les
infidèles : Hœc enim omnia gentes inquiruntK Ce sont des biens, je
l'avoue : mais ce sont des biens périssables , des biens d'un ordre inférieur
à l'homme , et surtout à l'homme chrétien ; des biens dangereux , et sujets
à se convertir en de vrais maux. Pour les biens solides et incorruptibles ,
c'est-à-dire la pureté des mœurs , la bonne conscience, l'humilité , la foi,
l'amour du prochain , tout ce qui sert à sanctifier l'âme et qui en fait la
perfection , disons-le , et confondons-nous en le disant , c'est à quoi nous
sommes peu sensibles , et ce qui rarement nous attire au pied des autels.
Qui de vous a jamais eu recours à Dieu pour devenir plus modéré dans ses
1 Matth., 6.
T. I. U
370 SUR LA PRIÈRE.
passions et plus réglé dans sa conduite ? On visite les tombeaux des mar-
tyrs ; mais pourquoi? pour être guéri d'une maladie , et non point pour
être délivré d'une tentation. On invoque les saints ; mais pourquoi ? pour
être plus heureux et plus opulent , et non point pour être plus humble et
plus ennemi des plaisirs. Ah ! mes Frères , s'écriait Salvien , si nous
sommes affligés de calamités publiques , si nous sommes menacés d'une
famine ou d'une contagion , s'il règne une mortalité parmi nous , nous
courons en foule au temple du Dieu vivant ; tout retentit de nos gémisse-
ments et de nos prières : mais s'agit-il d'un libertinage qui déshonore le
christianisme et qui désole l'Eglise ; on nous voit tranquilles et sans in-
quiétude ; et, au lieu d'engager le ciel à faire cesser de scandaleuses im-
piétés , nous vivons en paix et dans la plus affreuse indolence. Ainsi nous
prions comme ce malheureux Antiochus , dont la prière intéressée ne put
trouver grâce devant Dieu : Or abat scelestus Dominum à quo non erat
misericordiam consecuturus*. Il priait, Or abat ; et l'on ne peut douter
qu'il ne priât avec toute l'ardeur possible : mais il priait en mondain ,
Orabat scelestus; car il ne demandait à Dieu ni l'esprit de pénitence , ni
le don de piété, ni le respect des choses saintes qu'il avait profanées ; mais
une santé qu'il préférait à tout le reste , et dont il était idolâtre : Orabat
scelestus Dominum ; et c'est pour cela que le sein de la miséricorde lui
était fermé : A quo non erat misericordiam consecuturus. Voilà comment
nous prions ; mais en vain , puisque le Fils de Dieu n'a jamais prétendu
se faire garant de telles prières. Pourquoi ? consultons l'Évangile, il va nous
l'apprendre.
Le Fils de Dieu dit à ses disciples : Si vous demandez quelque chose à
mon Père , et que ce soit en mon nom que vous le demandiez , il vous l'ac-
cordera : Si quid petieritls Patrem in nomine meo, dabit vobis*. Mais
remarquez ( c'est la réflexion de saint Augustin ) , remarquez bien cette
parole , Si quid , par où Jésus-Christ nous fait entendre que ce que
nous demandons en son nom doit être quelque chose , et quelque chose
digne de lui , parce qu'autrement il ne lui conviendrait pas de s'employer
pour nous. Or, tous les biens de la terre , séparés du salut éternel, ne sont
rien devant Dieu. Les demander donc précisément à Dieu , c'est ne rien
demander ; et quoique la promesse du Sauveur du monde soit générale ou
semble l'être, ils n'y sont point par eux-mêmes compris. Pour vous en
convaincre , écoutez ce qu'il ajoute à ses apôtres : Usque modo non petistis
quidquam in nomine meo 3 : Jusques à présent vous n'avez rien demandé
en mon nom. Mais comment est-ce, reprend saint Augustin, que le Fils
de Dieu leur pouvait tenir ce langage , puisqu'il est évident que les apôtres
lui avaient déjà demandé plusieurs grâces ? saint Pierre , de demeurer sur
le Thabor ; les enfants de Zébédée , d'être élevés aux deux premières places
de son royaume. Ah! répond ce saint docteur, il est vrai qu'ils lui avaient
demandé ces sortes de grâces ; mais parce que ces grâces n'étaient que des
avantages humains, et que dans l'idée du Sauveur, tous les avantages
humains ne méritaient nulle estime, il croyait avoir droit de compter
1 2 Mach., 9. — » Joan., 16. — 3 Ibid.
SUR LA PRIÈRE. 374
pour rien tout ce qu'ils lui avaient demandé : Usque modo non petistis
quidquam. En effet, demeurer avec lui sur le Thabor, ce n'était qu'une
douceur sensible que saint Pierre eût voulu goûter : occuper les premières
places de son royaume, ce n'était dans l'intention des deux disciples qu'un
vain honneur dont se repaissait leur ambition, parce qu'ils ne le conce-
vaient pas tel qu'il est : mais le zèle des âmes , mais la constance dans les
persécutions , mais le renoncement à eux-mêmes , c'étaient les grâces essen-
tielles dont ils avaient besoin , et qui devaient les soutenir, les animer, les
perfectionner dans leur ministère apostolique ; et c'est ce qu'ils n'avaient
jamais demandé à leur maître : Usque modo non petistis quidquam. Or,
à combien de chrétiens ne pourrais-je pas faire aujourd'hui la même
plainte; et à combien même de ceux qui m1 écoutent n'aurais-je pas lieu
de dire , par la même raison : Mondain , vous n'avez rien demandé jus-
ques à présent à votre Dieu, parce que vous ne lui avez encore jamais
demandé le détachement et le mépris du monde : pécheur, vous ne lui
avez rien demandé , parce que dans l'état de votre péché , vous ne lui avez
encore jamais demandé votre conversion, jamais un cœur contrit et humi-
lié , jamais la grâce de vous surmonter vous-même et de renoncer à vos
habitudes? c'étaient là néanmoins les grâces , mais les grâces par excel-
lence , que vous deviez désirer et rechercher.
De plus , quand le Sauveur du monde nous assure , dans l'Évangile ,
que tout ce que nous demanderons en son nom nous sera donné , il entend
que nous demanderons selon la règle qu'il nous a lui-même prescrite. Car,
comme remarque Tertullien , c'est lui-même qui , réglant la prière et l'a-
nimant de son esprit , lui a communiqué le pouvoir spécial et le privilège
qu'elle a de monter au plus haut des cieux , et de toucher le cœur de Dieu,
en lui exposant les misères des hommes : Ab ipso enim ordinata, et de
ipsius spiritu animatajam tune oratio, suo quasi priv il egio ascendit in
cœlum, commendans Patri quœ Filius docuit l. Or, quelle est cette règle
divine selon laquelle le Fils de Dieu nous a ordonné de prier? La voici :
Cherchez , nous dit-il , avant toutes choses le royaume de Dieu et sa jus-
tice , et rien ne vous manquera. Demandez au Père céleste la sanctification
de son nom, l'avènement de son règne, l'accomplissement de sa volonté,
sans lui demander d'abord ce pain matériel qui vous doit servir d'aliment,
et alors je vous seconderai. Mais si vous renversez cet ordre; si , par un
attachement au monde, indigne de votre profession, vous demandez le
pain matériel avant le royaume de Dieu , ne vous appuyez plus sur mes
mérites , tout infinis qu'ils sont , puisque votre prière , toute fervente qu'elle
peut être, n'est plus selon le plan que j'ai tracé : Quœrite primiim re-
gnurn Dei etjustitiam ejus 2.
Ce n'est donc pas, Chrétiens, qu'on ne puisse absolument demander à
Dieu les biens temporels, l'Église les demande elle-même pour nous : mais
demandons-les comme l'Église , demandons-les après avoir demandé d'a-
bord et sur toute chose les biens spirituels : demandons la bénédiction de
Jacob, et non point celle d'Ésaù. Belle figure, que l'exemple de ces deux
« Tertull. — aMatth,, Q.
372 SUR LA PRIÈRE.
frères! Écoutez l'application que j'en fais à mon sujet, et prenez garde :
ils eurent tous deux dans leur partage la rosée du ciel , et tous deux ils
eurent pareillement la graisse de la terre. En quoi furent-ils différents, et
quelle marque l'Écriture donne-t-elle de l'élection de Jacob et de la répro-
bation d'Ésaû? Ah ! Chrétiens, c'est que dans la bénédiction de Jacob, la
rosée du ciel fut exprimée avant la graisse de la terre : De rore cœli et de
pinguedine terrœ sit benedictio tua i ; au lieu que dans la bénédiction
d'Ésaù, il est parlé de la graisse de la terre avant la rosée du ciel : Det tibi de
pinguedine terrœ et de rore cœli Voilà ce qui se passe encore parmi nous,
et ce qui discerne les prières chrétiennes de celles qui ne le sont pas. Un
Juste et un homme du monde prient dans le même temple et au même
autel ; mais l'un prie en Juste et l'autre en mondain. Comment cela? Est-ce
que l'un ne demande à Dieu que les biens de la grâce , et l'autre que les
biens de la terre? Non ; car il se peut faire que le Juste , avec les biens de
la grâce , demande encore quelquefois les biens de , la fortune , comme le
mondain , et que le mondain , avec les biens de la fortune , demande aussi
les biens de la grâce, comme le Juste. Mais le mondain , conduit par l'es-
prit du monde , place les biens de la fortune devant les biens de la grâce ,
De pinguedine terrœ et de rore cœli; et le Juste , conduit par l'esprit de
Dieu , donne la préférence aux biens de la grâce sur les biens de la for-
tune , De rore cœli et de pinguedine terrœ. Il dit à Dieu : Seigneur,
sanctifiez-moi , rendez-moi chaste , charitable , miséricordieux , patient ,
De rore cœli; et puis , donnez-moi des biens de la terre ce qui peut m'être
utile pour mon salut, Et de pinguedine terrœ. Mais l'homme du monde
dit : Seigneur, faites-moi riche , grand , puissant, De pinguedine terrœ ;
et ne me refusez pas aussi les grâces nécessaires pour bien vivre dans le
monde, Et de rore cœli. Prière de réprouvé. Quand nous prions de la
sorte, faut-il s'étonner si Dieu ne nous écoute pas?
Allons à la source; et pour connaître plus à fond sur quoi l'importante
vérité que je vous prêche est établie , comprenez ce principe de saint Cy-
prien , que nos prières n'ont de vertu qu'autant qu'elles sont unies aux
prières de Jésus-Christ. Car il n'y a que Jésus-Christ de qui Ton puisse
dire avec saint Paul , qu'il a été exaucé pour le respect dû à sa personne ;
Exaudittis est pro suâ rêver 'entiâ2. Quand Dieu nous exauce, ce n'est
point en vue , ni de ce que nous sommes , ni de ce que nous méritons ,
puisque par nous-mêmes nous ne sommes rien , et que par nous-mêmes
nous ne méritons rien ; mais il nous exauce en vue de son Fils , et parce
que son Fils a prié pour nous avant que nous fussions en état de prier
nous-mêmes. Cela supposé , comment Dieu pourrait-il agréer des prières
où , par préférence au salut , nous lui demandons des biens temporels ,
puisqu'elles n'ont alors nulle conformité, nulle liaison avec les prières de
cet Homme-Dieu qui s'est fait notre médiateur? Qu'a-t-il demandé pour
nous? vous le savez : que nous soyons unis par le lien de la charité, Rogo,
Pater, ut sint unum 3 ; que sans ostentation , sans déguisement , nous
soyons saints en esprit et en vérité , Pater, sanctifica eos in veritate 4 ;
1 Gen.,27. — 2Hebr.,r>. — * Joan., 17. — 4 lbid.
SUR LA PRIÈRE. 373
que vivant au milieu du monde, selon notre vocation et notre état, nous
soyons assez attentifs sur nous-mêmes , et assez heureux pour nous préser-
ver de son iniquité : Non rogo ut tollas eos de mundo, sed ut serves eos à
malo i. Mais que faisons-nous? nous demandons à Dieu des richesses , des
honneurs , une vaine réputation , une vie commode ; et sans les demander
après le salut et par rapport au salut, nous ne les demandons, ces ri-
chesses, que pour être dans l'abondance; ces honneurs, que pour être dans
l'éclat ; cette réputation , que pour être connus et distingués ; cette vie
commode , que pour en jouir : c'est-à-dire que nous demandons ce que
Jésus-Christ n'a jamais demandé pour nous. Et pourquoi ne Fa-t-il jamais
demandé? appliquez- vous à ceci : parce qu'il n'a pu prier, ajoute saint
Cyprien , que conformément à la fin pour laquelle il était envoyé. Or il
était envoyé en qualité de Sauveur, et la mission qu'il avait reçue ne re-
gardait que le salut de l'homme. C'est donc uniquement pour le salut de
l'homme qu'il a dû travailler, qu'il a dû souffrir, qu'il a dû mériter; et
par une conséquence nécessaire , c'est uniquement pour le salut de l'homme
et pour tout ce qui se rapporte au salut de l'homme, qu'il a dû prier.
De là , Chrétiens , vous demandez , mais vous n'obtenez rien , parce que
vous ne demandez pas avec Jésus-Christ ; et que vous pourriez dire , si
vos prières , indépendamment de cette union , étaient efficaces , que vous
avez reçu des biens sans en être redevables à ce Dieu Sauveur : ce qui ,
dans les maximes de la religion que nous professons , est un blasphème.
Et voilà sur quoi s'appuie saint Augustin, quand il prouve si solidement
que l'espérance chrétienne n'a point pour objet les biens de cette vie. Non,
disait ce saint docteur, ne vous y trompez pas, et que personne de vous
ne se promette une félicité temporelle , parce qu'il a l'honneur d'apparte-
nir à Jésus-Christ : Nemo sibi promittat felicitatem hujus mundi, quia
christianusest*. Ce n'est point pour cela que Jésus-Christ nous a choisis,
ni à cette condition qu'il nous a appelés. Il peut , sans manquer à sa pa-
role , nous laisser dans la pauvreté , dans l'abaissement , dans la souf-
france. Il s'est engagé à présenter lui-même vos prières devant le trône de
Dieu ; mais il a supposé que vous prieriez en chrétiens , et pour le ciel, où
il a placé votre héritage. Excellente raison dont se servait encore le même
Père contre les railleries des païens. Vous nous reprochez , leur répondait-il,
que malgré nos prières nous vivons dans la disette et dans l'abandon de
toutes choses. Mais pour nous justifier pleinement de ce reproche aussi bien
que notre Dieu , il suffit de vous dire que quand nous le prions , ce n'est
point précisément pour les biens de la terre , mais pour les biens de l'éter-
nité. Si donc nous sommes pauvres en ce monde , non-seulement cet état
pauvre où nous vivons n'est point une preuve de l'inutilité de nos prières,
mais c'est une assurance que le fruit nous en est réservé ailleurs , et dans
une vie immortelle.
Telle était la réponse de saint Augustin, qu'il concluait par la pensée
la plus touchante. Car c'est en cela, poursuivait-il, que nous devons ad-
mirer la libéralité de notre Dieu. Il ne borne pas ses faveurs à des biens
1 Joan., 17. — 2 Aug.
374 SUR LA PRIÈRE.
temporels , parce que ce sont des biens au-dessous de nous , parce que ce
sont des biens incapables de nous satisfaire, parce que ce sont des biens
trop peu proportionnés , et à la noblesse de notre être , et à la valeur de
nos prières. Il ne veut pas nous traiter comme des enfants, que l'on amuse
par des bagatelles : il ne veut pas nous traiter comme les idolâtres , dont
il récompense dans cette vie les vertus morales par un bonheur apparent.
Mais il veut être lui-même tout notre bonheur, lui-même toute notre ré-
compense. Ah ! mes Frères , ne prenons donc pas le change dans le choix
des biens que nous demandons. Tenons-nous-en à la parole de notre Dieu ,
qui nous a promis de se donner à nous ; et pour l'engager à s'y tenir lui-
même , ne lui demandons que lui-même. Il y en a plusieurs qui espè-
rent en Dieu, mais qui, sans nul égard à Dieu, espèrent toute autre chose
que Dieu : Multi de Deo sperant, sed non Deum l, Gardons-nous de
faire une séparation si désavantageuse pour nous ; et comme nous n'es-
pérons rien que de Dieu, n'espérons rien aussi que Dieu, ou que par-
rapport à Dieu : A Deo alia petunt prœter Deum; tu ipsum Deum
pete 2.
Mais ce ne sont point en effet des grâces temporelles que je demande à
Dieu : ce sont des grâces surnaturelles , des grâces de salut : et cependant
je ne les ai pas. Non , mon cher auditeur, vous ne les avez pas, parce que
sur cela même vous faites un troisième abus de la prière, dont vous ne
vous apercevez pas peut-être , et que je vais vous découvrir.
C'est qu'au lieu d'envisager la prière comme l'instrument que Dieu
nous a mis en main pour faire descendre sur nous les véritables grâces
du salut, c'est-à-dire les grâces réelles et possibles, les grâces solides et
nécessaires , les grâces réglées et mesurées selon l'ordre des décrets divins ;
nous nous en servons pour demander des grâces chimériques , des grâces
superflues, des grâces selon notre goût et selon nos fausses idées. Je m'ex-
plique. Nous prions , et nous prions, à ce qu'il nous semble, dans un vrai
désir de parvenir au salut : mais, par une confiance aveugle, nous faisons
fond sur la prière , comme si la prière suffisait sans les œuvres, comme si
tout le salut roulait sur la prière ; comme si Jésus-Christ en nous disant ,
Priez , ne nous avait pas dit au même temps, Veillez et agissez ; comme
s'il y avait des grâces qui pussent et qui dussent nous sauver sans nous.
Nous prions et nous demandons la grâce d'une bonne mort, persuadés que
c'est assez de la demander sans se mettre en peine de la mériter, et sans
s'y préparer par une bonne vie. Nous prions et nous demandons des grâces
de pénitence, des grâces de sanctification : mais des grâces pour l'avenir,
et non pour le présent ; mais des grâces qui lèvent toutes les difficultés ,
et non qui nous laissent des efforts à faire et des obstacles à vaincre ; mais
des grâces miraculeuses qui nous entraînent comme saint Paul, et non des
grâces qui nous disposent peu à peu , et avec lesquelles nous soyons obli-
gés de marcher; mais des grâces qui nous suivent partout, qui nous
soient assurées partout, qui nous permettent de nous exposer partout , et
non des grâces que nous ayons soin de ménager : c'est-à-dire que nous
1 Aug. — * Ibid.
SUR LA PRIÈRE. 375
demandons des grâces qui changent tout l'ordre de la Providence , et qui
renversent toute l'économie de notre salut.
Concluons, Chrétiens, cette première partie, par la prière du Prophète :
Unam petii à Domino 1 : je ne demande plus proprement au Seigneur
qu'une seule chose : Hanc requiram ; c'est ce que je dois uniquement re-
chercher. Et quoi ? Ut inhabitem in domo Domini 2 : de demeurer dans
sa sainte maison, et de le posséder éternellement dans sa gloire. Car, je le
reconnais, ô mon Dieu! ajoute saint Augustin; et je vois bien maintenant
pourquoi vous avez si souvent rejeté les prières de votre serviteur. C'est
que pour répondre aux desseins de votre miséricorde , je devais vous de-
mander des choses qui ne me fussent pas communes avec les païens et les
impies : Ea quippe à te desiderare debui, quœ mihi cum impiis non
essent communia 3. Vous vouliez que mes prières me distinguassent des
ennemis de votre nom ; cependant je trouve qu'entre leurs prières et les
miennes il n'y a presque point eu jusqu'à présent de différence, sinon
qu'ayant demandé comme eux des faveurs temporelles , ils les ont com-
munément obtenues , et que vous me les avez ordinairement refusées , ou
parce qu'elles étaient par elles-mêmes contraires à mon salut, ou parce
que je ne les demandais pas pour mon salut. Mais en cela , Seigneur, je
confesse encore que vous m'avez fait grâce , parce que ces faveurs tempo-
relles que je vous demandais auraient achevé de me pervertir, au lieu que
les fléaux de votre justice ont servi à me corriger. En devenant heureux
dans le monde , je vous aurais plus aisément oublié. J'aurais imité l'exemple
des autres , si mes vœux eussent été suivis de la même prospérité. Ainsi ,
mon Dieu, bien loin de me plaindre de vos refus, je vous en bénis, et je
compte pour un bienfait de ne m'avoir pas exaucé selon mes désirs, mais
selon l'ordre de votre sagesse et pour mon salut : Et gaudeo quod non
exaudieris ad voluntatem, ut exaudires ad salutem 4. Mais maintenant ,
mon Dieu, vous écouterez mes demandes , parce que je ne veux plus vous
demander que les biens éternels , parce que si je vous en demande d'au-
tres , je ne veux plus vous les demander que par subordination , et par
rapport aux biens éternels; parce qu'entre les grâces du salut que je vous
demanderai , je ne veux plus vous demander que celles qui me doivent être
utiles, que celles qui peuvent plus sûrement, plus directement me con-
duire aux biens éternels. Ainsi , Chrétiens, la parole de Jésus-Christ s'ac-
complira-t-elle à notre égard : nous demanderons , et nous recevrons. Au
lieu que nous ne recevons pas , ou parce que nous ne demandons pas ce
qu'il faut, c'a été la première partie, ou parce que nous ne demandons pas
comme il faut , c'est la seconde.
DEUXIEME PARTIE.
Si Dieu veut écouter nos prières , c'est à certaines conditions nécessaires
et essentielles : mais de quelque manière, Chrétiens, que Dieu en use avec
nous, et qu'il ait plu à sa Providence de disposer les choses, ce serait une
erreur, et une grossière erreur, de se persuader que les conditions de la
1 Psalm. 26. — 2 Ibid. — 3 Aug. — < lbid.
376 SUR LA PRIÈRE.
prière fussent un obstacle à l'accomplissement de nos vœux, et un prétexte
dont Dieu se servît pour avoir droit de nous refuser ses dons. Ah! mes
Frères, disait saint Augustin, à Dieu ne plaise que nous entrions jamais
dans ce sentiment , puisqu'il n'est rien de plus opposé à la conduite de
notre Dieu ! Lui qui , selon l'Écriture , ne peut arrêter le cours de ses mi-
séricordes , lors même que nous irritons sa colère : Numquid continebit
in ira sua misericordias suas i ; lui qui n'attend pas qu'on le prie , mais
qui , dans la pensée du Prophète royal , se plaît à exaucer les simples dé-
sirs : Desiderium pauperum exaudivit Dominus 2 : lui dont l'oreille est
si délicate , qu'il entend jusqu'à la préparation des cœurs : Prœparatio-
nem cordis eorum audivit auris tua 3 : il n'a garde, si j'ose parler ainsi,
d'être de si difficile composition quand on l'invoque de bonne foi ; et bien
loin qu'il se prévale de sa grandeur, dans le commerce qu'il nous permet
d'avoir avec lui par la prière , on pourrait plutôt douter s'il ne s'y relâche
point trop de ce qui lui est dû , et s'il ne supporte point avec trop de
condescendance nos faiblesses et nos imperfections. J'avoue que la prière,
pour être efficace , doit être revêtue de certaines qualités : mais en cela je
soutiens qu'on ne peut accuser Dieu , ni de restreindre ses promesses , ni
d'enchérir ses grâces. Pourquoi? parce qu'à bien examiner ses qualités, il
n'y en a aucune qui ne soit aisée dans la pratique , aucune dont la raison
ne nous justifie la nécessité, aucune que les hommes même n'exigent par
proportion les uns des autres ; et ce que je vous ai déjà fait remarquer,
aucune dont cette femme de notre Évangile ne nous ait donné l'exemple, et
dont elle ne soit pour nous le plus sensible modèle.
Car enfin, demande saint Chrysostome, dans l'excellente homélie qu'il a
composée sur ce sujet, quelles conditions exige notre Dieu pour l'infail-
libilité de la prière? l'humilité , la confiance , la persévérance, l'attention de
l'esprit , l'affection du cœur. Or y a-t-il rien là , je ne dis pas d'impraticable
et d'impossible, mais de pénible et d'onéreux?
Prier dans la disposition d'un esprit humble , quoi de plus raisonnable et
même de plus naturel? Peut-on avoir une juste idée de la prière , et oublier
en priant cette règle fondamentale? Prie-t-on autrement les princes et
les monarques de la terre ? Se fait-on une peine de leur rendre des hom-
mages et des respects, lorsqu'on a des requêtes à leur présenter? et si,
par ces respects et par ces hommages, on vient à bout de ses prétentions , se
plaint-on qu'il en ait trop coûté ? Dit-on qu'ils fassent acheter trop cher
leurs grâces , quand ils les refusent à un téméraire qui les demande avec
hauteur? et pourquoi le dirait-on de Dieu, devant qui il est d'ailleurs bien
plus raisonnable et par conséquent bien plus facile de s'humilier que de-
vant les hommes? La Chananéenne dont parle saint Matthieu fit-elle dif-
ficulté de se prosterner en présence de Jésus-Christ, et de l'adorer? Fut-ce
un grand effort pour elle de confesser à ses pieds son indignité, et comptâ-
t-elle pour beaucoup d'essuyer les rebuts auxquels elle se vit d'abord ex-
posée? Non, non, lui dit le Sauveur du monde, il ne faut pas donner le
pain des enfants aux chiens : Non est bonum sumere panem filiorum , et
« Psalm. 76. — * Ibid., 9. — 3 Ibid,
SUR LA PRIÈRE. 377
mittere canibus l. Est-il une comparaison plus humiliante? mais tout
humiliante qu'elle pût être , cette Chananéenne en parut-elle touchée et
contristée? que dis-je? ne reconnut-elle pas elle-même la vérité de ces
paroles , en se les appliquant ? Il est vrai, Seigneur : Etiam, Domine 2. Ce
fut ainsi qu'elle pria. Mais comment prions-nous ? Elle était païenne ,
et cette païenne s'humilie ; nous sommes chrétiens , et nous apportons à
la prière un esprit d'orgueil dont nous ne pouvons nous défaire, lors
même que nous sommes forcés à reconnaître nos misères et nos besoins ;
et parce que cet esprit nous domine , nous prions avec présomption , comme
si Dieu devait avoir des égards pour nous , comme s'il devait nous dis-
tinguer, comme s'il devait nous tenir compte de nos prières. Sans parler
de ce faste extérieur qui souvent accompagne nos sacrifices , et qui , bien
loin d'engager Dieu à nous écouter, l'engage à nous punir ; sans parler
de ce luxe que nous portons jusque dans le sanctuaire, de cet air de grandeur
et de suffisance que nous y retenons , de ces postures vaines et négligées que
nous y affectons ; états bien contraires à Faction d'un suppliant, et qui, selon
TÉcriture, rendent nos prières abominables devant Dieu, puisqueDieu ne hait
rien davantage qu'un pauvre orgueilleux , Pauperem superbum 3 : sans en
venir à ce détail, nous demandons à Dieu des grâces, mais comment?
non point comme des grâces, mais comme des dettes , prêts à nous élever
et à nous enfler s'il nous les accorde , prêts à murmurer et à nous plaindre
s'il ne nous les accorde pas. Nous les demandons , pour oublier , après
les avoir reçues , que nous les tenons de lui ; pour les posséder et en user
sans les rapporter à lui. Or devons-nous être surpris alors que Dieu nous
ferme son sein? voulons-nous qu'il nous exauce aux dépens de sa propre
gloire ? ne serait-ce pas prodiguer ses biens , que de les répandre indiffé-
remment et sur les superbes et sur les humbles?
Prier dans le sentiment d'une vive confiance, quoi de plus juste? C'est
notre souverain et notre Dieu qui, par un effet de sa miséricorde, non-
seulement veut être prié de la sorte, mais se tient même honoré de cette
confiance ; qui , dans mille endroits de l'Écriture , lui attribue plutôt qu'à
sa miséricorde ( ne vous offensez pas de ma proposition , elle est saine et
orthodoxe ) ; qui , dis-je , en mille endroits de l'Écriture , attribue à cette
confiance , plutôt qu'à sa miséricorde , même la vertu miraculeuse de la
prière ; ne disant pas à ceux qui ont recours à lui et qui le réclament, C'est
ma bonté et ma puissance , mais c'est votre foi et votre confiance qui vous
a sauvés : Fides tua te salvum fecit *. Pouvait-il nous proposer un parti
plus avantageux? Tout infidèle qu'était la Chananéenne , n'est-ce pas ce-
lui qu'elle embrassa d'abord ? Cette ouverture de cœur qu'elle marqua à
Jésus-Christ , en lui portant elle-même la parole : Seigneur , ayez pitié de
moi : Miserere mei, Domine 5 : ce motif tendre et affectueux par où elle
l'intéressa, en l'appelant fils de David, Fili David; ces cris qu'elle redou-
bla à mesure que les apôtres la reprenaient et lui ordonnaient de se taire :
Dimitte eam , quia clamât post nos 6 ; cette assurance qu'elle eut de re-
noncer volontiers au pain de la table , pourvu qu'on lui donnât seulement
1 Matt., 15. — 2 Ibid. — 3 Eccii., 25.— 4 Matt., 10. — 5 Ibid., 15. — 6 Ibid.
378 SUR LA PRIÈRE.
les miettes qui en tombaient ; c'est-à-dire , selon l'explication de saint Jé-
rôme , de se contenter des moindres efforts de la puissance du Sauveur ,
convaincue que ce serait assez pour opérer le miracle qu'elle demandait :
Nam et catelli edunt de micis quœ cadunt de mensâ dominorum suo-
rum l. Tout cela n'était-il pas d'une âme bien sûre du Dieu qu'elle invo-
quait? Qu'eût-elle fait, si, déjà chrétienne, elle eût connu Jésus-Christ
aussi parfaitement que nous ; si , comme nous , au lieu de le connaître
pour fils de David, elle Feût connu pour Fils du Dieu vivant? Et n'est-il
pas néanmoins vrai qu'avec toutes les idées que notre religion nous donne de
cet Homme-Dieu, nous ne le prions presque jamais de cette manière simple,
mais héroïque , qui nous est marquée par l'Apôtre , je veux dire avec foi
et sans aucun doute? Postulet autem in fide, nihil hœsitans 2. Quoi que
Jésus-Christ ait pu faire pour nous y aider , et quoique, pour vaincre notre
incrédulité et notre défiance , il se soit engagé à nous par le serment le
plus solennel, et qu'il en ait juré par lui-même, lui, comme dit saint
Paul , qui n'avait point de plus grand que lui-même par qui il pût jurer,
notre défiance et notre incrédulité l'emportent. Nous croyons un homme
sur sa parole , et nous ne croyons pas un Dieu ; nous prions , mais en
même temps nous nous troublons , nous nous entretenons dans de vaines
inquiétudes , nous nous abandonnons à de secrets désespoirs ; nous avons
recours à Dieu , mais toujours dans l'extrémité, et quand tout le reste nous
manque ; nous comptons moins sur Dieu que sur nous-mêmes , et nous
faisons plus de fond sur notre prudence que sur nos prières. Aveuglement
que déplorait saint Ambroise, et qui justifie bien la conduite de Dieu
quand il raccourcit son bras à notre égard, et qu'il ne daigne pas l'étendre
pour nous secourir.
Prier avec persévérance , quoi de plus convenable? Dieu , maître de ses
dons , et à qui seul il appartient d'en disposer , ne peut-il pas les mettre
à tel prix qu'il lui plaît ; et ses grâces ne sont-elles pas en effet assez pré-
cieuses, pour les demander souvent et longtemps? Quand Jésus-Christ, par
son silence , éprouva cette mère de l'Évangile , et qu'il ne lui répondit pas
même une parole : Et non respondit ei verbum 3 ; quand il sembla vouloir
l'éloigner par un refus sévère et mortifiant, et que devant elle il déclara
aux apôtres qu'il n'était point envoyé pour elle : Non sum missus, nisi
ad oves quœ perierunt domus Israël 4, cessa-t-elle pour cela de prier, de
solliciter, de presser? Non , Chrétiens; la résistance de Jésus-Christ aug-
menta sa persévérance , et sa persévérance triompha de la résistance de
Jésus-Christ. Elle comprit d'abord le mystère et les inclinations de ce Dieu
Sauveur; et dans l'engagement où elle se trouva d'entrer, pour ainsi dire,
en lice avec lui , opposant à une dureté apparente les empressements véri-
tables d'une sainte opiniâtreté, elle força en quelque sorte les lois de la
Providence ; elle mérita , quoique étrangère , d'être traitée en Israélite :
elle obtint le double miracle , et de la délivrance de sa fille , et de sa propre
conversion. 0 charité de mon Dieu, s'écrie un Père, que vous êtes ado-
rable dans vos dissimulations , et dans les stratagèmes dont vous usez pour
« Maith,, 15. — * Jacob., I. — 3 Malt., 15. — 4 Ibid.
9UH LA PRIÈRE. 379
combattre en apparence contre ceux même pour qui vous combattez en
effet! 0 dissimulatrix clementia, quœ duritiem te simulas , quanta pie-
tate pugnas adversks eos pro quibus pugnasl Ne désespérez donc point,
ajoutait-il, ô âme chrétienne, vous qui avez commencé dans la prière à
lutter avec votre Dieu ! car il aime que vous lui fassiez violence ; il se plaît
à être désarmé par vous : Noli igitur desperare, ô anima, quœ cum Deo
luctari cœpisti; amat utique vim abs te pati, desiderat à te superari.
Et ne craignons pas, mes Frères, conclut-il, que ce Dieu de miséricorde
puisse être fort et invincible contre nous , lui qui , par le plus étonnant
prodige, a voulu jusques à la mort être faible pour nous : Et absit, Fra-
tres , ut fortis sit adversum nos , qui pro nobis usque ad mortem infir-
matus est. Ainsi le concevaient les Saints : mais nous , vous le savez , pré-
venus d'une erreur toute contraire , et emportés par un esprit volage et
léger, nous cédons à Dieu malgré lui-même; nous lui cédons lorsqu'il
voudrait lui-même nous céder ; nous nous ennuyons de lui dire que nous
sommes pauvres et que nous attendons son secours , et il veut être impor-
tuné. Cette assiduité nous fatigue, nous gêne, nous cause des dégoûts et
des impatiences. Nous voudrions en être quittes , pour nous être une fois
présentés à la porte ; et nous oublions la grande maxime du Sage , qui
nous avertit de supporter les lenteurs de Dieu : Sustine sustentationes
Dei l. Nous ne pouvons nous accommoder de cette parole d'Isaïe : Ex-
pecta , attendez ; Reexpecta 2 , attendez encore. Le moindre délai nous
rebute ; et souvent sur le point même de voir nos vœux remplis , nous en
perdons tout le mérite et tout le profit. A qui nous en devons-nous
prendre? Est-ce à Dieu? ou n'est-ce pas à nous-mêmes?
Enfin , prier avec attention, avec affection , je dis avec attention de l'es-
prit, avec affection du cœur, quoi de plus nécessaire et de plus essentiel
à la prière? Je finis par ce point, le plus important de tous. Attention de
l'esprit, affection du cœur, c'est ce que j'appelle, après saint Thomas ,
Fàme,de la prière , et sans quoi elle ne peut pas plus subsister qu'un corps
sans l'esprit qui le vivifie et qui l'anime. Car qu'est-ce que la prière? ne
consultons point ici la théologie, mais le seul bon sens, et l'idée com-
mune que nous avons de ce saint exercice ; qu'est-ce , encore une fois ,
que la prière? un entretien avec Dieu, où l'âme admise, pour m'expri-
mer de la sorte, et introduite dans le sanctuaire, expose à Dieu ses soins,
lui représente ses faiblesses, lui découvre ses tentations, lui demande
grâce pour ses infidélités. Or, tout cela ne suppose-t-il pas un recueille-
ment et un sentiment intérieur? Si donc il arrive qu'au moment que je
traite avec Dieu , mon esprit s'égare jusques à perdre absolument et vo-
lontairement cette attention intérieure et cette dévotion ; quoi que je fasse
du reste, ce n'est plus une prière. Quand je chanterais les louanges du
Seigneur , quand j'emploierais les nuits entières* au pied des autels ; quand
mon corps , selon l'expression et l'exemple de David , demeurerait comme
attaché et collé à la terre; dès que je cesse de m'appliquer, je cesse de
prier. Et de là , Chrétiens , le Docteur angélique tirait trois grandes con-
1 Eccli., 2 J Isai., 28.
380 SUR LA PRIÈRE.
séquences auxquelles je n'ajouterai rien , mais que je vous prie de bien mé-
diter pour votre édification ; conséquences terribles , et qui vous feront
pleinement connaître pourquoi nos prières ont si peu d'efficace auprès de
Dieu.
Première conséquence. Puisqu'il est vrai que l'attention est de l'essence
de la prière, on peut dire avec sujet, mais encore avec plus de douleur,
que l'exercice de la prière est comme anéanti dans le christianisme ; pour-
quoi ? parce que si l'on y prie encore quelquefois , c'est sans réflexion. A
quoi se réduit toute notre piété? à quelques prières que nous récitons,
mais du reste avec un esprit dissipé et presque toujours distrait. Nous re-
muons les lèvres , non pas comme cette mère de Samuel , dont le grand-
prêtre Héli jugea témérairement ; mais comme les Juifs , à qui Dieu re-
prochait que leur cœur était bien loin de lui , tandis qu'ils le glorifiaient
de bouche. Ainsi nos prières ne sont plus communément qu'hypocrisie;
et Jésus-Christ pourrait bien nous redire ce qu'il disait aux pharisiens :
Hypocrites, benè prophetavit de vobis Isaias : Populus hic labiis me
honorât , cor autem eorum longe est à me i. Ce n'est pas seulement le
peuple qui tombe dans ce désordre, et qui, par une fatale grossièreté,
prie tous les jours sans prier, c'est-à-dire sans penser à qui il parle, ni à
ce qu'il demande. Ce n'est pas seulement le sexe dévot, qui, plus adonné
à la prière , fait son capital de dire beaucoup , mais sans fixer sa légèreté
naturelle , et en s'appliquant très-peu. Ce sont même les hommes les plus
éclairés et les mieux instruits ; ce sont les personnes mêmes consacrées à
Dieu , les ministres mêmes de Dieu , qui , par le plus déplorable renver-
sement , à force de prier ne prient point du tout ; et au lieu de perfec-
tionner une si sainte pratique par l'habitude, la corrompent et la dé-
truisent.
Seconde conséquence. Puisque la prière renferme essentiellement l'at-
tention, il s'ensuit que, dans les prières qui nous sont commandées,
l'attention est elle-même de précepte, en sorte qu'il ne suffit point alors
de prononcer, mais qu'une distraction notable et volontaire doit être con-
sidérée comme une offense griève et mortelle. Or je dis surtout ceci , mes
Frères , et pour vous et pour moi, parce que c'est en cela que consiste un
des premiers engagements de votre profession et de la mienne , et que la
prière vocale est comme le sacré tribut que l'Église chaque jour exige de
nous. Car il serait bien étrange que cette action , si sainte d'elle-même ,
et qui doit nous-mêmes nous sanctifier , ne servit qu'à nous condamner ;
et que ce qui doit être pour nous la source des grâces , devint une des
sources de notre réprobation. Souvenons-nous qu'en nous obligeant à l'of-
fice divin, nous nous sommes obligés à un acte de religion; qu'un acte de
religion n'est point une pratique purement extérieure ; et que comme l'É-
glise , en nous commandant la confession , nous commande la contrition
du cœur, aussi nous commande-t-elle l'attention de l'esprit, en nous
commandant la prière. Soit que cette obligation naisse immédiatement et
directement du précepte de l'Église même, comme l'estiment de très-ha-
1 Matth., 15.
SUR LA PRIÈRE. 381
biles théologiens ; soit quelle vienne du précepte naturel qui accompagne
celui de l'Église, en vertu duquel Dieu nous ordonne de faire saintement
et dignement ce qui nous est prescrit , comme veulent quelques autres :
quoi qu'il en soit, cette différence de sentiments n'est qu'une subtilité de
l'école; et dans l'une et l'autre opinion, l'on pèche toujours également.
Ah ! mes Frères , n'attirons pas sur nous cette malédiction dont le Pro-
phète, dans l'excès de son zèle, menaçait le pécheur, quand il disait : Que
sa prière devienne un péché pour lui : Oratio ejus fiât in peccatum *.
Or à combien de ministres, ou de combien de ministres n'est-il pas à
craindre qu'on en puisse dire autant? Si saint Augustin s'accusait sur cela
de négligence, nous avons bien encore plus lieu de nous en accuser nous-
mêmes.
Troisième et dernière conséquence. Ce n'est donc pas sans raisons que
Dieu rejette nos prières , puisque ce ne sont rien moins que des prières , et
que , bien loin de l'honorer , nous l'offensons et l'irritons contre nous.
Car quelle injustice, mon cher auditeur ? Vous voulez que Dieu s'applique
à vous quand il vous plaît de le prier , et vous ne voulez-pas., en le priant,
vous appliquer vous-même à Dieu. Vous dites à Dieu comme le Prophète :
Seigneur, prêtez l'oreille à mes paroles, Verba mea auribus percipe 2 ;
Seigneur , écoutez mes cris , Intellige clamorem meum 3 ; Seigneur, soyez
attentif à mes vœux , Intende voci orationis meœ 4 ; mais au même
temps vous portez votre esprit ailleurs. Vous demandez que Dieu vous
parle , et vous ne lui parlez pas ; vous demandez que Dieu vous écoute ,
et vous ne l'écoutez pas , vous ne vous écoutez pas vous-même , vous ne
vous comprenez pas.
Réformons-nous, Chrétiens, sur ce seul article, et nous réformerons
toute notre vie ; car on sait bien vivre , dit saint Augustin , quand on sait
bien prier : Recte novit vivere, qui novit orare 5. Pourquoi sommes-
nous sujets à tant de désordres? c'est parce que nous ne prions point, ou
que nous prions mal ; et par un retour trop ordinaire , pourquoi ne prions-
nous point, ou pourquoi prions-nous mal? c'est parce que nous ne vou-
lons pas sortir de nos désordres, et que nous craignons de guérir. Deman-
dons à Dieu des choses dignes de lui et dignes de nous. Demandons-les
d'une manière digne de lui et digne de nous. En deux mots, demandons-
lui ses grâces , et demandons-les bien ; nous les obtiendrons : mais entre
les autres grâces, demandons-lui surtout le don de la prière. Disons-lui
comme les apôtres : Domine, doce nos orare 6 : Ah ! Seigneur , notre
faiblesse est telle , que nous ne pouvons pas même sans vous , vous bien
exposer nos besoins, ni bien implorer votre secours. C'est à vous à nous
faire sentir efficacement nos misères ; c'est à vous à nous attirer au pied
de votre autel pour vous les représenter ; c'est à vous à nous inspirer ce
que nous devons vous dire pour vous toucher. Donnez-nous donc vous-
même , ô mon Dieu , cette science si nécessaire , et par une grâce où sont
en quelque sorte renfermées , comme dans leur source , toutes les autres
grâces , apprenez-nous à nous servir de la prière pour faire descendre sur
1 Psalm. 108. — 3 Ibid., 5. — 3 Ibid. — 4 lbitl, — 5 AuS. — c Luc, 11.
382 SUR LA PREDESTINATION.
nous des grâces de conversion , des grâces de sanctification , des grâces de
salut, qui nous conduisent à la gloire, etc.
SERMON POUR LE VENDREDI DE LA PREMIÈRE SEMAINE.
SUR LA PREDESTINATION.
Erat autem quidam liomo ibi , Irhfmla et octo annos habens in infirmitate sua. Hune cùm vi-
disset Jésus jacenlem , et cognovisset quia jam multum tempu% haberet, dicil ei : Vis sanus feri?
Or il y avait un homme malade depuis trente-huit ans. Jésus l'ayant vu couche par terre ,
et sachant depuis comhien de temps il était dans cet état, lui dit: Voulez-vous êire guéri?
Saint Jean, ch. 5.
Sire ,
A en juger par les apparences, fut-il jamais une demande moins né-
cessaire que celle du Fils de Dieu à ce paralytique de notre évangile ?
C'était un malade de trente-huit ans, exposé comme les autres sur le bord
de la piscine miraculeuse. Il attendait avec impatience qu'on l'y jetât, au
moment que l'eau serait remuée par fange du Seigneur : il cherchait
un homme charitable pour lui rendre ce bon office ; il était affligé et il se
plaignait même de n'en avoir encore pu trouver ; enfin il ne désirait rien
plus ardemment que sa guérison , et il n'avait point d'autre pensée ni
d'autre soin qui l'occupât : pourquoi donc lui demander s'il veut être
guéri , Vis sanus fieri? Mais ce n'est pas sans raison, répond saint Au-
gustin. Ce paralytique était la figure des pécheurs; et lui-même, comme
pécheur , il ne pouvait être guéri sans être converti , selon la pratique du
Sauveur des hommes , de ne guérir jamais les corps qu'au même temps il
ne sanctiliât les âmes. Or quelque disposé que fût ce malade à sa guéri-
son , peut-être ne l' était-il pas également à sa conversion ; et c'est pour
cela que Jésus-Christ, qui savait que l'un dépendait de l'autre, et qui ne
voulait pas lui accorder l'un s'il ne consentait à l'autre, lui demande
avant toutes choses : Vis sanus fieri? voulez-vous être guéri?
Tel est , Chrétiens , notre état en qualité de pécheurs : il y a peut-être
longtemps que nous languissons , et que nous sommes sans action et sans
mouvement dans la voie de Dieu, ou plutôt hors de la voie de Dieu. Peut-
être Dieu voit-il parmi nous des paralytiques de plusieurs années, c'est-à-
dire des hommes endurcis dans leurs habitudes criminelles ; et plaise au
ciel qu'entre ceux à qui je parle , il n'y en ait pas dont on puisse dire :
Erat autem quidam triginta et octo annos habens in infirmitate sua :
ce pécheur est depuis trente-huit ans dans son désordre. Nous avions be-
soin d'un homme pour nous affranchir de la servitude du péché. Cet
homme est venu , et c'est Jésus-Christ. Il nous a jetés dans la piscine ; je
veux dire dans les eaux salutaires du baptême , où nous avons été régé-
nérés. Au lieu de nous maintenir dans la possession de cette grâce , nous
en sommes déchus ; et il est encore prêt de nous faire entrer dans une se-
SUR LA PRÉDESTINATION. 383
conde piscine , qui est celle des larmes et de la pénitence. Mais auparavant
il nous demande à tous en général et à chacun en particulier : Vis sanus
fieri? est-ce de bonne foi que vous voulez être guéri ? C'est à quoi il faut
que nous répondions , et ce qui me donne lieu de vous entretenir d'une
matière importante , puisqu'il s'agit des desseins de Dieu sur nous par
rapport au salut, et de la manière dont nous y devons coopérer. C'est en
cela même aussi que consiste le grand mystère de la prédestination. Mys-
tère profond et adorable ; mystère sur lequel on a formé et l'on forme
encore dans le christianisme tant de questions ; mystère dont je veux vous
parler aujourd'hui, pour vous apprendre l'usage que vous en devez faire ;
les égarements , les écueils qu'il y faut éviter. Saluons d'abord Marie et
disons-lui, Ave, Maria.
C'est le malheur de l'homme d'abuser de tout , et de corrompre soit par
la malice de son cœur, soit par les erreurs de son esprit, jusques aux dons
de Dieu , jusques aux attributs de Dieu , jusques aux mystères de Dieu.
Vérité que saint Augustin a voulu nous faire entendre, lorsque, se servant
d'une expression bien hardie , il a dit que Dieu , qui est la sainteté , la pu-
reté par excellence, n'est pour les impies et pour les pécheurs, ni saint, ni
pur ; puisque les pécheurs et les impies se font tous les jours de Dieu
même comme un sujet de profanation : Immundis, ne Deus quidem ipse
mundus est1. Or ce que saint Augustin disait de Dieu, est encore plus
vrai de la prédestination de Dieu. Car cette prédestination est un mystère
de grâce ; et par l'abus qu'en font les hommes , elle leur devient une ma-
tière de scandale. Ils s'en servent comme d'un prétexte, les uns pour vivre
dans une vaine confiance qui leur fait négliger le salut , et les autres pour
s'entretenir dans des défiances criminelles qui ruinent en eux l'espérance
du salut. Ceux-ci s'en prévalent pour présumer trop de Dieu , et ceux-là
en sont troublés jusqu'à désespérer des bontés de Dieu : les premiers par
un excès de témérité, et comptant sur la prédestination de Dieu, concluent
que leur salut est en assurance , sans qu'ils se mettent en peine d'y tra-
vailler ; et les seconds , par une pusillanimité de cœur et dans un senti-
ment tout contraire , se persuadent qu'il n'y a plus de salut pour eux , et
que ce serait en vain qu'ils y travailleraient. Deux grands désordres aux-
quels nous sommes exposés à l'égard de la prédestination ; deux écueils
dont nous avons à nous préserver, la présomption et le désespoir. Ce sont
aussi , Chrétiens , ces deux désordres que j'entreprends de combattre dans
ce discours , en vous faisant voir que la prédestination de Dieu ne favorise
ni l'un ni l'autre ; et que nous sommes inexcusables, lorsqu'en conséquence
de ce mystère, nous nous abandonnons, ou à la présomption qui nous fait
oublier le soin du salut , ce sera le premier point : ou au désespoir qui
nous fait renoncer au salut , ce sera le second. Il ne me faudrait point
d'autre règle , ni d'autre preuve , que la parole de Jésus-Christ : Vis sanus
fteri ? voulez-vous être guéri ? Car puisque sur le salut on nous demande,
aussi bien qu'au paralytique de l'Évangile, si nous le voulons, il faut donc
1 August.
384; SUR LA PRÉDESTINATION.
en effet le vouloir et y travailler, et voilà le remède à notre présomption :
et puisqu'on nous fait au même temps connaître qu il ne s'agit que de le
vouloir, nous ne devons donc pas nous troubler ni désespérer, et voilà le
remède à notre défiance. Deux vérités fondamentales de notre religion ,
sur lesquelles je vais vous découvrir mes pensées, et qui peuvent beaucoup
servir à la réformation de vos mœurs.
PREMIÈRE PARTIE.
Se confier à Dieu , et mettre en lui toute son espérance ; le regarder
comme Fauteur, ou, selon le langage de l'Écriture, comme le Dieu de son
salut , Deus salutis meœ 1 ; faire fond sur les mérites de Jésus-Christ , et
compter sur le bienfait de la rédemption ; dire , Je puis tout en celui qui
me fortifie ; et tout ce que je serai jamais devant Dieu , c'est par la grâce
que je le serai : je l'avoue , Chrétiens , ce sont des sentiments de piété que
la religion nous inspire , que nous devons avoir dans le cœur, et qui s'ac-
cordent parfaitement avec toutes les règles de la foi. Mais en demeurer
absolument là , et se reposer du soin de son salut sur cette Providence
générale qui en conduit les ressorts , et qui en ordonne les moyens ; dire ,
J'attends l'heure et le moment qu'il plaira à Dieu de me toucher, et ce-
pendant vivre en paix et sans inquiétude dans son péché ; regarder sa con-
version comme une affaire que Dieu ait prise entièrement sur lui , et dont
il ne nous rendra pas responsables ; c'est une présomption , mes chers au-
diteurs , aussi mal fondée dans son principe , qu'elle est pernicieuse dans
ses effets. Prenez bien garde à ces deux choses : présomption dont le prin-
cipe est ruineux , et présomption dont les effets sont très-pernicieux. Je
vais vous en convaincre , si vous voulez me suivre avec attention.
Je dis que cette présomption est mal fondée dans son principe : en voici
la raison , qui est évidente. Parce que , de quelque manière que Dieu nous
ait prédestinés , il est de la foi qu'il ne nous sauvera jamais sans notre
coopération. Or s'il est vrai que je dois , pour être sauvé , y coopérer avec
Dieu , il ne m'es^ donc plus permis de m'assurer tellement de Dieu, que
j'abandonne le soin de mon salut, et que je m'en décharge entièrement sur
lui. J'ai droit d'espérer en Dieu ; mais au même temps j'ai une obligation
indispensable de travailler avec Dieu , d'agir avec Dieu ; et si je sépare
cette confiance de ce travail , de cette action , je me perds , et je renverse
l'ordre de Dieu. En effet, quel est l'ordre de Dieu dans la disposition du
salut des hommes? Le voici exprimé dans ces deux paroles de saint Au-
gustin, que vous avez cent fois entendues : Qui fecit te sine te , non sal-
vabit te sine te2. Ce Dieu plein de sagesse et tout-puissant qui vous a
•créé sans vous , n'a pas voulu vous sauver sans vous ; et à prendre même
le salut dans cette étendue que lui donne la théologie, c'est-à-dire en
tant qu'il présuppose ou qu'il renferme notre conversion, il n'est pas, en
quelque sorte , au pouvoir de Dieu de nous sauver sans nous : pourquoi ?
parce que , dit saint Thomas , c'est dans nous-mêmes , je veux dire dans
' Psalm, 17. — a Aug.
SUR LA PREDESTINATION. 385
notre volonté, préparée, élevée et fortifiée par la grâce, que tout le mystère
de notre conversion doit consister.
11 n'en est pas ainsi de tous les autres ouvrages de Dieu ; et en particu-
lier, il n'en était pas de même du miracle rapporté dans notre évangile.
Quand le Fils de Dieu demanda à ce paralytique s'il voulait être guéri ,
Vis ? ce n'était pas , remarque saint Ambroise , qu'il eût besoin , pour le
guérir, de son consentement ; car il le pouvait guérir d'une pleine auto-
rité sans que ce malade le voulût et même quoiqu'il ne le voulût pas :
mais quand Dieu entreprend de nous convertir et qu'il nous demande
intérieurement si nous le voulons , c'est par une espèce d'engagement
auquel , tout Dieu qu'il est , sa sagesse et sa providence se trouvent comme
assujetties. Car quoi que Dieu fasse de son côté , il est infaillible que nous ne
serons jamais convertis si nous ne le voulons être ; et il y aurait même de
la contradiction que nous ne le fussions et que nous ne le voulussions pas ,
puisque , selon la maxime de tous les Pères , être converti n'est rien autre
chose que le vouloir, et le vouloir efficacement.
Je sais que la grâce est le grand principe et la première cause qui opère
en nous cette volonté : mais je sais aussi qu'elle ne F opère pas toute seule ;
et quelque victorieuse , quelque puissante que je la conçoive , c'est tou-
jours sans préjudice de ce que la foi m'enseigne , que cet acte de la volonté
qui fait notre conversion , est un acte libre : or, du moment qu'il doit être
libre , nous ne pouvons plus nous en reposer sur un autre ; mais c'est à
nous-mêmes à l'exiger de nous-mêmes , à nous en demander compte à
nous-mêmes , pour en pouvoir un jour rendre compte à Dieu.
C'est pour cela que le même esprit qui nous fait dire à Dieu dans l'É-
criture , Couverte nos, Domine l, Seigneur, convertissez-nous , met aussi
dans la bouche de Dieu ces autres paroles : Convertimini ad me 2, con-
vertissez-vous à moi. Or, reprend saint Augustin, comment accorder ces
deux textes ensemble ? Si c'est Dieu qui nous convertit, pourquoi nous
ordonne-t-il de nous convertir ? et si c'est nous-mêmes qui nous convertis-
sons , pourquoi demandons-nous à Dieu qu'il nous convertisse ? Ah ! mes
Frères, répond ce saint docteur, voilà justement. le secret de cette prédes-
tination adorable, sur quoi sont fondés tous les devoirs de la vie chrétienne.
C'est qu'autant qu'il serait injurieux à Dieu que nous eussions jamais sans
lui la pensée de nous convertir, autant nous est-il inutile de nous flatter
que Dieu seul nous convertira ; c'est que , pour nous sauver selon les lois
établies par la divine Providence , deux conversions sont nécessaires , la
conversion de Dieu et la nôtre , la conversion de Dieu à nous et notre con-
version à Dieu. Il faut que Dieu se convertisse à nous, en nous prévenant
par sa grâce ; ec il faut que nous nous convertissions à Dieu , en suivant
avec fidélité le mouvement de sa grâce. Voilà toute la théologie d'un chré-
tien. Il est vrai que Dieu s'est chargé de la première de ces deux conver-
sions , et qu'elle est uniquement de son ressort ; mais il n'est pas moins
vrai qu'il a prétendu que nous fussions chargés de l'autre , comme d'une
condition dont nous devons personnellement lui répondre. Je dois donc ,
1 Thren., 5. — * Isaï., 45.
T. I. 25
386 SUR LA PREDESTINATION.
si je raisonne bien , jeter tellement , comme parle l'Apôtre , dans le sein
de Dieu toutes mes inquiétudes , Omnem sollicitudinem vestram proji-
cientes in eum x, que je m'en réserve néanmoins une partie ; ou plutôt ,
je dois tellement les jeter toutes en Dieu, qu elles demeurent encore toutes
en moi. Pourquoi cela? parce que mon salut dépendant tout à la fois et de
Dieu et de moi , comme je suis obligé , en tant qu'il dépend de Dieu , de
l'abandonner à sa sagesse et à sa miséricorde ; aussi , en tant qu'il dépend
de moi , suis-je obligé de m'y appliquer avec tout le zèle et toute la fer-
veur dont je suis capable. Je dois , selon le précepte de Jésus-Christ ,
m1 attacher inviolablement à ces deux termes , et en faire comme les deux
points fixes sur quoi roule toute ma prédestination et toute ma conduite :
Vigilate et orate*, veillez et priez. Je dois prier, parce que je ne puis
rien sans la grâce ; et je dois veiller, parce que la grâce , toute-puissante
quelle est, ne fait rien sans moi. Si je veille sans prier, c'est par orgueil;
si je prie sans veiller, c'est illusion. La vigilance détachée de la prière , me
fait oublier ma dépendance ; et la prière détachée de la vigilance , me fait
oublier le soin que je dois avoir de moi-même. L'une et l'autre , jointes
ensemble , font ce juste tempérament en quoi consiste de notre part la pré-
destination divine; et par là je sauve tout, et ne risque rien.
Mais si je suis prédestiné , direz-vous , je n'ai rien à craindre ; et si je ne
le suis pas , tous mes soins et toutes mes craintes ne me peuvent sauver.
Écoutez-moi , Chrétiens ; voilà le faux raisonnement dont le libertinage a
de tout temps prétendu se prévaloir. Si je suis prédestiné , je n'ai rien à
craindre : quelle conséquence ! et moi je réponds que vous devez conclure
tout au contraire , et dire , Si je suis prédestiné , je dois travailler à mon
salut avec crainte et avec tremblement ; si je suis prédestiné , cela m'en-
gage à être attentif et à veiller continuellement sur moi-même. On dirait
d'abord que cette proposition a quelque chose de paradoxe. Nullement ,
Chrétiens : elle est fondée sur les principes , non-seulement les plus solides,
mais les plus naturels et les plus simples de la raison. Car si je suis pré-
destiné, il est évident que je ne le suis , et que je ne le puis être, que
dépendamment des moyens à .quoi Dieu a voulu attacher ma prédestina-
tion; ou, pour parler plus juste, que dépendamment des moyens qui sont
renfermés dans ma prédestination. Or, la foi m'apprend qu'un des moyens
les plus essentiels est le soin de mon salut , et la crainte des jugements de
Dieu est une défiance salutaire de ma propre fragilité , est une vigilance
exacte qui me serve de frein ,' et qui m'empêche de me livrer à mes pas-
sions et de tomber dans le relâchement. S'il y a une prédestination pour
nous, il est certain qu'elle comprend et qu'elle embrasse tout cela. Que
fais-je donc quand je viens à me négliger, sous ce vain prétexte de pré-
destination dont j'abuse? Admirez, Chrétiens, la faiblesse de l'esprit de
l'homme dans ses égarements : ce que je fais? je détruis moi-même le
fondement sur lequel je bâtis, c'est-à-dire je détruis ma prédestination
au même temps que je la suppose; et pourquoi? parce que j'en sépare ce
qui en est inséparable , ce qui s'y trouve essentiellement lié , et sans quoi
• 1 Petr., 5. — » Matih., 26.
SUR LA PREDESTINATION. 387
elle ne peut subsister dans le dessein de Dieu. Ainsi en voulant faire le
théologien , je raisonne en homme sans principes et sans connaissances.
En effet, mes Frères, disait saint Prosper, Dieu ne nous a pas prédesti-
nés selon nos idées, ni de telle sorte que notre prédestination puisse jamais
fomenter nos dérèglements ; il nous a prédestinés comme des créatures
raisonnables , libres , capables de mériter, et qui doivent gagner le ciel par
titre de conquête ou de récompense. C'est ce que nous enseignent toutes les
Écritures. Il est donc vrai que le bon usage de notre raison , que la sou-
mission de notre volonté, que nos mérites acquis , j'entends acquis par la
grâce et avec le secours de Dieu , que nos bonnes œuvres , que nos vertus,
que nos actions , que notre attachement au bien , que notre application à
fuir le mal , que tout cela doit nécessairement entrer dans notre prédesti-
nation éternelle , si nous sommes du nombre des prédestinés et des élus.
Et l'on peut dire que c'est en cela même que paraît la sagesse de notre
Dieu , de nous avoir prédestinés par sa grâce d'une manière si conforme
et si proportionnée à notre nature. D'où il s'ensuit que cette confiance
présomptueuse qui nous fait abandonner à Dieu notre salut , sans pré-
tendre y donner nous-mêmes nos soins, est dans la conduite de la vie une
contradiction manifeste, où l'homme, en quittant les voies droites que Dieu
lui a marquées, s'égare, se confond ; et pour me servir de l'expression du
Prophète royal , se dément dans son iniquité : Et mmtita est iniquitas
sibi1. En faudrait-il davantage pour nous préserver d'une erreur si gros-
sière et si sensible ?
Mais si cette erreur est mal fondée dans son principe , elle n'est pas
moins funeste dans ses effets , et c'est ici que je vous demande toute votre
réflexion. Car à quoi va cette pernicieuse maxime , de se reposer du soin
de son salut sur ce que Dieu en a déterminé ? à deux choses également
dangereuses et inévitables; savoir, à éteindre absolument dans l'homme le
zèle des bonnes œuvres , et à nourrir son libertinage. Je dis que cette pré-
somption éteint dans l'homme le zèle des bonnes œuvres ; c'est sa première
propriété : preuve infaillible qu'elle ne vient pas de Dieu. Car enfin , en
quelque sens que nous prenions la chose , et de quelque manière que nous
envisagions la prédestination dans Dieu , il en faut toujours revenir à cette
règle , dont il ne nous est pas permis de nous départir ; savoir, que si l'idée
que nous nous formons de cette prédestination va à diminuer en nous la
ferveur chrétienne et à nous faire négliger nos devoirs , quelque spécieuse
qu'elle nous paraisse , c'est une idée fausse. Nous semblât-elle appuyée sur
le témoignage de tous les Pères de l'Église , nous nous trompons , et nous
l'entendons mal : pourquoi ? parce que nous ne l'entendons pas comme
l'Apôtre, qui en était mieux instruit que nous, et qui rapportait tout ce
qu'il en savait à cette excellente conclusion : Quapr opter, Fratres , magis
satagite , ut per bona opéra certain vestram vocationem et electionem
faciatis% : C'est pourquoi , mes Frères , efforcez- vous d'autant plus à assu-
rer votre vocation et votre élection , par votre persévérance dans les bonnes
œuvres. Comme s'il eût dit : Au lieu de philosopher, de contester, de sub-
1 Psalm. 26. — 2 2 Petr., 1.
388 SUR LA PRÉDESTINATION.
tiliser sur le choix que Dieu a fait de vous (recherche qui sera toujours
inutile et même pernicieuse pour vous), appliquez -vous plutôt, Magis
sat agite; à quoi? à vous rendre ce choix favorable par tout le bien que
vous pouvez faire, et que vous ne faites pas, tandis que vous perdez le temps
à raisonner et à disputer : Quapropter magis satagite, ut per bona opéra
certam vestram vocationem et electionem faciatis.
Et voilà , disent les théologiens , la marque essentielle pour discerner
dans ces matières importantes , mais pour discerner sûrement , ce qu'il y
a de solide et ce qui ne l'est pas. Je m'explique. Telle doctrine touchant la
prédestination de Dieu est-elle saine et orthodoxe? ne l'est-elle pas? c'est
de quoi vous doutez ; et soit pour l'intérêt de votre salut , soit pour obéir
au commandement de saint Paul, vous voulez en faire l'épreuve, Omnia
autem pfobate* ; et moi je dis, Chrétiens, que voici par où il en faut juger.
Est-ce une doctrine qui me dispose à travailler pour Dieu, qui m'y engage,
qui m'y excite , qui m'en fasse naître le désir, qui me soutienne et qui
m'anime dans les résolutions que j'en ai formées? dès là je dois m'en défier.
Mais ne fait-elle rien de tout cela? je dois la tenir pour suspecte; et quel-
que couleur de vérité qu'elle ait d'ailleurs, je dois m'en éloigner comme
d'un écueil. Car ce fut ainsi que l'Église, dans le dernier concile, jugea
des opinions de Luther et de Calvin : elle les censura , elle les réprouva 9
pourquoi? parce que , sous prétexte d'exalter le mystère impénétrable de
la prédestination divine , elles inspiraient un mépris secret des œuvres
du salut.
Aussi, Chrétiens, l'un ou l'autre de ces fameux hérésiarques n'aurait-il
pas eu bonne grâce, en s' attachant aux principes de sa secte, de pousser
un point de morale sur les devoirs de la piété chrétienne? Après avoir fait
entendre à ses auditeurs que la prédestination de Dieu impose à l'homme
une absolue nécessité d'agir; que toutes nos actions, bonnes et mauvaises,
roulent sur ce décret que Dieu a formé de toute éternité ; que soumis à ce
décret , nous n'avons plus le pouvoir de nous déterminer au bien , ni de
nous détourner du mal ; que nous avons perdu notre libre arbitre , et par
conséquent que les préceptes de la loi , à ceux qui ne les observent pas ,
sont impossibles : l'un ou l'autre, dis-je, après avoir établi ces fondements,
n'aurait-il pas été bien reçu à faire le prédicateur, et à nous dire , en nous
prêchant la pénitence : Faites un effort, mes Frères; rompez vos liens,
affranchissez-vous de l'esclavage où vous êtes, sortez de l'occasion, renon-
cez à votre péché? Mais comment l'entendez-vous ? aurait pu lui répliquer
un pécheur. Si mon péché est arrêté dans cet ordre immuable des décrets
de Dieu, le moyen que j'y renonce ; et le moyen au contraire que je n'y
renonce pas , si mon salut est résolu? Si je ne suis pas prédestiné, comment
puis-je me convertir ; et si je le suis , comment puis-je ne me convertir
pas? pourquoi donc me presser de la sorte, puisque, selon vous, je suis
nécessité à l'un ou à l'autre? Vous dites que c'est Dieu seul qui me déter-
mine à faire le bien : pourquoi donc employer votre zèle à m'y déterminer
et à m'y résoudre? Par une telle réponse, l'homme le plus endurci n'au-
«£1 Tliess., 5.
SUR LA PREDESTINATION. 389
rait-il pas justifié son impénitence contre les maximes les plus sévères de
cette prétendue réforme?
De là vient que ceux qui la prêchaient ( c'est la réflexion d'un savant
cardinal, l'ornement de notre siècle, et le défenseur de l'Église), de là vient
que les prédicateurs de cette réforme , ou plutôt les ministres de cette hé-
résie, ne s'attachaient presque jamais à l'exhortation quand ils étaient
obligés d'instruire les peuples. Ils parlaient sans cesse à leurs auditeurs de
cette profondeur et de cet abîme des jugements de Dieu ; ils leur en inspi-
raient de l'horreur ; ils leur faisaient admirer cette adorable inégalité , qui
fait des uns des vases de colère et de perdition , et des autres des vases de
miséricorde : mais à peine s'engageaient-ils, ou à les presser sur les obli-
gations de leur état , ou à les confondre sur le désordre de leurs mœurs.
S'ils le faisaient quelquefois , c'était faiblement, et avec une secrète ré-
pugnance ; comme s'ils eussent bien senti qu'ils se contredisaient eux-
mêmes , et qu'ils eussent reconnu que ces grands et ces énergiques mou-
vements d'indignation , de reproches , de menaces , d'invectives contre les
pécheurs , qui sont si propres de la parole de Dieu , et où les prophètes ont
fait paraître toute la force et toute la grâce de l'Esprit saint qui les ani-
mait : que tout cela , dis-je , ne leur convenait pas. Pourquoi ? parce que
tout cela supposait une liberté qu'ils avaient entrepris d'abolir, et dont ils
ne retenaient que le nom. Jusque-là que pour parler conséquemment , et
pour soutenir leur erreur par une autre erreur, ils en vinrent enfin à
publier que les bonnes œuvres n'avaient nulle part au salut ; et que toute
l'affaire de la justification se réduisait à un seul point , je veux dire à une
simple imputation des mérites de Jésus-Christ , sans qu il en dût coûter
autre chose, pour être sauvé , que de croire, et de s'assurer soi-même,
par l'esprit intérieur de la foi, qu'on était en effet justifié et prédestiné.
Secret admirable pour aplanir le chemin du ciel , et pour y faire marcher
à l'aise, non-seulement les âmes lâches, mais même les plus chargées de
crimes. Or, je vous demande si cela seul ne suffisait pas pour les convaincre
de fausseté?
Vous me direz que cette doctrine , en rapportant tout à la prédestination
de Dieu, et ne laissant rien à la liberté de l'homme, est bien plus capable
d'humilier l'homme et de réprimer son orgueil : et moi , Chrétiens , je ne
conçois pas comment on peut se laisser séduire par une difficulté aussi
vaine que celle-là. Car en quoi consiste la vraie humiliation de l'homme?
n'est-ce pas , dit saint Bernard , en ce que l'homme ait quelque chose à se
reprocher, en ce qu'il soit obligé à se repentir, à s'accuser, à se condamner
soi-même, en ce qu'il envisage toujours son péché comme un sujet de honte,
comme une malice punissable, comme une infidélité criminelle; en ce qu'il
ne puisse pas se défendre de porter contre lui-même ce témoignage, qu'en
péchant il est allé contre les desseins de Dieu , et qu'il a manqué à sa
grâce? Voilà, selon toutes les Écritures , ce qui peut et ce qui doit humilier
le pécheur. Or comment entrera-t-il dans aucun de ces sentiments, s'il est
imbu de l'erreur que je combats? et s'il est prévenu de cette pensée , qu'il
n'a pu éviter le mal, comment se le reprochera-t-il ? s'il est dans cette
390 SUR LA PRÉDESTINATION.
opinion , que son péché n'a été qu'une suite fatale et nécessaire d'une desti-
née dont il n'était pas le maître, comment s'en accusera- t-il ? que ne
pourra- t-il point alléguer à Dieu , pour se justifier du blâme de l'avoir
commis ? Il n'en va pas de même dans la créance commune , et dans les
principes de la doctrine catholique. Car nous disons à Dieu : Seigneur, il
est vrai, j'ai été rebelle à vos ordres; vous m'avez appelé, et j'ai refusé de
vous obéir : je suis un ingrat et un perfide ; et ce qui fait ma confusion ,
c'est que je ne le suis que parce que je l'ai voulu, et qu'étant aidé comme
je l'étais de votre secours , je pouvais ne le pas vouloir. En parlant de la
sorte , nous nous humilions : mais quiconque s'écarte de cette voie simple
de la foi , tient un langage tout différent. Au lieu de s'accuser , il accuse
Dieu , il fait Dieu auteur de ses désordres , il s'en prend à Dieu de ce qu'il
est vicieux et emporté : ainsi , bien loin qu'on lui inspire l'humilité en
lui ôtant l'exercice de sa liberté, c'est au contraire par là qu'on lui apprend
à s'élever contre Dieu même.
De plus , il ne suffit pas pour être saine , qu'une doctrine serve à nous
humilier ; il faut qu'elle nous rende tout à la fois humbles et fervents ; et
si l'humilité qu'elle produit en nous n'est suivie de cette ferveur , c'est une
humilité trompeuse, qui nous séduit et qui nous perd. Or, il n'y* a que la
créance catholique qui puisse bien concilier ces deux choses , la ferveur et
l'humilité, parce que c'est la seule où l'on trouve cette alliance parfaite
de la prédestination et de la liberté. Car le pélagianisme , attribuant des
forces à l'homme pour agir indépendamment de Dieu, semblait rendre
l'homme fervent , mais il lui donnait de quoi s'enorgueillir . Le calvinisme
d'ailleurs, pour élever la prédestination de Dieu, anéantissant le libre
arbitre de l'homme, humiliait l'homme en apparence, mais il lui ôtait en
effet toute la pratique des bonnes œuvres. Que fait l'Église? elle tient le
milieu entre ces deux extrémités ; et , conduite par l'Esprit de vérité qui la
gouverne , elle nous enseigne une voie qui nous maintient dans. l'humilité
chrétienne, sans préjudice de la ferveur, et qui excite en nous la ferveur,
sans intéresser l'humilité chrétienne. Et cette voie, c'est la doctrine que je
vous prêche ; savoir, que pour l'accomplissement de la prédestination de
Dieu , nous devons coopérer et travailler avec Dieu.
Sans cela, non-seulement nous nous relâchons dans les devoirs du
christianisme , mais nous tombons , par une suite nécessaire , dans les
derniers désordres. Car, sur ce principe que quand Dieu le voudra et l'aura
prévu , on ne manquera pas de se convertir, et que jusque-là il serait
inutile d'y penser, on s'abandonne à tout, on se laisse emporter à la
violence de ses désirs , on contente ses appétits les plus sensuels , on ne se
modère en rien. Et de là vient que les libertins du siècle, par une politique
et un intérêt qu'il est aisé de comprendre , ont toujours appuyé et paru
goûter ces opinions dures de la prédestination : pourquoi? parce que ,
dans la dureté même de ces opinions , ils trouvaient de quoi se consoler,
en se justifiant à eux-mêmes le dérèglement de leur conduite et leurs plus
scandaleux débordements. Car ils étaient heureux que ce mystère de la
prédestination divine leur fût proposé d'une manière qui les rendit plus
SUR LA PREDESTINATION. 391
dignes de compassion que de répréhension ; qui leur épargnât la honte de
leurs crimes , qui leur fournît des expressions pour s'en accuser sans peine,
en disant , C'est Dieu qui m'a manqué ; qui les autorisât , pour ainsi
parler, à être violents , médisants , lascifs , impudiques , sans qu'on eût
droit de leur en faire d'autre reproche , sinon qu'ils s'étaient rendus cou-
pables de tout cela dans la personne du premier homme , en commettant
avec lui , ou plutôt par lui , ce premier péché qui nous a tous perdus :
ce qu'ils n'avaient nulle peine à reconnaître, et ce qu'ils confessaient
volontiers , parce que ce reproche leur était commun avec le reste des
hommes. Au lieu que la doctrine de l'Église leur était une source de
remords, parce qu'elle leur opposait toujours ce mauvais usage de leur
liberté, sur quoi ils ne pouvaient se défendre. Celle-ci les rappelait à
l'ordre, les reprenait, les convainquait, les condamnait, et par là même
les importunait : mais l'autre n'exigeant d'eux rien autre chose que de
déplorer leur misère , et de s'humilier sous la puissante main de Dieu ,
s'accommodait parfaitement à leur goût. Car ils voulaient bien s'humilier
devant Dieu , pourvu qu'ils en fussent quittes pour cela , et qu'on ne leur
demandât rien davantage.
De là vient encore que , dans les 'temps où la corruption des mœurs a été
plus générale, ces matières de la prédestination et du libre arbitre sont
devenues plus communes, et, si j'ose dire, plus à la mode. Chacun en a
prétendu discourir, jusqu'à ceux mêmes et jusqu'à celles qui devaient moins
en parler. Elles ont affecté cette vaine science que saint Paul leur défen-
dait si expressément ; elles se sont rendues éloquentes sur la faiblesse de
l'homme , et sur sa dépendance infinie de Dieu ; elles se sont fait une dé-
votion d'en raisonner , et elles ont enfin réduit toute leur piété à cette spé-
culation et à ce langage d'humilité. Or j'avoue, Chrétiens, que- bien loin
d'être touché de ce langage, j'ai toujours eu de la peine à ne m'en pas dé-
fier; car on ne sait que trop jusqu'où peut aller l'abus de cette prétendue
faiblesse , et les conséquences qu'en tire le libertinage. Qu'une âme ver-
tueuse et attachée à ses devoirs gémisse de la faiblesse extrême où nous
sommes tombés par le péché, j'en suis édifié : pourquoi? parce que sa vie
m'est un témoignage qu'elle prend la chose dans le bon sens et dans le vé-
ritable esprit de la foi. Mais qu'une âme mondaine s'en explique sans cesse,
et en revienne toujours à ce mystère de la prédestination dé Dieu et de l'im-
puissance de la créature , c'est un scandale pour moi. Car , sans entreprendre
de juger ce qu'elle conclut de là, je ne puis m'empêcher de voir ce qu'elle
en peut conclure. Or à quoi n'irait pas cette conclusion? Encore une fois,
lame simple et bien intentionnée ne fait point tant la théologienne et la
savante. Elle sait ce que Dieu lui commande, et elle met en lui sa con-
fiance. Voilà à quoi elle s'en tient. Mais supposé ce commandement et cette
confiance, elle sait que c'est à elle du reste à se conduire, à répondre de
ses actions , et à se garantir par là non-seulement de la censure des hommes ,
mais du jugement de Dieu. Ainsi, sans philosopher, elle trouve le point de
la vraie philosophie chrétienne . qui est de se tenir dans le devoir et de
bien vivre.
392 SUU LA PRÉDESTINATION.
Et certes , où en serions-nous si cette règle venait à être abolie? S'il fal-
lait que le gouvernement du monde roulât sur ce principe , que les hommes ,
conséquemment à la prédestination de Dieu , ne sont plus maîtres de leur
volonté, où en serait, je ne dis pas le christianisme et la religion , mais
même la police qui maintient tous les états? Quelle probité y aurait-il dans
le commerce , quelle fidélité dans les mariages , quelle soumission dans les
inférieurs, quelle modération dans les supérieurs? L'un dirait, La colère
m'emporte, et je ne puis me retenir : l'autre, La domination me révolte,
et je ne suis pas né pour obéir. Celui-ci , Je ne me sens pas encore assez
efficacement inspiré de payer mes dettes; celle-là, J'attends que Dieu me
touche , pour garder la foi conjugale. Et de là quel renversement dans l'uni-
vers , quelle dépravation de mœurs ! Vous le voyez , Chrétiens ; et plaise au
ciel que cette maladie dont notre siècle n'est que trop infecté , n'achève
point enfin de le corrompre , et qu'elle n'en fasse pas le siècle de l'iniquité
consommée ! Au moins est-il vrai que les païens mêmes en ont prévu les
affreuses conséquences. Car c'est pour cela, dit saint Augustin, que Cicé-
ron n'ayant pas assez de lumière pour accommoder la liberté de l'homme
avec la prescience de Dieu , et se croyant obligé ne nier Tune ou l'autre ,
aima mieux douter de la prescience de Dieu, que de la liberté de l'homme:
pourquoi ? parce qu'en conservant la liberté de l'homme , il sauvait le fon-
dement des mœurs, des vertus, des devoirs. Mais pour nous, ajoute saint
Augustin, nous embrassons l'un et l'autre ensemble : la prescience, pour
croire ce que nous devons croire de Dieu ; et la liberté, pour faire ce que
Dieu demande de nous. Nos autem utramque complectimur : illam, ut
bene credamus; istam, ut bene vivamus*. Or ce qu'il disait de la pres-
cience, je le dis , et encore avec plus de sujet, de la prédestination.
Mais peut-être me direz-vous que le libre arbitre et cette coopération de
l'homme nous donne lieu de nous glorifier. Eh bien, mes Frères, reprend
saint Augustin , si nous sommes justes et enfants de Dieu , ne devons-nous
pas, aussi bien que saint Paul, avoir de quoi nous glorifier en lui et par
lui? Qui gloriatur, in Domino glorietur% . N'est-ce pas ainsi que les saints
se sont glorifiés , et en particulier David , quand il s'écriait : In Deo lau-
dabo sermones meos 3 : Je me glorifierai en Dieu de mes œuvres : de mes
œuvres , parce que je les ai faites pour Dieu ; et en Dieu , parce que c'est
de lui que j'ai reçu le pouvoir de les faire : Et in Deo, et meos; in Deo:
quia ab ipso; meos, quia accepikCî N'est-ce pas pour cela, dit le même
Père, que nos bonnes œuvres, qui sont des bienfaits et des grâces de la part
de Dieu, sont aussi des mérites de notre part; et que quand Dieu nous ré-
compense , il couronne en nous ses propres dons : Coronat in nobis dona
sua 5? Non , non , mes Frères, conclut ce saint docteur, il ne nous est point
défendu de nous glorifier dans notre Dieu, puisqu'il est vrai, au contraire ,
que si nous n'avons de quoi nous glorifier dans le Seigneur , il nous ré-
prouve. Malheur à nous , disait saint Bernard, si nous paraissons devant
Dieu présomptueux et superbes ! mais aussi malheur à nous-mêmes , si
nous paraissons devant lui sans mérites et sans œuvres ! Heureuse l'Épouse
• A113. ~- ' ! Cor,, 1, — ' Psalm. 55. — * Aug. — 5 Idem.
SUR LA PRÉDESTINATION. 393
de Jésus-Christ, c'est-à-dire l'Église, parce qu'elle a des mérites solides
sans présomption et une sainte présomption sans de vains mérites ! Félix
Ecclesia, cui nec mérita sine prœsumptione , nec prœsumptio sine meri-
tis deest x ! Elle a de quoi présumer , mais non pas de ses mérites propres.
Elle a des mérites acquis par la grâce, mais non pas pour présumer d'elle-
même : Habet undè prœsumat, sed non mérita; habet mérita, sed non ad
prœsumendum%. D'où il s'ensuit, par un secret divin, que sa présomption
même la sanctifie , parce qu'elle est uniquement fondée sur Jésus-Christ ;
et que ses mérites la glorifient devant Dieu , parce qu'ils procèdent d'une
liberté parfaitement soumise à Dieu.
C'est ainsi , mes chers auditeurs, que tout homme chrétien doit raison-
ner. Confiance en Dieu , mais au même temps vigilance sur soi-même et
attention à son salut , pour correspondre aux desseins de Dieu : sans cela
l'on tombe dans une présomption criminelle. Et savez-vous , Chrétiens ,
par où Dieu nous confondra sur cette présomption? par nous-mêmes, par
nos propres sentiments, et aussi bien que le serviteur de l'Évangile, par
notre propre confession : Ex ore tuo. Car, dans les autres affaires, tout
persuadés que nous sommes de la providence et de la prédestination de Dieu ,
nous ne négligeons rien de notre part , et nous ne prenons même que trop
de moyens et trop de mesures. S'agit-il d'une entreprise où notre fortune,
où notre honneur est intéressé , quoique nous sachions que Dieu a prévu ce
qui en doit réussir, et que le succès en est déjà marqué dans l'ordre de sa
prédestination? nous ne laissons pas d'y apporter tous nos soins, d'y em-
ployer tout notre crédit , d'en prévenir toutes les suites , d'en éloigner tous
les obstacles ; et nous nous faisons même de notre zèle là-dessus et de notre
activité une sagesse et une vertu. Dieu sait, disons-nous, ce qui en arri-
vera; mais il veut néanmoins que je m'aide : car il n'est pas obligé à faire
des miracles pour moi ; et sa prédestination même m'engage à me servir des
moyens qu'il me présente , pour parvenir à la fin que je me propose. C'est
ainsi que nous raisonnons, et en cela nous raisonnons bien. Il n'y a que
l'affaire du salut où nous prenons d'autres idées , où nous voulons que Dieu
fasse tout, où nous nous reposons de tout sur la Providence, tandis que
nous demeurons tranquilles et sans action.
Or voilà , Chrétiens , ce qui achèvera notre condamnation au jugement de
Dieu , cette opposition de nous-mêmes à nous-mêmes , cette contradiction
de nos sentiments , cet empressement, cette ardeur à l'égard des choses tem-
porelles, et cette lâcheté, cette négligence à l'égard du salut; voilà ce qui
nous fermera la bouche , et à quoi nous ne répondrons jamais. Que fau-
drait-il faire? Ah! mes chers auditeurs, la grande maxime (et que ne puis-jc
vous l'imprimer profondément dans le cœur!) comprenez-la bien. Nous
nous appliquons aux affaires du monde, comme s'il n'y avait ni providence ,
ni prédestination divine , et que tout dépendit de nous ; et nous traitons
l'affaire du salut comme si nous n'en étions pas chargés , et que tout dé-
pendit de Dieu. Rectifions l'un par l'autre ; servons-nous de l'excès de l'un
pour suppléer au défaut de l'autre : c'est-à-dire travaillons aux affaires du
1 Bcrn. — » Idem.
394 SUR LA PRÉDESTINATION.
monde avec un peu plus de cet abandon à la Providence que nous portons
trop loin dans FalTaire du salut; et travaillons à l'affaire du salut avec plus
de cet empressement et de cette inquiétude que nous avons trop dans les
affaires du monde. Vaquons aux affaires du monde avec plus de confiance
en Dieu , avec plus de soumission aux ordres de Dieu , reconnaissant que
sans lui tous nos soins sont inutiles : et vaquons à l'affaire du salut avec
plus de réflexion sur nous-mêmes , avec plus de défiance de nous-mêmes ,
avec plus de zèle pour nous-mêmes , reconnaissant que sans nous Dieu ne
veut pas accomplir l'œuvre de notre sanctification. Joindre ces deux choses
ensemble et les allier dans la conduite de la vie , voilà de quoi nous rendre
de parfaits chrétiens.
Mais surtout revenons-en toujours à cette demande du Sauveur, et à
cette volonté dont nous devons être nous-mêmes garants : Vis sanus péri?
Eh bien ! ne veux-je donc pas guérir de cette maladie invétérée qui cause
la mort à mon âme, de cette passion déréglée, de cet attachement crimi-
nel, de cette faiblesse honteuse? ne m'en relèverai-je jamais? ne veux-je
pas enfin y mettre ordre? car à force de- nous le demander et d'en conce-
voir la nécessité , nous le voudrons ; et à force de le vouloir , cette volonté
étant le commencement de notre guérison , ou plutôt de notre conversion
même , nous y parviendrons. C'est ainsi qu'on évite la présomption , et
vous allez voir comment on doit encore éviter la défiance et le désespoir:
c'est la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
C'est une maxime fondée sur toutes les règles de la prudence , qu'en ma-
tière de délibération, il faut toujours commencer par ce qu'il y a de sûr et
d'évident, pour se déterminer ensuite sur les points douteux et obscurs ; et
un des égarements de l'homme dans la recherche de la vérité est de s'atta-
cher , comme il arrive quelquefois , à ce qu'il y a d'obscur et de douteux ,
pour s'en faire un sujet de peine, sur les points même les plus sensibles et
les plus certains. Or cet égarement , dont les conséquences d'ailleurs sont
si pernicieuses , est celui même où nous tombons sur le sujet de la prédesti-
nation. Je m'explique : dans le mystère de la prédestination considéré par
rapport à nous , il y a quelque chose d'incertain et quelque chose d'assuré ,
quelque chose d'évident et quelque chose de caché : ce qu'il y a d'évident
et d'assuré, c'est que Dieu , de quelque manière qu'il prédestine les hommes,"
est un Dieu de miséricorde et de bonté ; et que si jamais il nous réprouve,
ce ne sera que parce que nous n'aurons pas voulu coopérer à notre salut ,
et que nous aurons abusé des moyens et des secours qu'il nous avait four-
nis. Principe indubitable dans la religion , et que nous comprenons sans
peine : mais ce qu'il y a d'incertain et de caché , c'est la manière dont Dieu
a prédestiné les hommes , pourquoi il traite les uns plus favorablement que
les autres, pourquoi il choisit ceux-ci préférablement à ceux-là, pourquoi
il ne donne pas toujours tous les secours qu'il pourrait absolument donner :
car ce sont là ces questions profondes dont parlait le pape Célestin pre-
mier, sur lesquelles l'Écriture ne s'est point expliquée suffisamment à
SUR LA PRÉDESTINATION. 305
nous , et que Dieu veut que nous regardions comme des secrets qui lui sont
réservés. De là vient que l'Église elle-même n'a point porté jusque-là ses
décisions , et qu'elle a mieux aimé nous laisser dans l'obscurité et dans le
doute, que de pénétrer dans les conseils de Dieu ; et voilà encore une fois ce
que nous ne comprenons pas. Or prenez garde, Chrétiens; ce qui nous
trouble dans ce mystère de la prédestination , c'est ce que nous n'y com-
prenons pas et dont nous doutons : mais au contraire , ce que nous y
comprenons , et de quoi nous ne doutons pas , a une vertu admirable pour
nous consoler, pour nous fortifier, pour dissiper tous les nuages qui
s'élèvent dans nos esprits , et pour nous rassurer.
Si donc on agissait conformément aux desseins de Dieu , on corrigerait
l'un par l'autre ; et des vérités consolantes que Dieu nous a expressément
révélées pour animer notre espérance et pour la soutenir , on se ferait des
armes pour combattre ces pensées et ces défiances , qui ne sont tout au plus
fondées que sur des incertitudes. Mais que faisons-nous? tout le contraire :
de ces incertitudes mal conçues, nous nous faisons des sujets de tentation,
au préjudice des assurances que Dieu nous a positivement données ; je ne
sais si vous m'entendez bien : et parce qu'il y a dans le mystère de la pré-
destination certains points qui sont au-dessus de nos connaissances , qui
nous étonnent et qui nous effraient , nous nous en préoccupons jusqu'à
douter si Dieu en effet nous a sincèrement aimés, jusqu'à croire qu'il n'a
pas eu la volonté de nous sauver, jusqu'à nous abandonner à un désespoir
qui presque toujours est suivi des derniers désordres : Desperantes , semet-
ipsos tradiderunt impudicitiœ , in operationem immunditiœ omnis1. Y
a-t-il un égarement plus dangereux et plus funeste ? Revenons-en , Chré-
tiens , aUx deux grands principes que l'Évangile nous met aujourd'hui de-
vant les yeux pour nous préserver d'un tel malheur, la bonté de Dieu d'une
part, et notre liberté de l'autre : la bonté de Dieu, dans l'offre que le Sau-
veur du monde fait au paralytique de le guérir ; notre liberté, dans la con-
dition qu'il y ajoute , en lui demandant s'il le veut : Vis sanus fieri ? la
bonté de Dieu, qui nous répond de Dieu ; et notre liberté, qui nous fait im-
puter à nous-mêmes notre perte : toutes deux , qui doivent nous relever de
ce découragement où notre lâcheté nous plonge, pour nous entretenir dans
F impénitence.
Car voici comment je raisonne, et comment il me semble que tout
homme chrétien doit raisonner. Je ne connais pas les voies secrètes que
Dieu a tenues, ni les mesures qu'il a prises dans la disposition de mon sa-
lut , et il ne m'appartient pas de les examiner : mais je sais par-dessus toutes
choses que Dieu est bon , et que ce mystère de prédestination , qui me pa-
raît d'abord si terrible , est souverainement le mystère de sa miséricorde.
Je sais , et c'est ce qui doit faire ma plus solide consolation , qu'en consé-
quence de ce mystère, mon salut est entre les mains de Dieu : voilà ce que
je sais , et dont je ne me départirai jamais. C'était le sentiment de l'Apôtre :
Scio cui credidi*; Je sais, disait-il, quel est celui à qui j'ai confié mon
dépôt , et cette connaissance , sur laquelle je me fonde , me rend inébran-
1 Epbes., i. — 2 2Tini., 1.
396 SUR LA PRÉDESTINATION.
lable dans ma confiance. Que Dieu soit bon , en puis-je douter , à moins que
je ne doute de son être même, et, comme parle saint Augustin, que je ne
lui dispute jusqu'à son essence? Si donc en me parlant de Dieu, on m'en
fait une image qui me le représente comme un Dieu cruel , comme un Dieu
qui ne m'a créé que pour me perdre , comme un Dieu qui attache mon sa-
lut à des choses que je ne puis faire, et qu'il ne veut pas me donner le
pouvoir de faire, déterminé toutefois à me punir si je ne les fais pas : en
un mot, comme un Dieu qui dispose tellement de ses créatures, qu'il n'y
a point de père , pour peu équitable et pour peu sensible qu'il soit , qui
n'eût honte d'en user de même à l'égard de ses enfants (car c'est l'idée
qu'en donnait Calvin, et la prédestination, dans les maximes de sa secte,
renfermait tout cela) ; si, dis-je, on me figure un Dieu de la sorte, je ne
dois point m'alarmer, beaucoup moins désespérer. Car j'ai de quoi m'in-
scrire en faux contre cette idée chimérique , et injurieuse à Dieu ; j'ai de
quoi la détruire, en disant : Non , ce n'est point là le Dieu qui m'a fait ce
que je suis. S'il était tel, je ne pourrais plus l'aimer ; et si je ne pouvais plus
l'aimer, il ne serait plus mon Dieu, ni je ne serais plus sa créature. Ce
n'est point là le Dieu que l'Écriture m'apprend à réclamer comme le Dieu
de mon salut , Deus salutis meœ. Étant de ce caractère , il serait plutôt le
Dieu de ma damnation. Il est vrai que c'est un Dieu terrible dans ses con-
seils ; mais il n'est pas moins vrai que ses conseils sont les conseils d'un Dieu
souverainement aimable, et que sa miséricorde au moins dans cette vie
l'emporte toujours sur sa justice. Or, dans cette idée, non-seulement sa
justice surpasserait sa miséricorde, mais elle l'anéantirait ; et Dieu , si j'ose
parler ainsi , dépouillé du plus divin de ses attributs , ne serait plus à mon
égard qu'une partie de lui-même. Je le craindrais , mais de la crainte des
démons. Je croirais en lui, mais d'une espèce de foi qui ne produirait que
l'aversion et la haine. Or, en quelque sens que je prenne les choses , la pre-
mière règle que me donne le Saint-Esprit , c'est d'avoir toujours des sen-
timents avantageux de la bonté de mon Dieu : Sentite de Domino in boni-
tate 1 ; et si l'idée que je me forme de la prédestination ne s'accorde pas
avec ces sentiments, je dois conclure que c'est une idée fausse, et qu'il ne
m'est plus permis de m'y arrêter.
Je dis plus, et je prétends que ce mystère de la prédestination de Dieu,
bien loin d'avoir de quoi nous troubler, doit positivement nous consoler ;
et pour en être persuadé , il me suffit de me souvenir que c'est le mystère
de cette charité éternelle dont Dieu nous a aimés ; In charitate perpétua
dilexi te 2. Je puis donc bien l'admirer cet incompréhensible mystère : je
puis m'écrier avec l'Apôtre : 0 altitudo 3 ! ô profondeur ! ô abîme ! mais
le terme qui suit me fait bien connaître que cette profondeur et cet abîme
n'a rien qui doive me décourager, puisque l'Apôtre me dit que c'est un
abîme de trésors et de richesses : O altitudo divitiarum! Or un abîme de
richesses peut me causer de la surprise , mais non pas me jeter dans l'a-
battement et dans la défiance.
C'était aussi sur ce fondement que saint Pierre apprenait aux fidèles à
' Sap., 1. — 2 Jerem., 31 3 Rom., 11.
SUR LA PREDESTINATION. 397
établir la paix de leurs âmes : Omnem sollicitudinem vestram projicien-
tes in eum, quoniam ipsi est cura de vobis l. Déchargez-vous, leur disait-il
mes Frères , de toutes ces inquiétudes et de ces anxiétés qui pourraient
vous accabler : et sur qui vous en déchargerez-vous ? sur votre Dieu , qui
vous aime en père, et qui veut toujours prendre soin de vous. J'avoue que
notre salut est entre ses mains , et qu'il dépend même bien plus de lui que
de nous. Mais n'est-ce pas ce qui doit faire le comble de notre joie, de
pouvoir dire à Dieu , comme David : In manibus tais sortes meœ 2 : c'est
entre vos mains , Seigneur, qu'est ma destinée ; je ne dis pas seulement
ma fortune temporelle , mais mon éternité. Quand il serait en mon pouvoir
de mettre mon sort ailleurs, où pourrais-je le placer plus sûrement qu'entre
les mains de ce Dieu également puissant , bon et fidèle ? S'il était entre
les miennes , où en serais-je? et aussi léger, aussi fragile que je le suis, sur
quoi compterais-je , et où serait ma confiance et mon appui? Quelle pen-
sée plus douce pour un chrétien , que de considérer Dieu comme le gardien
et le dépositaire de son salut? et pour le pécheur le plus invétéré dans ses
désordres , quel fonds d'espérance que cette réflexion qu'il peut faire : Mon
salut est encore dans les mains de Dieu ! Dieu pourrait-il le punir plus
sévèrement que de lui abandonner la conduite de cette grande affaire, en
l'abandonnant à lui-même? et quand Dieu veut en effet exercer toute la
rigueur de sa justice sur une âme libertine , n'est-ce pas ainsi qu'il en
use? N'éprouvons-nous pas , quand nous sortons de l'état du péché , que
le premier mouvement de notre conversion est d'aller trouver en Dieu ce
salut, que nous avions perdu dans le commerce du monde? Et si les im-
pies veulent nous rendre témoignage de ce qui se passe dans eux , ne se-
ront-ils pas obligés de reconnaître et de confesser que le dernier pas qui
les conduit à l'endurcissement , est cette damnable conclusion qu'ils tirent,
que désormais il n'y a plus pour eux en Dieu de salut , et qu'il leur serait
inutile de l'y vouloir chercher ? Il est donc de notre intérêt que le salut
dépende de Dieu , et que ce soit lui qui en dispose le premier, par cette
préparation de grâces que saint Augustin appelle prédestination.
Mais enfin, dites-vous, les Saints ont tremblé, en considérant ce mys-
tère ; et si ce mystère a fait trembler les Saints , pourquoi ne pourra- t-il
pas désespérer les pécheurs? Encore un mot pour votre édification : j'a-
chève par la plus invincible de toutes les preuves. J'en conviens, les Saints
ont tremblé dans la vue de ce mystère ; mais bien loin que ce qui leur a
causé tant de frayeur puisse autoriser notre désespoir, je soutiens que c'est
ce qui le condamne ; et la raison en est sensible. Car ils n'ont tremblé que
parce qu'ils savaient que ce mystère, outre la dépendance infinie qu'il a
de Dieu, avait encore un enchaînement nécessaire avec leur liberté, et
qu'ils ont envisagé leur liberté comme la source de tous les dérèglements.
Or, cela même , c'est ce qui rend notre désespoir inexcusable par rapport
à notre salut : pourquoi ? parce que du moment que notre liberté y entre ,
il s'ensuit toujours que si nous nous perdons, ce n'est que parce que nous
le voulons. Notre libertinage voudrait n'en pas convenir, et un de ses arti-
1 1 Petr., 5. — a Psalm. 30.
398 SUR LA PREDESTINATION.
fices est de nous faire croire , par exemple , qu'il est impossible de se sauver
dans le monde , au moins dans certaines conditions du monde, pour avoir
droit de se porter à tout , et pour se maintenir dans la possession de tout
entreprendre et de tout faire. Mais Dieu , Chrétiens , renverse bien ce
prétexte, par la menace foudroyante qu'il fait aux impies dans l'Écriture :
Vocavi, et renuistis : ego quoque in interitu vestro ridebo f. Car il ne dit
pas , Je vous ai appelés , et vous n'avez pu me suivre : paroles qui , tout
Dieu qu'il est , le rendraient responsable de notre perte , et nous donne-
raient en quelque sorte gain de cause contre lui. Mais , Je vous ai appe-
lés, et vous n'avez pas voulu venir à moi, c'est-à-dire, vous ne l'avez
pas voulu efficacement , vous ne l'avez pas voulu absolument , vous ne
l'avez pas voulu constamment , vous ne l'avez pas voulu de la manière
dont vous aviez coutume de vouloir les choses , quand vous les vouliez de
bonne foi. Or, supposé qu'il ait tenu à nous de le vouloir, quel sujet
avions-nous donc ou avons-nous encore de désespérer? Si pour devenir
grands et riches nous n'avions qii a le vouloir, qui désespérerait de l'être ?
Voyez , mon Frère , dit saint Augustin , si vous pouvez vous plaindre dans
un point où l'on n'exige rien de vous, sinon que vous le vouliez? Vide si
labor est , ubi velle satis est 2? Le désespoir des damnés est de penser : Je
le pouvais, et je ne l'ai pas voulu. Que dis-je? leur désespoir ne vient pas
seulement de là , il vient de penser : Je le pouvais alors , mais je ne l'ai
pas voulu ; et maintenant que je le voudrais , je ne le puis plus. Or notre
condition dans cette vie n'est jamais telle , car nous ne pouvons jamais
dire : Je le veux et ne le puis pas ; mais nous devons toujours dire avec
certitude : Je le puis encore par la grâce de mon Dieu, et il ne s'agit pour
moi que de le vouloir.
Voilà , mes chers auditeurs , par où Dieu confondra un jour nos déses-
poirs , ou plutôt ces honteux relâchements dont le désespoir que je combats
est le principe. En vain nous retrancherons-nous sur les difficultés du
salut : Vous le pouviez , nous répondra Dieu , mais vous ne l'avez pas
voulu ; et bien loin que ce prétexte d'une impossibilité prétendue de se
sauver dans le monde nous rende moins coupables devant lui, ce sera, dit
saint Chrysostome, le premier chef de notre condamnation. Car le premier
de tous nos devoirs était de savoir, de croire , d'être bien persuadés que
nous pouvions nous sauver dans le monde , et dans la condition du monde
où Dieu nous avait engagés. De nous être donc figuré que nous ne le pou-
vions pas, et d'avoir par là ruiné toute l'espérance chrétienne, de nous
être par là réduits nous-mêmes à un abandon criminel , c'est par où Dieu
commencera notre jugement.
Nous voulons le salut : car où fut jamais l'insensé qui ne le voulut pas?
mais nous le voulons d'une volonté générale et indéterminée : on s'en tient
à des désirs vagues , sans descendre jamais aux moyens. Nous le voulons
d'une volonté faible et lâche : le moindre obstacle nous arrête , et les plus
légères difficultés nous rebutent. Nous le voulons d'une volonté inefficace
et sans action : dès qu'il faut mettre la main à l'œuvre et travailler, nous
1 Prov., 1. — 3 Aug.
SUR LA PRÉDESTINATION. 390
assujettir à certains devoirs indispensables , à certaines pratiques , à cer-
taines règles , le courage nous manque , et nous nous rendons. Nous le
voulons d'une volonté étroite et bornée ; nous sommes prêts à prendre telle
et telle voie, à faire telle et telle chose , mais rien au delà.
Est-ce ainsi, nous dira Dieu, que vous vouliez tout le reste? Est-ce ainsi
que vous vouliez la guérison d'une maladie mortelle? Est-ce ainsi que vous
vouliez le gain d'un procès ? Combien de ces volontés stériles et sans effet
Dieu ne réprouvera-t-il pas, en les rejetant comme de fausses volontés?
Pilate voulait sauver Jésus- Christ : en sera-t-il cru pour dire : Je le vou-
lais ? Hérode voulait épargner Jean-Baptiste : osera-t-il dire qu'il le voulut
comme il fallait le vouloir? Ce jeune homme de l'Évangile voulait être
parfait ; mais le voulait-il quand il s'en retourna triste et affligé après
l'avis que lui donna le Sauveur du monde? Non, non, Chrétiens, ne nous
flattons pas , en disant que nous voulons nous sauver ; c'est imposer à
Dieu et nous démentir nous-mêmes , puisqu'au même temps nous nous
rendons malgré nous mille témoignages secrets que le salut est de toutes
les choses du monde celle que nous voulons moins , et que nous nous
efforçons moins de vouloir.
Et c'est ici qu'il faut encore vous découvrir une autre erreur que vous
n'avez peut-être jamais remarquée , mais dont vous conviendrez sans
peine, pour peu que vous vous appliquiez à la comprendre. Car que fai-
sons-nous? Excellente réflexion de saint Chrysostome, et qui vaut une
prédication tout entière ! Que faisons-nous ? le voici : Dieu nous déclare en
mille endroits de l'Écriture , et dans les termes les plus exprès, qu'il nous
veut sauver : Qui vult omnes homines salvos fieri 1 ; et en mille endroits
de l'Écriture il nous reproche dans les mêmes termes que nous ne le vou-
lons pas : Quoties volui congregare filios tuos, et noluisti 2?Mais nous,
par une obstination bizarre , nous tâchons à nous persuader que nous le
voulons, et nous prétendons que c'est Dieu qui ne le veut pas. Au lieu de
douter de nous-mêmes , et de nous tenir sûrs de lui , nous nous défions
de lui , et nous nous répondons de nous. Nous cherchons des subtilités pour
nous prouver qu'il ne le veut pas, lorsqu'il le veut; et nous sommes in-
génieux à nous faire accroire que nous le voulons , lorsqu'il est' constant
que nous ne le voulons pas. Mais à quoi se termine l'un et l'autre? à une
négligence totale et absolue de tout ce qui regarde le salut. Cependant il
sera toujours vrai , quoi que nous fassions , que notre perte vient de nous,
de nous , dis-je , librement et volontairement ; que c'est nous qui avons
péché , nous qui nous sommes égarés , nous qui nous sommes précipités
dans l'abîme.
Ah ! mes chers auditeurs , n'entrons point tant dans ces questions impé-
nétrables de la grâce , et dans ce ténébreux mystère de la prédestination ;
mais tenons-nous-en à ce qu'il a plu à Dieu de nous révéler. C'est un
mystère qui a servi de fond aux hérésies , faisons-en pour nous un mys-
tère de foi ; c'est un mystère où l'on a donné aisément dans l'erreur, atta-
chons-nous aux décisions de l'Église ; c'est un mystère dont les libertins
1 1 Cor., 9; 1 Tim., 2.-2 Matth., 23.
400 SUR LA PRÉDESTINATION.
se sont prévalus pour demeurer dans leurs dérèglements , servons-nous-en
pour nous exciter à la pratique des bonnes œuvres. Portons même encore,
s'il le faut , la chose plus loin et à une extrémité tout opposée , et disons
comme ce solitaire, attaqué d'une violente tentation de désespoir : Eh
bien ! si je suis réprouvé , au moins je glorifierai Dieu dans cette vie. Mais
pourquoi le penserais-je de la sorte , puisque Dieu me commande d'espérer
en lui , puisqu'il m'a obligé de l'invoquer comme mon Sauveur, puisqu'il
m'invite à la pénitence, puisqu'il me punit si je ne la fais pas, et que
par là il m'apprend que je puis la faire si je le veux , et me sauver? Voilà
ce que je ne puis ignorer, ce que je reconnais, et ce qu'il me suffit de
connaître pour me soutenir, pour m'animer, pour m'encourager.
Il n'y a donc point d'état dans la vie où l'on doive désespérer de son
salut ; car la vie présente est la voie du salut ; et tandis que je suis dans
la voie, je puis toujours arriver au terme , parce que j'ai toujours tous les
moyens nécessaires pour y parvenir, que je puis toujours les prendre, et
que je n'ai qu'à le vouloir, et à le bien vouloir. Autrement , pourquoi Dieu
me demanderait-il si je veux être guéri, vis sanns fieri *? David devient
tout à la fois coupable et d'un meurtre et d'un adultère ; cependant tout
coupable qu'il est, il ne perd pas pour cela toute espérance. Que dis-je? au
lieu qu'avant son péché il appelait Dieu seulement son souverain et son
roi, rex meus et Deus meus*, après son péché, comme remarque saint
Augustin, il lui parle d'une manière plus tendre : Mon Dieu et ma misé-
ricorde, Deus meus, miserieordia mea 3. Sur quoi ce Père s'écrie : 0 nom
de consolation et de confiance ! ô nom qui ne me permet pas de me défier
jamais de mon Dieu ! 0 nomen sub quo nemini fas est desperare 4 !
Ce qui fit le malheur de Judas , et ce qui le damna , ce ne fut pas préci-
sément sa trahison , mais son désespoir. Il pouvait être un apostat , un
sacrilège , un traître , et devenir ensuite un prédestiné, comme saint Pierre,
de déserteur et de blasphémateur, devint le prince des apôtres et le chef de
l'Église. Ce qui mit entre ces deux pécheurs une différence si essentielle,
ce ne fut pas le péché , mais la vraie pénitence de l'un et la fausse péni-
tence de l'autre, mais la confiance de l'un et la défiance de l'autre. Si Judas
eût espéré comme saint Pierre , ce serait actuellement un saint comme lui ;
et si saint Pierre eût désespéré comme Judas, ce serait actuellement comme
lui un réprouvé. L'un crut qu'il y avait encore pour lui un fonds de misé-
ricorde , et voilà le commencement de sa prédestination ; mais l'autre crut
qu'il nj avait plus de pardon pour lui , et voilà sa condamnation. Grande
leçon pour vous-mêmes, Chrétiens; écoutez-la. Bien loin qu'il vous soit-
permis de désespérer des bontés de Dieu , ce désespoir est un nouveau crime
que vous ajoutez aux autres. Car, dans quelque abîme que vous vous soyez
plongés, il y a toujours un précepte qui vous oblige à vous confier en
Dieu. Plus même vous êtes pécheurs, plus devez-vous redoubler votre
confiance, et dire avec David : Ah! Seigneur, usez envers moi de miséri-
corde , et de votre grande miséricorde : Secundum magnam miser icor-
diam tuam 5. Ce qui a perdu Judas, c'est ce qui perd encore tous les jours
1 Joan., 5, — 2 Psalm. 5. — J Ibid., 58. — 4 Aug. — 5 Psalm. 50.
SUR LA SAGESSE ET LA DOUCEUR DE LA LOI CHRETIENNE. 401
certains pécheurs du siècle. Je dis certains pécheurs , et non pas tous les
pécheurs ; car les pécheurs ordinaires se perdent par un excès d'espérance,
mais les insignes pécheurs , les libertins et les impies se perdent par un
défaut d'espérance. Et tel est l'artifice du démon : il ôte aux uns la vraie
confiance, et aux autres la vraie crainte ; et à la place de cette vraie crainte,
de cette vraie confiance, il donne à ceux-là une fausse confiance , et à ceux-
ci une fausse crainte.
Apprenez-moi donc , ô mon Dieu , à bien ménager ces deux sentiments,
la confiance et la crainte : la confiance sans la crainte m'emportera au-
dessus de moi , et me rendra présomptueux ; et la crainte sans la con-
fiance m'éloignera de vous, et me rendra pusillanime. Apprenez-moi
comment je dois craindre en espérant , et espérer en craignant : craindre
votre justice , mais au même temps espérer en votre miséricorde ; espérer
en votre miséricorde , mais au même temps craindre votre justice. Le Sei-
gneur n'a parlé qu'une fois , disait le Prophète royal : il n'a prononcé
qu'une parole , et j'en ai entendu deux ; savoir, qu'il est tout-puissant et
plein de miséricorde : Semel locutus est Deus, duo hœc audivi : quia po-
l estas tibi est et misericordia i. Que veut dire cela? demande saint Augus-
tin. Il est vrai , répond ce Père , que Dieu n'a jamais produit qu'une
parole au dedans de lui-même , qui est son Verbe , mais ce Verbe , cette
parole sortie de Dieu nous a fait entendre deux voix , celle de la miséri-
corde et celle de la justice : Misericordiam, quâ plena est terra; etjustî-
tiam, quâ reddet unicuique secundum opéra sua*. La voix de la justice
nous menace, et la voix de la miséricorde nous rassure. L'une et l'autre,
par cet admirable tempérament de confiance et de crainte, nous conduit
dans le chemin de l'éternité bienheureuse que je vous souhaite, etc.
SERMON POUR LE DIMANCHE DE LA DEUXIÈME SEMAINE.
SUR LA SAGESSE ET LA DOUCEUR DE LA LOI CHRETIENNE.
Adliuc eo loquente, ecce nubes lucida obumbravit eos. Et ecce vox de nube , dicens : Hic est
Filins meus dilectus , in quo milii benè complacui. Ipsum audite.
Tandis qu'il parlait encore, une nuée lumineuse les enveloppa, et il sortit une voix de cette
nuée, qui fit entendre ces paroles : C'est mon fils bien-aimé, en qui j'ai mis mes complai-
sances. Ecoutez-le. Saint Matth., cl). 17.
Sire,
Voici l'accomplissement de ce grand mystère qu'annonçait FApotre aux
Hébreux, lorsqu'il leur disait que Dieu ayant autrefois parlé à nos pères
en plusieurs manières différentes par ses prophètes , il nous a enfin parlé
dans ces derniers temps par son Fils même : Multifariam , multisque
modis olim Deus loquens patribus inprophetis, novissimè toeufus est
' Psalm. 61. — * Aug.
t. i. 26
402 SUR LA SAGESSE ET LA DOUCEUR DE LA LOI CHRETIENNE.
nobis in FilioK C'est dans la transfiguration de Jésus-Christ, qui fait
aujourd'hui le sujet de notre évangile , que cette parole de saint Paul s'est
pleinement et sensiblement vérifiée. Dieu avait donné aux hommes , sur
la montagne de Sinaï, une loi dont Moïse était le ministre , l'interprète,
et même, selon l'expression de l'Écriture, le législateur. Dans la suite des
temps , il avait suscité des prophètes pour expliquer aux hommes cette
loi , pour leur en faire connaître les préceptes , pour leur en reprocher la
transgression , pour les y soumettre , et pour les engager, soit par des me-
naces, soit par des promesses, à l'accomplir. Mais, du reste, ni Moïse,
ni les prophètes ne furent que les précurseurs de l' Homme-Dieu ; et la loi
qu'ils publiaient ne fut qu'une disposition à la sainte et nouvelle loi que
Jésus-Christ devait apporter au monde. C'est pour cela qu'il paraît entre
Moïse et Elle, l'un législateur, l'autre prophète, et qu'il y paraît tout écla-
tant de lumière ; c'est , dis-je , pour nous apprendre que toutes les ombres
de l'ancienne loi étant dissipées , que toutes les prophéties ayant reçu un
parfait éclaircissement , il n'y a plus désormais que lui qui mérite d'être
écouté, ni qui nous doive servir de maître. Ecoutons-le donc en effet,
Chrétiens , ce nouveau législateur, et obéissons à cette voix céleste qui nous
dit : Ipsum audit q. Pour vous inspirer ce sentiment si juste et si néces-
saire , je veux vous entretenir de la loi chrétienne ; et pour traiter digne-
ment un si grand sujet , j'ai besoin des grâces du Saint-Esprit, et je les
demande, etc. Ave, Maria.
Quand saint Paul dit qu'il a plu à Dieu de sauver les hommes par la
folie de l'Évangile, placuit Deoper stultitiam prœdicationis salvos fa-
cere credentes 2, il ne faut pas se figurer que la loi chrétienne ait rien pour
cela de contraire à la véritable sagesse et à la raison. Car, selon la remar-
que de saint Jérôme , le même Apôtre , après avoir parlé de la sorte ,
déclare néanmoins que son ministère est de prêcher la sagesse aux spiri-
tuels et aux parfaits : Sapientiam loquimur inter perfectos. Puisque je
tiens aujourd'hui la même place que le Docteur des nations , tout indigne
que j'en puis être , et puisque je vous prêche la même loi qu'il prêchait
aux Gentils, j'ai droit, Chrétiens, de vous dire comme lui , et je vous le
dis dès l'entrée de ce discours , que la loi évangélique , dont je viens vous
parler, est de toutes les lois la plus raisonnable et la plus sage ; c'est ma
première proposition. Je ne m'en tiens pas là ; mais pour vous y attacher
encore plus fortement , j'ajoute que cette loi si sage est au même temps de
toutes les lois la plus aimable et la plus douce ; c'est ma seconde propo-
sition. Deux rapports sous lesquels nous devons considérer la loi de Jésus-
Christ : rapport à l'esprit , rapport au cœur. Par rapport à l'esprit , elle
n'a rien qui ne soit digne de notre estime ; par rapport au cœur, elle n'a
rien qui ne soit digne de notre amour. C'est ainsi que je prétends com-
battre deux faux principes dont les ennemis de la religion chrétienne se
sont servis de tout temps pour nous la rendre également méprisable et
odieuse : méprisable, en nous persuadant qu'elle choque le bon sens et les
1 Hebr.; 1. — 2 ICor., 1.
SUR LA SAGESSE ET LA DOUCEUR DE LA LOI CHRETIENNE. 403
règles de la vraie prudence ; odieuse , en nous la représentant comme une
loi trop dure et sans onction. Or, à ces deux erreurs, j'oppose deux carac-
tères de la loi évangôlique : caractère de raison et caractère de douceur.
Loi souverainement raisonnable ; vous le verrez dans le premier point.
Loi souverainement aimable ; je vous le montrerai dans le second point :
deux vérités importantes , qui vont faire le sujet de votre attention.
PREMIERE PARTIE.
A prendre les choses en elles-mêmes , et dans les termes de ce devoir
légitime qui assujettit la créature au Créateur, il ne nous appartient pas
de contrôler, ni même d'examiner la loi que Jésus-Christ nous a apportée
du ciel , et qu'il est venu publier au monde. Car puisque les souverains
de la terre ont le pouvoir de faire des lois , sans être obligés à dire pour-
quoi ; puisque leur volonté et leur,bon plaisir suffit pour autoriser les or-
dres qu'ils portent , sans que leurs sujets en puissent demander d'autre
raison , il est bien juste que nous accordions au moins le même privilège
et que nous rendions le même hommage à celui qui non-seulement est
notre législateur et notre maître , mais notre Sauveur et notre Dieu. Ce
qui nous regarde donc , c'est de nous soumettre à sa loi , et non point de
la soumettre à notre censure ; c'est d'observer sa loi avec une fidélité
parfaite , et non point d'en faire la discussion par une curiosité présomp-
tueuse.
Cependant , Chrétiens , il se trouve que jamais loi dans le monde n*a
été plus critiquée , et , par une suite nécessaire , plus combattue , ni plus
condamnée que la loi de Jésus-Christ ; et l'on peut dire d'elle ce que le
Saint-Esprit dans l'Ecclésiaste a dit du monde en général , que Dieu , par
un dessein particulier, a voulu , ce semble, l'abandonner aux disputes et
aux contestations des hommes : Tradidit mundum disputationi eorum i.
Car cette loi, toute sainte et toute vénérable qu'elle est, a été, si j'ose
m'exprimer de la sorte , depuis son institution , le problème de tous les
siècles. Les païens, et même dans le christianisme les libertins, suivant
les lumières de la prudence charnelle, font réprouvée comme trop sublime
et trop au-dessus de l'humanité , c'est-à-dire comme affectant une per-
fection outrée, et bien au delà des bornes que prescrit la droite raison. Et
plusieurs , au contraire , parmi les hérétiques , préoccupés de leurs sens
font attaquée comme trop naturelle et trop humaine , c'est-à-dire comme
laissant encore à l'homme trop de liberté, et ne portant pas assez loin
l'obligation étroite et rigoureuse des préceptes qu'elle établit. Les premiers
l'ont accusée d'indiscrétion , et les seconds de relâchement. Les uns , au
rapport de saint Augustin , se sont plaints qu'elle engageait à un détache-
ment des choses du inonde chimérique et insensé : Visi sunt Us christiani
res humanas stultè et supra quam oportet deserere 2 : et les autres, té-
méraires et prétendus réformateurs , lui ont reproché que sur cela même
elle usait de trop d'indulgence, et qu'elle exigeait encore trop peu. Savez-
vous , Chrétiens , ce que je voudrais d'abord inférer de là ? Sans pénétrer
1 Eccl., 3. — * Aim.
404 SUR LA SAGESSE ET LA DOUCEUR DE LA LOI CHRETIENNE.
plus avant, ma conclusion serait que la loi chrétienne est donc une loi
juste , une loi raisonnable , une loi conforme à la règle universelle de l'es-
prit de Dieu : pourquoi ? parce qu'elle tient le milieu entre ces deux extré-
mités. Car comme le caractère de l'esprit de l'homme est de se laisser
toujours emporter à l'une ou à l'autre , et que le caractère de l'esprit de
Dieu, selon la maxime de saint Grégoire, pape, consiste dans une sage
modération , il est d'une conséquence presque infaillible qu'une loi que les
hommes ont osé tout à la fois condamner et d'excès et de défaut, est jus-
tement celle où se trouve ce tempérament de sagesse et de raison , qui en
fait , selon la pensée du Prophète royal , une loi sans tache : Lex Domini
immaculata l.
Et certes, ajoute saint Augustin (cette remarque est importante), si la
loi de Jésus-Christ avait été parfaitement au gré des païens , dès là elle
aurait cessé , pour ainsi dire , d'être raisonnable ; et si les libertins l'ap-
prouvaient , dès là elle nous devrait être suspecte , puisqu'elle aurait plu ,
et qu'elle plairait encore à des hommes vicieux et corrompus. Pour être
ce qu'elle doit être, pour être une loi irréprochable , il faut nécessairement
qu'elle ne soit pas de leur goût ; et l'excès même qu'ils lui ont imputé est
sa justification. Je dis à proportion de même des hérésiarques prévenus
d'un faux zèle et enllés d'un vain orgueil ; ils ont voulu la resserrer , cette
loi déjà si étroite ; ils ont entrepris de réformer, comme parle Vincent de
Lérins , ce qui devait les réformer eux-mêmes ; et il a fallu que la loi
chrétienne , pour ne pas aller à une sévérité sans mesure , et pour de-
meurer dans les limites de ce culte raisonnable qui fait son essentielle
différence, et par où saint Paul la distingue, ne se rapportât pas à leurs
idées, et qu'ils y trouvassent des défauts, afin qu'il fût vrai qu'elle n'en a
aucun.
S'il s'agissait seulement ici de faire une simple apologie des devoirs du
christianisme , je pourrais], m'en tenir là ; et sans rien dire de plus , je
croirais avoir suffisamment rempli mon dessein ; mais je vais plus loin ,
et, autant qu'il m'est possible, il faut, Chrétiens, vous mettre en état de
rendre désormais sans contradiction , sans résistance , une obéissance en-
tière à ce divin maître , que Dieu nous ordonne d'écouter : Hic est Filins
meus dilectus : ipsum audit e. Il faut vous affectionner à sa loi , vous y
attacher, et pour cela vous en donner toute la connaissance nécessaire.
Attention, s'il vous plaît. J'avoue donc que la loi de Jésus-Christ est une
loi sainte et parfaite ; mais je soutiens au même temps que dans sa per-
fection elle n'a rien d'outré , comme l'esprit du monde se le persuade.
J'avoue que c'est une loi modérée, et comme telle, proportionnée à la
faiblesse des hommes ; mais je prétends que dans sa modération elle n'a
rien de lâche , comme l'esprit de l'hérésie se l'est figuré. Or ces deux vé-
rités bien conçues m'engagent efficacement à la pratiquer, cette loi ; détrui-
sent tous les préjugés que le libertinage ou l'amour-propre pourraient
former dans mon esprit contre cette loi ; me déterminent à vivre en chré-
tien, parce que rien ne me paraît plus raisonnable ni plus droit que la
1 Psalm. 18.
SUR LA SAGESSE ET LA DOUCEUR DE LA LOI CHRETIENNE. 405
conduite de cette loi. Quel avantage et pour vous et pour moi , si nous
étions bien remplis de ces sentiments !
Non , mes Frères , dit saint Ghrysostome traitant le môme sujet , la loi
de Jésus-Christ dans sa perfection n'a rien qui doive blesser la prudence
humaine la plus délicate ; et la rejeter comme une loi outrée , c'est lui
(aire injure et ne la pas connaître. Soit que nous ayons égard aux obliga-
tions générales qu'elle impose à tous les états , soit que nous considérions
les règles particulières qu'elle trace à chaque condition , partout elle porte
avec soi , si je puis user de ce terme , le sceau d'une raison souveraine qui
la dirige ; partout elle fait voir qu'elle est émanée du conseil de Dieu ,
comme de sa source. Car eniin , poursuit saint Chrysostome, qu'y a-t-il
de si singulier dans la loi chrétienne, que le bon sens le plus exquis ne
doive approuver? Elle oblige l'homme à se renoncer soi-même , à mortifier
son esprit, à crucifier sa chair; elle veut qu'il étouffe ses passions , qu'il
abandonne ses intérêts , qu'il supporte un outrage sans se venger, qu'il se
laisse enlever ses biens sans les redemander ; elle lui commande deux
choses en apparence les plus contradictoires , du moins les plus paradoxes,
l'une de haïr ses proches et ses amis, l'autre d'aimer ses persécuteurs et
ses ennemis ; elle lui fait un crime de rechercher les richesses et les gran-
deurs, une vertu d'être humble, une béatitude d'être pauvre, un sujet
de joie d'être persécuté et affligé : elle règle jusques à ses désirs , jusques
à ses pensées ; elle lui ordonne , en telle occasion qui se présente , de s'ar-
racher l'œil , de se couper le bras ; enfin elle le réduit à la nécessité même
de verser son sang , de donner sa vie , de souffrir la mort , et la plus
cruelle mort , dès que l'honneur de sa religion le demande , et qu'il est
question de prouver sa foi. Or, tout cela, mes chers auditeurs , est rai-
sonnable ; et tellement raisonnable , que si la loi évangélique ne l'exigeait
pas, tout intéressé que j'y puis être, et quelle que soit la corruption de
mon cœur, j'aurais peine à ne la pas condamner. Venons au détail , et
reprenons.
Oui , il" est raisonnable que je me renonce moi-même ; c'est de (moi je
ne puis douter sans me méconnaître et sans ignorer ce que je suis. Car
puisque je ne suis de moi-même que vanité et que mensonge; puisque tout
ce qu'il y a de bien en moi n'est pas de moi , et que je ne suis de mon
fonds que misère , qu'aveuglement , qu'emportement , que dérèglement ;
n'est-il pas juste que me regardant moi-même et me voyant tel, je con-
çoive de l'horreur pour moi-même, je me haïsse moi-même, je me détache
de moi-même? Et voilà le sens de ce grand précepte de Jésus-Christ ,
Abneget semetipsum. Il ne veut pas que je renonce ni à mes vrais inté-
rêts, ni à la vraie charité que je me dois à moi-même, ni à la vraie jus-
tice que je puis me rendre ; mais parce qu'il y a une fausse justice , que
je confonds avec la vraie ; parce qu'il y a une fausse charité , qui me flatte
et qui me séduit ; parce qu'il y a un faux intérêt , dont je me laisse éblouir
et qui me perd , et que ce que j'appelle moi-même n'est rien autre chose
que tout cela , il veut que pour me défaire de tout cela , je me défasse de
moi-même, en me renonçant moi-même.
406 SUR LA SAGESSE ET LA DOUCEUR DE LA LOI CHRETIENNE.
Il est raisonnable que je mortifie ma chair, parce qu'autrement ma chair
se révoltera contre ma raison et contre Dieu même ; que je captive mes
sens , parce qu'autrement la liberté que je leur donnerais m'exposerait à
mille tentations ; que je traite rudement mon corps et que je le réduise
en servitude , parce qu'autrement , affaibli du joug d'une sainte austérité ,
je tomberais dans une criminelle et une honteuse mollesse.
Il est raisonnable que la vengeance me soit défendue ; car que serait-ce
si chacun était en droit de satisfaire ses ressentiments , et à quels excès
nous porterait une aveugle passion ? Raisonnable , non-seulement que
j'oublie les injures déjà reçues , mais que je sois prêt à en essuyer encore
de nouvelles; et qu'en mille conjonctures où ma faiblesse me ferait perdre
la charité , si je m'opiniâtrais à faire valoir dans toute la rigueur mes
prétentions , je me relâche de mes prétentions , et je me désiste de mes de-
mandes : pourquoi? parce que la charité est un bien d'un ordre supérieur,
et que je ne dois risquer pour nul autre ; parce qu'il n'y a rien que je ne
doive sacrifier pour conserver la grâce qui se trouve inséparablement liée
à l'amour du prochain. Raisonnable, que cet amour du prochain s'étend
jusqu'à mes ennemis même les plus mortels , puisque , sans parler de la
grandeur d'âme , de cette grandeur héroïque et chrétienne qui paraît dans
l'amour d'un ennemi et dans les services qu'on lui rend , la foi m'enseigne
que cet homme , pour être mon ennemi , n'en est pas moins mon frère ,
et que d'ailleurs j'attendrais moi-même, si j'étais ennemi de Dieu , que
Dieu usât envers moi de miséricorde, et qu'il me prévînt de sa grâce.
Car pourquoi serais-je plus délicat que lui dans mes sentiments et dans
mes affections? Raisonnable, par un retour qui semble d'abord bien sur-
prenant et bien étrange , que je haïsse mes amis, mes proches , ceux même
à qui je dois la vie , quand ceux à qui je dois la vie , quand ceux à qui je
suis le plus étroitement uni par les liens du sang et de l'amitié , sont des
obstacles à mon salut. Car alors la raison veut que je m'en éloigne , que
je les fuie , que je les abhorre ; et c'est ainsi qu'il faut entendre cette parole
de Jésus-Christ : Si quis venit ad me , et non odit patrem et matrem,
non potest meus esse discipulus l ; si quelqu'un veut venir à moi , et ne
hait pas son père et sa mère, il ne peut être mon disciple. Parole, dit saint
Grégoire , pape , qui n'abolit point le devoir des enfants envers leurs pa-
rents , mais qui condamne l'impiété des parents prévaricateurs , lorsqu'ils
abusent de leur pouvoir pour servir de démons à leurs enfants , et pour
les engager dans la voie de perdition. Eh quoi ! reprend Tertullien , jus-
tifiant cette maxime évangélique , il fallait que les soldats romains , pour
être incorporés dans la milice , fissent comme une espèce d'abjuration , et
de pères et de mères , entre les mains de ceux qui les commandaient ; et
l'on estimait cette sévérité de discipline également juste et nécessaire. Si
donc Jésus-Christ nous impose cette même loi en certaines conjonctures ,
savoir, quand l'attachement d'un fils à son père , d'une femme à son mari,
est incompatible avec les intérêts de Dieu et l'obéissance qui lui est due ,
pouvons-nous dire que c'est trop en demander ?
« Luc, 14.
SUR LA SAGESSE ET LA DOUCEUR DE LA LOI CHRETIENNE. 407
Mais pourquoi s'arracher l'œil ? pourquoi se couper le bras? Répondez
vous-même, divin Sauveur ; et sur la dureté de cette expression , satisfaites
dans un mot la prudence humaine : C'est qu'il vaut mieux , dit-il, entrer
dans la vie n'ayant qu'un œil ou qu'une main , que d'être pour jamais
condamné au tourment du feu ; c'est que tous les jours , à la honte des
serviteurs de Dieu , un homme du siècle , par une sagesse mondaine , s'ar-
rache l'œil, se coupe le bras, selon que Jésus-Christ l'a entendu, c'est-à-
dire s'arrache lui-même à ce qu'il a de plus cher, et se sépare de ce qu'il
aime plus tendrement, afin d'éviter un scandale dont il craint les suites
fâcheuses pour sa fortune ; c'est qu'une femme du monde que la raison
conduit encore , ne balance pas à rompre un engagement , quelque flat-
teur, quelque utile qu'il soit, dès qu'elle en prévoit quelque danger pour
sa réputation : comme si Dieu avait voulu que la conduite des enfants du
siècle servit de leçon aux enfants de lumière ; ou plutôt comme s'il avait
voulu que ce fût une apologie du précepte de l'Évangile : Si oculus tuus
scandalizat te, erue eum l.
Ce n'est pas assez : pourquoi faire à l'homme un crime de ses désirs, et
traiter d'adultère un regard impur et lascif? Apprenez-le de saint Jérôme :
c'est qu'il n'est point permis de désirer ce qu'il n'est pas permis de re-
chercher; c'est que toute loi qui laisse les désirs dans l'impunité est une
loi imparfaite, propre à faire des hypocrites plutôt que des Justes, puis-
qu'il est impossible de réformer l'homme si l'on ne commence par réformer
son cœur. Pourquoi ériger en béatitude un état aussi vil et aussi abject
que la pauvreté? Beati pauperes splritiû. Jugez-en par vos propres sen-
timents : c'est qu'autant qu'on a de mépris pour la pauvreté forcée , autant
convient-on que la pauvreté volontaire dont parle Jésus-Christ est respec-
table ; et d'ailleurs l'expérience nous fait bien voir qu'il n'y a d'heureux
sur la terre que les pauvres de cœur , puisque la source la plus ordinaire
de nos chagrins est l'attachement aux biens de la vie. Mais enfin, et voici
le point capital , pourquoi réduire des hommes faibles à cette affreuse né-
cessité , ou d'être apostats et anathèmes , ou d'endurer à certains temps de
persécution le plus rigoureux martyre? Car c'est là-dessus que la loi de
notre Dieu pourrait paraître aux sages du monde d'un caractère plus outré.
Elle nous ordonne, et nous l'ordonne sous peine d'une éternelle damna-
tion , d'être habituellement disposés à mourir, plutôt même que de déguiser
notre foi. Or cela, dites-vous, est-il raisonnable? Et moi je réponds : En
pouvez-vous douter ; et pour s'en convaincre , faut-il autre chose que les
premiers principes de la raison? En effet, on demande s'il est raisonnable
de s'exposer à la mort , plutôt que de trahir la foi qu'on doit à son Dieu :
mais moi je demande s'il n'est pas raisonnable qu'un sujet soit prêt à perdre
la vie , plutôt que de trahir la foi qu'il doit à son prince? mais moi je de-
mande s'il n'est pas raisonnable qu'un homme d'honneur soit en disposi-
tion de souffrir tout , plutôt que de commettre une lâcheté et une perfidie ?
mais moi je demande s'il n'est pas raisonnable qu'un homme de guerre se
sacrifie en mille rencontres comme une victime toujours sur le point d'être
« Matih., 18. — 2 Ibid., 5.
408 SUR LA SAGESSE ET LA DOUCEUR DE LA LOI CHRETIENNE.
immolée et de recevoir le coup mortel , plutôt que de manquer à son devoir.
Il ne le trouve pas seulement raisonnable , mais il s'en fait un point d'hon-
neur et une gloire. Quoi donc , mes Frères , reprend saint Augustin , le
martyre pour Dieu sera-t-il censé une folie , et le martyre pour le monde
une vertu? La raison de l'homme aura-t-elle peine à reconnaître l'obliga-
tion de l'un , tandis qu'elle approuve et qu'elle autorise l'obligation de
l'autre? Non, non, Chrétiens, rien en cela, rien en tout le reste qui ne
soit à Tépreuve de notre censure. Soyons raisonnables , et nous avouerons
que la loi de Jésus-Christ l'est encore plus que nous. Soumettons-nous de
bonne foi à tout ce que la raison ordonne , la loi évangélique n'aura plus
rien qui nous choque. Car si elle nous choque, c'est parce quelle nous assu-
jettit trop à la raison, et qu'elle n'accorde rien à notre passion. Prenez
garde, s'il vous plaît : je ne dis pas que la loi chrétienne n'ajoute rien à la
raison ; c'est une erreur des pélagiens : mais je dis quelle n'ajoute rien à
la raison qui ne la perfectionne , qui ne l'élève , qui ne la purifie , et que
la raison elle-même n'eût établi , si par elle-même elle eût été assez éclairée
pour en découvrir l'excellence et l'utilité.
Je sais , mes chers auditeurs ( et c'est ainsi que je passe à la seconde vé-
rité, qui , bien loin d'affaiblir la première, va plus solidement encore la
confirmer) ; je sais, et j'en conviens , qu'il y a eu de tout temps dans le
monde des esprits singuliers, qui , prévenus de leurs idées chimériques, ont
porté cette perfection de la loi chrétienne bien au delà de ses bornes. Appli-
quez-vous à ma pensée ; ceci mérite votre réflexion. Je sais que saint Au-
gustin a observé que la perfection de l'Évangile , mal conçue et soutenue
par un faux zèle , a fait naître dans la suite des siècles les hérésies les plus
opiniâtres : et pour descendre aux espèces particulières , je sais que dès la
naissance de l'Église il s'éleva , comme dit l'Apôtre , des sectes de parfaits
et d'illuminés , qui condamnaient , ceux-là le mariage , ceux-ci l'usage des
viandes, les uns la pénitence réitérée, les autres la fuite dans les persécu-
tions ; réprouvant de leur autorité propre tout ce qui ne leur semblait pas
assez saint , et s'érigeant pour cela non pas en simples réformateurs , mais
en souverains et en législateurs. Je sais qu'une des illusions de Pelage fut
de confondre les conseils avec les préceptes, et de prétendre, par exemple,
que , sans le dépouillement réel et effectif des biens temporels , il n'y avait
point de salut ; ne voulant pas qu'un chrétien pût rien posséder , sans tom-
ber dans une espèce d'apostasie, et sans démentir sa profession. Je sais que
par ce principe , quelques-uns même en sont venus jusqu'à troubler la so-
ciété civile , traitant de désordre l'usage établi de poursuivre ses droits en
justice , prenant à la lettre ce qui est écrit , Ei autem et qui au fer t quœ
tua sunt, ne répétas 1 ; et sans prévoir les funestes conséquences qui sui-
vraient de là, et les avantages qu'en tirerait une injuste cupidité, défendant
à un serviteur de Jésus-Christ de redemander jamais son bien , lui fût-il
même arraché par violence. Je sais , dis-je, tout cela ; et si vous voulez , je
sais encore que ces fausses idées de perfection n'ont communément servi
qu'à rendre la loi chrétienne méprisable aux païens, insupportable aux
1 Luc, 6.
SUR LA SAGESSE ET LA DOUCEUR DE LA LOI CHRETIENNE. 409
libertins , scandaleuse et sujet de chute aux âmes faibles et timorées ; autre
remarque de saint Augustin : méprisable aux païens , qui , jugeant par là
de notre religion , l'ont rejetée comme une religion extravagante, quoiqu'elle
soit l'ouvrage et le chef-d'œuvre de la sagesse d'un Dieu : insupportable aux
libertins , qui sont bien aises , en matière d'obligations et de devoirs , qu'on
leur exagère les choses , pour avoir droit de n'en rien croire et surtout de
n'en rien faire, et qu'on leur en demande trop , pour avoir un prétexte de
refuser tout : sujet de scandale et de chute pour les âmes faibles , qui de ces
erreurs se sont souvent formé des consciences , et à qui ces fausses consiences
ont fait commettre de véritables crimes. Car voilà les effets qu'a produits
cette prétendue perfection , quand elle n'a pas été mesurée selon les règles
de la vraie foi. Mais tout cela, mes chers auditeurs, n'est point la perfec-
tion de la loi chrétienne : pourquoi ? parce qu'il n'y a rien en tout cela que
la loi chrétienne n'ait désavoué et qu'elle n'ait même censuré. Gomme elle
s'est déclarée contre tous les adoucissements qui pouvaient altérer sa pureté ,
aussi n'a-t-elle pu souffrir qu'on portât trop loin la sévérité de ses préceptes ,
pour lui donner une fausse couleur de sainteté. Quelque apparence de ré-
forme qu'elle ait aperçue dans l'.hérésie , elle s'en est tenue inviolablement
à cette grande parole, Rationabile obsequium1 ; afin, dit saint Jérôme,
que l'infidélité la plus critique n'eût rien à lui opposer , et que la raison la
plus sensée n'y trouvât rien qui pût justement la blesser.
Car, encore une fois , étudions bien cette loi , et plus nous l'approfondi-
rons , plus elle nous paraîtra sage ; soit qu'elle contredise nos plaisirs , soit
qu'elle nous accorde certains divertissements honnêtes et modérés ; soit
qu'elle condamne nos entreprises , soit qu'elle nous permette certains soins
convenables et souvent même nécessaires ; soit qu'elle réprime notre ambi-
tion , soit qu'elle nous laisse la liberté de penser à nos besoins , et de pour-
voir par des voies légitimes à notre établissement ; soit qu'elle réprouve
notre luxe , soit qu'elle approuve une bienséance modeste et chrétienne :
partout nous découvrirons le même caractère de sagesse. Elle est donc par-
faite, mais d'une perfection qui gagne le cœur en persuadant l'esprit : elle
est parfaite , mais d'une perfection qui s'accommode à tous les états et à
toutes les conditions des hommes : elle est parfaite , mais d'une perfection
qui, bien loin de causer du trouble, règle tout, corrige tout, maintient
tout dans l'ordre : elle est parfaite, mais de'ce genre de perfection dont parle
saint Ambroise, qui inspire une humilité sans bassesse, une générosité
sans orgueil , une modestie sans contrainte , une liberté sans épanchement ;
retenant comme dans un juste équilibre tous les mouvements et toutes les
affections de l'âme : enfin elle est parfaite , mais toujours dans l'étendue
de ces deux termes , discrétion et vérité.
J'ajoute que par une disposition d'ailleurs toute divine , comme elle n'a
rien d'outré dans sa perfection, elle n'a rien aussi de lâche dans sa modé-
ration. Faudrait-il insister sur ce point, si nous ne vivions pas dans un
siècle où la parole de Dieu doit servir de préservatif à tout et contre tout?
Non, la loi de Jésus-Christ dans sa modération n'a rien de lâche : quelque
' Rom., 12.
410 SUR LA SAGESSE ET LA DOUCEUR DE LA LOI CHRETIENNE.
effort qu'aient fait les hérésiarques pour la décrier sur cela, elle s'en est
hautement défendue, et en a même tiré sa gloire. En vain Tertullien lui
a-t-il reproché son indulgence dans le pardon des péchés ; en vain a-t-il
déclamé contre les catholiques , et les a-t-il appelés charnels ; en vain a-t-il
représenté l'Église de son temps comme un champ ouvert à toute sorte de
licence : De campo latissimœ disciplinée1 : ses invectives n'ont servi qu'à
marquer l'aigreur et l'amertume de son zèle, et n'ont fait impression que
sur quelques esprits faibles. Il est vrai que la loi chrétienne ne désespère
pas les pécheurs ; mais sans les désespérer , elle leur inspire une crainte
bien plus salutaire que le désespoir ; et sans leur ôter la confiance, elle sait
bien rabattre leur présomption. Il est vrai qu'en toutes choses elle ne con-
clut pas à la damnation ; mais sans y conclure absolument , elle ne manque
pas sur mille sujets d'en proposer le danger , d'une manière à saisir de
frayeur les Saints mômes. Il est vrai que dans l'ordre des péchés elle ne
condamne pas tout comme mortel ; mais à quiconque connaît Dieu , à qui-
conque veut efficacement son salut , elle donne une grande horreur de tout
péché, même du véniel. Il est vrai qu'elle distingue les préceptes des con-
seils , mais elle déclare au même temps que le mépris des conseils dispose
à la transgression des préceptes , et que l'un est une suite presque infail-
lible de l'autre.
Or j'avoue, Chrétiens, que parmi tous les motifs qui me persuadent la
vérité de la sainte religion que je professe , il n'y en a point de plus puis-
sant que celui-là. Saint Augustin disait que mille raisons l'attachaient à la
foi , et il en faisait un détail capable d'en convaincre les esprits les plus in-
dociles : Midta me in Ecclesiâjustissimè retinent*. Mais pour moi, je sens
que cette sagesse toute pure et toute divine de la loi de Jésus-Christ a je ne
sais- quoi de particulier, qui me touche et qui m'entraîne. Car je dis avec
l'abbé Rupert : Puisqu'il y a un Dieu , et que les preuves les plus sensibles
et les plus évidentes me le démontrent; puisqu'il faut l'honorer, ce Dieu ,
par un culte propre et par l'exercice d'une religion ; je ne puis manquer
en embrassant celle-ci , où je découvre un fonds de sagesse et de sainteté
qui ne peut venir que d'en haut , et qui est incontestablement au-dessus de
l'homme. Si c'était une sagesse profane, elle pourrait d'abord m'éblouir;
mais pour peu que je voulusse m' appliquer à l'approfondir et à la bien
connaître, j'y trouverais bientôt quelque faible pour m'en détromper. Il n'y
a qu'une religion sage comme la nôtre, c'est-à-dire d'une sagesse toute
sainte, d'une sagesse établie sur le fondement de toutes les vertus, à quoi
je ne puis refuser de me rendre , parce que c'est sans contredit l'ouvrage de
Dieu, et que je n'ai rien à y opposer. Je m'écrie, avec plus de sujet encore
que saint Pierre : Domine, bonum est nos hic esse : Ah! Seigneur, c'est un
bien pour moi , et un bien que je ne puis assez estimer , d'avoir connu
votre loi , et de l'avoir embrassée. C'est là que je dois m'en tenir ; et pour
m'y conserver , je dois être prêt , comme vos martyrs , à sacrifier ma for-
tune et à répandre mon sang : Domine, bonum est nos hic esse. Saint
Pierre, dans le transport de sa joie, demandait à demeurer sur le Thabor ;
» Tcrtull. — 2 Aug.
SUR LA SAGESSE ET LA DOUCEUR DE LA LOI CHRETIENNE. 411
mais parce qu'en le demandant, il ne pensait qu'à une félicité temporelle,
et non point à l'éternelle béatitude de l'autre vie , l'évangéliste ajoute qu'il
ne savait ce qu'il disait : Nesciens quid diceret1. Pour moi , mon Dieu, je
comprends parfaitement ce que je dis , et c'est avec une connaissance en-
tière que je vous demande à demeurer toujours ferme et inébranlable dans
l'obéissance et dans la pratique de votre loi : Domine, bonum est nos hic
esse. Je ne crains point de m'égarer en la suivant , parce que c'est de toutes
les lois la plus raisonnable dans ses maximes et la plus sage , comme elle
est encore par son onction la plus aimable et la plus douce. Nous Talions
voir dans la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Il est de la grandeur de Dieu d'avoir droit de commander aux hommes
de grandes choses , et d'exiger d'eux de grands services ; mais il est aussi
de la même grandeur de Dieu que ces grands services qu'il exige des
hommes, non-seulement ne les accablent point par le poids de leurs diffi-
cultés , mais qu'ils leur deviennent agréables et qu'ils y trouvent de la dou-
ceur. Car, comme dit le savant Gassiodore, la gloire d'un maître aussi
grand que Dieu est d'être tellement servi , qu'on se fasse de l'obligation
même de le servir un bonheur et une félicité. Ceux qui de leur propre sens
ont voulu expliquer la loi chrétienne , se sont encore ici égarés , en s'atta-
chant trop à l'un de ces principes , et ne faisant pas assez de réflexion sur
l'autre. Il est vrai que Jésus-Christ, notre souverain législateur, nous a
proposé sa loi comme un joug et comme un fardeau ; mais au même temps
il nous a fait entendre que ce fardeau était léger, et que ce joug était doux :
Jugum enim meum suave est, et onus meum levé"1. D'où vient que. par
une admirable conduite de sa sagesse, il n'a invité à le prendre que ceux
qui se trouvaient déjà chargés d'ailleurs et fatigués ; s'engageant à les sou-
lager , et toutefois ne leur promettant point d'autre soulagement que de leur
imposer son joug et de les obliger à le porter : Venite ad me omnes qui la-
boratis, et ego reficiam vos*. Mystère qui semblait d'abord impossible et
contradictoire, mais dont l'accomplissement a fait connaître l'infaillible
vérité ; mystère confirmé par l'expérience de tous les Justes , et même de
tous les pécheurs , puisqu'il est évident que rien n'est plus capable de sou-
lager un pécheur chargé de la pesanteur de ses crimes , et fatigué de la ser-
vitude du monde, que de prendre le joug de Jésus-Christ et de s'y soumettre
parfaitement.
Pour former donc une idée complète de la loi évangélique, il ne fallait
jamais séparer ces deux choses, qu'elle a si saintement et si divinement
unies , le joug et la douceur. Or c'est néanmoins ce qu'ont séparé les
hommes, qui par une préoccupation de leur amour-propre, ne s'arrêtant
qu'à ces termes de joug et de fardeau , et pour avoir dans leur lâcheté
quelque prétexte, n'y joignant pas cette onction et cette douceur que Jésus-
Christ y a ajoutée, se sont figuré la loi chrétienne comme une loi fâcheuse ,
pesante , insoutenable , faite seulement pour les mortifier , et par là s'en
• Luc, 9. — 2 Matth., U. — 3 Ibid.
-il 2 SUR LA SAGESSE ET LA DOUCEUR DE LA LOI CHRETIENNE.
sont eux-mêmes rebutés , et en ont rebuté les autres. Semblables à ces Israé-
lites , qui venaient de découvrir la terre de promission , et qui n'en don-
nèrent au peuple que de l'horreur par la triste peinture qu'ils lui en firent ,
comme d'une terre affreuse , qui dévorait même ses habitants , et où ils
n'avaient vu que des monstres : Hœc terra quant lustravimus dévorât ha-
bitatores suos; ibi vidimus monstra1. Artifice le plus dangereux et le plus
subtil qu'ait toujours mis en œuvre l'ennemi de notre salut , pour perdre
les âmes et pour y étouffer toutes les semences du christianisme. Mais en
vain l'emploiera-t-il jamais contre un chrétien solidement instruit de sa
religion , et sincèrement disposé à garder la loi qu'il professe : pourquoi ?
parce qu'étant tel , il s'en défendra aisément par cette pensée dont sa foi le
prémunit , qu'autant que la loi de son Dieu est parfaite , autant l'onction
qui Faccompagne la rend-elle aimable et facile à pratiquer : et quoi que la
chair et le monde puissent lui suggérer au contraire , il en reviendra tou-
jours à ce sentiment de David : Quàm dulcia faucibus meis eloquia tua 2 !
Ah ! Seigneur , que votre loi est douce pour ceux qui la goûtent , et qu'il
faut être grossier et sensuel pour ne la goûter pas ! Et en effet , si David
pouvait parler de la sorte en vivant sous une loi de rigueur , telle que fut
la loi de Moïse , ce serait , non point seulement une honte , mais un crime
de n'en pas dire autant de la loi chrétienne , puisque c'est une loi de grâce
et une loi de charité. Remarquez bien, s'il vous plaît, mes chers audi-
teurs, ces deux qualités qui sont essentielles à la loi de Jésus-Christ. Loi de
grâce, et loi de charité : voilà ce qui vous met en état de l'observer, malgré
toute la difficulté de ses devoirs , et ce qui anéantira devant Dieu toutes vos
excuses. Écoutez-moi.
C'est une loi de grâce où Dieu nous donne infailliblement de quoi ac-
complir ce qu'il nous commande ; disons mieux , où Dieu lui-même accom-
plit en nous ce qu'il exige de nous : que pouvez-vous souhaiter de plus? Ce
qui vous empêche d'accomplir la loi , ce qui vous fait même désespérer de
l'accomplir jamais, ce sont, dites-vous, les inclinations vicieuses de votre
cœur , c'est cette chair conçue dans le péché qui se révolte sans cesse contre
l'esprit. Mais imaginez-vous , mes Frères , répond saint Chrysostomc , que
Dieu vous parle en ces termes : 0 homme , je veux aujourd'hui vous ôter
ce cœur, et vous en donner un autre ; vous n'avez que la force d'un homme ,
et je veux vous donner celle d'un Dieu. Ce n'est point vous seulement qui
agirez , vous qui combattrez , vous qui résisterez ; c'est moi-même qui com-
battrai dans vous, moi-même qui triompherai de ces inclinations et de
cette chair corrompue. Si Dieu s'adressait à vous de la sorte, s'il vous fai-
sait cette offre , oseriez-vous encore vous plaindre ? Or en combien d'endroits
de l'Écriture ne vous l'a-t-il pas ainsi promis? N'était-ce pas à vous qu'il
disait, par le prophète Ezéchiel : Je vous ôterai ce cœur endurci , et je vous
donnerai un cœur nouveau , un cœur docile et souple à ma loi? N'est-il pas
de la foi que cette promesse regardait ceux qui devaient vivre dans la loi
de grâce , et n'y êtes-vous pas dans cette loi de grâce , puisque vous êtes
chrétiens ? Que craignez-vous donc? Que Dieu ne tienne pas sa parole? mais
' Num., 13. — » Psaîiu. 110.
SUR LA SAGESSE ET LA DOUCEUR DE LA LOI CHRETIENNE. 413
c'est douter de sa fidélité. Que , malgré la parole de Dieu , vous ne trouviez
trop de peine à observer sa loi ? mais c'est douter de sa puissance.
Ah! Seigneur, s'écriait saint Augustin , commandez-moi tout ce qu'il
vous plaira , pourvu que vous me donniez tout ce que vous me comman-
dez , c'est- à-dire que vous me donniez par votre grâce la force d'exécuter
ce que vous me commandez par votre précepte : Da quod jubés, et jubé
quod vis1. Non, mon Dieu, ne m'épargnez pas, n'ayez point d'égard à
ma délicatesse , ne considérez point ce que je suis ; car puisque c'est vous
qui devez vaincre en moi , c'est sur vous-même et non pas sur moi que je
dois compter. Usez donc de votre empire absolu , chargez-moi de tout le
poids de vos commandements , obligez-moi à tout ce que mes sens et mon
amour-propre abhorrent le plus , faites-moi marcher par les voies les plus
étroites : avec votre grâce, rien ne me coûtera. J'en parle , Seigneur, ajou-
tait-il, par mon expérience personnelle ; car c'est vous qui avez rompu mes
liens , et je veux , pour l'intérêt de votre gloire et pour la justification de
votre loi, le publier à toute la terre. Ah ! mon Dieu , que n'avez-vous pas
pu dans moi, et que n'ai -je pas pu avec vous? avec quelle facilité ne me
suis-je pas privé de ces plaisirs dont je m'étais fait une servitude honteuse,
et combien m'a-t-il été doux de quitter ce que je craignais tant de perdre?
Je me figurais dans votre loi et clans moi-même des monstres qui me pa-
raissaient insurmontables ; mais j'ai reconnu que c'étaient des monstres
imaginaires, du moment que votre grâce a touché mon cœur; et voilà
pourquoi je ne fais plus d'exception ni de réserve en ce qui regarde votre
service : Da quod jubés, et jubé quod vis. C'est ainsi que parlait ce grand
Saint ; et si la force de la grâce est telle , comment pouvons-nous dire à Dieu
que sa loi est un joug trop rude à porter , et qui nous accable ?
Mais je n'ai pas cette grâce qui soutenait saint Augustin , et qui le fai-
sait agir. Peut-être , Chrétiens , ne l'avez-vous pas ; mais vous mettez-vous
en état de l'avoir? vous disposez-vous à l'obtenir? la demandez-vous à Dieu?
la cherchez-vous dans les sources où il l'a renfermée , qui sont les sacre-
ments? retranchez-vous de votre cœur tous les obstacles qu'il lui oppose? et
n'est-il pas étrange que , ne faisant rien de tout ce qu'il faudrait faire pour
vous faciliter l'observation de la loi , vous osiez encore vous plaindre de ses
difficultés , au lieu de vous en prendre à vous-mêmes et à votre lâcheté ?
Dieu , mes chers auditeurs , aura bien de quoi la confondre cette lâcheté
criminelle , en vous détrompant de l'erreur qui en était le principe et qui
lui servait de prétexte. Car il vous dira, avec bien plus de raison qu'à son
peuple : Non, ce n'est point la rigueur de ma loi qui peut et qui doit vous
justifier ; ce commandement que je vous faisais (ce sont les paroles de Dieu
même dans l'Écriture) n'était ni trop éloigné, ni trop au-dessus de vous.
Il n'était point élevé jusqu'au ciel , pour vous donner sujet de dire : Qui
pourra y atteindre? il n'était point au delà des mers , pour vous donner lieu
de demander : Qui osera se promettre d'y parvenir? Au contraire, vous
l'aviez auprès de vous , il était au milieu de votre cœur ; vous le trouviez
dans votre condition , dans votre état, pour pouvoir aisément l'accomplir:
1 Au s.
414 SUR LA SAGESSE ET LA DOUCEUR DE LA LOI CHRETIENNE.
comment cela? parce que ma grâce y était au même temps attachée. Or
Dieu , par ces paroles , ne prétendait rien autre chose que de détruire tous
nos prétextes , quand nous nous dispensons de garder la loi , et que nous la
considérons seulement en elle-même , sans considérer les secours qui y sont
si abondants.
Car de dire que ces secours nous manquent lors même que nous les de-
mandons; de dire que toutes ces grandes promesses que Dieu nous a faites,
de répandre sur nous la plénitude de son esprit , n'aillent pas jusqu'à nous
donner de quoi soutenir avec douceur et avec joie la pratique de ses com-
mandements ; de dire que toute la prééminence de la loi de grâce au-dessus
de la loi écrite se réduise à rien , et que tout l'effet de la rédemption et de
la mort de Jésus-Christ ait été d'appesantir le joug du Seigneur : ah ! Chré-
tiens, ce seraient autant de blasphèmes contre la bonté et la fidélité de Dieu.
Que nous manque- t-il donc? deux choses : une foi sincère, et une espé-
rance vive ; l'une pour nous attacher à Dieu , et l'autre pour nous confier
en Dieu. Car en nous unissant à lui par l'une et par l'autre, nous chan-
gerions notre faiblesse dans une force invincible , comme dit le prophète :
Qui sperant in Domino, mutabunt fortitudinem l ; nous commencerions à
marcher, à courir , à voler comme des aigles : Assument pennas ut aquilœ;
volabunt et non déficient*. Mais, parce que nous nous détachons de lui,
nous demeurons toujours faibles et languissants , toujours dans le chagrin
et le dégoût, toujours dans rabattement et le désespoir; comme si l'Évan-
gile n'était pas une loi de grâce, et que la loi de grâce n'eût pas aplani
toutes les difficultés.
Que sera-ce, si j'ajoute que cette loi de grâce est encore une loi de cha-
rité et d'amour? Amour et charité, dont l'effet propre est d'adoucir tout,
de rendre tout , non-seulement possible , mais facile ; non-seulement sup-
portable, mais agréable; d'ôter au joug toute sa pesanteur, et, si j'ose le
dire, d'en faire même un joug d'autant plus léger qu'il est plus pesant.
Paradoxe que saint Augustin explique par une comparaison très-naturelle ,
et dont je puis bien me servir après ce Père. Car vous voyez les oiseaux,
dit ce saint docteur : ils ont des ailes , et ils en sont chargés , mais ce qui
les charge fait leur agilité , et plus ils en sont chargés , plus ils deviennent
agiles. Otez donc à un oiseau ses ailes , vous le déchargez ; mais en le dé-
chargeant, vous le mettez hors d'état de voler : Quoniam exonerare vo-
luisti,jacet2'. Au contraire, rendez-lui ses ailes, qu'il en soit chargé tout
de nouveau, c'est alors qu'il s'élèvera : pourquoi? parce qu'au même temps
qu'il porte ses ailes , ses ailes le portent. Il les porte sur la terre, et elles le
portent vers le ciel : Redeat onus, et volabif*. Telle est, reprend saint Au-
gustin, la loi de Jésus-Christ : Talis est Christi sarcina* : nous la por-
tons, et elle nous porte ; nous la portons en lui obéissant, en la pratiquant ;
mais elle nous porte en nous excitant, en nous fortifiant, en nous ani-
mant. Tout autre fardeau n'a que son poids , mais celui-ci a des ailes : A lia
sarcina pondus habet , Christi pennas 6 .
Laissons cette figure, Chrétiens, et parlons encore plus solidement.
1 Isaï., 40. — 2 lbid. — 3 Aug. — 4 Idem. — 5 Idem. — 6 Idem.
SUR LA SAGESSE ET LA DOUCEUR DE LA LOI CHRÉTIENNE. 415
Dieu , souverain Créateur , possédait trois qualités par rapport à ses créa-
tures : celle de maître, qui nous soumettait à lui en qualité d'esclaves;
celle de rémunérateur, qui nous attirait à lui en qualité de mercenaires;
celle de père, qui nous attache à lui en qualité d'enfants. Or, selon ces
trois qualités (c'est la réflexion de saint Bernard) , Dieu a donné trois lois
aux hommes : une loi d'autorité comme à des esclaves , une loi d'espérance
comme à des mercenaires, et une loi d'amour comme à des enfants. Les
deux premières furent des lois de travail et de peine , mais la troisième est
une loi de consolation et de douceur. Qu'est-il arrivé de là? Les hommes,
dit saint Augustin , ont gémi sous ces lois de travail , de peine , de crainte ;
mais leurs gémissements , leurs peines et leurs craintes n'ont pu leur faire
aimer ce qu'ils pratiquaient : au lieu que les chrétiens ont trouvé dans la
loi de grâce un goût qui la leur rend aimable , et une onction qui la leur
fait observer avec plaisir : Timuerunt , et non impleverunt; amaverunt et
impleverunt*. Les hommes, sous les deux premières lois, intéressés et
avares , craignaient un Dieu vengeur de leur convoitise ; mais malgré cette
crainte, ils ne laissaient pas de commettre les plus injustes violences, de
ravir le bien d' autrui , ou du moins de le désirer : au lieu que dans la loi
nouvelle ils se sont attachés amoureusement à un Dieu pauvre ; et par amour
pour lui , bien loin d'enlever des biens qui ne leur appartenaient pas , ils
ont donné leurs biens propres , et se sont volontairement dépouillés de
toutes choses : Timuerunt, et rapuerunt res aliénas; amaverunt , et do-
naverunt suas*.
Voilà ce que les amateurs du monde ne comprennent pas , et ce qu'ils
pourraient néanmoins assez comprendre par eux-mêmes et par leurs propres
sentiments. Ils ne nous entendent pas quand nous leur parlons des mer-
veilleux effets de la charité de Dieu dans un cœur ; mais qu'ils en jugent
par ce que fait dans eux l'amour même du monde. A quelles lois les tient-il
asservis , ce monde qu'ils idolâtrent? lois de devoir, justes, mais pénibles;
lois de péché , injustes et honteuses ; lois de coutume , extravagantes et bi-
zarres ; lois de respect humain , cruelles et tyranniques ; lois de bienséance ,
ennuyeuses et fatigantes. Cependant, parce qu'ils aiment le monde , ce qu'il
y a dans le service du monde de plus fâcheux , de plus incommode , de plus
dur , de plus rebutant , leur devient aisé. Rien ne leur coûte pour satisfaire
aux devoirs du monde , pour se conformer aux coutumes du monde , pour
observer les bienséances du monde , pour mériter la faveur du monde. Or,
qu'ils aiment Dieu comme ils aiment le monde , que , sans changer de sen-
timents, mais seulement d'objet, au lieu de demeurer toujours attachés au
monde, ils commencent à s'attacher à Dieu : cette loi du Seigneur, qui
leur paraît impraticable , changera , pour ainsi dire , de nature pour eux.
Ils travailleront , et dans leur travail ils trouveront le repos ; ils combat-
tront, et dans leurs combats ils trouveront la paix; ils renonceront à tout,
et dans leurs renoncements ils trouveront leur trésor ; ils endureront tout ,
ils se mortifieront en tout , et dans leurs mortifications et leurs pénitences
ils trouveront leur bonheur.
1 Aug. — 'Idem.
416 sur l'impénitence finale.
C'est ainsi que la loi de Dieu est tout à la fois un joug et un soulage-
ment , un fardeau et un soutien. Si vous en doutez , j'en appelle , non point
à votre témoignage , puisque vous ne pouvez rendre témoignage de ce que
vous n'êtes point en état de sentir, mais au témoignage de tant de Saints ,
qui Font éprouvé , et de tant d'âmes justes qui l'éprouvent encore tous les
jours. Eh quoi! cette loi de charité n'a-t-elle pas changé les chaînes en des
liens d'honneur? témoin un saint Paul. N'a-t-elle pas donné des charmes
à la croix? témoin un saint André. N'a-t-elle pas fait trouver du rafraî-
chissement au milieu des flammes? témoin un saint Laurent. N'opère-t-elle
pas encore à nos yeux tant de miracles? N'est-ce pas elle qui fait porter à
tant de vierges chrétiennes toutes les austérités du cloître? N'est-ce pas
elle qui engage tant de pénitents dans une sainte guerre contre eux-mêmes,
et qui leur apprend à crucifier leur corps? N'est-ce-pas elle qui fait préfé-
rer la pauvreté aux richesses, l'obéissance à la liberté, la chasteté aux
douceurs du mariage , les abstinences et les jeûnes , les haires et les cilices
à toutes les commodités de la vie? Que' dis-je dont vous n'ayez pas des
exemples présents et fréquents? et ces exemples que vous voyez, ne sont-
ce pas autant de leçons pour vous ? Si donc , conclut saint Jérôme , la loi
vous paraît difficile , ce n'est point à la loi qu'il s'en faut prendre ni à
ses difficultés, mais à vous-même et à votre indifférence pour Dieu. Elle
est difficile à ceux qui la craignent , à ceux qui la voudraient élargir , à
ceux que l'esprit de Dieu , cet esprit de grâce , cet esprit de charité, ne ré-
veille point, n'anime point, ne touche point, parce qu'ils n'en veulent
pas être touchés. Mais prenons confiance, et, dans un saint désir de plaire
à Dieu , entrons dans la voie de ses commandements : nous y marcherons
comme David , nous y courrons , nous arriverons au terme de l'éternité
bienheureuse où nous conduise, etc.
SERMON POUR LE LUNDI DE LA DEUXIÈME SEMAINE.
SUR L'IMPENITENCE FINALE,
Ego vado t et quœretis me, et in peccato vestro moriemini.
Je m'en vais; vous me chercherez, et vous mourrez dans votre péché. Saint Jean, ch. 8.
Ce sont deux grands maux que le péché et la mort : le péché , par où la
mort est entrée dans le monde ; et la mort , par où Dieu a puni le péché :
le péché , qui dégrade l'homme dans l'ordre de la grâce ; et la mort , qui
le détruit dans l'ordre de la nature : le péché , qui nous a fait tomber de ce
bienheureux état d'innocence , où Dieu nous avait créés ; et la mort , qui
nous dépouille de tous les biens temporels dont Dieu après le péché nous a
encore laissé l'usage. Mais après tout, Chrétiens, ni la mort ni le péché,
pris séparément, ne sont point des maux extrêmes; et j'ose même dire
qu'ils peuvent avoir leur avantage et leur utilité. Car la mort sans le péché
SUR l/iMPÉNITËNCE FINALE. 417
peut être sainte et précieuse devant Dieu ; et le péché sans la mort peut
servir de matière aux plus excellentes vertus qui rendent l'homme agréable
à Dieu. La mort sans le péché fut dans Jésus-Christ une source de grâces
et de mérites ; et le péché sans la mort, comme l'enseigne la théologie , a été
dans les prédestinés et un principe et un effet de leur prédestination. La
mort sans le péché acheva de sanctifier Marie ; et le péché sans la mort de-
vint un motif de conversion pour Madeleine. Mais le souverain mal et ce
qu'il y a de plus affreux, c'est le péché et la mort unis ensemble : la mort,
qui met le dernier sceau à l'impénitence du pécheur; et le péché, qui im-
prime à la mort le caractère de sa malice : la mort , qui rend le péché pour
jamais irrémissible ; et le péché, qui rend la mort pour toujours criminelle
et réprouvée. La mort dans le péché , la mort avec le péché , la mort même,
comme il arrive souvent , par le péché : voilà , mes chers auditeurs , ce qui
m'effraie et ce qui doit vous effrayer comme moi ; voilà ce que Dieu a de
plus terrible dans les trésors de sa colère ; voilà de quoi le Fils de Dieu me-
nace aujourd'hui les Juifs , et de quoi nous avons aussi bien que les Juifs
à nous préserver. Pour bien entrer dans ces sentiments , implorons le se-
cours du ciel par l'intercession de la Vierge , que nous prions tous les jours
de nous être favorable à la mort, et disons-lui : Ave, Maria.
C'était , Chrétiens , une triste vérité pour les Juifs, mais une vérité fon-
dée sur la parole même de Jésus-Christ , qu'après avoir vécu dans le péché,
ils mourraient dans l'impénitence : In peccato vestro moriemini. Or en
quel sens cet oracle doit-il être entendu? car il nous importe de le bien
savoir , puisque le Sauveur du monde nous parlait à nous-mêmes dans la
personne des Juifs, et qu'il n'y va pas moins que d'une éternelle réproba-
tion. Est-ce une simple menace que Jésus-Christ faisait à cette nation in-
crédule, pour les obliger à se reconnaître? Est-ce un arrêt définitif qu'il
portait contre eux ; et prétendait-il leur signifier que la mesure de leurs
crimes était remplie , et qu'ils n'avaient plus de grâce à espérer de la part
de Dieu? Saint Chrysostome l'a pris dans le sens le plus favorable ; et ce
Père estime que ce fut seulement comme une sentence comminatoire qui
déclarait aux Juifs ce qu'ils avaient à craindre, s'ils demeuraient plus
longtemps dans leur infidélité ; de même que Jouas , en prêchant aux Ni-
nivites , leur annonça qu'après le terme de quarante jours , Ninive serait
détruite : Adhuc quadraginta dies et Ninive subvertetur*. Saint Jérôme
s'est attaché à-la lettre ; et sa pensée est que le Fils de Dieu ne parlait pas
seulement aux Juifs en prophète pour les intimider, mais en juge et en sou-
verain, pour les condamner : c'est-à-dire qu'il ne leur marquait pas seule-
ment le danger où ils étaient d'une réprobation prochaine ; mais qu'il leur
intimait expressément que leur réprobation était déjà consommée. Car, re-
prend ce saint Docteur , quand Dieu dans l'Écriture veut seulement mena-
cer, il ajoute toujours à ses menaces des conditions qui en suspendent
l'effet et qui les modifient. Ainsi dit-il à Adam : Si tu manges de ce fruit ,
tu mourras : In quo enim dk comederis, morte morieris*. Au lieu que le
' Jon., 3. — a Gènes., 2.
t. i. n
418 sur l'impénitence finale.
Sauveur du monde faisait une proposition absolue , en disant aux Juifs :
Vous mourrez dans votre péché : Inpeccato vestro moriemini.
Mais du reste, Chrétiens , soit que ce soit un arrêt, ou que ce soit préci-
sément une menace , n'est-ce pas assez pour nous faire trembler , que ce soit
la menace d'un Dieu? d'un Dieu, qui ne parle point en vain ; d'un Dieu ,
qui ne parle point par passion ; d'un Dieu, qui ne parle point sans con-
naissance ; mais qui pénétrant dans le fond des cœurs , et découvrant d'un
coup d'œil tout l'avenir, voit par avance à quoi se doit terminer notre vie,
et quelle en sera la fin : In peccato vestro moriemini. Ne nous en tenons
pas là néanmoins ; mais consultons l'expérience , et voyons si l'expérience
vérifie à l'égard des pécheurs cette prédiction de Jésus-Christ : car , après
la parole de Dieu , la preuve la plus convaincante et la plus sensible , c'est
l'expérience. Comment donc meurent presque tous les pécheurs du siècle ;
je dis ces pécheurs d'état et de profession , ces pécheurs obstinés dans leurs
désordres, qui jamais n'ont fait une vraie pénitence pendant la vie ; com-
ment meurent-ils? Ah! mes Frères, c'est ici que nous devons reconnaître
une providence bien sévère et bien terrible sur les impies , comme il y en a
une tout aimable et toute bienfaisante sur les Justes. Ils meurent, ces pé-
cheurs invétérés, comme ils ont vécu. Ils ont vécu dans le péché, et ils
meurent dans le péché. Ils ont vécu dans la haine de Dieu, et ils meurent
dans la haine de Dieu. Ils ont vécu en païens , et ils meurent en réprouvés :
voilà ce que l'expérience nous apprend.
Mais pour vous en donner une idée plus juste, et pour partager ce dis-
cours , je les divise en trois espèces différentes. Car les uns meurent dans le
désordre actuel de l'impénitence ; les autres meurent sans nul sentiment et
nulle démonstration de pénitence ; et les derniers meurent dans l'exercice ,
ou , pour mieux dire , dans l'illusion d'une fausse pénitence. Les premiers
sont les plus criminels , parce qu'ils ajoutent à tous les péchés de leur vie
celui de l'impénitence finale ; par où il est vrai de dire qu'ils se réprouvent
eux-mêmes , et qu'ils consomment positivement leur damnation. Les se-
conds sont plus malheureux , et par là même plus dignes de compassion ,
parce que , sans le vouloir et sans y penser , ils se trouvent privés des se-
cours de la pénitence. Les derniers participent à la condamnation des uns
et des autres ; et sans être, ni si criminels que les premiers, ni si malheu-
reux que les seconds , ils sont toutefois , et malheureux parce qu'ils sont
aveugles, et criminels parce qu'ils sont pécheurs et impénitents. Ainsi j'ap-
pelle l'impénitence des premiers , une impénitence criminelle. J'appelle
l'impénitence des seconds, une impénitence malheureuse ; et j'appelle l'im-
pénitence des derniers , une impénitence secrète et inconnue , ou , si vous
voulez , une fausse pénitence , qui n'est au fond qu'une véritable impéni-
tence. Ce n'est pas tout. Car après avoir marqué ces trois caractères de
pécheurs qui meurent dans leur péché, je dois ajouter trois réflexions,
pour vous faire connaître comment l'impénitence de la vie conduit à l'im-
pénitence de la mort : comprenez ceci. Je dis que l'impénitence de la vie
conduit à l'impénitence criminelle de la mort par voie de disposition , ce
sera la première partie. Je dis que l'impénitence de la vie conduit à l'impé-
sur l'impénitence finale. 419
nitence malheureuse de la mort par voie de punition , ce sera la seconde
partie. Enfin je dis que rimpénitenec de la vie conduit à l'impénitence se-
crète et inconnue , ou à la fausse pénitence de la mort , par voie d'illusion ;
ce sera la troisième partie. Commençons.
PREMIÈRE PARTIE.
On peut mourir dans le désordre actuel et dans le péché de l'impéni-
tence finale en deux manières : ou par une volonté délibérée de renoncer
absolument à la pénitence , lors même qu'on se trouve aux approches de la
mort ; ou par une omission criminelle des moyens ordinaires et marqués
de Dieu, pour rentrer en grâce avec lui, et pour faire pénitence. Or ces
deux genres de mort sont si communs dans le monde , qu'ils pourraient
suffire pour justifier la prédiction du Fils de Dieu : In peccato vestro mo-
riemini. Entrons , Chrétiens , dans cet abîme d'iniquité ; tâchons d'en pé-
nétrer la profondeur ; et pour nous rendre cette considération plus utile ,
ne craignons point de descendre à un détail qui seul servira de preuve à la
plus terrible de toutes les vérités du christianisme.
Quand je dis mourir dans une volonté délibérée de renoncer absolument
à la pénitence , prenez garde , s'il vous plaît, à ce que j'entends. Je ne parle
pas de ce qui peut arriver , et de ce qui arrive en effet quelquefois par une
impénitence affectée , lorsque le pécheur se voyant forcé de quitter la vie
ne veut pas reconnaître celui dont il l'a reçue , et qui lui en va demander
compte ; et que , prêt à paraître devant le tribunal de Dieu , il ose encore
se révolter contre Dieu même, en disant comme ce peuple infidèle : Non
serviam ' : Non , je ne m'humilierai point. Car quoique nous en ayons des
exemples , et que ceux qui passent pour athées , et qui le sont au moins de
mœurs et de conduite, soient sujets à mourir de la sorte; ces exemples,
dit judicieusement saint Chrysostome, sont si monstrueux, qu'ils inspirent
par eux-mêmes de l'horreur , et qu'un ministre de l'Évangile, pour ne pas
blesser la piété de ses auditeurs , doit plutôt les omettre que d'entreprendre
de les combattre. Ainsi mourut un Julien l'Apostat, vomissant mille blas-
phèmes contre le ciel , tandis qu'il vomissait avec son sang son âme im-
pure et sacrilège. Ainsi sont morts tant d'ennemis de Dieu , dont la fin ,
aussi funeste qu'impie , a tant de fois malgré eux rendu témoignage au
souverain pouvoir et à la divinité de ce premier Être qu'ils avaient mé-
connu, ou, plus vraisemblablement, qu'ils avaient tâché, mais en vain,
à méconnaître. Ainsi meurent tous les jours, au milieu de nous, je ne sais
combien de mondains qui sont encore , après avoir vécu sans foi, sans loi,
sans religion , sans conscience , assez téméraires et assez emportés pour
vouloir couronner l'œuvre par une persévérance diabolique dans leur li-
bertinage. Mais , encore une fois, ce sont des monstres , dans l'ordre de la
grâce , sur qui nous ne devons jeter les yeux qu'autant qu'il est nécessaire
pour les détester et pour les avoir en exécration.
Ce n'est donc point par de semblables exemples que je veux vérifier
l'oracle de Jésus-Christ ; mais je parle seulement de tant d'autres pécheurs
1 Jerciu., 2.
420 SUR L'IMPÉNITENCE FINALE.
en qui cet état d'impénitence , tel que je F ai marqué , est aussi souvent un
effet de la faiblesse que de la malice de leur cœur, ou plutôt est un effet
tout ensemble de F un et de F autre : et pour vous faire comprendre plus
distinctement et plus précisément ma pensée , je parle d'un homme qui ,
rempli de fiel et d'amertume , après avoir passé sa vie dans des haines et
des inimitiés scandaleuses, meurt sans jamais vouloir se réconcilier, pro-
testant qu'il ne le peut ; ou s'il le fait en apparence , se disant intérieure-
ment à lui-même qu'il ne le veut pas : témoin ce chrétien qui, sur le point
même d'endurer le martyre , refusa d'embrasser son ennemi , quoique son
ennemi, humilié à ses pieds, lui demandât grâce. Or, sans nous arrêter
à ces circonstances particulières , combien voyons-nous de pareilles morts
dans le christianisme, de morts sans réconciliation , de morts accompagnées
de toute l'aigreur du ressentiment et de la vengeance; de morts, où tous
ces prétendus accommodements qui se négocient , toutes ces entrevues qui
se ménagent quelquefois avec tant de pompe , et presque toujours avec si
peu de fruit , ne sont que de pures et de trompeuses cérémonies ; de morts ,
où, par une maxime de politique, et par une force d'esprit mal entendue et
poussée néanmoins jusques au bout, l'on se rend plus intraitable et plus
inflexible que jamais? pourquoi? pour autoriser en mourant la conduite
qu'on a tenue jusque là, et l'animosité où l'on a vieilli; disons mieux,
pour exécuter l'arrêt prononcé par le Sauveur du monde : Inpeccato vestro
moriemini.
Je parle d'un homme qui se trouvant chargé à la mort de biens injuste-
ment acquis , dont il s'est fait un état et une fortune , ne veut pas même
alors les restituer; gémissant d'une part sous la pesanteur du péché qui
l'accable , et de l'autre refusant de se dépouiller ; partagé entre Fenfer qu'il
craint , et la cupidité qui le domine , mais du reste aimant mieux aban-
donner son âme que de réparer les injustices qu'il a commises, que de
pourvoir au dédommagement de ceux qu'il a trompés , que de reconnaître
des dettes dont sa mauvaise foi Fa toujours empêché de convenir, que de
satisfaire à des obligations qu'il ne peut ignorer, et dont les remords se-
crets de sa conscience ne l'avertissent que trop ; en un mot , que de relâcher
la proie dont il est saisi , et que Dieu , malgré lui , va bientôt lui arracher.
Or, qu'y a-t-il dans le monde de plus ordinaire , que cette aveugle obsti-
nation à conserver ce qu'on n'a pu légitimement posséder? De tant de
riches, injustes usurpateurs du bien d' autrui, où sont ceux qui, pour
mourir en chrétiens , se déterminent à mourir pauvres ? et par conséquent
ne semble-t-il pas que la malédiction de l'Évangile soit particulièrement
attachée à leur état? Inpeccato vestro moriemini.
Je parle d'un homme qui, tyrannisé de sa passion, la porte jusqu'au
tombeau , et meurt idolâtre d'un objet dont rien ne peut le résoudre à se
détacher, au moment même que la mort le va détacher de tout ; qui par la
plus damnable fidélité , ou par le plus abominable sacrifice , sans égard aux
feux éternels dont la justice de Dieu le menace, achève , pour ainsi dire,
de se consumer dans les ardeurs d'un feu impudique. Or, vous savez, mes
chers auditeurs, si ce n'est pas là le sort de tant de chrétiens sensuels et
SUR L IMPÉNITENTE FINALE. 421
voluptueux. Je vous renvoie à vos propres connaissances. N'est-ce pas là
qu'aboutissent ces engagements criminels : n'est-ce pas, dis-je, à une mort
plus que païenne , où le pécheur en expirant soupire encore pour ce qu'il
a si follement aimé, où, constant jusques à l'extravagance, jusques à la
fureur, il donne encore ses derniers soins , il consacre ses derniers vœux à
une passion dont il s'est fait presque une religion ; où la seule et la vive
douleur qui le touche , tout mourant qu'il est , n'est pas d'avoir tant re-
cherché par inclination le sujet malheureux de ses désordres , mais de le
quitter par nécessité? car ce sont là ses dispositions et ses sentiments ; et en
de tels sentiments , en de telles dispositions , vous jugez assez quelle doit
être sa mort : Inpeccatovestromoriemini.
Enfin je parle d'un homme qui depuis longtemps rebelle à Dieu, après
avoir vécu sans crainte de ses jugements, meurt sans rien espérer de sa
miséricorde ; qui lorsque les prêtres l'exhortent à la confiance , se faisant à
soi-même , comme dit saint Augustin , une justice, non pas exacte et rigou-
reuse, mais cruelle et insensée , puisqu'il se la fait indépendamment de la
rédemption et de la grâce de Jésus-Christ , tombe dans un désespoir sem-
blable à celui de Gain , et conclut avec ce frère parricide : Major est ini-
quitas mea , quàm ut veniam merear 1 : Non , il n'y a plus de pardon pour
moi ; mon iniquité m'en a rendu indigne , et s'il y a un Dieu , je suis
réprouvé. Or n'est-il pas vrai que c'est là le grand et le fameux écueil où
échoue une multitude innombrable de pécheurs , surtout de ceux qui par
des rechutes fréquentes et habituelles , non-seulement ont perdu toute espé-
rance, mais auraient honte même, si je puis m'exprimer ainsi, de se
tourner vers Dieu et de se confier en lui ? Car cette honte qu'ils n'ont pu
surmonter durant la vie , se réveille tout de nouveau , et vient les accabler
à la mort ; et trop fortement touchés alors de leur indignité , trop vive-
ment frappés de la grandeur et de la justice de Dieu, ils se troublent, ils
renoncent à leur salut , et se font aussi bien que Judas , de leur contrition
et même de leur repentir, un dernier titre de réprobation. Voilà , dis-je ,
ce que j'appelle mourir avec réflexion et avec vue dans le péché d'impéni-
tence : In peccato vestro rnoriemini.
On y meurt encore d'une autre manière non moins commune ni moins
funeste , quand par une omission criminelle , sans être directement volon-
taire , on se prive de la grâce de la pénitence et des moyens nécessaires
pour l'obtenir. Car enfin, mon Frère, dit saint Augustin raisonnant avec
un pécheur, si lorsque la mort vous touche de près , et que Dieu vous
appelle , vous ne vous disposez pas au plus tôt à paraître devant lui ; si
lorsque vous avez un port aussi assuré que celui d'une prompte et sincère
pénitence , qui vous est ouvert , vous négligez de vous y mettre en sûreté ;
si vous laissez échapper les moments précieux et les temps favorables que
la Providence vous ménage dans le cours d'une maladie ; si, par une trop
grande attention au soulagement de votre corps , vous oubliez les besoins
de votre âme, et si vous rejetez les remèdes salutaires qu'on vous présente,
bien loin de les rechercher ; si , par une crainte servile de la mort , vous en
1 Gènes., 4.
422 sur l'impénitence finale.
éloignez, autant qu'il est possible, le souvenir, fermant l'oreille à tous les
avertissements qu'on vous donne , et voulant être flatté et trompé sur la
chose même où vous avez plus d'intérêt à ne l'être pas ; si , par une fai-
blesse naturelle, vous ne faites pas effort pour surmonter là-dessus vos
frayeurs, et pour vaquer au moins dans cette extrémité à votre plus im-
portante affaire ; si vous écoutez des parents et de faux amis qui vous en
détournent; si, par un renversement de conduite le plus déplorable, vous
pensez encore à votre famille, lorsqu'à peine il vous reste de quoi pour-
voir à votre éternité : ah! mon cher Frère, conclut saint Augustin, chan-
gez alors de langage, et corrigez vos idées. Dire que la mort dans cet état
d'impénitence est le plus grand de tous les malheurs, c'est mal parler :
mais il faut dire que c'est le plus grand et le plus inexcusable de tous les
crimes. Dire que vous mourez dans votre péché , c'est ne s'expliquer qu'à
demi ; mais il faut dire que vous mourez dans votre péché par un dernier
péché, qui surpasse tous les autres. Car qu'est-ce que tous les péchés de
la vie, en comparaison de ce seul péché? Où l'homme peut-il porter plus
loin son injustice envers Dieu et envers lui-même? Se voir à ce terme fatal
après lequel il n'y a plus de terme , et vouloir encore différer ; se voir aux
portes de l'enfer, et ne travailler pas encore à s'en retirer ; se voir sur le
point de périr, et balancer encore à se rendre le plus pressant devoir de la
charité, en prenant de sages mesures pour ne périr pas : cela se peut-il
comprendre, ou cela se peut-il pardonner? Cependant, Chrétiens, voilà
jusques où va l'égarement de l'esprit mondain , quand on s'abandonne à
le suivre. On est investi, comme parle l'Écriture, des douleurs delà mort
et des périls de l'enfer, et toutefois on ne laisse pets de risquer, de se ras-
surer, de temporiser, de se reposer sur le lendemain : on chicane, on élude,
on dissimule avec soi-même; enfin, on meurt dans la disgrâce et dans
l'inimitié de Dieu. Mort doublement criminelle , et par l'impénitence de la
vie qui l'a précédée, et par l'impénitence de la mort qui l'accompagne :
In peccato vestro moriemini.
Or j'ai ajouté qu'il y a entre ces deux sortes d'impénitence, entre l'im-
pénitence de la vie et l'impénitence de la mort , une telle liaison , que
l'une conduit presque immanquablement à l'autre; et cela comment? par
voie de disposition , c'est-à-dire par voie d'habitude, par voie d'attache-
ment , par voie d'endurcissement : trois degrés que marquent les Pères
dans la description qu'ils nous font de ce premier ordre de pécheurs im-
pénitents : vérité constante , et dont la seule exposition va nous con-
vaincre.
Par voie d'habitude : car de prétendre que des habitudes contractées du-
rant la vie se détruisent aux approches de la mort, et que dans un moment
on se fasse alors un autre esprit , un autre cœur, une autre volonté ; c'est,
Chrétiens 3 la plus grossière de toutes les erreurs. Je l'ai dit, et vous ne
l'ignorez pas : nous mourons comme nous avons vécu , et la présence de
la mort, bien loin d'affaiblir les habitudes déjà formées, semble encore
davantage les réveiller et les fortifier. Car si jamais nous agissons par habi-
tude, c'est particulièrement à la mort. Vous avez mille fois pendant la vie
sur l'impénitence finale. 423
différé votre conversion , vous la différerez encore à la mort : vous avez dit
mille fois pendant la vie , Ce sera dans un mois ou dans une année ; vous
direz encore à la mort , Ce sera dans un jour ou dans une heure : vous
avez été pendant la vie un homme de projets, de désirs, de résolutions, de
promesses sans exécution ; vous mourrez encore en désirant , en proposant,
en promettant, mais en ne faisant rien. Et ne dites point que le danger
extrême vous déterminera : abus. Il vous déterminera à désirer, parce que
vous en avez l'habitude ; il vous déterminera à proposer et à promettre ,
parce que vous vous en êtes fait une coutume : mais en désirant par habi-
tude , en proposant et en promettant par habitude , et par habitude n'exé-
cutant rien , vous mourrez dans votre péché : In peccato vestro morte-
mini.
Par voie d'attachement : car l'impénitence de la vie, selon la parole du
Sage , forme comme une chaîne de nos péchés , et cette chaîne nous tient
presque malgré nous dans l'esclavage et la servitude : Iniquitates suœ ca-
piunt impium, et funibus peccatorum suorum constringitur 1 . Je sais que
Dieu peut user de son absolu pouvoir, et rompre au moment de la mort
cette chaîne ; mais je sais aussi que pour la rompre dans un moment , il
ne faut pas moins qu'un miracle de la grâce, et que Dieu ne fait pas com-
munément de tels miracles. Et en effet, nous voyons un pécheur mourant
dans l'état funeste où se représentait saint Augustin, quand il disait, en
parlant de lui-même : Suspirabam ligatus, non ferro alieno, sed meâ
ferreâ voluntate 2. Je soupirais, ô mon Dieu, après le bonheur des Justes,
convaincu qu'il n'était plus temps de délibérer, et qu'il fallait enfin re-
noncer à mon péché pour me convertir à vous : mais je soupirais , et
cependant j'étais toujours attaché, non par des fers étrangers, mais par
ma volonté propre. L'ennemi la tenait en sa puissance ; et cette suite de
désordres compliqués , et comme autant d'anneaux entrelacés les uns dans
les autres , m'arrêtait presque malgré moi , et malgré toutes les frayeurs de
la mort , sous le joug et la loi du péché.
Par voie d'endurcissement : car cette volonté toujours criminelle, comme
je le suppose , et ne se repentant jamais , s'est enfin endurcie dans le péché.
Si, touché du sentiment de sa misère, ce pécheur s'était de temps en temps
tourné vers Dieu, et que, par de généreux efforts , il se fût relevé de ses
chutes autant de fois qu'il succombait aux tentations du monde et de la
chair, avec tout le malheur de son inconstance il aurait néanmoins profité
de l'usage de la pénitence. La pénitence , quoique suivie de faiblesses et de
rechutes , aurait détruit en lui ce que le péché y avait édifié. Mais ayant
toujours mis pierre sur pierre , et entassé iniquité sur iniquité , le moyen
que son cœur ne soit pas arrivé au comble, et qu'il n'ait pas contracté
dans l'état du crime , non-seulement toute la solidité, mais toute la dureté
que le crime est capable de produire? et quelle apparence qu'endurci de la
sorte , il devienne tout à coup , quand la mort approche , souple et flexible
aux mouvements de la grâce? On meurt donc dans le péché, parce qu'on
a vécu dans le péché; et l'on y meurt , comme j'ai dit, par un nouveau
1 Prov.# 5. — 2 Aug.
424 sur l'impénitence finale.
péché , parce que cette impénitence même est la consommation de tous les
péchés. Voilà ce que j'ai appelé une impénitence criminelle : passons à
l'impénitence malheureuse , qui fera le sujet de la seconde partie.
DEUXIEME PARTIE.
Ce n'est point assez pour mourir dans l'état de la grâce que le pécheur
soit résolu de recourir un jour à la pénitence, et qu'il se propose de sortir
au moins à la mort de son péché. Gomme cette grâce de la pénitence finale
ne dépend point absolument de lui, et que, par un secret jugement de
Dieu , elle est attachée à mille circonstances qui ne sont point en son pou-
voir, il faut, afin qu'il ait le bonheur de se reconnaître en mourant, que
toutes ces circonstances concourent ensemble à sa conversion. Qu'une seule
vienne à manquer, le voilà frustré de son espérance ; et eût-il mille fois
désiré de mourir de la mort des Justes , eût-il dit cent fois à Dieu, Moria-
tur anima mea morte Justorum1, ses désirs sont inutiles et ses espérances
vaines. Pourquoi? parce que, dans le cours de la Providence, qu'il n'a pas
plu à Dieu de changer, il s'est trouvé un obstacle , qui par des causes en
apparence naturelles, mais d'un ordre divin et supérieur, lui a rendu im-
possible cette pénitence , sur laquelle il faisait fond , et qu'il regardait
comme sa dernière ressource. Il peut donc arriver que l'homme, sans de-
venir coupable d'un nouveau péché, meure dans son péché, parce qu'il
peut mourir dans un défaut involontaire et même forcé de toute pénitence ;
et c'est ce que j'appelle impénitence malheureuse , et ce que je considère
comme un autre abime , non plus de la corruption et de la malice du cœur
humain , mais de la justice adorable et impénétrable de Dieu , qui parait
tout entière dans la mort de ces pécheurs surpris, trompés, délaissés, exclus
même dès cette vie de la voie du salut , et en qui s'accomplit encore plus
sensiblement cette vérité évangélique : In peccato vestro moriemini. Re-
nouvelez , Chrétiens, votre attention.
Quand on vous rapporte l'exemple d'une mort subite , et que dans la
consternation où de pareils événements jettent les esprits , on vous dit que
cet homme, qui jouissait d'une parfaite santé, vient d'être enlevé tout à
coup sans avoir pu prononcer une parole ; qu'un tel , dans la chaleur d'une
débauche , ou dans l'emportement d'une querelle, vient de rester sans sen-
timent et sans vie ; qu'un assassinat vient d'être commis dans la personne
de celui-ci , ou que la ruine d'un édifice vient d'envelopper et d'écraser
celui-là ; quand on nous fait le récit de ces sortes de morts et de bien
d'autres , et que , selon toutes les règles de la vraisemblance , elles nous
paraissent non-seulement subites , mais imprévues , parce que c'étaient des
pécheurs publics et scandaleux , nous sommes saisis de frayeur ; et sans
entreprendre de juger, nous ne doutons point que ce ne soit alors que se
vérifie à la lettre la menace du Fils de Dieu : In peccato vestro moriemini.
Mais vous vous consolez au même temps , Chrétiens , par la pensée que ce
sont des accidents extraordinaires; et quelque fréquents qu'ils puissent
être, vous ne manquez pas d'affaiblir ainsi les salutaires impressions qu'ils
1 Num., 23.
SUR L IMPEMTENCE FINALE. 4^5
pourraient et qu'ils devraient faire sur vos cœurs. Vous vous trompez ,
permettez-moi de vous le dire , vous vous trompez : ces genres de mort ne
sont, ni si rares, ni si singuliers que vous voulez vous le persuader; et je
soutiens que, dans la rigueur même du terme , eu égard à la conscience et
au salut, il n'est rien de plus commun qu'une mort subite : en voici la
preuve.
Car j'appelle avec saint Augustin mort subite et imprévue, celle où le
pécheur tombe tout à coup dans un état qui le rend pour jamais incapable
de conversion et de pénitence. Or qu'y a-t-il dans le monde de plus ordi-
naire et même de plus universel? que voit-on autre chose tous les jours?
Au lieu qu'une chute , qu'une apoplexie , qu'un meurtre fait plus d'éclat et
donne plus d'effroi ; combien d'autres causes dont nous sommes moins
frappés , nous réduisent à cette impénitence malheureuse ? un transport
dans le feu d'une fièvre ardente , un délire sans intervalle , une léthargie
dont on ne revient point , un égarement d'esprit , un assoupissement mor-
tel; tout cela n'opère-t-il pas sans cesse le même effet, et note-t-il pas à
un moribond le pouvoir de se convertir, en lui ôtant le pouvoir de se con-
naître? Mettez un pécheur dans tous ces états, n'est-il pas vrai qu'il est
déjà mort comme chrétien , s'il n'est pas absolument mort comme homme?
Je veux qu'il dispute encore des journées entières un reste de vie animale,
qui ne sert plus qu'à le faire languir : qu'importe , si la vie raisonnable
et la vie surnaturelle sont éteintes ? que peut la grâce , toute-puissante
qu'elle est , lorsque la nature , qui devait lui servir de fond , ne peut plus
agir ?
Sans même parler de ces symptômes où la raison est tout à fait ob-
scurcie , le seul épuisement de toutes les forces , la seule douleur du corps
ne suffit-elle pas pour ôter à l'esprit toute sa réflexion , et par conséquent
pour nous fermer les voies de la pénitence? Combien de pécheurs, jusque
dans le cours des maladies les plus réglées , meurent ainsi d'une mort su-
bite, non selon le monde, mais selon Dieu? Ils meurent, dit saint Chry-
sostome, sans un nouveau péché, parce qu'ils ne sont plus en état d'en
commettre ; ils meurent sans qu'on leur puisse reprocher d'abuser alors
du temps que Dieu leur donne , parce qu'ils ne peuvent plus proprement
ni en abuser ni s'en servir ; ils meurent dans une impénitence qui , quoi-
que finale, ne leur est pas par elle-même imputée, parce qu'elle ne leur
est ni connue ni libre ; cependant ils meurent dans leur péché , et la ma-
lédiction de Jésus-Christ n'en est pas moins consommée : In peccato ves-
tro moriemini.
Que dirai-je de ceux qui meurent dans une ignorance non coupable ,
mais funeste, du danger prochain où ils se trouvent? car de là s'ensuivent
les mêmes conséquences et les mêmes effets de réprobation. Si l'on avait
averti ce malade qu'il était temps de penser à lui, il aurait mis ordre à sa
conscience, et il serait mort chrétiennement. Mais parce qu'on lui a fait
entendre le contraire, et que par de faux ménagements on l'a trompé, il
meurt sans retour à Dieu et sans conversion. De n'avoir pas su le péril
où il était, est-ce un crime dans lui? Non, Chrétiens, car il souhaitait de
426 sur l'impénitence finale.
le savoir. Mais à qui il faut s'en prendre , c'est à la faiblesse d'un confes-
seur, c'est à la trompeuse conjecture d'un médecin, c'est au vain respect
d'un domestique , c'est à la passion aveugle d'une femme ; c'est à l'intérêt
des uns , à la négligence des autres ; c'est à tout ce qu'il vous plaira , mes
Frères, dit saint Augustin : mais après tout, le mourant en porte la peine ;
et pour avoir ignoré l'extrémité où il était, il meurt dans la haine de Dieu
et en réprouvé. Quoi donc ! me direz-vous , était-il juste qu'il pérît par la
faute d'un autre? Ah! répond ce Père, si c'est par la faute d'un autre qu'il
périt, ce n'est point pour la faute d'un autre qu'il est condamné, mais pour
son propre péché. Dieu, à qui il appartient d'en ordonner, permet que
son propre péché, qui pouvait être expié à la mort, par la faute d'un
autre ne le soit pas, et que du domaine de la grâce et de la miséricorde
sous lequel il était encore, il passe pour l'éternité tout entière sous celui de
la justice : In peccato vestro moriemini.
Mais si le pécheur lui-même, en mourant, soupire après le remède,
s'il le demande, et qu'il témoigne de l'empressement pour l'avoir, qu'ar-
rive-t-il souvent? Hélas! Chrétiens, voici le comble du malheur, et c'est ici
que nous devons nous écrier : 0 altitudo 1 ! ô profondeur des conseils de
Dieu ! Semblable à l'infortuné Esaù , qui , comme dit l'Apôtre , ne trouva
point cette pénitence qu'il cherchait, quoiqu'il la cherchât avec larmes ,
Non enim invenit pœnitentiœ locum, quamquam cum lacrymis inqui-
sisset eam 2 ; ce pécheur mourant , tout empressé qu'il est de recourir aux
sources publiques de la grâce, c'est-à-dire aux sacrements de Jésus-Christ,
peut encore être de ceux sur qui tombe l'anathème du Sauveur des hommes :
et parce que ces sources ouvertes à tout le monde ne le sont pas pour lui ,
il meurt dans son péché : In peccato vestro moriemini.
C'est de quoi nous avons cent fois été témoin , ou de quoi cent fois nous
avons entendu parler. Un homme est surpris lorsqu'il s'y attendait le
moins : il se voit aux portes de la mort; et dans l'horreur d'un danger si
pressant, il voudrait ménager ce qui lui reste de vie. Toute sa foi se ré-
veille, l'image d'un Dieu irrité le frappe, le saisit; et frappé, saisi de cette
image, il semble conjurer tous ceux qui l'approchent de le secourir, et leur
dire comme Job : Miseremini mei, miseremini mei, saltem vos o.mici
mei 3 , Pensez à moi , vous au moins qui êtes mes véritables amis ; et pen-
dant que les autres s'occupent en vain auprès d'un corps que la mort va
mettre au tombeau, aidez-moi à sauver mon âme. En effet, on s'y em-
ploie, on y travaille, on cherche un prêtre, un confesseur : mais ce
prêtre , ce confesseur ne se trouve point ; mille contre-temps conspirent à
l'éloigner ; ce qui ne l'avait jamais arrêté l'arrête à cette heure : il vient
enfin , mais trop tard , et lorsque le malade , sans connaissance et sans pa-
role, ne peut plus ni l'entendre ni lui répondre. Et cela pourquoi? pour
accomplir l'autre partie de la prédiction de Jésus-Christ : Quœretis me,
vous me chercherez ; non plus dans ma personne , mais dans celle de mes
ministres et des dispensateurs de mes sacrements, et vous ne me trouve-
rez pas ; et parce que vous ne me trouverez pas dans mes ministres , et
1 Rom., il. — » Hebr., 12. — 3 Job., 19.
sur l'impénitence finale. 427
que vous n aurez pas d'ailleurs de quoi suppléer au défaut de leur minis-
tère par un pur et parfait amour, vous mourrez dans votre péché : In
peccato vestro moriemini .
Je dis plus : ce prêtre, vicaire et ministre de Jésus-Christ, se trouvera;
mais , par un autre secret de réprobation encore plus terrible , avec tout
le pouvoir de l'Église dont il est muni , il n'aura pas le don d'assister un
pécheur mourant. Au lieu de le toucher, il le rebutera; au lieu de l'éclai-
rer, il l'embarrassera, il le troublera : il aura les clefs du ciel entre les mains,
mais il n'aura pas la clef de ce cœur pour y entrer. Car Dieu , Chrétiens,
ne se sert pas de toutes sortes d'instruments pour opérer ses miracles :
comme il ne nous convertit pas , tout Dieu qu'il est , par toutes sortes de
grâces, aussi ne lui plaît-il pas de nous convertir par toutes sortes de per-
sonnes. Si , dans la disposition où était ce malade , il eût eu un homme
éclairé , zélé , expérimenté , plein de l'esprit de Dieu et de son onction , il
serait mort en saint ; mais parce que cet homme lui a manqué , et qu'il a
pu faire la même plainte que le paralytique de l'Évangile, Hominem non
habeo 1 , il est mort en impénitent. Encore une fois , tous ces malheurs
l' ont-ils rendu devant Dieu plus criminel? Non; mais ses crimes passés ,
dont il était coupable , joints à ces malheurs , dont il a été innocent , l'ont
fait mourir, sans un nouveau péché, dans l'impénitence : In peccato ves-
tro moriemini.
Affreux , mais juste châtiment du ciel; et c'est ainsi que l'impénitence
de la vie conduit à cette seconde impénitence de la mort , par voie de pu-
nition. Combien Dieu s'en est-il expliqué de fois dans l'Écriture? combien
de fois le Fils de Dieu nous en a-t-il averti dans l'Évangile? Car que signi-
fient autre chose ces menaces si expresses et si souvent réitérées : Je vous
ai appelé , et vous avez fermé l'oreille à ma voix , vous m'avez méprisé :
viendra le temps et le jour où je vous mépriserai , où , sans vous appeler ,
je vous surprendrai , où , sans vous parler, je vous frapperai ? Que veulent
dire ces figures si bien marquées des vierges folles qui s'endorment , et dont
les lampes se trouvent éteintes au moment que l'époux arrive ; de ce maître
qui paraît tout à coup dans sa maison , et qui témoin du désordre où elle
est par les violences et les débauches d'un domestique, le fait jeter dans les
ténèbres ; de ce voleur qui se cache, et qui vient dans la nuit? Quel sujet
avons-nous de nous plaindre, quand Dieu nous punit de la sorte? Ne peut-
il pas user de son droit, et nous prendre en telles conjonctures qu'il lui
plaît ? ne le peut-il pas , surtout après avoir si longtemps attendu , après
avoir si fortement pressé et sollicité? Vous ne vous êtes pas servi du temps
qu'il vous donnait, il vous l'ôtera; vous avez lassé, fatigué et épuisé sa
patience , sa colère éclatera ; vous n'avez pas voulu retourner à lui quand
vous le pouviez , vous ne le pourrez plus quand vous le voudrez ; vous l'a-
vez oublié pendant la vie, il vous oubliera à la mort. Car ce retour est bien
naturel, dit saint Augustin; et tout fatal qu'il peut être, il vous est bien
dû : mépris pour mépris, oubli pour oubli. Ce n'est pas que Dieu ne laisse
quelquefois encore aux plus grands pécheurs tout le temps et tous les moyens
1 Joan., 5.
428 sur l'impénitence finale.
nécessaires ; mais s'ils ne meurent pas alors dans une impénitence crimi-
nelle , dans une impénitence malheureuse , au moins meurent-ils commu-
nément dans une impénitence secrète et inconnue ; c'est la troisième partie.
TROISIÈME PARTIE.
Il en faut convenir , Chrétiens, et l'expérience nous le fait voir , que Dieu
laisse encore quelquefois aux pécheurs du siècle , après une vie passée dans
le crime, le temps et les moyens de se reconnaître à la mort. Je sais même,
et il est vrai que plusieurs alors ont en effet recours à la miséricorde de
Dieu , se tournent vers Dieu , semblent revenir à Dieu par la pénitence.
Mais ce que j'ajoute, et ce qui vous doit paraître, comme à moi, bien ter-
rible , c'est que toute pénitence n'est pas recevable au tribunal de Dieu :
pourquoi ? parce que toute pénitence n'est pas une pénitence efficace ; mais
qu'il y a mille pénitences fausses et trompeuses , sur quoi l'on ne peut
compter , et dont nous ne pouvons attendre nul fruit de salut. Si donc le
pécheur, séduit par de spécieuses apparences, s'égare jusque dans sa pé-
nitence même , où en est-il? État bien déplorable! savoir avec assurance
qu'on est criminel , et ne savoir pas si l'on est pénitent ! avoir tous les de-
hors de la pénitence , et peut-être n'en avoir pas le fond ! D'où il s'ensuit
que ce qui devait être un principe de confiance pour le pécheur , est la ma-
tière de ses inquiétudes ; que ce qui paraît le devoir sauver, est souvent ce
qui le doit perdre , et qu'en mourant dans l'exercice de la pénitence , il
peut encore être réprouvé , parce qu'il peut encore mourir dans son péché.
Voilà, mes chers auditeurs, ce que la religion nous enseigne, et sur quoi est
fondé cet avis que nous donne le Sage, de trembler même pour les péchés re-
mis, parce qu'à notre égard, dit saint Chrysostome, ils ne peuvent être tout
au plus que présumés tels : De propitiato peccato noli esse sine metu l.
Or si cela convient à tous les pécheurs, on peut dire, et il est vrai, que
c'est le caractère propre de ceux qui ne reviennent jamais à Dieu durant
la vie, et qui persévèrent dans leurs désordres jusques à la mort. Car,
bien loin qu'ils puissent compter sur leur pénitence , ils doivent positive-
ment s'en défier. Je n'en dis point encore assez ; j'ajoute que de la manière
dont ils se proposent de la faire , cette pénitence , ils ont presque tout lieu
d'en désespérer. Pourquoi? j'en donne, après saint Augustin , trois rai-
sons. Premièrement , parce que rien en soi n'est plus difficile à l'homme
que la vraie pénitence. Secondement, parce que, de tous les temps, celui
où la vraie pénitence est la plus difficile , c'est le temps de la mort. Troi-
sièmement , parce qu'entre tous les hommes à qui la vraie pénitence est
difficile aux approches de la mort , il n'en est point pour qui elle doive plus
l'être que pour ceux qui ne l'ont jamais faite pendant la vie. Trois propo-
sitions incontestables , et qui , bien pénétrées , ne laissent plus aux pé-
cheurs du siècle d'autre parti à prendre que celui d'une prompte et d'une
sincère conversion à Dieu. Encore un moment d'attention ; ceci le demande.
Rien de plus difficile à l'homme que la vraie pénitence ; car pour cela il
faut qu'il change de cœur , il faut qu'il se haïsse lui-même , qu'il se re-
1 Eccli., 5.
SUR L IMPKNITENCE FINALE. 429
nonce lui-môme , qu'il se dépouille de lui-même , qu'il se détruise en quel-
que sorte et qu'il s'anéantisse lui-même ; c'est-à-dire qu'il cesse d'être ce
qu'il était, et qu'il devienne un homme nouveau. Il faut qu'il ait horreur
de ce qui lui paraissait le plus aimable, et qu'il commence à aimer ce qu'il
avait le plus en horreur ; qu'il n'ait plus de passions que pour les com-
battre , plus de sens que pour les captiver , plus d'esprit que pour le sou-
mettre , plus de corps que pour lui déclarer la guerre et le mortifier. Car
c'est en quoi consiste, je ne dis pas la perfection, mais l'essence et le fond
de la pénitence chrétienne. Or, vous savez s'il est aisé à un pécheur d'en
venir là.
Point de temps où cette pénitence soit plus difficile , et par conséquent
plus rare, que le temps de la mort; car à la mort, dit saint Augustin, ce
n'est point vous proprement qui quittez le péché , c'est le péché qui vous
quitte ; ce n'est point vous qui vous détachez du monde , c'est le monde
qui se détache de vous ; ce n'est point vous qui rompez vos liens , ce sont
vos liens qui se rompent par un effet de notre commune fragilité : Si vis
agere pœnitentiam , quando jarn peccare non potes, peccata te demise-
runt, non tu illa i . Or , afin que votre pénitence fût devant Dieu ce qu'elle
doit être , il faudrait que cette séparation , que ce détachement , que ce di-
vorce vint de vous-mêmes. Vous me direz que l'un sert à l'autre, et qu'on
a moins de peine à se détacher des choses quand elles-mêmes elles nous
abandonnent ; mais moi je vous réponds avec saint Ambroise qu'il en va
tout autrement , et que le cœur de l'homme n'est jamais plus passionné ,
jamais plus ardent pour les objets qui entretiennent sa cupidité, que quand
ces objets lui échappent , et qu'une force supérieure nous les arrache , ou
qu'elle nous arrache à eux. Tout ce que nous pouvons faire alors , c'est de
souffrir ; mais de s'en détacher volontairement soi-même , ce qui néan-
moins est essentiel à la pénitence, c'est à quoi nous sentons des répu-
gnances infinies , et ce qui demande les plus grands efforts.
Mais enfin , et en particulier , pour qui la vraie pénitence doit-elle à la
mort avoir des difficultés plus insurmontables , et pour qui peut-on dire
qu'elle est quelquefois comme impossible? Ah! Chrétiens, n'est-ce pas pour
ces pécheurs obstinés qui n'en ont eu nul usage dans la vie , et qui se sont
fait de leur impénitence une habitude et un état ? Car que s'ensuit-il de
cet endurcissement de cœur où ils ont vécu , et de cette présomption d'es-
prit qui leur fait croire à la mort qu'ils veulent se convertir? c'est que leur
pénitence alors n'est communément , pour ne rien dire de plus , qu'une
pénitence insuffisante : pourquoi? parce qu'elle n'est ni volontaire dans
son principe, ni surnaturelle dans son motif. Pénitence forcée, et pénitence
toute naturelle : deux qualités de la pénitence des démons dans l'enfer , et
des pécheurs à la mort.
Pénitence forcée : j'ose défier le pécheur même le plus présomptueux de
n'en pas convenir. Car où est la liberté, quand le cœur, si je puis parler
ainsi , n'est mu que par les ressorts , ou d'une crainte servile , ou d'une
nécessité inévitable? Est-ce un renoncement libre au péché, quand on n'y
1 Au«.
430 sur l'impénitence finale.
renonce que parce qu'on n'est plus en état de le commettre? Est-ce une sou-
mission libre à Dieu , quand on ne s'y soumet que parce qu'on est déjà
sous le glaive de sa justice , et qu'on ne peut plus s'en défendre? Est-ce
une séparation libre du monde , quand on ne s'en sépare que parce qu'il
n'y a plus de monde pour nous ? Cependant la pénitence , pour être effi-
cace et vraie , doit être volontaire et libre ; et dès qu'elle ne l'est pas , fût-
elle d'ailleurs aussi vive, aussi touchante que eelle d'Ésaù, qui, selon
l'expression de l'Écriture, le fit, non pas gémir, mais rugir, irrugilt cla-
more magno 1 , c'est une pénitence de réprouvé. De là vient que les Pères,
d'un consentement si universel , ont parlé de la pénitence des mourants
en des termes propres , non-seulement à consterner , mais à désespérer les
pécheurs. De là vient que l'Église, à qui il appartient d'en juger, s'est au-
trefois montrée si peu favorable à ces sortes de pénitences, et que sans les
rejeter absolument, ce qu'elle n'a jamais cru devoir faire pour ne pas bor-
ner la miséricorde de Dieu , elle a , au reste , usé de toute la rigueur de sa
discipline à l'égard de ces pénitents de la mort , pour nous apprendre
combien leur pénitence lui était suspecte. De là vient que , suivant les an-
ciens canons rapportés dans les conciles , ceux qui ne demandaient le bap-
tême qu'à l'extrémité de la vie n'étaient, ce semble, reconnus chrétiens
qu'avec réserve , jusque-là même qu'on les tenait pour irréguliers ; et saint
Cyprien en apporte la raison : c'est , dit-il , qu'on les regardait comme des
hommes qui ne servaient Dieu que par contrainte , et qui n'étaient à lui
que parce qu'ils n'avaient pu éviter d'y être. Et en effet, reprend saint Au-
gustin , celui qui ne condamne les dérèglements de sa vie que lorsqu'il faut
malgré lai qu'il sorte de la vie, fait bien voir que ce n'est pas de bon gré,
mais par nécessité qu'il les condamne : Qui prilis à peccatis relinquitur
quàm ipse relinquat, non ea libère, sed quasi ex necessitate condemnat 2.
Pénitence naturelle et tout humaine , c'est-à-dire qui n'a ni Dieu ni le
péché pour objet. Car que craignent-ils, ajoute saint Augustin, ces péni-
tents prétendus ? craignent-ils de perdre Dieu , de déplaire à Dieu , d'en-
courir la disgrâce de Dieu ? Non , mes Frères , répond ce saint docteur ,
ils ne craignent rien de tout cela ; et la preuve en est évidente , puisque ,
tandis qu'ils n'ont eu rien autre chose à craindre, ils n'ont jamais pensé
à se convertir ; ils craignent de brûler, et ils ne craignent point de pécher :
Ardere metuunt, peccare non metuunt 3. Or, dès là leur pénitence est
vaine : pourquoi ? parce que ce n'est plus la grâce ni le Saint-Esprit , mais
l' amour-propre qui l'excite ; il suffit de s'aimer soi-même sans aimer Dieu,
pour faire une telle pénitence ; mais il ne suffit pas de s'aimer soi-même
pour faire une pénitence chrétienne , ni pour se remettre en grâce avec
Dieu. On meurt donc dans l'exercice de la pénitence , et néanmoins on
meurt dans son péché , parce que le péché n'est pas détruit par toute péni-
tence, et que s'il y en a une incapable de le détruire, c'est celle-là. Ce qui
faisait conclure à saint Grégoire , pape , qu'il y avait plus de pécheurs
dans le christianisme qui périssaient par la fausse pénitence, que par l'im-
pénitence même : et qu'ainsi la prédiction de Jésus- Christ avait tout une
1 Gènes., 27. — ' Auy. — 3 Idem.
SUR L IMPENITENCE FINALE. 431
autre étendue que nous ne pensons , quand il nous dit : In peccato vestro
moriemini.
Cette conséquence vous trouble ; mais est-ce moi , Chrétiens , qui l'ai
tirée? et pouvais-je ou la supprimer, ou l'affaiblir, sans être prévaricateur
de mon ministère ? Puis-je faire parler les Pères autrement qu'ils n'ont
parlé, et effacer de l'Évangile ce qui y est écrit?. Effrayé que je suis moi-
même, dois-je vous laisser dans une sécurité trompeuse, sans vous donner
la même frayeur que je ressens ? Je n'ignore pas , mes chers auditeurs ,
que ce qui est impossible aux hommes ne l'est point à Dieu, et qu'il peut,
maître qu'il est des cœurs , opérer, dans le cœur même le plus impénitent,
une pénitence parfaite. Je n'ignore pas que ce fut ainsi que ce fameux
criminel , crucifié avec Jésus-Christ , fit pénitence sur la croix , et qu'il
mourut dans la grâce après avoir vécu dans le péché. Mais je sais aussi ce
que remarque saint Ambroise , que c'était alors le temps des miracles ;
que Dieu était engagé à faire des coups extraordinaires pour honorer la
niort de son Fils ; qu'il fallait au Sauveur des hommes de tels prodiges
pour prouver sa divinité , et que cette conversion , qui dans tous les siècles
a passé pour un exemple singulier, doit par là même , bien loin de con-
soler les pécheurs et de les rassurer, répandre au contraire dans leurs âmes
une sainte frayeur. Voilà ce que je sais et ce qui me confirme encore da-
vantage dans la créance de cette triste vérité, que presque tous ces pécheurs
du monde , qui ne font pénitence qu'à la mort , avec toute leur pénitence
meurent dans leur péché : In peccato vestro moriemini.
Vous me demandez comment ce dernier mystère de réprobation s'ac-
complit, et par quelle voie Fimpénitence de la vie les conduit à cette fausse
pénitence de la mort ? Je réponds , et c'est ce que je vous conjure de mé-
diter sans cesse ; car voici un des points les plus solides et les plus impor-
tants ; je réponds , et je dis que fimpénitence de la vie conduit les pécheurs
à la fausse pénitence de la mort par voie d'illusion , et il n'y a, ce me
semble , personne qui n'entre d'abord dans ma pensée. Je m'explique
néanmoins , et je veux dire que le pécheur n'ayant jamais fait nul exercice
de la pénitence , que ne l'ayant jamais pratiquée pendant qu'il a vécu , il
n'a jamais appris à la connaître : d'où je conclus qu'il y doit être trompé
à la mort , et que , par une conséquence très-naturelle , il doit alors aisé-
ment confondre la vraie pénitence avec une pénitence imparfaite et défec-
tueuse. Car comment pourrait-il bien juger de ce qu'il n'a jamais connu?
et s'il n'en peut bien juger, comment n'y sera-t-il pas surpris? comment,
dis-je , ne le sera-t-il pas , surtout dans une matière aussi délicate que
celle-là, et où il s'agit de discerner les mouvements les plus secrets et les
plus intérieurs de 1 ame ? Si dans le cours de la vie cet homme avait fait
quelque pénitence, en la faisant il s'en serait formé peu à peu l'idée , et à
force de s'éprouver soi-même , il aurait enfin reconnu en quoi diffère une
douleur efficace, de celle qui ne l'est pas ; mais il n'en a jamais fait l'es-
sai , et il se trouve là-dessus à la mort sans habitude et sans expérience :
est-il surprenant que l'ennemi lui impose , que son propre sens l'égaré ,
qu'il prenne la figure pour la vérité, l'accident pour la substance ; qu'il
432 sur l'ambition.
compte les désirs pour les effets , les grâces et les inspirations pour les
actes, et que, préoccupé de ses erreurs, tout pénitent qu'il est en appa-
rence , il meure en effet dans son péché? In peccato vestro moriemini.
C'est à vous maintenant , Chrétiens , à délibérer ; ou plutôt y a-t-il à
délibérer un moment , et la juste conclusion , n'est-ce pas de vous disposer
par la vraie pénitence de la vie à la vraie pénitence de la mort ? Car de
prétendre que vous serez tout à coup maître dans une science où les illu-
sions sont si fréquentes , si subtiles , si dangereuses ; de croire que votre
coup d'essai sera un chef-d'œuvre , c'est la plus aveugle témérité. Vous
pleurerez , mais vous ne vous convertirez pas ; vous pousserez des soupirs ,
vous gémirez devant Dieu, mais vous ne vous convertirez pas ; vous lè-
verez les mains au ciel, vous tendrez les bras vers le crucifix, mais vous ne
vous convertirez pas : pourquoi? parce que, sous ces dehors spécieux d'une
douleur apparente , vous aurez toujours un cœur de pierre , et c'est là que
j'applique ces paroles du Prophète : De medio petrarum dabunt voces 'l.
Vous tromperez , sans le vouloir, ceux qui vous verront et qui vous en-
tendront : vous tromperez jusques au ministre qui vous donnera ses soins,
et qui pensera les avoir utilement employés pour vous. Vous vous trom-
perez vous-même , mais vous ne tromperez pas Dieu ; et en sortant de ce
monde , au lieu de trouver, ainsi que vous l'espériez , un Dieu de miséri-
corde, vous ne trouverez qu'un Dieu vengeur. Le temps de le chercher,
ce Dieu de miséricorde , c'est la vie ; le temps de le trouver, c'est la mort ;
et le temps de le posséder, c'est l'éternité bienheureuse , que je vous sou-
haite , etc.
SERMON POUR LE MERCREDI DE LA DEUXIÈME SEMAINE.
SUR L'AMBITION,
Respondens autem Jésus, clixit : Nescitis qu'ai petatis. Potéstis Libère calicetn quem eqo ùibi ■
turus sum ? Dicunt ei : Possumus. Ait illis : Calicetn quklem meum bibelis : sedere auttm ad dex-
teram meam vel sinislram non est meum dure vobis.
Jésus leur répondit, et leur dit : Vous ne savez ce que vous demandez. Pouvez-vous boire
le calice que je boirai ? Ils lui dirent : Nous le pouvons. Alors il leur répliqua : Vous boirez
le calice que je dois boire : mais d'être assis à ma droite ou à ma gauche , ce n'est pas à moi
de vous l'accorder. Saint JUatth., cb. 20.
Sire ,
Ce n'est pas sans une providence particulière que Jésus-Christ, qui ve-
nait enseigner aux hommes l'humilité, choisit des disciples dont les senti-
ments furent d'abord si opposés à cette vertu , et qui , dans la bassesse de
leur condition, avant que le Saint-Esprit les eût purifiés, ne laissaient pas
d'être superbes , ambitieux et jaloux des honneurs du monde. Il voulait ,
dans les désordres de leur ambition , nous découvrir les nôtres ; et dans les
1 Psalm. 103.
sur l'ambition. 433
leçons toutes divines qu'il leur faisait sur un point si essentiel , nous
donner des règles pour former nos mœurs , et pour nous réduire à la pra-
tique de cette sainte et bienheureuse humilité, sans laquelle il n'y a point
de piété solide, ni même de vrai christianisme. C'est le sujet de notre
évangile : Deux disciples se présentent devant le Sauveur du monde , et
le prient de leur accorder les deux premières places de son royaume.
Gomme ils ne le connaissaient pas encore, ce royaume spirituel , et qu'ils
ne l'envisageaient que comme un royaume temporel , il est évident que
l'ambition seule , et le désir de s'élever au-dessus des autres , les porta à
lui faire cette demande. Mais vous savez, Chrétiens, comment ils furent
reçus ; et de ce qui se passa dans une occasion si remarquable , nous pou-
vons aisément reconnaître en quoi consiste le désordre de l'ambition, quels
en sont les divers caractères , quels en sont les effets et les suites , et quels
en doivent être enfin les remèdes. Matière d'autant plus importante et plus
nécessaire , que l'ambition est surtout le vice de la cour. Car, quoiqu'il
n'y ait point d'état à couvert de cette passion , et que sa sphère , pour
ainsi parler, soit aussi étendue que le monde , on peut dire néanmoins , et
il est vrai , que c'est particulièrement dans les palais des rois que se trou-
vent les ambitieux : Ecce in domibits regum sunt i ; que c'est là qu'ils
forment de plus grands projets ; là qu'ils font jouer plus de ressorts, et là
même aussi qu'il est beaucoup plus difficile de les détromper et de les gué-
rir. Il y a des vices, dit saint Chrysostome , que l'on combat sans peine
et qui se détruisent d'eux-mêmes , parce que le monde , tout aveugle et
tout corrompu qu'il est , a toutefois encore assez de lumière pour en voir
la honte , et assez de raison pour les condamner. Mais à la cour, bien loin
de se faire un crime de l'ambition , on s'en fait une vertu ; ou si elle y
passe pour un vice , du reste on la regarde comme le vice des grandes
âmes , et l'on aime mieux les vices des grandes âmes que les vertus des
simples et des petits. J'ai donc aujourd'hui spécialement besoin des grâces
du ciel. Demandons-les par l'intercession de la plus humble des vierges.
Ave, Maria.
Il n'appartient qu'à Dieu de nous donner les véritables idées des choses ;
et dans le sujet que je traite , renonçant à mes propres pensées , je dois
m'en tenir uniquement aux instructions de notre divin maître , puis-
qu'en trois paroles de l'Évangile il me fournit lui-même le dessein le
plus naturel , le plus juste et le plus complet. Comprenez-le bien , s'il
vous plaît.
Ces deux frères , enfants de Zébédée , demandent au Sauveur du monde
les deux premières places de son royaume , et le Sauveur du monde , au
lieu de leur répondre précisément, et de s'expliquer sur leur proposition,
leur en fait trois autres bien différentes. Car premièrement, il leur déclare
que ce n'est point lui, mais son Père qui doit nous élever à ces places et
à ces rangs d'honneur dont ils paraissent si jaloux : Sedere autem ad
dexteram meam vei sinistram, non est meiim dare vobis , sed quibus
1 Matth., II.
T. I. 28
434 sur l'ambition.
paratum est à Pâtre mco i . Secondement , il leur fait entendre qu'ils ne
doivent point chercher, comme les nations infidèles , à dominer ; mais que
celui d'entre eux qui veut être grand doit établir pour principe de se re-
garder comme le serviteur des autres , et croire que la préséance où il
aspire , ne sera pour lui qu'un fonds de dépendance et d'assujettissement :
Non ita erit inter vos, sed qui voluerit inter vos major fieri, fiât sicut
minor ; et qui prœc essor est, sicut ministrator2. Enfin il les interroge
à son tour, et il veut savoir d'eux s'ils pourront boire son calice , c'est-
à-dire le calice de ses souffrances : Potestis bibere calicem , quem ego
bibiturus surn 3 ? Trois choses , Chrétiens , parfaitement propres à détruire
trois erreurs dont ces deux apôtres étaient prévenus. Car ils supposaient ,
sans remonter plus haut , que Jésus-Christ , en qualité d'homme , leur
pouvait donner ces places honorables qu'ils ambitionnaient , et Jésus-
Christ leur fait connaître que nul ne peut légitimement les occuper, hors
ceux à qui elles ont été préparées et assignées par son Père céleste. Leur
prétention , en obtenant ces deux places , était de se distinguer des autres,
et de prendre l'ascendant sur eux; et Jésus -Christ les détrompe en les
avertissant que d'être placé au-dessus des autres , n'est qu'une obli-
gation plus étroite de travailler pour les autres et de les servir. Enfin ils
se proposaient , dans ce prétendu royaume de Jésus-Christ et dans cette
préséance imaginaire , une vie douce et commode ; et Jésus-Christ leur
apprend combien cette préséance leur doit coûter, et que, pour l'avoir,
il faut boire un calice d'amertume , et être baptisé d'un baptême de
sang.
Leçons admirables , où il semble que le Fils de Dieu ait voulu ramasser
tout ce que la morale chrétienne a de plus fort , pour corriger les désordres
de notre ambition. Car prenez garde, mes chers auditeurs : les honneurs du
siècle , que notre ambition nous fait rechercher avec tant d'ardeur , peuvent
être considérés en trois manières , ou selon trois rapports qui leur con-
viennent : par rapport à Dieu , qui en est le distributeur ; par rapport au
prochain , au-dessus de qui ils nous élèvent ; et par rapport à nous-mêmes ,
qui les possédons ou qui nous les procurons. Sous le premier rapport, les
honneurs du siècle sont, dans l'ordre de la prédestination éternelle , autant
de vocations de Dieu; et notre ambition les profane en les recherchant
comme des avantages purement temporels : ce sera la première partie.
Sous le second rapport, les honneurs du siècle sont de vrais assujettis-
sements à servir le prochain ; et notre ambition en abuse , en les recher-
chant pour exercer un vain empire et une fière domination : ce sera la
seconde partie. Sous le troisième rapport, les honneurs du siècle sont des
engagements indispensables à travailler et à souffrir; et notre ambition les
corrompt, en les recherchant dans la vue d'y trouver une vie tranquille et
agréable : ce sera la conclusion de ce discours. Armons-nous donc au-
jourd'hui , contre une passion si dangereuse, des trois maximes du Sau-
veur du monde ; et quand l'ambition nous tente, et qu'elle nous sollicite de
nous pousser à certains rangs distingués dans le monde , disons-lui que ce
» M Utl.., 20. — 2 Ibid. — "* Ibicl.
sur l'ambition. 435
n'est pas elle, mais Dieu qui nous y doit appeler, parce que ces rangs,
quoique rangs du inonde , sont en effet de la disposition et du ressort de
Dieu; Sed quitus paratum est à Pâtre meo : première vérité. Quand elle
nous inspire un orgueil caché, et quelle nous flatte d'une secrète complai-
sance de voir les autres au-dessous de nous , opposons-lui ce grand oracle
de la sagesse évangélique , que celui qui se trouve le premier doit être le
serviteur et l'esclave ; Et qui prœcessor est , sicut ministrator : seconde
vérité. Quand elle nous attire par l'espérance des commodités de la vie , et
des douceurs qui semblent accompagner les dignités et les emplois éclatants,
confondons-la par le souvenir des devoirs laborieux , et même des croix in-
séparables de ces emplois et de ces dignités , et demandons-nous à nous-
mêmes : Pourrai-je boire ce calice? Potestis bibere calicem ? troisième et
dernière vérité. C'est tout le sujet de votre attention.
PREMIÈRE PARTIE.
Quelque liberté que Dieu ait donnée à l'homme en le laissant , comme
parle l'Écriture , entre les mains de son conseil , c'est une maxime géné-
rale , fondée sur tous les principes de la religion, qu'il n'y a point d'état
dans la vie où il soit permis à l'homme chrétien d'entrer sans vocation de
Dieu ; point de condition dont la première et l'essentielle règle ne soit d'y
être appelé de Dieu ; point de rang , ni d'emploi qui ne devienne dangereux,
quand on s'y engage sans avoir consulté Dieu. En cela, dit saint Ghryso-
stome , consiste le droit de souveraineté que Dieu s'est réservé sur la créa-
ture raisonnable et intelligente ; et moi je dis , en cela consiste le bienheu-
reux engagement qu'a la créature raisonnable et intelligente à n'user de sa
liberté et de ses droits que dépendamment de Dieu , son seigneur et son
souverain , puisqu'il n'y a rien qui se trouve si étroitement lié avec le salut
que ce que nous appelons vocation.
En effet , mes chers auditeurs , toute notre prédestination roule presque
sur ce point , je veux dire sur le choix des états que nous embrassons. De
là dépend presque uniquement le bonheur ou le malheur de notre éternité ;
et en voici la raison : parce que la prédestination , disent les théologiens ,
n'est rien autre chose , de la part de Dieu , qu'un certain enchaînement de
grâces qui nous sont préparées , et de notre part, qu'une suite d'actions sur
quoi est appuyé le jugement décisif que Dieu fait de nous. Or la plupart
des grâces que nous recevons sont des grâces déterminées à notre état ; et
presque tous les péchés que nous commettons , viennent des tentations et
des dangers où nous expose notre état. Combien de réprouvés dans l'enfer
auraient vécu sur la terre comme des Saints , s'ils avaient suivi la voix de
Dieu en embrassant l'état où Dieu les appelait ; et combien de Saints dans
le ciel auraient été sur la terre des impies et des libertins , s'ils avaient
choisi telle condition où Dieu ne les appelait pas?
C'est le raisonnement que tout chrétien doit faire en prenant les choses
dans leur source primitive , qui est l'adorable Providence. Or , quoique ce
principe soit universel , et qu'il convienne également à tout ce qui peut
être dans la vie un sujet de délibération et d'élection , il faut néanmoins
436 sur l'ambition.
reconnaître qu'il doit être surtout appliqué à ce qui regarde les honneurs
du siècle et notre agrandissement dans le monde. Je veux dire que pour
parvenir sûrement et irréprochablement aux honneurs du siècle , il faut
une vocation plus expresse, plus certaine, plus infaillible. Car c'est ainsi
que l'Apôtre l'a hautement déclaré en publiant cette loi si solennelle, que
l'ambition des hommes a toujours affecté de contredire , mais que la parole
de Dieu lui opposera éternellement , savoir , que nul ne doit s'attribuer
l'honneur à lui-même , mais qu'il est uniquement pour celui à qui Dieu le
destine : Nec quisquam sumit sibi honorent, sed qui vocatur à I)eox.
Règle également fondée, et sur l'intérêt de Dieu, et sur l'intérêt de
l'homme. Intérêt de Dieu , puisque c'est à lui que l'honneur appartient ,
et par conséquent à lui seul qu'il appartient aussi de le donner comme il
lui plaît , quand il lui plaît, et à qui il lui plaît. Car s'il est de son droit
et de sa grandeur d'ordonner de tout dans le monde , n'est-il pas à plus
forte raison de cette même grandeur et de ce même droit . de régler à son
gré et selon ses vues ce qu'il y a dans le monde de plus distingué? Intérêt de
l'homme , puisqu'on peut dire en général qu'il n'y a rien de plus dange-
reux pour le salut de l'homme , que l'élévation : mais si toute élévation est
dangereuse, combien l'est celle où l'on s'est porté de soi-même, et selon les
désirs de son cœur?
Quoi qu'il en soit , Chrétiens , voilà la règle que nous devons suivre ;
mais est-ce la règle que nous suivons? Ah! c'est ici que votre attention
m'est nécessaire ; et je n'aurais qu'à consulter l'expérience , pour vous con-
vaincre de ce que j'ai maintenant à vous reprocher ou à déplorer avec vous.
Les honneurs du monde sont , dans les principes de la prédestination éter-
nelle , autant de vocations de Dieu ; mais le scandale du christianisme est
de les voir aujourd'hui traités comme les choses les plus profanes. Car, au
mépris de saint Paul et de sa règle , on y entre sans vocation ; on les obtient
par brigue et par artifice; de quelque nature qu'ils soient, on les regarde
comme dus à sa naissance ; on les poursuit comme des récompenses de ses
services; on en fait des établissements de famille et de maison; on les me-
sure par le plus ou le moins d'intérêt, le plus ou le moins de profit qui en
revient, on en fait des commerces sordides et honteux. Et tout cela sans
remords, sans inquiétude, parce qu'on s'autorise d'une prescription ima-
ginaire et d'un faux usage ; comme si le dérèglement de notre conduite
pouvait jamais devenir un titre contre les droits de Dieu. Sur quoi gémi-
rons-nous , si ce n'est pas sur de semblables abus?
Venons au détail ; et quelque confusion qu'il nous en coûte , ne craignons
point de découvrir nos plaies, dans la nécessité pressante et extrême où
nous sommes de les guérir. On se pousse aux honneurs du siècle sans vo-
cation ; et je n'en suis pas surpris , puisque l'erreur va jusqu'à supposer
qu'il ne faut point pour ces sortes d'états de vocation. Il faut une grâce de
vocation pour embrasser une vie humble dans le cloître ; on en convient :
mais pour s'élever aux premiers rangs, mais pour être assis sur les tribu-
naux , mais pour se charger des affaires publiques , mais pour exercer des
' Hebr., 5.
sur l'ambition. 437
emplois où l'on a entre les mains les intérêts de tout une ville , de tout
une province , de tout un royaume ; mais pour occuper des places qui de-
manderaient, s'il était possible, la sainteté des anges, l'ambition d'un
homme et sa cupidité suffit ; c' est à lui-même d'être Fauteur de sa destinée,
et il na qu'à s'en rapporter à son propre témoignage , ou plutôt à sa pré-
somption. Le Fils de Dieu a beau dire dans notre évangile , que ces places
ne sont que pour ceux à qui son Père les a destinées ; Sed quibus paratum
est à Pâtre meo x : cette destination du Père céleste est un mystère inconnu
à l'ambitieux. En vain saint Chrysostome lui remontre-t-il que ces emplois
ont des engagements nécessaires avec la conscience , et par conséquent qu'ils
doivent être, si j'ose ainsi parler, du domaine de la grâce ; ce domaine de
la grâce, qui l'incommode et qui bornerait ses projets, lui paraît chimé-
rique. En vain saint Bernard lui fait-il entendre que plus ces honneurs
sont relevéset distingués, plus ils demandent une vocation qui les sanctifie ;
l'habitude qu'il s'est faite de n'y procéder que par les vues d'une prudence
charnelle , le rend insensible à tout. Pour les dignités mêmes de l'Église ,
quel égard a-t-on aujourd'hui à la vocation divine? Y engager des enfants
encore incapables d'être appelés, les y faire entrer avant qu'ils soient en
état de les connaître ; et quand cette connaissance leur est enfin venue , les
forcer , au hasard de leur damnation , à s'en tenir là , est-ce agir dans la
pensée que ces dignités ecclésiastiques sont d'un ordre spirituel , et qu'il
n'appartient qu'à Dieu même d'en disposer ?
Ce n'est rien encore. Car si le mérite et la vertu suppléaient en quelque
manière au défaut de la vocation et de la grâce ; quoiqu'il y eût toujours ,
selon saint Grégoire, pape , de l'indécence à s'attirer par ces voies-là mêmes
les honneurs du siècle , encore pourrait-on dire qu'ils ne seraient pas abso-
lument profanés. Mais quand à l'exclusion du mérite on voit, comme il n'ar-
rive que trop, remuer tous les ressorts de l'intrigue, de la cabale, de l'in-
tercession, de la faveur : quand le crédit et l'amitié s'en mêlent, et qu'ils
y ont la meilleure part : quand on y emploie la ruse et la fraude , qu'on y
joint l'importunité , et qu'à l'exemple de la mère des deux disciples, on joue
toute sorte de personnages, de suppliant, de négociant, d'offrant, d'ado-
rateur et de client, Adorans et petens- : quand on ne se cache pas même
d'user de tels moyens, mais qu'on s'en déclare, qu'on s'explique ouverte-
ment de ses prétentions , qu'on se fait une politique d'en venir à bout , et
qu'après n'y avoir épargné ni souplesse ni bassesse , on se glorifie encore
du succès, comme d'un trait d'habileté : le dirai-je? quand on s'introduit
aux honneurs par la porte de l'infamie, et que, pour s'en ouvrir le chemin,
on corrompt celui-ci par promesses , celle-là par présents , cet autre par
menaces ; enfin quand , pour y réussir plus sûrement , on s'appuie du vice
même et de l'iniquité dont on recherche la protection : quand tout cela ,
dis-je, à force d'être commun, passe même pour innocent, pour légitime,
pour honnête ; que peut-on conclure , sinon que toutes les idées de l'hon-
neur, j'entends celles que Dieu nous avait imprimées, s'effacent tous les
jours de nos esprits, puisque nous n'envisageons plus ces honneurs du
• Matth., 20. — 2 Ibid.
4-38 sur l'ambition.
monde comme des rangs marqués par la Providence , mais comme des ob-
jets de nos passions , ou comme des dons de la fortune , exposés aux entre-
prises des plus hardis ?
Écoutez-moi toujours , Chrétiens , et ne perdez rien d'une morale si
étendue. On poursuit les honneurs même les plus saints , comme dus à sa
naissance , autre prévarication ; et sans nul fondement que celui-là , on se
croit bien établi , et même en droit de prétendre à tout. C'est assez d'avoir
de la qualité , pour aspirer à ce qu'il y a de plus éminent dans le sacerdoce.
C'est assez d'être né d'un père opulent , pour se pousser aux plus grandes
charges. C'est assez , selon le langage ordinaire , qu'un tel soit fils d'un tel ,
pour que le fils ait l'assurance de vouloir être tout ce qu'a été le père. Avec
cela, quelle que soit son indignité et son incapacité personnelle, il n'y aura
rien qu'il n'entreprenne : il jugera, il commandera , il gouvernera , il déci-
dera du sort et de la vie des nommes ; il sera , comme dit l'Évangile, sur le
chandelier, lorsqu'il devrait être caché sous le boisseau. Moïse, remarque
Philon le Juif, se voyant sur le point de mourir, n'osa jamais nommer un
de ses proches , pour lui succéder dans l'honorable commission qu'il avait
reçue de conduire le peuple : pourquoi? parce qu'il ne crut pas, ajoute le
même auteur, qu'un choix de cette conséquence lui appartint, ni qu'il lui
fût permis d'appeler les siens à un ministère où lui-même n'était parvenu
que par une vocation expresse de Dieu : Aut quia non putavit rem tantam
ad suum pertinere judicium , aut quia ipse non potuerat nisi Deo vocante
principatum suscipere1. Ainsi raisonna ce saint législateur ; mais l'ambi-
tieux bien plus éclairé , ou bien moins scrupuleux que Moïse , se destine
sans hésiter pour successeur à qui il lui plaît, et fait valoir aussi bien que
les enfants de Zébédée , la proximité du sang , pour venir à bout de tous
les desseins que lui suggère son ambition. Il n'est pas jusqu'aux dignités
les plus sacrées , dont certains esprits du monde , esprits intéressés et avares ,
ne continuent à dire aujourd'hui , mais avec bien plus de scandale, ce que
disaient déjà , du temps de David , les premiers du peuple d'Israël : Allons,
possédons le sanctuaire de Dieu comme notre héritage : Omnes principes
eorum, qui dixerunt : Hœreditate possideamus sanctuarium Dei*. C'est
un bénéfice qui depuis tant d'années est dans notre maison , et qu'il y faut
conserver. Mais moi je réponds avec le même prophète : Deus meus, pone
illos ut rotam , et sicut stipulant ante faciem venti* : Faites-les, mon
Dieu , tourner comme une roue , et dissipez-les comme le vent dissipe la
paille : c'est-à-dire humiliez-les , détruisez-les , anéantissez-les ; et puisque
dans ce qui concerne même votre culte, ils ont si peu d'égard à vous, n'ayez
que des malédictions pour eux. Et en effet , rien de plus fatal, ni de plus
sujet à des suites malheureuses, que ces possessions héréditaires du sanc-
tuaire de Dieu.
Mais j'ai rendu , dites- vous , des services considérables ; et cette place qui
vient de vaquer , et que je poursuis , est une récompense qui me regarde
naturellement? Eh bien, reprend saint Bernard, que concluez-vous de ces
services tant vantés par vous-même? Pour avoir rendu des services, qui
« Philo. — * Psalm. 82. — 3 lbid.
SUR L AMBITION. . 439
n'ont communément ni rapport , ni proportion avec la place que vous am-
bitionnez, en êtes-vous plus capable de la remplir? Cette place est-elle faite
pour reconnaître des services , tels que ceux dont vous voulez vous préva-
loir? Est-il juste, par exemple , que le sacerdoce , et ce qui lui est annexé,
soit la récompense d'un service temporel et mondain ? y aurait-il simonie
plus visible et plus condamnable que celle-là? Faut-il , parce que vous avez
servi , qu'un pouvoir de mal faire et de vous perdre vous soit mis en main?
Ayez servi avec tout le zèle, avec toute la fidélité qu'on pouvait attendre
de vous ; cette fidélité doit-elle être récompensée dans votre personne (souf-
frez que je m'exprime ainsi) par la prostitution de l'autorité? N'y a-t-il
point, pour ces prétendus services que vous mettez à un si haut prix,
d'autre justice à vous rendre , que de vous faire monter à un degré où
Dieu ne vous veut pas ?
Cependant , mes chers auditeurs , tel est l'aveuglement de notre cupi-
dité : contre toutes les vues de Dieu , des honneurs où l'on doit être appelé
par la vocation du ciel, on se fait , par une indigne profanation, des éta-
blissements pour la terre. Combien de pères et même de pères chrétiens ,
ou plutôt oubliant qu'ils sont chrétiens , tiennent le langage de cette mère
de. notre évangile : Die ut sedeant hi duo filii mei1 : Placez mes deux
enfants auprès de vous, et qu'ils aient , l'un à votre droite, l'autre à votre
gauche , les plus hauts ministères de votre royaume ! S'il y en a quelques-
uns assez retenus pour ne s'en pas déclarer si grossièrement , où sont ceux
dans le cœur qui ne se le disent pas à eux-mêmes ? Car c'est là un des ar-
ticles sur quoi je soutiens que la morale de Jésus-Christ, dont nous nous
glorifions tant quelquefois, ne nous a point encore réformés. Tant de dé-
votion, tant de régularité qu'on le voudra sur tout autre point; on y con-
sent , on s'en pique ; mais on veut voir sa famille honorablement établie ,
je dis honorablement selon les maximes du monde. On veut voir ses en-
fants pourvus et pourvus avantageusement , selon les idées du monde :
c'est-à-dire les uns dans l'Église avec tout le faste du monde; les autres
dans le inonde avec tout le luxe du paganisme ; les uns riches des dépouilles
des peuples , les autres du patrimoine de l'autel ; les uns sur le pinacle du
temple , où souvent la tête leur tourne ; les autres dans les magistratures ,
où le poids de leurs obligations les accable : et parce que la corruption des
mœurs suit presque infailliblement de là, les uns et les autres déréglés et
scandaleux dans leur état : Die ut sedeant hi duo filii mei2. Malédiction
qui , par un juste , mais terrible jugement de Dieu , semble être de nos jours
attachée à toutes les familles des grands. Vous diriez même que cet abus
ait désormais passé en loi , et que Dieu, avec toute la supériorité de sa sa-
gesse et de sa grâce , soit obligé de s'y assujettir. Il suffit que ce jeune homme
soit le cadet de sa maison, pour ne pas douter qu'il ne soit dès là appelé
aux fonctions redoutables de pasteur des âmes. Si les choses changeaient
de face, sa vocation changerait de même. Tandis qu'il aura un aine, elle
subsistera : et cela, dit-on, parce que, pour l'intérêt de la famille, il faut
que l'un des deux s'avance par là. Disons mieux et plus simplement ; et
• Matlh., 20. — 2 Jbid.
440 sur l'ambition.
cela, parce que la fin qu'on se propose et que se proposent même bien des
pères dévots , est de faire des familles puissantes , et non de faire des fa-
milles chrétiennes.
Je ne parle point d'un autre désordre qui se trouve joint à celui-ci , et
qui faisait autrefois gémir Salvien , ce saint prêtre de Marseille ; savoir ,
que dans ce département de conditions , fait par des parents aveugles et
prévenus de l'esprit du monde , si de plusieurs enfants qui composent la
même famille, il y en a un plus méprisable, c'est toujours celui à qui les hon-
neurs de l'Église sont réservés. S'il est disgracié, mal fait, ou s'il n'a pas
l'inclination du père et de la mère , dès là il en faut faire un bénéficier.
0 impiété ! s'écriait ce grand homme , comme si de n'être pas propre à tout
le reste , c'était une vocation pour la maison de Dieu , et que les autels
dussent être pourvus des rebuts du monde. At vero nunc nulli Deo ma-
gis voventur, quàm quos parentum pietas minus respicit ; et qui indigni
censentur hœreditate , digni judicantur consécrations x. Pouvait-il s'é-
noncer en des termes plus forts, et plus propres pour nous? Mais main-
tenant , dit-il , on ne donne point d'enfants plus volontiers à Dieu , que
ceux qui ont moins de part à la bienveillance paternelle ; et quand on les
juge indignes de soutenir l'honneur de leur naissance , on les estime ca-
pables d'être les ministres de Jésus-Christ et les dispensateurs de ses mys-
tères.
Faut-il s'étonner après cela, Chrétiens, si Dieu, juste vengeur de sa
providence et de ses droits, s'élève contre nous? De quel œil peut-il voir
une telle profanation? Serait-il ce qu'il est, c'est-à-dire serait-il un Dieu
sage, un Dieu saint, un Dieu parfait, s'il souffrait tranquillement de pa-
reils abus ? Mais surtout faut-il s'étonner si toutes les conditions du monde
sont si avilies, si elles se trouvent remplies de tant d'indignes sujets, si
l'on voit tant d'ecclésiastiques scandaleux , tant de juges corrompus , tant
de grands sans conscience et même sans religion ? Ne serait-ce pas une es-
pèce de miracle , si cela n'était pas ainsi ? comment voulez-vous que des
gens qui n'ont ni grâce , ni vocation pour un état , y soient fidèles à leurs
devoirs , et qu'ils ne s'y perdent pas ? que la même cupidité , la même
ambition qui les y a fait entrer , ne les porte pas à mille autres désordres ?
Ah ! Seigneur, je prêche une morale toute raisonnable, toute solide, toute
chrétienne : mais où est-ce que je la prêche? au milieu de la cour, et de-
vant des auditeurs appliqués à m'écouter, mais peu disposés à me croire.
Ce sont des mondains ; et qui , parmi ces mondains , comprendra ce lan-
gage, ou le voudra comprendre? Domine, quis credidit auditui nostro^l
Mais au moins , Seigneur , si le monde n'est pas touché de ces maximes ,
s'il ne les reçoit pas, elles lui auront été annoncées, il en aura été instruit,
il ne se prévaudra pas contre votre loi de son ignorance ; et les ministres ,
par leur silence, ne laisseront pas l'ambition prescrire contre votre Évan-
gile. Car ce que je dis, je le redirai toujours, et toujours je rendrai contre
le monde ce témoignage à la vérité, que les honneurs du siècle doivent
être de votre part autant de vocations ; et que ce sont encore par rapport
* Salvian. — 2 Isaï., 53.
SUR L AMBITION. 441
au prochain de vrais assujettissements et des engagements à le servir,
comme nous Talions voir dans la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Il n'y a que Dieu , Chrétiens , qui soit grand absolument et par lui-
même. Tout ce qui est grand hors de Dieu et parmi les hommes , ne Test
qu'avec dépendance et que par rapport au prochain, je veux dire, pour le
bien et pour Futilité du prochain : et il n'est rien dans le monde de plus
odieux ni de plus injuste qu'une fortune qui devient fière à mesure qu'elle
s'élève , et qui se prévaut de ce qu'elle est , puisque ce qu'elle est , bien
loin de lui inspirer un esprit de hauteur et d'orgueil , doit être pour elle-
même un fonds de modestie , de condescendance , de charité et d'humilité.
En effet, dit excellemment saint Ambroise, dominer pour dominer, c'est
le privilège de l'être de Dieu. Mais le propre de la créature est de dominer
pour servir ; et autant de fois qu'il arrive à l'homme de séparer ces deux
choses, en s'attribuant ce qu'il n'a pas, il détruit même ce qu'il a : pour-
quoi? parce que la domination de l'homme, prise dans les desseins de
Dieu , n'étant qu'un véritable ministère , du moment qu'il en ôte l'esprit
de zèle et de charité pour le prochain , il en ôte la partie la plus essen-
tielle , et par conséquent il l'anéantit.
De savoir si ce point de morale a été connu dans le paganisme , ou si
c'est une obligation nouvelle que l'Évangile nous ait imposée, c'est ce
que je n'entreprends point d'examiner. Cependant il semble que ce soit
une différence que l'Évangile de ce jour mette entre les païens et nous. Car
les grands parmi les païens , dit le Fils de Dieu , traitent les petits avec
empire , au lieu que parmi vous les petits doivent être traités des grands
avec amour, et même, selon les règles de la foi, avec un sentiment de res-
pect : Scitis quia principes gentium dominant ur eorum l. Ainsi parlait
ce divin Maître : mais saint Jérôme remarque fort bien que le Sauveur du
monde , en parlant ainsi , supposait l'usage des nations infidèles comme
un désordre, et non pas comme une légitime possession; et qu'en nous
apprenant à bâtir sur un fondement tout contraire , c'est-à-dire à nous
faire un engagement de charité , de ce qui nous élève au-dessus des au-
tres , et particulièrement de ce qui nous met en pouvoir de leur comman-
der, il ne nous a point donné d'autre loi que celle même qui nous était
déjà prescrite à tous par la raison , mais que les ténèbres du péché avaient
obscurcie , et qui avait besoin des lumières de sa sainte doctrine pour être
mise dans un plein jour.
Non , mes chers auditeurs, il n'est point nécessaire de recourir à l'Évan-
gile pour être convaincu de cette vérité. Le prince des philosophes n'avait
aucun principe du christianisme , et il la comprenait néanmoins , quand
il disait que les rois , dans ce haut degré d'élévation qui nous les fait re-
garder comme les divinités de la terre, ne sont après tout que des hommes
faits pour les autres hommes , et que ce n'est pas pour eux-mêmes qu'ils
sont rois , mais pour les peuples. Or, si cela est vrai de la royauté , nul
1 Mat th., 20.
442 sur l'ambition.
de vous ne m'accusera de porter à son égard trop loin la chose, si j'avance
qu'on ne peut rien être dans le monde , ni s'élever, quoique par des voies
droites et légitimes , aux honneurs du monde , que dans la vue de s'em-
ployer, de s'intéresser, de se consacrer et même de se dévouer au bien de
ceux que la Providence fait dépendre de nous : qu'un homme , par exem-
ple , revêtu d'une dignité , n'est qu'un sujet destiné de Dieu et choisi pour
le service d'un certain nombre de personnes, à qui il doit ses soins ; qu'un
particulier qui prend une charge, dès là n'est plus à soi , mais au public ;
qu'un supérieur, qu'un maître n'a l'autorité en main, que parce qu'il doit
être utile à tout une maison, et que sans autorité il ne le peut être. Prœes,
disait saint Bernard écrivant à un grand du monde , et lui mettant devant
les yeux l'idée qu'il devait avoir de sa condition, prœes, non ut de subdi-
tis crescas, sed ut ipsi de te \ Vous êtes en place de commander, et il est
juste qu'on vous obéisse; mais souvenez-vous que cette obéissance ne vous
est due qu'à titre onéreux , et que vous êtes prévaricateur, si vous ne la
laites servir tout entière au profit de ceux qui vous la doivent.
De là je conclus que s'il se trouve un chrétien (or combien ne s'en
trouve-t-il pas ? ) qui , par le rang que lui donne , ou sa fortune , ou sa
naissance , ayant sous soi des vassaux et des sujets , ne les considère que
pour soi-même , que pour ses intérêts propres , que pour s'en glorifier et
s'en faire honneur, et qui du reste les néglige , sans se mettre en peine de
pourvoir à leurs avantages , et de leur procurer les biens solides qu'ils ont
droit d'attendre de lui , dès lors , sans autre crime , il mérite d'être ré-
prouvé de Dieu : pourquoi ? parce qu'il renverse cet ordre de Dieu, qui n'a
fait les grands que pour les petits , et les puissants , les forts que pour les
faibles. Ainsi l'a décidé saint Augustin , raisonnant sur les principes gé-
néraux de la Providence.
Je sais que le christianisme a bien encore enchéri sur cela, et que l'exem-
ple du Fils de l'Homme, qui n'est pas venu pour être servi, mais pour
servir les autres , a rendu ce devoir beaucoup plus indispensable. Car ne
serait-il pas honteux , dit saint Chrysostome , que dans une religion où
nous reconnaissons Jésus-Christ pour maître, et pour maître souverain, il
y eût des hommes qui voulussent exercer un empire plus absolu que lui ?
Pensée touchante pour un chrétien ! N'est-il pas juste que le Verbe de Dieu
ayant pris la qualité de serviteur, que l'ayant ennoblie, l'ayant comme di-
vinisée dans sa personne , elle soit honorée parmi nous ? et n'est-ce pas ,
ajoute saint Chrysostome , à quoi Dieu sagement a pourvu , lorsqu'il lui a
même assujetti la qualité de maître , et que , pour rendre hommage aux
humiliations de son Fils , il nous ordonne , à quelque degré de supériorité
que nous ayons été élevés , de nous y regarder, et surtout de nous y com-
porter comme des serviteurs et des ministres ; en sorte qu'on puisse nous
appliquer cette parole de l'Apôtre : Omnes sunt quasi administratorii
spiritus 2 ? Tout cela est vrai, Chrétiens ; mais ma douleur est que la foi
nous donnant sur ce point des vues si hautes et si parfaites , à peine dans
la pratique l'on s'en tienne aux simples vues de la raison. Si je vous disais
» Bern. — ■ Hebr., 1.
SUR L AMBITION. 443
que cet assujettissement et ce devoir va, selon l'esprit de l'Évangile, jusqu'à
répondre du prochain et de son salut , c'est-à-dire que tout homme revêtu
de l'autorité , suivant la mesure de cette autorité même , est garant de la
conduite du prochain , est chargé devant Dieu des désordres et des crimes
du prochain , est responsable de la perte et de la damnation du prochain ,
et cela toujours sur le modèle de Jésus-Christ , qui n'a été le maître des
maîtres que pour travailler à la rédemption et à la sanctification de plu-
sieurs : Non ministrari , sed ministrare , et animam suam dare in re-
demptionem pro multis ' ; en vous parlant de la sorte, je vous ferais trem-
bler. Mais quoi qu'il en soit de cette importante obligation , qui seule de-
manderait un discours entier, voilà, grands du monde, reprend saint Ber-
nard , voilà le plan que vous devez suivre , et la forme de vie que vous
trace votre religion : Forma evangelica hœc est , dominatio vobis inter-
dicitur, indicitur ministratio 2. En qualité de chrétiens, plus vous êtes
grands , plus vous devez être charitables et bienfaisants : toute domination
vous est interdite , et votre fonction est de servir. Voilà l'abrégé de cette
morale évangélique qui doit sanctifier votre état.
De là vient que saint Augustin , sans se laisser éblouir de sa prélature ,
trouvait dans sa dignité même sa confusion , et dans sa grandeur de quoi
s'humilier et s'instruire : Quod enim christiani sumus, propter nos est;
quod prœpositi, propter vos 3. Car c'est pour vous, mes Frères , disait-il
aux fidèles qu'il conduisait, c'est pour vous que Dieu m'a fait évêque dans
son Église , comme c'est pour moi-même qu'il m'a fait chrétien ; et si je
pensais à me glorifier de mon sacerdoce , ce serait assez pour attirer sur
moi les vengeances divines. Or par là , concluait admirablement ce saint
docteur, Dieu a trouvé le secret de tempérer l'inégalité des conditions de la
vie, d'ôter aux petits tout sujet de se plaindre dans leur abaissement, et aux
grands tout droit de s'enfler dans leur élévation. Je suis quelque chose dans le
monde; mais l'avantage que j'ai d'être quelque chose dans le monde n'est
qu'un engagement à n'y être rien pour moi-même , afin d'y être tout pour
les autres : car s'il y a des services qu'ils me doivent, il y en a aussi que
je leur dois. Si d'une manière ils me sont sujets, je leur suis sujet de
l'autre; et je ne leur rends pas justice, si je ne m'emploie pas encore plus
pour eux qu'ils ne doivent s'employer pour moi.
L'entendez-vous, mes chers auditeurs; et puis-je espérer que, dans
la corruption du siècle, vous goûtiez une maxime si chrétienne et si sainte?
Il s'agit de savoir si vous la faites entrer dans la conduite de votre vie , et si
vos sentiments sont conformes là-dessus et aux exemples et aux instructions
de votre Dieu. Car enfin Jésus-Christ l'a dit, que ce serait la marque qui
nous distinguerait des païens ; et c'était à vous-mêmes et de vous-mêmes
qu'il parlait, en défendant à ses apôtres d'être de ces hommes vains et
superbes qui cherchent à dominer : Non ita erit inter vos'\ Voyons donc
si parmi ceux qui se poussent aux honneurs du monde , on ne trouve point
de ces âmes païennes qui abusent de leur condition, et qui joignant l'orgueil
à l'autorité, la rendent également impérieuse et insupportable. Voyons
1 Matth., 20. -— 2 Bern. — 3 Aiig. — 4 Matili., 20.
444 sur l'ambition.
si dans le christianisme, malgré l'exemple d'un Dieu humilié et anéanti,
on ne trouve pas encore tous les jours de ces maîtres hautains et durs,
qui ne savent que se faire ohéir, que se faire servir, que se faire crain-
dre, sans savoir ni compatir, ni soulager, ni condescendre, ni se faire
aimer ; qui , usant de toute la force et souvent même de toute l'aigreur
du commandement , n'y mêlent jamais , selon le précepte de l'Apôtre ,
l1 onction et la douceur de la charité. L'esprit de domination, que je combats,
ne manquera pas de prétextes pour se justifier; mais la parole que je prêche
aura encore plus d'efficace pour le confondre. Appliquez-vous.
On se flatte , parce qu'on est élevé , d'un prétendu zèle de faire sa charge ,
de soutenir ses droits , de garder son rang : on va plus loin , et quelquefois
même on se fait de ses fiertés et de ses hauteurs un devoir, tant l'amour-
propre est ingénieux à nous déguiser les vices les plus grossiers sous l'appa-
rence des plus pures vertus. Mais , répond saint Bernard, si c'est un zèle de
faire sa charge , et un vrai zèle, pourquoi ce zèle ne s'allume-t-il qu'en
certaines rencontres, et lorsqu'il est question d'abaisser les autres et de
prendre l'ascendant sur eux? pourquoi , dans tout le reste, devient-il si
paresseux et si lent? pourquoi le voit-on languir et s'éteindre, du moment
que l'ambition est satisfaite? Car, quelque subtils que nous soyons à nous
tromper nous-mêmes , voici , Chrétiens , le sujet de notre honte , et il faut
que nous en convenions. Ne s'agit-il que d'une fonction pénible, laborieuse,
de pure charité et de nul éclat, ce zèle de faire sa charge et de maintenir son
rang nous inquiète peu ; mais qu'il y ait une préséance à disputer, une
soumission à exiger, une loi à imposer, c'est là qu'il se réveille, et qu'il se
réveille tout entier. Il était assoupi , et sur toute autre chose il le serait
encore ; mais il n'y a que ce point d'honneur qui le pique et qui le ranime.
Or est-ce là seulement ce qui doit piquer et animer un zèle chrétien? De
plus, poursuit saint Bernard, est-ce faire sa charge, que d'en rendre le
joug fâcheux, pesant et presque insoutenable à ceux qui le doivent porter?
est-ce faire sa charge, que d'irriter les esprits , au lieu de les gagner ; que
de révolter les cœurs, au lieu de les soumettre ; que d'accabler les uns de
chagrin, de jeter les autres dans le désespoir, d'insulter à ceux-ci, de rebu-
ter et de désoler ceux-là , d'exciter mille murmures , et de renverser toute
la subordination, en voulant l'établir et la rendre trop exacte? Car voilà
à quoi aboutit ce zèle dont l'ambition se pare ; à ne rien faire pour vouloir
trop faire, et à détruire au lieu d'édifier. On s'entête de certains droits
qu'on veut soutenir ; et parce qu'on ne consulte point l'humilité chrétienne,
il faut les soutenir ces droits, soit réels, soit prétendus, à quelque prix que
ce puisse être. Il faut, quelque plaie qu'en reçoive la charité, et quoi qu'il
en doive coûter au prochain , les faire valoir dans toute leur étendue , les
poursuivre dans toute leur rigueur, n'en rien céder, n'en rien rabattre ,
n'entendre à nul accommodement, à nulle composition : pourquoi? parce
qu'on est possédé de cet esprit d'empire et de domination qui souvent
même , par le plus déplorable aveuglement, d'une pure jalousie d'autorité,
se fait une vertu et une justice.
Jalousie d'autorité ; ah! tentation funeste, à quelles extrémités et à
SUR L AMBITION. 445
quels excès ne portes-tu pas tous les jours les hommes 1 combien de scan-
dales as-tu causés ? combien de ressentiments et de vengeances as-tu auto-
risés ? de quels maux n'as-tu pas été le principe , et quels biens n'as-tu
pas mille fois arrêtés ? Si Fhumilité , telle que notre Évangile nous la pro-
pose , servait à cette passion de correctif et de remède , Dieu en tirerait sa
gloire; et ces droits, qui nous touchent si sensiblement, n'en seraient que
mieux maintenus : mais parce qu'on ne sait rien ménager, et que pour
venir à bout de ses entreprises , on suit le génie altier et indépendant de
l'ambition , il faut que pour un droit souvent très-frivole , souvent dou-
teux, souvent chimérique, la paix soit troublée, l'union et la concorde ruinées,
l'innocence opprimée, la patience outrée ; que le dépit et la haine s'emparent
des cœurs , et qu'un fantôme mette partout le désordre et la confusion.
Ce qu'il y a de plus étrange , c'est que les plus impérieux, ce sont com-
munément ceux à qui cet empire qu'ils affectent doit moins convenir. Des
gens qui de leur fonds ne sont rien , des gens sortis de l'obscurité et du
néant , mais devenus grands par machines et par ressorts , ce sont là ceux
qui parlent avec plus d'ostentation , qui agissent avec plus d'autorité , et
qui , pour relever leur fausse grandeur, se font une gloire d'abaisser même
et de dominer les vrais grands. Ce n'est pas assez : des gens dévots par état
et par profession , des gens plus obligés par là même à dépouiller, du moins
à mépriser toute supériorité humaine, ce sont quelquefois les plus jaloux
de leurs prétentions , les plus obstinés dans leurs sentiments, les plus ab-
solus dans leurs ordres. Qui voudrait leur résister, qui voudrait les con-
tredire et contester avec eux, à quels retours ne s'exposerait-il pas, et
quels scandales n'en a-t-on pas vus?
Tel est , mes chers auditeurs , le cours du inonde ; et sur quoi nous ne
pouvons assez gémir, tel est le cours du monde le plus chrétien. Ce n'est
pas seulement dans les cours des rois , ni dans le monde profane, qu'on se
laisse enfler de la sorte , et qu'on aime à exercer son pouvoir et à le faire
sentir. Rien de plus commun , ô opprobre de notre siècle , disons mieux ,
ô opprobre de tous les siècles ! non , rien de plus commun dans l'Église
même , dans cette Église fondée néanmoins sur l'humilité de Jésus-Christ.
Contre l'avis que nous donne l'Apôtre de ne chercher point à dominer dans
le clergé , Neque ut dominantes in devis i ; on envisage les plus saintes
dignités par les respects, par les hommages qu'elles attirent , et non point
par le travail qui en doit être inséparable. On oublie qu'on est père, qu'on
est pasteur, et l'on se souvient seulement qu'on est maître. On réduit les
âmes dans une espèce de servitude. Saint Paul veut que l'on traite les ser-
viteurs comme ses frères, et l'on traite ses frères comme des esclaves. On
a une secrète complaisance à tenir bas ceux-ci ; on se vante comme d'un
succès d'avoir humilié ceux-là ; on s'en glorifie , on en fait trophée. On
veut que tout plie , que tout se soumette dès qu'on a prononcé une parole ;
et souvent on refuse soi-même de se soumettre à des puissances supérieures
dont on relève , et de plier sous une juste domination. Qu'on eût une sem-
blable autorité , on saurait bien la faire valoir; mais qu'on y soit sujet, on
J l Petr., 5.
446 sur l'ambition.
ne veut plus la reconnaître. Est-ce là l'esprit de Dieu ? sont-ce là les ensei-
gnements que Jésus-Christ nous a donnés? est-ce ainsi que les apôtres ont
converti le monde? Ah! Chrétiens , tenons-nous toujours et en tout à la
belle maxime du Sauveur des hommes : Qui major est inter vos, fiât sicut
minister *. Plus votre rang vous distingue des autres, plus devez-vous vous
en approcher ; plus devez-vous, pour user de cette expression, vous huma-
niser ; plus devez-vous avoir de douceur, de modération , de charité. Si
j'insiste sur cette morale, et si je le fais avec la sainte liberté de la chaire,
vous ne pouvez la condamner. Quand je parle aux peuples , mon ministère
m'oblige à leur apprendre le respect et F obéissance qu'ils vous doivent ;
mais puisque je vous parle dans cette cour, puisque je parle à des grands,
je dois vous dire ce qu'ils doivent aux peuples. Honneurs du siècle, vocations
de Dieu; honneurs du siècle, assujettissements à servir le prochain; enfin
honneurs du siècle , engagements à travailler et à souffrir, c'est la troisième
partie.
TROISIÈME PARTIE.
Le monde n'en conviendra jamais; mais de quelque manière qu'en juge
le monde, c'est une vérité éternelle qui subsistera toujours, que les éta-
blissements et les rangs d'honneur, tout propres qu'ils paraissent à flatter
notre cupidité, ne sont néanmoins, à les bien prendre, que des engage-
ments à souffrir. Aussi quand ces deux frères , enfants de Zébédée, deman-
dèrent au Fils de Dieu les premières places de son royaume , et qu'ils
crurent y devoir trouver une béatitude et une félicité anticipée, le Sauveur
sut bien les détromper par cette réponse qu'il leur fit : Potestis bibere ca~
licem quern ego bibiturus sum 2 ? Pouvez-vous boire le calice de mes souf-
frances? leur donnant à entendre que l'un était inséparable de l'autre, et
que cette préséance , dont ils se formaient une fausse idée , ne serait pour
eux, s'ils l'obtenaient, qu'une mesure plus abondante de travaux, de tri-
bulations, de croix: Calicem quiclem meum bibetis. Après cela, mes
Frères , dit saint Augustin , devons-nous chercher dans le monde , et y
pouvons-nous espérer des honneurs exempts de cette condition, c'est-à-dire
des honneurs purs , et qui ne soient pas mêlés ou même remplis d'afflic-
tions et de peines? S'il en est de tels, c'est pour le ciel qu'ils sont réser-
vés : ceux de la terre sont d'une autre espèce , et Dieu ne nous les propose
que comme des calices d'amertume. Si nous les envisageons autrement,
nous ne les connaissons pas; et si nous en usons autrement, nous les
corrompons.
Pour vous faire entendre ma pensée , je ne vous parlerai point de ces
accidents imprévus , de ces événements tragiques , dont nous sommes si
souvent spectateurs. Je ne vous dirai rien de ces revers et de ces tristes
révolutions, que nous appelons décadences et malheurs du siècle ; et où ces
mêmes honneurs qui furent pour nous d'abord le sujet d'une douce joie,
tout à coup évanouis et perdus , nous tiennent lieu , par les regrets qu'ils
nous laissent , de tourment et de supplice. Ne nous en prenons point à la
1 Matth., 20. — * Ihid.
sur l'ambition. 447
malignité de la fortune, qui , jalouse , pour ainsi dire, de nous avoir éle-
vés , et comme ennemie de son propre ouvrage , nous en attire bientôt elle-
même la haine et F envie : en sorte que ces grâces nous deviennent dans la
suite une source inépuisable d'ennuis , de dégoûts , de troubles , de cha-
grins. Vous en êtes bien mieux instruits que nous ; et si j'en cherchais des
témoins, je n'en voudrais point d'autres que vous-mêmes. Arrêtons-nous
donc à ce qu'il y a dans cette matière de plus essentiel. Supposons l'homme
chrétien dans une prospérité constante et toujours égale , et voyons si ,
pour être plus élevé , il a droit de se promettre une vie plus douce et plus
commode. Je soutiens , moi , que , par cette raison-là même , il n'y a rien
au contraire dans la vie de si amer à quoi il ne doive s'attendre , ni rien
de si dur qu'il ne doive être prêt à supporter. Pourquoi ? en voici les
preuves : écoutez-les. C'est que l'élévation où il se trouve l'oblige à se faire
de continuelles violences ; c'est qu'elle le réduit à la nécessité d'endurer
souvent beaucoup des autres ; c'est qu'elle l'engage dans une vie pleine de
soins affligeants , dont il ne lui est pas permis de se décharger ; c'est qu'elle
exige de lui qu'en mille occasions il soit disposé à s'immoler, à se sacrifier
comme une victime tantôt de la vérité , et tantôt de la justice et de l'inno-
cence. Or, se faire de telles violences, souffrir de la sorte, agir de la sorte ,
se sacrifier, s'immoler de la sorte , est-ce goûter le repos , et y a-t-il là de
quoi contenter les sens? Reprenons.
Se faire violence à soi-même, premier engagement des honneurs du
siècle. Car comment un homme constitué en dignité , s'il veut vivre selon
les désirs de son cœur, et s'il n'a nul usage de la mortification évangélique,
peut-il satisfaire aux obligations de son état? Gomment un chrétien , s'il a
pour principe de s'épargner en tout , et de ne se contraindre en rien, peut-il
accomplir selon Dieu le ministère d'une charge ; être assidu aux fonctions
ennuyeuses , se rendre ponctuel aux temps incommodes , se fixer aux lieux
désagréables, où sa conscience l'attache aussi bien que son rang? Si c'est
un homme de plaisir, comment soutiendra-t-il mille fatigues qu'attire
tout emploi , surtout un emploi important? Il faut donc qu'il apprenne à
se gêner ; et pour le bien apprendre , pour bien remplir la place qu'il
occupe , il faut qu'il renonce à la mollesse et aux délices , qu'il prenne sur
son repos, qu'il ne ménage pas même sa santé ; et qu'à l'exemple de saint
Paul , ne tenant pas sa vie plus précieuse que lui-même , c'est-à-dire que
son devoir et son salut , il trouve , presque sans y penser, dans l'usage des
honneurs du siècle , la pratique de cette abnégation chrétienne , qui consiste
à porter sa croix , et à mortifier son esprit et sa chair.
Souffrir souvent et beaucoup des autres , second engagement des hon-
neurs du monde. En effet, plus vous êtes élevé, plus vous êtes environné
et assiégé d'hommes qui ont leurs défauts , qui ont leurs humeurs, qui ont
leurs caprices , qui ont leurs intérêts , qui ont leurs passions et leurs vices ;
plus vous êtes exposé aux traits de l'envie , à la censure, à la médisance.
Combien en coûta-t-il à Moïse pour être le conducteur du peuple de Dieu?
de quelle patience dut-il s'armer pour fournir toute la carrière , et pour
porter jusques au bout une qualité si onéreuse? L'eût-il dignement soute-
448 sur l'ambition.
nue , si , par une constance inébranlable , et par une modération que ces
esprits indociles mettaient tous les jours à de nouvelles épreuves, il ne se
fût comme endurci à la contradiction et aux injures? Et pouvez-vous, mon
cher auditeur, dans votre condition , quelle qu'elle soit , être fidèle à vos
devoirs , si vous ne savez vous vaincre , si vous ne savez vous taire dans les
rencontres , si vous ne savez étouffer vos ressentiments , réprimer les saillies
de votre cœur, recevoir mille déboires et les dévorer? Car fussiez-vous en-
core plus grand , fussiez-vous au faîte de l'honneur, on vous enviera, et par
conséquent on vous contrôlera , on vous traversera , on vous offensera. Si
vous vous emportez , vous souffrirez de votre emportement même. Si vous
vous surmontez , vous souffrirez de l'emportement des autres. Quoi qu'il en
soit , vous n'éviterez jamais que ce qui vous élève ne soit au même temps
ce qui vous pèse , et que les croix ne vous viennent de là même d'où vous
tirez votre grandeur.
Mener une vie pleine de soins , et de soins affligeants , de soins inquiets ,
et dont on n'est pas en pouvoir de se défaire , troisième engagement des
honneurs du siècle. Je vous le demande , mes Frères ; et sans parler des
monarques et des souverains , qui ne sont pas eux-mêmes exempts de cette
loi, dites-moi où est aujourd'hui le seigneur, où est le maître, où est le
juge , le prélat , le magistrat , qui , pour l'être en chrétien , ne puisse pas
et ne doive pas s'appliquer ces paroles de David : Tribulatio et angustia
invenerunt me 1 : Les inquiétudes et les embarras me sont venus trouver?
Je ne les cherchais pas, et je tâchais même à les éloigner de moi. Mais
cette providence adorable de mon Dieu , qui dispose toutes choses pour mon
salut , leur a donné entrée dans mon âme , et je me vois chargé de soins
qui m'accablent : Tribulatio et angustia invenerunt me. Sentiment , dit
saint Bernard , bien capable de rabattre ces vaines enflures , et de modérer
ces complaisances qu'inspirent d'abord certaines distinctions et certains
rangs honorables dans le monde, puisqu'on n'est guère sensible à l'honneur
quand on y trouve plus de peine que d'éclat : Non est quod blandiatur
eelsitudo, ubi sollicitudo major 2.
Enfin , avoir toujours son âme entre ses mains , et toujours être en dis-
position de s'immoler soi-même, ou pour la justice, ou pour la vérité,
quatrième engagement des honneurs du monde. Car pourquoi Dieu vous
a-t-il donné ce crédit, pourquoi vous a-t-il placé sur la tête des autres, si
ce n'est pour lui faire , quand sa cause le demande , un plus grand sacrifice
de vous-même ? Vous vous autorisez quelquefois de la parole de l'Apôtre ,
que celui qui désire la plus sainte de toutes les dignités désire une œuvre
louable et honnête , Qui episcopatum desiderat bonum opus dcsiderat 3 ;
mais saint Jérôme vous ferme la bouche , en vous répondant que la plus
sainte de toutes les dignités était , dans le temps qu'en parlait saint Paul ,
la plus prochaine disposition au martyre et à la mort. J'ajoute à la pensée
de saint Jérôme ce que vous n'avez peut-être jamais compris , et ce qu'il
est bon que vous compreniez une fois : qu'il n'y a point sur la terre de
supériorité, point de dignité qui ne vous engage indispensablement à vous
1 Psalm. 118. — 2 Bernard. — ' ïimot., 3.
sur l'ambition. 449
faire , en certaines conjonctures, le martyr du bon droit et de l'équité, le
martyr de F innocence , le martyr de la religion , le martyr de la gloire de
Dieu ; que vous devez alors abandonner tous vos intérêts , et qu'autrement ,
tout chrétien que vous êtes de profession , vous n'êtes en effet qu'un mon-
dain et un réprouvé.
Cela est difficile, je le veux ; mais n'est-il pas juste, dit saint Ambroise,
qu'après avoir reçu beaucoup de Dieu , vous soyez tenu à beaucoup pour
Dieu? N'est-ce pas ainsi que Dieu par sa sagesse a ordonné les choses, atta-
chant l'honneur aux charges et aux emplois pour en adoucir la peine , et
joignant la peine aux emplois et aux charges pour en bannir la présomp-
tion et la corruption? Car voilà l'idée qu'en ont eue tous les vrais fidèles,
qui dans les hauts rangs où Dieu les a fait monter, ne se sont jamais re-
gardés que comme des hosties vivantes pour essuyer tout , pour porter tout,
pour se dévouer à tout , pour seconder les desseins de la Providence sur
eux , et pour les remplir.
Or là-dessus qu'avez-vous à répondre , hommes du siècle? par où justi-
fiez-vous cette vie oisive et sans action , dans des places qui demandent une
vigilance sans relâche et toute votre attention? Paisibles possesseurs et
vains idolâtres d'un honneur dont l'éclat repaît votre vanité , mais dont les
obligations étonnent votre amour-propre , venez vous contempler dans le
tableau que je vous présente , venez reconnaître l'énorme opposition qui se
rencontre entre votre conduite et vos devoirs , venez apprendre ce que vous
devez être, et vous confondre de ce que vous n'êtes pas. Je sais que vous
trouverez assez de vaines excuses ; je sais que vous imaginerez assez de pré-
textes pour vous persuader que dans l'exercice de votre ministère , on doit
être aussi content de vous que vous l'êtes de vous-mêmes. Mais examinons
de bonne foi la chose , et raisonnons. Car être sans cesse occupé de ses diver-
tissements et de son plaisir, et presque jamais de ses fonctions et de son
emploi ; fuir un travail que vous devez au public , et que le public attend
de vous ; avoir horreur d'une assiduité nécessaire , que vous traitez de cap-
tivité et d'esclavage ; se décharger sur autrui des soins qui vous regardent
personnellement , et dont vous êtes par vous-mêmes responsables ; ne pou-
voir se tenir là où il faut être , et se trouver partout où il faudrait n'être
pas ; rejeter toute affaire qui incommode , qui fatigue , quoique Dieu ne
vous ait fait ce que vous êtes que pour en être fatigués et incommodés ;
n'écouter que la prudence humaine , et ne vouloir jamais se commettre en
rien, jamais s'exposer à rien, dans des occasions où l'on craint de se
perdre , mais où Dieu veut que vous vous perdiez selon le monde , et que
vous vous exposiez ; en un mot , ne prendre de votre condition que le doux
et l'agréable , et en laisser le pénible et le rigoureux , secret que le monde
enseigne , et que vous avez si bien appris ; ce n'est pas assez : regarder
d'un œil indifférent ce qui devrait vous donner de saintes inquiétudes , ce
qui devrait exciter tout votre zèle ; des abus qu'il faudrait corriger, des
violences qu'il faudrait réprimer, des injustices qu'il faudrait réparer, des
scandales qu'il faudrait faire cesser ; au contraire , éclater avec impatience,
avec chaleur, avec emportement sur les moindres sujets , et dans une place
t. i. 29
450 sur l'ambition.
néanmoins où l'on doit toujours se posséder soi-même, où l'on doit tou-
jours être maître de soi-même, toujours se modérer, se retenir, sans jamais
écouter la sensibilité et sans jamais la faire paraître ; que dis-je? abuser de
son pouvoir pour satisfaire ses animosités particulières et ses ressentiments,
pour autoriser ses vengeances , pour se rendre redoutable dans une ville ,
pour faire souffrir tout un pays et ne rien souffrir soi-même : tout cela et
tout ce que je passe (car je serais infini , si je voulais épuiser cette morale
et toucher mille autres articles non moins importants), tout cela, encore
une fois, vous convient-il? Est-ce là ce que demande votre état? est-ce
pour cela que la Providence a établi dans le monde cette diversité de condi-
tions, qu'elle a placé les uns sur le buffet comme des vases d'honneur, et
qu'elle a laissé les autres dans la poussière? Dieu en vous distinguant et
en vous élevant a-t-il prétendu vous entretenir dans l'oisiveté, vous faire
vivre dans le repos , fournir à toutes vos commodités , vous abandonner à
vous-mêmes , et à tous les désirs , à tous les ressentiments de votre cœur ?
n'a-t-il fait le monde que pour vous? ou n'est-ce pas pour le gouverne-
ment et le bon ordre du monde qu'il vous a choisis? Or, pour maintenir
cet ordre , n'y a-t-il ni réflexions à faire , ni mesures à prendre , ni pré-
cautions à garder, ni hasards à courir, ni obstacles à vaincre, ni étude,
ni ménagements nécessaires ?
Ah ! mon cher auditeur, saint Bernard le disait dans un sentiment d'hu-
milité ; mais ne pouvez-vous pas le dire avec vérité : Je suis la chimère de
mon siècle , Chimœra sœculi ? Car je suis tout , et je ne suis rien ; ou plu-
tôt, je veux parvenir à tout, et ne m'acquitter de rien; je suis dans la ma-
gistrature, et je n'ai du magistrat que l'autorité et la robe : c'est l'être et
ne l'être pas. Je suis dans les affaires , et je n'ai de l'homme d'affaires que
l'opulence et le faste : c'est l'être et ne l'être pas. Je suis dans l'Église, et
je n'ai de l'ecclésiastique que le caractère et l'habit : c'est l'être et ne l'être
pas : Chimœra sœculi. Le beau spectacle , poursuivait le même Père au
sujet de certains ministres de Jésus-Christ, le beau spectacle de les voir
engagés dans l'Église ; pourquoi ? pour en recueillir les revenus , pour se
montrer sous la mitre et sous la pourpre; jamais pour servir à l'autel,
jamais pour assister à l'office divin, jamais pour subvenir aux besoins des
pauvres , jamais pour vaquer à l'instruction des peuples , jamais pour s'em-
ployer à l'édification des âmes que la Providence leur a confiées. Que sont-
ils ? on ne peut bien le dire , puisqu'ils ne sont , à proprement parler, ni du
monde, ni de l'Église, ni de la robe, ni de Fépée. Chimœra sœculi.
Ouvrons , mes Frères , ouvrons aujourd'hui les yeux : et pour nous
apprendre , ô mon Dieu , à bien user des honneurs du siècle , apprenez-nous
seulement à être raisonnables : car il ne faut qu'être raisonnable pour en
comprendre les obligations. Détrompez-nous , Seigneur, des fausses idées
que nous avons des choses , et dissipez par les lumières de votre Évangile
les erreurs où nous sommes tombés par la corruption du monde. Ne
permettez pas qu'une lueur passagère nous éblouisse, et que des hon-
neurs mortels et périssables nous fassent perdre cette gloire immortelle où
vous nous appelez, et où nous conduisent, etc.
SUR LES RICHESSES. 451
SERMON POUR LE JEUDI DE LA DEUXIÈME SEMAINE.
SUR LES RICHESSES.
Facîum est auiem ut morerclur mendicus, et portaretur ab angelis in sinum Abrahœ. Mortuus
est autem et clives , et sepultus est in infemo.
Or, il arriva que le pauvre mourut, et qu'il fui emporté par les anges dans le sein d'Abra-
ham. Le riche mourut aussi , et il fut enseveli dans l'enfer. Saint Luc, ch. 16.
Un pauvre glorifié dans le ciel , et un riche enseveli dans l'enfer ; un
pauvre entre les mains des anges , et un riche livré aux démons ; un pau-
vre dans le sein de la béatitude, et un riche au milieu des flammes, n'est-
ce pas , dit saint Augustin , un partage bien surprenant , et qui pourrait
d'abord désespérer les riches et enfler les pauvres? Mais non, riches et pau-
vres, ajoute ce saint docteur , n'en tirez pas absolument cette conséquence ;
car s'il y a des riches dans l'enfer, on y verra pareillement des pauvres ;
et s'il y a des pauvres dans le ciel , tous les riches n'en seront pas exclus.
N'en cherchons point ailleurs la preuve que clans l'évangile même du mau-
vais riche, et voyez Lazare qu'il méprisait, et à qui il refusait jusqu'aux
miettes qui tombaient de sa table ; c'est un pauvre, il est vrai , et ce pau-
vre est emporté par les anges : Quis sablatus est ab angelis? Pauper *. Mais
où est-il emporté? dans le sein d'Abraham, de ce riche, qui, selon le té-
moignage de l'Écriture, possédait des biens immenses. Quo sablatus est ?
in sinum Abrahœ 2. Voilà donc tout à la fois dans le séjour de la gloire ,
et un riche et un pauvre ; ou plutôt tous deux riches et tous deux pauvres ;
tous deux riches de Dieu et des trésors de la grâce , et tous deux pauvres
de cœur et détachés des biens de la terre : Ambo Deo divites, ambo spi-
ritu pauperes 3. Et je vous dis ceci, mes Frères, conclut saint Augustin,
afin que les pauvres ne condamnent pas témérairement les riches, et que les
riches ne perdent pas si aisément toute espérance. Conclusion admirable ,
et contre le désespoir des uns , et contre la présomption des autres.
Il faut, après. tout, convenir, Chrétiens, que l'opulence est un plus grand
obstacle au salut que la pauvreté; et nous sommes obligés de reconnaître
que le Fils de Dieu a canonisé les pauvres, et qu'il a frappé les riches de
sa malédiction. Nous savons en quels termes il s'en est expliqué , et com-
bien de fois il nous a fait entendre qu'il était, sinon impossible, au moins
très-difficile qu'un riche entrât dans le royaume du ciel : Quàm difficile,
qui pecunias habent , introibunt in regnum Dei M Or, d'où peut venir
cette extrême difficulté? c'est de quoi je vais vous instruire après que nous
aurons salué Marie, en lui disant : Ave , Maria.
De toutes les idées que nous pouvons nous former du monde profane, du
monde perverti et corrompu , du monde réprouvé de Dieu, la plus juste,
» Aug. — 2 Idem*. — 3 Idem. — * Luc, 18.
452 SUR LES RICHESSES.
ce me semble, est celle que nous en donne le bien-aimé disciple saint Jean,
quand il nous dit que tout ce qu'il y a dans le monde n'est que concu-
piscence de la chair , ou concupiscence des yeux , ou orgueil de la vie :
Omne quod in mundo est, concupiscentia et oculorum, concupiscentia
carnis , et superbia vitœ l. Concupiscence des yeux, qui, inspirant à
l'homme un secret dégoût de ce qu'il a, lui fait désirer et rechercher ce qu'il
n'a pas. Orgueil de la vie , qui , élevant l'homme au-dessus de lui-même ,
lui donne du mépris pour les autres , et lui fait même oublier Dieu. Con-
cupiscence de la chair , qui , par le charme du plaisir , séduisant la raison
de l'homme , le rend esclave de ses sens. Voilà , dit saint Augustin , les trois
maladies contagieuses qui se sont répandues dans le monde , et qui en ont
infecté les plus saines parties. Concupiscence des yeux, ou envie d'avoir,
qui est la racine de tous les maux , mais en particulier de l'injustice. Or-
gueil de la vie, qui est l'ennemi de la charité, et qui conduit jusqu'à l'im-
piété. Concupiscence de la chair , d'où naissent les passions impures , et
d'où viennent les plus honteux excès. Or je trouve , Chrétiens , que les ri-
chesses, par l'abus que le monde en fait, servent de matière à ces trois
malheureuses concupiscences , et que la raison la plus générale , comme la
plus naturelle , pourquoi les hommes sont injustes , superbes , sensuels ,
c'est qu'ils sont riches , ou qu'ils ont la passion de l'être.
Car, pour vous expliquer mon dessein, et pour y mettre quelque ordre,
je distingue, avec saint Chrysostome, trois choses dans les richesses : l'ac-
quisition, la possession et l'usage. Sur quoi j'avance trois propositions qui
m'ont paru autant de vérités incontestables , et dont il ne tiendra qu'à vous
de tirer de grands fruits pour la réformation de vos mœurs. Car je dis que
l'acquisition des richesses, dans la pratique du monde, est communément
une occasion d'injustice ; ou , si vous voulez , que le désir d'acquérir des
richesses , quand il n'est pas réglé par l'esprit chrétien, est une disposition
prochaine à l'injustice ; et voilà l'effet de la concupiscence des yeux : pre-
mière vérité. Je dis que la possession des richesses enfle naturellement une
âme vaine , et que rien n'est plus propre à lui inspirer ce que saint Jean
appelle orgueil de la vie : seconde vérité. Enfin , je dis que c'est le mau-
vais usage des richesses qui entretient dans un cœur l'amour du plaisir ,
et qui fomente la concupiscence de la chair : troisième et dernière vérité.
Appliquez-vous, mes chers auditeurs, à ces trois points de morale : l'homme
du siècle injuste, parce qu'il veut acquérir les biens de la terre; l'homme du
siècle orgueilleux, parce qu'il possède les biens de la terre ; l'homme du siècle
voluptueux, parce qu'il use mal des biens de la terre : trois caractères du riche
mondain, qui vont partager ce discours. Mais à ces trois maux, quel remède?
celui même que négligea le mauvais riche, je veux dire l'aumône ; car il suffit
de bien comprendre l'obligation de l'aumône pour être plus modéré dans le
désir des richesses, plus humble dans la possession des richesses, plus saint
dans l'usage des richesses. C'est tout le sujet de votre attention.
1 1 Joau. , 2.
SUR LES RICHESSES. 453
PREMIÈRE PARTIE.
Il était difficile que saint Jérôme , malgré toute son autorité , évitât la
censure des riches du siècle , quand il a dit généralement , et sans nulle
modification, que tout homme riche est, ou injuste dans sa personne, ou
héritier de l'injustice et de l'iniquité d'autrui : Omnis dives aut iniquus est,
aut hères iniqui *. Cette proposition a paru dure et odieuse ; quelques-uns
même l'ont condamnée comme indiscrète et fausse ; mais je doute qu'en la
condamnant ils Feussent approfondie avec des lumières aussi pures , et un
sens aussi solide et aussi exact, que ce Père, dont un des caractères parti-
culiers a été la science et l'usage du monde. Or, plus on entre dans le se-
cret et dans la connaissance du monde , plus on demeure persuadé que ce
saint docteur a dû parler de la sorte , et qu'en effet il y a peu de riches
innocents , peu dont la conscience doive être tranquille , peu qui soient
exempts de la malédiction où il semble que cette proposition les enveloppe.
J'en appelle à votre expérience. Parcourez les maisons et les familles dis-
tinguées par les richesses et par l'abondance des biens ; je dis celles qui se
piquent le plus d'être honorablement établies , celles où il parait d'ail-
leurs de la probité , et même de la religion : si vous remontez jusqu'à la
source d'où cette opulence est venue, à peine en trouverez-vous où l'on
ne découvre, dans l'origine et dans le principe, des choses qui font
trembler.
Sans autre recherche que de ce qui a été ou de ce qui est même encore
dune notoriété publique, à peine en pourriez-vous marquer où l'on ne vous
fasse voir une succession d'injustice, aussi bien que d'héritage ; c'est-à-dire
où la mauvaise foi d'un père n'ait été , par exemple , le fondement de la
fortune d'un fils , où la friponnerie de l'un n'ait servi à enrichir l'autre, où
la violence de celui-ci n'ait fait l'élévation de celui-là ; et vous reconnaî-
trez avec frayeur que tel qui passe aujourd'hui pour homme équitable et
droit , et pour possesseur légitime de ce que ses ancêtres lui ont transmis ,
n'est pas moins chargé devant Dieu de leurs iniquités et de leurs crimes ,
qu'il est avantageusement pourvu, selon le monde, de leurs revenus et de
leurs trésors. Omnis dives aut iniquus est, aut hères iniqui.
Je sais , Chrétiens , quelles conséquences s'ensuivent de là ; je sais quels
troubles et quels scrupules je répandrais dans les consciences de tout ce
qu'il y a de riches qui m'écoutent , si je les obligeais à creuser le fond
de cet abîme, et à se faire parties contre eux-mêmes, pour examiner
jusqu'où va sur ce point leur obligation ; ou plutôt, je sais de quelles er-
reurs la plupart des riches se laissent préoccuper, faussement convaincus
que, de quelque manière qu'aient été autrefois acquis les biens qu'ils pos-
sèdent aujourd'hui , ce n'est point à eux à faire le procès à la mémoire de
leurs pères ; que d'exiger des enfants une telle discussion , c'est renverser
l'ordre de la société ; que les péchés , s'il y en a eu , sont personnels ; et que,
malgré les doutes les plus violents qui pourraient leur rendre suspecte la
conduite de ceux à qui ils ont succédé, la bonne foi leur tient lieu d'une
1 Hicron.
454 SUR LES RICHESSES.
prescription sur laquelle ils ont droit de se reposer. Erreurs insoutenables
dans les maximes de la vraie religion, et qui servent néanmoins de pré-
textes à tant de riches du monde pour étouffer tous leurs remords. Mais
malheur à eux, si , prévenus d'une aveugle cupidité qui les séduit, ils ris-
quent , dans un sujet si important , les intérêts de leur salut ! et malheur
à moi , si , par une lâche complaisance , et pour ne pas troubler leur fausse
paix , je dissimule ici des vérités , quoique amères et fâcheuses , qui les
doivent sauver !
Quoi qu'il en soit, Chrétiens, c'est un oracle prononcé par le Saint-Es-
prit , et vérifié par l'expérience de tous les siècles , que quiconque veut de-
venir riche tombe dans les pièges du démon , et s'engage en mille désirs
non-seulement vains, mais pernicieux, qui le précipitent enfin dans l'a-
bîme de la perditio.net de la damnation éternelle : Qui volunt divites fieri,
incidunt in tentationem, et in laqueum diaboli t et desideria multa inu-
tilia, et nociva, quœ mergunt homines in interitum i. Ainsi Ta déclaré
le grand Apôtre dans sa première Épitre à Timothée. Sur quoi saint Chry-
sostome , examinant en particulier quels sont ces désirs, et raisonnant selon
les principes de la morale et de la foi , observe que cette destinée malheu-
reuse, et ce caractère d'injustice et de réprobation attaché aux richesses de
la terre , vient de trois désordres dont il est rare de se préserver dans le soin
d'acquérir. Appliquez-vous, s'il vous plaît, aux réflexions de ce Père; elles
sont également sensibles et instructives. Car on veut être riche à quelque
prix que ce soit ; on veut être riche sans se prescrire de bornes , et on veut
être riche en peu de temps : trois désirs capables de pervertir les Saints ;
trois sources empoisonnées de toutes les injustices dont le monde est rem-
pli. Une simple exposition va vous en faire connaître les funestes consé-
quences , et vous en découvrir la malignité.
On veut être riche ; voilà la fin qu'on se propose, et à laquelle on est ab-
solument déterminé. Des moyens, on en délibérera dans la suite; mais le
capital est d'avoir , dit-on , de quoi se pousser dans le monde, de quoi faire
quelque figure dans le monde, de quoi maintenir son rang dans le monde ,
de quoi vivre à son aise dans le monde ; et c'est ce que l'on envisage comme
le terme de ses désirs. On voudrait bien y parvenir par des voies hon-
nêtes, et avoir encore, s'il était possible, l'approbation publique; mais,
au défaut de ces voies honnêtes , on est secrètement disposé à en prendre
d'autres, et à ne rien excepter pour venir à bout de ses prétentions. 0 ci-
ves, cives! quœrenda pecunia primiim est. Virtuspost nurnmos'1. C'est ce
que disait le satirique de Rome , reprochant à ses concitoyens la déprava-
tion de leurs mœurs : et pourquoi , reprend saint Augustin , n'écouterons-
nous pas ces sages du paganisme , quand il s'agit de régler les nôtres ? 0
âmes vénales et intéressées! s'écriait ce païen, voici l'indigne leçon que
vous fait continuellement votre avarice , et que vous n'avez pas honte de
suivre! La vertu après le bien, mais le bien avant toutes choses. Quand
nous en aurons , dites-vous, nous penserons à F étude de la sagesse ; mais ,
préférablement à la sagesse, il faut travailler à s'enrichir; sans cela , la sa-
• 1 Tim., 6. — 3Horat.
SUR LES RICHESSES. 455
gesse même est méprisée , et passe pour folie. C'est ainsi que vous raison-
nez, et toute votre philosophie se réduit à cette damnable conclusion :
Rem, sipossis, recte ; si non, quocumque modo, rem l. Faisons notre
fortune, augmentons nos revenus, amassons du bien ; du bien , si nous le
pouvons , légitimement ; sinon , du bien à quelque condition que ce puisse
être, et, aux dépens de tout le reste, du bien. Ainsi leur faisait-il remar-
quer la corruption de leurs cœurs ; et ma douleur est que ces paroles ,
prises dans toute leur énergie, conviennent encore aujourd'hui à un mil-
lion de chrétiens qui semblent n'avoir point d'autre religion que celle-là :
Rem, sipossis, recte; sinon, quocumque modo, rem. On ne laisse pas
de sentir une répugnance secrète à se servir de moyens honteux ; mais, avec
cette répugnance que l'honneur inspire , et dont on ne peut se défaire , on
a encore plus d'àpreté et plus d'avidité ; et il arrive ce qu'ajoute saint Chry-
sostome, que le désir de la fin l'emporte sur l'injustice des moyens : Si
non, quocumque modo, rem.
Or supposons un homme dans cette disposition : que ne fera-t-il pas , et
qui l'arrêtera ? quelle conscience ne sera-t-il pas en état de se former ? à
quelle tentation ne se trouvera-t-il pas livré? le scrupule de l'usure l'in-
quiétera-t-il? le nom de confidence et de simonie l'étonnera-t-il? manquera-
t-il d'adresse pour déguiser et pour pallier le vol? sera-t-il en peine de
chercher des raisons spécieuses pour autoriser la concussion et la violence ?
s'il est en charge et en dignité , rougira-t-il des émoluments sordides qu'il
tire, et qui décrient son ministère? s'il est juge, balancera-t-ii à vendre la jus-
tice ? s'il est dans le négoce et dans le trafic, se fera-t-il un crime de la fraude
et du parjure? si le bien d'un pupille lui est confié, craindra-t-il de le mé-
nager à son profit? s'il manie les deniers publics, comptera-t-il pour pé-
culat tout ce qui s'y commet d'abus? Non, mes chers auditeurs, rien de
tout cela ne sera ^capable de le retenir , ni souvent même de le troubler. Du
moment qu'il veut s'enrichir, il n'y aura rien qu'il n'entreprenne, rien
qu'il ne présume lui être dû, rien qu'il ne se croie permis. S'il est
faible et timide, il sera fourbe et trompeur; s'il est puissant et hardi , il
sera dur et impitoyable. Dominé par cette passion, il n'épargnera ni le
profane ni le sacré; il prendra jusque sur les autels. Le patrimoine des
pauvres deviendra le sien; et , s'il lui reste encore quelque conscience , il
trouvera des docteurs pour le rassurer, ou plutôt il s'en fera. 11 leur ca-
chera le fond des choses; il ne s'expliquera qu'à demi, et, par ses artifices
et ses détours , il en extorquera des décisions favorables, et les rendra,
malgré eux, garants de son iniquité. Que le public s'en scandalise, il aura
un conseil dont il se tiendra sûr ; du moins , quoi qu'on en puisse dire , il
parviendra à ses fins ; il veut être riche , et il le veut absolument : Rem ,
rem, quocumque modo, rem.
Non-seulement il le veut être , mais il le veut être sans se prescrire de
bornes : autre désir aussi dangereux qu'il est déraisonnable et insensé. Car
où sont aujourd'hui les riches qui , réglant leur cupidité par une sage mo-
dération, mettent un point à leur fortune? Où sont les riches qui, con-
' Horat.
456 SUR LES RICHESSES.
tents de ce qui suffit, et portant leurs pensées plus haut, disent : C'est
assez de biens sur la terre , il faut se pourvoir de ces trésors célestes que ni
le ver ni la rouille ne consument point? En vain on leur représente que
se borner de la sorte , c'est la marque la plus certaine d'un esprit solide et
judicieux. En vain on leur fait voir la folie d'un homme qui, n'ayant que
des besoins limités , a des désirs immenses et infinis ; semblable à celui dont
parlait encore le même auteur profane , qui , n'ayant affaire que d'un verre
d'eau, voudrait le puiser dans un grand fleuve, et non pas dans une fon-
taine. En vain leur dit-on, avec l'Ecclésiaste , que cette ardeur d'amasser
et d'accumuler n'est que vanité et affliction d'esprit ; que dans la cupidité
même , comme en toute autre chose , il doit y avoir une fin , et qu'un des
châtiments de Dieu les plus visibles sur les riches avares , c'est que , pour
être dans l'opulence, ils n'en craignent pas moins la pauvreté , et que plus
ils ont acquis , plus ils veulent acquérir. En vain leur remontre-t-on qu'en-
tassant toujours biens sur biens, ils n'en sont dans le monde, ni plus ai-
més , ni plus estimés , ni plus honorés ; que , la mesure nécessaire une
fois remplie , ils n'en vivent pas du reste plus agréablement , ni plus
doucement ; et que tout l'effet de ces grandes richesses est de leur attirer
l'envie , l'indignation, la haine publique ; tout cela ne les touche point.
Brûlés d'une avare convoitise, ils se répondent secrètement que tout est né-
cessaire dans le monde ; que rien , à le bien prendre , ne suffit ; qu'on n'en
peut jamais trop avoir ; que les hommes ne valent et ne sont comptés que
sur le pied de ce qu'ils ont ; qu'il est doux de cueillir en pleine moisson ;
qu'il ne convient qu'à une âme timide , ou à une conscience faible , de fixer
ses désirs. Maximes qui les endurcissent , et dont ils se laissent tellement
prévenir, que rien ne les peut détromper. Or figurez-vous quelles injus-
tices cette passion effrénée traîne après soi ; imaginez-vous de quelles vexa-
tions , de quelles oppressions , de quelles concussions elle doit être accom-
pagnée.
De là vient que les prophètes , animés de l'esprit de Dieu , prononçaient
de si terribles anathèmes contre cette faim dévorante : Vœ vobis qui con-
jungitis domum ad domum, et agrum agro copulatis; nurnquid habi-
tabitis vos soli in medio terrœ i ? Est-il rien de plus fort et de plus élo-
quent que ces paroles ? Malheur à vous , qui joignez maison à maison ,
héritage à héritage ! malheur à vous dont le voisinage pour cela même est
redouté , et qui des fonds les plus médiocres , par vos odieuses acquisitions,
trouvez le secret de faire de grands et d'amples domaines ! prétendez -
vous donc habiter seuls au milieu de la terre ? Mais pourquoi , dit un ri-
che, ne me sera-t-il pas permis d'accroître mon fonds ; et pourquoi, payant
bien ce que j'acquiers, et ne faisant tort à personne, n'aurai-je pas droit
de m'étendre ? Encore une fois , malheur à vous ! Vœ vobis ! Malheur;
parce que vouloir toujours s'étendre et ne nuire à personne , ce sont com-
munément dans la pratique deux volontés contradictoires. Malheur, parce
que ces accroissements ont presque toujours été et seront presque toujours
injustes , sinon envers celui dont vous achetez l'héritage, au moins envers
' Isaï., 5,
SUR LES RICHESSES. 457
ceux aux dépens de qui vous le payez. Vœ qui multiplicat non sua * !
Malheur à l'homme qui veut sans cesse multiplier ses revenus , parce
qu'en multipliant le sien il y môle infailliblement celui du prochain !
Vœ qui congrcgat avaritiam domui suœ, ut si in excelso nidus ejus 8 !
Malheur à l'homme qui , n1 écoutant que son ambition et son avarice ,
forme toujours de nouveaux projets , et conçoit de hautes idées pour l'a-
grandissement de sa maison ! pourquoi ? Admirez l'expression du Saint-
Esprit : Quia lapis de pariete clamabit 3, parce que les pierres mêmes
dont cette maison est bâtie crieront vengeance , et que le bois employé à la
construire rendra témoignage contre lui : Et lignum quod inter juncturas
œdificiorum est, respondebit k.
Enfin, on veut être riche en peu de temps ; et, parce qu'il n'y a que
certains états , que certaines conditions et certains emplois où , par des
voies courtes et abrégées, on puisse le devenir, contre tous les principes
et toutes les règles de la prudence chrétienne , on ambitionne ces états , on
recherche ces conditions , on se procure ces emplois. S'enrichir par une
longue épargne ou par un travail assidu, c'était l'ancienne route que l'on
suivait dans la simplicité des premiers siècles ; mais de nos jours on a
découvert des chemins raccourcis , et bien plus commodes. Une commis-
sion qu'on exerce , un avis qu'on donne , un parti où l'on entre , mille
autres moyens que vous connaissez , voilà ce que l'empressement et l'im-
patience d'avoir a mis en usage. En effet, c'est par là qu'on fait des progrès
surprenants ; par là qu'on voit fructifier au centuple son talent et son in-
dustrie ; par là qu'en peu d'années, qu'en peu de mois, on se trouve comme
transfiguré, et que, de la poussière où l'on rampait, on s'élève jusque sur
le pinacle.
Or, il est de la foi, Chrétiens, que quiconque cherche à s'enrichir promp-
tement ne gardera pas son innocence : Qui festinat ditari , non erit in-
nocens 5. C'est le Saint-Esprit même qui l'assure ; et quand il ne le dirait
pas, la preuve en est évidente. Car il est incompréhensible, par exemple,
qu'avec des profits et des appointements réglés on fasse tout à coup des
fortunes semblables à celles dont nous parlons ; et que ne prenant , selon
le précepte de Jean-Baptiste , que ce qui est dû , l'on arrive à une opu-
lence dont le faîte et le comble paraît presque aussitôt que les fondements.
Il faut donc que la mauvaise foi , pour ne pas dire la fourberie , soit venue
au secours , et qu'elle ait donné des ailes à la cupidité , pour lui faire pren-
dre un vol si prompt et si rapide.
Cela va , me direz-vous , à damner bien des gens d'honneur ; et moi je
réponds, premièrement, qu'il faudrait d'abord examiner qui sont ces gens
d'honneur, et en quel sens on les appelle gens d'honneur ; secondement ,
qu'il ne m'appartient pas de damner personne ; mais qu'il est du devoir
de mon ministère de vous développer les sacrés oracles de la parole divine.
Si ce que vous appelez gens d'honneur y trouvent leur condamnation ,
c'est à eux à y prendre garde ; mais, quoi qu'il en soit, c'est une vérité
incontestable : Qui festinat ditari , non erit innocens 6 : quand on s'em-
1 Habac, 2. — » lbid, — 3 lbid. — 4 ibid. — 5 Prov., 28. — (i Ibid.
458 SUR LES RICHESSES.
presse de s'enrichir, on n'est point sans crime, au jugement même du
monde; comment le serait-on à celui de Dieu?
Cependant , mes chers auditeurs, telle est l'obstination du siècle : pour
être riche en peu de temps , on abandonne l'innocence , on renonce à la
probité , on se dépouille même de l'humanité , on dévore la substance du
pauvre, on ruine la veuve et l'orphelin : et souvent, après cela, par une
grossière hypocrisie , on devient , ou plutôt on se fait dévot ; comme si la
dévotion et la réforme , survenant à l'injustice sans la réparer, couvrait
tout et sanctifiait tout. Faut-il s'étonner que le Fils de Dieu , envisageant
tous ces désordres , ait réprouvé les richesses dans son Evangile , et qu'il
ne les ait plus simplement appelées richesses , mais richesses d'iniquité ,
mammona iniquitatis ! ? Faut-il demander pourquoi le Sage, éclairé des
lumières de l'esprit de Dieu , cherchait partout un homme juste, qui n'eût
point couru après l'or et l'argent; pourquoi il le regardait comme un
homme de miracles, voulant faire son éloge, et le canonisant dès cette vie?
Quis est hic, et laudabimus eum; fecit enim mirabilia in vitâsuâ*. Mais,
reprend saint Augustin , s'il est rare de trouver un homme assez juste
pour ne s'être jamais laissé prendre à l'éclat de l'or et de l'argent, combien
plus doit-il être, je ne dis pas difficile , mais impossible , qu'un homme se
laisse prendre à l'éclat de l'or et de l'argent, et qu'il se maintienne dans
l'état de juste? Voulez-vous, homme du siècle, modérer cet injuste désir?
comprenez l'obligation de l'aumône. Comprenez, dis-je, que plus vous
aurez , plus vous serez obligé de donner et de répandre ; qu'il faudra que
vos aumônes croissent à proportion de vos revenus , et que c'est sur cette
proportion que vous serez jugé. Ainsi raisonnait saint Bernard dans une de
ses lettres; car, disait ce Père, ou vous êtes riche et vous avez du superflu,
et alors ce superflu n'est pas pour vous , mais pour les pauvres ; ou vous
êtes dans une fortune médiocre , et alors que vous importe de chercher ce
que vous ne pouvez garder? Dignatio tua, aut dives est, et débet facere
quod prœceptum est; aut adhuc tenuis, et non débet quœrere quod
erogatura est 3. Quiconque sera bien convaincu de cette importante vérité
craindra plutôt d'acquérir des biens , qu'il ne les désirera. Acquisition des
richesses, occasion d'injustice, vous l'avez vu. Possession des richesses,
source d'orgueil ; c'est ce que vous allez voir dans la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Ce n'est pas sans raison que l'Apôtre , écrivant à son disciple Timothée ,
et lui apprenant à former les mœurs des premiers fidèles , parmi les autres
maximes qu'il établissait, et dont il voulait qu'ils fussent instruits , lui
recommandait particulièrement d'ordonner aux riches de ce monde de
n'être point orgueilleux : Divitibus hujus sœculi prœcipe sublime non
saperek. Comme s'il lui eût dit, selon l'expression de saint Chrysostome :
Rien de plus dangereux pour un chrétien que la possession des richesses;
et plût au ciel que la pauvreté évangélique fût le partage de tous ceux
qui professent l'Évangile! Mais si , par un ordre d'en haut, et par la dis-
1 Lue., 16. — 2 Kceli., 81. — 3 Bern. — i 1 Tim., 6.
SUR LES RICHESSES. 459
position de la Providence, il arrive qu'il y ait des riches parmi nous, au
moins parlez-leur en homme de Dieu; et, bien loin de les flatter sur le
bonheur de leur état , obligez-les à s'humilier et à trembler, dans la vue
des malheurs qui les menacent et qu'ils ont à prévenir. Il savait, ajoute
saint Augustin , que l'esprit du christianisme est essentiellement opposé à
l'esprit d'orgueil ; et d'ailleurs il n'ignorait pas que l'esprit d'orgueil ,
sans un miracle, est comme inséparable des richesses. C'est pour cela
qu'il employait avec tant de zèle l'autorité que Dieu lui avait donnée ,
pour soumettre les riches du siècle à cette sainte et divine loi, de n'avoir
jamais des pensées trop hautes, et de ne pas abuser de leur condition
au mépris de leur religion : Divitibus hajus sœculi prœcipe sublime non
sapere.
En effet , Chrétiens , les richesses inspirent naturellement , surtout à un
cœur vain et plein de lui-même , deux sentiments d'orgueil : le premier, à
l'égard des hommes , au-dessus de qui il croit avoir droit de s'élever ; le
second, à l'égard de Dieu, qu'il ne connaît plus qu'à demi, et dont il semble
qu'il ait secoué le joug. Orgueil envers les hommes, que nous appelons
suffisance et fierté ; orgueil envers Dieu , qui dégénère en libertinage et
en impiété ; l'un et l'autre suite si naturelle de l'abondance et de la pos-
session des biens , qu'il n'y a que la grâce de Jésus-Christ qui puisse nous
en préserver.
Orgueil envers les hommes ; car il suffît d'être riche pour tirer, quoique
injustement, toutes ces conséquences avantageuses : qu'on n'a plus besoin
de personne, qu'on doit tenir tout le monde dans la dépendance; qu'on
peut , sans obstacle et sans contradiction , se rendre délicat , impérieux ,
bizarre ; qu'on est au-dessus de la censure , et comme en pouvoir de faire
impunément toutes choses; qu'on est sûr de l'approbation et de la louange,
ou, pour mieux dire, de l'adulation et de la flatterie; que, sans mérite,
on a ce qui tient lieu de tout mérite. Conséquences dont se laissent infatuer,
non-seulement les esprits populaires et bornés, mais les sages mêmes, et
ceux qui, du reste, auraient de la solidité; en sorte que les uns et les
autres, éblouis de l'éclat qui les environne, et enivrés de leur fortune, se
disent à eux-mêmes, aussi bien que le pharisien : Non sum si eut cœteri
hominumi : Je ne suis pas comme le reste des hommes, et le reste des
hommes n'est pas comme moi. Reprenons , Chrétiens, et mettons tout ceci
dans un nouveau jour.
N'avoir besoin de personne, premier effet de l'opulence, et disposition
prochaine et infaillible à mépriser tout le monde. Dans l'indépendance où
se trouve le riche mondain, et dans l'état où le met sa fortune de se pou-
voir passer du secours d'autrui, de l'amitié d'autrui , des grâces d' autrui,
il ne considère plus que lui-même, il ne vit plus que pour lui-même.
Affabilité , douceur, patience , déférence , ce sont des noms qu'il ne connaît
point, parce qu'ils expriment des vertus dont il ne fait aucun usage, et sans
lesquelles il a de quoi se soutenir. Qu'ai-je affaire de celui-ci, et que me
reviendra-t-il d'avoir des égards pour celui-là? Enflé qu'il est de ce senti -
■ tue., 18.
460 SUR LES RICHESSES.
ment , il ne sait ce que c'est que de céder, que de s'abaisser, que de plier,
dans des occasions néanmoins où la charité et la raison le demandent ; et ,
comme l' amour-propre est le seul ressort qui le fait agir, n'étant jamais
humble par indigence et par nécessité, il ne Test jamais par devoir et par
piété .
Voir tout le monde dans la dépendance , c'est-à-dire se voir recherché
de tout le monde , redouté de tout le monde , obéi de tout le monde , autre
effet de la richesse ; et qu'y a-t-il de plus propre à entretenir la présomption
d'une âme superbe? On sait bien que l'humiliation d'un riche, s'il voulait
se rendre justice , serait de penser quels sont ces serviteurs , et ces amis
prétendus dont il se glorifie; amis , serviteurs que le seul intérêt conduit,
et qui , s'attachant à sa fortune , n'ont souvent qu'un fond de mépris et
qu'une secrète haine pour sa personne. Mais l'orgueil, ingénieux à se
tromper, ne laisse pas de profiter de cela même , se faisant , sinon une dou-
ceur, au moins une gloire , d'avoir sous ce nom d'amis beaucoup de mer-
cenaires et beaucoup d'esclaves. S'il n'a pas de quoi se faire aimer, il a de
quoi se faire craindre ; et soit qu'on l'aime ou qu'on le haïsse , c'est toujours
un sujet de complaisance pour lui de voir qu'on est intéressé à le ménager.
De là vient, dit le plus sage des hommes, Salomon (morale admirable et
dont nous faisons à toute heure l'épreuve sensible), de là vient que le riche,
par là même qu'il est riche , prétend avoir un titre pour devenir fâcheux ,
de difficile abord , d'humeur inégale , chagrin quand il lui plaît , impatient,
colère ; un titre pour rebuter les uns , pour choquer les autres , pour être à
tous insupportable. S'il était pauvre , il n'aurait dans la bouche que des
supplications et des prières, ce sont les termes de l'Écriture; mais parce
qu'il est à son aise et qu'il a du bien , il ne parle qu'avec hauteur , et il ne
répond qu'avec dureté ; Cum obsecrationibus loquetur pauper, dives
effabitur rigide1.
Être en pouvoir de tout entreprendre et de tout faire avec impunité ,
troisième effet de l'abondance pour quiconque sait s'en prévaloir. Car où
voit-on des riches , disait Salvien , déplorant les abus de son siècle? et ne le
puis-je pas dire comme lui , où voit-on des riches passer par la rigueur des
lois? dans quel tribunal les punit-on? quelle justice contre eux obtient-on,
ou espère-t-on? quelle intégrité ne corrompent-ils pas? quels arrêts si justes
et si sévères n'éludent-ils pas? de quel mauvais pas, pour user de l'expres-
sion commune , un riche criminel et scélérat ne se tire-t-il pas hautement
et tête levée ; et de quel crime si noir ne trouve-t-il pas moyen de se laver?
Les lois sont pour les misérables, ajoutait le même Père ; les châtiments, pour
ceux à qui la pauvreté en pourrait déjà tenir lieu ; mais , pour les riches ,
il n'y a qu'indulgence , que connivence , que tolérance ; l'équité la plus
inflexible et le droit le plus rigoureux se tournent pour eux en faveur. Or
voilà, reprend le Prophète royal, ce qui les rend fiers et insolents. Ils ne
sentent jamais la pointe de la correction , et ils ne sont point châtiés comme
les autres hommes. On ne les reprend point , on ne les confond point , on
ne les condamne point ; et c'est pour cela que l'orgueil se saisit d'eux et les
2 Tj-ov., 18.
SUR LES RICHESSES. 461
remplit : In laboribus hominum non sunt , et cum hominibus non
flagellabuntur ; ideo tenuit eos superbia1.
Et comment ne seraient-ils pas au-dessus de la censure , puisque c'est
assez qu'ils soient riches pour avoir, quoi qu'ils fassent, des approbateurs?
Voulez-vous savoir un des grands privilèges des richesses? le voici, et vous
l'allez apprendre de l'Ecclésiastique. Le pauvre parle avec sagesse , et à
peine le souffre-t-on ; le riche parle mal à propos , et on l'écoute avec
respect ; et ce qu'il avance imprudemment est élevé jusques aux nues , par
les louanges qu'on lui donne : Dives locutus est, et omnes tacuenmt, et
verbum illius usque ad nubesperducent2. Ses défauts sont des perfections;
ses erreurs , des lumières : on loue , dit ailleurs le Saint-Esprit , jusques
aux désirs de son cœur; c'est-à-dire jusques à ses passions , jusques à ses
emportements. Ce que l'on blâme dans les autres est dans lui matière
d'éloge et sujet de bénédiction : Quoniam laudatur peccator in desideriis
animœ suœ , et iniquus benedicitur* . Le texte hébraïque porte : Et dives
benedicitur. Or qui pourrait résister à un air aussi contagieux que celui de
la flatterie , quand on le respire sans cesse ? A force d'entendre que l'on
est parfait , on se croit parfait ; et à force de le croire , on devient , sans
même l'apercevoir, orgueilleux et vain. Pour peu sensé que fût le riche ,
il renoncerait à ce faux privilège ; mais l'adulation qui le perd , en lui
ôtant l'humilité, lui ôte même le bon sens, et lui fait préférer le mensonge
à la plus solide de toutes les vérités , qui est la connaissance de soi-même.
Enfin quiconque est riche est éminemment toutes choses, et sans mé-
rite il a tout mérite. Il est noble sans naissance, savant sans étude , brave
sans valeur; il a la qualité, la probité, la prudence, l'habileté. Sans autre
distinction que l'or et l'argent qu'il possède , il parvient aux honneurs. Par
là il règne et domine ; par là il est chéri des grands et adoré des petits ; par
là il n'y a point d'alliance où il ne prétende, point de rival sur qui il ne
l'emporte ; en un mot , par là il n'est exclu de rien , et se fait ouverture à
tout. Ne serait-ce pas une espèce de prodige s'il savait alors se garantir de
l'orgueil, et se tenir dans les bornes d'une modestie chrétienne?
Cependant il n'en demeure pas là. L'orgueil envers les hommes est un
degré pour s'élever jusques au mépris de Dieu , et la possession des ri-
chesses , qui devrait être pour le riche un sujet de reconnaissance envers
Dieu, de qui il les a reçues, par la corruption de son cœur, le fait tomber
dans une espèce d'idolâtrie et d'irréligion. Je n'exagère point quand je dis
une espèce d'idolâtrie. Saint Paul , qui pensait et qui parlait juste , à force
d'employer ce terme, en a fait sur la matière que je traite un terme non-
seulement propre , mais consacré. Jamais cet apôtre de Jésus-Christ , dans
le dénombrement des péchés , ne spécifie l'avarice , qu'il n'ajoute , pour la
distinguer , Quœ est simulacrorum servitas 4, qui est un vrai culte d'i-
doles. Et pourquoi? parce qu'il était persuadé, dit saint Chrysostome , que
l'argent est le dieu du riche. Oui , son dieu , puisqu'il l'adore ; son dieu,
puisqu'il espère en lui ; son dieu , puisqu'il lui fait des sacrifices ; son dieu ,
puisqu'il l'aime souverainement et par-dessus tout. Ce n'est donc pas sans
1 Psaltn. 72. — 2 Eccli., 13. — 3 Psalm. 9. — < Coloss., 3.
462 RSUR LES ICHESSES.
raison que la possession des biens de la terre , je dis à l'égard d'un avare
qui en est possédé lui-même , est appelée par saint Paul une idolâtrie , si-
mulacrorum servitus. Idolâtrie de tous les temps , idolâtrie de toutes les
nations et de tous les peuples , idolâtrie la plus aveugle et la plus opiniâtre
que Jésus-Christ ait eu à combattre et à détruire , dans son avènement
au monde. Or, que fait l'idolâtrie dans un esprit? Vous le savez , Chré-
tiens : elle y ruine l'empire de Dieu ; elle y suscite une divinité étrangère
quelle oppose à Dieu, qu'elle élève au-dessus de Dieu , qu'elle fait asseoir
sur le trône de Dieu. Outrage qui passe la révolte , et qui va même au delà
de l'apostasie, et jusques à l'insulte.
Voilà , mes chers auditeurs , ce que le prophète Osée a voulu nous faire
comprendre dans ce fameux passage du douzième chapitre de sa prophétie.
Remarquez ceci , c'est un des plus beaux traits de l'Ecriture. Ce prophète
avait cent fois prêché aux Juifs l'obligation de persévérer dans la foi de leurs
pères ; et cent fois les Juifs avaient méprisé ses remontrances. Mais un jour
qu'il leur reprochait leur infidélité envers le Dieu d'Israël , le croiricz-
vous? un homme de la tribu d'Éphraïm lui répondit avec audace qu'il n'a-
vait que faire du Dieu d'Israël , qu'il en avait choisi un autre plus à son
gré , un autre dont le culte était plus conforme à ses inclinations ; et que
ce nouveau dieu , c'était son argent , qu'il serait désormais sa divinité , et
que , puisqu'il le rendait heureux , il ne voulait plus reconnaître que lui :
Et dixit unusde Ephraim : Verumtamen clives effectus sum ; inverti ido-
lum mihi *. Pesez bien le sens de ces paroles. Je suis devenu riche, et ,
dans mes richesses , j'ai trouvé une idole pour moi. Comme s'il eût dit :
Prophète , vous avez beau tonner , vous avez beau me menacer de la co-
lère de votre Dieu, je ne vous écoute plus. Ce Dieu dont vous me parlez
n'est plus le mien ; je me suis défait de lui ; je ne l'invoque plus qu'en ap-
parence ; je ne le crains, ni ne l'aime plus. Depuis que la fortune m'a donné
de quoi avoir un dieu visible , qui m'appartient , et qui n'appartient qu'à
moi seul , je renonce à tout autre dieu pour m'attacher à celui-là. Parlez à
ceux qui croient au Dieu d'Abraham , ils vous obéiront ; mais pour moi ,
je m'en tiens à mon idole : verumtamen dives effectus sum ; inveni ido-
lum mihi. Ah! Chrétiens, combien de fois ce scandale s'est-il renouvelé
dans le christianisme ? Tandis que les prédicateurs font tous leurs efforts
pour persuader aux fidèles les vérités évangéliques, combien de riches s'é-
lèvent secrètement contre eux ! Quoiqu'ils ne s'en expliquent pas comme
cet impie et cet apostat , quel mépris des maximes de Dieu ne leur fait pas
concevoir l'avarice qui les domine; et, s'ils osaient produire leurs pensées,
avec quel orgueil ne diraient-ils pas comme ce malheureux \ Dives effectus
sum; inveni idolum mihi. Non, non, n'espérez pas de nous convertir
par votre zèle ; quand vous parleriez le langage des prophètes , vous n'y
réussirez jamais ; nous sommes riches et dans la prospérité, avec cela, tous
vos discours seront inutiles. Vous nous prêchez un Dieu , et nous en ser-
vons un autre; le vôtre est le Dieu de la sainteté et des vertus, et le nôtre
est le dieu des richesses et de l'opulence. Vous dites que ces deux divinités
» Osée , 12.
SUR LES RICHESSES. 463
ne peuvent s'accorder ensemble ; et voilà pourquoi nous vous déclarons que
vous ne gagnerez rien sur nous , parce que nous sommes déterminés à sui-
vre celle que le monde adore et dont il dépend.
Ainsi, dis-je, s'exprimeraient tant de riches, s'ils voulaient nous décou-
vrir leurs sentiments ; mais , sans qu'ils nous les découvrent , leur con-
duite nous en répond , et nous fait assez connaître les véritables disposi-
tions de leur cœur. Parlons naturellement et sans figure. Qu'est-ce qu'un
riche , dans l'usage du siècle? ne vous offensez pas de ma proposition ; plus
vous l'examinerez , et plus elle vous paraîtra vraie. Qu'est-ce qu'un riche
enflé de sa fortune ? un homme , ou absolument sans religion , ou qui n'a
que la surface de la religion , ou qui n'a que très-peu de religion ; un homme
pour qui il semble que la loi de Dieu ne soit pas faite ; un homme qui ne
sait ce que c'est que de se contraindre pour s'assujettir aux observances de
l'Église ; un homme qui , sans autre raison que parce qu'il est riche , se
dispense de tout ce qu'il lui plaît ; un homme qui ne se soumet à la péni-
tence qu'autant qu'elle ne lui est point incommode ; un homme pour qui
les ministres mêmes de Jésus-Christ ont non-seulement des égards , mais
de la crainte ; un homme qui , jusque dans le tribunal de la confession , où
il paraît en posture de coupable, veut qu'on le respecte et qu'on le distin-
gue ; un homme qui accommode le culte de Dieu à ses erreurs et à ses
goûts , au lieu de régler ses goûts , et de corriger ses erreurs par la pureté
du culte de. Dieu : et tout cela fondé sur son état d'opulence qui l'enor-
gueillit.
Je ne prétends pas que tous les riches soient de ce caractère : à Dieu ne
plaise que je leur fasse cette injure , ou plutôt que je la fasse à la Provi-
dence ! Dieu , dans toutes les conditions , parmi les riches aussi bien que
parmi les pauvres, a ses prédestinés et ses élus. Mais je dis que la posses-
sion des richesses , sans une humilité héroïque qui lui serve de souverain
préservatif, conduit là et aboutit là; et n'est-ce pas assez pour saisir de
frayeur les riches même les plus chrétiens? Que le pauvre, concluait
le Saint-Esprit ( instruction divine , et que je vous prie de vous ap-
pliquer , puisqu'elle est seule capable de remédier au désordre que je
viens de combattre) , que le pauvre se glorifie de sa véritable et solide
élévation ; et que' le riche , au contraire , s'humilie , et fasse gloire de son
humilité : Glorietur frater humilis in exaltatione sua, et dives in humi-
litate sua l. Voilà, riches du siècle , ce que vous devez aimer , ce que vous
devez pratiquer ; voilà , si vous êtes du nombre des élus de Dieu , ce qui
vous doit sanctifier et ce qui vous doit sauver , savoir , l'humilité de cœur :
Et dives in humilitate sua. Vous m'en demandez un motif touchant, et
tiré de votre condition même ? le voici dans les paroles suivantes : Quo-
niam velut flos fœni transibit 2 ; parce que de même que la plus belle fleur
se sèche et se flétrit , ainsi le riche avec toute sa splendeur passera , et pas-
sera bientôt : Ita et dives in itineribus suis marcescet 3. Et je puis ajou-
ter : parce que ces richesses que vous possédez ne sont pas proprement à
vous ; parce que vous n'en êtes , par rapport à Dieu , que les dépositaires
' Jacob., 1. — Mbid. — * lbid.
464 SUR LIS RICHESSES.
et les dispensateurs ; parce que vous devez lui en rendre compte un jour ;
parce qu'en vertu de l'obligation indispensable de l'aumône, vous en êtes
redevables aux pauvres. Si le riche de notre évangile eût été prévenu de
ces sentiments, il eût bien regardé Lazare d'un autre œil ; il l'eût respecté,
il l'eût écouté, il Feût soulagé. Achevons ; et, après avoir vu comment l'ac-
quisition des richesses est une occasion d'injustice , comment la possession
des richesses est une source d'orgueil, voyons comment l'usage des riches-
ses est un principe de corruption ; c'est la troisième partie.
TROISIÈME PARTIE.
A bien considérer tous les traits sous lesquels le Fils de Dieu nous repré-
sente aujourd'hui le mauvais riche, il y aurait presque de quoi s'étonner
d'abord que Jésus-Christ l'ait si hautement réprouvé, et qu'il ait prononcé
contre lui un jugement si rigoureux ; car enfin quels crimes lui impute-
t-on, pour en tirer cette affreuse conséquence : Mortuus est dives, et sepul-
tus est in inferno *? le riche mourut, et il fut enseveli dans l'enfer. Qu'a-
vait-il fait pour être condamné au feu éternel? Il se faisait honneur de
son bien : quoi de plus raisonnable ? Il était vêtu de lin et de pourpre :
sa condition ne le demandait-elle pas ? Il se traitait tous les jours magnifi-
quement : sans cela, que lui eût-il servi d'être riche et dans l'opulence?
C'est ainsi que le monde en juge ; mais c'est en quoi le jugement du monde
est corrompu, puisqu'il est opposé à celui de la vérité éternelle, qui dans
un mot réfute mille erreurs grossières, dont les esprits mondains se laissent
prévenir touchant l'emploi des richesses , et par là même établit une loi
aussi équitable que sévère, selon laquelle les riches du siècle doivent dès
maintenant se juger eux-mêmes, s'ils ne veulent pas être jugés de Dieu.
En effet , pour vous expliquer ma pensée , et pour justifier cet arrêt de
réprobation porté contre le riche de l'Évangile , quoique les arrêts du Sei-
gneur , comme parle le Prophète royal , n'aient pas besoin de nos justifi-
cations , et qu'ils se justifient assez par eux-mêmes : Judicia Domini vera,
justipcata in semetipsa 2 , c'est une grande illusion de croire que dès là
qu'on est riche , l'on ait droit de vivre plus somptueusement , plus volup-
tueusement , plus grassement , et que le luxe , la dépense , la bonne chère,
doivent croître à proportion des biens. Si je consultais sur ce point la mo-
rale du paganisme , peut-être me fournirait-elle de quoi faire rougir et de
quoi confondre bien des chrétiens, qui, malgré leur relâchement, se piquent
encore d'être spirituels et parfaits clans leur religion ; car en cela comme en
beaucoup d'autres matières, les païens, dont nous déplorons l'aveuglement
et l'infidélité, nous ont appris notre devoir. Ils ont cru que pour être riche
on n'en devait pas être moins réglé, moins chaste, moins abstinent, moins
détaché des commodités de la vie ; et que d'user des biens pour choyer son
corps , pour satisfaire ses sens, pour vivre dans la mollesse et dans le plai-
sir, c'était un désordre que la seule raison de l'homme condamnait.
Je ne me refuserai rien , dites-vous, parce que j'ai de grands revenus ,
et une fortune qui suffirait aux princes et aux souverains. Ainsi parle un
• Lac, 16. — 2Psa!m. 118.
SUR LES' RICHESSES. 4^i
riche prodigue dans son abondance. Eh bien ! lui répond le satirique ro-
main (et cette réponse n'est-elle pas digne du christianisme?), n'avez-vous
rien de meilleur à quoi employer ce que vous avez de trop? n'y a-t-il point
de pauvres qui gémissent? les temples sont-ils décemment et religieusement
entretenus? pourquoi faut-il que tant de misérables soient abandonnés?
pourquoi les maisons consacrées à la charité publique ont-elles peine à sub-
sister , pendant que vous êtes dans les délices ? serez-vous donc le seul qui
vous ressentirez de votre prospérité? ny aura-t-il que vous qui en jouirez,
et qui serez à votre aise? Voilà comment raisonnaient des infidèles. Mais la
morale de l'Évangile va bien encore plus loin ; car elle nous apprend que
plus un chrétien est riche, plus il doit être pénitent, c'est-à-dire plus il
doit se retrancher les douceurs de la vie ; et que ces grandes maximes de
renoncement , de dépouillement , de détachement , de crucifiement , si né-
cessaires au salut, sont beaucoup plus pour lui que pour le pauvre. Pour-
quoi? par trois excellentes raisons qu'en apporte saint Chrysostome : com-
prenez-les. Premièrement, dit ce saint docteur, parce que le riche est
beaucoup plus exposé que le pauvre à la corruption des sens , et que ses ri-
chesses le mettant en état de pouvoir tout ce qu'il veut , elles le mettent
dans une tentation continuelle de vouloir tout ce qu'il ne doit pas. Il est
donc juste que, pour se garantir de ce danger, il soit toujours en guerre
contre lui-même ; et que , regardant sa propre chair comme son plus re-
doutable ennemi, bien loin de lui fournir de quoi irriter ses appétits, il lui
refuse même ce qui peut seulement les entretenir. Or il a besoin pour cela,
et d'une mortification salutaire , et d'une pauvreté de cœur qui le dégage ;
autant qu'il est possible , de toute affection terrestre. Secondement , parce
qu'étant riche il est communément plus chargé d'offenses , et plus rede-
vable à la justice de Dieu , par conséquent plus obligé à ces satisfactions
pénibles et mortifiantes à quoi nous engage la qualité de coupables , et que
Dieu, comme vengeur des crimes , exige de ceux qui les ont commis. Or,
vivant dans le plaisir, accomplira-t-il un devoir si indispensable ? Le jeûne,
la cendre , le cilice, selon la règle du Saint-Esprit, doivent être le partage
des riches pécheurs ; et ce sont les riches pécheurs qui usent des mets les
plus délicats , qui se parent des vêtements les plus magnifiques ! Gomment
soutenir devant Dieu une telle contradiction? Il faut donc que le riche ou-
blie ce qu'il est, ou plutôt que, se souvenant de ce qu'il a été , et des in-
nombrables désordres où il est tombé , il cesse de vivre en riche , pour vivre
en pécheur converti. Enfin, poursuit saint Chrysostome, et ceci n'est qu'un
éclaircissement de la seconde raison , parce que le riche trouve dans sa con-
dition des obstacles presque invincibles à la pénitence, qui néanmoins est la
seule voie par où il puisse retournera Dieu et se sauver : Nisi pœniten-
tiam egeritis , omnes similiter peribitis : si vous ne faites pénitence ,
vous périrez tous , disait le Sauveur du monde. Or vous , mon cher audi-
teur , qui goûtez au milieu de vos biens et dans le monde tout ce que le
monde a de plus doux , quelque universelle et quelque sévère que soit cette
loi , vous la violez sans cesse et en tout. Le pauvre , par une heureuse né-
cessité , est éloigné de tout ce qui pourrait le corrompre ; le pauvre , pour
t. i. 30
466 SUR LES RICHESSES.
peu qu'il corresponde à la grâce de son état , conserve donc aisément l'in-
nocence de son cœur ; le pauvre, s'il pèche par fragilité, trouve dans sa
pauvreté même le prétexte de son péché , c'est-à-dire une espèce de péni-
tence d'autant plus sûre qu'elle est moins de son choix , et d'autant plus sa-
tisfactoire qu'elle est plus opposée à toutes les inclinations de la nature.
Mais vous , dont la bénédiction , aussi bien que celle d'Ésaù , est dans la
graisse de la terre, quelque heureux que vous soyez dans l'idée du siècle ,
vous n'avez aucun de ces avantages. Vous êtes plus dangereusement tenté,
plus infailliblement vaincu, plus difficilement guéri ; plus dangereusement
tenté par l'esprit impur, plus infailliblement vaincu par la passion , plus
difficilement guéri de vos habitudes criminelles. Il n'y aurait donc qu'un
dégagement héroïque , tel que vous le prescrit saint Paul , et qui consiste
à user de vos richeses comme n'en usant pas , lequel pût vous préserver de
tous ces malheurs.
Mais si cela est , à quoi me servira mon bien ? Ah ! mon Frère , répond
saint Chrysostome , êtes-vous encore assez aveugle pour croire que Dieu,
qui a réglé toutes choses, ait abandonné ce bien à votre discrétion, et qu'il
ait prétendu vous le donner pour le dissiper à votre gré , et selon les ca-
prices de votre esprit? Non , non ; ni sa bonté , ni sa sagesse n'ont pu for-
mer ce dessein. Votre bien vous servira pour mille autres biens plus im-
portants et plus essentiels , à quoi vous le devez rapporter. Il vous servira
pour honorer Dieu, pour exercer la charité envers vos frères , pour en faire ,
comme dit l'Écriture , le prix de la rédemption de votre âme. Mais vous est-
il même permis de penser que vous l'ayez reçu pour fomenter votre liberti-
tinage et votre impénitence? Tel est néanmoins l'abus qui règne aujour-
d'hui dans le monde , et dans le monde chrétien. Parce qu'on est riche , on
veut avoir, je ne dis pas suffisamment, mais abondamment, mais avec su-
perfluité, avec profusion, toutes les aises de la vie. Et parce qu'il est im-
possible , parmi les aises de la vie , de conserver la pureté des mœurs , de
là vient un débordement et une corruption générale.
Je ne parle point de ce qui s'entreprend et qui s'exécute par là de plus
scandaleux; car à Dieu ne plaise que je veuille ici révéler ces abominations
que l'esprit de Dieu faisait voir au prophète , lorsque , après lui avoir or-
donné de percer la muraille et de pénétrer dans les demeures les plus se-
crètes des enfants d'Israël, il lui découvrait ce qui s'y passait de plus in-
fâme : FUI hominis, fode parietem , etvidebis abominationes pessimas i .
A Dieu ne plaise que je vous conduise, quoique seulement en esprit , dans
les maisons de tant de riches voluptueux , dont cette vie est remplie , et
que , tirant le rideau , je fasse paraître comme sur la scène toutes les im-
puretés qui s'y commettent , et que je pourrais justement appeler les abo-
minations de cette capitale : Ingredere, et vide abominationes pessimas ,
quas isti faciunt hic 2. Quelque précaution que je pusse prendre pour vous
les représenter , votre pudeur en souffrirait. Je ne parle point des concu-
binages , dont l'argent prodigué est le soutien ; des adultères , dont il est
'attrait; de mille autres péchés abominables, dont il est la récompense :
* Ezech., 8. — 9 Ibid.
SUR LES RICHESSES. 467
car, dit saint Jérôme , c'est l'argent qui séduit la simplicité des vierges ,
qui ébranle la constance des veuves , qui souille les mariages les plus ho-
norables. C'est par les folles dépenses où l'argent se consume , que Ton
persuade qu'on aime , et qu'on sait malheureusement se faire aimer ; qu'on
est recherché des plus fières , que l'on triomphe même des prudes et des
spirituelles. C'est par là que subsistent ces damnables commerces qui , dans
les familles les mieux établies , causent tous les jours de si funestes divi-
sions et de si tristes renversements. On demande à quoi cet homme s'est
ruiné , et l'on en est surpris. Mais voici d'où sa ruine est venue, et d'où
elle a dû venir. Une débauche secrète qu'il entretenait; une passion à la-
quelle il a tout sacrifié , et pour laquelle il s'est piqué de n'épargner rien :
voilà ce qui a épuisé ces revenus si clairs et si amples. La convoitise de la
chair , cette sangsue , selon la parole de Salomon , qui crie toujours , Ap-
porte , apporte , et qui ne dit jamais , C'est assez ; voilà ce qui dissipe les
biens de la plupart des riches. Encore si Ton n'y employait que les biens
ordinaires, peut-être m'en consolerais-je ; mais ce que nous appelons par
respect les biens de l'Église, ces biens qui, de droit naturel et de droit
divin , sont des biens sacrés , depuis que la piété des fidèles les a légués à
Jésus-Christ dans la personne de ses ministres : voilà à quoi ils sont pro-
stitués. Combien de fois , ô opprobre de notre religion ! combien de fois le
revenu d'un bénéfice a-t-il été le prix d'une chasteté d'abord disputée, et
enfin vendue à l'incontinence sacrilège d'un libertin , engagé par sa pro-
fession dans les fonctions les plus augustes du sacerdoce? Je ne sais si le
prophète aurait pu enchérir sur ce que je dis , ni s'il avait vu de plus
grandes abominations : Vade , et ad hue conversus, videbis abominationes
majores his *. Mais laissons ces horreurs; et arrêtons-nous à ce que la
coutume et l'esprit du siècle ont rendu , non-seulement supportable , mais
louable, quoique essentiellement opposé aux lois de l'Évangile et de la
raison. Parce qu'on a du bien , on en veut jouir sans restriction , et dans
toute l'étendue des désirs qu'un attachement infini à soi-même et à sa per-
sonne peut inspirer. On veut que le fruit des richesses soit tout ce qui peut
contribuer à une vie commode , pour ne pas dire délicieuse : meubles
curieux, équipages propres, nombre de domestiques, table bien servie,
divertissements agréables , logements superbes, politesse et luxe partout.
Luxe , ajoute saint Jérôme , qui insulte aux souffrances de Jésus-Christ ,
aussi bien qu'à la misère des pauvres ; luxe, à qui Dieu, dans l'Écriture,
a donné sa malédiction , quand il disait par la bouche d'un autre prophète :
Et percutiam domum hiemalem cum domo cestivâ , et peribunt domus
eburneœ , et disperdam habitatores de domo voluptatis 2. Je détruirai
ces maisons de plaisance , ces appartements d'hiver et d'été; ces édifices,
qui semblent n'être construits que pour y faire habiter la volupté même :
je les renverserai , et je déchargerai ma colère sur ceux qui y vivent comme
ensevelis dans une molle oisiveté efc dans un profond repos.
Tel est , à proportion des biens que chacun possède , l'usage qu'en fait
l 'amour-propre , quand il n'est pas combattu ni réglé par la mortification
« Ezech., 8. — 2 Amos., 3.
468 SUR LES RICHESSES.
chrétienne. Or j'ai dit, et il n'y a personne qui n'en convienne d'abord
avec moi , que , tant que les choses seront dans ce désordre , il ne faut pas
espérer que la chair soit jamais sujette à l'esprit , ni l'esprit à Dieu. In-
crassatus est dilectus, et recalcitravit ; paroles admirables de Moïse :
incrassatus, impinguatus , dilatatus , dereliquit Deum factorem suum ,
et recessit à Deo salut ari suo *. Ce peuple , autrefois chéri , s'est engraissé
des biens qui lui avaient été confiés ; et ensuite il est devenu rebelle. A
mesure qu'il s'est rempli , qu'il s'est bien nourri, qu'il a vécu dans l'abon-
dance , il a quitté Dieu , l'auteur de son être et de son salut. Et ne peut-
on pas dire aussi que presque tous les riches sont des hommes corrompus,
ou plutôt perdus par l'intempérance des passions charnelles qui les do-
minent : pourquoi? parce qu'ils ont tous les moyens de l'être, et qu'ils
n'usent de leurs richesses que pour assouvir leurs brutales cupidités. Vic-
times réservées à la colère de Dieu, et engraissées de ses propres biens.
Combien en voyez-vous d'autres dans le monde? combien en voyez-vous
qui, dans l'opulence, s'étudient à mater leur corps et à le réduire en ser-
vitude? Un riche continent ou pénitent, n'est-ce pas une espèce de mi-
racle?
Pleurez donc , mes Frères , concluait l'apôtre saint Jacques , en parlant
aux riches du siècle ; pleurez , poussez de hauts cris , dans la vue de tant
de périls qui vous environnent , et des calamités qui doivent fondre sur
vous : Agite nunc, divites; plorate , ululantes in miseriis vestris , quœ
advenient vobis 2. Maintenant vous vivez dans la faste et dans le luxe,
dans la mollesse et dans le plaisir ; mais le temps viendra où vos biens vous
seront enlevées , et où vous vous trouverez devant Dieu dans la dernière
disette : Divitiœ vestrœ putrefactœ sunt 3. La rouille qui rongera votre
or et votre argent , portera témoignage contre vous , et vous fera souvenir,
mais trop tard , mais à votre confusion , mais à votre désespoir , qu'il ne
fallait pas mettre votre confiance dans des richesses périssables : Aurum
et argentum vestrum œruginavit ; et œrugo eorum in testimonium vobis
erit 4. Vous amassez de grands trésors; mais après avoir été pour vous
sur la terre des trésors d'iniquité, ce seront, au jugement de Dieu, des
trésors de colère et de vengeance : Thesaurisastis vobis iram in novissimis
diebus 5.
Cependant voulez-vous en faire des trésors de justice et de sainteté?
après les .avoir légitimement acquis, partagez-les avec les pauvres. Cher-
chez-les, ces pauvres , dans les prisons, dans les hôpitaux, entant de mai-
sons particulières , disons mieux , dans ces tristes et sombres retraites où
ils languissent. Allez être témoins de leurs misères, et vous n'aurez jamais
l'âme assez dure pour leur refuser votre secours. Il y aurait là une inhu-
manité, une cruauté , dont je ne vous puis croire capables. Votre cœur
s'attendrira pour eux , vos mains s'ouvriront en leur faveur; et ils vous
serviront d'avocats et de protecteurs auprès de Dieu. Voilà le fruit solide
que vous pouvez tirer de vos biens ; voilà le saint emploi que vous en de-
vez faire. Craignez le sort du mauvais riche ; profitez de son exemple et de
1 Dcut., 32. — « Jacob., 5. — * Ibid. — 4 Ibicl. — 5 Ibid.
SUR L ENFER. 4(59
mon conseil. Et vous, pauvres, apprenez à vous consoler dans votre pau-
vreté ; apprenez à l'estimer, puisqu'elle vous met à couvert des dangers et
du malheur des riches. Toute nécessaire qu'elle est , faites-en une pauvreté
volontaire , en l'acceptant avec soumission , et en la supportant avec pa-
tience. Car que vous servirait-il d'être pauvres , si vous brûliez au même
temps du feu de l'avarice? Quid tibi prodest, si eges facultate, et ardes
cupiditatel1 Que vous servirait d'être dépourvus de biens, si vous aviez
le cœur plein de désirs ? Heureux les pauvres , mais les pauvres de cœur,
les pauvres dégagés de toute affection aux richesses de la terre. Telle est
la pauvreté que Jésus-Christ canonise dans son Évangile , et qui convient
à tous les états. C'est ainsi que nous pouvons tous être pauvres en ce monde,
et mériter les biens immortels de l'autre que je vous souhaite , etc.
SERMON POUR LE VENDREDI DE LA DEUXIÈME SEMAINE.
SUR L'ENFER.
Mortuus est aulem et dives , et sepultus est in infcrno.
Or, le riche mourut aussi, et il fut enseveli dans l'enfer. Saint Luc, ch. 16.
Sire,
C'est le triste sort d'un riche du monde, dont il était parlé dans l'évan-
gile d'hier ; et je ne fais pas difficulté de le reprendre aujourd'hui, ce même
évangile , pour en tirer un des plus terribles , mais des plus importants
sujets que puissent traiter des prédicateurs dans la chaire de vérité. Il mou-
rut ce riche, ce mondain, comblé de biens dans la vie, et comblé même
d'honneurs après la mort : car il est à croire qu'on lui fit de magnifiques
funérailles , qu'on porta son corps en pompe et en cérémonie , qu'on lui
érigea un superbe mausolée ; et peut-être , tout pécheur qu'il avait été, se
trouva-t-il encore des orateurs pour faire publiquement son éloge , et pour
lui donner la gloire des plus grandes vertus. Mais le malheur pour lui ,
et le souverain malheur, c'est qu'au même temps que les hommes l'hono-
raient sur la terre , on lui rendait ailleurs justice; et que son âme, portée
devant le tribunal de Dieu , y reçut l'arrêt de sa condamnation , et fut tout
à coup comme ensevelie dans l'enfer. Affreuse image de ce qui n'arrive
que trop communément aux riches et aux grands du siècle ! Mortuus est
autem et dives, et sepultus est in inferno 2. Que ne puis-je, Chrétiens,
en vous représentant toute l'horreur de cette damnation éternelle, vous
apprendre à la craindre et à l'éviter ! Prêcher l'enfer à la cour , c'est un
devoir du ministre évangélique : et à Dieu ne plaise que par une fausse
prudence , ou par un lâche assujettissement au goût dépravé de ses audi-
teurs , le prédicateur passe une matière si essentielle , et ce point fondamen-
tal de notre religion! Mais aussi doit-il prendre garde , en l'annonçant , à
» Aug. — * Luc., 16.
470 sur l'enfer.
qui il l'annonce, et à qui il parle. Aux peuples, cette vérité peut être pro-
posée sous des figures sensibles : étangs de feu , gouffres embrasés, spectres
hideux, grincements de dents. Mais à vous, mes chers auditeurs, qui,
quoique mondains et charnels , êtes dans un autre sens les spirituels et les
sages du monde , elle doit être expliquée dans la simplicité de la foi ; en
sorte qu'on vous en donne une intelligence exacte , et capable de vous édi-
fier. C'est ce que je vais faire dans ce discours , après que nous aurons sa-
lué Marie. Ave, Maria.
C'était une question que Dieu faisait autrefois à Job, si jamais les por-
tes de la mort lui avaient été ouvertes , et s'il avait vu ces prisons téné-
breuses où les âmes criminelles doivent éternellement subir les rigoureux
châtiments de sa justice : Numquid apertœ sunt tibi porta? mortis, et
ostia tenebrosa vidisti * ? Peut-être ce saint homme, tout éclairé qu'il
était , ne put-il répondre à cette demande : car l'Écriture nous apprend
que Jésus-Christ seul devait ouvrir ces portes de l'enfer et de la mort ; et
c'est ainsi qu'il s'en est déclaré lui-même dans l'Apocalypse , en nous di-
sant qu'il a dans les mains les clefs de la mort et de l'enfer : Ego habeo
claves mortis et inferni 2. Mais depuis que cet Homme-Dieu nous a ap-
porté ces clefs mystérieuses , depuis qu'il nous a fait l'ouverture de ces
lieux de ténèbres , et que , par les divins oracles de son Évangile , il nous
a révélé tout ce qui se passe dans la triste demeure des damnés, il ne tient
qu'à nous d'en avoir une connaissance parfaite. Si donc maintenant Dieu
nous demandait à nous-mêmes : Numquid apertœ sunt tibi portœ mor-
tis; et ostia tenebrosa vidisti ? avez-vous vu cet abîme où je tiens les im-
pies enfermés, pour exercer sur eux toutes mes vengeances? nous serions
inexcusables de ne lui pas répondre : Oui, Seigneur, je l'ai vu, je l'ai
considéré, j'en ai fait le sujet de mes plus sérieuses réflexions , et j'en ai
tiré toutes les lumières qui peuvent servir à la conduite de ma vie. C'est
ce que je veux encore aujourd'hui, Chrétiens, vous remettre devant les
yeux , pour l'édification de vos âmes. Je veux vous faire voir ce que c'est
que l'enfer, en quoi consistent les tourments de l'enfer, quelles sont les
propriétés essentielles des tourments de l'enfer ; et parce que ce sujet est
infini , je me borne à la pensée du pape Innocent III, dans son excellent
Traité du mépris du monde, où il nous dit que les réprouvés souffrent
en trois manières différentes ; savoir , par le souvenir du passé , par la
douleur du présent, et par le désespoir d'obtenir jamais grâce dans l'ave-
nir : Hic vermis tripliciter lacerans affliget memoriâ , torquebit a,n-
gustiâ, sera turbabit pœnitentiâ 3. Le souvenir du passé les déchire, la
douleur du présent les accable , la vue de l'avenir les désespère. En trois
mots, voilà le partage de ce discours. État malheureux du réprouvé, que
le passé déchire par les plus mortels regrets , que le présent accable par la
plus cruelle douleur , que l'avenir désole par le plus affreux désespoir. Est-
il un sujet plus digne de votre attention ?
1 Job., 38. — 2 Apec, l . — 3 Innocent , pape.
sur l'enfer. 471
PREMIERE PARTIE.
C'est le souvenir du passé qui doit faire la première peine des âmes ré-
prouvées : souvenir qui les tourmentera vivement, qui les tourmentera
éternellement , qui les tourmentera sans interruption et sans relâche , qui
les tourmentera sans partage et sans division , qui les tourmentera en
toutes les manières que la justice d'un Dieu, aidée de sa toute-puissance,
est capable de lui suggérer ; mais ce qu'il y a de plus déplorable, qui n'aura
point d'autre effet , en les tourmentant , que de les faire souffrir et de les
tourmenter. Voilà , Chrétiens , la première idée que je conçois de l'état
d'une âme dans l'enfer, et de sa réprobation. Fili, recordare quia rece-
pisti bona in vitâ tua *. Souvenez-vous, mon fils, dit Abraham au riche
malheureux , que vous avez eu les biens de la vie ; mais souvenez-vous au
même temps de l'abus que vous en avez fait. Deux vues , reprend saint
Chrysostome , bien afligeantes pour un damné : la vue des biens dont il
aura fait un si criminel usage, et la vue des maux qu'il aura commis.
L'une et l'autre , suivant le dessein de Jésus-Christ , également nécessaires
pour arrêter les emportements de nos passions , et pour nous affermir dans
les voies de la sagesse chrétienne.
Première vue qui tourmentera le réprouvé : les biens de la terre qu'il
possédait , et dont il faisait le prétendu bonheur de sa vie ; mais qui par le
plus triste changement , feront son supplice , et lui causeront les plus mor-
tels regrets. Ce ne sera pas de les avoir perdus ; car, quelque attachement
qu'il y ait eu , il ne sera pas en état d'en être touché , et il n'en reconnaî-
tra que trop la vanité et le néant ; mais de les avoir aimés préférablement à
son salut éternel , mais de s'en être servi contre Dieu , mais de les avoir
employés à se perdre soi-même. Ah ! dira ce riche, déchiré du plus cruel
et du plus vif repentir (car c'est ainsi que le Saint-Esprit fait parler les
réprouvés dans l'Écriture) , si j'avais ménagé selon Dieu ces biens de for-
tune ; si , conformément aux lois du christianisme et aux obligations de
mon état , j'en avais assisté les pauvres ; si , par un zèle de religion et de
charité , je les avais partagés entre Jésus-Christ et moi ; si , les regardant
comme des talents dont je n'avais que la simple administration , je les
avais fait profiter , en les appliquant aux œuvres de miséricorde et de piété ;
si, comme un dispensateur fidèle, j'en avais rapporté le fruit au service
et à la gloire du maître de qui je les tenais , et qui me les avait confiés; ces
biens , dont la mort m'a dépouillé , seraient maintenant pour moi un tré-
sor de mérites , et un fonds de bonheur pour l'éternité. Les hommes m'en
loueraient sur la terre , et Dieu m'en récompenserait dans le ciel. Mais parce
qu'un désir insatiable d'amasser et d'avoir me les a fait retenir impitoya-
blement , malgré les misères de tant de pauvres , à qui je n'en ai point
fait part ; mais parce qu'un luxe immodéré , et sans autre règle que l'esprit
du monde, me les a fait prodiguer en des dépenses vaines et superflues;
mais parce qu'un assujettissement honteux à mes sens me les a fait consu-
mer en des excès et en des intempérances criminelles ; mais parce qu'une
1 I-uc, 16.
472 sur l'enfer.
détestable ambition de me pousser et de m1 élever , ou une passion aveugle
d'enrichir des enfants et des héritiers, qui sont aujourd'hui des libertins
et peut-être des ingrats , me les a fait rechercher contre toutes les lois de la
justice, et aux dépens de ma conscience; il faut que ces mêmes biens, où
je mettais toute mon espérance et toute ma félicité , deviennent mes pro-
pres bourreaux.
Pensée d'autant plus désolante , que , faisant ensuite la plus triste com-
paraison , il se retracera l'idée de ce souverain bien qu'il aura perdu , et
pourquoi? pour des biens périssables et passagers. Cette conviction sen-
sible qui lui restera, et qui lui sera toujours présente, qu'il a perdu son
vrai bien , son unique bien , pour de faux biens , et même de faux biens
dans l'estime des hommes , pour un vain intérêt qui l'a aveuglé, pour un
honneur chimérique et imaginaire dont il s'est entêté, pour un plaisir
sensuel et brutal à quoi il s'est abandonné , le dépit mortel qu'il en conce-
vra contre lui-même , et qui lui fera dire avec bien plus de sujet qu'au fils
de Saûl : Gustans gustavi paululum mellis, et ecce morior i ; pour quel-
ques douceurs que j'ai goûtées , pour quelques plaisirs que ma raison me
disputait , et dont ma conscience m'a presque ôté, par ses reproches, tout
le sentiment, je me vois condamné à boire le calice de la colère de Dieu ;
ce calice de fiel et d'amertume, ce calice qu'il a détrempé dans le jour de
sa fureur, et qu'il réserve à ses ennemis; tout cela, encore une fois, fera
naître dans son âme ce ver intérieur qui le rongera : Recordare quia re-
cepisti bona in vitâ tua 2! Ainsi nous nous servons dans la vie des biens
de Dieu contre Dieu, et Dieu à son tour s'en servira contre nous; et
comme nous en faisons les instruments de notre malice pour l'offenser, il
en fera , dit saint Grégoire , les instruments de sa justice pour nous punir.
Et cela comment ? toujours par la pensée et le souvenir : Recordare.
Mais si l'abus des dons naturels et des biens de la terre doit faire dans
l'âme une impression si violente, que sera-ce de l'abus des grâces et des
dons surnaturels, qui , pesé au poids du sanctuaire de Dieu, et par rap-
port à la damnation, aura des conséquences encore bien plus funestes?
Car qui peut dire quelle sera la désolation d'un réprouvé, lorsqu'il se re-
présentera à lui-même (or il se le représentera toujours) combien de se-
cours , combien de moyens de salut il se sera rendus inutiles , combien de
lumières il aura étouffées , combien d'inspirations il aura rejetées, combien
de sacrements il aura négligés ou profanés; à combien d'instructions, à
combien de remontrances il se sera endurci ; à combien d'exemples il aura
été insensible , soit par une force d'esprit prétendue dont il se piquait dans
son impiété, soit par une lâcheté et une délicatesse qu'il ne s'est jamais
efforcé de vaincre? Ah! si j'avais seulement été fidèle à une partie de ces
grâces dont Dieu me prévenait; si j'avais, pour suivre la voix qui m'ap-
pelait et qui m'appelait si souvent , qui m'appelait si fortement , renoncé
à l'esclavage du monde et de la chair, je me serais sanctifié , j'aurais part
à l'héritage des enfants de Dieu , je posséderais avec eux le même royaume ;
mais parce que je les ai reçues en vain, ces grâces si précieuses ; parce que
• 1 Reg., 14. — 2Luc, 16.
sur l'enfer. 473
je les ai reçues avec indifférence et sans aucun retour, parce que je les ai
méprisées , parce que je les ai même combattues , et que , par mon obsti-
nation , elles ne m'ont pas attiré ni converti à Dieu , elles s'élèvent contre
moi pour me persécuter et pour venger Dieu. Au lieu de ces saintes tris-
tesses , au lieu de ces saints remords , au lieu de ces contritions salutaires
et vivifiantes , qu'elles devaient exciter dans mon cœur, elles me causent
à présent des remords , mais des remords qui me déchirent ; elles me cau-
sent des tristesses, mais des tristesses qui m'accablent; elles me causent
des repentirs , mais des repentirs qui me percent, qui me transportent, qui
vont jusqu'à la fureur, jusqu'à la rage : Recordare.
Or, puisque Dieu fera servir jusqu'à ses grâces pour tourmenter le pé-
cheur, jugez de là ce qu'il aura à souffrir, ce pécheur réprouvé , du sou-
venir et de la vue de ses crimes , dont la propriété la plus naturelle est de
devenir le supplice de ceux même qui les ont commis ! Non , non , dit saint
Chrysostome, il ne faudra point de démons , point de spectres pour faire
de l'enfer un lieu de tourment. Ce que chacun y apportera de crimes,
voilà les démons auxquels il sera livré. Ces impuretés abominables , ces
injustices énormes , ces profanations des choses saintes , ces mépris décla-
rés de Dieu , ces haines invétérées contre le prochain , ces perfidies et ces
trahisons, ces artifices de l'hypocrisie, ces scandales de l'athéisme, ces
emportements de la vengeance , ces raffinements de la médisance , ces
noires impostures de la calomnie , tant d'autres iniquités dont je ne puis
faire le dénombrement, ce sont là les monstres qui investiront le réprouvé,
qui l'assiégeront, qui le saisiront des plus vives frayeurs.
Et il n'est pas absolument nécessaire d'être chrétien pour être persuadé
de ce que je dis, puisque les païens eux-mêmes l'ont reconnu, et qu'ils en ont
fait la matière de leurs fables. Or ce que nous appelons leurs fables, comme
remarque fort bien saint Augustin , n'était, au fond , rien autre chose que
les mystères les plus sublimes de leur théologie, et les principes les mieux
établis de leur morale. Ils ne les proposaient aux peuples que sous des
fictions ; mais ces fictions renfermaient la même vérité que la foi nous en-
seigne; et, malgré le libertinage des athées qui vivent aujourd'hui parmi
nous , ces infidèles du paganisme nous rendent un témoignage tout con-
forme à celui des prophètes et des apôtres , savoir, qu'il y a un enfer, et
qu'une des grandes peines de l'enfer sera d'avoir péché, et de s'être souillé
de crimes dans la vie : Recordare.
Mais ces crimes ne seront plus : il est vrai, reprend saint Bernard, ils
ne seront plus dans la réalité de leur être , mais ils seront encore dans la
pensée et dans le souvenir. Or c'est par le souvenir et par la pensée qu'ils
feront souffrir une âme réprouvée de Dieu. Transierunt à manu, sed non
transierunt à mente *. Ils ne seront plus, ajoute ce Père; mais ils auront
été, et il ne sera plus au pouvoir, ni du pécheur, ni de Dieu même, qu'ils
n'aient pas été. Or ils ne tourmentent, soit dans l'enfer, soit sur la terre ,
que parce qu'ils ont été ; et de là vient qu'ils tourmentent lors même qu'ils
ne sont plus , ou plutôt qu'ils ne commencent à tourmenter que quand ils
1 Bernard.
474- sur l'enfer.
pe sont plus. Et parce que n'être plus et avoir été sont deux termes infinis
qui égaleront l'éternité de Dieu, et qui subsisteront dans leur manière de
subsister autant que Dieu sera Dieu , ces crimes qui ont été , et qui ne se-
ront plus, auront, s'il m'est permis de parler ainsi, une activité éter-
nelle dans l'enfer, pour tourmenter le réprouvé. Ils ne Font contenté qu'un
moment pendant qu'il les commettait, et ils le tourmenteront éternelle-
ment quand il ne les commettra plus : pourquoi ? belle raison de saint Au-
gustin : parce que chaque chose, dit-il, agit selon l'étendue de sa durée.
Or le présent , qui fait le plaisir du pécheur, combien est-il présent ? un
instant , et rien davantage ; et voilà pourquoi le pécheur l'a si peu goûté :
au lieu que le passé qui le tourmentera sera toujours passé , et que, comme
passé , n'ayant point de fin , il faudra , par une nécessité indispensable ,
qu'il se fasse toujours sentir. In œternum ergô necesse est cruciet, con-
clut admirablement saint Bernard, quod in œternum te fecisse memine-
ris *. Voyez , poursuit-il, ce qui arrive tous les jours à une âme inno-
cente , lorsque , par une fragilité malheureuse , elle vient à oublier Dieu ,
et à s'oublier elle-même. Cette femme avait de l'honneur, elle avait aimé
jusque-là son devoir; mais enfin une poursuite opiniâtre l'a fait succom-
ber : quel repentir, quelle douleur, quelle confusion de sa lâcheté , quelle
horreur do son crime ! Elle voudrait le pouvoir racheter aux dépens de
mille vies ; et, si la chose était encore au point d'en délibérer, il n'y au-
rait point de mort qu'elle n'acceptât , plutôt que donner un si criminel et
un si honteux consentement. Mais il n'y a plus de retour, et toujours il
sera vrai qu'elle s'est abandonnée à l'infamie et à l'opprobre du péché.
Voilà ce qui produit et ce qui entretient dans elle ce fonds d'amertume ,
qu'elle porte quelquefois jusqu'au tombeau. Voyez ce qui arrive à un
homme emporté, lorsque, dans l'ardeur de sa passion , il commet une ac-
tion noire , un homicide , un assassinat. A peine a-t-il fait le coup , que
son esprit se trouble , que- son sang s'égare , qu'il n'a plus de paix , pres-
que plus de raison. Que ne ferait-il pas , que ne donnerait-il pas , que
ne serait-il pas prêt d'endurer pour être encore à commettre ce qu'il a
commis , et ce qu'il n'est plus en état de réparer ? Or ce n'est là qu'une
figure et qu'une ombre de l'enfer. Parce que d'avoir péché sera quelque chose
d'éternel , il faudra , par une dure mais juste loi , que le tourment le soit
aussi , et que F âme soit malheureuse pour jamais, parce quelle ne cessera
jamais de se souvenir qu'elle a été un moment coupable : Nam etsi fa-
cere in tempore fuit, sed fecisse in œternum manet 2. Qui serait bien pé-
nétré de cette pensée , de quel œil envisagerait-il le péché , et qu'épargne-
rait-il pour s'en préserver?
Ajoutez que les crimes de la vie et tant de désordres se présenteront
tous à la fois aux yeux du réprouvé , et tous à la fois le tourmenteront. Il
ne les a commis que par intervalles et par succession , aujourd'hui l'un,
demain l'autre ; s'il y a donc senti quelque douceur, ce n'a été que par
parties : mais, dans son tourment, il n'y aura ni succession, ni partage ;
Dieu le ramassera tout entier dans chaque instant ; et ces crimes , qui ,
1 Bernard. — 9 Idem.
sur l'enfer. 475
considérés comme présents , se trouvent dispersés dans une longue suite
de jours , de mois , d'années , se réuniront tous dans le passé , parce qu'il
sera vrai en même temps de dire qu'ils sont tous passés. Ainsi tous , par
une vertu indivisible , ils concourront à l'effet malheureux de la damna-
tion. Or, imaginez-vous ce qu'ils feront tous ensemble , puisqu'un seul
suffirait pour former l'enfer. Ah ! Chrétiens , ne vous rebutez pas de la
supposition que je vais faire ; peut-être blessera-t-elle la délicatesse de vos
esprits ; mais plût à Dieu que , par là morne , elle pût vous inspirer une
sainte horreur de la corruption de vos cœurs ! Si l'on venait à remuer une
eau bourbeuse et dormante, et qu'exposant devant vous toutes les immon-
dices qu'elle renferme , on vous forçât à en soutenir toujours la vue, ce se-
rait pour vous non pas un spectacle , mais un supplice , mais un martyre
aussi rigoureux qu'humiliant. Or telle, et bien plus insoutenable encore ,
est la peine que Dieu réserve, dans l'enfer, à une âme , par exemple , sen-
suelle et impudique. Il lui fera voir du même coup d'œil tout ce qu'il y a
eu dans elle, par la concupiscence de la chair, de plus sale et de plus in-
fect. Consentements secrets, désirs criminels, espérances conçues, occa-
sions cherchées , commerces scandaleux , entretiens lascifs , libertés , re-
gards , dissolutions, mollesses , il lui rendra tout cela présent ; et la fixant
à cet objet , dont rien ne pourra plus la détourner : Regarde , lui dira-t-il
à chaque moment de l'éternité , voilà les suites de ton incontinence , voilà
ce qu'a produit ton cœur !
Que concevez-vous de plus intolérable que ce monstrueux amas d'im-
puretés? Jugez-en par ce que nous éprouvons dans ces revues plus géné-
rales et plus exactes de nos consciences. Quelle honte quand tout à coup
cette innombrable multitude de péchés se développe devant nos yeux!
Mais si cette honte, toute surnaturelle et toute divine qu'elle est ; si cette
honte , lors même qu'elle est l'effet de la grâce , lors même qu'elle est le
principe de notre réconciliation avec Dieu , nous tient lieu néanmoins de
peine , et d'une peine que nous cherchons tant à éviter ; que sera-ce de la
honte des réprouvés, et du sentiment qu'ils en auront? Ah ! Seigneur, s'é-
criait David dans la ferveur de sa pénitence , je ne puis plus vivre , et je
suis hors de moi-même , quand je considère mes iniquités , et que je les
vois multipliées à l'infini : j'en suis ému jusque dans la moelle de mes os :
Non est pax ossibus meis à facie peccatorum meorum l. C'était un roi ,
Chrétiens , et un roi dans la prospérité , un roi élevé au plus haut point
de la félicité humaine : cependant il était troublé , il était saisi , il était
consterné à la vue de cette affreuse scène qui lui retraçait ses égarements
et ses désordres. Concluez donc quel sera l'état d'une âme qui , enlevée de
la terre , et d'ailleurs bannie du séjour de la béatitude céleste, se trouvera
comme toute recueillie dans le souvenir de son péché ; aura incessamment
cette pensée, J'ai péché ; se dira incessamment à elle-même, J'ai péché, et
y pensera, et se le dira, sans jamais le pouvoir détruire, ce péché qu'elle
haïra, qu'elle abhorrera comme la source irrémédiable de son malheur.
Et voilà notre leçon, Chrétiens. Le mauvais riche souhaita que ses
' Psalm. 37.
476 SUR L ENFER.
frères , encore vivants sur la terre , pussent au moins profiter de son
exemple : Dieu ne le voulut pas. Peut-être s'étaient-ils rendus indignes
de cette grâce ; et peut-être un des grands châtiments que Dieu exerça sur
eux fut de ne leur pas faire savoir le funeste état de leur frère dans l'en-
fer. Mais ce que Dieu ne leur accorda pas , il nous l'accorde aujourd'hui ;
il veut que l'exemple de ce réprouvé nous instruise, que sa folie, pour
ainsi dire , fasse notre prudence , et que le regret qu'il ressent du passé
nous serve à réformer et à sanctifier le présent et l'avenir. Il est vrai que
Dieu ne nous envoie pour cela , ni Lazare , ni aucun des morts , parce
qu'il prétend que sa parole , écrite dans son Évangile , et annoncée par ses
ministres , doit être plus convaincante et plus infaillible pour nous, que
le rapport de Lazare et celui de tous les morts.
Nous nous figurons quelquefois que la résurrection d'un mort et la pa-
role d'une âme revenue de l'enfer seraient d'un grand poids pour faire im-
pression sur nos esprits , et pour nous convertir. Abus , Chrétiens ; et
puisque nous n'écoutons ni Moïse , ni les prophètes , c'est-à-dire ni la pa-
role de Jésus-Christ , ni celle de ses prédicateurs, nous trouverions bien
encore des raisons pour contester et pour rejeter tout autre témoignage :
outre qu'il n'est pas de la providence de Dieu d'user de ces moyens extra-
ordinaires , tandis que nous en avons d'autres qui peuvent suffire. C'est de
là , dit saint Augustin , que Dieu n'a jamais fait de miracles pour con-
fondre l'athéisme, parce que l'athéisme est plus que suffisamment con-
fondu par la voix de toute la nature. Ainsi il se contente , pour notre in-
struction , de nous donner l'exemple du riche réprouvé. Mais que faisons-
nous, mes chers auditeurs? appliquez-vous, s'il vous plaît, à cette morale.
Bien loin de profiter de cet exemple , nous ne profitons pas même de notre
propre expérience. Car , dès cette vie , nous avons une expérience sensible
du repentir des damnés : et quelle est-elle? le trouble et le remords du
péché, dès que nous l'avons commis. Trouble , remords , image tout à la
fois et peine de l'enfer. Car qu'est-ce que ce remords du péché, cette honte
que l'on en conçoit, ce reproche que l'on se fait à soi-même et malgré
soi-même, cette peine à souffrir qu'on nous le fasse d'ailleurs? qu'est-ce
que cela , sinon une voix secrète qui nous dit qu'il y a un enfer, et que
déjà nous le portons en quelque sorte au dedans de nous-mêmes. Mais
voici notre désordre , Chrétiens : pour pécher plus librement et plus im-
punément, nous tâchons de nous défaire peu à peu de cet enfer anticipé,
et si j'ose m'exprimer ainsi , de cet enfer temporel qui tourmente nos con-
sciences , mais qui pourrait être pour nous un enfer salutaire , en nous
préservant de l'enfer éternel. C'est-à-dire que nous étouffons en nous le
remords du péché , qui , selon saint Chrysostome , est comme une der-
nière grâce dans l'ordre de la prédestination et du salut ; et parce que ce
remords est inséparable de l'idée d'un Dieu , de l'idée d'une providence, de
l'idée d'une vie immortelle; je veux dire parce qu'il est impossible de
croire un Dieu, de croire une providence, de croire une vie immortelle, et
de ne pas sentir ce remords ; pour nous affranchir de ce remords , nous tâ-
chons de nous aveugler sur ces points capitaux de la religion ; du moins
sî;r l'enfer. 477
nous tâchons d'en douter, et de ne les croire qu'à demi. Car il en faudrait
venir là pour trouver la paix dans le péché ; mais nous avons beau faire
des efforts , nous avons beau raisonner et disputer, ce ver du péché ne
meurt pas pour cela, et, dès cette vie même, nous n'aurons jamais l'a-
vantage de nous en être absolument délivrés. Il y aura toujours des
heures et des temps où il reviendra tout de nouveau nous piquer : ce sera
au milieu de nos plaisirs , et dans les moments les plus doux en appa-
rence. Des millions d'autres , plus déterminés et plus impies que vous, en
ont fait mille fois et en font tous les jours la triste épreuve. Que dis-je?
les souverains même et les monarques de la terre ne peuvent l'anéantir.
Ils se défendent de tout ; mais ils ne sauraient se défendre d'eux-mêmes ,
et leur péché monte avec eux jusque sur le trône pour les persécuter.
Déplorable condition, mes Frères, que celle du pécheur, puisqu'en
quelque état qu'il se trouve , soit dans le terme de la réprobation après la
mort, soit dans la voie qui y conduit pendant la vie, son péché est partout
pour lui un enfer inévitable. Mais quel remède? je vous l'ai dit, c'est de
bien ménager dès à présent ce remords du péché , dont le mauvais riche ne
peut plus faire un bon usage ; car c'est de ce remords , si nous le voulons ,
que dépend notre conversion. Que fais-je donc, Chrétiens, si je suis fidèle
à la grâce? au lieu d'étouffer ce remords du péché , comme l'impie et le
libertin , je le réveille au contraire , je l'excite en moi par de fréquentes et
de solides réflexions. Ce que feront éternellement les damnés par une né-
cessité rigoureuse , en considérant toujours malgré eux les suites funestes
de leur péché, je le fais par une sage précaution. Je repasse tous les jours
devant Dieu , dans l'amertume de mon cœur , comme le saint roi Ézéchias,
le nombre de mes années : Recogitabo tibi annos meos in amaritudine
animœ meœ 1 . Je dis à Dieu : Ah ! Seigneur , si mon péché me fait main-
tenant tant de peine , que serait-ce dans l'enfer ? Je ne me contente pas de
cela ; je demande à Dieu ce remords comme une des grâces les plus spéciales
qu'il puisse donner à ses élus, quand la passion les a précipités dans l'a-
bîme du péché. Je le prie de me reprendre , non pas dans sa colère, mais
selon cet esprit de miséricorde , qui n'est pas seulement le consolateur ,
mais le censeur du monde, et qui, comme censeur , en devient le réforma-
teur : Arguet mundum de peccato 2. Je vais encore plus avant : j'anti-
cipe ce remords ; je raisonne avec moi-même , et je me demande : Quel
fruit tirerai-je de ce péché , quand je l'aurai commis? voudrai-je l'avoir
fait, et que m'en restera-t-il autre chose que le remords et la confusion?
pourquoi donc faire maintenant ce qu'alors je voudrai n'avoir jamais fait?
C'est ainsi que je m'instruis , que je m'encourage à tenir ferme contre les
tentations du monde et de la chair , à résister dans les occasions les plus
dangereuses, et dans les moments les plus critiques; à ne ménager rien
pour me garantir de cette affreuse damnation , où le réprouvé n'a pas seu-
lement à souffrir du passé par le plus mortel regret , mais du présent par
le supplice le plus douloureux. C'est la seconde partie.
' Isaï., 38. — 2 Joan., 16.
478 sur l'enfer.
DEUXIÈME PARTIE.
Un des souhaits de saint Bernard, et ce qu'il demandait avec plus d'ar-
deur, expliquant ces paroles du Prophète, Descendant in infernum vi-
ventes * , c'était que les pécheurs descendissent en esprit et par la pensée
dans l'enfer; ne doutant pas que la vue de cet affreux séjour et des tour-
ments qu'on y endure ne dût faire la plus vive impression sur leurs cœurs,
et convaincu qu'il n'y avait point de moyen plus assuré pour ne pas tom-
ber après la mort dans ce lieu de misères , que d'y descendre souvent par
la réflexion pendant la vie : Descendant in infernum viventes , ne des-
cendant morientes2. Mais, pour l'entier accomplissement du souhait de
saint Bernard , il faudrait , Chrétiens , que nous y pussions descendre avec
les mêmes connaissances, et, s'il était possible , avec la même expérience
que les damnés , afin d'en pouvoir juger comme eux, et d'en tirer au même
temps des conséquences qui leur sont désormais inutiles , mais qui nous
peuvent être encore si salutaires. Car de descendre en esprit dans l'enfer
avec des lumières aussi faibles que les nôtres , avec une imagination aussi
dissipée que la nôtre, surtout avec une insensibilité pour les choses de
Dieu aussi prodigieuse que la nôtre ; c'est presque faire sans fruit ce que
saint Bernard se proposait comme un des remèdes les plus efficaces pour
nous ramener de nos égarements , et nous corriger de nos désordres. Ah !
dit saint Augustin , qui pourrait maintenant comprendre ce que com-
prend un damné? qui pourrait avoir , dans une profonde méditation , les
mêmes idées qu'il a de son état présent au milieu des flammes? Tâchons
de les avoir , Chrétiens ; et puisque ce n'est pas encore assez pour nous de
descendre spirituellement dans l'enfer, entrons dans les sentiments d'une
âme réprouvée , substituons ses lumières aux nôtres , et reconnaissons
combien c'est une chose terrible que de tomber entre les mains du Dieu
vivant : Horr endura est incidere in manus Dei viventis 3. Que fait-elle
cette âme malheureuse, ou en quel état est-elle? elle se voit séparée de
Dieu, elle se voit au milieu d'un feu dont elle est la triste victime. Double
peine; l'une et l'autre parfaitement représentées par Jésus-Christ dans le
riche de l'Évangile. Elle se voit séparée de Dieu : voilà l'essentiel, et
comme le fond de sa réprobation : Elevans autem oculos suos chm esset
in forment is , vidit Abraham à longe, et Lazarum in sinu ejus k. Ce
riche , dit le Sauveur du monde, du lieu de son tourment levant les yeux,
aperçut de loin Abraham et Lazare dans son sein. Il le voyait, ce saint
patriarche, dans un éloignement infini , à longe, et c'est ce qui le déso-
lait. 11 s'en voyait séparé par un chaos , c'est-à-dire par une vaste dis-
tance ; tellement qu'entre Abraham et lui , il ne pouvait plus y avoir nulle
communication : Magnum chaos inter nos et vos ftrmatum est 5 , et c'est
ce qui le désespérait. Or , s'il se voyait si loin d'Abraham , il se voyait en-
core, dit saint Ambroise, bien plus éloigné de Dieu : Si Abraham à longé,
quanto longius à Deo 6 ; et cette séparation de Dieu était bien encore un
autre supplice pour lui.
1 Psalm. 54. — 2 Bem. — 3 Hebr., 10. — * Luc, 16. — 5 Ibid. — 6 Ambros.
SUR L ENFER. 479
Car qu'est-ce que d'être séparé de Dieu ? Ah ! Chrétiens , quelle parole !
la comprenez-vous? Séparé de Dieu, c'est-à-dire privé absolument de Dieu ;
séparé de Dieu , c'est-à-dire condamné à n'avoir plus de Dieu , si ce n'est
un Dieu ennemi , un Dieu vengeur ; séparé de Dieu , c'est-à-dire déchu de
tout droit à l'éternelle possession du premier de tous les êtres , du plus ex-
cellent de tous les êtres , du souverain-être , qui est Dieu : peine , dit saint
Bernard , qui ne se peut mesurer que par l'infinité de Dieu , puisque cette
peine est la privation de Dieu même, et par conséquent qu'elle est grande
à proportion que Dieu est grand : Hœc enim tanta pœna, quantus ille K
Ainsi , comme Dieu disait à un Juste dans l'Écriture : Ego merces tua
magna nimis 2. C'est moi-même qui serai ta récompense ; et je la serai en
me donnant à toi , parce que je n'ai rien de plus grand ni de meilleur à
te donner que moi-même. Il pourra dire à un réprouvé : C'est moi-même
qui serai ton supplice , et je le serai en t'éloignant de moi , car je n'ai rien
dans les trésors de ma colère de plus formidable que cet éloignement et
cette entière séparation de moi-même. En effet, Chrétiens, ces trois pen-
sées que le réprouvé aura toujours présentes, Dieu n'est plus à moi , et je
ne suis plus à lui ; Dieu n'est plus pour moi , et je ne suis plus pour lui ;
Dieu n'est plus dans moi , ni avec moi , et je ne suis plus dans lui , ni avec
lui ; ces trois affligeantes pensées ne seront-elles pas capables de faire son
enfer? Or c'est ce qui se vérifiera , ce qui s'accomplira dans autant de créa-
tures que Dieu en réprouvera. Du moment que Dieu prononcera à une
âme ce redoutable arrêt : Retirez-vous ; il se dépouillera , pour ainsi dire ,
de tous ses droits sur elle , hors ceux que la nécessité de son domaine ne
lui permettra pas d'aliéner ; et cette âme , si je puis encore parler de la
sorte , perdra elle-même tous ses droits sur Dieu : âme , non-seulement in-
digne de le posséder, mais indigne même de lui appartenir. Dieu la ré-
pudiera ( souffrez cette expression ) , et elle répudiera Dieu ; et dans ce di-
vorce mutuel, elle trouvera la consommation de son malheur. Dès cette
vie, ce terrible mystère de la perte d'un Dieu commence déjà dans la per-
sonne des pécheurs : Dieu et l'âme, par le péché , se séparent, et se séparent
jusqu'à se renoncer l'un l'autre. Voca nomen ejus, non populus meus 3.
Prophète , disait Dieu , n'appelle plus ce peuple mon peuple ; il a cessé de
l'être , et la qualité que tu dois désormais lui donner, c'est qu'il ne l'est
plus : Voca nomen ejus, non populus meus. Voilà son nom , et le carac-
tère qu'il portera; car dès qu'il m'a oublié pour suivre des dieux étrangers,
il m'a renoncé comme son Dieu, et je le renonce pour mon peuple : Quia
vos non populus meus , et ego non ero vester.
Et ce langage est si ordinaire à Dieu dans les saints livres , que quand
les Israélites , par une monstrueuse idolâtrie , eurent sacrifié au veau d'or
dans le désert , Dieu , ému de colère , et irrité contre eux , n'en parla plus
à Moïse que dans ces termes : Vade, descende; peccavit populus tuus 4 ;
Va, Moïse, descends de la montagne, et tu verras le crime que ton peuple a
commis. Prenez garde, Chrétiens, Dieu les appelle le peuple de Moïse, et
non le sien; comme si ce peuple n'eût plus été à lui, ni lui à eux, depuis
» Bern. — » Gènes., 15. — 3 Osée, 1. — * Exod., 32.
480 sur l'enfer.
qu'ils étaient tombés dans l'infidélité. Mais ces paroles, dit saint Chryso-
stome , qui ne sont , pour ainsi dire , que comminatoires dans cette vie , et
qui , tout au plus , n'ont qu'une partie de leur effet , puisqu'elles n'ôtent
pas à une âme l'espérance ni les moyens de réparer la perte qu'elle a faite ,
s'accompliront entièrement et à la lettre dans un réprouvé. Plus d'alliance
entre Dieu et lui , plus d'union ; comme si Dieu lui disait : Ton liberti-
nage t'a fait souhaiter de n'avoir point de Dieu, tu n'en auras jamais ; tu
n'as pas voulu connaître ton Dieu , tu ne le verras et tu ne le connaîtras
jamais; tu ne t'es pas mis en peine de chercher Dieu quand tu le pouvais
trouver, tu le chercheras , et tu ne le trouveras jamais ; et ce qui faisait
ton impiété , c'est ce qui fera désormais ta peine : quand Dieu voulait être
à toi , tu lui as dit insolemment que tu ne voulais point être à lui ; main-
tenant que tu voudrais être à lui , il te déclare pour jamais qu'il ne veut
plus être à toi. Or lequel des deux est le plus désolant pour une âme , ou
que Dieu ne soit plus à elle , ou qu'elle ne soit plus à Dieu ?
Mais je me trompe , Chrétiens ; toute réprouvée qu'elle est, elle sera en-
core à Dieu , et Dieu à elle ; Dieu lui sera encore inséparablement uni , et
elle à Dieu : mais c'est cela même qui doit faire son malheur. Si elle pou-
vait être tout à fait privée , tout à fait séparée de Dieu, elle ne serait mal-
heureuse qu'à demi. Le comble de sa misère sera d'en être privée d'une
façon , et de ne l'être pas de l'autre ; d'en être séparée d'une façon , et in-
séparable de l'autre : privée de Dieu , en tant que Dieu était l'objet de sa
félicité ; et pénétrée de Dieu, en tant que Dieu sera le sujet éternel de ses
plus violents transports : c'est ce qui la consternera. Dieu la renoncera en
qualité de père , en qualité d'époux , en qualité de protecteur , en qualité
de dernière fin ; c'est-à-dire dans toutes les qualités qui le rendent bien-
faisant , doux et aimable ; et il s'attachera à elle en qualité de juge , en
qualité d'ennemi, en qualité de vengeur, en qualité de persécuteur, c'est-
à-dire selon toutes les qualités qui le rendent, tout Dieu qu'il est, 'non-
seulement sévère et redoutable , mais dur et impitoyable. De là donc cette
âme sera doublement malheureuse : malheureuse d'avoir encore un Dieu ,
malheureuse de n'en avoir plus ; d'avoir encore un Dieu conjuré , déclaré,
armé contre elle, et de n'avoir plus de Dieu favorable, propice et miséri-
cordieux pour elle ; d'avoir encore un Dieu pour exciter sa haine et ses plus
mortelles aversions , et de n'en avoir plus pour contenter ses désirs et ses
plus ardentes inclinations. Car ce sera là son grand supplice, de sentir
éternellement que Dieu l'avait créée pour lui-même, et qu'elle ne pouvait
être heureuse qu'en lui et que par lui , et de ne recevoir éternellement de
Dieu que des rebuts et des mépris , de ne trouver éternellement entre Dieu
et elle qu'une insurmontable opposition. Elle estimera Dieu malgré elle,
et elle aura une inclination naturelle pour lui ; et cependant elle le haïra :
elle l'estimera tel qu'elle ne le possédera jamais, et elle le haïra tel qu'elle
l'aura toujours présent. Or ce conflit d'estime, de désir et d'aversion , d'é-
loignement et de poursuite à l'égard du même objet, c'est, Chrétiens, ce
que nous appelons l'enfer.
Après cela je voudrais en vain m'étendre sur les peines sensibles dont
SUR L ENFER. 481
cette séparation de Dieu doit être accompagnée , et dont les prédicateurs
ont mille fois tâché, mais inutilement, de vous faire comprendre l'hor-
reur. En vain je voudrais vous représenter ce feu qui , d'une manière non
moins véritable qu'elle est surprenante , exercera sur les esprits et sur les
corps toute son activité , ainsi que parle saint Augustin , Miris sed veris
modis i ; ce feu qui force encore maintenant le mauvais riche à pousser ce
cri lamentable : Crucior in hâc flammâ 2 , et sur quoi il n'y a point de
réprouvé qui ne puisse dire avec bien plus de raison que Job : Mirabiliter
me crucias 3. Ah! Seigneur, faut-il que vous fassiez même des miracles
pour me tourmenter, et que , forçant les lois de la nature, vous donniez à
un être matériel , pour en faire l'instrument de votre vengeance , la vertu
d'agir sur une substance spirituelle? Si je vous disais, Chrétiens, que tout
ce qu'il y a dans le monde et tout ce que notre imagination se peut figurer
de plus affreux , que tout ce que la cruauté des tyrans a jamais su inventer,
que tout ce que la patience des martyrs a été capable d'endurer , que tout
cela n'est pas l'ombre de ce feu ; c'est-à-dire que les douleurs les plus ai-
guës , que les supplices les plus lents, que les tortures, les gênes, les genres
de mort les plus inouïs , comparés à ce feu , ne méritent pas même le nom
de tourments : Quœcumque hommes patiuntur in hâc vitâ, in compa-
ratione hujus ignis, non parva, sed nulla sunt 4, je ne vous dirais rien
que ce qu'a dit saint Augustin , dont j'ai emprunté ces paroles. Je ne vous
dirais rien que ce qu'a dit saint Jérôme sur cette terrible menace de Dieu
à son peuple : Stillabit fur or meus super locum istum 5. Je ferai dégout-
ter ma fureur sur la terre : car , reprend ce Père , que sera-ce donc quand
il répandra dans l'enfer toutes les pluies de sa colère , et qu'il la fera tom-
ber comme un torrent? Si tanta est stilla, quid erit de totis imbribus6*!
Je ne vous dirais rien de ce qu'a dit Pierre Damien au sujet de ces fléaux
dont l'Egypte fut affligée; car, selon la belle remarque de ce savant
cardinal, ce n'était encore alors que le doigt de Dieu qui frappait les
Égyptiens, Digitus Dei est hic 7; mais ce sera le bras même de Dieu, et
tout son bras, qui frappera les réprouvés : Totâ divinitatis dexterâ per-
çut iuntur 8. Je ne vous dirais rien que ce qu'ont dit tous les autres comme
eux; et leur autorité, surtout une autorité si constante et si unanime,
quand nous n'aurions point d'autre preuve , devrait bien nous suffire pour
renoncer à tout ce que le libertinage du monde oppose , ou prétend oppo-
ser à une vérité si solidement établie.
Mais je laisse tout cela , Chrétiens , pour faire avec vous une réflexion
dont je pourrais me promettre les plus grands effets , si elle entrait une
fois dans vos esprits. Voilà ce que la foi nous enseigne : un feu éternel ,
une éternelle séparation de Dieu , voilà ce que toutes les Écritures nous
annoncent. Ce qui m'étonne, et ce qui serait capable de me troubler, si
les mêmes Écritures ne m'en découvraient le mystère , c'est qu'une vérité
si touchante nous touche si peu ; et que parmi ceux à qui je parle, il y en
ait peut-être qui jamais n en ont encore été bien touchés. Ce qui m'é-
' Aug. — > Luc, 1 6, — 3 Job., 10. ~ 4 Aug. — 5 2 Parai., 34. — b Hieron. — 1 Exod., S. —
s Petr. Dam.
T. I. 31
482 sur l'enfer.
tonne , c'est qu'étant si délicats , si amateurs de nous-mêmes , si sensibles
à la douleur, ce feu, que la colère de Dieu allume pour punir nos crimes ,
ne fasse sur nous que les plus faibles impressions. Ce qui m'étonne , c'est
que , ne pouvant ignorer que la perte de Dieu est notre souverain mal, et
que cette perte de Dieu , irréparable dans l'enfer , dépend de la perte vo-
lontaire que nous en faisons dans cette vie , nous consentions tous les jours
librement à le perdre , que nous le perdions sans inquiétude , sans cha-
grin ; que nous le perdions même souvent avec joie , et que de toutes les
pertes que nous faisons dans le monde , celle-là nous soit la plus indiffé-
rente. Ce qui m'étonne , c'est que la même foi qui nous dit qu'il y a un
enfer où l'on brûle , et où l'on est privé de Dieu , nous dit encore qu'un
seul péché nous expose à l'un et à l'autre, que Dieu n'a point de moindre
vengeance pour le punir que l'un et l'autre , et que le péché néanmoins,
et le péché le plus mortel , soit traité parmi nous de jeunesse, de fragi-
lité excusable , et souvent même de jeu , de galanterie , de bel esprit et de
belle humeur. Est-ce stupidité , est-ce inadvertance , est-ce fureur , est-ce
enchantement? Croyons-nous ce point fondamental du christianisme? ne
le croyons-nous pas ? Si nous le croyons , où est notre sagesse ? si nous ne
le croyons pas , où est notre religion ? Je dis plus , si nous ne le croyons
pas, que croyons-nous donc, puisqu'il n'est rien de plus croyable, rien
de plus formellement révélé par la parole divine, rien de plus solidement
fondé dans la raison humaine , rien dont la créance soit plus nécessaire
pour tenir les hommes dans le devoir , rien sur quoi le doute leur soit plus
pernicieux , puisqu'il les porte à tous les désordres? Mais pour ne le pas
croire , ou pour ne le croire qu'imparfaitement , en sommes-nous plus à
couvert? aurons-nous bien devant Dieu de quoi nous justifier, en lui di-
sant : Je ne le croyais pas? sauverons-nous par là les conséquences de la
chose? et, si elle se trouve vraie, quoique nous ne l'ayons pas crue, où
en serons-nous ? Est-ce raisonner en hommes , que de risquer sur un tel
sujet? Que ne faisons-nous pas tous les jours pour éviter un mal incer-
tain , par la raison seule de son incertitude ? Avons-nous fait un pacte
avec l'enfer, comme ces pécheurs dont parle le Prophète? ou avons-nous
une démonstration et une évidence parfaite qu'il n'y ait point d'enfer?
Ce que les impies allèguent pour le combattre est-il comparable à ce qu'é-
tablit la foi? Sommes-nous donc sages de quitter le parti de la foi? et
n'est-il pas non- seulement le plus sûr , mais le plus plausible , mais le
plus raisonnable? Quelle peine plus naturelle pour une âme révoltée contre
Dieu , que la perte de Dieu? quel châtiment plus juste pour une âme sen-
suelle et adonnée à d'infâmes plaisirs . et défendus par la loi de Dieu ,
que le feu? Quoique ce tourment du feu, qui est le mal de la créature,
soit en lui-même si affreux , a-t-il rien qui approche de la grièveté du
péché, qui est le mal du Créateur? et n'est-il pas de l'ordre que le mal
du Créateur soit vengé par celui de la créature?
Ah ! Chrétiens , c'est là-dessus qu'il faut aujourdhui nous déterminer et
nous déclarer. David disait à Dieu : Seigneur, c'est par le feu que vous
m'avez éprouvé ; et ce feu de votre justice , m'étant appliqué par votre
SUR L ENFER. 4£3
miséricorde, m'a tellement purifié, qu'il ne s'est plus trouvé en moi d'ini-
quité : Igné me examinasti, et non est inventa in me iniquitas1. Entrons
dans ce sentiment, Chrétiens ; et, expliquant ces paroles du feu de l'enfer,
méditons-les bien. Avant que Dieu nous punisse par ce feu , ou plutôt de
peur que Dieu ne nous punisse par ce feu , éprouvons-nous par ce feu
nous-mêmes , examinons-nous nous-mêmes , afin de pouvoir dire à Dieu :
Igné me examinasti , 'et non est inventa in me iniquitas. Que le feu de
l'enfer, dit saint Augustin, nous serve à exciter dans nous un autre feu, et
à y éteindre encore un troisième feu, c'est-à-dire qu'il excite dans nous le
feu de la charité, et qu'il y éteigne le feu de la cupidité. Quand l'esprit
impur allume dans nos cœurs le feu de la concupiscence, interrogeons-nous
nous nous-mêmes ; demandons-nous à nous-mêmes , comme ce solitaire du
désert attaqué d'une violente tentation : Hé bien , chair de péché , chair
voluptueuse et immortifiée , pourras-tu supporter l'ardeur de ces flammes ,
à quoi tu seras condamnée pour tes plaisirs criminels? Il n'y a point de
passion dont cette pensée ne triomphe. Aussi que n'ont pas fait les Saints,
prémunis et fortifiés de cette réflexion? Ils ont, pour user de l'expression
de saint Paul, arrêté toute la violence du feu : Extinxerunt impetum
ignis"2. Je veux dire qu'au milieu des scandales du monde où leur condi-
tion les tenait engagés, ils se sont maintenus dans l'innocence; que,
malgré la corruption du monde , ils se sont conservés purs et sans tache ;
que la contagion du mauvais exemple n'a pu rien sur eux , et cela parce
qu'ils avaient en vue ce feu dévorant dont ils étaint menacés , et qu'ils
voulaient éviter : Igné me examinasti. Ne serait-il pas étrange qu'il fût
moins actif pour nous, et qu'ayant fait de si grands miracles dans les
Saints, il n'eût pas la vertu de conserver notre cœur, et d'en réprimer
les désirs ?
Quand nous aurons une fois surmonté le feu de la cupidité, il ne nous
sera pas difficile , avec la grâce , d'allumer dans nos âmes le feu de la cha-
rité, ce feu sacré que Jésus-Christ nous a apporté du ciel, et qu'il est venu
répandre sur la terre : Ignem veni mittere in terram 3, ce feu dont il
souhaite si ardemment que nous brûlions tous : Et quid volo nisi ut accen-
datur 4 ; ce feu de l'amour divin , que nous ne pouvons guère, imparfaits
et intéressés que nous sommes, entretenir dans cette vie , si le feu de l'enfer,
par une crainte salutaire , ne sert à le conserver.
Craignons l'un, mes chers auditeurs, pour nous disposer à l'autre.
Remplissons-nous de celui-ci , pour nous garantir de celui-là. Demandons
souvent à Dieu qu'il nous embrase du feu de son amour, afin que nous ne
ressentions jamais le feu de sa justice. En un mot , que l'enfer même, par
un merveilleux effet , nous devienne un préservatif contre l'enfer. Il me
reste à vous faire voir le malheur du réprouvé, par rapport à l'avenir, dans
le désespoir où il est d'obtenir jamais grâce. C'est la dernière partie.
1 Psalm. 16. — a Heb., 11. — 3 Luc, 12. — i Ibid.
484 SUR L ENFER.
TROISIÈME PARTIE.
C'est un instinct naturel à tous ceux qui souffrent , de chercher dans
l'avenir la consolation et le remède du présent. Gomme nous voulons tou-
jours être heureux, et que c'est une inclination nécessaire , elle se soutient,
ou plutôt elle nous soutient en quelque sorte nous-mêmes au milieu des
plus grands maux. Nous nous faisons un charme de notre espérance, et ce
charme adoucit la douleur qui nous presse. Quoique souvent il n'y ait rien
dans le futur qui nous doive être favorable , nous ne laissons pas d'y envi-
sager cent choses que nous nous figurons, et qui ne seront jamais ; mais qu'il
suffit de nous figurer comme pouvant être un jour, pour y trouver de quoi
repaître notre imagination. L'incertitude même de l'avenir nous est utile,
puisqu'elle nous donne droit d'espérer non-seulement ce que nous espérons
et ce que nous attendons , mais ce que nous n'espérons et n'attendons pas.
Il n'en est pas ainsi des réprouvés dans l'enfer. Un réprouvé souffre, je ne
dis pas sans espérance , ce serait trop peu , mais dans un désespoir actuel
et perpétuel. Ce qui n'est pas encore lui sert de supplice, et le rend plus
malheureux que ce qui est : ou plutôt ce qui est le tourmente non-seule-
ment parce qu'il est, mais parce qu'il sera toujours; en sorte que l'avenir
est pour le présent un surcroît de peine qui l'aigrit, qui y met le comble,
et qui fait le caractère propre de la réprobation , puisque , selon la pensée
du Docteur angélique , l'enfer n'est proprement enfer, que par la vue et le
sentiment de l'avenir.
Voici donc ce qui accable l'âme réprouvée dans l'enfer, et ce que vous
n'avez peut-être jamais bien conçu : c'est qu'elle désespère d'obtenir jamais
de Dieu aucune grâce, quand elle le prierait toute l'éternité; c'est qu'elle
désespère de fléchir jamais Dieu par la pénitence, quand elle détesterait
son péché toute l'éternité ; c'est qu'elle désespère, non-seulement d'acquitter,
mais de diminuer jamais ses dettes devant Dieu par ses souffrances, quoi-
qu'elle doive souffrir toute l'éternité : trois ressources immanquables dans
la vie , mais absolument inutiles à un réprouvé , la prière , la pénitence , la
souffrance. Nous en avons la preuve dans le mauvais riche. Que fait-il? il
prie. Que demande-t-il? il conjure Abraham de lui accorder pour toute
grâce une goutte d'eau , mais cette goutte d'eau lui est refusée. Tous les
interprètes conviennent qu'il y a de la parabole et de la figure dans cette
circonstance , et que l'intention de Jésus-Christ est de nous faire entendre
par là que , dans l'enfer, il n'y a plus de grâce à espérer, ni de rédemp-
tion : Quia in inferno nulla est redemptio1; que de cet océan de miséri-
corde et de bonté, qui est Dieu, il ne découlera jamais sur ces créatures
infortunées une seule goutte pour les soulager, comme jamais il ne décou-
lera sur elles une seule goutte du sang du Rédempteur pour les sauver :
pourquoi? parce que ce n'est plus le temps des miséricordes et du salut. En
vain donc le réprouvé s'écriera-t-il éternellement , comme le riche de l'É-
vangile , non plus en s'adressant à Abraham , mais à Dieu-même : Mise-
rere mei*; Ah! ciel, un peu de relâche, un peu de compassion pour moi!
» Offic. def. — 2Lnc, 16.
SUR L ENFER. 485
Dieu , endurci contre ses cris , éternellement lui répondra , mais dans
toute la rigueur de la lettre, ce qu'il répondait à son peuple : Quid clamas
super contritione tuâiCt Que servent ces plaintes et ces lugubres accents?
Ils frappent mon oreille , mais ils ne vont point jusques à mon cœur :
Insanabilis dolor tuus; il n'y a plus de remède ni de retour; et si vous en
voulez savoir la raison, elle est dans vous-même : Propter multitudinem
iniquitatis tuœ, et propter dura peccata tua, feci hœc tibi ; c'est que
vous-même vous avez été longtemps insensible à ma voix , c'est que vous-
même vous m'avez laissé mille fois appeler sans vouloir m'entendre , c'est
que vous-même vous vous êtes si outrageusement, si opiniâtrement, si
constamment obstiné contre moi : Propter dura peccata tua. Ainsi s'ac-
complira cette parole de l'Évangile, que Dieu n'écoute point les pécheurs ;
mais quels pécheurs? non pas les pécheurs de la vie, car, dans la vie, ils sont
toujours en état de toucher le cœur de Dieu : non pas les pécheurs pénitents ;
car la pénitence de la vie est toujours toute-puissante auprès de Dieu :
mais les pécheurs impénitents à la mort et consommés dans leur péché ,
mais les pécheurs de l'enfer.
Que-dis-je! et dans l'enfer même n'y a-t-il pas une pénitence ? Oui,
Chrétiens , et c'est là que la sagesse nous représente les pécheurs pressés de
douleur, poussant des soupirs, versant des torrents de larmes. Ah! ce ne
sont pas ces effets de la pénitence qui leur manquent , mais le principe
qui la sanctifie. C'est-à-dire (et voici en deux mots tout le mystère de cette
éternelle réprobation), c'est-à-dire qu'éternellement ils gémiront, qu'éter-
nellement ils pleureront , qu'éternellement ils feront pénitence ; mais une
pénitence forcée , une pénitence de démons et de désespérés. Or une telle
pénitence, dit saint Augustin, n'effacera jamais le péché : par conséquent
le péché subsistera toujours ; et tant que le péché subsistera, ils seront tou-
jours également redevables à la justice de Dieu, et exposés à ses vengeances.
C'est ce qu'Abraham , du haut de la gloire , exprime au mauvais riche par
ce chaos insurmontable qui les sépare : Magnum chaos inter 7ios et vos
firmatum est2; en sorte que, de ce séjour bienheureux où repose Abraham,
on ne peut plus tomber dans ce lieu de tourments où souffre le riche ; et
que , de ce lieu de tourments où le riche souffre , on ne peut plus monter
à ce bienheureux séjour où Abraham goûte un repos inaltérable ; pourquoi ?
parce que dans l'un on ne peut plus perdre la grâce , et que clans l'autre
on ne peut plus réparer le péché : Ut qui volunt hinc transire ad vos ,
non possint , neque inde hue transmeare%.
Mais quoi! toujours souffrir, et, par de si longues et de si cruelles souf-
frances, ne rien acquitter ; cela se peut-il comprendre? Comprenez-le,
mes chers auditeurs , ou ne le comprenez pas ; la chose n'en est pas moins
vraie, et ce n'en est pas moins un article de votre foi. Origène en voulut
douter, et d'autres, comme lui, réduisirent l'éternité malheureuse à un cer-
tain nombre de siècles. Car, disaient-ils pour soutenir leur erreur, il n'est ,
ni de la bonté , ni de la justice de Dieu de punir tonjours des créatures
qu'il a formées, et d'exiger pour les péchés de la vie, d'une vie si courte,
1 Jerem., 30. — * Luc, 16. -- 3 Ibid.
486 sur l'enfer.
une satisfaction qui ne finira jamais. C'est ainsi qu'ils raisonnaient ; mais
moi de leurs principes mêmes je tire , avec Tertullien et saint Augustin ,
une conséquence toute contraire. Car Dieu est bon : qui ne le sait pas? mais
cette bonté, reprend Tertullien, n'est pas seulement en Dieu miséricorde,
elle est encore sainteté. Or une sainteté toujours subsistante est toujours
ennemie du péché, et, par une suite nécessaire, elle doit toujours haïr le
péché, toujours poursuivre le péché, toujours punir le péché, si le péché
dure toujours. Donc, puisqu'il n'y a rien dans l'enfer qui abolisse et qui
détruise le péché, il n'y aura jamais rien qui en arrête le châtiment. Dites-le
même de la justice. Depuis tant de siècles le mauvais riche se désespère au
milieu des flammes où il fut enseveli, et s'écrie en se désespérant : Crucior
in hâc flammâ1 ; mais ce qu'il disait il y a tant de siècles, il le dit encore,
et toujours il le dira , parce qu'il le ressent encore , et que toujours il le
ressentira. Oui, cette parole foudroyante et atterrante, Nunc autem cru-
ciaris*, Maintenant vous êtes tourmenté, il l'entendra toujours. Mainte-
nant, nunc : que ce maintenant a d'étendue, puisqu'il embrasse l'éternité
tout entière! nunc, maintenant; c'est-à-dire aujourd'hui, et toujours; c'est-
à-dire demain, et toujours ; c'est-à-dire dans une année, dans un siècle, dans
des millions de siècles , et toujours encore au delà. Or concevez , s'il est pos-
sible, quelle impression fait sur une âme réprouvée un si affreux désespoir.
De vous donner une idée juste de cette éternité , c'est ce que je n'entre-
prends pas ; et qui le pourrait? Plus on creuse dans cet abîme, plus on se
confond , plus on se perd. Usez , tant qu'il vous plaira , de figures et de
comparaisons : sans tant de comparaisons et de figures , je m'en tiens à la
foi , et, saisi d'une frayeur salutaire, je me prosterne devant cette redou-
table justice qu'il est encore temps de fléchir en notre faveur, mais que rien
ne peut toucher après la mort. Ah ! Seigneur, si jamais , et pour mes audi-
teurs et pour moi , j'ai formé des vœux à votre autel , voici le plus sincère
et le plus ardent : c'est , mon Dieu , que votre grâce nous éclaire, et qu'elle
dissipe, en nous éclairant, le charme qui nous aveugle. Tant de fois vous
m'avez envoyé dans cette cour pour y annoncer vos divines vérités ; mais
de toutes vos vérités , quelle autre dut plus exciter mon zèle ? J'y vois des
mondains occupés du monde , possédés du monde , enchantés du monde. Je
les vois enivrés de la grandeur, idolâtres de leur fortune , amateurs d'eux-
mêmes et esclaves de leurs sens. Je les vois désolés , consternés , comme
foudroyés , au moindre revers qui trouble leurs projets ambitieux et qui
déconcerte leurs intrigues criminelles ; mais sur l'éternité, nulle inquiétude,
nulle attention : soit prétendue force d'esprit et impiété , soit confiance
présomptueuse et témérité, soit oubli, négligence, aveuglement, quoi que
ce soit, ils vivent en paix et sans alarmes. Cent fois on leur a représenté
l'horreur d'une éternelle damnation ; mais ils nous écoutent comme les
enfants de Lot, dont il est parlé dans l'Écriture, écoutèrent leur père,
qui de la part de Dieu vint les menacer d'un incendie général. Il semble
que ce soit un jeu pour eux : Visus est eis quasi ludens loqui3. Dans la
juste indignation qui nous anime , ne pourrions-nous pas , à l'exemple de
• Luc, 16. — a Ibid. — 3 Gènes , 19.
SUR L IMPURETE. 487
vos prophètes , vous presser enfin , Seigneur, de vous faire connaître , et
de faire éclater sur eux votre justice? Mais , mon Dieu, nous nous souve-
nons que s'ils tombent une fois dans les mains de cette justice inexorable ,
rien ne les en pourra retirer ; que s'ils se damnent une fois , ou s'ils vous
obligent une fois à les damner, c'est pour toujours ; et voilà ce qui réveille
toute notre compassion. Nous savons d'ailleurs que ce sont des âmes pré-
cieuses f que ce sont des âmes rachetées de votre sang , que ce sont des âmes
appelées à votre gloire : seront-elles éternellement perdues pour vous , ô
mon Dieu, et serez-vous éternellement perdu pour elles? C'est à quoi, mes
chers auditeurs , vous ne pouvez trop penser ; et si vous n'y pensez pas
maintenant , quand y penserez-vous ? Sera-ce au triste moment que vous
commencerez à ressentir l'ardeur de ces flammes dévorantes? Mais que vous
servira d'y penser alors? et n'est-ce pas au contraire dans cette pensée
que vous trouverez , non plus votre salut , mais votre tourment ? O éter-
nité , pensée salutaire dans la vie , mais pensée désespérante dans l'enfer !
Si nous ne voulons pas , Chrétiens , qu'elle soit le sujet de notre désespoir,
faisons-en le motif de notre pénitence. Au lieu de nous exposer à des
peines éternelles pour une félicité temporelle , tâchons de mériter, par des
peines temporelles , une félicité éternelle que je vous souhaite , etc.
SERMON POUR LE DIMANCHE DE LA TROISIÈME SEMAINE.
SUR L'IMPURETE.
Cùm imnnmdus spiritus exierll ab liomine, ambulal per loca arida, quœrens requiem, et non
invenit. Tune dicit : Revcvtar in domum. meam undè exivi. Et veniens invenit eam. vacantem ,
scopls mundatam , et ornatam. Time vadit, et assumit septem alios spiritus secum nequiores se,
et intrantes habitant ibi.
Lorsque l'esprit impur est sorti (l'un homme, il va par des lieux arides, cherchant du re-
pos , et il n'( n trouve point. Alors il dit : Je retournerai dans ma maison d'où je suis sorti ; et
à son retour il la trouve vide , balayée et ornée. Il part aussitôt, et il va prendre avec soi Sept
autres esprits encore plus méchants que lui; ils rentrent dans cette maison , et ils y habitent.
Saint Maitli., ch. 12.
SlRE,
C'est une doctrine communément reçue, et fondée sur l'Écriture même,
qu'il y a des démons de plusieurs espèces; et cette différence, remarque
saint Grégoire , pape , vient des différentes espèces de péchés où ces esprits
de ténèbres ont coutume de nous porter. Il y a des démons d'orgueil , il y
a des démons de vengeance , il y a des démons de jalousie et d'envie , il
y a des démons de mensonge, d'illusion et d'erreur; et tous ont leur
caractère particulier, aussi bien que leurs fonctions propres. Celui qui
nous est aujourd'hui représenté dans l'Évangile est le démon d'impureté,
cet esprit immonde dont l'exercice est de souiller les âmes purifiées par
la grâce de Jésus-Christ, et , toutes spirituelles qu'elles sont, de les rendre
toutes charnelles , en les infectant de la contagion de leurs corps : Cùm
488 SUR L IMPURETE.
immundus spiritus exierit ab homine i. Or le Fils de Dieu veut qu'entre
tous les autres démons nous ayons particulièrement horreur de celui-ci ,
et c'est pour cela qu'il entreprend lui-même de nous le faire connaître.
C'est donc, mes chers auditeurs, de cet esprit impur que je dois aujour-
d'hui vous parler ; et il est important de vous en découvrir la malignité ,
puisque le même saint Grégoire nous assure que ce démon , ou plutôt que
le vice qu'il entretient dans nos cœurs , est la cause la plus générale de la
damnation des hommes , et que c'est lui qui , tous les jours , fait périr
tant de pécheurs : Hoc maxime vitio periclitatur genus humanum 2. Je
vous en donnerai une idée , dont vous ne pourrez tirer d'autre consé-
quence que de le détester et de vous en préserver. Car, en traitant cette
matière, je me souviendrai toujours que la parole du Seigneur, dont je
suis le ministre quoique indigne , doit être une parole chaste , plus épurée
que l'argent qui passe par le feu, et qu'on éprouve jusques à sept fois :
Eloquia Domini eloquia casta, argentum igné examinatum , probatum
terrœ , purgatum septuplum*. Plaise à Dieu que vos cœurs, aussi purs
que cette divine parole , soient disposés à en profiter ! c'est la grâce que
je vais demander d'abord au Saint-Esprit, par l'intercession de la Reine
des Vierges. Ave , Maria.
Saint Thomas , parlant du caractère que nous impriment certains
sacrements de la loi de grâce , lui donne deux qualités, en quoi il fait
consister toute son essence. C'est , dit-il , et un signe spirituel et une
puissance spirituelle , Signaculum et potestas 4. Un signe spirituel , pour
représenter dans nous les effets invisibles du sacrement ; et une puissance
spirituelle , pour nous rendre capables d'opérer les actions propres du
sacrement : telle est la doctrine de cet ange de l'école. Or, je dis , Chré-
tiens (permettez-moi de faire cette comparaison), que l'impureté a pareil-
lement son caractère, mais un caractère de réprobation, et qu'en cela
cet abominable péché est une parfaite image de l'enfer. C'est ce que j'en-
treprends de vous montrer dans ce discours ; et pour en faire dV abord le
partage , je trouve que ce caractère de réprobation que nous découvrons
dans l'impureté , quoique infiniment opposé au caractère des sacrements
institués par Jésus-Christ , ne laisse pas de lui ressembler en deux ma-
nières ; je veux dire en ce qu'il a tout à la fois , et la vertu de représen-
ter, et la vertu d'opérer ce qu'il représente. Car je prétends qu'il repré-
sente dans l'homme l'état de la réprobation future ; voilà sa première
propriété : et j'ajoute , si je puis m' exprimer de la sorte, qu'il opère dans
l'homme cette même réprobation, en le conduisant à l'impénitence finale ;
c'en est la seconde propriété. En deux mots, impureté, signe de la répro-
bation, et principe de la réprobation. Signe visible de la réprobation,
parce que rien ne nous représente mieux , dès cette vie, l'état des réprouvés
après la mort : vous le verrez dans la première partie. Principe efficace de
la réprobation , parce que rien ne nous expose à un danger plus certain
de tomber dans l'état des réprouvés après la mort : je vous le ferai voir
' Matth., 12. — * Greg. — 3 Psalm. 11. — 4 S. Thom.
sur l'impureté. 489
dans la seconde partie. Ce sujet est d'une grande étendue, mais d'une
extrême conséquence. Je ne dirai rien qui ne soit pour vous une leçon
salutaire , et qui ne mérite toutes vos réflexions.
PREMIÈRE PARTIE.
Quatre choses , Chrétiens , que nous marque F Écriture, expriment par-
faitement Fétat d'une âme réprouvée dans Fenfer. Les ténèbres et l'obscu-
rité, au milieu d'un feu dévorant : Mittite eum in tenebras externes l. La
confusion et le désordre dans le séjour de toutes les misères : Terram mi-
ser iœ, ubi nullus or do, sed sempiternus horror inhabitat ^. L'esclavage
et la servitude du démon : Exeat condemnatus , et diabolus stet à dex-
t?ns ejus 3. Enfin, le ver immortel d'une conscience cruellement et conti-
nuellement déchirée : Vermis eorum non moritur 4. Voilà l'idée sensible
que le Saint-Esprit a prétendu nous donner d'une parfaite réprobation. Or
c'est ce que nous trouvons , dès cette vie même, dans l'impureté; car il n'y
a point de péché , ni qui jette l'homme dans un plus profond aveuglement
d'esprit, ni qui l'engage dans des désordres plus funestes, ni qui le cap-
tive davantage sous l'empire du démon , ni qui forme dans son cœur un
ver de conscience plus insupportable et plus piquant ; et tout cela par une
vertu qui lui est propre. D'où je conclus que ce péché est donc un signe
manifeste de Fétat malheureux de la réprobation : en voici la preuve ,
appliquez- vous.
Non , il n'y a point de péché qui jette l'homme dans un aveuglement
plus profond ; et saint Chrysostome en apporte une raison bien évidente :
parce que ce péché , dit-il , est un attachement déréglé , et même un assu-
jettissement honteux de l'esprit à la chair, et que par là il rend , pour
ainsi dire, l'esprit tout charnel. D'où vient que saint Paul, en parlant d'un
impudique , ne l'appelle plus absolument homme , mais homme charnel ,
Animalis homo. Or, de prétendre qu'un homme charnel puisse avoir des
connaissances raisonnables , c'est vouloir que la chair soit esprit ; et voilà
pourquoi l'Apôtre conclut qu'un homme possédé de cette passion, quelque
intelligent qu'il paroisse d'ailleurs , ne connaît plus les choses de Dieu ,
parce qu'elles ne sont plus de son ressort : Animalis homo non percipit
ea quœ sunt Dei b.
En effet , Chrétiens , prenez garde à cette réflexion de saint Bernard ,
qui me semble également solide et ingénieuse : Quand l'homme se laisse
emporter à l'ambition , c'est un homme qui pèche , mais qui pèche en
ange : pourquoi? parce que l'ambition est un péché tout spirituel, et par
conséquent propre des anges. Quand il succombe à l'avarice et à la tenta-
tion de l'intérêt, c'est un homme qui pèche, mais qui pèche en homme,
parce que l'avarice est un dérèglement de la convoitise qui ne convient qu'à
l'homme. Mais quand il s'abandonne aux sales désirs de la chair, il pèche
et il pèche en bête , parce qu'il suit le mouvement d'une passion prédomi-
nante dans les bêtes. Or s'il pèche en bête, il n'a donc plus ces lumières
de l'esprit qui le distinguent des bêtes , et qui le font agir en homme ; il est
• Mallb., 22. — 2 Job., 10. — 3 Psalm. 108. — 4 Marc, 9. — 5 1 Cor., 2.
490 sur l'impureté.
donc réduit à l'ignominie de Nabuchodonosor, il est dégradé de sa condi-
tion , il est même au-dessous de la condition des bêtes , puisque entre les
bêtes et lui il n'y a plus d'autre différence, sinon qu'il est criminel dans
son emportement , ce que les bêtes ne peuvent être : Homo cum in honore
esset, non intellexit ; comparatus est jument i s insipientibus , et similis
factus est illis1. C'est le raisonnement de saint Bernard, et l'expérience
le justifie tous les jours : car nous voyons ces hommes esclaves de leur
sensualité au moment que la passion les sollicite, fermer les yeux à toutes
les considérations divines et humaines , ne convenir plus des choses dont
ils étaient auparavant persuadés, ne croire plus ce qu'ils croyaient, ne
craindre plus rien de ce qu'ils craignaient, n'être plus capables de re-
montrances , agir sans règle et sans conduite , devenir brutaux et insen-
sés ; tant ce péché a de pouvoir et de force pour les aveugler. Venons au
détail ; et c'est ici que je vous prie de m'écouter. Ils perdent surtout trois
connaissances : la connaissance d'eux-mêmes , la connaissance de leur
propre péché, et la connaissance de Dieu. Est-il un aveuglement plus dé-
plorable et plus affreux?
Ils perdent la connaissance de ce qu'ils sont , dit saint Augustin , parce
que , dans cet état de libertinage , ils cessent d'être ce qu'ils étaient. A
quoi j'ajoute, en renversant la proposition, ils cessent d'être ce qu'ils
étaient , parce que , dans cet état de libertinage , ils perdent la connais-
sance de ce qu'ils sont. Ces deux pensées reviennent au même principe.
En voulez-vous un des plus illustres , mais au même temps des plus ter-
ribles exemples? Je le tire de l'Écriture. Par où commença la dissolution
de ces deux vieillards qui attentèrent à la chasteté de la vertueuse Suzanne,
et qui furent si hautement confondus par le prophète Daniel? Le texte
sacré nous l'apprend : Everterunt sensum suum, et declinaverunt oculos
suos, ut non vidèrent cœlum 2 ; Ils perdirent le sens, et ils détournèrent
leurs yeux pour ne point voir le ciel. Car avec quel front l'auraient-ils pu
voir, et en venir jusqu'à cet excès? des magistrats, des juges, des hommes
vénérables dans la Synagogue par leur âge , et qui devaient servir de mo-
dèles au peuple. Ah î Chrétiens, ils ne l'auraient jamais fait, et le seul
souvenir des qualités dont ils étaient revêtus les aurait tenus dans le respect.
Il fallut donc qu'ils s'oubliassent eux-mêmes , avant que de se résoudre à
une telle déclaration ; et parce que la conscience ne peut être séduite ni
corrompue tandis qu'elle a des yeux , il fallut l'auveugler absolument ,
afin qu'elle ne fût plus en état de se révolter. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est
qu'ils eussent pu de la sorte , et en si peu de temps , effacer de leur esprit
toute la connaissance d'eux-mêmes. Mais , reprend saint Chrysostome ,
comme la lumière est d'une nature à se répandre en un moment dans
l'immensité des airs, et qu'elle en dissipe tout à coup toutes les ténèbres,
ainsi, dans un instant, le péché que je combats, ce péché grossier et
charnel , couvre , pour user de cette figure , une âme des plus noires
ombres , et obscurcit toutes les vues de la raison et de la foi.
C'est de là, remarque Clément Alexandrin, que les poètes, qui furent
> Psalm. 48. — ? Dan.. 13.
SUR L IMPURETE. 491
les théologiens du paganisme, lorsqu'ils décrivaient les pratiques hon-
teuses et les infâmes commerces de leurs fausses divinités , ne les repré-
sentaient jamais dans leur forme naturelle, mais toujours déguisées et sou-
vent métamorphosées en bêtes. Pourquoi cela? Nous les blâmons, dit ce
Père, d'avoir ainsi déshonoré leur religion, et outragé la majesté de leurs
dieux ; mais , à le bien prendre, ils en jugeaient mieux que nous : car ils
voulaient nous dire par là que ces dieux prétendus n'avaient pu se porter
à de telles extrémités , sans se méconnaître ; et qu'en devenant adultères ,
non-seulement ils s'étaient dépouillés de l'être divin , mais qu'ils avaient
même renoncé à l'être de l'homme.
Et en elfet, n'est-il pas surprenant de voir jusqu'à quel point ce péché
abrutit les hommes? car il n'y a point d'intérêt qu'on ne méprise, point
d'honneur qu'on ne foule aux pieds , point de dignité qu'on ne prostitue ,
point de fortune qu'on ne risque, point d'amitié qu'on ne viole, point de
réputation qu'on n'expose , point de ministère qu'on ne profane , point de
devoir qu'on ne trahisse pour satisfaire sa passion. Un père oublie ce qu'il
doit à ses enfants , et ne se met plus' en peine de les ruiner par ses dé-
bauches ; un juge, ce qu'il doit au public, et ne fait plus scrupule de sa-
crifier le bon droit à ses plaisirs; un ami, ce qu'il doit à son ami, et ne
compte plus pour rien d'abuser de l'accès qu'il a dans une maison pour la
déshonorer; un prêtre, ce qu'il doit à Jésus-Christ, et ne craint plus de
scandaliser son sacerdoce par des actions abominables; une femme, ce
qu'elle doit à son mari , et ne se souvient plus de la foi qu'elle lui a jurée ;
une fille , ce qu'elle se doit à elle-même , et ne rougit plus de perdre sa
plus belle fleur, et de se rendre un sujet d'opprobre. Si , dans chacun de
ces états , on faisait cette réflexion : Qui suis-je , et à quoi vais-je m'enga-
ger? il n'y a point d'âme, pour abandonnée qu'elle puisse être à la vio-
lence de ses désirs , que les seules raisons humaines ne fussent capables de
contenir. Mais on a les yeux bandés ; et tandis que cette passion domine ,
on ne sait ni ce qu'on est , ni ce qu'on n'est pas , parce que le démon d'im-
pureté nous aveugle , et nous ôte d'abord la première de toutes les vues ,
qui est la vue de nous-mêmes.
Je dis plus : ce même démon note pas seulement à l'homme la con-
naissance de ce qu'il est , mais la connaissance de ce qu'il fait , c'est-à-dire
de son propre péché , et ne lui en laisse qu'autant qu'il faut pour le rendre
coupable devant Dieu. Sur quoi saint Chrysostome fait une observation
bien judicieuse , et nous découvre une espèce de prodige qui se passe tous
les jours dans nos esprits, mais dont il y a bien de l'apparence que nous
ne nous apercevons pas : le voici. Dans les règles communes , c'est par
l'expérience que nous parvenons à la connaissance des choses : ce que nous
n'avons jamais expérimenté , à peine le connaissons-nous ; mais à mesure
que nous le pratiquons, que nous l'éprouvons, il se montre à nous, et
nous apprenons à le connaître. Voilà l'ordre de la nature. Mais dans le
péché dont je parle , il arrive tout le contraire ; car nous ne le connais-
sons jamais mieux que quand nous n'en avons nul usage; et nous n'en
perdons la connaissance qu'autant que nous nous licencions à le com-
492 sur l'impureté.
mettre. C'est ce que j'appelle prodige. Est-il rien de plus vrai et rien de
plus ordinaire? Car voyez, mes Frères, dit saint Chrysostome, quels sont
les sentiments d'une âme pure et innocente : elle regarde l'impureté comme
un monstre , elle s'en préserve comme d'une peste et d'une contagion mor-
telle , elle en fuit les occasions , elle en déteste les intrigues , elle en con-
damne les moindres libertés , parce qu'elle est prévenue que c'est le plus
dangereux écueil de son salut. D'où lui vient cette prévention? de la na-
ture, c'est-à-dire de Dieu môme, lequel a imprimé l'horreur de ce vice
dans les esprits de tous les hommes , sans en excepter les païens. L'homme
donc encore chaste , et dans la première intégrité de ses mœurs , a une
véritable idée de ce péché. Il ne Fa jamais commis , et c'est pour cela qu'il
le connaît parfaitement. Mais qu'il s'y laisse entraîner, bientôt cette con-
naissance s'affaiblira , bientôt cette idée s'effacera ; après quelques chutes ,
les péchés les plus monstrueux ne lui paraîtront plus si griefs : des actes
il passera à l'habitude, de l'habitude à l'endurcissement, de l'endurcisse-
ment au scandale , et du scandale à la dernière impudence. Il n'envisagera
plus sa passion que comme une faiblesse pardonnable à l'humanité ; il
n'en aura plus aucun remords , il ne la traitera plus que de galanterie,
il s'en glorifiera , il s'en applaudira , il en triomphera. Car ce sont là,
dit Guillaume de Paris , dans son admirable traité sur cette matière , les
progrès de l'impureté.
Mais l'aurait-on jamais cru , si le débordement du siècle ne nous le
montrait pas , qu'il dût y avoir des hommes dans le monde , et dans le
monde chrétien , d'un sens assez perverti pour qualifier de simple galan-
terie un crime de cette conséquence ? Si les païens , si les idolâtres s'en
étaient expliqués de la sorte , le scandale de notre religion serait de tenir
ce langage après eux et comme eux. Mais que les plus dissolus d'entre
les païens et les idolâtres aient eu sur ce point plus de modestie que nous ;
qu'on voie des hommes faire profession de l'Évangile , et cependant ne
garder nulles mesures , n'avoir ni honêteté ni pudeur dans leurs expres-
sions , mettre au nombre de leurs conquêtes les engagements les plus cri-
minels, en tirer avantage , se vanter hautement de ce qu'ils font , et sou-
vent même de ce qu'ils ne font pas : ah ! mes Frères , disait saint Chry-
sostome , c'est un aveuglement pire que celui des démons.
Mais qu'est-ce de voir des femmes dans le christianisme s'accoutumer
à de semblables discours , en faire un divertissement et un jeu , en aimer
la raillerie et les équivoques , se plaire à les entendre, ou ne témoigner
là-dessus qu'une fausse répugnance , et d'un air qui , bien loin d'arrêter
la licence , ne sert qu'à la rendre encore plus hardie , et qu'à l'exciter ?
Car je ne parle pas seulement ici , femmes chrétiennes , de ces derniers
désordres dont le seul honneur du monde vous fait abstenir , et à l'égard
desquels on peut dire que Dieu doit peu compter vos victoires , puisque si
vous remportez des victoires , c'est moins pour lui que pour vous-mêmes.
Je parle de ces autres désordres, moins odieux , ce semble , mais qui sont
toujours autant de crimes , et qui , tout irrépréhensibles que vous vous
flattez d'être selon le monde , ne fournissent à Dieu que trop de matière
SUR L IMPURETE. 493
pour vous damner : je parle de ces conversations libertines , d'où naissent
tant de maux , et qui portent à une âme de si mortelles atteintes ; je parle
de ces entretiens secrets et familiers , mais dont la familiarité même et le
secret sont de si puissants attraits aux plus funestes attachements ; je parle
de ces amitiés prétendues honnêtes , mais dont la tendresse est le poison
le plus subtil et le plus présent , pour infecter les cœurs et pour les cor-
rompre ; je parle de ces commerces assidus de visites , de lettres , de par-
ties , que saint Jérôme appelait si bien les derniers indices d'une chasteté
mourante , Moriturœ virginitatis indicia x ; je parle de ces artifices de
la vanité humaine , employés à relever les agréments d'une beauté perni-
cieuse ; je parle de cette détestable ambition d'avoir des adorateurs au pré-
judice du souverain Maître, à qui seul tout culte et tout hommage appar-
tient ; je parle de ces douceurs vraies ou fausses , témoignées à un homme
mondain , dont on entretient par là les criminelles espérances , pour être
un jour responsable de ses iniquités les plus secrètes ; je parle de ces ha-
billements immodestes , que ni la coutume ni la mode n'autoriseront ja-
mais , parce que ni la mode ni la coutume ne feront jamais de prescription
contre le droit divin. Ce ne sont là , dites- vous , que des bagatelles : mais
la question est de savoir si Dieu en jugera comme vous , et si vous-
mêmes , lorsqu'il faudra comparaître devant son tribunal , vous n'en ju-
gerez pas autrement. Vous prétendez que ce sont des choses indifférentes,
et moi je soutiens que ce sont autant de crimes ; vous prétendez que, pour
vivre dans les règles , il faut vivre de la sorte, et moi je soutiens que vivre
de la sorte , c'est violer toutes les règles de la religion que vous professez.
Et parce que cette conduite ne peut s'accorder avec la connaissance d'un
Dieu (car le moyen de connaître Dieu , et de ne pas connaître ce qui l'of-
fense ? ) , de l'oubli de soi-même et de l'ignorance de son péché , l'homme
sensuel tombe dans F ignorance et l'oubli de Dieu , et voilà le fond de
l'abîme où le plonge l'impureté.
C'est de là , disait le savant Pic de la Mirande, que de tout temps tous
les athées ont été , d'une notoriété publique , des hommes corrompus par
les passions charnelles : l'athéisme , remarque ce grand personnage , n'é-
tant pas ce qui conduit à l'impudicité , mais l'impudicité étant la voie or-
dinaire qui conduit à l'athéisme. C'est de là que tous les impudiques , par
profession et par état , sont communément des esprits gâtés et libertins
en matière de créance , et qu'ils se préoccupent aisément contre la religion,
qu'ils aiment à en disputer , à y trouver des difficultés , à ne pas savoir
ce qui les résout ; et qu'à peine verra-t-on même une femme du grand
monde , et dans la débauche , qui ne fasse l'esprit fort , et qui ne se pique
de raisonner sur les vérités du christianisme. Pourquoi? parce qu'elle vou-
drait bien se persuader, en raisonnant , qu'il n'y a point de Dieu, suivant
ce beau mot de saint Augustin , que personne ne doute qu'il y en ait un,
sinon ceux à qui il serait expédient qu'il n'y en eût point. C'est de là que
les progrès de l'impiété suivent presque toujours les progrès du vice ; et
qu'au contraire le retour de l'impiété à la foi ne commence presque jamais
1 Hieron.
494 sur l'impureté.
dans une âme que par le retour du vice à la vertu, c'est-à-dire que lorsque
le feu des désirs impurs vient à s'amortir et à s'éteindre. La raison, encore
une fois, est bien naturelle ; car le voluptueux se trouvant dans une espèce
d'impuissance de croire et de se satisfaire , la vue d'un Dieu le troublant
dans son plaisir, et son plaisir étant contredit sans cesse par la vue d'un
Dieu , il prend enfin le parti de renoncer à l'un pour se maintenir dans
la possession de l'autre , et de ne plus croire ce Dieu, qu'il regarde comme
l'ennemi irréconciliable de son plaisir et de son désordre.
C'est ainsi que le plus sage des princes , Salomon , cet homme comblé de
tous les dons du ciel , cet homme qui , depuis le cèdre jusqu'à l'hysope ,
n'ignorait rien de tout ce qu'il y avait dans le monde dont il était l'oracle,
en méconnut l'auteur. Il n'eut plus de peine à se prosterner devant des
idoles de pierre, depuis qu'il eut adoré des idoles de chair ; et il perdit les
plus belles lumières de son esprit , dès qu'il eut donné son cœur à d'in-
fâmes créatures.
Saint Augustin fait une réflexion bien ingénieuse touchant la différence
du vrai Dieu et des faux dieux du paganisme , ou , pour mieux dire , tou-
chant l'aveuglement des païens à l'égard de leurs faux dieux , et notre aveu-
glement à l'égard du vrai Dieu que nous adorons : ceci convient parfaite-
ment à mon sujet. Car en quoi, demande ce saint docteur , a consisté l'aveu-
glement du paganisme ? le voici : c'est que les hommes , dans le paga-
nisme , ayant fait eux-mêmes leurs dieux, ils les ont faits selon leur ca-
price, et tels qu'ils les ont voulus; et parce qu'ils craignaient que ces
prétendus dieux ne fussent des juges trop sévères, et qu'ils ne condamnas-
sent avec trop de rigueur les dérèglements de leur vie , ils en ont fait des
dieux passionnés, des dieux colères et emportés, des dieux sujets aux mêmes
crimes que nous , afin que chacun les pût commettre sans honte , et même
avec honneur. Voilà jusqu'où la passion , parmi les nations païennes , a
porté l'aveuglement : mais le Dieu des chrétiens , poursuit ce Père , est
bien d'une autre condition; car n'ayant pas été fait par les mains des
hommes , les hommes , avec tous leurs artifices , n'ont pu l'accommoder à
leurs sentiments ; et lui-même ne s'étant pas fait ce qu'il est , mais étant
saint par la nécessité de son être , il était incapable de se conformer à
leurs inclinations corrompues. Que fait donc l'impudique? Le connaissant
tel , et désespérant de le pouvoir changer , il le désavoue pour son Dieu ; et,
au lieu de donner dans les erreurs de l'idolâtrie et de la superstition , il
s'abandonne à l'irréligion ; c'est-à-dire, au lieu d'attribuer à Dieu des choses
indignes de Dieu , comme ceux qui présentaient de l'encens à un Jupiter
incestueux , il efface de son esprit toutes les idées de la Divinité. Mais ce
Dieu , qui par essence est la pureté même et qui ne peut en rien se démen-
tir , aime mieux que les hommes ne le connnaissent point , que de le
connaître pour un Dieu fauteur de leurs passions honteuses. Non , non ,
dit-il dans l'Écriture , je ne serai plus votre Dieu, et je me ferai même une
gloire de cesser de l'être. Vous affecterez de ne me plus connaître, et j'af-
fecterai de n'être plus connu de vous , puisque , dans l'état d'abomination
où le péché vous a réduits , la connaissance que vous auriez encore de moi
SUR L IMPURETÉ. 495
ne serait qu'un surcroît d'outrage à ma sainteté ; mais aussi souvenez-vous
que cet oubli doit mettre le comble à votre malice , et qu'il en sera , dès
cette vie même, la plus terrible punition.
En effet , Chrétiens , y a-t-il rien de si affreux dans les ténèbres de l'en-
fer que cet aveuglement ? L'enfer a des ténèbres , il est vrai ; mais la même
foi qui me l'enseigne m'apprend d'ailleurs que ce ne sont que des ténèbres
extérieures : Mittite eum in tenebras exteriores 1 ; au lieu que les ténè-
bres d'une aveugle concupiscence sont des ténèbres renfermées , et , pour
ainsi dire, concentrées dans l'homme, et aussi intimes à l'homme que
l'homme Test à lui-même. Les démons sont dans le séjour des ombres et
de l'obscurité ; mais ils sont eux-mêmes remplis de clarté, car ils ne com-
prirent jamais mieux , ni ce que c'est que Dieu , dont ils ressentent la main
vengeresse , ni ce que c'est que le péché , dont ils portent la peine éternelle,
ni ce qu'ils sont eux-mêmes , et pour quelle fin ils avaient été créés. Ils
sont donc extérieurement investis de ténèbres , mais intérieurement péné-
trés de lumières ; et l'impudique, au contraire , est investi de lumières et
pénétré de ténèbres ; il a hors de lui toutes les lumières de la foi , qu'il
n'aurait qu'à consulter, et qui lui feraient voir la dignité de son âme sanc-
tifiée par le sacrement de Jésus-Christ , l'opprobre du péché qui la désho-
nore et qui la souille , l'excellence de Dieu , à qui il doit se soumettre , et
contre qui il se révolte ; mais au dedans ce n'est qu'une sombre nuit , et
voilà pourquoi il ne voit rien. Ne faut-il donc pas conclure qu'il est encore
dans de plus épaisses ténèbres que les réprouvés mêmes?
Allons plus loin. Le désordre qui règne dans l'enfer règne-t-il également
dans l'impureté? Également, Chrétiens, et d'autant plus que le désordre
de l'enfer est nécessairement accompagné d'un ordre supérieur que la jus-
tice divine y a établi , puisque , dans la doctrine des Pères , l'enfer , tout
enfer qu'il est , est le lieu destiné par la Providence , où Dieu , comme créa-
teur de l'univers , rappelle toutes choses à l'ordre , punissant ce qui est pu-
nissable , et tirant de ses créatures rebelles les satisfactions qui lui sont
dues; au lieu que le désordre de l'impureté est simplement un désordre,
et rien de plus. De vous expliquer dans toute son étendue la nature de ce
désordre , ce serait un discours infini. Saint Augustin le fait consister en ce
que l'esprit de l'homme , qui , par un droit de supériorité naturelle, doit
gouverner et régir le corps , se laisse au contraire gouverner lui-même par
les sens. Ce qui n'arrive pas, dit-il , dans les autres vices , ni dans les
autres passions, où l'esprit au moins , s'il est vaincu, n'est vaincu que par
soi-même , au lieu qu'il est ici vaincu par la chair. Ce sont les termes de ce
saint docteur : In aliis quippe affectihus, animus à se ipso vincitur ; hic
autem pudet animum sibi resisti à corpore , quod ei inferiore naturâ
subjectum est 2. Mais cette pensée est trop spirituelle pour exprimer le
désordre d'un péché aussi grossier que celui-là. Saint Chrysostome nous en
donne une idée plus sensible, lorsqu'il nous dit que le désordre de l'impu-
reté dans l'homme est de porter l'homme à des excès où la sensualité même
des bêtes ne se porte pas. Car il est certain que l'homme faisant servir sa
1 Matth., 22. — • ' Atig.
496 sur l'impureté.
raison , j'entends sa raison dépravée, à sa concupiscence , a inventé, pour
se satisfaire, des crimes que la seule concupiscence ne lui aurait jamais
inspirés ; et que comme il n'y a que l'homme entre les animaux, capables
d'être chastes par vertu et au-dessus des lois de la nature , aussi n'y a-t-il
que l'homme capable d'être vicieux et emporté au delà des bornes de la
nature même. Ainsi saint Chrysostome le déclarait -il , dans l'exemple de
ces villes abominables dont il est parlé au livre de la Genèse, et sur qui
Dieu fit éclater l'ardeur de sa colère. Villes infortunées, dont l'exécrable
péché en a perverti tant d'autres ! car combien Dieu n'en voit-il pas d'aussi
criminelles , peut-être jusques au milieu du christianisme ! et s'il ne les
punit pas en faisant pleuvoir sur elles le soufre et le feu , combien de
vengeances secrètes , mais encore plus terribles , n'exerce-t-il pas tous les
jours sur ceux qui renouvellent de pareilles abominations? N'est-ce pas ce
que nous veut faire entendre saint Paul, quand il nous les représente aban-
donnés de Dieu , et livrés aux passions les plus honteuses? et quoique
l'Apôtre n'ait pas fait difficulté de s'en expliquer ouvertement , oserais-
je , tout ministre que je suis de l'Évangile , user ici des mêmes expres-
sions ? Je craindrais que , toutes consacrées qu'elles sont , elles ne blessas-
sent votre pudeur ; et plût à Dieu que le démon de la chair ne vous eût
jamais ouvert les yeux pour comprendre ce que je ne puis dire , et qu'il
fût toujours dangereux d'en parler , de peur d'apprendre aux chrétiens ce
qu'ils ignorent ! Car malheur à moi si , sous prétexte de confondre les pé-
cheurs , je scandalisais jamais une âme simple et innocente ! Mais disons
la vérité, Chrétiens : où est aujourd'hui l'innocence et la simplicité? Si
l'on ne fait pas tout le mal , on veut le pouvoir et le savoir faire. Vous di-
riez que la nature ne soit pas assez corrompue , et qu'il faille y ajouter l'é-
tude , pour se faire une science de ses désordres mêmes. Paraît-il un livre
diabolique qui révèle ces mystères d'iniquité , c'est celui que l'on recher-
che, celui que l'on dévore avec tout l'empressement d'une avide curio-
sité. Que l'imagination en soit infectée , qu'il fasse des impressions mor-
telles dans le cœur, que le venin qu'il inspire aille jusqu'à la partie de l'âme
la plus saine , qui est la raison , il n'importe ; c'est le livre du temps qu'il
faut avoir lu , et cela sans égard au péril qui s'y rencontre ; comme si l'on
était sûr de la grâce , et qu'on eût fait un pacte avec Dieu , pour avoir
droit de s'exposer sans présomption aux occasions les plus prochaines. Car
celle-ci ( je dis cette curiosité de savoir ce qui doit faire horreur à penser )
est une de ces tentations que nulle excuse ne justifie, et dont cependant,
avec toute la prétendue réforme dont on se pique , on ne peut presque ga-
gner sur soi de se faire un point de conscience.
Mais achevons , s'il est possible , de développer ce que j'appelle désordre
de l'impureté. Tertullien semble l'avoir conçu d'une manière plus figurée,
et par conséquent plus propre à un discours qui n'a pour but que votre
édification. C'est dans le livre de la Chasteté , où j'avoue que ce grand
homme, emporté parla force de son génie, parlait déjà en hérétique,
mais en hérétique , remarquent ses commentateurs , qui ne l'était au
moins que par un excès de zèle , et dont on ne peut nier que les erreurs
sur l'impureté. 497
n'aient été mêlées des plus saintes et des plus solides vérités. Il dit donc,
et c'est une de ces vérités, que l'esprit impur a comme une liaison nécessaire
avec tous les vices, et que tous les vices sont, pour ainsi dire, à ses gages et à sa
solde, toujours prêts à le servir pour le succès de ses détestables entreprises.
C'est pour lui, par exemple, que l'homicide répand le sang humain, pour lui
que la perfidie prépare des poisons, pour lui que la calomnie est ingénieuse à
inventer, pour lui que l'injustice est toute-puissante quand il s'agit de sollici-
ter, pour lui que l'avarice épargne, pour lui que la prodigalité dissipe, pour
lui que le parjure trompe, pour lui que le sacrilège attente sur ce qu'il y a de
plus saint. Voilà, disait Tertullien, la pompe infernale que je m'imagine voir
quand je considère les démarches de cette dangereuse passion : Pompam
quamdam atque suggestum aspicio mœchiœ \ L'impudicité est à la tête
de tout cela , et tout cela lui fait escorte. Pensée qui s'accorde parfaitement
avec celle du Fils de Dieu , lorsqu'il nous représente dans l'Évangile l'es-
prit impur , accompagné de sept autres esprits , ou aussi méchants ou en-
core plus méchants que lui , puisqu'il est certain que le démon d'impureté
est presque toujours suivi du démon de vengeance , du démon de discorde ,
du démon d'impiété , du démon d'injustice , du démon de médisance , du
démon de prodigalité, du démon d'effronterie et de licence. Et combien
pourrais-je enjoindre d'autres? mais arrêtons-nous à ceux-là, pour véri-
fier , même à la lettre , la parole de Jésus-Christ : Et assumit septem
alios spiritus secum nequiores se.
Parlons sans figure. Avouons que ce péché est en effet le grand désor-
dre du monde , puisqu'il attire après lui tous les autres désordres. Je dis
que c'est pour lui que se répand le sang humain; écoutez-moi. D'où sont
venues les guerres les plus cruelles et les plus fatales aux peuples , sinon
d'une passion d'amour? Une femme enlevée par un insensé fut l'étincelle
qui excita les plus violents incendies , et qui consuma les nations entières.
Parce qu'un homme était impudique , il fallut que des milliers d'hommes
périssent par le fer et par le feu. Mais, ne remontons point si haut pour
avoir des preuves de cette vérité : notre siècle , ce siècle si malheureux , a
bien de quoi nous en convaincre ; et Dieu n'a permis qu'il engendrât des
monstres que pour nous forcer à en convenir. Nous les avons vus avec effroi,
et tant d'événements tragiques nous ont appris , plus que nous ne vou-
lions, ce qu'un commerce criminel peut produire, non plus dans les états,
mais dans les familles , et dans les familles les plus honorables. L'empoi-
sonnement était parmi nous un crime inouï ; l'enfer, pour l'intérêt de cette
passion, l'a rendu commun. On sait, disait le poëte , ce que peut une
femme irritée; mais on ne savait pas jusqu'à quel excès pouvait aller sa co-
lère , et c'est ce que Dieu a voulu que nous connussions. En effet , ne vous
fiez point à une libertine dominée par l'esprit de débauche : si vous traver-
sez ses desseins , il n'y aura rien qu'elle n'entreprenne contre vous ; les liens
les plus sacrés de la nature ne l'arrêteront pas ; elle vous trahira , elle vous
sacrifiera , elle vous immolera. C'est par l'homicide , poursuivait Tertul-
lien , que le concubinage se soutient, que l'adultère se délivre de l'im-
• Tertull.
t. i. 32
498 SUR L IMPURETE.
portunité d'un rival , . que l'incontinence du sexe étouffe sa honte , en
étouffant le fruit de son péché.
Je dis que c'est pour ce péché qu'on devient profanateur. L'aurait-on
cru, si la même Providence n'avait fait éclater de nos jours ce que la pos-
térité ne pourra lire sans en frémir ; aurait-on cru , dis-je , que le sacrilège
eût dû être l'assaisonnement d'une brutale passion ? que la profanation des
choses saintes eût dû entrer dans les dissolutions d'un libertinage effréné ?
que ce qu'il y a de plus vénérable dans la religion eût été employé à ce
qu'il y a de plus corrompu dans la débauche ; et que l'homme , suivant la
prédiction d'Isaïe , eût fait servir son Dieu même à ses plus infâmes vo-
luptés? Verumtamen servire me fecisti inpeccatis tuis, et laborem mihi
prœbuisti in iniquitatibus tuis l. Disons des choses moins affreuses , et
que celles-là demeurent , s'il est possible , ensevelies dans un éternel oubli.
Je dis que c'est l'esprit impur qui entretient les dissensions et les querelles
d'une ville , d'un quartier. Vous le savez , trois ou quatre femmes décriées
et célèbres par l'histoire de leur vie en font presque immanquablement
toute l'intrigue : et de là naissent les inimitiés de ceux qui les fréquentent ,
de là les emportements de ceux qui s'en croient méprises , de là les haines
irréconciliables entre elles-mêmes , de là les discordes domestiques , les fu-
ries d'un mari a qui cette plaie une fois ouverte ne laisse plus que des
aigreurs , et le ressentiment le plus profond et le plus amer. Je dis que c'est
l'impureté qui rend la calomnie ingénieuse à former des accusations et à
suborner des témoins : la mémoire n'en est que trop récente. Du moins
n'est-ce pas de cette source empoisonnée que viennent les plus sanglantes
railleries , les médisances atroces , les libelles injurieux et diffamatoires ,
mille autres attentats contre la réputation du prochain et contre la cha-
rité ? Je dis que c'est cette passion qui rend l'injustice toute-puissante dans
les sollicitations : et l'usage que vous avez du monde vous permet-il d'en
douter ? On sait que ce magistrat est gouverné par cette femme , et l'on
sait bien au même temps le moyen d'intéresser cette femme et de la ga-
gner ; c'est assez : car avec cela il n'y a point de bon droit qui ne suc-
combe , point de chicane qui ne réussisse, point de violence et de superche-
rie qui ne l'emporte. Combien de juges ont été pervertis par le sacrifice
d'une chasteté livrée et abandonnée, et pour combien de malheureuses la
nécessité de solliciter un juge impudique n'a-t-elle pas été un piège et une
tentation? Je dis que c'est ce vice qui désole les maisons, et qui en dissipe
tous les biens : n'en avez-vous pas vu cent exemples ? heureux si vous n'en
avez pas fait l'épreuve, ou par votre propre péché, ou par le péché d'autrui !
Le désordre ancien et commun était de voir avec compassion un insensé ,
sous le nom d'amant prodigue, et prodigue jusqu'à l'extravagance, con-
tenter l'avarice et entretenir le luxe d'une mondaine qu'il idolâtrait ; mais
le désordre du temps est de voir au contraire une femme perdue d'honneur
aussi bien que de conscience , par un renversement autrefois inouï , faire
les avances et les frais , s'épuiser , s'endetter, se ruiner , pour un mon-
dain à qui elle est asservie , dont elle essuie tous les caprices , qui n'a pour
1 Isaï., 43.
sur l'impureté. 499
#
elle que des hauteurs, et qui ordonne de tout chez elle en maître. L'indi-
gnité est que ce désordre s'établit de telle sorte qu'on s'y accoutume le
domestique s'y fait , on obéit à cet étranger , ses ordres sont respectés et sui-
vis , parce qu'on s'aperçoit de l'ascendant que son crime lui donne tan-
dis que celle-ci , ne gardant plus de mesures , et libre du respect humain
dont elle a secoué le joug , se fait une vanité de ne ménager rien , et un
plaisir de sacrifier tout , pour se piquer du ridicule avantage et de la folle
gloire de bien aimer.
Ne vous offensez pas , Mesdames ; et quand il y aurait de l'imprudence
à pousser trop loin ces reproches , souffrez qu'à l'exemple de saint Paul
je vous conjure de la supporter : Utinam sustineritis modicum quid in-
sipientiœ meœ, sed et supportate me i. Dieu, témoin de mes intentions,
sait avec quel respect pour vos personnes, et avec quel zèle pour votre sa-
lut, je parle aujourd'hui; mais Dieu a ses vues, et il faut espérer que sa
parole ne sera pas toujours sans effet. C'est de vous, Mesdames (le savez-
vous, et jamais y avez-vous bien pensé devant Dieu?) , c'est de vous que
dépend la sainteté et la réformation du christianisme ; et si vous étiez
toutes aussi chrétiennes que vous devez l'être, le monde, par une bien-
heureuse nécessité, deviendrait chrétien. Le désordre qui m'afflige est que
l'on prétend maintenant, et peut-être avec justice , vous rendre responsa-
bles de ce débordement de mœurs que nous voyons croître de jour en jour :
et que l'on n'en accuse plus simplement vos lâchetés , vos complaisances ,
vos faiblesses ; mais qu'on l'impute à vos artifices et à la dépravation de
vos cœurs. N'est-il pas étonnant qu'au lieu de cette modestie et de cette
régularité que Dieu vous avait données en partage , et que le vice même
respectait en vous, il y en ait parmi vous d'assez endurcies pour affecter
de se distinguer par un enjouement et une liberté , à quoi tant d'âmes se
laissent prendre comme à l'appât le plus corrupteur ? L'excès du désordre ,
c'est que toutes les bienséances qui servaient autrefois de rempart à la pu-
reté soient aujourd'hui bannies comme incommodes. Cent choses qui pas-
saient pour scandaleuses, et qui auraient suffi pour rendre suspecte la
vertu même , ne sont plus de nulle conséquence. La coutume et le bel air
du monde les autorise , tandis que le démon d'impureté ne sait que trop
s'en prévaloir. Le comble du désordre , c'est que les devoirs , je dis les de-
voirs les plus généraux et les plus inviolables chez les païens mêmes, soient
maintenant des sujets de risée. Un mari sensible au déshonneur de sa mai-
son est le personnage que l'on joue sur le théâtre, une femme adroite à le
tromper est l'héroïne que l'on y produit; des spectacles où l'impudence
lève le masque , et qui corrompent plus de cœurs que jamais les prédica-
teurs de l'Évangile n'en convertiront , sont ceux auxquels on applaudit.
Assujettissement , dépendance , attachement à sa condition , tout cela est
représenté comme une espèce de tyrannie dont le savoir-faire doit affran-
chir. C'est ce qu'on ne se lasse point d'entendre ; et tel qui , par sa triste
destinée, y a le plus d'intérêt, est le premier à s'en divertir. Imaginez-
vous d'ailleurs un mari qui, pourvu par le don de Dieu d'une femme
■ 2 Cor.; U.
500 sur l'impureté.
prudente et accomplie , ne laisse pas de s'entêter d'une passion bizarre ;
aime par obstination ce qui souvent n'est point aimable , et ne peut ai-
mer par raison ce qui mérite tout son amour ; ne se rebute de ce qui lui
est permis que parce qu'il lui est permis , et ne s'attache avec ardeur à ce
qui lui est défendu que parce qu'il lui est défendu ; traite avec dureté et
avec rigueur ce qui devait être l'objet de sa tendresse , et adore opiniâtre-
ment ce qui est la cause visible de tous ses malheurs. Voilà ce que j'appelle
désordres ; et combien encore y en a-t-il d'autres que je passe , et que je
ne puis marquer ?
Cependant, à l'aveuglement et au désordre, l'impureté ajoute encore
l'esclavage , troisième trait de ressemblance dans l'impudique avec l'état
des réprouvés dans l'enfer. Car il n'y a point de péché qui rende l'homme
plus esclave du démon. Dans les autres péchés, dit saint Grégoire, pape,
l'esprit de ténèbres nous attaque comme un ennemi, il nous sollicite
comme un tentateur, il nous surprend comme un séducteur ; mais dans
celui-ci, il nous domine comme un tyran. S'il nous corrompt, poursuit
ce Père , par une autre passion , malgré sa victoire il est toujours dans la
défiance , il craint toujours quelque changement , et que la grâce ne lui
arrache sa pr©ie; mais s'il nous a fait tomber dans une impureté, s'il
nous a engagés dans un commerce criminel , c'est alors le fort armé de
l'Évangile ; il tient une âme dans ses filets , il est sûr de sa conquête , et
il s'en croit paisible possesseur : In pace sunt ea quœ possidet i. Pour-
quoi , demande saint Augustin , suscitait-il dans les premiers siècles de
l'Église tant de persécutions contre les chrétiens ? Ah ! répond ce saint
docteur, c'est que les chrétiens vivaient dans une entière pureté de mœurs,
c'est qu'ils étaient chastes par état, et par conséquent affranchis de la do-
mination du péché. Comme donc le démon ne pouvait s'en rendre maître
par l'amour du plaisir, il tâchait de les vaincre par l'horreur des sup-
plices; mais depuis qu'il a trouvé moyen de s'introduire dans le christia-
nisme par les voluptés sensuelles, toutes les persécutions ont cessé. Car
cette voie lui a paru bien plus courte et plus assurée. En exerçant sa
cruauté contre les martyrs, il tourmentait les corps, mais les âmes
étaient perdues pour lui ; au lieu que l'impureté lui assujettit , sans effu-
sion de sang , et les âmes et les corps. Et je puis bien dire ici ce que di-
sait saint Hilaire à l'empereur Constance , lorsque , par des flatteries dan-
gereuses , il tentait et il ébranlait les fidèles : Plût à Dieu que nous eus-
sions vécu au temps des persécuteurs ! nous devons beaucoup aux premiers
Césars , puisque c'est par eux que nous avons triomphé de l'enfer : Plus
crudelitati debemus , quia diabolum vicimus 2. Mais maintenant nous
combattons avec un ennemi d'autant plus à craindre qu'il le paraît
moins. Il ne déchire pas la chair, mais il la flatte : Non dorsa cedit ,
sed membra palpât 3. En nous persécutant , il nous donnerait la vie ;
mais il nous chatouille pour nous donner la mort : Non proscribit ad
vitam, sed titillât in mortem 4. En nous confinant dans une prison, il
nous donnerait la liberté ; mais il nous retient dans son palais pour nous
1 Luc. 11. — 8 Hilar. — 3 Ibid. — 4 Ibid.
sur l'impureté. 501
réduire en servitude : Non tradit carceri in libertatem, sed intra pala-
tium retinei in servitutem 1.
Ainsi parlait ce saint évêque. Et voilà le triste état où saint Augustin
gémit si longtemps, et sur quoi il se faisait de si sensibles reproches. Ce
grand homme, avant sa conversion, sans être encore touché des puissants
motifs qui , dans la suite , le ramenèrent à son devoir, soupirait néan-
moins de se voir esclave de sa passion. Il ne voulait pas encore être à
Dieu ; mais au moins eût-il voulu être à lui-même. Eh quoi ! Augustin,
se disait-il , seras-tu donc toujours maîtrisé par une avengle concupis-
cence , et dominé par les sens ? demeureras-tu toujours plongé dans d'in-
fâmes plaisirs? après avoir goûté les délices de l'esprit, suivras-tu tou-
jours les appétits du corps? Encore , si tu conservais quelque empire sur
ta cupidité! mais que ta chair te gouverne, que dans les plus nobles exer-
cices de ton âme elle vienne te gourmander par un sentiment brutal,
qu'elle ne te donne aucune trêve ni aucun relâche , et que tu sois tou-
jours prêt à lui obéir : ah ! c'est porter dans toi-même un enfer, puisque
c'est y porter un démon qui sans cesse te fait éprouver sa plus impérieuse
et sa plus cruelle tyrannie.
De là naît le ver de la conscience et le trouble : quatrième et dernier
rapport de l'impudique avec les réprouvés au milieu des flammes qui les
brûlent. Car l'homme sensuel et voluptueux veut se satisfaire , et cherche
un certain repos, qu'il croit se pouvoir procurer en suivant ses désirs
criminels ; mais , par un ordre tout contraire de la Providence , c'est en
suivant ses désirs criminels qu'il perd le repos , et qu'il se met dans l'im-
puissance de le trouver : Quœrens requiem, et non invenit^. D'où pour-
rait-il l'espérer? du côté de Dieu, son créateur et le juge de ses actions
et de sa vie? du côté de la créature dont il est adorateur, de cet objet
malheureux de son attachement et de sa passion? Or l'un et l'autre , s'il
raisonne bien , et même quand il raisonnerait mal , lui devient une
source d'inquiétudes , de chagrins , de remords , de désespoirs. Encore un
moment de réflexion , et je conclus cette première partie.
Trouble du côté de Dieu, que l'impudique envisage comme le juge de
ses actions et de sa vie. Car prenez garde, s'il vous plaît : tout péché, par
la raison générale qu'il est péché, met entre Dieu et le pécheur, tant qu'il
est pécheur, une division, une guerre irréconciliable. Par conséquent, il
est impossible que le pécheur, du moment qu'il se révolte contre Dieu,
ne perde pas la paix : Quis restitit ei , et pacem habuit 3 ? Mais il faut
avouer que cela même convient encore singulièrement et plus proprement
au péché de la chair : pourquoi ? saint Chrysostome nous en donne la
raison , et l'expérience la confirme : parce qu'il n'y a point de péché , dit
ce Père , que l'homme soit d'abord plus déterminé à se reprocher, point
de péché où il lui soit plus difficile de se flatter, et de se former une
fausse conscience; point de péché dont la confusion et la honte lui soit
plus naturelle , et où le prétexte de l'erreur et de l'ignorance ait moins de
lieu : donc point de péché que le remords suive de plus près, et qui, de sa
« Hilar. — 2 Matth., 12. — 3 Job., 9.
502 sur l'impureté.
nature , soit plus incompatible avec le repos et la tranquillité de l'âme :
Quœrens requiem, et non invenit 1.
Dans les autres péchés , ajoute saint Chrysostome , à force de se préoc-
cuper, on croit , en péchant même, avoir raison ; et par là on s'affranchit
au moins du trouble présent que cause le péché, quand il est commis avec
une conviction actuelle de sa malice. Ainsi la haine, ainsi l'ambition, l'a-
varice portent-elles tous les jours l'homme à des excès qui le rendent cri-
minel devant Dieu, mais qui, dans lui-même, ne l'empêchent pas de
jouir d'un calme profond. Comme ce sont des péchés plus intérieurs, l'a-
mour-propre sait non-seulement les déguiser, mais les justifier, jusqu'à
les faire paraître honnêtes ; et de là souvent on est rempli d'orgueil , on
fait tort au prochain, on blesse la charité et la justice sans aucun scru-
pule : pourquoi ? parce qu'on n'en convient pas avec soi-même , et qu'il
est rare qu'en tout cela on se juge dans la rigueur. Tel est, dit saint Chry-
sostome, le caractère des péchés de l'esprit.
Il n'y a que le péché de la chair où l'homme, pour peu qu'il ait de re-
ligion , ne trouvant nulle défense et nulle excuse, est obligé malgré lui de
se condamner. Car ce péché est trop grossier pour servir de sujet aux il-
lusions d'une conscience erronée ; et l'âme, par un reste d'intégrité que ce
péché ne détruit pas dans l'instant qu'elle y tombe , est forcée de se re-
connaître coupable, de prononcer elle-même son arrêt, et commence déjà
à l'exécuter par les horreurs d'une réprobation éternelle dont elle est sai-
sie. A peine donc l'impudique a-t-il goûté le fruit de son incontinence,
qu'il en éprouve l'amertume ; à peine a-t-il accordé à ses sens ce que la
loi de Dieu lui défend, qu'il demeure interdit, confus, livré, comme Caïn,
à son propre péché, qui devient son supplice et son tourment. Il semble
que le premier rayon de la foi qui l'éclairé aille à lui en découvrir l'énor-
mité et la difformité , pour lui en ôter le plaisir. Tandis qu'il croit un
Dieu vengeur des crimes, voilà son état : Quœrens requiem, et non in-
venit.
Je sais , et je l'ai dit , qu'à mesure qu'il se dérègle , il voudrait bien
secouer le joug de cette foi qui l'importune , et qu'un des effets les plus
naturels de la cupidité qui l'aveugle est d'affaiblir dans son esprit la
créance des vérités qui le troublent , et qui , en le troublant , le contien-
nent dans le devoir. Mais s'il se délivre par là du trouble salutaire de la
pénitence, ce n'est que pour tomber dans un autre encore plus triste et
plus affreux ; je dis celui d'un esprit emporté par la passion , et chance-
lant dans la religion. Car, ou le démon de l'impureté qui le possède l'a
rendu absolument infidèle , ou non : c'est-à-dire, ou, malgré son désordre,
il a encore quelque respect pour les oracles de la parole de Dieu, ou il n'en
a plus : or, s'il en a, comment peut-il les écouter et ne pas trembler? et
s'il n'en a plus , quelle assurance du reste peut-il avoir en n'écoutant que
lui-même?
En effet, s'il cesse d'être chrétien, dans quelle autre misère ne tombe-
t-il pas , exposé , non plus aux alarmes que lui cause sa foi , mais aux in-
1 Matth., 12.
sur l'impureté. 503
certitudes cruelles où le jette son infidélité môme ? Car cette infidélité ne
l'assurant de rien , et lui faisant hasarder tout , de quel secours lui peut-
elle être pour trouver la paix ? au défaut de la foi qu'il a rejetée, quels té-
moignages son âme , cette âme naturellement chrétienne , ne porte-t-elle
pas contre lui , pour le déconcerter, pour le désoler jusque dans son liber-
tinage? quels combats, quels retours secrets n'a-t-il pas à soutenir, quelles
difficultés à surmonter? quels doutes à résoudre? et dans ces agitations et
ces embarras , où est le prétendu bonheur qu'il se promettait ? Quœrens
requiem , et non invenit.
Trouble encore plus sensible du côté de l'objet qu'il adore : ne le voyons-
nous pas tous les jours; et en faudrait-il davantage que ce que nous
voyons, pour apprendre à nous préserver d'une pareille maladie? Soit
qu'on la considère dans sa naissance, soit qu'on la suive dans ses progrès,
soit qu'on en juge par l'issue, n'est-elle pas, de tous les maux sans ex-
ception, le plus inquiet? Dans sa naissance : car quel tourment, par
exemple, est comparable à celui d'un esprit blessé qui aime, et qui s'a-
perçoit qu'il n'est pas aimé ; qui veut plaire , et qui pour cela même dé-
plaît; qui conçoit des désirs ardents, et qui ne trouve que des froideurs;
qui s'épuise en services et en soins, et qui n'est payé que de rebuts? Cette
passion ridicule et bizarre , mais opiniâtre , quelque force qu'il ait d'ail-
leurs, n'est-ce pas ce qui le dessèche, ce qui le mine, ce qui le fait misé-
rablement et inutilement languir ; et de quelque bon sens que Dieu l'ait
pourvu , n'est-ce pas ce qui l'infatué , ce qui pousse sa raison à bout , ce
qui le met dans l'impuissance de s'en aider ? En sorte que , tout persuadé
et tout convaincu qu'il est de sa folie , il ne peut la vaincre ni s'en dé-
faire : d'autant plus malheureusement ensorcelé, pour ainsi dire , qu'il ne
l'est qu'à ses dépens ; tandis que les autres, peu touchés de ce qu'il endure,
ou en raillent , ou en ont pitié.
Voilà , si l'on ne répond pas à sa passion , quelle est sa déplorable des-
tinée. Mais quand on y répondrait , quelles inquiétudes et quelles craintes
qu'on n'y réponde pas également, qu'on n'y réponde pas sincèrement,
qu'on n'y réponde pas constamment ! Qu'on n'y réponde pas également :
car où trouver un retour parfait ; et lors même qu'il se trouve , où sont
ceux qui , pour .leur repos, veulent s'en tenir assurés? en aimant , est-on
jamais content de la personne qu'on aime? Qu'on n'y réponde pas sincè-
rement : car dans ce commerce d'amitiés mondaines , et par conséquent
impures, combien de fausses apparences? combien de dissimulations?
combien de tromperies , de ruses , surtout quand l'ambition ou l'intérêt
engage l'une à jouer tel personnage? et pour peu que l'autre soit éclairé,
combien de soupçons justes et légitimes, mais affligeants et désolants,
doivent lui déchirer l'âme et le consumer ?
Je dis plus, et dans la suite de cette même passion , que ne faut-il pas
essuyer ? Ou celle dont on a fait son idole est vaine et indiscrète , ou elle
est fière et orgueilleuse , ou elle est capricieuse et inégale , ou elle est lé-
gère et inconstante. Or à quelles épreuves , à quelles bassesses , à quelles
misères n'est-on pas alors réduit ? Que la passion , comme il arrive près-
504 sur l'impureté.
que immanquablement , se tourne en jalousie : quel enfer ! Dieu peut-il
mieux se venger d'un impudique qu'en le laissant venir là? Du moment
que la jalousie s'est emparée de son cœur, lui faut-il un autre bourreau
que lui-même , pour le mettre à la torture et à la gêne ? Que de veilles
qui le fatiguent , qui l'accablent ! que de tristes et d'affreuses nuits , tou-
jours occupé qu'il est à combattre des fantômes , et à se remplir de fiel et
de venin contre des rivaux peut-être imaginaires ? Mais si sa curiosité lui
découvre en effet ce qu'il craignait de voir, quoiqu'il le cherchât avec tant
d'empressement et tant de vigilance , quels dépits et quelles fureurs ! et
quelle image plus naturelle pourrais-je vous en donner que les pleurs des
damnés et leurs grincements de dents ? Fletus et stridor dentium l. Enfin,
quelle issue et quel dénouement ordinaire ont ces criminelles intrigues ?
La seule vue de l'avenir n'est-elle pas une peine continuelle et toujours
présente , quand on se dit à soi-même , et qu'on se le dit avec assurance :
Cette passion finira ; et le succès le moins fâcheux que j'en puisse atten-
dre , c'est qu'elle finira par quelque chose de désagréable ; c'est-à-dire ,
qu'elle s'usera et se changera en dégoût : mais ce que j'en dois plus
craindre , c'est qu'elle finira peut-être par quelque chose de douloureux ,
par une infidélité qui me désespérera , par une ingratitude qui me conster-
nera , par un mépris qui m'outragera , par une ignominie qui me com-
blera de confusion , qui me mettra hors d'état de paraître dans le monde ,
dont je serai la fable , qui m'en bannira pour jamais ; c'est qu'elle finira
sans moi et malgré moi , avant que de finir en moi ; et qu'elle ne subsis-
tera dans moi que pour me rendre la vie insupportable , et pour me faire
goûter par avance toutes les horreurs de la mort. Ah ! mon Dieu, nous ne
le comprenions pas ; mais il est vrai que vous ne châtiez jamais plus ri-
goureusement le pécheur, qu'en le livrant à ses appétits déréglés. Il croit
y trouver sa félicité , et il y trouve une réprobation anticipée. Achevons.
Impureté, signe de la réprobation, c'a été la première partie. Impureté,
principe de la réprobation , c'est la seconde.
DEUXIÈME PARTIE.
Pour parler le langage des Pères , et pour réduire aux principes de la
théologie la seconde proposition que j'ai avancée, opérer la réprobation
dans une âme, c'est la conduire à l'impénitence finale, puisqu'il est évi-
dent que l'impénitence finale est la disposition la plus prochaine à la ré-
probation , ou plutôt le commencement de la réprobation même. En effet,
dit saint Augustin, les pécheurs ne sont réprouvés que parce qu'ils ne sont
plus dans la voie , ni en état de faire pénitence ; s'ils y pouvaient rentrer,
ou que dans le lieu même de leur tourment , ils pussent encore être tou-
chés d'un sentiment de conversion, l'enfer ne serait plus enfer pour eux,
et ils cesseraient d'être réprouvés : mais ils le sont et le seront toujours,
parce qu'il n'y a plus pour eux de retour, et qu'une impénitence consom-
mée a mis , pour ainsi dire , le dernier sceau à leur damnation. S'il y a
donc un péché dont la vertu particulière et spécifique soit d'engager le
» Matth., 22.
sur l'impureté. 505
pécheur dans cette malheureuse impénitence , c'est ce que j'appelle non
plus un signe, mais un principe de réprobation.
Tel est le péché d'impureté : pourquoi? parce qu'entre les péchés qui
précipitent l'homme dans l'abîme de perdition , il n'y en a aucun qui
semble plus éloigné de la pénitence chrétienne, et qui par conséquent,
dans le cours de la Providence , soit plus irrémissible. Je dis, Chrétiens,
irrémissible, non pas dans le sens que l'a entendu Tertullien , lorsqu'il
prétendait que ce péché était sans remède ; que l'Église n'avait reçu , pour
l'abolir, aucun pouvoir , et que tout impudique devait être abandonné à
la rigueur des jugements de Dieu ; exclu de toute réconciliation , et visi-
blement réprouvé, par une séparation entière et sans ressource, du corps
de Jésus-Christ. Car l'entendre de la sorte, c'était une erreur; et cette
erreur, pour la distinguer de la vérité que je prêche, consistait en deux
points. Premièrement , en ce que Tertullien voulait que l'impureté fût
d'elle-même et absolument irrémissible, ce que je n'ai garde de penser;
mais je dis seulement que c'est un péché très-difficile à guérir ; de sorte
que les remèdes même institués par le Fils de Dieu , et commis à la dis-
pensation de l'Église , quoiqu'ils le puissent effacer , ne l'effacent néan-
moins qu'assez rarement, parce que mille obstacles, presque invincibles,
en arrêtent l'effet salutaire. Secondement , la pensée de Tertullien était
que l'impénitence habituelle dont l'impureté est suivie ne dépendait point
de la volonté du pécheur ; car , selon ses maximes, quand le pécheur aurait
fait les derniers efforts , et donné les preuves les plus sensibles d'une pé-
nitence parfaite, l'Église n'y devait point avoir égard, pour le rétablir
dans l'usage des divins mystères et dans la communion des fidèles , autre
article que condamne l'Église , et que je condamne avec elle , reconnaissant
que si le plus emporté et le plus scandaleux des hommes se convertissait à
Dieu de bonne foi, qu'il en donnât des marques solides, qu'il justifiât sa
contrition par la régularité de sa vie; l'Église alors, en lui imposant les
satisfactions légitimes , aurait droit de l'admettre à la pénitence , et de lui
accorder la grâce qu'il aurait demandée avec gémissements et avec larmes.
Mais j'ajoute au même temps que, par les désordres de son habitude crimi-
nelle , l'homme se fait, pour ainsi parler, à lui-même un état d'impéni-
tence , et d'une impénitence volontaire , d'une [impénitence à laquelle il
ne veut pas renoncer, dont il entretient la cause , et qui lui endurcit le
cœur, d'autant plus dangereusement, qu'elle lui est agréable et qu'elle
lui plaît.
Voilà, dis-je, en quoi la vérité que j'établis est différente de l'hérésie
de Tertullien ; hérésie où je vous prie , en passant , de remarquer avec
moi deux choses importantes, et qui peuvent être pour vous d'une grande
édification ; savoir , le principe d'où elle procédait , et le fondement sur
lequel on l'appuyait. D'où procédait cette hérésie ? appliquez -vous à ceci :
d'une sainte horreur dont l'Église était prévenue contre le péché que je
combats ; mais horreur que Tertullien outra , pour user de ce terme , en
déférant trop à ses lumières et à son sens ; car voici comment il raisonna :
« L'Évangile m'assure qu'il y a des péchés monstrueux, qui ne se par-
506 sur l'impureté.
donnent ni dans le siècle présent , ni dans le siècle à venir. Rien de plus
monstrueux dans un chrétien que le dérèglement d'une chair sensuelle et
impure ; par conséquent il faut que Y impureté soit un de ces pèches irré-
missibles dont parle le Saint-Esprit. » Il se trompait dans la première pro-
position , ne la prenant pas au sens orthodoxe qui la modifie ; mais pour
la seconde , il ne supposait rien qui ne fût universellement reçu ; et nous
jugeons assez de là que l'impureté était donc alors regardée comme un
crime bien énorme, puisqu'il se trouvait même des hommes savants et
zélés qui ne pouvaient consentir que la pénitence la plus juste et la plus
complète fût suffisante pour l'expier. De plus on juge de cette hérésie com-
bien, à l'égard de ce crime, la discipline de l'Église était rigoureuse, et
avec quelle sévérité l'on procédait contre les impudiques. Car il fallait bien
que cela fût ainsi , puisque la constitution du pape Zéphyrin , qui pro-
mettait grâce aux simples fornicateurs (souffrez ce terme) , quelque pru-
dente qu'elle fût , ne laissa pas de partager les esprits , de déplaire à plu-
sieurs, et d'en révolter quelques-uns , entre lesquels Tertullien se déclara
le plus hautement. J'apprends, disait-il dans la chaleur de cette contro-
verse, que le souverain pontife, l'évoque des évêques, a publié une ordon-
nance , mais décisive et absolue , en vertu de laquelle les fornicateurs, après
les exercices ordinaires d'une pénitence laborieuse, peuvent espérer une
entière rémission : Audio edictum, et quidem peremptorium : Pontifex
scilicet maximus , episcopus episcoporum, dicit : Ego fornicationis
delicta pœnitentia functis dimitto l. Ensuite il s'écrie : 0 indignité! ô
prévarication ! ô abus ! qui ouvre la porte à toutes sortes de licences ! Pre-
nez garde, Chrétiens : cette conduite le scandalisa, et il aima mieux se
séparer du corps de l'Église, en l'accusant de relâchement, que de sou-
scrire à cette ordonnance et de l'approuver. Il fallait donc que la simple
fornication eût été jusque-là sujette à de grandes peines. Mais encore, sur
quoi Tertullien se fondait-il pour porter les choses à cet excès , et pour
traiter d'irrémissible le péché, selon le monde, le plus pardonnable? Sur
des raisons, Chrétiens., toutes essentielles, quoiqu'il soit vrai qu'il en
abusa. Par exemple , il ne pouvait souffrir qu'un chrétien apportât pour
excuse de son désordre la faiblesse de la chair. Ah! mon Frère, reprenait-il,
ne me dites pas que la chair a été faible en vous ; elle n'a été que trop
forte, puisqu'elle l'a emporté sur l'esprit : Nulla entra tam fortis est
caro, quam quœ spiritum elisit2. Eh quoi! ajoutait-il, nous refusons
la grâce de la pénitence à celui qui a succombé dans la persécution , et
nous l'accorderons à celui qui, dans la paix, succombe à sa passion ?
Nous ne pardonnons pas à une chair que le supplice a effrayée, et nous par-
donnerons à celle qu'un faux plaisir a corrompue? Non, non , poursui-
vait-il, il y aurait en cela de l'injustice; car une chute libre et volontaire
mérite bien moins de compassion qu'une lâcheté involontaire et forcée. Or
l'apostasie d'un chrétien par la crainte de la mort, toute criminelle qu'elle
est , est l'effet d'une violence étrangère ; au lieu que le désordre de l'im-
pudique vient d'une pure infidélité. Le chrétien lâche et déserteur de sa
• Tertull, — a Ibid.
sur l'impureté. 507
religion peut alléguer pour sa défense la cruauté des bourreaux ; mais le
sensuel et le volupteux ne peut s'en prendre qu'à lui-même. Et qui des
des deux , à votre avis ; fait un plus grand outrage à Jésus-Christ ; ou
celui qui l'abandonne dans les tourments , ou celui qui le renonce dans
les délices ? ou celui qui souffre et qui gémit en lui manquant de foi, ou
celui qui lui manque de foi pour se contenter et se satisfaire ? Tous ces
sentiments de Tertullien sont grands sans doute et élevés ; mais voici sa
raison principe : écoutez-la, s'il vous plaît : c'est que la chair de l'homme
ayant été adoptée, ennoblie, sanctifiée par l'incarnation divine , le péché
qui la déshonore et qui la souille ne devait plus seulement passer pour un
crime , mais pour un monstre. Car enfin , continuait-il au même endroit,
que la chair se soit licenciée , et qu'elle se soit même perdue avant Jésus-
Christ , on peut dire qu'elle n'était pas encore digne des dons du salut,
et qu'elle n'était pas encore formée aux pratiques de la sainteté. Mais de-
puis que le Verbe de Dieu a contracté avec elle la plus intime alliance,
en se faisant lui-même chair : Et Verbum caro factura est l, ah! mes
Frères , concluait Tertullien , faisons état que cette chair a comme changé
de nature, et qu'elle n'est plus ce qu'elle était : Exinde caro quœcumque
aliajam res est 2. Pourquoi donc voudrions-nous la justifier par ce qu'elle
nous paraît avoir de fragile? Quid ergo illam nunc de prîstino excusas*?
Que l'impureté ait été rémissible dans la loi ancienne , c'était un temps
où l'homme ne portait pas encore la qualité de membre de Jésus-Christ,
et où notre chair n'avait pas l'honneur d'être incorporée à la sienne : mais
depuis qu'elle lui est unie personnellement , depuis qu'elle a été lavée par
le baptême et dans le sang de l'Agneau, depuis qu'elle est devenue le sujet
des plus excellentes opérations de la grâce , il est juste, ou que vous la
conserviez vous-mêmes , ou que vous soyez éternellement réprouvés de
Dieu.
C'était ainsi que raisonnait ce défenseur de la pureté , mais, après tout,
défenseur trop obstiné et trop ardent. C'était ainsi qu'il frappait l'impu-
dique d'un anathème éternel ; et moi , Chrétiens , sans aller si loin , j'ai
dit , et je le dis , que l'impureté n'exclut point encore absolument , et dès
maintenant , le pécheur de la miséricorde divine ; mais j'ajoute qu'il s'en
exclut lui-même par un attachement opiniâtre à son péché. En voulez-
vous les preuves? je les réduis à trois. Car il est vrai qu'il n'est point de
péché qui rende le pécheur plus sujet à la rechute , point de péché qui
expose plus le pécheur à la tentation du désespoir , point de péché qui
tienne le pécheur plus étroitement lié par l'habitude. Encore un moment
d'attention , et je finis.
Point de péché qui rende le pécheur plus sujet à la rechute. Écoutez là-
dessus ce que se dit à lui-même , dans notre évangile , l'esprit impur :
Revertar in domum meam undè exivi 4, Je retournerai dans ma maison
d'où je suis sorti ; car quoique je l'aie quittée , par la facilité que je trouve
à y rentrer dès que je le veux , elle ne laisse pas d'être à moi ; et quand
je la quitte , je ne la quitte que pour un temps , sans cesser pour cela
' Joan., 14. — * Tertull. — 3 Ihid. — 4 Matth., 12.
508 sur l'impureté.
d'en être le maître : j'y retournerai , rêver tar , et j'y reprendrai tous les
avantages que j'y avais ; je la trouverai nettoyée et parée , mais je la
souillerai tout de nouveau , et le dernier état de cette âme sera pire que
le premier : Et fiunt nçvissima hominis illius pejora prioribus *. Vous
reconnaissez-vous , Chrétiens , et cette peinture n'est-elle pas une expres-
sion naturelle de ce qui se passe dans vous ? Si vous êtes possédés de ce
démon de la chair , ne sont-ce pas là les malheureuses épreuves que vous
faites tous les jours de son pouvoir et de votre faiblesse? Après que vous
l'avez chassé en vous convertissant à Dieu, n'est-ce pas ainsi qu'il revient,
et que , comptant sur votre fragilité , il n'a qu'à employer le charme
trompeur d'une volupté passagère pour vous pervertir? Quelque soin que
vous ayez de purifier vos consciences , de les orner et de les parer, n'est-ce
pas ainsi qu'il commence tout de nouveau à les corrompre et à les infec-
ter ? Votre état alors n'est-il pas encore plus mortel qu'il ne l'était ? N'en
devenez-vous pas encore plus esclaves de la sensualité , encore plus inca-
pables de vous modérer , encore plus emportés dans les occasions , encore
plus lâches et plus changeants dans vos résolutions ? Ah ! mes Frères ,
permettez-moi de vous le dire avec douleur , voilà ce qui fait gémir les
pasteurs de vos âmes , et ceux qui doivent en répondre ! Quand vous avez
recours à nous dans le sacré tribunal , voilà ce qui nous rend vos confes-
sions suspectes, ce qui nous empêche de faire fond sur vos ferveurs ; voilà
ce qui nous oblige, comme dispensateurs des mystères de Dieu , à prendre
avec vous tant de précautions , à ne vous en pas croire sur votre parole,
à nous défier de vos soupirs et de vos larmes , à vous suspendre la grâce
du sacrement, et, après bien des délais, à ne vous l'accorder qu'avec peine ;
voilà ce qui nous met dans la nécessité de nous dépouiller même quelque-
fois de ces entrailles de miséricorde que demanderait notre fonction , et
de nous endurcir contre vous , en refusant absolument de vous délier et
de vous absoudre.
Point de péché qui expose plus le pécheur à la tentation du désespoir.
C'est saint Paul qui nous l'apprend : Desperantes , semetipsos tradiderunt
impudicitiœ2. Je vous conjure, mes Frères, disait-il aux Ephésiens, de
ne plus vivre comme ces pécheurs qui , perdant toute espérance , s'aban-
donnent à toutes sortes de dissolutions : In operationem immunditiœ
omnis 3. Car l'effet le plus ordinaire de l'impureté est déminer dans une
âme tout l'édifice de la grâce , et d'en renverser jusques au fondement,
qui est l'espérance chrétienne. Mais encore , demande saint Chrysostome,
de quoi l'impudique désespère-t-il , et de qui désespère-t-il ? Il désespère,
reprend ce saint docteur, de sa conversion, il désespère de sa persévérance,
il désespère du pardon de ses crimes ; et quand on lui promettrait le pardon
de ses crimes, il désespère de sa volonté propre, il désespère de Dieu, et il dés-
espère de lui-même. Est-il de plus tristes et de plus désolantes extrémités ? Il
désespère de sa conversion : car le moyen , se dit-il à lui-même , ou plutôt
lui fait dire l'esprit impur, le moyen que je rompe mes chaînes, le moyen
que je m'arrache du cœur une passion qui fait toute la douceur de ma
* Matth., 12. — s Ephes., 4. — 3 Ibid.
sur l'impureté. 509
vie, le moyen qu& je renonce de bonne foi à ce que j'aime encore de meil-
leure foi? Si je disais que je le veux, ne mentirais-je pas au Saint-Esprit?
et si je n'ai pas la force de m'y résoudre et de le vouloir , ne suis-je pas
le plus infortuné des hommes et le plus délaissé de Dieu ? Supposé même
sa conversion , il désespère de sa persévérance : car que puis-je attendre
de moi , poursuit-il , après tant de légèretés et de changements ? Quand
je dirai aujourd'hui à Dieu que je veux sortir de ma misère , et que la
résolution que j'en ai formée sera éternelle ; pour le dire et pour le pen-
ser , serai-je plus en état de l'exécuter ? N'ai-je pas dit cent fois la même
chose ; et cent fois après l'avoir dite , ne me suis-je pas trouvé le même
que j'étais? Pourquoi prétendre que ce que je dirai maintenant sera plus
solide ? et pourquoi me flatter que je ne serai plus ce roseau agité du
vent , qui cède et qui plie dès qu'il est ébranlé par le moindre souffle ?
En le voulant ainsi , en m'y engageant , changerai -je de naturel , aurai -
je une autre trempe d'esprit , serai-je pourvu de plus grands secours , me
fournira-t-on des remèdes plus présents et plus efficaces que ceux mêmes
que j'ai si souvent rendus inutiles? Enfin , il désespère tout à la fois , et
de Dieu et de lui-même : de Dieu , parce que c'est un Dieu de sainteté ,
qui ne peut approuver ni souffrir le mal ; de lui-même , parce qu'étant
tout charnel , et vendu , comme dit saint Paul , au péché : Venumdatus
sub peccato l, il ne peut presque plus désormais aimer le bien : de Dieu,
parce qu'il a si souvent abusé de sa miséricorde et de sa patience ; de lui-
même, parce qu'il a les plus sensibles convictions de son instabilité et de
son inconstance : de Dieu et de lui-même, parce qu'il voit entre Dieu et
lui des oppositions infinies , qu'il ne croit pas pouvoir surmonter , et qui
lui font prendre le parti de se livrer aux désirs de son cœur : Besperan-
tes, semetipsos tradiderunt impudicitiœ 2.
Aussi , Chrétiens , est-il vrai que nul autre péché ne tient le pécheur si
étroitement lié par l'habitude. Tout y contribue : les occasions de ce péché
beaucoup plus fréquentes , la facilité de commettre ce péché beaucoup plus
grande , le penchant naturel vers ce péché beaucoup plus violent , les im-
pressions que laisse ce péché beaucoup plus fortes. Ne cherchons point tant
de raisons, mais tenons-nous-en à la seule expérience. Je vous le demande,
mes chers auditeurs , combien voit-on d'impudiques dans le monde , je dis
d'impudiques par état , qui se convertissent ? En connaissez-vous beau-
coup dans qui la grâce ait opéré ce changement ? Je trouve bien , disait
autrefois saint Chrysostome, et j'ai plus droit encore de le dire aujourd'hui ;
je trouve bien des âmes pures qui se sont tout à fait préservées de la conta-
gion du péché. Il y en a eu de tout temps, et il y en aura toujours, pour
l'édification de l'Église et pour la gloire de Jésus-Christ. Je vois dans le
christianisme des sociétés d'hommes crucifiés au monde et à la chair , qui ,
sur la terre , semblent vivre comme les anges du ciel ; j'y vois des assem-
blées de vierges , qui , selon l'expression de saint Jean , ont blanchi leurs
vêtements dans le sang de l'Agneau; j'y vois des femmes pleines de vertus,
des veuves d'une réputation et d'une vie irréprochable : mais des chrétiens
1 Rom., 7, — » Ephes., 4.
510 sur l'impureté.
chastes et réglés , après avoir vécu dans le désordre ; mais des hommes autre-
fois lascifs et voluptueux , qui aient cessé de l'être ; mais des âmes liber-
tines et dissolues , qui recouvrent le don de la pudeur après l'avoir perdu
par l'incontinence : ah ! mes Frères , reprenait saint Chrysostome ; c'est
ce que je cherche dans le monde , mais assez inutilement; et c'est ce qui me
fait douter si , lorsqu'il s'agit de ce crime, la pénitence n'est pas encore
plus rare que l'innocence , et s'il n'est pas plus facile de ne tomber point du
tout , que de se relever après sa chute. Je sais , mes chers auditeurs , que
l'un et l'autre est possible à Dieu; je sais que l'Écriture et la tradition ne
laissent pas de nous en fournir de célèbres exemples ; mais comment vous
les propose-t-on ? comme des prodiges de la grâce, comme des faits extra-
ordinaires et singuliers : un Augustin, une Madeleine, quelques autres
spécialement élus pour être des vases de miséricorde , mais dont le petit
nombre est cent fois plus capable de vous faire trembler que de vous don-
ner de la présomption.
Cependant , me direz-vous , on voit ces hommes esclaves de la chair se
présenter avec douleur au sacrement de la pénitence. Avec douleur, Chré-
tiens? Ah! quelle douleur! car , pour vous en découvrir l'abus ordinaire,
si vous l'ignorez , ils se présentent, dit le chancelier Gerson , à ce sacrement
de la pénitence, bien plus communément pour être condamnés de Dieu,
que pour être absous de ses ministres : ils s'y présentent, mais avec des
circonstances qui font bien connaître que leur dessein n'est pas de déraciner
le mal. Car pourquoi ces craintes, ces réserves en s'accusant? pourquoi ces
vains ménagements d'une prudence tout humaine? pourquoi ces change-
ments de confesseurs ? pourquoi même ce choix affecté des moins sévères et
des plus commodes ? Le grand secret pour un chrétien en qui ce péché pré-
domine , est de se mettre sous la conduite d'un homme de Dieu intelligent ,
exact, zélé ; mais c'est ce qu'ils ne veulent pas. Enfin ils s'y présentent fai-
sant trêve avec leur passion, et ne rompant jamais avec elle. Car observez-
les dans la suite , et vous verrez si j'ai raison de me défier de leur pénitence.
Ils détestent, ce semble, leur péché; mais ils ne cessent pas pour cela d'en
aimer l'objet et d'en entretenir les occasions. Ils se défont d'un engagement,
mais ce n'est que pour en former un autre. La fréquentation de cette per-
sonne leur devenant même nuisible selon le monde , ils s'en éloignent , mais
ils prennent parti ailleurs : au défaut de celle-ci , ils trouveront celle-là. Je
dis plus , au défaut de tout le reste, ils se trouveront toujours eux-mêmes,
et ce sera assez. Ainsi ils changent de sujets , mais ils ne changent pas de
sentiments ; et malgré leur douleur prétendue , leur péché subsistera tou-
jours. Quand donc feront-ils une vraie pénitence? Dans cette vie? ils ne s'y
déterminent jamais. Dans l'autre? elle y est inutile et sans effet. A la mort ?
c'est alors le péché qui les quitte, et non pas eux qui quittent le péché. Les
voilà donc sans pénitence et dans le temps et dans l'éternité , et par con-
séquent dans un état de réprobation. Or qui les réduit en cet état? l'impu-
reté. Mais si cela est , il s'ensuit donc que le monde est plein de réprouvés,
puisqu'il est plein de voluptueux et d'impudiques? A cela, mon cher audi-
teur , je n'ai pour toute réponse que deux paroles à vous dire, mais qui sont
sur l'impureté. 511
d'une autorité si vénérable, et au même temps d'une décision si expresse,
qu'elles ne souffrent nulle réplique.
La première, de saint Paul : que les impudiques ne seront jamais les hé-
ritiers du royaume de Dieu : Neque fornicarii , neque adulteri , ncque
molles... regnum Dei possidebunt1. La seconde, de Jésus-Christ môme :
Que nous sommes tous appelés au royaume de Dieu,, mais qu'il y en a peu
d'élus : Multi vocati, pauci electi**. Or, comparant entre elles ces deux
grandes vérités , quelque indépendantes qu'elles semblent d'abord F une de
l'autre , j'y découvre un enchaînement admirable : car quand je m'imagine ,
d'une part , beaucoup d'appelés et peu d'élus , et que , de l'autre , je vois tant
d'âmes sensuelles et si peu de chastes , je n'ai plus de peine à voir la liaison
de la parole du Sauveur du monde avec celle de l'Apôtre , et je ne cherche
point d'autre dénouement de ce terrible mystère de la prédestination et de
la réprobation des hommes. Le seul partage que font dans le monde l'in-
continence et la chasteté suffit pour nous le faire comprendre. Car s'il y
avait beaucoup d'âmes pures , ou si beaucoup d'impudiques se convertis-
saient , je ne pourrais presque plus me persuader qu'il y eût si peu d'élus.
Au contraire, s'il était vrai qu'il y eût beaucoup d'élus malgré le petit
nombre d'âmes pures, ou le nombre encore plus petit d'impudiques conver-
tis, il faudrait dire que les impudiques auront donc place dans le royaume
de Dieu. Mais un nombre infini de voluptueux et d'impudiques , et d'ail-
leurs nul impudique reçu dans l'héritage céleste , voilà ce qui vérifie et
ce qui me fait parfaitement entendre l'oracle du Fils de Dieu : Plusieurs
d'appelés, peu d'élus : Multi vocati, pauci electi.
C'est à vous , mes chers auditeurs , à y prendre garde , tandis qu'il est
encore temps pour vous. Car il est temps encore après tout , et à Dieu ne
plaise que je vous renvoie sans espérance ! En vous proposant des vérités
si terribles, mon dessein n'a été que de vous les rendre salutaires. Si j'ai
dit que l'impureté est de tous les péchés celui qui rend le pécheur plus su-
jet à la rechute , ce n'est que pour vous engager à une plus exacte pra-
tique de la vigilance chrétienne. Si j'ai dit qu'il n'y a point de péché qui
expose plus le pécheur à la tentation du désespoir, ce n'est que pour vous
élever au-dessus de vous-mêmes , et pour vous porter à implorer le se-
cours de Dieu avec plus d'ardeur et plus de confiance. Si j'ai dit que nul
autre péché ne tient le pécheur plus étroitement lié par l'habitude, ce n'est
que pour vous inspirer des sentiments plus héroïques r et pour vous dé-
terminer à faire de plus généreux efforts. Votre salut les demande, et Dieu
les attend de vous : mais pour cela, mon Dieu , nous avons besoin de votre
grâce, d'une grâce prévenante , d'une grâce victorieuse, et toute-puissante.
Grâce que je demanderai sans cesse : elle est précieuse et j'en connais le prix ;
mais toute précieuse qu'elle est, je puis l'obtenir, et Dieu ne la refusera
point à ma prière : grâce à laquelle je ne mettrai nul obstacle ; ce n'est pas
assez, à laquelle je me disposerai; et par où? par la fuite des occasions,
par la mortification de mes sens , par la fréquente confession , par la lec-
ture des bons livres, par d'utiles entretiens avec un directeur sage et zélé;
1 1 Coi4., 6. — 3 Matth., 22.
$i2 SUR LE ZÈLE.
par les aumônes , par les sacrifices , par tous les moyens que la religion me
fournit : grâce à laquelle je répondrai fidèlement et sans me tromper, promp-
tement et sans hésiter , pleinement et sans rien réserver : grâce que je n'ex-
poserai jamais; car l'exposer, ce serait vouloir la perdre; mais aussi, mon
Dieu , grâce avec laquelle je me promettrai une sainte persévérance , jusqu'à
ce que j'arrive à la gloire où nous conduise, etc.
SERMON POUR LE LUNDI DE LA TROISIÈME SEMAINE.
SUR LE ZELE.
Dixit. Jésus pharisœis : Utique dicetis mihl liane similitudinem : Medice, cura teipsum.
Jésus-Christ dit aux pharisiens : Sans doute que vous m'appliquerez ce proverbe : Méde-
cin, guérissez-vous vous-même. Saint Luc , ch. 4.
Ce ne fut point par une simple conjecture de la disposition des pharisiens
et de la malignité de leurs cœurs à son égard , que le Fils de Dieu leur parla
de la sorte ; ce fut , dit saint Ghrysostome , par un esprit de prophétie , et par
une vue anticipée de ce qui lui devait arriver dans sa passion , puisqu'en
effet les pharisiens le voyant sur la croix , lui reprochèrent qu'il avait sauvé
les autres , et qu'il ne pouvait se sauver lui-même. Reproche que ce divin
Sauveur avait bien prévu qu'on lui ferait un jour , mais à quoi , par avance ,
répondaient bien les miracles qu'il opérait dans la Judée et dans la Galilée :
reproche qui ne lui pouvait être fait que par un esprit d'infidélité ; et re-
proche enfin qui se détruisait de lui-même, puisqu'il n'avait point d'autre
fondement que l'envie et l'opiniâtreté des pharisiens. Mais ne pouvons-nous
pas dire qu'autant que ce reproche était faible contre Jésus-Christ , autant
aurait-il de force contre nous si nous voulions aujourd'hui nous l'appliquer,
ou s'il fallait nous en défendre ? C'est ce qui m'engage , mes chers auditeurs ,
à prendre pour sujet de ce discours ce qui contient en effet tout le mystère
de notre évangile , savoir , cette parabole autrefois en usage parmi les Juifs :
Medice, cura teipsum : Médecin, guérissez-vous vous-même. C'est ce qui
me donne lieu de vous dire dans les mêmes termes, du moins dans le
même sens : Chrétiens , pensez à vous-mêmes , corrigez-vous vous-mêmes ,
n'ayez point tant de zèle pour les autres , que vous n'en ayez encore plus
pour vous-mêmes ; ou plutôt mesurez le zèle que vous avez pour les autres
sur le zèle que vous devez avoir pour vous-mêmes , et de celui-ci tirez
des conséquences pour celui-là. Telle est la solide leçon que je viens vous
faire , après que nous aurons demandé le secours du ciel par l'intercession
de Marie ; Ave, Maria.
Il n'est rien de plus sublime , ni même de plus héroïque , dans Tordre
des vertus chrétiennes, que le zèle du salut et de la perfection du pro-
chain. Car ce zèle, dans la pensée du docteur angélique saint Thomas, est
SUR LE ZÈLE. 513
une expression de l'amour divin ; c'est ce que la charité a de plus pur et
de plus exquis ; c'est ce qui a fait le caractère des hommes apostoliques ;
c'est le don qu'ont eu les prophètes, et l'esprit qui anime les prédicateurs
de l'Évangile; enfin , c'est dans cette vie le couronnement et la consom-
mation de la sainteté. Aussi, quand l'Écriture parle des apôtres, elle nous
les représente comme de brillantes étoiles dans le firmament de l'Église,
c'est-à-dire comme des lumières en qui Dieu se plaît à faire éclater toutes
les richesses de sa grâce. Cependant, Chrétiens, quelque excellence et
quelque prérogative que je découvre dans ce zèle de la perfection des
autres, il m'est évident, et voici tout mon dessein, qu'il doit être soutenu
et autorisé, qu'il doit être épuré et réglé, qu'il doit être adouci et mo-
déré, par le zèle de notre perfection propre. Soutenu et autorisé, parce
que sans cela il est vain et sans effet ; épuré et réglé , parce que sans cela
il est défectueux et faux; adouci et modéré, parce que sans cela il est
odieux et rebutant.
Tâchez , s'il vous plaît , Chrétiens , à bien entrer dans ces trois pensées.
Rien de plus grand que le zèle du salut et de la perfection du prochain ;
mais ce zèle , tout grand qu'il est , en le regardant du coté de Dieu qui
l'inspire , peut être , à le prendre du côté de l'homme qui le pratique ,
faible dans son sujet, vicieux dans sa substance, extrême dans son action.
Il peut être faible dans son sujet, parce qu'on ne pense pas avant toutes
choses à l'appuyer sur un solide fondement. Il peut être vicieux dans sa
substance , parce qu'on n'a pas soin d'en faire un juste discernement. Il
peut être extrême dans son action , parce qu'on n'y mêle pas ce qui en doit
faire le sage adoucissement. Or, d'où dépend ce fondement solide qui doit
soutenir notre zèle , ce juste discernement qui doit régler notre zèle , ce
sage adoucissement qui doit modérer notre zèle? du soin que nous appor-
terons à nous corriger d'abord nous-mêmes, et à nous perfectionner. Car
c'est ce zèle de nous-mêmes et pour nous-mêmes qui autorisera notre zèle
pour le prochain, qui rectifiera notre zèle pour le prochain, enfin qui
adoucira notre zèle pour le prochain. Voilà en trois mots les trois parties
de ce discours.
PREMIERE PARTIE.
C'est par nous-mêmes , Chrétiens , que doit commencer ce zèle de cor-
rection et de réforme , que la vue des intérêts de Dieu a coutume de nous
inspirer; et cette maxime est fondée sur l'ordre essentiel de la charité, qui
veut qu'en matière de salut, et de tout ce qui se rapporte au salut, nous
nous aimions, sans exception , nous-mêmes, préférablement à tout autre.
Carl'amour-propre, dit saint Ambroise, qui est condamné comme vicieux
et comme injuste dans tout le reste, devient, en ce seul point, non-seule-
ment honnête et raisonnable, mais d'une obligation et d'un devoir indis-
pensable. En effet, je dois aimer le salut de mon prochain plus que mes
biens , plus que ma santé , plus que mon honneur , plus que ma vie ; mais
il ne m'est pas même permis de l'aimer autant que mon salut propre , et
que ma perfection selon Dieu ; et s'il était en mon pouvoir de convertir tout
t. i. 33
514; SUR LE ZÈLE.
le monde en me pervertissant , ou de le réformer en me déréglant , je devrais
abandonner la conversion et la réformation de tout le monde , persuadé que
Dieu ne voudrait pas alors que le monde fût converti ni réformé par moi ,
puisqu'il ne le pourrait être qu'au préjudice de cette charité personnelle
que je me dois à moi-même , et en vertu de laquelle Dieu veut que je m'ap-
plique premièrement à moi-même , et que je lui réponde de moi-même.
C'est ainsi que raisonne saint Augustin , et après lui le docteur angélique
saint Thomas. Or, que s'ensuit-il de là? ce que j'ai dit d'abord , Chrétiens :
savoir , que tout zèle de la perfection des autres , qui ne suppose pas un zèle
sincère de se perfectionner soi-même , quelque droite intention d'ailleurs
qui le fasse agir, est un zèle peu sensé, un zèle mal ordonné, un zèle
même chimérique et faux , et par conséquent un zèle sans autorité du côté
de celui qui l'exerce , et sans effet de la part de ceux envers qui on l'exerce.
Pourquoi un zèle sans autorité du côté de celui qui l'exerce? Saint Gré-
goire , pape , en apporte la raison : parce qu'il n'y a que le bon exemple
que l'on donne, et le témoignage qu'on se rend d'avoir commencé par soi-
même , qui puisse autoriser une entreprise aussi délicate que celle de réfor-
mer les autres; et que, du moment que le zèle n'est pas soutenu d'une ré-
gularité au moins égale à celle qu'il exige du prochain , et dont il veut faire
une loi au prochain , il n'a plus même cette bienséance qui lui serait né-
cessaire pour se déclarer et pour agir. Je m'explique. Vous vous inquiétez
de mille choses que vous prétendez être autant d'abus , et à quoi l'on con-
vient avec vous qu'il serait bon d'apporter remède; mais on vous dit, au
même temps , que cette inquiétude vous sied mal , tandis que tout ce qu'il y
a dans vous-même de blâmable et souvent d'insupportable ne trouble en
rien votre tranquillité. Vous êtes touché des injustices et des désordres qui
régnent dans notre siècle , et l'on ne peut pas désavouer qu'il n'y en ait de
très-grands et en très-grand nombre ; mais d'ailleurs on vous répond que
vous avez mauvaise grâce de parler si haut , et de déclamer avec tant de
chaleur1 contre des désordres étrangers , tandis que vous prenez si peu garde
à certains désordres visibles qu'on remarque dans votre personne , et que
vous y pourriez remarquer. Vous donnez des avis salutaires, et peut-être ,
eu égard aux sujets et aux circonstances , ces avis sont-ils bien fondés ;
mais, quelque bien fondés qu'ils puissent être, on ne comprend pas avec
quelle assurance vous osez les donner à celui-ci ou à celle-là, et les donner
si exactement, et les donner si rigoureusement, en ne vous les donnant ja-
mais à vous-même. Car on a toujours droit de s'étonner que des défauts dont
Dieu ne vous a point fait responsable, et qu'il ne tient pas à vous de corri-
ger , excitent tant vos murmures et vos plaintes , lorsque les vôtres , dont
vous devriez être encore plus en peine, et dont Dieu vous demandera
compte, ne font sur vous nulle impression. Ordonnez dans vous la charité,
selon le précepte et l'expression du Saint-Esprit; c'est-à-dire avertissez-
vous vous-même , reprenez-vous vous-même , scandalisez-vous de vous-
même, et puis vous serez reçu à reprendre et à censurer les autres. Sans
cela, non-seulement votre zèle n'a rien que de faible , mais il devient même
en quelque sorte méprisable, puisqu'il porte avec soi sa réfutation, et
SUR LE ZÈLE. 515
qu'il n'y a qu'à l'opposer à lui-même pour le faire taire et pour le con-
fondre.
C'est l'excellente leçon que voulait nous faire le Fils de Dieu dans
l'Évangile , par cette espèce de parabole dont il se servait : Quid autem
vides festucam in oculo fraîris tui; et trabem quœ in oculo tuo est, non
considéras1 1 Pourquoi voyez-vous une paille dans l'œil de votre frère,
vous qui , dans le vôtre , n'apercevez pas une poutre ? et comment pouvez-
vous dire à votre frère : Mon frère , souffrez que je vous ôte cette paille qui
vous incommode, lorsque vous avez vous-même une poutre qui vous
aveugle ? Comme si le Sauveur du monde eût dit à ce prétendu zélé ( c'est
la réflexion de saint Chrysostome qui revient à ma pensée), comme s'il
eût dit qu'un tel zèle ne lui convenait pas , et que ce langage de charité ,
qui, dans tout autre , aurait été louable , ne pouvait être qu'un reproche
contre lui. Comme s'il eût dit que , quelque sensibles que fussent les imper-
fections de son frère , ce n'était point à lui à les remarquer et à les voir :
Quid autem vides? que s'il avait des lumières, il devait les ménager pour
lui-même , et établir pour principe que , jusqu'à ce qu'il fût parvenu à la
connaissance de lui-même , c'était une présomption de vouloir connaître
les autres et les juger.
Morale que ce divin Maître enseignait encore bien mieux dans la pra-
tique , lorsqu'il trouvait mauvais , par exemple , que les pharisiens entre-
prissent d'accuser devant lui cette femme surprise en adultère , et qu'ils
s'ingérassent à en poursuivre la punition. Pourquoi cela? demande saint
Jérôme ; le crime de cette femme n'était-il pas constant et avéré ? la loi de
Moïse n'ordonnait-elle pas expressément qu'elle fût lapidée? Il est vrai ;
mais il paraissait indigne à Jésus-Christ que des hommes aussi criminels
que les pharisiens , et qui, remplis d'une fausse idée de leur sainteté , ne
pensaient à rien moins qu'à punir dans eux-mêmes ce qu'ils condamnaient
avec tant de sévérité dans le prochain , s'érigeassent en censeurs publics ,
témoignassent tant d'ardeur pour l'observation de la loi , se fissent parties
contre les pécheurs : voilà ce que le Sauveur du monde ne pouvait suppor-
ter ; et c'est pourquoi il leur répondit, que celui d'entre eux qui se trouvait
sans péché jetât donc la première pierre ; leur marquant ainsi qu'il n'y
avait que celui-là seul à qui il pût être permis de le faire , et que les autres
avaient assez , dans leurs propres scandales , de quoi s'occuper, pour ne
pas tourner toutes leurs pensées et tout leur zèle contre les scandales d' au-
trui. Argument plausible et convaincant, dont ces sages du judaïsme se
sentirent si vivement pressés , que , selon le rapport de l'évangéliste , ils se
retirèrent sans rien dire : Et audientes unus post unum exibant , inci-
pientes à senioribus 2.
Mais avouons-le , mes chers auditeurs , et déplorons ici la misère hu-
maine. Examinons bien tous les traits de ce tableau, et nous reconnaîtrons
•que c'est le nôtre. Car qu'y a-t-il déplus commun dans le christianisme que
l'illusion de ce zèle pharisaïque, qui consiste à être éclairé pour les autres,
régulier pour les autres , fervent pour les autres, et pour soi-même sans
1 Luc, G. — -5 Joan., 8.
516 SUR LE ZÈLE.
exactitude , sans attention , sans réflexion? Que voit-on maintenant dans
le monde? vous le savez : des gens qui voudraient rétablir l'ordre partout
ailleurs que dans leurs personnes et dans leur conduite ; des laïcs corrom-
pus et peut-être impies , qui prêchent sans cesse le devoir aux ecclésiasti-
ques ; des séculiers mondains et voluptueux, qui ne parlent que de réforme
pour les religieux; des hommes de robe pleins d'injustices, qui invectivent
contre le libertinage de la cour ; des courtisans libertins , qui déclament
contre les injustices des hommes de robe : des particuliers d'une conduite
déréglée , qui cherchent des moyens pour remettre ou pour maintenir la
règle dans FÉtat , mais à qui on pourrait bien dire ce que Jésus-Christ
disait à ces femmes de Jérusalem : Nolite flere super me , sed super
vos ipsas flete t : Ne pleurez point sur moi , mais sur vous-mêmes.
En effet, on s'afflige et on gémit, on se plaint que le monde se pervertit
tous les jours, qu'il n'y a plus de religion, que les intérêts de Dieu sont
abandonnés ; et Ton ne gémit pas sur les relâchements où Ton tombe et où
l'on s'entretient , sur la mauvaise éducation qu on donne à ses enfants ,
sur les débauches qu'on tolère dans ses domestiques. Saint Paul avait
peine à comprendre comment celui qui n'a pas soin de sa maison pouvait
avoir le zèle de l'Église de Dieu : Quomodo Ecclesiœ Del diliyentiam
habebit^. Mais ce que saint Paul ne comprenait pas, on le comprend bien
aujourd'hui , puisqu'on a trouvé le secret d'allier ces deux choses , et que
malgré la corruption des familles chrétiennes, causée par la négligence de
ceux qui les gouvernent , il est pourtant vrai que jamais l'Église n'eut tant
de réformateurs sans mission, sans titre, sans caractère, qui se croient
néanmoins suscités et autorisés de Dieu.
Je sais , mes chers auditeurs , que les Saints ont eu ce sentiment de zèle ;
mais plût au ciel qu'on voulût s'en tenir aux exemples des Saints ! il n'en
faudrait pas davantage pour nous porter à un prompt amendement, et
pour nous établir dans une solide humilité. Je sais que David disait à
Dieu : Tabescere me fecit zelus meus: quia obliti sunt verba tua inimici
mei2 : Ah! Seigneur, mon zèle m'a desséché, quand j'ai vu jusqu'à quel
point vos ennemis vous oubliaient : mais je sais aussi qu'il ne parlait de
la sorte qu'après s'être reproché mille fois de l'avoir oublié lui-même ,
qu'après en avoir fait une rigoureuse pénitence, qu'après avoir hautement
et pleinement réparé un oubli si criminel. Faisons ce qu'il a fait, et nous
aurons droit de dire ce qu'il a dit. Je sais quels vœux et quels souhaits for-
mait saint Bernard , quand il désirait avec tant de passion de revoir
l'Église dans son ancien lustre et dans sa première pureté : Quis mihidet ,
tit videam Ecclesiam Del sicut in diebus antiquish1 mais autant que je
suis édifié du souhait de saint Bernard , autant suis-je surpris et confus de
voir souvent tenir ce langage à un mondain connu pour avoir peu de re-
ligion . ou à une mondaine remplie d'orgueil et idolâtre d'elle-même ; et
j'en reviens pour l'un et pour l'autre à la maxime de l'Évangile, Cura te
ipsum. C'est bien à vous qu'il appartient de parler en ces termes! allez ,
guérissez vos plaies qui sont visibles et mortelles , et ne vous ingérez point
« Luc, 23. — 2 1 Tini., 3. — 3 Psnlm. 1 IB. — ^ Bernard.
SUR LE ZÈLE. 517
à vouloir guérir celles que la malignité d'un esprit chagrin vous fait peut-
être apercevoir là où il n'y en a point. Demeurez dans vous-même , vous
y trouverez plus que suffisamment à quoi employer, et môme à quoi
épuiser ce fonds de zèle qui vous rend si vif et si ardent. Que l'Église
soit réformée, j'y consens ; mais elle ne le doit point être par vous, tandis
que vous serez ce que vous êtes. Vous aurez beau porter des lois , dès
que ces lois viendront de vous qui n'en gardez aucune , elles ne serviront
qu'à votre confusion , puisque rien ne parait plus digne de mépris qu'un
zèle actif et empressé dans un homme dont les actions démentent les
paroles.
De là , zèle sans effet de la part de ceux envers qui on l'exerce , et voici
pourquoi : car comme nous n'aimons pas à être corrigés, et que naturelle-
ment toute réforme qui nous vient d'ailleurs que de nous-mêmes , par la
seule raison qu'elle vient d'ailleurs, nous blesse et nous révolte, nous
nous attachons volontiers à examiner quiconque, sous une apparence de
zèle et de charité, veut prendre l'ascendant sur nous ; et nous croyons
bien nous en défendre , quand nous remarquons dans lui certains faibles
qu'il ne remarque pas lui-même, et sur quoi il ne se fait pas justice. Par
là nous éludons toutes ses remontrances ; par là nous savons lui fermer la
bouche; par là, bien loin de l'écouter, nous devenons fiers et indociles;
par là nous pensons avoir droit de lui répondre ce que répondit Jéthro à
Moïse : Stulto labore consumer is 1 : Vous travaillez en vain , et vous pre-
nez une peine bien inutile. La plus grossière des erreurs est de penser
que l'on vous croira , lorsqu'il parait par votre conduite que vous ne vous
croyez pas vous-même ; que l'on suivra vos conseils, quand vous êtes le
premier dans la pratique à les abandonner. C'est bâtir d'une main, tandis
que l'on détruit de l'autre : ce que l'Écriture traite de folie. De là vient
que ceux qui , dans le monde et par office , sont chargés de répondre des
autres et de les corriger, ont une double obligation ; mais une obligation ,
dit saint Augustin, aussi terrible devant Dieu qu'elle est indispensable, de
s'appliquer avant toutes choses à leur perfection propre , pour se rendre
capables de remplir les devoirs que la Providence leur a imposés. De là
vient que le grand Apôtre, parlant des prêtres et des ministres de l'Église,
veut, pour première qualité, que ce soient des hommes irrépréhensibles.
Oportct irreprehensibiles esse2 : pourquoi? afin que les peuples , pour se
parer de leur censure, ne puissent pas leur dire : Medice , cura teipsum :
Vous êtes médecin des âmes , mais soyez d'abord médecin de la vôtre.
Reproche qui leur ôte toute liberté de parler, et toute autorité dans
l'exercice de leur ministère. Reproche, si je puis user de cette figure
d'Isaïe, qui les tient comme des chiens muets dans la maison de Dieu.
Reproche qui les met dans la nécessité de souffrir le vice et de craindre
les vicieux; de tolérer celui-ci, et de ne pas repousser celui-là. Reproche,
enfin, qui , de tout temps, a énervé et qui énerve encore plus que jamais
la discipline et le bon ordre, dont ils devraient être le soutien, mais dont
il faudrait pour cela qu'ils fussent les modèles.
> Exod., 18. — 2 1 Tim., 3.
518 SUR LE ZÈLE.
Non pas , après tout , Chrétiens , qu'on ne dût même leur obéir et pro-
fiter de leurs leçons , quand il paraîtrait encore dans eux plus de faiblesse,
et qu'ils seraient moins réglés , puisque leur caractère est indépendant
du mérite de leur vie , et que , selon Jésus-Christ , du moment qu'ils sont
assis dans la chaire de Moïse , il faut recevoir avec respect ce qu'ils ensei-
gnent, sans prendre garde à ce qu'ils font. Mais parce que le commun des
hommes n'est ni assez spirituel , ni assez équitable pour faire cette préci-
sion, on juge communément de l'un par l'autre; et, en méprisant ce
qu'ils font , on s'accoutume à mépriser ce qu'ils enseignent. Or, si le plus
saint ministère n'est pas là-dessus à F épreuve de la malignité du monde ,
que sera-ce de toutes les autres conditions ? Ah ! Chrétiens , que ne peut
point un homme tel que le concevait saint Paul , un homme irrépréhen-
sible? il n'y a point de mal qu'il ne puisse arrêter, point de bien qu'il ne
soit en état de procurer. S'il est dans une charge, avec quelle force ne
parlera-t-il pas quand il faudra s'opposer à des scandales? s'il est à la tête
d'une famille, quel empire n'y prendra-t-il pas pour y faire fleurir la
piété ? s'il a des enfants à élever, de quel poids ne seront pas auprès d'eux
ses avertissements et ses conseils , et avec quelle docilité ne les recevront-
ils pas ? Mais qu'un père débauché ou violent fasse à son fils des leçons
de modération et de régularité, quel fruit peut-il en espérer? Qu'une
mère évaporée et mondaine prêche à sa lille la modestie et la fuite du
monde, quel succès en peut-elle attendre? Donnez, Seigneur, donnez à
votre Église des ministres pour la gouverner, et à votre peuple des
guides pour le conduire ; mais des ministres qui sachent se gouverner
eux-mêmes , mais des guides qui apprennent à se conduire eux-mêmes ;
car c'est ainsi que le soin de notre propre perfection doit autoriser notre
zèle, et qu'il le doit encore régler, comme nous Talions voir dans la
seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Il y a , dit saint Jérôme , des vertus d'une nature si équivoque et si
douteuse , que la première règle pour les pratiquer sûrement est de s'en
défier. Tel est le zèle de la perfection du prochain. Dieu nous en fait une
vertu , et une vertu nécessaire en mille rencontres ; mais parce que ce zèle
est sujet- à dégénérer et à se corrompre , Dieu veut qu'en le pratiquant
nous l'examinions , et que notre soin principal soit de le rectifier : de le
rectifier, dis-je, et par rapport à notre raison, et par rapport à notre
cœur; par rapport à notre raison , parce qu'il se peut faire que ce ne soit
pas un zèle selon la science, ainsi que nous l'apprend saint Paul : sEmu-
lationem Dei habent , sed non secundum scient iam1 ; par rapporta notre
cœur, parce qu'il arrive souvent que ce n'est pas un zèle selon la charité.
Or par où le rectifierons-nous en l'une et en l'autre manière? Je dis que
ce sera par le zèle de notre perfection propre ; et voilà , Chrétiens , la
seconde leçon que je tire de cette parole de notre évangile, Cura te ipsum.
Tâchons à en bien pénétrer le sens.
1 Rom., 10.
SUR LE ZELE. 519
Nous avons du zèle pour les autres ; et souvent il se trouve que ce zèle ,
bien loin d'être un zèle selon la science, par une malheureuse contagion
que lui communiquent les qualités de notre esprit , est un zèle erroné ,
un zèle bizarre, un zèle borné et limité; autant de caractères qui le
falsifient , et qui nous obligent par conséquent à en faire un sérieux
examen , pour le bien connaître et pour ne nous y pas laisser surprendre.
Permettez-moi d'en venir à un détail qui développera toute ma pensée.
Combien d'hérétiques , dans la suite des siècles , ont entrepris de réformer
l'Église , et d'en retrancher, soit pour le dogme , soit pour la discipline ,
des erreurs et des abus imaginaires ? Peut-être quelques-uns agissaient-ils
avec une espèce de bonne foi , peut-être se flattaient-ils d'avoir reçu grâce
pour cela , et peut-être en effet y étaient- ils poussés par un certain mouve-
ment de zèle ; mais zèle erroné , qui , procédant de l'esprit de schisme , ne
pouvait être que pour la destruction , et nullement pour l'édification. Si
ceux que ce zèle animait avaient eu au même temps un autre zèle , je veux
dire celui de leur propre sanctification ; si d'abord ils eussent fait un
retour sur eux pour réformer leur orgueil, pour réformer leur présomption,
pour réformer leur singularité , pour réformer leur entêtement et leur
opiniâtreté , sources funestes et ordinaires des hérésies , la raison leur eût
dit , ou ils se seraient dit à eux-mêmes : Il n'est pas juste que mon senti-
ment particulier soit la décision et la règle des choses ; mais il est juste ,
au contraire , que je le soumette à l'autorité de celle qui a Jésus-Christ
pour chef, et le Saint-Esprit pour maître. En matière de religion, le parti
de l'obéissance et de l'unité est le seul parti qu'il y ait à prendre ; et quand
hors de là je ferais des miracles , non-seulement ces miracles me devraient
être suspects , mais je les devrais regarder comme des illusions. Ils auraient
pensé , ils auraient parlé de la sorte , et le zèîe de leur réformation person-
nelle eût servi de correctif au prétendu zèle d'une réformation générale ,
qui les trompait. Mais parce que cette attention sur eux-mêmes leur man-
quait, qu'arrivait-il , Chrétiens? ce que vous savez : en voulant retran-
cher des abus , ils remplissaient le monde d'erreurs ; en ne s'appliquant
jamais à guérir ces maladies internes qui corrompaient peu à peu le fond
de leur religion , ils se pervertissaient , ils se précipitaient en aveugles dans
l'abîme de perdition , et ils y entraînaient les autres avec eux. Voilà ce que
j'appelle un zèle erroné.
Zèle bizarre : suivez-moi toujours, et reconnaissez aujourd'hui les
égarements de l'homme dans la recherche même du bien. Zèle bizarre ,
qui , sans avoir appris à se gouverner par le bon sens, voudrait néanmoins
être reçu à gouverner souverainement le monde ; et qui , plein de ses idées
vaines et quelquefois extravagantes , au lieu de travailler à les redresser,
prétend à son gré , et selon l'extravagance de ses idées , donner la loi
partout, et réformer tout. Or combien d'exemples dans le siècle où nous
vivons n'en avons-nous pas? Laissez agir des gens poussés et conduits par
cet esprit , et vous verrez quels beaux effets aura leur zèle. Il n'y aura
point d'états qu'ils ne renversent , point de devoirs qu'ils ne confondent ,
point de sociétés qu'ils ne divisent , point de maisons qu'ils ne troublent.
520 SUR LE ZÈLE.
Au lieu de proportionner leur zèle aux conditions des hommes , ils mesu-
reront les conditions des hommes par leur zèle. Au lieu de s'accommoder
aux génies et aux talents , ils voudront accommoder tous les talents et tous
les génies à leurs humeurs et à leurs vues. Ils seront sévères où il faudrait
être doux , et lâches où il faudrait être sévères. Ils conseilleront plus qu'on
ne peut , et ne demanderont pas ce que Ton doit ; ils porteront à des excès
de perfection incompatihles avec les points d'obligation. L'un engagera à
des retraites imprudentes et hors de saison, Fautreàdes éclats insoutenables
et même scandaleux : celui-ci , d'un homme du monde bien intentionné
fera un visionnaire; celui-là, d'une femme vertueuse , une dévote entêtée :
pourquoi? parce que tout cela n'a pour principe qu'un zèle mal entendu,
et que le premier agent qui donne aux autres l'impression ne s'est pas
étudié d'abord à se régler soi-même. Le remède serait donc de se précau-
tionner contre soi-même, Cura te ipsum, et de faire les réflexions sui-
vantes : Je passe pour singulier, et je le suis en effet; j'ai toujours des sen-
timents écartés, et opposés aux sentiments communs. Or, dans la conduite
du prochain , dois-je tant déférer à mes lumières ; et la prudence ne veut-
elle pas que je m'attache à ce qui est généralement approuvé , et que je
me départe de ce que je vois contredit par une certaine raison universelle?
C'est ainsi que le zèle pourrait devenir discret et sage ; mais , bien loin de
se faire une si utile leçon , on se fait de ses bizarreries une espèce de mérite ;
et parce qu'on a l'esprit tourné autrement que le reste des hommes , on se
croit au-dessus de tous les autres hommes , sans considérer qu'il est bien
plus probable qu'on est d'autant plus au-dessous , qu'on pense moins
y être.
De là , zèle borné et limité : ce que l'on a jugé bon et saint, on veut
qu'il soit bon et saint pour tout le monde ; et si tout le 'monde n'en passe
par là , on est déterminé à condamner tout le monde , et à croire tout le
monde perdu. Hors du plan de réforme qu'on a conçu , tout paraît éga-
rement, tout paraît désordre et relâchement. Mais Dieu , le souverain
maître , a-t-il donc traité avec vous pour ne distribuer ses dons et ses
grâces que selon vos projets? n'a-t-il point, dans les trésors de sa sagesse,
d'autres idées du bien que celles que vous proposez? nous appelle-t-il tous
au même genre de perfection ? nous conduit-il tous par le même chemin ?
est-ce à vous seul qu'il a révélé ses voies? est-ce de vous seul qu'il veut
se servir pour l'accomplissement de ses desseins? et qui êtes-vous, enfin,
pour entreprendre , si je puis ainsi parler , de raccourcir sa providence ,
et pour vouloir lui prescrire des bornes ? Il aurait fallu de bonne heure
vous élever l'esprit, Cura teipsum ; il aurait fallu vous faire une plus
grande âme , une âme capable de tout bien , capable au moins d'estimer
le bien partout où il est , et de quelque part qu'il vienne. Il aurait fallu
vous appliquer ces paroles de l'Apôtre aux Corinthiens : Eamdem autem
habentes remunerationem... dilatamini et vos 4; Ayez, mes Frères, les
uns pour les autre un zèle moins étroit et moins resserré. Alors on ne
vous verrait plus tant fatiguer le monde de vos avis ; on ne vous enten-
" 2 Cor., 6.
SUR LE ZÈLE. ;>21
drait plus tant déclamer contre ceux qui prennent d'autres routes que les
vôtres , et vous ne feriez plus tant d'efforts pour les amener , ou de gré
ou de force, à votre point.
Cependant, après avoir rectifié le zèle par rapport à l'esprit, il reste à le
régler et à l'épurer par rapport au cœur ; et c'est ici que notre amour-propre
triomphe , et qu'il met en œuvre tous ses artifices et toutes ses ruses.
Car de croire que tout zèle pour la perfection du prochain soit un zèle
inspiré de Dieu , abus , Chrétiens. Si cela était , il ne serait ni si prompt,
. ni si naturel ; il ne serait pas si aisé de l'avoir , il en coûterait davantage
pour le soutenir , et l'on ne verrait pas les plus imparfaits et souvent
même les plus libertins s'en faire honneur. Mais l'illusion est de con-
fondre les choses , et de prendre pour vrai zèle ce qui est passion , et pure
passion ; je veux dire de prendre pour zèle ce qui est chagrin , de prendre
pour zèle ce qui est inquiétude , de prendre pour zèle ce qui est intrigue ,
de prendre pour zèle ce qui est envie , de prendre pour zèle ce qui est
ambition et intérêt ; car tout cela , quoique infiniment éloigné d'un zèle
chrétien , ne laisse pas de l'imiter et d'en avoir toutes les apparences. Ainsi
l'envie semble-t-elle déplorer dans le prochain des défauts qu'elle se plaît
à y remarquer. Ainsi l'ambition , sous prétexte de rétablir ou de mainte-
nir l'ordre , cherche-t-elle à dominer. Ainsi l'esprit d'intrigue trouve-t-il
par là mille occasions de se produire et de s'ingérer. Ainsi la vivacité
d'une âme naturellement inquiète la porte-t-elle à sortir hors d'elle-même,
pour s'attacher aux imperfections du prochain, et pour y trouver des su-
jets sur quoi s'exercer. Ainsi la mélancolie prend-elle le nom de zèle, pour
avoir droit de contester et de condamner. Mais tout cela, ajoute saint
Grégoire , pape , n'est point ce zèle de Dieu qu'avait saint Paul , quand
il disait aux Corinthiens : AUmulor enim vos Dei œmulatione l. C'est le
zèle de l'homme, et de l'homme passionné , de l'homme aveugle et cor-
rompu. Or , sans le zèle de Dieu , celui de l'homme n'est qu'un fantôme ,
et, pour parler avec l'Écriture, une idole de zèle, Idolum zeli 2 : c'est
l'expression du prophète Ézéchiel ; et vous savez ce que dit l'apôtre saint
Jacques, que la passion de l'homme, c'est-à-dire le zèle de l'homme,
n'accomplit jamais la justice de Dieu.
Mais qu'un homme , de bonne heure , se soit étudié lui-même pour con-
naître les plus secrets mouvements de son cœur ; que, par de saintes vio-
lences , il se soit rendu maître de ses inclinations et de ses antipathies , de
ses désirs et de ses aversions ; qu'il ait appris à réprimer sa cupidité, à
borner son ambition, à étouffer ses ressentiments, à modérer ses colères,
à calmer ses inquiétudes : alors il sera en état de distinguer quel esprit
l'anime dans son zèle , et de le réduire aux termes de la raison et de l'é-
quité. Sans autre pierre de touche que ses propres réflexions , il démê-
lera , au travers des plus belles couleurs dont se pare le faux zèle , la ma-
lignité de l'envie , l'aigreur de l'animosité et de la haine , les emportements
de la vengeance, les artifices de l'intrigue, les prétentions de l'intérêt,
les saillies et les impétuosités du naturel. 11 saura quand il faudra par-
1 2 Cor., Il, — 2Ezech., 8.
522 SUR LE ZÈLE.
1er , et quand il faudra se taire. Il ne cherchera point à guérir un mal ,
peut-être assez léger , par un autre mal beaucoup plus grand ; à corriger
un désordre, peut-être assez peu sensible, par un autre désordre beau-
coup plus criminel , je veux dire par une médisance atroce , ou par un
éclat scandaleux. Il ne s'attachera point opiniâtrement , sous une appa-
rence de zèle , à butter certaines personnes qui ne lui plaisent pas , à les
décrier et à les détruire , plutôt que d'autres qu'il aime et à qui il passe
tout. Dès quil aura quelque sujet de craindre que ses vues ne soient pas
assez épurées et qu'il n'y entre de la passion , il prendra le parti de l'hu-
milité et du silence, persuadé qu'il vaut mieux , après tout, risquer la
perfection de son frère, que la sienne propre. Ah! mon Dieu, qu'est-ce
que l'homme , et combien est-il sujet à s'égarer, lors même qu'il semble
tenir les voies les plus droites et pratiquer les plus belles vertus ? Quoi
qu'il en soit, Chrétiens , il ne suffit pas d'autoriser notre zèle pour la per-
fection du prochain et de le régler , il faut encore l'adoucir ; et c'est à
quoi nous servira le zèle de notre perfection particulière, comme je vais
l'expliquer dans la troisième partie.
TROISIÈME PARTIE.
Si dans la conduite de la vie nous étions toujours aussi disposés, ou à
foire grâce aux autres qu'à nous la faire à nous-mêmes , ou à nous faire
justice à nous-mêmes qu'à la faire aux autres , il serait inutile , dit saint
Chrysostome, de chercher dans la morale chrétienne de quoi tempérer la
ferveur de notre zèle à l'égard du prochain, puisqu'il est constant qu'elle
n'excéderait jamais les termes d'une juste modération. Mais parce que
l'iniquité de l'homme lui donne un penchant tout contraire, et que son
naturel le porte, quand il le laisse agir, à n'être indulgent que pour soi,
et à réserver pour les autres toute sa sévérité , le zèle le plus sincère et le
plus pur a besoin d'un tempérament qui , sans affaiblir sa vertu , rende
son action plus supportable, et qui en corrige les excès sans en altérer le
principe. Ainsi le Sauveur du monde réprima-t-il le zèle de deux dis-
ciples qui s'intéressèrent pour son honneur, et qui , indignés de l'outrage
qu'il avait reçu, lui demandaient qu'il fit descendre le feu du ciel sur les Sa-
maritains. Zèle apostolique , reprend saint Ambroise, mais dont la rigueur
devait être adoucie par l'onction de cette admirable parole , Nescitis ci/jus
spiritus estis i , Vous ne savez pas sous quelle loi vous vivez , et quel en
est l'esprit. Ainsi , dans la doctrine de saint Paul , le zèle même de la
conversion des pécheurs , qui devrait être , ce semble , le plus ardent et
le plus libre , veut-il néanmoins des ménagements sages , et si néces-
saires , que sans cela , tout divin qu'il est , il deviendrait non-seulement
inefficace , mais intolérable et odieux. Ainsi de tout temps les hommes
apostoliques , dans la poursuite des plus saintes entreprises , ont-ils cru ,
si j'ose parler ainsi , devoir humaniser leur zèle, pour lui donner cet at-
trait et cette grâce dont ils étaient persuadés que dépendait sa force. Il est
donc question de trouver le correctif , mais le correctif infaillible et sûr ,
» Luc, 6.
SUR LE ZÈLE. 523
de ions les mouvements trop vifs et trop impétueux du zèle , quoique vé-
ritable , dont on se sent animé pour les autres ; et je dis encore que c'est
le zèle qu'on doit avoir pour soi-même : en voici la raison , qui comprend
dans un seul point les plus excellentes instructions.
C'est que tout homme zélé pour soi-même, quelque bien qu'il se pro-
pose et qu'il envisage hors de soi , a toujours en vue cette grande maxime,
de ne risquer jamais la charité , et d'abandonner plutôt tout le reste que
d'exposer cette vertu , qu'il regarde comme le fondement et la base de
tout ce qu'il prétend édifier. Il dit surtout et partout, avec l'Apôtre : Quand
je parlerais le langage des anges, quand je ferais des miracles dans le
monde, si je n'ai la charité, je ne suis rien. Or la charité a toutes les
qualités qui doivent faire dans une âme cet admirable tempérament que
nous cherchons ; et il est impossible que le zèle dégénère dans aucune des
extrémités à quoi il est sujet, tandis que la charité le dirige. Car pre-
nez garde, Chrétiens : le zèle dont on se sent ému à l'égard du prochain ,
quand il abonde , est naturellement impatient , précipité , aigre , impé-
rieux , défiant , incrédule, facile à s'offenser et à se piquer : voilà ses dé-
fauts, ou, pour mieux dire, ses excès. Mais, par des caractères bien
opposés et bien remarquables , la charité , selon saint Paul , est patiente,
humble , simple , sans fard , sans aigreur , ne s'emportant jamais , ne
s'éîcvant jamais , se réjouissant du bien , croyant peu le mal ; en sorte
que nous y trouvons tous les adoucissements qui doivent perfectionner
notre zèle. Étudions tous ces traits , mes chers auditeurs, et ne négligeons
pas des règles aussi essentielles et aussi importantes que celles-là.
Le zèle , je dis le zèle de la perfection d'autrui , est naturellement im-
patient, car on en voudrait voir d'abord le succès ; on voudrait qu'au mo-
ment qu'on a parlé , la face du monde changeât , qu'il n'y eût plus d'a-
bus, plus de désordres dès qu'on les a condamnés ; et parce qu'on n'y voit
pas les choses sitôt disposées , non-seulement on se rebute , mais on en
conçoit de la peine contre les personnes , mais on en témoigne du dépit ,
mais on éclate et on s'emporte : pourquoi ? parce qu'on ne sait pas con-
server la charité , cette charité patiente , et qu'on ne l'appelle pas à son
conseil. Or voulez-vous , mon Frère , disait saint Augustin , être plus mo-
déré et plus patient dans votre zèle ? considérez l'éternité de Dieu : Vis
esse ïonganimis ? vide œternitatem Dei *. Car, à le bien prendre , votre
zèle n'est inquiet et empressé que parce que votre vie est courte ; et cette
impatience que vous faites paraître quand on ne se corrige pas aussi promp-
tement que vous le voulez , est même une marque du sentiment que vous
avez de la brièveté de vos jours. Mais Dieu, dont la durée est éternelle, a
un zèle paisible et tranquille : comme tous les temps sont à lui , ce qu'il
ne fait pas dans un temps , il le fait dans l'autre ; ce qu'il n'obtient pas
aujourd'hui , il se réserve à l'obtenir demain ; et sa patience à supporter le
mal, bien loin d'être un faible qui l'humilie, est un attribut dont il zq
fait honneur. Entrez donc dans la pensée de cette sainte éternité , si vous
voulez que votre zèle ait le calme de cette divine tranquillité : Vis esse
1 Ang.
524 SUR LE ZÈLE.
longaramis ? vide œtcrnitotem Dei. C'était le raisonnement de ce saint
docteur ; mais, sans remonter. jusqu'à l'éternité de Dieu, j'ai bien plus tôt
fait de me rabattre sur moi-même , et de me dire : A quoi bon ces inquiétudes
et ces empressements? est-ce ainsi qu'agit la charité, ou est-ce ainsi que
le Dieu de charité en use à mon égard? Si son zèle pour moi s'était lassé
en tant de rencontres et sur tant de sujets , où en serais-je ? pourquoi mon
zèle pour les autres aurait-il moins de constance ? Dieu m'a attendu des
années entières , et le moindre retardement me pousse à bout. J'ai résisté
au zèle de Dieu, et je ne puis souffrir qu'on résiste au mien : est-il rien
de plus injuste ? Et voilà, Chrétiens, sur quoi saint Paul fondait ce point
de morale si paradoxe dans la spéculation et si vrai dans la pratique ,
quand il disait qu'encore que le zèle soit prompt et ardent, la charité est
patiente ; et que c'est à la patience de la charité d'arrêter la promptitude
et l'ardeur du zèle : Charitas patiens est K
Comme notre zèle est impatient, par une suite nécessaire il devient cha-
grin , fâcheux, mortifiant , plein d'amertume, toujours sur le ton de l'in-
vective et du reproche ; en sorte qu'il semble qu'on se fasse un plaisir
d'attrister le prochain en le réformant , au lieu de le consoler en lui ins-
pirant de la confiance et en l'encourageant. Car vous savez combien ce
caractère de zèle est ordinaire , et quelle peine les âmes souvent les mieux
intentionnées et les plus droites ont à s'en défendre. De dire , Chrétiens ,
que le zèle du Sauveur des hommes n'a point été de cette nature ; qu'au
contraire , c'est par un zèle de douceur qu'il a fait profession de les ga-
gner, et qu'il les a en effet gagnés; que quelque ardeur qu'eût cet Homme-
Dieu pour les intérêts de son Père , quelque horreur qu'il eût des scan-
dales qui se commettaient dans le monde , quelque austérité de mœurs et
de vie qu'il prétendit établir ( trois choses infiniment capables d'exciter le
feu divin qui le brûlait , et de l'enflammer ) , rien néanmoins de tout cela
n'a aigri son zèle ; mais que de là même il a tiré des raisons pour l'adou-
cir, sachant fort bien qu'une loi aussi sévère que son Évangile ne réfor-
merait jamais le monde , qu'autant que la douceur de sa conduite la ren-
drait aimable; que Fhorreur qu'il avait des scandales, séparée de cette
douceur , irait à exterminer les scandaleux, et non pas les scandales mêmes ;
et que l'ardeur dont il était animé pour les intérêts de son Père céleste
serait un feu dévorant qui consumerait et qui ne purifierait pas. De dire
encore que c'est par cette douceur que son zèle a été tout-puissant, qu'il
a fléchi les cœurs de bronze, qu'il a attiré les publicains, qu'il a sancti-
fié les pécheresses , qu'il a opéré les plus grands miracles de conversion ;
qu'au reste il n'est pas croyable que notre zèle doive réussir par d'autres
voies que le sien , ni que notre sévérité soit plus efficace ou plus heureuse;
de parler, dis-je, de la sorte et de vous proposer ce modèle, ce serait une
espèce de démonstration dont il n'y a personne qui ne dût être touché.
Mais laissant toute autre preuve, j'aime mieux en revenir toujours au
même principe, qui , dans sa simplicité, a quelque chose et de plus sen-
sible et de plus pénétrant. Car enfin, mon Frère, puis-je dire à tout homme
« l Cor., 13.
SUR LE ZELE. 525
zélé pour les autres jusqu'à l'excès, consultez-vous vous-même, et soyez
vous-même votre juge. Dans quelque disposition que vous soyez à profi-
ter du zèle des autres pour votre avancement et pour votre perfection ,
vous voulez qu'on vous ménage , vous prétendez qu'on ait pour vous des
condescendances et des égards ; vous ne vous accommodez pas de cette exac-
titude rigoureuse et pharisaïque qui ne garde aucune mesure ; vous ne
pouvez supporter que Ton vous traite avec hauteur : s'il s'agit de vous
îaire une remontrance et de vous donner un avis , vous croyez avoir droit
d'exiger qu'on prenne votre temps , qu'on entre dans votre esprit, qu'on
étudie votre humeur ; si l'on en use d'une autre manière , hien loin de
vous ramener à l'ordre , on vous révolte. N'est-il donc pas juste que vous
vous imposiez la même loi ? vous demandez que l'on compatisse à vos fai-
blesses : pouvez-vous donc vous dispenser de compatir aux faiblesses de
votre prochain? Nonne ergo oportuit et te misereri conservi tui l, con-
cluait notre divin Maître , après nous avoir proposé la parabole de ce dé-
biteur qui ne voulut pas remettre une dette qu'on lui avait remise? Est-il
raisonnable que , pour guérir les plaies de vos frères , vous n'employiez
que le vin , tout pur et tout aigre qu'il peut être , et que votre délicatesse
aille au même temps à vouloir pour votre guérison qu'on ne verse que
l'huile sur vos blessures? Ne faut-il pas que votre douceur, selon la belle
règle du grand évêque de Genève , soit le premier appareil des plaies dont
vous entreprenez la cure? Or si cette règle convient partout , et à l'égard
de toutes sortes de sujets, beaucoup plus, dit saint Grégoire, pape , con-
vient-elle à l'égard de ceux qui , dominés par de longues habitudes , et
après avoir vécu dans de grands désordres , forment enfin la généreuse ré-
solution de quitter leurs premiers engagements et de retourner à Dieu.
Gomme ils sont plus faibles , ils ont plus besoin d'être aidés , d'être sou-
tenus, d'être encouragés. Non pas qu'il faille manquer de fermeté; mais
il y a une fermeté sage , une fermeté qui sait s'insinuer , qui sait se faire
aimer, et faire aimer à ceux mêmes que l'on corrige la salutaire correction
qu'ils reçoivent. Si vous les rebutez par un zèle dur et impitoyable , vous
leur donnerez horreur du remède , vous les éloignerez du sacrement ; ils
se replongeront dans le même abîme , dans les mêmes désordres ; ils aban-
donneront tout. Ah ! combien de pécheurs touchés de Dieu auraient con-
sommé l'ouvrage de leur conversion, s'ils étaient tombés. entre les mains
d'un ministre plus patient et plus compatissant? mais parce que celui qu'ils
ont rencontré les a contristés, les a chagrinés, les a désespérés, plus de
pénitence pour eux pendant la vie, et peut-être plus de pénitence même à
la mort.
Je sais que cette charité qu'inspire le vrai zèle, et qui lui est si propre,
demande bien des ménagements et bien des réflexions. Je sais que , pour
ne se pas échapper quelquefois, il faut bien s'étudier soi-même, et être bien
maître de soi-même. Mais, mon cher auditeur, de quoi s'agit-il ? il s'agit
de gagner votre frère à Dieu : Lucratus eris fratrem tuum 2. Il s'agit de
le retirer de la voie de perdition, et de le ramener dans les voies de Dieu.
• Malth.. 18. — 2 Ibid,
526 SUR LA PARFAITE OBSERVATION DE LA LOI.
Le laissercz-vous périr pour ne vouloir pas vous faire à vous-même quel-
que violence , après qu'il en a coûté à Jésus-Christ tout son sang pour le
sauver ? Allumez , Seigneur , allumez dans nos cœurs ce feu divin , ce saint
zèle dont brûlait votre Prophète , que dis-je ? dont vous avez brûlé vous-
même sur la terre. Rendez-nous sensibles aux intérêts de votre gloire , sen-
sibles aux intérêts du prochain , sensibles à nos propres intérêts ; et nous
n'épargnerons rien pour des âmes qui vous doivent éternellement glorifier,
pour des âmes avec qui nous devons être éternellement unis dans le ciel ,
pour des âmes dont la sanctification et le salut , après avoir été le sujet de
nos soins , deviendra le gage de notre félicité éternelle , où nous con-
duise, etc.
SERMON POUR LE MERCREDI DE LA TROISIÈME SEMAINE.
SUR LA PARFAITE OBSERVATIOX DE LA LOI.
Acces&enmt nd Jesum ah Jerosolymis sctibce et pharisœi, dicenles : Queue discipuli lui tram-
rjvediunlur tradilioncm seniorum? Ipse autem respondens , ait illis : Quare el vos tiwisrjredimini
mandatum Del propler traditionein vestram ?
Des docteurs et des pharisiens venus de Jérusalem s'adressèrent à Jc'sus-Christ , et lui di-
rent : Pourquoi vos disciples violent-ils les traditions des anciens ? Mais il leur répondit :
Pourquoi vous-mêmes violez-vous le commandement de Dieu pour suivre voire tradition?
Saint Mallh., ch. 15.
Madame £,
C'était un des caractères de la fausse dévotion , ou , si vous voulez , de
Thypocrisie des pharisiens , de s'attacher scrupuleusement aux traditions
qu'ils avaient reçues de leurs pères, et de violer au même temps, sans scru-
pule , les plus importantes obligations de la loi de Dieu. Ils payaient jus-
qu'à la dime des plus petites herbes ; mais ils manquaient de charité pour
le prochain : ils observaient le sabbat avec une exactitude qui allait jusqu'à
la superstition ; mais ils ne craignaient point , le jour même du sabbat , de
commettre des injustices : ils reprenaient les apôtres de ne laver pas leurs
mains avant le repas ; mais ils contrevenaient eux-mêmes au commande-
ment de Dieu le plus indispensable, qui est d'honorer son père et sa mère,
puisqu'ils apprenaient aux enfants à les traiter avec dureté ; et par une
fausse religion , ou plutôt , par une ingratitude digne de tous les châti-
ments du ciel , aies abandonner dans le besoin, et à leur refuser les secours
dont ils leur étaient redevables : tel était, dis-je, le désordre de ces sages
du judaïsme. Que fait aujourd'hui le Sauveur du monde ? Gondamne-t-il
absolument cette régularité qu'ils faisaient paraître à observer toutes les
traditions des anciens , et toutes les cérémonies qui leur étaient prescrites ?
Non , Chrétiens : souverain législateur , il voulait que toute la loi fût ac-
complie jusques à un point ; mais , par une conduite pleine d'équité et de
1 La reine.
SUR LA PARFAITE ORSERVATION DE LA LOI. 527
sagesse, il loue dans ses ennemis mêmes ce qu'il y a de louable, et il blâme
seulement ce qu'il y a de criminel et de vicieux. Il approuve ce qu'ils font,
et il leur reproche ce qu'ils ne font pas. En comparant deux sortes de de-
voirs , dont les uns ont pour objet les points de la loi les plus essentiels ,
et les autres regardent les articles les moins nécessaires , il leur fait enten-
dre qu'il faut d'abord pratiquer ceux-là, et ne pas ensuite omettre ceux-
ci : Hœc oportuit facere , et Ma non omittere l. Par où, mes Frères, il
nous apprend à nous préserver nous-mêmes d'un désordre tout opposé à
celui des pharisiens , mais assez commun dans le monde , je dis dans le
monde chrétien. Car le désordre des pharisiens était de s'attacher aux pe-
tites choses , et de négliger les grandes ; et le nôtre est de nous borner
quelquefois tellement aux grandes, que nous croyons pouvoir impunément
mépriser les petites. Mais moi je prétends qu'il y a entre les unes et les
autres une telle liaison , que de manquer volontairement et habituellement
aux moindres devoirs, c'est s'exposer à violer bientôt et en mille rencontres
les plus grands préceptes , et ce que la loi nous ordonne sous de plus griè-
ves peines. Voilà le sujet que j'entreprends de traiter dans ce discours ; et
en le traitant , Madame , quelle consolation pour moi de parler à une reine,
ou devant une reine qui , sur le trône , et malgré tous les dangers de la
cour , sait si bien rendre à Dieu ce qui lui est dû ; qui , fidèle à la loi et à
toute la loi , va bien encore , dans la pratique , au delà de la loi ; en un
mot , qui , par la plus rare et la plus merveilleuse alliance , réunit dans son
auguste personne tout l'éclat de la grandeur humaine , et tout le mérite
de la sainteté chrétienne ! Ce n'est donc point ici pour vous , Madame, une
morale trop sublime et nouvelle ; mais sans que ce soit une morale nou-
velle , ni trop relevée pour Votre Majesté , elle y trouvera toujours de quoi
animer de plus en plus la ferveur de sa piété. Saluons d'abord Marie , et
lui disons : Ave, Maria.
Je dis, Chrétiens, qu'il est infiniment dangereux de négliger dans la
voie du salut les petites choses ; et qu'en tout ce qui touche la religion et
la conscience, il n'y a rien de si léger qui ne mérite nos soins , et qui ne
demande une fidélité parfaite et une entière soumision. Je fonde cette im-
portante maxime sur deux principes : l'un est l'orgueil de l'homme , et
l'autre est son aveuglement. L'homme , de lui-même , est orgueilleux ; et
que fait en lui son orgueil? il le porte à l'indépendance , et lui donne un
penchant secret à s'émanciper et à s'affranchir de la loi. Ce n'est pas assez :
outre que l'homme est orgueilleux , il est aveugle ; et que fait en lui son
aveuglement ? il l'empêche de bien connaître toute l'étendue de ses devoirs,
et de bien discerner ce qu'il y a de plus ou de moins essentiel clans la loi.
De là je forme deux propositions qui contiennent tout le fond de ce dis-
cours , et qui en feront le partage. Car je prétends qu'un préservatif né-
cessaire pour réprimer l'orgueil de notre cœur , c'est de l'assujettir aux
moindres obligations de la loi : vous le verrez dans la première partie.
J'ajoute que nous ne pouvons mieux corriger les erreurs de notre esprit ,
1 Matih., 23.
528 SUR LA PARFAITE OBSERVATION DE LA LOI.
ou en prévenir les suites funestes, que par une obéissance exacte aux plus
petits devoirs de la loi : je vous le montrerai dans la seconde partie. Ren-
dez-vous attentifs à l'une et à l'autre ; et quoique cette matière n'ait pas
peut-être d'abord de quoi frapper vos esprits , vous en comprendrez néan-
moins bientôt toute la conséquence.
PREMIÈRE PARTIE.
A remonter jusqu'à la source de la corruption de l'homme , il est évi-
dent, Chrétiens, que le premier de tous les désordres, c'est l'orgueil; et
que le premier effet de l'orgueil , c'est l'amour de l'indépendance et de la
liberté. Voilà le vice capital et prédominant de notre nature ; d'où il arrive
que nous avons tant de peine à nous assujettir, que toute autorité supé-
rieure nous est onéreuse, que le commandement et la loi nous tiennent
lieu de joug , et que notre inclination nous porte toujours à le secouer ,
quand elle n'est pas réglée par la raison. Ce vice nous est si naturel, qu'il
ne faut pas même l'imputer au péché d'origine comme à sa cause , puis-
qu'il est vrai que , jusque dans l'état d'innocence , le premier homme non-
seulement y fut sujet , mais y succomba , et que ce bienheureux état , qui
l'exemptait de toute autre faiblesse , ne l'exempta pas de celle-ci , je veux
dire de cet orgueil secret qui le poussa à s'émanciper de l'obéissance due
à son souverain et à son Dieu. Car, comme remarque saint Ambroise,
l'homme n'est pas tombé dans ce désordre d'aimer la liberté et l'indépen-
dance, parce qu'il a désobéi à Dieu ; mais il a désobéi à Dieu , parce qu'il
était sujet à ce désordre ; et l'on ne peut pas dire que son orgueil soit une
suite de son péché , puisque l'Écriture nous apprend au contraire que son
péché a été l'effet de son orgueil. Il est donc certain que l'orgueil nous
donne de lui-même un penchant à nous licencier, et à nous affranchir des
lois qui nous sont imposées. Or, quoique cela soit ainsi , il y a néanmoins
des lois d'une autorité si vénérable , et d'une obligation si bien fondée dans
les principes mêmes de la raison , que quelque passion que nous ayons pour
la liberté , nous ne pouvons presque nous départir de l'attachement res-
pectueux et de la soumission qu'elles exigent de nous; et ces lois sont celles
de la religion et de la conscience : de la religion , qui nous lie à Dieu , car
c'est de là qu'elle a pris son nom , et de la conscience , qui nous assujettit,
à nous-mêmes. Oui , tout ennemi qu'est l'homme de la dépendance , il a
de la peine à ne pas aimer ces deux lois , parce qu'il les envisage comme
les deux sources de son bonheur et de son salut éternel. Tandis qu'il est en-
core dans l'intégrité et dans la pureté des mœurs , rien de plus souple qu'il
l'est à la loi intérieure de sa conscience , rien de plus attaché ni de plus
soumis au culte de la religion. Cependant il ne laisse pas d'ailleurs d'avoir
toujours dans lui-même le fonds de cette pernicieuse liberté , ou plutôt de
ce pernicieux libertinage , qui ne peut supporter la gêne et la contrainte ;
et lors même que nous nous proposons de nous captiver sous l'empire de
la religion et de la conscience, l'orgueil de notre esprit nous suscite une
autre loi directement opposée, comme dit saint Paul , à toutes les lois de
Dieu. Loi qui consiste à ne reconnaître pour loi que ce qui nous plaît, à
SUR LA PARFAITE OBSERVATION DE LA LOI. 529
n'écouter la conscience qu'autant qu'elle nous flatte, à n'avoir plus de dé-
férence pour la religion qu'autant qu'elle se trouve conforme à nos vues ;
c'est-à-dire à nous faire les arbitres de Tune et de Fautre , et à vivre en
effet selon notre caprice et selon les désirs de notre cœur.
Voilà donc comme une espèce de combat dans F homme entre son orgueil
et sa raison : sa raison qui veut qu'il se soumette ,■ et son orgueil qui ne
le veut pas ; sa raison qui lui apprend à se laisser conduire et gouverner ;
surtout dans les choses de Dieu , et son orgueil qui lui persuade de n'en
croire que lui-même ; sa raison , qui autorise la religion et la conscience ,
comme ayant droit de souveraineté sur lui , et son orgueil , qui se révolte
contre cette souveraineté. Qui l'emporte des deux? ni l'un ni l'autre , Chré-
tiens , si nous avons égard aux commencements. Pourquoi? parce que d'a-
bord ils sont presque l'un et l'autre de force égale : le respect de la con-
science et de la religion étant assez fort pour se soutenir quelque temps
contre l'amour déréglé de l'indépendance et de la liberté , et l'amour de
l'indépendance et de la liberté étant trop violent pour être jamais entière-
ment détruit par le respect de la religion et de la conscience. Mais voici
ce qui arrive quand l'homme commence à quitter Dieu , et que Dieu com-
mence à se retirer de l'homme : c'est que , dans la pratique de ces deux
devoirs qui touchent la religion et la conscience , il observe les grandes
choses avec quelque fidélité , et qu'il ne se fait plus une règle de garder les
petites. Il a toujours ou il semble toujours avoir de la vénération pour ce
qui lui parait essentiel ; mais il y a d'autres points moins importants, sur
lesquels il se relâche sans scrupule : et si vous voulez savoir la raison de
cette différence , elle est claire , dit saint Grégoire , pape ; car elle est fon-
dée sur ce que les grandes choses , en ce qui regarde la conscience et la
religion , portent avec elles un caractère si visible et si éclatant de l'auto-
rité divine, qu'il retient l'homme dans l'ordre ; au lieu que les petites , où
ce caractère est moins remarquable, le rebutent par la sujétion qu'elles de-
mandent. Que fait-il donc? il se réduit aux premières; mais celles-ci, il
les abandonne. Pour ne pas devenir libertin , il veut être régulier dans les
unes ; et pour ne se pas rendre trop dépendant , il s'accoutume à mépriser
les autres. Tel est le principe du désordre de l'homme. Et cet état, quoi-
que bien contraire aux desseins de Dieu , quoique infiniment éloigné de la
perfection chrétienne , quoique très dangereux pour le salut , ne serait pas
après tout par lui-même un état de damnation, si l'on en demeurait là.
Mais voici le progrès : c'est saint Bernard qui l'a observé , et qui a pris
soin de nous en développer le mystère dans son excellent ouvrage des De-
grés de l'humilité et de l'orgueil. Vous me demandez , dit-il , mes Frères ,
ce que fait dans l'homme cette liberté présomptueuse qui le porte à négli-
ger certaines obligations de conscience moins rigoureuses et moins étroi-
tes; et moi je vous réponds qu'elle produit en lui les plus funestes effets.
Car je dis qu'elle lui fait perdre insensiblement le respect et l'obéissance
qu'il doit à Dieu ; je dis qu'elle étouffe peu à peu dans lui la crainte des
jugements de Dieu ; je dis qu'elle le rend hardi à tout entreprendre contre
la loi de Dieu ; je dis qu'après lui avoir fait contracter l'habitude des pe-
t. i. 34
530 SUR LA PARFAITE OBSERVATION DE LA LOI.
tits péchés, et lui en avoir ôté la honte , elle lui donne bientôt, selon l'É-
criture , un front de prostituée pour les plus grands crimes : Frons mere-
tricis facta est tibi i ; et que ces transgressions , quoique légères , sont
autant de brèches fatales par où le démon entre dans son cœur.
En effet, ajoute saint Bernard, je l'ai reconnu, et l'expérience me l'a ap-
pris , que de même qu'un Juste qui marche avec ferveur dans la voie de
Dieu , après en avoir essuyé toutes les petites difficultés , se joue des plus
grandes , qu'il croyait auparavant insurmontables ; aussi un pécheur qui
suit le cours et les mouvements de sa passion , à force de franchir le pas
dans les moindres occasions , en vient enfin jusqu'au point de ne trouver
plus rien qui l'arrête dans la voie de l'iniquité : Et quemadmodùm Jus-
tus, ascensishis gradibus, corde alacri currit ad vitam; sic iisdem des-
censis impiusjam absque labore festinat ad mortem 2. Voyez-vous, dit
ce Père , comment le Juste et le pécheur , quoique par différents princi-
pes , acquièrent cette liberté , l'un pour la vie et l'autre pour la mort? La
charité donne des ailes à Y homme juste, et la cupidité en donne au pécheur :
Illum proclivem charitas , illum cupiditas facit 3. Le Juste ne ressent
pas sa peine , parce qu'il est animé de l'amour de Dieu ; et le pécheur est
insensible à la sienne, parce qu'il est dans l'endurcissement : In uno amor,
in altero stupor laborem non sentit 4. Dans l'homme juste , c'est l'abon-
dance de la grâce , et dans le pécheur , c'est le comble du péché qui exclut
les remords et la crainte : In illo perfecta virtus, in isto consummata
iniquitas foras mit Ht timorem 5. Tous deux s'avancent dans le chemin
ou du vice ou de la vertu , et s'y avancent de telle sorte , qu'ils n'en sont
pas même fatigués.
Mais avant que le pécheur en soit venu là , n'a-t-il rien à souffrir ? Ah !
mes Frères , reprend saint Bernard , il y en a qui souffrent ; et qui sont-
ils ? Ce sont ceux qui voudraient tenir le milieu ; c'est-à-dire certaines âmes
imparfaites qui voudraient secouer le joug de la conscience et de la reli-
gion dans les petites choses , et qui ne voudraient pas le rompre dans les
grandes : Me^ii sunt qui fatigantur et angustiantur 6. Car ceux-là, dit-il,
souffrent de tous les côtés : et du côté de la grâce à laquelle ils résistent ,
et du côté de leur passion qu'ils ne satisfont pas pleinement. La grâce les
trouble , et la passion les irrite ; la grâce leur reproche d'avoir fait telles
démarches , et la passion au contraire , de n'être pas encore allés plus avant ;
la grâce leur dit : Fallait-il mépriser Dieu pour si peu de chose ? et la pas-
sion : Fallait-il ne se satisfaire qu'à demi? Ainsi ils demeurent tout à la
fois exposés à la peine intérieure de l'une et de l'autre , ou , si vous vou-
lez , ils goûtent tout à la fois et les amertumes du vice et celles de la vertu,
sans en goûter la douceur. Mais prenez garde , poursuit saint Bernard ;
bientôt la passion et l'amour de la liberté prévaut ; car cet état de violence
ne peut pas durer , et il faut , ou que de la négligence des petites choses
l'homme passe jusqu'au mépris des grandes , ou qu'il rentre dans l'ordre
dont il s'est écarté , et qui est celui d'une entière soumission à Dieu. Et
parce qu'en matière de péché le retour est aussi difficile que le progrès est
1 Jercm., 3. — ' Bern. — 3 Idem. — ;« Idem. — r> Idem. — c Idem.
SUR LA PARFAITE OBSERVATION DE LA LOI. 531
naturel , pour un pécheur qui revient de cette licence présomptueuse , il y
en a cent autres qu'elle conduit à la perdition ; et c'est pourquoi saint Ber-
nard en fait un degré d'orgueil si dangereux pour le salut. En effet, écoutez
bien , s'il vous plait , mes chers auditeurs , ce que je vais vous dire : de là
sont venus presque tous les scandales et tous les désordres qui ont éclaté
dans le monde ; de là les grands attentats de l'hérésie , et les prodigieux
égarements de l'impiété ; de là les affreux relâchements de la discipline de
l'Église ; de là la décadence des ordres les plus religieux et les plus fer-
vents ; de là la ruine d'une infinité d'âmes chrétiennes qui se sont perdues,
et qui se perdent encore tous les jours. Le voulez-vous voir dans une in-
duction également sensible et touchante? suivez-moi.
J'ai dit les grands attentats de l'hérésie. Car de quoi était-il question
quand Luther, cet homme né pour la désolation du royaume de Jésus-Christ,
commença à répandre le venin de son erreur? de quoi s'agissait-il? à peine
le sait-on , tant la chose , ce semble , importait peu. Il trouvait dans les
indulgences, ou, pour mieux dire, dans l'application et dans la conces-
sion des indulgences , certains abus qui le choquaient : il aurait voulu en
retrancher l'excès et en rectifier l'usage. Était-ce donc là des points si es-
sentiels dans la religion ? Non , Chrétiens ; mais de quelque nature qu'ils
fussent , la décision ne lui en appartenait pas , il n'en devait point être
l'arbitre ni le juge. Cependant il le prétendit ; et , sur cet article , il osa
traiter de superstitieuse la pratique commune des fidèles. Où le mena ce
premier pas ? vous le savez ; jusqu'à combattre les plus inviolables maximes
de la foi orthodoxe. C'était peu de chose que la matière qui s'agitait;
mais ce fut assez pour le rendre hardi à innover. De l'usage de l'indulgence,
il en vint à la substance même, qu'il rejeta ; et parce que la foi de l'indul-
gence avait du rapport et de la liaison avec celle du purgatoire, après
avoir décrié l'indulgence, il n'hésita plus à attaquer la créance du purga-
toire. La foi du purgatoire était le fondement de la prière pour les morts;
il abolit la prière pour les morts. Cette prière se trouvait autorisée par les
liturgies et par le sacrifice de la messe ; il renonça au sacrifice de la messe,
non sans peine , il est vrai , mais enfin il y renonça. Cela l'engageait dans
le mystère de la satisfaction de Jésus-Christ , du mérite des bonnes œu-
vres , de la justification des hommes : il ne respecta rien ; satisfaction , mé-
rite , bonnes œuvres , il dogmatisa sur tout. Là-dessus l'Église s'élève
contre lui ; il ne connaît plus d'autre Église que celle des prédestinés , qui
est invisible. Le souverain Pontife le déclare anathème, et il déclare lui-
même le souverain Pontife antechrist. On lui oppose les livres de l'Écri-
ture ; il désavoue pour livres de l'Écriture tous ceux qui lui sont con-
traires. On le presse au moins par ceux qu'il reçoit , et il s'obstine à n'en
recevoir point dont il ne soit lui-même l'interprète, pour en déterminer le
sens. On convoque des assemblées et des conciles ; mais il proteste contre
les conciles, et il ne veut pour règle que l'esprit intérieur qui le gouverne.
Voilà le dernier emportement de l'hérésie. Pensait-il en venir là ? non : il
confessa lui-même cent fois qu'il était allé plus loin qu'il ne voulait , et il
s'étonnait le premier des progrès de sa secte et de ses erreurs. Mais il n'en
332 SUR LA PARFAITE OBSERVATION DE LA LOI.
devait pas être surpris, puisque le caractère de l'esprit de l'homme est de se
licencier toujours, quand il a pris une fois l'essor. Ce seul point de l'indul-
gence fut comme un levain , modicum fermentum 1 ; mais un levain qui,
venant à s'enfler par l'orgueil de cet hérésiarque, corrompit en peu de
temps , selon l'expression de l'Évangile, toute la masse , et fit de ce catho-
lique, de ce religieux, un apostat.
J'ai dit les prodigieux égarements de l'impiété. Voyez, mes Frères, ces
libertins de profession dont le monde est rempli , qui , prenant pour force
d'esprit l'endurcissement de leur cœur, font gloire de n'avoir plus ni foi
ni loi. Ne croyez pas que cet état d'irréligion où ils vivent se soit formé
tout à coup, ni qu'ils aient d'abord effacé de leur esprit ces notions géné-
rales de l'existence de la providence d'un Dieu ; c'est ce qui ne peut-être ,
et ce qui ne fut jamais. En effet, leur libertinage, je dis libertinage de
créance, commence d'abord, par où? que sais-je? par quelques railleries
qu'ils font de certaines dévotions populaires : cela leur semble léger, et
peut-être est-il tel qu'il leur paraît. Mais laissez croître ce petit grain;
bientôt ils ne craignent point de censurer les dévotions reçues et approu-
vées de toute l'Église : c'est quelque chose de plus. Ensuite ils étendent
leur censure jusqu'à nos plus saintes cérémonies : témérité encore plus
grande. De là ils passent au mépris des sacrements : autre degré de pré-
somption. Ce mépris est suivi d'une révolte secrète et intérieure contre nos
mystères mêmes : disposition prochaine à l'extinction de la foi. Enfin ils
ne considèrent plus la religion que comme une police extérieure, nécessaire
pour contenir les peuples : maxime pleine d'abomination. Cela , joint aux
réflexions qu'ils font sur les événements du monde, les fait douter s'il y a
une Providence : surcroît d'aveuglement , dont Dieu les punit. Ne sachant
plus s'il y a une Providence , ils ne savent pas trop , ni s'il y a un Dieu ,
ni s'ils ont une âme spirituelle capable de le posséder, parce que tout cela
leur devient incertain : dernier comble de l'impiété. Or remontez au prin-
cipe du mal , et tâchez à le découvrir ; ce n'est rien, ou presque rien : mais
votre Prophète l'a dit, Seigneur, et il est vrai, que l'insolence de ceux qui
se retirent de vous va toujours croissant : Superbia eorum qui te oderunt
ascendit semper 2.
Est-ce ainsi qu'il en va à l'égard des mœurs? oui, Chrétiens, et plus
même à l'égard des mœurs qu'à l'égard de la foi. Car, comme dit saint
Ambroise , les lois qui nous obligent à bien vivre nous tenant encore plus
dans la dépendance que celles qui nous obligent à croire, nous avons plus
de penchant à les violer. Tant de relâchements que nous déplorons , d'où
ont-ils pris leur origine, demandait saint Bernard, sinon de la liberté dé-
mesurée avec laquelle les chrétiens lâches et les mondains, n'écoutant que
leur amour-propre et leur orgueil , ont négligé premièrement les petites
observances, et puis se sont peu à peu déchargés des grandes? Ces relâ-
chements se sont-ils jamais introduits par un soulèvement subit et géné-
ral des fidèles , et par une rébellion formée de leur part contre les saintes
lois que l'Église leur prescrivait? Non, répond saint Bernard; mais ils ont
» l Cor., 5. — » Psalm, 73.
SUR LA PARFAITE OBSERVATION DE LA LOI. 533
toujours commencé par des exemptions en apparence respectueuses , que
chacun , sous divers prétextes , a voulu s'accorder au préjudice du droit
commun, prétendant qu'en telle et telle circonstance la loi n'était pas
faite pour lui , et se souciant peu des conséquences que son mauvais exem-
ple devait produire dans les autres. D'où vient que le monde chrétien s'est
vu quelquefois avec étonnement plongé dans l'abîme d'un désordre uni-
versel sans qu'on pût dire ni quand ni comment il y était tombé ; si ce
n'est , ajoute le même Père , parce qu'il y était tombé par degrés , et par
des chutes presque insensibles? Dépravation énorme dans ses accroisse-
ments , mais si imperceptible dans sa naissance , qu'à peine l'a-t-on pu
remarquer. Pourquoi tant de synodes et tant de conciles assemblés pour la
réformation , non pas de la foi , mais de la discipline , qui s'affaiblit et
qui dégénère toujours? n'était-ce pas pour refréner cette licence si funeste
et si contagieuse , qui se glisse aussi bien dans le christianisme et dans
les ordres les plus saints, que dans les sociétés les plus profanes? Et pour-
quoi l'Église, malgré le soin continuel qu'elle a apporté à réformer ses
enfants et à se réformer elle-même , a-t-elle néanmoins été comme forcée
de consentir à l'abolition de ces lois si salutaires et si sages, qui furent au-
trefois en vigueur, et qui n'ont cessé d'y être que parce que l'abondance
de l'iniquité a prévalu? n'est-ce pas par de légères transgressions que ce
changement a commencé? Ce n'est pas assez. Pourquoi saint Bernard,
écrivant à un grand pape, se plaignait-il hautement d'une espèce de cor-
ruption , dont il rejetait en partie le blâme sur la cour romaine , et qui
consistait à accorder trop aisément toutes sortes de dispenses? N'en ap-
portait-il pas la raison , savoir, que cette facilité des prélats et des supé-
rieurs à dispenser, augmentait de plus en plus l'inclination violente qu'ont
les hommes à s'émanciper ? Eh quoi ! saint Père , lui disait-il avec un zèle
respectueux , mais tout évangélique , fallait-il donc faire des lois , s'il de-
vait y avoir tant d'exemptions et tant de dispenses ? ne savez-vous pas que
vous avez des hommes à conduire , c'est-à-dire des créatures ennemies de
l'assujettissement, et qu'il faut, à leur égard, non point de la tolérance et
de la mollesse pour relâcher, mais de la force et du courage pour leur ré-
sister ? et ne voyez-vous pas jusqu'à quel point s'est accru cet abus des dis-
penses ; en sorte qu'après les avoir autrefois reçues comme des grâces , on
les exige maintenant comme des dettes ; et qu'au lieu qu'elles ne se don-
naient que pour des sujets importants , on les obtient aujourd'hui par les
raisons les plus vaines et les plus frivoles? Quoi donc! poursuivait-il,
vous défend-on par là de dispenser? non, mais de dissiper, Quid ergo,
inquis, prohibes? dispensare? non, sed dissipare l. Là où la nécessité
aura lieu , la dispense est excusable ; là où l'intérêt public et la gloire de
Dieu se trouveront engagés , elle est louable ; mais hors de la nécessité et
de l'utilité commune , ce n'est plus une dispense , mais une dissipation :
Ubi neutrum, jam non dispensatio , sed dissipatio crudelis est 2. Dissi-
pation cruelle : pourquoi ? parce qu'elle damne également , et le supérieur
qui dispense , et l'inférieur qui est dispensé ; parce qu'elle fomente, dans
1 Bernard. — 2 Idem.
$34 SUR LA PARFAITE OBSERVATION DE LA LOI.
les esprits cet amour de l'indépendance , qui des plus petites fautes con-
duit aux plus grands désordres.
Que serait-ce maintenant si j'examinais en détail d'où vient la réproba-
tion particulière de tant d'âmes qui périssent , et qui , suivant le cours du
monde , s'égarent de la voie du salut ? n'est-ce pas ordinairement des
moindres péchés ? Car voit-on des Justes se pervertir dans un moment ?
voit-on des pécheurs commencer à se déclarer par les derniers scandales?
Non, disait saint Grégoire, pape -, il n'en va pas ainsi. Il y a un appren-
tissage pour le vice aussi bien que pour la vertu. Quelque disposition que
nous ayons au mal, il faut même livrer des combats avant que d'être
tout à fait méchant. C'est par la vanité , ajoute ce saint docteur (et rete-
nez bien cette parole, elle est belle) , c'est par la vanité que nous parve-
nons à l'iniquité ; et nous y parvenons infailliblement , lorsque notre vo-
lonté , accoutumée à de petits péchés , n'est plus touchée de l'horreur des
crimes ; tellement que , par cette habitude , dont elle s'est en quelque
façon nourrie et fortifiée , elle acquiert enfin dans sa malice , je ne dis pas
seulement de la tranquillité , je ne dis pas seulement de l'impunité , mais
de l'autorité : A vanitate ad iniquitatem mens nostra ducitur, si as-
sueta malis levibus graviora non perhorrescat, et ad quandam auctori-
tatem nequitiœ per culpas nutrita perveniat x. Rien de plus vrai, Chré-
tiens , ni de plus solide que la pensée de ce Père. Car c'est, par exemple ,
la vanité d'une conversation trop libre , qui sera la source de la damna-
tion de ce jeune homme ; c'est la vanité des habits et des ajustements, qui
servira d'entrée au démon pour séduire et pour perdre cette femme ; c'est
la vaine curiosité de lire tel livre , qui entamera l'innocence de celui-ci ;
c'est une vaine complaisance pour le monde qui deviendra la ruine de
celle-là. Je m'explique.
Vous voulez être vêtue comme les autres , et en cela vous ne comptez
pour rien de vous affranchir d'une certaine régularité à quoi vous réduit
le christianisme ; voilà la vanité : mais cette vanité vous rendra idolâtre
de vous-même , mais cette vanité vous inspirera des désirs de plaire aussi
funestes que criminels , mais cette vanité fera périr avec vous je ne sais
combien d'âmes créées pour Dieu et rachetées du sang d'un Dieu; voilà
l'iniquité : A vanitate ad iniquitatem. Vous voulez vous satisfaire en
lisant ce livre profane et dangereux , et sur cela vous étouffez les remords
de votre conscience ; voilà la vanité : mais ce livre vous fera perdre le
goût de la piété, mais ce livre vous remplira l'esprit de folles imagina-
tions , et même des plus sales idées du vice ; mais ce livre fera naître dans
votre cœur des tentations auxquelles vous ne résisterez pas ; voilà l'ini-
quité : A vanitate ad iniquitatem. Il vous plait d'entretenir encore quel-
que commerce avec cette personne , de lui écrire , de la voir, de converser
avec elle , et vous êtes sûr de vous-même comme si tout cela était inno-
cent ; voilà la vanité : mais ce reste de commerce rallumera bientôt le feu
que la grâce de la pénitence avait éteint , et fera revivre toute la passion ;
voilà l'iniquité : A vanitate ad iniquitatem. D'abord ce n'est qu'en joue-
1 Greg.
SUR LA PARFAITE OBSERVATION DE LA LOI. 535
ment , que galanterie , que belle humeur ; et c'est ce que saint Grégoire
appelle vanité : mais de là s'ensuit ce que Guillaume de Paris appelle les
troupes et les légions du démon de la chair : Exercitus et acies carnis.
C'est-à-dire de là les premiers sentiments du péché , de là les consente-
ments criminels aux désirs du péché, de là les actions honteuses qui met-
tent le comble au péché , de là les attachements opiniâtres à l'habitude du
péché , de là les prétendues justifications dont on s'autorise dans l'état du
péché , de là la gloire impie et scandaleuse que l'on tire ou que l'on veut
tirer du péché , de là l'insolence avec laquelle on soutient le péché. Car
tout cela, Chrétiens, a une liaison et un enchaînement nécessaire : et dire,
J'irai jusque-là, et je ne passerai pas outre ; je me permettrai telle chose, et
je ne m'accorderai rien davantage, c'est n'avoir pas les premiers principes
de la connaissance de soi-même : pourquoi? parce que la règle est infaillible,
que de la vanité nous allons à l'iniquité : A vanitate ad iniquitatem.
C'est à quoi , mon cher auditeur, vous ne pouvez trop prendre garde ,
et ce qui demande toute votre étude et tous vos soins. Je n'ignore pas
qu'une observation parfaite de la loi, je dis de toute la loi, et des moin-
dres devoirs qu'elle nous impose, a ses peines, et qu'il faut savoir pour
cela prendre sur soi-même en bien des rencontres, et se contraindre;
mais l'Évangile ne nous enseigne point une autre voie du salut que la voie
étroite : Arcta via est qnœ ducit ad vitam i. Et voilà pourquoi le Sau-
veur du monde nous a tant avertis de nous faire violence à nous-mêmes ,
parce que le royaume des cîeux ne s'emporte que par la violence : Regnum
cœlorum vim patitur, et violenti rapiunt illud 2. Voilà pourquoi il nous
a tant exhortés à faire effort : Contendite. De croire que la porte du ciel
s'élargisse ou qu'elle se rétrécisse à votre gré, c'est une erreur, dit saint
Chrysostome, puisque saint Jean, dans son Apocalypse, nous déclare
qu'elle est de bronze et d'airain. Et en effet, prenez telles libertés qu'il
vous plaira, accordez-vous à vous-même tels privilèges que vous voudrez ,
jamais la loi de Dieu ne changera, ni ne pliera; et tous les adoucissements
dont vous userez ne la feront pas relâcher d'un seul point de sa sévérité :
au contraire , plus vous entreprendrez sur elle , plus vous tâcherez à vous
la rendre favorable , et plus elle deviendra redoutable pour vous ; car alors,
bien loin de vous favoriser, elle s'élèvera contre vous, et elle vous condam-
nera. Or, cela supposé, comment devons-nous agir, si nous sommes sages?
comment devons-nous raisonner? n'est-ce pas de la sorte? Le chemin du
salut est étroit : il faut donc que je resserre aussi ma conscience ; car il
n'y a point de danger pour moi de me restreindre dans les bornes de mon
devoir; mais je dois tout craindre, si je viens jamais à les franchir. Je ne
puis être trop soumis à Dieu; mais je cours risque de me perdre, si je ne
le suis pas assez ; et cet esprit d'indépendance , qui pourrait peut-être me
réussir en traitant avec les hommes , ne saurait m'attirer de la part de
Dieu que le souverain malheur. Ah ! Chrétiens , on cherchait autrefois des
remèdes efficaces pour bannir les scrupules du monde ; et moi , par un
sentiment bien opposé, je voudrais que ce qui s'appelle le monde fût au
' Matth., 7. — * lbid.. Il,
536 SUR LA PARFAITE OBSERVATION t)E LA LOI.
jourd'hui rempli de scrupules. Oui , plût au ciel que tant d'âmes libertines
fussent converties en scrupuleuses ! Dieu y trouverait sa gloire , et elles y
trouveraient leur sûreté. Ce serait en elles une faiblesse, mais dont il se-
rait bien plus aisé de les guérir, que de la malheureuse présomption qui
les rend si hardies à transgresser la loi. Il ne s'agit ici que de petites choses,
j'en conviens ; mais parce que nous sommes superbes , c'est une première
raison pour être en garde , jusque dans ces petites choses , contre nous-
mêmes. A quoi j'ajoute que nous sommes aveugles et peu éclairés : seconde
raison , qui va faire le sujet de la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Pour peu que nous prenions soin de nous étudier nous-mêmes , nous
reconnaîtrons bientôt que l'ignorance et l'aveuglement sont les apanages
du péché : l'expérience ne nous l'apprend que trop. Mais puisque nous
marchons dans les ténèbres , conclut admirablement saint Augustin , il
faut donc que nous mesurions tous nos pas , et que notre circonspection
supplée au défaut de nos lumières. Or, elle n'y peut suppléer qu'en nous
faisant observer inviolablement cette maxime , d'être exacts et religieux
jusque dans les plus petites choses. Voilà, dit ce grand docteur, le correc-
tif nécessaire de notre ignorance , en ce qui regarde la conduite du salut.
Je considère , ajoute-t-il , ces ténèbres de l'esprit humain en deux ma-
nières bien différentes : en tant que ce sont les peines du péché, et qu'elles
ont rapport à la justice de Dieu, et en tant qu'elles nous sont volontaires,
et qu'elles viennent de la malignité de notre cœur. Comme peines du pé-
ché , je les déplore : comme effet de notre volonté , je les déteste : mais
dans l'une et dans l'autre vue, elles me causent de saintes frayeurs; et,
après avoir bien examiné , je ne trouve point d'autre voie pour en éviter
les suites funestes , que d'être fidèle à Dieu dans les plus légères obliga-
tions , et dans l'accomplissement des moindres devoirs. Sans cela , il est
impossible que je ne m'égare , et que je ne tombe dans des abîmes d'où
peut-être je ne me retirerai jamais.
Ce sentiment n'est-il pas bien raisonnable , et n'est-ce pas celui que nous
devons prendre ? Rien , mes chers auditeurs , où les hommes soient plus
sujets à se tromper et plus exposés à l'erreur, qu'en ce qui regarde la con-
science et la religion. Écoutez la raison qu'en apporte saint Grégoire,
pape ; elle est remarquable et digne de lui, c'est dans ses morales sur Job.
Un objet , dit ce grand pape , pour être vu clairement et distinctement ,
doit être , à l'égard de l'œil qui le voit , dans une juste distance ; c'est-à-
dire qu'il n'en doit être ni trop proche , ni trop éloigné : car dans une
trop grande proximité il empêche son action, et dans un trop grand éloi-
gnement il épuise sa vertu : en sorte que l'œil , tout clairvoyant qu'il est,
ne peut apercevoir les choses les plus visibles, quand elles sont par rapport
à lui dans l'une ou dans F autre de ces situations. Il en est de même de
notre esprit et de ses connaissances : et voilà, dit saint Grégoire, pape, ce
qui nous rend aveugles dans les devoirs de la conscience et de la religion.
Car les matières de la religion sont infiniment élevées au-dessus de nous ,
SUR LA PARFAITE OBSERVATION DE LA LOI. 537
et c'est pour cela que nous les perdons de vue , parce qu'elles sont , pour
ainsi dire , hors de la sphère et de l'activité de notre esprit ; et celles de la
conscience sont au dedans de nous-mêmes : car qu'est-ce que la conscience,
dit saint Bernard dans le traité qu'il en a fait , sinon la science de soi-
même : Conscient la quasi sut ipsius scientia *. Gomme donc il arrive que
l'œil , destiné à voir tout ce qui est hors de lui, ne se voit point néanmoins
lui-même; ainsi l'esprit de l'homme est-il pénétrant, subtil, plein, si j'ose
employer ce terme, de sagacité pour tout le reste, hors pour la conscience
qui est son œil , et par où il doit se connaître.
Mais que s'ensuit-il de là? Ah! Chrétiens, vous prévenez déjà ma pen-
sée , et plaise au ciel qu'elle vous serve de règle dans la pratique ! c'est que
l'homme étant aveugle dans ces deux choses , je dis en ce qui regarde la
religion et la conscience , il est inévitable pour lui de s'y tromper, s'il
n'apporte un soin extrême à se préserver des illusions où son aveuglement
le peut conduire : de s'y tromper, dis-je (ne perdez pas la réflexion qu'a-
joute saint Bernard) , non pas en supposant pour grandes les fautes qui
sont légères de leur nature , car il est rare que son erreur le mène là ; mais
en supposant pour légères celles qui sont en effet importantes : illusion
qui lui est très-ordinaire. C'est-à-dire qu'il est sujet à traiter de baga-
telles , en matière de conscience et de religion , des choses où la religion
néanmoins et la conscience se trouvent notablement intéressées ; à ne
compter pour rien ce qui devant Dieu doit être censé pour beaucoup ; à
juger pardonnable et véniel ce qui de soi-même est criminel et mortel; à
diminuer par de fausses opinions la rigueur des plus étroites obligations :
car tout cela ce sont autant d'effets de l'aveuglement de l'homme. Et parce
que cet aveuglement ne le justifie pas ; parce que c'est un aveuglement, ou
affecté par malice , ou formé par négligence , ou fomenté par passion ,
qu'arrive-t-il encore? ce que nous éprouvons tous les jours : que, pour
connaître mal les petites choses , l'homme est exposé à manquer dans les
plus essentielles ; que , suivant les erreurs dont il se prévient sur ces fautes
prétendues légères , il lui est aisé de commettre de véritables crimes ; et
que, pensant ne faire qu'un pas dont les suites sont peu à craindre, il
court risque de se précipiter et de se perdre , s'il ne s'impose cette loi d'a-
voir pour Dieu une fidélité entière , et de ne rien négliger jusqu'aux plus
menues pratiques. Car cette loi bien observée le met à couvert de tout , et
fait , pour parler de la sorte , qu'il peut être aveugle en assurance , puis-
qu'il est certain que tant qu'il s'attachera à cette maxime , quand il serait
du reste rempli d'erreurs, quand son esprit serait obscurci des plus
épaisses ténèbres, il ne s'égarera jamais , et que toujours il marchera aussi
droit que s'il avait pour se conduire toutes les lumières d'une souveraine
prudence : pourquoi ? parce que la loi qu'il s'est prescrite lui servira de
guide ; et voilà le second principe sur lequel j'ai fondé ma proposition , que
dans ce qui touche la religion et la conscience , il est d'une importance
extrême de se resserrer toujours , plutôt que de se licencier en aucune ma-
nière et de se relâcher.
» Bern.
538 SUR LA PARFAITE OBSERVATION DE LA LOI.
En effet, ne l'avons-nous pas vu, et ne le voyons-nous pas encore, que
le relâchement sur certains points estimés peu nécessaires, est un des
pièges les plus dangereux pour nous surprendre , et pour nous faire tom-
ber dans les plus grands désordres? En voulez-vous des exemples par
rapport à la religion? Souvenez-vous, mes chers auditeurs, de ce qui est
rapporté par saint Augustin dans un de ses traités sur saint Jean , et de
la fameuse dispute émue entre un manichéen et un catholique , au sujet
d'une mouche qui par hasard servit d'occasion à la plus célèbre des contro-
verses qui partageaient alors les esprits. Est-il croyable , disait au catho-
lique le manichéen , qu'un si petit insecte , et d'ailleurs si importun à
l'homme, ait été créé de Dieu? Non , lui répondit celui-ci avec simplicité,
je ne le puis croire. Prenez garde , dit saint Augustin. Il était catholique
de profession , bien intentionné pour la vraie créance , et fort éloigné de
cet esprit superbe et présomptueux qui conduit au libertinage et à l'im-
piété : mais il était ignorant, et il ne concevait pas que la production
d'une mouche fût quelque chose dont son adversaire pût se prévaloir et
prendre avantage sur lui. Que fit le manichéen ? on vous Ta dit cent fois :
de la mouche il lui persuada d'accorder le même pour l'abeille , de l'abeille
il le poussa jusqu'à l'oiseau , de l'oiseau à la brebis , de la brebis à l'élé-
phant ; enfin il lui fit avouer que Dieu n'était pas le créateur de l'homme.
D'où procéda une si grossière erreur? de l'aveuglement d'esprit qui, sédui-
sant le catholique , lui fit négliger et compter pour peu ce qui néanmoins
était un point fondamental.
En faut-il un exemple encore plus sensible et plus connu ? De l'hérésie
manichéenne passons à l'hérésie arienne ; et voyez sur quoi roulait en ces
premiers temps le schisme du monde chrétien. Il se réduisait tout à un
seul mot, savoir : si le Verbe devait être appelé consubstantiel, c'est-à-
dire de môme substance que son Père , comme le voulaient les défenseurs
de la vérité ; ou s'il était seulement semblable en substance à son Père ,
comme le soutenaient les partisans d'Arius. Cette question , remarque saint
Hilairc, sans parler des schismatiques, partageait même entre eux les or-
thodoxes , les uns prétendant que c'était peu de chose , et les autres en
faisant un article capital. Pourquoi , disaient les premiers , tant de cha-
leur et tant de bruit? Que ce soit consubstantiel qui l'emporte, ou sem-
blable en substance, une différence si légère doit-elle troubler le repos de
l'Église? Est-il juste qu'un si petit sujet cause une division si universelle,
et que pour une syllabe, pour une lettre dont on ne convient pas, plus
de la moitié du monde soit retranchée de la communion des fidèles? C'est
ainsi qu'ils parlaient avec un zèle aveugle et indiscret; et parce qu'ils ne
connaissaient pas assez ce mystère de la divinité du Verbe , en négligeant
une syllabe dont il s'agissait, ils ruinaient le fondement de la religion
chrétienne. Au lieu que saint Athanase et les vrais fidèles avec lui, mieux
instruits et plus éclairés , voulaient qu'on sacrifiât tout pour ce seul mot
consubstantiel , prêts à mourir eux-mêmes, et à le maintenir par l'effu-
sion de leur sang ; tant ils le jugèrent nécessaire pour conserver la pu-
reté de la religion catholique. N'est-ce pas ainsi qu'en mille rencontres,
SUR LA PARFAITE OBSERVATION DE LA LOI. 539
lorsque l1 Église, usant de son autorité, a voulu décider et régler des points
de foi , ses ennemis , pour éluder des décisions opposées à leurs sentiments,
et auxquelles ils refusaient de se soumettre, les traitaient de questions
vaines et inutiles ? Je ne dis point combien cette conduite répugne à l'hu-
milité de la foi et à la prudence évangélique : c'est assez que vous com-
preniez par là l'obligation indispensable que nous avons de respecter
jusques aux plus petites choses partout où la religion est mêlée, puis-
qu'il est vrai que notre ignorance nous expose à de si funestes égare-
ments.
Que n'ai-je le temps, pour la perfection de ce discours, d'appliquer
aux mœurs et à la conscience ce que j'ai dit de la foi et de la religion? Que
ne puis-je produire ici certains genres de péchés , toujours griefs en quel-
que sujet que ce soit , dès qu'ils sont volontaires , mais que l'ignorance
nous fait mettre souvent au nombre des petits péchés? Combien en pour-
rais-je compter d'autres dont nous mesurons la grièveté ou la légèreté ,
non suivant ce qu'ils sont en effet dans les conjonctures présentes , mais
selon nos idées et les désirs de notre cœur? Sénèquc disait un beau mot :
Que nous n'estimons grands certains dons de la fortune et certains établis-
sements du monde , que parce que nous sommes petits : Ideà magna œsti-
mamus, quia parvi sumus\ Mais ici, au contraire, il y a mille choses
qui ne nous paraissent petites que parce que notre aveuglement est grand.
Ce n'est point une simple réflexion que je fais , c'est une règle que je vous
propose, et une règle nécessaire dans la conduite de la vie. Oui, Chré-
tiens , je dis qu'il y a certains genres de péchés où nous nous trompons
toujours quand nous les supposons légers, parce qu'ils ne sont jamais tels
dans l'idée de Dieu. Ainsi cet abominable péché, ce péché honteux que
saint Paul nous défend de nommer, est-il toujours mortel et toujours un
sujet de damnation , dès qu'il est accompagné d'un consentement libre.
Opinion constante, et si autorisée parmi les théologiens, que ce ne serait
pas seulement une témérité de le contredire , mais un scandale. Dans l'im-
pureté, dit le savant Guillaume de Paris, rien de léger, rien de véniel.
Cependant qui le sait ? qui de vous en est persuadé ? qui de vous a pris
soin de s'en instruire? combien y a-t-il là-dessus d'erreurs répandues dans
le monde ? et , par une suite nécessaire , combien de crimes se commettent
tous les jours , dans la fausse et malheureuse prévention que ce ne sont
point des fautes qui attirent la haine de Dieu? J'ajoute qu'il y a d'autres
péchés , tantôt griefs , tantôt légers , mais dont nous ne mesurons la ma-
lice que selon les divers intérêts qui nous gouvernent. Avons-nous fait au
prochain l'injure la plus atroce ? ce n'est rien , à nous en croire : mais
nous a-t-il offensés ? la moindre injure que nous en avons reçue est un
monstre à nos yeux. Jamais l'agresseur a-t-il reconnu tout le tort qu'il a,
et jamais l'offensé est-il convenu du peu de tort qu'on lui a fait? L'un
l'augmente , et l'autre le diminue , chacun comme l'amour-propre et sa
passion l'inspirent. Jusque dans le tribunal de la pénitence , où nous pré-
tendons agir avec Dieu de bonne foi , combien de railleries et de médi-
1 Scncc.
540 SUR LA PARFAITE OBSERVATION DE LA LOI.
sances , combien de paroles piquantes que l'on compte pour des bagatelles,
et sur quoi l'on ne daigne pas même s'expliquer? Est-ce qu'elles sont toutes
en effet de ce caractère , et qu'il n'y en ait presque aucune qui puisse nous
causer de justes remords ? Est-ce que nous voulons mentir au Saint-Esprit,
et les dissimuler malgré les remords de la conscience ? Non , Chrétiens ;
mais c'est que nous sommes aveugles , et que notre aveuglement nous
empêche de les apercevoir et d'en être touchés.
Quel remède, mes chers auditeurs, et quel parti prendre pour se garan-
tir des suites d'un aveuglement si pernicieux ? Ah ! Seigneur, vous me
l'avez appris : c'est de me contenir dans les bornes d'une exacte et entière
soumission à votre loi ; c'est de ne me permettre quoi que ce soit qui puisse
en quelque sorte blesser votre loi ; c'est de n'affecter jamais une fausse
liberté, qui si souvent , lors même que je l'ignorais, et parce que je l'igno-
rais , m'a rendu prévaricateur de votre loi. Voilà le moyen , ô mon Dieu,
dont vous m'avez pourvu , et que je dois mettre en œuvre ; sans cela ma
perte est inévitable. Car il faudrait , pour me garantir des chutes fatales
dont je suis menacé , ou que mon aveuglement cessât , ou qu'une étude
constante et assidue de mes devoirs suppléât aux lumières qui me man-
quent. De n'être plus aveugle , ni exposé aux erreurs de mon esprit , c'est
ce que je ne puis espérer : car étant pécheur, telle est ma triste destinée ;
et comme il ne dépend pas de moi d'être exempt de toutes les faiblesses
de la concupiscence , aussi ne puis-je être dans cette vie absolument dé-
gagé des ténèbres de l'ignorance , puisque c'est une peine de mon péché.
De combattre cette ignorance par des réflexions continuelles sur le nombre
et la qualité de mes devoirs , il est vrai que je le puis : mais le ferai-je
toujours? et quand je le ferais, aurai -je toujours assez de lumières pour y
réussir, c'est-à-dire, pour connaître clairement et distinctement ce qui est
d'une obligation rigoureuse , et ce qui ne l'est pas ? et quand enfin je le
connaîtrais, aurai-je toujours assez de force et assez de résolution pour agir
selon mes connaissances? Ah! Seigneur, il est bien plus court et bien plus
sûr de m'interdire tout péché , de quelque nature qu'il puisse être. Outre
que j'aurai l'avantage d'en être plus agéable à vos yeux; outre que je me
ferai un mérite de vivre dans un plus parfait attachement à vos volontés ;
outre que ce sera une consolation pour moi de penser que je suis du nom-
bre de vos fidèles serviteurs, ou que je tâche au moins à vous servir comme
eux (motif à quoi je dois être plus sensible qu'à toutes les récompenses que
je pourrais attendre de vous) , je n'aurai plus besoin , quand il s'agira de
votre loi, de l'examiner de si près, ni de chercher tant d'éclaircissements
et d'aller à tant de conseils, qui souvent me flattent au lieu de m'instruire,
ou qui m'embarrassent au lieu de me calmer. Cette exactitude, cette régu-
larité dans les plus petites choses , me tiendra lieu de tout le reste. Avec
cela je pourrai compter sur vous et sur moi-même : sur vous , parce que
vous vous êtes engagé à combler de vos grâces une âme qui vous donne
tout sans réserve; sur moi-même, parce que j'aurai le plus assuré préser-
vatif contre ma fragilité naturelle , et contre le penchant de mon cœur.
Heureux , mes Frères , si vous entrez dans ces sentiments ! Méditez bien
SUR LA RELIGION ET LA PROBITE. Mi
cette maxime de saint Bernard , que ce serait un miracle , si celui qui se
permet tout ce qui lui est permis ne se laissait pas emporter à ce qui lui
est défendu. Souvenez-vous de cet oracle du Saint-Esprit, que quiconque
méprise les petites choses tombe peu à peu, et même sans y prendre garde,
dans les grandes. N'oubliez jamais que vous êtes faibles, et que vous ne
pouvez mieux vous précautionner contre le péché , qu'en évitant jusqu'à
l'ombre même du péché. Enfin , mettez-vous en état d'entendre de la
bouche de Jésus-Christ cette consolante parole : Venez , bon serviteur ;
parce que vous m'avez été fidèle en peu de chose , prenez possession de
mon royaume céleste , et goûtez-y une félicité éternelle. Puissions-nous
tous y parvenir, Chrétiens! c'est ce que je vous souhaite , etc.
SERMON POUR LE JEUDI DE LA TROISIÈME SEMAINE.
SUR LA RELIGION ET LA PROBITE.
Omnes qui habebant infirmas vartis languoribus , ducebant illos ad Jesum. At Me singulis
manus imponens , curabat eos. Exibanl autem dœmonia à mullis , clamantia et dicentia : Quia
tu es Filius Dei. Et increpans non sinebal ea loqui , quia sciebant ipsum esse Chrislum.
Tous ceux qui avaient des malades de diverses maladies les amenaient à Je'sus , et il les
guérissait tous en les touchant. Or les démons sortaient de plusieurs possédés , criant et di-
sant : Vous êtes le Fils de Dieu. Mais il les reprenait, et ne leur permettait pas de parler,
parce qu'ils savaient qu'il était le Messie. Saint Luc , ch. 4.
C'est le témoignage que rendent au Sauveur du monde, dans notre évan-
gile, ces esprits de ténèbres à qui il faisait sentir son souverain pouvoir,
en les chassant des corps , et dont il était venu sur la terre renverser l'in-
juste domination. Témoignage certain, puisqu'ils savaient, et qu'ils avaient
appris par de si sensibles épreuves ce qu'il était : Quia sciebant ipsum esse
Christum1. Témoignage public , puisqu'ils le disaient et qu'ils le faisaient
si hautement entendre : Clamantia et dicentia : Quia tu es Filius Dei 2.
Témoignage d'autant plus glorieux au Fils de Dieu , que c'étaient ses en-
nemis mêmes qui reconnaissaient sa toute-puissante vertu , et qui pu-
bliaient sa divinité : Exibant autem dœmonia 3. Mais témoignage que
cet Homme-Dieu méprise et qu'il rejette , parce que ce n'était, après tout,
qu'un témoignage forcé : et qu'il ne partait pas d'un vrai sentiment de
religion, Et increpans non sinebat ea loqui \ Car s'ils obéissaient à ses
ordres en sortant des possédés , c'est qu'ils ne pouvaient résister à sa pa-
role ; et tandis qu'ils l'honoraient d'une part , ou qu'ils semblaient l'ho-
norer, en l'appelant Fils de Dieu , ils le plasphémaient de l'autre et ils le
renonçaient, en s'opposant de toutes leurs forces à l'établissement de sa
loi. En vain donc , mes Frères , pour en venir à nous-mêmes , adorons-
nous Dieu ou prétendons-nous l'adorer, si nous ne l'adorons en esprit et
en vérité. En vain lui rendons-nous un culte apparent , si, dans la pra-
tique , nous démentons par nos mœurs ce que nous confessons de bouche.
1 Luc, 4. — a Ibid. — 3 Ibid, _- 4 Jbid.
542 SUR LA RELIGION ET LA PROBITE.
En vain sommes-nous chrétiens , ou nous disons-nous chrétiens , si nous
ne le sommes que de nom , et si nous n'en devenons pas plus fidèles à nos
devoirs. Et quand je dis nos devoirs , je n'entends pas seulement certains
devoirs de religion , mais les devoirs les plus communs de la société , et les
plus ordinaires dans l'usage de la vie et dans le commerce du monde.
C'est de là même aussi que je tire le sujet de ce discours ; et , prenant la
matière en général , je veux vous faire voir le rapport nécessaire qu'il y
a entre la religion et la probité ; je veux vous donner une parfaite idée de
l'un et de l'autre , en vous démontrant la dépendance mutuelle qu'elles
ont l'une de Fautre. Puissiez-vous , sur ce plan, régler désormais toute la
conduite de votre vie ! C'est pour cela que j'implore le secours du ciel , et
que je m'adresse à Marie , en lui disant : Ave, Maria.
Avoir de la probité selon le monde, et avoir de la religion, ce sont deux
choses qu'on a de tout temps distinguées , et qui sont en effet très-diffé-
rentes, soit qu'on les considère dans leurs principes, soit qu'on en juge
par leurs objets , soit qu'on ait égard aux fins qu'elles se proposent. Car
la probité selon le monde semble n'être tout au plus qu'un effet de la
raison, et la religion est le grand ouvrage de la grâce. La probité selon
le monde est bornée à quelques devoirs de société , qu'elle règle entre les
hommes , et la religion est occupée aux plus saints exercices du culte de
Dieu. La probité selon le monde n'envisage rien que de mortel et de pé-
rissable, et la religion porte ses vues et ses espérances jusque dans l'éter-
nité. Cependant j'ose avancer une proposition dont quelques-uns ne com-
prendront pas d'abord toute la vérité , mais dont j'espère que la suite de
ce discours les convaincra ; car je prétends que la probité et la religion ,
toutes différentes et quelquefois même tout opposées qu'elles paraissent,
ont néanmoins entre elles une liaison très-étroite, jusque-là qu'aies pren-
dre dans toute l'étendue qu'elles doivent avoir , on peut dire absolument
qu'elles sont inséparables. Pourquoi ? concevez, s'il vous plaît, ces deux
pensées : parce qu'il est impossible qu'un homme qui n'a point de reli-
gion ait une véritable probité ; et qu'il n'est pas plus possible qu'un
homme qui n'a pas le fonds d'une vraie probité , ait une solide religion.
Ces deux maximes ont besoin d'éclaircissement; mais l'éclaircissement que
je vais leur donner en doit être la preuve. Point de probité sans religion,
c'est la première partie ; point de religion sans probité, c'est la seconde.
Mais la probité avec la religion , ou la religion avec la probité , voilà ce qui
fait , selon Dieu et selon le monde , l'homme de bien , et ce que j'ai pré-
sentement à développer.
PREMIÈRE PARTIE.
Je l'ai dit , Chrétiens, et il faut que le monde malgré lui le reconnaisse,
que sans la vertu de religion , qui nous assujettit à Dieu et à son culte ,
il n'y a point de véritable probité parmi les hommes. Voici les raisons sur
quoi je fonde cette importante maxime. Premièrement, parce qu'il n'y a
que la religion qui puisse être une règle certaine , un principe universel
SUR LA RELIGION ET LA PROBITÉ. 543
et un fondement solide de tous les devoirs qui font ce caractère de probité
dont je parle. Secondement, parce que tout autre motif que celui de la
religion n'est point à l'épreuve de certaines tentations délicates , où la
vraie probité se trouve sans cesse exposée. Enfin, parce que quiconque a
secoué le joug de la religion n'a plus de peine à s'émanciper de toutes
les autres lois qui pouvaient le retenir dans l'ordre, ni à se défaire de tous
les engagements qu'il a dans la société humaine, et sans lesquels la pro-
bité ne peut subsister. Je vais vous faire entendre ces trois pensées.
Je dis que la religion est le seul principe sur quoi tous les devoirs qui
fond la vraie probité peuvent être sûrement établis. C'est la doctrine du
docteur angélique saint Thomas , dans sa Somme seconde, question quatre-
vingt-unième. Car la religion, dit-il, dans la propriété même du terme,
n'est rien autre chose qu'un lien qui nous tient attachés et sujets à Dieu ,
comme au premier être. Or dans Dieu , ajoute ce saint docteur , sont réu-
nis , comme dans leur centre, tous les devoirs et toutes les obligations qui
lient les hommes entre eux par le commerce d'une étroite société. Il est
donc impossible d'être lié à Dieu par un culte de religion , sans avoir en
même temps avec le prochain toutes les autres liaisons de charité et de
justice , qui font même , selon l'idée du monde , ce qui s'appelle l'homme
d'honneur. Ainsi , Chrétiens , quand Dieu nous commande de l'adorer et
de ne servir que lui seul : Dominum JDeiim tuum adorabis, et Mi soit
servies ■ ; bien loin que cette restriction , lut seul , exclue aucun des de-
voirs de la vie civile , elle les embrasse tous ; bien loin qu'elle les affaiblisse,
elle les affermit tous ; bien loin qu'elle préjudicie à ce que les hommes
sont en possession d'exiger les uns des autres , elle le maintient dans toute
sa force , et elle l'autorise dans toute son étendue. Car, en vertu de la loi
que j'ai reçue et que je me suis faite de servir un Dieu , je rends à chacun,
par une conséquence nécessaire, ce qui lui est dû, l'honneur à qui ap-
partient l'honneur , le tribut à qui je dois le tribut ; je suis fidèle à mon
roi, obéissant à mes supérieurs, respectueux envers les grands, modeste
envers mes égaux, charitable à l'égard des pauvres; j'ai du zèle pour mes
amis, de l'équité pour mes ennemis, de la modération pour moi-même :
pourquoi? parce que dans Dieu seul je trouve ce qui m'oblige à tout cela ,
mais d'une manière qui ne peut être qu'en Dieu , et qui ne se trouve point
hors de Dieu.
En effet , je considère en Dieu tous ces devoirs comme autant de dépen-
dances du culte suprême dont je lui suis redevable, et par conséquent
comme autant de points de conscience essentiels à mon salut. Or cette
vue de conscience et de salut est la grande règle qui fait que je me sou-
mets, que je me captive; que j'use, s'il est besoin, de sévérité et de ri-
gueur contre moi-même, pour me réduire à la pratique de toutes ces obli-
gations. Et voilà, Chrétiens, la sainte et divine morale que Tertullien
proposait aux infidèles et aux païens , pour leur faire comprendre la pu-
reté de notre religion , et pour effacer les fausses idées qu'ils en avaient.
Il leur faisait voir que , bien loin qu'ils en dussent former aucun soupçon
1 Deut., 6.
5M SUR LA RELIGION ET LA PROBITÉ.
ni avoir aucun ombrage, ils la devaient regarder comme une religion utile
à la sûreté et au bien commun. Car c'est , leur remontrait-il , cette reli-
gion qui nous apprend à faire tous les jours des vœux à notre Dieu pour
la prospérité de vos Césars , lors même qu'ils nous persécutent , et à offrir
pour eux le sacrifice de nos autels, au même temps qu'ils sacrifient le
sang de nos frères à la rigueur de leurs édits. C'est cette religion qui nous
apprend à servir dans vos armées avec une fidélité sans exemple , puisque
vous êtes obligés de reconnaître que vous n'avez pas de meilleurs soldats
que les chrétiens. C'est cette religion qui nous apprend à payer exactement
et sans fraude les tributs et les impôts publics ; jusque-là que les bureaux
de vos recettes (c'est l'expression de Tertullien) rendent grâces de ce qu'il y
a des chrétiens au monde , parce que les chrétiens s'acquittent de ce devoir
par principe de conscience et de piété : Hlnc est quod vectigalia vestra
grattas christianis agunt, utpote debitum ex fide pendentibus i. Ces
paroles sont admirables. Et en effet , si dans un état toutes choses se trai-
taient selon les lois du christianisme ; si les peuples y obéissaient en chré-
tiens , et si ceux qui les gouvernent les gouvernaient en chrétiens ; si la
justice y était rendue , si l'on y exerçait le commerce , si les emplois et les
charges s'y administraient selon la conduite toute pure et l'inspiration de
l'esprit chrétien, quel ordre n'y verrait-on pas, et quelle paix? marque
évidente , dit saint Augustin , non-seulement de la vérité , mais de la né-
cessité de notre religion. Et c'est encore par là qu'entre les différentes sectes
de la religion chrétienne, le parti catholique, qui est le parti de la vérité,
s'est de tout temps distingué du parti de l'erreur. Car pourquoi , par
exemple, les hérésies ont-elles toujours fait naître les désordres, et pour-
quoi ont-elles suscité , dans tous les lieux où elles se sont élevées , la révolte
des sujets contre les puissances légitimes , sinon , dit le savant Pic de la
Mirande , parce qu'il est impossible de dégénérer de la vraie religion sans
dégénérer de la vraie probité ? Or quel est le premier devoir de la probité,
si ce n'est de se soumettre à l'autorité?
Il faut donc considérer la religion dans le cœur de l'homme , comme le
premier mobile dans l'univers. Prenez garde , s'il vous plaît, Chrétiens :
ce ciel que nous appelons premier mobile , a une vertu si puissante , qu'il
fait rouler avec soi tous les autres cieux, qu'il répand ses influences jus-
que dans le sein de la terre , et qu'il entretient par son action et par son
mouvement toute l'harmonie du inonde. Si ce premier mobile s'arrêtait ,
disent les philosophes , toute la nature serait dans le trouble et dans la
confusion. De même, quand le principe de la religion vient une fois à
être détruit ou altéré dans un esprit , il n'y faut plus chercher de règle ni
de conduite, plus d'honnêteté de mœurs, du moins constante et générale :
remarquez bien ces deux termes , constante et générale , qui comprennent
tout. Car sur quoi serait fondée cette honnêteté? sur les seules juies de la
raison? Ah! Chrétiens, vous êtes trop éclairés et trop bien instruits du
mérite des choses, pour croire que la raison seule, dans l'état où elle est
réduite, c'est-à-dire corrompue parle péché, affaiblie par les passions, su-
1 Tertull.
SUR LA RELIGION ET LA PROBITE» 545
jette comme elle est à se prévenir et à s'aveugler, puisse maintenir l'homme
dans une innocence entière et irréprochable. Vous avez trop de pénétration
pour ne pas voir les scandales qui arriveraient , si les devoirs de la société
humaine dépendaient uniquement de l'idée que chacun s'en forme , et
l'horrible renversement qui s'ensuivrait, si chacun, selon son caprice et
selon son sens , se faisait l'arbitre de ce qu'il peut , de ce qu'il doit , de
ce qui lui appartient, de ce qui lui est permis; en sorte que sa raison
lui tînt lieu d'un tribunal souverain au-dessus duquel il n'en reconnût
point d'autre, et dont il n'y eût aucun appel. Je ne veux que vous-mêmes
pour en juger. Cette raison sans religion , combien d'injustices n'auto-
riserait-elle pas? combien de trahisons et de fourberies ne trouverait-elle
pas moyen de justifier ? à combien de crimes ne donnerait-elle pas le nom
de vertu?
C'est pour cela, dit saint Chrysostome (ceci est remarquable), c'est
pour cela que , dans les affaires du monde les plus importantes , dans les
traités d'alliance et de paix, dans les premières charges d'un état, dans
l'administration même de la justice ordinaire, on exige des serments, qui
sont des protestations publiques et solennelles de religion: pourquoi? parce
que , sans le sceau de la religion , on ne croit pas pouvoir s'assurer de la
raison des hommes , et parce que les hommes mêmes , qui connaissent
fort bien le faible de leur raison , se défient toujours les uns des autres , à
moins que cette raison qu'ils ont pour suspecte n'ait, pour ainsi dire, une
caution supérieure et un garant, qui est la religion. Car qu'est-ce en effet
que le serment et le jurement dans la doctrine des théologiens , sinon une
espèce de caution que nous fournit la religion même , pour pouvoir ré-
pondre aux autres de notre raison ? Or cela s'est pratiqué généralement
dans toutes les nations et dans tous les siècles. Autre preuve , dit saint
Chrysostome , pour confondre le libertinage , et pour détruire cette pré-
tendue suffisance de la raison, dont l'impiété se glorifie. Aussi, Chrétiens,
consultez votre propre expérience : y a-t-il personne de vous qui voulût
que sa vie et sa fortune fussent entre les mains d'un homme sans religion ?
Quelques lumières qu'il ait , quelque raison qu'il fasse paraître, dès que je
sais qu'il n'a point de Dieu , ne m'estimerais-je pas malheureux qu'il fût
le maître de mes intérêts , et n'éviterai-je pas toujours , autant qu'il est
en moi , d'avoir aucun engagement avec lui ? Au contraire, si je suis con-
vaincu que celui avec qui je traite a de la foi et de la conscience , je ne
crains rien ; et un athée , tout athée qu'il est , se confiera plutôt à un
homme qui croit un Dieu , qu'à un libertin et un impie comme lui. Pro-
vidence adorable, c'est ainsi que vous éclatez jusque dans l'impiété, et
que malgré nous nous concevons de l'horreur pour l'irréligion , qui non-
seulement se contredit et se condamne, mais s'abhorre elle-même.
Vous me direz qu'indépendamment de toute religion , il y a un certain
amour de la justice que la nature nous a inspiré, et qui suffit au moins
pour former un caractère d'honnête homme selon le monde. Je sais , Chré-
tiens, que cela se dit, et que c'est le prétexte spécieux dont le libertinage
le plus raffiné se sert pour conserver encore quelque reste d'estime et de
t. i. 35
846 Stfft LA RELIGION ET LA PROBITE.
bonne opinion parmi les hommes. Mais c'est un prétexte qui n'a jamais
trompé que les simples, et dont il est aisé d'apercevoir l'illusion. Car,
sans examiner quel serait cet amour de la justice abandonné à la discrétion
de la bonne ou mauvaise foi de chaque particulier , je vous demande, Chré-
tiens, où Ton trouverait dans le monde des hommes qui se piquassent
d'un grand zèle pour la justice, s'ils étaient une fois persuadés qu'il n'y
a ni Dieu ni religion? Y en aurait-il beaucoup ? un ambitieux, un sensuel,
un avare , serait-il beaucoup touché de cette idée de justice séparée de la
connaissance de Dieu? et ces honnêtes gens prétendus du monde , comment
en useraient-ils? Car enfin , s'il n'y avait point de religion , que je n'eusse
plus devant les yeux ce premier être qui me régit et qui me gouverne , je
me regarderais moi-même comme ma fin ; et , par un dérèglement de rai-
son , qui deviendrait néanmoins alors comme raisonnable , je rapporterais
tout à moi : mon intérêt , mon plaisir , ma satisfaction , ma gloire , se-
raient mes divinités ; et je prétendrais avoir droit de leur sacrifier toutes
choses : pourquoi? parce que je ne verrais plus rien au-dessus de moi, ni
hors de moi , de meilleur que moi. Et n'est-ce pas ainsi que vivent les
athées , qui n'ont plus nulle créance de Divinité , se substituant en quelque
sorte à la place de Dieu , et n'agissant que pour eux-mêmes , parce qu'ils
n'ont point d'autre Dieu qu'eux-mêmts ? Or, dites-moi s'il peut y avoir
avec cela quelque probité? le moyen qu'un homme préoccupé de cette
maxime eût de la charité pour le prochain? le moyen qu'il pût se faire
une vertu d'obéir et de dépendre , et qu'il se soumît autrement que par
contrainte et par bassesse de cœur.
Et c'est ici , Chrétiens , que je dois vous faire remarquer, non pas l'im-
piété , mais l'extravagance de cette politique malheureuse dont un faux
sage de ces derniers siècles s'est glorifié d'être l'auteur ; politique qui ne
reçoit de religion qu'autant qu'il en faut pour bien faire son personnage
selon le monde, et qui n'en retient que l'apparence et la figure, pour gar-
der précisément les bienséances de son état. Car , sans entreprendre de
réfuter une maxime si détestable ; sans m'arrêter à la pensée de Guillaume
de Paris , qu'une religion feinte et hypocrite est , dans un sens , pire que
l'irréligion même ; sans dire qu'elle est plus dangereuse que ne serait un
athéisme déclaré , parce qu'on se défie moins d'elle , et qu'elle peut servir
à cacher toute sorte de crimes ; sans vous faire observer que c'est parmi les
peuples où cette doctrine s'est répandue que les plus noires perfidies ont
été plus communes (et Dieu veuille que bientôt il n'en soit pas ainsi de
nous!); sans parler des désordres qui s'ensuivraient, si les peuples n'a-
vaient de religion qu'autant que leurs intérêts le demandent : désordres
qui montrent bien jusqu'où va l'égarement des hommes quand ils se dé-
tachent une fois de Dieu , et combien ce que dit saint Paul est vrai , que
Dieu les livre à un sens réprouvé ; sans , dis-je , insister là-dessus , il me
suffit, Chrétiens , que cette damnable politique, en raisonnant contre Dieu,
se détruise par elle-même et par son propre raisonnement. Car, tout im-
pie qu'elle est , elle reconnaît au moins la nécessité d'une religion appa-
rente pour contenir les peuples dans le devoir ; et, par là même , elle con-
SUR LA RELIGION ET LA PllOBITK. 547-
vient que là raison seule n'est pas capable d'entretenir dans le monde cette
probité qui le doit régler : d'où je conclus, moi, la nécessite d'une vraie
religion : pourquoi ? parce que la vraie probité ne peut pas être fondée
sur le mensonge. Si donc il faut une religion, et s'ils sont eux-mêmes for-
cés de l'avouer , ils en doivent conséquemment admettre une vraie à
moins qu'ils ne veuillent faire de l'univers ce que Jésus-Christ reprochait
aux Juifs qu'ils avaient fait du temple de Dieu , c'est-à-dire une caverne
de voleurs.
Allons encore plus avant. J'ai dit, Chrétiens , qu'il n'y avait que le mo-
tif de la religion qui fût à l'épreuve de certaines tentations délicates , aux-
quelles le devoir et la probité se trouvent sans cesse exposés. Je m'ex-
plique, et suivez-moi. J'appelle tentations délicates celles qui attaquent le
cœur par ce qu'il a de plus sensible , qui opposent un intérêt puissant à
l'intégrité dune conscience faible , et qui mettent la raison en compromis
avec une forte passion. Tentation délicate , par exemple , lorsqu'il ne dé-
pend , pour avoir l'approbation et l'estime du monde , que d'embrasser le
parti de l'injustice , et qu'en tenant ferme pour la vérité , on s'attire le
mépris et la haine. Tentation délicate , quand , pour agir en homme de
bien , il faut résister à l'autorité et au crédit , et risquer même sa fortune
et toutes ses espérances. Tentation délicate , quand on voit entre ses mains
un profit considérable mais injuste , et qu'en donnant à telle affaire une
fausse couleur , ou en prenant certaines mesures , on la peut faire réussir
à son avantage. Tentation délicate , lorsqu'aux dépens d'un misérable ou
d'un inconnu, on peut servir un ami ; ou que, pour perdre un ennemi,
on n'a qu'à s'écouter un peu plus, et qu'à suivre les sentiments de son
cœur. Tentation délicate , lorsque , franchissant un pas hors des bornes de
cette raison sévère et scrupuleuse qui nous arrête , on se met en état d'être
tout et de parvenir à tout. En un mot, tentation délicate, lorsqu'on se
trouve en pouvoir de faire le mal sans en craindre les conséquences , ou
parce que l'on est au-dessus des jugements du monde et de la censure , ou
parce que la corruption étant si générale , on se promet d'avoir des appro-
bateurs et des flatteurs jusque dans le crime. N'est-ce pas là et en mille
autres conjonctures que nous voyons la raison la plus droite, à ce qu'il
paraît, succomber néanmoins à la tentation, si elle n'est soutenue par la re-
ligion? Car il est aisé, comme remarque saint Ambroise, de trouver dans
le monde des hommes religieux sur leur devoir , quand leur devoir n'est
combattu par nul intérêt contraire. C'est alors qu'on parle hautement,
qu'on prononce des oracles , qu'on se déclare pour la vertu et la probité ;
et je conçois bien que cette probité peut être un fruit de la raison humaine :
mais de voir des hommes d'une probité et d'une vertu qui se soutienne
sans exception contre tout intérêt, des hommes d'honneur quand il en doit
tout coûter pour l'être , des hommes équitables contre eux-mêmes , et aussi
déterminés à faire aux autres justice d'eux-mêmes qu'à ne se la pas faire
à eux-mêmes des autres; ah! Chrétiens, c'est une espèce de miracle où la
religion doit venir au secours de la raison ; et , sans ce miracle , point de
probité.
oi8 SUR LA RELIGION ET LA PROBITë\
De là vient que dans le siècle où nous vivons (pardonnez-moi cette ré-
flexion, que je fais , non par un esprit de critique, mais par un sentiment
de zèle) , de là vient que dans notre siècle on se laisse aller à tant de dés-
ordres dont auraient rougi les païens mêmes. De là vient que presque tous
les états sont aujourd'hui décriés, et qu'on ne s'étonne plus de voir des
juges gouvernés par celui-ci , ou gagnés par celle-là. De là vient qu'un
homme parfaitement irréprochable dans le maniement des deniers publics,
et qui sort les mains pleinement nettes de certains emplois, est presque
maintenant pour nous un prodige. Le dirai -je? de là vient qu'une femme
vraiment fidèle commence à devenir bien rare dans le monde ; que dans
les conditions les plus honorables il y a tant de pratiques et de menées, tant
d'artifices et de détours, à qui je n'oserais, par respect pour cet auditoire,
donner le nom qui leur convient, mais que la voix, ou, si vous voulez,
que l'indignation publique traite tous les jours de friponneries. De là vient
que le sacerdoce , tout spirituel et tout saint qu'il est , est souvent profané
par des commerces et des négoces , non-seulement criminels et défendus
de Dieu, mais sordides même selon l'opinion commune ; enfin, que le vrai
caractère de l'honneur est presque effacé par tout. Pourquoi cela ? je vous
l'ai dit : parce que, dans la plupart des états et des conditions de la vie, il y
a peu de religion. Car, encore une fois , comment voulez -vous que cette
femme , que ce juge , que cet homme d'affaires , en telles rencontres où je
puis me les figurer, ne soient pas emportés par la passion qui les domine,
si chacun d'eux n'a quelque chose qui l'élève au-dessus de ce milieu si
juste et si précis de la raison ? Or , c'est ce que fait la religion , qui , dans
la vue de Dieu , non-seulement nous empêche d'attenter sur le bien d'au-
trui , mais nous fait même abandonner le nôtre ; qui non-seulement
triomphe de l'ambition, mais nous porte encore à l'abaissement et à l'hu-
miliation ; qui non-seulement réprime les désirs criminels de la chair,
mais nous détache même des commodités et des aises de la vie, c'est-à-dire
qui, faisant faire à l'homme au delà de ce que la raison lui commande,
le rend victorieux de tout ce que la tentation lui peut suggérer.
Et voilà , Chrétiens , ce que nous avons vu dans la personne de Jésus-
Christ. Le démon lui montrant tous les royaumes de la terre , lui promit
de l'en rendre maître, s'il voulait se prosterner seulement une fois devant
lui. C'était une tentation bien forte : mais que fit le Sauveur? Il se servit
de la religion contre une attaque si dangereuse ; et , sans autre défense que
celle-ci : Sci^iptwn est, Dominum Deum tuum adorabis1, Il est écrit :
Vous adorerez le Seigneur votre Dieu, il confondit son ennemi. Il ne lui dit
point tout ce que la philosophie et le monde auraient pu répondre à la pro-
position que lui faisait cet esprit tentateur; car de quel secours peut être
la morale et la philosophie, quand il s'agit d'un royaume, et même de plu-
sieurs? Mais parce que le royaume du Fils de Dieu n'était pas de ce monde,
il l'arrêta par ces paroles : Dominum Deum tuum adorabis; et par là il
triompha de lui : Tune reliquit eum diabolus*. Ayons de la religion,
Chrétiens ; il n'y a point d'intérêt , point de tentation que nous ne puis-
« Matth., A. — a Ibid.
SUR LA RELIGION ET LA PROBITÉ. . 549
sions aisément surmonter : n'en ayons pas , il n'y a point de tentation ,
point d'intérêt qui ne nous surmonte. Or, si cette maxime est absolument
et généralement vraie de tout homme qui n'a point de religion, beaucoup
plus l'est-elle d'un déserteur de la foi, lequel , après avoir eu autrefois de la
religion, n'en a plus maintenant, mais a secoué le joug, et, dans sa ré-
volte, a dit, aussi bien que l'infidèle Jérusalem : Non servîam. Car que
ne peut-on pas craindre d'un homme qui s'est défait de la crainte de son
Dieu ; et de quoi n'est-il pas capable , puisqu'il a été capable même de s'é-
lever contre le Tout-Puissant ? Si le respect dû à ce premier être n'a pu
le retenir, qui l'arrêtera? que ne méprisera-t-il pas, après avoir méprisé
ce que tous les autres révèrent ? et quelle conscience ne se formera-t-il pas ,
après avoir pu s'en former une qui semble l'affranchir du plus inviolable
de tous les devoirs, qui est le culte de son créateur?
De là (et c'est la troisième raison que j'ai ajoutée), de là plus de lois si
sacrées qu'il ne foule aux pieds , plus d'engagements si étroits à quoi il ne
renonce. Engagements de dépendance : il se soulèvera , si l'occasion le
permet, contre les puissances les plus légitimes. Engagements de justice :
il ne respectera ni l'innocence ni le bon droit ; et , s'il est nécessaire , il
sacrifiera le faible et le pauvre. Engagements de fidélité : il ira , sans hé-
siter, à la face du magistrat et devant les autels, démentir sa parole et se
parjurer. Engagements du sang et de la nature : il vendra, s'il le faut ,
amis , parents , frères , et père même. Belle leçon pour vous , rois de la
terre , qui vous apprend que rien n'est plus pernicieux dans la cour d'un
prince, que ces hommes sans religion. Belle leçon, grands du monde, qui
vous apprend à éloigner de vous l'impiété et l'impie. Belle leçon, maîtres
du siècle , qui vous apprend à ne souffrir point auprès de vous des do-
mestiques libertins. Belle leçon pour nous , mes chers auditeurs , et pour
nous tous , qui nous apprend à n'avoir jamais de liaison avec des gens
suspects en matière de créance, et à ne compter pas plus sur eux que sur
leur foi! Si le libertin ose paraître devant nous, s'il ose en notre présence
tenir des discours scandaleux , ne le ménageons en rien ; mais soyons aussi
courageux à lui résister, à le décréditer, à défendre le Dieu que nous
adorons , qu'il est hardi et insolent à l'attaquer. Honorons notre religion ;
honorons-la partout et en tout , dans ses mystères , dans son sacrifice , dans
ses sacrements, dans ses cérémonies, dans ses observances. Tandis qu'elle
subsistera dans nous , Dieu sera avec nous ; ou si le péché nous le fait perdre ,
nous aurons toujours une voie pour le retrouver. La religion , jusque dans
notre péché , nous parlera , nous rappellera , nous tracera le chemin et nous
ramènera. Mais si nous laissons éteindre cette lumière, où sera notre res-
source? marchant dans les ténèbres, et dans les plus profondes ténèbres,
quelles chutes ne ferons-nous pas? en quels abîmes no nous précipiterons-
nous pas? sous une vaine montre de probité, à quelle corruption de mœurs
et à quels excès ne nous porterons -nous pas? Point de probité sans reli-
gion, mais aussi point de religion sans probité; c'est la seconde partie.
àùQ SÊR LA RELIGION ET LA PROBITE.
DEUXIÈME PARTIE.
Comme il y a une espèce d'hypocrisie dont l'effet est de tromper les
autres , aussi y en a-t-il une bien plus subtile et plus déliée, qui consiste
à se tromper soi-même en matière de religion ; et quoique la première
semble avoir plus de malignité, puisqu'elle abuse de ce qu'il y a de plus
saint , qui est le culte de Dieu , pour nous faire paraître aux yeux des
hommes ce que nous ne sommes pas ; il faut néanmoins reconnaître que
la seconde est plus dangereuse dans un sens , puisqu'elle ruine le principe
fondamental de toute la conduite de l'homme , qui est la juste connais-
sance des choses , en nous donnant une fausse idée de la religion , et une
idée souvent plus difficile à corriger que l'irréligion môme. C'est cette se-
conde espèce d'hypocrisie que j'attaque présentement, et que je réduis à
un certain genre de chrétiens , dont ma seule proposition vous marque le
caractère ; et qui , sans un dessein prémédité d'imposer au public , sont
eux-mêmes dans l'erreur, se flattant qu'ils ont de la religion , et cependant
n'ayant pas ce fonds de probité, d'intégrité, de sincérité que le monde
même exige de ceux qui veulent vivre selon ses lois et avec honneur. Car
il n'y en a que trop dans cette illusion , et ce sont là ceux à qui je parle.
Je prétends qu'une religion sans probité , je dis sans probité dans le sens
que le libertinage même et le paganisme l'entendent, c'est-à-dire sans une
conduite irréprochable devant les hommes , et sans une exacte régularité
à remplir tous les devoirs de la vie civile, n'est qu'un fantôme de religion
et qu'un scandale de religion : qu'un fantôme de religion , parce que le
fond de la vraie religion lui manque ; qu'un scandale de religion, parce
qu'elle ne sert qu'à déshonorer la vraie religion. Deux vérités terribles
pour tant de faux chrétiens; j'expose l'une et l'autre en peu de paroles.
Non, mes chers auditeurs, ce n'est qu'un fantôme de religion, qu'une
religion sans probité : ainsi l'Écriture le déclare-t-elle clans un point par-
ticulier, mais dont la décision juste et solide, quoique d'abord elle semble
outrée, peut s'étendre à tous les autres. Le voici : Si quisputat se religio-
sum esse, non refrœnans linguam suam, sed seducens coi" suum, hujus
vana est religio l ; ce sont les paroles de saint Jacques dans son Épitre ca-
nonique. Mes Frères , disait ce grand apôtre , si quelqu'un de vous croit
avoir de la religion , et que néanmoins il ne réprime pas sa langue , et qu'il
lui donne toute liberté de parler, qu'il sache que sa religion est vaine.
Prenez garde , Chrétiens ; il ne dit pas : Si quelqu'un de vous se licencie
en quelques rencontres à parler contre le prochain ; car cela peut quelque-
fois arriver par faiblesse , par imprudence , par emportement , lors même
qu'on a de la religion ; mais l'apôtre dit : Si quelqu'un de vous , ne met-
tant jamais un frein à sa langue , se fait une habitude de railler l'un , de
mépriser l'autre , de censurer celui-ci , de décrier celui-là , et qu'il croie
pouvoir accorder cette licence effrénée avec la vraie religion, c'est un
aveugle qui s'égare ; et quoique peut-être il ne s'en estime ni moins spiri-
tuel ni moins parfait, quoique peut-être il se fasse de ces médisances mêmes
» Jac, 1.
SUR LA RELIGION ET LA PROBITE. 5ÎJ1
un point de religion et de piété, comme si c'était un zèle chrétien qui l'in-
spirât, je soutiens, moi, et je conclus qu'il n'a qu'une religion imaginaire :
Hujus vana est religio. Quelle conséquence! reprend saint Ghrysostome;
n'était-ce pas assez de dire que cet homme, en ne retenant pas sa langue,
offense sa religion , qu'il blesse la charité, qu'il engage sa conscience, et
qu'il se rend criminel devant Dieu? non; mais prenant la chose dans sa
source, l'apôtre prononce absolument que c'est un homme sans religion :
Hujus vana est religio.
Or, Chrétiens, comprenez toute la force de ce raisonnement : s'il est
de la foi qu'une pareille erreur, une erreur pratique touchant les saillies
et les libertés d'une langue médisante et sans retenue suffit pour détruire
dans nous l'esprit de la religion , que sera-ce de ces désordres essentiels qui
détruisent entièrement la probité dans le commerce des hommes , et que
certains hommes prétendraient néanmoins pouvoir accommoder avec la re-
ligion ? Que sera-ce de ces duplicités accompagnées de mille protestations
d'amitié et de bonne foi ? Que sera-ce de ces avarices sordides , et couvertes
d'un voile de désintéressement dont on se pare? Que sera-ce de ces animo-
sités profondes et invétérées , si contraires à la charité et à la paix , mais
à qui l'on donne une fausse couleur de justice? Que sera-ce de ces excès,
de ces emportements, de ces duretés envers le prochain, que l'on justifie
par une intention prétendue droite? Que sera-ce de ces fraudes, de ces
chicanes , de ces vexations qui ruinent non-seulement des familles , mais
des villes , mais des provinces entières? Que sera-ce de mille autres désordres
qui ne sont que trop connus, et qui rompent tous les liens de la société
humaine? Tout cela est-il compatible avec une religion toute sainte , avec
une religion toute parfaite , avec une religion toute divine? le serait-il même
avec le paganisme ? Eh quoi ! Seigneur , un païen eût cru par là renoncer
à la religion qu'il professait : avec de telles pratiques, on l'eût, parmi des
païens, traité d'anathème : et, dans un si monstrueux dérèglement de
mœurs, nous nous flatterons d'être chrétiens?
Remontons au principe. Vous me demandez pourquoi la religion a une
dépendance si nécessaire de la probité ; et moi je vous réponds que c'est
par un ordre établi de Dieu , et que Dieu lui-même en quelque sorte ne
peut pas changer. Car comme la grâce suppose la nature , et que la foi est
entée pour ainsi dire sur la raison , aussi la religion a-t-elle pour base la
probité. Détruisez la nature, il n'y a plus de grâce ; pervertissez la raison ,
il n'y a plus de foi ; et ôtez de la société des hommes ce que nous appelons
probité , il n'y a plus de religion . En effet , la religion , dit saint Jérôme ,
veut un sujet digne d'elle et digne de Dieu. Elle nous perfectionne en nous
élevant à Dieu ; mais elle suppose dans nous , ou plutôt elle commence dans
nous une certaine perfection , qui nous rend tels que nous devons être à
l'égard des hommes ; et si nous n'avons ces qualités et ces dispositions, Dieu
ne peut agréer notre culte, ni s'en tenir honoré : car ce qui n'est pas même
bon devant les hommes , comment le serait-il devant Dieu , dont le juge-
ment est bien encore au-dessus du jugement des hommes ? Être juste , être
fidèle , être désintéressé , être sans reproche dans l'estime du monde , ou in
SUR LA RELIGION ET LA PROBITE.
moins le vouloir être, travailler à l'être ; et pour soutenir, pour sanctifier
toutes ces vertus , avoir de la religion et être chrétien, voilà Tordre inva-
riable et auquel il faut que la religion se conforme. Mais que faisons-nous?
nous renversons cet ordre, et, par l'illusion la plus déplorable, nous nous
formons de grandes idées de religion et de christianisme qui ne se trouvent
appuyées sur rien ; parce qu'en même temps nous négligeons les premiers
devoirs de la fidélité et de la justice : c'est-à-dire que nous bâtissons sans
fondement , ou pour m'exprimer avec saint Paul , que nous bâtissons sur
un fondement de paille. Nous voulons construire un édifice de pierres pré-
cieuses ; mais nous paraissons devant Dieu semblables à cette statue de Na-
buchodonosor , dont parle le prophète Daniel : elle avait la tête d'or , et les
pieds de terre. Cette tête d'or représente la religion , et ces pieds de terre nos
actions. Or qu'est-ce que cela, sinon un fantôme et une chimère? car une
chimère , dans la signification même du terme , marque un composé d'es-
pèces différentes, qui n'ont ensemble nulle liaison et nul rapport : un
visage d'homme avec un corps de bête. C'est ainsi que les fables l'ont figu-
rée; et ce qui est impossible dans la nature, n'est-ce pas ce que nous
voyons , et ce que nous déplorons dans la conduite de la plupart des chré-
tiens ? Combien peuvent dire comme saint Bernard , mais avec un tout
autre sujet que saint Bernard : Je suis la chimère de mon siècle , ou plu-
tôt la chimère du christianisme. J'honore Dieu, mais j'offense les hommes;
j'ai des sentiments de piété, mais je parle, j'agis en mille occasions avec
moins de droiture et moins de raison que les plus impies; j'ai du zèle pour
certaines œuvres d'éclat et de subrogation , et je n'en ai point pour des
œuvres de nécessité et d'obligation ; je suis éloquent sur la discipline de
l'Église et sur la sévérité de l'Évangile , et toute ma vie se passe à former
des partis , à nouer des intrigues , à répandre des calomnies , à déchirer
l'un, à détruire l'autre : chimère de religion. Il faut que la religion, la
vraie religion, commence par les devoirs généraux d'équité, de charité,
de reconnaissance , de soumission et d'obéissance , parce que c'est ainsi ,
dit l'apôtre saint Jacques , que l'on se défend de la malignité et de la con-
tagion du siècle, et que c'est en quoi consiste la religion pure et sans
tache : Religio munda et immaculata hœc est immaculatum se custodire
ab hoc sœculo ' .
Sans cette probité sincère et reconnue, non-seulement fantôme de reli-
gion, mais scandale de religion. Je m'explique. J'appelle scandale de reli-
gion , ce qui expose la religion au mépris et à la censure : j'appelle scan-
dale de religion , ce qui lui ôte le crédit et l'autorité quelle doit avoir dans
les esprits : j'appelle scandale de religion , ce qui donne au libertinage une
espèce de supériorité et d'ascendant sur elle. Or n'est-ce pas là ce que fait
la conduite d'un chrétien sans probité? Si le christianisme peut devenir
méprisable, par où le deviendra-t-il plus naturellement que par là? Je
sais que nous ne manquons pas de réponses pour faire taire le monde ; je
sais qu'il faut bien distinguer la religion et ceux qui la professent , qu'il
ne faut pas confondre la sainteté qui lui est propre et qu'elle ne perd ja-
' Jac, 1.
SUR LA RELIGION ET LA PROBITE. 553
mais } avec nos désordres , qu'elle est la première à condamner et à nous
reprocher. Mais le monde est-il assez équitable pour faire ce discernement?
est-il assez bien disposé pour le vouloir? ne cherche-t-il pas au contraire
des prétextes contre elle ? et , pour peu qu'ils autorisent son impiété , ne se
fait-il pas un plaisir de les relever et de les exagérer ? Quand donc on voit
des chrétiens infidèles dans leurs paroles , intéressés dans leurs vues , in-
flexibles dans leurs colères , impitoyables dans leurs vengeances , sans mo-
dération dans leurs excès , sans pudeur dans leurs débauches , dissimulés ,
artificieux , fourbes et imposteurs , qu'en peut penser le libertinage , et
qu'en pense-t-il en effet ? N'en tire-t-il pas avantage , et n'est-ce pas un
triomphe pour lui? Allez alors lui vanter l'excellence de la loi de Dieu:
que n'aura-t-il pas, ou que ne croira-t-il pas avoir à lui opposer? il la
traitera ou d'hypocrisie et de jeu , ou de spéculation impraticable : d'hy-
pocrisie et de jeu , puisque avec de si belles leçons , avec de si hautes ma-
ximes , elle ne rend pas meilleurs ceux qui l'embrassent : de spéculation
impraticable, puisqu'en faisant même profession de la suivre, on n'en
observe pas les règles , et qu'on n'en accomplit pas les devoirs. Il raison-
nera mal, j'en conviens ; mais enfin il raisonnera de la sorte, et voilà les
impressions que feront sur son esprit les exemples qu'il aura devant ses
yeux. Car c'est à ces exemples qu'il s'attachera, c'est sur ces exemples qu'il
s'appuiera, c'est par ces exemples qu'il jugera. Que ne dit-on pas tous les
jours de la dévotion? vous le savez : que pour être dévot par état, on n'en
est souvent que plus déguisé, que plus vindicatif, que plus fâcheux aux
autres, que plus amateur de soi-même. On le dit, et pourquoi? parce
qu'on voit en effet des dévots , j'entends de prétendus dévots , trompeurs ,
des dévots ulcérés et envenimés les uns contre les autres , des dévots aigres ,
chagrins , bizarres , des dévots sensuels et délicats. Or ce qu'on dit en par-
ticulier de la dévotion, on le dira en général de la religion.
Ainsi, mes Frères , s'il nous reste encore quelque zèle pour notre reli-
gion, vivons d'une manière, non-seulement qui lui fasse honneur , mais
qui la fasse aimer de ceux mêmes qui lui pourraient être les plus opposés.
Or je vous en ai appris le moyen. Qu'ils voient en nous de la probité , c'est
ce qui les édifiera. Nos dévotions , nos ferveurs , nos pénitences , tout cela
est saint ; mais à peine en seront-ils touchés : leurs vues ne vont point en-
core jusque-là, et ils attendent que nous les attirions par quelque chose de
plus proportionné à leurs idées et à l'imperfection de leur état. Soyons
bienfaisants, doux, affables, prévenants, humbles dans nos pensées, in-
tègres dans nos sentiments, modestes dans la fortune , patients dans l'ad-
versité , sans détours , sans artifices , sans ostentation , sans hauteur ; alors ,
aidés de la grâce , nous les gagnerons , nous les convertirons , nous les
sanctifierons, et nous nous sanctifierons nous-mêmes avec eux. Tel est,
Seigneur, le témoignage que vous demandez de nous. Les martyrs , peur
la même religion que nous professons , ont versé leur sang et donné leur
vie. Nous devons être dans la même disposition de vous sacrifier tout, mais
nous ne nous trouvons plus dans les mêmes occasions. Ah ! mon Dieu ,
quelle honte pour un chrétien de ne pas faire au moins en partie, par l'in-
554 SUR LA GRACE.
nocence de ses mœurs , ce que tant d'autres ont fait par leur inébranlable
constance au milieu des plus rigoureux tourments! Ce ne sera pas en vain,
Seigneur, que nous vous glorifierons , puisque vous avez promis à ceux
qui vous honorent une gloire immortelle, où nous conduise, etc.
SERMON POUR LE VENDREDI DE LA TROISIÈME SEMAINE.
SUR LA GRACE.
P.espomlit Jésus, et dixit ei : Si sàrcs donuin Dei!
Jésus-Christ lui répondit : Si vous connaissiez le don de Dieu! Saint Je<,n, ch. 4.
Sire ,
Ce don de Dieu, que ne connaissait pas encore cette femme samaritaine
dont il est parlé dans notre évangile , et que le Sauveur des hommes lui lit
connaître, c'est, selon tous les Pères de l'Église et tous les interprètes de
l'Écriture, la grâce même de Jésus-Christ. Cette grâce sans laquelle nous
ne pouvons rien , et avec laquelle nous pouvons tout ; cette grâce par où ,
comme dit l' Apôtre , nous sommes tout ce que nous sommes , si nous
sommes quelque chose devant Dieu ; cette grâce qui nous éclaire , qui nous
attire, qui nous persuade, qui nous convertit; cette grâce qui nous porte
au bien et qui nous éloigne du péché ; cette grâce qui nous met en état de
gagner le ciel et d'y parvenir ; cette grâce qui opère en nous et avec nous
tout ce que nous faisons pour Dieu , et qui , dans l'ordre du salut , nous
donne par son efficace , non-seulement le pouvoir, mais la volonté et l'ac-
tion : voilà, dis-je, mes chers auditeurs, l'excellent don qu'il nous est si
important à nous-mêmes de bien connaître. Don parfait qui nous vient
d'en haut, et qui descend du Père des lumières. Don au-dessus de tous les
dons de la nature, et auprès duquel saint Paul regardait comme de la
boue tous les dons de la fortune. Don des dons que Jésus-Christ seul a pu
nous mériter, et que nous recevons de la miséricorde infinie de Dieu.
Cependant , par une ignorance grossière , nous ne le connaissons pas ,
et, par une ingratitude encore plus criminelle, nous ne prenons pas soin
de le connaître. De là vient que si souvent nous le recevons en vain , et
que , bien loin de nous en servir pour glorifier Dieu et pour nous sanctifier
nous-mêmes, nous en abusons jusqu'à nous pervertir nous-mêmes, et à
mépriser Dieu. Car c'est pour cela que Jésus-Christ nous dit , comme à la
Samaritaine : Si scires donum Dei* ! Si vous connaissiez le don de Dieu!
Tâchons donc aujourd'hui, Chrétiens, à nous en former une juste idée.
Entrons dans ce trésor immense des miséricordes divines ; mesurons-en ,
s'il est possible, et la hauteur et la profondeur; et puisque Marie en a reçu
la plénitude, pour parler utilement de la grâce, implorons le secours du
Saint-Esprit par l'intercession de cette mère de grâce, en lui adressant les
paroles de fange : Ave, Maria,
' Joan., 4.
SUR LA GRACE. 555
Disposer tout avec douceur, et tout exécuter avec force , ce sont les deux
excellentes propriétés que l'Écriture attribue à la sagesse. Mais il n'y a ,
dit saint Augustin , que la sagesse de Dieu à qui ces deux propriétés con-
viennent tout à la fois dans le degré de perfection qui nous est exprimé
par ces paroles : Sapientia attingit à fine usque ad finem fortiter, et
disponit omnia suaviterK En effet, la sagesse des hommes étant aussi
bornée qu'elle est , se trouve sujette à deux défauts tout contraires. Est-
elle douce dans sa conduite , il est à craindre quelle ne devienne faible
dans l'exécution. Est-elle efficace et ferme dans l'exécution , il y a du
danger qu'elle ne soit dure dans sa conduite. Sa douceur, quand elle pré-
domine , se tourne en mollesse , et sa force dégénère dans un excès de
sévérité. Mais il n'appartient qu'à la sagesse de Dieu de réunir parfaite-
ment ces deux vertus , ce semble , si opposées. Car elle a seule l'avantage,
non-seulement de ne séparer jamais la douceur de la force, mais de
trouver sa force dans sa douceur , et , par un secret inconnu à tout autre
qu'à elle, de faire consister sa force dans sa douceur même. Or ce que
l'Écriture nous dit de la sagesse de Dieu , je puis le dire également de la
grâce , puisque la grâce dont je parle n'agit en nous que comme l'instru-
ment de cette sagesse souveraine , qui est en Dieu la cause principale de
notre salut.
Et voilà , Chrétiens , l'idée la plus juste que je puisse vous donner de la
grâce de Jésus-Christ : en voilà les deux caractères , douceur et force.
Douceur de la grâce, dans la manière engageante dont elle dispose le
pécheur à sa conversion. Force de la grâce, dans les étonnantes victoires
qu'elle remporte sur le pécheur au moment de sa conversion. Or, sans
chercher d'autre preuve , il me suffit de vous proposer pour exemple de
fun et de l'autre cette femme de notre évangile: car vous verrez d'abord
quelle fut l'aimable conduite de la grâce , pour gagner le cœur de cette
pécheresse; vous jugerez ensuite quel fut le merveilleux pouvoir de la
grâce, par l'admirable changement qu'elle opéra dans le cœur de cette
pécheresse : Attingens à fine usque ad finem fortiter, et disponens
omnia suaviter. La grâce de Jésus-Christ, employant tous les charmes
de sa douceur pour convertir la Samaritaine : ce sera la première partie.
La grâce de Jésus-Christ , par son efficace et par sa force , convertissant
en effet la Samaritaine , et de l'abîme du péché où elle était plongée ,
l'élevant tout à coup au comble de la sainteté : ce sera la seconde partie.
L'une et l'autre renferme tout mon dessein , et va faire le partage de ce
discours.
PREMIÈRE PARTIE.
Il ne faut pas s'étonner que la grâce , qui est le principe de notre con-
version, ait pour premier caractère la douceur, puisqu'elle procède immé-
diatement du cœur de Dieu, et que c'est le terme de son amour le plus pur
pour nous. Mais il nous importe de bien savoir en quoi consiste cette dou-
ceur de la grâce, quels en sont les traits les plus insinuants, ce qu'elle doit
1 Sap., §.
556 SUR LA GKACE.
faire en nous, de quelle manière Dieu veut que nous y répondions ; et c'est
ce que le Saint-Esprit a visiblement entrepris de nous faire connaître dans
la conversion de cette femme samaritaine , dont il est aujourd'hui question
de nous appliquer l'exemple. Car que fait la grâce, pour triompher plei-
nement d'un cœur rebelle, et pour le soumettre à Dieu? Saint Augustin,
et les théologiens après lui , l'appellent grâce victorieuse , et elle l'est en
effet. Mais voici une conduite bien différente de la conduite ordinaire des
conquérants. Pour triompher de nous, elle parait en quelque sorte s'as-
sujettir à nous. Ne vous offensez pas de ce terme , qui ne déroge en
rien , comme vous le verrez , ni à la dignité , ni même à F efficace de la
grâce , et qui , dans ma pensée , ne signifie rien autre chose que sa dou-
ceur. Elle parait , dis-je , s'assujettir à nous ; comment? le voici : car elle
nous attend jusqu'à nous supporter des années entières ; elle prend les
temps favorables ; et , par une condescendance que nous ne pouvons assez
reconnaître , elle ménage les occasions pour nous gagner : quelque intérêt
que nous ayons à la rechercher, elle est toujours la première à nous pré-
venir. Au lieu de nous arracher par violence ce qu'elle veut obtenir de
nous , elle nous le demande ; et au lieu de nous le demander avec empire,
elle ne l'obtient que par voie de sollicitation et d'invitation. Elle ne nous
demande , dit saint Prosper, que pour avoir lieu de nous donner ; et elle
nous demande peu , pour nous donner beaucoup. Elle s'accommode à nos
inclinations, à nos talents, aux qualités de notre esprit, et souvent même,
de la manière que je l'expliquerai , à nos imperfections et à nos faiblesses.
Elle ne nous engage à rien de difficile où elle ne nous fasse trouver
de l'attrait, et dont, malgré nos répugnances, elle n'excite en nous le
désir ; elle ne nous oblige à mépriser les biens de la terre qu'à mesure
qu'elle nous en fait voir le néant ; elle ne nous fait entreprendre de
grandes choses pour Dieu qu'en nous imprimant une haute idée de ses
perfections , et des récompenses qu'il nous promet ; elle ne nous porte à
nous renoncer nous-mêmes et à nous haïr nous-mêmes qu'en nous faisant
convenir, par la confession de nos propres désordres , que ce renoncement
est au moins juste , et cette haine bien fondée. Car telle est , Chrétiens, la
conduite de la grâce, telle en est la douceur ; et c'est aussi ce que nous
voyons bien clairement dans les démarches que fait le Sauveur du monde
pour convertir la Samaritaine : conversion que Jésus-Christ nous propose
comme une image sensible de ce qui se passe encore tous les jours entre
Dieu et nous , par les saintes opérations de sa grâce. Écoutez-moi , et
reprenons chaque article par ordre. Vous- y trouverez abondamment de
quoi vous instruire et de quoi vous édifier.
Je dis que souvent la grâce attend les pécheurs jusques à lasser la pa-
tience de Dieu. Voyez Jésus-Christ, la force et la vertu de Dieu même ,
fatigué néanmoins, épuisé, assis sur le bord d'une fontaine. Qu'attend-il?
une âme infidèle qu'il veut sauver, une pécheresse qu'il a choisie. Et de
quoi est-il fatigué? si nous nous en tenons à la lettre , c'est de la longueur
du chemin qu'il a fait, Fatigatus ex itinere1 : mais comme cet Homme-
J Joan., 4.
SUR LA GRACE. 557
Dieu disait dans le même évangile , à ses apôtres , qu'il avait une viande
à manger bien plus exquise que celle qu'ils lui présentaient , une viande
mystérieuse et divine qu'ils ne connaissaient pas , Ego cibum habeo
manducare , quem vos nescitis1 : aussi éprouvait-il alors une tout autre
lassitude que celle qu'il faisait paraître , et cette lassitude lui venait sans
doute d'avoir si longtemps supporté cette malheureuse dans le dérèglement
de sa vie et dans l'habitude de son crime. Car voilà , dit saint Augustin ,
ce qui devait, tout Dieu qu'il était, l'avoir fatigué , ce qui devait avoir
presque épuisé sa patience. Cependant il ne se rebute point ; et quelque
éloignée de Dieu, quelque endurcie dans son péché que soit cette femme,
il est résolu de l'attendre : usant pour elle , si je puis me servir du terme
de l'Écriture, de ces lenteurs adorables qui arrêtent les coups de sa justice,
et qui suspendent sa colère et ses vengeances : Sustentationes Dei*. C'est
pour cela qu'il est assis, et qu'il se repose : Fatigatus.... sedebatz. Or ce
repos d'un Dieu dans les emportements et les révoltes de sa créature, c'est
ce que j'appelle la douceur de la grâce. Ah! Chrétiens, combien de pé-
cheurs dans le monde , et peut-être parmi ceux à qui je parle , sont
actuellement dans le même état que cette femme criminelle et obstinée?
c'est-à-dire, combien de pécheurs opiniâtres ont lassé Dieu, ont outragé la
bonté de Dieu , ont irrité le courroux de Dieu ; et à force d'accumuler
péché sur péché , rechute sur rechute , et d'augmenter par là chaque jour
le poids de leur iniquité , sont devenus pour Dieu comme de pesants far-
deaux, mais dont néanmoins, par un effet de son inépuisable miséricorde,
il veut bien attendre le retour ? A juger de Dieu par nous-mêmes , peut-
être cette patience serait-elle pour nous un scandale ; peut-être nous vien-
drait-il dans l'esprit que Dieu manque de zèle pour sa gloire, et qu'il ne
soutient pas assez hautement la souveraineté de son être. Mais c'est en
cela même, disent les Pères, qu'il la soutient, et qu'il fait éclater sa
gloire : car il n'y a que la patience d'un Dieu qui puisse aller jusque-là.
Celle des hommes, qui n'a pas plus d'étendue que la petitesse de leur cœur,
est bientôt à bout : mais la mesure de la patience de Dieu est la grandeur
de Dieu même.
En effet, continue saint Augustin, Dieu est patient, parce qu'il est
éternel ; il est patient, parce qu'il est fort; il est patient, parce qu'il est
Dieu : Patiens est quia œternus est , quia fortis est , quia Deus est *. Et
rien , à le bien prendre , ne nous marque mieux sa divinité et n'en est un
témoignage plus invincible, que cette tranquillité surprenante avec laquelle
il dissimule et il tolère les offenses des hommes. Mais de ce principe quelle
conséquence , mes chers auditeurs , devons-nous tirer ? s'ensuit-il que le
pécheur ait le droit de différer sa conversion , et de faire attendre Dieu ,
parce que Dieu veut bien l'attendre? C'est ainsi qu'ont toujours raisonné
et que raisonnent encore les libertins et les mondains ; et c'est ce faux
raisonnement , et cette damnable présomption , qui de tout temps les a
confirmés et les confirme tous les jours dans leur libertinage et dans leurs
désordres. Mais à Dieu ne plaise , Chrétiens, que nous fassions un tel abus
Joan., 4, — 2 Eccli., 2, — 3 Joan., 4. — 4 Aujj.
Sy$ SUR LA GRAfft.
de ses miséricordes ! et quand il s'agit de pénitence , Terreur la plus per-
nicieuse où nous puissions tomber est de nous attendre que Dieu nous
attendra : pourquoi? par mille raisons qui ne souffrent point de réplique ,
et que vous ne pouvez ignorer sans ignorer au même temps les plus essen-
tielles maximes de votre religion. Écoutez-les. Parce que si Dieu nous
attend , c'est uniquement à sa grâce que nous en sommes redevables :
or il n'est rien de plus impie, ni rien de plus insensé, que de compter sut*
cette grâce, jusqu'à s'en prévaloir contre Dieu même : An oculus tuus
nequam est quia ego bonus sum1. Parce qu'il y en a plusieurs que Dieu
n'attend pas , et sur qui , pour l'exemple des autres , il lui plaît d'exercer
sa juste colère , en les laissant mourir dans leur péché : Ego vado , et
quœretis me , et in peccato vestro moriemini'2. Parce qu'à l'égard même
de ceux que Dieu attend , il y a un terme après lequel il ne les attend
plus : Adhuc quadraginta dies, et Ninive subvertetur%. Parce que nous
ne pouvons savoir jusques à quand Dieu nous attendra, ni même s'il nous
attendra , et que c'est le secret le plus impénétrable pour nous , et le plus
caché : Quis scit si convertatur, et ignoscat 4? Parce que notre seule
présomption, en nous assurant que Dieu nous attendra, suffit pour l'en-
gager à ne nous attendre pas ; de peur, comme remarque Tertullien ,
que sa patience, qui est un de ses plus saints attributs, ne servît à
autoriser et à fomenter nos crimes. Tout cela, Chrétiens, autant de vérités
incontestables , qui doivent nous tenir dans un sage tempérament de
crainte et de confiance. Vérités qui nous laissent toujours dans l'espérance
d'une grâce assez constante pour nous attendre , mais qui nous empêchent
bien de faire fond sur cette espérance pour vivre dans l' impénitence.
Vérités dont le merveilleux enchaînement nous oblige à ne pas faire
attendre Dieu trop longtemps ; persuadés qu'il nous attend encore , mais
du reste qu'il n'est rien de si terrible qu'un Dieu dont la patience outrée
se lasse enfin d'attendre un pécheur, ni rien de si punissable qu'un
pécheur qui volontairement et de plein gré fait attendre un Dieu. Cette
morale demanderait un discours entier. Je le laisse , et je passe à un autre
point.
Non-seulement le Sauveur du monde attend la Samaritaine , mais , par
un nouveau trait de douceur que je découvre dans sa grâce, il prend une
occasion commode pour traiter avec cette pécheresse ; un lieu séparé du
bruit et du tumulte , où il sait qu'elle doit se rendre : un temps convenable
à son dessein , où elle vient puiser de l'eau , et où rien ne pourra inter-
rompre les leçons toutes divines qu'il se prépare à lui faire. Non pas que
Dieu, pour nous communiquer sa grâce, ait besoin de ces ménagements,
ni que la grâce de Jésus-Christ dépende absolument des temps et des occa-
sions , pour produire en nous son effet , puisqu'au contraire c'est plutôt
la grâce qui fait ces temps précieux pour le salut, et ces occasions à quoi
notre conversion est attachée. Mais en cela même ne devons-nous pas
admirer l'ineffable bonté de notre Dieu, qui, pour nous attirer à lui et pour
nous sauver, veut bien ménager ainsi les occasions ; qui dans cette vue se
• Matth., 20. — • Joan., 8. — 3 Ibid., 3. — 4 Ibid.
srn la grâce. 3,r)9
sert avantageusement de celles que nous lui présentons; qui lui-même en
fait naître auxquelles nous ne pensons pas ; qui des événements les moins
prémédités fait pour nous des coups de providence, et qui , méritant d'êîre
également servi dans tous les lieux et dans tous les temps , ne dédaigne
pas d'attacher sa grâce à certains temps et à certains lieux? Quand nous
lisons dans la Genèse que Rebecca, allant abreuver ses troupeaux à une
fontaine , y rencontra le serviteur d'Abraham , qui lui annonça son
bonheur, et le choix que Dieu faisait d'elle pour être l'épouse d'Isaac ; ou
dans le livre des Rois , que Saùl , cherchant les ânesses de son père , trouva
le Prophète qui lui déclara les vues de Dieu sur lui , et lui apprit que le
Seigneur F avait destiné pour être le chef de son peuple et pour régner en
Israël , nous bénissons l'aimable conduite de la Providence. Mais cette
conduite si aimable, Chrétiens , n'était encore qu'une figure de ce que Dieu
voulait faire et de ce qu'il fait tous les jours en faveur de ses élus. Car n'est-ce
pas ainsi qu'il leur offre sa grâce en de favorables conjonctures? n'est-ce pas
ainsi, si j'ose m'exprimer de la sorte, qu'il leur dresse de saintes embûches,
dans les occasions que sa sagesse a disposées pour leur conversion et pour
leur sanctification? Et n'est-ce pas de là que de savants théologiens, entre
lesquels on compte même cet incomparable docteur de l'Église , saint
Augustin , ont fait consister une partie du mystère de la grâce , je dis de
cette grâce que nous appelons efficace , en ce qu'elle est donnée dans
l'occasion où Dieu a prévu qu'elle serait salutaire : au lieu, ajoutent-ils ,
qu'il donne les grâces communes indifféremment , c'est-à-dire indépen-
damment de ces occasions et des dispositions particulières où nous pouvons
nous trouver en les recevant? Ceci fondé sur ce que Dieu dit dans l'Écri-
ture à l'homme juste, ou si vous voulez, au pécheur converti : Tempore
accepto exaudivi te l, C'est dans le temps propre que je vous ai exaucé ;
Et in die salutis adjuvi te 2, et c'est au jour du salut que je vous ai
aidé. Il y a donc, concluent-ils, et non sans raison , dans l'ordre de la
prédestination des hommes , des temps de grâce et de faveur, où le salut
est non-seulement plus possible et plus facile, mais plus infaillible et plus
sûr. Nous le voyons dans la femme samaritaine. Mais si nous y prenons
bien garde , ce que nous voyons dans elle , c'est ce qui se passe encore tous
les jours dans nous. Car y a-t-il personne que Dieu ait autrefois touché et
qu'il ait ramené de ses égarements, qui n'attribue en partie sa conversion
à certaines rencontres , et qui ne se souvienne que ce fut là où Dieu lui
ouvrit les yeux et lui parla au cœur ? Ainsi l'a reconnu saint Augustin ; et
l'aveu qu'il en fait est une espèce d'hommage qu'il a cru devoir à la grâce.
C'est dans ses Confessions qu'il a pris soin lui-même de nous marquer
jusqu'aux moindres particularités du combat qu'elle lui livra, le trouble ,
l'agitation où il se trouva , le jardin où il se retira , le saint ami qui l'y
accompagna, l'exemple des solitaires qui le confondit, l'endroit de saint
Paul qu'il lut , et dont il se sentit frappé , quand cette grâce toute-puis-
sante le transforma dans un homme tout nouveau, et le soumit enfin à
Dieu. Ainsi, dis-je , l'a-t-il publié; et si nous faisions tous une pareille
1 2 Cor., 6. — a Ibid.
560 SUR LA GRACE.
confession de notre vie, ne pourrions-nous pas tous par proportion rendre
de nous-mêmes un témoignage à peu près semblable ?
Quel est donc pour nous le point capital et la grande maxime de la
sagesse chrétienne? Retenez-la bien, mes chers auditeurs, et ne l'oubliez
jamais : c'est d'observer avec soin ces occasions , et de ne les pas manquer.
Car combien de choses dont vous ne voyez pas les conséquences , et qui
vous semblent venir du hasard , sont autant de moyens que Dieu a choisis
pour vous retirer du monde , et dont peut-être il lui a plu de faire dépendre
votre prédestination même? par exemple , rengagement que vous avez avec
ce serviteur de Dieu , ce livre de piété que vous goûtez , ce sermon édifiant
et convaincant que vous entendez , cette mort subite qui vous effraie , cette
perte de biens qui vous afflige , cette disgrâce qui vous humilie , cette
infirmité qui , malgré vous , vous réduit à mener une vie plus réglée , et
vous empêche de vous porter aux mêmes excès. Si les desseins de Dieu
vous étaient pleinement connus , et que vous sussiez avec certitude que
c'est à cela qu'il a voulu attacher votre salut , ne les ménageriez-vous pas
ces occasions si importantes ? Or vous n'en savez que trop pour y adorer au
moins les conseils secrets de cette Providence toute paternelle qui vous
gouverne ; et si vous n'en savez pas davantage , c'est ce qui vous oblige
encore à vivre dans une dépendance plus absolue de cette grâce en qui
vous vous confiez. Mais si c'est une occasion de salut , me direz-vous, et
que Dieu y ait attaché la grâce de ma conversion , il est sûr que je me
convertirai. Je le veux, Chrétiens; mais il n'est pas moins sûr que vous
ne vous convertirez jamais sans un bon usage de cette grâce , et de Y occa-
sion où elle vous est préparée. Car, de quelque nature que soit cette grâce,
il est de la foi que son effet ne peut être séparé de votre fidélité ; et , de
quelque manière qu'elle agisse , il en faut toujours revenir aux deux paroles
du Sauveur des hommes : Vigilate et orate*, Veillez et priez. Priez,
parce que vous ne pouvez rien sans la grâce ; et veillez , parce que la
grâce, toute-puissante qu'elle est, ne fait4'ien sans vous. Priez, afin qu'il
y ait pour vous un temps et un jour de salut ; et veillez , afin que ce jour
de salut ne vous échappe pas. Voilà en deux mots les deux points fixes et
tout le précis de la théologie d'un chrétien. Poursuivons.
J'ajoute que la grâce qui opère notre conversion, quelque intérêt que
nous ayons à la rechercher , est toujours la première à nous prévenir ; et
c'est, dans la doctrine des Pères , ce qu'elle a de plus essentiel. Car si je la
pouvais prévenir, dès là elle ne serait plus grâce, parce qu'elle supposerait
en nous le mérite de l'avoir prévenue. Je sais que nous pouvons , quoique
pécheurs, chercher Dieu par la grâce, et le trouver; mais, reprend saint
Bernard , nous ne chercherions jamais Dieu par la grâce , si Dieu , par une
autre grâce , ne nous avait lui-même cherchés : Nisi enim prius quœsita,
non quœreres, sicut nec eligeres nisi electa2. Or c'est ce qui paraît sen-
siblement dans la conversion de cette femme de Samarie. Le Fils de Dieu
n'attend pas qu'elle fasse quelque avance pour venir à lui : il l'aborde , il
lui parle, il l'engage, sans qu'elle y pense , dans un entretien qui doit être
1 Maitli., 26. — a Bern.
SUR LA GRACE» 501
le principe de son salut. Tel est le mystère et le prodige tout ensemble de
la charité de mon Dieu , de vouloir bien prévenir lui-môme les pécheurs ,
c'est-à-dire de vouloir bien rechercher lui-même de viles créatures ; de
vouloir bien appeler lui-même des âmes ingrates et rebelles, des âmes
criminelles et dignes de toutes ses vengeances , des âmes faibles et in-
constantes, dont peut-être il prévoit les infidélités et les rechutes : de les
rechercher, dis-je , et d'aller au devant d'elles , dans un temps où elles ne
pensent point à lui ; je dis plus , dans un temps où elles s'éloignent de lui ,
où elles se soulèvent contre lui , où même elles ont en quelque sorte horreur
de lui. Ah! Seigneur, puis-je m'écrier ici, touché du sentiment de saint
Bernard , et en m'appliquant ce dogme de notre religion , si opposé au
pélagianisme ; ah ! Seigneur, est-il donc vrai que , tout aimable que vous
êtes , je ne puisse de moi-même vous aimer, et que ma misère aille encore
jusqu'à ne pouvoir désirer d'être aimé de vous , si vous n'excitez en moi
ce désir? Est-il donc vrai que, tout Dieu que vous êtes, vous soyez dans
la nécessité de faire les premières démarches pour me réconcilier avec vous,
ou dem'avoir éternellement pour ennemi? ne serait-ce pas assez que vous
fussiez disposé à me recevoir? Mais du moins , ô mon Dieu , puisque vous
voulez bien commencer, ne répondrai -je point à votre amour? ajouterai -
je à l'impuissance malheureuse de vous prévenir, le crime impardonnable
de ne vous pas seconder ? Non , Seigneur ; et vous me faites trop bien
comprendre ce que je vous dois, pour que mon cœur demeure dans une si
mortelle indifférence. Puisqu'il est de l'honneur de votre grâce que ce soit
elle qui me recherche, je veux bien me soumettre à cette loi. Oui, mon
Dieu , je veux bien m'humilier dans cette vue ; je veux bien reconnaître
devant vous ma faiblesse, et me confondre dans la pensée que de moi-même
je ne puis faire un pas pour aller à vous , et qu'avec toutes vos perfections,
je ne puis vous aimer si vous ne m'aimez , et si vous ne m'aimez avant
que je vous aime. Mais du reste , Seigneur, ce sera pour moi un puissant
motif de reconnaissance et de fidélité ; et le souvenir de votre infinie misé-
ricorde, en me recherchant malgré toute mon indignité, en me prévenant,
en me remettant dans vos voies , m'attachera désormais à vous d'un lien
si étroit, que la nature, que la passion, que le monde avec tous ses
charmes, que rien, quoi que ce puisse être, ne le pourra rompre. Tel est le
fruit que l'âme chrétienne doit tirer de ce point de foi utilement et solide-
ment médité.
Mais encore comment est-ce que la grâce nous prévient? est-ce avec
autorité et avec empire? Non, dit le Prophète royal, mais par des béné-
dictions de douceur : Prœvenisti eum in benedictionibus dulcedinis1. Car
si elle nous prévient, c'est en nous demandant ce qu'elle veut obtenir de
nous ; et en cela , remarque saint Prosper, consiste la différence de la grâce
et de la loi : la loi commande, et la grâce invite ; la loi menace, et la grâce
attire ; la loi contraint, et la grâce engage. Or c'est ce mélange de la loi
et de la grâce qui fait tout le mystère de l'aimable et souveraine domina-
tion de Dieu sur nos cœurs. Il ne tenait qu'au Sauveur du monde d'user
1 Psalm. 20.
t. i. 30
562 SUR LA GRACÏ.
de tout son pouvoir, et d'obliger la Samaritaine à lui rendre d'abord et
sans réplique une obéissance forcée ; mais parce que c'est sa grâce qui agit
en elle , il veut qu'elle obéisse non-seulement sans répugnance , mais avec
joie et avec amour. Par où donc commence-t-il ? Il la prie de l'écouter, et
de le croire : Mulier, crede mihi i. Car quoique Dieu, par l'efficace de sa
grâce, soit maître de nos volontés, et qu'il puisse, comme il lui plaît,
disposer de nous , il n'en dispose néanmoins qu'avec réserve, et , si j'ose me
servir du terme de l'Écriture, qu'avec respect; c'est-à-dire en nous inspi-
rant , en nous persuadant , en nous demandant ce qu'il veut nous faire
vouloir : Tu autem dominât or virtutis , cum magnâ reverentiâ disponis
nos2. Je dis plus : quoique maître absolu, il nous demande peu, pour
flous donner beaucoup. Que demande Jésus-Christ à cette Samaritaine? un
peu d'eau : Da mihi bibere 3. Et pourquoi de l'eau? pour lui faire naître
le désir d'une eau bien plus excellente qu'il veut lui donner ; de cette eau
salutaire et vivifiante, dont la source rejaillit jusque dans la vie éternelle :
Fons aquœ salientis in vitam œternamu; de cette eau qui doit pour
jamais étancher notre soif, et nous établir dans une paix et dans une
félicité parfaite : Qui biberit ex aquâ, quam ego dabo ei , non sitiet in
œternum*. Belle idée, mes chers auditeurs, de ce que nous éprouvons
tous les jours dans la conduite de la grâce. Que demande-t-elle d'abord?
presque rien. Un peu d'attention sur nous-mêmes , un peu de règle dans
nos actions , un peu de discrétion dans nos paroles , un peu d'assujettisse-
ment à nos devoirs. Donnez-moi cela, nous dit Dieu : c'est bien peu; mais
de ce peu dépendent toutefois les grâces les plus abondantes. Et en effet ,
c'est souvent par ce peu , je veux dire par cette petite victoire remportée
sur la passion , par cette petite violence faite à l'humeur, par ce petit sacri-
fice de l'intérêt , par ce petit effort de la charité , par ce petit retranche-
ment d'une vanité mondaine , que nous nous mettons en état de recevoir
la plénitude des dons célestes et des misécordes du Seigneur. C'est par là
que commencent les grands changements , les grandes conversions ; et ne
sommes-nous pas bien coupables , si nous refusons à Dieu ce qu'il exige de
nous , quand l'avantage qu'il nous promet est tellement au-dessus de ce
qu'il attend?
Disons néanmoins encore quelque chose de plus touchant. Je prétends
avec saint Chrysostome que la grâce , pour agir avec plus de douceur,
s'accommode à nos inclinations , à nos goûts , à nos talents , et même en
quelque sorte à nos faiblesses , à nos imperfections , à nos défauts. J'en ai
la preuve dans cette femme de notre évangile. Un autre que le Fils de Dieu,
qui l'eût entendue disputer et raisonner sur les points les plus importants
de la religion , l'aurait rebutée : un autre lui eût dit qu'il ne lui apparte-
nait pas de pénétrer dans ces matières ; que ces questions épineuses et
subtiles n'étaient pas de son ressort ; et que la grande science d'une femme
devait être de n'en point trop savoir, ou de, ne point affecter de paraître
en trop savoir : car c'est la réponse commune qu'ont eue de tout temps à
essuyer les femmes curieuses , et qu'on a toujours fait valoir contre elles.
1 Jnan., 4, -r- ' Sap., 12. — 3 Joan., 4. — 4 Ibid, — 5 Ibid.
SUR LA GRACE. 563
Mais notre divin Maître n'ignorait pas que ce n'est point ainsi qu'on les
convertit , et que cette réponse , mortifiante pour elles , bien loin de les
corriger, ne sert qu'à les aigrir et à les irriter. Que fait-il donc? Il tient
une conduite tout opposée. Cette femme est vaine et curieuse, il l'engage
par sa curiosité même : elle se pique d'être savante , il ne dédaigne point
de raisonner avec elle sur ce qu'il y a dans la religion de plus profond et
de plus sublime. En instruisant les peuples , il se servait de paraboles ,
c'est-à-dire de comparaisons simples et familières, pour s'accommoder à la
grossièreté de leurs esprits ; mais il n'entretient celle-ci , toute pécheresse
qu'elle est , que de matières élevées , et en des termes proportionnés à la
grandeur des sujets dont il veut bien conférer avec elle ; de la nature de
Dieu , de la perfection de son être , de la pureté de son culte , de l'adora-
tion en esprit ; et par là il la détrompe , sans l'offenser, des fausses idées
dont elle était prévenue touchant la Divinité et les hommages que nous
lui devons. Or n'est-ce pas ainsi que la grâce agit et sur nos esprits et sur
nos cœurs ? n'est-ce. pas ainsi qu'elle se conforme à nous , ne nous sancti-
fiant presque jamais (remarquez ceci, je vous prie), ne nous sanctifiant
presque jamais d'une manière contraire à nos inclinations naturelles, mais
perfectionnant selon Dieu nos inclinations naturelles , pour nous sancti-
fier? Sommes-nous ardents et agissants; elle nous anime d'un saint zèle ,
et nous porte à la pratique des bonnes œuvres. Sommes-nous tendres et
affectueux ; elle nous inspire pour Dieu une tendresse d'amour qui nous
fait quelquefois répandre à ses pieds des torrents de larmes. Sommes-nous
d'une humeur facile ; elle rectifie cette facilité d'humeur, et la convertit en
charité pour le prochain. Sommes-nous d'un esprit rigide et sévère ; elle
tourne cette sévérité en ferveur de pénitence. Elle prend, dit l'apôtre saint
Pierre, par rapport à nous, autant de différentes formes qu'elle trouve en
nous de dispositions, différentes : Multiformis gratiœ Del l. Grâce qui
nous engage à être saints comme on voudrait l'être , si Dieu nous en don-
nait le choix , et que nous n'eussions qu'à en délibérer avec nous-mêmes ;
afin, dit saint Chrysostome, qu'il ne nous reste nul prétexte pour nous
dispenser de la suivre , puisqu'elle veut bien se servir de notre fonds pour
l'accomplissement de ses desseins ; puisqu'il n'y a rien dans nous qu'elle
ne mette en œuvre pour l'ouvrage de notre salut ; puisqu'elle ne demande
point d'autre naturel que le nôtre , point d'autre complexion que la nôtre,
point d'autres talents que les nôtres , pour faire de nous ce que Dieu veut
que nous soyons ; enfin , puisque , dans un sens que vous entendez assez ,
nous pouvons , en ne cessant point d'être ce que nous sommes, devenir par
elle tout ce que nous ne sommes pas.
Il est vrai, Chrétiens, que par cette grâce Dieu nous oblige à mépriser
tout ce que le monde estime ; à renoncer de cœur aux honneurs du monde,
aux plaisirs du monde , aux biens du monde : mais ici même voyez en-
core et goûtez combien le Seigneur est doux : Gustate, et videte quoniam
suavis est Dominus'2. Il ne nous oblige à mépriser le inonde, qu'après qu'il
nous en a fait connaître, par sa grâce, l'illusion; qu'après nous avoir
■ 1 Peir., 4. — * Psalm., 33.
564 SUR LA GRACE.
convaincus que le monde ne peut jamais nous rendre heureux. Il ne nous
oblige à renoncer au monde , qu'après nous avoir ôté , par sa grâce , l'es-
time et l'amour du monde. Or il est aisé de renoncer à ce que l'on n'es-
time et Ton n'aime plus. C'est la sainte leçon que Jésus-Christ fait à la
Samaritaine : Omnis quibiberit ex aquâhâc, sitiet iterum K Quiconque
boira de cette eau , aura encore soif : c' est-à-dire , quiconque aura de l'am-
bition dans le monde , quelque grand qu'il puisse être , ne sera jamais
content de ce qu1 il est ; quiconque voudra s'enrichir dans le monde, quel-
ques biens qu'il possède , n'en aura jamais assez à son gré ; quiconque sera
esclave de ses sens , quoiqu'il ne leur refuse rien , ne les satisfera jamais.
Quand je suis une fois persuadé de ce principe , je me détache de tout sans
peine : et n'en sommes-nous pas invinciblement persuadés par la divine
impression et les saintes lumières de la grâce ? Il est vrai que cette grâce
m'oblige quelquefois à faire pour Dieu des choses difficiles et pénibles ;
mais en même temps elle m'y fait trouver de l'attrait : et comment? par
la grandeur des motifs qu'elle me propose , et par l'espérance des biens
inestimables qu'elle me promet. Si scires donum Dei, et quis estqui dicit
tibi, Da mihi bibere 2. Si vous saviez, dit le Sauveur à cette femme, quel
est celui qui vous parle ; c'est-à-dire , si vous saviez , Chrétiens , ce que
c'est que Dieu; si vous saviez ce que Dieu a fait pour vous, et ce qu'il
mérite de vous ; si vous saviez ce que vous avez à attendre de Dieu ; si vous
saviez les magnifiques récompenses qu'il réserve aux humbles , qu'il ré-
serve aux pauvres, qu'il réserve à ceux qui souffrent et qui se mortifient
pour lui : si vous le saviez , ah ! il n'y aurait rien à quoi vous ne fussiez
déterminés , et les croix les plus pesantes vous deviendraient non-seulement
supportables, mais aimables, dans la seule vue de lui plaire. Or qui nous
apprend tout cela? la grâce de Jésus-Christ. Il est vrai que cette grâce va,
selon l'Évangile, jusqu'à nous inspirer la haine de nous-mêmes : mais
pour nous l'inspirer, cette haine évangélique , elle nous fait convenir nous-
mêmes de notre bassesse , de notre indignité , de notre corruption , de nos
désordres. D'où nous concluons nous-mêmes aisément que notre véritable
intérêt est de nous haïr dans cette vie , si nous voulons nous aimer pour
la vie éternelle. Aussi le Fils de Dieu , pour faciliter la pénitence à cette
pécheresse de Samarie, lui fait-il faire à elle-même la confession de son
crime; et , par la honte salutaire qu'elle en conçoit , la réduit-il , presque
sans qu'elle l'aperçoive, à la nécessité de s'accuser, de se condamner, et
par conséquent de se convertir, puisque c'est dans une sincère accusation,
et dans une parfaite condamnation de soi-même , que consiste la vraie
conversion.
Tel est, Chrétiens, la conduite de la grâce; voilà comment Dieu se rend
maître de nos cœurs. Ce n'est point par la souveraineté de son empire ;
ce n'est point par les hautes lumières de son entendement divin , mais par
la douceur de la grâce et de son esprit. Il a fallu , pour gagner le cœur
des hommes, que la majesté s'abaissât, et que, dans la personne du Sau-
veur, la sagesse incréée de Dieu s'humiliât. Or, à l'exemple de Dieu, c'est
1 Joan., 4. — ■ Ibid.
SUR LA GRACE. 565
par là même que nous nous insinuerons dans les âmes , et que nous y
exercerons un pouvoir d'autant plus absolu qu'il le paraîtra moins. Ce ne
sera point par l'autorité , beaucoup moins par l'esprit de domination , ou par
l'ascendant que nous prendrons et que nous affecterons de prendre ; ce ne
sera pas même par l'habileté, ni par la supériorité de génie et d'intelli-
gence , mais par les sages ménagements de la charité. Il faut , pour enga-
ger le prochain et pour le toucher, que nous supportions ses défauts, que
nous compatissions à ses faiblesses , que nous condescendions à ses hu-
meurs , que nous soyons sensibles à ses misères , que nous entrions avec
zèle dans ses besoins, et que , suivant la règle et l'expression de saint Paul,
nous prenions, comme élus de Dieu, des entrailles de miséricorde : Induite
vos, sicut electi Dei, viscera misericordiœ 1 . Cette instruction nous re-
garde tous ; mais nous en particulier, mes Frères , nous , dis-je , que Dieu
a spécialement appelés au ministère de la conversion et de la sanctifica-
tion des âmes ; nous qui , comme prêtres du Seigneur, sommes les dis-
pensateurs de sa grâce , et qui devons , par conséquent , conformer notre
conduite à celle de la grâce même : c'est à nous , encore une fois , que cette
morale s'adresse; souffrez que je vous l'applique, et que je me l'applique
à moi-même. Car voilà votre modèle et le mien : c'est par la douceur de
notre zèle que nous devons toucher les pécheurs ; autrement , nous n'y
réussirons jamais. Ayez , si vous voulez , toute la science des docteurs ,
ayez toute l'éloquence des prophètes , parlez le langage des apôtres , et
même des anges ; si tout cela n'est assaisonné de la douceur évangélique ,
vous ne ferez rien. C'est elle qui doit nous préparer les voies , et nous faire
entrer dans les cœurs. Sans elle , on nous écoutera , et nous viendrons à
bout de tout le reste; nous instruirons, nous convaincrons , nous confon-
drons , nous épouvanterons, mais nous ne convertirons pas. Sans elle,
nous troublerons les consciences , nous désespérerons les faibles , nous ré-
volterons les opiniâtres , mais nous ne les attirerons jamais à Dieu. Le
Sauveur du monde ne parut sévère qu'à l'égard des pharisiens , des hypo-
crites qui , sous un masque de piété , imposaient au peuple , et le trom-
paient; et, par un secret jugement de Dieu, ce fut à l'égard des phari-
siens que son zèle demeura sans effet. Je ne dis pas , mes Frères, que nous
devions flatter les pécheurs par de lâches complaisances : vous n'ignorez
pas combien j'ai ce sentiment en horreur. Je ne dis pas que nous ne
devons point obliger les pécheurs à tout ce que l'Évangile a de plus
austère , aux rigueurs de la pénitence , au crucifiement de la chair, à la
mortification de l'esprit : malheur à moi , si j'en rabattais un seul point î
Mais je dis qu'à cette sévérité, qui pourrait seule éloigner les pécheurs,
il faut joindre cette douceur qui les ramène. Je dis qu'il faut proportion-
ner cette sévérité aux dispositions des sujets , comme la grâce elle-même
s'y accommode ; et non pas l'appliquer sans discernement et sans pru-
dence , aux uns trop , aux autres trop peu , à ceux-ci hors de leur état ,
à ceux-là par-dessus leurs forces. Je dis qu'il faut avoir de saintes adresses
pour faire embrasser cette sévérité, et même pour la faire goûter; mon-
1 Coloss., 3.
5(50 SUR LA GRACE.
trarit qu'elle est praticable , et ne portant jamais les choses à des excès
qui donnent lieu aux mondains de les traiter d'impossibles. Je ne dis
pas , encore une fois , qu'il ne faille jamais user de sévérité dans la con-
duite des âmes ; mais je dis que ce doit être une sévérité discrète , une
sévérité qui se fasse aimer, une sévérité qui rende le joug de Dieu sup-
portable ; et non point une sévérité pharisaïque , une sévérité sans onc-
tion , une sévérité impérieuse , une sévérité sèche et rebutante, une sévérité
qui ne pourrait convenir qu à des esclaves , mais qui ne convient nulle-
ment aux enfants de Dieu. Plût au ciel, mes Frères, que nous fussions
tous bien persuadés de cette vérité , puisque rien ne contribuerait davan-
tage à la sanctification du christianisme! Quoi quil en soit, voici, mes
chers auditeurs , ce qui nous rendra inexcusables au jugement de Dieu :
l'infinie douceur avec laquelle Dieu nous gouverne. Si les puissances de
la terre dont nous dépendons se comportaient de la sorte envers nous ,
nous en serions idolâtres : Dieu veut nous gagner par sa grâce , et nous
lui sommes rebelles ! Tl me reste à vous montrer que cette grâce, quoique
douce dans la manière dont elle engage le pécheur, n'en a pas moins de
force dans son action ; et c'est ce que vous allez voir dans la suite de notre
évangile, qui fera le sujet du second point.
DEUXIÈME PARTIE.
Quelque obscure que soit notre foi , si nous la regardons en elle-même
et dans ses mystères , elle a cependant , selon la pensée de tous les théolo-
giens , une espèce d'évidence dans ses motifs ; je veux dire que ce qu'elle
nous révèle est au moins évidemment croyable , par la qualité des motifs
qui nous obligent à le croire. Or il m'a toujours paru , et il me parait en-
core , qu'un de ces motifs les plus puissants et les plus convaincants est
de voir ce que la grâce opère quelquefois en certaines âmes , que Dieu ,
comme dit le grand Apôtre , a prédestinées pour en faire des vases de mi-
séricorde. Ceci, mes chers auditeurs, vous édifiera et vous consolera.
Quand les magiciens de Pharaon virent les étonnants prodiges que faisait
Moïse dans toute l'Egypte, par le seul attouchement de cette baguette
mystérieuse qui leur donna tant de terreur, ils confessèrent enfin que le
doigt de Dieu était là ; c'est-à-dire , qu'ils y reconnurent le caractère d'une
vertu divine , dont ce législateur et ce prophète était l'instrument : Et
dixerunt mole [ici ad Pharaonem : Digitus Dei est hic 1. Et moi, Chré-
tiens , quand je n'envisagerais que la conversion de cette femme samari-
taine, telle qu'elle est rapportée dans l'Évangile, je conclurais sans hésiter
qu'il y a un principe surnaturel qui agit en nous ; que Dieu a de secrets
ressorts pour remuer nos cœurs et les tourner comme il lui plait ; que nous
recevons du ciel des impressions qui ne peuvent venir que de la grâce ; et
que , par les divines opérations de cette grâce , notre liberté , sans rien
perdre de son indifférence et de ses droits, est parfaitement soumise à
l'empire de Dieu.
Or, en quoi consiste le miracle de cette conversion? Le voici , par rap-
' E*od„ 8.
«tri LA GFV.VCE. Ô()T
port aux deux puissances de lame à qui la gpâce intérieure est immédia-
tement communiquée; savoir, l'entendement et la volonté; ou si vous
voulez, l'esprit et le cœur. Miracle de la grâce dans la victoire quelle
remporte sur l'esprit de la Samaritaine ; miracle de la grâce dans le chan-
gement qu'elle fait du cœur de la Samaritaine ; miracle , dis-je , opéré
d'une façon toute miraculeuse , et avec des circonstances qui ne permettent
pas de douter que ce ne soit l'ouvrage de la main toute-puissante de Dieu :
Digitus Dei est hic. Écoutez-moi, Chrétiens, et suppléez, par une atten-
tion toute nouvelle, à la nécessité où je me trouve d'abréger en peu de
paroles ce qui demanderait un discours entier.
Miracle de la grâce et de sa force dans la victoire qu'elle remporte sur
l'esprit de la Samaritaine. Suivez le texte sacré , et vous en allez convenir.
C'était tout ensemble une infidèle et une hérétique , puisque , selon la re-
marque d'Origène, les Samaritains étaient dans le fond idolâtres, et adoraient
les fausses divinités de leurs ancêtres , et que néanmoins ils ne laissaient pas
de pratiquer au même temps une espèce de judaïsme, mais de judaïsme
corrompu par leurs opinions particulières : ce qui les divisait , et , par un
schisme déclaré , les séparait du reste des Juifs : Non enim contuntur Ju-
dœi Samaritanis l. C'était une hérétique vaine et suffisante, opiniâtre et
indocile, préoccupée de son erreur, et déterminée à la soutenir; qui se
piquait de raisonner, et d'être subtile en matière de religion : car tout cela
paraît dans l'entretien que Jésus-Christ eut avec elle. Or vous savez l'ex-
trême difficulté, pour ne pas dire l'impossibilité morale, de réduire un
esprit , encore plus l'esprit d'une femme , quand elle est de ce caractère.
Vous savez combien il est rare de voir une femme entêtée d'une hérésie (je
dis entêtée ; car persuadée par raison , à peine le fut-elle jamais) se metttre
en état de reconnaître la vérité , la chercher de bonne foi , et s'y soumettre.
Soit que , par une malheureuse fatalité , l'hérésie ait cela de propre , de
rendre les cœurs inflexibles et de les endurcir ; soit que Dieu , par une
punition due à ce péché , qui de tous les péchés est dans un sens le plus
grief et le plus punissable , ait coutume de répandre dans les esprits d'é-
paisses ténèbres qui les aveuglent toujours de plus en plus, et que saint
Augustin appelle pour cela, pœnales cœcitates2 : encore une fois, vous
savez combien ce retour de l'hérésie à la foi, de l'orgueil de l'une à l'hu-
milité de l'autre, demande d'efforts , et combien , dans l'ordre même de la
grâce , il approche du miracle. Cependant c'est ce que la grâce opère au-
jourd'hui , mais par une vertu qui ne peut être que la vertu du Très-Haut.
Jésus-Christ convertit cette femme : de Samaritaine qu'elle était, il la
ramène premièrement à la pureté du culte juif, et puis il en fait une par-
faite chrétienne. Après l'avoir fait renoncer aux superstitions de ses pères
et au schisme où elle a été élevée; après lui avoir fait condamner les
erreurs qu'elle soutenait avec tant d'obstination et tant de zèle , il lui fait
connaître ce qu'il est et pourquoi il est venu , le sujet et la fin de sa mis-
sion , sa qualité de Christ et de Sauveur, sa divinité même : mystères natu-
rellement incroyables , et qu'elle ne pouvait découvrir qu'à la faveur des
1 Joan., I, ■ — - Aug,
568 SUR LA GRACE.
plus pures lumières de la grâce qu'il lui communique. Non-seulement il
lui révèle ces points si importants et si sublimes , mais il les lui persuade,
mais il les lui fait goûter. Quoiqu'elle eût refusé d'abord de traiter avec
lui , elle écoute enfin avec docilité et avec respect : quoique tout ce qui ve-
nait des Juifs lui fût odieux , elle veut bien,- tout Juif qu'il est, le recon-
naître et l'adorer comme auteur de son salut ! Quoiqu'elle ne vit en lui que
les apparences d'un homme , elle proteste et croit fermement qu'il est le
Christ , vrai Fils de Dieu. Ne faut-il pas confesser qu'une telle conversion
fut l'œuvre du Seigneur, et s'écrier avec David : Hœc mutatio dexterœ
Excelsi 1 ?
Mais en changeant l'esprit de cette Samaritaine, la grâce n'agit pas
moins puissamment dans son cœur. Car outre qu'elle était hérétique et
obstinée dans sa fausse créance , elle était impudique et libertine dans ses
mœurs. Péchés , dit saint Chrysostome , qui malgré leur opposition ne
laissent pas d'avoir comme une espèce d'affinité, puisque l'hérésie, à
proprement parler, n'est autre chose qu'une corruption de l'esprit, comme
l'adultère et l'impudicité est une rébellion delà chair. Or Dieu, ajoute
saint Chrysostome, vengeur de l'un et de l'autre, punit et confond sou-
vent l'un par l'autre , en permettant que ces révoltes de l'esprit contre la
vérité soient communément suivies des plus honteux dérèglements de la
sensualité. Et en effet, nous voyons ces âmes, si présomptueuses et si
fières sur ce qui concerne la religion , n'être pas ordinairement les plus
fermes dans leur devoir, ni les plus inébranlables dans la tentation. Telle
était cette pécheresse de Samarie , avec sa prétendue science et sa vaine
subtilité. Elle vivait dans un concubinage public , dans un concubinage
auquel elle s'était abandonnée, et dont elle avait contracté même une
longue habitude : Quinque enim viros habuisti; et nunc quem habes, non
est tuas vir 2. Or, s'il y a une maladie difficile à guérir, c'est celle-là : s'il
y a un démon capable de résister à Dieu et à sa grâce , il est évident que
c'est cet esprit impur. Mais en cela même la grâce de Jésus-Christ trouve
la matière de son triomphe. Cette pécheresse, cette prostituée, cette
femme esclave des plus sales passions , est enfin purifiée et sanctifiée. Il
semble que Jésus-Christ lui ait donné un autre cœur ; qu'après lui avoir
arraché ce cœur charnel et corrompu d'où procédaient tant de désordres,
il ait créé en elle un cœur nouveau , un cœur épuré non-seulement de
toutes les souillures du péché , mais de toutes les affections de la terre. Ce
n'est plus cette Samaritaine scandaleuse , qui s'était fait un front pour le
crime , et qui servait aux âmes de démon pour les perdre : c'est une créa-
ture toute nouvelle en Jésus-Christ, Nova in CJiristo creatura 3 ; une âme
transformée en Dieu , et qui ne respire plus que l'amour de son Dieu ; qui
n'a plus rien que de chaste dans ses pensées , que de modeste dans ses pa-
roles , que de réglé dans ses actions ; qui par sa conduite exemplaire est
désormais un modèle de vertu , et qui va répandre partout l'odeur de sa
sainteté. Quel prodige, mes chers auditeurs ! et ne devons-nous pas toujours
reprendre avec le Prophète : Hœc mutatio dexterœ Excelsi ?
' Psalm. 78. — s Joan , 4. - 3 2 Cor., 5.
SUR LA GRACE. 569
Mais si la grâce de Jésus-Christ fait un miracle dans la conversion de
cette femme , la manière miraculeuse dont elle le fait montre encore bien
quelle est sa force et sa puissance. Car n'est-il pas étonnant, Chrétiens ,
que deux changements si prodigieux ne coûtent au Sauveur du monde
qu'un moment? Quand Dieu agit selon les lois et le cours ordinaire de sa
providence , il garde , ou du moins il paraît garder des mesures ; et dans
Tordre surnaturel , aussi bien que dans Tordre naturel , il s'accommode à
notre faiblesse. Car il ne fait pas les saints dans un instant ; il les sanc-
tifie peu à peu , et , par des progrès quelquefois insensibles , il les conduit
de degré en degré jusqu'au terme d'une sainteté consommée: Mais quand
il agit souverainement et en Dieu , il ne s'assujettit point de la sorte ; il
ne prépare point le sujet qui doit servir de fond à son action. Une parole
qui! profère fait sortir des millions d'êtres du néant, étend les cieux, af-
fermit la terre, donne à ce vaste univers toute sa perfection : Dixit, et
facta sunt l. Ainsi le Fils de Dieu ne dit qu'une parole à la Samaritaine :
Ego sum 2; Oui, c'est moi , moi qui suis ce Messie que vous attendez;
et tout à coup la voilà convaincue , la voilà touchée , la voilà pénétrée des
plus saints, mais des plus vifs et des plus tendres sentiments. Parole,
reprend saint Augustin , plus efficace que celle même dont Dieu créa le
monde ; parole qui , par une seconde création , mais bien plus admirable
que la première, réforma dans le cœur de cette femme l'ouvrage de Dieu,
que le péché y avait détruit. Je dis création plus admirable que la pre-
mière, puisque dans la première le néant, sur lequel Dieu travaille , obéit
sans contradiction à sa parole ; au lieu que dans celle-ci Dieu travaillait
sur le néant du péché, qui , tout néant qu'il est, est capable, comme pé-
ché , de lui résister. Mais encore par quelle marque sensible le Fils de
Dieu s'autorisa-t-il dans l'esprit de la Samaritaine , et par où trouva-t-il
une si facile et si prompte créance ? Le vit-elle en ce moment-là comman-
der aux tempêtes et à la mer , guérir les aveugles-nés, ressusciter les morts
de quatre jours? Ah ! Chrétiens , voici la merveille qui surpasse toutes les
autres. Le monde converti sans miracles, et sans miracles devenu chré-
tien , si Ton voulait ainsi le supposer , ce serait , disait saint Augustin ,
le plus grand de tous les miracles ; ce serait le miracle des miracles , et
le plus convaincant pour un païen qui ne croirait pas les autres miracles.
Or nous le voyons , mes chers auditeurs , ce miracle des miracles , accom-
pli dans cette Samaritaine. Les pharisiens et les docteurs de la loi voyaient
tous les jours les miracles de Jésus-Christ; ils en étaient les témoins ocu-
laires; ils parlaient à Lazare, qu'il avait publiquement ressuscité, aux
malades qu'il avait guéris ; et cependant , par une obstination inflexible ,
ils persistaient dans leur incrédulité. Mais celle-ci , sans miracles , non-
seulement croit en lui , mais s'attache à lui , se donne à lui , renonce à
tout pour lui. D'où vient cela? de la toute-puissance de la grâce, q::i n'a
besoin que d'elle-même pour triompher du cœur de l'homme.
Ce n'est pas tout. Quand le Fils de Dieu convertissait les autres pé-
cheurs, ce n'était qu'après leur avoir donné pour sa personne, par quel-
1 Psalm. 32. — a Joan., 4.
570 SUR LA GRACE.
que signalé bienfait, un fonds de confiance et d'estime. Pour sauver leurs
âmes , il commençait par guérir leurs corps ; et , par condescendance à
leur faiblesse, il les engageait à croire ce qu'il était, en leur faisant éprou-
ver dans leurs besoins ce qu'il pouvait. Mais parce qu'il a résolu de faire
paraître dans cette pécheresse de Samarie toute la force de la grâce , il la
convertit purement, je veux dire sans autre attrait, sans autre engage-
ment d'intérêt que celui de sa conversion même. Elle ne croit point en
lui comme la femme cananéenne , parce qu'il a délivré sa fille du démon,
ni comme l'hémorroïsse , parce qu'il lui a rendu la santé : mais elle croit
en lui pour lui seul ; elle s'attache à lui sans autre vue que l'avantage
d'être à lui, et de ne vivre que pour lui. C'est là que je reconnais le ca-
ractère d'une grâce victorieuse et toute-puissante : Hœc mutatio dexterœ
Excelsi.
Enfin le miracle de la grâce , c'est qu'en sanctifiant cette femme , elle
sanctifia tout le pays de Samarie , et quelle la rendit capable de commu-
niquer aux Samaritains le don de la foi'. De pécheresse qu'elle était , dit
saint Grégoire, pape, elle se trouve miraculeusement transformée en apôtre :
Quœ advenerat peccatrix, rêver titur prœdicatrix l* Avant que les
apôtres aient paru , elle va annoncer Jésus-Christ à ceux qui ne le con-
naissent pas; et, sans déroger à la dignité de saint Pierre ni à celle des
autres apôtres, on peut dire que la première apôtre du christianisme , c'est
la Samaritaine. En effet , son zèle la presse de telle sorte qu'elle ne peut
s'arrêter un moment : elle laisse le vaisseau qu'elle avait apporté avec
elle, elle ne pense plus à puiser de l'eau, elle quitte Jésus-Christ pour Jé-
sus-Christ même; elle rentre dans la ville, elle invite tout le monde à le
venir voir et à l'écouter ; aimant mieux aller travailler pour sa gloire ,
que de goûter plus longtemps les douceurs de son entretien , et ressentant
déjà ces saintes ardeurs et ces divins empressements de l'esprit de foi , qui
n'est .jamais content de connaître Dieu, s'il ne le fait encore connaître au-
tant qu'il le peut et qu'il le doit.
De tout ceci , quelle conclusion ? Ah ! Chrétiens , ne disons donc plus ,
dans l'état de notre péché, que nous sommes faibles, et que notre fai-
blesse est un obstacle insurmontable à notre conversion ; mais disons avec
l'Apôtre , que si nous sommes faibles par nous-mêmes , nous sommes tout-
puissants avec la grâce et par la grâce : Omnia possum in eo , qui me
confortât 2. Défions-nous de nous-mêmes , mais espérons tout de Dieu. Je
sais que pour vous dégager de l'esclavage où le péché vous tient asservis ,
que pour vous interdire ce commerce, que pour renoncer à cet attache-
ment, que pour étouffer cette inclination, que pour vaincre le monde, il
y a des efforts à faire , et de grands efforts ; qu'il y a des combats à livrer,
et de rudes combats : mais prenez confiance , puisque Dieu vous répond
de sa grâce , dès que vous la demanderez de bonne foi , et qu'il vous as-
sure que sa grâce vous suffit : Suffîcit tibi gratia mea 3. C'est dans notre
infirmité même qu'elle fait éclater toute sa vertu ; et votre retour à Dieu ,
un retour prompt , un retour parlait , ne sera pas un plus grand miracle
• Greg. — a Philipp., i. — 3 2 Cor., 12.
SUR LA GRACE. 57 i
pour elle , que le changement merveilleux de cette pécheresse de T Évan-
gile : Nam virtus in infirmitate perficitur i, Ce n'est pas assez ; et voici,
mes chers auditeurs , le point de morale par où je finis. Si Dieu par sa
miséricorde vous a tirés de l'abîme, et s'il vous a fait sentir l'impression
de sa grâce , imitez le zèle de cette Samaritaine. Elle n était pas plus ca-
pable que vous d'annoncer l'Évangile de l'Homme-Dieu ; elle n'avait point
de caractère particulier qui l'y obligeât plus que vous : pourquoi ne le
ferez-vous pas comme elle? En qualité de chrétiens, nous devons tous par
un engagement indispensable, chacun dans F étendue de notre condition,
participer au ministère apostolique ; et il n'y a point de fidèle , de quelque
profession qu'il soit, qui ne doive au moins par ses œuvres , par ses exem-
ples , par l'édification de sa vie , par ses charitables conseils , prêcher
Jésus-Christ. Un père le doit prêcher à ses enfants , et se souvenir qu'il
est leur premier apôtre ; que c'est à lui , comme père , de leur inspirer la
religion , de leur en donner la première teinture , d'employer tous ses soins
à la conserver dans leurs âmes , et que sans cela il ne mérite pas le nom
de père , beaucoup moins celui de père chrétien. Un maître le doit prê-
cher à ses domestiques , persuadé qu'il est pire qu'un infidèle s'il néglige
un devoir si nécessaire, et que c'est, comme le dit l'Apôtre en termes ex-
près , renoncer sa foi , que de laisser dans sa maison des hommes qui igno-
rent la loi de Dieu et qui ne la pratiquent pas : Deum negavit, et est
infideli deterior 2. Mais les pécheurs convertis sont ceux, entre tous les
autres, qui doivent être plus touchés de cet important devoir. Pourquoi?
parce qu'ils y sont obligés , et par titre de reconnaissance, et par titre de
justice , et par charité envers le prochain , et par intérêt pour eux-mêmes :
parce qu'ils ne peuvent autrement réparer le scandale de leur vie passée ,
ni rendre à Dieu ce qu'ils lui doivent pour tribut de leur conversion. Si
donc parmi ceux qui m' écoutent , il y en avait quelqu'un de ce caractère,
c'est-à-dire autrefois libertin et dans le désordre , mais maintenant changé
par la grâce , et résolu à vivre en chrétien : Voilà , lui dirais-je , mon
cher Frère, le modèle que Dieu vous met aujourd'hui devant les yeux : le
zèle de la Samaritaine convertie. Ramenez comme elle à Jésus-Christ au-
tant de pécheurs que votre exemple est capable d'en attirer, mais surtout
ceux qui furent les complices de vos désordres. Dites-leur avec David , ce
roi pénitent: Venite , audite, et narrabo, omnes qui timetis Deum,
quanta fecit animœ meœ 3. 0 vous qui craignez Dieu, ou plutôt qui par
sa loi avez été instruits à le craindre , venez , écoutez , et je vous raconte-
rai ce que peut faire la miséricorde du Seigneur, et ce qu'elle fait! il ne
vous en faudra point d'autre preuve que mon exemple , et je vous dirai ce
que cette infinie miséricorde a fait pour moi. J'étais dans les mêmes enga-
gements que vous , dans les mêmes erreurs que vous , dans les mêmes ex-
cès que vous : mais la grâce de mon Dieu a rompu les liens qui m'atta-
chaient , a dissipé les nuages qui m'aveuglaient , a éteint les passions qui
m'emportaient. Je prenais aussi bien que vous pour folie tout ce que l'on
me disait des vérités éternelles : mais la grâce de mon Dieu m'a détrompé,
' ï Cor., 18. — ? 1 Tim., 3. — » Psalm, 65.
572 SUR LA PROVIDENCE.
et m'a convaincu moi-même de ma propre folie. Je croyais comme vous
que ce changement était impossible , que jamais je ne pourrais me résoudre
à sortir de mes habitudes criminelles, que jamais je ne pourrais soutenir
une vie plus retirée et plus réglée , que ce serait un état triste , ennuyeux ,
insupportable : mais , par la grâce de mon Dieu , toutes les difficultés se
sont aplanies, j'ai triomphé de la nature et de l'habitude , je me suis ar-
raché au monde et à ses enchantements ; au lieu du trouble et de l'ennui
que je craignais , j'ai trouvé le calme et la joie. Et que ne puis-je vous ou-
vrir mon cœur! que ne puis-je vous faire connaître et vous faire sentir ce
qu'il sent, depuis que le péché n'y domine plus, et qu'il commence à
jouir d'une sainte liberté ! Venite, audite , et narrabo quanta fecit ani-
mœ meœ.
Ah ! Chrétiens , que ne peut pas pour la gloire de Dieu une âme bien
convertie , et de quelle efficace est son témoignage en faveur de la vertu ?
La Samaritaine convertit seule presque tout un pays ; et combien de pé-
cheurs par leur pénitence gagneraient des villes entières , et en réforme-
raient les abus ? Inspirez-nous ce zèle , Seigneur , inspirez-le à tous mes
auditeurs. Répandez sur eux votre esprit, et que touchés de cet esprit de
douceur , soutenus de cet esprit de force , ils rentrent dans vos voies , et y
fassent rentrer par leurs exemples ceux qu'ils en ont retirés par leurs scan-
dales ; en sorte que nous puissions tous parvenir un jour à la même gloire,
où nous conduise, etc.
SERMON POUR LE DIMANCHE DE LA QUATRIÈME SEMAINE.
SUR LA PROVIDENCE.
Cùm sublevasset oculos Jésus, et vidisset quia multitude) maxima venit ad eum, dixit ad Philip-
pum : Unde emernus panes, ut manducent Iti? Hoc autem dicebat tenlans eum; ipse enim sciebat
quid esset facturus.
Jesus-Christ levant les yeux, et voyant qu'une grande foule de peuple venait à lui, dit à
Philippe : D'où pourrons-nous acheter assez de pain pour donner à manger à tout ce peuple?
Or il disait ceci pour l'éprouver; car il savait hien ce qu'il allait faire. Saint Jean, ch. 6.
Sire ,
Si ce qu'a dit saint Augustin est vrai , que les miracles sont la voix de
Dieu , et qu'autant de fois qu'il fait paraître ces signes visibles de sa toute-
puissance , son intention est de nous parler, de nous instruire, et de nous
découvrir quelque importante vérité , il est aisé de reconnaître ce que le
Sauveur du monde a voulu nous faire entendre par ce grand miracle de
la multiplication des pains. Car que voyons-nous dans ce miracle , et que
nous représente notre évangile? tout un peuple qui s'abandonne à la con-
duite de Jésus-Christ ; des milliers d'hommes qui, sans provision, sans
subsistance , quittent leurs maisons pour le suivre ; un Dieu touché de
compassion pour eux , un Dieu qui pourvoit lui-même à leurs besoins,
SUR LA PROVIDENCE. 573
un Dieu qui lui-même leur distribue ses dons libéralement , amplement ,
magnifiquement ; et cette nombreuse multitude enfin nourrie et rassasiée
au milieu d'une solitude : tout cela ne nous prêche-t-il pas hautement la
Providence divine , et l'obligation indispensable de nous reposer sur ses
soins et de nous confier en elle? Interrogemus (ce sont les paroles de saint
Augustin) ipsa Christi miracula : habent enim, si intelligantur, lin-
guam suam 1 : Interrogeons les miracles de Jésus-Christ, écoutons-les, et
rendons-nous-y attentifs. Car comme Jésus-Christ est substantiellement
le Verbe de Dieu , il n'y a rien dans lui qui ne parle , et ses actions mêmes
ont pour nous leur langage et leur expression. Or ce que nous dit en par-
ticulier le miracle de ces pains si promptement et si abondamment mul-
tipliés , c'est qu'il y a une Providence qui gouverne le monde ; une Pro-
vidence à laquelle nous devons tous nous soumettre , non pas , comme le
reste des créatures , par une soumission de nécessité , mais comme des créa-
tures raisonnables , par un libre consentement de notre volonté. Voilà ,
mes Frères, la voix de Dieu, et ce qu'elle nous apprend. Cependant,
quelque intelligible et quelque éclatante que soit cette voix, il y a encore
des hommes qui ne veulent pas l'entendre. Il y en a qui , pour l'avoir en-
tendue , n'en sont pas plus dociles ni plus soumis. Et c'est pour cela que
je joins à cette voix du miracle de Jésus-Christ , celle de la prédication ,
qui , fortifiée et soutenue par la grâce intérieure que le Saint-Esprit ré-
pandra aans nos cœurs , y produira, comme je l'espère, tout le fruit que
j'attends de ce discours. Adressons-nous à Marie, et disons-lui : Ave ,
Maria.
Deux choses , selon saint Augustin , sont capables de toucher l'homme
et de faire impression sur son cœur, le devoir et l'intérêt; le devoir, parce
qu'il est raisonnable; et l'intérêt, parce qu'il s'aime lui-même. Voilà les
deux ressorts qui le font communément agir. Mais il faut , ajoute saint
Augustin , que ces deux ressorts soient remués tout à la fois , pour avoir
dans le cœur de l'homme un plein effet. Car le devoir sans l'intérêt est
faible et languissant , et l'intérêt sans le devoir est bas et honteux. L'un
et l'autre, joints ensemble, ont une vertu presque infaillible, et une effi-
cace à laquelle il est comme impossible de résister. J'entreprends aujour-
d'hui , Chrétiens , de vous inspirer une parfaite soumission à la providence
de Dieu; j'entreprends de vous représenter l'indispensable obligation que
nous avons tous de nous attacher à cette providence souveraine , de nous
confier en elle , de nous conformer à ses ordres , et d'en faire la règle de
notre vie. Or , pour vous y engager , je veux vous faire voir le désordre et
le malheur de l'homme , lorsqu'il refuse à Dieu cette soumission : le dés-
ordre de l'homme par rapport à son devoir , et le malheur de l'homme par
rapport à son intérêt : son désordre inséparable de son malheur, puisqu'il
en est évidemment et infailliblement la source : son malheur inséparable
de son désordre, puisque, selon les lois de Dieu, il en est, comme vous
verrez , la juste punition. En deux mots , rien de plus criminel que l'homme
1 Au8-
,H74 SUR LA PROVIDENCE.
du siècle qui ne veut pas se soumettre à la Providence : c'est la première
partie. Rien de plus malheureux que l'homme du siècle qui ne veut pas
se conformer à la conduite de la Providence : c'est la seconde. Mais aussi ,
par deux conséquences toutes contraires, rien de plus sage que l'homme
chrétien qui prend pour règle de toutes ses actions la foi de la Providence :
rien de plus heureux que l'homme chrétien , qui fait consister tout son
appui dans la foi de la Providence. Deux vérités édifiantes et touchantes
qui vont partager ce discours.
première partie.
Pour corriger un désordre , il faut d'abord s'appliquer à le connaître ; et
pour le connaître, il en faut chercher et découvrir le principe. Je parle
ici , Chrétiens , d'un homme du monde qui vit dans un profond oubli de
Dieu, qui semble avoir secoué le joug de Dieu, qui s'est fait comme une
habitude et un état de se rendre indépendant de Dieu ; enfin, qui , sans se
déclarer néanmoins ouvertement , mais par la malheureuse possession où
il s'est établi d'agir selon son gré et en libertin, est devenu , si j'ose m'ex-
primer ainsi , un déserteur , ou , si vous voulez , un apostat de la provi^
dence de Dieu : conduite la plus déplorable , mais effet le plus commun
de la dépravation du siècle. Je veux vous en faire voir le dérèglement, et
voici comment je le conçois. Quiconque renonce à la Providence , et veut
se soustraire à l'empire de Dieu , ne le peut faire qu'en l'une ou en l'autre
de ces deux manières , savoir : par un esprit d'infidélité , parce qu'il ne
reconnaît pas cette Providence, et qu'il ne la croit pas; ou par une simple
révolte de cœur , parce qu'en la croyant même , et en la supposant , il ne
veut pas se soumettre à elle. Or examinons ces deux principes, et voyons
dans lequel des deux l'aveuglement de l'impie est plus grossier et plus
criminel.
Si c'est par un esprit d'infidélité , et parce qu'il ne croit pas la Provi-
dence , je vous demande quel désordre est comparable à celui-là : de ne pas
croire, ce qui est sans contestation la chose non-seulement la plus croyable,
mais le fondement de toutes les choses croyables? de ne pas croire ce
qu'ont cru les païens les plus sensés, par la seule lumière de la raison; de
ne pas croire ce qu'indépendamment de la foi nous éprouvons nous-mêmes
sans cesse , ce que nous sentons , ce que nous sommes forcés de confesser
en mille rencontres , par un témoignage que nous arrachent les premiers
mouvements de la nature ; mais surtout de ne pas croire la plus incontes-
table vérité , par les raisons mêmes qui l'établissent , et qui seules sont
plus que suffisantes pour nous en convaincre. Or tel est l'état du mondain
qui ne veut pas reconnaître la Providence. Suivons ceci de point en point,
et instruisons-nous.
Car le mondain s'aveugle , dit saint Chrysostome , dans la source même
des lumières, qui est l'être de Dieu, puisque la première et la plus immé-
diate conséquence qui se tire de l'être de Dieu , ou de l'existence de Dieu ,
c'est qu'il y a une Providence. D'où il s'ensuit qu'en renonçant à cette
Providence . ou bien il ne connaît plus de Dieu ( affreuse impiété ! ) , ou
SUR LA PROVIDENCE. 575
bien il Se fait un dieu monstrueux , c'est-à-dire un dieu qui n'a nul soin
de ses créatures; un dieu qui ne s'intéresse ni à leur conservation, ni à
leur perfection ; un dieu qui n'est ni juste, ni sage, ni bon , puisqu'il ne
peut rien être de tout cela sans providence. De là il se réduit , ajoute saint
Chrysostome , à être plus que païen dans le christianisme ; ou , tout chré-
tien qu'il est, à prendre parti avec ce qu'il y a eu dans le paganisme de
plus vicieux et de plus corrompu. Car à peine s'est-il trouvé des sectes
païennes qui aient nié la Providence , ou qui en aient douté , sinon celles
qui , par leurs abominables maximes ; portaient les hommes aux plus in-
fâmes excès et aux plus sales voluptés ; celles pour qui il était à souhaiter
qu'il n'y eût dans le monde ni Dieu , ni loi , ni châtiment, ni récompense,
ni providence , ni justice.
Ce n'est pas assez : comme le mérite de la foi est de nous faire espérer
contre l'espérance même , Contra spem in spern 1 ; le crime du mondain
sur le sujet de la Providence , est de se rendre incrédule et insensé contre
sa raison même. Car enfin le mondain lui-même, suivant le seul instinct
de sa raison, admet, sans l'apercevoir, une Providence à laquelle il ne
pense pas. Comment cela? Je m'explique. Il croit qu'un état ne peut être
bien gouverné que par la sagesse et le conseil d'un prince ; il croit qu'une
maison ne peut subsister sans la vigilance et l'économie d'un père de fa-
mille ; il croit qu'un vaisseau ne peut être bien conduit sans l'attention et
l'habileté d'un pilote : et quand il voit ce vaisseau voguer en pleine mer,
cette famille bien réglée , ce royaume dans l'ordre et dans la paix , il con-
clut, sans hésister, qu'il y a un esprit, une intelligence qui y préside.
Mais il prétend raisonner tout autrement à l'égard du monde entier ; et il
veut que , sans providence , sans prudence , sans intelligence , par un pur
effet du hasard, ce grand et vaste univers se maintienne dans l'ordre mer-
veilleux où nous le voyons. N'est-ce pas aller contre ses propres lumières ,
et contredire sa raison ? Ajoutez les preuves sensibles et personnelles que
le mondain , sans sortir hors de lui-même , trouve dans lui-même ; mais
sur lesquelles son obstination l'aveugle et l'endurcit. Car il n'y a point
d'homme qui , repassant dans son esprit les années de sa vie , et rappelant
le souvenir de tout ce qui lui est arrivé , ne doive s'arrêter à certains points
fixes , je veux dire à certaines conjonctures où il s'est trouvé , à certains
périls d'où il est échappé , à certains événements heureux ou malheureux,
mais extraordinaires et singuliers , qui l'ont surpris et frappé , et qui sont
autant de signes visibles d'une Providence. Or , si cela est vrai de tous les
hommes sans exception , beaucoup plus encore F est-il de ceux qui font
quelque figure dans le monde , de ceux qui ont part aux intrigues du
monde , de ceux qui entrent plus avant dans le commerce et dans le se-
cret du monde ; et plus enfin de ceux qui vivent dans le centre du monde ,
qui est la cour. Car qu'est-ce que le monde , disait Cassiodore , sinon le
grand théâtre et la grande école de la Providence , où , pour peu qu'on
fasse de réflexion, l'on apprend à tous moments qu'il y a dans l'univers
une puissance et une sagesse supérieure à celle des hommes , qui se joue
1 Rom., 4.
576 SUR LA PROVIDENCE.
de leurs desseins , qui ordonne de leurs destinées , qui élève et qui abaisse ,
qui appauvrit et qui enrichit , qui mortifie et qui vivifie , qui dispose
de tout, comme l'Arbitre suprême de toutes choses. Il n'y a donc point
d'hommes dans le monde qui , selon les règles ordinaires, dussent croire
d'une foi plus ferme la Providence , que ceux qui se piquent d'avoir la
science du monde et d'être les sages du monde ; mais , par un secret ju-
gement de Dieu , il n'y en a point qui soient communément plus infidèles
touchant la Providence , et qui semblent plus la méconnaître. Et comme
il n'y aura jamais d'homme sur la terre , et qu'il n'y en a jamais eu à
qui il eût été moins pardonnable de former quelque doute sur la Provi-
dence, qu'au patriarche Joseph , après les miracles éclatants que Dieu avait
opérés dans sa personne; aussi ces prétendus sages du monde sont-ils
plus coupables , en rejetant la Providence , de refuser à Dieu l'hommage
d'un attribut dans la connaissance duquel Dieu prend plaisir, pour ainsi
dire, à les élever.
Leur aveuglement va encore plus loin , et il consiste en ce qu'ils ne
veulent pas rendre librement et chrétiennement à la Providence un aveu
qu'ils lui rendent souvent par nécessité , ou plutôt par emportement de
chagrin et de désespoir. Car prenez garde , Chrétiens : ce mondain qui
oublie Dieu et la Providence , tandis qu'il est dans la prospérité et que
tout lui succède selon ses désirs , est le premier à murmurer contre cette
même Providence et contre Dieu, quand il lui survient une disgrâce
qu'il n'avait pas prévue : comme si c'était un soulagement pour lui d'a-
voir à qui s'en prendre dans son malheur, il en accuse Dieu , et , par la
plus étrange contradiction , il l'attribue à cette Providence même qu'il
niait par une fière et orgueilleuse impiété. Or qu'y a-t-il de plus bizarre
que de ne vouloir pas reconnaître une Providence pour lui obéir et pour
se conformer à elle ; et d'en reconnaître une pour l'outrager? Voici quel-
que chose encore de plus surprenant : c'est que souvent le libertin veut
douter de la Providence , par les raisons mêmes qui prouvent invinci-
blement la Providence , et qui seules devraient suffire pour la lui persua-
der. Car sur quoi fonde-t-il ses doutes touchant la providence d'un Dieu?
sur ce qu'il voit le monde rempli de désordres. Et c'est pour cela même,
dit saint Chrysostome, qu'il doit conclure nécessairement qu'il y a une
Providence. En effet, pourquoi ces désordres dont le monde est plein sont-
ils des désordres , et pourquoi lui paraissent-ils désordres , sinon parce
qu'ils sont contre l'ordre et qu'ils répugnent à l'ordre? Or qu'est-ce que
cet ordre auquel ils répugnent, sinon la Providence? Il se fait donc une
difficulté de cela même qui résout la difficulté , et il devient infidèle par-
ce qui devait affermir sa foi. Mais s'il y avait, dit-il, une Providence,
arriverait-il dans la société des hommes tant de choses dont les hommes
eux-mêmes sont scandalisés? Et moi je réponds : Mais de ce que les
hommes eux-mêmes en sont scandalisés , n'est-ce pas une preuve authen-
tique de la Providence , qui ne permet pas que ces choses soient autori-
sées , et qui veut pour cela que parmi les hommes elles passent et qu'elles
aient toujours passé pour scandaleuses? Si les hommes ne se scandali-
SUR LA PROVIDENCE. 5" 7
sàient plus de rien , c'est alors qu'on pourrait peut-être douter qu'il y eût
une Providence et que peut-être F impie pourrait dire dans son cœur qu'il
n'y a point de Dieu. Mais tandis qu'on se scandalise de l'insolence du
vice , tandis que la censure même du monde condamne le libertinage ,
tandis qu'on abhorre l'impiété , tandis que la haine publique s'élève contre
l'iniquité , la Providence est à couvert , et rien de tout cela ne prévaut
contre elle. Or on se scandalisera toujours de tout cela; parce qu'il y aura
toujours un Dieu et une Providence. Il est vrai : on commettra dans le
monde des crimes honteux , des perfidies noires , des trahisons lâches.
Mais ces crimes ne seront honteux, que parce qu'il y a une Providence
qui y attache un caractère de honte et qui nous le fait voir ; ces perfidies
ne seront détestées comme perfidies , que parce qu'il y a une Providence
qui fait aimer la bonne foi ; ces trahisons ne seront réputées lâches , que
parce qu'il y a une Providence qui met en crédit l'honneur et la probité.
On fera des actions dont on rougira , qu'on se reprochera , qu'on désa-
vouera : mais ces désaveux , ces remords , cette confusion , seront dans
ces actions-là mêmes autant d'arguments en faveur de la Providence.
Au contraire , quel avantage contre elle l'impie ne tirerait-il pas , si l'on
ne les désavouait plus , si l'on ne s'en cachait plus , si l'on n'en rougis-
sait plus ? Voilà le désordre de celui qui renonce à la Providence par un
esprit d'incrédulité.
Mais supposons qu'il le fasse sans préjudice de sa foi , et par une simple
révolte de cœur : autre désordre encore moins soutenable , de croire une
Providence qui préside au gouvernement du monde , et de ne vouloir pas
se soumettre à elle , de ne vouloir pas se régler par elle , ni agir de con-
cert avec elle ; d'être assez téméraire , ou plutôt assez insensé, non-seule-
ment pour affecter de s'en rendre indépendant , mais pour prétendre
arriver malgré elle aux fins qu'on se propose , et venir à bout de ses en-
treprises par d'autres moyens que ceux qu'elle a marqués. Tel est néan-
moins le désordre où conduit insensiblement l'esprit du monde. En croyant
même une Providence , on vit dans le monde comme si l'on ne la croyait
pas. Car on croit une Providence (appliquez-vous , mon cher auditeur, et
reconnaissez-vous ici) , on croit une Providence , et toutefois on agit dans
les affaires du monde avec les mêmes inquiétudes , avec les mêmes em-
pressements , avec les mômes impatiences , avec le même oubli de Dieu
dans les succès , avec le même abattement dans les afflictions , avec la
même présomption dans les entreprises , que si cette Providence était un
nom vide , et qu'elle ne décidât de rien , ni n'eût part à rien. En effet , si
la foi de la Providence entrait dans la conduite de notre vie autant qu'elle
y devrait entrer, c'est-à-dire si nous ne perdions jamais cette Providence
de vue , et si chacun de nous ne se regardait que comme un sujet né
pour exécuter ses ordres, dès là il n'y aurait rien dans nous que de rai-
sonnable : nous ne serions ni passionnés , ni emportés , ni vains , ni in-
quiets, ni fiers, ni jaloux, ni ingrats envers Dieu , ni injustes envers les
hommes : soumis à cette Providence , nous aurions dans le monde des
intérêts sans attachement , des prétentions sons ambition , des avantages
t. i. 37
578 SUR LA PROVIDENCE.
sans orgueil ; nous n'abuserions ni des biens , ni des maux , et nous con-
serverions en toutes choses cette sainte modération de sentiments et de
désirs , qui , selon la maxime de saint Paul , nous rendrait modestes
dans la prospérité et patients dans l'adversité. Pourquoi ? parce que tout
cela est essentiellement renfermé dans ce que j'appelle la subordination
ou la soumission d'une âme fidèle à la Providence de Dieu. Mais parce
que T esprit du monde , qui prédomine en nous , nous fait abandonner
cette Providence , par une suite inévitable nous tombons en mille dés-
ordres. Nous recevons de Dieu des bienfaits -sans les reconnaître , et des
châtiments sans en profiter. Ce qui devrait nous convertir, nous endurcit;
et ce qui devrait nous sanctifier, nous irrite et nous désespère. Nous nous
élevons , où il faudrait nous humilier ; et nous nous troublons , où il fau-
drait bénir Dieu et nous consoler. Des succès d'autrui nous nous faisons
par envie de honteux chagrins , et des chagrins d'autrui de malignes
joies. Il n'y a pas un mouvement de notre cœur qui ne soit , pour ainsi
parler, hors de sa place ; et cela , parce que ce n'est plus du premier
mobile , je veux dire de la foi d'une Providence , que nous recevons l'im-
pression. Or dès là , Seigneur , comment ne serions-nous pas de toutes
vos créatures les plus criminelles , puisqu'en nous retirant d'une con-
duite aussi sainte et aussi droite que la vôtre , il ne nous reste plus que
des voies trompeuses et détournées , où nous faisons autant de chutes que
de pas ?
Prenez garde, Chrétiens, et pour bien comprendre la vérité que je vous
prêche 7 remarquez que cet homme du siècle qui se détache de la Provi-
dence , pour ne plus dépendre d'elle , ne le fait , ou que pour vivre au
hasard et pour suivre en aveugle le cours de la fortune , dont le torrent
entraîne toutes les âmes faibles ; ou que pour se gouverner selon les vues
de la prudence humaine , dont les sages du monde prennent le parti. Or
je soutiens que l'un et l'autre est pour Dieu l'outrage le plus sensible ,
et il n'y a personne de vous qui n'en doive convenir avec moi. Car de
n'avoir plus d'autre principe de sa conduite que la fortune , et d'en vou-
loir suivre le cours , n'est-ce pas tomber dans l'idolâtrie des païens , qui ,
comme l'observe saint Augustin , au lieu d'adorer les conseils de Dieu
dans les événements du monde , aimèrent mieux se faire une divinité
bizarre, qu'ils appelèrent Fortune , jusqu'à lui ériger des temples, jusqu'à
l'invoquer dans leurs besoins , jusqu'à lui offrir des sacrifices pour l'apai-
ser, jusqu'à lui rendre des actions de grâces quand ils supposaient qu'elle
leur était favorable? Idolâtrie dont les sages mêmes du paganisme ne
pouvaient supporter l'abus. Quelle indignité , disait un d'entre eux , de
voir aujourd'hui la Fortune adorée partout , invoquée partout et , au
mépris des dieux mêmes , révérée partout comme la divinité du monde !
Quid enim est quod nunc toto orbe , locisque omnibus, Fortuna invo-
catur, una cogitatur, una nominatur, una colitur 1!
Et n'est-ce pas aussi , Chrétiens , ce que Dieu reprochait aux Israélites ,
quand il leur disait par la bouche d'Isaïe : Et vos qui dereliquistis Do-
2 Plin.
SUR LA PROVIDENCE. 579
minum, et obliti estis montera sanctum meum , qui ponitis Fortunée
mensam , et libatis super eam ; numerabo vos in gladio l. Pour vous
qui avez méprisé mon cuite , vous qui dressez un autel à la Fortune , et
qui , par une apostasie secrète , lui faites dans le fond de vos cœurs des
sacrifices , sachez que ma justice vengeresse ne vous épargnera pas. Or ce
sacrilège n'a pas seulement été le crime des Juifs et des païens : on le
voit encore au milieu du christianisme, surtout à la cour; et c'en est un
des plus grands scandales. Oui , mes chers auditeurs , et vous le savez
mieux que moi : l'idole de la cour, c est la fortune ; c est à la cour qu'on
l'adore; c'est à la cour qu'on lui sacrifie toutes choses, son repos, sa
santé , sa liberté , sa conscience même et son salut ; c'est à la cour qu'on
règle par elle ses amitiés , ses respects , ses services , ses complaisances ,
jusques à ses devoirs. Qu'un homme soit dans la fortune , c'est une divi-
nité pour nous ; ses vices nous deviennent des vertus , ses paroles des
oracles, ses volontés des lois. Oserai-je le dire? Qu'un démon sorti de
l'enfer se trouvât dans un haut degré d'élévation et de faveur, on lui offri-
rait de l'encens. Mais que ce même homme qu'on idolâtrait vienne à dé-
choir, et qu'il ne se trouve plus en place , à peine le regarde-t-on. Tous
ces faux adorateurs disparaissent , et sont les premiers à l'oublier : pour-
quoi? parce que cette idole de la fortune qu'on respectait en lui ne sub-
siste plus. Je sais qu'en tout cela l'on se regarde soi-même ; mais c'est
justement le désordre , de se regarder et de se rechercher ailleurs soi-
même qu'en Dieu et dans sa Providence. Il n'y a pas jusques aux gens de
bien et aux spirituels , qui ne se laissent surprendre à l'éclat d'une for-
tune mondaine , et qui n'aient quelque part à cette idolâtrie. Non pas ,
après tout , qu'il soit absolument défendu de se servir de ceux qui sont en
crédit , pourvu qu'on les considère comme les ministres de la Providence :
mais alors on ne s'appuie sur eux que selon les vues de Dieu ; et l'on ne
les emploie pas , ainsi que nous le voyons tous les jours , pour opprimer
l'un , pour supplanter l'autre, pour soutenir l'injustice et pour faire triom-
pher l'iniquité.
Il semble que le parti de ceux qui abandonnent la Providence pour se
conduire selon la prudence humaine , devrait être exposé à moins de dés-
ordres ; mais c'est en quoi nous nous trompons. Dans ces partisans de la
fortune , il y a plus de témérité ; mais dans ces sages du monde , il y a plus
d'orgueil. Or rien n'offense plus Dieu que l'orgueil ; et n'est-ce pas ici qu'il
paraît évidemment ? Car quel orgueil qu'un homme faisant fond sur soi-
même, s'assurant de soi-même, ne comptant que sur soi-même, se croie
suffisamment éclairé pour se gouverner soi-même , et pour avoir droit en-
suite de s'applaudir à soi-même de ses avantages, jusques à dire intérieu-
rement, comme ces impies dans l'Ecriture : Manus nostra excelsa, et non
Dominus, fecit hœc omnia - : C'est moi qui me suis fait ce que je suis ;
c'est par mon industrie et par mon travail que je suis parvenu là : l'établis-
sement de ma maison, le succès de mes affaires, le rang que je tiens , tout
cela est l'ouvrage de mes mains, et non de la main du Seigneur. Quel or-
1 Isaï., 65. — ' Deuter., 32.
580 SUR LA PROVIDENCE.
gueil , que n'ayant pas assez de lumières pour nous passer en mille con-
jonctures du conseil des hommes, nous pensions en avoir assez pour n'être
pas obligés de consulter Dieu? Et afin de réduire cette vérité à quelque es-
pèce particulière , quel désordre , par exemple , qu'un père , suivant les
seules maximes de la sagesse mondaine , s'estime capable de disposer souve-
rainement de ses enfants , de déterminer leurs vocations , de les engager en
tels emplois , de leur procurer tels bénéfices, de leur faire prendre telle ou
telle route , sans examiner si ce sont les voies de Dieu ? A quoi s'expose-
t-il par là, et quelles en sont pour lui, aussi bien que pour ses enfants, les
affreuses conséquences ; puisque tout cela , et pour ses enfants et pour lui-
même, a de si étroites liaisons avec le salut? Car enfin, du moment que
l'homme entreprend de se gouverner indépendamment de Dieu , il se charge
devant Dieu de toutes les suites. Si elles sont malheureuses, il en prend
sur lui le crime ; et comme la prudence humaine , même la plus raffinée,
est sujette à mille erreurs , qui peut dire combien de dettes il accumule les
unes sur les autres , dont il faudra rendre compte un jour au souverain
Juge? Quand j'ai recours à Dieu, c'est-à-dire quand, après avoir mûre-
ment délibéré selon l'esprit de ma religion , et tâché de bonne foi à connaî-
tre l'ordre de Dieu , je viens à décider et à conclure, je puis alors avoir cette
confiance, ou que je conclus sûrement, ou que si je manque, Dieu sup-
pléera à mon défaut; que si je m'égare , Dieu aura d'autres voies pour me
redresser, et qu'il ne m'imputera pas mon égarement : pourquoi? parce
qu'autant qu'il était en moi, j'ai suivi les règles de la prudence chré-
tienne, en le priant dem'éclairer , et usant des moyens qu'il m'a donnés
pour m 'instruire de sa volonté. Mais quand je veux moi-même me con-
duire , je dois répondre de moi-même , et en répondre à un Dieu jaloux de
ses droits, et qui, offensé de mon orgueil, n'est pas dans la disposition de
me faire grâce. De là, en quels abîmes vais-je me précipiter? Car, pour
demeurer toujours dans le même exemple , qu'un père dispose de ses en-
fants selon les idées de cette damnable politique du monde qui lui sert de
règle, qu'arrive-t-il ? vous le savez : pour en élever un, il sacrifie tous les
autres. Par prédilection pour ceux-ci, il ne fait à ceux-là nulle justice. Il
destine à l'Église ceux qui pouvaient faire leur devoir dans le monde , et il
engage dans le monde ceux qui pouvaient utilement servir l'Église : et par-
ce qu'il est néanmoins vrai que leur destinée temporelle a un enchaîne-
ment presque infaillible avec leur prédestination éternelle , en pensant les
établir tous, il les damne tous, et lui-même se damne avec eux et pour
eux. S'il s'était , en père chrétien , adressé à Dieu , il se fût préservé de
tous ces désordres ; mais il n'en a voulu croire que lui-même , et n'en
croyant que lui-même , il s'est perdu , il a perdu ses enfants , et s'est rendu
devant Dieu personnellement responsable de leur perte et de la sienne.
Voilà pourquoi le plus sage des hommes , Salomon , faisait à Dieu cette
excellente prière : Da mihi sedium tuarimi assistricem sapientiam, ut
mecum sit , et meewn laboret , et sciam quid acceptwn sit opud tex.
Donnez-moi, Seigneur, cette sagesse qui est assise avec vous sur votre
* S;.p., 9.
SUR LA PROVIDENCE. 581
trône , afin qu'elle travaille avec moi , et que , sans me tromper jamais,
elle m'apprenne comment je dois agir, et ce qui vous est agréable. Prière,
mes chers auditeurs , que nous devons faire , chacun dans notre condition,
tous les jours de notre vie, prière que Dieu écoutera, parce que ce sera un
hommage que nous rendrons à sa providence ; prière qui fera descendre sur
nous les plus abondantes bénédictions du ciel , parce qu'en honorant Dieu,
elle engagera Dieu à s'intéresser pour nous. Sans cela , sans cette soumis-
sion à la providence de notre Dieu , nous ne serons pas seulement les plus
criminels , mais les plus malheureux de tous les hommes. Vous l'allez voir
daus la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
C'est un sentiment de saint Augustin qui ne peut être contesté, et qui
me parait aussi propre à nous imprimer une haute idée de Dieu , qu'à nous
donner une connaissance parfaite de nous-mêmes ; savoir , que Dieu ne se-
rait pas Dieu , si , hors de lui , nous pouvions trouver un bonheur solide ;
et que la preuve la plus convaincante et la plus sensible qu'il est notre der-
nière fin et notre souveraine béatitude , est qu'en nous éloignant de lui par
le péché , nous devenons malheureux : Jussisti, Domine , et sic est , ut
omnis animus inordinatus pœna sit ipsi sibi l. Vous l'avez ordonné, Sei-
gneur; disait ce grand homme faisant à Dieu Fhumble confession de ses
misères et les déplorant ; vous l'avez, ainsi ordonné, et l'arrêt s'exécute tous
les jours , que tout esprit qui se dérègle , et qui veut sortir des bornes de la
sujétion et de la dépendance en se séparant de vous , trouve sa peine dans
lui-même. Or c'est là justement, Chrétiens, la seconde proposition que j'ai
avancée ; et c'est assez de l'avoir conçue , pour en être persuadé : le plus
grand malheur de l'homme est de se détacher de Dieu , et de vouloir se
soustraire aux lois de sa providence : pourquoi cela? en voici les raisons.
C'est qu'en renonçant à cette providence adorable , l'homme demeure , ou
sans conduite, ou abandonné à sa propre conduite, source infaillible de
tous les maux ; c'est qu'en quittant Dieu , il oblige Dieu pareillement à le
quitter, et à retirer de lui cette protection paternelle , qui fait, selon l'É-
criture , toute la félicité des Justes sur la terre ; c'est qu'il se prive par là
de la plus douce , ou plutôt de l'unique consolation qu'il peut avoir en cer-
taines adversités, où la foi seule de la Providence le pourrait soutenir ; en-
fin , c'est que ne voulant pas dépendre de Dieu par une soumission libre
et volontaire , il en dépend malgré lui par une soumission forcée , et que ,
refusant de se captiver sous une loi d'amour, il ne peut éviter d'être assu-
jetti aux lois les plus dures d'une rigoureuse justice : quatre raisons qui de-
manderaient autant de discours pour être traitées dans toute leur étendue
et toute leur force, mais dont l'exposition simple et courte suifira pour
vous convaincre et pour vous toucher.
Imaginez-vous donc d'abord, disait saint Chrysostome , un vaisseau en
pleine mer , battu des vents et des tempêtes , Bien équipé néanmoins et
bien pourvu de tout le reste, mais qui n'a ni pilote ni gouvernail : tel est
1 Aug.
582 SUR LA PROVIDENCE.
rhomme dans le cours du monde, quand il n'a plus Dieu pour règle de sa
conduite. Au défaut de la Providence , sur quoi peut-il faire fond , et à quoi
peut-il s'attacher? S'il trouvait hors de cette Providence quelque chose de
stable qui l'arrêtât et qui le fixât , son état peut-être serait moins à plain-
dre ; mais il faut qu'il convienne avec moi qu'en renonçant à la Providence,
et en secouant le joug de Dieu , il ne lui reste que l'un ou l'autre de ces
deux partis , je veux dire , ou de mettre son appui dans les hommes , ou
d'être réduit à n'avoir plus d'autre ressource que lui-même. Or, des deux
côtés, sa condition est également déplorable ; et quoi qu'il fasse , il est iné-
vitablement et incontestablement malheureux. Car d'être réduit à n'avoir
plus d'autre ressource que lui-même , qu'y a-t-il , à le bien prendre , de
plus terrible? et pour peu que l'homme se connaisse, est-il rien qui soit
plus capable de le désoler et de le consterner? Si je me trouvais seul et sans
guide dans une solitude affreuse , exposé à tous les risques d'un égarement
sans retour, je serais dans des frayeurs mortelles. Si, dans une pressante ma-
ladie, je me voyais abandonné, n'ayant que moi-même pour veiller sur moi,
je n'oserais plus compter sur ma guérison. Si dans une affaire capitale, où il
s'agirait pour moi non-seulement de ma fortune , mais de ma vie, tout autre
conseil que le mien me manquait, je me croirais perdu et sans espérance.
Comment donc au milieu du monde , de tant d'écueils et de pièges qui
m'environnent , de tant de périls qui me menacent, de tant d'ennemis qui
me poursuivent , de tant d'occasions où je puis périr, sans autre secours
que moi-même , pourrai-je vivre en paix, et n'être pas dans de continuelles
alarmes? Aussi, Chrétiens, ce qui fait tous les jours le malheur de
l'homme, c'est l'homme même, obstiné à ne vouloir dépendre que de lui-
même. Ce qui rend l'homme malheureux , ce n'est point ce qui est hors de
lui, ni ce qui est au-dessus de lui, ni ce qui paraît même plus déclaré contre
lui ; mais il est lui-même la source de ses peines , parce qu'il veut être lui-
même la règle de ses actions. Et il faut par nécessité que cela soit ainsi ;
car comme, selon l'Écriture, les pensées des hommes sont incertaines,
confuses, timides, surtout à l'égard de ce qui les touche, Cogitationes
mortalium timidœ i : si l'homme , réduit à lui-même , ne suit que ses
propres vues , dès lors le voilà dans l'inquiétude , dans l'irrésolution , dans
le trouble, ne pouvant plus s'assurer de rien, obligé à se défier de tout, livré
à ses caprices , à ses inégalités , à ses inconstances , esclave d'une imagina-
tion qui le joue , sujet aux altérations d'un tempérament qui le domine.
Comme il est rempli de passions , et de passions toutes contraires , il doit
s'attendre à en être déchiré; et s'il se renferme dans lui-même , dès lors le
voilà , selon les différentes situations , accablé de tristesse , saisi de crainte ,
envenimé de haine , infatué d'amour , dévoré d'une ambition démesurée,
desséché des plus malignes envies , transporté de colère, outré de douleur ,
trouvant en lui-même non pas un supplice , mais un enfer.
Je sais , Chrétiens , qu'il a une raison supérieure à tout cela , dont il
peut et dont il doit s'aider ; mais si d'une part elle lui est de quelque
secours, que ne lui fait-elle pas souffrir de l'autre? A quoi lui sert,
' Sap.,9.
SUR LA PROVIDENCE. 5g3
dit saint Augustin , cette raison non Soumise à Dieu et bornée à ses
faibles lumières , sinon à Je rendre encore plus malheureux , à lui décou-
vrir des biens auxquels il ne peut parvenir, à lui représenter des maux qu'il
ne saurait éviter, à exciter en lui des désirs qu'il ne contente jamais, à lui
causer des repentirs qui le tourmentent toujours , à lui donner du dégoût
pour ce qu'il a, à lui faire sentir la privation de ce qu'il n'a pas , à lui faire
apercevoir dans le monde mille injustices qui le désespèrent , et mille in-
dignités qui le révoltent? 11 raisonne sur tout, mais ses raisonnements l'af-
fligent ; il prévoit tout , mais ses prévoyances le tuent ; il affecte d'être
prudent et sage , mais n'est-ce pas de cette prudence même et de cette
vaine sagesse que naissent ses amertumes et ses chagrins ? S'il se laissait
conduire à Dieu , la seule vue d'une providence occupée à veiller sur lui
fixerait ses pensées , bornerait sa cupidité, adoucirait ses passions , forti-
fierait sa raison , et dans ce calme de toutes les puissances de son âme il
serait heureux : mais parce qu'il veut l'être sans Dieu et par lui-même,
il ne trouve hors de Dieu et dans lui-même que misère et affliction
d'esprit.
Quefera-t-il donc? convaincu de son insuffisance et ne voulant pas s'at-
tacher à Dieu , mettra-t-il sa confiance dans les hommes? Ah! mes chers
auditeurs, autre misère encore plus grande. Car, dit le Saint-Esprit , mal-
heur à celui qui s'appuie sur l'homme et sur un bras de chair : Maledîc-
tus qui confiait in hornine , et ponit carnem brachium suum i ! En effet,
sans parler du reste , à quelle servitude cet état n'engage- t-il pas ? quelle
bassesse, en secouant le joug de Dieu , de s'imposer le joug de l'homme ;
c'est-à-dire de ne plus vivre qu'au gré de l'homme , de ne plus subsister
que par son crédit, de n'avoir plus d'autres volontés que les siennes, de ne
plus faire que ce qui lui plaît , d'être obligé sans cesse à le prévenir , à le
ménager, à le flatter ; d'être toujours en peine si l'on est dans ses bonnes
grâces ou si Ton n'y est pas, s'il est content ou s'il nei'est pas! est-il un
esclavage plus ennuyeux et plus fatigant ? Mais dépendre de Dieu , dont je
suis sûr que la providence ne me peut manquer, voilà ce qui fait ma féli-
cité, et ce qui faisait celle de saint Paul, quand il disait : Scio cui cre-
didi 2 , Je sais à qui j'ai confié mon dépôt. Au contraire , quand je pense
qu'au défaut de Dieu, sur qui je ne veux pas me reposer , je confie ce dé-
pôt , c'est-à-dire ma destinée et mon sort , à des hommes volages , à des
hommes intéressés , à des hommes amateurs d'eux-mêmes , qui ne me con-
sidèrent que pour eux-mêmes , et qui compteront pour rien de m'aban-
donner dès que je commencerai de leur être à charge ou que je cesserai de
leur être utile; ah! Chrétiens, pour peu que j'aie de sentiment, il faut
que j'avoue qu'il n'est rien de comparable à mon malheur. Et certes , dit
saint Chrysostome , si cette providence aimable d'un Dieu pouvait être sup-
pléée à notre égard par la protection des hommes, ce serait surtout par celle
des princes , que nous regardons comme les dieux de la terre , ou par celle
de leurs ministres et de leurs favoris , qui nous semblent tout-puissants
dans le monde. Or ce sont justement là ceux sur gui r Écriture nous aver-
1 Jerem.. 17. — '■ % Tira.
584 SUR LA PROVIDENCE.
til de ne pas établir notre espérance , à moins que nous ne voulions bâtir
sur un fondement ruineux : Nolite confidere in principibus l. Et afin que
l'expérience nous rendit sensible ce point de foi , ce sont ceux dont la fa-
veur opiniâtrement recherchée et inutilement entretenue, par une juste
punition de Dieu, fait tous les jours plus de misérables , plus d'hommes
trompés, délaissés, sacrifiés, et par conséquent plus de témoins de cette
grande vérité, que dans les enfants des hommes, je dis même selon le
monde, il n'y a point de salut : In filiis hominum, in quibus non est
sains 2.
Cependant, Chrétiens, voici le comble de l'aveuglement du siècle. Quel-
que persuadé que Ton soit d'une vérité dont on a tant de preuves , et qu'il
nous est si important de bien comprendre , on s'obstine à la combattre , et
l'on aime mieux être malheureux en dépendant de la créature , que d'être
heureux en s' assujettissant au créateur. Malgré les rigoureuses épreuves
qu'on fait tous les jours de l'indifférence, de la dureté , de l'insensibilité
de ces fausses divinités de la terre , par une espèce d'enchantement on con-
sent plutôt à souffrir et à gémir en comptant sur elles , qu'à jouir de la li-
berté par une sainte confiance en Dieu. Demandez à ces adorateurs de la
faveur , à ces partisans et à ces esclaves du monde , ce qui se passe en eux ;
et voyez s'il y en a un seul qui ne convienne que sa condition a mille dé-
goûts , mille déboires , mille mortifications inévitables , et que c'est une
perpétuelle captivité. N'est-ce pas ainsi qu'ils en parlent dans le cours même
de leurs prospérités? Mais quand, après bien des intrigues , leur politique
vient à échouer, et que, par une disgrâce imprévue qui les déconcerte et
qui dérange tous leurs desseins, ils se voient oubliés, négligés, méprisés;
ah ! mes Frères, s'écrie saint Augustin , c'est alors qu'ils rendent un hom-
mage solennel à cette Providence dont ils n'ont pas voulu dépendre. Et
c'est alors même aussi que Dieu a son tour, et que, par une espèce d'in-
culte que lui permet sa justice , et qui ne blesse en rien sa miséricorde, il
croit avoir droit de leur répondre , avec ces paroles du Deutéronome : Ubi
sunt dii eorum in quibus habebant fi duc iam? Sur gant , et opitulentur
vobis 3 ; Où sont ces dieux dont vous vous teniez sûrs, et qui devaient vous
maintenir? ces dieux dont la protection vous rendait si fiers , où sont-ils?
Sur gant y et in necessitate vos protegant 4; Qu'ils paraissent mainte-
nant, et qu'ils viennent vous secourir. C'étaient vos dieux, et vous faisiez
plus de fond sur eux que sur moi : eh bien ! adressez- vous donc à eux dans
l'extrémité où vous êtes ; et puisque vous les avez servis comme des divi-
nités , qu'ils vous tirent de l'abîme , et' qu'ils vous relèvent ; Sur gant , et
opitulentur vobis.
De là , Chrétiens , quelle consolation pour un homme ainsi abandonné de
Dieu, après qu'il a lui-même abandonné Dieu? quelle consolation , dis-je,
surtout en certains états de la vie , où la foi seule d'une Providence nous
peut soutenir? Car tandis que cette foi m'éclaire, et que je suis bien per-
suadé de ce principe qu'il y a un Dieu, dispensateur des biens et des maux,
en sorte qu'il ne m' arrive rien que par son ordre , et que pour mon salut
• Psalm. 145, — ? Ibid, — 3 Deut., 32. — < Ibid.
SUR LA PROVIDENCE. 585
et pour sa gloire, j'ai dans moi un soutien contre tous les accidents. Quel-
que indocile , quelque révolté même que je sois selon les sentiments natu-
rels, je ne laisse pas au moins dans la partie supérieure de mon âme, et
suivant les vues que me donne la foi, de me dire à moi-même : J'ai tort
de murmurer et de me plaindre : Dieu Fa ainsi ordonné ; et puisque c'est
sa volonté , je dois m'y soumettre. Or , en me condamnant de la sorte , je
me console, et cette pensée me fortifie : quoique je ne la goûte pas peut-
être d'abord , il suffit que je l'approuve , et que j'y puisse revenir quand il
me plaira, pour qu'elle me soit une ressource toujours présente dans ma
douleur. Mais quand j'ai une fois effacé de mon esprit cette idée de la Pro-
vidence, s'il me survient une affliction de la nature de celles où la raison
de f homme est à bout , et qui ne peuvent recevoir de la part du monde au-
cun soulagement, où en suis-je , et que me reste-t-il, sinon de boire tout
le calice, et de le boire tout pur, comme les pécheurs , sans tempérament
et sans mélange? Verumtamen fœx ejus non est exinanita : bibent omnes
peccatores terrœ 1 . Or , dans le cours de la vie et des révolutions qui y sont
si ordinaires, il n'est rien de plus commun que ces sortes d'états : et Dieu
le permet , Chrétiens , pour nous convaincre encore plus sensiblement de
la nécessité où nous sommes de nous attacher à sa providence ; et pour nous
faire voir la différence de ceux qui se confient en elle , et de ceux qui re-
fusent de marcher dans ses voies. Car de là vient qu'un Juste affligé, per-
sécuté , et , si vous voulez , opprimé , demeure tranquille , possède son
âme dans la patience et dans une paix qui , selon l'Apôtre , surpasse tout
sentiment humain , tire de ses propres maux sa consolation : pourquoi ?
parce qu'il envisage dans l'univers une Providence à qui il se fait un plai-
sir de se conformer. Dominus dédit, Dominas abstulit ; sicut Domino
plaçait, lia factum est 2 ; C'est le Seigneur qui m'avait donné ces biens,
c'est lui-même qui m'en a dépouillé : que son nom soit à jamais béni ! Au
lieu que l'impie , frappé du coup qui l'atterre, fait, pour ainsi dire, le
personnage d'un réprouvé, blasphémant contre le ciel, trouvant tout
odieux sur la terre , accusant ses amis , plein de fureur contre ses ennemis ,
se désespérant , et dans son désespoir n'ayant pas même, non plus que ce
riche de l'enfer, une goutte d'eau , c'est-à-dire d'onction et de consolation :
pourquoi ? parce que c'était dans le sein de la Providence qu'il la pouvait
puiser, et que cette source est tarie pour lui. Ce qui faisait dire à saint
Chrysostome que quiconque combat la Providence , combat son bonheur ,
parce que le grand bonheur de l'homme est de croire une Providence dans
le monde, et de lui être soumis.
Que dis-je, Chrétiens, et le mondain, tout rebelle qu'il est , n'est-il pas
encore sous le domaine de la Providence? Oui, il y est, et malgré lui il y
sera; mais c'est cela même qui achève son malheur. Car de deux sortes de
providences que Dieu exerce sur les hommes , l'une de sévérité et l'autre de
bonté , l'une de justice et l'autre de miséricorde , au même temps qu'il se
soustrait à cette providence favorable en qui il devait chercher son repos , il
se trouve livré à cette providence rigoureuse qui le poursuit pour lui faire
1 Tsalm. 74. — 2 Job., 1.
580 SUR LA PROVIDENCE^
sentir son empire le plus dominant. Gomme si Dieu. lui disait :.Tu n'as
pas voulu te ranger sous celle-ci , tu souffriras de celle-là : car je les ai sub-
stituées l'une à Fautre par une loi éternelle et irrévocable ; et dans l'étendue
que je leur ai donnée , rien ne peut être hors de leur ressort. La providence
de mon amour n'a pu Rengager , ce sera donc désormais la providence de
ma justice qui te contiendra , qui te réprimera ; qui , par des vengeances
tantôt secrètes, tantôt éclatantes , se fera sentir à toi ; qui , tantôt par des
humiliations , tantôt par des afflictions , tantôt par des prospérités dont tu
seras enivré , tantôt par des adversités dont tu seras accablé , tantôt par
des douceurs qui t'empoisonneront le cœur, tantôt par des amertumes qui
t'aigfiront , qui te soulèveront et ne te corrigeront pas , te réduira mal-
gré toi dans la dépendance. Et voilà comment Dieu tant de fois en a
usé envers certains pécheurs de marque. Voilà comment il a traité un
Pharaon, un Nabuchodonosor , un Antiochus , et bien d'autres. Ils n'ont
pas voulu le reconnaître comme père ; ils ont été forcés à le reconnaître
comme juge. Ils n'ont pas voulu servir à glorifier sa providence ai-
mable et bienfaisante ; ils ont servi à glorifier sa providence souveraine et
toute-puissante. Ponam te in cxemplum l. Je ferai un exemple de toi, di-
sait-il par son prophète à un libertin ; et c'est ce qu'il a fait et ce qu'il fait
encore du peuple juif. Miracle subsistant de la providence d'un Dieu ir-
rité ; miracle qui seul peut convaincre les esprits les plus incrédules qu'il
y a un premier maître et un Dieu dans le monde , devant lequel toute
créature doit s'humilier, et à qui il est juste que tout homme mortel
obéisse. Si donc, mes Frères, nous avons quelque égard à notre devoir ou
à notre intérêt, soumettons-nous à lui et à sa providence. Soumettons-lui
toutes nos entreprises ; et sans négliger les moyens raisonnables qu'il nous
permet d'employer pour les faire réussir , sans y épargner nos soins , du
reste reposons-nous tranquillement et absolument sur lui du succès. Bé-
nissons-le également , et dans les biens , et dans les maux : dans les biens,
en les recevant avec reconnaissance ; dans les maux , en les supportant
avec patience. Demandons-lui sans cesse que sa volonté s'accomplisse en
nous , qu'elle s'accomplisse sur la terre , et qu'elle s'accomplisse dans le
ciel ; sur la terre , où il veut nous sanctifier , et dans le ciel , où il veut
nous couronner. C'est ce que je vous souhaite , etc.
1 Nalium., 3.
SUR LE SACRIFICE DE LA MESSE. 587
SERMON POUR LE LUNDI DE LA QUATRIÈME SEMAINE.
SUR LE SACRIFICE DE LA MESSE,
Jttecordatt sttnt veto discipwi ejus, quia scriptum est : Zelus dormis hue comedit meA
Or les disciples se souvinrent de ce qui est écrit : Le zèle de votre maison nie dévore. Saint
Jean, ch. 2.
Puisqu'il s'agissait de la maison de Dieu , il ne faut pas s'étonner , Chré-
tiens , que le Sauveur du monde , envoyé pour soutenir les intérêts et pour
venger l'honneur de son Père , marquât tant de zèle contre ces profana-
teurs qu'il chassa du temple de Jérusalem , le fouet à la main , et dont il
renversa les tables et les marchandises. C'est à ce premier temple que nos
églises ont succédé ; mais avec d'autant plus d'avantage , que nous y of-
frons un sacrifice beaucoup "plus précieux et plus auguste. Car ce qui dis-
tingue particulièrement les temples , selon la remarque de saint Augustin,
ce qui les consacre , et ce qui leur donne un caractère propre de sainteté ,
c'est le sacrifice. Ils sont saints par la majesté divine qui les remplit; ils
sont saints par les exercices de religion qu'on y pratique ; ils sont saints
par les prières des fidèles qui s'y assemblent ; ils sont saints par les louanges
de Dieu qu'on y chante, et par les grâces qu'il y répand. Mais du reste ,
reprend saint Augustin, Dieu se trouve partout , Dieu fait des grâces par-
tout , Dieu peut être prié , béni , servi , adoré partout. Il n'y a que le sa-
crifice , j'entends le sacrifice de la loi de grâce , qu'il ne soii pas permis de
lui offrir partout , et qu'on ne puisse lui présenter que sur ses autels. Quoi
qu'il en soit , Chrétiens , c'est de ce sacrifice que je prétends aujourd'hui
vous entretenir ; c'est, dis-je, de l'adorable sacrifice de la messe. Je veux
vous apprendre dans quel esprit et avec quels sentiments vous y devez as-
sister ; je veux , autant qu'il m'est possible , corriger tant d'irrévérences
et tant d'abus qui s'y commettent. Ce sujet est particulier ; mais il y a de
quoi allumer tout le zèle des ministres de Jésus-Christ ; car il n'est pas
seulement ici question de la maison de Dieu , mais de ce qu'il y a dans la
maison de Dieu de plus vénérable et de plus grand : et en vous réformant
sur ce seul point , je retrancherai presque tous les scandales que nous
voyons dans nos temples , puisqu'il est vrai que le sacrifice en est l'occasion
la plus ordinaire. Vous en êtes témoin, Seigneur ; nous en sommes témoins
nous-mêmes ; et pour peu que nous soyons sensibles à votre gloire, que de-
vons-nous attaquer avec plus de force , et combattre avec plus d'ardeur ?
J'ai besoin pour cela de votre grâce, et je la demande par l'intercession de
Marie : Ave, Maria.
Ne perdons point de temps, Chrétiens, et pour en venir d'abord au point
que je traite , je dis que rien n'est plus digne de notre attention et de nos
respects , que l'excellent et le très-saint sacrifice de la messe. Deux raisons
588 SUR LE SACRIFICE DE LA MESSE.
vont vous en convaincre , et feront en deux mots le partage de ce discours.
Car je considère cet adorable sacrifice en deux manières et sous deux rap-
ports , savoir , par rapport à son objet , et par rapport à son sujet. Or quel
en est l'objet ? Dieu môme. Et quel en est au même temps le sujet ? un
Dieu. Je m'explique , et ceci va vous faire entendre toute ma pensée. En
effet , mes chers auditeurs , que nous proposons-nous dans le sacrifice de
nos autels ? d'honorer Dieu , et voilà comment Dieu même en est l'objet.
Mais , pour mieux honorer Dieu dans ce sacrifice , que lui présentons-
nous? THomme-Dieu , et c'est ainsi qu'un Dieu en est le sujet. Delà je
forme deux propositions , que je vous prie de bien méditer , et qui doivent
vous saisir d'une sainte frayeur toutes les fois que vous assistez aux divins
mystères. Sacrifice de la messe , sacrifice souverainement respectable ;
pourquoi? parce que c'est à Dieu même qu'il est offert : ce sera la pre-
mière partie. Sacrifice de la messe, sacrifice souverainement respectable;
pourquoi? parce que c'est un Dieu qui y est offert : ce sera la seconde.
L'une et l'autre vous instruira d'une des plus importantes matières , qui
est le sacrifice ; et en vous inspirant de hautes idées de la grandeur de Dieu,
réveillera dans vos cœurs tous les sentiments de la religion.
PREMIÈRE PARTIE.
Que faisons-nous. Chrétiens, quand nous assistons aux divins mys-
tères , et au sacrifice de notre religion ? Ne le considérons point encore se-
lon le rapport particulier qu'il a avec la personne du Sauveur du monde :
arrêtons-nous à cette qualité générale de sacrifice. Qu'est-ce que sacrifice,
et qu'entendons-nous par ces paroles, assister au sacrifice du Dieu vivant?
Ah! Chrétiens, vous ne l'avez peut-être jamais compris, et c'est néan-
moins ce que vous ne pouvez trop bien comprendre , puisque c'est un de
vos devoirs les plus essentiels. Assister au sacrifice, c'est être présent à
l'action la plus auguste et la plus sainte de la religion que nous profes-
sons; à une action dont la fin prochaine et immédiate est d'honorer la ma-
jesté de Dieu; à une action qui, prise dans son fond et dans sa substance,
consiste particulièrement à humilier la créature devant Dieu ; à une action
qui désormais est l'unique par où ce culte d'adoration, je dis d'une ado-
ration suprême , puisse être extérieurement et authentiquement rendu à
Dieu. C'est, dis-je, y assister en toutes les manières qui peuvent nous
inspirer le respect et la révérence due à Dieu ; y assister comme témoins ,
y assister comme ministres , y assister comme victimes ; comme témoins ,
pour autoriser le sacrifice par notre présence ; comme ministres , pour le
présenter avec le prêtre ; comme victimes , disent les Pères , pour y être
immolés nous-mêmes spirituellement avec la première victime, qui est
Jésus-Christ. Si donc nous n'accomplissons pas ce devoir avec toute la re-
tenue et toute la piété qu'il demande, ne faut-il pas conclure que le prin-
cipe de la foi est ou altéré ou corrompu dans nos cœurs? Reprenons cha-
cun de ces articles , et ne perdez pas de si solides instructions.
Oui , Chrétiens, assister au sacrifice du vrai Dieu , c'est assister à fac-
tion la plus sainte et la plus auguste de la religion. De là vient que , dans
SUU LE SAC1UFICE DE LA MESSE. 589
les anciennes liturgies , le sacrifice était appelé action par excellence ; et
c'est ainsi que nous l'appelons encore aujourd'hui , puisque , suivant l'ob-
servation d'un savant cardinal de notre siècle , ces mots du sacré canon ,
infra actionem, ne signifient rien autre chose que infra sacrifîcium;
comme si l'Église avait voulu nous avertir qu'en effet la grande action de
notre vie est le sacrifice. Et voilà ce qui , de tout temps , a donné aux
peuples de si hautes idées du sacrifice et de tout ce qui le regarde ; voilà ce
qui leur a rendu si vénérable la majesté des temples , la sainteté des au-
tels, la dignité des prêtres, sentiment si universel, qu'on peut le mettre
au rang de ceux où , selon la pensée de Tertullien , il semble que notre
âme soit naturellement chrétienne. Mais de ce principe quelle conséquence
ne puis-je pas tirer d'abord contre vous ; et comment arrive-t-il que dans
une action où il paraît que la nature nous ait déjà faits à demi chrétiens,
la corruption du libertinage nous fasse tous les jours devenir païens , et
moins que raisonnables? Car enfin, mon cher auditeur, vous êtes obligé
de reconnaître que ce qu'il y a pour vous de plus divin, et par conséquent
de plus respectable , c'est le sacrifice du Dieu que vous servez ; et toutefois
vous ne craignez pas de vous y présenter comme si c'était l'action la moins
sérieuse, et qui pût être plus impunément négligée : vous y venez avec
une imagination distraite , avec des pensées toutes profanes , avec des yeux
égarés ; et vous y demeurez avec froideur , avec dégoût , et dans des postures
pleines d'indécence. Qu'un homme traitât une affaire temporelle avec aussi
peu de réflexion , on le mépriserait. Ici c'est l'affaire capitale , ou , comme
parle saint Ambroise , c'est l'affaire d'état qui se traite entre Dieu et
l'Église; et vous n'y donnez nulle attention ; vous n'y avez ni modestie,
ni recueillement ; vous y assistez par coutume , par cérémonie ; vous n'y
appliquez ni votre esprit, ni votre cœur : n'est-ce pas outrager Dieu, et
l'outrager dans l'action même , et dans le temps où vous devez spéciale-
ment l'honorer?
Je dis dans l'action même où vous devez spécialement l'honorer : ceci
est remarquable. Car qu'est-ce que le sacrifice , en le regardant par rapport
à Dieu , et quelle en est la fin ? Le sacrifice , disent les Théologiens , est
un acte de religion dont le caractère propre est d'honorer l'être de Dieu.
Mais quoi ! toutes nos actions saintes et vertueuses ne se rapportent-elles
pas à cette fin ? Il est vrai , chrétiens : mais ce rapport n'est pas le même
que dans le sacrifice. Voici ma pensée. Dieu est la fin générale et dernière
de toutes nos actions ; c'est ce qu'elles ont de commun : mais chaque ac-
tion de piété a de plus une fin prochaine et particulière qui la distingue
des autres , et d'où sa perfection dépend. Or je dis que la fin particulière
et immédiate qui distingue le sacrifice est d'honorer Dieu. Prenez garde :
dans tous les autres devoirs , on peut presque dire que l'homme agit plu-
tôt pour lui-même et pour son intérêt, que pour l'intérêt de Dieu. Car si
je prie , c'est pour m' attirer les grâces de Dieu ; si je fais pénitence , c'est
pour m'acquitter auprès de la justice de Dieu ; si je pratique de bonnes
œuvres , c'est pour m'enrichir de mérites devant Dieu ; si je participe au
divin sacrement, c'est pour me sanctifier en m'unissant à Dieu. "Mais
590 SUR LE SACRIFICE DE LA MESSE.
quand je vais au sacrifice, qu'est-ce que j'envisage? d'honorer Dieu : voilà
le seul objet que je me propose , et qui doit être le terme de mon inten-
tion, si mon intention est conforme à la nature de mon action. Or jugez
de là ce qu'il faut penser d'un chrétien qui fait servir à déshonorer Dieu
ce qui doit uniquement servir à le glorifier ? Qu'a fait Dieu en instituant
le sacrifice? Il a dit à l'homme : Voilà l'hommage que je demande et que
j'attends de toi. Tu ne savais pas encore bien reconnaître la souveraineté
de mon domaine , et je veux moi-même te l'enseigner. C'est par le devoir
que je te prescris , et à quoi tu satisferas en assistant aux sacrifices de mes
autels. Cela supposé, reprend saint Jérôme, profaner ce sacrifice par des
immodesties et par des scandales ; y venir comme l'on va à un passe-
temps , à un spectacle , à une assemblée mondaine ; en sortir sans y avoir
eu nul sentiment , nul souvenir de Dieu : ah ! mes Frères , c'est cette es-
pèce d'abomination que le prophète Daniel avait prévue avec horreur, et
qui devait paraître dans le lieu saint.
Elle va plus loin, et comprenons-en toute l'indignité. En effet, si la fin
particulière du sacrifice est d'honorer Dieu , en quoi consiste cet honneur
que nous rendons ou que nous devons rendre à Dieu? Ce culte , répond
saint Thomas , consiste dans une protestation actuelle que je fais à Dieu
de ma dépendance , dans un aveu respectueux de ma misère et de ma bas-
sesse, dans un exercice, pour ainsi dire, d'anéantissement, et, si je suis
pécheur, dans une confession humble et sincère de mon péché ; car tout
cela doit entrer dans le sacrifice, considéré de la part de l'homme ; et voilà
pourquoi l'hostie est détruite et consommée , pour marquer que l'homme
n'est qu'un néant , et dans l'ordre de la nature et dans celui de la grâce.
En quoi , dit saint Augustin , parait l'admirable opposition qui se ren-
contre entre l'oraison et le sacrifice : car l'oraison , en élevant nos esprits
à Dieu, nous élève au-dessus de nous-mêmes , au lieu que le sacrifice nous
rabaisse au-dessous de nous-mêmes en nous anéantissant devant Dieu.
Par le sacrifice j'honore Dieu , si je puis parler de la sorte , aux dépens de
ce que je suis; et dans l'oraison, Dieu, par le commerce qu'il veut bien
avoir avec moi , m'honore en quelque manière aux dépens de ce qu'il est.
Quoi qu'il en soit, mon sacrifice est inséparable de mon humilité; et
comme je ne puis mieux m'humilier devant Dieu qu'en lui offrant le sa-
crifice , aussi ne puis-je autrement avoir part au sacrifice , qu'en m'humi-
liant devant Dieu. Il n'en est pas de même des anges, ajoute saint Chry-
sostome ; les anges peuvent être présents au sacrifice , et s'y humilier :
mais l'humilité des anges, quelque profonde qu'elle puisse être, n'est point
essentielle au sacrifice , comme celle des hommes. Pourquoi? parce que le
sacrifice qu'offre l'Église étant le sacrifice des hommes et non des anges ,
il ne dépend point , pour être complet , de l'humilité des anges , mais de
l'humilité des hommes. De là, Chrétiens, quel désordre, lorsque des
hommes , portant sur le front le caractère de la foi , viennent au sacrifice
du vrai Dieu, non-seulement sans cette humilité religieuse, mais avec tout
l'orgueil du libertinage et de l'impiété; lorsqu'à peine ils y fléchissent le
genou, qu'ils y parlent, qu'ils y agissent comme il leur plaît et sans égard,
SUR LE SACRIFICE DE LA MESSE. TiOl
et que , sur cela même , ils rejettent avec mépris les sages remontrances et
la correction charitable des ministres du Seigneur ! Mépris qui ne doit
point , mes Frères , ralentir l'ardeur de notre zèle , ni nous fermer la bou-
che par un silence timide et lâche, quand le devoir de notre ministère nous
oblige à nous expliquer. Car où en serait notre religion, si de tels abus y
devaient être tolérés ? Ah ! Chrétiens, assister au sacrifice, c'est venir pro-
tester à Dieu que nous dépendons de lui , que nous attendons tout de lui ,
que nous n'adorons que lui , que nous sommes disposés à nous anéantir
pour lui. Mais , mon cher auditeur, pensez-vous lui dire tout cela, en vous
comportant comme vous faites ; en insultant , si je F ose dire , à l'autel et
aux sacrés mystères qu'on y célèbre ; en y prenant des libertés que je ne
crains pas , puisqu'il s'agit de l'honneur de mon Dieu , de traiter d'inso-
lences ; en les soutenant jusque dans le sanctuaire, avec une audace et une
fierté qui ne rougit de rien? Et vous, femmes Chrétiennes, est-ce là ce que
vous venez lui témoigner , en vous faisant une si fausse gloire de paraître
dans nos temples avec toutes les marques de votre vanité? Je n'entreprends
point de contrôler partout ailleurs vos modes et vos costumes; mais ici je
ne puis dissimuler ce qui blesse la majesté divine et le respect qui lui est
dû. Faut-il donc, quand vous entrez dans la maison de Dieu, que tout le
faste du monde vous y accompagne? Faut-il que l'on vous y distingue par
votre luxe et par vos délicatesses ; que vous y affectiez des rangs que l'esprit
ambitieux du siècle y a érigés en de prétendus droits , et que vous vous y
fassiez rendre des services dont vous sauriez bien vous passer dans le palais
d'un prince de la terre? Est-ce là cette humilité si essentielle au sacrifice?
Et si la piété vous y attirait, une piété solide , ne diriez-vous pas à Dieu :
Ah! Seigneur, je ne suis que trop vaine au milieu du monde, mais du
moins serai-je humble et modeste devant vous; et, puisque le sacrifice
est le tribut d'humilité que je vous dois, je n'irai point m'y présenter avec
ce luxe que vous réprouvez. Le monde en use autrement; mais le monde
ne sera pas ma règle : on censurera ma conduite ; mais il me suffira que
vous l'approuviez. Aussi, disait Tertullien parlant à des femmes chrétiennes
comme vous, et même plus chrétiennes que vous, pourquoi ces ajustements
dont vous êtes si curieuses? Vous avez renoncé aux pompes du siècle, vous
n'êtes plus des fêtes des païens : pourquoi donc vous parer de ces restes du.
monde, et les porter au sacrifice de votre Dieu? 0 profanation! s'écriait-
il , et puis-je bien m' écrier après lui : des femmes cherchent à se montrer
avec des habits magnifiques et brillants, dans un sacrifice dont l'essence et
la fin principale est l'humiliation de la créature en présence de son Créateur.
Elles s'y font voir, selon l'expression du Prophète royal , aussi ornées et
plus ornées que les autels, Circumornatœ ut similitudo t empli 1. Elles
y emploient tout le temps , à quoi ? à s'étudier, à se contempler, à s'ad-
mirer, à recevoir un vain encens et à s'attirer de sacrilèges adorations ,
comme si elles voulaient s'élever au-dessus de Dieu même.
Donnons jour encore à cette pensée : je ne dis pas seulement que le sa-
crifice est une protestation que l'homme fait à Dieu de la dépendance de
« Psalm. 143.
592 SUR LE SACRIFICE DE LA MESSE.
son être; mais j'ajoute que c'est une protestation publique, une protesta-
tion solennelle, où l'homme appelle toutes les créatures en témoignage de
sa soumission et de sa religion , comme s'il disait : Cieux et terre , anges
et hommes , vous m'en serez garants et me voici devant vous pour m'en
déclarer. Il y a un Dieu que j'adore, un Dieu souverain auteur, et à qui seul
toute la gloire appartient. C'est dans ce sacrifice , et par ce sacrifice , que
je viens hautement reconnaître son absolue domination, et m'y soumettre.
Il n'y a proprement, Chrétiens, que le sacrifice où l'homme puisse parler
de la sorte. Quelque autre exercice de religion que je pratique , ce n'est
point là ce qu'il signifie , ou du moins ce n'est point là ce qu'il signifie
authentiquement ; le seul sacrifice est l'aveu juridique de ce que je suis et
de ce que dois à Dieu. Mais, mes Frères, par un renversement bien déplo-
rable , quel sujet ne donnons-nous pas aux païens et aux infidèles de nous
faire , jusques au milieu du plus saint mystère , la même demande ou
plutôt le même reproche que David craignait tant d'entendre de la bouche
des ennemis du Seigneur : Ne forte dicant in gentibus , Ubi est Dem
eorum 1 ? Car où est votre Dieu? peuvent nous dire ces idolâtres. Vous vou-
lez , par cette cérémonie extérieure , nous faire juger du culte intérieur
que vous lui rendez ; et c'est de là même que nous tirons la plus sensible
preuve de votre irréligion. Entrez dans nos temples, et, sans entrepren-
dre de nous instruire , instruisez-vous vous-mêmes par nous. Votre Dieu,
dites-vous, est le vrai Dieu ; mais au moins n'en êtes-vous que de faux
adorateurs. Au contraire , vous prétendez que nous n'adorons que de
fausses divinités ; mais au moins devez-vous avouer que nous les adorons
sincèrement et en esprit. Or, supposant même vos principes et les dogmes
de votre foi , lequel des deux croyez-vous le plus criminel, ou d'être reli-
gieux comme nous le sommes, en suivant l'erreur, ou d'être des profa-
nateurs comme vous l'êtes, en professant la vérité ? C'est de saint Augus-
tin même que j'ai emprunté cette figure, et c'est là-dessus qu'il déployait
avec tant d'énergie toute la force de son éloquence et de son zèle.
N'en demeurons pas là , Chrétiens ; mais pour achever de nous confondre,
voyons en quelles qualités nous assistons au divin sacrifice. Comme témoins,
disent les docteurs , comme ministres , comme victimes. Comme témoins :
oui , mes Frères , vous êtes les témoins de ce qui se passe de plus mystérieux
et de plus secret entre Dieu et les hommes. C'est dans cette vue que l'Église
vous reçoit à son sacrifice, et qu'elle vous oblige même par un précepte parti-
culier à y comparaître. Honneur qu'elle ne fait pas indifféremment à toutes
sortes de sujets, puisque le châtiment le plus sévère qu'elle exerce envers ses
enfants rebelles est de leur interdire , par ses censures , le sacrifice qu'elle
offre à Dieu. Honneur dont elle exclut même les catéchumènes , quoique
déjà initiés dans les mystères de la foi , parce qu'ils n'ont pas encore le
caractère du baptême. Elle n'y admet que les fidèles dont la religion lui
est connue , et dont elle veut gratifier la piété. Mais au même temps elle
les engage à soutenir cette qualité de témoins par un respect digne de
Dieu. Quand Dieu , dans l'Ecriture , prend à témoin d'une vérité les êtres
1 Psaîro. 78.
SUR LE SACRIFICE DE LA MESSE. 593
insensibles; les cieux en sont ébranlés : Obstupescite, cœli ! ; et la terre en
est émue jusque dans ses fondements : Commota est, et contremuit
terra 2. Et vous, mon cher auditeur, témoin vivant du redoutable sacri-
fice qui s'accomplit sur nos autels , qu'y faites-vous ? Ah ! mon Frère ,
s'écrie saint Jean , patriarche de Jérusalem , n'avez-vous pas entendu
le prêtre qui vous sommait de la part de Dieu de vous rendre atten-
tif? Ne vous a-t-il pas averti d'élever votre cœur au ciel : Sursum
corda; et n'avez-vous pas répondu qu'il était tourné vers le Seigneur :
Habemus ad Dominum? mais à ce moment-là même, vous êtes plus
occupé de la terre que jamais ; mais à ce moment-là même vous ne cher-
chez , en promenant partout vos regards , que des objets , ou qui repaissent
votre curiosité , ou qui servent d'amusement à votre oisiveté. Est-ce pour
cela que vous êtes appelés à l'autel ? est-là , Chrétiens , la part que vous
prenez à un sacrifice dont vous êtes non-seulement les témoins , mais
les ministres ?
Car vous l'êtes , mes chers auditeurs , quelle que soit d'ailleurs votre
condition ; et ce n'est pas sans sujet que saint Pierre , relevant la di-
gnité des chrétiens , entre les autres titres qui leur conviennent , leur at-
tribue celui du sacerdoce : regale sacerdotium 3 ; puisque tout chrétien
doit offrir à Dieu le sacrifice de sa rédemption. De là vient que le prêtre,
-en célébrant dans le sanctuaire , n'y fait pas les oblations sacrées comme
personne particulière, mais comme représentant tout le peuple assemblé.
Car il ne dit pas : J'offre, je supplie, je voue, je proteste; mais, Nous
protestons, nous vouons, nous offrons, nous supplions, parce qu'en ef-
fet tout le peuple offre et supplie avec lui. Non pas que tous soient pour
cela revêtus du caractère de l'ordre , comme l'ont avancé quelques héréti-
ques , fondés sur une parole de Tertullien mal entendue ; mais parce que
tous les fidèles, sans porter ce sacré caractère, comme le prêtre spéciale-
ment député de Dieu pour présenter le sacrifice, lui sont néanmoins asso-
ciés dans cette importante fonction. Fonction si sainte (écoutez ceci), que,
par cette raison-là même, quelques-uns ont prétendu qu'un chrétien en
état de péché ne pouvait, sans se rendre coupable d'un nouveau péché,
assister au sacrifice. Je sais sur ce point ce qu'il faut penser. Je sais que
c'est une doctrine erronée et même scandaleuse, puisqu'elle donne atteinte
au précepte de l'Église, qu'elle favorise le libertinage, et qu'elle ôte enfin
au pécheur un des plus puissants moyens de conversion. Car que peut
faire un pécheur de plus salutaire , de plus édifiant , de plus propre à lui
attirer les grâces du ciel, que de venir, comme le publicain , dans le tem-
ple, et d'y offrir, tout indigne qu'il est, ce sacrifice propitiatoire, dont une
des principales vertus est d'apaiser la colère de Dieu? Qu'est-ce que les
prophètes recommandaient davantage aux pécheurs de leur temps , que de
fléchir le Seigneur et sa justice, par l'oblation des victimes de l'ancienne
loi ? Ce qui servait alors à la sanctification des hommes servirait-il main-
tenant à leur damnation? C'est donc une opinion outrée, et que nous de-
vons hautement rejeter; mais, en la rejetant , je m'en tiens au principe
» Jerem ., 2. — » 2 Rey., 22. -- 3 1 Pelr., 2.*
t. i. 38
594 SUR LE SACRIFICE DE LA MESSE.
sur quoi elle est , disons mieux , sur quoi elle paraît établie ; et , de ce
principe incontestable, je tire bien d'autres conséquences qui ne doivent
pas moins nous faire trembler. Car, puisque nous participons au sacrifice
en qualité de ministres , ce ne sera point une exagération si je conclus que
tant de crimes qu'on y commet doivent être comptés pour autant de pro-
fanations ; qu'un entretien, même indifférent à raison de sa durée, y ren-
ferme deux offenses grièves, l'une particulière et d'omission à ces saints
jours où le sacrifice est commandé , l'autre commune et d'irrévérence ou
de commission à quelque temps et à quelque jour que ce puisse être ; que
celui-là ne satisfait point au commandement de l'Église , qui sans nulle
vigilance sur soi-même, sans nul effort pour se recueillir dans la plus grande
action du christianisme , laisse impunément et volontairement son esprit
se distraire : si , dis-je , je tire toutes ces conséquences , c'est sans craindre
d'excéder, puisque je parle d'après les plus sensés et les plus savants
théologiens.
Qui le croirait, mes Frères? (souffrez que, sans insister sur les autres,
je m'attache surtout à ce désordre que déplorait le prophète Ezéchiel , et
dont il faisait une peinture si conforme à ce qui se passe tous les jours
parmi nous) qui le croirait, si tant d'épreuves ne nous l'avaient pas ap-
pris et ne nous l'apprenaient pas encore , qu'un chrétien , choisi de Dieu
pour lui offrir un sacrifice tout divin et tout adorable , voulût faire du
temple même un lieu de plaisir , et du plus infâme plaisir ; qu'il regardât
le sacrifice comme une occasion favorable à son impudicité; qu'il n'y vînt
que pour y trouver l'objet de sa passion , que pour l'y voir et pour en être
vu , que pour lui rendre des assiduités , que pour lui marquer , par de cri-
minelles complaisances , son attachement , que pour se livrer aux plus sales
désirs d'un cœur corrompu? C'est avec douleur que j'en parle, et que je
révèle votre honte; mais je serais prévaricateur si je la dissimulais ; et il
vaut bien mieux , comme dit saint Cyprien , découvrir nos plaies pour les
guérir , que de les cacher sans espérance de remède. Ce n'est pas d'au-
jourd'hui que les Pères s'en sont expliqués. Saint Jérôme et saint Chry-
sostome n'y apportaient pas plus d'adoucissement que moi, quand ils
disaient que l'innocence et la pudicité couraient autant de risques (ne pou-
vaient-ils pas dire plus de risques ? ) dans les saints lieux que dans les places
publiques; qu'il était quelquefois aussi dangereux pour une femme chré-
tienne, ou plutôt pour une femme mondaine, de paraître au sacrifice que
dans les cercles et les assemblées du monde ; qu'autrefois on consacrait les
maisons des chrétiens pour en faire des temples à Dieu , mais que , dans la
suite, les temples de Dieu étaient devenus des maisons d'intrigues et de com-
merces. Ce sont leurs expressions , que vous entendrez comme il vous plaira ;
mais , de quelque manière qu'elles dussent être alors entendues , ce qui me
fait gémir , c'est qu'elles se vérifient presque parmi nous dans toute la ri-
gueur de la lettre , et que la calomnie suscitée du temps de Tertullien contre
les fidèles , savoir , que les plus honteux engagements se formaient et s'entre-
tenaient à la faveur des autels, Inter aras lenocinia tractari1 ; que ce re-
» Tertull.
SUR LE SACRIFICE DE LA MESSE. 593
proche, dis-je, qui fut, dans ces premiers siècles , une imposture, ne soit
dans le nôtre qu'une trop juste accusation.
Avec cela , Chrétiens , êtes-vous en état d'assister au sacrifice en qualité
de victimes? êtes-vous en état d'y être immolés vous-mêmes avec Jésus-
Christ? et n'est-ce pas ainsi toutefois que vous y devez être encore pré-
sents? Écoutez la preuve qu'en demie saint Augustin. Car, dit ce saint
docteur, Jésus-Christ et l'Église ne faisant qu'un même corps > il est im-
possihle que l'un soit immolé sans l'autre. Puisque cet Homme-Dieu est le
chef de tous les fidèles , et que tous les fidèles lui sont unis comme ses
membres , il faut qu'en même temps qu'il est sacrifié pour eux , ils le
soient pareillement avec lui ; et que , par un admirable retour , ce Sauveur
du monde offre à Dieu toute l'Église dans sa personne, en vertu d'une
action où lui-même il est offert à Dieu par toute FÉglise : Cùm autem sit
Clwistus Ecclesiœ caput, et Ecclesia Christi corpus, tàm ipsaper ip-
sum quàm ipse per ipsam débet offeiTi1. Théologie divine, et d'où il
s'ensuit que nous ne devons donc aller au sacrifice de notre Dieu qu'avec
le généreux sentiment de l'apôtre saint Thomas , je veux dire que pour y
mourir spirituellement avec Jésus-Christ : Eamus et nos, et moriàmuv
cum eo2. Or comment y paraît un chrétien ainsi disposé? Représentez-
vous , mes Frères , l'état de ces anciennes victimes qu'on immolait au Sei-
gneur, et qu'on mettait sur l'autel : elles étaient liées , elles étaient privées
de l'usage des sens , elles étaient brûlées du feu de l'holocauste; voilà votre
modèle. Comme victime de ce sacrifice non sanglant que vous présentez et
où vous êtes présentés vous-mêmes , surtout comme victimes spirituelles et
raisonnables, selon la parole de saint Pierre, Spirituales hostias* , il faut
que la religion vous lie , et qu'elle vous tienne respectueusement appliqués
au saint mystère ; il faut qu'elle vous couvre les yeux , et qu'elle les ferme
à tous les objets de la terre ; il faut qu'elle vous consume du feu de la cha-
rité. Mais si vous imitez le crime des successeurs d'Aaron , si comme eux
vous portez dans le tabernacle un feu étranger , si c'est une habitude vi-
cieuse qui vous y conduit et qui vous y retient ; si , bien loin d'y captiver
vos sens , vous leur donnez là toute licence : ah ! mon Frère , conclut saint
Chrysostome, vous êtes toujours alors une victime, mais une victime de
malédiction ; une victime non plus de la miséricorde , mais de la colère et
de la vengeance de Dieu.
N'est-il pas surprenant, Chrétiens, comme l'a observé le savant Pic de
la Mirande , que de tant de religions qui se sont répandues dans le monde
et qui y ont si longtemps dominé , il n'y ait eu que la religion de Jésus-
Christ dont les temples aient été profanés par ses propres sujets? On a bien
vu les Romains violer le temple des Juifs ; on a vu les chrétiens briser les
idoles du paganisme : mais a-t-on vu des païens s'attaquer eux-mêmes à
leurs dieux , et souiller les sacrifices qu'ils leur offraient ? Pourquoi cette
différence? En voici, ce me semble, une raison : c'est que l'ennemi de
notre salut ne va point tenter les païens , ni les troubler au milieu de leurs,
sacrifices, parce que ce sont de faux sacrifices, et qu'il reçoit lui-même
1 Aug. — ' Joau., 11. — 3 1 Petr., 2.
TiOti SUU LE SACRIFICE DE LA MESSE.
l'encens qu'on y brûle. Au lieu qu'il emploie toutes ses forces pour nous
détourner du sacrifice de nos autels , et pour nous en faire perdre le fruit ,
parce que c'est le vrai sacrifice , le grand sacrifice , un sacrifice également
glorieux à Dieu et salutaire pour nous. Ainsi, mes Frères, à quelques
désordres que soit exposé le sacrifice de notre religion , n'entrons pour cela
en nulle défiance de la religion même que nous professons , et de la pureté
de son culte. Malgré tous nos désordres , elle est toujours sainte , puisqu'elle
les condamne tous. Mais rentrons dans nous-mêmes, confondons-nous
nous-mêmes ; disons-nous à nous-mêmes , avec un célèbre écrivain de ces
derniers siècles, qu'il faut que la religion de Jésus-Christ soit une religion
plus qu'humaine , puisqu'elle se soutient toujours , malgré l'irréligion des
chrétiens ; et qu'il faut aussi que l'irréligion des chrétiens soit bien ob-
stinée et bien enracinée, puisqu'ils sont si impies parmi tant de sainteté.
Sacrifice de la messe , sacrifice souverainement et doublement respectable ,
parce que c'est à Dieu qu'il est offert , et que c'est un Dieu qui y est offert.
Comme c'est Dieu même qui en est l'objet , c'est encore un Dieu qui en est
le sujet ; vous f allez voir dans la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Je trouve la pensée de saint Chrysostome bien juste et bien vraie , quand
il dit que les temples où nous nous assemblons pour adorer Dieu , sont
tout à la fois et l'ornement le plus auguste et l'opprobre le plus visible de
notre religion. L'ornement le plus auguste , puisqu'ils sont tous les jours
sanctifiés par le sacrifice d'un Dieu Sauveur ; et l'opprobre le plus visible ,
puisque ce sacrifice, tout divin qu'il est, sert si souvent, non par lui-
même , mais par notre libertinage , d'occasion aux chrétiens pour désho-
norer la maison de Dieu. Ainsi parlait ce saint évêque, en gémissant sur
les scandales qui se commettaient au pied des autels , et dans le sacrifice de
la loi de grâce. A quoi j'ajoute la pensée de Guillaume de Paris, que je vous
prie de remarquer, parce qu'elle me paraît également solide et touchante.
Car , dit ce savant homme , quand nous aurions vécu , selon l'expression de
saint Paul , sous les éléments du monde , c'est-à-dire sous les figures de
l'ancienne loi , et que nous n'aurions point eu d'autres sacrifices que ces
sacrifices imparfaits dont Dieu avait établi l'usage par le ministère de
Moïse, il faudrait toujours y assister avec crainte et avec tremblement; il
faudrait toujours respecter ces chairs mortes , toujours révérer ces taureaux
égorgés et sanglants , toujours se prosterner devant ces autels chargés des
oblations et des prémices de la terre. C'étaient des créatures, il est vrai;
mais ces créatures étaient les victimes et les holocaustes du Dieu vivant , et
cela seul les élevait à un ordre supérieur , et les consacrait. Aussi , mes
Frères , poursuit le même docteur , voyez avec quelle révérence Dieu vou-
lait que les Juifs entrassent dans le sanctuaire , pour lui offrir leurs sacri-
fices, et le sang des animaux qu'ils immolaient. Voyez avec quel soin lui-
même il les y disposait ; combien de préceptes , combien de cérémonies ,
combien de pratiques , combien de purifications il leur prescrivait. A peine
SUR LE SACRIFICE DE LA MESSE. .7.)"
les livres entiers de l'Écriture ont-ils suffi pour leur en tracer les règles , et
pour leur faire entendre sur cela ses ordres. Mais admirez encore plus la
constance et l'inviolable fidélité de ce peuple, d'ailleurs si indocile et si
grossier , à s'acquitter de ce devoir. Dans les plus pressantes extrémités ,
dans Tembarras et le désordre des guerres , dans le siège même de Jérusa-
lem , rien jamais ne les fit manquer à ce culte extérieur , ni à la solennité
de leurs fêtes et des sacrifices qui leur étaient ordonnés. Jusque-là , disait
du temps même des apôtres un ancien auteur , que le général de l'armée
romaine en parut surpris , et que tout païen , tout ennemi qu'il était , il en
fut touché , et ne put refuser des éloges à leur zèle et à leur religion : Stu-
pebat Pompeias acres virorum animos , à quibus in medio belli furore,
sacrorum reverentiœ nihil de fuit K Tel était le caractère de cette nation.
Le Sauveur du monde leur reprocha tous les autres vices , mais il ne les
accusa jamais d'impiété dans les sacrifices qu'ils présentaient à Dieu. Ce-
pendant , Chrétiens , dans leurs sacrifices les plus solennels , qu'avaient-
ils autre chose que les ombres et seulement que les figures du sacrifice de
la loi nouvelle? Mais c'était assez pour eux , reprend saint Augustin ; c'é-
tait, dis-je, assez pour leur rendre vénérables jusques à ces ombres et à ces
figures , que ce fussent les figures et les ombres du grand sacrifice que les
prophètes leur annonçaient dans la suite des siècles. C'était assez pour les
saisir d'une sainte horreur toutes les fois qu'ils assistaient à l'immolation
de ces victimes , qui, quoique viles et abjectes, leur représentaient cette
victime pure et précieuse , cette hostie divine qui devait être immolée pour
eux et pour nous. Or qu'eussent-ils pensé, qu'eussent-ils fait, s'ils eussent
vu comme nous la vérité? et que devons-nous penser, que devons-nous
faire nous-mêmes? Sur cela, mes chers auditeurs , voici trois considéra-
tions que je me contente de vous proposer , plutôt par forme de méditation
que de discours , et par où je finis en me les appliquant à moi-même. Ne
les perdez pas.
Première considération. Quand je vais au sacrifice que célèbre l'Église,
je vais au sacrifice de la mort d'un Dieu; le même qui fut offert sur le Cal-
vaire, le même que Jésus-Christ consomma sur la croix, le même où ce
Dieu-Homme consentit, pour parler avec l'Apôtre , à être détruit et anéanti.
Ce n'est point une supposition, c'est un point de foi. J'assiste à un sacrifice
dont, réellement et sans figure, la victime est le Dieu même que je sers et
que j'adore. Par conséquent dois-je conclure et devez-vous conclure avec
moi , si , par mes respects et mes adorations , je ne relève pas , autant qu'il
m'est possible, les abaissements de ce Dieu Sauveur; si j'ajoute aux humi-
liations de sa croix , qui sont ici renouvelées , celles qui lui viennent de
mes irrévérences et de mes scandales ; si , le contemplant sur l'autel, mon
cœur ne se brise pas, comme les pierres se fendirent au moment qu'il ex-
pira ; si cette hostie mourante ne fait pas naître dans mon âme une com-
ponction aussi vive et aussi religieuse que le fut la douleur du centenier et
celle des Juifs qui se convertirent à sa mort; si, par de sensibles outrages ,
j'insulte encore à son agonie, comme les soldats et les bourreaux qui fa-
1 Hegesiji.
598 SUR LE SACRIFICE DE LA MESSE.
"valent crucifié : ah ! ne suis-je pas digne de ses plus rigoureuses ven-
geances , et ne faut-il pas me traiter d'anathème ?
Seconde considération. Pourquoi ce Dieu de miséricorde s'immole-t-il
dans le sacrifice de nos autels? Pour nous apprendre, disent les Pères , ce
que nous ne pouvons apprendre que de lui ; pour nous aider à faire ce que
nous ne pouvons faire sans lui et que par lui , je veux dire à honorer Dieu
autant que Dieu le mérite et qu'il le demande. Car c'est pour cela, reprend
saint Thomas , qu'il a fallu un sujet d'un prix infini , et offert d'une ma-
nière infinie. Or ce sujet d'un prix infini , c'est Jésus-Christ dans le sacré
mystère ; ce sujet offert d'une manière infinie , c'est Jésus-Christ en état de
victime, en état d'anéantissement, et sacrifié, selon la prédiction de Ma-
lachie, dans tous les temps et dans tous les lieux du monde. Voilà ce qui
était dû à Dieu , et de quoi l'Homme-Dieu est venu nous instruire aux dé-
pens de lui-même. Ce sacrifice de son corps et de son sang est la preuve
authentique qu'il nous en donne , et la perpétuelle leçon qu'il nous en fait.
Que nous dit-il donc cet excellent Maître , autant de fois que nous nous
présentons à son sacrifice? C'est là, mes Frères, que son sang, ce sang
adorable, plus éloquent que celui d'Abel , semble nous crier sans cesse, et
nous faire entendre ce que le même Sauveur disait aux Juifs : Ego hono-
rifico Patrem1. Vous voulez savoir ce que je fais ici : j'honore mon Père ,
je glorifie mon Père, je satisfais à la justice de mon Père ; je répare les in-
jures qu'il a reçues , et je rétablis ses intérêts ; je fais triompher sa miséri-
corde, éclater sa puissance, connaître sa sainteté; je lui rends, et à toutes
ses perfections , des hommages proportionnés à sa grandeur. Tel est le des-
sein qui me fait descendre invisiblement sur cet autel , qui me fait prendre
entre les mains des prêtres comme une seconde naissance r qui me fait
subir dans le même sens comme une seconde mort : Ego honorifico Pa-
trem. Oui, Chrétiens, c'est ce qu'il nous dit; et si nous ne profitons pas
de son exemple, écoutez ce qu'il ajoute : Et vos in/wnorastis me2. Mais
vous , ne semble-t-il pas que vous preniez à tâche de détruire, par le plus
criminel attentat, tout ce que je rends d'honneur à mon Père par le sacri-
fice de mon humanité? et n'est-ce pas sur moi que retombent tous les ou-
trages qu'il reçoit de vous? J'obscurcis toute ma gloire, et je m'ensevelis
tout vivant en sa présence; et vous vous élevez devant lui et contre lui. Je
lui offre dans ma personne un Dieu humilié , un Dieu soumis et obéissant ;
et vous venez étaler avec ostentation devant ses yeux le faste du monde et le
vain éclat d'une pompe humaine. Je lui présente dans mon corps une
chair innocente et virginale ; et vous cherchez jusques à son autel de quoi
exciter et de quoi nourrir les brutales cupidités d'une chair criminelle et
impure. Je travaille à répandre le feu de son amour, d'un amour tout
sacré , et exprimé de son sein même ; et vous ne pensez , jusque dans son
temple et à ses pieds, qu'à inspirer, par des nudités immodestes, par des
postures indécentes , par des airs libres et sans pudeur, un amour sensuel.
J'emploie tous les attraits de ma grâce à sanctifier les âmes et à les lui at-
tacher ; et vous employez tous les artifices et tous les enchantements de
1 Joan„ 8. = a Ibid.
SUR LE SACRIFICE DE LA MESSE. 590
votre mondanité à les corrompre et à les lui dérober. Est-ce ainsi qu'on
l'honore? ou n'est-ce pas ainsi qu'on lui inarque le mépris le plus insul-
tant, et que Ton renverse tous mes desseins? Et vos inhonorastis me. Mais
voulez-vous en effet, Chrétiens, F honorer, et l'honorer autant par pro-
portion qu'il le doit être, et qu'il l'attend de vous? Allez, comme Jésus-
Christ obscur et caché, vous prosterner devant cette majesté suprême, et
faire à la vue de ses grandeurs une humble confession de votre indignité.
Allez , comme Jésus-Christ obéissant et soumis à la voix de ses ministres,
relever son pouvoir par les sentiments d'une soumission parfaite, et par
tous les témoignages d'une obéissance entière et sans réserve. Allez dans
un esprit de sacrifice , comme Jésus-Christ immolé , lui présenter les hom-
mages de son Fils , les abaissements de son Fils , le sang de son Fils , ses
souffrances, sa passion, sa mort, tous ses mérites , et vous les appliquer,
pour être plus en état de le glorifier. Allez vous dévouer vous-mêmes , vous
immoler vous-mêmes , sinon par une véritable destruction de vous-mêmes,
au moins par une mort spirituelle , et par une totale destruction des dé-
sirs déréglés de votre cœur. Ainsi vous l'enseigne ce Dieu victime de la
gloire d'un Dieu , et en cette qualité même de victime , votre modèle : Ego
honorifico Patrem.
Troisième considération. Que fait encore Jésus-Christ dans ce sacrifice?
Achevons , Chrétiens , de nous confondre , et rougissons de notre insensi-
bilité. Non-seulement il apprend aux hommes à honorer Dieu, mais il y
traite de leur réconciliation avec Dieu. Comme médiateur, il plaide leur
cause, et il offre le prix de leur rédemption. Il ne se contente pas de dire
qu'il glorifie son Père, .Ego honorifico Patrem; mais s' adressant à son
Père même, et lui montrant les fidèles assemblés , il lui dit d'une voix se-
crète : Egopro eis sanctifico meipsum1 ; c'est-à-dire, suivant l'explication
de saint Jérôme : Je me donne moi-même, je me sacrifie moi-même pour
eux. Paroles, ajoute ce saint docteur, qui convenaient aux victimes, et
dont , pour la première fois , ce Sauveur des hommes se servit , lorsque ac-
tuellement il instituait cette divine Pâque , où il se consacrait en effet lui-
même pour les pécheurs ; mais paroles qu'il répète encore tous les jours, et
qu'il répétera jusques à la fin des siècles , autant de fois qu'on l'offrira sur
nos autels : Ego pro eis sanctifico meipsum. Oui , mon Père , c'est pour
eux que je suis ici présent; c'est pour tous les hommes en général , et en
particulier pour mon Église ; c'est spécialement pour ceux que vous voyez
dans votre maison et auprès de votre sanctuaire , occupés maintenant , ou
devant l'être, à ce mystère de salut. Recevez-les, mon Dieu, dans votre
grâce; ils sont criminels, mais me voici à leur place pour vous satisfaire;
et que ne peuvent point réparer les satisfactions infinies d'un Dieu comme
vous? Ego pro eis sanctifico meipsum.
Ah ! mes Frères , reprend saint Bernard en s'écriant , et réduisant à une
figure sensible cette importante vérité ; ma cause était désespérée, et j'étais
perdu ; le souverain juge allait prononcer contre moi un arrêt de mort ;
mais le fils unique du prince vient à le savoir, et que fait-il? touché de
! Joan., 17.
600 SUR LE SACRIFICE DE LA MESSE.
compassion , il se substitue pour moi , et il veut lui-même porter la peine
de mon péché. Dans cette vue , il sort de son palais ; il dépose toutes les
marques de sa dignité, il gémit , il prie , il va s'offrir à la justice de son
père. Belle image, Chrétiens, de ce que fait Jésus-Christ dans le sacrifice
de son corps et de son sang. Toutefois , poursuit saint Bernard , sans être
instruit du péril où je me trouvais exposé , bien loin d'y penser , je m'ar-
rêtais à un vain divertissement. Mais tout à coup j'aperçois mon roi, je le
vois pénitent et humilié, je m'approche, j'en demande la raison : enfin
j'apprends que c'est de moi qu'il s'agit, et que c'est pour moi qu'il s'est livré.
C'est ce que nous voyons si souvent nous-mêmes, mes chers auditeurs, sur
cet autel. Or, conclut le même Père , oserai-je encore retourner à mes pre-
miers amusements ? que dis-je ? oserai-je encore me faire du sacrifice de
mon Sauveur un amusement et un jeu? et serai-je assez insensé pour mê-
ler à ses gémissements et à ses larmes des ris profanes et scandaleux? Ad-
hucne ludam et deludam lacrymas ejus 1 ? Pensée touchante que saint
Jean de Jérusalem exprimait en des termes moins figurés , mais non moins
énergiques ni moins pressants. Examinez , disait-il , considérez ce qui se
passe. C'est pour vous que l'autel est dressé : Pro te mensa mysteriis ex-
structa est*. C'est pour vous que l'Agneau va être immolé : Pro te Agnus
immolatur. C'est pour vous que le prêtre s'intéresse et qu'il sollicite : Pro
te angitur sacerdos. Vous êtes le coupable dont on ménage la grâce , et ce
sacrifice est le pacte même et le contrat en vertu duquel elle vous est ac-
cordée. De là jugez quels sentiments vous doivent donc occuper dans ce sa-
crifice d'expiation. Ne sont-ce pas ceux d'un pécheur contrit, et d'un pé-
cheur reconnaissant ? D'un pécheur contrit : car c'est par cette pénitence
du cœur, par cette contrition du cœur, que doit être, pour ainsi dire,
scellé et ratifié le traité de paix qui se négocie entre Dieu et vous ; et comme
l'Apôtre accomplissait dans son corps ce qui manquait à la passion de Jé-
sus-Christ , c'est par là , selon le même langage , que nous devons accom-
plir ce qui manque au sacrifice de Jésus-Christ. D'un pécheur reconnais-
sant , au souvenir et à la vue des miséricordes infinies d'un Dieu qui , tout
offensé qu'il est, tout juge qu'il est , se fait lui-même , pour vous racheter,
votre rançon et le gage de votre salut. David disait : Que rendrai-je au
Seigneur pour tout ce qu'il m'a donné? Quid retribuam Domino* ? Je-
prendrai le calice de mon Sauveur, ajoutait le même prophète, et j'invo-
querai le nom de mon Dieu : Calicem salutaris accipiam, et nomen Do-
mini invocabo \ Ce n'est pas assez, poursuivait encore ce saint roi ; mais
en invoquant le Seigneur , je le bénirai mille fois ; et , sans oublier jamais
les grâces dont il m'a comblé, je lui présenterai sans cesse le juste tribut
de mon amour et le sacrifice de mes louanges, Laudans invocabo Domi-
num%. Voilà ce qui doit faire chaque jour , devant l'autel, notre plus com-
mun entretien.
Mais peut-être, mes chers auditeurs, n'êtes -vous pas bien persuadés de
la vérité et de la grandeur du divin mystère dont je vous parle, peut-
être une infidélité secrète est-elle la source de tant de désordres qui s'y
« Bern, — * Joan. Jerosol. — 3 Psalm. 1 1 5. — * lbid. — 5 Ibid, , 17.
SUR LE SACRIFICE DE LA MESSE. 601
commettent : car il en faut venir au principe. Quand on vous dit que ce
sacrifice est le renouvellement de la mort de votre Dieu , et comme la con-
sommation du grand ouvrage de votre salut , peut-être avez-vous peine
à le comprendre. Or , sur cela, sans entreprendre de vous convaincre, je
n'ai qu'un simple raisonnement à vous opposer , et c'est par là que je finis.
Ou vous croyez ce que la foi nous enseigne du sacrifice de notre religion ,
ou vous ne le croyez pas : quelque parti que vous preniez , vous êtes sans
excuse ; car si vous le croyez, si , dis-je , vous croyez que c'est un sacrifice
offert au vrai Dieu , et où le vrai Dieu lui-même est offert , je conclus que
vous êtes donc , en quelque sorte , plus criminels que les Juifs , plus cri-
minels que tant d'hérétiques dont vous avez en horreur les sacrilèges pro-
fanations. Il est vrai, les Juifs ont crucifié, comme parle saint Paul, le
Seigneur de la gloire : mais, en le crucifiant, ils ne le connaissaient pas;
et s'ils l'eussent connu , dit l'Apôtre , ils n1 auraient pas porté sur lui leurs
mains parricides : Si enim cognovissent , nunquam Dominum gloriœ cru-
ci fîxissent l. Il est vrai, les hérétiques ont porté le feu et le fer dans ses
temples , pour les détruire ; ils ont souillé ses autels , ils ont brisé ses ta-
bernacles, ils Font lui-même foulé aux pieds : mais en cela même, après
tout , ils agissaient conséquemment à leur erreur. Au lieu que, par une
contradiction insoutenable , fidèles et infidèles tout ensemble , fidèles de
créance et de spéculation, infidèles de mœurs et de pratique, vous profanez
ce que vous adorez. Que si d'ailleurs c'est absolument la foi qui vous
manque , si vous ne croyez pas Jésus-Christ présent dans ce que nous ap-
pelons son sacrifice , pourquoi donc y assistez-vous ? Que ne levez-vous le
masque , et pourquoi vous faites-vous un devoir de célébrer avec nous nos
fêtes , et d'obéir à une loi qui , selon vos fausses idées , n'est plus un com-
mandement, ni une obligation pour vous? Ah! Chrétiens, à quoi nous
réduisez-vous? à douter de votre foi, à souhaiter que vous vous retranchiez
de la communion des fidèles, que vous vous bannissiez vous-mêmes de nos
assemblées, et que vous n'ayez plus départ à nos cérémonies. Que dis-je?
non, mes Frères , ce n'est point là le souhait que je forme; j'attends tout
un autre fruit de ce discours. Nous irons toujours à la sainte montagne ,
sacrifier au Seigneur ; mais ce sera désormais le Seigneur lui-même qui
nous y attirera. Nous irons nous prosterner devant lui , nous entretenir
avec lui, nous unir à lui. Nous irons lui présenter nos hommages, et il
les agréera ; lui offrir nos vœux, et il les écoutera; lui demander ses grâces,
et il les versera sur nous avec abondance. Nous irons réparer nos scandales
passés, édifier l'Église, nous sanctifier nous-mêmes. Nous irons nous
laver, nous purifier dans le sang de cette divine hostie, qui doit être pour
nous le prix de l'éternité bienheureuse, où vous conduise, etc.
1 1 Cor., 2.
602 sur l'aveuglement spirituel.
SERMON POUR LE MERCREDI DE LA QUATRIÈME SEMAINE.
SUR L'AVEUGLEMENT SPIRITUEL.
Prœleriens Jésus, vidit hominem cœcum à nativilalc.
Lorsque Jésus passait, il vit un homme qui était aveugle dès sa naissance. Saint Jean ,
ch. 9.
Sire,
Ce fut un prodige bien surprenant que celui qui parut dans le monde ,
et qui est rapporté dans F Écriture au chapitre dixième de l'Exode , quand
Moïse disposant à son gré , ou plutôt selon l'ordre et le gré de Dieu , des
ténèbres et de la lumière , partagea tellement F Egypte , que tout ce qui
était habité par les Égyptiens se trouva couvert d'une obscure et profonde
nuit , en sorte qu'ils ne se distinguaient pas les uns les autres ; au lieu que
les Israélites , dans l'étendue du même pays , jouissaient d'un air pur et
serein : Et factœ sunt tenebrœ horribiles in universâ terra Aïgypti ; . . .
ubicumque autem habitabant filii Israël, lux erat1. Mais j'ose dire, Chré-
tiens , que voici encore quelque chose de plus prodigieux dans notre évan-
gile , où le Saint-Esprit nous fait paraître des hommes aveuglés par le
même miracle qui sert à ouvrir les yeux aux aveugles mêmes, et à leur
rendre l'usage de la vue. En effet, le Sauveur du monde , usant de ce pou-
voir absolu qu'il avait reçu de son Père , et qu'il exerçait comme Dieu ,
guérit un pauvre , aveugle depuis sa naissance ; et ce miracle produit tout
à la fois des effets bien opposés. Il éclaire l'aveugle-né , et il aveugle les
pharisiens. Il éclaire Faveugle-né , en lui faisant connaître, beaucoup plus
encore par les yeux de l'esprit que par les yeux du corps , l'auteur de son
salut, et en l'engageant à l'adorer et à lui rendre hommage comme à son
Dieu : Et procidens, adoravit eum2. Et il aveugle les pharisiens, en
leur servant d'occasion pour s'obstiner davantage dans leur incrédulité , et
pour refuser plus opiniâtrement de se soumettre à la vérité connue. Deux
effets en quoi consistait ce jugement adorable, mais redoutable, dont parlait
le Fils de Dieu , et pour lequel il avait été envoyé. Car je suis venu dans le
monde, disait-il; et le jugement que j'y dois exercer est que ceux qui ne
voient pas verront , et que ceux qui voient cesseront de voir : Injudicium
ego in hune mundumveni, ut qui non vident videant, et qui vident cœci
fiant 3. C'est-à-dire : Je suis venu pour guérir l'aveuglement intérieur des
âmes humbles et dociles, qui cherchent Dieu de bonne foi , et pour re-
doubler au contraire , par la soustraction des dons de la grâce , l'aveugle-
ment de ces âmes présomptueuses et superbes que leur orgueil éloigne de
Dieu.
Or voici , Chrétiens, ce jugement accompli ; car l'aveugle de notre évan-
gile était un homme simple et ignorant , et les pharisiens étaient les sages
1 Exod,, 10. — 2 Joan., 9. — 3 Ibid,
sur l'aveuglement spirituel. (503
et les spirituels du judaïsme. Cependant ces sages demeurent dans une
infidélité criminelle , et ce pauvre est rempli des plus pures lumières de la
foi. Ces spirituels et ces intelligents deviennent plus aveugles que jamais,
et cet aveugle est tout à coup instruit , et pénètre ce qu'il y a de plus saint
et de plus divin dans la religion : Ut qui non vident videant , et qui vi-
dent cœci fiant. Jugement qui se renouvelle encore tous les jours au milieu
de nous. Mais sans m'arrêter à ce qu'il a de favorable pour les uns sur
qui Dieu répand toutes les richesses de sa miséricorde , je veux seulement
vous le représenter dans ce discours par ce qu'il a de terrible et d'effrayant
pour les autres, sur qui Dieu déploie toute la sévérité de sa justice. C'est
donc , mes chers auditeurs , de l'aveuglement spirituel que je prétends
vous entretenir; de cet aveuglement intérieur qui va jusques à lame, et qui
la tient plongée dans les plus grossières et les plus funestes erreurs ; de cet
aveuglement , dont saint Augustin disait en s'adressant à Dieu : Malheur
à ces aveugles qui ne vous voient point, ô mon Dieu, et dont les yeux,
couverts d'un nuage épais , ne découvrent point vos divines vérités ! Vœ
caliginuntibus oculibus qui te non vident i ! Je vais vous en faire con-
naître les différentes espèces, après que nous aurons invoqué le Saint-
Esprit par f intercession de Marie : Ave , Maria,
Il n'y a point de matière sur laquelle l'Écriture se soit expliquée dans
des termes plus différents et même en apparence plus contraires , que sur
l'aveuglement spirituel ; car tantôt elle l'impute à la malice des hommes :
Excœcavit illos malitia eorum 2 ; tantôt à la vengeance de Dieu : Excœca
evr popidi hujus 3 ; tantôt au démon , qu'elle appelle le dieu du siècle :
In quibus deus hujus sœculi excœcavit mentes infidelium 4. Quelquefois
elle déplore cet aveuglement intérieur comme malheureux, et d'autres fois
elle le déteste comme criminel; quelquefois elle en fait un sujet d'excuse :
Ignosce illis, nesciunt enim quid faciunt 5 ; et d'autres fois un sujet de
reproches : Vœ vobîs duces cœci et duces cœcorum 6. Or c'est la diversité,
ou, si vous voulez, l'apparente contrariété de ces expressions, qui a fait
naître sur cette matière tant d'embarras , et qui l'a rendue si difficile à
développer. Cependant , pour l'éclaircir autant qu'il m'est possible , et
pour accorder ensemble tous ces textes de l'Écriture , voici le dessein que
je me propose, et que je vous prie de bien comprendre. Je distingue, avec
le docteur angélique saint Thomas , trois sortes d'aveuglements : un aveu-
glement qui de lui-même est péché , un aveuglement qui est la cause du
péché , et un aveuglement qui est l'effet du péché. Aveuglement , péché ;
c'est celui qui nous est marqué dans ces paroles de la Sagesse : Leur pro-
pre malice les a aveuglés : Excœcavit illos malitia eorum1. Aveuglement,
cause du péché ; ce fut celui de saint Paul , qui disait de lui-même : J'ai
été un blasphémateur, j'ai été un persécuteur de l'Église; mais du reste,
je l'ai été par ignorance : Ignorans fecis. Aveuglement, effet du péché;
c'est celui dont parlait Isaïe, en demandant à Dieu qu'il aveuglât le cœur
' Aug. — 2Sap., 2. — 3 Isaï., 6. — -S 2 Cor., 4. — 5 Luc, 23. — "Matih., 23. — 7 Sap., 2.
— 8 1 Tim., 1.
60 i SLR L'AVEUGLEMENT SPIRITUEL.
de son peuple : Excœca cor populi hujus h Vous verrez le rapport qu'ont
à ces trois points toutes les questions qui regardent l'aveuglement de l'es-
prit. Mais , auparavant , je fonde sur ces principes de saint Thomas trois
propositions qui me paraissent d'une utilité iniinie pour l'édification de
vos âmes, et qui vont partager ce discours. Car je dis que l'aveuglement
qui de lui-même est péché , est , de tous les péchés , le plus pernicieux et
le plus contraire au salut; c'est la première partie. Je dis que l'aveugle-
ment qui est cause du péché, est communément , pour servir de prétexte
au péché, l'excuse la plus frivole et la moins recevable ; c'est la seconde
partie. Je dis que l'aveuglement qui est l'effet du péché , est la peine la
plus terrible dont Dieu , dans cette vie , puisse punir le pécheur : ce sera
la conclusion. Aveuglement comble du péché, vaine excuse du péché; et
dans cette vie , dernière vengeance du péché : donnez à ces trois points
importants toute votre attention.
PREMIÈRE PARTIE.
Soit que nous consultions la foi , soit que nous en jugions par les prin-
cipes de la droite raison , il est certain qu'il y a un aveuglement qui de
lui-même est criminel , parce qu'il est volontaire et même affecté. C'est-à-
dire qu'il y a un aveuglement que nous entretenons dans nous, d'où nous
ne voulons pas sortir , et que nous préférons secrètement à toutes les lu-
mières de la vérité. Un aveuglement qui fait que le pécheur craint de trop
voir, et qu'il évite de connaître , ou le mal qu'il fait , ou le bien qu'il ne
fait pas ; et qu'il est intérieurement déterminé à ne pas faire. Comme s'il
disait : Je ne veux pas être plus éclairé que je suis ; j'ignore mes obliga-
tions, mais je veux bien les ignorer, ou du moins ne les pas approfondir;
mon aveuglement me plaît, il m'est commode ; et , bien loin d'en être en
peine et de vouloir le corriger , je m'en fais un fonds de tranquillité et de
paix , dont dépend toute la douceur et tout le bonheur de ma vie. Telle est
la nature de ce péché. Mais se trouve-t-il dans le monde des âmes assez
insensées pour en venir jusque-là? Oui, mes chers auditeurs, le monde en
est plein ; et ce qui marque encore bien plus la corruption du monde, c'est
que l'on en vient jusque-là sans passer pour insensé. Car si ce péché était,
dans l'opinion des hommes , généralement décrié et reconnu pour folie , il
serait plus rare et moins contagieux ; mais aujourd'hui c'est un désordre
commun que l'esprit perverti du monde a su même , en quelque façon ,
autoriser par le nombre et la qualité de ceux qui y sont engagés.
En effet , Chrétiens , prenez garde à cette induction qui va vous dévelop-
per ma pensée, et qui me servira d'abord de preuve. Je disque cet aveugle-
ment volontaire et affecté est le péché des libertins et des prétendus athées,
qui , dans eux-mêmes et par les seules vues naturelles , ont des lumières
plus que suffisantes pour connaître Dieu , et qui par conséquent ne peuvent
l'effacer de leur esprit , ni cesser de croire en lui , que parce qu'ils ne
veulent pas s'assujettir à lui , et qu'à force de l'offenser , ils parviennent
enfin à l'oublier et ensuite à le méconnaître. Excellente idée que Tertullien
• Isaï,, 6.
suu l'aveuglement spirituel. 605
donnait autrefois de l'athéisme , lorsque , après avoir démontré que Dieu
en qualité de premier être est le plus connu de tous les êtres , il concluait
que le désordre des impies était de ne vouloir pas reconnaître celui qu'ils ne
pouvaient jamais absolument ignorer : Et hœc est summa délie ti nolen-
tium recognoscere quem ignorare non possunt1. Où vous remarquerez
que ce grand homme , bien éloigné de donner dans les vaines subtilités de
certains théologiens modernes , ni de raisonner comme eux , en faisant de
dangereuses suppositions sur ce qui regarde l'existence et la foi d'un Dieu,
n'admettait point d'ignorance de Dieu qui selon lui ne fût un crime mon-
strueux ; et cela fondé sur la parole expresse de saint Paul , lequel a tou-
jours traité d'inexcusables ceux qu'une téméraire présomption aveugle
jusqu'à douter de la Divinité : Invisibilia ejusper ea quœ facta sunt , in-
tellecta conspiciuntur, itautsint inexcusabiles 2. L'insensé, dit le Saint-
Esprit, a balancé entre sa raison et son cœur : sa raison lui a dit qu'il y
avait un Dieu, et son cœur rebelle lui a dit qu'il n'y en avait point ; et parce
que son cœur a malheureusement prévalu sur sa raison , malgré les vues
de sa raison il a suivi le mouvement de son cœur , jusqu'à conclure , con-
formément à ses désirs , qu'il n'y a point de Dieu dans l'univers : Dixit
insipiens in corde suo : Non est Deus 3. Aveuglement volontaire et affecté,
qui dans la société des hommes fait les libertins de créance et de religion.
Je dis que c'est le péché de certains hérétiques de mauvaise foi , qui ne
sont tels que parce qu'ils sont déterminés à l'être. Car il y en a dont la
prévention va jusqu'à ne vouloir pas même s'instruire, jusqu'à rejeter
indifféremment et sans choix tout ce qui serait capable de les convaincre,
jusqu'à concevoir une secrète aversion pour la vérité , jusqu'à se faire un
point de conduite et un principe de ne revenir jamais de leurs erreurs.
Prévention que saint Augustin condamnait dans les manichéens , quand il
leur reprochait qu'ils avaient moins de docilité pour les sacrés oracles de
l'Écriture et pour la parole de Dieu, que pour les traditions humaines et
pour les livres des profanes. Aveuglement volontaire et affecté , qui fait
les schismatiques et les hérétiques.
Je dis que c'est le péché des sensuels et des voluptueux , qui , pour goû-
ter avec moins de trouble leurs infâmes plaisirs , ne veulent pas même
entendre parler des vérités éternelles , et ont l'audace de dire à Dieu ce
que le saint homme Job leur mettait dans la bouche , pour exprimer le
malheur ou plutôt le dérèglement de leur conduite : Et dixerunt Deo :
Recède ànobis, scientiam viarum tuarum nolumus 4. Ils ont dit à Dieu :
Retirez-vous de nous , Seigneur , et cessez de répandre dans nos esprits
cette science , quoique divine , qui nous découvre malgré nous les voies de
salut. C'est une science importune ; et, dans la possession où nous sommes
de vivre au gré de nos passions et de satisfaire nos sens, elle ne ferait que
nous inquiéter et que nous alarmer. Réservez pour d'autres ces vives lu-
mières qui sont les dons précieux de votre grâce : nous ne sommes pas
encore disposés à les recevoir, il en coûte trop pour les suivre, et même
il en coûterait trop , si nous les avions , pour ne les pas suivre : il vaut
• Tertull. — * Rom., 1, — 3 Psalm. 52. — 4 Job., 21.
606 SUR L AVEUGLEMENT SPIRITUEL.
mieux pour notre repos que nous en soyons privés. Il est vrai que la
science de vos commandements et de votre loi est la science des Saints ;
mais elle engage à des choses trop pénibles et trop contraires à toutes nos
inclinations, pour souhaiter même que vous nous l'accordiez. Ce renonce-
ment à soi-même , ce crucifiement de la chair, cette nécessité indispen-
sable de la pénitence, tout cela, si nous y pensions , nous désolerait ; et la
vue que nous en aurions empoisonnerait ce qu'il y a pour nous dans le
monde de plus agréable et de plus doux. Nous aimons mieux passer nos
jours dans une ignorance profonde, et être moins instruits, Seigneur,
de ce que vous nous commandez , afin de pouvoir jouir sans remords des
plaisirs que vous nous défendez. Car c'est ainsi que ces partisans du monde,
esclaves de la passion et dominés par la sensualité, s1 en expliquent, ou
du moins c'est ainsi qu'ils le pensent. Aveuglement volontaire et affecté ,
qui fait les charnels et les impudiques.
Je dis que c'est le péché de certains esprits pleins d'eux-mêmes, qui,
par un effet pitoyable de leur orgueil , ne peuvent supporter la vérité , du
moment que la vérité les humilie ; qui dès là s'opiniâtrent à la fuir , au
lieu qu'ils devraient pour cela même la chercher; qui, comme dit saint
Augustin , aiment cette vérité quand elle leur est favorable , mais qui la
haïssent , qui la rejettent quand ils en craignent la censure : Amant lu-
centem, oderunt redarguentem K Le péché de ceux qui, possédés de leur
amour-propre , ne veulent pas voir leurs défauts , quoique grossiers , et
ne peuvent souffrir d'en être repris ; qui prennent pour offenses les plus
charitables avis qu'on leur donne , et les plus salutaires remontrances
qu'on leur fait ; qui, bien loin de les recevoir comme de bons offices, s'en
font des sujets de ressentiment et d'aigreur , et ne se tiennent obligés qu'à
ceux qui , par une fausse amitié ou par une lâche complaisance , ont soin
de leur cacher tout ce qui les blesse , de leur dissimuler tout ce qui les
mortifie, quelque vrai qu'il puisse être d'ailleurs, et quoiqu'il fût si utile
et si nécessaire pour eux de le connaître. Le péché de ceux qui veulent
même qu'on leur applaudisse jusque dans leurs faiblesses, et qu'on les loue,
comme parle l'Écriture , jusque dans les désirs de leurs âmes , c'est-à-dire
jusque dans leurs passions les plus violentes et dans leurs entreprises les
plus injustes , qui mettent tout leur bonheur à être flattés et trompés ;
qui comptent le mensonge pour un bienfait , et l'adulation pour une marque
de respect : Hi nimirum ( ce sont les termes de saint Jérôme dans la belle
peinture qu'il nous en a tracée) gaudent ad circumventionem snam, et
illusionempro bénéficie* ponunt 2. Aveuglement volontaire et affecté , qui
fait les incorrigibles.
Enfin , je dis que c'est le péché d'une infinité de chrétiens qui , par une
autre erreur encore plus damnable , ne veulent pas s'éclaircir sur certains
faits , sur certains doutes , sur certains troubles de conscience , parce qu'ils
sentent bien , pour peu qu'ils se sondent eux-mêmes , qu'ils ne sont pas
dans la disposition d'accomplir des devoirs à quoi cet éclaircissement leur
ferait voir qu'ils sont obligés. Et voilà ceux que le Prophète avait en vue
' Aug. — 2 Hieron.
SUR L AVEUGLEMENT SPIRITUEL. 007
dans le psaume trente-cinquième, et dont il disait : Noluit intelligere ut
benb ageret i. Le pécheur n'a pas voulu savoir le bien , parce qu'il ne l'a
pas voulu faire. Ainsi un homme, auparavant obscur et inconnu, s'est
poussé par ses intrigues dans ces emplois où , sans un miracle de la grâce,
il est presque aussi impossible de se sauver qu'il est facile de s'enrichir
en très-peu d'années. On l'a vu s'élever de l'extrême indigence ou d'un
état médiocre, à une prospérité qui scandalise le public. Chargé de l'admi-
nistration du bien d'autrui, dans le maniement qu'il en a fait, il n'a eu
ni l'exactitude , ni peut-être la bonne foi nécessaire pour ne pas confondre
les intérêts du prochain avec les siens propres. Celui-ci , dans les fonctions
de la magistrature , a cent fois montré, aux dépens du faible et du pauvre,
ce qu'il pouvait en faveur de ses amis. Celui-là, pourvu dans l'Église de
bénéfices , en a joui et en a dissipé les revenus , sans avoir égard aux obli-
gations onéreuses qui y étaient attachées. Si, dans chacun de ces états,
l'on venait , après quelque temps , à entrer dans la discussion des choses ,
et à peser tout dans la balance du sanctuaire, il est évident qu'on y trou-
verait bien des comptes à rendre, bien des injustices à réparer, bien des
restitutions à faire. Or tout cela embarrasserait , et réduirait à des extré-
mités fâcheuses. Que fait-on? pour s'en ôter l'inquiétude et le scrupule,
on s'en ôte la connaissance. On s'étourdit là-dessus, on prend la parti de
n'y point penser. Faut-il cependant s'acquitter d'un devoir de religion ;
faut-il , pour satisfaire au précepte de l'Église , approcher du tribunal de
la pénitence , on cherche un confesseur commode , c'est-à-dire un con-
fesseur peu habile ou peu zélé, qui , content de voir à ses pieds l'iniquité
couverte des apparences de l'humilité , délie sur la terre ce que Dieu dans
le ciel ne déliera jamais ; et , sans rien exiger davantage qu'une confession
légère et superficielle , bénit encore Dieu d'une prétendue conversion , sur
laquelle les anges de la paix et les vrais ministres du Seigneur ne peuvent
assez amèrement pleurer. Aveuglement qui fait les insensibles et les en-
durcis.
Or j'ai ajouté et je soutiens que , de tous les péchés dont l'homme est
capable, il n'y en a point de plus contraire au salut. Pourquoi? En voici
la raison , qui est sans réplique : parce que cet aveuglement volontaire
exclut la première de toutes les grâces , qui est la lumière divine ; et par
l'exclusion de cette première grâce, nous met dans une espèce d'impossi-
bilité de parvenir à aucune autre grâce. C'est la pensée de saint Augustin :
d'où il s'ensuit que ce péché ferme , pour ainsi dire , à Dieu la porte de
notre cœur, et réduit Dieu, tout Dieu qu'il est, à moins qu'il n'use de son
souverain empire et qu'il ne fasse un dernier effort de sa miséricorde.,
comme dans l'impuissance de nous sauver. Ecoutez-moi , et vous en allez
convenir. Point de péché plus contraire au salut que celui-là. Car, dans
tous les principes de la théologie , la première grâce du salut , c'est la
lumière qui nous découvre les voies de Dieu , et qui nous fait connaître
nos devoirs : lumière absolument nécessaire , puisque dans l'ordre de la
grâce aussi bien que dans l'ordre de la nature , pour agir librement il
1 Psalm. 35.
(508 sur l'aveuglement spirituel.
faut connaître , et pour connaître il faut être éclairé de Dieu. Que faisons-
nous donc quand nous rejetons cette lumière ? nous détruisons dans nous-
mêmes le fondement du salut ; et par F obstacle que nous apportons à cette
seule grâce, nous renonçons, autant qu'il est en nous , à toutes les autres
grâces que Dieu tenait en réserve dans les trésors de sa miséricorde , et
par où il voulait nous convertir et nous attacher à lui.
Car négliger cette lumière, beaucoup plus la craindre et la fuir, c'est
dire à Dieu que nous ne voulons pas qu'il nous prévienne de son amour,
que nous ne voulons pas qu'il nous imprime la crainte de ses jugements ,
que nous ne voulons pas même qu'il nous donne de la confiance en lui ,
que nous ne voulons pas qu'il touche notre cœur, et qu'il en fasse un cœur
pénitent et contrit : comment cela ? parce que , dans la doctrine de saint
Augustin , la crainte de Dieu , l'amour de Dieu , la confiance en Dieu ,
la haine du péché , sont autant de grâces d'inspiration et d'affection , qui
supposent essentiellement les grâces de lumière et de connaissance. Du
moment donc que nous renonçons par un aveuglement volontaire à cette
grâce de connaissance , nous nous rendons incapables de tous les autres
dons de Dieu , et de tous les sentiments qui pouvaient nous ramener à
Dieu. Or je vous demande si l'on peut rien concevoir de plus directement
opposé au salut? Prenez garde , s'il vous plaît : tandis que nous avons ces
connaissances qui nous règlent par rapport au salut , quelque pécheurs
du reste que nous soyons , Dieu agit encore dans nous ; et malgré la cor-
ruption de nos mœurs nous sommes toujours en quelque manière sous
l'empire de sa grâce. D'où vient que le Sauveur disait : Marchez pendant
que vous avez la lumière : Ambulate dùm lucem habetis l. Mais dès que
cette lumière nous manque , toutes les opérations de la grâce cessent , et
nous pouvons dire que nous cessons d'être nous-mêmes dans la voie du
salut. Je dis plus : car non - seulement ce péché d'un aveuglement volon-
taire nous ôte la lumière , mais il nous ôte même le désir d'avoir la lu-
mière ; non-seulement il nous fait sortir de la voie du salut , mais il
nous fait perdre en quelque façon l'espérance d'y rentrer, puisqu'il est
«certain que le premier pas pour rentrer dans la voie du salut est de la
chercher, de l'étudier, de vouloir l'apprendre. Or c'est à quoi ce péché a
une essentielle opposition. Saint Chrysostome nous en donne la figure et
la preuve dans l'exemple de l'aveugle de Jéricho. Cet aveugle eût-il jamais
été guéri par le Fils de Dieu , s'il ne l'avait ardemment désiré ? non ;
mais il cria, mais il pressa, mais il importuna, mais il témoigna une
envie extrême de voir : Domine , ut videam : et c'est pour cela que
Jésus-Christ lui rendit la vue. Nous ne faisons rien de semblable , c'est-
à-dire , nous n'avons pas même ce désir que Dieu nous éclaire , et nous
ne pensons pas à l'exciter ni à le demander. Nous sommes donc dans le
dernier éloignement où nous puissions être du royaume de Dieu. Je me
trompe , il y a encore quelque chose de plus affreux dans ce péché ; et
quoi ? c'est que souvent , bien loin d'avoir cette volonté sincère d'être
éclairés de Dieu , nous en avons une toute contraire; et qu'au lieu de dire
• Joan., 12.
sur l'aveuglement spirituel. 609
à Dieu : Seigneur, que je voie ; nous nous disons secrètement à nous-
mêmes , par un attachement opiniâtre à notre désordre : Que je ne voie
jamais ce qui me gêne, et ce qui ne servirait qu'à me troubler. Péché que
je n'appelle plus simple péché, mais, si j'ose le dire , une fureur pareille
à celle de l'aspic , qui , selon la comparaison du Saint-Esprit , se bouche
les oreilles pour n'entendre pas la voix de l'enchanteur : Furor Mis se-
cundum similitudinem serpentis : sicut aspidis sur d ce , et obturantis
aures suas1. Avec cette différence, dit saint Bernard, que quand l'aspic
bouche ses oreilles , c'est pour conserver sa vie , au lieu que quand nous
fermons les yeux à la vérité , c'est pour notre ruine et pour notre mort.
J'ai dit que ce péché seul mettait Dieu dans une espèce d'impuissance
de nous sauver, et l'obligeait à nous dire , quoique dans un autre sens ,
ce que Jésus-Christ dit à l'aveugle dont je viens de vous proposer l'exem-
ple : Quid tibi vis faciam 2? A quoi m' obliges-tu , pécheur? et dans l'état
malheureux où je te vois, que veux-tu que je te fasse? que je te sauve
sans grâce? cela n'est pas dans mon pouvoir. Que je te donne des grâces
sans lumières? il n'y en eut jamais de la sorte. Que par des lumières for-
cées je te sanctifie malgré toi ? ce n'est point l'ordre de ma providence.
Que par un miracle spécial je change pour toi les lois de cette providence?
ma justice s'y oppose , et ma miséricorde même ne l'exige pas. Il faut
donc, en m'accommodant à tes dispositions, que je te laisse périr, et parce
que tu veux t'aveugler, que j'arrête le cours de mes grâces, puisqu'il n'y
en a aucune qui te puisse convertir, tandis que tu persisteras à ne vouloir
pas connaître les vérités du salut.
Je sais, Chrétiens, que Dieu peut, indépendamment de nous, pénétrer
nos esprits de ses lumières. Je sais qu'il est de leur essence , en tant que
ce sont des grâces, d'être produites dans nous sans nous-mêmes , In nobis,
sine nobis 3, dit saint Augustin. Je sais qu'il ne nous est pas libre de les
recevoir ou de ne les. pas recevoir, quoiqu'il nous soit libre, après les avoir
reçues, d'en bien ou d'en mal user. Mais il est toujours vrai que, quand
nous haïssons , quand nous fuyons ces lumières , nous formons tout l'obs-
tacle à notre salut qu'une créature de sa part y peut former; et que ,
pour surmonter cet obstacle , il faudrait que Dieu employât des grâces ex-
traordinaires , et qu'il fit un miracle de sa toute-puissance. Or cela me
suffit pour avoir droit de dire que cette espèce d'aveuglement est donc de
tous les péchés le plus opposé à la conversion et au salut de l'homme.
Péché , mes chers auditeurs , où nous devons tous craindre de tomber,
mais encore plus ceux qui , dominés par leurs passions , se laissent em-
porter au torrent du monde. Et voilà pourquoi je voudrais que tous ceux
qui m'écoutent se proposassent aujourd'hui de faire tous les jours à Dieu
cette prière que faisait si souvent David , et qui marquait si bien la droi-
ture de son cœur : Révéla oculos meos 4 : Seigneur, éclairez-moi , et ou-
vrez-moi les yeux. Illumina tenebras meas 5 : Seigneur, dissipez les
ténèbres de mon esprit. Illustra faciem tuam super servum tuum 6 :
Faites rejaillir l'éclat de votre visage sur votre serviteur. Détrompez-moi
1 Psalm. 57. — 2 Luc., 18. — 3 Aug. — 4 Psalm. 118. — 5 Ibid., 17. — c lbid.; 30.
t. i. 39
1»
610 sur l'aveuglement spirituel.
(les erreurs et des fausses maximes du siècle. Je suis aveugle, il est vrai ;
mais au moins par votre miséricorde, ô mon Dieu, je ne me plais pas
dans mon aveuglement, puisqu'au contraire je le déplore et que je l'ai en
horreur. Je marche dans l'obscurité d'une foi languissante et imparfaite ;
mais au moins je désire vos saintes lumières , je vous les demande , je suis
dans T impatience de les obtenir, je les préfère à toute la sagesse mon-
daine , je veux me disposer à les recevoir. Et parce que je sais que ce n'est
point dans le bruit et le tumulte du monde que vous les répandez , et
qu'au contraire c'est là qu'elles s'évanouissent , je veux désormais me sé-
parer du monde ; je veux régler mes occupations et mes conversations , et
en retrancher le superflu ; je veux m' occuper de vous et de moi-même ,
afin que dans le silence d'une vie tranquille et intérieure je puisse enten-
dre votre voix , et profiter de vos divines instructions. Ah ! mon Dieu ,
changez donc et purifiez mon cœur : Cor mundum créa in me , Deus 1 .
Et comme il ne peut être réglé que par les connaissances de l'esprit ,
renouvelez le mien : Et spiritum rectum innova in visceribus mets 2.
Donne-moi cette intelligence qui fait les prédestinés et les Saints : Da
mihi intellectum, ut sciam justificationes tuas*. Si je vous la demande,
Seigneur, ce n'est point pour me rendre plus habile dans les affaires du
monde , ce n'est point pour avoir l'estime et l'approbation du monde ,
ce n'est point pour me distinguer et pour m'élever dans le monde : je
serai toujours assez distingué , Seigneur, quand je serai devant vous et
auprès de vous ? je serai toujours assez grand , quand je vous craindrai.
Mais donnez-la-moi pour n'ignorer rien dans ma condition de tous mes
devoirs , pour savoir toutes vos volontés , et pour les accomplir. Je puis
me passer de tout le reste , et je renonce même absolument à tout le reste,
s'il me conduit là : Ut sciam justificationes tuas. C'est ainsi, Chrétiens,
que vous vous préserverez de ce premier aveuglement , qui de lui-même
est péché. Parlons maintenant du second , qui est la cause du péché. C'est
la seconde partie.
deuxième partie.
J'appelle aveuglement cause du péché , quand l'homme ne pèche que
parce qu'il est aveugle , et que, dans la disposition où il se trouve , il ne
pcèherait pas s'il avait certaines vues qu'il n'a pas en effet, mais qu'il
pourrait, et par conséquent qu'il devrait avoir. Car il est vrai de dire
alors que son aveuglement ou que son ignorance est la cause de son dés-
ordre , puisque son ignorance venant à cesser, son désordre cesserait de
même. En fut-il jamais un exemple plus authentique, et tout ensemble
plus terrible , que le crime des Juifs commis dans la personne du Sauveur
du monde ? Un Dieu livré à la cruauté des hommes ; un Dieu moqué , ou-
tragé, condamné, crucifié; voilà sans doute un péché dont la seule idée
fait horreur, et cependant un péché dont l'ignorance a été le principe. Les
pharisiens avaient entrepris de perdre Jésus-Christ , mais ils ne savaient
pas que Jésus-Christ était le Messie et le Fils unique de Dieu. Oui, mes
• Psalm. 50. — 2 Ibid. — 3 Psalra. 118.
sur l'aveuglement spirituel. 011
Frères, leur dit saint Pierre, prêchant dans leur synagogue, je sais que
vous avez agi en cela , aussi bien que vos magistrats , par ignorance : Sed
et nunc scio quia per ignorant iam fecistis , sicut et principes vestri *.
Vous avez opprimé le Juste , vous avez donné la mort à l'auteur même de li
la vie , vous lui avez préféré un voleur public ; mais vous F avez fait, parce
que vous étiez dans l'erreur. Jésus-Christ ne le témoigna-t-il pas lui-
même , lorsque sur la croix il dit à son Père : Pardonnez-leur, mon Père,
parce qu'ils ne savent ce qu'ils font : Ignosce illis , nesciunt enim quid
faciunt. Cependant ils commettaient le plus abominable de tous les
crimes : mais, encore une fois, d'où procédait ce crime si abominable ? de
l'aveuglement où la passion et la haine les avait plongés.
Rien de plus commun dans le christianisme que ces ignorances qui font
tomber les hommes dans le péché , ou que ces péchés causés par F igno-
rance des hommes. Combien d'injustices dans le commerce, combien d'usu-
res, de prêts où la conscience est blessée , faute de savoir ce que la loi de Dieu
permet et ce qu'elle défend? Si j'en avais été instruit, dit-on, je n'aUrais eu
garde de m'engager dans cette affaire ; car à Dieu ne plaise que, pour nul
intérêt du monde , je risque jamais mon salut ! Vous le pensez de la sorte,
mon cher auditeur, et je le veux croire ; mais cependant vous avez fait ce
que le Seigneur condamne hautement daus l'Écriture : d'un argent qui
devait être le secours des pauvres et la matière de votre charité , vous avez
retiré un profit injuste ; et cette usure déguisée , palliée tant qu'il vous
plaira , a été la suite de votre ignorance. De même , combien d'aversions ,
de haines secrètes , d'inimitiés même déclarées , qui n'ont point d'autre
fondement que la prévention et l'erreur ? Voilà , disait Tertullien , faisant
l'apologie des premiers fidèles , d'où viennent toutes les violences qu'exer-
cent contre nous les païens. Ce qui les porte à ces extrémités, c'est la haine
qu'ils ont conçue pour la religion chrétienne. Haine fondée sur l'igno-
rance. Car ils ne haïssent les chrétiens que parce qu'ils ne les connaissent
pas; et du moment qu'ils les connaissent ils commencent à les aimer :
Hœc causa iniquitatis illorum erga christianos : ubi desinunt ignorais,
cessant odisse 2. Or, de chrétien à chrétien, c'est ce qui arrive encore tous
les jours. Car combien , par exemple , de péchés contre la charité , combien
de discours injurieux et de médisances , combien même' de calomnies dont
l'ignorance est la source? Si l'on s'était bien instruit de la vérité des
choses, on aurait parlé sagement, équitablement , charitablement; et,
rendant justice au prochain , on aurait par là conservé la paix. Mais parce
qu'on s'est prévenu, parce qu'on ne s'est pas mis en peine de démêler le
vrai d'avec le faux ; parce que , sur un léger soupçon, ou sur un rapport infi-
dèle , on a cru ce qui n'était pas : en un mot , parce qu'on a ignoré la vérité,
on a condamné l'innocence, on a blessé l'honneur et détruit la réputation
de son frère; on s'est piqué, on s'est aigri, on s'est emporté ; et de là tous
les désordres que Fanimosité et la vengeance ont coutume de produire. On
vous Fa dit cent fois , femmes chrétiennes , et l'on ne peut trop vous le re-
dire : en matière d'impureté, notre religion condamne mille libertés
1 Act., 3. — aTertull.
012 suti l'aveuglement spirituel.
comme criminelles, qui, dans l'estime commune, passent pour de sim-
ples vanités, et pour des légèretés dont on ne peut croire que Dieu se
tienne si grièvement offensé. Si l'on était bien persuadé que ce sont des
péchés et souvent des péchés mortels , est-il croyable que tant de per-
sonnes élevées dans la piété fassent néanmoins là-dessus si peu régulières ,
et qu'elles voulussent exposer ainsi leur salut? Non : mais parce que le
monde , ou , pour mieux dire , parce que le libertinage du monde s'est mis
en possession de qualifier tout cela comme il lui plaît , sans consulter
d'autre règle on se le permet sans scrupule, et ce sont ces erreurs du
monde qui entretiennent dans les âmes le règne de l'esprit impur. Laissons
ce détail qui serait infini , et venons au point important que j'ai présen-
tement à développer.
On demande donc , et voici la grande règle d'où dépend , dans la prati-
que et dans l'usage de la vie , le jugement exact que chacun doit faire de
ses actions ; on demande si cet aveuglement , qui est la cause du péché ,
peut toujours devant Dieu , notre souverain juge , nous tenir lieu d'excuse
et nous justifier. Mais si cela était, répond- saint Bernard, Dieu, dans l'an-
cienne loi , aurait-il ordonné des sacrifices pour l'expiation des ignorances
de son peuple? David, dans la ferveur de sa contrition, aurait-il dit à
Dieu : Seigneur, oubliez mes ignorances passées : Delicta juventutis meœ ,
et ignorantias meas ne memineris i ? N'aurait-il pas dû dire au contraire :
Souvenez-vous de mes ignorances ; car, puisqu'elles me sont favorables, et
qu'elles me doivent servir d'excuse auprès de vous , il est de mon intérêt
que vous en conserviez la mémoire? Est-ce ainsi qu'il parle? Non ; mais il
dit à Dieu : Oubliez-les, effacez-les de ce livre redoutable que vous produi-
rez contre moi, quand vous viendrez me juger. Il n'est donc pas vrai que
l'ignorance soit toujours une excuse légitime, lorsqu'il est question de péché.
Je vais encore plus loin , car je prétends qu'elle ne l'est presque jamais
pour la plupart des chrétiens. Ceci vous surprendra , mais je l'avance sans
hésiter, et je dis hautement que, dans le siècle où nous vivons, une des
excuses les moins soutenables est communément l'ignorance : pourquoi ?
parce que, dans le siècle où nous vivons, il y a trop de lumières pour pou-
voir s'autoriser de ce prétexte : Si non venissem et non locutus fuissent ,
peccatum non haberent 2. Si je n'étais pas venu, disait le Fils de Dieu, et
que je ne leur eusse point parlé , leur incrédulité serait excusable ; mais
maintenant que je leur ai annoncé le royaume de Dieu , et que je ne leur
ai rien caché des vérités éternelles , ils n'ont plus d'excuses dans leur pé-
ché : Nunc autem excusationem non habent depeecato suo 3. Appliquons-
nous ce reproche que Jésus-Christ faisait aux Juifs. Si nous vivions au mi-
lieu de la barbarie, dans un siècle où la parole de Dieu fût aussi rare
qu'elle l'était , selon l'Écriture , du temps de Samuel ; si l'on nous avait
déguisé les vérités de Y Evangile, si l'on ne nous les avait proposées qu'en
énigmes et en figures , si l'on n'avait pas eu soin de nous les représenter
dans toute leur force , peut-être aurions-nous droit de faire fond sur notre
ignorance, et nous serait-elle de quelque usage devant le tribunal de Dieu.
1 Psalm. 2i. — a Joan., 15. — 3 Ibid.
SUR L AVEUGLEMENT SPIRITUEL. 013
Mais dans un royaume aussi chrétien que celui où Dieu nous a fait naître ;
mais dans un temps où la parole de Dieu , ce pain d'entendement et de
vie, selon l'expression du Sage, Panem vitœ et intellect us * , se distribuée
si amplement et si souvent ; mais dans une cour où ceux qui écoutent
cette parole se piquent de. tant d'esprit et de pénétration , dire , Je n'avais
pas assez de lumières, et j'ai péché par ignorance , c'est un abus, Chré-
tiens. Une telle excuse est vaine , et n'a point d'autre effet que de nous
rendre encore plus criminels. C'est ce voile de malice dont saint Pierre nous
défend de nous couvrir, en rejetant sur Dieu ce que nous devons avec
confusion nous imputer à nous-mêmes.
Mais enfin, me direz-vous, malgré cette abondance de lumières, on
ignore encore cent choses essentielles au salut , surtout à l'égard de cer-
tains devoirs. Ahîmes chers auditeurs, je l'avoue; mais c'est justement
sur quoi je gémis, que dans un aussi grand jour que celui où nous som-
mes, il y ait encore tant de choses que nous ne voyons pas , et qu'au mi-
lieu de tant de clartés qui nous environnent notre aveuglement subsiste :
voilà ce qui me surprend , et ce que je condamne. Quand les pharisiens
protestèrent qu'ils ne connaissaient pas Jésus-Christ, et qu'ils ne savaient
pas même d'où il était : Hune autem nescimus unde sit 2 ; bien loin que
cette raison fermât la bouche à F aveugle-né, elle ne fît qu'allumer son
zèle : C'est ce qui paraît bien étonnant, leur répliqua-t-il, que vous ne sa-
chiez pas d'où il est, et que ce soit pourtant lui qui m'ait ouvert le yeux :
In hoc mirabile est, quia vos nescitis unde sit , et aperuit oculos raeos 3.
Comme leur disant qu'après un miracle aussi visible que celui-là , ils ne
devaient plus chercher d'excuse dans leur ignorance , parce que ce mi-
racle que Jésus-Christ venait de faire l'avait hautement et pleinement ré-
futée. Je dis le même de vous et de moi. Oui , mes Frères , il est bien
étonnant que , sans y penser et sans le savoir, nous péchions tous les jours
par ignorance, et que Dieu néanmoins ait si abondamment pourvu à notre
instruction, qu'il s'explique à nous par tant de voix , qu'il nous parle par
tant d'organes , qu'il ait établi tant de ministres pour nous déclarer ses
volontés , tant de docteurs pour nous interpréter ses commandements, tant
de guides pour nous diriger et pour nous conduire : In hoc mirabile est 4;
voilà le prodige , mais le prodige de notre iniquité, dont il serait bien in-
digne qu'on osât se prévaloir contre Dieu. C'était une erreur du mauvais
riche dans l'enfer, de croire que ses frères , qui vivaient encore sur la
terre, et qui menaient une vie aussi corrompue que la sienne, pussent
s'excuser sur leur ignorance, jusqu'à ce que Lazare ou quelqu'un des
morts leur eût été envoyé pour leur parler de la part de Dieu ; et pour les
instruire du malheureux état où ils se trouvaient engagés. Non, non, leur
répondit Abraham, il n'est pas besoin que Lazare, pour cela, sorte du
lieu de son repos : ils ont Moïse et les prophètes; qu'ils les écoutent : s'ils
no les écoutent pas , il n'y a plus d'ignorance qui les justifie.
Voilà, Chrétiens, comment Dieu nous traite, quand notre ignorance
nous fait tomber dans le désordre , et que notre iniidélité présomptueuse
1 Eccli., 15. — > Joan,, 9. — 3 Ib:d, — '< Ibid.
614 sur l'aveuglement spirituel.
et orgueilleuse nous fait souhaiter d'être instruits par des voies extraordi-
naires : ffabent Moysen et prophetas ■* . Ils ont Moïse et les prophètes,
c'est-à-dire , ils ont ma loi d'un côté , et ils ont de l'autre des pasteurs ,
des prédicateurs, des confesseurs, pour leur en donner l'intelligence; s'ils
ne l'accomplissent pas , leur ignorance n'est plus pour eux une raison :
Nunc autem excusationem non habent depeccato suo 2. Et en effet, quand,
après cela , nous péchons par ignorance , nous sommes non-seulement
coupables, mais inexcusables; pourquoi? observez ceci : parce qu'alors
nous agissons ou contre nos propres lumières , ou du moins contre nos
doutes. Contre nos propres lumières ; car au milieu des ténèbres de notre
ignorance, nous ne laissons pas d'avoir des lumières confuses qui nous
suffisent pour éviter le péché , si nous voulions nous en servir, et qui ne
nous deviennent inutiles que faute de réflexion. Or nous est-il pardon-
nable de faire si peu de réflexion à l'affaire capitale du salut? S'il s'agis-
sait d'une affaire temporelle, l'esprit ne nous manquerait pas, et nous
saurions bien trouver des lumières pour en venir à bout ; mais pour le sa-
lut, nous n'en trouvons point , et je dis qu'il n'y a pas d'apparence que
Dieu se contente de cela. Contre nos doutes ; car quand même nous n'au-
rions pas assez de lumières pour juger des choses , nous en avons souvent
assez pour douter. Or du moment que nous en avons assez pour douter,
si nous passons outre , nous en savons assez pour pécher. Je doute si cette
affaire est selon les règles de la conscience , et néanmoins je m'y embar-
que : je ne suis pas moins coupable que si je commettais le péché avec une
évidence entière du péché. Je doute si ce bien m'est légitimement acquis ,
et toutefois, sans nulle recherche, je le retiens et j'en dispose : c'est comme
si je l'enlevais par une violence ouverte; pourquoi? parce qu'il ne nous
est pas permis d'agir sur une conscience douteuse , et qu'un doute que je
ne veux pas éclaircir m'empêche d'être dans la bonne foi , sans laquelle il
n'y a point d'ignorance qui me puisse disculper. Ainsi raisonnent les théo-
logiens.
Ah ! Chrétiens , souvenons-nous que la première de toutes les obliga-
tions est de savoir. Souvenons-nous qu'un péché ne peut jamais servir
d'excuse à un autre péché, et par conséquent qu'il est inutile de vouloir
justifier nos omissions et nos transgressions par nos ignorances , qui sont
elles-mêmes de véritables péchés. Souvenons-nous qu'on est souvent plus
criminel devant Dieu , ou aussi criminel , de dire , Je ne l'ai pas su ; que
de dire , Je ne l'ai pas fait. C'est sur ce principe , mes chers auditeurs ,
que nous devons aujourd'hui nous examiner. Il ne suffit pas de nous l'ap-
pliquer personnellement à nous-mêmes; il faut qu'il s'étende sur tous ceux
dont Dieu nous a chargés , et dont il nous demandera compte. Car voici
le désordre : permettez-moi de vous le reprocher. Vous avez des enfants à
élever, et vous les élevez tous les jours dans une ignorance grossière des
points les plus essentiels au salut. Vous leur apprenez tout le reste, hors
à connaître Dieu et à le servir. Vous leur donnez des maîtres pour les for-
mer selon le monde, et vous ne leur pardonnez pas là-dessus les moindres
1 Luc, 16. — 2 Joan., 15.
sur l'aveuglement spirituel. 615
négligences ; mais s'ils sont bien instruits de leur religion , mais s'ils ont
la crainte de Dieu, mais s'ils s'acquittent exactement des exercices ordi-
naires du christianisme , c'est à quoi vous pensez très-peu , et peut-être à
quoi vous ne pensez jamais. Vous , Mesdames , vous avez des jeunesjfilles
qui vous doivent la naissance, et à qui vous devez l'éducation : qu'elles
pèchent par ignorance contre les règles d'une civilité mondaine , vous les
reprenez avec aigreur ; mais qu'elles pèchent par ignorance contre la loi
de Dieu , c'est ce que vous leur passez aisément. Vous avez des domesti-
ques : ils sont chrétiens, et à peine savent-ils ce que c'est que d'être
chrétien ; ils viennent au tribunal de la pénitence, et à peine savent-ils ce
que c'est que pénitence ; ils se présentent à nos sacrements , et ils y com-
mettent des sacrilèges. Leur ignorance les excuse-t-elle ; non ; mais elle
vous excuse encore moins qu'eux : car s'ils sont obligés de s'instruire ,
vous êtes obligées de pourvoir à ce qu'ils le soient, et c'est en partie pour
cela que Dieu veut qu'ils dépendent de vous. Vous me demandez à qui
vous les adresserez pour leur enseigner les éléments du salut? Ne vous of-
fensez pas de ce que je vais vous répondre. A qui, dites-vous, les adresser?
mais moi je vous dis : Pourquoi sera-ce à d'autres qu'à vous-mêmes, puis-
que Dieu vous les a confiés? croiriez-vous donc vous déshonorer, en fai-
sant auprès d'eux l'office même des apôtres? Mais encore à qui aurez-vous
recours si vous n'en voulez pas prendre le soin? à tant de ministres zélés,
qui se tiendront heureux de s'employer à un si saint ministère. Oserai-je
le dire ? à moi-même : oui , à moi , qui me ferai une gloire de cultiver
ces âmes rachetées du sang de Jésus-Christ. D'autres s'appliqueront à vous
conduire vous-mêmes, et vous en trouverez assez. Mais pour ces pauvres,
aussi chers à Dieu que tout ce qu'il y a de grand dans le monde , je les
recevrai, je serai leur prédicateur, comme je suis maintenant le vôtre. Je
vous laisserai le pouvoir de leur commander, et je me réserverai la charge
ou plutôt l'honneur de leur faire entendre les ordres du souverain maître
à qui nous devons tous obéir, et de leur expliquer sa loi. Je les tirerai de
cette ignorance , qui, bien loin d'être, et pour vous et pour eux, un titre
de justification , vous expose encore à tomber dans un troisième aveugle-
ment , qui est l'effet du péché et le sujet de la dernière partie.
troisième partie.
C'est une vérité incontestable , que Dieu aveugle quelquefois les hommes ;
et quand l'aveuglement des hommes entre dans l'ordre des divins décrets ,
il est de la foi que c'est un effet du péché, parce que c'est une des peines
dont Dieu punit le péché. Ainsi le prophète Isaïe le faisait-il entendre ,
lorsqu'il disait, en parlant des Juifs infidèles : Excœcavit Deus oculos
eorum 1 ; C'est Dieu qui les a aveuglés : ce Dieu , le centre des lumières ;
ce Dieu , dans qui il n'y a point de ténèbres ; ce Dieu qui éclaire tout
homme venant au monde , c'est lui néanmoins qui les a précipités dans
l'aveuglement où ils sont ; et leur aveuglement est tel, qu'ayant des yeux,
ils ne voient plus , et qu'ayant des cœurs , ils ne comprennent rien ni ne
1 Isaï., apudJoaii., 12.
616 sur l'aveuglement SPIRITUEL.
sont touchés de rien : Ut non video.nt oculis , et non intelligant corde i.
Or il est évident qu'Isaïe s'expliquant ainsi , considérait cet aveuglement
comme un mystère de la justice de Dieu , comme un effet de sa colère ,
comme une vengeance du ciel. Il est donc vrai que non-seulement Dieu
aveugle les pécheurs, mais qu'il ne les aveugle qu'en conséquence et en
haine de leur péché; d'où il s'ensuit que l'aveuglement est alors l'effet du
péché.
De savoir, Chrétiens, de quelle manière s'accomplit une punition en
apparence si contraire à la sainteté de Dieu , et comment Dieu , qui est la
lumière même, peut aveugler une créature raisonnable et intelligente,
c'est un des secrets de la prédestination, ou, si vous voulez, de la réproba-
tion des hommes , que nous devons révérer, mais qu'il ne nous appartient
pas de pénétrer. A prendre les termes dans toute leur rigueur, on dirait
que Dieu , par une action réelle et positive , opère lui-même cet aveugle-
ment intérieur ; et je conviens de bonne foi qu'il y a sur ce point, dans le
texte sacré , des expressions très-fortes , et qui demandent du discerne-
ment et de la précision , pour ne s'y pas laisser surprendre. Car quand
saint Paul dit, par exemple, que Dieu enverra à ceux qui périssent, c'est-
à-dire aux réprouvés , un esprit d'erreur pour croire au mensonge : Ideo
mittet Mis Deus operationem erroris, ut credant mendacio'*; qui ne
conclurait de là que Dieu agit en effet dans une âme criminelle , pour lui
inspirer le mensonge, comme il agit dans une âme juste, pour y répandre
la lumière de sa grâce? Et quand nous lisons dans le livre des Rois , que
Dieu , par un dessein formé, suscita un démon pour séduire Achab , qu'il
lui en donna la commission expresse , et qu'au même temps il mit un es-
prit de mensonge dans la bouche des prophètes en qui cet infortuné mo-
narque avait plus de confiance : Nunc igitur dédit Deus spiritum men-
dacii in ore omnium prophetarum 3 ; prenant la chose à la lettre, ne di-
rait-on pas que Dieu , par une providence à lui seul connue , est la cause
immédiate qui produit l'aveuglement du pécheur? Mais , mes Frères , dit
saint Augustin , il n'en va pas ainsi. Dieu , l'éternelle et l'essentielle vé-
rité, ne peut jamais être l'auteur du mensonge; et, tout Dieu qu'il est, il
ne peut jamais nous tromper, parce qu'il ne peut jamais cesser d'être un
Dieu fidèle. S'il nous aveugle, c'est par voie de privation, et non d'action ;
c'est en retirant ses lumières, et non en nous imprimant l'erreur ; c'est en
nous abandonnant à nos propres vues et aux suggestions des méchants , et
non en nous donnant lui-même des vues fausses. Car de quelques termes
que l'Écriture se soit servie, la foi nous oblige à les interpréter de la sorte.
11 y a plus, et j'ajoute que suivant le sentiment du même saint Augus-
tin, dont le concile de Trente nous a proposé, sur ce point, la doc-
trine pour règle , on doit conclure que Dieu n'aveugle jamais tellement les
hommes en cette vie, qu'il les laisse dans une privation entière et absolue
des lumières de sa grâce. Pourquoi ? parce que les hommes tomberaient par
là dans une impuissance absolue et entière de garder sa loi , et qu'elle leur
deviendrait impraticable. Or c'est une maxime de religion d'autant plus
' Isaï., ajmd Joan., 12. — 5 2 Thcss., 2 3 3 Reg., 22.
sur l'aveuglement spirituel. 617
sûre , quelle est nécessaire pour réprimer le libertinage, que Dieu, souve-
rainement juste, souverainement sage, souverainement bon, ne nous de-
mande jamais rien d'impossible : Impossibilia nonjubet (ce sont les paroles
de saint Augustin citées par le concile) , sedjuhendo monet, et facere quod
possis, et petere quod non possis, et adjuvat ut possis i. Il nous laisse
donc toujours des lumières suffisantes, sinon pour marcher dans la voie du
salut, au moins pour la chercher; sinon pour agir, au moins pour prier ;
sinon pour savoir, au moins pour douter. Or il n'en faut pas davantage ,
Seigneur, pour être en pouvoir d'accomplir votre, loi , et pour faire que
dans vos plus sévères jugements vous soyez irréprochable si nous ne l'ac-
complissons pas : Utjustific.eris in sermonibus tuis, et vincas cùmjudi-
caris 2. Que fait donc Dieu pour nous aveugler et pour nous punir? rien
autre chose, Chrétiens, que de s'éloigner de nous , et de nous livrer à nous-
mêmes. C'est-à-dire que Dieu , en punition de nos infidélités et de nos
désordres, ne nous donne plus certaines lumières qu'il nous donnait autre-
fois : lumières vives et pénétrantes , lumières de faveur et de choix ; lu-
mières qui nous détacheraient du inonde et qui nous en découvriraient
sensiblement la vanité , qui nous feraient goûter Dieu et nous rendraient
son joug aimable; qui, dans la pénitence la plus austère, nous feraient
trouver de saintes délices , et , dans les croix les plus dures , des sources de
consolation ; lumières qui cent fois ont produit des miracles de pénitence
dans les pécheurs les plus opiniâtres ; en tel et en tel , mon cher auditeur,
dont vous avez connu les égarements , et que vous avez vu ensuite , touché
de ces victorieuses lumières , prendre hautement le parti de la piété ; lu-
mières dont nous avons nous-mêmes senti la vertu, tandis que nous vivions
dans l'ordre, et qui ne se sont éclipsées que parce que le péché nous a sépa-
rés de Dieu. Ce sont là, Chrétiens, les lumières dont Dieu nous prive quand
nous l'irritons , et c'est la perte de ces lumières qui fait notre aveuglement.
Or je prétends (et voici la dernière pensée avec laquelle je vous renvoie),
je prétends que cet aveuglement ainsi expliqué est l'effet le plus redoutable
de la justice de Dieu vindicative, le châtiment le plus rigoureux que Dieu
puisse exercer sur les pécheurs , celui qui approche davantage de la répro-
bation , et que l'on peut dire être déjà une une réprobation anticipée. C'est
pourquoi , remarque saint Chrysostome , quand Isaïe , brûlé de zèle pour
les intérêts de Dieu, semblait vouloir engager Dieu à punir les impiétés
de son peuple , il se contentait de lui dire : Excœca cor populi hujus 3 :
Aveuglez, mon Dieu, le cœur de ce peuple. Car il savait que Dieu , dans
les trésors de sa justice , n'a point de vengeance plus terrible que cet
aveuglement du cœur. Vous me demandez en quoi elle surpasse toutes les
autres ? En voici la raison , Chrétiens , que vous n'avez peut-être jamais
comprise , et qui néanmoins est une des plus solides vérités "de votre reli-
gion. C'est que l'aveuglement où Dieu permet que nous tombions , en
conséquence de nos crimes , est un mal tout pur, sans aucun mélange de
bien. Écoutez-moi. Tous les autres maux de la vie sont, il est vrai, des
châtiments du péché, mais ils ne laissent pas d'être, si nous le voulons ,
« Au{j. — ' Psalm. 50. — 3 Isaï., 6.
618 sur l'aveuglement spinituel.
des moyens de salut ; et il n'y en a point , si nous en savons bien user, que
nous ne puissions mettre au nombre des grâces , parce qu'au même temps
que Dieu nous en fait porter la peine par sa justice, il nous les rend utiles
par sa bonté. Ce sont des maux , dit saint Chrysostome , qui nous purifient
en nous affligeant, qui nous corrigent , qui nous servent d'épreuves, qui
nous aident à rentrer dans nous-mêmes , qui nous détachent des objets
créés , et nous forcent de retourner à Dieu. Mais l'aveuglement est un mal
stérile , dont nous ne pouvons tirer aucun profit. Il y a, disent les théo-
logiens , des peines médicinales ; il y en a de satisfactoires ; il y en a de
méritoires. De médicinales, pour nous préserver du péché; de satisfac-
toires, pour l'expier; de méritoires, pour nous sanctifier : mais dans
l'aveuglement, ni précaution, ni satisfaction, ni sanctification. Quand
Dieu m'envoie des adversités, une maladie, une humiliation , j'ai toujours
de quoi me consoler. Car dans ma peine, je lui dis : Seigneur, soyez béni ;
vous me châtiez en père : cette maladie, dans l'ordre de votre providence,
est pour moi un purgatoire et un exercice de patience. Trop heureux si
j'en fais un tel usage ! J'abusais de ma santé pour mener une vie mon-
daine et dissipée; en me Votant, vous m'avez , malgré moi, séparé du
monde : peine médicinale. J'avais horreur de la pénitence; vous me la
faites faire par nécessité : peine satisfactoire. J'étais lâche dans votre ser-
vice , et négligent dans les devoirs du christianisme ; mais si je ne vous
bonore pas en agissant, vous me donnez de quoi vous honorer en souffrant :
peine méritoire. Voilà ce qui adoucit mes maux. Mais quand je tombe
dans l'aveuglement , je ne puis rien penser de tout cela ; pourquoi ? c'est
que , par ce genre de peine, je ne satisfais point à Dieu , je ne mérite rien
devant Dieu, je ne deviens pas meilleur selon Dieu : Dieu me punit, et rien
de plus.
Or en cela , Chrétiens , le châtiment dont je parle ressemble encore à
celui des réprouvés. Car quel est pour les réprouvés le comble de la misère?
c'est que jamais Dieu ne sera satisfait de leurs souffrances ; et que plus ils
souffrent, plus ils sont obstinés dans leur malice. De même, l'aveuglement,
bien loin d'effacer nos péchés , les augmente ; bien loin de soumettre nos
cœurs, les révolte; bien loin d'apaiser Dieu, le courrouce : il a tout le
mal de la peine , sans en avoir aucun effet salutaire. Peine éternelle ,
ajoute saint Chrysostome, aussi bien que celle des réprouvés. Tous les
autres maux , quelque grands qu'ils soient, ont un terme; l'aveuglement
n'en a point : la mort, qui finit tout le reste, au lieu de le faire cesser, lui
donne , pour ainsi parler, un caractère de perpétuité ; et comme un Saint
en mourant passe, selon l'expression de saint Paul, de lumière en lumière
et de clarté en clarté , c'est-à-dire de la lumière de la foi à la lumière de la
gloire, et de la clarté des Justes à celle des bienheureux : A claritate in
claritatem1 ; aussi la mort fait-elle passer un mondain que Dieu réprouve,
de ténèbres en ténèbres et d'aveuglement en aveuglement , je veux dire de
l'aveuglement temporel à l'aveuglement éternel , et des ténèbres du péché
aux ténèbres de l'enfer.
1 2 Cor., 3.
sur l'aveuglement spirituel. 619
Après cela , conclut admirablement saint Augustin , dites que Dieu dès
cette vie ne punit pas spécialement les pécheurs et les libertins. Dites qu'il
n a point pour eux de châtiment qui dès cette vie les distingue de ses élus,
et qu'en toutes choses il les confond avec les gens de bien. Vous vous trom-
pez , mes Frères , reprend ce saint docteur : Dieu juge les mondains dès
cette vie , et dès cette vie il met entre eux et ses élus une terrible diffé- •
rence, par la différente manière dont il les châtie : Utique est Deus
judicans eos in terra1. Il n'attend pas jusqu'à la fin des siècles pour
séparer le bon grain d'avec la paille ; mais il a dès maintenant une espèce
de peine qui lui suffit pour ce triage, et c'est l'aveuglement dans le
péché. Si nous ne l'appréhendons pas, si nous n'en avons pas autant
d'horreur que de l'enfer même, malheur à nous! Ah! Seigneur, s'écriait
le même Père, que vous êtes adorable et impénétrable dans vos jugements !
mais ^que vous l'êtes surtout dans cette loi fatale qui vous fait répandre
de si affreuses ténèbres sur les hommes , pour punir les désirs injustes et
déréglés de leurs cœurs! Quàm secretus es, habitans in excelsis, in
silentio : Deus solus et Deus magnus, lege infatigabili spargens pœnales
cœcitates super illicitas cupiditates 2 ! Si ce Dieu vengeur n'a pas encore
exercé sur vous, mes Frères, cette rigoureuse justice; s'il n'a pas encore
permis que vous soyez tombés dans ce triste état , ce n'est pas peut-être
que vous ne l'ayez déjà bien mérité : mais c'est qu'il a usé envers vous
d'une plus grande miséricorde qu'à l'égard de tant d'autres. Cependant,
prenez garde que cette bonté ne se lasse enfin , et craignez la patience
même d'un Dieu , qui frappe d'autant plus rudement qu'il a plus longtemps
arrêté ses coups. Qui sait s'il a résolu d'attendre davantage? Qui sait si ce
ne sera pas après le premier péché que vous allez commettre, qu'il éteindra
pour vous ses lumières et qu'il vous aveuglera? Qui ne doit pas être saisi
de frayeur, en pensant qu'il y a un péché que Dieu a marqué comme le
dernier terme de sa. grâce? je dis de cette grâce puissante sans laquelle
nous ne nous sauverons jamais. Quel est-il ce péché? je ne le puis
connaître. Après quel nombre de péchés viendra-t-il ? c'est ce que j'ignore.
De quelle nature, de quelle espèce est-il? autre mystère pour moi. Est-ce
un péché particulier et extraordinaire? est-ce un péché ordinaire et commun ?
abîme où je ne découvre rien. Tout ce que je sais , ô mon Dieu , c'est que je
ne dois rien oublier, rien ménager pour prévenir le malheur dont vous me
menacez. Heureux que vous m'ayez fait voir le danger, non moins heureux
que vous vouliez encore m'aider à en sortir ! Souverainement heureux , si
je marche désormais à la faveur de vos divines lumières, jusqu'à ce que
j'arrive à la gloire, où nous conduise, etc.
1 Aug, — 2 Ibid.
620 SUR LA PRÉPARATION A LA MORT.
SERMON POUR LE JEUDI DE LA QUATRIÈME SEMAINE.
SUR LA PREPARATION A LA MORT,
Cùm appropinquaret portai ciuitalis , ecce defunctus efferebatur, filius unicus matris suœ : et
hcec vklua erat, et turba civitalis multa cum illà. Quant cùm vidisset Dominus , miseiïcordiâ
motus super eam, dixlt illi : Noliflere.
Lorsque Jésus-Christ était près de la porte de la ville, on portait en terre un mort, fils
unique d'une femme veuve; et celte femme était accompagnée d'une grande quantité de per-
sonnes de la ville. Jésus-Christ l'ayant vue, il en fut touché, et il lui dit : Ne pleurez point.
Saint Luc , ch. 7.
Voilà , Chrétiens , dans un même sujet bien des sujets de compassion :
une mère qui a perdu son fils , une femme privée par là de la plus douce
espérance qui lui restait ; un jeune homme enlevé dès la fleur de son âge ;
un fils unique , seul héritier de sa famille , déchu tout à coup de toutes ses
prétentions ; enfin une foule de monde qui accompagne le corps qu'on
porte en terre, et qui prend part à cette triste cérémonie. Il y avait là
sans doute , dit saint Grégoire de Nysse , de quoi toucher le Sauveur des
hommes ; et il était difficile que le Dieu de charité et de miséricorde ne fût
pas ému d'un appareil si lugubre et d'un spectacle si digne de pitié. Mais
après tout , selon la pensée de saint Chrysostome , un autre objet le tou-
chait encore bien plus sensiblement. La perte d'un fils, le deuil d'une
mère , la mort d'un héritier, la désolation d'une veuve , ce n'étaient que
des considérations humaines, trop faibles pour faire une grande impression
sur le cœur d'un Dieu : mais ce qu'il ne put voir sans douleur, ce fut
l'attachement excessif et tout naturel de cette mère à la personne de son
fils; ce fut l'infidélité de cette femme, qui envisageait la mort, non avec
les yeux de la foi , mais par les yeux de la chair ; ce fut le malheur de ce
jeune homme, surpris par un accident imprévu, et mort sans préparation.
Or, pour m' attacher à ce dernier article , qui me paraît plus essentiel et
plus important , n'est-ce pas ainsi que meurent tous les jours tant de chré-
tiens , je veux dire sans avoir pensé à la mort , sans s'être disposés à la
mort? et qu'y a-t-il de plus déplorable que l'état d'un homme qui se
trouve à ce dernier moment lorsqu'il s'y attendait le moins , et n'a pris
nulles mesures pour un passage dont les suites sont éternelles ? Il est donc
d'une extrême conséquence , mes chers auditeurs , de vous apprendre à
prévenir un danger si affreux ; et c'est pour cela que je viens vous entre-
tenir aujourd'hui de la préparation à la mort. Vierge sainte , puissante
protectrice des mourants , c'est vous que nous invoquons à cette heure si
critique ; c'est votre secours alors que nous implorons : commencez dès
maintenant à nous en faire sentir les effets , et rendez-vous favorable à la
prière que nous vous adressons. Ave, Maria.
Saint Ghrysostome , donnant les règles de vie , et par ces règles de vie
SUR LA PREPARATION A LA MORT. 621
voulant disposer une âme chrétienne à la mort, fait particulièrement
consister cette préparation en trois choses , savoir : la persuasion de la
mort, la vigilance contre la mort , et la science pratique de la mort. Trois
dispositions qui ont entre elles un enchaînement nécessaire , et qui vont
d'abord partager ce discours : comprenez-en, s'il vous plaît , le dessein.
Pour se préparer à mourir, dit ce saint docteur, il faut se bien persuader
delà mort : première règle. Il faut sans cesse veiller contre les surprises de
la mort : seconde règle. Enfin il faut se faire de la vie même , soit par la
réflexion soit par la pratique , un exercice continuel et comme un appren-
tissage de la mort : troisième règle. Or quel est, par rapport à nous , le
sujet de la compassion du Fils de Dieu? le voici, mes chers auditeurs :
c'est que craignant la mort au point que nous la craignons , nous vivons
néanmoins dans une négligence entière et dans le plus profond oubli de
la mort. Car nous craignons de mourir; et cependant, quelque certaine et
quelque prochaine même que soit la mort, nous ne sommes presque jamais
persuadés qu'il faut mourir. Nous craignons de mourir ; et cependant ,
quelque incertaine d'ailleurs et quelque trompeuse que soit la mort , nous
prenons aussi peu de précaution que si nous étions pleinement instruits et du
temps et de l'état où nous devons mourir. Enfin nous craignons de mourir;
et cependant, malgré l'expérience journalière et si sensible que nous avons
de la mort, nous n'apprenons jamais dans l'usage de la vie à mourir. Ces
trois points demandent à être éclaircis , et c'est pour cela que j'ai besoin de
votre attention.
PREMIÈRE PARTIE.
C'est par la persuasion que doit commencer ce grand et saint exercice
de la préparation à la mort. Car, comme dit saint Chrysostome , il est
difficile que je me prépare sérieusement à une chose dont je ne suis pas
encore persuadé ; et quand elle doit avoir des suites aussi irréparables et
aussi terribles que celles de la mort, il n'est pas plus possible, si j'en suis
fortement persuadé, que je ne m'applique de tout mon pouvoir à m'y dispo-
ser. Ne regardez donc point, mes chers auditeurs, ce que j'ai maintenant à
vous dire comme une proposition paradoxe , ou comme une instruction du
moins inutile ; et ne me répondez point que la mort est tellement certaine,
qu'il n'y a rien dont les hommes soient malgré eux plus convaincus. Car
je soutiens au contraire qu'il n'y a rien ou presque rien dont ils le soient
moins. Vérité qui doit vous surprendre, et que je ne comprendrais pas moi-
même, si je ne savais pas en quel sens elle doit être entendue; mais vérité
constante, et que je prétends vous rendre sensible dans l'exposition que
j'en vais faire.
11 est vrai , Chrétiens, nous sommes vous et moi persuadés qu'il y a un
arrêt de mort porté, dans le tribunal souverain de la justice de Dieu , contre
l'homme pécheur, et que c'est un arrêt irrévocable et sans appel : Statu-
tum est hominibus semel morix. Mais par je ne sais quel enchantement de
notre amour-propre , nous oublions , sans y prendre garde , que cet arrêt
1 Hebr., 9.
622 SUR LA PRÉPARATION A LA MORT.
doit être exécuté dans nos personnes ; et nous vivons en effet comme si
nous étions persuadés que nous ne devons point mourir. Nous savons bien
en général que tous les hommes mourront ; mais par mille illusions et
mille fausses espérances qui nous jouent, quoi qu'il en soit du général ,
nous trouvons toujours le moyen de nous excepter en particulier. Disons
mieux , nous avons bien une évidence et une conviction spéculative que
nous mourrons nous-mêmes ; mais au même temps mille erreurs pratiques
nous font croire que nous ne mourrons pas. C'est-à-dire, nous conve-
nons bien que nous mourrons un jour, et que c'est une loi rigoureuse qu'il
faudra enfin subir ; mais nous nous consolons dans la pensée que ce ne
sera pas encore si tôt, que nous avons encore du temps, que notre
heure n'est pas encore venue , que nous ne mourrons pas encore de cette
maladie ; et cette persuasion nous empêche d'entrer dans les dispositions
prochaines et nécessaires où il faudrait nous mettre pour nous préparer à
la mort. Car observez avec moi, Chrétiens, que ce qui nous dispose à une
bonne mort n'est pas de savoir en spéculation qu'il faut mourir, mais
d'être actuellement touché et pénétré de ce sentiment intérieur : Je
mourrai, et mon heure approche; je mourrai, et ce sera dans quelqu'une
de ces années que je me promets en vain ; je mourrai , et ce sera dans l'âge
et de la manière que j'aurai le moins prévus. Voilà ce qui nous détermine
à prendre sans délai ces ferventes et généreuses résolutions de réformer
notre vie, pour penser efficacement et solidement à la mort.
Que fait donc l'ennemi de notre salut? Apprenez-le, mes chers auditeurs :
voici l'artifice le plus dangereux dont il se sert pour nous entretenir dans
l'impénitence. Il nous laisse toutes les autres pensées de la mort, dont il
sait bien que nous ne ferons aucun usage , et il nous ôte celle qui seule
serait capable de nous convertir. Je veux dire qu'il ne nous persuade pas
que nous ne mourrons jamais ; ce serait une erreur trop grossière , et dont
jil n'a pas même besoin pour nous perdre ; mais il nous persuade que nous
ne mourrons, ni aujourd'hui, ni demain, ni dans tous les temps où la
charité que nous nous devons à nous-mêmes nous presserait de retourner
à Dieu ; et cela lui suffit. Car avec cela ne comptant jamais sur la mort ,
nous ne tirons jamais ces conséquences salutaires, d'où dépend notre
conversion. Et c'est ainsi que l'a entendu saint Chrysostome, expliquant
ces paroles de la Genèse : Nequaquam moriemini*. La remarque de ce
Père est digne de votre attention. Il dit donc que le démon , cet esprit de
mensonge , emploie encore tous les jours , pour nous séduire , la même
ruse dont il se servit dans le paradis terrestre contre nos premiers parents ;
et quand il a entrepris , ou de nous faire tomber dans le péché , ou de
nous éloigner de la pénitence, un des moyens les plus ordinaires par où il
y parvient est de nous suggérer, comme au premier homme et à sa femme,
que nous ne mourrons point : Nequaquam moriemini. Mais comment
peut-il nous aveugler de la sorte ? et quand Dieu ne nous l'aurait pas dit ,
quand la raison ne nous en convaincrait pas, l'expérience seule ne serait-
elle pas plus que suffisante pour nous forcer à croire que nous mourrons?
1 Gènes., 3.
SUR LA PRÉPARATION A LA MORT. <>2.'j
Quelle apparence que nous puissions démentir là-dessus , non- seulement
notre foi et notre raison, mais l'incontestable et l'évident témoignage de
nos sens? Peut-être , à en juger par là , serait-il moins étonnant que notre
premier père eût donné dans un tel piège ; car il n'avait encore vu nul
exemple de la mort ; et Tlïeureux état d'innocence où Dieu l'avait créé le
faisait jouir d'une santé inaltérable , et le rendait môme immortel. Ainsi
tandis qu'il était dans l'ordre , ne ressentant nulle faiblesse qui l'avertit de
sa mortalité , il pouvait plus aisément se laisser surprendre à la vaine pro-
messe du tentateur, et se flatter qu'il ne mourrait pas : Nequaquam mo-
riemini. Mais à nous , Chrétiens , à nous dont les yeux sont continuelle-
ment frappés de l'image de la mort ; à nous que la mort, pour ainsi parler,
environne de toutes parts ; à nous qui la voyons dans les autres , et qui par
nos infirmités en faisons déjà dans nous-mêmes les tristes épreuves , nous
dire : Vous ne mourrez point, Nequaquam moriemini , c'était la dernière
des tentations par où le démon semblait devoir nous attaquer, et encore
moins nous tromper. C'est néanmoins celle par où il nous attaque le plus
souvent ; et ce qu'il y a de plus étrange, c'est celle qui lui réussit le mieux.
L'artifice est grossier, je l'avoue ; mais notre aveuglement en est d'autant
plus déplorable lorsque nous y sommes surpris. Or nous le sommes à tous
moments. Car le démon , qui cherche en tout notre ruine et qui connait
notre faible , n'a qu'à nous prendre par là , en nous disant : Tu ne mour-
ras pas encore de ceci , nous le croyons. Il n'a qu'à nous faire entendre
que nous sommes jeunes, que rien ne presse, que nous aurons le loisir de
penser à nous , sans examiner davantage , nous nous en fions à lui ,
et dans cette confiance malheureuse nous vivons tranquillement, et
toujours dans les mêmes dispositions, toujours dans le même désordre
d'une vie mondaine, toujours dans le même état d'une conscience déréglée :
pourquoi? parce que nous ne sommes jamais persuadés, j'entends d'une
persuasion efficace , qu'il faut mourir.
Il semble que nous soyons même en cela d'intelligence avec notre
ennemi. Car, bien loin que nous soyons jamais persuadés de la mort , nous
ne voulons pas l'être , nous craignons de l'être, nous éloignons de nous
toutes les vues qui pourraient nous servir à l'être ; et ces vues , qui de-
vraient nous sanctifier, ne font communément que nous troubler, que
nous désoler, que nous consterner, quelquefois même que nous irriter,
quand , aux approches de la mort , on nous tient le moindre discours , et
qu'on nous fait la moindre ouverture touchant le danger où nous nous
trouvons. De là vient ce qu'a sagement remarqué saint Chrysostome , que
la plupart des hommes meurent sans croire mourir, et presque toujours
avec une assurance présomptueuse de ne pas mourir. De là vient que
ceux-là mêmes à qui constamment et visiblement il reste moins de jours
à vivre , sorrt toutefois ceux qui travaillent plus pour la vie. Combien en
verrez- vous qui , frappés d'une maladie mortelle , et déjà condamnés par
le jugement public , forment des desseins , s'engagent dans des entreprises,
s'inquiètent de mille affaires temporelles, comme s'ils avaient le plus grand
intérêt dans l'avenir ? Combien de vieillards , accablés sous le poids des
624 SUR LA PRÉPARATION A LA MORT.
années, et n'ayant plus qu'un pas à faire jusqu'au tombeau, sont aussi
avides des biens de la terre que s'ils les devaient posséder durant des
siècles entiers ? De là vient que les grands du monde , par une fatalité , si
je l'ose dire, attachée à leur condition , ne savent jamais où ils en sont ,
quand ils sont presque au moment de la mort ; et cela parce qu'on est
prévenu qu'ils ne le veulent pas savoir. De là vient que chacun conspire
à les tromper, dans des conjonctures où il serait si important de leur
ouvrir les yeux. On les assure que tout va bien , lorsqu'il est évident que
tout va mal ; on les félicite d'un léger succès , et d'un changement assez
favorable en apparence , mais qui n'est au fond qu'un dernier effort de la
nature défaillante ; on leur cache adroitement et avec soin toutes les
marques et tous les présages qu'on découvre en eux d'une mort certaine ;
on leur exagère la force et la vertu des remèdes , sans leur parler jamais
du souverain remède, qui est la pénitence ; on les amuse de la sorte, et par
quels motifs? motifs tout humains : une femme, par un excès de tendresse;
tles enfants, par respect ou par intérêt ; des étrangers, par complaisance ;
'des domestiques, par crainte : tellement qu'ils ignorent toujours la vérité,
et qu'en mourant même ils se tiennent encore sûrs de ne pas mourir.
De là vient que ceux qui , par état et par un devoir propre de leur mi-
nistère , devraient pourvoir à ce désordre , et parler avec moins de réserve,
ont tant de peine eux-mêmes à s'expliquer ; qu'ils s'en reposent les uns
■sur les autres , un médecin sur le confesseur, et un confesseur sur le mé-
decin; ne voulant ni l'un ni l'autre se faire porteurs d'une parole dont Dieu
leur a pourtant confié l'importance, quoique dure et fâcheuse commission,
•et sacrifiant à de faibles considérations le salut d'une âme dont l'éternelle
'destinée dépendait de leur fidélité. De là viennent, s'il faut enfin se décla-
rer, et presser le malade, dans l'extrémité où il est , de recourir aux sacre-
ments ; de là , dis-je , tant de précautions , de déguisements et de détours.
On l'assure qu'il n'y a rien encore à désespérer ; que quand on l'exhorte à
•donner cette marque de religion , ce n'est pas qu'on le croie dans un péril
•qui ne souffre plus de retardement ; mais qu'il est bon de se prémunir de
■bonne heure , et de se mettre l'esprit en repos ; c'est-à-dire qu'on lui ôte
un des plus puissants motifs de pénitence , et peut-être le seul dont il soit
alors capable d'être touché, savoir, la vue prochaine du jugement de Dieu .
Ce ne fut point ainsi .que se comporta le prophète, quand, au nom du Sei-
•gneur, et avec une sainte liberté , il avertit le roi de Juda que sa fin appro-
chait , et qu'il fallait se disposer à partir pour aller rendre compte au
souverain Juge : Dispone domui tua? , quia morieris tu, et non vives1.
11 lui prononça cet arrêt sans adoucissement : Vous mourrez , Morieris. Il
n'eut égard , ni à sa grandeur royale , ni au trouble où le jetterait cette
parole de mort : Morieris tu, Vous mourrez , prince, vous en personne,
vous, tout monarque et tout absolu que vous êtes. Ah! Chrétiens, où
trouve-t-on aujourd'hui des prophètes , je ne dis pas pour les rois et pour
les têtes couronnées , mais même pour les autres conditions du monde, et
«urtout pour ceux qui , dans le monde , ont quelque distinction , soit de la
1 4Reg., 20; Isaï., 38.
SUR LA PREPARATION A LA MORT. G25
naissance, soit du sang? je ne m'étonne point que, dans des accidents
imprévus et singuliers , on meure sans être persuadé qu'on va mourir. Tel
est F affreux châtiment de Dieu , et c'est en quoi consiste cette impénitence
malheureuse dont je vous parlais il y a quelque temps , lorsque Dieu , pour
punir le pécheur, permet que la mort le surprenne dans son péché. Mais
ce n'est pas là de quoi il s'agit.. Ce que je ne puis assez déplorer ni assez
condamner, c'est que des mourants que Dieu appelle par les voies les plus
communes, que des mourants à qui la mort laisse jusques au dernier
soupir le libre exercice de leur raison , que des mourants pour qui la divine
justice se relâche de tous ses droits , en s1 accommodant à leurs besoins , et
leur donnant tout le loisir de se reconnaître, meurent avec cela sans être
persuadés de la nécessité actuelle et de la proximité de la mort , et que ce
défaut de persuasion ne soit plus précisément l'effet d'une vengeance rigou-
reuse du ciel qui les châtie , ni d'un événement inopiné qui les déconcerte,
,mais d'une insurmontable obstination qui les aveugle ; que ce soit nous-
mêmes, pour ainsi dire, qui prenions à tâche de nous jouer nous-mêmes,
de nous séduire nous-mêmes , croyant les choses , non pas comme elles
sont, mais comme il nous plairait qu'elles fussent : voilà ce qui me
paraît digne , non plus de toute compassion , mais de toute mon indi-
gnation.
Or quel est le remède, Chrétiens? Le voici, tiré de la doctrine et des
maximes de saint Grégoire, pape, qui, de tous les Pères de l'Église, me
semble avoir été , sur le sujet que je traite, un des plus éclairés. Première
maxime : c'est d'entretenir habituellement dans nous une persuasion gé-
nérale de la mort, qui rectifie toutes nos erreurs particulières ; c'est-à-dire ,
d'opposer continuellement à nos assurances présomptueuses touchant la
mort , l'idée vive de la mort ; de rappeler souvent dans notre esprit cette
pensée salutaire : Je mourrai , et je mourrai dans un de ces moments où
je n'aurai pas cru devoir mourir. Ainsi l'oracle même de la vérité me l'a-t-il
fait connaître ; et malheur à moi si , malgré les termes exprès de l'Évan-
gile, malgré la menace de Jésus-Christ, je n'en suis pas encore persuadé!
Souvenir de la mort que Moïse recommandait tant au peuple de Dieu ,
convaincu qu'il était que cette nation si inconstante et si indocile de-
meurerait dans la soumission , tandis qu'elle aurait cet objet présent
devant les yeux : Utinam sapèrent et intelligerent , ac novissima pro-
vider ent 1 !
Seconde maxime : avoir un ami sincère et droit , un ami qui , sans nous
ménager, sans écouter les sentiments d'une amitié faible ou intéressée ,
vienne à nous dans le danger, et nous dise avec le même zèle et la même
force que le Prophète : Mettez ordre à votre conscience , et au plus tut; car
la mort n'est pas loin : Dispone domui tuœ; morieris enim tu. Exiger de
lui, comme le meilleur office que nous en puissions attendre, qu'il ne
diffère point à s'expliquer, et qu'il ne craigne point, en s'expliquant , de
nous contrister. Lui faire bien comprendre que par là nous jugerons s'il
est parfaitement à nous , que par là nous le distinguerons des faux amis ?
1 Deut., 32.
t. i. 40
626 SUR LA PRÉPARATION A LA MORT.
que par là nous lui serons redevables d'une des grâces les plus précieuses ,
qui est la persuasion de la mort au temps même de la mort. Car voilà ce
que nous devons souhaiter d'un ami. Tous les autres services, hors celui-là,
ou qui ne vont pas là , sont vains , sont méprisables , souvent même sont
dangereux. Mais penser au salut d'un mourant , mais prendre soin de son
âme et de son éternité, mais Je disposer par de sages conseils à finir chré-
tiennement une vie dont le terme doit être un souverain bonheur ou un
souverain malheur, c'est là proprement être ami jusques à la mort. Cher-
chons-le cet ami fidèle; et où? non point parmi les mondains. S'ils sont
amis (et combien peu même le sont ! ) , c'est selon le faux esprit du monde,
c'est par rapport aux frivoles avantages du monde , c'est pour établir, pour
avancer un ami dans le monde. Mais nous le trouverons parmi ce petit
nombre d'hommes vertueux et de zélés serviteurs que Dieu s'est réservés
jusques au milieu du monde, et dont la piété nous est connue. Nous le trou-
verons parmi les ministres de Jésus-Christ; amis d'autant plus solides,
qu'après nous avoir aidés à bien vivre , ils nous aident encore à bien mourir.
Troisième maxime : s'affermir contre la crainte de la mort , parce que
c'est la crainte immodérée de la mort qui nous en rend la pensée si odieuse,
et la persuasion si difficile. Ce qu'on craint , on aime à se le représenter
dans un long éloignement , et l'on tâche même à en perdre absolument la
mémoire , comme si jamais il ne devait arriver. Or par où combattre cette
crainte? par les armes de la foi, par les motifs de l'espérance chrétienne,
parles saintes ardeurs de la charité divine. Pour cela, se dire souvent à
soi-même , dans le secret du cœur : Ecce sponsus venit l : Allons , mon
âme, allons au devant de l'époux, le voilà qui s'avance : il ne viendra
pas, mais il vient déjà : Ecce sponsus venit. Ce n'est point pour vous
perdre , mais pour vous tirer des misères de cette vie mortelle , et vous
faire entrer en possession de son royaume. Ce n'est point pour vous
rejeter de sa présence, mais pour vous recueillir au contraire dans son
sein, et pour vous unir éternellement à lui : Ecce sponsus venit. Lan-
gage , il est vrai , trop relevé pour des âmes sensuelles ; mais sentiment
ordinaire aux saintes âmes ; vue consolante qui les rassure , qui les fortifie,
qui les anime. Dans cette disposition, elles se plaisent à envisager la mort
de près ; et plus elles l'envisagent de près , plus elles se préparent à la re-
cevoir, plus elles redoublent leurs soins, leur activité, leur ferveur : Ecce
sponsus venit ; exite obviam ei. Car à quoi nous porte cette persuasion ?
à une sainte vigilance contre la mort , qui va faire le sujet de la seconde
partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Qui le croirait, Chrétiens, qu'on put trouver un préservatif contre la
mort; qu'on pût, malgré son incertitude , s'assurer de la mort ; qu'on pût
en quelque sorte faire changer de caractère à la mort; et au lieu qu'elle est
trompeuse , la rendre fidèle , ou lui ôter au moins le pouvoir de nous tra-
hir? Voilà toutefois l'important secret que le Sauveur du monde a pris soin
* Mauh,, 25.
SUR LA PREPARATION A LA MORT. 627
de nous apprendre; et ce secret, dit saint Chrysostome , est renfermé dans
cette seule parole : Veillez, Vigilate K Parole à laquelle il semble que le
Fils de Dieu ait attaché des bénédictions infinies ; parole dont il a fait la
conclusion presque universelle des divins enseignements qu'il nous a don-
nés, et parole aussi dont la pratique est comme le précis et l'abrégé de
toute la sagesse chrétienne. Car à quoi tend la sagesse de l'Évangile? à la
grande affaire du salut. D'où dépend cette essentielle , cette unique affaire?
de la mort. Et quel moyen plus infaillible et plus nécessaire pour nous
prémunir contre la mort , et pour nous mettre à couvert de ses surprises ,
que la vigilance? Vigilate.
En effet , reprend saint Bernard , quoi que je fasse , les circonstances
particulières de la mort seront toujours incertaines pour moi ; mais , tout
incertaine qu'est la mort et quelle sera toujours dans ses circonstances , je
puis faire en sorte quelle ne me surprenne jamais. Malgré toutes mes ré-
flexions , et toutes les recherches dont je pourrais user pour pénétrer dans
l'avenir, j'ignorerai toujours le temps de ma mort , le lieu de ma mort , le
genre de ma mort ; pourquoi? parce que ce sont des mystères que le Père
céleste a réservés , non-seulement à sa souveraine puissance , mais à sa di-
vine prescience : Quœ Pater posait in sua potestate 2. Mais sans savoir le
temps de ma mort, je puis vivre à tous les temps dans une telle attention sur
moi-même, qu'il n'y ait jamais une heure où la mort ne me trouve pas
en garde : sans savoir le lieu de ma mort, je puis tellement attendre la
mort dans tous les lieux , quil n'y en ait jamais un où je ne sois pas à
couvert de ses pièges : sans savoir le genre de ma mort , c'est-à-dire sans
savoir si ce sera une mort lente ou une mort subite , une mort tranquille
ou une mort accompagnée de violentes douleurs , une mort qui laisse à
mon esprit toute sa raison ou une mort qui le trouble, je puis prendre de
si justes mesures , que du reste ce ne soit jamais une mort imprévue. Et
voilà ce qui fit la différence des vierges sages dont il est parlé dans l'Évan-
gile, et des vierges folles. Les unes n'étaient pas plus instruites que les
autres du moment où l'époux devait arriver ; mais , dans cette incertitude,
les unes, par précaution , tinrent toujours leurs lampes allumées; au lieu
que les autres s'endormirent , et laissèrent , pendant leur sommeil , leurs
lampes s'éteindre.
Or c'est ici même , Chrétiens , que nous devons adorer la providence de
notre Dieu ; c'est , dis-je, dans cette incertitude de la mort, tout affreuse
qu'elle est d'ailleurs , et dans l'effet salutaire qu'elle produit. Car c'est par
là que Dieu nous retient dans l'ordre, et qu'il nous oblige à veiller sans
cesse sur nos actions, à mesurer tous nos pas, à peser toutes nos paroles, à
purifier toutes nos pensées , à régler tous les désirs de notre cœur. Si je sa-
vais quand je dois mourir, où je dois mourir, comment je dois mourir,
peut-être vivrais-je dans un plus grand repos; mais je vivrais avec moins
de dépendance : au lieu que l'incertitude du temps où je mourrai , du lieu
où je mourrai, de la manière dont je mourrai, me réduit à l'heureuse néces-
sité d'étudier soigneusement tous mes devoirs, et de m' appliquer régulière-
« Matth., 25, — 2 Act., 1.
G28 SUR LA PRÉPARATION A LA MORT.
ment et constamment à les remplir. Être un moment hors de cette disposi-
tion, je veux dire hors de cette vigilance chrétienne, c'est, dit saint Jérôme,
agir contre tous les principes et toutes les lumières de la raison ; pourquoi?
parce que c'est commettre à un seul moment l'éternité tout entière.
Mais il s'ensuit donc que la plupart des hommes , et même des plus clair-
voyants et des plus sages dans l'opinion des hommes , ne sont néanmoins
que des aveugles et des insensés. Ah! mes Frères, répond saint Chryso-
stome , la conséquence n'est que trop juste ; et l'Écriture ne nous le dit-elle
pas en termes formels? n'a-t-elle pas, sur ce point, condamné hautement
de folie la prudence du siècle la plus raffinée? Que peut-on penser autre
chose , quand on voit des hommes tels qu'à la honte du christianisme nous
en voyons dans tous les états : des hommes qui se piquent d'être vigilants
et habiles sur tout le reste, et qui négligent la seule affaire où il faudrait
l'être; des hommes si attentifs aux moindres intérêts de la vie, et qui
abandonnent au hasard le capital intérêt dont la mort doit décider ; des
hommes qui passent des mois , des années à régler des comptes dont ils
sont chargés devant d'autres hommes comme eux , et qui ne pensent jamais
à régler ce grand compte dont ils sont responsables à Dieu ; des hommes
qui ne croient jamais avoir pris assez de sûretés dans la conduite du
inonde, et qui risquent tout dans la conduite du salut? Tel est néan-
moins l'aveuglement de tant de chrétiens , et plaise à Dieu que ce ne soit
pas le vôtre ! Car, selon la parole et l'expression du Fils de Dieu , où est
aujourd'hui le serviteur fidèle et prudent qui veille pour être toujours en
disposition de recevoir le maître qu'il attend , et dont il craint d'être sur-
pris ? Quis putas est fidelis dispensator et prudens 1 ? Parlons sans ligure,
et ne parlons même d'abord que de quelques points particuliers. Est-ce
veiller, que de remettre au temps de la mort à s'acquitter de certains de-
voirs d'une obligation également indispensable devant Dieu et devant les
hommes : par exemple , à payer des dettes qui toujours grossissent d'une
année à l'autre , et qu'on laisse à la bonne ou à la mauvaise foi d'un
héritier avare qui saura bien , par mille chicanes , les contester et s'en dé-
charger ; à faire des restitutions auxquelles on aurait dû pourvoir, et dont
on se repose sur des enfants, pour qui elles deviendront une nouvelle
matière de crimes et un sujet de damnation ; à satisfaire des domestiques
qui ne touchent presque jamais rien de leur salaire , et qui viennent, par
leurs représentations importunes, quoique justes d'ailleurs, interrompre
un mourant et le zèle des ministres employés auprès de lui ; à discuter des
articles embarrassants ; à éclaircir des difficultés et des doutes , dont la ré-
solution dépend de mille circonstances qu'il faudrait faire connaître , et
sur quoi l'on n'a plus le loisir de s'expliquer ; à voir un ennemi , et à se
réconcilier avec lui , quand on ne peut plus lui pardonner de cœur, parce
qu'on a vécu dans une haine invétérée , et qu'on ne le fait appeler que par
je ne sais quelle cérémonie , plutôt que par religion ? Je ne pousse pas plus
loin ce détail : mais pour dire quelque chose de plus général et encore de
plus essentiel , est-ce veiller que de pratiquer si peu de bonnes œuvres ,
' Lur., 12.
SUR LA PRÉPARATION A LA MORT. 629
que d'être si peu appliqué aux exercices du christianisme, que de con-
mettre si aisément le péché, que d'y demeurer habituellement, que de n'a-
voir presque jamais recours à la pénitence , et de s'exposer ainsi à toutes
les suites d'une mort inopinée et réprouvée ?
Ah ! mes Frères, préservons-nous de ce malheur. Craignons la mort, mais
ménageons tellement cette crainte, quelle nous serve de défense contre la
mort même ; et puisque l'avantage le plus solide qui nous en peut revenir est
de veiller sans relâche, veillons au même temps que nous craignons et autant
que nous craignons. Remettons-nous souvent dans l'esprit ces comparaisons
familières, mais convaincantes, dont se servait saint Ghrysostome pour faire
comprendre sensiblement à ses auditeurs la vérité que je vous prêche. Car,
disait ce Père , on n'attend pas à équiper un vaisseau , quand il est en
pleine mer, battu des flots et de la tempête , et dans un danger prochain
du naufrage. On ne pense pas à munir une place, quand l'ennemi arrive
et qu'il l'investit. On ne commence pas à meubler le palais du prince ,
quand le prince est à la porte et sur le point d'y entrer. Figures natu-
relles, qui nous font mieux sentir la nécessité d'une vigilance prompte et
assidue, que tous les raisonnements. Non, non, ajoute saint Grégoire,
pape , il ne sera pas temps de se disposer au jugement de Dieu , quand ces
signes avant-coureurs de la venue du Fils de l'Homme paraîtront , je ne
dis pas dans le ciel ni sur la terre , mais dans nous-mêmes ; quand le so-
leil s'obscurcira, c'est-à-dire quand notre raison sera dans le désordre et
dans les ténèbres , où la présence et l'horreur de la mort ont coutume de
la jeter; quand la lune s'éclipsera, c'est-à-dire quand notre volonté, mar-
quée par l'inconstance de cet astre, sera affaiblie, et hors d'état de former
aucune résolution ; quand les étoiles tomberont du firmament , c'est-à-dire
quand nos sens seront troublés et que nous en aurons perdu l'usage. Sou-
venons-nous de l'excellente réflexion de saint Augustin qui seule , bien
méditée , vaut tout un discours : Que pour mourir chrétiennement , il ne
suffit pas , lorsque la mort approche , de penser à la mort, ni môme de se
préparer à la mort, mais qu'il faut y avoir pensé et s'y être préparé;
pourquoi? parce que Jésus-Christ, dont toutes les paroles sont autant d'o-
racles, et qui sait renfermer dans un mot les plus profonds mystères du
salut , ne nous a pas dit : Préparez-vous alors, mais soyez prêts : Estole
parati l. D'où je tire cette terrible conclusion , qu'il y a un temps où l'on
peut se préparer à la mort et être réprouvé de Dieu. Ainsi en arriva-t-il
à ces mêmes vierges , j'entends ces vierges folles , dont je vous ai déjà
proposé l'exemple. Elles se préparèrent, elles coururent chercher de
l'huile pour remplir leurs lampes, mais trop tard : l'époux était entré
dans la salle , et elles en trouvèrent à leur retour la porte fermée. Com-
bien de mourants que Dieu réprouve lors même qu'ils se préparent, et
dont l'actuelle préparation , par un juste jugement du ciel , n'empêche pas
l'éternelle damnation , parce qu'au lieu d'une préparation entière et con-
sommée, ce n'est qu'une préparation imparfaite et commencée? Ils s'éveil-
lent de leur assoupissement, ils prennent en main la lampe de la foi,
1 Luc, 12.
630 SUR LA PRÉPARATION A LA MORT.
l'onction de la charité leur manque , et ils s'empressent , ils s'inquiètent ,
ils s'agitent : mais l'époux cependant avance , la mort les enlève , la porte
de la miséricorde leur est fermée , et Dieu leur déclare qu'il ne les connaît
plus.
Soyez donc prêts , mes chers auditeurs, et toujours prêts : Estoteparati;
et que cette préparation ne consiste point seulement en des projets vagues
et sans fruit, à quoi se termine souvent toute la disposition que nous
apportons à la mort ; mais en des actions et des effets , en de sérieux exa-
mens , en de fréquentes confessions , en de ferventes communions , en de
saintes retraites, en d'utiles lectures, dans les aumônes , dans les prières,
dans tous les exercices de la piété chrétienne ; car, sans cela , tout le reste
n'est qu'illusion. Ne nous fions point à la vigilance des autres; et dans
une affaire où il s'agit de nous-mêmes, ne comptons, pour y veiller, que
sur nous-mêmes. Dieu nous a donné des pasteurs, dit l'apôtre saint Paul,
qui veillent sur nous , comme étant responsables de notre salut. Mais,
après tout , nous sommes nos premiers pasteurs , et en bien des rencontres
nos uniques pasteurs ; et toute la vigilance des pasteurs de l'Église ne nous
garantira pas des périls de la mort , si elle n'est accompagnée et soutenue de
la nôtre. S'ils nous refusent leurs soins, et qu'ils nous laissent périr, ils
rendront compte à Dieu de notre perte ; mais nous n'en serons pas moins
perdus. La rigoureuse justice que Dieu exercera sur eux pour nous avoir
abandonnés, ne diminuera rien de celle qu'il exercera sur nous, pour
nous être abandonnés nous-mêmes. Car si Dieu les a menacés , en leur
confiant nos âmes , de les leur redemander : Sanguinem autem ejus de
manu tua requiram1, je puis bien vous appliquer la même menace, et
vous dire de la part de Dieu qu'il vous redemandera vous-mêmes à vous-
mêmes, puisqu'il vous a spécialement chargés de vous-mêmes : A nimam
autem tuam de manu tua requiram.
Mais quelle est la pratique de cette vigilance si nécessaire? Je la réduis à
trois points , qui comprennent en abrégé toute la morale de l'Évangile , et
qui sont comme les principes fondamentaux de toute notre conduite à l'é-
gard de la mort. Premièrement, se tenir toujours dans l'état où l'on
voudrait mourir ; du moins n'être jamais dans un état où l'on aurait hor-
reur de mourir : et la raison est qu'on peut mourir partout et à chaque
instant. Or, prenant cette règle, et sans sortir de cette assemblée, m'a-
dressant à vous, mes chers auditeurs, si je vous demandais : Ètes-vous
prêts? qu'auriez-vous à me répondre? Mais ce que je ne puis ici vous de-
mander à chacun en particulier, vous pouvez chacun en particulier vous
le demander à vous-mêmes : Voudrais-je mourir dans cette habitude
criminelle , et porter au tribunal de Dieu tant de péchés qu'elle m'a fait
commettre , et qu'elle me fait commettre tous les jours? voudrais-je mourir
avec ce ressentiment que je conserve dans mon cœur, et qui m'entretient
dans une division dont Dieu est offensé et le monde même scandalisé ?
voudrais-je mourir redevable au prochain de telle et telle injustice que
ma conscience me reproche, et sur quoi je ne puis attendre de la part
' Ezech., 33.
SUR LA PRÉPARATION A LA MORT. 631
de Dieu nulle rémission , tant que je pourrai la réparer et que je ne la
réparerai pas? Le voulez- vous en effet, mon cher Frère? voulez-vous,
dis-je, mourir de la sorte? mais si vous ne le voulez pas, il faut donc
sortir de cet état , et au plus tôt. Car vous y pouvez mourir autant de
fois que vous y restez de moments, puisqu'il n'y a pas un moment où
vous ne soyez expose au coup de la mort.
Secondement, faire toutes ses actions en vue de la mort, c'est-à-dire
agir en tout comme on voudra l'avoir fait à la mort. Pour cela ne rien
entreprendre , ne rien exécuter, n'arrêter, ne régler rien touchant l'emploi
de la journée , qu'auparavant et en esprit on ne se soit mis au lit de la
mort, et qu'on n'ait bien pensé devant Dieu ce qu'alors on jugera de cette
affaire où Ton se sera embarqué, de ce dessein qu'on aura formé, de ces
moyens qu'on aura pris pour y réussir ; ce qu'on approuvera , ce qu'on
blâmera , ce qui consolera , ce qui affligera ; comment on souhaitera de
s'être comporté dans cette occasion , d'avoir parlé dans cette conversation ,
d'avoir rempli cette charge, cette commission, de s'être acquitté de ces
exercices de pénitence , de charité , de religion. Prévenu de ces idées , on
n'estime rien , on ne veut rien , on ne dit rien , on ne fait rien qui ne
soit selon la loi de Dieu; et tout ce qu'on estime, c'est en chrétien qu'on
l'estime ; tout ce qu'on veut , c'est en chrétien qu'on le veut ; tout ce qu'on
dit, c'est en chrétien qu'on le dit; tout ce qu'on fait, c'est en chrétien ,
et avec zèle, avec ferveur, qu'on le fait.
Troisièmement, rentrer souvent en soi-même, s'examiner souvent soi-
même pour se bien connaître : et qu'est-ce que j'appelle se bien connaître?
c'est connaître toutes ses obligations , tout le bien qu'on doit pratiquer et
qu'on ne pratique pas , tout le mal qu'on doit éviter et qu'on n'évite pas,
à quoi l'on doit prendre garde dans la condition où l'on est, les obstacles
qu'on y trouve ou les avantages pour le salut , avec quels progrès on y
avance ou à quels égarements on y est sujet ; avoir, pour cette recherche
si solide et si importante, des temps marqués dans l'année , dans le mois,
dans la semaine ; méditer sur cela , délibérer, former ses résolutions ,
pleurer le passé , assurer l'avenir, et prendre sans cesse une ardeur toute
nouvelle. C'est ainsi que notre crainte, selon l'expression du Prophète
royal , devient notre plus ferme appui , parce qu'elle sert à exciter notre
vigilance : Posuisti fmnamentum ejus formidinem *. Telle était la
crainte des Saints, et le fruit qu'ils en retiraient. Tous les jours de leur
vie, non-seulement ils envisageaient la mort, non-seulement ils veillaient
pour se disposer à la mort , mais ils apprenaient la science de la mort ;
comment ? en se faisant de la vie même comme un apprentissage et un
exercice de la mort ; et c'est ce qui me reste à vous expliquer dans la troi-
sième partie.
TROISIÈME PARTIE.
Se faire de la vie même comme un apprentissage de la mort , et par
cet apprentissage de la mort apprendre en effet et se former à mourir ,
• Psalm. 88.
032 SUR LA PRÉPARATION A LA MORT.
n'est-ce pas non-seulement un paradoxe, mais une contradiction? Car,
sans prétendre subtiliser dans une matière aussi solide que celle-ci, tout
apprentissage suppose deux conditions ; savoir , un fréquent exercice de la
même chose , et le pouvoir de la recommencer tout de nouveau , et de la
rectifier quand une fois on n'y a pas réussi. Or, de ces deux conditions, ni
Fune ni l'autre ne se trouve dans la mort, puisqu'on ne meurt qu'une fois,
et qu'après la mort , soit qu'elle ait été sainte ou criminelle , il n'y a plus
de retour. Ce qui a fait dire à saint Augustin que , de toutes les fautes ,
les plus irréparables sont celles que l'on commet à la mort. Cependant,
Chrétiens , c'est la maxime de tous les Pères de l'Église qu'on peut ap-
prendre à mourir , et que cette science est la plus éminente de toutes les
sciences après la science de Dieu , si toutefois elle peut être distinguée
de la science de Dieu. Il y a, disent-ils, un apprentissage pour la mort,
et c'est dans cet apprentissage que les Saints se sont formés : tout leur
soin pendant la vie a été d'étudier la mort ; et , comme il est naturel de
faire parfaitement ce que l'on sait , et ce que l'on a même pratiqué par un
long usage, ils sont morts en saints , parce qu'ils possédaient excellem-
ment la science de la mort.
Or il ne tient qu'à nous de les imiter ; car voici trois vérités qui nous
regardent aussi bien qu'eux , et que nous devons tous nous appliquer à
nous-mêmes. La première : nous mourons tous les jours , selon la parole
du Saint-Esprit ; il nous est donc aisé d'apprendre à mourir. La seconde :
toutes les créatures qui nous environnent nous apprennent actuellement ,
ou , pour mieux dire , nous forment à mourir ; notre ignorance est donc
sans excuse si nous ne savons pas mourir. La troisième : la vie chré-
tienne à quoi Dieu nous a appelés est , pour ainsi parler , une continuelle
pratique de la mort ; nous sommes donc bien coupables de n'être pas plus
versés et plus expérimentés dans l'art de la mort. Les conséquences sont
évidentes, et je vais vous faire convenir des principes.
Non , Chrétiens , il n'est pas vrai dans un sens que nous ne mourons
qu'une fois. Nous mourons à toute heure, et à toute heure nous pouvons,
je ne dis pas seulement sans crime, mais avec mérite , mourir volontaire-
ment et librement. En effet , quand Dieu menaça le premier homme qu'il
mourrait dès qu'il aurait désobéi : In quâcumque die comederis, morte
morieris i, l'arrêt, selon la remarque de saint Irénée, s'exécuta dans Adam
au moment qu'il eut violé le précepte du Seigneur. Autrement , ajoute le
même saint, Dieu aurait été peu efficace et peu sincère dans le jugement
qu'il avait prononcé. Car il n'avait pas dit au premier homme : Tu mourras
un jour, tu mourras dans un certain temps, tu mourras après avoir vécu tant
d'années et tant de siècles ; mais il lui avait dit absolument : Tu mourras au
jour même et dans l'instant que tu auras péché : In quâcumque die; et c'est
ainsi que la chose s'accomplit. Dès lors Adam , en punition de sa désobéis-
sance, devint sujet à toutes sortes d'infirmités ; dès lors il sentit affaiblir
son tempérament; et son corps dégradé, si je l'ose dire, du privilège de
l'innocence, commença à déchoir, et par conséquent à mourir. Or ce qui
2 Ccncs., 2„
SUIl LA PRÉPARATION A LA MOUT. 633
se vérifia dans Adam se, vérifie également dans nous, et les païens mêmes
font bien reconnu. Nous nous trompons , disait un de leurs sages , et notre
erreur est d'envisager toujours la mort comme future : In hoc fallimur ,
quod mortem prospicimus1. Bien loin que cela soit, une grande partie
de la mort est déjà passée pour nous : Magna pars ejusjamprœteriit : et
nous devons faire état quelle tient sous son domaine tout ce qui s'est écoulé
jusques à présent de notre vie : Et quidquid œtatis rétro est , mors tenet.
Mais saint Paul l'a dit encore plus expressément , et la parole de cet
apôtre doit être ici d'une tout autre autorité. Quotidiè morior per ves-
tram gloriam , Fratres 2 : Il n'y a point de jour, mes Frères, écrivait-il
aux Corinthiens , que je ne meure ; et la gloire que je reçois de vous fait
qu'il n'y a point de jour que je ne meure avec joie et avec plaisir.
Or, supposé que nous mourions tous les jours , pouvons-nous dire qu'il
est difficile d'apprendre à mourir ; et puisque à tous moments nous mou-
rons par nécessité, qui nous empêche de nous accoutumer à mourir par
choix et par volonté? J'avoue, poursuit saint Augustin enchérissant sur
cette pensée , que nos yeux sont comme enchantés par la vue des choses
présentes ; mais s'il y a un charme dans nos veux, nous en devons cher-
cher le remède dans nos esprits ; et le remède est de bien comprendre que
ce corps qui nous paraît vivant est en effet un corps qui se détruit et un
corps mourant : Fascinatio est in visu, sed remedium in intellectu; vi-
des viventem, cogita morientem 3. Ces paroles sont pleines de force et
d'énergie ; vous vivez , dit saint Augustin ; mais le même principe qui
vous fait vivre est celui qui vous fait mourir ; et quoique vos sens vous
disent le contraire, c'est à votre raison de les corriger, en vous remontrant
à vous-mêmes que cette vie qui vous semble vie , n'est qu'un commence-
ment et un progrès de mort : Vides viventem, cogita morientem u.
Mais encore, ajoute saint Augustin, qui nous enseignera à mourir, et
à quelle école irons-nous pour apprendre cette incomparable leçon? Qui
nous l'enseignera, Chrétiens? toutes les créatures de l'univers, et surtout
celles par qui nous subsistons même et nous vivons. Car ne sortons point
d'abord hors de nous-mêmes , mes Frères , dit l'Apôtre ; c'est dans nous-
mêmes que nous trouvons toutes les preuves d'une mort certaine. Nous
n'avons qu'à nous interroger nous-mêmes : tout ce qu'il y a dans nous
nous dira d'une voix secrète , mais unanime , qu'il faut mourir ; et , quoi
que nous puissions opposer en notre faveur , nous n'aurons jamais d'autre
réponse que celle-là : Il faut mourir. Tu es riche et dans l'opulence ; mais
il faut mourir. Tu as du crédit et de la réputation ; mais il faut mourir.
Tu es jeune et en état de goûter les délices de la vie; mais il faut mourir.
Tu es l'idole du monde ; mais il faut mourir. Voilà le seul langage que
nous entendrons ; pourquoi? parce que Dieu en nous créant a gravé dans
le fond de notre être cette réponse générale que nous font tous les éléments
qui nous composent, et qui, en se détruisant les uns les autres, nous
détruisent nous-mêmes avec eux. Ne nous contentons pas de cela, mais
regardons autour de nous : Je dis que toutes les créatures qui nous en-
1 Scnec. — » 1 Cor., 15. — 3 Ang. — \ Ibid.
634 SUR LA PRÉPARATION A LA MORT.
vironnent et qui servent à notre entretien , non-seulement nous annoncent
la mort, mais nous forment actuellement et nous exercent à mourir. Gom-
ment cela? en nous quittant, en se séparant de nous , en cessant d'être à
nous : ce qui déjà, comme l'observe ingénieusement saint Augustin , est
un véritable exercice de la mort. Car à combien de choses pouvons-nous
dire que nous sommes déjà morts , et que nous mourons sans cesse? Les
plaisirs de la jeunesse ne sont plus pour nous , et nous ne sommes plus
pour eux ; la joie d'hier n'est plus aujourd'hui , et nous sommes morts
pour elle ; les honneurs qu'on nous a rendus autrefois ne sont plus rien ,
et l'oubli , qui lui-même est une espèce de mort , les a anéantis dans la
mémoire des hommes : et comme ces honneurs et ces plaisirs nous ont
déjà quittés , tout le reste , je ne dis pas nous quittera , mais nous quitte
à mesure que nous en usons. Or n'est-ce donc pas un aveuglement bien
grossier que le nôtre , si , par tant d'essais et tant d'épreuves de la mort ,
nous ne parvenons pas à acquérir la science de la mort?
Mais le grand et l'essentiel engagement que nous avons à cette science
pratique et à cet exercice de la mort, c'est la profession du christianisme
où Dieu nous a appelés ; puisque , selon toutes les règles de l'Écriture , la
vie chrétienne n'est rien, à proprement parler, qu'une continuelle mort.
Et voilà pourquoi saint Paul , qui comprenait admirablement cette vé-
rité , ne donnait point aux premiers fidèles d'autre idée de ce qu'ils étaient
que celle-ci : Mortui estis, et vita vestra abscondita est cum Christo in
Deo t ; Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu.
Consepuiti estis cum Christo per baptismum in mortem 2 ; Vous êtes en-
sevelis avec Jésus-Christ par le baptême , qui est pour vous un sacrement
et un mystère de mort : ce qui se doit entendre, ajoute saint Chryso-
stome , non pas dans un sens figuré , mais à la lettre et dans la rigueur
des termes. Car à quoi vont toutes les maximes de la vie chrétienne, si-
non à détacher l'âme du corps , c'est-à-dire à la détacher des plaisirs du
corps, à la détacher des sensualités du corps, à la détacher de la servi-
tude et de l'esclavage du corps? Or, détacher lame du corps, qu'est-ce
autre chose que lui apprendre à mourir : Porro secernere animam à cor-
pore, quid aliud est, quàm emori discerezct Dégageons-nous , disait un
païen , de cet attachement honteux , qui assujettit en nous l'esprit à la
chair , et par là nous nous accoutumerons à mourir : Disjungamus nos à
corporibus, et sic consuescamus mori 4. Mais ce que les philosophes di-
saient inutilement, quoique magnifiquement, notre religion nous fait une
loi de l'exécuter saintement et généreusement , car elle nous détache de
nos corps par la mortification ; et en nous détachant de nos corps, elle
nous fait entrer dans la pratique de cette mort -en quoi consiste le mérite
de la vie.
Suivons donc , mes chers auditeurs , le mouvement et l'attrait de son
esprit. Détachons-nous de ce corps que l'Écriture appelle si souvent corps
de péché, et n'attendons pas que la mort nous en dépouille par force, puis-
qu'il est en notre pouvoir de nous en dépouiller nous-mêmes par vertu.
1 Coloss., 3. — 2 Rom., 6. — ' Chrysost, — 4 Senec.
SUR LA PRÉPARATION A LA MORT. 635
Une âme qui ne renonce à son corps que dans l'instant de la mort, est
une âme indigne de Dieu. Vous demandez des pratiques pour bien mou-
rir : en voici une , sans laquelle j'ose dire que toutes les autres sont vaines
et chimériques. Détachez votre âme de tout ce que vous aimez , hors de
Dieu ; voilà en deux mots la science de la mort. Prévenez par une morti-
fication volontaire les opérations violentes et douloureuses de la mort. La
mort vous ôtera l'usage des sens ; faites-les mourir par avance , en leur
retranchant tout ce qui peut déplaire à Dieu : liberté des paroles, curio-
sité des regards, délicatesse du goût. La mort vous enlèvera vos biens;
quittez-les dès maintenant d'esprit et de cœur. Bien loin d'avoir cette soif
insatiable d'amasser, d'accumuler trésors sur trésors, faites-vous selon
Dieu une sainte gloire de les distribuer. Bien loin d'envier ce que vous
n'avez pas , donnez sans peine et avec joie ce que vous possédez. La mort
vous séparera de vos amis; faites de bonne heure avec eux un divorce
chrétien , et renoncez à ces sociétés libertines , à ces conversations dange-
reuses , à ces engagements tendres, à ces commerces suspects. Ne réservez
rien , et souvenez-vous de la belle pensée de l'abbé Rupert , que la mor-
tification, pour faire l'office de la mort et pour en avoir les qualités , doit
être absolue et universelle ; que comme on ne dit point qu'un homme soit
mort pour avoir perdu ou la parole ou la vue , mais que pour cela il faut
qu'il soit privé de toute action et de tout sentiment : aussi ne dit-on pas
qu'un chrétien soit mortifié pour avoir réprimé quelqu'un de ses appétits
sensuels, s'il ne les a réprimés tous, et s'il ne les a tous soumis à Dieu.
Quand il vous arrivera des disgrâces , des afflictions , des calamités , des
pertes , dites à Dieu, en vous élevant au-dessus de vous-mêmes par l'es-
prit de la foi : Soyez béni , Seigneur ; autant est-ce pour moi d'anticipé
sur ce qu'il aurait fallu faire à la mort. Ce que vous m'ôtez , elle me l'au-
rait ôté , et c'est un tribut que je lui aurais dû payer ; mais m'en voilà
heureusement quitte. J'aurais tenu par là au monde, mais vous avez
rompu mes liens ; et , par votre infinie miséricorde , vous avez si bien mé-
nagé les choses , que pour peu que je réponde à vos desseins , la mort
n'aura plus rien d'affreux pour moi.
Si vous êtes , mes *chers auditeurs , dans ces dispositions , encore une
fois rendez -en grâces au ciel ; car c'est être préparé à la mort. Et ne me
répondez point qu'une telle vie est une vie triste. Qu'elle le soit , j'y con-
sens ; mais cette vie triste est suivie d'une mort pleine de consolation ,
et surtout d'une mort de prédestiné. Or, une mort sainte est un avan-
tage que nous ne pouvons assez priser ni acheter trop cher. Je vais plus
loin, et je prétends même que, tout compensé, la vie d'un chrétien mort
au monde , et à tout ce qui pourrait l'attacher dans le monde , est mille
fois plus tranquille , et par conséquent plus heureuse, que celle de ces
mondains si vifs pour le monde , et qui craignent tant d'en sortir et de le
perdre. Cette seule pensée, Rien ne m'arrête , et je suis prêt à partir dès
qu'il plaira à Dieu de m'appeler, est pour une âme le plus doux repos et
le bonheur le plus solide. Mais vivre de la sorte, c'est ne pas vivre ou
c'est vivre comme si l'on ne vivait pas. Ah ! Chrétiens , n'est-ce pas aussi
636 SUR LA PRÉPARATION A LA MORT.
ce que demandait l'Apôtre aux premiers fidèles, et ce que je dois vous
demander à vous-mêmes : Rcliquum est ut qui utuntur hoc mundo, tan-
quam non utantur 1 ? Mes Frères , usez du monde comme si vous n'en
usiez pas ; c'est-à-dire , vivez comme si vous ne viviez pas. Vivez sans ai-
mer la vie , ni tous les biens de la vie. Vivez à Dieu, vivez pour Dieu ,
vivez en Dieu , afin de vivre éternellement dans la gloire avec Dieu. Je vous
le souhaite, etc.
1 1 Cor., 7.
FIN DU TOME PREMIER.
ANALYSES DES SERMONS
CONTENUS DANS CE VOLUME.
AVERTISSEMENT.
Comme Lien des personnes, surtout les prédicateurs, n'ont pas toujours le loisir de lire
tout un sermon, et qu'ils sont quelquefois bien aises d'en voir d'abord toute la suite on a
cru leur faire plaisir de réduire les sermons contenus dans chaque volume, et d'en mettre
l'abrégé à la fin du volume. On pourra tirer encore de ces abrégés deux autres avantages* car
plusieurs apprendront de là comment, en composant un discours, on doit, avant toutes
choses, en arranger la matière et lui donner de l'ordre; et comparant ainsi les abrégés avec
les sermons, on verra de quelle manière on peut étendre, orner et relever par l'expression
les pensées même les plus simples et les plus communes.
POUR LA FÊTE DE TOUS LES SAINTS.
SUR LA RÉCOMPENSE DES SAINTS.
Sujet. Réjouissez-vous , et faites éclater votre joie; car une grande récompense vous est
réservée dans le ciel.
Jésus-Christ dans ces paroles nous propose la gloire céleste comme une ré-
compense, et en cela même il nous fait connaître que nous pouvons aimer et
servir Dieu par intérêt, pourvu que ce ne soit point un intérêt servile, mais un
intérêt chrétien. Or on ne peut mieux juger de l'excellence et des avantages de
cette récompense qui nous est promise dans le ciel, que par comparaison avec
les récompenses du monde ; et c'est le sujet de ce discours.
Division. La récompense des Saints est une récompense sûre, au lieu que les
récompenses du monde sont douteuses et incertaines; l,e partie. La récompense
des Saints est une récompense abondante, au lieu que les récompenses du
monde sont vides et défectueuses; 2e partie. La récompense des Saints est une
récompense éternelle; au lieu que les récompenses du monde sont caduques et
périssables ; or partie.
Première partie. Récompenses du monde , récompenses douteuses et incer-
taines : au lieu que la récompense des Saints est une récompense sûre. Preuves
tirées de deux passages de saint Paul. Je sais, disait-il , à qui f ai confié mon dé-
pôt, c'est-à-dire le fond des mérites que je tâche d'acquérir; et je suis certain
qu'il saura me le garder pour ce grand jour, où chacun recevra selon ses œuvres.
J'ai achevé ma course , ajoutait l'Apôtre : il ne me reste que d'attendre la cou-
ronne de justice que le Seigneur me donnera comme juste juge , et qu'il réserve à tous
ceux qui le servent.
Cest ainsi que nous pouvons et que nous devons nous dire à nous-mêmes :
Scio cui credidi : Je ne sais si je mériterai la récompense que Dieu prépare à ses
élus ; mais je sais que si je la mériie , je l'aurai. Je ne suis pas sûr de moi, mais
je suis sûr du Dieu que je sers , parce que je suis sûr de sa bonté , de sa fidélité,
de sa puissance. Les Saints en étaient sûrs , et cette assurance soutenait leur
zèle et leur ferveur.
Un mondain ne peut tenir ce langage à l'égard du monde et des récompenses
du monde; mais souvent il doit dire tout au contraire : Je sais que par rapport
au monde j'ai fait mon devoir ; mais je ne sais si le monde m'en tiendra compte :
je suis sûr de moi; mais je ne suis pas sûr de ceux qui sont les maîtres et les
distributeurs des grâces. Il peut dire dans un sens tout opposé à celui de saint
Paul : Scio cui credidi. Je sais quel est ce monde à qui je nie suis attaché, et
638 ANALYSES DES SERMONS.
combien il y a peu de fond à faire sur lui : or n'avoir rien sur quoi l'on puisse
compter, c'est ce qui afflige et qui désole.
Trois causes de l'incertitude des récompenses du monde. 1. C'est qu'il y a des
mérites que les hommes ne connaissent pas. 2. C'est qu'il y a des mérites , quoi-
que connus des hommes , qui ne leur plaisent pas. 3. C'est qu'il y a des mérites
que les hommes estiment et dont ils sont même touchés , mais qu'ils ne récom-
pensent pas, parce qu'ils ne le peuvent pas.
1. Des mérites que les hommes ne connaissent pas. Par ce seul principe, com-
bien dans le monde de mérites perdus? Mais Dieu connaît tous nos mérites. Il
connaît les mérites obscurs aussi bien que les éclatants : sujet de consolation
pour les humbles. Il connaît jusques à nos intentions et à nos désirs : sujet de
consolation pour les faibles. 11 connaît jusques à nos moindres actions : sujet de
consolation pour les pauvres. Il connaît dans chaque action tout son prix , et il
y proportionne la récompense : sujet de consolation pour les âmes fidèles et fer-
ventes. Par rapport au monde , point de mérites que le temps n'efface ; mais
Dieu n'oublie rien.
2. Des mérites , quoique connus des hommes , qui ne leur plaisent pas : soit
par l'aliénation des cœurs, soit par la contrariété des intérêts, soit par jalousie.
Mais comme Dieu hait nécessairement le péché , aussi ne peut-il pas ne point
aimer le mérite des œuvres chrétiennes, et en l'aimant ne le point couronner.
3. Des mérites que les hommes ne récompensent pas , parce qu'ils ne le
peuvent pas. Ils ne sont ni assez riches , ni assez puissants. Au lieu que rien
ne peut excéder le pouvoir de Dieu, qui est infini.
Nous sommes donc sûrs de Dieu. D'où David tirait cette sainte conclusion,
qu'il vaut bien mieux se confier dans le Seigneur que dans les hommes, et dans les
princes mêmes de la terre.
Ce n'est pas qu'on ne puisse et qu'on ne doive servir les princes et les maîtres
du siècle : mais à combien plus forte raison devons-nous servir Dieu ; et si nous
avons tant d'ardeur pour des récompenses qui, par tant de raisons, nous peuvent
manquer, combien sommes-nous inexcusables de ne rien faire pour celte ré-
compense souveraine qu'un Dieu nous assure ?
Deuxième partie. Récompenses du monde, récompenses vides et défec-
tueuses; au lieu que la récompense des Saints est une récompense abondante.
Car c'est une récompense, 1. qui surpasse , ou du moins qui égale nos services ;
2. qui , par elle-même, est capable de nous rendre parfaitement heureux. Deux
propriétés dont nulle ne convient aux récompenses du monde.
1. Récompense qui surpasse tous nos services. Que ne fait-on pas tous les
jours pour la fortune du monde ; et dès qu'on y est parvenu , par combien d'é-
preuves n'en reconnaît-on pas la vanité et le néant ? Beaucoup de travail et peu
de fruit.
Mais le moindre degré de la gloire des Saints est infiniment au-dessus de tout
ce qu'ils ont entrepris ou souffert pour Dieu. Ce qui faisait dire à saint Paul que
toutes les souffrances de la vie ne sont pas dignes^ de la gloire que Dieu nous ré-
serve. Venez, est-il dit au bon serviteur dans l'Évangile ; vous avez été fidèle en
peu de choses : entrez dans la joie de votre Dieu , parce que la joie de votre Dieu
est trop grande pour entrer dans vous.
2. Récompense capable par elle-même de nous rendre parfaitement heureux.
Voit-on des grands et des riches dans le monde qui soient contents? Ne
forment-ils pas sans cesse de nouveaux désirs, parce qu'ils ne trouvent rien, ni
dans les biens, ni dans les honneurs du monde, qui remplisse leur cœur?
Mais , Seigneur , s'écriait David , je serai rassasié , quand vous me découvrirez
votre gloire. La foi même nous l'enseigne, et nous n'en devons point être surpris,
puisque Dieu ou la possession de Dieu sera la récompense des Saints.
Un préjugé sensible de cette vérité , c'est qu'en effet , dès cette vie , nous
voyons des hommes qui se tiennent et qui sont réellement heureux de ne possé-
der que Dieu , et de ne s'attacher qu'à Dieu. Nous ne voyons point de riches
contents de leurs richesses , d'ambitieux contents de leur fortune , de sensuels
contents de leurs plaisirs ; et nous voyons des pauvres évangéliques contents de
ANALYSES DES SERMONS. G39
leur pauvreté , des humbles contents de leurs abaissements , des chrétiens cru-
cifiés et morts au monde , contents de leurs austérités et de leurs croix.
Quelle onction intérieure n'ai-je pas goûtée moi-même , Seigneur, à certains
moments où vous bannissiez de mon cœur les vains plaisirs, pour y entrer à leur
place! Et inlrabas pro eis. Or, si Dieu remplit ainsi notre cœur sur la terre, que
sera-ce dans le ciel ?
Troisième partie. Récompenses du monde , récompenses caduques et péris-
sables , au lieu que la récompense des Saints est une récompense éternelle. Les
athlètes courent dans la carrière et combattent; pourquoi? pour une couronne
corruptible : mais nous, reprenait l'Apôtre, si nous travaillons , c'est pour une
couronne immortelle.
En effet, toutes les récompenses du monde sont passagères. Combien de for-
tunes avons-nous vu tomber ? combien tombent encore tous les jours ; et de
celles qui paraissent maintenant les mieux établies, combien tomberont? Toutes
au moins finissent à la mort. Or cela seul ne doit-il pas suffire pour nous en
détacher? Si ceux que nous avons connus les plus avides des récompenses du
siècle avaient pu prévoir ce qui devait leur arriver, bien loin de les rechercher
avec tant d'ardeur , ils n'auraient pu gagner sur eux de faire seulement une
partie de ce qu'ils ont fait , et de se donner tant de peines pour des biens si peu
durables.
Il n'y a que la récompense des Justes qui ne passe point, parce qu'elle est
en Dieu, qui ne peut changer. Éternité de puissance, éternité de bonheur, éter-
nité de gloire : telle est l'neureuse destinée des élus de Dieu.
Nous voyons dès maintenant comme un rayon de cette gloire dans ce culte
perpétuel que l'Église rend aux Saints , et qu'elle leur rendra jusqu'à la fin des
siècles. C'est pour cela que leurs fêtes sont instituées , et que chaque année on
renouvelle le souvenir de leurs vertus.
Pouvons-nous donc assez estimer cette récompense éternelle? Malheur à
nous, si toute notre récompense est pour ce monde , et si nos noms ne sont
écrits que sur la terre l Au contraire, fussions-nous selon le monde les plus mal-
heureux des hommes, si cependant nos noms sont écrits dans le ciel , consolons-
nous , et disons avec l'Apôtre : Un moment de tribulalion , et d'une tribulation
légère } me procurera un poids éternel de gloire.
Espérance par où les Saints ont triomphé du monde. Pourquoi ne les imitons-
nous pas? c'est que nous ne considérons pas comme eux celte bienheureuse
immortalité où ils aspiraient. Mais en vain célébrons-nous leurs fêtes , en vain
les invoquons-nous et implorons-nous leur secours , si nous ne suivons pas leurs
exemples.
Prière aux Saints, pour demander leur protection. Mais du reste , assurés de
leur protection , vivons comme eux , si nous voulons être glorifiés comme eux.
Compliment au roi.
POUR LE PREMIER DIMANCHE DE L'AVENT.
SUR LE JUGEMENT DERNIER.
Sujet. Alors ils verront le Fils de l'homme venir sur une nuée avec une grande puissance
et une grande majesté.
Le terme de majesté n'est attribué à Jésus-Christ dans l'Évangile, que lors-
qu'il s'agit du jugement universel; et il est remarquable que cet Homme-Dieu
n'a pris la qualité de roi qu'en deux occasions : 1. dans sa passion, quand il
comparut devant Pilate; 2. dans la description qu'il nous a faite du jugement
même. Aussi est-ce proprement aux monarques et aux souverains qu'il appar-
tient de juger. Mais du reste, si c'est le propre des rois de juger les peuples,
c'est le propre de Dieu de juger les rois ; et ce jugement , où seront appelés sans
distinction les rois et les peuples, est l'importante matière de ce discours.
Division. Dieu, dit Tertullien, est miséricordieux de son fonds, et juste du
nôtre. Si donc il est sévère dans ses jugements, c'est de nous-mêmes que pro-
640 ANALYSES DES SERMONS.
cède cette sévérité; et quand il nous jugera, il ne nous jugera que par nous-
mêmes. Or il y a surtout deux choses dans nous qu'il produira contre nous,
notre foi et notre raison. Il se servira de notre foi pour nous juger comme chré-
tiens; lrc partie. Il se servira de noire raison pour nous juger comme hommes;
2e partie.
Première partie. Dieu se servira de notre foi pour nous juger. La foi môme
dos païens entrera dans le jugement que Dieu fera des chrétiens; c'est-à-dire,
selon la pensée de Tertullien , que Dieu confondra la froideur et l'indifférence
des chrétiens dans son service, par le zèle des païens pour leurs fausses divini-
tés. Or, si la foi des païens doit servir de la sorte à nous juger, que sera-ce de
notre propre foi? Dieu nous jugera par elle, l.soit que nous l'ayons conservée;
2. soit que dans le cœur nous l'ayons renoncée et abandonnée.
Supposant donc d'abord que nous ayons toujours conservé la foi, Dieu nous
jugera par notre foi : comment? 1. C'est que notre foi nous accusera devant
Dieu ; 2. c'est que noire foi servira de témoin contre nous au tribunal de Dieu ;
c'est que notre foi dictera elle-même l'arrêt de notre condamnation , si nous
sommes réprouvés de Dieu.
1. Notre foi nous accusera devant Dieu. Jésus-Christ lui-même nous l'apprend :
Ne pensez pas que ce soit moi qui doive vous accuser devant mon Père; vous avez
tin accusateur, qui est Moïse. Or, en disant aux Juifs que Moïse, c'est-à-dire la
loi de Moïse , devait les accuser au jugement de Dieu , n'était-ce pas nous dire,
à nous qui sommes chrétiens, qu'à ce jugement l'évangile nous accuserait nous-
mêmes? Saint Paul nous enseigne la même vérité lorsque, parlant aux Romains,
il leur dit que dans le jugement dernier les pensées des hommes s'accuseront mu-
tuellement , et se défendront.
2. Notre foi servira de témoin contre nous au tribunal de Dieu. Comme les
Justes l'auront honorée par leurs oeuvres, elle leur rendra témoignage pour té-
moignage ; et parce que les pécheurs, au contraire, l'auront démentie dans la
pratique et dans leurs actions, elle leur rendra témoignage contre témoignage.
Tu croyais un Dieu , dhwt-ellc au pécheur; mais tu ne t'es pas mis en peine de
le servir.
3. Notre foi dictera elle-même l'arrêt de notre condamnation , si nous sommes
réprouvés de Dieu. Toutes ces malédictions de l'Evangile: Malheur à vous,
riches; malheur à vous , hypocrites; malheur au monde, et les autres, qui ne sont
maintenant que des menaces, se changeront en autant d'arrêts, et d'arrêts déli-
nilifs. Et voilà le sens de cette parole de saint Jean : Celui qui croit ne sera point
jugé, pourquoi? parce qu'il est déjà tout jugé.
Ma religion me jugera, pensée louchante; mais surtout pensée terrible. Celte
religion si sainte condamnera ma vie criminelle, juge qu'il ne sera point en mon
pouvoir de récuser. La croix de Jésus-Christ, cette croix, l'abrégé des vérités
delà foi, me sera présentée, et Dieu emploiera à ma perte jusqu'à l'instrument
de mon salut. C'est à quoi nous ne pensons pas présentement; mais c'est ce qui
nous remplira alors d'effroi. Maintenant notre foi est languissante et presque
morie, mais Dieu la ranimera cl la ressuscitera avec nous. Or celle foi ranimée
et ressuscitée demandera justice, contre qui? contre nous-mêmes.
Mais si nous avons perdu la foi, et que nous soyons tombés dans l'irréligion,
sera-ce encore par la foi que Dieu nous jugera? Oui. Et nous serons alors jugés
comme déserteurs de la foi; car après l'avoir embrassée, il ne nous était plus
permis de l'abandonner. Un païen ne sera pas ainsi jugé, parce qu'il n'a jamais
eu la foi; au lieu qu'un homme soumis par le baptême à la loi chrétienne, et
devenu apostat , trouvera dans son apostasie son jugement.
Et il ne faut point dire que Dieu , dans la profession de notre foi, nous a faits
libres; car celte liberté ne va pas jusqu'à pouvoir renoncer la foi quand il nous
plaira. Dieu donc nous en demandera compte; et qu'aurons-nous à lui répondre,
surtout quand il nous fera voir comment la foi a convaincu le monde entier,
comment nous avons quitté son parti, et quelles ont été les deux vraies causes
de notre infidélité, savoir le libertinage de l'esprit et le libertinage du cœur?
En appellerons- nous à notre raison? mais notre raison elle-même nous con-
ANALYSES DES SERMONS. 611
damnera jusque dans la perle de noire foi. D'ailleurs , qui sommes-nous pour
vouloir entrer en raisonnement avec Dieu , et quel succès en pouvons-nous at-
tendre? Telle est néanmoins la ressource de l'homme criminel et libertin : il
veut traiter avec Dieu par voie de raison , par conséquent il veut è're jugé par
sa raison , et c'est aussi l'autre tribunal où il sera présenté.
Deuxième partie. Dieu se servira de notre raison pour nous juger. Indépen-
damment de la foi, nous avons une raison qui nous gouverne , raison obscurcie
par le péché, mais toujours néanmoins assez éclairée pour nous conduire, avec
le secours de la grâce. Or, soit que nous la considérions dans sa pureté et dans
son intégrité, c'est-à-dire dans l'état où nous l'avons reçue de Dieu en naissant;
soit que nous la considérions dans sa corruption, c'est-à-dire dans l'état où sou-
vent nous la réduisons par nos désordres, il est certain que Dieu , pour nous
juger, se servira également et de ses connaissances naturelles, et de ses erreurs.
i. Dieu nous jugera par la droite raison. Nous choquons ouvertement cette
raison, et Dieu ia suscitera contre nous; 2. nous ne voulons pas écouler cette
raison, et Dieu nous la fera entendre malgré nous ; 5. nous nous formons des
prétextes pour engager cette raison dans le parti de notre passion , et Dieu les
dissipera, et nous découvrira ce qu'il y avait de plus caché dans nous.
i. Nous péchons ouvertement contre les vues de noire raison , et c'est par où
Dieu d'abord nous jugera : car enfin, dira-t-ilà un libertin, vous vous piquiez de
raison ; mais votre vie a-t-elle éîé une vie raisonnable? Ces impudicilés , ces dé-
bauches, ces violences, ces injustices, tout cela éiait-il selon la raison ? Et voilà
la pensée qui troublait saint Augustin dans son péché, et au milieu de ses plai-
sirs criminels.
2. Nous ne voulons pas, en mille rencontres, écouter notre raison , et Dieu
nous forcera à l'entendre. Ce qui nous empêche maintenant de nous rendre
attentifs à sa voix, c'est le tumulte de nos passions, ce sont les objets qui
frappent nos sens. Mais, au jugement de Dieu , toutes nos passions seront
éteintes , et nous n'aurons plus les mêmes objels pour nous dissiper.
3. Nous nous formons mille prétextes pour engager noire raison dans les
intérêts de notre passion ; mais que fera Dieu? Il confondra tous ces prétextes,
en se servant et de ses propres lumières et des lumières mêmes de notre raison,
pour nous faire voir les vrais motifs qui nous ont fait agir : envie , vengeance ,
intérêt , orgueil , hypocrisie.
Si notre raison a été dans l'erreur , Dieu nous jugera encore par elle : et com-
ment? Non point précisément par notre raison trompée, mais, 1. par notre rai-
son trompée sur certains articles, tandis qu'elle aura élé si éclairée sur d'autres;
2. par notre raison trompée à certains temps de la vie, après avoir été si éclairée
en d'autres temps. De cette droiture de raison que nous aurons eue, i, sur
toutes les autres affaires qui ne nous touchaient point , 2. à certains temps où
nous n'étions point dominés par la passion, Dieu tirera des preuves invincibles
pour nous condamner.
Conclusion. C'est donc de nous servir de noire foi et de noire raison pour
nous juger nous-mêmes dès celte vie , alin que Dieu ne nous juge point ; de
rentrer dans nous-mêmes , et de nous appliquer à nous connaître nous-mêmes
dès maintenant , afin que cette vue de nous-mêmes ne nous trouble point à la
mort, ni après la mort. Car si la vue de nous-mêmes nous fait dès à présent tant
de peine, combien nous tourmentera-t-elle au jugement de Dieu ! Voilà ce qui
a saisi les Saints de frayeur. Prière pour demander à Dieu qu'à ce grand jour où
nous paraîtrons devant lui, il nous défende de nous mêmes, c'est-à-dire de notre
foi et de notre raison, parce que c'est ce que nous aurons surtout à craindre.
t. i. 41
642 ANALYSES DES SERMONS.
; POUR LE DEUXIÈME DIMANCHE DE L'AVENT.
SUR LE SCANDALE.
Sujet. Jésus-Christ leur répondit : Allez dire à Jean ce que vous avez vu et entendu. Les
aveugles voient, les boiteux marchent, les sourds entendent, les morts ressuscitent; et
heureux celui qui ne sera point scandalisé de moi !
Après tant de miracles , n'est-il pas surprenant que Jésus-Christ ait été un
sujet de scandale pour le monde ? Ce monde profane et impie s'est scandalisé de
sa personne , de sa doctrine , de sa loi , de sa croix , de sa mort. Cependant ren-
dons gloire à Dieu : ce scandale enfin a cessé. Jésus-Christ a triomphé du monde,
sa doctrine a été reçue , et son Evangile a prévalu. Mais si. nous ne nous scan-
dalisons plus de Jésus-Christ , nous scandalisons Jésus-Christ en scandalisant
nos frères , qui sont ses membres ; et c'est de ce scandale qu'il est parlé dans
ce discours.
Division. Jésus-Christ disait : Heureux celui qui ne sera point scandalisé de
moi ! et par une conséquence tout opposée , nous devons conclure que malheu-
reux est celui qui scandalise Jésus-Christ en scandalisant le prochain. Malheu-
reux celui qui cause le scandale; lre partie : mais doublement malheureux celui
qui cause le scandale , quand il est spécialement obligé à donner l'exemple ;
2« partie.
Première partie. Malheureux celui qui cause le scandale : pourquoi? 1. parce
qu'il est homicide devant Dieu de toutes les âmes qu'il scandalise ; 2. parce qu'il
se charge devant Dieu de tous les crimes de ceux qu'il scandalise.
1. Quiconque est auteur du scandale , selon tous les principes de la religion ,
est homicide des âmes qu'il scandalise. Péché monstrueux , péché diabolique ,
péché contre le Saint-Esprit, péché essentiellement opposé à la rédemption de
Jésus-Christ, péché dont nous aurons singulièrement à rendre compte à Dieu ;
mais surtout péché d'autant plus dangereux que souvent on le commet sans avoir
même intention de le commettre, et qu'il est attaché à des choses dont on ne
se fait nul scrupule.
Péché monstrueux ; car quelle horreur de causer la mort à une âme ! Fût-ce
le dernier des hommes que vous scandalisiez , c'est toujours une âme précieuse
à Dieu , et une âme à qui vous ôtez une vie surnaturelle et divine.
Péché diabolique; car, selon l'Evangile, le caractère particulier u démon
est d'avoir été dès le commencement du monde homicide des âmes.
Péché contre le Saint-Esprit , parce qu'il attaque directement la charité , et
que le Saint-Esprit est personnellement la charité même. S'il est contre la cha-
rité d'enlever à un homme son bien , sa réputation , son crédit , qu'est-ce que
de lui faire perdre son salut éternel? Otez-lui tout le reste ; mais du moins con-
servez son âme : Verumtamen animant illius serva.
Péché essentiellement opposé à la rédemption de Jésus-Christ , puisqu'il
fait périr ce que Jésus-Christ est venu sauver. C'est ce que l'Apôtre représen-
tait si fortement aux Corinthiens ; et ce qu'il leur disait, on peut bien vous le
dire à vous-mêmes : Quoi! vous ferez périr voire frère, pour qui Jésus-Christ est
mort !
Péché dont Dieu nous fera rendre un compte plus rigoureux à son jugement :
Jpse impius in iniquitate sua morietur. Sanguinem autan ejus de manu tua requiram.
C'est la menace que Dieu nous fait par son prophète. Cet homme , devenu impie
et libertin , par le scandale que vous lui avez donné , mourra dans son iniquité,
et en sera coupable. Mais vous qui l'aurez perdu , vous serez encore plus cou-
pable devant moi , et vous me répondrez de son âme.
Péché que tous les jours on commet sans avoir même intention de le com-
mettre. 11 n'est pas nécessaire , pour me rendre criminel en ce point , que je me
propose, d'un dessein formé, de scandaliser mon frère ; il suffit que je fasse ce qui
le scandalise , et que je m'en aperçoive. Une femme a beau dire : Je ne cher-
che dans ces conversations libres , dans ces parures immodestes , qu'à me dis-
ANALYSES DES SERMONS. 643
traire ou à satisfaire ma vanité, et non point à entretenir la passion de cet
homme. Car, sans chercher à l'entretenir, elle l'entretient toutefois ; et dèi là
le scandale qu'elle donne est un péché pour elle , et un péché grief.
C'est de là même que cet homicide des âmes est souvent attaché à des choses
en apparence très-légères. Tout cela est innocent, dites-vous; mais appelez-
vous innocent ce qui damne le prochain ? Est-ce ainsi qu'a raisonné saint Paul?
INon , non, disait-il, si cette viande, qu'il m'est néanmoins permis de manger,
est une occasion de chute pour mon frère , je n'en mangerai jamais.
2. Quiconque est auteur du scandale , se charge devant Dieu de tous les
crimes de ceux qu'il scandalise. Quel abîme ! De combien de péchés , par exem-
ple , un mauvais conseil n'est-il pas la source ? Or, en le donnant vous devenez
responsable de toutes ses suites.
Mais les péchés sont personnels. Cela est vrai des autres péchés , et non du
scandale, parce que l'homme scandaleux pèche tout à la fois et pour lui-même
et pour autrui. Mais ces péchés ne m'ont pas même été connus. C'est assez que
vous en ayez connu le principe , et que vous ayez eu sujet d'en craindre les
funestes effets. Et voilà pourquoi David demandait à Dieu qu'jl lui lit grâce sur
deux sortes de péchés : sur les péchés cachés : Ab occultis meis manda me, et
sur les péchés d'autrui, et ab alienis parce servo tuo.
Sainte prière que devraient faire surtout certaines femmes mondaines : prière
qui serait déjà le commencement de leur conversion. La conversion d'une âme
scandaleuse est un grand miracle ; mais espérons tout de la grâce. Peut-être
Dieu en voit - il quelqn'une qui profitera de ce discours ; et quand ce discours
n'en gagnerait qu'une seule à Dieu , le succès en serait toujours assez heureux.
Deuxième partie. Doublement malheureux celui qui cause le scandale, lors-
qu'il est obligé à donner l'exemple. Il n'y a point d'homme qui ne doive au
prochain le bon exemple ; mais sur cela même il y a encore des engagements et
des devoirs particuliers , selon les divers rapports que nous avons les uns avec
les autres, dans la société humaine. Tels sont ceux, 1° d'un père à l'égard de
ses enfants ; 2° d'un maître à l'égard de ses domestiques ; 5° des prêtres et des
ministres des autels, à l'égard du troupeau de Jésus-Christ; 4° des serviteurs
de Dieu par profession . à l'égard du public ; 5° des forts dans la foi , j'entends
les catholiques, à l'égard des faibles, c'est-à-dire à l'égard de nos frères, ou
séparés encore par le schisme , ou nouvellement réunis. Malheur donc spéciale-
ment à l'homme par qui le scandale vient , lorsqu'il a une obligation spéciale de
donner l'exemple , parce que c'est alors que le scandale est plus contagieux , et
que l'impiété en tire un plus grand avantage !
1. Quel est le crime d'un père qui scandalise lui-même et qui corrompt ses
enfants? C'était à lui à les former au bien , et c'est lui qui les tourne au mal.
Or à combien de pères ce caractère ne convient-il pas? Tel est, par la même
raison, le désordre d'une mère mondaine à regard d'une fille à qui elle inspire
tout l'esprit du monde par sa conduite , tandis qu'elle lui fait d'ailleurs dans
ses discours de si belles, mais de si vaines leçons de régularité et de vertu.
2. Quel est le crime d'un maître qui engage ses domestiques dans ses propres
débauches, et qui les rend complices de ses iniquités? Saint Paul traitait un
maître peu vigilant d'infidèle et d'apostat : qu'aurait-il dit d'un maître scanda-
leux? Votre maison, femme chrétienne, si toutefois vous êtes en eiïet chré-
tienne , devait être pour cette jeune personne qui vous sert , une école de sa-
gesse ; et c'est là qu'elle apprend à déposer toute pudeur. Sans porter la chose
si loin , que ne font point sur des domestiques vos seuls exemples , lors même
que vous y pensez le moins et que vous le voulez le moins ? De croire que vous
puissiez leur cacher vos dérèglements, abus. Autant de domestiques, autant de
témoins et de censeurs qui vous éclairent, et qui vous rendent toute la justice
que vous méritez.
3. Quel est le crime de ces ministres du Seigneur qui profanent les plus saintes
fonctions , et font rejaillir le scandale de leur vie jusque sur leur ministère ?
C'est ce qui excitait contre eux l'indignation de Dieu : Je vous avais établis pour
édifier et pour conduire mon peuple ; mais vous vous êtes égarés , et vous en avez
644 ANALYSES DES SERMONS.
égaré plusieurs avec vous. C'est pourquoi , concluait le Dieu d'Israël , je vous ai
rendus vils et méprisables. Qu'y a-t-il aussi de plus méprisé qu'un prêtre scan-
daleux? et n'est ce pas de quoi le monde sait tant se prévaloir? Cependant
malheur au monde qui se fait un scandale , non plus absolument de Jésus-
Christ, mais de Jésus-Christ dans la personne de ses ministres ! car, 1° le Sau-
veur des hommes nous a prédit ce scandale, afin que nous n'en lussions point
surpris ; 2° il nous a dit de les écouter, et non de les imiter.
4. Que faut-il dire de ceux que nous appelons les forts dans la foi , parce
qu'ils sont nés et qu'ils ont été élevés dans le sein de l'Eglise catholique? Sont-
ils excusables , lorsqu'au lieu de contribuer ou à ramener nos frères égarés, ou
à confirmer nos frères réunis, ils ne servent, par leurs exemples, qu'à éloigner
les uns davantage , et qu'à replonger les autres dans leur premier aveuglement?
Car voilà ce que font nos scandales , et ce que naturellement ils doivent faire.
Mais vivons bien , noire bonne vie sera plus efficace contre l'erreur que toutes
nos paroles.
5. Que faut-il dire de ceux qui font profession de piété , lorsque dans leur
piété ils laissent glisser et apercevoir des défauts qui décréditent la piété même?
Le monde est le premier à s'en scandaliser. C'est souvent une injustice , j'en
conviens ; et le monde , à l'égard des gens de bien , est un censeur trop sévère :
mais plus il est sévère , plus nous devons être exacts et réguliers.
Le fruit de ce discours est , 1° de nous préserver des scandales qu'on nous
peut donner; 2° de n'en point donner nous-mêmes. Cet avis vous regarde, vous
surtout que Dieu a élevés dans le monde , et dont les exemples font plus d'im-
pression. Ah! Seigneur, que ne puis-je faire ici ce que feront vos anges à la iin
des siècles ! que ne puis-je , comme eux , ramasser et jeter hors de votre royaume
tous les scandales î
POUR LE TROISIÈME DIMANCHE DE L'AVENT.
SUR LA FAUSSE CONSCIENCE.
Sujet. Les Juifs députés de la Synagogue dirent donc à Jean-Baptiste : Qui étes-vous? afin
que nous puissions rendre réponse à ceux qui nous ont envoyés. Que dites-vous de vous-
même? Je suis , répondit-il , la voix de celui qui cric dans le désert ; Préparez la voie du
Seigneur, et la rendez droite.
Ce n'était pas une petite gloire à saint Jean , d'avoir été choisi de Dieu pour
préparer dans les esprits et dans les cœurs des hommes la voie du Seigneur,
dont il annonçait la venue. Or, il s'agit de savoir quelle est cette voie sainte par où
le Seigneur veut venir à nous et par où nous devons aller à lui. Il s'agit au même
temps de connaître la voie qui lui est opposée, afin de nous en détourner ; et
c'est ce que nous examinerons dans ce discours.
Division. Les voies du Seigneur, ce sont nos consciences, puisque c'est par
elles que nous cherchons le Seigneur et que nous le trouvons. Pour les pré-
parer donc ces voies, il faut nous préserver du désordre d'une fausse conscience.
Fausse conscience aisée à former : lre partie. Fausse conscience dangereuse à
suivre : 2e partie. Fausse conscience, excuse frivole pour se justifier devant
Dieu : 3e partie.
Première partie. Fausse conscience aisée à former. Outre la loi de Dieu ,
nous avons encore pour règle de nos actions la conscience : et la conscience, dit
saint Thomas , est l'application que chacun se fait à soi-même de cette divine loi.
Or nous nous l'appliquons chacun selon les dispositions de notre cœur ; d'où il
arrive que toute simple, tout invariable et tout irrépréhensible qu'elle est par
elle-même , elle prend autant de formes différentes qu'il y a de différents esprits :
et voilà la source de nos erreurs.
Parlons encore plus clairement. Pour agir il faut se faire une conscience , et
tout ce qui n'est pas selon la conscience , dit l'Apôtre , est péché ; mais il ne
s'ensuit pas de là , que tout ce qui est selon la conscience soit exempt de péché :
pourquoi? parce qu'il y a une conscience qui n'est pas droite, une fausse con-
ANALYSES DES SERMONS. 645
science. Or il est très-aisé de se former une telle conscience , 1° clans tous les
étals du monde en général ; 2° particulièrement dans les conditions du monde
plus élevées : 3° surtout encore à la cour.
1. On se fait aisément dans lous les élats une fausse conscience , parce qu'on
se fait une conscience , ou selon ses désirs , ou selon ses intérêts. Fausse con-
science aisée à former par la raison seule qu'on se la forme selon ses désirs.
Car, dit saint Augustin , tout ce que nous voulons , quelque criminel qu'il soit ♦
nous paraît permis, et même bon. Et tel est l'ascendant que notre cœur prend
sur notre esprit ; c'est pourquoi le Prophète, en parlant des erreurs de l'impie,
ajoute communément que l'impie les a conçues dans son cœur : Dixit impius in
corde suo. Or qu'y a-t-il de plus naturel , et par conséquent de plus facile , que
de se faire ainsi une conscience selon son cœur? Exemple d'un homme dominé
par une passion qu'il veut accorder avec la conscience.
Fausse conscience non moins aisée à former dans toutes les conditions, parce
qu'on se la forme selon ses intérêts. Dès qu'il ne s'agit point de notre intérêt ,
nous avons une conscience droite, et nous nous déclarons hautement pour la
plus sévère morale. Mais l'intérêt commence-t-il à y être engagé, nous commen-
çons à voir tout autrement les choses. Ce qui nous paraissait trop relâché ne
nous semble plus si large, et nous y trouvons du bon sens. Ds là nous avons une
conscience exacte : pour qui ? pour les autres et non pour nous. Que je parle
ici des obligations d'un bénélicier; tous ceux qui n'y ont point d'intérêt, parce
qu'ils sont en d'autres états, conviendront de tout ce que je dirai : mais que je
passe ensuite à eux-mêmes et à leurs conditions, c'est alors qu'ils se mettront
en garde , et qu'ils s'élèveront contre moi.
2. Fausse conscience encore plus aisée à former dans les conditions plus éle-
vées , et parmi les grands , soit parce qu'ils ont des intérêts plus difficiles à
accorder avec la loi de Dieu, et que la politique leur inspire là-dessus des maximes
plus dangereuses, soit parce que tout ce qui les environne contribue à les trom-
per : flatteurs intéressés, faux conseillers.
3. Fausse conscience surtout aisée à former dans les cours des princes : com-
ment cela? C'est qu'à la cour les passions sont beaucoup plus ardentes, les
désirs beaucoup plus vifs , et les intérêts beaucoup plus grands. De là l'on se fait
une morale particulière à la cour ; de là tant de gens se pervertissent à la cour ;
de là l'on se fie si peu à la conscience d'un homme de cour.
Prière à Dieu pour lui demander qu'il ne nous livre pas à la violence de nos
désirs, et qu'il ne permette pas que nos intérêts nous dominent.
Deuxième partie. Fausse conscience dangereuse à suivre. Toute erreur est
dangereuse , surtout en matière de mœurs ; mais il n'y en a point de plus pré-
judiciable que celle qui s'attache à la règle même des mœurs , qui est la con-
science ; car avec une fausse conscience , 1° il n'y a point de mal qu'on ne com-
mette; 2° on commet le mal hardiment et tranquillement ; 3° on le commet sans
ressource et sans espérance de remède.
1. Avec une fausse conscience, point de mal qu'on ne commette. A quoi ne
se porte pas un ambitieux qui s'est fait une conscience de ses fausses maximes?
A quoi ne se porte pas un voluptueux , un vindicatif? Que ne lirent pas les Juifs ?
Ils crucifièrent Jésus-Christ : et que ne faisons-nous pas tous les jours ? On
opprime le juste et l'innocent; on est exact jusqu'au scrupule sur de légères
observances, tandis qu'on viole ce qu'il y a de plus indispensable dans la reli-
gion , savoir, la justice, la miséricorde, la foi.
Qu'est-ce qu'une fausse conscience? Un abîme inépuisable de péchés, répond
saint Bernard ; une mer profonde et affreuse , où se trouvent, selon le terme
de l'Ecriture , des reptiles sans nombre. Ces reptiles nous marquent la subtilité
avec laquelle le péché se glisse dans une fausse conscience; et ces reptiles sans
nombre, la malheureuse fécondité avec laquelle ils s'y produisent. Car c'est là
que s'engendrent toutes sortes de monstres : envies , aversions , médisances ,
calomnies, perfidies, désirs charnels, impudicités.
2. Avec une fausse conscience on commet le mal hardiment et tranquille-
ment : hardiment, parce qu'on n'y trouve dans soi-même nulle opposition;
646 ANALYSES DES SERMONS.
tranquillement, parce qu'on n'en ressent alors aucun trouble, et que la con-
science est d'intelligence avec le pécheur. Or la paix dans le péché est le plus
grand de tous les maux. Quatre sortes de consciences que dislingue saint Ber-
nard : mais des quatre , la dernière , qui est une mauvaise conscience dans la
paix , est la plus à craindre ; car dans une mauvaise conscience troublée , il y
a encore des lumières , et par conséquent des principes de pénitence et de
conversion ; mais dans une mauvaise conscience tranquille , il n'y a que té-
nèbres.
3. De là , avec une fausse conscience on commet le mal sans ressource ; car
la grande ressource du pécheur, c'est une conscience droite et saine qui le con-
damne intérieurement , et voilà ce qui ramena saint Augustin , sa conscience
révoltée contre lui-même.
Aussi le Prophète voulant , ce semble , engager Dieu à punir les impiétés de
son peuple, ne lui disait pas, Humiliez -les , confondez-les, ruinez-les de fond
en comble ; mais , Aveuglez-les : comme pour marquer que cet aveuglement
était la plus grande peine du péché. Et c'est pour cela même que je dis tout au
contraire : Déchargez , Seigneur, votre colère sur tout le reste , mais épargnez
leurs consciences et ne les aveuglez pas ; car ce serait dès cette vie les ré-
prouver.
Troisième partie. Fausse conscience , vaine excuse pour se justifier devant
Dieu. Si nos erreurs étaient des erreurs involontaires et de bonne foi , le pé-
cheur pourrait se prévaloir de sa fausse conscience comme d'une excuse légi-
time. Mais ce caractère de bonne foi se trouve-t-il toujours dans la fausse con-
science? Si cela était, David n'aurait pas dit à Dieu : Seigneur, oubliez mes
ignorances passées.
Je prétends donc que l'ignorance, et par conséquent la fausse conscience, est,
surtout dans le siècle où nous vivons, un des prétextes les plus frivoles, 1° parce
qu'il y a maintenant trop de lumière pour pouvoir supposer ensemble une con-
science dans l'erreur et une conscience de bonne foi ; 2° parce qu'il n'y a point
de fausse conscience que Dieu , dès maintenant , ne puisse confondre par une
autre conscience droite qui reste en nous, ou qui, quoique hors de nous, s'élève
contre nous malgré nous-mêmes.
1. Trop de lumière dans notre siècle , et trop de moyens de s'instruire, pour
pouvoir supposer une conscience dans l'erreur, et une conscience de bonne foi.
Si vous aviez voulez vous servir de ces moyens , cette fausse conscience ne se
serait pas formée. Mais vous les avez négligés, et celte négligence vous rend
coupables.
2. Point de fausse conscience que Dieu ne puisse confondre par une autre
conscience droite : 1. par celle des païens : car n'est-il pas étrange que vous
vous permettiez aujourd'hui , ou que vous vous croyiez permises cent choses
dont vous savez que les païens se sont fait des crimes ? 2. Par la vôtre, soit telle
qu'elle est présentement ; mais pour qui? pour les autres ; car, quelle contra-
diction que vous soyez si éclairés sur ce qui touche les autres, et si aveugles sur ce
qui vous regarde ! soit telle qu'elle a été dans ces premières années où la passion
ne vous avait pas encore corrompus ; car d'où est venu ce changement? et vous
est-il pardonnable de n'avoir pas conservé tant de bons principes qui devaient
vous servir de règles dans tout le cours de votre vie ?
Pour vous préserver ou pour revenir de ce désordre de la fausse conscience ,
souvenez-vous de deux grandes maximes : Tune, que le chemin du ciel est étroit;
l'autre , qu'un chemin étroit ne peut jamais avoir de proportion avec une con-
science large.
ANALYSES DES SERMONS. 647
POUR LE QUATRIÈME DIMANCHE DE L'AVENT.
SUR LA SÉVÉRITÉ DE LA PENITENCE.
Sujet. Le Seigneur lit entendre sa parole à Jean, fils de Zacharie, dans le désert; et il alla
dans tout le pays qui est le long du Jourdain, prêchant le baptême de pénitence pour la
rémission des péchés.
La pénitence est un baptême , parce que c'est elle qui nous lave de nos pé-
chés, et qui nous purifie. Or le caractère de ce baptême ou de cette pénitence
est l'esprit de sévérité , comme nous Talions voir dans ce discours.
Division. Sans examiner quelle doit être la sévérité de la pénitence, consi-
dérée de la part des prêtres qui en sont les ministres, et sans entrer dans ces
fameuses contestations qui se sont élevées sur cette matière , ne regardons ici la
pénitence que par rapport au pécheur qui la doit pratiquer , et qui se la doit
imposer à lui-même. Or le grand principe qui doit animer et régler cette péni-
tence , c'est la sévérité. Sévérité nécessaire , sévérité douce. La pénitence prise
par rapport à nous doit être sévère ; lre partie. Mais afin de ne pas rebuler nos
coeurs , ajoutons que plus elle est sévère , plus dans sa sévérité même elle de-
vient douce ; 2e partie.
Première partie. Sévérité de la pénitence, sévérité nécessaire. Qu'est-ce
que la pénitence? C'est, dit saint Augustin , un jugement que l'homme exerce
contre lui-même , mais qu'il exerce en qualité seulement de délégué , et comme
tenant la place de Dieu , qu'il exerce en vertu de la commission que Dieu lui a
donnée de se juger lui-même , qu'il exerce avec toute la dépendance d'un juge
inférieur à l'égard d'un juge souverain; d'où nous devons former trois raisonne-
ments qui nous convaincront que notre pénitence doit êire sévère. 1° L'homme
dans la pénitence fait l'oflice de Dieu, en se jugeant lui-même : il doit donc se
juger dans la rigueur. 2° L'homme dans la pénitence devient juge, non pas d'un
autre, mais de lui-môme : il doit donc dans ses jugements prendre le parti de
la sévérité. 3° Du jugement que l'homme lait de lui-même, il y a appel à un
autre jugement supérieur , qui est celui de Dieu : il doit donc y procéder avec
une équité inflexible.
1. L'homme dans la pénitence fait l'office de Dieu; c'est-à-dire, selon Tertul-
lien , que la pénitence fait en nous la fonction de la justice et de la colère de
Dieu. Or comment Dieu nous jugerait-il dans sa colère? et peut-on dire qu'il y
ait quelque proporîion entre la pénitence d'un homme du monde et la justice de
Dieu vindicative? Noire pénitence ne peut donc être une pénitence recevable au
tribunal de Dieu , dès qu'elle n'est pas sévère.
Pour mieux comprendre cette pensée , imaginons-nous que Dieu a fait un
pacte avec nous, et qu'il nous a dit ce que nous marque expressément l'Apôtre :
Jugez-vous vous-mêmes, et je ne vous jugerai point. En quoi nous pouvons re-
marquer l'excellence et le mérite de la pénitence , qui nous affranchit en quel-
que sorte de la juridiction de Dieu.
Cela supposé, je dois faire r?ans ma pénitence ce que Dieu fera un jour dans
son jugement. Que fera-t-il ? Une recherche exacte de toute ma vie : et teile est
la recherche que j'en dois faire moi-même en me présentant au tribunal de la
pénitence, et en m'accusant. Car si je me flatte moi-même, et si j'use de la
moindre dissimulation , ma pénitence ne peut plus être qu'une pénitence chimé-
rique v parce qu'elle n'est pas conforme au jugement de Dieu. En effet, Dieu
nous jugera bien avec une autre sévérité; et si cela n'était pas, comment son
jugement serait-il si terrible?
C'est pour cela que David demandait à Dieu , comme une grâce particulière ,
de ne pas permettre que son cœur consentît jamais à ces paroles de malice , et à
ces prétextes que le démon nous suggère , pour nous servir d'excuses. Et parce
qu'il savait que le monde est plein de ces faux élus, qui , en traitant avec Dieu ,
prétendent toujours avoir raison , ce saint roi ne voulait point de communica-
648 ANALYSES DES SERMONS.
tion avec eux. Qui sont ces élus du monde? Ce sont , répond saint Augustin,
ces pécheurs qui jugent toujours favorablement d'eux-mêmes, et qui ne s'im-
putent jamais à eux-mêmes leurs propres péchés ; et voilà ce que nous faisons.
Disons plutôt à Dieu, comme le même prophète , en nous confessant crimi-
nels : Guérissez mon âme, Seigneur, parce que f ai péché contre vous. Ce n'est ni
à mon naturel , ni à mon tempérament, ni au monde , que je dois m'en prendre,
mais à moi-même.
2. L'homme dans la pénitence devient juge, non pas d'un autre, mais de
lui-même. Si nous avions à juger les autres, il ne faudrait pas nous exhorter à
la sévérité : car nous ne sommes que trop enclins à les condamner. Mais comme
nous nous aimons nous-mêmes , la pénitence doit surmonter en nous ce fonds
d'amour-propre , et elle ne le peut faire que par une sainte rigueur. Sans cela ,
à quelles illusions serons-nous sujets ?
3. Il y a appel du jugement que nous portons contre nous-mêmes; appel,
dis-je , au tribunal de Dieu ; car Dieu , dans son jugement , ne jugera pas seule-
ment nos crimes, mais nos justices , et en particulier nos pénitences. Or que
nous servira-t-il alors de nous être tant épargnés? Que nous servira-t-il d'avoir
cherché et trouvé des ministres indulgents ? Nous nous jugeons sévèrement , di-
sait Tertullien , parce que nous savons qu'il y a une justice supérieure qui nous
jugera si nous ne nous jugeons pas bien nous-mêmes. Aussi , ajoute saint Chry-
sostome , le juge inférieur doit toujours juger selon la rigueur de la loi.
Sévérité raisonnable : car en quoi consiste l'essentielle sévérité de la pénitence ?
C'est à nous réduire aux bornes de la raison que Dieu nous a donnée ; c'eit à nous
faire combattre , retrancher et détruire dans nous ce que notre raison condamne
malgré nous. Voilà , pour user de cette expression , le raisonnable de la péni-
tence : si raisonnable, que vous êtes les premiers à en convenir; si raison-
nable , que vous seriez même scandalisés qu'on manquât à l'exiger de vous ; si
raisonnable , que nulle autorité n'en peut dispenser.
Heureux si nous goûtons cette vérité ! Heureux si , pour venger Dieu de nous-
mêmes , et pour le bien venger, nous faisons passer dans nous-mêmes toute sa
colère ; en sorte que nous puissions lui dire comme David : In me transierunt
irœ tuœ !
Deuxième partie. Sévérité de la pénitence , sévérité douce. Quand la péni-
tence nous serait inutile , disait Tertullien ; quand elle serait seulement sévère
sans nulle douceur, Dieu l'ordonnant, il faudrait toujours nous y soumettre.
Mais le même Tertullien a bien eu raison d'ajouter que la pénitence était dans
celle vie la félicité de l'homme pécheur ; car j'appelle la félicité de l'homme pé-
cheur dans cette vie, 1° ce qui produit en lui la paix de la conscience; 2° ce
qui le remplit de la joie du Saint-Esprit. Or voilà les effets de la pénitence sé-
vère , et il n'y a que la pénitence sévère qui ait la vertu de les opérer.
i. C'est la pénitence exacte et sévère qui produit la paix. Ainsi l'éprouva Ma-
deleine, lorsque Jésus-Christ, louché de la ferveur de sa pénitence, lui dit :
Vos péchés vous sont remis; allez en paix. Mais comment une pénitence sévère ,
qui fait en nous la fonction de la justice et de la colère de Dieu , peut-elle nous
donner la paix ? C'est que par sa sévérité elle apaise Dieu ; qu'en apaisant Dieu ,
elle nous remet en grâce avec Dieu ; et que nous remettant en grâce avec Dieu,
elle nous rassure contre les jugements de Dieu. Ainsi elle fait , parce qu'elle est
sévère , la fonction de la colère de Dieu , mais bien plus efficacement que la co-
lère de Dieu même : car Ja colère de Dieu toute seule punit le péché, mais ne
l'efface pas ; ce qui se voit dans l'enfer : au lieu que la pénitence fait l'un et
l'autre.
2. De celte paix intérieure naît une sainte joie : autre fruit de la sévérité de
la pénitence. Qui peut l'exprimer ? 11 faut la sentir pour la connaître. Exemple
de saint Augustin.
Répondez-moi, dit le mondain, de cette douceur de la pénitence, et je me
convertirai. Vous raisonnez mal , reprend saint Bernard. Tout ce que je vous en
dirais ne ferait nulle impression sur un cœur aussi sensuel que le vôtre. Mais
commencez par vous vaincre en faisant pénitence , et vous en sentirez la dou-
ANALYSES DES SERMONS. 649
ceur. D'ailleurs , fiez-vous aux promesses de voire Dieu ; si vous êtes généreux ,
il sera fidèle.
Mais n'en voyons-nous pas qui , dans leur pénitence , ne trouvent que des sé-
cheresses? Je le veux ; maisqui sont-ils? Ceux qui ne veulent faire qu'une fausse
pénitence, c'est-à-dire une pénitence aisée et commode ; et leur témoignage nous
apprend bien qu'il n'y a que la pénitence sévère qui puisse avoir cette onction
divine dont nous parlons.
C'est donc un abus , quand nous faisons de la sévérité de la pénitence un
obstacle à la pénitence ; et l'artifice le plus dangereux dont se sert l'ennemi de
notre salut pour nous détourner des voies de Dieu , est de nous représenter la
pénitence sous des idées affreuses qui nous en donnent de l'horreur. Et parce
qu'il se trouve même des ministres de Jésus-Christ qui mettent tout leur zèle à
nous en faire des peintures effrayantes, qu'arrive- t-il ? Le libertin en profile,
et le faible s'en scandalise : le libertin en profite , ravi qu'on lui exagère les
choses, pour êlre en quelque sorte autorisé a n'en rien croire et surtout à
n'en rien faire ; et le faible s'en scandalise en se décourageant, et en se laissant
aller à un secret désespoir.
Mais moi, mon Dieu , tandis que vous me confierez le ministère évangélique ,
j'annoncerai tout à la fois à voire peuple, sans jamais les séparer , et votre jus-
tice , et votre bonlé : Misericordiam etjudicium cantabo tibi. Gardant ces règles,
je ne craindrai rien ; ei jusqu'en la présence des rois , je parlerai , comme Da-
vid , sans confusion.
Je conclus avec le divin Précurseur : Faites pénitence, parce que le royaume
de Dieu approche , c'est-à-dire parce que la mort vient, et qu'elle vient bientôt.
Combien louchent de près à ce dernier terme? Si je le leur faisais connaître ,
différeraient-ils à se convertir ? Or, ce qu'ils feraient , pourquoi ne le faisons-
nous pas? Avons-nous une caution contre la mort? Sommes-nous certains de
notre pénitence à la mort ? Qui nous répond de Dieu? qui nous répond de nous-
mêmes ? Et taut d'exemples que nous avons eus , et que nous avons encore de-
vant les yeux, ne doivent-ils pas nous faire trembler?
SUR LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST.
Sujet. Au même instant que l'ange annonça ain pasteurs la naissance de Jésus-Christ, une
troupe de la milice céleste se joignit à lui , et se mit à louer Dieu en disant : Gloire à Dieu
au plus lin ut des cieux, et paix aux hommes sur la terre!
En deux paroles , voilà les deux fruits de la naissance du Sauveur, la gloire
à Dieu, et la paix aux hommes. Mais le mondain superbe et ambitieux , dit saint
Bernard , n'est pas content de ce partage. Outre la paix, il voudrait encore la
gloire. Ayons en horreur ce sentiment ; et laissant à Dieu la gloire , contentons-
nous de considérer ce mystère, par rapport à nous , comme un mystère de paix.
Dl vision. Jésus-Christ dans sa naissance est appelé par ïsaïe le prince de la
paix ; et l'Apôtre nous apprend que la paix a élé le bienheureux terme de sa
mission. Voilà pourquoi ce divin enfant voulut naître sous le règne d'Auguste,
qui fut, de tous les règnes, le plus tranquille. Mais cette paix extérieure et
temporelle, dont le monde jouissait alors, n'était encore que pour nous disposer
à une autre paix plus avantageuse et plus sainte que le Fils unique de Dieu nous
apportait du ciel. La paix avec Dieu , lre partie ; la paix avec nous-mêmes ,
2e partie : la paix avec le prochain , 5e partie,
Prrmière partie. La paix avec Dieu. Comme pécheurs , nous étions ennemis
de Dieu , et incapables par nous-mêmes de nous réconcilier avec Dieu. Il nous
fallait donc un médiateur qui pût tout à la fois satisfaire à la justice de D.ca ,
et nous attirer la miséricorde de Dieu. Or c'est ce que fait Jésus-Christ, eu
réunissant dans sa personne Dieu et rhomme.
1. Nous voyons d'abord dans cet enfant la miséricorde de D!eu incarnée et
humanisée. La grâce de Dieu, dit saint Paul, a paru dans ce mystère , et s'est
rendue sensible. Jusque-là Dieu n'avait encore eu que des pemées de paix,
650 ANALYSES DES SERMONS.
comme parle le Prophète; mais aujourd'hui il en vienl à l'effet, et il les exé-
cute en nous donnant un rédempteur.
2. Cependant Dieu n'oublie point ses intérêts ; car si nous voyons dans le ré-
dempteur qu'il nous donne , la miséricorde de Dieu incarnée et humanisée,
nous y voyons au même temps la justice de Dieu satisfaite et pleinement ven-
gée , par la pénitence que ce Sauveur commence à faire pour nous. Tellement
que la parole de David se vérifie dans Félable ; savoir , que la justice et la
miséricorde se sont rencontrées, et qu'elles ont fait ensemble une alliance
étroite.
Voici donc l'idée naturelle que nous devons avoir de ce mystère, exprimée
dans ces belles paroles de l'Apôtre : Dieu était dans Jésus-Christ , réconciliant
le monde avec soi , c'est-à-dire Jésus-Christ était dans la crèche , et il y était
humilié, pauvre, souffrant ; et Dieu était dans Jésus-Christ , acceptant ses hu-
miliations , sa pauvreté , ses souffrances , comme des satisfactions de tout ce
que l'orgueil , la cupidité , l'amour du plaisir et de nous-mêmes nous ont fait
commettre de crimes. Car, demande saint Bernard , comment Dieu n'aurait-il
pas été fléchi par la pénitence de ce Fils bien-aimé, et Dieu comme lui? Et
comment, satisfait par la pénitence d'un Dieu , pourrait-il rejeter la nôtre?
Je dis la nôtre, car avec la pénitence de Jésus-Christ notre Sauveur, il faut
encore la nôtre pour consommer l'affaire de notre salut. Il faut de notre part
une pénitence semblable à celle de Jésus-Christ , qui puisse être unie à celle de
Jésus-Christ, et par conséquent une pénitence solide, efficace , sévère, comme
celle de Jésus-Christ.
Si telle est votre pénitence , consolez-vous; vous êtes en paix avec Dieu : ou
si c'a été jusqu'à présent une pénitence défectueuse, corrigez-en les abus , et
convertissez-vous de bonne foi.
Deuxième partie. La paix avec nous-mêmes. Jésus-Christ, dans le mystère
de sa naissance, nous apprend le secret d'entretenir cette paix avec nous-mêmes.
Nous l'ignorions ce secret, et nous cherchions la paix où elle n'était pas ; sa-
voir, dans la grandeur et dans l'opulence; mais Jésus-Christ, qui est le chemin,
la vérité et la vie, nous découvre en ce saint jour les deux sources de la vraie
paix , je veux dire, 1° l'humilité de cœur ; 2° la pauvreté de cœur.
1. C'est dans ce mystère qu'un Dieu-Homme nous prêche hautement l'humi-
lité; et c'est de l'humilité que dépend non-seulement notre sainteté, mais notre
félicité dans la vie. Car ce qui fait perdre si souvent la paix à notre cœnr, n'est-
ce pas notre orgueil et notre ambition ? de là les inquiétudes , les tristesses , les
mélancolies , les chagrins , les désespoirs. Reconnaissons-le de bonne foi : voilà,
hommes du siècle , ce qui vous trouble.
Quand vous aurez renoncé à cette passion , dès là vous aurez la p ix; parce
que dès là , soumis à Dieu , vous serez contents de votre fortune , et vous ne
formerez plus tant d'intrigues qui vous agitent , et qui ne vous laissent pas un
jour tranquille.
Apprenez donc de moi, vous dit Jésus-Christ, que je suis humble de cœur, et
apprenez à l'être comme moi : alors vous trouverez le repos de vos âmes. Et ne
pensez pas que cette humilité de cœur soit une faiblesse : c'a été la vertu des
forts, la vertu des sages , la vertu d'un Dieu, qui s'est revêtu de notre chair
pour nous en donner un modèle sensible.
2. Une autre source de nos combats intérieurs , c'est l'attachement aux biens
de la terre. Quels soins pour les acquérir ! quelles peines pour les conserver !
quelles frayeurs au moindre danger de les perdre ! quels regrets après les avoir
perdus ! Le remède , c'est le détachement évangélique. Un chrétien pauvre de
cœur jouit toujours d'un repos inaltérable, soit qu'il soit dans l'indigence ou
dans l'abondance , parce qu'il n'a point mis son appui dans les richesses péris-
sables , et qu'il se conforme en tout à la volonté de Dieu.
Or c'est ce que votre Sauveur vient encore vous enseigner ; c'est ce que vous
prêchent l'étable , la crèche , les langes de cet Enfant-Dieu. Il ne commence
pas seulement à l'enseigner , mais à le persuader au monde. De pauvres pasteurs
se retirent d'auprès de lui comblés de joie ; des riches ( ce sont les mages )
ANALYSES DES SERMONS. 651
viennent à ses pieds déposer leurs trésors , et se faire un mérite et un plaisir
d'y renoncer.
Crèche adorable de mon Sauveur , c'est loi qui me fais goûter la pauvreté
que j'ai choisie ; et vous, mon Dieu, confondez-moi, si jamais ce sentiment
sortait de mon cœur.
Troisième partie. La paix avec le prochain. L'Apôtre exhortant les Romains
à la charité, leur disait : Si cela se peut, et autant qu'il est en vous , conservez la
paix avec tous les hommes. Toutes ces paroles sont remarquables. Si cela se peut :
l'impossibilité est la seule excuse légitime qui puisse là-dessus devant Dieu nous
disculper , autant qu'il est en vous : en sorte que nous puissions nous rendre
témoignage qu'il* n'a jamais tenu à nous , ni à nos soins. Avec tous les hommes :
sans en excepter un seul, pas même ceux qui nous sont les plus opposés , parce
que souvent c'est avec les plus difliciles et les plus fâcheux que nous avons à
vivre dans une plus étroite société.
Or quel est le principe de cette paix ? une sainte conformité avec Jésus-Christ
naissant. 1. C'est un Dieu qui se dépouille pour nous de tous ses intérêts. % C'est
un Dieu qui nous prévient , selon le langage du Prophète , de toutes les béné-
dictions de sa douceur. Deux moyens pour entretenir une paix éternelle avec
nos frères : désintéressement et doueeur.
1. C'est un Dieu qui , par amour pour nous , se dépouille de tous ses intérêts ;
qui de maître se fait obéissant; de grand, petit; de riche, pauvre; et ce désin-
téressement est le plus nécessaire et le plus sûr moyen pour concilier les coeurs.
Moyen nécessaire ; car de prétendre vivre en paix avec le prochain , tandis qu'on
est dominé par l'intérêt, c'est se flatter d'une espérance chimérique : mais
aussi, moyen sûr : ôtez l'intérêt, plus de divisions, de querelles, de procès :
la paix régnera partout. S'il en doit coûter pour cela, faisons ce sacrifice à
Jésus-Christ, il le mérite bien. Faisons-le à la charité; par là nous achèterons
la paix, et la paix que nous aurons avec ce parent, avec ce frère, avec ce voisin,
avec ce concurrent, vaudra mieux pour vous que l'intérêt qu'on vous disputait,
et à quoi vous renoncerez.
2. Ce n'est pas seulement l'intérêt qui trouble la paix entre vous et le
prochain : ce sont encore vos aigreurs, vos emportements, vos fiertés. Mais un
second moyen pour la maintenir, cette paix si désirable , c'est la douceur. Or,
rentrez dans l'étable de Bethléem , vous y verrez un Dieu qui vous prévient , un
Dieu qui vous recherche, un Dieu qui s'attendrît sur vous, et qui veut ainsi se
faire aimer de vous. Après cela , faites-vous un point d'honneur de n'aller jamais
au devant de votre frère; prenez à son égard des airs dédaigneux, et traitez-le
avec dureté : c'est renverser le plus solide fondement de la paix.
Quel est notre aveuglement ! Dans ce temps, où Dieu nous alïlige par le fléau
de la guerre , nous lui demandons une paix qui ne dépend pas de nous ; et dans
le cours de la vie , nous ne travaillons à rien moins qu'à nous procurer la véri-
table paix qui est entre nos mains. Les puissances de la terre sont souvent plus
tôt d'accord que nous ne le sommes les uns avec les autres. Donnez-nous , Sei-
gneur, celte paix après laquelle les peuples soupirent, et qui doit pacifier le
monde chrétien ; mais prélérablement à cette paix, toute nécessaire qu'elle est,
donnez-nous celle qui doit nous réconcilier avec vous, nous réconcilier avec
nous-mêmes , nous réconcilier avec nos frères.
Compliment au roi.
(Î52 ANALYSES DES SERMONS.
AUTRE AVENT.
POUR LA FÊTE DE TOUS LES SAINTS.
SUR LA SAINTETÉ.
Sujkt. Dieu est admirable dans ses Saints.
Comme nous ne connaissons Dieu sur la terre que dans ses otivrages , ce n'est
aussi sur la terre, à proprement parler, que dans ses ouvrages qu'il est admirable
pour nous. Or l'ouvrage de Dieu par excellence , ce sont les Saints. Mais en quoi
Dieu , reprend saint Léon, est particulièrement admirable dans ses Saints,
c'est de nous les avoir donnés tout à la fois , et pour nos protecteurs, et pour
nos modèles. Ne les considérons dans ce discours que sous cette qualité de mo-
dèles , et faisons servir leurs exemples à notre sanctification.
Division. La sainteté trouve dans les esprits et dans les cœurs des hommes
trois grands obstacles à surmonter : le libertinage, l'ignorance et la lâcheté. Les
libertins la censurent ; les ignorants la prennent mal , et n'en ont que de fausses
idées; enfin les lâches la regardent comme impossible, et désespèrent d'y par-
venir. Or montrons aux premiers que , supposé l'exemple des Saints , leur liber-
tinage est insoutenable, lrc partie: aux seconds, que, supposé l'exemple des
Saints, leur ignorance est sans excuse, 2e partie ; et aux derniers, que , supposé
l'exemple des Saints, leur lâcheté n'a plus de prétexte, 3e partie.
Première partie. Libertinage insoutenable, supposé l'exemple des Saints.
C'est de tout temps que les libertins ont combattu la sainteté. Saint Jérôme nous
marque surtout deux artifices dont ils se sont servis contre elle. 1° Ils l'ont
conlesiée comme fausse; 2° ils l'ont décriée comme défectueuse. Comme fausse,
prétendant, qu'il n'y avait point de vraie sainteté : comme défectueuse , se per-
suadant et voulant persuader aux autres qu'elle était au moins sujette à mille
défauts. L'exemple des Saints détruit ces deux préjugés.
1. Le libertin ne veut point reconnaître de vraie sainteté , et traite tout ce
que nous appelons sainteté d'hypocrisie. Malignité également injurieuse a Dieu
et pernicieuse aux hommes. Injurieuse à Dieu , en lui ôlant la gloire de tant
d'oeuvres saintes , comme si la grâce n'en était pas le principe ; pernicieuse aux
hommes , en les privant d'une \ies grâces les plus puissantes , qui est le bon
exemple.
Mais quelque présomptueux que soit le libertinage, jamais il ne se soutiendra
contre certains exemples irréprochables que Dieu lui oppose pour le confondre ;
ce sont ceux des Saints. Il y a dans le monde des hypocrites , c'est-à-dire de
fausses saintetés, il faut l'avouer; mais de là même saint Augustin conclut qu'il
y a donc aussi une vraie sainteté , puisque la fausse sainteté n'est qu'une imita-
tion de la vraie, et que ce sont les vraies vertus qui, par l'abus qu'on en a fait
en voulant se déguiser, ont produit les fausses vertus. Cette vraie sainteté est
rare, je le sais; mais n'y eût-il dans le monde qu'un vrai Saint, son exemple
suffit pour la condamnation du libertin. Or, par la providence de Dieu , il y en a
toujours quelqu'un de ce caractère, dont le mondain lui-même n'oserait contester
et désavouer la sainteté.
Cependant nous n'en sommes pas là ; et pour un Juste dont l'exemple suffirait,
Dieu nous en découvre aujourd'hui une multitude innombrable; ce sont ces
Saints glorifiés dans le ciel, ces hommes en qui la grâce a opéré tant de mer-
veilles, à qui elle a inspiré de si grands sentiments , à qui elle a fait faire de si
grandes actions. Exemples mémorables, exemples convaincants.
2. Le libertin au moins tâche de décrier la sainteté, en lui imputant des dé-
fauts prétendus. Mais si les Saints ont des défauts, ce n'est pas à la sainteté qu'il
faut s'en prendre , puisqu'ils ne sont pas Saints par là. D'ailleurs est-il juste
ANALYSES DES SERMONS. 653
d'exiger de la vraie piété qu'elle rende tout à coup les hommes parfaits? Je
pourrais m'en tenir là pour la contusion de l'impie; mais l'Eglise va plus loin :
elle lui fait voir, dans cette troupe glorieuse des Saints que nous honorons , des
hommes vraiment irrépréhensibles au sens même que le inonde les veut. Leurs
siècles les ont reconnus te's qu'on nous les dépeint , les siècles suivants les ont
canonisés ; et c'est sur le témoignage du monde entier que nous leur rendons un
culte si solennel.
Deuxième partie. Ignorance sans excuse, supposé l'exemple des Saints. On
se laisse prévenir des erreurs les plus grossières louchant la sainteté. Mais
l'exemple des Saints confond toutes ces erreurs, et rend notre ignorance inexcu-
sable : pourquoi? parce que l'exemple des Saints nous fait connaître en quoi
consiste la vraie sainteté, et nous apprend qu'elle est toute renfermée dans les
devoirs de notre condition. Sainteté raisonnable, qui se fait estimer par elle-
même, et que je ne puis envisager sans me dire à moi-même : Voilà ce que je
dois être , et sans me sentir porté à le devenir.
Non, les Saints ne se sont point précisément sanciifiés par des œuvres écla-
tantes et particulières ; ce n'était point là le fond de leur sainteté , car, 1° ils
pouvaient être Saints sans cela; 2° avec cela ils pouvaient n'être pas Saints. Ils
pouvaient être Saints sans cela : combien de prédestinés n'ont jamais rien fait
sur la terre qui leur ait attiré l'admiration? Et ils pouvaient avec cela n'être pas
Saints : combien de réprouvés ont fait sur la terre des actions à quoi les hommes
ont applaudi, tandis que Dieu les condamnait? 11 n'est pas parlé dans l'Evangile
d'un seul miracle de la Mère de Dieu, ni de Jean-Baptiste; et l'Evangile, au
contraire, parle des miracles que faisaient les faux prophètes.
Par où donc les Saints ont-ils été Saints? 1° Ils n'ont été Saints que parce qu'ils
ont rempli les devoirs de leur état ; 2° et ils n'ont rempli les devoirs de feur état
que parce qu'ils étaient Saints , et que parce qu'ils ont su accorder leur condi-
tion avec leur religion. Saints, parce que dans leur condition ils ont rendu à
chacun ce qui lui appartenait. Saints, parce qu'ils ont 'honoré par leur conduite
leurs ministères. Saints , parce qu'ils ont préféré en toutes choses la conscience
aux intérêts humains. Saints , parce que, soumis à Dieu , ils se sont tenus dans
l'ordre où Dieu les voulait. Ajoutons que, parce qu'ils étaient Saints, ils ont
rempli tous leurs devoirs , parce qu'il n'y avait que la sainteté qui pût être une
disposition générale et efficace à ce parfait accomplissement de leurs obligations.
Sans la sainteté , ils auraient succombé en mille rencontres ; mais leur sainteté
les a soutenus.
Pourquoi saint Louis est-il au nombre de ceux que nous invoquons? parce qu'il
s'est acquitté de tous les devoirs d'un roi. Et pourquoi s'est-il acquitté de tous les
devoirs d'un roi? parce que c'était un saint roi. Aussi est-ce cette fidélité constante
à nos devoirs qui nous coûte. Car, pour ne manquer à aucun de ses devoirs, il
faut, en bien des occasions , se faire violence et se renoncer.
Troisième partie. Lâcheté sans prétexte , supposé l'exemple des Saints. Car
l'exemple des Saints est une preuve convaincante : 1° que la sainteté n'a rien
d'impraticable pour nous ; 2° qu'elle n'a rien même de si difficile dont elle ne
porte avec soi l'adoucissement.
1. Rien d'impraticable pour nous dans la sainteté. Dieu nous le fait connaître
sensiblement , en nous mettant devant les yeux des millions de Saints qui ont été
dans le monde ce que nous ne voulons pas qu'on y puisse être. C'est ce qui con-
vertit saint Augustin , lorsque , dans cette merveilleuse vision qu'il nous a lui-
même décrite, il crut entendre la sainteté, qui, lui montrant un nombre presque
infini de vierges, lui disait : Eh quoi ! ne pourrez-vous pas ce que ceux-ci et celles-
là ont pu? Voilà comment Dieu nous parle à nous-mêmes dans cette fête, et ce
qui fera notre condamnation dans son jugement.
2. Rien même de si difficile dans la sainteté , qui ne porte avec soi son adou-
cissement, ïertullien disait que Jésus- Christ était la solution de toutes les diffi-
cultés d'un chrétien. Mais ce qu'il a dit de l'exemple de cet Homme-Dieu, il semble
qu'on peut le dire encore avec plus de sujet de l'exemple des Saints; car, sur
l'exemple de Jésus-Christ , il restait une difficulté prise de Jésus-Christ même ;
654 ANALYSES DES SERMONS.
savoir, qu'il était Dieu , et qu'étant, comme Dieu , la toute-puissance même, H
était plus en état que nous de faire ce qu'il a fait, et de souffrir ce qu'il a souffert.
Mais que puis-je répondre , quand on me fait voir dans les Saints des hommes
comme moi, qui ont tout entrepris et tout souffert avec joie ! Saint Paul convain-
quait les premiers fidèles, en leur retraçant le souvenir de tous les Justes de
l'ancienne loi ; et que pouvons-nous dire quand on ajoute à ces exemples tous
ceux de la loi nouvelle? surtout quand on y ajoute l'exemple de tant de martyrs
à qui les plus rigoureux tourments sont devenus, nou-seulement supportables ,
mais agréables?
Non, nous n'avons plus de prétexte que l'exemple des Saints ne détruise. lis
avaient les mêmes soins que nous , les mêmes passions, les mêmes occasions, les
mêmes obstacles; ils ne servaient pas un autre maître; et ils n'attendaient pas
une autre gloire.
Mais , après tout, comment être Saint et vivre en certains états du monde?
Comment? Si ces états étaient incompatibles avec la sainteté, Dieu ne nous y
aurait pas appelés, et il ne vous permettrait pas d'y demeurer. Point d'état où
il n'y ait eu des Saints. Regardez dans votre état ceux qui s'y sont sanctifiés, et
formez-vous sur ces modèles. C'est dans celte variété mystérieuse de sainteté ,
que la providence de notre Dieu nous doit paraître également aimable et ado-
rable. Il a fait des Saints de tous les caractères et de toutes les professions , non-
seulement afin qu'il n'y eût personne dans le monde qui eût droit d'imputer à sa
profession les relâchements de sa vie, mais afin qu'il u'y eût personne à qui sa
profession même ne présentât un portrait vivant de la sainteté qui lui est
propre.
Compliment au roi.
POUR LE PREMIER DIMANCHE DE L'AVENT.
SUR LE JUGEMENT DERNIER.
Sujet. Il y aura des signes dans le soleil , dans la lune et dans les étoiles , et sur la terre les
peuples seront dans la consternation : de sorte que les hommes sécheront de peur dans
l'attente des maux dont tout l'univers sera menacé.
Signes vénérables , puisque c'est Jésus-Christ même qui nous les a marqués
comme les présages de son dernier avènement. Signes salutaires puisqu'il a pré-
tendu par là réveiller notre foi et ranimer notre ferveur. Signes terrihles ,
puisque les hommes en sécheront de peur. Mais ce ne seront, après tout, que
les préparatifs d'une action encore infiniment plus à craindre, qui est le jugement
de Dieu , dont il s'agit dans ce discours de justifier l'équité et la sainteté.
Division. Dieu a tout fait, et pour lui-même, et pour ses élus. D'où saint
Chrysostome conclut que, quand Dieu s'est déterminé à juger le monde, il a eu
deux vues principales : Tune , de se faire justice à lui-même ; et l'autre , de la
faire à ses prédestinés. Jugement qui vengera Dieu des outrages qu'il a reçus du
monde, t partie; jugement qui vengera les élus de Dieu des injustices que
leur a faites le monde, 2e partie.
Première partie. Jugement qui vengera Dieu. Levez-vous, Seigneur, lui disait
le Prophète royal , et prenez en main votre cause. Mais souvenez-vous surtout des
outrages que vous avez reçus et que vous recevez sans cesse de l'impie. Ainsi Dieu
se souviendra, 1° en général des outrages que lui font maintenant les hommes ;
2° en particulier de ceux que lui font certains hommes insolents dans leur
impiété.
1. Dieu se lèvera pour juger lui-même sa cause. Maintenant il la laisse entre
les mains des hommes, et il les charge de défendre ses droits. C'est pour cela
qu'il a établi sur la terre des souverains , des magistrats , des supérieurs , des
prélats , des prêtres. C'est par la même raison qu'il veut bien nous prendre pour
juges entre lui et nous-mêmes : car la pénitence, dit saint Augustin, n'est rien
autre chose , de la part du pécheur, qu'une justice qu'il rend à Dieu aux dépens
de soi-même. Mais qu'arrive-t-il? cette cause de Dieu mise entre les mains des
ANALYSES DES SERMONS. G55
hommes est tous les jours abandonnée et lâchement trahie. Combien de crimes,
de scandales sont tolérés par la négligence , par la faiblesse , par l'iniquité de
ceux qui les devraient punir. Dans le tribunal même de la pénitence , quelle
facilité des ministres du Dieu vivant? quelle délicatesse des pécheurs prétendus
pénitents? A peine nous reste-t-il des traces de ces anciens canons qui , pour
des péchés aujourd'hui communs, exigeaient des satisfactions si rigoureuses. Ce
n'est pas que Dieu se soit relâché de ses droiis , mais c'est nous-mêmes qui nous
sommes relâchés du saint zèle qui animait les premiers chrétiens, et qui devrait
comme eux nous animer. «
Or c'est en cette vue que David disait à Dieu : Levez-vous, Seigneur, et mon-
trez aux hommes que, malgré vos lenteurs passées, vous savez enfin vous rendre
à vous-même une pleine justice. Oui, il le sait, et il le fera dans son dernier
jugement. De là vient que ce jour fatal est appelé le jour du Seigneur.
Aussi il n'appartient qu'à Dieu d'être, en dernier ressort et sans appel , juge
et partie dans sa propre cause : pourquoi ? parce qu'il n'y a point , répond saint
Chrysostome , de juge si éclairé que lui , si intègre que lui , si puissant que lui.
Il se vengera , ajoute le même Père , parce qu'il ne convient qu'à lui d'être saint
et irrépréhensible dans ses vengeances. Quand l'homme se venge, la passion
l'aveugle et l'emporte à des extrémités criminelles. L'ordre veut donc que ce soit
par un autre qu'il soit vengé. Mais c'est à Dieu de se venger lui-même , parce
qu'il est l'équité et la sainteté même.
2. Quels sont en particulier ces outrages que Dieu aura reçus de l'impie , et
dont il viendra se faire justice à lui-même? David les réduit à trois. 1° L'impie
a dit dans son cœur : 11 n'y a point de Dieu : Dixit in corde suo : Non est Deus ;
outrage à la divinité. 2° Il a dit : S'il y a un Dieu , ou il n'a pas vu , ou il a
oublié le mal que j'ai commis : Dixit in corde suo : Oblilus est Deus ; avertit
faciem suam , ne videat : outrage à Ja Providence. 3° Il a dit : Quand ce Dieu
dont on me menace aurait vu mon péché et qu'il s'en souviendrait , il ne me
damnera pas pour si peu de chose : Dixit in corde suo : Non requiret : outrage
à la justice de Dieu vindicative. Trois articles capitaux sur lesquels Dieu confon-
dra le pécheur libertin.
Parce que l'impie aura refusé de reconnaître la Divinité, Dieu se fera voir à
lui dans tout l'éclat de sa gloire , et lui dira ce qu'il disait aux Israélites par la
bouche de Moïse : Videte quod ego sim solus , et non sit alius prœter me : Recon-
naissez que je suis Dieu , que je suis votre Dieu , que je suis seul Dieu.
Parce que l'impie aura outragé la Providence , en disant : Ou Dieu n'a pas su ,
ou il a oublié le mal que j'ai fait; Dieu , pour lui montrer qu'il a tout su , et
qu'il se souvient de tout, révélera devant ses yeux , et aux yeux de l'univers,
tout ce qu'il y a de plus honteux et de plus caché dans sa vie.
Parce que l'impie aura dit : Quelque connaissance que Dieu puisse avoir de
mes crimes , il ne me punira pas pour si peu de chose ; Dieu se fera un devoir
particulier de venger sa justice de ce blasphème : comment? en l'exerçant, celte
justice redontable , sur le pécheur, et en le condamnant sans miséricorde.
La seule ressource qui vous reste maintenant, pécheurs , c'est la pénitence. Il
vous en doit coûter pour la faire : mais par là vous vous préserverez du jugement
de Dieu. Ce Dieu que vous avez outragé, ce Dieu de patience vous attend encore.
Rapprochez-vous de lui par une humble confession de vos iniquités, et vous
trouverez grâce devant lui.
Deuxième pabtie. Jugement qui vengera les élus de Dieu. Ces élus de Dieu ,
ce sont : 1° Jes Justes; 2° les humbles; 5° les pauvres; 4° les faibles. S'il n'y
avait point d'autre vie, dit saint Chrysostome , et que Dieu ne dût jamais juger
le monde, leur condition serait bien à plaindre. Car souvent dans cette vie les
Justes sont décriés et confondu 3 avec les hypocrites; les humbles sont méprisés
et insultés, les pauvres sont rebutés, abandonnés; enfin, les faibles sont acca-
blés et opprimés. Or de là même, conclut saint Chrysostome, suit la nécessité
du jugement de Dieu ; et c'est aussi sur ces quatre chefs qu'il viendra , en qua-
lité de souverain juge, faire justice à ses élus.
11 viendra pour venger les Justes , j'entends les vrais Justes, en les séparant
G56 ANALYSES DES SERMONS.
des hypocrites. Durant celte vie lout est mêlé et confondu. Combien de scélérats
iravesiis en gens de probité et d'honneur : et combien au contraire de Justes
accusés et calomniés! Or c'est ce que le jugement de Dieu dévoilera par la ma-
nifestation des consciences.
Ainsi, selon l'oracle de Job , la joie de l'hypocrite finira, et son espérance périra.
La joie de l'hypocrite était d'imposer, et cependant d'être respecté et honoré :
mais au jugement de Dieu, celte joie de l'hypocrite finira , parce que son hypo-
crisie sera démasquée, et qu'elle deviendra le sujet éternel de sa confusion.
L'espérance de l'hypocrite était qu'il ne serait jamais connu à fond, et son
désespoir sera de ne pouvoir plus se déguiser. Mais au contraire la gloire des
Justes sera de paraître devant toutes les créatures intelligentes, et que l'on
discerne enfin la droiture de leurs aciions et la pureté de leurs intentions,
2. 11 viendra pour venger les humbles en les gloriiiant. Leur humilité passait
pour petitesse d'esprit et pour bassesse de cœur, mais Dieu la relèvera et la
couronnera. C'est alors qu'ils s'élèveront eux-mêmes contre ceux qui les mépri-
saient, et que s'accomplira cette parole de Jésus-Christ, que quiconque s'abaisse
sera exalté. Dans la vie, l'humilité n'est pas toujours glorifiée, souvent même
elle est accompagnée jusques au bout de l'humiliation : mais c'est à la iin des
siècles qu'elle recevra tout l'honneur qui lui est dû.
3. 11 viendra pour venger les pauvres en les béatifiant. Combien de pauvres
soutirent sur la terre par la dureté des riches! combien de véritables pauvres
sont rebutés, comme s'ils ne l'étaient pas! combien de saints pauvres sont d'au-
tant plus oubliés, qu'ils se plaignent moins, et qu'ils prennent leur pauvreté avec
plus de patience! Or la patience des pauvres, dit le Prophète, ne sera pas toujours
sans fruit. Car je sais que le Seigneur jugera le pauvre > et qu'il tirera une ven-
geance éclatante de ceux qui l'auront oublié. Tandis que les riches, ces riches
impitoyables, seront frappés d'un éternel analhème, les pauvres, mis en pos-
session d'une souveraine béatitude, seront bien dédommagés de cetie inégalité
de conditions qui les avait réduits dans le besoin et dans la misère.
4. 11 viendra pour venger les faibles. Maintenant ils sont dans l'oppression, et
c'est le crédit qui l'emporte, et le plus fort qui a toujours raison. De là tant de
persécutions et de vexations : mais la scène changera : Judicare pupillo et Immili,
ut non apponat ultra magnificare se homo super terram. Au lieu que le faible était
sous les pieds, il se verra sur la tête de ces grands du monde, qui faisaient ,
pour l'accabler, un si criminel abus de îeur grandeur.
Conclusion. Dieu, dans son jugement, séparera les Justes d'avec les hypo-
crites et les impies : séparez-vous-en dès à présent par une solide piété. Il glo-
rifiera les humbles : humiliez-vous. 11 béatifiera les pauvres : assistez- les. Il
relèvera les faibles : protégez-les. Et vous, Justes, humbles, pauvres , faibles,
soutenez-vous dans votre justice , dans votre obscurité, dans votre pauvreté,
dans votre faiblesse , par l'attente de ce grand jour, qui sera le jour du Seigneur
et le vôtre. Craignez le jugement de Dieu; car il est toujours à craindre : mais
en le craignant, désirez-le , espérez-le, aimez-le, puisqu'il vous doit être si
favorable. Craignons-le tous, mais d'une crainte ellicace qui nous convertisse
et qui nous sauve.
POUR LE DEUXIÈME DIMANCHE DE L'AVENT.
SUR LE RESPECT HUMAIN.
Sujet. Bienheureux celui qui ne sera point scandalisé de moi.
C'est à ce caractère que le Sauveur du monde reconnaît ses vrais disciples.
Il veut des hommes fervents , généreux , sincères, qui se fassent un honneur
de l'avoir pour maître, et un devoir de lui obéir. Or par là il exclut de son
royaume ces lâches chrétiens qui se laissent dominer par le respect humain ,
et c'est ce même respect humain que j'entreprends de combattre dans ce
discours.
aisaLïses des BftftMoite. 657
Division. Indignité du respect humain par rapport à nous-mêmes, lre partie.
Désordre du respect humain par rapport à Dieu , 2e partie. Scandale du respect
humain par rapport au prochain . 5e partie. Les deux premiers points regardent
ceux qui sont les esclaves du respect humain , et le troisième ceux qui en sont
les auteurs.
Première partie. Indignité du respect humain, parce que c'est , 1° une ser-
vitude honteuse ; 2° une lâcheté méprisable.
1. Servitude honteuse : car, qu'y a-t-il de plus servile que d'être réduit, ou
plutôt de se réduire soi-même à la nécessité de régler sa religion et toute sa
conduite sur le caprice des autres et sur les vains jugements du monde? Saint
Augustin déplorait la condition de ces anciens philosophes qui, par la raison, ne
reconnaissant qu'un Dieu, ne laissaient pas , pour s'accommoder au temps ,
d'en adorer plusieurs. Ainsi , dit ce Père , ils adoraient ce qu'ils méprisaient , et
nous, par un autre respect humain, nous méprisons, nous outrageons ce que
nous adorons.
Il y a des choses , ajoute saint Augustin , où la servitude est tolérable, d'autres
où elle est raisonnable , quelques-unes où elle peut êire honorable : mais s*y
soumettre dans ce qu'il y a de plus essentiellement libre , qui est la profession
de sa foi et l'exercice de sa religion , c'est ce que la dignité de notre être , non
plus que la conscience, ne peut comporter.
Laissez-nous aller au désert , disaient les Hébreux aux Egyptiens : car, tandis
que nous sommes parmi vous , nous ne pouvons pas librement sacrifier au Dieu
d'Israël. En tout le reste nous vous obéirons , mais , dans le culte de notre Dieu ,
la liberté nous est nécessaire. Telle est la disposition où doit être un vrai fidèle :
et s'il lui était impossible de garder cette sainte liberté dans le monde, dès
là il devrait sortir du monde , et , à l'exemple des Israélites , se retirer dans le
désert.
Servitude du respect humain , d'autant plus honteuse que c'est l'effet d'une
petitesse d'esprit et d'une faiblesse de cœur que nous lâchons, mais en vain,
de nous cacher à nous-mêmes. Car, si nous avions celte grandeur d'âme qu'in-
spire le christianisme , nous dirions comme saint Paul : Je ne rougis point de
r Evangile. Nous imiterions le jeune Tobie; ni le nombre, ni la qualité des per-
sonnes ne pourraient nous ébranler. Mais nous n'avons pas assez de force pour
nous mettre au-dessus du monde et de sa censure. Nous nous laissons troubler :
de quoi ? d'une parole : et par qui? par des hommes vains , dont souvent toute la
légèreté nous est connue aussi bien que l'impiété. Châtiment de Dieu visible,
qui permet qu'en voulant secouer son joug, nous en prenions un autre mille fois
plus humiliant et plus pesant.
2. De là , caractère de servitude qui porte encore avec soi un caractère de
lâcheté. Lâcheté odieuse : j'appartiens à Dieu , je lui dois tout , et je le trahis !
Lâcheté impardonnable : nous ne la pouvons pas même supporter dans ces âmes
mercenaires que leur condition et le besoin attachent au service des grands.
Lâcheté réprouvée dans l'Evangile : Quiconque me désavouera devant les hommes,
disait le Fils de Dieu, je le désavouerai devant mon Père. Lâcheté que les païens
jmêmes ont condamnée dans les chrétiens. Exemple de ce sage empereur, père
du grand Constantin, qui, tout païen qu'il était, retint auprès de sa personne
ceux d'enli e ses ofhciers et ses soldats qu'il trouva fermes dans la loi chrétienne,
et renvoya les autres, qui, par une crainte humaine, l'avaient renoncée ou
dissimulée.
Ah! souvenons-nous de tant de martyrs, nos frères en Jésus-Christ. Crai-
gnaient-ils la présence des hommes? ou le Dieu pour qui ils mouraient, était-il
plus leur Dieu que le nôtre? N'allons pas si loin : cette cour est composée
d'hommes fameux par leur bravoure et par leurs exploits militaires. Avoir une
fois hésité dans le péril, c'est ce qu'ils regarderaient comme une tache ineffa-
çable. Pourquoi donc dans les choses de Dieu devenons-nous, selon la figure de
l'Evangile, comme le roseau? Que n'imitons-nous Jean-Baptiste? Jusques au
milieu des fers , il confessa Jésus-Christ ; jusque dans la cour, il lui rendit témoi-
gnage. Voilà votre modèle. S'il faut être esclave, ce n'est point l'esclave du
t. i. H
658 ANALYSES DES SERMONS.
monde, mais le vôtre, ô mon Dieu! Si nous savons nous affranchir du monde ,
le monde, tout perverti qu'il est, nous respectera; et si nous y demeurons au
contraire servilement assujettis , le monde même nous méprisera. Mais enfin,
quoi que le monde en puisse penser, le Dieu que nous servons est un assez grand
maître pour mériter qu'on lui fasse un sacrifice du monde.
Deuxième partie. Désordre du respect humain. 1. Parce que le respect hu-
main détruit dans le cœur de l'homme le fondement de la religion , qui est
l'amour de Dieu. 2. Parce qu'il fait tomber l'homme dans les plus criminelles
apostasies. 3. Parce qu'il arrête dans l'homme l'effet des grâces les plus puis-
santes. 4. Parce que c'est ainsi l'obstacle le plus fatal à la conversion de l'homme
mondain.
1. Il détruit dans le cœur de l'homme l'amour de Dieu : j'entends cet amour
de préférence que nous devons à Dieu. Car qu'est-ce que le respect humain , ou
plutôt , pourquoi l'appelons-nous respect humain , sinon , dit saint Thomas ,
parce qu'en mille rencontres , il nous fait respecter la créature plus que Dieu ?
Et voilà ce que Tertullien reprochait aux païens , quand il leur disait : Vous
craignez plus César que Jupiter même.
Grâce à la Providence , nous avons un roi fidèle ; mais si le ciel nous avait fait
naître sous la domination d'un prince moins religieux , combien de courtisans
n'est-on pas dévoué plus qu'à Dieu? et en faut-il davantage pour renverser toute
la religion?
2. Le respect humain fait tomber l'homme dans les plus criminelles aposta-
sies. Souvenez-vous des irrévérences qu'il vous a fait commettre en présence de
cet autel. Je pourrais bien mieux l'appeler l'autel du Dieu inconnu, que celui
dont parle saint Paul : Ignoto Deo. Cet autel que trouva saint Paul , il ne le trouva
que parmi des idolâtres ; et celui que je trouve ici , j'ai la douleur de le trouver
parmi des chrétiens. Ne pas connaître le vrai Dieu que l'on adore, c'est igno-
rance ; mais insulter, jusques à ses autels , le vrai Dieu que l'on connaît ; assister
à son sacrifice en courtisan et en mondain , c'est ce que j'appelle , après saint
Cyprien, apostasie : In his omnibus quœdam apostasia fidei est. Nous condam-
nons ces lâches chrétiens qui , dans les persécutions , renonçaient Jésus-Christ :
c'étaient des apostats; mais, après tout, ils ne cédaient qu'à la violence des
tourments, et par là ils étaient dignes en quelque sorte de compassion : au lieu
qu'il ne s'agit plus pour nous de vaincre ni les tourments , ni la mort , mais un
vain respect que nous pouvons si aisément surmonter.
3. De là mêmequ'arrive-t-il? c'est que le respect humain arrête l'effet des
grâces de Dieu les plus puissantes, et devient encore par là l'obstacle le plus
fatal à la conversion de l'homme mondain. On se sent de bonnes dispositions,
mais une fausse crainte du monde et de ses raisonnements fait tout évanouir.
On voudrait que le monde fût plus équitable ; mais tout injuste qu'il est , on se
soumet à sa loi, ou , pour mieux dire, à sa tyrannie. Jusques à la mort même,
ne voyons-nous pas des hommes succomber à cotte tentation du respect humain,
et s'en faire un dernier prétexte contre tout ce que leur prescrit alors la re-
ligion ?
C'est donc maintenant que je conçois la vérité de cette parole de Tertullien :
Je suis assuré de mon salut, si je ne rougis point de mon Dieu. Car, si je ne rougis
pas de mon Dieu , je ne rougis pas de mes devoirs ; et en observant mes devoirs
malgré les discours du monde, je suis sauvé. Le coup de salut pour Madeleine
fut de ne point écouter le monde. Si elle eût consulté la prudence du siècle,
elle était perdue.
Troisième partie. Scandale du respect humain, c'est-à-dire scandale que
causent dans le monde ceux qui , par leurs discours ou par leur conduite , ser-
vent à y entretenir le respect humain. 1. Scandale qui va spécialement à la
destruction du culte de Dieu ; en voilà la nature, 2. Scandale d'autant plusper-
ANALYSES DES SERMONS. 659
nicieux, qu'il se répand avec plus de facilité : en voilà le danger. 3. Scandale
qu'il vous est d'autant plus étroitement ordonné d'éviter, grands du monde, que
de votre part il devient beaucoup plus contagieux : voilà, par rapport à vous,
les obligations qui en naissent. 4. Scandale que vous pouvez aisément corriger,
en opposant au respect humain votre bon exemple : en voilà le remède.
1. Scandale qui va spécialement à la destruction du culte de Dieu. Car,
comme les enfants d'Héli détournaient le peuple du sacrifice, et en cela même
commettaient un crime énorme, grande nimis; ainsi tant de libertins , en rail-
lant de la piété et de la religion , la décrédilent, et contribuent, autant qu'il est
en eux , à l'abolir. Or, avec la même sévérité que Dieu punit Ophni et Phinéès,
il punira les impies du siècle. Qu'un particulier, dans un état, corrompît la
fidélité des sujets , il n'y a point de supplice dont il ne fût digne. Que sera-ce
d'un homme qui ose attenter aux droits de Dieu ?
2. Scandale le plus contagieux et le plus prompt à se communiquer. C'est ce
qui porta l'invincible Mathatias à sacrifier lui-même et à frapper du coup mortel
un Israélite qu'il vit sur le point d'adorer publiquement l'idole. I! comprit que
l'exemple d'un seul toléré suffirait pour ébranler toute la nation ; et je puis dire
qu'un mot, qu'un regard, qu'un "exemple corrompt de nos jours plus de chré-
tiens que tout ce qu'ont autrefois inventé les tyrans pour exterminer le christia-
nisme. Car que ne peut point cet attrait naturel que nous sentons à faire comme
les autres? Si donc ils nous tracent le chemin du vice et de l'impiété, combien
cette tentation fera-t-elle d'apostats ?
5. De là naît, pour toutes les personnes qui ont quelque autorité dans le
monde, une obligation plus étroite d'être exemplaire dans l'exercice de leur
religion : et cet exemple qu'ils donnent est k. le remède le plus efficace contre
le scandale du respect humain. Car qui ne sait pas quelle impression fait sur
les esprits l'exemple des grands? C'est pourquoi ce vieillard vénérable, Eléazar ,
ne put jamais se résoudre , non-seulement à manger de la chair défendue ,
mais à feindre d'en manger, de peur que son exemple ne fût un scandale pout
les autres.
Belle leçon pour vous , à qui Dieu n'a fait part de son pouvoir que pour le
faire servir à son culte! Que doit dire un père à ses enfants? Que doit dire un
maître à ses domestiques? Que devons-nous faire chacun dans notre condition?
tout ce qui dépend de nous pour affermir la religion dans l'esprit de ceux que
Dieu nous a soumis.
Je parle dans la cour d'un prince qui donne du crédit à la religion ; et ce
que j'aurais à craindre , c'est qu'au lieu que le respect humain faisait autrefois
à la cour des libertins, il n'y fit maintenant des hypocrites. Mais outre que la
religion prendrait au moins par là le dessus , ne laissons pas , vous dirai-je , de
nous prévaloir de l'heureuse disposition des choses. Quand le respect humain
nous attache à nos devoirs, quoiqu'il ne soit ni saint, ni louable, il n'est pas
toujours inutile. C'est un soutien à notre faiblesse , et il peut servir à nous éle-
ver de la créature au créateur.
Or, suivant ce principe , bénissons le ciel de nous avoir donné un maître qui
ne porte pas en vain le titre de protecteur, de sa religion. Nous avons dans son
zèle le plus puissant secours pour nous animer et pour nous soutenir. Heureux
donc celui qui ne sera point scandalisé de Jésus-Christ. Le Sauveur du monde
n'exceptait point de cette béatitude ceux qui habitent dans les palais des rois.
C'est le même Evangile qu'on nous annonce à tous ; et nous devons tous égale-
ment le recevoir et le pratiquer sans en rougir.
660 ANALYSES DES SERMONS.
POUR LE TROISIÈME DIMANCHE DE L'AVENT.
SUR LA SÉVÉRITÉ ÉVANGÉLIQUE.
Sujet. Je suis la voix de celui qui crie dans le désert : Rendez droite la voie du Seigneur.
Celte voie du Seigneur est la voie étroite du salut. Mais combien ignorent
cette voie étroite , et ne savent pas en quoi consiste la sévérité évangélique ! 11
est donc nécessaire de leur en donner une juste idée dans ce discours.
Division. Nul homme ne fit profession d'une vie plus austère que Jean-Bap-
tiste ; nul homme ne fut plus sévère dans ses mœurs. Mais dans sa sévérité
même, ce fut un homme désintéressé, un homme humble, et un homme cha-
ritable. Trois caractères opposés à la fausse sévérité des pharisiens. Car quel
était le fond de cette sévérité pharisaïque? un esprit d'intérêt, un orgueil secret,
et une dureté impitoyable pour le prochain. Mais la vraie sévérité de l'Evangile
consiste dans un plein désintéressement, lre partie. Dans une sincère humilité,
2e partie. Dans une charité patiente et compatissante , 5e partie.
Première partie. Désintéressement , premier caractère de la sévérité évan-
gélique , selon cette parole de Jésus-Christ : Quiconque ne renonce pas d'esprit
et de cœur à tout ce qu'il a, ne peut être mon disciple. Car, pour développer ce
point important, s'il faut mesurer la sévérité chrétienne par quelque règle , ce
ne doit être, 1° ni par la difficulté des choses qu'on entreprend , 2° ni par l'éclat
d'une vie extérieurement mortifiée , 3° ni par un certain zèle de réforme, 4° ni
par un abandon même effectif de certains intérêts particuliers ; mais par un dé-
sintéressement général , absolu , sincère.
4. Ce n'est point par la difficulté des choses qu'on entreprend : pourquoi?
par la raison qu'en donne saint Chrysostome , savoir, que les choses mêmes les
plus difficiles nous deviennent faciles et agréables dans la vue d'un intérêt hu-
main ; et qu'il y aurait alors plus de peine à s'en abstenir, qu'à les faire. Par
exemple , on ne dira pas que la vie laborieuse d'un avare, et la servitude d'un
courtisan , doivent être comptées pour des exercices de l'abnégation chrétienne.
Leur abnégation serait au contraire , à l'un , de ne point tant se fatiguer pour
contenter son avarice, et à l'autre, de ne point tant se captiver pour satisfaire
son ambition. Car voilà ce qui leur coûterait.
2. Ce n'est point par une vie extérieurement mortifiée ; en voici la preuve :
c'est que dans cet extérieur de mortification , il peut encore y avoir un intérêt
caché où la nature se trouve. Ainsi les pharisiens paraissaient mortifiés : pour-
quoi? pour se rendre maîtres des esprits , et pour parvenir à leurs fins. Si donc
il arrivait que nous prissions les mêmes voies , et que tout cet éclat de morti-
fication n'aboutît qu'à conduire une intrigue et à soutenir un parti, pourrait-on
penser alors qu'il y eût là le moindre vestige de cette sévérité que nous a ensei-
gnée J ésus- Christ :
3. Ce n'est point par un certain zèle de réforme et de maintenir la discipline ;
«car ce zèle ne coûte rien dans les discours. Mais voulons-nous connaître si c'est
l'effet de la vraie sévérité de l'Evangile , voyons si ce zèle nous rend moins in-
téressés , et s'il nous dégage de ces vues humaines qui infectent ce qu'il y a de
plus sacré dans le culte de Dieu. Nous exagérons en paroles la sévérité du christia-
nisme ; mais dans la pratique nous agissons comme le reste des hommes , sou-
vent pis que le reste des hommes , parce qu'il y va de notre intérêt. Et en cela
on ne manque pas d'adresse, pour avoir toujours la réputation d'homme sévère,
et pour agir néanmoins comme les plus relâchés.
4. Ce n'est point même par l'abandon effectif de quelques intérêts particu-
liers : car il est aisé , dit saint Augustin , de renoncer à un intérêt pour un autre
intérêt. Il faut donc, si nous vouions être vraiment sévères selon l'esprit de l'E-
vangile , que notre désintéressement soit général , en sorte que nous ne cher-
chions que Dieu ; qu'il soit absolu , sans condition et sans réserve ; qu'il soit
sincère , sans tout ce raffinement de la fausse sévérité. Tandis que ce désinté-
ressement chrétien a régné dans le christianisme, le christianisme s'est maintenu
ANALYSES DES SERMONS. (JOi
dans toute sa pureté ; mais dès que l'esprit d'intérêt y est entré , nous avons
commencé à dégénérer, et de là sont venus tant de désordres. Contentons-nous
de Dieu ; Dieu nous suffira : il suffit bien pour tout ce qu'il y a de bienheureux
dans le ciel ; il suffit bien pour lui-même.
Deuxième partie. Humilité, second caractère' de la sévérité évangélique.
Piien de plus parfait que celte sévérité ; mais rien aussi de plus exposé à la ten-
tation de l'orgueil. Cependant, dit saint Bernard, être humble , et être sévère
à soi-même, ce ne sont point, deux choses distinguées dans les maximes de Jésus-
Christ. C'est ce qui l'engagea à se déclarer si hautement contre les pharisiens.
Peinture des pharisiens et de leur orgueil.
Or, si le Fils de Dieu n'a pu supporter ce faste dans les pharisiens , qui ne
lui appartenaient en rien , comment , dit saint Grégoire , le supportera-t-il dans
nous, qui sommes ses disciples ? Cependant est-il un désordre plus commun ?
Où l'orgueil ne se glisse-t-il pas, puisqu'il s'insinue souvent jusque dans la
haine de nous-mêmes , et dans les saintes rigueurs que nous exerçons sur nous-
mêmes ?
Ce n'est pas qu'en bien des rencontres nous ne fassions les humbles , mais
d'une humilité, dit saint Jérôme, qui ne risque rien. Vous diriez qu'il suffit
d'être sévère pour être plein de soi-même : on ne parle plus que de soi. Quoi-
qu'il y ait des conduites de grâces différentes , on n'estime plus que la sienne :
on y voudrait réduire tous les autres; et s'ils s'en écartent, on les croit perdus.
On veut pratiquer le christianisme dans toute sa sévérité ; mais on veut en
avoir l'honneur. On se retire du monde ; mais on est bien aise que le monde le
sache. On se mortifie en secret ; mais on fait si bien que ce secret cesse bientôt
d'être secret , et l'on a cent biais pour le rendre public , en sauvant même les
dehors de la modestie.
De là vient qu'on aime en tout la singularité. S'il y a quelque chose de nou-
veau, c'est à quoi l'on donne : bien différents en cela de saint Augustin , qui,
pensant à se convertir, n'évita rien plus soigneusement que de le faire avec
bruit. C'est assez qu'on ait un certain zèle de discipline et de réforme pour vou-
loir juger de tout , dominer partout , parvenir à tout.
Or ce levain de l'orgueil, 1° corrompt tout le mérite de notre sévérité, puis-
que ce n'est plus Dieu qui en est le motif ; 2° en détruit même le fonds et la
substance. Car la sévérité chrétienne consiste à se faire violence : nulle violence
quand on suit la nature ; et n'est-ce pas la nature que l'on suit en suivant son
orgueil ? Voilà pourquoi , dit saint Chrysostome , nous avons beaucoup moins
de peine à faire plus que nous ne devons, qu'à faire ce que nous devons ,
parce qu'à faire plus qu'on ne doit , il y a une certaine gloire qui flatte.
La vraie austérité du christianisme est donc d'être humble, et de chercher
l'obscurité. La vraie austérité, surtout pour les âmes vaines , est souvent de se
tenir dans la voie commune , et d'y faire , sans être remarquées, tout le bien
qu'on ferait dans une autre route avec plus d'éclat. Mais ce n'est point , mon
Dieu, aux sages du monde , ce n'est pas même aux sages dévots, à ces dévots
superbes , que vous avez révélé ces vérités ; c'est aux petits et aux humbles :
soyez-en béni. V k^
Troisième partie. Charité, troisième caractère de la sévérité évangélique.
Comment accorder l'une et l'autre , puisque la charité , selon saint Paul , couvre
tout et supporte tout, et qu'au contraire la sévérité fait profession de n'excuser
rien et de ne pardonner rien ? Pour comprendre ce mystère , il n'y a qu'à dis-
tinguer les objets. Car l'Evangile veut que nous soyons sévères; mais pour qui?
pour nous-mêmes , et non pour les autres. Or, la sévérité pour nous-mêmes et
la charité pour les autres, ce sont deux devoirs qui , bien loin de se combattre ,
s'entretiennent mutuellement.
En effet, c'est en pratiquant la charité à l'égard des autres , qu'on pratique à
l'égard de soi-même ce qu'il y a dans la sévérité chrétienne de plus difficile et de
plus pariait. Car être charitable, c'est être patient, modéré, doux , discret ,
détaché de soi-même. Or, pour cela, quelles violence? ne faut-il pas se faire en
mille rencontres? *
66% ANALYSES DES SERMONS.
Mais quel est le désordre? C'est qu'au lieu d'exercer cette sévérité envers
nous-mêmes , nous l'employons toute contre nos frères. Je veux que notre sé-
vérité produise en nous quelque réforme : mais si au même temps elle nous
rend fâcheux aux autres, aigres, impatients, critiques, médisants, vindicatifs,
ce n'est plus qu'une fausse sévérité ; et l'on peut dire de nous ce que Jésus-Christ
disait des pharisiens : que nous sommes de grands observateurs des petites cho-
ses , tandis que nous négligeons les plus importantes.
Car un des plus grands préceptes de la loi , c'est la charité ; et voilà à quoi
manquaient les pharisiens, et sur quoi le Fils de Dieu leur faisait tant de re-
proches. Scrupuleux sur des points peu nécessaires , ils transgressaient libre-
ment les devoirs les plus indispensables. Peinture naturelle de la piété de notre
siècle. Une femme communiera , se mortifiera, fera de longues prières; et du
reste , troublera tout une maison par ses caprices , et déchirera le prochain
par ses médisances. Piété d'enfant , dit saint Chrysostome , après l'Apôtre. Mais
quoi ! faut-il quitter toutes ces pratiques que la ferveur inspire ? Non : mais
retenons-les selon la règle que Jésus-Christ nous a prescrite : Faites d'abord
celles-ci , c'est-à-dire les choses nécessaires , et n'omettez pas ensuite les autres.
POUR LE QUATRIÈME DIMANCHE DE L'AVENT.
SUR LA PÉNITENCE.
SuJET. Jean-Baptiste venant dans tout le pays qui est le long du Jourdain, prêchant le
baptême de pénitence pour la rémission des péchés.
Comme il y a une vraie et une fausse pénitence , la grande misère du pécheur,
dit saint Chrysostome , c'est qu'étant assuré , comme il l'est , de la réalité de
son péché, il ne peut jamais l'être absolument de la validité de sa pénitence.
Cependant, pour calmer, autant qu'il est possible, nos esprits, il y a certains
caractères propres de la véritable pénitence , et c'est à ces caractères que nous
devons la reconnaître.
Division. Pour pouvoir compter sur notre pénitence , il en faut juger par les
fruits. Or ces dignes fruits dont parlait Jean-Baptiste en prêchant aux Juifs , et
qui rendent la pénitence efficace, se réduisent à trois : à retrancher la cause du
péché, lre partie : à réparer les effets du péché, 2e partie : à assujettir le pécheur
aux remèdes du péché , 5e partie.
Première partie. Retrancher la cause et la matière du péché, premier carac-
tère à quoi nous devons reconnaître la vraie pénitence. Cette maxime est fondée
sur deux principes.
Premier principe : on n'aime point lej^dié comme péché , mais on aime la
matière et la cause du péché. Par exemJ B^aime le plaisir qui est criminel ;
mais on l'aime parce qu'il est plaisir^É | point parce qu'il est criminel. On
voudrait même pouvoir séparer YujM pftn3, et que ce qu'on aime ne fût
point criminel : on n'est donc poLH Bernent criminel pour aimer le péché ,
puisqu'en effet on ne l'aime yjJÉ Brest pour aimer ce qu'on sait d'ailleurs
être péché. D'où vient que , haïs ^Breme le péché, l'on pèche toutefois parce
qu'on aime ce qui est péché.^ ^r
De ce principe, il s'ensuit que ce n'est point absolument par la haine du péché,
considéré comme péché, qu'il faut distinguer la vraie pénitence : car la pénitence
la plus vaine peut avoir cela de commun avec la pénitence la plus solide. Mais
nous la distinguerons , cette pénitence solide , par le renoncement à tout ce qui
fait le péché.
C'est par là que l'homme pénitent, selon le précepte de l'Apôtre, doit s'éprou-
ver lui-même. Vous ne savez si c'est un repentir sincère et efficace qui vous
touche? voici la règle que vous donne le Prophète pour sortir de cette incer-
titude : Supprimez toutes les paroles , et convertissez-vous. Vous êtes du monde ,
et ce qui vous porte à mille péchés, c'est une dépense qui excède vos forces :
retranchez cette dépense. Vous aimez le jeu , et c'est ce qui vous perd : retran-
ANALYSES DES SERMONS. 663
chez ce jeu. Enfin , quoi que ce soit , sacrifiez-le. Voilà ce que saint Paul appelle
combattre , non pas en frappant l'air, ni en donnant des coups perdus, mais en fai-
sant tomber l'ennemi que Ton poursuit.
Second principe : on n'est pas toujours maître de ses pensées , mais on est
toujours responsable de ses actions ; et quand nous venons à succomber dans
une occasion dangereuse d'où nous avons pu sortir, on n'a jamais droit de
dire alors : Je ne pouvais pas me défendre de ce péché; mais on doit dire :
Je ne le voulais pas. Saint Paul gémissait de sa faiblesse ; et parce qu'il ne se
contentait pas de gémir, mais qu'il veillait attentivement sur lui-même , cette
attention sur lui-même était un témoignage de la sincérité de sa douleur. Au
contraire, l'hypocrisie de la pénitence, c'est de déplorer, comme saint Paul ,
notre fragilité , et cependant de nous exposer à des occasions où toute la force
des Saints suffirait à peine pour résister.
Vous êtes faible, il est vrai ; mais vous vous jouez donc de Dieu, si, dans le mo-
ment que vous pleurez votre péché, vous n'en voulez pas retrancher l'occasion.
Ne dites point comme l'Apôlre : Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal
que je ne veux pas. Mais dites que vous voulez tout le mal que vous faites, et que
vous ne voulez nullement le bien que vous ne faites pas : et de là même concluez
que votre pénitence n'est que dissimulation et que mensonge.
Cependant on traite un confesseur d'homme difficile et scrupuleux, lorsqu'il
suspend pour ceux qui ne veulent pas éviter certaines occasions la grâce de l'abso-
lution. Mais quand la suspendra-t-il donc? et s'il y a des sévérités indiscrètes,
ne serait-ce pas aussi une facilité criminelle, que de réconcilier et d'admettre à
la participation des sacrements un pécheur qui s'obstine à demeurer dans un
danger si évident et si prochain ?
Mais ce sont des occasions que je ne puis^quilter : vous les quitteriez s'il s'a-
gissait de votre fortune. Mais ce sont des liens que je ne puis rompre sans éclat
et sans scandale : le grand scandale est plutôt de ce que vous ne les rompez pas.
Mais Dieu me prolégera : confiance présomptueuse , qui ne va qu'à tenter Dieu et
qu'à fomenter votre impéniîence.
Deuxième partie. Réparer les effets du péché, second caractère à quoi nous
devons reconnaître la vraie pénitence. Car la pénitence est une partie de la jus-
tice , et la justice demande nécessairement une réparation. Mais supposant la
nécessité de cette réparation , quelle en doit être l'étendue ? Sur cela , deux
maximes importantes de l'Ecriture.
Première maxime : pour se convertir efficacement , il faut faire , selon la pa-
role de Jean-Baptise , de dignes fruits de pénitence ; c'est-à-dire , suivant l'ex-
plication de saint Grégoire , ne pas seulement pleurer le passé , mais produire
dans l'avenir des fruits de grâce et de salut. Or quels sont ces fruits? réparer
les effets du péché par des œuvres directement contraires au péché même , selon
ses différentes espèces ; par exemple , réparer les effets de la calomnie par le
rétablissement de l'honneur.
Dignes fruits de pénitence , parce qu'il faut pour les produire que le pécheur
fasse des efforts dont il n'y a que la vraifr&énitence , qu'une pénitence surnatu-
relle , qui soit capable. Car sans cetlHf énitence surnaturelle , comment un
riche pourra-t-il jamais se résoudre à se dépouiller pour rendre un bien qu'il a
injustement acquis?
Fruits proportionnés, à quoi? à l'offense. On ne répare pas l'injustice par
l'aumône , ni la médisance par la prière.
Fruit nécessaire : en vain imaginerons-nous des tempéraments ; il en faut tou-
jours revenir à la décision de saint Augustin : Le péché n'est point remis si le
dommage n'est réparé.
Fruits ceriains et non suspects : on ne soupçonnera jamais un pécheur qui
veut bien se soumettre à une telle satisfaction de n'être pas bien converti. Mais
quelle est l'illusion? c'est qu'au lieu déjuger de la pénitence par ses fruits , on
en veut juger par des pratiques très-équivoques, et qui souvent ont plus d'éclat
que de solidité. Beaux dehors , mais dehors trompeurs , si d'abord on ne satisfait
pas aux devoirs naturels de la chanté et de la justice.
664 ANALYSES DES SERMONS.
Seconde maxime : Il ne suffît pas de faire pénitence devant Dieu , il faut en-
core la faire devant les hommes , en réparant le scandale. Car le scandale est
une partie du péché ; et puisque , en vous égarant , vous en avez égaré tant
d'autres , n'est-il pas de Tordre que vous tâchiez par votre exemple à les rame-
ner ? Mais ce n'est point là comment on raisonne dans le monde ; et si quelque-
fois on consent à faire pénitence et à se convertir, du reste, on veut toujours
garder les mêmes apparences du péché , vivre toujours dans le même faste , être
toujours des mêmes sociétés.
Est-ce ainsi que tant de fameux pénitents , dans l'ancienne loi et dans la loi
nouvelle , se sont convertis? Apprenons comme eux à faire cesser, non-seule-
ment le mal, mais Papparence du mal. Ayons là-dessus égard au jugement du
monde , qui ne condamne pas seulement le péché , mais les apparences du pé-
ché, et qui s'en scandalise. S'il nous paraît un censeur trop sévère , bénissons
Dieu de ce que le vice n'a pas encore prévalu jusqu'à pouvoir obtenir du monde ,
que le monde l'approuvât, et reconnaissons notre aveuglement de ne vouloir
pas en croire le monde , dans une chose où le jugement même du monde s'ac-
corde si bien avec le jugement et la loi de Dieu.
Troisième partie. S'assujettir aux remèdes du péché , troisième caractère de
la vraie pénitence. Le péché, surtout quand l'habitude en est formée, est comme
une dangereuse maladie , contre laquelle il est nécessaire que la pénitence em-
ploie les plus souverains remèdes. Deux sortes de remèdes : 1° les uns pour nous
garantir du péché ; 2° les autres pour punir le péché.
1. Remèdes préservatifs et propres à nous garantir du péché. Il n'y a per-
sonne qui, par les différentes épreuves qu'il en a faites , n'ait connu ou du moins
ne puisse connaître ce qui serait capable de le préserver du péché , et de le
maintenir dans l'ordre. Or la preuve convaincante d'une sincère conversion est
de prendre ces moyens. Vous avez souvent éprouvé que le plus puissant préser-
vatif contre la cupidité et l'amour du plaisir qui vous domine est l'occupation et
le travail; occupez-vous, et fuyez l'oisiveté. Vous savez que la fréquente con-
fession serait un secours toujours prêt et presque toujours immanquable contre
les tentations qui vous attaquent , et vous n'ignorez pas quel besoin vous auriez
d'un directeur sage et ferme ; mais parce que la confession vous gêne , vous
n'approchez du saint tribunal que très-rarement. Peut-on présumer alors que
votre pénitence ait été de bonne foi? Que ne fait-on pas tous les jours pour la
guérison du corps? Pourquoi ne le faites- vous pas pour la guérison de votre
âme?
2. Remèdes , pour ainsi dire, correctifs et propres à punir le péché. Si le châ-
timent , un châtiment volontaire et rigoureux , suivait de près le péché , il n'y*
a point de passion ni d'habitude qu'on ne déracinât. Ce n'est pas à dire que la
pénitence soit une vertu servile ; car on peut se punir par amour, et par zèle de
sa perfection. Ainsi, quand l'Eglise autrefois punissait par des peines canoniques
chaque espèce de péché , elle ne croyait pas ôter par là aux fidèles cet esprit
d'adoption qu'ils avaient reçu dans la loi de grâce. L'innocence ilorissait alors,
et la pénitence était exemplaire, parce que le péché n'était point impuni. Mais
aujourd'hui l'on en veut être quitte à ©oins de frais , et de là l'inondation de
tous les vices.
Faisons maintenant ce que l'Eglise faisait dans ces premiers siècles. Le droit
de Dieu est toujours le même : et nous avons toujours la même obligation de
satisfaire à sa justice. N'attendons pas qu'il nous punisse lui-même. Si ceux qu'il
a commis pour être les médecins de nos âmes sont trop indulgents, suppléons
à leur indulgence par notre sévérité. Appliquons aux maux spirituels de nos
âmes des remèdes spécifiques. En un mot , convertissons-nous à Dieu de bonne
foi , et Dieu se convertira à nous.
ANALYSES DES SERM0KS. 665
SUR LA NATIVITÉ DE JESUS-CHRIST.
SUJET. L'ange leur dit : Ne craignez point; car je viens vous annoncer une nouvelle qui sera
pour tout le peuple le sujet d'une grande joie : c'est qu'aujourd'hui, dans la ville de Da-
vid, il vous est né un Sauveur, qui est Jésus-Christ.
L'ange parlait à fies pasteurs , c'est-à-dire des hommes simples et pauvres.
Qu'auraient-ils pu craindre dans un mystère où ïe Sauveur du monde venait
honorer leur condition, par le choix qu'il faisait de leur pauvreté? Mais moi je
parle au milieu de la cour , et à des auditeurs pour qui je ne sais si cette nais-
sance doit être un sujet de consolation. Leur dirai-je : Ne craignez point ? leur
dirai-je : Craignez ? Je leur dirai i'un et l'autre dans ce discours , parce que la
nouvelle que je leur annonce est tout à la fois pour eux un sujet de crainte et un
sujet de joie.
Division. Jésus-Christ a paru dans le monde, pour être et la ruine des uns,
et la résurrection des autres. Sa naissance doit donc être aussi tout à la fois,
et un sujet de crainte, et un sujet de joie. Crainte et joie , deux sentiments ex-
primés dans ces paroles du Prophète : Servez le Seigneur, et réjouissez-vous en
lui avec tremblement. Êies-vous de ces mondains qui, aveuglés par le dieu du
siècle, quittent la voie du salut pour suivre la voie du monde; craignez, parce
que ce mystère va vous découvrir des vérités bien affligeantes : lrc partie. Etes-
vous de ces chrétiens fidèles qui cherchent Dieu en esprit et en vérité ; consolez-
vous, parce que ce mystère vous découvrira des trésors infinis de grâces et de
miséricorde : 2e partie.
Première partie. Mystère de crainte : pourquoi ? parce que ce Sauveur qui
vous est né n'est peut-être pour vous rien moins qu'un Sauveur, et cela par les
fausses idées que vous vous en formez, et par l'abus que vous faites de sa misé-
ricorde. 1. Vous voulez qu'il vous sauve, mais vous vous mettez peu en peine
qu'il vous délivre de vos péchés. 2. Vous voulez qu'il vous sauve, mais vous
prétendez qu'il ne vous en coûte rien. 3. Vous vouiez qu'il vous sauve , mais
vous ne voulez pas que ce soit par les moyens qu'il a choisis. Trois contradic-
tions qui portent avec elles leur condamnation , et qui doivent bien vous faire
trembler.
i. Vous voulez que ce Dieu-Homme vous sauve , mais vous ne voulez pas qu'il
vous délivre de vos péchés , première contradiction. Car il n'est Sauveur que
pour vous affranchir de la servitude du péché, selon la parole de l'ange à Joseph :
Vous l'appellerez Jésus , parce qu'il délivrera son peuple de ses péchés. L'ange ne
dit pas : 11 délivrera son peuple des calamil es temporelles qui l'affligent; mais,
de ses péchés, c'est-à-dire des vices, des passions, des habitudes dont il est
esclave.
Or est-ce ainsi que vous l'entendez? de quelle passion, de quelle inclination
vicieuse ce Sauveur vous a-t-il délivrés , et avez -vous voulu qu'il vous délivrât ?
Il n'est donc pas plus votre Sauveur que s'il n'était pas né pour vous.
Nous plaignons les Juifs de ce que , le Sauveur étant né au milieu d'eux , ils
ont néanmoins perdu tout le fruit de ce bienfait, inestimable. Et pourquoi Pont-
Us perdu? parce qu'ils se sont figure un autre Sauveur que celui qui leur était
promis. Sans penser qu'il devait être le libérateur de leurs âmes , ils ne l'ont
regardé que comme le restaurateur du royaume d'Israël : et par là , dit saint
Augustin, ils ont été frustrés, et des biens éternels qu'ils ne cherchaient pas, et
des biens temporels qu'ils attendaient. Tel est notre malheur.
Nous invoquons Jésus-Christ comme Sauveur, mais nous l'invoquons dans le
même esprit que le Juif réprouvé l'invoquerait. Nous l'invoquons pour les biens
de cette vie , mais avec une indifférence entière pour les biens de l'autre.
Sommes-nous dans l'adversité; c'est alors que nous avons recours à lui. Mais
sommes-nous dans l'état du péché; nous ne nous souvenons plus qu'il y ait un
Sauveur tout-puissant pour nous en faire sortir. .
2. Notre aveuglement va encore plus loin. Nous voulons que ce Dieu-Homme
nous sauve , mais sans au'il nous en coûte rien : seconde contradiction. Cur il
666 ANALYSES DES SERMONS.
n'est notre Sauveur qu'à condition que nous nous sauverons nous-mêmes avec
lui et par lui. Comme Sauveur, il a souffert , il a prié, il s'est livré pour nous ,
mais sans préjudice de ce que nous devons faire nous-mêmes et pour nous-
mêmes ; en sorte que , tout Sauveur qu'il est , il consent que nous périssions ,
plutôt que de nous sauver de cetie rédemption gratuite telle que nous l'imagi-
nons.
Il faut donc que nous accomplissions, comme l'Apôtre, dans notre chair, ce
qui a manqué aux souffrances de la chair innocente et virginale de Jésus-Christ.
Mais c'est ce que vous ne voulez pas. Vous voulez le salut, mais sans l'acheter ;
et tant que vous vous en tenez là, Dieu m'ordonne de vous déclarer que ce salut
n'est point pour vous.
3. Enfin , vous voulez que ce Dieu-Homme vous sauve , mais par d'autres
moyens que ceux qu'il a choisis : troisième contradiction. Haine du monde, dé-
tachement du monde, renoncement au monde , voilà les moyens qu'il nous a
marqués : mais vous en voudriez de plus conformes à vos idées et à votre goût.
Or, ces moyens conformes à votre goût et à vos idées ne vous sauveront jamais :
et c'est ce qui vous doit saisir de frayeur.
Pour mieux sentir ce terrible mystère, faisons une supposition. Si Dieu vous
avait envoyé un Sauveur né dans l'opulence et dans la grandeur , et qui vous eût
apporté un Evangile favorable à la cupidité et aux sens, qu'auriez-vous à chan-
ger dans vos sentiments et dans votre conduite pour vous y accommoder? Ne
pourrais-je pas vous dire alors : Ne craignez point ; car je vous annonce une heu-
reuse nouvelle? et quoi? c'est qu'il vous est né un Sauveur selon vos désirs. Mais
puisque ce Sauveur envoyé de Dieu vous est venu prêcher un Evangile directe-
ment opposé, n'ai-je donc pas droit aussi de vous dire, par une règle toute con-
traire : Tremblez ?
Deuxième partie. Mystère de consolation. Quoique Dieu ne fasse acception de
personne, il est néanmoins vrai que la prédilection de Dieu dans l'ordre de la
grâce a toujours paru être pour les pauvres et pour les pciits. Ce fut d'abord à
des bergers qu'il se fit connaître; et c'est ce qui devrait affliger et désoler les
riches et les grands du monde , si ce même mystère ne nous découvrait pas d'ail-
leurs pour les grands et pour les riches trois sujets de consolation. 1° Quelque
éloignés que vous paraissiez être du royaume de Dieu , riches et grands , Jésus-
Christ ne vous rebute point. 2° Sans cesser d'être ce que vous êtes , il ne tient
qu'à vous d'avoir avec lui une sainte ressemblance. 5° Vous pouvez vous servir
de votre opulence même et de vos richesses comme d'autant de moyens pour
l'honorer.
1. Ce Dieu , naissant dans la bassesse et l'humiliation, ne rejette point toute-
fois la grandeur : premier sujet de consolation. Exemple des mages qu'il appelle
à son berceau. En quoi il a plus fait encore , ce semble , pour les grands que
pour les pciits ; car, selon la remarque de saint Chrysostome , pour attirer à lui
des grands et des sages du siècle , il fallait une grâce et une vocation beaucoup
plus forte.
Après cela , ne vous plaignez plus , grands du monde , que votre Dieu ré-
prouve votre condition. 11 en réprouve les abus, mais sans la réprouver elle-
même.
2. Sans cesser d'être ce que vous êtes , il ne tient qu'à vous de vous rendre
semblables à Jésus-Christ naissant : second sujet de consolation. Car vous pou-
vez être grands et humbles de cœur, riches et pauvres de cœur. Par là même
vous avez encore l'avantage de pouvoir être plus conformes que les autres à ce
modèle des prédestinés. Et en effet, le caractère de ce Sauveur n'est pas précisé-
ment d'èîre pauvre et humble, mais d'être grand et humble, riche et pauvre
tout à la fois : et voilà ce qu'il n'appartient qu'aux grands et aux riches de pou-
voir parfaitement imiter.
Aussi quels sont ces mages qu'il attire à sa crèche? des grands qui semblent
n'être grands que pour faire paraître dans leur conduite une humilité plus pro-
fonde et une obéissance plus exacte ; des riches qui se font un mérite de renon-
cer à leurs trésors , et de les apporter à ses pieds.
ANALYSES DES SERMONS. 667
5. Enfin , vous pouvez vous servir de votre grandeur même et de vos richesses
comme d'autant de moyens pour rendre à ce Dieu naissant le double tribut qu'il
attend de vous : troisième sujet de consolation. 1° En qualité de Dieu humble,
il veut être glorifié. 2° En qualité de Dieu pauvre , il veut être assisté. Or rien ne
l'honore plus que les hommages des grands ; et plus vous êtes riches , plus vous
êtes en état de l'assister , non plus dans lui-même , mais dans ses membres , qui
sont les pauvres. Dès là votre grandeur et votre abondance sanctifiées, bien loin
d'être des obstacles à votre salut , en deviendront le gage et le prix.
Compliment au roi,
LE MERCREDI DES CENDRES.
SUR LA PENSÉE DE LA MORT.
Sujet. Souvenez- vous, homme , que vous êtes poussière, et que vous retournerez en
poussière.
Voilà le terme où doivent aboutir tous les desseins des hommes et toutes les
grandeurs du monde. Voilà l'unique et solide pensée qui doit partout et en tout
temps nous occuper. Elle ne nous plaira pris; mais elle nous sera salutaire, et ce
discours vous en fera voir les avantages. Prière au Saint-Esprit.
Division. Pensée de la mort, remède le plus souverain pour amortir le feu de
nos passions : première partie. Règle la plus infaillible pour conclure sûrement
dans nos délibérations : deuxième partie. Motif le plusefiicace pour nous inspirer
une sainte ferveur dans nos actions : troisième partie.
Première partie. Pensée de la mort , remède le plus souverain pour amortir
le feu de nos passions. Nos passions sont vaincs , elles sont insatiables, elles sont
injustes : vaines dans leurs objets , insatiables dans leurs désirs , injustes dans
les sentiments présomptueux quelles nous inspirent , soit à l'égard de nous-
mêmes , soit à l'égard des autres. Mais pour les réprimer et pour en amortir le
feu, la pensée delà mort, i°nous en fait connaître la vanité ; 2° nous fait mettre
des bornes à notre cupidité; 5° fait cesser dans notre estime toute distinction,
et par là nous réduit au grand principe de la modestie, qui est l'égalité que Dieu
a mise entre tous les hommes , et nous oblige , qui que nous soyons , à nous
rendre au moins justice , et à rendre aux autres les devoirs de la charité.
1. La pensée de la mort nous fait connaître la vanité de nos passions, en nous
faisant connaître la vanité des objets auxquels elles s'attachent, qui sont les
biens de la vie. Tandis que ces biens nous paraissent grands et estimables , il
nous est presque impossible de ne ies pas aimer, et en les aimant de n'en pas
faire le sujet de nos plus ardentes passions. Mais du moment que nous commen-
çons à les mépriser, nous commençons à nous en détacher : et ce qui nous
donne ce mépris des biens de la terre , c'est la pensée de la mort , parce que la
mort est la preuve sensible du néant de toutes les choses humaines. A ce jour-là,
dit l'Ecriture , c'est-à-dire au jour delà mort, toutes les pensées des hommes,
tous leurs projets s'évanouiront , et par conséquent toutes leurs passions s'étein-
dront. Or que faisons-nous en pensant à la mort ? nous anticipons ce dernier
jour, et nous prenons par avance les mêmes sentiments que nous aurons alors.
C'est ainsi que David, jusques au milieu de la cour, réprimait toutes ses pas-
sions, ïl demandait à Dieu qu'il lui fît connaître la fin de sa vie ; et considérant
la brièveté de ses jours , il concluait que tout n'est que vanité, et que c'est bien
en vain que i'homrne se trouble , se fatigue, s'épuise, pour amasser et pour thé-
sauriser, puisqu'il passe comme une ombre , et qu'il ne sait qui profitera de ses
travaux. Conclusion que nous lirons nous-mêmes aussi bien que ce saint roi,
quand nous pensons à la mort. Si nous ne deviens jamais mourir , nous ne vou-
drions jamais reconnaître la vanité des biens de la vie. Mais quand on nous dit ,
ou que nous nous disons à nous-mêmes que nous mourrons , toute cette vanité
se présente à nous. Les autres considérations chrétiennes renferment tout au
plus des témoignages et des preuves de cette vanité : au lieu que la mort en est
l'essence même , et qu'elle fait celte vanité même. D'où il s'ensuit que la pensée
668 ANALYSES DES SERMONS.
de la mort a une vertu spéciale, non-seulement pour nous la découvrir, mais
pour nous la faire sentir. De là cette belle leçon que faisait l'Apôtre aux Corin-
thiens : Le temps est court : réjouissons-nous donc comme ne nous réjouissant pas,
possédons comme ne possédant pas , usons de ce monde comme n'en usant pas.
2. La pensée de la mort nous fait mettre des bornes à noire cupidité. Nos pas-
sions sont d'elles-mêmes insatiables : quel avare, quel ambitieux, quel vo-
luptueux a dit jamais, C'est assez? Mais pour vous apprendre à borner vos dé-
sirs , je n'ai qu'à vous adresser les paroles de l'Eglise : Mémento, Iwmo : Sou-
venez-vous , homme , que vous êtes poussière et que vous retournerez en pous-
sière. Ou je n'ai qu'à vous faire la même invitation que les Juifs firent au Fds de
Dieu, lorsqu'ils le prièrent d'approcher du tombeau de Lazare : Veni , et vide :
Venez , et voyez ce riche du monde dans la pauvreté et la, nudité où la mort l'a
réduit. Veni, et vide : Venez , et voyez ce grand du monde : qu'est devenu à la
mort toute sa grandeur? Veni, et vide : Venez, et voyez celte femme du monde,
et tâchez à reconnaître quelques traits de celte beauté dont elle prenait tant de
soin. Voilà comment tout finira polir nous.
3. La pensée de la mort nous réduit au grand principe de la modestie, qui est
l'égalité, et nous obligea nous rendre justice, et à rendre aux autres les devoirs
de la charité. Sans cette pensée on se laisse éblouir de certaines distinctions
qu'on a dans le monde, on s'entêle de soi-même, on devient fier et hautain.
Mais quand on fait réflexion que la mort nous égalera tous, on rabat beaucoup
de ses fiertés et de ses hauteurs, parce qu'on voit que d'homme à homme il y a
bien peu de différence, et l'on tient à l'égard des autres une conduite plus équi-
table, en les traitant avec plus de douceur et plus d'humanité.
Deuxième partie. Pensée delà mort, règle infaillible pour conclure sûrement
dans nos délibérations. Les pensées des hommes sont timides, dit le Sage, et nos
prévoyances incertaines. Nos pensées sont timides, parce que souvent nous ne
savons si nous prenons le meilleur parti , ou même un bon parti par rapport au
salut. Et nos prévoyances sont incertaines, parcî que l'avenir nous étant in-
connu, nous sommes toujours en doute si nous n'aurons point lieu de nous re-
pentir un jour de ce que nous aurons entrepris , et si notre conscience ne nous
les reprochera point à la mort. Mais la pensée de la mort est le moyen le plus
efficace et le plus sûr pour nous délivrer de ces craintes et de ces incertitudes
affligeantes, puisque c'est le moyen le plus efficace et le plus sûr pour bien con-
clure dans toutes les occasions où la conscience et le salut se trouvent engagés.
Comment cela? 1° parce que le souvenir de la mort est une application vive et
touchante que nous nous taisons à nous-mêmes de la fin dernière, qui doit être
le fondement de toutes nos délibérations ; 2° parce qu'en pratiquant ce saint
exercice de la pensée de la mort , nous prévenons ainsi tous les remords et tous
les troubles dont pourraient être sans cela suivies nos résolutions.
i. La pensée de la mort est une application vive et touchante que nous nous
faisons à nous-mêmes de la fin dernière , qui doit être le fondement de toutes
nos délibérations. Car la pensée de la mort nous rappelle la pensée de l'éternité
qui la suit; et, pénétrés de cette pensée de l'éternité, nous jugeons bien plus
sainement des choses. Dégagés alors de mille illusions, nous voyons plus claire-
ment ce qui nous éloigne et ce qui nous approche de notre dernière fin ; et nous
concluons plus aisément qu'il faut donc prendre ce qui nous y conduit, et rejeter
ce qui nous exposerait à n'y arriver jamais. Voilà par où la pensée de la mort
devient pour nous , selon l'Ecriture, un fonds de prudence et d'intelligence.
Aussi les païens, dans les traités et les négociations importantes, tenaient-ils
leurs conseils auprès des tombeaux de leurs ancêtres; comme s'ils n'eussent
pas cru pouvoir sagement délibérer et résoudre sans le souvenir et la vue de la
mort. Or ce qu'ils faisaient par superstition , nous le devons faire par religion.
Avez-vous un état de vie à choisir, est-il question de régler l'usage de vos biens,
s'agit-il d'un intérêt et d'un profit à faire, faut-il former une entreprise, vider
un procès, terminer un différend , vaquez à tout cela comme devant un jour
mourir, et celle pensée vous préservera de mille fautes que vous y pourriez
commettre. Les Saints en ont usé de la sorte , et c'est ce qui les a conduits dans
ANALYSE* DES SERMONS." 669
les voies droites qu'ils ont tenues sans s'égarer et sans tomber. Si donc nous
faisons tous les jours tant de fausses démarches, ne nous en prenons qu'à nous-
mêmes et à noire infidélité, qui nous fait éloigner le souvenir de la mort comme
un objet fâcheux et désagréable, et qui par là nous expose à tous les égarements
où nous nous laissons entraîner.
2. En pratiquant le saint exercice du souvenir de la mort, nous prévenons
tous les remords et tous les troubles dont pourraient être sans cela suivies nos
résolutions. Cet autre avantage est une conséquence du premier. Quand on se
demande à soi-même : Quels sentiments aurai-je à la morl de ce que j'entre-
prends aujourd'hui? on entend, pour ainsi dire, au fond de soi-même la ré-
ponse de la mort, qui nous marque intérieurement ce qui doit être alors le sujet
de nos repentirs : repentirs non passagers elvariables,commeceux que nousavons
par rapport aux choses de la vie et en raisonnant selon les principes de la vie,
mais repentirs éternels. Que iais-je donc pour m'en garantir? je préviens par la
pensée tous ces repentirs de la mort ; et au lieu de les réserver à ma dernière
heure , je me les rends utiles pour l'heure présente. C'est en quoi la prudence
des Justes triomphe de la témérité des impies.
Troisième partie. Pensée de la mort , motif le plus puissant pour nous in-
spirer une sainte ferveur dans nos actions. C'est de la ferveur de nos actions
que dépend la sainteté de notre vie; et l'obstacle au contraire le plus commun
à notre sanctification , c'est un certain fonds de lâcheté et de tiédeur qui ne
nous est que trop naturel. Or pour nous retirer de cet état de tiédeur, il n'y a
qu'à penser souvent : 1° à la proximité de la mort; T à l'incertitude de la mort.
1. Proximité de la mort, premier motif qui confond noire lâcheté. Motif que
le Fils de Dieu nous a tant proposé dans l'Evangile , en nous disant : Marchez ,
parce que la nuit vient ; veillez , parce que le Fils de l'Homme est déjà à la
porte; négociez et faites profiter vos talents, parce que le maître va arriver;
tenez vos lampes allumées, parce que l'époux approche. En effet, quimd nous
aurions des siècles entiers à vivre , nous devrions toujours servir Dieu d'une
manière digne de Dieu : mais combien devons-nous encore redoubler nos soins
lorsque nous touchons de si près à notre terme , et que Jésus-Christ nous la
lait entendre si expressément? Qu'un ange de la part de Dieu vînt nous ap-
prendre que nous mourrons dès demain , il n'y a rien qu'on ne fît pour se pré-
parer. Or ce que nous ferions alors , pourquoi ne le faisons-nous pas dès main-
tenant, puisque dès maintenant nous pouvons mourir?
Exemple du saint roi Ezéchias, et conclusion qu'il tirait de la proximité de la
mort. Apprenons de là cette méthode si solide, de faire chaque action comme
si c'était la dernière de notre vie.
2. Incertitude de la mort , second motif qui confond notre lâcheté. Si nous
savions quand et à quel jour nous devons mourir, plus de bonnes œuvres dans
la vie ; on remettrait tout à la mort : mais Dieu nous cache celte heure de la
mort , afin que nous nous tenions en garde à toutes les heures. Car quelle pen-
sée est plus capable de nous renouveler sans cesse en esprit que celle-ci : Peut-
être ce jour sera-t-il le dernier de mes jours? Plein de cette idée , on devient
laborieux, prompt, ardent, infatigable, patient, charitable, fidèle à tous ses
devoirs.
En quoi surtout nous sommes lâches , c'est dans l'exercice de la pénitence. Or
rien ne doit plus nous engager à faire promptement pénitence et à nous conver-
tir, que l'incertitude de la mort. Mourez dans votre péché, vous êtes perdu ; et
si vous y demeurez encore , que savez-vous si vous n'y mourrez pas ? Ce qu'il
y a de certain pour nous dans la mort , c'est que la mort nous surprendra : car
le Fils de l'Homme viendra, dit Jésus-Christ, quand vous n'y penserez pas.
N'est-ce donc pas une extrême folie de vivre dans un état où l'on est exposé à
toutes les vengeances de Dieu , et de tarder à en sortir ? Cependant y faisons-
nous, je ne dis pas toute la réflexion nécessaire , mais quelque réflexion? Heu-
reux qui n'attend pas à y penser , lorsqu'il ne sera plus temps d'y penser !
70 ANALYSES DES SERMONS. j
LE MERCREDI DES CENDRES.
SUR LA CÉRÉMONIE DES CENDRES.
Sujet. Vous êtes poussière , et vous retournerez en poussière.
Paroles mémorables que Dieu dit au premier homme dans le moment de sa
désobéissance, et que l'Eglise nous adresse dans la cérémonie de ce jour. Pa-
roles de malédiction , dans le sens que Dieu les prononça ; mais paroles de
grâce et de salut, dans la fin que l'Eglise se propose en nous les faisant entendre.
Dieu commanda à Moïse de répandre de la cendre sur les Egyptiens : et c'est
ce que font encore aujourd'hui les prêtres par l'ordre de Dieu, mais dans un
esprit bien différent; car Moïse ne répandit la cendre sur l'Egypte que pour faire
sentir à ce peuple le poids de la colère de Dieu ; et les prêtres ne répandent sur
nous la cendre que pour nous attirer les grâces de Dieu , et pour nous porter à
la pénitence, comme j'entreprends de vous le montrer dans ce discours. Courte
instruction aux nouveaux catholiques sur la cérémonie des cendres.
Division. La pénitence chrétienne, prise dans toute son étendue, est un
double sacrifice que Dieu exige de nous; sacrifice de l'esprit, et sacrifice du
corps : sacrifice de l'esprit par l'humilité de la componction, et sacrifice du
corps par l'austérité même extérieure de la satisfaction. Nous avons dans nous
deux grands obstacles à ces deux sacrifices , l'esprit d'orgueil et l'esprit de mol-
lesse. Mais par où les pouvons-nous surmonter? par le souvenir de la mort que
nous retrace l'Eglise dans la cérémonie des cendres. Il faut, par une pénitence
solidement humble, anéantir devant Dieu l'orgueil de nos esprits; et c'est à
quoi nous oblige la vue de ces cendres , qui sont pour nous les marques et
comme les symboles de la mort : première partie. Il faut , par une pénitence
généreusement austère, sacrifier à Dieu la mollesse et la délicatesse de nos
corps ; et c'est à quoi nous engage l'imposition de ces cendres , qui nous an-
noncent , ou plutôt qui nous font déjà sentir l'inévitable nécessité de la mort :
deuxième partie.
Première partie. Il faut , par une pénitence solidement hurabie , anéantir
devant Dieu l'orgueil de nos esprits ; et c'est à quoi nous oblige la vue des
cendres , qui sont pour nous les marques et comme les symboles de la mort.
L'orgueil lut le premier principe du péché , et c'est le premier obstacle à la pé-
nitence. Mais pour humilier cet orgueil, il n'y a qu'à faire remonter l'homme à
son origine , et qu'à lui faire considérer sa fin. Or voilà ce que fait le souvenir
de la mort et la vue des cendres. Quand un homme sans naissance, mais élevé
à une haute fortune , vient à s'enorgueillir , le moyen de réprimer son orgueil
est de lui remettre devant les yeux l'obscurité et la bassesse de son extraction.
Mais si de plus, pénétrant dans l'avenir , on lui faisait voir sa ruine prochaine ,
ce serait bien de quoi rabattre l'enflure de son cœur. Double vue dont l'Eglise
se sert aujourd'hui : car en nous présentant les cendres, elle nous avertit que
nous sommes cendres nous-mêmes, et que nous retournerons en cendres.
Examinons la chose plus en détail. Pourquoi des cendres ? parce que rien ne
doit mieux nous faire comprendre ce que c'est que la mort, et l'humiliation ex-
trême où nous réduit la mort. Oui, ces cendres ont quelque chose de plus tou-
chant que tous les raisonnements du monde pour humilier l'homme , en lui
faisant connaître son néant. Elles nous apprennent que toutes ces grandeurs dont
le monde se glorifie ne sont que vanité et que mensonge. Ouvrez le tombeau
d'un grand : qu'y trouverez-vous? un peu de cendres; rien davantage. Elles
nous apprennent combien nous sommes injustes quand nous affectons avec tant
d'ostentation certaines distinctions dans la monde, puisque nons devons tous
être un jour égalés et confondus dajis la cendre. Elles nous apprennent que,
malgré les vastes desseins que forme l'ambitieux , la mort le réduira bientôt, à
quoi? à une poignée de cendres. Elles nous apprennent que non-seulement la
mort détruira ce fantôme de grandeur après lequel nous courons, mais que
notre mémoire même périra , et qu'il ne sera plus parlé de nous. En un mot ,
ANALYSES DES SERMONS. 671
elles nous apprennent que , quelque enraciné que soit notre orgueil , il ne tient
qu'à nous de trouver dans nous-mêmes notre humiliation , puisque cette partie
de nous-mêmes dont nous sommes si idolâtres , ce corps n'est au fond que le
plus abject de tous les êtres, et qu'un sujet de corruption.
Cependant vous me demandez pourquoi Ton nous met ces cendres sur la
tête. C'est que la tête est le siège de la raison, et qu'on veut par là nous aver-
tir que la mort doit être le sujet le plus ordinaire de nos réflexions , afin de
nous entretenir dans cette humilité qui est déjà le commencement de la péni-
tence.
Aussi est-ce le souvenir de la mort qui , de tout temps , a plus retenu les
hommes dans l'ordre, et les a mis comme dans la nécessité d'être humbles. De
là vient que, parmi toutes les nations, Grecs, Romains, Juifs, le souvenir de
la mort et l'usage de la cendre ont été une des principales circonstances des
pompes les plus solennelles, et que maintenant encore, dans la consécration des
papes, on fait passer devant les yeux du nouveau pontife quelques étoupes que le
feu consume. De là vient que les peuples les plus barbares se sont fait un devoir
de conserver les cendres de leurs ancêtres : ces cendres leur apprenaient à se mé-
priser, à se modérer* à se régler. De là vient que Moïse, sortant de l'Egypte, se
contenta d'emporter les cendres du patriarche Joseph , afin qu'elles servissent à
contenir le peuple dont il était le conducteur. De là vient qu'il obligea les Israé-
lites, après leur idolâtrie, à boire la cendre du veau d'or qu'ils avaient adoré.
De là vient enfin que quelques princes chrétiens, pendant leur vie même , ont
voulu avoir dans leurs palais et devant leurs yeux , les uns la bière destinée à
leur sépulture , et les autres le crâne d'un mort.
Or, soit pour les grands , soit pour les petits, quand une fois l'humilité, par
la pensée de la mort, a pris possession d'un cœur, il est aisé d'y faire entrer la
componction de la pénitence : car du moment que je suis disposé à m'humilier ,
je suis disposé à m'accuser, à me condamner, à nie punir moi-même. Et voilà
pourquoi l'Eglise, après nous avoir fait considérer deux sortes de cendres, celle
de notre origine , et celle de notre corruption future , nous en impose une troi-
sième , savoir , la cendre de la pénitence.
Car que fait le pécheur quand il reçoit aujourd'hui la cendre par les mains du
prêtre? 11 se présente à Dieu comme un pénitent humilié , couvert de cendres ,
et résolu de satisfaire à sa justice. Et il taut toujours reconnaître que ce souve-
nir de la mort et la vue de ces cendres est un admirable moyen pour préparer à
la pénitence les pécheurs les plus orgueilleux. Ne fut-ce pas ainsi que saint Am-
broise dompta la fierté de Théodose, et qu'après la sanglante journée de Thessa-
lonique , il le rangea à l'ordre de la pénitence et de la rigoureuse discipline qui
s'observait alors ? Si l'on tenait aux grands le même langage qu'il tint à cet empe-
reur, ils en seraient touchés , et ils penseraient à se convertir.
Mais il ne s'agit pas seulement de la conversion des grands : il s'agit de la nôtre,
et le désordre est que, malgré l'anéantissement où la mort doit nous réduire,
et malgré l'aveu solennel que nous en faisons dans cette cérémonie des cendres ,
nous n'en sommes ni plus humbles , ni plus détachés de nous-mêmes. Combien
de chrétiens ont reçu la cendre avec des cœurs ambitieux ? Combien de femmes
l'ont reçue avec toutes les marques de leur vanité? Terre, terre, écoutez la voix
du Seigneur, et humiliez-vous sous sa toute-puissante main.
Deuxième partie. Il faut, par une pénitence généreusement austère, sacri-
fier à Dieu la mollesse et la délicatesse de nos corps; et c'est à quoi nous engage
l'imposition de ces cendres, qui nous annoncent, ou plutôt qui nous font déjà
sentir l'inévitable nécessité de la mort. C'est une illusion de croire que la péni-
tence soit une vertu purement intérieure. Le penser de la sorte, ce serait démen-
tir toute l'Ecriture, et en particulier l'apôtre saint Paul, il est vrai que l'hérésie
a rejeté toutes les pratiques extérieures de la pénitence : mais quoi que l'hérésie
en ail pu dire, il n'y a point de parfaite pénitence sans la mortification du
corps ; et puisque le corps a part au péché, il est juste qu'il ait part à la peine
du péché.
Or, à celte loi de pénitence s'oppose une autre loi que nous portons dans
67$ ANALYSES DES SERMON?.
nous-mêmes , qui est l'amour déréglé de nos corps. Amour qui, dans le soin
de noire corps , nous fait d'abord chercher le nécessaire , et qui du nécessaire
nous fait ensuite aller au commode , du commode au superflu , et du superflu
au criminel. Au lieu que la vraie pénitence nous fait premièrement renoncer
au criminel que nous avouons nous-mêmes criminel ; de là nous retranche le
superflu que nous prétendions innocent; ensuite nous prive môme du commode
dont nous avions cru ne nous pouvoir passer; enfin nous ôte, non pas le néces-
saire , mais l'attachement et l'attention trop grande au nécessaire. Sans cela les
Saints ne comprenaient pas qu'on pût être pénitent : mais ce que les Saints ne
comprenaient pas est devenu un des secrets de la dévotion du siècle. Cependant
l'Apôtre l'a dit : On ne peut bien réparer le péché qu'en crucifiant cette chair de
péché , qui est' l'ennemie de Dieu.
Considérons les cendres qu'on nous met sur la tête, et souvenons-nous de la
mort : c'est assez pour nous détacher de l'amour de notre corps; comment cela?
en nous faisant connaître là-dessus, 1° notre aveuglement , 2° notre injustice:
notre aveuglement, lorsque nous idolâtrons un corps qui n'est que poussière
et que corruption , et qui doit être bientôt dans le tombeau la pâture des vers.
Notre injustice , injustice envers Dieu, d'aimer plus que lui un corps sujet à la
pourriture; injustice envers notre âme, cette âme immortelle, de lui préférer
un corps qui doit mourir ; injustice envers ce corps même , de l'exposer pour
des voluptés passagères à des souffrances éternelles. Si le corps et l'âme d'un
réprouvé, selon la supposition de saint Chrysostome, venaient à être confrontés
l'un avec l'autre , et qu'ils pussent s'accuser l'un l'autre , quels reproches ne se
1er aient- ils pas?
C'est ce qui a toujours produit dans les âmes bien converties une sainte haine
de leurs corps, et ce quia tant de fois opéré dans le christianisme des miracles
de conversion. Exemple de saint François de Borgia.
Cette haine de notre corps est encore bien plus vive, quand on pénètre dans le
mystère de ces cendres que l'Eglise nous présente, et qu'on remonte à l'origine
d'une si sainte pratique; quand on pense qu'elles ont toujours été le symbole de
la pénitence ; quand on considère de quelles austérités et de quelles macérations
elles étaient accompagnées, suivant les règles de l'ancienne discipline; car en-
fin , doit dire aujourd'hui un pécheur touché de ces désordres , ces pénitents de
la primitive Eglise n'étaient pas plus criminels que moi; et si l'Eglise a pu adou-
cir les peines qu'elle avait ordonnées pour chaque espèce de péché, elle n'a rien
relâché des peines prescrites par le droit divin; et Dieu lui-même nous assure
qu'il ne s'en relâchera jamais qu'en faveur de la pénitence, il faut donc que ce
soit la pénitence qui m'acquitte auprès de lui. Si nous entrons dans ce saint
temps de carême bien pénétrés de ces sentiments, le jeûne ne sera plus pour
nous un joug trop pesant : nous l'entreprendrons avec joie , nous le continue-
rons avec ferveur , et nous l'achèverons avec constance.
LE PREMIER JEUDI DE CARÊME.
SUR LA COMMUNION.
Sujet. Jésus-Christ d'il au centenier : J'irai moi-même, et je le guérirai. Mais le centenier
lui répondit : Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison.
Ce qui se passa entre Jésus-Christ et le centenier, c'est ce qui se renouvelle
encore entre Jésus-Christ et nous toutes les lois que nous approchons de la
sainte table. Jésus Christ nous dit : J'irai, et je vous guérirai de vos infirmités
spirituelles : Ego veniam,el curabo. Et nous répondons à Jésus-Christ : Seigneur,
je ne 'suis pas digne : Domine, non sum dignus. Paroles efficaces, qui opèrent
dans nous un effet tout opposé à ce qu'elles signifient, et qui font cesser par
noire humilité même l'indignité que nous nous aitribuons; mais qu'arrive-t-il
souvent? c'est que nous nous appliquons ces paroles, Domine, non sum dignus,
au delà des intentions de Jésus-Christ; et que, par une humilité mal entendue,
nous nous servons de notre indignité pour nous éloigner trop aisément et trop
ANALYSES DES SERMONS. 673
longtemps de la communion. Excuse ordinaire qu'il faut examiner dans ce dis-
cours.
Division. Sans parler ici des Justes , qui par un vrai sentiment d'humilité se
reconnaissent indignes de recevoir Jésus-Christ , et sans examiner jusqu'où cette
humilité doit cire portée, et s'il est raisonnable qu'elle aille jusqu'à les éloigner
de la communion , parlons précisément des pécheurs qui peuvent dire et qui
disent en efïct au Sauveur du monde, avec plus de sujet que saint Pierre : fe-
tirez-vous de moi , parce que je suis un pécheur. 11 y en a de trois sortes : pécheurs
sincères, qui agissent de bonne foi et qui ne sont pas trompés; pécheurs aveugles,
qui ne se connaissent pas et qui se trompent eux-mêmes; pécheurs hypocrites
et dissimulés, qui couvrent leur libertinage d'un voile de piélé, et qui trompent
les autres. Or, dans les pécheurs sincères, cette excuse, Je ne suis pas digne,
est une raison ; mais il faut éclaircir celte raison : première partie. Dans les
pécheurs aveugles c'est un prétexte, et il est important de leur ôter ce prétexte :
deuxième partie. Dans les pécheurs hypocrites et dissimulés, c'est un abus et
même un scandale , et il est nécessaire de combattre ce scandale et cet abus :
troisième partie.
Première partie. Dire , Je ne communie pas parce que je m'en crois indigne ,
c'est une raison dans un pécheur sincère , qui ne laisse pas au milieu de ses
désordres de conserver le fond de sa religion , et qui traite avec Dieu de bonne
foi : c'est, dis-je, une raison, puisqu'on effet le pécheur, tandis que son péché
subsiste, ne peut approcher du sacrement de Jésus-Christ sans se rendre cou-
pable d'un sacrilège. Mais cette raison a besoin d'être éclaircie , et cet éclaircis-
sement consiste à faire voir que le pécheur, sans en demeurer là , doit se souve-
nir d'ailleurs de l'obligation où il est de sortir au plus tôt de son état pour pou-
voir être admis à la table du Seigneur, en sorte que la communion soit un motif
qui le réduise à la nécessité de se convertir.
En effet , il ne doit jamais séparer ces deux vérités : l'une , que Jésus-Christ
nous commande de manger sa chair; et l'autre, qu'il nous défend delà manger
indignement. Si le pécheur s'attache à l'une de ces vérités sans y joindre l'autre,
il s'égare et il se perd ; mais s'il les embrasse toutes deux, il commence à entrer
dans la voie de Dieu. Car voici comment il raisonne : Je ne puis communier avec
mon péché ; Jésus-Christ néanmoins m'ordonne de communier : il faut donc que
je quitte mon péché , afin de satisfaire tout ensemble et à l'obligation de commu-
nier et à l'obligation de bien communier.
Or, comme le pécheur doit se parler de la sorte à lui-même , c'est ainsi que
doivent lui parler les ministres de l'Evangie. Si vous ne vous appliquez qu'à lui
remontrer le danger d'une communion indigne , il ne communiera pas. Si vous
ne lui représentez que la nécessité de communier, il communiera indignement.
Et voilà quelle a éié la source de tous les maux qu'a produits la diversité des
opinions touchant l'usage de la divine Eucharistie. Les uns n'avaient dans la
bouche que des analhèmes contre les profanateurs de ce sacrement, pour les en
éloigner ; et les auires ne pensaient qu'à donner aux peuples une haute idée des
fruits de ce sacrement , pour les y attirer. Mais que fallait-il? joindre les me-
naces de ceux là et les invitations de ceux-ci.
C'est le langage qu'ont tenu les Pères , surtout saint Chrysoslome et saint
Augustin. Ils inspiraient tout à la fois de la crainte et de la confiance: et ce
qu'ils disaient en général est encore plus vrai par rapport à ce saint temps
de la pâque. 11 faut dire à un pécheur : Ne communiez pas dans votre pé-
ché ; autrement vous serez un profanateur du corps de Jésus-Christ. Mais
aussi faut-il ajouter : Ne manquez pas à communier; autrement vous se-
rez un déserteur du sacrement de Jésus-Christ , et vous violerez le précepte
de l'Eglise. Par ce précepte, l'Eglise n'a point prétendu dresser un piège
aux pécheurs , ni les exposer à commettre des sacrilèges ; mais elle a voulu
les obliger, au contraire, et les forcer en quelque sorte à se purifier au
moins de temps en temps par la pénitence. C'est pour cela qu'elle punissait
autrefois si sévèrement ces chrétiens scandaleux, qui laissaient passer la
pàque sans s'acquitter de leur devoir ; et c'est par là même qu'elle engageait
t. i. 43
674 ANALYSES DES SERMONS.
tant de pécheurs à rompre leurs engagements criminels et à se réconcilier avec
Dieu.
Cependant pour avoir séparé deux vérités qu'on ne devrait jamais proposer
l'une sans l'autre, voici toujours les deux écucils où l'esprit du siècle a conduit.
Pourvu qu'on persuade à un pécheur d'approcher des autels , on croit avoir
beaucoup gagné ; et d'ailleurs , pourvu qu'on lasse entendre à un pécheur qu'il
n'y a point de communion pour lui tandis qu'il est dans l'habitude de son péché,
on pense avoir tout fait. De là les uns abusent de la communion, et les autres
l'abandonnent. C'est pour les pécheurs, ô mon Dieu, comme pour les Justes,
que votre sacrement est institué : mais du reste pour quels pécheurs ? pour les
pécheurs pénitents.
Deuxième partie. Dire, Je ne communie pas parce que je m'en crois indigne,
c'est un prétexte dans les pécheurs aveugles, qui, se llattant d'avoir de la religion,
se trompent eux-mêmes ; et il est important rie leur ôter ce prétexte. Prétexte
d'un prétendu respect, à quoi j'oppose trois réflexions : 1° c'est un vain respect ;
2° c'est un faux respect ; 5° c'est un respect qui n'a nulle conformité avec celui
qu'ont fait paraître les vrais chrétiens, quand ils se sont séparés du sacrement
de Jésus-Christ selon les règles de l'esprit de l'Eglise.
4. Vain respect, pourquoi? parce qu'il n'opère rien. Si c'était un respect
solide et chrétien , on travaillerait donc à se mieux disposer, et à se rendre
moins indigne de Jésus-Christ. Mais on conserve toujours le même attachement
au monde, et sous cette apparence de respect , on couvre un amour du monde
dont on ne veut point se déprendre, et qui fait renoncer au sacrement.
Du moins les conviés de l'Évangile qui s'excusèrent, dirent les vraies raisons
qui les arrêtaient ; mais les mondains dont il est ici question affectent de ne se
pas connaître , et se cachent à eux-mêmes la cause de leur désordre. Et ce qui
doit les convaincre que , par rapport à eux, ce respect dont ils se prévalent n'est
qu'un prétexte, c'est que, pour communier rarement, ils n'en communient
pas plus dignement. Or leur ôter ce prétexte, ce n'est pas les porter à la com-
munion tandis qu'ils mènent une vie toute mondaine, mais c'est les obliger à
parler juste , et à convenir qu'ils s'éloignent de Jésus-Christ, non parce qu'ils
respectent son sacrement, mais parce qu'ils ne veulent pas s'assujettir aux saintes
lois que la religion leur prescrit pour en approcher.
2. Faux respect , parce qu'il n'est pas accompagné de deux conditions essen-
tielles qu'il doit avoir; l'une est la douleur, l'autre le désir. Douleur d'être sé-
paré du corps de Jésus-Christ : car si j'honore Jésus-Christ autant que je dois
l'honorer, je dois regarder comme mon souverain mal dans cette vie d'en être
séparé , snrtout si j'ai encore à me reprocher que c'est moi-même qui m'en
sépare par mon infidélité , et si je comprends tout le malheur d'une si triste
séparation. Mais avec quelle insensibilité les mondains se voient-ils séparés du
Dieu de leur salut? Désir de recevoir Jésus-Christ ; car le respect peut bien
m'engager quelquefois à me retirer de la communion; mais il ne doit jamais
éteindre en moi , ni même diminuer le désir de la communion. Ainsi le com-
prenaient les premiers fidèles. Que l'ait le mondain? Confondant avec la commu-
nion le désir de la communion , il renonce également à l'un et à l'autre , et n'a
plus pour le saerement de Jésus-Christ qu'une indifférence de cœur dont il de-
vrait être effrayé. Et voilà ce que saint Chrysostomc reprochait au peuple d'An-
tioche avec tant de force.
3. Respect qui n'a nulle conformité avec celui des premiers siècles de l'Église :
car dans ces siècles florissants du christianisme , tandis qu'un pécheur demeu-
rait séparé du corps de Jésus-Christ, il était dans les exercices d'une pénitence
laborieuse à laquelle il se condamnait; mais toute la pénitence d'un mondain se
termine à ne plus communier.
Troisième partie. Dire , Je ne communie pas parce que je m'en crois indigne,
c'est dans les pécheurs hypocrites et dissimulés un abus , et même un scandale.
Dans toutes les contestations qui se sont élevées sur le relâchement ou la sévé-
rité de la discipline , certains libertins du inonde n'ont presque jamais manqué
à se déclarer pour le parti sévère , non pas afin de l'embrasser et de le suivre
ANALYSES DES SERMONS. 675
dans la pratique , mais communément par un intérêt secret , et pour couvrir
leurs desseins. Ainsi, pour ne parler que de la communion, n'est-il pas étrange
que tant de gens engagés dans les plus honteux désordres aient paru les plus
zélés à déclamer contre la fréquentation du sacrement de nos autels? Ce zèle
peut partir d'un bon principe dans de vrais fidèles : mais d'où peut-il venir dans
des libertins, si ce n'est de quelque intérêt particulier qu'ils y envisagent? Que
prétendent-ils donc? Se mettre en possession d'être libertins et d'abandonner
les sacrements avec impunité , et même en quelque manière avec honneur ; tel-
lement qu'on ne puisse plus les distinguer des chréiiens les plus réguliers et les
plus exacts , puisqu'ils agissent et qu'ils parlent comme eux.
Or je prétends que ce langage qu'ils tiennent est un scandale , puisqu'il va à
deux choses également pernicieuses : \° à décrier indifféremment les bonnes
et les mauvaises communions; 2° à détourner lésâmes, non-seulement de
la communion , mais universellement de tout ce qu'il y a de saint dans la
religion.
1. Je dis à décrier indifféremment les bonnes et les mauvaises communions :
car s'il est toujours dangereux , en blâmant la fausse piété , de décréditer la
vraie, beaucoup plus l'est-il de la part d'un libertin qui se soucie peu de con-
fondre l'une avec l'autre, et qui n'attaque l'une que parce qu'il est secrètement
ennemi de l'autre. Comme donc les enfants d'fléli éloignaient les hommes du
sacrifice; comme les pharisiens n'entraient pas dans le royaume de Dieu , et
empêchaient encore les autres d'y entrer, ainsi ret:re-t on des autels une infinité
de Justes.
2. Je dis à détourner les âmes, non-seulement de la communion , mais de tout
ce qu'il y a de saint dans la religion. Car, dit saint Chrysostome , supposé ce
principe d'une humilité mal conçue , il faudra tout quitter. Vous n'êtes pas digne
de communier, dites-vous ; et êtes-vous digne d'entrer dans le temple de Dieu?
Etes-vous digne de prier et d'invoquer Dieu? Etes-vous digne d'entendre la pa-
role de Dieu ?
Appliquons-nous, ministres de Jésus-Christ , et travaillons de concert à con-
vertir les pécheurs, et à perfectionner les âmes fidèles , pour préparer au Sei-
gneur un peuple parfait. L'Eglise ne sera jamais bien sanctifiée que par le bon
usage de la communion.
LE PREMIER VENDREDI DE CARÊME.
SUR L'AUMÔNE.
Su.Tr-.T. Quand vous faites l'aumône, ne faites pas sonner de la trompette devant vous, comme
tonl les hypocrites dans les synagogues et dans les places publiques, pour être honorés
des hommes.
Si le Fils de Dieu condamne ces âmes vaines qui cherchent dans leurs aumônes
à se distinguer, c'est encore avec bien plus de raison qu'il doit condamner ces
âmes dures qui laissent souffrir les pauvres sans les assister. Car ce désordre est,
en effet , plus condamnable que l'autre ; et c'est ce qui m'engage à vous parler en
général de l'aumône.
Compliment à Monsieur, frère unique du roi.
Division. On parle assez de l'excellence de l'aumône ; mais on n'aime guère à
entendre parler du précepte et de la nécessité de l'aumône : on la regarde comme
une oeuvre de surérogation : et je dis : 1° que l'aumône n'est point un simple
conseil, mais un précepte; 2° que ce précepte n'est point un commandement
vague et indéfini, mais déterminé à une certaine matière; 5° que ce précepte doit
être observé avec ordre et selon les règles de la charité. Précepte de l'aumône,
première partie; matière de l'aumône, deuxième partie; ordre de l'aumône,
troisième partie.
Première partie. Il y a un précepte de l'aumône. Preuve : Dieu au jugement
dernier, comme il est expressément marqué cUns l'Evangile, condamnera les
676 ANALYSES DES SERMONS.
réprouvés pour n'avoir pas fait l'aumône. Or, Dieu ne réprouvera jamais les
hommes pour avoir omis de simples conseils.
Sur quoi est fondé ce précepte de l'aumône? 1° Sur la souveraineté de Dieu ;
2° sur l'indigence du pauvre.
1. Souveraineté de Dieu , premier fondement sur quoi est établi le précepte de
l'aumône. Dieu est le souverain maître de vos biens ; et par conséquent vous lui
en devez le tribut. Or, ce tribut , il ne veut pas le recevoir par lui-même, mais il
l'affecte aux pauvres. L'aumône n'est donc pas seulement un devoir de charité à
l'égard des pauvres , mais un devoir de dépendance à l'égard de Dieu : et c'est
ainsi que nous devons entendre cette parole du Saint-Esprit : Honorez le Sei-
gneur de vos biens. D'où il s'ensuit qu'un riche qui refuse au pauvre l'aumône est
un sujet rebelle qui refuse à son souverain le tribut qu'il lui doit.
De là même suivent encore deux autres conséquences. La première , qu'il est
essentiel à l'aumône d'être faite dans un sentiment d'humilité, puisque c'est un
aveu que l'homme fait à Dieu de sa dépendance. Ainsi Abraham voyant trois
pauvres, et se disposant à leur rendre les devoirs de l'hospitalité, commença
par adorer Dieu. La seconde conséquence est que l'aumône doit être propor-
tionnée aux biens et à leur quantité : car Dieu exige de vous ce tribut selon toute
l'étendue de votre pouvoir; et ce n'est point aumône , disait Ambroise, que de
donner peu lorsqu'on a beaucoup reçu.
Quel est néanmoins le désordre? c'est qu'on mesure tout, hors l'aumône, sur
le pied de ses revenus. On veut être servi, nourri, vêtu, logé, meublé à pro-
portion de ses biens, et souvent bien au delà. Il n'y a que l'aumône où l'on ne
se pique de nulle proportion. En sorte que ce sont plus les pauvres mêmes qui
fournissent à l'entretien des pauvres, que les riches.
2. Indigence du pauvre , second fondement sur quoi est établi le précepte de
l'aumône. Vous êtes obligé de pourvoir aux nécessités des pauvres, par titre de
justice et par titre de charité. Titre de justice, puisque Dieu ne vous a pas faits
riches précisément pour vous-mêmes , mais pour les pauvres. En ne les soula-
geant pas vous déshonorez sa providence, et vous autorisez les murmures des
pauvres contre elle : craignez la juste vengeance qu'il en saura tirer. Titre de
charité : ces pauvres, ce sont nos frères; et comment , dit le bien-aimé disciple,
un homme qui voit son frère dans le besoin et qui ne l'assiste pas peut-il avoir
la charité?
Au reste, ce devoir ne regarde pas seulement l'extrême nécessité des pauvres,
mais même les nécessités communes. Autrement, Jésus-Christ , en condamnant
un jour tant de réprouvés , ne prendrait pas pour le sujet capital et universel
de leur réprobation l'oubli des pauvres. Car y a-t-il tant de riches assez durs
pour abandonner un pauvre dans l'extrême nécessité , et y a-t-il tant de pauvres
réduits dans un tel besoin?
Malheur à vous , riches , parce que votre opulence a presque toujours l'un de
ces deux effets , ou de vous rendre plus avares , ou de vous rendre plus sensuels.
Deux principes de votre indifférence pour les pauvres.
Deuxième partie. Matière de l'aumône : établir le précepte de l'aumône sans
en déterminer la matière, c'est troubler lésâmes scrupuleuses, autoriser les
Ames dures , et assigner au pauvre sur le riche une dette sans fonds. Quelle est
donc la matière de l'aumône ? c'est le superflu des riches. Ainsi l'enseigne saint
Paul : Que votre abondance, disait-il aux Corinthiens, supplée à l'indigence des
pauvres. Ainsi l'enseignent les Pères: Retenir votre superflu , dit saint Ambroise,
c'est un vol. Dieu , ajoute saint Thomas, n'aurait pas partagé les biens en Dieu ,
si le superflu des uns ne devait être communiqué aux autres. Et en ce sens , il n'y
a point proprement de superflu dans le monde : car ce qui est superflu pour le
riche est le nécessaire du pauvre ; et Dieu veut que ce nécessaire lui soit donné,
reprend l'Apôtre, pour mettre entre les hommes une bienheureuse égalité. En
quoi paraît la providence de Dieu et sa miséricorde à l'égard des riches : car s'il
leur était permis de garder leur superflu, ce superflu serait un des plus grands
obstacles de leur salut.
Mais qu'est-ce que ce superflu? voilà l'importante question qu'il faut résoudre.
ANALYSES i»KS SERMONS. 077
Sous ce terme de superflu , la théologie comprend tout ce qui n'est point néces-
saire à l'état. Mais de là naissent mille prétextes : Car, selon les riches , tout ce
qu'ils ont est nécessaire à leur état. A quoi je réponds qu'il faut examiner deux
choses : 1° quel est cet état ; 2° ce qui est nécessaire dans cet état. Quel est cet
état? est-ce un état sans bornes , et qui ne soit fondé que sur les vastes idées de
votre orgueil et de votre cupidité ? Si cela est, je conviens que vous n'avez point
de superflu : mais étant chrétien, peut-on apporter une telle excuse? et si ces
états étaient autorisés, que deviendrait le précepte de l'aumône? De plus, quand
votre état serait tel que vous l'imaginez , j'appelle au moins superflu ce qui vous
est non-seulement inutile, mais môme préjudiciable; c'est-à-dire ce qui sert à
entretenir vos dérèglements, vos débauches, vos plaisirs honteux, vos dé-
penses excessives , vos vanités et votre luxe. Retranchez tout cela , et vous
aurez du superflu.
Mais ne puis-je pas me servir de ce superflu pour agrandir mon état? voici
l'écueil et la pierre de scandale pour les riches du siècle, ce désir de s'agrandir.
Vous me demandez si ce désir est criminel : écoutez ma réponse. Il est constant
d'abord qu'il est criminel dans un bénéficier, dont le superflu appartient aux pau-
vres. Est-il également criminel dans tous les autres? non ; mais prenez garde aux
conditions requises. Je veux qu'il vous soit permis d'agrandir votre état , mais
selon les lois de votre religion: par exemple, qu'il vous soit permis d'acheter
cette charge, si vous êtes capable de l'exercer, et si c'est pour glorifier Dieu et
pour servir le public. Je veux qu'il vous soit permis d'agrandir votre état, pourvu
que vous vous conteniez dans les bornes d'une modestie raisonnable, et que ce
soin de vous agrandir ne détruise pas le précepte de l'aumône. Je veux qu'il vous
soit permis d'agrandir votre état , pourvu que vos aumônes grossissent à propor-
tion, et que vous posiez pour principe qu'elles (ont une partie essentielle de votre
état.
Ne dites point que vous avez une famille et des enfants à pourvoir : vous ne
devez pas pour cela abandonner les membres de Jésus-Christ. D'ailleurs, dit
saint Augustin , si Dieu vous avait chargé d'une plus nombreuse famille , vous
sauriez bien partager vos soins : or, regardez ce pauvre comme un enfant de
surcroît dans votre maison. Ne dites point que les temps sont mauvais : s'ils le
sont pour vous , combien le sont-ils plus pour les pauvres? or à qui est-ce d'as-
sister ceux qui souffrent le plus, sinon à ceux qui souffrent moins?
Souvenez-vous qu'il faudra perdre à la mort ce superflu. Souvenez-vous que
rien n'engagera plus Dieu à verser sur vous ses bénédictions temporelles, qu'un
saint usage de vos biens en faveur des pauvres.
Troisième partie. Ordre de l'aumône. La charité doit être ordonnée : sans
cela, c'est une fausse charité. Il faut donc de l'ordre dans l'aumône : 1° par
rapport aux pauvres , à qui l'aumône est due ; 2° par rapport aux riches , à qui
l'aumône est commandée.
4. Par rapport aux pauvres, à qui l'aumône est due. L'aumône, ou du moins
la volonté de faire l'aumône, doit être universelle et s'étendre à tous les pau-
vres, puisqu'ils sont tous les membres du même corps, qui est Jésus-Christ.
Dans l'aneienne loi même, Dieu voulait qu'on assistât ses ennemis : que faut-il
donc maintenant penser de ces chrétiens qui jusque dans leurs aumônes se
laissent gouverner par leurs affections et leurs aversions naturelles? Ce n'est
pas néanmoins qu'il n'y ait là-dessus certains égards à avoir, et qu'on ne puisse
préférer les proches, les domestiques, ceux qui peuvent moins s'aider eux-
mêmes, et ceux qui travaillent plus à la gloire de Dieu et à la sanctification du
prochain.
2. Par rapport aux riches , à qui l'aumône est commandée. Cinq règles :
1° que l'aumône soit faite d'un bien propre, et non du bien d'autrui; 2° que
l'aumône de justice l'emporte sur l'aumône de pure charité : j'appelle aumône
de justice, payer aux pauvres ce qui leur appartient , payer de pauvres domes-
tiques , de pauvres artisans , de pauvres marchands ; 3° que les aumônes ne
soient point jetées au hasard , mais données avec mesure , avec réflexion , avec
choix ; 4° que les aumônes , pour le bon exemple , soient publiques , quand il est
678 ANALYSES DES SERMONS.
constant et public que vous possédez de grands biens; 5° qu'on fasse l'aumône
dans le temps où elle peut être utile pour le salut, sans attendre à la mort ni
après la mort. Ce n'est pas que je condamne l'usage d'ordonner des aumônes à
la mort ; mais enfin toutes les aumônes qu'on fera pour vous après votre mort ne
vous sauveront pas, si vous êtes mort dans le péché ; au lieu que vos aumônes
pendant la vie vous attireront des grâces de conversion.
LE DIMANCHE DE LA PREMIÈRE SEMAINE.
SUR LES TENTATIONS.
Sujet. Jésus fut conduit dans le désert par l'esprit, pour y être tenté du démon,; et ayant
jeûné quarante jours et quarante nuits, il se sentit pressé de la faim.
Jésus-Chrjst permet au démon de le tenter, pourquoi? par quatre raisons,
toutes prises de noire intérêt : 4° pour nous fortifier, en surmontant, dit saint
Grégoire, nos tentations par ses tentations mêmes, comme par sa mort il a sur-
monté la nôtre; 2° pour nous encourager, en nous proposant son exemple; 5° pour
nous rendre plus vigilants et plus circonspects , en nous faisant connaître que
personne ne se doit croire en assurance, puisqu'il est atlaqué lui-même ; 4° pour
nous instruire , en nous montrant de quelles armes nous devons user, et com-
ment nous pouvons nous défendre. Mais deux choses surtout sont remarquables:
l'une, qu'il ne va au désert, où il est tenté, que par l'inspiration de l'esprit de
Dieu ; l'autre, qu'il n'y est tenté qu'après s'être prémuni du jeûne et de la mor-
tification de la chair. D'où nous tirerons deux conséquences qui doivent faire le
fond de ce discours.
Division. Sans la grâce nous ne pouvons vaincre la tentation, j'entends d'une
victoire chrétienne et qui soit de quelque mérite devant Dieu. Avec la grâce
point de tentation qui ne puisse être vaincue , puisque Dieu est plus fort que
l'enter, que le monde et la passion. Enfin la grâce ne nous manque point pour
vaincre toutes les tentations, et môme, selon la doctrine de saint Paul , pour
en profiter. Mais du reste ne pensons pas que la grâce nous soit toujours donnée
telle que nous la voulons , et au moment que nous la voulons. Deux sortes de
tentations : les unes volontaires, les autres involontaires. Or, dans les tentations
volontaires, en vain espérons-nous le secours de Dieu, si nous ne sortons de
l'occasion ; et nous ne devons point alors nous promettre une grâce de combat,
mais une grâce de fuite : première partie. Dans les tentations involontaires, en
vain espérons-nous une grâce de combat , si nous ne sommes en effet résolus à
combattre nous-mêmes, et surtout comme Jésus-Christ, par la mortification de
la chair : deuxième partie.
Première partie. Dans les tentations volontaires en vain espérons-nous le
secours de Dieu, si nous ne sortons de l'occasion ; et nous ne devons point alors
nous promettre une grâce de combat, mais une grâce de fuite. Il ne nous est
jamais permis d'exposer notre salut : or, c'est l'exposer que de nous engager
témérairement dans la tentation. Je m'explique : il n'y a personne qui n'ait son
faible et qui ne le sente : le savoir et ne pas fuir le danger lorsqu'on le peut, c'est
ce que j'appelle s'engager témérairement dans la tentation ; et je prétends qu'un
chrétien alors ne doit point attendre les secours de grâce préparés pour la com-
battre et pour la vaincre. Par quel titre les prétendrait-il? par titre de justice?
ce ne seraient plus des grâces; par titre de fidélité? Dieu ne les lui a point
promises; par titre de miséricorde? il y met un obstacle volontaire, et il se rend
absolument indigne des miséricordes divines.
Non-seulement l'homme ne peut présumer alors d'avoir ces grâces victo-
rieuses, mais il doit même s'assurer que Dieu ne les lui donnera pas; pourquoi?
parce que Dieu nous a positivement fait entendre qu'il laisserait périr celui qui
se serait volontairement jeté dans le péril.
Aussi, pour prendre la chose en elle-même, un homme qui s'expose témé-
rairement à la tentation a-t-il bonne grâce de compter sur le secours du ciel
et de le demander ? Si c'était ma gloire , lui peut répondre Dieu ; si c'était la
ANALYSES DES SERMONS. 679
charité, la nécessité, une surprise qui vous eût engagé dans ce pas glissant ,
ma providence ne vous manquerait pas , comme elle n'a pas autrefois manqué
à tant de vierges chrétiennes, aux prophètes et à des solitaires même : mais
vous , sans sujet , vous vous livrez vous-même à tout ce qu'il y a dans le monde
de plus dangereux , assemblées , sociétés , amitiés , conversations , spectacles ; je
dis que Dieu retirera son bras, et qu'il vous laissera tomber.
Et certes, reprend saint Bernard, si Dieu était toujours disposé à combattre
pour nous quand il nous plaît et partout où il nous plaît , les Saints se seraient
bien trompés , lorsqu'ils s'éloignaient tant du commerce du monde, qu'ils con-
seillaient tant aux autres de s'en éloigner, et qu'ils invectivaient avec tant de
zèle contre les scandales du théâtre.
Allons jusques au principe. Pourquoi Dieu refuse-t-il son secours à un pé-
cheur qui s'expose à la tentation ? C'est , dit Tertullien , pour l'honneur de sa
grâce, et afin qu'elle ne serve pas de prétexte à notre témérité; c'est encore
pour punir notre présomption. Car s'engager dans la tentation, c'est tenter
Dieu même ; et ce péché ne peut être mieux puni que par l'abandon de Dieu.
C'est, dis-je, tenter Dieu en trois manières : 1° par rapport à sa toute-puis-
sance, en lui demandant un miracle sans nécessité. L'ordre naturel est que vous
vous retiriez de l'occasion , puisque vous le pouvez : mais vous voulez que Dieu,
contre les lois de sa providence , vous soutienne par un concours extraordinaire.
Dieu dit à Lot : Sortez de Sodome. S'il y fût demeuré , Dieu l'eût-il sauvé de
l'embrasement ? Ce que Dieu dit à Lot , il vous le dit à vous-même : mais ce
que fit Lot, vous ne le faites pas. Quand l'esprit tentateur, dans notre évangile,
veut persuader à Jésus-Christ de faire des miracles , que lui répond cet Homme-
Dieu? Vous ne tenterez point le Seigneur votre Dieu. Mais vous voulez que Dieu
fasse pour vous ce que Jésus Christ n'a pas fait pour lui-même. 2° Par rapport
à sa miséricorde, en l'étendant au delà des bornes où il a plu à Dieu de la ren-
fermer. 3° Par hypocrisie , en voulant user de dissimulation avec Dieu , et le
priant de bouche qu'il vous délivre de la tentation, lorsqu'en effet vous vous en
approchez.
Mais, dites-vous, la cour est un séjour de tentations, et de tentations pres-
que insurmontables. J'en conviens ; mais pour qui l'est-el!e ? Pour ceux qui y
sont contre l'ordre de Dieu, et sans y être appelés de Dieu. Si vous y êtes par
la vocation de Dieu , les tentations de la cour ne seront plus des tentations in-
vincibles pour vous ; car Dieu vous défendra. Et n'est-ce pas à la cour que se
Font formés et que peuvent se former les plus grands Sainîs? Mais d'où vient
encore souvent le mal? C'est qu'à la cour, où le devoir vous arrête, vous allez
bien au delà du devoir. Car comptez-vous parmi vos devoirs tant de mouvements
et tant d'intrigues? Disons quelque chose de plus particulier : comptez - vcus
parmi vos devoirs tel attachement qu'il faudrait rompre, tant d'assiduité auprès
de telle personne qu'il ne faudrait plus voir? Je ne puis, répondez- vous , m'é-
loigner d'elle. Vous ne le pouvez? Mais maintenant que le bruit de la guerre
commence à se répandre , cette séparation vous sera-t-elle impossible, lorsqu'au
premier ordre du prince, il faudra marcher, et que l'honneur vous appellera ?
Ah ! Chrétiens , s'il s'agit du service des hommes, on ne reconnaît point d'enga-
gement nécessaire; et quand il s'agit des intérêts de Dieu, on se fait un obstacle
de tout. Souvent même les prêtres de Jésus-Christ , au lieu de s'opposer à ce
relâchement, se laissent surprendre à de faux prétextes, et sont eux-mêmes
ingénieux à en imaginer, pour excuser la témérité d'un mondain qui veut de-
meurer dans les plus dangereuses occasions.
Deuxième partie. Dans les tentations involontaires, en vain aurons-nous une
grâce de combat , si nous ne sommes résolus à combattre nous-mêmes, et sur-
tout par la mortification de la chair. Car je i'ai déjà dit , et je vous l'ai fait assez
entendre, que la grâce ne nous est donnée, ni selon notre choix ni selon notre
goût, mais dans un certain ordre établi de Dieu, hors duquel elle demeure inu-
tile et sans fruit. D'où je tire trois conséquences.
Première conséquence : dans les tentations même nécessaires , Dieu veut que
nous usions de ses grâces conformément à l'état où il nous a appelés. Or notra
680 ANALYSES DES SERMONS.
état, en qualité de chrétiens , est un état de guerre, d'une guerre, dis-je, con-
tinuelle de l'esprit contre la chair. C'est pourquoi l'Apôtre semble ne reconnaî-
tre point d'autres vertus chrétiennes que des vertus militaires. Ainsi, faire fond
sur la grâce dans les tentations sans être déterminé à résister et à combattre,
c'est oublier ce que nous sommes, et se figurer une grâce imaginaire. Tel est
néanmoins notre désordre : nous voulons des grâces qui ne nous demandent nul
effort, sans nous souvenir que Jésus-Christ est venu nous apporter, non pas la
paix , mais Cépée,
Seconde conséquence : la première maxime en matière de guerre est d'affai-
blir son ennemi. Or notre ennemi, dit saint Paul, c'est notre chair, cette chair
esclave de la concupiscence. Il faut donc la dompter par !a mortification , con-
clut saint Chrysostome, si nous voulons que la grâce triomphe de la tentation.
Aussi , reprend saint Bernard , le premier effet de la grâce est d'éleindre la con-
cupiscence en mortifiant la chair. Ne vouloir donc pas la mortifier, et vouloir
cependant que la grâce vous soutienne, c'est vouloir que la concupiscence et la
grâce vous dominent tout à la fois.
Comment les Saints ont-ils combattu la tentation? par la mortification de la
chair. Exemples de David, de saint Paul , de saint Jérôme, de tant de solitaires,
entre autres de Jean-Baptiste. La grâce est-elle dans nos mains d'une autre
trempe que dans celles de ces grands Saints? Non , disait Tertullien , je ne me
persuaderai jamais qu'une chair nourrie dans le plaisir puisse entrer en lice
avec les tourments et avec la mort. Or ce qu'il disait des persécutions, qui fu-
rent comme les tentations extérieures du christianisme, je le dis des tentations
intérieures de chaque fidèle.
Troisième conséquence : sans prétendre vous expliquer en quoi consiste cette
mortification de la chair, et m'en tenant au principe général , qu'elle est néces-
saire dans toutes les conditions, et plus nécessaire encore pour les grands et
pour les riches, pour tous ceux qui sont plus sujets à la tentation ; je dis néan-
moins en particulier que l'Eglise l'a spécialement déterminée au jeûne du ca-
rême. Mais qu'est-il arrivé ? les hérétiques se sont déclarés contre le commande-
ment de l'Eglise; les uns ont contesté le droit , et les autres le fait. De faux
catholiques, libertins et sans conscience, ont renoncé hautement et renoncent
encore tous les jours à une pratique si utile. Parmi môme ce petit nombre de
fidèles qui respectent le précepte de l'Eglise , combien tâchent à en éluder l'obli-
gation par de vaines dispenses? Je dis vaines dispenses : car, 1° il semble que
ces dispenses soient attachées à certains états, et non point aux personnes :
inarque infaillible que la nécessité n'en est pas la règle. 2° Ceux qui se croient
plus dispensés du jeûne , ce sont ceux mêmes à qui le jeûne doit être plus facile :
tant de riches chez qui tout abonde. 5° Ceux qui cherchent plus à s'exempter
du jeûne, ce sont ceux à qui le jeûne est plus nécessaire : pécheurs de longues
années , mondains , courtisans , jeunes personnes, femmes obsédées de tant
d'adorateurs et d'autant de tentateurs.
Souvenez-vous que Dieu , dans sa loi , ne distingue ni qualités , ni rangs.
Souvenez-vous que vous êtes chrétiens comme les autres , et plus en danger
que les autres. Ajoutez au jeûne et à la pénitence , la parole de Dieu et les
bonnes œuvres.
LE LUNDI DE LA PREMIÈRE SEMAINE.
SUR LE JUGEMENT DERNIER.
Sujet. Quand le Fils de l'homme viendra dans l'éclat de sa majesté', et tous les anges avec
lui, alors il s'assiéra sur son trône, et toutes les nations se rassembleront devant lui.
Nous reconnaissons deux avènements de Jésus-Christ ; car il est déjà venu ce
Dieu-Homme dans le mystère de son incarnation , et il doit encore venir au
jour terrible de son jugement universel , dont j'ai à vous parler dans ce discours,
et dont je veux vous faire connaître la rigneur par la rigueur même de certains
ANALYSES DES SERMONS. 681
jugements que vous craignez tant sur la terre , et que vous avez dès maintenant
à subir dans la vie.
Division. Nous avons dès maintenant dans la vie deux sortes de jugements à
subir : ceux que les hommes font de nous , et celui que nous faisons de nous-
mêmes. De là je tire deux conjectures de la rigueur du jugement de Dieu. En
deux mots, le monde nous juge, et combien craignons-nous les jugements du
monde? premier préjuge de la rigueur du jugement de Dieu : première partie.
Nous nous jugeons nous-mêmes, et rien ne nous trouble davantage que ce juge-
ment de notre conscience : second préjugé de la rigueur du jugement de Dieu :
deuxième partie.
Première partie. Nous craignons les jugements du monde, et nous en crai-
gnons surtout : 1° la vérité ; 2° la liberté ; 5° la sincérité ; 4° la sévérité ;
5° l'uniformité. Tout cela , autant de conjectures de l'extrême rigueur du ju-
gement de Dieu , et autant d'épreuves sensibles par où Dieu semble déjà nous
y disposer.
Quelque force d'esprit que nous affections , nous craignons les jugements du
monde. De là vient que nous sommes si mortifiés quand la censure du monde
nous attaque personnellement ; et si nous savions en bien des rencontres ce qu'on
pense et ce qu'on dit de nous , nous en serions outrés de douleur. Or, cette
crainte des jugements des hommes doit nous élever à la crainte du jugement de
Dieu. Car nous devons nous dire à nous-mêmes : Si je crains tant d'être censuré
par des hommes faibles comme moi, que sera-ce d'être condamné par un Dieu
infiniment au-dessus de moi? Il est vrai que saint Paul disait : Peu m'importe
que le monde me juge; mais il n'appartenait qu'à saint Paul de parler ainsi. Pour
moi je dis , Il m'importe de me souvenir combien la censure du monde m'alarme
et me déconcerte, afin d'apprendre avec quel soin je dois donc me préser-
ser du jugement d'un Dieu dont je révère la sainteté et dont je redoute la
puissance.
1. Mais que craignons-nous surtout dans les jugements des hommes? la vé-
rité. Des calomnies qu'on invente contre nous nous touchent moins, parce que
nous avons de quoi les confondre ; mais ce qui nous pique le plus vivement, c'est
que souvent nous sommes obligés de reconnaître dans le fond du cœur que les
jugements désavantageux qu'on fait de nous ne sont que trop équitables et trop
bien fondés. Triste image du jugement de Dieu : car ce qu'il y aura plus à crain-
dre pour nous, c'est sa vérité, cette vérité qui nous convaincra, en sorte que
nous n'aurons rien à répondre.
2. Comme nous craignons la vérité des jugements du monde, nous n'en pou-
vons souffrir la liberté. Nous voudrions du moins qu'on fût plus discret et plus
réservé à parler ; nous voudrions qu'on nous respectât dans le rang où nous
sommes : mais fussions-nous encore plus grands, on ne nous épargnera pas ;
et plus même nous serons grands , moins on nous épargnera. Or qu'est-ce que
cela , sinon le jugement de Dieu en figure? Pour vous en donner une idée sen-
sible , rendez-vous attentifs à la supposition que je vais faire. Si par l'ordre de
Dieu , et usant des connaissances et de la liberté qu'il me donnerait , je venais
à révéler ici les consciences : si j'entreprenais sans égard certains de mes au-
diteurs , et que je leur fisse essuyer l'opprobre de je ne sais comb'en de crimes
qu'ils tiennent cachés dans les ténèbres , ils en mourraient de dépit et de cha-
grin. Telle est l'absolue et impérieuse liberté avec laquelle Dieu condamnera ce
qu'il y a de plus grand dans le monde; et c'est à vous, puissants du siècle , à y
penser.
3. Non-seulement nous craignons la vérité et la liberté des jugements du
monde, mais nous n'en pouvons pas plus supporter la sincérité. Un ami sincère
et fidèle, à force d'être fidèle et sincère, nous devient odieux. Appliquons ceci
au jugement de Dieu. Nous voulons qu'un ami, lorsqu'il s'agit de certaines vé-
rités fâcheuses, ait soin, en nous les disant, de les adoucir et de nous y préparer.
Mais Dieu, sans adoucissement, sans déguisement, nous fera voir la vérité toute
nue. Vue affligeante , par où il punira nos délicatesses ou nos honteuses fai-
blesses à ne la pouvoir écouter. Vue par où il confondra l'aveuglement où nous
682 ANALYSES DES SERMONS.
aurons vécu , et ce profond oubli de nous-mêmes où le mensonge et la flatterie
nous aura entretenus : Existimastl inique , quod ero lui similis ; arguant te et
statuant contra faciem luam.
4. Ce qui nous fait encore tant craindre les jugements des hommes , c'est leur
sévérité. Car nous savons que le monde ne pardonne rien. Nous ne pardonnons
rien nous-mêmes aux auires : et, par une bizarre contradiction , nous voulons
qu'ils aient pour nous un certain fonds de bénignité , tandis que nous les jugeons
à la rigueur , et souvent plus qn'à la rigueur. Or, si les jugements des hommes
sont si sévères, apprenons quel sera ce jugement sans miséricorde dont Dieu
nous menace. Voca nomen ejus absque misericordia. Pendant la vie, Dieu fait jus-
tice et miséricorde tout ensemble : mais dans son jugement, il exercera sa jus-
tice toute pure à peu près comme nous l'exerçons envers nos plus déclarés en-
nemis.
5. Ce qu'il y a d'insoutenable dans la censure du monde, c'est qu'elle soit
générale, et que par son uniformité elle devienne contre nous un jugement pu-
blic. Il est vrai qu'il y a des âmes sans pudeur : mais ce sont des monstres qui ne
peuvent servir d'exemple. Du reste , dans quelque décri que nous soyons main-
tenant, il n'est presque jamais complet ni universel : mais le pécheur, au juge-
ment de Dieu, se verra condamné de tout l'univers : Et pugnabit cum illo orbis
terrarum contra insensatos.
Conclusion. Pour nous préparer au jugement de Dieu, profitons des juge-
ments du monde lorsque le monde condamne nos désordres. Aimons dans les
jugements du monde la vérité qui nous corrige. Regardons-en la liberté comme
un moyen que Dieu nous fournit pour nous maintenir dans l'ordre. Ayons dans
le monde un ami prudent et fidèle, qui nous parle avec sincérité. Si le monde
est un censeur sévère , bénissons la Providence de ce que le vice n'a pas encore
prévalu jusqu'à obtenir du momie qu'il lui fit grâce. Si le monde est un censeur
public , et si nous avons tant de peine à porter cette censure publique du monde,
jugeons quelle sera cette confusion universelle des réprouvés devant le^ tribunal
de Dieu ; et, sans différer, effaçons dans le tribunal de la pénitence ce qui ferait
notre honte dans l'assemblée générale de tous les hommes.
Deuxième partie. Nous nous jugeons nous-mêmes , et rien ne nous trouble
davantage que ce jugement secret et domestique de notre conscience. Nous
avons chacun une conscience : dans les uns conscience droite , que Dieu nous
a donnée; dans les autres fausse conscience, dont nous sommes nous-mêmes
les auteurs. Or de Tune cl de l'autre, ou plutôt des reproches et des anxiétés de
l'une et de l'autre , tirons un nouveau préjugé, mais sûr et infaillible, du juge-
ment de Dieu.
1. Conscience droite, qui sans autre loi suffit pour nous tenir lieu de loi.
Qu'est-ce que cette conscience? un jugement que nous faisons de nous-mêmes,
et que nous en faisons malgré nous. Exemples de Cain déchiré de remords de sa
conscience après son péché. Or, que nous présagent ces agitations, ce saisisse-
ment, ce désespoir du pécheur à la vue de ses crimes, sinon le jugement de
Dieu? jugement redoutable, qui dès maintenant et en partie s'exécute dans nous-
mêmes. Oui , c'est par nos propres consciences que Dieu déjà nous fait notre
procès : De ore tuo tejuclico: et dans un sens on peut dire, avec saint Augustin,
que le jugement de Dieu à notre égard est déjà fait, et que le dernier jugement
n'ajoutera rien à ce jugement intérieur que l'appareil et la solennité. C'est pour-
quoi l'Apôtre appelle si souvent le jugement universel le jour de la manifestation,
comme si tout ie jugement de Dieu devait consister alors à ouvrir le livre de nos
consciences, et à l'aire voir que nous sommes déjà jugés par nous-mêmes et
dans nous-mêmes. Cependant si cette voix secrète que Dieu nous fait entendre
an fond de nous-mêmes nous cause tant de frayeur et d'épouvante , que sera-ca
quand il éclatera?
> Conscience droite , dont nous ne pouvons , dès cette vie même , ni toujours ,
ni entièrement nous défaire. C'est un censeur qui nous suit partout, qui nous
condamne partout , et qui répand l'amertume et le trouble jusques.au milieu de
nos plaisirs. Mais, mon Dieu, disait sur cela saint Augustin ,\si je ne puis me
ANALYSES DES SERMONS. 683
garantir du jugement de ma conscience, comment me défendrai-je de votre ju-
gement; de ce jugement inévitable, de ce jugement irrévocable, de ce jugement
éternel?
2. Conscience fausse : il est vrai que l'on se fait tous les jours de fausses con-
sciences ; mais ces fausses consciences , reprend saint Augustin , sont elles-
mêmes les plus sensibles et les plus tristes préjugés du jugement de Dieu : pour-
quoi ? parce que ce ne sont jamais ou presque jamais des consciences tranquilles.
Car s'il n'y avait point de jugement à craindre , ou que l'idée de ce jugement
pût èîre absolument effacée de notre esprit, il nous serait aisé de trouver dans
îa fausse conscience la tranquillité et la paix. Pourquoi donc ne l'y trouvons-
nous pas, si ce n'est parce que la conscience aveugle et corrompue ne l'emporte
jamais tellement sur la conscience saine et droite , que celle-ci , quoique d'une
voix faible , ne réclame toujours contre le mal , et qu'elle ne nous fasse sentir
qu'il y a un jugement de Dieu, où nos erreurs doivent être confondues? C'est
pour cela même , remarque saint Grégoire pape, que plus le jugement de Dieu
est proche, plus la fausse conscience devient chancelante, et qu'aux approches
de la mort toute sa fermeté se dément , parce qu'on a l'idée plus présente d'un
juge souverain , d'un juge équitable, d'un juge éclairé , d'un juge tout puissant,
d'un juge inflexible, devant qui il faut nécessairement paroîire.
Craignons donc la jugement de Dieu , et demandons tous les jours à Dieu cette
crainte. Craignons le jugement de Dieu, et craignons-le en quelque état de per-
fection que nous puissions être, puisque les Saints le craignaient tant eux-mêmes.
Craignons le jugement de Dieu, et craignons-le souverainement et par-dessus
tout , comme nous devons aimer Dieu par préférence à tout. Craignons le juge-
ment de Dieu, et craignons encore pins le péché, puisque c'est le péché qui le
doit rendre si formidable. Craignons le jugement de Dieu, et servons-nous de
cette crainte pour corriger nos erreurs et pour réprimer nos passions. Craignons
le jugement de Dieu, et que celle crainte de Dieu nous excite à le fléchir et à
l'apaiser. Enfin craignons le jugement de Dieu , et craignons surtout de perdre
cette crainte , qui est une ressource pour nous dans nos désordres , et comme
un port de salut.
LE MERCREDI DE LA PREMIÈRE SEMAINE.
SUR LA RELIGION CHRETIENNE.
Sujet. Quelques-uns des scribes et des pharisiens disaient à Jésus-Christ : Maître, nous
voudrions bien voir quelque prodige de vous. Jésus leur répondit: Cette nation méchante
et adultère demande un prodige, et il n'y en aura point d'autre pour elle que celui du
prophète Jonas.
Ce fut une curiosité présomptueuse , une curiosité captieuse et maligne , qui
porta les pharisiens à faire celte demande au Sauveur du monde; et c'est pour
cela même que le Sauveur du inonde les traita de nation méchante et infidèle,
et qu'il les cila devant le tribunal de Dieu. Ainsi nous voudrions voir uVs miracles
pour nous confirmer dans la foi, et nous en voyons dont nous ne profitons pas.
Car nous avons dans Jésus-Christ et dans l'établissement de son Evangile, non-
seulement de quoi convaincre nos esprits, mais de quoi contenter pleinement
noire curiosité; et si nous n'en sommes pas touches, ce ne peut être que l'effet
d'une mauvaise disposition dont nous serons responsables au jugement de Dieu.
Importante matière qui fera le sujet de ce discours.
Compliment à la reine.
Division. Faites-nous voir un prodige qui vienne de vous, dirent les pharisiens
à Jésus-Christ. Sur quoi saint Augustin remarque qu'il y a deux sortes de pro-
diges : les uns qui viennent de Dieu , et les autres qui viennent de l'homme. La
foi des Miniviles convertis par la prédication de Jonas, ce fut un prodige qui ne
pouvait venir que de Dieu, et c'est celui que Jésus-Christ propose aux pharisiens :
mais au même temps il leur en découvre un auire qui ne pouvait venir que
d'eux-mêmes, savoir, le prodige ou le désordre de leur infidélité. Appliquons-
684 ANALYSES DES SERMONS.
nous ceci. Je prétends que Jésus-Christ, dans l'établissement de la religion,
nous a fait voir un miracle {lus authentique et plus convaincant que celui des
Ninivites convertis, et c'est le grand miracle de la conversion du monde et de
la propagation de l'Evangile que j'appelle le miracle de la foi : première partie.
Je prétends que nous opposons tous les jours à ce miracle un prodige d'infidé-
lité, mais d'une infidélité plus monstrueuse et plus condamnable que celle des
pharisiens : deuxième partie.
Première partie. Conversion du monde par la prédication de l'Evangile, mi-
racle delà foi chrétienne. Jugeons-en parce que Jésus- Christ nous marque en
avoir été la figure, je veux dire par la conversion des Ninivites. Jonas, envoyé
de Dieu , prêche au milieu de Ninive , et tout à coup cette ville , abandonnée à
tous les vices, devient un modèle de pénitence. Voilà, disait le Fils de Dieu aux
Juifs , le miracle qui vous condamnera. Et je dis à tout ce qu'il y a de libertins
qui m'écoutent : En voici un qui doit bien plus encore confondre votre incrédu-
lité : c'est la conversion du monde entier opérée par la mission d'un plus grand
que Jonas, qui est Jésus-Christ : Et ecce plus quant Jonas làc.
Qu'a-t-il lait? il entreprend de détruire dans tout le monde l'idolâtrie, la
superstition, l'erreur, et d'y établir le vrai culte de Dieu. Qui choisit-il pour
cela? douze apôtres grossiers, faibles, ignorants, mais qu'il remplit de son
esprit. Remplis de l'esprit de Dieu, tout grossiers, tout faibles, tout pauvres
qu'ils sont d'ailleurs , ils annoncent un Evangile contraire à toutes les inclina-
tions de la nature, et on le reçoit. Ils l'annoncent aux grands, aux doctes et aux
prudents du siècle , à des mondains sensuels et voluptueux , et l'on s'y soumet.
De la se forme une chrétienté si sainte et si pure, que le paganisme même se
trouve forcé à l'admirer. Ce n'est pas qu'ils ne rencontrent bien des obstacles à
vaincre. Toutes les puissances de la terre s'élèvent contre la nouvelle religion
qu'ils prêchent ; mais cette religion si fortement combattue triomphe de tout.
Elle s'étend, elle se multiplie : c'est bientôt la religion dominante, et où? jusque
dans Rome, jusque dans le palais des Césars. Avouons-le : quand , dès sa nais-
sance, elle aurait trouvé toute la faveur et tout l'appui nécessaire , elle serait
toujours , par mille autres endroits , l'œuvre de Dieu : mais qu'elle se soit éta-
blie dans les plus sanglantes persécutions, et même par les plus sanglantes per-
sécutions, c'est un de ces prodiges où il faut que la prudence humaine s'humilie,
et qu'elle rende hommage à la toute-puissance du Seigneur. Miracle renouvelé
clans ces derniers siècles. Vous le savez , un François-Xavier a converti dans
l'Orient tout un nouveau monde, et comment? par les mêmes moyens, malgré
les mêmes obstacles, avec les mêmes succès.
Or je soutiens qu'après cela nous n'avons plus droit de demander à Dieu des
miracles : pourquoi? parce que cette seule conversion du monde est le plus sen-
sible de tous les miracles. 1° Miracle qui surpasse tous les autres miracles ;
2° miracle qui présuppose tous les autres miracles ; 5° miracle qui justifie tous
les autres miracles.
Oui , la conversion du monde est le plus sensible de tous les miracles. Vous
vous obstinez à rejeter tous les autres miracles, disait saint Augustin aux païens ;
mais confessez donc que dans votre système il y en a un dont vous êtes obligés
de convenir, c'est le monde converti sans aucun miracle. Car à quoi attribuerons-
nous ce grand ouvrage, si nous n'avons pas recours à la vertu infinie de Dieu?
Ce ne peut être ni aux talents de l'esprit et à l'éloquence , ni à la violence et à la
force , ni à la douceur de la loi et au relâchement de sa morale, ni au caprice et
au hasard.
1. Miracle qui surpasse tous les autres miracles. La conversion d'un pé-
cheur invétéré, dit saint Grégoire, coûte plus à Dieu, et en ce sens est plus
miraculeuse, que la résurrection d'un mort. Qu'est-ce donc que la conversion
de tant de peuples enracinés dans l'idolâtrie? Que diriez-vous si je convertissais
ici tout à coup devant vous un impie déclaré? Y a-t-il miracle qui vous touchât
davantage? Que devez-vous donc juger de tant de nations soumises à l'Evan-
gile?
2. Miracle qui présuppose tous les autres miracles. Car comment les premiers
ANALYSES DES SERMONS. 685
chrétiens eussent-ils embrassé avec tant de zèle une loi si rigoureuse , sans les
miracles qu'ils avaient vus ? Ne fut-ce pas un miracle que la conversion de saint
Paul, et ce miracle n'en demandait-il pas un autre que cet apôtre rapporte lui-
même? Saint Pierre, dès sa première prédicalion , convertit trois mille per-
sonnes : pourquoi? parce qu'ils lui entendirent parler toutes sortes de langues.
Si ce miracle eût été supposé , saint Luc eût-il eu le front de le publier dans un
temps où des millions de témoins l'eussent pu démentir? Si les miracles que
l'Apôtre prétendait avoir faits parmi les Gentils n'avaient été que des inventions
et des faussetés, eût-il osé les prier, comme il le fait, de s'en souvenir, et en
eût-il appelé à leur propre témoignage? L'auraient-ils cru, et eût-il gagné tant
d'âmes à Jésus-Christ? N'élait-cc pas le lien des miracles qui attachait saint
Augustin à l'Eglise, comme il le dit lui-même; et n'en raconte-t-il pas un dont
il proteste avoir été spectateur, et qui servit à le confirmer dans la loi?
3. De là , par une conséquence nécessaire , miracle qui justifie tous les autres
miracles. Après quoi nous pouvons bien dire à Dieu , comme Richard de Saint-
Victor, que si nous étions dans l'erreur, ce serait à lui que nous aurions droit
d'imputer nos erreurs.
Mais aussi miracle qui nous confondra au jugement de Dieu : Viri Ninivitœ
surgent in judicio : Tant de païens convertis s'élèveront contre nous. N'est-il pas
honteux que la foi ait fait paraître dans le monde tant de vertu , et qu'elle soit si
languissante parmi nous? Quel reproche , que cette foi ait surmonté toutes les
puissances humaines conjurées contre elle, et qu'elle n'ait pas encore surmonté
dans nous de vains obstacles qui s'opposent à notre conversion ! Qu'aurais-je
là-dessus, Seigneur, à vous répondre?
Deuxième partie. Prodige d'infidélité que nous opposons,au miracle de la foi
chrétienne. Je considère ce prodige d'infidélité dans un chrétien qui, selon les
divers désordres auxquels il se laisse malheureusement entraîner, 1° ou re-
nonce à sa foi , 2° ou corrompt sa foi , 5° ou dément et contredit sa foi. Je m'ex-
plique.
1. Prodige d'infidélité dans un chrétien qui, par le libertinage de ses mœurs,
tombe dans l'impiété et dans un libertinage de créance. Car peut-on comprendre
que des gens élevés dans la foi la renoncent , cette foi si sainte et si nécessaire,
comment? en aveugles et en insensés, sans examen et sans connaissance de
cause, par emportement, par passion, par caprice? Or, voilà ce que nous voyons.
Demandez à un libertin pourquoi il a cessé de croire ce qu'il croyait ; s'il a con-
sulté, s'il a lu, si, par une longue étude, il est entré dans le fond des difficultés :
pour peu qu'il soit sincère, il vous avouera qu'il n'a point tant fait de recherches,
et qu'il s'est soustrait à l'obéissance de la foi sans tant de réflexions et tant de
mesures.
Mais encore par quelle voie un homme peut-il donc se pervertir jusqu'à de-
venir infidèle? Ecoutez-le. Prodige d'infidélité : il renonce à sa foi par un esprit
de singularité, et pour avoir le ridicule avantage de ne penser pas comme les
autres. Prodige d'infidélité : il renonce à sa foi par orgueil , voulant se conduire
lui-même par ses propres lumières. Prodige d'infidélité : il renonce à sa foi par
intérêt, et tout ensemble par désespoir; je veux dire, parce qu'elle le trouble
dans ses plaisirs, et qu'elle s'oppose à ses injustes desseins. Prodige d'infidélité :
il renonce à sa foi par prévention, se piquant en toute autre chose de n'être
préoccupé sur rien , et en matière de religion l'étant sur tout. Il y a plus : non-
seulement il abandonne sa foi sans raison, maiscontre sa raison. On lui propose
les motifs les plus convaincants , des motifs qui ont persuadé les premiers génies
du monde, et il s'endurcit contre tous ces motifs. On lui produit des miracles
sans nombre et des miracles éclatants : il s'inscrit en faux contre tous ces mira-
cles , et il n'a pas honte de donner le démenti à tout ce que l'antiquité a eu de
plus vénérable et de plus saint.
2. Prodige d'infidélité dans un chrétien qui , par un attachement secret ou
public à l'hérésie, corrompt sa foi. Sans entrer dans un long détail sur les dés-
ordres de l'hérésie , il me suffit de faire avec vous la réflexion d'un grand car-
dinal de notre siècle , que de tant de fidèles qui , dans les derniers temps, ont
686 ANALYSES DES SERMONS.
corrompu la pureté de leur religion , en tombant dans l'erreur, à peine s'en
est-il trouvé quelques-uns que leur bonne foi ait pu justifier, même devant les
hommes. Consultons seulement l'histoire du siècle passé : combien trouverons-
nous de catholiques engagés dans le parti de' l'hérésie par les motifs les plus in-
dignes? chagrin contre l'Eglise , antipathies particulières , lâches intérêts , esprit
de cabale, curiosité, ambition, politique, nécessité, crainte, ostentation, envie
de paraître ; partout aveuglement et passion.
3. Prodige d'infidélité dans un chrétien qui, par ses mœurs, dément sa foi.
En tout le reste , nos affections et nos actions s'accordent avec nos connaissances.
Il n'y a que le salut, et ce qui concerne le salut , où nous détruisons dans la
pratique ce que nous croyons dans la spéculaiion. Etre chrétien et vivre en
chrétien, ou être païen et vivre en païen , ce n'est pas un prodige; mais le pro-
dige, c'est d'avoir la foi et de vivre en infidèle. Faisons-le cesser ce prodige;
conversons notre foi , et accordons nos mœurs avec notre foi. Après avoir servi
à notre pénitence et à noire sanctification , elle servira à notre gloire.
LE JEUDI DE LA PREMIÈRE SEMAINE.
SUR LA PRIERE.
Sujet. Alors une femme chananéenne , venue de ces quartiers-là, s'écria en lui disant :
Seigneur, lils de David, ayez pilié de moi : ma fille est cruellement tourmentée par le
démon.
Si jamais la force u'e la prière a paru sensiblement, n'est-ce pas dans l'exemple
de cette femme chananéenne? Jésus- Christ, en sa faveur, déploie toute sa vertu,
confond les puissances de renier, et par un double miracle délivre la fille et
sanctifie la mère. Mais si la prière est par elle-même si efficace, d'où vient que
les noires sont si infructueuses? Je vais vous en apprendre les raisons dans ce
discours.
Division. Rien n'est plus solidement établi dans la religion que l'infaillibilité
de la prière. Mais en quel sens la prière est-elle infaillible? pourvu que ce soit
une prière sainte et chrétienne. Si donc nos prières ne sont pas écoutées favora-
blement de Dieu, c'est qu'elles sont défectueuses, et quant au sujet, et quant à
la forme. En deux mots, nous ne recevons pas, ou parce que nous ne deman-
dons pas ce qu'il faut; première partie : ou parce que nous ne demandons pas
comme il faut; deuxième partie.
Première partie. Nous ne demandons pas ce qu'il faut, première raison pour-
quoi Dieu n'écoute pas nos prières. La Chananéenne demande au Fils de Dieu
que sa fille soit délivrée du démon ; mais nous, prsr un esprit tout opposé, nous
demandons tous les jours à Dieu ce qui entretient dans nos âmes le règne du
démon et même de plusieurs démons dont nous voulons être possédés. Parlons
plus clairement. Nous demandons : 1° ou des choses préjudiciables au salut,
2° ou des biens purement temporels et inutiles au salut, 3° ou même des grâces
surnaturelles , mais qui , de la manière que nous les concevons et que nous
les voulons, bien loin de nous sanctifier, serviraient plutôt à nous retirer de la
voie du salut.
1. Nous demandons des choses préjudiciables au salut, et en cela nous sommes
semblables aux païens. Si nous en croyons les païens mêmes, un de leurs dés-
ordres était de recourir à leurs dieux, et de leur demander, quoi? la mort d'un
parent, la mort d'un concurrent, le patrimoine d'un pupille. C'est ce qui nous
semble énorme : mais ne sommes-nous pas encore plus coupables qu'eux?
C'étaient des païens, et ils adoraient des divinités vicieuses : au lieu que nous
servons un Dieu non moins pur ni moins saint que puissant et grand. Il est
vrai que nous savons mieux colorer nos prières, tout injustes qu'elles sont. Un
homme du siècle demande de quoi subsister dans sa condition, un père de quoi
établir ses enfants, une femme la santé du corps, un plaideur le gain d'un pro-
cès : rien de plus raisonnable en apparence ; niais rien au fond de plus con-
ANALYSES DES SERMONS. 687
damnable, parce qu'on ne s'y propose que des vues d'intérêt , d'ambition , de
plaisir. Ne nous étonnons donc pas que Dieu se rende insensible à nos vœux.
Les païens, tout païens qu'ils étaient, condamnaient un tel abus. Que pensez-
vous de Jupiter, leur disait un de leurs poètes, lorsque vous lui faites une
prière que vous n'auriez pas l'assurance de l'aire à un de vos magistrats? Et moi
je vous dis, Chrétiens : Que pensez-vous de votre Dieu, lorsque vous voulez
l'engager par vos demandes à devenir le complice de vos crimes? Verumlamen
servir e me fecisli peccalis tuis, et laborem milii prœbuisliin iniquitalibits luis.
Je sais, et saint Jean nous l'apprend, que nous avons un puissant médiateur
auprès du père, qui est Jésus-Christ : mais veut-il être et peut-il être le mé-
diateur de notre vanité, de notre avarice, de notre concupiscence, de notre
sensualité ? Heureux encore que Dieu rejette vos prières ! Ce qui a perdu les
Pompée et les César, ajoutait le morne satirique, ne sont-ce pas des souhaits
criminels, accomplis par des divinités d'autant plus mortellement ennemies,
qu'elles étaient plus condescendantes? Et si Dieu, mes Frères , vous accordait
ce qui flatte votre passion, et ce qui, en la flattant, achèverait de vous pervertir,
ne serait-ce pas le jugement le plus rigoureux et la plus terrible vengeance qu'il
pût exercer sur vous?
2. Nous demandons des biens purement temporels , et du moins inutiles au
falut. Je ne veux pas dire que les biens temporels ne soient pas des dons de
Dieu, et qu'on ne puisse les lui demander : mais il nous les refuse, parce que
nous ne les demandons , ni dans l'ordre qu'il a établi , ni par rapport à la fin
qu'il a marquée. Car on ne lui demande que les grâces temporelles, sans penser
aux spirituelles, qui devraient néanmoins tenir le premier rang dans nos prières.
Nous prions comme Antiochus, qui ne demandait, ni l'esprit de pénitence, ni le
don de piété, ni le respect des choses saintes, mais une santé qu'il préférait à
tout le reste. C'est ne rien demander, puisque toutes les grâces temporelles sé-
parées du salut ne sont rien devant Dieu. D'où vient que le Fiis de Dieu dit à
ses disciples, en leur promettant sa médiation auprès de son Père : Si quid pe-
lieriiis, Si vous demandez quelque cho e; et qu'il leur ajouta qu'ils n'avaient
encore rien demandé, parce qu'ils n'avaient demandé que des faveurs humaines
et passagères. Or à combien de chrétiens ne pourrais-je pas faire le même re-
proche?
L'ordre est que nous cherchions d'abord le royaume de Dieu, et Jésus-Christ
nous assure ensuite que rien ne nous manquera. Mais si vous renversez cet
ordre, ne vous appuyez plus sur les mérites de ce Dieu-Homme, puisque vos
prières ne sont plus selon la règle qu'il nous a prescrite. Or cet ordre si rai-
sonnable et si sage, nous le renversons en effet tous les jours. Car au lieu de
demander la bénédiction de Jacob, c'est à-dire la rosée du ciel et puis la graisse
de la terre, De rore cœli et de pinguedine terrai, nous demandons, comme dans
la bénédiction d'Esaû, la graisse de la terre avant la rosée du ciel : De pingue-
dine terrai et de rore cœli.
Pour mieux entendre pourquoi Dieu n'a nul égard alors à nos prières, com-
prenez ce principe de saint Cyprien : que nos prières n'ont de vertu qu'autant
qu'elles sont unies aux prières de Jésus-Christ. Or qu'a-t-il demandé pour nous?
les biens spirituels. Et pourqoi les a-t-il demandés ? par rapport à la lin pour la-
quelle il était envoyé, qui est le salut. Au contraire, que demandons-nous? des
richesses, des honneurs, une vaine réputation, une vie commode. Et pourquoi
les demandons-nous? sans nul rapport au salut. Nos prières n'ont donc nulle
conformité avec celles du Sauveur du monde, et nous ne devons plus être sur-
pris si nous n'obtenons rien. Voilà par où saint Augustin prouvait que l'espé-
rance chrétienne n'a point pour objet les biens de cette vie ; voilà l'excellente
raison dont se servait encore le même Père contre les railleries des païens. Vous
nous reprochez, leur répondait-il, que malgré nos prières nous vivons dans la
disette et dans l'abandon de toutes choses : mais pour nous justifier de ce re-
proche aussi bien que notre Dieu, il suffît de vous dire que quand nous le prions,
ce n'est point précisément pour les biens de la terre, mais pour les biens de
l'éternité. En quoi, poursuivait-il, nous ne pouvons assez admirer la libéralité
688 ANALYSES DES SERMONS.
de ce souverain maître : il ne borne pas ses faveurs à des biens périssables,
mais il veut être lui-même notre bonheur et notre récompense.
3. Nous demandons des grâces surnaturelles, mais qui, de la manière que
nous les concevons et que nous les voulons, bien loin de nous sanctifier, servi-
raient plutôt à nous retirer de la voie du salut. Car nous demandons des grâces
selon notre goût et selon nos fausses idées; des grâces qui nous aplanissent tel-
lement toutes les voies du salut, qu'il ne nous reste, ni mesures à prendre, ni
efforts à faire.
Prière du Prophète : Je ne demande plus qu'une chose au Seigneur; c'est de
demeurer dans sa sainte maison. Prière de saint Augustin : Jusques à présent,
Seigneur, je ne vous avais demandé que ce que demanderaient des païens et
des impies ; mais, mon Dieu, je vous rends grâces de ne m'avoir pas exaucé selon
mes désirs. Vous écouterez désormais, Seigneur, mes demandes, parce que je
ne veux plus vous demander que les biens éternels.
Deuxième partie. Nous ne demandons pas comme il faut, seconde raison
pourquoi Dieu n'écoule pas nos prières. Les conditions que Dieu exige, pour
rendre nos prières efficaces, ne sont point si difficiles qu'elles doivent servir
d'obstacle à l'accomplissement de nos vœux. Le Dieu que nous prions est trop
libéral et trop bon pour enchérir ainsi ses grâces; et à bien examiner les qua-
lités de la prière, il n'y en a aucune qui ne soit aisée dans la pratique, et d'une
absolue nécessité. Quatre condiiions : 1° humilité, 2° confiance, 3° persévérance,
4° attention de l'esprit et affection du cœur.
1. Humilité : quoi de plus raisonnable? Peut-on avoir une juste idée de la
prière, et oublier en priant cette règle fondamentale? Prie-t-on autrement les
princes de la terre? La Chananéenne fit-elle diiliculté de se prosterner en la
présence de Jésus-Christ et de l'adorer? Comment reçut-elle le refus qu'il lui fit
d'abord en des termes si humiliants et si capables de la rebuter? Sa prière fut
humble; et les nôtres sont accompagnées d'un esprit d'orgueil, d'un esprit de
présomption, d'un faste mondain , d'un luxe qu'on porte jusque dans le sanc-
tuaire. Nous demandons à Dieu des grâces, non comme des grâces, mais comme
des dettes; prêts à murmurer s'il nous les refuse, et prêts à nous enfler et à
les oublier s'il nous les accorde.
2. Confiance : quoi de plus juste? Quels miracles Dieu n'a-t-il pas opérés en
faveur de cette confiance? N'est-ce pas à elle plutôt qu'à sa miséricorde qu'il
attribue en mille endroits de l'Ecriture la vertu toute-puissante de la prière ?
Quelle confiance marqua à Jésus-Christ cette leiiune de notre évangile! Qu'eût-
elle fait si, déjà chrétienne, elle l'eût connu aussi parfaitement que nous?
Cependant, tout chrétiens que nous sommes, nous nous délions de notre Dieu
et de ses promesses les plus solennelles. Nous nous troublons, nous nous in-
quiétons, nous nous abandonnons à de secrets désespoirs; nous n'avons re-
cours à la prière que dans l'extrémité , et quand tout le reste nous manque.
3. Persévérance : quoi de plus convenable? Les grâces de Dieu ne sont-elles
pas assez précieuses pour mériter que nous les demandions souvent et long-
temps? la Chananéenne cessa-t-elle de prier, quoique Jésus-Christ ne lui ré-
pondit pas une parole? et ne lut-ce pas par sa persévérance qu'elle triompha, en
quelque sorte , de la résistance du Fiis de Dieu? Ne désespérez donc point, âme
chrétienne, conclut un Père : D»eu aime que vous lui lassiez violence, il se plaît
à être désarmé par vous. Mais cette assiduité nous fatigué et nous dégoûté ; et
souvent sur le point de voir nos vœux remplis, nous en perdons tout le mérite
et tout le profit.
4. Attention de l'esprit et affection du cœur ; quoi de plus nécessaire et de
plus essentiel à la prière? Car qu'est-ce que la prière? un entrelien de l'âme
avec Dieu. Or cela suppose un recueillement et un sentiment intérieur. Dès là
donc qu'il n'y a ni attention , ni allection, il n'y a point de prière. D'où suivent
trois conséquences : 1° que l'exercice de la prière est presque anéanti dans le
christianisme, parce que la plupart prient comme les Juifs, des lèvres et non du
cœur. 2° Que dans les prières qui sont commandées , l'attention est elle-même
de précepte ; et ceci nous regarde, ministres de Jésus-Chrisl. Souvenons-nous
ANALYSES DES SERMONS. 689
que l'office divin est un acte de religion; qu'un acte de religion n'est point une
pratique purement extérieure; et que comme l'Eglise, en nous commandant la
confession, nous commande la contrition du cœur, aussi en nous commandant
la prière , elle nous commande l'attention de l'esprit. 5° Que ce n'est donc pas
sans raison que Dieu méprise nos prières , puisque ce ne sont rien moins que des
prières. Chose étrange! vous voulez que Dieu s'applique à vous quand il vous
plaît de le prier, et vous ne voulez pas vous appliquer vous-mêmes à Dieu. Réfor-
mons-nous sur ce seul article, et nous réformerons toute notre vie. Disons à Dieu
comme les apôtres : Seigneur, apprenez-nous à prier.
LE VENDREDI DE LA PREMIÈRE SEMAINE.
SUR LA PRÉDESTINATION.
Sujet. Or il y avait là un homme malade depuis trente-huit ans : Jésus l'ayant vu couché
par terre, et sachant depuis combien de temps il était dans cet état,, lui dit : Voulez-vous
être guéri?
On ne pouvait douter que ce malade ne voulût être gnéri de son infirmité cor-
porelle ; mais, dit saint Augustin , comme il était la figure des pécheurs , et que
lui-même, en qualité de pécheur, il ne pouvait être guéri sans être converti ,
selon la pratique du Sauveur des hommes de sanctifier les âmes en guérissant
les corps, ce paralytique pouvait être disposé à sa guérison, sans l'être égale-
ment à sa conversion. Quoi qu'il en soit , c'est à nous-mêmes, comme malades,
je veux dire comme pécheurs, que Dieu fait la même demande que fit Jésus -
Christ au paralytique de notre évangile : Vis sanus fieri ? Est-ce de bonne foi
que vous voulez être gnéri, et que vous voulez entrer dans la voie du salut? Et
ceci me donne lieu de vous entretenir d'une manière importante , puisqu'il
s'agit des desseins de Dieu sur nous par rapport au salut , et de la manière
dont nous y devons coopérer : en quoi consiste le grand mystère de la prédes-
tination.
Division. Nous donnons sur le sujet de la prédestination dans deux écueils :
présomption et défiance. Présomption dans les uns , qui se reposent unique-
ment sur Dieu du soin de leur salut. Défiance dans les autres, qui désespèrent
de leur salut. Deux désordres que j'entreprends de combattre, en vous faisant
voir que la prédestination de Dieu ne favorise ni l'un ni l'autre, et que nous
sommes inexcusables , lorsqu'en conséquence de ce mystère , nous nous aban-
donnons, ou à la présomption qui nous fait oublier le soin du salut, première
partie ; ou au désespoir qui nous fait renoncer au salut, deuxième partie.
Première partie. Présomption qui nous fait oublier le soin du salut, pre-
mier écueil dont nous avons à nous garantir. Se confier en Dieu, c'est un sen-
timent que la religion nous inspire. Mais en demeurer absolument là , et se
reposer uniquement sur Dieu du soin de son salut , c'est une présomption :
lu dont le principe est ruineux ; 2° dont les effets sont très-pernicieux.
1. Présomption dont le principe est ruineux ; car de quelque manière que
Dieu nous ait prédestinés , il est de la foi qu'il ne nous sauvera jamais sans notre
coopération. Il r/en est pas ainsi des autres ouvrages de Dieu. Jésus-Christ , par
exemple, pouvait guérir ce malade de l'Evangile indépendamment de lui : mais
dans l'ouvrage de notre conversion , il faut que nous agissions nous - mêmes ,
il faut que nous le voulions : Vis ? Il est vrai que c'est la grâce qui opère en nous
cette volonté ; mais elle ne l'opère pas toute seule , car cet acte de ma volonté
par où je me convertis étant un acte libre, il doit venir de moi-même, aidé de
la grâce.
Mais si je suis prédestiné , diteVvous , je n'ai rien à craindre : et moi je ré-
ponds que vous devez dire : Si je suis prédestiné , cela m'engage à être plus
attentif et à veiller continuellement sur moi-même ; car si je suis prédestiné , je
ne le suis que dépendamment des moyens à quoi Dieu a voulu attacher nu pré-
destination. Or la foi m'apprend qu'un de ces moyens les plus essentiels est le
soin que je prendrai moi-même de mon salut.
t. i. 44
690 ANALYSES DES SERMONS.
2. Présomption dont les effets sont très-pernicieux ; car à quoi va-t-elle ? à
éteindre absolument dans l'homme tout le zèle des bonnes œuvres , et à nourrir
son libertinage.
Luther et Calvin , en disant que la prédestination de Dieu impose à l'homme
une absolue nécessité d'agir, et qu'en conséquence du décret que Dieu a formé,
nous n'avons plus le pouvoir de nous déterminer au bien , ni de nous détourner
du mal : l'un ou l'autre, dis-je , après avoir établi ce principe, n'aurait-il pas eu
bonne grâce de pousser un point de morale sur la pratique des devoirs de la
piété chrétienne ?
Vous me direz que cette doctrine est plus capable d'humilier l'homme : er-
reur ; car en quoi consiste la vraie humiliation de l'homme ? n'est-ce pas , dit
faint Bernard , en ce qu'il ait à se reprocher les péchés qu'il commet? Or
comment se les reprochera-t-il , s'il est persuadé qu'il ne les a pu éviter ? De
plus, il ne suffit pas qu'une doctrine humilie l'homme ; il faut tout ensemble
qu'elle le rende humble et fervent , et c'est ce que fait la doctrine catholique,
en nous enseignant que le salut dépend de Dieu , mais qu'il dépend aussi de
nous-mêmes.
Sans cette persuasion , non-seulement nous nous relâchons dans la pratique
des bonnes œuvres , mais nous nous portons aux derniers désordres du liber-
tinage. Car sur ce principe que quand Dieu voudra et qu'il l'aura prévu , on
se convertira , et que jusque-là il serait inutile d'y penser, on s'abandonne à
tout.
Mais ce libre arbitre dont nous nous flattons et cette coopération de l'homme
nous donnent lieu de nous glorifier. Eh bien ! répond saint Augustin , si nous
sommes Justes et enfants de Dieu, ne devons-nous pas , comme saint Paul, avoir
de quoi nous glorifier en lui? n'est-ce pas ainsi que les Saints se sont glorifiés ,
et en particulier David ?
Espérons donc tout de Dieu, mais au même temps faisons tout l'effort né-
cessaire pour correspondre aux desseins de Dieu. Autrement , nous tombons
dans une présomption criminelle. Et par où Dieu surtout la condamnera-t-il ?
par nous-mêmes ; car dans les autres affaiies, tout persuadés que nous sommes
de la providence et de la prédestination de Dieu , nous ne négligeons rien de
notre part.
Deuxième partie. Défiance ou désespoir qui nous fait renoncer au salut , se-
cond écueil dont nous avons à nous préserver. Il y a dans la prédestination de
Dieu quelque chose d'incertain , et quelque chose de certain. Ce qu'il y a de
certain, e'est que noire Dieu est un Dieu de miséricorde; et que si jamais il nous
réprouve , ce ne sera que parce que nous aurons librement et volontairement
abusé des moyens qu'il nous aura fournis pour nous sauver. Ce qu'il y a d'in-
certain , c'est la manière dont Dieu a prédestiné les hommes. L'un doit nous
fortifier et nous animer; mais l'autre nous trouble. Or n'entreprenons point
inutilement d'examiner ce que Dieu nous a caché , et attachons-nous à ce qu'il
nous a révélé. Nous y trouverons de quoi nous relever de ce découragement où
notre lâcheté nous plonge, pour nous entretenir dans l'impénitence.
Car voici comment doit raisonner tout homme chrétien : Je ne sais pas les
voies secrètes que Dieu a tenues dans la disposition de mon salut ; mais ce que
je sais, c'est que Dieu est bon et qu'il m'aime : cela me suffit.
Il y a plus. Ce mystère de la prédestination a positivement de quoi nous con-
soler : c'est un abîme , mais un abîme de richesses. Il est vrai que notre salut
est entre les mains de Dieu : et n'est-ce pas ce qui doit nous rassurer? Car
où peut-il être mieux qu'entre les mains d'un père si sage , si vigilant et si
tendre?
Cependant les Saints mêmes ont tremblé en considérant ce mystère de la pré-
destination. J'en conviens; mais pourquoi ont-ils tremblé? parce qu'ils se dé-
fiaient, non pas de Dieu , mais d'eux-mêmes , et qu'ils envisageaient leur liberté
comme la source de tous les dérèglements.
Le mal est que nous ne voulons pas bien le salut; que nous le voulons seule-
ment d'une volonté générale et indéterminée, d'une volonté lâche et faible, d'une
ANALYSES DES SERMONS. G91
volonté inefficace et sans action , d'une volonté étroite et bornée. Est-ce ainsi ,
nous dira Dieu , que vous vouliez tout le reste?
De quelque manière que nous en puissions penser, la vie présente est toujours
la voie , et par conséquent il n'y a point d'état dans la vie où nous devions dés-
espérer. Le désespoir est dans un pécheur un nouveau crime qu'il ajoute aux
autres. Non pas que tons les pécheurs se perdent par là : mais ce qui fait la
damnation des uns , c'est un excès d'espérance; et la damnation des autres, un
défaut d'espérance.
LE DIMANCHE DE LA SECONDE SEMAINE.
SUR LA SAGESSE ET LA DOUCEUR DE LA LOI CHRETIENNE.
Sujet. Tandis qu'il parlait encore, une nuée lumineuse les enveloppa, et il sortit une voix
de cette nuée qui fit entendre ces paroles : C'est mon Fils bien-aimé, en qui j'ai mis mes
complaisances : écoutez-le.
Ecoutons-le ce Fils bien-aimé de Dieu , cet adorable législateur, et considérons
dans ce discours les excellences de sa loi.
Division. Loi chrétienne , loi souverainement raisonnable ; première partie :
loi souverainement aimable ; deuxième partie.
Première partie. Loi chrétienne, loi souverainement raisonnable. Les païens
et même dans le christianisme les libertins l'ont réprouvée comme une loi trop
sublime et trop au-dessus de l'humanisé : et plusieurs au contraire, parmi les
hérétiques, l'ont attaquée comme une loi trop naturelle et trop humaine. D'où
je conclus d'abord que c'est donc une loi raisonnable, une loi conforme à la rè-
gle universelle de l'esprit de Dieu, parce qu'elle tient le milieu enire ces deux
extrémités. Car comme le caractère de l'esprit de l'homme est de se laisser tou-
jours emporter à l'une ou à l'autre , le caractère de l'esprit de Dieu est un sage
tempérament.
Pour confondre les injustes reproches des libertins et des hérétiques conîre la
la loi de Jésus-Christ, j'avance deux propositions : 1° C'est une loi sainte et par-
faite ; mais dans sa perfection elle n'a rien d'outré. 2° C'est une loi modérée ;
mais dans sa modération elle n'a rien de lâche.
ï. C'est une loi sainte et parfaite ; mais dans sa perfeciion elle n'a rien d'ou-
tré : lout y est raisonnable. Venons au détail. Oui , il est raisonnable , par exem-
ple, que je me renonce moi-même, puisque je ne suis de moi-même que vanité
et que péché. 11 est raisonnable que je mortifie ma chair, puisque autrement elle
se révoltera contre ma raison, et contre Dieu même, etc.
M;>is pourquoi s'arracher l'œil et se couper le bras? C'est, répond Jésus-Christ,
qu'il vaut mieux entrer dans la vie n'ayant qu'un œil et qu'un bras, que d'être
condamné pour jamais au tourment du feu. Mais pourquoi faire à l'homme un
crime de ses désirs ? c'est , dit saint Jérôme , qu'il n'est pas permis de désirer
ce qu'il n'est pas permis de rechercher. Riais pourquoi ériger la pauvreté en béa-
titude ? c'est que l'expérience nous apprend assez qu'il n'y a d'heureux sur la
lerre que les pauvres de cœur. Mais enfin pourquoi réduire des hommes faibles
à l'affreuse nécessité, ou d'être apostats et anathèmes, ou d'endurer à certains
temps de persécution le martyre? c'est que comme un sujet doit perdre la vie
plutôt que de trahir son prince , à plus forte raison un homme doit-il sacrifier lout
plutôt que d'abandonner ton Dieu, Rien donc que de raisonnable dans la loi
évangélique.
Je'sais qu'il y a eu dans tous les temps des esprits singuliers qui ont porté la
perfection de celte loi bien au delà de ses bornes. Mais tout ce qu'ils en ont pu
dire n'est point la perfection évangélique , puisqu'il n'y a rien , en tout ce qu'ils
ont faussement imaginé , que la loi chrétienne n'ait désavoué, et même censuré.
Me est donc parfaite , mais d'une perfeciion sage ; elle est parfaite, mais tou-
jours dans l'étendue de ces termes : discrétion et vérité.
2. C'est une loi modérée , mais dans sa modération elle n'a rien de lâche, elle
n'ôte pas aux pécheurs leur confiance ; mais elle sait bien aussi rabattre leur
G92 ' ANALYSES DES SERMONS.
présomption : elle ne condamne pas loin comme mortel; mais elle nous donne
au même temps une sainte horreur de tout péché , même du véniel : elle disiin-
gue les préceptes des conseils ; mais d'ailleurs elle nous déclare que le mépris
des conseils dispose à la transgression des préceptes. Caractère de sagesse, qui
de tous les motifs est un des plus sensibles et des plus puissants pour m'attacher
à ma religion.
Deuxième partie. Loi chrétienne, loi souverainement aimable. 1° C'est une
loi de grâce ; 2° c'est une loi de charité.
i. Loi de grâce, où Dieu nous donne de quoi accomplir ce qu'il nous com-
mande. Ainsi nous l'a-t-il promis en mille endroits de l'Ecriture. Douterons-
nous de sa fidélité, ou douterons-nous du pouvoir de sa grâce?
Mais je n'ai pas cette grâce. Peut-être, Chrétiens, ne l'avez-vous pas : mais
vous metlez-vous en état de l'avoir? la demandez-vous à Dieu? la rcherchcz-
vous dans l'usage des sacrements? retranchez-vous de votre cœur tous les obs-
tacles qu'il lui oppose? De dire que Dieu vous la refuse, lorsque vous faites tout
ce qu'il faut pour l'obtenir, ce serait un blasphème : mais deux choses vous man-
quent , une toi sincère et une espérance vive.
2. Loi de charité et d'amour. Amour et charité, dont l'effet propre est d'a-
doucir tout. Dieu, dit saint Bernard, possédait trois qualités, celle de maître ,
celle de rémunérateur, et celle de père. Selon ces trois qualités, il a donné aux
hommes trois lois : une loi d'autorité , comme à des esclaves ; une loi d'espé-
rance, comme à des mercenaires ; et une loi d'amour, comme à des enfants. Les
deux premières furent des lois de travail et de peine ; mais la troisième est une loi
de consolation et de douceur, qui nous rend ses préceptes les plus rigoureux en
apparence aisés à pratiquer, parce qu'elle nous conduit, non par la crainte,
mais par l'amour.
Voilà ce que les amateurs du monde ne comprennent pas, mais ce qu'ils pour-
raient néanmoins assez comprendre par eux-mêmes et par leurs propres senti-
ments. Parce qu'ils aiment le monde, à quelles lois ne se soumettent-ils pas
pour plaire au monde? Qu'ils aiment Dieu comme ils aiment le monde , ils ne
trouveront plus rien d'impraticable dans la loi de Dieu.
LE LUNDI DE LA SECONDE SEMAINE.
sur l'impénitence finale.
Sujet. Je m'en vais ; vous me chercherez, et vous mourrez dam votre péché.
Le souverain mal , c'est le péché et la mort unis ensemble. Mort dans le pé-
ché , que nous avons à craindre aussi bien que les Juifs , et qui fera la matière
de ce discours.
Division. Trois sortes de pécheurs meurent dans rimpénitence : les uns dans
une impénitence criminelle, les autres dans une impénitence malheureuse, et
les derniers dans une impénitence secrète et inconnue. Les premiers , ayant
tous les secours nécessaires, meurent volontairement dans le désordre actuel
de l'impénitence : impénitence criminelle. Les seconds , privés de ces secours ,
meurent sans nul sentiment et nulle démonstration de pénitence : impénilence
malheureuse. Enfin , plusieurs, croyant faire pénitence à la mort, et la faisant
en apparence , ne font qu'une pénitence trompeuse et fausse : impénitence se-
crète et inconnue. Ce n'est pas assez. J'ajoute que rimpénitence de la vie con-
duit à l'impénitence criminelle de la mort par voie de disposition ; première
partie : que l'impénitence de la vie conduit à l'impénitence malheureuse de la
mort par voie de punition ; deuxième partie : et que l'impénitence de la vie con-
duit à l'impénitence secrète et inconnue, ou à la fausse pénitence de la mort ,
par voie d'illusion ; troisième partie.
Première partie. Impénitence criminelle. On y meurt, 1° ou par une volonté
délibérée de renoncer absolument à la pénitence , lors même qu'on se trouve
aux approches de la mort; 2° ou par une omission criminelle des moyens ordi-
ANALYSES DES SERMONS. 693
naires , el marqués de Dieu pour rentrer en grâce avec lui et pour faire péni-
tence.
1. Volonté délibérée de renoncer absolument à la pénilence. Ce que j'entends
par là, ce n'est pas une révolte expresse et positive contre Dieu, lorsque le
pécheur, même a la mort , ne veut pas reconnaître le créateur dont il a reçu la
vie, et qui lui en va demander compte. Je parle seulement de ces pécheurs dont
Pimpénitence est aussi souvent un effet de la faiblesse que de la malice de leur
cœur, ou plutôt est un effet tout ensemble de l'une et de l'autre. Je parle, par
exemple, d'un homme qui, rempli de fiel et d'amertume, refuse de se récon-
cilier à la mort. Or combien voyons-nous de pareilles morts dans le christia-
nisme ? etc. Voilà ce que j'appelle mourir avec réflexion et avec vue dans le
péché d'impénitence.
2. Du moins , omission criminelle des moyens ordinaires , et marqués de Dieu
pour rentrer en grâce avec lui et pour faire pénitence. On se rassure contre le
péril pressant où l'on est, on temporise, on remet au lendemain, et cependant
on meurt sans sacrements et dans l'inimitié de Dieu.
J'ajoute que l'impénitence de la vie conduit à celte impénitenec de la mort
par voie de disposition, c'est-à-dire par voie d'habitude, par voie d'attachement,
par voie d'endurcissement. Par voie d'habitude : car des habitudes contrac-
tées pendant la vie ne se détruisent pas tout à coup aux approches de la mort ,
et communément nous mourons comme nous avons vécu. Par voie d'attache-
ment : les péchés de la vie, dit le Sage, forment comme une chaîne, qui tient
le pécheur, presque malgré lui, dans la servitude, même à la mort. Par voie
d'endurcissement : le cœur, toujours criminel et ne se repentant jamais, s'est
enfin endurci de telle sorte que rien ne le peut plus toucher.
Deuxième partie. Impénitence malheureuse. Il ne suffit pas, pour mourir
dans l'état de la grâce , que le pécheur soit résolu de recourir un jour à la pé-
nitence ; car le temps pour cela et les moyens peuvent lui manquer sans même
qu'il l'ait voulu, mais par un juste châtiment de Dieu. Son impénitence finale
n'est donc point précisément alors un nouveau péché, mais un malheur, et le
plus grand de tous les malheurs.
Or qu'y a-l-il de plus fréquent et de plus universel que ces morts imprévues,
où le pécheur tombe tout à coup dans un état qui le rend incapable de conver-
sion et de pénitence ?
Que dirai-je de ceux qui meurent dans une ignorance non coupable, mais
funeste, du danger prochain où ils sont? On trompe un malade. Supposons
même qu'il connaisse son état, et qu'il soupire après le remède; on cherche un
prêtre , mais on ne le trouve point. Je dis plus : ce prêtre se trouvera ; mais ,
par un autre jugement de Dieu, il n'aura pas le don d'assister un pécheur
mourant.
Affreux , mais juste châtiment du ciel : et c'est ainsi que l'impénitence de la
vie conduit à cette seconde impénitence de la mort , par voie de punition. Com-
bien Dieu s'en est-il expliqué de fois dans l'Ecriture ? Combien de fois le Fils de
Dieu nous en a-t-il menacés dans l'Evangile ?
Troisième partie. Impénitence secrète et inconnue , ou fausse pénitence. Bien
loin qu'après l'impénitence de la vie , un pécheur à la mort puisse compter sur
sa pénilence, il doit positivement s'en défier : pourquoi? 1° parce que rien en
soi n'est plus difficile à l'homme que la vraie pénitence ; 2° parce que de tous
les temps celui où la vraie pénilence est plus difficile , c'est le temps de la mort ;
5° parce que, entre tous les hommes à qui la vraie pénitence est difficile aux
approches de la mort , il n'en est point pour qui elle doive plus l'être que pour
ceux qui ne l'ont jamais faite pendant la vie.
i. Rien de plus difficile en soi que la vraie pénitence ; car pour cela il faut se
changer entièrement soi-même.
2. De tous les temps , celui où la vraie pénitence est plus difficile , c'est celui
de la mort. Ce n'est point vous qui quittez le péché ; c'est le péché qui vous
quitte. Or l'homme n'est jamais plus ardent pour les objets qui entretienaent sa
cupidité, que quand ces objets lui échappent.
694 ANALYSES DES SERMONS.
3. Entre tous les hommes à qui la vraie pénitence est difficile aux approches
de la mort , il n'en est point pour qui elle doive plus l'être que pour ceux qui
ne l'ont jamais faite pendant la vie : pourquoi ? parce qu'ils sont plus endurcis
dans leur péché. De là souvent ils ne font qu'une fausse pénitence : 1° Pénitence
forcée ; 2° pénitence toute naturelle.
Pénitence forcée, parce qu'on n'agit souvent que par une crainte servile et
une nécessité inévitable.
Pénitence nalurelie et tout humaine, c'est-à-dire qui n'a ni Dieu ni le péché
pour objet. Que craignent-ils, ces prétendus pénitents? de brûler, dit saint Au-
gustin. Voilà ce qui les touche.
Du reste, vous me demandez comment l'impénilence de la vie conduit à la
fausse pénitence de la mort. Je dis que c'est par voie d'illusion. Car le pécheur
n'ayant jamais fait nul exercice de la pénitence pendant qu'il a vécu, il n'a
jamais appris à la connaître : d'où je conclus qu'il y doit être aisément trompé
à la mort.
LE MERCREDI DE LA SECONDE SEMAINE.
sur l'ambition.
Sujet. Jésus leur répondit et leur dit : Vous ne savez ce que vous demandez. Pouvez-vous
boire le calice que je boirai? Us lui dirent : INous le pouvons. Alors il leur répliqua : Vous
boirez le calice que je dois boire; mais d'être assis à ma droite ou à ma gauche, ce n'est
pas à moi de vous l'accorder.
Jésus-Christ , dans l'exemple de ces deux disciples dont parle l'Evangile, veut
nous faire connaître en quoi consiste le désordre de l'ambition , quels en sont
les divers caractères, quels en sont les effets et les suites, et quels en doivent
être enfin les remèdes.
Division. Les honneurs du siècle sont , dans l'ordre de la prédestination éter-
nelle , autant de vocations de Dieu; mais notre ambition les profane, en les
recherchant comme des avantages purement temporels : première partie. Les
honneurs du siècle sont de vrais assujettissements à servir le prochain ; mais
notre ambition en abuse , en les recherchant pour exercer un vain empire et
une fière domination : seconde partie. Les honneurs du siècle sont des engage-
ments indispensables à travailler et à souffrir ; mais notre ambition les corrompt,
en les recherchant dans la vue d'y trouver une vie tranquille et agréable : troi-
sième partie.
Première partie. Les honneurs du siècle sont , dans l'ordre de la prédesti-
nation éternelle , autant de vocations de Dieu ; mais notre ambition les profane,
en les recherchant comme des avantages purement temporels. Il n'y a point
d'état dans la vie où l'homme doive entrer sans vocation de Dieu, puisque toute
notre prédestination roule presque sur le choix des étals que nous embrassons.
Or, quoique ce principe soit universel , c'est surtout, selon la maxime de l'A-
pôtre, aux honneurs du siècle et à ce qui regarde notre agrandissement dans le
monde qu'il doit être appliqué : pourquoi? par deux raisons : l'une tirée de l'in-
térêt de Dieu , et l'autre de l'intérêt de l'homme.
Cependant, par une conduite tout oppoeée à la règle de saint Paul, comment
se pousse-t-on tous les jours aux honneurs du siècle et aux dignités mêmes de
l'Eglise sans vocation ?
Du moins , si le mérite et la vertu suppléaient en quelque manière au défaut
de la vocation et de la grâce. Mais , à l'exclusion de la vertu et du mérite, quelles
voies prend-on pour s'avancer? l'intrigue , la cabale, l'intercession, la faveur,
le vice même et l'iniquité.
On poursuit les honneurs , même les plus saints , comme dus à sa naissance.
J'ai rendu, dites-vous , des services considérables , et cette place est une ré-
compense qui me regarde naturellement. Mais n'y a-t-il point pour ces prétendus
services , que vous mettez à un si haut prix , d'autre justice à vous rendre que
ANALYSES DES SERMONS. 605
de vous faire monter à un degré où Dieu ne vous veut pas , et où vous n'êtes
pas propre?
Combien de pères, et même de pères chrétiens, ou plutôt oubliant qu'ils sont
chrétiens , tiennent le langage de cette mère de l'Evangile : Die ut hi duo filii
mei. Placez mes deux enfants auprès de vous , et qu'ils aient , l'un à votre droite,
l'autre à votre gauche, c'est-à-dire l'un dans l'Eglise , l'autre dans le monde, les
plus hauts ministères? L'injustice va encore plus loin , et c'est ce qui faisait tant
autrefois gémir Salvien : car si de plusieurs enfants qui composent la même fa-
mille , il y en a un plus méprisable , ou qui n'ait pas l'inclination du père et de
la mère , c'est celui à qui les honneurs de l'Eglise sont réservés.
Faut-il s'étonner après cela si Dieu s'élève contre nous? Faut-il s'étonner si
toutes les conditions sont si avilies?
Deuxième partie. Les honneurs du siècle sont de vrais assujettissements à
servir le prochain ; mais notre ambition en abuse , en les recherchant pour exer-
cer un vain empire et une fière domination. Il n'y a que Dieu qui soit grand
absolument et pour lui-même. Tout ce qui est grand hors de Dieu et parmi les
hommes ne l'est qu'avec dépen fiance et par rapport au prochain , je veux dire
pour le bien et pour l'utilisé du prochain.
De là saint Augustin conclut qu'un grand qui, sans se mettre en peine de
ceux qui lui sont soumis , ne veut être grand que pour dominer, mérite d'être
réprouvé de Dieu. Le christianisme a bien même encore enchéri sur cela , et.
l'exemple de Jésus- Christ, qui n'est pas venu pour être servi , mais pour servir,
nous impose là-dessus une obligation beaucoup plus étendue.
Cependant ne trouve-t-on pas partout dans le monde de ces maîtres hautains
et durs qui ne savent que se faire ubéir, que se faire servir, que se faire craindre,
sans savoir ni compatir, ni soulager, ni condescendre, ni se faire aimer? On se
llatte, parce qu'on est élevé, d'un prétendu zèle de faire sa charge; et l'on se
fait de ses fiertés et de ses hauteurs un devoir.
Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que les plus impérieux, ce sont communé-
ment ceux à qui cet empire qu'ils affectent doit moins convenir. Sont-ce là les
enseignements que nous avons reçus de Jésus-Christ, et est-ce ainsi que les
apôtres ont converti le monde ?
Troisième partie. Les honneurs du siècle sont des engagements indispen-
sables à travailler et à soulfrir; mais notre ambition les corrompt, en les re-
cherchant dans la vue d'y trouver une vie tranquille et agréable. Ne cherchons
point dans le monde, dit saint Augustin, des honneurs purs, c'est-à-dire qui
ne soient pas mêlés d'afflictions et de peines. Sans parler de ces accidents, de
ces revers de fortune dont nous sommes si souvent spectateurs, supposons un
homme dans une prospérité constante et dans ia plus grande élévation, et voyons
à quoi cette prospérité même et cette élévation l'engage.
Se faire violence à soi-même, premier engagement des honneurs du siècle.
Souffrir souvent et beaucoup des autres, second engagement des honneurs
du siècle.
Mener une vie pleine de soins et de soins affligeants, troisième engagement
des honneurs du siècle.
Enfin , avoir toujours son âme entre ses mains, et toujours être en disposition
de s'immoler soi-même ou pour la justice ou pour la vérité , quatrième engage-
ment des honneurs du monde.
Or là-dessus qu'avezv-ous à répondre, vous qui, dans les honneurs du siècle,
ne prenez que le doux et l'agréable , sans en prendre le pénible et le rigoureux ?
696 ANALYSES DES SERMONS.
LE JEUDI DE LA. SECONDE SEMAINE.
SUR LES RICHESSES.
Sujet. Or il arriva que le pauvre mourut, et qu'il fut emporte' par les auges dans le sein
d'Abraham. Le riche mourut aussi, et il fut enseveli dans l'enfer.
Voilà , dit saint Augustin , un partage bien surprenant ; mais il ne doit, après
tout , ni désespérer les riches , ni enfler les pauvres. Car s'il y a des riches dans
l'enfer, on y verra pareillement des pauvres ; et s'il y a des pauvres dans le ciel,
tous les riches n'en seront pas exclus , puisque Abraham lui-même nous est au-
jourd'hui représenté dans la gloire , après avoir possédé sur la terre , selon le
témoignage de l'Ecriture , des biens immenses. Il faut néanmoins convenir que
l'opulence est un plus grand obstacle au salut que la pauvreté : pourquoi? c'est
ce que je vais vous apprendre dans ce discours.
Division. Les richesses servent de matière à trois malheureuses concupis-
cences que saint Jean nous a marquées : concupiscence des yeux, concupiscence
de la chair, et orgueil de la vie. Pour mieux entendre ma pensée, il faut distin-
guer trois choses dans les richesses : l'acquisition , la possession et l'usage. Or
l'acquisition des richesses , ou désir d'acquérir des richesses , est communément
une occasion d'injustice , et voilà l'effet de la concupiscence des yeux : première
partie. La possession des richesses enfle naturellement une âme vaine, et rien
n'est plus propre à lui inspirer ce que le bien-aimé disciple appelle orgueil de la
vie : deuxième partie. Enfin , le mauvais usage des richesses entrelient dans un
cœur l'amour du plaisir, et fomente la concupiscence de la chair : troisième
partie. L'homme du siècle injuste , parce qu'il veut acquérir les biens de la terre.
L'homme du siècle orgueilleux, parce qu'il possède les biens de la terre. L'homme
du siècle voluptueux , parce qu'il use mal des biens de la terre.
Première partie. L'homme du siècle injuste, parce qu'il veut acquérir les
biens de la terre. Tout riche, disait saint Jérôme, est ou injuste dans sa per-
sonne , ou héritier de l'injustice d'autrui. Quoique celte proposition ait paru
dure , l'expérience ne la vérifie que trop. Parcourez les maisons et les familles
distinguées par les richesses : à peine en trouverez-vous quelques-unes où l'on
ne vous fasse pas voir une succession d'injustice aussi bien que d'héritage. Je sais
quelles conséquences s'ensuivent de là; ou plutôt, je sais de quelles erreurs la
plupart des riches se laissent préoccuper sur cela : mais malheur à eux s'ils se
livrent à une aveugie cupidité ; et malheur à moi si je leur dissimulais des véri-
tés qui les doivent sauver !
Quoi qu'il en soit, je dis d'abord , d'après l'Apôtre , que le désir d'acquérir des
richesses est communément une source d'injustice: pourquoi? 1° c'est qu'on
veut être riche à quelque prix que ce soit ; 2° c'est qu'on veut être riche sans se
prescrire de bornes; 3° c'est qu'on veut être riche en peu de temps. Trois désirs
capables de pervertir les Saints mêmes.
1. On veut être riche à quelque prix que ce soit. Voilà la fin qu'on se propose.
Des moyens, on en délibérera; mais il faut avoir. On voudrait bien y parvenir
par des voies honnêtes , mais au défaut de ces voies honnêtes on est disposé à
prendre toutes les autres. C'est ce que le satirique de Rome reprochait à ses
concitoyens; et ne peut-on pas bien nous faire le même reproche? Voilà, leur
disait-il, comment vous raisonnez : Rem, si possis, rectè; si non, quoeumque
modo, rem. Or supposons un homme dans cette disposition, que ne fera-t-il
pas , et qui pourra l'arrêter ?
2. On veut être riche sans se prescrire de bornes. Car où sont aujourd'hui les
riches qui se tiennent dans une sage modération? En vain on leur représente
lout ce qui peut amortir le feu de leur avare convoitise ; ils se répondent secrè-
tement qu'on n'en a jamais assez. Or quelles injustices celte passion effrénée ne
doit-elle pas traîner après soi? De là tant d'anathèmes que les prophètes ont
prononcés contre cette faim dévorante.
3. On veut être riche en peu de temps. S'enrichir par une longue épargne et
ANALYSES DES SERMONS. 697
par un travail assidu , c'était l'ancienne route que l'on suivait dans la simplicité
des premiers siècles : mais dans la suite on a trouvé des chemins raccourcis et
bien plus commodes. Or il est de la foi que quiconque cherche à s'enrichir
promptement ne gardera pas son innocence : Qui festinat ditari , non erit inno-
cent. Et certes il est incompréhensible, par exemple, qu'avec des profils et des
appointements réglés , on fasse tout à coup des fortunes telles que nous en
voyons. Cela va, dites-vous, à damner bien des gens d'honneur; mais, 1° en
quel sens les appelle-t-on gens d'honneur ? 2° si ces prétendus gens d'honneur
trouvent ici leur condamnation , c'est à eux à y prendre garde.
Faut-il s'élonner après cela que le Fils de Dieu, parlant des richesses, les
appelle richesses d'iniquités? Faut-il demander pourquoi le Sage cherchait par-
tout un homme juste , qui n'eût point couru après l'or et l'argent; et pourquoi
il le regardait comme un homme de miracles? Mais, reprend saint Augustin , s'il
est rare de trouver un Juste désintéressé, combien plus doit-il être, je ne dis
pas difficile, mais impossible qu'un homme attaché à son intérêt se maintienne
dans l'état de Juste? Voulez-vous, conclut saint Bernard, modérer cet injuste
désir? comprenez l'obligation de l'aumône. Ou vous êtes riche et vous avez du
superflu , et alors ce superflu n'est pas pour vous , mais pour les pauvres ; ou
vous êtes dans une fortune médiocre, et alors que vous importe d'amasser ce que
vous ne pourrez garder?
Deuxième partie. L'homme du siècle orgueilleux, parce qu'il possède les biens
de la terre. L'Apôtre, écrivant à son disciple Timolhée, lui recommandait parti-
culièrement d'ordonner aux riches de ne s'enorgueillir point de leur fortune. Car
il savait, dit saint Augustin, que l'esprit du christianisme est essentiellement
opposé à l'esprit d'orgueil , et d'ailleurs il n'ignorait pas que l'esprit d'orgueil est
comme inséparable des richesses.
En effet , les richesses inspirent naturellement deux sentiments d'orgueil :
l'un à l'égard des hommes, l'autre à l'égard de Dieu. 1° Orgueil envers les
hommes, que nous appelons suffisance et fierté; 2° orgueil envers Dieu, qui
dégénère en libertinage et en impiété.
1. Orgueil envers les hommes. C'est une suile de l'état où le riche se trouve
par son opulence. N'avoir besoin de personne , premier effet de l'opulence, et
disposition prochaine à mépriser tout le monde. Qu'ai-je affaire de celui ci , dit
un riche mondain , et que me reviendra-t-il d'avoir des égards pour celui-là? Plus
d'affabilité , de douceur, de patience, de déférence.
Voir tout le monde dans la dépendance, c'est-à-dire se voir recherché de tout
le monde, redouté de tout le monde, obéi de tout le monde, autre effet de la
richesse : et qu'y a-t-il de plus propre à entretenir la présomption d'une âme
superbe? L'humiliation du riche serait de penser quels sont ces serviteurs et ces
amis dont il se glorifie : serviteurs et amis intéressés. Mais il n'importe, c'est une
gloire pour lui d'avoir, sous ce nom d'amis, beaucoup de mercenaires et beau-
coup d'esclaves.
Etre en pouvoir de tout entreprendre et de tout faire avec impunité, troisième
effet de l'abondance , pour qui sait s'en prévaloir. Les lois sont pour les misé-
rables , disait Salvien, mais aux riches tout est permis. Et voilà , selon la parole
du Prophète royal , ce qui les rend fiers et insolents : Ideb tenuit eos superbia.
Avoir même, quoi qu'on fasse, des approbateurs, quatrième effet de l'opu-
lence. Le pauvre parle avec sagesse , dit le Saint-Esprit, et à peine le souffre-
t-on. Le riche parle mal à propos, et on l'écoute avec respect ; on loue jusques
aux désirs de son cœur. Enfin, quiconque est riche est éminemment toutes choses,
et sans mérite, il a tout mérite. Ne serait-ce donc pas une espèce de prodige,
s'il savait se garantir de l'orgueil ?
2. Orgueil envers Dieu. Saint Paul ne parle presque jamais de l'avarice, qu'il
ne la traite d'idolâtrie : Quœ est simulacrorum servitus. Et en effet le dieu du riche,
c'est son argent, puisque c'est son argent qu'il aime et en son argent qu'il se
confie, au mépris du vrai Dieu. Exemple de cet homme dont parle le prophète
Osée, qui disait : Je suis devenu riche, et dans mes richesses j'ai trouvé mon
idole ; Dives efj'ectus mm', inveni idolum mihi. Combien de riches sont dans ce
(H98 ANALYSES DES SERMONS.
sentiment? et sans qu'ils s'en expliquent, leur conduite nous fait assez con-
naître les véritables dispositions de leur cœur. Qu'est-ce qu'un riche, dans
l'usage du siècle? Un homme, ou absolument sans religion, ou qui n'a que la
surface de la religion , ou qui n'a que très-peu de religion. Je ne prétends pas
néanmoins que tous les riches soient de ce caractère ; mais je dis que la pos-
session des richesses , sans une humilité héroïque , conduit là et aboutit là. Le
remède est de bien comprendre : 1° que ces richesses passeront; 2° que le riche
même n'en est , par rapport à Dieu , que le dépositaire et le dispensateur ; et
qu'en vertu de l'obligation indispensable de l'aumône , il en doit une partie aux
pauvres.
Troisième partie. L'homme du siècle voluptueux , parce qu'il use mal des
biens de la terre. Il paraît étrange d'abord que le riche de notre évangile ait été
si hauiement condamné de Jésus-Christ. Qu'avail-il fait pour mériter de l'être?
il était vêtu de pourpre et de lin ; mais sa condition ne le demandait-elle pas?
Il se îraiîait magnifiquement; mais sans cela que lui eût servi son bien? C'est
ain;i que le monde en juge; et moi je réponds que le monde se trompe, quand
il se persuade que dès là qu'on est riche, on ait droit de vivre plus somptueuse-
ment et plus voluptueusement. La morale du paganisme pourrait me fournir là-
dessus de quoi confondre bien des chrétiens. Mais quoi qu'en aient pensé les
païens mêmes , la morale de l'Evangile va bien encore plus loin. Car elle nous
apprend que plus un chrétien est riche, plus il doit être pénitent; et cela par
trois raisons : 1° parce que le riche est beaucoup plus exposé que le pauvre à la
corruption des sens ; 2° parce qu'il est communément plus ciiargé d'offenses et
plus redevable à la justice de Dieu ; 5° parce qu'il trouve dans sa condition plus
d'obstacles à la pénitence , qui néanmoins est la seule voie par où il puisse
retourner à Dieu et se sauver.
Mais si cela est, que ferai-je de mes revenus? Ils vous serviront pour honorer
Dieu , pmir exercer la charité envers vos frères , pour racheter vos péchés.
Voilà l'usage qu'il faudrait faire de vos richesses ; mais voici celui qu'on en
fait. Je ne parle point de tant d'abominations , de tant de commerces infâmes ,
dont l'argent est le lien et le soutien, et où sont quelquefois employés les biens
mêmes de l'Eglise. Laissons toutes ces horreurs. Mais je parle de ce que la cou-
tume et l'esprit du siècle semblent avoir rendu, non-seulement supportable, mais
louable, tout opposé qu'il est aux maximes de l'Evangile. Parce qu'on a du bien
on en veut jouir sans restriction , et dans toute l'étendue des désirs qu'un atta-
chement infini à soi-même et à sa personne peut inspirer. On veut que le fruit
des richesses soit tout ce qui peut contribuer à une vie commode , pour ne pas
dire délicieuse. Et de là i! ne faut plus espérer que la chair soit jamais sujette à
l'esprit , ni l'esprit à Dieu.
Pleurez donc, mes Frères, concluait l'apôtre saint Jacques en parlant aux
riches; car le temps viendra où vos biens vous seront enlevés , où vos richesses
porteront témoignage contre vous, et où ces trésors d'iniquité seront pour
vous des trésors de colère et de vengeance. Mais pour en faire des trésors de
justice et de sainteté, partagez-les avec les pauvres. Et vous, pauvres, appre-
nez à vous consoler dans votre pauvreté , puisqu'elle vous met à couvert des
dangers et du malheur des riches. Ne soyez pas seulement pauvres par néces-
sité, mais soyez-le de cœur. Car que vous servirait d'être dépourvus de biens,
si vous aviez le cœur plein de désirs ? Quid tibi prodest si eges focultate, et ardes
cupiditale ?
LE VENDREDI DE Là SECONDE SEMAINE.
SUR L'ENFER.
Sujet. Or le riche mourut aussi , et il fut enseveli dans l'enfer.
C'est le triste sort d'un riche du monde, dont il était parlé dans l'évangile
d'hier. Il mourut, ce riche, comblé de biens dans la vie, et comblé même
d'honneurs de la part des boinmes après la mort. Mais son âme, portée devant
ANALYSES DES SERMONS. 099
le Iribunal do Dieu , y reçut son arrêt, et fut ensevelie dans l'enfer. Que ne
puis-je, en vous représentant toute l'horreur de cette damnation éternelle, vous
apprendre à la craindre et à l'éviter ! c'est le sujet de ce discours.
Division. Les réprouvés dans l'enfer souffrent en trois manières différentes ,
savoir : par le souvenir du passé , par la douleur du présent , et par le désespoir
d'obtenir jamais grâce dans l'avenir. Etat malheureux du réprouvé , que le passé
déchire par les plus mortels regrets : première partie. Etat malheureux du ré-
prouvé, que le présent accable par la plus violente douleur : deuxième partie.
Etat malheureux du réprouvé, que l'avenir désole par le plus affreux désespoir :
troisième partie.
Première partie. Etat malheureux du réprouvé, que le passé déchire parles
plus mortels regrets. Deux vues par rapport au passé le tourmenteront : 1° la vue
des biens dont il aura fait un criminel usage; 2° la vue des maux qu'il aura
commis : Fili , recordare.
4. La vue des biens dont il aura fait un criminel usage. Biens de fortune ,
dont il pouvait se servir pour mériter le ciel en assistant les pauvres, et qu'au
contraire il aura fait servir à sa damnation par son avarice ou par ses folles dé-
penses. Biens de fortune, biens périssables et passagers, pour lesquels il aura
perdu son vrai bien , son unique bien , un bien éternel : Gusians gustavi paulu-
lum mellis, et ecce morior. De plus , biens de la grâce , qui devaient être pour
lui des moyens de salut, et qu'il se sera rendus inutiles et même préjudiciables :
Recordare.
2. La vue des maux qu'il aura commis. Il ne faudra point de démons , dit
saint Chrysostome , point de spectres pour faire de l'enfer un lieu de tourment.
Ce que chacun y apportera de crimes , voilà les démons auxquels il sera livré ;
et les païens eux-mêmes i'onl reconnu. Mais ces crimes ne seront plus : il est
vrai , répond saint Bernard, ils ne seront plus ^ans la réalité de leur être, mais
ils seront encore dans la pensée et dans le souvenir, et c'est par le souvenir et
par la pensée qu'ils feront souffrir une âme réprouvée de Dieu. Ils ne seront plu*,
mais ils auront été, et ils ne tourmentent , ni sur la terre , ni dans l'enfer, que
parce qu'ils ont été. Et comme il sera toujours vrai qu'ils auront été, aussi
tourmenteront-ils toujours. Jugez de ce tourment par ce que nous voyons
quelquefois dans la vie. Cette femme avait de l'honneur, mais dans une mallieu-
rense rencontre elle s'est oubliée : cet homme passait pour homme de bien , et
il l'était; mais dans un fâcheux moment la passion l'a transporté, et lui a fait
faire un mauvais coup. De quels regrets sont-ils saisis l'un et l'autre , lorsqu'ils
viennent à ouvrir lés yeux et à se reconnaître?
Ajoutez que les crimes de la vie se présenteront tous à la fois aux yeux du
réprouvé , et tous à la fois le tourmenteront. 11 n'en a goûté la douceur que p*r
parties, parce qu'il ne les a commis que par intervalles et par succession : nuis
dans son tourment il n'y aura si succession ni partage. Souvenez-vous de ce q'ie
nous éprouvons dans ces revues générales qsie nous faisons de nos consciences.
Quelle honte quand tout à coup cette mullulide innombrable de péchés se déve-
loppe devant nous ! Or apprenez de là quelle sera donc la honte et le trouble des
réprouvés : Non est pax ossibus meis à facie peccatorum meorum.
Voilà notre leçon. Sans qu'il soit nécessaire que Lazare ni aucun des morts
vienne nous instruire, l'exemple du mauvais riche suffît. Mais bien loin d'en
profiter, nous ne profitons pas même de notre propre expérience. Car dès celte
vie nous avons une expérience sensible du repentir des damnés, et quelle est-elle?
le trouble et le remords du péché dès que nous l'avons commis. Mais nous
étouffons ce remords , ou plutôt nous tâchons à l'étouffer, en effaçant , autant
qu'il est possible , de notre esprit l'idée d'un Dieu vengeur et d'une vie immor-
telle. Cependant nous avons beau faire des efforls, ce ver du péché ne meurt
point pour cela , et il se fait sentir aux souverains mêmes et aux monarques. Au
lieu de l'étouffer, ce remords , que fais-je si je suis fidèle à la grâce? je le réveille
et je l'excite en moi par de solides réflexions ; je le demande à Dieu ; je l'anticipe
même , et je me dis : Quel fruit lirerai-je de ce péché , et pourquoi faire main-
tenant ce que je voudrai dans la suite n'avoir jamais fait?
700 ANALYSES DES SERMONS.
Deuxième partie. Elat malheureux du réprouvé , que le présent accable par
la plus violenie douleur. Saint Bernard souhaitait que pendant la vie les pécheurs
descendissent en esprit dans l'enfer, afin de n'y pas descendre après la mort.
Mais pour l'entier accomplissement du souhait de saint Bernard , il faudrait que
nous y pussions descendre avec les mêmes connaissances que les damnés. Du
moins tâchons de nous former quelque idée de leur état. Double peine. 1° Sépa-
ration de Dieu; 2° tourment du feu.
1. Séparation de Dieu. Le mauvais riche, du lieu de son supplice, vit Abraham;
mais il ne le vit que de loin, à longé : et s'il était si loin d'Abraham, dit saint
Ambroise, il était encore bien plus éloigné de Dieu. Or qu'est-ce que d'être
séparé de Dieu? celte peine , répond saint Bernard , est aussi grande par pro-
portion que Dieu est grand. Dès cette vie ce terrible mystère de la perte d'un
Dieu commence dans la personne des pécheurs. Dieu et l'âme, par le péché , se
séparent , jusqu'à se renoncer l'un l'autre ; mais après tout ils peuvent encore se
rejoindre; au lieu que le divorce entre Dieu et le réprouvé est parfait et sans
retour. Dieu n'est plus à l'âme réprouvée , et l'âme réprouvée n'est plus à Dieu.
Quia vos non populus meus, et ego non ero tester.
Que dis-je ? l'âme réprouvée sera encore à Dieu, et Dieu à elle. Dieu lui sera
inséparablement uni , et elle à Dieu : mais c'est cela même qui doit faire son
malheur. Car son souverain malheur sera d'être privée de Dieu, en tant que
Dieu était l'objet de sa félicité ; et d'être pénétrée de Dieu, en tant que Dieu sera
le sujet éternel de ses plus violents transports. Malheureuse d'avoir encore un
Dieu, et malheureuse de n'en avoir plus; d'avoir encore nn Dieu conjuré contre
elle et ennemi, et de n'avoir plus de Dieu favorable pour elle et ami. Elle esti-
mera Dieu tel qu'elle ne le possédera jamais ; et elle le haïra tel qu'elle l'aura tou-
jours présent.
2. Tourment du feu. Si je vous disais que ce supplice surpasse , non-seule-
ment tout ce que les martyrs ont souffert , mais tout ce qu'il y a dans le monde
et tout ce que notre imagination peut se figurer de plus douloureux , je ne vous
dirais rien que ce que nous ont dit tous les Pères. Mais je me contente de faire
avec vous une réflexion. Car ce qui m'étonne , c'est qu'une vérité si touchante
nous touche si peu ; c'est que la même foi qui nous enseigne qu'il y a un enfer où
l'on est séparé de Dieu et où l'on brûle , nous dit encore qu'un seul péché nous
expose à l'un et à l'autre; et que le péché néanmoins nous soit si ordinaire.
Croyons-nous ce point fondamental du christianisme? ne le croyons-nous pas?
Si nous le croyons , où est notre sagesse ? si nous ne le croyons pas , où est
notre religion? Quand la chose serait seulement douteuse, faudrait-il risquer
sur un tel sujet? et d'ailleurs ce que les impies allèguent pour combattre cet
article de noire foi est-il comparable à tant de preuves sur quoi nous le trouvons
établi?
David disait : Seigneur, vous m'avez éprouvé par le feu; et ce feu m'a tellement
purifié, qu'il ne s'est plus trouvé en moi d'iniquité. Eprouvons-nous ainsi nous-
mêmes par le feu de l'enfer. Que ce feu , reprend saint Augustin , nous serve à
exciter dans nous un autre feu , qui est le feu de la charité ; et à y éteindre
encore un troisième feu, qui est le feu de la cupidité, Tel est l'usage qu'en ont
fait les Saints.
Troisième partie. Elat malheureux du réprouvé , que l'avenir désole par le
plus affreux désespoir. C'est un instinct naturel à tous ceux qui souffrent , de
chercher dans l'avenir la consolation et le remède du présent. Mais ce qui désole
l'âme réprouvée dans l'enfer : 1e c'est qu'elle désespère d'obtenir jamais de Dieu
aucune grâce, quand elle le prierait toute l'éternité; 2° c'est qu'elle désespère
de fléchir jamais Dieu par la pénitence, quand elle détesterait son péché toute
l'éternité ; 3° c'est qu'elle désespère , non-seulement d'acquitter , mais de di-
minuer jamais ses dettes par ses souffrances , quoiqu'elle doive souffrir toute
l'éternité.
1. Plus d'espérance d'obtenir jamais par ses prières aucune grâce. Le mau-
vais riche prie Abraham de lui accorder seulement pour toute grâce une goutte
d'eau , et cette goutte d'eau lui est refusée, En vain donc le réprouvé s'écriera-
ANALYSES DES SERMONS. 701
t-il comme lui : Miserere mei ! Ah ! ciel, un peu de compassion pour moi ! Dieu lui
répondra comme à son peuple : Quid clamas ? Pourquoi vous plaignez-vous?
Insanabilis dolor tuus : Votre mal est sans remède ; mais ne vous en prenez qu'à
vous-même et à vos péchés : Propter dura peccata tua feci hœc tibi. Ainsi s'ac-
complira celte parole de l'Evangile, que Dieu n'écoute point les pécheurs.
2. Plus d'espérance de fléchir jamais Dieu par la pénitence. Ce n'est pas qu'il
n'y ait, selon le mot de la Sagesse , une pénitence dans l'enfer; mais ce n'est
plus qu'une pénitence forcée , et par conséquent qu'une pénitence inutile. Le
péché donc subsistera toujours ; et tant que le péché subsistera , Dieu haïra le
pécheur et le punira. Magnum chaos inter nos et vos firmatum est : Il y a , dit
Abraham au riche répronvé, un chaos insurmontable entre nous et vous.
3. Plus d'espérance, non-seulement d'acquitter, mais de diminuer jamais ses
dettes par ses souffrances. Origène et d'autres comme lui ont voulu douter de
cette éternité malheureuse, fondés sur la bonté et la justice de Dieu. Mais,
répond saint Augustin, la bonté n'est pas seulement en Dieu miséricorde, elle
est encore sainteté : or la sainteté de Dieu est essentiellement ennemie du péché:
donc le châtiment du péché sera éternel , puisque Dieu sera toujours bon , tou-
jours saint, et que le péché durera toujours. Dites-le même de la justice. Le
mauvais riche entendra éternellement cette parole foudroyante : Nunc autem
cruciaris. Maintenant vous souffrez. Ce maintenant ne finira jamais.
De vous donner une juste idée de cette éternité, c'est ce que je n'entreprends
pas: et qui le pourrait? Je me prosterne seulement, Seigneur, devant vous,
tandis qu'il est encore temps de vous fléchir. Je parle dans une cour où je vois
tant de mondains tout occupés du monde , sans penser à l'éternité. Ne poùrrais-
je pas , dans une juste indignation , vous presser enfin , Seigneur, de vous faire
connaître , et de faire éclater sur eux votre justice ? Mais je sais d'ailleurs que ce
sont des âmes précieuses et rachetées de votre sang. Eclairez-les, mon Dieu, et
dissipez le charme qui les aveugle. 0 éternité , pensée salutaire dans la vie , mais
désespérante dans l'enfer ! Si nous ne voulons pas qu'elle soit le sujet de notre
désespoir, faisons-en le motif de notre pénitence.
LE DIMANCHE DE LA TROISIÈME SEMAINE.
sur l'impureté.
Sujet. Lorsque l'esprit impur est sorti d'un homme, il va par des lieux arides cherchant du
repos , et il n'en trouve point. Alors il dit : Je retournerai dans ma maison d'où je suis
sorti ; et à son retour, il la trouve vide , balayée et ornée. Il part aussitôt, et il va prendre
avec soi sept autres esprits encore plus méchants que lui; ils rentrent dans cette maison ,
et ils y habitent.
Il y a des démons de plusieurs espèces ; mais entre tous les autres, celui que
nous devons avoir particulièrement en horreur, c'est le démon d'impureté dont
il est parlé dans notre évangile. Piien de plus ordinaire et de plus pernicieux
que le vice qu'il entretient dans les cœurs, et c'est ce vice abominable que j'at-
taque dans ce discours.
Division. Impureté, signe de la réprobation, et principe delà réprobation.
Signe visible de la réprobation, parce que rien ne nous représente mieux dès
cette vie l'état des réprouvés après la mort : première partie. Principe efficace
de la réprobation, parce que rien ne nous expose à un danger plus certain de
tomber dans l'état des réprouvés après la mort : deuxième partie,
Première partie. Impureté, signe de la réprobation. Quatre choses marquées
dans l'Ecriture expriment parfaitement l'état des réprouvés dans l'enfer, savoir :
les ténèbres, le désordre, l'esclavage, et le ver de la conscience. Or, de tous les
péchés, l'impureté est celui, l°qui jette l'homme dans un plus profond aveu-
glement d'esprit; 2° qui l'engage dans des désordres plus funestes; 5° qui le
captive davantage sous l'empire du démon ; 4° qui forme dans son cœur un ver
de conscience plus insupportable et plus piquant.
1. Aveuglement ; car l'impureté rend l'homme tout charnel. Or, de prétendre
702 ANALYSES DES SERMONS.
qu'un homme charnel ait des connaissances raisonnables, c'est vouloir que la
chair soit esprit : Animalis liomo non percipit ea quœ Dei saut. En effet, dit saint
Bernard, l'impudique se réduit à la condition des bêles, lorsqu'il suit les
mouvements d'une passion prédominante dans les bêtes. Par conséquent, il
n'a plus ces lumières de l'esprit qui nous distinguent des bêtes, et qui nous font
agir en homme. Aussi voyons-nous tant de voluptueux, au moment que la pas-
sion les sollicite, fermer les yeux à toutes les considérations divines et hu-
maines. Venons au détail. Ils perdent surtout trois connaissances : la connais-
sance d'eux-mêmes, la connaissance de leur propre péché, et la connaissance
de Dieu.
Ils perdent la connaissance d'eux-mêmes et de ce qu'ils sont. Exemple de ces
deux vieillards qui, sans se souvenir de leur dignité et de leur âge, tentèrent la
chaste Susanne. Aussi les poètes, selon la remarque de Clément Alexandrin, en
décrivant les infâmes commerces de leurs fausses divinités, les représentaient
toujours déguisées, et souvent métamorphosées en bêles : pour nous faire en-
tendre que ces dieux prétendus n'avaient pu se porter à de telles extrémités
sans se méconnaître. Et certes n'est-il pas surprenant de voir jusques à quel
pointée péché abrutit l'homme? On oublie tout. Un père oublie ce qu'il doit à
ses enfants, un juge ce qu'il doit au public, un ami ce qu'il doit à son ami, un
prêtre ce qu'il doit à Jésus Christ, une femme ce qu'elle doit à son mari, une
fille ce qu'elle se doit à elle-même.
Je dis plus. L'impudique perd la connaissance de son péché, ou plutôt de la
grièveté de son péché. Dans les règles communes, c'est par l'expérience que
nous parvenons à la connaissance des choses; mais dans le péché dont je parle,
il arrive tout le contraire. Car nous ne le connaissons jamais mieux que quand
nous n'en avons nul usage, et nous n'en perdons la connaissance qu'autant que
nous nous licencions à le commettre. Une âme encore innocente et pure le re-
garde comme un monstre; mais un pécheur par état le traite de galanterie, et
s'en applaudit. Aurait-on jamais cru qu'il dût y avoir des chrétiens assez cor-
rompus pour traiter de simple galanterie un péché de cette conséquence? Et
qu'est-ce encore que d'entendre des femmes dans le christianisme tenir de sem-
blables discours, et regarder comme des bagatelles de vrais crimes? Ces conver-
sations libres, ces entreliens secrets et familiers, ces amitiés prétendues hon-
nêtes, ces commerces assidus de visites et de lettres, ces arliuces de la vanité
humaine, cette détestable ambition d'avoir des adorateurs, ces douceurs vraies
ou fausses témoignées à un homme mondain , ces habillements immodestes :
tout cela n'est rien, dites-vous; mais la question est de savoir si Dieu en jugera
de la sorte, et si vous-mêmes, lorsqu'il faudra comparaître devant son tribunal,
vous n'en jugerez pas autrement.
Enfin, ce péché nous fait perdre la connaissance de Dieu. On peut dire que les
impudiques sont communément des esprits gâtés en matières de créance, et que
le progrès de l'impiété suit presque toujours le progrès du vice. La raison est
que la vue d'un Dieu troublant le voluptueux dans son plaisir, pour mieux
goûter son plaisir il prend le parti de renoncer Dieu : et ce fut ainsi que Salo-
mon devint idolâtre. Les païens, selon la remarque de saint Augustin , ayant
fait eux-mêmes leurs dieux, ils les ont faits selon leur caprice, et tels qu'ils les
ont voulus : des dieux passionnés, emportés, adultères. Mais comme notre Dieu
est indépendamment des hommes tout ce qu'il est; le voluptueux, désespé-
rant de le changer, et le trouvant toujours contraire à sa passion , le désavoue.
Or y a-t-il rien de plus affreux dans les ténèbres de l'enfer que cet aveuglement?
Les ténèbres de l'enfer ne sont que des ténèbres extérieures, In lenebras exte-
riores; au lieu que i'aveuglement de l'impudique est tout intérieur.
2. Désordre et confusion. Dans le désordre même de l'enfer, il y a un ordre
supérieur que la justice divine y a établi, puisque c'est là que Dieu punit ce qui
est punissable : au lieu que le désordre de l'impureté est un pur désordre, il
consiste, selon saint Augustin, en ce que l'esprit se laisse gouverner par les sens.
Il consiste, selon saint Chrysostome, en ce que l'impureté porte l'homme à des
excès où la sensualité même des bêtes ne se porte pas. Exemple de ces villes
ANALYSES DES SERMONS. 703
abominables dont il est parle au livre de la Genèse, et sur qui Dieu fit éclater
sa colère. Enfin, selon Tertullien, il consiste en ce que l'impureté a une liaison
presque nécessaire avec tous les autres vices, et que tous les auires vices sont,
pour ainsi parler, à ses gages et à sa solde. De là les guerres et les dissensions,
les discordes et les haines irréconciliables, les profanations et les sacrilèges, les
empoisonnements et les assassinats, les trahisons et les noires impostures, les
injustices et les violences, les dépenses excessives et la ruine des familles. C'est
ainsi que l'impureté renverse tout.
L'indigniîé est qu'une femme perdue d'honneur et de conscience, par un ren-
versement autrefois inouï, fasse elle-même les avances les plus criminelles et les
plus honteuses. L'excès du désordre est que toutes les bienséances qui servaient
de rempart à la pureté soient maintenant bannies comme incommodes. Le
comble du désordre est que les devoirs les plus inviolables chez les païens mômes
soient parmi nous des sujets de risée. Un mari sensible au déshonneur de sa
maison est le personnage qu'on joue sur le théâtre. Quel désordre encore qu'un
mari pourvu d'une femme prudente et accomplie, mais entêté d'une passion
bizarre, aime avec obstination ce qui souvent n'est point aimable, et ne puisse
aimer par raison ce qui mérite tout son amour!
5. Esclavage. Point de péché qui rende l'homme plus esclave du dé:non. Dans
les premiers siècles de l'Eglise, remarque saint Augustin, cet ennemi de notre
salut attaquait les chrétiens par les persécutions : pourquoi? parce que les chré-
tiens alors vivaient dans une entière pureté de mœurs, et que, ne pouvant s'en
rendre maître par l'amour du plaisir, il tâchait à les vaincre par l'horreur des
supplices. Mais depuis qu'il a trouvé moyen de s'introduire par les voluptés sen-
suelles, toutes les persécutions ont cessé. Car cette voie lui a paru bien plus
courte et plus assurée. Triste esclavage, où gémit si longtemps saint Augustin.
4. Ver de la conscience et trouble. Trouble du côté de Dieu, que l'impudique
envisage comme le juge de ses actions et de sa vie. Dans les autres péchés, on
peut se faire plus aisément une fausse conscience, et le pécheur dans sa fausse
conscience trouve une espèce de repos. Mais l'impureté est un vice trop grossier
pour servir de sujet aux illusions d'une conscience erronée. Ainsi , pour peu
qu'on ait encore de religion , il n'y a point de péché que le remords suive de
plus près. Il est vrai que l'impudique perd assez communément la foi : mais en
quelles incertitudes le jette alors son infidélité même! et cette infidélité ne l'as-
surant de rien et lui faisant hasarder tout, de quel secours lui peut-elle être
pour avoir la paix ? Trouble encore plus sensible du côté de l'objet qu'il adore.
Dans la naissance de cette passion, quel tourment est comparable à celui d'un
esprit blessé qui aime, et qui s'aperçoit qu'il n'est pas aimé ! ou si Ton répond à
ses assiduités, quelles craintes au moins qu'on n'y réponde pas également, qu'on
n'y réponde pas sincèrement, qu'on n'y réponde pas constamment ! Dans le pro-
grès de cette même passion, que ne faut-il pas essuyer? caprices, fiertés, hau-
teurs, légèretés de la part de celle dont on a fait son idole. Surtout si la passion
se tourne en jalousie, comme il arrive presque immanquablement, quel enfer !
Et quelle issue enfin , quel dénouement ordinaire ont ces criminelles intrigues?
La seule vue de l'avenir n'est-elle pas une peine continuelle et toujours présente,
quand on se dit à soi-même, et qu'on se le dit avec assurance : Cette passion
finira ; et le succès le moins fâcheux que j'en puisse attendre, c'est qu'elle finira
par quelque chose de désagréable? Ah ! mon Dieu, nous ne le comprenions pas,
mais nous sommes obligés de le reconnaîire, que vous ne châtiez jamais plus ri-
goureusement le pécheur qu'en le livrant à ses appétits déréglés.
Deuxième partie. Impureté, principe de la réprobation. Opérer la réproba-
tion dans une âme, c'est la conduire à l'impénitence finale. Or il n'y a point de
péché qui semble plus éloigné de la pénitence que l'impureté, et qui par consé-
quent, dans le cours ordinaire, soit plus irrémissible. Je ne dis pas irrémissible
dans le sens que Fa entendu Tertullien, lorsqu'il prétendait que ce péché était
absolument s *ns remède, et que quelques marques de pénitence que donnât le
pécheur, l'Eglise ne le devait et ne le pouvait jamais recevoir; mais j'entends
qu'entre les péchés, il n'y en a point de plus difficile à guérir, et que par ses en-
7Ô4r ANALYSES DES SERMONS.
gagements criminels l'impudique se fait, pour ainsi parler, à lui-même un état
d'impénitence, d'où il pourrait et d'où il ne veut presque jamais sortir. Voilà en
quoi la vérité que j'établis est différente de l'hérésie de Tertullien. Hérésie qui,
tout insoutenable qu'elle est, nous fait toujours connaître de quelle horreur on
était alors prévenu contre le péché que je combats, et combien à l'égard de ce
crime la discipline de l'Eglise était rigoureuse. Hérésie fondée sur des raisons
en elles-mêmes très solides, mais dont rertullicn tira des conséquences outrées.
Sans donc porter la chose si loin, je dis que l'impureté conduit à l'impéni-
tence finale : comment? 1° parce qu'il n'est point de péché qui rende le pécheur
plus sujet à la rechute ; 2° point de péché qui expose plus le pécheur à la ten-
tation du désespoir; 5° point de péché qui tienne le pécheur plus étroitement
lié par l'habitude.
\. Itechute. Je retournerai dans ma maison d'où je suis sorti, dit l'esprit im-
pur : je reprendrai dans cette âme tous les avantages que j'y ai perdus , et le
dernier état où elle se trouvera sera pire que le premier. J'en appelle. Chrétiens,
à votre expérience , et n'est-ce pas là ce qui nous rend vos confessions sus-
pectes quand vous avez recours à nous dans le sacré tribunal?
2. ^Désespoir. Desperantes semetipsos tradiderunt impudicitiœ. Mais de quoi
surtout désespère l'impudique? il désespère de sa conversion, où il voit des dif-
ficultés presque insurmontables. Il désespère de sa persévérance, témoin qu'il
est de ses légèretés passées. Il désespère de Dieu, et il désespère de lui-même :
de Dieu, parce qu'il a si souvent abusé de sa miséricorde ; de lui-même, parce
qu'il a de si sensibles convictions de sa faiblesse.
3. Habitude. Tout y contribue : les occasions beaucoup plus fréquentes , la
facilité de commettre le péché beaucoup plus grande, les impressions qu'il laisse
beaucoup plus fortes, le penchant beaucoup plus violent. Aussi combien voyons-
nous d'impudiques par habitude et par profession qui se convertissent? une Ma-
deleine, un Augustin pénitent, ce sont des espèces de prodiges. Ce n'est pas que
ces voluptueux ne se présentent quelquefois au sacrement de la pénitence ; mais
de la manière dont ils s'y comportent, c'est plus pour leur condamnation qu'ils
s'y présentent, que pour leur justilication. Quand donc ieront-ils pénitence?
Dans cette vie? ils ne s'y déterminent jamais. Dans l'autre? elle est inutile.
A la mort? c'est le péché qui les quitte, et non pas eux qui quittent le péché.
Cela seul me fait comprendre la vérité de cette terrible parole de Jésus-Christ :
Beaucoup d'appelés et peu d'élus. Car l'Apôtre nous apprend que les impudiques
ne seront jamais héritiers du royaume de Dieu, et nous voyons d'ailleurs que le
inonde est plein de ces hommes sensuels et esclaves de leur plaisir.
C'est à vous, Chrétiens, à y prendre garde tandis qu'il est encore temps : car
il est temps encore après tout, et je n'ai point prétendu dans ce discours vous
ôter toute espérance , mais vous engager à une vigilance plus exacte , et vous
portera faire de nouveaux efforts. Nous avons besoin pour cela, Seigneur,
d'une grâce victorieuse et toute-puissante. Grâce que je vous demanderai sans
cesse, à laquelle je me disposerai, à laquelle je répondrai, et que je conserverai
avec soin.
LE LUNDI DE LA TROISIÈME SEMAINE, i
SUR LE ZÈLE. .
Sujet. Jésus-Christ dit aux pharisiens : Sans doute que vous m'appliquerez ce proverbe :
Médecin , guérissez-vous vous-même.
Autant que ce reproche était faible contre Jésus-Christ, autant aurait-il de
force contre nous, si nous voulions nous l'appliquer. Car ne puis-je pas bien
vous dire dans le même sens : Chrétiens, n'ayez point tant de zèle pour les
autres, que vous n'en ayez encore plus pour vous-mêmes; ou plutôt mesurez le
zèle que vous avez pour les autres, sur le zèle que vous devez avoir pour vous-
mêmes? Telle est la solide leçon que je viens vous faire dans ce discours.
Division. C'est le zèle que nous aurons pour nous-mêmes et pour notre propre
ANALYSES 1>ES SERMONS» 705
peFfeciion qui doit autoriser notre zèle pour le prochain : première partie. Rec-
tifier noire zèle pour le prochain : deuxième partie. Adoucir notre zèle pour le
prochain : troisième partie.
Première partie. (Test le zèle que nous aurons pour nous-mêmes et pour
notre propre perfection, qui doit autoriser notre zèle pour le prochain. Ce zèle
et ce ïoin de nous reformer nous-mêmes est le premier de nos devoirs : si donc
nous tournons uniquement notre zèle vers le prochain, c'est un zèle chimérique
et faux. 1° Zèle alors sans autorité de la part de celui qui l'exerce ; 2° zèle sans
elfet de la part cîc ceux envers qui on l'exerce.
1. Zèle sans autorité de la part de celui qui l'exerce : pourquoi? c'est qu'il
n'y a que le non exemple que l'on donne, et le témoignage qu'on se rend d'avoir
commencé par soi-même, qui puisse autoriser une entreprise aussi délicate que
celle de réformer les autres. Vous vous inquiétez ce mille choses que vous pré-
tendez être des abus et des injustices : mais on vous répond que vous avez mau-
vaise grâce de parler si haut contre des désordres étrangers, et de ne pas cor-
riger certains désordres qu'on remarque dans votre conduite, et que vous y
pourriez remarquer. Pourquoi voyez-vous une paille dam l'œil de voire frère, di-
sait le Fils de Dieu, tandis que vous n'apercevez pas une poutre dans le vàlre?
Aussi trouva-t-il mauvais que les pharisiens osassent accuser devant lui celle
femme surprise en adultère. Et pour les confondre, il se contenta de leur dire :
Que celui de vous qui est sans péché jette la première pierre contre elle. Argument
plausible et convaincant dont ils se sentirent si vivement pressés , qu'ils se reti-
rèrent sans rien répliquer.
Mais qu'y a-t-il néanmoins de plus commun dans le monde que ce zèle pha-
risaïque, qui consiste à être régulier pour les autres, et sans régularité pour
soi-même? On peut bien appliquer à ces censeurs si zélés ce que Jésus- Christ
dit à ces femmes de Jérusalem : Ne pleurez point sur moi, mais sur vous-mêmes.
Saint Paul avait peine à comprendre comment celui qui n'a pas soin de sa mai-
son pouvait prendre soin de l'Eglise de Dieu : mais jamais l'Église n'eul tant de
sortes de réformateurs. Je sais quel était le zèle des Saints ; je sais combien
David et après lui saint Bernard étaient touchés des désordres qu'ils voyaient, et
en quels termes ils s'en expliquaient. Mais faisons ce qu'ils ont fait, et nous au-
rons droit de dire ce qu'ils ont dit.
2. Zèle sans effet de la part de celui envers qui on l'exerce. Car comme nous
n'aimons pas à être corrigés, nous nous attachons à examiner ceux qui vou-
draient sous une apparence de zèle prendre l'ascendant sur nous; et le moindre
faible que nous y découvrons nous sert de prétexle pour éluder leurs remon-
trances. De là vient que ceux qui par olïice sont chargés de répondre des autres
et de les conduire, ont une obligation spéciale de travailler d'abord à se réfor-
mer eux-mêmes. De là vient que l'Apôtre, parlant des pasteurs des âmes, veut
qu'ils soient irrépréhensibles. Non pas qu'on ne dût toujours leur obéir, quand
même ils seraient moins réglés, puisque leur caractère est indépendant du mé-
rite de leur vie : mais le commun des hommes n'est ni assez spirituel, ni assez
équitable pour faire celle précision. Que ne peut point, pour la gloire de Dieu
et pour le bien du prochain, un homme exemplaire et sans reproche? Mais qu'un
père violent fasse à son fils des leçons de modération, qu'une mère évaporée et
mondaine prêche à sa fille la retraite, quel succès en peut-on attendre?
Deuxième partie. C'est le zèle que nous aurons pour nous-mêmes et pour
notre perfection , qui doit rectifier notre zèle pour le prochain : 1° par rapport
à notre raison , parce qu'il se peut faire que ce ne soit pas un zèle selon la
science ; 2° par rapport à noire cœur, car il arrive souvent que ce n'est pas
un zèle selon la chanté.
1. Par rapport à noire raison. Souvent notre zèle n'est qu'un zèle erroné,
un zèle bizarre , un zèle borné. Zèle erroné : tel a élé celui de tant d'héré-
tiques, qui ont voulu reformer l'Eglise. S'ils avaient eu au même temps un
autre zèle, je veux dire le zèle de leur propre sanctification , et s'ils s'étaient
d'abord appliqués à réformer leur orgueil et leur opiniâtreté, la passion ne les
eut pas fait tomber en de si funestes égarements. Zèle bizarre, qui veut régler
t. i. 4a
706 ANALYSES DES SERMONS.
tout le monde par ses idées particulières et quelquefois extravagantes , et qui
par là même renverse tout. Le remède serait de se précautionner d'abord contre
soi-même, et contre cet esprit de singularité qu'on suit en aveugle, et dont on
se fait même un prétendu mérite. De là , zèle borné et limité : ce qu'on a jugé
hon et saint , on veut qu'il soit bon et saint pour toutes sortes de personnes ; et
hors du plan de réforme qu'on a conçu , tout paraît désordre et relâchement.
Mais Dieu n'a-t-il point d'autres idées du bien que celles que vous proposez? Il
aurait fallu de bonne heure vous élever l'esprit , et vous faire une plus grande
âme, une âme capable d'estimer le bien ptrtout où il est, et de quelque part
qu'il vienne.
2. Par rapport à noire cœur. Souvent nous prenons pour zèle ce qui est cha-
grin , inquiétude , intrigue ; envie , ambition , intérêt. Mais qu'un homme se soit
avant toutes choses étudié lui-même pour connaître les plus secrets mouvements
de son cœur , et qu'il se soit fait de saintes violences pour les régler, alors il
sera en état de distinguer quel esprit l'anime dans son zèle , et de le réduire
aux termes de la raison et de l'équité.
Troisième parti 12. C'est le zèle que nous aurons pour nous-mêmes et pour
notre propre perfection, qui doit adoucir notre zèle pour le prochain. Le zèle ,
s'il n'est tempéré, nous parle à une sévérité outrée; sévériié que le Sauveur
du monde condamna dans ces deux disciple^ qui lui demandèrent qu'il fît des-
cendre le feu du ciel sur les Samaritains. L'Apôtre et tous les hommes aposto-
liques ont donc cru devoir humaniser leur zèle , et lui donner un certain aurait
d'où dépend son efficace et sa force. Or, je l'ai dit, le correctif infaillible et
sûr d'un zèle trop impétueux et trop vif pour les autres , est le zèle qu'on doit
avoir pour soi-même.
Car un homme zélé pour soi-même , quelque bien qu'il envisage hors de soi ,
a toujours en vue de ne perdre jamais la charité. Or la charité a toutes les qua-
lités qui peuvent modérer et adoucir notre zèle à l'égard du prochain. Le zèle
pour le prochain est naturellement impatient : on en voudrait voir d'abord le
succès ; mais la charité est patiente , surtout quand on considère avec quelle pa-
tience le Dieu de la charité en use lui-même à notre égard.
Comme notre zèle est impatient, il devient dur, fâcheux , mortifiant , plein
d'amertume. De vous dire que le zèle du Sauveur du monde n'a point été de
cette nature, et que c'est par un zèle tout différent qu'il a gagné les cœurs , ce
serait une espèce de démonstration dont il n'y a personne qui ne dût être tou-
ché. Mais laissant toute autre preuve, je m'en tiens au même principe : car la
charité est douce , surtout quand on pense avec quelle douceur nous voulons
qu'on nous traite nous-mêmes , quelle est la faiblesse des malades dont nous
entreprenons la guérison , et qu'un zèle enfin sans condescendance et sans
ménagement ne sert qu'à leur donner horreur du remède , et qu'à les rebuter.
Cei te charité demande bien des réflexions, et un grand empire sur soi-même ;
j'en conviens : mais souvenez-vous qu'il s'agit du salut de votre frère. Allumez,
Seigneur, dans nos cœurs ce feu divin , ce saint zèle dont brûlait votre Pro-
phète , et dont vous avez brûlé vous-même sur la terre.
LE MERCREDI DE LA TROISIÈME SEMAINE.
SUR LA PARFAITE OBSERVATION DE LA LOI.
Sujet. Des docteurs et des pharisiens venus de Jérusalem s'adressèrent à Jésus-Christ, et lui
dirent : Pourquoi vos disciples violent-ils les traditions des anciens? Mais il leur répondit :
Pourquoi vous-mêmes violez-vous le commandement de Dieu pour suivre votre tradition?
Nous tombons dans un désordre tout opposé à celui des pharisiens. Car le
dé>" °, des pharisiens était de s'attacher aux petites choses et de négliger les
et le nôtre est de nous borner quelquefois tellement aux grandes , que
ms pouvoir impunément mépriser les petites. Or , sans parler des
mais de nous-mêmes , j'entreprends de vous faire voir dans ce dis-
^ manquer volontairement et habiiuellcmenl aux moindres devoirs,
ANALYSES DES SERMONS. 707
c'est s'exposer à violer bientôt et en mille rencontres les plus grands préceptes
de la loi. Compliment à la reine.
Division. L'homme est orgueilleux , et il est aveugle. Son orgueil le porte à
l'indépendance, et lui donne un penchant secret à s'affranchir de la loi. Son
aveuglement l'empêche de bien connaître ses devoirs , et de bien discerner ce
qu'il y a de plus ou de moins essentiel dans la loi. Or je dis que de s'assujettir
aux moindres obligations de la loi , c'est un préservatif nécessaire , et pour ré-
primer l'orgueil de notre cœur : première partie ; et pour corriger les erreurs
de notre esprit , ou pour en prévenir les suites funestes : deuxième partie.
Prrmière partie. Fidélité aux moindres obligations de la loi, préservatif né-
cessaire conire l'orgueil de notre cœur. A remonter jusqu'à la source de la cor-'
ruption de l'homme , il est évident que le premier de tous les désordres, c'est
l'orgueil ; et que le premier effet de l'orgueil , c'est l'amour de l'indépendance
et de la liberté. Cependant il y a des lois d'une autorité si vénérable et d'une
obligation si bien fondée dans les principes de la raison , que quelque passion
que nous ayons pour la liherlé , nous ne pouvons presque nous départir de l'at-
tachement respectueux et de la soumission qu'elles exigent de nous ; et ces lois
sont celles de la religion et de la conscience. Voilà donc comme une espèce de.
combat dans l'homme entre son orgueil et sa raison : sa raison , qui veut qu'il
se soumette ; et son orgueil , qui ne le veut pas. Qui l'emporte des deux? ni l'un
ni l'autre, si nous avons égard aux commencements , parce que d'abord ils sont
presque l'un et l'autre d'égale force. Mais voici ce qui arrive quand l'homme
commence à quitter Dieu : c'est qu'il observe les grandes choses avec quelque
fidélité, et qu'il ne se fait plus une règle de garder les petites. Pour ne pas ab-
solument se soustraire à la loi de Dieu , il se soumet aux premières ; et pour ne
pas aussi captiver entièrement sa liberté , il néglige les autres. De là que s'en-
suit-il ? c'est que par cette liberté présomptueuse, ou pour mieux dire par ce li-
bertinage qui lui fait négliger certaines obligations moins importantes et moins
étroites, il vient entin à tout entreprendre conire la loi de Dieu.
En effet, dit saint Bernard , le Juste par état et le pécheur par état marchent
de telle sorte dans ie chemin ou du vice ou de la vertu , qu'ils n'en sont pas
même fatigués. Mais il y en a qui souffrent , et ce sont ces chrétiens imparfait
qui voudraient tenir le miiieu , c'est-à-dire qui voudraient secouer le joug de la
conscience et de la religion dans les petites choses, et qui ne voudraient pas le
rompre dans les grandes. Car ils ont à souffrir de tous les côtés : du côté de la
grâce, à laquelle ils résistent; et du côté de la passion, qu'ils ne satisfont pas
pleinement. Or, prenez garde , poursuit saint Bernard : comme cet état est un
état de violence , il ne peut pas durer. Bientôt la passion et l'amour de la liberté
prévaut ; et voilà d'où sont venus presque tous les scandales et tous les désordres
qui ont éclaté dans le monde.
De là, les grands attentats de rhérésie. Exemple de Luther. Son obstination
à refuser de se soumettre sur un point qui du reste n'était pas essentiel dans la
religion , et qui regardait les indulgences , lit dans la suite , de ce catholique et
de ce religieux , un apostat et un hérésiarque.
De là, les prodigieux égarements de l'impiété. Par où tant d'impies ont-ils
commencé à perdre la foi? par quelques railleries de certaines dévolions popu-
laires , ou par quelque autre principe qui leur semblait aussi léger , et qui pou-
vait l'être.
De là , Tes affreux relâchements de la discipline de l'Eglise. Ils ne se sont pas
introduits tout à coup par un soulèvement subit et général des iidèles, et par
une rébellion formée contre les saintes lois que l'Eglise leur prescrivait ; mais
suivant la remarque de saint Bernard, par des exemptions en apparence respec-
tueuses, que chacun sous divers préiextes a voulu s'accorder, ou même a su
obtenir des puissances supérieures au préjudice du droit commun. Dispenses
dont le même Père se plaignait si bautement dans une lettre qu'il en écrivit à
un grand pape.
De là , la ruine particulière de tant d'âmes. Car on ne se pervertit pas dans
un moment ; mais il y a , dit saint Grégoire pape , un apprentissage pour le vice
708 ANALYSES DES SERMONS.
comme pour la verlu , et c'est par la vanité que nous nous laissons conduire à
l'iniquité : A vanitaîe ad iniquitalem. Une parure immodeste , une lecture
agréable, mais dangereuse, une conversation libre, un commerce honnête en
apparence avec telle personne, voilà la vanité : mais c'est ce qui vous remplira
de l'amour de vous-même et de l'amour du monde, ce qui vous retracera dans
l'esprit les plus sales idées , ce qui fera naître dans votre cœur les désirs les plus
criminels , enfin ce qui allumera dans vous une passion dont vous ne serez
presque plus le maître , et qui vous emportera aux derniers excès.
C'est à quoi vous ne pouvez trop prendre garde. Il est vrai que pour observer
jusques aux moindres devoirs, il en doit coûter bien des violences; mais l'E-
vangile ne nous enseigne point d'autre voie du salut que la voie étroite , et Jé-
sus-Christ nous avertit qu'il faut l'aire effort pour entrer dans le royaume des
cieux. N'espérons pas d'en élargir la porte ; mais disons plutôt : Le chemin du
salut est étroit , je dois donc aussi resserrer ma conscience. Car il n'y a point
de danger pour moi à me restreindre dans les bornes de mon devoir, au lieu
que je dois tout craindre si je viens jamais à les franchir. Je ne puis être trop
soumis à Dieu ; mais je cours risque de me perdre, si je ne le suis pas assez.
Ah ! Chrétiens , on cherchait autrefois des remèdes pour bannir les scrupules
du monde ; et moi je voudrais que ce qui s'appelle le monde lût aujourd'hui
rempli de scrupules.
Deuxième partie. Fidélité aux moindres obligations de la loi , préservatif né-
cessaire contre l'aveuglement de notre esprit. Hien où les hommes soient plus
sujets à se tromper qu'en ce qui regarde la conscience et la religion. Si donc
nous n'apportons un soin extrême à nous préserver des illusions où notre aveu-
glement peut nous conduire, il est immanquable que nous nous y tromperons.
Et comment? non pas, dit saint Dernard , en supposant pour grandes les fautes
qui sont légères de leur nature ; car il est rare que nos erreurs nous mènent
là : mais en supposant pour légères celles qui sont en effet grièves et impor-
tantes. Illusion très-commune. Et parce que celle ignorance ne nous justifie
pas, et que c'est un aveuglement, ou affecté par malice, ou formé par négli-
gence, on se précipite, sans y penser , dans l'abîme de perdilion.
Mais qu'un homme se fasse une loi de ne rien négliger, jusqu'aux plus petits
devoirs, cette loi le met. à couvert de tout : et quand il serait du reste rempli
d'erreurs, il ne s'égarera jamais, parce que la loi qu'il s'est prescrite lui ser-
vira de guide.
Nous n'avons que trop d'exemples qui nous montrent que le relâchement sur
certains poinls estimés peu nécessaires, est un des pièges les plus dangereux
pour nous surprendre, et pour nous faire tomber dans les plus grands désordre*.
que la mouche n avait pas
l'autre, lui fit enfin avouer que Dieu n'était pas le créateur de l'homme. Exem-
ple de l'hérésie arienne. Sur quoi roulait alors tout le schisme du monde chré-
tien? sur un seul mot, savoir : si le Verbe devait être appelé consubstantiel h
son Père, ou semblable en substance. Qu'importe? disaient les uns, peu éclai-
rés; une différence si légère doit-elle troubler le repos de l'Eglise? Mais saint
Athanasc , mieux instruit , leur faisait voir qu'en négligeant un seul mol , ils
ruinaient tout le fondement de la religion chrétienne. Et n'est-ce pas ainsi qu'en
mille rencontres les ennemis de l'Eglise, pour éluder ses décisions sur certain
articles, les ont traités de questions vaines cl inuliles?
Que n'ai-je le temps d'appliquer aux uœurs ce que j'ai dit de la foi ! Combien
de péchés toujours griefs dès qu'ils sont volontaires, l'ignorance nous fait-elle
mettre au nombre des petits péchés? Combien d'autres donl nous mesurons la
grièvelé ou la légèreté , non suivant ce qu'ils sont en effet dans les conjonctures
présentes, mais selon nos idées et les désirs de notre cœur? Exemples de ces
deux genres de péchés.
Le remède, ô Dieu, c'est de ne me permettre jamais quoi que ce soit qui puisse
en quelque sorte blesser votre loi. Auuemen! ma perte est inévitable. Car pour
ANALYSES J>KS SERMONS. 700
me garantir des chutes fatales dont je suis menacé, il faudrait, ou que je ne
fusse plus exposé aux erreurs de mon esprit, ou qu'une étude constante et assi-
due suppléât aux lumières qui me manquent. Or je ne puis espérer l'un, ni
compter sur l'autre. Le plus court et le plus sûr est de m'interdire tout péché.
Alors je n'aurai plus besoin, quand il s'agira de votre loi, de l'examiner de si
près. Je pourrai compter sur vous et sur moi-même : sur vous , parce que vous
n'abandonnez point une Ame fidèle , sur moi-même, parce que j'aurai le plus
assuré préservatif contre la fragilité et le penchant de mon eœur.
Heureux, mes Frères, si vous entiez dans ces sentiments ! Mettez-vous en
état par là d'entendre de la bouche de Jésus-Christ cette consolante parole :
Bon serviteur , vous avez été fidèle en peu de choses, prenez possession de mon
royaume céleste, et goûtez-y une félicité éternelle.
LE JEUDI DE LA TROISIÈME SEMAINE.
SUR LA RELIGION ET LA PROBITE.
SUJET. Tous ceux qui avaient des malades de diverses maladies les amenaient à Jésus, et
il les guérissait tous en les touchant. Or les démons sortaient de plusieurs possédés, criant
et disant : Vous êtes le Fils de Dieu. Mais il les reprenait, et ne leur permettait pas de
parler, parce qu'ils savaient qu'il était le Messie.
C'est le témoignage que rendaient les démons au Fils de Dieu : mais témoi-
gnage que ce Dieu-Homme méprise et qu'il rejette , parce que ce n'était qu'un
témoignage forcé, et que tandis qu'ils semblaient l'honorer d'une part, ils le
blasphémaient de l'autre et le renonçaient. En vain donc rendons-nous à Dieu
un culte apparent , si dans la pratique nous démentons par nos mœurs ce que
nous confessons de bouche , et si nous n'en devenons pas plus fidèles à nos de-
voirs. Je dis même aux devoirs les plus communs de la société , et les plus ordi-
naires dans l'usage de la vie et le commerce du monde. C'est ce qui m'emgage
à vous faire voir dans ce discours le rapport nécessaire qu'il y a entre la reli-
gion et la probité.
Division. Quoique la probité, selon le monde, et la religion, soient très-
différentes, et dans leurs principes, et dans leur objet, et dans les fins qu'elles
se proposent, la liaison néanmoins est si étroite entre l'une et l'autre, qu'à les
prendre dans toute l'étendue qu'elles doivent avoir , on peut dire absolument
qu'elles sont inséparables. Point de probité sans religion : première partie. Point
tic religion sans probité : deuxième partie.
Première partie. Point de probité sans religion : pourquoi? 1° parce qu'il
n'y a que la religion qui puisse cire un principe universel et un fondement so-
lide de tous les devoirs de la probité. 2° Parce que tout autre motif que celui
de la religion n'est pointa l'épreuve de certaines tentations, où la vraie probité
se trouve sans cesse exposée. 5° Parce que quiconque a secoué le joug de la re-
ligion , n'a plus de peine à s'émanciper de toutes les autres lois qui pouvaient le
retenir dans l'ordre, ni à se défaire de tous les engagements qu'il a dans la so-
ciété humaine , et sans lesquels la probité ne peut subsister.
1. La religion est le seul principe sur quoi tous les devoirs qui font la vraie
probité peuvent être solidement établis. Car c'est la religion, dit saint Thomas,
qui nous lie à Dieu ; et c'est en Dieu , comme dans leur centre , que sont réunis
tous les devoirs qui lient les hommes entre eux par le commerce d'une étroite
société. Ainsi, en vertu de la loi que j'ai reçue et que je me fais de servir Dieu ,
je rends à chacun , par une conséquence nécessaire , tout ce qui lui est dû ,
parce qu'en Dieu seul je trouve ce qui m'oblige à tout cela.
En effet , c'est cette vue de Dieu et de sa loi , celte vue de conscience , qui
fait que je me soumets et que je ne manque à rien. Et voilà la preuve dont se
servait Terlullien pour convaincre les païens qu'ils devaient regarder notre reli-
gion comme une religion utile à la sûreté et au bien commun. Car c'est celle
religion , leur disait-il , qui nous apprend à prier pour vos Césars , à servir fidè-
lement dans vos armées, à payer exactement et sans fraude les tributs et les
710 ANALYSES DES SERMONS.
impôts publics. Et certes, si dons un état toutes choses se traitaient selon les
lois du christianisme , quel ordre n'y verrait-on pas et quelle paix?
Mais que le principe de la religion , ce premier mobile , vienne une fois à être
détruit ou altéré dans un esprit , plus de règle ni de conduite , plus d'honnêteté
de mœurs, du moins constante et générale. Car sur quoi serait-elle fondée?
Sur la raison? Mais qu'est-ce que Ja raison corrompue par le péché et affaiblie
par les passions? et quels scandales arriveraient, si chacun, selon son caprice
et selon son sens, se faisait l'arbitre de ce qu'il peut, de ce qu'il doit, de ce qui
lui appartient , de ce qui lui est permis? C'est pour cela que dans les affaires du
inonde, dans les traités, on exige des serments, qui sont des protestations pu-
bliques et solennelles de religion : preuve, dit saint Chrysostoiae , que sans le
sceau de la religion , on ne croit pas pouvoir compter sur ta raison des hommes.
J'en appelle à votre propre sentiment. Qui de vous voudrait que sa vie et sa
fortune fussent entre les mains d'un homme sans religion? Un athée même se
confiera plutôt à un homme qui a de la religion , qu'à un impie comme lui.
Vous me direz qu'indépendamment de la religion , il y a un certain amour de
la justice que la nauire nous a inspiré. Mais sans examiner quel serait cet amour
de la justice , y aurait-il beaucoup d'hommes dans le monde qui s'en piquassent,
s'ils étaient persuadés qu'il n'y a ni Dieu ni religion? Je me regarderais alors
moi-même comme ma fin, et, par une conséquence nécessaire, je rapporterais
tout à moi , et je croirais avoir droit de sacrilier tout pour moi. Et c'est ici que
je dois vous faire remarquer l'extravagance de cette politique malheureuse dont
un faux sage de ces derniers siècles s'est glorifié d'être l'auteur. Politique qui ne
reçoit point de religion, qu'autant qu'il en faut pour bien faire son personnage
selon le monde , et qui n'en retient que l'apparence et la figure. Sans employer
bien d'autres preuves contre une si détestable maxime, je me contente de dire
que cette damnable politique se détruit par elle-même. Car elle reconnaît au
moins la nécessité d'une religion apparente pour contenir les peuples dans le
devoir , et par là même elle convient que la raison seule n'est pas capable d'en-
tretenir dans le monde celle probité qui le doit régler. D'où je conclus , moi ,
la nécessité d'une vraie religion , puisque la vraie probité ne peut être fondée
sur le mensonge.
2. Tout autre motif que celui de la religion n'est point à l'épreuve de cer-
taines tentations délicates où le devoir et la probité se trouvent sans cesse ex-
posés. J'appelle tentations délicates , lorsque l'intérêt et la justice sont en com-
promis, et qu'on peut aux dépens de l'une ménager l'autre. N'est-ce pas là que
nous voyons tous les jours la raison succomber, si elle n'est soutenue par la
religion? et de là tant de désordres dans tous les états et toutes les conditions
de la vie , parce que dans tous les états et toutes les conditions il y a peu de
religion.
Aussi quand le démon vint tenter Jésus-Christ, par où ce Dieu-Homme sur-
monla-t-il la tentation? par la religion : Dominum Deum tuurn adorabis. Au con-
traire, manquons de religion, il n'y aura point de tentation, point d'intérêt
qui ne nous surmonte. Et cela est encore plus vrai d'un déserteur de la foi ,
lequel , après avoir eu autrefois de fa religion , n'en a plus maintenant. Car que
ne peut-on pas craindre d'un homme qui s'est défait de la crainte de son Dieu?
3. Un homme sans religion n'a donc plus de peine à s'émanciper de toutes
les autres lois qui pouvaient le retenir dans l'ordre, ni à renoncer aux engage-
ments les plus inviolables qu'il a dans la société humaine , et sans quoi la pro-
bité ne peut subsister. Engagements de dépendance , engagements de justice ,
engagements de fidélité, engagements même du sang et de la nature. Ce qui
apprend aux rois et à tous les maîtres du siècle à ne point souffrir auprès d'eux
de libertins. Ce qui nous apprend à les combattre nous-mêmes, ou à les fuir.
Honorons notre religion. Tandis qu'elle subsistera dans nous , Dieu sera avec
nous; ou si le péché nous le fait perdre , nous aurons toujours une voie pour
le retrouver. Mais si nous laissons éteindre celte lumière, quelle sera notre
ressource ?
Deuxième partie. Point de religion sans probité , je dis de vraie religion.
ANALYSES DES SERMONS. 711
Car toute notre religion sans la probité n'est 1° qu'un fantôme de religion ,
2° qu'un scandale de religion.
i. Fantôme de religion. Si quelqu'un de vous, disait saint Jacques, croit
avoir de la religion , et, que néanmoins il ne réprime pas sa langue , qu'il sache
que sa religion est vaine : Hnjus varia est reiigio. Or, si l'Apôtre a pu parler
ainsi de la médisance, que sera-ce de mille désordres encore plus essentiels qui
détruisent entièrement la probité dans le commerce des hommes, et que cer-
tains hommes prétendraient néanmoins pouvoir accorder avec la religion ?
Comme la grâce suppose la nature, et que la foi est entée pour ainsi dire sur
la raison , aussi la religion a-t-elle pour base la probité. Car elle veut , dit saint
Jérôme , un sujet digne d'elle et digne de Dieu. Etre juste, être fidèle , être dé-
sintéressé , être sans reproche dans l'estime du monde ; et pour soutenir, pour
sanctifier toutes ces vertus , avoir de la religion et être chrétien , voilà l'ordre
invariable, et auquel il faut que la religion se conforme. Sans cela Dieu réprouve
votre culte; et comment agréerait-i! ce qui même devant les hommes est con-
damnable? Mais nous renversons cet ordre , et nous nous formons de grandes
idées de religion qui ne sont appuyées sur rien , parce qu'en même temps nous
négligeons les premiers devoirs de la fidélité et de la justice. Qu'est-ce que cela ,
sinon un fantôme?
2. Scandale de religion. Car c'est ce qui expose la religion au mépris et à la
censure, ce qui donne au libertinage une espèce de supériorité et d'ascendant
sur elle. Je sais qu'il faudrait distinguer la religion, de ceux qui la professent ;
mais le monde est-il assez équitable pour faire cette distinction? Quand donc
on voit des chrétiens sans probité , c'est-à-dire intéressés , colères , violents ,
vindicatifs, impitoyables, dissimulés, artificieux, fourbes, imposteurs , quel
avantage l'impiété n'en tire-t-elle pas?
Mais ayons de la probité, soyons bienfaisants, doux, affables, prévenants,
humbles , intègres, modestes, patients, sans détours, sans artifices, sans os-
tentation , sans hauteur , c'est ce qui édiliera plus le monde que toutes nos
ferveurs et toutes nos pénitences. Tel est, Seigneur, le témoignage que vous
attendez de nous : et quelle honîe pour un chrétien de ne pas faire au moins en
partie, parla pureté de ses mœurs , ce quêtant de martyrs ont fait par leur
inébranlable constance au milieu des plus rigoureux tourments !
LE VENDREDI DE LA TROISIÈME SEMAINE.
SUR LA GRACE.
Sujet. Jésus lui repondit : Si vous connaissiez le don de Dieu!
Ce don de Dieu que ne connaissait pas encore la femme samaritaine , c'est la
grâce. Don précieux que nous ne connaissons pas assez nous-mêmes, et que
nous ne prenons pas soin de connaître : d'où vient que souvent nous le recevons
en vain. Il est donc important de vous en donner une juste idée, et c'est à quoi
je vais travailler dans ce discours.
Division. Disposer tout avec douceur et tout exécuter avec force , ce sont les
deux excellentes propriétés que l'Ecriture attribue à la sagesse. Or ce que
l'Ecriture nous dit de la sagesse de Dieu , je puis le dire également de la grâce ,
puisque la grâce dont je parle n'agit en nous que comme l'instrument de cette
sagesse souveraine, qui est en Dieu la cause principale de notre salut. Douceur
de la grâce : première partie. Force de la grâce : deuxième partie. L'une et
l'autre paraît dans la conversion de la Samaritaine.
Première partie. Douceur de la grâce. C'est par là que la grâce touche le
pécheur, et qu'elle devient victorieuse. Or cette douceur consiste : 1° en ce que
la grâce nous attend ; 2° en ce qu'elle prend les temps et les occasions favo-
rables pour nous gagner; 5° en ce qu'elle est toujours la première à nous pré-
venir; 4° en ce qu'elle nous demande ce qu'elle veut obtenir, et qu'au lieu
de le demander avec empire, elle ne l'obtient que par voie de sollicitation et
712 ANALYSES DES SERMONS.
d'invitation; 5° en ce qu'elle s'accommode à nos inclinations et aux qualités de
noire esprit; 0° en ce qu'elle ne nous engage à rien de difficile où elle ne nous
fasse trouver de l'aurait, et dont, malgré nos répugnances , elle n'excite en
nous le désir. C'est ainsi que le Fils de Dieu convertit la Samaritaine.
1. La grâce nous attend. Voyez Jésus-Christ fatigué, et assis sur le bord
d'une fontaine. Qu'allend-il ? une pécheresse. De quoi est-il fatigué? non seule-
ment du chemin qu'il a l'ait , mais d'avoir si longtemps supporté cette âme cri-
minelle dans ses dérèglements. Cependant il ne se rebute point , et il est encore
résolu de l'attendre. Or combien y a-t-il de pécheur que Dieu attend de la sorte ?
Il n'y a que la patience d'un Dieu qui puisse aller jusque là. Celle des hommes,
qui n'a pas plus d'étendue que la petitesse de leur cœur , et bientôt à bout ; mais
Dieu est patient, dit saint Augustin , parce qu'il est éternel, parce qu'il est
fort , parce qu'il est Dieu. Du reste , le pécheur doit-il se faire de la patience de
Dieu une raison pour différer sa pénitence? A Dieu ne plaise ! Car est-il rien
de plus impie que de se prévaloir de la grâce de Dieu contre Dieu môme? D'ail-
leurs , il y en a que Dieu n'attend pas , ou du moins qu'il n'attend que jusques
à un certain terme qui nous est inconnu ; et rien ne doit plus l'engager à ne
nous pas attendre, que l'espérance présomptueuse dont nous nous (laitons qu'il
nous attendra.
2. La grâce prend les temps et les occasions favorables pour nous gagner.
Ainsi le Sauveur du monde, pour traiter avec la Samaritaine , prend le temps
où elle doit venir selon sa coutume puiser de l'eau. Non pas que Dieu ail be-
soin de ces ménagements; mais c'est dans ces ménagements que nous devons
admirer sa bonté. C'est en cela même aussi que de savants théologiens ont fait
consister l'efficace de la grâce, fondés sur ces paroles de l'Ecriture : Tempore
accepto exaudivi te, et in die salutis adjuvite. Y a-l-il un pécheur converti qui
n'atiribue en partie sa conversion à certains rencontres, et qui ne se souvienne
que ce fut là que Dieu lui ouvrit les yeux et lui parla au cœur? Exemple de saint
Augustin. Il est donc de notre sagesse d'observer ces occasions, et de ne les pas
manquer. Mais si telle occasion , dites-vous, est une occasion de salut, et que
Dieu y ait attaché la grâce de ma conversion, il est sûr que je me convertirai.
Je le veux ; mais il n'est pas moins sûr que vous ne vous convertirez jamais sans
un bon usage de cette grâce et de l'occasion où elle vous est préparée.
3. La grâce est la première à nous prévenir. C'est dans la doctrine des Pères
ce qu'elle a de plus essentiel : car si je la pouvais prévenir , dès là elle ne serait
plus grâce, puisqu'elle supposerait en moi le mérile de l'avoir prévenue. Ainsi
le Fils de Dieu prévient cette femme de Samarie : il l'aborde , il lui parle. Ainsi
veut-il bien encore prévenir tous les jours de viles créatures, et les rechercher
lors même qu'elles s'éloignent de lui. Mais du moins, Seigneur, puisque vous
voulez bien commencer, ne répondrai je point à votre amour? Oui, mon Dieu,
cette bonté prévenante sera désormais pour moi le plus puissant motif d'une
reconnaissance et d'une fidélilé inviolable.
4. Ce que veut obtenir la grâce, elle nous le demande ; et au lieu de le deman-
der avec empire , elle ne l'obtient que par voie de sollicitation et d'invitation. Le
Sauveur du monde pouvait obliger la Samaritaine à lui rendre d'abord une obéis-
sance forcée : mais il la prie de l'écouter et de le croire : Mulier , crede milri.
Je dis plus : Dieu par sa grâce nous demande peu , pour nous donner beaucoup.
Que demande Jésus-Christ à la Samaritaine? un peu d'eau. Que lui promet-il?
une eau salutaire et vivifiante , qui rejaillira jusque dans la vie éternelle. Que
nous demande la grâce? souvent presque rien. Mais ce peu qu'elle nous de-
mande , cette petite victoire , nous met en état de recevoir la plénitude des dons
célestes et d'éprouver toutes les miséricordes du Seigneur.
5. La grâce même s'accommode à nos inclinations et aux qualités de notre
esprit. La Samaritaine était curieuse, et se piquait d'être savante : Jésus-Christ
ne dédaigne point de s'entretenir avec elle sur les plus hauts mystères de la re-
ligion. Sommes-nous ardents et agissants, la grâce nous sanctifie par le zèle.
Sommes-nous tendres et affectueux, elle nous" sanctifie par un amour sensible
pour Dieu. Sommes-nous d'une humeur facile et condescendante , elle rectifie
ANALYSES DES SERMONS. 713
cette facilité d'humeur , et la convertit en charité pour le prochain : Muliiformis
graliœ Dei.
(>. La grâce ne nous engage à rien de difficile, où elle ne nous fasse trouver
de l'attrait, et dont, malgré' nos répugnances, elle n'excite en nous le désir. Il
est vrai que Dieu , par cette grâce nous oblige à renoncer au monde; mais c'est
après nous en avoir fait connaître par sa grâce même la vanité et le danger. Il
est vrai que celte grâce m'oblige à faire pour Dieu des choses contraires à fa
nature, et quelquefois très-pénibles; mais elle m'y porte par la grandeur des
motifs qu'elle me propose, et par l'espérance des biens inestimables qu'elle me
promet. Si vous saviez , dit Jésus-Christ à cette femme de notre évangile , quel
est celui qui vous parle, et ce que vous pouvez attendre de lui !
Telle est la conduite de la grâce. Telle doit être par proportion la nôtre ,
prêtres du Seigneur , dans le saint ministère que nous exerçons pour la conver-
sion et le salut des âmes. Ce ne sera point par Pautorité, ni même par l'habileté,
mais par notre douceur, que nous les gagnerons. Je ne dis pas qu'il ne faille
point user de sévérité; mais je dis que ce doit être une sévérité discrète , une
sévérité compatissante, une sévérité qui se fasse aimer, et qui rende le joug
de Dieu supportable.
Deuxième partie. Force de la grâce. Il m'a toujours paru , et il me paraît en-
core qu'une des preuves les plus convaincantes de la vérité de notre foi , est
de voir ce que la grâce opère quelquefois en certaines âmes : et quand je n'en-
visagerais que la conversion de la Samaritaine , je conclurais sans hésiter qu'il
y a un principe surnaturel qui agit en nous : Digitus Dei est lue. Double miracle
de la vertu toute-puissante de la grâce dans cette conversion , l'un par rapport
à l'esprit , l'autre par rapport au cœur : 1° miracle de la grâce dans la victoire
qu'elle remporte sur l'esprit de la Samaritaine; 2° miracle de la grâce dans le
changement qu'elle fait du cœur de la Samaritaine ; 5° l'un et l'autre , miracles
de la grâce opérés d'une manière toute miraculeuse.
1. Miracle de la grâce et de sa force dans la victoire qu'elle remporte sur
l'esprit de la Samaritaine. C'était tout ensemble une infidèle et une hérétique.
Or vous savez l'extrême difficulté, pour ne pas dire l'impossibilité morale, de
réduire un esprit, surtout l'esprit d'une femme , quand elle est de ce caractère.
C'est néanmoins ce que la grâce opère aujourd'hui. Jésus-Christ ramène d'abord
celte femme de Satnarie à la pureté du cuîle juif ; et il en fait ensuite une chré-
tienne. Hœc mutatio dexterœ Excelsi.
2. Miracle de la grâce et de sa force dans le changement du cœur de la Sama-
ritaine. Elle était impudique et déréglée dans ses mœurs. Elle vivait dans un
concubinage public. Elle y était depuis longtemps , et elle en avait contracté
l'habitude. Or s'il y a une maladie difficile à guérir, c'est celle-là. Mais celte
pécheresse, celte prostituée, cette femme esclave des plus sales passions , est
enfin purifiée et sanctifiée. Hœc mutaiio dexterœ Excelsi.
3. Miracles opérés d'une manière toute miraculeuse. Ils ne coûtent au Sauveur
du monde qu'un moment. Il ne dit qu'une parole à la Samaritaine : Ego sum,
C'est moi : et tout à coup la voilà convaincue, la voilà touchée, la voilà pénétrée
des plus saints et des plus vifs sentiments de pénitence. Elle ne voit point faire
de miracles à Jésus-Christ; et cette conversion sans miracles n'est-elle pas le
plus grand miracle? Elle ne se convertit point à lui comme la Chananéenne ,
parce qu'il a délivré sa fille du démon ; ni comme l'hémorroïsse , parce qu'il lui
a rendu la santé : mais elle se convertit , elle s'attache à lui pour lui seul. Enfin
elle ne se contente pas de le connaître , elle le fait connaître aux autres ; et de
pécheresse qu'elle était , dit saint Grégoire pape , elle se trouve transformée en
apôtre. Hœc mutatio dexterœ Excelsi.
Quelle conclusion ? Espérons tout de la grâce ; et , quelques efforts qu'il y ait
à faire pour retourner à Dieu , prenons confiance. Si Dieu par sa miséricorde
vous a relire de l'état du péché, imitez le zèle de la Samaritaine, et travaillez
comme elle à ramener autant de pécheurs que votre exemple est capable d'en
attirer, mais surtout ceux qui furent les complices de votre désordre. Dites-leur,
comme David pénitent : Venile, audite, et narrabo quanta fecit animai meœ :
71-4 ANALYSES DES SERMONS.
Venez, écoutez , et je vous raconterai ce que le Seigneur a fait pour moi , et ce
qu'il veut faire pour vous. Inspirez-nous ce zèle, ô mon Dieu, et remplissez-
nous pour cela de votre esprit , de cet esprit de douceur, de cet esprit de force.
LE DIMANCHE DE LA QUATRIÈME SEMAINE.
SUR LA PROVIDENCE.
SUJET, Jésus-Christ levant les yeux, et voyant qu'une grande foule de peuple venait à lui,
dit à Philippe : D'où pourrons-nous acheter assez de pain pour donner à manger à tout ce
peuple? Or il disait ceci pour l'éprouver; car il savait bien ce qu'il allait faire.
Ce miracle de la multiplication des pains nous apprend qu'il y a une Provi-
dence qui gouverne le monde , et à laquelle nous devons nous soumettre. Vérité
fondamentale de notre religion , qui fera la matière de ce discours.
Division. Le devoir et l'intérêt nous engagent à reconnaître une Providence et
à noisy soumettre. Voyons donc et le désordre de l'homme, et son malheur,
lorsqu'il refuse à Dieu cette soumission. Le désordre de l'homme , par rapport
à son devoir ; le malheur de l'homme , par rapport à son intérêt. Eu deux mots,
rien de plus criminel que l'homme du siècle , qui ne veut pas se soumettre à la
Providence : première partie. Rien de plus malheureux que l'homme du siècle, qui
ne veut pas se conformer à la conduite de la Providence : deuxième partie.
Première partie. Rien de plus criminel que l'homme du siècle, qui ne veut
pas se soumettre à la Providence. Car il renonce à cette divine Providence,
1° ou par un esprit d'infidélité , parce qu'il ne la reconnaît p3s et qu'il ne la
croit pas; 2° ou par une s:*mp!e révolte de cœur, parce qu'en la reconnaissant
même et en la croyant, il ne veut pas lui rendre la soumission qui lui est due.
1. Est-ce par un esprit d'infidélité, et parce qu'il ne croit' pas la Providence ?
Mais quel désordre ! car il ne connaît donc plus de Dieu ( affreuse impiété ), ou
bien il se fait un Dieu monstrueux , qui n'a nul soin de ses créatures , qui n'est
ni juste, ni bon, ni sage, puisqu'il ne peut rien être de tout cela sans Providence :
autre supposition non moins impie, et qui réduit le mondain infidèle à être plus
que païen , puisqu'à peine il s'est trouvé quelques sectes païennes qui aient nié
la Providence. Ce n'est pas assez : il se rend incrédule et insensé contre sa raison
même. Comment cela? le voici. Quand il voit un élat bien réglé , il conclut qu'il
y a un maître qui le gouverne ; et il ne veut p^s ainsi raisonner à l'égard du
monde entier. Ajoutez qu'il n'y a point d'homme qui dans sa vie ne puisse remar-
quer certaines conjonctures où il s'est trouvé, certains périls d'où il est échappé,
certains événements heureux ou malheureux , qui sont pour lui autant de
preuves personnelles d'une Providence. Or cela est vrai surtout de ceux qui font
quelque figure dans le monde, et qui entrent plus dans les intrigues du monde.
Toutefois ce sont ceux-là mêmes qui ont moins de foi à la Providence, et qui
semblent plus la méconnaître. Leur aveuglement va encore plus loin : car ils
ne veulent pas rendre librement et chrétiennement à la Providence un aveu
qu'ils lui rendent souvent par nécessité, ou plutôt par emportement de chagrin
et de désespoir. Ce mondain qui oublie Dieu dans la prospérité, est le premier
à murmurer contre la Providence quand il lui survient une disgrâce. Voici
quelque chose encore de plus surprenant : c'est que souvent le libertin veut
douter de la Providence par les raisons mêmes qui prouvent invinciblement une
Providence. Car il fonde ses doutes sur ce qu'il voit le monde rempli de dés-
ordres : mais pourquoi sont-ce des désordres, répond saint Chrysostome", sinon
parce qu'ils sont contre l'ordre? et qu'est-ce que cet ordre auquel ils répugnent,
sinon la Providence? Désordres dont les hommes se scandalisent; et de ce que
les hommes s'en scandalisent, n'est-ce pas un témoignage authentique de la
Providence, qui ne permet pas que ces choses soient autorisées , et qui veut pour
cela que parmi les hommes elles aient toujours passé, et qu'elles passent toujours
dans la suite, pour scandaleuses? Si les hommes ne se scandalisaient de rien ,
l'iniquité prévaudrait; et alin qu'elle ne prévale pas, la Providence fait qu'on se
scandalise du vice et qu'on aime la vertu.
ANALYSES DES SERMONS. 715
2. Est-ce par une simple révolte de cœur que le mondain s'élève contre la
Providence : en sorte que la croyant même , il refuse de se soumettre à elle?
autre désordre encore moins soutenable. Car quelle témérité! croire une Provi-
dence qui préside au gouvernement du monde, et ne vouloir passe régler par
elle et agir de concert avec elle! Tel est néanmoins le désordre du monde. On
croit une Providence , et l'on vit comme si l'on n'en croyait pas. En effet, si l'on
se conduisait par la foi de la Providence, on ne serait ni passionné , ni emporté,
ni vain , ni inquiet , ni fier, ni jaloux , ni ingrat envers Dieu , ni injuste envers
les hommes. Et pourquoi est-on tout cela? parce qu'on se retire des voies de la
Providence.
Mais en sortant dos voies de cette sage Providence , quelles voies prend-on ?
ou bien l'on ne vit plus qu'au hasard, et l'on suit en aveugle le cours de la fortune;
ou bien l'on entreprend de se gouverner selon les vues de la prudence humaine.
Or l'un et l'autre est également injurieux à Dieu. N'avoir plus d'autre principe de
sa conduite que le cours de la fortune, c'est tomber dans l'idolâtrie des païens. Ido-
lâtrie que les sages mêmes du paganisme condamnaient. Idolâtrie que Dieu repro-
chait aux Israélites. Idolâtrie si commune au milieu même du christianisme, sur-
tout à la cour. D'ailleurs, entreprendre de se conduire |)3r la prudence humaine,
c'est orgueil, c'est compter sur poi-même , c'est ne vouloir dépendre que de soi-
même; et ce qui est d'une conséquence infinie, c'est se charger devant Dieu da
toutes les suites fâcheuses qui peuvent arriver, et en prendre sur soi tout le crime.
Mais quand j'ai recours à Dieu, et qu'après avoir mûrement délibéré selon l'esprit
de ma religion, je viens à conclure, je puis alors avoir cette confiance, ou que je
conclus sûrement, ou que si je manque, Dieu suppléera à mon défaut. Voilà
pourquoi le plus sage des hommes, Salomon, faisait à Dieu cette excellente prière :
Donnez-moi , Seigneur, cette sagesse qui est assise avec vous sur voire trône , afin
qu'elle travaille avec moi, et qu'elle me fasse connaître ce qui vous est agréable.
Deuxième partie. Rien de plus malheureux que l'homme du siècle, qui ne
veut pas se conformer à la conduite de la Providence. Car alors, 1° il demeure
sans conduite; 2° en quittant Dieu, il oblige Dieu pareillement à le quitter; 5° il se
prive par là de la plus douce , ou plutôt de l'unique consolation qu'il peut avoir
en certaines adversités ; -4° ne voulant pas dépendre de Dieu par une soumission
libre et volontaire , il en dépend malgré lui par une soumission forcée.
1. Il demeure sans conduite, je dis sans une conduite sûre et droite. Car il ne
lui reste que l'un de ces deux partis , ou de n'avoir plus d'autre ressource que
lui-même, ou de mettre son appui dans les hommes. Or, des deux côtés sa con-
dition est également déplorable. D'être réduit à n'avoir plus d'autre ressource
que lui-même , qu'y a-t-il de plus terrible? si dans une affaire capitale, où il
s'agirait de ma vie, tout autre conseil que le mien me manquait , je me croirais
perdu. Et quel fond l'homme peut-il faire sur lui-même , aussi aveugle , aussi
inconstant qu'il est, aussi sujet à ses caprices et aussi esclave de ses passions? Je
sais qu'il a une raison dont il peut s'aider; mais cette raison-ià même , bornée à
ses faibles lumières, n'est-elle pas plus propre à le tourmenter par mille ré-
flexions chagrinantes, qu'à le soutenir?
Que fera-t-il donc? mettra-t-il sa confiance dans les hommes ? mais est-il un
esclavage plus honteux et plus dur que de dépendre des hommes? A quels dé-
dains, à quels changements, à quels revers n'est-on pas exposé? n'est-ce pas
ce qu'éprouvent sans cesse , auprès des princes de la terre , ces adorateurs de
la faveur? y en a-t-il un seul qui ne convienne que sa condition a mille dégoûts ,
mille déhoires, mille mortifications inévitables, et que c'est une perpétuelle
captivité?
2. En quittant Dieu , le mondain oblige Dieu pareillement à le quitter. Car
Dieu a son tour; et quand il entend cet homme rebuté et désolé plaindre son
sort , il lui répond avec ces paroles du Deutéronome : Ubi sunt dit eorum, in
quibus habebanl fiduciam? Surgant et opitulentur vobis : Où sont ces dieux dont
vous vous teniez si sûrs ? qu'ils viennent maintenant vous secourir.
3. De là nulle consolation pour un homme ainsi abandonné de Dieu , après
qu'il a lui-même abandonné Dieu. Il y a des afïlictions dans la vie où l'on ne
7J6 ANALYSES DES SERMONS.
peut recevoir de la part du monde aucun soulagement. Or un chrétien soumis à
la Providence trouve alors dans sa soumission son soutien ; au lieu que l'impie ,
frappé du coup qui l'attère , lait en quelque sorte le personnage d'un réprouvé ,
blasphémant contre le ciel , trouvant tout odieux, se désespérant , et dans son
désespoir, goûtant toute l'amertume de la douleur.
4. Que dis-je ! et le mondain , tout rebelle qu'il est , n'est-il pas encore sous la
domination da la Providence? Oui, mais d'une Providence de justice et de
rigueur, qui se fait sentir à lui par des vengeances , tantôt secrètes et tantôt
éclatantes; tantôt par des prospérités dont il est enivré, et, tantôt par des
adversités dont il est accablé. Ainsi Dieu a-t-il traité un Pharaon , un Nabu-
chodonosor, un Antiochus , et bien d'autres. Si donc nous avons quelque égard
à notre devoir et à notre intérêt , soumettons-nous à notre Dieu et à sa provi-
dence. Demandons-lui que sa volonté s'accomplisse en nous, et sur la terre, et
dans le ciel.
LE LUNDI DE LA QUATRIÈME SEMAINE.
SUR LE SACRIFICE DE LA MESSE.
Sujet. Or les disciples se souvinrent de ce qui est écrit : Le zèle de votre maison me dévore.
Puisqu'il s'agissait de la maison de Dieu , il ne faut pas s'étonner que le Sau-
veur du monde marquât tant de zèle contre les profanateurs du temple de Jéru-
salem. C'est à ce premier tempie que nos églises ont succédé; et ce qui les
distingue particulièrement, c'est l'adorable sacrifice que nous y offrons. Sacrifice
de la messe, dont je veux, autant qu'il est possible, vous faire connaître dans ce
discours l'excellence cl le prix , afin de vous apprendre par là même avec quel
esprit vous y devez assister.
Division. Sacrifice de la messe , sacrifice souverainement respectable : pour-
quoi ? parce que c'est à Dieu qu'il est offert ; première partie : parce que c'est
un Dieu qui y est offert ; deuxième partie.
Première partie. Sacrifice de la messe , sacrifice souverainement respectable,
parce que c'est à Dieu qu'il est offert. Y assister, c'est assister, 1° à la plus grande
action du christianisme ; 2° à une action dont la fin immédiate est d'honorer
Dieu ; 5° à une action qui , prise dans son fond , consiste surtout à humilier la
créature devant Dieu; 4° à une action qui, désormais, est l'unique par où ce
culte d'adoration , je dis d'une adoration suprême , puisse être extérieurement et
authentiquement rendu à Dieu ; 5° c'est y assister en toutes les manières qui
peuvent nous inspirer le respect et la révérence due à Dieu.
1. C'est assister à la plus grande action du christianisme. D'où vient que dans
les anciennes liturgies le sacrifice est appelé action par excellence ; et c'est
ainsi que nous l'appelons encore aujourd'hui. Toutefois, nous nous y présentons
comme si c'était l'action la moins sérieuse, et qui pût être plus impunément
négligée.
2. C'est assister à une action dont la fin immédiate est d'honorer Dieu. Chaque
action de piété a sa fin particulière, et la fin particulière du sacrifice est l'honneur
de Dieu. Dans tous les autres devoirs , on peut presque dire que l'homme agit
plutôt pour lui-même et pour son intérêt, que pour l'intérêt de Dieu : car si je
prie, par exemple , c'est pour m 'attirer les grâces de Dieu. Mais quand je vais
au sacrifice, qu'est-ce que j'envisage? d'honorer Dieu. Que serait-ce donc de
faire servir à le déshonorer ce qui doit spécialement servir à le glorifier ?
3. C'est assister à une action qui , prise dans son fond , consiste surtout à
humilier la créature devant Dieu. Car qu'est-ce que le sacrifice? une protestation
que nous faisons à Dieu de noire dépendance et de notre néant. L'oraison , en
élevant nos esprits à Dieu , nous éiève au-dessus de nous-mêmes ; mais le sacri-
fice nous rabaisse au-dessous de nous-mêmes , en nous anéantissant devant Dieu.
Comme donc je ne puis mieux m'humilier devant Dieu qu'en lui offrant le sacri-
fice , aussi ne puis-je autrement avoir part au sacrifice qu'en m'humiliant devant
Dieu. De là , quel désordre lorsque des chrétiens viennent au sacrifice du vrai
ANALYSES DES SERMONS. 717
Dieu, non-seulement sans cette humilité religieuse, mais avec tout l'orgueil du
libertinage et tout le faste du monde?
4?. C'est assister à une action qui , désormais , est l'unique par où ce culte
d'adoration , je dis d'une adoration suprême, puisse être exiérieurieurement et
authentiquernent rendu à Dieu. Dans toutes les autres actions, je ne fais point
cette protestation publique et solennelle de ma dépendance et de mon néant. Le
seul sacrifice est l'aveu juridique de ce que je suis , et de ce que je dois à Dieu.
Mais, par un renversement bien déplorable, quel sujet ne donnons-nous pas aux
païens et aux infidèles de nous faire la môme demande que les ennemis du Sei-
gneur faisaient à David : Ubi est Deus tuus ? Où est votre Dieu?
5. C'est y assister en toutes les manières qui peuvent nous inspirer le respect
et la révérence due a Dieu , 1° comme témoins; honneur que l'Eglise ne fait
qu'aux fidèles : mais au lieu de nous occuper de Dieu , qui nous est présent et
à qui nous sommes présents , nous ne nous occupons que de vains objets , ou
qui repaissent notre curiosité, ou qui servent d'amusement à notre oisiveté.
2° Comme ministres ; car nous oifrons tous le sacrifice avec le prêtre , sans être
néanmoins revêtus du même caractère que le prêtre : fonction si sainte , que
quelques-uns même ont conclu de là qu'un pécheur ne pouvait assister au sacri-
fice de la messe dans l'état de son péché. Conséquence erronée que je rejette :
mais m'en tenant au principe sur quoi elle est établie , ne dois-je pas conclure
que , puisque nous assistons au sacrifice en qualité de ministres , tant de crimes
que l'on y commet sont autant de profanations? Qui le croirait , qu'un chrétien
choisi de Dieu pour lui offrir un sacrifice tout divin voulût faire du temple même
un lieu de plaisir, et du plus infâme plaisir ? Désordre que Tertullien , et après
lui saint Jérôme et saint Chrysostome , reprochaient à leurs siècles, mais qui
maintenant est plus commun qu'il ne l'a jamais été. 5° Comme victimes : et en
effet, puisque nous ne faisons avec Jésus-Christ qu'un même corps , il s'ensuit ,
dit saint Thomas, que nous sommes immolés avec lui. Par conséquent, nous
devons nous mettre dans l'état de ces anciennes victimes qu'on sacrifiait au
Seigneur. Elles étaient liées, elles étaient privées de l'usage des sens, elles
étaient brûlées par le feu. Ainsi, il faut que la religion nous lie, et nous tienne
respectueusement appliqués au sacrifice. H faut qu'elle nous couvre les yeux , et
qu'elle les ferme à tous les objets de la terre. Il faut qu'elle nous consume par le
feu de la charité.
Mais n'est-il pas surprenant, comme l'a remarqué Pic de la Mirande, que de
tant de religions qui se sont répandues dans le monde , il n'y ait eu que la reli-
gion du vrai Dieu dont les temples et les sacrifices aient été profanés par ses
propres sujets? La raison de cette différence est que l'ennemi o\î notre salut ne
va point tenter les pains, ni les troubler dans leurs sacrifices, parce que ce sont
de faux sacrifices : au lieu qu'il emploie toutes ses forces à nous détourner du
sacrifice de nos autels , parce que c'est un sacrifice également glorieux à Dieu et
salutaire pour nous.
Deuxième partie. Sacrifice de la messe, sacrifice souverainement respecta-
ble, parce que c'est un Dieu qui y est offert. Quand nous aurions vécu sous l'an-
cienne loi, et que nous n'aurions point eu d'autres sacrifices que ces sacrifices
imparfaits dont Dieu avait établi l'usage par le ministère de Moïse , il faudrait
toujours y assister avec crainte et avec tremblement. Aussi avec quelle révé-
rence Dieu voulait-il que les Juifs entrassent dans le sanctuaire pour lui oftrir
leurs sacrifices et le sang des animaux ; et avec quel zèle et quelle fidélité ce
peuple, d'ailleurs si indocile, s'acquiltait-il de ce devoir? Qu'eussent-ils donc
pensé, et qu'eussent-ils fait, s'ils eussent eu comme nous à offrir le sacrifice d'un
Dieu ; et que devons-nous penser, que devons-nous faire nous-mêmes? Sur cela,
je me contente de trois considérations.
Première considération. Quand je vais au sacrifice que célèbre l'Eglise , je
vais au sacrifice de la mort d'un Dieu ; à un sacrifice dont réellement et sans
ligure la victime est le Dieu même que j'adore. Si donc par de sensibles outrages
j'ose encore lui insulter comme les Juifs qui le crucifièrent, ne suis-je pas digue
de ses plus rigoureuses vengeances ?
718 ANALYSES DES SERMONS.
Seconde considération. Pourquoi ce Dieu de miséricorde s'immole-t-il dans
le sacrifice de nos autels? pour nous apprendre et pour nous aider à l'aire ce
que nous ne pouvons faire sans lui et que par lui , je veux dire , à honorer Dieu
autant que Dieu le mérite et qu'il le demande. Car pour cela , dit saint Thomas,
il a fallu un sujet d'un prix infini , et offert d'une manière inlinie. Mais tandis
que Jésus-Christ, dans cet état de victime, honore son Père, Ego lionorifico
Patrem, il semble que nous prenions à lâche de détruire par nos scandales
tout l'honneur qu'il lui rend par ses anéantissements. Faisons par proportion
cft cru'il fait , si nous voulons par proportion glorifier Dieu comme il le
glorifie.
Troisième considération. Que fait encore Jésus-Christ dans ce sacrifice? non-
seulement il apprend aux hommes à honorer Dieu, mais il y traite de leur ré-
conciliation avec Dieu. Comme médiateur, il plaide leur cause, et il offre le prix
de la rédemption : Ego pro eis sanctifico meipsum. Or, reprend saint Bernard ,
si je voyais le fils unique d'un prince de la terre mourir pour moi, m'arrête-
rais-je , tandis qu'il meurt , à de vains amusements? Et lorsque le Fils unique
de Dieu se sacrifie pour mes intérêts, serais-je assez insensé pour faire un jeu
du sacrifice même de mon Sauveur? Pensée touchante que saint Jean de Jéru-
salem exprimait en des termes moins figurés, mais non moins énergiques ni
moins pressants. De là, jugeons quels sentiments nous doivent occuper dans ce
sacrifice d'expiation. Ne sont-ce pas ceux d'un pécheur contrit et d'un pécheur
reconnaissant ?
Je n'ai en finissant ce discours qu'un seul raisonnement à vous opposer. Ou
vous croyez ce que la foi nous enseigne du sacrifice de notre religion , ou vous
ne le croyez pas. Si vous le croyez , comment osez-vous profaner cet adorable
sacrifice ; et en cela même n'êtes vous pas plus criminels que les Juifs et que
les hérétiques? Si vous ne le croyez pas, pourquoi y assistez-vous? Que dis-je?
et veux-je vous en éloigner ! non , Chrétiens : allons-y , mais pour y honorer
Dieu , pour y édifier l'Eglise , et pour nous y sanctifier nous-mêmes.
LE MERCREDI DE LA QUATRIÈME SEMAINE.
SUR L'AVEUGLEMENT SPIRITUEL.
Sujet. Lorsque Jésus passait, il vit un homme qui était aveugle dès sa naissance.
C'est dans ce miracle que s'accomplit ce jugement adorable dont parlait le
Fils de Dieu , lorsqu'il disait : Je suis venu dans le monde; et le jugement que j'y
dois exercer est que ceux qui ne voient pas verront , et que ceux qui voient cesse'
ront de voir. Car comme Moïse partagea autrefois tellement l'Egypte , que tout
ce qui était habité par les Egyptiens se trouva couvert de ténèbres , tandis que
les Israélistcs jouissaient d'un jour pur et serein ; ainsi , au même temps que
Jésus Christ éclaire l'aveugle-né , il aveulge les pharisiens, qui étaient les sages
et les spirituels du judaïsme. Jugement qui se renouvelle encore tous les jours
parmi nous. Mais sans m'arrêter à ce qu'il a de favorable pour les uns sur qui
Dieu répand sa lumière, je veux seulement vous le représenter dans ce discours
par ce qu'il a de terrible et d'effrayant pour les autres, que Dieu frappe d'un
aveuglement intérieur qui va jusqu'à l'ame , et qui la tient plongée dans les plus
grossières et les plus funestes erreurs.
Division. Point de matière sur laquelle l'Ecriture se soit expliquée en des ter-
mes plus différents que sur l'aveuglement spirituel. Mais pour accorder ensemble
tous ces textes de l'Ecriture, je distingue, avec saint Thomas, trois sortes d'a-
veuglements : un aveuglement qui de lui-même est péché, un aveuglement qui
est la cause du péché , et un aveuglement qui est l'effet du péché. Sur quoi je dis
que l'aveuglement qui de lui même est péché est , de tous les péchés , le plus
pernicieux et le plus contraire au salut : première partie; que l'aveuglement qui
est cause du péché est communément, pour servir de prétexte au péché, l'ex-
cuse la plus frivole et la moins recevable : deuxième partie; enfin , que l'aveu-
ANALYSES DES SERMONS. 719
glement qui est l'effet du péché est la peine la plus terrible dont Dieu dans cette
vie puisse punir le pécheur : troisième partie.
Première partie. Aveuglement péché , c'est-à-dire qui de lui-même est cri-
minel : pourquoi ? parce qu'il est volontaire et affecté. Tel est l'aveuglement
des libertins et des prétendus athées, qui dans eux-mêmes et dans les seules
vues naturelles ont des lumières plus que suffisantes pour connaître Dieu, et par
conséquent ne peuvent cesser de croire en lui que parce qu'ils ne veulent pas
s'assujettir à lui , et qu'à force de l'offenser ils parviennent enfin à l'oublier et
ensuite à le méconnaître. Excellente idée que Tertullien donnait autrefois de
l'athéisme. Tel est l'aveuglement de certains hérétiques de mauvaise foi , qui
ne demeurent dans leur hérésie que parce qu'ils sont déterminés à n'en revenir
jamais. Tel est l'aveuglement des sensuels et des voluptueux , qui pour goûter
avec moin; de trouble leurs infâmes plaisirs , ne veulent pas même entendre
parler des vérités éternelles. Tel est l'aveuglement de certains esprits pleins
d'eux-mêmes, qui, par un effet pitoyable de leur orgueil , ne peuvent suppor-
ter la vérité, dès que la vérité les humilie ; qui non-seulement ne veulent pas
voir leurs défauts , quoique grossiers, mais veulent même qu'on leur applaudisse
jusque dans leurs faiblesses. Tel est l'aveuglement d'une infinité de chrétiens ,
qui ne veulent pas s'éclaircir sur certains laits, sur certains doutes , sur certains
troubles de conscience , parce qu'ils sentent bien qu'ils ne sont pas dans la dis-
position d'accomplir des devoirs à quoi cet éclaircissement leur ferait voir qu'ils
sont obligés : Noluit intelligere ut benè acjereL
Or j'ai dit, et il est vrai , que de tous les péchés dont l'homme est capable ,
il n'y en a point de plus pernicieux ni de plus contraire au salut. 1° Parce que cet
aveuglement volontaire exclut la première de toutes les grâces, qui est la lu-
mière divine ; et par l'exclusion de cette première grâce , arrête toutes les autres
grâces que Dieu tenait en réserve dans les trésors de sa miséricorde , et par où
il voulait nous conduire et nous attacher à lui. 2° Parce que cet aveuglement
volontaire nous ôte non-seulement la lumière , mais le désir d'avoir la lumière.
5° Parce que cet ayeuglement nous donne même une volonté tout opposée , et
nous fait fuir la lumière , sans laquelle néanmoins nous ne pouvons parvenir
au salut.
Ce péché donc met Dieu lui-même dans une espèce d'impuissance de nous
sauver, et l'oblige à nous dire, quoique dans un autre sens, ce que Jésus-Christ
dit à l'aveugle de Jéricho : Quid tibi vis faciam? Que veux-tu , pécheur, que je
fasse pour toi? Que je te sauve sans grâce? cela ne se peut. Que je te donne des
grâces sans lumière? il n'y en eut jamais de la sorte. Que , par des lumières for-
cées , je te sauve malgré toi? ce n'est point l'ordre de ma providence. Que, par
un miracle spécial , je change les lois de cette providence ? ma justice s'y oppose,
et ma miséricorde même ne l'exige pas.
Je sais que Dieu malgré nous peut nous éclairer : mais il est toujours vrai que
quand nous haïssons , quand {sons fuyons cette lumière nous formons tout l'obs-
tacle à noire salut, qu'une créature de sa part y peut former. Et voilà pourquoi
je voudrais que tous ceux qui m'écoutent fissent tous les jours à Dieu cette prière
que faisait David : Révéla oculos meos : Seignear, éclairez -moi , et ouvrez-moi
les yeux. Si je vous demande votre lumière, ce n'est point pour me rendre plus
habile dans les affaires du monde; mais pour n'ignorer rien dans ma condition
de toutes vos volontés et de toutes mes obligations : Da milii inteUectum , ut sciam
justifteationes tuas.
Deuxième partie. Aveuglement cause du péché. Ainsi les Juifs crucifièrent
Jésus-Christ, parce qu'ils ne le connaissaient pas. Aveuglement très-ordinaire
dans le christianisme. Combien tous les jours commet-on de péchés contre la
justice, contre la charité, contre la pureté , sans savoir, et parce qu'on ne sait
pas que ce sont des péchés? Or on demande si cet aveuglement, qui est la cause
du péché, peut toujours devant Dieu nous tenir lieu d'excuse et nous justifier ?
mais si cela était , pourquoi David aurait-il demandé à Dieu qu'il oubliât ses igno-
rances passées? «le vais plus loin, et je soutiens que non-seulement noire igno-
rance n'est pas toujours une légitime excuse , mais qu'elle ne l'est presque ja-
720 "analyses des sermons.
mais pour la plupart des chrétiens , parce que dans le siècle où nous vivons il y
a trop de lumière pour pouvoir s'autoriser de ce prétexte. Si je ne vous avais
pas parlé, disait le Fils de Dieu aux Juifs, votre incrédulité serait excusable ;
mais maintenant que vous m'avez entendu, vous n'avez plus d'excuse dans voire
péché. Appliquez-vous ce reproche. Combien avez-vous de prédicateurs et de
maîtres pour vous instruire ?
Mais enfin, me direz-vous, malgré cette abondance de lumière on ignore cent
choses essentielles au salut, surtout à l'égard de certains devoirs. Mais à cela je
réponds ce que répondit l'aveugle-né aux pharisiens, qui lui disaient qu'ils ne
connaissaient pas Jésus-Christ : In hoc mirabile est quia vos nescitis undè sit , et
aperuit oculos meos : Il est étonnant que vous ne sachiez pas d'où il csl, et qu'il
m'ait rendu la vue. Ainsi, Chrétiens, est-il bien surprenant que nous péchions
lous les jours par ignorance, et que Dieu ait si abondamment pourvu à notre
instruction : In hoc mirabile est. Ils ont Moïse et les prophètes, dit Abraham au
mauvais riche qui kii demandait que quelqu'un des moris ailàt instruire ses
frères : Ilabent Moysem et prophelas. Voilà ce que Dieu dit de nous-mêmes, ou
nous dit à nous-mêmes pour notre condamnation. Quand nous péchons alors
par ignorance , notre péché est inexcusable : pourquoi? pirce que nous agissons,
ou contre nos propres lumières, ou du moins contre nos doutes. Contre nos
propres lumières : cor il nous reste toujours d;ms notre ignorance même cer-
taines lumières confuses qui nous suffiraient pour éviter le péché, si nous vou-
lions nous en servir, et qui ne nous deviennent inutiles que faute de réflexion.
Contre nos doutes : car quand même nous n'aurions pas assez de lumières pour
juger, nous en avons souvent assez pour douter.
Souvenons-nous que la première de toutes les obligations est de savoir. Exa-
minons-nous sur ce principe ; et ne nous l'appliquons pas seulement à nous-
mêmes, mais étendons-le sur tous ceux dont Dieu nous à chargés. Vous avez
des enfants, vous avez des domestiques : leur ignorance ne les excusera pas ;
mais elle vous excusera encore moins qu'eux. Car s'ils sont obligés de s'instruire,
vous êtes obligés de pourvoira ce qu'ils le soient.
Troisième partie. Aveuglement effet du péché. 11 est constant que Dieu aveu-
gle quelquefois les hommes ; et quand l'aveug'ement des hommes entre dans
l'ordre des décrets divins , il est de la foi que c'est un effet du péché , parce que
c'est une des peines dont Dieu punit le péché, selon celte parole d'Isaïe :
Excœcavit Deus oculos eorum. De savoir de quello manière s'accomplit une telle
punition , c'est ce que je n'entreprends pas d'examiner. A prendre les termes
de l'Ecriture dans toute leur rigueur, on dirait que Dieu, par une action réelle
et positive, opère cet aveuglement intérieur : mais à les prendre dans la vérité,
il faut dire avec saint Augustin que si Dieu nous aveugle, c'est par voie de pri-
vation , en retirant ses lumières, et non d'action, en nous imprimant l'erreur.
Il y a plus , et j'ajoute , après ce même saint docteur, que Dieu jamais ne nous
prive absolument de toutes les lumières de sa grâce ; mais seulement de cer-
taines lumières de faveur et de choix, avec lesquelles on agirait, et sans les-
quelles on n'agit point.
Or, je prétends que cet aveuglement est le châtiment de Dieu le plus rigou«
reux. Aussi le prophète Isaïe n'en demandait point d'autre pour venger Dieu des
infidélités de son peuple : Excœca cor populi hujus. Ce qui le rend si terrible ,
c'est que l'aveuglement est un mal pur, sans aucun mélange de bien. Tous les
autres maux de la vie peuvent être , si nous le voulons, des moyens de salut, ou
comme peines médicinales, ou comme peines satislactoires , ou comme peines
méritoires. Mais l'aveuglement est un mal stérile , qui ne nous sert ni de re-
mède, ni de pénitence, ni de mérite. En quoi ce châtiment ressemble à celui
des réprouvés.
Après cela, conclut saint Augustin , dites que Dieu dès celte vie ne punit pas
spécialement les pécheurs et les libertins. Si ce Dieu vengeur n'a pas encore
exercé sur vous celle justice si sévère, c'est qu'il a usé envers vous de miséri-
corde. Mais qui sait s'il est résolu d'attendre davantage? Qui ne tremblera pas
dans la pensée qu'd y a un péché que Dieu a marqué comme le dernier terme
ANALYSES DES SERMONS. 7^1
de sa grâce , je dis de sa grâce efficace et victorieuse ? Quel est-il ce péché ? je
n'en sais rien. Mais ce que je sais , ô mon Dieu , c'est que je ne dois rien oublier
pour prévenir le malheur dont vous me menacez.
LE JEUDI DE LA QUATRIÈME SEMAINE,
SUR LA PRÉPARATION A LA MORT.
Sujet. Lorsque Jésus-Christ était près de la porte de la ville, on portait en terre un mort '
fils unique d'une femme veuve; et celte femme était accompagnée d'une grande quantité
de personpes de la ville. Jésus-Christ l'ayant vue, il en fut touché, et il lui dit : JNe pleu-
res point.
Il y avait là sans doute de quoi toucher le Sauveur des hommes : mais après
tout , dit saint Chrysostome , un autre objet le touchait encore bien plus sensi-
blement; et ce tut surtout le malheur de ce jeune homme surpris, par un acci-
dent imprévu , et mort sans préparation. Or n'est-ce pas ainsi que meurent lous
les jours tant de chrétiens, je veux dire sans avoir pensé à la mort, sans s'être
disposés à la mort? Il est donc d'une extrême conséquence de vous apprendre à
prévenir un danger si affreux , et c'est pour cela que je viens vous entretenir de
la préparation à la mort.
Division. Saint Chrysostome fait particulièrement consister l'exercice de la
préparation à la mort en trois choses ; savoir : la persuasion de la mort , la vi-
gilance contre la mort, et la science pratique de la mort. Nous craignons de
mourir ; et cependant, quelque certaine et quelque prochaine même que soit la
mort , nous ne sommes presque jamais persuadés qu'il faut mourir : première
partie. Nous craignons de mourir; et cependant, quelque incertaine d'ailleurs
(jue so t la mort, nous prenons aussi peu de précautions que si nous étions plei-
nement instruits et du temps et de l'état où nous devons mourir : deuxième
partie. Enfin nous craignons de mourir ; et cependant , malgré l'expérience jour-
nalière et si sensible que nous avons de la mort , nous n'apprenons jamais, dans
l'usage de la vie, à mourir : troisième partie. Ces trois points demandent à être
éciaircis : je vais m'expliquer.
Première partie. Persuasion de la mort. Il est difficile que je me prépare à
une chose dont je ne suis pas encore persuadé ; et quand elle doit avoir des
suites aussi irréparables et aussi terribles que celles de la mort, il n'est pas
moins difficile, si j'en suis fortement persuadé , que je ne m'applique pas de tout
mon pouvoir à m'y disposer. Or rien , ou presque rien, dont nous soyons moins
persuadés que de la mort. Voici ma pensée. Nous savons bien en général que nous
mourrons un jour ; mais nous nous consolons dans l'espérance que ce ne sera
pas encore si tôt, que ce ne sera pas encore de cette maladie, que ce ne sera
ni aujourd'hui ni demain. Cependant observez avec moi que ce qui nous dispose
à une bonne mort, n'ett pas de savoir en spéculation qu'il faut mourir; mais
d'être actuellement touché de ce sentiment intérieur : Je mourrai, et mon heure
approche; je mourrai, et ce sera dans quelques-unes de ces années que je me
promets en vain ; je mourrai , et ce sera dans l'âge et de la manière que j'aurai
le moins prévu.
Que fait donc l'ennemi de noire salut? Il ne nous persuade pas que nous ne
mourrons jamais: mais il nous persuade que nous ne mourrons ni celte semaine,
ni ce mois, ni ceite année : ISequaquam moriemini. Il semble que nous soyons
même en cela d'intelligence avec lui. Car non-seu'ement nous ne sommes jamùs
bien persuadés de la mort , dans le sens que je l'entends ; mais nous ne voulons
pas l'être, et nous éloignons toutes les pensées qui pourraient nous servir à
fètre. De là vient, remarque saint Chrysostome, que la plupart des hommes
meurent sans croire mourir, et presque toujours avec une assurance présomp-
tueuse de ne pas mourir, De là vient que ceux-là mêmes à qui constamment et
visiblement , dans l'état , dans Tàgc où ils sont , il reste moins de jours à vivre ,
ioi)i toutefois ceux qui travaillent plus pour la vie. De là vient que les grands
du monde ne savent jamais, où ils en sont , quand ils sont presque au moment
t. r. 46
722 ANALYSES DES SERMONS.
de la mort; et cela parce qu'on est prévenu qu'ils ne le veulent pas savoir, et
que chacun conspire à les tromper. Ni confesseur, ni médecin, n'osent entre-
prendre de porter une parole qui contristerait le mourant : ou si Ton se dé-
clare enfin , ce n'est qu'en prenant de vaines précautions et en usant de détours.
Ce ne fut point'ainsi que le Prophète parla au roi Ezéchias. Vous mourrez, lut
dit-il, Morieris lu. Mais où trouve-ton maintenant des prophètes qui s'expliquent
aven cette sainte liberté? Je ne m'étonne point que, dans des accidents subits
et inopinés, on meure sans être persuadé qu'on va mourir : mais que des mou-
rants à qui Dieu laisse tout le temps et toute la connaissance nécessaire , meu-
rent sans être instruits de la nécessité actuelle et de la proximité de la mort , et
que ce défaut de persuasion les fasse mourir sans préparation , c'est sur quoi je
ne puis assez gémir.
Qiiel remède? trois maximes de saint Grégoire pape : 1° Penser souvent à la
mon; 2° avoir un ami sincère et droit, qui vienne de bonne heure nous avertir
dans le danger. Mais où le chercherons-nous cet ami? parmi les ministres de
Jésus-Christ ; 3° s'affermir contre la crainte de la mort, parce que c'est la crainte
immodérée de la mort qui nous en rend la pensée si o Jieuse et la persuasion si
d.fïicib*. La combattre, cette crainte, par les armes de la loi, par les motifs de
l'espérance ch étienne, par les saintes ardeurs de la charité clviue.
Deuxième paiitie. Mgilance contre la mort. Tout inceriaine qu'est la mort et
qu'elle sera toujours dans ces circonstances, je puis faire en sorte qu'elle ne me
surprenne j «m;»is : comment cela? en veilhnt sur moi-même : Vigilate. C'est ce
qui lit la d lïérence des vierges sages et des vierges toiles.
Or c'est ici que nous devons atorer Ja providence de notre Dieu , qui nous
cache et l'heure , et le lieu , et le genre de noue mort , pour nous obliger à
nous tenir toujours en garde et à sanctifier toute noire vie. Etre un moment
hors de cette disposi ion, je veux dire hors de cette vigilance chrétienne, c'est
agir contie tous les principes de la sagesse, parce que c'est commettre à un
seul moment l'éternité tout entière.
Mais il s'ensuit donc que la plupart des hommes , et même des plus clair-
voyants et des plus sages dans l'opinion commune, ne sont néanmoins que des
aveugles et des insensés? la conséquence n'est que trop juste. Où est aujour-
d'hui, selon l'expression de Jésus-Christ , le serviteur prudent et fidèle, qui
veille pour être toujours en disposition de recevoir le mai re qu'il attend , et
dont il craint d'être surpris? Est-ce veiller que de remettre au temps de la mort
à s'acquitter de cet tains devoirs d'une obligation indispensable? ptr exemple, a
payer des dettes, à faire des restitutions, à satisfaire des domestiquas, à discu-
ler des articles embarrassants, à voir un ennemi, et à se réconcilier avec lui?
Est-ce veiller que de pratiquer si peu de bonnes œ ivres, que de commettre si
aisément le péché , et d'y demeurer habituellement?
C:aignons la mort, mais que celte crainte nous serve de défense contre la
mort même. On n'attend pas à équiper un vaisseau quand il est en pleine mer,
battu des flots et de la tempête : n'attendons donc pas à nous disposer quand,
aux approches de la mort , nos sens seront troublés , et que nous en aurons
perdu l'usage. Jésus-Christ ne nous dit pas de nous préparer alors , mais d'être
prêts : Estote parmi. D'où je tire celte terrible conclusion, qu'il y a un temps
où l'on peut se préparer à la mort et être réprouvé de Dieu.
Tenons-nous donc prêts , et toujours prêts. Il est vrai que Dieu nous a donné
des pasteurs qui veillent sur nous : mais après tout nous sommes nos premiers
pasteurs, et en bien des rencontres nos uniques pasteurs. Mais quelle est la
pratique de cette vigilance si nécessaire? 1° Se tenir toujours dans l'état où l'on
voudrait mourir : du moins n'êtr e jamais dans un état où l'on aurait horreur de
mourir. Suivant celte règle , si je vous demandais, Etesvous prêts, qu'auriez -
vous à me répondre ? c'est ce que vous devez vous demander à vous-mêmes ;
2° faire touies ses actions en vue de la mort , c'est-à-dire agir en tout comme
l'on voudra l'avoir fait à la mort; 5° rentrer en soi-même pour se bien con-
naître , c'est connaître toutes ses obligations , tout le bien qu'on doit pratiquer,
et qu'on ne pratique pas ; tout le mal qu'on doit éviter, et qu'on n'évite pas ; les
ANALYSES DES SERMONS. 723
dangers de sa condition , et les moyens qu'on doit prendre pour s'en préserver.
C'est ainsi que not e crainte devient notre plus t^rme appui, parce qu'elle sert
à exciter notre vigilance : Posuisti firmamentum ejus formidinem.
Troisième partie. Science pratique de la mort. Il y a un apprentissage pour
nous appliquer à nous-mêmes. 1° Nous mourons tous les jours, il nius est donc
aisé d'apprendre à mourir ; 2° toutes les créatures qui nous environnent nous
forment à mourir : notre ignorance est donc sans excuse, si nous ne savons pas
mourir; 3° la vie chrétienne où Dieu nous a appelés est une continuelle pratique
de la mort : nous sommes donc bien coupables de n'élre pas plus versés dans
l'art de mourir.
1. Nous mourons tous les jours. L'arrêt de mort porté contre le premier
homme s'exécuta , selon la remarque de saint Irénée, dès le moment de sa
désobéissance. Car dès ce moment il devint sujet à toutes sortes d'infirmités, et
son corps commençi à déchoir, et par conséquent à mourir. Or c'est ainsi que
chaque jour nous mourons. Les païens mêmes l'ont bien reconnu, et saint Paul
l'a dit encore plus expressément : Quotidiè morior. Il est vrai , a.oute saint Au-
gustin, que no< yeux sont comme enchantés par la vue des choses présentes :
mais le remède est rie bien comprendre que ce corps qui nous paraît vivant est
en effet un corps qui se détruit et un corps mourant : Vides viventem : cogita
morientem.
2. Toutes les créatures qui nous environnent nous forment à mourir. Com-
ment? en nous quittant, en se séparant de nous, en cessant d'être à nous; ce
qui déjà est comme une mort anticipée.
3. La vie chrétienne où Dieu nous a appelés est une continuelle pratique de
la mort. De là ces leçons que faisait l'Apôtre aux premiers fidèles : Mortui estis,
Vous êtes morts ; Consepulii estis, Vous êtes ensevelis. Car à quoi vont, toutes les
maximes de la vie chrétienne? à détacher Pâme du corps, c'est-à-dire des plaisirs
du corps, de la servitude et de l'esclavage du corps.
Détachons-nous doue dès à présent d ; ce corps de péché. Vous demandez des
pratiques pour bien mourir : en voici une , sans laquelle j'ose dire que toutes les
autres sont vaines »:t chimériques. Détachez votre âme de tout ce que vous aimez
hors de Dieu. Prévenez ;iar une mortification et par un renoncement volontaire
ce que la mort fera par violence : voilà en deux mots la science de la mort. Et ne
me répondez point qu'une telle vie est bien triste; ctr je dis, 1° qu'une mort
sainte dont elle est suivie est un avantage qui ne peut être actieté trop cher;
2° que, tout compensé, la vie d'un chrétien mort au monde et milie fois plus
plus tranquille que celle de ces mondains si vifs pour le monde. Mais vivre de la
sorte , c'est vivre comme si l'on ne vivait pas. Et n'est-ce pas aussi ce que deman-
dait l'Apôtre aux premiers chrétiens , et ce que je dois vous demander à vous-
mêmes? Religuum est ut qui utuntur hoc mundo tanguant non utantur.
FIN DES ANALYSES DU PREMIER VOLUME.
TABLE DES MATIÈRE
CONTENUES DANS CE VOLUME.
Préface du P. Prelonneau .
Lettre du P. Marlincau . . .
Lettre de M. C.-F. de Lamoiynon
SERMONS POUR LWVENT.
Sermon pour la fêle de tous les Saints. — Sur la Récompense des Saiuts. .
Sermon pour le ty dimanche de l'Avent. — Sur le Jugement dernier .
Sermon pour le Ue dimanche de l'Avent. — Sur le Scandale
Sermon pour le HP dimanche de l'Avent. — Sur la fausse Conscience . .
Sermon pour le IVe diniauchc de l'Avent. — Sur la Sévérité de la Pénitence
Sermon sur la Nativité de Jésus-Christ.
AUTRE AVENT.
Sermon pour la fêle de tous les Saints. — Sur la Sainteté ....
Sermon pour le 1" dimanche de l'Avent. — Sur le Jugement dernier .
Sermon pour le IIe dimanche de l'Avent. — Sur le Respect humain .
Sermon pour le III» dimanche de l'Avent. — Sur la Sévérité évangéltcjue
Sermon pour le IV e dimanche de l'Avent. — Sur la Pénitence. . . " •
Sermon sur la Nativité de Jésus-Christ
SERMONS POUR LE CARÊME.
Sermon pour le mercredi des Cendres. — Sur la Pensée de la Mort . .
Sermon pour le même jour. — Sur la Cérémonie des Cendres.
Sermon pour le I" jeudi de Carême. — Sur la Communion
Sormon pour le l«' vendredi de Carême. — Sur l'Aumône
Sermon pour le dimanche de la Ue semaine. — Sur les Tentatious
Sermon pour le lundi de la l>e semaine. — Sur le Jugement dernier
Sermon pour le mercredi de la Pe semaine. — Sur la Religion chrétienne ....
Sermon pour le jeudi de la lre semaine. — Sur la Prière ,
Sermon pour le vendredi de la Ire semaine. — Sur la Prédestination
Sermon pour le dimanche de la IIe semaine. — Sur la Sagesse et la Douceur de la Loi
chrétienne ,
Sermon pour le lundi de la IIe semaine. — Sur l'Impénitence finale
Sermon pour le mercredi de la 11e semaine. — Sur l'Ambition
Sermon pour le jeudi de la IIe semaine. — Sur les Richesses »
Sermon pour le vendredi de la 11e semaine. — Sur l'Enfer
Sermon pour le dimanche de la IIP semaine. — Sur l'Impureté
Sermon pour le lundi de la IIIe semaine. — Sur le Zèle
Sermon pour le mercredi de la IIIe semaine. — Sur la parfaite Observation de la Loi.
Sermon pour le jtudi de la IIIe semaine. — Sur la Heligion et la Probité
Sermon pour le vendredi de la U'e semaine. — Sur la Grâce . * «
Sermon pour le dimanche de la IVe semaine. — Sur la Providence
Sermon pour le lundi de la IVe semaine. — Sur le Sacrifice de la Messe
Sermon pour le mercredi de la lVfi semaine. — Sur l'Aveuglement spirituel. . . •
Sermon pour le jeudi de la IVe semaine. — Sur la Préparation à la Mort
Analyses des Sermons contenus dans ce volume « . . .
i
V1H
Xllt
1
20
ii
97
117
136
155
173
m
227
248
266
286
306
325
345
863
382
40 1
416
432
451
469
487
5!2
526
541
554
572
387
602
620
637
FIN DE LA TARLE DU TOME PREMIER,
,/•
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Échéance
The Library
University of Ottawa
Dote due
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a39003 0005 EU 085b
BOURDfiLOUE, LOUIS.
OEUVRES CO
N P L E T E S
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OEUVRES CQMP ■
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