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ŒUVRES
DE BOSSUET
TOME XI II.
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KDxoaoeau^
A VERSAILLES,
LEBEL, Éditeur, imprimeur du Roi et de rÉvéché,
rue Satory, n.** 122.
A PARIS,
LE NORMANT, imprimeur-libraire, rue de Seine, n.^S j
PILLET, imprimeur-libraire, rue Christine, n.° 5j
BRU]NOT-LABBE, libraire, quai des Augustins , n.° 33^
BLAISE, libraire, quai des Augustins, n.° 61 ^
Chez'' ■^■^ CLERE, libraire, quai des Augustins, n.» 35;
BOSSANGE ET MASSON, imprimeurs -libraires, rue
de Tournon;
RENOUARD, libraire, rue Saint-André-des-Arls;
TREUTTEL etVURTS, libraires, rue de Bourbon j
FOUCAULT, libraire, rue des Noyers, n.° 3;;
AUDOT, libraire, rue des Mathurins-Saint-Jacques,
n.° 18.
ET A BRUXELLES,
LE CHARLIER, libraire.
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OEUVRES
DE BOSSUET,
^ A
EVEQUE DE MEAUX,
REVUES SUR LES MANUSCRITS ORIGINAUX,
ET LES ÉDITIONS LES PLUS CORRECTES.
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TOME XIII.
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A VERSAILLES,
DE L'IMPRIMERIE DE J. A. LEBEL,
IMPPtIMEUR DU ROI.
1816.
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SERMONS.
I."'^ SERMON
POUR
LE DIMANCHE DE LA PASSION.
Possibilité des commandemens de Dieu. Efficacité de la grâce ,
pour surmonter nos plus fortes inclinations : combien les excuses
des mauvais chrétiens sont vaines. Orgueil et fausse paix , deux
causes principales qui les empêchent d'écouter avec plaisir les vé-
rités de FEvangile. Faux prétexte qu'ils allèguent contre les prédi-
cateurs, pour se dispenser de faire ce qu'ils disent.
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Si veritatem dîco vobis, quare non creditis mihi?
Si je vous dis la vérité, pourquoi ne me croyez-vous pas 7
Joan. viii. 46.
Il n'y a jamais eu de reproche plus équitable que
celui que nous fait aujourd'hui le Sauveur des
âmes , et que l'Eglise met dans la bouche de tous les
prédicateurs de FEvangile. On prêche la vérité , et
personne ne la veut entendre ; on montre à tous les
peuples la voie du salut , et on méprise de la suivre ;
on élève la voix tout un carême pour crier haute-
ment contre les vices , et on ne voit point de péni-
tence. Si Ton prêchoit à des infidèles qui se mo-
quent de Jésus -Christ et de sa doctrine, il ne fau-
droit pas trouver étrange si elle étoit mal reçue j
mais que ceux qui se disent chrétiens , et qui font
BOSSUET. XIII. i
2 SUR LES VAINES EXCUSES
profession de la respecter , la renient néanmoins par
leurs œuvres , et vivent comme si l'Evangile ëtoit
une fable : Obstupescite ^ cœli^ super hoc (0! « O
» ciel ! ô terre ! étonnez-vous d'un aveuglement si
» étrange » !
Chrétiens, qu'avez - vous à dire contre l'Evangile
de Jésus -Christ et contre ses vérités qu'on vous
annonce ? est-ce que vous n'y croyez pas? avez-vous
renoncé à votre baptême ? avez-vous effacé de des-
sus vos fronts l'auguste caractère de chrétien ? A
Dieu ne plaise ! me direz -vous; je veux vivre et
mourir enfant de l'Eglise. Dieu soit loué, mon Frère,
de ce que le dérèglement de vos mœurs ne vous a
pas fait encore oublier votre religion et votre foi ;
mais si vous avez du respect pour elle, si vous croyez ,
comme vous le dites,que ce que nous vous enseignons
c'est la vérité , pourquoi refusez-vous de la suivre ?
pourquoi vois - je une telle contrariété entre votre
"vie et votre créance ? Si veritateni dico vohis, quare
non crediiis mihi ? Avez-vous quelque raison , ou
quelque excuse , ou du moins quelque prétexte
vraisemblable ? dites - le - nous franchement j nous
sommes prêts de vous entendre.
Chrétiens , voici trois excuses que je trouve y
sinon dans la bouche , du moins dans le cœur de
tous les pécheurs : c'est là qu'il les faut aller atta-
quer pour les abattre , s'il se peut , aux pieds de
Jésus et de ses vérités adorables. Ils répugnent pre-
mièrement à notre doctrine , parce qu'elle leur
semble trop haute ; et ils disent que cette vie est
au-dessus des forces humaines. Ils y résistent second
S^) Jerem. u. 12.
DES PÉCHEURS. 3
dément, parce qu'encore qu'elle soit possible, elle
choque leurs inclinations ; et ainsi il ne faut pas s'é-
tonner si nos discours leur déplaisent. Enfin la
troisième cause de leur résistance , c'est qu'ils se
plaignent de nous-mêmes, ou que nous ne prêchons
pas comme il faut, ou que nous ne vivons pas comme
nous prêchons ; et ils se croient autorisés à mal faire
en déchirant notre vie. Voilà , Messieurs , les froides
raisons pour lesquelles ils méprisent les enseigne-
mens que nous leur donnons de la part de Dieu ;
oîi vous verrez qu'ils mêlent ensemble, le faux , le
vrai , le douteux : tant ils .^ont obstinés à se défen-
dre contre ceux qui ne demandent que leur salut.
I Car pour ce que vous nous reprochez que la vie
que nous prêchons est trop parfaite , et que vous
ne pouvez pas y atteindre , cela est faux manifeste-
ment; parce que Dieu si sage et si bon ne commande
pas l'impossible. Que si la cause pour laquelle nous
vous déplaisons , c'est que nous contrarions vos dé-
sirs ; pour ce]a nous confessons qu'il est véritable :
aussi notre dessein n'est pas de vous plaire, mais de
faire, si nous pouvons, que vous vous déplaisiez à
vous-mêmes, afin de vous convertir à notre Sei-
gneur. Enfin quand vous rejetez sur nous votre
faute , et que vous dites que notre vie ou notre ma-
nière de dire en est cause; en cela peut-être que
vous dites vrai, et peut-être aussi nous imposez-
vous. Mais qu'il soit vrai ou faux, notre faute ne
vous justifie pas; et quoi qu'il soit de nous, qui ne
sommes que foibles ministres, les vérités que nous
annonçons doivent se soutenir par leur propre
poids : c'est en peu de mots ce que j'ai à dire. Que
/j. SUR LES VAINES EXCUSES
sert de vous demander vos attentions ? vous n'êteô
guère chrétiens, si vous la refusez à des matières si
importantes. Commençons à combattre la première
excuse, qui nous reproche que ce que nous prê-
chons est impossible.
PREMIER POINT.
La. première raison de ceux qui, sous le nom du
christianisme, mènent une vie païenne et séculière,
c'est qu'il est d'une trop haute perfection de vivre
selon l'Evangile j et que cette grande pureté d'es-
prit et de corps, cette vie pénitente et mortifiée,
cet amour des amis et des ennemis , passe la por-
tée de l'esprit humain. De vouloir montrer en
particulier la possibilité de chaque précepte, ce
seroit une entreprise infinie : prouvons-le par une
raison générale, et disons que c'est pécher contre
les principes , que ce n'est pas entendre le mot de
commandement , que de dire que l'exécution en est
impossible. En effet le commandement, c'est la rè-
gle de l'action ; or toute règle est une mesure : Men-'
sura homogenea, dit saint Thomas, proportionata
mensurato (0 : « C'est une mesure, dit-il, qui doit
» s'ajuster avec la chose » : par conséquent si la loi
de Dieu est la règle et la mesure de nos actions, il
faut qu'il y ait de la proportion , afin qu'elles
puissent être égalées ; toute mesure est fondée sur
la proportion.
Que si le commandement que Dieu nous donne
étoit au-dessus de nous , nous aurions raison de lui
dire : Seigneur, vous me donnez une règle à laquelle
{}) I. Part, cfuœst. m, art. v, ad 2. /. a. (juœst. xix, art. iv, ad 2.
DES PÉCHEURS. 5
je ne puis me joindre, dont je ne puis pas même
approcher : cela n'est pas de votre sagesse. Aussi
n'en est-il pas de la sorte ; et lui-même en donnant
sa loi , il a été' soigneux de nous dire : Ah ! mon peu-
ple, ne te trompe pas ; « le précepte que je te donne
» aujourd'hui n'est pas au-dessus de toi , il n'est pas
» séparé de toi par une longue distance » : Manda-
tum hoc j quod ego prœcipio tibi hodie _, non supra
te est j, neque procul positumi^) : « il ne faut point
» monter au ciel, il ne faut point passer les mers
5) pour le trouver » : nec in cœlo situnij,.... neque
trans mare positum (2). C'est une règle que je te
donne ; et afin que tu puisses t'ajuster à elle , je la
mets au niveau , tout auprès de toi : Juxta te est
sermo i^alde ^ valde ^ valde : « Il est tout auprès,
» en la bouche, et en ton cœur pour l'accomplir » :
Jn ore tuo et in corde tuOj utfacias illum (3). Et vous
direz après cela qu'il est impossible ?
Mais peut-être que vous penserez que cela s'en-
tend du vieux Testament , qui est de beaucoup au-
dessous de la perfection évangélique. Que de choses
j'aurois à répondre pour combattre cette pensée !
car il est écrit que « les chemins tortus deviendront
3) droits « : Erunt praua in directa (4). Mais je m'ar-
rête à cette raison ; qu'elle est solide ! qu elle est
chrétienne ! Quel est le mystère de l'Evangile ? un
Dieu homme, un Dieu abaissé : Et J^erbuni caro
faclum est & : « Le Verbe s'est fait chair » . Et pour-
quoi s'est-il abaissé ? Apprenez-le par la suite : Et
habitavit in nobis (6) : c'est afin de demeurer avec
W Deut. XXX. II.— (') Ibid 12, i3.— 0) Ibid. i4. — {^) Luc.
m. 5. — ^5) Joan. 1. 14. — C^) /. Joan. i. 3.
6 SUR LES VAINES EXCUSES
nous, dit le bien -aimé disciple : et ailleurs; pour
lier société avec nous : ut societas nostra sit cum Pa-
ire et Filio ejus Jesu Christo. Il ne pouvoit y avoir
de société entre sa grandeur et notre bassesse, entre
sa majesté et notre néant ; il s'abaisse, il s'anéantit
pour s'accommoder à notre portée. Il se couvre d'un
corps comme d'un nuage, non pour se cacher, dit
saint Augustin , mais pour tempérer son éclat trop
fort, qui auroit ébloui notre foible vue : Nube tegi-
tur ChristuSj non ut obscuretur^ sed ut tempereturi^).
Ce Dieu, qui est descendu du ciel en la terre pour
se mettre en égalité avec nous , mettra-t-il au-dessus
de nous ses préceptes ? et s'il veut que nous attei-
gnions à sa personne, voudra-t-il que nous ne puis-
sions atteindre à sa doctrine ? Ah ! mes Frères , ce
n'est pas entendre le mystère d'un Dieu abaissé ;
une telle hauteur ne s'accorde pas avec une telle
condescendance.
Ce n'est pas que je veuille rien diminuer de la
perfection évangélique ; mais je suis ravi en admira-
tion , quand je considère attentivement par quels
degrés Dieu nous y conduit. Il nous laisse bégayer
comme des enfans dans la loi de nature; il nous
forme peu à peu dans la loi de Moïse : il pose les
fondemens de la vérité par des figures; il nous flatte,
il nous attire au spirituel par des promesses tem-
porelles : il supporte mille foiblesses , comme il dit
lui-même , à cause de la dureté des cœurs à laquelle
il s'accommode par condescendance ; il ne nous
mène au grand jour de son Evangile, qu'après nous
y avoir ainsi disposés par de si longues préparations :
(0 InJoan. Tract, xxiw n. 4, tom. m, part, ii, col, 53l5.
t»E s PÉCHEURS. «y
et encore dans cet Evangile il y a du lait pour les
enfans, il y a du solide pour les hommes faits : Facti
estis quibus lacté opus sit j non solido ciboi^) : « Vous
» êtes devenus comme des personnes à qui on ne de-
3) vroit donner que du lait, et non une nourriture
» solide ». Lac vobis potwn dedi (^) : « Je ne vous
» ai nourris que de lait » : tout y est dispense par
ordre. Ce Dieu qui nous conduit ainsi pas à pas, et
par un progrès insensible , ne nous montre-t-il pas
manifestement qu'il a dessein de ménager nosforces^
et non pas de les accabler par des commandemens
impossibles qui nous passent ? Venez , venez , et ne
craignez pas, soumettez-vous à sa loi; c'est un joug,
mais il est doux ; c'est un fardeau , mais il est lé-
ger : Jugum enim ineum suasse est , et onus ineum
leifc (3) : c'est luirmême qui nous en assure; et il ne
dit pas qu'il est impossible de le porter sur nos
épaules.
Toutefois je passe plus loin , et je veux bien ac-
corder. Messieurs, que les commandemens de Dieu
sont impossibles : oui, à l'homme abandonné à lui-
même, et sans le secours de la grâce. Or c'est un
article de notre foi, que cette grâce ne nous quitte
pas que nous ne l'ayons premièrement rejetée ; et si
tu la perds , chrétien , Dieu te fera connoître un jour
si évidemment que tu ne l'as perdue que par ta faute,
que tu demeureras éternellement confondu de ta lâ-
cheté : Non deserit , si non deseratur (4) ; « Il ne se
)) retire point à moins que l'on ne l'abandonne le
» premier ». « J'ai bien lu, dit saint Augustin, qu'il
(0 Heh. V. ï 2. — W /. Cor. m. 2. — 1.3) Matth. xi. 3o. — (4) S. Aucr.
in Ps. cxLV* n. 9, loin, iv, çol. 1639.
8 SUR LES VAINES EXCUSES
» en a ramenés à la divine voie plusieurs de ceux qui
» l'abandonnoient; mais qu'il nous ait jamais quittés
3) le premier, c'est une chose entièrement inouïe ».
C'est donc une extrême folie de dire que les comman-
demens nous sont impossibles, puisque nous avons si
près de nous un si grand secours : aussi tous ceux
qui Font assuré ont senti justement le coup de fou-
dre; et tant que TEglise sera Eglise, une telle propo-
sition sera condamnée par un anathême irrévocable.
Par ce principe solide et inébranlable , que tout
est possible à la grâce, se détruit facilement la vaine
pensée des hommes mondains qui accuâent leur tem-
pérament de tous leurs crimes. Non, disent-ils, il
n'est pas possible de se délivrer de la tyrannie de
l'humeur qui nous domine : je résiste quelquefois à
ma colère, mais enfin à la longue ce penchant m'em-
porte ; pour me changer , il faut me refaire : c'est ce
qu'ils disent ordinairement, vous reconnoissez leurs
discours. Eh bien! chrétiens, s'il faut vous refaire,
est-ce donc que vous ignorez que la grâce de Dieu
nous réforme et nous régénère en hommes nouveaux?
Les apôtres naturellement tremblans et timides sont
rendus invincibles par cette grâce : Paul ne se plaît
plus que dans les souffrances : Cyprien renouvelé
par cette grâce, « voit ses doutes se dissiper, ce qui
7) étoit auparavant scellé pour lui s'ouvrir devant
» lui, les choses qui ne lui représentoient que ténè-
n bres devenir lumineuses; il surmonte aisément des
j) difficultés qui lui paroissoient insurmontables » :
Conjirmare se dubia , patere clausa , liicere tene--
brosa^... geri posse quod impossibile videbatur (0 ;
{}) EpisU I. P' 2.
DES VÉCHEURS. <^
et le reste, qu'il explique si ëloquemment dans cette
belle Epître à Donat. Augustin, dans la plus grande
vigueur de son âge , professe la continence , que dix
jours auparavant il croit impossible.
Et tu appréhendes, fidèle, que Dieu ne puisse pas
vaincre ton tempérament et le soumettre à sa grâce ?
c'est entendre bien peu sa puissance ; car le propre
de cette grâce , c'est de savoir changer nos inclina-
tions et de savoir aussi s'y accommoder. C'est pour-
quoi saint Augustin dit qu'elle est « convenable et
» proportionne'e j qu'elle est douce, accommodante
)) et contempérée » \Apla, congruens , conveniens ,
conteniperata : permettez - moi la nouveauté de ce
mot ; je n'ai pu rendre d'une autre manière ce beau
conteniperata de saint Augustin ; ceux qui ont lu ses
livres à Simplicien savent que tous ces mots sont de
lui : « qu'elle sait nous fléchir et nous attirer de la
» manière qui nous est propre » : çuemadmodum
aptum erat (0; c'est-à-dire qu'elle remue si à pro-
pos tous les ressorts de notre ame , qu'elle nous
mène où il lui plaît par nos propres inclinations,
ou en retranchant ce qu'il y a de trop , ou en ajou-
tant ce qui leur manque, ou en détournant leur
cours sur d'autres objets. Ainsi l'opiniâtreté se tourne
en constance , l'ambition devient un grand courage
qui ne soupire qu'après les choses véritablement éle-
vées, la colère se change en zèle, et cette complexion
tendre et affectueuse en une charité compatissante.
Mais à qui est-ce, mes Frères, que je dis ces cho-
ses? Ceux qui nous allèguent sans cesse leurs incli-
nations , qui se déchargent sur leur complexion de
{}) De div. tjuœst. adSimpL lib. i, tom. vi, col gS.
lO SUR LES VAIWES EXCUSES
tous leurs vices, ne connoissent pas cette grâce; ils
ne croient pas que Dieu se mêle de nos actions, ni
qu'il y en ait d'autre principe que la nature : autre-
ment, au lieu de de'sespérer de pouvoir vaincre leur
tempérament, ils auroient recours à celui qui tourne
les cœurs où il lui plaît : au lieu d'imputer leur nau-
frage à la violence de la tempête , ils tendroient les
mains à celui dont le Psalmiste a chanté , qu « il
» bride la fureur de la mer , et qu'il calme , quand
>j il veut , ses flots agités » : Tu dominaris potestati
maris , motum autem Jluctuuin ejiis tu niitîgas (0.
Puis donc qu'ils ne croient pas en la grâce , mon-
trez-leur par une autre voie que l'on peut se vaincre
soi-même. Je ne veux que la vie de la Cour pour
les en convaincre par expérience -, dans un si grand
auditoire , il n'est pas qu'il ne s'y rencontre plusieurs
courtisans. Qu'est - ce que la vie de la Cour ? faire
céder toutes ses passions au désir d'avancer sa for-
tune : qu'est-ce que la vie de la Cour? dissimuler tout
ce qui déplaît ; et souffrir tout ce qui offense , pour
agréer à qui nous voulons : qu'est-ce encore que la
vie de la Cour ? étudier sans cesse la volonté d'au-
trui ; et renoncer pour cela , s'il est nécessaire , à nos
plus chères pensées : qui ne sait pas cela ne sait pas
la Cour. Mes Frères , après cette expérience , saint
Paul V.1 vous proposer de la part de Dieu une con-
dition bien équitable : Sicut exhibuistis jiiemhra
'vestra seryire inununditiœ _, et iniquitati ad iniqui-
tatem j ita nunc exhibete niembra vestra servire
justitiœ in sanctijîcationenii'^) : « Comme vous vous
» êtes rendus les esclaves de Finiquité et des désirs
(0 Ps. Lxxxviii. 10. — (*) Âom. VI. 19.
DES PÉCHEURS. IT
» Séculiers, en la même sorte rendez-vous esclaves
» de la sainteté et de la justice ».
Mon Frère, certainement vous avez grand tort
de dire que Dieu vous demande l'impossible ; bien
loin d'exiger de vous l'impossible, il ne vous demande
que ce que vous faites : Sicut exhibuistis ^ ita
nunc exliibete « Faites, dit-il, pour la justice ce
5) que vous faites pour la vanité ». Vous vous con-
traignez pour la vanité, contraignez-vous pour la
justice; vous vous êtes tant de fois surmonté vous-
même pour servira la vanité, ah ! surmontez- vous
quelquefois pour servira la justice. C'est beaucoup
se relâcher, pour un Dieu, de ne demander que
l'égalité ; néanmoins il se réduit là : Sicut exhibuis-
tis ^ ita nunc exhibe te. Encore se réduira -t -il
beaucoup au-dessous; car quoi que vous fassiez pour
son service, quand aurez-vous égalé les peines de
ceux que la nécessité engage au travail , l'ambition
aux intrigues de la Cour, Tamour infâme et déshon-
nête à des lâchetés inouies , l'honneur aux emplois
de la guerre , l'avarice à des voyages immenses et à
un exil perpétuel de leur patrie ; et pour passer aux
choses de nulle importance , le divertissement , la
chasse , le jeu , à des veilles , à des fatigues , à des
inquiétudes incroyables ? Et quand je vous parle de
Dieu , vous commencez à ne rien pouvoir ; vous
m'alléguez sans cesse le tempérament et cette com-
plexion délicate : oti étoit-elle dans ce carnaval ? où
est-elle, lorsque vous passez les jours et les nuits à
jouer votre bien et celui des pauvres ? Elle est re-
venue dans le carême : il n'y a que ce qui regarde
l'intérêt de Dieu que vous appelez impossible. Ah !
12 SUR LES VAINES EXCUSES
j'atteste le ciel et la terre que vous vous moquez de
lui, lorsque vous parlez de la sorte ; et que quoi que
puisse dire votre lâcheté, le peu qu'il demande de
vous est beaucoup plus facile que ce que vous faites.
Eh bien ! mon Frère , ai-je pas bien dit que tu ne
pouvois maintenir long-temps ton impossibilité pré-
tendue ? as-tu encore quelque froide excuse ? as-tu
quelque vaine raison que tu puisses encore opposer
à l'autorité de la loi de Dieu ? Chrétiens , écoutons
encore ; il a quelque chose à nous dire ; voici une
raison d'un grand poids. La coutume l'entraîne,
dit-il, c'est ainsi qu'on vit dans le monde ; il faut vivre
avec les vivans , il est impossible de faire autrement.
Nous en sommes. Messieurs, en un triste état; et les
affaires du christianisme sont bien déplorées, si nous
sommes encore obligés à combattre cette foible ex-
cuse. O Eglise ! ô Evangile ! ô vérités chrétiennes l
où en seriez-vous , si les martyrs , qui vous ont dé-
fendus , s'étoient laissés emporter par le grand nom-
bre ; s'ils avoient déféré à la coutume , s'ils avoient
voulu périr avec la multitude des infidèles ?
Mon Frère, qui que tu sois qui gémis sous la ty-
rannie de la coutume, après que l'Eglise l'a désar-
mée , je n'ai que ce mot à te répartir, et je l'ai pris
de TertuUien , dans le livre de l'Idolâtrie : Tu veux
vivre avec les vivans ; à la bonne heure , je te le per-
mets; « il nous est permis de vivre avec eux , mais
» non de mourir avec eux » : Licet convwere ,
commori non licet (0 : autre chose est la société de
la vie, autre chose la corruption de la discipline.
Piéjouis-toi avec tes égaux par la société de la na-
DES rÉCHEUUS. l3
ture , s'il se peut p; r celle de la religion ; mais que
le peciie' ne lasse point de liaison ; q-: / la dainnalion
n'entre pas dans le commerce. La nature doit eue
commune, et non pas le crime; la vie, et non pas
la mort; nous devons participer aux mêmes biens^
et non pas nous associer pour les mêmes maux :
Conuiuamus cuin eis ^ conlœtemur ex communione
jiaturœ y non super stitionis : pares anima suinus , non
disciplina ; compossessores innndi , non erroris li).
Lom de nous cette société dimnahle : il y a pour
nous une autre vie et une autre société à prétendre :
Licet conuiuere , commori non licet. Chrétiens , si
vous méditez sérieusement les grandes choses que
je vous ai dites ; jamais , jamais , j'en suis assuré ,
jamais vous ne répondrez que ce que nous prêchons
est impossible. Mais qu'il ne soit pas impossible ;
c'est assez, direz- vous, qu'il nous déplaise, pour
nous le faire rejeter : voyons s'il est ainsi , comme
vous le dites , et entrons en notre seconde partie.
SECOND POINT.
Je trouve deux causes principales pour lesquelles
les chrétiens mal vivans ne peuvent écouter sans peine
les vérités de l'Evangile. La première, c'est qu'elles
offensent leur orgueil , et ils s'élèvent contre elles ^
la seconde , c'est qu'elles troublent le repos de leur
mauvaise conscience, et ils ne le peuvent souffrir.
Contre cet orgueil des pécheurs , qui ne peuvent
endurer qu'on les contredise, ni qu'on se mette au-
dessus d'eux en censurant leurs actions, je ne puis
rien dire de plus efficace que ces belles paroles de
i') Deldol. n. 14.
l4. SUR LES VAINES EXCUSES
saint Augustin , dans le livre de la Correction et de
la Grâce (0. « Qui que tu sois , dit-il, qui, non
» content de désobéir à la loi de Dieu qui t'est si
» connue, ne veux pas encore qu'on te reprenne
» d'une si injuste désobéissance ; c'est pour cela que
» tu dois être repris, parce que tu ne veux pas
» l'être » : Propterea corripiendus es , quia corripi
non uisj « C'est par ta faute que tu es mauvais ; et
5) c'est encore une plus grande faute de ne vouloir
» point être repris de ce que tu es mauvais » : Tuum
quippe vitiuin est quod malus es ; et majus vitium
corripi nolle quia malus es : « Comme s'il falloit
» louer les pécheurs ; ou comme si faire bien ou
5) mal , c'étoit une chose indifférente » sur laquelle
il faille laisser agir chacun à sa mode : quasi laudanda
aut indiffer enter habenda sint initia.
Non , il n'en est pas de la sorte \ c'est en vain que
tu nous dis : priez pour moi ; mais ne me reprenez
pas avec tant d'empire. Nous voulons bien prier
pour toi , et Dieu sait que nous le faisons tous les
jours; mais il faut aussi te reprendre, afin que tu
pries toi - même : il faut te mettre devant les yeux
toute la honte de ta vie, « afin que tu te lasses enfin
» de faire des actions honteuses , et que , confondu
» par nos reproches, tu te rendes digne de louan-
)) ges » : TJt Deo miser ante . . . desinat agej'e pudenda
atquedolenda^ et agat laudanda atque gratanda (2).
Et certainement , ciirétiens , quelque dur que
soit le front du pécheur , il n'a pas si fort dépouillé
lessentimens de la raison, qu'il ne lui reste quelque
honte de mal faire. « La nature, dit TertuUien, a
(.0 Cap. V, ?i. 7 , tom. X, col. 753. — (2) lùid.
DES PÉCHEURS. l5
)) couvert tout le mal de crainte ou de honte » : Omne
malum aut timoré aut pudore natura perfundit (0 :
mais surtout il faut avouer que la honte presse vive-
ment les consciences.Tel pécheur, à quil'on applaudit,
se déchire lui-même en secret par mille reproches,
et ne peut supporter son crime : c'est pourquoi il se
le cache en lui-même , il en détourne ses yeux ; « il le
M met derrière son dos » , dit saint Augustin (2). J'ai
trahi lâchement mon meilleur ami , j'ai ruiné cette
famille innocente ; quelle honte ! mais n'y songeons
pas ; songeons que j'ai établi ma fortune , ou con-
tenté ma passion. N'y songeons pas ^ dites-vous; c'est
pour cela, c'est pour cela qu'il faut vous y faire son-
ger. Oui, oui , je viendrai à vous, ô pécheurs , avec
toute la force , toute la lumière , toute Tautorité de
l'Evangile. Ces infâmes pratiques que vous cachez
avec tant de soin sous le masque d'une vertu emprun-
tée, ce que vous vous cachez à vous-mêmes par tant
de feintes excuses par lesquelles vous palliez vos mé-
chancetés; vous savez bien le traité infâme que vous
avez fait de ce bénéfice , c'est ce que je veux étaler
à vos yeux dans toute son étendue.
Ces vérités évangéliques, dont la pureté incor-
ruptible fait honte à votre vie déshonnête , vous ne
voulez pas les voir, je lésais, vous ne les voulez pas
devant vous, mais derrière vous; et cependant , dit
saint Augustin , quand elles sont devant nous , elles
nous guident ; quand elles sont derrière , elles nous
chargent. Vive Dieu ! ah ! j'ai pitié de votre aveugle-
ment : je veux ôter de dessus votre dos ce fardeau
qui vous accable , et mettre devant vos yeux cette
CO Apolog. 11,1.-^ (2) Enar. in Ps. c. n. 3, fo/«. iv, col io83.
l6 SUR LES VAINES EXCUSES
vérité qui vous éclaire. La voilà , la voilà dans toute
sa force, dans toute sa sainteté, dans toute sa sévé-
rité; envisagez cette beauté, et ayez confusion de
vous-même; regardez-vous dans cette glace , et voyez
si votre laideur est supportable. Otez, ôtez, vousme
faites honte, et c'est ce que je demande: cette honte,
c'est votre salut. Que ne puis-je dompter cette impu-
dence ! que ne puis-je amollir ce front d'airain! Jésus
regarde Pierre qui l'a renié, et qui ne sent pas encore
son crime ; il le i^egarde et lui dit tacitement : O
homme vaillant et intrépide , qui devois être le seul
courageux dans le scandale de tous tes frères, re-
garde où aboutit cette vaillance : ils s'en sont fui , il
est vrai; tu es le seul qui m'a suivi, mais tu es aussi
le seul qui me renies. C'est ce que Jésus lui repro-
cha par ce regard , et Pierre l'entendit de la sorte : il
eut honte de sa présomption, et il pleura son infidé-
lité : Fle^itamare (0.
Que dirai-je du roi David , qui prononce sa sen-
tence sans y penser? Il condamne à mort celui quia
enlevé la brebis du pauvre, et il ne songe pas à celui
qui a corrompu la femme et fait tuer le mari : les
vérités de Dieu sont loin de ses yeux, ou s'il les voit,
il ne se les applique pas. Vive Dieu, dit le prophète
]Nathan; cet homme ne se connoît plus, il faut lui
mettre son iniquité devant sa face. Laissons la brebis
et la parabole : C'est vous, ô Roi, qui êtes cet homme,
c'est vous-même : Tu es ille vir (2). Il revient à lui ,
il se regarde; il a honte, et il se convertit. Ainsi je ne
crains pas de vous faire honte : rougissez, rougissez,
tandis que la honte est salutaire ; de peur qu'il ne
(») Luc. XXII. 62. — (*) //. Reg. XII. 7.
vienne
DESPÉCIIEUBS. 1^
vienne une honte qui mi servira pins pour vous cor-
riger, mais pour vous désespérer et vous confondre.
Kougissez, rougissez en voyant votre laideur; afin
que vous recouriez à la grâce qui peut efïacer ces
taches honteuses , et qu'ayant horreur de vous-
même , vous commenciez à plaire à celui à qui rien
ne déplaît , que le péché seul : Confundantur et con-
vertantar {.^) . Ah ! qu'ils soient confondus, pourvu
enfin qu'ils soient convertis.
Je vous ai dit, Messieurs , que non - seulement
Torgueil se fâche d'être repris , mais que la fausse
paix des pécheurs se plaint d'être troublée par nos
discours. Plût à Dieu qu'il fût ainsi î cette plainte
feroit notre gloire; et notre malheur, chrétiens,
c'est qu'elle n'est pas assez véritable. Nous savons,
à la vérité, que nous remplissons d'amertume l'ame
des pécheurs, lorsque nous les venons troubler dans
leurs délices. Laban pleure, et ne se peut consoler
de ce qu'on lui a enlevé ses idoles : Cur faratus es
deos meosi"^)! « Pourquoi m'avez -vous dérobé mes
» dieux )) ? Le peuple insensé s'est fait des dieux qui
\e précèdent , des dieux qui touchent ses sens ; et il
danse , et il les admire , et il court après , et il ne
peut soufii ir qu'on les lui ôte.
Ainsi je ne m'étonne pas si le pécheur, voyant la
parole divine venir à lui impérieusement pour dé-
truire ces idoles pompeuses qu'il a élevées; si voyant
qu'on veut réduire à néant ce qui occupe en son
cœur une place si spacieuse , ces grands palais , ces
chères idées , ces attachemens trop aimables ; il ne
(0 Ps. cxxviii. 5. — {^) Gènes» xxxi. 3o.
BOSSUET. XIII. 2i
l8 SUR LES VAINES EXCUSES
peut souffrir sans impatience de voir tout d'un coup
s'e'vanouir en fumée ce qui lui est le plus cher : car
encore que vous lui laissiez ses lichesses , sa puis-
sance, ses maisons superbes, ses jardins délicieux;
néanmoins il croit qu'il perd tout, quand vous voulez
lui en donner un autre usage : comme un homme
qui est assis dans une table délicate , quoique vous
lui laissiez toutes les viandes, il croit néanmoins
perdre le festin , s^il perd tout à coup le goût qu'il
y trouve et l'appétit qu'il y a.
Ainsi les pécheurs, accoutumés à se servir de leurs
biens pour contenter leurs passions, se persuadent
qu'ils n'ont plus rien quand vous leur défendez cet
usage. Quoi ! vous me dites, ô prédicateur , qu'il ne
la faut plus voir qu'avec crainte , ni lui parler qu'avec
réserve , ni l'aimer autrement qu'en notre Seigneur !
et que deviendront toutes ces douceurs, toutes ces
aimables familiarités ? Il s'imagineroit avoir tout
perdu, et qu'il ne sauroit plus que faire en ce monde :
c'est pourquoi il s'irrite contre ces conseils, et il ne
les peut endurer.
Mais il y a encore une autre raison de l'impatience
qu'il nous témoigne ; c'est qu'il goûte une paix pro-
fonde dans la jouissance de ses plaisirs. Au commen-
cement , à la vérité, sa conscience incommode venoit
l'importuner mal à propos, elle l'effray oit quelque-
fois par la terreur desjugemens de Dieu; maintenant
il Ta enchaînée , et il ne lui permet plus de se re-
muer : il a ôté toutes les pointes par lesquelles elle
piquoit son cœur si vivement; ou elle ne parle plus,
ou il ne lui reste plus qu'un foible murmure, qui
n'est pas capable de l'interrompre : parce qu'il a
DES PÉC HEUT\S. I()
oublie Bieu, il croit que Dieu l'a oublié, et ne se
souvient plus de le punir : Dixil enim in corde suo :
Oblitus est Deus (0 ; c'est pourquoi il dort à son aise,
sous l'ombre des prospérités qui le flattent. Et vous
venez l'éveiller ; vous venez, ô prédicateurs , avec
vos exhortations et vos invectives, animer cette con-
science qu'il croyoit avoir désarmée : ne vous étonnez
pas s'il se fâche. Comme un homme qu'on éveille en
sursaut dans son premier somme oii il est assoupi
profondément , il se lève en murmurant : O homme
fâcheux, quel importun vous êtes ? qui êtes- vous,
et pourquoi venez-vous troubler mon repos? Pour-
quoi; le demandez-vous ? c'est parce que votre som-
meil est une léthargie, parce que votre repos est une
mort ; parce que je ne puis vous voir courir à votre
perte éternelle en riant , en jouant , en battant des
mains, comme si vous alliez au triomphe. Je viens
ici pour vous troubler dans cette paix pernicieuse.
Surge^ qui dormis ^ et exurge à mortuis (2) : « Levez^
» vous, vous qui dormez, sortez d'entre les morts » :
Je viens rendre la force et la liberté à cette con-
science malheureuse , dont vous avez si long-temps
étouffé la voix.
Parle, parle, ô conscience captive : parle, parle,
il est temps de rompre ce silence violent que l'on
t'impose. Nous ne sommes point dans les Ijals, dans
les assemblées, dans les divertissemens, dans les jeux
du monde ; c'est la prédication que tu entends , c'est
l'Eglise de Dieu oii tu es. Il t'est permis de parler
devant ses autels ; je suis ici de sa part pour te sou-
tenir dans tes justes reproches. Raconte à cette im-
W Ps. IX. 34. — W JSphes. V. 14.
20 SUR LES VAINES EXCUSES
pudique toutes ses infamies , à ce voleur public
toutes ses rapines ; à cet hypocrite , qui trompe le
monde, la honte de son ambition cachée ; k ce vieux
pécheur, qui avale l'iniquité comme l'eau , la longue
suite de ses crimes : dis-lui que Dieu, qui l'a souf-
fert, ne le souffrira pas toujours ; Tacui semper,
siluîj, sicut partiunens loquar (0 : » Si je me suis tu,
» dit le Seigneur, je me ferai entendre comme une
» femme qui est dans les douleurs de l'enfantement ».
Dis-lui que sa justice ne permettra pas qu'il se mo-
que toujours de sa bonté ; ni qu'il brave insolem-
ment sa miséricorde par ses ingratitudes conti-
nuelles : dis-lui que la foi si souvent violée, les sa-
. cremens si souvent profanés , la grâce si souvent
foulée aux pieds, ce long oubli de Dieu, cette ré-
sistance opiniâtre à ses volontés, ce mépris si outra-
geux de son Saint-Esprit, lui amasse un trésor de
haine, dont le poids est déjà si grand, qu'il ne peut
plus différer long- temps à tomber sur sa tête et à
l'écraser; et que si Dieu patient et bon ne précipite
pas sa vengeance , c'est à cause qu'il saura bien nous
faire payer au centuple un mépris si outrageux de
sa clémence.
Ah! que ee discours est importun ! que plût à Dieu,
mon Frère , qu'il te le fût encore davantage ! Plût à
Dieu que tu ne pusses te souffrir toi-même ! peut-
être que ton cœur ulcéré se tourneroit au médecin ;
peut-être que le sentiment de ta misère te feroit gé-
mir en ton cœur, et regretter les désordres de ta vie
passée : au lieu de t'irriter contre celui qui t'exhorte,
tu t'irriterois contre toi-même \ et ayant fait naître
iO Is. XLII. l4«
DES PÉCHEURS. 21
une douleur qui sera la cause de ta guerison , tu di-
rois un jour à ton Dieu dans l'e'pancliement de ton
cœur : Tribulalioneni et doloreni inveni (0 : Enfin
je l'ai trouvée, cette affliction fructueuse, cette dou-
leur salutaire de la pénitence. « J'ai trouvé l'afflic-
5) tion et la douleur » : plusieurs afflictions m'ont
trouvé , que je ne cberchois pas ; mais enfin j'ai
trouvé une affliction qui méritoit bien que je la
cherchasse; c'est raffliction d'un cœur contrit, et
attristé de ses péchés : je l'ai trouvée, cette douleur,
« et j'ai invoqué le nom de Dieu » : je me suis af-
fligé de mes crimes, et je me suis converti à celui
qui les cfTace : Trihulationem et dolorem iiweni j, et
nornen Domini invocai^i (2). On m'a sauvé, parce
qu on m'a blessé; on,m'a donné la paix, parce qu'on
m'a offensé; on m'a dit des vérités qui ont déplu pre-
mièrement à ma foiblesse, et ensuite qui l'ont gué-
rie. Si ce sont ces vérités que nous vous prêchons ,
pourquoi refusez-vous de les entendre? et pourquoi
une petite amertume que votre goût malade y
trouve d'abord, vous empêche-t-elle de recevoir une
médecine si salutaiie ? Si veritatein dico Dobis j
quare non creditis niihi ? c'est ce que j'avois à vous
dire dans ma seconde partie.
TROISIÈME POINT.
Les pécheurs superbes et opiniâtres, convaincus
par tous les endroits qu'il n'y a aucune raison qui
puisse autoriser leur résistance contre les prédica-
teurs de l'Evangile , s'imaginent faire quelque chose
bien considérable pour appuyer leur rébellion , en
(0 P;î. CXIV.4. — W/èïU
22 SUR LES VAINES EXCUSES
alléguant de mauvais exemples , et surtout quand
ils les rencontrent dans ceux qui sont destinés pour
les instruire : c'est alors, Messieurs, qu'ils triom-
phent , et qu'ils croient que de'sormais il n'y a plus
rien par oii l'on puisse combattre leur impénitence.
C'est pourquoi le sauveur Jésus prévoyant qu'ils au-
roient encore ce méchant prétexte, pour ne se ren-
dre point à la vérité, a été au-devant dans son Evan-
gile , lorsqu'il a dit ces paroles : Quœcumque dixe-
rint vohis , servate et facile (0 : O hommes curieux
et diligens à rechercher les vices des autres , lâches
et paresseux à corriger vos propres défauts , pour-
quoi examinez-vous avec tant de soin les mœurs de
ceux qui vous prêchent ? considérez plutôt que ce
qu'ils vous disent, c'est la vérité, et que leur mauvais
exemple ne ruine pas en vos esprits leur bonne doc-
trine : Quœcumque dixerint vohis^ servate et facile.
Ce n'est pas mon intention, chrétiens, de vous al-
léguer ces paroles, pour autoriser les désordres ou
la mauvaise vie des prédicateurs qui disent bien et
font mal. Je sais qu'ils ne doivent pas se persuader
que le bien qu'ils ont dit serve d'excuse au mal qu'ils
ont fait, au contraire, dit saint Augustin (2)^ il leur
sera reproché avec justice, que « puisqu'ils vouloient
5) qu'on les écoutât, ils dévoient auparavant s'écou-
)) ter eux-mêmes ; qu'ils dévoient dire avec le pro-
)) phèle M : Audiaui quid loquatur in me Dominus
Deus j, quoniam loquclur pacem in plèbe m suam (5) :
« J'écouterai ce que dira en moi le Seigneur, parce
» qu'il mettra en ma bouche des paroles de paix pour
(0 MaUh. xxiii. 3. — (') Enarrat. in Ps. xlix. n. 23, tom. iv,
col 457. r^) Ps. LXXXIV. 8.
DES l'i'c IIEURS. 33
» son peuple « : ce qu'il me donne autorité' de parler ,
je le dirai aux autres, parce que c'est ma vocation
et mon ministère : Loquetur pacein iii plebem siiam ;
mais je serai le premier des écoutans : Audiam quid
loquatar in me Dominus Deus : et si nous manquons
de le faire, je le dirai hautement, quand je me de-
vrois ici condamner moi-même , nous trahissons lâ-
chement notre ministère , le plus saint et le plus
auguste qui soit dans l'Eglise-, nous détruisons notre
propre ouvrage, et nous donnons sujet aux infirmes
de croire que ce que nous enseignons est impossible,
puisque nous-mêmes, qui le prêchons, néanmoins
ne le faisons pas.
Après que nous nous sommes ainsi condamnés
nous-mêmes , si nous manquons à notre devoir ;
nous parlons maintenant. Messieurs, en faveur de
la vérité qui vous est annoncée par notre entremise;
et encore que nous puissions dire qu'il y a beaucoup
de prédicateurs qui édifient l'Eglise de Dieu par leurs
œuvres et par leurs paroles, néanmoins, sans nous
servir de cette défense, nous nous contentons de
vous avertir, en la charité de notre Seigneur, que
vous ne soyez point curieux de rechercher la vie de
ceux qui vous prêchent ; mais que vous receviez
humblement la nourriture des enfans de Dieu ,
quelle que soit la main qui vous la présente; et que
vous respectiez la voix du pasteur, même dans la
bouche du mercenaire. Saint Augustin, Messieurs,
voulant nous faire entendre cette vérité, s'objecte
d'abord à lui-même ce passage de l'Ecriture : Num-
quid colligunt de spinis uvas , autde tribulis Jîcus (0?
(0 MaUh.vn. i6.
^4 SUR LKS VAINES EXCUSES
(c Des épines peuvent-elles produire des raisins » ?
Des prédicateurs corrompus peuvent -ils porter la
parole de vie éternelle? peuvent -ils engendrer un
fruit qui n'est pas de leur espèce ? Et il éclaircit
cette difficulté par une excellente comparaison. 11
est vrai, dit ce docteur incomparable, qu'un buis-
son ne produit point de raisins, mais il les soutient
quelquefois : on plante une haie auprès d'une vigne;
la vigne étendant ses brandies, en pousse quelques-
unes à travers la haie ; et quand le temps de la ven-
dange approche, vous voyez une grappe suspendue
au milieu des épines : « Le buisson porte un fruit qui
» ne lui appartient pas, mais qui n'en est pas moins
» le fruit de la vigne , quoiqu'il soit appuyé sur le
» buisson» :Portatfructurnspinanonsuwn-jnonenim
spinain vitis attulitj sed spinis palmes incubuit (0.
Ainsi la chaire de Moïse dont parle le Fils de Dieu
dans son Evangile; et disons, pour nous appliquer
cette doctrine , la chaire de Jésus-Christ et des apô-
tres que nous remplissons dans l'Eglise, c'est une
vigne sacrée; la doctrine enseignée par les mauvais,
c'est la branche de cette vigne qui produit son fruit
sur le buisson. Ne dédaignez pas ce raisin , sous pré-
texte que vous le voyez parmi des épines; ne rejetez
pas cette doctrine , parce qu'elle est environnée de
mauvaises mœurs : elle ne laisse pas de venir de Dieu ;
et vous devez regarder de quelle racine elle est née ,
et non pas sur quel appui elle est soutenue : Le^e
uvain inier spinas pendentem ^ sed de vite nascen-
tem (2). Approchez, et ne craignez pas de cueillir
(0 In Joan. Tract, xlvi. n. 6, tom. m, part, n, col.ôoS. —
W Serm. xlvi. n. 22, tom. y, col. 237.
DES rÉciîEuns. aS
ce raisin parmi ces épines; mais prenez garde, dit
saint Augustin, que vous ne de'chiriez votre main en
le cueillant; c'est-à-dire recevez la bonne doctrine,
gardez-vous du mauvais exemple ; faites ce qu'ils di-
sent , prenez le raisin ; ne faites pas ce qu'ils font, gar-
dez-vous des épines; et craignez, dit saint Augustin
en un autre endroit, que vous ne vous priviez vous-
même de la nourriture de la vérité; pendant que
votre délicatesse et votre dégoût vous fait toujours
chercher quelque nouveau sujet de dégoût, ou dans
le vaisseau où l'on vous le présente, ou dans l'assai-
sonnement : Veritas tihi undelibet loquatur, esuriens
accipe ^ ne unquam ad t& pen^eniat „ dam seinper
quod repreliendas in vasculo fastidiosus . . . inquiris ( 0.
Cessez donc de travailler vos esprits à rechercher
curieusement notre vie. Ne dites pas : J'ai découvert
les intrigues de celui-là et les secrètes prétentions de
cet autre : ne dites pas que vous avez reconnu son
foible , et que vous avez enfin découvert à quoi ten-
dent tant de beaux discours. Vaine et inutile recher-
che : car outre que vous imposez souvent à leur in-
nocence ; quand ce que vous leur reprochez seroit
véritable, quelle merveille. Messieurs, d'avoir trouvé
des péchés dans des pécheurs, et dans des hommes
des défauts humains ? Ce n'est pas ce qui est digne
de votre recherche : ce qui mérite l'application de
votre esprit, c'est premièrement, chrétiens, de vous
souvenir de ce que vous êtes, et de ne juger pas té-
niéi airement. Fussiez-vous des souverains, fussiez-
vous des rois; dans l'Eglise de Dieu, [vous êtes comp-
tés parmi] le peuple et les brebis : par conséquent
(0 InPs. XXXVI. Serni, m, n. 20, tom. iv, col. 293.
'aG sur t.es vaines excuses
ne reprenez pas les oints du Seigneur, les ministres
de ses sacremens et de sa parole.
Mais si le mal est si manifeste qu'il ne puisse plus
se dissimuler, ne perdez pas le respect pour la vérité
à cause de celui qui la prêche : admirez au contraire,
admirez en nous-mêmes l'autorité, la force de la loi
de Dieu, en ce qu'elle se fait honorer même par ceux
qu'elle condamne, et les contraint de déposer contre
eux-mêmes en sa faveur. Enfin ne croyez pas vous
justifier en débitant par le monde les vices des au-
tres ; songez qu'il y a un tribunal où chacun sera jugé
par ses propres faits. Jésus-Christ a condamné l'aveu-
gle qui mène , mais il n^a pas absout l'aveugle qui
suit; « ils se perdent tous deux dans la même fosse » :
Ambo in foi^earn cadunt{^). Ainsi, mes Frères, la
chute de ceux que vous voyez au-dessus de vous dans
les fonctions ecclésiastiques, bien loin de vous porter
au relâchement , vous doit inspirer de la crainte ,
et vous faire d'autant plus trembler, que vous voyez
tomber les colonnes mêmes : Non sit delectatio mino-
ruin lapsus majorum , sed sit casus niajoruni tremor
ininoriuni.'^).
Nous avons ouï avec patience une partie des re-
proches que vous faites aux prédicateurs; et l'intérêt
de votre salut nous a obligés d'y répondre par des
maximes tirées de l'Evangile : maintenant écoutez ,
Messieurs, les justes plaintes que nous faisons de
vous; il est bien raisonnable que vous nous écoutiez
à votre tour, d'autant plus que nous ne parlons pas
pour nous-mêmes, mais pour votre utilité. Nous
nous plaignons donc, chrétiens, et nous nous en
CO Matth. XY. 14. — (') S. Aiig. in Ps. l. n. 3 , toni. iv, col. 463.
DES VÉCHEUllS. 11
4
plaignons à Dieu et aux hommes, nous nous en plai-
gnons à vous-mêmes , que vous faites peu d'état de
notre travail : ce que je veux dire , Messieurs , ce
n'est pas que vous preniez mal nos pensées, que vous
censuriez nos actions et nos discours ; tout cela est
trop peu de chose pour nous émouvoir. Quoi ! cette
période n'a pas ses mesures, ce raisonnement n'est
pas dans son jour, cette comparaison n'est pas bien
tournée ? c'est ainsi qu'on parle de nous ; nous ne
sommes pas exempts des mots de la mode. Dites ,
dites ce qu'il vous plaira : tous ces reproches sont
un jeu d'enfant , qui n'est pas digne de l'attention
de gens qui sont occupés à un ministère si grave et
si sérieux. Nous abandonnons de bon cœur à votre
censure ces ornemens étrangers , que nous sommes
contraints quelquefois de rechercher pour l'amour
de vous ; puisque telle est votre délicatesse que vous
ne pouvez goûter Jésus-Christ tout seul dans la sim-
plicité de son Evangile : tranchez, décidez, censu-
rez , exercez là - dessus votre bel esprit , nous ne
nous en plaignons pas. En quoi donc nous plaignons-
nous justement que vous méprisez notre travail? en
ce que vous nous écoutez , et que vous ne nous
croyez pas \ en ce qu'on ne vit jamais un si grand
concours , et si peu de componction ; en ce que
nous recevons assez de complimens, et que nous ne
voyons point de pénitence.
Saint Augustin , étant dans la chaire, a dit autre-
fois à ses auditeurs : Considérez , mes Frères, que
« notre vie est pénible et laborieuse , accompagnée
5) de grands périls ». Après avoir ainsi représenté
ses travaux et ses périls : « Consolez-nous en bien
28 SUR LES VAINES EXCUSES
î) vivant » : J^itam nostrani infirmam , laboriosam ,
periculosam ^ in hoc inundo consolainini bene vwen-
do (0. Je puis bien parler après ce grand homme ,
et vous repre'senter avec lui doucement , en simpli-
cité de cœur, qu'en effet notre vie est laborieuse.
Nous usons nos esprits à chercher dans les saintes
Lettres et dans les écrivains ecclésiastiques ce qui est
utile à votre salut , à choisir les matières qui vous
sont propres, à nous accommoder autant qu'il se
peut à la capacité de tout le monde : il faut trouver
du paia pour les forts et du lait pour les enfans. Eh!
c'est assez parler de nos peines , nous ne vous les
reprochons pas : après tout, c'est notre devoir ; si
le travail est fâcheux, l'oisiveté d'autre part n'est
pas supportable.
Mais si vous avez peu d'égard à notre travail , ah î
ne comptez pas pour rien notre péril. Quel péril?
nous sommes responsables devant Dieu de tout ce
que nous vous disons : est-ce tout ? et de ce que
nous vous taisons. Si nous dissimulons vos vices , si
nous les déguisons , si nous les flattons , si nous dé-
sespérons les foibles , si nous flattons les présomp-
tueux , Dieu nous en fera rendre compte. Est-ce là
tout notre péril ? non , mes Frères , ne le croyez
pas; notre plus grand péril , c'est lorsque nous fai-
sons notre devoir. J'ai quelque peine , Messieurs , à
vous parler de notre emploi : ce qui m'y fait ré-
soudre , c'est que j'en espère pour vous de l'instruc-
tion ; et ce qui me rassure, c'est que je ne parle pas
de moi-même.
Saint Augustin dit : Nous devons souhaiter pour
C') InJoan. Tract, xviii. n. 12, Loin, m, part. 11, col. 43&.
DES PÉCHEURS. 2()
votre bien que vous approuviez nos discours ; car
quel fruit peut-on espérer, si vous n'approuvez pas
ce que nous disons ? C'est donc ce que nous devons
de'sirer le plus, et c'est ce que nous avons le plus à
craindre. Dispensez-moi, Messieurs, à vous expli-
quer plus au long ce que vous devez assez entendre.
Ali ! cessons de parler ici de nous-mêmes. Venons à
la conclusion de saint Augustin : Consolamini bene
anuejîdo ; nolite nos adterere malis inoribus vestris ( 0 :
« Consolez-nous en bien vivant ; ne nous accablez
» pas par vos mœurs déréglées » . Parmi tant de tra-
vaux et tant de périls, quelle consolation nous peut-
il rester que dans l'espérance de gagner les âmes ?
Nous ne sommes pas si malheureux qu'il n'y en ait
qui profitent de notre parole; mais voici, dit saint
Augustin , ce qui rend notre condition misérable :
In occulto est unde gaudeam , in public o est unde
torqiiear^'^) : u Ce qui nous fâche est public; ce qui
» nous console est caché » : nous voyons triompher
hautement le vice qui nous afflige, et nous ne voyons
pas la pénitence qui nous édifie. Luceat lux "vestra
coram hominibus (5) : « Que votre lumière luise de-
» vant les hommes «.
(0 Loco mox. citato, — C^) Serm. cccxcii. n. 6 j tom. y, col. i5o6.
3o SUR LE PV.ESPECT
11/ SERMON
POUR
LE DIMANCHE DE LA PASSION.
Force et empire de la vérité. Principe de la haine que les hommes
lui portent : en combien de manières ils la haïssent. Nécessité de la
simplicité et de la bonne foi, pour bien régler notre conscience.
Origine des doutes et des fausses subtilités qu'on se forme dans la
morale. Funestes suites des efforts que nous faisons contre la vérité
inhérente en nous. Par quels degrés nous tombons dans un si grand
mal : quels en sont les progrès et les remèdes.
Si veritatem dico voLis, quare non creditis mihi.
Si je vous dis la vérité^ pourquoi refusez -vous de me
croire ? Joan. viii. 4^.
N a dit, il y a long-temps, qu'il n'y a rien de
plus fort que la ve'rité; et cela se doit entendre par-
ticulièrement de la vérité de l'Evangile. Cette vé-
rité, chrétiens , que la foi nous propose en énigme,
comme parle l'apôtre saint Paul, paroi t dans le ciel
à découvert , révérée de tous les esprits bienheureux :
elle étend son empire jusqu'aux enfers ; et quoiqu'elle
n'y trouve que ses ennemis, elle les force néanmoins
de la reconnoître. « Les démons la croient, dit saint
DUALAVÉRITÉ. 3l
» Jacques (0; et non-seulement ils croient, mais ils
» tremblent » . Ainsi la ve'ritë est respectée dans le ciel
et dans les enfers. La terre est au milieu, et c'est là
seulement qu'elle est méprisée. Les anges la voient,
et ils l'adorent ; les démons la haïssent, mais ils ne
la méprisent pas, puisqu'ils tremblent sous sa puis-
sance. C'est nous seuls, ô mortels, qui la méprisons,
lorsque nous l'écoutons froidement et comme une
chose indifférente que nous voulons bien avoir dans
l'esprit, mais à laquelle il ne nous plaît pas de don-
ner aucune place dans notre vie. Et ce qui rend
notre audace plus inexcusable, c'est que cette vérité
éternelle n'a pas fait comme le soleil , qui , demeu-
rant toujours dans sa sphère, se contente d'envoyer
ses rayons aux hommes : elle, dont le ciel est le lieu
natal , a voulu aussi naître sur la terre : Veritas de
terra orta est (2). Elle n'a pas envoyé de loin ses lu-
mières , elle - même est venue nous les apporter, et
les hommes toujours obstinés ont fermé les yeux ; ils
ont haï sa clarté à cause que leurs œuvres étoient
mauvaises, et ont contraint le Fils de Dieu de leur
faire aujourd'hui ce juste reproche : Si veritatem
dico vobis , quare non creditis milii ? « Si je vous dis
» la vérité , pourquoi refusez-vous de me croire » ?
Puisqu'il nous ordonne , Messieurs , de vous faire
aujourd'hui ses plaintes , touchant cette haine de la
vérité; qu'il nous accorde aussi son secours pour
plaider fortement sa cause la plus juste qui fut ja-
mais. C'est ce que nous lui demandons par les prières
de la sainte Vierge. Ave^ etc.
CO Jac. II. 19. — C^) Ps. Lxxxiv. 12.,
32 SUR LE RESPECT
La vérité est une reine qui a dans le ciel son trône
éternel, et le siège de son empire dans le sein de
Dieu : il n'y a rien de plus noble que son domaine ;
puisque tout ce qui est capable d'entendre en relève,
et qu elle doit régner sur la raison même , qui a été
destinée pour régir et gouverner toutes choses. Il
pourroit sembler , chrétiens , qu'une reine si ado-
rable ne pourroit perdre son autorité que par l'i-
gnorance : mais comme le Fils de Dieu nous le re-
proche , que la malice des hommes lui refuse son
obéissance , lors même qu'elle leur est le mieux an-
noncée ; c'est véritablement ce qui m'étonne , et je
prétends aujourd'hui rechercher la cause d'un dérè-
glement si étrange. Il est bien aisé de comprendre
que c'est une haine secrète que nous avons pour la
vérité, qui nous fait secouer le joug d'une puissance
si légitime. Mais d'oii nous vient cette haine, et quels
en sont les motifs ? c'est ce qui mérite une grande
considération , et ce que je tâcherai de vous expli-
quer par les principes , suivant la doctrine de saint
Thomas, qui traite expressément cette question (0.
Pour cela il faut entendre, avant toutes choses,
que le principe de la haine, c'est la contrariété et la
répugnance , et en ce regard , chrétiens , il ne tombe
pas sous le sens qu'on puisse haïr la vérité prise en
elle-même et dans cette idée générale ; « parce que,
)> dit très-bien le grand saint Thomas, ce qui est
» vague de cette sorte et universel ne répugne jamais
» à personne, et ne peut être par conséquent un ob-
» jet de haine. « Ainsi les hommes ne sont pas ca-
CO I. 2. Quœst. XXIX. Art, v.
pables
DU A LA VÉRITÉ. 33
pal)les d'avoir de l'aversion pour la ve'rité ; sinon
autant qu'ils la considèrent dans quelque sujet par-
ticulier où elle combat leurs inclinations , oii elle
contredit leurs sentimens : et en cette vue , chré-
tiens , il me sera facile de vous convaincre que nous
pouvons haïr la ve'rite en trois sortes, par rapport à
trois sujets où elle se trouve et dans lesquels elle
contrarie nos mauvais de'sirs. Car nous la pouvons
regarder, ou en tant qu'elle réside en Dieu, ou en
tant qu'elle nous paroît dans les autres hommes, ou
en tant que nous la sentons en nous-mêmes : et il est
certain qu'en ces trois états toujours elle contrarie
les mauvais désirs, et toujours elle donne aussi un
sujet de haine aux hommes déréglés et mal-vivans.
Et en effet, âmes saintes, ces lois immuables de la
vérité, sur lesquelles notre conduite doit être réglée,
soit que nous les regardions en leur source , c'est-à-
dire en Dieu, soit qu'elles nous soient montrées dans
les autres hommes, soit que nous les écoutions parler
en nous-mêmes, crient toujours contre les pécheurs,
quoiqu'en des manières différentes. En Dieu qui est
le juge suprême, elles les condamnent; dans les
hommes qui sont des témoins présens, elles les re-
prennent et les convainquent ; en eux - mêmes et
dans le secret de leur conscience elles les troublent
et les inquiètent : et c'est pourquoi partout elles leur
déplaisent. Car ni l'orgueil de l'esprit humain ne
peut permettre qu'on le condamne , ni l'opiniâtreté
des pécheurs ne peut souffrir qu'on la convainque,
et l'amour aveugle qu'ils ont pour leurs vices peut
encore moins consentir qu'on l'inquiète. C'est pour-
quoi ils haïssent la vérité; d'où vous pouvez com-
BOSSUET. xiii. 3
34 SUR LE RESPECT
prendre combien ils sont éloignés de lui obéir. Mais
si vous ne l'avez pas encore entendu , la conduite des
Juifs envers Jésus-Christ vous le fera aisément con-
noître. Il leur prêche les vérités qu'il dit avoir vues
dans le sein du Père ; ces vérités les condamnent , et
ils haïssent son Père on elles résident : Oderunt et
me et Patrein meum (0.
Il les reprend en vérité de leurs vices ; et pen-
dant que ses discours les convainquent, la haine
de la vérité leur fait haïr celui qui l'annonce ; ils
s'irritent contre lui-même, ils l'appellent samari-
tain et démoniaque ; ils courent aux pierres pour le
lapider, comme il se voit dans notre Evangile. Il les
presse encore de plus près, il leur porte jusqu'au
fond du cœur la lumière de la vérité, conformément
à cette parole : « La lumière est en vous pour un
» peu de temps » : Adhuc modicum lumen in vobis
esti"^) ; et ils la haïssent si fort cette vérité adorable,
qu'ils en éteignent encore ce foible rayon ; parce
qu'ils cherchent la nuit entière pour couvrir leurs
mauvaises œuvres. Dans cette aversion furieuse , in-
vétérée et opiniâtre qu'ils témoignent à la vérité, et
parmi tant d'outrages qu'ils lui font souiFrir, n'a-t-il
pas raison, chrétiens, de leur faire aujourd'hui ce
juste reproche? Si je vous dis la vérité, pourquoi
refusez-vous de la croire ? pourquoi une haine aveu-
gle vous empêche-t-elle de lui obéir ?
Mais il ne parle pas seulement aux Juifs ses en-
nemis déclarés; et son dessein principal est d'ap-
prendre à ses serviteurs à aimer et respecter sa vé-
rité sainte, en quelque endroit qu'elle leur paroisse.
(0 Joan. XV. 24. — (^) Ibid. xii. 35.
DUAL A VÉRITÉ. 35
Quand ils la regardent en leur juge, qu'ils permet-
tent qu'elle les règle : quand elle les reprend par
les autres hommes, quils souffrent qu'elle les cor-
rige : quand elle leur parle dans leurs consciences,
qu'ils consentent non-seulement qu'elle les e'claire,
mais encore qu'elle les change et les convertisse :
trois parties de ce discours.
PREMIER POINT.
Comme ces lois primitives et invariables de vérité
et de justice, qui sont dans l'intelligence divine,
condamnent directement la vie des pécheurs ; il est
très-certain qu'ils les haïssent et qu'ils voudroient
par conséquent les pouvoir détruire. La raison so-
lide : c'est le naturel de la haine de vouloir détruire
son objet, comme de l'amour de le conserver. Sans
que vous donniez la mort à votre ennemi , vous le
tuez déjà par votre haine, qui porte toujours dans
l'ame une disposition d'homicide. C'est pourquoi
l'apôtre dit : Oninis qui odit fratrem suum hoinicida
esti^). Il le compare à Caïn : il ne dit pis. Celui
qui trempe les mains dans son sang , ou qui enfonce
un couteau dans son sein ; mais, Celui qui le hait est
homicide. C'est que le Saint -F^sprit qui le guide
n'arrête pas sa pensée à ce qui se fait au dehors : il
va approfondissant les causes cachées, et c'est ce qui
lui fait toujours trouver dans la haine une secrète
intention de meurtre. Car si vous savez observer
toutes les démarches de la hame, vous verrez qu'elle
voudroit détruire partout ce qu'elle a déjà détruit
dans nos cœurs ; et les effets le font bien connoître.
(') /. Joan. III. 5.
36 SURLE RESPECT
Si VOUS haïssez quelqu'un , aussitôt sa pre'sence blesse
votre vue, tout ce qui vient de sa part vous fait sou-
lever le cœur : se trouver avec lui dans le même lieu
vous paroît une rencontre funeste. Au milieu de ces
mouvemens ^ si vous ne réprimez votre cœur, il vous
dira, chre'tiens, que ce qu'il n'a pu souffrir en soi-
même , il ne le peut non plus souffrir nulle part ;
qu'il n'y a bien qu'il ne lui ôtât après lui avoir ôté
son affection ; qu'il voudroit être de'fait sans réserve
aucune de cet objet odieux : c'est l'intention secrète
de la haine. C'est pourquoi l'apôtre saint Jean a
raison de dire qu'elle est toujours homicide.
Mais appliquons ceci maintenant à la conduite
des pécheurs. Ils haïssent la loi de Dieu et sa vérité :
qui doute qu'ils ne la haïssent, puisqu'ils ne lui veu-
lent donner aucune place dans leurs mœurs? Mais
l'ayant ainsi détruite en eux-mêmes, ils voudroient la
pouvoir détruire jusque dans sa source : Dum esse
a)olunt mali ^ nolunt esse veritatem quâ damnantur
inali (0 : « Comme ils ne veulent point être justes,
yy ils voudroient que la vérité ne fût pas , parce
» qu'elle condamne les injustes ». Et ensuite on ne
peut douter qu'ils ne veuillent, autant qu'ils peu-
vent, abolir la loi dont l'autorité les menace, et dont
la vérité les condamne.
C'est ce que Moïse nous fit connoître par une ex-
cellente figure, lorsqu'il descendoit de la montagne où
Dieu lui avoit parlé face à face. Il avoit en ses mains
les tables sacrées oii la loi de Dieu étoit gravée ;
tables vraiment vénérables , et sur lesquelles la
main de Dieu et les caractères de son doigt tout puis-
(0 S. Aug. in Joaii. Tr. xc. toin. m, part, ii , col. 721.
r> u A LA viiiiiïi';. d'j
sant se voyoicnt tout recens encore. Toutefois en-
tendant les cris et voyant les danses des Israélites qui
couroient après le veau d'or, il les jette à terre et
les brise : J^idit vitulum et choros j iratusque 'valde ,
projecit de manu tabulas , et conf régit eas (0 : une
sainte indignation lui fait jeter et rompre les tables.
Que veut dire ce grand Le'gislateur? Je nem'ëtonne
pas , chre'tiens, que sa juste colère se soit élevée con-
tre ce peuple idolâtre pour le faire périr parle glaive \
mais qu'avoient mérité ces tables augustes, gravées
de la main de Dieu, pour obliger Moïse à les mettre
en pièces? Tout ceci se fait en figure, et s'accomplit
pour notre instruction. Il a voulu nous représenter
ce que ce peuple faisoit alors : il brise les tables de
la loi de Dieu , pour montrer que dans l'intention
des pécheurs la loi est détruite et anéantie. Quoique
le peuple ne pèche que contre un chef de la loi, qui
défendoit d'adorer les idoles, il casse ensemble tou-
tes les deux tables ; parce que nous apprenons de
l'oracle que « quiconque pèche en un seul article ,
M viole l'autorité de tous les autres (2) » , et abolit
autant qu'il peut la loi toute entière : il en est de
même de l'Evangile, de l'unité du corps de Jésus-
Christ et de toute sa doctrine.
Mais l'audace du pécheur n'entreprend pas seule-
ment de détruire les tables inanimées , qui sont
comme des extraits de la loi divine; il en veut à l'o-
riginal , je veux dire à cette équité et à cette vérité
primitive qui réside dans le sein de Dieu, et qui est
la règle hnmuable et éternelle de tout ce qui se
meut dans le temps ; c'est - à - dire qu'il en veut k
CO Exod. XXXII. 19.— ' C^) JciG.u. 10.
38 SUR LE RESPECT
Dieu , qui est lui-même sa vérité et sa justice. « L'in-
i) sensé a dit dans son cœur : Il n'y a point de
» Dieu (0 ». Il Ta dit en son cœur, dit le saint pro-
phète; il a dit non ce qu il pense, mais ce qu'il dé-
sire : il n a pas démenti sa connoissance, mais il a
confessé son crime, son attentat. Il voudroit qu'il
n'y eût point de Dieu, parce qu'il voudroit qu'il n'y
eût point de loi ni de vérité. Et afin que nous com-
prenions que tel est son secret désir. Dieu a permis
qu'il se soit enfin découvert sur la personne de son
Fils. Les méchans l'ont crucifié; et si vous voulez sa-
voir pour quelle raison , qu'il vous le dise lui-même :
« Vous voulez me tuer , dit-il , parce que mon dis-
5) cours ne prend point en vous C^) » : c'est-à-dire, si
nous l'entendons, parce que vous haïssez ma vérité
sainte; parce que la rejetant de vos mœurs, partout
oii elle vous paroît elle vous choque, et partout où
elle vous choque , vous voudrie z pouvoir la détruire.
Pensons-nous bien, ô pécheurs, sur qui nous met-
tons la main lorsque nous chassons de notre ame, et
que nous bannissons de notre vie la règle de la vé-
rité ? Nous crucifions Jésus-Christ encore une fois :
il nous dit aussi bien qu'aux Juifs : Quœritis me in-
terficere , quia sermo meus non cap il in "vobis :
« Vous voulez me tuer, parce que mon discours ne
» prend point en vous » . Car quiconque hait la vérité
et les lois immuables qu'elle nous donne, il tue spi-
rituellement la justice et la sagesse éternelle qui est
venue nous les apprendre : et ainsi, se revêtant d'un
esprit de juif, il doit penser avec tremblement que
son cœur n'est pas éloigné de se laisser aller à la
(0 Ps. LIT. I. — (') Joan. VIII. 37.
DU A LA \ ÉIIITÉ. 3()
cabale sacrilège qui l'a mis en croix. Folle et terne-
raire entreprise du pe'cheur, qui entreprend sur l'ê-
tre de son auteur même, par l'aversion qu'il a pour
la vérité ! Gladius eoruin intret in corda îpsorum _,
et arcus eorum confringalur (0 : « Que son glaive
» lui perce le cœur, et que son arc soit brisé ». Deux
sortes d'armes dans les mains du pécbeur ; un arc
pour tirer de loin , un glaive pour frapper de près.
La première arme se rompt , et est inutile ; la seconde
a son effet , mais contre lui-même. Il tire de loin ,
chrétiens, il tire contre Dieu; et non-seulement les
coups n'y arrivent pas , mais encore l'arc se rompt
au premier effort. Mais ce n'est pas assez que son
arc se brise, que son entreprise demeure inutile; il
faut que son glaive lui perce le cœur, et que, pour
avoir tiré de loin contre Dieu, il se donne lui-même
un coup sans remède. Ainsi son entreprise retombe
sur lui , il met son ame en pièces par l'effort témé-
raire qu'il fait contre Dieu; et pendant qu'il pense
détruire la loi, il se trouve qu'il n'a de force que
contre son ame. Mais revenons à notre sujet, et con-
tinuons de suivre la piste de l'aversion que nous
avons pour la vérité et pour ses règles invariables.
Vous avez vu, chrétiens, que le pécheur les dé-
truit , tout autant qu'il peut ; non-seulement dans
la loi et dans l'Evangile qui en sont , vous avons-
nous dit , de fidèles copies , mais encore dans le
sein de Dieu oii elles sont écrites en original. Il voit
qu'il est impossible : « Je suis Dieu, dit le Seigneur,
» et ne change point (^) « : quoi que l'homme puisse
attenter, ce qu'a prononcé sa divine bouche est (ixe
(0 Ps. XX.XVI. 16. — (') Malach. m. 6.
4o SUR LE RESPECT
et invariable; ni le temps ni la coutume ne prescri-
vent point contre l'Evangile : Jésus Chrislus lieri et
hodie , ipse et in sœcula (0. « Jésus-Christ ëtoit
y> hier, il est aujourd'hui, et il sera le même dans
» tous les siècles » : il ne faut donc pas espérer que
la loi de Dieu se puisse détruire. Que feront ici les
pécheurs toujours poussés secrètement de cette haine
secrète de la vérité qui les condamne? Ce qu'ils ne
peuvent corrompre ils l'altèrent ; ce qu'ils ne peu-
vent abolir, ils le détournent, ils le mêlent, ils le
falsifient, ils tâchent de l'éluder par de vaines sub-
tilités. Et de quelle sorte, Messieurs? En formant
des doutes et des incidens, en réduisant l'Evangile
à des questions artificieuses, qui ne servent qu'à faire
perdre parmi des détours infinis la trace toute droite
de la vérité. Car ces pécheurs subtils et ingénieux ,
qui tournent de tous côtés l'Evangile , qui trouvent
des raisons de douter sur l'exécution de tous ses pré-
ceptes , qui fatiguent les casuistes par leurs consul-
tations infinies, ne travaillent qu'à envelopper la
règle des mœurs. Ce sont des hommes, dit saint Au-
gustin, « qui se tourmentent beaucoup pour ne trou-
» ver pas ce qu'ils cherchent » : Nihil lahorant, nui
non in^enire quod quœrunt (2) : ou plutôt ce sont
ceux dont parle l'apôtre, qui n'ont jamais de maxi-
mes fixes ni de conduite certaine, « qui apprennent
» toujours, et qui n'arrivent jamais à la science de
» la vérité » : Seinper discentes etnunquam ad scien-
îiam veritatis pervenientes (^).
Ce n'est pas ainsi, chrétiens, que doivent être les
(0 Heh. xin, 8. — (^) De Gènes, contra Munich, lib. 11, c. 11,
tom. I, col. 6QS. — (3) //. Tim. m. 7.
DU A LA VÉr, TTlt. /\.l
enfans de Dieu. A Dieu ne plaise que nous croyions
que la doctrine cluétienne soit toute en doutes et
en questions ! L'Evangile nous a donné quelques
principes , Je'sus-Clirist nous a appris quelque chose :
qu'il puisse se rencontrer quelquefois des difficultés
extraordinaires, je ne m'y veux pas opposer; mais je
ne crains point d'assurer , que, pour bien régler
notre conscience sur la plupart des devoirs du chris-
tianisme, la simplicité et la bonne foi sont de grands
docteurs ; ils laissent peu de choses indécises. Par
la grâce de Dieu, Messieurs, la vie pieuse et chré-
tienne ne dépend pas des subtilités, ni des belles
inventions de l'esprit humain : pour savoir vivre se-
lon Dieu en simplicité, le chrétien n'a pas besoin
d'une grande étude , ni d'un grand appareil de littéra-
ture ; peu de choses lui suffisent , dit Tertullien , pour
connoître de la vérité autant qu'il lui en faut pour
se conduire : CJiristiano paucis ad scientiam verilatis
opus est{^). Qui nous a donc produit tant de doutes,
tant de fausses subtilités, tant de dangereux adoucis-
semens sur la doctrine des mœurs ; si ce n'est que nous
voulons tromper ou être trompés ? Ces deux excel-
lens docteurs auxquels je vous renvoyois , la simpli-
cité et la bonne foi, donnent des décisions trop for-
melles pour notre conduite. Ainsi nous pouvons dire
avec certitude que la vérité est en nous; mais si nous
ne l'avons pas épargnée en Dieu qui en est l'original,
il ne faut pas s'étonner que nous la violions en nos
cœurs, ni que nous tâchions d'effacer les extraits que
Dieu même en a imprimés au fond de nos consciences.
Or il faut ici remarquer qu'il y a cette différence
(ï) De Anlin. n. 2.
4'*^ SUR LE RESri-CT
entre ces deux attentats ; que dans l'effort que nous
faisons contre Dieu et contre sa vérité considérée en
elle-même, nous nous perdons tous seuls, et que
cette vérité primitive et originale demeure toujours
ce qu'elle est, toujours entière eî: inviolable. Mais
il n'en est pas de la sorte de la vérité qui est inhé-
rente en nous ; laquelle étant à notre portée , et pour
ainsi dire, sous nos mains , nous pouvons aussi pour
notre malheur la corrompre et l'obscurcir, et même
l'éteindre tout - à - fait. Alors qui pourroit penser
dans quelles ténèbres et dans quelle horreur nous
vivons 1 Non, le soleil éteint tout à coup ne jetteroit
pas la nature étonnée dans un état plus horrible
qu'est celui d'une malheureuse oii la vérité est éteinte.
Mais, mes Frères, il nous faut entendre par quels
degrés nous tombons dans cet abîme, et quel est le
progrès d'un si grand mal.
SECOND POINT.
La première atteinte que nous donnons à la vé-
rité résidente en nous, c'est que nous ne rentrons
point en nous-mêmes pour faire réflexion sur la
connoissance qu'elle nous inspire; d'où s'ensuit ce
malheur extrême, qu'elle n'éclaire non plus notre
esprit que si nous l'ignorions tout-à-fait. Et non ro-
gavimus facieni tuanij, Domine Deus noster^ ut rêver-
teremur ah iniquitatihus nostris et cogùaremus ueri-
tateni tuant (0 : « Et nous ne nous sommes point
» présentés devanl^votre face pour vous prier, ô Sei-
» gneur notre Dieu, nous retirant de nos iniquités
» et nous appliquant à la connoissance de votre vé-
(0 Dan, IX. i3.
DU A LA VÉllIT É. 4^
)) rite )). Nous plaignons et avec raison tant dépeu-
ples infidèles qui ne connoisseni pas la ve'rile'; mais
je ne crains point de vous soutenir que nous n'en
sommes pas plus [avance's] pour en avoir la connois-
sance; car il est Irès-indubitable que notre ame n'est
illuminée que par la re'flexion : nous l'e'prouvons
tous les jours. Ce n'est pas assez de savoir les choses
et de les avoir cachées dans la mémoire ; si elles ne
sont pas présentes à l'esprit, nous n'en demeurons
pas moins dans les ténèbres , et cette connoissance
ne les dissipe point. Si les vérités de pratique ne sont
souvent remuées , souvent amenées à notre vue, elles
perdent l'habitude de se présenter, et cessent par
conséquent d éclairer : nous marchons également
dans l'obscurité , soit que la lumière disparoisse ,
soit que nous fermions les yeux. Ainsi, comme en-
chantés par nos plaisirs , ou détournés par nos af-
faires , nous négligeons de rappeler en notre mé-
moire les vérités du salut , et la foi est en nous inu-
tilement : toutes ses lumières se perdent , parce
qu'elles ne trouvent pas les yeux ouverts ni les es-
prits attentifs. Nescierunt neque intellexerunt ; ohl'iti
surit ne videant oculi eorum , et ne intelligant corde
suo : non recogitant in mente sua ^ neque cognoscunt,
neque sentiunti^). « Ils ne connoissent rien , ils ne
5) comprennent rien; ils sont tellement couverts de
» boue , que leurs yeux ne voient point , et que leur
» cœur n'entend point : nul d'entre eux ne rentre
» en soi-même ; nul n'a ni connoissance ni intelli-
» gence ». Lumen oculorum meorum j et ipsum non
est mecum (2) : « La lumière même de mes yeux
(0 /*. XLIV. 18, 19. — W Pi. XXXVII. II.
44 SUB LE RESPECT
)) n'est plus avec moi « , [dit David] ; ce n'est pas
une lumière étrangère , c'est la lumière de ses yeux
qui l'a tout-à-fait abandonné, parce qu'il n'y faisoit
pas de rétlexion , parce qu'il ne sait pas même ce qu'il
doit penser, parce que faute de penser à ce qu'il sait
il est dans le même état que s'il ne le savoit pas. Le
prophète Jérémie a raison de dire que « toute la
)) terre est désolée à cause qu'il n'y a personne qui
M pense ni qui réfléchisse «. Desolatione desolata est
omnis terra y quia nullus est qui recogitet corde (0.
En effet, chrétiens, que peut-on jamais penser de
plus funeste ! Les gentils, qui ne connoissent pas
Dieu , périssent dans leur ignorance ; les chrétiens ,
qui le connoissent, périssent faute d'y penser : les
uns n'ont pas la lumière; ceux qui l'ont, détournent
les yeux, et se perdent d'autant plus misérablement,
qu'ils s'enveloppent eux-mêmes dans des ténèbres
volontaires. Mais de là il arrive un second malheur;
que, pendant que nous tournons le dos à la vérité,
et que nous tâchons, dit saint Augustin (2), de nous
cacher dans notre ombre , en éloignant de notre vue
les maximes de la foi, peu à peu nous nous accou-
tumons à les méconnoître. Ces saintes vérités du ciel
sont trop graves et trop sérieuses pour ceux « qui
» estiment, comme dit le sage, que toute notre vie
» n'est qu'un jeu w : yEstimay^eruntlusuinessevitam
nostram (5) : elles se présentent importunément et
mal à propos parmi nos plaisirs , elles sont trop in-
compatibles, et condamnent trop sévèrement ce que
nous aimons : c'est pourquoi nous en éloignons la
(0 Jerem. xii. 11. — (') De lib, Arbitr. lib. 11, c. xvi, tcmi. i,
col. 604. — (^) Sap. XV. 12.
^ DU A LA VÉRITÉ. 4^
triste et importune pense'e. Mais comme quelque ef-
fort que nous fassions pour détourner nos visages île
peur que la vérité' ne nous éclaire de front, elle nous
environne par trop d'endroits, pour nous permettre
d'éviter tous ces rayons incommodes qui nous trou-
blent, à moins que nous ne l'éteignions entièrement;
nous en venons ordinairement par nos passions in-
sensées à l'un de ces deux excès ou de supprimer
tout-à-fait en nous les vérités de la foi , ou bien de
les falsifier et de les corrompre par des maximes er-
ronées.
Je n'entreprends pas, chrétiens, de réfuter en ce
lieu ceux qui détruisent la foi dans leurs cœurs, et
je leur dirai seulement que si leur esprit emporté
refuse de céder humblement à l'autorité de Jésus-
Christ et de son Eglise , ils doivent craindre enfin
la dernière preuve que Dieu réserve aux incrédules.
Ceux qui ne veulent pas déférer à Jésus-Christ et à
son Eglise, qui sont les maîtres des sages, par un
juste jugement de Dieu sont renvoyés à l'expérience
qui est appelée si élégamment par saint Grégoire de
Nazianze (0 « la maîtresse des téméraires et des in-
» sensés» : c'est le dernier argument sur lequel Dieu
les convaincra. Car écoutez comme Dieu parle à
ceux qui ne vouloient pas se persuader de la rigueur
de ses jugemens ni de la vérité de ses menaces. « Et
3> moi, répond le Seigneur, j'épancherai sur vous
» ma colère, et je n'aurai point de pitié », et vous
sentirez ma main de près ; « et alors vous saurez » ,
dit-il, vous qui n'avez pas voulu le croire, vous
saurez par expérience , et vous aurez tout loisir
(0 Orat. XII. tom. i, p. 202.
4-6 SURLERESPECT ^
d'apprendre dans Féternité de votre supplice, « que
w je suis le Seigneur qui frappe ». Et scietis quia
ego sum Dominus percutiens (0. Ainsi seront ins-
truits , car ils en sont dignes , ceux qui ne veulent
pas se laisser instruire par Jésus - Christ et par l'E-
vangile.
Mais plusieurs, qui ne me'prisent pas si ouverte-
ment une autorité si vénérable , ne laissent pas toute-
fois de corrompre la vérité dans leurs consciences
par des maximes trompeuses. L'intérêt et les passions
nous ont fait un Evangile nouveau que Jésus-Christ
ne connoît plus. Nul ne pardonne une injure de
bonne foi, et nous trouvons toujours de bonnes rai-
sons pour ne voir jamais un ennemi, si ce n'est que
la mort nous presse. Mais ni à la vie, ni à la mort
nous ne songeons à restituer le bien d'autrui que
nous avons usurpé : on s'imagine qu'on se le rend
propre par Thabitude d^en user, et on cherche de
tous côtés non point un fond pour le rendre , mais
quelque détour de conscience pour le retenir. On
fatigue les casuistes par des consultations infinies; et
à quoi est-ce, dit saint Augustin, qu'on travaille par
tant d'enquêtes, sinon à ne trouver pas ce qu'on
cherche ? Hi homines nïhil lahorant nisi non inve-
nir e quod quœrunt. C'est pourquoi nous éprouvons
tous les jours qu'on nous embarrasse la règle des
mœurs par tant de questions et tant de chicanes ,
qu'il n'y en a pas davantage dans les procès les plus
embrouillés : et si Dieu n'arrête le cours des perni-
cieuses subtilités que l'intérêt nous suggère , les lois
de ia bonne foi et de l'équité ne seront bientôt qu'un
(0 Ezech. VII. 9-
DU A LA VÉRITÉ. 47
problème. La chair qui est condamucc cherche des
détours et des embarras : de là tant de questions et
tant de chicanes. C'est pourquoi saint Augustin a
raison de dire que ceux qui les forment « soufflent
» sur delà poussière, et jettent delà terre dans leurs
3) yeux » : Sufflantes in puli^erein , et excitantes ter-
rant in oculos suos{^). Ils étoient dans le grand che-
min, et la voie de la justice chrétienne leur paroissoit
toute droite ; ils ont souffle' sur la terre ; des vaines
contentions, des questions de ne'ant qu'ils ont exci-
tées , ont troublé leur vue comme une poussière
importune , et ils ne peuvent plus se conduire. Sans
faire ici la guerre à personne, si ce n'est à nous-
mêmes et à nos vices , nous pouvons dire hautement
que notre attachement à la terre, et l'affoiblissement
de la discipline , ont fait naître plus que jamais en
nos jours ces vaines et pernicieuses subtilités.
Règle pour s'examiner. Les uns cherchent Jésus-
Christ, comme les Mages pour adorer sa vérité ; les
autres le cherchent dans l'esprit d'Iïérode pour
faire outrage à sa vérité. Quiconque cherche est in-
quiet, et veut se mettre en repos : Ubi est qui natiis
est Rex Judœorum (2) : « Où est le Roi des Juifs ciui
» est nouvellement né » ? Voyez Hérode , quelle est
cette inquiétude , et de quelle veine elle vient : par-
ia vous pouvez connoître votre disposition véritable.
Mais si vous voulez ne vous tromper pas à connoître
quelle est cette inquiétude et de quelle veine elle
vient; examinez attentivement ce que vous crai-
gnez. Ou vous craignez de mal faire, ou vous crai-
gnez qu^on vous dise que vous faites mal ; l'une est
(0 Covf. llh. xii, cap. XVI, tom. i, col. 216, — (2} Matth, n, 2,
48 SUR LE PiESPECT
la crainte des enfans de Dieu , l'autre est la crainte
des entans du siècle. Si vous craignez de mal taire ,
vous cherchez Je'sus - Christ dans l'esprit des Mages
pour rendre honneur à sa ve'rite' : sinon vous cher-
chez Je'sus - Christ dans l'esprit d'He'rode pour lui
faire outrage. Je ne rougirai pas, chre'tiens , de vous
rapporter en ce lieu les paroles d'un auteur profane ,
et de confondre par la droiture de ses sentimens
nos détours et nos artifices. ( Quand nous doutons,
» disoit l'orateur romain, de la justice de nos entre-
)) prises, c'est une bonne maxime de s'en de'sister
» tout-à-fait : car l'e'quite' , poursuit-il , reluit assez
» d'elle-même , et le doute semble envelopper dans
3) son obscurité quelque dessein d'injustice » : Bene
prœcipiunt qui vêtant quidquani agere ^quod dubîtes
œquum sit an iniquimi : œquitas enini lucet ipsa per
se : duhitatio co^itationeni sîgnijîcat injuriœ (').
Et en etfet , chre'tiens , nous trouvons ordinaire-
ment que ce qui a tant besoin de consultation, a
quelque chose d'inique : le chemin de la justice n'est
pas de ces chemins tortueux , qui ressemblent à des
labyrinthes oi^i on craint toujours de se perdre.
« C'est une route toute droite , dit le prophète Isaïe ;
î) c'est un sentier étroit à la vérité, mais qui n*a point
)) de détours >) : Seinita justi recta est j rectus callis
justi ad ambulanduni X.. Voulez-vous savoir, chré-
tiens, le chemin de la justice ? Marchez dans le pays
découvert , allez où vous conduit votre vue : la jus-
tice ne se cache pas, et sa propre lumière nous la
manifeste. Si vous trouvez à côté quelque passage
obscur et embarrassé , c'est là que la fraude se réfu-
[y. Cicer. de Offic. Ub. i, n. 29. — ^ h. xxv:. 7.
DU A LA. V itlilTÉ. 49
gie , c'est là que l'injustice se met à couvert, c'est là
que l'intérêt dresse ses embûches. Toutelbis je ne
veux pas dire qu'il ne se rencontre quelquefois des
obscurite's même dans les voies de la justice. La va-
rie'te' des faits, les changemens de la discipline, le
mélange des lois positives font naître assez souvent
des difliculte's , qui obligent de consulter ceux à qui
Dieu a confie le de'pôt de la science. Mais il ne laisse
pas d'être véritable , et nous le voyons tous les jours
par expérience , que les consultations empressées
nous cachent ordinairement quelque tromperie ; et
je ne crains point de vous assurer que pour régler
notre conscience , sur la plupart des devoirs de la
justice chrétienne, la bonne foi est un grand docteur
qui laisse peu d'embarras et de questions mdécises.
Mais notre corruption ne nous permet pas de
marcher par des voies si droites; nous formons notre
conscience au gré de nos passions, et nous croyons
avoir tout gagné, pourvu que nous puissions nous
tromper nous - mêmes. Cette sainte violence , ces
maximes vigoureuses du christianisme , qui nous
apprennent à combattre en nous la nature trop dé-
pravée, sont abolies parmi nous. Nous faisons régner
en leur place un mélange monstrueux de Jésus-Christ
et du monde ; des maximes moitié saintes et moitié
profanes , moitié chrétiennes et moitié mondaines ,
ou plutôt toutes mondaines, toutes profanes; parce
qu" elles ne sont qu'à demi chrétiennes et à demi
saintes. C'est pourquoi nous ne voyons presque plus
de piété véritable : tout est corrompu et falsifié : et
si Jésus Christ revenoit au monde , il ne connoîtroit
plus ses disciples, et neverroitrien dans leurs mœurs
BOSSULT. XIII. 4
5o SUIILERESPECT
qui ne démentît hautement la sainteté de sa doctrine.
Attendietauscultavif nemo quod bonum est loquitur^
jiullus est qui agat pœniteniiam super peccato suo j
dicens : Quidfeci ? Onmes coiwersi smit ad cursum
suum j, quasi equus impetu vadens ad prœllum ( 0 :
« Je les ai considérés , je les ai observés : ils nepar-
» lent point selon la justice : il n'y en a pas un qui
» fasse pénitence de son péché ; en disant : Qu'ai-je
w fait ? Ils courrent tous où leur passion les emporte ,
M comme un cheval q.ui court avec impétuosité au
» combat ».
TROISIÈME POINT.
Parmi ces désordres infinis, et pendant que nos
passions et nos intérêts nous séduisent de telle sorte,
que nous éteignons dans nos consciences les lumières
de la vérité; nous aurions besoin, chrétiens, que
de puissans avertissemens pénétrassent vivement no-
tre conscience, et la rappelassent à elle-même,
comme disoit ce prophète : Redite, prœvaricatores ,
ad cor ip) : « Rentrez dans votre cœur, violateurs
» de la loi ». Mais, ô malheur des mallieurs ! au
lieu de ces charitables avertissemens , la flatterie
nous obsède et nous environne ; je dis les grands et
les petits, car les hommes sont si foibles, qu'ils ont
une condescendance presque universelle, et qu'ils
répandent les flatteries sur toutes les têtes. Nous
achevons de nous perdre parmi les complaisances
que l'on a pour nous, les flatteurs nous donnent le
dernier coup; et, comme dit saint Paulin, « ils
» mettent le comble à l'iniquité par leurs louanges
(») Jerem. vm. 5. — W Is. xlvi. 8.
DU A LA VÉRIÏL. 5l
5) injustes et artificieuses w : Sarcinani peccatorum
pondère indehitœ laudis accumulant (i).
Que dirai-je ici , chre'tiens, et quel remède pour-
rai-je trouver à un poison si subtil et si dangereux ?
Il ne suffit pas d'avertir les hommes de se tenir sur
leurs gardes : car qui ne se tient pas pour tout
averti ? où sont ceux qui ne craignent pas les em-
bûches de la flatterie ? Mais celle de la Cour est si
délicate qu'on ne peut presque éviter ses pièges :
elle imite tout de l'ami, jusqu'à sa franchise et sa
liberté ; elle sait non-seulement applaudir, mais en-
core résister et contredire pour céder plus agréa-
blement en d'autres rencontres; et nous voyons tous
les jours que pendant que nous triomphons d'être
sortis des mains d'un flatteur, un autre nous engage
insensiblement que nous ne croyons plus flatteur,
parce qu'il flatte d'une autre manière : tant la sé-
duction est puissante , tant l'appât est délicat et im-
perceptible.
Donc pour arVaclier la racine d'un mal si perni-
cieux, allons, Messieurs, au principe. Ne parlons
plus des flatteurs qui nous environnent au dehors ;
parlons d'un flatteur qui est au dedans, par lequel
tous les autres sont autorisés. Toutes nos passions
sont des flatteuses, nos plaisirs sont des flatteurs,
surtout notre amour -propre est un grand flatteur
qui ne cesse de nous applaudir; et tant que nous
écouterons ce flatteur caché, jamais nous ne man-
querons d'écouter les autres - car les flatteurs du de-
hors, âmes vénales et prostituées, savent bien con-
noître la force de cette flatterie intérieure. C'est
CO Epist. XXIV. adSe^'er. n. i.
52 SUR LE RESPECT
pourquoi ils s'accordent avec elle, ils agissent de
concert et d'intelligence \ ils s'insinuent si adroite-
ment dans ce commerce de nos passions, dans cette
complaisance de notre amour-propre, dans cette
secrète intrigue de notre cœur, que nous ne pouvons
nous tirer de leurs mains ni reconnoître leur trom-
perie. Que si nous voulons les de'concerter et rompre
cette intelligence, voici l'unique remède; un amour
généreux de la vérité, un désir de nous connoître
nous-mêmes tels que nous sommes, à quelque prix
que ce soit. Quelle honte et quelle foiblesse que
nous voulions tout connoître excepté nous-mêmes;
que les autres sachent nos défauts, qu'ils soient la
fable du monde, et que nous seuls ne les sachions
pas ! Nous ne lisons pas sans pitié cette réponse
d'Achab , roi de Samarie , à qui Josaphat , roi de Ju-
dée, ayant demandé s'il n'y avoit point dans sa ville
et dans son royaume quelque prophète du Seigneur :
« Il y en a un , répondit Achab , qu'on nomme Mi-
» chée ; mais je ne le puis soufFrii*, parce qu'il ne
» me prédit que des malheurs » : Remansit vir unus,
■per quem possumus interrogare Dominum ; sed ego
odi eurrij quia non prophetal mihi honuni y sed ma-
lum, Miehœas Jîlius Jemla (0. C'étoit un homme
de bien , qui lui représentoit naïvement de la part
de Dieu ses fautes et le mauvais état de ses affaires ,
que ce prince n'avoit pas la force de vouloir ap-
prendre ; et il vouloit que Michée , c'est ainsi que
s'appeloit ce prophète, lui contât avec ses flatteurs
des triomphes imaginaires.
Loin de nous , loin de nous , Messieurs , cette
(0 ///. Reg' XXII. 8.
DU A LA VI^nilTÏ^:. 53
lionteiise foiblesse. « Il vaut mieux, dit saint Au-
)> gustin (0, savoir nos défauts que de pe'nétrer tous
» les secrets de la nature et tous ceux des états et des
» empires » : cette connoissance est si nécessaire , que
sans elle notre santé est désespérée. Ouvrez donc
les yeux , chrétiens , et envisagez vos défauts : aimez
ceux qui vous les découvrent, et croyez avec saint
Grégoire, « que ceux - là sont véritables amis par le
» secours desquels vous pouvez effacer les taches de
5) votre conscience » : Hune solum uiihi aniîcum œs-
timo , per cujus linguam ante apparitionem districti
judicis , meœ maculas mentis tergo (2). Il importe de
bien connoîtreses fautes, quand même vous ne vou-
driez pas encore vous en corriger : car quand vos
maux vous plairoient encore , il ne faudroit pas pour
cela les rendre incurables ; et si le malade ne presse
pas sa guérison , du moins ne doit-il pas assurer sa
perte. Du moins apprenons àconnoîtrenos défauts,
delà bouche des prédicateurs : car Jésus-Christ n'est-
il pas dans cette chaire , et ne rend-il pas encore té-
moignage au monde que ses œuvres sont mauvaises ?
Et s'il faut des avertissemens plus particuliers ,
voici les jours salutaires oîi l'Eglise nous invite à la
pénitence. Il n'est rien de plus malheureux que de
vouloir être flatté oii nous-mêmes nous nous ren-
dons nos accusateurs. Loin de nous Choisissons
un homme d'une vigueur apostolique , qui nous fasse
rentrer en nous-mêmes.
(1) De Trin., lih iv, n. i , fow. Vlii, col. 809. — (*) Epist^ lih. n.
Ep. wi, tom. n, col. 618.
54 SUR LA HAINE DES HOMMES
Iir SERMON
POUR
LE DIMANCHE DE LA PASSION.
Etrange égarement de l'esprit humain. Nature et effets de la haine
que les hommes portent à la vérité. De quelle manière Dieu ven-
gera les outrages qui lui sont faits. Comment elle réside en nous,
et comment nous la combattons et nous la falsifions dans notre
conscience et dans nos mœurs. Utilité de la correction fraternelle :
combien elle est odieuse aux pécheurs. Véritable esprit de la con-
descendance chrétienne. Terrible jugement de Dieu sur ceux qui
connoissent la vérité et qui la méprisent.
Non potest niundus odisse vos ; me auteni odit , quia
testimonium perliibeo de illo, quod opéra ejus mala
sunt.
Le inonde ne peut point vous liaïr j et il me hait parce
que je rends témoignage de lui y que ses œus^res sont
mauvaises. Joan. vn. 7,
JLjes hommes, presque toujours injustes, le sont en
ceci principalement, que la ve'rite' leur est odieuse
et qu'ils ne peuvent soulîlir ses lumières. Ce n'est pas
qu'ils ne pensent tous avoir del'amour pour elle; et
en effet, chrétiens , quand la ve'rite ne fait autre chose
que de se montrer elle-même dans ses belles et ado-
rables maximes , un cœur seroit bien farouche, qui
POUR I. A \ v: u l 'l' r. . ij J
rcfuseroit son afTcction k sa divine bcauLo : mais lors-
que ce même éclat, qui ravit nos yeux, met au jour
nos imperfections et nos de'fauts , et que la ve'ritc ,
non contente de nous montrer ce qu'elle est , vient
à nous manifester ce que nous sommes ; alors, comme
si elle avoit perdu toute sa beauté en nous décou-
vrant notre laideur , nous commençons aussitôt k
la haïr, et ce beau miroir nous déplaît à cause qu'il
est trop fidèle. Etrange égarement de l'esprit hu-
main ! que nous souffrions en nous-mêmes si facile-
ment des maux dont nous ne pouvons supporter la
vue ; que nous ayons les yeux plus tendres et plus
délicats que la conscience; et que, pendant que nous
haïssons tellement nos vices que nous ne pouvons
les voir, nous nous y plaisions tellement, que nous
ne craignions pas de les nourrir ; comme si notre ame
insensée mettoit son bonheur à se tromper elle-même,
et se délivroit de ces maux en y ajoutant le plus grand
de tous , qui est celui de n'y penser pas et celui même
de les méconnoître. C'est, Messieurs, un si grand
excès , qui fait que le Sauveur se plaint , dans mon
texte , que le monde le hait à cause qu'il découvre
ses mauvaises œuvres; et comme il n'est que trop
vrai que nous sommes coupables du même attentat
que Jésus-Christ a repris dans les Juifs ingrats, il est
juste que nous invoquions toute la force du Saint-
Esprit contre l'injustice des hommes qui haïssent la
vérité, et que nous demandions pour cela les puis-
santes intercessions de celle qui l'a conçue et qui la
enfantée au monde : c'est la divine Marie, que nous
saluerons avec l'ange.
56 SUR LA HAINE DES HOMMES
« Tous ceux qui font mal, dit le Fils de Dieu CO^
» haïssent la lumière et craignent de s'en approcher ,
» à cause qu elle de'couvre leurs mauvaises œuvres ».
S'ils haïssent la lumière ; ils haïssent par conséquent
la ve'rité , qui est la lumière de Dieu , et la seule qui
peut éclairer les yeux de l'esprit. Mais afin que vous
entendiez de quelle sorte et par quels principes se
forme en nous cette haine de la vérité, écoutez
une belle doctrine du grand saint Thomas en sa
seconde partie (2), oii il traite expressément cette
question.
Il pose pour fondement que le principe de la
haine, c'est la contrariété et la répugnance; telle-
ment que les hommes ne sont capables d'avoir de
l'aversion pour la vérité, qu'autant qu'ils la consi-
dèrent dans quelque sujet particulier oîi elle combat
leurs inclinations. Or nous la pouvons considérer
ou en tant qu'elle réside en Dieu , ou en tant que
nous la sentons en nous-mêmes, ou en tant qu'elle
nous paroît dans les autres ; et comme en ces trois
états, elle contrarie les mauvais désirs, elle est aussi
l'objet delà haine des hommes déréglés et mal vivans.
Et en effet , chrétiens , ces lois immuables de la vé-
rité sur lesquelles notre conduite doit être réglée ,
soit que nous les regardions en leur source , c'est-
à-dire en Dieu , soit que nous les écoutions parler
en nous - mêmes dans le secret de nos cœurs , soit
qu elles nous soient montrées par les autres hommes
nos semblables , crient toujours contre les pécheurs,
quoiqu'avec des effets très-différens. En Dieu qui est
{^Joan. lu. 20. — (») 1. 2. Quœst. xxix. art. r.
POUR LA. VÉRITÉ. f)^
le jnge suprême, la ve'iité les condamne; en eux-
mêmes et dans leur propre conscience, elle les trouble;
dans les autres hommes, elle les confond; et c'est
pourquoi partout elle leur de'plaît. « L'homme sujet
» à s'enivrer hait nécessairement celui qui est sobre,
)) l'impudique celui qui est chaste , l'injuste celui
)) qui est juste; etilnepeutsoutenir la présence d'au-
î) cun saint, parce qu'elle est comme un fardeau
)> qui accable sa conscience » : Oderit enim necesse
est ebriosus sohriuni, continentem impudicus j, justum
iniquus ; et tanquam conscientiœ onus prœsentiam
sancti cujusque non sustineti^). k.\x\siy en quelque
manière que Jésus-Christ nous enseigne, soit par les
oracles qu'il prononce dans son Evangile , soit par
les lumières intérieures qu'il répand dans nos con-
sciences , soit par les paroles de vérité qu'il met dans
la bouche de nos frères ; il a raison de se plaindre
que les hommes du monde le haïssent, à cause qu'il
censure leur mauvaise vie. Ils haïssent la vérité,
parce qu'ils voudroientpremièrement que ce qui est
vrai ne fût pas vrai; ensuite ilsvoudroient du moins
ne le pasconnoître ; et parce qu'ils ne veulent pas le
connoître , ils ne veulent pas non plus qu'on les
avertisse. Au contraire, Messieurs, nous devons ap-
prendre à aimer la vérité partout où elle est , en
Dieu, en nous-mêmes, dans le prochain; afin qu'en
Dieu elle nous règle, en nous-mêmes elle nous
excite et nous éclaire, dans le prochain elle nous
reprenne et nous redresse : et c'est le sujet de ce
discours.
(0 S. Hilar. Tract, in Ps. cxvni. n. lo , col. 3oi.
58 SUR LA HAINE DES HOMMES
PREMIER POINT.
Les fidèles n'ignorent, pas que les lois primitives
et invariables, qui condamnent tous les vices, sont
en Dieu éternellement ; et il m'est aisé de vous faire
entendre que la haine qu'ont les pécheurs pour la
vérité, s'emporte jusqu'à l'attaquer dans cette di-
vine source. Car, comme j'ai déjà dit que le principe
de la haine c'est la répugnance, et qu'il n'y a point
de plus grande contrariété que celle des hommes
pécheurs avec ces lois premières et originales ; il s'en-
suit que leur aversion pour la vérité s'étend jusqu'à
celle qui est en Dieu, ou plutôt qui est Dieu même;
en telle sorte, Messieurs, que l'attache aveugle au
péché porte en nous nécessairement une secrète
disposition , qui fait désirer à l'homme de pouvoir
détruire ces lois , et la sainte vérité de Dieu qui en est
le premier principe. Mais pour comprendre l'audace
de cet attentat, et en découvrir les conséquences, il
faut que je vous explique avant toutes choses la na-
ture de la haine.
Toutefois ne croyez pas, chrétiens, que je veuille
faire en ce lieu une recherche philosophique sur
cette cruelle passion , ni vous rapporter dans cette
chaire ce qu'Aristote nous a dit de son naturel malin.
J'ai dessein de vous faire voir par les Ecritures di-
vines que la haine imprime dans l'ame un désir de
destruction, et si je puis l'appeler ainsi, une in-
tention meurtrière, c'est le disciple bien-aimé qui
nous l'enseigne en ces termes : Qui odit frairem
suum hoinicida e^f (0 : « Celui qui hait son frère est
i,^) l.Joan. m. j5.
r o u R L A V É n 1 T É. 59
)) homicide ». Il ne dit pas, chrétiens, celui qui ré-
pand son sang, ou qui lui enfonce un couteau dans
le sein ; mais celui qui le hait est homicide : tant la
haine est cruelle et malfaisante. En effet, il est déjà
très-indubitable que nous faisons mourir dans notre
cœur celui que nous haïssons; mais il faut dire de
plus qu'en Téloignant de notre cœur, nous ne le
pouvons souffrir nulle part. Aussi sa présence blesse
notre vue; se trouver avec lui dans un même lieu,
nous paroît une rencontre funeste; tout ce qui vient
de sa part nous fait horreur; et si nous ne réprimions
cette maligne passion, nous voudrions être entière-
ment défaits de cet objet odieux : telle est l'inten-
tion secrète de la haine ; et c'est pourquoi l'apôtre
saint Jean l'appelle homicide. Par où vous voyez,
mes Frères, combien il est dangereux d'être em-
porté par la haine, puisque Dieu punit comme meur-
triers tous ceux qui s'y abandonnent.
Mais revenons à notre sujet , et appliquons aux
pécheurs la doctrine de ce grand apôtre. Tous ceux
qui transgressent la loi de Dieu haïssent sa vérité
sainte , puisque non-seulement ils l' éloignent d'eux ,
mais encore qu'ils lui sont contraires; la détruisant
en eux-mêmes, et ne lui donnant aucune place dans
leur vie, ils voudroient la pouvoir détruire partout
cil elle est , et principalement dans son origine : ils
s'irritent contre ces lois , ils se fâchent que ce qui
leur plaît désordonnément leur soit si sévèrement
défendu; et se sentant trop pressés par la vérité, ils
voudroient qu'elle ne fut pas. Car que souhaite da-
vantage un malfaiteur, que l'impunité dans son
crime? et pour avoir cette impunité, ne voudroit-il
6o SUR LA HAINE DES HOMMES
pas pouvoir abolir et la loi qui le condamne, et la
ve'rité qui le convainc, et la puissance qui Taccable ?
et tout cela n'est-ce pas Dieu même , puisqu'il est
lui-même sa vérité, sa puissance et sa justice? C'est
pourquoi le Psalmiste a prononcé : « L'insensé a dit
» dans son cœur. Il n'y a point de Dieu (0 » : et
saint Augustin, expliquant ces mots, dit « que ceux
» qui ne veulent pas être justes, voudroient qu'il nj
» eût au monde ni justice, ni vérité, pour condamner
» les criminels » : Ciim esse uolimt mali, nolunt esse
veritatem quâ dajnnantur malt (2).
Considérez, ô pécheurs, quelle est votre audace :
c'est à Dieu que vous en voulez ; et puisque ses vé-
rités vous déplaisent, c'est lui que vous haïssez, et
que vous voudriez qu'il ne fût pas. Nolumus hune
regnare super nos (3) : « Nous ne voulons point que
» celui-ci soit notre roi )>.
Mais afm que nous entendions que tel est le désir
secret des pécheurs, Dieu a permis, chrétiens, qu'il
se soit enfin découvert en la personne de son Fils.
Il a envoyé Jésus-Christ au monde ; c'est-à-dire , il
a envoyé sa vérité et sa parole. Qu'a fait au monde
ce divin Sauveur? Il a censuré hautement les pé-
cheurs superbes, il a découvert les hypocrites, il a
confondu les scandaleux , il a été un flambeau qui
a mis à chacun devant les yeux toute la honte de sa
vie. Quel en a été l'événement? Vous le savez, chré-
tiens , et Jésus-Christ l'a exprimé dans les paroles de
mon texte. « Le monde me hait , dit-il, parce que
» je rends témoignage que ses œuvres sont mau-
(0 Ps. LU. I, — (2) IiiJoan. Tract, xc. tom, ni, part. 11, col, 721.
— (3) Luc. XIX. 14.
POUR LA VÉRITÉ. 6l
» vaisesCO » : et ailleurs en parlant aux Juifs; « C'est
M pour cela, dit-il, que vous voulez me tuer, parce
» que ma parole ne prend point en vous (^) » , et
que ma ve'rité vous est à charge. Si donc c'est la vé-
rité qui a rendu Jésus-Christ odieux au monde, si
c'est elle que les Juifs ingrats ont persécutée en sa
personne ; qui ne voit qu'en combattant par nos
mœurs la doctrine de Jésus -Christ , nous nous li-
guons contre lui avec ces perfides, et que nous en-
trons bien avant dans la cabale sacrilège qui a fait
mourir le Sauveur du monde? Oui, mes Frères,
quiconque s'oppose à la vérité, et aux lois immua-
bles qu'elle nous donne, fait mourir spirituellement
la justice et la sagesse éternelle qui est venue nous
les apprendre, et se revêtit d'un esprit de juif pour
crucifier , comme dit l'apôtre , Jésus-Christ encore
une fois : Rursum crucijîgentes sibimetipsis Filiian
Dei (3). Et ne dites pas , chrétiens, que vous ne com-
battez pas la vérité sainte que Jésus-Christ a pré-
chée , puisqu'au contraire vous la professez ; car ce
n'est pas en vain que le même apôtre a prononcé
ces paroles : « Ils professent de connoître Dieu , et
» ils le renient par leurs œuvres j) : Conjîtentur se
nosse Deum ^ factis autem negant (4). Les œuvres
parlent à leur manière , et d'une voix bien plus forte
que la bouche même j c'est là que paroît tout le fond
du cœur.
Par conséquent. Messieurs, nos aversions impla-
cables et nos vengeances cruelles combattent contre
la bonté de Jésus-Christ; nos intempérances s'élè-
(0 Joan. VII. 7. — ('O/èùZ. viii. 37. ~ {^) Ilth. vi. 6. — (4) Tu.
I. 16.
Ga su il LA HAINE DES HOMMES
vent contre la pureté de sa doctrine -, notre orgueil
contredit les mystérieuses humiliations de ce Dieu
homme ; notre insatiable avarice , qui semble vou-
loir engloutir le monde et tous ses trésors, s'oppose
de toute sa force à cette immense prodigalité par
laquelle il a tout donné jusqu'à son sang et sa vie ;
et notre ambition et notre orgueil , qui montent
toujours, contrarient autant qu'ils le peuvent les
anéantissemens de ce Dieu homme et la sublime bas-
sesse de sa croix et de ses souffrances. Ainsi , c'est
en vain que nous professons la doctrine de Jésus -
Christ que nous combattons par nos oeuvres : notre
vie dément nos paroles , et fait bien voir, comme
disoit Salvien , « que nous ne sonimes chrétiens qu'à
» la honte de Jésus-Christ et de son saint Evangile ».
Christiani ad contuineliam Christi (0.
Que s'il est ainsi , chrétiens , si nous combattons
par nos œuvres la sainte vérité de Dieu; qui ne voit
combien il est juste qu'elle nous combatte aussi à
son tour, et qu'elle s'arme contre nous de toutes ses
lumières pour nous confondre, de toute son autorité
pour nous condamner, de toute sa puissance pour
nous perdre ? Il est juste et très-juste que Dieu éloigne
de lui ceux qui le fuient, et qu'il repousse violemment
ceux qui le rejettent. C'est pourquoi, comme nous
lui disons tous les jours. Retirez-vous de nous , Sei-
gneur, « nous ne voulons pas vos voies » : Scientiam
'viarum tuarwn nolunms ('^); il nous dira à son tour :
« Retirez-vous de moi , maudits; et. Je ne vous con-
)) nois pas (^) » : et après que sa vérité aura pro-
(0 De Gubcrnat. Dei, lib. viii , n. 2, /;. 188. — '\?-) Job. xxi. 14. —
C^) Blatlh. XXV. L\\.Luc. XIII. 27.
POUR LA VÉRITll. 63
nonce de toute sa force cet ana thème, cette exécra-
tion, cette excommunication éternelle, en un mot
ce Discedites ; « Retirez-vous » : où iront-ils ces
malheureux ennemis de la vérité et exilés de la vie?
oii, étant chassés du souverain bien, sinon au sou-
verain mal? où, en perdant l'éternelle bénédiction,
sinon à la malédiction éternelle ? où , éloignés du
séjour de paix et de tranquillité immuable, sinon
au lieu d'horreur et de désespoir? Là sera le trouble,
là le ver rongeur , là les flammes dévorantes, là en-
fin seront les pleurs et les grincemens de dents :
Ibi eritfletus et stridor dentium (0.
O mes Frères, qu'il sera horrible de tomber entre
les mains du Dieu vivant , quand il entreprendra de
venger sur nous sa vérité outragée plus encore par
nos œuvres que par nos paroles ! Je tremble en disant
ces choses. Et certes quand ce seroit un ange du ciel
qui dénonceroit aux mortels ces terribles jugemens
de Dieu , le sentiment de compassion le feroit trem-
bler pour les autres : maintenant que j'ai à craindre
pour vous et pour moi, quel doit être mon étonne-
ment , et combien dois-je être saisi de frayeur !
Cessons donc , cessons, chrétiens, de nous opposer
à la vérité de Dieu; n'irritons pas contre nous une
ennemie si redoutable ; réconcilions - nous bientôt
avec elle, en composant notre vie selon ses préceptes ;
« de peur, dit le Fils de Dieu, que cet adversaire
3> implacable ne nous mène devant le juge, et que
» le juge ne nous livre à l'exécuteur qui nous jettera
» dans un cachot. Je vous dis en vérité, vous ne sor-
)) tirez point de cette prison jusqu'à ce que vous ayez
CO Malth, XIII. 42.
64 SUR LA HAINE DES HOMMES
« payé jusqu'à la dernière obole » ; tout ce que vous
devez à Dieu et à sa justice : Amen dico tibi ^ non
exies inde , donec reddas no^issinium quadrantemi^).
Ainsi accommodons-nous , pendant qu'il est temps,
avec ce redoutable adversaire; réconcilions -nous,
faisons notre paix avec la vérité que nous haïssons
injustement. « Elle n'est pas éloignée de nous » : Non
longe est ah unoquoque nosiruini"^). Elle est au fond
de nos cœurs; c'est là où nous la pouvons embrasser;
et quand vous l'en auriez tout-à-fait chassée , vous
pouvez l'y rappeler aisément , si vous vous rendez
attentifs à ma seconde partie.
SECOND POINT.
C'est un effet admirable de la Providence qui
régit le monde , que toutes les créatures vivantes et
inanimées portent leur loi en elles-mêmes. Et le ciel ,
et le soleil, et les astres, et les élémens, et les ani-
maux , et enfin toutes les parties de cet univers ont
reçu leurs lois particulières; qui, ayant toutes leurs
secrets rapports avec cette loi éternelle qui réside
dans le Créateur, font que tout marche en concours
et en unité suivant l'ordre immuable de sa sagesse.
S'il est ainsi, chrétiens, que toute la nature ait sa
loi , l'homme a dû aussi recevoir la sienne ; mais avec
cette différence que les autres créatures du monde
visible l'ont reçue sans la connoître , au lieu qu'elle
a été inspirée à Thomme dan^ un esprit raisonnable
et intelligent, comme dans un globe de lumière dans
lequel il la voit briller elle-même avec un éclat en-
core plus vif que le sien ; afin que la voyant, il l'aime,
CO Matth. V. 25, a6. — W Act. xvii. 27.
et
POUR LA VÉ RITE. 65
et que Faimant il la suive par un mouvement volon-
taire.
C'est en cette sorte, âmes saintes, que nous por-
tons en nous-mêmes et la loi de Téquite' naturelle ,
et la loi de la justice chrétienne. La première nous
est donnée avec la raison en naissant dans cet ancien
monde ; selon cette parole de l'Evangile , que « Dieu
» illumine tout homme venant au monde (0 » ; et la
seconde nous est inspirée avec la foi , qui est la raison
des chrétiens , en renaissant dans l'Eglise qui est le
monde nouveau ; et c'est pourquoi le baptême s'ap-
peloit dans l'ancienne Eglise le mystère d'illumina-
tion , qui est une phrase apostolique tirée de la di-
vine Epître aux Hébreux (2).
Ces lois ne sont autre chose qu'un extrait fidèle
de la vérité primitive , qui réside dans l'esprit de Dieu ;
et c'est pourquoi nous pouvons dire sans crainte que
la vérité est en nous. Mais si nous ne l'avons pas
épargnée dans le sein même de Dieu , il ne faut pas
s'étonner que nous la combattions en nos consciences.
De quelle sorte, chrétiens ? Il vous sera utile de le
bien entendre ; et c'est pourquoi je tâcherai de vous
l'expliquer.
Je vous ai dit, dans le premier point, qu'en vain
les pécheurs attaquoient en Dieu cette vérité origi-
nale; ils se perdent tout seuls, elle n'est ni corrom-
pue ni diminuée. Mais il n'en est pas de la sorte de
cette vérité inhérente en nous : car comme nous la
touchonsde plus près, et que nous pouvons, pour ainsi
dire , mettre nos mains dessus , nous pouvons aussi
CO Joan. 1.9. — W Hebr. vi. ^.
BOSSUET. XIII. 5
66 SUR LA HAINE DES HOMMES
pour notre malheur la mutiler et la corrompre , la
falsifier et l'obscurcir. Et il ne faut pas s'étonner si
cette haine secrète, par laquelle le pe'cheur s'efforce
de la détruire dans l'original et dans sa source , le
porte à l'altérer autant qu'il peut dans les copies et
dans les ruisseaux. Mais ceci est trop vague et trop
général ; venons à des idées plus particulières.
Je veux donc dire, Messieurs, que nous falsifions
dans nos consciences la règle de vérité qui doit gou-
verner nos mœurs , afin de ne voir pas quand nous
faisons mal ; et voici en quelle manière.
Deux choses sont nécessaires pour nous connoître
nous-mêmes et la justice de nos actions : que nous
ayons les règles dans leur pureté, et que nous nous
regardions dedans comme dans un miroir fidèle.
Car en vain le miroir est-il bien placé , en vain sa
glace est-elle polie , si vous n'y tournez le visage , il
ne sert de rien pour vous reconnoître ; non plus que
la règle de la vérité, si vous n'en approchez pas
pour y contempler quel vous êtes.
C'est ici que nous errons doublement; car nous al-
térons la règle, et nous nous déguisons nos mœurs à
nous-mêmes. Comme une femme mondaine , amou-
reuse jusqu'à la folie de cette beauté d'un jour, qui
peint la surface du visage pour cacher la laideur
qui est au dedans; lorsqu'en consultant son miroir,
elle ne trouve ni cet éclat ni cette douceur que sa
vanité désire, elle s'en prend premièrement au cris-
tal , elle cherche ensuite un miroir qui flatte. Que
si elle ne peut tellement corrompre la fidélité de sa
glace qu'elle ne lui montre toujours beaucoup de
laideur, elle s'avise d'un autre moyen : elle se plâ-
POUR LA VÉIIITÉ. 67
tre , elle se farde , elle se dc'guise , elle se donne de
fausses couleurs; elle se pare, dit saint Ambroise (0,
d'une bonne grâce achetée, elle repaît sa vanité,
et laisse jouir son orgueil du spectacle d'une beauté
imaginaire. C'est à peu près ce que nous faisons,
lorsque notre vie mauvaise [ nous rend odieux à
nous-mêmes]. Lorsque nous courons après nos dé-
sirs , notre ame se défigure et perd toute sa beauté :
si en cet état déplorable nous nous présentons quel-
quefois à cette règle de vérité écrite en nos cœurs ,
notre difformité nous étonne, elle fait horreur à
nos yeux , nous nous plaignons de la règle. Ces
lois austères, dont on nous effraie, ne sont pas les
lois de l'Evangile ; elles ne sont pas si fâcheuses ,
ni si ennemies de l'humanité : nous éloignons ces
dures maximes, et nous mettons en leur place, ainsi
qu'une glace flatteuse, des maximes d'une piété ac-
commodante. Cette loi de la dilection des ennemis,
cette sévérité de la pénitence et de la mortification
chrétienne, ce précepte terrible du détachement du
monde, de ses vanités et de ses pompes, ne se doit
pas prendre au pied de la lettre ; tout cela tient
plus du conseil que du commandement absolu.
Mais , chrétiens , il est mal aisé de détruire tout-
à-fait en nous cette règle de vérité, qui est si pro-
fondément empreinte en nos âmes; et quelque petit
rayon qui nous en demeure , c'est assez pour con-
vaincre nos mauvaises mœurs et notre vie licen-
cieuse. Cette pensée nous chagrine ; mais notre
amour -propre s'avance à propos pour nous ôter
cette inquiétude : il nous présente un fard agréa-
(0 De Vir^inib. lih. i, cap. vi, n. 28, 29, tonu 11 , col. i53.
(J3 SUR LA HAIKE DES HOMMES
ble il donne de fausses couleurs à nos intentions , il
dore si bien nos \ices que nous les prenons pour des
vertus.
Voilà, mes Frères, les deux manières parlés-
quelles nous falsifions et l'Evangile et nous-mêmes :
nous craignons de le de'couvrir en sa vérité, et de
nous voir nous-mêmes tels que nous sommes. Nous
ne pouvons nous résoudre à nous accorder avec l'E-
vangile par une conduite réglée; nous tâchons de
nous approcher en déguisant l'un et l'autre, faisant
de l'Evangile un assemblage monstrueux de vrai et
de faux, et de nous-mêmes un personnage de théâtre
qui n'a que des actions empruntées , et à qui rien
ne convient moins que ce qu'il paroît.
Et en effet, chrétiens, lorsque nous formons tant
de doutes et tant d'incidens, que nous réduisons
l'Evangile et la doctrine des mœurs à tant de ques-
tions artificieuses ; que faisons-nous autre chose , si-
non de chercher des déguisemens? et que servent
tant de questions , sinon à nous faire perdre parmi
des détours infinis la trace toute droite de la vérité ?
Ne faisons ici la guerre à personne, sinon à nous-
mêmes et à nos vices ; mais disons hautement dans
cette chaire , que ces pécheurs subtils et ingénieux,
qui tournent TEvangile de tant de côtés, qui trou-
vent des raisons de douter sur l'exécution de tous
les préceptes, qui fatiguent les casuistes par leurs
consultations infinies, ne travaillent ordinairement
qu'à nous envelopper la règle des mœurs. « Ce sont
« des hommes, dit saint Augustin, qui se tourmen-
» tent beaucoup pour ne trouver pas ce qu'ils cher-
» client » : JSihil laborant nisi non in^enire çuod
î>OtJn LA VÉRITÉ. 69
fjuœrunt (0. Ou plutôt ce sont ceux dont parle Ta-
pôtie, qui n'ont jamais de maximes fixes, ni de con-
duite certaine; « qui apprennent toujours, et ce-
M pendant n'arrivent jamais à la science de la vé-
» rite )) : Scmper discentes , et nunquam ad scientiam
fveritatis perwenïentes (2).
Ce n'est pas ainsi, chrétiens, que doivent être les
enfans de Dieu. A Dieu ne plaise que nous croyions
que la doctrine chrétienne soit toute en questions
et en incidens ! L'Evangile nous a donné quelques
principes, Jésus-Christ nous a appris quelque chose ;
son école n'est pas une académie , oii chacun dis-
pute ainsi qu'il lui plaît. Qu'il puisse se rencontrer
quelquefois des difficultés extraordinaires, je ne m'y
veux pas opposer; mais je ne crains point de vous
assurer que pour régler notre conscience sur la plu-
part des devoirs du christianisme, la simplicité et
la bonne foi sont deux grands docteurs qui laissent
peu de choses indécises. Pourquoi donc subtilisez-
vous sans mesure? Aimez vos ennemis, faites-leur
du bien. Mais c'est une question, direz-vous, ce que
signifie cet amour; si aimer ne veut pas dire, ne les
haïr point : et pour ce qui regarde de leur faire du
bien , il faut savoir dans quel ordre , et s'il ne suffit
pas de venir à eux , après que vous aurez épuisé
votre libéralité sur tous les autres; et alors ils se
contenteront, s'il leur plaît , de vos bonnes volontés.
Raffinemens ridicules ! aimer, c'est-à-dire aimer.
L'ordre de faire du bien à vos ennemis dépend des
occasions particulières que Dieu vous présente , pour
(0 De Gènes, contra Munich, llh. ii, cap. il, tom. i, col. QQS. —
W //. Tint, m. 7.
i
rjO SUR LA HAINE DES HOMMES
rallumer, s'il se peut en eux, le feu de la charité que
vos inimitiés ont éteint : pourquoi raffiner davan-
tage ? Grâce à la miséricorde divine , la piété chré-
tienne ne dépend pas des inventions de l'esprit hu-
main; et pour vivre selon Dieu en simplicité, le
chrétien n'a pas besoin d'une grande étude, ni d'un
grand appareil de littérature : « Peu de choses lui
» suffisent , dit TertuUien , pour connoître de la vé-
» rite ce qu'il lui en faut pour se conduire ». Chris-
tiano paucis ad scientiam Deritatis opus est (0.
Qui nous a donc produit tant de doutes, tant de
fausses subtilités, tant de dangereux adoucissemens
sur la doctrine des mœurs, si ce n'est que nous vou-
lons tromper et être trompés? De là tant de ques-
tions et tant d'incidens qui raffinent sur les chicanes
et les détours du barreau. Vous avez dépouillé cet
homme pauvre , et vous êtes devenu un grand fleuve
engloutissant les petits ruisseaux ; mais vous ne savez
pas par quels moyens , ni je ne me soucie de le pé-
nétrer : soit que ce soit en levant les bondes des di-
gues , soit par quelque machine plus délicate ; en-
fin vous avez mis cet étang à sec , et il vous rede-
mande ses eaux. Que m'importe, ô grande rivière,
qui regorges de toutes parts , en quelle manière et
par quels détours ses eaux ont coulé en ton sein ! je
vois qu'il est desséché, et que vous l'avez dépouillé
de son peu de bien. Mais il y a ici des questions,
et sans doute , des questions importantes ; tout cela
pour obscurcir la vérité. C'est pourquoi saint Au-
gustin a raison de comparer ceux qui les forment à
des hommes « qui soufflent sur de la poussière, et
0) De Anim. n. i.
POUR LA VÉRITÉ. *! l
» se jettent de la terre aux yeux « : Sujjlantes in pul-
verem„ et excitantes terrant in oculos suos (0. Et
quoi, vous étiez dans le grand chemin de la charité
chrétienne , la voie vous paroissoit toute droite , et
vous avez soufflé sur la terre! mille vaines conten-
tions, mille questions de néant se sont excitées,
qui ont troublé votre vue comme une poussière
importune , et vous ne pouvez plus vous conduire :
un nuage vous couvre la vérité, vous ne la voyez
qu'à demi.
Mais c'en est assez, chrétiens, pour convaincre
leur mauvaise vie. Car encore que nous tournions
le dos au soleil, et que nous tâchions })ar ce moyen
de nous envelopper dans notre ombre , les rayons
qui viennent de part et d'autre nous donnent tou-
jours assez de lumière. Encore que nous détour-
nions nos visages de peur que la vérité ne nous
éclaire de front , elle envoie par les côtés assez de
lumière pour nous empêcher de nous méconnoître.
Accourez ici, amour -propre, avec tous vos noms,
toutes vos couleurs, tout votre art, et tout votre
fard, venez peindre nos actions, venez colorer nos
vices : ne nous donnez point de ce fard grossier qui
trompe les yeux des autres; déguisez-nous si délica-
tement et si finement, que nous ne nous connois-
sions plus nous-mêmes.
Je n'aurois jamais fait. Messieurs, si j'entrepre-
nois aujourd'hui de vous raconter tous les artifices
par lesquels l'amour - propre nous cache à nous-
mêmes, en nous donnant de faux jours , en nous
faisant prendre le change , en détournant notre at-
(0 Conf. Ub. XII, cap. xvi, tom. i, col. 2i6.
na SUR LA HAINE UES HOMMES
tention , ou en charmant notre vue. Disons quel-
ques-unes de ses finesses; mais donnons en même
temps une règle sûre pour en découvrir la malice.
Vous allez voir, chrétiens, comment il nous per-
suade premièrement que nous sommes bien conver-
tis, quoique l'amour du monde règne encore en
nous ; et pour nous pousser plus avant , que nous
sommes zélés, quoique nous ne soyons pas même
charitables.
Voici comme il s'y prend pour nous convertir :
prêtez l'oreille , Messieurs , et écoutez les belles con-
versions que fait l'amour -propre. Il y a presque
toujours en nous quelque commencement imparfait
et quelque désir de vertu, dont l'amour-propre re-
lève le prix, et qu'il fait passer pour la vertu même :
c'est ainsi qu'il commence à nous convertir. Mais il
faut s'affliger de ses crimes ; il trouvera le secret de
nous donner de la componction. Nous serions bien
malheureux , chrétiens , si le péché n'avoit pas ses
temps de dégoût, aussi bien que toutes nos autres
occupations. Ou le chagrin ou la plénitude fait qu'il
nous déplaît quelquefois : c'est la contrition que fait
l'amour-propre. Bien plus j'ai appris du grand saint
Grégoire (0, que comme Dieu, dans la profondeur
de ses miséricordes, laisse quelquefois dans ses ser-
viteurs des désirs imparfaits du mal , pour les enra-
ciner dans l'humilité; aussi l'ennemi de notre salut,
dans la profondeur de ses malices, laisse naître sou-
vent dans les siens un amour imparfait de la justice,
qui ne sert qu'à les enfler par la vanité : ceux-là se
croient de grands pécheurs , ceux-ci se persuadent
C") Pastor, m. part. cap. xxx, tom. u, col. 87.
POUR LA VÉRITÉ. 'J '5
souvent qu'ils sont de grands saints. Ainsi le mal-
heureux Balaam admirant les tabernacles des justes,
s'écrie , tout touché , ce semble : « Que mon ame
» meure de la mort des justes (0 » : est-il rien de plus
pieux? Mais après avoir prononcé leur mort bien-
heureuse, le même donne aussitôt des conseils per-
nicieux contre leur vie. Ce sont les profondeurs de
Satan, comme les appelle saint Jean dans l'Apoca-
lypse, allitudines Salanœ (2) ; mais il fait jouer pour
cela les ressorts délicats de notre amour-propre.
C'est lui qui fait passer ces dégoûts, qui viennent ou
de chagrin ou d'humeur , pour la componction vé-
ritable , et des désirs , qui semblent sincères , pour
des résolutions déterminées. Mais je veux encore
vous accorder que le désir peut être sincère : mais
ce sera toujours un désir, et non une résolution
déterminée, c'est-à-dire, ce sera toujours une fleur,
mais ce ne sera jamais un fruit , et c'est ce que
Jésus- Christ cherche sur ses arbres.
Pour nous détromper, chrétiens, des tromperies
de notre amour-propre, la règle est de nous juger par
les œuvres. C'est la seule règle infaillible , parce que
c'est la seule que Dieu nous donne : il s'est réservé de
juger les cœurs par leurs dispositions intérieures , et
il ne s'y trompe jamais : il nous a donné les œuvres,
comme la marque pour nous reconnoîtrej c'est la
seule qui ne trompe pas. Si votre vie est changée, c'est
le sceau de la conversion de votre cœur. Mais prenez
garde encore en ce lieu aux subtilités de l'amour-
propre : prenez garde qu'il ne change un vice en un
(») Num. xxiii. 10. — \^) Apoc. II. 24.
•^4 SUR LA HATNE DES HOMMES
autre , et non pas le vice en vertu ; que l'amour du
monde ne règne en vous sous un autre titre; que ce
tyran , au lieu de remettre le trône à Jésus-Christ
le légitime Seigneur, n'ait laissé un successeur de sa
race y enfant aussi bien que lui de la même convoi-
tise. Venez à l'épreuve des œuvres; mais ne vous
contentez pas de quelques aumônes, ni de quelque
demi-restitution. Ces œuvres dont nous parlons, qui
sont le sceau de la conversion , doivent être des
œuvres pleines devant Dieu, comme parle l'Ecriture
sainte : Non in^^enio opéra tua plena coram Deo
meo (0 : « Je ne trouve point vos œuvres pleines
» devant mon Dieu » : c'est-à-dire qu'elles doivent
embrasser toute l'étendue de la justice chrétienne et
évangélique.
Après vous avoir montré de quelle sorte l'amour-
propre convertit les hommes, je vous ai promis de
vous dire comment il fait semblant d'allumer leur
zèle. Je l'expliquerai en un mot; c'est qu'il est na-
turel à l'homme de vouloir tout régler, excepté lui-
même. Un tableau qui n'est pas posé en sa place
choque la justesse de notre vue; nous ne souffrons
rien au prochain , nous n'avons de la facilité ni de
l'indulgence pour aucune faute des autres. Ce grand
dérèglement vient d'un bon principe ; c'est qu'il y a
en nous un amour de l'ordre et de la justice qui
nous est donné pour nous conduire. Cette inclina-
tion est si forte, qu'elle ne peut demeurer inutile :
c'est pourquoi si nous ne l'occupons au dedans de
nous, elle s'amuse au dehors; elle se tourne à régler
(ï) Apoc. m. 2.
POU 11 LA VÉRITÉ. «^5
les autres, et nous croyons être fort zéle's quand
nous détestons le mal dans les autres. Il plaît à l'a-
mour-propre que nous exercions, ou plutôt, que nous
consumions et que nous épuisions ainsi notre zèle.
Faites ce que vous voulez qu'on vous fasse : em-
ployez pour vous la même mesure dont vous vous ser-
vez pour les autres, toutes les ruses de l'amour-propre
seront éventées. N'ayez pas deux mesures, l'une pour
le prochain et l'autre pour vous ; « car c'est chose
» abominable devant le Seigneur (0 m : n'ayez pas
une petite mesure où vous ne mesuriez que vous-
même, pour régler vos devoirs ainsi qu'il vous plaît 5
car cela attire la colère de Dieu. Mensura minor
irœ plena : « La fausse mesure est pleine de la co-
» 1ère de Dieu m , dit le prophète Michée (2). Prenez
la grande mesure du christianisme, la mesure de la
charité; mesure pleine et véritable, qui enferme le
prochain avec vous , et qui vous range tous deux
sous la même règle et sous les mêmes devoirs , tant
de l'équité naturelle que de la justice chrétienne.
Ainsi , ce grand ennemi de la vérité intérieure , l'a-
mour-propre , sera détruit en nous-mêmes ; mais s'il
vit encore, voici qui lui doit donner le coup de la
mort; la vérité dans les autres hommes convaincant
et reprenant les mauvaises œuvres : c'est le dernier
effort qu'elle fait, et c'est là qu'elle reçoit les plus
grands outrages.
TROISIÈME POINT.
S'il appartient à la vérité de régler les hommes ,
et de les juger souverainement; à plus forte raison ,
CO Proi^. XX. 23. — W Mich. vi. 10.
76 SUR LA JÎAINE DES HOMMES
chrétiens, elle a droit de les censurer et de les re-
prendre. C'est pourquoi nous apprenons , par les
saintes Lettres , que Fun des devoirs les plus impor-
tans de ceux qui sont établis pour être les déposi-
taires de la vérité , c'est de reprendre sévèrement
les pécheurs ; et il faut que nous apprenions de saint
Augustin, quelle est l'utilité d'un si saint emploi.
Ce grand homme nous l'explique en un petit mot ,
au livre de la Correction et de la Grâce (0, où, fai-
sant la comparaison des préceptes que l'on nous
donne avec les reproches que Ton nous fait , et re-
cherchant à fond selon sa coutume futilité de fun
et de fautre, il dit « que comme on nous enseigne
» par le précepte ce que nous avons à faire, on nous
3) montre par les reproches, que si nous ne le faisons
» pas, c'est par notre faute ».
Et en effet, chrétiens, c'est là le fruit principal de
telle censure : car quelque front qu'aient les pé-
cheurs, le péché est toujours timide et honteux.
C'est pourquoi qui médite un crime , médite pour
l'ordinaire une excuse : c'est surprise , c'est fragilité,
c'est une rencontre imprévue; il se cache ainsi à lui-
même plus de la moitié de son crime. Dieu lui sus-
cite un censeur charitable, mais rigoureux, qui,
perçant toutes ses défenses, lui fait sentir que c'est
par sa faute; et lui ôtant tous les vains prétextes,
ne lui laisse que son péché avec sa honte. Si quel-
que chose le peut émouvoir, c'est sans doute cette
sévère correction ; et c'est pourquoi le divin apôtre
ordonne à Tite , son cher disciple , d'être dur et
inexorable en quelques rencontres : « Reprenez-les,
(0 Cap. m. n. 5, tom. x, col. ^Sa.
POITR LA VÉRITÉ. ^J'J
» dit-il, durement » : Increpa illos dure (0; c'est-
à-dire qu'il faut jeter quelquefois au front des pé-
cheurs impudens des vérités toutes sèches, qui les
fassent rentrer en eux-mêmes d'étonnement et de
surprise ; et si les corrections doivent emprunter en
plusieurs rencontres une certaine douceur de la
charité qui est tendre et compatissante, elles doivent
aussi emprunter souvent quelque espèce de rigueur
et de dureté de la vérité qui est inflexible.
Si jamais la vérité se rend odieuse , c'est particu-
lièrement , chrétiens, dans la fonction dont je parle.
Les pécheurs toujours superbes ne peuvent endurer
qu'on les reprenne : quelque véritables que soient
les reproches, ils ne manquent point d'artifices pour
les éluder ; et après ils se tourneront contre vous :
c'est pourquoi le grand saint Grégoire les compare
à des hérissons (2). Etant éloigné de cet animal ,
vous voyez sa tête, ses pieds et son corps ; quand
vous approchez pour le prendre , vous ne trouvez
plus qu'une boule , et celui que vous découvrez de
loin tout entier, vous le perdez tout à coup , aussitôt
que vous le tenez dans vos mains. Il en est ainsi de
l'homme pécheur : vous avez découvert toutes ses
menées , et démêlé toute son intrigue ; enfin vous
avez reconnu tout l'ordre du crime , vous voyez ses
pieds, son corps et sa tête ; aussitôt que vous pensez
le convaincre en lui racontant ce détail, par mille
adresses il vous retire ses pieds , il couvre soigneuse-
ment tous les vestiges de son crime , il vous cache sa
tête , il recèle profondément ses desseins ; il enve-
loppe son corps, c'est-à-dire toute la suite de son
(0 Tu. î. i3. — W Pastor. pari, m, cap. xi, tom. u, col. 48,
n8 SUR LA HAINE DES HOMMES
intrigue dans un tissu artificieux d'une histoire em-
barrasse'e et faite à plaisir : ce que vous pensiez avoir
vu si distinctement, n'est plus qu'une masse informe
et confuse, où il ne paroît ni fm ni commencement;
et cette vérité si bien démêlée est tout à coup dis-
parue parmi ces vaines défaites. Ainsi étant retranché
et enveloppé en lui-même , il ne vous présente plus
que des piquans ; il s'arme à son tour contre vous ,
et vous ne pouvez le toucher sans que votre main
soit ensanglantée, je veux dire, votre honneur blessé
par quelque outrage : le moindre que vous recevrez
sera le reproche de vos vains soupçons.
« Et donc , dit le saint apôtre , je suis devenu votre
» ennemi en vous disant la vérité » ? Ergo inimicus
qyobisfactus sum ^ verum dicens vobis (0 ? Il est ainsi ,
chrétiens , et tel est l'aveuglement des hommes pé-
cheurs. Qu'on discoure de la morale , qu'on déclame
contre les vices ; pourvu qu'on ne leur dise jamais
comme Nathan : « C'est vous-même qui êtes cet
» homme (2) » , c'est à vous qu'on parle , ils écoute-
ront volontiers une satyre publique des mœurs de
leur siècle, et cela , pour quelle raison ? c'est qu' « ils
» aiment, dit saint Augustin (3), la lumière de la
» vérité, mais ils ne peuvent souffrir ses censures » :
binant eam lue entera j, oderunt eain redarguentem,
« Elle leur plaît quand elle se découvre, parce qu'elle
)) est belle ; elle commence à les choquer quand elle
M les découvre eux-mêmes » , parce qu'ils sont diffor-
mes : Amant eam ciim seipsam indicat , et oderunt
eam ciim eos ipsos indicat. Aveugles , qui ne voient
(i) Gai. iv.'i6. — W //. ReQ. xii. 7. — {^) Conf. lib. x, c. xxiii,
tom. I, coh i8'3.
POUR LA VÉRITÉ. rjg
pas que c'est par la même lumière que le soleil se
montre lui-même et tous les autres objets. Ils veulent
cependant , les insense's, que la ve'rité se découvre à
eux , sans de'çouvrir quels ils sont ; et « il leur arri-
j) vera au contraire, par une juste vengeance, que
» la lumière de la vérité mettra en évidence leurs
» mauvaises œuvres, pendant qu'elle-même leur sera
» cachée » : Inde retribuet eis , ut qui se ah ea ma-
nifestari nolunt^ et eos nolentes manifestet j, et eis
ipsa non sit manifesta.
Par conséquent , chrétiens, que les hommes, qui
ne veulent pas obéir à la vérité, souffrent du moins
qu'on les reprenne ; s'ils la dépossèdent de son trône ,
du moins qu'ils ne la retiennent pas tout-à-fait cap-
tive ; s'ils la dépouillent avec injustice de l'autorité
du commandement, qu'ils lui laissent du moins la
liberté de la plainte. Quoi ! veulent-ils encore étouf-
fer sa voix ? veulent-ils qu'on loue leurs péchés , ou
du moins qu^on les dissimule? comme si, faire bien
ou mal, c'étoit une chose indifférente. Ce n'est pas
ainsi, chrétiens , que l'Evangile l'ordonne; il veut
que la censure soit exercée , et que les pécheurs soient
repris; parce que, dit saint Augustin (0, « s'il y a
)) quelque espérance de salut pour eux , c'est par-là
» que doit commencer leur guérison ; et s'ils sont
)) endurcis et incorrigibles, c'est par -là que doit
» commencer leur supplice ».
« Mais j'espère de vous, chrétiens, quelque chose
» de meilleur, encore que je vous parle de la sorte » :
Conjîdimus autem de vobis meliora et viciniora sa-
(0 De Corrept. et GraU cap. xiv, n. 43, tom. x, col. ']'j\.
8o SUR LA HAINE DES HOMMES
lutij tametsi ita loquimur {^) . Voici les jours de salut ,
voici le temps de conversion dans lesquels on verra la
presse autour des tribunaux de la pénitence : c'est
principalement dans ces augustes tribunaux que la
vérité reprend les pécheurs, et exerce sa charitable,
mais vigoureuse censure. Ne désirez pas qu'on vous
flatte, où vous-mêmes vous vous rendez vos accusa-
teurs. N'imitez pas ces méchans dont parle le pro-
phète Isaïe , « qui disent à ceux qui regardent : Ne
» regardez pas ; et à ceux qui sont préposés pour
» voir : Ne voyez pas pour nous ce qui est droit;
» dites-nous des choses qui nous plaisent, trompez-
» nous par des erreurs agréables )> : Loquimini nobis
placentia , videte nobis errores , aufeHe à me viatn^
delinate a me sem,itam (2). « Otez-nous cette voie » ,
elle est trop droite ; « ôtez-nous ce sentier » , il est
trop étroit : enseignez-nous des voies détournées où.
nous puissions nous sauver avec nos vices , et nous
convertir sans changer nos cœurs ; car c'est ce que
désirent les pécheurs rebelles. Au lieu que la con-
version véritable est que lé méchant devienne bon ;
et que le pécheur devienne juste ; ils imaginent une
autre espèce de conversion, où le mal soit changé
en bien , où le crime devienne honnête, où la rapine
devienne justice; et ils cherchent, jusqu'au tribunal
de la pénitence, des flatteurs qui les entretiennent
dans cette pensée.
Loin de tous ceux qui m'écoutent une disposition
si funeste. Cherchez-y des amis et non des trompeurs,
des juges et non des complices, des médecins chari-
CO Heh. VI. 9. — (*) /f. XXX. \Oj II.
tables
i> o u u L A V É r, T T f:. 8 r
tal)les et non des empuisonneuis. Ne vous contentez
pas de replâtrer où il faut toucher jusqu'aux fonde-
mens. C'est un commencement de salut d'être capa-
bles des remèdes forts : votre plaie invétérée n'est pas
en état d'être guérie par des lénitifs, il est temps d'ap-
pliquer le fer et le feu. Ne cherchez ni complaisance ,
ni tempérament , ni adoucissement, ni condescen-
dance. Venez , venez rougir tout de bon , tandis que
la honte est salutaire : venez vous voir tous tels que
vous êtes, afin que vous ayez horreur de vous-mêmes;
et que , confondus par les reproches, vous vous ren-
diez enfin dignes de louanges j et non-seulement de
louanges, mais d'une gloire éternelle: Ut Deo mi-
serante desinat agere pudenda et dolenda , atque
agat laudanda atque gratanda (0.
Mais ne faut-il pas user de condescendance ? n'est-
ce pas une doctrine évangélique, qu'il faut s'accom-
moder à l'infirmité humaine ? Il le faut, n'en doutez
pas, chrétiens; mais voici l'esprit véritable de la
condescendance chrétienne. Elle doit être dans la
charité, et non pas dans la vérité : je veux dire , il
faut que la charité compatisse, et non pas que la vé-
rité se relâche ; il faut supporter l'infirmité, mais non
pas l'excuser, ni lui complaire : il faut imiter saint
Cyprien , dont saint Augustin a dit ces beaux mots;
<c que considérant les pécheurs , il les toléroit dans
)) l'Eglise par la patience de la charité » , et voilà la
condescendance chrétienne; « mais que tout ensem-
» ble il les reprenoit par la force de la vérité » , et
voilà la vigueur apostolique : Et veritatis lihertate
(0 S. Aug. de Corr. et Grat. cap. v, n. 7, tom. x, col. ^53.
BOSSUET. XIII. 6
82 SUR LA HAINE DES HOMMES
redargiiit j et charitatis virtule sustiniiiti^). Car pour
ce qui est de la vérité et de la doctrine , il n'y a plus
à espérer d'accommodement ; et en voici la raison»
Jésus-Christ a examiné une fois jusqu'où devoit s'é-
tendre la condescendance : lui qui connoît parfai-
tement la foiblesse humaine , et le secours qu'il lui
donne , a mesuré pour jamais l'une et l'autre avec
ses préceptes. Ces grands conseils de perfection ,
quitter tous ses biens, les donner aux pauvres, re-
noncer pour jamais aux honneurs du siècle, passer
toute sa vie dans la continence , il les propose bien
dans son Evangile ; mais comme ils sont au-delà des
forces communes , il n'en fait pas une loi, il n'en
impose pas l'obligation : s'il a eu sur nous quelque
grand dessein que notre foiblesse ne pût pas porter,
il en a différé l'accomplissement jusqu'à ce que l'in-
firmité eût été munie du secours de son Saint-Esprit :
JYon potes tis portare modo (2). Vous voyez donc ,
chrétiens , qu'il a pensé sérieusement , en esprit de
douceur et de charité paternelle , jusqu'où il relâ-
cheroit et dans quelles bornes il retiendroit notre
liberté. Il n'est plus temps maintenant de rien adou-
cir, après qu'il a apporté lui-même tous les adou-
cissemens nécessaires : tout ce que la licence hu-
maine présume au-delà , n'est plus de l'esprit du
christianisme ; c'est l'ivraie parmi le bon grain ; c'est
ce mystère d'iniquité prédit par le saint apôtre ffl,^
qui vient altérer la saine doctrine.
La même vérité qui est sortie de sa bouche nous
jugera au dernier jour : conformité entre l'un et
l'autre état. Telle qu'il l'a prononcée, telle elle pa-r
(0 De Bapt. cont. Donat, Ub. v, c. xvii, «. 23 , tom. ix , col. i53. —
(») Joan. XVI. 12. — i})n. Thess. u, 7.
POUR LA VÉRITÉ. 83
.roîtra pour prononcer notre sentence : « Ce sera le
» précepte qui deviendra une sentence » : Justitia con-
vertetur in judicium (0. Là elle paroît comme dans
une chaire pour nous enseigner, là dans un tribunal
pour nous juger ; mais elle sera la même en Tua et
en l'autre. Mais telle qu'elle est dans l'une et dans
l'autre , telle doit-elle être dans notre vie : car qui-
conque n'est pas d'accord avec la règle, elle le re-
pousse et le condamne; quiconque vient se heurter
contre cette rectitude inflexible , nous vous l'avons
déjà dit , il faut qu'elle les rompe et les brise.
Désirons donc ardemment que la règle de la vé-
rité se trouve en nos mœurs telle que Jésus-Christ l'a
prononcée. Mais afin qu'elle se trouve en notre vie,
désirons aussi , chrétiens , qu'elle soit en sa pureté
dans la bouche et la doctrine de ceux à qui nous en
avons donné la conduite : qu'ils nous reprennent ,
pourvu qu'ils nous guérissent; qu'ils nous blessent,
pourvu qu'ils nous sauvent , qu'ils disent ce qu'il leur
plaira , pourvu qu'ils disent la vérité.
Mais après que nous l'aurons entendue, considé-
rons, chrétiens , que le jugement de Dieu est terrible
sur ceux qui la connoissent et qui la méprisent. Ceux
à qui la vérité chrétienne n'a pas été annoncée, se-
ront ensevelis , dit saint Augustin (2) , comme des
morts dans les enfers; mais ceux qui savent la vérité,
et qui pèchent contre ses préceptes , ce sont ceux
dont David a dit : qu' « ils y descendront tout vivans » :
Descenderunt m infernum vwentes (^). Les autres y
sont comme entraînés et précipités, ceux-ci y des-
cendent de leur plein gré ; ceux-là y seront comme
(0 Ps. xciii. i5. — W Enarr. in Ps, liv, n. iG, tom. iv, col. 5 10.
^[^)Ps.VlY. 16.
ïi4 SUR LA HAINE DES HOMMES POUR LA VÉRITÉ,
des morts, et les autres comme des vivans. Cela veut
dire , Messieurs , que la science de la vérité leur don-
nera un sentiment si vif de leurs peines , que les
autres en comparaison, quoique tourmentés très-
cruellement , sembleront comme morts et insensibles.
Et quelle sera cette vie? c'est qu'ils verront éternel-
lement cette vérité qu'ils ont combattue : de quel-
que côté qu'ils se tournent , toujours la vérité sera
contre eux : In opprohrium ^ utvideant semper (0 :
en quelques antres profonds qu'ils aient tâché de la
receler pour ne point entendre sa voix, elle percera
leurs oreilles par des cris terribles ; elle leur paroî-
tra toute nue, inexorable, inflexible, armée de tous
ses reproches pour confondre éternellement leur
ingratitude.
A.h ! mes Frères , éloignons de nous un si grand
malheur : enfans de lumière et de vérité, nous devons
aimer la lumière, même celle qui nous convainc;
nous devons adorer la vérité , même celle qui nous
condamne. Et toutefois , chrétiens, si nous sommes
bien conseillés , ne soyons pas long- temps en que-
relle avec un ennemi si redoutable : accommodons-
nous pendant qu'il est temps avec ce puissant ad-
versaire ; ayons la vérité pour amie ; suivons sa lu-
mière qui va devant nous , et nous ne marcherons
point parmi les ténèbres. Allons droitement et hon-
nêtement comme des hommes qui sont en plein jour,
et dont toutes les actions sont éclairées ; et à la fin
nous arriverons à la clarté immortelle, et au plein
jour de l'éternité. Amen.
(») Dan. xii. 2.
SUR LA SATISFACTIOJV. 85
SERMON
POUR LE MARDI
DE LA SEMAINE DE LA PASSION,
PRÊCHE A METZ,
SUR LA SATISFACTION.
Nécessité de la satisfaction : qualités qu'elle doit avoir. Conduite
que les conlesseurs sont obliges de tenir à Tégard des pénitens :
jugement qu'ils s'attirent par leur lâche condescendance. Disposi-
tions avec lesquelles les pécheurs doivent accomplir la pénitence.
Non potest mundus odisse vos; me autem odit, quia ego
testimoiiium peihibeo de illo, quod opéra ejus mala
sunt.
Le monde ne saurait vous haïr; mais pour moi, il me
hait , parce que je rends témoignage contre lui, que
ses œuvres sont mauvaises. Joan. vu. 7.
Li'ÉvANGiLE du jour iious apprend que le Sauveur
va en Jérusalem , pour y célébrer la fête des taber-
nacles. Cette fête des tabernacles e'toit comme un
me'morial éternel du long et pénible pèlerinage des
enfans d'Israël allant à la terre promise; et tout
ensemble représentoit le pèlerinage des enfans de
Dieu allant à leur céleste patrie.
86 SUR LA SATISFACTION.
Briève explication de cette fête. Nous lisons auLe-
vitique, que, parmi le grand nombre de victimes
qu'on ofFroit à Dieu pendant le cours de cette solen-
nité, on ne manquoit pas de lui présenter tous les
jours un sacrifice pour le péché. Par-là , que devons-
nous apprendre , sinon que pendant le temps de no-
tre voyage nous devons offrir à Dieu tous les jours le
sacrifice pour nos péchés? et quel est ce sacrifice pour
nos péchés , sinon les satisfactions qui sont les vrais
fruits de la pénitence? C'est de quoi nous parlerons
[ après avoir imploré ] l'assistance du Saint-P]sprit.
Ce que dit le Fils de Dieu , que le monde le hait
a cause du témoignage qu'il rend que ses œuvres
sont mauvaises, se vérifie particulièrement dans le
sacrement delà pénitence : c'est principalement dans
la pénitence que Jésus-Christ rend témoignage con-
tre les péchés. Il rend bien témoignage contre les
péchés par la prédiction de la parole ; car sa parole
n'est autre chose qu'une lumière que Dieu élève au
miUeu de l'Eglise, afin que les œuvres de ténèbres
soient découvertes et condamnées ; mais cela ne se
fait qu'en général : au lieu que , dans le sacrement
de la pénitence , Dieu parle à la conscience d'un cha-
cun de ses péchés particuliers : non -seulement il
ordonne qu'on les accuse , mais encore qu'on les con-
damne et qu'on les punisse. Délaies satisfactions que
l'on nous impose, les peines et les pénitences qu'on
nous commande. C'est aussi pour cette raison que
plusieurs fuient Jésus-Christ dans la pénitence ; Quia
testitnonium perhibeo. Ils évitent de se confesser,
parce qu'ils appréhendent, disent-ils, de trouver
SUR LA SATISFACTION. 87
quelque confesseur filclieux et sévère. Pour leur ôter
cette pensée lâche qui entretient leur impe'nitence ,
expliquons toute la matière de la satisfaction selon
les sentimens de l'Eglise et du saint concile de Tren-
te : i.o la nécessité de la satisfaction : 2.0 quelle elle
doit être : 3.o dans quel esprit nous la devons faire.
PREMIER POINT.
La nécessité. Il ne faudroit point chercher d'au-
tres preuves que les exemples des saints pénitens :
faut en rapporter quelques-uns. Si tous ceux aux-
quels Dieu a inspiré le désir de la pénitence , il leur
inspire aussi dans le même temps la volonté de le
satisfaire , on doit conclure nécessairement que ces
deux choses sont inséparables ; et si nous refusons
de suivre les pas de ceux qui nous ont précédés dans
la voie de la pénitence , nous ne devons jamais espé-
rer le pardon qu'ils ont obtenu : ce que nous verrons
encore plus évidemment , si nous concevons la raison
par laquelle ils se sentoient pressés de satisfaire à
Dieu pour leurs crimes. C'est qu'ils étoient très-per-
suadés que pour se relever de la chute où le péché
nous a fait tomber , il ne suffit pas de changer sa vie ,
ni de corriger ses mœurs déréglées : car, comme re-
marque excellemment le grand saint Grégoire : « Ce
» n'est pas assez pour payer ses dettes , que de n'en
» faire plus de nouvelles , mais il faut acquitter
» celles qui sont créées ; et lorsqu'on injurie quel-
î> qu'un , il ne suffit pas pour le satisfaire de mettre
5) fin aux injures que nous lui disons, mais encore
)) outre cela la justice nous ordonne de lui en faire
i) réparation ; et lorsqu'on cesse d'écrire, il ne s'en-
88 SUR LA SATISFACTION.
» suit pas pour cela qu'on efTace ce qui est déjà
» écrit, il faut passer la plume sur Técriture que
» nous avons faite, ou bien de'cliirer le papier (0 ».
Il en est de même de nos pe'clie's : tout autant de
péche's que nous commettons, autant de dettes con-
tractons-nous envers la justice divine. Il ne suffit
donc pas de n'en faire plus de nouvelles, mais il faut
payer les anciennes : et lorsque nous nous abandon-
nons au péchë, quelle injure ne disons-nous pas
contre Dieu? Nous disons qu'il n'est pas notre créa-
teur, ni notre juge, ni notre Père, ni notre Sau-
veur, etc. Est-ce donc assez, chrétiens, de cesser
de lui dire de telles injures, et ne sommes-nous pas
obligés de plus à lui en faire la satisfaction néces-
saire? Enfin quand nous péchons, nous écrivons
sur nos cœurs : Peccatum Juda scriptum est stjlo
Jerreo.... super latitudiiiem cordis eorum (2) : « Le
M péché de Juda est écrit avec un poinçon de fer
i) sur la table de leur cœur ». Ne croyons donc pas
faire assez , lorsque nous ne continuons pas décrire ;
cela n'efface pas ce qui est écrit : il faut passer la
plume, par les exercices laborieux qui nous sont
prescrits dans la pénitence, sur ces tristes et mal-
heureux caractères \ il faut déchirer le papier sur
lequel ils ont été imprimés ; c'est-à-dire qu'il faut
déchirer nos cœurs : Scindite corda vestra (3) : ainsi
ils seront effacés.
Mais pour pénétrer jusque dans le fond cette vé-
rité catholique , considérons sérieusement quelle est
la nature de la pénitence. Le sacrement de la péni-
(i) Pastor. m. part. , cap. xxx, îoin. n, col. 8j. — [^)Jercm.xvïi. i.
— W Joël. 11. 1 3.
SUR LA SATISFACTIOIV. 8{)
tence est un échange myste'rieux qui se fait , par la
bonté' divine , de la peine e'ternelie en une tempo-
relle. « Si les pe'nitens deviennent eux-mêmes leurs
» juges et les vengeurs de leurs iniquités, en exer-
» çant contre eux-mêmes les peines volontaires d'une
)> justice sévère ; ils commueront les supplices éter-
)) nelsdansces peines passagères qu'ils s'imposeront» :
Quod si ipsi sibi judiccs fiant et Deluti suœ iniqiii-
tatic ultores , hîc in se voluntariam pœnam severis-
sinice animadi^ersionis exerceant; temporalibus pœ-
nis inutabimt œterna supplicia (0. Et la raison en
est évidente; car par le sacrement de la pénitence
se fait la réconciliation de l'homme avec Dieu : or
dans une véritable réconciliation on se relâche de
part et d'autre. Voyez de quelle sorte Dieu se re-
lâche : dès la première démarche , il nous quitte la
peine éternelle. Quelle seroit , pécheur, ton ingrati-
tude, si tu refusois de te relâcher, en subissant vo-
lontairement la peine temporelle qui t'est imposée !
Si tu rejettes cette condition , la réconciliation ne se
fera pas ; car Dieu use tellement de miséricorde ,
qu'il n'abandonne pas entièrement les intérêts de sa
justice , de peur de l'exposer au mépris. « Personne ,
M dit saint Augustin (2) , ne reçoit la rémission d'une
» peine plus considérable, à moins qu'il n'en subisse
)) une autre , quoique beaucoup moindre que celle
» qu'il devoit; et c'est ainsi que la libéralité de la
» miséricorde s'exerce , afin que l'équité de la disci-
» pline ne soit point abandonnée ». Nullus debitœ
grauioris pœnœ accipit veniain ^ nisi qualemcumque
(0 Jul. Pomer. De Vit. contem. l. u, cap. vu. n. 2. — 1*) S. Au^
Ub. de Contin, cap. vi , «. i5, tom. vi, col. 3o5.
90 SUR LA SATISFACTION.
etsi longe minorem qucnn dehehat , sol^eritpœnam;
atque ita impartitur largitas misericordiœ ^ ut non
relinquatur eiiani justitia disciplinœ.
Il faut donc peser la condition sous laquelle Dieu
oublie nos crimes et se réconcilie avec nous; c'est a
charge que nous subirons quelque peine satisfactoire ,
pour reconnoître ce que nous devons à sa justice
infinie qui se relâche de l'éternelle. Aussi voyons-
nous clairement cette condition importante dans les
paroles du compromis qu'il a voulu passer avec nous
pour se réconcilier ; car remarquez ici , chrétiens ,
le mystère de la réconciliation dans le sacrement de
la pénitence. Dans ce différend mémorable entre
Dieu et l'homme pécheur, afin d'accorder les parties,
on commence à convenir d'arbitre , et on passe le
compromis. Cet arbitre , c'est Jésus - Christ , grand
pontife et médiateur de Dieu et des hommes ; mais
Jésus-Christ se retirant de ce monde , il subroge les
prêtres en sa place , et leur remet le compromis en
main. Toutes les deux parties conviennent de ces
arbitres ; Dieu en convient, puisque c'est son auto-
rité qui les établit ; les hommes aussi en conviennent
lorsqu'ils se viennent jeter à leurs pieds : il faut
donc que ces arbitres prononcent ; mais de quelle
sorte prononceront-ils ? suivant les termes du compro-
mis. Lisons donc les termes du compromis, et voyons
les conditions sous lesquelles Dieu se relâche.
Voici comme il est couché dans les Ecritures :
Quœciunque solderais super terrain ^ erunt soluta et
in cœlo (0 : « Tout ce que vous délierez sur la terre
» sera aussi délié dans le ciel « : voilà les paroles par
[}) MaUh. XVIII. 18.
SUR LA SATISFACTION. 9I
lesquelles Dieu se relâche. Faites donc, arbitres éta-
blis de Dieu, ce que Je'sus-Clirist vous permet ; et
déliez entièrement le pe'cheur, sans lui rien imposer
pour son crime. Chrétiens, cela ne se peut; car
achevons de lire le compromis : Quœcumque alli--
gai^eritis super terrain _, eriint ligata et in cœlo :
« Tout ce que vous lierez sur la terre , sera aussi lié
)) dans le ciel ». Il lui est donc permis de délier;
mais il lui est ordonné de lier : voilà Tordre qui lui
est prescrit , et cette loi doit être la nôtre ; car ce
mystérieux compromis ayant été signé des parties,
il leur doit servir de loi immuable. Jésus -Christ
l'a signé de son sang au nom de son Père , et comme
procureur spécial établi par lui pour cette réconci-
liation : tu l'as aussi signé, pécheur, quand tu t'es
approché du prêtre en vertu de cette parole et de ce
traité. Jésus-Christ l'observe de son côté, et il te re-
met volontiers la peine éternelle : que reste-t-il donc
maintenant , sinon que tu l'exécutes de ta part avec
une exacte fidélité ? Exhortation à satisfaire.... pas-
sage au second point. Cette nécessité de la satisfac-
tion étant solidement appuyée, voyons à présent
quelle elle doit être.
SECOND POINT.
Je dis, pour ne point flatter les pécheurs, qu'elle
doit être très-sévère et très-rigoureuse; et quand je
l'appelle très-rigoureuse, ce n'est pas qu'effective-
ment nous dussions l'estimer telle : car si nous consi-
dérons attentivement de quelle calamité nous délivre
cet échange miséricordieux qui se fait dans la péni-
tence, rien ne pourroit nous paroître dur; si bien
gi SUR LA SATISFACTION.
que cette pénitence n'est dure qu'à cause de notre
lâcheté et de notre extrême délicatesse. Mais afin de
la surmonter, appuyons invinciblement cette rigueur
salutaire par le saint concile de Trente; et vous pro-
posant trois raisons par lesquelles ce saint concile
établit la nécessité de satisfaire , faisons voir mani-
festement qu elles prouvent la sévérité que je prêche.
La première raison des Pères de Trente , c'est que
si la justice divine abandonnoit entièrement tous ses
droits , si elle relâchoit aux pécheurs tout ce qui
leur est dû pour leurs crimes, ils n'auroient pas Tidée
qu'ils doivent avoir du malheur dont ils ont été dé-
livrés; « et estimant leur faute légère, par la trop
» grande facilité du pardon, ils tomberoient aisé-
» ment dans de plus grands crimes ». De là vient
que , dans ce penchant et sur le bord de ce préci-
pice , pour ne point lâcher la bride à la licence des
hommes; Dieu, en leur quittant la peine éternelle ,
t« les retient , comme par un frein , par la satisfac-
3> tien temporelle 5) ; quasi frœno çuodam, dit le
saint concile de Trente (0.
Et certainement, chrétiens, il est bien aisé de
connoître que tel est le conseil de Dieu, et l'ordre
qu'il lui plaît de tenir avec les hommes ; car il p'y a
aucune apparence que ce Père miséricordieux en
relâchant la peine éternelle , en voulût réserver une
temporelle , s'il n'y étoit porté par quelque raison
importante. Et quelle raison y auroit-il qu'après
s'être relâché si facilement d'une dette si considé-
rable ; c'est-à-dire la damnation et l'enfer, il fît le
dur et le rigoureux sur une somme de si peu de va-
0) Sess. XIV. cap. viii.
SUR LA SATISFACTION. 93
leur comme est la satisfaction temporelle ? il quitte
libéralement cent millions d'or, et il lait le se'vèie
pour cinq sous. 11 fait quelque chose déplus ; car il y
a bien moins de proportion entre l'éternité de peines
dont il nous tient quittes, et la satisfaction qu'il
exige dans le temps. D'où vient donc cette sévérité
dans une si grande indulgence? Dieu est-il contraire
à lui-même ? et celui qui donne tant , pourquoi
veut-il réserver si peu de chose? c'est par un conseil
de miséricorde qui l'oblige à retenir les pécheurs,
de peur qu'ils ne retombent dans de nouveaux cri-
mes. Il sait que la nature des hommes , portée d'elle-
même au relâchement, abuse de la facilité du par-
don pour passer au libertinage : il sait que s'il lais-
soit agir sa miséricorde toute seule , sans laisser
aucune marque de sa justice, il exposeroit" l'une et
l'autre à un mépris tout visible à cause de la dureté
de nos cœurs. Ainsi donc, en se relâchant, il ne se
relâche pas tout-à-fait : la justice ne quitte pas tous
ses droits; et s'il ne l'emploie plus à punir les pé-
cheurs comme ils le méritent, par une damnation
éternelle , il l'emploie du moins à les retenir dans le
respect et dans la crainte par quelque reste de
peine qu'il leur impose. Que si ces peines sont si
légères qu'elles ne soient pas capables de donner de
l'appréhension aux pécheurs, qui ne voit que par
cette lâcheté nous éludons manifestement le conseil
de Dieu ? Un Paiera, un A^^e, Maria j, un Miserere
peut-il faire sentir à un pécheur, qui a commis de
grands crimes, quelle est l'horreur de son péché,
quel est le péril d'où il est tiré, et la peine qui lui
étoit due? il faut quelque chose de plus rigoureux.
94 SUR LA SATISFACTION.
Prenez donc garde, ô confesseurs; ce n'est pas
moi qui vous parle , c'est le concile de Trente qui
vous avertit, c'est Dieu même qui vous ordonne de
prendre garde à ses intérêts. Je les remets , dit-il ,
en vos mains : déliez , je vous le permets ; mais liez ,
puisque je l'ordonne : vous êtes les juges que j'ai
établis , vous êtes les ministres de ma bonté et de
ma justice; usez de ma miséricorde, mais ne l'aban-
donnez pas au mépris des hommes par une molle
condescendance : faites sentir aux pécheurs l'horreur
du crime qu'ils ont commis, par quelque satisfaction
convenable; et tâchez par-là de les retenir dans la
voie de perdition dans laquelle ils se précipitent ; de
peur que votre facilité ne leur soit une occasion de
libertinage , et qu'abusant de votre indulgence , ils
ne fassent une nouvelle injure au Saint-Esprit par
leurs fréquentes rechutes.
La seconde raison du concile , c'est que la satis-
faction est très-nécessaire pour remédier aux restes
des péchés, et déraciner les habitudes vicieuses. Pour
entendre profondément cette excellente raison , il
faut remarquer que le péché a une double malignité :
il a de la malignité en lui-même, et il en a aussi dans
ses suites. Il a de la malignité en lui-même, parce
qu'il nous sépare de Dieu ; il a de la malignité dans ses
suites, parce qu'il abat les forces de Tame, et y laisse
une certaine impression pour retomber dans de nou-
velles fautes. C'est ce qu'on appelle l'habitude vi-
cieuse; et cette vicieuse habitude ne s'éteint pas,
encore que le péché cesse : elle demeure dans nos
cœurs comme une pépinière de nouveaux péchés ;
c'est un germe que le péché eiïacé laisse dans les
SUR L\ s A.TISF ACTION. J^ti
ames, par lequel il espère revivre bientôt ; c'est une
racine empoisonnée , qui dans peu fera repousser
cette mauvaise herbe. C'est pour détruire ces restes
maudits , c'est pour arracher ces habitudes mau-
vaises , que le concile de Trente a déterminé que la
satisfaction étoit nécessaire : et la raison en est évi-
dente. Car qu'est-ce autre chose qu'une habitude^
sinon une forte inclination? et comment la peut-on
combattre , sinon en faisant effort sur soi-même par
les exercices mortifians de la pénitence ? D'où je
conclus, en passant plus outre, que cette pénitence
doit être sévère, parce que l'inclination est puis-
sante. C'est ce qui fait dire à saint Augustin, qu'il
faut faire une pénitence rigoureuse, « afin, dit ce
» grand personnage , que la coutume de pécher
« cède à la violence de la pénitence m : Ut vioîen-
tiœ pœnitendi cedat consuetudo peccandi (0.
Il faut donc nécessairement que la pénitence ne
soit pas molle; il faut qu'elle ait de la violence pour
surmonter la mauvaise habitude, parce que la mau-
vaise habitude donne une nouvelle force et une nou-
velle impétuosité à l'inclination naturelle que nous
avons au mal par la convoitise : si bien que l'habitude
est un nouveau poids ajouté à celui de la convoitise.
Que si nous apprenons, par les Ecritures, qu'il faut
que nous nous fassions violence pour résister à la con-
voitise, combien plus en devons-nous faire à une con-
voitise fortifiée par une longue habitude? Ne t'ima-
gine donc pas, ô pécheur, que tu puisses résister à un
si grand mal par une pénitence légère ? que tu puisses
te dépouiller de cette ivrognerie si enracinée par quel-
(') In Joan. Tract, xux. n. 19, tom. m, part. 11, col. 627.
g6 SUR LA SATISFACTION.
que petite application à une prière courte et sou-
^Jent mal faite ? Il faut avoir recours nécessairement
à cette violence salutaire de la pénitence ; il faut se
mortifier par des jeûnes , et réprimer les dépenses
excessives de tes débauches par l'abondance de tes
aumônes : Ut violentiœ pœnitendi cedat consuetudo
peccandi.
La troisième raison du concile, et qui me semble
la plus touchante; c'est que nous devons satisfaire à
Dieu par les peines salutaires de la pénitence , pour
nous rendre conformes à Jésus-Christ. C'est lui en
effet, chrétiens, qui est ce parfait pénitent qui a
porté la peine de tous les péchés , en se faisant la
victime qui les expie : si bien que pour lui être sem-
jdables dans le sacrement de la pénitence , il faut
que nous nous rendions des victimes mortifiées par
les peines salutaires qu'elle nous impose. Car, mes
Frères , il faut remarquer que les sacremens de
l'Eglise , comme ils tirent toute leur vertu de la
passion de noire Sauveur, aussi en doivent-ils por-
ter en eux-mêmes et imprimer sur nous une vive
image. Ainsi dans le sacrement de la sainte table ,
nous annonçons la mort de notre Seigneur, comme
dit le divin apôtre (0 : ainsi, dans la pensée du
même docteur, nous sommes « ensevelis avec Jésus-
» Christ dans le saint baptême (2) » ; et c'est pour-
quoi l'Eglise ancienne plongeoit entièrement dans
les eaux tous les fidèles qu'elle baptisoit, pour re-
présenter plus parfaitement cette sépulture spiri-
tuelle : ainsi dans la confirmation on imprime sur
nos fronts la croix du Sauveur, pour nous marquer
(0 /. Cor. XI. 26. — i (2) Rom. vi. 4.
d'un
SUR LA SATISFACTION. QT
d'un caractère éternel qui nous doit rendre sembla-
bles à Je'sus-Christ crucifié. N'y aura-t-il donc, chré-
tiens, que le sacrement de la pénitence qui ne gra-
vera point sur nous l'image de la mort de notre
Sauveur? Non, il n'en sera pas de la sorte, dit le
saint concile de Trente. La pénitence étant un second
baptême , il faut que ce qui a été dit du premier,
soit encore vérifié dans le second, que « tout autant
» que nous sommes qui sommes baptisés en Jésus-
)) Christ , sommes baptisés en sa mort » : In morte
ipsius baptizati sumus (0. Et comment est-ce que la
pénitence imprime sur nos corps la mort de Jésus ?
Ecoutez parler le sacré concile : C'est alors, dit-il,
que nous subissons quelque peine pour nos péchés ^
que nous nous baptisons dans nos larmes et dans les
exercices laborieux que l'on nous impose ; « d'oii
j) vient aussi que la pénitence est nommée un bap-
>) téme laborieux (2) «. Et par-là ne voyez-vous pas
combien la pénitence doit être sévère ?
Nous apprenons du sacré concile , que nous de*
vons nous rendre conformes à Jésus-Christ crucifié
par les pénitences que nous subissons. Ah ! mon Sau-
veur, quand je considère votre tête couronnée d'é-
pines, votre chair si cruellement déchirée, je dis
aussitôt en moi-même : Pauvre ver écorché, quoi !
une courte prière, un Pater j, un ^s^e. Maria , un
Miserere sont-ils capables de nous crucifier avec
vous? ne faut-il point d'autres clous pour percer
nos pieds qui tant de fois ont couru au crime, et
nos mains qui se sont souillées du bien d'autrui par
(0 Rovi. VI. 3. — (2) Scss. XIV. dt Pœnit. cap. 11.
BossuET. XIII. n
9^ SUR LA SATISFACTION.
tant d'usures cruelles? Il faut quelque chose de plus
pénible ; et c'est pourquoi le sacré concile avertit
sagement les confesseurs, qu'ils donnent des péni-
tences proportionnées. « Les prêtres doivent donc^
» dit ce saint concile, imposer des satisfactions salu-
» taires, convenables, proportionnées à la qualité
» des crimes et au pouvoir des pénitens, selon que
» l'esprit de prudence le leur suggérera » : Debent
ergo sacerdotes Domini , quantum spiritus et pru-
dentia suggesseritj pi^o qualitate criminum et pœni-
tentium facultate j salutares et cons^enientes satisfac-
tiones injungere (0. Et ce qu'il leur prescrit d'user
de prudence, sachez et entendez, ô pécheurs, que
ce n'est pas pour les faire relâcher à cette condes-
cendance molle et languissante que votre cœur in-
sensible et impénitent exige d'eux : car cette pru-
dence qu'on leur ordonne, n'est pas cette fausse
prudence de la chair qui flatte les vices et les désirs
corrompus des hommes ; c'est une prudence spiri-
tuelle qui sacrifie la chair pour sauver l'esprit. C'est
pourquoi le concile dit : quantum spiritus et pruden-
lia suggesserit : Ayez de la prudence , dit ce saint
concile; non pas une prudence qui suive la chair,
mais une prudence guidée par l'esprit : spiritus et
prudentia. Et afin de leur faire craindre un relâche-
ment excessif, il les avertit sagement que s'ils agis-
sent trop indulgemment avec les pécheurs, en leur
ordonnant des peines très-légères pour des péchés
très-griefs , ils se rendent participans des crimes des
autres.
O sentence vraiment terrible ! Que répondront
(0 Ubi suprà , cap. yui.
SUR LA SATISFACTION. QQ
devant Dieu ces confesseurs lâches et complaisans,
qui auront corrompu par leur facilite criminelle la
se've'rite' de la discipline ; lorsqu'ils verront d'un côté
s'élever contre eux les Pères qui ont fait les canons,
et particulièrement ceux de Trente , qui les ont avertis
si se'rieusement du péril où les engageoit leur fausse
et cruelle miséricorde; et de l'autre, les pécheurs
mêmes, dont ils auront lâchement flatté les inclina-
tions corrompues ? C'est vous , diront-ils , qui nous
avez damnés , c'est votre pitié inhumaine , c'est votre
indulgence pernicieuse. O Seigneur, faites-nous jus-
tice contre ces ignorans médecins qui , pour trop
épargner le membre pourri, ont laissé couler le ve-
nin au cœur ; contre ces lâches conducteurs qui ont
mieux aimé nous abandonner à la licence par une
flatterie dangereuse , que de nous retenir sur le pen-
chant par une discipline salutaire. Que reste-t-il donc,
chrétiens, sinon que les prêtres et les confesseurs
évitent cette double accusation des pontifes et des
conciles qui les reprendront d'avoir méprisé leurs
lois, et des pécheurs qui se plaindront justement de
ce qu'ils n'ont pas guéri leurs blessures ? Ah ! disoit
à ce sujet autrefois un très-saint évêque de France :
Je ne me sens pas assez innocent pour me vouloir
charger des péchés des autres; et je n'ai pas assez
d'éloquence pour pouvoir répondre aux accusations
qu'intenteront un jour contre moi, tant de saints et
admirables prélats qui ont fait les lois des conciles :
Ego ine in hoc periculo mittere omnino non audeo ;
quia nec talia sunt mérita inea , ut aliorum peccata
in me excipere prœsumam , nec tantam eloquentiam
haheo , ut ante tribunal Christi contra tôt ac tantos
lOO SUR LA SATISFACTION.
sacerdotes qui canones statueruntj, dicere audeaiti,
Yoilà quels doivent être les sentimens des confes-
seurs. Achevons et disons un mot de la disposition
des pénitens.
TROISIÈME POINT.
Deux dispositions qui semblent contraires , avec
lesquelles il faut accomplir sa pe'nitence ; la joie et la
douleur : la joie , en considérant non la peine qu'elle
nous fait souffrir , mais celle d'oii elle nous tire ; la
douleur amère pour plusieurs raisons : mais nous
dirons en particulier une qui regarde la satisfaction.
C'est que les confesseurs inclinent toujours à la mi-
séricorde ; et quelque soin qu'ils aient de ne se point
écarter des bornes d'une juste sévérité, néanmoins
l'amour paternel que Dieu leur inspire pour leurs
pénitens, et l'expérience qu'ils ont par eux-mêmes
de l'infirmité , fait qu'ils penchent toujours beau-
coup plus du côté de la douceur. Eh donc ! y a-t-il
rien de plus nécessaire que de suppléer le défaut
de la peine corporelle par l'abondance de la dou-
leur ? C'est cette douleur qui a appaisé Dieu sur les
Ninivites; c'est elle qui, prenant en main la cause
de Dieu , a détourné le cours de sa vengeance. Dieu
les menaçoit de les renverser , et ils se sont renversés
eux-mêmes , en détruisant par les fondemens toutes Jk
leursinclinationscorrompues. De quoi vous plaignez-
vous,© Seigneur? voilà votre parole accomplie : vous
avez dit que Ninive seroit renversée , elle s'est en effet
renversée elle-même. Ninive est véritablement ren-
versée, en tournant en bien ses mauvais désirs : Ni-
nive est véritablement renversée, puisque le luxe de
SUR LA SATISFACTlOiV. lOl
ses habits est changé en un sac et en un cilice ; la
supei fluité de ses banquets en un jeûne austère ; la
joie dissolue de ses de'bauches aux saints gémisse-
mens de la pénitence : Sub^ertitur plane Ninive ,
duin calcatis deteriorihus studiis in meliora converii-
tur ; subvertitur plane , dwn purpura in cilicium ,
ajffluentia in jejunium _, lœtitia inutaturinjlctwn (0.
O ville utilement renversée !
Chrétiens, armons-nous de zèle; que chacun ren-
verse Ninive en soi-même. Ville de Metz , que n'es-
tu ainsi renversée ? Je désire ta grandeur et ton repos
autant qu'il se peut ; et plût à Dieu que je visse des-
cendre sur toi les bénédictions que je te souhaite !
Toutefois ne t'offense pas si j'ose désirer aujourd'hui
que tu sois entièrement renversée. Plût à Dieu que
je visse à bas et les tables de tes débauches, et les ban-
quets de tes usuriers, et les retraites honteuses de tes
impudiques ! plût à Dieu que j'entende bientôt cette
bienheureuse nouvelle : Toute la ville de Metz est
abattue , mais elle est heureusement abattue aux
pieds des confesseurs, devant les tribunaux de la pé-
nitence qui sont érigés de toutes parts dans ce temple
auguste ! Que tardes-tu , ô ville ? renverse-toi par la
pénitence ; cette chute te relèvera jusqu'à la gloire
éternelle.
(») 6'. Eucher. Homil. de pœnit. Niniv.Bibliot. PP. tom. vi, p. 6^6.
102 SUR l'efficacité
I.^'^ SERMON
POUR LE JEUDI
DE LA SEMAINE DE LA PASSION,
PRÊCHÉ A LA COUR.
SUR L'EFFICACITÉ DE LA PÉNITENCE.
Qui sont ceux qui négligent la pénitence. Désespoir des pécheurs
endurcis : réfutation de leurs vaines excvises. Vertu toute-puissante
de la grâce , pour surmonter nos habitudes , et changer nos incli-
nations. Bonté du Sauveur : moyens pour en éprouver les effets.
Combien les délices spirituelles de la vie nouvelle surpassent toutes
les fausses douceurs des plaisirs sensibles. Dangers de la Cour :
comment on peut s'y sauver.
«^/«.«/W«/«/«/«/^ «.«•'%'«/«>
Vides hanc mulierem? v
i
Voyez-vous cette femme'} Luc. vu. 44»
iVl ADELEiNE , Ic parfait modèle de toutes les âmes I
réconciliées , se présente à nous dans cette semaine ,
et on ne peut la contempler aux pieds de Jésus sans
penser en même temps à la pénitence. C'est donc à
la pénitence que ces trois discours seront consacrés;
et je suis bien aise, Messieurs, d'en proposer le sujet
pour y préparer les esprits.
Je remarque trois sortes d'hommes qui négligent
I
DE LA PÉNITENCE. ia3
la pénitence ; les uns n'y pensent jamais , d'autres
diftèrent toujours, d'autres n'y travaillent que foi-
blement : et voilà trois obstacles à leur conversion.
Tous trois méprisent leur conversion véritable : plu-
sieurs , endurcis dans leurs crimes , regardent leur
conversion comme une chose impossible , et dédai-
gnent s'y appliquer; plusieurs se la figurent trop
facile , et ils la diffèrent de jour en jour comme un
ouvrage qui est en leurs mains , qu'ils feront quand
il leur plaira ; plusieurs , étant convaincus du péril
qui suit les remises , commencent ; mais la commen-
çant mollement, ils la laissent toujours imparfaite.
Voilà les trois défauts qu'il nous faut combattre par
l'exemple de Madeleine, qui enseigne à tous les
pécheurs que leur conversion est possible , et qu'ils
doivent l'entreprendre -, que leur conversion est
pressée , et qu'ils ne doivent point la remettre ; enfin
que leur conversion est un grand ouvrage , et qu'il
ne faut point le faire à demi , mais s'y donner d'un
cœur tout entier.
Ces trois considérations m'engagent à vou^s faire
voir par trois discours l'efficace de la pénitence, qui
peut surmonter les plus grands obstacles ; l'ardeur
de la pénitence , qui doit vaincre tous les délais ;
l'intégrité de la pénitence , qui doit anéantir tous les
crimes , et n'en laisser aucun reste. Je commencerai
aujourd'hui à établir l'espérance des pécheurs par
la possibilité de leur conversion , après avoir imploré
le secours d' en-haut. A^e^ Maria,
Les pécheurs aveugles et mal avisés arrivent enfin
par leurs désordres à l'extrémité de misère qui leur
io4 SUR l'efficacité
a été souvent pre'dite : ils ont été assez avertis qu'ils
travailloientà leurs chaînes par l'usage licencieux de
leur liberté ; qu'ils rendoient leurs passions invinci-
bles en les flattant; et qu'ils gémiroient quelque jour
de s'être engagés si avant, dans la voie de perdition,
qu'il ne leur seroit presque plus possible de retour-
ner sur leurs pas : ils ont méprisé cet avis. Ce que
nous faisons librement , et oii notre seule volonté
nous porte , nous nous imaginons facilement que
nous le pourrons aussi défaire sans peine. Ainsi une
ame craintive, qui, commençant à s'éloigner de la
loi de Dieu , n'a pas encore perdu la vue de ses ju-
gemens, se laisse emporter aux premiers péchés,
espérant de s'en retirer quand elle voudra; et très-
assurée , à ce qu'elle pense , d'avoir toujours en sa
main sa conversion , elle croit en attendant qu'elle
peut donner quelque chose à son humeur : cette es-
pérance l'engage, et bientôt le désespoir lui succède;
car l'inclination au bien sensible , déjà si puissante
par elle-même , étant fortifiée et enracinée par une
longue habitude, cette ame ne fait plus que de vains
efforts pour se relever; et retombant toujours sur ses
plaies, elle se sent si exténuée , que ce changement
de ses mœurs et ce retour à la droite voie qu'elle
trouvoit si facile, commence à lui paroître impossible.
Cette impossibilité prétendue, c'est ^ mes Frères,
le plus grand obstacle de sa conversion : car quelle
apparence d'accomplir jamais ce que l'impuissance
et le désespoir ne permet plus même de tenter ? au
contraire, c'est alors, dit le saint apôtre, que les
pécheurs se laissent aller, et que « désespérant de
3) leurs forces , ils se laissent emporter sans retenue
,r.
DE LA PENITENCE. lOJ
3) à tous leurs désirs » : Desperantes semedpsos tra-
diderunt impudicitiœ in operationein iinniunditiœ
omnisi^). Telle est, Messieurs, leur histoire : l'espé-
rance leur fait faire les premiers pas, le désespoir les
retient , et les précipite au fond de l'abîme.
Encore qu'ils y soient tombés par leur faute , il
ne faut pas toutefois les laisser périr : ayons pitié
d'eux, tendons-leur la main ; et comme il faut qu'ils
s'aident eux-mêmes par un grand effort, s'ils veulent
se relever de leur chute; pour leur en donner le
courage , ôtons-leur avant toutes choses cette fausse
impression , qu'on ne peut vaincre ses inclinations,
ni ses habitudes vicieuses ; montrons-leur clairement
par ce discours que leur conversion est possible.
J'ai appris de saint Augustin (2) , qu'afm qu'une
entreprise soit possible à l'homme , deux choses lui
sont nécessaires : il faut premièrement qu'il ait en
lui-même une puissance , une faculté , une vertu
proportionnée à l'exécution ; et il faut secondement
que l'objet lui plaise, à cause que le cœur de l'homme •
ne pouvant agir sans quelque attrait , on peut dire
en un certain sens , que ce qui ne lui plaît pas lui
est impossible.
C'est aussi pour ces deux raisons que la plupart
des pécheurs endurcis désespèrent de leur conver-
sion ; parce que leurs mauvaises habitudes, si sou-
vent victorieuses de leurs bons desseins, leur font
croire qu'ils n'ont point de force contre elles : et
d'ailleurs quand même ils les pourroient vaincre ,
cette vie sage et composée , qu'on leur propose ,
(0 Ephes. IV. 19 (') De Spiiit. et Liiter. cap. m, n. 5, tom. x,
col. 87.
io6 SUR l'efficacité
leur paroît sans goût, sans attrait et sans aucune
douceur; de sorte qu'ils ne se sentent pas assez de
courage pour la pouvoir embrasser.
Ils ne considèrent pas , Messieurs , la nature de la
grâce chre'tienne qui opère dans la pénitence. Elle
est forte , dit saint Augustin (0 , et capable de sur-
monter toutes nos foiblesses ; mais sa force , dit le
même Père , est dans sa douceur et dans une suavité
céleste qui surpasse tous les plaisirs que le monde
vante. Madeleine abattue aux pieds de Jésus , fait
bien voir que cette grâce est assez puissante pour
vaincre les inclinations les plus engageantes; et les
larmes qu'elle répand , pour l'avoir perdue , suffi-
sent pour nous faire entendre la douceur qu'elle
trouve à la posséder. Ainsi nous pouvons montrer à
tous les pécheurs , par l'exemple de cette sainte ,
que , s'ils embrassent avec foi et soumission la grâce
de la pénitence, ils y trouveront sans aucun doute,
et assez de force pour les soutenir, et assez de sua-
vité pour les attirer; et c'est le sujet de ce discours,
PREMIER POINT.
Il n'est que trop vrai , Messieurs , qu'il n'y a point
de coupable qui n'ait ses raisons. Les pécheurs n'ont
pas assez fait s'ils ne joignent l'audace d'excuser leur
faute à celle de la commettre ; et comme si c'étoit
peu à l'iniquité de nous engager à la suivre , elle
nous engage encore à la défendre. Toujours ou
quelqu'un nous a entraînés , ou quelque rencontre
imprévue nous a engagés contre notre gré ; tout
autre que nous auroit fait de même : que si nous ne
(') De Sff. et Lift. cap. xxix , n. 5t , tom. x, col. iï\.
I
DE LA. PÉNITENCE. 10^
trouvons pas hors de nous sur quoi rejeter notre
faute, nous cherchons quelque chose en nous qui ne
vienne pas de nous-mêmes, notre humeur, notre
inclination, notre naturel. C'est le langage ordinaire
de tous les pécheurs , que le prophète Isaïe nous a
exprimé bien naïvement dans ces paroles qu'il leur
fait dire : « Nous sommes tombés comme des feuilles ,
» mais c'est que nos iniquités nous ont emportés
)) comme un vent » : Cecidimus quasi foliwn uni-
ver si ^ et iniquitates nostrce quasi venlus abstulerunt
nos (0. Ce n'est jamais notre choix, ni notre dépra-
vation volontaire ; c'est un vent impétueux qui est
survenu , c'est une force majeure , c'est une passion
violente à laquelle , quand nous nous sommes laissés
dominer long -temps, nous sommes bien aises de
croire qu'elle est invincible. Ainsi nous n'avons plus
besoin de chercher d'excuse ; notre propre crime
s'en sert à lui-même , et nous ne trouvons point de
moyen plus fort pour notre justification, que l'excès
de notre malice.
Si, pour détruire cette vaine excuse , nous repro-
chons aux pécheurs qu'en donnant un tel ascendant
sur nos volontés à nos passions et à nos humeurs ,
ils ruinent la liberté de l'esprit humain , ils détruisent
toute la morale, et que par un étrange renverse-
ment ils justifient tous les crimes et condamnent
toutes les lois ; cette preuve quoique forte n'aura
pas l'effet que nous prétendons ; parce que c'est
peut-être ce qu'ils demandent , que la doctrine des
mœurs soit anéantie, et que chacun n'ait de lois que
ses désirs. Il faut donc les convaincre par d'autres
(0 Is. LXIV. 6.
I08 SUR L EFFICACITÉ
raisons, et voici celle de saint Jean - Chrysostôme
dans l'une de ses Homélies sur la première ëpîtie
aux Corinthiens (0.
« Ce qui est absolument impossible à l'homme ,
» nul péril, nulle appréhension, nulle nécessité ne
3) le rend possible ». Qu'un ennemi vous poursuive
avec un avantage si considérable que vous soyez
contraint de prendre la fuite, la crainte qui vous
emporte peut bien vous rendre léger et précipiter
votre course ; mais quelque extrémité qui vous
presse , elle ne peut jamais vous donner des ailes dans
lesquelles vous trouveriez un secours présent pour
vous dérober tout d'un coup à une poursuite si vio-
lente ; parce que la nécessité peut bien aider nos
puissances et nos facultés naturelles , mais non pas
en ajouter d'autres. Or est-il que, dans Fardeur la
plus insensée de nos passions, non -seulement une
crainte extrême, mais une circonspection modérée,
mais la rencontre d'un homme sage , mais une pen-
sée survenue , ou quelque autre dessein nous arrête,
et nous fait vaincre notre inclination. Nous savons
bien nous contraindre devant les personnes de res-
pect : et certes sans recourir à la crainte, celui-là
est bien malheureux , qui ne connoît pas par expé-
rience qu'il peut du moins modérer par la raison
l'instinct aveugle de son humeur : mais ce qui se peut
modérer avec un effort médiocre , sans doute se
pourroit dompter si on ramassoit toutes ses forces.
Il y a donc en nos âmes une faculté supérieure qui
étant mise en usage , pourroit réprimer nos inclina-
tions, toute-puissantes quand on se néglige; et si
lO Hom. u. tom. X, p. 1 3r
DE LA PÉNITENCE. lOÇ)
elles sont invincibles, c'est parce qu'on ne se remue
pas pour leur résister.
Mais sans chercher bien loin des raisons, je ne
veux que la vie de la Cour pour faire voir aux hom-
mes qu'ils se peuvent vaincre. Qu'est-ce que la vie
de la Cour ? faire céder toutes ses passions au de'sir
d'avancer sa fortune. Qu'est-ce que la vie de la Cour?
dissimuler tout ce qui déplaît, et souffrir tout ce
qui offense, pour agréer à qui nous voulons. Qu'est-
ce encore que la vie de la Cour ? étudier sans cesse
la volonté d'autrui, et renoncer pour cela, s'il est
nécessaire, à nos plus chères inclinations. Qui ne le
fait pas , ne sait point la Cour : qui ne se façonne
point à cette souplesse , c'est un esprit rude et mal-
adroit, qui n'est propre ni pour la fortune ni pour le
grand monde. Chrétiens, après cette expérience,
saint Paul va vous proposer de la part de Dieu une
condition bien équitable : Sicut exliibuistis memhra
vestra servira immunditiœ et iniquitati ad iniqidta-
tem_, ita nunc exhibete memhra vestra servire justi-
tiœ in sanctijicationem (0 : « Comme vous vous êtes
j) rendus les esclaves de l'iniquité et des désirs sécu-
» liers, en la même sorte rendez-vous esclaves de
» la sainteté et de la justice » .
Reconnoissez, chrétiens, combien on est éloigné
d'exiger de vous l'impossible, puisque vous voyez
au contraire qu'on ne vous demande que ce que
vous faites. Faites, dit -il, pour la justice ce que
vous faites pour la vanité; vous vous contraignez
pour la vanité, contraignez- vous pour la justice :
vous vous êtes tant de fois surmontés vous-mêmes
(') Rom.yi. 19.
iio stiR l'ei^ficacité
pour servir à Tambition et à la fortune , surmontez-
vous quelquefois pour servir à Dieu et à la raison.
C'est beaucoup se relâcher pour un Dieu , de ne
demander que l'e'galité ; toutefois il ne refuse pas ce
tempe'rament, tout prêt à se relâcher beaucoup au-
dessous. Car quoi que vous entrepreniez pour son
service, quand aurez-vous égale' les peines de ceux
que le besoin engage au travail j l'intérêt aux in-
trigues de la Cour, l'honneur aux emplois de la
guerre, l'amour à de longs mépris, le commerce à
des voyages immenses et à un exil perpétuel de leur
patrie ; et pour passer à des choses de nulle impor-
tance , le divertissement et le jeu à des veilles, à des
fatigues, à des inquiétudes incroyables? Quoi donc,
n'y aura-t-il que le nom de Dieu qui apporte des
obstacles invincibles à toutes les entreprises géné-
reuses? faut-il que tout devienne impossible, quand
il s'agit de cet Etre qui mérite tout , dont la re-
cherche au contraire devoit être d'autant plus fa-
cile, qu'il est toujours prompt à secourir ceux qui
le désirent, toujours prêt à se donner à ceux qui
l'aiment ?
Je n'ignore pas, chrétiens, ce que les pécheurs
nous répondent. Ils avouent qu'on se peut contrain-
dre , et même qu'on se peut vaincre dans l'ordre des
choses sensibles, et que l'ame peut faire un effort
pour détacher ses sens d'un objet , lorsqu'elle les re-
jette aussitôt sur quelque autre bien qui les touche
aussi et qui soit capable de les soutenir; mais que de
laisser comme suspendu cet amour né avec nous
pour les biens sensibles, sans lui donner aucun ap-
pui , et de détourner le coeur tout à coup à une
DE LA PÉJVITENCE. HI
beauté , quoique ravissante, mais néanmoins in-
visible; c'est ce qui n'est pas possible à notre foi-
blesse.
Chrétiens, que vous répondrai- je ? Il n'y a rien
de plus foible , mais il n'y a rien de plus fort que
cette raison : rien de plus aisé à réfuter, mais rien
de plus malaisé à vaincre. Je confesse qu'il est
étrange que ce que peut une passion sur une autre,
la raison ne le puisse pas. Je dis rien de plus aisé
à réfuter , car comme il est ridicule dans une mai-
son de voir un serviteur insolent qui a plus de pou-
voir sur ses compagnons , que le maître n'en a sur
lui et sur eux; ainsi c'est une chose indigne que dans
l'homme , où les passions doivent être esclaves, une
d'elles plus impérieuse exerce plus d'autorité sur les
autres, que la raison qui est la maîtresse n'est ca-
pable d'en exercer sur toutes ensemble : cela est
indigne , mais cela est. Cette raison est devenue
toute sensuelle; et s'il se réveille quelquefois en elle
quelque affection du bien éternel pour lequel elle
étoit née, le moindre souffle des passions éteint cette
flamme errante et volage, et la replonge toute en-
tière dans le corps dont elle est esclave. Que ne di-
roit ici la philosophie, de la force, de la puissance,
de l'empire de la raison qui est la reine de la vie
humaine, de la supériorité naturelle de cette fille
du ciel sur ces passions tumultueuses, téméraires
enfans de la terre, qui combattent contre Dieu et
contre ses lois? Mais que sert de représenter à cette
reine dépouillée les droits et les privilèges de sa
couronne qu'elle a perdus, de son sceptre qu'elle a
laissé tomber de ses mains ? Elle doit régner j qui
IIÎ4 SUR l'efficacité
ne le sait pas? Mais ne perdez pas le temps, ô phi-
losophes , à l'entretenir de ce qui doit être ; il faut
lui donner le moyen de remonter sur son trône, et
de dompter ses sujets rebelles.
Chrétiens, suivons Madeleine, allons aux pieds
de Jésus ; c'est de là qu'il découle sur nos cœurs in-
lirmes une vertu toute-puissante qui nous rend et
la force et la liberté : là se brise le cœur ancien , là
se forme le cœur nouveau. La source étant détour-
née, il faut bien que le ruisseau prenne un autre
cours : le cœur étant changé, il faut bien que les
désirs s'appliquent ailleurs.
Que si la grâce peut vaincre l'inclination , ne
doutez pas, chrétiens, qu'elle ne surmonte aussi
l'habitude : car qu'est-ce que l'habitude , sinon une
inclination fortifiée? Mais nulle force ne peut égaler
celle de l'esprit qui nous pousse. S'il faut fondre de
la glace , il fera souffler son esprit , lequel , comme
le vent du midi , relâchera la rigueur du froid , et
du cœur le plus endurci sortiront les larmes de la
pénitence : Flahit Spiritus ejus etjluent aquœ (0 :
que s'il faut faire encore un plus grand effort, il en-
verra son esprit de tourbillon qui pousse violemment
les murailles : Quasi turbo impellens parietein (2) ;
son esprit qui renverse les montagnes et qui déra-
cine les cèdres du Liban : Spiritus grandis etfortis
suhverlens montes (5). Madeleine abattue aux pieds
de Jésus, par la force de cet esprit, n'ose plus lever
cette tête qu'elle portoit autrefois si haute pour atti-
rer les regarda; elle renonce à ses funestes victoires
qui la mettoient dans les fers ; vaincue et captivée
(0 Ps. CXLVn. 7. — W Is. XXV. 4« — ^^) J-II^' ^^§' XIX. 1 1 .
elle-même.
DE LA PÉNITENCE. It3
elle-même , elle pose toutes ses armes aux pieds de
celui qui l'a conquise; et ces parfums pi écieux , et
ces cheveux tant vantés , et même ces yeux qu'elle
rendoit trop touchans, dont elle éteint tout le feu
dans un déluge de larmes. Jésus-Christ Ta vaincue ,
cette malheureuse conquérante ; et parce qu'il l'a
vaincue, il la rend victorieuse d'elle-même et de
toutes ses passions.
Ceux qui entendront cette vérité, au lieu d'accu-
ser leur tempérament, auront recours à Jésus, qui
tourne les cœurs oii il lui plaît : ils n'imputeront
point leur naufrage à la violence de la tempête ; mais
ils tendront les mains à celui dont le Psalmiste a
chanté, « qu'il bride la fureur de la mer, et qu'il
« calme quand il veut ses flots agités » : Tu domina-
ris potestati maris,, motum autem Jluctuum ejus tu
militas (0.
Il se plaît d'assister les hommes ; et autant que sa
grâce leur est nécessaire , autant coule-t-elle volon-
tiers sur eux. « Il a soif, dit saint Grégoire de Na-
» zianze (2) , mais il a soif qu'on ait soif de lui. Re-
« cevoir de sa bonté, c'est lui bien faire ; exiger de
)) lui, c'est l'obliger; et il aime si fort à donner,
» que la demande même à son égard tient lieu d'un
» présent ». Le moyen le plus assuré pour obtenir
son secours, est de croire qu'il ne nous manque pas;
et j'ai appris de saint Cyprien , « qu'il donne tou-
)) jours à ses serviteurs autant qu'ils croient rece-
» voir » ; tant il est bon et magnifique : Dans cre-
dentibus tantum quantum se crédit capere qui sumit {^).
(0 Ps. Lxxxviii. 10 (2) Orat. xl. p. 65;. — ■ v^) Epist. viii. ad
JUart. et Conf. p. i'].
BOSSUET. XIIT. 8
ii4 «UR l'efficacité
Ne doutez donc pas, chrétiens, si votre conversion
est possible : Dieu vous promet son secours; est- il
rien, je ne dis pas d'impossible, mais de difficile avec
ce soutien ? que si l'ouvrage de votre salut, par la
grâce de Dieu , est entre vos mains , « pourquoi
» voulez - vous périr , maison d'Israël ? Je ne veux
» point la mort de celui qui meurt : Et quare morie"
» mini , domus Israël ? nolo mortemmorientis. Con-
y> vertissez-vous et vivez (0 »* Ne dites pas toujours:
Je ne puis. Il est vrai , tant que vous ne ferez pas le
premier pas, le second sera toujours impossible;
quand vous donnerez tout à votre humeur et à votre
pente naturelle, vous ne pourrez vous soutenir contre
le torrent, etc. Mais que cela soit possible, trouve-
rai-je quelque douceur dans cette nouvelle vie dont
vous me parlez ? c'est ce qui nous reste à considérer.
SECOND POINT.
Je n'ai pas de peine à comprendre que les pé-
cheurs en souffrent beaucoup quand il faut tout-à-
fait se donner à Dieu , s'attacher à un nouveau maî-
tre et commencer une vie nouvelle. Ce sont des
choses. Messieurs, que l'homme ne fait jamais sans
quelque crainte; et si tous les changemens nous éton-
nent, à plus forte raison le plus grand de tous, qui
est celui de la conversion. Laban pleure auièrement,
et ne peut se consoler de ce qu'on lui a -enlevé ses
idoles : Cur furatus es deos meos {?■) 1 Le peuple
insensé s'est fait des dieux qui le précèdent, des dieux
qui touchent ses sens , et il danse , et il les admire ,
et il court après , et il ne peut souffrir qu'on les lui
CO Ezech. xviu. 3i , 3a. — W Gmss. xxxi. 3o.
Il
DE LA PÉNITENCE. Il5
ôte. Ainsi l'homme sensuel, voyant qu'on veut abat-
tre par un coup de foudre ces idoles pompeuses qu'il
a éleve'es, rompre ces attachemens trop aimables ,
dissiper toutes ces pense'es qvii tiennent une si grande
place en son cœur malade ; il se de'sole sans mesure :
dans un si grand changement, il croit que jien ne
demeure en son entier, et qu'on lui ôte même tout
ce qu'on lui laisse : car encore qu'on ne touche nia
ses richesses , ni à sa puissance , ni à ses maisons su-
perbes, nia ses jardins délicieux; néanmoins il croit
perdre tout ce qu'il possède , quand on lui en pres-
crit un autre usage que celui qui lui plaît depuis si
long-temps. Comme un homme qui est assis à une
table délicate , encore que vous lui laissiez toutes les
viandes , il croiroit toutefois perdre le festin , s'il
perdoit tout à coup le goût qu'il y trouve et l'ap-
pétit qu'il y ressent.
Ainsi les pécheurs , accoutumés à se servir de leurs
biens pour contenter leur humeur et leurs passions,
se persuadent que tout leur échappe, si cet usage
leur manque. Quoi, craindre ce qu'on aimoit, n'ai-
mer plus rien que pour Dieu ! que deviendront ces
douceurs et ces complaisances , et tout ce qu'il ne
faut pas penser en ce lieu , et bien moins répéter en
cette chaire ? Que ferons-nous donc ? que penserons-
nous ? quel objet , quel plaisir, quelle occupation?
Cette vie réglée leur semble une mort, parce qu'ils
n'y voient plus ces délices , cette variété qui charme
les sens , ces égaremens agréables où ils semblent se
promener avec liberté, ni enfin toutes les autres
choses sans lesquelles ils ne trouvent pas la vie sup-
portable.
ii6 su II l'efficacité
Que dirai-je ici, chrétiens, comment ferois-je
goûter aux mondains des douceurs qu'ils n'ont ja-
mais expérimentées ? Les raisons en cette matière
sont peu efficaces; parce que pour discerner ce qui
plaît , on ne connoît de maître que son propre goût ,
ni de preuve que l'épreuve même. Que plût à Dieu ,
chrétiens , que les pécheurs pussent se résoudre à
goûter combien le Seigneur est doux ! ils reconnoî-
troient par expérience qu'il est de tous ces désirs ir-
réguliers qui s'élèvent en la partie sensuelle , comme
des appétits de malades : tant que dure la maladie,
nulle raison ne les peut guérir ; aussitôt qu'on se
porte bien , sans y employer de raison , la santé les
dissipe par sa propre force et ramène la nature à ses
objets propres : Qiice ista desideria sanitas tollit{^).
Et toutefois , chrétiens , malgré l'opiniâtreté de
nos malades, et malgré leur goût dépravé, tâchons
de leur faire entendre non point par des raisons hu-
maines , mais par les principes de la foi , qu'il y a
des délices spirituelles qui surpassent les fausses dou-
ceurs de nos sens et toutes leurs flatteries. Pour cela,
sans user d'un grand circuit, il me suffit de dire en
un mot que Jésus-Christ est venu au monde. Si je
ne me trompe. Messieurs, nous vîmes hier assez
clairement qu'il y est venu pour se faire aimer. Un
Dieu qui descend parmi les éclairs, et qui fait fumer
de toutes parts la montagne de Sinaï par le feu qui
sort de sa face a dessein de se faire craindre ; mais
un Dieu qui rabaisse sa grandeur et tempère sa ma-
jesté pour s'accommoder à notre portée , un Dieu
qui se fait homme pour attirer l'homme par cette
{}) S. Aui;. Serm. cclv. n. 7, tom. Y, col. iû53.
Il
DE LA PÉNITENCE. 1 I -J
bonté populaire dont nous admirions hier la condes-
cendance, sans doute a dessein de se faire aimer. Or
est-il que quiconque se veut faire aimer, il est certain
qu'il veut plaire ; et si un Dieu nous veut plaire , qui
ne voit qu'il n'est pas possible que la vie soit en-
nuyeuse dans son service ?
C'est, Messieurs, par ce beau principe, que le
grand saint Augustin a fort bien compris (0, que la
grâce du nouveau Testament, qui nous est donnée
par Jésus- Christ , est une chaste délectation, un
agrément immortel , un plaisir spirituel et céleste
qui gagne les cœurs : car puisque Jésus-Christ a des-
sein de plaire, il ne doit pas venir sans son attrait.
Nous ne sommes plus ce peuple esclave et plus dur
que la pierre sur laquelle sa loi est écrite , que Dieu
fait marcher dans un chemin rude à grands coups de
foudre , si je puis parler de la sorte, et par des ter-
reurs continuelles : nous sommes ses enfans bien-
aimés , auxquels il a envoyé son Fils unique pour
nous gagner par amour. Croyez-vous que celui qui
a fait vos cœurs manque de charmes pour les attirer,
d'appas pour leur plaire, et de douceur pour les
entretenir dans une sainte persévérance? Ah î cessez j
ne soupirez plus désormais après les plaisirs de ce
corps mortel; cessez d'admirer cette eau trouble que
vous voyez sortir d'une source si corrompue.
Levez les yeux, chrétiens, voyez cette fontaine si
claire et si vive qui arrose , qui rafraîchit, qui enivre
la Jérusalem céleste : voyez la liesse et le transport,
les chants, les acclamations, les ravissemens de cette
(0 De Spirit. et Litt. c.xxviii, n. 49, tom, x, col. 112, De Grat^
Chr. c, XXXV, n. 38, tomx, col. 2^6, et alibi.
ii8 SUR l'efficacité
cité triomphante. C'est de là que Jésus-Christ nous
a apporté un commencement de sa gloire dans le
bienfait de sa grâce ; un essai de la vision dans la
foi \ une partie de la félicité dans l'espérance ; enfin
un plaisir intime qui ne trouble pas la volonté, mais
qui la calme ; qui ne surprend pas la raison , mais
qui réclaire ; qui ne chatouille pas le cœur dans sa
surface, mais qui l'attire tout entier à Dieu par son
centre : Tralie nos post te (0. Si vous voulez voir par
expérience combien cet attrait est doux, considérez
Madeleine. Quand vous voyez un enfant attaché de
toute sa force à la mamelle , qui suce avec ardeur et
empressement cette douce portion de sang que la
nature lui sépare si adroitement de toute la masse ,
et lui assaisonne elle-même de ses propres mains,
vous ne demandez pas s'il y prend plaisir, ni si cette
nourriture lui est agréable. Jetez les yeux sur Ma-
deleine , voyez comme elle court toute transportée
à la maison du Pharisien pour trouver celui qui l'at-
tire ; elle n'a point de repos jusqu'à ce qu'elle se soit
jetée à ses pieds : mais regardez comme elle les
baise , avec quelle ardeur elle les embrasse ; et après
cela ne doutez jamais que la joie de suivre Jésus ne
passe toutes les joies du monde; non-seulement celles
qu'il donne, mais même celles qu'il promet, toujours
plus grandes que celles qu'il donne.
Que si vous êtes effrayés par ses larmes , par ses
sanglots, par l'amertume de sa pénitence, sachez,
mes Frères , que cette amertume est plus douce que
tous les plaisirs. Nous lisons dans l'Histoire sainte ,
c'est au premier livre d'Esdras , que lorsque ce grand
CO Cant. 1. 3.
DELA PÉNITENCE. II9
prophète eut rebâti le temple de Jérusalem , que
l'arme'e assyrienne avoit renversé, le peuple mêlant
tout ensemble et le triste souvenir de sa ruine et la
joie de la voir si bien répare'e, tantôt élevoit sa voix
en des cris lugubres, et tantôt poussoit jusqu'au ciel
des chants de réjouissance ; en telle sorte , dit l'au-
teur sacré, « qu'on ne pouvoit distinguer les gémis-
» semens d'avec les acclamations » : Nec poterat
qiiisquam agnoscere vocem clamoris lœtantium , et
vocem Jletus populii^). C'est une image imparfaite
de ce qui se fait dans la pénitence. Cette ame con-
trite et repentante voit le temple de Dieu renversé
en elle , et l'autel et le sanctuaire si saintement con-
sacré sous le titre du Dieu vivant. Hélas ! ce ne sont
point les Assyriens ; c'est elle - même qui a détruit
cette sainte et magnifique structure , pour bâtir en sa
place un temple d'idoles j et elle pleure, et elle gémit,
et elle ne veut point recevoir de consolation : mais au
milieu de ses pleurs , elle voit que cette maison sa-
crée se relève ; bien plus , que ce sont ses larmes et
sa douleur même qui redressent ses murailles abat-
tues, érigent de nouveau cet autel si indignement
détruit , commencent à faire fumer dessus un encens
agréable à Dieu et un holocauste qui l'appaise. P^lle
se réjouit parmi ses larmes ; elle voit qu'elle trouvera
dans Tasyle d'une bonne conscience une retraite
assurée, que nulle violence ne peut forcer : si bien
qu'elle peut sans crainte y retirer ses pensées , y
déposer ses trésors, y reposer ses inquiétudes; et
quand tout l'univers seroit ébranlé , y vivre tran-
quille et paisible sous les ailes du Dieu qui l'habite
{})I.Esdr. 111. i3.
I20 SUR l'efficacité
et y préside. Qu'en jugez-vous, chre'tiens? une telle
vie est-elie à charge ? cette ame à laquelle sa propre
douleur procure une telle grâce, peut-elle regretter
ses larmes? ne se croira-t-elle pas beaucoup plus
heureuse de pleurer ses péchés aux pieds de Jésus,
que de rire avec le monde, et se perdre parmi ses
joies dissolues ? Et combien donc est agréable la vie
chrétienne , « on les regrets mêmes ont leurs plai-
)> sirs, où les larmes portent avec elles leur conso-
5) lation » ? Ubietfletus sine gaudio non est^ dit saint
Augustin (0.
Mais je prévois, chrétiens, une dernière difficulté
contre les saintes vérités que j'ai établies. Les pé-
cheurs étant convaincus, par la force et par la dou^'
ceur de la grâce de Jésus-Christ, qu'il n'est pas im-
possible de changer de vie , nous font une autre de^
mande; si cela se peut à la Cour, et si l'ame y est
en état de pouvoir goûter ces douceurs célestes. Que
cette question est embarrassante ! Si nous en croyons
l'Evangile , il n'y a rien de plus opposé que Jésus-
Christ et le monde; et de ce monde. Messieurs, la
partie la plus éclatante et par conséquent la plus
dangereuse, chacun sait assez que c'est la Cour :
comme elle est et le principe et le centre de toutes les
affaires du monde, l'ennemi du genre humain y jette
tous ses appâts , y étale toute sa pompe. Là se trou-
vent les passions les plus fines , les intérêts les plus
délicats, les espérances les plus engageantes : qui-
conque a bu de cette eau , il s'entête ; il est tout changé
par une espèce d'enchantement ; c'est un breuvage
charmé qui enivre les plus sobres, et la plupart de
(0 Enar, in Ps. cxlv, tovi. iv, col. \Q'î\.
DELArÉJVTTENCE. I2f
ceux qui en ont goûté ne peuvent plus goûter autre
chose ; en sorte que Jésus-Christ ni ses vérités ne
trouvent presque plus de place en leurs cœurs.
Et toutefois, chrétiens, pour ne pas jeter dans le
désespoir des âmes que le Fils de Dieu a rachetées,
disons qu'étant le Sauveur de tous, il n'y a point
de condition ni d'état honnête qui soit exclus du sa-
lut qu'il nous a donné par son sang; puisqu'il a
choisi quelques rois pour être enfans de son Eglise,
et qu'il a sanctifié quelques Cours par la profession
de son Evangile , il a regardé en pitié et les princes
et leurs courtisans ; et ainsi il a préparé des préser-
vatifs pour toutes leurs tentations, des remèdes pour
tous leurs dangers, des grâces pour tous leurs em-
plois. Mais voici la loi qu'il leur impose : ils pourront
faire leur salut, pourvu qu'ils connoissent bien leurs
périls; ils pourront arriver en sûreté, pourvu qu'ils
marchent toujours en crainte , et qu'ils égalent leur
vigilance à leurs besoins, leurs précautions à leurs
dangers , leur ferveur aux obstacles qui les environ-
nent : Tuta si cauta ^ secura si attentai^). Qu'on se
fasse violence; cette douceur vient de la contrainte:
renversez Ninive; renversez la Cour.
O Cour vraiment auguste et vraiment royale, que
je puisse voir tomber par terre l'ambition qui t'em-
porte , les jalousies qui te partagent , les médisances
qui te déchirent, les querelles qui t'ensanglantent,
les délices qui te corrompent, l'impiété qui te désho-
nore !
(») Tert. de Idol. n. 24.
ia2 SUR LA FERVEUR
IL' SERMON
POUR LE JEUDI
DE LA SEMAINE DE LA PASSION.
SUR LA FERVEUR DE LA PÉNITENCE.
Etat du pécheur lorsque Dieu Tinvite à se convertir. Bonté im-
mense du Sauveur : empressemens infinis de sa charité pour les
âmes. Trois degrés de miséricorde , qui répondent à trois degrés
de misère où Famé pécheresse est précipitée. Foiblesse d'une ame
épuisée par Pattache à la créature. Motifs pressans pour nous don-
ner à Dieu par la pénitence. Injure que nous lui faisons par nos
révoltes : vengeance que son amour outra,gé exerce contre les ingrats.
Et ecce millier, quae erat in civitate peccatrix , ut cogno-
vit quod accubuisset in domo Pharisaei , attulit alabas-
trum ungucnti.
Et voici qu une femme connue par ses de'soi^dres dans la
ville ^ aussitôt quelle eut appris que Jésus e'toit en la
maison du Pharisien , elle lui apporta ses parfums , et
se jeta ci ses pieds. Luc. vu. 37.
Jésus-Christ veut être pressé; ceux qui vont à lui
lentement n'y peuvent jamais atteindre : il aime les
âmes ge:ne'reuses qui lui arrachent sa grâce par une
espèce de violence comme cette fidèle Chananëe ,
ou qui la gagnent promptement par la force d'un
DE LA PÉNITENCE. Iîî3
amour extrême comme Madeleine pénitente. Voyez-
vous, Messieurs, cette femme qui va chercher Je'sus-
Christ jusqu'à la table du Pharisien? c'est qu'elle
trouve que c'est trop tarder, que de difFe'rer un mo-
ment de courir à lui : il est dans une maison étran-
gère; mais partout où se rencontre le Sauveur des
âmes, elle sait qu'il y est toujours pour les pe'cheurs.
C'est un titre infaillible pour l'aborder, que de sen-
tir qu'on a besoin de son secours ; et il n'y a point
de rebut à craindre , pourvu qu'on ne tarde pas à
lui exposer ses misères.
Allons donc, mes Frères, d'un pas diligent, et
courons avec Madeleine au diyin Sauveur qui nous
attend depuis tant d'années. Que dis-je , qui nous
attend? qui nous prévient, qui nous cherche, et qui
nous auroit bientôt trouvés, si nous ne faisions ef-
fort pour le perdre. Portons-lui nos parfums avec
cette sainte pénitente , c'est-à-dire de saints désirs ;
et allons répandre à ses pieds des larmes pieuses. Ne
différons pas un moment de suivre l'attrait de sa
grâce; et pour obtenir cette promptitude qui fera
le sujet de ce discours, demandons la grâce du Saint-
Esprit par l'intercession de la sainte Vierge. Ave,
Une lumière soudaine et pénétrante brille aux
yeux de Madeleine ; une flamme toute pure et toute
céleste commence à s'allumer dans son cœur; une
voix s'élève au fond de son ame , qui l'appelle par
plusieurs cris redoublés aux larmes , aux regrets , à
la pénitence. Elle est troublée et inquiète; sa vie
passée lui déplaît , mais elle a peine à changer si tôt :
sa jeunesse vigoureuse lui demande encore quelques
124 SURLA FERVEUR
années; ses anciens attachemens lui reviennent, et
semblent se plaindre en secret d'une rupture si
prompte; son entreprise l'étonné elle-même; enfin
toute la nature conclut à remettre et à prendre un
peu de temps pour se résoudre.
Tel est, Messieurs, l'état du pécheur, lorsque
Dieu l'invite à se convertir : il trouve toujours de
nouveaux prétextes , afin de retarder l'œuvre de la
grâce. Que ferons-nous et que dirons-nous? lui don-
nerons-nous le temps de délibérer sur une chose
toute décidée, et que l'on perd si peu qu'on hésite?
Ah! ce seroit outrager l'Esprit de Jésus, qui ne veut
pas qu'on doute un moment de ce qu'on lui doit.
Mais s'il faut pousser ce pécheur encore incertain et
irrésolu, et toutefois déjà ébranlé, par quelle rai-
son le pourrons-nous vaincre? Il voit toutes les rai-
sons, il en voit la force; son esprit est rendu, son
cœur tient encore , et ne demeure invincible que
par sa propre foiblesse. Chrétiens , parlons à ce
cœur ; mais certes la voix d'un homme ne perce pas
si avant : faisons parler Jésus-Christ, et tâchons seu-
lement d'ouvrir tous les cœurs à cette voix péné-
trante. « Maison de Jacob, dit le saint prophète (0,
» écoutez la voix du Seigneur » ; âmes rachetées du
sang d'un Dieu, écoutez ce Dieu qui vous parle : ce
n'est pas la voix de son tonnerre, ni le cri de sa jus-
tice irritée , que je veux faire retentir à vos oreilles.
Comme j'ai dessein de parler au cœur , je veux faire
parler le divin amour : vous le verrez attendri, vous
le verrez indigné; vous entendrez ses caresses, vous
entendrez ses reproches ; celles-là pour amollir vo-
(0 Jerem. ii. 4-
DE LA PÉNITENCE. 12^
tredurete, celles-ci pour confondre votre ingratitude.
En un mot , pour surmonter ces remises d'un cœur
qui diffère toujours de se rendre à Dieu, j'ai dessein
de vous faire entendre les douceurs de son amour
attirant, et les menaces pressantes de son amour
méprise'.
PREMIER POINT.
Qui me donnera des paroles pour vous exprimer
aujourd'hui la bonté immense de notre Sauveur, et
les empressemens infinis de sa charité pour les âmes?
C'est lui-même qui nous les explique dans la para-
bole du bon pasteur, où nous découvrons trois effets
de l'amour d'un Dieu pour les âmes dévoyées : il les
cherche , il les trouve , il les rapporte. « Le bon
» pasteur, dit le Fils de Dieu , court après sa brebis
;) perdue » : Vadit ad illam quœ p crierai {}), Vous
voyez bien. Messieurs, comme il la cherche; c'est
le premier effet de la grâce , chercher les pécheurs
qui s'égarent. Mais il court « jusqu'à ce qu'il la
M trouve » : donec inveniat eam ('2) ; c'est le second
effet de l'amour, trouver les pécheurs qui fuient : et
après qu'il l'a retrouvée , il la charge sur ses épaules ;
c'est le dernier trait de miséricorde , porter les pé-
cheurs affoiblis qui tombent.
Ces trois degrés de miséricorde répondent admi-
rablement à trois degrés de misère oti l'ame péche-
resse est précipitée *, elle s'écarte , elle fuit , elle perd
ses forces. Voyez une ame engagée dans les voies du
monde; elle s'éloigne du bon pasteur, et en s' éloi-
gnant elle l'oublie , elle ne connoît plus son visage ,
(0 Luc. XV. 4- — W Ibid.
126 SUR LA FERVEUR
elle perd tout le goût de ses vérités. Il s'approche ,
il l'appelle, il touche son cœur. Retourne à moi ,
dit-il, pauvre abandonnée^ quitte tes ordures, quitte
tes plaisirs , quitte tes attaches ; c'est moi qui suis le
Seigneur ton Dieu , jaloux de ton innocence , et
passionné pour ton ame. Elle ne reconnoît plus la
voix du pasteur qui la veut désabuser de ce qui la
trompe, et elle le fuit comme un ennemi qui lui
veut ôter ce qui lui plaît. Dans cette fuite précipitée,
elle s'engage , elle s'embarrasse , elle s'épuise , et
tombe dans une extrême impuissance. Que devien-
droit-elle , Messieurs , et quelle seroit la fin de cette
aventure, sinon la perdition éternelle j si le pasteur
charitable ne clierclioit sa brebis égarée , ne trouvoit
sa brebis fuyante, ne rapportoit sur ses épaules sa
brebis lasse et fatiguée, qui n'est plus capable de se
soutenir ? parce que , comme dit Tertullien , errant
deçà et delà elle s'est beaucoup travaillée dans ses
malheureux égaremens : Multum enim errando la-
bora{^erat{^).
Voilà , chrétiens , en général trois funestes dispo-
sitions que Jésus-Christ a dessein de vaincre par trois
effets de sa grâce. Mais imitons ce divin pasteur,
cherchons avec lui les âmes perdues; et ce que nous
avons dit en général des égaremens du péché et des
attraits pressans de la grâce , disons-le tellement que
chacun puisse trouver dans sa conscience les vérités
que je p^ êche. Viens donc , ame pécheresse , et que
je te fasse voir d'un côté ces éloignemens quand on
te laisse , ces fuites quand on te poursuit , ces lan-
gueurs quand on te ramène j et de l'autre côté ces
^0 De Pœnit, n.S.
DE LA. PÉNITENCE. 12^
Impatiences cl*im Dieu qui te cherche , ces touches
pressantes d'un Dieu qui te trouve, ces secours, ces
miséricordes , ces condescendances , ces soutiens
tout-puissans d'un Dieu qui te porte.
Premièrement , chrétiens , je dis que le pécheur
s'éloigne de Dieu , et il n'y a page de son Ecriture
en laquelle il ne lui reproche cet éloignement. Mais
sans le lire dans l'Ecriture , nous pouvons le lire
dans nos consciences : c'est là que les pécheurs doi-
vent reconnoître les deux funestes démarches par
lesquelles ils se sont séparés de Dieu. Ils l'ont éloigné
de leurs cœurs, ils l'ont éloigné de leurs pensées :
ils l'ont éloigné du cœur en retirant de lui leur af-
fection. Veux - tu savoir, chrétien, combien de pas
tu as fait pour te séparer de Dieu ? compte tes mau-
vais désirs , tes affections dépravées , tes attaches ,
tes engagemens, tes complaisances pour la créature.
O que de pas il a fait, et qu'il s'est avancé malheu-
reusement dans ce funeste voyage, dans cette terre
étrangère ! Dieu n'a plus de place en son cœur ; et
pour l'amour de son cœur, la mémoire, trop fidèle
amie et trop complaisante pour ce cœur ingrat , l'a
aussi banni de son souvenir : il ne songe ni au mal
présent qu'il se fait lui-même par son crime, ni aux
terribles approches du jugement qui le menace.
Parlez-lui de son péché : Eh bien ! « j'ai péché , dit-il
» hardiment; et que m'est -il arrivé de triste (0 » ?
Que si vous pensez lui parler du jugement à venir^
cette menace est trop éloignée pour presser sa con-
science à se rendre : In longum differuntur dies j..,.
et in tempora longa iste prophetat (?) : parce qu'il a
(ï) Eccli. V. 4- — ^'') Ezech. xii. 22, 27.
1^8 SUR LA FERVEUR.
oublié Dieu, il croit que Dieu l'oublie, et ne songe
plus à punir ses crimes : Dixit enini in corde suo :
Ohlitus est Deus {^) ', de sorte qu'il n'y a plus rien
de'sormais qui rappelle Dieu en sa pense'e, parce que
le péché qui est le mal présent n'est pas sensible , et
que le supplice qui est le mal sensible n'est pas pré-
sent.
Non content de se tenir éloigné de Dieu, il fuit
les approches de sa grâce. Et quelles sont ses fuites^
sinon ses délais, ses remises de jour en jour, ce de-
main qui ne vient jamais , cette occasion qui manque
toujours, cette affaire qui ne finit point, et dont
l'on attend toujours la conclusion pour se donner
tout-à-fait à Dieu? n'est-ce pas fuir ouvertement
l'inspiration ? Mais après avoir fui long - temps , on
fait enfin quelques pas , quelque demi-restitution ,
quelque effort pour se dégager, quelque résolution
imparfaite : nouvelle espèce de fuite \ car dans la
voie du salut , si l'on ne court , on retombe ; si on
languit , on meurt bientôt ; si l'on ne fait tout , on
ne fait rien; enfin marcher lentement, c'est retour-
ner en arrière.
Mais , après avoir parlé des égaremens , il est
temps maintenant, mes Frères, de vous faire voir
un Dieu qui vous cherche. Pour cela , faites parler
votre conscience ; qu'elle vous raconte elle - même
combien de fois Dieu l'a troublée , afin qu'elle vous
troublât dans vos joies pernicieuses ; combien de fois
il a rappelé la terreur de ses jugemens et les saintes
vérités de son Evangile, dont la pureté incorrup-
tible fait honte à votre vie déshonnête. Vous ne
(0 Ps. IX. 34.
voulez
DE LA PÉNITENCE. l'Ky
voulez pas les voir, ces vérités saintes , vous ne les
voulez pas devant vous , mais derrière vous ; et ce-
pendant, dit saint Augustin, quand elles sont devant
vous elles vous guident, quand elles sont derrière
vous elles vous chargent. Ah ! Jésus a pitié de vous;
il veut ôter de dessus votre dos ce fardeau qui vous
accable, et mettre devant vos yeux cette vérité qui
vous éclaire. La voilà, la voilà dans toute sa force,
dans toute sa pureté, dans toute sa sévérité, cette
vérité évangélique qui condamne toute perfidie,
toute injustice, toute violence, tout attachement
impudique. Envisagez cette beauté, et ayez confu-
sion de vous-même; regardez-vous dans cette glace,
et voyez si votre laideur est supportable.
Autant de fois, chrétiens, que cette vérité vous
paroît, c'est Jésus- Christ qui vous cherche. Com-
bien de fois vous a-t-il cherchés dans les saintes pré-
dications? il n'y a sentier qu'il n'ait parcouru, il
n'y a vérité qu'il n'ait rappelée : il vous a suivis
dans toutes les voies dans lesquelles votre ame s'é-
gare ; tantôt on a parlé des impiétés, tantôt des
superstitions, tantôt de la médisance, tantôt de la
flatterie , tantôt des attaches et tantôt des aversions
criminelles. Un mauvais riche vous a paru pour vous
faire voir le tableau de l'impénitence ; un Lazare
mendiant vous a paru pour exciter votre cœur à la
compassion, et votre main aux aumônes, dans ces
nécessités désespérantes. Enfin on a couru partons
les détours par lesquels vous pouviez vous perdre;
on a battu toutes les voies par lesquelles on peut
entrer dans une ame; et l'espérance et la crainte,
et la douceur et la force, et l'enfer et le paradis, et
BOSSUET. XIII. ()
l3o SUR LA FERVEUK
la mort certaine et la vie douteuse , tout a été em-
ployé.
Et après cela vous n'entendriez pas de quelle ar-
deur on court après vous ! Que si, en tournant de tous
côtés par le saint empressement d'une charitable re-
cherche, quelquefois il est arrivé qu'on ait mis la
main sur votre plaie , qu'on soit entré dans le cœur
par l'endroit où il est sensible ; si l'on a tiré de ce
cœur quelques larmes, quelque regret, quelque
crainte , quelque forte réflexion , quelque soupir
après Dieu, après la vertu , après l'innocence; c'est
alors que vous pouvez dire que malgré vos égare-
mens Jésus a trouvé votre ame -, il est descendu aux
enfers encore un<î fois : car quel enfer plus horrible
qu'une ame rebelle à Dieu , soumise à son ennemi ,
captive de ises passions? Ah ! si Jésus y est descendu,
si dans cette horreur et ces ténèbres il a fait luire
ses saintes lumières , s'il a touché votre cœur par
quelque retour sur ses vérités que vous aviez ou-
bliées; rappelez ce sentiment précieux, cette sainte ré-
flexion, cette doulear salutaire; abandonnez-y votre
cœur , et dites avec le Psalmiste : Tribulationem et
doloreminveni (0 : « J'ai trouvé l'affliction etladou-
» leur » : enfin je l'ai trouvée , cette affliction fruc-
tueuse, cette douleur salutaire de la pénitence : mille
douleurs, mille afflictions m'ont persécuté malgré
moi, et les misères nous trouvent toujours fort faci-
lement. Mais enfin j'ai trouvé une douleur qui mé-
ritoit bien que je la cherchasse, cette affliction d'un
cœur contrit et d'une ame attristée de ses péchés : je
l'ai trouvée, cette douleur, « et j'ai invoqué le nom
(0 Ps. CXIV. 4"
DE LA PÉNITENCE. l3l
3) de Dieu » : et nomen Domini invocavi (0. Je me
suis afflige de mes crimes, et je me suis converti \
celui qui les efface ; on m'a sauvé , parce qu'on m'at
blessé ; on m'a donné la paix , parce qu'on m'a of-
fensé; on m'a dit des vérités qui ont déplu premiè-
rement à ma foiblesse , et ensuite qui Font guérie.
S'il est ainsi, chrétiens, si la grâce de Jésus -Christ
a fait en vous quelque effet semblable, courez vous-
mêmes après le Sauveur; et quoique cette course
soit laborieuse, ne craignez pas de manquer de force.
Il faudroit ici vous représenter la foiblesse d'une
ame épuisée par l'attache à la créature; mais comme
je veux être court, j'en dirai seulement ce mot, que
j'ai appris de saint Augustin , qui Ta appris de l'a-
pôtre. L'empire qui se divise, s'affoiblit; les forces
qui se partagent, se dissipent : or il n'y a rien sur la
terre de plus misérablement partagé que le cœur de
l'homme ; toujours, dit saint Augustin (2), une partie
qui marche, et une partie qui se traîne; toujours une
ardeur qui presse, avec un poids qui accable ; toujours
aimer et haïr, vouloir et ne vouloir pas, craindre et
désirer la même chose. Pour se donner tout-à-fait à
Dieu , il faut continuellement arracher son cœur de
tout ce qu'il voudroit aimer : la volonté commande ,
et elle-même qui commande ne s'obéit pas; éternel
obstacle à ses désirs propres , elle est toujours aux
mains avec ses propres désirs : ainsi, dit saint Augus-
tin , elle se dissipe elle - même ; et cette dissipation
quoiqu'elle se fasse malgré nous , c'est nous néan-
moins qui la faisons.
(0 Ps. cxiv. 4- — W Conf. lib. viii, cap. ix, x, tom. i,
col. i53;, i54>
l32 SUR LA FERVEUR
: Dans une telle langueur de nos volontés dissipées,
"je le confesse, Messieurs, notre impuissance est ex-
trême ; mais voyez le bon pasteur qui vous présente
ses épaules. N'avez -vous pas ressenti souvent cer-
taines volontés fortes desquelles , si vous suiviez l'ins-
tinct généreux , rien ne vous seroit impossible. C'est
Jésus -Christ qui vous soutient, c'est Jésus- Christ
qui vous porte.
Que reste-t-il donc, mes Frères, sinon que je vous
exhorte à ne recevoir pas en vain une telle grâce :
JYe in vacuum gratiarn Dei recipiatis (0. Pour vous
presser de la recevoir , je voudrois bien , chrétiens ,
n'employer ni l'appréhension de la mort , ni la crainte
de l'enfer et du jugement , mais le seul attrait de l'a-
mour divin. Et certes, en commençant de respirer
l'air, nous devions commencer aussi de respirer, pour
ainsi dire , le divin amour : ou, parce que notre raison
empêchée ne pouvoit pas vous connoître encore , ô
Dieu vivant , nous devions du moins vous aimer sitôt
que nous avons pu aimer quelque chose. O beauté
par-dessus toutes les beautés, ô bien par-dessus tous
les biens, pourquoi avons -nous été si long -temps
sans vous dévouer nos affections? quand nous n'y au-
rions perdu qu'un moment , toujours aurions-nous
commencé trop tard : et voilà que nos ans se sont
échappés , et encore languissons-nous dans l'amour
des choses mortelles.
O homme fait à l'image de Dieu , tu cours après
les plaisirs mortels, tu soupires après les beautés
mortelles; les biens périssables ont gagné ton cœur :
si tu ne connois rien qui soit au-dessus, rien de meil-
(>)//. Cor. VI. I.
I
DE LA PÉNITENCE. l33
leur ni de plus aimable, repose -toi, à la bonne
heure, en leur jouissance : mais si tu as une ame
éclaire'e d'un rayon de l'intelligence divine ; si , en
suivant ce petit rayon , tu peux remonter jusques au
principe, jusques à la source du bien, jusques à
Dieu même; si tu peux connoître qu'il est, et qu'il
est infiniment beau , infiniment bon , et qu'il est
toute beauté et toute bonté'; comment peux-tu vi-
vre et ne l'aimer pas? Homme, puisque tu as uu
cœur, il faut que tu aimes ; et selon que tu aimeras ,
bien ou mal , tu seras heureux ou malheureux : dis-
moi , qu'aimeras -tu donc? L'amour est fait pour
l'aimable , et le plus grand amour pour le plus ai-
mable, et le souverain amour pour le souverain ai-
mable : quel enfant ne le verroit pas ? quel insensé
le pourroit nier ?
C'est donc une folie manifeste, et de toutes les fo-
lies la plus folle , que de refuser son amour à Dieu
qui nous cherche. Qu'attendons-nous, chrétiens?
déjà nous devrions mourir de regret de l'avoir ou-
blié durant tant d'années; mais quel sera notre aveu-
glement et notre fureur, si nous ne voulons pas com-
mencer encore ! car voulons-nous ne l'aimer jamais,
ou voulons-nous l'aimer quelque jour? Jamais; qui
le pourroit dire? jamais; le peut-on seulement pen-
ser? en quoi donc différerions- nous d'avec les dé-
mons? Mais si nous le voulons aimer quelque jour ,
quand est-ce que viendra ce jour? pourquoi ne sera-
ce pas celui-ci? quelle grâce, quel privilège a ce
jour que nous attendons , que nous le voulions con-
sacrer entre tous les autres en le donnant à l'amour
de Dieu ? tous les jours ne sont-ils pas à Dieu ? oui ,
l34 SUR LA FERVEUR
tous les jours sont à Dieu; mais jamais il n'y en a
qu'un qui soit à nous , et c'est celui qui se passe. Eh
quoi, voulons-nous toujours donner au monde ce
que nous avons, et à Dieu ce que nous n'avons pas?
Mais je ne puis, direz-vous; je suis engagé. Mal-
heureux, si vos liens sont si forts que l'amour de Dieu
ne les puisse rompre ; malheureux , s'ils sont si foi-
bles que vous ne vouliez pas les rompre pour l'a-
mour de Dieu. Ah ! laissez démêler cette affaire :
mais plutôt voyez , dans l'empressement que cette
affaire vous donne , celui qui mérite l'affaire de Dieu ;
Jésus ne permet pas d'ensevelir son propre Père. Mais
laissez appaiser cette passion ; après, j'irai à Dieu d'un
esprit plus calme. Voyez cet insensé sur le bord d'un
fleuve , qui , voulant passer à l'autre rive , attend
que le fleuve se soit écoulé ; et il ne s'aperçoit pas
qu'il coule sans cesse. Il faut passer par-dessus le
fleuve, il faut marcher contre le torrent, résister
au cours de nos passions , et non attendre de voir
écoulé ce qui ne s'écoule jamais tout-à-fait.
Mais peut-être que je me trompe , et les passions en
effet s'écoulent bientôt. Elles s'écoulent souvent, il est
véritable ; mais une autre succède en sa place. Chaque
âge a sa passion dominante; le plaisir cède à l'ambi-
tion , et l'ambition cède à l'avarice : une jeunesse em-
portée ne songe qu'à la volupté; l'esprit étant mûri
toul-à-fait, on veut pousser sa fortune, et on s'aban-
donne à l'ambition ; enfin dans le déclin et sur le re-
tour, la force commence à manquer ; pour avancer ses
desseins, on s'applique à conserver ce qu'on a acquis,
à le faire profiter, à bâtir dessus, et on tombe in-
sensiblement dans le piège de l'avarice ; c'est l'his-
nE LA PÉNITENCE. l35
toire de la vie liumaine. L'amour du monde ne fait
que changer de nom; un vice cède la place h un au-
tre vice , et au lieu de la remettre à Je'sus le légitime
Seigneur, il laisse un successeur de sa race, enfant
comme lui de la même convoitise. Interrompons au-
jourd'hui le cours de cette succession malheureuse :
renversons la passion qui domine en nous; et de
peur qu'une autre n'en prenne la place, faisons
promptement régner celui auquel le règne appar-
tient. Il vous y presse par ses saints attraits ; et plût
à Dieu que vous vous donnassiez tellement à lui,
que vous m'épargnassiez le soin importun de vous
fair ouïr ses menaces. Mais comme il faut peut-être
ce dernier effort pour vaincre notre dureté, écou-
tons les justes reproches d^un cœur outragé par nos
indignes refus : c'est ma seconde partie.
SECOND POINT.
Encore qu'un Dieu irrité ne paroisse point aux
hommes qu'avec un appareil étonnant , toutefois il
n'est jamais plus terrible qu'en l'état oii je dois le re-
présenter; non point, comme on pourroit croire,
porté sur un nuage enflammé d'où sortent des éclairs
et des foudres ; mais armé de ses bienfaits , et assis
sur un trône de grâce.
C'est , Messieurs , en cette sorte que la justice de
Dieu nous paroît dans le nouveau Testament : car
il me semble qu'elle a deux faces, dont l'une s'est
montrée à l'ancien peuple , et l'autre se découvre au
peuple nouveau. Durant la loi de Moïse, c'étoit sa
coutume ordinaire de faire connoître ses l'igueurs
l36 SUR LA FEKVEUR
par ses rigueurs mêmes : c'est pourquoi elle est tou-
jours Fépée à la main, toujours menaçante, toujours
foudroyante, et faisant sortir de ses yeux un feu dé-
vorant; et je confesse, chrétiens, qu'elle est infini-
ment redoutable en cet état. Mais dans la nouvelle
alliance elle prend une autre figure , et c'est ce qui
la rend sans aucune comparaison plus insupportable
et plus accablante ; parce que ses rigueurs ne se for-
ment que dans l'excès de ses miséricordes, et que
c'est par des coups de grâces que sont fortifiés les
coups de foudre, qui perçant aussi avant dans le
cœur que l'amour avoit résolu d'y entrer , y causent
une extrême désolation, y font un ravage inexpli^
cable.
Vous le comprendrez aisément , quand je vous
aurai dit en un mot , ce que tout le monde sait,
qu'il n'est rien de si furieux qu'un amour méprisé et
outragé. Mais comme je n'ai pas dessein dans cette
chaire, ni d'arrêter long-temps vos esprits sur les
emportemens de l'amour profane , ni de vous faire
juger de Dieu comme vous feriez d'une créature, j'é-
tablirai ce que j'ai à dire sur des principes plus hauts,
tirés de la nature divine , selon qu'elle nous est mon-
trée dans les saintes Lettres.
Il faut donc savoir, chréliens, que l'objet de la
justice de Dieu, c'est la contrariété qu'elle trouve en
nous; et j'en remarque de deux sortes : ou nous pou-
vons être opposés à Dieu considéré en lui-même, ou
nous pouvons être opposés à Dieu agissant en nous;
et cette dernière façon est sans comparaison la plus
outrageuse. Nous sommes opposés à Dieu considéré
DE LÀ PKNITKNCE. iZ'J
en lui-même, en tant que notre pe'clie est contraire
à sa sainteté' et à sa justice-, et en ce sens, chrétiens,
comme ses divines perfections sont infiniment eloi-
gne'es de la créature, l'injure qu'il reçoit de nous,,
quoiqu'elle soit d'une audace extrême, ne porte pas
son coup, ne fait pas une impression si prochaine,
ne le touche pas de si près. Mais ce Dieu , qui est si
fort éloigné de nous par toutes ses autres qualités,
entre avec nous en société, s'égale et se mesure avec
nous par les tendresses de son amour, par les pres-
semens de sa miséricorde qui attire à soi notre cœur.
Comme donc c'est par cette voie qu'il s'efforce d'ap-
procher de ECUS, l'injure que nous lui faisons en
contrariant son amour , porte coup immédiatement
sur lui-même; et l'insulte en retombe, si je l'ose
dire , et fait son impression sur le front propre d'un
Dieu approchant de nous, qui s'avance, s'il m'est
permis de parler ainsi. Mais il faut bien , ô grand
Dieu, que vous permettiez aux hommes de parler de
vous comme ils l'entendent, et d'exprimer, comme
ils peuvent , ce qu'ils ne peuvent assez exprimer
comme il est.
C'est ce qui s'appelle dans les Ecritures, selon
l'expression de l'apôtre en l'Epître aux Ephésiens,
affliger et contrister l'Esprit de Dieu : Nolite con-
tristare Spiritum sanctum Deij in qiio signati estisi^) :
« N'attristez pas l'esprit saint de Dieu , dont vous
» avez été marqué comme d'un sceau «. Car cette
affliction du Saint-Esprit ne marque pas tant l'in-
jure qui est faite à sa sainteté par notre injustice,
C^) Ephes. IV. 3o.
l38 SUR LA FERVEUR
que l'extrême violence que souffre son amour mé-
prisé et sa bonne volonté frustrée par notre résistance
opiniâtre : c'est là , dit le saint apôtre , ce qui afflige
le Saint-Esprit, c'est-à-dire l'amour de Dieu opérant
en nous pour gagner nos cœurs. Dieu est irrité con-
tre les démons; mais comme il ne demande plus leur
affection, il n'est plus contristé par leur révolte.
C'est à un cœur chrétien qu'il veut faire sentir ses
tendresses; c'est dans un cœur chrétien qu'il veut
trouver la correspondance , et ce n'est que d'un
cœur chrétien que peut sortir le rebut qui fafflige
et qui le contristé. Mais gardons-nous bien de penser
que cette tristesse de l'Esprit de Dieu soit semblable
à celle des hommes : cette tristesse de l'Esprit de
Dieu signifie un certain dégoût , qui fait que les
hommes ingrats lui sont à charge ; et croyons que
l'apôtre nous veut exprimer un certain zèle de jus-
tice, mais zèle pressant et violent qui anime un Dieu
méprisé contre un cœur ingrat, et qui lui fait appe-
santir sa main et précipiter sa vengeance. Voilà,
mes Frères , deux effets terribles de cet amour mé-
prisé : mais que veut dire ce poids , et d'où vient
cette promptitude ? il faut tâcher de le bien entendre.
Jeveux donc dire, mes Frères, quefamour de Dieu
indigné par le mépris de ses grâces , appuie la main
sur un cœur rebelle avec une efficace extraordinaire.
L'Ecriture, toujours puissante pour exprimer forte-
ment les œuvres de Dieu , nous explique cette efficace
par une certaine joie qu'elle fait voir dans le cœur
d'un Dieu , pour se venger d'un ingrat : ce qui se
fait avec joie, se fait avec application. Mais, chrétiens.
DE LA PÉNITENCE. 1^9
est-il possible que cette joie de punir se trouve dans
le cœur d'un Dieu , source infinie de bonté ? Oui , sans
doute, quand ily est force par l'ingratitude : car écou-
tez ce que dit Moïse au chapitre vingt -huitième du
Deute'ronome : « Comme le Seigneur s'est réjoui vous
» accroissant , vous bénissant , vous faisant du bien ;
» il se réjouira de la même sorte , en vous ruinant ,
» en vous ravageant , en vous accablant » : Sicut
ante lœtatus est Dotninus super vos , hene vohis fa^
cienSj vosque miiltiplicans ; sic lœtabitur disperdens
vos atque siih^eriens{^). Quand son cœur s'est épan-
ché en nous bénissant, il a suivi sa nature et son in-
clination bienfaisante ; mais nous l'avons contristé,
mais nous avons affligé son Saint-Esprit, et nous
avons changé la joie de bien faire en une joie de
punir ; et il est juste qu'il répare la tristesse que
nous avons donnée à son Saint-Esprit , par une joie
efficace, par un triomphe de son cœur, par un zèle de
sa justice à venger notre ingratitude.
Justement , certes justement ; car il sait ce qui est
dû à son amour victorieux, et il ne laisse pas ainsi
perdre ses grâces. Non, elles ne périssent pas, ces
grâces rebutées , ces grâces dédaignées , ces grâces
frustrées; il les rappelle à lui-même, il les ramasse
en son propre sein , où sa justice les tourne toutes en
traits pénétrans, dont les cœurs ingrats sont percés.
C'est là , Messieurs , cette justice dont je vous parlois
tout à l'heure ; justice du nouveau Testament, qui
s'applique par le sang, par la bonté même, et par
les grâces infinies d'un Dieu rédempteur : justice d'au-
^0 Dtut. XXV m. 63.
li-O SUE. LA FEllVEUr,.
tant plus terrible que tous ses coups de foudre sont
des coups de grâces.
C'est ce que pre'voyoit en esprit le prophète Jë-
rëinie, lorsqu'il a dit ces paroles : Fuyons, fuyons
bien loin « devant la colère de la colombe , devant
» le glaive de la colombe » : Afacieirœcolumbœ...,.
afacie gladii colinnhœ (0. Et nous voyons dansTA.-
pocalypse les re'prouvës qui s'écrient : « Montagnes,
» tombez sur nous , et mettez-nous à couvert de la
î> face et de la colère de l'Agneau » : Cadite super
nos y et abscondite nos ab ira Agni ('2). Ce qui
les presse , ce qui les accable , ce n'est pas tant la
face du Père irrité ; c'est la face de cette colombe
tendre et bienfaisante qui a gémi tant de fois pour
eux , qui les a toujours appelés par les soupirs de sa
miséricorde ; c'est la face de cet Agneau qui s'est
immolé pour eux , dont les plaies ont été pour eux
une vive source de grâces. Car d'oîi pensez-vous que
sortent les flammes qui dévorent les chrétiens in-
grats? de ses autels, de ses sacremens, de ses plaies,
de ce côté ouvert sur la croix pour nous être une
source d'amour infini : c'est de là que sortira l'indi-
gnation ; de là la juste fureur , et d'autant plus im-
placable qu'elle aura été détrempée dans la source
même des grâces : car il est juste et très -juste que
tout et les grâces mêmes tournent en amertume à
un cœur ingrat. O poids des grâces rejetées , poids
des bienfaits méprisés, plus insupportable que les
peines mêmes ; ou plutôt et pour dire mieux , accrois-
sement infini dans les peines ! Ah ! mes Frères , que
CO Jerem. xxv. 38. xlvi. 16. — W Apoc. vi. 16.
DE LA PÉNITENCE. 14 I
j'r^iprcliende que ce poids ne tombe sur vous, et
qu'il n'y tombe bientôt !
Et en effet, chrcLiens, si la grâce refusée as^grave
le poids des supplices , elle en précipite le cours :
car il est bien juste et bien naturel qu'un cœur
épuise par l'excès de son abondance , fasse tarir la
source des grâces pour ouvrir tout à coup celle des
vengeances; et il faut, avant que de finir, prouver
encore en un mot cette vérité.
Dieu est pressé de régner sur nous ; car à lui ,
comme vous savez, appartient le règne, et il doit à
sa grandeur souveraine de l'établir promptement. II
ne peut régner qu'en deux sortes , ou par sa misé-
ricorde , ou par sa justice : il règne sur les pécheurs
convertis par sa sainte miséricorde j il règne sur les
pécheurs condamnés par sa juste et impitoyable ven-
geance. Il n'y a que ce cœur rebelle qu'il presse et
qui lui résiste , qu'il cherche et qui le fuit , qu'il
touche et qui le méprise , sur lequel il ne règne ni
par sa bonté, ni par sa justice, ni par sa grâce , ni
par sa rigueur : il n'y souffre que des rebuts plus
indignes que ceux des Juifs dont il a été le jouet.
Ah ! ne vous persuadez pas que sa toute-puissance
endure long-temps ce malheureux interrègne. Non,
non , pécheurs , ne vous trompez pas , le royaume
de Dieu approche ; Appropinquavit (0 : il faut qu'il
y règne sur nous par l'obéissance à sa grâce , ou bien
il y régnera par l'autorité de sa justice : plus sont
grandes les grâces que vous méprisez , plus la ven-
geance est prochaine. Saint Jean commençant sa
C») Matth. III. 2.
1^2 SUR LA FEnVEUIl DE LA PÉNITENCE.
prédication pour annoncer le Sauveur, dénonçoit
à toute la terre que la colère alloit venir, que le
royaume de Dieu alloit s'approcher; tant la grâce
et la justice sont inséparables. Mais quand ce divin
Sauveur commence à paroître , il ne dit point qu'il
approche , ni que la justice s'avance ; mais écoutez
comme il parle : « La cognée est déjà , dit-il , à la
» racine de l'arbre « : Jam securis ad radicem arbo-
riim posita est (0. Oui , la colère approche toujours
avec la grâce ; la cognée s'applique toujours par le
bienfait même ; et la sainte inspiration , si elle ne
nous vivifie, elle nous tue.
(») Malth. III. 10.
SUR l'intégrité de la rÉNITENCE. l43
III.'^ SERMON
POUR LE JEUDI
DE LA SEMAINE DE LA PASSION,
PRÊCHÉ A LA COUR.
SUR L'INTÉGRITÉ DE LA. PÉNITENCE.
Trois caractères opposés des véritables et des fausses conversions.
Feintes douleurs par lesquelles le pécheur trompe les autres j dou-
leurs imparfaites par lesquelles il s'impose à lui-même : cause pro-
fonde d'une séduction si subtile. Confusion nécessaire à un vrai
pénitent : quelle est cette confusion : pourquoi est-elle due au pé-
cheur. Comment les pécheurs superbes et indociles cherchent à se
débarrasser de la honte qu'ils méritent : inutilité de tous leurs faux
prétextes. Qui sont ceux qui doivent entrer plus profondément
dans cet état de confusion. Remèdes nécessaires pour conserver la
grâce de la pénitence : combien ils sont méprisés ou négligés.
Stans rétro secus pedes ejus, lacrymis cœpit rigarepedes
ejus.
Madeleine se jetant aux pieds de Je'siis ^ commença a les
laver de ses larmes, Luc. vu. 38,
rLsT-cE une chose croyable que Tesprit de séduction
soit si puissant dans les hommes, que non-seulement
ils se plaisent à tromper les autres, mais qu'ils se
i44 SUR l'ijvtégrité
trompent eux-mêmes, que leurs propres pensées les
déçoivent, que leur propre imagination leur impose?
Il est ainsi, chrétiens, et cette erreur paroît princi-
palement dans l'affaire de la pénitence.
Il y a de certains pécheurs que leurs plaisirs en-
gagent, et cependant que leur conscience inquiète;
qui ne peuvent ni approuver ni changer leur vie ;
qui n'ont nulle complaisance pour la loi de Dieu ,
mais que ses menaces étonnent souvent, et les jettent
dans un trouble inévitable qui les incommode. Ce
sont ceux-là , chrétiens , qui se confessent sans uti-
lité, qui font par coutume un amusement sacrilège
du sacrement de la pénitence ; semblables à ces ma-
lades foibles d'esprit et de corps , qui , ne pouvant
jamais se résoudre ni à quitter les remèdes ni à les
prendre de bonne foi , se jettent dans les pratiques
d'une médecine qui les tue. C'est une semblable il-
lusion qui nous fait voir tous les jours tant de fausses
conversions, tant de pénitences trompeuses, qui,
bien loin de délier les pécheurs, les chargent de
nouvelles chaînes. Mais j'espère que Madeleine , ce
modèle de la pénitence , dissipera aujourd'hui ces
fantômes de périitens, et amènera au Sauveur des
pénitens véritables. Implorons pour cela le secours
d'en-haut par les prières de la sainte Vierge.
Le cœur de Madeleine est brisé , son visage tout
couvert de honte , son esprit profondément atten-
tif dans une vue intime de son état , et dans une
forte réflexion sur ses périls. La douleur immense
qui la presse, fait qu'elle court au médecin ^vec sin-
cérité ; la honte qui l'accompagne , fait qu'elle se
jette
î
DE LA 1ȃNITE]VCE. l45
jette à ses pieds avec soumission ; la connoissance de
ses dangers fait qu'elle sort d'entre ses mains avec
crainte , et qu'elle n'est pas moins occupée des
moyens de ne tomber plus, que de la joie d'avoir
été si heureusement et si miséricordieusement re-
levée.
De là , Messieurs , nous pouvons apprendre trois
dispositions excellentes , sans lesquelles la pénitence
est infructueuse. Avant que de confesser nos péchés,
nous devons être affligés de nos désordres ; en con-
fessant nos péchés, nous devons être honteux de nos
foiblesses; après avoir confessé nos péchés, nous de-
vons être encore étonnés de nos périls et de toutes
les tentations qui nous nienacent.
Ames captives du péché , mais que les reproches
de vos consciences pressent de recourir au remède ;
Jésus a soif de votre salut : il vous attend avec pa-
tience dans ces tribunaux de miséricorde que vous
voyez érigés de toutes parts à l'entour de ses saints
autels; mais il faut en approcher avec un cœur droit.
Plusieurs ont une douleur qui ne les change pas ,
mais qui les trompe ; plusieurs ont une honte qui
veut qu'on la flatte , et non pas qu'on Thumilie ;
plusieurs cherchent dans la pénitence d'être déchar-
gés du passé, et non pas d'être fortifiés pour l'avenir :
ce sont les trois caractères de fausses conversions.
La véritable pénitence a trois sentimens opposés :
devant la confession sa douleur lui fait prendre toutes
les résolutions nécessaires ; et dans la confession sa
honte lui fait subir toutes les humiliations qui lui
sont dues ; et après la confession sa prévoyance lui
BossuET. xm. 10
i46 SUR l'intégrité
fait embrasser toutes les précautions qui lui sont
utiles : et c'est le sujet de ce discours.
' PREMIER POINT.
Plusieurs frappent leur poitrine, plusieurs disent
de bouche et pensent quelquefois dire de cœur ce
Peccaui tant vanté, que les pécheurs trouvent si
facile. Judas l'a dit devant les pontifes; Saiil l'a dit
devant Samuel ; David l'a dit devant Nathan : mais
des trois il n'y en a qu'un qui l'ait dit d'un cœur
véritable. Il y a de feintes douleurs par lesquelles
le pécheur trompe les autres , il y a des douleurs
imparfaites par lesquelles le pécheur s'impose à lui-
même; et je pense qu'il n'y a aucun tribunal devant
lequel il se dise plus de faussetés , que devant celui
de la pénitence.
Le roi Saiil , repris hautement par Samuel le
prophète d'avoir désobéi à la loi de Dieu , confesse
qu'il a péché. « J'ai péché, dit-il, grand prophète,
» en méprisant vos paroles et les paroles du Seigneur ;
» mais honorez-moi devant les grands et devant mon
5) peuple , et venez adorer Dieu avec moi » : Pec-
cavi ; sed nunc honora me corain senioribus populi
mei et coram Israël (0. Honorez-moi devant le
peuple ; c'est-à-dire , ne me traitez pas comme un
réprouvé, de peur que la majesté ne soit ravilie.
C'est en vain qu'il dit , J'ai péché ; sa douleur ,
comme vous voyez , n'étoit qu'une feinte et une
adresse de sa politique. Ah ! que la politique est
dangereuse , et que les grands doivent craindre
(0 /. Reg. XV. 3o.
DE LA VÉJVITEIVCE. l^n
qu'elle ne se mêle toujours trop avant dans le culte
qu'ils rendent à Dieu ! elle est de telle importance,
que les esprits sont tente's d'en faire leur capital et
leur tout. Il faut de la religion pour attirer le
respect des peuples : prenez garde , 6 grands de la
terre , que cette pense'e n'ait trop de part aux actes
de piété et de pénitence que vous pratiquez. Il est
de votre devoir d'édifier les peuples ; mais Dieu ne
doit pas être frustré de son sacrifice, qui est un cœur
contrit véritablement et affligé de ses crimes.
Mais je vous ai dit, chrétiens, qu'il y a encore
une tromperie plus fine et plus délicate , par laquelle
le pécheur se trompe lui-même. O Dieu , est-il bien
possible que l'esprit de séduction soit si puissant
dans les hommes, que non- seulement ils trompent
les autres , mais que leurs propres pensées les déçoi-
vent ? il n'est que trop véritable. Non- seulement ,
dit Tertullien , nous imposons à la vue des autres ,
(( mais même nous jouons notre conscience « : Nos-
iram quoque conscientiam ludimus (0. Oui , Mes-
sieurs, il y a deux hommes dans l'homme, aussi in-
connus l'un à l'autre que seroient deux hommes dif-
férens : il y a deux cœurs dans le cœur humain ; l'un
ne sait pas les pensées de l'autre; et souvent, pen-
dant que l'un se plaît au péché , l'autre contrefait
si bien le pénitent, que Thomme lui-même ne se
connoît pas, « qu'il ment, dit saint Grégoire, à son
» propre esprit et à sa propre conscience » : Sœpe
sibidese mens ipsa inentitur ['^).M.aiis> il faut expliquer
ceci et exposer à vos yeux ce mystère d'iniquité.
(0 Ad Nation, l.i, n, i6.—- (*) Pastor. l. part. cap. ix, tom. ii,
«o/. 9.
i48 SUR l'intégrité
Le grand pape saint Grégoire nous en donnera
Touverture par une excellente doctrine, dans la
troisième partie de son Pastoral. Il remarque judi-
cieusement à son ordinaire , que comme Dieu , dans
la profondeur de sesmiséricordes, laisse quelquefois
dans ses serviteurs des désirs imparfaits du mal, pour
les enraciner dans l'humilité; aussi l'ennemi de notre
salut, dans la profondeur de ses malices, laisse naître
souvent dans les pécheurs un amour imparfait de la
justice , qui ne sert qu'à nourrir leur présomption.
Voici quelque chose de bien étrange , et qui nous
doit faire admirer les terribles jugemens de Dieu.
Ce grand Dieu, par une conduite impénétrable,
permet que ses élus soient tentés, qu'ils soient at-
tirés au mal, qu'ils chancèlent même dans la droite
voie ; ils croient assez souvent que leur volonté leur
est échappée, et il les affermit par leur foiblesse; et
quelquefois il permet aussi que les pécheurs se sen-
tent attirés au bien , qu'ils semblent même y don-
ner les mains, qu'ils vivent tranquilles et assurés;
et par un juste jugement , c'est leur propre a surance
qui les précipite. Qui ne trembleroit devant Dieu ?
qui ne redouteroit ses conseils? Par un conseil de sa
miséricorde , le juste se croit pécheur, et il s'humi-
lie ; et par un conseil de sa justice, le pécheur se
croit juste , et il s'enfle et il marche sans crainte , et il
périt sans ressource. Ainsi le malheureux Balaam ,
admirant les tabernacles des justes, s'écrie, comme
touché de l'Esprit de Dieu : « Que mon ame meure
» de la mort des justes (0 »! est-il rien de plus pieux
que ce sentiment ? Mais après avoir prononcé leur
(0 lYum. xxiii. 10.
DE LA PÉNITENCE. l4()
mort bienheureuse , il donne aussitôt après des con-
seils pernicieux contre leur vie : « Ce sont les pro-
» fondeurs de Satan « ; Altitudines Satanœ (0,
comme les appelle saint Jean dans l'Apocalypse.
Tremblez donc, tremblez, ô pécheurs, qu'une dou-
leur imparfaite n'impose à vos consciences ; et que
« comme il arrive souvent que les bons ressentent
5) innocemment l'attrait du péché, auquel ils crai-
M gnent d'avoir consenti ; ainsi vous ne ressentiez
)) en vous-mêmes un amour infructueux de la péni-
» tence , auquel vous croyez faussement vous être
» rendus ». Ita plerunique mali inuliliier coinpun-
guntur ad justitiam ^ sicut plerumque boni innoxih
tentantur ad culpanij dit excellemment saint Gré-
goire (2).
Que veut dire ceci, chrétiens? quelle est la cause
profonde d'une séduction si subtile? il faut tâcher
de la pénétrer pour appliquer le remède, et atta-
quer le mal dans sa source. Pour l'entendre, il faut
remarquer que les saintes vérités de Dieu et la
crainte de ses jugemens font deux effets dans les
âmes ; elles les chargent d'un poids accablant , elles
les remplissent de pensées importunes : voici, Mes-
sieurs , la pierre de touche. Ceux qui veulent se dé-
charger de ce fardeau ont la douleur véritable ;
ceux qui ne songent qu'à se défaire de ces pensées
ont une douleur trompeuse. Ah ! je commence à
voir clair dans l'abîme du cœur humain : ne crai-
gnons pas d'entrer jusqu'au fond à la faveur de cette
lumière.
Par exemple , il y a de certaines âmes à qui Ten-
(') Apoc. II. 24. — C^) Pastov. part, m, cap. xxx , toni. n, col. 87.
i5o sun l'intégrité
fer fait horreur au milieu de leurs attaches crimi-
nelles^ et qui ne peuvent supporter la vue de la main
de Dieu arme'e de ses foudres contre les pécheurs
impénitens. Ce sentiment est salutaire ; et pourvu
qu'on le pousse où. il doit aller, il dispose puissam-
ment les cœurs à la grâce de la pénitence. Mais
voici la séduction : l'ame troublée et malade, mais
qui ne sent sa maladie que par son trouble , songe
au trouble qui l'incommode, plutôt qu'au mal qui
la presse : cet aveuglement est étrange ; mais si
vous avez jamais rencontré de ces malades fâcheux
qui s'emportent contre un médecin qui veut arra-
cher la racine du mal , et qui ne lui demandent au-
tre chose sinon qu'il appaise la douleur, vous avez
vu quelque image des malheureux dont je parle. La
fête avertit tous les chrétiens d'approcher des saints
sacremens ; s'en éloigner dans un temps si saint,
c'est se condamner trop visiblement. Et en effet,
chrétiens, cet éloignement est horrible ; la con-
science en est inquiète, et en fait hautement ses
plaintes : plusieurs ne sont pas assez endurcis pour
mépriser ces reproches , ni assez forts pour oser
rompre leurs liens trop doux et leurs engagemens
trop aimables : ils songent au mal sensible , et ils
négligent le mal effectif: ils pensent à se confesser
pour appaiser les murmures, et non pour guérir les
plaies de leur conscience; et moins pour se déchar-
ger du fardeau qui les accable , que pour se déli-
vrer promptement des pensées qui les importunent :
c'est ainsi qu'ils se disposent à la pénitence.
On a dit à ces pécheurs, on leur a prêché qu'il
faut regretter leurs crimes; et ils cherchent leurs
DE LA PÉNITENCE. l5l
regrets dans leurs livres ; ils y prennent leur acte de
contrition; ils tirent de leur mémoire les paroles
qui l'expriment, ou l'image des sentimens qui le
forment ; et ils les appliquent , pour ainsi dire , sur
leur volonté, et ils pensent être contrits de leurs
crimes : ils se jouent de leur conscience pour se
rendre agréables à Dieu. Il ne suffit pas, chrétiens,
de tirer de son esprit , comme par machine , des
actes de vertu forcés, ni des directions artificielles.
La douleur de la pénitence doit naître dans le fond
du cœur, et non pas être empruntée de l'esprit ni
de la mémoire : elle ne ressem?jle pas à ces eaux que
l'on fait jouer par machines et par artifice ; c'est un
fleuve qui coule de source, qui se déborde, qui ar-
rache, qui déracine, qui noie tout ce qu'il trouve;
elle fait un saint ravage qui détruit le ravage qu'a
fait le péché ; aucun crime ne lui échappe : elle ne
fait pas comme Saiil, qui, massacrant les Amalécites,
épargne ceux qui lui plaisent.
Il y a souvent dans le cœur des péchés que l'on
sacrifie, mais il y a le péché chéri ; quand il le faut
égorp,er, le cœur soupire en secret, et ne peut plus
se résoudre : la douleur de la pénitence le perce et
Textermine sans miséricorde ; elle entre dans l'a me
comme un Josué dans la terre des Phjlistins ; il dé-
truit, il renverse tout : ainsi la contrition véritable.
Et pourquoi cette sanglante exécution? c'est qu'elle
craint la componction d'uiuTadas, la componction
d'un Antiochus, la componction d'unBaiaam, com-
ponctions fausses et hypocrites, qui trompent la
conscience par l'image d'une douleur superficielle.
La douleur de la pénitence a entrepris de changer
1^2 SUR l' INTÉGRITÉ
Dieu ; mais il faut auparavant changer Thomme, et
Dieu ne se change jamais que par Teffort de ce
contre-coup. Vous craignez la main de Dieu et ses
jugemens, c'est une sainte disposition ; le saint con-
cile de Trente veut aussi que cette crainte vous
porte à de'tester tous vos crimes (0, à vous affliger
de tous vos excès, à haïr de tout votre cœur votre
vie passée : il faut que vous gémissiez de vous voir
dans un état si contraire à la justice , à la sainteté ,
à l'immense charité de Dieu , à la grâce du christia-
nisme, à la foi donnée, à la foi reçue, au traité de
paix solennel que vous avez fait avec Dieu par Jésus-
Christ : il faut que vous renonciez simplement et de
bonne foi à tous les autres engagemens, à toutes les
autres alliances, à toutes les paroles données contre
vos premièi^es obligations. Le faisons-nous, chré-
tiens? nous le disons à nos confesseurs; mais nos
œuvres diront bientôt le contraire.
ce Ah ! que ceux-là sont heureux , dit le saint Psal-
3) miste (^), dont les péchés sont couverts » ! C'est,
Messieurs, la douleur de la pénitence, qui couvre à
Dieu nos péchés. Mais que j'appréhende que nous
ne soyons de ces pénitens dontlsaïe a dit ces mots :
^c Ils n'ont tissu, dit ce saint prophète, que des toiles
» d'araignées » ; Telas araneœ texuerunt-,... telœ
eoriim non erunl in uestimentum , neque operientur
operibiis suis ; opéra eorwn opéra inutilia ,... cogi-
tationes eorwn cogitationcs inutiles (3) : « leurs toiles
» ne leur serviront pas de vêtemens, leurs œuvres
>? ne les couvriront pas ; car leurs pensées sont des
(0 Seis. XIV. de Pœnit. cap, iv, de Contr. et Can. v. — W Ps. xxxi.
DELAPÉNIÏEJVCE. l53
» pensées vaines, et leurs œuvres des œuvres inu-
» tiles ». Voilà une peinture trop véritable de notre
pénitence ordinaire. Chrétiens, rendons-nous capa-
bles de présenter au sauveur Jésus de dignes fruits
de pénitence, ainsi qu'il nous l'ordonne dans son
Evangile; non des désirs imparfaits , mais des réso-
lutions déterminées ; non des feuilles que le premier
tourbillon emporte , ni des fleurs que le soleil des-
sèche. Pour cela brisons devant lui nos cœurs, et
brisons-les tellement que tout ce qui est dedans soit
anéanti : « Brisons, dit saint Augustin, ce cœur
)> impur, afin que Dieu crée en nous un cœur sanc-
)) tifîé )) : Ut creetur mundum cor,, conieratur iin-
mwidurn (0. Si nous sommes en cet état, courons.
Messieurs , avec foi au tribunal de la pénitence ;
portons-y notre douleur, et tâchons de nous y re-
vêtir de confusion.
SECOND POINT.
C'est une règle de justice que l'équité même a
dictée , que le pécheur doit rentrer dans son état
pour se rendre capable d'en sortir. Le véritable
état du pécheur, c'est un état de confusion et de
honte; car il est juste et très -juste que celui qui
fait mal soit confondu ; que celui qui a trop osé
soit couvert de honte ; que celui qui est ingrat
n'ose paroître; enfin que le pécheur soit déshonoré,
non- seulement par les autres, mais par lui-même,
par la rougeur de son front , par la confusion de sa
face , par le tremblement de sa conscience. Le pé-
cheur est sorti de cet état, quand il a paru dans le
(') Serm. xix. n. 3, tom. v, col, io3.
i54 SUR l'intégrité
inonde la tête élevée , avec toute la liberté d'un
front innocent. Il est juste qu'il rentre dans^ sa con-
fusion : c'est pourquoi toutes les Ecritures lui or-
donnent de se confondre. Confuncliinini j eonfwidi-
mini, domus Israël (0 : « Confondez-vous, eonfon-
» dez-vous, maison d'Israël «^ parce que vous avez
péché devant le Seigneur.
Pour bien comprendre cette vérité, disons avant
toutes choses ce que c'est que la confusion , et pour-
quoi elle est due aux pécheurs. La confusion ,
chrétiens , est un jugement équitable rendu par la
conscience , par lequel le pécheiîr ayant violé ce
qu'il y a de plus saint , méprisé ce qu il y a de
meilleur, trahi ce qu'il y a de mi^ux faisant, est
jugé indigne de paroître. Quel est le moaf de cet
arrêt ? c'est que le pécheur s^tant élevé contre la
vérité même, contre la justice même, contre l'être
même qui est Dieu; dans son empire, à la face de
ses lois, et parmi ses bienfaits; il mérite de n'être
plus, et à plus forte raison de ne plus paroître. C'est
pourquoi sa propre raison lui dénonce qu'il devroit
se cacher éternellement, confondu par ses ingrati-
tudes ; et afin de lui ôter cette liberté de paroître,
elle va imprimer au dehors dans la partie la plus
visible , la plus éminente , la plus exposée , sur le vi-
sage , sur le front même ; non point à la vérité par
un fer brûlant , mais par le sentiment de son crime
comme par une espèce de fer brûlant, une rougeur
qui le déshonore et qui le flétrit ; elle va , dis-je ,
imprimer je ne sais quoi de déconcerté, qui le défait
aux yeux des hommes et à ses propres yeux; marque
WJÏzecA. XXXVI. 32.
DE LA PÉNITENCE. l55
certaine d'un esprit trouble', d'un courage tremblant,
d'un cœur inquiet, d'une conscience convaincue.
Le pe'eheur superbe et indocile ne peut souffrir cet
ëtat de honte, et il s'efforce d'en sortir. Pour cela,
ou bien il cache son crime, ou il excuse son crime ,
ou il soutient hardiment son crime : il le cache
comme un hypocrite; il l'excuse comme un orgueil-
leux; il le soutient comme un effronté. C'est ainsi
qu'il sort de son état, et qu'il usurpe impudemment
à la face du ciel et de la terre les privilèges de l'in-
nocence : c'est ainsi qu'il tâche d'éviter la honte; le
premier par l'obscurité de son action; le second par
les artifices de ses vains prétextes; le dernier par son
impudence. Ainsi au jugement dernier sera rendue
aux pécheurs, à la face de tout l'univers , l'éternelle
confusion qu'ils ont si bien méritée : là tous ceux
qui se sont cachés seront découverts; là tous ceux
qui se seront excusés seront convaincus ; là tous ceux
qui étoient si fiers et si insolens dans leurs crimes
seront abattus et atterrés.
Voici l'oracle de la justice qui lui crie : Rentre
en toi-même, pécheur, rentre en ton état de honte;
tu veux cacher ton péché, et Dieu t'ordonne de le
confesser; tu veux excuser ton péché, et bien loin d'é-
couter ces vaines excuses , Dieu t'ordonne d'en ex-
poser toutes les circonstances aggravantes; tu oses
soutenir ton péché, et Dieu t'ordonne de te soumettre
à toutes les humiliations qu'il a méritées. « Confonds-
» toi, confonds-toi, dit le Seigneur, et porte ton
» ignominie a : Ergo et tu confimdere j et porta
ignominiam tuam (0.
CO -£zec7i. XVI. $2.
î56 SUR l'intégrité
Ne vous plaît-il pas, chrétiens, que nous mettions
dans un plus grand jour ces importantes vérités? Ce
pécheur, cette pécheresse, pour éviter de se cacher,
tâche plutôt de cacher son crime sous le voile de la
vertu, ses trahisons et ses perfidies sous le titre de
la bonne foi , ses prostitutions et ses adultères sous
l'apparence de la modestie. Il faut qu'il vienne rou-
gir non-seulement de son crime caché, mais de son
honnêteté apparente : il faut qu'il vienne rougir de
ce qu'ayant assez reconnu le mérite de la vertu pour
la vouloir faire servir de prétexte, il ne l'a pas assez
honorée pour la faire servir de règle : il faut qu'il
vienne rougir d'avoir été si timide que de ne pou-
voir soutenir les yeux des hommes, et toutefois si
hardi et si insensé que de ne craindre pas la vue
de Dieu : Ergo et tu confundere _, et porta ignomi-
niant tuam : « Confonds - toi donc , ô pécheur, et
» porte ton ignominie ».
Mais ce pécheur, qui cache aux autres ses désor-
dres, voudroit se les pouvoir cacher à lui-même : il
cherche toujours quelque appui fragile , sur lequel
il puisse rejeter ses crimes : il en accuse les étoiles,
dit saint Augustin (0; ah! je n'ai pu vaincre mon
tempérament .* il en accuse la fortune, c'est-à-dire,
une rencontre imprévue : il en accuse le démon :
J'ai été tenté trop violemment : il fait quelque chose
de plus ; il demande qu'on lui enseigne les voies dé-
tournées, oii il puisse se sauver avec ses vices, et
se convertir sans changer son cœur : « Il dit, re-
j) marque Isaïe , à ceux qui regardent : Ne regardez
î) pas ; et à ceux qui sont préposés pour voir ; Ne
10 In Ps. CXL. tom. IV, col. 1 56; , i56S.
DE LA PÉNITENCE. iS'J
» voyez pas pour nous ce qui est droit; dites-nous des
M choses qui nous plaisent; trompez-nous par des er-
)) reurs agréables » : Qui dicunt videntibus : Nolite vi-
dere ; et aspicientibus : Nolite aspicere nobis ea quœ
recta sunt; loquimini nobis placentia ; videte nobis er-
rores (0. « Otez-nioi cette voie, elle est trop droite;
» ôtez-moi ce sentier, il est trop étroit « : Auferte a
me "viam , declinate à me semitam i?). Ainsi, par une
étrange illusion, au lieu que la conversion véritable
est que le méchant devienne bon , et que le pécheur
devienne juste; il imagine une autre espèce de con-
version , où le mal se change en bien , o\x le crime
devienne honnête, où la rapine devienne justice;
et si la conscience ose murmurer contre ses vaines
raisons, il la bride, il la tient captive, il lui impose
silence. Ergb et tu confundere : a Viens te confon-
» dre ô pécheur » : viens, viens au tribunal de la
pénitence, pour y porter ton ignominie; non-seu-
lement celle que mérite Thorreur de tes crimes,
mais celle qu'y doit ajouter la hardiesse insensée de
tes excuses. Car est-il rien de plus honteux que de
manquer de fidélité à son Créateur, à son Roi, à son
Rédempteur ; et pour comble d'impudence , oser
encore excuser de si grands excès et une si noire
ingratitude ?
[ C'est cependant ce que les pécheurs ne cessent
de pratiquer au milieu de leurs désordres : s'ils se sen-
tent pressés par les remords de leur conscience , ils
se retirent comme] Adam dans le plus épais de la
forêt : s'ils ne peuvent se cacher non plus que lui , [ ils
tâchent ] de s'excuser à son exemple ; [ ils rejettent
0) Is. XXX. lo. — (^) Ibid. 1 1.
i58 SUR l'intégrité
leurs fautes sur] Eve, sur la fragilité, la complai-
sance , la compagnie , la tyrannie de l'habitude , là
violence de la passion. Ainsi on n'a pas besoin de se
tourmenter à chercher bien loin des excuses , le pé-
ché s'en sert à lui-même , et prétend se justifier par
son propre excès. Quelquefois convaincus en leur
conscience de l'injustice de leurs actions, ils veulent
seulement amuser le monde ; puis se laissant em-
porter eux-mêmes à leurs belles inventions, ils se les
impriment en les débitant , et adorent le vain fantôme
qu'ils ont supposé en la place de la vérité : « tant
5) l'homme se joue soi-même et sa propre conscience » :
Adeo nostram qiioqiie conscientiain ludimus (0.
Dieu est lumière; Dieu est vérité; Dieu est jus-
tice. Sous l'empire de Dieu ce ne sera jamais par de
faux prétextes, mais par une humble reconnois-
sance de ses péchés, qu'on évitera la honte éternelle
qui en est le juste salaire. Un rayon très -clair de
lumière et de vérité sortira du trône, dans lequel
les pécheurs verront qu'il n'y a point d'excuse va-
lable qui puisse colorer leur rébellion ; mais au con-
traire que le comble du crime c'est l'audace de l'ex-
cuser et la présomption de le défendre : Discoope-
rui JE s au , revelavi abscondita ejas , et celari non
poterit ('^) : « J'ai dépouillé le pécheur ; j'ai dissipé
3) les fausses couleurs par lesquelles il avoit voulu
» pallier ses crimes ; j'ai manifesté ses mauvais des-
» seins si subtilement déguisés, et il ne peut plus se
« couvrir par aucun prétexte j) : Dieu ne lui laisse
plus que son péché et sa honte.
Il veut que la censure soit exercée, et que les pé-
0) Tertull. adNat. Ub. i, ti. i6. — i?) Jerein. xlix. io.
DE LA PÉNITENCE. 1^9
clieurs soient repris; « parce que, dit saint Augus-
» tin (0, s'il y a quelque espe'rance de salut pour
» eux, c'est par-là que doit commencer leur guéri-
w son ; et s'ils sont endurcis et incorrigibles , c'est
» par-là que doit commencer leur supplice ».
Cherchez donc des amis, et non des flatteurs ; des
juges, et non des complices; des médecins, et non
des empoisonneurs : ne cherchez ni complaisance,
ni adoucissement, ni condescendance : venez, venez
rougir, tandis que la honte est salutaire; venez vous
voir tels que vous êtes ; afm que vous ayez horreur
de vous-mêmes , et que, confondus par les repro-
ches, vous vous rendiez enfin dignes de louanges.
Et toi, pauvre conscience captive, dont on a de-
puis si long-temps étouffé la voix , parle , parle de-
vant ton Dieu ; parle , il est temps , ou jamais , de
rompre ce silence violent que l'on t'impose. Tu n'es
point dans les bals, dans les assemblées, dans les
divertissemens , dans les jeux du monde : tu es dans
le tribunal de la pénitence ; c'est Jésus-Christ lui-
même qui te rend la liberté et la voix , il t'est per-
mis de parler devant ses autels. Raconte à cette im-
pudique toutes ses dissolutions; à ce traître toutes
ses paroles infidèles , ses promesses violées ; à ce vo-
leur public toutes ses rapines ; à cet hypocrite , qui
trompe le monde, les détours de son ambition ca-
chée ; à ce vieux pécheur endurci , qui avale l'ini-
quité comme l'eau, la longue suite de ses crimes;
fais rougir ce front d'airain, montre-lui tout à coup
d'une même vue les commandemens, les rebellions,
les avertissemens , les mépris, les grâces, les mécon-
(0 De Corrept. et GraU cap. xiv, n. 43, tom. x, col. 7^4-
i()0 SUR l'ijvtégrité
r.oissances, les outrages redoublés parmi les bien-
faits, l'aY^^rglement accru par les lumières; enfin
toute la beauté de la vertu, toute l'équité du pré-
cepte , avec toute l'infamie de ses transgressions, de
ses infidélités , de ses crimes. Tel doit être l'état du
pécheur quand il confesse ses péchés. Qu'il cherche
à se confondre lui-même : s'il rencontre un confes-
seur dont les paroles efficaces le poussent en l'abîme
de son néant , qu'il s'y enfonce jusqu'au centre ; il
est bien juste : s'il lui parle avec tendresse, qu'il
songe que ce n'est que sa dureté qui lui attire cette
indulgence, et qu'il se confonde davantage encore,
de trouver un si grand excès de miséricorde dans un
si grand excès d'ingratitude. Pécheurs, voilà l'état
où vous veut Jésus; humiliés, confondus, et par les
bontés et par les rigueurs , et par les grâces et par
les vengeances, et par l'espérance et par la crainte.
Mais ceux qui doivent entrer plus profondément
dans cet état de confusion , ce sont , Messieurs, ces
pécheurs superbes , qui , non contents d'excuser
osent encore soutenir leurs crimes. « Nous les voyons
î) tous les jours qui les prêchent, dit l'Ecriture, et
» s'en glorifient comme Sodome » : Peccatum sniim
sicut Sodûma prœdicaverunt (0. Ils ne trouveroient
pas assez d'agrément dans leur intempérance , s'ils
ne s'en vantoient publiquement; « s'ils ne la faisoient
)) jouir, dit Tertullien, de toute la lumière du jour,
» et de tout le témoignage du ciel « : ylt enùn de-
licta vestra, et luce omni , etnocte omnij ettotâ cœli
conscientidfruuntur (^). Les voyez-vous ces superbes
qui se plaisent à faire les grands par leur licence ;
(') Is. m. 9. — (2) Ad Nation, l. i, n. 16.
qui
DE LA PÉNITENCE. l6l
qui s'imaginent s'élever bien haut au-dessus des
choses humaines par le mépris de toutes les lois ; à
qui la pudeur même semble indigne d'eux, parce
que c'est une espèce de crainte : si bien qu'ils ne mé-
prisent pas seulement, mais qu'ils font une insulte
publique à toute l'Eglise, à tout l'Evangile , à toute
la conscience des hommes. Ergo et tu confundere :
c'est toi, pécheur audacieux, c'est toi principalement
qui dois te confondre. Car considérez, chrétiens ,
s'il y a quelque chose de plus indigne que de voir
usurper au vice cette noble confiance de la vertu*
Mais je m'explique trop foiblement : la vertu dans
son innocence n'a qu'une assurance modeste ; ceux-
ci dans leurs crimes vont jusqu'à l'audace , et con-
traignent même la vertu de trembler sous l'autorité
que le vice se donne par son insolence.
Chrétiens , que leur dirons-nous ? les paroles sont
peu efficaces pour confondre une telle arrogance.
Qu'ils contemplent leur Rédempteur, qu'ils jettent
les yeux sur cet innocent, juste et pur jusqu'à fin-
fini ; il n'est chargé que de nos crimes. Ecoutez tou-
tefois comme il parle à Dieu: « Vous voyez, dit-il,
M mes opprobres , vous voyez ma confusion , vous
» voyez ma honte » : 2\l scis improperiiim ineum ,
et confusionem meam , et reverentiam meam (0. Ah !
vous voyez les opprobres que je reçois du dehors ;
vous voyez la confusion qui me pénètre jusqu'au fond
de l'ame; vous voyez la honte qui se répand jusque
sur ma face. Tel est l'état du pécheur, et c'est ainsi
qu'il est porté par un innocent j et nous , pécheurs
CO Ps. LXVIII. 20.
BOSSUET. XIII. Il
l()'2 SUR l'intégrité
véritables , nous osons marcher encore la tête levée.
Que ce ne soit pas pour le moins dans le sacrement
de pe'nitence , ni aux pieds de notre juge. Considé-
rons Je'sus-Christ en la présence du sien et devant le
tribunal de Ponce Pilate : il écoute ses accusations ,
et il se condamne lui-même par son silence ; il se tait
par constance , je le sais bien , mais il se tait aussi
par humilité 5 il se tait par modestie 5 il se tait par
honte.
Est-ce trop demander à des chrétiens que de les
prier au nom de Dieu de vouloir comparoître devant
Jésus-Christ , comme Jésus-Christ a comparu devant
le tribunal de Pilate ? L'innocent ne s'est pas défendu ;
et nous, criminels, nous défendrons- nous ? il a été
patient et humble dans un jugement de rigueur ;
garderons-nous notre orgueil dans un jugement de
miséricorde , où nous ne confessons que besoin ? Â.h !
il a volontiers accepté sa croix si dure, si accablante;
refuserons-nous la nôtre légère et facile, ces justes
reproches qu'on nous fait , ces peines médiocres
qu'on nous impose , ces sages précautions qu'on nous
ordonne? Cependant les pécheurs n'en veulent pas:
les écouter, les absoudre , leur donner pour la forme
quelque pénitence ; c'est tout ce qu'ils peuventporter.
Quelle est, Messieurs, cette pensée? Si la pénitence
est un jugement, faut-il y aller pour faire la loi, et
pour n'y chercher que de la douceur? Où sera donc
la justice ? quelle forme de jugement en lequel on
ne veut trouver que de la pitié , que de la foiblesse ,
que de la facilité, que de l'indulgence? quelle forme
de judicature en laquelle on ne laisse au juge que
la patience de nous écouter, et la puissance de nous
DE LA PÉNITENCE. iG'i
Absoudre ; en retranchant de son ministère le droit
de discerner les mauvaises mœurs, l'autorité de les
punir, la force de les re'primer par une discipline
salutaire ? O sainte confusion , venez couvrir la face
des pécheurs! O Jésus, vous avez été soumis et mo-
deste, même devant un juge inique; et vos fidèles
seront superbes et dédaigneux , même à votre propre
tribunal ! Eloignez de nos esprits une disposition si
funeste : donnez-nous l'humilité prête à subir toutes
les peines ; donnez-nous la docilité résolue à prati-
quer tous les remèdes. C'est ma dernière partie que
je continue sans interruption, parce que je la veux
traiter en un mot pour ne perdre aucune partie du
temps qui me reste.
TROISIÈME POINT.
Il en faudroit davantage pour expliquer bien à
fond toutes les vérités que j'ai à vous dire. Trouvez
bon que pour abréger, sans m'engager à de longues
preuves, je vous donne quelques avis que j'ai tirés
des saints Pères et des Ecritures divines, pour con-
server saintement la grâce de la pénitence. Premiè-
rement craignez, craignez, je le dis encore une fois^
si vous voulez conserver la grâce. Plusieurs s'appro-
chent de la pénitence pour se décharger de la crainte
qui les inquiète ; et après leur confession , leur folle
sécurité les rejette dans de nouveaux crimes. J'ai
appris de Tertullien , « que la crainte est l'instru-
)) ment de la pénitence » : Instrumento pœniten-
tiœ (0 ^ idest metu caruit. C'est par la crainte qu'elle
entre , c'est par la crainte qu'elle se conserve. Grand
(0 Tertull. de. Poenit. n. 6.
i64 SUR l'intégrité
Dieu ! c'est la crainte de vos jugemens qui ébranle
une conscience pour se rendre à vous. Grand Dieu !
c'est la crainte de vos jugemens qui affermit une
conscience pour s'établir fortement en vous. Vivez
donc toujours dans la crainte , et vous vivrez tou-
jours dans la sûreté : « La crainte , dit saint Cy-
)> prien, est la gardienne de l'innocence » : Timor
innocentiœ custos (i/.
Mais encore que craindrez-vous? Craignez les oc-
casions dans lesquelles votre innocence a fait tant de
fois naufrage : craignez les occasions prochaines ;
car qui aime son péril, il aime sa mort : craignez
même les occasions élo gnées; parce que lors même
que l'objet est loin, la foiblesse de notre cœur n'est
toujours que trop proche et trop inhérente, et que
les moindres approches [peuvent renouveler toutes
ses premières impressions.] Un homme, dit Tertul-
lien (2) , qui a vu dans une tempête le ciel mêlé avec
la terre , à qui mille objets terribles ont rendu en
tant de façons la mort présente, souvent renonce
pour jamais à la navigation et à la mer. O mer, je ne
te verrai plus , ni tes flots , ni tes abîmes ^ ni tes
écueils , contre lesquels j'ai été si près d'échouer ; je
Be te verrai plus que sur le port , encore ne sera-ce
pas sans frayeur ; tant l'image de mon péril demeure
présente à ma pensée. C'est, mes Frères, ce qu'il
nous faut faire ; retirés saintement en Dieu, et dans
l'asile de sa vérité , comme dans un port , regardons
de loin nos périls, et les tempêtes qui nous ont bat-
tus , et les vents qui nous ont emportés 5 mais de
nous y engager témérairement , ô Dieu , ne le fai-
(0 Eplst. I, ad Donat. p. 4' — (*) •0<^ Pœnct. n. 7.
DE LA rÉNITEJVCK. l65
sons pas. Hélas ! ô vaisseau fragile el. entrouvert
de toutes parts , misérable jouet des flots et des vents
irrités ; tu te jettes encore sur cette mer, dont les
eaux sont si souvent entrées au fond de ton ame; tu
sais bien ce que je veux dire ; tu te rengages dans
cette intrigue qui t'a emporté si loin hors du port ; tu
renoues ce commerce qui a soulevé en ton cœur
toutes les tempêtes ; et tu ne te défies pas d'une foi-
blesse trop et trop souvent expérimentée. Ah ! tu ne
dois plus rien attendre qu'un dernier naufrage qui
te précipitera au fond de l'abîme.
Jusques ici , chrétiens , j'ai parlé à tous indiffé-
remment ; mais notre sainte pénitente semble m'a-
vertir de donner en particulier quelques avis à son
sexe : plutôt , qu'elle leur parle elle-même, et qu elle
les instruise par ses saints exemples. Dans cette dé-
licatesse presque efféminée que notre siècle semble
affecter, il ne sera pas inutile aux hommes [d'écouter
les leçons que Madeleine donne aux personnes de
son sexe en particulier. ] Elle répand ses parfums ,
elle jette ses vains ornemens, elle néglige ses che-
veux : Mesdames, imitez sa conversion, et honorez
la pratique de la pénitence. Une des précautions les
plus nécessaires pour conserver la grâce de la péni-
tence, c'est le retranchement de vos vanités ; car
n'est-ce pas s'accoutumer insensiblement à un grand
mépris de son ame, que d'avoir tant d'attache à
parer son corps ? La nécessité et la pudeur ont fait
les premiers habits ; la bienséance s'en étant mêlée ,
elle y a ajouté quelques ornemens ; la nécessité les
avoit faits simples , la pudeur les faisoit modestes ; la
bienséance se contentoit de les faire propres, la eu-
i66 SUR l'iivtégtiité
riosité s'y étant jointe , la profusion n'a plus de
bornes : et pour orner ce corps mortel et cette boue
colore'e, presque toute la nature travaille, presque
tous les métiers suent, presque tout le temps se
consume, et toutes les richesses s'e'puisent.
Ces excès sont criminels en tout temps , parce
qu'ils sont toujours opposes à la sainteté chrétienne,
à la modestie chrétienne, à la pénitence chrétienne ;
mais les peut- on maintenant souffrir dans ces ex-
trêmes misères où le ciel et la terre fermant leurs
trésors , ceux qui subsistoient par leur travail sont
réduits à la honte de mendier leur vie ; où ne trou-
vant plus de secours dans les aumônes particulières,
ils cherchent un vain refuge dans les asiles publics
de la pauvreté, je veux dire les hôpitaux, où par la
dureté de nos cœurs ils trouvent encore la faim et le
désespoir. Dans ces états déplorables, peut-on son-
ger à orner son corps, et ne tremble-t-on pas de
porter sur soi la subsistance, la vie, le patrimoine
des pauvres? « O ambition, dit Tertullien, que tu es
» forte , de pouvoir porter sur toi seule ce qui pour-
3) roit faire subsister tant d'hommes mourans » ! Hœ
sunt vires amhitionis tantarum usurarum suhstan^
tiam uno et muliebri corpusculo bajulare (0.
Que vous dirai -je maintenant. Mesdames, du
temps infini qui se perd dans de vains ajustemens?
La grâce de la pénitence porte une sainte précau-
tion pour conserver saintement le temps et le ména-
ger pour l'éternité : elle vous doit apprendre à le
conserver; et cependant on s'en joue, on le pro-
digue sans mesure jusqu'aux cheveux 5 c'est-à-dire ,
('} De Cultufeinin. Uh. 1 , «. 8.
DE LA rtWITENCE. iG"]
la chose la plus nécessaire à la chose la plus inutile.
La nature qui ménage tout, jette les cheveux sur la
tête avec négligence, comme un excrément super-
flu. Ce que la nature a prodigué comme superflu ,
la curiosité en fait une attache ; elle devient inven-
tive et ingénieuse pour se faire une étude d'une
bagatelle, et un emploi d'un amusement. Est-ce
ainsi que vous voulez réparer le temps et le ménager
pour l'éternité? Madeleine ne le fait pas; elle mé-
prise ces soins superflus, et se rend digne d'entendre
« qu'il n'y a plus qu'une chose qui soit néces-
» saire (0 ». Ah! que dans ces soins superflus les
pensées si nécessaires [ trouvent peu d'entrée dans
l'esprit, et moins encore dans le cœur, ou sont
bientôt oubliées et délaissées ] !
Mais, ô Dieu, pour qui vous parez-vous tant? o
Dieu, encore une fois, songez-vous bien à qui vous
préparez celte idole? si vous vous êtes données à
Dieu par la pénitence, pensez-vous lui pouvoir con-
server long-temps sa conquête; pendant que vous
laisserez encore flatter votre vanité à ces malheu-
reuses conquêtes, qui lui arrachent les âmes qu'il a
rachetées? Tu colis ^ cjui facis ut coli possint (^) :
« Tu fais plus que les adorer, parce que tu lui
)) donnes des adorateurs ».
Quittez donc ces vains ornemens à l'exemple de
Madeleine , et revêtez- vous de la modestie ; non-
seulement de la modestie, mais de la gravité chré-
tienne, qui doit être comme le partage de votre
sexe. Tertullien, qui a dit si sagement que la crainte
étoit l'instrument de la pénitence, a dit avec le
CO Luc. X. 42. — C») Tertull De Idolol. n. 6.
i68 SUE. l'intégrité
même bon sens , « que la gravité étoit la compagne
« et l'instrument nécessaire pour conserver la pu-
5) deur î) : Quo pacto pudicitiain sine instrumento
suOj id est sine grauitate tractabimus (0 ? Je ne le
remarque pas sans raison : je ne^sais quelle fausse
liberté s'est introduite en nos mœurs qui laisse per-
dre le rv'îspect ; qui , sous prétexte de simplicité ,
nourrit une entière licence ; qui étouffe toute re-
tenue par un enjouement inconsidéré. Ah î je n'ose
penser aux suites funestes de cette simplicité mal-^
heureuse.
Il faut de la gravité et du sérieux pour conserver
la pudeur entière, et faire durer long -temps la
grâce de la pénitence. Chrétiens, que cette grâce
est délicate , et qu'elle veut être conservée précieu-
sement! Si vous voulez la garder, laissez-la agir dans
toute sa force : quittez le péché et toutes ses suites ;
arrachez l'arbre et tous ses rejetons ; guérissez la
maladie avec tous ses symptômes dangereux. Ne me-
nez pas une vie moitié sainte , et moitié profane ;
moitié chrétienne, et moitié mondaine; ou plutôt
toute mondaine et toute profane, parce qu'elle n'est
qu'à demi-chrétienne et à demi-sainte. Que je vois
dans le monde de ces vies mêlées ! on fait profession
de piété, et on aime encore les pompes du monde;
on offre des oeuvres de charité, et on abandonne son
cœur à l'ambition. « La loi est déchirée, dit le saint
» prophète, et le jugement n'est pas venu à sa per-
» fection : Lacer ata est lex j et non pervenit usque
ad Jinem judicium (2). La loi est déchirée, l'Evan-
gile, le christianisme n'est en nos mœurs qu'à demi ;
(0 De Cult.fem. Ub. n, n. 8 W Habac. i. i[.
DELAPÉNITENCE- 169
nous cousons à cette pourpre royale un vieux lam-
beau de mondanité; Jésus -Christ ne se connoît
plus dans un tel mélange : nous réformons quelque
chose après la grâce de la pénitence; nous condam-
nons le monde en quelque partie de sa cause, et il
devoit la perdre en tout point, parce qu'il n'y en a
jamais eu de plus déplorée ; et ce peu que nous lui
laissons, qui marque la pente du cœur, lui fera re-
prendre bientôt sa première autorité.
Par conséquent, chrétiens, sortons de la péni-
tence avec une sainte résolution de ne donner rien
au péché qui puisse le faire i-evivre; il faut le con-
damner en tout et partout , et se donner sans réserve
à celui qui se donne à nous tout entier ; première-
ment dans le temps , par les bienfaits de sa grâce ;
et ensuite dans l'éternité, par le présent de sa gloire.
j4men.
170 SUR LA COMPASSION
ir SERMON
POUR LE VENDREDI
DE LA SEMAINE DE LA PASSION.
SUR LA COMPASSION DE LA SAINTE VIERGE.
Douleur inexprimable de Marie , au pied de la croix de son Fils :
quel en est le principe. Efifct que la croix de Jésus doit produire
en nous. Grande constance de Marie , au milieu de ses souffrances :
trois manières dont elle surmonte ses afflictions. Pourquoi Jésus est
si tranquille sur le Calvaire : combien Marie entre admirablement
dans tous ses sentimens. Immense charité du Père, qui nous adopte
pour ses enfans : ce qu'il en coûte à Marie pour être notre mère.
Excès de la douleur que lui causent nos crimes et notre impé-
nitence.
Stabat autem juxta crucem Jesu Mater ejus.
Marie Mère de Jésus , e'toit debout au pied de sa croix.
Jean. xix. 25.
Il n est point de spectacle plus touchant que celui
d'une vertu afflige'e, lorsque dans une extrême dou-
leur elle sait retenir toute sa force, et qu'elle se
soutient par son propre poids contre tout l'effort de
la tempête : sa constance lui donne un nouvel éclat,
qui, augmentant la ve'ne'ration que l'on a pour elle,
fait qu'on s'inte'resse plus dans ses maux : on se croit
DE LÀ S\INTE VIERGE. I7I
plus oblige de la plaindre, en cela même qu elle se
plaint moins; et on compatit à ses peines avec une
pitié d'autant plus tendre, que la fermeté qu'elle
montre la fait juger digne d'une condition plus tran-
quille. Mais si ces deux choses concourant ensemble
ont jamais dû émouvoir les hommes^ je ne crains
point de vous assurer que c'est dans le mystère que
nous honorons. Quand je vois l'ame de la sainte
.Vierge blessée si vivement au pied de la croix des
souffrances de son Fils unique, je sens déjà à la vé-
rité que la nôtre doit être attendrie. Mais quand je
considère d'une mênie vue et la blessure du cœur
et la sérénité du visage ; il me semble que ce respect
mêlé de tendresse , qu'inspire une tristesse si majes-
tueuse, doit produire des émotions beaucoup plus
sensibles, et qu'il n'y a qu'une extrême dureté qui
puisse s'empêcher de donner des larmes. Approchez
donc, mes Frères, avec pleurs et gémissemens, de
cette More également ferme et affligée ; et ne vous
persuadez pas que sa constance diminue le sentiment
qu'elle a de son mal. Il faut qu'elle soit semblable
à son Fils : comme lui elle surmonte toutes les
douleurs; mais comme lui elle les sent dans toute
leur force et dans toute leur étendue ; et Jésus-
Christ, qui veut faire en sa sainte Mère une vive
image de sa passion , ne manque pas d'en imprimer
tous les traits sur elle. C'est à ce spectacle que je
vous invite : vous verrez bientôt Jésus en la croix; en
attendant ce grand jour, l'Eglise vous invite aujour-
d'hui à en voir la peinture en la sainte Vierge. Peut-
être, Messieurs, ariivera-t-il que de même que les
rayons du soleil redoublent leur ardeur étant réflé-
l'J'.l SÛR LA COMPASSION
chis , ainsi les douleurs du Fils réfléchies sur le cœur
de la Mère auront plus de force pour toucher lès
nôtres. C'est la grâce que je vous demande, ô Esprit
divin , par l'intercession de la sainte Vierge.
Ne croyez pas, mes Frères, que la sainte Mère
de notre Sauveur soit appelée au pied de sa croix
pour y assister seulement au supplice de son Fils
unique , et pour y avoir le cœur déchiré par cet
horrible spectacle. Il y a des desseins plus hauts de la
Providence divine sur cette Mère affligée ; et il nous
faut entendre aujourd'hui qu'elle est conduite auprès
de son fils dans cet état d'abandonnement ; parce
que c'est la volonté du Père éternel qu'elle soit non-
seulement immolée avec cette victime innocente, et
attachée à la croix du Sauveur par les mêmes clous
qui le percent , mais encore associée à tout le mys-
tère qui s'y accomplit pas sa mort. Mais comme cette
vérité importante doit faire le sujet de cet entretien,
donnez-moi vos attentions , pendant que je poserai
les principes sur lesquels elle est établie.
Pour y procéder avec ordre, remarquez, s'il vous
plaît. Messieurs, que trois choses concourent en-
semble au sacrifice de notre Sauveur , et en font la
perfection. Il y a premièrement les souffrances par
lesquelles son humanité est toute brisée : il y a se-
condement la résignation par laquelle il se soumet
humblement à la volonté de son Père : il y a troisiè-
mement la fécondité par laquelle il nous engendre à
la grâce, et nous donne la vie en mourant. Il souffre
comme la victime qui doit être détruite et froissée de
coups : il se soumet comme le prêtre qui doit sacrifier
DELASAINTEVIERGE. in3
volontairement; Voluntarih sacrificaho tihii^) : enfin
il nous engendre ensoufFrant^ comme le père d'un
peuple nouveau qu'il enfante par ses blessures; et
voilà les trois grandes clioses que le Fils de Dieu
achève en la croix. Les souffrances regardent son
humanité; elle a voulu se charger des crimes y elle
s'est donc exposée à la vengeance. La soumission re-
garde son Père; la désobéissance l'a irrité, il faut
que l'obéissance l'appaise. La fécondité nous re-
garde ; un malheureux plaisir , que notre père cri-
minel a voulu goûter, nous a donné le coup de la
mort : ah ! les choses vont être changées, et les dou-
leurs d'un innocent nous rendront la vie.
Paroissez maintenant, Vierge incomparable, ve-
nez prendre part au mystère ; joignez-vous à votre
Fils , et à votre Dieu ; et approchez-vous de sa croix,
pour y recevoir de plus près les impressions de ces
trois sacrés caractères, par lesquels le Saint-Esprit
veut former en vous une image vive et naturelle de
Jésus-Christ crucifié. C'est ce que nous verrons bien-
tôt accompli, sans sortir de notre Evangile : car,
mes Frères, ne voyez-vous pas comme elle se met
auprès de la croix, et de quels yeux elle y regarde
son Fils tout sanglant , tout couvert de plaies , et qui
n'a plus de figure d'homme. Cette vue lui donne la
mort : si elle s'approche de cet autel , c'est qu'elle y
veut être immolée ; et c'est là en effet qu'elle sent le
coup du glaive tranchant, qui, selon la prophétie
du bon Siméon, devoit déchirer ses entrailles, et
ouvrir son cœur maternel par de si cruelles blessures.
Elle est donc auprès de son Fils; non tant par le voi-
(0 Ps. LUI. 8.
1^4 SUR LA COMPASSION
sinage du corps, que par la société des douleurs :
Stabat juxla crucem; et c'est le premier trait de la
ressemblance : c Elle se tient vraiment auprès de la
» croix; parce que la Mère porte la croix de son Fils
)) avec une douleur plus grande que celle dont tous
« les autres sont pénetre's » : Vere juxla crucem
stabat, quia crucem Filii prœ cœteris Mater majore
cum dolore ferebat (0*
Mais suivons l'histoire de notre Evangile, et voyons
en quelle posture elle se présente à son Fils. La dou-
leur l'a-t-elle abattue , l'a-t-elle jete'e à terre par la
défaillance ? Au contraire, ne voyez-vous pas qu'elle
est droite, qu'elle est assurée ? Stabat juxta crucem,:
« Elle est debout auprès de la croix ». Non , le
glaive qui a percé son cœur n'a pu diminuer ses
forces : la constance et l'affliction vont d'un pas égal;
et elle témoigne par sa contenance qu'elle n'est pas
moins soumise qu'elle est affligée. Que reste -t-il
donc, chrétiens, sinon que son Fils bien-aimé, qui
lui voit sentir ses souffrances et imiter sa résignation,
lui communique encore sa fécondité. C'est aussi
dans cette pensée qu'il lui donne saint Jean pour
son fils : Mulier, eccefilius tuusi"^) : « Femme, dit-il,
» voilà votre fils ». O femme qui souffrez avec moi,
soyez aussi féconde avec moi , soyez la mère de mes
enfans , que je vous donne tous sans réserve en la
personne de ce seul disciple , je les enfante par mes
douleurs ; comme vous en goûtez l'amertume, vous
en aurez aussi l'efficace , et votre affliction vous ren-
dra féconde. Voilà, mes Frères , en peu de mots tout
(ï) Tract, dt Pass. Dom. cap. x. Int. Oper. S. Bernard, loin, ii,
col. 44^- — ^^^ Joan. XIX, 26.
DE LA SAINTE VIEUCE, 1^5
le mystère de cette journée ; et je vous ai dit en peu
de paroles ce que j'expliquerai par tout ce discours
avec le secours de la grâce. Marie est auprès de la
croix , et elle en ressent les douleurs ; elle s'y tient
debout , et elle en supporte constamment le poids;
elle y devient féconde, et elle en reçoit la vertu.
Ecoutez attentivement ; et surtout ne re'sistez pas ,
si vous sentez attendrir vos cœurs.
PREMIER POINT.
Il faut donc vous entretenir des afflictions de Ma-
rie; il faut que j'expose à vos yeux cette sanglante
blessure qui perce son cœur, et que vous voyiez ,
s'il se peut , encore saigner cette plaie. Je sais bien
qu'il est difficile d'exprimer la douleur d'une mère :
on ne trouve pas aisément des traits qui nous repré-
sentent au vif des émotions si violentes ; et si la pein-
ture y a de la peine , l'éloquence ne s'y trouve pas
moins empêchée. Aussi, mes Frères, ne prétends- je
pas que mes paroles fassent cet effet ; c'est à vous de
méditer en vous-même quel étoit l'excès de son dé-
plaisir. A.h ! si vous y voulez seulement penser avec
une attention sérieuse , votre cœur parlera pour
moi, et vos propres conceptions vous en diront plus
que tous mes discours. Mais afin de vous occuper
en cette pensée , rappelez en votre mémoire ce qu'on
vous a prêché tant de fois ; que comme toute la joie
de la sainte Vierge c'est d'être mère de Jésus-Christ;
c'est aussi de là que vient son martyre , et que son
amour a fait son supplice.
Non il ne faut point allumer de feux , il ne faut
point armer les mains des bourreaux , ni animer la
l'jS SUR LA COMPASSION
rage des persécuteurs , pour associer cette mère aux
souffrances de Jésus-Christ. Il est vrai que les saints
martyrs avoient besoin de cet attirail : il leur falloit
des roues et des chevalets j il leur falloit des ongles
de fer pour marquer leurs corps de ces traits sanglans
qui les rendoient semblables à Jésus-Christ crucifié.
Mais si cet horrible appareil étoit nécessaire pour
les autres saints, il n'en est pas ainsi de Marie ; et
c'est peu connoître quel est son amour, que de croire
qu'il ne suffit pas pour son martyre : il ne faut qu'une
m.ême croix pour son bien-aimé et pour elle. Voulez-
vous, ô Père éternel, qu'elle soit couverte de plaies j
faites qu'elle voie celles de son Fils, conduisez-la
seulement au pied de sa croix, et laissez ensuite agir
son amour.
Pour bien entendre cette vérité , il importe que
nous fassions tous ensemble quelque réflexion sur
l'amour des mères; et ce fondement étant supposé,
comme celui de la sainte Vierge passe de bien loin
toute la nature , nous porterons aussi plus haut nos
pensées. Mais voyons auparavant quelque ébauche
de ce que la grâce a fait dans son cœur, en remar-
quant les traits merveilleux que la nature a formés
dans les autres mères. On ne peut assez admirer les
moyens dont elle se sert pour unir les mères avec
leurs enfans : car c'est le but auquel elle vise , et elle
tâche de n'en faire qu'une même; chose : il est aisé de
le remarquer dans tout l'ordre de ses ouvrages. Et
n'est-ce pas pour cette raison que le premier soin
de la nature, c'est d'attacher les enfans au sein de
leurs mères ? elle veut que leur nourriture et leur
vie passe par les mêmes canaux j ils courent ensemble
les
DE LA SAINTE VIERGE. I"^"^
les mêmes pe'rils; ce n'est qu'une même personne.
Voilà une liaison bien étroite : mais peut-être pour-
roit-on se persuader que les enfans en venant au
monde rompent le nœud de cette union. Non , Mes-
sieurs; ne le croyez pas : nulle force ne peut diviser
ce que la nature a si bien lié ; sa conduite sage et
prévoyante y a pourvu par d'autres moyens. Quand
cette première union finit , elle en fait naître une
autre en sa place; elle forme d'autres liens qui sont
ceux de l'amour et de la tendresse : la mère porte ses
enfans d'une autre façon; et ils ne sont pasplutôt sortis
des entrailles , qu'ils commencent à tenir beaucoup
plus au cœur. Telle est la conduite de la nature , ou
plutôt de celui qui la gouverne ; voilà l'adresse dont
elle se sert pour unir les mères avec leurs enfans , et
empêcher qu'elles s'en détachent : Tame les reprend
par l'affection en même temps que le corps les quitte ;
rien ne les leur peut arracher du cœur : la liaison est
toujours si ferme, qu'aussitôt que les enfans sont
agités, les entrailles des mères sont encore émues;
et elles sentent tous leurs mouvemens d'une manière
si vive et si pénétrante , qu'à peine leur permet-elle
de s'apercevoir que leurs entrailles en soient dé-
chargées.
En effet , considérez , chrétiens ; car un exemple
vous en dira plus que tous les discours , considérez
les empressemens d'une mère que l'Evangile nous
représente. J'entends parler de la Chananée , dont
la fille est tourmentée du démon : regardez-la aux
pieds du Sauveur; voyez ses pleurs, entendez ses
cris , et voyez si vous pourrez distinguer qui souffre
le plus de sa fille ou d'elle. « xlyez pitié de moi , ô
BOSSUET. XIII, 12
1-^8 SUR LA COMPASSION
» Fils de David ; ma fdle est travaillée du démon (0 ».
Remarquez qu'elle ne dit pas : Seigneur, ayez pitié
de ma fille; ayez, dit-elle, pitié de moi. Mais si elle
veut qu on ait pitié d'elle , qu'elle parle donc de ses
maux. Non, je parle, dit-elle , de ceux de ma fille.
Pourquoi exagérer mes douleurs ? n'est-ce pas assez
des maux de ma fille pour me rendre digne de pitié ?
il me semble que je la porte toujours en mon sein ;
puisqu'aussitôt qu'elle est agitée toutes mes entrailles
sont encore émues : In illa vint patior ; c'est ainsi
que la fait parler saint Basile de Séleucie (2) : « Je
)) suis tourmentée en sa personne ; si elle pâtit , j'en
» sens la douleur » ; ejus est passio , meusverb dolor :
« le démon la frappe , et la nature me frappe moi-
5) même » ; hanc dœmon , me natura vexât : « tous
» les coups tombent sur mon cœur, et les traits de la
» fureur de Satan passent par elle jusque sur mon
» ame » : hajic dœmon, me natura iwxat; et ictus
guos infligit, per illam ad me usque pervadunt. Vous
voyez dans ce bel exemple une peinture bien vive
de l'amour des mères; vous voyez la merveilleuse
communication par laquelle il les lie avec leurs en-
fans , et c'est assez pour vous faire entendre que les
douleurs de Marie sont inexplicables.
Mais , mes Frères, ja vous ai promis d'élever plus
haut vos pensées ; il est temps de tenir parole , et
de vous montrer des choses bien plus admirables.
Tout ce que vous avez vu dans la Chananée n'est '
qu'une ombre très-imparfaite de ce qu'il faut croire
en la sainte Vierge. Son amour plus fort sans com-
paraison fait une correspondance beaucoup plus
CO Mallh. XV. 22.-^ W Orat.xx, inChanan.
DE LA SAINTE VIERGE. I79
parfaite ; et encore qu'il soit impossil^le d'en com-
prendre toute l'étendue , toutefois vous en prendrez
quelque idée , si vous en cherchez le principe en
suivant ce raisonnement ; que l'amour de la sainte
Vierge , par lequel elle aime son Fils , est né en elle
de la même source d'oii lui est venue sa fécondité.
La raison en est évideute : tout ce qui produit aime
son ouvrage ; il n'est rien de plus naturel : le même
principe qui nous fait agir, nous fait aimer ce que
nous faisons ; tellement que la même cause qui rend
les mères fécondes pour produire , les rend aussi
tendres pour aimer. Voulons-nous savoir, chrétiens,
quelle cause a formé l'amour maternel qui unit
Marie avec Jésus-Christ , voyons d'où lui vient sa
fécondité.
Dites-le-nous , ô divine Vierge , dites-nous par
quelle vertu vous êtes féconde : est-ce par votre vertu
naturelle ? Non , mes Frères, il est impossible. Au
contraire, ne voyez- vous pas qu'elle se condamne
elle-même à une stérilité bienheureuse , par cette
ferme résolution de garder sa pureté virginale ?
Quomodofietistud{^)1 « Comment cela se pourra-t-il
» faire » ? puis-je bien concevoir un fils , moi qui ai
résolu de demeurer vierge ? Si elle confesse sa stéri-
lité, de quelle sorte devient-elle mère? Ecoutez ce
que lui dit l'ange : Virius Altissimi obunibrabit
tibi (2) : « La vertu du Très -haut vous couvrira
» toute ». Il paroît donc manifestement que sa fé-
condité vient d'en-haut, et c'est de là par conséquent
que vient son amour.
En effet , il est aisé de comprendre que la nature
{}) Luc.l.^. — {^) lhid,^5.
î8o SUR LA COMPASSION
ne peut rien en cette rencontre. Car figurez-vous ,
chrétiens, qu'elle entreprenne de former en la sainte
Vierge l'amour qu'elle doit avoir pour son Fils ;
dites-moi , quels sentimens inspirera- 1- elle ? Pour
aimer dignement un Dieu , il faut un principe sur-
naturel : sera-ce du respect ou de la tendresse , des
caresses ou des adorations, des soumissions d'une
créature ou des embrassemens d'une mère ? Marie
aimera-t-elle Jésus-Christ comme homme , ou bien
l'aimera-t-elle comme un homme-Dieu ? de quelle
sorte embrassera-t-elle en la personne de Jésus-Christ
la divinité et la chair que le Saint-Esprit a si bien
liées? La nature ne les peut unir, et la foi ne permet
pas de les séparer : que peut donc ici la nature ?
Elle presse Marie à aimer : parmi tant de mouve-
mens qu'elle cause, elle ne peut pas en trouver un
seul qui convienne au Fils de Marie.
Que reste-t-il donc, ô Père éternel, sinon que
votre grâce s'en mêle , et qu'elle vienne prêter la
main à la nature impuissante ? C'est vous qui com-
muniquant à Marie votre divine fécondité, la ren-
dez Mère de votre Fils : il faut que vous acheviez
votre ouvrage; et que, l'ayant associée en quelque
façon à la chaste génération éternelle par laquelle
vous produisez votre Verbe , vous fassiez couler dans
son sein quelque étincelle de cet amour infini que
vous avez pour ce bien-aimé, qui est la splendeur
de votre gloire et la vive image de votre substance.
Voilà d'où vient l'amour de Marie ; amour qui passe
toute la nature; amour tendre; amour unissant,
parce qu'il naît du principe de l'unité même ; amour
qui fait une entière communication entre Jésus-
DE LA SAINTE VIEBGE. l8l
Christ et la sainte Vierge, comme il y en a une très-
parfaite entre Jesus-Christ et son Père.
Vous étonnez -vous, chre'tiens, si je dis que son
affliction n'a point d'exemple, et qu'il opère des
effets en elle que l'on ne peut voir nulle part ail-
leurs ; il n'est rien qui puisse produire des effets
semblables. Le Père et le Fils partagent dans l'éter-
nité une même gloire , la Mère et le Fils partagent
dans le temps les mêmes souffrances; le Père et le
Fils une même source de plaisirs , la Mère et le Fils
un même torrent d'amertume ; le Père et le Fils un
même trône, la Mère et le Fils une même croix. Si
on perce sa tête d'épines, Marie est déchirée de
toutes leurs pointes ; si on lui présente du fiel et du
vinaigre , Marie en boit toute l'amertume ; si on
étend son corps sur une croix, Marie en souffre toute
la violence. Qui fait cela, sinon son amour? et ne
pe)it-elle pas dire dans ce triste état, en un autre
sens que saint Augustin ; Pondus meian , ainor
meus (0; « Mon amour est mon poids »? car, ô
amour, que vous lui pesez ! ô amour, que vous pres-
sez son cœur maternel ! Cet amour fait un poids de
fer sur sa poitrine, qui la serre et l'oppresse si vio-
lemment , qu'il y étouffe jusqu'aux sanglots : il
amasse sur sa tête une pesanteur, en cela plus in-
supportable , que la tristesse ne lui permet pas de
s'en décharger par des larmes : il pèse incroyable-
ment sur tout son corps par une langueur qui Tac-
cable, et dont tous ses membres sont presque rom-
pus. Mais surtout cet amour est un poids, parce
qu'il pèse sur Jésus-Christ même : car Jésus n'est pas
(0 Conf. lib. xiii, cap. ix, tom. i, col. 228.
l82 SUR LA COMPASSION
le seul en cette rencontre qui fasse sentir ses dou-
leurs. Marie est contrainte malheureusement de le
faire souffrir à son tour : ils se percent tous deux
de coups mutuels : il est de ce Fils et de cette Mère
comme de deux miroirs oppose's, qui se renvoyant
réciproquement tout ce qu'ils reçoivent par une es-
pèce d'émulation , multiplient les objets jusqu'à l'in-
fini. Ainsi leur douleur s'accroît sans mesure , pen-
dant que les flots qu'elle élève se repoussent les uns
sur les autres par un flux et reflux continuel : si
bien que l'amour de la sainte Vierge est en cela plus
infortuné, qu'il compatit avec Jésus-Christ et ne le
console pas, qu'il partage avec lui ses douleurs et
ne les diminue pas : au contraire il se voit forcé de
redoubler les peines du Fils, en les communiquant
à la Mère.
Mais arrêtons ici nos pensées ; n'entreprenons pas
de représenter quelles sont les douleurs de Marie,
ni de comprendre une chose incompréhensible. Mé-
ditQns l'excès de son déplaisir, mais tâchons de l'imi-
ter plutôt que de l'entendre ; et à l'exemple de cette
Vierge, remplissons-nous tellement le cœur de la
passion de son Fils , pendant le cours de cette se-
maine où nous en célébrons le mystère, que l'abon-
dance de cette douleur ferme à jamais la porte à la
joie du monde. Ah! Marie ne peut plus supporter
la vie j depuis la mort de son bien-aimé, rien n'est
plus capable de plaire à ses yeux. Ce n'est pas pour
elle, ô Père éternel, qu'il faut faire éclipser votre
soleil , ni éteindre tous les feux du ciel ; ils n'ont
déjà plus de lumière pour cette Vierge : il n'est pas
nécessaire que vous ébranliez les fondemens de la
DE LA s AIJNTE VI ERGE. l83
terre , ni que vous couvriez d'horreur toute la na-
ture , ni que vous menaciez tous les e'iëmens de les
envelopper dans leur premier chaos ; après la mort
de son Fils, tout lui paroît de'jà couvert de te'nè-
bres; la figure de ce monde est passée pour elle, et
de quelque côté qu'elle tourne les yeux , elle ne de'-
couvre partout qu'une ombre de mort : Quidquid
(ispiciehain y mors erat (0.
C'est ce que doit faire en nous la croix de Jésus.
Si nous ressentons ses douleurs, le monde ne peut
plus avoir de douceurs pour nous : les épines du Fils
de Dieu doivent avoir arraché ses fleurs ; et l'amer-
tume qu'il nous donne à boire doit avoir rendu fade
le goût des plaisirs. Heureux mille fois, ô divin Sau-
veur, heureux ceux que vous abreuvez de votre fiel;
heureux ceux à qui votre ignominie a rendu les va-
nités ridicules , et que vos clous ont tellement at-
tachés à votre croix , qu'ils ne peuvent plus élever
leurs mains , ni étendre leurs bras qu'au ciel ! Ce
sont, mes Frères, les sentimens qu'il nous faut con-
cevoir durant ces saints jours à la vue de la croix de
Jésus. C'est là qu'il nous faut puiser dans ses plaies
une salutaire tristesse ; tristesse vraiment sainte ,
vraiment fructueuse , qui détruise en nous tous l'a-
mour du monde, qui en fasse évanouir tout l'éclat,
qui nous fasse porter un deuil éternel de nos vanités
passées, dans les regrets amers delà pénitence. Mais
peut-être que cette tristesse vous paroît trop som-
bre , cet état vous semble trop dur ; vous ne pou-
vez vous accoutumer aux saufFrances. Jetez donc les
yeux sur Marie; sa constance vous inspirera de la
(0 S. Aug. Conf. lib. IV, cap. iv, col. loo.
l84 SUll LA COMPASSION
fermeté ; et sa résignation vous va faire voir que ses
déplaisirs ne sont pas sans joie : c'est ma seconde
partie.
SECOND POINT.
Pour entendre solidement jusqu'où va la résigna-
tion de la bienheureuse Marie , il importe que vous
remarquiez attentivement qu'on peut surmonter les
afflictions en trois manières très- considérables, et
que vous devez peser attentivement. On surmonte
premièrement les afflictions, lorsqu'on dissipe toute
sa tristesse et qu'on en perd tout le sentiment \ la
douleur est toute appaisée , et l'on est parfaitement
consolé. On les surmonte secondement , lorsque
l'ame, encore agitée et troublée du mal qu'elle sent,
ne laisse pas de le supporter avec patience \ elle se
résout, mais elle est troublée. On les surmonte en
troisième lieu, lorsqu'on ressent toute la douleur,
et qu'on n'en ressent aucun trouble : c'est ce qu'il
faut mettre dans un plus grand jour.
Au premier de ces trois états, toute la douleur
est passée , et l'on jouit d'un parfait repos. « Je suis
» rempli de consolation , je nage dans la joie » , dit
saint Paul (0; au milieu des afflictions, une joie di-
vine et surabondante semble m!en avoir ôté tout le
sentiment. Au second, l'on cc^mbat la douleur avec
patience; mais dans un combat si opiniâtre, quoi-
que l'ame soit victorieuse, elle ne peut pas être sans
agitation. « Au contraire, dit TertuUien (2)^ elle
» s'agite elle-même par le grand effort qu'elle fait
» pour ne se pas agiter « : In hoc tamen mota ne
(0 //. Cor. VII. 4- — (^) TertulL de Anima , n. lo.
DE LA SAINTE VIERCE. l85
moueTTùir ; « et quoique la foiblesse ne l'abatte pas,
» elle s'agite par sa résistance , et sa fermeté même
n l'e'branle par sa propre contention » : Ipsa cons-
tantia concussa est adversus inconstantiœ conçus-
sionem. Mais il y a encore un troisième état, où
l'on n'arrive point sans un grand miracle , où Dieu
donne une telle force contre la douleur, qu'on en
souffre la violence sans que la tranquillité soit trou-
blée. Si bien que dans le premier de ces trois états,
il y a tranquillité, qui bannit toute la douleur;
dans le second, douleur qui empêche la tranquillité j
mais le troisième les unit tous deux, et joint une
extrême douleur avec une tranquillité souveraine.
Mais tout ceci peut-être est confus, et il faut le
proposer si distinctement, que tout le monde puisse
le comprendre. Cette comparaison vous l'éclaircira ,
et je l'ai prise dans les Ecritures. C'est avec beaucoup
de raison qu'elle compare ordinairement la douleur
à une mer agitée. En effet la douleur a ses eaux amè-
res qu'elle fait entrer jusqu'au fond de l'ame : Quo-
niam intra^erunt aquœ usque ad animam meam (0 :
elle a ses vagues impétueuses qu'elle pousse avec vio-
lence : Calamitates oppresserunt quasi fluctibus (2)5
elle s'élève par ondes, ainsi que la mer; et lorsqu'on
la croit appaisée, elle s'irrite souvent avec une nou-
velle furie. Comme donc elle ressemble à la mer,
je remarque aussi, chrétiens, que Dieu réprime la
douleur par les trois manières dont je vois dans l'his-
toire sainte que Jésus -Christ a dompté les eaux.
Tantôt il commande aux eaux et aux vents, il leur
ordonne de s'appaiser; et de là s'ensuit, dit TEvan-
(0 Ps. LXVllI. !. — (-) Job. XXX. 12.
l86 SUR LA COMPASSION
géliste, une grande tranquillité' : Facta est tran-
quillitas magna (0. Ainsi, répandant son Esprit sur
une ame agitée par l'affliction , il calme , quand il
lui plaît , tous les flots ; et appaisant toutes les tem-
pêtes, il ramène la sérénité. Nullam requiem habuit
caro nostra (2) : « Nous n'avons eu aucune relâche
» selon la chair » , dit saint Paul : vous voyez les
flots qui l'agitent ; sed qui consolatur humiles , con-
solatus est nos Deus (3) ; « mais Dieu , qui console
» les humbles et les affligés, nous a consolés » : voilà
Dieu qui, calmant les flots, lui rend la tranquillité
qu'il n'avoit pas. Tantôt il laisse murmurer les eaux,
il permet que les vagues s'élèvent avec une furieuse
impétuosité; le vaisseau poussé avec violence est
menacé d'un prochain naufrage; Pierre qui est porté
sur les eaux appréhende d'être enseveli dans leurs
abîmes : cependant Jésus-Christ conduit le vaisseau,
et donne la main à Pierre tremblant de frayeur,
pour le soutenir. Ainsi, dans les douleurs violentes,
l'ame paroît tellement troublée , qu'il semble qu'elle
va être bientôt engloutie : Grai^ati sumus supra vir-
tutem (4) : « La pesanteur des maux dont nous nous
» sommes trouvés accablés, a été excessive, et au-
» dessus de nos forces ». Néanmoins Jésus-Christ la
soutient si bien, que les vents ni les tempêtes ne
l'emportent pas : .c'est la seconde manière. Enfin la
dernière façon dont Jésus-Christ a dompté la mer,
la plus noble , la plus glorieuse ; c'est qu'il lâche la
bride aux tempêtes, il permet aux vents d'agiter les
ondes, et de pousser leurs flots jusques au ciel. Ce-
(0 MaUh. VIII. 26. - (') //. Cor. VII. 5.— ;3) iiid, 6. — C^O //. Cor.
DE LA SAINTE VIE 11 G E. 1^']
pendant il n'est pas e'mu de cet orage ; au contraire
il marche dessus avec une merveilleuse assurance ;
et foulant ailx pieds les flots irrités, il semble qu'il
se glorifie de braver cet élément indomptable, même
dans sa plus grande furie. Ainsi il lâche la briçle à la
douleur, il la laisse agir dans toute sa force; « afm
5) que nous ne mettions point notre confiance en.
5) nous - mêmes , mais en Dieu qui ressuscite les
« morts » : Uc non sinius Jîdentes in nobis j sed in
Deo qui suscitât mortuos [^) . Cependant la constance,
toujours assurée au milieu de ce bruit et de ce tu-
multe , marche d'un pas égal et tranquille sur ces
flots vainement émus , qui la touchent sans l'ébran-
ler, et sont contraints, contre leur nature, de lui
servir de soutien : et c'est la troisième manière dont
Jésus-Christ surmonte les afflictions.
Représentez -vous, chrétiens, que vous avez vu
une image de ce qui se passe en la sainte Vierge,
quand elle regarde Jésus-Christ mourant. Il est vrai
que la tristesse élève avecune effroyable impétuosité
ses flots, qui semblent tantôt menacer le ciel en at-
taquant la constance de cette Vierge-mère par tout
ce que la douleur a de plus terrible : elle creuse tan-
tôt des abîmes , lorsqu'elle ne découvre à ses yeux
que les horreurs de la mort; mais ne croyez pas
qu^elle en soit troublée. Marie ne veut point voir
cesser ses douleurs , parce qu'elles la rendent sem-
blable à son Fils : elle ne donne point de bornes à
son affliction , parce qu'elle ne peut contraindre son
amour : elle ne veut point être consolée , parce que
son Fils ne trouve point de consolateur. Elle ne vous
(0 //. Cor. I. 9.
l88 SUR LA COMPASSION
demande pas, ô Père éternel , que vous mode'riez sa
tristesse; elle n'a garde de demander ce secours dans
le moment qu'elle voit votre colère si fort déclarée
contre votre Fils, qu'elle le contraint de se plaindre
que vous-même le délaissez. Non , elle ne prétend
pas d'être mieux traitée : il faut qu'elle dise avec
Jésus-Christ , que tous vos flots ont passé sur elle (0 :
elle n'en veut pas perdre une goutte, et elle seroit
fâchée de ne sentir pas tous les maux de son bien-
aimé. Donc, mes Frères, que ses douleurs s'élèvent,
s'il se peut, jusqu'à l'infini; il est juste de les laisser
croître : le Saint-Esprit ne permettra pas ni que
son temple soit ébranlé; « il en a posé les fondemens
» sur le haut des saintes montagnes « ; Fundamenta
ejus in montibus sanctis (2); les flots n^arriveront pas
jusque-là; ni que cette fontaine si pure, qu'il a con-
servée avec tant de soin des ordures de la convoitise,
devienne trouble et mêlée par le torrent des afflic-
tions. Cette haute partie de l'ame, en laquelle il a
mis son siège, gardera toujours sa sérénité, malgré
les tempêtes qui grondent au-dessous.
Que si vous en voulez savoir la raison , permettez
que je vous découvre en peu de paroles un mystère
que vous pourrez méditer à loisir durant ces saints
jours. Le docte et l'éloquent saint Jean-Chrysos-
tôme, considérant le Fils de Dieu prêt à rendre
l'ame, ne se lasse point d'admirer comme il se pos-
sède dans son agonie ; et méditant profondément
cette vérité , il fait cette belle observation. La veille
de sa mort, dit ce saint évêque (3), il sue, il trem-
CO P5. XLi. 8. — W Ps, Lxxxvi. I. — 1^) liiJoan. Hom. lxxxv,
tom viir, pag. 5o5, 5g6.
DE LA SAINTE VIFRGE. 189
ble, il fieinit, tant l'image de son supplice lui pa-
roît terrible; et dans le fort des douleurs, il paroît
change' tout à coup, et les tourmens ne lui sont plus
rien. Il s'entretient avec ce bienheureux larron d'un
sens rassis, et sans s' émouvoir; il considère et recon-
noît distinctement ceux des siens qui sont auprès de
sa croix, il leur parle et il les console; après, il lit
dans les prophètes, qu'on lui prépare encore un
breuvage amer; il élève la voix pour le demander,
il le goûte sans s'émouvoir; et enfin, ayant remar-
qué que tout ee qu'il avoit à faire étoit accompli, il
rend aussitôt son ame à son Père; et le fait avec une
action si libre, si paisible, si préméditée, qu'il est bien
aisé à juger que « personne ne la lui ravit, mais
)) qu'il la donne lui-même de son plein gré n : JYemo
tollit eam à me ^ sed ego pono eam à nieipso (0.
Qu'est-ce à dire ceci, chrétiens? Comment est-ce
que l'appréhension du mal l'afflige si fort , puisqu'il
semble que le mal même ne le touche pas? Je sais
bien qu'on pourroit répondre que l'économie de
notre salut est un ouvrage de force et d'infirmité.
Ainsi il vouloit montrer par sa crainte, qu'il étoit
comme nous sensible aux douleurs, et faire voir par
sa constance qu'il savoit bien modérer tous ses mou-
vemens , et les faire céder comme il lui plaisoit à la
volonté de son Père. Cette raison sans doute est so-
lide; mais si nous savons pénétrer au fond du mys-
tère , nous verrons quelque chose de plus relevé
dans cette conduite de notre Sauveur. Je dis donc
que la cause la plus apparente de ce que le Cal-
vaire le voit si paisible, lui que le mont des Olives a
(0 Joan. X. 1 8. \
igO SUR LA COMPASSION
VU si troublé-, c'est qu'à la croix et sur le Calvaire il
est dans l'action même de son sacrifice , et aucune
action ne doit être faite avec un esprit plus tran-
quille. Toi, qui assistant au saint sacrifice, laisse
inconsidérément errer ton esprit , suivant que le
poussent deçà et delà la curiosité ou la passion , ar-
rête le cours de ces mouvemens. Ah ! tu n'as pas en-
core assez entendu ce que c'est que le sacrifice.
Le sacrifice est une action par laquelle tu rends à
Dieu tes hommages : or qui ne sait, par expérience,
que toutes les actions de respect demandent une
contenance remise et posée ? c'est le caractère du
respect. Dieu donc, qui pénètre jusqu'au fond des
cœurs, croit qu'on manque de respect pour sa ma-
jesté, si l'ame ne se compose elle-même en réglant
tous ses mouvemens. Par conséquent , il n'est donc
rien de plus véritable que le pontife doit sacrifier
d'un esprit tranquille : et cette huile dont on le sacre,
dans le Lévitique (0, ce symbole sacré de la paix
qu'on répand abondamment sur sa tête, l'avertit
qu'il doit avoir la paix dans l'esprit en éloignant
toutes les pensées qui en détournent l'application ,
et qu'il la doit aussi avoir dans le cœur en calmant
tous les mouvemens qui en troublent la sérénité. O
Jésus , mon divin pontife , c'est sans doute pour cette
raison que vous vous montrez si tranquille dans votre
agonie. Il est vrai qu'il paroît troublé au mont des
Olives; mais « c'est un trouble volontaire », dit saint
Augustin (2) , qu'il lui plaisoit d'exciter lui-même.
Pour quelle raison , chrétiens ? c'est qu'il se considé-
(0 Lev. viii. 12. — C') Tract, lx. in Joan. tom. m, part, 11,
col. 664 , 665.
DE LA SAINTE VIERGE. I()l
roit comme la victime ; il vouloit agir comme vic-
time j il prenoit , si l'on peut parler de la sorte, l'ac-
tion et la posture d'une victime, et il la laissoit traî-
ner à l'autel avec frayeur et tremblement. Mais aus-
sitôt qu'il est à l'autel , et qu'il commence à faire la
fonction de prêtre ; aussitôt qu'il a eu e'ievé ses mains
innocentes pour présenter la victime au ciel irrité,
il ne veut plus sentir aucun trouble , il ne fait plus
paroître de crainte ; parce qu'elle seml)le marquer
quelque répugnance : et encore que ses mouvemens
dépendent tellement de sa volonté , que la paix de
son ame n'en est point troublée, il ne veut plus
souffrir la moindre apparence de trouble ; afin, mes
Frères, que vous entendiez que c'est un pontife
miséricordieux , qui , sans force et sans violence ,
d'un esprit tranquille et d'un sens rassis , s'immole
lui-même volontairement, poussé par l'amour de
notre salut. De là cette action remise et paisible qui
fait qu'au milieu de tant de douleurs <f il meurt plus
3) doucement, dit saint Augustin (0, que nous n'a-
» vous accoutumé de nous endormir ».
Voilà , chrétiens , ce grand mystère que j'avois
promis de vous découvrir; mais ne croyez pas qu'il
soit achevé en la personne de Jésus-Christ : il inspire
ce sentiment à sa sainte mère, parce qu'elle doit avoir
part à ce sacrifice ; elle doit aussi immoler ce Fils :
c'est pourquoi elle se compose aussi bien que lui ,
elle se tient droite au pied de la croix , pour marquer
une action plus délibérée; et malgré toute sa dou-
leur, elle l'offre de tout son cœur au Père éternel ,
pour être la victime de sa vengeance. Mes Frères ,
C>) Tract, cxix. in Joan. n. 6, tom. lu , part, ii , col. 8o3.
192 SUR LA COMPASSION
réveillez vos attentions , venez apprendre de cette
Vierge à sacrifier à Dieu constamment tout ce que
vous avez de plus cher. Voilà Marie au pied de la
croix, qui s'arrache le cœur, pour livrer son Fils
unique à la mort : elle l'offre, non pas une fois; elle
n'a cessé de l'offrir depuis que le bon Siméon lui eut
prédit, par l'ordre de Dieu, les étranges contradic-
tions qu'il devoit souffrir. Depuis ce temps-là , chré-
tiens, elle l'offre tous les momens de sa vie; elle en
achève l'oblation à la croix. Avec quelle résignation ?
c'est ce qu'il n'est pas possible que je vous explique :
jugez-en vous-mêmes par l'Evangile et par la suite
de ses actions.
Ah ! « votre Fils, lui dit Siméon (0 , sera mis en
» butte aux contradictions; et votre ame, ô mère,
» sera percée d'un glaive ». Parole effroyable pour
une mère. Il est vrai que ce bon vieillard ne lui dit
rien en particulier des persécutions de son Fils ; mais
ne croyez pas , chrétiens , qu'il veuille épargner sa
douleur : non , non , chrétiens , ne le croyez pas ;
c'est ce qui l'afflige le plus , en ce que , ne lui disant
rien en particulier, il lui laisse à appréhender toutes
choses. Car est-il rien de plus rude et de plus affreux
que cette cruelle suspension d'une ame menacée de
quelque grand mal , et qui ne peut savoir ce que
c'est ? Ah ! cette pauvre ame, confuse, étonnée, qui
se voit menacée de toutes parts, qui ne voit de toutes
parts que des glaives pendans sur sa tête, qui ne sait
de quel côté elle se doit mettre en garde , meurt en
un moment de mille morts. C'est là que sa crainte
toujours ingénieuse pour la tourmenter, ne pouvant
CO Luc. II. 34 , 35.
savoir
DE LA SAINTE VIERGE. 198
savoir son destin , ni le mal qu'on lui prépare , va
parcourant tous les maux les uns après les autres ,
pour faire son supplice de tous; si bien qu'elle souf-
fre toute la douleur que donne une prévoyance as-
surée, avec toute cette inquiétude importune, toute
l'angoisse et l'anxiété qu'apporte une crainte dou-
teuse. Dans cette cruelle incertitude, c'est une es-
pèce de repos que de savoir de quel coup il faudra
mourir; et saint Augustin a raison de dire qu' « il est
)) moins dur sans comparaison de souffrir une seule
» mort, que de les appréhender toutes « : Lon^e sa-
tins est unam perpeti moriendo j quam omnes timere
Qjwendo (0.
C'est ainsi qu'on traite la divine Vierge. O Dieu 1
qu'on ménage peu sa douleur ! Pourquoi la frappez-
vous de tant de côtés? qu'elle sache du moins à quoi
se résoudre : ou ne lui dites rien de son mal , pour
ne la point tourmenter par la prévoyance ; ou dites-
lui tout son mal , pour lui en ôter du moins la
surprise. Chrétiens, il n'en sera pas de la sorte,
on la veut éprouver : on le lui prédira , afin
qu'elle le sente long-temps ; on ne lui dira pas ce
que c'est, pour ne pas ôter à la douleur la secousse
que la surprise y ajoute. O prévoyance ! ô surprise !
ô ciel I ô terre ! ô mortels ! étonnez-vous de cette
constance ! Ohstupescite (2) ! Ce qu'on lui prédit lui
fait tout craindre , ce qu'on exécute lui fait tout
sentir. Voyez cependant sa tranquillité ; là elle ne
demande point : Qu'arrivera-t-il ? quoi qu'il arrive ;
ici elle ne murmure pas de ce qui est arrivé : Dieu
(0 De Civit. Dei. lib. i, cap. xr, tom.\n, col. la. — (2) Jeiem.
II. 12.
BOSSUET. XIII. l3
194 SURLACOMPASSION
l'a voulu, il faut le vouloir. La crainte n'est pas cu-
rieuse ; la douleur n'est pas impatiente : la première
ne s'informe pas de l'avenir; quoi qu'il arrive, il faut
s'y soumettre : la seconde ne se plaint pas du pré-
sent : Dieu l'a voulu , il faut se résoudre. Voilà les
deux actes de résignation ; se préparer à tout ce qu'il
veut, se résoudre à tout ce qu'il fait.
Marie , alarmée dans sa prévoyance , regarde déjà
son Fils comme une victime : elle le voit déjà tout
couvert de plaies ; elle le voit dans ses langes comme
enseveli ; il lui est, dit-elle, « un faisceau de myrrhe
)) qui repose entre ses mamelles » : Fasciculus myr-
rhœ dilectus meus mihi (0. C'est, dit -elle, un
faisceau de myrrhe , à cause de sa mort qui est tou-
jours présente à ses yeux. Spectacle horrible pour
une mère ! O Dieu, il est à vous; je consens à tout,
faites-en votre volonté : elle lui voit donner le coup
à la croix. Achevez , ô Père éternel : ne faut-il plus
que mon consentement pour livrer mon Fils à la
mort ? je lui donne , puisqu'il vous plaît; je suis ici
pour souscrire à tout ; mon action vous fait voir que
je suis prête : déchargez sur lui toute votre colère :
ne vous contentez pas de frapper sur lui ; prenez
votre glaive pour percer mon ame , déchirez toutes
mes entrailles , arrachez-moi le cœur en m'ôtant ce
Fils bien- aimé.
Ah î mes Frères , je n'en puis plus. Je voulois vous
exhorter ; c'est Marie qui vous parlera ; c'est elle qui
vous dira que vous ne sortiez point de ce lieu sans
donner à Dieu tout ce que vous avez de plus cher.
Est-ce un mari , est-ce un fds? ah î vous ne le per-
CO Cant. I. 12.
DE LA SAINTE VIERGE. IqS
drez pas, pour le déposer en ses mains; il rendra le
tout au centuple. Marie reçoit plus qu'elle ne lui
donne. Dieu lui rendra bientôt ce Fils bien-ainié;
et en attendant, chrétiens, en le lui ôtant pour trois
jours, il lui donne pour la consoler tous les chré-
tiens pour enfans : c'est par où je m'en vais conclure.
TROISIÈME POINT.
C'est au disciple bien-aimé de notre Sauveur,
c'est au cher Fils de la sainte Vierge , et au premier-
né des enfans que Jésus-Christ son Fils lui donne à
la croix , de vous représenter le mystère de cette fé-
condité merveilleuse : et il le fait aussi dans l'Apo-
calypse par une excellente figure. « Il parut, dit-il,
» un grand signe au ciel ; une femme environnée
» du soleil , qui avoit la lune à ses pieds et la tête
» couronnée d'étoiles, et elle faisoit de grands cris
» dans le travail de l'enfantement (0 ». Saint Au-
gustin nous assure que cette femme c'est la sainte
Vierge (2) ; et il seroit aisé de le faire voir par plu-
sieurs raisons convaincantes. Mais de quelle sorte
expliquerons-nous cet enfantement douloureux ? ne
savons-nous pas, chrétiens, puisque c'est la foi de
l'Eglise, que Marie a été exempte de cette com-
mune malédiction de toutes les mères, et qu'elle a
enfanté sans douleur, comme elle a conçu sans cor-
ruption ? Comment donc démêlerons-nous ces con-
trariétés apparentes ?
C'est ici qu'il nous faut entendre deux enfante-
(0 Apoc. XII. I. ^- W Serm. iv. de Simp. ad Catec. cap. i, tom. vi,
GOI 575.
îg6 SUR LA. COMPASSION
mens de Marie : elle a enfante' Je'sus-Christ, elle a
enfante' les fidèles ; c'est-à-dire , elle a enfante' l'in-
nocent, elle a enfante' les pe'cheurs : elle enfante
l'innocent sans peine -, mais il falloit qu elle enfantât
les pe'cheurs parmi les douleurs et les cris : et vous en
serez convaincus, si vous conside'rez attentivement à
quel prix elle les achète. Il faut qu'il lui en coûte son
Fils unique -, elle ne peut être mère des chre'tiens ,
qu'elle ne donne son bien-aimé à la mort : ô fécon-
dité'douloureuse ! Mais il faut, Messieurs, vous la
faire entendre, en rappelant à votre me'moire cette
ve'rité importante , que c'e'toit la volonté' du Père
éternel de faire naître les enfans adoptifs par la mort
du Fils ve'ritable. Ah ! qui pourroit ne s'attendrir
pas à la vue d'un si beau spectacle ?
Il est vrai qu'on ne peut assez admirer cette im-
mense charité de Dieu par laquelle il nous a choisis
pour enfans. Il a engendré dans l'éternité un Fils
qui est égal à lui-même , qui fait les délices de son
cœur, qui contente entièrement son amour comme
il épuise sa fécondité ; et néanmoins , ô bonté ! ô
miséricorde l ce Père , ayant un Fils si parfait , ne
laisse pas d'en adopter d'autres : cette charité qu'il a
pour les hommes , cet amour inépuisable et sura-
bondant fait qu'il donne des frères à ce premier-né ,
des compagnons à cet unique , et enfin des cohéri-
tiers à ce bien-aimé de son cœur : il fait quelque
chose de plus, et vous le verrez bientôt au Calvaire.
Non-seulement il joint à son propre Fils des enfans
qu'il adopte par miséricorde ; mais , ce qui passe
toute créance, il livre son propre Fils à la mort pour
DE LA SAINTE VIF, RGK. 197
faire naître les adoptifs. Qui voudroit adopter à ce
prix , et donner un fils pour des étrangers ? c est
ne'anmoins ce que fait le Père éternel.
Et ce n'est pas moi qui le dis , c'est Jésus qui nous
l'enseigne dans son Evangile. « Dieu a tant aimé le
)) monde » ; écoutez, hommes mortels, voilà l'amour
de Dieu qui paroît sur nous, c'est le principe de
notre adoption; « qu'il a donné son Fils unique (0 » :
ah ! voilà le Fils unique livré à la mort ; paroissez
maintenant, enfans adoptifs ; «afin que ceux qui
» croient ne périssent pas, mais qu'ils aient la via
» éternelle ». Ne voyez-vous pas manifestement qu'il
donne son propre Fils à la mort, pour faire naître
les enfans d'adoption ; et que cette même charité du
Père qui le livre , qui l'abandonne , qui le sacrifie ,
nous adopte , nous vivifie et nous régénère : comme
si le Père éternel ayant vu que l'on n'adopte des en-
fans que lorsqu'on n'en a point de véritables, son
amour et inventif et ingénieux lui avoit heureuse-
ment inspiré. pour nous ce dessein de miséricorde,
de perdre en quelque sorte son Fils pour donner
lieu à l'adoption , et de faire. mourir l'unique héri-
tier pour nous faire entrer en ses droits. Par consé-
quent, enfans d'adoption, que vous coûtez donc au
Père éternel \
Mais ne vous persuadez pas que Marie en soit
quitte à meilleur marché : elle est l'Eve de la nou-
velle alliance et la mère commune de tous les fidèles ^
mais il faut qu'il lui en coûte la mort de son pre-
mier-né , il faut qu'elle se joigne au Père éternel, et
qu'ils livrent leur commun Fils d'un commun ac-
(0 Joan. III. iG.
igS SUR LA COMPASSION
cord au supplice. C'est pour cela que la Providence
l'a appelée au pied de la croix ; elle y vient immoler
son Fils véritable : qu'il meure , afin que les hommes
vivent. Elle y vient recevoir de nouveaux enfans :
« Femme , dit Jésus , voilà votre Fils (0 ». O enfan-
tement vraiment douloureux ! 6 fécondité qui lui
est à charge ! Car quels furent ses sentimens , lors-
qu'elle entendit cette voix mourante du dernier
adieu de son Fils ? Non , je ne crains point de vous
assurer que de tous les traits qui percent son ame ,
celui-ci est sans doute le plus douloureux.
Je me souviens ici, chrétiens, que saint Paulin,
évêque de Noie , parlant de sa parente sainte Mé-
lanie , à qui d'une nombreuse famille il ne restoit
plus qu'un petit enfant, nous peint sa douleur par
ces mots : « Elle étoit, dit-il, avec cet enfant, reste
» malheureux d'une grande ruine; qui bien loin de
5) la consoler, ne faisoit qu'aigrir ses douleurs, et
3) sembloit lui être laissé pour la faire ressouvenir
» de son deuil , plutôt que pour réparer son dom-
» mage » : Unico tantîim sihi parvulo , incentore
potiiis quam consolatore lacrjmarum ^ ad memoriam
potiiis quam ad coinpensationem affectuum dere-
licto (2). Ne vous semble-t-il pas, mes Frères, que
ces paroles ont été faites pour représenter les dou-
leurs de la divine Marie ; « Femme, dit Jésus,
)) voilà votre fils » : Ecce filius tuus? Ah! c'est ici,
dit-elle, le dernier adieu; mon Fils, c'est à ce coup
que vous me quittez : mais hélas ! quel fils me don-
nez-vous en votre place? et faut- il que Jean me
coûte si cher? quoi, un homme mortel pour un
(■) Joan. XIX. 26. — (2) Epist. xxix. adSe^er. p. iSo.
DE LA SAINTE VIERGE. I99
homme-Dieu! Ah! cruel et funeste e'change ! triste
et malheureuse consolation !
Je le vois bien, ô divm Sauveur, vous n'avez pas
tant dessein de la consoler, que de rendre ses regrets
immortels. Son amour accoutumé à un Dieu, ne
rencontrant en sa place qu'un homme mortel, en
sentira beaucoup mieux ce qui lui manque; et ce fils
que vous lui donnez , semble paroître toujours à ses
yeux , plutôt pour lui reprocher son malheur que
pour réparer son dommage. Ainsi cette parole la
tue, et cette parole la rend féconde : elle devient
mère des chrétiens parmi Teffort d'une affliction sans
mesure. On tire de ses entrailles ces nouveaux enfans
avec le glaive et le fer , et on entrouvre son cœur
avec une violence incroyable , pour y enter cet
amour de mère qu'elle doit avoir pour tous les fi-
dèles.
Chrétiens, enfans de Marie, mais enfans de ses
déplaisirs, enfans de sang et de douleurs, pouvez-
vous écouter sans larmes les maux que vous avez
faits à votre Mère? pouvez-vous oublier ses cris parmi
lesquels elle vous enfante ? L'Ecclésiastique disoit au-
trefois : Gemitus matris tuœ ne ohlwiscaris (0 :
(c N'oublie pas les gémissemens de ta mère «. Chré-
tien, enfant de la croix, c'est à toi que ces paroles
s'adressent : quand le monde t'attire par ses volup-
tés; pour détourner l'imagination de ses délices per-
nicieuses, souviens-toi des pleurs de Marie, et n'ou-
blie jamais les gémissemens de cette Mère si cha-
ritable : Gemitus matris tuœ ne ohliviscaris. Dans
les tentations violentes, lorsque tes forces sont pres-
\*) Ecdi. VII. 29.
200 SUR LÀ COMPASSION
que abattues, que tes pieds chancèlent dans la droite
voie , que l'occasion , le mauvais exemple , ou l'ar-
deur de la jeunesse te presse , n'oublie pas les gémis-
semens de ta Mère : Ne obllviscaris. Souviens -toi
des pleurs de Marie, souviens-toi des douleurs cruel-
les dont tu as déchiré son cœur au Calvaire; laisse-
toi émouvoir au cri d'une Mère. Misérable, quelle
est ta pensée? veux-tu élever une autre croix pour y
attacher Jésus- Christ ? veux-tu faire voir à Marie
son Fils crucifié encore une fois? veux-tu couronner
sa tête d'épines, fouler aux pieds à ses yeux le sang
du nouveau Testament , et par un si horrible spec-
tacle rouvrir encore toutes les blessures de son
amour maternel ? A Dieu ne plaise , mes Frères ,
que nous soyons si dénaturés ! laissons-nous émou-
voir aux cris d'une Mère.
Mes enfans , dit-elle , jusqu'ici je n'ai rien souf-
fert, je compte pour rien toutes les douleurs qui
m'ont affligée à la croix; le coup que vous me donnez
par vos crimes , c'est là véritablement celui qui me
blesse. J'ai vu mourir mon Fils bien -aimé; mais
comme il soufFroit pour votre salut , j'ai bien voulu
l'immoler moi-même , j'ai bu cette amertume avec
joie. Mes enfans, croyez-en mon amour : il me sem-
ble n'avoir pas senti cette plaie , quand je la com-
pare aux douleurs que me donne votre impénitence.
Mais quand je vous vois sacrifier vos âmes à la fu-
reur de Satan; quand je vous vois perdre le sang de
mon Fils en rendant sa grâce inutile, faire un jouet
de sa croix par la profanation de ses sacremens, ou-
trager sa miséricorde en abusant si long-temps de sa
patience; quand je vois que vous ajoutez l'insolence
DE LA SAINTE VIEUGÏÏ. 20^
au crime, qu'au milieu de tant de pèches vous mé-
prisez le remède de la pe'nitence , ou que vous le
tournez en poison par vos rechutes continuelles,
amassant sur vous des trésors de haine et de fureur
éternelle par vos cœurs endurcis et impénitens; c'est
alors, c'est alors que je me sens frappée jusqu'au
vifj c'est là, mes enfans, ce qui me perce le cœur,
c'est ce qui m'arrache les entrailles.
Voilà , mes Frères , si vous l'entendez , ce que
vous dit Marie au Calvaire. C'est de ces cris, c'est de
ces paroles que vous entendrez retentir tous les
coins de cette montagne , si vous y allez durant ces
saints jours. C'est en ce lieu que je vous invite du-
rant ce temps sacré de la passion : c'est là que le
sang et les larmes , les douleurs cruelles du Fils , la
compassion de la Mère, la rage des ennemis, la cons-
ternation des disciples, les cris des femmes pieuses,
la voix des blasphèmes que vomissent les Juifs , celle
du larron qui demande pardon, celle du sang [qui
sollicite miséricorde, celle de vos péchés qui pro-
voque la justice, feront sur vos cœurs des impres-
sions propres à vous faire entrer dans tous les sen-
timens qu'exigent de vous les grands mystères qui
s'opèrent pour votre rédemption ; et après en avoir
recueilli le fruit et les avoir accomplis en vous, vous
en recevrez la consommation dans la gloire, que je
vous souhaite. ]
202 SUR LA COMPASSION
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11.^ SERMON
POUR LE VENDREDI
DE LA SEMAINE DE LA PASSION.
SUR LA COMPASSION DE LA SAINTE VIERGE.
Constance admirable de Jésus sur sa croix : ses dernières dispo-
sitions : mystère qu'elles contiennent. Combien Tamitié réciproque
du Fils et de la Mère sont inconcevables. Excellence et avantages
de Tunion très-parfaite de Marie avec le Père éternel : pouvoir de
cette Mère sur le cœur de son Fils. Marie , mère commune de tous
les fidèles : comment elle les a enfantés : quelle est la mesure de
son amour pour eux. En quoi consiste la véritable dévotion à la
sainte Vierge : qui sont les dévots superstitieux, et ceux que Marie
reconnoît pour ses enfans.
^/»^-».'%.'%'^*.'%-'% %*"*/*.*/»/»*
Dicit Jésus Malri suae : Mulier, ecce Filius tuus. Deinde
dicit discipulo : Ecce mater tua.
Jésus dit à sa Mère : Femme ^ voilà votre Fils. Après il
dit à son disciple : J^oilà votre mère, Joan. xix. 26.
01 jamais l'amour est ingénieux, si jamais il pro-
duit de grands et de nobles effets, il faut avouer
que c'est particulièrement à l'extre'mité de la vie
qu'il fait paroître ses plus belles inventions et ses
plus généreux transports. Comme l'amitié semble
ne vivre que dans la compagnie de l'objet aimé;
DE LA SAINTE VIERGE. T>.o3
quand elle se voit menacée d'une séparation éter-
nelle , autant qu'une loi fatale l'éloigné de sa pré-
sence, autant elle tâche de durer dans le souvenir.
C'est pourquoi les amis mêlent ordinairement des
actions et des paroles si remarquables parmi les
douleurs et les larmes du dernier adieu, que lorsque
l'histoire en peut découvrir quelque chose, elle a
accoutumé d'en faire ses observations les plus cu-
rieuses.
L'histoire sainte, chrétiens, ne les oublie pas, et
vous en voyez une belle preuve dans le texte que j'ai
allégué. Saint Jean , le bien-aimé du Sauveur, que
nous pouvons appeler l'Evangéliste d'amour, a été
soigneux de nous recueillir les dernières paroles
dont il a plu à son cher maître d'honorer en mou-
rant, et sa sainte Mère et son bon ami; c'est-à-dire
les deux personnes du monde qu'il aimoit le plus.
O Dieu ! que ces paroles sont dignes d'être médi-
tées, et qu'elles peuvent servir de matière à de belles
réflexions ! Car, je vous demande, y a-t-il chose plus
agréable que de voir le sauveur Jésus être libéral ,
même dans son extrême indigence ? Hélas ! il a dit
plusieurs fois que son bien n'étoit pas sur la terre ;
il n'y a pas eu seulement de quoi reposer sa tête :
et pendant qu'il est à la croix, je vois l'avare soldat
qui partage ses vêtemens, et joue à trois dés sa tu-
nique mystérieuse ; tellement qu'il semble que la
rage de ses bourreaux ne lui laisse pas la moindre
chose dont il puisse disposer en faveur des siens. Et
cependant , chrétiens , ne croyez pas qu'il sorte de
ce monde sans leur laisser quelque précieux gage
de son amitié.
So4 SUR LA COMPASSION
L'antiquité a fort remarqué (0 l'action d'un cer-
tain philosophe ('*') , qui , ne laissant pas en mourant
de quoi entretenir sa famille, s'avisa de léguer à ses
amis sa mère et ses enfans par son testament. Ce que
la nécessité suggéra à ce philosophe , l'amour le fait
faire à mon maître d'une manière bien plus admi-
rable. Il ne donne pas seulement sa Mère à son ami,
il donne encore son ami à sa sainte Mère , il leur
donne à tous deux ; et il les donne tous deux ; et l'un
et l'autre leur est également profitable : Ecce filius
tuuSj ecce mater tua. O bienheureuse Marie , ces
paroles ayant été prononcées et par votre Fils et
par notre maître, nous ne doutons pas qu'il ne les
ait dites et pour vous consoler et pour nous ins-
truire. Nous en espérons l'intelligence par vos priè-
res ; et afin que vous nous fassiez entendre les pa-
roles par lesquelles vous êtes devenue mère de saint
Jean , nous vous allons adresser une autre parole
qui vous a rendue Mère du Sauveur : toutes deux
vous ont été portées de la part de Dieu ; mais vous
reçûtes l'une de la propre bouche de son Fils unique ,
et l'autre vous fut adressée par le ministère d'un ange
qui vous salua en ces termes : ^y^e ^ gratid plena.
Parmi tant d'objets admirables que la croix du
sauveur Jésus présente à nos yeux, ce que nous
fait remarquer saint Jean - Chrysostôme , traitant
l'Evangile que nous avons lu ce matin , est digne , à
mon avis, d'une considération très -particulière. Ce
grand personnage, contemplant le Fils de Dieu prêt
CO Lucian. Dialog. Toxar. seu Ainicit.
(*) Eiidamidas de Corinthe.
DE LA SA.IIVTE VIEllGE. 20^
à rendre l'ame, ne se lasse point d'admirer comme
il se possède dans son agonie, et comme il paroît
absolument maître de ses actions. La veille de sa
mort, dit ce saint évéqiie (0, il sue, il tremble, il
fre'mit , tant l'image de son supplice lui paroît ter-
rible ; et dans le fort des douleurs, vous diriez que
ce soit un autre homme , à qui les tourmens ne font
plus rien. Il s'entretient avec ce bienheureux larron,
d'un sens rassis et sans s'émouvoir : il considère et
reconnoît distinctement ceux des siens qui sont au
pied de sa croix, il leur parle, il les console ; enfin
ayant remarqué que tout ce qu'il avoit à faire étoit
accompli , qu'il avoit exécuté de point en point la
volonté de son Père, il lui rend son ame avec une
action si paisible, si libre, si préméditée , qu'il est
aisé à juger que « personne ne la lui ravit, mais
)) qu'il la donne lui-même de son plein gré « , ainsi
qu'il l'assure : Neino tollit eam à me , sed ego pono
eaiii à meipso (2). Qu'est-ce à dire ceci, demande
saint Jean-Ghrysostôme ? comment est-ce que l'ap-
préhension du mal l'afflige si fort, puisqu'il semble
que le mal même ne le touche pas? est-ce point que
l'économie de notre salut devoit être tout ensemble
un ouvrage de force et d'infirmité? Il vouloit mon-
trer par sa crainte qu'il étoit comme nous sensible
aux douleurs, et faire voir par sa constance qu'il
savoit bien maîtriser ses inclinations, et les faire cé-
der à la volonté de son Père. Telle est la raison que
nous pouvons tirer de saint Jean-Chrysostôme ; et
je vous avoue , chrétiens, que je n'aurois pas la har-
«'^0 In Joan. Hom. lxxxv, tom. viii, n, 2, pa§. 5o5, 5o6. —
(') Joan. X. 18.
206 SUR LA COMPASSION
diesse d'y ajouter mes pense'es, si le sujet que je traite
ne m'y obligeoit.
Je considère donc le Sauveur pendu à la croix ,
non-seulement comme une victime innocente qui
se dévoue volontairement pour notre salut, mais
encore comme un père de famille qui sentant ap-
procher son heure dernière, dispose de ses biens par
son testament; et sur une vérité si connue, je fonde
cette réflexion que je fais. Un homme est malade en
son lit ; on le vient avertir de donner ordre à ses af-
faires au plutôt , parce que sa santé est désespérée
par les médecins : en même temps, si abattu qu'il
soit par la violence du mal , il fait un dernier effort
pour ramasser ses esprits , afin de déclarer sa der-
nière volonté d'un jugement sain et entier. Il me
semble que mon Sauveur a fait quelque chose de
semblable sur le lit sanglant de la croix. Ce n'est pas
que je veuille dire que la douleur ou l'appréhension
de la mort aient jamais pu troubler tellement son
esprit, qu'elles lui empêchassent aucune de ses fonc-
tions : plutôt ma langue demeure à jamais immo-
bile, que de prononcer une parole si téméraire. Mais
comme il vouloit témoigner à tout le monde qu'il
ne faisoit rien en cette rencontre qui ne partît d'une
mûre délibération, il jugea à propos de se comporter
de telle sorte qu'on ne pût pas remarquer la moin-
dre émotion en son ame ; afin que son testament ne
fût sujet à aucun reproche. C'est pourquoi il s'a-
dresse à sa Mère et à son disciple avec une con-
tenance si assurée , parce que ce qu'il avoit à leur
dire devoit faire une des principales clauses de son
testament : et en voici le secret.
DE LA SAINTE VIE II G E. ^O'J
Le Fils de Dieu n'avoit rien qui fût plus à lui que
sa Mère ni que ses disciples, puisqu'il se les aclie-
toit au prix de son sang : c'est une chose très-as-
surée, et il en peut disposer comme d'un héritage
très-bien acquis. Or^ dans cette dernière disgrâce,
tous ses autres disciples l'ont abandonné; il n'y a
que Jean son bien-aimé qui lui reste : tellement que
je le considère aujourd'hui comme un homme qui
représente tous les fidèles, et partant nous devons
être disposés à nous appliquer tout ce qui regardera
sa personne. Je vois , ô mon Sauveur ! que vous lui
donnez votre Mère, et « incontinent il en prend
» possession comme de son bien » : Et ex illa liora
accepit eam discipulus in sua (0. Entendons ceci,
chrétiens. Sans doute nous avons bonne part dans
ce legs pieux : c'est à nous que le Fils de Dieu donne
la bienheureuse Marie, en même temps qu'il la
donne à son cher disciple. Voilà ce mystérieux ar-
ticle du testament de mon Maître, que j'ai jugé né-
cessaire de vous réciter, pour en faire ensuite le su-
jet de notre entretien.
N'attendez pas , ô fidèles , que j'examine en détail
toutes les conditions d'un testament, afin d'en faire
un rapport exact aux paroles de mon Evangile : ne
vaut-il pas bien mieux que , laissant à part cette sub-
tilité de comparaisons, nous employions tous nos
soins à considérer attentivement le bien qu'on nous
fait ? Jésus regarde sa mère , dit l'auteur sacré (2} :
ses mains étant clouées, il ne peut la montrer du
doigt, il la désigne des yeux; et par toutes ses actions
il se met en état de nous la donner. Celle qu'il nous
(0 Joan. XIX. 27. — W Ibid. 26,
2 08 SUR LA COMPASSION
donne, c'est sa propre mère; par conséquent sa pro-
tection est puissante, et elle a beaucoup de crédit
pour nous assister. Mais il nous la donne afin qu'elle
soit notre mère ; par conséquent sa tendresse pour
nous est extrême, et elle a une grande inclination
de nous bien faire : ce sont les deux points qui com-
poseront ce discours. Afin que nous puissions espé-
rer quelque assistance d'une personne près de la Ma-
jesté divine , il est nécessaire et que sa grandeur
l'approche de Dieu , et que sa bonté l'approche de
nous. Marie étant mère de notre Sauveur, sa qualité
l'élève bien haut auprès du Père éternel : Marie
étant notre mère , son affection la rabaisse jusqu'à
compatir à notre foiblesse : en un mot, elle peut
nous soulager, à cause qu'elle est mère de Dieu; elle
veut nous soulager, à cause qu'elle est notre mère.
C'est dans la déduction de ces deux raisonnemens
que je prétends établir une dévotion raisonnable à
la sainte Vierge , sur une doctrine solide et évangé-
lique ; et je demande , fidèles , que vous vous y ren-
diez attentifs.
PREMIER POINT.
L'une des plus belles qualités que la sainte Ecriture
donne au Fils de Dieu , c'est celle de Médiateur entre
Dieu et les hommes : c'est celui qui réconcilie toutes
choses en sa personne, il est le nœud des affections
du ciel et de la terre ; et la sainte alliance qu'il a
contractée avec nous , nous rendant son Père pro-
pice , nous donne un accès favorable au trône de sa
miséricorde. C'est sur cette vérité qu'est appuyée
toute l'espérance des enfans de Dieu, Gela étant ainsi,
voici
DE LA SAINTE VIERGE. 0,0Ç)
voici comme je raisonne. L'union que nous avons
avec le Sauveur, nous fait approcher de la Majesté
divine avec confiance : or, quand il a choisi Marie
pour sa mère, il a fait, pour ainsi dire, avec elle un
traité tout particulier; il a contracté une alliance
très-étroite, dont les hommes ni les anges ne peuvent
concevoir l'excellence; et par conséquent l'union
qu elle a avec Dieu , le crédit et la faveur qu'elle a
auprès du Père, n'est pas une chose que nous puis-
sions jamais concevoir. Je n'ai point d'autre raison-
nement à vous proposer dans cette première partie :
mais afin que nous en puissions pénétrer le fond , je
tâcherai de déduire par ordre quelques vérités, qui
nous feront reconnoître la sainte société qui est entre
Jésus et Marie ; d'où nous conclurons qu'il n'y a rien
dans l'ordre des créatures qui soit plus uni à la Ma-
jesté divine , que la sainte Vierge.
Je dis donc, avant toutes choses, qu'il n'y eut
jamais mère qui chérit son fils avec une telle ten-
dresse que faisoit Marie ; je dis qu'il n'y eut jamais
fils qui chérit sa mère avec une affection si puissante
que faisoit Jésus : j'en tire la preuve des choses les
plus connues. Interrogez une mère d'où, vient que
souvent en la présence de son fils elle fait paroître
une émotion si visible : elle vous répondra que le
sang ne se peut démentir ; que son fils c'est sa chair
et son sang , que c'est là ce qui émeut ses entrailles
et cause ses tendres mouvemens à son cœur; l'apôtre
même ayant dit que « personne ne peut haïr sa
3) chair » : Nemo enhn unquain carnem suam odio
habuiti^). Que si ce que je viens de dire est véritable
0) Ephes. V. 29.
BOSSUET. XIII- l4
210 SUR LA COMPASSION
des autres mères, il l'est encore beaucoup plus de
la sainte Vierge ; parce qu'ayant conçu de la vertu
du Très-haut, elle seule a fourni toute la matière
dont la sainte chair du Sauveur a e'té forme'e : et de
là je tire une autre considération.
Ne vous semble-t-il pas , chre'tiens , que la nature
a distribué avec quelque sorte d'égalité l'amour des
enfans entre le père et la mère ? c'est pourquoi elle
donne ordinairement au père une affection plus
forte , et imprime dans le cœur de la mère je ne sais
quelle inclination plus sensible. Et ne seroit - ce
point peut-être pour cette raison que quand l'un
des deux a été enlevé par la mort , l'autre se sent
obligé , par un sentiment naturel, à redoubler ses
affections et ses soins ? cela , ce me semble , est dans
l'usage commun de la vie humaine. Si bien que
la très-pure Marie n'ayant à partager avec aucun
homme ce tendre et violent amour qu'elle avoit pour
son fils Jésus , vous ne sauriez assez vous imaginer
jusqu'à quel point elle en étoit transportée , et com-
bien elle y ressentoit de douœurs. Ceci toutefois
n'est encore qu'un commencement de ce que j'ai à
vous dire.
Certes il est véritable que l'amour des enfans est
si naturel, qu'il faut avoir dépouillé tout sentiment
d'humanité pour ne l'avoir pas. Vous m'avouerez
néanmoins qu'il s'y mêle quelquefois certaines cir-
constances qui portent l'affection des parens à l'ex-
trémité. Par exemple , notre père Abraham n'avoit
jamais cru avoir des enfans de Sara ; elle étoit sté-
rile ; ils étoient tous deux dans un âge décrépit et
caduc : Dieu ne laisse pas de les visiter, et leur donne
DE T. A SAINTE VIERGE. îî T I
<in fils. Sans doute cette rencontre fit qu Abraham
le tenoit plus cher sans comparaison : il le considé-
roit, non tant comme son fils, que comme le « Fils
3) de la promesse » divine, Promissionis jilius (0,
que sa foi lui avoit obtenu du ciel lorsqu'il y pensoit
le moins. Aussi voyons-nous qu'on l'appelle Isaac ,
c'est-à-dire Ris (2) ; parce que venant en un temps
où ses parens ne l'espéroient plus, il devoit être
après cela toutes leurs délices. Et qui ne sait que
Joseph et Benjamin étoient les bien-aimés et toute la
joie de Jacob, à cause qu'il les avoit eus dans son
extrême vieillesse d'une femme que la main de Dieu
avoit rendue féconde sur le de'clin de sa vie ? Par où
il paroît que la manière dont on a les enfans , quand
elle est surprenante ou miraculeuse, les rend de
beaucoup plus aimables. Ici , chrétiens , quels dis-
cours assez ardens pourroient vous de'peindre les
maintes affections de Marie ? Toutes les fois qu'elle
regardoit ce cher Fils, ô Dieu! disoit-elle , mon
Fils, comment est-ce que vous êtes mon Fils? qui
l'auroit jamais pu croire, que je dusse demeurer
vierge , et avoir un Fils si aimable ? quelle main
vous a formé dans mes entrailles? comment y êtes-
vous entré, comment en êtes-vous sorti, sans laisser
de façon ni d'autre aucun vestige de votre passage ?
Je vous laisse à considérer jusqu'à quel point elle
s'estimoit bienheureuse , et quels dévoient être ses
transports dans ces ravissantes pensées : car vous
remarquerez, s'il vous plaît, qu'il n'y eut jamais
vierge qui aimât sa virginité avec un sentiment si
(0 Rom. IX. 9. — W Gènes, xxi. 6.
2ï2 SURLÂCOMPASSION
délicat. Vous verrez tout à l'heure où va cette ré-
flexion.
C'est peu vous dire qu'elle étoit à l'épreuve de
toutes les promesses des hommes ; j'ose encore avan-
cer qu'elle étoit à l'épreuve même des promesses de
Dieu. Cela vous paroît étrange sans doute ; mais il
n'y a qu'à regarder l'histoire de l'Evangile. Gabriel
aborde Marie , et lui annonce qu'elle concevra dans
ses entrailles le Fils du Très-haut (0, le Roi et le
restaurateur d'Israël : voilà d'admirables promesses.
Qui pourroit s'imaginer qu'une femme dût être trou-
blée d'une si heureuse nouvelle, et quelle vierge
n'oublieroit pas le soin de sa pureté dans une si belle
espérance ? Il n'en est pas ainsi de Marie ; au con-
traire elle y forme des difficultés. « Comment se
« peut-il faire, dit-elle (2), que je conçoive ce Fils
)) dont vous me parlez , moi qui ai résolu de ne con-
3) noître aucun homme » ? comme si elle eût dit : Ce
m'est beaucoup d'honneur, à la vérité, d'être mère
du Messie ; mais si je la suis, que deviendra ma vir-
ginité? Apprenez, apprenez, chrétiens , à l'exemple
de la sainte Vierge, l'estime que vous devez faire de
la pureté. Hélas ! que nous faisons ordinairement
peu de cas d'un si beau trésor ! le plus souvent parmi
nous on l'abandonne au premier venu, et qui le de-
mande, l'emporte. Et voici que l'on fait à Marie les
plus magnifiques promesses qui puissent jamais être
faites à une créature ; et c'est un ange qui les lui fait
de la part de Dieu -, remarquez toutes ces circons-
tances : elle craint toutefois , elle hésite j elle est
(0 LuQ. i. 3i , 32. ^ C») Ihid, 34.
DELASÀIJVTEVIEIIGE. 21 3
prête à dire que la chose ne se peut faire , parce
qu'il lui semble que sa virginité est inte'ressée dans
cette proposition : tant sa pureté lui est précieuse.
Quand donc elle vit le miracle de son enfantement,
ô mon Sauveur ! quelles étoient ses joies, et quelles
ses afïbctions ! Ce fut alors qu'elle s'estima vérita-
blement bénite entre toutes les femmes; parce qu'elle
seule avoit évité toutes les malédictions de son sexe :
elle avoit évité la malédiction des stériles par sa fé-
condité bienheureuse : elle avoit évité la malédiction
des mères, parce qu'elle avoit enfanté sans douleur,
comme elle avoit conçu sans corruption. Avec quel
ravissement embrassoit-elle son Fils, le plus aimable
des Fils ; et en cela plus aimable , qu'elle le recon-
noissoit pour son Fils , sans que son intégrité en fût
offensée?
Les saints Pères ont assuré (0 qu'un cœur virginal
est la matière la plus propre à être embrasée de l'a-
mour de notre Sauveur : cela est certain, chrétiens,
et ils l'ont tiré de saint Paul. Quel devoit donc être
l'amour de la sainte Vierge ? Elle savoit bien que
c'étoit particulièrement à cause de sa pureté , que
Dieu l'avoit destinée à son Fils unique : cela même ,
n'en doutez pas, cela même lui faisoit aimer sa vir-
ginité beaucoup davantage ; et d'autre part l'amour
qu'elle avoit pour sa sainte virginité , lui faisoit
trouver mille douceurs dans les embrassemens de
son Fils qui la lui avoit si soigneusement conser-
vée. Elle considéroit Jésus-Christ comme une fleur
que son intégrité avoit poussée ; et dans ce sentiment,
elle lui donnoit des baisers plus que d'une mère ,
C^) iS". Bernard, Serm. xxix. in Cantic. n. 8, tom. i, col. l'^'j^.
5l4 SUR LA COMPASSION
parce que c'étoient des baisers d'une mère vierge.
Voulez-vous quelque chose de plus , pour com-
prendre l'excès de son saint amour ? voici une der-
nière considération que je vous propose y tirée des
mêmes principes.
L'antiquité nous rapporte (0 qu'une reine des
Amazones souhaita passionnément d'avoir un fils de
la race d'Alexandre : mais laissons ces histoires pro-
fanes, et cherchons plutôt des exemples dans l'his-
toire sainte. Nous disions tout à l'heure que le pa-
triarche Jacob préféroit Joseph à tous ses autres
enfans : outre la raison que nous en avons apportée,
il y en a encore une autre qui le tondioit fort; c'est
qu'il l'avoit eu de Racliel qui ctoit sa bien-aimée :
cela le touchoit au vif Et saint Jean-Chrysostôme
nous rapportant . dans le premier livre du Sacer-
doce , les paroles caressantes et affectueuses dont sa
mère l'entretenoit, remarque ce discours entre beau-
coup d'autres. « Je ne pouvois, disoit-elle, ô mon
» fils , me lasser de vous regarder ; parce qu'il me
y> sembloit voir sur votre visage une ims^e vivante de
i) feu mon mari (^) ». Que veux-je dire par tous ces
exemples? Je prétends faire voir qu'une des choses
qui augmente autant l'alTection envers les enfans,
c'est quand on considère la personne dont on les a
eus ; et cela est bien naturel. Demandez maintenant
à Marie de qui elle a eu ee cher Fils : vient-il d'une
race mortelle? a-t-il pas fallu qu'elle fût couverte de
la vertu du Très-haut? est-ce pas le Saint-Esprit
qui l'a remplie d'un germe céleste parmi les délices
de ses chastes embrassemens, et qui se coulant sur
(i) Quint. Cur. L vi. — W De Sacerd, /. i, «. 5, tom. i, p. 064.
DE LA SAINTE VIT, IIGE. 2 1 !!)
son corps très-pur d'une manière inefllible, y a formé
celui qui clevoit être la consolation d'Israël et l'at-
tente des nations? C'est pourquoi l'admirable saint
Grégoire dépeint en ces termes la conception du
Sauveur. Lorsque le doigt de Dieu composoit la
chair de son Fils du san§ le plus pur de Marie; « la
» concupiscence, dit-il, n'osant approcher, regar-
» doit de loi» avec étonnement un spectacle si nou-
» veau, et la nature s'arrêta toute surprise de voir
» son Seigneur et son Maître dont la seule vertu
» agissoit sïir cette chair virginale « : Stetit natura
contra j, et concupiscentia lon^e ^ cuin stupore Do~
minuni naiitrcs intuentes in corpore inirabiliter ope-
rantem (0.
Et n'est-ce pas ce que la Vierge elle-même chante
avec une telle allégresse dans ces paroles de son can-
tique : Fecil mihi ma^na qui petens est (^); « Le
» Tout-puissiint m'a fait de grandes choses » ? Et que
vous a-t-il fait , ô Maide ! certes elle ne peut nous le
dire; seulement elle s'écrie toute transportée, qu'il
lui a fait de grandes choses : Fecit mihi magna qui
potens est. C'est qu'elle se sentoit enceinte du Saiat-Es-
prrt : elle voyoit qu'elle avoit un Fils qui étoit d^me
race divine; elle ne savoit comment faire, ni pour cé-
lébrer la muniiicence divine, ni pour témoigner assez
son ravissement , d'avoir conçu un Fik qui n'eût
point d'autre Père que Dieu. Que si elle ne peut
elle-même nous exprimer ses transports, qui suis-je,
chrétiens , pour vous décrire ici la tendresse extrême
et l'impétuosité de son amour maternel^ qui étoit en-
(0 Serm. ii. in Annunc, B. V, M, inter Op. S. Greg. Thaum*
é-fUt. 1621 , p. 20.— (2) l^uc. I. 4o.
2l6 SURLACOMrASSION
flamme par des considérations si pressantes? Que
les autres mères mettent si haut qu'il leur plaira
cette inclination si naturelle qu'elles ressentent pour
leurs enfans ; je crois que tout ce qu elles en disent
est très-véritable , et nous en voyons des effets qui
passent de bien loin tout ce que Ton pourroit s'en
imaginer : mais je soutiens , et je vous prie de consi-
dérer cette vérité , que l'affection d'une bonne mère
n'a pas tant d'avantage par-dessus les amitiés ordi-
naires, que l'amour de Marie surpasse celui de toutes
les autres mères. Pour quelle raison ? c'est parce
qu'étant mère d'une façon toute miraculeuse, et
avec des circonstances tout-à-fait extraordinaires,
son amour doit être d'un rang tout particulier. Et
comme l'on dit , et je pense qu'il est véritable , qu il
faudroit avoir le cœur d'une mère pour bien conce-
voir quelle est l'affection d'une mère; je dis tout
de même qu'il faudroit avoir le cœur de la sainte
Vierge pour bien concevoir l'amour de la sainte
Vierge.
Et que dirai-je maintenant de celui de notre Sau-
veur? Certes, je l'avoue, chrétiens, je me trouve
bien plus empêché à dépeindre l'affection du Fils,
que je ne l'ai été à vous représenter celle de la mère :
car je suis certain qu'aiitant que notre Seigneur sur-
passe la sainte Vierge en toute autre chose, d'autant
est-il meilleur Fils qu'elle n'étoit bonne mère. Il n'y
a rien qui me touche plus dans l'histoire de l'Evan-
gile, que de voir jusqu'à quel excès le sauveur Jésus
a aimé la nature humaine : il n'a rien dédaigné de
tout ce qui étoit de l'homme : il a tout pris, excepté
le péché ; tout jusqu'aux moindres choses ; tout jus-
DE LA SAINTE VIERGE. ^l'J
qu'aux plus grandes infirmités. Que j'aille au jardin
des Olives, je le vois dans la crainte, dans la tris-
tesse, dans une telle consternation, qu'il sue sang
et eau dans la seule considération de son supplice.
Je n'ai jamais ouï dire que cet accident fût arrivé à
autre personne qu'à lui : ce qui m'oblige de croire
que jaiJiais homme n'a eu les passions ni si délicates
ni si fortes que mon Sauveur. Quoi donc ! ô mon
Maître , vous vous êtes revêtu si franchement de ces
sentimens de foiblesse , qui sembloient même être
indignes de votre personne : vous les avez pris si
purs, si entiers, si sincères : que sera-ce après cela
de l'amour envers les parens; étant certain qu'il n'y
a rien dans la nature de plus naturel , de plus équi-
table , de plus nécessaire ; vu particulièrement qu'elle
est votre mère, non par un événement fortuit, mais
que l'on vous l'a prédestinée dès l'éternité, préparée
et sanctifiée dans le temps , promise par tant d'ora-
cles divins , que vous-même vous l'avez choisie comme
celle qui vous plaisoit le plus parmi toutes les créa-
tures.
Et à ce propos, j'ose assurer une chose, qui n'est
pas moins véritable , qu'elle vous paroîtra peut-être
d'abord extraordinaire. Je sais bien que toute la
gloire de la sainte Vierge vient de ce qu'elle est
mère du Sauveur; et je dis de plus qu'il y a beau-
coup de gloire au Sauveur d'être le Fils de la Vierge.
N'appréhendez pas, chrétiens, que je veuille déro-
ger à la grandeur de mon Maître par cette proposi-
tion. Mais quand je vois les saints Pères, parlant de
notre Seigneur, prendre plaisir à l'appeler par hon-
neur le Fils d'une vierge, je ne puis plus douter
2X8 SUR LA COMPASSION
qu ils n'aient estimé que ce titre lui plaisoit fort, et
qu'il lui étoit exti émement honorable. Sur quoi j'ap-
prends une chose de saint Augustin (0, qui donne,
à mon avis , un grand poids à cette pensée. La con-
cupiscence, dit- il, qui se mêle, comme vous savez,
dans les générations communes, corrompt tellement
la matière qui se ramasse pour former nos corps ,
que la chair qui en est composée eu contracte une
corruption nécessaire. Je ne m'étends point à éclair^
cir cette vérité : je me contente de dire que vous la,
trouverez dans mille beaux endroits de saint Au-
gustin. Que si ce commerce ordinaire ayant quelque
chose d'impur , fait passer en nos corps un mélange
d'impureté; je puis assurer au contraire que le fruit
d'une chair virginale, tirera d'une racine si pure
une pureté sans égale. Cette conséquence est cer-
taine et suit évidemment des principes de saint Au-
gustin. Et comme le corps du Sauveur devoit être
plus pur que les rayons du soleil ; de là vient , dit
ce grand évêque , qu « il s'est choisi dès l'éternité
M une mère vierge » : Ideo virginem matrem^.,.^
piâfide sanctum germen in se Jieri promerentem y**
de qua crearetur elegit (2). Car il étoit bieaséant que
la sainte chair du Sauveur fût, pour ainsi dire, em-
bellie de toute la pureté d'un sang virginal , afin
qu elle fût digne d'être unie au Verbe divin , et
d'être présentée au Père éternel eomme une victime
vivante pour l'expiation de nos fautes : tellement
que la pureté qui est dans la chair de Jésus , est dé-
(0 DePecc, merit. lib. ii, n. ^9, loni. x, col. 70. Cont. J ulian. îih. v,
n. 1 7 . Ihid. col. 6^7 • — Sj De, Pecçat. merit, et remiss. Lu y cap,^ xxi v,
n. 38, tom. x, col. 61.
DE LA SAINTE VIERGE. 219
rivée en partie de cette pureté angélique que le
Saint-Esprit coula dans le corps de la Vierge , lors-
que, charmé de son intégrité inviolable, il la sanc-
tifia par sa présence , et la consacra comme un
temple vivant au Fils du Dieu vivant.
Faites maintenant avec moi cette réflexion, chré-
tiens. Mon Sauveur, c'est l'amant et le chaste Epoux
des vierges : il se glorifie d'être appelé le Fils d'une
vierge ; il veut absolument qu'on lui amène les
vierges, il les a toujours en sa compagnie, elles sui-
vent cet Agneau sans tache partout oui il va : que
s'il aime si passionnément les vierges, dont il a pu-
rifié la chair par soia sang ; quelle sera sa tendresse
pour cette Vierge incomparable qu'il a élue dès l'é-
ternité, pour en tirer la pureté de sa chair et de son
sang? Concluons donc de tout ce discours, que l'a-
mitié réciproque du Fils et de la m^e est inconce-
vable , et que nous pouvons bien avoir quelque idée
grossière de cette liaison mei^veilleuse j mais de com-
prendre quelle est l'ardeur et quelle la véhémence
de ces torrens de flammes qui de Jésus vont débor-
der sur Marie, et de ?Iade retournent continuelle-
ment à Jésus; croyez-moi, les séraphins, tout brû-
lans qu'ils sont, ne le sauroient faire. Mais d'autant
que quelques-uns pourroient se persuader que cette
sainte société n'a point d'autres liens que la chair ;
il me sera aisé de vous faire voir, selon que je l'ai
promis, et par les vérités que j'ai déjà établies, avec
quels avantages la sainte Vierge est entrée dans l'al-
liance de Dieu par sa maternité glorieuse ; et de là
je vous laisserai à conclure quel est son crédit au-
près du Père éternel.
220 SUR LÀ COMPASSION
Pour cela, je vous prie de considérer que cet
amour de la Vierge, dont je vous parlois tout à
l'heure , ne s'arrêtoit pas à la seule humanité de son
Fils : non, certes; il alloit plus avant; et par l'hu-
manité , comme par un moyen d'union , il passoit
à la nature divine qui en est inséparable. Et pour
vous expliquer ma pensée , j'ai à vous proposer une
doctrine sur laquelle il est nécessaire d'aller pas à
pas, de peur de tomber dans l'erreur; et plût à Dieu
que je pusse la déduire aussi nettement comme elle
me semble solide. Voici donc comme je raisonne :
une bonne mère aime tout ce qui touche la per-^
sonne de son fils : je sais bien qu'elle va quelquefois
plus avant, qu'elle porte son amitié jusqu'à ses amis,
et généralement à toutes les choses qui lui appar-
tiennent ; mais particulièrement pour ce qui re-
garde la propre personne de son fils, vous savez
qu'elle y est sensible au dernier point. Je vous de-
mande maintenant : qu'étoit la divinité au Fils de
Marie? comment touchoit- elle à sa personne? lui
étoit-elle étrangère? Je ne veux point ici vous faire
de questions extraordinaires ; j'interpelle seulement
votre foi : qu'elle me réponde. Vous dites tous les
jours en récitant le Symbole, que vous croyez en
Jésus-Christ , Fils de Dieu , qui est né de la vierge
Marie : celui que vous reconnoissez pour le Fils de
Dieu tout-puissant, et celui qui est né de la Vierge,
sont- ce deux personnes? Sans doute ce n'est pas
ainsi que vous l'entendez. C'est le même qui étant
Dieu et homme , selon la nature divine est le Fils de
Dieu, et selon l'humanité le Fils de Marie. C'est
pourquoi nos saints Pères ont enseigné que la Vierge
DE LA SAINTE VI EU G E. 221
est mère de Dieu. C'est cette foi, chi étiens , qui a
trioiiiplié des blasplieiiies de Nestorius , et qui jus-
qu'à la consommation des siècles fera trembler les
de'mons. Si je dis après cela que la bienheureuse
Marie aime son Fils tout entier, quelqu'un de la
compagnie pourra-t-il desavouer une ve'rité si plau-
sible? Par conséquent ce Fils qu'elle cliérissoit tant,
elle le cliérissoit comme un homme-Dieu : et d'au-
tant que ce mystère n'a rien de semblable sur la
terre , je suis contraint d'élever bien haut mon es-
prit , pour avoir recours à un grand exemple ; je
veux dire à l'exemple du Père éternel.
Depuis que l'humanité a été unie à la personne
du Verbe, elle est devenue l'objet nécessaire des
complaisances du Père. Ces vérités sont hautes , je
l'avoue; mais comme ce sont des maximes fonda-
mentales du christianisme , il est important qu'elles
soient entendues de tous les fidèles; et je ne veux
rien avancer, que je n'en allègue la preuve par les
Ecritures. Dites - moi , s'il vous plaît , chrétiens ,
quand cette voix miraculeuse» éclata sur le Tliabor
de la part de Dieu , « Celui-ci est mon Fils bien-
» aimé dans lequel je me suis plu (0 « ; de qui pen-
sez-vous que parlât le Père éternel ? n'étoit-ce pas
de ce Dieu revêtu de chair, qui paroissoit tout res-
plendissant aux yeux des apôtres ? Cela étant ainsi ,
vous voyez bien , par une déclaration si authenti-
que , qu'il étend son amour paternel jusqu'à l'hu-
manité de son Fils ; et qu'ayant uni si étroitement
la nature humaine avec la divine, il ne les veut
W Matth. xvu. 5,
22 2 SUR LA COMPASSION
plus séparer dans son affection. Aussi est-ce là , si
nous l'entendons bien , tout le fondement de notre
espérance , quand nous considérons que Jésus , qui
est homme tout ainsi que nous, est reconnu et aimé
de Dieu comme son Fils propre.
Ne vous offensez pas , si je dis qu'il y a quelque
chose de pareil dans l'affection de la sainte Vierge,
et que son amour embrasse tout ensemble la divinité
et l'humanité de son Fils , que la main puissante de
Dieu a si bien unies : car Dieu , par un conseil admi-
rable , ayant jugé à propos que la Vierge engendrât
dans le temps celui qu'il engendre continuellement
dans l'éternité , il l'a par ce moyen associée en quel-
que façon à sa génération éternelle. Fidèles , en-
tendez ce mystère. C'est l'associer à sa génération ,
que de la faire mère d'un même Fils avec lui. Par-
tant , puisqu'il l'a comme associée à sa génération
éternelle , il étoit convenable qu'il coulât en même
temps dans son sein quelque étincelle, de cet amour
infini qu'il a pour son Fils ; cela est bien digne de sa
sagesse. Comme sa providence dispose toutes choses
avec une justesse admirable , il falloit qu'il imprimât
dans le cœur de la sainte Vierge une affection qui
passât de bien loin la nature , et qui allât jusqu'au
dernier degré de la grâce ; afin qu'elle eût pour son
Fils des sentimens dignes d'une mère de Dieu , et
dignes d'un homme-Dieu.
Après cela , ô Marie , quand j'aurois l'esprit d'un
ange et de la plus sublime hiérarchie, mes concepr
tions seroient trop ravalées, pour comprendre l'union
très-parfaite du Père éternel avec vous. « Dieu a tant
DE LA. SAINTE VIE R CE. 2^3
« aime le monde, dit notre Sauveur, qu'illuia donné
» son FiJs unique (0 ». Et en clFet, comme reniai que
Tapôtre (2), nous donnant son Fils, ne nous a-t-il
pas donné toute sorte de biens avec lui ? que s'il nous
a fait paroître une affection si sincère , parce qu'il
nous l'a donné comme maître et comme Sauveur ;
l'amour ineffable qu'il avoit pour vous lui a fait con-
cevoir bie»i d'autres desseins en votre faveur. Il a
ordonné qu'il fût à vous en la même qualité qu'il lui
appartient -, et pour établir avec vous une société
éternelle, il a voulu que vous fussiez la mère de son
Fils unique , et être le père du vôtre. O prodige ! ô
abîme de charité ! quel esprit ne se perdroit pas dans
la considération de ces complaisances incompréhen-
sibles qu'il a eues pour vous , depuis que vous lui
touchez de si près par ce commun Fils, le nœud
inviolable de votre sainte alliance, le gage de vos
affections mutuelles , que vous vous êtes donné
amoureusement l'un à l'autre ; lui, plein d'une di-
vinité impassible ; vous , revêtu , pour lui obéir ,
d'une chair mortelle. Intercédez pour nous , ô bien-
heureuse Marie ; vous avez en vos mains , si je l'ose
dire , la clef des bénédictions divines. C'est votre Fils
qui est cette clef mystérieuse par laquelle sont ou-
verts les coffres du Père éternel : il ferme , et per-
sonne n'ouvre ; il ouvre , et personne ne ferme : c'est
son sang innocent qui fait inonder sur nous les
trésors des grâces célestes. Et à quel autre donnera-
t-il plus de droit sur ce sang, qu'à celle dont il a tiré
tout son sang? Sa chair est votre chair, ô Marie,
son sang est votre sang; et il me semble q^ue ce sang
CO Joan. m. 16. — W Roiyi. vin. Sa.,
2,24 SUR LA COMPASSION
précieux prenoit plaisir de ruisseler pour vous à gros
bouillons sur la croix , sentant bien que vous étiez
la source dont il dëcouloit. Au reste, vous vivez
avec lui dans une amitié si parfaite , qu'il est impos-
sible que vous n'en soyez pas exaucée. C'est pourquoi
votie dévot saint Bernard a fort bonne grâce, lors-
qu'il vous prie de parler au cœur de notre Seigneur
Jésus- Christ : Locjuatur ad cor Domini nostri Jesu
Christii^).
Quelle est sa pensée, chrétiens ? qu'est-ce à dire^
parler au cœur? C'est qu'il la considère « dans ce
» midi éternel , je veux dire dans les secrets em-
5) brassemens de son Fils » , parmi les ardeurs d'une
charité consommée : In meridie s empiler no ^ in se-
cretissimis amplexihiis ainantissimi Filii. Il voit
qu'elle aime et qu'elle est aimée ; que les autres pas-
sions peuvent bien parler aux oreilles, mais que
l'amour seul a droit de parler au cœur. Dans cette
pensée , n'a-t-il pas raison de demander à la Vierge ,
qu'elle parle au cœur de son Fils : Loquatur ad cor
Domini nostri Jesu Chris ti ?
Combien de fois , ô fidèles , cette bonne mère a-
t-elle parlé au cœur de son bien-aimé? Elle parla vé-
ritablement à son cœur, lorsque touchée de la con-
fusion de ces pauvres gens de Cana qui manquoient
de vin dans un festin nuptial , elle le sollicita de
soulager leur nécessité. Le Fils de Dieu en cette
rencontre semble la rebuter de parole , bien qu'il
eût résolu de la favoriser en effet. « Femme, lui
» dit- il, que nous importe à vous et à moi? mon heure
(0 Ad Beat. Kirg. Serm, Panegyr. n. 7 , int. Oper. S. Bernard.
tom. II, col. 690.
)) n est
DE LA SAINTE VIERGE. 9.5i5
M n'est pas encore venue (0». Ce discours paroît bien
rude , et tout autre que Marie auroit pris cela pour
un refus : je vois néanmoins que, sans s'étonner, elle
donne ordre aux serviteurs de faire ce que le Sau-
veur leur commandera : « Faites tout ce qu'il vous
» ordonnera (2) » , leur dit-elle , comme étant assurée
qu'il lui a accordé sa requête. D'où lui vient, à votre
avis, cette confiance, après une réponse si peu favo-
rable ? Chrétiens, elle savoit bien que c'étoit au
cœur qu'elle avoit parlé; et c'est pour cette raison
qu'elle ne prit pas garde à ce que la bouche avoit
répondu. En effet, elle ne fut point trompée dans
son espérance ; et le Fils de Dieu , selon la belle ré-
flexion de saint Jean-Chrysostôme (3), jugea à propos
d'avancer le temps de son premier miracle, à la con-
sidération de sa sainte mère.
Prions-la donc , ô fidèles , qu'elle parle pour nous
de la bonne sorte au cœur de son Fils : elle y a une
fidèle correspondance; c'est l'amour filial qui s'avan-
cera pour recevoir l'amour maternel, et qui pré-
viendra ses désirs. Ne vous apercevez-vous pas que
le vin nous manque ; je veux dire la charité, ce vin
nouveau de la loi nouvelle , qui réjouit le cœur de
l'homme , dont l'ame des fidèles doit être enivrée ?
De là vient que nos festins sont si tristes , que nous
prenons avec si peu de goût la nourriture céleste
de la sainte parole de Dieu : de là vient que nous
nous voyons de tous côtés déchirés par tant de fac-
tions différentes. Dieu, par une juste vengeance,
voyant que nous refusons de nous unir à sa souve-
(ï) Joan. II. 4- —" ^^^ Ihid. 5. — (3) In Joan. Homil. xxii. tom. wu,
pag. 127.
BOSSUET. XIII. l5
S26 SUR LA COMPASSION
raine bonté par une affection cordiale, nous fait
ressentir les malheurs de mille divisions intestines.
Sainte Vierge, impétrez-nous la charité, qui est
mère de la paix , qui adoucit , tempère et re'conci-
lie les esprits. Nous avons une grande confiance en
votre faveur ; parce qu étant Mère de Dieu , nous
sommes persuadés que vous avez beaucoup de pou-
voir ; et comme vous êtes la nôtre , nous ne serons
point trompés , si nous attendons quelque grand ef-
fet de votre tendresse : c'est ce qui me reste à traiter
dans cette seconde partie.
SECOND POINT.
C'est avec beaucoup de sujet que nous réclamons
dans nos oraisons la très-heureuse Marie, comme
étant la Mère commune de tous les fidèles. Nous
avons reçu cette tradition de nos pères : ils nous ont
appris que le genre humain ayant été précipité dans
une mort éternelle par un homme et par une femme,
Dieu avoit prédestiné une nouvelle Eve, aussi bien
qu'un nouvel Adam ; afin de nous faire renaître : et
de cette doctrine, que tous les anciens ont ensei-
gnée d'un consentement unanime , il me seroit aisé
de conclure que comme la piemière Eve est la mère
de tous les mortels , ainsi la seconde , qui est la très-
sainte Vierge , doit être estimée la mère de tous les
fidèles. Ce que je pourrois confirmer par une belle
pensée de saint Epiphane (0, qui assure « que cette
» première Eve est appelée dans la Genèse, Mère
» des vivans , en énigme ; c'est-à-dire , ainsi qu'il
» l'expose lui-même, en figure, et comme étant la
(0 ^dvers. Ilceres. lib. m., Hœres. lxxviii, n. iB, tom. i, p. io5o.
DE LA SAINTE VIERGE. 22^
» représentation de Marie )>. A quoi j'aurois encore
à ajouter un passage céièbre de saint Augustin , dans
le livre de la sainte Virginité, où ce grand docteur
nous enseigne que la Vierge, « selon le corps, est
» mère du Sauveur qui est notre chef; et selon l'es-
» prit, des fidèles^qui sont ses membres » : Carne
mater capitis nostri , spiritu mater m^emhrorum
ejas (0. Mais d'autant que je me sens oblige' de re'-
duire en peu de mots ce que je me suis proposé de
vous dire , afin de laisser le temps qui est nécessaire
pour le reste du service divin ; je passe beaucoup
de choses que je pourrois tirer des saints Pères sur
ce sujet ; et sans examiner tous les titres par les-
quels la sainte Vierge est appelée à bon droit la
Mère des chrétiens, je tâcherai seulement de vous
faire voir, et c'est à mon avis ce qui vous doit tou-
cher davantage, qu'elle est mère par le sentiment;
je veux dire qu'elle a pour nous une tendresse véri-
tablement maternelle : pour le comprendre, vous
n'avez , s'il vous plaît , qu'à suivre ce raisonnement.
Ayant présupposé, et sur la foi de l'Eglise, et sur
la doctrine des Pères, encore que je l'aie seulement
touché en passant, ayant, dis-je, présupposé que
Marie est véritablement notre meie; si je vous de-
mandois, chrétiens, quand elle a commencé à avoir
cette qualité, vous me répondriez sans doute que
notre Seigneur vraisemblablement la fit notre mère,
lorsqu'il lui donna saint Jean pour son fils. En effet ,
nous y trouvons toutes les convenances imaginables :
xar je vous ai avertis dès l'entrée de ce discours, et il
n'est pas hors de propos de vous en faire ressouvenir,
(ï) De sançt. P^irginit. n, 6 , toî7i. vi , col. 343.
2^8 SUR LA COMPASSION
que saint Jean ayant e'té conduit par la main de
Dieu au pied de la croix , y avoit tenu la personne
de tous les fidèles; et j'en ai touché une raison qui
me semble fort apparente : c'est , s'il vous en sou-
vient, que tous les autres disciples de notre Sei-
gneur ayant été dispersés , la Providence n'avoit re-
tenu près de lui que le bien-aimé de son cœur ; afin
qu'il y pût représenter tous les autres , et recevoir
en leur nom les dernières volontés de leur Maître.
Sur quoi considérant qu'il y a peu d'apparence que
le Fils de Dieu, dont toutes les paroles et les actions
sont mystérieuses , en une occasion si importante ne
l'ait considéré que comme un homme particulier;
nous avons inféré , ce me semble avec beaucoup de
raison , qu'il a reçu la parole qui s'adressoit à nous
tous , que c'est en notre nom qu'il s'est mis inconti-
nent en possession de Marie, et par conséquent c'est
là proprement qu'elle est devenue notre mère.
Cela étant ainsi résolu j'ai une autre proposition
à vous faire. D'où vient, à votre avis, que notre
Seigneur attend cette heure dernière , pour nous
donner à Marie comme ses enfans? Vous me direz
peut-être qu'il a pitié d'une Mère désolée qui perd
le meilleur fils du monde, et que, pour la consoler,
il lui donne une postérité éternelle. Cette raison est
bonne et solide; mais j'en ai une autre à vous dire,
que peut-être vous ne désapprouverez pas. Je pense
que le dessein du Fils de Dieu est de lui inspirer
pour nous dans cette rencontre une tendresse de
mère. Comment cela, direz-vous? nous ne voyons
pas bien cette conséquence. Il me semble pourtant,
chrétiens, qu'elle n'est pas extrêmement éloignée.
DE LA SAINTE VIE KG E. 229
Marie ctoit au pied de la croix, elle voyoit ce cher
Fils tout couvert de plaies, étendant ses bras à un
peuple incrédule et impitoyable , son sang qui dé-
bordoit de tous côte's par ses veines déchirées : qui
pourroit vous dire quelle étoit l'émotion du sang
maternel? Non, il est certain, elle ne sentit jamais
mieux qu'elle étoit mèrej toutes les souiTrances de
son Fils le lui faisoient sentir au vif.
Que fera ici le Sauveur ? vous allez voir, chrétiens ,
qu'il sait parfaitement le secret d'émouvoir les alFec-
tions. Quand l'ame est une fois prévenue de quelque
passion violente touchant quelque objet, elle reçoit
aisément les mêmes impressions pour tous les autres
qui se présentent. Par exemple, vous êtes possédés
d'un mouvement de colère 5 il sera difficile que tous
ceux qui approcheront de vous, si innocens qu'ils
puissent être, n'en ressentent quelques effets : et de
là vient que dans les séditions populaires, un homme
adroit , qui saura manier et ménager avec art les es-
prits de la populace, lui fera quelquefois tourner sa
fureur contre ceux auxquels on pensoit le moins; ce
qui rend ces sortes de mutineries extrêmement dan-
gereuses. Il en est de même de toutes les autres pas-
sions; parce que lame étant déjà excitée, il ne reste
plus qu'à l'appliquer sur d'autres objets ; à quoi son
propre mouvement la rend extrêmement disposée.
C'est pourquoi le Fils de Dieu , qui avoit résolu
de nous donner la sainte Vierge pour mère, afin
d'être notre frère en toute façon . admirez son
amour, chrétiens, voyant du haut de sa croix com-
bien l'ame de sa mère étoit attendrie , et que son
cœur ébranlé faisoit inonder par ses yeux un tor-
33o SUR LA COMPASSION
rent de larmes amères ; comme si c'eût été là qu'il
l'eût attendue, il prit son temps de lui dire, lui
montrant saint Jean : « Femme, voilà ton fils » :
Ecce Jilius tuus. Fidèles, ce sont ses mots; et voici
son sens, si nous le savons bien péne'trer : O femme
lui dit -il, affligée, à qui un amour infortuné fait
éprouver à présent jusqu'où peut aller la compas-
sion d'une mère; cette même tendresse dont vous
êtes à présent touchée si vivement pour moi, ayez-
la pour Jean mon disciple et mon bien-aimé, ayez-
la pour tous mes fidèles , que je vous recommande
en sa personne ; parce qu'ils sont tous mes disciples et
mes bien-aimés : Ecce Jilius tuus. Devons dire com-
bien ces paroles , poussées du cœur du Fils, descen-
dirent profondément au cœur de la mère, et l'im-
pression qu'elles y firent , c'est une chose que je
n'oSerois pas entreprendre. Songez seulement que
celui qui parle, opère toutes choses par sa parole
toute-puissante , qu'elle doit avoir un effet merveil-
leux , surtout sur sa sainte mère; et que pour lui
donner plus de force, il l'a animée de son sang , et
l'a proférée d'une voix mourante, presque avec les
derniers soupirs : tout cela joint ensemble, il n'est
pas croyable ce qu'elle étoit capable de faire dans
l'ame de la sainte Vierge. 11 n'a pas plutôt lâché le
mot à saint Jean pour lui dire que Marie est sa mère ,
qu'incontinent ce disciple se sent possédé de toutes
les affections d'un bon fils, et depuis cette heure-là,
il la prit chez lui : Et ex illa liora accepit eam dis-
cipuliis in sua (0 : à plus forte raison, sa parole doit-
elle avoir agi sur l'ame de sa sainte mère, et y avoir
CO Joan. XIX. 27.
DE LA SAINTE VIEUGE. S»3l
lait entrer bien avant nn amour extrême pour nous,
comme pour ses ve'ritables en fans.
Il me souvient à ce propos de ces mères mise'ra-
Lles à qui on déchire les entrailles par le fer, pour
en tirer leurs enfans au monde par violence. 11 vous
est arrivé quelque chose de semblable , ô bienheu-
reuse Marie : c'est par le cœur que vous nous avez
enfantés; parce que vous nous avez enfantés par la
charité : Cooperata est charitate , utfilii Dei in Ec~
clesia nascerentur , dit saint Augustin (O. Et j'ose
dire que ces paroles de votre Fils, qui étoient son
dernier adieu , entrèrent en votre cœur ainsi qu'un
glaive tranchant, et y portèrent jusqu'au fond, avec
une douleur excessive , une inclination de mère
pour tous les fidèles. Ainsi vous nous avez , pour
ainsi dire, enfantés d'un cœur déchiré parmi la vé-
hémence d'une affliction infinie : et toutes les fois
que les chrétiens paroissent devant vos yeux , vous
vous souvenez de cette dernière parole , et vos en-
trailles s'émeuvent sur nous comme sur les enfans
de votre douleur et de votre amour ; d'autant plus
que vous ne sauriez jeter sur nous vos regards, que
nous ne représentions à votre cœur ce Fils que vous
aimez tant, dont le Saint-Esprit prend plaisir de
graver la ressemblance dans l'esprit de tous les fidè-
les; [d'autant plus] que vous nous voyez tout au-
tant que nous sommes de chrétiens, tout couverts
du sang du Sauveur dont nous sommes teints et
blanchis, et que vous remarquez en nous ses marnes
linéamens.
C'est une doctrine que je tiens des Ecritures di-
(') De sanct. P^irg. uhi suprà.
o3a SUR LA COMPASSION
vines, et qui est bien puissante pour nous exciter à
la vertu, outre quelle fait beaucoup à e'claircir la
vérité que je traite ; c'est pourquoi il est à propos
de vous Ja déduire : car j'apprends de l'apôtre saint
Paul, et cette doctrine , ô fidèles, est bien digne de
votre audience, que tous les chrétiens, dont la vie
répond à la profession qu'ils ont faite, portent im-
primés en leur ame les traits naturels et la véritable
image de notre Seigneur. Gomment cela se fait-il?
certainement la manière en est admirable. Vivre
chrétiennement , c'est se conformer à la doctrine du
Fils de Dieu. Or je dis que la doctrine du Fils de
Dieu est un tableau qui est tiré sur sa sainte vie : la
doctrine est la copie, et lui-même est l'original; en
quoi il diffère beaucoup des autres docteurs qui se
mêlent d'enseigner à bien vivre : car ceux-ci ne se-
ront jamais assez téméraires pour former sur leurs
actions les règles de la bonne vie; mais ils ont ac-
coutumé de se figurer de belles idées, ils établissent
certaines règles, sur lesquelles ils tâchent eux-mêmes
de se composer. Tout au contraire, le Fils de Dieu
étant envoyé au monde pour y être un exemplaire
achevé de la plus haute perfection, ses enseigne-
mens étoient dérivés de ses mœurs : il enseignoit les
choses , parce qu'il les pratiquoit : sa parole n'étoit
qu'une image de sa conduite. Que fait donc le Saint-
Esprit dans l'ame d'un bon chrétien? il fait que l'E-
vangile est son conseil dans tous ses desseins , et
l'unique règle qu'il regarde dans ses actions. Insen-
siblement la doctrine du Fils de Dieu passe dans ses
mœurs : il devient, pour ainsi dire, un Evangile
vivant : tout y sent le Maître dont il a reçu les le-
DE LA SAINTE VIERGE. ^33
çons , il en prend tout l'esprit ; et si vous pe'nétriez
dans l'inte'ricur de sa conscience , vous y verriez les
mêmes linëamens, les mêmes affections, les mêmes
façons de faire qu'en notre Sauveur.
Et c'est ce qui touche sensiblement la bienheu-
reuse Marie, comme il m'est aise de l'éclaircir par un
exemple familier. Vous verrez quelquefois une mère
qui caressera extraordinairement un enfant , sans en
avoir d'autre raison, sinon que c'est, à son avis, la
vraie peinture du sien. C'est ainsi, dira-t-elle, qu'il
pose ses mains ; c'est ainsi qu'il porte ses yeux ; telle
est son action et sa contenance : les mères sont in-
ge'nieuses à observer jusqu'aux moindres choses. Et
qu'est-ce que cela ? sinon comme une course , si on
[ peut ] parler de la sorte , que fait l'affection d'une
mère , qui ne se contentant pas d'aimer son fils en
sa propre personne , le va chercher partout où elle
peut en découvrir quelque chose. Que si elles sont
si fort émues de quelque ressemblance ébauchée ;
que dirons-nous de Marie , lorsqu'elle voit dans l'ame
des chrétiens des traits immortels de la parfaite
beauté de son Fils , que le doigt de Dieu a si bien
formés dans leur ame ?
Mais il y a plus : nous ne sommes pas seulement
les images vivantes du Fils de Dieu, nous sommes
encore ses membres, et nous composons avec lui un
corps dont il est le chef; nous sommes son corps et
sa plénitude, comme enseigne l'apôtre; qualité qui
nous unit de telle sorte avec lui, que quiconque
aime le Sauveur, il faut par nécessité, que par le
même mouvement d'amour, il aime tous les fidèles.
[C'est] ce qui attire si puissamment sur nous les af-
234 ^'^'^ LA COMPASSION
fections de la sainte Vierge , qu'il n'y a point de mère
qui puisse aller à légal ; ce qu'il me seroit aise' de
vous faire voir par des raisonnemens invincibles , si
je n'étois pressé de finir bientôt ce discours : et pour
vous en convaincre, je ne veux seulement que vous
en proposer en abrégé les principes, après avoir re-
passé légèrement sur quelques vérités que j'ai tâché
d'établir dans ma première partie , dont il est né-
cessaire que vous ayez mémoire pour l'intelligence
de ce qui me reste à vous dire.
Je vous ai dit, chrétiens , que la maternité de la
Vierge n'ayant point d'exemple sur la terre , il en est
de même de l'affection qu'elle a pour son Fils : et
comme elle a cet honneur d'être la mère d'un Fils
qui n'a point d'autre père que Dieu; delà vient que,
laissant bien loin au-dessous de nous toute la nature,
nous lui avons été chercher la règle de son amour
dans le sein du Père éternel. Car de même que Dieu
le Père , voyant que la nature humaine touche de
si près à son Fils unique, étend son amour paternel
à l'humanité du Sauveur, et fait de cet homme-Dieu
l'unique objet de ses complaisances , comme nous
l'avons prouvé par le témoignage des Ecritures ; ainsi
avons-nous dit que la bienheureuse Marie ne séparoit
plus la divinité d'avec l'humanité de son Fils, mais
qu'elle les embrassoit en quelque façon toutes deux
par un même amour. Ce sont les vérités sur lesquelles
nous avons établi l'union de Marie avec Dieu : en
voici quelques autres qui vous feront bien voir sa
charité envers nous.
Les mêmes Ecritures qui m'apprennent que Dieu
aime en quelque façon par un même amour la divi-
DE LA SAINTE VIEBGE. 235
nité et riiumanite de son Fils, à cause de leur so-
cie'lé inse'parajjlc en la personne adorable de notre
Seigneur Jésus-Christ , m'enseignent aussi qu'il nous
aime par le même amour qu'il a pour son Fils unique
et bien-aime' , à cause que nous lui sommes unis
comme les membres de son corps ; et c'est de toutes
les maximes du christianisme celle qui doit porter
le plus haut nos courages et nos espérances. En
voulez -vous un beau témoignage dans la bouche
même de notre Seigneur? écoutez ces belles paroles
qu'il adresse à son Père , le priant pour nous : Di-
lectio j quâ dilexisti me , in ipsis sit ^ et ego in eisi^) :
« Mon Père , dit-il, je suis en eux, parce qu'ils sont
» mes membres ; je vous prie que l'afTection par la-
» quelle vous m'aimez , soit en eux «. Voyez, voyez,
chrétiens, et réjouissez-vous. Notre Sauveur craint
que l'amour de son Père ne fasse quelque différence
entre le chef et les membres ; et connoissez par-là
combien nous sommes unis avec le Sauveur, puisque
Dieu même , qui a distingué tous les êtres par une
si aimable variété, ne nous distingue plus d'avec lui,
et répand volontiers sur nous toutes les douceurs de
son affection paternelle. Que s'il est vrai que Marie
ne règle son amour que sur celui du Père éternel ,
allez, ô fidèles, allez à la bonne heure à cette mère
incomparable ; croyez qu'elle ne vous discernera
plus d'avec son cher Fils : elle vous considérera
comme « la chair de sa chair, et comme les os de ses
» os » , ainsi que parle l'apôtre (2) , comme des per-
sonnes sur lesquelles et dans lesquelles son sang a
coulé; et pour dire quelque chose de plus, elle vous
(0 Joaii. XVII. 26. — W Ephes. y. 3o.
2 36 SUR LA COMPASSION
regardera comme autant de Je'sus-Christs sur la terre :
l'amour qu'elle a pour son Fils , sera la mesure de
celui qu elle aura pour vous , et partant ne craignez
point de l'appeler votre mère; elle a au souverain
degré toute la tendresse que cette qualité demande.
C'est , si je ne me trompe , ce que je m'étois pro-
posé de prouver dans cette seconde partie; et je loue
Dieu de ce qu'il nous a fait la grâce d'établir une
dévotion sincère à la sainte Vierge, sur des maximes
qui me semblent si chrétiennes. Mais prenez garde
que ces mêmes raisonnemens , qui doivent nous
donner une grande confiance sur l'intercession de la
Vierge, ruinent en même temps une confiance té*
méraire à laquelle quelques esprits inconsidérés se
laissent aveuglément emporter : car vous devez avoir
reconnu , par tout ce discours , que la dévotion de
la Vierge ne se peut jamais rencontrer que dans une
vie chrétienne. Et combien y en a-t-il qui abusés
d'une créance superstitieuse , se croient dévots à la
Vierge quand ils s'acquittent de certaines petites
pratiques , sans se mettre en peine de corriger la
licence ni le débordement de leurs mœurs ? Que s'il
y avoit quelqu'un dans la compagnie qui fût imbu
d'une si folle persuasion , qu'il sache , qu'il sache
que puisque son cœur est éloigné de Jésus , Marie
a en exécration toutes ses prières : en vain tâchez-
vous de la contenter de quelques grimaces , en vain
i appelez -vous votre Mère par une piété simulée.
Quoi , auriez-vous bien l'insolence de croire que ce
lait virginal dût couler sur des lèvres souillées de
tant de péchés ? qu'elle voulût embrasser l'ennemi
de son bien - aimé de ces mêmes bras dont elle ie
DE LA SAINTE VI F. r. G E. 23^
portoit dans sa tendre enfance ? qu'e'tant si contraire
au Sauveur, elle voulut vous donner pour frère au
Sauveur? Plutôt, plutôt sachez que son cœur se
soulève , que sa face se couvre de confusion, lorsque
vous l'appelez votre Mère.
Car ne pensez pas, chrétiens, qu'elle admette
tout le monde indifféremment au nombre de ses en-
fans : il faut passer par une épreuve bien difficile,
avant que de mériter cette qualité. Savez-vous ce
que fait la bienheureuse Marie, lorsque quelqu'un
des fidèles l'appelle sa Mère? elle l'amène en pré-
sence de notre Sauveur : Çà, dit-elle, si vous êtes
mon fils, il faut que vous ressembliez à Jésus mon
bien-aimé. Les enfans , même parmi les hommes ,
portent souvent imprimés sur leurs corps les objets
qui ont possédé l'imagination de leurs mères : la
bienheureuse Marie est entièrement possédée du
sauveur Jésus : c'est lui seul qui domine en son cœur^,
lui seul règne sur tous ses désirs, lui seul occupe et
entretient toutes ses pensées : elle ne pourra jamais
croire que vous soyez ses enfans , si vous n'avez en
votre ame quelques linéamens de son Fils. Que si,
après vous avoir considérés attentivement , elle ne
trouve sur vous aucun trait qui ait rapport à son
Fils, ô Dieu! quelle sera votre confusion, lorsque
vous vous verrez honteusement rebutés de devant
sa face , et qu'elle vous déclarera que n'ayant rien
de son Fils, et ce qui est plus horrible, étant oppo-
sés à son Fils, vous lui êtes insupportables!
Au contraire, elle verra une personne, descen-
dons dans quelque exemple particulier, qui pendant
les calamités publiques, telles que sont celles ou
2oS SUR. LA COMPASSION
nous nous voyons à présent, considérant tant de
pauvres gens réduits à d'étranges extrémités, en res-
sent son ame attendrie, et ouvrant son cœur sur la
misère du pauvre par une compassion véritable ,
élargit en même temps ses mains pour le soulager ;
O, dit-elle incontinent en soi-même, il a pris cela de
mon Fils, qui ne vit jamais de misérable, qu'il n'en
eût pitié. « J'ai compassion de cette troupe » , di-
soit-il (0; et à même temps il leur faisoit donner
tout ce que ses apôtres lui avoient gardé pour sa sub-
sistance, qu'il multiplie même par un miracle, afin
de les assister plus abondamment. Elle verra un
jeune homme qui aura la modestie peinte sur le vi-
sage; quand il est devant Dieu, c'est avec une ac-
tion toute recueillie; lui parle- 1- on de quelque
chose qui regarde la gloire de Dieu , il ne cherche
point de vaines défaites, il s'y porte incontinent avec
cœur. O qu'il est aimable î dit la bienheureuse Marie;
ainsi étoit mon Fils lorsqu'il étoit en son âge, tou-
jours recueilli devant Dieu : dès l'âge de douze ans,
il quittoit parens et amis, pour aller vaquer, di-
soit-il, aux affaires de son Père (^). Surtout elle en
verra quelque autre dont le soin principal sera de
conserver son corps et son ame dans une pureté très-
entière; il n'a que de chastes plaisirs, il n'a que des
amours innocens; Jésus possède son cœur, il en fait
toutes les délices. Parlez -lui d'une parole d'impu-
reté, c'est un coup de poignard à son ame; vous
verrez incontinent qu'il s'arme de pudeur et de mo-
destie contre de telles propositions. Voilà, chrétiens,
voilà un enfant de la Vierge : comme elle s'ea ré-
(») Marc. yin. a, rr W •^«<?' "• 49-
DE LA SAINTE VIERGE. 289
jouit! comme elle s'en glorifie! comme elle en triom-
phe ! avec quelle [joie ] elle le présente à son bien-
aimé, qui est par - dessus toutes choses passionné
pour les âmes pures !
C'est pourquoi excitez-vous, chrétiens, à Famour
de la pureté; vous particulièrement, qu'une sainte
affection pour Marie, a attirés dans une société qui
s'assemble sous son nom , pour se perfectionner dans
la vie chrétienne. C'est votre zèle qui a aujourd'hui
orné ce temple sacré dans lequel nous célébrons les
grandeurs de la Majesté divine. Mais considérez que
vous avez un autre temple à parer, dans lequel Jé-
sus habite, sur lequel le Saint-Esprit se repose. Ce
sont vos corps, mes chers Frères, que le Sauveur a
sanctifiés, afin que vous eussiez du respect pour
eux ; sur lesquels il a versé son sang , afin que vous
les tinssiez nets de toute souillure ; qu'il a consacrés,
pour en faire les temples vivans de son Saint-Esprit :
afin que les ayant ornés en ce monde d'innocence
et d'intégrité, il les ornât en l'autre d'immortalité et
de gloire.
240 SUR l'aumÔî^E.
ABREGE D'UN SERMON
PRÊCHÉ LE MÊME JOUR,
A L'HÔPITAL GÉNÉRAL,
SUR LA NÉCESSITÉ DE L'AUMONE.
Comment Jésus-Christ nous donne à la croix la loi de la charité ,
nous en fait connoître Tesprit, nous en prescrit les effets. Faire l'au-
mône avec pitié, avec joie , avec soumission 5 trois choses que Jésus-
Christ crucifié nous apprend. Retranchemens nécessaires pour
pourvoir à la subsistance des pauvres.
Semper pauperes habetis vobiscum , et cùm volueritis
potestis illis benefacere : me autem non semper habetis.
J^ous avez toujours des paui^res parmi vous , et vous leur
pouvez Jaire du bien quand vous voulez : mais pour moi
vous ne ni aurez pas toujours, Marc. xiv. 7.
JL'Eglise [nous] appelle à voir Jésus et Marie se
perçant de coups mutuels. Comme des miroirs op-
posés, qui se renvoient mutuellement tout ce qu'ils
reçoivent , multiplient leurs objets jusqu'à l'infini ;
leur douleur s'accroît sans mesure, parce que les
flots qu'elle élève se repoussent les uns sur les autres
par un flux et reflux continuel. Dessein de l'Eglise de
nous exciter à la compassion des souffrances de Jésus
par cet objet de pitié. Me sentira viin doloris fac ,
ut
suii L*AUMuivr. 24 1
ut tccum liigeam (0 : « Faites que je sente la viva-
» cité de votre douleur , afin que je pleure avec
» vous ». Et l'Eglise de Paris : O passionis mutuœ ,
Jesu, Maria, conseil j alterna Dobis vulnera inferre
tandem parcite : « Cessez, ô divins amans, de vous
« percer jusqu'à l'infini de coups mutuels : c'est à
î) nous qu'est due toute cette amertume, puisqu'elle
» est la peine de notre crime. AJiî puisque nous
w confessons que tout le crime est à nous, donnez
» une partie de la douleur à ceux qui avouent le
)) crime tout entier » : Quem "vos doîetis , noster
est error furorque criminum : totum scelus fatentibus
partent doloris reddite. Mais Jésus après avoir ébranlé
nos cœurs parla compassion de ses souffrances, veut
appliquer notre pitié sur d'autres objets : il n'en a
pas besoin pour lui-même, [il demande que nous
la tournions] sur les pauvres; Marie en est la mère.
A^e,
ce Jésus étant à Bethanie, dans la maison de Simon
» le Lépreux , une femme qui portoit un vase d'al-
» bâtre , plein d'un parfum de nard d'épi de grand
» prix, entra lorsqu'il étoit à table, et ayant rompu
» le vase , lui répandit le parfum sur la tête. Quel-
)) ques-uns en conçurent de findignation en eux-
» mêmes ; et ils disoient : A quoi bon perdre ainsi
» ce parfum ? car on pouvoit le vendre plus de trois
» cents deniers , et le donner aux pauvres ; et ils
» murmuroient fort. Mais Jésus leur dit : Pourquoi
» faites-vous de la peine à cette femme?... vous avez
» toujours des pauvres parmi vous, et vous leur pou-
CO Pros. Stabat Mater.
BOSSUET. XIII. 16
2 [2 SI i\ L AUMONE.
)) vez faire du bien quand vous voulez : mais pour
» moi vous ne m'aurez pas toujours '0 )>.
Jesus-Christ nous apprend que, lorsqu'il n'y sera
plus, il entend que toutes nos libe'ralite's soient em-
ployées au secoui-s des pauvres, ou plutôt dans les
pauvres à lui-même : il est en eux; c'est pourquoi
il nous les laisse toujours : Pauperes semper habetis.
Vous ne m'aurez' pas toujours en moi-même, mais
vous me posse'derez toujours dans les pauvres. Ames
saintes, qui désirez me rendre quelque honneur ou
quelques services, vous avez sur qui répandre vos
parfums , etc. les pauvres : je tiens fait pour moi
tout <re que vous faites pour eux.
Leçon qu'il nous a donnée peu de jours avant sa
môit, et que l'Eglise lit avec l'évangile de sa pas-
sion : il a toujours parlé pour les pauvres,^ jamais
plus efficacement qu'à sa croix; et c'est qu'il emploie
ce qu'il a de plus pressant pour nous exciter à faire
l'aumône. [Il nous impose] la loi de la charité; [ il
nous fait connoître] l'esprit de la charité; [ il nous
marque ] l'efFet de la charité.
La loi de la charité, c'est l'obligation de la faire;
l'esprit de la charité, c'est la manière de l'exercer j
TeiTet de la charité, c'est que le prochain soit se-
couru : il fait ces trois choses à la croix. De peur que
vous ne croyiez que le devoir de la charité soit peu
nécessaire, il en établit l'obligation : de peur que
vous ne la pratiquiez pas comme il veut, il vous en
montre la règle : et de peur que le moyen ne vous
manque, il en assigne le fonds. Le croirez -vous,
chrétiens , que Jésus-Christ crucifié nous donne à la
{^) Marc. XIV. 3, 4? 5. 6. 7.
SUR l'aL^ÏOJVE. 24^
croix un fonds assuré, pour faire subsister les pau-
vres? Vous le verrez dans ce discours; ainsi rien ne
manque plus à la charité.
Afin qu'elle soit obligatoire, il en pose la loi im-
muable : afin qu'elle soit ordonnée, il en prescrit la
manière certaine : afin qu'elle soit effective, il donne
im fonds assuré pour l'entretenir ; et tout cela à la
croix, commç j'espère vous le faire voir.
PREMIER POINT.
Jésus -Christ souffrant [nous donne la] loi des
souffrances : ceux qui ne souffrent pas, quel salut,
quelle espérance [peuvent- ils avoir?] Compatir
[ à Jésus-Christ et à ceux qui souffrent ], deux seules
sources de grâces. La première, source véritable ;
la seconde , comme un ruisseau , découle de là : on
participe à leurs grâces, en soutenant leurs souf-
frances.
(i Rappelez en voire mémoire, dit l'apôtre, cepre-
» mier temps, où après avoir été illuminés par le
» baptême , vous avez soutenu de grands combats au
» milieu de diverses afflictions, ayant été d'une part
» exposés devant tout le monde aux injures et aux
» mauvais traitemens ; et de l'autre , ayant été com-
» pagnons de ceux qui ont souffert de semblables
» indignités : car vous avez compati à ceux qui
5) étoient dans les chaînes, et vous avez vu avec joie
)> tous vos biens pillés ». Rememoramini autem pris-
iinos dies in quihus illuminati magnum cerlamen
suslinuistis passionum ; et in altero quidem oppro-
briis et tribulationihus spectaculum facli ; in altero
aulem socii taliter com^ersantium effecti : nam et
o/|4 SUR l'aumône.
fvinctis compassi estis , et rapinam honoruin vestro-
rum ciim gaudio suscepistis (0.
Il les met ensemble [ souffrir, et compatir ] ; donc
ou l'un ou l'autre : car Je'sus à la croix a souffert et
a exercé la miséricorde ; donc , sinon l'un ^ du
moins l'autre : c'est le moindre. Dieu nous met à
l'épreuve la plus facile ; notre damnation sera donc
plus grande. « C'est une chose grande et facile, dit
3) saint Cyprien, d'obtenir par des œuvres de cha-
» rite le prix du martyre sans être exposé aux pé-
» rils de la persécution, de mériter la couronne
» dans le sein de la paix » : Res et grandis etfaci-
lis , sine periculo persecutionis ^ corona pacis (2).
« Personne ne sera couronné que celui qui aura
» combattu légitimement « : Non coronatur_, nisi
qui légitime certawerit (3). Il change la loi en faveur
de la charité. Ah î ce misérable est aux mains avec
la faim, avec la soif, avec le froid, avec le chaud,
avec les extrémités les plus cruelles : la couronne
lui sera bien due ; si vous le soulagez, vous y aurez
part. Corona pacis ^ couronne dans la paix, victoire
sans combats, prix du martyre sans persécution et
sans endurer de violence. Combien est grande cette
obligation 1 il paroît par la miséricorde de Jésus-
Christ : miséricorde veut être honorée par la misé»
ricorde. Deux actes de miséricorde : celle qui pré-
vient, celle qui suit. Par la première Jésus-Christ
achète la nôtre : « Soyez miséricordieux comme
» votre Père céleste est miséricordieux » : Estote
miséricordes sicut et Pater vester misericors est (4).
, (0 Heb. X. 32, 33, 34. — (^) De Oper. et Eleemos. p. a46. —
(3) //. Tim, II. 5. — C4) Luc. vi. 36.
SUR l'aumÔjVE. 245
« Revétez-vous, comme des e'ius de Dieu saints et
» bien-aime's, d'entrailles de mise'ricorde » : Induite
fVOs_, sicut electi Dei sancti et dilecti j viscera niisC"
ricordiœ (0. Par la seconde, il faut que la notre
achète la sienne : Beati miséricordes, quoniain ipsi
misericordiain consequentur ('^) : « Bienheureux les
» miséricordieux, parce qu'ils obtiendront mise'ri-
3) corde ». Enclxaînement de miséricorde : Jésus-
Christ prévient ; obligation de le suivre : nous sui-
vons; il s'oblige à donner le comble : c'est la loi
qu'il nous impose^ c'est celle qu'il s'est imposée. La
grâce, l'indulgence, la rémission, le ciel même est
à ce prix. Point de miséricorde , si nous n'en faisons :
sans la charité, nudité de l'ame ; car c'est elle qui
« couvre la multitude des péchés » : Operit multitu-
dineni peccatorum (3).
Saint Cyprien remarque que Dieu après avoir crié
contre les péchés, ne trouve point de remède. « Crie^
)) ne cesse pas, élève ta voix comme une trompette,
5) annonce à mon peuple ses crimes , et à la maison
)) de Jacob ses iniquités (4) ». Dis -leur que leurs
jeûnes, ni leurs bonnes œuvres, ni leurs prières ne
m'appaisent pas. Ils font comme s'ils étoient justes :
« car ils me cherchent chaque jour, et ils demandent
» à connoître mes voies; comme si c'étoit un peuple
» qui eût agi selon la justice , et qui n'eût point
» abandonné la loi de son Dieu : ils me consultent
» sur les règles de la justice, et ils veulent s'appro-
» cher de moi » : Me etenim de die in die m quœrunt,
et s cire vias meas volant; quasi gens quœ justitiam
(0 Coloss. m. 12. — ('•) Matth. v. 7. — C^) /. Petr. ly. 8. — (4) /$-,
Ï.V111. I»
9..\6 sur. l'àumone.
feceriij etjudicium Dei sui non dereliquerit : rodant
me judicia justitiœ ; appropinquare Deo volunt (0.
Ils veulent s'approcher de moi, ils jeûnent et se
tourmentent vainement. « Le jeûne que je demande
M consiste-t-il à faire qu'un homme afflige son ame
5) pendant un jour » ? Numquid taie est jejuniwn
quod elegi , per diem affligere hominein animam
suam (^)? Par conséquent nul remède. Voici néan-
moins ce qu'il ajoute : « Tel est le jeûne que je veux :
» déchargez le pauvre de son fardeau ; délivrez les
5> oppressés des liens et de la tyrannie des méchans;
» ôtez de dessus les épaules infirmes le fardeau qui
» les accable; mettez en liberté les captifs et rompez
» le joug qui les charge. Partagez votre pain avec
î) le pauvre, invitez en votre maison les mendians
» et les vagabonds : quand vous verrez un homme
» nu, revétez-le, et respectez en lui votre chair et
» votre nature. Alors votre lumière se lèvera aussi
» belle que le point du jour , et votre santé vous sera
» rendue aussitôt, et votre justice marchera devant
« vous, et la gloire du Seigneur vous recueillera.
)> Alors vous invoquerez le Seigneur, et il vous exau-
» cera : vous crierez, et il dira : Je suis à vous.
» Quand vous ôterez les chaînes aux captifs qui sont
» parmi vous , quand vous cesserez de menacer les
» malheureux et de leur tenir des discours inutiles,
j) quand vous aurez répandu votre cœur sur les mi-
» sérables et que vous aurez rempli les âmes affli-
» gées ; votre lumière se lèvera parmi les ténèbres ,
» et vos ténèbres seront comme le midi. Et le Sei-
» gneur vous donnera un repos éternel, et remplira
(') îs. Lvni. "2. — W Ibid. 5.
SUR l' A U .VI ONE. 247
» votre ame de ses splendeurs^ et il fera reposer vos
» os en paix; et vous serez comme un jardin bien
» arrose', et comme une source qui ne tarit pas ».
Afin que nous entendions que, sans l'aumône, tout
est inutile : celui qui ferme ses entrailles, Dieu ferme
les siennes sur lui.
Ce qui presse le plus, c'est que celte mise'ricorde
est nécessaire au salut des âmes. Je'sus-Christ à la
croix pour sauver les âmes : entrer dans ses senti-
mens, et tirer nos frères de toutes les extrémite's qui
mettent leur ame dans un péril évident. Deux con-
ditions opposées ont pour écueil de leur salut les
mêmes extrémités : les premières fortunes et les der-
nières j les uns par la présomption, et les autres par
le désespoir arrivent à la même fin de s'abandonner
tout-à-fait au vice. On aime l'oisiveté dans l'un et
dans l'autre ; car l'un est si abondant qu'on n'a
pas besoin du travail , et l'autre si misérable qu'on
croit que le travail est inutile. On ne veut travailler
que pour éviter les maux extrêmes : on y est, on
n'espère plus, on s'y habitue; plus de honte l*). Ce qui
est le plus horrible , dans l'un et dans l'autre état
on néglige son ame : là on y est poussé par l'applau^
dissement ; on s'oublie soi-même : et ici par le mé-
pris de tout le monde ; on se néglige , on ne se croit
pas destiné pour rien qui soit grand. La félicité est
de manger : réduit à l'état des bêtes. Tels étoient
ces pauvres fainéans , etc.
En ces deux états on oublie Dieu. Les uns par trop
(*) Il ne faut pas blâmer les pauvres honteux : la honte est le
moyen pour les exciter au travail, et leur faire craindre la mendi-
cité. Cette note est à la inar^e du manuscrit original.
s4^ SUU l' AUMONE.
de repos, les autres par trop de misères croient qu'il
n'y a point de Dieu pour eux : le premier, point de
justice : le second , point de bonté ; tous deux par
conséquent, point de Dieu. Ces pauvres savoient-
ils qu'il y eût un Dieu? un peuple d'infidèles parmi
les fidèles ; baptisés , sans savoir leur baptême ; tou-
jours aux églises, sans sacremens. Pour ôter les ex-
trémités également dangereuses de ces deux états,
loi de la justice divine que les riches déchargent les
pauvres du poids de leur désespoir, que les pauvres
déchargent les riches d'une partie de leur excessive
abondance. Aller alterius onera portate : « Portez
» le fardeau les uns des autres (0 ». Prouvez aux
pauvres que Dieu est leur Père; prouvez -leur les
soins de la Providence : il est bon , tant de biens
qu'il donne; cela ne les touche pas , rien pour eux :
il a commandé de leur donner ; rien pour eux , on
n'obéit pas. Prouvez donc sensiblement sa bonté en
donnant. Les enfans, ils ne les ont que pour faire
montre de leur misère : toute leur instruction est de
savoir feindre des plaintes.
Passez à cet hôpital; sortez un peu hors de la ville,
et voyez cette nouvelle ville qu'on a bâtie pour les
pauvres, l'asile de tous les misérables, la banque du
ciel , le moyen commun proposé à tous d'assurer ses
biens et de les multiplier par une céleste usure. Rien
n'est égal à cette ville; non, ni cette superbe Baby-
lone , ni ces villes si renommées que les conquérans
ont bâties. Nous ne voyons plus maintenant ce triste
spectacle, des hommes morts devant la mort même,
chassés, bannis, errans, vagabonds, dont personne
(0 Gai. VI. 2.
su Pi L AUMONE. 2^9
n avoit soin ; comme s'ils n'eussent aucunement ap-
partenu à la socie'te humaine. Là on tâche d'ôter de
la pauvreté' toute la male'diction qu'apporte la fai-
ne'antise, de faire des pauvres selon l'Evangile. Les
enfans sont éleve's, les me'nages recueillis, les igno-
rans instruits reçoivent les sacremens. Sachez qu'en
les de'chargeant vous travaillez aussi à votre de'-
charge; vous diminuez son fardeau, et il diminue le
vôtre ; vous portez le besoin qui le presse , il porte
l'adondance qui vous surcharge.
Venez donc offrir ce sacrifice. Deux lieux de sa-
crifice, l'autel et le tronc. « Vous ctes riche, opu-
i) lente, disoit saint Cyprien à une dame, et vous
» croyez céle'brer les saints mystères , vous qui ne
)) daignez pas regarder les dons qu'on offre à Dieu ,
» vous qui venez au lieu où se fait l'oblation sans ap-
)) porter votre part du sacrifice » : Locuples et dwes
es j et dojninicum celehrare te credis , quœ corhart
omnino non respicis ^ quœ in dominicum sine sacri-
jicio venis (0. Ancienne coutume du sacrifice : cha-
cun du pain et du vin pour l'eucharistie ; le reste
pour les pauvres; comme une continuation du sa-
crifice chrétien. Quoique l'ordre de la cérémonie soit
changé, le fond de la vérité est invariable , et tou-
jours votre aumône doit faire partie de votre sacrifice.
Ne regardez pas seulement le tronc de l'Eglise ;
ayez-en un pour les pauvres dans votre maison :
c'est un conseil de saint Chrysostôme , fondé sur ces
mots de saint Paul : « Que chacun de vous mette à
3) part chez soi, le premier jour de la semaine, ce
)) qu'il voudra , amassant peu à peu selon sa bonne
(0 De Oper et Eleemos. p. a/p.
2^0 SUR L AUMONE.
» volonté (0 ». « Faites ainsi, dit saint Chrysos-
» tome (^), de votre maison une église ; ayez-y un
» petit coffre , un tronc ; soyez le gardien de l'ar*-
» gent sacré; constituez-vous vous-même l'économe
5) des pauvres : la charité et l'humanité vous confe-
» rent ce sacerdoce » : Apud te sepone , et doinum
îuam fac ecclesiam ; arculam et gazophyîacium ;
esto custos sacrce pecuniœ ; à teipso ordinatus dis-
pensator pauperwn : benignitas et huinanitas dat
tibihoc sacerdotium. « Que ce tronc, continue saint
» Chrysostôme , soit placé dans le lieu oii vous vous
» retirez pour prier : et toutes les fois que vous
» y entrerez pour faire votre prière , commencez
» par y déposer votre aumône , et ensuite vous ré-
» pandrez votre cœur devant Dieu » : Pauperumque
arculam domi fàciamiis , quœ juxta locum in quo
stas orans sita sit : et quoties ad oratidum fueris in-
gressus ^ depone primum eleemosjnam ^ et tune
emitte precationem (5). « Si vous en agissez ainsi ,
» ce tronc vous servira d'armes contre le diable. Le
» lieu oii est déposé l'argent des pauvres est inac-
» cessible aux démons; car l'argent rassemblé pour
» l'aumône met une maison plus en sûreté que le
» bouclier, la lance, les armes, toutes les forces du
5) corps, toutes les troupes des soldats. Vous don-
» nerez à votre prière des ailes pour monter au
5) ciel ; vous rendrez votre maison une maison sainte
» qui renfermera les vivres du roi (4). Et pour que
» la collecte prescrite par l'apôtre se fasse aisément;
(0 /. Cor. XVI. 2. — (*) In Epist. I. ad Cor. Honi. xliii. tom. x ,
jyag. 4oi. — ^) Ibid.pag. !\qS. — (4) Ilomil. de Ehemos. lom. in,
pag. 254.
SUR l' AUMONE. 9.5 I
)) que chaque ouvrier, chaque artisan, lorsqu'il a
» vendu quelque ouvrage de son art, donne à Dieu
)) les prémices, en mettant dans ce tronc une petite
)> partie du prix ; et qu'il partage avec Dieu de la
)) moindre portion de ce qu'il retire de son travail.
» Que l'acquéreur, ainsi que le vendeur, suivent ce
M conseil ; et que tous ceux en ge'néral qui retirent
)> de leurs fonds ou de leurs travaux des fruits le'gi-
)) times, soient fidèles à cette pratique (0 ».
Ne prenez pas pour excuse le nombre de vos en-
fans : n'en avez -vous point quelqu'un qui soit dé-
cédé? ne le comptez-vous plus parmi les vôtres, de-
puis que Dieu l'a retiré en son sein ? pourquoi donc
n'auroit-il pas son partage ? Mais puisque vous sur-
vivrez vous-même à votre mort, pourquoi ne vou-
lez-vous pas hériter de quelque partie de vos biens?
et pourquoi ne voulez-vous pas compter Jésus-Christ
parmi vos héritiers? Quand vous laissez vos biens à
vos héritiers, vous les quittez, et ils vous oublient :
vous faites tout ensemble des fortunés et des in-
grats. Quelle consolation d'aller à celui que vous
avez laissé héritier d'une partie de vos biens ! et je
ne dis pas pour cela que vous attendiez le temps de
la mort; et si vos enfans vivans vous reviennent,
[écoutez] la grave exhortation de saint Cyprien.
• « Mais vous avez plusieurs enfans et une nom-
)) breuse famille ; vous dites que vos charges domes-
» tiques ne vous permettent pas de vous montrer
)) libellai aux pauvres » : Atqui hoc ipso operari am-
plius dehes, quo multoriun pi^norum pater es (2) :
(0 In Epist. l. ad Cor. Hom. xliii. tom. x, p. \oQ. — » S. Cy-
pviun. de Opet\ et Eleeifios.pag. 2^3.
252 SUR l' AUMONE.
c est ce qui vous impose robligation d'une cliarité
plus abondante ; car vous avez plus de personnes
pour lesquelles vous devez appaiser Dieu, plus de
péchés à racheter, plus d'ames à délivrer de la gêne,
plus de consciences à nettoyer des fautes conti-
nuelles auxquelles notre fragilité est sujette , et de
tant de tentations auxquelles elle est exposée. Vous
êtes prêtre dans votre famille, vous devez instruire,
faire la prière pour tous, sacrifier pour tous : et
comme vous augmentez votre table et la dépense de
votre maison, selon le nombre de vos enfans, pour
entretenir cette vie mortelle ; ainsi pour nourrir en
eux cette vie céleste et divine : « autant que le
3) nombre des enfans s'accroît, autant devez -vous
3) multiplier la dépense des bonnes œuvres » : Qub
amplior fuerit pignorum copia, esse et operum dé-
bet major impensa (0. Ainsi Job multiplioit ses sa-
crifices selon le nombre de ses enfans, et autant
qu'il en avoit dans sa maison , autant le nombre de
ses victimes étoit-il multiplié devant Dieu ; et pour
expier les péchés que l'on commettoit tous les jours,
il offroit aussi tous les jours des sacrifices pour le^
expier. Si donc vous aimez vos enfans, si vous ou-
vrez sur leurs besoins la source d'une charité et
d'une douceur véritablement paternelle , recom-
mandez-les à Dieu par vos bonnes œuvres ; qu'il soit
leur tuteur, leur curateur et leur protecteur : soyez
le père des enfans de Dieu , afin que Dieu soit le
Père de vos enfans. Vous qui donnez l'exemple à
vos enfans de conserver plutôt le patrimoine de la
terre que celui du ciel, vous êtes doublement cx*i-
0) S. Cfpr. de Oper. et Eleemos. pag. 243.
SUR L* AUMÔNE. 253
minel ; et de ce que vous n'acquérez pas à vos en-
fans la protection d'un tel Père, et de ce que de
plus vous leur apprenez à aimer plus leur patri-
moine que Jésus -Christ même et que l'héritage cé-
leste. Soyez plutôt à vos enfans un père tel qu'étoit
Tobie, qui crut qu'il ne pouvoit laisser au sien
d'héritage plus assuré que la justice et les aumônes.
Ne laissez pas tout à vos héritiers ; songez à hériter
vous-même de quelque partie de vos biens.
Voilà donc, si je ne me trompe, l'obligation éta-
blie, et les excuses rejetées qui paroissoient les plus
légitimes. Le croyez-vous, mes Frères? si vous ne le
croyez pas, vous le croirez un jour, quand vous en-
tendrez le Juge n'alléguer pour motif de sa sentence
que la dureté à faire l'aumône : si vous le croyez ,
voyez la manière [ de vous en acquitter].
SECOND POINT.
Jésus -Christ crucifié nous apprend trois choses
[ qui sont de faire l'aumône ] avec pitié , avec joie ,
avec soumission. La première , c'est la compassion ;
[elle nous est nécessaire pour imiter notre grand
pontife , dont l'apôtre dit ] : « Le pontife que nous
5) avons n'est ptis tel qu'il ne puisse compatir à
î) nos foiblesses ; mais il a éprouvé comme nous
» toutes sortes de tentations et d'épreuves, hormis
» le péché )) : Non enini habemus pontijicein qui
non possit compati infirmitatibus nostris ; tentatuni
autem per omniapro similitudine absque peccato (0.
« J'ai compassion de ce peuple , dit Jésus-Christ ;
>» parce qu'il y a déjà trois jours qu'ils demeurent
CO Heb. ly. i5.
2 54 SUR l'aUMÔJVE.
3) continuellement avec moi, et ils n'ont rien à man-
« ger » : Misereor super turbam ; quia ecce jam
triduo sustinent me ^ nec habent quod manducent (0,
La première aumône venoit du cœur.
Jésus-Christ perpétue en deux sortes le souvenir
de sa passion pour nous y faire compatir : en l'eu-
charistie, et dans les pauvres. Hoc facile in meam
commemorationem ; « Faites ceci en mémoire de
M moi » , l'aumône aussi bien que la communion.
Se souvenir avec douleur de sa passion , en l'un et
en l'autre , avec cette seule différence que là nous
recevons de lui la nourriture , ici nous la lui don-
nons : Hoc facite in meam commemorationem, (2).
Image des peines de Jésus-Christ dans les pauvres ;
soulagez-les donc : Hoc facite in meam commemo-
rationem. Voulez-vous baiser les plaies de Jésus ?
assistez les pauvres : son côté ouvert nous enseigne
la compassion ; ce grand cri qu'il fait à la croix, par
lequel les pierres sont fendues, nous recommande
les pauvres. Entrez dans ces grandes sales, [quelle]
infinie variété de misère par la maladie et par la
fortune ! marque de l'infinité de la malice qui est
dans le péclié. Portez-lui compassion , soulagez-la :
ébranlez les cœurs pour ouvrir le* sources des au-
mônes. [Je dis que vous devez le faire avec] plaisir,
[à l'exemple de Jésus-Christ] « qui a souffert la croix
« avec tant de contentement « : Proposito sihi gaudio
SListinuit crucem (3). Quel plaisir parmi cet abîme
[ de souffrances ] ! plaisir de soulager les misérables,
plaisir qui le pressoit au fond du cœur. « Je dois être,
» disoit-il , baptisé d'un baptême j et combien me
{}) Mure. VIII. 2. — W l^nc. xxn. 19. — Ilehr. xii. 2.
SUR l' A U M Ô N i:. 'J. 5 J
)> sens -je pressé jusqu'à ce qu'il s'accomplisse » ?
Baptismo habeo haptizari; et quomodo coarctor iis-
(jue dum perficialur (0 ? [Pressé] dans l'intime au
milieu de ses répugnances.
[Voyez] Job comme il sentoit ce plaisir : « Si j'ai '
» refusé aux pauvres ce qu'ils vouloient, et si j'ai fait
» attendre en vain les yeux de la veuve; si j'ai mangé
» seul mon pain , et si l'orphelin n'en a pas mangé
)) aussi ; car la compassion est crue avec moi dès
» mon enfance , et elle est sortie avec moi dès le sein
» de ma mère : si j'ai négligé de secourir celui qui
» n'ayant point d'habit mouroit de froid, et le pauvre
» qui étoit sans vêtement : si les membres de son
» corps ne m'ont pas béni, lorsqu'ils ont été réchauf-
)) fés par les toisons de mes brebis ». Si negaçi quod
volehantpauperihus , etoculos viduœ expectarefecî:
si comedi buccellain meain solus ^ et non comedit
pupillus ex ea ; quia ah infantia mea créait mecum
mise ratio j et de utero inatris me ce e grès s a est me-
cum : si despexi pereuntem eo quod non habuerit in-
dumentum , et ahsque operimento pauperem : si'iion
benedixeruntmihi latera ejus ^ et de velleribus ovium
mearum calefactus est iV.
[ Q^^] saint Paul [avoit bien goûté la douceur de
ce plaisir] ! « Votre charité, mon cher frère, écrit-il
» à Philémon, m'a comblé de joie et de consolation,
» voyant que les cœurs des saints ont reçu tant de
» soulagement de votre bonté » : Gaudium enim
magnum habui et consolationem in charitate tua ; quia
viscera sanctorum requie^^erunt per te ^f rater (^).
Ce plaisir a dilaté le cœur de Jésus : il n'a point
(') Luc. XII. 00, — W Job. XS.XI. i6, 17, iS , 19, 20. ~ i}) Phil. 7.
ii56 suî\ l'aumôwe.
voulu donner de bornes à cette ardeur d'obliger, h
ce désir de bien faire. Donnez-moi que j'entende , ô
Jésus, l'étendue de votre cœur. Le plaisir d'obliger
a fait qu'il a voulu être le Sauveur de tous. Entrons
dans l'étendue de ce cœur : comme [il a porté] tous
les péchés, ainsi nous devons nous charger de toutes
les misères. C'est le dessein de cet hôpital [qui ren-
ferme] l'universalité de tous les maux. Jésus- Christ
[a pris] tous les nôtres, nous devons aussi prendre
tous les siens ; et nous verrions périr une telle ins-
titution !
3.0 Servir les pauvres avec soumission. Jésus-Christ
lave les pieds à ses disciples. Exemplum dedi vobis ( 0 ;
« Je vous ai donné l'exemple » à la croix. « Le Fils
» de l'homme n'est pas venu pour être servi , mais
» pour servir et pour donner sa vie pour la rédemp-
)) tion de plusieurs » : Non venit minisirari , sed
ministrare , et dure animain suam redemptionem pro
multis (2).
« Abraham, dit saint Pierre Chrysologue, oublie
», qu'il est maître dès qu'il voit un étranger » : Viso
peregrino j, dominum se esse nescivit (5). Ayant tant
de serviteurs et une si nombreuse famille , il prenoit
néanmoins pour son partage le soin et l'obligation
de servir les nécessiteux. Aussitôt qu'ils s'approchent
de sa maison , lui-même s'avance pour les recevoir,
lui-même va choisir dans son troupeau ce qu'il y a
de plus délicat et de plus tendre, lui-même prend le
soin de servir leur table. Ce père des croyans voyoit
en esprit Jésus-Christ serviteur des pauvres, et voyant
CO Joan. xiu. i5. •— (') Matth. xx. 28. — ^) Serm. cxxi. de Di^it.
et Lazar.
les
SUR L AUMÔNE. ^5j
les pauvres être ses images, il ne songe plus qu'il est
le maître. En sa pre'sence sentant ou son autorité
cesse'e devant une telle puissance , ou sa grandeur
honteuse de paroître devant une telle humilité, il
oublie qu'il est maître : Dominum se esse nescwiu
C'est ce qu'il nous faut imiter, si nous voulons être
enfans d'Abraham. « Seigneur, dit Zachée à Jésus-
» Christ , je vais donner la moitié de mes biens aux
» pauvres » : Dimidiwn bonorum meorum do pau-
peribus. Sur quoi notre Seigneur dit : Cette maison
a reçu aujourd'hui le salut; « parce que celui-ci est
» aussi enfant d'Abraham » : Eb quod et ipse Jilius
sit Abraliœ (0. Servons donc les pauvres pour être
enfans d'Abraham, et suivre les vestiges d'une telle
foi : faisons nos affaires dans les calamités des autres;
ne méprisons point nos semblables; [usons à leur
égard d'une grande] condescendance; [imitons l'a-
pôtre , qui témoigne tant de charité et d'empresse-
ment pour les servir. ] « Maintenant , dit-il , je m'en
» vais à Jérusal m porter aux saints quelques au-
» mônes : car les Eglises de Macédoine et d'Achaïe
» ont résolu , avec beaucoup d'affection , de faire
» quelque part de leurs biens à ceux d'entre les
» saints de Jérusalem qui sont pauvres... Je vous con-
» jure donc, mes Frères , par Jésus-Christ notre Sei-
» gneur, et par la charité du Saint-Esprit, de com-
» battre avec moi par les prières que vous ferez à
» Dieu pour moi; afin qu'il me délivre des Juifs in-
» crédules qui sont en Judée, et que les saints de
» Jérusalem reçoivent favorablement le service que
(0 Luc. XIX. 8, 9.
BOSSUET. XllI. 17
258 SUR l'aumÔnE.
» je vais leur rendre » : Nunc igiLur proficiscar in
Jérusalem ministrare sanctis. Probawerunt cnitn
Macedonia et Acliaia collationem aliquam facere
in pauperes sanctorum qui sunt in Jérusalem,.., Oh-
secro ergo vos , Fratres , per Dominum nostrum Je-
sum Christum , et per charitatem sancti Spiritûs ^ ut
adjui^etis me in orationibus vestris pro me ad Deum ;
ut libérer ab infidelibus qui sunt in Judœa^ et obsequii
mei oblatio accepta Jîat in Jérusalem sanctis (0.
Adoucir leurs esprits, calmer leurs mouvemens
impétueux : nul mépris, nul dédain ; Jésus-Christ
en eux , les servir, vouloir leur plaire.
TROISIÈME POINT.
Le fonds [pour leur subsistance se trouvera dans
le] retranchement des convoitises. Jésus-Christ est-il
venu pour découvrir de nouveaux trésors, ouvrir
de nouvelles mines , donner de nouvelles richesses ?
[ non sans doute. ] Les présens du Dieu créateur
[suffisent] ; mais les passions engloutissent tout : il
les faut réprimer ; c'est la grâce du Dieu sauveur,
du Dieu crucifié ; c'est le fonds qu'il assigne. Sa croix
est le retranchement des passions : [ elle doit opérer
la] circoncision du cœur : [par le] baptême, [nous
nous sommes engagés à] l'abnégation des pompes
du monde.
Excès des convoitises [ condamné par ces paroles
du Sauveur] : Colligite quœ superaverunt fragmen-
ta (^) : « Ramassez les morceaux qui sont restés ».
Retranchement nécessaire, autrement votre au-
mône n'est pas un sacrifice. [Retrancher] le jeu,
{}) Rom. XV. 25, 26, 3o, 3i.— ir) Joan. vi. 12.
SUR l'aumône. 2 5()
[où l'on en voit qui deviennent] « subitement pau-
» vies, ou dans un instant riches » : Subito egcntes^
repente di^ites. « Leur état et leur fortune se clian-
}) gent avec la même volubilité que les dés qu'ils
î> jettent » : Singulis jactlbus staturri mutantes ; ver-
satur enim eorwn vita ut tessera. « On s'y fait un
)) jeu du danger, et un danger du jeu : autant de
» mises, autant de ruines w : Fit ludus de periculo ^
et de ludo periculuin : quot propositiones ^ tôt pro-
scriptiones (0. Le jeu où par un 'assemblage mons-
trueux on voit régner dans le même excès et les der-
nières profusions de la prodigalité la plus déréglée ,
et les empressemens de l'avarice la plus honteuse :
le jeu où l'on consume des trésors immenses, où
on engloutit les maisons et les héritages, dont l'on
ne peut plus soutenir les profusions que par des ra-
pines épouvantables : on fait crier mille ouvriers ;
[ on prive le mercenaire de sa récompense , ses do-
mestiques de leur salaire , ses créanciers de leur
bien ] \ et cela s'appelle jouer : jeu sanglant et eruel
où les pères et les mères dénaturés se jouent de la
vie de leurs enfans, de la subsistance de leur famille
[ et de celle des pauvres. ]
Donnez libéralement : « Imitez dans l'opposé la
» sangsue de Salomon « : Salomonis sanguisugam
in contrarium œniulato ; Affer , affer; « Donnez,
» donnez ». Pourquoi tant de folles dépenses? pour-
quoi tant d'inutiles magnificences? amusement et
vain spectacle des yeux , qui ne fait qu'imposer vai-
nement, et à la folie ambitieuse as uns et à l'a-
veugle admiration des autres. Cuncta inter furorem
(ï) S. Amhr. lib. de Tobia. cap. xi, tom. i, col, 602, 6o3.
26o SUR l'aumône.
edentis et spectantis errorem ^ prodigâ et stuUâ vo-
luptatiun fruslrantium vaniiate depereunt (0. Que
vous servent toutes ces de'penses superflues? que sert
ce luxe énorme dans votre maison, tant d'or et tant
d'argent dans vos meubles? toutes ces choses péris-
sent. Faites des magnificences utiles comme Dieu :
il a orné le monde, mais autant d'ornemens , autant
de sources de biens pour toute la nature.
Châtiment contre ceux qui excèdent ces bornes.
Colligite fragmenta ne pereant : « Ramassez les
» morceaux de peur qu'ils ne périssent ».
La destruction d'un tel ouvrage (*) crie vengeance
devant Dieu : seroit-elle impunie? Dieu dénonce sa
colère à tous les hommes qui seroient coupables de
cette perte : chacun se détourne , chacun se retire.
Quoi donc dans un si grand crime si public , si con-
sidérable, ne pourra-t-on trouver le coupable? Ah !
je vois bien ce que c'est : puisque nul ne l'est en par-
ticulier, tous le sont en général. C'est donc un crime
commun : en seroit-il moins vengé pour cela? Au
contraire , ne sont-ce pas de tels crimes qui attirent
les grandes vengeances ? Est-ce que Dieu craint la
multitude? cinq villes toutes enflammées, le monde
entier, le déluge. S'il arrive donc quelque grand mal-
heur, ne vous en prenez qu'à vous-mêmes. Ah!
faites-vous des amis, « qui vous reçoivent dans les
» tabernacles éternels » : Qui recipiant vos in œterna
tabernacula (2).
(0 S. Cfprian, de Oper. etEleemos. p. 244- — C*) Luc. xvi. g.
C^) L'Hôpital.
su n l'aumône. :i6i
PRÉCIS D'UN SERMON
SUR LE MÊME SUJET,
PRÊCHÉ A L'HOPITAL GÉNÉRAL
LE JOUR DE LA COMPASSION DE LA SAINTE VIERGE.
Jésus -Christ souffrant dans les pauvres, aban-
donné dans les pauvres, patient dans les pauvres. Je'-
sus-Christ souffre pour l'expiation des péchés en lui-
même; dans les pauvres, en s'appliquant [leurs pei-
nes et leurs souffrances]. On s'applique la croix, en
y participant, en recevant les pauvres, en donnant.
Jésus- Christ abandonné des hommes, de Dieu
même. Guérir les blessures de Jésus-Christ dans les
pauvres. Pauvres, victimes du monde. Dwiserunt
sibi vestimenta mea j et super veslem inearn jniserunt
sortem (0 : « Ils ont partagé entre eux mes habits,
» et ils ont jeté le sort sur ma robe ». Vous jouez les
habits des pauvres , vous partagez entre vous les ha-
bits des pauvres et la nourriture des pauvres. « On
5) leur présente dans leur soif du vinaigre à boire » j
In siii mea potaverant me acelo (2) ; quand on les
rebute, qu'on les traite mal, et celles qui se sacri-
fient pour quêter pour eux.
0) Ps. XXI. 19. — W Ps. LXVllI. 22.
262 suPl l'aumône.
Abandonnement de Jésus-Christ [de la part de]
ses disciples, figure d'un autre abandonnement spi-
rituel; qu'on ne profite point de la passion de Jésus-
Christ. Tous les hommes devroient être au pied de
la croix pour recueillir ce sang, et empêcher qu'il
ne tombe à terre : ainsi des pauvres, pour profiter
de leurs larmes , recueillir leurs sueurs , les aider à
porter leurs croix.
On va ériger le Calvaire dans toutes les Eglises ,
couvrir les plaies du Fils de Dieu : image en atten-
dant en la sainte Vierge, et dans les pauvres. Pauvres
de Jésus-Christ, mes très-chers et mes très-honorés
Frères, à vous la parole.
En Jésus-Christ, passion : en Marie, compassion.
Partout où je vois Jésus -Christ souffrant, je vois
Marie compatissante. Il souffre en lui, dans les pau-
vres : Marie, elle voit dans les pauvres Jésus-Christ
souffrant, elle a vu son fils abandonné; notre dureté
luifaitvoir Jésus-Christ abandonné dans les pauvres:
sa consolation étoit qu'elle voyoit Jésus-Christ pa-
tient ; ah ! plût à Dieu , mes Frères , qu'elle voie Jé-
sus-Christ patient dans les pauvres.
Jésus-Christ souffrant dans les pauvres : image de .
la passion dans l'eucharistie ; dans les pauvres ,
[image de l'eucharistie]. « IN'estimez-vous pas, dit
» saint Jean-Chrysostôme (0, quelque chose de bien
3) grand, que de tenir cette coupe où Jésus - Christ
» doit boire, et qu'il doit porter à sa bouche? ne
î> voyez-vous pas qu'il n'est permis qu'au seul prêtre
» de donner le calice du sang? Pour moi, dit Jésus-
(0 In Matt. Hom. xlv, tom. vu, p. 479. lUd. Jiom, i, p. 5i8. —
SUR l' AUMONE. 263
« Christ, je ne recherche point ces choses si scrupu-
» leiisemcnt; mais si vous-même vous me donnez le
» calice, je le reçois : quoique vous ne soyez que
» laïque , je ne le refuse point, et je n'exige point ce
» que j'ai donné; car je ne demande point du sang,
» mais un peu d'eau froide. Pensez à qui vous donnez
» à boire , et soyez saisi d'horreur : pensez que vous
» devenez le prêtre de Jésus-Christ même , lorsque
M vous donnez de votre propre main ; non votre
5) chair, mais du pain; non votre sang, mais un
5) verre d'eau froide... Voulez-vous honorer le corps
» de Jésus-Christ , ne le méprisez point dans sa nu-
» dite et ne le revêtez point ici dans son temple d'ha-
» bits de soie , pour le négliger dehors, lorsque vous
» le voyez affligé du froid et dans la nudité : car ce-
)) lui qui a dit : Ceci est mon corps (0 , et qui, par
» sa parole, a rendu le fait certain, a dit aussi :
3) y^ous m'avez vu avoir faim , et vous ne m'avez
)) pas donné à manger i"^) Autant de fois que
» vous avez manqué à rendre ces assistances à l'un
» de ces plus petits, vous avez manqué à me la ren-
5) dre à moi-même. Ce corps ici présent n'a pas be-
)) soin de vêtemens , mais d'un cœur pur ; l'autre au
» contraire demande tous nos soins ».
En Jésus-Christ nuls péchés , et tous les péchés ;
nulles misères, et toutes les misères. « Il n'a pas, il
» est vrai, besoin , dit Salvien P), si l'on considère
» sa toute-puissance; mais il a besoin pour satisfaire
)> sa miséricorde : il n'a pas besoin pour lui-même
(0 Mattk. xxYi. 26 (2) lùid. XXV. 42, 45- — ^^^ ^*^- ^^' (idy^rs,
Avarit. p. 3o3 , 3o4.
264 SUK l'aumône.
» selon sa divinité; mais il a besoin par charité pour
)) nous : .... et quant à sa tendre compassion, il a
» plus besoin que tous les autres : car chaque indi-
î) gent n'a besoin que pour soi-même et qu'en soi-
)) même; Jésus -Christ est le seul qui souffre et
)) qui mendie dans tous les pauvres en général ».
Il souffre en même temps les extrémités opposées;
le froid, le chaud. Non -seulement en eux est re-
présentée la vérité des souffrances, mais la cause.
Pauvres, victimes du monde : tous méritent d'être
ainsi traités. Dieu choisit les pauvres ; décharge
sur eux sa colère et épargne les autres. Il faut y
participer : à celles de Jésus -Christ en recevant;
à celles des pauvres en donnant, en compatissant,
empruntant leur croix, [les] aidant à la porter.
Nous ne le faisons pas, nous les abandonnons; c'est
notre seconde partie.
Jésus-Christ abandonné des hommes, de Dieu
même : ainsi les pauvres. Des hommes : Tihi dere^
lîctus est pauper (0 : « C'est à vous que le soin des
îT pauvres a été laissé )>. De Dieu même : « Pour-
» quoi , Seigneur, vous êtes- vous retiré loin de moi,
5) et dédaignez-vous de me regarder dans le temps
» de mon besoin et de mon affliction : tandis que
5) l'impie s'enfle d'orgueil , le pauvre est brûlé » :
Ut quid , Domine y recessisti longe , despicis in op-
portunitatibus : diun superhit inipius, incenditur pau-
per (2). Auparavant [le prophète avoit dit] : « Le
5) Seigneur est devenu le refuge du pauvre, il vient
» à son secours dans ses besoins et dans son afflic-
(0 Ps. IX. 38. — \^) Ps. IX. 22, 23.
SUR l/ AU M ONE. 265
» tion » : Etfactus est Doininus refu^iuin pauperi ,
adjutor in opportanilailbus , in trihulationc (0. Il ne
les abandonne pas : pendant qu'il semble abandon-
ner Jésus -Christ, il re'concilie le inonde; c'est la
gloire de Jësus-Glirist : pendant qu'il semble oublier
les pauvres, il leur prépare leur récompense; c'est
ce qui doit les exciter à la patience.
Raison pourquoi on les méprise : comme impuis-
sans à faire du bien et à faire du mal. Du bien :
[ qui nous en procure autant qu'eux ] ? « Lorsque
» Tabithe fut morte , qui la ressuscita , dit saint
i) Jean-Chrysostôme? fut-ce les serviteurs qui l'en-
» vironnoient , ou bien les pauvres qu'elle avoit as-
3) sistés »? Quando mortua est Tahitlia , quis eani
suscitavit? ser^i circums is tentes ^ an mendici ('2)? [Et
quant au mal qu'ils peuvent faire , écoutez ce que
dit ] l'F^cclésiastique : « Mon fds , ne privez point le
» pauvre de son aumône , et ne détournez point vos
» yeux de lui , de peur qu'il ne se fâche ; et ne don-
» nez point sujet à ceux qui vous demandent , de
» vous maudire derrière vous : car celui qui vous
M maudit dans l'amertume de son ame, sera exaucé
3) dans son imprécation; il sera exaucé par celui qui
» Ta créé.... Prêtez l'oreille au pauvre sans chagrin,
» acquittez-vous de ce que vous devez, et répon-
« dez-lui favorablement et avec douceur (5) ». Dieu
écoute les malédictions des pauvres : il les écoute et
les châtie ; l'un par justice contre eux ; et l'autre
par justice contre nous.
Leurs murmures justes : pourquoi cette inégalité
(ïj Ps. IX. 9. — (') In Epist. ad Heh. Hom. xi, tovi. xii, p. 116.
^66 STJR l'aumône.
de conditions? tous formés d'une même boue. Des-
cription de cette différence : nul moyen de justifier
cette conduite, sinon en disant que Dieu a recom-
mandé les pauvres aux riches, et leur a assigné leur
vie sur leur superflu : Utjîat œqualitas _, a dit saint
Paul (0; « afin que l'égalité soit rétablie ».
Patience : exemple de Jésus- Christ. Contribuons
à leur patience en les assistant. « Recommandez
» avec soin à vos enfans , disoit aux siens Toljie (2) ,
» de faire des œuvres de justice et des aumônes ».
Remarquez l'union de la justice et des aumônes.
(0 //. Cor, VIII. 14. — W Toh. XIV. II.
SUR LE JUGEMENT DE J.-C. COKTRE LE MONDE. '^6']
SERMON
( ■• ■ POUR LE SAMEDI
DE LA SEMAINE DE LA PASSION.
Comment Jésus a jugé et condamné le monde avec toutes ses va»
uités. Mépris que son jugement doit nous inspirer de toutes les
choses temporelles. De quelle manière nous devons exécuter sou
jugement sur nous-mêmes et contre nous-mêmes.
Nunc judicium est mundi.
C'est maintenant que le monde va être juge'. Joan. xii. 3.
v^E n'est pas ce jugement qui fera Te'tonnement de
l'univers, Teffroi des impies, l'attente des justes,
que je dois vous représenter; ce n'est pas ce Jésus
qui viendra dans les nues du ciel, terrible et majes-
tueux , qui paroîtra dans cette chaire : c'est Jésus
jugé devant Caïphe et devant Pilate, Jésus jugé, Jé-
sus condamné; mais en cet état, il juge le monde,
et vous le verrez sur sa croix le condamnant souve-
rainement avec ses pompes et ses maximes. O Dieu,
donnez -moi des paroles, non de celles qui flattent
les oreilles et qui font louer les discours , mais de
celles qui pénètrent les cœurs et qui captivent tout
entendement sous l'autorité de votre Evangile, uéwe^
Maria.
268 SUR LE JUGEMENT DE J.-C.
Je ne sais si j'enfanterai ce que je conçois, ni si
la bonne parole , que le Saint-Esprit me met dans
le cœur, pourra sortir avec toute son efficace. Je
suis attentif à un grand spectacle ; je découvre in-
térieurement Jésus sur sa croix, condamnant de ce
tribunal et le monde et ses maximes : il est occupé
de la pensée de sa passion prochaine ; « sa sainte
» ame en est troublée » : Anima mea turbata est :
il semble hésiter : et quid dicam ? « et que dirai-je » ?
A la fin la force prévaut : Pater, clarijîca nomen
tuum (0 : « Mon Père, glorifiez votre nom ». Sur
cela , une voix comme un tonnerre [ fait entendre
ces paroles] : « Je l'ai glorifié, et je le glorifierai
» encore » : Et clarifie avi j, et iteriun clarifie abo {?■).
Au bruit de cette voix , il semble parler avec une
nouvelle force , et il prononce les paroles que j'ai
récitées : Nunc judicium est mundi (•^) : « C'est main-
» tenant que le monde va être jugé » ; nous ensei-
gnant , par ce discours , que sa croix et sa passion
sont le jugement et la condamnation du monde.
C'est ce jugement que je vous prêche ; et pour vous
expliquer en trois mots tout ce que j'ai à vous ex-
poser de ce jugement, je dirai quelle en a été la
forme, sur quel sujet il a été prononcé, quelle en
doit être l'exécution.
PREMIER POINT.
Le monde établit des maximes : elles ont toutes
leur fondement sur nos inclinations corrompues ;
mais le monde leur donne une certaine autorité,
ou plutôt leur attribue une tyrannie contre laquelle
(0 Joan. XII. 27. •— W Ibid. 28. — {^) Ibid. 3î.
CONTRK LE MONDE. 269
les chrétiens n'ont pas le courage de s'élever : ce sont
comme des jiigemens arrêtés, et qui passent en
force de choses jugées. [ Il en est ainsi ] sur les ven-
geances, sur la fortune, etc.
Jésus-Christ veut condamner ces maximes , et la
manière de les condamner est nouvelle et inouie : il
se laisse juger par le monde; et par l'iniquité de ce
jugement , il infirme toutes ses sentences.
De là il se voit que le monde n'a pas le principe
de droiture; et c'est pourquoi ses jugemens, i.° sont
pleins de bizarreries, 2.° n'ont point de stabilité ni
de consistance. Mais vous direz que c'est le peuple
emporté : voyons ce que le monde juge dans les
formes ; écoutons le jugement des pontifes et le ju-
gement de Pilate , ceux qu'on appelle les honnêtes
gens. Pilate condamne un innocent , afin d'être ami
de César : il s'est trompé ; sa disgrâce sera marquée
daps l'histoire (*), et il y aura une tour qui devien-
dra fameuse par son exil. Voilà pourtant les hon-
nêtes gens, ceux qui ont de grandes vues pour la
Cour et pour la fortune : ils ont mal jugé du Fils
de Dieu, et leur ambition les a corrompus, pour
leur faire tremper leurs mains dans le sang du
juste.
Mais les prêtres et les pontifes ont encore un ob-
jet plus haut : ils songent à sauver l'état et l'autorité
(*) Eusèbe rapporte que Pilate tomba, sous le règne de Caius,
dans de si grands malheurs, qu'il fut contraint d'être lui-même
son bourreau. Adon dit que Pilate se tua à Vienne en Dauphiné, où
il avoit été relégué pour le reste de ses jours- et telle est encore
aujourd'hui la tradition du pays. Voyez Euseb. Hist, Ecoles, llb. ii,
cap. vu. Adon, Chron. Mtat. Sext. an. Chr. xL. Tillem. Histoir. des
Emper. tom. i j pag. 402. Edit. de Déforis.
'2nO SUR LE JUGEMENT DE J.-C.
de la nation ; JEt non tota gens pereat (0 ; sur cela ,
ils sacrifient Je'sus- Christ à une chimère d'intérêt
public. Mais ce sang, qu'ils ont répandu, est sur
eux et sur leurs enfans , selon leur parole : il les
poursuit, il les accable, [comme Jésus -Christ le
leur avoit annoncé ] : Ut reniât super vos omnis
sanguis justus j, qui effusus est super terrant (^) : ils
mettent le comble au crime et à la vengeance [par]
le dernier trait [de leur jugement]. Ainsi en ju-
geant Jésus-Christ, tout le monde s'est trompé. Il
s'est laissé juger, et l'extravagance de ce jugement
criminel et insensé a fait paroître que le monde ne
sait pas juger. Jésus s'est mis au-dessus de tous les
jugemens humains, regardé comme un homme, non
encore comme Fils de Dieu ; et c'est ce qui lui donne
une autorité suprême au-dessus de tous les juge-
mens du monde.
Il ne juge pas avec une apparence d'autorité; il
le fera un jour de cette sorte, lorsqu'il descendi^a
dans la nue : il juge en se laissant condamner, et il
remporte la victoire pendant qu'on le juge, ainsi
qu'il est écrit au Psaume cinquantième : Ut vincas
ciim judicaris (3) : « afin que vous demeuriez victo-
» rieux, lorsqu'on jugera de votre conduite ». C'est
ce qui autorise son Evangile ; c'est ce qui met la
perfection à son innocence, à sa sainteté, à sa jus-
tice. Platon : ne vous étonnez pas si je cite ce philo-
sophe en cette chaire , le passage que j'ai à vous rap-
porter, a été tant de fois cité par les chrétiens, qu'il
a cessé d'être profane en passant si souvent par des
mains saintes : Platon dit que le comble de la ma-
{}) Joan. XI. 5o. — (^) Matth, xxin. 35. — C^) Ps. l. 6.
COJVTUE LE MONDE. Z'J 1
lice y cest de la couvrir si ai tificieusement quelle
paroisse être juste (0. Ainsi la perfection de la sain-
teté, c'est d'être juste, sans se soucier de le paroi tre,
sans ménager la faveur des hommes ; et au contraire
en reprenant tellement les vices, qu'on se fasse mal-
traiter et crucifier comme un criminel : fondemens
caclie's de la vérité future jetés dans les ténèbres du
paganisme. C'est ce qui autorise Jésus- Christ, qu'il
ne dit rien pour ménager la faveur des hommes. Les
pharisiens le flattent ; il n'en foudroie pas moins leur
orgueil; et ne relâche pas, pour leurs flatteries, sa
juste et nécessaire sévérité : ils le fatiguent, ils l'im-
portunent, ils le persécutent; sa douceur ne s'en
aigrit pas : « Race infidèle et maudite , amenez ici
ï) votre fils (2) )> : ils le crucifient; il prie pour eux, et
sa vérité subsiste au-dessus de tant de bizarres juge-
mens des hommes.
Aussi paroit-il en juge ; il brave la majesté des
faisceaux romains par l'invincible fermeté de son
silence : le titre de sa royauté est écrit au haut de
sa croix; parce qu'il règne sur tout le monde par ce
bois infâme, et que ce qui est folie aux gentils, de-
vient la sagesse de Dieu pour les fidèles : pendant
que le monde le condamne , il ne laisse pas d'avoir
ses enfans qui le reconnoissent; la sagesse est justifiée
par ses enfans. Mais il choisit un autre peuple : il
étend ses bras dans la croix , « et il attire tout à lui » :
Omnia traham ad meipsum (5). « Il mesure le monde,
)) dit Lactance (4) , et il appelle un nombre infini de
(0 De Republ l ii. — (*) Matth. xvii. 16. — (,3) Joan. xii. 82. —
C'i) Divin. Institut, lib. iv, c. xxvi, tom. 1, p. 344»
2^2 SVR LE JUGEMENT DE J.-C.
» nations qui viendront se reposer sous ses ailes » :
ainsi il juge les Juifs y et se choisit un autre peuple.
« Il est prêche' aux uns , dit saint Hilaire , et d'au-
» très le reconnoissent; il naît pour ceux-ci, et il
» est aimé de ceux-là; les siens le rejettent, et des
» étrangers le reçoivent ; ceux de sa propre maison
» le persécutent, ses ennemis Taccueillent avec ten-
» dresse ; les adoptifs demandent l'héritage , ceux de
» sa famille le méprisent; les enfans répudient le
» testament , les serviteurs le reconnoissent. Ainsi
3) le royaume des cieux soufï're violence, et ceux qui
» la font, l'emportent; parce que la gloire due à
» Israël à cause de ses pères , annoncée par les pro-
» phètes , offerte par Jésus-Christ , est saisie et en-
» levée par la foi des nations » : ^liis Christiis prœ-
dicatur, et ah aliis agnoscituv ; aliis nascitur, et ah
aliis diligitur ; sui eum respuunt j, alieni suscipiunt ;
proprii insectantur , complecluntur inimici ; liœredi-
tatem adoptio expetit _, familia rejicit ; testamentuin
Jilii répudiant ^ servi recognoscunt. Itaque vim reg-
nuin cœlorum patitiir, inferentesque diripiunt ; quia
glojia Israël à patrihus dehita j à prophetis nuntiata,
a Christo ohlata ^ Jide gentium occupatur et rapi-
tur (0. Ainsi pendant que le peuple juif le juge et le
condamne , il se choisit un peuple qui se soumet à ses
lois, et qui consent au jugement souverain qu'il
prononce du haut de sa croix, non-seulement contre
les Juifs , mais encore contre le monde : Nuiicjudi-
ciuin est mundi.
{}) Comment, in MaU. n. 7 , col. 664.
SECOND
COKTRli: LE MONDE. 9.n'5
SECOND POINT.
Pour apprendre maintenant ce que Je'sus a con-
damne'dans le monde, conside'rez seulement ce qu'il
a rejeté. [Que pouvoit-il manquer à celui qui pos-
sède] une puissance infinie, une sagesse infinie? Ce
qu'il n'a pas eu , c'est par choix ; « il a jugé la gloire
» du monde indigne de lui et des siens » : Gloriam sœ-
ciili alienam et sibi et suis judica^it. « Il l'a rejetée ,
» parce qu'il la méprisoit; en la rejetant, il l'a con-
» damnée ; en la condamnant, il l'a comptée parmi
» les pompes du diable » : Quam noluit^ rejecit ;
quam rejecit _, damnavit ; quam damnavit _, in pompa
diaboli deputavit (0. a N'aimez pas , dit saint Augus-
» tin (2) , les choses temporelles ; parce que si l'on
» pouvoit les aimer bien , cet homme , que le Fils de
M Dieu s'est uni, les aimeroit. Ne craignez pas les
» outrages, les croix, la mort; parce que s'ils nui-
» soient à l'homme, cet homme, que le Fils de Dieu
» s'est uni, ne les soufTriroit pas » : Nolite amare
tem,poralia; quia sihene aiùarentur, amaret ea homo
quem suscepit Filius Dei, Nolite timere contum,elias,
et cruces , et mortem ; quia si nocerent homini , non
L ea pateretur homo quem suscepit Filius Dei.
La beauté, la santé, la vie, si c'étoient des biens,
seroit-il permis aux hommes furieux [d'en priver
leurs semblables] ? mais seroit-il permis aux démons
de les ravir au Sauveur ? Retranchez donc l'amour
de la vie [de vos désirs, comme ne faisant point
partie du bien véritable. ] Non est species ei neque
(0 Terlull. de Idololat. n. 18. — W De ^gon. Christ, cap. xi
«. 12 , tom. "Vi, col. aSi,
BOSSUET. XIII. 18
2^4 SUPv LE JUGEMENT DE J.-C.
decoî^ (0 : « Il est sans beauté et sans éclat « ; et vons
voulez forcer la nature; et rappeler en quelque
[sorte] la jeunesse fugitive [par ces] cheveux con-
trefaits , ces couleurs appliquées.
La puissance, c'est ce qu'on demande ; l'élévation,
[ c'est ce qu'on souhaite ] ; et pour cela les richesses,
principaux instrumens de la puissance et de la gran-
deur. Jésus [veut] si peu de puissance, qu'il se soumet
volontairement à la puissance des ténèbres. Pilate a
puissance sur lui, et il l'a reçue d'en-haut; pour
vous faire voir qu'encore que la puissance soit un
présent de Dieu , ce n'est ni des principaux , ni des
plus grands ; puisqu'il le donne à un ennemi contre
son propre Fils. Combien devoit ci-aindre Pilate sa
propre puissance ? combien les marques de son au-
torité de voient-elles le faire trembler, s'il eût pu
ouvrir les yeux pour voir où l'engageroit le désir de
conserver sa puissance ? Pendant que Pilate et Caï-
phe, et tous les ennemis de Jésus, et les démons
mêmes'sont si puissans contre lui, il s'est dépouillé
de tout son pouvoir : Tradehat aiitem judicanti sô
injuste ('^) : « il s'est livré à celui qui le jugeoit injus-
}) tement w ; sans résister, je ne dis point par des ef-
fets , mais par des paroles. Cherchez après cela la
puissance , cherchez les richesses , cherchez les plai-
sirs; mais démeniez donc le Sauveur, qui nous a fait
voir par sa croix, en s'en dépouillait, que ces choses
ne sont pas des biens véritables.
La faveur des hommes : au contraire une haine
implacable et envenimée. Si ses ennemis déclarés ,
si ses envieux lui eussent rendu le mal pour le mal ,
CO Is. un. 2. — (') /. Petr. ii. 23.
COKTllE LE MONDE. 2*^5
ils ne seroicnt pas innocens : en ne lui rendant pas
le bien pour le bien, ils sont injustes et ingrats; mais
ils lui rendent le mal pour le bien : tant d'outrages
pour tous ses bienfaits; ah ! il n'y a plus de parole
parmi les hommes qui puisse exprimer leur fureur.
Peut-être que ses amis du moins lui seront fidèles :
non , mes Frères : « maudit l'homme qui met sa
» confiance en l'homme (0 ». Aimez vos amis dans
l'ordre de la charité, mais n'y établissez pas votre
confiance. Tous ses amis l'abandonnent ; celui qui
mangeoit le pain avec lui , à qui il avoit commis la
conduite de sa famille , c'est celui-là qui le trahit ,
qui le vend , qui le livre à ses ennemis : celui qu'il a
choisi pour être le fondement de son Eglise le suit
quelque temps, et puis après le renie ; ce commen-
cement de fidélité, cette première chaleur de son
zèle ne servant qu'à lui renouveler dans la suite la
douleur d'un abandon si universel et si lâche : ne
mettez donc pas votre appui sur vos amis. Jésus a
perdu les siens; que reste-t-il au Sauveur? rien, que
Dieu et son innocence ; et encore son innocence lui
reste , non pour le mettre à couvert des insultes et
des injustices. Dieu lui demeure , non pour le pro-
téger sur la terre ; car au contraire c'est lui qui le
livre , c'est lui qui le délaisse et l'abandonne. Il s'en
plaindrabientôt par ces paroles : Deus„ Deus meus,,..,
quare me dereliquisti (^) ? « Mon Dieu , mon Dieu ,
» pourquoi m'avez-vous abandonné » ? Il ne retrou-
vera ce Dieu, qui l'a délaissé, que quand il rendra
le dernier soupir ; alors il lui dira : In manus tuas
commendo spiritum meum (5). « Mon Père, je remets
C») Jerein. xviu 5. — W Ps. xxi. i. —^(3) £uc. xxni. 4<>- •
2^6 SUR LE JUGEMENT DE ,T.-C.
» mon esprit entre vos mains » ; afin que nous en-
tendions que la sainteté, Tinnocence , Dieu même,
et tous les biens ve'ritables qu'il donne à ses serviteurs ,
ne leur sont pas donnés pour la vie présente ; mais
qu'ils ne regardent que la vie future.
« O remède, qui pourvoit atout, s'écrie saint Au-
» gustin (0 , qui réprime toutes les enflures, qui ré-
» tablit tout ce qui étoit languissant, qui retranche
» tout ce qui étoit superflu , qui conserve tout ce qui
5) est nécessaire , qui répare tout ce qui étoit perdu,
« qui réforme tout ce qui étoit dépravé » : O medici-^
jiain omnibus consulentem , oinnia tumentia compri-
rnetitem^ omnia tabescentia rejicientem , omnia su-
perflua resecantem , omnia necessaria cusiodientem.,
omnia perdita reparantem ^ omnia depravata corri-
gentem. « Qui pourra désormais croire que la vie
3) heureuse consiste dans la jouissance des objets que
» le Fils de Dieu nous a appris à mépriser par ses
i) leçons et ses exemples » ? Quis beatam vitam esse
arbitretur in iis quœ contem,nenda esse docuit Filius
Dei? N'aimez donc pas le monde , ni ce qui est dans
le monde ; n'aimez pas même la vertu, parce que le
inonde l'estime et la considère. Le chrétien est un
homme transporté de la terre au ciel : tout ce qui
plaît au monde, en tant qu'il plaît au monde, est
condamné à la croix : Nunc judicium est m,undi. Le
jugement est donné ; reste que vous veniez à l'exé-
cution sur vous-même , pour vous-même , contre
vous-même.
(0 De Agon. Christ, cap. ^ij n.ii, tom. vi, col. 252.
CONTRE LE MONDE. 277
TROISIÈME POINT.
Vous vous êtes engages à cette exécution par le
saint baptême : In morte ipsius baptizati sianus (u :
« Nous sommes baptisés en sa mort » : en sa mort,
en sa croix , en ses douleurs , en ses infamies et en
ses opprobes. Il a répandu pour nous sur le monde
toute riiorreur de son supplice, toute l'ignominie
de sa croix ,' tous ses travaux , toutes les pointes de
ses épines , toute l'amertume de son fiel : Mihi mun-
dus crucijîxus estj et ego mundo (2) : « Le monde est
» mort et crucifié pour moi , comme je suis mort efe
)) crucifié pour le monde )>. Il faut donc exécuter le
monde en nous-mêmes, et le crucifier pour l'amour
de Jésus. Jésus a déshonoré le monde, il l'a crucifié.
Mais nous aimons mieux crucifier Jésus -Christ
lui-même, et participer au crime des Juifs contre
lui, que de suivre l'exemple du Fils de Dieu. Pour-
quoi l'ont-ils Crucifié? sinon parce qu'il se disoit le
Fils de Dieu , sans contenter leur ambition , sans
les faire dominer sur toute la terre, comme ils se le
promettoient de leur messie. N'est-ce pas un tel Sau-
veur que nous désirons qui nous sauve de la pau-
vreté, de la sujétion et de la douleur, etc.? et parce
qu'il ne le fait pas, et qu'il ose avec cela se dire notre
Sauveur, nous nous révoltons contre lui.
D'où est née cette troupe de libertins que nous
voyons s'élever si hautement au milieu du christia-
nisme , contre les vérités du christianisme ? Ce n'est
pas qu'ils soient irrités de ce qu'on leur propose à
croire des mystèresincroyables, ilsn'ont jamais prisla
{}) iîom. VI. 3. — l^) Galat. \i. \\.
îî^8 SUR LE JUGEMEIVT DE J.-C
peine de les examiner sérieusement : que Dieu engen-
dre dans l'éternité, que le Fils soit égal au Père, que
les profondeurs du Verbe fait chair soient telles que
vous voudrez ; ce n'est pas ce qui les tourmente : ils
sont prêts à croire ce qu'il vous plaira, pourvu qu'on
ne les presse pas sur ce qui leur plaît : à la bonne
heure, que les secrets de la prédestination soient
impénétrables, que Dieu en un mot soit et fasse tout
ce qu'il lui plaira dans le ciel, pourvu qu'il les laisse
sur la terre contenter leurs passions à leur aise. Mais
Jésus-Christ est venu pour leur faire haïr le monde j
c'est ce qui leur est insupportable , c'est ce qui fait
la révolte, c'est ce qui fait qu'ils le crucifient. Prenez
donc parti, chrétiens; ou condamnez Jésus-Christ ,
ou condamnez aujourd'hui le monde : Si Baal est
Deus _, sequimird illum (0 : « Si Baal est Dieu, sui-
» vez-le )).
Mais , ô Dieu , nous n'osons plus parler de la sorte :
on parloit en ces termes , quand la révérence de la
religion étoit encore assez gravée dans les cœurs pour
n'oser prendre parti contre Dieu , quand on sera en
nécessité de se déclarer. Mais maintenant, mes Frè-
res, si nous pressons la plupart de nos auditeurs de
se déclarer entre Jésus -Christ et le monde; Jésus
perdra sa cause, le monde sera hautement suivi :
tant le christianisme est aboli, tant le baptême est
oublié. Je ne vous laisse donc point d'option : non ,
non, la cause est jugée; il n'y a rien à délibérer :
Nunc judicium est mnndi. Il faut condamner le
monde : voici les jours salutaires où vous approche-
rez de la sainte table ; c'est là qu'il faut condamner
(0 ///. /?e^. xviii. 21.
C. ONTJIE I.E MONDE. ?>7<)
le monde, « de peur, comme dit Tapôlrc, que vous
j) ne soyez damnés avec le monde » : Ut non cwn
hoc mundo damnemur (0 : mais ne le condamnez
pas à demi comme vous avez fait jusqu'à présent.
Vous ne voulez pas aimer, vous voulez plaire; vous
ne voulez pas être asservis, vous voulez asservir les
autres et faire perdre à ceux que Jésus a affranchis
par son sang, une liberté qui a coûté un si grand
prix : Lacerala est lex , et non pers^enit iisque ad
Jinem judicium (2) : « Les lois sont foulées aux pieds,
» et l'on ne rend jamais justice ».
Non, non, le monde doit perdre sa cause en tout
et partout ; car jamais il n'en fut de plus déplorée.
Ne me demandez donc pas jusqu'où vous devez éloi-
gner de vous les vaines superfluités : quand vous
demandez ces bornes, ce n'est pas que vous vouliez
aller jusqu'où il le faut nécessairement; mais c'est
que vous craignez d'en faire trop. Craignez-vous d'en
faire trop, quand vous aimez trop pour vos parens,
trop pour le prince, trop pour la patrie; parce qu'il
y a quelque image de Dieu? [vous ne mettez] point
de bornes [à l'égard de tous ces objets] ; à plus forte
raison [ n'en devez-vous point mettre ] pour Dieu
même : ceux qui veulent vous donner des bornes ,
[ne connoissent point l'Evangile]; on vous trompe,
on vous abuse. La vie chrétienne, [doit être une]
continuelle circoncision : ne me demandez pas ce
qu'il faut faire; commencez à retrancher quelque va-
nité, etlepremier retranchement vous éclairera pour
les autres, etc. Aimez, voilà votre règle; ayez la
croix de Jésus dans votre cœur, elle fera une per-
(') /. Cor. M, 32. — W Habac. i. 4.
28o SUR LE JUGEMENT DE J.-C. CONTRE LE MONDE.
pétuelle circoncision ; tant qu'enfin vous soyez ré-
duits à la pure simplicité' du christianisme. O que le
inonde, direz-vous, seroit hideux, [si on le de'pouil-
loit ainsi de toutes ses vanités et de tout l'éclat qui
l'environne ] ! c'est ce qu'objectoient les païens ;
« Que les temps seroient heureux, disoient-ils, et
5) que le Christ auroit apporté au monde une grande
5> félicité, si l'on pouvoit y jouir de tous ses plaisirs
» dans une parfaite assurance « ! Si esset securitas
magna nugarum , felicia essent tempora , et magnam
feliciiatem rébus humanis Christus adtulisset (0.
Condamnez donc le monde sans réserve. Ainsi
puissiez -vous éternellement être en Jésus- Christ :
ainsi puissiez-vous célébrer avec lui une Pâque sainte.
Pâque , c'est-à-dire passage : puissiez-vous donc pas-
ser, non avec le monde, mais passer avec Jésus-
Christ, pour aller du monde à Dieu, jouir des con-
solations éternelles , que je vous souhaite , a,vec la
bénédiction de Monseigneur. Amen.
(0 S. Au§> in Psahi. cxxxyi. n. 9, tom. iVj coL i5t8.
SUR l' HONNEUR DU M O K D E. 28 I
I.^^ SERMON
POUR
LE DIMANCHE DES RAMEAUX.
Quels sont les plus grands ornemens du «triomphe du Sauveur.
Comment la vaine gloire corrompt la vertu en la flattant. Danger
des louanges : dans quelles dispositions nous devons être à leur
égard. Pourquoi ceux qui sont dominés par 1 honneur, sont-ils in-»
failliblement vicieux. Par quels moyens l'honneur met les vices en
crédit. De qvielle manière il nous fait tout attribuer à nous-mêmes,
et nous érige enfin en de petits dieux. Remède à une si grande in-
solence. Mépris que nous devons faire du jugement des hommes en
voyant celui qu'ils ont porté de Jésus-Christ.
Dicite filiae Sion : Ecce rex tuus venit tibi mansuetus.
Viles à lajille de Sion : P^oici ton roi quijait son entrée _,
-plein de honlé et de douceur. Paroles du prophète Za-
charie, rapportées dans l'évangile de ce jour, en saint
Matthieu, ch. xxi, 5,
r ARMi toutes les grandeurs du monde , il n'y a rien
de si e'clatant qu'un jour de triomphe : et j'ai appris
de Tertullien, que ces illustres triomphateurs de
l'ancienne Rome marchoient au capitole avec tant
de gloire , que de peur qu'étant éblouis d'une telle
magnificence , ils ne s'élevassent enfin au-dessus de
la condition humaine, un esclave qui les suivoit avoit
charge de les avertir qu'ils étoient hommes : Respice
:iS'i SUR L HOJVfîfEUru DU MONDE.
post te, hominem te mémento. Ils ne se fâchoient pas
de ce reproche : « C'e'toit là, dit TertuUien (0 , le
« plus grand sujet de leur joie, de se voir environné
» de tant de gloire, que l'on avoit sujet de craindre
» pour eux qu'ils n'oubliassent qu'ils ëtoient mor-
» tels M : Hoc magis gaudet tantd se glorid coruscare,
ut un adm,onitio conditionis suce sit necessaria.
Le triomphe de mon Sauveur est bien éloigné de
cette pompe ; et quand je vois le pauvre équipage
avec lequel il entre dans Jérusalem, au lieu de l'a-
vertir qu'il est homme , je trouverois bien plus à
propos, chrétiens , de le faire souvenir qu'il est Dieu:
il semble en effet qu'il l'a oublié. Le prophète et l'é-
vangéliste concourent à nous montrer ce Roi d'Israël
(c monté , disent-ils , sur une ânesse » : Sedens super
asinam {'^). Ah ! Messieurs, qui n'en rougiroit ? Est-
ce là une entrée royale ? est-ce là un appareil de
triomphe ? est-ce ainsi, ô Fils de David, que vous
montez au trône de vos ancêtres, et prenez posses-
sion de leur royaume ?
Toutefois arrêtons , mes Frères , et ne précipitons
pas notre jugement. Ce Roi , que tout le peuple ho-
nore aujourd'hui par ses cris de réjouissance , ne
vient pas pour s'élever au-dessus des hommes par
l'éclat d'une vaine pompe , mais plutôt pour fouler
aux pieds les grandeurs humaines : les sceptres re-
jetés, l'honneur méprisé, toute la gloire du monde
anéantie , font le plus grand ornement de son
triomphe. Donc pour admirer cette entrée , accoutu-
mons-nous avant toutes choses à la modestie et aux
abaissemens glorieux de l'humilité chrétienne , et
(0 Jpolo§. n. 33. — C') Zach. ix. 9. Matth. xxi. 5.
su 11 l'iionjveuk du monde. 283
tachons de prendre ces sentimens aux pieds de la
plus humble des créatures, en disant : Ave,
Aljourd'hui que notre Monarque fait son entrée
dans Jérusalem , au milieu des appiaudissemens de
tout le peuple, et que, parmi cette pompe de peu
de durée, l'Eglise commence à s'occuper dans la
pensée de sa passion ignominieuse , je me sens for-
tement pressé, chrétiens, de mettre aux pieds de
notre Sauveur quelqu'un de ses ennemis capitaux ,
pour honorer tout ensemble et son triomphe et sa
croix. Je n'ai pas de peine k choisir celui qui doit
servir à ce spectacle : et le mystère d'ignominie que
nous commençons de célébrer, et cette magnificence
d'un jour que nous verrons bientôt changée tout
d'un coup en un mépris si outrageux, me persuadent
facilement que ce doit être l'honneur du monde.
L'honneur du monde , mes Frères , c'est cette
grande statue que Nabuchodonosor veut que l'on
adore. Elle est d'une hauteur prodigieuse , altitu-
dine cubitorwu sexaginta ; parce que rien ne paroît
plus élevé que l'honneur du monde. « Elle est toute
3> d'or )), dit l'Ecriture (0, Fecit statuant aureani ;
parce que rien ne semble ni plus riche, ni plus pré-
cieux. « Toutes les langues et tous les peuples ado-
3> rent cette statuer : Omnes tribus et linguœ adora-
verunt statuant auream (^) j tout le monde sacrifie à
l'honneur : et ces fifres , et ces trompettes , et ces
hautbois, et ces tambours qui résonnent autour de
la statue, n'est-ce pas le bruit de la renommée ? ne
sont-ce pas les appiaudissemens et les cris de joie qui
(0 Daniel, m. i. — W Ibid. 7.
û84 SUE. l'honnetjR du monde.
composent ce que les hommes appellent la gloire ?
C'est donc , Messieurs , cette grande et superbe idole
que je veux abattre aujourd'hui aux pieds du Sau-
veur. Je ne me contente pas , chrétiens , de lui re-
fuser de l'encens avec les trois enfans de Babylone ,
ni de lui dénier l'adoration que tous les peuples lui
rendent ; je veux faire tomber sur cette idole le
foudre de la vérité évangélique ; je veux l'abattre
tout de son long devant la croix de mon Sauveur ;
je veux la briser et la mettre en pièces , et en faire
un sacrifice à Jésus-Christ crucifié, avec le secours de
sa grâce.
Parois donc ici, ô honneur du monde, vain fan-^
tome des ambitieux et chimère des esprits superbes;
je t'appelle à un tribunal où ta condamnation est
inévitable. Ce n'est pas devant les Césars et les prin-
ces, ce n'est pas devant les héros et les capitaines
que je t'oblige de comparoître; comme ils ont été tes
adorateurs, ils prononceroient à ton avantage. Je
t'appelle à un jugement oii préside un Roi couronné
d'épines, que l'on a 'revêtu de pourpre pour le
tourner en ridicule , que l'on a attaché à une croix
pour en faire un spectacle d'ignominie : c'est à ce
tribunal que je te défère -, c'est devant ce Roi que je
t'accuse. De quels crimes l'accuserai -je, chrétiens?
je vais vous le dire. Voici trois crimes capitaux dont
j'accuse l'honneur du monde j je vous prie de les
bien entendre.
Je l'accuse premièrement de flatter la vertu et de
la corrompre ; secondement de déguiser le vice , et
de lui donner du crédit ; enfin pour comble de ses
attentats , d'attribuer aux hommes ce qui appartient
SUR l'iIONJVEUR du MO INDE. ^85
à Dieu , et de les enrichir, s'il pouvoit , do ses dé-
pouilles : voilà les trois chefs principaux sur lesquels
je prétends, Messieurs , qu'où fasse le procès à l'hon-
neur du monde. Dieu me veuille aider par sa grâce
à poursuivre vivement une accusation si importante,
et à soutenir les opprobres et l'ignominie de la croix
contre Torgueil des hommes mondains.
PREMIER POINT.
Donc , mes Frères , le premier crime dont j'accuse
l'honneur du monde devant la croix de Jésus-Christ,
c'est d'être le corrupteur de la vertu et de l'inno-
cence. Ce n'est pas moi seul qui l'en accuse ; j'ai
pour témoin saint Jean-Chrysostôme,et dans un crime
si atroce je suis bien aise de faire parler un si véhé-
ment accusateur. Ce grand prédicateur nous apprend
que la vertu qui aime les louanges et la vaine gloire,
ressemble à une femme impudique qui s'abandonne
à tous les passans : ce sont les propres termes de ce
saint évêque (0, encore parle-t-il bien plus fortement
dans la liberté de sa langue ; mais la retenue de la
nôtre ne me permet pas de traduire toutes ses pa-
roles : tâchons néanmoins d'entendre son sens, et de
pénétrer sa pensée. Pour cela je vous prie de consi-
dérer que la pudeur et la modestie ne s'opposent pas,
seulement aux actions déshonnêtes , mais encore à
la vaine gloire et à l'amour désordonné des louanges:
jugez-en par l'expérience. Une personne honnête et
bien élevée rougit d'une parole immodeste , un
homme sage et modéré rougit de ses propres louan-
ges; en l'une et en l'autre de ces rencontres, la mo-
(0 Hom. XVII. in Epist. ad Rom. n. 4 , tom. ix, pag. 627.
286 SUR l' H ON K EUR DU MONDE.
destie fait baisser les yeux et monter la rougeur au
front : on se défend de ces deux attaques par les
mêmes armes. Soit que vous vous montriez peu re-
tenu dans la poursuite des plaisirs, soit que ce soit
dans la recherche des louanges, on blâme votre im-
pudence. Et d'oii vient cela, chrétiens? sinon par un
sentiment que la raison nous inspire , que comme le
corps a sa chasteté que l'impudicité corrompt , il y
a aussi une certaine intégrité de l'ame qui peut être
violée par les louanges. C'est pourquoi la même nature
nous donne la pudeur et la modestie pour nous dé-
fendre de cesdeux corruptions; comme s'il y avoit du
déshonneur dans l'honneur même, et delà honte dans
les louanges. Ne vous étonnez donc pas , chrétiens,
si cette ame avide de louanges , qui les cherche et
lés mendie de tous côtés , est appelée par saint Jean-
Chrysostôme une infâme prostituée : elle mérite bien
ce nom, puisqu'elle méprise la modestie et la pu-
deur.
Toutefois il faut encore aller plus avant , et re-
chercher jusqu'à l'origine d'où vient à une ame bien
née cette honte des louanges. Je dis qu'elle est na-
turelle à la vertu, et je parle de la vertu chrétienne ;
car nous n'en connoissons point d'autre en cette
chaire. Il est donc de la nature de la vertu d'appré-
hender les louanges; et si vous pesez attentivement
avec quelles précautions le Fils de Dieu l'oblige à se
cacher, vous n'aurez pas de peine à le comprendre.
Attendue ne justitiam vestrani faciatis coramhomi-
nibus j ut videainini ah eis (0 : « Prenez bien garde
» de ne faire pas vos bonnes œuvres devant les hom-
(0 Matth. VI. I.
sur. l'honneur du monde. 287
» mes, pour eu être regardés. Ne vas point prier
» dans les coins des rues , afin que les hommes te
)) voient; retire- toi dans ton cabinet, ferme la porte
M sur toi , et prie en secret devant ton Père » : Intra
in cuhiculum tuum , et clauso ostio ora Palrem tiiwn
ùi abscondito (0. « Ne sonne pas de la trompette pour
3) donner l'aumône ; je ne t'ordonne pas seulement
M de la cacher devant les hommes, mais lorsque la
» droite le distribue, que la gauche, s^il se peut,
» ne le sache pas » : Te autem faciente cleeniosy-
nam , nesciat sinistra tua quidfaciat dextera tua (2).
C'est pourquoi, dit très-bien saint Jean-Chrysos-
tôme (5) , toutes les vertus chrétiennes sont un grand
mystère. Qu'est-ce à dire ? mystère signifie un secret
sacré. Autrefois quand on célébroit les divins mys-
tères , comme il y avoit des catéchumènes qui n'é-
toient pas encore initiés, c'est-à-dire qui n'étoient
pas du corps de l'Eglise , qui n'étoient pas baptisés,
on ne leur en parloit que par énigmes. Vous le sa-
vez , vous qui avez lu les Homélies des saints Pères :
ils étoient avec les fidèles pour entendre la prédica-
tion et le commencement des prières. Venoit-on
aux mystères sacrés, c'est-à-dire à l'action du sacri-
fice, le diacre mettoit dehors les catéchumènes et
fermoit la porte de l'église. Pourquoi ? C'étoit le
mystère. Ainsi des vertus chrétiennes. Voulez-vous
prier ? fermez votre porte, c'est un mystère que
vous célébrez. Jeûnez-vous ? « oignez votre face , et
î) lavez votre visage , de peur qu'il ne paroisse que
)) vous jeûniez » : Unge caput tuum, etfaciem tuani
(0 Mauh. VI. 6. — (') Ibicl. 3. -- (3) Hom. xix. in MaV^. n. 3,
tom. Vil, p. 2^8. ïlid. Homil. lxxî, n. 4 , p. 699, 700.
2 88 SUR l'honneur du monde.
Icn^a (0 : c est un mystère entre Dieu et vous ; nul
n'y doit être admis que par son ordre , ni voir votre
vertu, qu'autant qull lui plaira de la découvrir.
Selon cette doctrine de l'Evangile, je compare la
vertu clire'tienne à une fille chaste et pudique, élevée
dans la maison paternelle dans une retenue incroya-
ble : on ne la mène point aux théâtres, on ne la pro-
duit point dans les assemblées : elle garde le logis,
et travaille sous la conduite , sous les yeux de son
Père, qui est Dieu, qui se plaît à la regarder dans
ce secret , charmé principalement de sa retenue ,
Videt in abscondito \?-) ; qui lui destine un époux ;
c'est Jésus-Christ ; et qui veut qu'elle lui donne un
cœur pur et qui n'ait point été corrompu par d'au-
tres affections; qui lui prépare un jour de grandes
louanges , et qui ne veut pas en attendant qu'elle se
laisse gâter par celle des hommes , ni cajoler par
leurs douceurs. C'est pourquoi elle fuit leur compa-
gnie , elle aime son secret et sa solitude. Que si elle
paroît quelquefois, comme si un grand éclat ne peut
pas demeurer toujours caché, il n'y a que sa simpli-
cité qui la rende recommandable : elle ne veut point
attirer les yeux; tous ceux qui admirent sa beauté,
elle les avertit par sa modestie de « glorifier son Père
» céleste » : Glorificent Patrem(^) , Voilà quelle est
la vertu chrétienne , c'est ainsi qu'elle est élevée : y
a-t-il rien de plus sage ni de plus modeste ?
Que fait ici la vaine gloire ? Cette impudente , dit
saint Jean-Chrysostôme (4) , vient corrompre cette
bonne éducation, elle entreprend de prostituer sa
C») Matt. VI. 17. — <^) Ibid. i8. — • C^) Ibid. y.iQ.— (4) Hom. lxxi.
in Matt. n. ^ , pag, 6g8.
pudeur ;
SUR l'honneur du monde. 289
pudeur; au lieu qu'elle n'étoit faite que pour Dieu,
elle la tire de sa maison, elle lui apprend à recher-
cher les yeux des hommes : A thalamo paterno eain
educit, ciimque pater jubeat eani ne sinistrée quidem
apparere , notis i^notisque et obviis quibuscunique
passim se ipsam ostentat : elle lui enseigne à se far-
der, à se contrefaire, pour arrêter les spectateurs.
« Ainsi cette fille si sage est sollicitée par cette im-
» pudente à des amours déshonnêtes » : Sic à lena
corruptissima ad turpes hominuni amores inipelli"
tur. Vive Dieu ! infâme , cette innocente se gâteroit
entre tes mains. O Je'sus crucifié, voilà le crime que
je vous défère : jugez aujourd'hui la vaine gloire ,
condamnez aujourd'hui l'honneur du monde qui
entreprend de corrompre la vertu, qui ose bien la
vouloir vendre, et encore la vendre à si vil prix,
pour des louanges : jugez, jugez, ô Seigneur, et
condamnez en dernier ressort un crime si noir et
si honteux.
Et pour vous, mes chers Frères, vous qui, écou-
tant cette accusation , apprenez qu'il y a une cor-
ruptrice qui s'efforce de ruiner tout ce qu'il y a de
vertu en vous; au nom de Dieu, veillez sur vous-
mêmes ; au nom de Dieu, prenez garde de ne point
faire votre justice devant les hommes pour en être
vus et admirés. Auendite^ dit- il : remarquez ces
termes : « Prenez garde ». Cet ennemi dont je vous
parle ne viendra pas vous attaquer ouvertement : il
se glisse comme un serpent, il se coule sous des
fleurs et de la verdure, il s'avance à l'ombre de la
vertu pour faire mourir la vertu même. Attendite,
attendite : « Prenez garde ». Ah ! qu'il est difficile
BOSSUET. XIIT. JC)
21)0 SUR L HONNETJR DU MONDE.
aux hommes de mépriser la louange des hommes !
étant nés pour la société, nous sommes nés en quel-
que sorte les uns pour les autres; et par conséquent
qu'il est dangereux que nous ne nous laissions trop
chatouiller aux louanges que nous donnent nos sem-
blables !
Saint Augustin , Messieurs, nous représente ex-
cellemment ce péril dans le second livre qu'il a fait
du sermon de notre Seigneur sur la montagne. « 11
» est très-pernicieux , nous dit-il , de mal vivre : de
)) bien vivre maintenant, et ne vouloir pas que ceux
M qui nous voient nous en louent, c'est se déclarer
)) leur ennemi; parce que les choses humaines ne
M sont jamais en un état plus pitoyable, que lorsque
)i la bonne vie n'est pas estimée » : Siquidem non
recte ayivere , perniciosum est : recte autem vipère ^
et nolle laudari j quid est aliiid quam inimicum esse
rehus humanis , quœ utique tantb sunt miseriores ,
quanto miniis placet recla via hoininum (0? Jus-
qu'ici, Messieurs, la louange n'a rien que de beau;
mais voyez la suite de ses paroles. « Donc, dit ce
» grand docteur, si les hommes ne vous louent pas
» quand vous faites bien, ils sont dans une grande
» erreur; et s'ils vous louent, vous êtes vous-même
» dans un grand péril « : Si ergo inter quos visais te
recte vi^entem non laudawerint ^ illi in errore sunt :
si autem lauda\^erint ^ tu in periculo (2). Vous êtes
en effet dans un grand péril ; parce que votre amour-
propre vous fait aimer naturellement le bruit des
louanges , et que votre cœur s'enfle , sans y penser,
(i) De Serm. Domin. in mont. i. ii^n. i, tom. ui, part, ii, col. 3or.
— i^) Ibid.
SUR L HONNEUR DU MONDE. 29I
en les entendant : mais vous êtes encore dans un
grand péril; parce que non-seulement Tamour de
vous-même, mais encore l'amour du prochain vous
oblige quelquefois, dit saint Augustin, à approuver
les louanges que l'on vous donne. Vous faites une
grande aumône , vous obligez le public par quelque
service considérable : ne vouloir pas qu'on vous
loue de cette action, c'est vouloir qu'on soit aveu-
gle ou méconnoissant ; la charité ne le permet pas.
Vous devez donc souhaiter, pour l'amour des au-
tres , qu'on loue les bonnes œuvres que Dieu fait en
vous. Qui doute que vous ne le deviez, puisque vous
devez désirer leur bien ? Mais ce que vous devez dé-
sirer pour eux, vous devez le craindre pour vous-
même : et c'est là qu'est le grand péril, en ce que
devant désirer et craindre la même chose par dilï'é-
rens motifs, chrétiens, qu'il est dangereux que vous
ne preniez aisément le change ; qu'en pensant re-
garder les autres, vous ne vous arrêtiez en vous-
mêmes. Attendite : « Prenez garde « à vous : ô justes,
voici votre péril ; prenez garde que dans les œuvres
de votre justice , les louanges du monde ne vous
plaisent trop , et qu'elles ne corrompent en vous la
vertu.
Et ne me dites pas que vous sentez bien en vous-
mêmes que vous ne recherchez pas les louanges,
que ce n'est pas l'amour de la vaine gloire qui vous
a fait entreprendre cette œuvre excellente : je veux
bien le croire sur votre parole ; mais sachez que ce
n'est pas là tout votre péril. « Il est assez aisé, dit
» saint Augustin, de se passer des louanges, quand
» on les refuse j mais qu'il est difficile de ne s'y plaire
292 SUR LHOJNNEUR DU MONDL.
» pas, quand on les donne » ! Et si cuiquam facile
est laude carere , dutn denegaiur ; difficile est ea
non delectarij cîim offertur (0. Lorsque les louanges
se présentent comme d'elles-mêmes , et que venant
ainsi de bonne grâce, je ne sais quoi nous dit dans le
cœur que nous les méritons d'autant plus que nous
les avons moins recherchées 5 mes Frères, qu'il est
malaisé de n'être pas surpris par cet appât !
Mais peut-être que vous me direz que ce n'est pas
aussi Un si grand crime , que de se laisser charmer
par ces douceurs innocentes. Qu'entends -je, chrér
siens ? que me dites-vous ? quoi , vous n'avez pas en-
core compris combien l'amour dés louanges est con-
traire à l'amour de la vertu ? Si vous n'en avez pas
cru l'Evangile, au moins croyez-en le monde même.
Ne voyez-vous pas par expérience qu'on refuse les
véritables louanges à ceux qui les recherchent avec
trop d'ardeur? Pourquoi cela, Messieurs, si ce n'est
par un certain sentiment que celui qui aime tant leà
louanges, n'aime pas assez la vertu; qu'il la met
au rang des biens que la seule opinion fait valoir;
ou du moins qu'il n'en a pas l'estime qu'il doit, puis-
qu'il ne juge pas qu'elle lui suffise. Ainsi l'empres-
sement qu'il a pour l'honneur , fait croire qu'il
n'aime pas la vertu , et ensuite le fait paroître in-
digne de l'honneur. Que si le monde même le croit
de la sorte, quelle doit être la délicatesse d'un chré-
tien sur le plaisir des louanges? Tremblez, trem-
blez, fidèles, et craignez cet ennemi qui vous flatte :
né croyez pas que ce soit assez de ne rechercher pas
les louanges; le monde même en a honte, les ido-
(') Episî XXII , 7z. 8 , tom. lî , col. 29,
sun l'honneur du monde. 393
lâtres mêmes de l'honneur n'osent pas te'moigner
qu'ils le recherchent.
Le chre'tien , mes Frères, doit aller plus loin ;
c'est une vérité de l'Evangile. Le Fils de Dieu lui
apprend que bien loin de le rechercher, il ne doit
pas le recevoir quand on le lui offre. Ce n'est pas
moi qui le dis ; qu'il écoute parler Jésus-Christ lui-
même. Il ne se contente pas de nous dire : Je ne re-
cherche pas la gloire des hommes ; mais il dit : « Je
» ne reçois pas la gloire des hommes » : Claritatem
ab hominihus non accipio (0. Et si vous trouvez
peut-être que ce passage n'est pas assez décisif, en
voici un autre qui est plus pressant. Clarijica me tu,
Pater (2) : « O Père, que ce soit vous qui me glori-
» fiiez )) ; que ce soit vous, et non pas les hommes.
Et s'il vous reste encore quelque doute , voici qui
ne souffre point de réplique. Quomodo vos potestis
credere ^ qui gloriam ah invicem accipitis ^ et glo-
riain quœ a solo Deo est non quœritis (3) ? « Gomment
» pouvez-vous croire , vous qui recevez de la gloire
« les uns des autres, et ne recherchez pas la gloire
» qui est de Dieu seul «. Ce n'est pas un crime mé-
diocre , puisqu'il vous empêche de croire.
Mais remarquez bien cette opposition : vous re-
cevez la gloire qui vient des hommes, vous ne re-
cherchez pas la gloire qui vient de Dieu. N'est-ce
pas nous dire manifestement : celle-ci doit être dé-
sirée, celle-là ne doit pas même être reçue : il faut
rechercher celle-ci , quand on ne l'a pas , et refuser
l'autre, quand on la donne. Doctrine de l'Evangile,
que tu es sévère ! Quoi ! il faut au milieu des louanges
(0 Joan. V. 4i- — C*) Ihid. xr. 5. — (') Ihid. v. 44-
294 suK l'honneur du monde.
étoufFer cette complaisance secrète qui flatte le cœur
si doucement. Défendez - nous , ô Seigneur, de re-
chercher cet encens. Mais comment le refuser, quand
on nous le donne ? Non , dit-il , ne recevez pas la
gloire des hommes. Mais puis-je m^empêcher de la
recevoir ? puis-je contraindre la langue de ceux qui
veulent parler en ma faveur ? Laissons-les discourir
à leur fantaisie; mais disons toujours avec Jésus-
Christ : Claritatem non accipio. Non , non , je ne
reçois pas la gloire des hommes ; c'est-à-dire je ne
la reçois pas en paiement, je ne me repais pas de
cette fumée : Clarijica me tu , Pater : « Que ce soit
5) vous, ô Père céleste, qui me glorifiiez ». Vaine
gloire, qui sollicites mon cœur à écouter tes flatte-
ries , je connois le danger où tu me veux mettre ; tu
veux me donner les yeux des hommes, mais c'est
j)our m'ôter les yeux de Dieu ; tu feins de vouloir
me récompenser, mais c'est pour me faire perdre ma
récompense ; je l'attends d'un bras plus puissant et
d'une main plus opulente : corruptrice de la vertu,
je ne reçois point tes fausses douceurs; ni tes applau-
dissemens, ni ta vaine pompe ne peuvent pas payer
mes travaux. In Domino laudabitur anima me a ^ au-^
diant mansueti et lœtentur (0 : « Mon ame sera louée
)) en notre Seigneur ; que les gens de bien l'enten-
» dent et s'en réjouissent ». Je t'ai convaincue devant
Jésus-Christ d'attenter sur l'intégrité de la vertu,
c'est assez pour obtenir ta condamnation ; mais je
veux te convaincre encore de vouloir donner du
crédit au vice ; c'est ma seconde partie.
(') Ps. XXXIII. 2.
SUR l' II O IV A EUR DU SI 0 IV D E. 2(^5
SECOND POINT.
Le second chef de l'accusation que j'intente contre
riionneur du monde , c'est de vouloir donner du
crédit au vice , en le déguisant aux yeux des hommes.
Pour justifier cette accusation, je pose d'abord ce
premier principe , que tous ceux qui sont do-
minés par l'honneur du monde sont toujours in-
failliblement vicieux ; il m'est bien aisé de vous en
convaincre. Le vice, dit saint Thomas (0, vient d'un
jugement déréglé : or je soutiens qu'il n'y a rien de
plus déréglé que le jugement de ceux de qui nous
parlons ; puisque se proposant l'honneur pour leur
but et leur fin dernière, il s'ensuit qu'ils le préfèrent
à la vertu même : et jugez quel égarement. La vertu
est un don de Dieu, et c'est de tous ses dons le plus
précieux ; l'honneur est un présent des hommes ,
encore n'est-ce pas le plus grand. Et vous préférez ,
ô superbe aveugle, ce médiocre présent des hommes
à ce que Dieu donne de plus précieux ! n'est-ce pas
avoir le jugement plus que déréglé ? n'y a-t-il pas
du trouble et du renversement ? Premièrement , ô
honneur du monde , tu es convaincu sans réplique
que tu ne peux engendrer que des vicieux.
Mais il faut remarquer en second lieu , que les vi-
cieux qu'il engendre, ne sont pas de ces vicieux
abandonnés à toute sorte d'infamies. Un Achab , une
Jézabel dans l'Histoire sainte; un Néron, un Domi-
tien , un Héliogabale dans la profane, c'est folie de
leur vouloir donner de la gloire : honorer le vice qui
n'est que vice , qui montre toute sa laideur sans avoir
(0 3. 2. Quœst. un, art. 6.
2 9^> SUR l'honjveur du monde.
la moindre teinture d'honnêteté, cela ne se peut :
les choses humaines ne sont pas encore si de'sespé-
rëes ; les vices que l'honneur du monde couronne ,
sont des vices plus honnêtes ; ou plutôt, pour parler
plus correctement , car quelle honnêteté dans les
vices ? ce sont des vices plus spécieux, il y a quelque
apparence de la vertu : l'honneur, qui étoit destiné
pour la servir, sait de quelle sorte elle s'habille ; et
il lui dérobe quelques-uns de ses ornemens pour eu
parer le vice qu'il veut établir dans le monde. De
quelle sorte cela se fait, quoiqu'il soit assez connu
par expérience, je veux le rechercher jusqu'à l'ori-
gine , et développer tout au long ce mystère d'ini-
quité.
Pour cela, remarquez, Messieurs, qu'il y a deux
sortes de vertus : l'une est la véritable et la chré-
tienne, sévère, constante , inflexible, toujours atta-
chée à ses règles, et incapable de s'en détourner
pour quoi que ce soit. Ce n'est pas là la vertu du
monde : il l'honore en passant, il lui donne quel*
ques louanges pour la forme j mais il ne la pousse
pas dans les grands emplois : elle n'est pas propre
aux affaires , il faut quelque chose de plus souple
pour ménager la faveur des hommes : d'ailleurs elle
est trop sérieuse et trop retirée ; et si elle ne s'em-
barque dans le monde par quelque intrigue , veut-
elle qu'on l'aille chercher dans son cabinet? Ne par-
lez pas au monde de cette vertu.
Il s'en fait une autre à sa mode , plus accommo-
dante et plus douce -, une vertu ajustée , non point
à la règle, elle seroifc trop austère; mais à l'opinion,
à l'humeur des hommçs. C'est une vertu de com-
SUll L HONNEUR DU MONDE. ÎX97
nierce : elle prendra bien garde de ne manquer pas
toujours de parole; mais il y aura des occasions où
elle ne sera point scrupuleuse, et saura bien faire
sa cour aux de'pens d'autrui. C'est la vertu des sages
mondains ; c'est-à-dire c'est la vertu de ceux qui n'en
ont point, ou plutôt c'est le masque spécieux sous
lequel ils cachent leurs vices. Saùl donne sa fille Mi-
chol à David (0 : il l'a promise à celui qui tueroitle
géant Goliath (2) , il faut satisfaire le public et dé-
gager sa parole; mais il saura bien dans l'occasion
trouver des prétextes pour la lui ôter (5). Il chasse
les sorciers et les devins de toute l'étendue de son
royaume (4); mais lui-même, qui les bannit en pu-
blic, les consultera en secret dans la nécessité de ses
affaires (^). Jehu ayant détruit la maison d'Achab ,
suivant le commandement du Seigneur, fait un sa-
crifice au Dieu vivant de l'idole de Baal , et de son
temple, et de ses prêtres, et de ses prophètes; il
n'en laisse , dit l'Ecriture (fi) , pas un seul en vie.
Voilà une belle action : « mais il marcha néanmoins,
» dit l'Ecriture , dans toutes les voies de Jéroboam ;
« il conserva les veaux d'or « que ce prince impie
avoit élevés : Verumtamen à peccatis Jéroboam qui
peccare fecit Israël , non recessit ^ nec dereliquit
vitulos aureos (7). Pourquoi ne les détruisoit-il pas
aussi bien que Baal et son temple ? C'est que cela
nuisoit à ses affaires, et il se souvenoit de cette mal-
heureuse politique de Jéroboam : « Si je laisse aller
» les peuples en Jérusalem pour sacrifier à Dieu dans
(0 /. JReg. xviii. 37. — (') Ibid. xvii. aS. -~ (3) Uid. xxv. 44- •-"
(^) Ibid. xxviii. 3. — ',5) Ibid. 8. — (6) jpr^ Jîeg. X. 17 , a5, a6, 27.
'— (7) Ibid. 39.
298 SUR l'honneur du monde.
» son temple, ils retourneront aux rois de Juda , qui
» sont leurs légitimes Seigneurs (0 ». Je bâtirai ici
lin autel; je leur donnerai des dieux qu'ils adorent,
sans sortir de mon royaume , et mettre ma couronne
en péril.
Telle est, Messieurs, la vertu du monde; vertu
trompeuse et falsifiée, qui n'a que la mine et l'appa-
rence. Pourquoi l'a-t-on inventée, puisqu'on veut
être vicieux sans restriction ? a C'est à cause , dit saint
» Chrysostôme (2) , que le mal ne peut subsister tout
» seul : il est ou trop malin , ou trop foible ; il faut
» qu'il soit soutenu par quelque bien ; il faut qu'il
» ait quelque ornement , ou quelque ombre de la
j) vertu » . Qu'un homme fasse profession de tromper,
il ne trompera personne ; que ce voleur tue ses
compagnons pour les voler, on le fuira comme un3
bête farouche : de tels vicieux n'ont pas de crédit ;
mais il leur est bien aisé de s'en acquérir : pour cela
il n'est pas nécessaire qu'ils se couvrent du masque
de la vertu , ni du fard de l'hypocrisie; le vice peut
paroître vice , et pourvu qu'il y ait un peu de mé-
lange , c'est assez pour lui attirer l'honneur du
monde. Je veux bien que vous me démentiez , si je
ne dis pas la vérité.
Cet homme s'est enrichi par des concussions épou-
vantables, et il vit dans une avarice sordide; tout
le monde le méprise : mais il tient bonne table à ses
mines , à la ville et à la campagne ; cela paroît libé-
ralité, c'est un fort honnête homme, il fait belle
dépense du bien d'autrui. Et vous, vous vous ven-
(i) ///. Heg. XII. 26, et sui^. — W Hom. 11. in Act. Apost. n. 5,
toin. Wj p.i'i.
SUR l'hONNIvUR du MONDE. ÔQQ
gez par un assassinat ; c'est une action indigne et
honteuse : mais c'a e'te' par un beau duel ; quoique
les lois vous condamnent , quoique TEglise vous ex-
communie , il y a quelque montré de courage ; le
monde vous applaudit et vous couronne, malgré les
lois et l'Eglise. Enfin y a-t-il aucun vice que l'hon-
neur du monde ne mette en crédit , si peu qu'il ait
de soin de se contrefaire ? L'impudicité même ; c'est-
à-dire l'infamie et la honte même , que l'on appelle
brutalité quand elle court ouvertement à la débau-
che , si peu qu'elle s'étudie à se ménager, à se cou-
vrir des belles couleurs de fidélité, de discrétion,
de douceur, de persévérance, ne va-t-elle pas la tête
levée ? ne semble-t-elle pas digne des héros ? ne
perd-elle pas son nom d'impudicité pour s'appeler
gentillesse et galanterie? Et quoi, cette légère tein-
ture a imposé si facilement aux yeux des hommes ?
ne falloit-il que ce peu de mélange pour faire chan-
ger de nom aux choses, et mériter de Thonneur à
ce qui est en effet si digne d'opprobre ? Non , il n'en
faut pas davantage : je m'en étonnois au commence-
ment ; mais ma surprise est bientôt cessée , après
que j'ai eu médité que ceux qui ne se connoissent
point en pierreries, sont trompés par le moindre
éclat , et que le monde se connoît si peu en vertu ,
que la moindre apparence éblouit sa vue : de sorte
qu'il n'est rien de si aisé à l'honneur du monde, que
de donner du crédit au vice.
Cependant le pécheur triomphe à son aise , et
jouit de la réputation publique. Que si troublé en
sa conscience, par les reproches qu'elle lui fait, il
se dénie à lui-même l'honneur que tout le monde
3oo suTi l'honneur du monde.
lui donne à l'envi ; voici un prompt remède à ce
mal. Accourez ici, troupe de flatteurs, venez en
foule à sa table, venez faire retentir à ses oreilles
le bruit de sa réputation si bien établie : voici le der-
nier effort de Thonneur [pour donner] du crédit
au vice. Après avoir trompé tout le monde , il faut
que le pécheur s'admire lui-même ; car ces flatteurs
industrieux , âmes vénales et prostituées , savent
qu'il y a en lui un flatteur secret qui ne cesse de lui
applaudir au dedans : ces flatteurs qui sont au de-
hors s'accordent avec celui qui parle au dedans, et
qui a le secret de se faire entendre à toute heure ; ils
étudient ses sentimens, et le prennent si dextre-
raent par son foible , qu'ils le font demeurer d'ac-
cord de tout ce qu'ils disent. Ce pécheur ne se re-
garde plus dans sa conscience, oîi il voit trop clai-
rement sa laideur : il n'aime que ce miroir qui le
flatte; et pour parler avec saint Grégoire, « s'ou-
M bliant de ce qu'il est en lui-même, il se va cher-
» cher dans les discours des autres , et s'imagine être
» tel que la flatterie le représente » : Oblitus sut in
njoces se spargit aliénas ^ talemque se crédit qualem
se foris audit (0. Certainement Dieu s'en vengera,
et voici quelle sera sa vengeance : il fera taire tous
les flatteurs, et il abandonnera le pécheur superbe
aux reproches de sa conscience.
Jugez, jugez, Seigneur, l'honneur du monde, qui
fait que le vice plaît aux autres , qui fait même que
le vice se plaît à lui-même. Vous le ferez, je le sais
bien. Il viendra, le jour de son jugement : en ce
jour, il arrivera ce que dit le prophète Isaie : Cessa-
is) Pastor. part, n , cap. vi, tom. n, col. 21.
SUR l'honneur du monde. 3oi
vit gaiidiwn tjmpanorum j quievit sonilus lœtantiuni,
cojiticuit dulcedo citliarœ (0 : Enfin il est cesse, le
bruit de ces applaudissemens ; ils se sont tus, ils se
sont tus et ils sont devenus muets, ceux qui sem-
bloient si joyeux en célébrant vos louanges, et dont
les continuelles acclamations faisoient résonner à
vos oreilles une musique si agréable. Quel sera ce
changement, chrétiens; et combien se trouveront
étonnés ces hommes accoutumés aux louanges, lors-
qu'il n'y aura plus pour eux de flatteurs ! l'Epoux
paroîtra inopinément; les cinq vierges qui ont de
l'huile viendront avec leurs lampes allumées ; leurs
bonnes œuvres brilleront devant Dieu et devant les
hommes ; et Jésus , en qui elles mettoient toute leur
gloire , commencera à les louer devant son Père cé-
leste. Que ferez-vous alors, vierges folles, qui n'avez
point d'huile et qui en demandez aux autres , à qui
il n'est point dû de louanges, et qui en voulez avoir
d'empruntées ? En vain vous vous écrierez : Eh !
« donnez-nous de votre huile » : Date nobis de oleo
vestro (2); nous désirons aussi les louanges, nous
voudrions bien aussi être célébrées par cette bouche
divine qui vous loue avec tant de force : et il vous
sera répondu : Qui êtes-vous? « On ne vous connoît
» pas » : Nescio 'vos (5). Mais je suis cet homme si
chéri, auquel tout le grand monde applaudissoit,
et qui étoit si bien reçu dans toutes les compagnies.
On ne sait pas ici qui vous êtes ; et on se moquera
de vous, en disant : Ite, ite potiîis ad vendentes ^ et
emite vobis (4) : Allez, allez-vous-en à vos flatteurs,
à ces âmes mercenaires qui vendent des louanges
(0 Is. xxiY. 8. — W Matth.xxY. 8. — (3) IbiJ. 1 2. — Ç4) lèid. 9.
3o2 suii l'honneur du monde.
aux fous , et qui vous ont autrefois tant donné d'en-
cens; qu'ils vous en vendent encore. Quoi, ils ne
parlent plus en votre faveur ! au contraire, se voyant
justement damnés pour avoir autorisé vos crimes,
ils s'élèvent maintenant contre vous.
Vous-même, qui étiez le premier de tous vos
flatteurs, vous détestez votre vie, vous maudissez
toutes vos actions : toute la honte de vos perfidies ,
toute l'injustice de vos rapines, toute l'infamie de
vos adultères sera éternellement devant vos yeux.
Qu'est donc devenu cet honneur du monde qui pal-
lioit si bien tous vos crimes ? 11 s'en est allé en fumée.
O que ton règne étoit court, ô honneur du monde !
que je me moque de ta vaine pompe et de ton
triomphe d'un jour î que tu sais mal déguiser les
vices, puisque tu ne peux empêcher qu'ils ne soient
bientôt reconnus à ce tribunal devant lequel je t'ac-
cuse! Après avoir poursuivi mon accusation, je de-
mande maintenant sentence : tu n'auras point de
faveur en ce jugement ; parce qu'outre que tes cri-
mes sont inexcusables, tu as encore entrepris sur
les droits de celui qui y préside , pour en revêtir
ses créatures : c'est ma dernière partie.
TROISIÈME P0I3ST.
Comme tout le bien appartient à Dieu , et que
l'homme n'est rien de lui-même; il est assuré, chré-
tiens, qu'on ne peut rien aussi attribuer à l'homme,
sans entreprendre sur les droits de Dieu , et sur son
domaine souverain. Cette seule proposition, dont
la vérité est si connue , suffit pour justifier ce que
j'avance : que le plus grand attentat de l'honneur
SUR l'honneur J3U MONDE. 3o^
du monde, c'est de vouloir ôter à Dieu ce qui lui
est du, pour en revêtir la cre'ature. En efïet, si
l'honneur du monde se contentoit seulement de nous
représenter nos avantages, pour nous en glorifier
en notre Seigneur, et lui en rendre nos actions de
grâces, nous ne l'appellerions pas l'honneur du monde,
et nous ne craindrions pas de lui donner place parmi
les vertus chrétiennes. Mais l'homme, qui veut qu'on
le flatte , ne peut entrer dans ce sentiment : il croit
qu'on le dépouille de ses biens , quand on l'oblige
de les attribuer à une autre cause ; et les louanges
ne lui sont jamais assez agréables, s'il n'a de la com-
plaisance en lui-même, et s'il ne dit en son cœur :
C'est moi qui l'ai fait^
Quoiqu'il ne soit pas possible d'exprimer assez
combien cette entreprise est audacieuse , il nous en
faut néanmoins former quelque idée par un raison-
nement de saint Fulgence. Ce grand évêque nous
dit que l'homme s'élève contre Dieu en deux ma-
nières; ou en faisant ce que Dieu condanï^e, ou en
s'attribuant ce que Dieu donne. Vous faites ce que
Dieu condamne , quand vous usez mal de ses créa-
tures : vous vous attribuez ce que Dieu donne , quand
vous présumez de vous-même. Sans doute ces deux
entreprises sont bien criminelles; mais il est aisé de
comprendre que la dernière est sans comj^araison
la plus insolente : et encore qu'en quelque manière
que l'homme abuse des dons de son Dieu, on ne
puisse assez blâmer son audace , elle est néanmoins
beaucoup plus extrême lorsqu'il s'en attribue la pro-
priété, que lorsqu'il en corrompt seulement l'usage.
C'est pourquoi saint Fulgence a raison de dire : De-
3o4 SUR L HONJSEUR DU MO IV DE.
testabilis est cordis humani superbiuj quâfacit homo
quod Deus in hominibus damnât , sed illa detestabi-
lior^ (juâ sibi tribuit homo quod Deus hominibus do-
nat (0 : « A la vérité, dit ce grand docteur, encore
» que ce soit un orgueil damnable de mépriser ce
» que Dieu commande, c'est une audace bien plus
» criminelle de s'attribuer ce que Dieu donne 3>.
Pourquoi ? Le premier est une action d'un sujet re-
belle qui désobéit à son souverain ; et le second est
un attentat contre sa personne, et une entreprise
sur son trône : et si par le premier crime on tâche
de se soustraire de son empire, on s'efforce par le
second à se rendre en quelque façon son égal, en
s'attribuant sa puissance.
Peut-être que vous croyez, chrétiens, qu'une en-
treprise si folle ne se rencontre que rarement parmi
les hommes, et qu'ils ne sont pas encore si extraya-
gans que de vouloir s'égaler à Dieu ; mais il faut au-
jourd'hui vous désabuser. Oui, oui. Messieurs, il le
faut dire , que ce crime , à notre honte , n'est que
trop commun : depuis que nos premiers parens ont
si volontiers prêté l'oreille à cette dangereuse flat-
terie , « Vous serez comme des dieux (2) » , il n'est
que trop véritable que nous voulons tous être de pe-
tits dieux, que nous nous attribuons tout à nous-
mêmes , que nous tendons naturellement à l'indé-
pendance. Ecoutez en effet, mes Frères, en quels
termes le Saint-Esprit parle au roi de Tyr , et en sa
personne à tous les superbes : voici ce qu'a dit le
Seigneur : « Ton cœur s'est élevé , et tu as dit : Je
» suis un Dieu » : Ele^atum est cor tuum, etdixisti:
W Epist. Yi, ad Theoâ. cap, vu. — (^) Gen. m. 5.
Deus
SUR LIIOIVIVEUR DU MONDE. 3o5
Dtus ego sum (0. Est-il possible^ Messieurs, qu'un
homme s'oublie jusqu'à ce point, et qu'il jdise en lui-
«même : Je suis un Dieu? Non celgi ne ^e dit pas si
ouvertement : nous voudrions lu<3U le pouyoir dire;
mais nptre mortalité ne le permet pas. Comment
donc disons-nous : Je suis un Pieu? I^es paroles sui-
vantes nous le font entendre, f-^ C'est, dit-il, que tu
» as mis ton çœu^' con^me le cjqeur 4'uw pieu » :
Dedisti cor tuum quasi cqr Dei ('^). Qu'il y a de sens
dans cette parole , si njpu^ le pouviops développer !
Tâchons de le faire, et disons que comme, I)ieii
est le principe universel et le centre commun de
toutes choses ; comme il est , djt un ancien ^ le tr.e-or
de l'être, et possède itou,t en Ijai-mêlpe dansTin^nite
de sa nature, il doit être plein (Je lui-même, il ne
doit penser qu'à lui-même , il ne doit s'occuper qiie
de lui-même. Il vous sied bien, ô Roi des siècles ^
d'avoir ainsi Je cœur rempli de vous-même : ô spurc)^
de toutes choses, ô centre!.... Mais le cœur de la
créature 4^o'\t être composé d'une autre sorte : elle
n'est qu'ui> ruisseau qui doit remonter à sa source:
elle ne possède rien en elle-meinie, e.t elle n'est riche
que dans sa causie : elje n'est rien en elle-même, et elle
ne se doit chercher que dans son principe. Superbe,
tu ne peux entrer dans cette pei>sée : tu n'es qu'une
vile créature, ,et tu te fais Je xxEur d'un Dieu : Pe-
disti cqr tuum quasi cor Dei^ tu .cherches ton hon-
neur en toi , tu ne te remplis que de toi-même.
En effet jugeons -nous, Messieurs, et ne nous
flattons point dans notre orgueil. Cet homme rare
et éloquent , qui règne 4a^;S jin conseil et ramène
CO Ezech. XXVIII. 2. — (*) Ibiâ. 3.
BOSSUET. XllI. 20
3o6 SUR l'honneur du monde.
tous les esprits par ses discours 5 lorsqu'il ne remonte
point à la cause , et qu'il croit que son éloquence ,
et non la main de Dieu , a tourné les cœurs , ne lui
dit-il pas tacitement : « Nos lèvres sont de nous-
w mêmes » : Labia nostra à nohis sunt (0 ? et celui
qui ayant achevé de grandes affaires, au milieu des
âpplaudissemens qui l'environnent, ne rend pas à
Dieu l'honneur qu'il lui doit, ne dit-il pas en son
cœur : <( C'est ma main , c'est ma main , et non le
3) Seigneur qui a fait cette œuvre » : Manus nostra
excelsa , et non Dominus ^ fecit hœc omnia (2) ? et
celui qui par son adresse et par son intrigue a établi
enfin sa fortune , et ne fait pas de réflexion sur la
main de Dieu qui l'a conduit , ne dit-il pas avec
Pharaon : Meus est fluvius j. et ego feci niemetip-
sum (3) : « Tout cela est à moi , c'est le fruit de mon
)) industrie, et je me suis fait moi-même « ? Voyez
donc que l'honneur du monde nous fait tout attribuer
a nous-mêmes, etnous érige enfin en de petits dieux.
Et bien , ô superbe , ô petit dieu , voici , voici le
grand Dieu vivant qui s'abaisse pour te confondre.
L'homme se fait Dieu par orgueil , Dieu se fait homme
par humilité : l'homme s'attribue faussement ce qui
est à Dieu , et Dieu , pour lui apprendre à s'humiHer,
prend véritablement ce qui est à l'homme. Voilà le
remède de l'insolence ; voilà la confusion de l'hon-
neur du monde. Je l'ai accusé devant ce Dieu-homme,
devant ce Dieu humilié : vous avez ouï l'accusation ;
écoutez maintenant la sentence. Il ne la prononcera
point par sa parole ; c'est assez de le voir, pour juger
que l'honneur du monde a perdu sa cause. Désabu-
CO Ps. XI. 4- — W Deut. xxxii. 27. — (3) Ezech. xxix. 3.
su 11 l'honneur du monde. 3on
sez-vous pour toujours des hommes et de l'estime que
vous faites de leur jugement, en voyant ce qu'ils ont
jugé de Jésus-Christ. Il condamne le jugement des
hommes ; nouvelle manière de les condamner. Jésus-
Christ ne les condamne qu'en les laissant juger de
lui-même ; et ayant rendu sur sa personne le plus
inique jugement qui fut jamais , l'excès de cette ini-
quité a infirmé pour jamais toutes leurs sentences.
Tout le monde généralement en a mal jugé; c'est-à-
dire les grands et les petits, les Juifs et les Romains ^
le peuple de Dieu et les idolâtres , les savans et les
ignorans, les prêtres et le peuple, ses amis et ses enne-
mis, ses persécuteurs et ses disciples. Tout ce qu'il
peut jamais y avoir d'insensé et d'extravagant , de
changeant et de variable, de malicieux et d injuste,
de dépravé et de corrompu, d'aveugle et de préci^
pité dans les jugemens les plus déréglés, Jésus-Christ
l'a voulu subir ; et pour vous désabuser à jamais de
toutes les bizarreries de l'opinion , il ne s'en est
épargné aucune.
Voulez-vous voir, avant toutes choses, la diversité
prodigieuse des sentimens ? écoutez tous les mur-
mures du peuple dans un seul chapitre de l'Evangile
de saint Jean (0. C'est un prophète, ce n'en est pas
un ; c'est un homme de Dieu , c'est un séducteur ;
c'est le Christ , il est possédé du malin esprit. Qui
est cet homme ? d'où est-il venu ? oii a-t-il appris tout
ce qu'il nous dit ? Dissensio itaque facta est in turba
propter euni : O Jésus , Dieu de paix et de vérité !
« Il y eut sur votre sujet une grande dissension parmi
» le peuple ». Voulez-vous voir la bizarrerie qui ne
CO Joan. VII. I a , ef setj.
3o8 SUR l'honneur du monde.
se contente de rien ? Jean-Baptiste est venu , retiré
du monde , menant une vie rigoureuse, et on a dit:
<( C'est un démoniaque (0 « : le Fils de l'homme est
venu , mangeant et conversant avec les hommes , et
on a dit encore : « C'est un démoniaque (2) ». En-
treprenez de contenter ces esprits mal faits. Voulez-
vous voir, Messieurs , un désir opiniâtre de le con-
tredire ? Quand il ne se dit pas le Fils de Dieu, ils
le pressent violemment pour le dire : Situ es Chris-
tus j, die nobis palain (5) : « Si vous êtes le Christ,
» dites-le-nous clairement » ; et après qu'il le leur
a dit, ils prennent des pierres pour le lapider (4).
Malice obstinée, qui, étant convaincue, ne veut pas
se rendre : 11 est vrai , nous ne pouvons le nier , il
chasse les malins esprits; mais « c'est au nom deBéel-
» zébub qui en est le prince (5) ». Une humeur fâ-
cheuse et contrariante, qui cherche à reprendre dans
les moindres choses : Quel homme est celui-ci? « ses
3) disciples ne lavent pas leurs mains devant le re-
3) pas (6) » j qui tourne les plus grandes en un mau-
vais sens : « c'est un méchant qui ne garde pas le
» sabbat (7) » ; il a délivré un démoniaque, il a guéri
un paralytique, il a éclairé un aveugle le jour du
repos.
Mais ce que je vous prie le plus de considérer,
dans les jugemens des hommes , c'est ce changement
soudain et précipité qui les fait passer en si peu de
temps aux extrémités opposées. Ils courent au-devant
du Sauveur, pour le saluer par des cris de réjouis-
sance; ils courent après lui pour le charger d'im-
(I) Mal th. XI. 18. — (') Joan. viii. 48. — • (3) Ihiâ. x. 24. — (4) Uid.
3i, — (5) £itc. XI. i5. — {^) Matth. XV. 2. -^ (7) Joan. ix. 16.
SUR l'honneur du mondk. 3o()
prccations. « Vive le Fils de David (0 » : « Qu'il
M meure , qu'il meure , qu'on le crucifie (2) )>. « Béni
M soit le Roi d'Israël (^) » : « Nous n'avons point de
)) roi que César (4) ». Donnez des palmes et des
rameaux verds , qu'on cherche des fleurs de tous
côte's pour les semer sur son passage : donnez des
e'pines pour percer sa tête , et un bois infâme pour
l'y attacher. Tout cela se fait en moins de huit jours;
et pour comble d'indignité , pour une marque éter-
nelle du jugement dépravé des hommes , la compa-
raison la plus injuste, la préférence la plus aveugle:
<c Lequel des deux voulez-vous, Jésus ou Barab-
» bas (^) » , le Sauveur ou un voleur, l'auteur de la
vie ou un meurtrier ? et la préférence la plus injuste:
JYoîi hune j, sedBarabbain: « Nous ne voulons point
» de celui-ci , mais donnez-nous Barabbas » : « Qu'on.
)) l'ôte , qu'on le crucifie » ; nous voulons qu'on dé-
livre le meurtrier, et qu'on mette à mort l'auteur de
la vie.
Après cela , mes Frères , entendrons-nous encore
des chrétiens nous battre incessamment les oreilles
par cette belle raison : Que dira le monde, que de-
viendra ma réputation ? on me méprisera , si je ne
me venge; je veux soutenir mon honneur, il m'est
plus cher que mes biens , il m'est plus cher même
que ma vie. Tous ces beaux raisonnemens, par les-
quels vous croyez pallier vos crimes, ne sont que de
vaines subtilités, et rien ne nous est plus aisé que de
les détruire ; mais je ne daignerois seulement les
écouter. Venez , venez les dire au Fils de Dieu cru-
CO Matth. XXI. 9 — (') Joan. xix. 1 5. — (3) Ibid. xii. l3. — (4) Ibid.
XIX. i5. — C^) Matth. XXVII. ii. Joan. xviii. 4o.
3io SUR l'honneur du monde.
çiîié ; venez vanter votre honneur du monde à la face
de ce Dieu rassasie , soûle' d'opprobres, osez lui sou-
tenir qu'il a tort d'avoir pris si peu de soin de plaire
aux hommes, ou qu'il a été bien malheureux de n'a-
voir pu mériter leur approbation. C'est ce que nous
avons à dire aux idolâtres de l'honneur du monde:
et si l'image de Jésus-Christ attaché à un bois infâme
ne persuade pas leur orgueil; taisons-nous, taisons-
nous , et n espérons jamais de pouvoir persuader par
nos discours ceux qui auront méprisé un si grand
exemple. Que si nous croyons en Jésus-Christ, «sor-
5) tons, sortons avec lui, portant sur nous-mêmes
» son opprobre « : Exeamus igitur cum illo extra
castra îniproperium ejus portantes (0. Si le monde
nous le refuse , donnons-nous-le à nous-mêmes ; re-
prochons-nous à nous-mêmes nos déréglemens et la
honte de notre vie ,^ et participons comme nous pou-
vons à la honte de Jésus-Christ, pour participer à sa
ofloire. Amen.
(0 Heb. XIII. i3.
DISCOURS A M. LE PRINCE. 3ll
DISCOURS
A M. LE PRINCE (*),
Le jour que M. le Prince me vint entendre , je par-
lois du mépris de l'honneur du monde ; et sur cela ,
après avoir fait ma division, je lui dis qu'à la vérité
je ne serois pas sans appréhension de condamner de-
vant lui la gloire du monde dont je le voyois si envi-
ronné, n'étoit que je savois qu'autant qu'il avoit de
grandes qualités pour la mériter, autant avoit-il de
lumières pour en connoître le foible : qu'il fût grand
prince, grand génie, grand capitaine, digne de tous
ces titres , et grand par-dessus tous ces titres ; je le
reconnoissois avec les autres *, mais que toutes ces
grandeurs qui avoient tant d'éclat devant les hommes,
dévoient être anéanties devant Dieu : que je ne pou-
vois cependant m'empêcher de lui dire que je voyois
toute la France réjouie de recevoir tout ensemble
la paix et son altesse sérénissime ; parce qu'elle avoit
dans l'une une tranquillité assurée , et dans l'autre
un rempart invincible ; et que nonobstant la surprise
{*) Nous avons trouvé sur vme feuille séparée , écrite de la main
de Bossuet, ce récit qu'il a fait lui-même, après son sermon, de
ce qu'il avoit dit à M. le Prince, (le grand Condé ) qui éloit yenn
l'entendre sans qu il l'attendit. Edit. de Défoiis^
3 1 2 DIS c o u n s
de sa présence imprévue , les paroles ne me man-
queroi'jnt pas sur un sujet si auguste , n'e'toit que mé
souvenant au nom de qui je parlois, j'aimois mieux
abattre aux pieds de Jésils-Christ les grandeurs du
Blonde, que de les admirer plus long-temps en sa
personne.
En finissant mon discours , le sujet m'ayant con-
duit à faire une forte réflexion sur les cliangemens
précipités de l'honneur et de la gloire du monde;
je lui dis qu'encore que ces grandes révolutions
menaçassent les fortunes les plus éminentes, j'osois
espérer néanmoins qu elles ne regardoient ni la per-
sonne ni la maison de son altesse : que Dieu regardoit
d'un œil trop propice le sang de nos rois et la pos-
térité de saint Lpuis ; que nous verrions le jeune
prince son fils croître aVec la bénédiction de Dieu
et desh ommes ; qu'il seroit l'amour de son roi et les
délices du peuple, pourvu que la piété crût avec lui,
et qu'il se souvînt qu'il étoit sorti de saint Louis ,
non pour se glorifier de sa naissance , mais pour
imiter l'exemple de sa sainte vie. Votre altesse , dis-je
alors à M. le Prince , île manquera pas de l'y exciter
et par ses paroles et par ses exemples ; et il faut qu'il
apprenne d'elle, que les deux appuis des grands
princes sont la piété et la justice. Je conclus enfin
que se tenant fortement lui-même à ces deux appuis,
je prévoyois qu'il seroit désormais le bras droit de
notre monarque, et que toute l'Europe le regarde-
roit comme l'ornement de son siècle : mais néanmoins
que méditant en moi-même la fragilité des choses
humaines, qu'il étoit si digne de sa grande ame
A M. LE Pli I JVC E. 3l3
d'avoir toujours présente à l'esprit , je souhaitois à
son altesse une gloire plus solide que celle que les
hommes admirent , une grandeur plus assure'e que
celle qui de'pend de la fortune , une immortalité
mieux établie que celle que nous promet l'histoire,
etjenfîn une espérance mieux appuyée que celle dont
le monde nous flatte, qui est celle de la félicité
éternelle.
3l4 SUR LA 3VÉCESSITÉ
11.^ SERMON
POUR
LE DIMANCHE DES RAMEAUX.
SUR hk NÉCESSITÉ DES SOUFFRANCES.
Ecole du Calvaire : Mystère des trois croix. Obligation que nous
avons de prendre Jésus - Christ pour modèle. Quel est Fesprit de
Jésus : son ardeur pour les souffrances : loi qu'il nous en fait par
son exemple. Utilité des souffrances montrée dans le voleur qui se
convertit à la croix. Nécessité des souffrances pour éprouver, puri-
fier et perfectionner la vertu. Comment la croix peut être tournée
par notre malice en un instrument de vengeance. Réflexions qui
doivent soutenir les enfans de Dieu au milieu des afflictions.
Per patientiam curramus ad propositum nobis certain en,
aspicientes in autorem fidei noslras et consummatorem
Jesum.
Courons par la patience au combat qui nous est propose ^
jetant les yeux sur Jésus , l'auteur et le consommateur
de notre foi. Hebr. xii. 12.
V oici les jours salutaires où Ton érigera le Calvaire
dans tous nos temples , où nous verrons couler les
ruisseaux de sang de toutes les plaies du Fils de Dieu,
où l'Eglise représentera si vivement, par ses chants,
par ses paroles et par ses mystères, celui de sa pas-
DESSOUFFllANCES. 3l5
sion douloureuse, qu'il n'y aura aucun de ses enfans
à qui nous ne puissions dire ce que Fapôtre disoit
aux Galates(0 : que Je'sus-Clirist a été crucifié de-
vant ses yeux. Elle commence aujourd'hui à lire dans
l'action de son sacrifice l'histoire de la passion de son
Rédempteur: commençons aussi dès ce premier jour
à nous en remplir tellement l'esprit, que nous n'en
perdions jamais la pensée pendant ces solennités
pleines d'une douleur qui console, et d'une tristesse
si douce , que pour peu qu'on s'y abandonne , elle
guérit toutes les autres.
Parmi ces spectacles de mort et de croix qui s'of-
frent à notre vue, le chrétien sera bien dur, s'il ne
suspend , du moins durant quelques jours , ce tendre
amour des plaisirs, pour se rendre capable d'en-
tendre combien les peines de Jésus-Christ lui rendent
nécessaire l'amour des soulFiances. C'est pourquoi
j'ai différé jusqu à ces samts joms à vous proposer
dans cette chaire cette maxime fondamentale de la
piété chrétienne. îl m'a semblé, chrétiens, que pour
vous entretenir avec efficace d'une doctrine si dure,
si contraire aux sens, si considérable à la foi , et si
peu goûtée dans le siècle où Fou n'étudie rien avec
plus de soin que Fat t de vivre avec volupté, ilfalloit
attendre le temps dans lequel Jésus-Christ lui-même
nous prêche à la croix ; et j'ai cru que je parlerois
foiblement, si ma voix n'éloit soutenue par celle de
Jésus mourant, ou plutôt par le cri de son sang,
<f qui parle mieux , dit saint Paul ('2), et plus forte-
» ment que celui d'Abel «.
Servons-nous donc, chrétiens, de cette occasion
3l6 SUR LA NÉCESSITÉ
favorable , et tâchons d'imprimer dans les cœurs la
loi de la patience , qui est le fondement du christia-
nisme. Mais ne soyons pas assez téméraires pour en-
treprendre un si grand ouvrage, sans avoir imploré
le secours du ciel par l'intercession de Marie : Ave,
Maria.
Dans les paroles que j'ai rapportées pour servir
de sujet à ce discours, vous aurez remarqué, Mes-
sieurs, que saint Paul nous propose un combat au-
quel nous devons courir par la patience; et en mêmet
temps il nous avertit de jeter les yeux sur Jésus ,
l'auteur et le consommateur de notre foi; c'est-à-dire
qui l'inspire et qui la couronne , qui la commence
et qui la consomme, qui en pose le fondement et
qui lui donne sa perfection. Ge combat, dont parle
l'apôtre, est celui que nous devons soutenir contre
les afflictions que Dieu nous envoie : et pour ap-
prendre l'ordre d'un combat où se décide la cause
de notre salut, l'apôtre nous exhorte, de la part de
Dieu, à regarder Jésus-Christ, mais Jésus-Christ at-
taché en croix : car c'est là qu'il veut arrêter nos
yeux , et il s'en explique lui-même par ces paroles :
«Jetez, dit-il (0, les yeux sur Jésus, qui, s'étant
» proposé la joie , a soutenu la mort de la croix ,
5) après avoir méprisé la confusion » : Qui propo-
sito sibi gaudio sustinuit cnicem, coiifusione con-
templa.
De là nous devons conclure, que pour apprendre
l'ordre, la conduite , les lois en un mot, de ce com-
bat de la patience , l'école c'est le Calvaire, le maître
CO Ileh. XII. 2. ^
DES SOUFFRANCES. Sl^
c'est Jesus-Clirist cruciQe : c'est là que nous renvoie
le divin apôtre. Suivons son conseil; allons au Cal-
vaire; conside'rons attentivement ce qui s'y passe.
Le grand objet, chre'tiens, qui s'y pre'sente d'abord
à la vue , c'est le supplice de trois hommes. Voici un
mystère admirable : «Nous voyons, dit saint Au-
» gustin (0 , trois hommes attaclie's à la croix; un
» qui donne le salut, un qui le reçoit, un qui le
» perd » : Très erant in cruce ^ unus sal^ator^ alius
sahfa?idus j alius damnandus. Au milieu l'auteur de
la grâce : d'un côté un qui en profite , de l'autre
côte' un qui la rejette. Au milieu le modèle et l'ori-
ginal : d'un côté un imitateur fidèle, et de l'autre
un rebelle et un adversaire sacrilège. D'un côté un
qui endure avec soumission , de l'autre un qui se
révolte jusque sous la verge Un juste , un pécheur
pénitent , et un pécheur endurci : un juste souffre
volontairement , et il mérite par ses souffrances le
salut de tous les coupables : un pécheur souffre avec
soumission et se convertit , et il reçoit sur la croix
l'assurance du paradis : un pécheur souffre comme
un rebelle , et il commence son enfer dès cette vie.
Discernement terrible et diversité surprenante! Tous
deux sont en la croix avec Jésus -Christ, tous deux
compagnons de son supplice ; mais , hélas ! il n'y en
a qu'un qui soit compagnon de sa gloire. Voilà le
spectacle qui nous doit instruire. Jetons ici les yeux
sur Jésus, l'auteur et le consommateur de notre foi,
nous le verrons , chrétiens , dans trois fonctions re-
marquables. Il souffre lui-même avec patience , il
couronne celui qui souffre selon son Esprit, il con-
(») In Ps. xxxiv, Serin, ii, «. i , toin. iv, col. 238.
3l8 SUR LA NÉCESSITÉ
damne celui qui souffre dans l'esprit contraire. H
établit la loi de souffrir, il en couronne le droit
usage , il en condamne l'abus. C'est ce qu'il nous
faut méditer ; parce que si nous savons entendre ces
choses, nous n'avons plus rien à désirer touchant les
souffrances.
En effet , nous pouvons réduire à trois chefs ce
que nous devons savoir dans cette matière impor-
tante : quelle est la loi de souffrir, de quelle sorte
Jésus-Christ embrasse ceux qui s'unissent à lui parmi
les souffrances , quelle vengeance il exerce sur ceux
qui ne s'abaissent pas sous sa main puissante , quand
il les frappe et qu'il les corrige ; et le Fils de Dieu
crucifié nous instruit pleinement touchant ces trois
points. Il nous apprend le premier en sa divine per-
sonne, le second dans la fin heureuse du larron si
saintement converti , le troisième dans la mort fu*
neste de son compagnon infidèle. Je veux dire que
comme il est notre original , il nous enseigne , eu
souffrant lui-même, qu'il y a nécessité de souffrir :
il fait voir, dans le bon larron , de quelle bonté
paternelle il use envers ceux qui souffrent comme
ses enfans : enfin il nous montre , dans le mauvais ,
quels jugemens redoutables il exerce sur ceux qui
souffrent comme des rebelles. Apprenons aujour-
d'hui. Messieurs, apprenons de ces trois patiens ,
dont la cause est si différente, trois vérités capitales^
Contemplons, dans le patient qui souffre étant juste^
la nécessité de souffrir imposée à tous les coupables;
apprenons du patient qui se convertit , futilité des
souffrances portées avec soumission ; voyons dans le
patient endurci la marque certaine de réprobation
DES SOUFFRANCES. 3l9
dans ceux qui souffrent en opiniâtres : et comme
ces trois ve'rités enferment, si je ne me trompe, toute
la doctrine clire'tienne, touchant les soulFrances ,
j'en ferai aussi le partage et tout le sujet de ce dis-
cours.
PREMIER POINT.
Cétoit la volonté du Père céleste que les lois des
chrétiens fussent écrites premièrement en Jésus-
Christ. Nous devons être formés selon l'Evangile 5
mais l'Evangile a été formé sur lui-même. « lia fait,
)) dit l'Ecriture (0, avant que de parler « : il a pra-
tiqué premièrement ce qu'il a prescrit ; si bien que
sa parole est bien notre loi , mais la loi primitive ,
c'est sa sainte vie. Il est notre maître et notre docteur,
mais il est premièrement notre modèle.
Pour entendre solidement cette vérité fondamen-
tale , il faut remarquer, avant toutes choses , que
le grand mystère du christianisme, c'est qu'un Dieu
a voulu ressembler aux hommes, afin d'imposer aux
hommes la loi de lui ressembler. Il a voulu nous
imiter dans la vérité de notre nature , afin que nous
l'imitassions dans la sainteté de ses mœurs : il a pris
notre chair, afin que nous prenions son esprit : enfin
nous avons été son modèle dans le mystère de l'in-
carnation , afin qu'il soit le nôtre dans toute la suite de
sa vie. « Soyons, dit saint Grégoire de Nazianze (2),
w semblables à Jésus-Christ , parce qu'il a voulu être
5> semblable à nous : devenons des dieux pour l'amour
» de lui , parce qu'il a voulu devenir homme pour
» l'amour de nous » : Simus ut Cliristus , quoniam
CO Act. I. I. — (2) Oiat. XLi. n. 8, tom.i,p. 674-
320 SUR LA NÉCESSITÉ
Christus quoque sicut nos : efficiamur dii propter ip~
siim , quoniam ipse quoque propter nos homo. Voilà
un grand jour qui se découvre pour établir la vérité
que je prêche , qui est la nécessité des souffrances :
mais il nous importe , Messieurs , qu'elle soit établie
sur des fondeuiens inébranlables ; et jamais ils ne
seront tels , si nous ne les cherchons dans les Ecri-
tures.
Que dans le mystère de Tincarnation le Fils de
Dieu nous ait regardés comme son modèle , je Tai
appris de saint Paul dans la divine épître aux Hé-
breux. « Il a dû, dit cet apôtre des Gentils (0 , se
» rendre en tout semblable à ses frères « : Debuit
per omnia fratrihus similari ; et encore en termes
plus clairs : « Parce que les hommes, dit -il (2} ,
5) étoient composés de chair et de sang, lui aussi
» semblablement , similiter, a voulu participer à l'un
et à l'autre » : Çhiia ergo pueri communie averunt
carni et sanguinij et ipse similiter participavit eis-
dem.
Vous voyez donc manifestement que le Fils de
Dieu, en venant au monde, a voulu nous regarder
comme son modèle dans sa bienheureuse incarna-
tion. Mais pourquoi cela, chrétiens , si ce n'est pour
être à son tour notre original et notre exemplaire ?
Car comme il est naturel aux hommes de recevoir
quelque impression de ce qu'ils voient, ayant trouvé
parmi nous un Dieu qui a voulu nous être sem-
blable, nous devons désormais être convaincus que
nous n'avons plus à choisir un autre modèle. « Il
» n'a pas pris les anges, mais il a pris la postérité
{^)Heb.u. 17. — W//;iJ. 14.
» d'Abraham
D E s s O U F F 11 A TV r, E s. 32 1
» d'Abraham (0 », pour plusieurs raisons, je le
sais; mais celle-ci n'est pas la moins importante. « Il
» n'a pas pris les anges » , parce qu'il n'a pas voulu
donner un modèle aux anges : « il a pris la poste-
)) rite d'Abraham » , parce qu'il a voulu servir
d'exemplaire à la race de ce patriarche ; « non à sa
)) race selon la chair, mais à la race spirituelle qui
» devoit suivre les vestiges de sa foi » , comme dit le
même apôtre en un autre lieu (2) ; c'est-à-dire si
nous l'entendons, aux enfans de la nouvelle alliance.
Par conséquent, chrétiens, nous avons en Jésus-
Christ une loi vivante, et une règle animée. Celui-
là ne veut pas être chrétien, qui ne veut pas vivre
comme Jésus-Christ. C'est pourquoi toute l'Ecriture
nous prêche que sa vie et ses actions sont notre
exemple : jusque-là qu'il ne nous est permis d'imi-
ter les saints qu'autant qu'ils ont imité Jésus-Christ ;
et jamais saint Paul n'auroit osé dire avec cette li-
berté apostolique : « Soyez mes imitateurs » , s'il
n'avoit en même temps ajouté, « comme je le suis
» de Jésus-Christ » : Imitatores meî estote , sicut et
ego Christi (5). Et aux Thessaloniciens : « Vous êtes
» devenus nos imitateurs » : Imitatores nostrî facti
estis, V et aussi, ajoute-t-il, de notre Seigneur »,
et Domini (4), afin de nous faire entendre que quel-
que grand exemplaire que se propose la vie chré-
tienne, elle n'est pas encore digne de ce nom, jus-
qu'à ce qu'elle se forme sur Jésus-Christ même.
Et ne vous persuadez pas que je vous propose en
ce lieu une entreprise impossible ; car dans un ori-
^^) Heb. II. 16. —(2) Rom. iv. 12. — (3)/. Cor. iv. 16. xi. 1.—
(4) /. Thess. I. 6.
BOSSUET. XIII. 2 1
322 SUR LA NÉCESSITÉ
ginal de peinture, on considère deux choses, la per-
fection et les traits. La copie, pour être fidèle, doit
imiter tous les traits ; mais il ne faut pas espérer
qu'elle en égale la perfection. Ainsi je ne vous dis
pas que vous puissiez atteindre jamais à la perfec-
tion de Jésus; il y a un degré suprême, qui est tou-
jours réservé à la dignité d'exemplaire : mais je dis
que vous le devez copier dans les mêmes traits, que
vous devez pratiquer les mêmes choses ; et en voici
la raison dans la conséquence des mêmes principes :
c'est que nous devons suivre, autant qu'il se peut,
en ressemblant au Sauveur, la règle qu'il a suivie en
nous ressemblant. Il s'est rendu en tout semblable à
ses frères ; ses frères doivent en tout lui être sem-
blables. « A l'exception du péché, il a pris, dit
3) l'apôtre (0, toutes nos foiblesses « ; nous devons
prendre par conséquent toutes ses vertus : il s'est
revêtu en vérité de l'intégrité de notre chair; et
nous devons nous revêtir en vérité, autant qu'il est
permis à des hommes, de la plénitude de son es-
prit; « parce que, comme dit l'apôtre (^), celui
» qui n'a pas l'esprit de Jésus -Christ, il n'est pas
» des siens « : Si guis autem spiritum Christi non
liabel , hic non est ejus.
Il reste maintenant que nous méditions quel est
cet esprit de Jésus : mais si peu que nous consultions
l'Ecriture sainte, nous remarquerons aisément que
l'esprit du sauveur Jésus est un esprit vigoureux,
qui se nourrit de douleurs, et qui fait ses délices
des afflictions. C'est pourquoi il est appelé par le
saint prophète : « Homme de douleurs, et qui sait
CO Hebr. IV. i5. — (.2) Rom. viii. 9.
DES SOUFFRANCES. 323
» ce que c'est que l'infirmité » : Viriim doloj^wn^ et
scientem ùifirmitatem {^) , Ne diriez -vous pas, chré-
tiens, que cette sagesse éternelle s'est réduite, en
venant au monde, à ne savoir plus que les afflic-
tions. Il parle, si je ne me trompe, de cette science
que l'Ecole appelle expérimentale; et il veut dire,
si nous l'entendons, que parmi tant d'objets divers,
qui s'offrent de toutes parts à nos sens, Jésus-Christ
n'a rien goûté de ce qui est doux; il n'a voulu sa-
voir par expérience que ce qui étoit amer et fâcheux,
les douleurs et les peines : Viriim dolorum et scien-
tem injîrmitatein ; et c'est pour cette raison qu'il
n'y a aucune partie de lui-même qui n'ait éprouvé
la rigueur de quelque supplice exquis, parce qu'il
vouloit profiter dans cette terrible science qu'il étoit
venu apprendre en ce monde , je veux dire , la
science des infirmités : Virum dolorum et scientem
injinnitatem.
Et certainement, âmes saintes, il est tellement
véritable qu'il n'est né que pour endurer, et que
c'est là tout son emploi, tout son exercice, qu'aus-
sitôt qu'il voit arriver la lin de ses maux , il ne veut
plus après cela prolonger sa vie. Je n'avance pas ceci
sans raison , et il est aisé de nous en convaincre par
une circonstance considérable , que saint Jean a re-
marquée dans sa mort, comme témoin oculaire. Cet
Homme de soutirances étant à la croix tout épuisé,
tout mourant, considère qu'il a enduré tout ce qui
étoit prédit par les prophéties , à la réserve du breu-
vage amer qui lui étoit promis dans sa soif : il le
demande avec un grand cri, ne voulant pas laisser
(0 Is. LUI. 3.
3^4 SURLANÉCESSITÉ
perdre une seule goutte du calice de sa passion.
« Jésus voyant que tout étoit accompli ; afin qu'une
)) parole de l'Ecriture fût encore accomplie , il dit :
)) J'ai soif )> : Sciens Jésus quia consummata sunt,
ut consummaretur Scriptura dixit : Sitio (0. Et après
cette aigreur et cette amertume, dont ce juif impi-
toyable arrosa sa langue, après ce dernier outrage
dont la haine insatiable de ses ennemis voulut en-
core le persécuter dans son agonie ; voyant dans les
décrets éternels qu'il n'y a plus rien à souffrir : C'en
est fait, dit-il, « Tout est consommé » , Consumma-
tum est (2) : je n'ai plus rien à faire en ce monde.
Allez, homme de douleurs, et qui êtes venu ap-
prendre nos infirmités, il n'y a plus de souffrances
dont vous ayez désormais à faire l'épreuve ; votre
science est consommée, vous avez rempli jusqu'au
comble toute la mesure, vous avez fourni toute la
carrière des peines; mourez maintenant quand il
vous plaira, il est temps de terminer votre vie. Elt
en effet aussitôt, « baissant la tête, il rendit sou
)) ame » : Et inclinalo capite tradidit spiriium (3) ;
mesurant la durée de sa vie mortelle à celle de ses
souffrances.
Vous êtes attendris , Messieurs ; mais ajoutons
encore comme un dernier trait , pour vous faire
connoître toute l'étendue de l'ardeur qu'il a de
souffrir, c'est qu'il a voulu endurer beaucoup plus
que ne demandoit la rédemption de notre nature;
et en voici la raison. S'il s'étoit réduit à souffrir ce
que la nécessité d'expier nos crimes exigeoit de sa
patience, il ne nous auroit pas donné l'idée toute
(0 Joayi. XIX. 28. — (2) Ihid. 3o. — ^3) lUd,
D E s s O U F F R A. N C E s . 3 *>. J
entière de restime qu'il fait des alliictions; et nous
aurions pu soupçonner qu'il les auroit regardées
plutôt comme un mal ne'cessaire que comme un
bien désirable. C'est pourquoi il ne lui suffit pas de
mourir pour nous, et de payer à son Père, par ce
sacrifice, ce qu'exigeoit sa juste vengeance de la vic-
time publique de tous les pécheurs ; non content
d'acquitter ses dettes, il songe aussi à ses délices qui
sont les souffrances; et comme dit admirablement
ce célèbre prêtre de Carthage , « il veut se rassasier,
)) avant que de mourir, par le plaisir d'endurer m :
Saginari voluptate patientiœ discessurus volebat (0.
Nediriez-vous pas, cliréliens, que selon le sentiment
de ce grand homme, toute la vie du Sauveur étoit
un festin, dont tous les mets étoient des tourmens ;
festin étrange selon le siècle, mais que Jésus a trouvé
digne de son goût. Sa mort suffisoit pour notre sa-
lut ; mais sa mort ne suffisoit pas à cette avidité de
douleurs, à cet appétit de souffrances : il a fallu y
joindre les fouets, et cette sanglante couronne qui
perce sa tête , et ce cruel appareil de supplices
presque inconnus, peines nouvelles et inouïes; afin,
dit TertuUien, qu'il mourût rassasié pleinement de
la volupté de souffrir : Saginari voluptate patientiœ
discessurus volebat.
Et bien, Messieurs, la loi des souffrances vous
semble-t-elle écrite sur notre modèle en des carac-
tères assez visibles? Jetez, jetez les yeux sur Jésus,
fauteur et le consommateur de notre foi, durant
ces jours salutaires consacrés à la mémoire de sa pas-
sion ; regardez -le parmi ses souffrances. Chrétiens,
(i) Tert. de Pat. n. 3.
326 SUR LA JVÉCESSITÉ
c'est de ses blessures que vous êtes nés : il vous a
enfante's à la vie nouvelle parmi ses douleurs im-
menses ; et la grâce qui vous sanctifie , et l'esprit
qui vous régénère, est coulé sur vous avec son sang
de ses veines cruellement déchirées. Enfans de sang,
enfans de douleur, quoi, vous pensez vous sauver
parmi les délices ! On se fait un certain art de déli-
catesse; on en affecte même plus qu'on n'en ressent.
C'est un air de qualité de se distinguer du vulgaire,
par un soin scrupuleux d'éviter la moindre incom-
modité : cela marque qu'on est nourri dans un es-
prit de grandeur. O corruption des mœurs chré-
tiennes ! quoi, est-ce que vous prétendez au salut,
sans porter imprimé sur vous le caractère du Sau-
veur? N'entendez-vous pas l'apôtre saint Pierre, qui
vous dit qu' « il a tant souffert afin que vous suiviez
M son exemple, et que vous marchiez sur ses pas (0 » ?
n'entendez -vous pas saint Paul qui vous prêche,
qu' « il faut être configuré à sa mort, afin de par-
» ticiper à sa résurrection glorieuse » : Conjigura-
tus morli ejus ; si quomodo occurram ad resurrec-^
tionem quœ est ex mortuis (2). Mais n'entendez-vous
pas Jésus-Christ lui-même qui vous dit que, pour
marcher sous ses étendards, il faut se résoudre à
porter sa croix (^), comme lui-même a porté la
sienne ? et en voici la raison , qui nous doit convaincre
si nous sommes entrés comme il faut en société avec
Jésus-Christ. Ne voyez-vous pas, chrétiens, que l'ar-
deur qu'il a de souffrir n'est pas satisfaite, s'il ne
souffre dans tout son corps et dans tons ses mem-
bres? Or c'est nous qui sommes son corps et ses
W /. Petr. II. 21. — W Philip, m. 10 et 11. — {^) Luc. xiv. 27.
DES SOUFFRANCES. 3^^
membres : » Nous sommes la chair de sa chair, et
» les os de ses os » , comme dit l'apôtre (0. Et c'est
pourquoi le même saint Paul ne craint point de
dire ('^), qu'il manque quelque chose de considé-
rable à la passion de Jésus -Christ, s'il ne souffre
dans tous les membres de son corps mystique, comme
il a voulu endurer dans toutes les parties du corps
naturel.
Entendons, Messieurs, un si grand mystère : en-
trons profonde'ment dans cette pensée. Jésus-Christ
souffrant nous porte en lui-même : nous sommes,
si je l'ose dire, plus son corps, que son propre corps;
plus ses membres , que ses propres membres. Qui-
conque a l'esprit de la charité et de la communica-
tion chrétienne entend bien ce que je veux dire. Ce
qui se fait en son divin corps, c'est la figure réelle
de ce qui se doit accomplir en nous. Ah ! regardez le
corps de Jésus; « depuis la plante des pieds jusqu'à
)) la tête, il n'y a rien en lui de sain, ni d'entier (3) » ;
tout est meurtri, tout est déchiré, tout est couvert
de marques sanglantes. Mais avant même que les
bourreaux aient mis sur lui leurs mains sacrilèges,
voyez dans le jardin des Olives le sang qui se dé-
borde par tous ses pores, et coule à terre à grosses
gouttes : toutes les parties de son corps sont teintes
de cette sueur mystérieuse. Et cela veut dire, Mes-
sieurs, que l'Eglise qui est son corps, que les fidèles
qui sont ses membres, doivent de toutes parts dé-
goutter de sang, et porter imprimé sur eux le carac-
tère de sa croix et de ses souffrances.
Et quoi donc , pour donner du sang à Jésus , fau-
CO Ephes, y. 3o. -. W Colos. i. 24. — (3) /^. i. 6.
328 SUR LA NÉCESSITÉ
dra-t-il ressusciter les Nérons , les Domitiens , et les
autres persécuteurs du nom chrétien ? faudra-t-il
renouveler ces édits cruels par lesquels les chrétiens
étoient immolés innocens à la vengeance publique ?
Non, mes Frères ; à Dieu ne plaise , mes Frères, que
le monde soit si ennemi de la vérité, que de la per-
sécuter par tant de supplices. Lorsque nous souf- .
frons humblement les afflictions que Dieu nous en-
voie , c'est du sang que nous donnons au Sauveur ;
et notre résignation tient lieu de martyre. Ainsi sans
ramener les roues et les chevalets sur lesquels on
étendoit nos ancêtres , il ne faut pas craindre, Mes-
sieurs , que la matière manque jamais à la patience ;
la nature a assez d'infirmités. Lorsque Dieu nous
exerce par des maladies, ou par quelque affliction
d'une autre nature, notre patience tient lieu de
martyre : s'il met la main sur notre famille, en
nous ôtant nos parens, nos proches, enfin ce qui
nous est cher par quelque autre titre de piété ; si
nous lui oftrons avec soumission un cœur blessé et
ensanglanté par la perte qu'il a faite de ce qu'il ai-
moit justement, c'est du sang que nous donnons au
Sauveur. Et puisque nous voyons, dans les saintes
Lettres , que l'amour des biens corruptibles est ap-
pelé tant de fois la chair et le sang ; lorsque nous
retranchons cet amour, qui ne peut être arraché que
de vive force , c'est du sang que nous lui donnons.
Les médecins disent, si je ne me trompe, que les
larmes et les sueurs naissent de la même matière
dont le sang se forme , je ne recherche pas curieu-
sement si cette opinion est véritable; mais je sais que
devant le Seigneur Jésus, et les larmes et les sueurs
DES SOUFFR A N C KS. 35()
tiennent lieu de sang. J'entends par les sueurs ,
chre'tiens, les travaux que nous subissons pour l'a-
mour de lui; non avec une nonchalance molle et
paresseuse , mais avec un courage ferme et une noble
contention. Travaillons donc pour sa gloire : s'il
fiiut faire quelque établissement pour le bien des
pauvres, s'il se pre'sente quelque occasion d'avancer
son œuvre ; travaillons avec un grand zèle , et tenons
pour chose assure'e, que les sueurs que répandra
un si beau travail , c'est du sang que nous lui don-
nons. Mais, sans sortir de nous-mêmes, quel sang
est plus agre'able au sauveur Je'sus, que celui de la
pe'nitence? ce sang que le regret de nos crimes tire
du cœur par les yeux; je veux dire le sang des lar-
mes amères, qui est nommé si élégamment par saint
Augustin (0 , « le sang de nos âmes « : lorsque nous
le versons devant Dieu en pleurant sincèrement nos
ingratitudes, n'est-ce pas du sang que nous lui don-
nons ? Mais pourquoi vous marquer avec tant de
soin les occasions de souffrir, qui viennent assez
d'elles-mêmes? Non, mes Frères, sans ressusciter
les tyrans, la matière ne manquera jamais à la pa-
tience : la nature a assez d'infirmités, les affaires
assez d'embarras, le monde assez d'injustices, la
faveur assez d'inconstance ; il y a assez de bizarre-
ries dans le jugement des hommes, et assez d'inéga-
lité dans leur humeur contrariante : si bien que ce
n'est pas seulement l'Evangile , mais encore le monde
et la nature , qui nous imposent la loi des souf-
frances : il n'y a plus qu'à nous appliquer à en ti-
rer tout le fruit qui se doit attendre d'un chrétien;
(*) Scrm. cccLi. n. "j , tom. v, col. i356.
33o SUR LA KÉCESSITÉ
et cest ce qu'il faut vous montrer dans la seconde
partie.
SECOND POINT.
Lorsque nous verrons, chrétiens, Jésus- Christ
sortir du tombeau, couronné d'honneur et de gloire,
la lumière d'immortalité qui rejaillira de ses plaies
et de là se répandra sur son divin corps, nous fera
sensiblement reconnoître les merveilleux avantages
que produit le bon usage des afflictions. Toutefois
Jésus ne veut point attendre ce jour, pour nous ap-
prendre cette vérité par expérience ; et sans sortir
de sa croix, il entreprend de nous montrer, par un
grand exemple , quelles sont les consolations de
ceux qui souffrent avec patience. Mais comme cet
exemple de consolation ne peut nous être donné en
sa personne sacrée, qui doit être au contraire jus-
qu'à la mort l'exemple d'un entier abandonnement;
ce que l'ordre de ses mystères ne lui permet pas de
nous montrer encore en lui-même, il nous le dé-
couvre, Messieurs, dans ce voleur pénitent, auquel
il inspire parmi les souffrances des sentimens d'une
piété toute chrétienne, quil couronne aussitôt de
sa propre l^ouche , par la promesse d'une récom-
pense éternelle : Hodie mecum eris (0 : « Vous serez
» aujourd'hui avec moi ».
Je ne m'étendrai pas , chrétiens , à vous prouver,
par un long discours , que Dieu aime d'un amour
particulier les âmes souffrantes. Pour ignorer cette
vérité, il faudroit n'avoir aucune teinture des prin-
cipes du christianisme : mais afin qu'elle vous profite
(0 Luc. XXIII. 43.
DES SOUFFRANCES. 33l
en vos consciences, je lâcherai de vous faire enten-
dre par les Ecritures divines les causes de cet amour;
et la première qui se présente à ma vue, c'est la
contrition d'un cœur pénitent.
11 est certain, âmes saintes, qu'un cœur contrit
et humilié , dans le souvenir de ses fautes , est un
grand sacrifice à Dieu, et une oblation de bonne
odeur, plus douce que tous les parfums. Mais ce
sacrifice d'humiliation ne s'offre jamais mieux que
dans les souffrances : car nous voyons par expé-
rience qu'une ame dure et impénitente, qui durant
ses prospérités n'a peut-être jamais pensé à ses cri-
mes, commence ordinairement à se réveiller, à les
confesser au milieu des afflictions; et la raison en est
évidente : c'est qu'il y a dans le fond de nos con-
sciences un certain sentiment secret de la justice di-
vine, qui nous fait connoître manifestement, dans
une lumière intérieure qui nous éclaire, que sous
un Dieu si bon que le nôtre l'innocence n'a rien à
craindre ; et qu'il lui est si naturel d'être bienfai-
sant à ses créatures, qu'il ne feroit jamais de mal à
personne , s'il n'y étoit forcé par les crimes : de sorte
que le pécheur obstiné, lequel ébloui des faveurs du
monde, ne pense plus à ses crimes, et parce qu'il
n'y pense plus , s'imagine aussi que Dieu les oublie :
Oblitus est Deus (0; en même temps qu'il se sent
frappé, il réveille en sa conscience ce sentiment en-
dormi de la justice divine ; et touché de la crainte
de ses jugemens, il confesse avec amertume les dé-
sordres de sa vie passée.
C'est ce que fait à la croix notre voleur converti :
(0 Ps. IX. 34.
3^2 SUR LA NÉCESSITÉ
il entend son compagnon qui blasphème, et il s'é-
tonne avec raison que la vengeance présente ne l'ait
pas encore abaissé sous la justice divine. « Quoi ,
}) dit-il, étant condamné, la rigueur du tourment
» ne t'a pas encore appris à craindre Dieu » ! Neque
tu times Deum_, quod in eadem damnalione es (0 !
Voyez comme son supplice ramène à son esprit la
crainte de Dieu et la vue de ses jugemens : c'est ce
qui lui fait humblement confesser ses crimes. « Pour
)> nous, continue ce saint patient, si nous sommes
» punis rigoureusement , nos crimes l'ont bien mé-
5) rite » : Et nos quideni di^na factis recipimus C^).
Voyez comme il s'humilie, comme il baise la main
qui le frappe , comme il reconnoît et comme il adore
la justice qui le châtie. C'est là l'unique moyen de
la changer en miséricorde : car notre Dieu , chré-
tiens, qui ne se réjouit pas de la perdition des vi-
vans, mais qui repasse sans cesse en son cœur les
moyens de les convertir et de les réduire , ne nous
frappe durant cette vie, qu'afin de nous abaisser
sous sa main puissante par l'humiliation de la péni-
tence ; et il est bien aise de voir que le respect que
nous lui rendons, sous les premiers coups, l'em-
pêche d'étendre son bras à la dernière vengeance.
Eveillons-nous donc, mes chers Frères, dès les pre-
mières atteintes de la justice divine : prosternons-
nous devant Dieu , et crions de tout notre cœur ;
« Si nous sommes punis rigoureusement, nos crimes
» l'ont bien mérité » : Et nos quideni digna factis
recipimus. O Dieu, nous le méritons, et vous nous
frappez justement : Justus es j, Domine (3). Mais pas-
(0 Zwc. xxiii. 4o. — ('•) lOid. !\i, — (.3) Ps, cxviii. 107.
t)t:s souFFr A ]>:cts. 333
sons encore plus loin : jetons les yeux sur Je'sus ,
l'auteur et le consommateur de notre foi : imitons
notre heureux voleur, qui s'étant considère' comme
criminel , tourne ensuite un pieux regard sur l'in-
nocent qui souflVe avec lui : « Et celui-ci , dit-il ,
M qu'a-t-il fait » ? Hic vero niliil niali gessit (0.
Cette pensée adoucit ses maux : car pendant que le
juste endure, le coupable se doit-il plaindre? C'est,
mes Frères, de ces deux objets que nous devons
nous occuper parmi les douleurs; j'entends Jésus-
Christ, et nous-mêmes; notre crime et son inno-
cence. Il a souffert comme nous souffrons ; mais il
s'est soumis à souffrir par un sentiment de miséri-
corde , au lieu que nous y sommes obligés par une
loi indispensable de la justice. Pécheurs, souffrons
pour l'amour du juste, pour l'amour de la miséri-
corde infinie qui nous sauve , qui expose son inno-
cence à tant de rigueurs : souffrons les corrections
salutaires de la justice qui nous châtie, qui nous
ménage, et qui nous épargne. O le sacrifice agréa-
ble! ô riîostie de bonne senteur! ces sentimens for-
ceront le ciel , et les portes du paradis nous seront
ouvertes : Hodie mecum eris in paradiso.
Mais, mes Frères, les afflictions ne nous servent
pas seulement pour nous faire connoître nos crimes;
elles sont un feu spirituel où la vertu chrétienne est
mise à fépreuve, où elle est rendue digne des yeux
de Dieu même et de la perfection du siècle futur.
Que la vertu doive être éprouvée comme l'or dans
la fournaise , c'est une vérité connue , et très-souvent
répétée dans les saintes Lettres ; mais afin d'en en-
(0 £?/c. Axni. 4'-
334 SUR LA NÉCESSITÉ
tendre toute l'e'tendue, il faut ici observer que le
feu opère deux choses à l'égard de l'or : il l'éprouve,
et le fait connoître; s'il est véritable, il le purifie et
le raffine ; et c'est ce que font bien mieux les afflic-
tions à l'égard de la vertu chrétienne. Je ne crain-
drai point de le dire : jusqu'à ce que la vertu se soit
éprouvée dans l'exercice des afflictions, elle n'est ja-
mais assurée : car comme on ne connoît point un
soldat, jusqu'à ce qu'il ait été dans le combat;
ainsi la vertu chrétienne n'étant pas pour la montre
ni pour l'apparence, mais pour l'usage et pour le
combat, tant qu'elle n'a pas combattu, elle ne se
connoît pas elle-même. C'est pourquoi l'apôtre saint
Paul ne lui permet pas d'espérer, jusqu'à ce qu'elle
ait passé par l'épreuve : « La patience produit l'é-
» preuve, et l'épreuve, dit -il (0, produit l'espé-
» rance » ; et voici la raison solide de cette sentence
apostolique. C'est que la vertu véritable attend tout
de Dieu; mais elle ne peut rien attendre de Dieu,
jusqu'à ce qu'elle soit telle qu'il la juge digne de
lui : or elle ne peut jamais reconnoître si elle est
digne de Dieu , si ce n'est par l'épreuve que Dieu
nous propose; cette épreuve ce sont les souffrances :
par conséquent, chrétiens, jusqu'à ce qu'elle soit
éprouvée par l'affliction, son espérance est toujours
douteuse ; et son fondement le plus ferme , aussi
bien que son espérance la plus assurée, c'est l'exer-
cice des afflictions.
Que peut espérer un soldat que son capitaine ne
daigne éprouver ? Mais au contraire , quand il
l'exerce dans des entreprises laborieuses, il lui donne
CO Bom. V. 4«
/
DES SOUFFn ANCES. 33:")
sujet de prétendre. O pie'té délicate, qui n'a jamais
goûte les aillictions, piété nourrie à Fombrc et dans
îe repos ! je t'entends discourir de la vie future ; tu
prétends a la couronne d'immortalité, mais tu ne
dois pas renverser l'ordre de l'apôtre : « La patience
3) produit l'épreuve, et l'épreuve produit l'espé-
» rance ». Si donc tu espères la gloire de Dieu, viens
que je te mette à l'épreuve que Dieu a proposée à
ses serviteurs. Voici une tempête qui s'élève , voici
une perte de biens, une insulte, une contrariété,
une maladie : quoi, tu te laisses aller au murmure ,
pauvre piété déconcertée! tu ne peux plus te soute-
nir, piété sans force et sans fondement ! va , tu n'as
jamais mérité le nom d'une piété chrétienne, tu n'en
étois qu'un vain simulacre ; tu n'étois qu'un faux or,
qui brille au soleil, mais qui ne dure pas dans le
feu ,' mais qui s'évanouit dans le creuset : tu n'es
propre qu'à tromper les hommes par une vaine ap-
parence ; mais tu n'es pas digne de Dieu , ni de la
pureté du siècle futur.
La véritable vertu chrétienne non-seulement se
conserve , mais encore se raffine et se purifie dans le
feu des afflictions ; et si nous nous savons connoître
nous-mêmes, nous comprendrons aisémentcombien
elle a besoin d'y être épurée. Nous nous plaignons
ordinairement pourquoi on nous ôte cet ami intime,
pourquoi ce fils , pourquoi cet époux , qui faisoit
toute la douceur de notre vie : quel mal faisions-
nous en les aimant, puisque cette amitié est si légi-
time ? Je ne veux point entendre ces plaintes dans
la bouche d'un chrétien ; parce qu'un chrétien ne
peut ignorer combien la chair et le sang se mêlent
o ">
3
35 SUR LÀ NÉCESSITÉ
dans les aflfections les plus légitimes, combien les
intérêts temporels, combien d'inclinations différentes
qui naissent en nous de l'amour du monde : et toutes
ces inclinations corrompent la pureté de notre or,
je veux dire la perfection de notre vertu, par un in-
digne mélange. Si tu savois, ô cœur humain , com-
bien le monde te prend aisément , avec quelle facilité
tu t'y engages ; que tu louerois la main charitable
qui vient rompre violemment tes liens , en te trou-
blant dans l'usage des biens de la terre ! Il se fait en
nous, en les possédant , certains nœuds secrets, cer-
tains lacets invisibles , qui engagent même un cœur
vertueux insensiblement dans quelque amour déré-
glé des choses présentes ; et cet engagement est plus
dangereux , en ce qu'il est ordinairement plus im-
perceptible. Si la vertu s'y conserve, elle perd quasi
toute sa beauté par le mélange de cet alliage : il est
temps de la mettre au feu , afin qu'il en fasse la sé-
paration ; et cela de quelle manière ? « C'est qu'il
» faut, dit saint Augustin , que cet homme apprenne
» en perdant ces biens , combien il péchoit en les
» aimant ». Qu'on lui dise que cette maison est brû-
lée , et cette somme perdue sans ressource par une
banqueroute imprévue; aussitôt le cœur saignera,
la douleur de la plaie lui fera sentir par combien
de fibres secrètes ces richesses tenoient au fond de
son ame , et combien il s'écartoit de la droite voie
par cet engagement vicieux : Quantum hœc amando
peccas^erint j, perdendo senserunt {^). D'ailleurs il
connoîtra mieux par expérience la fragilité des biens
de la terre , dont il ne se vouloit laisser convaincre
{}) S. Aug. de Cwit. Dei^ lih. j, c. x , tom. vu, col. 1 1 .
par
DES SOUFFRANCES. 33'^
par aucuns discours. Dans ce débris des biens péris-
sables, il s'attachera plus fortement aux biens éter-^
nels, qu'il commençoit peut-être à trop oublier :
ainsi ce petit mal guérira les grands, et ce feu des
afflictions rendra sa vertu plus pure, en la séparant
du mélange.
Que si la vertu chrétienne se dégage et se purifie
parmi les souffrances ; par conséquent , âmes saintes ,
Dieu qui aime sur toutes choses la simplicité , et la
l'éunion parfaite de tous nos désirs en lui seul, n'aura
rien de plus agréable que la vertu ainsi éprouvée.
Mais afin de le connoître par expérience , jetez les
yeux sur Jésus, l'auteur et le consommateur de notre
foi ; voyez comme il traite cet heureux voleur, dont
je vous ai déjà proposé l'exemple. Mais plutôt voyez ^
avant toutes choses , à quel degré de perfection sa
vertu se trouve élevée par le bon usage qu'il fait de
ce moment de souffrances: quoiqu'il n'ait commencé
sa conversion qu'à l'extrémité de sa vie, une grâce
extraordinaire nous fait voir en lui un modèle ac-
compli de patience et de vertu consommée. Vous
lui avez déjà vu confesser et adorer la justice qui le
frappe , produire enfin tous les actes d'une pénitence
parfaite ; écoutez la suite de son histoire : ce n'est
plus un pénitent qui vous va parler ; c'est un saint
d'une piété et d'une foi consommée. Non content
d'avoir reconnu l'innocence de Jésus-Christ contre
lequel il voit tout le monde élevé avec tant de rage ,
il se tourne à lui , chrétiens , et il lui adresse ses
vœux: « Seigneur, lui dit-il, souvenez-vous de moi,
}) lorsque vous serez dans votre royaume « : Domine,
BossuET. xni. a a
338 SUR LA NÉCESSITÉ
mémento met cîim veneris in regnum tuum (0. Je
triomphe de joie , mes Frères ; mon cœur est rempli
de ravissement , quand je vois la foi de cet homme.
Un mourant voit Jésus mourant , et il lui demande
la vie : un crucifié voit Jésus crucifié , et il lui parle
de son royaume : ses yeux n'aperçoivent que des
croix , et sa foi ne lui représente qu'un trône : quelle
foi , et quelle espérance ! Lorsque nous mourons ,
chrétiens , nous savons que Jésus-Christ est vivant ;
et notre foi chancelante a peine de s'y confier. Celui-
ci voit moui-ir Jésus avec lui, et il met en lui son
espérance : mais encore en quel temps , Messieurs ,
et dans quelle rencontre de choses ? Dans le temps
que tout le monde condamne Jésus, et que même
les siens l'abandonnent, lui seul est réservé , dit saint
Augustin , pour le glorifier à la croix ; « Sa foi a
» commencé de fleurir, quand la foi même des apô-
» très a été flétrie » : Tuncjides ejus de ligno Jloruit ^
quando discipulorumniarcuit{'^)» Les disciples ont
délaissé celui qu'ils savoient être l'auteur de la vie,
et celui-ci reconnoît pour maître le compagnon de
sa mort et de son supplice : « Digne certainement ,
» dit saint Augustin , de tenir un grand rang parmi
» les martyrs, puisqu'il reste presque seul auprès de
» Jésus à faire l'office de ceux qui dévoient être les
» chefs de cette armée triomphante ». Vous vous
étonnez , chrétiens , de le voir tout d'un coup élevé
si haut; mais c'est que, dans l'usage des afflictions,
la foi et la piété font de grands progrès , quand elles
CO Luc. xxiii. 42. — W S. Au§. de Anima et ejus orig. lié. i, n. 1 1,
tom. X, col. 342.
DES SOUFFRANCES. 339
se savent servir de cet avantage incroyable de souffrir
avec Jésus-Christ. C'est ce qui avance en un moment
notre heureux larron à une perfection si éminente j
et c'est ce qui lui attire aussi de la bouche du Fils
de Dieu des paroles si pleines de consolation : Amen,
dico tihi , hodio inecum eris in paradiso (0 : « Je
i> vous dis en ve'rite que vous serez aujourd'hui avec
)) moi dans le paradis ». Aujourd'hui ; quelle promp-
titude ! avec moi ; quelle compagnie ! dans le paradis ;
quel repos 1 Que je fmirois volontiers sur cette ai*
mable promesse , et sur cet exemple admirable
d'humilité' et de patience en ce saint voleur, de bonté
et de miséricorde dans le Fils de Dieu ! Mais il y a
des âmes de fer, que les douceurs de la piété n'at-
tendrissent pas ; et il faut, pour les émouvoir, leur
proposer le terrible exemple de la vengeance exercée
sur celui qui souffre la croix avec un cœur endurci
et impénitent : c'est par où je m'en vais conclure.
TROISIÈME POINT.
Il est assuré , chrétiens , et peut-être vous vous
souviendrez que je l'ai déjà prêché dans cette chaire,
que la prospérité des impies , et cette paix qui les
enfle et qui les enivre jusqu'à leur faire oublier la
mort , est un commencement de vengeance , par la-
quelle Dieu les livrant à leurs passions brutales et
désordonnées , leur laisse « amasser un trésor de
M haine , comme parle le saint apôtre (2), en ce jour
M d'indignation et de fureur implacable )>. Mais si
nous voyons , dans les saintes Lettres , que Dieu
sait , quand il lui plaît , punir les impies par une fé-
(') Luc. xxiii. 43. — W Rom. 11. 5»
34o SUR LA NÉCESSITÉ
licite apparente ; cette même Ecriture , qui ne ment
jamais, nous enseigne qu'il ne les punit pas toujours
en cette manière ^ et qu'il leur fait sentir quelquefois
la pesanteur de son bras par des événemens sanglans
et tragiques. Cet endurci Pharaon , cette prostituée
Jézabel, ce maudit meurtrier Achab; et sans sortir
de notre sujet, ce larron impénitent et blasphéma-
teur, rendent témoignage à ce que je dis, et nous
font bien voir, chrétiens , que la croix qui nous est ,
si nous le voulons , un gage assuré de miséricorde ,
peut être tournée par notre malice en un instrument
de vengeance, tant il est vrai , dit saint Augustin (0,
« qu'il faut considérer, non ce que Ton souffre, mais
3) dans quel esprit on le souffre » ; et que les afflic-
tions que Dieu nous envoie , peuvent aisément chan-
ger de nature , selon l'esprit dont on les reçoit.
Les hommes endurcis et impénitens qui souffrent
sans se convertir, commencent leur enfer dès cette
vie , et ils sont une vive image des horreurs de la
damnation. Chrétiens, si vous voulez voir quelque
affreuse représentation de ces gouffres où gémissent
les esprits dévoyés, n'allez pas rechercher, n'allez
pas rappeler les images , ni des fournaises ardentes,
îii de ces monts ensoufrés qui nourrissent dans leurs
entrailles des feux immortels, qui vomissent des
tourbillons d'une flamme obscure et ténébreuse , et
que Tertullien appelle élégamment pour cette rai-
son, « les cheminées de l'enfer » : Ignis infernifu"
mariola (2). Voulez-vous voir aujourd'hui une vive
peinture de l'enfer, et un tableau animé d'une ame
(0 Z>e Civit. Deif lih. i, cap> viii, tom. vu, col 8. — (>) TerlulL
(h Peenit.n. 12.
BES SOUFFRAIVCES. 3fl
condamnée? voyez un homme qui soulTre , et qui
ne songe point à se convertir.
En effet , le caractère propre de Tenfer, ce n'est
pas seulement la peine, mais la peine sans la péni-
tence : car je remarque deux sortes de feux dans les
Ecritures divines. « Il y a un feu qui purge, et un
» feu qui consume et qui dévore » : Uniuscujusquc
opus probabit ignis (0.... Cumigne dei^orantei"^). Ce
dernier est appelé dans l'Evangile, « Un feu qui ne
» s'éteint pas » ; Ignis non extinguitur (5) ; pour le
distinguer de ce feu qui s'allume pour nous épurer,
et qui ne manque jamais de s'éteindre quand il a fait
cet office. La peine accompagnée de la pénitence ,
c'est un feu qui nous purifie ; la peine sans la péni-
tence, c'est un feu qui nous dévore et qui nous con-
sume ; et tel est proprement le feu de l'enfer. C'est
pourquoi nous concluons, selon ces principes, que
les flammes du purgatoire purifient les âmes ; parce
qu'où la peine est jointe à la pénitence, les flammes
sont purgatives ou purifiantes : et au contraire que
le feu d'enfer ne fait que dévorer les âmes; parce
qu'au lieu de la componction de la pénitence , il ne
produit que de la fureur et du désespoir.
Par conséquent, chrétiens, concluons qu'il n'y a
rien sur la terre qui doive nous donner plus d'hor-
reur, que des hommes frappés de la main de Dieu,
et impénitens tout ensemble : non , il n'y a rien de
plus horrible, puisqu'ils portent déjà sur eux le ca-
ractère essentiel de la damnation.
Tels sont ceux dont David parloit comme d'un
prodige, que Dieu avoit dissipés, et qui n'étoient
(0 /. Cor. m. i3. — (') Is, xxxiii. 14. — C^) Marc. ix. 47-
34*^ SUR LA NÉCESSITÉ
pas touches de componction; Dissipait sunt , nec
compuncti (0 : serviteurs vraiment rebelles et opi-
niâtres, qui se révoltent même sous la verge; frap-
pés, et non corrigés; abattus, et non humiliés; châ-
tiés, et non convertis. Tel étoit le déloyal Pharaon ,
qui s'endurcissoit tous les jours sous les coups inces-
samment redoublés de la vengeance divine. Tels
sont ceux dont il est écrit, dans l'Apocalypse (2),
que Dieu les ayant frappés d'une plaie horrible, de
rage ils mordoient leurs langues , et blasphémoient
le Dieu du ciel , et ne faisoient point pénitence. Tels
hommes ne sont-ils pas comme des damnés, qui
commencent leur enfer à la vue du monde, pour
nous eifrayer par leur exemple, et que la croix pré-
cipite à la damnation avec ce larron endurci? On
leur arrache les biens de cette vie ; ils se privent de
ceux de la vie future , du siècle à venir : si bien
qu'étant frustrés de toutes parts, pleins de rage et
de désespoir, et ne sachant à qui s'en prendre, ils
élèvent contre Dieu leur langue insolente par leurs
murmures et par leurs blasphèmes; « et il semble,
» dit Salvien, que leurs crimes se multipliant avec
5> leurs supplices, la peine même de leurs péchés
» soit la mère de nouveaux désordres » : Utputares
pœnain ipsorum criminwn^ quasi matrem esse vitio-
rum (3).
Apprenez donc, ô pécheurs, qu'il ne suffit pas
d'endurer beaucoup, et qu'encore que, selon la
règle ordinaire, ceux qui souffrent en cette vie,
aient raison d'espérer du repos en l'autre ; par la
(0 Ps. XXXIV. 19. — ('■) Apoc. XVI. 9.— i}) De g'uhevnat. Dei ,
lib. VI, n. i3, pog. i4o.
DES SOUFFRANCES. 34^
dureté de nos cœurs, cette règle n'est pas toujours
véritable. Plusieurs sont à la croix, qui sont bien
éloignés du crucifié : la croix dans les uns est une
grâce; la croix dans les autres est une vengeance.
De deux hommes mis en croix avec Jésus-Christ,
l'un y a trouvé la miséricorde, l'autre les rigueurs
de la justice; l'un y a opéré son salut, l'autre y a
commencé sa damnation : la croix a élevé jusqu'au
paradis la patience de l'un , et a précipité jusqu'à
l'enfer l'impénitence de l'autre. Tremblez donc
parmi vos souffrances ; [ craignez ] qu'au lieu d'é-
prouver maintenant un feu qui vous purge dans le
temps , vous n'allumiez par votre faute un feu qui
vous dévore dans l'éternité.
Et vous, ô enfans de Dieu, quelque fléau qui
tombe sur vous, ne croyez jamais que Dieu vous
oublie ; et ne vous persuadez pas que vous soyez
confondus avec les méchans, quoique vous soyez
mêlés avec eux, désolés par les mêmes guerres, em-
portés par les mêmes pestes, affligés des mêmes dis-
grâces , battus enfin des mêmes tempêtes. « Le Sei- .
» gneur connoît ceux qui sont à lui (0 », et il sait
bien démêler les siens de cette confusion générale.
Le même feu fait reluire l'or, et fumer la paille :
« Le même mouvement, dit saint Â.ugustin ('^), fait
» exhaler la puanteur de la boue , et la bonne odeur
» des parfums » ; et le vin n'est pas confondu avec
le marc, quoiqu'ils portent tous deux le poids du
même pressoir. Ainsi les mêmes afflictions qui déso-
lent, consument les méchans, purifient les justes;
CO //. Tintoth. u. kj. — (2) Dq Civit. Dei, lib. i, cap. vin, tom. vu,
col, 8.
344 ^ SUR LA NÉCESSITÉ
et quoi que Ton vous reproche , vous ne serez jamais
confondus , pourvu que vous ayez le courage , la
force de vous discerner.
Prenez la médecine ; la main de Dieu est invisi-
Llement étendue [ pour vous la présenter : recevez-
la avec joie. ] « Mes Frères, dit l'apôtre saint Jac-
» ques (0, considérez comme le sujet d'une extrême
» joie les diverses afflictions qui vous arrivent ; sa-
» chant que l'épreuve de votre foi produit la pa-
î> tience : or la patience doit être parfaite dans ses
>) œuvres et dans ses effets , afin que vous soyez par-
» faits et accomplis en toute manière, et qu'il ne
y) vous manque rien.... Heureux celui qui souffre pa-
)) tiemmont les tentations et les maux de cette vie;
» parce que , lorsque sa vertu aura été éprouvée , il
3) recevra la couronne de vie que Dieu a promise à
» ceux qui l'aiment ». Si la tentation vous presse,
« persévérez jusques à la fin « : Persei^era usque in
Jinem ; « parce que la tentation ne persévérera pas
» toujours » : Quia tentatio non persévérât usque in
Jinem i?). Mais cet homme m'opprime par ses vio-
lences : Et adhuc pusilluni _, et non erit peccator (5) :
« Encore un peu de temps, et le pécheur ne sera
» plus », Le médecin flatte son malade , mais ce
délai est importun : « l'infirmité fait paroître long
» ce qui est court » : Infirmitas facit diu videri
quod cito est (4). Quand un malade demande à boire,
chacun se presse pour le servir; lui seul s'imagine
que le temps est long. Hodie, « Aujourd'hui », dit
(0 Jac. I. 2, 3, 4j i^' — "^'^ *$". -AuQ. in Joan. Tract, xlv. n. i3,
tom. m , part. ïi , col 6oo. — (3) Ps. xxxvi. lo. — (4) In Ps. xxxvi,
serm. i, n. lo, tom. iv, col. 262.
DES SOUFFnANCES. 3/p
le Fils de Dieu : ne crains pas , ce sera bientôt. Cette
vie passera bien vite ; elle s'e'eoulera comme un jour
d'hiver, où le matin et le soir se touchent de près :
ce n'est qu'un jour, ce n'est qu'un moment, que
l'ennui et Finfirmité fait paroître long ; quand il sera
écoulé, vous verrez alors combien il est court. O
quand vous serez dans la vie future !
Mais je gémis dans la vie présente, et je suis acca-
blé de maux. Eh bien ! abandonnez-vous à l'impa-
tience : en serez-vous bien plus soulagé, quand vous
aurez ajouté le mal du chagrin, et peut-être celui
du murmure aux autres qui vous tourmentent ? Pro-
fitez du moins de votre misère, de peur que vous ne
soyez du nombre de ceux auxquels saint Augustin
a dit ce beau mot : « Vous perdez l'utilité de vos
3) souffrances » : Perdidistis uiilitatem calamitatis ,
et miserrinii facti estis j et pcssimi permansistis (0 :
« Vous perdez l'utilité de votre misère , vous êtes
» devenus misérables, et vous êtes demeurés mé-
» chans ».
0) De Civit, Deif lih. i, c. xxxiii, tom. vu, col. 3o.
34^ SUR LES DEVOIRS DES ROIS.
Iir SERMON
POUR
LE DIMANCHE DES RAMEAUX,
PRÊCHÉ DEVANT LE ROI.
SUR LES DEVOIRS DES ROIS.
Quelle est la source de la puissance temporelle. Sentimens d'un
roi sage qui voit les peuples soumis à son empire. Combien les sou-
verains doivent avoir dans Fesprit la majesté de Dieu profondément
gravée. Services que l'Eglise a droit d'attendre des princes chrétiens.
Quels sont leurs devoirs , pour faire régner Jésus-Christ sur leurs
peuples. Qualités et dispositions qui leur sont nécessaires pour
rendre la justice et connoître la vérité.
Dicite filiae Sion : Ecce Rex tuus venit tibi mansuetus,
sedens super asinam.
Dites à la fille de Sion : Voici ton Roi qui fait son en-
trée ^ plein de bonté' et de douceur , assis sur une
dnesse : paroles du prophète Zacharie , rapportées eu
l'évangile de ce jour. Mattli. xxi. 5.
X^ARMi toutes les grandeurs du monde, il n'y a
rien de si éclatant qu'un jour de triomphe ; et j'ai
appris de Tertullien , que ces illustres triomphateurs
de l'ancienne Rome marchoient avec tant de pompe,
SUR LES DEVOIRS DES ROIS. 3-47
que, de peur qu'e'tant éblouis d'une telle magnifi-
cence, ils ne s'élevassent enQn au-dessus de la con-
dition liumauie, un esclave qui les suivoit avoit
charge de les a vertu' qu'ils étoient hommes : Respice
post te , lioniinem te mémento (O.
Le triomphe de mon Sauveur est bien éloigné de
cette gloire ; et au lieu de l'avertir qu'il est homme,
je me sens bien plutôt pressé de le faire souvenir
qu'il est Dieu. Il semble en effet qu'il l'a oublié. Le
prophète et l'évangéliste concourent à nous montrer
ce Koi d'Israël « monté, disent-ils, sur une ânesse » :
Sedens super asinam. Chrétiens, qui n'enrougiroit ?
est-ce là une entrée royale ? est-ce là un appareil
de triomphe ? est-ce ainsi , ô Fils de David, que vous
montez au trône de vos ancêtres et prenez possession
de leur couronne ? Toutefois arrêtons, mes Frères,
et ne précipitons pas notre jugement. Ce Roi , que
tout le peuple honore aujourd'hui par ses cris de
réjouissance, ne vient pas pour s'élever au-dessus
des hommes par l'éclat d une vaine pompe ; mais
plutôt pour fouler aux pieds les grandeurs humaines :
et les sceptres rejetés, Ihonneur méprisé , toute la
gloire du monde anéantie , font le plus grand orne-
ment de son triomphe. Donc pour admirer cette
entrée, apprenons avant toutes choses à nous dé-
pouiller de l'ambition et à mépriser les grandeurs
du monde. Ce n'est pas une entreprise médiocre de
prêcher cette vérité à la Cour, et nous avons besoin
plus que jamais d'implorer le secours d'en-haut par
les prières de la sainte Vierge. A[^e j Maria.
(0 Apol n. 33. .
34B SUR LES DEVOIRS DES ROIS.
Jésus-Christ est roi par naissance-, il est roi par
droit de conquête ; il est encore roi par élection. Il
est roi par naissance ^ Fils de Dieu dans réternité ,
Fils de David dans le temps : il est roi par droit de
conquête ; et outre cet empire universel que lui
donne sa toute-puissance , il a conquis par son sang,
et rassemblé par sa foi, et policé par son Evangile
un peuple particulier, recueilli de tous les autres
peuples du monde : enfin il est roi par élection; nous
l'avons choisi par le saint baptême, et nous ratifions
tous les jours un si digne choix par la profession pu-
blique du christianisme. Un si grand Roi doit régner :
sans doute qu'une royauté si réelle et fondée sur tant
de titres augustes , ne peut pas être sans quelque
empire. Il règne en effet par sa puissance dans toute
l'étendue de l'univers ; mais il a établi les rois chré-
tiens pour être les principaux instrumens de cette
puissance : c'est à eux qu^appartient la gloire de faire
régner Jésus-Christ; ils doivent le faire régner sur
eux-mêmes ; ils doivent le faire régner sur leurs
peuples.
Dans le dessein que je me propose de traiter au-
jourd'hui ces deux vérités , je me garderai plus que
jamais de rien avancer de mon propre sens. Que se-
roit-ce qu'un particulier qui se mêleroit d'enseigner
les rois ? Je suis bien éloigné de cette pensée : aussi
on n'entendra de ma bouche que les oracles de l'E-
criture, les sages avertissemens des papes, les sen-
tences des saints évêques , dont les rois et les empe-
reurs ont révéré la sainteté et la doctrine.
Et d'abord pour établir mon sujet , j'ouvre l'His-
SUR LES DEVOIRS DES ROIS. 349
toiie sainte pour y lire le sacre du roi Joas (0 , fils
du roi Joram. Une mère de'natuiée, et bien éloignée
de celle dont la constance infatigable n'a eu de soin
ni d'application que pour rendre à un fils illustre
son autorité aussi entière qu'elle lui avoit été dépo-
sée , avoit dépouillé ce jeune prince , et usurpé sa
couronne durant son bas âge. Mais le pontife et les
grands ayant fait une sainte ligue pour le rétablir
dans son trône, voici mot à mot, chrétiens, ce que
dit le texte sacré : Imposuerunt ei diadema , et tes-
îimojiium j dederuntque in manu ejus tenendam le-
gem : « Ils produisirent le fils du roi devant tout le
» peuple ; ils mirent sur sa tête le diadème et le té-
)) moignage ; ils lui donnèrent la loi en sa main , et
5) ils l'établirent roi ». Joïada , souverain pontife , fit
la cérémonie de l'onction : toute l'assistance fit des
vœux pour le nouveau prince, et on fît retentir le
temple du cri, « Vive le Roi » ; Imprecatique sunt
ei ^ et dixerunt : Vivat Rexk^).
Quoique tout cet appareil soit merveilleux, j'ad-
mire sur toutes choses cette belle cérémonie de mettre
la loi sur la tête et la loi dans la main du nouveau
monarque : car ce témoignage que l'on met sur lui
avec son diadème , n'est autre chose que la loi de
Dieu, qui est un témoignage au prince pour le con-
vaincre et le soumettre dans sa conscience ; mais
qui doit trouver dans ses mains une force qui exé-
cute , se fasse craindre , et qui fléchisse les peuples
par le respect de l'autorité.
Sire , je supplie votre majesté de se représenter
aujourd'hui que Jésus-Christ, Roi des rois, et Jésus-
(0 //. Par. XXII. 10. — W Ihid. xxiii. ii.
35o SUR LES DEVOIRS DES ROIS.
Christ , souverain pontife , pour accomplir ces fi-
gures, met son Evangile sur votre tête et son évan-
gile en vos mains ; ornement auguste et royal, cligne
d'un roi très-chrétien et du fils aîné de l'Eglise. L'E-
vangile sur votre tête vous donne plus d'éclat que
votre couronne : l'Evangile en vos mains vous donne
plus d'autorité que votre sceptre. Mais l'Evangile sur
votre tête , c'est pour vous inspirer l'obéissance :
l'Evangile en vos mains, c'est pour l'imprimer dans
tous vos sujets. Et par-là Votre Majesté voit assez,
premièrement que Jésus-Christ veut régner sur vous;
c'est ce que je montrerai dans mon premier point :
et que par vous il veut régner sur vos peuples ; mon
second point le fera connoître, et c'est tout le sujet
de ce discours.
PREMIER POINT.
« Les rois régnent par moi « , dit la sagesse éter-
nelle : Per me reges régnant {^); et de là nous de-
vons conclure non -seulement que les droits de la
royauté sont établis par ses lois , mais que le choix
des personnes est un effet de sa providence. Et certes
il ne faut pas croire que le Monarque du monde , si
persuadé de sa puissance et si jaloux de son autorité,
endure dans son empire qu'aucun y ait le com-
mandement sans sa commission particulière. Par lui,
tous les rois régnent ; et ceux que la naissance éta-
blit , parce qu'il est le maître de la nature ; et ceux
qui viennent par choix , parce qu'il préside à tous
les conseils ; « et il n y a sur la terre aucune puis-
SUR LES DEVOIRS DES ïl 01 s. 35 1
» sance qu'il n'ait ordonnée » : Non est potestas j, nisi
à Dec j dit l'oracle de FEcriture (0.
Quand il veut faire des conquérans, il fait marcher
devant eux son esprit de terreur, pour effrayer les
peuples qu'il leur veut soumettre : « Il les prend
» par la main » , dit le prophète Isaïe. « Voici ce
» qu'a dit le Seigneur à Cyrus mon oint : Je tour-
» nerai devant ta face le dos des rois ennemis : je
» marcherai devant toi , et j'humilierai à tes pieds
» toutes les grandeurs de la terre : je romprai les
)) barres de fer, je briserai les portes d'airain m :
Hœc dicit Dominus Christo ineo Oyro j cujus appre-
hendi dexteram..,. dorsa regum vertam : £go ante
te ibo j et gloriosos ter r ce humiliabo : portas œreas
conteranij et vectes ferreos confringam (2).
Quand le temps fatal est venu qu'il a marqué dès
l'éternité à la durée des empires , ou il les renverse
par la force: « Je frapperai, dit-il, tout le royaume
» d'Israël, je l'arracherai jusqu'à la racine, je le jet-
» terai où il me plaira , comme un roseau que les
3) vents emportent » : Percutict Dominus Deus Is-
raël, sicut moueri solet arundo in aqua : et evellet
Israël j.... et ventilabit eos trans flumen (5) : « Ou il
» mêle dans les conseils un esprit de vertige , qui
» fait errer l'Egypte incertaine comme un homme
» enivré « : Miscuitin inedio ejus spiritum vertiginis :
et errare fecerunt JEgyptum ^,,. sicut errât ebrius et
njomens (4) : en sorte qu'elle s'égare , tantôt en des
conseils extrêmes qui désespèrent, tantôt en des
conseils lâches qui détruisent toute la force de la
CO Rom. xm. i. — W Is. xlt. 1,2.— (3) ///. Ji^g, xiy. i5. —
(4) Is. XIX. 14.
I
352 SUR LES DEVOIRS DES ROIS.
majesté. Et même lorsque les conseils sont modére's
et vigoureux , Dieu les re'duit en fumée par une con-
duite cachée et supérieure; parce qu'il est «profond
» en pensées (0 , terrible en ses conseils par-dessus
)> les en fans des hommes (2) » ; parce que « ses con-
i) seils étant éternels », Consilium Domini in œtef-
num manet (p) , et embrassant dans leur ordre toute
l'universalité des causes , « ils dissipent avec une fa-
» cilité toute-puissante les conseils toujours incer-
3) tains des nations et des princes « : Dominus dissi-
pât consilia gentium j, reprobat autem cogitationes
populorum , et reprobat consilia principum (4).
C'est pourquoi un roi sage, un roi capitaine, vic-
torieux, intrépide, expérimenté, confesse à Dieu
humblement que c'est « lui qui soumet ses peuples
» sous sa puissance » : Qui subdit populum meum sub
me (5). Il regarde cette multitude infinie comme un
abîme immense , d'oii s'élèvent quelquefois des flots
qui étonnent les pilotes les plus hardis; mais comme ,
il sait que c'est le Seigneur qui domine à la pusisance
de la mer, et qui adoucit ses vagues irritées, voyant
son état si calme , qu'il n'y a pas le moindre souffle
qui en trouble la tranquillité : « O mon Dieu, [dit-il],
» vous êtes mon protecteur; c'est vous qui faites
5) fléchir sous mes lois ce peuple innombrable » :
Protector meus ^ et in ipso spera^i _, qui subdit popu-
lum meum sub me.
Pour établir cette puissance , qui représente la
sienne. Dieu met sur le front des souverains et sur
leur visage une marque de divinité. C'est pourquoi
(0 Ps. xci. 6. — (*) Ps. Lxv. 5. — (3) ps. XXXII. 1 1 . — C4; Ibid, lo.
— (.5) Ps. cxLiii. 3.
le
SUR LES ï)EVOIRS t)ÈS ROIS. 353
le patriarche Joseph ne craint point de jurer par la
tête et par le salut de Pharaon (0, comme par une
chose sacrée ; et il ne croit pas outrager celui qui a
dit : « Vous jurerez seulement au nom du Sei-
3) gneur (2) « ; parce qu'il a fait dans le prince une
image mortelle de son immortelle autorité. « Vous
» êtes des dieux, dit David (3) , et vous êtes tousen-
5) fans du Très-haut ». Mais , ô dieux de chair et de
sang ! ô dieux de terre et de poussière ! vous mourrez
comme des hommes. N'importe, vous êtes des dieux,
encore que vous mouriez , et votre autorité ne meurt
pas : cet esprit de royauté passe tout entier à vos
successeurs, et imprime partout la même crainte ,
le même respect , la même vénération. L'homme
meurt, il est vrai ; mais le roi, disons -nous, ne
meurt jamais : l'image de Dieu est immortelle.
Il est donc aisé de comprendre que de tous les
hommes vivans , aucuns ne doivent avoir dans l'es-
prit la majesté de Dieu plus imprimée, que les rois :
car comment pourroient-ils oublier celui dont ils
portent toujours en eux-mêmes une image si vive ,
si expresse , si présente ? Le prince sent en son cœur
cette vigueur, cette fermeté, cette noble confiance
de commander : il voit qu'il ne fait que mouvoir les
lèvres, et aussitôt que tout se remue d'une extrémité
du royaume à l'autre. Et combien donc doit-il pen-
ser que la puissance de Dieu est active ? Il pénètre
les intrigues , les trames les plus secrètes. « Les oi-
» seaux du ciel lui rapportent tout (4) ». Il a même
reçu de Dieu, par l'usage des affaires, une expérience,
(0 Gènes, xlii. i5. — {?) Deut. x. 20. — (3) Ps. lxxxi. 6. -«
— (4) Ecole. X. 20.
BOSSUET. XIII. 23
354 SUR LES DEVOIRS DES ROIS.
une certaine pénétration qui fait penser qu'il de-
vine: Divinatio in lahiis régis (0. Et quand il a pé-
nétré les trames les plus secrètes^ avec ses mains
longues et étendues il va prendre ses ennemis aux
extrémités du monde, et les déterre, pour ainsi
dire, du fond des abîmes, où ils cherclioient un
vain asile. Combien donc lui est-il facile de s'imagi-
ner que les mains et les regards de Dieu sont iné-
vitables ? Mais quand il voit les peuples soumis ,
« obligés , dit l'apôtre (2) , à lui obéir non-seulement
» pour la crainte, mais encore pour la conscience » ;
peut-il jamais oublier ce qui est dû au Dieu vivant
et éternel , à qui tous les cœurs parlent , pour qui
toutes les consciences n'ont plus de secret? C'est là,
c'est là sans doute que tout ce qu'inspire le devoir,
tout ce qu'exécute la fidélité, tout ce que feint la
flatterie, tout ce que le prince exige lui-même de
l'amour, de l'obéissance, de la gratitude de ses su-
jets, lui est une leçon perpétuelle de ce qu'il doit à
son Dieu, à son souverain. C'est pourquoi saint Gré-
goire de Nazianze prêchant à Constantinople en pré-
sence des empereurs, les invite par ces beaux mots
à réfléchir sur eux-mêmes , pour contempler la gran-
deur de la Majesté divine : « O monarques, respec-^
» tez votre pourpre, révérez votre propre autorité
» qui est un rayon de celle de Dieu ; connoissez le
)) grand mystère de Dieu en vos personnes : les
» choses hautes sont à lui seul ; il partage avec vous
)i, les. inférieures : soyez donc les sujets de Dieu ,
)) comme vous en êtes les images (3) w.
(0 Pro\'. XVI. 10 W Rom.xni. 5.— (3) Oiat. xxvii. tom. i.
SUR LES DEVOIRS DES ROIS. 355
Tant de fortes considérations doivent presser vi-
vement les rois de mettre l'Evangile sur leurs têtes,
d'avoir toujours les yeux attaehe's à cette loi supé-
rieure, de ne se permettre rien de ce que Dieu ne
leur permet pas , de ne souffrir jamais que leui^
ptiissance s'égare hors des bornes de la justice cliré-
tienne. Certes ils donnerôient au Dieu vivant un
trop juste suj'et de reproche, si parmi tant de biens
qu'il leur fait, ils eil alloieM encore chercher dans
les plaisirs qu'il leur défend, s'ils employoient con-
tre lui la puissance qu'il leur accorde, s'ils violoient
eux-ménlès les lois dont ils sont établis les exécu-
teors, lés protecteurs.
C'est ici le grand péril des grands de la terre ,
des rois chrétiens. Comme les autres hommes , ils
ont à combattre leurs passions; par-dessus les autres
hommes , ils out à combattre leur propre pui sance :
car comme il est a'bsolument nécessaire à l'homme
d'avoir quelque chose qui le retienne , les puis-
sances, sous qui tout fléchit, doivent elles-mêmes se
servir de bornes : « Elles sont d'autant plus obligées
» de se réduire sous cette discipline sévère , qu elles
» savent que le sentiment de leur pouvoir leur per-
» suade plus aisément de s'accorder les choses qui
» ne sont pas permises » : Tanto sub majore mentis
disciplina se redigunt j quanto sihiper impalientiam,
potestatis suadere illicita quasi licentiîis sciant. C'est
là, disoit un grand pape (0, toute la science de la
royauté ; et voici dans une sentence de saint Gré-
goire la vérité la plus nécessaire que puisse jamais
entendre un roi chrétien. « Nul ne sait user dé là
(0 S. Greg. lib. v. Moral, cap. xi, tom. i, col. J^5.
'èo6 SUR LES DEVOIRS DES ROIS.
» puissance , que celui qui la sait contraindre » :
celui-là sait maintenir son autorité comme il faut ,
qui ne souffre ni aux autres de la diminuer , ni à
elle-même de s'e'tendre trop ; qui la soutient au
dehors, et qui la réprime au dedans; enfin qui, se
résistant à lui-même, fait par un sentiment de jus-
tice ce qu'aucun autre nepourroit entreprendre sans
attentat : Bene potestatem exercet , qui et retinefe
illam notent et impugnare (0. Mais que cette
épreuve est difficile ! que ce combat est dangereux !
qu'il est malaisé à l'homme , pendant que tout le
inonde lui accorde tout, de se refuser quelque chose!
qu'il est malaisé à l'homme de se retenir , quand il
n'a d'obstacle que de lui-même ! N'est-ce point peut-
être le sentiment d'une épreuve si délicate , si pé-
rilleuse, qui fait dire à un grand roi pénitent : « Je
5) me suis répandu comme de l'eau (2) » ? Cette grande
puissance, semblable à l'eau, n'ayant point trouvé
d'empêchement , s'est laissé aller à son poids , et n'a
pas pu se retenir. Vous qui arrêtez les flots de la
mer, ô Dieu, donnez des bornes à cette eau cou-
lante , par la crainte de vos jugemens et par l'auto-
rité de votre Evangile. Régnez , ô Jésus-Christ , sur
tous ceux qui régnent : qu'ils vous craignent du
moins , puisqu'ils n'ont que vous seul à craindre ; et
ravis de ne dépendre que de vous , qu'ils soient du
moins toujours ravis d'en dépendre.
^ SECOND POINT.
Le royaume de Jésus-Christ , c'est son Eglise ca-
tholique; et j'entends ici par l'Eglise toute la société
(0 S» Greg. Uh. XXVI, cap. xxvi, col. 833. — ('ï) Ps. xxi. i/j.
SUR LES DEVOIRS DES RÔlS. 35^
(lu peuple de Dieu. Jesus-Christ règne dans les Etats,
lorsque l'Eglise y fleurit ; et voici en peu de paroles,
selon les oracles des prophètes , la grande et mémo-
rable destinée de cette Eglise catholique. Elle a dû
être établie malgré les rois de la terre ; et dans la
suite des temps elle a dû les avoir pour protecteurs.
Un même psaume de David prédit en termes formels
ces deux états de l'Eglise : Quarefreinuerunt génies :
<c Pourquoi les peuples se sont-ils émus, et ont-ils
» médité des choses vaines? Les rois de la terre se
1) sont assemblés , et les princes ont fait une ligue
» contre le Seigneur et contre son Christ (0 j). Ne
voyez-vous pas , chrétiens, les empereurs et les rois
frémissans contre l'Eglise naissante, qui cependant
toujours humble et toujours soumise , ne défendoit
que sa conscience ? Dieu vouloit paroître tout seul
dans l'établissement de son Eglise ; car écoutez ce
qu'ajoute le même Psalmiste : « Celui qui habite au
» ciel, se moquera d'eux, et l'Eternel se rira de
» leurs entreprises » : Quihabitat in cœlis, irridehit
eos (2). O rois, qui voulez tout faire, il ne plaît pas
au Seigneur que vous ayez nulle part dans l'établis-
sement de son grand ouvrage : il lui plaît que des
pêcheurs fondent son Eglise, et qu'ils l'emportent
sur les empereurs.
Mais quand leur victoire sera bien constante , et
que le monde ne doutera plus que l'Eglise, dans sa
foiblesse, n'ait été plus forte que lui avec toutes ses
puissances, vous viendrez à votre tour, ô Empe-
reurs, au temps qu'il a destiné; et on vous verra
baisser humblement la tête devant les tombeaux de
0) Ps. II. 1,2. — ('■) IhiJ. 4.
\--
358 SUR LES DEVOIRS DES ROIS.
ces pêcheurs : alors l'e'tat de l'Eglise sera changé.
Pendant que l'Eglise prenoit racine par ses croix et
par ses soulFrances, les empereurs, disoit Tertul-
lien (ij, ne pou voient pas être chrétiens; parce que
le monde, qui la tourmentoit, devoit les avoir à sa
tête. « Mais maintenant » , dit le saint Psalmiste ;
Et nunc , regesj intelUgite (2) ; maintenant qu'elle
est établie, et que la main de Dieu s'est assez mon-
trée, il est temps que vous veniez, p rois du monde :
commencez à ouvrir les yeux à la vérité ; apprenez
la véritable justice, qui est la justice de l'Evangile :
« O vous qui jugez la terre, servez le Seigneur en
» crainte » : Seivite Domino in timoré (3) : dilatez
maintenant son règne. Servez le Seigneur : de quelle
sorte le servirez -vous? Saint Augustin vous le va
dire : « Servez-le comme des hommes particuliers,
3) en obéissant à son Evangile , comme nous avons
» déjà [dit]; mais servez-le aussi comme rois, en
M faisant pour son Eglise ce qu'aucuns ne peuvent
3) faire, sinon les rois » : In hoc seri^iimt Domino
regesj in quantum sunt regeSj cum eafaciunt ad ser-
yiendum illi, quœ non possuntfacere nisi reges (4).
Et quels sont ces services considérables que l'Eglise
exige des rois comme rois? De se rendre les défen-
seurs de sa foi, les protecteurs de son autorité, les
gardiens et les fauteurs de sa discipline.
La foi, c'est le dépôt, c'est le grand trésor, c'est
le fondement de l'Eglise. De tous les miracles visi-
bles que Dieu a faits pour cet empire , le plus grand,
le plus mémorable , et qui nous doit attacher le plus
{^iApolog.n. 31. — {})Ps.ii. 10. — (3)/3iW, II. — (4) Ep.ctww,
n. 19, Loin. iT, col. 65i.
SUR LES DEVOIRS DES ROIS. "SdQ
fortement aux rois qu'il nous a donne's, c'est la pu*-
reté de leur foi. Le trône que remplit notre grand
monarque est le seul de tout l'univers oii, depuis la
première conversion , jamais il ne s'est assis que des
princes enfans de l'Eglise. L'attachement de nos rois
pour le saint Siège apostolique, semble leur avoir
communique' quelque chose de la fermeté' ine'bran-
lable de cette première pierre sur laquelle l'Eglise
est appuyée : et c'est pourquoi un grand pape, c'est
saint Grégoire , a donné dès les premiers siècles cet
éloge incomparable à la couronne de France ,
qu' « elle est autant au-dessus des autres couronnes
5) du monde , que la dignité royale surpasse les
» fortunes particulières )? : Quantb cœteros ho"
mines regia dignitas antecedit ^ tantb cœterarimi
gentium régna regni vestri profectb culmen excel-
liti^). Un si saint homme regardoit sans doute plus
encore la pureté de la foi , que la majesté du trône :
mais qu'auroit-il dit , chrétiens , s'il avoit vu durant
douze siècles cette suite non interrompue de rois
catholiques? S'il a élevé si haut la race de Phara-
mond, combien auroit-il célébré la postérité de saint
Louis? et s'il en a tant écrit à Childebert, qu'auroit-
il dit à Louis-Auguste ?
Sire, Votre Majesté saura bien soutenir de tout
son pouvoir ce sacré dépôt de la foi, le plus pré-
cieux et le plus grand qu'elle ait reçu des rois ses
ancêtres : elle éteindra dans tous ses Etats les nou-
velles partialités. Et quel seroit votre bonheur, quelle
la gloire de vos jours , si vous pouviez encore gué-
rir toutes les blessures anciennes! Sire, après ces
(0 Ep. llb. VI. Ep. VI , ad Child. Reg. torn. n, col. 795.
3()0 SUU LES DEVOITxS DES TiOIS.
dons extraordinaires que Dieu vous a départis si ah)on-
damment, et pour lesquels Votre Majesté' lui doit des
actions de grâces immenses; elle ne doit de'sespérer
d'aucun avantage qui soit capable de signaler la féli-
cité de son règne : et peut-être; car qui sait les se-
crets de Dieu? peut-être qu'il a permis que Louis le
juste de triomphante mémoire se soit rendu mémo-
rable éternellement , en renversant le parti qu'avoit
formé l'hérésie, pour laisser à son successeur la gloire
de l'étouffer toute entière par un sage tempérament
de sévérité et de patience. Sire, quoi qu'd en soit,
et laissant à Dieu l'avenir, nous supplions Votre
Majesté qu'elle ne se lasse jamais de faire rendre aux
oracles du Saint-Esprit , et aux décisions de l'Eglise,
une obéissance non feinte ; afin que toute l'Eglise
catholique puisse dire d'un si grand roi, après saint
Grégoire : « Nous devons prier sans cesse pour notre
» monarque très -religieux et très-chrétien, et pour
3) la reine sa très-digne épouse , qui est un miracle
» de douceur et de piété, et pour son filssérénissime
3) notre prince, notre espérance» : Pro "vita piis"
simi et christianissinii Domni nostri^ et tranquillis-
sima ej'us conjuge^ et mansueiissima ejus sobole sem-
per orandum est (0. Et s'il vivoit en nos jours, qui
doute qu'il n'eût dit encore avec joie , pour la reine
son auguste mère, dont le zèle ardent et infatigable
auroit bien dû être consacré par les louanges d'un
si grand pape. Nous devons donc prier sans relâche
pour toutes ces personnes augustes, « pendant le
» temps desquelles, voici un éloge admirable, les
» bouches des hérétiques sont fermées », et leur
CO Epist. lib. IX. Ep, XLix, toni. ii, col. 963.
SUR LES DEVOIRS DES ROIS. 3Gl
malice, leurs nouveautés n'osent se produire .• Quo-
riim temporibus hœreticoriun or a conticescunt (0.
Mais reprenons le fil de notre discours.
L'Eglise a tant travaillé pour l'autorité des rois ,
qu'elle a sans doute bien mérité qu'ils se rendent les
protecteurs de la sienne. Ils régnoient sur les corps
par la crainte , et tout au plus sur les cœurs par
l'iriclination. L'Eglise leur a ouvert une place plus
vénérable; elle les a fait régner dans la conscience :
c'est là qu'elle les a fait asseoir dans un trône , en
présence et sous les yeux de Dieu même : quelle
merveilleuse dignité ! Elle a fait un des articles de sa
foi de la sûreté de leur personne sacrée , un devoir de
sa religion de l'obéissance qui leur est due. C'est elle
qui va arracher jusqu'au fond du cœur, non-seule-
ment les premières pensées de rébellion , les mouve-
mens les plus cachés de sédition , mais encore et les
plaintes et les murmures : et pour ôter tout prétexte
de soulèvement contre les puissances légitimes , elle
a enseigné constamment, et par sa doctrine, et par
son exemple, qu'il en faut tout souffrir, jusqu'à l'in-
justice , par laquelle s'exerce invisiblement la justice
même de Dieu.
Après des services si importans , une juste recon-
noissance obligeoit les princes chrétiens à maintenir
l'autorité de l'Eglise , qui est celle de Jésus-Christ
même. Non , Jésus-Christ ne règne pas, si son Eglise
n'est autorisée : les monarques pieux l'ont bien re-
connu ; et leur propre autorité, je l'ose dire, ne leur
a pas été plus chère que l'autorité de l'Eglise. Ils
ont fait quelque chose de plus : cette puissance sou-
('} S. Gregor. Epist. lib. ix, Ep. xlix, tom. ii, col. 9G3.
d6'1 sur les devoirs des rois.
veraine , qui doit donner le branle dans les autres
choses, n'a pas jugé indigne d'elle de ne faire que
seconder dans toutes les affaires ecclésiastiques ; et
un roi de France , empereur, n'a pas cru se rabaisser
trop, lorsqu'il promet son assistance aux prélats,
qu'il les assure de son appui dans les fonctions de
leur ministère; « afin, dit ce grand roi(i), que
» notre puissance royale servant , comme il est con-
» venable, à ce que demande votre autorité, vous
» puissiez exécuter vos décrets » : Ut nostro auxilio
suffulti, quod vestra auioritas exposcit ^ famiilante ,
ut decetj, potestate nostrâ , perjîcere valeatis (^).
Mais, ô sainte autorité de l'Eglise, frein néces-
saire delà licence, et unique appui de la discipline,
qu'es-tu maintenant devenue? abandonnée par les
uns, et usurpée par les autres, ou elle est entière-
ment abolie , ou elle est dans des mains étrangères.
Mais il faudroit un trop long discours pour exposer
ici toutes ses plaies : Sire, le temps en éclairciia Votre
Majesté. Cette affaire est digne que Votre Majesté s'y
applique : et dans la réformation générale de tous
les abus de l'Etat, qui est due à la gloire de votre
règne , que Ton attend de votre haute sagesse , l'E-
glise et son autorité, tant de fois blessées, recevront
leur soulagement de vos mains royales. Et comme
cette autorité de l'Eglise n'est pas faite pour l'éclat
d'une vaine pompe , mais pour l'établissement des
bonnes mœurs et de la véritable piété , c'est ici prin-
cipalement que les monarques chrétiens doivent
faire régner Jésus -Christ sur les peuples qui leur
(0 LuiJ. Plus. — W Capit. an. SaS, c. iv, tom. i, /?. 634- Edit.
Baluz.
SUR LES DEVOIRS DES ROIS. 363
obéissent ; et voici en peu de mots quels sont leurs
devoirs, comme le Saint-Esprit nous les lepre'sente.
Le premier et le plus connu , c'est d'exterminer les
Hapliemes. Je'sus - Christ est un grand roi ; et le
moindre respect que l'on doive aux rois, c'est de
parler d'eux avec honneur. Un roi ne permet pas
dans ses Etats qu'on parle irrévéremment même d'un
roi e'tranger, même d'un roi ennemi ; tant le nom de
roi est vénérable partout où il se rencontre. Et quoi
donc, ô Jésus -Christ, Roi des rois, souffrira- 1- on
qu'on vous méprise et qu'on vous blasphème , même
au milieu de votre empire ! quelle seroit cette indi-
gnité ! Ah ! jamais un tel reproche ne ternira la ré-
putation de mon Roi. Sire , un regard de votre face
sur ces blasphémateurs et sur ces impies ; afin qu'ils
n'osent paroître , et qu'on voie s'accomplir en votre
règne ce qu'a prédit le prophète Amos, « que la
3) cabale des libertins sera renversée » ; Auferetur
factio lascivientiiun (0 , et ce mot du roi Salomon :
« Un roi sage dissipe les impies , et les voûtes des
» prisons sont leurs demeures » : Dissipât impios rex
sapiens , et incurwat super eos forniceni {'^) , sans
égard ni aux conditions, ni aux personnes ; car il
faut un châtiment rigoureux à une telle insolence.
Non-seulement les blasphèmes, mais tous les crimes
publics et scandaleux doivent être le juste objet de
l'indignation du prince. « Le roi, dit le même Salo-
» mon, assis dans le trône de son jugement, dissipe
» tout le mal par sa présence » : Rex qui sedet in
solio judicii , dissipât oinne malum intuitu suo (^).
Voyez qu'aucun mal ne doit échapper à la justice
(0 Am. VI. 7. — (') Prov. xx. 36. — (3) Ibid. 8.
36'4 SUU LES DEVOIRS DES ROIS.
du prince. Mais si le prince entreprend d'exterminer
tous les pécheurs, la terre sera déserte et son empire
désolé. Remarquez aussi , chrétiens , les paroles de
Salomon : il ne veut pas que le prince prenne
son glaive contre tous les crimes ; mais il n'y en a
toutefois aucun qui doive demeurer impuni , parce
qu'ils doivent être confondus par la présence d'un
prince vertueux et innocent. Voici quelque chose de
merveilleux et bien digne de la majesté des rois :
leur vie chrétienne et religieuse doit être le juste
supplice de tous les pécheurs scandaleux, qui sont
confondus et réprimés par l'autorité de leur exem-
ple , par leurs vertus. Qu'ils fassent donc régner Jé-
sus-Christ par l'exemple de leur vie , qui soit une loi
vivante de probité. Rien de plus grand dans les
grands, que cette noble obligation de vivre mieux
que les autres : car ce qu'ils feront de bien ou de
mal dans une place si haute, étant exposé à la vue
de tous, sert de règle à tout leur empire. Et c'est,
pourquoi , dit saint Ambroise, « le prince doit bien
» méditer qu'il n'est pas dispensé des lois ; mais que
» lorsqu'il cesse de leur obéir, il semble en dispenser
» tout le monde par l'autorité de son exemple » r
Nec legibiis rex solutus est^ sed leges suo sol^^it
exemplo (0.
Enfin le dernier devoir des princes pieux et chré-
tiens, et le plus important de tous pour faire régner
Jésus-Christ dans leurs Etats, c'est qu'après avoir
dissipé les vices , à la manière que nous avons dite,
ils doivent élever , défendre , favoriser la vertu ; et je
ne puis mieux exprimer cette vérité , que par ces
{}) ApoloQ. Dav. II, cap, m , toni. i , cql. 710.
SUR LES DEVOIRS DES ROIS. 365
beaux mots de saint Grégoire , dans une lettre qu'il
écrit à l'empereur Maurice : c'est à Votre Majesté
qu'il parle. « C'est pour cela , lui dit-il , que la puis-
)) sance souveraine vous a été accordée d'en-liaut sur
)> tous les hommes ; afin que la vertu soit aidée ; afin
)) que la voie du ciel soit élargie , et que l'empire
3) terrestre serve à l'empire du ciel » : Ad hoc enim
potestas super omnes homines dorninoruin ineoriun
pietati cœlitus data est; ut qui bona appetunt , adju-
\jeniur ; ut cœlorum via largiîis pateat; ut terrestre
regnum cœlesti regno famuletur (0.
N'avez-vous pas remarqué cette noble obligation
que ce grand pape impose aux rois , d'élargir les
voies du ciel? il faut expliquer sa pensée en peu de
paroles. Ce qui rend la voie du ciel si étroite , c'est
que la vertu véritable est ordinairement méprisée :
car comme elle se tient toujours dans ses règles , elle
n'est ni assez souple ni assez flexible pour s'accom-
moder aux humeurs, ni aux passions, ni aux intérêts
des hommes : c'est pourquoi elle semble inutile au
monde; et le vice paroît bien plutôt, parce qu'il est
plus entreprenant : car écoutez parler les hommes
du monde dans le livre de la Sapience : « Le juste ,
» disent-ils , nous est inutile » : Inutilis est nobis (2) ;
il n'est pas propre à notre commerce, il n'est pas
commode à nos négoces : il est trop attaché à son
droit chemin , pour entrer dans nos voies détournées.
Comme donc il est inutile , on se résout facilement
à le laisser là , et ensuite à l'opprimer : c'est pour-
quoi ils disent : « Trompons le juste, parce qu'il
(0 Episî, lib. m , Epist. lxy, ad Mauric. Aug. tom. 11, col. 676. —
^)Sap.\\ 12,
366 SUR LES DEVOIRS DES ROIS.
» nous est inutile » : Circumveniamus justum ^ quo-
niam inutilis est nohis. Elevez-vous, puissances su-
prêmes ; voici un emploi digne de vous : voyez comme
la vertu est contrainte de marcher dans des voies
serrées; on la méprise, on l'accable : protégez-la :
tendez-lui la main , faites-vous honneur en la cher-
chant , élargissez les voies du ciel , rétablissez ce
grand chemin , et rendez-le plus facile : pour cela ,
aimez la justice ; qu'aucuns ne craignent sous votre
empire , sinon les méchans; qu'aucuns n'espèrent,
sinon les bons.
Ah! chrétiens, la justice, c'est la véritable vertu
des monarques; c'est l'unique appui de la majesté : '
car qu'est-ce que la majesté ? Ce n'est pas une cer-
taine prestance qui est sur l-e visage du prince et
sur tout son extérieur ; c'est un éclat plus pénétrant,
qui pointe dans le fond des cœurs une crainte res-
pectueuse : cet éclat vient de la justice , et nous eri
voyons un bel exemple dans l'histoire du roi Salo-
mon. « Ce prince, dit l'Ecriture (0, s'assit dans lé
» trône de son père , et il plut à tous » : Sedit Salo^
mon super solium.., pro pâtre siio , et cunctis pla-
cuit. Voilà un prince aimable , qui gagne les cœurs j
par sa bonne grâce : il faut quelque chose de plus
fort poui^ établir la majesté; et c'est la justice qui le'
donne : car après ce jugement mémorable de Salo-
mon, écoutez le texte sacré : « Tout Israël, dit
» l'Ecriture, apprit que le roi avoit jugé, et ils crai-
» gnirent le roi , voyant que la sagesse de Dieu étoit
» en lui » : Audivit omnis Israël judicium quoi '
judicasset rex, et timuerunt regem, videntes sapien-
su 11 LES DEVOIRS DES 11 01 S. 36^
tiam Dci esse in eo (0. Sa mine relevée le faisoit
aimer; mais sa justice le fait craindre, de cette
crainte de respect qui ne de'trnit pas l'amour, mais
qui le rend plus se'rieux et plus circonspect. C'est cet
amour mêlé de crainte que la justice fait naître , et
avec lui le caractère véritable de la majesté.
Donc , ô rois , dit l'Ecriture , « aimez la justice (2) »,
et sachez que c'est pour cela que vous êtes rois.
Mais pour pratiquer la justice , connoissez la vérité ;
et pour connoître la vérité, mettez -vous en état
de l'apprendre. Salomon possédé d'un désir im-
mense de rendre la justice à son peuple, fait à Dieu
cette prière : « Je suis, dit-il, ô Seigneur , un jeune
» prince, qui n'ai point encore l'expérience, qui
» est la maîtresse des rois « : E^o autem sum puer
parvuliis , ignorans egressum etintroiturti nieum (5)
En passant , ne croyez pas qu'il parle ainsi par foi-
blesse de courage : il paroissoit devant ses juges avec
la plus haute fermeté, et il avoit déjà fait sentir
aux plus grands de son Etat qu'il étoit le maître.
Mais quand il parle à Dieu , il ne rougit point de
trembler devant une telle majesté, ni de confesser
son ignorance, compagne nécessaire de l'humanité.
Après quoi, le désir de rendre justice lui met cette
parole en la bouche : « Donnez donc à votre ser-
» viteur un cœur docile , afin qu'il puisse juger
» votre peuple , et discerner entre le bien et le
» mal » : Dabis ergo seri^o tuo cor docile , ut popu-
lum tuum judicare possit^ et discerner e inter bo"
num et malum (4). Ce cœur docile, qu'il demande,
(i) III.Reg. m. 28. — W Sap. i. i. — (3) ///. Reg. m. 7. ^
(''O Ibid. 9.
368 SUR LES DEVOIRS DECROIS»
n'est point un cœur incertain et irrésolu : car la
justice est résolutive, et ensuite elle est inflexible -,
mais elle ne se fixe jamais qu'après qu'elle est in-
formée , et c'est pour l'instruction qu'elle demande
un cœur docile. Telle est la prière de Salomon.
Mais voyons ce que Dieu lui donne en exauçant
sa prière. « Dieu donna, dit l'Ecriture, à Salomon
)) une sagesse merveilleuse et une prudence très-
» exacte « : Dédit çuoçue Deus sapientiam Salo-
nioni ^ et prudentiam inultainnimis (0. Remarquez
la sagesse et la prudence : la prudence , pour bien
pénétrer les faits j la sagesse, pour posséder les
règles de la justice : et pour obtenir ces deux cho-
ses, voici le mot important : « Dieu lui donna, dit
» l'Histoire sainte , une étendue de cœur comme le
» sable de la mer » : Latitadinem cordis quasi are-
nain quœ est in littore maris (^). Sans cette mer-
veilleuse étendue de cœur, on ne connoît jamais la
vérité : car les hommes , et particulièrement les
princes , ne sont pas si heureux que la vérité vienne
à eux de droit fd, pour ainsi dire, et d'un seul en-
droit ; chacun la trouve dans son intérêt , dans ses
soupçons , dans ses passions , et la porte , comme
il l'entend, aux oreilles du souverain. Il faut donc
un cœur étendu pour recueillir la vérité deçà et
delà , partout où l'on en découvre quelque ves-
tige : et c'est pourquoi il ajoute, « un cœur étendu
» comme le sable de la mer » ; c'est-à-dire capable
d'un détail infini , des moindres particularités , de
toutes les circonstances les plus menues , pour for-
mer un jugement droit et assuré. Tel étoit le roi
CO ///, Re^. IV. 29. •— (^) Ih'uL
Salomon
SUR LES DEVOIRS DES ROIS. 36^
Salomon. Ne disons pas, chrétiens, ce que nous
pensons de Louis-Auguste; et retenant en nos cœurs
les louanges que nous donnons à sa conduite , fai-
sons quelque chose qui soit plus digne de ce lieu ;
tournons- nous au Dieu des armées et faisons une
prière pour notre roi.
O Dieu, donnez à ce prince cette sagesse, cette
étendue, cette docilité modeste, mais pénétrante,
que désiroit Salomon. Ce seroit trop vous deman-
der pour un homme, que de vous prier , ô Dieu
vivant, que le roi ne fût jamais surpris; c'est le pri-
vilège de votre science de n'être pas exposée à la
tromperie : mais faites que la surprise ne l'emporte
pas, et que ce grand cœur ne change jamais que
pour céder à la vérité. O Dieu ! faites qu'il la
cherche : ô Dieu! faites qu'il la trouve : car pourvu
qu'il sache la vérité, vous lui avez fait le cœur si
droit, que nous ne craignons rien pour la justice.
Sire, vous savez les besoins de vos peuples, le
fardeau excédant ses forces dont il est chargé (0.
Il se remue pour Votre Majesté quelque chose d'il-
lustre et de grand , et qui passe la destinée des rois
vos prédécesseurs : soyez fidèle à Dieu , et ne mettez
point d'obstacle par vos péchés aux choses qui se
couvent : portez la gloire de votre nom et celle du
nom fi ançais à une telle hauteur , qu'il n'y ait plus
rien à vous souhaiter que la félicité [éternelle].
0) m. Jteg. xn. 4.
BossuET. xiii. â4
370
SUPt LA JUSTICE.
IV.^ SERMON
POUR
LE DIMANCHE DES RAMEAUX,
PRÊCHÉ DEVANT LE ROI.
SUR LA JUSTICE.
Origine de la justice parmi les hommes. Devoirs communs qu'elle
impose à tous : devoirs particuliers qu'elle prescrit à ceux qui ont
en main l'autorité publique. Désordres prescpie universels que Tin-
térêt propre cause dans le monde. Soins et précautions que les
hommes et surtout les grands sont obligés de prendre pour bien
connoître la vérité. Charité et condescendance que nous devons
avoir les uns pour les autres. Clémence que les princes doivent
faire paroître dans Texercice de la justice et dans le soulagement
de la misère.
Exulta satis, filia Sion; jubila, filia Jérusalem : ecce Rck
tuus venit libi justus et salvator.
Réjouissez-vous^ ô Jérusalem : votre Roi juste et sauveur
vient à vous, Zach, ix. 9.
Lja prophétie que j'ai récite'e, se rapporte manifes-
tement à l'entre'e que fait aujourd'hui le Sauveur
des âmes dans la ville de Jérusalem. Le prophète,
pour célébrer dignement le triomphe de ce roi de
SUR LA JUSTICE. 3^
I
gloire, lui donne ces deux grands éloges, qu'il est
juste , et qu'il est sauveur ; c'est-à-dire qu'il unit
ensemble , pour l'elernelle félicité du genre humain ,
ces deux qualités vraiment royales , ou plutôt vrai-
ment divines, la justice et la bonté.
Au bruit des acclamations que fait retentir le
peuple juif en l'honneur de ce Roi juste et sauveur,
je me sens invité. Messieurs, à vous parler en ce jour
de ce puissant appui des choses humaines, je veux
dire la justice ; et de vous la faire voir , comme elle
doit être, avec le nécessaire tempérament de la
bonté et de la clémence.
De tous les sujets que j'ai traités , celui-ci me pa-
roît le plus profitable ; mais je ne puis vous dissimu-
ler qu'il m'étonne par son importance, et m'accable
presque de son poids : car encore que la justice soit
nécessaire à tous les hommes, dont elle doit faire la
loi immuable, il est vrai qu'elle enferme en particu-
lier les principales obligations des personnes les plus
importantes. Et, Messieurs, je n'ignore pas avec
quelle considération , quel respect et quelle crainte
on doit non-seulement traiter, mais encore regarder
tout ce qui les touche , même de loin et en général.
Mais, Sire, votre présence, qui devroit m'étonner
dans ce discours, me rassure et m'encoura ge. Pendant
que toute l'Europe admire votre justice , et qu'elle
est le plus ferme fondement sur lequel le monde
se repose, vos sujets ne connoîtroient pas le bon-
heur qu'ils ont d'être nés sous votre empire, s'ils ap-
préhendoient de parler devant leur Monarque d'uLe
vertu qui fait sa glon^e, aussi bien que sa plus puissaii •. e
inclination. Je confesserai toutefois que si j'élois dans
è'j^ SUR LA JUSTICE.
une place en laquelle il me fût permis de régler mes
paroles suivant mes désirs, je me satisferois beau-
coup davantage en faisant des panégyriques, qu'en
proposant des instructions : mais comme le lieu où
je suis m'avertit que je dois ma voix toute entière
au Saint-Esprit qui m'ouvre la bouche, j'exposerai
aujourd'hui non point mes pensées, mais ses pré-
ceptes, avec cette secrète satisfaction, qu'en réci-
tant ses divins oracles en qualité de prédicateur, je ne
laisserai pas de rendre en mon cœur un hommage
profond à votre justice, en qualité de sujet. Mais je
m'arrête déjà trop long - temps : affermi par cette
pensée , je cours oii cet Esprit tout -puissant m'ap-
pelle ; et je cours premièrement à lui-même , pour
lui demander ses lumières par les saintes interces-
sions de la bienheureuse Vierge. Aye ^ Maria,
Quand je nomme la justice, je nomme en même
temps le lien sacré de la société humaine , le frein
nécessaire de la licence, l'unique fondement du re-
pos, l'équitable tempérament de l'autorité, et le
soutien favorable de la sujétion. Quand la justice
règne, la foi se trouve dans les traités, la sûreté dans
le commerce, la netteté dans les affaires, l'ordre dans
la police -, la terre est en repos , et le ciel même ,
pour ainsi dire , nous luit plus agréablement et nous
envoie de plus douces influences. La justice est Ja
vertu principale et le commun ornement des per-
sonnes publiques et particulières : elle commande
dans les uns, elle obéit dans les autres; elle ren-
ferme chacun dans ses limites; elle oppose une bar-
rière invincible aux violences et aux entreprises. Et
SUR LA JUSTICE. 3^3
ce n'est pas sans raison que le Sage lui donne la
cloire de soutenir les trônes et d'aiTermir les em-
pires; puisque en effet elle affermit non -seulement
celui des princes sur leurs sujets, mais encore celui
de la raison sur les passions, et celui de Dieu sur la
raison même : Justilid Jîrmatur solium (0.
Faisons paroître aujourd'hui cette reine des ver-
tus dans cette chaire royale, ou plutôt dans cette
chaire évangélique et divine, où Je'sus-Christ , qui
est appelé par le prophète Joël « le Docteur de la
» justice » , en enseigne les maximes à tout le monde ;
Dédit "vobis Dociorem justiUœ (2).
Mais si la justice est la reine des vertus morales,
elle ne doit point paroître seule : aussi la verrez-vous
dans son trône servie et environnée de trois excel-
lentes vertus, que nous pouvons appeler ses princi-
pales ministres, la constance, la prudence, et la bonté.
La justice doit être attachée aux règles; autre-
ment elle est inégale dans sa conduite : elle doit con-
noître le vrai et le faux , dans les faits qu'on lui ex-
pose ; autrement elle est aveugle dans son applica-
tion : enfin elle doit se relâcher quelquefois , et don-
ner quelque lieu à l'indulgence ; autrement elle est
excessive et insupportable dans ses rigueurs. La cons-
tance l'affermit dans les règles; la prudence l'éclairé
dans les faits; la bonté lui fait supporter les misères
et les foiblesses : ainsi la première la soutient, la se-
conde l'applique, la troisième la tempère; toutes
trois la rendent parfaite et accomplie par leur con-
cours. C'est ce que j'espère de vous faire voir dans
les trois parties de ce discours.
(0 Pro\'. XVI. 12.*- (') Joël. 11. 25.
374 ^^^ ^'^ JUSTICE.
PREMIER POINT.
Si je voulois remonter jusqu'au principe, il fau-
droit vous dire, Messieurs, que c'est en Dieu pre-
mièrement que se trouve la justice, et que c'est de
cette haute origine qu'elle se répand parmi les
hommes ; sans quoi nous ne pourrions soutenir le nom
et la dignité' de la justice. C'est là que j'aurois à vous
exposer aveO le grave Tertullien, que « la divine
3) bonté ayant fait tant de créatures, la justice di-
» vine les a ordonnées et rangées chacune en sa
» place M : Bonitas operata est niundum , justilia nio-
dulata est Omnia ut bonitas concepit^ ita justilia
distinxit (0. C'est donc elle , qui , ayant partagé pro-
portionnément ces vastes espaces du monde, y a
aussi assigné le lieu convenable aux astres , à la terre,
aux élémens, pour s'y reposer ou pour s'y mouvoir,
suivant qu'il est ordonné par la loi de l'univers,
c'est-à-dire par la sage volonté de Dieu : c'est cette
même justice qui a aussi donné à la créature rai-
sonnable ses lois particulières , dont les unes sont
naturelles, et les autres, que nous appelons posi-
tives, sont faites, ou pour confirmer, ou pour ex-
pliquer, ou enfin pour perfectionner les lumières de
la nature.
Là il me seroit aisé de vous faire voir que Dieu
étant souverainement juste , il gouverne et le monde
en général , et le genre humain en particulier par
une justice éterneliej et que c'est cette attache immua-
ble qu'il a à ses propres lois , qui fait remarquer dans
l'univers un esprit d'uniformité et d'égalité, qui se
(») Adversùs Marcion. lib. n. n. 12.
SUR LA JUSTICE. 3^5
soutient de soi-même au milieu des agitations et des
variétés infinies de la nature muable. Ensuite nous ,
verrions, Messieurs, comme la justice découle sur
nous de cette source céleste , pour faire en nos ameS
l'un des plus beaux traits de la divine ressemblance;
et de là nous conclurions que nous devons imiter,
par un amour ferme et inviolable de l'équité et des
lois , cette constante uniformité de la justice divine.
D'oîi il s'ensuit que tout homme juste doit être cons-
tant; mais que ceux-là le doivent être plus que tous
les autres, qui sont les juges du monde; et qui, étant
pour cette raison appelés dans l'Ecriture les dieux
de la terre, doivent faire reluire dans leur fermeté
une image de l'immutabilité de ce premier être,
dont ils représentent parmi les hommes la grandeur
et la majesté.
Mais comme je me propose de descendre par des
principes connus à des vérités de pratique^ je laisse
toutes ces hautes spéculations, pour vous dire,
chrétiens, que la justice étant définie, comme tout
le monde sait, « une volonté constante et perpétuelle
» de donnera chacun ce qui lui appartient n-^Constans
et perpétua voluntas jus suum cuique trihuendi (0; il
est aisé de connoître que l'homme juste doit être
ferme, puisque même la fermeté est comprise dans
la définition de la justice.
Et certainement, chrétiens, comme par le nom
de vertu, nous prétendons désigner non quelque
acte passager, ou quelque disposition changeante,
mais quelque chose de fixe et de permanent, c'est-à-
dire une habitude formée ; il est aisé de juger que
(i) Instit. Ub. 1. Ut. I.
3']G SUR LA JUSTICE.
quelque inclination que nous ayons pour le bien ,
elle ne mérite pas le nom de vertu , jusqu'à ce qu'elle
se soit affermie constamment dans notre cœur, et
qu'elle ait pris, pour ainsi parler, tout-à-fait racine.
Mais outre cette fermeté que doit tirer la justice du
génie commun de la vertu, elle y est encore obligée
par son caractère particulier; à cause qu'elle consiste
dans une certaine égalité envers tous, qui demande,
pour se soutenir, un esprit ferme et vigoureux, qui
ne puisse être ébranlé par la complaisance, ni par
l'intérêt, ni par aucune autre foiblesse humaine;
et une résolution arrêtée de ne s'écarter jamais des
maximes justement posées. Or il est clair que, pour
soutenir cette égalité, il faut quelque chose de ferme;
autrement on déclinera tantôt à droite et tantôt à
gauche : on regardera les visages contre le précepte
de la loi (0 ; c'est-à-dire qu'on opprimera le foible
qui est sans défense, et qu'on ne craindra d'entre-
prendre que contre celui qui a du crédit.
En effet, il est remarquable que si l'on ne marche
d'un pas égal dans le chemin de la justice, ce qu'on
fait même justement devient odieux. Par exemple,
si un magistrat n'exagère la rigueur des ordonnances,
que contre ceux qui lui déplaisent; si un bon droit
lui paroît toujours embrouillé jusqu'à ce que le riche
parle; si le pauvre, quelque effort qu'il fasse, ne
peut jamais se faire entendre, et se voit malheureu-
sement distingué d'avec le puissant dans un intérêt
qu'ils ont commun; c'est en vain que ce magistrat
se vante quelquefois d'avoir bien jugé : l'inégalité
de sa conduite fait que la justice n'avoue pas pouv
(OZem. XIX, i5.
SUR LA JUSTICE. 3^^
sien , mcmc ce qu'il fait selon les règles : elle a honte
de ne lui servir que de prétexte; et jusqu'à ce qu'il
devienne égal à tous , sans acception de personnes,
la justice qu'il refuse à l'un convainc d'une manifeste
partialité celle qu'il se glorifie de rendre à l'autre.
Mais il y a encore une autre raison qui a obligé
les jurisconsultes h faire enti^er la fermeté dans la
définition de la justice; c'est pour l'opposer davan-
tage à son ennemi capital, qui est l'intérêt. L'intérêt,
comme vous savez , n'a point de maximes fixes ; il
suit les inclinations, il change avec les temps, il s'ac-
commode aux affaires; tantôt ferme, tantôt relâché,
et ainsi toujours variable. A.u contraire, l'esprit de
justice est un esprit de fermeté; parce que, pour de-
venir juste, il faut entrer dans l'esprit qui a fait les
lois; c'est-à-dire dans un esprit immortel, qui, s'é-
levant au - dessus des temps et des affections parti-
culières, subsiste toujours égal , malgré le change-
ment des affaires.
Concluons donc , chrétiens , que la justice doit être
ferme et inébranlable : mais pour descendre au dé-
tail de ses obligations, disons que le genre humain
étant partagé en deux conditions différentes, je veux
dire entre les personnes publiques et les personnes
particulières, c'est le devoir commun des uns et des
autres de garder inviolablement la justice; mais que
ceux qui ont en main, ou le tout, ou quelque partie
de l'autorité publique, ont cela de plus, qu'ils sont
obligés d'être fermes non -seulement à la garder,
mais encore à la protéger et à la rendre.
Qui pourroit maintenant vous dire de quelle sorte
et par quels artifices l'intérêt attaque l'intégrité de
3^8 SUR LA JUSTICE.
la justice, tente sa pudeur, affoiblit sa force, et
corrompt enfin sa pureté. Ce n'est pas un ouvrage
fort pénible , que de connoître et de condamner les
injustices des autres ; nous les voyons détestées par
une clameur universelle : mais se détacher de soi-
même, pour juger droitement de ses actions, c'est
là véritablement le grand effort de la raison et de la
justice. Qui nous donnera, chrétiens, non ce point
appuyé hors de la terre, que demandoit ce grand
géomètre (*) , pour la remuer hors de son centre ;
niai^ un point hors de nous-mêmes , pour nous re-
garder d'un même œil que nous regardons les au-
tres , et arrêter dans notre cœur tant de mouve-
mens irréguliers que l'intérêt y fait naître? Quelle
horreur aurions-nous de nos injustices, de nos usur-
pations, de nos tromperies? mais, hélas! oh trou-
verons-nous ce point de détachement, pour sortir
nous-mêmes hors de nous-mêmes, et nous voir
d'un œil équitable et d'un regard désintéressé? La
nature ne le donne pas, nous n'écoutons pas la
grâce : c'est pourquoi c'est en vain que la raison
dicte , que la loi publie , que l'Evangile confirme
cette loi si naturelle et si divine tout ensemble : « Ne
» faites point à autrui ce que vous ne voulez pas
)) qui vous soit fait (0 ». Nul ne veut sortir de soi-
même pour entrer dans cette mesure commune du
genre humain : celui-là , ébloui de sa fortune , ne
peut se résoudre à descendre de sa superbe hauteur,
pour se mesurer avec personne. Mais pourquoi par-
(*) Archiméde de Syracuse.
{}) Tob. IV. i6, Luc. VI. 3 1 .
SUll LA JUSTICE. 3^9
1er ici de la grandeur ? chacun se fait grand à ses
yeux , chacun se tire du pair , chacun a des raisons
particulières par lesquelles il se distingue des autres.
Je parle premièrement à tous les hommes, et je
leur dis à tous de la part de Dieu : O hommes, quels
que vous soyez , et quelque sort qui vous soit échu
par Tordre de Dieu dans le grand partage qu'il a fait
du monde, soit que sa providence vous ait laisse's
dans le repos d'une vie privée, soit que vous tirant
du pair , elle ait mis sur vos épaules avec de grandes
charges, de grands périls et de grands comptes à
rendre; puisque vous vivez tous en société sous l'em-
pire suprême de Dieu, n'entreprenez rien les uns
sur les autres , et écoutez les belles paroles que vous
adresse à tous le divin Psalmiste : Si vere utique jus-
titiani loquirnini _, recta judicate , jîlii hominum (0 :
<c Si c'est véritablement que vous parlez de la jus-
)) tice, jugezdoncdroitement, ôenfans des hommes «.
Permettez -moi, chrétiens, de paraphraser ces pa-
roles , sans me départir toutefois du sens littéral , et
de vous dire avec David : O hommes , vous avez tou-
jours à la bouche l'équité et la justice ; dans vos af-
faires, dans vos assemblées, dans vos entretiens : on
entend partout retentir ce nom sacré; et si peu qu'on
vous blesse dans vos intérêts, vous ne cesserez d'ap-
peler la justice à votre secours : mais si c'est sincè-
rement et de bonne foi que vous parlez de la sorte,
si vous regardez la justice comme l'unique asile de
la vie humaine , et que vous croyiez avoir raison de
recourir, quand on vous fait tort, à ce refuge com-
mun du bon droit et de l'innocence, jugez -vous
1^0 Ps. L7II. I.
380 SUPi LA JUSTICE.
donc vous-mêmes ëquitablement, et ne vous laissez
pas aveugler par votre intérêt : contenez-vous dans
les limites qui vous sont données, et ne faites pas à
autrui ce que vous ne voulez pas qu'on vous fasse.
Car en effet , chrétiens , qu'y a-t-il de plus violent
et de plus inique, que de crier à l'injustice, et d'ap-
peler toutes les lois à notre secours , si peu qu'on
nous touche, pendant que nous ne craignons pas
d'attenter hautement sur le droit d'autruij comme
si ces lois que nous implorons ne servoient qu'à nous
protéger, et non pas à nous instruire de nos obliga-
tions envers les autres; et que la justice n'eût été
donnée que comme un rempart pour nous couvrir,
et non comme une borne posée pour nous arrêter,
et comme une barrière pour nous renfermer dans
nos devoirs réciproques.
Fuyons un si grand excès ; gardons-nous bien d'in-
troduire dans ce commerce des choses humaines cet
abus tant réprouvé par les saintes Lettres, qui est la
perte infaillible du droit et de la justice ; deux me7
sures , deux balances , deux poids inégaux ; une
grande mesure pour exiger ce qui nous est dû, une
petite mesure pour rendre ce que nous devons :
car, comme dit le prophète, « c'est une chose abo-
)) minable devant le Seigneur (0 ». Servons-nous de
cette mesure commune qui enferme le prochain avec
nous dans la même règle de justice; je veux dire,
« faisons , chrétiens , comme nous voulons qu'on
3) nous fasse : c'est la loi et les prophètes (2) ». Gar-
dons l'égalité envers tous; et que le pauvre soit as-
suré par son bon droit , autant que le riche par soa
W Prov. XX. 23. — ('•) Matth. vu. 17.
i
SUR LA JUSTICE. 38l
crédit, et le grand par sa puissance : gardons-la en
toutes choses, et embrassons par un soin e'gal tout ce
que la justice ordonne.
Je ne puis ici m'empêcher de reprendre en pas-
sant cet abus commun d'acquitter fidèlement cer-
taines sortes de dettes, et d'oublier tout-à-fait les
autres. Au lieu de savoir connoître ce que doit four-
nir notre source, et ensuite de dispenser sagement
ses eaux par tous les canaux qu'il faut remplii-, on
les fait couler sans ordre toutes d'un côte, et on laisse
le reste à sec. Par exemple, les dettes du jeu sont
privilégiées ; et comme si ses lois étoient les plus
saintes et les plus inviolables de toutes , on se pique
d'honneur d'y être fidèle ; non point pour ne trom-
per pas , car au contraire , on ne rougit pas de
prendre tous les jours des avantages frauduleux ,
mais du moins pour payer exactement ; pendant
qu'on ne craint pas de faire misérablement languir
des marchands et des ouvriers, qui seuls soutiennent
depuis si long-temps cet éclat , que je puis bien ap-
peler doublement trompeur et doublement em-
prunté, puisque vous ne le tirez ni de votre vertu,
ni même de votre bourse; dont la famille éplorée ,
que votre vanité réduit à la faim, crie vengeance
devant Dieu contre votre luxe : ou bien si l'on est
soigneux de conserver du crédit en certaines choses,
de peur de faire tarir les ruisseaux qui entretiennent
notre vanité, on néglige les vieilles dettes, on ruine
impitoyablement les anciens amis; amis malheu-
reux et infortunés , devenus ennemis par leurs bons
offices, qu'on ne regarde plus désormais que comme
des importuns qu'on veut réduire, en les fatigant,
3S'Z SUR LA JUSTICE.
à des accommodemens déraisonnables, ou à qui l'on
croit faire assez de justice , quand on leur laisse
après sa mort les débris d'une maison ruinée, et les
restes d'un naufrage que les flots emportent. O droit !
ô bonne foi ! ô sainte équité ! je vous appelle à té-
moin contre l'injustice des hommes ; mais je vous
appelle en vain ; vous n'êtes presque plus parmi
nous que des noms pompeux, et l'intérêt est devenu
notre seule règle de justice.
Intérêt, Dieu du monde et de la Cour, le plus
ancien , le plus décrié , et le plus inévitable de tous
les trompeurs, tu trompes dès l'origine du monde :
on a fait des livres entiers de tes tromperies, tant
elles sont découvertes. Qui ne devient pas éloquent
à parler de tes artifices ? qui ne fait pas gloire de s'en
défier ? mais tout en parlant contre toi , qui ne tombe
pas dans tes pièges ? « Parcourez , dit le prophète
5) Jérémie, toutes les rues de Jérusalem, considérez
» attentivement , et cherchez d^ns toutes ses places,
» si vous trouverez un homme droit et de bonne foi.
» S'il y en a quelqu'un qui jure par moi, en disant :
» Vive le Seigneur : il se servira faussement de ce
» serment même » : Circuite vias Jérusalem ^ et
aspicile ^ et considerate ^ et quœrite in plateis ejus ,
an inveniatis virum facientem judicium ^ et quœren-
tcm fidcin. . . . Quod si etiain ^ Vivit Dominus , dixe-
rint: et hoc falso jurabunt {^) . On ne voit plus, on
n'écoute plus, on ne garde plus aucune mesure,
quand il s'agit du moindre intérêt : la bonne foi
n'est qu'une vertu de commerce , qu'on garde par
bienséance dans les petites affaires , pour établir son
(ï) Jerern. v. i , 2.
SUR LA JUSTICE. 383
crédit; mais qui ne gène point la conscience, quand
il s'agit d'un coup de partie. Cependant on jure, on
affirme, on prend à te'moin le ciel et la terre; on
mêle partout le saint nom de Dieu, sans aucune dis-
tinction du vrai et du faux : « Comme si le parjure,
)) disoit Salvien, n^étoit plus un genre de crime,
3> mais une façon de parler » : Perjurium ipsum ser-
monis genus piitat esse _, noij, criminis (0. Au reste,
on ne songe plus à restituer le bien qu'on a usurpé
contre les lois ; on s'imagine qu'on se le rend propre
par l'habitude d'en user, et on cherche de tous côte's
non point un fond pour le rendre, mais quelque
détour de conscience pour le retenir : on trouve le
moyen d'engager tant de monde dans son parti, et
on sait lier ensemble tant d'intérêts dilTérens, que
la justice repoussée par un si grand concours et par
cet enchaînement d'intérêts contraires , si je puis
parler de la sorte, « est contrainte de se retirer,
3> comme dit le prophète Isaïe : la vérité tombe par
» terre, et ne peut plus percer de si grands obstacles,
» ni trouver aucune place parmi les hommes » : Et
conv^ersum est retrorsum judiciuin j etjuslitia longe
steiit; quia cornât in platea veritas et œquitas non
potuit ingredi (^).
Dans cette corruption presque universelle que
l'intérêt a faite dans le monde, si ceux que Dieu a
mis dans les grandes places n'appliquent toute leur
puissance à soutenir la justice, la terre sera désolée,
I et les fraudes seront infinies. O sainte réformation
de l'état de la justice, ouvrage digne du grand génie
du Monarque qui nous honore de son audience ,
(i) Sah. lib. IV, de Guher. Dei, n. i4, p- 87. — W Is. lix. 14.
384 SUR LA JUSTICE.
puisse-tu être aussi heureusement accomplie, que tu
as été sagement entreprise ! Il n'y a rien, Messieurs,
de plus nécessaire au monde , que de protéger hau-
tement, chacun autant qu'on le peut, l'intérêt de
la justice : car il faut ici confesser que la vertu est
obligée de marcher dans des voies bien difficiles, et
que c'est une espèce de martyre, que de se tenir
régulièrement dans les termes du droit et de l'équité.
Celui qui est résolu de se renfermer dans ces bornes,
se met si fort à l'étroit , qu'à peine se peut-il aider :
et il ne faut pas s'étonner s'il demeure court ordi-
nairement dans ses entreprises , lui qui se retranche
tout d'un coup plus de la moitié des moyens, en
s'ôtant ceux qui sont mauvais , et c'est-à-dire assez
souvent les plus efficaces.
Car qui ne sait , chrétiens, que les hommes pleins
d'intérêts et de passions , veulent qu'on entre dans
leurs sentimens ? Que fera ici cet homme si droit ,
qui ne parle que de son devoir? que fera-t-il, chré-
tiens , avec sa froide et impuissante régularité ? 11
n'est ni assez souple, ni assez flexible pour ménager
la faveur des hommes : il y a tant de choses qu'il ne
peut pas faire, qu'à la fin il est regardé comme un
homme qui n'est bon à rien, et qui est entièrement
inutile. En effet , écoutez , Messieurs , comme en
parlent les hommes du monde dans le livre de la
JSapience : Circunwenianius justiun ^ quoniam inu-
tilis est nobis {^) : « Trompons, disent-ils, l'homme
» juste » : remarquez cette raison ; « parce qu'il
» nous est inutile » : il n'entre point dans nos né-
goces, il s'éloigne de nos détours, il ne nous est
(0 Sil}}, II. 1 2.
d'aucun
Sun LÀ JUSTICE. 385
d'aucun usage. Ainsi, comme vous voyez, à cause
cju il est inutile, on se lésout facilement à le me'pri-
ser j ensuite a le laisser périr, sans en iaire jjruit,
et même à le sacrifier à l'inte'rét du plus fort, et aux
pressantes sollicitations de cet homme de gjand se-
cours, qui n'épargne rien , ni le saint, ni le profane,
pour nous servir. Mais pourquoi nous arrêter da-
vantnsfe sur une chose si claire? Il est aisé de com-
prendre que l'homme injuste , qui met tout en
œuvre, qui entre dans tous les desseins, qui fait
jouer les passions et les inte'rêts , ces deux grands
ressorts de la vie humaine, est plus actif, plus pres-
sant, plus prompt; et ensuite, pour l'ordinan^e ,
qu'il réussit mieux que le juste qui ne sort point de
ses règles, qui ne marche qu'à pas comptés, qui ne
s'avance que par mesure.
Levez-vous , puissances du monde ; voyez comme
la justice est contrainte de marcher par des voies
serrées : secourez-la, tendez-lui la main , faites-vous
honneur; c'est trop peu dire, déchargez votre ame,
et délivrez votre conscience en la protégeant : la
vertu a toujours assez d'affaires pour se maintenir
au dedans contre tant de vices qui fattaquent; dé-
fendez-la du moins contre les insultes du dehors.
« C'est pour cela, dit le grand pape saint Grégoire,
» que la puissance a été donnée à nos maîtres; afin
i) que ceux qui veulent le bien, soient aidés, et que
3) les voies du ciel soient dilatées » : Ad hoc enitn
potestas super onines hoinines Dominorum meorurn
pielati cœlitus data est ; ut qui hona appetunt , ad-
juvenlur ', ut cœlorum via largiiis pateat (0. Ainsi
i}) Epist. Lxv. ad Mauric. Aug. tom. n, p. 676".
BosâUET. XIII. aS
386 SUR LA JUSTICE.
leur conscience les oblige à soutenir hautement le
bon droit et la justice : car il est vrai que c'est la
trahir, que de travailler foiblement pour elle, et
l'expérience nous fait assez voir qu'une résistance
trop molle ne fait qu'affermir le vice et le rendre
plus audacieux. Les méchans n'ignorent pas que
leurs entreprises hardies leur attirent nécessairement
quelques embarras; mais après qu'ils ont essuyé une
légère tempête, que la clameur publique a fait éle-
ver contre eux , ils pensent avoir payé tout ce qu'ils
doivent à la justice : ils délient après cela le ciel et
la terre , et ne profitent de cette disgrâce que pour
mieux prendre dorénavant leurs précautions. Ainsi
il faut résister à l'iniquité avec une force invincible :
et nous pouvons bien le publier , devant un roi si
juste et si ferme, que c'est dans cette vigueur à main-
tenir la justice que réside la grandeur et la majesté.
J'ai remarqué deux éloges que l'Ecriture donne
au roi Salomon au commencement de son règne j
elle dit ces mots : « Salomon s'assit dans le trône
i) du Seigneur, en la place de David son père, et il
» plut à tous » : Sedit Salomon super solium Do-
mini, pro David pâtre suo j et cunctis placuit (0.
Remarquons ici en passant. Messieurs, que le trône
royal appartient à Dieu , et que les rois ne le rem-
plissent qu'en son nom. C'est une chose bien magni-
fique pour les rois, et qui nous oblige à les révérer
avec une espèce de religion; mais par laquelle aussi
Dieu les avertit d'exercer saintement et divinement
une autorité divine et sacrée. Mais revenons à Sa-
lomon : il s'assit donc, dit l'Ecriture, dans le trône
CO /. Par. XXIX. 23,
SUR LA JUSTICE. 387
du Seigneur, en la place de David son père , et il
plut à tous : c'est la première peinture que nous
fait le Saint-Esprit, de ce grand prince. Mais après
qu'il eut commencé de gouverner ses affaires , et
qu'on le vit appliqué à faire justice à tout le monde
avec grande connoissance ; la même Ecriture relève
son style, et parle de lui en ces termes : « Tout
» Israël entendit que le roi jugeoit droitement, et
M ils craignirent le roi, voyant que la sagesse de
» Dieu étoit en lui pour rendre justice « : Audwit
itaque oinnis Israël judiciuin qiiod rex judicasset ^
et timuerunt regem^ ^identes sapientiain Dei esse
in eo ad faciendum judicium (0. Sa mine haute et
relevée le faisoit aimer; sa justice le fait craindre
de cette crainte de respect qui ne détruit pas l'a-
mour, mais qui le rend plus retenu et plus circons-
pect. Les bons respiroient sous sa protection , et
les médians appréhendoient son bras et ses yeux ,
qu'ils voyoient si éclairés et si appliqués tout en-
semble à connoître la vérité. La sagesse de Dieu étoit
en lui, et l'amour qu'il avoit pour la justice lui
faisoit trouver les moyens de la bien connoître :
c'est la seconde qualité que la justice demande ,
et j'ai promis aussi de la traiter dans ma seconde
partie.
SECOND POINT.
Avant que Dieu consumât par le feu du ciel ces
villes abominables, dont le nom même fait horreur,
nous lisons dans la Genèse, qu'il parla en cette
sorte : « Le cri contre l'iniquité de Sodome et de
(>) ///. Reg. m. 28.
SUR LA JUSTICE.
5) Gomorrhe s'est augmente , et leurs crimes se
» sont aggraves jusqu'à l'excès. Je descendrai, et je
» verrai s'ils ont fait selon la clameur qui est venue
)) contre eux jusqu'à moi , ou si leurs œuvies sont
)) contraires , afin que je le sache au vrai « : Cla-
mor Sodomorum et Gomorrhœ multiplicaius est j,
et peccatum corum aggi^a^^atum est nimis. Descen-
dcun et videho utruni clamorem , qui venit ad me ,
opère compleverint : an non est ita , ut sciani (0.
Saint Isidore de Damiette, et après lui le grand
pape saint Grégoire, ont fait cette belle observation
sur ces paroles (2). Encore qu'il soit certain que
Dieu , du haut de son trône , non-seulement dé-
couvre tout ce qui se fait sur la terre , mais encore
prévoie dès l'éternité tout ce qui se développe par
la révolution des siècles : toutefois , disent ces
grands saints, voulant obliger les hommes de s'ins-
truire par eux-mêmes de la vérité, et de n'ea
croire ni les rapports, ni même la clameur publi-
que, cette sagesse infinie se rabaisse jusqu'à dire :
« Je descendrai et je verrai » ; afin que nous com-
prenions quelle exactitude nous est commandée
pour nous informer des choses au milieu de nos
ignorances, puisque celui qui sait tout fait une si
soigneuse perquisition, et vient en personne pour
voir. C'est, Messieurs, en cette sorte que le Très-
haut se rabaisse pour nous enseigner j et il donne
par ces paroles deux instructions importantes à
ceux qui sont en autorité. Premièrement , en disant :
« Le cri est venu à moi » , il leur montre que leur
(1) Gen. XVIII. 20, 21. — W S. Isidor. Epist. lib. i, Ep. CCCX.
S. Gre§. Moral, lib, xix, cap. xxv, tom. 1, col. 628.
SUU LA JUSTICE. 889
oreille doit être toujours ouverte , toujours atten-
tive à tout : mais en ajoutant après : « Je clescen-
» drai et je verrai « , il leur apprend qu'à la vérité
ils doivent tout e'couter, mais qu'ils doivent rendre
ce respect à l'autorité que Dieu a attachée à leur
jugement, de ne l'arrêter jamais qu'après une exacte
information et un sérieux examen.
Ajoutons, s'il vous plaît, Messieurs, qu'encore
ne suffit-il pas de recevoir ce qui se présente ; il faut
chercher de soi-même, et aller au-devant de la
vérité, si nous voulons la connoître et la découvrir :
car les hommes , et surtout les grands , ne sont pas
si heureux que la vérité aille à eux d'elle-même,
ni de droit fil, ni d'un seul endroit : il ne faut pas
qu'ils se persuadent qu'elle perce tous les obstacles
qui les environnent, pour monter à cette hauteur
où ils sont placés ; mais plutôt il faut qu'ils descen-
dent pour la chercher elle-même. C'est pourquoi
le Seigneur a dit : Je descendrai et je verrai; c'est-
à-dire qu'il faut que les grands du monde descen-
dent en quelque façon de ce haut faîte, oii rien
n'approche qu'avec crainte, pour reconnoître les
choses de plus près, et recueillir deçà et delà
les traces dispersées de la vérité; et c'est en cela
que consiste la véritable prudence. C'est pourquoi
il est écrit du roi Salomon, qu' « il avoit le cœur
)) étendu comme le sable de la mer » : Dédit Deus
Saloinoni latitudinem cordis , quasi arenam quœ est
in littore maris i^), c'est-à-dire qu'il étoit capable
d'entrer dans un détail infini , de ramasser avec
soin les moindres particularités, de poser les cir-
(0 III. Reg. IV. 29.
3gO SUR LA JUSTICE.
constances les plus menues , pour former un juge-
ment droit , et e'viter les surprises.
Il est certain, chrétiens, que les personnes pu*
bliques chargent terriblement leurs consciences , et
se rendent responsables devant Dieu de tous les
de'sordres du monde , s'ils n'ont cette attention
• pour s'instruire exactement de la vér'ité. Et c'est
pourquoi le roi David , pe'ne'tré de cette pense'e et
de cette pesante obligation , sentant approcher son
heure dernière , fait venir son fils et son successeur;
et parmi plusieurs graves avertissemens, il lui donne
celui-ci très-conside'rable : « Prenez garde , lui dit-
5) il , mon fils^ que vous entendiez tout ce que vous
)) faites, et de quel côté vous vous tournerez » :
Ut intelligas iinh'ersa quœ facis , et quocumque te
<verteris (0. De même que s'il eût dit : Mon fils, que
nul ne soit si osé que de vouloir tourner votre es-
prit, ni vous donner des impressions contraires à
la vérité : entendez distinctement tout ce que vous
faites , et connoissez tous les ressorts de la grande
machine que vous conduisez; « afin, dit-il, que le
» Seigneur soit avec vous, et confirme toutes ses
» promesses touchant la félicité de votre règne » :
Ut confirinet Do minus unwersos serinones suos (2).
C'est ce que dit le sage David au roi Salomon
son successeur; et il sera beau de voir de quelle
sorte ce jeune prince profite de cet avis. Aussitôt
qu'il eut pris en main les rênes de son empire, il se
mit à considérer profondément que cette haute élé-
vation où il se voyoit , avoit ce malheur attaché que
dans cette multitude infinie qu'il voyoit s'empresser
CO ///. Jleg. II. 3. — (») Ibid. 4.
SUR LA JUSTICE. 3c)I
autour de lui , il n'y en a voit presque aucun qui ne pût
avoir quelque inte'rét de le surprendre. Il vit donc
combien il est dangereux de s'abandonner tout entier
aune aveugle confiance; et il vit aussi que la deTiance
jetoit l'esprit dans l'incertitude, et fermoit d'une autre
manière la porte à la vérité. Dans cette perplexité,
et pour tenir le milieu entre ces deux périls égale-
ment grands , il connut qu'il n'y avoit rien de plus
nécessaire que de se jeter humblement entre les bras
de celui auquel seul on ne peut jamais s'abandonner
trop, et il fit à Dieu cette prière : « Seigneur Dieu,
)) vous avez fait régner votre serviteur en la place
)) de Davidmon père; et moi, je suis un petit enfant,
» qui ne sais ni par où il faut commencer, ni par
)) où il faut sortir des affaires » : Ego autem swn puer
par^^uîuSj etignorans egressuin et introitum meuin (0.
Ne croyez pas , chrétiens , qu'il parlât ainsi par foi-
blesse : il parloit et il agissoit dans ses conseils avee
la plus haute fermeté , et il avoit déjà fait sentir
aux plus grands de son Etat , qu'il étoit le maître.
Mais tout sage et tout absolu qu'il étoit, il voyoit
qu'en la présence de Dieu , toute cette force n' étoit
que foiblesse , et que toute cette sagesse n' étoit
qu'une enfance : Ego autem sum puer par {^ulus ; et
il n'attend que du Saint-Esprit l'ouverture et la
sortie de ses entreprises. Après quoi le désir im-
mense de rendre justice lui met cette parole à la
bouche : «Vous donnerez, ô Dieu, à votre servi-
» teur un cœur docile, aQn qu'il puisse juger votre
)) peuple, et discerner entre le bien et le mal; car
)) autrement qui pourroit conduire cette multitude
3gi SUR LA JUSTICE.
5) infinie » ? Dahis ergo sen^o tuo cor docile , ulpo-
pulum tuuin judicare possit , et discernere inter bo~
nurn et malum : quis enim poterit judicare populum
istwn^ populum tuum hune multum (0?
Vous voyez bien , chre'tiens, qu'il sent le poids de
sa dignité, et la charge e'pouvantable de sa con-
science y s'il se laisse prévenir contre la justice ; c'est
pourquoi il demande à Dieu ce discernement et ce
cœur docile : par où nous devons entendre non un
cœur incertain et irrésolu; car la véritable prudence
n'est pas seulement considérée, mais encore tran-
chante et résolutive. C'est donc qu'il considéroit
<jue c'est un vice de Tesprit humain , non-seulement
d'être susceptible des impressions étrangères , mais
encore de s'embarrasser dans ses propres imagina-
tions ; et que ce n'est pas toujours la foiblesse du
génie, mais souvent même sa force qui fait que
l'homme s'attache plus qu'il ne faut à soutenir ses
opinions, sans vouloir jamais revenir. Non recipit
stultus verba prudentiœ j, nisi ea dixeris quœ "ver-
santur in corde ejus {V : « L'insensé ne reçoit point
M les paroles de prudence , si vous ne lui parlez selon
3) ce qu'il a dans le cœur ». De là vient que regar-
dant avec tremblement les excès oii ces violentes
préoccupations engagent souvent les meilleurs es-
prits, il demande à Dieu un cœur docile; c'est-à-
dire , si nous l'entendons , un cœur si grand et si
relevé, qu'il ne cède jamais qu'à la vérité; mais
qu'il lui cède toujours en quelque temps qu'elle
vienne, de quelque côté qu'elle aborde, sous quel-
que forme qu'elle se présente.
CO m. Reg. 111. 9. — K"^) Prot^. xviii. 3.
SUTl LÀ JUSTICK. I 89^
C'est pour cela, chrétiens, qu'il n'y a rien de
plus beau dans les personnes publiques, qu'une
oreille toujours ouverte et une audience facile : c'est
une des principales parties de la félicite' du monde;
et l'Eccle'siastique l'avoit bien compris, lorsqu'il a
dit ces paroles : « Heureux celui qui a trouvé un ami
i) fidèle, et qui raconte son droit aune oreille atten-
» tive » : Beatus qui invenit aniicinn verwn , et qui
enarrat juslitiam auri audienti (0. Ce grand homme
a joint ensemble dans ce seul verset deux des plus
sensibles consolations de la vie humaine ; l'une , de
trouver dans ses embarras un ami iidèle , à qui l'on
puisse demander un bon conseil ; l'autre, de trouver
dans ses affaires une oreille patiente à qui on puisse
déduire toutes ses raisons : « L'oreille qui écoute et
5) l'œil qui voit, c'est le Seigneur qui les a faits « :
A-urem audientem et oculwn videntem j Dominus
Jecit utrumque iv. Il n'y a rien de plus doux ni de
plus efficace pour gagner les cœurs; et les personnes
d'autorité doivent avoir de la joie de pouvoir faire
ce bien à tous. La dernière décision des affaires les
oblige à prendre parti, et ensuite ordinairement k
fâcher quelqu'un : mais il semble que la justice vou-
lant les récompenser de cette importune nécessité
où elle les engage , leur ait mis en main un plaisir
qu'ils peuvent faire à tous également, qui est celui
de prêter l'oreille avec patience , et de peser sérieu-
sement toutes les raisons d'un cœur angoissé de cette
peine cruelle de n'être pas entendu.
Mais après avoir exposé de quelle importance il
est, que les personnes publiques recherchent la vé-
(0 Eccli. 7i.XY. 12. — >•) jP/OP". XX. 12.
394 SUR LA JUSTICE.
rite; avec quelle force, et de quelle voix ne faudroit-
il pas nous élever contre ceux qui entreprendroient
de l'obscurcir par leurs faux rapports ? Qu'attentez-
vous , malheureux , et quelle entreprise est la vôtre ?
quoi, vous voulez ôter la lumière au monde, et
envelopper de ténèbres ceux qui doivent éclairer la
terre ! vous concevez de mauvais desseins , vous fa-
briquez des tromperies , vous machinez des fraudes
les uns contre les autres ; et non contens de les mé-
diter dans votre cœur, vous ne craignez point de les
porter jusqu'aux oreilles importantes ; vous osez
même les porter jusqu'aux oreilles du prince. Ah !
songez qu'elles sont sacrées , et que c'est les profaner
trop indignement que d'y porter, comme vous faites,
ou les injustes préventions d'une haine aveugle, ou
les pernicieux raffinemens d'un zèle affecté , ou les
inventions artificieuses d'une jalousie cachée. Infec-
ter les oreilles du prince , c'est quelque chose de plus
criminel que d'empoisonner les fontaines publiques,
et que de voler les trésors publics; car le vrai trésor
d'un Etat , c'est la vérité dans l'esprit du prince.
Prenez donc garde, Messieurs, comme vous parlez,
surtout dans la Cour, où tout est si délicat et si im-
portant. C'est là que s'accomplit ce que dit le Sage :
<c Les paroles obscures ne se perdent pas en l'air » :
Senno obscurus in vacuuni non ibil (0. Chacun
écoute, et chacun commente : cette raillerie ma-
ligne , ce trait que vous lancez en passant , cette pa-
role malicieuse, ce demi-mot, qui donne tant à
penser par son obscurité affectée , peut avoir des
suites terribles ; et il n'y a rien de plus criminel, que
(') Sap. I. 1 1.
Sm LA JUSTICE. 3y5
de vouloir couvrir de nuages le siège de la lumière ,
ou altérer tant soit peu la source de la bonté et de
la cle'mence.
TROISIÈME POINT.
Ce seroitici, chre'tiens, qu'il faudroit vous faire
voir que la justice n'est pas toujours inflexible, ni ne
montre pas toujours son visage austère, [qu'elle]
doit être exercée avec quelque tempérament , et
qu'elle-même devient inique et insupportable, quand
elle use de tous ses droits : Siunmwn jus , swnma
injuriai^). La droite raison, qui est sa guide, lui
prescrit de se relâcher quelquefois ; et il me seroit
aisé de vous faire voir que la bonté, qui modère sa
rigueur extrême, est une de ses parties principales :
mais comme le temps me presse , je supposerai , s'il
vous plaît , la vérité assez connue de cette doctrine ,
et je dirai en peu de paroles à quoi elle doit être ap-
pliquée.
Premièrement, chrétiens, il est manifeste que la
justice est établie pour entretenir la société parmi
les hommes : or est-il que la condition la plus néces-
saire pour conserver parmi nous la société, c'est de
nous supporter mutuellement dans nos défauts ; au-
trement notre nature ayant tant de foible, si nous
entrions dans le commerce de la vie humaine avec
cette austérité invincible qui ne veuille jamais rien
pardonner aux autres, il faudroit et que tout le
monde rompît avec nous, et que nous rompissions
avec tout le monde : par conséquent , la même jus-
tice qui nous fait entrer en société, nous oblige, en
(0 Teretït. Heantonlimorum. Acl. w, Scen. iv.
ogÔ SUR LA JUSjTICE.
faveur de cette union , à nons supporter en beau-
coup de choses (0. Comme la foiblesse commune de
l'humanité ne nous permet pas de nous traiter les
uns les autres en toute rigueur, il n'y a rien de plus
juste que cette loi de Fapôtre : « Supportez- vous
» mutuellement en charité ('2) , et , Portez le fardeau
» les uns des autres « : Aller alterius oneraportate (3);
et cette charité et facilité, qui s'appelle condescen-
dance dans les particuliers , c'est ce qui s'appelle
clémence dans les grands et dans les princes.
Ceux qui sont dans les hautes places , et qui ont
en main quelque partie de l'autorité publique , ne
doivent pas se persuader qu'ils soient exempts de
cette loi : au contraire, et il le faut dire, leur propre
élévation leur impose cette obligation nécessaire de
donner bien moins que les autres à leurs ressenti-
mens et à leurs humeurs; et dans ce faîte oii ils sont ,
la justice leur ordonne de considérer qu'étant établis
de Dieu pour porter ce noble fardeau du genre hu-
main , les foibiesses inséparables de notre nature font
une partie de leur charge , et ainsi que rien ne leur
est plus nécessaire que d'user quelquefois de con-
descendance.
L'Histoire n'a rien déplus éclatant que les actions
de clémence ; et je ne vois rien de plus beau que cet
éloge que recevoient les rois d'Israël de la bouche de
leurs ennemis : Audwimus quod reges domûs Israël
clémentes siiit (4) : « Les rois de la maison d'Israël
M ont la réputation d'être démens ». Au seul nom
de clémence, le genre humain semble respirer plus
(0 Epli. IV. 2. — W Colos. m. 1 3. — '<» Gai. vi. a. — ;h) ///. Heg.
XX, 3i.
SUR L\ JUSTICE. 39'^
à son aise , et je ne puis taire en ce lieu ce qu'en a
dit un î^rand roi : In hilaritate vultûs régis vîta , et
clementia ejus quasi imber scrotinus , dit le sac^e Sa-
loinon(0; c est- à -dire « La se're'nité du visage du
» prince, c'est la vie de ses sujets, et sa clémence est
» semblable à la pluie du soir ». A la lettre , il fout
entendre que la clémence est autant agréable aux
hommes, qu'une pluie qui vient sur le soir tempérer
la chaleur du jour, et rafraîchir la terre que l'ardeur
du soleil avoit desséchée. Mais ne me sera-t-il pas
permis d'ajouter, que, comme le matin nous désigne
la vertu, qui seule peut illuminer la vie humaine,
le soir nous représente au contraire l'état où nous
tombons par nos fautes; puisque c'est là en effet que
le jour décline, et que la raison n'éclaire plus? Se-
lon cette explication , la rosée du matin , ce seroit la
récompense de la vertu , de même que la pluie du
soir seroit le pardon accordé aux fautes ; et ainsi
Salomon nous feroit entendre, que, pour réjouir la
terre , et pour produire les fruits agréables de la
bienveillance publique, le prince doit faire tomber
sur le genre humain et l'une et l'autre rosée , en
récompensant toujours ceux qui font bien , et par-
donnant quelquefois généreusement à ceux qui man-
quent; pourvu que le bien public et la sainte auto-
rité des lois n'y soient point trop intéressés.
J'ai dit quelquefois, Messieurs, et en certaines
rencontres : car qui ne sait qu'il y a des fautes que
l'on ne peut pardonner, sans se rendre complice
des abus et des scandales publics , et que cette diffé-
rence doit être réglée par les conséquences et par
SgS SUR LA JUSTICE.
les circonstances particulières. Ainsi ne nous mêlons
point ici de faire des leçons aux princes sur des
choses qui ne dépendent que de leur prudence ;
mais contentons-nous de remarquer, autant que le
peut souffrir la modestie de cette chaire, les mer-
veilles de nos jours. S'il s'agit de de'raciner une cou-
tume barbare qui prodigue malheureusement le plus
beau sang d'un grand royaume, et sacrifie à un faux
honneur tant d'ames que Jésus-Christ a rachetées ;
peut-on être chrétien , et ne pas louer hautement
l'invincible fermeté du prince que la grandeur de
l'entreprise, tant de fois vainement tentée, n'a pas
i\rrêté; qu'aucune considération n'a fait fléchir, et
dont le temps même, qui change tout, n'est pas ca-
pable d'affoiblir les résolutions i^) ? Je ne puis pres-
que plus retenir mon cœur; et si je ne songeois où je
suis, je me laisserois épancher aux plus justes louan-
ges du monde, pour célébrer la gloire d'un règne
qui soutient avec tant de force l'autorité des lois di-
vines et humaines, et ne veut ôter aux sujets que la
liberté de se perdre. Dieu, qui est le père et le pro-
tecteur de la société humaine, comblera de ses cé-
lestes bénédictions un roi qui sait si bien ménager
les hommes, et qui sait ouvrir à la vertu la véritable
carrière en laquelle il est glorieux de ne se plus mé-
nager. En de telles occasions, où il s'agit de répri-
mer la licence qui entreprend de fouler aux pieds les
lois les plus saintes, la pitié est une foiblesse; mais
dans les fautes particulières , le prince fait admirer
sa grande sagesse et sa magnanimité, quand quel-
iy-) Bossuet a ici en vue Tédit de Louis XIV contre les duels,
donné au mois d'août 1679. £dit. de Deforis.
K
SUR LÀ JUSTICE. SyC)
quefois il oublie et quelquefois il néglige; quand il
se contente de marquer les fautes, et ne pousse pas
la rigueur à l'extre'mitë. C'est en de semblables su-
jets que Tbe'odose le Grand se tenoit obligé, dit
saint Ambroise, quand on le prioit de pardonner :
cet empereur , tant de fois victorieux , et illustre
par ses conquêtes , non moins que par sa pie'té, ju-
geoit avec Salomon , qu' « il étoit plus beau et plus
» glorieux de surmonter sa colère , que de prendre
» des villes et de défaire des armées (0 ; et c'est alors ,
» dit le même Père, qu'il étoit plus porté à la clé-
» mence, quand il se sentoit ému par un plus vif
j) ressentiment « : Benejîcium se pulabat accepisse
augustœ memoriœ Jlieodosius _, cum rogaretur ignos-
cere ; et tune propior eratveniœ j ciiin Jïiisset corn-
motio major iracundiœ (2).
Que si les personnes publiques, contre lesquelles
les moindres injures sont des attentats, doivent néan-
moins user de tant de bonté envers les hommes; à
plus forte raison les particuliers doivent-ils sacrifier
à Dieu leurs ressentimens : la justice chrétienne le
demande d'eux , et ne donne point de bornes à leur
indulgence. « Pardonne , dit le Fils de Dieu (5) : je
» ne dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à septante-
« sept fois )) ; c'est-à-dire pardonne sans fin , et ne
donne point de limites à ce que tu dois faire pour
l'amour de Dieu. Je sais que ce précepte évangélique
n'est guère écouté à la Cour : c'est là que les ven-
geances sont infinies ; et quand on ne les pousseroit
pas par ressentiment, on se sentiroit obligé de le faire
(0 Proi^. XVI. 32. — (2) Orat. de obit. Theod. «. i3, tom. 11,
coZ. 1201. — (3) Matth.xYUi. 22.
4oO SUR LA JUSTICE.
par politique : on croit qu'il est utile de se faire crain-
dre, et on pense qu'on s'expose trop, quand on est
d'humeur à souffrir. Je n'ai pas le temps de combattre
sur la fin de ce discours cette maxime anti-chrë-
tienne, que je pourrois peut-être souffrir, si nous n'a-
vions à me'nager que les intérêts du monde. Mais,
mes Frères, notre grande affaire, c'est de savoir nous
concilier la miséricorde divine , c'est de ménager
qu'un Dieu nous pardonne , et de faire que sa clé-
mence arrête le cours de sa colère que nous avons
trop méritée : et comme il ne pardonne qu'à ceux
qui pardonnent, et qu'il n'accorde jamais sa miséri-
corde qu'à ce prix, notre aveuglement est extrême,
si nous ne pensons à gagner cette bonté dont nous
avons si grand besoin , et si nous ne sacrifions de
bon cœur à cet intérêt éternel nos intérêts périssa-
bles. Pardonnons donc, chrétiens; apprenons à nous
relâcher de nos intérêts en faveur de la charité chré-
tienne; et quand nous pardonnons les injures, ne
nous persuadons pas que nous fassions une grâce :
car si c'est peut-être une grâce à l'égard des hommes,
c'est toujours une justice à l'égard de Dieu, qui a
mérité ce pardon qu'il nous demande pour nos en-
nemis, par celui qu'il nous a donné de toutes nos
fautes; et qui , non content de l'avoir si bien acheté,
promet de le récompenser éternellement.
Telle est la première obligation de cette justice
tempérée par la bonté; c'est de supporter les foi-
blesses, et de pardonner quelquefois les fautes. La
seconde est beaucoup plus grande ; c'est d'épargner
la misère : je veux dire que l'homme juste ne doit
pas toujours demander, ni ce qu'il peut, ni ce qu'il
a
sur. LA JUSTICE. 4^1
a droit d'exiger des autres. Il y a des temps malheu-
reux où c'est une cruauté et une espèce de vexation*
que d'exiger une dette ; et la justice veut qu'on ait
égard non-seulement à l'obligation, mais encore à
l'état de celui qui doit. Le sage Néhémias avoit
bien compris cette vérité, lorsqu'ayant été envoyé
par le roi Artaxercès pour être le gouverneur du
peuple juif, il se mit à considérer non -seulement
quels étoient les droits de sa charge, mais encore
quelles étoient les forces du peuple : « Il vit que les
M capitaines généraux , qui Tavoient précédé dans
M cet emploi, avoient trop foulé ce pauvre peuple » :
Duces gra^ai^erunt populum; « mais surtout, comme
» il est assez ordinaire , que leurs ministres insolens
5) l'avoient entièrement épuisé » : Sed et ministri
eorum depresserunt populum (0. Voyant donc ce
peuple qui n'en pouvoit plus, il se crut obbgé en
conscience de chercher tous les moyens de le sou-
lager; et bien loin d'imposer de nouvelles charges,
comme avoient fait les généraux ses prédécesseurs,
il crut qu'il devoit remettre, comme porte le texte
sacré (^j, beaucoup des droits qui lui étoient dus lé-
gitimement : et après , plein de confiance en la di-
vine bonté , qui regarde d'un œil paternel ceux qui
se plaisent à imiter ses miséricordes , il lui adresse
du fond de son cœur cette humble prière : « Mon
)) Dieu, souvenez -vous de moi en bien, à propor-
» tion des grands avantages que j'ai causés à ce peu-
» pie » : Mémento met , Deus meus , in bonum , se-
cundum omnia quœ feci populo liuic (3). C'est l'u-
(«) //. Esd. V. i4, i5. — W lUd. 10, i8. — 0) Ibid. 19.
BOSSUET. XIII. 26
^
4.02 SUR LA JUSTICE.
nique moyen d'approcher de Dieu avec une pleine
confiance, c'est la gloire solide et véritable que nous
pouvons porter hautement jusque devant ses autels :
et ce Dieu si délicat et si jaloux , qui défend à toute
chair de se glorifier devant sa face (0, a néanmoins
agréable que Néhémias et tous ses imitateurs se glo-
rifient à ses yeux du bien qu'ils font à son peuple.
N'en disons pas davantage; et croyons que les princes
qui ont le cœur grand, sont plus pressés par leur
gloire, par leur bonté, par leur conscience, à sou-
lager les misères publiques et particulières, qu'ils
ne peuvent l'être par nos paroles : mais Dieu seul est
tout-puissant pour faire le bien.
Si de cette haute contemplation je commence à
jeter les yeux sur la puissance des hommes , je dé-
couvre visiblement la pauvreté essentielle à la créa-
ture, et je vois dans tout le pouvoir humain je ne
sais quoi de très-resserré; en ce que, si grand qu'il
soit, il ne peut pas faire beaucoup d'heureux, et se
croit souvent obligé de faire beaucoup de misérables.
Je vois enfin que c'est le malheur et la condition es-
sentielle des choses humaines, qu'il est toujours trop
aisé de faire beaucoup de mal , et infiniment diffi-
cile de faire beaucoup de bien : car comme nous
sommes ici au milieu des maux , il est aisé, chrétiens ,
de leur donner un grand cours, et de leur faire une
ouverture large et spacieuse ; mais comme les biens
n'abondent pas en ce lieu de pauvreté et de misère,
il ne faut pas s'étonner que la source des bienfaits
soit sitôt tarie. Aussi le monde, stérile en biens et
pauvre en effets , est contraint de débiter beaucoup
(0 /. Cor. 1. 29.
SUR LA JUSTICE. 4^^
d'espérances, qui ne laissent pas néanmoins d'amu-
ser les hommes. C'est en quoi nous devons recon-
noître l'indigence inse'parable de la créature, et ap-
prendre à ne pas tout exiger des grands de la terre.
Les rois mêmes ne peuvent pas faire tout le bien
qu'ils veulent : il suffit qu'ils n'ignorent pas qu'ils
rendront compte à Dieu de ce qu'ils peuvent. Mais
nous, qui voyons ordinairement parmi les hommes
et la puissance et la volonté tellement bornées, chré-
tiens, mettons plus haut notre confiance. « En Dieu
» seul est la bonté véritable » : Nemo bonus , nisi
unus Deiisi^). En lui seul abonde le bien; lui seul
le peut et le veut répandre sans bornes ; et s'il re-
tient quelquefois le cours de sa munificence à l'égard
de certains biens, c'est qu'il voit que nous ne pou-
vons pas en porter l'abondance entière. Regardons-
le donc comme le seul bon : ce qui fait que nous
n'éprouvons pas sa bonté, c'est que nous ne la met-
tons pas à des épreuves dignes de lui ; nous n'esti-
mons que lés biens du monde; nous n'admirons que
les grandeurs de la fortune ; et nous ne voulons pas
entendre que ce qu'il réserve à ses enfans est, sans
aucune comparaison , plus riche et plus précieux
que ce qu'il abandonne à ses ennemis.
Ainsi nous ne devons pas nous persuader que les
sceptres mêmes, ni les couronnes, soient les plus il-
lustres présens du ciel : car jetez les yeux sur tout
l'univers et sur tous les siècles : voyez avec quelle
facilité Dieu a prodigué de tels présens indifFéiem-
ment à ses ennemis et à ses amis : regardez les su-
perbes monarchies des Orientaux infidèles : voyez
(0 Marc. X. i8.
4.o4 SUR LA JUSTICE.
que Jësus-Christ regarde du plus haut des cieux Fen-
nemi le plus déclaré du christianisme, assis en la
place du grand Constantin , d'oii il menace si im-
punément les restes de la chrétienté, qu'il a si cruel-
lement ravagée. Que si Dieu fait si peu d'état de ce
que le monde admire le plus, apprenons donc, chré-
tiens , à ne lui demander rien de mortel : deman-
dons-lui des choses, qu'il soit digne de ses enfans de
demander à un tel père , et digne d'un tel père de
les donner à ses enfans. C'est insulter à la misère que
de demander aux petits de grandes choses ; c'est ra-
vilir la majesté , que de demander au Très-grand de
petites choses. C'est son trône, c'est sa grandeur,
c'est sa propre félicité qu'il veut nous donner; et
nous soupirons encore après des biens périssables!
Non, mes Frères, ne demandons à Dieu rien de
médiocre ; ne lui demandons rien moins que lui-
même : nous éprouverons qu'il est bon autant qu'il
est juste , et qu'il est infiniment l'un et l'autre.
Mais vous. Sire, qui êtes sur la terre l'image vi-
vante de cette Majesté suprême , imitez sa justice et
sa bonté; afin que l'univers admire en votre per-
sonne sacrée un roi juste et un roi sauveur, à l'exem-
ple de Jésus-Christ : un roi juste qui rétablisse les lois ;
un roi sauveur qui soulage les misères. C'est ce que
je souhaite à Votre Majesté, avec la grâce du Père,
du Fils , et du Saint-Esprit. Amen,
SUR LA PASSION DE JÉSUS-CHRIST. 4^5
I.^-^ SERMON
POUR
LE VENDREDI SAINT.
SUR LA PASSION DE N. S. JÉStS-CHRIST.
Trois sortes d'ennemis auxquels le pécheur a mérité d'être livré
par son crime Jésus laissé à lui-même, abandonné à la malice des
Juifs, accablé de tout le poids de la justice de son Père pour nous
délivrer de ces trois sortes d'ennemis. Honte et douleur, suites na-
turelles de chaque péché , et causes de son agonie : avec quelle
violence il éprouve ces deux sentimens. Tout Fusage de sa puis-
sance , même naturelle , suspendu , pour laisser à ses ennemis plus
de liberté de le faire souffrir. Combien inconcevable la douleur,
l'oppression et Tangoisse que son ame endure sous la main de
Dieu qui le frappe.
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Posuit Dominas in eo iniquitatem omnium nostrùm.
Dieu a mis en lui seul V iniquité de nous tous^ Isai. lui. 6.
Il n'appartient qu'à Dieu de nous parler de ses
grandeurs; il n'appartient qu'à Dieu de nous parler
aussi de ses bassesses. Pour parler des grandeurs de
Dieu, nous ne pouvons jamais avoir des conceptions
assez hautes ; pour parler de ses humiliations , nous
n'oserions jamais en avoir des pensées assez basses :
et dans l'une et dans l'autre de ces deux choses, il
faut que Dieu nous prescrive jusqu'où nous devons
4.o6 SUR LÀ FASSION
porter la hardiesse de nos expressions. C*est en sui-
vant cette règle, que je considère aujourd'hui le divin
Jésus comme chargé et convaincu de plus de crimes,
que les plus grands criminels du monde. Le pro-
phète Isaïe l'a dit dans mon texte; et c'est pourquoi
parlant du Sauveur, « Nous l'avons vu, dit-il, comme
5) un lépreux » : Et nos putavimus eum quasi /e-
prosum (0; c'est-à-dire non-seulement comme un
homme tout couvert de plaies, mais encore comme
un homme tout couvert de crimes, dont la lèpre
étoit la figure. O saint et divin lépreux ! ô juste et
innocent accablé de crimes! je vous regarderai dans
tout ce discours courbé et humilié sous ce poids hon-
teux, dont vous n'avez été déchargé, qu'en portant
la peine qui leur étoit due.
C'est sur vous, ô croix salutaire, arbre autrefois
infâme , et maintenant adorable, c'est sur vous qu'il
a payé toute cette dette ; c'est vous qui portez le
prix de notre salut; c'est vous qui nous donnez le
vrai fruit de vie. O croix , aujourd'hui l'objet de
toute l'Eglise, que ne puis-je vous imprimer dans
tous les cœurs! remplissez-moi de grandes idées des
humiliations de Jésus ; et afin que je puisse mieux
prêcher ses ignominies, souffrez auparavant que je
les adore , en me prosternant devant vous, et disant :
O Crux!
La plus douce consolation d'un homme de bien
affligé, c'est la pensée de son innocence; et parmi
les maux qui l'accablent, au milieu des médians qui
le persécutent, sa conscience lui est un asile. C'est,
(ï) Is. LUI. 4.
DE JÉSUS-CHRIST. 4^7
mes Frères, ce sentiment qui soutenoit la constance
des saints martyrs; et clans ces tourmens inouïs qu'une
fureur ingénieuse inventoit contre eux , quand ils
méditoient en eux-mêmes qu'ils soufTroient comme
chre'tiens, c'est-à-dire comme saints et comme inno-
cens, ce doux souvenir charmoit leurs douleurs, et
répandoit dans leurs cœurs et sur leurs visages une
sainte et divine joie.
Jésus, l'innocent Jésus n'a pas joui de cette
douceur dans sa passion ; et ce qui a été donné
à tant de martyrs, a manqué au Roi des mar-
tyrs. Il est mort, il est mort, et on lui a, pour
ainsi dire , peu à peu arraché sa vie avec des vio-
lences incroyables; et parmi tant de honte et tant
de tourmens, il ne lui est pas permis de se plaindre,
ni même de penser en sa conscience qu'on le traite
avec injustice. Il est vrai qu'il est innocent à l'égard
des hommes; mais que lui sert de le reconnoître,
puisque son Père, d'oii il espéroit sa consolation, le
regarde lui-même comme un criminel ? c'est Dieu
même qui a mis sur Jésus-Christ seul les iniquités de
tous les hommes. Le voilà, cet innocent, cet Agneau
sans tache , devenu tout à coup ce bouc d'abomina-
tion , chargé des crimes , des impiétés , des blas-
phèmes de tous les hommes. Ce n'est plus ce Jésus
qui disoit autrefois si assurément : « Qui de vous me
» reprendra de péché (0 »? il n'ose plus parler de
son innocence : il est tout honteux devant son Père :
il se plaint d'être abandonné; mais au milieu de ces
plaintes , il est contraint de confesser que cet aban-
donnement est très-équitable.
(') Joan. VIII. 46.
4o8 SUR LÀ PASSION
Vous me délaissez , ô mon Dieu : eh ! mes péchés
Font bien mérité : Lon^e à sainte mea verha delic-
torum meorum (0 : C'est en vain que je vous prie de
me regarder; les crimes dont je suis chargé ne per-
mettent pas que vous m'épargniez : Longe à sainte
mea. Frappez , frappez sur ce criminel ; punissez
mes péchés, c'est-à-diie les péchés des hommes, qui
sont véritahlement devenus les miens. Ne croyez
pas , mes Frères , que ce soit ici une vaine idée :
non. Je mystère de notre salut n'est pas une fiction;
le délaissement de Jésus-Christ n'est pas une inven-
tion agréable : cet abandonnement est effectif; et si
vous voulez être convaincus qu'il est traité véritable-
ment comme un criminel, prêtez seulement l'oreille
au récit de sa passion douloureuse.
Le pécheur a mérité par son crime d'être livré
aux mains de trois sortes d^ennemis : le premier en-
nemi, c'est lui-même; son premier bourreau, c'est
sa conscience. « Il est nécessaire , dit saint Augus-
53 tin, que le pécheur soit tourmenté, en se servant
3) à lui-même de bourreau » : Torqueatur necesse
estj, sibi seipso tormento (2). Ce n'est pas assez de
lui-même : il faut en second lieu, chrétiens, que les
autres créatures soient employées pour venger l'in-
jure de leur Créateur. Mais le comble de sa misère,
c'est que Dieu arme contre lui sa main vengeresse,
et brise une ame criminelle sous le poids intolérable
de sa vengeance. O Jésus ! ô Jésus ! Jésus que je n'o-
serois plus nommer innocent, puisque je vous vois
chargé de plus de crimes, que les plus grands mal-
faiteurs; on vous va traiter selon vos mérites. Au
(0 Ps.xxi. i.--{'^)InPsal. xxxvi, Senn.ii y n. 10, tom. iv, col. 270.
DE JÉSUS-CFIRIST. 4^9
jardin des Olives, votre Père vous abandonne à vous-
même : vous y êtes tout seul, mais c'est assez pour
votre supplice; je vous y vois suer sang et eau. De
ce triste jardin, où vous vous êtes si Inen tourmenté
vous-même, vous tomberez dans les mains des Juifs,
qui soulèveront contre vous toute la nature. Enfin
vous serez attaclié en croix , où Dieu , vous montrant
sa face irritée , viendra lui-même contre vous avec
toutes les terreurs de sa justice, et fera passer sur
vous tous ses flots. Baissez, baissez la tête : vous
avez voulu être caution , vous avez pris sur vous nos
iniquités; vous en porterez tout le poids; vous paye-
rez tout du long la dette, sans remise, sans miséri-
corde.
Il le veut bien , il n est que trop juste : mais , hé-
las! de son chef il ne devoit rien : mais, hélas! c'est
pour vous, c'est pour moi qu'il paye. Joignons-nous
ensemble, mes Frères, et faisons quelque chose à la
décharge de ce pleige (*) innocent et charitable. Eh!
nous n'avons rien à donner, nous sommes entière-
ment insolvables; c'est lui seul qui doit tout porter
sur ses épaules. Et du moins donnons-lui des larmes,
et donnons-lui du moins des soupirs , et laissons-nous
du moins attendrir par une charité si bienfaisante.
Vous en allez entendre l'histoire ; et plût à Dieu ,
mes Frères , qu'elle soit interrompue par nos larmes,
qu'elle soit entrecoupée par nos sanglots.
PREMIER POINT.
Mes Frères, la première peine d'un homme pé-
cheur, c'est d'être livré à lui-même; et certainement
(*) Vieux terme de pratique , qui signifie celui qui sert de cautiov.
4lO SUR LA PASSION
il est bien juste. Le péché, dit saint Augustiij (0,
traîne son supplice avec lui ; quiconque le commet ,
s'en punit le premier lui-même : témoin ce ver qui-
ne meurt jamais; témoin ces troubles, ces inquié-
tudes d'une conscience agitée. Tout cela suffit pour
nous faire entendre que le pécheur est lui-même
son supplice; et si nous ne sentons pas cette peine
durant le cours de cette vie, Dieu nous la fera sentir
un jour dans toute son étendue. Mais ne nous arrêtons
pas aujourd'hui à toutes ces propositions générales,
et faisons-en l'application à l'état de Jésus souffrant.
Enfin le temps étant arrivé auquel il devoit pa-
roître comme criminel, Dieu commence à lui faire
sentir le poids des péchés , par la peine qu'il se fait
lui-même. Durant tout le cours de sa vie , il parle
de sa passion avec joie, il désire continuellement
cette heure dernière ; c'est ce qu'il appelle son
heure (2) par excellence , comme celle qui est la fin
de sa mission, et qu'il attend par conséquent avec
plus d'ardeur. Mais il ne faut pas, chrétiens, que
son esprit soit toujours tranquille : c'est une secrète
dispensation de la Providence divine , qu'il aille à la
mort avec tremblement ; parce qu'il y doit aller
comme un criminel, parce qu'il doit s'aflliger, se
troubler lui-même. C'est pourquoi sentant appro-
cher ce temps : « Maintenant , dit-il , mon ame est
» troublée « : Nunc anima mea turbata est (3) : c'est-
à-dire, jusqu'à cette heure elle n'avoit encore senti
aucun trouble ; maintenant que je dois paroître
comme criminel, il est temps qu'elle soit troublée.
(0 Enarr. in Psal. xlv. n. 3 , tom. iv, col. 4oo. •— C^) Joan. xiii. i.
— (.3) Joan. XII. 27.
DE JÉSUS-CHRIST. ^î l
Aussi est-il trouble sans mesure par quatre passions
différentes; par l'ennui, par la crainte, par la tris-
tesse, et par la langueur : Cœpit tœdere^, etpavere,
et conlristari , et mœstus esse (0.
L'ennui jette l'ame dans un certain chagrin qui
fait que la vie est insupportable , et que tous les
momens en sont à charge : la crainte ébranle l'ame
jusqu'aux fondemens, parTimage de mille tourmens
qui là menacent : la tristesse la couvre d'un nuage
épais qui fait que tout lui semble une mort : et enfin
cette langueur, cette défaillance, c'est une espèce
d'accablement, et comme un abattement de toutes
les forces. Voilà l'état du Sauveur des âmes allant
au jardin des Olives, tel qu'il est représenté dans
son Evangile. Ah î qu'il commence bien à faire sa
peine ! Mais en effet ce n'est encore ici qu'un com-
mencement : et avant que de passer outre dans le
récit de son histoire, pour vous faire vivement com-
prendre combien ce supplice est terrible , il nous
faut répondre en un mot à une fausse imagination
de quelques-uns , qui se persuadent que la constance
inébranlable du Fils de Dieu , soutenue par cette
force divine , a empêché que ses passions n'aient
violemment agité son ame.
Une comparaison de l'Ecriture éclaircira cette
objection , qui est presque dans l'esprit de tout le
monde. Elle compare souvent la douleur à une mer
agitée : et en effet la douleur a ses eaux amères,
qu'elle fait entrer jusqu'au fond de l'ame; elle a ses
vagues impétueuses, qu'elle pousse avec violence;
elle s'élève par ondes, ainsi que la mer ; et lorsqu'on
(0 Matth. XXVI. 37a Marc. xiv. 33.
4l2 STJR LA PASSION
la croit appaisee , elle s'irrite souvent avec une nou-
velle furie. Ainsi la douleur ressemble à la mer; et
le prophète dit expressément de celle du Fils de
Dieu dans sa passion : Magna est sicut mare contri-
tio tua (0 : « Ali ! votre douleur est comme une
5) mer ». Comme donc sa douleur ressemble à la
mer, il est en son pouvoir, chrétiens, de réprimer
la douleur en la même sorte que je lis dans son
Evangile qu'il a autrefois dompté les eaux. Quel-
quefois la tempête s' étant élevée, il a commandé
aux eaux et aux vents , « et il se faisoit , dit l'évan-
M géliste, une grande tranquillité » : Facta est tran-
quillitas magna (^). Mais d'autres fois il en a usé
d'une autre manière , et plus noble et plus glorieuse :
il a lâché la bride aux tempêtes, et il a permis aux
vents d'agiter les ondes, et de pousser, s*ils pou-
voient, les flots jusqu'au ciel. Cependant il marchoit
dessus avec une merveilleuse assurance (3) , et fouloit
aux pieds les flots irrités.
C'est en cette sorte, Messieurs, que Jésus traite
la douleur dans sa passion : il pouvoit commander
aux flots, et ils se seroient appaisés : il pouvoit d'un
seul mot calmer la douleur, et laisser son ame sans
trouble ; mais il ne lui a pas plu de le faire. Lui ,
qui est la sagesse éternelle, qui dispose et fait toutes
choses selon le temps ordonné, se voyant arrivé au
temps des douleurs, a bien voulu leur lâcher la
bride , et les laisser agir dans toute leur force. Il a
marché dessus , il est vrai , avec une contenance
assurée, mais cependant les flots étoient soulevés;
toute son ame en étoit troublée, et elle sentoit jus-
(0 Thren, ii. i3. — W Marc, iv. Sg. — '^) Matlh. xiv. a5.
DE JÉStlS-CHRIST. 4^3
qu'au vif, jusqu'à la dernicie délicatesse, si je puis
parler de la sorte, tout le poids de l'ennui, toutes
les secousses de la crainte , tout l'accablement de
la tristesse. Ne croyez donc pas, chrétiens, que la
constance que nous adorons dans le Fils de Dieu ,
ait rien diminué de ses douleurs : il les a toutes sur-
montées , mais il les a toutes ressenties : il a bu jus-
qu'à la lie tout le calice de sa passion , il n'en a pas
laissé perdre une seule goutte : non-seulement il l'a
bu, mais il en a senti, il en a goûté, il en a savouré
goutte à goutte toute l'amertume. De là cette crainte
et cet ennui ; de là cet abattement et cette langueur
qui le presse si violemment , qu'il est contraint de
dire à ses apôtres : « Mon ame est triste jusqu'à la
5) mort; demeurez ici, ne me quittez pas « : Susti-
neie hic ^ et ^vigilate mecum (0. Vous reconnoissez,
chrétiens, que c'est le discours d'un homme accablé
d'ennui : et d'où lui vient cet accablement ? C'est le
poids de nos péchés qui le presse, et qui à peine
lui permet de respirer.
Et en effet , chrétiens , laissons les raisonnemens
et les paroles étudiées, et appliquons nos esprits
sérieusement sur cet étrange spectacle que le pro-
phète nous représente. « Nous avons tous erré
» comme des brebis ; chacun s'est égaré en sa voie,
)> et le Seigneur a mis en lui seul l'iniquité de nous
» tous (2) «. Représentez-vous ce divin Sauveur sur
lequel tombent tout à coup les iniquités de toute la
terre; d'un côté, les trahisons et les perfidies; de
l'autre , les impuretés et les adultères ; de l'autre
(0 Malth. XXVI. 38. — W Isai, lui. G.
4l4 SUR LA PASSION
les impietés et les sacrilèges , les imprécations et les
blaspliêmes , enfin tout ce qu'il y a de corruption
dans une nature aussi dépravée que la nôtre. Amas
épouvantable ! tout cela vient inonder sur Jésus-
Christ : de quelque côté qu'il tourne les yeux, il ne
voit que des torrens de péchés qui viennent fondre
sur sa personne : Torrentes iniqaitatis conturbave-
runt /ne (0. Un homme à la chute de plusieurs tor-
rens j ils le poussent, ils le renversent, ils l'accablent:
Conturh avérant me. Le voilà prosterné et abattu ,
gémissant sous ce poids honteux , n'osant seulement
regarder le ciel ; tant sa tête est chargée et appe-
santie par la multitude de ses crimes, c'est-à-dire
des nôtres qui sont véritablement devenus les siens.
Pécheur superbe et opiniâtre, regarde Jésus-Christ
en cette posture : parce que tu marches la tête levée ^
Jésus- Christ a la face contre terre; parce que tu
secoues le joug de la discipline, et que tu trouves la
charge du péché légère , voilà Jésus-Christ accablé
sous sa pesanteur ; parce que tu te réjouis en pé-
chant , voilà Jésus-Christ que le péché met dans l'a-
gonie : Et factus in agonia prolixiîis or abat (2). Il
faut considérer, chrétiens, ce que c'est que cette
agonie ; et afin de le bien comprendre , en insistant
toujours aux mêmes principes, disons que chaque
péché attire deux choses, la honte et la douleur,
qui en sont comme les suites naturelles. La honte lui
est due, parce qu'il s'est élevé déraisonnablement :
la douleur lui est due, parce qu'il s'est plu où il ne
falloit pas : et voici l'innocent Jésus , qui , Iranspor-
(0 Ps. XVII. 5. — W Luc. XXII. 43.
DE jÉsus-c FimsT. • 4i5
tant, en lui nos pèches, a pris aussi ces deux senti-
mensdans toute leur ve'he'mence; et c'est la cause de
son agonie.
La honte en premier lieu vient couvrir sa face ;
la honte Fabat contre terre : mais ce qui est le plus
remarquable, la honte le rend tremblant devant son
Père; il ne lui parle plus avec cette douce familia-
rité, avec cette confiance d'un Fils unique qui s'as-
sure sur la bonté' de son Père. Père , père , « s'il est
)) possible » : et qu'y a-t-il d'impossible à Dieu ? Si
possibile est (0. Eh bien ! Père, tout vous est pos-
sible, si vous voulez. Si vous voulez : et peut-il ne
pas vouloir ce que lui demande un Fils si chëri?
Toutefois écoutez la suite : « Détournez de moi ce
» calice j et toutefois faites , mon Père , non ma vo-
» lonté, mais la vôtre ». O Jésus, ô Jésus, est-ce là
le langage d'un Fils bien-aimé? et vous disiez autre-
fois si assurément : « Mon Père, tout ce qui est à
» vous, esta moi, tout ce qui est à moi, est à vous (2)» :
et lorsque vous priiez autrefois, vous commenciez
par l'action de grâces : « O Père , je vous remercie
» de ce que vous m'avez écouté ; et je le savois bien
)) que votre bonté paternelle m'écoute toujours (^)».
Pourquoi parlez -vous d'une autre manière? pour-
quoi entends -je ces tristes paroles : « Non ma vo-
j) lonté, mais la vôtre » ? depuis quand cette oppo-
sition entre la volonté du Père et du Fils ?
Ne voyez - vous pas qu'il parle en tremblant ,
comme chargé des péchés des hommes ? La honte des
crimes dont il est couvert combat cette liberté filiale.
Quelle gêne ! quelle contrainte à ce Fils unique !
(i) Matth. XVI. 39. — W Joan. xvii. 10. — (3) Ibid. xi. 41, 42.
4l6 SUR LA PASSION
Factus in agonîa prolixiiis orahat : « Etant en ago-
» nie, il prioit long-temps». Autrefois un mot suf-
fisoit pour être assuré de tout emporter : il disoit
en un mot : « Père , je le veux » : F^olo , Pater (0.
Il a été un temps qu'il pouvoit hardiment parler de
la sorte ; maintenant que le Fils unique est couvert
et enveloppé sous le pécheur, il n'ose plus en user
si librement : il prie , et il prie avec tremblement :
il prie, et priant long-temps il boit tout seul à longs
traits toute la honte d'un long refus. Taisez- vous ,
taisez-vous, caution des pécheurs; il n'y a plus que
la mort pour vous.
La seconde cause de son agonie, c'est la douleur
qu'il ressent des péchés qu'il porte ; douleur si tuante
et si accablante, qu'elle passe infiniment l'imagina-
tion. Nous ne sentons pas, pécheurs misérables et
endormis dans nos crimes, hélas î nous ne sentons
pas combien le péché est amer. Pour vous en former
quelque idée , sans sortir de l'histoire de la passion ,
regardez le torrent de larmes amères qui se déborde
impétueusement par les yeux de Pierre (2) , pour un
seul crime d'infidélité. Et Jésus est couvert de tous
les crimes , et du crime même de Pierre, et du crime
même du traître Judas, et du crime même du lâche
Pilate, et du crime même de tout ce peuple qui se
rend coupable du déicide , en criant furieusement :
« Qu'on le crucifie (5) ». O Jésus, chargé de tous
les péchés , dussiez -vous vous fondre eu eau tout
entier, vous n'avez pas assez de larmes pour fournir
ce qu'il en faut à tant de crimes.
La douleur du cœur y supplée , et c'est pourquoi
C») Joan. XYii. 24. — W Matth. xxvi. 75 — (3) Ibid. xxvii. 23.
elle
DE JÉSUS-CHRIST. /^in
elle s'augmente jusqu'à Finfîni. 11 regrette tous nos
pèches, coinuie s'il les avoit commis lui-même, parce
qu'il en est chargé devant son Père : il les compte et
les regrette tous en particulier, paice qu'il n'y en a
aucun qui n'ait sa malice particulière : il les regrette
autant qu'ils le mérifent , parce qu'il en doit faire
le paiement, et un paiement rigoureux, or la dou-
leur fait partie de ce paiement : nulle consolation
dans cette douleur, parce que la consolation Teût
diminuée, et elle e'toit due toute entière. Jugez,
jugez de Faccableuient. Ah ! disoit autrefois David :
<c Mes péche's m'ont saisi de toutes parts; le nombre
» s'en est accru par-dessus les chfîveux de ma tête ,
» et mon cœur m'a abandonné » : Comprehenderimt
me iniquitates meœ ; mul l iplicatœ sunt super capillos
capifis mei , et cor meum dereliquit me{^). Que di-
rai-je donc maintenant de vuus, ô cœur du divin
Jésus , accablé par l'infinité de nos péchés ? Pauvre
cœur, où avez-vous pu trouver place à tant de dou-
leurs qui vous percent , à tant de regrets qui vous
déchirent ?
Je ne crains point de vous assurer qu'il y avoit
assez de douleur pour lui donner le coup de la mort.
« Mon ame est triste jusqu'à en mourir (2) » : et il a
voulu nous le faire entendre par une marque bien évi-
dente Cette sueur étrange et inouie, qui depuis la
tête jusqu'aux pieds a fait ruisseler partout son corps
des torrens de sang, n'est-ce pas pour nous en con-
vaincre ? Je ne recherche point de cause naturelle
de cette sueur; elle est divine et miraculeuse , et la
nature ne peut pas faire un effet semblable : mais le
(0 Ps xxxix. 16, 17. — (») MaUh. XXVI. 38.
BoSSUtT. XIII. 2^
4l8 SUIlLAPASSIOIf
Fils de Dieu Ta permise, afîa que nous fussions con-
vaincus que , sans le secours d'aucun autre instru-
ment , la seule douleur de nos crimes suffisoit pour
verser son sang , pour épuiser sans ressource les
forces du corps , en renverser l'économie , et rompre
enfin tous les liens qui retiennent l'ame. Il seroit
donc mort , chrétiens ; il seroit mort très-certaine-
ment par le seul effort de cette douleur, si une
puissance divine ne l'eût soutenu, pour le réserver
à d'autres supplices : mais ne devant point aller jus-
qu'à la mort , il est allé du moins jusqu'à l'agonie :
Factus in agonia. '
Et quelle a été cette agonie, différente infini-
ment de celle que nous voyons dans les autres
hommes? Là une ame, qui fait effort pour n'être
point séparée du corps, en est arrachée par violence j
et ici l'ame, prête à en sortir, y est retenue par au-
torité. L'ame combat dans les moribonds, pour ne
point quitter cette chair qu'elle aime : la mort ayant
déjà gagné les extrémités , l'ame se retire au dedans ;
poussée de toutes parts , elle se retranche enfin dans
le cœur; et là elle se soutient, elle se défend, elle
lutte contre la mort , qui la chasse enfin par un der-
nier coup. Et voici qu'au contraire dans notre Sau-
veur, l'harmonie du corps étant troublée, tout
l'ordre déconcerté, toute la vigueur relâchée jus-
qu'à perdre des fleuves de sang, l'ame est arrêtée
par un ordre exprès et par* une force su2:^érieure.
Vivez donc, ô pauvre Jésus, vivez pour d'autres
tourmens qui vous attendent : réservez quelque
chose aux Juifs qui s'avancent, et au traître Judas,
qui est à leur tête. C'est assez d'avoir montré aux
DE JÉSUS-CHIIIST. 4^9
pécheurs, que le péché sufîisoit tout seul pour vous
donner le coup de la mort.
L'eussiez-vous cru, pécheur; eussiez-vous cru que
votre péché eût une si grande et si malheureuse
puissance? Si nous ne voyions défaillir le divin Jésus
qu'entre les mains de ses bourreaux, nous n'accuse-
rions de sa mort que ses supplices : maintenant que
nous le voyons succomber dans le jardin des Olives,
où il n'a que nos péchés pour persécuteurs , accu-
sons-nous nous-mêmes de ce déicide; pleurons, gé-
missons, battons nos poitrines, tremblons jusqu'au
fond de nos consciences. Et comment pouvons-nous
n'être pas saisis , ayant en nous-mêmes, au dedans de
nos cœurs , une cause de mort si certaine? Le péché
suffisoit pour la mort d'un Dieu ; et comment pour-
roient subsister des hommes mortels , ayant ce poison
dans les entrailles? Non, non, nous ne vivons plus
que par miracle : cette même puissance divine qui a
retenu miraculeusement lame du Sauveur , c'est la
même qui retient la nôtre par une semblable mer-
veille ; mais avec cette différence, qu'elle nous con-
serve la vie pour nous épargner des tourmens ; et
qu'elle ne la soutient en notre Sauveur, que pour lui
faire éprouver de nouveaux supplices, que ie vais
vous représenter dans ma seconde partie.
SECOND POINT.
Il est écrit , dans le livre de la Sagesse (0 , que
toutes les créatures s'élèveront avec Dieu contre les
pécheurs; et c'est le second fléau dont il menace s( s
ennemis. Notre saint, notre charitable, notre mi-
CO Sap. V. 21.
4^0 SUR LÀ PASSION
sëricordieux criminel a déjà essuyé la première
peine : il s'est déjà tourmenté lui-même ; le voici au
second degré de la vengeance divine, et il va être
persécuté par un concours presque universel de
toutes les créatures : où vous remarquerez , s'il vous
plaît , Messieurs, que mon intention n'est pas de
vous dire que toutes les créatures en particulier
aient été employées contre Jésus-Christ : ce n'est
pas ainsi qu'il le faut entendre -, mais voici quelle
est ma pensée. Je prétends considérer en Jésus-
Christ un abandonnement général à toute sorte d'in-
sultes , si cruelles et si outrageuses qu'elles puissent
être, de quelque côté qu'elles puissent venir, fût-ce
des mains les plus misérables.
Pour concevoir une forte idée de ce second genre
de supplice , qui a été une source de maux infinis -,
il faut poser avant toutes choses , que Jésus consi-
dérant en lui-même qu'il est juste que le pécheur
s' étant séparé de Dieu, qui est son appui , tombe
dans la dernière foiblesse ; au moment qu'il a été
résolu qu'il se mettroit en la place de tous les pé-
cheurs , a suspendu volontairement et a retiré en
lui-même tout l'usage de sa puissance. C'est pour-
quoi les Juifs s'approchant pour se saisir de sa per-
sonne, il leur dit cette mémorable parole ; « Vous
3) venez à moi comme à un voleur : j'étois tous les
)) jours dans le temple , et vous ne m'avez pas ar-
» rêté ; mais c'est que voici votre heure et la puis-
» sance des ténèbres (0 ». Il veut dire, ô Juifs, si
vous l'entendez, que vous ne pouviez pas l'arrêter
alors, parce qu'il se servoit de sa puissance : main-
CO Luc. XXII. 52, 53.
DE JÉSUS -eu UI ST. ^11
tenant qu'elle n'agit plus, la puissance opposée n'a
plus rien qui la borne, qui la contraigne. Voilà Je'sus
livre' et abandonne' à quiconque voudra Toutrager :
Nunc est hora veslra _, etpolestas tenebrarum. Cette
suspension e'tonnante de la puissance du Fils de
Dieu ne resserre pas seulement sa puissance extraor-
dinaire et divine, elle enchaîne la puissance même
naturelle , et elle en suspend tout l'usage jusqu'au
point que vous allez voir.
Qui ne peut pas résister à la force , quelquefois
se peut sauver par la fuite ; qui ne peut pas éviter
d'être pris, peut du moins se défendre quand on
l'accuse; celui à qui on ôte cette liberté, a du moins
la voix pour gémir et se plaindre de l'injustice. Jé-
sus s'est ôté toutes ces puissances , tout cela est ôté
au Fils de Dieu ; tout est lié, jusqu'à sa langue : il
ne répond pas quand on l'accuse ; il ne murmure
pas quand on le frappe ; et jusqu'à ce cri confuç
que forme le gémissement et la plainte, triste et
unique ressource de la foiblesse opprimée , par où
elle tâche d'attendrir les cœurs et d'arrêter par la
pitié ce qu elle n'a pu empêcher par la force , Jésus
ne veut pas se le permettre. Parmi toutes ces vio*
lences on n'entend point de murmures \ mais « on
» n'entend pas seulement sa voix » : Non aperuit
os suum (ï; : bien plus, il ne se permet pas seule-
ment de détourner la tête des coups. Eh 1 un ver de
terre que l'on foule aux pieds, fait encore quelque
effort pour se retirer; et Jésus se tient immobile,
il ne tâche pas d'éluder le coup par le moindre
mouvement : Faciem meam non a\>erti (2).
W Is. i.m. 7. — ('■ Is. L. G.
4^2 SUR LA PASSION
Que fait-jl donc dans sa passion ? le voici en un
mot dans l'Ecriture •. Tradebai autem judicanii se
injuste : « Il se livroit, il s'abandonnoit à celui qui
» le jugeoit injustement » : et ce qui se dit de son
juge, se doit entendre conséquemment de tous ceux
qui entreprennent de l'insulter : Tradebat autem (0;
il se donne à eux , pour en faire tout ce qu'ils veu-
lent. On le veut baiser, il donne les lèvres; on le
veut lier, il pre'sente les mains ; on le veut souffle-
ter, il tend les joues ; frapper à coups de bâton , il
tend le dos; flageller inhumainement, il tend les
épaules : on l'accuse devant Gaïphe et devant Pilate,
il se tient pour tout convaincu : Hérode et toute sa
cour se moque de lui, et on le renvoie comme un
fou ; il avoue tout par son silence : on l'abandonne
aux valets et aux soldats, et il s'abandonne encore
plus lui-même : cette face autrefois si majestueuse,
qui ravissoit en admiration le ciel et la terre , il la
présente droite et immobile aux crachats de cette
canaille : on lui arrache les cheveux et la barbe ; il
ne dit mot, il ne souffle pas ; c'est une pauvre bre-
bis qui se laisse tondre. Venez, venez, camarades,
dit cette soldatesque insolente ; voilà ce fou dans le
corps-de-garde , qui s'imagine être roi des Juifs ; il
faut lui mettre une couronne d'épines ; Tradebat
autem judicanti se injuste ; il la reçoit : et elle ne
tient pas assez , il faut l'enfoncer à coups de bâton ;
frappez , voilà la tête. Hérode l'a habillé de blanc
comme un fou : apporte cette vieille casaque d'écar-
late pour le changer de couleurs ; mettez , voilà les
épaules : donne, donne ta main, Roi des Juifs, tiens
DE JÉSUS-CIIRIST. ^.'i?y
ce roseau en forme de sceptre ; la voilà, faites-en ce
que vous voudrez. Ah ! maintenant ce n'est plus un
jeu, ton arrêt de mort est donne; donne encore ta
main qu'on la cloue; tenez, la voilà encore. Enfin
assemblez-vous, ô Juifs et Romains, grands et petits,
bourgeois et soldats ; revenez cent fois à la charge;
multipliez sans fin les coups, les injures, plaies sur
plaies, douleurs sur douleurs, indignite's sur in-
dignités ; insultez à sa misère jusque sur la croix ;
qu'il devienne l'unique objet de votre risée, comme
un insensé; de votre fureur , comme un scélérat:
Tradehat autem ; il s'abandonne à vous sans ré-
serve ; il est prêt à soutenir tout ensemble tout ce
qu'il y a de dur et d'insupportable dans une raille-
rie inhumaine et dans une cruauté malicieuse.
Et bien, chrétiens, avez-vous bien considéré cette
peinture épouvantable? cet amas terrible de maux
' inouis, que je vous ai mis tout ensemble devant les
yeux, suffit -il pas pour vous émouvoir? Quoi, je
vois encore vos yeux secs ! quoi, je n'entends point
encore de sanglots ! Attendez-vous que je représente
en particulier toutes les diverses circonstances de
cette sanglante tragédie? faut-il que j'en fasse pa-
roître successivement tous les différen s personnages;
un Judas qui le baise, un Pierre qui le renie, un
Malchus qui le frappe , des faux témoins qui le ca-
lomnient , des prêtres qui blasphèment son nom, un
juge qui reconnoît et qui condamne néanmoins son
innocence? faut-il que je vous dépeigne notre criminel
gémissant à deux ou trois reprises sous la grêle des
coups de fouet , suant sous la pesanteur de sa croix ,
usant toutes les verges sur ses épaules, émoussant en
4^4 SUR LA PASSION
sa tête toute la pointe des épines , lassant tous les
bourreaux sur son corps? Mais le jour nous auroit
quittés avant que j'eusse seulement touché la moitié
de ce déta i épouvantable : abrégez ce discours infini
par une méditation sérieuse.
Contemplez cette face , autrefois les délices, main-
tenant 1 horreur des yeux; regardez cet homme que
Pilate vous présente au haut du prétoire. Le voilà,
le voilà, cet homme; le voilà, cet homme de dou-
leurs : Ecce homo, ccce homo (0 : « Voilà l'homme m.
Et qui est-ce? un homme, ou un ver de terre? est-ce
un homme vivant, ou bien une victime écorchée?
On vous le dit; c'est un homme : Ecce homo : « Voilà
» l'homme ». Le voilà, l'homme de douleurs; le
voilà dans le triste état oii l'a mis la Synagogue sa
mère ; ou plutôt le voilà dans le triste état où l'ont
mis nos péchés, nos piopres péchés, qui ont fait
fondre sur cet innocent tout ce déluge de maux. O
Jésus, qui vous pourroit reconnoître? « Nous l'a-
» vous vu, dit le prophète, et il n'étoit plus recon-
» noissable » : bien loin de paroître Dieu, il avoit
même perdu l'apparence d'homme, et « nous l'avons
)) cherché même en sa présence » : et desiderai^imus
eum (2). Est-ce lui, est-ce lui? est-ce là cet homme qui
nous est promis, « cet homme de la droite de Dieu,
» et ce Fils de l'homme sur lequel Dieu s'est arrêté « ?
Super virwn dexterœ tuœ , et super Filiuni hominis
quem confinnasti tibi (3j. C'est lui, n'en doutez pas :
voilà fhomme, voilà Thomme qu'il nous falloit pour,
expier nos iniquités : il nous falloit un homme défi-
guré, pour réformer en nous l'image de Pieu que
CO Joan. XIX. 5.-*- W Isai. lui. 2. -~ v,^) Ps. lxxix. 18.
D E J É s U s - C H R I s T. /\2^)
nos crimes avoient effacée : il nous falloit cet homme
tout couvert de plaies, afin de guérir les nôtres :
Tpse autem 'vulneratus est propter iniquitates nos^
tras , attritus est propter scelera nostra : a II a été
» blessé pour nos péchés, il a été froissé pour nos
» crimes; et nous sommes guéris par la lividité de
» ses plaies » : et Iwore ejus sanati sumus (0.
O plaies , que je vous adore ! flétrissures sacrées ,
que je vous baise! ô sang qui découlez, soit de la
tête percée , soit des yeux meurtris , soit de tout le
corps déchiré; ô sang précieux, que je vous recueille l
Terre, terre, ne bois pas ce sang : Terra ^ ne ope-
rias sanguinem jneum (2) : « Terre, ne couvre pas mon
)) sang » , disoit Job : mais qu'importe du sang de
Job ? Mais, ô terre , ne bois pas le sang de Jésus : ce
sang nous appartient , et c'est sur nos âmes qu'il
doit tomber. J'entends les Juifs qui crient : « Son
3) sang soit sur nous et sur nos enfans (3) ». Il y
sera, race maudite; tu ne seras que trop exaucée :
ce sang te poursuivra jusqu'à tes derniers rejetons,
jusqu'à ce que le Seigneur se lassant enfin de ses ven-
geances , se souviendra ti la fin des siècles de tes mi-
sérables restes. Oh ! que le sang de Jésus ne soit
point sur nous de cette sorte, qu'il necrie point ven-
geance contre notre long endurcissement; qu'il soit
sur nous pour notre salut, que je me lave de ce
sang , que je sois tout couvert de ce sang ; que le
vermeil de ce beau sang empêche mes crimes de
paroître devant la justice divine.
Il n'est pas temps encore de se plonger dans ce
bain salutaire ; il faut que le sang du divin Jésus
CO L<!ai. LUI. 5. — (*) Joh. xvi. 19. — (^) Matth. xxvii. 25.
4'^^ SUR LA PASSIOA»
coule pour cela à plus gros bouillons. A^llons à la
croix, chrétiens; c'est là oii nous pourrons nous
plonger dans un déluge du sang de Jésus ; c'est là
que tous les ruisseaux sont lâchés, et se débordent
si violemment, qu'ils laissent enfin la source tarie.
Allons donc à la croix, mes Frères; on y va bientôt
attacher le divin Jésus , et on Ta déjà chargée sur
ses épaules. C'est en ce lieu , chrétiens , que je ne
puis vous dissimuler que je sens mon ame attendrie,
quand je vois mon divin Sauveur porter lui-même
sur ses épaules l'infâme instrument de son supplice.
Ce qui me touche le plus vivement, c'est que de toutes
les circonstances que nous avons vues, il n'y en a,
ce me semble, aucune où il paroisse plus en pécheur.
Etre attaché à la croix, c'est souffrir le supplice des
malfaiteurs ; mais porter soi-même sa croix, c'est con-
fesser publiquement que l'on en est digne : il faut avoir
bien mérité la mort, pour être contraint d'en porter
soi-même au gibet le malheureux instrument; telle-
ment que cette infamie , que l'on ajoutoit au sup-
plice des criminels , c'étoit une espèce d'amende ho-
norable, et comme un aveiî public de leur crime.
O Jésus, innocent Jésus, faut-il que vous confes-
siez que vous avez mérité ce dernier supplice ? Il le
faut, il le faut, mes Frères. Les hommes lui impu-
tent des crimes qu'il n'a pas commis; mais Dieu a
mis sur lui nos iniquités , et voilà qu'il en va faire
amende honorable à la face du ciel et de la terre.
Aussitôt qu'il voit cette croix, ovi il devoit bientôt
être attaché : O mon Père, dit-il, elle m'est bien
due, non à cause des crimes que les Juifs m'impo-
sent, mais à cause de ceux dont vous me chargez.
r^E JÉSUS-CHilIST. 4*7
Viens, ô croix, viens que je t'embrasse : il est juste
que je te porte , puisque je t'ai si bien méritée. Il la
charge sur ses épaules, dans ce sentiment; il ramasse
toutes ses forces pour la traîner jusqu'au Calvaire :
en la chargeant sur ses épaules , il se charge et se
revêt de nouveau de tous les crimes du monde, pour
les aller expier sur ce bois infâme.
Çà , y a-t-il encore quelque crime dont Jésus ne soit
point chargé? qu'on l'apporte et qu'on le jette sur Jé-
sus-Christ; pendant qu'il va au supplice, il ne faut pas
qu'aucun lui échappe. Ah ! tout y est , la charge est
complète. Approchons-nous, chrétiens; et pendant
que nos continuelles désobéissances, nos crimes, nos
ingratitudes traînent Jésus-Christ au supplice, et sont
toutes entassées sur ses épaules, que chacun vienne
reconnoître la part qu'il a dans ce fardeau. Hélas !
moi misérable, de combien en ai-je augmenté le
poids? ah ! combien de crimes et d'ingratitudes ai-je
entassées sur ses épaules? Pleurons, pleurons, mes
Frères, en voyant chacun de nous cette charge in-
fâme dont nous accablons le Sauveur : tous nos péchés
sont sur lui, tous lui pèsent , tous lui sont à charge ;
mais ceux dont le poids est insupportable, ce sont
ceux dont nous ne faisons point pénitence,
TROISIÈME POINT.
Il falloit que tout fût divin dans ce sacrifice : il fal-
loit une satisfaction digne de Dieu, et il falloit qu'un
Dieu la fît; une vengeance digne de Dieu, et que ce
fût aussi Dieu qui la fît. Etre attaché a un bois in-
fâme, avoir les mains et les pieds percés; ne se sou-
tenir que sur ses blessures , et tirer ses mains déchi-
4'*8 SUR LA PASSION
rees de tout le poids de son corps aflaisse et abattu ;
avoir tous les membres brisés et rompus par une
suspension violente ; sentir cependant et sa langue
et ses entrailles desséchées, et par la perte du sang,
et par un travail incroyable d'esprit et de corps, et
ne recevoir pour tout rafraîchissement qu'un breu-
vage de fiel et de vinaigre ; parmi ces douleurs inex-
plicables, voir de loin un peuple infini qui se moque,
qui remue la tête , qui fait un sujet de risée d'une
extrémité si déplorable; avoir deux voleurs à ses
côtés , dont l'un , furieux et désespéré , meurt en
vomissant mille blasphèmes : c'est à peu près , mes
Frères, ce que notre foible imagination peut se re-
présenter de plus terrible en Jésus-Christ crucifié. Ce
spectacle, à la vérité, est épouvantable, cet amas de
maux fait horreur ; mais ni la cruauté de ce supplice ,
ni tous les autres tourmens dont nous avons consi-
déré la rigueur extrême, ne sont qu'un songe et une
peinture en comparaison des douleurs, de l'oppres-
sion, de l'angoisse que souffre l'ame du divin Jésus
sous la main de Dieu qui le frappe. Figurez -vous
donc, chrétiens, que tout ce que vous avez entendu,
n'est qu'un foible préparatif : le grand coup du sa-
crifice de Jésus-Christ, qui abat cette victime pu-
blique de tous les pécheurs aux pieds de la justice
divine, devoit être frappé sur la croix , et venir d'une
plus grande puissance que de celle des créatures.
En effet, il n'appartient qu'à Dieu de venger ses
propres injures -, et tant que sa main ne s'en mêle pas,
les péchés ne sont punis que foiblement : k lui seul
appartient de faire, comme il faut, justice aux pé-
cheurs; et lui seul a le bras assez puissant pour les
DE JÉSUS-C HRTST. 4^9
traiter selon leur mérite. « A moi , à moi , dit- il , la
» vengeance : eh! je leur saurai bien rendre ce qui
» leur est dû » : M ihiv indicta ^ et ego retribuain {^) ,
Il falloit donc, mes Frères, qu'il vînt lui-même
contre son Fils avec tous ses foudres : et puisqu'il
avoit mis en lui nos pèches, il y devoit mettre aussi
sa juste vengeance. Il l'a fait, chrétiens; n'en dou-
tons pas. C'est pourquoi le même prophète nous ap-
prend que, non content de l'avoir livré à la|VO-
lonté de ses ennemis, lui-même voulant être de la
partie , l'a rompu et froissé par les coups de sa main
toute-puissante : Et Dominus ^volait conterere eum
in injirmitate (2) : Il l'a fait, dit-il, il a voulu le faire :
Voluit conterere; c'est par un dessein prémédité.
Jugez, Messieurs, où va ce supplice : ni les hommes,
ni les anges ne le peuvent jamais concevoir.
Saint Paul nous en donne une idée terrible, lors-
que , considérant d'un côté toutes ces étranges ma-
lédictions que la loi de Dieu attache justement aux
pécheurs, et regardant d'autre part des yeux de la
foi Jésus-Christ tenant leur place en la croix, Jésus-
Christ devenu péché pour nous (5) , comme il parle ;
il ne craint point de nous dire que « Jésus-Christ a
» été fait pour nous malédiction (4) » (le grec porte,
exécration), et cela de la part de Dieu : car il est
écrit dans la loi, et c'est Dieu même qui l'a pro-
noncé : « Maudit de Dieu est celui qui est pendu
3> sur le bois (^) ». Et saint Paul nous apprend, Mes-
sieurs, que cette parole étoit prophétique, et regar-
doit principalement le Fils de Dieu , qui étoit la fin
(i) Rom. xit. 19. — (2) Isai. un. 10.— . (3)//. Qq^^ v. 21.-— (4) Gah
m. i3. — ^) Deut. xxi. 23.
430 SUR LA PASSION
de la loi (0 : c'est pourquoi il la lui applique deter-
mine'ment. Le voilà donc maudit de Dieu : l'eussions-
nous osé dire? l'eussions-nous seulement osé penser,
si le Saint-Esprit ne nous l'apprenoit? Mais puisque
cette doctrine vient de si bon lieu, tâchons de l'en-
tendre comme nous pourrons.
Je trouve, dans l'Kcriture, que la malédiction
de Dieu contre les pécheurs les environne par le de-
hors : Induit malcdictionem sicut vesiimentum (2) :
« Il s'est revêtu de la malédiction ainsi que d'un vê-
» tement « ; qu elle pénètre plus avant, et qu'elle
entre au dedans en s'attachant aux puissances de
l'ame : Intravit sicut aqua in interiora ejus ; et en-
fin qu'elle la pénètre jusque dans le fond de sa subs-
tance : et sicut oleum in ossibus ejus P) : « et comme
5) l'huile jusque dans la moelle des os «. Jésus-Christ
mon Sauveur, avez-vous été réduit à ce point? Oui,
n'en doutons pas, chrétiens; la malédiction l'a envi-
ronné par le dehors. Son Père, qui, durant le cours
de sa vie , s'étoit plu tant de fois de donner des mar-
ques de l'amour qu'il avoit pour lui , maintenant
le laisse sans aucun secours, sans aucun témoignage
de protection : faites ce que vous voudrez, je l'aban-
donne. Et que faites-vous, ô Père céleste? c'est alors
qu'il le falloit secourir : Ut quid. Domine^ recessisti
longe ? « Pourquoi vous êtes-vous retiré si loin » ? si
loin que vous ne paroissez pas : Despicis in oppor^
tunitatihus (4) : « Vous dédaignez de le regarder dans
3> le temps de son besoin et de son affliction » , dans
l'occasion la plus importante. Voilà les Juifs qui lui
disent en termes formels, « que s'il descend de la
(«) Gai. m. i3. — (') Ps, cvui. i8.— (3) Ibid.^i!^) Ps. jx. 22.
DE JÉSUS-CHRIST. 4^ ^
)) croix, ils croiront en lui(0 » : c'est ici qu'il fau-
droit que les cieux s'ouvrissent; c'est le temps où il
iaudroit faire résonner cette voix ce'leste : « Gelui-
M ci est mon Fils bien-aime' (2) ». Non , le ciel est d'ai-
rain sur sa tête : bien loin de le reconnoître par au-
cun miracle, il retire jusqu'aux moindres marques
de protection, jusque-là que les démons mêmes,
sentant bien ce prodigieux abandonnement, s'avan-
cèrent aussi contre Jésus -Christ, pour en faire le
jouet de leur fureur. [ Après avoir achevé toutes
leurs tentations, ils s'étoient retirés de lui jusqu'à
un autre temps ] , Usque ad tempiis (3) ; ce que les
saints Pères interprètent du temps de sa passion (4),
qui étoit en effet leur temps. Et je vous laisse à pen-
ser si l'ayant remué si terriblement dans le désert y
maintenant que voici leur jour, combien ils lui au-
ront fait sentir d'outrages.
Secondement, Messieurs, la malédiction de Dieu
pénètre au dedans, et frappe Jésus-Christ dans ses
puissances. Je remarque dans l'Ecriture, que Dieu
a un visage pour les justes, et un visage pour les pé-
cheurs. Le visage qu'il a pour les justes, est un visage
serein et tranquille, qui dissipe les nuages, qui
calme les troubles de la conscience , qui la remplit
d'une sainte joie : Adimplehis me lœiitiâ cum vultu
tuo (5). O Jésus crucifié, ce visage étoit autrefois
pour vous; autrefois, autrefois; mais maintenant
la chose est changée : il y a un autre visage que Dieu
tourne contre les pécheurs, un visage dont il est
(0 Matth. xxvii. 42. — ('-) Ibid. xvii. 5. — v^) Luc. iv. i3.
(4) S. Aug. in Ps. XXX, Enarr. ii, n,io, tom. iv. col. i5i. — (5) p^,
XV. n.
432 SUR. LA PASSION
écrit : Vultus autem Domini super facientes mala (0 :
« Le visage de Dieu sur ceux qui font mal » ; c'est
le visage de la justice. Dieu montre à son Fils ce vi-
sage, il lui montre cet œil enflamme'; il le regarde,
non de ce regard doux et pacifique qui ramène la
sérénité, mais de ce regard terrible « qui allume
» le feu devant soi » : îgnis in conspectu ejus exar-
descetiP-), dont il porte TefiVoi dans les consciences :
il le regarde enfin comme un pécheur, et marche
contre lui avec tout l'attirail de sa justice. Mon
Dieu , pourquoi vois - je contre moi ce visage dont
vous étonnez les réprouvés? Visage de mon Père,
où êtes-vous? visage doux et paternel, je ne vois
plus aucun de vos traits, je ne vois plus qu'un Dieu
irrité. Deus , Deus meus ! O bonté ! ô miséricorde !
ah! que vous vous êtes retirée bien loin! Deus,
Deus meus , ut quid dereliquisti me {^) ?
Troisièmement, Messieurs, la malédiction de Dieu
va pénétrant dans le fond de son ame : il n'appar-
tient qu'à lui de l'aller chercher jusque dans son
centre. Le passage en est fermé aux attaques les
plus violentes des créatures; Dieu seul en la faisant
se Test réservé ; mais aussi , quand il veut , v- il la
» renverse, dit-il, jusqu'aux fondemens » : CommO'
vehit illos a fundamentis (4). Cela s'appelle dans
l'Ecriture , briser les pécheurs : Dominus conteret
scelestos et peccatores (5). Et pour donner la per-
fection au sacrifice que devoit le divin Jésus à la
justice divine, il falloit qu'd fût encore froissé de ce
dernier coup : et c'est ce que le prophète a voulu
(0 Ps. xxxiii. 17.— ^') Ps. XLix. 3.— <3) MaUlux^Yiu 46.—
(4) Sap. IV. 19. — V^) IsaL i. 28.
dire
DE JÉsus-cirmsT. 4^3
dire dans ce passage qui s'entend de lui à la lettre :
Dominus voluit conterere eum in injirmitaie (0 :
« Le Seigneur a voulu le briser dans son infnmité ».
N'attendez pas, mes Frères, que je vous repre'sente
ce dernier supplice; mais concevez seulement qu'il
falloit que le Fils de Dieu sentît en lui-même une
oppression bien violente, pour s'e'crier comme il
fit : « Et pourquoi , mon Père , m'abandonnez-
3) vous » ? il falloit pour cela que la divinité de Jé-
sus-Christ se fût comme retirée en elle - même ; ou
que ne faisant sentir sa présence que dans une cer-
taine partie de l'ame, ce qui n'est pas impossible à
Dieu, qui sait diviser l'esprit d'avec l'ame, Dwisio-
jiem animœ ac spiritûs (2), elle eût abandonné tout le
reste aux coups de la vengeance divine ; ou que ,
par quelque autre secret inconnu aux hommes, ou
par un miracle , comme tout est extraordinaire en
Jésus-Christ, elle ait trouvé le moyen d'accorder en-
semble l'union très-étroite de Dieu et de l'homme ,
aVec cette extrême désolation où Ihomme - Jésus-
Christ a été plongé sous les coups redoublés et mul-
tipliés de la vengeance divine. De quelle sorte tout
cela s'est fait , ne le demandez pas à des hommes :
tant y a qu'il est infaillible qu'il n'y avoit que le seul
effort d'une angoisse inconcevable qui pût arracher
du fond de son cœur cette étrange plainte qu'il fait
à son Père : Quare me dereliquisti (5) ? C'est le mys-
tère.
Pendant ce délaissement , Dieu étoit opérant en
Jésus -Christ la réconciliation du monde, ne leur
imputant point leurs péchés : en même temps qu'il
(i) Isai. LUI. 10. — (2) Hebr. iv, 12. — ^) Ps. xxi. i.
BOSSUET. XIII. \ 28
434 SUR LÀ PASSION
fiappoit, il ouvroit les bras aux hommes : il rejetoit
son Fils, et il nous ouvroit ses bras : il le regardoit
en colère , et il jetoit sur nous un regard de miséri-
corde : Pater ^ pour nous ; Dimitte Deus , pour lui.
Sa colère se passoit en se de'chargeant \ il frappoit
son Fils innocent luttant contre la colère de Dieu.
C'est ce qui se faisoit à la croix, jusqu'à tant que le
Fils de Dieu, lisant dans les yeux de son Père, qu'il
étoit entièrement appaisé , vit enfin qu'il ëtoit temps
de quitter le monde. Je pourrois ici , chrétiens \
vous faire une vive peinture d'un Jésus mourant et
agonisant, défaillant peu à peu, attirant l'air avec
peine d'une bouche toujours ouverte et livide , et
traînant lentement les derniers soupirs par une res*-
piration languissante, jusqu'à ce qu'enfin l'ame se
retire , et laisse le corps froid et immobile : ce récit
pourroit peut-être émouvoir vos cœurs : mais il ne
faut pas travailler à vous attendrir par de vaines
imagmations.
Jésus n'est pas mort de la sorte : il fait l'un après
l'autre ce qu'il a à faire. Il parcourt toutes les pro-
phéties, pour voir s'il reste encore quelque chose :
il se retourne à son Père, pour voir s'il est appaisé.
Voyant enfin la mesure comble, et qu'il ne restoit
plus que sa mort pour désarmer entièrement la jus-
tice, il recommande son esprit à Dieu; puis élevant
sa voix , avec un grand cri qui épouvanta tous les as-
sistans, il dit hautement : « Tout est consommé (0 »^
et remet volontairement son ame à son Père, d'une?
action libre et forte; pour accomplir, mes Frères,
ce qu'il avoit dit, que « nul ne la lui ôte par force^
i^)Joan. XIX. 3o.
DE JÉSUS- CM Kl ST. 4^^
)) mais qu'il la donne lui-même de son plein gré (0 « ;
et ensemble pour nous faire entendre que vraiment
il ne vivoit que pour nous, puisque, notre paix
étant faite , il ne veut plus rester un moment au
monde. Ainsi est mort le divin Jésus , nous montrant
combien il est véritable « qu'ayant aimé les siens, il
» les a aimés jusqu'à la fin (2) «. Ainsi est mort le di-
vin Jésus, « pacifiant par ses souffrances le ciel et
» la terre (5) ». Il est mort, il est mort, et son der-
nier soupir a été un soupir d'amour pour les
hommes.
Et je le dis , et je le répète , et vous n'êtes pas en-
core attendris : et moi, pécheur, qui vous parle,
plus dur et plus insensible que tous les autres, je
puis vous parler encore ! Il n'en est pas ainsi de ces
personnes pieuses qui assistent à la mort du Sauveur
Jésus : la douleur les saisit , de sorte qu'elle étouffe
jusqu'aux sanglots , qu'elle ne leur permet pas même
les soupirs. O Marie, divine Marie ! ô de toutes les
mères la plus désolée ! qui pourroit ici exprimer de
quels yeux vous vîtes cette mort cruelle ? Tous les
coups de Jésus sont tombés sur vous, toutes ses dou-
leurs vous ont abattue, toutes ses plaies vous ont
déchirée : votre accablement incroyable vous ayant
en quelque sorte rendue insensible, le dernier adieu
qu'il vous dit renouvela toutes vos douleurs , et
rouvrit violemment toutes vos blessures : vous étiez
en cela plus inconsolable, que, bien loin de dimi-
nuer ses afflictions, vous lès redoubliez en les parta-
geant ; et que vos douleurs mutuelles s'accroissoient
ainsi sans mesure, et se multiplioient jusqu'à l'infini,
(0 Jocai. X. 18. — \^) Ihid. xiu. I.— ' (3) Coloss. i. 20.
436 SUR LA PASSION
pendant que les flots qu'elles élevoient se repous-
soient les uns sur les autres par un flux et reflux
continuel. Mais quand vous lui vites rendre les der-
niers soupirs, c'est alors que vous ne pouviez plus
supporter la vie , et que votre ame le voulant suivre,
laissa votre corps long-temps immobile.
Ce n'est pas pour cette Vierge, ô Père éternel,
qu'il faut faire éclipser votre soleil , ni éteindre tous
les feux du ciel ; ils n'ont déjà plus de lumière pour
elle : il n'est pas nécessaire que vous ébranliez tous
les fondemens de la terre, ni que vous couvriez
d'horreur toute la nature, ni que vous menaciez
tous les élémens de les remettre dans leur première
confusion. Après la mort de son Fils, tout le monde
lui paroît couvert de ténèbres -, la ligure de ce monde
est passée pour elle, et de quelque endroit qu'elle
se tourne , ses yeux ne découvrent partout qu'une
ombre de mort. Elle n'est pas la seule qui en est
émue : et pour ne point parler des tombeaux qui
s'ouvrent et des rochers qui se fendent, les cœurs des
spectateurs, plus durs que les pierres, sont excités
par cette mort à componction. J'entends un cente-
nier qui s'écrie : « Très -certainement cet homme
)) étoit juste (0 ». Tous ceux qui assistoient à ce
spectacle, s'en « retournoient, dit saint Luc, bat-
» tant leur poitrine » : Percutientes pectora sua re-
vertehantur ^),
Qu'il ne soit pas dit, chrétiens, que nous soyons
plus durs que les Juifs. Ah ! toutes nos églises sont
aujourd'hui un Calvaire : qu'on nous voie sortir d'ici
battant nos poitrines. Faisons résonner tout ce Cal-
Ci ) Luc, xxiii. 47. — W Ibid. 48.
DE JÉSUS-CHRIST. 4^7
vaire de nos cris et de nos sanglots; mais que ce ne
soit pas Je'sus-Christ tout seul qui en fasse le sujet.
Ne pleurez pas sur moi, nous dit-il ; je n'ai que faire
de vos soupirs , ni de votre tendresse inutile. Pleu-
rez , pécheurs , pleurez sur vous-mêmes : et pour-
quoi pleurer sur nous-mêmes ? Quia si in viridi
ligno hœc faciunt _, in arido quidjîet{^)l « Si on fait
)> ceci dans le bois verd, que sera-t-il fait au bois
» sec » ? Si le feu de la vengeance divine a pris si
fortement et si tôt sur ce bois verd et fructueux ;
bois aride, bois déraciné, bois qui n'attends plus
que la flamme, comment pourras-tu subsister parmi
ces ardeurs dévorantes? etc. (*)
(0 Luc. xxiii. 3i.
« (*) Vidimus eum^ et non erat aspectus. Is. lui. 2.
» Jésus-Christ défiguré, plus reconnoissable : au jardirr
» des Olives, par la perte de son repos ; entre les mains
» des Juifs, par la perte de sa puissance : en la croix, par
» l'ahandonnement de son Père ».
Ces paroles, que Bossuet a écrites à la fin de son sermon, ren-
ferment le plan d'un autre discours sur la passion. Edit. de Déforis.
438 SUR LA PASSION
IL' SERMON
POUR
LE VENDREDI SAINT.
SUR LA PASSION DE N. S. JÉSUS-CHRIST.
Comment Jésus-Christ crucifié nous apprend à discerner ce qui
est digne de notre mépris. Pourquoi le Fils de Dieu a-t-il voulu
que sa croix fût plus un mystère d'ignominie que de douleur.
Grandeur du prix auquel il nous a achetés. Estime que nous de-
vons concevoir de nous-mêmes en qualité de chrétiens : obligation
où nous sommes de vivre pour le Sauveur. Victoire qu'il remporte
SUT la justice de son Père par sa contrition et son obéissance pro-
fonde. De quelle manière nous devons nous unir à sa douleur qui
déplore nos crimes, et à son obéissance qui les répare.
i%/%«^/*/«.^/«.<k'%/«>%'%/'«/*i
Non enim }udicavi me scire aliquid inter vos, nisi Jesuni
Christum, et hune crucifixum.
Je n ai pas ju^é que je susse autre chose parmi vous , que
Jésus-Christ f et lui crucifié. I. Cor. ii. i.
OuELQUE étude que nous ayons faite pendant tout
le cours de notre vie, et quelque soin que nous ayons
pris d'enrichir nos entendemens par la connoissance
du monde et des affaires, ou par celle des arts et de
la nature ; il faut aujourd'hui , chrétiens , que nous
fassions sur le Calvaire profession publique d'une
DE JÉSUS-CFIRIST. 4^9
sainte et bienheureuse ignorance , en reconnoissant
avec l'apôtre, devant Dieu et devant les hommes,
que toute la science que nous posse'dons est Réduite
à ces deux paroles : « Jésus, et lui crucifié », Mais
nous ne devons point rougir de cette ignorance;
puisque c'est elle qui a triomphé des vaines subti-
lités de la sagesse du monde , et qui a fait que tout
l'univers révère en ce jour sacré, comme le plus
grand de tous les miracles, le plus grand et le plus
étrange de tous les scandales.
Mais je me trompe. Messieurs, d'appeler du nom
d'ignorance la simplicité de notre foi : il est vrai que
toute la science du christianisme est réduite aux
deux paroles que j'ai rapportées; mais aussi elles
renferînent les trésors immenses de là sagesse du
ciel, qui ne s'est jamais montrée plus à découvert,
a. ceux à qui la foi a donné des yeux, que dans le
mystère de la croix. C'est là que Jésus-Christ, éten-
dant les bras, nous ouvre le livre sanglant dans le-
quel nous pouvons apprendre tout l'ordre des secrets
de Dieu, toute l'économie du salut des hommes, la
règle fixe et invariable pour former tous nos juge-
mens , la direction sûre et infaillible pour conduire
droitement nos mœurs, en un mot un mystérieux
abrégé de toute la doctrine de l'Evangile et de toute
la théologie chrétienne.
C'est, mes Sœurs, ce qui m'a donné la pensée de
vous prêcher aujourd'hui ce grand et admirable
mystère, dont saint Paul nous a parlé dans mon
texte; la doctrine de vérité en Jésus souffrant; la
science du chrétien en la croix. O croix , que vous
donnez de grandes leçons ! ô croix , que vous rcpan-
440 SUR LA PASSION
dez de vives lumières ! mais elles sont cachées aux
sages du siècle : nul ne vous pénètre, qu'il ne vous
révère; nul ne vous entend, qu'il ne vous adore :
le degré pour arriver à la connoissance, c'est une
vénération religieuse. Je vous la rends de tout mon
cœur, ô croix de Jésus, en l'honneur de celui qui
vous a consacrée par son supplice , dont le sang, les
opprobres et l'ignominie vous rendent digne d'un
culte et d'une adoration éternelle. Joignons-nous,
âmes saintes , dans cette pensée , et disons avec
l'Eglise : O Crux j aue.
Si le pontife de l'ancien Testament , lorsqu'il pa-
roissoit devant Dieu , devoit porter sur sa poitrine ,
comme dit le Saint-Esprit dans l'Exode, « La doc-
» trine et la vérité (0 » , dans des figures mysté-
rieuses ; à plus forte raison le Sauveur, qui est la fin
de la loi et le Pontife de la nouvelle alliance, ayant
toujours imprimées sur sa personne sacrée la doctrine
et la vérité, par l'exemple de sa sainte vie et par ses
actions irrépréhensibles, les doit porter aujourd'hui
d'une manière bien plus efficace dans le sacrifice de
la croix , où il se présente à son Père pour com-
mencer véritablement les fonctions de son sacerdoce.
Approchons donc avec foi , chrétiens , et contem-
plons attentivement ce grand spectacle de la croix ,
pour voir la doctrine et la vérité gravées sur le corps
de notre pontife , en autant de caractères qu'il a de
blessures , et tirer tous les principes de notre science ,
de sa passion douloureuse.
Mais pour apprendre avec méthode cette science
(0 E^-od. XXVIII. 3o.
DE JÉSUS-CHRIST. 44^
divine, considérons en notre Sauveur ce qu'il a
perdu dans sa passion , ce qu'il a acheté , ce qu'il a
conquis : car il a dû y perdre quelque chose , parce
que c'etoit un sacrifice ; il a dû y acheter quelque
chose, parce que c'e'toit un mystère de rédemption;
il a dû y conquérir quelque chose , parce que c'étoit
un combat : et pour accomplir ces trois choses , je
dis qu'il se perd lui-même , qu'il achète les âmes ,
qu'il gagne le ciel. Pour se détruire lui-même , il se
livre aux mains de ses ennemis ; c'est ce qui con-
somme la vérité de son sacrifice : en se livrant de la
sorte , il reçoit les âmes en échange ; c'est ce qui
achève le mystère de la rédemption: mais ces âmes,
qu'il a rachetées de Fenfer, il les veut placer dans le
ciel, en surmontant les oppositions de la justice di-
vine qui les en empêche; et c'est le sujet de son
combat. Ainsi vous voyez en peu de paroles toute
l'économie de notre salut dans le mystère de cette
journée. Mais qu'apprendrons-nous pour régler nos
mœurs dans cet admirable sjiectacle? Tout ce qui
nous est nécessaire pour notre conduite : nous ap-
prendrons à perdre avec joie ce que Jésus- Christ a
perdu , c'est-à-dire les biens périssables ; à conserver
précieusement ce que Jésus- Christ a acheté; vous
entendez bien que ce sont nos âmes : à désirer avec
ardeur ce que Jésus-Christ nous a conquis par tant
de travaux ; et je vous ai dit que c'étoit le ciel.
Quitter tout pour sauver son ame en allant à Dieu
et à son royaume, n'est-ce pas toute la science du
christianisme ? et ne la voyez-vous pas toute ramas-
sée en mon Sauveur crucifié? Mais vous le verrez
44^ SUR LA PASSION
bien plus clairement, quand j'aurai établi par ordre
ces trois vérités proposées, qui feront le sujet de ce
discours.
PREMIER POINT.
Je ne pense pas, chrétiens, qu'il y ait un homme
assez insensé pour ne pas aimer les biens éternels,
s'il avoit pu se résoudre à mépriser les biens péris-
sables. Sans doute notre inclination iroit droite-
ment à Dieu, si elle n'étoit détournée par les atta-
ches diverses que les sens font naître pour nous ar-
rêter en chemin : d'où il est aisé de conclure, que
le premier pas dans la droite voie , et aussi le plus
difficile, c'est de mépriser les biens qui nous envi-
ronnent; et par une suite infaillible, que le fonde-
ment le plus nécessaire de la science dont nous par-
lons, c'est de savoir discerner au juste ce qui est
digne de notre mépris.
Mais comme pour acquérir cette connoissance par
la force du raisonnement, il faudroit un travail im-
mense. Dieu nous ouvre un livre aujourd'hui oii
toutes les questions sont déterminées. En ce livre,
les décisions sont indubitables, parce que c'est la
sagesse de Dieu qui les a écrites : elles y sont claires
et intelligibles, parce qu'il ne faut qu'ouvrir les yeux
pour les voir: enfin elles sont ramassées en abrégé,
parce que, sans partager son esprit en des études
infinies , il suffit de considérer Jésus-Christ en croix.
Et il n'est pas nécessaire de faire de grandes pré-
suppositions, comme dans les écoles des philosophes,
ni de conduire les esprits à la vérité par un long cir-*
PE JKSUS- CHRIST. 4i«^
cuit de conclusions et de principes ; il n'y a qu'une
chose à pre'supposer, qui n'est ignorée d'aucun des
fidèles : c'est que celui qui est attache à ce bois in-
fâme, est la sagesse éternelle, laquelle par consé-
quent a pesé les choses dans une juste balance.
Et certainement, chrétiens, si nous voulons en
juger par les effets, le Fils de Dieu a toujours estimé
ce qui méritoit de l'estime : la foi de la Cananée et
[celle]. du Centenier ont trouvé en sa bouche leur
juste louange (0. Non-seulement il a distingué le
mal et le bien , mais il a fait à point nommé le dis-
cernement entre le plus et le moins : par-là il a su
connoître la juste valeur du denier de la pauvre
veuve (2); et de peur de rien oublier, il a mis le
prix jusqu'au verre d'eau qui se donne pour son
service (5) : enfin tout ce qui a quelque dignité , est
pesé dans sa balance jusqu'au dernier grain. Qui
ensuite ne conclura pas, que ce qu'il a rejeté avec
mépris , n'étoit digne par conséquent d'aucune es-
time ?
Que si vous voulez savoir maintenant quelles sont
les choses qu'il a méprisées , il n'est pas besoin que
je parle : ouvrez vous-mêmes le livre, lisez de vos pro-
pres yeux; les caractères en sont assez grands et assez
visibles; les lettres en sont de sang, pour frapper la
vue avec plus de force ; on a employé le fer et la
violence, pour les graver profondément sur le corps
de Jésus-Christ crucifié.
Toute la peine. Messieurs, c'est que dans ce dé-
luge de maux infinis qui viennent fondre sur notre
Sauveur, on ne sait sur quoi arrêter la vue ; mais
(0 Matth. XV. 28, vm. lo. — ('■) Marc. xii. 43. — (3) 3'laLth. x. /,2.
444 SUR LA PASSIOW
pour fixer nos regards, deux choses principalement
sont capables de nous faire entendre l'état où il est
réduit. C'est que dans cette heure destinée à ses souf-
frances , pour les faire monter jusqu'au comble;
Dieu , par l'effet du même conseil , lâche la bride
sans mesure à la fureur de ses envieux , et resserre
dans le même temps toute la puissance de son Fils :
il déchaîne contre sa personne toute la fureur des
enfers, et il retire de dessus lui toute la protection
du ciel. Il veut être traité de la sorte, pour rompre
avec violence les [liens] qui nous empêchent d'al-
ler au bien véritable ; « et afin que nous pussions
3) acquérir le bien que nous désirons, il nous a ap-
» pris en souffrant, à mépriser ce que nous crai-
3) gnons » : Et ut possemus bonum assequi quod op-
tainuSj, perpetiendo docuit conternnere quod time-
ntus. Ses ennemis sont en état de tout oser, et lui
réduit dans le même temps à la nécessité de tout
ouffrir.
Le souvenir de ses bienfaits miraculeux , qu'il
avoit répandus à pleines mains sur ce peuple ingrat,
devoit apparemment, chrétiens, sinon calmer tout-
à-fait, du moins tempérer un peu l'excès de leur
haine ; mais c'est la haine au contraire qui efface la
mémoire de tous les bienfaits -, et je ne m'en étonne
pas. L'un des plus grands supplices du Fils de Dieu
devoit être l'ingratitude des siens : c'est pourquoi les
douleurs de sa passion commencent par la trahison
d'un de ses apôtres. Après ce premier effet de la per-
fidie, tous ses miracles et tous ses bienfaits vont être
couverts d'un épais nuage : toute la mémoire en est
abolie ; l'air ne retentira que de ces cris furieux :
DE JÉSUS-CHTIIST. 44^
C'est un scélérat, c'est un imposteur; il a dit qu'il
détruiroit le temple de Dieu : et là-dessus la ven-
geance aveugle se pre'cipite aux derniers excès ; elle
ne peut être assouvie par aucun supplice. « Me'clians,
« dit saint Augustin (0, cjuand ils lui rendroient le
)) mal pour le mal , ils ne seroient pas innocens ;
» s'ils ne lui rendent pas le bien pour le bien , ils
» seront ingrats : mais pour le bien ils lui rendent le
» mal », pour de tels bienfaits, de si grands outrages ;
il n'y a plus de nom parmi les hommes qui puisse
exprimer leur fureur.
Mais afm que nous entendions combien Jésus-
Christ méprise tout ce que peut lui arracher la haine
des hommes , et tout ce qu'elle peut lui faire souf-
frir; en même temps que ses ennemis sont en la dis-
position de tout entreprendre, il se réduit volon-
tairement à la nécessité de tout endurer. Chrétiens,
réveillez vos attentions; c'est ici que le mystère com-
mence.
Pour en concevoir une forte idée , je vous prie de
considérer que l'heure dernière étant venue , en la-
quelle il avoit été résolu que le Fils de Dieu se met-
troiten un état de victime , il suspendit aussitôt tout
l'usage de sa puissance ; parce que l'état de victime
étant un état de destruction , il falloit qu'il fût ex-
posé sans force et sans résistance à quiconque mé-
diteroit de lui faire injure : et c'est ce qu'il a voulu
nous faire connoître par ces paroles mémorables
qu'il adresse aux Juifs dans le moment de sa capture:
« Vous venez à moi comme à un voleur; cependant
)) j'étois tous les jours au milieu de vous, enseignant
(0 In Psal. XXXVII, n. 25, tom. iv, col. Soj.
4-4^ SUE. LA PASSION
3) au temple, et vous ne m'avez point arrêté; mais
» c'est que c'est ici votre heure et la puissance des
» ténèbres » : Sed hœc est hoj^a vestra _, etpotestas
tenehrarum (0. Jusque-là , malgré leur fureur^ ils ne
pouvoient rien contre sa personne , parce que sa
volonté toute-puissante leur lioit les mains : mais il
est maintenant du conseil de Dieu, qu'il resserre vo-
lontairement et qu'il retire en lui - même toute sa
puissance , pour donner la liberté toute entière à la
puissance opposée.
Il faut ici observer que cette suspension surpre-
nante de la puissance du Fils de Dieu , ne restreint
pas seulement sa puissance extraordinaire et divine ;
mais que, pour le mettre plus parfaitement en l'état
d'une victime qu'on va immoler, elle resserre la
puissance même naturelle , et en empêche tellement
l'usage, qu'il n'en reste pas la moindre apparence.
-Qui ne peut résister à la force , se peut quelquefois
sauver par la fuite; qui ne peut éviter d'être pris,
peut du moins se défendre quand on l'accuse ; celui
à qui on ôte la juste défense , a du moins la voix
pour gémir et se plaindre de l'injustice. Mais Jésus
ne se laisse pas cette liberté : tout est lié en lui jus-
qu'à la langue; il ne répond pas quand on l'accuse;
il ne se plaint pas quand on le frappe ; et jusqu'à ce
cri confus que forme le gémissement , triste et unique
recours de la foiblesse opprimée, par lequel elle
tâche d'attendrir les cœurs, et d'empêcher par la
pitié ce qu'elle n'a pu arrêter par la force ; il ne plaît
pas à mon Sauveur de se le permettre : bien loin de
s'emporter jusqu'aux murmures, on n'entend pas
(ï) Luc, xxii. 52, 53.
DE jÉsus-cnmsT. 447
même le son de sa voix ; « il n'ouvre pas seulement
» la bouche » : Non aperuit os suuni (0. O exemple
de patience , mal suivi par les chreliens, qui se van-
tent d'être ses disciples ! Il est si abandonné aux in-
sultes, qu'il ne pense pas même avoir aucun droit de
détourner sa face des coups. Un ver de terre que
l'on foule aux pieds , fait encore quelque foible effort
pour se retirer; et Jésus, comme une victime qui at-
tend le coup, n'en veut pas seulement diminuer la
force par le moindre mouvement de tête : Faciem
meam non averti ah increpantihus etconspuentibus (2).
Ce visage autrefois si majestueux, qui ravissoit en
admiration le ciel et la terre, il le présente droit et
immobile à toutes les indignités dont s'avise une ca-
naille furieuse. Pour quelle raison, chrétiens? Parce
qu'il est dans un état de victime, toujours attendant
le coup; c'est-à-dire dans un état de dépouillement
qui l'expose nu et désarmé, pour être en butte à
toutes les insultes, de quelque côté qu'elles puissent
venir , même des mains les plus méprisables.
L'étrange abandonnement de cette victime dé-
vouée nous est très-bien expliqué par un petit mot
de saint Pierre, en sa première épître canonique, où
remettant devant nos yeux Jésus-Christ souffrant , il
dit qu' « il ne rendoit point opprobres pour oppro-
» bres , ni malédiction pour malédiction , et qu'il
» n'usoit ni de plaintes, ni de menaces » : Ciini pa^
teretur, non comminabatur. Que faisoit-il donc, chré-
tiens, dans tout le cours de sa passion? Voici une
î)elle parole : Tradehat autem judicand se injuste (5) :
«Use livroit, il s'abandonnoità celui qui le jugeoit
CO Is. Lin. 7. — W Is. L. 6. -. (.3) /. Petr. 11. 23.
448 SUR LA PASSION
» injustement » : et ce qui se dit de son juge , se doit
entendre conse'quemment de tous ceux qui entre-
prenoient de lui faire insulte : Tradehat autem; il se
donne à eux pour faire de lui à leur volonté. Un per-
fide le veut baiser, il donne les lèvres j on le veut lier,
il présente les mains ; frapper à coups de bâton , il
tend le dos; on veut qu'il porte sa croix, il tend les
épaules; on lui arrache le poil , « c'est un agneau, dit
» l'Ecriture (0 , qui se laisse tondre «.Mais attendez-
vous , chrétiens , que je vous représente en particulier
toutes les diverses circonstances de cette sanglante
tragédie ? faut-il que j'en fasse paroître successive-
ment tous les difïérens personnages? un Mal chus qui
lui frappe la joue; un Hérode qui le traite comme
un insensé; un pontife qui blasphème contre lui; un
juge qui reconnoît et qui condamne néanmoins son
innocence? Faut-il que je promène le Fils de Dieu
par tant de lieux éloignés qui ont servi de théâtre à
son supplice , et que je le fasse paroître usant sur
son dos à plusieurs reprises toute la dureté des fouets,
lassant sur son corps toute la force des bourreaux ,
émoussant en sa tête toute la pointe des épines ? la
nuit nous auroit surpris , avant que nous pussions
achevé toute cette histoire lamentable. Parmi tant
d'inhumanités, il ne fait que tendre le cou, comme
une victime volontaire. Enfin assemblez - vous , ô
Juifs et Romains, grands et petits, peuples et sol-
dats, revenez cent fois à la charge, multipliez sans
fm les coups, les injures, plaies sur plaies , douleurs
sur douleurs, indignités sur indignités; qu'il de-
vienne l'unique objet de votre risée, comme un iu-
CO Is. un. 7.
scnse j
DE JÉSUS-CHRIST. 449
sensé; de votre fureur, comme un scélérat : Tra-
débat autem judîcanti se ; il s'abandonne à vous sans
re'serve; il est prêt à soutenir tout ensemble tout ce
qu'il y a de dur et d'insupportable dans une rail-
lerie-inhumaine, et dans une cruauté malicieuse.
Après cela, chrétiens, que reste-t-il autre chose,
sinon que nous approchions pour lire ce livre ?
Contemplez Jésus à la croix : voyez tous ses mem-
bres brisés et rompus par une suspension violente :
considérez cet homme de douleurs , qui , ayant les
mains et les pieds percés, ne se soutient plus que
sur ses blessures , et tire ses mains déchirées de tout
\e poids de son corps affaissé et abattu par la perte
du sang et par un travail inconcevable; qui, parmi
ces douleurs immenses, ne semble élevé si haut, que
pour découvrir de loin un peuple infini, qui se
moque , qui remae la tête, qui fait un sujet de risée
d'une extrémité si déplorable.
Après ces décisions si sanglantes contre tous les
biens de la terre, le monde a-t-il encore quelque
attrait caché qui puisse mériter votre estime? Non,
sans doute ; il n'a plus d'éclat. Saint Paul a raison
de dire « qu'il est mort maintenant et crucifié (0 ».
Jésus a répandu sur sa face toute l'horreur de sa
croix : dans le moment de sa mort , il fit retirer le
soleil , et couvrit de ténèbres pour un peu de temps
le monde, qui est l'ouvrage de Dieu ; mais il a
obscurci pour jamais tout ce qui brille, tout ce qui
surprend, tout ce qui éblouit dans ce monde de va-
nité et d'illusion, qui est le chef-d'œuvre du diable;
BOSSUET. XIII. - 29
/|.5o SUR LÀ PASSION
il l'a détruit principalement dans la partie la plus
éclatante, dans le trophe'e qu'il érige, dans l'idole
qu'il fait adorer, je veux dire dans le faux honneur.
C'est pourquoi son supplice, quoique très-cruel,
est encore beaucoup plus infâme : sa croix est un
mystère de douleurs ; mais encore plus d'opprobres
et d'ignominies. Aussi l'apôtre nous dit, qu' « il a
)) souffert la croix en méprisant la honte et l'igno-
» minie « : Sustinuit crucein confusione conteniptd{^) ,
Et il semble même réduire tout le mystère de sa pas-
sion à cette ignominie, lorsqu'il ajoute que Moïse
jugea que «l'ignominie de Jésus-Christ étoit un plus
)) grand trésor, que toutes les richesses de l'Egypte » :
Majores divitias œstimans thesauro yE^jptiorum ,
improperium Christi {'^). Rien de plus infâme que le
supplice de la croix, mais comme l'infamie en étoit
commune à tous ceux qui étoient à la croix, re-
marquons principalement cette dérision qui le suit
depuis le commencement jusqu'à l'horreur de sa
croix.
C'est une chose inouie que la cruauté et la risée
sejoignent ensemble dans toute leur force; parce que
l'horreur du sang répandu remplit l'ame d'images
funestes, qui répriment l'emportement de cette joie
maligne dont se forme la moquerie, et l'empêche de
se produire dans toute son étendue. Mais il ne faut
pas s'étonner si le contraire arrive en ce jour ; puis-
que l'enfer vomit son venin , et que les démons sont
comme les âmes qui produisent tous les mouvemens
que nous voyons.
Tous ces esprits rebelles sont nécessairement cruels
(ï) Hehr. XII. 3. — (*) Hcbr. xi. 26,
DE JÉSUS-CHUIST. 4^^
et moqueurs : cruels, parce qu'ils sont envieux ; mo-
queurs, parce qu'ils sont superbes : car on voit assez,
sans que je le dise, que l'exercice, le plaisir de Ten-
vie, c'est la cruauté; et que le triomphe de l'orgueil,
c'est la moquerie. C'est pourquoi, en cette journée
où régnent les esprits moqueurs et cruels , il se fait
un si étrange assemblage de dérision et de cruauté,
qu'on ne sait presque laquelle y domine : et toutefois
la risée l'emporte ; parce qu'étant l'effet de l'orgueil
qui règne dans ces esprits malheureux, au jour de
leur puissance et de leur triomphe , ils auront voulu
donner la première place à leur inclination domi-
nante. Aussi étoit-ce le dessein de notre Seigneur,
que ce fût un mystère d'ignominie ; parce que c'étoit
l'honneur du monde qu'il entreprenoit à la croix,
comme son ennemi capital : et il est aisé de connoître
que c'est la dérision qui prévaut dans l'esprit des
Juifs ; puisque c'est elle qui a inventé la plus grande
partie des supplices. J'avoue qu'ils sont cruels et
sanguinaires; mais ils se jouent dans leur cruauté,
ou plutôt la cruauté est leur jeu.
Il le falloit de la sorte, afin que le Fils de Dieu
« fût soûlé d'opprobres » , comme l'avoit prédit, le
prophète (») ; il falloit que le roi de gloire fût tourné
en ridicule de toutes manières , par ce roseau , par
cette couronne et par cette pourpre ; il falloit pous-
ser la raillerie jusque sur la croix , insulter à sa mi-
sère jusque dans les approches de la mort, enfin
inventer pour l'amour de lui une nouvelle espèce
de comédie, dont la catastrophe fût toute sanglante.
Que si l'ignominie de notre Seigneur est la prin-
(0 Thren. m. 3o.
452 SUR LA PASSION
cipale partie de sa passion , c'est cell^par conséquent
dont il y a plus d'obligation de se revêtir. Exeamus
igitur ad eum extra castra j improperiuin ejus por-
tantes. Et toutefois , chrétiens , c'est celle que Ton
veut toujours retrancher : dans les plus grandes dis-
grâces, on esta demi consolé, quand on peut sauver
l'honneur et les apparences. Mais qu'est-ce que cet
honneur , sinon une opinion mal fondée ? et cette
opinion trompeuse ne s'évanouira-t-elle jamais en
fumée, en présence d^s décisions claires et formelles
que prononce Jésus-Christ en croix? Nous sommes
convenus, Messieurs, que le Fils de Dieu a pesé les
choses dans une juste balance ; mais il n'est plus
question de délibérer ; nous avons pris sur nous
toute celte dérision et tous ces opprobres; nous
avons été baptisés dans cette infamie : In morte ip~
sius baptizati sumus (0 : or sa mort est le mystère
d'infamie, nous l'avons dit. Et quoi, tant d'oppro-
bres, tant d'ignominies, tant d'étranges dérisions,
dans lesquelles nous sommes plongés dans le saintbap-
tême, ne seront-elles pas capables d'étouffer en nous
ces délicatesses d'honneur! Non, il règne parmi les
fidèles : cette idole s'est érigée sur les débris de toutes
les autres, dont la croix a renversé les autels. Nous
lui offrons de l'encens : bien plus, on renouvelle
pour l'amour de lui les sacrifices cruels de ces an-
ciennes idoles, qu'on ne pou voit contenter que par
des victimes humaines; et les chrétiens sont si mal-
heureux que de chercher encore de vaines couleurs,
pour rendre à cette idole tronipeuse l'éclat que lui
a ravi le sang de Jésus. On invente des raisons plau-
(0 Rom. Yi. 3.
DE JÉSUS-CHRIST. 4^3
sibles et des pre'textes artificieux , pour excuser les
usurpations de ce tyran, et même pour autoriser
jusqu'à ses dernières violences; tant la discipline est
corrompue, tant le sentiment de la croix est e'teint
et aboli parmi nous. Chrétiens, lisons notre livre :
que la croix de notre Sauveur dissipe aujourd'hui
ces illusions; ne sacrifions plus à l'honneur du monde,
et ne vendons pas à Satan, pour si peu de chose,
nos âmes qui sont rachetées par un si grand prix :
c'est ma seconde partie.
SECOND POINT.
C'est une chose assez surprenante, que dans cette
vanité qui nous aveugle, et qui nous fait adorer
toutes nos pensées, il faille nous donner des leçons
pour nous apprendre à nous estimer, et à faire cas
de nous-mêmes. Mais c'est que l'homme est un grand
abîme dans lequel on ne connoît rien ; ou plutôt
l'homme est un grand prodige, et un amas confus de
choses contraires et mal assorties : il n'établit rien
qu'il ne renverse, et il détruit lui-même tous ses sen-
timens.
Une marque de ce désordre, c'est que l'homme
se cherche toujours, et ne veut pas se connoître; il
s'admire, et ne sait pas ce qu'il vaut. L'estime qu'il
fait de lui-même, fait qu'il veut conserver tout ce
qui le touche; et cependant , par le plus indigne de
tous les mépris , il prodigue son ame sans peine , et
ne daigne pas seulement penser à une perte si con-
sidérable.
Cette ame est en effet un trésor caché, c'est un or
très-fin dans de la boue, c'est une pierre précieuse
4^4 SUR LA PASSION
parmi les ordures. La terre et la mortalité dont elle
est couverte, empêchent de remarquer sa juste va-
leur. C'est pour cela qu'il a plu à Dieu que le mys-
tère de notre salut se fît par échange; afin de nous
faire entrer dans l'estime de ce que nous sommes ,
par la considération de notre prix. Ce n'est donc
point dans les livres des philosophes que nous devons
prendre une grande idée de l'honneur de notre na-
ture. La croix nous découvre par un seul regard
tout ce qui se peut lire sur cette matière. O ame,
image de Dieu , viens apprendre ta dignité à la
croix : Jésus-Christ se donne lui-même pour te rache-
ter. « Prends courage, dit saint Augustin (0, ame
» raisonnable , et considère combien tu vaux » : O
anima j érige te , tanti vales. « Si tu parois vile et
» méprisable à cause de la mortalité qui t'environne,
» apprends aujourd'hui à t'estimer par le prix auquel
» te met la sagesse même m : Si vos vobis terrenâ
fragililate vilaistis , ex pretio vestro vos appen-
dice (2). Appliquons-nous, chrétiens, à cette divine
science, et méditons le mystère de cet échange admi-
rable, par lequel Jésus-Christ s'est donné pour nous ,
afin de consommer l'œuvre de notre rédemj)tion.
Mais pour cela rappelons en notre mémoire « que
M notre péché nous avoit doublement vendus » : /^e-
numdati sub peccato C^). Il nous avoit vendus à Satan,
auquel nous appartenions, comme des esclaves qu'il
avoit vaincus; il nous avoit vendus à la justice divine,
à laquelle nous appartenions, comme des victimes
dues à sa vengeance.
(0 In Ps. cii. n. 6, tom. iv, col. tii6. — C*) Enarr. ii, in Ps,
ixxii. 71. 4, col. 189. — {}) Rom. Yii. i4«
DE JÉSUS- CHRIST. 4^^
Vous savez assez , chre'tiens , que le de'mon avoit
surmonte les hommes , et qu'ils e'toient devenus par
conséquent sa proie : « car quiconque est vaincu est
)) esclave de celui qui l'a vaincu » : A quo enitn quis
siiperalus est^ hujus et serons est{^). Dieu même l'a-
voit ainsi prononcé par un ordre admirable de sa
justice : car, comme dit excellemment saint Augus-
tin, « quoiqu'il ne fasse pas les ténèbres, néanmoins
» il les range et il les ordonne ; et il aime tellement
)) la justice, qu'il veut que la disposition en paroisse
5) même dans les ruines des péchés « : Non deserit
ordinandas ruinas peccantium i?). C'est pourquoi le
démon nous ayant vaincus, parce que nous nous
étions vendus lâchement à lui ; Dieu a voulu suivre
cette loi, qu'on devient le bien de son conquérant,
et qu'on appartient sans réserve à celui à qui l'on
se donne sans condition : et selon cette règle de jus-
tice, Dieu nous adjugea à notre vainqueur, et or-
donna, par une juste sentence, que nous fussions
livrés entre ses mains.
Lorsque Dieu touché de miséricorde, voulut nous
affranchir de ce joug de fer, « il n'usa pas, dit saint
)) Augustin (3) y de sa souveraine puissance » , et en
voici la raison. Il voulut faire comprendre à l'homme,
qui s'étoit vendu à si bas prix , combien il valoit. Et
d'ailleurs c'est que Dieu s'étoit proposé dans l'ou-
vrage de notre salut d'aller par les voies de la jus-
tice; et comme nous étions passés dans la posses-
sion de notre ennemi, en vertu d'une sentence très-
(0 IL Petr. II. ig. -.- ('-) De lib. Arh. lih. m, n. 29, t07n. i,
col. 622. -^0) De Triait, lib. xiii, n. 17 , et seq. tom. vm, coL 988 ,
et seq.
456 ' SUR LA PASSION
juste, il falloit nous retirer par les formes. O Jésus,
voici votre ouvrage : ô Je'sus, voici le miracle de
votre charité' estimable. C'est pourquoi vous avez
vu , chre'tiens , qu'il se livre volontairement à la
puissance des ténèbres, et à la fureur de l'enfer.
« Il attire, disent les saints Pères (0, notre en-
-)) nemi au combat, en lui cachant sa divinité ».
Cet audacieux s'approcha et voulut l'assujettir sous
sa servitude; mais aussitôt qu'il eut mis la main
sur celui qui ne devoit rien à la mort, parce qu'il
étoit innocent ; Dieu , qui dans l'œuvre de notre
salut vouloit faire triompher sa miséricorde , par
Tordi e de sa justice, rendit en notre faveur ce juge-
ment, par lequel il fut dit et arrêté, que le diable
pour avoir pris l'innocent, seroit contraint de lâcher
les pécheurs : il perdit les coupables qui étoient à
lui, en voulant réduire sous sa puissance Jésus-Christ,
le juste, dans lequel il n'y avoit rien qui lui appar-
tînt. Ceux qui sotit tant soit peu versés dans la lec-
ture des saints docteurs, me rendront bien ce té-
moignage, qu'encore que je n'aie point cité leurs pa-
roles, je n'ai rien dit en ce lieu, qui ne soit tiré de
leur doctrine, et que c'est en cette manière qu'ils nous
ont souvent expliqué l'ouvrage de la rédemption.
Mais il nous faut encore élever plus haut, et entrer
plus avant au fond du mystère , par des maximes
plus élevées qu'ils ont prises des Ecritures.
C'étoit à la justice divine que nous étions vendus
et livrés par une obligation bien plus équitable ,
■{^) S. Chrjsosiom. Hom. xiii. in Matth. n.i, tom.vu, p. 169.
S. Léo in Nativ. Dom. Senn, 11 , cap. m , iv. De Passion. Dont,
cap. m.
DE JÉSUS-CHRIST. 4^7
Jîiais aussi bien plus rigoureuse : car quiconque lui
est redevable ne peut s'acquitter que par sa mort ,
et ne peut la payer que par son supplice.
Non, mes Frères, nulle créature n'est capable
de re'parer l'injure infinie qu'elle a faite à Dieu par
son crime. Les tbe'ologiens le prouvent fort bien
par des raisons invincibles ; mais il suffit de vous
dire que c'est une loi prononcée au ciel, et signi-
fiée à tous les mortels par la bouche du saint Psal-
miste ; Non dahit Deo placationem suatn , nec pre-
tium redemptionis animœ suœ (0 : « Nul ne peut se
)) racheter lui-même, ni rendre à Dieu le prix de
j) son ame ». Il peut s'engager à sa justice; mais il
ne peut plus se retirer de la servitude , il ne peut
payer que par son supplice, par sa mort.
En vain le genre humain , effrayé par le sentiment
de son crime , cherche des victimes et des holo-
caustes pour les subroger en sa place ; dussent-ils
désoler tous leurs troupeaux par des hécatombes,
et les immoler à Dieu devant ses autels , il est im-
possible que la vie des bêtes paie pour la vie des
hommes; la compensation n'est pas suffisante : et
c'est pourquoi cette maxime de l'apôtre est toujours
d'une éternelle vérité, « qu'il n'est pas possible que
» les péchés soient ôtés par le sang des taureaux et
» des boucs » : Impossibile est sanguine taurorwn
et hircorum auferri peccata (2). Si bien que ceux
qui les immoloient, faisoient bien à la vérité une
reconnoissance publique de ce que méritoient leurs
crimes , mais ils n'en avançoient pas l'expiation.
« Aussi, dit le même apôtre (3), ils multiplioient
(0 Ps. xLVin. 7,8.— W Hebr. x. 4. — (3) Ibid. 1.
458 SITU LA PASSION
3) sans fin leurs holocaustes, et toujours leurs pé-
« elles demeuroient sur eux ». Puis donc qu'il n'y
' avoit parmi nous aucune ressource , que restoit-il
autre chose , sinon que Dieu réparât lui-même l'in-
justice de notre crime par la justice de notre peine,
et satisfit à sa juste vengeance par notre juste punition?
Dans cette cruelle extrémité que devenions-nous,
chrétiens, si le Fils unique de Dieu n'eût proposé
cet heureux échange, prophétisé par David, et rap-
porté par le saint apôtre (0 ? (f O Père, les holo-
» caustes ne vous ont pas plu » : c'est en vain que
les hommes tâchent de subroger en leur place
d'autres victimes , elles ne vous sont pas agréables ;
mais j'irai moi-même me mettre en leur place : tous
les hommes sont dûs à votre vengeance; mais une
victime de ma dignité peut bien remplir justement
la place même d'une infinité de pécheurs 3 Tune
dixi : Ecce "venio.
Là se vit ce spectacle de charité, spectacle de
miséricorde, auquel nous ne devrions jamais penser
sans verser des larmes. Un Fils uniquement agréable,
qui se met en la place des ennemis! L'innocent, le
juste , la sainteté même , qui se charge des crimes
des malfaiteurs! celui qui étoit infiniment riche, qui
se constitue caution pour les insolvables \
Mais, ô Père, consentirez-vous à cet échange?
pourrez-vous voir mourir votre Fils , pour donner
la vie à des étrangers ? Un excès de miséricorde lui
fera accepter cette offre ; son Fils devient sa victime
en la place de tous les mortels. Mais que n'use-t-il
entièrement de miséricorde? Je vous l'ai déjà dit,
(•) Ps. xxxix. 9, 10. Hebr. x. 5 et suw.
DE j É SU S- en m S T. 4^9
c'est qu'il veut faire triompher la mise'ricorcle dans
Tordre de justice : premièrement, chrétiens, afin
de glorifier ces deux attributs dans le mystère de
.notre salut , qui est le chef-d'œuvre de sa puissance :
mais la raison la plus importante , c'est qu'il lui
plaît de montrer ainsi son amour aux hommes; Sic
Deiis dilexit munduin (0 : « Dieu a tant aimé le
» monde ».
En effet, qui seroit capable de bien pénétrer cette
charité immense de Dieu envers nous ? Donner l'hé-
ritier pour les étrangers ! donner le naturel pour les
adoptifs ! Epanchons nos cœurs, âmes saintes, dans
une pieuse méditation de ces paroles si tendres, et
de cet échange si merveilleux. C'est déjà une bonté
incomparable que Dieu ait voulu adopter des
hommes mortels : car , comme remarque excellem-
ment saint Augustin (2), les hommes ne recourent
à l'adoption, que lorsqu'ils n'espèrent plus d'enfans
véritables : si bien qu'elle n'est établie que pour ve-
nir au secours et suppléer au défaut de la nature qui
manque. Et néanmoins , ô miséricorde ! Dieu a en-
gendré dans l'éternité un Fils , qui contente parfai-
tement son amour, comme il épuise entièrement sa
fécondité; et néanmoins , ô bonté incompréhensible î
lui qui a un Fils si parfait; par l'immensité de son
amour , par les richesses infinies d'une charité sura-
bondante, il donne des frères à ce premier né, des
compagnons à cet unique , et enfin des cohéritiers à
ce bien-aimé de son cœur. Il fait quelque chose de
plus au Calvaire : non - seulement il joint à son
propre Fils des enfans qu'il adopte par miséricorde;
(») Joan. m. 16. — (») Serin, li, n. 26, toïfi. y, col. 296, et setj.
46o SUTt LA PASSION
mais , ce qui passe toute ci éance , il livre son propre
Fils à la mort, pour faire naître les adoptifs. Qui
voudroit adopter à ce prix , et donner son fils pour
des étrangers? et néanmoins c'est ce que fait le Père
éternel : Sic Deiis dilexit mundum. Pesons un peu
ces paroles : « Il a tant aimé le monde », dit le Fils
de Dieu : voilà le principe de l'adoption ; « qu'il a
» donné son Fils unique » : voilà le Fils unique
livré à la mort ; paroissez maintenant, enfans adop-
tifs : « Afin que ceux qui croient ne périssent pas;
» mais qu'ils aient la vie éternelle » : ne voyez-vous
pas l'échange admirable ? Il donne son propre Fils
à la mort , pour faire naître les enfans d'adoption.
Cette même charité du Père qui le livre, qui l'a-
bandonne, qui le sacrifie, nous adopte, nous vivifie
et nous régénère. Comme si le Père éternel ayant vu
que l'on n'adopte des enfans que lorsque l'on a perdu
les véritables, un amotir saintement inventif lui avoit
heureusement inspiré pour nous ce conseil de misé-
ricorde, de perdre en quelque sorte son Fils, pour
donner lieu à l'adoption, et de faire mourir l'unique
héritier pour nous faire entrer dans ses droits.
Par conséquent, ô enfans adoptifs, que vous coû-
tez au Père éternel ! mais que vous êtes chers et esti-
mables à ce Père, qui donne son Fils, et à ce Fils
qui se donne lui-même pour vous! voyez à quel
prix il vous achète. Un grand prix , dit le saint
apôtre, un prix infini : Pretio empti eslis , noliiefieri
servi hominum (0 : « Vous êtes achetés d'un prix ,
« c'est-à-dire , d'un prix infini et inestimable j ne
» vous rendez pas esclaves des hommes ». Un de vos
(0 /. Cor. vu. 23.
DE jÉSUS-CliniST. f\.C)l
amis vous aborde , un de ces amis mondains qui
vous aiment pour le siècle et les vanités : il vous
veut donner un sage conseil; comme il vous honore,
dit-il, et qu'il vous estime, il de'sire votre avance-
ment -, c'est pourquoi il vous exhorte de vous em-
barquer dans cette intrigue, peut-être malicieuse,
d'engager ce grand dans vos intérêts , peut-être au
préjudice de la conscience : prenez garde soigneu-
sement , et ne vous rendez pas esclaves des hommes.
Vous avez un autre homme qui vous estime ; cet
homme c'est Jésus-Christ , qui est aussi votre Dieu :
c'est lui qui vous estime véritablement , parce qu'il
vous a acheté au prix de son sang : parce que cet
ami vous estime , il veut vous engager dans le
siècle; parce que Jésus vous estime, il veut vous
élever au-dessus du siècle : vous promettez beau-
coup, vous dit-il, et l'estime qu'il fait de vous fait
qu'il voudroit vous voir dans le monde en la place
dont vous êtes digne; mais Jésus, qui vous estime
véritablement, ne voit rien dans le monde qui vous
mérite. Car que voyez-vous dans le monde qui puisse
contenter une ame pour laquelle Jésus -Christ se
donne? Quand on vous représente ce que vous valez,
n'entrez pas tout seul dans la balance , pesez-vous
avec votre prix, et vous trouverez que rien n'est
digne de vous, que ce qui est digne aussi de Jésus-
Christ même. Pretio empti estis : ne vous rendez
pas esclave de la complaisance, ne vous donnez pas
à si bas prix , ne vous vendez pas pour si peu de
chose. « Non, non , mes Frères, dit saint Augustin ,
)> ne soyons pas vils à nous-mêmes, nous qui sommes
» si précieux au Père, qu'il nous achète au Calvaire
46'^ SUR LA PASSION
M du sang de son Fils; et encore n'étant pas content
3) de nous le donner une fois , il nous le verse tous
y> les jours sur ces saints autels » : Tarn cat^os œsti-
niat^ ut nobis quotidie Uni^eniti siii pretiosissimum
sanguineni fundat ( 0 .
Entrons aujourd'hui se'rieusement dans une grande
estime de ce que nous sommes en qualité de chre'-
tiens, et que cette pense'e nous retienne dans nos
crimes les plus secrets. Si vous aviez un témoin , ses
yeux vous inspireroient de la retenue. Si vous perdez
de vue Dieu qui vous regarde , songez du moins à
vous-même, après le prix que vous coûtez au Sau-
veur. Comptez-vous dorénavant pour quelque chose;
ayez honte de vous-même, à cause de vous-même;
respectez vos yeux et votre présence : Unusquisque
dignuin se existimet corain quo si delictum cogita-
s^eritj, eruhescat (2) : « Que chacun ait une si grande
» idée de lui-même , qu'il rougisse à la seule pensée
» du péché ».
Mais en apprenant aujourd'hui à nous estimer par
notre prix , méditons aussi attentivement, que « nous
» ne sommes pas nous-mêmes » , et regardons-nous
dans cette vue que « nous sommes des personnes
» achetées ». Jésus-Christ ne s'est pas donné à pure
perte : aussi, dit l'apôtre, « vous n'êtes plus à vous;
» car vous avez été achetés d'un grand prix » : Non
estis vestri j empti enim estis pretio magno (3). Nous
pouvons aisément connoître , non - seulement com-
bien légitimement , mais combien étroitement et in-
timement nous sommes acquis au Sauveur, si nous
(0 Senn. ccxvi, «. 3, tom. y, col. g5^. — i W »^e/7w. cgglxxi , «. 4»
tojji. V, col. 1461. — (>3) /. Cor. VI. 19, 20.
DE JÉSUS-CHRIST. 4^^
savons entendre les lois de cet e'change mystérieux.
« Ce n'a point e'tc par des choses corruptibles comme
3> de l'or ou de l'argent, que vous avez été rachetés
M de la vanité paternelle et héréditaire de votre
» première viej mais par le précieux sang de Jésus-
» Christ, comme de l'Agneau sans tache « : Nonenùn
corruptibilibus aiiro vel argento redempti estîs de
a^ana vestra conx^ersatione ; sed pretioso sajiguùie
quasi uégni immaculati Christi (0. Nous avons déjà
dit. Messieurs, que l'achat n'est pas une perte, mais
un échange; vous me donnez, et je donne : je me
dessaisis, en achetant, de ce que je donne; mais
néanmoins je ne le perds pas, parce que ce que je
reçois me tient lieu de ce que je donne , et en fait
le remplacement : lois du commerce qui ne peuvent
être renversées, sans ruiner tous les fondemens de
la société humaine. Ce n'est pas sans raison, Mes-
sieurs , que l'Ecriture nous dit si souvent, que Jésus-
Christ s'est donné pour nous. Il ne nous achète pas ,
dit saint Pierre, ni par or ni par argent , ni par des
richesses mortelles ; car étant maître de tout l'uni-
vers , cela ne lui coûtoit rien : mais parce qu'il nous
vouloit acheter beaucoup pour marque de son es-
time , il a voulu qu'il lui en coûtât; et afin que nous
entendions jusqu'à quel point nous lui sommes chers,
il a donné son sang d'un prix infini ; il a voulu se
donner lui-même : par conséquent nous lui tenons
lieu de sa chair, de son sang, de sa propre vie; et
par conséquent, lorsque nous nous retirons de lui,
nous [lui] faisons la même injure, que si nous lui
arrachions un de ses membres. Nous portons sa
(0 /. -Peï/-. 1. î8, 19.
4^4 SUR LA VASSION
croix sur nos fronts, nous sommes teints de son
sang; n'effaçons pas les marques d'une si glorieuse
servitude ; consacrons au Sauveur toute notre vie,
puisqu'il l'a si bien achetée , et ne rompons pas un
marché qui nous est si avantageux. Car comme il
ne nous achète que comme Sauveur , il ne nous
achète que pour nous sauver ; et il va combattre à
toute outrance, si je puis parler de la sorte, contre
la justice de son Père, pour nous gagner le ciel qu'elle
nous ferme.
TROISIÈME POINT.
Il n'y a rien qui attache les attentions, comme
le spectacle d'un grand combat qui décide des inté-
rêts de deux puissances opposées : les voisins inté-
ressés le considèrent avec tremblement ; et les plus
indifférens sont émus dans l'attente d'un événement
si remarquable.
J'ai à vous proposer ici un combat, où se décide
la cause de notre salut; dans lequel un Dieu combat
contre un Dieu , le Fils contre son Père , et en quel-
que sorte contre lui-même. Mais comme on ne com-
bat contre Dieu, qu'en lui cédant; le Dieu-homme
qui est le tenant contre la justice divine , pendant
qu'elle marche contre lui personnellement armée
de toutes ses vengeances , paroît arme de sa part
d'une obéissance profonde : toutefois par cette obéis-
sance toute puissante , la justice divine est vaincue ,
les portes du ciel sont forcées, et l'entrée en est ou-
verte aux enfans d'Adam, qui en étoient exclus par
leurs crimes. « Il est entré une fois d^ans le sanc-
M tuaire avec son propre sang, nous ayant acquis
» une
I
DE JÉSUS-CHIUST. 4^^^
» une rédemption éternelle « : Perproprium sangui-
nem introivil semel in sanctUj ceternd redemptione
irwentâ (0.
C'est ici la principale partie de la passion du Sau-
veur, et c'est, pour ainsi dire, Tanie du mystère;
mais c'est un secret incompréhensible. Un Dieu qui
se venge sur un Dieu , un Dieu qui satisfait à un Dieu ;
qui pourroit approfondir un si grand abîme? Les
bienheureux le voient, et ils en sont étonnés; mais
qu'en peuvent penser les mortels ? Disons néan-
moins. Messieurs, selon notre médiocrité, ce qu'il
a plu à Dieu que nous en sussions par son Ecriture
divine, et apprenons premièrement du divin apôtre
quelles armes tient en main le Père , quand il mar-
che contre son Fils. Il est armé de son foudre , je
veux dire de cette terrible malédiction qu'il lance
sur les têtes criminelles. Quoi, ce foudre tombera-
t-il sur le Fils de Dieu ? Ecoutez l'apôtre saint Paul :
ce II est fait pour nous malédiction »; Factus pro
nohis niaïedictum (2) : le grec porte exécration.
Pour entendre le sens de l'apôtre, vous voyez
qu'il faut méditer avant toutes choses quelle est la
force , quelle est l'énergie de la malédiction divine ;
mais il faut que Dieu l'explique lui-même par la
bouche du divin Psalmiste. Induit nialedictioneni
sicut vestiinentum ^ et intravit siciit aqua in interiora
ejus et sicut oleum in ossibus ejus (P) : « La malédic-
» tion l'environne comme un vêtement , elle entre
)> comme de l'eau dans son intérieur, et pénètre
» comme de l'huile jusqu'à ses os ». Voilà donc trois
(0 Hebr.ix. 12. — (2) Qal.m. i3» — Q) Ps.cviu. 17.
BOSSUEÏ. XIII. 3o
^S6 SUR LA PASSION
effets terribles de la divine malédiction. Elle envi-
ronne les pécheurs par le dehors; elle entre jusqu'au
dedans , et s'attache aux puissances de leur ame :
mais elle passe encore plus loin ; elle pénètre , comme
de l'huile, jusqu'à la moelle de leurs os : elle perce
jusqu'au fond de leur substance. Jésus chargé des
péchés des hommes , en qualité de répondant et de
caution, est frappé de ces trois foudres, ou plutôt
de ces tr/^f's dards du foudre de Dieu. Expliquons
ceci en peu de paroles , autant que le sujet le pourra
permettre.
L'un des privilèges des justes, c'est que Dieu les
assure, dans les saintes Lettres, que sa miséricorde
les environne. « Celui qui espère au Seigneur, sera
» environné de sa miséricorde » : Sperantem autem
in Domino inisericordia circumdabit (0. Il veut par-
là que nous entendions, qu'il fait, pour ainsi dire,
la garde autour d'eux , pour détourner de sa main
les coups qui menacent leurs têtes ; qu'il bride la
puissance de leurs ennemis, et qu'il les met à couvert
de toutes les insultes du dehors, sous l'aile de sa
protection.
Ainsi le premier degré de malédiction , c'est que
Dieu retire des pécheurs cette protection extérieure,
et les laisse par conséquent exposés à un nombre
infmi d'accidens fâcheux , qui menacent de toutes
parts la foiblesse humaine. Je vous ai déjà fait voir,
chrétiens, que Jésus a été réduit à ce triste état par
la volonté de son Père ; qu'il s'y est assujetti volon-
tairement en qualité de victime; et comme ce que
j'aurois à dire sur ce sujet, tomberoit à peu près
(») Ps, XXXI. lo.
DE JÉSUS-CTMITST. 4^7
dans le même sens de ma première partie , pour ne
vous point accabler par des redites dans un discours
de'jà assez long, je remarquerai seulement cette cir-
constance.
C'est que la protection de Dieu sur les justes leur
est promise , principalement dans le temps des af-
flictions ; parce que Dieu, comme un bon ami, se
plaît de faire paroître à ses serviteurs , dans le temps
des adversite's , la fidélité de ses soins. De là vient
que, lorsqu'il semble les abandonner, il fait luire
sur eux ordinairement par certaines voies impré-
vues , qui ne manquent jamais à sa providence ,
quelque marque de sa faveur. Jésus n'en voit pas la
moindre étincelle ; si bien qu'en se plaignant que
Dieu le délaisse (0, dans les termes du Roi prophète,
il pouvoit encore ajouter ce qu'il dit en un autre
lieu (2) : Ut qidd , Domine „ recessisti longe? « O
» Dieu ! pourquoi vous êtes-vous retiré si loin « ,
qu'il semble que je vous perde de vue ? Despicis in
opportunitatibus : « Vous , qui vous glorifiez d'être
» si fidèle , vous me dédaignez dans l'occasion , lors-
î) que j'ai le plus besoin de votre secours » ; Despicis
in opportunitatibus : et quelle est cette occasion ? In
tribulatione : « O Dieu ! vous me méprisez dans l'ex-
5) trémité de mes angoisses ».
Voilà l'état du Sauveur. Mais disons ici en passant
aux enfans de Dieu qui semblent abandonnés parmi
leurs ennuis, qu'ils considèrent Jésus , qu'ils sachent
que Dieu, cet ami fidèle, ne nous manque jamais
aux occasions : mais ce n'est pas à nous de les lui
prescrire; elles dépendent de l'ordre de ses décrets,
(0 Ps. XXI. 1 . — (2) Ps. IX. 22.
468 SUR LA PASSION
et non de l'ordre des temps : il suffit que nous soyons
assurés qu'il viendra infailliblement à notre secours,
pourvu que nous ayons la force d'attendre.
Après ce mot de consolation que nous devions ,
ce me semble, aux affligés, revenons maintenant au
Fils de Dieu , et voyons la divine malédiction qui
commence à pénétrer son intérieur, et le frappe dans
les puissances de l'ame j suivons toujours l'Ecriture
sainte et ne parlons point sans la loi.
J'ai appris de cette Ecriture que Dieu a un visage
pour les justes, et un visage pour les pécheurs : le
visage qu'il a pour les justes est un visage serein
et tranquille , qui dissipe tous les nuages , qui
CÊ^lme tous les troubles de la conscience ; un visage
doux et paternel , « qui remplit l'ame d'une sainte
» joie 5) : Adimplebis me lœtitiâ cum vultu tuo (0.
O Jésus ! il étoit autrefois pour vous : autrefois ;
mais maintenant la chose est changée. Il y a un
autre visage que Dieu tourne contre les pécheurs ;
un visage dont il est écrit : Vultus aulem Domini
super facientes inaia (^) : « Le visage de Dieu sur
» ceux qui font mal îj ; visage terrible et épouvan-
table, le visage de la justice irritée, dont Dieu étonne
les réprouvés. Ah ! si nous pouvions ouvrir les yeux
pour considérer ce visage ! Jésus lui-même en est
étonné , parce qu'il porte l'image d'un criminel.
Voyez en l'image et en la peinture ce que c'est qu'un
crime réel, ce que c'est qu'un pécheur véritable. Si
in viridi lîgno hœc faciunt, in arido quid Jîet (5) ?
« Si le bois verd est ainsi traité , que sera-ce du bois
» sec » ? O grâce ! ô rémission ! ô salut des hommes!
C>) Ps. XV. II. — W Ps. XXXIII. 1 ^. — (.3) iiHQ^ XXIII. 3 1 .
DE JÉSUS-CHRIST. 4^9
que vous coûtez à Jésus ! Son Père lui paroît avec
ce visage ; il lui montre cet œil enflammé ; il lance
contre lui ce regard terrible, « qui allume le feu
» devant lui « : Ignis in conspectu ejus exardcsceti^),
11 le regarde enfin comme un criminel , et la vue de
ce criminel lui fait en quelque sorte oublier son
Fils.
Mon Sauveur en est étonné. Voyez comme il entre
aussi dans ce sentiment, et comme il prend en vé-
rité l'état de pécheur. Ah ! c'est ici mon salut. Je
me plais de m'occuper dans cette pensée : j'aime à
voir que mon Sauveur prend mes sentimens ; parce
que c'est en cette manière qu'il me donne la li-
berté de prendre les siens : parce qu'il parle à Dieu
comme un pécheur, ah ! c'est ce qui me donne la
liberté de parler comme un innocent. Je remarque
donc , âmes saintes , que dès le commencement de
sa passion , il ne parle plus à Dieu qu'en tremblant :
lui qui priant autrefois commençoit sa prière par
l'action de grâces ('2), assuré d'être toujours ouï; lui
qui disoit si hardiment , « Père , je le veux (3) » ; dans
le jardin des Olives il commence à tenir un autre
langage. « Père, dit -il, s'il est possible; Père, si
» vous voulez , détournez de moi ce calice : non ma
» volonté, mais la vôtre (4) ». Est-ce là le discours
d'un Fils bien - aimé ! Eh ! vous disiez autrefois si
assurément : « Tout ce qui est à vous , est à moi ;
5> tout ce qui est à moi , est à vous (^) ». Il a été un
temps qu'il pouvoit parler de la sorte : maintenant
que le Fils unique est caché et enveloppa sous le
(») Ps. xLix. 4- — i"^) Joan. xi. /^i, ^2. — (3) /o««. xvn. 24
{'\)Ma1th. XXVI. 39. Luc. xxii. [\'i. — (.^J Joan. xvir. lo.
470 SUU LA PASSION
pécheur, il n'ose plus lui parler avec cette liberté
première, il prie avec tremblement; et enfin, dans
la suite de sa passion, se voyant toujours traité comme
un criminel , ne découvrant plus aucuns traits de la
bonté de son Père, il n'ose plus aussi lui donner ce
nom ; et pressé d'une détresse incroyable , il ne l'ap-
pelle plus que son Dieu: « Mon l)ieu, mon Dieu ,
» pourquoi m'avez-vous abandonné » ? Deus meus ,
Deas meus ^ ut quid dereliquisti me (0 ?
Mais la cause principale de cette plainte , c'est
que la colère divine , après avoir occupé toutes ses
puissances, avoit produit son dernier effet, en per-
çant et pénétrant jusqu'au fond de l'ame. Je n'aurois
jamais fini ce discours , si j'entreprenois de vous ex-
pliquer combien ce coup est terrible. Il suffit que vous
remarquiez qu'il n'appartient qu'à Dieu seul d'aller
chercher l'ame jusque dans son centre. Le passage
en est fermé aux attaques les plus violentes des créa-
tures : Dieu seul , en la faisant , se l'est réservé ; et
c'est par-là qu'il la prend , « quand il veut la ren-
» verser parles fondemens » , selon l'expression pro-
phétique : Commovehitillos afundamentis ('^). C'est
ce qui s'appelle dans l'Ecriture , « briser les pé-
3> cheurs » ; Deus conteret eos (5). Voyez ici com-
bien il est terrible de tomber entre les mains du Dieu
vivant : c'est pour cela que Dieu a suivi cette voie
de justice. Isaïe l'a dit clairement dans ce beau cha-
pitre , qui s'entend de Jésus - Christ à la lettre ,
« Le Seigneur l'a voulu briser » ; Domimis voluit
conterer^ eum in infirmilate. (4) : et pour achever
(i) MaUh. xxvii. 4^. — {V Slip. ly. 19. — (3) Job. xxxiv. 24. —
{J\) I5. LUI. 10.
DE JÉSUS-C HIll ST. 471
la perfection de son sacrifice , il l'alloit qu'il fût en-
core froisse' par ce dernier coup.
Je ne crains point de dire que tous les autres tour-
mens de notre Sauveur, quoique leur rigueur soit
insupportable, ne sont qu'une ombre et une peinture
en comparaison des douleurs, de l'oppression, de
l'angoisse que souffre son ame très-sainte , ^ous la
main de Dieu qui la froisse.
De quelle sorte le Fils de Dieu a pu ressentir ce
coup de foudre , c'est un secret profond qui passe
de trop loin notre intelligence ; soit que sa divinité
se fût comme retirée en elle-même; soit que ne fai-
sant sentir sa présence qu'en une certaine partie de
son ame , ce qui n'est pas impossible à Dieu , « dont
» la vertu pénétrante , comme dit saint Paul (0, va
M jusqu'aux divisions les plus délicates de ]'ame
» d'avec l'esprit » , elle eût abandonné tout le reste
aux coups de la vengeance divine ; soit que , par
quelque autre miracle inconnu et inconcevable aux
mortels, elle ait trouvé le moyen d'accorder en-
semble l'union très-étroite de Dieu et de l'homme ,
avec cette extrême désolation où l'homme- Jésus-
Christ a été plongé sous les coups redoublés et mul-
tipliés de la vengeance divine. Quoi qu'il en. soit, et
de quelque sorte que se soit accompli un si grand
mystère en la personne de Jésus - Christ , toujours
est-il assuré qu'il n'y avoit que le seul effort d'une
détresse incompréhensible, qui pût arracher du fond
de son cœur cette plainte étrange qu'il fait à son
Père; Quare me dereliquisti? « Pourquoi m'avez-
» vous abandonné » ?
(0 Hcb. IV. 12.
47^ SUR LA PASSION
Le croirions-nous, chrétiens, si l'Ecriture divine
ne nous l'apprenoit , que pendant cette guerre ou-
verte qu'un Dieu vengeur faisoit à son Fils , le mys-
tère de notre paix se ne'gocioit ? On avançoit pas à
pas la conclusion d'un si grand traite'; et « Dieu
j) étoit en Christ, se réconciliant le monde (Ow.
Comme on voit quelquefois dans un grand orage, le
ciel semble s'éclater et fondre tout entier sur la
terre; mais en même temps qu'il se décharge, il
s'éclaircit peu à peu jusqu'à ce qu'il reprend enfin
sa première sérénité, calmé et appaisé, si je puis
parler de la sorte , par sa propre indignation ; ainsi
la justice divine , éclatant sur le Fils de Dieu de
toute sa force , se passe peu à peu en se déchargeant ;
la nue crève et se dissipe ; Dieu commence à ouvrir
aux enfans d'Adam cette face bénigne et riante : et
par un retour admirable, qui comprend tout le
mystère de notre salut ; pendant qu'il frappe sans
miséricorde son Fils innocent pour l'amour des
hommes coupables, il pardonne sans réserve aux
hommes coupables pour l'amour de son Fils innocent.
Mais aussi c'est que sa rigoureuse justice fut si forte-
ment combattue parle Fils de Dieu, qu'il fallut enfin
qu'elle se rendît et qu'elle laissât emporter le ciel à
une si grande violence. O ciel , enfin tu nous es ou-
vert : nous ne sommes plus des bannis, chassés hon-
teusement de notre patrie. C'est ici qu'il faut lire
notre instruction : car nous avons aussi à conquérir
le ciel ; mais il faut l'attaquer par les mêmes armes.
Le Sauveur s'est donc servi de deux sortes d'armes
contre la sévérité de son Père; la contrition et l'obéis-
(0 //. Cor. V. 19.
DE JÉSUS-CITÏÏIST. 47^
sance. Car comme elle avoit pour objet le pc'clie des
hommes, et qu'il falloit en de'truire la coulpe et la
peine, il a opposé à la coulpe une douleur immense
des crimes; Magna est ^velut mare contritio tua (0 ;
et satisfait à la peine par une obéissance infatigable ,
détermine'e à tout endurer. Disons l'un et l'autre en
peu de paroles; c'est la moralité de ce discours.
Je dis premièrement, chrétiens, que se trouvant
chargé , investi , accablé des péchés du monde , il
les envisage tous en détail; il les pèse à cette juste
balance de sa divine sagesse ; il les confronte aux
règles immuables , dont elles violent l'équité par leur
injustice; et connoissant parfaitement, pénétrant
profondément leur énormité, par l'opposition aux
principes, il gémit sur tous nos désordres, avec toute
l'amertume, que chacun mérite. Ah! disoit autre-
fois David : « Mes iniquités m'ont saisi et environné
)) de toutes parts, elles se sont multipliées plus que
» les cheveux de ma tête m; et pendant que je m'ap-
plique à les déplorer , « mon cœur tombe en défail-
» lance » , ne pouvant fournir à tant de larmes :
Comprehenderunt me iniquitates meœ j, m^ultiplicatce
sunt super capillos capitis m,ei; et cor meum dereli-
quit me (2). Que dirai-je donc maintenant de vous ,
ô cœur du divin Jésus, environné et saisi par l'infi-
nité de nos crimes? Où avez-vous pu trouver place
à tant de douleurs qui vous percent, à tant de regrets
qui vous déchirent?
En unité de cette douleur par laquelle le Fils de
Dieu déplore nos crimes, brisons nos cœurs devant
lui, par l'esprit de componction : car qu'attendons-
(0 Thren. 11. i3. — (^} Vs, xxxix. 16, 17.
4;4 SUR LA PASSIOÎf
nous, chrétiens, à regretter nospe'chés? jamais nous
n'en verrons l'horreur plus à découvert que dans la
croix de Jésus. Dieu nous a voulu donner ce spec-
tacle, de Ja haine qu'il a pour eux , et de la rigueur
qu'ils attirent; afin que les voyant si horribles en la
personne du Fils de Dieu , où ils ne sont que par
transport, nous pussions comprendre par-là quels
ils doivent être en nos cœurs , dans lesquels ils ont
pris naissance. Çà donc, ô péché régnant! ô iniquité
dominante ! que je te recherche aujourd'hui dans le
fond de ma conscience. Est-ce un attachement vi-
cieux? est-ce un désir de vengeance? une inimitié in-
vétérée? O vengeance! ose-tu paroître, quand Jésus
outragé à l'extrémité, demande pardon pour ses en-
nemis? Vous le savez, je ne le sais pas-, mais je sais
que tant que vous la laisserez régner dans vos cœurs,
le ciel, toujours d'airain sur vos têtes, vous sera
fermé sans miséricorde; et au contraire, que la jus-
tice divine toujours inflexible et inexorable, ouvrira
sous vos pas toutes les portes de l'abîme. Renversez
donc aujourd'hui ce règne injuste et tyrannique :
donnez cette victoire à Jésus -Christ; que sa croix
emporte sur vous cet attachement, ou cette aversion
criminelle ; qu'il brise une liaison mal assortie; qu'il
renoue une rupture mal faite : délivrez-nous de la
tyrannie [de cette passion] par l'efïbrt d'une contri-
tion sans mesure. Le Fils de Dieu commence à gé-
mir; suivez et sanctifiez votre repentir par la société,
de ses douleurs.
Mais pour surmonter tout-à-fait la justice de Dieu
son Père , il s'arme encore de l'obéissance : sur quoi
je vous dirai seulement ce mot, car il est temps de con-
DE JÉSUS-CHRIST. 47 ^
dure, que ce qu'il y a de plus important pour conten-
ter la justice, c'est l'acceptation volontaire de tous les
supplices, c'est la pratique de l'obéissance d'adorer la
justice de Dieu, non-seulement en elle-même, mais
dans son propre supplice. Deus_, Deus meiiSj, quare me
dereliquisti? C'est la plainte du délaissement ; mais il
confesse en même temps qu'il est équitable : Lon^e
à soluté mea verba deliciorum meorum (0 : les pé-
chés, qui sont devenus les miens par transport,
l'ont bien mérité: c'est pourquoi, dès le commence-
ment de sa passion, il ne parle plus de son innocence;
il ne songe qu'à porter les coups. Ainsi s'étant abaissé
infiniment davantage , qu'Adam ni tous ses enfans
n'ont été rebelles, il a réparé toutes les injures par
lesquelles ils déshonoroient la bonté de Dieu. La
justice divine s'est enfin rendue et a ouvert toutes
les portes de son sanctuaire.
« Ayant donc cette confiance de pouvoir entrer
)) dans le sanctuaire , ayant cette voie nouvelle que
« le Fils de Dieu nous a ouverte, je veux dire sa
)) sainte chair, qui est la propitiation de nos crimes;
» approchons -nous de lui avec un cœur vraiment
» sincère, et avec une pleine foi « : Hahenles jida-
ciam in introitu sancioriun in sanguine Cliristi, quam
initiavitnobis viain novani et viventem per velamen^
id estj carneni suam;.,, accedamus cum vero corde
in plenitudine fidei ('^). Suivons, mes Frères, après
Jésus -Christ; mais il faut combattre aussi bien que
lui contre la justice. Mais n'est-ce pas assez qu'il l'ait
désarmée, et qu'il ait porté en lui-même tout le far-
deau de ses vengeances? Ne croyez pas qu'il ait tant
(•) Ps. xxr. I. — (2) Uel. x. iq, 20, 21.
47^ SUll LA l^ASSiON
souffert pour nous faire aller au ciel à notre aise. Il a
soutenu tout le grand effort pour payer nos dettes j
il nous a laissé de moindres épreuves, mais néan*
moins nécessaires pour entrer en conformité de son
esprit , et être honoré de sa ressemblance.
Approchons du sacrement de la pénitence avec
un esprit généreux , résolus de satisfaire à la justice
divine par une pénitence ferme et vigoureuse. La
satisfaction nous doit rendre conformes à Jésus cru-
cifié : mon Sauveur, quand je vois votre tête cou-
ronnée d'épines, votre chair déchirée, votre corps
tout couvert de plaies, votre ame percée de tant de
douleurs; je dis aussitôt en moi-même : Quoi donc,
une courte prière, ou quelque légère aumône , ou
quelque effort médiocre sont-ils capables de me cru-
cifier avec vous? ne faut-il point d'autres clous pour
percer mes pieds , qui tant de fois ont couru aux
crimes , et mes mains qui se sont souillées par tant
d'injustices? Que si notre délicatesse ne peut plus
supporter les peines du corps que l'Eglise imposoit
autrefois par une discipline si salutaire, récompen-
sons-nous sur les cœurs : ne sortons point les yeux
secs de ce grand spectacle du Calvaire. « Tous ceux
» qui assistoient, dit saint Luc , s'en retournoient
i) frappant leurs poitrines »; Percutientes pectora
sua revertehantur (0. Jésus -Christ mourant avoit
répandu un certain esprit de componction et de pé-
nitence : qu'il ne soit pas dit, chrétiens, que nous
soyons plus durs que les Juifs; [autrement] Dieu
vengera sur nous la mort de son Fils. Faisons reten-
tir tout le Calvaire de nos cris et de nos sanglots ;
(0 Luc. xxiii. 48.
DEJÉSTJS-CIIRIST. 4^7
pleurons amèrement nos iniquite's; irritons- nous
saintement contre nous-mêmes; rompons tous ces
indignes commerces; quittons cette vie mondaine el
licencieuse ; mourons enfin au péclié avec Jésus-
Christ : c'est lui-même qui nous le demande.
Je'sus, qui n'a jamais cessé d'exhorter les hommes
à se repentir de leurs crimes , jusqu'à l'extrémité de
son agonie , ramasse ses forces épuisées : il fait un der-
nier effort, lui dont le cri a été ouï du Lazare jus-
qu'au tombeau ; « dont les morts entendront la voix,
)) et ceux qui l'entendront vivront » : Mortui au-
dienl vocem Filii Dei; et qui audierint, vivent (0,
Ecoutez ce grand cri qu'il fait en mourant, qui
étonne le Centenier qui le garde, qui arrête tous
les yeux des spectateurs , qui étonne toute la na-
ture , et que le ciel et la terre écoutent par un silence
respectueux : c'est qu'il vous invite à la pénitence;
il vous avertit de sa mort prochaine, afin que vous
mouriez avec lui. Il va mourir , il baisse la tête ,
ses yeux se fixent , il passe , il expire : c'en est fait ;
il a rendu l'ame. Et bien sommes -nous morts avec
lui? allons-nous commencer une vie nouvelle par la
conversion de nos mœurs? puis- je l'espérer, chré-
tiens? quelle marque m'en donnerez -vous? Ah! ce
n'est pas à moi qu'il la faut donner : donnez-la au
sauveur Jésus , qui vous la demande. Ne sortez point
de ce temple sans lui confesser vos péchés dans l'a-
mertume de vos cœurs : entrez dans les sentimens
de sa mort par les douleurs de la pénitence ; et vous
participerez bientôt au bonheur de sa résurrection
glorieuse. Amen*
(0 Joan.Y. '.>.!).
478
SUR LA PASSION
Iir SERMON
po¥n
LE VENDREDI SAINT,
PRÊCHÉ DEVANT LE ROI.
SUR LA PASSION DE N. S. JÉSUS-CHRIST.
Fermeté immobile , magnificence et équité du testament de Jésus.
Nécessité de l'effusion de son sang : avec quelle ardeur et quelle
profusion il le répand. Motifs que sa passion nous fournit d'une
sainte horreur contre les désordres de notre vie et d'un généreux
détachement de la créature. Raisons des souffrances qu'il endure et
de l'ignominie dont il est couvert. Impression que nous devons res-
sentir de ses douleurs pour avoir part à la grâce qu'elles nous ont
méritée. Peinture vivante de Jésus-Christ mourant dans les pauvres :
sa passion retracée dans leur personne.
Hic est sanguis meus novi testamenti.
C'est ici mon sang, le sang du nouveau testament, Matt.
XXVI. 28.
J_jE testament de Jésus- Christ a été scellé et ca-
cheté durant le cours de sa vie; il est ouvert aujour-
d'hui publiquement sur le Calvaire, pendant que
l'on y étend Jésus à la croix : c'est là qu'on voit ce
testament gravé en caractères sanglans sur sa chair
indignement déchirée j autant de plaies, autant de
DE JÉSUS- CHRIST. /\.'Ji)
lettres; autant de gouttes de sang qui coulent de
cette victime innocente, autant de traits qui portent
empreintes les dernières volonte's de ce divin Testa
leur. Heureux ceux qui peuvent entendre cette belle
et admirable disposition que Jésus a faite en notre
faveur, et qu'il a confirme'e par sa mort cruelle ! Nul
ne peut connoître cette e'criture , que l'esprit de Jésus
ne l'éclairé, et que le sang de Jésus ne le purifie. Ce
testament est ouvert à tous : et les Juifs et les gentils
voient le sang et les plaies de Jésus crucifié; « mais
» ceux-là n'y voient que scandale, et ceux-ci n'y
« voient que folie (0 ». Il n'y a que nous, chrétiens,
qui apprenons de Jésus - Christ même que le sang
qui coule de ses blessures est le sang du nouveau
testament; et nous sommes ici assemblés, non tant
pour écouter, que pour voir nous-mêmes dans la
passion du Fils de Dieu la dernière volonté de ce
cher Sauveur, qui nous a donné toutes choses, quand
il s'est lui-même donné pour être le prix de nos âmes.
Il y a dans un testament trois choses considéra-
l)les : on regarde en premier lieu si le testament est
bon et valide: on regarde en second lieu de quoi
dispose le testateur en faveur de ses héritiers : et on
regarde en troisième lieu ce qu'il leur ordonne. Ap-
pliquons ceci, chrétiens, à la dernière volonté de
Jésus mourant : voyons la validité de ce testament
mystique, par le sang et par la mort du testateur :
voyons la magnificence de ce testament, par les
biens que Jésus-Christ nous y laisse : voyons l'é-
quité de ce testament, par les choses qu'il nous y
ordonne. Disons encore une fois ^ afin que tout le
CO /. Cor. I. 23.
/}.8o SUll LA PASSION
monde l'entende , et proposons le sujet de tout ce
discours. J'ai dessein de vous faire lire le testament
de Jésus, écrit et enfermé dans sa passion : pour
cela, je vous montrerai combien ce testament est
inébranlable , parce que Jésus l'a écrit de son propre
sang : combien ce testament nous est utile , parce
que Jésus nous y laisse la rémission de nos crimes :
combien ce testament est équitable , parce que Jé-
sus nous y ordonne la société de ses soufi'rances :
voilà les trois points de ce discours. Le premier nous
expliquera le fond du mystère de la passion ; et les
deux autres en feront voir l'application et l'utilité :
c'est ce que j'espère de vous faire entendre avec le
secours de la grâce.
PREMIER POINT.
Comme toutes nos prétentions sont uniquement
appuyées sur la dernière disposition de Jésus mou-
rant , il faut établir avant toutes choses la validité
de cet acte, qui est notre titre fondamental : ou plu-
tôt , comme ce que fait Jésus-Christ , se soutient
assez de soi-même ; il ne faut pas tant l'établir , qu'en
méditer attentivement la fermeté immobile ; afin
d'appuyer dessus notre foi. Considérons donc, chré-
tiens, quelle est la nature du testament de Jésus :
disons en peu de paroles ce qui sera de doctrine, et
seulement pour servir d'appui j et ensuite venons
bientôt à l'application. Un testament , pour être va-
lide, doit être fait selon les lois : chaque peuple,
chaque nation a ses lois particulières. Jésus, sou-
mis et obéissant, avoit reçu la sienne de son Père;
et comme dans l'ordre des choses humaines il y a des
teslamens
DE JÉSUS- CHRIS T. 4^*^
testamens qui doivent être écrits tout entiers de la
propre main du testateur, celui de notre Sauveur
a ceci de particulier , qu'il devoit être écrit de son
propre sang^ et ratifié par sa mort, et par sa mort
violente. Dure condition qui est imposée à ce chari-
table Testateur; mais condition nécessaire, que saint
Paul nous a expliquée dans la divine Epître aux Hé-
breux. « Un testament, dit ce grand apôtre (0 , n'a
« de force que par le décès de celui qui teste : tant
» qu'il vit le testament n'a pas son elFet ; de sorte
» que c'est la mort qui le rend fixe et invariable » :
c'est la loi générale des testamens. « Il falloit donc,
» dit l'apôtre , que Jésus mourût ; afin que le nou-
)) veau Testament, qu'il a fait en notre faveur, fût
» confirmé par sa mort ». Une mort commune ne
suffisoit pas; il falloit qu'elle fût tragique et san-
glante; il falloit que tout son sang fût versé et toutes
ses veines épuisées, afin qu'il nous pût dire aujour-
d'hui : « Ce sang, que vous voyez répandu pour la
M rémission des péchés , c'est le sang du nouveau
» Testament » qui est rendu immuable par ma mort
cruelle et ignominieuse ; Hic est enim sanguis meus
novi Testainenti ^... in remissionem peccatorwn ('^).
Que si vous me demandez pourquoi ce Fils bien-
aimé avoit reçu d'en-haut cette loi si dure , de ne
pouvoir disposer d'aucun de ses biens , que sous une
condition si onéreuse ; je vous répondrai en un mot,
que nos péchés l'exigeoient ainsi. Oui, Jésus eût
bien pu donner, mais nous n'étions pas capables de
rien recevoir; notre crime nous rendoit infâmes, et
(») Heb. IX. 16, 17. — (*) Matth. xxvi. 28.
BOSSUEÏ. XIII. 3l
482 SUR LA PASSION
entièrement incapables de recevoir aucun bien : car
les lois ne permettent pas de disposer de ses biens en
faveur de criminels condamnés, tels que nous étions
par une juste sentence. Il falloit donc auparavant
expier nos crimes : c'est pourquoi le charitable Jésus,
voulant nous donner ses biens qui nous enrichissent,
il nous donne auparavant son sang qui nous lave ;
afin qu'étant purifiés, nous fussions capables de re-
cevoir le don qu'il nous a fait de tous ses trésors.
Allez donc , ô mon cher Sauveur , allez au jardin des
Olives , allez en la maison de Caïphe , allez au pré-
toire de Pilate, allez enfin au Calvaire ; et répandez
partout avec abondance ce sang du nouveau testa-
ment, par lequel nos crimes sont expiés et entière-
ment abolis.
C'est ici qu'il faut commencer à contempler Jésus-
Christ dans sa passion douloureuse, et à voir couler
ce sang précieux de la nouvelle alliance , par lequel
nous avons été rachetés : et ce qui se présente d'abord
à mes yeux, c'est que ce divin sang coule de lui-
même dans le jardin des Olives; les habits de mon
Sauveur sont percés et la terre toute humectée de
cette sanglante sueur qui ruisselle du corps de Jésus.
O Dieu ! quel est ce spectacle qui étonne toute la
nature humaine ! ou plutôt quel est ce mystère qui
nettoie et qui sanctifie la nature humaine! je vous
prie de le bien entendre.
N'est-ce pas que notre Sauveur savoit que notre
salut étoit dans son sang, et que, pressé d'une ar-
deur immense de sauver nos âmes, il ne peut plus
retenir ce sang qui contient en soi notre vie bien plus
que la sienne ? Il le pousse donc au dehors par le
DE J ES US- Cil m ST. 4-83
seul cflbrt de sa cliarite' ; de sorte qu'il semble que
ce divin sang, avide de couler pour nous, sans at-
tendre la violence étrangère , se déborde déjà de
lui-même, poussé par le seul effort de la cbarité.
Allons, mes Frères, recevoir ce sang : « Ah! terre,
M ne le cache pas « ; Terra , ne operias saiigidnem
istum (0 : c'est pour nos âmes qu'il est répandu , et
c'est à nous de le recueillir avec une foi pieuse.
Mais cette sueur inouie me découvre encore un
autre mystère. Dans ce désir infini que Jésus avoit
d'expier nos crimes, il s'étoit abandonné volontai-
rement à une douleur infinie de tous nos excès : il
les voyoit tous en particulier, et s'en afîligeoit sans
mesure , comme si lui-même les avoit commis; car il
en étoit chargé devant Dieu. Oui, mes Frères, nos
iniquités venoient fondre sur lui de toutes parts, et
il pouvoit bien dire avec David : Torrentes iniqui-
taiis conturhaverunt me (2) : « Les torrens des pé-
)) chés m'accablent ». De là ce trouble où il est en-
tré , lorsqu'il dit : « Mon ame est troublée (5) » : de
là ces angoisses inexplicables qui lui font prononcer
ces mots dans l'excès de son accablement : « Mon
» ame est triste jusqu'à mourir » : Tristis est anima
mea usque ad mortemi^). Car en effet, chrétiens,
la seule immensité de cette douleur lui auroit donné
le coup de la mort , s'il n'eût lui-même retenu son
ame , pour se réserver à de plus grands maux , et
boire tout le calice de sa passion. Ne voulant donc
pas encore mourir dans le jardin des Olives , parce
qu'il devoit , pour ainsi dire , sa mort au Calvaire ;
(0 Job. XVI. 19. — W Ps. XVII. 5. — (3) Joan. xii. 27. — (.4} Malth^
XXVI. 38.
484 SÏJIî^ ^^ PASSION
il laisse néanmoins déborder son sang , pour nous
convaincre, mes Frères, que nos péchés, oui, nos
seuls péchés, sans le secours des bourreaux, pou-
voient lui donner la mort. L'eussiez-vous pu croire,
ô pécheur, que le péché eût une si grande et si mal-
heureuse puissance ? Ah ! si nous ne voyions défaillir
Jésus qu'entre les mains des soldats qui le fouettent,
qui le tourmentent, qui le crucifient, nous n'accu-
serions de sa mort que ses supplices : maintenant
que nous le voyons succomber dans le jardin des
Olives, où il n'a pour persécuteurs que nos péchés,
accusons-nous nous-mêmes de ce déicide 'j pleurons,
gémissons, battons nos poitrines, et tremblons jus-
qu'au fond de nos consciences. Et comment pou-
vons-nous n'être pas saisis de frayeur, ayant en nous-
mêmes, au dedans du cœur, une cause de mort si
certaine ? Si le seul péché suffisoit pour faire mourir
un Dieu, comment pourroient subsister des hommes
mortels , ayant un tel poison dans les entrailles ?
Non, non, nous ne subsistons que par un miracle
continuel de miséricorde ; et la même puissance di-
vine qui a retenu miraculeusement famé du Sauveur
pour accomplir son supplice , retient la nôtre pour ac-
complir, ou plutôt pour commencer notre pénitence.
Après que notre Sauveur a fait couler son sang
par le seul effort de sa charité affligée , vous pouvez
bien croire, mes Frères, qu'il ne l'auia pas épargné
entre les mains des Juifs et des Romains, cruels per-
sécuteurs de son innocence. Partout où Jésus a été
pendant la suite de sa passion , une cruauté furieuse
l'a chargé de mille plaies : si nous avons dessein de
l'accompagner dans tous les lieux difiérens où il a
DE JÉSUS-CHRIST. 4^^
paru, nous verrons partout des traces sanglantes
qui nous marqueront les chemins ; et la maison du
pontife , et le tribunal du juge romain , et le gibet
et les corps-de-garde où Je'sus a été' livré à l'inso-
lence brutale des soldats, et enfin toutes les rues de
Jérusalem sont teintes de ce divin sang qui a purifié
le ciel et la terre.
Je ne finirois jamais ce discours , si j'entreprenois
de vous raconter toutes les cruelles circonstances
oîi ce sang innocent a été versé : il me suffit de vous
dire qu'en ce jour de sang et de carnage, en ce jour
funeste et salutaire tout ensemble , oii la puissance
des ténèbres avoit reçu toute licence contre Jésus-
Christ , il renonce volontairement à tout l'usage de
la sienne \ si bien qu'en même temps que ses ennemis
sont dans la disposition de tout entreprendre , il se
réduit volontairement à la nécessité de tout endurer.
Dieu , par l'effet du même conseil , lâche la bride
sans mesure à la fureur de ses envieux, et il resserre
en même temps toute la puissance de son Fils :
pendant qu'il déchaîne contre lui toute la fureur des
enfers , il retire de lui toute la protection du ciel ;
afin que ses souffrances montent jusqu'au comble,
et qu'il s'expose lui-même nu et désarmé, sans
force et sans résistance, à quiconque auroit envie de
lui faire insulte.
Après cela , chrétiens , faut-il que je vous raconte
le détail infini de ses douleurs? faut-il que je vous
décrive comme il est livré sans miséricorde, tantôt
aux valets, tantôt aux soldats, pour être l'unique
objet de leur dérision sanglante , et souffrir de leur
insolence tout ce qu'il y a de dur et d'insupportable
486 Sm LA TASSION
dans une raillerie inhumaine et dans une cruauté
malicieuse? Faut-il que je vous le représente, ce
cher Sauveur, lassant sur son corps, à plusieurs
reprises, toute la force des bourreaux, usant sur son
dos toute la dureté des fouets, émous^ant en sa tête
toute la pointe des épines? O testament mystique
du divin Jésus ! que de sang vous coûtez à cet homme-
Dieu , afin de vous faire valoir pour notre salut î
Tant de sang répandu ne suflit pas pour écrire ce
testament; il faut maintenant épuiser les veines pour
l'achever à la croix. Mes Frères, je vous en conjure,
soulagez ici mon esprit : méditez vous-mêmes Jésus
crucifié , et épargnez-moi la peine de vous décrire
ce qu'aussi bien les paroles ne sont pas capables de
vous faire entendre : contemplez ce que souffre un
homme qui a tous les membres brisés et rompus par
une suspension violente; qui ayant les mains et les
pieds percés , ne se soutient plus que sur ses bles-
sures, et tire ses mains déchirées de tout le poids de
son corps entièrement abattu par la perte du sang;
qui, parmi cet excès de peines, ne semble élevé si
haut , que pour découvrir de loin un peuple infini ,
qui se moque, qui remue la tête, qui fait un sujet
de risée d'une extrémité si déplorable. Et après cela,
chrétiens , ne vous étonnez pas si Jésus dit , qu' « il
5) n'y a point de douleur semblable à la sienne (0 ».
Laissons attendrir nos cœurs à cet objet de pitié;
ne sortons pas les yeux secs de ce grand spectacle
du Calvaire. Il n'y a point de cœur assez dur pour
voir couler le sang humain sans en être ému. Mais
le sang de Jésus porte dans les cœurs une grâce de
(0 Thren.i. i2.
DE J ES US- CHRIST. 4^7
componction , une émotion de pénitence : ceux qui
demeurèrent au pied de sa croix et qui lui virent
rendre les derniers soupirs, « s'en retournèrent, dit
)) saint Luc , frappant leur poitrine (0 ». Jésus-
Clirist mourant d'une mort cruelle , et versant sans
réserve son sang innocent, avoit répandu surtout
le Calvaire un esprit de componction et de péni-
tence. Ne soyons pas plus durs que les Juifs ; faisons
retentir le Calvaire de nos cris et de nos sanglots ;
pleurons amèrement nos péchés; irritons-nous sain-
tement contre nous-mêmes ; rompons tous ces in-
dignes commerces; quittons cette vie mondaine et
licencieuse; portons en nous la mort de Jésus-Christ;
rendons-nous dignes par la pénitence d'avoir part à
la grâce de son testament : il est fait , il est signé , il
est immuable; Jésus a donné tout son sang pour le
valider. Je me trompe ; il en reste encore : il y a une
source de sang et de grâce qui n'a pas encore été
ouverte. Venez, ô soldat, percez son côté; un secret
réservoir de sang doit encore couler sur nous par
cette blessure : voyez ruisseler ce sang et cette eau
du côté percé de Jésus ; c'est l'eau sacrée du bap-
tême , c'est l'eau de la pénitence , l'eau de nos
larmes pieuses. Que cette eau est efficace pour laver
nos crimes ! mais , mes Frères , elle ne peut rien
qu'étant jointe au sang de Jésus, dont elle tire toute
sa vertu. Coulez donc, ondes bienheureuses de la
pénitence ; mais coulez avec le sang de Jésus, pour
être capables de laver les âmes. Chrétiens, j'entends
le mystère ; je découvre la cause profonde pour la-
quelle le divin Sauveur prodiguant tant de sang
(0 Luc. xxm. 48.
488 SUR LA PASSION
avant sa mort, nous en gardoit encore après sa mort
même : celui qu'il répand avant sa mort , faisoit le
prix de notre salut ; celui qu'il répand après , nous
en montre l'application par les sacremens de l'Eglise.
Disposons-nous donc, chrétiens, à nous appliquer
le sang de Jésus, ce sang du nouveau Testament, en
méditant qu'il nous est donné pour la rémission de
nos crimes : c'est ma seconde partie.
SECOND POINT.
Jésus-Christ, pour nous mériter la rémission de
nos crimes , nous en a premièrement mérité la haine ;
et les douleurs de sa passion portent grâce dans les
cœurs pour les détester. Ainsi, pour nous rendre
dignes de mériter ce pardon , cherchons dans sa
passion les iiïotifs d'une sainte horreur contre les
désordres de notre vie.
Pour cela, il nous faut entendre ce que le péché
en général, et ce que tous les crimes en particulier
ont fait souffrir au Fils de Dieu, et apprendre à dé-
tester le péché, par le mal qu'il a fait à notre Sau-
veur. Le péché en général porte séparation d'avec
Dieu , et attache très-intime à la créature. Deux
attraits nous sont présentés, avec ordre indispen-
sable de prendre parti ; d'un côté le bien incréé, de
l'autre le bien sensible ; et le cœur humain , par un
choix indigne, abandonne le Créateur pour la créa-
ture. Qu'a porté le divin Sauveur pour cette indigne
préférence? La honte de voir Barabbas, insigne vo-
leur, préféré publiquement à lui-même par le sen-
timent de tout un grand peuple. Ne frémissons pas
vainement contre l'aveugle fureur de ce peuple in-
DE JÉSUS-CHRIST. 4^9
grat : tous les jours, pour faire vivre en nos cœurs
une créature chérie , nous faisons mourir Je'sus-
Christ ; nous crions qu'on l'ôte , qu'on le crucifie ;
nous-mêmes, nous le crucifions de nos propres
mains, « et nous foulons aux pieds, dit le saint
» apôtre(0, le sang du nouveau Testament répandu
j) pour laver nos crimes ».
Mais l'attache aveugle à la créature , au préjudice
du Créateur, a mérité à notre Sauveur un supplice
bien plus terrible ; c'est d'avoir été délaissé de Dieu ;
car écoutez comme il parle : « Mon Dieu, mon
5) Dieu, dit Jésus, pourquoi m'avez - vous aban-
j) donné (^) » ? Arrêtons ici, chrétiens; méditons la
force de cette parole, et la grâce qu'elle porte en
nous , pour nous faire détester nos crimes.
C'est un prodige inoui qu'un Dieu persécute un
Dieu, qu'un Dieu abandonne un Dieu, qu'un Dieu
délaissé se plaigne, et qu'un Dieu délaissant soit
inexorable : c'est ce qui se voit sur la croix. La sainte
ame de mon Sauveur est remplie de la sainte hor-
reur d'un Dieu tonnant ; et comme elle se veut re-
jeter entre les bras de ce Dieu pour y chercher son
soutien , elle voit qu'il tourne la face , qu'il la dé-
laisse , qu'il l'abandonne , qu'il la livre toute entière
en proie aux fureurs de sa justice irritée. Où sera
votre recours , ô Jésus ? Poussé à bout par les hommes
avec la dernière violence , vous vous jetez entre les
bras de votre Père; et vous vous sentez repoussé, et
vous voyez que c'est lui-même qui vous persécute,
lui-même qui vous délaisse, lui-même qui vous ac-
cable par le poids intolérable de ses vengeances.
(0 Hebr. X. 29. — W Matth. xxvii. 4^.
/îgO SUR LA PASSION
Chrétiens, quel est ce mystère? Nous avons délaissé
le Dieu vivant , et il est juste qu'il nous délaisse par
lin sentiment de dédain, par un sentiment de colère,
par un sentiment de justice; de dédain, parce que
nous l'avons méprisé ; de colère , parce que nous
l'avons outragé; de justice, parce que nous avons
violé ses lois et offensé sa justice. Créature folle et
fragile , pourras-tu supporter le dédain d'un Dieu ,
et la colère d'un Dieu , et la justice d'un Dieu ? Ah !
tu serois accablée sous ce poids terrible. Jésus se
présente pour le porter : il porte le dédain d'un Dieu ,
parce qu'il crie, et son Père ne l'écoute pas; et la
colère d'un Dieu, parce qu'il prie , et que son
Père ne l'exauce pas ; et la justice d'un Dieu , parce
qu'il souffre , et que son Père ne s'appaise pas. Il ne
s'appaise pas sur son Fils, mais il s'appaise sur nous.
Pendant cette guerre ouverte qu'un Dieu vengeur
faisoità son Fils, le mystère de notre paix s'achevoit;
on avançoit pas à pas la conclusion d'un si grand
traité: «etDieuétoit en Christ, dit le saint apôtre (0,
» se réconciliant le monde ».
Comme on voit quelquefois un grand orage ; le
ciel semble s'éclater et fondre tout entier sur la
terre ; mais en même temps on voit qu'il se décharge
peu à peu, jusqu'à ce qu'il reprenne enfin sa pre-
mière sérénité, calmé et appaisé , si je puis parler
de la sorte, par sa propre indignation : ainsi la jus-
tice divine , éclatant sur le Fils de Dieu de toute sa
force , se passe peu à peu en se déchargeant ; la nue
crève et se dissipe ; Dieu commence à ouvrir aux
enfans d'Adam cette face bénigne et riante ; et par
(0//. Cor. V. 19.
DE JÉSUS -CHllI ST. 49 ^
un retour admirable qui comprend tout le mystère
de notre salut, pendant qu'il de'laisse son Fils inno-
cent pour Tamour des hommes coupables, il em-
brasse tendrement les hommes coupables pour l'a-
mour de son Fils innocent.
Jetons -nous donc, chre'tiens , dans les horreurs
salutaires du délaissement de Jésus ; comprenons ce
que c'est que de délaisser Dieu , et d'être délaissé de
Dieu. Nos cœurs sont attachés à la créature \ elle j
règne, elle en exclut Dieu : c'est pour cela que cet
ouvrage est extrême ; puisque c'est pour le réparer
que Jésus s'expose à porter pour nous le délaisse-
ment et le dédain de son propre Père. Retournons à
Dieu, chrétiens, et recevons aujourd'hui la grâce de
réunion avec Dieu que ce délaissement nous mérite.
Mais poussons encore plus loin , et voyons daos
la passion de notre Sauveur tous les motifs particu-
liers que nous avons de nous détacher de la créature.
Il faut donc savoir, chrétiens, qu'il y a dans la créa-
ture un principe de malignité, quia fait dire à saint
Jean, non -seulement que « le monde est malin,
» mais qu'il n'est autre chose que malignité (0 ».
Mais pour haïr davantage ce monde malin , et
rompre les liens qui nous y attachent ; il n'y a rien,
à mon avis, de plus efficace que de lui voir répandre
contre le Sauveur toute sa malice et tout son venin.
Venez donc connoître le monde en la passion de
Jésus; venez voir ce qu'il faut attendre de l'amitié,
de la haine, de l'indifférence des hommes, de leur
prudence, de leur imprudence , de leurs vertus , de
leurs vices, de leur appui, de leur abandon, de
(0 /, Joan. V. 19.
ig'i SUR LA PASSION
leur probité et de leur injustice : tout est changeant,
tout est infidèle, tout se tourne en affliction et en
croix ; et Je'sus nous en est un exemple.
Oui , mes Frères, tout se tourne en croix ; et pre-
mièrement les amis : ou ils se de'tachent par intérêt ,
ou ils nous perdent par leurs tromperies, ou ils nous
quittent par foiblesse, ou ils nous secourent à contre-
temps, selon leur humeur, et non pas selon nos be-
soins ; et toujours ils nous accablent.
Le perfide Judas nous fait voir la malignité de
l'intérêt qui rompt les amitiés les plus saintes.
Jésus Tavoit appelé parmi ses apôtres ; Jésus Ta-
voit honoré de sa confiance particulière , et Favoit
établi le dispensateur de toute son économie : ce-
pendant, ô malice du cœur humain î ce n'e^t point
ni un ennemi ni un étranger , c'est Judas , ce cher
disciple, cet intime ami , qui le trahit , qui le livre ,
qui le vole premièrement, et après le vend lui-même
pour un léger intérêt : tant l'amitié, tant la confiance
est foible contre l'intérêt. Ne dites pas , Je choisirai
bien : qui sait mieux choisir que Jésus ? Ne dites pas ,
Je vivrai bien avec mes amis : qui les a traités plus
bénignement que Jésus, la bonté et la douceur
même ? Détestons donc l'avarice qui a fait premiè-
rement un voleur, et ensuite un traître même d'un
apôtre; et n'ayons jamais d'assurance où nous voyons
l'entrée au moindre intérêt.
C'est toujours l'intérêt qui fait les flatteurs; et
c'est pourquoi ce même Judas , que le démon de
l'intérêt possède, s'abandonne par même raison à
celui de la flatterie. Il salue Jésus , et il le trahit ; il
l'appelle son maître, et il le vend; il le baise, et il
DE JÉSUS- CHRIST. 49^
le livre à ses ennemis : c'est l'image parfaite d'un flat-
teur, qui n'applaudit à toute heure à celui qu'il
nomme son maître et son patron , que pour trafiquer
de lui, comme parle l'apôtre saint Pierre. « Ce sont
» ceux-là , dit ce grand apôtre, qui , pousse's par leur
» avarice, avec des paroles feintes, trafiquent de
M nous M : In avaritiajictis verbis de a)obis negotia-
biintur{^): toutes leurs louanges sont des pie'ges ;
toutes leurs complaisances sont des embûches. Ils
font des traités secrets dans lesquels ils nous com-
prennent sans que nous le sachions : ils s'allient avec
Judas : « que me donnerez-vous, et je vous le mettrai
)) entre les mains (^) » ? Ainsi ordinairement ils nous
vendent , et assez souvent ils nous livrent. De'fîons-
nous donc des louanges et des complaisances des
hommes. Regardez bien ce flatteur qui e'panche tant
de parfums sur votre tête : savez-vous qu'il ne fait
que couvrir son jeu , et que par cette immense pro-
fusion de louanges , qu'il vous donne à pleines mains ,
il achète la liberté de décrier votre conduite , ou
même de vous trahir sans être suspect ? Qui ne te
haïroit , ô flatterie , corruptrice de la vie humaine ,
avec tes perfides embrassemens et tes baisers empoi-
sonnés, puisque c'est toi qui livre le divin Sauveur
entre les mains de ses ennemis implacables?
Mais après avoir vu , Messieurs , ce que c'est que
des amis corrompus , voyons ce qu'il faut attendre
de ceux qui semblent les plus assurés : foiblesse ,
méconnoissance , secours en paroles, abandonne-
ment en eiièt; c'est ce qu'a éprouvé le divin Jésus.
Au premier bruit de sa prise , tous ses disciples le
0) //. Petr. II. 3.— (^) Maitlu xxvi. i5.
/5.Q/|. SUU LA PASSION
quittent par une fuite honteuse (0. O Cour, à qui je
prêche cet évangile, ne te reconnois-tu pas loi-
même dans cette histoire ? n'y reconnois-tu pas tes
faveurs trompeuses ^ et tes amitie's inconstantes i
Aussitôt qu'il arrive le moindre embarras, tout fuit,
tout s'alarme, tout est étonné; ou I'oq garde tout
au plus un certain dehors, afm de soutenir pour la
forme quelque apparence d'amitié trompeuse et
quelque dignité d'un nom si saint. Mais poussons
encore plus loin , et voyons la foiblesse de cette
amitié, lorsqu'elle semble le plus secourante. C'est
le foible des amis du monde de nous vouloir aider
selon leur humeur, et non pas selon nos besoins.
Pierre entreprend d'assister son Maître, et il met
la main à l'épée , et il défend par le carnage celui
qui ne vouloit être défendu que par sa propre inno-
cence. O Pierre! voulez -vous soulager votre divin
Maître ? vous le pouvez par la douceur et par la sou-
mission , par votre fidélité persévérante. O Pierre î
vous ne le faites pas , parce que ce secours n'est pas
selon votre humeur : vous vous abandonnez au trans-
port aveugle d'un zèle inconsidéré; vous frappez les
ministres de la justice , et vous chargez de nouveaux
soupçons ce Maître innocent qu'on traite déjà de sé-
ditieux. C'est ce que fait faire l'amitié du monde :
elle veut se contenter elle-même, et nous donner le
secours qui est conforme à son humeur ; et cependant
elle nous dénie celui que demanderoient nos besoins.
Mais voici, si je ne me trompe, le dernier coup
qu'on peut recevoir d'une amitié chancelante : un
grand zèle mal soutenu, un commencement de cons-
(0 Marc. XIV. 5o.
DE JÉSUS-CHRIST. ^g^
tance qui tombe dans la suite tout à coup, et nous
accable plus cruellement que si Ton nous quittoit au
premier abord ; le même Pierre en est un exemple.
Qu'il est ferme! qu'il est intrépide! il veut mourir
pour son Maître; il n'est pas capable de l'abandon-
ner : il le suit au commencement; mais, ô fidélité
commencée, qui ne sert qu'à percer le cœur de Jésus
par un reniement plus cruel, par une perfidie plus
Criminelle ! Ah ! que l'amitié de la créature est trom-
peuse dans ses apparences, corrompue dans ses flat-
teries, amère dans ses cliangemens, accablante dans
ses secours à contre-temps , et dans ses commence-
mens de constance qui rendent l'infidélité plus in-
supportable ! Jésus a souffert toutes ces misères, pour
nous faire haïr tant de crimes que nous fait faire l'a-
mitié des hommes, par nos aveugles complaisances.
Haïssons-les, chrétiens, ces crimes; et n'ayons ni
d'amitié, ni de confiance , dont Dieu ne soit le motif,
dont la charité ne soit le principe.
Que lui fera maintenant souffrir la fureur de ses
ennemis? Mille tourmens, mille calomnies, plaies
sur plaies, douleurs sur douleurs, indignités sur in-
dignités; et ce qui emporte avec soi la dernière ex-
trémité des souffrances, la risée dans l'accablement,
l'aigreur de la raillerie au milieu de la cruauté.
C'est une chose inouie que la cruauté et la déri-
sion se joignent dans toute leur force ; parce que
l'horreur du sang répandu remplit l'ame d'images
funèbres, qui modèrent cette joie malicieuse dont
se forme la moquerie. Cependant je vois mon Sau-
veur livré à ses ennemis, pour être l'unique ol)jet de
leur raillerie, comme un insensé; de leur fureur,
49^ SUR LÀ PASSIOIÎ
comme un scélérat : en telle sorte, mes Fi^ères, que
nous voyons régner dans tout le cours de sa pas-
sion, la risée parmi les douleurs, et l'aigreur de la
moquerie dans le dernier emportement de la cruauté.
11 le falloit de la sorte; il falloit que mon Sauveur
« fut rassasié d'opprobres » , comme avoit prédit le
prophète (Oj afin d'expier et de condamner par ses
saintes confusions, d'un côté ces moqueries outra-
geuses, de l'autre, ces délicatesses et ce point d'hon-
neur qui fait toutes les querelles. Chrétiens, osez-
vous vous abandonner à cet esprit de dérision qui a
été si outrageux contre Jésus-Christ? Qu'est-ce que
la dérision, sinon le triomphe de l'orgueil, le règne
de l'impudence, la nourriture du mépris, la mort
de la société raisonnable, la honte de la modestie
et de la vertu ? Ne voyez-vous pas, railleurs à ou-
trance, que d'opprobres, et quelle risée vous avez
causés au divin Jésus? et ne craignez -vous pas de
renouveler ce qu'il y a de plus amer dans sa passion ?
Mais vous, esprits ombrageux, qui faites les im-
portans , et qui croyez vous faire valoir par votre
délicatesse et par vos dédains , dans quel abîme de
confusions a été plongé le divin Jésus par cette su-
perbe sensibilité? Pour expier votre orgueil et votre
dédain , il faut que son supplice, tout cruel qu'il est,
soit encore beaucoup plus infâme ; il faut que ce
Roi de gloire soit tourné en ridicule de toute ma-
nière, par ce roseau, par cette couronne, et par
cette pourpre; il faut que l'insulte de la raillerie le
poursuive jusque sur la croix et dans les approches
mêmes de la mort; et enfui qu'on invente dans sa
(0 Thren. m. 3o.
passion
DK JE s us- CHRIST. 497
passion une nouvelle espèce de come'die, dont toutes
les plaisanteries soient, pour ainsi dire, teintes de
sang, dont la catastrophe soit toute tragique.
« Mes Frères, dit le saint apôtre (0, nous sommes
» baptise's en sa mort w ; et puisque sa mort est in-
fâme, nous sommes baptise's en sa confusion; nous
avons pris sur nous, par le saint baptême^ toute
cette de'rision et tous ces opprobres. Et quoi, tant de
honte, tant d'ignominies, tant d'étranges de'risions,
dans lesquelles nous sommes plonge's par le saint
baptême, ne seront-elles pas capables d'étouffer en
nous les cruelles délicatesses du faux point d'hon-
neur? et sera-t-il dit que des chrétiens immoleront
encore à cette idole, et tant de sang, et tant d'ames
que Jésus-Christ a rachetées? Ah! Sire, continuez à
seconder Jésus-Christ, pour empêcher cet opprobre
de son Eglise, et cet outrage public qu'on fait à l'igno-
minie de sa croix.
Je voulois encore vous représenter ce que font
les indilFérens; et je vous dirai, en un mot, qu'en-
traînés par la fureur, qui est toujours la plus vio-
lente, ils prennent le parti des ennemis. Ainsi les Ro-
mains, que les promesses du Messie ne regardoient
pas encore, à qui sa venue et son Evangile étoient
alors indifférens, épousent la querelle des Juifs pas-
sionnés; et c'est l'un des effets les plus remarquables
de la malignité de l'esprit humain, qui, dans le
temps où il est, pour ainsi parler, le plus balancé
par l'indifférence, se laisse toujours gagner plus fa-
cilement par le penchant de la haine. Je n'ai pas avS-
(0 Kom. VI. 3.
BOSSUEÏ, XIII. 32
49^ si^r^ ^^^ PASSION
sez de temps pour peser cette circonstance; mais je
ne puis omettre en ce lieu ce que souffre le divin
Sauveur par l'ambition et la politique du monde,
pour expier les péchés que ffiit faire la politique :
toujours , si l'on n'y prend garde , elle condamne la
vérité^ elle affoiblit et corrompt mallieureusement
les meilleures intentions. Pilate nous le fait bien voir,
en se laissant lâchement surprendre aux pièges que
tendent les Juifs à son ambition tremblante.
Ces malheureux savent joindre si adroitement à
leurs passions les intérêts de l'Etat , le nom et la ma-
jesté de César, qui n'y pensoit pas, que Pilate re-
connoissant l'innocence , et toujours prêt à l'absou-
dre, ne laisse pas néanmoins de la condamner. O
que la passion est liai die , quand elle peut prendre
le prétexte du bien de l'Etat! ô que le nom du prince
fait souvent des injustices et des violences qui fe-
roient horreur à ses mains, et dont néanmoins quel-
quefois elles sont souillées ; parce qu'elles les ap-
puient , ou du moins qu'elles négligentde les répri-
mer ! Dieu préserve de tels péchés le plus juste de tous
les rois ; et que son nom soit si vénérable , qu'il soit
toujours si saintement et si respectueusement mé-
nagé, que bien loin d'opprimer personne , il soit
l'espérance et la protection de tous les opprimés,
jusqu'aux provinces les plus éloignées de son Empire.
Mais reprenons le fil de notre discours, et admi-
rons ici , chrétiens , en Pilate la honteuse et misé-
rable foiblesse d'une vertu mondaine et politique.
Pilate avoit quelque probité et quelque justice : il i
avoit même quelque force et quelque vigueur; il
étoit capable de résister aux persuasions des pontifes j
DE JÉSUS-CHRIST. 499
et aux cris d'un peuple mutiné. Combien s'admire
la vertu mondaine, quand elle peut se soutenir en
de semblables rencontres ! Mais voyez que la vertu
même , quelque forte qu'elle nous paroisse , n'est
pas digne de porter ce nom , jusqu'à ce qu'elle soit
capable de toute sorte d'épreuves. C'étoit beaucoup,
ce me semble , à Pilate d'avoir résisté à un tel con-
cours et à une telle obstination de toute la nation
judaïque , et d'avoir pénétré leur envie cachée, mal-
gré tous leurs beaux prétextes; mais parce qu'il n'est
pas capable de soutenir le nom de César , qui n'y
pense pas , et qu'on oppose mal à propos au devoir
de sa conscience, tout Famour de la justice lui est
inutile; sa foiblesse a le même effet qu'auroitla ma-
lice; elle lui fait flageller, elle lui fait condamner,
elle lui fait crucifier l'innocence même; ce qu'auroit
pu faire de pis une iniquité déclarée, la crainte le
fait entreprendre à un homme qui paroîl juste. Telles
sont les vertus du monde ; elles se soutiennent vi-
goureusement, jusqu'à ce qu'il s'agisse d'un grand
intérêt; mais elles ne craignent point de se relâcher
pour faire un coup d'importance. O vertus indignes
d'un nom si auguste! ô vertus qui n'avez rien par
dessus les vices, qu'une foible et misérable apparence !
Qu'il me seroit aisé, chrétiens, de vous faire voir
en ce lieu que la plupart des vertus du monde sont
des vertus de Pilate; c'est-à-dire, un amour impar-
fait de la vérité et de la justice! On les estime, on
en parle , on en veut savoir les devoirs ; mais faible-
ment et nonchalamment. On demande à la façon de
Pilate : c Qu'est-ce que la vérité (0 »? et aussitôt on
0) Joan. XVIII. 38.
500 SUR LA PASSION
se lève sans avoir reçu la re'ponse. C'est assez qu'on
s'en soit enquis en passant, et seulement pour la
forme-, mais on ne veut pas pénéirer le fond. Ainsi
l'on ignore la vériLé, ou l'on ne ia sait quà demi;
et la savoir à demi , c'est pis que de l'ignorer toute
entière j parce que cette connoissance imparfaite fait
qu'on pense avoir accompli ce qui souvent n'est pas
commence. C'est ainsi qu'on vit dans le monde; et
manque de s'être affermi dans un amour constant de
la vérité, on étale magnifiquement une vertu de
parade dans de foibles occasions, qu'on laisse tout
à coup tomber dans les occasions importantes.
Jésus donc étant condamné par cette vertu impar-
faite , nous apprend à expier ces défauts et ces foi-
Liesses honteuses. Vous avez vu, ce me semble, toute
la malignité de la créature, assez clairement dé-
chaînée contre Jésus-Christ ; vous l'avez vu accablé
par ses amis, par ses ennemis, par ceux qui étant en
autorité dévoient protection à son innocence, par
l'inconstance des uns, par la cruelle fermeté des au-
tres, par la malice consommée, et par la vertu im-
parfaite. Il n'oppose rien à toutes ces insultes qu'un
pardon universel qu'il accorde à tous, et qu'il de-;
mande pour tous. « Père, dit-il, pardonnez-leur;
» car ils ne savent pas ce qu'ils font (0 ». Non con-
tent de pardonner à ses ennemis, sa divine bonté les
excuse, elle plaint leur ignorance plus qu'elle ne
blâme leur malice; et ne pouvant excuser la malice
même, elle donne tout son sang pour l'expier. A la
vue d'un tel excès de miséricorde y aura-t-il quelque
ame assez dure pour ne vouloir pas excuser tout ce
(i) Luc. xxni. 3 1.
DE JK S US -Cil m ST. f>or
qu'on nous a fait soufiVir par foiblesse, pour ne vou-
loir pas pardonner tout ce qu'on nous a fait souffrir
par malice? Ah î pardon, mes Frères, pardon, grâce,
miséricorde, indulgence en ce jour de re'mission ; et
que personne ne laisse passer ce jour sans avoir donné
à Jésus quelque injure insigne, et pardonné pour
Tamour de lui quelque offense capitale.
Mais au sujet de ces haines injustes, je me souviens,
chrétiens, que je ne vous ai rien dit dans tout ce dis-
cours de ce que l'amour déshonnête avoit fait souf-
frir au divin Jésus. Toutefois, je ne crains point de
le dire, aucun crime du genre humain n'a plongé
son ame innocente dans un plus grand excès de dou-
leurs. Oui, ces passions ignominieuses font soufiVir
à notre Sauveur une confusion qui l'anéantit. C'est
ce qui lui fait dire h son Père : « Vous connoissez les
» opprobres dont ils m'ont chargé « : Tu scïs impro-
periiun meum (0. Ce trouble qui agite nos sens émus
a causé à sa sainte ame ce trouble fâcheux qui lui a
fait dire : « Mon ame est troublée (2) )). Cette intime
attache au plaisir sensible qui pénètre la moelle de
nos os, a rempli le fond de son cœur de tristesse et
de langueur; et cette joie dissolue qui se répand dans
les sens, a déchiré sa chair virginale par tant de
cruelles blessures qui lui ont ôté la figure humaine,
qui lui font dire par le saint Psalmiste : « Je suis un
)) ver et non pas un homme (^) ». Donc ô délices
criminelles, de combien d'horribles douleurs avez-
vous percé le cœur de Jésus? Mais il faut aujourd'hui,
mes Frères , satisfaire à tous ces excès en nous plon-
geant dans le sang, et dans les souffrances de Jésus-
CO Ps. Lxviii. 23. — ('} Joan. xîi. 27. — l^) Ps. xxi. 6.
i^02 . SURLAPASSIOJV
Christ ; c'est, Messieurs, ce qu'il nous ordonne, et
c'est la dernière partie de son testament.
TROISIÈME POINT.
Quiconque veut avoir part à la grâce de ses dou-
leurs, il doit en ressentir quelque impression : car
ne croyez pas qu'il ait tant souffert , pour nous faire
aller au ciel à notre aise, et sans goûter l'amertume
de sa passion. Il est vrai qu'il a soutenu le plus grand
effort 5 mais il nous a laissé de moindres épreuves,
et toutefois nécessaii^es pour entrer en conformité de
son esprit, et être honorés de sa ressemblance.
C'est dans le sacrement de la pénitence que nous
devons entrer en société des souffrances de Jésus-
Christ. Le saint concile de Trente dit, que les satis-
factions que l'on nous impose doivent nous rendre
conformes à Jésus-Christ crucifié (0. Mon Sauveur,
quand je vois votre tête couronnée d'épines, votre
corps déchiré de plaies, votre ame percée de tant de.
douleurs, je dis souvent en moi-même : Quoi donc,
une courte prière, ou quelque légère aumône, ou
quelque effort médiocre , sont - ils capables de me
crucifier avec vous? ne faut-il point d'autres clous
pour percer mes pieds, qui tant de fois ont couru
aux crimes , et mes mains qui se sont souillées par
tant d'injustices ? Que si notre délicatesse ne peut
supporter les peines du corps, que l'Eglise imposoit
autrefois à ses enfans par une discipline salutaire^
récompensons-nous sur les cœurs : pour honorer la
douleur immense par laquelle le Fils de Dieu dé-
plore nos crimes , brisons nos cœurs endurcis , par
(^) De Satisfact. necess. Sess. xiv, cap. viii.
DE JÉSUS-CHRIS T. 5o3
reffoi t d'une contrition sans mesure. Jésus mourant
nous y presse : car que signifie ce grand cri avec le-
quel il expire? Ah ! mes Frères , il agonisoit, il dé-
failloit peu à peu, attirant l'air avec peine d'une
bouche toute livide, et traînant lentement les der-
niers soupirs par une respiration languissante : ce-
pendant il fait un dernier effort pour nous inviter h.
la pénitence : il pousse au ciel un grand cri, qui
étonne toute la nature, et que tout l'univers écoute
avec un silence respectueux : il nous avertit qu'il va
mourir, et en même temps il nous dit qu'il faut
mourir avec lui. Quelle est cette mort? C'est qu'il
faut arracher son cœur de tout ce qu'il aime désor-
donnément, et sacrifier à Jésus ce péché régnant,
qui empêche que sa grâce ne règne en nos cœurs.
Chrétiens , Jésus va mourir; il baisse la tête, ses
yeux se fixent ; il passe , il expire : c'en est fait , il a
rendu l'ame. Sommes-nous morts avec lui? sommes-
nous morts au péché? allons-nous commencer une
vie nouvelle ? avons-nous brisé notre cœur par une
contrition véritable , qui nous fasse entrer aujour-
d'hui dans la société de ses souffrances? Qui me don-
nera, chrétiens, que je puisse imprimer en vos cœurs
ce sentiment de componction? Que si mes paroles
n'en sont pas capables, arrêtez les yeux sur Jésus, et
laissez-vous attendrir par la vue de ses divines bles-
sures. Je ne vous demande pas pour cela. Messieurs,
que vous contempliez attentivement quelque pein-
ture excellente de Jésus-Christ crucifié : j'ai une autre
peinture à vous proposer; peinture vivante et par-
lante qui porte une expression naturelle de Jésus
mourant. Ce sont les pauvres, mes Frères, dans les-
5o4 SUR LA PASSION
quels je vous exhorte de contempler aujourd'hui la
passion de Je'sus, Vous n'en verrez nulle part une
image plus naturelle. Jésus souffre dans les pau-
vres; il languit, il meurt de faim dans une infinité
' de pauvres familles. Voilà donc dans les pauvres
Jésus-Christ souffrant; et nous y voyons encore
pour notre malheur Jésus-Christ abandonné, Jésus-
Christ délaissé, Jésus-Christ méprisé. Tous les riches
devroient courir pour soulager de telles misères ;
et on ne songe qu'à vivre à son aise , sans penser
à l'amertume et au désespoir oii sont abîmés tant
de chrétiens. Voilà donc Jésus délaissé; voici quel-
que chose de plus. Jésus se plaint par son prophète
de ce que « l'on a ajouté à la douleur de ses
» plaies » ; Super dolorem vuhierum meorwn ad-
didenml (0; « de ce que dans sa soif extrême on lui
» a donné du vinaigre (2) ». N'est-ce pas donner du
vinaigre aux pauvres que de les rebuter, de les
maltraiter-, de les accabler dans leur misère et dans
leur extrémité déplorable? Ah! Jésus, que nous
voyons dans ces pauvi^es peuples une image trop
effective de vos peines et de vos douleurs ! Sera-ce
en vain, chrétiens, que toutes les chaires retenti-
ront des cris et des gémissemens de nos misérables
Frères? et les cœurs ne seront-ils jamais émus de
telles extrémités ?
Sire, Votre Majesté les connoît; et votre bonté
paternelle témoigne assez qu'elle en est émue. Sire,
que Votre Majesté ne se lasse pas ; puisque les mi-
sères s'accroissent, il faut étendre les miséricordes;
puisque Dieu redouble ses fléaux, il faut redoubler
CO Ps. Lxviii. 3i. — W lùid. 26.
DE JÉSUS-CIir. ÎST. 5o5
les secours, et égaler, autant qu'il se peut, le re-
mède à la maladie. Dieu veut qu'on combatte sa jus-
tice par un ge'neVeux eiFort de charité, et lesne'cessi-
tés extrêmes demandent que le cœur s'épanche d'une
façon extraordinaire. Sire, c'est Jésus mourant qui
vous y exhorte ; il vous recommande vos pauvres
peuples : et qui sait si ce n'est pas un conseil de Dieu
d'accabler, pour ainsi dire, le monde par tant de ca-
lamités-, afin que Votre Majestéportantpromptement
la main au secours de tant de misères, elle attire
surtout son règne ces grandes prospérités que le ciel
lui promet si ouvertement? Puisse Votre Majesté
avoir bientôt le moyen d'assouvir son cœur de ce plai-
sir vraiment chrétien et vraiment royal , de rendre
ses peuples heureux : ce sera le dernier trait de votre
bonheur sur la terre; c'est ce qui comblera Votre
Majesté d'une gloire si accomplie, qu'il n'y aura plus
rien à lui désirer que la félicité éternelle, que je lui
souhaite dans toute l'étendue de mon cœur. Amen,
5o6
SUR LA PASSION
IV." SERMON
POUR
LE VENDREDI SAINT,
PRECHE A LA COUR.
SUR LA PASSION DE N. S. JÉSUS-CHRIST.
Profondeur du mystère de la croix. Pourquoi tant de crimes con-
courent au supplice du Sauveur. Noire envie, première cause de
toutes les indignités qu'il souffre. Jusqu'où va son obéissance : com-
ment nous devons imiter sa patience. De quelle manière Dieu pré-
side même aux mauvais conseils : paix et confiance que cette pensée
doit nous inspirer. Pardon universel que Jésus-Christ accorde à tous
ceux qui l'outragent : motifs pressans de traiter nos ennemis avec la
même charité. Nécessité d'une sage épreuve pour faire une sainte
pàque.
Justus périt, et non est qui recogitet in corde suo.
Le juste meurt, et il ne se trouve personne qui médite
cette mort en son cœur, Isai. lvii. i.
1 ouTE la science du chrétien est renfermée dans la
croix; et le grand apôtre saint Paul après avoir ap-
pris au troisième ciel les secrets de la sagesse de Dieu,
est venu publier au monde, « qu'il ne savoit autre
3) chose que Je'sus-Ghrist, et Jésus-Christ crucifié « :
DE J É S U S - eu 11 [ S T. 507
Non enim judicavi me scire aliquid inter vos , nisi
Jcsinn Chrisium et hune crucijlxuin (0.
En effet il est véritable que la sagesse divine ne
s'est jamais montre'e plus à découvert , à ceux à qui
la foi a donne des yeux, que dans le mystère de la
croix. C'est là que Jésus -Christ étendant les bras
nous ouvre le livre sanglant dans lequel nous pou-
vons apprendre tout Tordre des conseils de Dieu,
toute l'e'conomie du salut des hommes , la règle fixe
et invariable pour former tous nos jugemens, la di-
rection sûre et infaillible pour conduire droitement
nos mœurs , enfin un mystérieux abrégé de toute la
doctrine de l'Evangile et de toute la théologie chié-
tienne. Ce n'est donc pas sans raison que le pro-
phète Isaïe se plaint dans mon texte que cette mort
n'est pas méditée ; « Le juste meurt , nous dit-il , et
» personne n'y pense en son cœur m. C'est en vain
que la sainte Eglise appelle aujourd'hui tous ses en-
fans à la croix : tous en révèrent l'image ; peu en
contemplent le mystère; aucun presque ne s'en ap-
plique la vertu : de sorte que le plus saint de tous
les spectacles, et celui qui est le plus capable de
toucher les cœurs, n'a pas de force pour changer
les nôtres.
Qui me donnera, chrétiens , que je puisse aujour-
d'hui vous rendre attentifs à la croix de Jésus-Christ ;
que je puisse graver dans vos cœurs un souvenir
éternel de sa passion , et vous découvrir les secrets
qu'elle enferme pour votre salut! Mais, mes Frères,
nul n'est capable d'entendre le mystère de la croix,
si auparavant il ne l'adore 5 et le degré nécessaire pour
(0 /. Cor. n. 1.
5o8 SUR LA PASSION
pénétrer ses grandeurs, c'est de révérer sesbassesscs.
Donc, ô croix du sauveur Jésus, qui nous fais
voir aujourd'hui le plus grand de tous les miracles
dans le plus grand de tous les scandales! ô croix,
supplice du juste, et asile des criminels; ouvrage de
l'injustice, et autel de la sainteté; qui nous ôtes
Jésus-Christ, et qui nous le donnes; qui le fais notre
victime et notre monarque; et enfermes dans le mys-
tère du même écriteau la cause de sa mort et le titre
de sa royauté; reçois nos adorations, et fais-nous part
de tes grâces et de tes lumières. Je te rends , ô croix
de Jésus, cette religieuse adoration que l'Eglise nous
enseigne ; et pour l'amour de celui dont le supplice
t'honore , dont le sang te consacre , dont les oppro-
bres te rendent digne d'un culte éternel, je te dis
avec cette même Eglise : O Criix^ ave.
Ces saintes lamentations que l'Eglise récite durant
ces jours, les plaintes qui retentissent dans ses chants,
la mystérieuse tristesse de ses cérémonies sacrées,
nous avertissent que voici le temps de penser sérieu-
sement à la mort du Juste; et si nous refusons nos
attentions à ce grand et admirable spectacle , le
prophète s'élèvera contre nous par ces paroles de
mon texte : « Le juste meurt, dira-t-il, et cette
» mort si importante au genre humain n'est consi-
» dérée de personne » : Justus périt ^ et non est qui
recogitet in corde suo. Le juste dont il nous veut
faire contempler la mort, c'est celui qui est nommé
dans les Ecritures le Juste par excellence (0 ; c'est
celui qui a été attendu dès l'origine du monde sous
(0 IsaL XLV. 8. Jerem. xxiii. 6. /. Joan. ii. i..
DE JÉSUS-CHRIST. ^OQ
ce titre vraiment auguste; c'est celui qui ayant paru
au temps destine, a dit hautement a tous les hommes :
« Qui de vous me reprendra de péché (0 »? et pour
tout dire en un mot, qui e'tant Dieu et homme tout
ensemble, est saint d'une sainteté infinie, et appelé
pour cette raison « le Saint des saints (2) ». Cepen-
dant une cabale impie s'est liguée malicieusement
contre lui; elle a trouvé le moyen de corrompre
un disciple perfide, d'animer un peuple infidèle,
d'intimider un juge trop foibie et malheureusement
politique, et de faire concourir toutes les puissances
du inonde au supplice de l'innocent et du saint
qu'on attache à un bois infâme au milieu de deux
scélérats : El cum iniquis reputatus est {^),
Mais tandis que les Juifs ingrats traitent leur Sau-
veur en cette sorte ; lui cependant , qui reconnoît
l'ordre de son Père dans leur haine aveugle et en-
venimée, et qui sait que c'est leur heure et la puis-
sance des ténèbres, ne se sert ni de son pouvoir in-
fini ni de sa sagesse pour les confondre : il ne fait
que baisser la tête; et bien loin d'appeler à son se-
cours des légions d'anges, lui-même n'allègue rien
pour sa justification. Bien plus, il ne se plaint pas
même de ses ennemis. On a vu les innocens affligés
faire de funestes imprécations contre leurs persécu-
teurs; celui-ci, le plus juste sans comparaison et le
plus indignement traité , ni ne dit rien de fâcheux ,
ni n'invoque contre les Juifs, qui le persécutent, le
ciel témoin de son innocence : au contraire il n'ou-
vre la bouche que pour demander leur grâce; et
non content de leur pardonner pendant qu'ils le
(0 Joan. VIII. 46. — (*) Dan. ix. 24. — '?) Isai. Lin. 12.
5 I O s U R L A P A s s I O N
font mourir inhumainement, il offre encore pour
eux ce sang que répandent leurs mains sacrilèges ;
tant sa bonté est inépuisable.
C'est ainsi que pendant que les médians osent
tout contre le Juste, non-seulement il souffre tout
par obéissance, mais encore il pardonne tout 23ar
miséricorde. O le saint et admirable spectacle ! qu'a
jamais vu le ciel et la terre qui mérite davantage
d'être regardé, qu'une telle persécution si injuste-
ment entreprise , si humblement soutenue , si misé-
ricordieusemen t pai'donnée ? Ouvrons donc les yeux ,
chrétiens 5 et pour obéir au prophète, qui nous
presse avec tant de force de penser à la mort du
Juste, considérons attentivement avec quelle malice
on le persécute, avec quelle obéissance il se soumet,
avec quelle bonté il pardonne. Mais puisque tout se
fait ici pour notre salut, et que nous avons tant de
part en toutes manières à la mort de cet innocent;
pénétrons encore plus loin , et nous trouverons, Mes-
sieurs, dans ses persécutions notre crime, dans son
obéissance notre exemple , dans le pardon qu'il ac-
corde notre grâce et notre espérance.
PREMIER POINT.
Il est aisé, chrétiens, de rencontrer notre crime
dans les injustes persécutions du Sauveur des âmes.
Car comme la foi nous apprend, « qu'il a été livré
» pour nos péchés (0 » ; nous pouvons compren-
dre sans peine , dit le dévot saint Bernard (2) , que
nous sommes les auteurs de son supplice , plus que
(») Ro77i. IV. ?.5. — C^) Scrm. Fer. seeuniL Pasch. Append. tom. 11,
ri. i3, col. 662.
■
I
DE JÉSUS-CHRIST. SlI
Judas qui le trahit, plus que les Juifs qui Faccu-
sent, plus que Pilate qui le condamne, pins que
les soldats qui le crucifient. Mais c'est d'une au-
tre manière, que je pre'tends considérer notre crime
dans la passion du Sauveur. Je veux vous y faire
voir les diverses dispositions de ceux qui ont con-
couru à perse'cuter l'innocent, et dans ces disposi-
tions les inclinations et les mœurs des hommes, afin
que chacun puisse reconnoître la malignité qu'il
porte en son cœur. Pour cela il faut remonter jus-
ques au principe, et remarquer, chrétiens, que c'a
été un conseil de Dieu que Jésus-Christ, qui devoit
mourir pour le péché, mourût aussi par le péché
même : je veux dire qu'étant la victime et la com-
mune propitiation de tous les crimes du monde (0,
il est aussi arrivé que presque tous les crimes ont
part à sa mort et à son supplice. C'est pourquoi nous
y voyons concourir l'envie, la cruauté, la dérision,
les blasphèmes, les artifices, les faux témoignages,
l'injustice et la perfidie; enfin il a éprouvé tout ce
qu'il y a de plus furieux, de plus injuste et de plus
malin dans le cœur de l'homme.
Que si vous me demandez quelle a été la cause de
ce conseil, et pourquoi tant de crimes ont concouru
au supplice du Sauveur des âmes; je vous dirai,
chrétiens, c'est que le Fils de Dieu nous est proposé
comme celui qui non-seulement doit expier les pé-
chés et la malice du monde , mais encore la faire
haïi'. Il y a dans la créature un fond de malignité in-
finie, qui fait dire à l'apôtre saint Jean, non-seule-
ment que le monde est malin , mais encore « qu'il
(0 /. Joan. II. 2.
5l2 SUR LA PASSION
« n'est autre chose que malignité » : Mundus totus
in maligno positus est (0. [Elle^i'est] produite contre
Je'sus-Christ pour deux raisons : il est venu coQibattre
la malignité du monde ; il a été nécessaire qu'il la
fît déclarer toute entière, afm de faire éclater l'op-
position éternelle de lui et du monde : c'est pour-
quoi elle a , pour ainsi dire , marché contre lui
comme en bataille rangée , et déployé contre lui
tout ce qu'elle a de malices.
Secondement [il est venu] expier [les péchés],
nous donner les moyens de les connoitre, et les mo-
tifs de les haïr. Mais rien ne nous peut faire haïr da-
vantage la malignité du monde, que de lui voir ré-
pandre contre le Sauveur tout ce qu'elle a de venin.
C'est pour cela qu'il a fallu que tout ce qu'il y a de
plus secret , tout ce qu'il y a de profondeur dans la
malice des hommes parût au jour ; afm qu'elle nous
parût d'autant plus digne d'exécration, qu'elle est
plus avant mêlée dans le plus non- attentat que l'u-
nivers ait jamais vu. Ainsi la manière la plus utile
de considérer les persécutions qu'on fait au Sau-
veur des âmes , c'est de peser attentivement de quoi
le cœur de l'homme a été capable; afin qu'autant de
fois que nous coanoîtrons en nous-mêmes quelque
ressemblance avec ceux qui ont affligé et persécuté
Jésus-Christ, nous voyions en combien de sortes nous
renouvelons le crime des Juifs et la passion du Sau-
veur des âmes.
Venez donc apprendre. Messieurs, dans l'histoire de
ses douleurs , ce qu'il faut attendre du monde : venez
connoîtrele naturel et les malignes dispositions de fes^
C») /. Joon. V. 19.
prit
DE JÉSUS-CHRIST. 5l3
prit liuinaiii : en(in venez voir ce qu'il faut souffrir
de Taniitie', de la haine, de l'indifférence des hommes ;
de leur appui , de leur abandon ; de leurs vertus et
de leurs vices; de leur probité et de leur injustice.
Tout est changeant , tout est infidèle , tout se
tourne en affliction ; et Jésus-Christ nous en est un
illustre exemple (*)
Que lui fera maintenant souffrir la fureur de ses
ennemis? Mille tourmens, mille afflictions, mille ca-
lomnies. Mais avant que de vous parler de toutes
ces indignités, regardons-en la première cause qui
étoit une noire envie. C'est la plus basse , la plus
odieuse , la plus décriée de toutes les passions ; mais
peut-être la plus commune, et dont peu d'ames
sont tout-à-fait pures. Apprenons donc à la détester
et à la déraciner jusqu'aux moindres fibres; puisque
c'est elle qui a inventé et exécuté tout ce qui a été
entrepris contre le Juste. Les hommes se piquent
d'être délicats ; et la flatterie de notre amour-propre
nous fait si grands à nos yeux, que nous prenons
pour un attentat la moindre apparence de contra-
diction , et nous nous emportons si peu qu'on nous
blesse.
Mais ce qu'il y a en nous de plus déréglé , c'est
que même , tant nous sommes tendres, on nous fâche
C*) Voyez, pour remplir ceUe lacune, le sermon précédent, de-
puis la page 492 jusqu'à la page 5oi. Il est à croire que Bossuet se
proposoit d'emprunter de ce même sermon ce qui manque ici, puis-
qu'il y renvoie dans un autre endroit du manuscrit. ( Edit. de
J^ersailles. )
BoSSUET. XIII. 33
5i4 SUR LA PASSION
sans nous faire mal , on nous blesse sans nous tou-
cher. Celui-là fait sa fortune innocemment , et il
nous rend ses ennemis par ses bons succès : ou sa
vertu nous fait ombre , ou sa réputation nous of-
fusque. Les scribes et les pharisiens ne pouvoient
souffrir Jésus-Christ , ni la pureté de sa doctrine , ni
l'innocente simplicité de sa vie et de sa conduite, qui
confondoit leur hypocrisie , leur orgueil et leur ava-
rice. « O envie, dit excellemment saint Grégoire
3) de Nazianze (0, tu es la plus juste et la plus in-
» juste de toutes les passions : injuste certainement,
3) parce que tu affliges les innocens; mais juste aussi
3) tout ensemble , parce que tu punis les coupables :
)) injuste encore une fois, parce que tu incommodes
j) tout le genre humain 3 mais juste en cela souverai-
3) nement, que tu commences ta maligne opération
» par le cœur oii tu es conçue ». Les pontifes des
Juifs et les pharisiens, tourmentés nuit et jour de
cette lâche passion, s'emportent aux derniers excès
contre le Sauveur, et joignent ensemble, pour l'ac-
cabler, tout ce que la dérision a de plus outrageux
et la cruauté de plus sanguinaire.
C'est une chose inouie que la risée et la cruauté
se joignent dans toute leur force; à cause que l'hor-
reur du sang répandu remplit l'ame d'images funè-
bres qui rabattent cette joie malicieuse dont se forme
la moquerie. Cependant je vois mon Sauveur livré à
ses ennemis pour être l'unique objet de leur rail-
lerie, comme un insensé; de leur fureur, comme un
scélérat : en telle sorte , mes Frères , que nous voyons
régner dans tout le cours de sa passion la risée
(0 Orat, xxvii, n. 8, tom. i, p. 466, 4^7.
DLJLSUS-CIIRIST. 5l5
parmi les douleurs , et l'aigreur de la moquerie, dans
le dernier emportement de la cruauté.
SECOND POINT.
Saint Augustin a remarqué comme trois principes
de la mort de notre Seigneur. « Jésus-Christ, dit ce
)) saint évéque (0, a été livré au dernier supplice
3> par trois sortes de personnes; par son Père, par
)) ses ennemis, par lui-même ». 11 a été livré par
son Père ; c'est ce qui fait dire à l'apôtre que « Dieu
» n'a pas épargné son propre Fils , mais qu'il Fa li-
» vré pour nous tous » : Pro nohis omnibus tradi-
dit eum (2). Il a été livré par ses ennemis : Judas l'a
livré aux Juifs; E^o Dohis eum tradam (?)\ les Juifs
l'ont livré à Pilate ; Tradiderunt Pontio Pilato prce-
sidi (4) ; « Pilate Fa livré aux soldats pour le cruci-
» fier »; Tradidit eum militihus ad crucifigendum. (^}.
Non-seulement, chrétiens, il a été livré par son Père,
et livré par ses ennemis, mais encore livré par
lui - même ; et saint Paul en est touché jusqu'au
fond de Famé, lorsqu'il écrit ainsi aux Galates : « Je
» vis en la foi du Fils de Dieu qui m'a aimé, et s'est
» livré lui-même pour moi » ; Et tradidit semetipswn
pro me (6). Voilà donc le Fils de Dieu livré à la mort
par de différentes personnes et par des motifs bien
différens. Son Père Fa livré par un sentiment de jus-
tice , Judas par un motif d'intérêt, les Juifs par Fins-
tinct d'une noire envie , Pilate par lâcheté, lui-
même enfin par obéissance.
Mais pour entendre jusqu'où va son obéissance,
(ï) In Epist. Joan, Tract. \n, n. 7, tom. m, part. 11, col. 874»
875. — ('-) Rom. viii. 32. — (^) Matth. xxvi. j5. — (4) Ibid. xxvii. 2.
— ^5; Ibid. 26. — ^6; Gai. II. 20.
5l6 SUR LA PASSION
il faut rappeler en notre mémoire que s'e'tant soumis
à la volonté de son Père et à toutes les volontés
quoique dépravées de ses plus cruels ennemis, et
s'étant chargé volontairement des iniquités du
monde , la justice de son Père a voulu les venger sur
sa personne : et Theure n'est pas plutôt arrivée de
transporter sur cet innocent toute la peine des cou-
pables pour lesquels il a répondu, qu'aussitôt le Père
éternel fait deux choses étonnantes ; il lâche contre
son Fils toute la puissance des enfers, et il semble
en même temps retirer de lui toute la protection du
ciel. Jusqu'à ce jour, chrétiens, ses ennemis avoient
tenté vainement, tantôt de le lapider, tantôt de le
prendre : ils pouvoient bien attenter, mais non rien
exécuter contre sa personne , jusqu'à ce que le signal
fût donné d'en-haut. Mais Dieu ayant aujourd'hui
lâché la main , vous avez vu en un moment toutes les
passions excitées, toutes les puissances émues, toutes
les furies déchaînées contre Jésus-Christ. Que ces ef-
forts seroient vains, et que cette rage du monde se-
roit impuissante, si le Fils de Dieu vouloit résister!
Il ne le fait pas, chrétiens : il voit son heure arrivée ^
il adore l'ordre de son Père; et résolu d'obéir, il
laisse à la malice des Juifs une puissance sans bornes
contre sa personne : si bien que, pendant que ses
ennemis sont dans la disposition de tout oser, il se
réduit lui-même volontairement à la nécessité de
tout souffrir. C'est en cette sorte , Messieurs , qu'ils
deviennent, pour ainsi dire, tout-puissans contre
le Tout-puissant même, qui s'expose, sans force et
sans résistance, à quiconque entreprendra de lui
faire outrage.
DE J É S U S - C II U I S T. 5 [ 'J
C'est ce que l'apôtre saint Pierre nous explique
excellemment en un petit mot dans sa première
Epître canonique (0, où remettant devant nos yeux
Jesus-Christ souffrant, il remarque « qu'il ne rendoit
» point ni opprobres pour opprobres , ni male'dic-
» tion pour malédiction, ni menaces pour menaces » .
Que faisoit'-il donc, chre'tiens , dans tout le cours
de sa passion ? l'apôtre saint Pierre nous l'expliquera
dans une seule parole : Tradehat autem judicanti
se injuste : « Il se livroit, il s'abandonnoit à celui
» qui le jugeoit injustement ». Et ce qui se dit de
son juge , se doit entendre de la même sorte de tous
ceux qui entreprennent de lui faire insulte : il se
livre tout-à-fait à eux pour faire de lui à leur vo-
lonté. C'est pourquoi il ne refuse pas sa divine boucho
aux perfides baisers de Judas ; il tend volontaire-
ment aux coups de fouet ses épaules innocentes; il
donne lui-même ses mains, qui ont opéré tant de
miracles, tantôt aux liens et tantôt aux clous; et
présente ce visage, autrefois si majestueux, à toutes
les indignités dont s'avise une troupe furieuse. Il est
écrit expressément, « qu'il ne détournoit pas seule-
» ment sa face » : Faciem meani non averti ah in-
crepantibus et conspuentibus in me ('^). Victime hum-
blement dévouée à toute sorte d'excès, il ne fait
qu'attendre le coup sans en vouloir seulement élu-
der la force par le moindre mouvement de tête. Ve-
nez donc, ô Juifs et Pxomains, magistrats et parti-
culiers, peuples et soldats, venez cent fois à la
charge; multipliez sans fin vos outrages, plaies sur
plaies , douleurs sur douleurs , indignités sur indi-
cé) /. Par. II. 23. — W U. L. 6.
5l8 SUR LA PASSION
gnités : mon Sauveur ne re'siste pas, et respecte en
Totre fureur Tordre de son Père. Ainsi son innocence
est abandonnée au de'bordement effréné de votre
licence, et à la toute-puissance, si je puis l'appeler
ainsi, de votre malice.
Si jamais il vous arrive , Messieurs , de tomber
entre les mains de vos ennemis , d'être décriés par
leurs médisances , enveloppés dans leurs artifices ,
accablés par leur puissance et par leur crédit, sou-
venez-vous du Juste que vous voyez succomber au-
jourd'hui sous la malice obstinée de ses envieux. C'est
là, je le confesse, la plus rude épreuve de la pa-
tience : on cède plus facilement dans les autres maux
cil la malice des hommes ne se mêle pas ; mais quand
la malignité de nos ennemis est la cause de nos dis-
grâces , on a peine à trouver de la patience. Et la
raison , chrétiens, c'est que par exemple dans les
maladies un certain cours naturel des choses nous
découvre plus clairement l'ordre de Dieu , auquel
notre volonté quoique indocile voit bien néanmoins
qu'il faut se rendre. Mais cet ordre qui nous est
montré dans les nécessités naturelles , nous est caché
au contraire parla malice des hommes. Loi^que nous
sommes circonvenus par des fraudes, par des injus-
tices , par des tromperies ; lorsque nous voyons que
« nos ennemis nous ont comme assiégés et environnés
» par des paroles de haine » , ainsi que parle le divin
Psalmiste; Sermonibus odii circumdederiint me et
expu^naverunt me gratis i^), [que] les sorties pour
nous échapper, les avenues pour nous secourir [sont
fermées par] une circonvallation d'iniquité, et que
(0 Ps. CVlll. 2.
DE JÉSUS-CHRIST. 5l9
de quelque coté que nous nous tournions , leur ma-
lice a pris les devans , et nous a ferme's de toutes
parts, alors il est malaisé de reconnoître Tordre d'un
Dieu juste parmi tant d'injustices qui nous pressent;
et comme rien ne nous paroît que la malice des
hommes qui nous trompent et qui nous oppriment,
notre cœur croit avoir droit de se révolter; et c'est
la qu'on se sent poussé aux derniers excès.
O Jésus crucifié par les impies ! ô juste pei'sécute
de la manière du monde la plus outrageuse î venez
ici à notre secours, et faites-nous voir l'ordre de Dieu
dans les maux que nous endurons par la malice des
hommes. En effet qu'est-il jamais arrivé au monde
par un ordre plus manifeste de la providence de
Dieu que la passion de son Fils? et quel événement
a-t-on jamais vu où la malice, où la perfidie, où tous
les crimes aient plus de part ? C'est là , si nous l'en-
tendons , la cause de ce grand combat de Jésus-Christ
contre la justice de son Père. « O Père, lui dit-il
5) avec tant d'ardeur dans le jardin des Olives , que
» ce calice passe loin de moi ». A la vérité, chré-
tiens, étant homme comme nous et de même com-
plexion , il avoit une horreur naturelle de la mort
et des tourmens : mais je ne me tromperai pas en
vous assurant que c'est quelque chose de plus rigou-
reux qui lui fait faire cette prière avec tant d'ins-
tance. C'est qu'il voyoit dans le calice de sa passion
non-seulement des douleurs extrêmes, mais encore
des injustices inouies : c'est ce qui en fait la grande
amertume , c'est ce qui cause le plus d'horreur à sa
sainte ame ; et rien ne l'afïlige tant dans ses plaies ,
que loi'squ'il voit qu'il n'en reçoit point que par au-
^20 SUR LA PASSION
tant de sacrilèges. O mon Père, ce n'est pas ainsi
que je voudrois être couvert des pèches du peuple :
oh ! je ne refuse pas les douleurs : eh ! mon Père , s'il
se pouvoit que je souffrisse sans tant de crimes de la
part de mes ennemis, mes peines seroient supporta-
bles : mais fauè-il qu'avec tant de tourmens, je boive
encore, pour ainsi dire, tant d'iniquités, et que je
me voie l'unique sujet de tant d'horribles blasphèmes,
de tant de violences furieuses ? Pater, si possibile
est j transfer calicem istuin à me : « O Père , s'il est
)) possible , délivrez - moi du moins de cette amer-
)) tume ; et toutefois , ajoute-t-il , non ma volonté ,
» mais la vôtre » : J^erumtamen non meq voluntas ,
sed tua fiât (0. Quoi donc, la volonté du Père cé-
leste est-elle dans la trahison de Judas , dans la fu-
reur des pontifes, et dans tous les autres crimes
énormes dont je vous ai fait tant de fois le dénom-
brement?
C'est ici qu'il nous faut entendre avec le grand
saint Augustin (2} ^ que Dieu préside , même aux
mauvais conseils : il les bride , il les pousse , il lâche
la main , il les tient domptés et captifs ; et malgré les
mauvaises intentions il les conduit à ses fins cachées :
[sans cela] , Dieu tout-puissant et tout bon ne per-
mettroit pas tant de péchés. Il ordonne les ténèbres
aussi bien que la lumière; c'est-à-dire, qu'il rapporte
aux desseins secrets de sa providence, non moins les
complots criminels que les actions vertueuses ; et
quelque effort que les méchans fassent pour se retirer
(0 Matth. XXVI. 39. Luc. xxii, 4*2. — (') Lib. de Grat. et Ub, Ar-
litr. rt. 41, 4^5 tom. X, col. 'J^o , 74 •• Serni. cxxy. n. 5, tom. v,
col. 608, 609.
DTî jÉsus-ciir.isT. Hni
de lui , ils retombent d'un autre côte' dans l'ordre de
sa providence [et de sa] sagesse.
Ainsi osez tout, ô me'cbans esprits; attaquez,
pressez , accablez , aiguisez vos langues malignes ,
enfoncez bien avant vos dents venimeuses, assouvissez
par vos médisances cette humeur malfaisante qui
vous domine : le fidèle doit vivre en repos ; parce
que vous pouvez bien entreprendre , mais vous ne
pouvez rien ope'rer que ce que Dieu veut. Vous lan-
cez vos traits empoisonnés ; mais ils ne portent pas
toujours où votre main les adresse, et Dieu saura
bien, quand il lui plaira , non-seulement les détour-
ner, mais encore les repousser contre vous. Il ne faut
donc pas nous troubler pour la malice des hommes :
Jésus persécuté et obéissant nous y fait reconnoître
l'ordre de son Père.
Prenons garde seulement. Messieurs, à n'aigrir
pas nos maux par l'impatience, et à n'irriter pas
Dieu par nos murmures; allons toujours constam-
ment par les droites voies : si cependant nos ennemis
l'emportent sur nous, si les desseins équitables sont
les moins heureux , et que la malice prévale contre
la simplicité, ne perdons pas pour cela notre con-
fiance ; ne croyons pas que nous succombions sous
l'effort d'une main mortelle; regardons d'oii est parti
l'ordre souverain , et disons à nos ennemis comme le
Sauveur faisoit à Pilate : « Vous ne pourriez rien
)) contre moi, s'il ne vous étoit donné d'en-haut » :
Nonhaberes potestatem ad^crsum me idlam, nisi iihi
datum esset desuper (i).
C'est ce qui doit éteindre en nos cœurs tous les
sentimens de vengeance : car la malice de nos enne-
{^)Joan. XIX. II.
522 SUR LA PASSION
mis, toute odieuse quelle est, ne laisse pas d'être
l'instrument d'une main divine pour nous exercer ou
pour nous punir. Il faut que cette pensée désarme
notre colère ; et celui-là est trop hardi qui voyant
paroître la main de Dieu , et l'ordre d'un tel souve-
rain , songe encore à se venger, et non à s'abaisser
et se soumettre. Ainsi regardons. Messieurs, non ce
que les hommes ont fait contre nous , mais qui est
celui « qui leur a donné la puissance de nous nuire » ;
Datum estlllis ut nocerent{^) : alors nos ressentimens
n'oseront paroître ; une plus haute pensée nous oc-
cupera ; et par respect pour l'ordre de Dieu nous
serons prêts non-seulement à souffrir, mais encore à
pardonner : Jésus -Christ crucifié nous en a donné
l'exemple.
TROISIÈME POINT.
Vous avez vu, chrétiens, toute la malignité de la
créature déclarée ouvertement contre lui ; vous avez
vu le Juste accablé par ses amis, par ses ennemis ,
par ceux qui étant en autorité dévoient leur pro-
tection à son innocence , parlafoiblesse des uns, par
la cruelle fermeté des autres : il n'oppose rien à
tous ces outrages qu'un pardon universel qu'il ac-
corde à tous et qu'il demande pour tous à son Père:
(c O Père, dit-il, pardonnez-leur; car ils ne savent
» ce qu'ils font » : Pater ^ dimitte illis : non enim
sciant quidfaciunt (2). Vous voyez que non content
de leur pardonner, sa divine bonté les excuse : il
plaint leur ignorance plus qu'il ne blâme leur ma-
lice; et ne pouvant excuser la malice même , il offre
pour l'expier la mort qu'ils lui font souffrir, et « les
CO Apoc. VII. 2. — W Luc. XXIII. 34.
DE JÉSUS-CIIRIST. SssO
» rachète du sang qu'ils lépandent » ; Ipso recîempd
sajiguiïie quem fuderunt (0.
A la vue d'un tel excès de miséricorde , aurons-
nous l'ame assez dure pour ne vouloir pas aujour-
d'hui, et excuser tout ce qu'on nous a fait souffrir
par la foiblesse, et pardonner de bon cœur tout ce
qu'on nous a fait souffrir par la malice ? Chrétiens ,
ceux qui nous haïssent et nous persécutent ne savent
en vérité ce qu'ils font. Ils se font plus de mal qu'à
nous : leur injustice nous blesse, mais elle les tue;
ils se percent eux-mêmes le sem pour nous ef-
fleurer la peau. Ainsi nos ennemis sont des furieux
qui ne savent ce qu'ils font; qui voulant nous faire
boire, pour ainsi dire, tout le venin de leur haine,
en font eux-mêmes un essai funeste, et avalent les
premiers le poison qu'ils nous préparent. Que si
ceux qui nous font du mal sont des malades empor-
tés, pourquoi les aigrissons-nous par nos vengeances,
et que ne tâchons- nous plutôt à les ramener à leur
bon sens par la patience et par la douceur ? Mais
nous sommes bien éloignés de ces charitables dispo-
sitions : bien loin de faire effort sur nous-mêmes
pour endurer une injure, nous croirions nous dé-
grader et nous ravilir , si nous ne nous piquions
d'être délicats si peu qu'on nous blesse. Aussi pous-
sons-nous sans bornes nos ressentimens : nous exer-
çons sur ceux qui nous fâchent des vengeances im-
pitoyables; ou bien nous nous plaisons de les acca-
bler par une vaine ostentation d'une patience et
d'une pitié outrageuse , qui ne se remue pas par dé-
(0 S. August. in Joan. Traciat. xcii, n. i, iom. m, part, ii,
col. 724-
5-24 SUR LÀ PASSION
dain , et qui feint d'être tranquille pour insulter
davantage : tant nous sommes cruels ennemis et im-
placables vengeurs , qui faisons des armes offen-
sives et des instrumens de colère , de la patience
même et de la pitié.
Chrétiens , que ce saint jour ne se passe pas sans
que nous donnions nos ressentimens à Jésus-Christ
crucifié ; ne pensons pas inutilement à la mort du
Juste et à ses bontés infinies. Pardonnons à son exem-
ple à nos ennemis ; et songeons qu'il n'y a point de
pâque pour nous sans ce pardon nécessaire. Je sais
que ce précepte évangélique n'est guère écouté à la
Cour : les vengeances y sont infinies; et quand on
ne les pousseroit pas par ressentiment, on se senti-
roit obligé de le faire par politique. On croit qu'il
est utile de se faire craindre ; et on pense qu'on s'ex-
pose trop quand on est d'humeur à souffrir. Et peut-
être qu'on supporteroit cette maxime antichrétienne,
si nous n'avions à ménager que les intérêts du
monde : mais notre grand intérêt c'est de savoir nous
concilier la miséricorde divine, c'est de ménager un
Dieu qui ne pardonne jamais qu'à ceux qui pardon-
nent sincèrement , et n'accorde sa miséricorde qu'à
ce prix. Notre aveuglement est extrême , si nous ne
sacrifions à cet intérêt éternel nos intérêts périssa-
bles. Pardonnez donc, chrétiens; mais après la grâce
accordée , qu'il n'y ait plus de froideur : je vous le
dis devant Dieu , et Jésus-Christ crucifié me sera un
témoin fidèle que je dis la vérité. La manière de
pardonner qu'on introduit dans le monde est une
dérision manifeste de son Evangile : amis , pourvu
qu'on ne se voie pas ; on ne veut point revenir des pre-
DEJÉSUS-CIITIIST. 5^5
miei'S omI)i âges. Pardonner comme Jésus - Christ a
pardonne; tâcher de rétablir la confiance perdue;
rappeler le cœur alie'ne' ; et rallumer la charité
toute éteinte, par des bienfaits effectifs : Benefa-
cite (0. Ne me demandez point d'autre raison; le
mystère me rappelle. Décidons une fois ce que l'E-
vangile a décidé : le sang de Jésus-Christ, son exem-
ple, pour toute raison : autrement nulle commu-
nion avec Jésus-Christ, nulle société à la croix, et
nulle part à la grâce qu'il a demandée pour nous à
son Père.
Car, mes Frères, vous n'ignorez pas que nous
avons tous été compris dans la prière qu'il a faite.
Jésus-Christ éloit attaché à un bois infâme, levant à
Dieu ses mains innocentes , et sembloit n'être élevé
si haut que pour découvrir un peuple infini qui se
moque de ses maux, qui remue la tête, et fait un
sujet de risée d'une extrémité si déplorable. Mais sa
vue porte bien plus loin : il voit tous les hommes
avec tous leurs crimes : il nous a vu chacun en
particulier. En ce jour, « je vous ai vu, dit-il, et
» je vous ai appelé par votre nom (^) ». Il est frappé
de tous nos péchés non moins que de ceux des
Juifs qui le persécutent : il ne nous trouve ni moins
aveugles ni moins inconsidérés dans nos passions ; et
touché de compassion, il déplore notre aveuglement
plutôt qu'il ne blâme notre malice. Il se tourne donc
à son Père, et lui demande avec larmes qu'il ait pitié
de notre ignorance. En effet les hommes qui pè-
chent sont doublement aveugles : ils ne savent ni
ce qu'ils font ni où ils s'engagent; et permettez -moi;
(ï) Mallh. V. 44- — W Is. XLiM. I.
52() SUR LA PASSION
chrétiens , de considérer ici notre aveuglement dans
celui des malheureux Juifs.
Ils sont misérablement aveugles; puisqu'après tant
de signes et tant de miracles , ils ne veulent pas con-
sidérer la dignité de celui sur lequel ils mettent leurs
mains sacrilèges. Mais voici le dernier excès ; c'est ,
Messieurs , qu'ayant à choisir entre Jésus et Barab-
bas, « ils renient, comme dit saint Pierre (0, le
» Juste et le Saint; ils délivrent le meurtrier, et
» font mourir l'Auteur de la vie ». Il n'est pas né-
cessaire que je parle ici : c'est déjà une chose hor-
rible de voir qu'ils ont mis leur Sauveur en croix ;
mais si nous venons à considérer de qui il remplit la
place, il n'y a rien qui puisse égaler l'indignité de
ce choix. Mais soit que nous nous indignions contre
l'injustice des Juifs, soit que nous nous étonnions
d'un si étrange aveuglement , jetons les yeux sur
nous-mêmes : il n'est pas nécessaire que je parle
ici ; que chacun se juge en sa conscience. Que quit-
tons-nous? que choisissons -nous? que préférons-
nous à Jésus-Christ? que faisons-nous non-seulement
vivre , mais régner en sa place ? pour qui est-ce que
notre cœur se déclare? et qu'est-ce qui nous fait
dire : « Qu'on l'ôte, qu'oale crucifie (^) »? et [nous]
crucifions Jésus-Christ encore une fois (5). Quel est
donc notre aveuglement? et après cet indigne choix,
quelle espérance nous resteroit de notre salut, si
Jésus-Christ n'avoit prié à la croix pour ceux qui ne
savent ce qu'ils font?
Mais nous pensons encore moins à quoi nous
nous engageons, et quelle vengeance nous attirons
(') Act. Jii. i4, i5. — W Joan. xix. i5. — i}) ffebr^ri. 6.
DE JÉSUS-CHRIST. 5îi7
sur nos Letes par cette outrageuse préférence. Les
Juifs contentent leur haine; et pendant qu'ils ré-
pandent le sang innocent avec une si furieuse inhu-
manité, ils ont encore l'audace de dire : « Son sang
}) soit sur nous et sur nos enfans (0 ». Ils ne savent
ni ce qu'ils font ni ce qu'ils disent; et ne pensent pas,
les malheureux, que pendant qu'ils assouvissent leur
passion , ils avancent leur jugement , leur dernière
ruine. Race maudite et déloyale, ce sang sera sur
toi selon ta parole : ce sang suscitera contre toi des
ennemis implacables qui abattront tes murailles et
tes forteresses, et renverseront jusqu'aux fondemens
ce temple l'ornement du monde. Ils ne savent pas ,
ils n'entendent pas ; et enchantés par leur passion ,
ils ne voient point la colère qui les menace. Et nous
également enivrés par nos passions insensées, nous
ne regardons point le jour de Dieu , jour de ténè-
bres , jour de tempête , jour d'indignation éter-
nelle (2); et nous ne considérons pas de quelle sorte
nous pourrons porter les coups incessamment re-
doublés de cette main souveraine. Jésus-Christ suc-
combe sous ce poids terrible : il s'afflige, il se trou-
ble, il sue sang et eau; il se plaint d'être délaissé;
il ne trouve point de consolation.
Tel est. Messieurs, un Jésus sous l'effroyable pres-
soir de la justice divine. Les femmes de Jérusalem sont
émues de compassion voyant l'excès de ses maux et
de ses douleurs ; mais écoutez comme il leur parle :
« Ne pleurez point sur moi, leur dit-il; mais pleurez
» sur vous-mêmes et sur vos enfans (2) ». Déplorez
la calamité qui vous suit de près : car « si on fait
CO Maith. xxYii. a5. — W Jod. 11. 1,3. — C^) Luc. xxm. 28.
biS SUR LA PASSION
)) ainsi au bois verd, que fera-t-on au bois sec (0 » ?
Chrétiens , qui vous étonnez de voir Jésus - Christ
traité si cruellement, étonnez-vous de vous-mêmes
et des supplices que vous attirez sur vos têtes crimi-
nelles. Si la justice divine n'épargne pas l'innocent,
parce qu'il a répondu pour les pécheurs, que doivent
attendre les pécheurs eux-mêmes, s'ils méprisent la
miséricorde qui leur est offerte? Si ce bois verd, ce
bois vivant, si Jésus-Christ, cet arbre fécond qui
porte de si beaux fruits , n'est pas épargné; pécheur,
bois aride, bois déraciné, qui n'est plus bon que pour
le feu éternel, que dois-tu attendre? C'est ce que
nous ne voyons pas; et Jésus touché de compassion
des misères qui nous attendent : O Père , ayez pitié
de ces insensés qui courent en aveugles à leur dam-
nation, en riant, en battant des mains, en s'applau- >^
dissant les uns aux autres. O Père, ayez pitié de leur
ignorance , ou plutôt de leur stupidité insensée :
Pater j dimitte illis : non enim sciunt quidfaciunt (2) :
« Mon Père, pardonnez -leur; car ils ne savent ce
» qu'ils font «. Non- seulement il prie, chrétiens,
mais il sacrifie pour nous : « Dieu étoit en Christ se
j) réconciliant le monde (3) ».
Mais que nous sert , chrétiens , que Jésus-Christ
ait crié pour nous à son Père , et qu'il ait payé de
son propre sang le prix de notre rachat , si nous pé-
rissons cependant parmi les mystères de notre salut
et à la vue de la croix , en négligeant de nous ap-
pliquer les grâces qu'elle nous présente. Ah ! voici
les jours salutaires où Jésus-Christ veut célébrer la
pâque avec nous, où les pasteurs, où les prédica-
C») Luc. xxiîi. 3i. ~ W Ihid. 34. — (3) //. Cor. v. 19.
leurs.
DE JÉSUS-CHRIST. ^29
teurs, où toute l'Eglise nous crie: « Mes Frères ,
» nous vous conjurons pour J e'sus- Christ , de vous
» réconcilier avec Dieu(0 ». Qui de nous n'est pas
résolu durant ces saints jours d'approcher de la sainte
table ? O sainte résolution ! mais trouvez bon néan*
moins que je vous arrête pour vous dire avec l'a-
pôtre : Probetautein seipsiirn homo i?) : « que l'homme
M s'éprouve soi-même «. L'action que vous allez faire
est la plus sainte , la plus auguste, la plus importante
du christianisme : il ne s'agit de rien moins que de
manger de sa propre bouche sa condamnation ou sa
vie , de porter la miséricorde ou la mort toute pré-
sente dans ses entrailles. Le mystère de l'eucharistie ,
c'est le mémorial sacré de la passion de Jésus : il y
est encore sur le Calvaire ; il y répand encore pour
notre salut le sang du nouveau Testament ; il y re-
nouvelle , il y représente, il y perpétue son saint
sacrifice.
Nous avons remarqué, mes Frères, dans la pas'»
sion le crime de ses ennemis, et sa sainteté mfinie :
maintenant il est question en communiant [de savoir]
à laquelle de ces deux choses vous aurez part ? Sera-
ce à la sainteté de la victime , ou aux crimes de ceux
qui l'immolent? sera-ce pour perpétuer la violence^
ou la soumission ; les outrages , ou l'obéissance j la
trahison de Judas , ou [la fidélité du Sauveur] ?
Dieu ne venge rien plus terriblement que la profa-
nation de ses saints mystères. Dans une action dont
les suites sont si importantes , l'apôtre a raison de
nous arrêter, et de nous ordonner une sainte épreuve:
(0 //. Cor. V. 20. — (») /. Con XI. 28.
BOSSUET. XIIT. 34
53o SUR LA PASSION
donc à la vue de ce saint autel que chacun s'e'prouve
soi-même et rentre dans les replis de sa conscience.
Oubliez-donc toutes vos affaires : car quels soins ne
doivent ce'der à celui de se rendre digne de Jésus-
Christ ? et peut-on imaginer quelque chose qu'il soit
ni plus utile de bien recevoir, ni plus dangereux de
profaner que son mystère adorable ?
Songez-vous à corriger votre vie, à restituer le
bien mal acquis, à réparer les injustices que vous
avez faites ? Je ne puis pas vous en faire ici le dé-
nombrement : songez seulement à celles du jeu si
fréquentes, si peu méditées, si peu réparées. Je
tremble pour vous, quand je considère les avan-
tages frauduleux que vous prenez et que vous don-
nez , les ruines qui s'en ensuivent , et le repos mal-
heureux que je vois sur ce sujet dans les consciences.
Il semble qu'on se persuade que tout est jeu dans le
jeu \ mais il n'en est pas de la sorte. Les injustices
ne sont pas moins grandes, ni les restitutions moins
obhgatoires ; sans que j'y puisse remarquer d'autres
différences sinon qu'on y pense moins, et que les
fraudes et voleries sont plus ordinaires et plus ma-
nifestes. Pensez-y donc , chrétiens : si ce n'est qu'a-
vec vos richesses vous vouliez encore jouer votre
ame, ou plutôt non tant la jouer que la perdre
très- assurément, d'une manière bien plus hardie
que vous ne faites vos biens. Le grand saint Am-
broise s'étonne de la hardiesse des grands joueurs ,
« Qui peut-être changent, dit ce grand homme (0,
» à tous momens de fortune j tantôt riches ^ tantôt
Çi) Lib. de Tob. cap. xi , iojii. i , col. Go3 , Co3.
DE JÉSUS-CHRIST. 53l
» ruinés, selon qu'il plaît au hasard w. Ne vous
étonnez pas, chrétiens, si nous descendons à ces bas-
sesses; et si vous trouvez peut-être que c'est trop
rabaisser nos discours, jugez donc combien il est
plus indigne de rabaisser jusque-là votre conscience.
Mais je ne fînirois jamais ce discours , si je voulois
faire avec vous tout votre examen : Prohet autem se
ipsumhoino : « Que l'homme s'éprouve soi-même ».
Si vous vous mettez à l'épreuve , connoissez votre
foiblesse, et défiez-vous de vos forces... de cette même
bouche dont nous consacrons les divins mystères, re-
cevez-les saintement : ne faites point vos pâques par
un sacrilège.
532 POUR LE JOUR DE PAQUE.
V^ SERMON
POUR
LE JOUR DE PÂQUE.
De quelle manière le péché novis est devenu natuiel : combien
ses mauvaises inclinations sont inhérentes à notre ame. Comment
Jésus -Christ est-il mort au péché pour nous en guérir. Obligation
que nous avons de porter en nous la ressemblance de sa mort : re-
nouvellement continuel qu'elle nous prescrit. Quelle doit être la
joie des chrétiens dans le temps pascal. La source, les progrès et
les âges divers de la vie des justes : paix parfaite et bonheur du
dernier âge. Comment nos corps mêmes seront vivifiés.
'%i'^'%i^»'V''<^%''%«^>^«'«/'«r-«/'<k^V
Christus resurgens ex moi tiiis jam non nioritur, mors illi
ultra non dominabitur. Quod ènim mortuus est pec-
calo, mortuus est semel : quod autemvivit, vivit Dec.
Jésus- Christ étant ressuscité d^ entre les morts ne mourra
plus désormais , la mort naura plus d" empire sur lui :
car quant à ce quil est mort , il est mort seulement une
fois pour le péché ; mais quant a la vie qu'il a mainte^
nant, il vit pour Dieu. Rom. vi. 9,10.
V^uAivD je vois ces riches tombeaux sous lesquels les
grands de la terre semblent vouloir cacher la honte
de leur corruption , je ne puis assez m'e'tonner
de l'extrême folie des hommes, qui érigent de si
magnifiques trophées à un peu de cendre, et à quel-
i
POUR LE JOUR DE rAQUE. 533
qiies vieux ossemens. C'est en vain que Ton enrichit
leurs cercueils de marbre et de bronze; c'est en vain
que l'on de'guise leur nom véritable par ces titres
superbes de monumens et de mausole'es. Que nous
profite après tout cette vaine pompe , si ce n'est que
le triomphe de la mort est plus glorieux , et les
marques de notre ne'ant plus illustres ? Il n'en est
pas ainsi du sépulcre de mon Sauveur. La mort a
eu assez de pouvoir sur son divin corps , elle l'a
étendu sur la terre, sans mouvement et sans vie :
elle n'a pas pu le corrompre ; et nous lui pouvons
adresser aujourd'hui cette parole que Job disoit à la
mer: «Tu iras jusque-là, et ne passeras pas plus
)) outre : cette pierre donnera des bornes à ta furie )> ;
et à ce tombeau , comme à un rempart invincible,
seront enfin rompus tes efforts : Usque hue venies ^
et non procèdes amplius , hîc confringes tumentes
Jïuctus tuos (0.
C'est pourquoi notre Seigneur Jésus, après avoir
subi volontairement une mort infâme, il veut après
cela que « son sépulcre soit honorable « , comme
dit le prophète Isaïe : Erit sepulcrum ejus glorio-
sumi'^). Il est situé au milieu d'un jardin, taillé
tout nouvellement dans Je roc ; et de plus il veut
qu'il soit vierge aussi bien que le ventre de sa mère ,
et que personne n'y ait été posé devant lui : davan-
tage , il faut à son corps cent livres de baume du
plus précieux , et un linge très-fin et très-blanc pour
l'envelopper. Et après que , durant le cours de sa
vie , « il s'est rassasié de douleurs et d'opprobres « ;
Saturahiiiir opprohriis , nous dit le prophète (^) \
(0 Joh. XXX.VI1I. II. — W Is. XI. 10. — (3) ThiGTi. m. 3o.
i
534 POUR LE JOUR DE PAQUE.
VOUS diriez qu'il soit devenu délicat dans sa sépul-
ture : n'est-ce pas pour nous faire entendre qu'il se
préparoit un lit plutôt qu'un sépulcre ? Il s'y est
reposé doucement jusqu'à ce que l'heure de se lever
fût venue (*) : mais tout d'un coup il s'est éveillé, et
se levant il vient éveiller la foi endormie de ses
apôtres.
Aujourd'hui les trois pieuses Maries étant accou-
rues dès le grand matin pour chercher leur bon
Maître dans ce lit de mort : « Que cherchez -vous
(*) Il faut qu'il y dorme, et qu'il repose encore quelque
temps jusqu'à ce que l'heure de se lever soit venue. Nous
aurons jusqu'à la nuit quelque reste de tristesse; Adves-
periini demorabitur flelus : mais demain dès le matin sa
résurrection nous comblera d'une sainte réjouissance ; et
ad niatutinum lœtitia {}). Que ferons-nous donc ainsi par-
tagés entre la tristesse et la joie? si nous ne parlons que
de sa résurrection, notre douleur sans doute s'en trou-
vera offensée : que si nous nous contentons de nous en-
tretenir de sa mort, notre espérance ne sera pas satisfaite.
Joignons-les toutes deux, chrétiens; et voyons les obliga-
tions que l'une et l'autre nous impose.
O Marie, nous ne craindrons pas de nous adresser à
vous aujourd'hui : nous savons que l'amertume de vos
douleurs est bien adoucie : bientôt vous apprendrez que
votre Fils aura pris une nouvelle naissance ; et vous ne
porterez point d'envie à son saint sépulcre, de ce qu'il
aura été comme sa seconde mère ; au contraire , vous
n'en recevrez pas moins de joie que lorsque l'ange, etc.
Bossuet avoit d'abord ainsi disposé Texorde de son sermon pour
le prêcher le Samedi saint : il a dans la suite mis cet exorde dans
l'état où il se trouve ici, pour l'approprier entièrement à la solen-
nité du jour de Pâque, ( EdiL de Déforis. )
CO Ps. xxxix. 6.
POUR LE JOUR DE l» A Q U E. 535
M ici, leur ont dit les anges? vous cherchez Jésus de
» Nazareth crucifié : il n'y est plus ; il est levé, il est
)) ressuscité : voyez le lieu oii il étoit mis (0 ». O jour
de triomphe pour notre Sauveur ! ô jour de joie
pour tous les fidèles ! Je vous adore de tout mon
cœur, ô Jésus victorieux de la mort : vraiment c'est
aujourd'hui votre pâque , c'est-à-dire votre passage,
où vous passez de la mort à la vie. Faites-nous la
grâce, ô Seigneur Jésus, que nous fassions notre
pâque avec vous , en passant à une sainte nouveauté
de vie : ce sera le sujet de cet entretien.
O Marie, nous ne craindrons pas de nous adresseï»
à vous aujourd'hui : l'amertume de vos douleurs est
changée en un sentiment de joie ineffable. Vous,
avez déjà appris la nouvelle que votre Fils bien-aimé
a pris au tombeau une nouvelle naissance ; et vous
n'avez point porté d'envie à son saint sépulcre , de
ce qu'il lui a servi de seconde mère : au contraire ,
vous n'avez pas eu moins de joie que vous en con-
çûtes, lorsque l'ange vous vint annoncer qu'il naî-
troit de vous , en vous adressant ces paroles par les-
quelles nous vous saluons. Ave,
Je m'étonne quelquefois , chrétiens , que nous
ayons si peu de soin de considérer, et ce que nous
sommes par la condition de notre naissance , et ce
que nous devenons par la grâce du saint baptême.
Une marque évidente que nous n'avons pas bien pé-
nétré le mystère de notre régénération, c'est de voir
les divers sentimens des auditeurs , quand on vient
à discourir de cette matière. Les uns , tout charnels
0) Luo. XXIV. 5. Marc. xvi. 6.
535 POUR LE JOUR DE PAQUE.
et grossiers, sitôt qu'ils entendent parler de nouvelle
vie, et de résurrection spirituelle, et de seconde
naissance, demeurent presque interdits; peu s'en,
faut qu'ils ne disent avec Nicodème : « Comment se
» peuvent faire ces choses ? quoi , un vieillard naî-
» tra-t-il encore une fois ? faudra-t-il que nous ren-
» trions dans le ventre de nos mères (0 » ? telsétoient
les doutes que se formoit en son ame ce pauvre pha-
risien. Les autres, plus délicats, reconnoissent que
ces vérités sont fort excellentes ; mais il leur semble
que cette morale est trop raffinée , qu'il faut renvoyer
ces subtilités dans les cloîtres, pour servir de matière
aux méditations de ces personnes, dont les âmes se
sont plus épurées dans la solitude : pour nous, di-
ront-ils , nous avons peine à goûter toute cette mys-
tagogie (*). N'est-il pas vrai que c'est la secrète ré-
flexion de quantité de personnes , lorsqu'on traite
de ces mystères ?
Qu'est-ce à dire ceci, chrétiens? en quelle école
ont-ils été élevés? ignorent-ils qu'il n'y a quasi point
de maximes que les saints docteurs de l'Eglise aient
plus souvent inculquées ; et que qui ôteroit des
écrits de l'apôtre les endroits où il explique cette
doctrine, non-seulement il énerveroit ses raisonne-
mens invincibles, mais encore qu'il effaceroit la plus
grande partie de ses divines Epîtres? D'où vient
donc, je vous prie, que nous avons si peu de goût
pour ces vérités? d'où vient cela, sinon du déréglé-
es Joan. m. 4*
C*) Ce mot vient du grec, et signifie l'action d'initier aux choses
mystérieuses de la religion , ou rexplication de ses mystères. ( Edit,
de Déforis. )
POUR LE JOUR DE PAQUE. SS^
ment de nos mœurs? Sans doute nous ne permet-
tons pas à l'Esprit de Dieu d'habiter ni assez long-
temps, ni assez profonde'ment dans nos âmes, pour
nous faire sentir ses divines ope'rations : car le Sau-
veur ayant dit à ses apôtres, qu'il leur enverroit
« cet Esprit consolateur que le monde ne connois-
» soit pas : pour vous, ajoute-t-il , mes disciples,
:» vous le connoîtrez ; parce qu'il sera en vous et ha-
» bitera dans vos cœurs » : Vos autem cognoscetis
eum ; quia apud vos manehitéîin Dohis erit (0. Par
où nous voyons que si nous le laissions habiter quel-
que temps dans nos âmes, il feroit sentir sa pré-
sence par les bonnes œuvres, esquelles sa main puis-
sante porteroit nos affections : et comme il n'y a
point de christianisme en nos mœurs, comme nous
menons une vie toute séculière et toute païenne,
de là vient que nous ne remarquons aucun effet de
notre seconde naissance.
Ainsi, chre'tiens, pour vous instruire de ces véri-
tés, le plus court seroit de vous renvoyer à l'école
du Saint-Esprit, et à une pratique soigneuse des
préceptes évangéliques. Mais puisque la saine doc-
trine est un excellent préparatif à la bonne vie , et
que les solennités pascales, que nous avons au-
jourd'hui commencées, nous invitent à nous entre-
tenir de ces choses; écoutez non point mes pensées,
mais trois admirables raisonnemens du grand apôtre
saint Paul , dont il pose les principes dans le texte
que j'ai allégué, et en tire les conséquences dans les
paroles suivantes : « Jésus est mort, dit-il, et c'est
» au péché qu'il est mort » : Peccato mortuus est (^).
(O/oa/î. XIV. i6, 17.— W Kqjji, yl iq.
538 POTJR LE JOUE. DE PAQUE.
Si donc nous voulons participer à sa mort, il faut
que nous mourions au pe'ché : c'est notre première
partie. Jésus étant mort, a repris une nouvelle vie;
et cette vie n'est plus selon la chair, mais entière-
ment selon Dieu; « parce qu'il ne vit que pour
» Dieu » ; Quod autem vivit ^ Dwit Deo (0. Il faut
donc que nous passions à une nouvelle vie, qui doit
être toute céleste : voilà la seconde. Jésus étant une
fois ressuscité, « ne meurt plus, la mort ne lui do-
» mine plus » : Janf non moritur ^ mors illi ultra
non dominahitur ^). Si donc nous voulons ressusci-
ter avec lui, il faut que nous vivions éternellement à
la grâce , et que la mort du péché ne domine plus en
nos âmes : c'est par oii finira ce discours. Le Sau-
veur est mort, mourons avec lui : il est ressuscité,
ressuscitons avec lui : il est imniortel , soyons im-
mortels avec lui. Tâchons de rendre ces vérités sen-
sibles par une simple et naïve exposition de quel-
ques maximes de l'Evangile ; et faisons voir en peu
de mots avant toutes choses, quelle nécessité il y a
de mourir avec le Sauveur.
PREMIER POINT.
D'où vient que l'apôtre saint Paul ne parle que
de mort et de sépulture, quand il veut dépeindre la
conversion du pécheur; et pourquoi a-t-il toujours
à la bouche , qu'il faut mourir au péché avec Jésus-
Christ, et crucifier le vieil homme, et tant d'autres
semblables discours qui d'abord paroissent étranges ?
Car, s'il ne veut dire autre chose, sinon que nous
devons changer nos méchantes inclinations , pour
(') Rom. vï. 1 1. — (') Ihid, 9.
POUR LE JOUR DE PAQUE. 53c)
quelle raison se sert-il si souvent d'une façon de
parler qui semble si fort éloignée? et ce changement
d'affections étant si commun dans la vie humaine,
comment ne l'exprime-t-il pas en termes plus fa-
miliers? C'est ce qui me fait croire que ces sortes
d'expressions ont quelque sens plus caché ; et sans
doute il ne les a, pour ainsi dire, affectées, qu'afin
de nous inviter à en pénétrer le secret. Or pour
avoir une pleine intelligence de l'intention de Fapô-
tre, je me sens obligé à vous représenter deux con-
sidérations importantes : par la première, je vous
ferai voir avec l'assistance divine, pour quelle rai-
son la conversion du pécheur s'appelle une mort ;
et elle sera tirée d'une propriété du péché : par la
seconde, je tâcherai de montrer que nous sommes
obligés de mourir au péché avec le Sauveur ; et celle-
ci sera prise de la qualité du remède. De ces deux
considérations, il en naîtra une troisième pour l'ins-
truction des pécheurs.
Tout péché doit avoir son principe dans la volonté :
mais dans l'homme, il a une propriété bien étrange;
c'est qu'il est tout ensemble volontaire et naturel.
Les pélagiens, ne comprenant point cette vérité, ne
pouvoient souffrir que l'on leur parlât de ce péché
d'origine avec lequel nous naissons , et disoient que
cela alloit à l'outrage de la nature , qui est l'œuvre
des mains de Dieu : ils n'entendoient pas que la
source du genre humain étant corrompue, ce qui
avoit été volontaire seulement dans le premier père,
avoit passé en nature à tous ses enfans. Qu'est-il né-
cessaire de vous raconter plus au long l'histoire de nos
malheurs? vous savez assez que le premier homme,
54o POUR LE JOUR DE PAQUE.
séduit parles infidèles conseils de ce serpent fraudu-
leux , voulut faire une funeste e'preuve de sa liberté;
et qu' « usant inconsidérément de ses biens », ce sont
les propres mots du saint pontife Innocent (0 , il ne
sut pas reconnoître la main qui les lui donnoit : de
sorte que son esprit s'étant élevé contre Dieu , il
perdit l'empire naturel qu'il avoit sur ses appétits :
la honte, qui jusqu'à ce temps-là lui avoit été in-
connue , fut la première de ses passions qui lui dé-
cela la conspiration de toutes les autres : il s'étoit
enflé d'une vaine espérance de savoir le bien et le
mal; et il arriva par un juste jugement de Dieu, que
« la première chose dont il s'aperçut, c'est qu'il
» falloit rougir » : Nihil primum senserunt quant
erubescendum _, dit Tertullien (2). Cela est bien
étrange. Il remarqua incontinent sa nudité, ainsi
que nous apprend l'Ecriture (5) : c'est qu'il com-
mença à sentir une révolte à laquelle il ne s'atten-
doitpas; et la chair s'étant soulevée inopinément
contre la raison , il étoit confus de ce qu'il ne pou-
voit la réduire.
Mais je ne m'aperçois pas que je m'arrête peut-
être trop à des choses qui sont très-connues : il suf-
fit présentement que vous remarquiez que nous nais-
sons tous, pour notre malheur, de ces passions hon-
teuses, qui, étant suscitées par le péché, s'élèvent
dans la chair, à la confusion de l'esprit. Gela n'est
que trop véritable; et voici le raisonnement que
saint Augustin en tire après le Sauveur : « Qui naît
(0 Epist. ^ixix, ad Concil. Carthag. n. 6, col. 892. Epist. Rom,
Pontif. EcUt. D. Constant. — \-) De veland. Virg. n. 11. — (3j Gènes,
ni. "7,
P O U K LE J O U n DE P A Q U E. 54 I
)) de la chair , est chair » , dit notre Seigneur en saint
Jean (0 : Quod natum est ex carne j caro est. Que
veut dire cela? La chair, en cet endroit, selon la
phrase de l'Elcriture, signifie ces inclinations cor-
rompues qui s'opposent à la loi de Dieu : c'est donc
comme si notre Maître avoit dit plus expresse'ment :
O vous , hommes misérables , qui naissez de cette
révolte, vous naissez par conséquent rebelles contre
Dieu , et ses ennemis : Quod natuni est ex came ^
caro est : vous recevez en même temps et par les
mêmes canaux , et la vie du corps et la mort de Famé :
qui vous engendre, vous tue ; et la masse dont vous
êtes formés, étant infectée dans sa source, le péché
s'attache et s'incorpore à votre nature. De là cette
profonde ignorance ; de là ces chutes continuelles;
de là ces cupidités effrénées qui font tout le trouble
et toutes les tempêtes de la vie humaine : Quod na-
tum est ex carne , caro est; et voyez, s'il vous plaît,
où va cette conséquence.
Les philosophes enseignen^que la naissance et la
mort conviennent aux mêmes sujets. Tout ce qui
meurt , prend naissance ; tout ce qui prend nais-
sance , peut mourir : c'est la mort qui nous ôte ce
que la naissance nous donne. Vous êtes homme par
votre naissance; vous ne cessez d'être homme que
par la mort : l'union de l'ame et du corps se fait
par la naissance ; aussi est-ce la mort qui en fait la
dissolution. Or jusqu'à ce que la nature soit guérie,
être homme et être pécheur, c'est la même chose :
l'ame ne tient pas plus au corps , que le péché et ses
CO Joan. HT. 6. S. Aug. Senn. ctxxiv. n. 9, tOT?i. v, col. 83^.
Serm.CQKCiY. n. 16, col. 1191.
5425 rOUR LE JOUR DE PAQUE.
mauvaises inclinations s'attachent, pour ainsi dire,
à la substance de l'ame. Que si le pe'ché a sa nais-
sance , il aura par conséquent sa vie et sa mort : il a
sa naissance par la nature corrompue , sa vie par nos
appétits déréglés. Ce n'est donc pas sans raison que
nous appelons une mort, la guérison qui s'en fait
par la grâce médicinale qui délivre notre nature :
par où vous voyez que ce n'est pas sans raison que
la conversion du pécheur s'appelle une mort. C'est
pourquoi je ne m'étonne plus, grand apôtre, si vous
la nommez ordinairement de la sorte : vous nous
voulez faire entendre combien nos blessures sont
profondes , combien le péché et l'inclination au mal
nous est devenue naturelle ; et que naissant avec
nous, il ne faut rien moins qu'une mort pour l'ar-
racher de nos âmes.
Voilà déjà, ce me semble, quelque éclaircisse-
ment de la pensée de saint Paul , tiré , à la vérité ,
non des maximes orgueilleuses de la sagesse du siè-
cle, mais des principes soumis et respectueux de
l'humilité chrétienne. Nous n'avons point de honte
d'avouer les infirmités de notre nature : que ceux-là
en rougissent qui ne connoissent pas le Libérateur.
Pour nous, au contraire, nous osons nous glorifier
de nos maladies; parce que nous savons et la misé-
ricorde du médecin et la vertu du remède. Ce re-
mède, comme vous le savez, c'est la mort de notre
Seigneur; et puisque nous voilà tombés sur la con-
sidération du remède, il est temps désormais que
nous entendions raisonner l'apôtre saint Paul. LeFils
de Dieu , dit-il , « est mort au péché » ; Mortuus est
peccato ; « ainsi estimez, « conclut-il, que vous êtes
POUR LE JOUR DE TA QUE. 543
morts au péchc « : ita et vos existiiiiale morluos qui-
dem esse peccato (0. Que veut-il dire que notre Sei-
gneur est mort au péché, lui qui dès le premier mo-
ment de sa conception a toujours vécu à la grâce ?
Pour pénétrer sa pensée, il est nécessaire de repren-
dre la chose de plus haut, et de vous mettre devant
les yeux quelques points remarquables de la doctrine
de saint Paul , dans lesquels j'entre par cet exemple.
Si jamais vous vous êtes rencontrés dans une place
publique oii l'on auroit exécuté quelque criminel ,
n est-il pas vrai que , par la qualité de la peine, vous
avez souvent jugé de l'horreur du crime, et qu'il
vous a semblé voir quelque idée de leurs forfaits
dans les marques de leurs supplices et dans leurs
faces défigurées? Vous êtes surpris peut-être que je
vous propose un si funèbre spectacle : c'est pour vous
faire avouer qu'il y a dans la peine quelque repré-
sentation de la coulpe. Oserons -nous bien mainte-
nant, mon Sauveur, vous appliquer cet exemple?
Il le faut bien , certes , puisque vous avez paru sur
la terre comme un criminel. Vous avez désiré vous
rendre semblable aux pécheurs ; et n'ayant point de
péché, vous avez voulu néanmoins en subir toutes
les peines pendant votre vie : votre sainte chair a
été travaillée des mêmes incommodités que le péché
seul avoit attirées sur la nôtre : c'est pourquoi saint
Paul ose dire, que vous vous êtes fait « semblable à
M la chair du péché » : In similitudinein carnis pec-
cati ip). Quelle bonté, chrétiens! Ce n'a pas été as-
sez au Fils du Père éternel de revêtir sa divinité
d'une chair humaine : cette chair plus pure que les
CO /?om. Ti. 10, 1 1 . — W /itW. vin. 3.
544 POUR LE JOUR DE PÀQUE.
rayons du soleil, qui méiitoit d'être ornée d'immor-
talité et de gloire, il la couvre encore, pour l'amour
de nous, de l'image de notre péché : n'est-ce pas de
quoi nous confondre ? Que sera-ce donc si nous
venons à considérer que c'est par ce moyen que nos
péchés sont guéris ? C'est ici , c'est ici le trait le plus
merveilleux de la miséricorde divine.
On rapporte que par fois les magiciens, possédés
en leur ame d'un désir furieux de vengeance , font
des images de cire de leurs ennemis, sur lesquelles
ils murmurent quelques paroles d'enchantement ;
et après, ajoute-t-on , frappant ces statues, la bles-
sure , par un fatal contre - coup , en retombe sur
l'original. Est-ce fable, ou vérité? je vous le laisse à
juger : seulement sais-je bien qu'il s'est passé quelque
chose de semblable en la personne de mon Maître.
Où étoit l'image du péché? En sa chair bénite.
Oii étoit le péché même? En vous et en moi, chré-
tiens. La chair du Sauveur , cette image innocente
du crime, a été livrée entre les mains des bourreaux,
pour en faire à leur fantaisie : ils l'ont frappée, les
coups ont porté sur le péché; ils l'ont crucifiée, le
péché a été crucifié ; ils lui ont arraché la vie , le pé-
ché a perdu la sienne : et voilà justement ce que l'a-
pôtre veut dire. Le Sauveur, selon sa doctrine, est
mort au péché ; parce qu'abandonnant à la mort sa
chair innocente, qui en étoit l'image, il a anéanti le
péché. Mais pourrons-nous conclure de là qu' « il
» faut que nous mourions avec lui » ; lia et vos exis-
timate mortuos quidem essepeccato? Certainement,
chrétiens , la conséquence en est bien aisée ; il ne
faut que lever les yeux, et i^egarder notre Maître
pendu
POUR LE JOUR DE PAQUE. 545
2^)611(111 à la croix. O Dieu , comment a-t-on traité sa
chair innocente ? Quelque part où je porte ma vue,
je n'y saurois remarquer aucune partie entière.
Quoi, parce qu'elle portoit l'image du péché, il a
bien voulu qu'elle fût ainsi déchirée, et nous épar-
gnerons le péché même qui vit en nos âmes ! nous
ne mortifierons point nos concupiscences; au con-
traire nous nous y laisserons aveuglément emporter!
Gardons-nous-en bien , chrétiens; il nous faut faire
aujourd'hui un aimable échange avec le Sauveur.
Innocent qu'il étoit, il s'est couvert de l'image de
nos crimes , subissant la loi de la mort : criminels que
nous sommes, imprimons en nous - mêmes la figure
de sa sainte mort, afin de participer à son innocence :
car lorsque nous portons ]a figure de cette mort ,
par une opération merveilleuse de Tesprit de Dieu ,
sa vertu nous en est appliquée. C'est pour cela que
l'apôtre nous exhorte à porter l'image de Jésus cru-
cifié sur nos corps mortels , à avoir sa mort en nos
membres, à nous conformer à sa mort (0.
Mais quelle main assez industrieuse pourra tracer
en nous cette aimable ressemblance? Ce sera l'amour,
chrétiens, ce sera l'amour. Cet amour saintement
curieux ira aujourd'hui avec Madeleine adorer le
Sauveur dans sa sépulture : il contemplera ce corps
innocent gisant sur une pierre, plus froid et plus
immobile que la pierre; et là se remplissant d'une
idée si sainte , il en formera les traits dans nos âmes
et dans nos corps. Ces yeux si doux, dont un seul
regard a fait fondre saint Pierre en larmes, ne ren-
(0 //. Cor. IV. 10. Coloss. m. 5. Rom. yi. 5,
BossuET. XIII, 35
t)^6 rOUR LE JOUR DE PÀQUE.
dent plus de lumières : l'amour portera la main sur
les nôtres *, il les tiendra clos pour toute cette pompe
du siècle; ils n'auront plus de lumière pour les va-
nités. Cette bouche divine , de laquelle inondoient
des fleuves de vie éternelle, je vois que la mort l'a
fermée : l'amour fermera la nôtre à jamais aux blas-
phèmes et aux médisances : il rendra nos cœurs de
glace pour les vains plaisirs qui ne méritent pas ce
nom; nos mains seront immobiles pour les rapines :
il nous sollicitera de nous jeter à corps perdu sur cet
aimable mort , et de nous envelopper avec lui dans
son drap mortuaire : aussi bien l'apôtre nous ap-
prend que « nous sommes ensevelis avec lui par le
)> saint baptême )) : Consepulti Christo in baptismo (0.
La belle cérémonie qui se faisoit anciennement
dans l'Eglise au baptême des chrétiens : c'étoit en
ce jour qu'on les baptisoit dans l'antiquité, et vous
voyez que nous en retenons quelque chose dans
la bénédiction des fonts baptismaux. On avoit ac-
coutumé de les plonger tout entiers et de les
ensevelir sous les eaux ; et comme les fidèles les
voyoient se noyer, pour ainsi dire, dans les ondes
de ce bain salutaire , ils se les représentoient en un
moment tout changés par la vertu du Saint-Esprit,
dont ces eaux étoient animées : comme si sortant de
ce monde à même temps qu'ils disparoissoient de
leur vue , ils fussent allés mourir et s'ensevelir avec
le Sauveur. Cette cérémonie ne s'observe plus, il est
vrai ; mais la vertu du sacrement est toujours la
même , et partant vous devez vous considérer comme
étant ensevelis avec Jésus-Christ.
(0 ColoSS. II. 12.
POUR LE JOUR DE PAQUE. 5^1
Encore un petit mot de réilexion sur une ancienne
cérémonie. Les clirc'tiens autrefois avoient accou-
tumé de prier debout , et les mains modestement
élevées en forme de croix ; et vous voyez que le
prêtre prie encore en cette action dans le sacrifice :
quelle raison de cela ? il me semble qu'ils n'osoient
se présenter à la Majesté divine , qu'au nom de Jésus
crucifié : c'est pourquoi ils en prenoient la figure ,
etparoissoient devant Dieu comme morts avec Jésus-
Christ. Ce qui a donné occasion au grave Tertullien
d'adresser aux tyrans ces paroles si généreuses :
Paratus est ad oinne suppliciiun ipse liahiLus orantis
Christiani {^) : « La seule posture du chrétien priant
» affronte tous vos supplices » : tant ils étoient per-
suadés , dans cette première vigueur des mœurs
chrétiennes, qu'étant morts avec le Sauveur, ni sup-
plices ni voluptés ne leur étoient rien. Et c'est pour
le même sujet qu'ils prenoient plaisir en toute ren-
contre d'imprimer le signe de la croix sur toutes les
parties de leurs corps : comme s'ils eussent voulu
marquer tous leurs sens de la marque du crucifié,
c'est-à-dire , de la marque et du caractère de mort.
Pour la cérémonie, nous l'avons tous les jours en
usage : mais nous ne considérons guère le prodigieux
détachement qu'elle demande de nous ; et c'est à
quoi néanmoins l'apôtre saint Paul nous presse.
[Ces premiers chrétiens] n'avoient rien de plus pré-
sent à l'esprit, que cette pensée : il faut que tout
chrétien meure avec Jésus-Christ. Il faut qu'il meure;
car le péché se contractant par la naissance , il ne
vO Apolog. n. 3o.
54B POUR LE JOUU DE PAQUE.
se détache que par une espèce de mort. Il faut qu'il
meure; car il faut qu'il s'applique et la ressemblance
et la vertu de la mort de notre Sauveur, qui est l'u-
nique guérison de ses maladies. Voilà déjà deux rai-
sons : la première est tirée d'une propriété du péché;
la seconde, de la qualité du remède. Oublierons-
nous cette instruction particulière que nous avons
promise : elle me semble trop nécessaire ; et ce n'est
point tant une nouvelle raison , qu'une conséquence
que nous tirerons des deux autres.
Ecoutez, écoutez, pécheurs, la grave et sérieuse
leçon de cet admirable docteur : puisqu'il ne nous
parle que de mort et de sépulture, ne vous imaginez
pas qu'il ne demande de nous qu'un changement
médiocre. Où sont ici ceux qui mettent tout le chris-
tianisme en quelque réformation extérieure et su-
perficielle , et dans quelques petites pratiques ? En
vain vous a-t-on montré combien le péché tenoit à
notre nature, si vous croyez après cela qu'il ne faut
qu'un léger effort pour l'en détacher : l'apôtre vous
a enseigné que vous devez traiter le péché comme
Jésus-Christ en a traité la ressemblance en sa sainte
chair. Voyez s'il l'a épargnée : quel endroit de son
corps n'a pas éprouvé la douleur de quelque sup-
plice exquis ? et vous ne comprenez pas encore quelle
obligation vous avez de rechercher dans le plus secret
de vos cœurs tout ce qu'il y peut avoir de mauvais
désirs , et d'en arracher jusqu'à la plus profonde ra-
cine ! Oui, je vous le dis, chrétiens, après le Sau-
veur ; quand cet objet , qui vous sépare de Dieu ,
vous seroit plus doux que vos yeux , plus nécessaire
POUR LE JOUR DE P A Q U E. 649
que votre main droite , plus aimable que votre vie ,
coupez , tranchez j Ahscide ewni^). Ce n'est pas sans
raison que Tapôtrene nous prêche que mort: il veut
nous faire entendre qu'il faut porter le couteau jus-
qu'aux inclinations les plus naturelles , et même jus-
qu'à la source de la vie , s'il en est besoin.
Saint Jean -Chrysostome fait , à mon avis, une
belle re'flexion sur ces beaux mots de saint Paul t
3Iihi niundus crucijîxus est^ et ego inundo (^) : « Le
» monde m'est crucifie', et moi au monde « : enten-
dez toujours par le monde , les plaisirs du siècle.
« Ce ne lui e'toit pas assez d'avoir dit que le monde
» étoit mort pour lui , remarque ce saint évêque (3) •
» il faut qu'il ajoute que lui-même est mort au monde.
>x Certes, poursuit le merveilleux interprète, l'apôtre
» conside'roit que non - seulement les vivans ont
» quelques sentimens les uns pour les autres ; mais
i) qu'il leur reste encore quelque affection pour les
» morts, qu'ils en conservent le souvenir, et rendent
» du moins à leurs corps les honneurs de la se'pul-
5) ture. Tellement que le saint apôtre , pour nous
» faire entendre jusqu'à quel point le fidèle doit être
» de'gagé des plaisirs du siècle : Ce n'est pas assez ,.
)) dit-il , que le commerce sait rompu entre le monde
)) et le chrétien , comme il l'est entre les vivans et les
a> morts -, parce qu'il y reste encore quelque petite
» alliance : mais tel qu'est un mort à lëgard d'un
» mort, tels doivent être l'un à l'autre le siècle et
)) le chrétien ». Comprenez l'idée de ce grand homme;
et voyez comme il se met en peine de nous faire voir
vO Matth.Y. 3o.— \p) Gal.yi. i^. — (3) Lib. ii, de Conipunct,
n. 2, tom. I, p. 1^2^
S5o POUR LE JOUR DE PAQUE.
que, pour les délices du monde, le fidèle y doit être
froid, immobile, insensible : si je savois quelque
terme plus significatif, je m'en servirois.
C'est pourquoi armez-vous, fidèles, du glaive de
la justice j domptez le péché en vos corps par un
exercice constant de la pénitence : ne m'alléguez
point ces vaines et froides excuses, que vous en avez
assez fait , et que vous avez déchargé le fardeau de
vos consciences entre les mains de vos confesseurs.
Ruminez en vos esprits ce petit mot d'Origène : iVe-
qiie eniin paies quod innovatio vitœ _, quœ dicilur se-
melfacta j siifficiat : sed semper et quoiidie ^ si dici
potestj, ipsa novitas inno\>anda esti^) : « Ne croyez
» pas qu'il suffise de s'être renouvelé une fois : il faut
» renouveler la nouveauté même » ; c'est-à-dire que
quelque participation que vous ayez de la sainteté
et de la justice , fussiez-vous aussi justes comme vous
présumez de l'être, il y a toujours mille choses à
renouveler par une pratique exacte de la pénitence :
à plus forte raison, êtes -vous obligés de vous y
adonner, n'ayant point expié vos fautes, et sentant
en vos âmes vos blessures toutes fraîches , et vos
mauvaises habitudes encore toutes vivantes. Et Dieu
veuille que vous ne le connoissiez pas sitôt par ex-
périence !
Mais il me semble que j'entends ici des murmures.
Quoi, encore la pénitence ! eh! on ne nous a prêché
autre chose durant ce carême : nous parlera-t-on
toujours de pénitence ? Oui certes, n'en doutez pas;
tout autant qu'on vous prêchera l'Evangile et la mort
de notre Sauveur. Tu t'abuses , chrétien , tu t'a-
(^) Lib. V. in Ep. ad Rom. n. 8, ioni iv, p. 562.
POUR LE JOUR DK PAQUE. 55l
buses, si tu penses donner d'autres bornes à ta pé-
nitence, que celles qui doivent finir le cours de ta
vie. Sais-tu l'intention de l'Eglise dans l'établisse-
ment du carême ? Elle voit que tu donnes toute
l'année à des divertissemens mondains : cela fâche
cette bonne mère : que fait-elle ? Tout ce qu'elle
peut pour dérober six semaines à tes déréglemens.
Elle te veut donner quelque goût de la pénitence j
estimant que futilité que tu recevras d'une médecine
si salutaire , t'en fera digérer f amertume et conti-
nuer fusage : elle t'en présente donc un petit essai
pendant le carême : si tu le prends, ce n'est qu'a-
vec répugnance j tu ne fais que te plaindre et mur-
murer durant tout ce temps.
Hélas ! je n'oserois dire quelle est la véritable
cause de notre joie dans le temps de Pâque. Sainte
piété du christianisme , en quel endroit du monde
t'es-tu maintenant retirée ? On a vu le temps que
Jésus en ressuscitant trouvoit ses fidèles ravis d'une
allégresse toute spirituelle ; parce qu'elle n'avoit
point d'autre sujet que la gloire de son triomphe :
c'étoit pour cela que les déserts les plus reculés et
les solitudes les plus affreuses prenoient une face
riante. A présent , les fidèles se réjouissent ; il n'est
que trop vrai: mais ce n'est pas vous, mon Sauveur,
qui faites leur joie. On se réjouit de ce qu'on pourra
faire bonne chère en toute licence : plus de jeûnes,
plus d'austérités ; si peu de soin que nous avons
peut-être apporté durant ce carême à réprimer le
désordre de nos appétits, nous nous en relâcherons
tout-à-fait : le saint jour de Pâque , destiné pour
nous faire commencer une nouvelle vie avec le Sau-
552 pour. LE JOUR DE PAQUE.
veur, va ramener sur la terre les folles délices du
siècle , si toutefois nous leur avons donné quelque
trêve, et ensevelira dans l'oubli la mortification et la
pénitence : tant la discipline est énervée parmi nous.
Ici vous m'arrêterez peut-être encore une fois, pour
me dire : mais ne faut-il pas se réjouir dans le temps
de Pâque? n'est-ce pas un temps de réjouissance?
Certes, je l'avoue, chrétiens : mais ignorez -vous
quelle doit être la joie chrétienne, et combien elle
est différente de celle du siècle ? Le siècle et ses sec-
tateurs sont tellement insensés , qu'ils se réjouissent
dans les biens présens; et je soutiens que toute la joie
du chrétien n'est qu'en espérance : pour quelle rai-
son? C'est que le chrétien dépend tellement du Sau-
veur, que ses souffrances et ses contentemens n'ont
point d'autres modèles que lui. Pourquoi faut-il que
le chrétien souffre? parce que le Sauveur est mort.
Pourquoi faut-il qu'il ait de la joie? parce que le
même Sauveur est ressuscité. Or sa mort doit opérer
en nous dans la vie présente, et sa résurrection seu-
lement dans la vie future. Grand apôtre, c'est votre
doctrine; et partant notre tristesse doit être pré-
sente; notre joie ne consiste que dans des désirs et
dans une généreuse espérance : et c'est pour cette
raison que le saint apôtre dit ces deux beaux mots,
décrivant la vie des chrétiens : Spe gaudentes ; et
incontinent après : In tribulatione patientes (0. Sa-
vez-vous quelles gens ce sont que les chrétiens? ce
sont des personnes qui se réjouissent en espérance :
et en attendant que sont-ils? ils sont patiens dans
les tribulations. Que ces paroles, mes Frères, soient
0) Rom, XII. 12. '
I
ror?. LE JOUR DK PAouE. 553
notre consolation pendant les calamités de ces
temps ; qu'elles soient aussi la règle de notre joie
durant ces saints jours : ne nous imaginons pas que
l'Eglise nous ait établi des fêtes pour nous donner le
loisir de nous chercher des divertissemens profanes,
comme la plupart du monde semble en être per-
suadé. Nos véritables plaisirs [ne sont pas] de ce
inonde : nous en pouvons prendre quelque avant-
goût par une fidèle attente; mais la jouissance en est
réservée pour la vie future. Et pour ce siècle pervers
dont Dieu abandonne l'usage à ses ennemis, son-
geons que la pénitence est notre exercice, la mort
du Sauveur notre exemple , sa croix notre partage,
son sépulcre notre demeure. Ah! ce sépulcre, c'est
une mère : mon maître y est entré mort, il l'a en-
fanté à une vie toute divine : il faut qu'après y avoir
trouvé la mort du péché j'y cherche la vie de la
grâce : c'est notre seconde partie.
SECOND POINT.
Saint Augustin distingue deux sortes de vie en
l'ame -, Tune , qu' « elle communique au corps , et
» l'autre , dont elle vit elle-même » : Aliud est enim
in anima unde corpus vivifie atiir , aliud unde ipsa
vivifieatur (0 : comme « elle est la vie du corps , ce
» saint évêque prétend que Dieu est sa vie » : Vita
corporis anima est , vita animœ Deus est (2). Expli-
quons , s'il vous plaît y sa pensée, et suivons son raison-
nement. Afm que l'ame donne la vie au corps, elle doit
avoir par nécessité trois conditions : il faut qu'elle
{}) In Joan. Tract, xix, //, 12, tom. ni, part, ji, col. ^^2. «—
(*) Serm. clxt, n. G, tom. v, col. 777.
6d^ pour le jour de paque.
soit plus noble; car il est plus noble de donner que
de recevoir : il faut qu'elle soit unie; car il est mani-
feste que notre vie ne peut être hors de nous : il faut
qu'elle lui communique des opérations que le corps
ne puisse exercer sans elle ; car il est certain que la
vie consiste principalement dans l'action. Que si
nous trouvons que Dieu a excellemment ces trois
qualités à l'égard de l'ame, sans doute il sera sa vie
à aussi bon titre qu'elle-même est la vie du corps.
Voyons en peu de mots ce qui en est.
Et premièrement , que Dieu soit , sans comparai-
son, au-dessus de l'ame, cela ne doit pas seulement
entrer en contestation. Dieu ne seroit pas notre sou-
verain bien, s'il n'étoit plus noble que nous, et si
nous n'étions beaucoup mieux en lui qu'en nous-
mêmes. Pour l'union , il n'y a non plus de sujet d'en
douter à des chrétiens , après que le Sauveur a dit
tant de fois « que le Saint-Esprit habiteroit dans
» nos âmes (0 m ; et l'apôtre, que « la charité a été
» répandue en nos cœurs par le Saint-Esprit qui
3) nous a été donné (2) ». Et en vérité. Dieu étant
tout notre bonheur, il faut par nécessité qu'il se '*
puisse unir à nos âmes ; parce qu'il n'est pas conce-
vable que notre bonheur et notre félicité ne soit
point en nous. Reste donc à voir si notre ame , par
cette union, est élevée à quelque action de vie dont 4
sa nature soit incapable. Ne nous éloignons pas de
saint Augustin. « Certes, dit ce grand homme. Dieu
» est une vie immuable ; il est toujours ce qu'il est ,
M toujours en soi, toujours à soi » : Est ipse semper
in se , est ita ut est ^ non aliter nunc j, aliter postea ^
(0 Joan. XIV. 17. — (') Roui. v. 5.
rOUIl LE JOUR DE PAQUE. 555
aliter antea (0. Il ne se peut faire que l'aine ne de-
vienne meilleure^ plus noble, plus excellente, s'u-
nissant à cet Etre souverain, très-excellent, et très-
bon : e'tant meilleure, elle agira mieux; et vous le
voyez dans les justes : « car leur ame, dit saint Au-
» gustin, s' élevant à un Etre qui est au-dessus d'elle
» et duquel elle est, reçoit la justice, la piété, la
:» sagesse » : Ciim se eiigit ad aliquid quod îpsa non
est y et quod supra ipsani est et à quo ipsa est j, per-
cipit sapientiam j justitiam , pietatem {?) : elle croit
en Dieu, elle espère en Dieu, elle aime Dieu. Par-
lons mieux : comme saint Paul dit que « l'Esprit de
» Dieu crie , et gémit , et demande en nous » ; Spi-
ritus postulat pro nobis (^); aussi faut-il dire que le
même Esprit croit, espère, et aime en nos âmes;
parce que c'est lui qui forme en nous cette foi, cette
espérance , et ce saint amour. Par conséquent aimer
Dieu, croire en Dieu, espérer en Dieu, ce sont des
opérations toutes divines, quel'ame n'auroit jamais,
sans l'opération, sans l'union, sans la communication
de l'Esprit de Dieu ; ee sont aussi des actions de vie,
et d'une vie éternelle : il est donc vrai que Dieu est
notre vie.
O joie ! ô félicité ! qui ne s'estimeroit heureux de
vivre d'une belle vie ? qui ne la préféreroit à toutes
sortes de biens? qui n'exposeroit plutôt mille et mille
fois cette vie mortelle, que de perdre une vie si divine?
Cependant notre premier père l'avoit perdue pour
lui et pour ses enfans : sans le Fils de Dieu, nous
en étions privés à jamais : « mais je suis venu, dit-
(0 In Joan. Tract, xix, «. 1 1 , toni. m , pari. Uj col. 44 1 • —" *) Il^id.
n. 12, coL \\2. — (^) FtOTJi. viii. 26.
556 POUllLEJOURDEPAQUE.
» il, afin qu'ils vivent, et qu'ils vivent plus abon-
5) damment » : Ego veni^ ut vitam haheant, et abun^
dantius habeant (0. En effet, j'ai remarqué avec
beaucoup de plaisir, que dans tous les discours du
Sauveur qui nous sont rapportés dans son Evangile,
il ne parle que de vie, il ne promet que vie. D'où
vient que saint Pierre , lorsqu'il lui demande s'il le
veut quitter : « Maître, où irions-nous, lui dit-il,
)) vous avez des paroles de vie éternelle (2) » ? et le
Fils de Dieu lui-même : « Les paroles que je vous
» dis, sont esprit et vie P) » : c'est qu'il savoit bien
que les hommes n'ayant rien de plus cher que vivre,
il n'y a point de charme plus puissant pour eux ,
que cette espérance de vie. Ce qui a donné occasioa
à Clément Alexandrin de dire dans cette belle hymne
qu'il adresse à Jésus le roi des enfans , c'est-à-dire ,
des nouveaux baptisés, que « ce divin Pêcheur, ainsi
» appelle-f-il le Sauveur, retiroit les poissons de la
)) mer orageuse du siècle , et les attiroit dans ses
» filets par l'appât d'une douce vie » 5 Dulci vitd
inescans (4).
Et c'est ici, chrétiens, où il est à propos d'élever
un peu nos esprits, pour voir dans la personne du
sauveur Jésus l'origine de notre vie. La vie de Dieu
n'est que raison et intelligence; et le Fils de Dieu
procédant de cette vie et de cette intelligence, il est
lui-même vie et intelligence. Pour cela, il dit en
saint Jean , « que comme le Père a la vie en soi ,
•ù aussi a-t-il donné à son Fils d'avoir la vie en soi (5) ».
C'est pourquoi les anciens l'ont appelé la vie , la rai-
(0 Jocin. X. 10.— (») Uicl VT. 69. — (3) IbUl 0\. — C^J Tom. i,
pag. 3 12. Edit. Oxoniens, 1715. — l^) Jean. v. 26.
I»0U1\ LE JOUR DE PAQUE. 55^
son , la lumière , et rintelligencc du Père (0 ; et cela
est très-bien fonde' dans les Ecritures. Etant donc la
vie par essence , c'est à lui à promettre, c'est à lui à
donner la vie. L'humanité sainte qu'il a daigné pren-
dre dans la plénitude des temps, touchant de si près
à la vie, en prend tellement la vertu, « qu'il en
» jaillit une source inépuisable d'eau vive : quicon-
» que en boira aura la vie éternelle (^) ». Il seroit
impossible de vous dire les belles choses que les
saints Pères ont dites sur cette matière , surtout le
grand saint Cyrille d'Alexandrie (5). Souvenez-vous
seulement de ce que l'on vous donne à ces redouta-
bles autels : voici le temps auquel tous les fidèles y
doivent participer. Est-ce du pain commun que l'on
vous présente? n'est-ce pas le pain de vie, ou plutôt
n'est-ce pas un pain vivant que vous mangez pour
avoir la vie? car ce pain sacré, c'est la sainte chair
de Jésus, cette chair vivante, cette chair conjointe
à la vie , cette chair toute remplie et toute pénétrée
d'un esprit vivifiant. Que si ce pain commun qui n'a
pas de vie , conserve celle de nos corps ; de quelle
vie admirable ne vivrons-nous pas , nous qui man-
geons un pain vivant, mais qui mangeons la vie
même à la table du Dieu vivant ? Qui a jamais ouï
parler d'un tel prodige , que l'on pût manger la vie?
il n'appartient qu'à Jésus de nous donner une telle
viande : il est la vie par nature; qui le mange, mange
la vie. O délicieux banquet des enfans de Dieu! ô ta-
ble délicate! ô manger savoureux! Jugez de l'excel-
C») TerLull. aduers. Prax. n. 5, 6. S. Athanas. Orat. contr. Genl.
n. 46, tom i,p. 46. — (*) Joan. iv. i4. — {^) S. Cyril. inJoan.
Ub. IV, cap. II, tom.iy, p. 354, ef ^e^.
558 rour. le jour de paque.
lence de la vie parla douceur de la nourriture : mais
plutôt, afin que vous en connoissiez mieux le prix,
il faut que je vous la décrive dans toute son étendue.
Elle a ses progrès , elle a ses âges divers : Dieu ,
qui anime les justes par sa présence, ne les renou-
velle pas tout en un instant. Sans doute, si nous
considérons tous les changemens admirables que
Dieu opère en eux durant tout le cours de cette
vie bienheureuse , il ne se pourra faire que nous ne
l'aimions; et si nous l'aimons, nous serons poussés
du désir de la conserver immortelle. Imitons en
nous l'immortalité du Sauveur : c'est à quoi j'aurai ,
s'il vous en souvient, à vous exhorter, lorsque je se-
rai venu à ma troisième partie. Et puisqu'elle a tant
de connexion avec celle que nous traitons , et qu'elle
n'en est, comme vous voyez, qu'une conséquence,
je joindrai l'une et l'autre dans une même suite de
discours. Disons en peu de mots autant qu'il sera né-
cessaire pour se faire entendre.
Cet aigle de l'Apocalypse, qui crie par trois fois
d'une voix foudroyante au milieu des airs : « Mal-
5) heur sur les habitans de la terre « : Vœ ;, Dce , vce
liahitantihus in terra (0, semble nous parler de la
triple calamité dans laquelle notre nature est tom-
bée. L'homme, dans la sainteté d'origine, étant en-
tièrement animé de l'Esprit de Dieu, en recevoit ces
trois dons, l'innocence, la paix, l'immortalité. Le
diable, par le péché, lui a ravi l'innocence; la con-
voitise s'étant soulevée, a troublé sa paix; l'immor-
talité a cédé à la nécessité de la mort : voilà l'ouvrage
de Satan opposé à l'ouvrage de Dieu. Or le Fils de
(0 Apoc, vHi. i3.
POUR LE JOUR Dï: PAQUE. 5^9
Dieu est venu « pour dissoudre l'œuvre du dia-
)) ble (0», et réformer l'homme selon la première
[jinstitution] de son Créateur : ce sont les propres
mots de saint Paul. Pour cela, il a répandu son Es-
prit dans l'ame des justes, afin de les faire vivre; et
c< cet Esprit ne cesse de les renouveler tous les jours » :
cela est encore de Tapôtre; Rejio<^atur de die in
diem (2). Mais Dieu ne veut pas qu'ils soient changés
tout à coup. Il y a trois dons à leur rendre ; il y
aura aussi trois diiïerens âges par lesquels , de degré
en degré, ils deviendront « hommes faits » ; In vi-
rum perfectum (5). Grand apôtre, ce sont vos pa-
roles, et vous serez aujourd'hui notre conducteur.
Et Dieu l'a ordonné de la sorte, afin de faire voir à
ses bien-aimés les opérations de sa grâce les unes
après les autres : de sorte que dans ce monde il ré-
pare leur innocence; dans le ciel il leur donne la
paix; à la résurrection générale il les orne d'immor-
talité. Par ces trois âges, « les justes arrivent à la
» plénitude de Jésus-Christ » , ainsi que parle saint
Paul; In mensurain œtatis plenitudinis Chris Li{^). La
vie présente est comme l'enfance ; celle dont les saints
jouissent au ciel , ressemble à la fleur de l'âge ; après,
suivra la maturité dans la résurrection générale. Au
reste , cette vie n'a point de vieillesse , parce qu'étant
toute divine , elle n'est point sujette au déclin : de
là vient qu'elle n'a que trois âges; au lieu que celle
que nous passons sur la terre souffre la vicissitude de
quatre différentes saisons.
Je dis que les saints en ce monde sont comme dans
CO Hebr. ii. i\, — W //. Cor. iv- 16. — ^) Ephes. iv. i3. —
0) Ibid.
5()0 POUR LE JOUR DE PAQUE.
leur enfance, et en voici la raison. Tout ce qui se
rencontre dans la suite de la vie, se commence dans
les enfans : or nous avons dit que toute l'opération
du Saint-Esprit, par laquelle il anime les justes,
consiste à surmonter en eux ces trois furieux en-
nemis que le diable nous a suscite's, le pèche', la
concupiscence, et la mort. Comment est-ce que
Dieu les traite pendant cette vie ? avant toutes
choses, il ruine entièrement le péché : la con-
cupiscence y remue encore; mais elle y est com-
battue, et de plus elle y est surmontée : pour la
mort, elle y exerce son empire sans résistance; mais
aussi l'immortalité est promise. Considérez ce pro-
grès : le péché ruiné fait leur sanctification ; la con-
cupiscence combattue , c'est leur exercice ; l'immor-
talité promise est le fondement de leur espérance.
Et ne remarquez -vous pas en ces trois choses les
vrais caractères d'enfans? Comme à des enfans, l'in-
nocence leur est rendue : si le Saint-Esprit combat
en eux la concupiscence; c'est pour les fortifier dou-
cement par cet exercice , et pour former peu à peu
leurs linéamens selon l'image de notre Seigneur.
Enfin y a-t-il rien de plus convenable, que de les
entretenir, comme des enfans bien nés, d'une sainte
et fidèle espérance? Sainte enfance des chrétiens,
que tu es aimable! tu as, je l'avoue, tes gémisse-
mens et tes pleurs; mais qui considérera à quelle
hauteur doivent aller cescommencemens, et quelles
magnifiques promesses y sont annexées , il s'estimera
bienheureux de mener une telle vie.
Car, par exemple, dans l'Age qui suit après, que
je compare avec raison aune fleurissante jeunesse, à
cause
POUÎlT.EJOtJRnEPÀ^UEi 56 1
cause de sa vigoureuse et forte constitution, quelle
paix et quelle tranquillité' y vois-je re'gner ! Ici bas,
clire'tiens, de quelle multitude de vains de'sirs Famé
des plus saints n'y est-elle point agitée? Dieu y liabile,
je l'avoue; mais il n'y habite pas seul : il y a pour
compagnons mille objets mortels que la convoitise
ne cesse de leur présenter ; parce que ne pouvant
se'parer les justes de Dieu auquel ils s'attachent,
[elle] tâche du moins de les en distraire et de les
troubler. C'est pourquoi ils ge'missent sans cesse, et
s'e'crient avec l'apôtre : « Mise'rable homme que je
« suis, qui me délivrera de ce corps (0 »? Au lieu
qu'à la vie paisible dont les saints jouissent au ciel,
saint Augustin lui donne cette belle devise ; Cupidi-
tate extinctâ, cliaritate compléta (2) ; « La convoi-
» tise éteinte, la charité consommée «. Ces deux
petits mots ont, à mon avis, un grand sens. Il me
semble qu'il nous veut dire que l'ame ayant déposé
le fardeau du corps, sent une merveilleuse conspi-
ration de tous ses mouvemens à la même fin : il
n'y a plus que Dieu en elle ; parce qu'elle est tout
en Dieu, et possédée uniquement de cet esprit de
vie dont elle expérimente la présence : elle s'y laisse
si doucement attirer, elle y jouit d'une paix si pro-
fonde , qu'à peine est-elle capable de comprendre
elle-même son propre bonheur ; tant s'en faut que
des mortels comme nous s'en puissent former quel-
que idée.
Ne semble-t-il pas, chrétiens, que ce scroit un
crime de souhaiter quelque chose de plus ? et néan-
V) Rom. VII. i!\. — W Ej>in. CLxxvii, «• 17 , tom. 11, col. 628,
BossuET. XIII. 36
56fî POUR LE JOUR DE PAOUE.
moins vous savez qu'il y a un troisième [état], oîi
notre vie sera parfaite; parce que notre félicité sera
achevée? Dans les deux premiers, Jésus-Christ éteint
en ses saints le péché et la convoitise : enfin dans ce
dernier âge et du monde et du genre humain, après
avoir abattu nos autres ennemis sous ses pieds, la
mort domptée couronnera ses victoires. Comment
cela se fera-t-il? Si vous me le demandez en chré-
tiens; c'est-à-dire, non point pour contenter une
vaine curiosité, mais pour fortifier la fidélité de vos
espérances , je vous l'exposerai par quelques maximes
que je prends de saint Augustin : elles sont merveil-
leuses ; car il les a tirées de saint Paul. Tout le chan-
gement qui arrive dans les saints, se fait par l'opé-
ration de l'Esprit de Dieu : or saint Augustin nous a
enseigné que cet Esprit a sa demeure dans Tame , à
cause qu'il est sa vie. Si donc il n'habite point dans
le corps, comment est-ce qu'il le renouvelle? Ce
grand homme nous en va éclaircir par un beau
principe. « Celui-là, dit -il, possède le tout, qui
)) tient la partie dominante » : Totiiin possidet qui
principale tenet : « En toi, poursuit-il, la partie
» qui est la plus noble , c'est-à-dire l'ame, c'est celle-
>) là qui domine » : In te illud principatur quod ine-
lius est : et incontinent il conclut : Tenens Deus
quod nielius est, id est animani tuani, profecto per
meliorein possidet et inferioreni , quod est corpus
tuum (0 : « Dieu tenant ce qu'il y a de meilleur,
)) c'est-à-dire ton ame, par le moyen du meilleur il
» entre en possession du moindre, c'ést-à-dire du
» corps ».
(*) Serm. clxi, n. 6, tom. y, col. ^77,
POUR LE JOUR DE VAQUE. 563
Qu inréierons-nous (le cette doctrine de saint Au-
gustin ? La conséquence en est évidente : Dieu habi-
tant en nos anies, a pris possession de nos corps :
par conse'quent, ô mort, tu ne les lui saurois enle-
ver : tu t'imagines qu'ils sont ta proie; ce n'est qu'un
dépôt que l'on consigne entre tes mains ; tôt ou tard
Dieu rentrera dans son bien : « Il n'y a rien , dit le
» Fils de Dieu, qui soit si grand que mon Père : C2
» qu'il tient en ses mains, personne ne le lui peut
» ravir, ni lui faire lâcher sa prise » : Pater meus
quod dédit milii niajus omnibus est : et nemo potesL
rapere de manu Patris mei (0. Partant, ô abîmes,
et vous, flammes dévorantes, et toi, terre, mère
commune et sépulcre de tous les humains, vous ren-
drez ces corps que vous avez engloutis; et plutôt le
monde sera bouleversé, qu'un seul de nos cheveux
périsse ; parce que l'Esprit qui anime le Fils de
Dieu , c'est le même qui nous anime. Il exercera
donc en nous les mêmes opérations, et nous rendra
conformes à lui : car remarquez cette théologie.
Comme le Fils de Dieu nous assure « qu'il ne fait
» rien que ce qu il voit faire à son Père (^) « ; ainsi
« le Saint-Esprit qui reçoit du Fils » ; De meo ac-
cipiet (5), le regarde comme l'exemplaire de tous ses
ouvrages. Toutes les personnes dans lesquelles il
habite, il faut nécessairement qu'il les forme à sa
ressemblance : c'est ce que dit l'apôtre en ces mots :
« Si vous avez en vous l'Esprit de celui qui a viviiié
» Jésus -Christ, il vivifiera vos corps mortels (4) ».
Et de même que le germe que la nature a mis dans
(0 Joan. X. 29. — ('0 Joan. v. 19. — (^) Joan. xvi. l5. — C') Jiom.
vni. II.
564 FOUR LE JOUR DE PAQUE.
le grain de blé, se conservant parmi tant de clian-
gemens et altérations différentes , produit en son
temps un épi semblable à celui dont il est tiré; ainsi
l'Esprit de vie, qui de la plénitude de Jésus-Christ
est tombé sur nous, nous renouvellera peu à peu
selon les diverses saisons ordonnées par la Provi-
dence, et enfin nous rendra au corps et en la vie
semblables à notre Seigneur, sans que la corruption
ni la mort puissent empêcher sa vertu.
Et c'est pourquoi saint Paul , considérant aujour-
d'hui notre Maître ressuscité , nous presse si fort de
ressusciter avec lui. Jusques ici, dit-il, la vie de
mon Maître étoit cachée sous ce corps mortel; nous
ne connoissions pas encore ni la beauté de cette vie,
ni la grandeur de nos espérances : à présent je le vois
tout changé; il n'y a plus d'infirmité en sa chair, il
n'y a rien qui sente le péché ni sa ressemblance;
Peccato mortuiis est (0 : il a dépouillé cette morta-
lité qui cachoit sa gloire : la divinité qui anime son
esprit , s'est répandue sur son corps; je n'y vois pa-
roître que Dieu, parce que je n'y vois plus que gloire
et que majesté. 11 ne vit qu en Dieu, il ne vit que de
Dieu , il ne vit que pour Dieu : Qiiod autem vwit ,
vwit Deo (2). Je sais que si je commence à vivre avec
lui sur la terre , son esprit qui me fera vivre , me
renouvellera selon son image. Courage, dit-il, mes
Frères , ce que la foi nous fait croire en la personne
du Fils de Dieu, elle nous le doit faire espérer pour
nous-mêmes. Jésus est ressuscité comme les prémices
et les premiers fruits de notre nature : « Dieu nous
M a fait voir dans le grain principal, qui est Jésus-
CO Rom. VI. 10. — {■■) Ihid. u.
PO un LE JOUn DE PAQUE. 565
« Christ , comment il tiaiteroit tous les autres » :
De uno principall grano dntuni est cxperinientuni ^
dit saint Augustin (0. Jugez de la moisson par ces
premiers fiuits ; Primitiœ Cliristus (2).
J'entends quelquefois les chrétiens Soupirer après
les délices de Theureux état d'innocence. O si nous
étions comme dans le paradis terrestre! Justement
certes, car la vie en étoit bien douce. Et l'apôtre
vous dit que vous n'êtes pas chrétiens, si vous n'as-
pirez à quelque chose de plus : posséder cette féli-
cité, c'est être tout au plus comme Adam ; et il vous
enseigne que vous devez tous être comme Jésus-
Christ Q>). On ne vous promet rien moins que d'être
placés avec lui dans le même trône : Qui vicerlt ^
daho ei, sedere meciun in trono ineo, dit le Sauveur
dans l'Apocalypse (4) : « Celui qui sera vainqueur,
M je le placerai dans mon trône ».
Attendez-vous après cela, chrétiens, que je vous
apporte des raisons pour vous faire voir que cette
vie doit être immortelle? N'est-ce pas assez de vous
en avoir montré la beauté et les espérances, pour
y porter vos désirs ? Certes quand je vois des chré-
tiens qui viennent dans le temps de Pâque puiser
cette vie dans les sources des sacremens, et retour-
nent après à leurs premières ordures, je ne saurois
assez déplorer leur calamité. Ils mangent la vie, et
retournent à la mort j ils se lavent dans les eaux de
la pénitence , et puis après au bourbier; ils reçoi-
vent l'esprit de Dieu , et vivent comme des brutes.
Fous! insensés 1 et ne comprenez-vous pas ia perte
{^)Serm. ccCLxr, n. 10, tom. v, col. i/jii. — '(') /. Cor. xv. 23. —
— ^) Coloss. m. 4- — (^) -^poc. m. 21.
^66 POUR LE JOUn DE PAQUE.
qne vous allez faire ? que de belles espérances vous
allez tout à coup ruiner ! conservez chèrement cette
vie; peut-être que si vous la perciez cette fois, elle
ne vous sera jamais rendue. Dans la première inten»
tion de Dieu, elle ne se devoit donner ni se perdre
qu'une seule fois : considérez cette doctrine. Adam
l'avoit perdue : c'en étoit fait pour jamais ; si le Fils
de Dieu ne fût intervenu , il n'y avoit plus de res-
source. Enfin il nous la rend par le saint baptême.
Et si même nous venons à violer l'innocence baptis-
male, il se laisse aller à la considération de son
Fils à nous rendre encore la grâce par la pénitence :
mais il ne se relâche pas tout-à-fait de son premier
dessein. Plus nous la perdons de fois, et plus il se
rend difficile. Dans le baptême il nous la donne aisé-
ment : à peine y pensons-nous. Venons-nous à la
perdre? Il faut avoir recours aux larmes et aux tra-
vaux de la pénitence. Que s'il est vrai qu'il se rende
toujours plus difficile , ô Dieu ! oii en sommes-nous ,
chrétiens , nous qui l'avons tant de fois reçue et tant
de fois méprisée ? combien s'en faut-il que notre
santé ne soit entièrement désespérée ?Tertullien dit,
que ceux qui craignent d'offenser Dieu après avoir
reçu la rémission de leur faute , « appréhendent
3) d'être à charge à la miséricorde divine » : Nolwit
iieriim clwinœ misericordiœ oneri esse (0. Donc ceux
qui ne le craignent pas, sont à charge à la miséri-
corde divine.
Comment cela se fait-il? Un exemple familier [vous
l'apprendra]. Un pauvre homme pressé de misère
vous demande votre assistance *. vous le soulagez se-
(i) De Pœnit. n. 7.
POUR LE JOUR DE TAQUE. 5^7
Ion votre pouvoir ; mais vous ne le tirez pas de né-
cessité : il revient à vous avec crainte; h peine ose-*
t-il vous parler : il ne vous demande rien ; sa né-
cessité, sa misère, et plus que tout cela sa retenue
vous demande : il ne vous importune pas, il ne vous
est pas à charge : tout votre regret c'est de ne pou-
voir pas le soulager davantage. Voilà le sentiment
d'un bon cœur. Mais un autre vient à vous qui vous
presse, qui vous importune; vous vous excusez hon-
nêtement : il ne vous prie pas comme d'une grâce ;
mais il semble exiger comme si c'étoit une dette :
sans doute il vous est à charge ; vous cherchez tous
les moyens de vous en défaire. Il en est de même à
l'égard de Dieu : un chrétien a succombé à quelque
tentation ; la fragilité de la chair l'a emporté : in-
continent il revient : Qu'ai-je fait? où me suis-je en-
gagé? la larme à l'œil, le regret dans le cœur, la
confusion sur la face , il vient crier miséricorde ; il
en devient plus soigneux. Ah! je l'ose dire, il n'est
point à charge à la miséricorde divine. Mais toi ,
pécheur endurci , qui ne rougis pas d'apporter tou-
jours lesanêmes ordures aux eaux de la pénitence; il
y a tant d'années que tu charges des mêmes [récits]
les oreilles d'un confesseur : si tu avois bien conçu
que la grâce ne t'est point due , tu appréhenderois
plus de la perdre , tu craindrois qu'à la fin Dieu ne
retirât sa main : mais que tu y reviennes si souvent
sans crainte, sans tremblement; il faut bien que tu
t'imagines qu'elle te soit due. Tu crois que Dieu sera
toujours bien aise de te recevoir : sache que tu es à
charge à sa miséricorde ; qu'il ne te fait , pour ainsi
dire, du bien qu'à regret; et que si tu continues,
^6S POUR LE JOUR DE PAQUE.
il se défera de toi , et ne te permettra pas de te jouer
ainsi de ses dons.
C'est une parole effroyable des Pères du concile
d'Elvire : « Ceux , disent-ils, qui après la pénitence
i) retourneiont à leur faute, qu'on ne leur rende pas
î) la communion même à 1 extrémité de la vie; de
»'peur qu'ils ne semblentse jouer de nos saints mys-
» tères » ; JVe lusisse de dominica communione vi-
deaniur (0. Cette raison esi bien effroyable, et en-
core-plus si nous venons à considéier que cette com-
munion dont ils parlent étoit une cbose , en ce temps,
dont on ne pouvoit abuser que deux fois. On la
donnoit par le baptême : la perdoit-on par quelque
crime? encore une seconde ressource dans la péni-
tence ; après , plus : en violer la sainteté par deux
fois, ils appeloient cela s'en jouer.
O Dieu , si nous avions à rendre raison de nos
actions dans ce saint concile, quelles exclamations
feroient-ils? comment éviterions-nous leurs censu-
res? Ces évêques nous prendroient-ils pour des chré-
tiens, nous dont les pénitences sont aussi fréquentes
que les rechutes, qui faisons de la communion , je
n'oserois px'esque le dire, comme un jeu d'enfant;
cent fois la quitter, cent fois la reprendre. C'est
pourquoi éveillons-nous, chrétiens, et tâchons du
moins que nous soyons cette fois immortels à la
grâce avec le Sauveur. Ne soyons pas comme ceux
qui pensent avoir tout fait quand ils se sont con-^
fessés : le principal reste à faire, qui est de changer
ses mœurs et de déraciner ses mauvaises habitudes.
Si vous avez été justifiés, vous n'avez plus à craindrq
(0 Can. lu, Lab. tonuij col. 971.
TPOUK LE JOUR DE PAQUE. ^GiJ
la damnation éternelle ; mais pour cela ne vous ima-
ginez pas être en sûreté'; « de peur qu'une fausse
» se'curite ne produise en vous une funeste négli-
» gence » : JYe accepta securitas indiligentiani pa-
rlât. Craignez le péché, craignez vos mauvaises in-
clinations, craignez ces fâclieuses rencontres dans
lesquelles votre innocence a tant de fois fait nau-
frage : que cette crainte vous oblige à une salutaire
précaution 5 car la pénitence a deux qualités égale-
ment nécessaiies. Elle est le remède pour le passé,
elle est une précaution pour l'avenir : la disposition
pour la recevoir comme remède du passé , c'est la
douleur des péchés que nous avons commis : la dis-
position pour la recevoir comme précaution de l'ave-
nir, c'est une crainte filiale de ceux que nous pou-
vons commettre, et des occasions qui nous y entraî-
nent. Dieu nous puisse donner cette crainte qui est
la garde de l'innocence.
Ah! chrétiens, craignons de perdre Jésus qui
nous a gagnés par son sang. Partout ori je le vois, il
nous tend les bras. Jésus crucifié nous tend les bras:
Viens-t-en , dit-il, ici mourir avec moi : il y fait [bon]
pour toi , puisque j'y suis. Jésus ressuscité nous tend
les bras, et nous dit : Viens vivre avec moi, tu seras
tel que tu me vois : je suis glorieux , je suis immortel;
sois immortel à la grâce , et tu le seras à la gloire.
>nO pour. LEJOURDEPAOUE.
IL" SERMON
POUR
LE JOUR DE PÂQUE.
Comment Jcsxis-Christ est-il mort au péché et pourquoi devons-
nous y mourir avec lui. Etendue du changement qu'exige cette mort
spirituelle. Combats nécessaires pour conserver le fruit de notre
victoire sur le péché. Deux états particuliers du règne de la charité.
Dessein de Dieu en laissant ses serviteurs sujets -à tant d'infirmités.
Comment nos corps deviennent-ils les temples de TEsprit saint : de
quelle manière l'ouvrage de leur bienheureuse immortalité se com-
mence dès à présent : honneur que nous devons leur porter.
Consepulti enim. sumus cum illo per baptismum in mor-
teni; ut quomodo Christus surrexit à niortuis per glo-
liani PatriSj ita et nos in novitate vitas ambulemus.
Nous sommes ensevelis avec Jésus- Christ par le Jpaptéme
clans lequel nous participons à sa mort ; afin que comme
Jésus-Christ est ressuscité des morts ^ ainsi nous mar^
chions en nouveauté de vie. Rom. vi. 4*
Vjette sainte nouveauté de vie, dont nous parle si
souvent le divin apôtre, me'rite bien, Messieurs,
que les fidèles s'en entretiennent, et particulièrement
aujourd'hui que Jésus nous en a donné le modèle
dans sa glorieuse résurreetion. Enfin Jésus-Christ,
cet homme nouveau , a dépouillé en ce jour tout ce
POUU LE JOUR DE PAQUE. S^ t
qui lui restoit de l'ancien; et nous montre, par son
exemple, que nous devons commencer une vie nou-
velle. Pour entendre cette nouveauté a laquelle nous
oblige le christianisme , il faut nécessairement re-
monter plus haut, et reprendre les choses jusqu'au
principe.
L'homme , dans la sainteté de son origine , avoit
reçu de Dieu ces trois dons, l'innocence , la paix,
l'immortalité : car étant formé selon Dieu, il étoit
juste ; régnant sur ses passions , il étoit paisible ;
mangeant le fruit de vie , il étoit immortel. La rai-
son, dit saint Augustin (0, s'étant révoltée contre
Dieu , les passions lui refusèrent leur obéissance ; et
l'ame ne buvant plus à cette source inépuisable de
vie, devenue elle-même impuissante , elle laissa aussi
le corps sans vigueur : de là vient que la mortalité
s'en est emparée incontinent. Ainsi , pour la ruine
totale de l'homme , le péché a détruit la justice; la
convoitise s'étant soulevée , a troublé la paix ; l'im-
mortalité a cédé à la nécessité de la mort : voilà l'ou-
vrage de Satan opposé à l'ouvrage de Dieu.
Or le Fils de Dieu est venu au monde « pour dis-
» soudre l'œuvre du diable (2) » , comme il dit lui-
même dans son Evangile : il est venu pour réformer
l'homme selon le premier dessein de son Créateur,
comme nous enseigne l'apôtre (3) ; et pour cela il est
nécessaire que sa grâce lui restitue les premiers pri-
vilèges de la nature.
Mais ce que nous avons perdu tout à coup , ne
nous est pas rendu tout à coup : Dieu procède avec
(0 De Clvit. Dei, l. xin, c. xiir, et seq. tom, vu , col. 33 j, 335. —
('-) /. Joan. III. 8. — C^) Coloss. m. lO.
^y-i POURLEJOUÏIDEPAQUE.
ordre. Il faut remarquer, Messieurs , que Dieu , en
renouvelant ses élus, ne veut pas qu'ils soient chan-
gés tout à coup ; mais qu'il ordonne certains progrès
par lesquels il les avance de jour en jour à la per-
fection consommée. Il y a trois dons à leur rendre ;
il y aura trois différens âges par lesquels , de degré
en degré, ils deviendront « hommes faits « , comme
dit saint Paul ; in virurn perfectum (0 : de sorte que ,
dans ce monde , il répare leur innocence ; dans le
ciel , il leur donne la paix ; a la résurrection géné-
rale, il ornera leurs corps d'immortalité. Par ces
trois âges, « les justes arrivent à la plénitude de
3) Jésus-Christ « , ainsi que parle l'apôtre : In men~
suram œtatis plenitiidinis Christi (2). La vie présente
est comme l'enfance ; celle dont les saints jouissent
au ciel, est semblable à la fleur de l'âge j après,
suivra la maturité dans la dernière résurrection. Au
reste, cette vie n'a point de vieillesse ; parce qu'étant
toute divine, elle n'est point sujette au déclin.
Vous voyez les divers degrés par lesquels le Saint-
Esprit nous avance à cette parfaite nouveauté d'es-
prit et de corps. Maisilfaut encore observer, et cette
remarque. Messieurs, fera le fondement de ce dis-
cours, qu'encore que ce merveilleux renouvellement
ne doive avoir sa perfection qu'au siècle futur; néan-
moins ces grands changemens qui nous font des
hommes nouveaux en Jésus-Christ, doivent se com-
mencer dès cette vie : car comme je vous ai dit que
la vie présente est comme l'enfance , je confesse , à
la vérité , qu'elle ne peut avoir la perfection ; mais
néanmoins tout ce qui doit suivre y doit avoir son
rOUR LE JOUR DE P A Q U E. 5^3
commencement , doit être comme ébauché dans ce
bas âge. Jésus -Christ a trois ennemis à détruire eu
nous successivement, le péché , la convoitise, et la
mort; par trois dons divins, l'innocence, la paix,
l'immortalité : encore que ces trois choses ne s'ac-
complissent pas en cette vie, elles y doivent être du
moins commencées.
Et voyez en efiet , Messieurs , de quelle sorte
Dieu avance en nous son ouvrage pendant notre
captivité dans ce corps mortel. Il abolit première-
ment le péché, en nous justifiant par la grâce : la
convoitise y remue encore ; mais elle y est fortement
combattue, et même glorieusement surmontée : pour
la mort , à la vérité, elle y exerce son empire sans
résistance; mais outre que l'immortalité nous est
assurée , nos corps y sont préparés, en devenant les
temples de l'Esprit de Dieu.
Ainsi, pour paroître en hommes nouveaux, il faut
détruire en nous le péché ; et c'est notre sanctifica-
tion : non contens d'avoir détruit le péché, il en faut
attaquer les restes , il faut combatre les mauvais dé-
sirs ; et ce combat fait notre exercice : en mortifiant
en nous les mauvais désirs; nous préparons peu k
peu nos corps à l'immortalité glorieuse ; et c'est ce
qui entretient notre espérance. C'est par ces trois
choses, mes Frères, que nous nous unissons à Jésus-
Christ ; afin que comme il est ressuscité , « ainsi nous
i) marchions devant lui dans une sainte nouveauté
i) de vie » -, Ita et nos in noyitate vitœ amhulemus.
5^4 POUR LE JOUR DE PAQUE.
PREMIER POINT.
Le premier pas que nous devons faire , pour nous
renouveler en notre Seigneur, c'est de détruire eu
nous le péché , cette rouille invétérée de notre na-
ture , qui ayant commencé dès le principe , s'est at-
tachée si fortement à tous les hommes, que nous n'en
pouvons jamais être délivrés que par une seconde
naissance. Saint Paul, dont j'entreprends aujourd'hui
de vous expliquer la doctrine , exhorte les chrétiens
(c à détruire en eux le péché, même le corps du
5) péché (0 )) , par l'exemple de Jésus-Christ ressus-
cité ; et voici de quelle sorte il leur parle. Vous de-
vez savoir, dit ce grand apôtre , que « Jésus ressus-
w citant des morts , ne meurt plus : car il est mort
» une fois au péché , et maintenant il vit à Dieu (2) » ;
puis faisant l'application aux fidèles : « ainsi vous
5> devez estimer, mes Frères, que vous êtes morts
» au péché, et vivans à Dieu en notre Seigneur
» Jésus-Christ (5) ».
Et la suite de mon discours et le mystère de cette
journée m'obligent nécessairement à vous expliquer
quelle est la pensée de l'apôtre, lorsqu'il dit que
Jésus-Christ est mort au péché. O Jésus ! ô divin
Jésus î quoi , étiez-vous donc un pécheur ? n'étiez-
vous pas au contraire l'innocence même ? et si vous
êtes l'innocence même , que veut dire votre grand
apôtre , que vous êtes mort au péché? que n'a-t-il
réservé cette mort pour nous qui sommes des crimi-
nels ? et pourquoi y a-t-il soumis le saint et le juste ?
Il est bien aisé de l'entendre. Souvenez-vous , mes
{^] Rom, Yi. G. —• (2) md 0 , I o. — C^) Ibid, II.
POURLEJOUUDEPAQUE. 5^5
Frères, en quel état nous avons vu ces jours passés
le sauveur Jésus dans Thorreur et Finfamie de son
supplice: victime publique du genre humain, chargé
de tous les crimes du monde, h peine osoit-il lever
la tête ; tant il étoit accablé de ce poids honteux :
il n'en étoit pas seulement chargé; « il étoit venu ,
» dit l'apôtre (0, en la ressemblance de la chair du
« péché M ; il a porté ce fardeau dès sa naissance.
Comme les hommes naissent criminels, Jésus a com-
mencé en naissant de porter leurs crimes ; il a reçu
en son corps la marque de pécheur : durant tout le
cours de sa vie mortelle, il a toujours paru, dit saint
Paul, ce avec la forme d'esclave » : et c'est pourquoi
la forme d'esclave a caché sous ses marques serviles
la forme et la dignité de Fils : Semetipsum exina-
nivit formam servi accipiens (^). Mais ce saint et
cet innocent ne devoit pas éternellement paroître
en pécheur ; et celui qui n'avoit jamais commis de
péché n'en devoit pas toujours être revêtu. Il étoit
chargé des péchés des autres ; il s'en est déchargé en
portant la peine qui leur étoit due ; et ayant acquitté
par sa mort ce qu'il devoit à la justice de Dieu pour
nos crimes, il rentre aujourd'hui, en ressuscitant ,
dans les droits de son innocence. C'est pourquoi ,
dit le grand apôtre , « il est mort enfin au péché (j) » :
Dieu ne le regarde plus comme un criminel qu'il
abandonne; il l'avoue publiquement pour son Fils,
et il l'engendre encore une fois, en le ressuscitant à,
la gloire : E^o liodie genui te (4). Assez de honte ,
assez d'infamie , assez la forme de Dieu a été cachée :
(') Ftom. viii. 3. — (.2) Philip, ii, 7. — (3) p^om. vi. 10. —
C-'l; Ps. II. 7.
5^6 POUR LE JOUR DE PAlQUE.
paroissez maintenant, ô divinité! paroissez , sain*
teté ! paroi sez, justice ! et répandez vos lumières
sur le corps incorruptible de ce nouvel homme.
C'est ainsi que le Fils de Dieu est mort au péché
pour toujours; et « vous devez, mes Frères, dit saint
» Paul (0, mourir aussi avec lui ». Pourquoi de-
vons-nous mourir avec lui ? C'est le grand mystère
du christianisme , que le grand pape saint Léon nous
explique admirablement par cette belle doctrine. Il
y a, dit-il, cette différence entre la mort de Jésus-
Christ et la mort des autres, que celle des autres
hommes est singulière, et celle de Jésus-Christ est
universelle : c'est-à-dire que « chacun de nous en
» particulier est obligé à la mort , et il ne paie en
5) mourant que sa propre dette « : Singulares qiiippe
in sin^ulis mortes fuerunt , nec aller iiis quisquain
debitum suo fine persolvit ('^). Il n'y a que Jésus-
Christ seul qui soit mort véritablement pour les
autres, parce qu'il ne devoit rien pour lui-même :
c'est pourquoi sa mort nous regarde tous ; « et il est
» le seul , dit saint Léon (3) , en qui tous les hommes
» sont crucifiés, en qui tous les hommes sont morts,
M en qui tous les hommes sont ensevelis, en qui tous
)) aussi sont ressuscites » : Ciim inter filios libminunu
solus Dominus noster Jésus extilerit ^ in quo oinnes
crucifixi y in quo oinnes mortui , omnes sepulti , om-
nés etiam sint suscitati. C'est notre salut , mes Frères,
qvie nous soyons tous morts en celui dont la mort
a été le salut des hommes ; et si nous sommes tous
morts a^vec Jésus-Christ , « donc nous sommes morts
{}) Rom.yi. 8, II. — (') De Passion. Domin. Serm. xii, cap. m.
» au
POUR LE JOUR DE PAQUE. 5^^
n au péclie , et vivans à Dieu par Je'sus-Glirist notre
» Seigneur » : Ita vos existiniale , vos morluos qui-
dein peccato , v'iventes auteni Deo per Jesum Chris^
tum Dominwn nostrum (0.
Ce n'est pas assez , chrétiens , de vous avoir pro-
posé cette doctrine apostolique ; il faut la rendre
fructueuse à votre salut ; et voici l'application que
l'on en doit faire. Si, selon le sentiment de l'apôtre ,
notre conversion est une mort, notre baptême une
mort, notre' pe'nitence une mort; il est bien aisé de
comprendre que, pour nous renouveler en notre
Seigneur, ce n'est pas assez qu'il se fasse en nous un
changement médiocre. Le péché tient à nos entrail-
les : l'inclination au bien sensible est née avec nous;
nous l'avons enracinée jusque dans nos moelles, si
je puis parler de la sorte, par nos attachemens cri-
minels et nos mauvaises habitudes : nous aimons les
créatures du fond du cœur ; et ce cœur le fait bien
paroître par la violence qu'il souffre, lorsqu'on lui
veut arracher ce qui lui est cher. Alors la douleur
pousse des plaintes , la colère éclate en injures, l'in-
dignation en menaces, souvent même le désespoir va
jusqu'au blasphème, et je ne m'en étonne pas. Cœur
humain , on t'arrache ce que tu aimois , et que tu
tenois embrassé par tant de liens ; tu te sens comme
déchiré, le sang sort abondamment par cette plaie.
Que si l'amour de la créature tient si fortement à
nos cœurs, un changement superficiel ne suffit donc
pas pour nous convertir. Donnez-moi ce couteau y
que je le porte jusqu'à la racine , que je coupe jus-
(0 Rom. VI. II.
BOSSUET. XIIT. 37
578 POUR LE JOUK DE PAQUE.
qu'au vif, que j'aille chercher au fond jusqu'aux
moindres fibres de ces inclinations corrompues. Je
veux mourir au péché; et c'est pour cela que je veux
éteindre jusqu'au principe de sa vie.
C'est à quoi nous oblige, mes Frères, cette mort
spirituelle au péché que nous prêche l'apôtre saint
Paul ; et c'est pourquoi il nous adresse ces belles pa-
roles : « Si vous êtes morts au péché, si vous êtes re^
» nouvel es en notre Seigneur, montrez-vous, mon-
» trez-vous, mes Frères, comme des hommes ressus-
i) cités de mort à vie » : Exhibite vos tanquam ex
mortuis vwentes (0. Je ne me contente pas d'un
changement léger et superficiel ; il n'est pas ici ques-
tion de replâtrer seulement cet édifice, je veux qu'on
retouche jusqu'aux fondemens. Peut-être qu'enten-
dant parler contre le luxe , vous réformez quelque
chose dans la somptuosité de vos habits; vous croyez
avoir beaucoup fait, et ce n'est qu'un foible com-
mencement : corrigez, corrigez encore toutes ces
douceurs affectées et de vos discours et de vos re-
gards. Eh bien! votre extérieur est modeste; il faut
encore aller plus avant : portez la main jusqu'au
cœur ; ce désir criminel de plaire trop , cette com-
plaisance secrète que vous en ressentez au dedans,
ce triomphe caché de votre cœur dans ces damna-
blés victoires, c'est ce qu'il faut arracher.
Eh quoi ! ne sera-ce donc jamais fait? cet ouvrage 1
de la conversion ne sera-t-il jamais achevé? Vous ne
serez donc jamais content. Ce n'est pas moi qui vous
parle , c'est saint Paul qui vous dit par ma bouche ;
£xhibete vos tanquam ex mortuis vwentes : « Pa-
(0-Kom. VI. i3.
POUTl LE JOUR DE PAQUE. 5^9
» roissez devant Dieu comme des personnes ressus-
3) citées » : si votre conversion est ve'ritable , il a dû
se faire en vous-mêmes un aussi grand changement
que si vous étiez ressuscites des morts . Et quel change-
ment voyons-nous? Un changement de grimaces, un
changement qui dure deux jours? est-ce là ce que l'on
appelle mourir au péché? Je ne m'étonne pas, chré-
tiens, si les prédicateurs et les confesseurs sont sou-
vent contraints de se plaindre qu'il y a peu d hommes
renouvelés et peu de conversions véritables. Mais
quand vous auriez détruit en vous le corps du pé-
ché, ce bon succès ne suffiroit pas pour vous faire un
homme nouveau; il en faudroit encore attaquer les
restes, en combattant vos convoitises; et c'est ma
seconde partie.
SECOND POINT.
La victoire que nous obtenons sur le péché par la
grâce de notre Seigneur Jésus-Christ , n'est pas de
ces victoires pleines et entières qui terminent tout
d'un coup la guerre, et laissent après elles un calme
éternel : l'honneur et le fruit de cette victoire doi-
vent être conservés par de longs combats; parce qu'a-
près avoir vaincu le péché, il faut en attaquer jus-
qu'au principe : Jésus-Christ ressuscité nous y ex-
horte. Il y a ceci de remarquable dans sa glorieuse
résurrection, qu'il ne ressuscite pas, comme le La-
zare , pour mourir encore une fois : il ne dompte
pas seulement la mort ; mais il va jusqu'au principe ^
et il dompte encore la mortalité : il ne jouit pas seu-
lement d'une pleine paix, en bannissant le trouble
et la crainte qui l'agitoient ces jours passés si vio-
580 POUR LE JOUll DE PAQUE.
lemment; il en arrache jusqu'à la racine; et son
ame non-seulement n'est plus agitée , mais encore
n'est plus capable d'agitation. Ainsi nous voyons,
chre'tiens , que le Fils de Dieu ressuscitant a atta-
qué la mort jusqu'à son principe, et détruit l'infir-
mité jusque dans sa source : c'est l'exemple que nous
devons suivre.
Après avoir dompté le péché, allons à cette
source des mauvais désirs, c'est-à-dire à la convoi-
tise j et comme nous ne pouvons pas l'abolir entiè-
rement dans cette vie par une victoire parfaite, tâ-
chons du moins de l'affoiblir par un combat conti-
nuel. Ce combat est notre exercice durant notre
pèlerinage : c'est par ce combat , chrétiens , que no-
tre homme intérieur se renouvelle de jour en jour;
et afin que vous entendiez cette vérité, apprenez
avant toutes choses, de saint Augustin, que le règne
de Ja charité peut être considéré en deux manières.
11 y a un règne de la charité où toute la convoitise
est éteinte, où il n'y a plus de mauvais désirs : il y
a un règne de la charité où elle surmonte la convoi-
tise, mais où elle est obligée de la combattre. Ce
règne de la charité où la convoitise est éteinte, c'est
le partage des bienheureux : ce règne de la charité
où la convoitise vaincue ne laisse pas de faire de la
résistance , c'est l'exercice des hommes mortels. Là
donc on jouit d'une pleine paix; parce qu'il n'y a
plus de mauvais désirs : ici on a la victoire, et non
pas la paix; parce que, dit saint Augustin , « la chair
» qui convoite contre l'esprit, ne peut être vaincue
V sans péril, ni modérée sans contrainte, ni régie
« par conséquent sans inquiétude » : Et illa qiiœ
l'OUll LE JOUR DE PA^QUE. 58 1
resistiintj pcviciiloso debellantur prœlio ; et illa quœ
"victa sunt , nondiun securo triwnphantur otio , sed
adhuc sollicito premuntur imperio (0. De sorte qu'il
y a cette clilFërence entre les saints qui sont dans le
ciel , et les saints qui sont sur la terre : les saints qui
sont dans le ciel sont des hommes renouvelés : les
saints qui sont sur la terre sont des hommes qui se
renouvellent. Là, où les hommes sont renouvelés,
ce mot de saint Augustin leur convient; « la con-
» voitise est éteinte, et la charité consommée » ;
Cupiditate extinctâ , charitate compléta (2) : voilà
comme la devise des bienheureux. Ici , oii les hommes
se renouvellent, « la convoitise diminue, et la cha-
5) rite va toujours croissant » ; Déficiente cupiditate^
crescente charitate. Là par conséquent les vertus
triomphent, et ici les vertus combattent : là les ver-
tus se reposent , et ici les vertus travaillent : nous
tendons à ce repos ; mais il le faut mériter par ce
travail : nous aspirons à cette paix ; mais on ne peut
y parvenir que par cette guerre.
C'est vous, ô enfans de Dieu , qui en êtes le sujet,
et vous en êtes aussi le théâtre : c'est pour l'homme ,
que se donnent tous ces combats; c'est en lui qu'ils
se donnent , et c'est lui-même qui les donne. La cha-
rité l'élève aux biens éternels; la convoitise le re-
pousse aux biens périssables : il n'est jamais sans
mauvais désirs; toujours ou la chair l'attire, ou la
vaine gloire le flatte : « quelque volonté qu'il ait de
» faire le bien , il trouve en lui-même un mal inhé-
5) rent dont il ne peut pas se délivrer » : Ins^enio
(') De Civil. Dei, lib. xix, cap. xxvii, tom. vu, col. 5'j2. — ('•) Epist.
CLXXVH, n. 17 , tom. 11, col. 62ÎJ.
58^ POUR LE JOUR DE PAQUE.
igitur legem j volenti mihi facere bonum _, quoniam
niilii inalum adjacet (0. Que fait l'homme de bien
dans ce combat? La convoitise l'empêche de faire
tout le bien qu'il voudroit; réciproquement, dit
saint Augustin , il empêche la convoitise de faire
tout le mal qu'elle de'sire : il ne peut s'empêcher de
la ressentir, il s'empêche du moins de la suivre; s'il
ne peut pas encore accomplir dans sa dernière per-
fection ce précepte : Non concupisces (2) : « Tu n'au-
» ras point de convoitise » ; il accomplit du moins
celui - ci : (c Tu n'iras pas après tes convoitises » :
Post concupiscentias tuas non eas (?) : il y a quelques
restes du péché en lui-, mais il ne souffre pas qu'il y
règne, selon ce que dit l'apôtre saint Paul : Non re-
gnet peccatum (4) : tellement que s'il ne possède pas
tout le bien, sa consolation , dans cette peine, c'est
du moins qu'il ne se plaît dans aucun mal; « de
5) même, dit saint Augustin, que nous pouvons ne
» nous plaire pas dans les ténèbres, encore que
» nous ne puissions pas arrêter la vue sur une lu-
» mière très-éclatante » : Potes t oculus nullis tene-
bris delectari j quamvis non possit in fulgentissima
luce defigi (^). Tel est l'état de l'homme durant l'exil
de cette vie : il lutte continuellement contre sa pro-
pre infirmité; et c'est ainsi qu'il se renouvelle, tâ-^
chant d'effacer tous les jours quelques rides de sa
vieillesse.
Grand Dieu ! sera-t-il permis à des mortels de se
plaindre ici de vous à vous-même? Et pourquoi lais-
sez-vous vos serviteurs dans cette malheureuse néces-
(0 Rom. VII. 2 1 . — (2) Deut. v. 2 1 , — (3) Eccll. xviii. 3o. •—' (4) Rom.
VI. 11. — {^) De Spirit, et Lit. n. 65 f tom. x, col. i23.
POUR LE JOUR DE PAQUE. 583
site dWoir toujours en eux des vices à vaincre ? que
ne leur donnez-vous tout d'un coup cette paix par-
faite qui calme tous les troubles de leurs passions?
Saint Paul a fait autrefois à Dieu cette plainte : il a
prié long-temps, afin qu'il plût à Dieu de le délivrer
d'une tentation importune : et que lui fut-il répondu?
M Ma grâce te suffit (0 » ; car telle est ma conduite
avec mes élus , que leur force se perfectionne dans
l'infirmité. Mais je passe encore plus loin, et je vous
demande, ô mon Dieu : quel est ce dessein? quel
est ce mystère ? pourquoi avez-vous ordonné que la
force se perfectionne dans l'infirmité ? Saint Augus-
tin , Messieurs, va vous le dire. C'est que c'est ici un
lieu d'orgueil; c'est que, de toutes les tentations qui
nous environnent, la plus dangereuse et la plus pres-
sante, c'est celle qui nous porte à la présomption :
c'est pourquoi Dieu , en nous donnant de la force ,
nous a aussi laissé de la foiblesse. Si nous n'avions
que de la foiblesse, nous serions toujours abattus; et
si nous n'avions que de la force, nous deviendrions
superbes et insupportables. Dieu a trouvé ce tempé-
rament : pour ne pas succomber sous l'infirmité , il
nous donne de la force : « mais de peur qu'elle ne
» nous enfle, il veut qu'elle se perfectionne dans
5) l'infirmité » : Virtus quâ hîc uhi superhiri poi^st ,
ne superbiatur ^ in injirmilate perficitur (2).
Par conséquent, ô enfans de Dieu, admirez en
vous la conduite de votre Père céleste. Il sait que
vous êtes superbes*, c'est le vice inséparable de notre
nature : contre cette enflure de l'orgueil, il fait un
CO //. Cor, XII. 9. — (*) Cont. Jullan. lib. iv, cap. u^n. 1 1, tom. x ,
eoL 5^0.
584 POUR LE JOUR DE PAQUE.
remède de votre infirmité. Apprenez à profiter de
votre foiblesse : vous en profiterez , si elle vous en-
seigne à être humbles, à vous de'fier de vous-mêmes,
à marcher toujours avec crainte ; vous en profiterez
si elle vous apprend à dire avec Job : Si lœtatum
est in abscondito cormeum, etosculatus sutn manum
îneam ore meo (0 : « Quand j'ai résisté à la tenta-
» tion , mon cœur ne s'est point enflé par cette vic-
)) toire, et je n'ai pas baisé ma main de ma propre
i) bouche ». Qu'est-ce à dire baiser sa main de sa
bouche ? C'est-à-dire , attribuer le bon succès à sa
propre force , se remercier soi-même de ses bonnes
œuvres. Loin de vous, ô fidèles, cette pensée : si
votre main étoit forte, vous pourriez lui imputer
votre victoire; vous pourriez la baiser sans crainte,
et lui rendre grâce du bien que vous faites : mais la
sentant foible et impuissante, il faut élever plus haut
votre vue et dire avec le divin apôtre : « Rendons
M grâces à Dieu qui nous a donné la victoire par no-
» tre Seigneur Jésus-Christ » : Gratias Deo qui de-
dit nohis victoriam per Dominum nostrum Jesum
Christum (2).
Ce n'est pas assez , chrétiens , que votre infirmité
vous rende humbles; il faut qu^elle vous rende fer-
vens et appliqués au travail. L'humilité chrétienne
n'est pas un abattement de courage : plus elle se 1
sent foible, plus elle est hardie et entreprenante :
Virtus enim in infirmitate perjicitur {^) : « La force
)) se perfectionne dans l'infirmité » . Plus elle se sent
accablée de mauvais désirs, plus elle s'excite à les com-
battre; et les restes qu'elle trouve toujours en elle-
CO Job. XXXI. 27. — (^) /. Cor. XV. 57. — (3) //, Cor. xn. 9.
POUR LE JOUR DE PAQUE. 585
même de la vieillesse, la pressent de se renouveler
de jour en jour. C'est le ve'ritable sentiment que vous
devez prendre dans la sainte fête de Pâque. Vous
avez tous songe durant ces saints jours à vous renou-
veler par la pe'nitence : je ne puis avoir de vous d'au-
tres sentimens, sans offenser votre piété. Non, le
sang de Jésus-Clirist n'a pas ruisselé en vain sur le
Calvaire ; et ce n'est pas en vain qu'on a rouvert
pour vous émouvoir toutes les blessures du Fils de
Dieu. Si vous êtes renouvelés parla pénitence, donc
5) la vieillesse est passée, et vous devez commencer une
n vie nouvelle » : Ketera transierunt : ecce facta sunt
omnia nova (0. Adieu, adieu pour jamais à ces com-
merces infâmes, adieu à cette vie libertine, adieu à
ces inimitiés invétérées. « Mais ne vous persuadez
» pas que ce soit assez de se renouveler une seule
» fois » : Neque eniin putes qUod innovatio vitœ quœ
dicitur semel facta j siifficiat; sed semper et quoti-
dien si dici potest , ipsa nos^itas in?iouanda est (2) :
« Il faut renouveler la nouveauté même ». C'est peu
de se dépouiller de ses péchés , et d'en nettoyer sa
conscience ; il faut aller maintenant aux mauvais
désirs : il faut porter la main à ces habitudes vi-
cieuses que le péché a laissées en nous en se reti-
rant, comme un germe par lequel il espère revivre
bientôt, comme un reste déracine, qui fera bien-
tôt repousser cette mauvaise herbe. Jésus ressuscité
vous y exhorte : il n'a pas seulement détruit la mort,
il en a ôté en lui-même jusqu'au principe. Mais en-
core n'est-ce pas assez de renouveler vos esprits : il
(ï) //. Cor. V. 17.—. (2) Origen. in Epi&U ad Roman, lib. y, n. 8,
tom. iy,pag. 562,
586 POUR LE JOUR DE PAQUE.
faut encore jeter les fondemens du renouvellement
de vos corps ; et c'est ce qui me reste à vous expli-
quer dans ma troisième partie.
TROISIÈME POINT.
Si je vous dis, chre'tiens, que Je'sus sortant du
se'pulcre, couronné d'honneur et de gloire, est un
gage de notre résurrection, et que cette splendeur
immortelle , dont son corps est environné , est une
marque infaillible de ce que doivent un jour espé-
rer les nôtres; je vous dirai une vérité, qui ayant
été si bien enseignée par la bouche du saint apô-
tre (0, n'est ignorée d'aucun des fidèles. Mais si
j'ajoute à cette doctrine que ce grand et divin ou-
vrage se commence dès à présent dans nos corps
mortels, vous en serez peut-être surpris, et vous
aurez peine à comprendre que durant ce temps de
corruption Dieu avance déjà dans nos corps l'ou-
vrage de leur bienheureuse immortalité. Ecoutez ,
terre et cendre, et réjouissez-vous en notre Sei-
gneur : pendant que ce corps mortel est accablé de
langueurs et d'infirmités, Dieu jette déjà en lui les
principes d'une consistance immuable ; pendant
qu'il vieillit. Dieu le renouvelle; pendant qu'il est
tous les jours exposé en proie aux maladies les plus
dangereuses , et à une mort très-certaine , Dieu tra-
vaille par son Esprit saint à sa résurrection glo-
1 ieuse.
Saint Paul, pour nous faire entendre ce renou-
vellement de nos corps , dit , « qu'ils sont devenus
M les temples de l'Esprit de Dieu (2) » ; et c'est ce qui
CO Philip. III. 21. — W /. Cov. III. 17. VI. 19.
POtJll LE JOUR DE PAQUE. SSy
donne lieu à saint Augustin de nous expliquer ce
mystère par cette belle comparaison. Il dit que nos
corps sont renouvele's parla grâce du christianisme,
à peu près comme on renouvelle un temple pro-
fane, où Ton auroit servi les idoles, pour le con~
sacrer au Dieu vivant. On renverse premièrement
les idoles; et après qu'on a aboli toutes les marques
du culte profane, on de'die ce temple au vrai Dieu,
et on le sanctifie par un meilleur usage. C'est en
cette sorte, dit saint Augustin, que nous devons
renouveler notre corps mortel qui a été autrefois
un temple d'idoles , et qui devient par la grâce
« un saint temple dëdié au Seigneur » \ Templum
sanctum Domino^ comme parle le saint apôtre. Il
faut premièrement briser les idoles, c'est-à-dire, ces
passions impérieuses qui étoient autrefois les divi-
nite's qui pre'sidoient dans ce temple : Ista in nohis,
dit saint Augustin (0, tanquam idola frangenda
sunt : « C'est ce qu'il faut détruire comme les idoles «.
« Ce qu'il ne faut pas détruire, mais changer seule-
» ment, dit ce grand docteur, pour le faire servir à
3) un usage plus saint, ce sont les membres de ce
5) corps ; afin qu'ayant servi à l'impureté de la con-
» voitise, ils servent maintenant à la grâce de la
» charité » ; In usus autein meliores vertenda sunt
ipsa corporis nostri memhra ; ut quœ serviehant ini-
munditiœ cupidiiatis^ seri>iant gratiœ cliariiatis. C'est
de cette sorte, mes Frères, que nos corps, ces tem-
ples profanes, deviendront les temples de l'Esprit de
Dieu, et qu'il les remplira par sa présence.
Mais de quelle sorte remplit-il nos corps? com-
(0 Serm, CLxni, n. 2, tom. v, col. 785.
588 POUR LE JOtJR DE PAQUE.
ment s'en met-il en possession? Le même saint Au-
gustin vous l'expliquera par un beau principe. « Ce-
w lui-là, dit-il, possède le tout qui tient la partie
5) dominante » : Totum possidet qui principale te-
net : or en vous , poursuit ce grand homme , la
partie la plus noble, c'est-à-dire « l'ame, est celle qui
3) tient la première place ; c'est à elle qu'appartient
5) l'empire » : In te principatur quod tnelius est (0.
Et ces deux principes e'tant établis, il tire aussitôt
cette conséquence : Dieu tenant cette partie princi-
pale, c'est-à-dire l'ame et l'esprit ; par le moyen du
meilleur, il se met en possession du moindre ; par le
moyen du prince, il s'acquiert aussi le sujet ; et do-
minant sur l'ame, il étend aussi la main sur le corps
et s'en met en possession comme de son temple.
Voilà votre corps renouvelé : il change de maître
heureusement, et passe en de meilleures mains. Par
la nature il étoit à l'ame; parla corruption il ser-
voit au vice ; par la religion il est à Dieu. L'ame se
soumettant à Dieu , lui transporte tout son domaine :
comme dans le mariage la femme épousant son mari
le rend maître de tous ses biens, lui transporte aussi
tous les siens ; l'ame s'unissant à Dieu, par un bien-
heureux mariage spirituel, le rend maître de tous
ses biens, comme étant le chef et le maître de cette
communauté bienheureuse : « sa chair la suit, dit
3) TertuUien , comme une partie de sa dot ; et au
» lieu qu'elle étoit seulement servante de lame, elle
» devient servante de l'esprit de Dieu w : Sequitur
animam nuhentem spiritui caro, ut dotale inanci-
piunij, etjam non animœ famula , sed spiriiûs (2).
(') Serm- clxi, n. 6, tojji. y, col. 7^7. — ;'} De Anlm. n. 4.
POUR LE JOUR DE PAQUE. ^89
O chair, que tu es heureuse de passer entre les
mains d'un si bon maître ! c'est ce qui jette en toi
les principes de l'immortalité que tu espères; et la
raison en est évidente , en insistant toujours aux
mêmes principes. Dieu, avons-nous dit, remplissant
nos âmes, a pris possession de nos corps; par con-
séquent, ô mort, tu ne les lui saurois enlever : tu
penses qu'ils sont ta proie ; mais ce n'est qu'un dé-
pôt que l'on te confie, et que l'on consigne en tes
mains : Dieu saura bien rentrer dans son domaine.
Le Fils de Dieu a prononcé « qu'on ne peut rien
M ôter des mains de son Père » : Nemo potest rapero
cjuidquain de manu Patris mei (0; parce que ces
mains étant si puissantes, nulle force ne les peut vain-
cre, ni leur faire lâcher leur prise. Ainsi Dieu ayant
déjà mis la main sur nos corps, son Saint-Esprit,
que l'Ecriture appelle son doigt, en étant entré en
possession; par conséquent, ô chair des fidèles, en
quelque endroit de l'univers que la corruption t'ait
jetée, ou quelque partie de tes cendres, tu demeures
toujours sous sa main. Et toi, terre , mère tout en-
semble et sépulcre commun de tous les mortels , en
quelques sombres retraites que tu aies englouti et
caché nos corps, tu les rendras un jour tout entiers ;
et plutôt le ciel et la terre seront renversés qu'un
seul de nos cheveux périsse. Pour quelle raison,
chrétiens, si ce n'est pour celle que j'ai déjà dite;
que Dieu se rendant maître de nos corps, il les doit
posséder dans l'éternité, sans qu'aucune force puisse
l'empêcher d'achever en eux son ouvrage ?
Vivez dans cette espérance , Messieurs 3 et cepen-
CO Joan. X. 2Q.
5()0 POUR LE JOUR DE PAQUE.
dant, regardant vos corps comme les temples de
l'Esprit de Dieu, n'y faites plus régner les idoles que
vous y avez abattues. Votre corps, en l'état que
Dieu l'a mis, ne peut plus être violé sans sacrilège.
« Ne savez-vous pas , dit saint Paul , que vos corps
» sont les temples de l'Esprit de Dieu, et que si
i) quelqu'un profane son temple. Dieu qui est ja-
» loux de sa gloire lui fera sentir sa vengeance; il le
» perdra sans miséricorde » ; Disperdet illum Deus,
dit ce saint apôtre (0. Donc, mes Frères, ne violons
pas le temple de Dieu ; et puisque nous apprenons
par la foi, que notre corps est un temple, « possé-
» dons en honneur ce vaisseau fragile, et non pas
» dans les passions d'intempérance , comme les gen-
» tils qui n'ont pas de Dieu : car Dieu ne nous ap-
» pelle pas à l'impureté, mais à la sanctification en
)) Jésus-Christ notre Seigneur (^) ». O sainte chas-
teté ! c'est à toi de garder ce temple ; c'est à toi d'eiv
empêcher la profanation. C'est pourquoi Tertullien
a dit ees beaux mots, que je vous prie d'imprimer
dans votre mémoire : Illato in nos et consecrato Spi-
ritu sancto , ejus tenipli œditua et antistita pudicitia
est (3) : « Le Saint-Esprit étant descendu en nous
M pour y demeurer comme dans son temple , la
» gardienne de ce temple, c'est la chasteté : elle en
» est , dit Tertullien , la sacristine » ; c'est à elle de
le tenir net; c'est à elle de l'orner dedans et dehors;
dedans par la tempérance, et dehors par la modes-
tie : c'est à elle de parer l'autel sur lequel doit fumer
cet encens céleste, je veux dire des saintes prières,
(ï) /. Cor, ui. 17. — W Thess. iv. 4, 5, 7. — (3) De Cuit. fœm.
lib. 11, n. I.
POUR LE JOUR DE PAQUE. SqI
et monter comme un parfum agieable devant ia
face de Dieu.
Mais, ô temple! ô autel! ô corps de Thomme ! ô
cœur de l'homme ! que je vois en vous de profana-
tion ! « Fils de l'homme, approche-toi, dit l'Esprit
» de Dieu à Ezéchiel (0, et je te montrerai l'abomi-
)) nation. Et je m'approchai, dit le prophète, et je
» vis le temple et le sanctuaire : et voilà, chose abo-
» minable « ! voilà dis-je, que de tous côtés chacun
y ërigeoit son idole : dans le propre temple du Dieu
vivant , sur l'autel même du Dieu vivant , on y sa-
crifîoit aux faux dieux. Là étoit l'idole de la jalou-
sie : ambition , c'est toi qui l'élève ; autant que tu
vois de concurrens, ce sont autant de victimes que
tu voudrois immoler à cette idole ; Idolum zeli (2).
« Là des hommes qui tournoient le dos au sanc-
M tuaire , et adoroient le soleil levant » , la faveur
naissante : Dorsa habentes contra templum Dotnini ^
et faciès ad orientern ; et adorabant ad orLuin so-
lis (5) : ils oublioient le vrai Dieu , et ils adoroient
la fortune ; et des femmes au dedans du temple
« pleuroient la mort d'Adonis » ; Plangentes Adoni-
dem (4). Ne m'obligez pas à vous dire que c'est le
sacrifice de l'amour profane. Ce spectacle vous fait
"horreur ; et ce qui vous fait horreur pour les autres
ne vous fait pas horreur pour vous-même. O corps ,
que Dieu a choisi pour temple ! ô cœur, que Dieu a
consacré comme son autel , que je découvre en vous
d'abominations ! que de fausses divinités ! que d'ido-
les que l'on y adore !
(0 Ezech. vin. 10,11. — (^) Ibid. 3. — (3) lUd, 16, — W Ibid. 1 4.
Sg^S POUR LE JOUR DE PAQUE.
Mais peut-être qu'on les aura renversées en l'hon-
neur de Jésus-Christ ressuscité, et que cette dévo-
tion publique de toute l'Eglise vous aura fait net-
toyer ce temple, et abattre toutes ces idoles. Ah !
que j'ai sujet de craindre que vous ne soyez sortis
du tombeau comme des fantômes, vains simulacres
de vivans, qui n'ont que la mine et l'apparence , qui
n'ont ni la vie ni le cœur , qui font des mouvemens
et des actions qui sont tout artificielles, et comme
appliquées par le dehors , parce qu'elles ne partent
pas du principe ! Si vous êtes ressuscites, toutes vos
premières liaisons sont rompues. C'est en vain que
vous m'appelez , vains et criminels attacliemens ,
[ devez-vous dire ; ] je ne vous connois plus. C'est
en vain que vous m'appelez à ces anciennes fami-
liarités; il est arrivé en moi un grand changement
qui ne me permet point de vous connoître. Est-ce
donc un changement si étrange que de s'être con-
fessé à Pâque? Ce changement est une mortj ce
changement m'a fait un autre homme, et vous voulez
que j'agisse de la même sorte? Je ne me contente
donc pas d'un changement léger. Chrétien, dans ces
saintes solennités tu as bu à la fontaine de vie, dans
la source des sacremens : tu as reçu la grâce, je le
veux croire : tu as repris une vie nouvelle avec Jésus-
Christ ; cette vie nouvelle n'est que commencée ici-
bas, et quand elle sera consommée, elle aura tous
ces admirables eiTets, que je te représentois tout à
l'heure. Dans un mois, dans dix jours, dans trois
jours peut-être tes anciennes habitudes se reveille-
ront ; l'ivrognerie ; l'impudicité, la vengeance te
rappelleront
POUR LE JOUR DE PAQUE. ^93
rappelleront à leurs faux plaisirs. Tu avois pardonné
une injure à ton ennemi ; le venin de la haine re-
prendra ses forces. Arrête, misérable, considère :
eh ! que de belles espérances tu vas détruire! que de
beaux commencemens tu vas arrêter ! Si c'est une
malice insupportable de déraciner la première ver-
dure des champs, parce qu'elle est l'espérance de
nos moissons ; si nous tenons à très-grande injure
que Ton arrache dans nos jardins une jeune plante,
parce qu'elle nous promettoit d'apporter de beaux
fruits ; quelle est notre folie , quelle injure nous fai-
sons-nous à nous-mêmes, à l'Eglise, à l'Esprit de
Dieu, de chasser cet Esprit qui commençoit en nous
un si grand ouvrage, de mépriser la grâce qui est
une semence d'immortalité , de perdre la vie nou-
velle, qui, croissant tous les jours, fût venue à cette
perfection que je vous ai dite?
Par conséquent, mes Frères, comme Jésus-Christ
est ressuscité, ainsi marchons en nouveauté de vie.
Puisque nous sommes ici-bas en cet exil du monde
parmi tant de maux , songeons qu'il n'est rien de
meilleur que cette belle, cette illustre espérance que
Dieu nous présente par Jésus-Christ. Après avoir
confessé nos péchés dans l'humilité de la pénitence,
cessons , cessons d'aimer ce que nous avons détesté
. solennellement devant le ministre de la sainte Eglise,
en présence de Dieu et de ses saints anges. Wallons
point aux eaux infectées , après nous être lavés dans
le sang de Jésus : après avoir communiqué à son di-
vin corps, qui est le gage de notre glorieuse résur-
rection , ne communiquons point à Satan , ni à ses
BOSSUET. xiii. 38
^94 POUR LE JOUR DE PAQUE.
pompes, ni à ses œuvres; que la joie sainte de l'Es-
prit de Dieu surmonte la fausse joie de ce monde.
Je me souviens ici, chrétiens, de l'alle'gresse di-
vine et spirituelle qui étoit autrefois dans l'Eglise
au saint jour de Pâque. C'étoit vraiment une joie
divine , une joie qui honoroit Jésus-Christ ; parce
qu'elle n'avoit point d'autre objet que la gloire de
son triomphe. C'étoit pour cela que les déserts les
plus reculés et les solitudes les plus affreuses pre-
noient une face riante. Maintenant nous nous ré-
jouissons , il n'est que trop vrai ; mais ce n'est pas
vous, mon Sauveur, qui êtes la cause de notre joie.
Nous nous réjouissons de ce qu'on pourra faire
bonne chère en toute licence; plus de jeûnes, plus
d'austérités : si peu de soin que nous avons peut-
être apporté pendant le carême à réparer les désor-
dres de notre vie, nous nous en relâcherons tout-
à-fait. Le saint jour de Pâque, destiné pour nous
faire commencer une vie nouvelle avec le Sauveur,
va ramener sur la terre les pernicieuses délices du
siècle, si toutefois nous leur avons donné quelque
trêve , et ensevelira dans l'oubli la mortification et
la pénitence; tant la discipline est énervée parmi
nous. Nous croyons avoir assez fait quand nous nous
sommes acquittés pour la forme d'une confession
telle quelle , et d'une communion qui peut-être est
un sacrilège. Mais quand même elle seroit sainte ,
comme je le veux présumer, vous n'avez fait que
la moitié de l'ouvrage.
Fidèles, je vous en avertis de la part de Dieu; la
principale partie reste à faire, qui est d'amender
POUR LE JOUR DE PAQUE. ^9^
votre mauvaise vie , de corriger le dére'glement de
vos mœurs, et de de'raciner ces habitudes invétérées
qui vous sont comme passées en nature. Si vous avez
été justifiés, j'avoue que vous n'avez plus à craindre
la damnation éternelle ; mais ne vous imaginez pas
pour cela être en sûreté. Craignez vos mauvaises
inclinations ; craignez ces objets qui vous plaisent
plus qu'il n'est convenable à un chrétien qui a par-
ticipé au corps du Sauveur; craignez ces dange-
reuses rencontres dans lesquelles votre innocence
a déjà tant de fois fait naufrage : que votre expé-
rience vous fasse prudens, et vous oblige à une
précaution salutaire ; car la pénitence a deux qua-
lités qui sont toutes deux également saintes et invio-
lables.
Retenez ceci, s'il vous plaît; la pénitence a deux
qualités : elle est le remède pour le passé; elle est
une précaution pour l'avenir. La disposition pour
la recevoir comme remède de nos désordres passés,
c'est la douleur des péchés que nous avons commis :
la disposition pour la recevoir comme précaution de
l'avenir, c'est une crainte filiale des péchés que nous
pouvons commettre, et des occasions qui nous y en-
traînent. Gardons-nous bien, Fidèles, de violer la
sainteté de la pénitence , en l'une ou en l'autre de
ses parties, de peur de faire injure à la grâce et à la
libéralité du Sauveur.
Par conséquent ne perdons jamais cette crainte
respectueuse qui est l'unique garde de l'innocence :
craignons de perdre Jésus-Christ qui nous a gagné
par son sang. Partout oii je le vois, il nous tend les
59^ POUR LE JOUK DE PAQUE.
bras. Jésus nous tend les bras à la croix : Venez,
dit-il, mourir avec moi. Jésus-Christ sortant du tom-
beau , victorieux de la mort , nous tend les bras :
Venez , dit-il , ressusciter avec moi. Jésus-Christ à la
droite du Père nous tend les bras : Venez , dit-il ,
régner avec moi : vous serez , vous serez un jour tel
que je suis en cette glorieuse demeure; vivez, con-
solez-vous dans cette espérance. Je suis heureux , je
suis immortel : soyez immortels à la grâce , vous
obtiendrez enfin dans le ciel le dernier accomplis-
sement de la vie nouvelle; c'est-à-dire, la justice
parfaite, la paix assurée, l'immortalité de l'ame et
du corps. Amen»
POUIl LE JOUR DE PAQUE. SyT
AUTRE EXORDE
POUR LE MÊME SERMON.
Consepulti sumus cum illo, per baptismum in mortem;
ut quomodo Christus surrexit à moi tiiis per gloriam
Patiisj ita et nos in novitate vitœ ambulemus.
iVous sommes ensevelis avec Jésus-Christ par le baptême ^
dans lequel nous participons à sa mort; afin que comme
Jésus- Christ est ressuscité des morts , ainsi nous mar~
chions en nouveauté dévie, Roin. vi. 4*
C'est une doctrine excellente de saint Augustin (0,
prise des Ecritures divines , que tout ce que Dieu
opère dans Thomme juste , depuis sa première en-
trée dans l'Eglise, jusqu'à la re'surrection générale,
n'est que la suite et l'accomplissement du baptême :
de sorte que la sainte nouveauté de vie, qui se com-
mence dans les eaux salutaires, n'aura sa dernière
perfection que dans cette journée bienbeureuse, en
laquelle la mort étant surmontée , nos coips seront
faits semblables au corps glorieux de notre Seigneur
Jésus-Christ. Pour entendre cette doctrine, il faut
nécessairement remonter plus haut, et reprendre
la chose jusque dans sa source.
L'homme , dans la sainteté de son origine , avoit
reçu de Dieu ces trois dons, la justice, la paix, Fim-
(0 De JYupt. et Concupisc. lib. i, n. 38 et Sq, tom. x, col. 298, 29g.
SyS POUR LE JOUR DE PAQIJE.
mortalité : car étant formé selon Dieu, il étoit juste;
régnant sur ses passions, il étoit paisible en lui-
même ; mangeant le fruit de vie , il étoit immortel.
La raison s'étant révoltée contre Dieu , les passions
lui refusèrent leur obéissance ; et Famé ne buvant
plus à cette source inépuisable de vie, devenue elle-
même impuissante, elle laissa aussi le corps sans vi-
gueur : c'est pourquoi la mortalité s'en est inconti-
nent emparée. Ainsi pour la ruine totale de l'homme ^
le péché a détruit la justice ; la convoitise s'étant
soulevée a troublé la paix ; l'immortalité a cédé a la
nécessité de la mort : voilà l'ouvrage de Satan , op-
posé à l'ouvrage de Dieu. Or le Fils de Dieu est venu,
« pour dissoudre l'œuvre du diable (0 », nous dit-il
lui-même dans son Evangile : il est venu « pour re-
5) former l'homme , selon le premier dessein de son
5) Créateur», comme nous enseigne l'apôtre (2) ; et
pour cela il est nécessaire que sa grâce nous restitue
les premiers privilèges de notre nature. De là vient
qu'il nous appelle dans son Evangile à une bienheu-
reuse nouveauté de vie , répandant en nos âmes son
Saint-Esprit, par lequel, dit l'apôtre saint Paul ,
« l'homme intérieur et spirituel est renouvelé de jour
3) en jour » : Renovatur de die in diemÇ>). Remar-
quez ces paroles, « de jour en jour » : elles nous font
connoître manifestement que Dieu en renouvelant
ses élus, ne veut pas qu'ils soient changés tout à
coup ; mais qu'il ordonne certains progrès par les-
quels ils s'avancent de plus en plus à la perfection
consommée. Il y a trois dons à leur rendre; il y aura
aussi trois différens âges , par lesquels de degré en
W /. Joan. m. 8. — W Coloss, m. 10. — (3) //. Cor. ly. iG.
POU 11 LE JOUR DE PAQUE. Spp
degré « ils deviendront hommes faits » , comme dit
saint Paul; In viriim perfectiun (0 : et Dieu l'a ar-
rêté de la sorte ; afin de faire goûter à ses bien-aimés
les ope'rations de sa grâce les unes après les autres :
de sorte que dans ce monde il répare leur innocence;
dans le ciel, il leur donne la paix; à la résurrection
générale y il ornera leurs corps d'immortalité : par
ces trois âges « les justes arrivent k la plénitude de
» Jésus-Christ « ^ ainsi que parle l'apôtre saint Paul ;
In mensuram œlatis plenitudinis Christi (2). La vie
présente est comme l'enfance; celle dont les saints
jouissent au ciel ressemble à la fleur de l'âge ; après,
suivra la maturité dans la dernière résurrection.
Au reste cette vie n'a point de vieillesse ; parce
qu'étant toute divine, elle n'est point sujette au dé-
clin : de là vient qu'elle n'a que trois âges, au lieu que
celle de notre vie corruptible souffre la vicissitude
de quatre différentes saisons. Ce sont ces trois âges
et ces trois dons, pour lesquels le prophète -roi
chante à Dieu ces pieuses actions de grâces : « Mon
» ame, dit-il (3), bénis le Seigneur, et que tout ce
M qui est en moi célèbre la grandeur de son nom.
» C'est lui, dit-il, qui pardonne tous tes péchés,
» c'est lui qui guérit toutes tes langueurs, c'est lui
» qui rachète ta vie de la mort ». Il pardonne nos
iniquités, quand il nous rend la justice en ce monde :
il guérit nos langueurs , quand il éteint la convoitise
dans son paradis : il rachète notre vie de la mort ,
quand il nous ressuscite à la fin des siècles; et encore
que ces opérations soient diverses, elles ne regardent
toutefois que la même fin , et ne s'emploient que dans
la même œuvre. Car de même que l'homme en crois-
{}) Ephes. IV. i3. — (') Ihicl — C^) Ps. en. i , 3, 4.
600 POUll LE JOUR DE PAQUE.
sant n'acquiert point une nouvelle vie ni un nouvel
être j mais s'avance à la perfection de celui qui lui
a donné la naissance; ainsi, soit que nos âmes soient
couronne'es de la gloire de Dieu dans le ciel , soit
que nos corps ressuscite's par son Esprit saint soient
revêtus de l'immortalité' du Sauveur, ce n'est pas une
nouvelle vie que nous acquérons; mais nous allons,
selon l'ordre établi, au dernier accomplissement de
cette vie divine et surnaturelle , que nous avons com-
mencée dans le saint baptême. C'est là, fidèles, si
nous l'entendons, cette nouveauté de vie dont parle
l'apôtre; c'est là la résurrection spirituelle du chré-
tien à l'image de la résurrection de notre Seigneur.
Maintenant ces vérités étant supposées, entrons dans
la proposition de notre sujet.
Si la justice des chrétiens en ce monde, aussi bien
que leur paix et leur immortalité au siècle futur,
ne font qu'une même suite de vie ; si d'ailleurs l'a-
pôtre nous a enseigné que la résurrection de nos
corps est la maturité et la plénitude, il s'ensuit,
comme je l'ai remarqué , que la vie présente res-
semble à l'enfance : c'est pourquoi l'apôtre saint
Pierre nous dit que nous sommes des « enfans nou-
» vellement nés (0» ; d'oii je forme ce raisonnement,
qui sera la base de tout mon discours. Tout ce que
la nature donne à l'homme pendant le progrès de
la vie, doit avoir son commencement dans l'enfance :
donc si j'apprends de l'apôtre saint Pierre , qu'à l'é-
gard de la vie divine , qui nous est acquise par la
résurrection de notre Sauveur, notre pèlerinage
mortel est comme l'enfance, il faut que tous ces
changemens admirables, qui nous rendront con-
(0 /. Pet. II. 2.
POUR LE JOUR dt: paque. 6oi
formes au Seigneur Jésus , se commencent en nous ,
dès ce siècle. Or nous avons dit , et il est très-vrai
que notre vie nouvelle et la réparation de notre na-
ture consiste k vaincre ces trois furieux ennemis ,
que le diable nous a suscite's ; le péché , la concu-
piscence et la mort , par ces trois divins dons oîi la
grâce nous rétablit ; la justice , la paix , l'immorta-
lité : et partant , encore que ces trois choses ne s'ac-
complissent pas ici-bas , il est clair qu'elles y doivent
être du moins ébauchées.
Et voyez en effet , chrétiens , de quelle sorte et
par quel progrès Dieu avance en nous son ouvrage
pendant notre captivité dans nos corps mortels : il
ruine premièrement le péché ; la concupiscence y
remue encore , mais elle y est fortement combattue
et même glorieusement surmontée ; pour la mort ^
à la vérité elle y exerce son empire sans résistance ,
mais aussi fimmortalité nous est assurée : le péché
aboli fait notre sanctification ; la concupiscence com-
battue fait notre exercice; l'immortalité assurée fait
notre espérance. C'est la vie du vrai chrétien ressus-
cité avec le Sauveur, que je me propose de vous re-
présenter aujourd'hui avec l'assistance divine. Jésus
ressuscité, assistez -nous de votre Esprit saint; et
vous, ô fidèles, ouvrez vos cœurs à la parole de
votre Maître ; et apprenant l'incomparable dignité
de la vie nouvelle que Dieu vous donne par son Fils
Jésus-Christ , apprenez aussi de l'apôtre que comme
Jésus est ressuscité , ainsi devons-nous marcher en
nouveauté de vie. Commençons à montrer la ruine
du péché par la grâce de la justice qui nous est
donnée.
602 POUPt LE JOUP. DE P A Q U E.
Iir SERMON
/ POUR
LE JOUR DE PÂQUE.
Comment nous sommes devenus le temple de Dieu : profanation
de ce temple. De quelle manière nous devons le purger, en détrui-
sant toutes les marques du culte profane 5 le consacrer, en le faisant
servir à un meilleur usage j l'entretenir, en travaillant chaque jour
à son renouvellement.
<%/%'^ '%/«/% '•^'«.'^ '^•%x% ^./««'^
In quo omnis œdificatio constructa crescit in templum
sanctum in Domino : in quo et vos coaedificamini in
habitaculum Dei in spiritu.
Tout édifice construit en Je'sus- Christ s'' élève comme un
temple sacré en notre Seigneur : vous êtes bâtis sur le
Fils de Dieu y pour être un temple de Dieu en esprit*
Eplies. II. 31, 22,
Il y a cette difFérence entre la mort de Jésus-Christ
et celle des autres hommes , que celle des autres
hommes est singulière , et celle de Jésus-Christ est
universelle; c'est-à-dire, que chacun de nous est
obligé à la mort, et qu'il ne paye en mourant que
sa propre dette. Il n'y a que le Fils de Dieu qui soit
mort véritablement pour les autres; parce qu'il ne
devoit rien pour lui-même : et de là vient que sa
mort nous regardant tous, est d'une étendue infinie.
POUR LE JOUR DE 1»AQUE. 6o3
« Mais comme il est le seul, dit saint Le'on, en qui
» tous les hommes sont crucifiés , en qui tous les
5) hommes sont morts , ensevelis ; il est aussi le seul
3) en qui tous les hommes sont ressuscite's » : Ciun
interjilios hoininiiin solits Doniinus nosler Jésus ex-
titeritj in quo onines cruciJîxL^ omnes mortui ^ om-
nes sepulti ^ omnes etiani sint suscilali (0. Si bien
que si nous sommes entrés avec lui dans l'obscurité
de son tombeau, nous en devons aussi sortir avec lui
avec une splendeur toute céleste ; et ce tombeau nous
doit servir , aussi bien qu'à lui , comme d'une seconde
mère, pour nous engendrer de nouveau à une vie
immortelle.
C'est à cette sainte nouveauté de vie que j'ai à vous
exhorter en ce jour que le Seigneur a fait : et il a
même semblé à saint Grégoire de Nazianze (2), que
ce n'étoit pas sans Providence que cette fête solen-
nelle du renouvellement des chrétiens se rencontre
dans une saison où tout l'univers se renouvelle; afin
que non-seulement tous les mystères de la grâce,
mais encore tout l'ordre même de la nature concou-
rût à nous exciter à ce mystérieux renouvellement.
Dans ce concours universel de tant de causes à prê-
cher la nouveauté chrétienne ; pour consommer un
si grand ouvrage, il ne nous reste plus, âmes saintes,
que de demander à Dieu son Esprit nouveau par l'in-
tercession de Marie. Ave j, Maria,
Le Fils de Dieu toujours véritable accomplit au-
jourd'hui fidèlement, Messieurs, ce qu'il avoit pré-
(') De Passion. Domîn. Senn, xu, cap. la. — (?) Orat. XLiii. n. 23,
pag. 70 3, 70/1 .
6o4 POUR LE JOUIL DE PAOUE.
dît autrefois aux Juifs infidèles en des termes mysté-
rieux, dont ils n'avoient pas entendu le sens, et
qu'ils avoient pris pour un blasphème. « Renversez
M ce temple , leur avoit-il dit, et je le redresserai en
» trois jours » : In tribus diebus excitabo illud (0.
« Il vouloit parler, dit FEvangéliste {?) , du temple
» sacré de son corps » ; Temple vraiment saint et
auguste, construit par le Saint-Esprit, consacré
d'une huile céleste par la plénitude des grâces ^ et
<c dans lequel la Divinité habitoitcorporellement (5)«.
Les Juifs, violens et sacrilèges, avoient non-seule-
ment profané, mais abattu et ruiné ce bel édifice;
et il n'étoit pas juste que l'ouvrage du Saint-Esprit
fut détruit et aboli par des mains profanes. Aussi
aujourd'hui ce temple sacré, qui, tout abattu qu'il
étoit dans un sépulcre, portoit toujours en lui-même
un principe de résurrection, se relève sur ses pro-
pres ruines , plus auguste et plus magnifique qu'il
ne fut jamais; si bien que nous lui pouvons appli-
quer ce qui fut dit autrefois du second temple de
Jérusalem : Magna erit gloria domûs istius novissi-
mœ pliisquam primœ (4) : « La gloire de cette se-
» conde maison sera plus grande que celle de la pre-
» mière ».
Le renouvellement de ce temple, que l'Eglise cé-
lèbre aujourd'hui par toute la terre avec tant de
joie, m'a fait penser, chrétiens, que nous avions
aussi un temple à renouveler. C'est nous-mêmes qui
sommes les temples du Saint-Flsprit; si bien que
vous devant parler aujourd'hui de la nouveauté
chrétienne, par laquelle nous devons nous rendre
CO Joan. II. 19. — » Ibid. 21. — '^?) Colos. 11. 9. — (.4) ^gg. u. 10.
POU II LE JOUn DE PAQUE. 6oj
semblables à Jesus-Christ ressuscite, j'ai cru vous la
devoir proposer comme un saint renouvellement du
temple de Dieu en nous-mêmes : et c'est pourquoi
j'ai choisi pour texte les paroles du saint apôtre,
qui nous oblige à bâtir sur Jésus-Christ, pour faire
de nous une maison sainte que Dieu consacre par sa
présence : In quo et vos coœdijicamini in habitacu-
luni Dei in spiritu.
Saint Augustin, mes Sœurs, nous a donné une
belle idée de ce renouvellement intérieur, lorsqu'il ,
dit (0 que nous devons nous renouveler comme un
vieux temple ruineux qui auroit autrefois servi aux
idoles , et que l'on voudroit consacrer au Dieu véri-
table. Ce que saint Augustin a dit en passant, je
prétends, chrétiens, si Dieu le permet, l'approfon-
dir aujourd'hui , et en faire tout le sujet de mon dis-
cours.
Pour le renouvellement de ce temple, il y auroit,
ce me semble, trois choses à faire. Il faudroit avant
toutes choses, chrétiens, non-seulement renverser
toutes les idoles, mais abolir toutes les marques du
culte profane : il faudroit secondement le sanctifier,
et en faire la dédicace par quelque mystérieuse cé-
rémonie , par laquelle il fût consacré à un meilleur
usage: enfin, comme nous avons supposé qu'il est
ruineux et caduc, il faudroit soutenir avec soin ses
bâtimens ébranlés, et le visiter souvent pour y faire
les réparations nécessaires; afin que le mystère de
Dieu s'y célèbre décemment , et avec une religieuse
révérence.
Cœur humain, vieux temple d'idoles, que nous
CO Serm. Clxiit, n. 3 , toni. y, col. 'j85.
6o6 POUR LE JOUR DE PAQUE.
voulons renouveler aujourd'hui pour le consacrer
à notre Dieu , tu as été profané par le culte im-
monde des fausses divinités; autant de passions, au-
tant d'idoles [que tu as adorées;] il faut effacer
tous les vestiges de ce culte irréligieux : étant purgé
saintement de toutes ces marques honteuses, nous
consacrerons toutes tes pensées en les appliquant
dorénavant à un plus beau culte , qui sera le culte
de Dieu : mais comme tu es un édifice antique et
imparfait , que la vieillesse du premier homme est
attachée bien avant, pour ainsi parler, au comble,
aux murailles; nous te visiterons avec soin pour te
soutenir, et réformer tous les jours ta vieillesse ca-
duque et ruineuse , et même t'accroître jusqu'à ce
que la main de ton architecte te donne enfin dans
le ciel la dernière perfection. Voilà, Messieurs, trois
choses importantes à quoi nous oblige le renouvel-
lement intérieur que je vous prêche : il faut premiè-
rement purger notre temple, ensuite le consacrer,
et enfin le garder, l'entretenir, et le réparer tous
les jours; c'est ce qui fera le partage de ce discours.
PREMIER POINT.
Si notre cœur, chrétiens , a été un temple d'idoles^
il n'avoit pas été bâti pour ce dessein par son pre-
mier fondateur : Dieu, qui nous a construits de ses
propres mains, l'avoit formé pour lui-même; car
ayant bâti l'univers pour être le temple de sa Ma-
jesté, il avoit mis l'homme au milieu, comme un
petit monde dans le grand monde , comme un petit
temple dans le grand temple; et il avoit résolu d'y
faire éternellement sa demeure. Mais je ne parle pas
POUR LE jour. DE P A Q U E. Go'J
assez dignement de la grandeur de ce temple. Il est
vrai que les philosophes ont appelé Thomme le petit
monde; mais le the'ologien d'Orient, le grand saint
Grégoire de Nazianze , corrige cette pensée comme
injurieuse à la dignité de la créature raisonnable :
au lieu que les philosophes ont dit que 1 homme est
un petit monde dans le grand monde , ce saint
évéque , mieux instruit des desseins de Dieu pour
celui qu'il a fait à son image , dit « qu'il est un grand
)) monde dans le petit monde » ; Alterum quemdam
mwidiun in pan^o magnum {^)'j voulant nous faire
comprendre que l'esprit de l'homme étant fait pour
Dieu, capable de le connoître et de le posséder,
étoit par conséquent plus grand et plus vaste que
la terre, ni que les cieux, ni que toute la nature
visible. Selon cette Ijclle idée de saint Grégoire, ne
puis-je pas dire aussi, chrétiens , que l'homme étoit
un grand temple dans le petit temple; parce qu'il
est bien plus capable de contenir son Dieu, que
toute l'étendue de l'univers? Si le monde le contient
comme le fondement qui le soutient et comme le
moteur interne qui l'anime, s'il y habite par son
essence et par sa puissance , il est outre cela dans
l'homme comme l'objet de saconnoissance et de son
amour; [il habite] dans l'homme par la connois-
sance et par la grâce; et pour, tout dire en un mot,
il est en lui comme son principe, comme sa véritable
félicité, non comme une chose matérielle : Dieu est
contenu en nous par la communication de ce qu'il
est comme créateur , comme sanctificateur ; Dieu
(0 Orat, xxxviii, n. 17, 1.0m. i, yf, 6x8.
6o8 POU 11 LE JOUR DE PAQUE.
habite en nous par la participation de ses dons, par
la communication de ses attributs.
L'homme est donc dans son origine le temple de
Dieu , et il mérite beaucoup mieux ce nom que le
monde. Il est le temple au contraire où toutes les
créatures semblent être ramassées, oii toute la na-
ture s'assemble; afin que tout l'univers loue Dieu en
lui comme dans son temple. C'est pourquoi le même
saint Grégoire de Nazianze l'appelle excellemment
ce adorateur mixte m ; 3Iixtum adoratorem (0 : si
bien qu'il n'est pas seulement le temple, il est l'a-
dorateur de Dieu pour tout le reste des créatures,
qui « n'étant point capables de connoître, se présen-
j> tent à lui pour l'inviter à rendre à Dieu l'hommage
)) pour elle » : Pro eo quod nosse non possunt^ quasi
innotescere velle videntur (2) : si bien qu'il n'est le
contemplateur de la nature visible que pour être le
prêtre et l'adorateur de la nature invisible et intel-
lectuelle.
Qui pourroit vous dire combien la capacité de ce
temple a été accrue dans le saint baptême , où nous
étions devenus le temple de Dieu par une destina-
tion plus particulière. Jésus-Christ , souverain pon-
tife, nous avoit consacrés lui-même, et consacrés
par son sang. L'huile sacrée de la confirmation [a
dédié ce temple] ; la croix [a été posée] sur le fron-
tispice; Teucharistrê [a été mise] dans le taber-
nacle. Dieu, qui nous remplissoit comme créateur,
comme sanctificateur, [nous remplit] maintenant
(0 Orat. XXXVIII, /z. 1 7, loin, i , p. 6i8. — V-) S. Aug. de Ci^. Dei,
lib. XI , cap. xxvn , tom. vu , col. 293.
comme
POUR LE JOUR DE PAQUE. 6oC)
comme sauveur [par une] union très -intime de
chef et de membre.
Telle est la dignité naturelle de notre institution :
mais, ô temple du Dieu vivant, faut-il que tu sois
devenu un temple d'idoles? Prêtre et adorateur du
Dieu vivant, faut-il que tu aies fléchi le genou de-
vant Baal? ô prêtre du sang de Le'vi , faut-il que tu
aies sacrifié aux faux dieux des ineirconcis et des
philistins? O temple du Dieu du ciel, faut-il que tu
sois devenu un temple d'idoles? faut-il que ce cœur
que Dieu a consacré pour être son autel, ait fumé
de l'encens qui se présentoit à tant de fausses di-
vinités, et que cette abomination de désolation se
soit trouvée dans le lieu saint ? et toutefois il n'y a
rien de plus véritable.
Ce temple baptisé s'est encore donné aux idoles à
qui nous donnions de l'encens. Cet encens, ce sont
les désirs : le parfum que Dieu aime , c'est le désir.
Cette idole, je ne l'ose direj mais je dirai seulement:
Partout ovi se tourne le mouvement de nos cœurs,
c'est là la divinité que nous adorons. « Je vis, dit le
» prophète, le temple et le sanctuaire, et jem'aper-
» eus, chose abominable ! que chacun y érigeoit son
» idole » ; Idolum zeli plangentes AdonidQm (0 :
« Ils tournoient le dos au sanctuaire , et adoroient
» le soleil levant » , la fortune : Dorsa liabentes
contra templum Domini, et faciès adorientem; et
adorahant ad orturn solis (2). Ils courent au premier
, rayon, pour être les premiers à rendre leurs vœux à
la fortune naissante. Parmi tant de profanations, on
CO Ezech. VIII. 5, 14. — (^) Ihid. 16.
BOSSUET. XIII. 39
1
6lO POUR LE JOUR DE PAQUE.
a efface ce titre auguste gravé au-dessus de Tautel ,
et du propre sang de Jésus-Christ , au Dieu vivant :
et quels noms a-t-on mis en la place? Des noms pro-
fanes, desquels le Seigneur avoit dit qu'ils ne dé-
voient pas seulement paroîlre dans son sanctuaire.
Entrer dans l'esprit d'Elie -, c'est le père de cette
maison ("*"), pour renverser toutes ces idoles, [et
pouvoir] dire avec lui : « Je brûle de zèle pour vous,
M Seigneur Dieu des armées » : Zelo zelatus sura
pro Domino Deo exercituum (0. Quoi, sur son pro-
pre autel, sacrifier aux idoles! Allons avec le feu
du ciel consumer Baal; que Dagon tombe et se
brise encore une fois devant la majesté du Dieu
d'Israël (2).
Vous l'avez fait, chrétiens, en cette sainte jour-
née : quelqu'un auroit-il eu le cœur assez dur pour
n'avoir pas renversé toutes ses idoles dans le tribu-
nal de la pénitence ? Je le présume ainsi de ceux
qui m' écoutent : ils sont morts au péché avec Jésus-
Christ, pour ressusciter à la grâce. Ce tribunal de
la pénitence étoit comme le tombeau : je ne crois
pas que vous n'êtes sortis du tombeau , que comme
des spectres et des fantômes, vains simulacres de
vivans, qui n'ont que la. mine et l'apparence ; mais
qui n'ont ni la vie, ni le cœur, [ qui n'ont que des]
mouvemens artificiels et appliqués par le dehors.
[Vous êtes] sortis comme Jésus-Christ, avec Jésus- û
Christ, tout pleins de la vie de la grâce; mais ache-
vez d'imiter la résurrection de Jésus. Il a quitté en
C^) Ce sermon a été prêché aux Carmélites, qui révèrent Elle a
comme leur père. ( Edit. de Déforls. )
(0 ///. Re^. XIX. 10. — '=*) /. Rc^. V. 4.
POUR LE JOUR DE P A Q U E. 6ll
ressuscitant toutes les marques de mortalité : voyez
son corps lumineux, [qui n'est plus sujet à aucune
des infirmite's de la chair. ] Le pe'ché de'truit, la loi
du péché vit encore : [il est donc nécessaire de tra-
vailler chaque jour à la faire mourir en nous].
Pour achever le renouvellement de ce temple , il
faut ôter toutes les marques et tous les vestiges de l'i-
dolâtrie. J'ai souvent observé^ Messieurs, en consi-
dérant en moi-même le principe et les suites des ac-
tions humaines , que dans toutes les inclinations vi-
cieuses, outre l'attachement principal qui fait la
consommation du crime, il se fait encore dans nos
cœurs certaines affections qiii ne sont pas, à la vé-
rité, si déréglées; mais qu'on voit bien néanmoins
être du même ordre, et dans lesquelles on ne laisse
pas de reconnoître la marque de l'inclination domi-
nante. L'effet principal de l'ambition , c'est de nous
faire penser nuit et jour à notre fortune , et trouver
licite et honnête tout ce qui avance notre élévation :
mais ce même désir d'agrandissement, outre cet effet
principal qui est l'accomplissement du crime , pro-
duit d'autres affections moins déréglées, mais qui
portent néanmoins le caractère de ce principe cor-
rompu ; un certain air de mondanité qui change et
le visage, et le ton de voix; un dédain fastueux,
non-seulement de ce qui est bas, mais de ce qui est
médiocre : et ce que je dis de l'ambition , il seroit
aisé , chrétiens , de l'observer dans les autres crimes.
Deux sortes de conversions défectueuses. Quel-
ques-uns s'imaginent s'être convertis , quand ils ont
retranché cette petite partie, et comme cette écorce
de leurs vices, et qu'ils ont fait dans leurs mœurs quel-
6*12 POU 11 LE JOUR DE P A Q U E.
que réformation extérieure et superficielle : ce n'est
pas une conversion; parce que ce n'est pas une mort.
Ce n'est pas en vain que saint Paul nous dit que la con-
version est une mort : ce n'est pas un changement mé-
diocre; car le péché tien t à nos entrailles, l'inclination
au bien sensible est attachée jusqu'à nos moelles. Pour
la modestie, retrancher quelque chose de la somp-
tuosité des habits , un peu modérer ces douceurs af-
fectées de vos discours et de vos regards; ce n'est
pas encore la mort du péché. Donnez, donnez le
couteau, et que j'aille arracher jusqu'au fond de
l'ame ce désir criminel de plaire trop, cette com-
plaisance secrète que vous en ressentez au dedans ,
ce triomphe caché de votre cœur dans ces damnables
victoires. Il faut sortir du tombeau comme Jésus-
Christ , par une résurrection véritable et réelle : Ex-
hibete vos tanquam ex mortuis vwentes (0; [rom-
pre] les moindres fibres des inclinations corrom-
pues , de ces intrigues dangereuses , de ces cabales
de libertinage , et « vous montrer comme devenus
5) vivans de morts que vous étiez » : Exhibete vos
tanquam ex mortuis vwentes; [prendre] une nou-
velle naissance qui ne vous attache plus à rien sur la
terre; ôter jusqu'aux moindres marques, comme
Jésus-Christ a effacé la mortalité et en même temps
toutes ses foiblesses. Si vous étiez sortis des abîmes
éternels, quelle vie! Exhibete vos tanquam ex mor^
tuis viventes ; comme un homme venu de l'autre
inonde.
Autre conversion défectueuse. Vous vous êtes
corrigés de cette avarice cruelle qui vous portoit
(') Rorn.Yi. i3.
rOIIR LE JOUR DE P A Q U E. 6\?t
sans miséricorde à tant d'injustices; prenez garde
qu'elle n'ait laissé dans le cœur une certaine dureté,
et des entrailles fermées sur les misères des pauvres :
c'est un reste d'inclination de rapines; toutes deux
viennent du principe de cette avarice impitoyable :
cette même dureté qui resserre vos entrailles sur les
pauvres, quand elle va jusqu'au bout, fait les injus-
tices et les rapines. Et vous, qui avez rompu, à ce
que vous dites, cet attachement vicieux : je l'ai fait,
dites-vous ; je ne puis exprimer avec quelle violence.
Pourquoi ce reste de commerce ? pourquoi cette
dangereuse complaisance, restes malheureux d'une
flamme mal éteinte ? Que je crains que le péché sait
vivant encore, et que vous n'ayez pris pour la mort
un assoupissement de quelques journées! Mais quand
vous auriez renoncé sincèrement et de bonne foi ;
vous n'avez pas achevé l'entier renouvellement de
votre cœur, si vous ne détruisez pour toujours jus-
qu'aux moindres vestiges de l'idolâtrie.
Nous pouvons appliquer à de telles conversions
ce mot du prophète : Lacer ata est lex ^ et non per-
venit ad jînem judicium{^) : « La loi a été déchirée,
i) et le jugement n'est pas arrivé jusqu'à sa fin ». La
loi a été déchirée; il n'y en a qu'une partie en vos
mains : [ elle exige ] la perfection des œuvres chré-
tiennes, une certaine plénitude; vous la déchirez : à
la sainte nouveauté de la loi, à cette nouvelle tu-
nique qui vous est rendue , vous cousez « un vieux
j) lambeau » de mondanité ; Assumentum panni
rudis (^) : de là comme une suite que le jugement
n'est pas consommé. Mais d'où vient que ce juge-
(0 Habac. 1. 4- — (') Marc. ii. 2i.
6l4 POUR LE JOUR DE P A Q U E.
ment est si imparfait ? La conversion est un jugement
contre le péché en tous ses desseins ; le jugement
jusqu'à sa fin, c'est de condamner le péché jusqu'à
ses dernières circonstances. Il a gagné quelque par-
tie de sa cause; il n'y en avoit point de plus déplo-
rée : c'est assez pour lui donner la victoire ; parce
que le penchant du cœur , qui paroît dans cette ré-
serve , le fera bientôt revivre avec sa première au-
torité.
Faites donc une conversion sans réserve : ne laissez
pas un germe secret qui fasse revivre cette mauvaise
herbe ; ôtez à votre péché toute espérance de retour :
comme Jésus- Christ a détruit sans réserve la mor-
talité, arrachez l'arbre avec tous ses rejetons; gué-
rissez la maladie avec tous ses symptômes dange-
reux; renversez les idoles avec toute leur dorure et
leurs ornemens : commençons la consécration du
temple.
SECOND POINT.
« Salomon ayant achevé sa prière, le feu descen-
» dit du ciel , consuma les holocaustes et les victimes ;
» et la majesté de Dieu remplit toute la maison » :
Ciini complesset Salomonfundens preces ^ ignis des-
cendit de cœlo , et devoravit holocausta et victimas;
et maj estas Domini implevfit domum (0. La censé- m
cration de notre temple , c'est une sincère destina- ■
tion de toutes les facultés de notre ame à un usage
plus saint; et c'est un effet de la charité qui est ré-
pandue en nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous
est donné. C'est pourquoi saint Paul ayant dit que
(0 //. Parai, vu. i.
I»ODTl LE JOUR DE PAQUE. 6 1 5
V nous sommes les temples de Dieu m : Nescitis quia
templwn Dei estis ; ajoute aussitôt après : et SpirUus
Dei habitat in vohis (0 : « L'Esprit de Dieu habite
5) en vous » ; parce que nous ne sommes les temples
de Dieu, qu'en tant que cet esprit de charité règne
en nous. Comme c'est un amour profane qui érige
en nos cœurs toutes les idoles , ce doit être un saint
amour qui rende aussi à Dieu ses autels. Entendez,
ô chrétiens , quelle est la force de l'amour : c'est l'a-
mour qui fait votre Dieuj parce que c'est lui qui
donne l'empire du cœur.
D'ailleurs le nom de Dieu est un nom de roi et de
père tout ensemble ; et un roi doit régner par incli-
nation , comme un tyran par force et par violence.
La crainte forcée nous donne un tyran : l'espérance
intéressée nous donne un maître et un patron ,
comme on parle présentement dans le siècle : l'amour,
soumis par devoir et par inclination, donne à notre
cœur un roi légitime. David plein de son amour :
Exaltabo te, Deus meus rex , et henedicam (^) :
« Je vous exalterai, ô mon Dieu, mon roi » ; mon
amour vous élèvera un trône. En effet l'amour est
le principe des inclinations.
Dieu est le premier principe et le moteur universel
de toutes les créatures : c'est l'amour aussi qui fait
remuer toutes les inclinations et les ressorts du cœur
les plus secrets ; il est comme le Dieu du cœur. Mais
afin d'empêcher cette usurpation , il faut qu'il se
soumette lui-même à Dieu ; afin que notre grand
Dieu étant lui-même le Dieu de notre amour, il soit
en même temps le Dieu de nos cœurs, et que naus
(0 /. Cor. ni. i6. — K^^ Ps. cxliv. i:.
6i6 pouTl le jour de p a que.
lui puissions dire avec David : Deus cordis mei _, et
pars mea Deus in œternuin : « Vous êtes le Dieu de
» mon cœur, et mon partage à jamais » ; après lui
avoir dit : Quid rnilii est in cœlo ^ et à te quid voliii
super terrant (0 : « Que désiré-je dans le ciel, ou
)) qu'aimé-je sur la terre que vous seul »1 yl te^ prœter
te , defecit caro mea et cor meuni : « ah ! mon cœur
» languit après vous w: Deus cordis mei^ et pars
mea in œternum.
C'est le seul fruit du renouvellement : Innovatus
amet no^a (2) : « Il est renouvelé , qu'il aime des
» objets tout nouveaux ». O temple renouvelé' ! il
faut qu'un nouvel amour te donne aujourd'hui un
nouveau Dieu : il est le Dieu éternel de toutes les
créatures ; mais pour ton grand malheur , il ne
commence que d'aujourd'hui à être le tien. Diliges
Dominum Dewn taumÇ*) : « Vous aimerez le Sei-
» gneur votre Dieu » : c'est la marque qu'il est notre
Dieu, c'est le tribut qu'il demande, c'est la marque
aussi de son abondance et de sa grandeur infinie ;
car ceux qui n'ont besoin de rien, ils ne désirent
autre chose sinon qu'on les aime. Aussi quand on
ne peut rien donner, on tire de son cœur pour s'ac-
quitter en aimant.
Venez donc, ô charité sainte, venez, ô amour /\
divin , pour consacrer notre temple. Mais par quelle
sainte cérémonie fera-t-il cette mystérieuse consé-
cration? En faisant résonner dans ce nouveau temple
le cantique des louanges du Dieu vivant; c'est-à-
dire en remplissant d'une sainte joie toutes les puis-
(•) Ps. Lxxn. 20, 26. — (2) s. Au§* in Ps. xxxix, n. 4, tom. iv_,
cûZ. 329. — {}) MaUh.xxu.3'j.
POUR LE JOUR DE PiVQUE. 617
sances de notre ame. c Le cantique de la joie du
i> siècle, mesSœnrs, c'est un langage étranger que
5) nous avons appris dans notre exil » : Canticuni
dilectionis sœculihujiis ^ Imgua barbara est quain in
cnptwitate didicimus (0 : c'est le cantique du vieil
Adam, qui, chasse de son paradis, cherche une
mise'rable consolation. Si vous avez en vous-mêmes
Tesprit de Jésus, cet esprit de résurrection et de
vie nouvelle, ne chantez plus le cantique des plaisirs
du monde : en l'honneur de l'homme nouveau qui
ressuscite aujourd'hui des morts , et qui nous ouvre
le chemin à la nouveauté spirituelle , « chantez à
» Dieu un nouveau cantique » : Cantate Domino
canticinn nouum (^) ; chantez à Dieu le cantique
delà nouvelle alliance, chantez le nouveau cantique
que l'Eglise entonne aujourd'hui, cantique d'allé-
gresse spirituelle et de liesse divine : Alléluia j allé-
luia : « Louange à Dieu » ; louange h. Dieu dans les
biens, louange à Dieu dans les maux; louange à
Dieu, quand il nous frappe, louange à Dieu quand
il nous console; louange à Dieu quand il nous cou-
ronne , louange à Dieu quand il nous châtie : c'est
le cantique de l'homme nouveau ; c'est celui qui
doit résonner au fond de nos cœurs dans la dédicace
de notre temple ; ce doit être notre cantique : Amen,
alléluia ; dans cette consommation , dans cette ré-
duction de toutes les lignes à leur centre, de toutes
les créatiires à leur principe.
J'ai appris dans l'Apocalypse (5), que ce cantique
du Alléluia est le cantique des bienheureux, et par
{}) In Ps. cxxxvi, n. in , tom. iv, col. i522. — k"^) Ps. xcv. i. —
(3) j4poc, XIX. 6.
6l8 POUll LE JOUR DE PAQUE.
conséquent le nôtre : car la vie que nous menons
doit être le commencement de la vie du ciel. Saint
Paul {*) , toujours admirable à expliquer le renou-
vellement de l'homme intérieur , nous dit que « Dieu
3) nous a engendre's par la ve'rite' , afin que nous fus-
« sions les pre'mices de ses créatures m : Ut simus
initium aliquod creaturœ ejus (0. L'accomplissement
de la création, j'entends de la création nouvelle
qui a été faite en Jésus-Christ , c'est la vie des bien-
heureux : c'est nous qui en sommes le commence-
ment; nous devons donc commencer ce qui s'ac-
complira dans la vie future : nous devons chanter
du fond de nos cœurs ce mystérieux Alléluia j, que
le ciel entendra résonner aux siècles des siècles.
En effet, dit saint Augustin, « chacun chante ce
» qu'il aime : les bienheureux chantent les louanges
» de Dieu ; ils l'aiment, parce qu'ils le voient; et ils le
» louent , parce qu'ils l'aiment (2) » : leur chant vient
de la plénitude de leur joie; et la plénitude de leur
joie, de fentière consommation de leur amour. Mais
quoique notre amour soit bien éloigné de la perfec-
tion, c'est assez qu'il soit au commencement, pour
commencer aussi les louanges. « L'amour affamé
» chante maintenant , et alors ce sera l'amour rassasié
» qui chantera » : Modo cantal amor esuriens, tune
cantahit amorfruens (3). Il y a l'amour qui jouit, il y a
aussi l'amour qui désire ; et l'un et l'autre a son chant,
parce que l'un et l'autre a sa joie. La joie des bienheu-
C^) Bossiiet attribue ici à saint Paul un texte de saint Jacques.
( F-dit de Déforis. )
(0 Jacob. T. 18. — W In Ps. CXLVii, n. 3, tom, iv, col. i653.
— ''^)S. Aug. Strm. CCLV, n. 5 , totn. v, coL io52.
POUR LE JOUR DE TA QUE. 6 \ ()
reux, c'est leur jouissance; respe'rance est la joie de
ceux qui voyagent : mais il faut chanter le nouveau
cantique parmi nos désirs, pour le chanter dans la
plénitude : « Celui-là ne se réjouira jamais comme
5) citoyen dans la plénitude de la joie, qui ne gémira
3) comme voyageur dans la ferveur de ses désirs (0 ».
[ Notre cantique est un ] cantique de joie avec un
mélange de gémissemens; ce sont de ces airs mélan-
coliques, qui ne laissent pas de toucher beaucoup.
« Nous sommes nous-mêmes sa louange dans Fas-
» semblée des saints » ; Laus ejus in ecclesia sanc-
torum : o Le chantre est lui-même le sujet de ses
3) louanges; vous êtes sa louange, si vous vivez bien » :
Laus cantandi, estipse cantator.... Laus ipsius esiis j
si bene viuatis (^).
Mais achevons de vous expliquer la consécration
de ce temple. Ce n'est pas assez , chrétiens , que les
puissances de l'ame soient sanctifiées : notre Seigneur
a changé l'usage de son corps; le premier tenoit du
péché : il faut que le corps avec tous ses membres
soit aussi saintement consacré par un meilleur usage.
« Je parle humainement , dit saint Paul (^) , à cause
» de la foiblesse de votre chair : comme vous avez
» fait servir les membres de votre corps à l'impureté
» et à l'injustice, pour commettre l'iniquité; de
)) même faites-les servir maintenant à la justice pour
3) votre sanctification». « Il faut détruire en nous
» les cupidités, comme autant d'idoles » : Ista in
nohis tarnquam idola frangenda siint : et après avoir
détruit ces idoles , « convertir en de meilleurs usages
(0 S. Aug. in Ps. cxLViii, n. 4, tom. iv, col. iG^S. »— (^j Idem.
Serm. xxxiv, ii. 6, iont. v, col. 172. — ^ (3) Rom. vi. 19.
6^0 POUR LE JOUR DE TAQUE.
)) les membres de notre corps ; en sorte que ce qui
» a servi à Fimpureté des passions , serve à la grâce
» de la charité» : In usus aiitein meliores verLenda
sunt ipsa corporis nostri rnembra; ut quœ serviehant
immunditiœ cupiditatis , serviant gratice cliaritatis (0.
Deux sortes de ministres dans le temple : les mi-
nistres principaux qui offrent le sacrifice, les mi-
nistres inférieurs qui préparent les victimes, et qui
font les fonctions moins importantes. Nos corps sont
appelés de cette sorte à la société de ce saint et di-
vin sacerdoce, qui est donné à tous les fidèles en
notre Seigneur Jésus-Christ, pour offrir des victimes
spirituelles et agréables à Dieu par son Fils.
Mais établissons ce nouvel usage par une raison
plus solide : c'est que l'amour de Dieu dominant sur
l'a me , qui est la partie principale; par le moyen du
prince, il se met en possession du sujet : comme on
voit dans les mariages, la femme épousant son mari
lui transporte aussi ses droits et son domaine; ainsi
l'ame s'unissant à l'Esprit de Dieu , et se soumettant
a lui comme à son époux, elle lui cède aussi son
bien comme étant le chef et le maître de cette com-
munauté bienheureuse, u La chair la suit, dit Ter-
» tullien, comme une partie de sa dot; et au lieu
» qu'elle étoit seulement servante de l'ame , elle
» devient aussi servante de Dieu » : Sequiiur anirnam
nubenteni Spiritui caro , ut dotale mancipium ; et
jarn non animœ famula., sed Spiritûs ('^) ; et c'est
par-là que se fait le renouvellement de notre corps.
Ainsi il change de maître heureusement, et passe en
(•) S. Au^. Serm. clxui, n. i , toin. v, cjZ. '^85. — ('-) De Anini.
n. [\\.
POUR LEJOUR DE PAQUE. Gll
de meilleures mains : par la nature, il e'toit a Tame;
par la corruption, il étoit au pe'chéj par la religion,
il est à Dieu.
Viens donc , ô chair bienheureuse , accomplir
maintenant ton ministère ; viens servir au règne de
la charité. liumanwn dico , propter injinnitatein
carnisi^): « Je parle humainement, à cause de l'infir-
» mité de la chair ». Voici une condition bien équi-
table : comme vous vous êtes fait violence [pour
obéir aux désirs déréglés du péché, faites-vous aussi
violence pour les mortifier, et «consacrez à Dieu
)) les membres de votre corps pour lui servir d'armes
j> de justice (2). » ] Ne dites pas qu'il est impossible : on
ne demande que ce que vous faites; encore la con-
dition est-elle , sans comparaison , moins rigoureuse.
Dieu exige, je l'ose dire, encore moins de vous pour
les aumônes, que vous n'avez prodigué à la profu-
sion de votre luxe : Dieu exige moins de travail pour
votre salut, que vous n'en avez donné à votre am-
bition : il exige moins de temps pour son service,
j'ai honte de le dire, que vous n'en avez donné même
à votre jeu. Voyez combien est doux son empire ,
s'il use de moins de rigueur que le jeu même, qui est
inventé pour vous relâcher.
Que nous sommes heureux , Messieurs, que notre
temple soit consacré à un si bon Maître! Mettons donc
un gardien fidèle à ce temple, de peur que nos en-
nemis ne l'usurpent : [soyons pénétrés de] la crainte,
que saint Gyprien appelle si à propos « la gardienne
» de l'innocence » : Sit tantîun timor innocentiœ eus-
tos (5) : la crainte des occasions ; les précautions sa-
iO Rçin. VI. 19. — C*) Ihid. i3. — (') Ad Donat. Epist. i , pa^. 2.
6'2'i. POUR LE JOUll DE P A Q U E.
lutaires de la pénitence. Elle a deux visages j le passé
et l'avenir : ne partagez pas son office ; ne séparez
pas ses fonctions par une distraction violente. Je ne
suis pas établie pour flatter vos crimes; mais pour
vous apprendre à ne plus pécher : Vade , jam am-
plius noli peccare (0 : ou prenez-moi toute, ou lais-
sez-moi toute.
Ayez donc toujours en Tesprit cette crainte reli-
gieuse ; respectez ce temple sacré si bien renouvelé
en notre Seigneur : en Tétat oii il a mis notre corps,
nous ne saurions plus le violer sans sacrilège; et
vous savez que le Saint-Esprit a dit par saint Paul :
« Si quelqu'un viole le temple de Dieu, Dieu le per-
» dra sans miséricorde (2) ». Que si nous apprenons
par la foi, que nos corps sont les temples du Saint-
Esprit , « possédons en honneur ce vaisseau fragile,
)) et non pas dans les passions d'intempérance,
5) comme les gentils qui n'ont pas de Dieu » : car,
comme dit l'apôtre saint Paul (3), (t Dieu ne nous
3) appelle pas à l'impureté, mais à la sanctification
» par Jésus-Christ notre Seigneur «.
O sainte pudicité, venez donc aussi consacrer ce
temple, pour en empêcher la profanation. Un beau
iBOt de Tertullien , qui ne doit pas être oublié dans
cette Eglise des Vierges sacrées : Illato in nos et con-
secrato Spû^itu sancto _, ejus templi œditiia et antis^
tita pudicitia est (4) : « Le Saint-Esprit étant des-
» cendu en nous pour y demeurer comme dans son
)) temple , la prêtresse et la gardienne, c'est la chas-
» teté »; c'est à elle de le tenir net; c'est à elle de
(0 Joan. viii. II. — (') /. Cor. m, i;. — ^3) /, XIhss, IV. 4? ^3 7-
w- (4) De Cult.fœm. lib. 11 , n, i.
POUR LE JOUR DE PAQUE. 623
l'orner dedans et dehors; dedans par la tempe'rance,
et dehors par la modestie : c'est à elle de parer
l'autel sur lequel doit fumer cet encens céleste ; je
veux dire des saintes prières, qui doivent sans cesse
monter devant Dieu comme un parfum agre'able.
Car pouvons-nous oublier l'exercice de la prière,
nous qui sommes toujours dans un temple, nous qui
portons toujours notre temple ; ou plutôt , pour
dire quelque chose de plus énergique et aussi de
plus véritable, nous qui sommes nous-mêmes un
temple portatif. N'allez pas chercher bien loin le
lieu d'oraison : « voulez-vous prier dans un temple,
)> recueillez - vous en vous-mêmes, priez en vous-
» mêmes » : In templo vis orare ^ in te or a (0.
Loin du repos de ce temple les. soins turbulens du
siècle, et ses pensées tumultueuses : que le silence,
que le respect, que la paix, que la religion y éta-
blissent leur domicile. O trop heureuses créatures,
si nous savions comprendre notre bonheur d'être la
maison de Dieu, et la demeure de sa majesté! Oui,
Dieu repose en nous bien plus qu'il n'a jamais fait
dans le temple de Salomon.
Immolons donc à Dieu dans ce temple toutes les
affections de nos cœurs : que les idoles ne paroissent
plus devant le Dieu vivant et véritable ; que la mé-
moire en soit abolie : ou bien , si nous en conservons
le souvenir , que ce soit à la manière que David et
ses braves capitaines réservoient les dépouilles de
leurs ennemis, pour servir comme d'un trophée éter-
nel de la victoire que Dieu leur avoit donnée ,
CO S. Au^, in Joan, Tract, xv, n, 25, tom. m, part, ii., col. ^\S.
624 POUR LE JOUR DE PAQUE.
« qu ils avoient consacrées pour la construction du
M temple du Seigneur, et pour faire tous les vais-
)) seaux et les autres choses qui y servoient « : Quœ
sanctijîcavit David rex et duces exercitûs , de bellis
et inanuhiis prœlioruin :, ad instaurationem et supel-
lectilem iempli Dommi. Appeiidere ad arcain (0 :
Attacher à notre me'moire une écriture éternelle de
la victoire de Jésus-Christ sur nos passions; des arcs
brisés , des épées rompues , des passions arrachées ,
tout l'attirail de la vanité brisé pour toujours; [et
en faire un ] trophée au Dieu vivant.
Mais après avoir ainsi consacré ce temple, il
nous reste encore un dernier devoir, qui est de nous
appliquer à son entretien , et même à son accroisse-
ment : Crescit in templum sanctuni in Domino,
TROISIÈME POINT.
La nouveauté chrétienne n'est pas l'ouvrage d'un
jour, mais le travail de toute la vie; et il y a cette
différence entre la vie que nous commençons dans
le saint baptême , et celle qui nous est donnée par
notre première naissance, que celle-ci va toujours
en dépérissant, et celle-là au contraire va toujours
en se renouvelant , et pour parler de la sorte , se
rajeunissant jusqu'à la mort : tellement que , par
une espèce de prodige, le nombre de ses années ne
fait que renouveler sa jeunesse, jusqu'à ee qu'elle
l'ait conduite à la dernière perfection , qui est l'état
de l'enfance chrétienne par la sainte simplicité et
par l'entière innocence. L'apôtre ne cesse de nous
(0 /. Parai, xxvi. ?.6, 27.
prêcher
POUR LE JOUR DE P A Q U E. 62$
prêcher « à nous renouveler » ; Renoi^amini {^) . Il
faut se renouveler tous les jours , parce qu'il y a tou-
jours des vices à vaincre.
Mais il y a ici quelque raison plus profonde. Sera-
t-il permis à des hommes de rechercher aujourd'hui
la cause pour laquelle il a plu à Dieu de laisser ses
plus fidèles serviteurs dans cette misérable nécessité
de combattre toujours quelque vice ? C'est le mys-
tère du christianisme. Saint Paul s'en est plaint au-
trefois , et il lui a été répondu , que tel étoit le con-
seil de Dieu , qu'en ce lieu de tentation « la force fut
)) perfectionnée dans l'infirmité » : J^irtus in infinni-
tate perficitur (2).
Mais approfondissons plus avant encore , et de-
mandons à Dieu humblement quel est ce dessein ,
quel est ce mystère : pourquoi a-t-il ordonné que la
force se perfectionne dans l'infirmité ? Saint Augus-
tin nous en dira la raison admirable , et nous expli-
quera le conseil de Dieu : « C'est que c'est ici un lieu
« de présomption , et que cet exercice nous est né-
» cessaire pour nous entretenir dans l'humilité » ;
c'est que parmi les tentations qui nous environnent,
la plus dangereuse et la plus pressante , c'est celle qui
nous porte à la présomption ; c'est pourquoi Dieu ,
en nous donnant de la force , nous a aussi laissé de
la foiblesse. Si nous n'avions que de la foiblesse,
nous serions toujours abattus ; si nous n'avions que
de la force, nous deviendrions bientôt superbes.
Dieu a trouvé ce tempérament : de peur que nous
(0 Eph. IV. 23. — W //. Cor. XII. 9.
BOSSUET. XIII. 4p
626 POUR LE JOUR DE PAQUE.
ne succombions sous rinfumité , il nous a donné de
la force; mais « de peur qu'elle ne nous enfle en ce
» lieu de tentation et d'orgueil , il veut qu elle se
» perfectionne dans l'infirmité » : Virtus quâ hic ,
ubi superbiri potest j non superbiatur j, in injirmitate
perficitur {}) . C'est pour cela, chrétiens, qu'il y a
toujours dans notre temple quelque muraille qui
s'entr'ouvre, quelque partie qui menace ruine, si on
ne l'appuie; il y a toujours quelque partie foible, et
qui demande continuellement la main de l'ouvrier:
il faut visiter souvent , sinon vous serez accablés par
une ruine imprévue.
Nous pouvons observer à ce propos une conduite
particulière de Dieu sur notre nature : lorsqu'elle a
été précipitée par cette grande et terrible chute,
quoiqu'elle ait été presque toute ruinée de fond en
comble, il a plu à Dieu néanmoins que Ton vît,
même parmi ses ruines, quelques marques de la
grandeur de sa première institution : comme dans
ces grands édifices que l'effort d'une main ennemie
ou le poids des années ont porté par terre ; quoique
tout y soit désolé, les ruines et les masures respirent
quelque chose de grand , et au milieu des débris ,
vous remarquez un je ne sais quoi qui conserve la
beauté du plan , la hardiesse et l'ordre admirable de
l'architecture. Ainsi « le vice de notre nature n'avoit
)) pas tellement obscurci en nous l'image de Dieu^
» qu'il en ait effacé jusqu'aux moindres traits » :
Non usque adeo in anima humana imago Dei terre^
norum affectuum labe detrita est, ut nulla in ea
(0 S. Ang. Uh, iVf Gont. Julian. cap. 11, n. 1 1, loin, x, col. Sgo.
rotin LE JOtJIl r)E PAQUEi 62']
velut lineamenta cxtrema remanserint (0. Mais
comme dans les ruines de cet édifice , il a paru quel-
ques restes de sa première grandeur et de sa pre-^
mière beauté, je ne sais quoi de noble et de grand;
aussi , quand il a été rétabli , il a plu à notre Archi-
tecte qu'il y eût quelques vieilles pierres, restes de
sa caducité ancienne , qui demandassent toujours la
main de l'ouvrier.
Le premier a été fait afin que nous connussions
de quelle beauté nous étions déchus, et l'autre aussi
pour nous faire entendre de quelle ruine nous avons
été relevés. Le premier sembloit donner à notre na-
ture quelque lueur d'espérance, et laisser en nous
l€S traces sur lesquelles il avoit dessein (^e nous re-
bâtir ; mais le second assurément est laissé afin de
réprimer la présomption.
Connoissons donc , âmes saintes , combien Tor-
guèil est à craindre, et combien nous est nécessaire
cet antidote souverain de notre foiblesse. Saint Paul
nous en est un grand exemple ; écoutez comme il
parle : « De peur que la grandeur de mes révélations
» ne m'enfle et ne me rende superbe ("2) «. Ecoutez
et tremblez ; « voyez quel est celui qui parle en ces
» termes : c'est celui, dit saint Augustin (5) ^ qui nous
S) a laissé de si beaux préceptes, des sentences si
M mémorables pour abaisser l'orgueil le plus témé-
» raire, pour l'arracher jusqu'à la racine ». Mais
tout cela, chrétiens , étoit la nourriture dont il s'en-
tretenoit : c'est pourquoi saint Paul reconnoît qu'il
. (*) S. -^ug. lib. de Spir. et Lit. n. 48 , tom. x , col. i ii . — ^ (2) //, Cor*
Xii. 7. — i}) Serm. clxiii , «. 8 , tom. v, col. 788.
r
CriS roun le jour de paque.
a été .nécessaire , pour réprimer en lui la tentation
de l'orgueil , « qu'il fût tourmenté cruellement par
» un ange de Satan > et long-temps inquiété par les
» infirmités de la nature » : Datus est mihi stimulus
carnis meœ angélus Satanœ ^ qui me colaphizet ( ï ) :
« Tant ce poison est dangereux , dont on ne peut
j) empêcher l'efTet que par un autre poison (2) » ;
tant cette maladie est à craindre , qui ne peut être
guérie que par un remède si violent.
S'il est ainsi, soumettons -nous, mes Sœurs, à
cette méthode salutaire ; ne nous lassons pas de
combattre contre nos vices; entretenons notre édi-
fice ; soutenons soigneusement notre temple toujours
caduc, et ne croyons pas que Dieu nous délaisse
dans les tentations violentes : car, sur la foi du Mé-
decin qui nous traite , nous devons croire que ce
remède nous est nécessaire. « Mon ame , dit David ,
5) est troublée ; et vous. Seigneur, jusqu'à quand,
)) jusqu'à quand me laisserez-vous dans ce trouble » ?
Et anima w,ea turbata est valde ^ sed tu ^ Domine ^
usquequo P) ? Et le Seigneur lui répond : « Jusqu'à
» ce que vous connoissiez par expérience que c'est
» moi qui suis capable de vous secourir : car si je
» vous secourois sans remise aucune, vous ne sentie
» riez pas le combat ; si vous ne sentiez pas le com-
■ii bat , vous présumeriez de vos forces ; et cet orgueil ,
» qui vous enfleroit , seroit un obstacle invincible à
» votre victoire (4) ». Ecoutez, mes Sœurs; vous
entendrez facilement que cette leçon de saint Au-
(•) //. Cor. XII. 7. — (*) S. Aug. Serm. clxih , n. 8, tom. v, col. 788».
— > (0 Ps. VI. 3. — (4) S. Au§. Scnn, clxiii., n. 7 , tom. v, col. 788.
POUR LE JOUÎl DE PAQUE. 629
gustin VOUS regarde. « Mais quoi , n'avez-vous pas
3) dit, ô Seigneur, continue admirablement saint
» Augustin , qu'aussitôt que nous parlerions , vous
)) viendriez a notre secours » ! Adhuc te loquente
dicam , Ecce adswn (0. Il est vrai ; il Ta dit ainsi ,
et il est fidèle en ses promesses : « Car il nous assiste
)) en différant , et le délai même est un secours » :
Et ciun differt adest , et qiiod differt adest , et dif-
ferendo adest (2). Il n'abandonne pas son apôtre ,
lorsqu'il le laisse gëmir si long -temps dans ufte
épreuve si rude et si violente, sous la main de Satan
qui le tourmente; et « il vaut mieux pour notre
» salut qu'il n'accomplisse pas si précipitamment les
» désirs de son malade , afin qu'il assure mieux sa
3) santé» : Ne prœproperam ciun impletvolunlatem,
perfectam non inipleat sanitatem.
Voilà une instruction admirable , voilà une leçon
d'humilité digne de saint Augustin , mais digne du
saint apôtre dont il l'a tirée. Humilions- nous pro-
fondément dans les tentations ; mais aussi que notre
force s'y perfectionne. L'humilité chrétienne n'est
pas un abattement de courage : au contraire, les
difficultés l'encouragent , les impossibilités l'ani-
ment et la déterminent ; elle nous rend plus fervens
et plus appliqués au travail. Dans l'accablement de
ce corps de mort , elle ne médite que des pensées
d'immortalité : elle a cela d'admirable, que plus
elle est foible, plus elle est hardie et entreprenante;
et les restes de sa vieillesse ne servent qu'à la presser
à se renouveler de jour en jour.
(0 7^. Lviii. 9. — ('■) S. Aus. loco Ttiox citato^
63o POUR LE JOUR DE P A Q U E.
Mes très-chères Sœurs en Je'sus-Christ, je finirai
ce derqier discours avec ces maximes apostoliques ,
et je vous laisse , en disant adieu , ce présent pré-
cieux et inestimable. Continuez, comme vous faites,
à vous renouveler tous les jours : plus ce temple
mortel semble menacer ruine , tâchez de plus en plus
de l'affermir de tous côtés, selon ce qui est écrit :
Suscitaverunt doniutn Domini in statum prlstiniun ,
et firmîter eain stare fecerunt {^) ', a Ils rétablirent
3; la maison du Seiqneur dans son premier état , et
•
5) l'affermirent sur ses fondemens », Ne vous con-
tente? pas d'afferrnir ce temple , en vous enracinant
de plus en plus en la charité de Jésus-Christ , qui en
^st le fondement inébranlable; mais donnez-lui tous^
les jours de nouveaux accroissemens : dilatez tous
les jours en vous le règne de Jésus - Christ ; qu'il,
gagne tous les jours de nouvelles places; qu'il pé-
nètre de plus en plus votre cœ1ir; qu'il devienne de
plus en plus le maître de vos désirs. Vous avez un
grand modèle : il n'y a point de petits défauts à des
âmes qui tendent à la perfection. Que le monde
s'étonne de votre vie pénitente; je rends grâces à
Dieu : mais pour vous, étonnez-vous tous les jours
d'être encore si éloignées de votre modèle , qui est
Jésus-Christ. La véritable justice du christianisme ,
c'est de confesser humblement, en profitant tous
les jours, qu'on est toujours bien peu avancé dans la
perfection de la justice.
Surtout dans les épreuves que Dieu vous envoie,
que jamais votre confiance ne se relâche, que jamais,
(»' II. Parai. XXIV. ï3.
POUR LEJOUR DE JAQUE. 63 1
votre zèle ne se ralentisse. Mes Sœurs , vous le
savez , votre Epoux a des artifices secrets , incroya-
bles, pour se faire aiiner : il a des fuites mystérieuses
pour nous engager davantage; il a des éloignemens
qui nous approchent; souvent lorsqu'il se dérobe,
il se donne : c'est un maître incomparable en amour;
nul n'a jamais su le pratiquer avec une libe'ralité
plus entière ; nul ne le sait attirer avec des adresses
plus délicates. Croissez donc toujours en son saint
amour.
Et nous aussi, mes Frères, quoique dans une vie
mêlée dans le monde , songeons à nous discerner de
sa confusion et des mœurs des mondains : profitons
de ces instructions et de ces exemples; élevons tou-
jours en nous le temple de Dieu, et ne nous lassons
jamais de croître en notre Seigneur. Viendra le
temps bienheureux auquel, après qu'il aura habité
en nous , nous habiterons en lui , après que nous
aurons été son temple , il sera aussi le nôtre : « Car
» Te Seigneur Dieu tout-puissant et l'Agneau est le
5) temple de la sainte cité » : Doniinus enim Deus
omnipotens templum illius est^ et A^nus (0. Saint
Jean n^a point vu de temple en la céleste Jérusalem;
parce que Dieu lui-même est son temple, que nous
habiterons en lui éternellement , lorsqu' « il sera
» tout à tous » , comme dit l'apôtre (2). « Heureux
i) ceux qui habiteront ce temple » : Beau qui ha-*
hitant in domo tua , Domine (^). Qiiel épanchement
de joie î quelle dilatation de notre [ cœur] ! Etre en
Dieu ! habiter en Dieu !
CO Apoc. XXI. 22. — W /. Cov. XV. 28. -• (3) Ps. Lxxxiii. 5.
63^ POUR LE JOtJr. DE PAQUE.
A la fin du manuscrit de ce sermon, on lit ce qui suit :
Je désire principalement votre entière conversion
à celui qui vous fait régner : car encore que tant
cVactions que le monde admire, vous attirent devant
les hommes d'immortelles louanges, Dieu juge par
d'autres règles; et il y aura beaucoup à diminuer,
quand il faudra paroître à son tribunal , et subir
aussi la rigueur de son examen. Je souhaite donc ,
ô grand roi.
C'est le commencement d'un Compliment au Roi, quje Bossuet a
dû lui adresser dans un autre temps 5 comme le prouve l'écriture de
ce morceau, qui diffère de celle du sermon, et dont le caractère et
l'encre sont beaucoup plus récens. ( Edlt. de Versailles. )
POUR LE JOUR DE rAQUE. 633
AUTRE EXORDE
POUR LE MÊME SERMON4
Solvite templum hoc, et in tribus diebus cxcitabo illud.
Détruisez ce temple , et je le rétablirai en trois jours,
Joan. II. 19.
Paroles du Fils de Dieu, par lesquelles le Sauveur prédit sa glo-
rieuse résurrection.
111e auteni dicebat de templo coiporis sui.
// entendoit parler du temple de son corps. Ibid. ii.
Ce n*a pas été sans mystère que la solennité de
la pâque sainte , qui devoit nous représenter en
figure le renouvellement spirituel de l'homme , a été
instituée sous la loi , et ensuite sous l'Evangile, dans
cette belle saison où le monde se renouvelle , et oîi
le soleil qui s'étoit éloigné de nous, semble retour-
ner sur ses pas, et ranime, en se rapprochant,
toute la nature. C'est de cet agréable renouvelle-
ment de la nature visible, que saint Grégoire de
Nazianze (0 prend occasion d'exciter tous les chré-
tiens à faire en eux-mêmes un printemps mystique
et spirituel, par le renouvellement de leurs âmes;
et c*est à quoi nous invite le divin sauveur Jésus^
CO Orat, XLiii, n. 23, tom. i, pag. ^oS.
634 POU il LE JOUR DE PAQUE.
Fils de Dieu, ce divin soleil de justice qui revient à
nous, et nous pai^oît aujourd'hui pins glorieux que
jamais avec toutes ses lumières. Ce divin soleil de
justice s'étoit retiré bien loin dans ces derniers jours ;
et sa sainte ame descendue aux enfers étoit allée ré-
jouir les limbes par sa lumière bénigne , et donner
de plus beaux jours à un autre monde. Aujourd'hui
qu'il se rapproche de nous avec de nouveaux rayons
de gloire et de majesté, il faut aussi qu'il nous re-
nouvelle par de favorables et douces influences, en
nous éclairant de plus près. Il faut nous renouveler
avec lui : assez et trop long -temps nous sommes
demeurés dans le tombeau , dans les ombres de la
mort , dans les ténèbres du péché. Jésus-Christ res-
suscite, ressuscitons : Jésus-Christ reprend une vie
nouvelle , ne respirons , chrétiens , qu'une sainte
nouveauté de vie.
O Marie, qui ne viviez plus depuis que vous
aviez vu mourir votre Fils , et que sa miraculeuse
résurrection a tirée comme d'un sépulcre , en dissi-
pant aujourd'hui cette profonde tristesse oii vous
étiez, pour ainsi dire , toute ensevelie ; obtenez-nolis
cette grâce de ressusciter avec lui : nous nous jetons
à vos pieds; et pour honorer la joie infinie que res-
sentit votre cœur , en voyant ce cher Fils sorti du
tombeau, non plus grand, mais plus glorieux qu'il
n'étoit sorti autrefois de vos entrailles très-pures ,
nous vous disons avec l'Eglise : Regina cœlij etc.
l'OUR LE JOUll DE PAQUE. 63;
IV.^ SERMON
• POUR
LE JOUR DE PÂQUE,
PRÊCHÉ DEVANT LE ROÎ.
Caractères de la loi nouvelle. Effets du désir de rimmortalité. De
quelle importance il est dans la vie chrétienne de tendre sans cesse
à la perfection. Comment Jésu.-Christ forme et établit son Eglise.
Promesse d'immortalité qu'il lui fait : accomplissement admirable
de cette promesse. Qualités et préparations nécessaires pour entrer
dans les dignités ecclésiastiques. Maux causés par les pasteurs in-^
dignes : terribles jugemens qu'ils s'attirent. Etrange illusion des pé-
cheurs sur le recours fréquent aux sacremens. Stabilité essentielle 4
la vertu : moyen pour parvenir à une solide conversion.
Chris tus resurgens ex mortuis jam non moritur.
Jqsus- Christ ressuscité ne meurt plus. Rom. vi. 9.
Avoir à prêcher le plus glorieux de|^iiystères de
Jésus-Christ et la fête la plus solennelle 3e son Eglise^
devant le plus grand de tous les rois et la Cour la
plus auguste de l'univers, reprendre la parole après
tant d'années d'un peipétuel silence, et avoir à
contenter la délicatesse d'un auditoire qui ne souffre
rien que d'exquis j mais qui, permettez-moi de le
/
636 POUR LA JOUR DE PAQUE.
dire, sans songer, autant qu'il faudroit, à se con-
vertir, souvent ne veut être ému qu'autant qu'il le
faut pour éviter la langueur d'un discours sans force,
et plus soigneux de son plaisir que de son salut, lors-
qu'il s'agit de sa guérison, veut qu'on cherche de
nouveaux moyens de flatter son goût raffiné; ce se-
roit une chose à craindre , si celui qui doit annoncer
dans l'assemblée des fidèles la gloire de Jésus-Christ
ressuscité, et y faire entendre la voix immortelle de
ce Dieu sorti du tombeau, avoit à craindre autre
chose que de ne pas assez soutenir la force et la ma-
jesté de sa parole. Mais ici ce qui fait craindre, sou-
tient : cette parole divine , révérée du ciel , de la
terre et des enfers , est ferme et toute-puissante par
elle-même; et l'on ne peut l'affoiblir, lorsque tou-
jours autant éloigné d'une excessive rigueur qui se
détourne à la droite, que d'une extrême condescen-
dance qui se détourne vers la gauche , on propose
cette parole dans sa pureté naturelle, telle qu'elle
est sortie de la bouche de Jésus-Christ, et de ses
apôtres, fidèles et incorruptibles témoins de sa ré-
surrection, et de toutes les obligations qu'elle nous
impose. Alors il ne reste plus qu'une crainte vrai-
ment juste , vraiment raisonnable ; mais qui est com-
mune à ceux qui écoutent avec celui qui parle : c'est
de ne profite^iipas de cette parole , qui maintenant
nous instruit, et un jour nous doit juger; c'est de
n''ouvrir pas le cœur assez promptementà la vertu qui
l'accompagne , et de prendre plus garde à l'homme
qui parle au dehors , qu'au prédicateur invisible qui
sollicite les cœurs de se rendre à lui. Que si vous
écoutez au dedans ce céleste prédicateur, qui jamais
POUR LE JOUR DE P A Q U E. 63^
n'a rien de foible ni de languissant, et dont les vives
lumières pénètrent les replis les plus caclie's des
convSciences ; que de miracles nouveaux nous verrons
paroître ! que de morts sortiront du tombeau! que
de ressuscites viendront honorer la re'surrection ,de
Jésus-Christ î et que leur inébranlable persévérance
rendra un beau témoignage à l'immortelle vertu
qu'un Dieu ressuscité, pour ne mourir plus, répand
dans les cœurs de ses fidèles ! Pour commencer un si
grand ouvrage, prosternés avec Madeleine et les
autres femmes pieuses aux pieds de ce Dieu vain-
queur de la mort, demandons-lui tous ensemble ses
grâces vivifiantes, par les prières de celle qui les a
reçues de plus près et avec le plus d'abondance.
Aye.
« Jésus-Christ ressuscité ne meurt plus », comme
nous a dit saint Paul; et non-seulement il ne meurt
plus, mais encore, à consulter la règle éternelle de
la justice divine , il ne devoit jamais mourir. « La
» mort, dit le même apôtre (0, est entrée dans le
» monde par le péché » ; et encore : « La mort est
)) le châtiment du péché (2) )>. Puisque la mort est
le châtiment du péché, l'immortalité devoit être la
compagne inséparable de l'innocence : et si l'homme
eût vécu éternellement affranchi des lois de la mort,
en conservant la justice ; combien plutôt Jésus-Christ,
qui étoit la sainteté même, devoit-il être toujours vi-
vant et toujours heureux? Ajoutons à cette raison,
qu en Jésus-Christ la nature humaine unie au Verbe
divin, qui est la vie par essence, puisoit la vie dans
t') Rom. Y. 12. — W Ibid.yi. 23.
638 POUPc LE JOUR DE PÀQUE.
la source ; de sorte que la mort n'avoit point de lieu
où la vie se trouvoit dans la plénitude : et si Jésus-
Christ avoit à mourir, ce ne pouvoit pas être pour
lui-même, ni pour satisfaire à une loi qui le regar-
dât; mais pour nous, et pour expier nos crimes dont
il s'étoit volontairement chargé. Il a satisfait à ce de-
voir; et compté parmi les méchans, comme disoit
Isaïe (0, il a expiré sur la croix entre deux voleurs :
« Il est mort une fois au péché » , dit le saint apô-
tre (2) ; c'est-à-dire , il en a porté toute la peine :
Peccato niortiius est semel; et maintenant « il vit à
3) Dieu »; vwit Deo. Il commence une vie toute di-
vine; et la glorieuse immortalité lui est assurée. Vivez,
Seigneur Jésus, vivez à jamais : la vie, qui ne vous
a pas été arrachée par force, mais que vous avez
donnée de vous-même pour le salut des pécheurs ,
vous devoit être rendue. 11 étoit juste; et, comme
chantent dans l'Apocalypse tous les bienheureux es-
prits, « l'Agneau qui s'est immolé volontairement
» pour les pécheurs, est digne de recevoir, pour la
5) mort qu'il a endurée par obéissance, la vertu, la
» force , la divinité (^) » : c'est-à-dire , il est digne
de ressusciter; afin qu'une vie divine se répande sur
toute sa personne, et qu'il soit éternellement, par
sa gloire, l'admiration des hommes et des anges,
comme il en est l'invisible soutien par sa puissance.
Voilà en peu de mots le fond du mystère; il fal-
loit poser ce fondement : mais comme les mystères
du christianisme, outre le fond qui fait Fobjet de
notre foi, ont leurs effets salutaires, qu'il faut en-
core considérer pour notre instruction , revenons au
(0 Is. LUI. 12. — (.-) Rom. vi. lo. — ^) Apoc. y. 1:2.
POUR LE JOUR DE PAQUE. 639
piemier principe, et disons encore une fois avec l'a-
pôtre : « Jesus-Christ ressuscité ne meurt plus »; de
quelque côté qu'on le considère, tout est vie en lui,
et la mort n'y a plus de part. De là vient que la loi
évangélique, qu'il envoie annoncer à tout l'univers
par ses apôtres après sa glorieuse résurrection, a une
éternelle nouveauté. Ce n'est pas comme la loi de
Moïse, qui devoit vieillir et mourir : la loi de Jésus-
Christ est toujours nouvelle ; la loi nouvelle , c'est'son
nom , c'est son propre caractère ; et fondée , comme
vous verrez , sur l'autorité d'un Dieu ressuscité pour
ne mourir plus , elle a une éternelle vigueur. Mais à
cette loi toujours vivante et toujours nouvelle, il fal-
loit pour l'annoncer et la pratiquer, une Eglise d'une
immortelle durée. La Synagogue, qui devoit mourir,
a été fondée par Moïse, qui, à l'entrée de la terre
sainte oîi elle devoit s'établir, meurt pour ne revivre
qu'à la fin du monde avec le reste des hommes. Mais
Jésus-Christ, au contraire, après avoir enfanté son
Eglise par sa mort, ressuscite pour lui donner sa
dernière forme ; et cette Eglise , qu'il associe à son
immortalité, ne meurt plus, non plus que lui. Voilà
une double immortalité que personne ne peut ravir
à Jésus-Christ; l'immortalité de la loi nouvelle, avec
l'immortalité de cette Eglise répandue par toute la
terre. Mais voici une troisième immortalité que Jé-
sus-Christ ne veut recevoir que de nous. Il veut vi-
vre en nous comme dans ses membres, et n'y perdre
jamais la vie qu'il y a repris par la pénitence : nous
devons comme lui une fois mourir au péché, comme
lui ne plus mourir après notre résurrection ; regar-
der le péché comme la mort, n'y retomber jamais,
O^O POUR LE JOUR DE PAQUE.
et honorer par une fidèle persévérance le mystère
de Jésus-Christ ressuscité. Ah! Jésus-Christ ressus-
cité ne meurt plus; auteur d'une loi toujours nou-
velle, fondateur d'une Eglise toujours immuable,
chef de membres toujours vivans : que de merveil-
leux effets de la résurrection de Jésus-Christ! Mais
que de devoirs pressans pour tous les fidèles ; puis-
que nous devons , écoutez , à cette loi toujours nou-
velle , un perpétuel renouvellement de nos mœurs ;
à cette Eglise toujours immuable , un inviolable at-
tachement; à ce chef qui nous veut avoir pour ses
membres toujours vivans, une horreur du péché si
vive, qu'elle nous le fasse éternellement détester plus
que la mort. Voilà le fruit du mystère , et les trois
points de ce discours. Ecoutez , croyez , profitez : je
vous romps le pain de vie , nourrissez-vous.
PREMIER POINT.
Ce fut une doctrine bien nouvelle au monde , lors-
que saint Paul écrivit ces mots : « Vivez comme des
j) morts ressuscites (0 ». Mais il explique plus claire-
ment ce que c'est que de vivre en ressuscites, et à
quelle nouveauté de vie nous oblige une si nouvelle
manière de s'exprimer , lorsqu'il dit en un autre en-
droit : « Si vous êtes ressuscites avec Jésus-Christ,
5) cherchez les choses d'en-haut , où. Jésus-Christ est
» assis à la droite de son Père ; goûtez les choses
» d'en-haut , et non pas les choses de la terre » : Si
cojisurrexistis cum Christo , quœ sursum sunt quce-
rite j, ubi Cliristus est in dextera Dei sedens; quœ
sursum sunt sapite j, non quœ super terram (2}. Cette
(') Rom VI. i3. — - (^■) Coloss. ni. i , 2.
doctrine,
POUR LE JOUR DE PAQUE. 64 1
doctrine , qui est une suite de la résurrection de Jé-
sus-Christ, nous apprend le vrai caractère de la loi
nouvelle. L'ancienne loi ne nous tiroit pas de la terre,
puisqu'elle nous proposoit des récompenses tempo-
relles, et plus propres à soutenir les infirmes qu'à
satisfaire les forts : comme elle étoit appuyée sur des
promesses de biens périssables, elle ne posoit pas en-
core un fondement qui pût demeurer. Mais Jésus--
Christ ressuscité rompt tout d'un coup tous les liens
de la chair et du sang, lorsqu'il nous fait dire par
son saint apôtre : Quœ sursum siint quœrite : <t Cher-
» chez les choses d'en -haut » : Ç)uœ sursum sunt
sapite : « Goûtez les choses d'en -haut » : c'est là
que Jésus-Christ vous a précédé, et oii il doit avoir
emporté avec lui tous vos désirs. Ensuite de cette
doctrine , le sacrifice très-véritable que nous célé-
brons tous les jours sur ces saints autels, commence
par ces paroles : Sursum corda : « Le cœur en haut,
M le cœur en haut » ; et quand nous y répondons :
Habemus ad Dominum : « Nous élevons nos cœurs
» à Dieu » ; nous reconnoissons tous ensemble que
le véritable culte du nouveau Testament, c'est de
nous sentir faits pour le ciel, et de n'avoir que le
ciel en vue. Mais j'entends vos malheureuses répon-
ses : Je ne suis que terre , et vous voulez que je ne
respire que le ciel; je ne sens que la mort en moi,
et vous voulez que je ne pense qu'immortalité. Mais
les biens que vous poursuivez sont si peu de chose.
Peu de chose, je le confesse, et encore moins, si
vous le voulez ; mais aussi que peut rechercher un
rien comme moi , que des biens proportionnés au
peu qu'il est?
BossuET. xiii. 4ï
64^ POUR LE JOUR DE PA^^UE.
Saintes vérités da christianisme; fidèle et irrépro-
chable témoignage que les apôtres ont rendu, au péril
de tout, à leur Maître ressuscité; mystère d'immorta-
lité que nous célébrons, attesté par le sang de ceux
qui l'ont vu, et confirmé par tant de prodiges, par tant
de prophéties , par tant de martyrs, par tant de con-
versions, par un si soudain changement du monde ^
et par une si longue suite de siècles, n'avez-vous
pu encore élever les hommes aux objets éternels? et
faut-il, au milieu du christianisme, faire de nou-
veaux efforts pour montrer aux enfans de Dieu,
qu'ils ne sont pas si peu de chose qu'ils se l'imagi-
nent? Nous demandons un témoin revenu de l'autre
inonde, pour nous en apprendre les merveilles :
Jésus-Christ , qui est né dans la gloire éternelle , et
qui y retourne; « Jésus-Christ, témoin fidèle, et le
» premier né d'entre les morts ^i , comme il est
écrit dans l'Apocalypse (0; Jésus-Christ, qui s'y glo-
rifie d'avoir « la clef de l'enfer et de la mort (^) » ;
qui en effet est descendu non-seulement dans le tom-
beau, mais encore dans les enfers, où il a délivré
nos pères, et fait trembler Satan avec tous ses anges
par son approche glorieuse : ce Jésus -Christ sort
victorieux de la mort et de l'enfer, pour nous an-
noncer une autre vie; et nous ne voulons pas l'en
croire ! Nous voudrions qu'il renouvelât aux yeux
de chacun de nous tous ses miracles; que tous les
jours il ressuscitât pour nous convaincre ; et le té-
moignage qu'il a une fois rendu au genre humain ,
encore qu'il le continue, comme vous verrez, d'une
manière si miraculeuse dans son Eglise catholique,
ne nous suffit pas.
(0 ApoG. I. 5. — . ^2) Ibid. 1 8.
à
POUR LE JOUR DE PAQUE* 643
A Dieu ne plaise, dites -vous; je suis clirétien ,
ne me traitez pas d'impie. Ne me dites rien des li-
bertins ; je les connois : tous les jours je les entends
discourir ; et je ne remarque dans tous leurs discours
qu'une fausse capacité, une curiosité vague et super-
ficielle , ou pour parler franchement, une vanité
toute pure ; et pour fond des passions indomptables,
qui, de peur d'être réprimées par une trop grande
autorité, attaquent l'autorité de la loi de Dieu, que,
par une erreur naturelle à l'esprit humain , ils
croient avoir renversé, à force de le désirer. Je les
reconnois à ces paroles ; vous ne pouviez pas me
peindre plus au naturel leur caractère léger et leurs
bizarres pensées : j'entends ce que me dit votre
bouche ; mais que me disent vos œuvres ? Vous les
détestez, dites-vous; pourquoi donc les imitez-vous?
pourquoi marchez-vous dans les mêmes voies? pour-
quoi vous vois -je aussi éblouis des grandeurs hu-
maines , aussi enivrés de la faveur, et aussi touchés
de son ombre , aussi délicats sur le point d'honneur,
aussi entêtés de folles amours, aussi occupés de
votre plaisir, et, ce qui en est une suite , aussi durs
à la misère des autres , aussi jaloux en secret du
progrès de ceux que vous trouvez à propos de cares-
ser en public, aussi prêts à sacrifier votre conscience
à quelque grand intérêt , après l'avoir défendue ,
peut-être pour la montre et pour l'apparence, dans
des intérêts médiocres. Avouons la vérité; foibles
chrétiens , ou libertins déclarés , nous marchons
également dans les voies de perdition, et tous en-
semble nous renonçons par notre conduite à L'espé-
rance de la vie future.
644- POUR LE JOUR DE P A Q U E.
Venez , venez , chrétiens , que je vous parle : cette
vie éternelle, qui entre encore si peu dans votre
esprit , la désirez-vous du moins ? est-ce trop deman-
der à des chrétiens que de vouloir que vous désiriez
la vie éternelle ? Mais si vous la désirez , vous l'ac-
quérez par ce désir en le fortifiant ; et sans tourner
davantage , sans fatiguer votre esprit par une longue
suite de i^aisonnemens , vous ave2;, dans cet instinct
d'immortalité , le témoignage secret de l'éternité
pour laquelle vous êtes nés, la preuve qui vous la
démontre, le gage du Saint-Esprit qui vous en as-
sure, et le moyen infaillible de la recouvrer. Dites
seulement avec David , David , un homme comme
vous ; mais un homme assis sur le trône et environné
de plaisirs, mais un roi victorieux et comblé de
gloire ; dites seulement avec lui : « Mon bien , c'est
)) de m'attacher à Dieu » : Milii autem adhœrere
Deo bonimi est{^). Un trône est caduc, la grandeur
s'envole , la gloire n'est qu'une fumée , la vie n'est
qu'vm songe; « mon bien, c'est d'avoir mon Dieu,
» c'est de m'y tenir attaché » ; et encore : « Qu'est-ce
» que je veux dans le ciel, et qu'est-ce que je vous
« demande sur la terre ? vous êtes le Dieu de mon
i) cœur, et mon Dieu, mon partage éternellement (2)».
Mais il faut pousser ce désir avec toute la pureté
de la nouveauté chrétienne. Je m'explique : les Juifs,
qui n'entendoient pas les mystères de Jésus-Christ ,
ni, comme parle l'apôtre, « la vertu de sa résurrec-
j> tion, et les richesses inestimables du siècle futur (3)»^
ne laissoient pas de préférer Dieu aux fausses divi-
(i) Ps. Lxxii. 23. — (>) Ibid. a5, 26. — . (3) PhiUp. m. iq. TIebr.
VI. 5.
rOUR LE JOUR DE TA QUE. C^-S
nites ; mais ils vouloient obtenir de lui des félicites
temporelles. Moi, Seigneur, je ne veux que vous :
mon Dieu , mon partage éternellement ; ni dans le
ciel, ni dans la terre, je ne veux que vous. Tout ce
qui n'est pas éternel , fût - ce une couronne , n'est
digne ni de votre libéralité ni de mon courage ; et
puisque vous avez voulu que je connusse, foible-
ment à la vérité, eu égard à votre immense gran-
deur, mais enfin avec une certitude qui ne me laisse
aucun doute, votre éternité toute entière et votre
infinie perfection , j'ai droit de ne me contenter pas
d'un moindre objet : je ne veux que vous sur la terre ^
et je ne veux que vous , même dans le ciel; et si vous
n'étiez vous-même le don précieux que vous nous y
faites , tout ce que vous y donnez d'ailleurs avec tant
de profusion ne me seroit rien. Que si vous pouvez
former ce désir avec un David , avec un saint Paul ,
avec tant de saints martyrs et tant de saints péni-
tens , hommes comme vous , si vous pouvez dire , à
leur exemple : Mon Dieu , je vous veux ; il est à vous :
car ni la bonté de Dieu ne lui permet jamais de se
refuser à un cœur qui le désire, qui l'aime ; ni une
force majeure ne le peut ravir à qui le possède ; ni il
n'est lui-même un ami changeant que le temps dé-
goûte. Quoi , mes Frères , que de cette main bien-
faisante , lui-même il arrache ses propres enfans de
ce sein paternel où ils veulent vivre ! il n'y a rien
qui soit moins de lui ; et de toutes les vérités, la plus
certaine , la mieux établie, la plus immuable , c'est
que Dieu ne peut manquer à qui le désire ; et que
nul ne peut perdre Dieu, que celui qui s'en éloigne
le premier par sa propre volonté. Qui ne l'entend
6/^6 poupl le jotju de paque.
pas, c'est un aveugle j qui le nie, qu'il soit ana-
thème.
Que sentez-vous , chrétiens , à ces paroles ? Saint
Paul n'a-t-il pas eu raison de vous exciter à cher-
cher les choses ce'lestes, puisqu'en les cherchant vous
les acquérez ? ses paroles ont-elles pique votre cceur
du vrai désir de la vie ? ai-je trouve' en les expliquant
ce bienheureux fonds que Dieu mit dans votre ame
pour la rappeler à lui quand il la fit à son image ,
que le péché vous avoit fait perdre , et que Jésus-
Christ ressuscité vient renouveler ? Car enfin d'où
vous vient cette idée d'immortalité ? d'où vous en
vient le désir, si ce n'est de Dieu? N'est-ce pas le
Père de tous les esprits , qui sollicite le vôtre de s'unir
au sien , pour y trouver la vraie vie ? peut-il ne pas
contenter un désir qu'il inspire ? et ne veut-il que
nous tourmenter par une vue stérile d'immortalité?
Ah ! je ne m'étonne pas si nous ne sentons rien d'im-
mortel en nous : nous ne désirons même pas l'im-
mortalité; nous cherchons des félicités que le temps
emporte et une fortune qu'un souffle renverse. Ainsi,
étant nés pour l'éternité , nous nous mettons volon-
tairement sous le joug du temps, qui brise et ravage
tout par son invincible rapidité; et la mort que nous
cherchons par tous nos désirs , puisque nous ne dé-
sirons rien que de mortel , nous domine de toutes
parts. Sursum corda _, sursum corda : « Le cœur en
j> haut , le cœur en haut » : Quœ sursum sunt quœ-
rite : « Cherchez ce qui est en haut » : c'est là que
Jésus-Christ est assis à la droite de son Père ; c'est
de là qu'il vous envoie ce désir d'immortalité ; et
c'est là qu'il vous attend pour le satisfaire. Voilà
POU 11 LE JOUR DE rAQUE. 6^7
Fabrege de la loi nouvelle ; voilà cette loi qui ne
change plus , parce qu'elle a l'éternité pour objet;
et c'est là uniquement que nous devons tendre.
Mais en marchant dans cette voie , apprenons de
saint iVugustin qu'elle exclut trois sortes de per-
sonnes. « Elle exclut premièrement ceux qui s'éga-
» rent » ; et qui , las d'une vie re'glée , qu'ils trou-
vent trop unie et trop contraignante , se jettent dans
les voies d'iniquité, où une riante diversité égaie les
passions et les sens. « Elle exclut , en second lieu ,
» ceux qui retournent en arrière, et qui , sans sortir
)> de la voie, abandonnent les pratiques de piété
» qu'ils avoient embrassées : elle exclut enfin ceux
» qui s'arrêtent; et qui, croyant avoir assez fait, ne
» songent pas à s'avancer dans la vertu (0 ». Ceux
qui sortent de la voie des commandemens , après y
être rentrés par la pénitence, et qui retombent dans
leurs premiers crimes ; hélas ! c'est le plus grand
nombre : c'est à eux que je dois parler à la fin de ce
discours; et plût à Dieu que je leur parle avec cette
voix de tonnerre que Dieu donne aux prédicateurs,
quand il veut briser les rochers et fendre les cœurs
de pierre.
Mais je ne vous oublierai pas , ô petit noml)re
choisi de Dieu; vous, mes Frères, qui, fidèles à la
pénitence, craignez de rentrer dans les voies de per-
dition, oîi vous avez autrefois marché avec une si
aveugle confiance. Vous avez encore deux choses à
craindre; apprenez-les de Jésus-Christ même : l'une,
de retourner en arrière ; et l'autre , de vous arrêter
un seul moment. Vous faites un pas en arrière, lors-
(0 Serm. de Caniic. novo, n. 4, toni' vi, col. 592.
6*48 POUR LE JOUR DE PAQUE.
que, sans retourner au pe'ché mortel, vous vous re-
lâchez de l'attention que vous aviez sur vous-mêmes ;
que vous prodiguez le temps que vous me'nagiez ;
que vous ôtez à la pie'te ses meilleures heures : et
vous , lorsque tentée de relever par quelque parure
cette modestie qui commence à vous paroître trop
nue , vous vous dégoûtez de cette sainte simplicité
que vous regardiez auparavant comme la vraie
marque de la pudeur; sans jamais vouloir songer à
cette parole de Jésus-Christ, qui foudroie votre né-
gligence : « Celui qui met la main à la charrue » ,
qui commence à cultiver son ame comme une terre
fertile, « et qui retourne en arrière » , qui se relâche
des saintes pratiques qu'il avoit choisies ; que pro-
nonce le Fils de Dieu ? quoi , peut-être qu'il n'at-
teindra pas à la perfection? Non , Messieurs ; sa sen-
tence est bien plus terrible : « Il n'est pas propre ,
3) dit-il , au royaume de Dieu (0 », et il n'a que faire
d'y prétendre : c'est Jésus-Christ qui le dit ; croyez
donc à sa parole , et tremblez.
Et comment se sauveront ceux qui reculent en
arrière, puisque ceux qui n'avancent pas dans la vertu
sont dans un péril manifeste ? Vous vous trompez ,
mon Frère, si dans la vie chrétienne vous croyez
pouvoir demeurer dans un même point ; il faut ,
dans cette route, monter ou descendre. Saint Paul
ïie cesse de crier du troisième ciel : « Renouvelez-
i) vous, renouvelez - vous C^) ». Vous vous êtes re-
nouvelés par la pénitence; renouvelez-vous encore :
et Origène a raison de dire sur cette parole de sainf
Paul : « Ne croyez pas qu'il suffise de s'être renouvelé
(0 Luc. IX. 62. — W Ephes, iv. 23.
POUR LE JOUR DE PAQUE. C)!\X)
M une fois ; il faut renouveler la nouveauté même(0 » :
car au point où vous croyez avoir assez fait , l'or-
gueil , qui vous surprendra , vous fera tout perdre ,
et vos forces seront dissipées par le repos qui relâ-
chera votre attention. Ne proférez donc jamais cette
parole indigne d'une bouche chrétienne : Je laisse
la perfection aux religieux et aux solitaires , trop
heureux d'éviter la damnation éternelle. Non, non,
vous vous abusez : qui ne tend point à la perfection ,
tombe bientôt dans le vice : qui grimpe sur une
hauteur, s'il cesse de s'élever par un continuel effort,
est entraîné par la pente même, et son propre poids
le précipite : c'est pourquoi toute l'Ecriture nous dé-
fend de nous arrêter un seul moment. Si , selon l'a-
pôtre saint Paul (2) , la vie vertueuse est une course ;
il faut , comme cet apôtre , s'avancer toujours , ou-
blier ce qu'on a fait, courir sans relâche, et n'ima-
giner de repos qu'à la fin de la carrière , où le prix
de la course nous attend (3). « Si la vie vertueuse est
» une milice » , comme dit le saint homme Job (4) ,
ou , comme parle saint Paul , « une lutte conti-
» nuelle (^) » contre un ennemi également attentif
et fort ; se ralentir tant soit peu , après même l'avoir
attéré, c'est lui faire reprendre ses forces; et une
victoire mal poursuivie ne devient pas moins fu-
neste , par l'événement , qu'une bataille perdue.
Dans la guerre qu'avoit David contre la maison
de Saiil, écoutez ce que remarque le texte sacré,
(c David croissoit tous les jours, et s'élevoit de plus
i) en plus au-dessus de lui-même : au contraire la
(ï) In Epist. ad Rom. lib. v, n. 8, tom. iv, pag. SGi. — (') /. Cor,
IX. 24. — C^) Philip, lu. i3. — (4) Job. vu. i. — C^) Ephcs. vi. 12.
65o POUK LE JOUR DE PAQUE.
» maison de Saiil alloit toujours décroissant » , et
ses forces se diminuoient : David proficiscens et sent-
per seipso rohiistior j domus autem Saul decrescens
quotidie (0. Quel fut donc l'événement de cette
guerre? Evénement heureux à David, dont le trône
fut affermi pour jamais; mais événement funeste au
malheureux Isboseth et à la maison de Saiil, qui se
vit bientôt sans ressource. Isboseth, qui se négligea ,
et jamais ne s'aperçut qu'il diminuoit, parce qu'il
diminuoit peu à peu , à la fin demeure sans force.
Ses soldats l'abandonnent ; Abner, qui soutenoit le
parti et par ses conseils et par sa valeur , se donne
à son ennemi; le malheureux prince est assassiné
dans son lit par des parricides à qui sa mollesse fit
tout entreprendre : et pour avoir négligé d'imiter
David, qui croissoit toujours; à force de déchoir,
il se trouva, sans y penser, au fond de l'abîme.
Chrétien , qui ne veux pas t' élever sans cesse dans
le chemin de la vertu, voilà ta ligure : tout ce que
tu avois de bons désirs te quittera l'un après l'autre,
et ta perte est infaillible.
Eveillez-vous donc, chrétiens, comme l'ange di-
soit au prophète, éveillez-vous, et marchez; « car
» vous avez encore à faire un grand voyage « : Gran-
dis enim tibi restât via (^). Cette voie , dit saint
Augustin, veut « des hommes qui marchent tou-
» jours » ; Ambulantes quœrit (3). La crainte de l'en-
fer et de ses peines éternelles vous a ébranlés ; c'est
un bon commencement : mais il est temps d'ouvrir
votre cœur aux chastes douceurs de l'amour de Dieu,
(i) //. Reg. ni. I. — (^) ///. Reg. xix. 7.— v^) Serm. de Cantic.
no\^o, ubi suprà.
POUR LE JOUR DE PAQUE. 65l
sans lequel il n'y a point de christianisme. Vous
avez pu renoncer au crime, et aux plaisirs qui vous
menaçoient d'irre'me'diables douleurs , et peut-être
même dès cette vie : la plaie n'est pas bien fermée;
et ce cœur ensanglanté soupire encore en secret après
ses joies corrompues. Epurez vos intentions; for-
tifiez votre volonté par des réflexions sérieuses et
par des prières ferventes, car la prière assidue et
persévérante est le seul soutien de notre impuissance.
Vous avez commencé à goûter Dieu ; car aussi com-
ment peut-on être chrétien, si on n'aime, et si on
ne goûte ce bien infini ? Apprenez peu à peu à le
goûter seul , et modérez ce goût du plaisir sensible,
qui ne laisse pas d'être dangereux , lors même qu'il
semble innocent; autrement vous éprouverez, par
une chute imprévue, la vérité de cette sentence :
« Qui se néglige, tombe peu à peu (0 ». Et quoique
vous nous vantiez l'innocence de vos désirs encore
trop sensuels , je ne laisse pas de trembler pour
vous; parce qu'enfin, quoi que vous disiez, du
plaisir au plaisir il n'y a pas loin, et du sensible
au sensible la chute n'est que trop aisée. Il faut donc
travailler sans cesse à cet édifice caduc, où toujours
quelque chose se dément : il faut toujours s'élever,
si on ne veut pas retomber trop vite. A quelque
point que nous soyons , saint Paul nous excite à
monter plus haut (2) : après que nous sommes res-
suscites avec Jésus- Christ, il faut encore avec lui
monter jusqu'au plus haut des cieux, et jusqu'à la
droite du Père céleste. Car si cette ambition que le
monde veut appeler noble , inspire à un grand cou-
(0 Eccli XIX. 1. — {}) Coloss. III, 1,2,
6f)2 POUR LE JOUR DE PAQUE.
rage une ardeur infatigable , qui fait qu e'tant arrivé
par mille travaux et mille périls aux premiers hon-
neurs, il oublie tout ce qu'il a fait pour augmenter
une gloire qui n'est après tout qu'un bruit agréable
autour de nous , et un mélange de voix confuses ;
que ne doit-on pas entreprendre pour la véritable
gloire que Dieu réserve à ses enfans? quelle acti-
vité et quelle vigueur ne demande-t-elle pas ? ne
faut-il pas être toujours agissant , à l'exemple de
Jésus-Christ? « Mon Père, dit-il (0, opère toujours;
)) et moi, j'opère avec lui ». Mais voyons-le opérer
dans sa sainte Eglise : ce nous sera un nouveau mo-
tif de nous soumettre à l'opération de la grâce qui
nous renouvelle,
SECOND POINT.
Nous avons vu que le Fils de Dieu, en ressusci-
tant, avoit dessein de nous attirer à cette « cité
)) permanente », comme l'appelle saint Paul (2)^ où il
va prendre sa place , et oii nous devons jouir avec
lui d'une paix inaltérable : mais comme, au milieu
de l'agitation où nous sommes , nous avons peine à
comprendre qu'il y ait pour nous quelque chose
d'immuable , écoutez ce qu'il médite. O homme, tu
ne veux pas croire, ou tu ne peux pas t'imaginier
que je t'aie bâti dans le ciel une cité permanente ,
où tu seras éternellement heureux ; et je m'en vais
entreprendre un ouvrage sur la terre, qui te don-
nera une idée de ce que je puis, et de ce que je te
prépare : cet ouvrage, c'est son Eglise catholique.
Venite et videte opéra Domini, quœ posuit prodigia
(0 Joan. V. 17. — W Hebr. xiii. 1 4«
PO un LE JOUll DE PAQUE. 653
super terrant (0 : « O homme, viens voir les mer-
» veilles de la maiii de Dieu ; et dans les prodiges
» qu'il fait sur la terre » , juge des ouvrages immor-
tels qu'il entreprend pour le ciel.
Approchons-nous donc de plus près, et regardons
travailler le grand architecte. Il a travaillé à son
Eglise durant sa vie, à sa mort, à sa glorieuse re'-
surrection ; mais toujours sur le même plan : et s'il
nous faut assigner à chacun de ces états son ouvrage
propre ; il a commencé à former son Eglise par sa
doctrine durant sa vie ; il lui a donné la vie par sa
mort ; et par sa résurrection il lui a donné avec sa
dernière forme le caractère d'immortalité. Mais plus
nous entrerons dans le détail, plus la grandeur du
dessein et la merveille de l'exécution nous paroîtra
surprenante. L'Esprit invincible et tout -puissant,
qu'il a promis à ses apôtres étant mortel, il l'envoie
ressuscité et monté aux cieuxj afin, pour ainsi par-
ler, qu'il coule toujours d'une vive source. Mais ap-
pliquons-nous à regarder la structure de son Eglise.
Durant les jours de sa vie mortelle, il a choisi ses
apôtres : il a dit à Pierre, que « sur cette pierre il
» bâtiroit son Eglise, contre laquelle l'enfer seroit
» toujours foible i?) «. Vous voyez les matériaux
déjà préparés : les apôtres sont appelés, et Pierre
est mis à leur tête. Jésus-Christ ne sera pas plutôt
ressuscité, que nous le verrons commencer à élever
l'édifice-, mais toujours sur les mêmes fondemens :
car écoutez ce que dit l'ange aux pieuses femmes :
« Allez dire à ses disciples et à Pierre (3) ». Dieu
commence à réveiller la foi des apôtres , et il ré-
(0 Ps. XLV. 8. — W Matth. XVI. i8. — (3) j^arc. xvi. 7.
654 POUR LE JOUR DE PAQUE.
veille principalement Pierre, qui etoit le premier
de tous j Pierre qui, pour cette même raison, devoit
être le plus fort , et qui d'abord le plus infidèle, puis-
qu'il avoit su renier son maître , devoit ensuite con-
firmer ses frères ; « afin, comme dit l'apôtre (0, que
» la force fût perfectionnée dans l'infirmité, et que
» la main de Jésus-Christ parût partout ».
Tout s'avance dans le même ordre. Pierre et Jean
courent au tombeau (2) : Jean arrive le premier;
mais le respect le retient , et il n'ose entrer devant
Pierre dans les profondeurs : c'est Pierre qui voit le
premier les linges de la sépulture posés à un coin du
tombeau sacré, et les premières dépouilles de la mort
vaincue. Voyez comme l'Eglise se forme, avec toute
sa bienheureuse subordination, au sépulcre de Jésus-
Christ ressuscité; et voyez en même temps comme
les apôtres sortent peu à peu de leur erreur ; Dieu
les en tirant pas k pas, afin qu'une profonde ré-
flexion sur tous leurs torts leur fasse entendre que
Jésus-Christ seul avoit pu ressusciter leur foi éteinte.
Mais il faut avancer l'ouvrage, et il est temps que
Jésus -Christ paroisse aux apôtres : tout se fera sur
le même plan sur lequel on a commencé. Saint Paul,
fidèle témoin, nous apprend que « Jésus-Christ appa-
» rut à Pierre, et après aux onze P) » . Saints apôtres ,
le temps est venu que Jésus-Christ vous veut rendre
les dignes témoins de sa résurrection; et afin que
tout ie corps soit inébranlable, il commence par af-
fermir celui qu'il a mis à la tête : c'est aussi lui qui
doit porter la parole au nom de vous tous. Pierre,
qui a dit le premier : « Vous êtes Christ, Fils de
C^) //. Cor- X.11. 9. — (.^) Joan, XX. 3 , et seg, — (5) /. Cor. xv. 5.
POUR LE JOUR DE P A Q U E. 655
5) Dieu vivant (0 », à aussi prêché le premier : Vous
êtes le Christ ressuscité, et le premier né d'entre les
morts; et l'Eglise va être fondée autant sur la foi de
la résurrection de Jésus-Christ , que sur celle de sa
génération éternelle.
Mais que fait Jésus-Christ un peu après? Pour don-
ner la dernière forme à son Eglise, environné de ses
apôtres qui ne se lassoient point de le regarder, il dit à
Simon Pierre : « Simon , fils de Jonas, m'aimez-vous,
3) m'aimez-vous, encore une fois; m'aimez-vous plus
» que ceux-ci »? vous, qui êtes le premier en di-
gnité, êtes-vous le premier en amour? « Paissez mes
» agneaux , paissez mes brebis (2) « ; paissez les pe-
tits, paissez les mères; enfin, avec le troupeau, pais-
sez aussi les pasteurs, qui, à votre égard, seront des
brebis; et aimez plus que tous les autres, puisque
mon choix vous élève au-dessus d'eux tous. Ainsi s'a-
chève l'Eglise : le corps des apôtres reçoit sa dernière
forme, en recevant de la main de Jésus-Christ res-
suscité un chef qui le représente sur la terre : l'E-
glise est distinguée éternellement de toutes les socié-
tés schismatiques , qui, faute de reconnoître un chef
établi de Dieu de cette sorte, ne sont que confusion;
et le mystère de l'unité , par lequel l'Eglise est iné-
branlable , se consomme.
Il reste pourtant encore un dernier ouvrage : il
faut que cette Eglise, ainsi formée avec ses divers mi-
nistères, reçoive la promesse d'immortalité de cette
bouche immortelle , d'oîi le genre humain en sus-
pens attendra un jour sa dernière et irrévocable
sentence. Jésus-Christ assemble donc ses saints apô-
(') Matth. XVI. 16. — (2) Joan. xxi. i5, 16, 17.
656 POUR LE JOUR DE PAQUE.
très; et prêt à monter aux cieux, écoutez comme il
leur parle : « Toute puissance, dit-il, m'est donnée
» dans le ciel et dans la terre ; il est temps de partir :
)) allez , marchez à la conquête du monde ; prêchez
» l'Evangile à toute créature; enseignez toutes les
» nations, et les baptisez au nom du Père, et du
» Fils, et du Saint-Esprit (0 ». Et quel en sera l'ef-
fet ? Effet admirable , effet éternel et digne de Jésus-
Christ ressuscité : « Je suis, dit-ii, avec vous jusqu'à
» la consommation des siècles (2) » . Digne parole de
TEpoux céleste, qui engage sa foi pour jamais à sa
sainte Eglise. Ne craignez point, mes apôtres, ni
vous qui succéderez à un si saint ministère : moi res-
suscité, moi immortel, je serai toujours avec vous :
vainqueur de l'enfer et de la mort, je vous ferai
triompher de l'un et de l'autre ; et l'Eglise que je
formerai par votre sacré ministère , comme moi ,
sera immortelle : ma parole, qui soutient le monde
qu'elle a tiré du néant , soutiendra aussi mon Eglise :
Ecce ego ajobiscum sum. Si depuis ce temps , chré-
tiens, l'Eglise a cessé un seul moment; si elle a un
seul moment ressenti la mort dont Jésus-Christ l'a
tirée, et que cette Eglise de Jésus -Christ unie à
Pierre n'ait pas conservé avec l'unité et l'autorité
une fermeté invincible, doutez des promesses de la
vie future. Mais vous voyez au contraire que cette
Eglise , née dans les opprobres et parmi les contra-
dictions , chargée de la haine publique , persécutée
avec une fureur inouie , premièrement en Jésus-
Christ qui étoit son chef, et ensuite dans tous ses
membres , environnée d'ennemis , pleine de faux
(') Matth. XXVIII. i8, 19. — (■*) lUd. 20.
frères ,
POUR LE JOUR DE PAQUE. 6^1
frères, et un néant, comme dit saint Paul, dans ses
commencemens, attaquée encore plus vivement par
le dehors , et plus dangereusement divisée au de-
dans par les hérésies dans son progrès , dans la suite
presque abandonnée par le déplorable relâchement
de sa discipline; avec sa doctrine rebutante, dure
à pratiquer, dure à entendre, mipénétrable à l'es-
prit, contraire aux sens, ennemie du monde dont
elle combat toutes les maximes, demeure ferme et
inébranlable.
Et pour venir au particulier de Tinstitution de
Jésus-Christ; car il est beau de considérer dans des
promesses circonstanciées un accomplissement pré-
cis : vous voyez que la doctrine de TEvangile sub-
siste toujours dans les successeurs des apôtres; que
Pierre, toujours à leur tête, n'a cessé d'enseigner
les peuples, et de « confirmer ses frères (0 «, et,
comme disent les six cent trente évêques au grand
concile de Chalcédoine , « qu'il est toujours vivant
» dans son propre siège (2) « ; que toutes les hérésies
qui ont osé s'élever contre la science de Dieu, ont
senti leurs têtes superbes frappées par des anathêmes
dont elles n'ont pu soutenir la force; qu'elles n'ont
fait que languir depuis ce coup, et viennent tout à
la fois tomber aux pieds de l'Eglise, et de Pierre qui
les foudroie par ses successeurs; que cependant cette
Eglise ne se diminue jamais d'un côté, qu'elle ne s'é-
tende de l'autre, conformément à cette parole cjue
Jésus-Christ adresse lui-même à l'Eglise d'Ephèse :
Moveho candelahrum de loco suo [^) ; « Je remuerai
(i) Luc. xxii. 32. — W S. Léo. Serm. 11 , c. m. — (3) Apoc. ii. 5,
BOSSUET. XIII. 42
6^S POUR LE JOUR DE PAQUE.
5) de sa place votre chandelier » , je vous ôterai la
lumière de la foi : prenez garde, je ne l'éteindrai
pas, je la remuerai et la changerai de place; afin que
l'Eglise regagne tout ce qu'elle perd , une vertu in-
visible réparant ses pertes; et, plutôt que de la lais-
ser sans enfans. Dieu faisant, selon la parole de Jé-
sus-Christ , « des pierres mêmes , et des peuples les
» plus infidèles, naître les enfans d'Abraham (0 « :
en sorte que dans sa vieillesse , si toutefois elle peut
vieillir, elle qui est immortelle , et lorsqu'on la croit
stérile, elle soit aussi féconde que jamais, et demeure
toujours au-dessus de la ruine qui menace les cho-
ses humaines.
Lisez l'histoire des siècles passés , et considérez
l'état du nôtre; vous verrez que, par la vertu qui
anime le corps de l'Eglise, lorsque l'Orient s'en est
séparé, le JNord converti a rempli sa place; que le
Nord, en un autre temps, soulevé par les séditieuses
prédications de Luther , a vu sa foi non pas tant
éteinte, que transportée à d'autres climats, et passée,
pour ainsi parler, à de nouveaux mondes; et qu'enfin
dans les pays même oti l'hérésie règne, pour marque
des ténèbres auxquelles elle est condamnée, elle
tombe dans un désordre visible, par un mélange con-
fus de toutes sortes d'erreurs dont elle ne peut ai rêter
le cours; parce qu'à force de vouloir combattre l'au-
torité de l'Eglise, qu'il a fallu, pour la contredire,
aj^peler humaine, les hérésiarques n'ont pu s'en
laisser aucune ni réelle ni apparente : ce qui fait que
la plus superbe hérésie, la plus fière et la plus me-
naçante qui fut jamais, est devenue elle-même cette
CO Matth, m. 9.
POUR LE JOUR DE PAQUE. 6^9
Babylone qu'elle se vanloit de quitter. Et pour lui
donner le dernier coup , Dieu suscite un autre Cy-
rus, un prince aussi magnanime, aussi mode'ré,
aussi bienfaisant que lui, aussi grand dans ses con^
seils et aussi redoutable par ses armes; mais plus
religieux, puisqu'au lieu que Cyrus e'toit infidèle, le
prince que Dieu nous suscite tient à gloire d'être lui-
même le plus ze'lé et le plus soumis de tous les enfans de
l'Eglise, comme il est, sans contestation, le premier
autant en mérite, qu'en dignité; Dieu, dis-je, sus-
cite ce nouveau Cyrus pour détruire cette Baby-
lone , et réparer les ruines de Jérusalem : de sorte
que l'Eglise, toujours victorieuse, quoiqu'en diffé-
rentes manières, tantôt malgré les puissances con-
jurées contre elle, et tantôt par leur secours que
Dieu lui procure, triomphe de ses ennemis pour
leur salut, et pour le bien universel du monde, oii
seule elle fait reluire parmi les ténèbres la vérité
toute pure , et la droite règle des mœurs également
éloignée de toutes les extrémités.
« O Eglise, les forces me manquent à raconter vos
» louanges « : Gloriosa dicta sunt de te ^ cwitas
Dei{^). (( O vraiment. Eglise de Dieu, sainte cité de
» l'Eternel , et la mère de ses enfans , vraiment on
» a dit de vous des choses bien glorieuses » ; et je ne
m'étonne pas de l'état heureux et permanent qui
vous est prédestiné dans le ciel : déjà par la vertu
de celui qui vous a promis d'être avec vous , vous
avez tant de majesté et tant de solidité sur la terre.
Mais, mes Frères, remarquez-vous que cette pro-
messe d'immortalité, qui soutient l'Eglise, s'adresse
{}) Ps. LXXXVI. 3.
66o POUR LE JOUR DE PÀQUE.
aux apôtres et aux successeurs des apôtres? Allez,
enseignez, baptisez; et moi, je suis avec vous jus-
qu'à la consommation des siècles : avec vous à qui
la chaire a ëte' donne'e; avec vous à qui sont commis
les saints sacremens; avec vous qui devez éclairer
les autres. C'est par les apôtres et leurs successeurs
que l'Eglise doit être immortelle. Si donc les suc-
cesseurs des apôtres ne sont fidèles à leur ministère,
combien d'ames périront! O merveilleuse impor-
tance de ces charges redoutables! ô péril de ceux
qui les exercent! ô péril de ceux qui les demandent,
et péril encore plus grand de ceux qui les donnent!
Mais comme ceux qui les exercent, chargés d'ins-
truire les autres , n'ont besoin que de leurs propres
lumières; et que ce grand prince, qui les donne,
entre dans les besoins de l'Eglise avec une circons-
pection si religieuse , que nous sommes assurés d'un
bon choix, pourvu que chacun s'applique à lui
former en lui-même ou dans sa famille de dignes
sujets ; c'est à vous que j'ai à parler , à vous , Mes-
sieurs, à vous qui demandez tous les jours, ou pour
vous , ou pour les autres, ces redoutables dignités.
Ah ! Messieurs, je vous en conjure par la foi que
vous devez à Dieu , par l'attachement inviolable que
vous devez à l'Eglise, à qui vous voulez donner des
pasteurs selon votre cœur, plutôt que selon le cœur
de Dieu; et, si tout cela ne vous touche pas, par le
soin que vous devez à votre salut : ah ! ne jetez pas
vos amis, vos proches, vos propres enfans, vous-
mêmes, qui présumez tout de votre capacité, sans
qu'elle ait jamais été éprouvée ; ah ! pour Dieu, ne
vous jetez pas volontairement dans un péril mani-
POtJRLEJOURBEPAQUE. GGl
feste. Ne proposez plus à une jeunesse imprudente
les dignite's de l'Eglise, comme un moyen dépiquer
son ambition , ou comme la juste couronne des étu-
des de cinq ou six ans, qui ne sont qu'un foible
commencement de leurs exercices. Qu'ils apprennent
plutôt à fuir, à trembler, et du moins à travailler
pour l'Eglise, avant que de gouverner FEglise : car
voici la règle de saint Paul, règle infaillible, règle
invariable, puisque c'est la règle du Saint-Esprit:
<( Qu'ils soient éprouvés , et puis qu'ils servent (0 w ;
et encore : « C'est en servant bien dans les places
M inférieures, qu'on peut s'élever à un pins haut
» rang (2) » : et cette règle est fondée sur la con-
duite de Jésus-Christ. Trois ans entiers il tient ses
apôtres sous sa discipline : instruits par sa dortrine,
par ses miracles , pai l'exemple de sa vie et de sa
mort , il ne les envoie pas encore exercer leur mi-
nistère. Il revient des enfers et sort du tombeau,
pour leur donner durant quarante jours de nou-
velles instructions ; et encore après tant de soins,
de peur de les exposer trop tôt, il les envoie se ca-
cher dans Jérusalem : « Renfermez-vous, dit-il (^) -,
» ne sortez pas jusqu'à ce que vous soyez revêtus
» de la vertu d'en-haut ». Il les jette dans une re-
traite profonde, sans laquelle le Saint-Esprit, leur
conducteur nécessaire, ne viendra pas. Voilà comme
sont formés ceux qui ont appris sous Jésus-Christ.
Et nous, Messieurs, sans avoir rien fait , nous en-
treprenons de remplir leurs places. Si l'ordre ecclé-
siastique est une milice, comme disent tous les saints
Pères et tous les conciles, après saint Paul (4), es-
W/. Tint. III. 10. — K-')Ibul i3.— (3) Luc. xxiv. 49. — (4) /. Tim.i. 8.
662 POUR LE JOUR DE PAQUE.
père-t-on commander; mais le peut-on sans hasar-
der tout, lorsqu'on n'a jamais obëi , jamais servi
sous les autres? Et quel ordre, quelle discipline y
aura-t-il dans la guerre , si on peut seulement pré-
tendre à'^ s'élever autrement que par les degrés ?
Ou bien est-ce que la milice ecclésiastique, où il
faut combattre tous les vices, toutes les passions,
toutes les foiblesses humaines , toutes les mauvaises
coutumes, toutes les maximes du monde, tous les
artifices des hérétiques, toutes les entreprises des
impies, eh un mot tous les démons et tout l'enfer,
ne demande pas autant de sagesse, autant d'art, au-
tant d'expérience, et enfin autant de courage , quoi-
que d'une autre manière, que la milice du monde?
Quel spectacle , lorsque ceux qui dévoient com-
battre à la tête , ne savent par oii commencer;
qu'un conducteur secret remue avec peine sa foible
machine; et que celui qui devoit payer de sa per-
sonne paie à peine de mine et de contenance ! O
malheur! ô désolation! ô ravage inévitable de tout
le troupeau! Car ignorez-vous cette juste mais re-
doutable sentence que Jésus-Christ prononce de sa
propre bouche : « Si un aveugle conduit un autre
M aveugle , tous deux tomberont dans le préci-
» pice (0 »? Tous deux, tous deux tomberont; « et
» non-seulement, dit saint Augustin (2)^ l'aveugle
» qui mène, mais encore l'aveugle qui suit ». Ils
tomberont l'un sur l'autre ; mais certes l'aveugle
qui mène tombe d'autant plus dangereusement,
qu'il entraîne les autres dans sa chute, et que Dieu
redemandera de sa main le sang de son frère qu'il
(0 Mattli. XV. il\. — ('-) Serm. xlvi, n. 21 , toni. v, col. 236.
POUR LE JOUR DE PAQUE. G6Z
a perdu. Et pour voir un effet terrible de cette me-
nace, considérez tant de royaumes arrache's du sein
de l'Eglise , par TheVésie de ces derniers siècles. Re-
cherchez les causes de tous ces malheurs : il s'élè-
vera autour de vous du creux des enfers , comme un
cri lamentable des peuples précipités dans l'abîme :
c'est nos indignes pasteurs qui nous ont jetés dans
ce lieu de tourment où nous sommes : leur inutilité
et leur ignorance nous les a fait mépriser : leur vanité
et leur corruption nous les a fait haïr, injustement,
il est vrai; car il falloit respecter Jésus-Christ en
eux, et les promesses faites à l'Eglise; mais enfin ils
ont donné lieu aux spécieuses déclamations qui nous
ont séduits : ces sentinelles endormies ont laissé en-
trer l'ennemi ; et la foi ancienne s'est anéantie par la
négligence de ceux qui en étoient les dépositaires.
O sainte Eglise gallicane , pleine de science,
pleine de vertus, pleine de force; jamais, jamais,
je l'espère , tu n'éprouveras un tel malheur : la pos-
térité te verra telle que t'ont vue les siècles passés ,
l'ornement de la chrétienté et la lumière du monde ;
toujours une des plus vives et des plus illustres par-
ties de cette Eglise éternellement vivante , que Jé-
sus-Christ ressuscité a répandue par toute la terre.
Mais nous, mes Frères, voulons-nous mourir;
et si nous ne commençons à vivre pour ne mourir
plus, que nous sert d'être les membres d'un chef
immortel, et d'un corps, d'une Eglise qui ne doit
jamais avoir de fin? c'est par cette considération
qu'il faut finir ce discours.
664 POUR LE JOUR DE TAQUE.
TROISIÈME POINT.
Etrange impression qui s'est mise dans l'esprit
des hommes , qui , pourvu qu'ils aient un recours
fréquen* aux sacremens de TEglise, croient que les
pe'cliés qu'ils ne cessent de commettre ne leur font
pas tout le mal qu'ils leur pourroient faire; et s'ima-
ginent être chre'liens, parce qu'aussi souvent con-
fessés qu'ils sont pêcheurs, ils soutiennent, dans une
vie toute corrompue -, une apparence de vie chré-
tienne. Ce n est pas là la doctrine que Jésus-Christ
et ses apôtres nous ont enseignée. « Jésus-Christ
M ressuscité ne meurt plus (0 » ; et de là que conclut
saint Paul ? (f Ainsi vous devez penser que vous êtes
)) morts au péché, pour vivre à Dieu par Jésus-
» Christ notre Seigneur (^) » : et encore avec plus
de force : « Si, dit -il, nous sommes morts au
» péché, comment pourrons -nous y vivre doréna-
» vaut (^) M? Quomodo? Comment? comment le
pourrons-nous? Parole d'étonnement, qui fait voir
l'apôtre saisi de frayeur à la seule vue d'une rechute.
Déplorable dépravation des chrétiens ! Nous nous
étonnons maintenant , quand ceux qui fréquentent
les sacremens gardent les résolutions qu'ils y ont
prises ; et saint Paul s'étonnoit aloi^s comment ceux
qui les recevoient, et qui étoient morts au péché,
pouvoient y vivre. Si, dit-il , nous sommes morts
au péché de bonne foi ; si, de bonne foi, nous avons
renoncé à ces abominables impuretés ; à cette ai-
greur implacable d'un cœur ulcéré, qui songe à se
satisfaire par une vengeance éclatante, ou qui goû-
(0 Rom. VI. 9. — W Ibid. 1 1. — (3) Ibid. 3.
I
POUH LE JOUR DE PAQUE. 66^
tant en lui-même une vengeance cachée, triomphe
secrètement de la simplicité d'un ennemi de'çu ; à
ces meurtres que vous fait faire tous les jours une
langue envenime'e ; à cette malignité dangereuse qui
vous fait empoisonner si habilement et avec tant
d'imperceptibles détours une conduite innocente ; à
cette fureur d'un jeu ruineux où votre famille change
d'état à chaque coup, tantôt relevée pour un mo-
ment, et tantôt précipitée dans l'abîme : si nous
avons renoncé à toutes ces choses et aux autres dé-
sordres de notre vie, comment pouvons -nous y
vivre, et nous replonger volontairement dans cette
horreur ?
Mais procédons par principes ; les hommes ne re-
viennent que par-là. Voici donc le fondement que je
pose. Quand Dieu daigne se communiquera sa créa-
ture, son intention n'est pas de se communiquer en
passant : « Mon Père et moi, nous viendrons à eux,
)) dit le Fils de Dieu , et nous ferons en eux notre
» demeure (0 )) ; et encore: « Le Saint-Esprit de-
» meurera en vous , et il y sera iV » ; et encore :
« Qui mange ma chair et boit mon sang , demeure
:» en moi , et moi en lui (5) » ; une demeure récipro-
que. En un mot l'Esprit de Dieu veut demeurer ;
car il est stable, constant, immuable de sa nature:
il ne veut pas être en passant dans les âmes , il y veut
avoir une demeure fixe ; et s'il ne trouve dans votre
conduite quelque chose de ferme et de résolu , il se
retire : ou , pour vous dire tout votre mal , s'il ne
trouve rien de ferme et de résolu dans votre con-
duite , craignez qu'il ne se soit déjà profondément
CO Joan. XIV. 23. — (^) Ibid. 17. — Q) Ibid. vi. ^7.
666 POUR LE JOUR DE PAQUE.
retiré de vous , et que vous ne soyez celui dont il est
écrit : « Vous avez le nom de vivant , et vous êtes
3) mort (0 ». Ne dites pas que ce n'est que fragilité;
car si la fragilité, qui est la grande maladie de notre
nature , n'a point de remède dans l'Evangile , Jésus-
Christ est mort et ressuscité en vain : en vain Dieu
emploie à nous convertir, comme dit saint Paul,
« la même vertu par laquelle il a ressuscité Jésus-
» Christ » , une vertu divine et surnaturelle :
In quo et resurrexistis per fidem oper adonis Dei ,
qui suscila\^it illum a mortuis (2). Et croire qu'on
prenne toujours dans les sacremens une vertu mira-
culeuse et toute-puissante, en demeurant toujours
également foible ; de sorte qu'on puisse toujours
mourir au péché, et toujours y vivre ; c'est une er-
reur manifeste.
Ce n'est pas que je veuille dire qu'on ne puisse
perdre la grâce recouvrée, et même la recouvrer
plusieurs fois dans le sacrement de pénitence. 11 faut
détester tous les excès : celui-ci est rejeté par toute
l'Eglise, et condamné manifestement dans toutes les
Ecritures, qui n'ont point donné de bornes à la
divine miséricorde, ni à la vertu des saints sacre-
mens. Mais comme je vous avoue que la vie chré-
tienne peut commencer quelquefois par l'infirmité,
je dis qu'il en faut venir à la consistance. Un fruit
n'est pas mûr d'abord, et sa crudité offense le goût;
mais s'il ne vient à maturité, ce n'est pas du fruit ,
c'est du poison. Ainsi le pécheur qui se convertit ,
pourvu qu'il déplore sa fragilité, et qu'au lieu d'en
être confus, il ne s'en fasse pas une excuse, peut ne
(ï) ApOC. III. I. — V*) ColosS. II. 12.
POUR LE jour. DE PAQUE. 66']
la pas vaincre d'abord; et les fruits de sa pénitence,
quoique amers et désagréables, ne laissent pas d'être
supportés par l'espérance qu'ils donnent. Mais que
jamais nous ne produisions ces dignes fruits de péni-
tence tant recommandés dans l'Evangile (0, c'est-
à-dire , « une conversion solide et durable » ; Pœni-
tentiam stahilern ^ comme l'appelle saint Paul (2) ;
que notre pénitence ne soit qu'un amusement , et ,
pour parler comme un sain t concile d'Espagne, notre
communion qu'un jeu sacrilège, où nous nous jouons
de ce que le ciel et la terre ont de plus saint ; Lu-
dere de doininica conirnunione (5) ; que notre vie ,
toute partagée entre la vertu et le crime, ne prenne
jamais un parti de bonne foi ; ou plutôt qu'en ne
gardant plus que le seul nom de vertu , nous pre-
nions ouvertement le parti du crime, le faisant ré-
gner en nous , malgré les sacremens tant de fois re-
çus ; c'est un prodige inoui dans l'Evangile , c'est un
monstre dans la doctrine des moeurs.
Faites-moi venir un philosophe , un Socrate, un
Aristote , qui vous voudrez : il vous dira que la vertu
ne consiste pas dans un sentiment passager; mais
que c'est une habitude constante et un état perma-
nent. Que nous ayons une moindre idée de la vertu
chrétienne, et qu'à cause que Jésus -Christ nous a
ouvert dans les sacremens une source inépuisable
pour laver nos crimes ; plus aveugles que les philo-
sophes, qui ont cherché la stabilité dans la vertu ,
nous croyons être chrétiens , lorsque nous passons
toute notre vie dans une inconstance perpétuelle ;
(ï) Luc. in. 8. — (') //. Cor.Yii. lo. — (3) Conciî. Elibenl. can.
XLVji. Lab. toni. i, col. 9j5.
668 POUR LE JOUE. DE P A Q U E.
aujourd'hui dans les eaux de la pénitence , et demain
dans nos premières ordures ; aujourd'hui à la sainte
table avec Jésus -Christ, et demain avec Bélial , et
dans toute la corruption passée : peut-on déshonorer
davantage le christianisme? et n'est-ce pas faire de
Jésus-Christ même, chose abominable, un défenseur
des mauvaises habitudes?
Ce n'est pas ainsi que Jésus - Christ a parlé des
rechutes, lui qui trouvant l'arbre cultivé et toujours
infructueux , s'étonne de le voir encore sur la terre,
et prononce qu'il n'est plus bon que pour le feu (i).
Quel effet attendez-vous de vos confessions stériles ?
Ne voyez -vous pas que vous vous trompez vous-
mêmes; et qu'ennemis, nopi pas du péché , mais du
reproche de vos consciences qui vous inquiète, c'est
de cette inquiétude, et non du péché, que vous vou-
lez vous défaire ? de sorte que le fruit de vos péni-
tences, c'est d'étouffer le remords, et de vous faire
trouver la tranquillité dans le crime.
Ah ! il est vrai , vous me convainquez : dans la foi-
blesse oii je suis, je me garderai bien d'approcher
des saints sacremens. J'avois prévu cette malheureuse
conséquence. Nous voici donc dans ces temps dont
parle saint Paul , « oii les hommes ne peuvent plus
)) soutenir la saine doctrine (^) ». Prêchez -leur la
miséricorde toujours prête à les recevoir; au lieu
d'être attendris par cette bonté, ils ne cesseront d'en
abuser, jusqu'à ce qu'ils la rebutent et la changent
en fureur : faites-leur voir le péril où les précipite
le mépris des saints sacremens; il n'y a plus de sa-
cremens pour eux. Combien en effet en connois-
0) Luc. xTii. 6, et seq. — (') //. Tim. iv. 3.
POUR LE JOUR DE PAQUE. C)6c)
sons-noiis qui n'ont plus rien de chrétien, que ce
faux respect pour les sacremens, qui fait qu'ils les
abandonnent , de peur, disent-ils , de les profaner.
Le beau reste de christianisme ! comme si on pou-
voit faire, pour ainsi parler, un plus grand outrage
aux remèdes , que d'en être environné sans daigner
les prendre , douter de leur vertu , et les laisser
inutiles.
O Jésus -Christ ressuscité, parlez vous-même.
Vous avez dit de votre bouche sacrée , que « les
» morts qui seroient gisans dans les tombeaux en-
» tendroient la voix du Fils de l'homme , et sorti-
)) roient des ombres de la mort (0 ». O vous, plus
morts que les morts; morts de quatre jours , dont
les entrailles déjà corrompues par des habitudes in-
vétérées font horreur aux sens, « squelettes déchar-
» nés , os desséchés « , oti il n'y a plus de suc , ni aucun
reste de l'ancienne forme; quoiqu'une pierre pesante
vous couvre, et que rien ne semble capable de forcer
la dureté de votre cœur, « Ecoutez la voix du Fils
« de l'homme » : Ossa arida^ audite verhiun Do-
mini (2). Est-ce en vain que saint Paul a dit que
Dieu emploie pour vous convertir, et qu'il a mis
dans ses sacremens « la même vertu par laquelle il
» a ressuscité Jésus - Christ » : Secunduin opération
nein potentiœ virtutis ejiis _, quain operalus est in
Christo , suscitans illum ci mortuis (3) ? par consé-
quent une vertu infinie, une vertu miraculeuse, une
vertu qui ressuscite les morts. Pourquoi donc vou-
lez-vous périr ?
Ah ! j'ai trop abusé des grâces, et j'ai épuisé tous
CO Joan. V. 25 , 28. — i?) Ezech. xxxvn. 4- — ^^) Coloss. 11. 1 2.
6*7 O POURLEJOURDEPAQUE.
les remèdes. Mais pourquoi accusez-vous les remèdes
,que vous n'avez jamais pris qu'avec négligence ? Avez-
vous gémi ? avez-vous prié ? après avoir découvert
vos plaies cachées à un sage médecin , avez-vous vécu
dans le régime nécessaire , épargnant à votre foiblesse
jusqu'aux occasions les moins dangereuses , et son-
geant plutôt à éviter les tentations qu'à les combat-
tre ? Mais cette vie est trop ennuyeuse , et on ne
peut la souffrir. Songez, songez non pas aux ennuis,
mais aux douleurs et au désespoir d'une éternité
malheureuse : ce n'est pas ce qu'il nous faut faire
pour notre salut qui doit nous sembler difficile ; mais
ce qui nous arrivera , si nous en abandonnons le soin.
Faites donc un dernier effort ; vous consultez trop
long-temps. Ecoutez le conseil de saint Augustin ; il
a été dans la peine où je vous vois, et saura bien vous
conseiller ce qu'il y faut faire. Nolite lihenter collo-
qui cum cupiditatihus vestris (0 : « Cessez , dit ce
» pécheur si parfaitement converti , cessez de dis-
» courir avec vos passions et avec vos foiblesses » :
vous écoutez trop leurs vaines excuses , les délais
qu'elles vous proposent , les mauvais exemples qui
les entretiennent , la mauvaise honte qu'elles vous
remettent continuellenient devant les yeux, et enfin
les mauvaises compagnies qui vous entraînent au
mal comme malgré vous. Ne voyez-vous pas l'erreur
des hommes , qui ne trouvant dans leurs plaisirs
qu'une joie trompeuse , et jamais le repos qu'ils cher-
chent, s'étourdissent les uns les autres, et s'encou-
ragent mutuellement à mal faire, toujours plus dé-
terminés en compagnie qu'en particulier j marque
(ï) In. Ps. cxxxvi. n. 21 , tom. iv, col. i^iS.
POUR LEJOUR DE PAQUE. Gj l
visible d'égarement, et que leurs plaisirs destitués
de la vraie nature du bien , et toujours suivis du dé-
goût, ont besoin pour se soutenir, du tumulte qui
offusque la re'flexion. Cessez de les écouter, si vous
ne voulez périr avec eux. Une grande résolution se
doit prendre par quelque chose de vif et avec un
soudain effort : demain , c'est trop tard ; sortez au-
jourd'hui de l'abîme où vous périssez, et où peut-
être vous vous déplaisez depuis si long-temps. On
n'aura pas demain un autre Evangile , ni un autre
enfer, un autre Dieu et un autre Jésus-Christ à vous
prêcher : l'Eglise a fait ses derniers efforts dans cette
fête, et a épuisé toutes ses menaces. La vieillesse, où
vous mettez votre confiance , ne fera que vous affoi-
blir l'esprit et le cœur, et répandre sur vos passions
un ridicule qui vous rendra la fable du monde; mais
qui n'opérera pas votre conversion. La mort, qui la
suit de près , vous fera jouer peut-être le personnage
de pénitent comme à un Antiochus : vous serez alar-
més , et non convertis : votre ame sera jetée dans
un trouble irrémédiable ; et incapable , dans sa
frayeur, de se posséder elle-même, elle vous fera
rouler sur les lèvres des actes de foi suggérés, comme
l'eau court sur la pierre sans la pénétrer. Ainsi il n'y
aura plus pour vous de miséricorde.
<i Ah ! mes Frères , j'espère de vous de meilleures
» choses, encore que je parle ainsi » : Cojijidimus
autem de vobis ^ dilectissimi , meliora , et viciniora
saluti , tametsi ita loquiinur {^) . Car pourquoi vou-
lez-vous mourir, maison d'Israël, peuple béni, peuple
(0 Hebr. VI. 9.
(5^2 POUll LE JOUR DE PÀQUE.
bien-aimë ; autrefois enfans de colère, et maintenant
enfans d'adoption et de dilection e'ternelle ; vous ,
pour qui toutes les chaires retentissent d'avertisse-
lîiens salutaires, pour qui coulent toutes les grâces
dans les sacremens, pour qui toute l'Eglise est en
travail, et s'efforce de vous enfanter en Jésus-Christ;
mais pour qui Jésus -Christ est mort , pour qui ce
Sauveur ressuscité ne cesse d'intercéder auprès de
son Père par ses plaies : pourquoi voulez-vous mou-
rir ? Vivez, vivez plutôt, mes chers Frères; c'est
Dieu même qui vous le demande, qui vous y exhorte,
qui vous l'ordonne, qui vous en prie. Et nous, in-
dignes interprètes de ses volontés, et ministres tels
quels de sa parole, nous secondons le dessein de sa
miséricorde , et de cette même bouche dont nous
vous consacrons les divins mystères, « nous vous
» conjurons pour Jésus-Christ , avec l'apôtre , ré-
5) conciliez-vous à Dieu » : Obsecramus pro Chrislo,
reconciliamini Deo (0 ; et encore avec le prophète :
« Convertissez-vous , et vivez (2) « ; mais afin de vivre
pour ne mourir plus , vivez dans les précautions
nécessaires à la foiblesse. « Souvenez-vous, dit Jésus-
» Christ , de la femme de Lot (^} » , et de la suite
funeste d'un regard fugitif, et du monument éternel,
que Dieu nous y donne , des châtimens qui suivent
les moindres retours vers les objets qu'il faut quitter.
Le grand mal des Israélites sous Achab, et celui qui .
les fit périr sans ressource ; c'est que , parmi les dieux
étrangers dont ils encensoient les autels , « ils furent ,
)) dit l'Ecriture, si abominables, qu'ils adorèrent
(0 //. Cor. Y. 20. — W Ezech. xviii. 32. — i,3j l,uc. xvii. 32.
j) les
POURLEJOUKDEPAQUE. 67 5
» les dieux des Amorrhe'ens que Dieu avoit mis en
«fuite devant eux (0 ». Ces dieux vaincus, ces
dieux renversés avec les peuples qui les servoient ,
furent révérés des Israélites , et devinrent l'objet de
leur culte : ce fut le comble de leurs maux , et le
pas le plus prochain vers la perdition. Craignez une
semblable aventure : que ces idoles abattues ne
voient jamais redresser leurs abominables autels ;
que la pensée de la mort efface tout l'éclat qui vous
éblouit; que la résurrection de Jésus- Christ ouvre
vos yeux aux biens éternels , et enfin que jamais le
monde vaincu ne redevienne vainqueur.
Sire, quel autre sait mieux que vous assurer une
victoire ? et de qui pouvons - nous apprendre avec
plus de fruit les véritables effets d'un triomphe en-
tier, que de cette main invincible sous laquelle tant
d'ennemis abattus ont vu tomber tout ensemble et
leurs forces et leur courage ; et malgré leur secret
dépit, ont perdu, avec l'espérance de se relever,
jusqu'à l'envie de combattre ? Jamais le monde ne
sera tout-à-fait vaincu par les chrétiens, jusqu'à ce
qu'il soit attéré de cette sorte , et qu'à force de le
vaincre , nous l'ayons réduit à désespérer pour ja-
mais de rétablir dans nos cœurs son empire renversé.
Mais Sire, Votre Majesté, après la victoire si pleine
et si assurée, a donné la paix à ses ennemis domptés;
et cette paix tant vantée , mais qui ne l'est pas en-
core assez , fait le comble de votre gloire. Dans la
guerre que les chrétiens ont à soutenir, il n'y a ni
paix , ni trêve : puisque si le monde cesse quelquefois
(0 ///. Heg. XXI. 26.
BossuET, xm. 43
6'ji POUR LE JOUR DE PAQUE.
de nous attaquer par le dehors, nous-mêmes, nous
ne cessons, par de continuels combats, de mettre
notre salut en péril : de sorte que Fennemi est tou-
jours aux portes, et que le moindre relâchement,
le moindre retour, enfin le moindre regard vers la
conduite passée, peut en un moment faire évanouir
toutes nos victoires, et rendre nos engagemens plus
dangereux que jamais : il faut donc s'armer de nou-
veau après le triomphe. Prenez, Sire , ces armes sa-
lutaires dont parle saint Paul (0 ; la foi, la prière,
le zèle , rhumilité , la ferveur : c'est par-là qu'on
peut assurer sa victoire parmi les infirmités et dans
les tentations de cette vie. Arbitre de l'univers , et
supérieur même à la fortune , si la fortune étoit
quelque chose, c'est ici la seule occasion oii vous
pouvez craindre sans honte , et il n'y a plus pour
vous qu'un seul ennemi à redouter : vous-même ,
Sire, vous-même , vos victoires , votre propre gloire ,
cette puissance sans bornes si nécessaire à conduire
un Etat, si dangereuse à se conduire soi-même;
voilà le seul ennemi dont vous ayez à vous défier.
Qui peut tout , ne peut pas assez : qui peut tout ,
ordinairement tourne sa puissance contre lui-même;
et quand le monde nous accorde tout, il n'est que
trop malaisé de se refuser quelque chose : mais aussi
c'est la grande gloire, et la parfaite vertu, de savoir,
comme vous , se donner des bornes , et demeurer
dans la règle , quand la règle même semble nous
céder.
Pour vivre dans cette règle qui soumet à Dieu
toute créature , il faut , Sire , quelquefois descendre
(0 Ephes. Yi. II, etsuiw.
POUR LE JOUR DE PAQUE. 6^5
du trône. L'exemple de Jésus-Christ nous fait assez
voir que « celui qui descend, c'est celui qui monte.
» Celui qui est descendu, dit saint Paul (0, jusqu'aux
» profondeurs de la terre , c'est celui qui est monté
» au plus haut des cieux w. Il faut donc descendre
avec lui, quelque grand qu'on soit; descendre pour
s'humilier, descendre pour se soumettre, descendre
pour compatir, pour écouter de plus près la voix
de la misère qui perce le cœur, et lui apporter un
soulagement digne d'une si grande puissance. Voilà
comme Jésus-Christ est descendu : qui descend ainsi
remonte bientôt. C'est, Sire , l'élévation que je vous
souhaite. Ainsi votre grandeur sera éternelle; votre
Etat ne manquera jamais : nous vous verrons tou-
jours roi, toujours couronné, toujours vainqueur
et en ce monde et en l'autre , par la grâce et la bé-
nédiction du Père, du Fils, et du Saint-Esprit.
CO Ephes.iY. 9, lo.
G'jG SURLAIVÉCESSITÉ
ABRÉGÉ
D'UN AUTRE SERMON
POUR LE MÊME JOUR.
Nécessité des souffrances. Opposition que nous avons à la croix :
en quoi consiste cette croix. Moyens qui doivent nous soutenir dans
nos afflictions. Combien la patience et la soumission dans nos maux
nous sont salutaires.
)«/^%^/«/^ '«/•>«'«/«>% >«/•>«
O slulti et tardi corde ad credendum in omnibus quse lo-
cuti sont prophetae î nonne liœc oportuit pati Chris-
tum, et ita intrare in gloriam suam?
O insensés, dont le cœur est tardif à croire tout ce que
les prophètes ont dit! ne Jalloit-il pas que le Christ
souffrît toutes ces choses, et quil entrât ainsi dans sa
gloire? Luc. xxiv. 25, 26.
Cette vérité combien inculquée par l'Eglise dans
ce saint temps. Cet évangile se lira demain : mardi,
l'évangile selon saint Luc , où il est dit à la fin :
Quoniam sic scriptum est, et sic oportebat Christum
pati (0 : « C'est ainsi qu'il est écrit, et c'est ainsi qu'il
» falloit que le Christ souffrît » ; et le mercredi,
dans l'Epître : Deus autem _, quœ prœnuntiawit per
os omnium prophetarum j pati Christum suum^ sic |
(0 Luc. XXIV. f\6.
DES SOUFFRANCES. 677
implevit (0 : « Mais Dieu a accompli de cette sorte
)) ce qu'il avoit pre'dit par la bouche de tous ses pi o-
» phètes, que le Christ souffriroit la mort ». Quoi
donc , encore la passion ! Oui , la passion ; mais
comme chemin à la gloire. Trois vérite's : i.® pas-
ser par la croix ; 2.0 en quoi consiste cette croix ;
3.0 les moyens.
La ne'cessité de passer par la croix. Jésus - Christ
[dit] : Si quis vidtpost me venire j... tollat crucem
suam : « Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il
)) porte sa croix » : ad omnes ; « Il parloit à tous » :
quotidie (2); (c Qu'il la porte tous les jours ». Et
saint Paul , [ parcourant les différentes villes où il
avoit prêché l'Evangile, confirmoit les fidèles dans
la foi en leur montrant que « c'est par beaucoup de
» peines et d'afïlictions que nous devons entrer dans
» le royaume de Dieu » ] : Qiioniam per inultas tri-^
hulationes oportet nos intrare in regnum Dei (5).
L'exemple de Jésus-Christ qui vouîoit par-là, i.o ex-
pier le péché; 2.** montrer son amour : nous de
même.
Combien important, combien difficile d'entendre
cette vérité. Les apôtres [ne pouvoient] point en-
tendre les souffrances de Jésus-Christ : il leur dé*
clare qu' « il faut que le Fils de l'homme souffre
«beaucoup, qu'il soit rejeté des sénateurs, des
» princes des prêtres et des scribes, et mis à mort (4) ».
Voyez-en la suite : « Il disoit aussi à tout le monde :
» Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se re-
» nonce soi-même, qu'il porte sa croix tous les jours,
(0 Act. III. 18. — (0 Luc. IX. 23. — (3) Act. XIV. 21. — (■'«) Luc»
IX. 22.
6^8 SUR LA NÉCESSITÉ
» et qu'il me suive » : Dicebat autem ad oinnes : Si
quis vult post me venire ^ abne^et semetipsum ^ et
tollat crucem suam quotidie , et sequatur me (0.
Pierre se fait appeler Satan, [parce qu'il ose le re-
prendre, en lui disant : « Ah! Seigneur, cela ne
3) vous arrivera point »] : Absit^ absit aie , Domine ^
non erit tibi hoc (2). Oui , son royaume : « Ordon-
» nez, lui dit la mère des enfans de Zébedée , que
5) mes deux fils que voici soient assis dans votre
a) royaume, l'un à votre droite, et l'autre à votre
» gauche )> : Die ut sedeant M duo filii mei ^ unus ad
dextram tuam^ et unus ad sinistram , in regno tuo {^).
Mais lui [leur répond :] « Pouvez-vous boire le ca-
5) lice que je dois boire » ? Potestis bibere caliceni
quem ego bibiturus sum (4) ? Ouvrons donc les yeux
à cette grande vérité : « Si l'on traite de la sorte le
5) bois verd , comment le bois sec sera-t-il traité » ? ,
Si inviridi ligno hœc faciunt, in arido quidfiet (5)? '
Mais que devons-nous souffrir? Je pourrois vous
dire , maladies , disgrâces , pauvreté , perte de
biens, etc. ; mais autre chose. Abneget semetipsum (6)* 'j
Croix inévitable, renoncer à soi-même; combattre I
ses mauvais désirs , son avarice , sa mollesse , sa pa- |
resse, sa lenteur, son inquiétude, son ambition, ses
attachemens, ses commerces; en un mot ses sens,
ses plaisirs , son goût qui mène à d'autres goûts , ses
inimitiés, son indocilité, son arrogance, ses ven^
geances , son immodestie et cet amour des parures,
sa vanité. Combat continuel: s'arracher [à soi-même
et à tous les objets de ses passions par un effort] san-
(i) Luc. IX. 23. — (') Maiih. XVI. 22, 23. — > (3) Mattlu xx. 21. —
(4) Ihid. 22. — (5) Luc, xxui. 3 1. -— (.6j l^q^ jx. 23,
DES SOUFFUANCES. 6'jg
glant, [en se faisant à soi-même une dure] violence;
parce que « le royaume des cieux se prend par vio-
» lence , et que ce ne sont que les violens qui l'em-
» portent )> : Regnum cœlorum "vint patilur^ et vio-
lenti rapiunt illud (0 : [ supporter patiemment ] les
injures, [consentir à beaucoup souffrir avec Jésus-
Christ, et à se voir rejeté comme lui s'il le faut par
le monde entier r ] Multa pati et reprohari a gejie-
ratione hac (2) : [réprimer] dans les maladies ces
murmures [qui nous rendent coupables] d'ingrati-
tude envers ceux qui nous soulagent ; on se prend
à eux de son mal.
Les moyens : l'exemple de Jésus-Christ; [consen-
tir] avec lui, « au lieu de la vie tranquille et heu-
3) reuse dont on pourroit jouir, à souffrir la croix,
» en méprisant la honte et l'ignominie » : Propo-
sito sihi gaudio sustinuit crucem j confusione con^
temptâ (5) : [se consoler et se soutenir dans cette
espérance que] « Dieu essuiera toutes les larmes des
)) yeux de ceux qui auront ainsi souffert » : Abster-
gct Deus omnetn lacrymam ab oculis eorum (4).
« Lorsqu'une femme enfante , elle est dans la dou-
» leur, parce que son heure est venue : mais après
» qu'elle a enfanté un fils , elle ne se souvient plus
» de ses maux, dans la joie qu'elle a d'avoir mis un
» homme au monde « ; Mulîer cumpaj^it^ tristitiam
habetj quia venu liora ejus : cîiin autem peperit pue^
rum^ jam non meminit prœssurœ propter gaudium,
quia naius est homo in mundum (^).
Deux tableaux : le juste souffrant, le méchant
(0 Mauh. XI. 1 2. — (') Luc. XVII. 25.— (3) Heb. xii. 2. — C'î) Apoc*
VII. 17. — {^) Joan. %Yi. 21,
6S0 SUR LA NÉCESSITÉ
souffrant. Le juste souffrant; Job, Jérëmie, Daniel,
saint Etienne. Le méchant souffrant; ceux qui, dans
l'Apocalypse, au lieu de faire pénitence, blasphè-
ment le nom de Dieu qui les frappe. Pourquoi [s'ir-
rite-t-on ] contre Dieu ? On sent que tout vient de
Dieu; on s'emporte contre lui. Il y a une espèce de re-
ligion dans le blasphème : on reconnoît que c'est Dieu
[ qui est auteur du châtiment dont on se plaint. Mais
en se révoltant contre] sa justice, en soulagent-ils
leurs maux ? Au contraire ; « ils se mordent la lan-
» gue dans l'excès de leur douleur » ; Commandu-
caveruntlin^uas suas prœ dolore (0 : leur rage, leur
dépit augmentent leurs maux , les aigrissent , com-
mencent leur enfer. Et les autres, ils louent, ils
bénissent, ils pardonnent. Les méehans s'emportent
contre ceux qui les soulagent. Saint Etienne [prie]
pour ceux qui le font mourir. Ce malade impatient,
pourquoi s'en prend -il à sa femme et à ses enfans?
On ne veut pas avoir besoin , on ne veut pas dépen-
dre : [tout cela vient d'un] fond d'orgueil. En toutes
manières ceux qui souffrent mal [mettent] un venin
dans leur plaie : mais au contraire l'humilité, la pa-
tience, quel baume! quel merveilleux adoucisse-
ment! Quoi de plus doux que ce que dit Job ? « Mes
» amis se répandent en paroles contre moi; mais
» mes yeux fondent en larmes devant mon Dieu » :
J^erbosi amici inei; ad Deum stillat oculus meus (2),
Oui je verse des larmes, mais c'est devant vous ,
c'est pour vous; [ce sont des larmes] de confiance,
de tendresse; c'est vous que je veux fléchir, de qui
je veux m'attirer la compassion : que me fait la pitié
(0 Apoc. XVI. 10, 1 1. — (') Job. XVI. 21.
DES SOUFFRANCES. 08 I
des hommes? Et cependant on veut être plaint :
trop de foiblesse, amour- propre. « Mais, ô mon
)) Dieu! ma miséricorde (0 »! « Vous, Seigneur,
)) ayez compassion de moi, et ressuscitez-moi » :
2\l autein j Domine j miserere m,eî , et ressuscita
me (2).
Si vous vous adressez à lui, voici sa promesse :
l^go scio cogitationes quas cogito super vos : « Je
» sais les pensées que j'ai sur vous » ; vous ne les savez
pas , mais je les sais. Cogitationes pacis et non afflic-
tionisj ut dem vohis Jlnem P) : « Ce sont des pensées
» de paix et non d'affliction , pour vous accorder la
i) fin de ces maux » -, et si ce n'est pas sitôt ; etpatien-
tiam^ (c la patience » ; ce qui vaut mieux que la fin
des maux; parce que «l'affliction produit la patience;
i) la patience, l'épreuve; l'épreuve, l'espérance, la-
)) quelle ne nous trompe pas (4) « : parce que « celui
» qui espère en Dieu , ne sera jamais confondu (5) » ;
mais éternellement rendu heureux avec le Père , le
Fils et le Saint-Esprit. Amen.
(0 Ps. Lvm. 18. — (2) Ps. XL. II. — (3) Jerem. xxix. 11. —.
(4) Rom. V. 3 , 4 3 5. — (5J EccU. 11. 11.
682 SUR LES MOTIFS
ABRÉGÉ D'UN SERMON
PRÊCHÉ A MEAUX
LE JOUR DE PAQUE.
Joie du chrétien : les grâces reçues, les grâces prçmises^ deux
sujets de joie qu'il trouve en Jésus-Christ ressuscité. Eloignement
qu'il doit avoir de la joie des sens pour participer aux joies célestes.
Gaudete in Domino semper : iterum dico , gaudete.
Réjouissez-vous sans cesse en notre Seigneur : je le dis
encore une fois ^ réjouissez-vous, Philip, iv. 4»
OuEL nouveau commandement! peut-on comman-
der de se réjouir ? La joie veut naître de source , ni
commandée, ni forcée : quand on possède le bien *
qu'on désire, [elle coule] d'elle-même avec abon-
dance : quand il manque, on a beau dire, Réjouis-
sez-vous ; eût-on itéré mille fois ce commandement,
la joie ne vient pas. Et toutefois c'est un précepte .^\
de l'apôtre : [ il le répète] trois fois dans cette épître :
«Au reste, mes Frères, réjouissez-vous en notre
5) Seigneur (0 » ; ici : « Réjouissez-vous toujours (2)» ;
et encore : « Réjouissez-vous » ; aux Thessaloniciens :
(0 Philip, m. I . — W Ibid, iv. 4-
DE LA JOIE DU CHRÉTIEN. 683
« Rëjouissez-vous toujours (0 ». Etdepeur que vous
ne croyiez que ce soit un précepte apostolique ,
notre Seigneur [a dit avant l'apôtre] : Gaudete
et exultate ^ qiioniam merces vestra copiosa est in
cœlis (2) : « Re'jouissez-vous , et tressaillez de joie,
)) parce qu'une grande récompense vous est réservée
5) dans les cieux » : et il le répète souvent; et c'est le
commandement de Jésus-Christ ressuscité. Tout est
en joie dans l'Eglise. Je vous ai prêché la componc-
tion, qui est le sentiment qu'inspire Jésus-Christ
crucifié; aujourd'hui [je vous prêcherai] la joie que
Jésus -Christ ressuscité [doit produire dans nos
cœurs.] Il ne faut pas toujours reprendre les vices,
enseigner la perfection et les vertus : [ il est bon de
proposer quelquefois une ] « matière haute qui passe
» les sens » : Ç)iiœ exuperat omnem sensum (5).
[C'est pourquoi je veux tâcher de vous donner] un
peu de ce goût céleste , par la grâce du Saint-Esprit
et l'intercession de la sainte Vierge.
Celui qui nous commande de nous réjouir, nous
commande d'aimer; mais celui qui nous commande
de nous réjouir toujours, nous commande d'aimer un
objet toujours heureux, et d'aimer un objet toujours
présent. [Et rien de plus raisonnable] : car, hélas !
peut-on être en joie, [si on nepossède un objet tou-
jours heureux pour nous procurer une solide félicité,
toujours présent pour s'unir à nous?] Cet objet,
c'est Jésus-Christ ressuscité : toujours heureux , il
ne meurt plus ; toujours présent , il demeure en nous
par la foi. Mais celui qui commande deux fois de se
(0 /. Thess. V. 16. -^ (2; MaUh. y. 12. — (3) Philip, iv. 7.
684 ^^'^^ I^ES MOTIFS
réjouir, semble avoir vu en Je'sus-Ghrist deux sujets
de joie pour ceux qui l'aiment; les grâces déjà re-
çues par Jésus-Christ ressuscité; les grâces assurées
et promises par sa résurrection : les grâces de la vie
présente, et celles qu'on espère dans la vie future;
deux points.
PREMIER POINT.
La joie, dans son origine , devoit être avec la sain-
teté. Dieu est une nature bienheureuse ; mais il est
bienheureux , parce qu'il est saint : là donc est la
source de la joie; ou plutôt n'appelons pas joie.
Joie, transport, ravissement vient de dehors; à Dieu
point : disons qu'il est bienheureux ; mais afin que
nous le fussions , il nous a envoyé la joie comme
l'acte le plus parfait d'un amour heureux et jouis-
sant. Dans les anges , [joie toute spirituelle : ] ils ne
sont pas demeurés dans la vérité ; la joie les a quittés.
Dans le paradis terrestre, objets agréables; la joie
avec l'innocence. Pourquoi donc nous demeure-t-il
des joies sensibles ? Recourez à l'origine : elles
étoient avec l'innocence : Dieu nous les laisse pour-
tant, afin que nous entendions que ce ne sont pas
les meilleures : comme peine ; car il est juste , ô Sei-
gneur, que toute ame déréglée soit punie par son
propre dérèglement : [celle] qui se réjouit hors de
vous, [est] punie, déçue, tourmentée par sa propre
joie ; quand elle s'engage dans le péché , déception ;
quand elle échappe , tourment par le souvenir.
Jésus -Christ ressuscité ramène les vraies joies;
mais il les joint avec l'innocence, avec la rémission
des péchés : Resurrexit propter justijicatiojiem nos-
DE LA JOIE DU CHRÉTIEN. 685
tram (0 : « Il est ressuscité pour notre justification ».
Quod si Chrisius non resurrexit , vana eslfides ves-
tra ; adhiic enim estis in peccatis vestris {?) : « Que
» si Jésus-Christ n'est point ressuscité, votre foi est
» donc vaine; vous êtes encore engagés dans vos
» péchés ». S'il n'est pas ressuscité, Dieu n'a pas
agréé son sacrifice, il l'a laissé dans le tombeau mort
comme les autres; mort comme les autres pécheurs,
et non pas comme Sauveur, et non pas comme
c( libre entre les morts P) ». Goûtons donc la joie
de la rémission des péchés. Benedic j anima mea ,
Domino (4) : « Mon ame , bénis le Seigneur » . Le
passage d'Isaïe : Mémento lioriim , Jacob et Israël ^
quoniam serions meus es tu : forma^^i te ; sen^us meus
es tUj Israël^ ne oblis^iscaris meii^) : « Souvenez-
» vous de ceci, Jacob, et vous Israël, qui êtes mon
^) serviteur : je vous ai créé; Israël, vous êtes mon
» serviteur, ne m'oubliez point ». Deleui ut nubem
iniquitates tuas ^ et quasi nebulam peccala tua : re-
yertere ad me _, quoniam. redemi te (6) : « J'ai effacé
» vos iniquités comme une nuée qui passe , et vos
5) péchés comme un nuage : revenez à moi, parce
» que je vous ai racheté ». Laudate ^ cœli _, quoniam
misei'icordiam fecit Dominus : jubilate ^ extrema
terrœ ; resonate , montes ^ laudationem , saltus et
omne lignum ejus ; quoniam re démit Dominus Jacob ,
et Israël gloriabitur (7) : « Cieux , faites éclater vos
» cantiques, parce que le Seigneur a fait miséri-
» corde : soyez dans un tressaillement de joie, pro-
» fondeurs de la terre ; montagnes, faites retentir
(0 Rom. iT. 25. — («) /. Cor. xv. 17.— C^) Ps. lxxxvii. 4- — C^O P^-
Cil. I. — i^) Is. XÏ.1V. ai, — ^) Ibid. 2a. •— (7) Ibid. 23.
686 SUR LES MOTIFS
» des sons d'allégresse ; forêts avec tous vos arbres ,
5) faites entendre des accords harmonieux; parce
)) que le Seigneur a racheté Jacob , et qu'il fera
yy éclater sa gloire dans Israël ». Ipse castiga\^it nos ,
propter iniquitates nostras j et ipse salv abit nos pr op-
ter misericordiam suam (0 : « C'est lui qui nous a châ-
» tiés, à cause de nos iniquités; et c'est lui qui nous
» sauvera, pour signaler sa miséricorde m. Comme
un criminel qui n'attend dans un cachot [ que la
mort , ] toutes les fois qu'il entend remuer la porte
terrible et gémir les gonds redoublés , croit sa der-
nière heure [ arrivée ; ] on lui annonce sa grâce ,
[ il éclate en transports de joie et de reconnoissance : ]
Juhilate j, montes , laudationem. Et vous qui [n'êtes]
pas encore [justifiés] , venez entendre : Remittuntur
ei peccata multa , quoniam dilexit multuin (2) :
« Beaucoup de péchés lui sont remis , parce qu'elle
3) a beaucoup aimé ». Epanchez vos pleurs , vos
parfums, etc.
SECOND POINT.
Mais de là une autre joie ; le royaume futur :
Jésus-Christ ressuscité nous l'assure ; [il est un] gage
de notre résurrection : Et nos resurgemus .
La cérémonie de ce matin (*) : le sacré pontife
(0 Tob. xm. 5. — W Luc. VII. 47-
(*) Dans Fégllse de Meaux, Tévêque, après les Matines du jour de
Pâque, ou le célébrant en son absence, s'avance avec les chanoines
vers l'autel : après Tavoir baisé , il salue premièrement le chantre ,
et ensuite le sous-chantre, en leur disant ; Surrexit Dominus : cha-
cun des deux lui répond ; Credo ^ et aussitôt ils saluent de la même
manière ceux qui les suivent immédiatement, qui leur répondent
DE LA JOIE DU CHRÉTIEN. 687
Laise l'Evangile ; aux deux côte's, [il adresse ces
paroles]; liesurrexit Doininus ; « Le Seigneur est
3) ressuscite » : lui, [reçoit ces paroles] de l'Evan-
gile ; eux , des apôtres : Ego enim accepi à Domùio
quod et tradidi vohisk}): « Car c'est du Seigneur
3) que j'ai appris ce que je vous ai aussi enseigné ».
La parole passe de bouche en bouche ; Resurrexit
Dominus ; c'est la prédication par-là venue jusqu'à
nous , et qui ira jusqu'à la fin des siècles. Mais qu'a-
joute-t-on ? Credo ; « Je le crois » : et celui qui dit ;
« Je le crois « , dit à l'autre ; Resurrexit Dominus ;
par ces deux mots , par celui de la prédication et
celui de la foi, [ la vérité est parvenue jusqu'à nous.]
Mais que veut dire ce Credo ? Si Jésus-Christ est
ressuscité; et nos resurgemus ; nous ressusciterons
aussi. Jésus-Christ est ressuscité, mais tout entier :
de là la joie. Car que craindre ? Quoi , pauvre , [ ta
misère t'elïraie ; et on te destine ] un royaume !
Complacuit Patri vestro dare vohis regnuin (2) : « H
î) a plu à votre Père de vous donner son royaume ».
]Ve vous réjouissez donc pas de ce que [vous êtes ici-
bas riches , puissans , heureux] ; mais de ce que Jé-
sus-Christ est ressuscité , et nous tous en lui , pour
aller régner avec lui.
Mais pour goûter cette joie céleste , fuyez ces
joies qui nous sont laissées pour notre supplice.
Qaudio dixi : Quid frustra deciperis (5) ? « J'ai dit
M à la joie : Pourquoi trompes-tu si vainement » ?
Cette joie qui commence à naître [te captive]; tu
aussi; Credo : et ainsi successivement l'un à Tautre ils s'adressent
les mêmes paroles , et se font la même réponse. ( Edit. de Déforis. )
(0 /. Cor. XI. 23, — (2) Luc, xii. 32. — . (') Ecoles. 11. 2.
688 SUR LES MOTIFS
n'es plus maîtresse de tes désirs , tu ne possèdes plus
ta volonté; crains cette joie. Je te vois verser un
torrent de pleurs ; tu n'oses lever la tête : ah ! si tu
avois connu la séduction de la joie ! Quid frustra
deciperis ? Et toi , qui as tendu à ton ennemi d'im-
perceptibles lacets , [des] pièges invisibles, tuas dit:
Qui nous verra? Il est tombé à tes pieds; [vain]
triomphe du cœur : Frustra deciperis . Tu effleures la
peau [à ton ennemi; tu te plonge] à toi le poignard
dans le sein. Défiez-vous donc de la joie qui vient
des sens; car il en est comme de ces villes qu'on
prend dans une fête. On feint une paix ; joie partout :
tout d'un coup le feu, l'épée, le carnage; on com-
mence à dire : Malheureuse joie ! Il n'est plus temps;
il faut périr. Il falloit avoir connu auparavant que le
ris est une erreur, et dire à la joie : Tu t'es vainement
trompée. Quand donc une joie soudaine et trop viVe
[s'empare du cœur], la vapeur monte à la tête, on
s'enivre ; c'est l'ennemi qui veut te perdre.
La vie humaine semblable à un chemin; dans l'is-
sue est un précipice affreux : on nous en avertit dès
le premier pas; mais la loi est prononcée , il faut
avancer toujours. Je voudrois retourner sur mes
pas; marche, marche. Un poids invincible, une
force invincible nous entraîne; il faut sans cesse
avancer vers le précipice. Mille traverses, mille
peines [ nous fatiguent et nous inquiètent dans la
route ] : encore si je pouvois éviter ce précipice af-
freux. Non , non ; il faut marcher, il faut courir :
[ telle est la ] rapidité des années. On se console
pourtant ; parce que de temps en temps [ on ren-
contre des] objets qui nous divertissent, des eaux
courantes,
DE LA JOIE DU CHRÉTIEN. 689
courantes^ des fleurs qui passent, etc. On voudioit
arrêter -, marche, marche. Et cependant on voit
tomber derrière soi tout ce qu'on avoit passe'; fra-
cas effroyable , inévitable ruine. On se console ,
parce qu'on emporte quelques fleurs cueillies en
passant, qu'on voit se faner entre ses mains du ma-
tin au soir, quelques fruits qu'on perd en les goû-
tant : enchantement. Toujours entraîne', tu appro-
ches du gouffre affreux : déjà tout commence à s'ef-
facer ; les jardins moins fleuris, les fleurs moins
brillantes, leurs couleurs moins vives, les prairies
moins riantes, les eaux moins claires; tout se ternit,
tout s'efface : l'ombre de la mort [se pre'sente; ] on
commence à sentir rapproche du gouffre fatal. Mais
il faut aller sur le bord; encore un pas. Déjà l'hor-
reur trouble les sens, la tête tourne, les yeux [s'é-
garent; ] il faut marcher. [On voudroit retourner]
en arrière; plus de moyen : tout est tombé, tout
jest évanoui, tout est échappé.
Je n'ai pas besoin de vous dire que ce chemin ,
c'est la vie; que ce gouffre, c'est la mort. Mais la
mort finit tous les maux passés, et se finit elle-même,
lyon, non : dans ces gouffres, des feux dévorant,
jrincemens de dents, un pleur éternel, un feu qui
le s'éteint pas, un ver qui ne meurt pas. Tel est le
îhemin de celui qui s'abandonne aux sens ; plus
ourt aux uns qu'aux autres. On ne voit pas la fin :
[uelquefois on toml)e sans y penser, et tout d'un
ou p. Mais le fidèle [ demeure ferme ; ] Jésus-Christ,
[ui l'accompagne toujours, [le soutient;] il mé-
n'ise ce qu'il voit périr et échapper. Au bout, près
e l'abîme, une main invisible le transportera; ou
BOSSXJET. XllI. 4i
690 SUR LES MOTIFS DE LA JOIE DU CHRÉTIEN.
plutôt il y entrera comme Je'sus- Christ, il mourra
comme Je'sus - Christ , pour triompher de la mort.
Quiconque a cette foi, il est heureux; [il possède]
la joie de Tobie. Jérusalem , heati omnes qui dili^
minî «e (0 : « O Je'rusalem, heureux sont tous ceux
» qui t'aiment » , qui verront tes murailles rétablies,
ton sanctuaire, tes sacrifices. Beatus ero, sifuerint
reliquiœ seminis mei ad videndam claritatem Jéru-
salem (^) : « Je serai heureux , s'il reste des hommes
)) de ma race, pour voir la lumière et la splendeur
)) de Jérusalem » : combien plus de la céleste Jéru-
salem! [Telle est la] joie de Jésus-Christ ressuscité,
qui dégoûte des joies qui passent, et qui donnera la
joie éternelle, au nom du Père, et du Fils, «t du
Saint Esprit.
(0 Tob. XIII. 18, — (*) Ibiâ. 20.
FIN DU TOME TREIZIEME.
TABLE
DU TOME TREIZIÈME.
L^r SERMON POUR le dimanche de la Passion. — Pos-
sibilité des commandemens de Dieu. Efficacité de la
grâce, pour surmonter nos plus fortes inclinations :
combien les excuses des mauvais clirétiens sont vaines.
Orgueil et fausse paix ; deux causes principales qui les
empêchent d'écouter avec plaisir les vérités de l'Evan-
gile. Faux prétexte qu'ils allèguent contre les prédi-
cateurs, pour se dispenser de faire ce qu'ils disent.
Page I
ÏI.^ SERMON POUR LE DIMANCHE DE LA PaSSION. ForCG
et empire de la vérité. Principe de la haine que les
hommes lui portent : en combien de manières ils la
haïssent. Nécessité de la simplicité et de la bonne foi,
pour bien régler notre conscience. Origine des doutes
et des fausses subtilités qu'on se forme dans la m.orale.
Funestes suites des efforts que nous faisons contre la
vérité inhérente en nous. Par quels degrés nous tom-
bons dans un si grand m.al : quels en sont les progrès
et les remèdes. 3a
III.^ SERMON POUR LE DIMANCHE DE LA Passïon. — Etrange
égarement de l'esprit humain. Nature et effets de la
haine que les hommes portent à la vérité. De quelle
manière Dieu vengera les outrages qui lui sont faits.
Comment elle réside en nous, et comment nous la
combattons et nous la falsifions dans notre conscience
et dans nos mœurs. Utilité de la correction fraternelle :
combien elle est odieuse aux pécheurs. Véritable esprit
692 TABLE.
de la condescendance chrétienne. Terrible jugement de
Dieu sur ceux qui connoissent la vérité et qui la mé-
prisent. Page 54
SERMON POUR LE MARDI DE LA SEMAINE DE LA PaSSION,
prêché à Metz, sur la Satisfaction. — Nécessité de la
satisfaction : qualités qu'elle doit avoir. Conduite que
les confesseurs sont obligés de tenir à l'égard des péni-
tens : jugement qu'ils s'attirent par leur lâche condes-
cendance. Dispositions avec lesquelles les pécheurs doi-
vent accomplir la pénitence. 85
I.^"^ SERMON POUR LE JEUDI DE LA SEMAINE DE LA PaSSION,
prêché à la Cour, sur l'Efficacité de la Pénitence. — Qui
sont ceux qui négligent la pénitence. Désespoir des pé-
cheurs endurcis : réfutation de leurs vaines excuses.
Vertu toute-puissante de la grâce, pour surmonter nos
habitudes, et changer nos inclinations. Bonté du Sau-
veur : moyens pour en éprouver les effets. Combien
les délices spirituelles de la vie nouvelle surpassent
toutes les fausses douceurs des plaisirs sensibles. Dangers
de la Cour : comment on peut s'y sauver. 102
IL' SEP.MON POUR LE JEUDI DE LA SEMAINE DE LA PaSSION.
Sur la Ferveur de la Pénitence. — Etat du pécheur
lorsque Dieu l'invite à se convertir. Bonté immense du
Sauveur : empressemens infinis de sa charité pour les
âmes. Trois degrés de miséricorde, qui répondent à trois
degrés de misère où famé pécheresse est précipitée,
Foiblesse d'une ame épuisée par l'attache à la créature.
Motifs pressans pour nous donner à Dieu par la péni-
tence. Injure que nous lui faisons par nos révoltes :
vengeance que son amour outragé exerce contre les
ingrats. 1^2
III.'^ SERMON POUR LE JEUDI DE LA SEMAINE DE LA PaSSION,
prêché à la Cour, sur l'Intégrité de la Pénitence. —
Trois caractères opposés des véritables et des fausses
conversions. Feintes douleurs par lesquelles le pécheur
trompe les autres ; douleurs imparfaites par ^lesquelles
TABLE. 69^
il' s'impose à lui-même : cause profonde d'une se'duc-
lion si subtile. Coniusion nécessaire à un vrai pénitent :
quelle est cette contusion : pourquoi est -elle due au
pécheur. Comment les pécheurs superbes et indociles
cherchent à se débarrasser de la honte qu'ils méritent :
inutilité de tous leurs faux prétextes. Qui sont ceux qui
doivent entrer plus profondément dans cet état de
confusion. Remèdes nécessaires pour conserver la grâce
de la pénitence : combien ils sont méprisés ou négli-
gés. Page 143
I." SERMON POUR LE VENDREDI DE LA SEMAINE DE LA PaS-
sioN. Sur la Compassion de la sainte Vierge. — Douleur
inexprimable de Marie , au pied de la croix de son Fils :
quel en est le principe. Effet que la croix de Jésus doit
produire en nous. Grande constance de Marie , au mi-
lieu de ses souffrances : trois manières dont elle sur-
monte ses afflictions. Pourquoi Jésus est si tranquille
sur le Calvaire : combien Marie entre admirablement
dans tous ses sentimens. Immense charité du Père, qui
nous adopte pour ses enfans : ce qu'il en coûte à Marie
pour être notre mère. Excès de la douleur que lui cau-
sent nos crimes et notre impénitence. 170
IL* SERMON POUR le vendredi de la semaine de la Pas-
sion. Sur la Compassion de la sainte Vierge.-— Constance
admirable de Jésus sur sa croix : ses dernières disposi-
tions : mystère qu'elles contiennent. Combien l'amitié
réciproque du Fils et de la Mère sont inconcevables.
Excellence et avantages de l'union très-parfaite de Ma-
rie avec le Père éternel : pouvoir de cette Mère sur le
cœur de son Fils. Marie, mère commune de tous les
fidèles : comment elle les a enfantés : quelle est la me-
sure de son amour pour eux. En quoi consiste la véri-
table dévotion à la sainte Vierge : qui sont les dévots
superstitieux, et ceux que Marie reconnoît pour ses
enfans. 202
Abrégé d'un Sermon prêché le même jour, à l'PIôpital
694 TABLE.
géndral. Sur la Nécessité de l'Aumône. — ■ Comment
Je'sus-Cliiist nous donne à la croix la loi de la charité,
nous en fait connoître l'esprit, nous en prescrit les ef-
fets. Faire l'aumône avec pitié, avec joie, avec sou-
m.ission ; trois choses que Jésus- Christ crucifié nous
apprend. Retranchemens nécessaires pour pourvoir à la
subsistance des pauvres. Page 1^0
Précis d'un Sermon sur le même sujet, prêché à l'Hôpital
général le jour de la Compassion de la sainte Vierge.
261
SERMON POUR LE SAMEDI DE LA SEMAIIVE DE LA PaSSION. —
Comment Jésus a jugé et condamné le monde avec
toutes ses vanités. Mépris que son jugement doit nous
inspirer de toutes les choses temporelles. De quelle
manière nous devons exécuter son jugement sur nous-
mêmes et contre nous-mêmes. 267
I.^' SERMON POUR LE DIMANCHE DES RaMEAUX. — Qucls
sont les plus grands ornemens du triomphe du Sau-
veur. Comment la vaine gloire corrompt la vertu en la
flattant. Danger des louanges : dans quelles dispositions
nous devons être à leur égard. Pourquoi ceux qui sont
dominés par l'honneur, sont-ils infailliblement vicieux.
Par quels moyens l'honneur met les vices en crédit. De
quelle manière il nous fait tout attribuer à nous-mêmes ,
et nous érige enfin en de petits dieux. Remède à une si
grande insolence. Mépris que nous devons faire du ju-
gement des hommes en voyant celui qu'ils ont porté de
Jésus-Christ. 281
Discours à M. le Prince. 3i i
11.*= SERMON POUR LE DIMANCHE DES Rameaux. Sur la Né-
cessité des Souffrances. — Ecole du Calvaire : Mystère
des trois croix. Obligation 'que nous avons de prendre
Jésus-Christ pour modèle. Quel est l'esprit de Jésus :
son ardeur pour les souffrances : loi qu'il nous en fait
par son exemple. Utilité des souffrances montrée dans
le voleur qui se convertit à la croix. Nécessité des
TAULE. 6()5
souffrances pour éprouver, purifier et perfeclionner la
vertu. Comment la croix peut être tournée par notre
malice en un instrument de vengeance. Réflexions qui
doivent soutenir les enfans de Dieu au milieu des afflic-
tions. Page 3i4
III.'' SERMON POUR LE DIMANCHE DES Rameaux, prêché
devant le Roi. Sur les Devoirs des Rois. — Quelle est la
source de la puissance temporelle. Sentinaens d'un roi
sage qui voit les peuples soumis à son empire. Combien
les souverains doivent avoir dans l'esprit la majesté de
Dieu profondément gravée. Services que l'Eglise a droit
d'attendre des princes chrétiens. Quels sont leurs de-
voirs, pour faire régner Jésus-Christ sur leurs peuples.
Qualités et dispositions qui leur sont nécessaires pour
rendre la justice et connoître la vérité. 346
IV.^ SERMON POUR LE DIMANCHE DES Rameaux , préclié
devant le R.oi. Sur la Justice. — Origine de la justice
parmi les hommes. Devoii's communs qu'elle impose à
tous : devoirs particuliers qu'elle prescrit à ceux qui
ont en main l'autorité publique. Désordres presque
universels que l'intérêt propre cause dans le monde.
Soins et précautions que les hommes et surtout les
grands sont obligés de prendre pour bien connoître la
vérité. Charité et condescendance que nous devons
avoir les uns pour les autres. Clémence que les princes
doivent faire paroître dans l'exercice de la justice et
dans le soulagement de la misère. 370
I.*"' SERMON POUR LE Vendredi saint. Sur la Passion de
notre Seigneur Jésus-Christ. — Trois sortes d'ennemis
auxquels le pécheur a mérité d'être livré par son crime.
Jésus laissé à lui-même ^ abandonné à la malice des Juifs^
accablé de tout le poids de la justice de son Père pour
nous délivrer de ces trois sortes d'ennemis. Honte et
douleur, suites naturelles de chaque péché , et causes
de son agonie : avec quelle violence il éprouve ces deux
sentimens. Tout l'usage de sa puissance, même natu-
6^6 TABLE.
relie, suspendu, pour laisser à ses ennemis plus de li-
berté' de le faire souffrir. Combien inconcevable la dou-
leur, l'oppression et l'angoisse que son ame endure sous
la main de Dieu qui le frappe. Page 4o5
11.^ SERMON POUR LE Vendredi saint. Sur la Passion de
notre Seigneur Je'sus-Christ. — Comment Je'sus-Clirist
crucifié nous apprend à discerner ce qui est digne de no-
tre mépris. Pourquoi le Fils de Dieu a-t-il voulu que sa
croix fut plus un mystère d'ignominie que de douleur.
Grandeur du prix auquel il nous a achetés. Estime que
nous devons concevoir de nous-mêmes en qualité de
chrétiens : obligation où nous sommes de vivre pour le
Sauveur. Victoire qu'il remporte sur la justice de son
Père par sa contrition et son obéissance profonde. De
quelle manière nous devons nous unir à sa douleur qui
déplore nos crimes , et à son obéissance qui les répare.
438
m.*' SERMON POUR LE Vendredi saint , prêché devant
le Roi. Sur la Passion de notre Seigneur Jésus-Christ. —
Fermeté immobile, magnificence et équité du testa-
ment de Jésus. Nécessité de l'effusion de son sang : avec
quelle ardeur et quelle profusion il le répand. Motifs
que sa passion nous fournit d'une sainte horreur contre
les désordres de notre vie et d'un généreux détache-
merlt de la créature. Raisons des souffrances qu'il en-
dure et de l'ignominie dont il est couvert. Impression
que nous devons ressentir de ses douleurs pour avoir
part à la grâce qu'elles nous ont méritée. Peinture vi-
vante de Jésus -Christ mourant dans les pauvres : sa
passion retracée dans leur personne. 47^
IV.'' SERMON pour le Vendredi saint, prêché à la Cour.
Sur la Passion de notre Seigneur Jésus- Christ. — Pro-
fondeur du mystère de la croix. Pourquoi tant de crimes
concourent au supplice du Sauveur. Noire envie, pre-
mière cause de toutes les indignités qu'il gouffre. Jus-
qu'où va son obéissance : comment nous devons imiter
TABLE. Ggn
sa patience. De quelle manière Dieu préside même aux
mauvais conseils : paix et confiance que cette pensée
doit nous inspirer. Pardon universel que Jésus -Christ
accorde à tous ceux qui l'outragent : motifs pressans de
traiter nos ennemis avec la même charité. Nécessité d'une
sage épreuve pour faire une sainte pâque. Page 5o6
I." SERMON POUR LE JOUR DE Paque. — De quelle ma-
nière le péché nous est devenu naturel : combien ses
mauvaises inclinations sont inhérentes à notre am.e. Com-
ment Jésus-Christ est-il mort au péché pour nous en
guérir. Obligation que nous avons de porter en nous la
ressemblance de sa mort : renouvellement continuel
qu'elle nous prescrit. Quelle doit être la joie des chré-
tiens dans le temps pascal. La source, les progrès et les
âges divers de la vie des justes : paix parfaite et bon-
heur du dernier âge. Comment nos corps mêmes seront
vivifiés. 532
IT.* SERMON POUR le jour de Paque. — Comment Jésus-
Christ est-il mort au péché et pourquoi devons-nous y
mourir avec lui. Etendue du changement qu'exige cette
mort spirituelle. Combats nécessaires pour conserver le
fruit de notre victoire sur le péché. Deux états parti-
culiers du règne de la charité. Dessein de Dieu en lais-
sant ses serviteurs sujets à tant d'infirmités. Comment
nos corps deviennent-ils les temples de l'Esprit saint :
de quelle manière l'ouvrage de leur bienheureuse im-
mortalité se commence dès à présent, honneur que
nous devons leur porter. 570
Autre Exorde pour le même sermon. 597
m.'' SERMON POUR LE JOUR de Paque. — Comment nous
sommes devenus le temple de Dieu : profanation de ce
temple. De quelle manière nous devons le purger, en
détruisant toutes les marques du culte profane ; le con-
sacrer, en le faisant servir à un meilleur usage; l'entre-
tenir^ en travaillant chaque jour à son renouvellement.
602
6y8 TABLE.
Autre Exorde pour le même sermon. Page 633
rV.^ SER.MON POUR LE JOUR de Paque, prêché devant le
Roi. — Caractères de la loi nouvelle. Effets du désir de
rimmortalité. De quelle importance il est dans la vie
chrétienne de tendre sans cesse à la perfection. Com-
ment Jésus-Christ forme et établit son Eglise. Promesse
d'immortalité qu'il lui fait : accomplissement admirable
de cette promesse. Qualités et préparations nécessaires
pour entrer dans les dignités ecclésiastiques. Maux cau-
sés par les pasteurs indignes : terribles jugemens qu'ils
s'attirent. Etrange illusion des pécheurs sur le recours
fréquent aux sacremens. Stabilité essentielle à la vertu : |
moyen pour parvenir à une solide conversion. 635
Abrège d'un autre sermon pour le même jour. — Néces-
sité des souffrances. Opposition que nous avons à la
croix : en quoi consiste cette croix. Moyens qui doivent
nous soutenir dans nos afflictions. Combien la patience
et la soumission dans nos maux nous sont salutaires. 676
Abre'gé d'un sermon prêché à Meaux le jour de Pâque. —
Joie du chrétien : les grâces reçues, les grâces promises;
deux sujets de joie qu'il trouve en Jésus-Christ ressus-
cité. Eloignement qu'il doit avoir de la joie des sens
pour participer aux joies célestes. 682
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