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Full text of "Oeuvres de Bossuet, évêque de Meaux, revues sur les manuscrits originaux et les éditions les plus correctes"

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ŒUVRES 


DE  BOSSUET 


TOME  XI II. 


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KDxoaoeau^ 


A  VERSAILLES, 

LEBEL,  Éditeur,    imprimeur  du  Roi  et  de  rÉvéché, 
rue  Satory,  n.**  122. 

A  PARIS, 

LE  NORMANT,  imprimeur-libraire,  rue  de  Seine,  n.^S  j 
PILLET,  imprimeur-libraire,  rue  Christine,  n.°  5j 
BRU]NOT-LABBE,  libraire,  quai  des  Augustins ,  n.°  33^ 
BLAISE,  libraire,  quai  des  Augustins,  n.°  61  ^ 
Chez''   ■^■^  CLERE,  libraire,  quai  des  Augustins,  n.»  35; 

BOSSANGE  ET  MASSON,  imprimeurs -libraires,  rue 
de  Tournon; 

RENOUARD,  libraire,  rue  Saint-André-des-Arls; 
TREUTTEL  etVURTS,  libraires,  rue  de  Bourbon j 
FOUCAULT,  libraire,  rue  des  Noyers,  n.°  3;; 
AUDOT,  libraire,  rue  des  Mathurins-Saint-Jacques, 
n.°  18. 

ET  A  BRUXELLES, 
LE  CHARLIER,  libraire. 


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OEUVRES 


DE  BOSSUET, 


^  A 


EVEQUE    DE    MEAUX, 

REVUES   SUR   LES   MANUSCRITS   ORIGINAUX, 
ET  LES  ÉDITIONS  LES  PLUS  CORRECTES. 


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TOME  XIII. 


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A  VERSAILLES, 

DE  L'IMPRIMERIE  DE  J.  A.  LEBEL, 

IMPPtIMEUR    DU    ROI. 
1816. 


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SERMONS. 


I."'^  SERMON 

POUR 

LE  DIMANCHE  DE  LA  PASSION. 

Possibilité  des  commandemens  de  Dieu.  Efficacité  de  la  grâce , 
pour  surmonter  nos  plus  fortes  inclinations  :  combien  les  excuses 
des  mauvais  chrétiens  sont  vaines.  Orgueil  et  fausse  paix  ,  deux 
causes  principales  qui  les  empêchent  d'écouter  avec  plaisir  les  vé- 
rités de  FEvangile.  Faux  prétexte  qu'ils  allèguent  contre  les  prédi- 
cateurs, pour  se  dispenser  de  faire  ce  qu'ils  disent. 


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Si  veritatem  dîco  vobis,  quare  non  creditis  mihi? 

Si  je  vous  dis  la  vérité,  pourquoi  ne  me  croyez-vous  pas  7 
Joan.  viii.  46. 

Il  n'y  a  jamais  eu  de  reproche  plus  équitable  que 
celui  que  nous  fait  aujourd'hui  le  Sauveur  des 
âmes  ,  et  que  l'Eglise  met  dans  la  bouche  de  tous  les 
prédicateurs  de  FEvangile.  On  prêche  la  vérité ,  et 
personne  ne  la  veut  entendre  ;  on  montre  à  tous  les 
peuples  la  voie  du  salut ,  et  on  méprise  de  la  suivre  ; 
on  élève  la  voix  tout  un  carême  pour  crier  haute- 
ment contre  les  vices ,  et  on  ne  voit  point  de  péni- 
tence. Si  Ton  prêchoit  à  des  infidèles  qui  se  mo- 
quent de  Jésus  -Christ  et  de  sa  doctrine,  il  ne  fau- 
droit  pas  trouver  étrange  si  elle  étoit  mal  reçue  j 
mais  que  ceux  qui  se  disent  chrétiens ,   et  qui  font 

BOSSUET.    XIII.  i 


2  SUR    LES    VAINES    EXCUSES 

profession  de  la  respecter ,  la  renient  néanmoins  par 
leurs  œuvres ,  et  vivent  comme  si  l'Evangile  ëtoit 
une  fable  :  Obstupescite  ^  cœli^  super  hoc  (0!  «  O 
»  ciel  !  ô  terre  !  étonnez-vous  d'un  aveuglement  si 
»  étrange  »  ! 

Chrétiens,  qu'avez  -  vous  à  dire  contre  l'Evangile 
de  Jésus -Christ  et  contre  ses  vérités  qu'on  vous 
annonce  ?  est-ce  que  vous  n'y  croyez  pas?  avez-vous 
renoncé  à  votre  baptême  ?  avez-vous  effacé  de  des- 
sus vos  fronts  l'auguste  caractère  de  chrétien  ?  A 
Dieu  ne  plaise  !  me  direz -vous;  je  veux  vivre  et 
mourir  enfant  de  l'Eglise.  Dieu  soit  loué,  mon  Frère, 
de  ce  que  le  dérèglement  de  vos  mœurs  ne  vous  a 
pas  fait  encore  oublier  votre  religion  et  votre  foi  ; 
mais  si  vous  avez  du  respect  pour  elle,  si  vous  croyez  , 
comme  vous  le  dites,que  ce  que  nous  vous  enseignons 
c'est  la  vérité ,  pourquoi  refusez-vous  de  la  suivre  ? 
pourquoi  vois  -  je  une  telle  contrariété  entre  votre 
"vie  et  votre  créance  ?  Si  veritateni  dico  vohis,  quare 
non  crediiis  mihi  ?  Avez-vous  quelque  raison ,  ou 
quelque  excuse  ,  ou  du  moins  quelque  prétexte 
vraisemblable  ?  dites  -  le  -  nous  franchement  j  nous 
sommes  prêts  de  vous  entendre. 

Chrétiens  ,  voici  trois  excuses  que  je  trouve  y 
sinon  dans  la  bouche ,  du  moins  dans  le  cœur  de 
tous  les  pécheurs  :  c'est  là  qu'il  les  faut  aller  atta- 
quer pour  les  abattre ,  s'il  se  peut ,  aux  pieds  de 
Jésus  et  de  ses  vérités  adorables.  Ils  répugnent  pre- 
mièrement à  notre  doctrine ,  parce  qu'elle  leur 
semble  trop  haute  ;  et  ils  disent  que  cette  vie  est 
au-dessus  des  forces  humaines.  Ils  y  résistent  second 

S^)  Jerem.  u.  12. 


DES    PÉCHEURS.  3 

dément,  parce    qu'encore  qu'elle  soit  possible,  elle 
choque  leurs  inclinations  ;  et  ainsi  il  ne  faut  pas  s'é- 
tonner si  nos   discours  leur    déplaisent.  Enfin  la 
troisième  cause  de  leur  résistance  ,  c'est   qu'ils  se 
plaignent  de  nous-mêmes,  ou  que  nous  ne  prêchons 
pas  comme  il  faut,  ou  que  nous  ne  vivons  pas  comme 
nous  prêchons  ;  et  ils  se  croient  autorisés  à  mal  faire 
en  déchirant  notre  vie.  Voilà ,  Messieurs  ,  les  froides 
raisons  pour  lesquelles  ils  méprisent  les  enseigne- 
mens  que  nous  leur  donnons  de  la  part  de  Dieu  ; 
oîi  vous  verrez  qu'ils  mêlent  ensemble,  le  faux  ,  le 
vrai ,  le  douteux  :  tant  ils  .^ont  obstinés  à  se  défen- 
dre contre  ceux  qui  ne  demandent  que  leur  salut. 
I    Car  pour  ce  que  vous  nous  reprochez  que  la  vie 
que  nous  prêchons  est  trop  parfaite ,  et  que  vous 
ne  pouvez  pas  y  atteindre ,  cela  est  faux  manifeste- 
ment; parce  que  Dieu  si  sage  et  si  bon  ne  commande 
pas  l'impossible.  Que  si  la  cause  pour  laquelle  nous 
vous  déplaisons ,  c'est  que  nous  contrarions  vos  dé- 
sirs ;  pour  ce]a  nous  confessons  qu'il  est  véritable  : 
aussi  notre  dessein  n'est  pas  de  vous  plaire,  mais  de 
faire,  si  nous  pouvons,  que  vous  vous  déplaisiez  à 
vous-mêmes,  afin   de  vous  convertir  à  notre  Sei- 
gneur. Enfin  quand  vous  rejetez   sur  nous  votre 
faute ,  et  que  vous  dites  que  notre  vie  ou  notre  ma- 
nière de  dire  en  est  cause;  en  cela  peut-être  que 
vous  dites  vrai,  et  peut-être  aussi  nous  imposez- 
vous.  Mais  qu'il  soit  vrai  ou  faux,  notre  faute  ne 
vous  justifie  pas;  et  quoi  qu'il  soit  de  nous,  qui  ne 
sommes  que  foibles  ministres,  les  vérités  que  nous 
annonçons    doivent    se    soutenir  par  leur  propre 
poids  :  c'est  en  peu  de  mots  ce  que  j'ai  à  dire.  Que 


/j.  SUR    LES    VAINES    EXCUSES 

sert  de  vous  demander  vos  attentions  ?  vous  n'êteô 
guère  chrétiens,  si  vous  la  refusez  à  des  matières  si 
importantes.  Commençons  à  combattre  la  première 
excuse,  qui  nous  reproche  que  ce  que  nous  prê- 
chons est  impossible. 

PREMIER  POINT. 

La.  première  raison  de  ceux  qui,  sous  le  nom  du 
christianisme,  mènent  une  vie  païenne  et  séculière, 
c'est  qu'il  est  d'une  trop  haute  perfection  de  vivre 
selon  l'Evangile  j  et  que  cette  grande  pureté  d'es- 
prit et  de  corps,  cette  vie  pénitente  et  mortifiée, 
cet  amour  des  amis  et  des  ennemis ,  passe  la  por- 
tée de  l'esprit  humain.  De  vouloir  montrer  en 
particulier  la  possibilité  de  chaque  précepte,  ce 
seroit  une  entreprise  infinie  :  prouvons-le  par  une 
raison  générale,  et  disons  que  c'est  pécher  contre 
les  principes ,  que  ce  n'est  pas  entendre  le  mot  de 
commandement ,  que  de  dire  que  l'exécution  en  est 
impossible.  En  effet  le  commandement,  c'est  la  rè- 
gle de  l'action  ;  or  toute  règle  est  une  mesure  :  Men-' 
sura  homogenea,  dit  saint  Thomas,  proportionata 
mensurato  (0  :  «  C'est  une  mesure,  dit-il,  qui  doit 
»  s'ajuster  avec  la  chose  »  :  par  conséquent  si  la  loi 
de  Dieu  est  la  règle  et  la  mesure  de  nos  actions,  il 
faut  qu'il  y  ait  de  la  proportion  ,  afin  qu'elles 
puissent  être  égalées  ;  toute  mesure  est  fondée  sur 
la  proportion. 

Que  si  le  commandement  que  Dieu  nous  donne 
étoit  au-dessus  de  nous ,  nous  aurions  raison  de  lui 
dire  :  Seigneur,  vous  me  donnez  une  règle  à  laquelle 

{})  I.  Part,  cfuœst.  m,  art.  v,  ad  2.  /.  a.  (juœst.  xix,  art.  iv,  ad  2. 


DES    PÉCHEURS.  5 

je  ne  puis  me  joindre,  dont  je  ne  puis  pas  même 
approcher  :  cela  n'est  pas  de  votre  sagesse.  Aussi 
n'en  est-il  pas  de  la  sorte  ;  et  lui-même  en  donnant 
sa  loi ,  il  a  été'  soigneux  de  nous  dire  :  Ah  !  mon  peu- 
ple, ne  te  trompe  pas  ;  «  le  précepte  que  je  te  donne 
»  aujourd'hui  n'est  pas  au-dessus  de  toi ,  il  n'est  pas 
»  séparé  de  toi  par  une  longue  distance  »  :  Manda- 
tum  hoc  j  quod  ego  prœcipio  tibi  hodie  _,   non  supra 
te  est j,  neque  procul  positumi^)  :  «  il  ne  faut  point 
»  monter  au  ciel,  il  ne  faut  point  passer  les  mers 
5)  pour  le  trouver  »  :  nec  in  cœlo  situnij,....   neque 
trans  mare  positum  (2).  C'est  une  règle  que  je  te 
donne  ;  et  afin  que  tu  puisses  t'ajuster  à  elle ,  je  la 
mets  au  niveau ,  tout  auprès  de  toi  :  Juxta  te  est 
sermo  i^alde ^  valde ^  valde  :  «  Il  est  tout  auprès, 
»  en  la  bouche,  et  en  ton  cœur  pour  l'accomplir  »  : 
Jn  ore  tuo  et  in  corde  tuOj  utfacias  illum  (3).  Et  vous 
direz  après  cela  qu'il  est  impossible  ? 

Mais  peut-être  que  vous  penserez  que  cela  s'en- 
tend du  vieux  Testament ,  qui  est  de  beaucoup  au- 
dessous  de  la  perfection  évangélique.  Que  de  choses 
j'aurois  à  répondre  pour  combattre  cette  pensée  ! 
car  il  est  écrit  que  «  les  chemins  tortus  deviendront 
3)  droits  «  :  Erunt  praua  in  directa  (4).  Mais  je  m'ar- 
rête à  cette  raison  ;  qu'elle  est  solide  !  qu  elle  est 
chrétienne  !  Quel  est  le  mystère  de  l'Evangile  ?  un 
Dieu  homme,  un  Dieu  abaissé  :  Et  J^erbuni  caro 
faclum  est  &  :  «  Le  Verbe  s'est  fait  chair  » .  Et  pour- 
quoi s'est-il  abaissé  ?  Apprenez-le  par  la  suite  :  Et 
habitavit  in  nobis  (6)  :  c'est  afin  de  demeurer  avec 

W  Deut.  XXX.  II.—  (')  Ibid  12,    i3.—  0)  Ibid.  i4.  —  {^)  Luc. 
m.  5.  —  ^5)  Joan.  1.  14.  —  C^)  /.  Joan.  i.  3. 


6  SUR    LES    VAINES    EXCUSES 

nous,  dit  le  bien -aimé  disciple  :  et  ailleurs;  pour 
lier  société  avec  nous  :  ut  societas  nostra  sit  cum  Pa- 
ire et  Filio  ejus  Jesu  Christo.  Il  ne  pouvoit  y  avoir 
de  société  entre  sa  grandeur  et  notre  bassesse,  entre 
sa  majesté  et  notre  néant  ;  il  s'abaisse,  il  s'anéantit 
pour  s'accommoder  à  notre  portée.  Il  se  couvre  d'un 
corps  comme  d'un  nuage,  non  pour  se  cacher,  dit 
saint  Augustin ,  mais  pour  tempérer  son  éclat  trop 
fort,  qui  auroit  ébloui  notre  foible  vue  :  Nube  tegi- 
tur  ChristuSj  non  ut  obscuretur^  sed  ut  tempereturi^). 
Ce  Dieu,  qui  est  descendu  du  ciel  en  la  terre  pour 
se  mettre  en  égalité  avec  nous ,  mettra-t-il  au-dessus 
de  nous  ses  préceptes  ?  et  s'il  veut  que  nous  attei- 
gnions à  sa  personne,  voudra-t-il  que  nous  ne  puis- 
sions atteindre  à  sa  doctrine  ?  Ah  !  mes  Frères  ,  ce 
n'est  pas  entendre  le  mystère  d'un  Dieu  abaissé  ; 
une  telle  hauteur  ne  s'accorde  pas  avec  une  telle 
condescendance. 

Ce  n'est  pas  que  je  veuille  rien  diminuer  de  la 
perfection  évangélique  ;  mais  je  suis  ravi  en  admira- 
tion ,  quand  je  considère  attentivement  par  quels 
degrés  Dieu  nous  y  conduit.  Il  nous  laisse  bégayer 
comme  des  enfans  dans  la  loi  de  nature;  il  nous 
forme  peu  à  peu  dans  la  loi  de  Moïse  :  il  pose  les 
fondemens  de  la  vérité  par  des  figures;  il  nous  flatte, 
il  nous  attire  au  spirituel  par  des  promesses  tem- 
porelles :  il  supporte  mille  foiblesses ,  comme  il  dit 
lui-même ,  à  cause  de  la  dureté  des  cœurs  à  laquelle 
il  s'accommode  par   condescendance  ;  il  ne  nous 
mène  au  grand  jour  de  son  Evangile,  qu'après  nous 
y  avoir  ainsi  disposés  par  de  si  longues  préparations  : 

(0  InJoan.  Tract,  xxiw  n.  4,  tom.  m,  part,  ii,  col,  53l5. 


t»E s    PÉCHEURS.  «y 

et  encore  dans  cet  Evangile  il  y  a  du  lait  pour  les 
enfans,  il  y  a  du  solide  pour  les  hommes  faits  :  Facti 
estis  quibus  lacté  opus  sit  j  non  solido  ciboi^)  :  «  Vous 
»  êtes  devenus  comme  des  personnes  à  qui  on  ne  de- 
3)  vroit  donner  que  du  lait,  et  non  une  nourriture 
»  solide  ».  Lac  vobis  potwn  dedi  (^)  :  «  Je  ne  vous 
»  ai  nourris  que  de  lait  »  :  tout  y  est  dispense  par 
ordre.  Ce  Dieu  qui  nous  conduit  ainsi  pas  à  pas,  et 
par  un  progrès  insensible ,  ne  nous  montre-t-il  pas 
manifestement  qu'il  a  dessein  de  ménager  nosforces^ 
et  non  pas  de  les  accabler  par  des  commandemens 
impossibles  qui  nous  passent  ?  Venez ,  venez ,  et  ne 
craignez  pas,  soumettez-vous  à  sa  loi;  c'est  un  joug, 
mais  il  est  doux  ;  c'est  un  fardeau ,  mais  il  est  lé- 
ger :  Jugum  enim  ineum  suasse  est ,  et  onus  ineum 
leifc  (3)  :  c'est  luirmême  qui  nous  en  assure;  et  il  ne 
dit  pas  qu'il  est  impossible  de  le  porter  sur  nos 
épaules. 

Toutefois  je  passe  plus  loin ,  et  je  veux  bien  ac- 
corder. Messieurs,  que  les  commandemens  de  Dieu 
sont  impossibles  :  oui,  à  l'homme  abandonné  à  lui- 
même,  et  sans  le  secours  de  la  grâce.  Or  c'est  un 
article  de  notre  foi,  que  cette  grâce  ne  nous  quitte 
pas  que  nous  ne  l'ayons  premièrement  rejetée  ;  et  si 
tu  la  perds ,  chrétien ,  Dieu  te  fera  connoître  un  jour 
si  évidemment  que  tu  ne  l'as  perdue  que  par  ta  faute, 
que  tu  demeureras  éternellement  confondu  de  ta  lâ- 
cheté :  Non  deserit ,  si  non  deseratur  (4)  ;  «  Il  ne  se 
))  retire  point  à  moins  que  l'on  ne  l'abandonne  le 
»  premier  ».  «  J'ai  bien  lu,  dit  saint  Augustin,  qu'il 

(0  Heh.  V.  ï  2.  —  W  /.  Cor.  m.  2.  —  1.3)  Matth.  xi.  3o.  —  (4)  S.  Aucr. 
in  Ps.  cxLV*  n.  9,  loin,  iv,  çol.  1639. 


8  SUR    LES    VAINES    EXCUSES 

»  en  a  ramenés  à  la  divine  voie  plusieurs  de  ceux  qui 
»  l'abandonnoient;  mais  qu'il  nous  ait  jamais  quittés 
3)  le  premier,  c'est  une  chose  entièrement  inouïe  ». 
C'est  donc  une  extrême  folie  de  dire  que  les  comman- 
demens  nous  sont  impossibles,  puisque  nous  avons  si 
près  de  nous  un  si  grand  secours  :  aussi  tous  ceux 
qui  Font  assuré  ont  senti  justement  le  coup  de  fou- 
dre; et  tant  que  TEglise  sera  Eglise,  une  telle  propo- 
sition sera  condamnée  par  un  anathême  irrévocable. 
Par  ce  principe  solide  et  inébranlable ,  que  tout 
est  possible  à  la  grâce,  se  détruit  facilement  la  vaine 
pensée  des  hommes  mondains  qui  accuâent  leur  tem- 
pérament de  tous  leurs  crimes.  Non,  disent-ils,  il 
n'est  pas  possible  de  se  délivrer  de  la  tyrannie  de 
l'humeur  qui  nous  domine  :  je  résiste  quelquefois  à 
ma  colère,  mais  enfin  à  la  longue  ce  penchant  m'em- 
porte ;  pour  me  changer ,  il  faut  me  refaire  :  c'est  ce 
qu'ils  disent  ordinairement,  vous  reconnoissez  leurs 
discours.  Eh  bien!  chrétiens,  s'il  faut  vous  refaire, 
est-ce  donc  que  vous  ignorez  que  la  grâce  de  Dieu 
nous  réforme  et  nous  régénère  en  hommes  nouveaux? 
Les  apôtres  naturellement  tremblans  et  timides  sont 
rendus  invincibles  par  cette  grâce  :  Paul  ne  se  plaît 
plus  que  dans  les  souffrances  :  Cyprien  renouvelé 
par  cette  grâce,  «  voit  ses  doutes  se  dissiper,  ce  qui 
7)  étoit  auparavant  scellé  pour  lui  s'ouvrir  devant 
»  lui,  les  choses  qui  ne  lui  représentoient  que  ténè- 
n  bres  devenir  lumineuses;  il  surmonte  aisément  des 
j)  difficultés  qui  lui  paroissoient  insurmontables  »  : 
Conjirmare  se  dubia ,  patere  clausa  ,  liicere  tene-- 
brosa^...  geri  posse  quod  impossibile  videbatur  (0  ; 

{})  EpisU  I.  P'  2. 


DES    VÉCHEURS.  <^ 

et  le  reste,  qu'il  explique  si  ëloquemment  dans  cette 
belle  Epître  à  Donat.  Augustin,  dans  la  plus  grande 
vigueur  de  son  âge ,  professe  la  continence ,  que  dix 
jours  auparavant  il  croit  impossible. 

Et  tu  appréhendes,  fidèle,  que  Dieu  ne  puisse  pas 
vaincre  ton  tempérament  et  le  soumettre  à  sa  grâce  ? 
c'est  entendre  bien  peu  sa  puissance  ;  car  le  propre 
de  cette  grâce ,  c'est  de  savoir  changer  nos  inclina- 
tions et  de  savoir  aussi  s'y  accommoder.  C'est  pour- 
quoi saint  Augustin  dit  qu'elle  est  «  convenable  et 
»  proportionne'e  j  qu'elle  est  douce,  accommodante 
))  et  contempérée  »  \Apla,  congruens  ,  conveniens , 
conteniperata  :  permettez  -  moi  la  nouveauté  de  ce 
mot  ;  je  n'ai  pu  rendre  d'une  autre  manière  ce  beau 
conteniperata  de  saint  Augustin  ;  ceux  qui  ont  lu  ses 
livres  à  Simplicien  savent  que  tous  ces  mots  sont  de 
lui  :  «  qu'elle  sait  nous  fléchir  et  nous  attirer  de  la 
»  manière  qui  nous  est  propre  »  :  çuemadmodum 
aptum  erat  (0;  c'est-à-dire  qu'elle  remue  si  à  pro- 
pos tous  les  ressorts  de  notre  ame ,  qu'elle  nous 
mène  où  il  lui  plaît  par  nos  propres  inclinations, 
ou  en  retranchant  ce  qu'il  y  a  de  trop ,  ou  en  ajou- 
tant ce  qui  leur  manque,  ou  en  détournant  leur 
cours  sur  d'autres  objets.  Ainsi  l'opiniâtreté  se  tourne 
en  constance ,  l'ambition  devient  un  grand  courage 
qui  ne  soupire  qu'après  les  choses  véritablement  éle- 
vées, la  colère  se  change  en  zèle,  et  cette  complexion 
tendre  et  affectueuse  en  une  charité  compatissante. 

Mais  à  qui  est-ce,  mes  Frères,  que  je  dis  ces  cho- 
ses? Ceux  qui  nous  allèguent  sans  cesse  leurs  incli- 
nations ,  qui  se  déchargent  sur  leur  complexion  de 

{})  De  div.  tjuœst.  adSimpL  lib.  i,  tom.  vi,  col  gS. 


lO  SUR    LES    VAIWES    EXCUSES 

tous  leurs  vices,  ne  connoissent  pas  cette  grâce;  ils 
ne  croient  pas  que  Dieu  se  mêle  de  nos  actions,  ni 
qu'il  y  en  ait  d'autre  principe  que  la  nature  :  autre- 
ment, au  lieu  de  de'sespérer  de  pouvoir  vaincre  leur 
tempérament,  ils  auroient  recours  à  celui  qui  tourne 
les  cœurs  où  il  lui  plaît  :  au  lieu  d'imputer  leur  nau- 
frage à  la  violence  de  la  tempête  ,  ils  tendroient  les 
mains  à  celui  dont  le  Psalmiste  a  chanté ,  qu  «  il 
»  bride  la  fureur  de  la  mer ,  et  qu'il  calme ,  quand 
>j  il  veut ,  ses  flots  agités  »  :  Tu  dominaris  potestati 
maris ,  motum  autem  Jluctuuin  ejiis  tu  niitîgas  (0. 

Puis  donc  qu'ils  ne  croient  pas  en  la  grâce ,  mon- 
trez-leur par  une  autre  voie  que  l'on  peut  se  vaincre 
soi-même.  Je  ne  veux  que  la  vie  de  la  Cour  pour 
les  en  convaincre  par  expérience  -,  dans  un  si  grand 
auditoire ,  il  n'est  pas  qu'il  ne  s'y  rencontre  plusieurs 
courtisans.  Qu'est  -  ce  que  la  vie  de  la  Cour  ?  faire 
céder  toutes  ses  passions  au  désir  d'avancer  sa  for- 
tune :  qu'est-ce  que  la  vie  de  la  Cour?  dissimuler  tout 
ce  qui  déplaît  ;  et  souffrir  tout  ce  qui  offense ,  pour 
agréer  à  qui  nous  voulons  :  qu'est-ce  encore  que  la 
vie  de  la  Cour  ?  étudier  sans  cesse  la  volonté  d'au- 
trui  ;  et  renoncer  pour  cela ,  s'il  est  nécessaire ,  à  nos 
plus  chères  pensées  :  qui  ne  sait  pas  cela  ne  sait  pas 
la  Cour.  Mes  Frères ,  après  cette  expérience ,  saint 
Paul  V.1  vous  proposer  de  la  part  de  Dieu  une  con- 
dition bien  équitable  :  Sicut  exhibuistis  jiiemhra 
'vestra  seryire  inununditiœ  _,  et  iniquitati  ad  iniqui- 
tatem  j  ita  nunc  exhibete  niembra  vestra  servire 
justitiœ  in  sanctijîcationenii'^)  :  «  Comme  vous  vous 
»  êtes  rendus  les  esclaves  de  Finiquité  et  des  désirs 

(0  Ps.  Lxxxviii.  10. —  (*)  Âom.  VI.  19. 


DES    PÉCHEURS.  IT 

»  Séculiers,  en  la  même  sorte  rendez-vous  esclaves 
»  de  la  sainteté  et  de  la  justice  ». 

Mon  Frère,  certainement  vous  avez  grand  tort 
de  dire  que  Dieu  vous  demande  l'impossible  ;  bien 
loin  d'exiger  de  vous  l'impossible,  il  ne  vous  demande 

que  ce  que  vous  faites  :  Sicut  exhibuistis  ^ ita 

nunc  exliibete «  Faites,  dit-il,  pour  la  justice  ce 

5)  que  vous  faites  pour  la  vanité  ».  Vous  vous  con- 
traignez pour  la  vanité,  contraignez-vous  pour  la 
justice;  vous  vous  êtes  tant  de  fois  surmonté  vous- 
même  pour  servira  la  vanité,  ah  !  surmontez-  vous 
quelquefois  pour  servira  la  justice.  C'est  beaucoup 
se  relâcher,  pour  un  Dieu,  de  ne  demander  que 
l'égalité  ;  néanmoins  il  se  réduit  là  :  Sicut  exhibuis- 
tis ^ ita  nunc  exhibe  te.  Encore  se  réduira -t -il 

beaucoup  au-dessous;  car  quoi  que  vous  fassiez  pour 
son  service,  quand  aurez-vous  égalé  les  peines  de 
ceux  que  la  nécessité  engage  au  travail ,  l'ambition 
aux  intrigues  de  la  Cour,  Tamour  infâme  et  déshon- 
nête  à  des  lâchetés  inouies ,  l'honneur  aux  emplois 
de  la  guerre ,  l'avarice  à  des  voyages  immenses  et  à 
un  exil  perpétuel  de  leur  patrie  ;  et  pour  passer  aux 
choses  de  nulle  importance ,  le  divertissement ,  la 
chasse ,  le  jeu ,  à  des  veilles ,  à  des  fatigues ,  à  des 
inquiétudes  incroyables  ?  Et  quand  je  vous  parle  de 
Dieu  ,  vous  commencez  à  ne  rien  pouvoir  ;  vous 
m'alléguez  sans  cesse  le  tempérament  et  cette  com- 
plexion  délicate  :  oti  étoit-elle  dans  ce  carnaval  ?  où 
est-elle,  lorsque  vous  passez  les  jours  et  les  nuits  à 
jouer  votre  bien  et  celui  des  pauvres  ?  Elle  est  re- 
venue dans  le  carême  :  il  n'y  a  que  ce  qui  regarde 
l'intérêt  de  Dieu  que  vous  appelez  impossible.  Ah  ! 


12  SUR    LES    VAINES    EXCUSES 

j'atteste  le  ciel  et  la  terre  que  vous  vous  moquez  de 
lui,  lorsque  vous  parlez  de  la  sorte  ;  et  que  quoi  que 
puisse  dire  votre  lâcheté,  le  peu  qu'il  demande  de 
vous  est  beaucoup  plus  facile  que  ce  que  vous  faites. 

Eh  bien  !  mon  Frère ,  ai-je  pas  bien  dit  que  tu  ne 
pouvois  maintenir  long-temps  ton  impossibilité  pré- 
tendue ?  as-tu  encore  quelque  froide  excuse  ?  as-tu 
quelque  vaine  raison  que  tu  puisses  encore  opposer 
à  l'autorité  de  la  loi  de  Dieu  ?  Chrétiens  ,  écoutons 
encore  ;  il  a  quelque  chose  à  nous  dire  ;  voici  une 
raison  d'un  grand  poids.  La  coutume  l'entraîne, 
dit-il,  c'est  ainsi  qu'on  vit  dans  le  monde  ;  il  faut  vivre 
avec  les  vivans  ,  il  est  impossible  de  faire  autrement. 
Nous  en  sommes.  Messieurs,  en  un  triste  état;  et  les 
affaires  du  christianisme  sont  bien  déplorées,  si  nous 
sommes  encore  obligés  à  combattre  cette  foible  ex- 
cuse. O  Eglise  !  ô  Evangile  !  ô  vérités  chrétiennes  l 
où  en  seriez-vous ,  si  les  martyrs ,  qui  vous  ont  dé- 
fendus ,  s'étoient  laissés  emporter  par  le  grand  nom- 
bre ;  s'ils  avoient  déféré  à  la  coutume ,  s'ils  avoient 
voulu  périr  avec  la  multitude  des  infidèles  ? 

Mon  Frère,  qui  que  tu  sois  qui  gémis  sous  la  ty- 
rannie de  la  coutume,  après  que  l'Eglise  l'a  désar- 
mée ,  je  n'ai  que  ce  mot  à  te  répartir,  et  je  l'ai  pris 
de  TertuUien ,  dans  le  livre  de  l'Idolâtrie  :  Tu  veux 
vivre  avec  les  vivans  ;  à  la  bonne  heure ,  je  te  le  per- 
mets; «  il  nous  est  permis  de  vivre  avec  eux  ,  mais 

»  non  de  mourir  avec  eux  »  :  Licet  convwere , 

commori  non  licet  (0  :  autre  chose  est  la  société  de 
la  vie,  autre  chose  la  corruption  de  la  discipline. 
Piéjouis-toi  avec  tes  égaux  par  la  société  de  la  na- 


DES    rÉCHEUUS.  l3 

ture  ,  s'il  se  peut  p;  r  celle  de  la  religion  ;  mais  que 
le  peciie'  ne  lasse  point  de  liaison  ;  q-:  /  la  dainnalion 
n'entre  pas  dans  le  commerce.  La  nature  doit  eue 
commune,  et  non  pas  le  crime;  la  vie,  et  non  pas 
la  mort;    nous  devons  participer  aux  mêmes  biens^ 
et  non  pas  nous  associer  pour  les  mêmes  maux  : 
Conuiuamus  cuin  eis  ^  conlœtemur  ex  communione 
jiaturœ  y  non  super stitionis  :  pares  anima  suinus ,  non 
disciplina  ;  compossessores  innndi  ,   non  erroris  li). 
Lom  de  nous  cette  société  dimnahle  :  il  y  a  pour 
nous  une  autre  vie  et  une  autre  société  à  prétendre  : 
Licet  conuiuere ,  commori  non  licet.  Chrétiens  ,   si 
vous  méditez  sérieusement  les  grandes  choses  que 
je  vous  ai  dites  ;  jamais ,  jamais ,  j'en  suis  assuré  , 
jamais  vous  ne  répondrez  que  ce  que  nous  prêchons 
est  impossible.   Mais  qu'il  ne  soit  pas  impossible  ; 
c'est  assez,  direz-  vous,  qu'il  nous  déplaise,   pour 
nous  le  faire  rejeter  :  voyons  s'il  est  ainsi ,  comme 
vous  le  dites ,  et  entrons  en  notre  seconde  partie. 

SECOND   POINT. 

Je  trouve  deux  causes  principales  pour  lesquelles 
les  chrétiens  mal  vivans  ne  peuvent  écouter  sans  peine 
les  vérités  de  l'Evangile.  La  première,  c'est  qu'elles 
offensent  leur  orgueil ,  et  ils  s'élèvent  contre  elles  ^ 
la  seconde  ,  c'est  qu'elles  troublent  le  repos  de  leur 
mauvaise  conscience,  et  ils  ne  le  peuvent  souffrir. 
Contre  cet  orgueil  des  pécheurs ,  qui  ne  peuvent 
endurer  qu'on  les  contredise,  ni  qu'on  se  mette  au- 
dessus  d'eux  en  censurant  leurs  actions,  je  ne  puis 
rien  dire  de  plus  efficace  que  ces  belles  paroles  de 

i')  Deldol.  n.  14. 


l4.  SUR    LES    VAINES    EXCUSES 

saint  Augustin  ,  dans  le  livre  de  la  Correction  et  de 
la  Grâce  (0.  «  Qui  que  tu  sois  ,  dit-il,  qui,  non 
»  content  de  désobéir  à  la  loi  de  Dieu  qui  t'est  si 
»  connue,  ne  veux  pas  encore  qu'on  te  reprenne 
»  d'une  si  injuste  désobéissance  ;  c'est  pour  cela  que 
»  tu  dois  être  repris,  parce  que  tu  ne  veux  pas 
»  l'être  »  :  Propterea  corripiendus  es  ,  quia  corripi 
non  uisj  «  C'est  par  ta  faute  que  tu  es  mauvais  ;  et 
5)  c'est  encore  une  plus  grande  faute  de  ne  vouloir 
»  point  être  repris  de  ce  que  tu  es  mauvais  »  :  Tuum 
quippe  vitiuin  est  quod  malus  es  ;  et  majus  vitium 
corripi  nolle  quia  malus  es  :  «  Comme  s'il  falloit 
»  louer  les  pécheurs  ;  ou  comme  si  faire  bien  ou 
5)  mal ,  c'étoit  une  chose  indifférente  »  sur  laquelle 
il  faille  laisser  agir  chacun  à  sa  mode  :  quasi  laudanda 
aut  indiffer enter  habenda  sint  initia. 

Non ,  il  n'en  est  pas  de  la  sorte  \  c'est  en  vain  que 
tu  nous  dis  :  priez  pour  moi  ;  mais  ne  me  reprenez 
pas  avec  tant  d'empire.  Nous  voulons  bien  prier 
pour  toi ,  et  Dieu  sait  que  nous  le  faisons  tous  les 
jours;  mais  il  faut  aussi  te  reprendre,  afin  que  tu 
pries  toi  -  même  :  il  faut  te  mettre  devant  les  yeux 
toute  la  honte  de  ta  vie,  «  afin  que  tu  te  lasses  enfin 
»  de  faire  des  actions  honteuses ,  et  que  ,  confondu 
»  par  nos  reproches,  tu  te  rendes  digne  de  louan- 
))  ges  »  :  TJt  Deo  miser ante  . . .  desinat  agej'e  pudenda 
atquedolenda^  et  agat  laudanda  atque  gratanda  (2). 

Et  certainement  ,  ciirétiens  ,  quelque  dur  que 
soit  le  front  du  pécheur  ,  il  n'a  pas  si  fort  dépouillé 
lessentimens  de  la  raison,  qu'il  ne  lui  reste  quelque 
honte  de  mal  faire.    «  La  nature,  dit  TertuUien,  a 

(.0  Cap.  V,  ?i.  7 ,  tom.  X,  col.  753.  —  (2)  lùid. 


DES    PÉCHEURS.  l5 

))  couvert  tout  le  mal  de  crainte  ou  de  honte  »  :  Omne 
malum  aut  timoré  aut  pudore  natura  perfundit  (0  : 
mais  surtout  il  faut  avouer  que  la  honte  presse  vive- 
ment les  consciences.Tel  pécheur,  à  quil'on  applaudit, 
se  déchire  lui-même  en  secret  par  mille  reproches, 
et  ne  peut  supporter  son  crime  :  c'est  pourquoi  il  se 
le  cache  en  lui-même ,  il  en  détourne  ses  yeux  ;  «  il  le 
M  met  derrière  son  dos  »  ,  dit  saint  Augustin  (2).  J'ai 
trahi  lâchement  mon  meilleur  ami ,  j'ai  ruiné  cette 
famille  innocente  ;  quelle  honte  !  mais  n'y  songeons 
pas  ;  songeons  que  j'ai  établi  ma  fortune  ,  ou  con- 
tenté ma  passion.  N'y  songeons  pas ^  dites-vous;  c'est 
pour  cela,  c'est  pour  cela  qu'il  faut  vous  y  faire  son- 
ger. Oui,  oui ,  je  viendrai  à  vous,  ô  pécheurs  ,  avec 
toute  la  force  ,  toute  la  lumière ,  toute  Tautorité  de 
l'Evangile.  Ces  infâmes  pratiques  que  vous  cachez 
avec  tant  de  soin  sous  le  masque  d'une  vertu  emprun- 
tée, ce  que  vous  vous  cachez  à  vous-mêmes  par  tant 
de  feintes  excuses  par  lesquelles  vous  palliez  vos  mé- 
chancetés; vous  savez  bien  le  traité  infâme  que  vous 
avez  fait  de  ce  bénéfice ,  c'est  ce  que  je  veux  étaler 
à  vos  yeux  dans  toute  son  étendue. 

Ces  vérités  évangéliques,  dont  la  pureté  incor- 
ruptible fait  honte  à  votre  vie  déshonnête  ,  vous  ne 
voulez  pas  les  voir,  je  lésais,  vous  ne  les  voulez  pas 
devant  vous,  mais  derrière  vous;  et  cependant ,  dit 
saint  Augustin  ,  quand  elles  sont  devant  nous  ,  elles 
nous  guident  ;  quand  elles  sont  derrière ,  elles  nous 
chargent.  Vive  Dieu  !  ah  !  j'ai  pitié  de  votre  aveugle- 
ment :  je  veux  ôter  de  dessus  votre  dos  ce  fardeau 
qui  vous  accable  ,  et  mettre  devant  vos  yeux  cette 

CO  Apolog.  11,1.-^  (2)  Enar.  in  Ps.  c.  n.  3,  fo/«.  iv,  col  io83. 


l6  SUR    LES    VAINES    EXCUSES 

vérité  qui  vous  éclaire.  La  voilà ,  la  voilà  dans  toute 
sa  force,  dans  toute  sa  sainteté,  dans  toute  sa  sévé- 
rité; envisagez  cette  beauté,  et  ayez  confusion  de 
vous-même;  regardez-vous  dans  cette  glace ,  et  voyez 
si  votre  laideur  est  supportable.  Otez,  ôtez,  vousme 
faites  honte,  et  c'est  ce  que  je  demande:  cette  honte, 
c'est  votre  salut.  Que  ne  puis-je  dompter  cette  impu- 
dence !  que  ne  puis-je  amollir  ce  front  d'airain!  Jésus 
regarde  Pierre  qui  l'a  renié,  et  qui  ne  sent  pas  encore 
son  crime  ;  il  le  i^egarde  et  lui  dit  tacitement  :  O 
homme  vaillant  et  intrépide  ,  qui  devois  être  le  seul 
courageux  dans  le  scandale  de  tous  tes  frères,  re- 
garde où  aboutit  cette  vaillance  :  ils  s'en  sont  fui ,  il 
est  vrai;  tu  es  le  seul  qui  m'a  suivi,  mais  tu  es  aussi 
le  seul  qui  me  renies.  C'est  ce  que  Jésus  lui  repro- 
cha par  ce  regard ,  et  Pierre  l'entendit  de  la  sorte  :  il 
eut  honte  de  sa  présomption,  et  il  pleura  son  infidé- 
lité :  Fle^itamare  (0. 

Que  dirai-je  du  roi  David ,  qui  prononce  sa  sen- 
tence sans  y  penser?  Il  condamne  à  mort  celui  quia 
enlevé  la  brebis  du  pauvre,  et  il  ne  songe  pas  à  celui 
qui  a  corrompu  la  femme  et  fait  tuer  le  mari  :  les 
vérités  de  Dieu  sont  loin  de  ses  yeux,  ou  s'il  les  voit, 
il  ne  se  les  applique  pas.  Vive  Dieu,  dit  le  prophète 
]Nathan;  cet  homme  ne  se  connoît  plus,  il  faut  lui 
mettre  son  iniquité  devant  sa  face.  Laissons  la  brebis 
et  la  parabole  :  C'est  vous,  ô  Roi,  qui  êtes  cet  homme, 
c'est  vous-même  :  Tu  es  ille  vir  (2).  Il  revient  à  lui , 
il  se  regarde;  il  a  honte,  et  il  se  convertit.  Ainsi  je  ne 
crains  pas  de  vous  faire  honte  :  rougissez,  rougissez, 
tandis  que  la  honte  est  salutaire  ;  de  peur  qu'il  ne 

(»)  Luc.  XXII.  62.  —  (*)  //.  Reg.  XII.  7. 

vienne 


DESPÉCIIEUBS.  1^ 

vienne  une  honte  qui  mi  servira  pins  pour  vous  cor- 
riger, mais  pour  vous  désespérer  et  vous  confondre. 
Kougissez,  rougissez  en  voyant  votre  laideur;  afin 
que  vous  recouriez  à  la  grâce  qui  peut  efïacer  ces 
taches  honteuses ,  et  qu'ayant  horreur  de  vous- 
même  ,  vous  commenciez  à  plaire  à  celui  à  qui  rien 
ne  déplaît ,  que  le  péché  seul  :  Confundantur  et  con- 
vertantar  {.^) .  Ah  !  qu'ils  soient  confondus,  pourvu 
enfin  qu'ils  soient  convertis. 

Je  vous  ai  dit,  Messieurs  ,  que  non  -  seulement 
Torgueil  se  fâche  d'être  repris ,  mais  que  la  fausse 
paix  des  pécheurs  se  plaint  d'être  troublée  par  nos 
discours.  Plût  à  Dieu  qu'il  fût  ainsi  î  cette  plainte 
feroit  notre  gloire;  et  notre  malheur,  chrétiens, 
c'est  qu'elle  n'est  pas  assez  véritable.  Nous  savons, 
à  la  vérité,  que  nous  remplissons  d'amertume  l'ame 
des  pécheurs,  lorsque  nous  les  venons  troubler  dans 
leurs  délices.  Laban  pleure,  et  ne  se  peut  consoler 
de  ce  qu'on  lui  a  enlevé  ses  idoles  :  Cur  faratus  es 
deos  meosi"^)!  «  Pourquoi  m'avez -vous  dérobé  mes 
»  dieux  ))  ?  Le  peuple  insensé  s'est  fait  des  dieux  qui 
\e  précèdent ,  des  dieux  qui  touchent  ses  sens  ;  et  il 
danse ,  et  il  les  admire ,  et  il  court  après ,  et  il  ne 
peut  soufii  ir  qu'on  les  lui  ôte. 

Ainsi  je  ne  m'étonne  pas  si  le  pécheur,  voyant  la 
parole  divine  venir  à  lui  impérieusement  pour  dé- 
truire ces  idoles  pompeuses  qu'il  a  élevées;  si  voyant 
qu'on  veut  réduire  à  néant  ce  qui  occupe  en  son 
cœur  une  place  si  spacieuse ,  ces  grands  palais ,  ces 
chères  idées  ,  ces  attachemens  trop  aimables  ;  il  ne 

(0  Ps.  cxxviii.  5.  —  {^)  Gènes»  xxxi.  3o. 

BOSSUET.    XIII.  2i 


l8  SUR    LES    VAINES    EXCUSES 

peut  souffrir  sans  impatience  de  voir  tout  d'un  coup 
s'e'vanouir  en  fumée  ce  qui  lui  est  le  plus  cher  :  car 
encore  que  vous  lui  laissiez  ses  lichesses ,  sa  puis- 
sance, ses  maisons  superbes,  ses  jardins  délicieux; 
néanmoins  il  croit  qu'il  perd  tout,  quand  vous  voulez 
lui  en  donner  un  autre  usage  :  comme  un  homme 
qui  est  assis  dans  une  table  délicate  ,  quoique  vous 
lui  laissiez  toutes  les  viandes,  il  croit  néanmoins 
perdre  le  festin ,  s^il  perd  tout  à  coup  le  goût  qu'il 
y  trouve  et  l'appétit  qu'il  y  a. 

Ainsi  les  pécheurs,  accoutumés  à  se  servir  de  leurs 
biens  pour  contenter  leurs  passions,  se  persuadent 
qu'ils  n'ont  plus  rien  quand  vous  leur  défendez  cet 
usage.  Quoi  !  vous  me  dites,  ô  prédicateur  ,  qu'il  ne 
la  faut  plus  voir  qu'avec  crainte ,  ni  lui  parler  qu'avec 
réserve ,  ni  l'aimer  autrement  qu'en  notre  Seigneur  ! 
et  que  deviendront  toutes  ces  douceurs,  toutes  ces 
aimables  familiarités  ?  Il  s'imagineroit  avoir  tout 
perdu,  et  qu'il  ne  sauroit  plus  que  faire  en  ce  monde  : 
c'est  pourquoi  il  s'irrite  contre  ces  conseils,  et  il  ne 
les  peut  endurer. 

Mais  il  y  a  encore  une  autre  raison  de  l'impatience 
qu'il  nous  témoigne  ;  c'est  qu'il  goûte  une  paix  pro- 
fonde dans  la  jouissance  de  ses  plaisirs.  Au  commen- 
cement ,  à  la  vérité,  sa  conscience  incommode  venoit 
l'importuner  mal  à  propos,  elle l'effray oit  quelque- 
fois par  la  terreur  desjugemens  de  Dieu;  maintenant 
il  Ta  enchaînée  ,  et  il  ne  lui  permet  plus  de  se  re- 
muer :  il  a  ôté  toutes  les  pointes  par  lesquelles  elle 
piquoit  son  cœur  si  vivement;  ou  elle  ne  parle  plus, 
ou  il  ne  lui  reste  plus  qu'un  foible  murmure,  qui 
n'est  pas  capable  de  l'interrompre  :  parce   qu'il  a 


DES    PÉC  HEUT\S.  I() 

oublie  Bieu,  il  croit  que  Dieu  l'a  oublié,  et  ne  se 
souvient  plus  de  le  punir  :  Dixil  enim  in  corde  suo  : 
Oblitus  est  Deus  (0  ;  c'est  pourquoi  il  dort  à  son  aise, 
sous  l'ombre  des  prospérités  qui  le  flattent.  Et  vous 
venez  l'éveiller  ;  vous  venez,  ô  prédicateurs  ,  avec 
vos  exhortations  et  vos  invectives,  animer  cette  con- 
science qu'il  croyoit  avoir  désarmée  :  ne  vous  étonnez 
pas  s'il  se  fâche.  Comme  un  homme  qu'on  éveille  en 
sursaut  dans  son  premier  somme  oii  il  est  assoupi 
profondément ,  il  se  lève  en  murmurant  :  O  homme 
fâcheux,  quel  importun  vous  êtes  ?  qui  êtes-  vous, 
et  pourquoi  venez-vous  troubler  mon  repos? Pour- 
quoi; le  demandez-vous  ?  c'est  parce  que  votre  som- 
meil est  une  léthargie,  parce  que  votre  repos  est  une 
mort  ;  parce  que  je  ne  puis  vous  voir  courir  à  votre 
perte  éternelle  en  riant ,  en  jouant ,  en  battant  des 
mains,  comme  si  vous  alliez  au  triomphe.  Je  viens 
ici  pour  vous  troubler  dans  cette  paix  pernicieuse. 
Surge^  qui  dormis  ^  et  exurge  à  mortuis  (2)  :  «  Levez^ 
»  vous,  vous  qui  dormez,  sortez  d'entre  les  morts  »  : 
Je  viens  rendre  la  force  et  la  liberté  à  cette  con- 
science malheureuse  ,  dont  vous  avez  si  long-temps 
étouffé  la  voix. 

Parle,  parle,  ô  conscience  captive  :  parle,  parle, 
il  est  temps  de  rompre  ce  silence  violent  que  l'on 
t'impose.  Nous  ne  sommes  point  dans  les  Ijals,  dans 
les  assemblées,  dans  les  divertissemens,  dans  les  jeux 
du  monde  ;  c'est  la  prédication  que  tu  entends ,  c'est 
l'Eglise  de  Dieu  oii  tu  es.  Il  t'est  permis  de  parler 
devant  ses  autels  ;  je  suis  ici  de  sa  part  pour  te  sou- 
tenir dans  tes  justes  reproches.  Raconte  à  cette  im- 

W  Ps.  IX.  34.  —  W  JSphes.  V.  14. 


20  SUR    LES    VAINES    EXCUSES 

pudique  toutes  ses  infamies ,  à  ce  voleur  public 
toutes  ses  rapines  ;  à  cet  hypocrite ,  qui  trompe  le 
monde,  la  honte  de  son  ambition  cachée  ;  k  ce  vieux 
pécheur,  qui  avale  l'iniquité  comme  l'eau ,  la  longue 
suite  de  ses  crimes  :  dis-lui  que  Dieu,  qui  l'a  souf- 
fert, ne  le  souffrira  pas  toujours  ;  Tacui  semper, 
siluîj,  sicut  partiunens  loquar  (0  :  »  Si  je  me  suis  tu, 
»  dit  le  Seigneur,  je  me  ferai  entendre  comme  une 
»  femme  qui  est  dans  les  douleurs  de  l'enfantement  ». 
Dis-lui  que  sa  justice  ne  permettra  pas  qu'il  se  mo- 
que toujours  de  sa  bonté  ;  ni  qu'il  brave  insolem- 
ment sa  miséricorde  par  ses  ingratitudes  conti- 
nuelles :  dis-lui  que  la  foi  si  souvent  violée,  les  sa- 
.  cremens  si  souvent  profanés ,  la  grâce  si  souvent 
foulée  aux  pieds,  ce  long  oubli  de  Dieu,  cette  ré- 
sistance opiniâtre  à  ses  volontés,  ce  mépris  si  outra- 
geux  de  son  Saint-Esprit,  lui  amasse  un  trésor  de 
haine,  dont  le  poids  est  déjà  si  grand,  qu'il  ne  peut 
plus  différer  long- temps  à  tomber  sur  sa  tête  et  à 
l'écraser;  et  que  si  Dieu  patient  et  bon  ne  précipite 
pas  sa  vengeance ,  c'est  à  cause  qu'il  saura  bien  nous 
faire  payer  au  centuple  un  mépris  si  outrageux  de 
sa  clémence. 

Ah!  que  ee  discours  est  importun  !  que  plût  à  Dieu, 
mon  Frère  ,  qu'il  te  le  fût  encore  davantage  !  Plût  à 
Dieu  que  tu  ne  pusses  te  souffrir  toi-même  !  peut- 
être  que  ton  cœur  ulcéré  se  tourneroit  au  médecin  ; 
peut-être  que  le  sentiment  de  ta  misère  te  feroit  gé- 
mir en  ton  cœur,  et  regretter  les  désordres  de  ta  vie 
passée  :  au  lieu  de  t'irriter  contre  celui  qui  t'exhorte, 
tu  t'irriterois  contre  toi-même  \  et  ayant  fait  naître 

iO  Is.  XLII.  l4« 


DES    PÉCHEURS.  21 

une  douleur  qui  sera  la  cause  de  ta  guerison ,  tu  di- 
rois  un  jour  à  ton  Dieu  dans  l'e'pancliement  de  ton 
cœur  :  Tribulalioneni  et  doloreni  inveni  (0  :  Enfin 
je  l'ai  trouvée,  cette  affliction  fructueuse,  cette  dou- 
leur salutaire  de  la  pénitence.  «  J'ai  trouvé  l'afflic- 
5)  tion  et  la  douleur  »  :  plusieurs  afflictions  m'ont 
trouvé ,  que  je  ne  cberchois  pas  ;  mais  enfin  j'ai 
trouvé  une  affliction  qui  méritoit  bien  que  je  la 
cherchasse;  c'est  raffliction  d'un  cœur  contrit,  et 
attristé  de  ses  péchés  :  je  l'ai  trouvée,  cette  douleur, 
«  et  j'ai  invoqué  le  nom  de  Dieu  »  :  je  me  suis  af- 
fligé de  mes  crimes,  et  je  me  suis  converti  à  celui 
qui  les  cfTace  :  Trihulationem  et  dolorem  iiweni  j,  et 
nornen  Domini  invocai^i  (2).  On  m'a  sauvé,  parce 
qu  on  m'a  blessé;  on,m'a  donné  la  paix,  parce  qu'on 
m'a  offensé;  on  m'a  dit  des  vérités  qui  ont  déplu  pre- 
mièrement à  ma  foiblesse,  et  ensuite  qui  l'ont  gué- 
rie. Si  ce  sont  ces  vérités  que  nous  vous  prêchons , 
pourquoi  refusez-vous  de  les  entendre?  et  pourquoi 
une  petite  amertume  que  votre  goût  malade  y 
trouve  d'abord,  vous  empêche-t-elle  de  recevoir  une 
médecine  si  salutaiie  ?  Si  veritatein  dico  Dobis  j 
quare  non  creditis  niihi  ?  c'est  ce  que  j'avois  à  vous 
dire  dans  ma  seconde  partie. 

TROISIÈME  POINT. 

Les  pécheurs  superbes  et  opiniâtres,  convaincus 
par  tous  les  endroits  qu'il  n'y  a  aucune  raison  qui 
puisse  autoriser  leur  résistance  contre  les  prédica- 
teurs de  l'Evangile  ,  s'imaginent  faire  quelque  chose 
bien  considérable  pour  appuyer  leur  rébellion ,  en 

(0  P;î.  CXIV.4.  — W/èïU 


22  SUR    LES    VAINES    EXCUSES 

alléguant  de  mauvais  exemples ,  et  surtout  quand 
ils  les  rencontrent  dans  ceux  qui  sont  destinés  pour 
les  instruire  :  c'est  alors,  Messieurs,  qu'ils  triom- 
phent ,  et  qu'ils  croient  que  de'sormais  il  n'y  a  plus 
rien  par  oii  l'on  puisse  combattre  leur  impénitence. 
C'est  pourquoi  le  sauveur  Jésus  prévoyant  qu'ils  au- 
roient  encore  ce  méchant  prétexte,  pour  ne  se  ren- 
dre point  à  la  vérité,  a  été  au-devant  dans  son  Evan- 
gile ,  lorsqu'il  a  dit  ces  paroles  :  Quœcumque  dixe- 
rint  vohis ,  servate  et  facile  (0  :  O  hommes  curieux 
et  diligens  à  rechercher  les  vices  des  autres ,  lâches 
et  paresseux  à  corriger  vos  propres  défauts ,  pour- 
quoi examinez-vous  avec  tant  de  soin  les  mœurs  de 
ceux  qui  vous  prêchent  ?  considérez  plutôt  que  ce 
qu'ils  vous  disent,  c'est  la  vérité,  et  que  leur  mauvais 
exemple  ne  ruine  pas  en  vos  esprits  leur  bonne  doc- 
trine :  Quœcumque  dixerint  vohis^  servate  et  facile. 
Ce  n'est  pas  mon  intention,  chrétiens,  de  vous  al- 
léguer ces  paroles,  pour  autoriser  les  désordres  ou 
la  mauvaise  vie  des  prédicateurs  qui  disent  bien  et 
font  mal.  Je  sais  qu'ils  ne  doivent  pas  se  persuader 
que  le  bien  qu'ils  ont  dit  serve  d'excuse  au  mal  qu'ils 
ont  fait,  au  contraire,  dit  saint  Augustin  (2)^  il  leur 
sera  reproché  avec  justice,  que  «  puisqu'ils  vouloient 
5)  qu'on  les  écoutât,  ils  dévoient  auparavant  s'écou- 
))  ter  eux-mêmes  ;  qu'ils  dévoient  dire  avec  le  pro- 
))  phèle  M  :  Audiaui  quid  loquatur  in  me  Dominus 
Deus  j,  quoniam  loquclur  pacem  in  plèbe  m  suam  (5)  : 
«  J'écouterai  ce  que  dira  en  moi  le  Seigneur,  parce 
»  qu'il  mettra  en  ma  bouche  des  paroles  de  paix  pour 

(0  MaUh.  xxiii.  3.  —  (')  Enarrat.  in  Ps.  xlix.  n.  23,  tom.  iv, 

col  457. r^)  Ps.  LXXXIV.  8. 


DES    l'i'c  IIEURS.  33 

»  son  peuple  «  :  ce  qu'il  me  donne  autorité'  de  parler , 
je  le  dirai  aux  autres,  parce  que  c'est  ma  vocation 
et  mon  ministère  :  Loquetur  pacein  iii  plebem  siiam  ; 
mais  je  serai  le  premier  des  écoutans  :  Audiam  quid 
loquatar  in  me  Dominus  Deus  :  et  si  nous  manquons 
de  le  faire,  je  le  dirai  hautement,  quand  je  me  de- 
vrois  ici  condamner  moi-même ,  nous  trahissons  lâ- 
chement notre  ministère ,  le  plus  saint  et  le  plus 
auguste  qui  soit  dans  l'Eglise-,  nous  détruisons  notre 
propre  ouvrage,  et  nous  donnons  sujet  aux  infirmes 
de  croire  que  ce  que  nous  enseignons  est  impossible, 
puisque  nous-mêmes,  qui  le  prêchons,  néanmoins 
ne  le  faisons  pas. 

Après  que  nous  nous  sommes  ainsi  condamnés 
nous-mêmes  ,  si  nous  manquons  à  notre  devoir  ; 
nous  parlons  maintenant.  Messieurs,  en  faveur  de 
la  vérité  qui  vous  est  annoncée  par  notre  entremise; 
et  encore  que  nous  puissions  dire  qu'il  y  a  beaucoup 
de  prédicateurs  qui  édifient  l'Eglise  de  Dieu  par  leurs 
œuvres  et  par  leurs  paroles,  néanmoins,  sans  nous 
servir  de  cette  défense,  nous  nous  contentons  de 
vous  avertir,  en  la  charité  de  notre  Seigneur,  que 
vous  ne  soyez  point  curieux  de  rechercher  la  vie  de 
ceux  qui  vous  prêchent  ;  mais  que  vous  receviez 
humblement  la  nourriture  des  enfans  de  Dieu  , 
quelle  que  soit  la  main  qui  vous  la  présente;  et  que 
vous  respectiez  la  voix  du  pasteur,  même  dans  la 
bouche  du  mercenaire.  Saint  Augustin,  Messieurs, 
voulant  nous  faire  entendre  cette  vérité,  s'objecte 
d'abord  à  lui-même  ce  passage  de  l'Ecriture  :  Num- 
quid  colligunt  de  spinis  uvas ,  autde  tribulis  Jîcus  (0? 

(0  MaUh.vn.  i6. 


^4  SUR    LKS    VAINES    EXCUSES 

(c  Des  épines  peuvent-elles  produire  des  raisins  »  ? 
Des  prédicateurs  corrompus  peuvent -ils  porter  la 
parole  de  vie  éternelle?  peuvent -ils  engendrer  un 
fruit  qui  n'est  pas  de  leur  espèce  ?  Et  il  éclaircit 
cette  difficulté  par  une  excellente  comparaison.  11 
est  vrai,  dit  ce  docteur  incomparable,  qu'un  buis- 
son ne  produit  point  de  raisins,  mais  il  les  soutient 
quelquefois  :  on  plante  une  haie  auprès  d'une  vigne; 
la  vigne  étendant  ses  brandies,  en  pousse  quelques- 
unes  à  travers  la  haie  ;  et  quand  le  temps  de  la  ven- 
dange approche,  vous  voyez  une  grappe  suspendue 
au  milieu  des  épines  :  «  Le  buisson  porte  un  fruit  qui 
»  ne  lui  appartient  pas,  mais  qui  n'en  est  pas  moins 
»  le  fruit  de  la  vigne ,  quoiqu'il  soit  appuyé  sur  le 
»  buisson»  :Portatfructurnspinanonsuwn-jnonenim 
spinain  vitis  attulitj  sed  spinis  palmes  incubuit  (0. 

Ainsi  la  chaire  de  Moïse  dont  parle  le  Fils  de  Dieu 
dans  son  Evangile;  et  disons,  pour  nous  appliquer 
cette  doctrine ,  la  chaire  de  Jésus-Christ  et  des  apô- 
tres que  nous  remplissons  dans  l'Eglise,  c'est  une 
vigne  sacrée;  la  doctrine  enseignée  par  les  mauvais, 
c'est  la  branche  de  cette  vigne  qui  produit  son  fruit 
sur  le  buisson.  Ne  dédaignez  pas  ce  raisin ,  sous  pré- 
texte que  vous  le  voyez  parmi  des  épines;  ne  rejetez 
pas  cette  doctrine ,  parce  qu'elle  est  environnée  de 
mauvaises  mœurs  :  elle  ne  laisse  pas  de  venir  de  Dieu  ; 
et  vous  devez  regarder  de  quelle  racine  elle  est  née , 
et  non  pas  sur  quel  appui  elle  est  soutenue  :  Le^e 
uvain  inier  spinas  pendentem  ^  sed  de  vite  nascen- 
tem  (2).  Approchez,  et  ne  craignez  pas  de  cueillir 

(0  In  Joan.  Tract,  xlvi.    n.  6,    tom.   m,  part,  n,   col.ôoS. — 
W  Serm.  xlvi.  n.  22,  tom.  y,  col.  237. 


DES  rÉciîEuns.  aS 

ce  raisin  parmi  ces  épines;  mais  prenez  garde,  dit 
saint  Augustin,  que  vous  ne  de'chiriez  votre  main  en 
le  cueillant;  c'est-à-dire  recevez  la  bonne  doctrine, 
gardez-vous  du  mauvais  exemple  ;  faites  ce  qu'ils  di- 
sent ,  prenez  le  raisin  ;  ne  faites  pas  ce  qu'ils  font,  gar- 
dez-vous des  épines;  et  craignez,  dit  saint  Augustin 
en  un  autre  endroit,  que  vous  ne  vous  priviez  vous- 
même  de  la  nourriture  de  la  vérité;  pendant  que 
votre  délicatesse  et  votre  dégoût  vous  fait  toujours 
chercher  quelque  nouveau  sujet  de  dégoût,  ou  dans 
le  vaisseau  où  l'on  vous  le  présente,  ou  dans  l'assai- 
sonnement :  Veritas  tihi  undelibet  loquatur,  esuriens 
accipe  ^  ne  unquam  ad  t&  pen^eniat  „  dam  seinper 
quod  repreliendas  in  vasculo  fastidiosus . . .  inquiris  (  0. 
Cessez  donc  de  travailler  vos  esprits  à  rechercher 
curieusement  notre  vie.  Ne  dites  pas  :  J'ai  découvert 
les  intrigues  de  celui-là  et  les  secrètes  prétentions  de 
cet  autre  :  ne  dites  pas  que  vous  avez  reconnu  son 
foible ,  et  que  vous  avez  enfin  découvert  à  quoi  ten- 
dent tant  de  beaux  discours.  Vaine  et  inutile  recher- 
che :  car  outre  que  vous  imposez  souvent  à  leur  in- 
nocence ;  quand  ce  que  vous  leur  reprochez  seroit 
véritable,  quelle  merveille.  Messieurs,  d'avoir  trouvé 
des  péchés  dans  des  pécheurs,  et  dans  des  hommes 
des  défauts  humains  ?  Ce  n'est  pas  ce  qui  est  digne 
de  votre  recherche  :  ce  qui  mérite  l'application  de 
votre  esprit,  c'est  premièrement,  chrétiens,  de  vous 
souvenir  de  ce  que  vous  êtes,  et  de  ne  juger  pas  té- 
niéi airement.  Fussiez-vous  des  souverains,  fussiez- 
vous  des  rois;  dans  l'Eglise  de  Dieu,  [vous  êtes  comp- 
tés parmi]  le  peuple  et  les  brebis  :  par  conséquent 

(0  InPs.  XXXVI.  Serni,  m,  n.  20,  tom.  iv,  col.  293. 


'aG  sur  t.es  vaines  excuses 

ne  reprenez  pas  les  oints  du  Seigneur,  les  ministres 

de  ses  sacremens  et  de  sa  parole. 

Mais  si  le  mal  est  si  manifeste  qu'il  ne  puisse  plus 
se  dissimuler,  ne  perdez  pas  le  respect  pour  la  vérité 
à  cause  de  celui  qui  la  prêche  :  admirez  au  contraire, 
admirez  en  nous-mêmes  l'autorité,  la  force  de  la  loi 
de  Dieu,  en  ce  qu'elle  se  fait  honorer  même  par  ceux 
qu'elle  condamne,  et  les  contraint  de  déposer  contre 
eux-mêmes  en  sa  faveur.  Enfin  ne  croyez  pas  vous 
justifier  en  débitant  par  le  monde  les  vices  des  au- 
tres ;  songez  qu'il  y  a  un  tribunal  où  chacun  sera  jugé 
par  ses  propres  faits.  Jésus-Christ  a  condamné  l'aveu- 
gle qui  mène ,  mais  il  n^a  pas  absout  l'aveugle  qui 
suit;  «  ils  se  perdent  tous  deux  dans  la  même  fosse  »  : 
Ambo  in  foi^earn  cadunt{^).  Ainsi,  mes  Frères,  la 
chute  de  ceux  que  vous  voyez  au-dessus  de  vous  dans 
les  fonctions  ecclésiastiques,  bien  loin  de  vous  porter 
au  relâchement ,  vous  doit  inspirer  de  la  crainte  , 
et  vous  faire  d'autant  plus  trembler,  que  vous  voyez 
tomber  les  colonnes  mêmes  :  Non  sit  delectatio  mino- 
ruin  lapsus  majorum  ,  sed  sit  casus  niajoruni  tremor 
ininoriuni.'^). 

Nous  avons  ouï  avec  patience  une  partie  des  re- 
proches que  vous  faites  aux  prédicateurs;  et  l'intérêt 
de  votre  salut  nous  a  obligés  d'y  répondre  par  des 
maximes  tirées  de  l'Evangile  :  maintenant  écoutez  , 
Messieurs,  les  justes  plaintes  que  nous  faisons  de 
vous;  il  est  bien  raisonnable  que  vous  nous  écoutiez 
à  votre  tour,  d'autant  plus  que  nous  ne  parlons  pas 
pour  nous-mêmes,  mais  pour  votre  utilité.  Nous 
nous  plaignons  donc,   chrétiens,   et  nous  nous  en 

CO  Matth.  XY.  14. —  (')  S.  Aiig.  in  Ps.  l.  n.  3  ,  toni.  iv,  col.  463. 


DES    VÉCHEUllS.  11 

4 

plaignons  à  Dieu  et  aux  hommes,  nous  nous  en  plai- 
gnons à  vous-mêmes ,  que  vous  faites  peu  d'état  de 
notre  travail  :  ce  que  je  veux  dire ,  Messieurs ,  ce 
n'est  pas  que  vous  preniez  mal  nos  pensées,  que  vous 
censuriez  nos  actions  et  nos  discours  ;  tout  cela  est 
trop  peu  de  chose  pour  nous  émouvoir.  Quoi  !  cette 
période  n'a  pas  ses  mesures,  ce  raisonnement  n'est 
pas  dans  son  jour,  cette  comparaison  n'est  pas  bien 
tournée  ?  c'est  ainsi  qu'on  parle  de  nous  ;  nous  ne 
sommes  pas  exempts  des  mots  de  la  mode.  Dites  , 
dites  ce  qu'il  vous  plaira  :  tous  ces  reproches  sont 
un  jeu  d'enfant ,  qui  n'est  pas  digne  de  l'attention 
de  gens  qui  sont  occupés  à  un  ministère  si  grave  et 
si  sérieux.  Nous  abandonnons  de  bon  cœur  à  votre 
censure  ces  ornemens  étrangers ,  que  nous  sommes 
contraints  quelquefois  de  rechercher  pour  l'amour 
de  vous  ;  puisque  telle  est  votre  délicatesse  que  vous 
ne  pouvez  goûter  Jésus-Christ  tout  seul  dans  la  sim- 
plicité de  son  Evangile  :  tranchez,  décidez,  censu- 
rez ,  exercez  là  -  dessus  votre  bel  esprit ,  nous  ne 
nous  en  plaignons  pas.  En  quoi  donc  nous  plaignons- 
nous  justement  que  vous  méprisez  notre  travail?  en 
ce  que  vous  nous  écoutez ,  et  que  vous  ne  nous 
croyez  pas  \  en  ce  qu'on  ne  vit  jamais  un  si  grand 
concours ,  et  si  peu  de  componction  ;  en  ce  que 
nous  recevons  assez  de  complimens,  et  que  nous  ne 
voyons  point  de  pénitence. 

Saint  Augustin  ,  étant  dans  la  chaire,  a  dit  autre- 
fois à  ses  auditeurs  :  Considérez  ,  mes  Frères,  que 
«  notre  vie  est  pénible  et  laborieuse ,  accompagnée 
5)  de  grands  périls  ».  Après  avoir  ainsi  représenté 
ses  travaux  et  ses  périls  :  «  Consolez-nous  en  bien 


28  SUR    LES    VAINES    EXCUSES 

î)  vivant  »  :  J^itam  nostrani  infirmam ,  laboriosam  , 
periculosam  ^  in  hoc  inundo  consolainini  bene  vwen- 
do  (0.  Je  puis  bien  parler  après  ce  grand  homme  , 
et  vous  repre'senter  avec  lui  doucement ,  en  simpli- 
cité de  cœur,  qu'en  effet  notre  vie  est  laborieuse. 
Nous  usons  nos  esprits  à  chercher  dans  les  saintes 
Lettres  et  dans  les  écrivains  ecclésiastiques  ce  qui  est 
utile  à  votre  salut ,  à  choisir  les  matières  qui  vous 
sont  propres,  à  nous  accommoder  autant  qu'il  se 
peut  à  la  capacité  de  tout  le  monde  :  il  faut  trouver 
du  paia  pour  les  forts  et  du  lait  pour  les  enfans.  Eh! 
c'est  assez  parler  de  nos  peines  ,  nous  ne  vous  les 
reprochons  pas  :  après  tout,  c'est  notre  devoir  ;  si 
le  travail  est  fâcheux,  l'oisiveté  d'autre  part  n'est 
pas  supportable. 

Mais  si  vous  avez  peu  d'égard  à  notre  travail ,  ah  î 
ne  comptez  pas  pour  rien  notre  péril.  Quel  péril? 
nous  sommes  responsables  devant  Dieu  de  tout  ce 
que  nous  vous  disons  :  est-ce  tout  ?  et  de  ce  que 
nous  vous  taisons.  Si  nous  dissimulons  vos  vices  ,  si 
nous  les  déguisons ,  si  nous  les  flattons  ,  si  nous  dé- 
sespérons les  foibles ,  si  nous  flattons  les  présomp- 
tueux ,  Dieu  nous  en  fera  rendre  compte.  Est-ce  là 
tout  notre  péril  ?  non  ,  mes  Frères ,  ne  le  croyez 
pas;  notre  plus  grand  péril ,  c'est  lorsque  nous  fai- 
sons notre  devoir.  J'ai  quelque  peine ,  Messieurs ,  à 
vous  parler  de  notre  emploi  :  ce  qui  m'y  fait  ré- 
soudre ,  c'est  que  j'en  espère  pour  vous  de  l'instruc- 
tion ;  et  ce  qui  me  rassure,  c'est  que  je  ne  parle  pas 
de  moi-même. 

Saint  Augustin  dit  :  Nous  devons  souhaiter  pour 

C')  InJoan.  Tract,  xviii.  n.  12,  Loin,  m,  part.  11,  col.  43&. 


DES    PÉCHEURS.  2() 

votre  bien  que  vous  approuviez  nos  discours  ;   car 
quel  fruit  peut-on  espérer,  si  vous  n'approuvez  pas 
ce  que  nous  disons  ?  C'est  donc  ce  que  nous  devons 
de'sirer  le  plus,  et  c'est  ce  que  nous  avons  le  plus  à 
craindre.  Dispensez-moi,  Messieurs,  à  vous  expli- 
quer plus  au  long  ce  que  vous  devez  assez  entendre. 
Ali  !  cessons  de  parler  ici  de  nous-mêmes.  Venons  à 
la  conclusion  de  saint  Augustin  :  Consolamini  bene 
anuejîdo  ;  nolite  nos  adterere  malis  inoribus  vestris ( 0 : 
«  Consolez-nous  en  bien  vivant  ;  ne  nous  accablez 
»  pas  par  vos  mœurs  déréglées  » .  Parmi  tant  de  tra- 
vaux et  tant  de  périls,  quelle  consolation  nous  peut- 
il  rester  que  dans  l'espérance  de  gagner  les  âmes  ? 
Nous  ne  sommes  pas  si  malheureux  qu'il  n'y  en  ait 
qui  profitent  de  notre  parole;  mais  voici,  dit  saint 
Augustin ,  ce  qui  rend  notre  condition  misérable  : 
In  occulto  est  unde  gaudeam ,   in  public o  est  unde 
torqiiear^'^)  :  u  Ce  qui  nous  fâche  est  public;  ce  qui 
»  nous  console  est  caché  »  :  nous  voyons  triompher 
hautement  le  vice  qui  nous  afflige,  et  nous  ne  voyons 
pas  la  pénitence  qui  nous  édifie.  Luceat  lux  "vestra 
coram  hominibus  (5)  :  «  Que  votre  lumière  luise  de- 
»  vant  les  hommes  «. 

(0  Loco  mox.  citato,  —  C^)  Serm.  cccxcii.  n.  6  j  tom.  y,  col.  i5o6. 


3o  SUR    LE    PV.ESPECT 


11/  SERMON 

POUR 

LE  DIMANCHE  DE  LA  PASSION. 

Force  et  empire  de  la  vérité.  Principe  de  la  haine  que  les  hommes 
lui  portent  :  en  combien  de  manières  ils  la  haïssent.  Nécessité  de  la 
simplicité  et  de  la  bonne  foi,  pour  bien  régler  notre  conscience. 
Origine  des  doutes  et  des  fausses  subtilités  qu'on  se  forme  dans  la 
morale.  Funestes  suites  des  efforts  que  nous  faisons  contre  la  vérité 
inhérente  en  nous.  Par  quels  degrés  nous  tombons  dans  un  si  grand 
mal  :  quels  en  sont  les  progrès  et  les  remèdes. 


Si  veritatem  dico  voLis,  quare  non  creditis  mihi. 

Si  je  vous  dis  la  vérité^  pourquoi  refusez -vous  de  me 
croire  ?  Joan.  viii.  4^. 


N  a  dit,  il  y  a  long-temps,  qu'il  n'y  a  rien  de 
plus  fort  que  la  ve'rité;  et  cela  se  doit  entendre  par- 
ticulièrement de  la  vérité  de  l'Evangile.  Cette  vé- 
rité, chrétiens  ,  que  la  foi  nous  propose  en  énigme, 
comme  parle  l'apôtre  saint  Paul,  paroi t  dans  le  ciel 
à  découvert ,  révérée  de  tous  les  esprits  bienheureux  : 
elle  étend  son  empire  jusqu'aux  enfers  ;  et  quoiqu'elle 
n'y  trouve  que  ses  ennemis,  elle  les  force  néanmoins 
de  la  reconnoître.  «  Les  démons  la  croient,  dit  saint 


DUALAVÉRITÉ.  3l 

»  Jacques  (0;  et  non-seulement  ils  croient,  mais  ils 
»  tremblent  » .  Ainsi  la  ve'ritë  est  respectée  dans  le  ciel 
et  dans  les  enfers.  La  terre  est  au  milieu,  et  c'est  là 
seulement  qu'elle  est  méprisée.  Les  anges  la  voient, 
et  ils  l'adorent  ;  les  démons  la  haïssent,  mais  ils  ne 
la  méprisent  pas,  puisqu'ils  tremblent  sous  sa  puis- 
sance. C'est  nous  seuls,  ô  mortels,  qui  la  méprisons, 
lorsque  nous  l'écoutons  froidement  et  comme  une 
chose  indifférente  que  nous  voulons  bien  avoir  dans 
l'esprit,  mais  à  laquelle  il  ne  nous  plaît  pas  de  don- 
ner aucune  place  dans  notre  vie.  Et  ce  qui  rend 
notre  audace  plus  inexcusable,  c'est  que  cette  vérité 
éternelle  n'a  pas  fait  comme  le  soleil ,  qui ,  demeu- 
rant toujours  dans  sa  sphère,  se  contente  d'envoyer 
ses  rayons  aux  hommes  :  elle,  dont  le  ciel  est  le  lieu 
natal ,  a  voulu  aussi  naître  sur  la  terre  :  Veritas  de 
terra  orta  est  (2).  Elle  n'a  pas  envoyé  de  loin  ses  lu- 
mières ,  elle  -  même  est  venue  nous  les  apporter,  et 
les  hommes  toujours  obstinés  ont  fermé  les  yeux  ;  ils 
ont  haï  sa  clarté  à  cause  que  leurs  œuvres  étoient 
mauvaises,  et  ont  contraint  le  Fils  de  Dieu  de  leur 
faire   aujourd'hui  ce   juste  reproche  :  Si  veritatem 
dico  vobis  ,  quare  non  creditis  milii  ?  «  Si  je  vous  dis 
»  la  vérité ,  pourquoi  refusez-vous  de  me  croire  »  ? 
Puisqu'il  nous  ordonne  ,  Messieurs  ,    de  vous  faire 
aujourd'hui  ses  plaintes ,  touchant  cette  haine  de  la 
vérité;   qu'il  nous  accorde  aussi  son  secours  pour 
plaider  fortement  sa  cause  la  plus  juste  qui  fut  ja- 
mais. C'est  ce  que  nous  lui  demandons  par  les  prières 
de  la  sainte  Vierge.  Ave^  etc. 

CO  Jac.  II.  19.  —  C^)  Ps.  Lxxxiv.  12., 


32  SUR    LE    RESPECT 

La  vérité  est  une  reine  qui  a  dans  le  ciel  son  trône 
éternel,  et  le  siège  de  son  empire  dans  le  sein  de 
Dieu  :  il  n'y  a  rien  de  plus  noble  que  son  domaine  ; 
puisque  tout  ce  qui  est  capable  d'entendre  en  relève, 
et  qu  elle  doit  régner  sur  la  raison  même ,  qui  a  été 
destinée  pour  régir  et  gouverner  toutes  choses.  Il 
pourroit  sembler ,  chrétiens ,  qu'une  reine  si  ado- 
rable ne  pourroit  perdre  son  autorité  que  par  l'i- 
gnorance :  mais  comme  le  Fils  de  Dieu  nous  le  re- 
proche ,  que  la  malice  des  hommes  lui  refuse  son 
obéissance ,  lors  même  qu'elle  leur  est  le  mieux  an- 
noncée ;  c'est  véritablement  ce  qui  m'étonne  ,  et  je 
prétends  aujourd'hui  rechercher  la  cause  d'un  dérè- 
glement si  étrange.  Il  est  bien  aisé  de  comprendre 
que  c'est  une  haine  secrète  que  nous  avons  pour  la 
vérité,  qui  nous  fait  secouer  le  joug  d'une  puissance 
si  légitime.  Mais  d'oii  nous  vient  cette  haine,  et  quels 
en  sont  les  motifs  ?  c'est  ce  qui  mérite  une  grande 
considération ,  et  ce  que  je  tâcherai  de  vous  expli- 
quer par  les  principes ,  suivant  la  doctrine  de  saint 
Thomas,  qui  traite  expressément  cette  question  (0. 

Pour  cela  il  faut  entendre,  avant  toutes  choses, 
que  le  principe  de  la  haine,  c'est  la  contrariété  et  la 
répugnance ,  et  en  ce  regard ,  chrétiens ,  il  ne  tombe 
pas  sous  le  sens  qu'on  puisse  haïr  la  vérité  prise  en 
elle-même  et  dans  cette  idée  générale  ;  «  parce  que, 
)>  dit  très-bien  le  grand  saint  Thomas,  ce  qui  est 
»  vague  de  cette  sorte  et  universel  ne  répugne  jamais 
»  à  personne,  et  ne  peut  être  par  conséquent  un  ob- 
»  jet  de  haine.  «  Ainsi  les  hommes  ne  sont  pas  ca- 

CO  I.  2.  Quœst.  XXIX.  Art,  v. 

pables 


DU    A    LA    VÉRITÉ.  33 

pal)les  d'avoir  de  l'aversion  pour  la  ve'rité  ;  sinon 
autant  qu'ils  la  considèrent  dans  quelque  sujet  par- 
ticulier où  elle  combat  leurs  inclinations ,  oii  elle 
contredit  leurs  sentimens  :  et  en  cette  vue  ,  chré- 
tiens ,  il  me  sera  facile  de  vous  convaincre  que  nous 
pouvons  haïr  la  ve'rite  en  trois  sortes,  par  rapport  à 
trois  sujets  où  elle  se  trouve  et  dans  lesquels  elle 
contrarie  nos  mauvais  de'sirs.  Car  nous  la  pouvons 
regarder,  ou  en  tant  qu'elle  réside  en  Dieu,  ou  en 
tant  qu'elle  nous  paroît  dans  les  autres  hommes,  ou 
en  tant  que  nous  la  sentons  en  nous-mêmes  :  et  il  est 
certain  qu'en  ces  trois  états  toujours  elle  contrarie 
les  mauvais  désirs,  et  toujours  elle  donne  aussi  un 
sujet  de  haine  aux  hommes  déréglés  et  mal-vivans. 

Et  en  effet,  âmes  saintes,  ces  lois  immuables  de  la 
vérité,  sur  lesquelles  notre  conduite  doit  être  réglée, 
soit  que  nous  les  regardions  en  leur  source ,  c'est-à- 
dire  en  Dieu,  soit  qu'elles  nous  soient  montrées  dans 
les  autres  hommes,  soit  que  nous  les  écoutions  parler 
en  nous-mêmes,  crient  toujours  contre  les  pécheurs, 
quoiqu'en  des  manières  différentes.  En  Dieu  qui  est 
le  juge  suprême,  elles  les  condamnent;  dans  les 
hommes  qui  sont  des  témoins  présens,  elles  les  re- 
prennent et  les  convainquent  ;  en  eux  -  mêmes  et 
dans  le  secret  de  leur  conscience  elles  les  troublent 
et  les  inquiètent  :  et  c'est  pourquoi  partout  elles  leur 
déplaisent.  Car  ni  l'orgueil  de  l'esprit  humain  ne 
peut  permettre  qu'on  le  condamne ,  ni  l'opiniâtreté 
des  pécheurs  ne  peut  souffrir  qu'on  la  convainque, 
et  l'amour  aveugle  qu'ils  ont  pour  leurs  vices  peut 
encore  moins  consentir  qu'on  l'inquiète.  C'est  pour- 
quoi ils  haïssent  la  vérité;  d'où  vous  pouvez  com- 
BOSSUET.    xiii.  3 


34  SUR    LE    RESPECT 

prendre  combien  ils  sont  éloignés  de  lui  obéir.  Mais 
si  vous  ne  l'avez  pas  encore  entendu  ,  la  conduite  des 
Juifs  envers  Jésus-Christ  vous  le  fera  aisément  con- 
noître.  Il  leur  prêche  les  vérités  qu'il  dit  avoir  vues 
dans  le  sein  du  Père  ;  ces  vérités  les  condamnent ,  et 
ils  haïssent  son  Père  on  elles  résident  :  Oderunt  et 
me  et  Patrein  meum  (0. 

Il  les  reprend  en  vérité  de  leurs  vices  ;  et  pen- 
dant que  ses  discours  les  convainquent,  la  haine 
de  la  vérité  leur  fait  haïr  celui  qui  l'annonce  ;  ils 
s'irritent  contre  lui-même,  ils  l'appellent  samari- 
tain et  démoniaque  ;  ils  courent  aux  pierres  pour  le 
lapider,  comme  il  se  voit  dans  notre  Evangile.  Il  les 
presse  encore  de  plus  près,  il  leur  porte  jusqu'au 
fond  du  cœur  la  lumière  de  la  vérité,  conformément 
à  cette  parole  :  «  La  lumière  est  en  vous  pour  un 
»  peu  de  temps  »  :  Adhuc  modicum  lumen  in  vobis 
esti"^)  ;  et  ils  la  haïssent  si  fort  cette  vérité  adorable, 
qu'ils  en  éteignent  encore  ce  foible  rayon  ;  parce 
qu'ils  cherchent  la  nuit  entière  pour  couvrir  leurs 
mauvaises  œuvres.  Dans  cette  aversion  furieuse ,  in- 
vétérée et  opiniâtre  qu'ils  témoignent  à  la  vérité,  et 
parmi  tant  d'outrages  qu'ils  lui  font  souiFrir,  n'a-t-il 
pas  raison,  chrétiens,  de  leur  faire  aujourd'hui  ce 
juste  reproche?  Si  je  vous  dis  la  vérité,  pourquoi 
refusez-vous  de  la  croire  ?  pourquoi  une  haine  aveu- 
gle vous  empêche-t-elle  de  lui  obéir  ? 

Mais  il  ne  parle  pas  seulement  aux  Juifs  ses  en- 
nemis déclarés;  et  son  dessein  principal  est  d'ap- 
prendre à  ses  serviteurs  à  aimer  et  respecter  sa  vé- 
rité sainte,  en  quelque  endroit  qu'elle  leur  paroisse. 

(0  Joan.  XV.  24.  —  (^)  Ibid.  xii.  35. 


DUAL  A    VÉRITÉ.  35 

Quand  ils  la  regardent  en  leur  juge,  qu'ils  permet- 
tent qu'elle  les  règle  :  quand  elle  les  reprend  par 
les  autres  hommes,  quils  souffrent  qu'elle  les  cor- 
rige :  quand  elle  leur  parle  dans  leurs  consciences, 
qu'ils  consentent  non-seulement  qu'elle  les  e'claire, 
mais  encore  qu'elle  les  change  et  les  convertisse  : 
trois  parties  de  ce  discours. 

PREMIER  POINT. 

Comme  ces  lois  primitives  et  invariables  de  vérité 
et  de  justice,  qui  sont  dans  l'intelligence  divine, 
condamnent  directement  la  vie  des  pécheurs  ;  il  est 
très-certain  qu'ils  les  haïssent  et  qu'ils  voudroient 
par  conséquent  les  pouvoir  détruire.  La  raison  so- 
lide :  c'est  le  naturel  de  la  haine  de  vouloir  détruire 
son  objet,  comme  de  l'amour  de  le  conserver.  Sans 
que  vous  donniez  la  mort  à  votre  ennemi ,  vous  le 
tuez  déjà  par  votre  haine,  qui  porte  toujours  dans 
l'ame  une  disposition  d'homicide.  C'est  pourquoi 
l'apôtre  dit  :  Oninis  qui  odit  fratrem  suum  hoinicida 
esti^).  Il  le  compare  à  Caïn  :  il  ne  dit  pis.  Celui 
qui  trempe  les  mains  dans  son  sang ,  ou  qui  enfonce 
un  couteau  dans  son  sein  ;  mais,  Celui  qui  le  hait  est 
homicide.  C'est  que  le  Saint -F^sprit  qui  le  guide 
n'arrête  pas  sa  pensée  à  ce  qui  se  fait  au  dehors  :  il 
va  approfondissant  les  causes  cachées,  et  c'est  ce  qui 
lui  fait  toujours  trouver  dans  la  haine  une  secrète 
intention  de  meurtre.  Car  si  vous  savez  observer 
toutes  les  démarches  de  la  hame,  vous  verrez  qu'elle 
voudroit  détruire  partout  ce  qu'elle  a  déjà  détruit 
dans  nos  cœurs  ;  et  les  effets  le  font  bien  connoître. 

(')  /.  Joan.  III.  5. 


36  SURLE    RESPECT 

Si  VOUS  haïssez  quelqu'un ,  aussitôt  sa  pre'sence  blesse 
votre  vue,  tout  ce  qui  vient  de  sa  part  vous  fait  sou- 
lever le  cœur  :  se  trouver  avec  lui  dans  le  même  lieu 
vous  paroît  une  rencontre  funeste.  Au  milieu  de  ces 
mouvemens  ^  si  vous  ne  réprimez  votre  cœur,  il  vous 
dira,  chre'tiens,  que  ce  qu'il  n'a  pu  souffrir  en  soi- 
même  ,  il  ne  le  peut  non  plus  souffrir  nulle  part  ; 
qu'il  n'y  a  bien  qu'il  ne  lui  ôtât  après  lui  avoir  ôté 
son  affection  ;  qu'il  voudroit  être  de'fait  sans  réserve 
aucune  de  cet  objet  odieux  :  c'est  l'intention  secrète 
de  la  haine.  C'est  pourquoi  l'apôtre  saint  Jean  a 
raison  de  dire  qu'elle  est  toujours  homicide. 

Mais  appliquons  ceci  maintenant  à  la  conduite 
des  pécheurs.  Ils  haïssent  la  loi  de  Dieu  et  sa  vérité  : 
qui  doute  qu'ils  ne  la  haïssent,  puisqu'ils  ne  lui  veu- 
lent donner  aucune  place  dans  leurs  mœurs?  Mais 
l'ayant  ainsi  détruite  en  eux-mêmes,  ils  voudroient  la 
pouvoir  détruire  jusque  dans  sa  source  :  Dum  esse 
a)olunt  mali  ^  nolunt  esse  veritatem  quâ  damnantur 
inali  (0  :  «  Comme  ils  ne  veulent  point  être  justes, 
yy  ils  voudroient  que  la  vérité  ne  fût  pas  ,  parce 
»  qu'elle  condamne  les  injustes  ».  Et  ensuite  on  ne 
peut  douter  qu'ils  ne  veuillent,  autant  qu'ils  peu- 
vent, abolir  la  loi  dont  l'autorité  les  menace,  et  dont 
la  vérité  les  condamne. 

C'est  ce  que  Moïse  nous  fit  connoître  par  une  ex- 
cellente figure,  lorsqu'il  descendoit  de  la  montagne  où 
Dieu  lui  avoit  parlé  face  à  face.  Il  avoit  en  ses  mains 
les  tables  sacrées  oii  la  loi  de  Dieu  étoit  gravée  ; 
tables  vraiment  vénérables  ,  et  sur  lesquelles  la 
main  de  Dieu  et  les  caractères  de  son  doigt  tout  puis- 

(0  S.  Aug.  in  Joaii.  Tr.  xc.  toin.  m,  part,  ii ,  col.  721. 


r>  u   A   LA   viiiiiïi';.  d'j 

sant  se  voyoicnt  tout  recens  encore.  Toutefois  en- 
tendant les  cris  et  voyant  les  danses  des  Israélites  qui 
couroient  après  le  veau  d'or,  il  les  jette  à  terre  et 
les  brise  :  J^idit  vitulum  et  choros  j  iratusque  'valde  , 
projecit  de  manu  tabulas  ,  et  conf régit  eas  (0  :  une 
sainte  indignation  lui  fait  jeter  et  rompre  les  tables. 
Que  veut  dire  ce  grand  Le'gislateur?  Je  nem'ëtonne 
pas ,  chre'tiens,  que  sa  juste  colère  se  soit  élevée  con- 
tre ce  peuple  idolâtre  pour  le  faire  périr  parle  glaive  \ 
mais  qu'avoient  mérité  ces  tables  augustes,  gravées 
de  la  main  de  Dieu,  pour  obliger  Moïse  à  les  mettre 
en  pièces?  Tout  ceci  se  fait  en  figure,  et  s'accomplit 
pour  notre  instruction.  Il  a  voulu  nous  représenter 
ce  que  ce  peuple  faisoit  alors  :  il  brise  les  tables  de 
la  loi  de  Dieu ,  pour  montrer  que  dans  l'intention 
des  pécheurs  la  loi  est  détruite  et  anéantie.  Quoique 
le  peuple  ne  pèche  que  contre  un  chef  de  la  loi,  qui 
défendoit  d'adorer  les  idoles,  il  casse  ensemble  tou- 
tes les  deux  tables  ;  parce  que  nous  apprenons  de 
l'oracle  que  «  quiconque  pèche  en  un  seul  article , 
M  viole  l'autorité  de  tous  les  autres  (2)  » ,  et  abolit 
autant  qu'il  peut  la  loi  toute  entière  :  il  en  est  de 
même  de  l'Evangile,  de  l'unité  du  corps  de  Jésus- 
Christ  et  de  toute  sa  doctrine. 

Mais  l'audace  du  pécheur  n'entreprend  pas  seule- 
ment de  détruire  les  tables  inanimées  ,  qui  sont 
comme  des  extraits  de  la  loi  divine;  il  en  veut  à  l'o- 
riginal ,  je  veux  dire  à  cette  équité  et  à  cette  vérité 
primitive  qui  réside  dans  le  sein  de  Dieu,  et  qui  est 
la  règle  hnmuable  et  éternelle  de  tout  ce  qui  se 
meut  dans  le  temps  ;  c'est  -  à  -  dire  qu'il  en  veut  k 

CO  Exod.  XXXII.  19.— '  C^)  JciG.u.  10. 


38  SUR    LE    RESPECT 

Dieu ,  qui  est  lui-même  sa  vérité  et  sa  justice.  «  L'in- 
i)  sensé  a  dit  dans  son  cœur  :  Il  n'y  a  point  de 
»  Dieu  (0  ».  Il  Ta  dit  en  son  cœur,  dit  le  saint  pro- 
phète; il  a  dit  non  ce  qu  il  pense,  mais  ce  qu'il  dé- 
sire :  il  n  a  pas  démenti  sa  connoissance,  mais  il  a 
confessé  son  crime,  son  attentat.  Il  voudroit  qu'il 
n'y  eût  point  de  Dieu,  parce  qu'il  voudroit  qu'il  n'y 
eût  point  de  loi  ni  de  vérité.  Et  afin  que  nous  com- 
prenions que  tel  est  son  secret  désir.  Dieu  a  permis 
qu'il  se  soit  enfin  découvert  sur  la  personne  de  son 
Fils.  Les  méchans  l'ont  crucifié;  et  si  vous  voulez  sa- 
voir pour  quelle  raison ,  qu'il  vous  le  dise  lui-même  : 
«  Vous  voulez  me  tuer ,  dit-il ,  parce  que  mon  dis- 
5)  cours  ne  prend  point  en  vous  C^)  »  :  c'est-à-dire,  si 
nous  l'entendons,  parce  que  vous  haïssez  ma  vérité 
sainte;  parce  que  la  rejetant  de  vos  mœurs,  partout 
oii  elle  vous  paroît  elle  vous  choque,  et  partout  où 
elle  vous  choque ,  vous  voudrie  z  pouvoir  la  détruire. 
Pensons-nous  bien,  ô  pécheurs,  sur  qui  nous  met- 
tons la  main  lorsque  nous  chassons  de  notre  ame,  et 
que  nous  bannissons  de  notre  vie  la  règle  de  la  vé- 
rité ?  Nous  crucifions  Jésus-Christ  encore  une  fois  : 
il  nous  dit  aussi  bien  qu'aux  Juifs  :  Quœritis  me  in- 
terficere ,  quia  sermo   meus  non  cap  il  in  "vobis  : 
«  Vous  voulez  me  tuer,  parce  que  mon  discours  ne 
»  prend  point  en  vous  » .  Car  quiconque  hait  la  vérité 
et  les  lois  immuables  qu'elle  nous  donne,  il  tue  spi- 
rituellement la  justice  et  la  sagesse  éternelle  qui  est 
venue  nous  les  apprendre  :  et  ainsi,  se  revêtant  d'un 
esprit  de  juif,  il  doit  penser  avec  tremblement  que 
son  cœur  n'est  pas  éloigné  de  se  laisser  aller  à  la 

(0  Ps.  LIT.  I.  —  (')  Joan.  VIII.  37. 


DU     A    LA    \  ÉIIITÉ.  3() 

cabale  sacrilège  qui  l'a  mis  en  croix.  Folle  et  terne- 
raire  entreprise  du  pe'cheur,  qui  entreprend  sur  l'ê- 
tre de  son  auteur  même,  par  l'aversion  qu'il  a  pour 
la  vérité  !  Gladius  eoruin  intret  in  corda  îpsorum  _, 
et  arcus  eorum  confringalur  (0  :  «  Que  son  glaive 
»  lui  perce  le  cœur,  et  que  son  arc  soit  brisé  ».  Deux 
sortes  d'armes  dans  les  mains  du  pécbeur  ;  un  arc 
pour  tirer  de  loin  ,  un  glaive  pour  frapper  de  près. 
La  première  arme  se  rompt ,  et  est  inutile  ;  la  seconde 
a  son  effet ,  mais  contre  lui-même.  Il  tire  de  loin  , 
chrétiens,  il  tire  contre  Dieu;  et  non-seulement  les 
coups  n'y  arrivent  pas ,  mais  encore  l'arc  se  rompt 
au  premier  effort.  Mais  ce  n'est  pas  assez  que  son 
arc  se  brise,  que  son  entreprise  demeure  inutile;  il 
faut  que  son  glaive  lui  perce  le  cœur,  et  que,  pour 
avoir  tiré  de  loin  contre  Dieu,  il  se  donne  lui-même 
un  coup  sans  remède.  Ainsi  son  entreprise  retombe 
sur  lui ,  il  met  son  ame  en  pièces  par  l'effort  témé- 
raire qu'il  fait  contre  Dieu;  et  pendant  qu'il  pense 
détruire  la  loi,  il  se  trouve  qu'il  n'a  de  force  que 
contre  son  ame.  Mais  revenons  à  notre  sujet,  et  con- 
tinuons de  suivre  la  piste  de  l'aversion  que  nous 
avons  pour  la  vérité  et  pour  ses  règles  invariables. 

Vous  avez  vu,  chrétiens,  que  le  pécheur  les  dé- 
truit ,  tout  autant  qu'il  peut  ;  non-seulement  dans 
la  loi  et  dans  l'Evangile  qui  en  sont ,  vous  avons- 
nous  dit  ,  de  fidèles  copies ,  mais  encore  dans  le 
sein  de  Dieu  oii  elles  sont  écrites  en  original.  Il  voit 
qu'il  est  impossible  :  «  Je  suis  Dieu,  dit  le  Seigneur, 
»  et  ne  change  point  (^)  «  :  quoi  que  l'homme  puisse 
attenter,  ce  qu'a  prononcé  sa  divine  bouche  est  (ixe 

(0  Ps.  XX.XVI.  16.  —  (')  Malach.  m.  6. 


4o  SUR    LE    RESPECT 

et  invariable;  ni  le  temps  ni  la  coutume  ne  prescri- 
vent point  contre  l'Evangile  :  Jésus  Chrislus  lieri  et 
hodie  ,  ipse  et  in  sœcula  (0.  «  Jésus-Christ  ëtoit 
y>  hier,  il  est  aujourd'hui,  et  il  sera  le  même  dans 
»  tous  les  siècles  »  :  il  ne  faut  donc  pas  espérer  que 
la  loi  de  Dieu  se  puisse  détruire.  Que  feront  ici  les 
pécheurs  toujours  poussés  secrètement  de  cette  haine 
secrète  de  la  vérité  qui  les  condamne?  Ce  qu'ils  ne 
peuvent  corrompre  ils  l'altèrent  ;  ce  qu'ils  ne  peu- 
vent abolir,  ils  le  détournent,  ils  le  mêlent,  ils  le 
falsifient,  ils  tâchent  de  l'éluder  par  de  vaines  sub- 
tilités. Et  de  quelle  sorte,  Messieurs?  En  formant 
des  doutes  et  des  incidens,  en  réduisant  l'Evangile 
à  des  questions  artificieuses,  qui  ne  servent  qu'à  faire 
perdre  parmi  des  détours  infinis  la  trace  toute  droite 
de  la  vérité.  Car  ces  pécheurs  subtils  et  ingénieux , 
qui  tournent  de  tous  côtés  l'Evangile  ,  qui  trouvent 
des  raisons  de  douter  sur  l'exécution  de  tous  ses  pré- 
ceptes ,  qui  fatiguent  les  casuistes  par  leurs  consul- 
tations infinies,  ne  travaillent  qu'à  envelopper  la 
règle  des  mœurs.  Ce  sont  des  hommes,  dit  saint  Au- 
gustin, «  qui  se  tourmentent  beaucoup  pour  ne  trou- 
»  ver  pas  ce  qu'ils  cherchent  »  :  Nihil  lahorant,  nui 
non  in^enire  quod  quœrunt  (2)  :  ou  plutôt  ce  sont 
ceux  dont  parle  l'apôtre,  qui  n'ont  jamais  de  maxi- 
mes fixes  ni  de  conduite  certaine,  «  qui  apprennent 
»  toujours,  et  qui  n'arrivent  jamais  à  la  science  de 
»  la  vérité  »  :  Seinper  discentes  etnunquam  ad  scien- 
îiam  veritatis  pervenientes  (^). 
Ce  n'est  pas  ainsi,  chrétiens,  que  doivent  être  les 

(0  Heh.  xin,  8.  —  (^)  De   Gènes,  contra  Munich,  lib.  11,  c.  11, 
tom.  I,  col.  6QS.  —  (3)  //.  Tim.  m.  7. 


DU     A     LA    VÉr,  TTlt.  /\.l 

enfans  de  Dieu.  A  Dieu  ne  plaise  que  nous  croyions 
que  la  doctrine  cluétienne  soit  toute  en  doutes  et 
en  questions  !  L'Evangile  nous  a  donné  quelques 
principes ,  Je'sus-Clirist  nous  a  appris  quelque  chose  : 
qu'il  puisse  se  rencontrer  quelquefois  des  difficultés 
extraordinaires,  je  ne  m'y  veux  pas  opposer;  mais  je 
ne  crains  point  d'assurer ,  que,  pour  bien  régler 
notre  conscience  sur  la  plupart  des  devoirs  du  chris- 
tianisme, la  simplicité  et  la  bonne  foi  sont  de  grands 
docteurs  ;  ils  laissent  peu  de  choses  indécises.  Par 
la  grâce  de  Dieu,  Messieurs,  la  vie  pieuse  et  chré- 
tienne ne  dépend  pas  des  subtilités,  ni  des  belles 
inventions  de  l'esprit  humain  :  pour  savoir  vivre  se- 
lon Dieu  en  simplicité,  le  chrétien  n'a  pas  besoin 
d'une  grande  étude ,  ni  d'un  grand  appareil  de  littéra- 
ture ;  peu  de  choses  lui  suffisent ,  dit  Tertullien ,  pour 
connoître  de  la  vérité  autant  qu'il  lui  en  faut  pour 
se  conduire  :  CJiristiano  paucis  ad scientiam  verilatis 
opus  est{^).  Qui  nous  a  donc  produit  tant  de  doutes, 
tant  de  fausses  subtilités,  tant  de  dangereux  adoucis- 
semens  sur  la  doctrine  des  mœurs  ;  si  ce  n'est  que  nous 
voulons  tromper  ou  être  trompés  ?  Ces  deux  excel- 
lens  docteurs  auxquels  je  vous  renvoyois ,  la  simpli- 
cité et  la  bonne  foi,  donnent  des  décisions  trop  for- 
melles pour  notre  conduite.  Ainsi  nous  pouvons  dire 
avec  certitude  que  la  vérité  est  en  nous;  mais  si  nous 
ne  l'avons  pas  épargnée  en  Dieu  qui  en  est  l'original, 
il  ne  faut  pas  s'étonner  que  nous  la  violions  en  nos 
cœurs,  ni  que  nous  tâchions  d'effacer  les  extraits  que 
Dieu  même  en  a  imprimés  au  fond  de  nos  consciences. 
Or  il  faut  ici  remarquer  qu'il  y  a  cette  différence 

(ï)  De  Anlin.  n.  2. 


4'*^  SUR    LE    RESri-CT 

entre  ces  deux  attentats  ;  que  dans  l'effort  que  nous 
faisons  contre  Dieu  et  contre  sa  vérité  considérée  en 
elle-même,  nous  nous  perdons  tous  seuls,  et  que 
cette  vérité  primitive  et  originale  demeure  toujours 
ce  qu'elle  est,  toujours  entière  eî:  inviolable.  Mais 
il  n'en  est  pas  de  la  sorte  de  la  vérité  qui  est  inhé- 
rente en  nous  ;  laquelle  étant  à  notre  portée  ,  et  pour 
ainsi  dire,  sous  nos  mains ,  nous  pouvons  aussi  pour 
notre  malheur  la  corrompre  et  l'obscurcir,  et  même 
l'éteindre  tout  -  à  -  fait.  Alors  qui  pourroit  penser 
dans  quelles  ténèbres  et  dans  quelle  horreur  nous 
vivons  1  Non,  le  soleil  éteint  tout  à  coup  ne  jetteroit 
pas  la  nature  étonnée  dans  un  état  plus  horrible 
qu'est  celui  d'une  malheureuse  oii  la  vérité  est  éteinte. 
Mais,  mes  Frères,  il  nous  faut  entendre  par  quels 
degrés  nous  tombons  dans  cet  abîme,  et  quel  est  le 
progrès  d'un  si  grand  mal. 

SECOND  POINT. 

La  première  atteinte  que  nous  donnons  à  la  vé- 
rité résidente  en  nous,  c'est  que  nous  ne  rentrons 
point  en  nous-mêmes  pour  faire  réflexion  sur  la 
connoissance  qu'elle  nous  inspire;  d'où  s'ensuit  ce 
malheur  extrême,  qu'elle  n'éclaire  non  plus  notre 
esprit  que  si  nous  l'ignorions  tout-à-fait.  Et  non  ro- 
gavimus  facieni  tuanij,  Domine  Deus  noster^  ut  rêver- 
teremur  ah  iniquitatihus  nostris  et  cogùaremus  ueri- 
tateni  tuant  (0  :  «  Et  nous  ne  nous  sommes  point 
»  présentés  devanl^votre  face  pour  vous  prier,  ô  Sei- 
»  gneur  notre  Dieu,  nous  retirant  de  nos  iniquités 
»  et  nous  appliquant  à  la  connoissance  de  votre  vé- 

(0  Dan,  IX.  i3. 


DU    A    LA    VÉllIT  É.  4^ 

))  rite  )).  Nous  plaignons  et  avec  raison  tant  dépeu- 
ples infidèles  qui  ne  connoisseni  pas  la  ve'rile';  mais 
je  ne  crains  point  de  vous  soutenir  que  nous  n'en 
sommes  pas  plus  [avance's]  pour  en  avoir  la  connois- 
sance;  car  il  est  Irès-indubitable  que  notre  ame  n'est 
illuminée  que  par  la  re'flexion  :  nous  l'e'prouvons 
tous  les  jours.  Ce  n'est  pas  assez  de  savoir  les  choses 
et  de  les  avoir  cachées  dans  la  mémoire  ;  si  elles  ne 
sont  pas  présentes  à  l'esprit,  nous  n'en  demeurons 
pas  moins  dans  les  ténèbres ,  et  cette  connoissance 
ne  les  dissipe  point.  Si  les  vérités  de  pratique  ne  sont 
souvent  remuées ,  souvent  amenées  à  notre  vue,  elles 
perdent  l'habitude  de  se  présenter,   et  cessent  par 
conséquent  d  éclairer  :    nous  marchons  également 
dans  l'obscurité  ,    soit  que  la  lumière  disparoisse  , 
soit  que  nous  fermions  les  yeux.  Ainsi,  comme  en- 
chantés par  nos  plaisirs ,  ou  détournés  par  nos  af- 
faires ,  nous  négligeons  de  rappeler  en  notre   mé- 
moire les  vérités  du  salut ,  et  la  foi  est  en  nous  inu- 
tilement :  toutes  ses  lumières   se    perdent  ,    parce 
qu'elles  ne  trouvent  pas  les  yeux  ouverts  ni  les  es- 
prits attentifs.  Nescierunt  neque  intellexerunt ;  ohl'iti 
surit  ne  videant  oculi  eorum ,  et  ne  intelligant  corde 
suo  :  non  recogitant  in  mente  sua  ^  neque  cognoscunt, 
neque  sentiunti^).   «  Ils  ne  connoissent  rien  ,  ils  ne 
5)  comprennent  rien;  ils  sont  tellement  couverts  de 
»  boue ,  que  leurs  yeux  ne  voient  point ,  et  que  leur 
»  cœur  n'entend  point  :  nul  d'entre  eux  ne  rentre 
»  en  soi-même  ;  nul  n'a  ni  connoissance  ni  intelli- 
»  gence  ».  Lumen  oculorum  meorum  j  et  ipsum  non 
est  mecum  (2)  :  «  La  lumière  même  de  mes  yeux 

(0  /*.  XLIV.   18,   19. —  W  Pi.  XXXVII.   II. 


44  SUB     LE    RESPECT 

))  n'est  plus  avec  moi  «  ,  [dit  David]  ;  ce  n'est  pas 
une  lumière  étrangère  ,  c'est  la  lumière  de  ses  yeux 
qui  l'a  tout-à-fait  abandonné,  parce  qu'il  n'y  faisoit 
pas  de  rétlexion ,  parce  qu'il  ne  sait  pas  même  ce  qu'il 
doit  penser,  parce  que  faute  de  penser  à  ce  qu'il  sait 
il  est  dans  le  même  état  que  s'il  ne  le  savoit  pas.  Le 
prophète  Jérémie  a  raison  de  dire  que  «  toute  la 
))  terre  est  désolée  à  cause  qu'il  n'y  a  personne  qui 
M  pense  ni  qui  réfléchisse  «.  Desolatione  desolata  est 
omnis  terra  y  quia  nullus  est  qui  recogitet  corde  (0. 

En  effet,  chrétiens,  que  peut-on  jamais  penser  de 
plus  funeste  !  Les  gentils,  qui  ne  connoissent  pas 
Dieu ,  périssent  dans  leur  ignorance  ;  les  chrétiens , 
qui  le  connoissent,  périssent  faute  d'y  penser  :  les 
uns  n'ont  pas  la  lumière;  ceux  qui  l'ont,  détournent 
les  yeux,  et  se  perdent  d'autant  plus  misérablement, 
qu'ils  s'enveloppent  eux-mêmes  dans  des  ténèbres 
volontaires.  Mais  de  là  il  arrive  un  second  malheur; 
que,  pendant  que  nous  tournons  le  dos  à  la  vérité, 
et  que  nous  tâchons,  dit  saint  Augustin  (2),  de  nous 
cacher  dans  notre  ombre ,  en  éloignant  de  notre  vue 
les  maximes  de  la  foi,  peu  à  peu  nous  nous  accou- 
tumons à  les  méconnoître.  Ces  saintes  vérités  du  ciel 
sont  trop  graves  et  trop  sérieuses  pour  ceux  «  qui 
»  estiment,  comme  dit  le  sage,  que  toute  notre  vie 
»  n'est  qu'un  jeu  w  :  yEstimay^eruntlusuinessevitam 
nostram  (5)  :  elles  se  présentent  importunément  et 
mal  à  propos  parmi  nos  plaisirs ,  elles  sont  trop  in- 
compatibles, et  condamnent  trop  sévèrement  ce  que 
nous  aimons  :  c'est  pourquoi  nous  en  éloignons  la 

(0  Jerem.  xii.   11.  —  (')  De  lib,  Arbitr.  lib.  11,  c.  xvi,  tcmi.  i, 
col.  604.  —  (^)  Sap.  XV.  12. 


^  DU    A    LA     VÉRITÉ.  4^ 

triste  et  importune  pense'e.  Mais  comme  quelque  ef- 
fort que  nous  fassions  pour  détourner  nos  visages  île 
peur  que  la  vérité'  ne  nous  éclaire  de  front,  elle  nous 
environne  par  trop  d'endroits,  pour  nous  permettre 
d'éviter  tous  ces  rayons  incommodes  qui  nous  trou- 
blent, à  moins  que  nous  ne  l'éteignions  entièrement; 
nous  en  venons  ordinairement  par  nos  passions  in- 
sensées à  l'un  de  ces  deux  excès  ou  de  supprimer 
tout-à-fait  en  nous  les  vérités  de  la  foi ,  ou  bien  de 
les  falsifier  et  de  les  corrompre  par  des  maximes  er- 
ronées. 

Je  n'entreprends  pas,  chrétiens,  de  réfuter  en  ce 
lieu  ceux  qui  détruisent  la  foi  dans  leurs  cœurs,  et 
je  leur  dirai  seulement  que  si  leur  esprit  emporté 
refuse  de  céder  humblement  à  l'autorité  de  Jésus- 
Christ  et  de  son  Eglise ,  ils  doivent  craindre  enfin 
la  dernière  preuve  que  Dieu  réserve  aux  incrédules. 
Ceux  qui  ne  veulent  pas  déférer  à  Jésus-Christ  et  à 
son  Eglise,  qui  sont  les  maîtres  des  sages,  par  un 
juste  jugement  de  Dieu  sont  renvoyés  à  l'expérience 
qui  est  appelée  si  élégamment  par  saint  Grégoire  de 
Nazianze  (0  «  la  maîtresse  des  téméraires  et  des  in- 
»  sensés»  :  c'est  le  dernier  argument  sur  lequel  Dieu 
les  convaincra.   Car  écoutez  comme  Dieu  parle  à 
ceux  qui  ne  vouloient  pas  se  persuader  de  la  rigueur 
de  ses  jugemens  ni  de  la  vérité  de  ses  menaces.  «  Et 
3>  moi,  répond  le  Seigneur,  j'épancherai  sur  vous 
»  ma  colère,  et  je  n'aurai  point  de  pitié  »,  et  vous 
sentirez  ma  main  de  près  ;  «  et  alors  vous  saurez  »  , 
dit-il,  vous  qui  n'avez  pas  voulu  le  croire,  vous 
saurez  par  expérience ,  et  vous  aurez   tout  loisir 

(0  Orat.  XII.  tom.  i,  p.  202. 


4-6  SURLERESPECT  ^ 

d'apprendre  dans  Féternité  de  votre  supplice,  «  que 
w  je  suis  le  Seigneur  qui  frappe  ».  Et  scietis  quia 
ego  sum  Dominus  percutiens  (0.  Ainsi  seront  ins- 
truits ,  car  ils  en  sont  dignes ,  ceux  qui  ne  veulent 
pas  se  laisser  instruire  par  Jésus  -  Christ  et  par  l'E- 
vangile. 

Mais  plusieurs,  qui  ne  me'prisent  pas  si  ouverte- 
ment une  autorité  si  vénérable ,  ne  laissent  pas  toute- 
fois de  corrompre  la  vérité  dans  leurs  consciences 
par  des  maximes  trompeuses.  L'intérêt  et  les  passions 
nous  ont  fait  un  Evangile  nouveau  que  Jésus-Christ 
ne  connoît  plus.  Nul  ne  pardonne  une  injure  de 
bonne  foi,  et  nous  trouvons  toujours  de  bonnes  rai- 
sons pour  ne  voir  jamais  un  ennemi,  si  ce  n'est  que 
la  mort  nous  presse.  Mais  ni  à  la  vie,  ni  à  la  mort 
nous  ne  songeons  à  restituer  le  bien  d'autrui  que 
nous  avons  usurpé  :  on  s'imagine  qu'on  se  le  rend 
propre  par  Thabitude  d^en  user,  et  on  cherche  de 
tous  côtés  non  point  un  fond  pour  le  rendre  ,  mais 
quelque  détour  de  conscience  pour  le  retenir.  On 
fatigue  les  casuistes  par  des  consultations  infinies;  et 
à  quoi  est-ce,  dit  saint  Augustin,  qu'on  travaille  par 
tant  d'enquêtes,  sinon  à  ne  trouver  pas  ce  qu'on 
cherche  ?  Hi  homines  nïhil  lahorant  nisi  non  inve- 
nir e  quod  quœrunt.  C'est  pourquoi  nous  éprouvons 
tous  les  jours  qu'on  nous  embarrasse  la  règle  des 
mœurs  par  tant  de  questions  et  tant  de  chicanes , 
qu'il  n'y  en  a  pas  davantage  dans  les  procès  les  plus 
embrouillés  :  et  si  Dieu  n'arrête  le  cours  des  perni- 
cieuses subtilités  que  l'intérêt  nous  suggère ,  les  lois 
de  ia  bonne  foi  et  de  l'équité  ne  seront  bientôt  qu'un 

(0  Ezech.  VII.  9- 


DU     A    LA     VÉRITÉ.  47 

problème.  La  chair  qui  est  condamucc  cherche  des 
détours  et  des  embarras  :  de  là  tant  de  questions  et 
tant  de  chicanes.  C'est  pourquoi  saint  Augustin  a 
raison  de  dire  que  ceux  qui  les  forment  «  soufflent 
»  sur  delà  poussière,  et  jettent  delà  terre  dans  leurs 
3)  yeux  »  :  Sufflantes  in  puli^erein  ,  et  excitantes  ter- 
rant in  oculos  suos{^).  Ils  étoient  dans  le  grand  che- 
min, et  la  voie  de  la  justice  chrétienne  leur  paroissoit 
toute  droite  ;  ils  ont  souffle'  sur  la  terre  ;  des  vaines 
contentions,  des  questions  de  ne'ant  qu'ils  ont  exci- 
tées ,  ont  troublé  leur  vue  comme  une  poussière 
importune  ,  et  ils  ne  peuvent  plus  se  conduire.  Sans 
faire  ici  la  guerre  à  personne,  si  ce  n'est  à  nous- 
mêmes  et  à  nos  vices ,  nous  pouvons  dire  hautement 
que  notre  attachement  à  la  terre,  et  l'affoiblissement 
de  la  discipline ,  ont  fait  naître  plus  que  jamais  en 
nos  jours  ces  vaines  et  pernicieuses  subtilités. 

Règle  pour  s'examiner.  Les  uns  cherchent  Jésus- 
Christ,  comme  les  Mages  pour  adorer  sa  vérité  ;  les 
autres    le  cherchent    dans   l'esprit  d'Iïérode   pour 
faire  outrage  à  sa  vérité.  Quiconque  cherche  est  in- 
quiet, et  veut  se  mettre  en  repos  :  Ubi  est  qui  natiis 
est  Rex  Judœorum  (2)  :  «  Où  est  le  Roi  des  Juifs  ciui 
»  est  nouvellement  né  »  ?  Voyez  Hérode ,  quelle  est 
cette  inquiétude  ,  et  de  quelle  veine  elle  vient  :  par- 
ia vous  pouvez  connoître  votre  disposition  véritable. 
Mais  si  vous  voulez  ne  vous  tromper  pas  à  connoître 
quelle  est  cette  inquiétude  et  de  quelle  veine  elle 
vient;  examinez   attentivement   ce  que  vous  crai- 
gnez. Ou  vous  craignez  de  mal  faire,  ou  vous  crai- 
gnez qu^on  vous  dise  que  vous  faites  mal  ;  l'une  est 

(0  Covf.  llh.  xii,  cap.  XVI,  tom.  i,  col.  216,  —  (2}  Matth,  n,  2, 


48  SUR    LE     PiESPECT 

la  crainte  des  enfans  de  Dieu  ,  l'autre  est  la  crainte 
des  entans  du  siècle.  Si  vous  craignez  de  mal  taire , 
vous  cherchez  Je'sus  -  Christ  dans  l'esprit  des  Mages 
pour  rendre  honneur  à  sa  ve'rite'  :  sinon  vous  cher- 
chez Je'sus  -  Christ  dans  l'esprit  d'He'rode  pour  lui 
faire  outrage.  Je  ne  rougirai  pas,  chre'tiens  ,  de  vous 
rapporter  en  ce  lieu  les  paroles  d'un  auteur  profane , 
et  de  confondre  par  la  droiture  de  ses  sentimens 
nos  détours  et  nos  artifices.  (  Quand  nous  doutons, 
»  disoit  l'orateur  romain,  de  la  justice  de  nos  entre- 
))  prises,  c'est  une  bonne  maxime  de  s'en  de'sister 
»  tout-à-fait  :  car  l'e'quite' ,  poursuit-il ,  reluit  assez 
»  d'elle-même  ,  et  le  doute  semble  envelopper  dans 
3)  son  obscurité  quelque  dessein  d'injustice  »  :  Bene 
prœcipiunt  qui  vêtant  quidquani  agere  ^quod  dubîtes 
œquum  sit  an  iniquimi  :  œquitas  enini  lucet  ipsa  per 
se  :  duhitatio  co^itationeni  sîgnijîcat  injuriœ  ('). 

Et  en  etfet ,  chre'tiens ,  nous  trouvons  ordinaire- 
ment que  ce  qui  a  tant  besoin  de  consultation,  a 
quelque  chose  d'inique  :  le  chemin  de  la  justice  n'est 
pas  de  ces  chemins  tortueux ,  qui  ressemblent  à  des 
labyrinthes  oi^i  on  craint  toujours  de  se  perdre. 
«  C'est  une  route  toute  droite  ,  dit  le  prophète  Isaïe  ; 
î)  c'est  un  sentier  étroit  à  la  vérité,  mais  qui  n*a  point 
))  de  détours  >)  :  Seinita  justi  recta  est  j  rectus  callis 
justi  ad  ambulanduni  X..  Voulez-vous  savoir,  chré- 
tiens, le  chemin  de  la  justice  ?  Marchez  dans  le  pays 
découvert ,  allez  où  vous  conduit  votre  vue  :  la  jus- 
tice ne  se  cache  pas,  et  sa  propre  lumière  nous  la 
manifeste.  Si  vous  trouvez  à  côté  quelque  passage 
obscur  et  embarrassé  ,  c'est  là  que  la  fraude  se  réfu- 

[y.  Cicer.  de  Offic.  Ub.  i,  n.  29.  —   ^  h.  xxv:.  7. 


DU     A     LA.    V  itlilTÉ.  49 

gie  ,  c'est  là  que  l'injustice  se  met  à  couvert,  c'est  là 
que  l'intérêt  dresse  ses  embûches.  Toutelbis  je  ne 
veux  pas  dire  qu'il  ne  se  rencontre  quelquefois  des 
obscurite's  même  dans  les  voies  de  la  justice.  La  va- 
rie'te'  des  faits,  les  changemens  de  la  discipline,  le 
mélange  des  lois  positives  font  naître  assez  souvent 
des  difliculte's ,  qui  obligent  de  consulter  ceux  à  qui 
Dieu  a  confie  le  de'pôt  de  la  science.  Mais  il  ne  laisse 
pas  d'être  véritable ,  et  nous  le  voyons  tous  les  jours 
par  expérience ,  que  les  consultations  empressées 
nous  cachent  ordinairement  quelque  tromperie  ;  et 
je  ne  crains  point  de  vous  assurer  que  pour  régler 
notre  conscience ,  sur  la  plupart  des  devoirs  de  la 
justice  chrétienne,  la  bonne  foi  est  un  grand  docteur 
qui  laisse  peu  d'embarras  et  de  questions  mdécises. 
Mais  notre  corruption  ne  nous  permet  pas  de 
marcher  par  des  voies  si  droites;  nous  formons  notre 
conscience  au  gré  de  nos  passions,  et  nous  croyons 
avoir  tout  gagné,  pourvu  que  nous  puissions  nous 
tromper  nous  -  mêmes.  Cette  sainte  violence  ,  ces 
maximes  vigoureuses  du  christianisme  ,  qui  nous 
apprennent  à  combattre  en  nous  la  nature  trop  dé- 
pravée, sont  abolies  parmi  nous.  Nous  faisons  régner 
en  leur  place  un  mélange  monstrueux  de  Jésus-Christ 
et  du  monde  ;  des  maximes  moitié  saintes  et  moitié 
profanes  ,  moitié  chrétiennes  et  moitié  mondaines  , 
ou  plutôt  toutes  mondaines,  toutes  profanes;  parce 
qu" elles  ne  sont  qu'à  demi  chrétiennes  et  à  demi 
saintes.  C'est  pourquoi  nous  ne  voyons  presque  plus 
de  piété  véritable  :  tout  est  corrompu  et  falsifié  :  et 
si  Jésus  Christ  revenoit  au  monde  ,  il  ne  connoîtroit 
plus  ses  disciples,  et  neverroitrien  dans  leurs  mœurs 

BOSSULT.     XIII.  4 


5o  SUIILERESPECT 

qui  ne  démentît  hautement  la  sainteté  de  sa  doctrine. 
Attendietauscultavif  nemo  quod  bonum  est  loquitur^ 
jiullus  est  qui  agat  pœniteniiam  super  peccato  suo  j 
dicens  :  Quidfeci  ?  Onmes  coiwersi  smit  ad  cursum 
suum  j,  quasi  equus  impetu  vadens  ad  prœllum  (  0  : 
«  Je  les  ai  considérés  ,  je  les  ai  observés  :  ils  nepar- 
»  lent  point  selon  la  justice  :  il  n'y  en  a  pas  un  qui 
»  fasse  pénitence  de  son  péché  ;  en  disant  :  Qu'ai-je 
w  fait  ?  Ils  courrent  tous  où  leur  passion  les  emporte , 
M  comme  un  cheval  q.ui  court  avec  impétuosité  au 
»  combat  ». 

TROISIÈME   POINT. 

Parmi  ces  désordres  infinis,  et  pendant  que  nos 
passions  et  nos  intérêts  nous  séduisent  de  telle  sorte, 
que  nous  éteignons  dans  nos  consciences  les  lumières 
de  la  vérité;  nous  aurions  besoin,  chrétiens,  que 
de  puissans  avertissemens  pénétrassent  vivement  no- 
tre conscience,  et  la  rappelassent  à  elle-même, 
comme  disoit  ce  prophète  :  Redite,  prœvaricatores , 
ad  cor  ip)  :  «  Rentrez  dans  votre  cœur,  violateurs 
»  de  la  loi  ».  Mais,  ô  malheur  des  mallieurs  !  au 
lieu  de  ces  charitables  avertissemens ,  la  flatterie 
nous  obsède  et  nous  environne  ;  je  dis  les  grands  et 
les  petits,  car  les  hommes  sont  si  foibles,  qu'ils  ont 
une  condescendance  presque  universelle,  et  qu'ils 
répandent  les  flatteries  sur  toutes  les  têtes.  Nous 
achevons  de  nous  perdre  parmi  les  complaisances 
que  l'on  a  pour  nous,  les  flatteurs  nous  donnent  le 
dernier  coup;  et,  comme  dit  saint  Paulin,  «  ils 
»  mettent  le  comble  à  l'iniquité  par  leurs  louanges 

(»)  Jerem.  vm.  5.  —  W  Is.  xlvi.  8. 


DU     A    LA    VÉRIÏL.  5l 

5)  injustes  et  artificieuses  w  :  Sarcinani  peccatorum 
pondère  indehitœ  laudis  accumulant  (i). 

Que  dirai-je  ici ,  chre'tiens,  et  quel  remède  pour- 
rai-je  trouver  à  un  poison  si  subtil  et  si  dangereux  ? 
Il  ne  suffit  pas  d'avertir  les  hommes  de  se  tenir  sur 
leurs  gardes  :  car  qui  ne  se  tient  pas  pour  tout 
averti  ?  où  sont  ceux  qui  ne  craignent  pas  les  em- 
bûches de  la  flatterie  ?  Mais  celle  de  la  Cour  est  si 
délicate  qu'on  ne  peut  presque  éviter  ses  pièges  : 
elle  imite  tout  de  l'ami,  jusqu'à  sa  franchise  et  sa 
liberté  ;  elle  sait  non-seulement  applaudir,  mais  en- 
core résister  et  contredire  pour  céder  plus  agréa- 
blement en  d'autres  rencontres;  et  nous  voyons  tous 
les  jours  que  pendant  que  nous  triomphons  d'être 
sortis  des  mains  d'un  flatteur,  un  autre  nous  engage 
insensiblement  que  nous  ne  croyons  plus  flatteur, 
parce  qu'il  flatte  d'une  autre  manière  :  tant  la  sé- 
duction est  puissante ,  tant  l'appât  est  délicat  et  im- 
perceptible. 

Donc  pour  arVaclier  la  racine  d'un  mal  si  perni- 
cieux, allons,  Messieurs,  au  principe.  Ne  parlons 
plus  des  flatteurs  qui  nous  environnent  au  dehors  ; 
parlons  d'un  flatteur  qui  est  au  dedans,  par  lequel 
tous  les  autres  sont  autorisés.  Toutes  nos  passions 
sont  des  flatteuses,  nos  plaisirs  sont  des  flatteurs, 
surtout  notre  amour -propre  est  un  grand  flatteur 
qui  ne  cesse  de  nous  applaudir;  et  tant  que  nous 
écouterons  ce  flatteur  caché,  jamais  nous  ne  man- 
querons d'écouter  les  autres  -  car  les  flatteurs  du  de- 
hors, âmes  vénales  et  prostituées,  savent  bien  con- 
noître  la  force  de  cette  flatterie  intérieure.  C'est 

CO  Epist.  XXIV.  adSe^'er.  n.  i. 


52  SUR    LE    RESPECT 

pourquoi  ils  s'accordent  avec  elle,  ils  agissent  de 
concert  et  d'intelligence  \  ils  s'insinuent  si  adroite- 
ment dans  ce  commerce  de  nos  passions,  dans  cette 
complaisance  de  notre  amour-propre,  dans  cette 
secrète  intrigue  de  notre  cœur,  que  nous  ne  pouvons 
nous  tirer  de  leurs  mains  ni  reconnoître  leur  trom- 
perie. Que  si  nous  voulons  les  de'concerter  et  rompre 
cette  intelligence,  voici  l'unique  remède;  un  amour 
généreux  de  la  vérité,  un  désir  de  nous  connoître 
nous-mêmes  tels  que  nous  sommes,  à  quelque  prix 
que  ce  soit.  Quelle  honte  et  quelle  foiblesse  que 
nous  voulions  tout  connoître  excepté  nous-mêmes; 
que  les  autres  sachent  nos  défauts,  qu'ils  soient  la 
fable  du  monde,  et  que  nous  seuls  ne  les  sachions 
pas  !  Nous  ne  lisons  pas  sans  pitié  cette  réponse 
d'Achab ,  roi  de  Samarie ,  à  qui  Josaphat ,  roi  de  Ju- 
dée, ayant  demandé  s'il  n'y  avoit  point  dans  sa  ville 
et  dans  son  royaume  quelque  prophète  du  Seigneur  : 
«  Il  y  en  a  un ,  répondit  Achab ,  qu'on  nomme  Mi- 
»  chée  ;  mais  je  ne  le  puis  soufFrii*,  parce  qu'il  ne 
»  me  prédit  que  des  malheurs  »  :  Remansit  vir  unus, 
■per  quem  possumus  interrogare  Dominum  ;  sed  ego 
odi  eurrij  quia  non  prophetal  mihi  honuni  y  sed  ma- 
lum,  Miehœas  Jîlius  Jemla  (0.  C'étoit  un  homme 
de  bien ,  qui  lui  représentoit  naïvement  de  la  part 
de  Dieu  ses  fautes  et  le  mauvais  état  de  ses  affaires , 
que  ce  prince  n'avoit  pas  la  force  de  vouloir  ap- 
prendre ;  et  il  vouloit  que  Michée ,  c'est  ainsi  que 
s'appeloit  ce  prophète,  lui  contât  avec  ses  flatteurs 
des  triomphes  imaginaires. 

Loin  de  nous ,  loin  de  nous ,  Messieurs ,  cette 

(0  ///.  Reg'  XXII.  8. 


DU     A    LA    VI^nilTÏ^:.  53 

lionteiise  foiblesse.  «  Il  vaut  mieux,  dit  saint  Au- 
)>  gustin  (0,  savoir  nos  défauts  que  de  pe'nétrer  tous 
»  les  secrets  de  la  nature  et  tous  ceux  des  états  et  des 
»  empires  »  :  cette  connoissance  est  si  nécessaire ,  que 
sans  elle  notre  santé  est  désespérée.  Ouvrez  donc 
les  yeux ,  chrétiens ,  et  envisagez  vos  défauts  :  aimez 
ceux  qui  vous  les  découvrent,  et  croyez  avec  saint 
Grégoire,  «  que  ceux  -  là  sont  véritables  amis  par  le 
»  secours  desquels  vous  pouvez  effacer  les  taches  de 
5)  votre  conscience  »  :  Hune  solum  uiihi aniîcum  œs- 
timo  ,  per  cujus  linguam  ante  apparitionem  districti 
judicis  ,  meœ  maculas  mentis  tergo  (2).  Il  importe  de 
bien  connoîtreses  fautes,  quand  même  vous  ne  vou- 
driez pas  encore  vous  en  corriger  :  car  quand  vos 
maux  vous  plairoient  encore ,  il  ne  faudroit  pas  pour 
cela  les  rendre  incurables  ;  et  si  le  malade  ne  presse 
pas  sa  guérison ,  du  moins  ne  doit-il  pas  assurer  sa 
perte.  Du  moins  apprenons  àconnoîtrenos  défauts, 
delà  bouche  des  prédicateurs  :  car  Jésus-Christ  n'est- 
il  pas  dans  cette  chaire ,  et  ne  rend-il  pas  encore  té- 
moignage au  monde  que  ses  œuvres  sont  mauvaises  ? 
Et  s'il  faut  des  avertissemens  plus  particuliers , 
voici  les  jours  salutaires  oîi  l'Eglise  nous  invite  à  la 
pénitence.  Il  n'est  rien  de  plus  malheureux  que  de 
vouloir  être  flatté  oii  nous-mêmes  nous  nous  ren- 
dons nos  accusateurs.  Loin  de  nous Choisissons 

un  homme  d'une  vigueur  apostolique ,  qui  nous  fasse 
rentrer  en  nous-mêmes. 

(1)  De  Trin.,  lih  iv,  n.  i ,  fow.  Vlii,  col.  809.  —  (*)  Epist^  lih.  n. 
Ep.  wi,  tom.  n,  col.  618. 


54  SUR    LA    HAINE    DES    HOMMES 

Iir  SERMON 

POUR 

LE  DIMANCHE  DE  LA  PASSION. 

Etrange  égarement  de  l'esprit  humain.  Nature  et  effets  de  la  haine 
que  les  hommes  portent  à  la  vérité.  De  quelle  manière  Dieu  ven- 
gera les  outrages  qui  lui  sont  faits.  Comment  elle  réside  en  nous, 
et  comment  nous  la  combattons  et  nous  la  falsifions  dans  notre 
conscience  et  dans  nos  mœurs.  Utilité  de  la  correction  fraternelle  : 
combien  elle  est  odieuse  aux  pécheurs.  Véritable  esprit  de  la  con- 
descendance chrétienne.  Terrible  jugement  de  Dieu  sur  ceux  qui 
connoissent  la  vérité  et  qui  la  méprisent. 


Non  potest  niundus  odisse  vos  ;  me  auteni  odit ,  quia 
testimonium  perliibeo  de  illo,  quod  opéra  ejus  mala 
sunt. 

Le  inonde  ne  peut  point  vous  liaïr  j  et  il  me  hait  parce 
que  je  rends  témoignage  de  lui  y  que  ses  œus^res  sont 
mauvaises.  Joan.  vn.  7, 

JLjes  hommes,  presque  toujours  injustes,  le  sont  en 
ceci  principalement,  que  la  ve'rite'  leur  est  odieuse 
et  qu'ils  ne  peuvent  soulîlir  ses  lumières.  Ce  n'est  pas 
qu'ils  ne  pensent  tous  avoir  del'amour  pour  elle;  et 
en  effet,  chrétiens ,  quand  la  ve'rite  ne  fait  autre  chose 
que  de  se  montrer  elle-même  dans  ses  belles  et  ado- 
rables maximes  ,  un  cœur  seroit  bien  farouche,  qui 


POUR   I.  A  \  v:  u  l 'l' r. .  ij  J 

rcfuseroit  son  afTcction  k  sa  divine  bcauLo  :  mais  lors- 
que ce  même  éclat,  qui  ravit  nos  yeux,  met  au  jour 
nos  imperfections  et  nos  de'fauts ,  et  que  la  ve'ritc  , 
non  contente  de  nous  montrer  ce  qu'elle  est ,  vient 
à  nous  manifester  ce  que  nous  sommes  ;  alors,  comme 
si  elle  avoit  perdu  toute  sa  beauté  en  nous  décou- 
vrant notre  laideur ,  nous  commençons  aussitôt  k 
la  haïr,  et  ce  beau  miroir  nous  déplaît  à  cause  qu'il 
est  trop  fidèle.  Etrange  égarement  de  l'esprit  hu- 
main !  que  nous  souffrions  en  nous-mêmes  si  facile- 
ment des  maux  dont  nous  ne  pouvons  supporter  la 
vue  ;  que  nous  ayons  les  yeux  plus  tendres  et  plus 
délicats  que  la  conscience;  et  que,  pendant  que  nous 
haïssons  tellement  nos  vices  que  nous  ne  pouvons 
les  voir,  nous  nous  y  plaisions  tellement,  que  nous 
ne  craignions  pas  de  les  nourrir  ;  comme  si  notre  ame 
insensée  mettoit  son  bonheur  à  se  tromper  elle-même, 
et  se  délivroit  de  ces  maux  en  y  ajoutant  le  plus  grand 
de  tous ,  qui  est  celui  de  n'y  penser  pas  et  celui  même 
de  les  méconnoître.  C'est,  Messieurs,  un  si  grand 
excès  ,  qui  fait  que  le  Sauveur  se  plaint ,  dans  mon 
texte ,  que  le  monde  le  hait  à  cause  qu'il  découvre 
ses  mauvaises  œuvres;  et  comme  il  n'est  que  trop 
vrai  que  nous  sommes  coupables  du  même  attentat 
que  Jésus-Christ  a  repris  dans  les  Juifs  ingrats,  il  est 
juste  que  nous  invoquions  toute  la  force  du  Saint- 
Esprit  contre  l'injustice  des  hommes  qui  haïssent  la 
vérité,  et  que  nous  demandions  pour  cela  les  puis- 
santes intercessions  de  celle  qui  l'a  conçue  et  qui  la 
enfantée  au  monde  :  c'est  la  divine  Marie,  que  nous 
saluerons  avec  l'ange. 


56  SUR    LA     HAINE    DES    HOMMES 

«  Tous  ceux  qui  font  mal,  dit  le  Fils  de  Dieu  CO^ 
»  haïssent  la  lumière  et  craignent  de  s'en  approcher , 
»  à  cause  qu  elle  de'couvre leurs  mauvaises  œuvres  ». 
S'ils  haïssent  la  lumière  ;  ils  haïssent  par  conséquent 
la  ve'rité ,  qui  est  la  lumière  de  Dieu  ,  et  la  seule  qui 
peut  éclairer  les  yeux  de  l'esprit.  Mais  afin  que  vous 
entendiez  de  quelle  sorte  et  par  quels  principes  se 
forme  en  nous  cette  haine  de  la  vérité,  écoutez 
une  belle  doctrine  du  grand  saint  Thomas  en  sa 
seconde  partie  (2),  oii  il  traite  expressément  cette 
question. 

Il  pose  pour  fondement  que  le  principe  de  la 
haine,  c'est  la  contrariété  et  la  répugnance;  telle- 
ment que  les  hommes  ne  sont  capables  d'avoir  de 
l'aversion  pour  la  vérité,  qu'autant  qu'ils  la  consi- 
dèrent dans  quelque  sujet  particulier  oîi  elle  combat 
leurs  inclinations.  Or  nous  la  pouvons  considérer 
ou  en  tant  qu'elle  réside  en  Dieu ,  ou  en  tant  que 
nous  la  sentons  en  nous-mêmes,  ou  en  tant  qu'elle 
nous  paroît  dans  les  autres  ;  et  comme  en  ces  trois 
états,  elle  contrarie  les  mauvais  désirs,  elle  est  aussi 
l'objet  delà  haine  des  hommes  déréglés  et  mal  vivans. 
Et  en  effet ,  chrétiens  ,  ces  lois  immuables  de  la  vé- 
rité sur  lesquelles  notre  conduite  doit  être  réglée , 
soit  que  nous  les  regardions  en  leur  source  ,  c'est- 
à-dire  en  Dieu ,  soit  que  nous  les  écoutions  parler 
en  nous  -  mêmes  dans  le  secret  de  nos  cœurs ,  soit 
qu  elles  nous  soient  montrées  par  les  autres  hommes 
nos  semblables  ,  crient  toujours  contre  les  pécheurs, 
quoiqu'avec  des  effets  très-différens.  En  Dieu  qui  est 

{^Joan.  lu.  20.  —  (»)  1.  2.  Quœst.  xxix.  art.  r. 


POUR    LA.    VÉRITÉ.  f)^ 

le  jnge  suprême,  la  ve'iité  les  condamne;  en  eux- 
mêmes  et  dans  leur  propre  conscience, elle  les  trouble; 
dans  les  autres  hommes,  elle  les  confond;  et  c'est 
pourquoi  partout  elle  leur  de'plaît.  «  L'homme  sujet 
»  à  s'enivrer  hait  nécessairement  celui  qui  est  sobre, 
))  l'impudique  celui  qui  est  chaste ,  l'injuste  celui 
))  qui  est  juste;  etilnepeutsoutenir  la  présence  d'au- 
î)  cun  saint,  parce  qu'elle  est  comme  un  fardeau 
)>  qui  accable  sa  conscience  »  :  Oderit  enim  necesse 
est  ebriosus  sohriuni,  continentem  impudicus j,  justum 
iniquus  ;  et  tanquam  conscientiœ  onus  prœsentiam 
sancti  cujusque  non  sustineti^).  k.\x\siy  en  quelque 
manière  que  Jésus-Christ  nous  enseigne,  soit  par  les 
oracles  qu'il  prononce  dans  son  Evangile ,  soit  par 
les  lumières  intérieures  qu'il  répand  dans  nos  con- 
sciences ,  soit  par  les  paroles  de  vérité  qu'il  met  dans 
la  bouche  de  nos  frères  ;  il  a  raison  de  se  plaindre 
que  les  hommes  du  monde  le  haïssent,  à  cause  qu'il 
censure  leur  mauvaise  vie.  Ils  haïssent  la  vérité, 
parce  qu'ils  voudroientpremièrement  que  ce  qui  est 
vrai  ne  fût  pas  vrai;  ensuite  ilsvoudroient  du  moins 
ne  le  pasconnoître  ;  et  parce  qu'ils  ne  veulent  pas  le 
connoître ,  ils  ne  veulent  pas  non  plus  qu'on  les 
avertisse.  Au  contraire,  Messieurs,  nous  devons  ap- 
prendre à  aimer  la  vérité  partout  où  elle  est ,  en 
Dieu,  en  nous-mêmes,  dans  le  prochain;  afin  qu'en 
Dieu  elle  nous  règle,  en  nous-mêmes  elle  nous 
excite  et  nous  éclaire,  dans  le  prochain  elle  nous 
reprenne  et  nous  redresse  :  et  c'est  le  sujet  de  ce 
discours. 

(0  S.  Hilar.  Tract,  in  Ps.  cxvni.  n.  lo ,  col.  3oi. 


58  SUR    LA    HAINE    DES    HOMMES 

PREMIER   POINT. 

Les  fidèles  n'ignorent,  pas  que  les  lois  primitives 
et  invariables,  qui  condamnent  tous  les  vices,  sont 
en  Dieu  éternellement  ;  et  il  m'est  aisé  de  vous  faire 
entendre  que  la  haine  qu'ont  les  pécheurs  pour  la 
vérité,  s'emporte  jusqu'à  l'attaquer  dans  cette  di- 
vine source.  Car,  comme  j'ai  déjà  dit  que  le  principe 
de  la  haine  c'est  la  répugnance,  et  qu'il  n'y  a  point 
de  plus  grande  contrariété  que  celle  des  hommes 
pécheurs  avec  ces  lois  premières  et  originales  ;  il  s'en- 
suit que  leur  aversion  pour  la  vérité  s'étend  jusqu'à 
celle  qui  est  en  Dieu,  ou  plutôt  qui  est  Dieu  même; 
en  telle  sorte,  Messieurs,  que  l'attache  aveugle  au 
péché  porte  en  nous  nécessairement  une  secrète 
disposition ,  qui  fait  désirer  à  l'homme  de  pouvoir 
détruire  ces  lois ,  et  la  sainte  vérité  de  Dieu  qui  en  est 
le  premier  principe.  Mais  pour  comprendre  l'audace 
de  cet  attentat,  et  en  découvrir  les  conséquences,  il 
faut  que  je  vous  explique  avant  toutes  choses  la  na- 
ture de  la  haine. 

Toutefois  ne  croyez  pas,  chrétiens,  que  je  veuille 
faire  en  ce  lieu  une  recherche  philosophique  sur 
cette  cruelle  passion ,  ni  vous  rapporter  dans  cette 
chaire  ce  qu'Aristote  nous  a  dit  de  son  naturel  malin. 
J'ai  dessein  de  vous  faire  voir  par  les  Ecritures  di- 
vines que  la  haine  imprime  dans  l'ame  un  désir  de 
destruction,  et  si  je  puis  l'appeler  ainsi,  une  in- 
tention meurtrière,  c'est  le  disciple  bien-aimé  qui 
nous  l'enseigne  en  ces  termes  :  Qui  odit  frairem 
suum  hoinicida  e^f  (0  :  «  Celui  qui  hait  son  frère  est 

i,^)  l.Joan.  m.  j5. 


r  o  u  R   L  A  V  É  n  1 T É.  59 

))  homicide  ».  Il  ne  dit  pas,  chrétiens,  celui  qui  ré- 
pand son  sang,  ou  qui  lui  enfonce  un  couteau  dans 
le  sein  ;  mais  celui  qui  le  hait  est  homicide  :  tant  la 
haine  est  cruelle  et  malfaisante.  En  effet,  il  est  déjà 
très-indubitable  que  nous  faisons  mourir  dans  notre 
cœur  celui  que  nous  haïssons;  mais  il  faut  dire  de 
plus  qu'en  Téloignant  de  notre  cœur,  nous  ne  le 
pouvons  souffrir  nulle  part.  Aussi  sa  présence  blesse 
notre  vue;  se  trouver  avec  lui  dans  un  même  lieu, 
nous  paroît  une  rencontre  funeste;  tout  ce  qui  vient 
de  sa  part  nous  fait  horreur;  et  si  nous  ne  réprimions 
cette  maligne  passion,  nous  voudrions  être  entière- 
ment défaits  de  cet  objet  odieux  :  telle  est  l'inten- 
tion secrète  de  la  haine  ;  et  c'est  pourquoi  l'apôtre 
saint  Jean  l'appelle  homicide.  Par  où  vous  voyez, 
mes  Frères,  combien  il  est  dangereux  d'être  em- 
porté par  la  haine,  puisque  Dieu  punit  comme  meur- 
triers tous  ceux  qui  s'y  abandonnent. 

Mais  revenons  à  notre  sujet ,  et  appliquons  aux 
pécheurs  la  doctrine  de  ce  grand  apôtre.  Tous  ceux 
qui  transgressent  la  loi  de  Dieu  haïssent  sa  vérité 
sainte  ,  puisque  non-seulement  ils  l' éloignent  d'eux , 
mais  encore  qu'ils  lui  sont  contraires;  la  détruisant 
en  eux-mêmes,  et  ne  lui  donnant  aucune  place  dans 
leur  vie,  ils  voudroient  la  pouvoir  détruire  partout 
cil  elle  est ,  et  principalement  dans  son  origine  :  ils 
s'irritent  contre  ces  lois ,  ils  se  fâchent  que  ce  qui 
leur  plaît  désordonnément  leur  soit  si  sévèrement 
défendu;  et  se  sentant  trop  pressés  par  la  vérité,  ils 
voudroient  qu'elle  ne  fut  pas.  Car  que  souhaite  da- 
vantage un  malfaiteur,  que  l'impunité  dans  son 
crime?  et  pour  avoir  cette  impunité,  ne  voudroit-il 


6o  SUR    LA    HAINE    DES    HOMMES 

pas  pouvoir  abolir  et  la  loi  qui  le  condamne,  et  la 
ve'rité  qui  le  convainc,  et  la  puissance  qui  Taccable  ? 
et  tout  cela  n'est-ce  pas  Dieu  même ,  puisqu'il  est 
lui-même  sa  vérité,  sa  puissance  et  sa  justice?  C'est 
pourquoi  le  Psalmiste  a  prononcé  :  «  L'insensé  a  dit 
»  dans  son  cœur.  Il  n'y  a  point  de  Dieu  (0  »  :  et 
saint  Augustin,  expliquant  ces  mots,  dit  «  que  ceux 
»  qui  ne  veulent  pas  être  justes,  voudroient  qu'il  nj 
»  eût  au  monde  ni  justice,  ni  vérité,  pour  condamner 
»  les  criminels  »  :  Ciim  esse  uolimt  mali,  nolunt  esse 
veritatem  quâ  dajnnantur  malt  (2). 

Considérez,  ô  pécheurs,  quelle  est  votre  audace  : 
c'est  à  Dieu  que  vous  en  voulez  ;  et  puisque  ses  vé- 
rités vous  déplaisent,  c'est  lui  que  vous  haïssez,  et 
que  vous  voudriez  qu'il  ne  fût  pas.  Nolumus  hune 
regnare  super  nos  (3)  :  «  Nous  ne  voulons  point  que 
»  celui-ci  soit  notre  roi  )>. 

Mais  afm  que  nous  entendions  que  tel  est  le  désir 
secret  des  pécheurs,  Dieu  a  permis,  chrétiens,  qu'il 
se  soit  enfin  découvert  en  la  personne  de  son  Fils. 
Il  a  envoyé  Jésus-Christ  au  monde  ;  c'est-à-dire ,  il 
a  envoyé  sa  vérité  et  sa  parole.  Qu'a  fait  au  monde 
ce  divin  Sauveur?  Il  a  censuré  hautement  les  pé- 
cheurs superbes,  il  a  découvert  les  hypocrites,  il  a 
confondu  les  scandaleux ,  il  a  été  un  flambeau  qui 
a  mis  à  chacun  devant  les  yeux  toute  la  honte  de  sa 
vie.  Quel  en  a  été  l'événement?  Vous  le  savez,  chré- 
tiens ,  et  Jésus-Christ  l'a  exprimé  dans  les  paroles  de 
mon  texte.  «  Le  monde  me  hait ,  dit-il,  parce  que 
»  je  rends  témoignage  que  ses  œuvres  sont  mau- 

(0  Ps.  LU.  I,  —  (2)  IiiJoan.  Tract,  xc.  tom,  ni,  part.  11,  col,  721. 

—  (3)  Luc.  XIX.  14. 


POUR    LA    VÉRITÉ.  6l 

»  vaisesCO  »  :  et  ailleurs  en  parlant  aux  Juifs;  «  C'est 
M  pour  cela,  dit-il,  que  vous  voulez  me  tuer,  parce 
»  que  ma  parole  ne  prend  point  en  vous  (^)  » ,  et 
que  ma  ve'rité  vous  est  à  charge.  Si  donc  c'est  la  vé- 
rité qui  a  rendu  Jésus-Christ  odieux  au  monde,  si 
c'est  elle  que  les  Juifs  ingrats  ont  persécutée  en  sa 
personne  ;  qui  ne  voit  qu'en  combattant  par  nos 
mœurs  la  doctrine  de  Jésus -Christ ,  nous  nous  li- 
guons contre  lui  avec  ces  perfides,  et  que  nous  en- 
trons bien  avant  dans  la  cabale  sacrilège  qui  a  fait 
mourir  le  Sauveur  du  monde?  Oui,  mes  Frères, 
quiconque  s'oppose  à  la  vérité,  et  aux  lois  immua- 
bles qu'elle  nous  donne,  fait  mourir  spirituellement 
la  justice  et  la  sagesse  éternelle  qui  est  venue  nous 
les  apprendre,  et  se  revêtit  d'un  esprit  de  juif  pour 
crucifier ,  comme  dit  l'apôtre ,  Jésus-Christ  encore 
une  fois  :  Rursum  crucijîgentes  sibimetipsis  Filiian 
Dei  (3).  Et  ne  dites  pas ,  chrétiens,  que  vous  ne  com- 
battez pas  la  vérité  sainte  que  Jésus-Christ  a  pré- 
chée ,  puisqu'au  contraire  vous  la  professez  ;  car  ce 
n'est  pas  en  vain  que  le  même  apôtre  a  prononcé 
ces  paroles  :  «  Ils  professent  de  connoître  Dieu  ,  et 
»  ils  le  renient  par  leurs  œuvres  j)  :  Conjîtentur  se 
nosse  Deum  ^  factis  autem  negant  (4).  Les  œuvres 
parlent  à  leur  manière ,  et  d'une  voix  bien  plus  forte 
que  la  bouche  même  j  c'est  là  que  paroît  tout  le  fond 
du  cœur. 

Par  conséquent.  Messieurs,  nos  aversions  impla- 
cables et  nos  vengeances  cruelles  combattent  contre 
la  bonté  de  Jésus-Christ;  nos  intempérances  s'élè- 

(0  Joan.  VII.  7.  —  ('O/èùZ.  viii.  37.  ~  {^)  Ilth.  vi.  6.  —  (4)  Tu. 
I.  16. 


Ga  su  il    LA    HAINE    DES    HOMMES 

vent  contre  la  pureté  de  sa  doctrine  -,  notre  orgueil 
contredit  les  mystérieuses  humiliations  de  ce  Dieu 
homme  ;  notre  insatiable  avarice ,  qui  semble  vou- 
loir engloutir  le  monde  et  tous  ses  trésors,  s'oppose 
de  toute  sa  force  à  cette  immense  prodigalité  par 
laquelle  il  a  tout  donné  jusqu'à  son  sang  et  sa  vie  ; 
et  notre  ambition  et  notre  orgueil ,  qui  montent 
toujours,  contrarient  autant  qu'ils  le  peuvent  les 
anéantissemens  de  ce  Dieu  homme  et  la  sublime  bas- 
sesse de  sa  croix  et  de  ses  souffrances.  Ainsi ,  c'est 
en  vain  que  nous  professons  la  doctrine  de  Jésus - 
Christ  que  nous  combattons  par  nos  oeuvres  :  notre 
vie  dément  nos  paroles ,  et  fait  bien  voir,  comme 
disoit  Salvien ,  «  que  nous  ne  sonimes  chrétiens  qu'à 
»  la  honte  de  Jésus-Christ  et  de  son  saint  Evangile  ». 
Christiani  ad  contuineliam  Christi  (0. 

Que  s'il  est  ainsi ,  chrétiens ,  si  nous  combattons 
par  nos  œuvres  la  sainte  vérité  de  Dieu;  qui  ne  voit 
combien  il  est  juste  qu'elle  nous  combatte  aussi  à 
son  tour,  et  qu'elle  s'arme  contre  nous  de  toutes  ses 
lumières  pour  nous  confondre,  de  toute  son  autorité 
pour  nous  condamner,  de  toute  sa  puissance  pour 
nous  perdre  ?  Il  est  juste  et  très-juste  que  Dieu  éloigne 
de  lui  ceux  qui  le  fuient,  et  qu'il  repousse  violemment 
ceux  qui  le  rejettent.  C'est  pourquoi,  comme  nous 
lui  disons  tous  les  jours.  Retirez-vous  de  nous  ,  Sei- 
gneur, «  nous  ne  voulons  pas  vos  voies  »  :  Scientiam 
'viarum  tuarwn  nolunms  ('^);  il  nous  dira  à  son  tour  : 
«  Retirez-vous  de  moi ,  maudits;  et.  Je  ne  vous  con- 
))  nois  pas  (^)  »  :  et  après  que  sa  vérité  aura  pro- 

(0  De  Gubcrnat.  Dei,  lib.  viii ,  n.  2,  /;.  188.  —  '\?-)  Job.  xxi.  14.  — 
C^)  Blatlh.  XXV.  L\\.Luc.  XIII.  27. 


POUR    LA    VÉRITll.  63 

nonce  de  toute  sa  force  cet  ana thème,  cette  exécra- 
tion, cette  excommunication  éternelle,  en  un  mot 
ce  Discedites  ;  «  Retirez-vous  »  :  où  iront-ils  ces 
malheureux  ennemis  de  la  vérité  et  exilés  de  la  vie? 
oii,  étant  chassés  du  souverain  bien,  sinon  au  sou- 
verain mal?  où,  en  perdant  l'éternelle  bénédiction, 
sinon  à  la  malédiction  éternelle  ?  où ,  éloignés  du 
séjour  de  paix  et  de  tranquillité  immuable,  sinon 
au  lieu  d'horreur  et  de  désespoir?  Là  sera  le  trouble, 
là  le  ver  rongeur ,  là  les  flammes  dévorantes,  là  en- 
fin seront  les  pleurs  et  les  grincemens  de  dents  : 
Ibi  eritfletus  et  stridor  dentium  (0. 

O  mes  Frères,  qu'il  sera  horrible  de  tomber  entre 
les  mains  du  Dieu  vivant ,  quand  il  entreprendra  de 
venger  sur  nous  sa  vérité  outragée  plus  encore  par 
nos  œuvres  que  par  nos  paroles  !  Je  tremble  en  disant 
ces  choses.  Et  certes  quand  ce  seroit  un  ange  du  ciel 
qui  dénonceroit  aux  mortels  ces  terribles  jugemens 
de  Dieu ,  le  sentiment  de  compassion  le  feroit  trem- 
bler pour  les  autres  :  maintenant  que  j'ai  à  craindre 
pour  vous  et  pour  moi,  quel  doit  être  mon  étonne- 
ment ,  et  combien  dois-je  être  saisi  de  frayeur  ! 

Cessons  donc ,  cessons,  chrétiens,  de  nous  opposer 
à  la  vérité  de  Dieu;  n'irritons  pas  contre  nous  une 
ennemie  si  redoutable  ;  réconcilions  -  nous  bientôt 
avec  elle,  en  composant  notre  vie  selon  ses  préceptes  ; 
«  de  peur,  dit  le  Fils  de  Dieu,  que  cet  adversaire 
3>  implacable  ne  nous  mène  devant  le  juge,  et  que 
»  le  juge  ne  nous  livre  à  l'exécuteur  qui  nous  jettera 
»  dans  un  cachot.  Je  vous  dis  en  vérité,  vous  ne  sor- 
))  tirez  point  de  cette  prison  jusqu'à  ce  que  vous  ayez 

CO  Malth,  XIII.  42. 


64  SUR    LA    HAINE    DES    HOMMES 

«  payé  jusqu'à  la  dernière  obole  »  ;  tout  ce  que  vous 
devez  à  Dieu  et  à  sa  justice  :  Amen  dico  tibi  ^  non 
exies inde ,  donec reddas no^issinium  quadrantemi^). 
Ainsi  accommodons-nous ,  pendant  qu'il  est  temps, 
avec  ce  redoutable  adversaire;  réconcilions -nous, 
faisons  notre  paix  avec  la  vérité  que  nous  haïssons 
injustement.  «  Elle  n'est  pas  éloignée  de  nous  »  :  Non 
longe  est  ah  unoquoque  nosiruini"^).  Elle  est  au  fond 
de  nos  cœurs;  c'est  là  où  nous  la  pouvons  embrasser; 
et  quand  vous  l'en  auriez  tout-à-fait  chassée ,  vous 
pouvez  l'y  rappeler  aisément ,  si  vous  vous  rendez 
attentifs  à  ma  seconde  partie. 

SECOND   POINT. 

C'est  un  effet  admirable  de  la  Providence  qui 
régit  le  monde ,  que  toutes  les  créatures  vivantes  et 
inanimées  portent  leur  loi  en  elles-mêmes.  Et  le  ciel , 
et  le  soleil,  et  les  astres,  et  les  élémens,  et  les  ani- 
maux ,  et  enfin  toutes  les  parties  de  cet  univers  ont 
reçu  leurs  lois  particulières;  qui,  ayant  toutes  leurs 
secrets  rapports  avec  cette  loi  éternelle  qui  réside 
dans  le  Créateur,  font  que  tout  marche  en  concours 
et  en  unité  suivant  l'ordre  immuable  de  sa  sagesse. 
S'il  est  ainsi,  chrétiens,  que  toute  la  nature  ait  sa 
loi ,  l'homme  a  dû  aussi  recevoir  la  sienne  ;  mais  avec 
cette  différence  que  les  autres  créatures  du  monde 
visible  l'ont  reçue  sans  la  connoître  ,  au  lieu  qu'elle 
a  été  inspirée  à  Thomme  dan^  un  esprit  raisonnable 
et  intelligent,  comme  dans  un  globe  de  lumière  dans 
lequel  il  la  voit  briller  elle-même  avec  un  éclat  en- 
core plus  vif  que  le  sien  ;  afin  que  la  voyant,  il  l'aime, 

CO  Matth.  V.  25,  a6. —  W  Act.  xvii.  27. 

et 


POUR    LA    VÉ  RITE.  65 

et  que  Faimant  il  la  suive  par  un  mouvement  volon- 
taire. 

C'est  en  cette  sorte,  âmes  saintes,  que  nous  por- 
tons en  nous-mêmes  et  la  loi  de  Téquite'  naturelle , 
et  la  loi  de  la  justice  chrétienne.  La  première  nous 
est  donnée  avec  la  raison  en  naissant  dans  cet  ancien 
monde  ;  selon  cette  parole  de  l'Evangile ,  que  «  Dieu 
»  illumine  tout  homme  venant  au  monde  (0  »  ;  et  la 
seconde  nous  est  inspirée  avec  la  foi ,  qui  est  la  raison 
des  chrétiens ,  en  renaissant  dans  l'Eglise  qui  est  le 
monde  nouveau  ;  et  c'est  pourquoi  le  baptême  s'ap- 
peloit  dans  l'ancienne  Eglise  le  mystère  d'illumina- 
tion ,  qui  est  une  phrase  apostolique  tirée  de  la  di- 
vine Epître  aux  Hébreux  (2). 

Ces  lois  ne  sont  autre  chose  qu'un  extrait  fidèle 
de  la  vérité  primitive ,  qui  réside  dans  l'esprit  de  Dieu  ; 
et  c'est  pourquoi  nous  pouvons  dire  sans  crainte  que 
la  vérité  est  en  nous.  Mais  si  nous  ne  l'avons  pas 
épargnée  dans  le  sein  même  de  Dieu ,  il  ne  faut  pas 
s'étonner  que  nous  la  combattions  en  nos  consciences. 
De  quelle  sorte,  chrétiens  ?  Il  vous  sera  utile  de  le 
bien  entendre  ;  et  c'est  pourquoi  je  tâcherai  de  vous 
l'expliquer. 

Je  vous  ai  dit,  dans  le  premier  point,  qu'en  vain 
les  pécheurs  attaquoient  en  Dieu  cette  vérité  origi- 
nale; ils  se  perdent  tout  seuls,  elle  n'est  ni  corrom- 
pue ni  diminuée.  Mais  il  n'en  est  pas  de  la  sorte  de 
cette  vérité  inhérente  en  nous  :  car  comme  nous  la 
touchonsde  plus  près,  et  que  nous  pouvons,  pour  ainsi 
dire ,  mettre  nos  mains  dessus ,  nous  pouvons  aussi 

CO  Joan.  1.9.  —  W  Hebr.  vi.  ^. 

BOSSUET.   XIII.  5 


66  SUR    LA    HAINE    DES    HOMMES 

pour  notre  malheur  la  mutiler  et  la  corrompre ,  la 
falsifier  et  l'obscurcir.  Et  il  ne  faut  pas  s'étonner  si 
cette  haine  secrète,  par  laquelle  le  pe'cheur  s'efforce 
de  la  détruire  dans  l'original  et  dans  sa  source ,  le 
porte  à  l'altérer  autant  qu'il  peut  dans  les  copies  et 
dans  les  ruisseaux.  Mais  ceci  est  trop  vague  et  trop 
général  ;  venons  à  des  idées  plus  particulières. 

Je  veux  donc  dire,  Messieurs,  que  nous  falsifions 
dans  nos  consciences  la  règle  de  vérité  qui  doit  gou- 
verner nos  mœurs ,  afin  de  ne  voir  pas  quand  nous 
faisons  mal  ;  et  voici  en  quelle  manière. 

Deux  choses  sont  nécessaires  pour  nous  connoître 
nous-mêmes  et  la  justice  de  nos  actions  :  que  nous 
ayons  les  règles  dans  leur  pureté,  et  que  nous  nous 
regardions  dedans  comme  dans  un  miroir  fidèle. 
Car  en  vain  le  miroir  est-il  bien  placé ,  en  vain  sa 
glace  est-elle  polie  ,  si  vous  n'y  tournez  le  visage ,  il 
ne  sert  de  rien  pour  vous  reconnoître  ;  non  plus  que 
la  règle  de  la  vérité,  si  vous  n'en  approchez  pas 
pour  y  contempler  quel  vous  êtes. 

C'est  ici  que  nous  errons  doublement;  car  nous  al- 
térons la  règle,  et  nous  nous  déguisons  nos  mœurs  à 
nous-mêmes.  Comme  une  femme  mondaine ,  amou- 
reuse jusqu'à  la  folie  de  cette  beauté  d'un  jour,  qui 
peint  la  surface  du  visage  pour  cacher  la  laideur 
qui  est  au  dedans;  lorsqu'en  consultant  son  miroir, 
elle  ne  trouve  ni  cet  éclat  ni  cette  douceur  que  sa 
vanité  désire,  elle  s'en  prend  premièrement  au  cris- 
tal ,  elle  cherche  ensuite  un  miroir  qui  flatte.  Que 
si  elle  ne  peut  tellement  corrompre  la  fidélité  de  sa 
glace  qu'elle  ne  lui  montre  toujours  beaucoup  de 
laideur,  elle  s'avise  d'un  autre  moyen  :  elle  se  plâ- 


POUR    LA    VÉIIITÉ.  67 

tre  ,  elle  se  farde ,  elle  se  dc'guise ,  elle  se  donne  de 
fausses  couleurs;  elle  se  pare,  dit  saint  Ambroise  (0, 
d'une  bonne  grâce  achetée,  elle  repaît  sa  vanité, 
et  laisse  jouir  son  orgueil  du  spectacle  d'une  beauté 
imaginaire.  C'est  à  peu  près  ce  que  nous  faisons, 
lorsque  notre  vie  mauvaise  [  nous  rend  odieux  à 
nous-mêmes].  Lorsque  nous  courons  après  nos  dé- 
sirs ,  notre  ame  se  défigure  et  perd  toute  sa  beauté  : 
si  en  cet  état  déplorable  nous  nous  présentons  quel- 
quefois à  cette  règle  de  vérité  écrite  en  nos  cœurs , 
notre  difformité  nous  étonne,  elle  fait  horreur  à 
nos  yeux  ,  nous  nous  plaignons  de  la  règle.  Ces 
lois  austères,  dont  on  nous  effraie,  ne  sont  pas  les 
lois  de  l'Evangile  ;  elles  ne  sont  pas  si  fâcheuses , 
ni  si  ennemies  de  l'humanité  :  nous  éloignons  ces 
dures  maximes,  et  nous  mettons  en  leur  place,  ainsi 
qu'une  glace  flatteuse,  des  maximes  d'une  piété  ac- 
commodante. Cette  loi  de  la  dilection  des  ennemis, 
cette  sévérité  de  la  pénitence  et  de  la  mortification 
chrétienne,  ce  précepte  terrible  du  détachement  du 
monde,  de  ses  vanités  et  de  ses  pompes,  ne  se  doit 
pas  prendre  au  pied  de  la  lettre  ;  tout  cela  tient 
plus  du  conseil  que  du  commandement  absolu. 

Mais ,  chrétiens ,  il  est  mal  aisé  de  détruire  tout- 
à-fait  en  nous  cette  règle  de  vérité,  qui  est  si  pro- 
fondément empreinte  en  nos  âmes;  et  quelque  petit 
rayon  qui  nous  en  demeure ,  c'est  assez  pour  con- 
vaincre nos  mauvaises  mœurs  et  notre  vie  licen- 
cieuse. Cette  pensée  nous  chagrine  ;  mais  notre 
amour -propre  s'avance  à  propos  pour  nous  ôter 
cette  inquiétude  :  il  nous  présente  un  fard  agréa- 

(0  De  Vir^inib.  lih.  i,  cap.  vi,  n.  28,  29,  tonu  11 ,  col.  i53. 


(J3  SUR    LA    HAIKE    DES    HOMMES 

ble   il  donne  de  fausses  couleurs  à  nos  intentions ,  il 
dore  si  bien  nos  \ices  que  nous  les  prenons  pour  des 

vertus. 

Voilà,  mes  Frères,  les  deux  manières  parlés- 
quelles  nous  falsifions  et  l'Evangile  et  nous-mêmes  : 
nous  craignons  de  le  de'couvrir  en  sa  vérité,  et  de 
nous  voir  nous-mêmes  tels  que  nous  sommes.  Nous 
ne  pouvons  nous  résoudre  à  nous  accorder  avec  l'E- 
vangile par  une  conduite  réglée;  nous  tâchons  de 
nous  approcher  en  déguisant  l'un  et  l'autre,  faisant 
de  l'Evangile  un  assemblage  monstrueux  de  vrai  et 
de  faux,  et  de  nous-mêmes  un  personnage  de  théâtre 
qui  n'a  que  des  actions  empruntées ,  et  à  qui  rien 
ne  convient  moins  que  ce  qu'il  paroît. 

Et  en  effet,  chrétiens,  lorsque  nous  formons  tant 
de  doutes  et  tant  d'incidens,  que  nous  réduisons 
l'Evangile  et  la  doctrine  des  mœurs  à  tant  de  ques- 
tions artificieuses  ;  que  faisons-nous  autre  chose  ,  si- 
non de  chercher  des  déguisemens?  et  que  servent 
tant  de  questions ,  sinon  à  nous  faire  perdre  parmi 
des  détours  infinis  la  trace  toute  droite  de  la  vérité  ? 
Ne  faisons  ici  la  guerre  à  personne,  sinon  à  nous- 
mêmes  et  à  nos  vices  ;  mais  disons  hautement  dans 
cette  chaire ,  que  ces  pécheurs  subtils  et  ingénieux, 
qui  tournent  TEvangile  de  tant  de  côtés,  qui  trou- 
vent des  raisons  de  douter  sur  l'exécution  de  tous 
les  préceptes,  qui  fatiguent  les  casuistes  par  leurs 
consultations  infinies,  ne  travaillent  ordinairement 
qu'à  nous  envelopper  la  règle  des  mœurs.  «  Ce  sont 
«  des  hommes,  dit  saint  Augustin,  qui  se  tourmen- 
»  tent  beaucoup  pour  ne  trouver  pas  ce  qu'ils  cher- 
»  client  »  :  JSihil  laborant  nisi  non  in^enire  çuod 


î>OtJn    LA    VÉRITÉ.  69 

fjuœrunt  (0.  Ou  plutôt  ce  sont  ceux  dont  parle  Ta- 
pôtie,  qui  n'ont  jamais  de  maximes  fixes,  ni  de  con- 
duite certaine;  «  qui  apprennent  toujours,  et  ce- 
M  pendant  n'arrivent  jamais  à  la  science  de  la  vé- 
»  rite  ))  :  Scmper  discentes ,  et  nunquam  ad  scientiam 
fveritatis  perwenïentes  (2). 

Ce  n'est  pas  ainsi,  chrétiens,  que  doivent  être  les 
enfans  de  Dieu.  A  Dieu  ne  plaise  que  nous  croyions 
que  la  doctrine  chrétienne  soit  toute  en  questions 
et  en  incidens  !  L'Evangile  nous  a  donné  quelques 
principes,  Jésus-Christ  nous  a  appris  quelque  chose  ; 
son  école  n'est  pas  une  académie ,  oii  chacun  dis- 
pute ainsi  qu'il  lui  plaît.  Qu'il  puisse  se  rencontrer 
quelquefois  des  difficultés  extraordinaires,  je  ne  m'y 
veux  pas  opposer;  mais  je  ne  crains  point  de  vous 
assurer  que  pour  régler  notre  conscience  sur  la  plu- 
part des  devoirs  du  christianisme,  la  simplicité  et 
la  bonne  foi  sont  deux  grands  docteurs  qui  laissent 
peu  de  choses  indécises.  Pourquoi  donc  subtilisez- 
vous  sans  mesure?  Aimez  vos  ennemis,  faites-leur 
du  bien.  Mais  c'est  une  question,  direz-vous,  ce  que 
signifie  cet  amour;  si  aimer  ne  veut  pas  dire,  ne  les 
haïr  point  :  et  pour  ce  qui  regarde  de  leur  faire  du 
bien ,  il  faut  savoir  dans  quel  ordre ,  et  s'il  ne  suffit 
pas  de  venir  à  eux ,   après  que  vous  aurez  épuisé 
votre  libéralité  sur  tous  les  autres;  et  alors  ils  se 
contenteront,  s'il  leur  plaît ,  de  vos  bonnes  volontés. 
Raffinemens  ridicules  !  aimer,  c'est-à-dire  aimer. 
L'ordre  de  faire  du  bien  à  vos  ennemis  dépend  des 
occasions  particulières  que  Dieu  vous  présente ,  pour 

(0  De  Gènes,  contra  Munich,  llh.  ii,  cap.  il,  tom.  i,  col.  QQS.  — 
W  //.  Tint,  m.  7. 


i 


rjO  SUR    LA    HAINE    DES    HOMMES 

rallumer,  s'il  se  peut  en  eux,  le  feu  de  la  charité  que 
vos  inimitiés  ont  éteint  :  pourquoi  raffiner  davan- 
tage ?  Grâce  à  la  miséricorde  divine ,  la  piété  chré- 
tienne ne  dépend  pas  des  inventions  de  l'esprit  hu- 
main; et  pour  vivre  selon  Dieu  en  simplicité,  le 
chrétien  n'a  pas  besoin  d'une  grande  étude,  ni  d'un 
grand  appareil  de  littérature  :  «  Peu  de  choses  lui 
»  suffisent ,  dit  TertuUien ,  pour  connoître  de  la  vé- 
»  rite  ce  qu'il  lui  en  faut  pour  se  conduire  ».  Chris- 
tiano  paucis  ad  scientiam  Deritatis  opus  est  (0. 

Qui  nous  a  donc  produit  tant  de  doutes,  tant  de 
fausses  subtilités,  tant  de  dangereux  adoucissemens 
sur  la  doctrine  des  mœurs,  si  ce  n'est  que  nous  vou- 
lons tromper  et  être  trompés?  De  là  tant  de  ques- 
tions et  tant  d'incidens  qui  raffinent  sur  les  chicanes 
et  les  détours  du  barreau.  Vous  avez  dépouillé  cet 
homme  pauvre ,  et  vous  êtes  devenu  un  grand  fleuve 
engloutissant  les  petits  ruisseaux  ;  mais  vous  ne  savez 
pas  par  quels  moyens ,  ni  je  ne  me  soucie  de  le  pé- 
nétrer :  soit  que  ce  soit  en  levant  les  bondes  des  di- 
gues ,  soit  par  quelque  machine  plus  délicate  ;  en- 
fin vous  avez  mis  cet  étang  à  sec ,  et  il  vous  rede- 
mande ses  eaux.  Que  m'importe,  ô  grande  rivière, 
qui  regorges  de  toutes  parts ,  en  quelle  manière  et 
par  quels  détours  ses  eaux  ont  coulé  en  ton  sein  !  je 
vois  qu'il  est  desséché,  et  que  vous  l'avez  dépouillé 
de  son  peu  de  bien.  Mais  il  y  a  ici  des  questions, 
et  sans  doute ,  des  questions  importantes  ;  tout  cela 
pour  obscurcir  la  vérité.  C'est  pourquoi  saint  Au- 
gustin a  raison  de  comparer  ceux  qui  les  forment  à 
des  hommes  «  qui  soufflent  sur  de  la  poussière,  et 

0)  De  Anim.  n.  i. 


POUR    LA    VÉRITÉ.  *!  l 

»  se  jettent  de  la  terre  aux  yeux  «  :  Sujjlantes  in  pul- 
verem„  et  excitantes  terrant  in  oculos  suos  (0.  Et 
quoi,  vous  étiez  dans  le  grand  chemin  de  la  charité 
chrétienne ,  la  voie  vous  paroissoit  toute  droite ,  et 
vous  avez  soufflé  sur  la  terre!  mille  vaines  conten- 
tions, mille  questions  de  néant  se  sont  excitées, 
qui  ont  troublé  votre  vue  comme  une  poussière 
importune ,  et  vous  ne  pouvez  plus  vous  conduire  : 
un  nuage  vous  couvre  la  vérité,  vous  ne  la  voyez 
qu'à  demi. 

Mais  c'en  est  assez,  chrétiens,  pour  convaincre 
leur  mauvaise  vie.  Car  encore  que  nous  tournions 
le  dos  au  soleil,  et  que  nous  tâchions  })ar  ce  moyen 
de  nous  envelopper  dans  notre  ombre ,  les  rayons 
qui  viennent  de  part  et  d'autre  nous  donnent  tou- 
jours  assez  de  lumière.  Encore  que  nous  détour- 
nions nos  visages  de  peur  que  la  vérité  ne  nous 
éclaire  de  front ,  elle  envoie  par  les  côtés  assez  de 
lumière  pour  nous  empêcher  de  nous  méconnoître. 
Accourez  ici,  amour -propre,  avec  tous  vos  noms, 
toutes  vos  couleurs,  tout  votre  art,  et  tout  votre 
fard,  venez  peindre  nos  actions,  venez  colorer  nos 
vices  :  ne  nous  donnez  point  de  ce  fard  grossier  qui 
trompe  les  yeux  des  autres;  déguisez-nous  si  délica- 
tement et  si  finement,  que  nous  ne  nous  connois- 
sions  plus  nous-mêmes. 

Je  n'aurois  jamais  fait.  Messieurs,  si  j'entrepre- 
nois  aujourd'hui  de  vous  raconter  tous  les  artifices 
par  lesquels  l'amour  -  propre  nous  cache  à  nous- 
mêmes,  en  nous  donnant  de  faux  jours  ,  en  nous 
faisant  prendre  le  change ,  en  détournant  notre  at- 

(0  Conf.  Ub.  XII,  cap.  xvi,  tom.  i,  col.  2i6. 


na  SUR    LA    HAINE    UES    HOMMES 

tention ,  ou  en  charmant  notre  vue.  Disons  quel- 
ques-unes de  ses  finesses;  mais  donnons  en  même 
temps  une  règle  sûre  pour  en  découvrir  la  malice. 
Vous  allez  voir,  chrétiens,  comment  il  nous  per- 
suade premièrement  que  nous  sommes  bien  conver- 
tis, quoique  l'amour  du  monde  règne  encore  en 
nous  ;  et  pour  nous  pousser  plus  avant ,  que  nous 
sommes  zélés,  quoique  nous  ne  soyons  pas  même 
charitables. 

Voici  comme  il  s'y  prend  pour  nous  convertir  : 
prêtez  l'oreille ,  Messieurs ,  et  écoutez  les  belles  con- 
versions que  fait  l'amour -propre.  Il  y  a  presque 
toujours  en  nous  quelque  commencement  imparfait 
et  quelque  désir  de  vertu,  dont  l'amour-propre  re- 
lève le  prix,  et  qu'il  fait  passer  pour  la  vertu  même  : 
c'est  ainsi  qu'il  commence  à  nous  convertir.  Mais  il 
faut  s'affliger  de  ses  crimes  ;  il  trouvera  le  secret  de 
nous  donner  de  la  componction.  Nous  serions  bien 
malheureux ,  chrétiens ,  si  le  péché  n'avoit  pas  ses 
temps  de  dégoût,  aussi  bien  que  toutes  nos  autres 
occupations.  Ou  le  chagrin  ou  la  plénitude  fait  qu'il 
nous  déplaît  quelquefois  :  c'est  la  contrition  que  fait 
l'amour-propre.  Bien  plus  j'ai  appris  du  grand  saint 
Grégoire  (0,  que  comme  Dieu,  dans  la  profondeur 
de  ses  miséricordes,  laisse  quelquefois  dans  ses  ser- 
viteurs des  désirs  imparfaits  du  mal ,  pour  les  enra- 
ciner dans  l'humilité;  aussi  l'ennemi  de  notre  salut, 
dans  la  profondeur  de  ses  malices,  laisse  naître  sou- 
vent dans  les  siens  un  amour  imparfait  de  la  justice, 
qui  ne  sert  qu'à  les  enfler  par  la  vanité  :  ceux-là  se 
croient  de  grands  pécheurs ,  ceux-ci  se  persuadent 

C")  Pastor,  m.  part.  cap.  xxx,  tom.  u,  col.  87. 


POUR    LA    VÉRITÉ.  'J '5 

souvent  qu'ils  sont  de  grands  saints.  Ainsi  le  mal- 
heureux Balaam  admirant  les  tabernacles  des  justes, 
s'écrie ,  tout  touché ,  ce  semble  :  «  Que  mon  ame 
»  meure  de  la  mort  des  justes  (0  »  :  est-il  rien  de  plus 
pieux?  Mais  après  avoir  prononcé  leur  mort  bien- 
heureuse, le  même  donne  aussitôt  des  conseils  per- 
nicieux contre  leur  vie.  Ce  sont  les  profondeurs  de 
Satan,  comme  les  appelle  saint  Jean  dans  l'Apoca- 
lypse, allitudines  Salanœ  (2)  ;  mais  il  fait  jouer  pour 
cela  les  ressorts  délicats  de  notre  amour-propre. 
C'est  lui  qui  fait  passer  ces  dégoûts,  qui  viennent  ou 
de  chagrin  ou  d'humeur ,  pour  la  componction  vé- 
ritable ,  et  des  désirs ,  qui  semblent  sincères ,  pour 
des  résolutions  déterminées.  Mais  je  veux  encore 
vous  accorder  que  le  désir  peut  être  sincère  :  mais 
ce  sera  toujours  un  désir,  et  non  une  résolution 
déterminée,  c'est-à-dire,  ce  sera  toujours  une  fleur, 
mais  ce  ne  sera  jamais  un  fruit ,  et  c'est  ce  que 
Jésus- Christ  cherche  sur  ses  arbres. 

Pour  nous  détromper,  chrétiens,  des  tromperies 
de  notre  amour-propre,  la  règle  est  de  nous  juger  par 
les  œuvres.  C'est  la  seule  règle  infaillible ,  parce  que 
c'est  la  seule  que  Dieu  nous  donne  :  il  s'est  réservé  de 
juger  les  cœurs  par  leurs  dispositions  intérieures ,  et 
il  ne  s'y  trompe  jamais  :  il  nous  a  donné  les  œuvres, 
comme  la  marque  pour  nous  reconnoîtrej  c'est  la 
seule  qui  ne  trompe  pas.  Si  votre  vie  est  changée,  c'est 
le  sceau  de  la  conversion  de  votre  cœur.  Mais  prenez 
garde  encore  en  ce  lieu  aux  subtilités  de  l'amour- 
propre  :  prenez  garde  qu'il  ne  change  un  vice  en  un 

(»)  Num.  xxiii.  10.  —  \^)  Apoc.  II.  24. 


•^4  SUR    LA    HATNE    DES    HOMMES 

autre ,  et  non  pas  le  vice  en  vertu  ;  que  l'amour  du 
monde  ne  règne  en  vous  sous  un  autre  titre;  que  ce 
tyran ,  au  lieu  de  remettre  le  trône  à  Jésus-Christ 
le  légitime  Seigneur,  n'ait  laissé  un  successeur  de  sa 
race  y  enfant  aussi  bien  que  lui  de  la  même  convoi- 
tise. Venez  à  l'épreuve  des  œuvres;  mais  ne  vous 
contentez  pas  de  quelques  aumônes,  ni  de  quelque 
demi-restitution.  Ces  œuvres  dont  nous  parlons,  qui 
sont  le  sceau  de  la  conversion ,  doivent  être  des 
œuvres  pleines  devant  Dieu,  comme  parle  l'Ecriture 
sainte  :  Non  in^^enio  opéra  tua  plena  coram  Deo 
meo  (0  :  «  Je  ne  trouve  point  vos  œuvres  pleines 
»  devant  mon  Dieu  »  :  c'est-à-dire  qu'elles  doivent 
embrasser  toute  l'étendue  de  la  justice  chrétienne  et 
évangélique. 

Après  vous  avoir  montré  de  quelle  sorte  l'amour- 
propre  convertit  les  hommes,  je  vous  ai  promis  de 
vous  dire  comment  il  fait  semblant  d'allumer  leur 
zèle.  Je  l'expliquerai  en  un  mot;  c'est  qu'il  est  na- 
turel à  l'homme  de  vouloir  tout  régler,  excepté  lui- 
même.  Un  tableau  qui  n'est  pas  posé  en  sa  place 
choque  la  justesse  de  notre  vue;  nous  ne  souffrons 
rien  au  prochain ,  nous  n'avons  de  la  facilité  ni  de 
l'indulgence  pour  aucune  faute  des  autres.  Ce  grand 
dérèglement  vient  d'un  bon  principe  ;  c'est  qu'il  y  a 
en  nous  un  amour  de  l'ordre  et  de  la  justice  qui 
nous  est  donné  pour  nous  conduire.  Cette  inclina- 
tion est  si  forte,  qu'elle  ne  peut  demeurer  inutile  : 
c'est  pourquoi  si  nous  ne  l'occupons  au  dedans  de 
nous,  elle  s'amuse  au  dehors;  elle  se  tourne  à  régler 

(ï)  Apoc.  m.  2. 


POU  11    LA    VÉRITÉ.  «^5 

les  autres,  et  nous  croyons  être  fort  zéle's  quand 
nous  détestons  le  mal  dans  les  autres.  Il  plaît  à  l'a- 
mour-propre  que  nous  exercions,  ou  plutôt,  que  nous 
consumions  et  que  nous  épuisions  ainsi  notre  zèle. 
Faites  ce  que  vous  voulez  qu'on  vous  fasse  :  em- 
ployez pour  vous  la  même  mesure  dont  vous  vous  ser- 
vez pour  les  autres,  toutes  les  ruses  de  l'amour-propre 
seront  éventées.  N'ayez  pas  deux  mesures,  l'une  pour 
le  prochain  et  l'autre  pour  vous  ;  «  car  c'est  chose 
»  abominable  devant  le  Seigneur  (0  m  :  n'ayez  pas 
une  petite  mesure  où  vous  ne  mesuriez  que  vous- 
même,  pour  régler  vos  devoirs  ainsi  qu'il  vous  plaît  5 
car  cela  attire  la  colère  de  Dieu.  Mensura  minor 
irœ  plena  :  «  La  fausse  mesure  est  pleine  de  la  co- 
»  1ère  de  Dieu  m  ,  dit  le  prophète  Michée  (2).  Prenez 
la  grande  mesure  du  christianisme,  la  mesure  de  la 
charité;  mesure  pleine  et  véritable,  qui  enferme  le 
prochain  avec  vous ,  et  qui  vous  range  tous  deux 
sous  la  même  règle  et  sous  les  mêmes  devoirs ,  tant 
de  l'équité  naturelle  que  de  la  justice  chrétienne. 
Ainsi ,  ce  grand  ennemi  de  la  vérité  intérieure ,  l'a- 
mour-propre ,  sera  détruit  en  nous-mêmes  ;  mais  s'il 
vit  encore,  voici  qui  lui  doit  donner  le  coup  de  la 
mort;  la  vérité  dans  les  autres  hommes  convaincant 
et  reprenant  les  mauvaises  œuvres  :  c'est  le  dernier 
effort  qu'elle  fait,  et  c'est  là  qu'elle  reçoit  les  plus 
grands  outrages. 

TROISIÈME  POINT. 

S'il  appartient  à  la  vérité  de  régler  les  hommes , 
et  de  les  juger  souverainement;  à  plus  forte  raison , 

CO  Proi^.  XX.  23.  —  W  Mich.  vi.  10. 


76  SUR    LA    JÎAINE    DES    HOMMES 

chrétiens,  elle  a  droit  de  les  censurer  et  de  les  re- 
prendre. C'est  pourquoi  nous  apprenons ,  par  les 
saintes  Lettres ,  que  Fun  des  devoirs  les  plus  impor- 
tans  de  ceux  qui  sont  établis  pour  être  les  déposi- 
taires de  la  vérité ,  c'est  de  reprendre  sévèrement 
les  pécheurs  ;  et  il  faut  que  nous  apprenions  de  saint 
Augustin,  quelle  est  l'utilité  d'un  si  saint  emploi. 

Ce  grand  homme  nous  l'explique  en  un  petit  mot , 
au  livre  de  la  Correction  et  de  la  Grâce  (0,  où,  fai- 
sant la  comparaison  des  préceptes  que  l'on  nous 
donne  avec  les  reproches  que  Ton  nous  fait ,  et  re- 
cherchant à  fond  selon  sa  coutume  futilité  de  fun 
et  de  fautre,  il  dit  «  que  comme  on  nous  enseigne 
»  par  le  précepte  ce  que  nous  avons  à  faire,  on  nous 
3)  montre  par  les  reproches,  que  si  nous  ne  le  faisons 
»  pas,  c'est  par  notre  faute  ». 

Et  en  effet,  chrétiens,  c'est  là  le  fruit  principal  de 
telle  censure  :  car  quelque  front  qu'aient  les  pé- 
cheurs, le  péché  est  toujours  timide  et  honteux. 
C'est  pourquoi  qui  médite  un  crime ,  médite  pour 
l'ordinaire  une  excuse  :  c'est  surprise ,  c'est  fragilité, 
c'est  une  rencontre  imprévue;  il  se  cache  ainsi  à  lui- 
même  plus  de  la  moitié  de  son  crime.  Dieu  lui  sus- 
cite un  censeur  charitable,  mais  rigoureux,  qui, 
perçant  toutes  ses  défenses,  lui  fait  sentir  que  c'est 
par  sa  faute;  et  lui  ôtant  tous  les  vains  prétextes, 
ne  lui  laisse  que  son  péché  avec  sa  honte.  Si  quel- 
que chose  le  peut  émouvoir,  c'est  sans  doute  cette 
sévère  correction  ;  et  c'est  pourquoi  le  divin  apôtre 
ordonne  à  Tite ,  son  cher  disciple ,  d'être  dur  et 
inexorable  en  quelques  rencontres  :  «  Reprenez-les, 

(0  Cap.  m.  n.  5,  tom.  x,  col.  ^Sa. 


POITR    LA    VÉRITÉ.  ^J'J 

»  dit-il,  durement  »  :  Increpa  illos  dure  (0;  c'est- 
à-dire  qu'il  faut  jeter  quelquefois  au  front  des  pé- 
cheurs impudens  des  vérités  toutes  sèches,  qui  les 
fassent  rentrer  en  eux-mêmes  d'étonnement  et  de 
surprise  ;  et  si  les  corrections  doivent  emprunter  en 
plusieurs  rencontres  une  certaine  douceur  de  la 
charité  qui  est  tendre  et  compatissante,  elles  doivent 
aussi  emprunter  souvent  quelque  espèce  de  rigueur 
et  de  dureté  de  la  vérité  qui  est  inflexible. 

Si  jamais  la  vérité  se  rend  odieuse  ,  c'est  particu- 
lièrement ,  chrétiens,  dans  la  fonction  dont  je  parle. 
Les  pécheurs  toujours  superbes  ne  peuvent  endurer 
qu'on  les  reprenne  :  quelque  véritables  que  soient 
les  reproches,  ils  ne  manquent  point  d'artifices  pour 
les  éluder  ;  et  après  ils  se  tourneront  contre  vous  : 
c'est  pourquoi  le  grand  saint  Grégoire  les  compare 
à  des  hérissons  (2).  Etant  éloigné  de  cet  animal , 
vous  voyez  sa  tête,  ses  pieds  et  son  corps  ;  quand 
vous  approchez  pour  le  prendre ,  vous  ne  trouvez 
plus  qu'une  boule ,  et  celui  que  vous  découvrez  de 
loin  tout  entier,  vous  le  perdez  tout  à  coup ,  aussitôt 
que  vous  le  tenez  dans  vos  mains.  Il  en  est  ainsi  de 
l'homme  pécheur  :  vous  avez  découvert  toutes  ses 
menées ,  et  démêlé  toute  son  intrigue  ;  enfin  vous 
avez  reconnu  tout  l'ordre  du  crime ,  vous  voyez  ses 
pieds,  son  corps  et  sa  tête  ;  aussitôt  que  vous  pensez 
le  convaincre  en  lui  racontant  ce  détail,  par  mille 
adresses  il  vous  retire  ses  pieds ,  il  couvre  soigneuse- 
ment tous  les  vestiges  de  son  crime ,  il  vous  cache  sa 
tête  ,  il  recèle  profondément  ses  desseins  ;  il  enve- 
loppe son  corps,  c'est-à-dire  toute  la  suite  de  son 

(0  Tu.  î.  i3.  —  W  Pastor.  pari,  m,  cap.  xi,  tom.  u,  col.  48, 


n8  SUR    LA    HAINE    DES    HOMMES 

intrigue  dans  un  tissu  artificieux  d'une  histoire  em- 
barrasse'e  et  faite  à  plaisir  :  ce  que  vous  pensiez  avoir 
vu  si  distinctement,  n'est  plus  qu'une  masse  informe 
et  confuse,  où  il  ne  paroît  ni  fm  ni  commencement; 
et  cette  vérité  si  bien  démêlée  est  tout  à  coup  dis- 
parue parmi  ces  vaines  défaites.  Ainsi  étant  retranché 
et  enveloppé  en  lui-même ,  il  ne  vous  présente  plus 
que  des  piquans  ;  il  s'arme  à  son  tour  contre  vous  , 
et  vous  ne  pouvez  le  toucher  sans  que  votre  main 
soit  ensanglantée,  je  veux  dire,  votre  honneur  blessé 
par  quelque  outrage  :  le  moindre  que  vous  recevrez 
sera  le  reproche  de  vos  vains  soupçons. 

«  Et  donc ,  dit  le  saint  apôtre ,  je  suis  devenu  votre 
»  ennemi  en  vous  disant  la  vérité  »  ?  Ergo  inimicus 
qyobisfactus  sum  ^  verum  dicens  vobis  (0  ?  Il  est  ainsi , 
chrétiens ,  et  tel  est  l'aveuglement  des  hommes  pé- 
cheurs. Qu'on  discoure  de  la  morale ,  qu'on  déclame 
contre  les  vices  ;  pourvu  qu'on  ne  leur  dise  jamais 
comme  Nathan  :  «  C'est  vous-même  qui  êtes  cet 
»  homme  (2)  »  ,  c'est  à  vous  qu'on  parle ,  ils  écoute- 
ront volontiers  une  satyre  publique  des  mœurs  de 
leur  siècle,  et  cela ,  pour  quelle  raison  ?  c'est  qu'  «  ils 
»  aiment,  dit  saint  Augustin  (3),  la  lumière  de  la 
»  vérité,  mais  ils  ne  peuvent  souffrir  ses  censures  »  : 
binant  eam  lue  entera  j,  oderunt  eain  redarguentem, 
«  Elle  leur  plaît  quand  elle  se  découvre,  parce  qu'elle 
))  est  belle  ;  elle  commence  à  les  choquer  quand  elle 
M  les  découvre  eux-mêmes  »  ,  parce  qu'ils  sont  diffor- 
mes :  Amant  eam  ciim  seipsam  indicat ,  et  oderunt 
eam  ciim  eos  ipsos  indicat.  Aveugles ,  qui  ne  voient 

(i)  Gai.  iv.'i6.  —  W  //.  ReQ.  xii.  7.  —  {^)  Conf.  lib.  x,  c.  xxiii, 
tom.  I,  coh  i8'3. 


POUR    LA    VÉRITÉ.  rjg 

pas  que  c'est  par  la  même  lumière  que  le  soleil  se 
montre  lui-même  et  tous  les  autres  objets.  Ils  veulent 
cependant ,  les  insense's,  que  la  ve'rité  se  découvre  à 
eux ,  sans  de'çouvrir  quels  ils  sont  ;  et  «  il  leur  arri- 
j)  vera  au  contraire,  par  une  juste  vengeance,  que 
»  la  lumière  de  la  vérité  mettra  en  évidence  leurs 
»  mauvaises  œuvres,  pendant  qu'elle-même  leur  sera 
»  cachée  »  :  Inde  retribuet  eis  ,  ut  qui  se  ah  ea  ma- 
nifestari  nolunt^  et  eos  nolentes  manifestet j,  et  eis 
ipsa  non  sit  manifesta. 

Par  conséquent ,  chrétiens,  que  les  hommes,  qui 
ne  veulent  pas  obéir  à  la  vérité,  souffrent  du  moins 
qu'on  les  reprenne  ;  s'ils  la  dépossèdent  de  son  trône , 
du  moins  qu'ils  ne  la  retiennent  pas  tout-à-fait  cap- 
tive ;  s'ils  la  dépouillent  avec  injustice  de  l'autorité 
du  commandement,  qu'ils  lui  laissent  du  moins  la 
liberté  de  la  plainte.  Quoi  !  veulent-ils  encore  étouf- 
fer sa  voix  ?  veulent-ils  qu'on  loue  leurs  péchés ,  ou 
du  moins  qu^on  les  dissimule?  comme  si,  faire  bien 
ou  mal,  c'étoit  une  chose  indifférente.  Ce  n'est  pas 
ainsi,  chrétiens  ,  que  l'Evangile  l'ordonne;  il  veut 
que  la  censure  soit  exercée ,  et  que  les  pécheurs  soient 
repris;  parce  que,  dit  saint  Augustin  (0,  «  s'il  y  a 
))  quelque  espérance  de  salut  pour  eux ,  c'est  par-là 
»  que  doit  commencer  leur  guérison  ;  et  s'ils  sont 
))  endurcis  et  incorrigibles,  c'est  par -là  que  doit 
»  commencer  leur  supplice  ». 

«  Mais  j'espère  de  vous,  chrétiens,  quelque  chose 
»  de  meilleur,  encore  que  je  vous  parle  de  la  sorte  »  : 
Conjîdimus  autem  de  vobis  meliora  et  viciniora  sa- 

(0  De  Corrept.  et  GraU  cap.  xiv,  n.  43,  tom.  x,  col.  ']'j\. 


8o  SUR    LA    HAINE    DES    HOMMES 

lutij  tametsi  ita  loquimur  {^) .  Voici  les  jours  de  salut , 
voici  le  temps  de  conversion  dans  lesquels  on  verra  la 
presse  autour  des  tribunaux  de  la  pénitence  :  c'est 
principalement  dans  ces  augustes  tribunaux  que  la 
vérité  reprend  les  pécheurs,  et  exerce  sa  charitable, 
mais  vigoureuse  censure.  Ne  désirez  pas  qu'on  vous 
flatte,  où  vous-mêmes  vous  vous  rendez  vos  accusa- 
teurs. N'imitez  pas  ces  méchans  dont  parle  le  pro- 
phète Isaïe ,  «  qui  disent  à  ceux  qui  regardent  :  Ne 
»  regardez  pas  ;  et  à  ceux  qui  sont  préposés  pour 
»  voir  :  Ne  voyez  pas  pour  nous  ce  qui  est  droit; 
»  dites-nous  des  choses  qui  nous  plaisent,  trompez- 
»  nous  par  des  erreurs  agréables  )>  :  Loquimini  nobis 
placentia  ,  videte  nobis  errores  ,  aufeHe  à  me  viatn^ 
delinate  a  me  sem,itam  (2).  «  Otez-nous  cette  voie  » , 
elle  est  trop  droite  ;  «  ôtez-nous  ce  sentier  »  ,  il  est 
trop  étroit  :  enseignez-nous  des  voies  détournées  où. 
nous  puissions  nous  sauver  avec  nos  vices  ,  et  nous 
convertir  sans  changer  nos  cœurs  ;  car  c'est  ce  que 
désirent  les  pécheurs  rebelles.  Au  lieu  que  la  con- 
version véritable  est  que  lé  méchant  devienne  bon  ; 
et  que  le  pécheur  devienne  juste  ;  ils  imaginent  une 
autre  espèce  de  conversion,  où  le  mal  soit  changé 
en  bien ,  où  le  crime  devienne  honnête,  où  la  rapine 
devienne  justice;  et  ils  cherchent,  jusqu'au  tribunal 
de  la  pénitence,  des  flatteurs  qui  les  entretiennent 
dans  cette  pensée. 

Loin  de  tous  ceux  qui  m'écoutent  une  disposition 
si  funeste.  Cherchez-y  des  amis  et  non  des  trompeurs, 
des  juges  et  non  des  complices,  des  médecins  chari- 

CO  Heh.  VI.  9.  —  (*)  /f.  XXX.  \Oj  II. 

tables 


i>  o  u  u   L  A  V  É  r,  T  T  f:.  8  r 

tal)les  et  non  des  empuisonneuis.  Ne  vous  contentez 
pas  de  replâtrer  où  il  faut  toucher  jusqu'aux  fonde- 
mens.  C'est  un  commencement  de  salut  d'être  capa- 
bles des  remèdes  forts  :  votre  plaie  invétérée  n'est  pas 
en  état  d'être  guérie  par  des  lénitifs,  il  est  temps  d'ap- 
pliquer le  fer  et  le  feu.  Ne  cherchez  ni  complaisance , 
ni  tempérament ,  ni  adoucissement,  ni  condescen- 
dance. Venez  ,  venez  rougir  tout  de  bon  ,  tandis  que 
la  honte  est  salutaire  :  venez  vous  voir  tous  tels  que 
vous  êtes,  afin  que  vous  ayez  horreur  de  vous-mêmes; 
et  que  ,  confondus  par  les  reproches,  vous  vous  ren- 
diez enfin  dignes  de  louanges  j  et  non-seulement  de 
louanges,  mais  d'une  gloire  éternelle:  Ut  Deo  mi- 

serante desinat  agere  pudenda  et  dolenda  ,  atque 

agat  laudanda  atque  gratanda  (0. 

Mais  ne  faut-il  pas  user  de  condescendance  ?  n'est- 
ce  pas  une  doctrine  évangélique,  qu'il  faut  s'accom- 
moder à  l'infirmité  humaine  ?  Il  le  faut,  n'en  doutez 
pas,  chrétiens;  mais  voici  l'esprit  véritable  de  la 
condescendance  chrétienne.  Elle  doit  être  dans  la 
charité,  et  non  pas  dans  la  vérité  :  je  veux  dire ,  il 
faut  que  la  charité  compatisse,  et  non  pas  que  la  vé- 
rité se  relâche  ;  il  faut  supporter  l'infirmité,  mais  non 
pas  l'excuser,  ni  lui  complaire  :  il  faut  imiter  saint 
Cyprien ,  dont  saint  Augustin  a  dit  ces  beaux  mots; 
<c  que  considérant  les  pécheurs ,  il  les  toléroit  dans 
))  l'Eglise  par  la  patience  de  la  charité  » ,  et  voilà  la 
condescendance  chrétienne;  «  mais  que  tout  ensem- 
»  ble  il  les  reprenoit  par  la  force  de  la  vérité  » ,  et 
voilà  la  vigueur  apostolique  :  Et  veritatis  lihertate 

(0  S.  Aug.  de  Corr.  et  Grat.  cap.  v,  n.  7,  tom.  x,  col.  ^53. 
BOSSUET.    XIII.  6 


82  SUR    LA    HAINE    DES    HOMMES 

redargiiit  j  et  charitatis  virtule  sustiniiiti^).  Car  pour 
ce  qui  est  de  la  vérité  et  de  la  doctrine ,  il  n'y  a  plus 
à  espérer  d'accommodement  ;  et  en  voici  la  raison» 
Jésus-Christ  a  examiné  une  fois  jusqu'où  devoit  s'é- 
tendre la  condescendance  :  lui  qui  connoît  parfai- 
tement la  foiblesse  humaine ,  et  le  secours  qu'il  lui 
donne ,  a  mesuré  pour  jamais  l'une  et  l'autre  avec 
ses  préceptes.  Ces  grands  conseils  de  perfection  , 
quitter  tous  ses  biens,  les  donner  aux  pauvres,  re- 
noncer pour  jamais  aux  honneurs  du  siècle,  passer 
toute  sa  vie  dans  la  continence ,  il  les  propose  bien 
dans  son  Evangile  ;  mais  comme  ils  sont  au-delà  des 
forces  communes  ,  il  n'en  fait  pas  une  loi,  il  n'en 
impose  pas  l'obligation  :  s'il  a  eu  sur  nous  quelque 
grand  dessein  que  notre  foiblesse  ne  pût  pas  porter, 
il  en  a  différé  l'accomplissement  jusqu'à  ce  que  l'in- 
firmité eût  été  munie  du  secours  de  son  Saint-Esprit  : 
JYon  potes tis  portare  modo  (2).  Vous  voyez  donc  , 
chrétiens  ,  qu'il  a  pensé  sérieusement ,  en  esprit  de 
douceur  et  de  charité  paternelle  ,  jusqu'où  il  relâ- 
cheroit  et  dans  quelles  bornes  il  retiendroit  notre 
liberté.  Il  n'est  plus  temps  maintenant  de  rien  adou- 
cir, après  qu'il  a  apporté  lui-même  tous  les  adou- 
cissemens  nécessaires  :  tout  ce  que  la  licence  hu- 
maine présume  au-delà  ,  n'est  plus  de  l'esprit  du 
christianisme  ;  c'est  l'ivraie  parmi  le  bon  grain  ;  c'est 
ce  mystère  d'iniquité  prédit  par  le  saint  apôtre  ffl,^ 
qui  vient  altérer  la  saine  doctrine. 

La  même  vérité  qui  est  sortie  de  sa  bouche  nous 
jugera  au  dernier  jour  :  conformité  entre  l'un  et 
l'autre  état.  Telle  qu'il  l'a  prononcée,  telle  elle  pa-r 

(0  De  Bapt.  cont.  Donat,  Ub.  v,  c.  xvii,  «.  23  ,  tom.  ix ,  col.  i53.  — 
(»)  Joan.  XVI.  12.  —  i})n.  Thess.  u,  7. 


POUR    LA    VÉRITÉ.  83 

.roîtra  pour  prononcer  notre  sentence  :  «  Ce  sera  le 
»  précepte  qui  deviendra  une  sentence  »  :  Justitia  con- 
vertetur  in  judicium  (0.  Là  elle  paroît  comme  dans 
une  chaire  pour  nous  enseigner,  là  dans  un  tribunal 
pour  nous  juger  ;  mais  elle  sera  la  même  en  Tua  et 
en  l'autre.  Mais  telle  qu'elle  est  dans  l'une  et  dans 
l'autre  ,  telle  doit-elle  être  dans  notre  vie  :  car  qui- 
conque n'est  pas  d'accord  avec  la  règle,  elle  le  re- 
pousse et  le  condamne;  quiconque  vient  se  heurter 
contre  cette  rectitude  inflexible ,  nous  vous  l'avons 
déjà  dit ,  il  faut  qu'elle  les  rompe  et  les  brise. 

Désirons  donc  ardemment  que  la  règle  de  la  vé- 
rité se  trouve  en  nos  mœurs  telle  que  Jésus-Christ  l'a 
prononcée.  Mais  afin  qu'elle  se  trouve  en  notre  vie, 
désirons  aussi ,  chrétiens  ,  qu'elle  soit  en  sa  pureté 
dans  la  bouche  et  la  doctrine  de  ceux  à  qui  nous  en 
avons  donné  la  conduite  :  qu'ils  nous  reprennent , 
pourvu  qu'ils  nous  guérissent;  qu'ils  nous  blessent, 
pourvu  qu'ils  nous  sauvent ,  qu'ils  disent  ce  qu'il  leur 
plaira ,  pourvu  qu'ils  disent  la  vérité. 

Mais  après  que  nous  l'aurons  entendue,  considé- 
rons, chrétiens ,  que  le  jugement  de  Dieu  est  terrible 
sur  ceux  qui  la  connoissent  et  qui  la  méprisent.  Ceux 
à  qui  la  vérité  chrétienne  n'a  pas  été  annoncée,  se- 
ront ensevelis ,  dit  saint  Augustin  (2) ,  comme  des 
morts  dans  les  enfers;  mais  ceux  qui  savent  la  vérité, 
et  qui  pèchent  contre  ses  préceptes ,  ce  sont  ceux 
dont  David  a  dit  :  qu'  «  ils  y  descendront  tout  vivans  »  : 
Descenderunt  m  infernum  vwentes  (^).  Les  autres  y 
sont  comme  entraînés  et  précipités,  ceux-ci  y  des- 
cendent de  leur  plein  gré  ;  ceux-là  y  seront  comme 

(0  Ps.  xciii.  i5.  —  W  Enarr.  in  Ps,  liv,  n.  iG,  tom.  iv,  col.  5 10. 

^[^)Ps.VlY.  16. 


ïi4  SUR  LA  HAINE  DES  HOMMES  POUR  LA  VÉRITÉ, 

des  morts,  et  les  autres  comme  des  vivans.  Cela  veut 
dire ,  Messieurs ,  que  la  science  de  la  vérité  leur  don- 
nera un  sentiment  si  vif  de  leurs  peines ,  que  les 
autres  en  comparaison,  quoique  tourmentés  très- 
cruellement  ,  sembleront  comme  morts  et  insensibles. 
Et  quelle  sera  cette  vie?  c'est  qu'ils  verront  éternel- 
lement cette  vérité  qu'ils  ont  combattue  :  de  quel- 
que côté  qu'ils  se  tournent ,  toujours  la  vérité  sera 
contre  eux  :  In  opprohrium  ^  utvideant  semper  (0  : 
en  quelques  antres  profonds  qu'ils  aient  tâché  de  la 
receler  pour  ne  point  entendre  sa  voix,  elle  percera 
leurs  oreilles  par  des  cris  terribles  ;  elle  leur  paroî- 
tra  toute  nue,  inexorable,  inflexible,  armée  de  tous 
ses  reproches  pour  confondre  éternellement  leur 
ingratitude. 

A.h  !  mes  Frères  ,  éloignons  de  nous  un  si  grand 
malheur  :  enfans  de  lumière  et  de  vérité,  nous  devons 
aimer  la  lumière,  même  celle  qui  nous  convainc; 
nous  devons  adorer  la  vérité  ,  même  celle  qui  nous 
condamne.  Et  toutefois  ,  chrétiens,  si  nous  sommes 
bien  conseillés  ,  ne  soyons  pas  long-  temps  en  que- 
relle avec  un  ennemi  si  redoutable  :  accommodons- 
nous  pendant  qu'il  est  temps  avec  ce  puissant  ad- 
versaire ;  ayons  la  vérité  pour  amie  ;  suivons  sa  lu- 
mière qui  va  devant  nous ,  et  nous  ne  marcherons 
point  parmi  les  ténèbres.  Allons  droitement  et  hon- 
nêtement comme  des  hommes  qui  sont  en  plein  jour, 
et  dont  toutes  les  actions  sont  éclairées  ;  et  à  la  fin 
nous  arriverons  à  la  clarté  immortelle,  et  au  plein 
jour  de  l'éternité.  Amen. 

(»)  Dan.  xii.  2. 


SUR    LA    SATISFACTIOJV.  85 

SERMON 

POUR   LE  MARDI 

DE  LA  SEMAINE  DE  LA  PASSION, 

PRÊCHE  A  METZ, 
SUR  LA  SATISFACTION. 

Nécessité  de  la  satisfaction  :  qualités  qu'elle  doit  avoir.  Conduite 
que  les  conlesseurs  sont  obliges  de  tenir  à  Tégard  des  pénitens  : 
jugement  qu'ils  s'attirent  par  leur  lâche  condescendance.  Disposi- 
tions avec  lesquelles  les  pécheurs  doivent  accomplir  la  pénitence. 


Non  potest  mundus  odisse  vos;  me  autem  odit,  quia  ego 
testimoiiium  peihibeo  de  illo,  quod  opéra  ejus  mala 
sunt. 

Le  monde  ne  saurait  vous  haïr;  mais  pour  moi,  il  me 
hait ,  parce  que  je  rends  témoignage  contre  lui,  que 
ses  œuvres  sont  mauvaises.  Joan.  vu.  7. 

Li'ÉvANGiLE  du  jour  iious  apprend  que  le  Sauveur 
va  en  Jérusalem ,  pour  y  célébrer  la  fête  des  taber- 
nacles. Cette  fête  des  tabernacles  e'toit  comme  un 
me'morial  éternel  du  long  et  pénible  pèlerinage  des 
enfans  d'Israël  allant  à  la  terre  promise;  et  tout 
ensemble  représentoit  le  pèlerinage  des  enfans  de 
Dieu  allant  à  leur  céleste  patrie. 


86  SUR    LA    SATISFACTION. 

Briève  explication  de  cette  fête.  Nous  lisons  auLe- 
vitique,  que,  parmi  le  grand  nombre  de  victimes 
qu'on  ofFroit  à  Dieu  pendant  le  cours  de  cette  solen- 
nité, on  ne  manquoit  pas  de  lui  présenter  tous  les 
jours  un  sacrifice  pour  le  péché.  Par-là ,  que  devons- 
nous  apprendre ,  sinon  que  pendant  le  temps  de  no- 
tre voyage  nous  devons  offrir  à  Dieu  tous  les  jours  le 
sacrifice  pour  nos  péchés?  et  quel  est  ce  sacrifice  pour 
nos  péchés ,  sinon  les  satisfactions  qui  sont  les  vrais 
fruits  de  la  pénitence?  C'est  de  quoi  nous  parlerons 
[  après  avoir  imploré  ]  l'assistance  du  Saint-P]sprit. 

Ce  que  dit  le  Fils  de  Dieu ,  que  le  monde  le  hait 
a  cause  du  témoignage  qu'il  rend  que  ses  œuvres 
sont  mauvaises,  se  vérifie  particulièrement  dans  le 
sacrement  delà  pénitence  :  c'est  principalement  dans 
la  pénitence  que  Jésus-Christ  rend  témoignage  con- 
tre les  péchés.  Il  rend  bien  témoignage  contre  les 
péchés  par  la  prédiction  de  la  parole  ;  car  sa  parole 
n'est  autre  chose  qu'une  lumière  que  Dieu  élève  au 
miUeu  de  l'Eglise,  afin  que  les  œuvres  de  ténèbres 
soient  découvertes  et  condamnées  ;  mais  cela  ne  se 
fait  qu'en  général  :  au  lieu  que  ,  dans  le  sacrement 
de  la  pénitence ,  Dieu  parle  à  la  conscience  d'un  cha- 
cun de  ses  péchés  particuliers  :  non -seulement  il 
ordonne  qu'on  les  accuse ,  mais  encore  qu'on  les  con- 
damne et  qu'on  les  punisse.  Délaies  satisfactions  que 
l'on  nous  impose,  les  peines  et  les  pénitences  qu'on 
nous  commande.  C'est  aussi  pour  cette  raison  que 
plusieurs  fuient  Jésus-Christ  dans  la  pénitence  ;  Quia 
testitnonium  perhibeo.  Ils  évitent  de  se  confesser, 
parce  qu'ils  appréhendent,  disent-ils,  de  trouver 


SUR     LA    SATISFACTION.  87 

quelque  confesseur  filclieux  et  sévère.  Pour  leur  ôter 
cette  pensée  lâche  qui  entretient  leur  impe'nitence , 
expliquons  toute  la  matière  de  la  satisfaction  selon 
les  sentimens  de  l'Eglise  et  du  saint  concile  de  Tren- 
te :  i.o  la  nécessité  de  la  satisfaction  :  2.0  quelle  elle 
doit  être  :  3.o  dans  quel  esprit  nous  la  devons  faire. 

PREMIER  POINT. 

La  nécessité.  Il  ne  faudroit  point  chercher  d'au- 
tres preuves  que  les  exemples  des  saints  pénitens  : 
faut  en  rapporter  quelques-uns.  Si  tous  ceux  aux- 
quels Dieu  a  inspiré  le  désir  de  la  pénitence ,  il  leur 
inspire  aussi  dans  le  même  temps  la  volonté  de  le 
satisfaire ,  on  doit  conclure  nécessairement  que  ces 
deux  choses  sont  inséparables  ;  et  si  nous  refusons 
de  suivre  les  pas  de  ceux  qui  nous  ont  précédés  dans 
la  voie  de  la  pénitence ,  nous  ne  devons  jamais  espé- 
rer le  pardon  qu'ils  ont  obtenu  :  ce  que  nous  verrons 
encore  plus  évidemment ,  si  nous  concevons  la  raison 
par  laquelle  ils  se  sentoient  pressés  de  satisfaire  à 
Dieu  pour  leurs  crimes.  C'est  qu'ils  étoient  très-per- 
suadés  que  pour  se  relever  de  la  chute  où  le  péché 
nous  a  fait  tomber ,  il  ne  suffit  pas  de  changer  sa  vie  , 
ni  de  corriger  ses  mœurs  déréglées  :  car,  comme  re- 
marque excellemment  le  grand  saint  Grégoire  :  «  Ce 
»  n'est  pas  assez  pour  payer  ses  dettes ,  que  de  n'en 
»  faire  plus    de  nouvelles  ,  mais  il  faut  acquitter 
»  celles  qui  sont  créées  ;  et  lorsqu'on  injurie  quel- 
î>  qu'un ,  il  ne  suffit  pas  pour  le  satisfaire  de  mettre 
5)  fin  aux  injures  que  nous  lui  disons,  mais  encore 
))  outre  cela  la  justice  nous  ordonne  de  lui  en  faire 
i)  réparation  ;  et  lorsqu'on  cesse  d'écrire,  il  ne  s'en- 


88  SUR    LA    SATISFACTION. 

»  suit  pas  pour  cela  qu'on   efTace  ce  qui  est  déjà 
»  écrit,   il  faut  passer  la  plume  sur  Técriture  que 
»  nous  avons  faite,  ou  bien  de'cliirer  le  papier  (0  ». 
Il  en  est  de  même  de  nos  pe'clie's  :  tout  autant  de 
péche's  que  nous  commettons,  autant  de  dettes  con- 
tractons-nous envers  la  justice  divine.  Il  ne  suffit 
donc  pas  de  n'en  faire  plus  de  nouvelles,  mais  il  faut 
payer  les  anciennes  :  et  lorsque  nous  nous  abandon- 
nons au  péchë,   quelle   injure  ne  disons-nous  pas 
contre  Dieu?  Nous  disons  qu'il  n'est  pas  notre  créa- 
teur, ni  notre  juge,  ni  notre  Père,  ni  notre  Sau- 
veur, etc.   Est-ce  donc  assez,  chrétiens,  de  cesser 
de  lui  dire  de  telles  injures,  et  ne  sommes-nous  pas 
obligés  de  plus  à  lui  en  faire  la  satisfaction  néces- 
saire? Enfin  quand  nous  péchons,  nous  écrivons 
sur  nos  cœurs  :  Peccatum  Juda  scriptum  est  stjlo 
Jerreo....  super  latitudiiiem  cordis  eorum  (2)  :  «  Le 
M  péché  de  Juda  est  écrit  avec  un  poinçon  de  fer 
i)  sur  la  table  de  leur  cœur  ».  Ne  croyons  donc  pas 
faire  assez ,  lorsque  nous  ne  continuons  pas  décrire  ; 
cela  n'efface  pas  ce  qui  est  écrit  :  il  faut  passer  la 
plume,  par  les  exercices  laborieux  qui  nous  sont 
prescrits  dans  la  pénitence,  sur  ces  tristes  et  mal- 
heureux caractères  \  il  faut  déchirer  le  papier  sur 
lequel  ils  ont  été  imprimés  ;  c'est-à-dire  qu'il  faut 
déchirer  nos  cœurs  :  Scindite  corda  vestra  (3)  :  ainsi 
ils  seront  effacés. 

Mais  pour  pénétrer  jusque  dans  le  fond  cette  vé- 
rité catholique  ,  considérons  sérieusement  quelle  est 
la  nature  de  la  pénitence.  Le  sacrement  de  la  péni- 

(i)  Pastor.  m. part. ,  cap.  xxx,  îoin.  n,  col.  8j. —  [^)Jercm.xvïi.  i. 
—  W  Joël.  11.  1 3. 


SUR    LA    SATISFACTIOIV.  8{) 

tence  est  un  échange  myste'rieux  qui  se  fait ,  par  la 
bonté'  divine ,  de  la  peine  e'ternelie  en  une  tempo- 
relle. «  Si  les  pe'nitens  deviennent  eux-mêmes  leurs 
»  juges  et  les  vengeurs  de  leurs  iniquités,  en  exer- 
»  çant  contre  eux-mêmes  les  peines  volontaires  d'une 
)>  justice  sévère  ;  ils  commueront  les  supplices  éter- 
))  nelsdansces  peines  passagères  qu'ils  s'imposeront»  : 
Quod  si  ipsi  sibi  judiccs  fiant  et  Deluti  suœ  iniqiii- 
tatic  ultores ,  hîc  in  se  voluntariam  pœnam  severis- 
sinice  animadi^ersionis  exerceant;  temporalibus  pœ- 
nis  inutabimt  œterna  supplicia  (0.  Et  la  raison  en 
est  évidente;  car  par  le  sacrement  de  la  pénitence 
se  fait  la  réconciliation  de  l'homme  avec  Dieu  :  or 
dans  une  véritable  réconciliation  on  se  relâche  de 
part  et  d'autre.  Voyez  de  quelle  sorte  Dieu  se  re- 
lâche :  dès  la  première  démarche ,  il  nous  quitte  la 
peine  éternelle.  Quelle  seroit ,  pécheur,  ton  ingrati- 
tude, si  tu  refusois  de  te  relâcher,  en  subissant  vo- 
lontairement la  peine  temporelle  qui  t'est  imposée  ! 
Si  tu  rejettes  cette  condition  ,  la  réconciliation  ne  se 
fera  pas  ;  car  Dieu  use  tellement  de  miséricorde  , 
qu'il  n'abandonne  pas  entièrement  les  intérêts  de  sa 
justice ,  de  peur  de  l'exposer  au  mépris.  «  Personne , 
M  dit  saint  Augustin  (2) ,  ne  reçoit  la  rémission  d'une 
»  peine  plus  considérable,  à  moins  qu'il  n'en  subisse 
))  une  autre  ,  quoique  beaucoup  moindre  que  celle 
»  qu'il  devoit;  et  c'est  ainsi  que  la  libéralité  de  la 
»  miséricorde  s'exerce  ,  afin  que  l'équité  de  la  disci- 
»  pline  ne  soit  point  abandonnée  ».  Nullus  debitœ 
grauioris  pœnœ  accipit  veniain  ^  nisi  qualemcumque 

(0  Jul.  Pomer.  De  Vit.  contem.  l.  u,  cap.  vu.  n.  2.  —  1*)  S.  Au^ 
Ub.  de  Contin,  cap.  vi ,  «.  i5,  tom.  vi,  col.  3o5. 


90  SUR    LA    SATISFACTION. 

etsi  longe  minorem  qucnn  dehehat ,  sol^eritpœnam; 
atque  ita  impartitur  largitas  misericordiœ  ^  ut  non 
relinquatur  eiiani  justitia  disciplinœ. 

Il  faut  donc  peser  la  condition  sous  laquelle  Dieu 
oublie  nos  crimes  et  se  réconcilie  avec  nous;  c'est  a 
charge  que  nous  subirons  quelque  peine  satisfactoire , 
pour  reconnoître  ce  que  nous  devons  à  sa  justice 
infinie  qui  se  relâche  de  l'éternelle.  Aussi  voyons- 
nous  clairement  cette  condition  importante  dans  les 
paroles  du  compromis  qu'il  a  voulu  passer  avec  nous 
pour  se  réconcilier  ;  car  remarquez  ici ,  chrétiens  , 
le  mystère  de  la  réconciliation  dans  le  sacrement  de 
la  pénitence.  Dans  ce  différend  mémorable  entre 
Dieu  et  l'homme  pécheur,  afin  d'accorder  les  parties, 
on  commence  à  convenir  d'arbitre ,  et  on  passe  le 
compromis.  Cet  arbitre ,  c'est  Jésus  -  Christ ,  grand 
pontife  et  médiateur  de  Dieu  et  des  hommes  ;  mais 
Jésus-Christ  se  retirant  de  ce  monde  ,  il  subroge  les 
prêtres  en  sa  place ,  et  leur  remet  le  compromis  en 
main.  Toutes  les  deux  parties  conviennent  de  ces 
arbitres  ;  Dieu  en  convient,  puisque  c'est  son  auto- 
rité qui  les  établit  ;  les  hommes  aussi  en  conviennent 
lorsqu'ils  se  viennent  jeter  à  leurs  pieds  :  il  faut 
donc  que  ces  arbitres  prononcent  ;  mais  de  quelle 
sorte  prononceront-ils  ?  suivant  les  termes  du  compro- 
mis. Lisons  donc  les  termes  du  compromis,  et  voyons 
les  conditions  sous  lesquelles  Dieu  se  relâche. 

Voici  comme  il  est  couché  dans  les  Ecritures  : 
Quœciunque  solderais  super  terrain  ^  erunt  soluta  et 
in  cœlo  (0  :  «  Tout  ce  que  vous  délierez  sur  la  terre 
»  sera  aussi  délié  dans  le  ciel  «  :  voilà  les  paroles  par 

[})  MaUh.  XVIII.  18. 


SUR    LA    SATISFACTION.  9I 

lesquelles  Dieu  se  relâche.  Faites  donc,  arbitres  éta- 
blis de  Dieu,  ce  que  Je'sus-Clirist  vous  permet  ;  et 
déliez  entièrement  le  pe'cheur,  sans  lui  rien  imposer 
pour  son  crime.  Chrétiens,  cela  ne  se  peut;  car 
achevons  de  lire  le  compromis  :  Quœcumque  alli-- 
gai^eritis  super  terrain  _,  eriint  ligata  et  in  cœlo  : 
«  Tout  ce  que  vous  lierez  sur  la  terre ,  sera  aussi  lié 
))  dans  le  ciel  ».  Il  lui  est  donc  permis  de  délier; 
mais  il  lui  est  ordonné  de  lier  :  voilà  Tordre  qui  lui 
est  prescrit ,  et  cette  loi  doit  être  la  nôtre  ;  car  ce 
mystérieux  compromis  ayant  été  signé  des  parties, 
il  leur  doit  servir  de  loi  immuable.  Jésus -Christ 
l'a  signé  de  son  sang  au  nom  de  son  Père ,  et  comme 
procureur  spécial  établi  par  lui  pour  cette  réconci- 
liation :  tu  l'as  aussi  signé,  pécheur,  quand  tu  t'es 
approché  du  prêtre  en  vertu  de  cette  parole  et  de  ce 
traité.  Jésus-Christ  l'observe  de  son  côté,  et  il  te  re- 
met volontiers  la  peine  éternelle  :  que  reste-t-il  donc 
maintenant ,  sinon  que  tu  l'exécutes  de  ta  part  avec 
une  exacte  fidélité  ?  Exhortation  à  satisfaire....  pas- 
sage au  second  point.  Cette  nécessité  de  la  satisfac- 
tion étant  solidement  appuyée,  voyons  à  présent 
quelle  elle  doit  être. 

SECOND    POINT. 

Je  dis,  pour  ne  point  flatter  les  pécheurs,  qu'elle 
doit  être  très-sévère  et  très-rigoureuse;  et  quand  je 
l'appelle  très-rigoureuse,  ce  n'est  pas  qu'effective- 
ment nous  dussions  l'estimer  telle  :  car  si  nous  consi- 
dérons attentivement  de  quelle  calamité  nous  délivre 
cet  échange  miséricordieux  qui  se  fait  dans  la  péni- 
tence, rien  ne  pourroit  nous  paroître  dur;  si  bien 


gi  SUR    LA    SATISFACTION. 

que  cette  pénitence  n'est  dure  qu'à  cause  de  notre 
lâcheté  et  de  notre  extrême  délicatesse.  Mais  afin  de 
la  surmonter,  appuyons  invinciblement  cette  rigueur 
salutaire  par  le  saint  concile  de  Trente;  et  vous  pro- 
posant trois  raisons  par  lesquelles  ce  saint  concile 
établit  la  nécessité  de  satisfaire  ,  faisons  voir  mani- 
festement qu  elles  prouvent  la  sévérité  que  je  prêche. 
La  première  raison  des  Pères  de  Trente  ,  c'est  que 
si  la  justice  divine  abandonnoit  entièrement  tous  ses 
droits ,  si  elle  relâchoit  aux  pécheurs  tout  ce  qui 
leur  est  dû  pour  leurs  crimes,  ils  n'auroient  pas  Tidée 
qu'ils  doivent  avoir  du  malheur  dont  ils  ont  été  dé- 
livrés; «  et  estimant  leur  faute  légère,  par  la  trop 
»  grande  facilité  du  pardon,  ils  tomberoient  aisé- 
»  ment  dans  de  plus  grands  crimes  ».  De  là  vient 
que  ,  dans  ce  penchant  et  sur  le  bord  de  ce  préci- 
pice ,  pour  ne  point  lâcher  la  bride  à  la  licence  des 
hommes;  Dieu,  en  leur  quittant  la  peine  éternelle  , 
t«  les  retient ,  comme  par  un  frein ,  par  la  satisfac- 
3>  tien  temporelle  5)  ;  quasi  frœno   çuodam,    dit   le 
saint  concile  de  Trente  (0. 

Et  certainement,  chrétiens,  il  est  bien  aisé  de 
connoître  que  tel  est  le  conseil  de  Dieu,  et  l'ordre 
qu'il  lui  plaît  de  tenir  avec  les  hommes  ;  car  il  p'y  a 
aucune  apparence  que  ce  Père  miséricordieux  en 
relâchant  la  peine  éternelle ,  en  voulût  réserver  une 
temporelle ,  s'il  n'y  étoit  porté  par  quelque  raison 
importante.  Et  quelle  raison  y  auroit-il  qu'après 
s'être  relâché  si  facilement  d'une  dette  si  considé- 
rable ;  c'est-à-dire  la  damnation  et  l'enfer,  il  fît  le 
dur  et  le  rigoureux  sur  une  somme  de  si  peu  de  va- 

0)  Sess.  XIV.  cap.  viii. 


SUR    LA    SATISFACTION.  93 

leur  comme  est  la  satisfaction  temporelle  ?  il  quitte 
libéralement  cent  millions  d'or,  et  il  lait  le  se'vèie 
pour  cinq  sous.  11  fait  quelque  chose  déplus  ;  car  il  y 
a  bien  moins  de  proportion  entre  l'éternité  de  peines 
dont  il  nous  tient  quittes,  et   la  satisfaction  qu'il 
exige  dans  le  temps.  D'où  vient  donc  cette  sévérité 
dans  une  si  grande  indulgence?  Dieu  est-il  contraire 
à  lui-même  ?  et  celui  qui  donne  tant ,  pourquoi 
veut-il  réserver  si  peu  de  chose?  c'est  par  un  conseil 
de  miséricorde  qui  l'oblige  à  retenir  les  pécheurs, 
de  peur  qu'ils  ne  retombent  dans  de  nouveaux  cri- 
mes. Il  sait  que  la  nature  des  hommes ,  portée  d'elle- 
même  au  relâchement,  abuse  de  la  facilité  du  par- 
don pour  passer  au  libertinage  :  il  sait  que  s'il  lais- 
soit  agir  sa  miséricorde  toute  seule ,   sans   laisser 
aucune  marque  de  sa  justice,  il  exposeroit"  l'une  et 
l'autre  à  un  mépris  tout  visible  à  cause  de  la  dureté 
de  nos  cœurs.  Ainsi  donc,  en  se  relâchant,  il  ne  se 
relâche  pas  tout-à-fait  :  la  justice  ne  quitte  pas  tous 
ses  droits;  et  s'il  ne  l'emploie  plus  à  punir  les  pé- 
cheurs comme  ils  le  méritent,  par  une  damnation 
éternelle ,  il  l'emploie  du  moins  à  les  retenir  dans  le 
respect  et  dans  la   crainte  par  quelque   reste   de 
peine  qu'il  leur  impose.  Que  si  ces  peines  sont  si 
légères  qu'elles  ne  soient  pas  capables  de  donner  de 
l'appréhension  aux  pécheurs,  qui  ne  voit  que  par 
cette  lâcheté  nous  éludons  manifestement  le  conseil 
de  Dieu  ?  Un  Paiera,  un  A^^e,  Maria j,  un  Miserere 
peut-il  faire  sentir  à  un  pécheur,  qui  a  commis  de 
grands  crimes,  quelle  est  l'horreur  de  son  péché, 
quel  est  le  péril  d'où  il  est  tiré,  et  la  peine  qui  lui 
étoit  due?  il  faut  quelque  chose  de  plus  rigoureux. 


94  SUR    LA    SATISFACTION. 

Prenez  donc  garde,  ô  confesseurs;  ce  n'est  pas 
moi  qui  vous  parle ,  c'est  le  concile  de  Trente  qui 
vous  avertit,  c'est  Dieu  même  qui  vous  ordonne  de 
prendre  garde  à  ses  intérêts.  Je  les  remets ,  dit-il , 
en  vos  mains  :  déliez ,  je  vous  le  permets  ;  mais  liez , 
puisque  je  l'ordonne  :  vous  êtes  les  juges  que  j'ai 
établis ,  vous  êtes  les  ministres  de  ma  bonté  et  de 
ma  justice;  usez  de  ma  miséricorde,  mais  ne  l'aban- 
donnez pas  au  mépris  des  hommes  par  une  molle 
condescendance  :  faites  sentir  aux  pécheurs  l'horreur 
du  crime  qu'ils  ont  commis,  par  quelque  satisfaction 
convenable;  et  tâchez  par-là  de  les  retenir  dans  la 
voie  de  perdition  dans  laquelle  ils  se  précipitent  ;  de 
peur  que  votre  facilité  ne  leur  soit  une  occasion  de 
libertinage ,  et  qu'abusant  de  votre  indulgence ,  ils 
ne  fassent  une  nouvelle  injure  au  Saint-Esprit  par 
leurs  fréquentes  rechutes. 

La  seconde  raison  du  concile ,  c'est  que  la  satis- 
faction est  très-nécessaire  pour  remédier  aux  restes 
des  péchés,  et  déraciner  les  habitudes  vicieuses.  Pour 
entendre  profondément  cette  excellente  raison ,  il 
faut  remarquer  que  le  péché  a  une  double  malignité  : 
il  a  de  la  malignité  en  lui-même,  et  il  en  a  aussi  dans 
ses  suites.  Il  a  de  la  malignité  en  lui-même,  parce 
qu'il  nous  sépare  de  Dieu  ;  il  a  de  la  malignité  dans  ses 
suites,  parce  qu'il  abat  les  forces  de  Tame,  et  y  laisse 
une  certaine  impression  pour  retomber  dans  de  nou- 
velles fautes.  C'est  ce  qu'on  appelle  l'habitude  vi- 
cieuse; et  cette  vicieuse  habitude  ne  s'éteint  pas, 
encore  que  le  péché  cesse  :  elle  demeure  dans  nos 
cœurs  comme  une  pépinière  de  nouveaux  péchés  ; 
c'est  un  germe  que  le  péché  eiïacé  laisse  dans  les 


SUR    L\    s  A.TISF  ACTION.  J^ti 

ames,  par  lequel  il  espère  revivre  bientôt  ;  c'est  une 
racine  empoisonnée ,  qui  dans  peu  fera  repousser 
cette  mauvaise  herbe.  C'est  pour  détruire  ces  restes 
maudits ,  c'est  pour  arracher  ces  habitudes  mau- 
vaises ,  que  le  concile  de  Trente  a  déterminé  que  la 
satisfaction  étoit  nécessaire  :  et  la  raison  en  est  évi- 
dente. Car  qu'est-ce  autre  chose  qu'une  habitude^ 
sinon  une  forte  inclination?  et  comment  la  peut-on 
combattre ,  sinon  en  faisant  effort  sur  soi-même  par 
les  exercices  mortifians  de  la  pénitence  ?  D'où  je 
conclus,  en  passant  plus  outre,  que  cette  pénitence 
doit  être  sévère,  parce  que  l'inclination  est  puis- 
sante. C'est  ce  qui  fait  dire  à  saint  Augustin,  qu'il 
faut  faire  une  pénitence  rigoureuse,   «  afin,  dit  ce 
»  grand  personnage ,  que  la  coutume  de  pécher 
«  cède  à  la  violence  de  la  pénitence  m  :  Ut  vioîen- 
tiœ  pœnitendi  cedat  consuetudo  peccandi  (0. 

Il  faut  donc  nécessairement  que  la  pénitence  ne 
soit  pas  molle;  il  faut  qu'elle  ait  de  la  violence  pour 
surmonter  la  mauvaise  habitude,  parce  que  la  mau- 
vaise habitude  donne  une  nouvelle  force  et  une  nou- 
velle impétuosité  à  l'inclination  naturelle  que  nous 
avons  au  mal  par  la  convoitise  :  si  bien  que  l'habitude 
est  un  nouveau  poids  ajouté  à  celui  de  la  convoitise. 
Que  si  nous  apprenons,  par  les  Ecritures,  qu'il  faut 
que  nous  nous  fassions  violence  pour  résister  à  la  con- 
voitise, combien  plus  en  devons-nous  faire  à  une  con- 
voitise fortifiée  par  une  longue  habitude?  Ne  t'ima- 
gine donc  pas,  ô  pécheur,  que  tu  puisses  résister  à  un 
si  grand  mal  par  une  pénitence  légère  ?  que  tu  puisses 
te  dépouiller  de  cette  ivrognerie  si  enracinée  par  quel- 

(')  In  Joan.  Tract,  xux.  n.  19,  tom.  m,  part.  11,  col.  627. 


g6  SUR    LA    SATISFACTION. 

que  petite  application  à  une  prière  courte  et  sou- 
^Jent  mal  faite  ?  Il  faut  avoir  recours  nécessairement 
à  cette  violence  salutaire  de  la  pénitence  ;  il  faut  se 
mortifier  par  des  jeûnes ,  et  réprimer  les  dépenses 
excessives  de  tes  débauches  par  l'abondance  de  tes 
aumônes  :  Ut  violentiœ  pœnitendi  cedat  consuetudo 
peccandi. 

La  troisième  raison  du  concile,  et  qui  me  semble 
la  plus  touchante;  c'est  que  nous  devons  satisfaire  à 
Dieu  par  les  peines  salutaires  de  la  pénitence ,  pour 
nous  rendre  conformes  à  Jésus-Christ.  C'est  lui  en 
effet,  chrétiens,  qui  est  ce  parfait  pénitent  qui  a 
porté  la  peine  de  tous  les  péchés ,  en  se  faisant  la 
victime  qui  les  expie  :  si  bien  que  pour  lui  être  sem- 
jdables  dans  le  sacrement  de  la  pénitence ,  il  faut 
que  nous  nous  rendions  des  victimes  mortifiées  par 
les  peines  salutaires  qu'elle  nous  impose.  Car,  mes 
Frères  ,  il  faut  remarquer  que  les  sacremens  de 
l'Eglise ,  comme  ils  tirent  toute  leur  vertu  de  la 
passion  de  noire  Sauveur,  aussi  en  doivent-ils  por- 
ter  en  eux-mêmes  et  imprimer  sur  nous  une  vive 
image.  Ainsi  dans  le  sacrement  de  la  sainte  table , 
nous  annonçons  la  mort  de  notre  Seigneur,  comme 
dit  le  divin  apôtre  (0  :  ainsi,  dans  la  pensée  du 
même  docteur,  nous  sommes  «  ensevelis  avec  Jésus- 
»  Christ  dans  le  saint  baptême  (2)  »  ;  et  c'est  pour- 
quoi l'Eglise  ancienne  plongeoit  entièrement  dans 
les  eaux  tous  les  fidèles  qu'elle  baptisoit,  pour  re- 
présenter plus  parfaitement  cette  sépulture  spiri- 
tuelle :  ainsi  dans  la  confirmation  on  imprime  sur 
nos  fronts  la  croix  du  Sauveur,  pour  nous  marquer 

(0  /.  Cor.  XI.  26.  — i  (2)  Rom.  vi.  4. 

d'un 


SUR    LA    SATISFACTION.  QT 

d'un  caractère  éternel  qui  nous  doit  rendre  sembla- 
bles à  Je'sus-Christ  crucifié.  N'y  aura-t-il  donc,  chré- 
tiens, que  le  sacrement  de  la  pénitence  qui  ne  gra- 
vera point  sur  nous  l'image  de  la  mort  de  notre 
Sauveur?  Non,  il  n'en  sera  pas  de  la  sorte,  dit  le 
saint  concile  de  Trente.  La  pénitence  étant  un  second 
baptême ,  il  faut  que  ce  qui  a  été  dit  du  premier, 
soit  encore  vérifié  dans  le  second,  que  «  tout  autant 
»  que  nous  sommes  qui  sommes  baptisés  en  Jésus- 
))  Christ ,  sommes  baptisés  en  sa  mort  »  :  In  morte 
ipsius  baptizati  sumus  (0.  Et  comment  est-ce  que  la 
pénitence  imprime  sur  nos  corps  la  mort  de  Jésus  ? 
Ecoutez  parler  le  sacré  concile  :  C'est  alors,  dit-il, 
que  nous  subissons  quelque  peine  pour  nos  péchés  ^ 
que  nous  nous  baptisons  dans  nos  larmes  et  dans  les 
exercices  laborieux  que  l'on  nous  impose  ;  «  d'oii 
j)  vient  aussi  que  la  pénitence  est  nommée  un  bap- 
>)  téme  laborieux  (2)  «.  Et  par-là  ne  voyez-vous  pas 
combien  la  pénitence  doit  être  sévère  ? 

Nous  apprenons  du  sacré  concile ,  que  nous  de* 
vons  nous  rendre  conformes  à  Jésus-Christ  crucifié 
par  les  pénitences  que  nous  subissons.  Ah  !  mon  Sau- 
veur, quand  je  considère  votre  tête  couronnée  d'é- 
pines, votre  chair  si  cruellement  déchirée,  je  dis 
aussitôt  en  moi-même  :  Pauvre  ver  écorché,  quoi  ! 
une  courte  prière,  un  Pater j,  un  ^s^e.  Maria ,  un 
Miserere  sont-ils  capables  de  nous  crucifier  avec 
vous?  ne  faut-il  point  d'autres  clous  pour  percer 
nos  pieds  qui  tant  de  fois  ont  couru  au  crime,  et 
nos  mains  qui  se  sont  souillées  du  bien  d'autrui  par 

(0  Rovi.  VI.  3.  —  (2)  Scss.  XIV.  dt  Pœnit.  cap.  11. 

BossuET.    XIII.  n 


9^  SUR    LA    SATISFACTION. 

tant  d'usures  cruelles?  Il  faut  quelque  chose  de  plus 
pénible  ;  et  c'est  pourquoi  le  sacré  concile  avertit 
sagement  les  confesseurs,  qu'ils  donnent  des  péni- 
tences proportionnées.  «  Les  prêtres  doivent  donc^ 
»  dit  ce  saint  concile,  imposer  des  satisfactions  salu- 
»  taires,  convenables,  proportionnées  à  la  qualité 
»  des  crimes  et  au  pouvoir  des  pénitens,  selon  que 
»  l'esprit  de  prudence  le  leur  suggérera  »  :  Debent 
ergo  sacerdotes  Domini ,  quantum  spiritus  et  pru- 
dentia  suggesseritj  pi^o  qualitate  criminum  et  pœni- 
tentium  facultate  j  salutares  et  cons^enientes  satisfac- 
tiones  injungere  (0.  Et  ce  qu'il  leur  prescrit  d'user 
de  prudence,  sachez  et  entendez,  ô  pécheurs,  que 
ce  n'est  pas  pour  les  faire  relâcher  à  cette  condes- 
cendance molle  et  languissante  que  votre  cœur  in- 
sensible et  impénitent  exige  d'eux  :  car  cette  pru- 
dence qu'on  leur  ordonne,  n'est  pas  cette  fausse 
prudence  de  la  chair  qui  flatte  les  vices  et  les  désirs 
corrompus  des  hommes  ;  c'est  une  prudence  spiri- 
tuelle qui  sacrifie  la  chair  pour  sauver  l'esprit.  C'est 
pourquoi  le  concile  dit  :  quantum  spiritus  et  pruden- 
lia  suggesserit  :  Ayez  de  la  prudence ,  dit  ce  saint 
concile;  non  pas  une  prudence  qui  suive  la  chair, 
mais  une  prudence  guidée  par  l'esprit  :  spiritus  et 
prudentia.  Et  afin  de  leur  faire  craindre  un  relâche- 
ment excessif,  il  les  avertit  sagement  que  s'ils  agis- 
sent trop  indulgemment  avec  les  pécheurs,  en  leur 
ordonnant  des  peines  très-légères  pour  des  péchés 
très-griefs ,  ils  se  rendent  participans  des  crimes  des 
autres. 

O  sentence  vraiment  terrible  !  Que  répondront 

(0  Ubi  suprà ,  cap.  yui. 


SUR    LA    SATISFACTION.  QQ 

devant  Dieu  ces  confesseurs  lâches  et  complaisans, 
qui  auront  corrompu  par  leur  facilite  criminelle  la 
se've'rite'  de  la  discipline  ;  lorsqu'ils  verront  d'un  côté 
s'élever  contre  eux  les  Pères  qui  ont  fait  les  canons, 
et  particulièrement  ceux  de  Trente ,  qui  les  ont  avertis 
si  se'rieusement  du  péril  où  les  engageoit  leur  fausse 
et  cruelle  miséricorde;  et  de  l'autre,  les  pécheurs 
mêmes,  dont  ils  auront  lâchement  flatté  les  inclina- 
tions corrompues  ?  C'est  vous  ,  diront-ils  ,  qui  nous 
avez  damnés ,  c'est  votre  pitié  inhumaine ,  c'est  votre 
indulgence  pernicieuse.  O  Seigneur,  faites-nous  jus- 
tice contre  ces  ignorans  médecins  qui ,  pour  trop 
épargner  le  membre  pourri,  ont  laissé  couler  le  ve- 
nin au  cœur  ;  contre  ces  lâches  conducteurs  qui  ont 
mieux  aimé  nous  abandonner  à  la  licence  par  une 
flatterie  dangereuse  ,  que  de  nous  retenir  sur  le  pen- 
chant par  une  discipline  salutaire.  Que  reste-t-il  donc, 
chrétiens,  sinon  que  les  prêtres  et  les  confesseurs 
évitent  cette  double  accusation  des  pontifes  et  des 
conciles  qui  les  reprendront  d'avoir  méprisé  leurs 
lois,  et  des  pécheurs  qui  se  plaindront  justement  de 
ce  qu'ils  n'ont  pas  guéri  leurs  blessures  ?  Ah  !  disoit 
à  ce  sujet  autrefois  un  très-saint  évêque  de  France  : 
Je  ne  me  sens  pas  assez  innocent  pour  me  vouloir 
charger  des  péchés  des  autres;  et  je  n'ai  pas  assez 
d'éloquence  pour  pouvoir  répondre  aux  accusations 
qu'intenteront  un  jour  contre  moi,  tant  de  saints  et 
admirables  prélats  qui  ont  fait  les  lois  des  conciles  : 
Ego  ine  in  hoc  periculo  mittere  omnino  non  audeo  ; 
quia  nec  talia  sunt  mérita  inea  ,  ut  aliorum  peccata 
in  me  excipere  prœsumam ,  nec  tantam  eloquentiam 
haheo  ,  ut  ante  tribunal  Christi  contra  tôt  ac  tantos 


lOO  SUR    LA    SATISFACTION. 

sacerdotes  qui  canones  statueruntj,  dicere  audeaiti, 
Yoilà  quels  doivent  être  les  sentimens  des  confes- 
seurs. Achevons  et  disons  un  mot  de  la  disposition 
des  pénitens. 

TROISIÈME  POINT. 

Deux  dispositions  qui  semblent  contraires  ,  avec 
lesquelles  il  faut  accomplir  sa  pe'nitence  ;  la  joie  et  la 
douleur  :  la  joie ,  en  considérant  non  la  peine  qu'elle 
nous  fait  souffrir ,  mais  celle  d'oii  elle  nous  tire  ;  la 
douleur  amère  pour  plusieurs  raisons  :  mais  nous 
dirons  en  particulier  une  qui  regarde  la  satisfaction. 
C'est  que  les  confesseurs  inclinent  toujours  à  la  mi- 
séricorde ;  et  quelque  soin  qu'ils  aient  de  ne  se  point 
écarter  des  bornes  d'une  juste  sévérité,  néanmoins 
l'amour  paternel  que  Dieu  leur  inspire  pour  leurs 
pénitens,  et  l'expérience  qu'ils  ont  par  eux-mêmes 
de  l'infirmité  ,  fait  qu'ils  penchent  toujours  beau- 
coup plus  du  côté  de  la  douceur.  Eh  donc  !  y  a-t-il 
rien  de  plus  nécessaire  que  de  suppléer  le  défaut 
de  la  peine  corporelle  par  l'abondance  de  la  dou- 
leur ?  C'est  cette  douleur  qui  a  appaisé  Dieu  sur  les 
Ninivites;  c'est  elle  qui,  prenant  en  main  la  cause 
de  Dieu  ,  a  détourné  le  cours  de  sa  vengeance.  Dieu 
les  menaçoit  de  les  renverser ,  et  ils  se  sont  renversés 
eux-mêmes ,  en  détruisant  par  les  fondemens  toutes  Jk 
leursinclinationscorrompues.  De  quoi  vous  plaignez- 
vous,©  Seigneur?  voilà  votre  parole  accomplie  :  vous 
avez  dit  que  Ninive  seroit  renversée ,  elle  s'est  en  effet 
renversée  elle-même.  Ninive  est  véritablement  ren- 
versée, en  tournant  en  bien  ses  mauvais  désirs  :  Ni- 
nive est  véritablement  renversée,  puisque  le  luxe  de 


SUR     LA    SATISFACTlOiV.  lOl 

ses  habits  est  changé  en  un  sac  et  en  un  cilice  ;  la 
supei  fluité  de  ses  banquets  en  un  jeûne  austère  ;  la 
joie  dissolue  de  ses  de'bauches  aux  saints  gémisse- 
mens  de  la  pénitence  :  Sub^ertitur  plane  Ninive , 
duin  calcatis  deteriorihus  studiis  in  meliora  converii- 
tur  ;  subvertitur  plane  ,  dwn  purpura  in  cilicium  , 
ajffluentia  in  jejunium  _,  lœtitia  inutaturinjlctwn  (0. 
O  ville  utilement  renversée  ! 

Chrétiens,  armons-nous  de  zèle;  que  chacun  ren- 
verse Ninive  en  soi-même.  Ville  de  Metz ,  que  n'es- 
tu  ainsi  renversée  ?  Je  désire  ta  grandeur  et  ton  repos 
autant  qu'il  se  peut  ;  et  plût  à  Dieu  que  je  visse  des- 
cendre sur  toi  les  bénédictions  que  je  te  souhaite  ! 
Toutefois  ne  t'offense  pas  si  j'ose  désirer  aujourd'hui 
que  tu  sois  entièrement  renversée.  Plût  à  Dieu  que 
je  visse  à  bas  et  les  tables  de  tes  débauches,  et  les  ban- 
quets de  tes  usuriers,  et  les  retraites  honteuses  de  tes 
impudiques  !  plût  à  Dieu  que  j'entende  bientôt  cette 
bienheureuse  nouvelle  :  Toute  la  ville  de  Metz  est 
abattue ,  mais  elle  est  heureusement  abattue  aux 
pieds  des  confesseurs,  devant  les  tribunaux  de  la  pé- 
nitence qui  sont  érigés  de  toutes  parts  dans  ce  temple 
auguste  !  Que  tardes-tu ,  ô  ville  ?  renverse-toi  par  la 
pénitence  ;  cette  chute  te  relèvera  jusqu'à  la  gloire 
éternelle. 

(»)  6'.  Eucher.  Homil.  de  pœnit.  Niniv.Bibliot.  PP.  tom.  vi,  p.  6^6. 


102  SUR    l'efficacité 


I.^'^  SERMON 

POUR  LE  JEUDI 

DE  LA  SEMAINE  DE  LA  PASSION, 

PRÊCHÉ  A  LA   COUR. 

SUR  L'EFFICACITÉ  DE  LA  PÉNITENCE. 

Qui  sont  ceux  qui  négligent  la  pénitence.  Désespoir  des  pécheurs 
endurcis  :  réfutation  de  leurs  vaines  excvises.  Vertu  toute-puissante 
de  la  grâce ,  pour  surmonter  nos  habitudes ,  et  changer  nos  incli- 
nations. Bonté  du  Sauveur  :  moyens  pour  en  éprouver  les  effets. 
Combien  les  délices  spirituelles  de  la  vie  nouvelle  surpassent  toutes 
les  fausses  douceurs  des  plaisirs  sensibles.  Dangers  de  la  Cour  : 
comment  on  peut  s'y  sauver. 


«^/«.«/W«/«/«/«/^  «.«•'%'«/«> 


Vides  hanc  mulierem?  v 

i 

Voyez-vous  cette  femme'}  Luc.  vu.  44» 

iVl  ADELEiNE ,  Ic  parfait  modèle  de  toutes  les  âmes  I 
réconciliées  ,  se  présente  à  nous  dans  cette  semaine , 
et  on  ne  peut  la  contempler  aux  pieds  de  Jésus  sans 
penser  en  même  temps  à  la  pénitence.  C'est  donc  à 
la  pénitence  que  ces  trois  discours  seront  consacrés; 
et  je  suis  bien  aise,  Messieurs,  d'en  proposer  le  sujet 
pour  y  préparer  les  esprits. 

Je  remarque  trois  sortes  d'hommes  qui  négligent 


I 


DE    LA    PÉNITENCE.  ia3 

la  pénitence  ;  les  uns  n'y  pensent  jamais  ,  d'autres 
diftèrent  toujours,  d'autres  n'y  travaillent  que  foi- 
blement  :  et  voilà  trois  obstacles  à  leur  conversion. 
Tous  trois  méprisent  leur  conversion  véritable  :  plu- 
sieurs ,  endurcis  dans  leurs  crimes ,   regardent  leur 
conversion  comme  une  chose  impossible ,  et  dédai- 
gnent s'y  appliquer;  plusieurs  se  la  figurent  trop 
facile ,  et  ils  la  diffèrent  de  jour  en  jour  comme  un 
ouvrage  qui  est  en  leurs  mains  ,  qu'ils  feront  quand 
il  leur  plaira  ;  plusieurs ,  étant  convaincus  du  péril 
qui  suit  les  remises ,  commencent  ;  mais  la  commen- 
çant mollement,  ils  la  laissent  toujours  imparfaite. 
Voilà  les  trois  défauts  qu'il  nous  faut  combattre  par 
l'exemple  de  Madeleine,    qui   enseigne  à   tous  les 
pécheurs  que  leur  conversion  est  possible  ,  et  qu'ils 
doivent    l'entreprendre  -,    que  leur  conversion  est 
pressée ,  et  qu'ils  ne  doivent  point  la  remettre  ;  enfin 
que  leur  conversion  est  un  grand  ouvrage ,  et  qu'il 
ne  faut  point  le  faire  à  demi ,  mais  s'y  donner  d'un 
cœur  tout  entier. 

Ces  trois  considérations  m'engagent  à  vou^s  faire 
voir  par  trois  discours  l'efficace  de  la  pénitence,  qui 
peut  surmonter  les  plus  grands  obstacles  ;  l'ardeur 
de  la  pénitence ,  qui  doit  vaincre  tous  les  délais  ; 
l'intégrité  de  la  pénitence ,  qui  doit  anéantir  tous  les 
crimes  ,  et  n'en  laisser  aucun  reste.  Je  commencerai 
aujourd'hui  à  établir  l'espérance  des  pécheurs  par 
la  possibilité  de  leur  conversion  ,  après  avoir  imploré 
le  secours  d' en-haut.  A^e^  Maria, 

Les  pécheurs  aveugles  et  mal  avisés  arrivent  enfin 
par  leurs  désordres  à  l'extrémité  de  misère  qui  leur 


io4  SUR  l'efficacité 

a  été  souvent  pre'dite  :  ils  ont  été  assez  avertis  qu'ils 
travailloientà  leurs  chaînes  par  l'usage  licencieux  de 
leur  liberté  ;  qu'ils  rendoient  leurs  passions  invinci- 
bles en  les  flattant;  et  qu'ils  gémiroient  quelque  jour 
de  s'être  engagés  si  avant,  dans  la  voie  de  perdition, 
qu'il  ne  leur  seroit  presque  plus  possible  de  retour- 
ner sur  leurs  pas  :  ils  ont  méprisé  cet  avis.  Ce  que 
nous  faisons  librement ,  et  oii  notre  seule  volonté 
nous  porte  ,  nous  nous  imaginons  facilement  que 
nous  le  pourrons  aussi  défaire  sans  peine.  Ainsi  une 
ame  craintive,  qui,  commençant  à  s'éloigner  de  la 
loi  de  Dieu ,  n'a  pas  encore  perdu  la  vue  de  ses  ju- 
gemens,  se  laisse  emporter  aux  premiers  péchés, 
espérant  de  s'en  retirer  quand  elle  voudra;  et  très- 
assurée  ,  à  ce  qu'elle  pense ,  d'avoir  toujours  en  sa 
main  sa  conversion ,  elle  croit  en  attendant  qu'elle 
peut  donner  quelque  chose  à  son  humeur  :  cette  es- 
pérance l'engage,  et  bientôt  le  désespoir  lui  succède; 
car  l'inclination  au  bien  sensible ,  déjà  si  puissante 
par  elle-même  ,  étant  fortifiée  et  enracinée  par  une 
longue  habitude,  cette  ame  ne  fait  plus  que  de  vains 
efforts  pour  se  relever;  et  retombant  toujours  sur  ses 
plaies,  elle  se  sent  si  exténuée ,  que  ce  changement 
de  ses  mœurs  et  ce  retour  à  la  droite  voie  qu'elle 
trouvoit  si  facile,  commence  à  lui  paroître  impossible. 
Cette  impossibilité  prétendue,  c'est  ^  mes  Frères, 
le  plus  grand  obstacle  de  sa  conversion  :  car  quelle 
apparence  d'accomplir  jamais  ce  que  l'impuissance 
et  le  désespoir  ne  permet  plus  même  de  tenter  ?  au 
contraire,  c'est  alors,  dit  le  saint  apôtre,  que  les 
pécheurs  se  laissent  aller,  et  que  «  désespérant  de 
3)  leurs  forces ,  ils  se  laissent  emporter  sans  retenue 


,r. 


DE    LA    PENITENCE.  lOJ 

3)  à  tous  leurs  désirs  »  :  Desperantes  semedpsos  tra- 
diderunt  impudicitiœ  in  operationein  iinniunditiœ 
omnisi^).  Telle  est,  Messieurs,  leur  histoire  :  l'espé- 
rance leur  fait  faire  les  premiers  pas,  le  désespoir  les 
retient ,  et  les  précipite  au  fond  de  l'abîme. 

Encore  qu'ils  y  soient  tombés  par  leur  faute  ,  il 
ne  faut  pas  toutefois  les  laisser  périr  :  ayons  pitié 
d'eux,  tendons-leur  la  main  ;  et  comme  il  faut  qu'ils 
s'aident  eux-mêmes  par  un  grand  effort,  s'ils  veulent 
se  relever  de  leur  chute;  pour  leur  en  donner  le 
courage ,  ôtons-leur  avant  toutes  choses  cette  fausse 
impression  ,  qu'on  ne  peut  vaincre  ses  inclinations, 
ni  ses  habitudes  vicieuses  ;  montrons-leur  clairement 
par  ce  discours  que  leur  conversion  est  possible. 

J'ai  appris  de  saint  Augustin  (2) ,  qu'afm  qu'une 
entreprise  soit  possible  à  l'homme ,  deux  choses  lui 
sont  nécessaires  :  il  faut  premièrement  qu'il  ait  en 
lui-même  une  puissance  ,  une  faculté  ,  une  vertu 
proportionnée  à  l'exécution  ;  et  il  faut  secondement 
que  l'objet  lui  plaise,  à  cause  que  le  cœur  de  l'homme  • 
ne  pouvant  agir  sans  quelque  attrait ,  on  peut  dire 
en  un  certain  sens ,  que  ce  qui  ne  lui  plaît  pas  lui 
est  impossible. 

C'est  aussi  pour  ces  deux  raisons  que  la  plupart 
des  pécheurs  endurcis  désespèrent  de  leur  conver- 
sion ;  parce  que  leurs  mauvaises  habitudes,  si  sou- 
vent victorieuses  de  leurs  bons  desseins,  leur  font 
croire  qu'ils  n'ont  point  de  force  contre  elles  :  et 
d'ailleurs  quand  même  ils  les  pourroient  vaincre  , 
cette  vie  sage  et  composée ,  qu'on  leur  propose , 

(0  Ephes.  IV.  19 (')  De  Spiiit.  et  Liiter.  cap.  m,  n.  5,  tom.  x, 

col.  87. 


io6  SUR  l'efficacité 

leur  paroît  sans  goût,  sans  attrait  et  sans  aucune 
douceur;  de  sorte  qu'ils  ne  se  sentent  pas  assez  de 
courage  pour  la  pouvoir  embrasser. 

Ils  ne  considèrent  pas ,  Messieurs ,  la  nature  de  la 
grâce  chre'tienne  qui  opère  dans  la  pénitence.  Elle 
est  forte  ,  dit  saint  Augustin  (0  ,  et  capable  de  sur- 
monter toutes  nos  foiblesses  ;  mais  sa  force ,   dit  le 
même  Père ,  est  dans  sa  douceur  et  dans  une  suavité 
céleste  qui  surpasse  tous  les  plaisirs  que  le  monde 
vante.  Madeleine  abattue  aux  pieds  de  Jésus  ,  fait 
bien  voir  que  cette  grâce  est  assez  puissante  pour 
vaincre  les  inclinations  les  plus  engageantes;  et  les 
larmes  qu'elle  répand  ,  pour  l'avoir  perdue  ,  suffi- 
sent pour  nous  faire  entendre  la  douceur  qu'elle 
trouve  à  la  posséder.  Ainsi  nous  pouvons  montrer  à 
tous  les  pécheurs ,  par  l'exemple  de  cette  sainte  , 
que ,  s'ils  embrassent  avec  foi  et  soumission  la  grâce 
de  la  pénitence,  ils  y  trouveront  sans  aucun  doute, 
et  assez  de  force  pour  les  soutenir,  et  assez  de  sua- 
vité pour  les  attirer;  et  c'est  le  sujet  de  ce  discours, 

PREMIER  POINT. 

Il  n'est  que  trop  vrai ,  Messieurs ,  qu'il  n'y  a  point 
de  coupable  qui  n'ait  ses  raisons.  Les  pécheurs  n'ont 
pas  assez  fait  s'ils  ne  joignent  l'audace  d'excuser  leur 
faute  à  celle  de  la  commettre  ;  et  comme  si  c'étoit 
peu  à  l'iniquité  de  nous  engager  à  la  suivre  ,  elle 
nous  engage  encore  à  la  défendre.  Toujours  ou 
quelqu'un  nous  a  entraînés ,  ou  quelque  rencontre 
imprévue  nous  a  engagés  contre  notre  gré  ;  tout 
autre  que  nous  auroit  fait  de  même  :  que  si  nous  ne 

(')  De  Sff.  et  Lift.  cap.  xxix  ,  n.  5t  ,  tom.  x,  col.  iï\. 


I 


DE    LA.    PÉNITENCE.  10^ 

trouvons  pas  hors  de  nous  sur  quoi  rejeter  notre 
faute,  nous  cherchons  quelque  chose  en  nous  qui  ne 
vienne  pas  de  nous-mêmes,  notre  humeur,  notre 
inclination,  notre  naturel.  C'est  le  langage  ordinaire 
de  tous  les  pécheurs ,  que  le  prophète  Isaïe  nous  a 
exprimé  bien  naïvement  dans  ces  paroles  qu'il  leur 
fait  dire  :  «  Nous  sommes  tombés  comme  des  feuilles , 
»  mais  c'est  que  nos  iniquités  nous  ont  emportés 
))  comme  un  vent  »  :  Cecidimus  quasi  foliwn  uni- 
ver  si  ^  et  iniquitates  nostrce  quasi  venlus  abstulerunt 
nos  (0.  Ce  n'est  jamais  notre  choix,  ni  notre  dépra- 
vation volontaire  ;  c'est  un  vent  impétueux  qui  est 
survenu ,  c'est  une  force  majeure ,  c'est  une  passion 
violente  à  laquelle ,  quand  nous  nous  sommes  laissés 
dominer  long -temps,  nous  sommes  bien  aises  de 
croire  qu'elle  est  invincible.  Ainsi  nous  n'avons  plus 
besoin  de  chercher  d'excuse  ;  notre  propre  crime 
s'en  sert  à  lui-même ,  et  nous  ne  trouvons  point  de 
moyen  plus  fort  pour  notre  justification,  que  l'excès 
de  notre  malice. 

Si,  pour  détruire  cette  vaine  excuse ,  nous  repro- 
chons aux  pécheurs  qu'en  donnant  un  tel  ascendant 
sur  nos  volontés  à  nos  passions  et  à  nos  humeurs , 
ils  ruinent  la  liberté  de  l'esprit  humain ,  ils  détruisent 
toute  la  morale,  et  que  par  un  étrange  renverse- 
ment ils  justifient  tous  les  crimes  et  condamnent 
toutes  les  lois  ;  cette  preuve  quoique  forte  n'aura 
pas  l'effet  que  nous  prétendons  ;  parce  que  c'est 
peut-être  ce  qu'ils  demandent ,  que  la  doctrine  des 
mœurs  soit  anéantie,  et  que  chacun  n'ait  de  lois  que 
ses  désirs.  Il  faut  donc  les  convaincre  par  d'autres 

(0  Is.  LXIV.  6. 


I08  SUR    L  EFFICACITÉ 

raisons,  et  voici  celle  de  saint  Jean  -  Chrysostôme 
dans  l'une  de  ses  Homélies  sur  la  première  ëpîtie 
aux  Corinthiens  (0. 

«  Ce  qui  est  absolument  impossible  à  l'homme  , 
»  nul  péril,  nulle  appréhension,  nulle  nécessité  ne 
3)  le  rend  possible  ».  Qu'un  ennemi  vous  poursuive 
avec  un  avantage  si  considérable  que  vous  soyez 
contraint  de  prendre  la  fuite,  la  crainte  qui  vous 
emporte  peut  bien  vous  rendre  léger  et  précipiter 
votre  course  ;  mais  quelque  extrémité  qui  vous 
presse ,  elle  ne  peut  jamais  vous  donner  des  ailes  dans 
lesquelles  vous  trouveriez  un  secours  présent  pour 
vous  dérober  tout  d'un  coup  à  une  poursuite  si  vio- 
lente ;  parce  que  la  nécessité  peut  bien  aider  nos 
puissances  et  nos  facultés  naturelles ,  mais  non  pas 
en  ajouter  d'autres.  Or  est-il  que,  dans  Fardeur  la 
plus  insensée  de  nos  passions,  non -seulement  une 
crainte  extrême,  mais  une  circonspection  modérée, 
mais  la  rencontre  d'un  homme  sage  ,  mais  une  pen- 
sée survenue ,  ou  quelque  autre  dessein  nous  arrête, 
et  nous  fait  vaincre  notre  inclination.  Nous  savons 
bien  nous  contraindre  devant  les  personnes  de  res- 
pect :  et  certes  sans  recourir  à  la  crainte,  celui-là 
est  bien  malheureux ,  qui  ne  connoît  pas  par  expé- 
rience qu'il  peut  du  moins  modérer  par  la  raison 
l'instinct  aveugle  de  son  humeur  :  mais  ce  qui  se  peut 
modérer  avec  un  effort  médiocre ,  sans  doute  se 
pourroit  dompter  si  on  ramassoit  toutes  ses  forces. 
Il  y  a  donc  en  nos  âmes  une  faculté  supérieure  qui 
étant  mise  en  usage ,  pourroit  réprimer  nos  inclina- 
tions, toute-puissantes  quand  on  se  néglige;  et  si 

lO Hom.  u.  tom.  X,  p.  1 3r 


DE    LA    PÉNITENCE.  lOÇ) 

elles  sont  invincibles,  c'est  parce  qu'on  ne  se  remue 
pas  pour  leur  résister. 

Mais  sans  chercher  bien  loin  des  raisons,  je  ne 
veux  que  la  vie  de  la  Cour  pour  faire  voir  aux  hom- 
mes qu'ils  se  peuvent  vaincre.  Qu'est-ce  que  la  vie 
de  la  Cour  ?  faire  céder  toutes  ses  passions  au  de'sir 
d'avancer  sa  fortune.  Qu'est-ce  que  la  vie  de  la  Cour? 
dissimuler  tout  ce  qui  déplaît,  et  souffrir  tout  ce 
qui  offense,  pour  agréer  à  qui  nous  voulons.  Qu'est- 
ce  encore  que  la  vie  de  la  Cour  ?  étudier  sans  cesse 
la  volonté  d'autrui,  et  renoncer  pour  cela,  s'il  est 
nécessaire,  à  nos  plus  chères  inclinations.  Qui  ne  le 
fait  pas ,  ne  sait  point  la  Cour  :  qui  ne  se  façonne 
point  à  cette  souplesse ,  c'est  un  esprit  rude  et  mal- 
adroit, qui  n'est  propre  ni  pour  la  fortune  ni  pour  le 
grand  monde.  Chrétiens,  après  cette  expérience, 
saint  Paul  va  vous  proposer  de  la  part  de  Dieu  une 
condition  bien  équitable  :  Sicut  exliibuistis  memhra 
vestra  servira  immunditiœ  et  iniquitati  ad  iniqidta- 
tem_,  ita  nunc  exhibete  memhra  vestra  servire  justi- 
tiœ  in  sanctijicationem  (0  :  «  Comme  vous  vous  êtes 
j)  rendus  les  esclaves  de  l'iniquité  et  des  désirs  sécu- 
»  liers,  en  la  même  sorte  rendez-vous  esclaves  de 
»  la  sainteté  et  de  la  justice  » . 

Reconnoissez,  chrétiens,  combien  on  est  éloigné 
d'exiger  de  vous  l'impossible,  puisque  vous  voyez 
au  contraire  qu'on  ne  vous  demande  que  ce  que 
vous  faites.  Faites,  dit -il,  pour  la  justice  ce  que 
vous  faites  pour  la  vanité;  vous  vous  contraignez 
pour  la  vanité,  contraignez- vous  pour  la  justice  : 
vous  vous  êtes  tant  de  fois  surmontés  vous-mêmes 

(')  Rom.yi.  19. 


iio  stiR  l'ei^ficacité 

pour  servir  à  Tambition  et  à  la  fortune ,  surmontez- 
vous  quelquefois  pour  servir  à  Dieu  et  à  la  raison. 
C'est  beaucoup  se  relâcher  pour  un  Dieu ,  de  ne 
demander  que  l'e'galité  ;  toutefois  il  ne  refuse  pas  ce 
tempe'rament,  tout  prêt  à  se  relâcher  beaucoup  au- 
dessous.  Car  quoi  que  vous  entrepreniez  pour  son 
service,  quand  aurez-vous  égale'  les  peines  de  ceux 
que  le  besoin  engage  au  travail  j  l'intérêt  aux  in- 
trigues de  la  Cour,  l'honneur  aux  emplois  de  la 
guerre,  l'amour  à  de  longs  mépris,  le  commerce  à 
des  voyages  immenses  et  à  un  exil  perpétuel  de  leur 
patrie  ;  et  pour  passer  à  des  choses  de  nulle  impor- 
tance ,  le  divertissement  et  le  jeu  à  des  veilles,  à  des 
fatigues,  à  des  inquiétudes  incroyables?  Quoi  donc, 
n'y  aura-t-il  que  le  nom  de  Dieu  qui  apporte  des 
obstacles  invincibles  à  toutes  les  entreprises  géné- 
reuses? faut-il  que  tout  devienne  impossible,  quand 
il  s'agit  de  cet  Etre  qui  mérite  tout ,  dont  la  re- 
cherche au  contraire  devoit  être  d'autant  plus  fa- 
cile, qu'il  est  toujours  prompt  à  secourir  ceux  qui 
le  désirent,  toujours  prêt  à  se  donner  à  ceux  qui 
l'aiment  ? 

Je  n'ignore  pas,  chrétiens,  ce  que  les  pécheurs 
nous  répondent.  Ils  avouent  qu'on  se  peut  contrain- 
dre ,  et  même  qu'on  se  peut  vaincre  dans  l'ordre  des 
choses  sensibles,  et  que  l'ame  peut  faire  un  effort 
pour  détacher  ses  sens  d'un  objet ,  lorsqu'elle  les  re- 
jette aussitôt  sur  quelque  autre  bien  qui  les  touche 
aussi  et  qui  soit  capable  de  les  soutenir;  mais  que  de 
laisser  comme  suspendu  cet  amour  né  avec  nous 
pour  les  biens  sensibles,  sans  lui  donner  aucun  ap- 
pui ,  et  de  détourner  le  coeur  tout  à  coup  à  une 


DE    LA    PÉJVITENCE.  HI 

beauté  ,  quoique  ravissante,  mais  néanmoins  in- 
visible; c'est  ce  qui  n'est  pas  possible  à  notre  foi- 
blesse. 

Chrétiens,  que  vous  répondrai- je  ?  Il  n'y  a  rien 
de  plus  foible ,  mais  il  n'y  a  rien  de  plus  fort  que 
cette  raison  :  rien  de  plus  aisé  à  réfuter,  mais  rien 
de  plus   malaisé   à  vaincre.    Je  confesse   qu'il   est 
étrange  que  ce  que  peut  une  passion  sur  une  autre, 
la  raison  ne  le  puisse  pas.  Je  dis  rien  de  plus  aisé 
à  réfuter ,  car  comme  il  est  ridicule  dans  une  mai- 
son de  voir  un  serviteur  insolent  qui  a  plus  de  pou- 
voir sur  ses  compagnons ,  que  le  maître  n'en  a  sur 
lui  et  sur  eux;  ainsi  c'est  une  chose  indigne  que  dans 
l'homme  ,  où  les  passions  doivent  être  esclaves,  une 
d'elles  plus  impérieuse  exerce  plus  d'autorité  sur  les 
autres,  que  la  raison  qui  est  la  maîtresse  n'est  ca- 
pable d'en  exercer  sur  toutes  ensemble  :  cela  est 
indigne ,  mais  cela  est.    Cette  raison  est  devenue 
toute  sensuelle;  et  s'il  se  réveille  quelquefois  en  elle 
quelque  affection  du  bien  éternel  pour  lequel  elle 
étoit  née,  le  moindre  souffle  des  passions  éteint  cette 
flamme  errante  et  volage,  et  la  replonge  toute  en- 
tière dans  le  corps  dont  elle  est  esclave.  Que  ne  di- 
roit  ici  la  philosophie,  de  la  force,  de  la  puissance, 
de  l'empire  de  la  raison  qui  est  la  reine  de  la  vie 
humaine,  de  la  supériorité  naturelle  de  cette  fille 
du   ciel  sur  ces  passions  tumultueuses,  téméraires 
enfans  de  la  terre,   qui  combattent  contre  Dieu  et 
contre  ses  lois?  Mais  que  sert  de  représenter  à  cette 
reine  dépouillée  les  droits  et  les  privilèges  de  sa 
couronne  qu'elle  a  perdus,  de  son  sceptre  qu'elle  a 
laissé  tomber  de  ses  mains  ?  Elle  doit  régner  j  qui 


IIÎ4  SUR    l'efficacité 

ne  le  sait  pas?  Mais  ne  perdez  pas  le  temps,  ô  phi- 
losophes ,  à  l'entretenir  de  ce  qui  doit  être  ;  il  faut 
lui  donner  le  moyen  de  remonter  sur  son  trône,  et 
de  dompter  ses  sujets  rebelles. 

Chrétiens,  suivons  Madeleine,  allons  aux  pieds 
de  Jésus  ;  c'est  de  là  qu'il  découle  sur  nos  cœurs  in- 
lirmes  une  vertu  toute-puissante  qui  nous  rend  et 
la  force  et  la  liberté  :  là  se  brise  le  cœur  ancien  ,  là 
se  forme  le  cœur  nouveau.  La  source  étant  détour- 
née, il  faut  bien  que  le  ruisseau  prenne  un  autre 
cours  :  le  cœur  étant  changé,  il  faut  bien  que  les 
désirs  s'appliquent  ailleurs. 

Que  si  la  grâce  peut  vaincre  l'inclination ,  ne 
doutez  pas,  chrétiens,  qu'elle  ne  surmonte  aussi 
l'habitude  :  car  qu'est-ce  que  l'habitude ,  sinon  une 
inclination  fortifiée?  Mais  nulle  force  ne  peut  égaler 
celle  de  l'esprit  qui  nous  pousse.  S'il  faut  fondre  de 
la  glace ,  il  fera  souffler  son  esprit ,  lequel ,  comme 
le  vent  du  midi ,  relâchera  la  rigueur  du  froid ,  et 
du  cœur  le  plus  endurci  sortiront  les  larmes  de  la 
pénitence  :  Flahit  Spiritus  ejus  etjluent  aquœ  (0  : 
que  s'il  faut  faire  encore  un  plus  grand  effort,  il  en- 
verra son  esprit  de  tourbillon  qui  pousse  violemment 
les  murailles  :  Quasi  turbo  impellens  parietein  (2)  ; 
son  esprit  qui  renverse  les  montagnes  et  qui  déra- 
cine les  cèdres  du  Liban  :  Spiritus  grandis  etfortis 
suhverlens  montes  (5).  Madeleine  abattue  aux  pieds 
de  Jésus,  par  la  force  de  cet  esprit,  n'ose  plus  lever 
cette  tête  qu'elle  portoit  autrefois  si  haute  pour  atti- 
rer les  regarda;  elle  renonce  à  ses  funestes  victoires 
qui  la  mettoient  dans  les  fers  ;  vaincue  et  captivée 

(0  Ps.  CXLVn.  7.  —  W  Is.  XXV.  4«  —  ^^)  J-II^'  ^^§'  XIX.  1 1  . 

elle-même. 


DE    LA    PÉNITENCE.  It3 

elle-même ,  elle  pose  toutes  ses  armes  aux  pieds  de 
celui  qui  l'a  conquise;  et  ces  parfums  pi écieux ,  et 
ces  cheveux  tant  vantés ,  et  même  ces  yeux  qu'elle 
rendoit  trop  touchans,  dont  elle  éteint  tout  le  feu 
dans  un  déluge  de  larmes.  Jésus-Christ  Ta  vaincue  , 
cette  malheureuse  conquérante  ;  et  parce  qu'il  l'a 
vaincue,  il  la  rend  victorieuse  d'elle-même  et  de 
toutes  ses  passions. 

Ceux  qui  entendront  cette  vérité,  au  lieu  d'accu- 
ser leur  tempérament,  auront  recours  à  Jésus,  qui 
tourne  les  cœurs  oii  il  lui  plaît  :  ils  n'imputeront 
point  leur  naufrage  à  la  violence  de  la  tempête  ;  mais 
ils  tendront  les  mains  à  celui  dont  le  Psalmiste  a 
chanté,  «  qu'il  bride  la  fureur  de  la  mer,  et  qu'il 
«  calme  quand  il  veut  ses  flots  agités  »  :  Tu  domina- 
ris  potestati  maris,,  motum  autem  Jluctuum  ejus  tu 
militas  (0. 

Il  se  plaît  d'assister  les  hommes  ;  et  autant  que  sa 
grâce  leur  est  nécessaire ,  autant  coule-t-elle  volon- 
tiers sur  eux.  «  Il  a  soif,  dit  saint  Grégoire  de  Na- 
»  zianze  (2) ,  mais  il  a  soif  qu'on  ait  soif  de  lui.  Re- 
«  cevoir  de  sa  bonté,  c'est  lui  bien  faire  ;  exiger  de 
))  lui,  c'est  l'obliger;  et  il  aime  si  fort  à  donner, 
»  que  la  demande  même  à  son  égard  tient  lieu  d'un 
»  présent  ».  Le  moyen  le  plus  assuré  pour  obtenir 
son  secours,  est  de  croire  qu'il  ne  nous  manque  pas; 
et  j'ai  appris  de  saint  Cyprien ,  «  qu'il  donne  tou- 
))  jours  à  ses  serviteurs  autant  qu'ils  croient  rece- 
»  voir  »  ;  tant  il  est  bon  et  magnifique  :  Dans  cre- 
dentibus  tantum  quantum  se  crédit  capere  qui  sumit  {^). 

(0  Ps.  Lxxxviii.  10 (2)  Orat.  xl.  p.  65;.  — ■  v^)  Epist.  viii.  ad 

JUart.  et  Conf.  p.  i']. 

BOSSUET.    XIIT.  8 


ii4  «UR  l'efficacité 

Ne  doutez  donc  pas,  chrétiens,  si  votre  conversion 
est  possible  :  Dieu  vous  promet  son  secours;  est-  il 
rien,  je  ne  dis  pas  d'impossible,  mais  de  difficile  avec 
ce  soutien  ?  que  si  l'ouvrage  de  votre  salut,  par  la 
grâce  de  Dieu ,  est  entre  vos  mains  ,  «  pourquoi 
»  voulez  -  vous  périr ,  maison  d'Israël  ?  Je  ne  veux 
»  point  la  mort  de  celui  qui  meurt  :  Et  quare  morie" 
»  mini  ,  domus  Israël  ?  nolo  mortemmorientis.  Con- 
y>  vertissez-vous  et  vivez  (0  »*  Ne  dites  pas  toujours: 
Je  ne  puis.  Il  est  vrai ,  tant  que  vous  ne  ferez  pas  le 
premier  pas,  le  second  sera  toujours  impossible; 
quand  vous  donnerez  tout  à  votre  humeur  et  à  votre 
pente  naturelle,  vous  ne  pourrez  vous  soutenir  contre 
le  torrent,  etc. Mais  que  cela  soit  possible,  trouve- 
rai-je  quelque  douceur  dans  cette  nouvelle  vie  dont 
vous  me  parlez  ?  c'est  ce  qui  nous  reste  à  considérer. 

SECOND  POINT. 

Je  n'ai  pas  de  peine  à  comprendre  que  les  pé- 
cheurs en  souffrent  beaucoup  quand  il  faut  tout-à- 
fait  se  donner  à  Dieu  ,  s'attacher  à  un  nouveau  maî- 
tre et  commencer  une  vie  nouvelle.  Ce  sont  des 
choses.  Messieurs,  que  l'homme  ne  fait  jamais  sans 
quelque  crainte;  et  si  tous  les  changemens  nous  éton- 
nent, à  plus  forte  raison  le  plus  grand  de  tous,  qui 
est  celui  de  la  conversion.  Laban  pleure  auièrement, 
et  ne  peut  se  consoler  de  ce  qu'on  lui  a -enlevé  ses 
idoles  :  Cur  furatus  es  deos  meos  {?■)  1  Le  peuple 
insensé  s'est  fait  des  dieux  qui  le  précèdent,  des  dieux 
qui  touchent  ses  sens  ,  et  il  danse ,  et  il  les  admire  , 
et  il  court  après ,  et  il  ne  peut  souffrir  qu'on  les  lui 
CO  Ezech.  xviu.  3i ,  3a.  —  W  Gmss.  xxxi.  3o. 


Il 


DE    LA    PÉNITENCE.  Il5 

ôte.  Ainsi  l'homme  sensuel,  voyant  qu'on  veut  abat- 
tre par  un  coup  de  foudre  ces  idoles  pompeuses  qu'il 
a  éleve'es,  rompre  ces  attachemens  trop  aimables  , 
dissiper  toutes  ces  pense'es  qvii  tiennent  une  si  grande 
place  en  son  cœur  malade  ;  il  se  de'sole  sans  mesure  : 
dans  un  si  grand  changement,  il  croit  que  jien  ne 
demeure  en  son  entier,  et  qu'on  lui  ôte  même  tout 
ce  qu'on  lui  laisse  :  car  encore  qu'on  ne  touche  nia 
ses  richesses ,  ni  à  sa  puissance ,  ni  à  ses  maisons  su- 
perbes, nia  ses  jardins  délicieux;  néanmoins  il  croit 
perdre  tout  ce  qu'il  possède ,  quand  on  lui  en  pres- 
crit un  autre  usage  que  celui  qui  lui  plaît  depuis  si 
long-temps.  Comme  un  homme  qui  est  assis  à  une 
table  délicate ,  encore  que  vous  lui  laissiez  toutes  les 
viandes ,  il  croiroit  toutefois  perdre  le  festin  ,  s'il 
perdoit  tout  à  coup  le  goût  qu'il  y  trouve  et  l'ap- 
pétit qu'il  y  ressent. 

Ainsi  les  pécheurs ,  accoutumés  à  se  servir  de  leurs 
biens  pour  contenter  leur  humeur  et  leurs  passions, 
se  persuadent  que  tout  leur  échappe,  si  cet  usage 
leur  manque.  Quoi,  craindre  ce  qu'on  aimoit,  n'ai- 
mer plus  rien  que  pour  Dieu  !  que  deviendront  ces 
douceurs  et  ces  complaisances ,  et  tout  ce  qu'il  ne 
faut  pas  penser  en  ce  lieu ,  et  bien  moins  répéter  en 
cette  chaire  ?  Que  ferons-nous  donc  ?  que  penserons- 
nous  ?  quel  objet ,  quel  plaisir,  quelle  occupation? 
Cette  vie  réglée  leur  semble  une  mort,  parce  qu'ils 
n'y  voient  plus  ces  délices ,  cette  variété  qui  charme 
les  sens ,  ces  égaremens  agréables  où  ils  semblent  se 
promener  avec  liberté,  ni  enfin  toutes  les  autres 
choses  sans  lesquelles  ils  ne  trouvent  pas  la  vie  sup- 
portable. 


ii6  su  II  l'efficacité 

Que  dirai-je  ici,  chrétiens,  comment  ferois-je 
goûter  aux  mondains  des  douceurs  qu'ils  n'ont  ja- 
mais expérimentées  ?  Les  raisons  en  cette  matière 
sont  peu  efficaces;  parce  que  pour  discerner  ce  qui 
plaît ,  on  ne  connoît  de  maître  que  son  propre  goût , 
ni  de  preuve  que  l'épreuve  même.  Que  plût  à  Dieu  , 
chrétiens ,  que  les  pécheurs  pussent  se  résoudre  à 
goûter  combien  le  Seigneur  est  doux  !  ils  reconnoî- 
troient  par  expérience  qu'il  est  de  tous  ces  désirs  ir- 
réguliers qui  s'élèvent  en  la  partie  sensuelle  ,  comme 
des  appétits  de  malades  :  tant  que  dure  la  maladie, 
nulle  raison  ne  les  peut  guérir  ;  aussitôt  qu'on  se 
porte  bien  ,  sans  y  employer  de  raison  ,  la  santé  les 
dissipe  par  sa  propre  force  et  ramène  la  nature  à  ses 
objets  propres  :  Qiice  ista  desideria  sanitas  tollit{^). 
Et  toutefois ,  chrétiens ,  malgré  l'opiniâtreté  de 
nos  malades,  et  malgré  leur  goût  dépravé,  tâchons 
de  leur  faire  entendre  non  point  par  des  raisons  hu- 
maines ,  mais  par  les  principes  de  la  foi ,  qu'il  y  a 
des  délices  spirituelles  qui  surpassent  les  fausses  dou- 
ceurs de  nos  sens  et  toutes  leurs  flatteries.  Pour  cela, 
sans  user  d'un  grand  circuit,  il  me  suffit  de  dire  en 
un  mot  que  Jésus-Christ  est  venu  au  monde.  Si  je 
ne  me  trompe.  Messieurs,  nous  vîmes  hier  assez 
clairement  qu'il  y  est  venu  pour  se  faire  aimer.  Un 
Dieu  qui  descend  parmi  les  éclairs,  et  qui  fait  fumer 
de  toutes  parts  la  montagne  de  Sinaï  par  le  feu  qui 
sort  de  sa  face  a  dessein  de  se  faire  craindre  ;  mais 
un  Dieu  qui  rabaisse  sa  grandeur  et  tempère  sa  ma- 
jesté pour  s'accommoder  à  notre  portée  ,  un  Dieu 
qui  se  fait  homme  pour  attirer  l'homme  par  cette 

{})  S.  Aui;.  Serm.  cclv.  n.  7,  tom.  Y,  col.  iû53. 


Il 


DE    LA     PÉNITENCE.  1  I -J 

bonté  populaire  dont  nous  admirions  hier  la  condes- 
cendance, sans  doute  a  dessein  de  se  faire  aimer.  Or 
est-il  que  quiconque  se  veut  faire  aimer,  il  est  certain 
qu'il  veut  plaire  ;  et  si  un  Dieu  nous  veut  plaire  ,  qui 
ne  voit  qu'il  n'est  pas  possible  que  la  vie  soit  en- 
nuyeuse dans  son  service  ? 

C'est,  Messieurs,  par  ce  beau  principe,  que  le 
grand  saint  Augustin  a  fort  bien  compris  (0,  que  la 
grâce  du  nouveau  Testament,  qui  nous  est  donnée 
par  Jésus- Christ ,  est  une  chaste  délectation,  un 
agrément  immortel ,  un  plaisir  spirituel  et  céleste 
qui  gagne  les  cœurs  :  car  puisque  Jésus-Christ  a  des- 
sein de  plaire,  il  ne  doit  pas  venir  sans  son  attrait. 
Nous  ne  sommes  plus  ce  peuple  esclave  et  plus  dur 
que  la  pierre  sur  laquelle  sa  loi  est  écrite  ,  que  Dieu 
fait  marcher  dans  un  chemin  rude  à  grands  coups  de 
foudre ,  si  je  puis  parler  de  la  sorte,  et  par  des  ter- 
reurs continuelles  :  nous  sommes  ses  enfans  bien- 
aimés ,  auxquels  il  a  envoyé  son  Fils  unique  pour 
nous  gagner  par  amour.  Croyez-vous  que  celui  qui 
a  fait  vos  cœurs  manque  de  charmes  pour  les  attirer, 
d'appas  pour  leur  plaire,  et  de  douceur  pour  les 
entretenir  dans  une  sainte  persévérance?  Ah  î  cessez  j 
ne  soupirez  plus  désormais  après  les  plaisirs  de  ce 
corps  mortel;  cessez  d'admirer  cette  eau  trouble  que 
vous  voyez  sortir  d'une  source  si  corrompue. 

Levez  les  yeux,  chrétiens,  voyez  cette  fontaine  si 
claire  et  si  vive  qui  arrose  ,  qui  rafraîchit,  qui  enivre 
la  Jérusalem  céleste  :  voyez  la  liesse  et  le  transport, 
les  chants,  les  acclamations,  les  ravissemens  de  cette 

(0  De  Spirit.  et  Litt.  c.xxviii,  n.  49,  tom,  x,  col.  112,  De  Grat^ 
Chr.  c,  XXXV,  n.  38,  tomx,  col.  2^6,  et  alibi. 


ii8  SUR  l'efficacité 

cité  triomphante.  C'est  de  là  que  Jésus-Christ  nous 
a  apporté  un  commencement  de  sa  gloire  dans  le 
bienfait  de  sa  grâce  ;  un  essai  de  la  vision  dans  la 
foi  \  une  partie  de  la  félicité  dans  l'espérance  ;  enfin 
un  plaisir  intime  qui  ne  trouble  pas  la  volonté,  mais 
qui  la  calme  ;  qui  ne  surprend  pas  la  raison  ,  mais 
qui  réclaire  ;  qui  ne  chatouille  pas  le  cœur  dans  sa 
surface,  mais  qui  l'attire  tout  entier  à  Dieu  par  son 
centre  :  Tralie  nos  post  te  (0.  Si  vous  voulez  voir  par 
expérience  combien  cet  attrait  est  doux,  considérez 
Madeleine.  Quand  vous  voyez  un  enfant  attaché  de 
toute  sa  force  à  la  mamelle ,  qui  suce  avec  ardeur  et 
empressement  cette  douce  portion  de  sang  que  la 
nature  lui  sépare  si  adroitement  de  toute  la  masse , 
et  lui  assaisonne  elle-même  de  ses  propres  mains, 
vous  ne  demandez  pas  s'il  y  prend  plaisir,  ni  si  cette 
nourriture  lui  est  agréable.  Jetez  les  yeux  sur  Ma- 
deleine ,  voyez  comme  elle  court  toute  transportée 
à  la  maison  du  Pharisien  pour  trouver  celui  qui  l'at- 
tire ;  elle  n'a  point  de  repos  jusqu'à  ce  qu'elle  se  soit 
jetée  à  ses  pieds  :  mais  regardez  comme  elle  les 
baise ,  avec  quelle  ardeur  elle  les  embrasse  ;  et  après 
cela  ne  doutez  jamais  que  la  joie  de  suivre  Jésus  ne 
passe  toutes  les  joies  du  monde;  non-seulement  celles 
qu'il  donne,  mais  même  celles  qu'il  promet,  toujours 
plus  grandes  que  celles  qu'il  donne. 

Que  si  vous  êtes  effrayés  par  ses  larmes ,  par  ses 
sanglots,  par  l'amertume  de  sa  pénitence,  sachez, 
mes  Frères ,  que  cette  amertume  est  plus  douce  que 
tous  les  plaisirs.  Nous  lisons  dans  l'Histoire  sainte , 
c'est  au  premier  livre  d'Esdras ,  que  lorsque  ce  grand 

CO  Cant.  1.  3. 


DELA    PÉNITENCE.  II9 

prophète  eut  rebâti  le  temple  de  Jérusalem ,  que 
l'arme'e  assyrienne  avoit  renversé,  le  peuple  mêlant 
tout  ensemble  et  le  triste  souvenir  de  sa  ruine  et  la 
joie  de  la  voir  si  bien  répare'e,  tantôt  élevoit  sa  voix 
en  des  cris  lugubres,  et  tantôt  poussoit  jusqu'au  ciel 
des  chants  de  réjouissance  ;  en  telle  sorte  ,  dit  l'au- 
teur sacré,  «  qu'on  ne  pouvoit  distinguer  les  gémis- 
»  semens  d'avec  les  acclamations  »  :  Nec  poterat 
qiiisquam  agnoscere  vocem  clamoris  lœtantium  ,  et 
vocem  Jletus  populii^).  C'est  une  image  imparfaite 
de  ce  qui  se  fait  dans  la  pénitence.  Cette  ame  con- 
trite et  repentante  voit  le  temple  de  Dieu  renversé 
en  elle ,  et  l'autel  et  le  sanctuaire  si  saintement  con- 
sacré sous  le  titre  du  Dieu  vivant.  Hélas  !  ce  ne  sont 
point  les  Assyriens  ;  c'est  elle  -  même  qui  a  détruit 
cette  sainte  et  magnifique  structure ,  pour  bâtir  en  sa 
place  un  temple  d'idoles  j  et  elle  pleure,  et  elle  gémit, 
et  elle  ne  veut  point  recevoir  de  consolation  :  mais  au 
milieu  de  ses  pleurs  ,  elle  voit  que  cette  maison  sa- 
crée se  relève  ;  bien  plus ,  que  ce  sont  ses  larmes  et 
sa  douleur  même  qui  redressent  ses  murailles  abat- 
tues, érigent  de  nouveau  cet  autel  si  indignement 
détruit ,  commencent  à  faire  fumer  dessus  un  encens 
agréable  à  Dieu  et  un  holocauste  qui  l'appaise.  P^lle 
se  réjouit  parmi  ses  larmes  ;  elle  voit  qu'elle  trouvera 
dans  Tasyle  d'une  bonne  conscience  une  retraite 
assurée,  que  nulle  violence  ne  peut  forcer  :  si  bien 
qu'elle  peut  sans  crainte  y  retirer  ses  pensées  ,  y 
déposer  ses  trésors,  y  reposer  ses  inquiétudes;  et 
quand  tout  l'univers  seroit  ébranlé ,  y  vivre  tran- 
quille et  paisible  sous  les  ailes  du  Dieu  qui  l'habite 
{})I.Esdr.  111.  i3. 


I20  SUR    l'efficacité 

et  y  préside.  Qu'en  jugez-vous,  chre'tiens?  une  telle 
vie  est-elie  à  charge  ?  cette  ame  à  laquelle  sa  propre 
douleur  procure  une  telle  grâce,  peut-elle  regretter 
ses  larmes?  ne  se  croira-t-elle  pas  beaucoup  plus 
heureuse  de  pleurer  ses  péchés  aux  pieds  de  Jésus, 
que  de  rire  avec  le  monde,  et  se  perdre  parmi  ses 
joies  dissolues  ?  Et  combien  donc  est  agréable  la  vie 
chrétienne  ,  «  on  les  regrets  mêmes  ont  leurs  plai- 
)>  sirs,  où  les  larmes  portent  avec  elles  leur  conso- 
5)  lation  »  ?  Ubietfletus  sine  gaudio  non  est^  dit  saint 
Augustin  (0. 

Mais  je  prévois,  chrétiens,  une  dernière  difficulté 
contre  les  saintes  vérités  que  j'ai  établies.  Les  pé- 
cheurs étant  convaincus,  par  la  force  et  par  la  dou^' 
ceur  de  la  grâce  de  Jésus-Christ,  qu'il  n'est  pas  im- 
possible de  changer  de  vie ,  nous  font  une  autre  de^ 
mande;  si  cela  se  peut  à  la  Cour,  et  si  l'ame  y  est 
en  état  de  pouvoir  goûter  ces  douceurs  célestes.  Que 
cette  question  est  embarrassante  !  Si  nous  en  croyons 
l'Evangile ,  il  n'y  a  rien  de  plus  opposé  que  Jésus- 
Christ  et  le  monde;  et  de  ce  monde.  Messieurs,  la 
partie  la  plus  éclatante  et  par  conséquent  la  plus 
dangereuse,  chacun  sait  assez  que  c'est  la  Cour  : 
comme  elle  est  et  le  principe  et  le  centre  de  toutes  les 
affaires  du  monde,  l'ennemi  du  genre  humain  y  jette 
tous  ses  appâts ,  y  étale  toute  sa  pompe.  Là  se  trou- 
vent les  passions  les  plus  fines ,  les  intérêts  les  plus 
délicats,  les  espérances  les  plus  engageantes  :  qui- 
conque a  bu  de  cette  eau ,  il  s'entête  ;  il  est  tout  changé 
par  une  espèce  d'enchantement  ;  c'est  un  breuvage 
charmé  qui  enivre  les  plus  sobres,  et  la  plupart  de 

(0  Enar,  in  Ps.  cxlv,  tovi.  iv,  col.  \Q'î\. 


DELArÉJVTTENCE.  I2f 

ceux  qui  en  ont  goûté  ne  peuvent  plus  goûter  autre 
chose  ;  en  sorte  que  Jésus-Christ  ni  ses  vérités  ne 
trouvent  presque  plus  de  place  en  leurs  cœurs. 

Et  toutefois,  chrétiens,  pour  ne  pas  jeter  dans  le 
désespoir  des  âmes  que  le  Fils  de  Dieu  a  rachetées, 
disons  qu'étant  le  Sauveur  de  tous,  il  n'y  a  point 
de  condition  ni  d'état  honnête  qui  soit  exclus  du  sa- 
lut qu'il  nous  a  donné  par  son  sang;  puisqu'il  a 
choisi  quelques  rois  pour  être  enfans  de  son  Eglise, 
et  qu'il  a  sanctifié  quelques  Cours  par  la  profession 
de  son  Evangile ,  il  a  regardé  en  pitié  et  les  princes 
et  leurs  courtisans  ;  et  ainsi  il  a  préparé  des  préser- 
vatifs pour  toutes  leurs  tentations,  des  remèdes  pour 
tous  leurs  dangers,  des  grâces  pour  tous  leurs  em- 
plois. Mais  voici  la  loi  qu'il  leur  impose  :  ils  pourront 
faire  leur  salut,  pourvu  qu'ils  connoissent  bien  leurs 
périls;  ils  pourront  arriver  en  sûreté,  pourvu  qu'ils 
marchent  toujours  en  crainte ,  et  qu'ils  égalent  leur 
vigilance  à  leurs  besoins,  leurs  précautions  à  leurs 
dangers ,  leur  ferveur  aux  obstacles  qui  les  environ- 
nent :  Tuta  si  cauta ^  secura  si  attentai^).  Qu'on  se 
fasse  violence;  cette  douceur  vient  de  la  contrainte: 
renversez  Ninive;  renversez  la  Cour. 

O  Cour  vraiment  auguste  et  vraiment  royale,  que 
je  puisse  voir  tomber  par  terre  l'ambition  qui  t'em- 
porte ,  les  jalousies  qui  te  partagent ,  les  médisances 
qui  te  déchirent,  les  querelles  qui  t'ensanglantent, 
les  délices  qui  te  corrompent,  l'impiété  qui  te  désho- 
nore ! 

(»)  Tert.  de  Idol.  n.  24. 


ia2  SUR    LA    FERVEUR 

IL'  SERMON 

POUR  LE  JEUDI 

DE  LA  SEMAINE  DE  LA  PASSION. 

SUR  LA  FERVEUR  DE  LA  PÉNITENCE. 

Etat  du  pécheur  lorsque  Dieu  Tinvite  à  se  convertir.  Bonté  im- 
mense du  Sauveur  :  empressemens  infinis  de  sa  charité  pour  les 
âmes.  Trois  degrés  de  miséricorde ,  qui  répondent  à  trois  degrés 
de  misère  où  Famé  pécheresse  est  précipitée.  Foiblesse  d'une  ame 
épuisée  par  Pattache  à  la  créature.  Motifs  pressans  pour  nous  don- 
ner à  Dieu  par  la  pénitence.  Injure  que  nous  lui  faisons  par  nos 
révoltes  :  vengeance  que  son  amour  outra,gé  exerce  contre  les  ingrats. 


Et  ecce  millier,  quae  erat  in  civitate  peccatrix ,  ut  cogno- 
vit  quod  accubuisset  in  domo  Pharisaei ,  attulit  alabas- 
trum  ungucnti. 

Et  voici  qu  une  femme  connue  par  ses  de'soi^dres  dans  la 
ville ^  aussitôt  quelle  eut  appris  que  Jésus  e'toit  en  la 
maison  du  Pharisien ,  elle  lui  apporta  ses  parfums ,  et 
se  jeta  ci  ses  pieds.  Luc.  vu.  37. 

Jésus-Christ  veut  être  pressé;  ceux  qui  vont  à  lui 
lentement  n'y  peuvent  jamais  atteindre  :  il  aime  les 
âmes  ge:ne'reuses  qui  lui  arrachent  sa  grâce  par  une 
espèce  de  violence  comme  cette  fidèle  Chananëe , 
ou  qui  la  gagnent  promptement  par  la  force  d'un 


DE    LA    PÉNITENCE.  Iîî3 

amour  extrême  comme  Madeleine  pénitente.  Voyez- 
vous,  Messieurs,  cette  femme  qui  va  chercher  Je'sus- 
Christ  jusqu'à  la  table  du  Pharisien?  c'est  qu'elle 
trouve  que  c'est  trop  tarder,  que  de  difFe'rer  un  mo- 
ment de  courir  à  lui  :  il  est  dans  une  maison  étran- 
gère; mais  partout  où  se  rencontre  le  Sauveur  des 
âmes,  elle  sait  qu'il  y  est  toujours  pour  les  pe'cheurs. 
C'est  un  titre  infaillible  pour  l'aborder,  que  de  sen- 
tir qu'on  a  besoin  de  son  secours  ;  et  il  n'y  a  point 
de  rebut  à  craindre ,  pourvu  qu'on  ne  tarde  pas  à 
lui  exposer  ses  misères. 

Allons  donc,  mes  Frères,  d'un  pas  diligent,  et 
courons  avec  Madeleine  au  diyin  Sauveur  qui  nous 
attend  depuis  tant  d'années.  Que  dis-je ,  qui  nous 
attend?  qui  nous  prévient,  qui  nous  cherche,  et  qui 
nous  auroit  bientôt  trouvés,  si  nous  ne  faisions  ef- 
fort pour  le  perdre.  Portons-lui  nos  parfums  avec 
cette  sainte  pénitente ,  c'est-à-dire  de  saints  désirs  ; 
et  allons  répandre  à  ses  pieds  des  larmes  pieuses.  Ne 
différons  pas  un  moment  de  suivre  l'attrait  de  sa 
grâce;  et  pour  obtenir  cette  promptitude  qui  fera 
le  sujet  de  ce  discours,  demandons  la  grâce  du  Saint- 
Esprit  par  l'intercession  de  la  sainte  Vierge.  Ave, 

Une  lumière  soudaine  et  pénétrante  brille  aux 
yeux  de  Madeleine  ;  une  flamme  toute  pure  et  toute 
céleste  commence  à  s'allumer  dans  son  cœur;  une 
voix  s'élève  au  fond  de  son  ame ,  qui  l'appelle  par 
plusieurs  cris  redoublés  aux  larmes ,  aux  regrets ,  à 
la  pénitence.  Elle  est  troublée  et  inquiète;  sa  vie 
passée  lui  déplaît ,  mais  elle  a  peine  à  changer  si  tôt  : 
sa  jeunesse  vigoureuse  lui  demande  encore  quelques 


124  SURLA    FERVEUR 

années;  ses  anciens  attachemens  lui  reviennent,  et 
semblent  se  plaindre  en  secret  d'une  rupture  si 
prompte;  son  entreprise  l'étonné  elle-même;  enfin 
toute  la  nature  conclut  à  remettre  et  à  prendre  un 
peu  de  temps  pour  se  résoudre. 

Tel  est,  Messieurs,  l'état  du  pécheur,  lorsque 
Dieu  l'invite  à  se  convertir  :  il  trouve  toujours  de 
nouveaux  prétextes  ,  afin  de  retarder  l'œuvre  de  la 
grâce.  Que  ferons-nous  et  que  dirons-nous?  lui  don- 
nerons-nous le  temps  de  délibérer  sur  une  chose 
toute  décidée,  et  que  l'on  perd  si  peu  qu'on  hésite? 
Ah!  ce  seroit  outrager  l'Esprit  de  Jésus,  qui  ne  veut 
pas  qu'on  doute  un  moment  de  ce  qu'on  lui  doit. 
Mais  s'il  faut  pousser  ce  pécheur  encore  incertain  et 
irrésolu,  et  toutefois  déjà  ébranlé,  par  quelle  rai- 
son le  pourrons-nous  vaincre?  Il  voit  toutes  les  rai- 
sons, il  en  voit  la  force;  son  esprit  est  rendu,  son 
cœur  tient  encore ,  et  ne  demeure  invincible  que 
par  sa  propre  foiblesse.  Chrétiens ,  parlons  à  ce 
cœur  ;  mais  certes  la  voix  d'un  homme  ne  perce  pas 
si  avant  :  faisons  parler  Jésus-Christ,  et  tâchons  seu- 
lement d'ouvrir  tous  les  cœurs  à  cette  voix  péné- 
trante. «  Maison  de  Jacob,  dit  le  saint  prophète  (0, 
»  écoutez  la  voix  du  Seigneur  »  ;  âmes  rachetées  du 
sang  d'un  Dieu,  écoutez  ce  Dieu  qui  vous  parle  :  ce 
n'est  pas  la  voix  de  son  tonnerre,  ni  le  cri  de  sa  jus- 
tice irritée ,  que  je  veux  faire  retentir  à  vos  oreilles. 
Comme  j'ai  dessein  de  parler  au  cœur ,  je  veux  faire 
parler  le  divin  amour  :  vous  le  verrez  attendri,  vous 
le  verrez  indigné;  vous  entendrez  ses  caresses,  vous 
entendrez  ses  reproches  ;  celles-là  pour  amollir  vo- 

(0  Jerem.  ii.  4- 


DE    LA    PÉNITENCE.  12^ 

tredurete,  celles-ci  pour  confondre  votre  ingratitude. 
En  un  mot ,  pour  surmonter  ces  remises  d'un  cœur 
qui  diffère  toujours  de  se  rendre  à  Dieu,  j'ai  dessein 
de  vous  faire  entendre  les  douceurs  de  son  amour 
attirant,  et  les  menaces  pressantes  de  son  amour 
méprise'. 

PREMIER   POINT. 

Qui  me  donnera  des  paroles  pour  vous  exprimer 
aujourd'hui  la  bonté  immense  de  notre  Sauveur,  et 
les  empressemens  infinis  de  sa  charité  pour  les  âmes? 
C'est  lui-même  qui  nous  les  explique  dans  la  para- 
bole du  bon  pasteur,  où  nous  découvrons  trois  effets 
de  l'amour  d'un  Dieu  pour  les  âmes  dévoyées  :  il  les 
cherche  ,  il  les  trouve ,  il  les  rapporte.  «  Le  bon 
»  pasteur,  dit  le  Fils  de  Dieu ,  court  après  sa  brebis 
;)  perdue  »  :  Vadit  ad  illam  quœ  p crierai  {}),  Vous 
voyez  bien.  Messieurs,  comme  il  la  cherche;  c'est 
le  premier  effet  de  la  grâce ,  chercher  les  pécheurs 
qui  s'égarent.  Mais  il  court  «  jusqu'à  ce  qu'il  la 
M  trouve  »  :  donec  inveniat  eam  ('2)  ;  c'est  le  second 
effet  de  l'amour,  trouver  les  pécheurs  qui  fuient  :  et 
après  qu'il  l'a  retrouvée ,  il  la  charge  sur  ses  épaules  ; 
c'est  le  dernier  trait  de  miséricorde ,  porter  les  pé- 
cheurs affoiblis  qui  tombent. 

Ces  trois  degrés  de  miséricorde  répondent  admi- 
rablement à  trois  degrés  de  misère  oti  l'ame  péche- 
resse est  précipitée  *,  elle  s'écarte ,  elle  fuit ,  elle  perd 
ses  forces.  Voyez  une  ame  engagée  dans  les  voies  du 
monde;  elle  s'éloigne  du  bon  pasteur,  et  en  s' éloi- 
gnant elle  l'oublie ,  elle  ne  connoît  plus  son  visage , 

(0  Luc.  XV.  4-  —  W  Ibid. 


126  SUR    LA    FERVEUR 

elle  perd  tout  le  goût  de  ses  vérités.  Il  s'approche , 
il  l'appelle,  il  touche  son  cœur.  Retourne  à  moi , 
dit-il,  pauvre  abandonnée^  quitte  tes  ordures,  quitte 
tes  plaisirs ,  quitte  tes  attaches  ;  c'est  moi  qui  suis  le 
Seigneur  ton  Dieu ,  jaloux  de  ton  innocence  ,  et 
passionné  pour  ton  ame.  Elle  ne  reconnoît  plus  la 
voix  du  pasteur  qui  la  veut  désabuser  de  ce  qui  la 
trompe,  et  elle  le  fuit  comme  un  ennemi  qui  lui 
veut  ôter  ce  qui  lui  plaît.  Dans  cette  fuite  précipitée, 
elle  s'engage ,  elle  s'embarrasse  ,  elle  s'épuise  ,  et 
tombe  dans  une  extrême  impuissance.  Que  devien- 
droit-elle ,  Messieurs ,  et  quelle  seroit  la  fin  de  cette 
aventure,  sinon  la  perdition  éternelle  j  si  le  pasteur 
charitable  ne  clierclioit  sa  brebis  égarée ,  ne  trouvoit 
sa  brebis  fuyante,  ne  rapportoit  sur  ses  épaules  sa 
brebis  lasse  et  fatiguée,  qui  n'est  plus  capable  de  se 
soutenir  ?  parce  que ,  comme  dit  Tertullien ,  errant 
deçà  et  delà  elle  s'est  beaucoup  travaillée  dans  ses 
malheureux  égaremens  :  Multum  enim  errando  la- 
bora{^erat{^). 

Voilà ,  chrétiens ,  en  général  trois  funestes  dispo- 
sitions que  Jésus-Christ  a  dessein  de  vaincre  par  trois 
effets  de  sa  grâce.  Mais  imitons  ce  divin  pasteur, 
cherchons  avec  lui  les  âmes  perdues;  et  ce  que  nous 
avons  dit  en  général  des  égaremens  du  péché  et  des 
attraits  pressans  de  la  grâce ,  disons-le  tellement  que 
chacun  puisse  trouver  dans  sa  conscience  les  vérités 
que  je  p^  êche.  Viens  donc ,  ame  pécheresse  ,  et  que 
je  te  fasse  voir  d'un  côté  ces  éloignemens  quand  on 
te  laisse ,  ces  fuites  quand  on  te  poursuit ,  ces  lan- 
gueurs quand  on  te  ramène  j  et  de  l'autre  côté  ces 

^0  De  Pœnit,  n.S. 


DE    LA.    PÉNITENCE.  12^ 

Impatiences  cl*im  Dieu  qui  te  cherche ,  ces  touches 
pressantes  d'un  Dieu  qui  te  trouve,  ces  secours,  ces 
miséricordes ,  ces  condescendances ,  ces  soutiens 
tout-puissans  d'un  Dieu  qui  te  porte. 

Premièrement ,  chrétiens ,  je  dis  que  le  pécheur 
s'éloigne  de  Dieu ,  et  il  n'y  a  page  de  son  Ecriture 
en  laquelle  il  ne  lui  reproche  cet  éloignement.  Mais 
sans  le  lire  dans  l'Ecriture ,  nous  pouvons  le  lire 
dans  nos  consciences  :  c'est  là  que  les  pécheurs  doi- 
vent reconnoître  les  deux  funestes  démarches  par 
lesquelles  ils  se  sont  séparés  de  Dieu.  Ils  l'ont  éloigné 
de  leurs  cœurs,  ils  l'ont  éloigné  de  leurs  pensées  : 
ils  l'ont  éloigné  du  cœur  en  retirant  de  lui  leur  af- 
fection. Veux  -  tu  savoir,  chrétien,  combien  de  pas 
tu  as  fait  pour  te  séparer  de  Dieu  ?  compte  tes  mau- 
vais désirs ,  tes  affections  dépravées ,  tes  attaches  , 
tes  engagemens,  tes  complaisances  pour  la  créature. 
O  que  de  pas  il  a  fait,  et  qu'il  s'est  avancé  malheu- 
reusement dans  ce  funeste  voyage,  dans  cette  terre 
étrangère  !  Dieu  n'a  plus  de  place  en  son  cœur  ;  et 
pour  l'amour  de  son  cœur,  la  mémoire,  trop  fidèle 
amie  et  trop  complaisante  pour  ce  cœur  ingrat ,  l'a 
aussi  banni  de  son  souvenir  :  il  ne  songe  ni  au  mal 
présent  qu'il  se  fait  lui-même  par  son  crime,  ni  aux 
terribles   approches   du  jugement  qui  le  menace. 
Parlez-lui  de  son  péché  :  Eh  bien  !  «  j'ai  péché ,  dit-il 
»  hardiment;  et  que  m'est -il  arrivé  de  triste  (0  »  ? 
Que  si  vous  pensez  lui  parler  du  jugement  à  venir^ 
cette  menace  est  trop  éloignée  pour  presser  sa  con- 
science à  se  rendre  :  In  longum  differuntur  dies  j..,. 
et  in  tempora  longa  iste  prophetat  (?)  :  parce  qu'il  a 

(ï)  Eccli.  V.  4-  —  ^'')  Ezech.  xii.  22,  27. 


1^8  SUR    LA    FERVEUR. 

oublié  Dieu,  il  croit  que  Dieu  l'oublie,  et  ne  songe 
plus  à  punir  ses  crimes  :  Dixit  enini  in  corde  suo  : 
Ohlitus  est  Deus  {^) ',  de  sorte  qu'il  n'y  a  plus  rien 
de'sormais  qui  rappelle  Dieu  en  sa  pense'e,  parce  que 
le  péché  qui  est  le  mal  présent  n'est  pas  sensible ,  et 
que  le  supplice  qui  est  le  mal  sensible  n'est  pas  pré- 
sent. 

Non  content  de  se  tenir  éloigné  de  Dieu,  il  fuit 
les  approches  de  sa  grâce.  Et  quelles  sont  ses  fuites^ 
sinon  ses  délais,  ses  remises  de  jour  en  jour,  ce  de- 
main qui  ne  vient  jamais ,  cette  occasion  qui  manque 
toujours,  cette  affaire  qui  ne  finit  point,  et  dont 
l'on  attend  toujours  la  conclusion  pour  se  donner 
tout-à-fait  à  Dieu?  n'est-ce  pas  fuir  ouvertement 
l'inspiration  ?  Mais  après  avoir  fui  long  -  temps ,  on 
fait  enfin  quelques  pas ,  quelque  demi-restitution , 
quelque  effort  pour  se  dégager,  quelque  résolution 
imparfaite  :  nouvelle  espèce  de  fuite  \  car  dans  la 
voie  du  salut ,  si  l'on  ne  court ,  on  retombe  ;  si  on 
languit ,  on  meurt  bientôt  ;  si  l'on  ne  fait  tout ,  on 
ne  fait  rien;  enfin  marcher  lentement,  c'est  retour- 
ner en  arrière. 

Mais  ,  après  avoir  parlé  des  égaremens ,  il  est 
temps  maintenant,  mes  Frères,  de  vous  faire  voir 
un  Dieu  qui  vous  cherche.  Pour  cela ,  faites  parler 
votre  conscience  ;  qu'elle  vous  raconte  elle  -  même 
combien  de  fois  Dieu  l'a  troublée ,  afin  qu'elle  vous 
troublât  dans  vos  joies  pernicieuses  ;  combien  de  fois 
il  a  rappelé  la  terreur  de  ses  jugemens  et  les  saintes 
vérités  de  son  Evangile,  dont  la  pureté  incorrup- 
tible fait  honte  à  votre  vie  déshonnête.  Vous  ne 

(0  Ps.  IX.  34. 

voulez 


DE    LA    PÉNITENCE.  l'Ky 

voulez  pas  les  voir,  ces  vérités  saintes  ,  vous  ne  les 
voulez  pas  devant  vous  ,  mais  derrière  vous  ;  et  ce- 
pendant, dit  saint  Augustin,  quand  elles  sont  devant 
vous  elles  vous  guident,  quand  elles  sont  derrière 
vous  elles  vous  chargent.  Ah  !  Jésus  a  pitié  de  vous; 
il  veut  ôter  de  dessus  votre  dos  ce  fardeau  qui  vous 
accable,  et  mettre  devant  vos  yeux  cette  vérité  qui 
vous  éclaire.  La  voilà,  la  voilà  dans  toute  sa  force, 
dans  toute  sa  pureté,  dans  toute  sa  sévérité,  cette 
vérité  évangélique  qui  condamne  toute  perfidie, 
toute  injustice,  toute  violence,  tout  attachement 
impudique.  Envisagez  cette  beauté,  et  ayez  confu- 
sion de  vous-même;  regardez-vous  dans  cette  glace, 
et  voyez  si  votre  laideur  est  supportable. 

Autant  de  fois,  chrétiens,  que  cette  vérité  vous 
paroît,  c'est  Jésus- Christ  qui  vous  cherche.  Com- 
bien de  fois  vous  a-t-il  cherchés  dans  les  saintes  pré- 
dications? il  n'y  a  sentier  qu'il  n'ait  parcouru,  il 
n'y  a  vérité  qu'il  n'ait  rappelée  :  il  vous  a  suivis 
dans  toutes  les  voies  dans  lesquelles  votre  ame  s'é- 
gare ;  tantôt  on  a  parlé  des  impiétés,  tantôt  des 
superstitions,  tantôt  de  la  médisance,  tantôt  de  la 
flatterie ,  tantôt  des  attaches  et  tantôt  des  aversions 
criminelles.  Un  mauvais  riche  vous  a  paru  pour  vous 
faire  voir  le  tableau  de  l'impénitence  ;  un  Lazare 
mendiant  vous  a  paru  pour  exciter  votre  cœur  à  la 
compassion,  et  votre  main  aux  aumônes,  dans  ces 
nécessités  désespérantes.  Enfin  on  a  couru  partons 
les  détours  par  lesquels  vous  pouviez  vous  perdre; 
on  a  battu  toutes  les  voies  par  lesquelles  on  peut 
entrer  dans  une  ame;  et  l'espérance  et  la  crainte, 
et  la  douceur  et  la  force,  et  l'enfer  et  le  paradis,  et 

BOSSUET.    XIII.  () 


l3o  SUR    LA    FERVEUK 

la  mort  certaine  et  la  vie  douteuse ,  tout  a  été  em- 
ployé. 

Et  après  cela  vous  n'entendriez  pas  de  quelle  ar- 
deur on  court  après  vous  !  Que  si,  en  tournant  de  tous 
côtés  par  le  saint  empressement  d'une  charitable  re- 
cherche, quelquefois  il  est  arrivé  qu'on  ait  mis  la 
main  sur  votre  plaie  ,  qu'on  soit  entré  dans  le  cœur 
par  l'endroit  où  il  est  sensible  ;  si  l'on  a  tiré  de  ce 
cœur  quelques  larmes,  quelque  regret,  quelque 
crainte  ,  quelque  forte  réflexion  ,  quelque  soupir 
après  Dieu,  après  la  vertu  ,  après  l'innocence;  c'est 
alors  que  vous  pouvez  dire  que  malgré  vos  égare- 
mens  Jésus  a  trouvé  votre  ame  -,  il  est  descendu  aux 
enfers  encore  un<î  fois  :  car  quel  enfer  plus  horrible 
qu'une  ame  rebelle  à  Dieu  ,  soumise  à  son  ennemi , 
captive  de  ises  passions?  Ah  !  si  Jésus  y  est  descendu, 
si  dans  cette  horreur  et  ces  ténèbres  il  a  fait  luire 
ses  saintes  lumières ,  s'il  a  touché  votre  cœur  par 
quelque  retour  sur  ses  vérités  que  vous  aviez  ou- 
bliées; rappelez  ce  sentiment  précieux,  cette  sainte  ré- 
flexion, cette  doulear  salutaire;  abandonnez-y  votre 
cœur  ,  et  dites  avec  le  Psalmiste  :  Tribulationem  et 
doloreminveni  (0  :  «  J'ai  trouvé  l'affliction  etladou- 
»  leur  »  :  enfin  je  l'ai  trouvée ,  cette  affliction  fruc- 
tueuse, cette  douleur  salutaire  de  la  pénitence  :  mille 
douleurs,  mille  afflictions  m'ont  persécuté  malgré 
moi,  et  les  misères  nous  trouvent  toujours  fort  faci- 
lement. Mais  enfin  j'ai  trouvé  une  douleur  qui  mé- 
ritoit  bien  que  je  la  cherchasse,  cette  affliction  d'un 
cœur  contrit  et  d'une  ame  attristée  de  ses  péchés  :  je 
l'ai  trouvée,  cette  douleur,  «  et  j'ai  invoqué  le  nom 

(0  Ps.  CXIV.  4" 


DE    LA    PÉNITENCE.  l3l 

3)  de  Dieu  »  :  et  nomen  Domini  invocavi  (0.  Je  me 
suis  afflige  de  mes  crimes,  et  je  me  suis  converti  \ 
celui  qui  les  efface  ;  on  m'a  sauvé ,  parce  qu'on  m'at 
blessé  ;  on  m'a  donné  la  paix ,  parce  qu'on  m'a  of- 
fensé; on  m'a  dit  des  vérités  qui  ont  déplu  premiè- 
rement à  ma  foiblesse  ,  et  ensuite  qui  Font  guérie. 
S'il  est  ainsi,  chrétiens,  si  la  grâce  de  Jésus -Christ 
a  fait  en  vous  quelque  effet  semblable,  courez  vous- 
mêmes  après  le  Sauveur;  et  quoique  cette  course 
soit  laborieuse,  ne  craignez  pas  de  manquer  de  force. 
Il  faudroit  ici  vous  représenter  la  foiblesse  d'une 
ame  épuisée  par  l'attache  à  la  créature;  mais  comme 
je  veux  être  court,  j'en  dirai  seulement  ce  mot,  que 
j'ai  appris  de  saint  Augustin ,  qui  Ta  appris  de  l'a- 
pôtre. L'empire  qui  se  divise,  s'affoiblit;  les  forces 
qui  se  partagent,  se  dissipent  :  or  il  n'y  a  rien  sur  la 
terre  de  plus  misérablement  partagé  que  le  cœur  de 
l'homme  ;  toujours,  dit  saint  Augustin  (2),  une  partie 
qui  marche,  et  une  partie  qui  se  traîne;  toujours  une 
ardeur  qui  presse,  avec  un  poids  qui  accable  ;  toujours 
aimer  et  haïr,  vouloir  et  ne  vouloir  pas,  craindre  et 
désirer  la  même  chose.  Pour  se  donner  tout-à-fait  à 
Dieu ,  il  faut  continuellement  arracher  son  cœur  de 
tout  ce  qu'il  voudroit  aimer  :  la  volonté  commande , 
et  elle-même  qui  commande  ne  s'obéit  pas;  éternel 
obstacle  à  ses  désirs  propres  ,  elle  est  toujours  aux 
mains  avec  ses  propres  désirs  :  ainsi,  dit  saint  Augus- 
tin ,  elle  se  dissipe  elle  -  même  ;  et  cette  dissipation 
quoiqu'elle  se  fasse  malgré  nous ,  c'est  nous  néan- 
moins qui  la  faisons. 

(0   Ps.  cxiv.  4-  —   W    Conf.   lib.  viii,    cap.  ix,    x,    tom.  i, 
col.   i53;,   i54> 


l32  SUR    LA    FERVEUR 

:  Dans  une  telle  langueur  de  nos  volontés  dissipées, 
"je  le  confesse,  Messieurs,  notre  impuissance  est  ex- 
trême ;  mais  voyez  le  bon  pasteur  qui  vous  présente 
ses  épaules.  N'avez -vous  pas  ressenti  souvent  cer- 
taines volontés  fortes  desquelles ,  si  vous  suiviez  l'ins- 
tinct généreux ,  rien  ne  vous  seroit  impossible.  C'est 
Jésus -Christ  qui  vous  soutient,  c'est  Jésus-  Christ 
qui  vous  porte. 

Que  reste-t-il  donc,  mes  Frères,  sinon  que  je  vous 
exhorte  à  ne  recevoir  pas  en  vain  une  telle  grâce  : 
JYe  in  vacuum  gratiarn  Dei  recipiatis  (0.  Pour  vous 
presser  de  la  recevoir  ,  je  voudrois  bien  ,  chrétiens , 
n'employer  ni  l'appréhension  de  la  mort ,  ni  la  crainte 
de  l'enfer  et  du  jugement ,  mais  le  seul  attrait  de  l'a- 
mour divin.  Et  certes,  en  commençant  de  respirer 
l'air,  nous  devions  commencer  aussi  de  respirer,  pour 
ainsi  dire ,  le  divin  amour  :  ou,  parce  que  notre  raison 
empêchée  ne  pouvoit  pas  vous  connoître  encore  ,  ô 
Dieu  vivant ,  nous  devions  du  moins  vous  aimer  sitôt 
que  nous  avons  pu  aimer  quelque  chose.  O  beauté 
par-dessus  toutes  les  beautés,  ô  bien  par-dessus  tous 
les  biens,  pourquoi  avons -nous  été  si  long -temps 
sans  vous  dévouer  nos  affections?  quand  nous  n'y  au- 
rions perdu  qu'un  moment  ,  toujours  aurions-nous 
commencé  trop  tard  :  et  voilà  que  nos  ans  se  sont 
échappés ,  et  encore  languissons-nous  dans  l'amour 
des  choses  mortelles. 

O  homme  fait  à  l'image  de  Dieu ,  tu  cours  après 
les  plaisirs  mortels,  tu  soupires  après  les  beautés 
mortelles;  les  biens  périssables  ont  gagné  ton  cœur  : 
si  tu  ne  connois  rien  qui  soit  au-dessus,  rien  de  meil- 

(>)//.  Cor.  VI.  I. 


I 


DE    LA    PÉNITENCE.  l33 

leur  ni  de  plus  aimable,  repose -toi,  à  la  bonne 
heure,  en  leur  jouissance  :  mais  si  tu  as  une  ame 
éclaire'e  d'un  rayon  de  l'intelligence  divine  ;  si ,  en 
suivant  ce  petit  rayon ,  tu  peux  remonter  jusques  au 
principe,  jusques  à  la  source  du  bien,  jusques  à 
Dieu  même;  si  tu  peux  connoître  qu'il  est,  et  qu'il 
est  infiniment  beau ,  infiniment  bon ,  et  qu'il  est 
toute  beauté  et  toute  bonté';  comment  peux-tu  vi- 
vre et  ne  l'aimer  pas?  Homme,  puisque  tu  as  uu 
cœur,  il  faut  que  tu  aimes  ;  et  selon  que  tu  aimeras , 
bien  ou  mal ,  tu  seras  heureux  ou  malheureux  :  dis- 
moi ,  qu'aimeras -tu  donc?  L'amour  est  fait  pour 
l'aimable ,  et  le  plus  grand  amour  pour  le  plus  ai- 
mable, et  le  souverain  amour  pour  le  souverain  ai- 
mable :  quel  enfant  ne  le  verroit  pas  ?  quel  insensé 
le  pourroit  nier  ? 

C'est  donc  une  folie  manifeste,  et  de  toutes  les  fo- 
lies la  plus  folle ,  que  de  refuser  son  amour  à  Dieu 
qui  nous  cherche.  Qu'attendons-nous,  chrétiens? 
déjà  nous  devrions  mourir  de  regret  de  l'avoir  ou- 
blié durant  tant  d'années;  mais  quel  sera  notre  aveu- 
glement et  notre  fureur,  si  nous  ne  voulons  pas  com- 
mencer encore  !  car  voulons-nous  ne  l'aimer  jamais, 
ou  voulons-nous  l'aimer  quelque  jour?  Jamais;  qui 
le  pourroit  dire?  jamais;  le  peut-on  seulement  pen- 
ser? en  quoi  donc  différerions- nous  d'avec  les  dé- 
mons? Mais  si  nous  le  voulons  aimer  quelque  jour , 
quand  est-ce  que  viendra  ce  jour?  pourquoi  ne  sera- 
ce  pas  celui-ci?  quelle  grâce,  quel  privilège  a  ce 
jour  que  nous  attendons  ,  que  nous  le  voulions  con- 
sacrer entre  tous  les  autres  en  le  donnant  à  l'amour 
de  Dieu  ?  tous  les  jours  ne  sont-ils  pas  à  Dieu  ?  oui , 


l34  SUR    LA    FERVEUR 

tous  les  jours  sont  à  Dieu;  mais  jamais  il  n'y  en  a 
qu'un  qui  soit  à  nous ,  et  c'est  celui  qui  se  passe.  Eh 
quoi,  voulons-nous  toujours  donner  au  monde  ce 
que  nous  avons,  et  à  Dieu  ce  que  nous  n'avons  pas? 

Mais  je  ne  puis,  direz-vous;  je  suis  engagé.  Mal- 
heureux, si  vos  liens  sont  si  forts  que  l'amour  de  Dieu 
ne  les  puisse  rompre  ;  malheureux  ,  s'ils  sont  si  foi- 
bles  que  vous  ne  vouliez  pas  les  rompre  pour  l'a- 
mour de  Dieu.  Ah  !  laissez  démêler  cette  affaire  : 
mais  plutôt  voyez  ,  dans  l'empressement  que  cette 
affaire  vous  donne ,  celui  qui  mérite  l'affaire  de  Dieu  ; 
Jésus  ne  permet  pas  d'ensevelir  son  propre  Père.  Mais 
laissez  appaiser  cette  passion  ;  après,  j'irai  à  Dieu  d'un 
esprit  plus  calme.  Voyez  cet  insensé  sur  le  bord  d'un 
fleuve ,  qui ,  voulant  passer  à  l'autre  rive ,  attend 
que  le  fleuve  se  soit  écoulé  ;  et  il  ne  s'aperçoit  pas 
qu'il  coule  sans  cesse.  Il  faut  passer  par-dessus  le 
fleuve,  il  faut  marcher  contre  le  torrent,  résister 
au  cours  de  nos  passions ,  et  non  attendre  de  voir 
écoulé  ce  qui  ne  s'écoule  jamais  tout-à-fait. 

Mais  peut-être  que  je  me  trompe ,  et  les  passions  en 
effet  s'écoulent  bientôt.  Elles  s'écoulent  souvent,  il  est 
véritable  ;  mais  une  autre  succède  en  sa  place.  Chaque 
âge  a  sa  passion  dominante;  le  plaisir  cède  à  l'ambi- 
tion ,  et  l'ambition  cède  à  l'avarice  :  une  jeunesse  em- 
portée ne  songe  qu'à  la  volupté;  l'esprit  étant  mûri 
toul-à-fait,  on  veut  pousser  sa  fortune,  et  on  s'aban- 
donne à  l'ambition  ;  enfin  dans  le  déclin  et  sur  le  re- 
tour, la  force  commence  à  manquer  ;  pour  avancer  ses 
desseins,  on  s'applique  à  conserver  ce  qu'on  a  acquis, 
à  le  faire  profiter,  à  bâtir  dessus,  et  on  tombe  in- 
sensiblement dans  le  piège  de  l'avarice  ;  c'est  l'his- 


nE    LA    PÉNITENCE.  l35 

toire  de  la  vie  liumaine.  L'amour  du  monde  ne  fait 
que  changer  de  nom;  un  vice  cède  la  place  h  un  au- 
tre vice ,  et  au  lieu  de  la  remettre  à  Je'sus  le  légitime 
Seigneur,  il  laisse  un  successeur  de  sa  race,  enfant 
comme  lui  de  la  même  convoitise.  Interrompons  au- 
jourd'hui le  cours  de  cette  succession  malheureuse  : 
renversons  la  passion  qui  domine  en  nous;  et  de 
peur  qu'une  autre  n'en  prenne  la  place,  faisons 
promptement  régner  celui  auquel  le  règne  appar- 
tient. Il  vous  y  presse  par  ses  saints  attraits  ;  et  plût 
à  Dieu  que  vous  vous  donnassiez  tellement  à  lui, 
que  vous  m'épargnassiez  le  soin  importun  de  vous 
fair  ouïr  ses  menaces.  Mais  comme  il  faut  peut-être 
ce  dernier  effort  pour  vaincre  notre  dureté,  écou- 
tons les  justes  reproches  d^un  cœur  outragé  par  nos 
indignes  refus  :  c'est  ma  seconde  partie. 

SECOND  POINT. 

Encore  qu'un  Dieu  irrité  ne  paroisse  point  aux 
hommes  qu'avec  un  appareil  étonnant ,  toutefois  il 
n'est  jamais  plus  terrible  qu'en  l'état  oii  je  dois  le  re- 
présenter; non  point,  comme  on  pourroit  croire, 
porté  sur  un  nuage  enflammé  d'où  sortent  des  éclairs 
et  des  foudres  ;  mais  armé  de  ses  bienfaits ,  et  assis 
sur  un  trône  de  grâce. 

C'est ,  Messieurs ,  en  cette  sorte  que  la  justice  de 
Dieu  nous  paroît  dans  le  nouveau  Testament  :  car 
il  me  semble  qu'elle  a  deux  faces,  dont  l'une  s'est 
montrée  à  l'ancien  peuple ,  et  l'autre  se  découvre  au 
peuple  nouveau.  Durant  la  loi  de  Moïse,  c'étoit  sa 
coutume  ordinaire  de  faire  connoître  ses  l'igueurs 


l36  SUR    LA    FEKVEUR 

par  ses  rigueurs  mêmes  :  c'est  pourquoi  elle  est  tou- 
jours Fépée  à  la  main,  toujours  menaçante,  toujours 
foudroyante,  et  faisant  sortir  de  ses  yeux  un  feu  dé- 
vorant; et  je  confesse,  chrétiens,  qu'elle  est  infini- 
ment redoutable  en  cet  état.  Mais  dans  la  nouvelle 
alliance  elle  prend  une  autre  figure ,  et  c'est  ce  qui 
la  rend  sans  aucune  comparaison  plus  insupportable 
et  plus  accablante  ;  parce  que  ses  rigueurs  ne  se  for- 
ment que  dans  l'excès  de  ses  miséricordes,  et  que 
c'est  par  des  coups  de  grâces  que  sont  fortifiés  les 
coups  de  foudre,  qui  perçant  aussi  avant  dans  le 
cœur  que  l'amour  avoit  résolu  d'y  entrer ,  y  causent 
une  extrême  désolation,  y  font  un  ravage  inexpli^ 
cable. 

Vous  le  comprendrez  aisément ,  quand  je  vous 
aurai  dit  en  un  mot ,  ce  que  tout  le  monde  sait, 
qu'il  n'est  rien  de  si  furieux  qu'un  amour  méprisé  et 
outragé.  Mais  comme  je  n'ai  pas  dessein  dans  cette 
chaire,  ni  d'arrêter  long-temps  vos  esprits  sur  les 
emportemens  de  l'amour  profane ,  ni  de  vous  faire 
juger  de  Dieu  comme  vous  feriez  d'une  créature,  j'é- 
tablirai ce  que  j'ai  à  dire  sur  des  principes  plus  hauts, 
tirés  de  la  nature  divine ,  selon  qu'elle  nous  est  mon- 
trée dans  les  saintes  Lettres. 

Il  faut  donc  savoir,  chréliens,  que  l'objet  de  la 
justice  de  Dieu,  c'est  la  contrariété  qu'elle  trouve  en 
nous;  et  j'en  remarque  de  deux  sortes  :  ou  nous  pou- 
vons être  opposés  à  Dieu  considéré  en  lui-même,  ou 
nous  pouvons  être  opposés  à  Dieu  agissant  en  nous; 
et  cette  dernière  façon  est  sans  comparaison  la  plus 
outrageuse.  Nous  sommes  opposés  à  Dieu  considéré 


DE    LÀ    PKNITKNCE.  iZ'J 

en  lui-même,  en  tant  que  notre  pe'clie  est  contraire 
à  sa  sainteté'  et  à  sa  justice-,  et  en  ce  sens,  chrétiens, 
comme  ses  divines  perfections  sont  infiniment  eloi- 
gne'es  de  la  créature,  l'injure  qu'il  reçoit  de  nous,, 
quoiqu'elle  soit  d'une  audace  extrême,  ne  porte  pas 
son  coup,  ne  fait  pas  une  impression  si  prochaine, 
ne  le  touche  pas  de  si  près.  Mais  ce  Dieu ,  qui  est  si 
fort  éloigné  de  nous  par  toutes  ses  autres  qualités, 
entre  avec  nous  en  société,  s'égale  et  se  mesure  avec 
nous  par  les  tendresses  de  son  amour,  par  les  pres- 
semens  de  sa  miséricorde  qui  attire  à  soi  notre  cœur. 
Comme  donc  c'est  par  cette  voie  qu'il  s'efforce  d'ap- 
procher de  ECUS,  l'injure  que  nous  lui  faisons  en 
contrariant  son  amour ,  porte  coup  immédiatement 
sur  lui-même;  et  l'insulte  en  retombe,  si  je  l'ose 
dire ,  et  fait  son  impression  sur  le  front  propre  d'un 
Dieu  approchant  de  nous,  qui  s'avance,  s'il  m'est 
permis  de  parler  ainsi.  Mais  il  faut  bien ,  ô  grand 
Dieu,  que  vous  permettiez  aux  hommes  de  parler  de 
vous  comme  ils  l'entendent,  et  d'exprimer,  comme 
ils  peuvent ,  ce  qu'ils  ne  peuvent  assez  exprimer 
comme  il  est. 

C'est  ce  qui  s'appelle  dans  les  Ecritures,  selon 
l'expression  de  l'apôtre  en  l'Epître  aux  Ephésiens, 
affliger  et  contrister  l'Esprit  de  Dieu  :  Nolite  con- 
tristare  Spiritum  sanctum  Deij  in  qiio  signati  estisi^)  : 
«  N'attristez  pas  l'esprit  saint  de  Dieu ,  dont  vous 
»  avez  été  marqué  comme  d'un  sceau  «.  Car  cette 
affliction  du  Saint-Esprit  ne  marque  pas  tant  l'in- 
jure qui  est  faite  à  sa  sainteté  par  notre  injustice, 

C^)  Ephes.  IV.  3o. 


l38  SUR    LA    FERVEUR 

que  l'extrême  violence  que  souffre  son  amour  mé- 
prisé et  sa  bonne  volonté  frustrée  par  notre  résistance 
opiniâtre  :  c'est  là ,  dit  le  saint  apôtre ,  ce  qui  afflige 
le  Saint-Esprit,  c'est-à-dire  l'amour  de  Dieu  opérant 
en  nous  pour  gagner  nos  cœurs.  Dieu  est  irrité  con- 
tre les  démons;  mais  comme  il  ne  demande  plus  leur 
affection,  il  n'est  plus  contristé  par  leur  révolte. 
C'est  à  un  cœur  chrétien  qu'il  veut  faire  sentir  ses 
tendresses;  c'est  dans  un  cœur  chrétien  qu'il  veut 
trouver  la  correspondance  ,  et  ce  n'est  que   d'un 
cœur  chrétien  que  peut  sortir  le  rebut  qui  fafflige 
et  qui  le  contristé.  Mais  gardons-nous  bien  de  penser 
que  cette  tristesse  de  l'Esprit  de  Dieu  soit  semblable 
à  celle  des  hommes  :  cette  tristesse  de  l'Esprit  de 
Dieu  signifie  un  certain  dégoût ,  qui  fait  que  les 
hommes  ingrats  lui  sont  à  charge  ;  et  croyons  que 
l'apôtre  nous  veut  exprimer  un  certain  zèle  de  jus- 
tice, mais  zèle  pressant  et  violent  qui  anime  un  Dieu 
méprisé  contre  un  cœur  ingrat,  et  qui  lui  fait  appe- 
santir sa  main  et  précipiter  sa  vengeance.  Voilà, 
mes  Frères ,  deux  effets  terribles  de  cet  amour  mé- 
prisé :  mais  que  veut  dire  ce  poids ,  et  d'où  vient 
cette  promptitude  ?  il  faut  tâcher  de  le  bien  entendre. 
Jeveux  donc  dire,  mes  Frères,  quefamour  de  Dieu 
indigné  par  le  mépris  de  ses  grâces ,  appuie  la  main 
sur  un  cœur  rebelle  avec  une  efficace  extraordinaire. 
L'Ecriture,  toujours  puissante  pour  exprimer  forte- 
ment les  œuvres  de  Dieu ,  nous  explique  cette  efficace 
par  une  certaine  joie  qu'elle  fait  voir  dans  le  cœur 
d'un  Dieu ,  pour  se  venger  d'un  ingrat  :  ce  qui  se 
fait  avec  joie,  se  fait  avec  application.  Mais,  chrétiens. 


DE    LA    PÉNITENCE.  1^9 

est-il  possible  que  cette  joie  de  punir  se  trouve  dans 
le  cœur  d'un  Dieu ,  source  infinie  de  bonté  ?  Oui ,  sans 
doute,  quand  ily  est  force  par  l'ingratitude  :  car  écou- 
tez ce  que  dit  Moïse  au  chapitre  vingt -huitième  du 
Deute'ronome  :  «  Comme  le  Seigneur  s'est  réjoui  vous 
»  accroissant ,  vous  bénissant ,  vous  faisant  du  bien  ; 
»  il  se  réjouira  de  la  même  sorte  ,  en  vous  ruinant , 
»  en  vous  ravageant ,  en  vous  accablant  »  :  Sicut 
ante  lœtatus  est  Dotninus  super  vos  ,  hene  vohis  fa^ 
cienSj  vosque  miiltiplicans  ;  sic  lœtabitur  disperdens 
vos  atque  siih^eriens{^).  Quand  son  cœur  s'est  épan- 
ché en  nous  bénissant,  il  a  suivi  sa  nature  et  son  in- 
clination bienfaisante  ;  mais  nous  l'avons  contristé, 
mais  nous  avons  affligé  son  Saint-Esprit,  et  nous 
avons  changé  la  joie  de  bien  faire  en  une  joie  de 
punir  ;  et  il  est  juste  qu'il  répare  la  tristesse  que 
nous  avons  donnée  à  son  Saint-Esprit ,  par  une  joie 
efficace,  par  un  triomphe  de  son  cœur,  par  un  zèle  de 
sa  justice  à  venger  notre  ingratitude. 

Justement ,  certes  justement  ;  car  il  sait  ce  qui  est 
dû  à  son  amour  victorieux,  et  il  ne  laisse  pas  ainsi 
perdre  ses  grâces.  Non,  elles  ne  périssent  pas,  ces 
grâces  rebutées  ,  ces  grâces  dédaignées  ,  ces  grâces 
frustrées;  il  les  rappelle  à  lui-même,  il  les  ramasse 
en  son  propre  sein  ,  où  sa  justice  les  tourne  toutes  en 
traits  pénétrans,  dont  les  cœurs  ingrats  sont  percés. 
C'est  là ,  Messieurs ,  cette  justice  dont  je  vous  parlois 
tout  à  l'heure  ;  justice  du  nouveau  Testament,  qui 
s'applique  par  le  sang,  par  la  bonté  même,  et  par 
les  grâces  infinies  d'un  Dieu  rédempteur  :  justice  d'au- 

^0  Dtut.  XXV m.  63. 


li-O  SUE.    LA    FEllVEUr,. 

tant  plus  terrible  que  tous  ses  coups  de  foudre  sont 
des  coups  de  grâces. 

C'est  ce  que  pre'voyoit  en  esprit  le  prophète  Jë- 
rëinie,  lorsqu'il  a  dit  ces  paroles  :  Fuyons,  fuyons 
bien  loin  «  devant  la  colère  de  la  colombe  ,  devant 
»  le  glaive  de  la  colombe  »  :  Afacieirœcolumbœ...,. 
afacie  gladii  colinnhœ  (0.  Et  nous  voyons  dansTA.- 
pocalypse  les  re'prouvës  qui  s'écrient  :  «  Montagnes, 
»  tombez  sur  nous ,  et  mettez-nous  à  couvert  de  la 
î>  face  et  de  la  colère  de  l'Agneau  »  :  Cadite  super 

nos  y  et  abscondite  nos ab  ira  Agni  ('2).   Ce  qui 

les  presse ,  ce  qui  les  accable ,  ce  n'est  pas  tant  la 
face  du  Père  irrité  ;  c'est  la  face  de  cette  colombe 
tendre  et  bienfaisante  qui  a  gémi  tant  de  fois  pour 
eux ,  qui  les  a  toujours  appelés  par  les  soupirs  de  sa 
miséricorde  ;  c'est  la  face  de  cet  Agneau  qui  s'est 
immolé  pour  eux  ,  dont  les  plaies  ont  été  pour  eux 
une  vive  source  de  grâces.  Car  d'oîi  pensez-vous  que 
sortent  les  flammes  qui  dévorent  les  chrétiens  in- 
grats? de  ses  autels,  de  ses  sacremens,  de  ses  plaies, 
de  ce  côté  ouvert  sur  la  croix  pour  nous  être  une 
source  d'amour  infini  :  c'est  de  là  que  sortira  l'indi- 
gnation ;  de  là  la  juste  fureur  ,  et  d'autant  plus  im- 
placable qu'elle  aura  été  détrempée  dans  la  source 
même  des  grâces  :  car  il  est  juste  et  très -juste  que 
tout  et  les  grâces  mêmes  tournent  en  amertume  à 
un  cœur  ingrat.  O  poids  des  grâces  rejetées  ,  poids 
des  bienfaits  méprisés,  plus  insupportable  que  les 
peines  mêmes  ;  ou  plutôt  et  pour  dire  mieux ,  accrois- 
sement infini  dans  les  peines  !  Ah  !  mes  Frères ,  que 

CO  Jerem.  xxv.  38.  xlvi.  16.  —  W  Apoc.  vi.  16. 


DE    LA    PÉNITENCE.  14 I 

j'r^iprcliende  que  ce  poids  ne  tombe  sur  vous,  et 
qu'il  n'y  tombe  bientôt  ! 

Et  en  effet,  chrcLiens,  si  la  grâce  refusée  as^grave 
le  poids  des  supplices  ,  elle  en  précipite  le  cours  : 
car  il  est  bien  juste  et  bien  naturel  qu'un  cœur 
épuise  par  l'excès  de  son  abondance ,  fasse  tarir  la 
source  des  grâces  pour  ouvrir  tout  à  coup  celle  des 
vengeances;  et  il  faut,  avant  que  de  finir,  prouver 
encore  en  un  mot  cette  vérité. 

Dieu  est  pressé  de  régner  sur  nous  ;  car  à  lui , 
comme  vous  savez,  appartient  le  règne,  et  il  doit  à 
sa  grandeur  souveraine  de  l'établir  promptement.  II 
ne  peut  régner  qu'en  deux  sortes ,  ou  par  sa  misé- 
ricorde ,  ou  par  sa  justice  :  il  règne  sur  les  pécheurs 
convertis  par  sa  sainte  miséricorde  j  il  règne  sur  les 
pécheurs  condamnés  par  sa  juste  et  impitoyable  ven- 
geance. Il  n'y  a  que  ce  cœur  rebelle  qu'il  presse  et 
qui  lui  résiste ,  qu'il  cherche  et  qui  le  fuit ,  qu'il 
touche  et  qui  le  méprise ,  sur  lequel  il  ne  règne  ni 
par  sa  bonté,  ni  par  sa  justice,  ni  par  sa  grâce  ,  ni 
par  sa  rigueur  :  il  n'y  souffre  que  des  rebuts  plus 
indignes  que  ceux  des  Juifs  dont  il  a  été  le  jouet. 

Ah  !  ne  vous  persuadez  pas  que  sa  toute-puissance 
endure  long-temps  ce  malheureux  interrègne.  Non, 
non  ,  pécheurs  ,  ne  vous  trompez  pas ,  le  royaume 
de  Dieu  approche  ;  Appropinquavit  (0  :  il  faut  qu'il 
y  règne  sur  nous  par  l'obéissance  à  sa  grâce ,  ou  bien 
il  y  régnera  par  l'autorité  de  sa  justice  :  plus  sont 
grandes  les  grâces  que  vous  méprisez ,  plus  la  ven- 
geance est  prochaine.  Saint  Jean  commençant  sa 

C»)  Matth.  III.  2. 


1^2  SUR    LA    FEnVEUIl    DE    LA    PÉNITENCE. 

prédication  pour  annoncer  le  Sauveur,  dénonçoit 
à  toute  la  terre  que  la  colère  alloit  venir,  que  le 
royaume  de  Dieu  alloit  s'approcher;  tant  la  grâce 
et  la  justice  sont  inséparables.  Mais  quand  ce  divin 
Sauveur  commence  à  paroître ,  il  ne  dit  point  qu'il 
approche ,  ni  que  la  justice  s'avance  ;  mais  écoutez 
comme  il  parle  :  «  La  cognée  est  déjà ,  dit-il ,  à  la 
»  racine  de  l'arbre  «  :  Jam  securis  ad  radicem  arbo- 
riim  posita  est  (0.  Oui ,  la  colère  approche  toujours 
avec  la  grâce  ;  la  cognée  s'applique  toujours  par  le 
bienfait  même  ;  et  la  sainte  inspiration ,  si  elle  ne 
nous  vivifie,  elle  nous  tue. 

(»)  Malth.  III.  10. 


SUR    l'intégrité    de    la    rÉNITENCE.  l43 


III.'^  SERMON 

POUR  LE  JEUDI 

DE  LA  SEMAINE  DE  LA  PASSION, 

PRÊCHÉ  A  LA   COUR. 

SUR  L'INTÉGRITÉ  DE  LA.  PÉNITENCE. 

Trois  caractères  opposés  des  véritables  et  des  fausses  conversions. 
Feintes  douleurs  par  lesquelles  le  pécheur  trompe  les  autres  j  dou- 
leurs imparfaites  par  lesquelles  il  s'impose  à  lui-même  :  cause  pro- 
fonde d'une  séduction  si  subtile.  Confusion  nécessaire  à  un  vrai 
pénitent  :  quelle  est  cette  confusion  :  pourquoi  est-elle  due  au  pé- 
cheur. Comment  les  pécheurs  superbes  et  indociles  cherchent  à  se 
débarrasser  de  la  honte  qu'ils  méritent  :  inutilité  de  tous  leurs  faux 
prétextes.  Qui  sont  ceux  qui  doivent  entrer  plus  profondément 
dans  cet  état  de  confusion.  Remèdes  nécessaires  pour  conserver  la 
grâce  de  la  pénitence  :  combien  ils  sont  méprisés  ou  négligés. 


Stans  rétro  secus  pedes  ejus,  lacrymis  cœpit  rigarepedes 
ejus. 

Madeleine  se  jetant  aux  pieds  de  Je'siis  ^  commença  a  les 
laver  de  ses  larmes,  Luc.  vu.  38, 

rLsT-cE  une  chose  croyable  que  Tesprit  de  séduction 
soit  si  puissant  dans  les  hommes,  que  non-seulement 
ils  se  plaisent  à  tromper  les  autres,  mais  qu'ils  se 


i44  SUR  l'ijvtégrité 

trompent  eux-mêmes,  que  leurs  propres  pensées  les 
déçoivent,  que  leur  propre  imagination  leur  impose? 
Il  est  ainsi,  chrétiens,  et  cette  erreur  paroît  princi- 
palement dans  l'affaire  de  la  pénitence. 

Il  y  a  de  certains  pécheurs  que  leurs  plaisirs  en- 
gagent, et  cependant  que  leur  conscience  inquiète; 
qui  ne  peuvent  ni  approuver  ni  changer  leur  vie  ; 
qui  n'ont  nulle  complaisance  pour  la  loi  de  Dieu , 
mais  que  ses  menaces  étonnent  souvent,  et  les  jettent 
dans  un  trouble  inévitable  qui  les  incommode.  Ce 
sont  ceux-là ,  chrétiens ,  qui  se  confessent  sans  uti- 
lité, qui  font  par  coutume  un  amusement  sacrilège 
du  sacrement  de  la  pénitence  ;  semblables  à  ces  ma- 
lades foibles  d'esprit  et  de  corps ,  qui ,  ne  pouvant 
jamais  se  résoudre  ni  à  quitter  les  remèdes  ni  à  les 
prendre  de  bonne  foi ,  se  jettent  dans  les  pratiques 
d'une  médecine  qui  les  tue.  C'est  une  semblable  il- 
lusion qui  nous  fait  voir  tous  les  jours  tant  de  fausses 
conversions,  tant  de  pénitences  trompeuses,  qui, 
bien  loin  de  délier  les  pécheurs,  les  chargent  de 
nouvelles  chaînes.  Mais  j'espère  que  Madeleine  ,  ce 
modèle  de  la  pénitence ,  dissipera  aujourd'hui  ces 
fantômes  de  périitens,  et  amènera  au  Sauveur  des 
pénitens  véritables.  Implorons  pour  cela  le  secours 
d'en-haut  par  les  prières  de  la  sainte  Vierge. 

Le  cœur  de  Madeleine  est  brisé ,  son  visage  tout 
couvert  de  honte ,  son  esprit  profondément  atten- 
tif dans  une  vue  intime  de  son  état ,  et  dans  une 
forte  réflexion  sur  ses  périls.  La  douleur  immense 
qui  la  presse,  fait  qu'elle  court  au  médecin  ^vec  sin- 
cérité ;  la  honte  qui  l'accompagne  ,  fait  qu'elle  se 

jette 


î 


DE    LA    1ȃNITE]VCE.  l45 

jette  à  ses  pieds  avec  soumission  ;  la  connoissance  de 
ses  dangers  fait  qu'elle  sort  d'entre  ses  mains  avec 
crainte  ,  et  qu'elle  n'est  pas  moins  occupée  des 
moyens  de  ne  tomber  plus,  que  de  la  joie  d'avoir 
été  si  heureusement  et  si  miséricordieusement  re- 
levée. 

De  là ,  Messieurs ,  nous  pouvons  apprendre  trois 
dispositions  excellentes ,  sans  lesquelles  la  pénitence 
est  infructueuse.  Avant  que  de  confesser  nos  péchés, 
nous  devons  être  affligés  de  nos  désordres  ;  en  con- 
fessant nos  péchés,  nous  devons  être  honteux  de  nos 
foiblesses;  après  avoir  confessé  nos  péchés,  nous  de- 
vons être  encore  étonnés  de  nos  périls  et  de  toutes 
les  tentations  qui  nous  nienacent. 

Ames  captives  du  péché ,  mais  que  les  reproches 
de  vos  consciences  pressent  de  recourir  au  remède  ; 
Jésus  a  soif  de  votre  salut  :  il  vous  attend  avec  pa- 
tience dans  ces  tribunaux  de  miséricorde  que  vous 
voyez  érigés  de  toutes  parts  à  l'entour  de  ses  saints 
autels;  mais  il  faut  en  approcher  avec  un  cœur  droit. 
Plusieurs  ont  une  douleur  qui  ne  les  change  pas  , 
mais  qui  les  trompe  ;  plusieurs  ont  une  honte  qui 
veut  qu'on  la  flatte ,  et  non  pas  qu'on  Thumilie  ; 
plusieurs  cherchent  dans  la  pénitence  d'être  déchar- 
gés du  passé,  et  non  pas  d'être  fortifiés  pour  l'avenir  : 
ce  sont  les  trois  caractères  de  fausses  conversions. 
La  véritable  pénitence  a  trois  sentimens  opposés  : 
devant  la  confession  sa  douleur  lui  fait  prendre  toutes 
les  résolutions  nécessaires  ;  et  dans  la  confession  sa 
honte  lui  fait  subir  toutes  les  humiliations  qui  lui 
sont  dues  ;  et  après  la  confession  sa  prévoyance  lui 
BossuET.  xm.  10 


i46  SUR  l'intégrité 

fait  embrasser  toutes  les  précautions  qui  lui  sont 

utiles  :  et  c'est  le  sujet  de  ce  discours. 

'  PREMIER   POINT. 

Plusieurs  frappent  leur  poitrine,  plusieurs  disent 
de  bouche  et  pensent  quelquefois  dire  de  cœur  ce 
Peccaui  tant  vanté,  que  les  pécheurs  trouvent  si 
facile.  Judas  l'a  dit  devant  les  pontifes;  Saiil  l'a  dit 
devant  Samuel  ;  David  l'a  dit  devant  Nathan  :  mais 
des  trois  il  n'y  en  a  qu'un  qui  l'ait  dit  d'un  cœur 
véritable.  Il  y  a  de  feintes  douleurs  par  lesquelles 
le  pécheur  trompe  les  autres ,  il  y  a  des  douleurs 
imparfaites  par  lesquelles  le  pécheur  s'impose  à  lui- 
même;  et  je  pense  qu'il  n'y  a  aucun  tribunal  devant 
lequel  il  se  dise  plus  de  faussetés ,  que  devant  celui 
de  la  pénitence. 

Le  roi  Saiil ,  repris  hautement  par  Samuel  le 
prophète  d'avoir  désobéi  à  la  loi  de  Dieu ,  confesse 
qu'il  a  péché.  «  J'ai  péché,  dit-il,  grand  prophète, 
»  en  méprisant  vos  paroles  et  les  paroles  du  Seigneur  ; 
»  mais  honorez-moi  devant  les  grands  et  devant  mon 
5)  peuple ,  et  venez  adorer  Dieu  avec  moi  »  :  Pec- 
cavi  ;  sed  nunc  honora  me  corain  senioribus  populi 
mei  et  coram  Israël  (0.  Honorez-moi  devant  le 
peuple  ;  c'est-à-dire ,  ne  me  traitez  pas  comme  un 
réprouvé,  de  peur  que  la  majesté  ne  soit  ravilie. 
C'est  en  vain  qu'il  dit ,  J'ai  péché  ;  sa  douleur , 
comme  vous  voyez ,  n'étoit  qu'une  feinte  et  une 
adresse  de  sa  politique.  Ah  !  que  la  politique  est 
dangereuse  ,   et  que  les  grands  doivent  craindre 

(0  /.  Reg.  XV.  3o. 


DE    LA    VÉJVITEIVCE.  l^n 

qu'elle  ne  se  mêle  toujours  trop  avant  dans  le  culte 
qu'ils  rendent  à  Dieu  !  elle  est  de  telle  importance, 
que  les  esprits  sont  tente's  d'en  faire  leur  capital  et 
leur  tout.  Il  faut  de  la  religion  pour  attirer  le 
respect  des  peuples  :  prenez  garde ,  6  grands  de  la 
terre  ,  que  cette  pense'e  n'ait  trop  de  part  aux  actes 
de  piété  et  de  pénitence  que  vous  pratiquez.  Il  est 
de  votre  devoir  d'édifier  les  peuples  ;  mais  Dieu  ne 
doit  pas  être  frustré  de  son  sacrifice,  qui  est  un  cœur 
contrit  véritablement  et  affligé  de  ses  crimes. 

Mais  je  vous  ai  dit,  chrétiens,   qu'il  y  a  encore 
une  tromperie  plus  fine  et  plus  délicate ,  par  laquelle 
le  pécheur  se  trompe  lui-même.  O  Dieu ,  est-il  bien 
possible  que  l'esprit  de  séduction  soit  si  puissant 
dans  les  hommes,  que  non- seulement  ils  trompent 
les  autres  ,  mais  que  leurs  propres  pensées  les  déçoi- 
vent ?  il  n'est  que  trop  véritable.  Non-  seulement , 
dit  Tertullien  ,  nous  imposons  à  la  vue  des  autres , 
((  mais  même  nous  jouons  notre  conscience  «  :  Nos- 
iram  quoque  conscientiam   ludimus  (0.   Oui  ,  Mes- 
sieurs, il  y  a  deux  hommes  dans  l'homme,  aussi  in- 
connus l'un  à  l'autre  que  seroient  deux  hommes  dif- 
férens  :  il  y  a  deux  cœurs  dans  le  cœur  humain  ;  l'un 
ne  sait  pas  les  pensées  de  l'autre;  et  souvent,  pen- 
dant que  l'un  se  plaît  au  péché ,   l'autre  contrefait 
si  bien  le  pénitent,   que  Thomme  lui-même  ne   se 
connoît  pas,  «  qu'il  ment,  dit  saint  Grégoire,  à  son 
»  propre  esprit  et  à  sa  propre  conscience  »  :  Sœpe 
sibidese  mens  ipsa  inentitur  ['^).M.aiis>  il  faut  expliquer 
ceci  et  exposer  à  vos  yeux  ce  mystère  d'iniquité. 

(0  Ad  Nation,  l.i,  n,  i6.—-  (*)  Pastor.  l.  part.  cap.  ix,   tom.  ii, 
«o/.  9. 


i48  SUR  l'intégrité 

Le  grand  pape  saint  Grégoire  nous  en  donnera 
Touverture  par  une  excellente  doctrine,  dans  la 
troisième  partie  de  son  Pastoral.  Il  remarque  judi- 
cieusement à  son  ordinaire ,  que  comme  Dieu  ,  dans 
la  profondeur  de  sesmiséricordes,  laisse  quelquefois 
dans  ses  serviteurs  des  désirs  imparfaits  du  mal,  pour 
les  enraciner  dans  l'humilité;  aussi  l'ennemi  de  notre 
salut,  dans  la  profondeur  de  ses  malices,  laisse  naître 
souvent  dans  les  pécheurs  un  amour  imparfait  de  la 
justice ,  qui  ne  sert  qu'à  nourrir  leur  présomption. 
Voici  quelque  chose  de  bien  étrange ,  et  qui  nous 
doit  faire  admirer  les  terribles  jugemens  de  Dieu. 
Ce  grand  Dieu,  par  une  conduite  impénétrable, 
permet  que  ses  élus  soient  tentés,  qu'ils  soient  at- 
tirés au  mal,  qu'ils  chancèlent  même  dans  la  droite 
voie  ;  ils  croient  assez  souvent  que  leur  volonté  leur 
est  échappée,  et  il  les  affermit  par  leur  foiblesse;  et 
quelquefois  il  permet  aussi  que  les  pécheurs  se  sen- 
tent attirés  au  bien ,  qu'ils  semblent  même  y  don- 
ner les  mains,  qu'ils  vivent  tranquilles  et  assurés; 
et  par  un  juste  jugement ,  c'est  leur  propre  a  surance 
qui  les  précipite.  Qui  ne  trembleroit  devant  Dieu  ? 
qui  ne  redouteroit  ses  conseils?  Par  un  conseil  de  sa 
miséricorde ,  le  juste  se  croit  pécheur,  et  il  s'humi- 
lie ;  et  par  un  conseil  de  sa  justice,  le  pécheur  se 
croit  juste ,  et  il  s'enfle  et  il  marche  sans  crainte ,  et  il 
périt  sans  ressource.  Ainsi  le  malheureux  Balaam , 
admirant  les  tabernacles  des  justes,  s'écrie,  comme 
touché  de  l'Esprit  de  Dieu  :  «  Que  mon  ame  meure 
»  de  la  mort  des  justes  (0  »!  est-il  rien  de  plus  pieux 
que  ce  sentiment  ?  Mais  après  avoir  prononcé  leur 

(0  lYum.  xxiii.  10. 


DE    LA    PÉNITENCE.  l4() 

mort  bienheureuse  ,  il  donne  aussitôt  après  des  con- 
seils pernicieux  contre  leur  vie  :  «  Ce  sont  les  pro- 
»  fondeurs  de  Satan  «  ;  Altitudines  Satanœ  (0, 
comme  les  appelle  saint  Jean  dans  l'Apocalypse. 
Tremblez  donc,  tremblez,  ô  pécheurs,  qu'une  dou- 
leur imparfaite  n'impose  à  vos  consciences  ;  et  que 
«  comme  il  arrive  souvent  que  les  bons  ressentent 
5)  innocemment  l'attrait  du  péché,  auquel  ils  crai- 
M  gnent  d'avoir  consenti  ;  ainsi  vous  ne  ressentiez 
))  en  vous-mêmes  un  amour  infructueux  de  la  péni- 
»  tence ,  auquel  vous  croyez  faussement  vous  être 
»  rendus  ».  Ita  plerunique  mali  inuliliier  coinpun- 
guntur  ad  justitiam  ^  sicut  plerumque  boni  innoxih 
tentantur  ad  culpanij  dit  excellemment  saint  Gré- 
goire (2). 

Que  veut  dire  ceci,  chrétiens?  quelle  est  la  cause 
profonde  d'une  séduction  si  subtile?  il  faut  tâcher 
de  la  pénétrer  pour  appliquer  le  remède,  et  atta- 
quer le  mal  dans  sa  source.  Pour  l'entendre,  il  faut 
remarquer  que  les  saintes  vérités  de  Dieu  et  la 
crainte  de  ses  jugemens  font  deux  effets  dans  les 
âmes  ;  elles  les  chargent  d'un  poids  accablant ,  elles 
les  remplissent  de  pensées  importunes  :  voici,  Mes- 
sieurs ,  la  pierre  de  touche.  Ceux  qui  veulent  se  dé- 
charger de  ce  fardeau  ont  la  douleur  véritable  ; 
ceux  qui  ne  songent  qu'à  se  défaire  de  ces  pensées 
ont  une  douleur  trompeuse.  Ah  !  je  commence  à 
voir  clair  dans  l'abîme  du  cœur  humain  :  ne  crai- 
gnons pas  d'entrer  jusqu'au  fond  à  la  faveur  de  cette 
lumière. 

Par  exemple ,  il  y  a  de  certaines  âmes  à  qui  Ten- 

(')  Apoc.  II.  24.  —  C^)  Pastov.  part,  m,  cap.  xxx ,  toni.  n,  col.  87. 


i5o  sun  l'intégrité 

fer  fait  horreur  au  milieu  de  leurs  attaches  crimi- 
nelles^  et  qui  ne  peuvent  supporter  la  vue  de  la  main 
de  Dieu  arme'e  de  ses  foudres  contre  les  pécheurs 
impénitens.  Ce  sentiment  est  salutaire  ;  et  pourvu 
qu'on  le  pousse  où.  il  doit  aller,  il  dispose  puissam- 
ment les  cœurs   à  la  grâce  de  la  pénitence.  Mais 
voici  la  séduction  :  l'ame  troublée  et  malade,  mais 
qui  ne  sent  sa  maladie  que  par  son  trouble ,  songe 
au  trouble  qui  l'incommode,  plutôt  qu'au  mal  qui 
la  presse  :  cet  aveuglement  est  étrange  ;  mais  si 
vous  avez  jamais  rencontré  de  ces  malades  fâcheux 
qui  s'emportent  contre  un  médecin  qui  veut  arra- 
cher la  racine  du  mal ,  et  qui  ne  lui  demandent  au- 
tre chose  sinon  qu'il  appaise  la  douleur,  vous  avez 
vu  quelque  image  des  malheureux  dont  je  parle.  La 
fête  avertit  tous  les  chrétiens  d'approcher  des  saints 
sacremens  ;  s'en  éloigner  dans  un  temps  si  saint, 
c'est  se  condamner  trop  visiblement.  Et  en  effet, 
chrétiens,   cet  éloignement  est  horrible  ;  la   con- 
science en  est  inquiète,   et  en  fait  hautement   ses 
plaintes  :  plusieurs  ne  sont  pas  assez  endurcis  pour 
mépriser  ces  reproches ,    ni  assez  forts  pour  oser 
rompre  leurs  liens  trop  doux  et  leurs  engagemens 
trop  aimables  :  ils  songent  au  mal  sensible ,  et  ils 
négligent  le  mal  effectif:  ils  pensent  à  se  confesser 
pour  appaiser  les  murmures,  et  non  pour  guérir  les 
plaies  de  leur  conscience;  et  moins  pour  se  déchar- 
ger du  fardeau  qui  les  accable ,  que  pour  se  déli- 
vrer promptement  des  pensées  qui  les  importunent  : 
c'est  ainsi  qu'ils  se  disposent  à  la  pénitence. 

On  a  dit  à  ces  pécheurs,  on  leur  a  prêché  qu'il 
faut  regretter  leurs  crimes;  et  ils  cherchent  leurs 


DE    LA    PÉNITENCE.  l5l 

regrets  dans  leurs  livres  ;  ils  y  prennent  leur  acte  de 
contrition;  ils  tirent  de  leur  mémoire  les  paroles 
qui  l'expriment,  ou  l'image  des  sentimens  qui  le 
forment  ;  et  ils  les  appliquent ,  pour  ainsi  dire ,  sur 
leur  volonté,  et  ils  pensent  être  contrits  de  leurs 
crimes  :  ils  se  jouent  de  leur  conscience  pour  se 
rendre  agréables  à  Dieu.  Il  ne  suffit  pas,  chrétiens, 
de  tirer  de  son  esprit ,  comme  par  machine ,  des 
actes  de  vertu  forcés,  ni  des  directions  artificielles. 
La  douleur  de  la  pénitence  doit  naître  dans  le  fond 
du  cœur,  et  non  pas  être  empruntée  de  l'esprit  ni 
de  la  mémoire  :  elle  ne  ressem?jle  pas  à  ces  eaux  que 
l'on  fait  jouer  par  machines  et  par  artifice  ;  c'est  un 
fleuve  qui  coule  de  source,  qui  se  déborde,  qui  ar- 
rache, qui  déracine,  qui  noie  tout  ce  qu'il  trouve; 
elle  fait  un  saint  ravage  qui  détruit  le  ravage  qu'a 
fait  le  péché  ;  aucun  crime  ne  lui  échappe  :  elle  ne 
fait  pas  comme  Saiil,  qui,  massacrant  les  Amalécites, 
épargne  ceux  qui  lui  plaisent. 

Il  y  a  souvent  dans  le  cœur  des  péchés  que  l'on 
sacrifie,  mais  il  y  a  le  péché  chéri  ;  quand  il  le  faut 
égorp,er,  le  cœur  soupire  en  secret,  et  ne  peut  plus 
se  résoudre  :  la  douleur  de  la  pénitence  le  perce  et 
Textermine  sans  miséricorde  ;  elle  entre  dans  l'a  me 
comme  un  Josué  dans  la  terre  des  Phjlistins  ;  il  dé- 
truit, il  renverse  tout  :  ainsi  la  contrition  véritable. 
Et  pourquoi  cette  sanglante  exécution?  c'est  qu'elle 
craint  la  componction  d'uiuTadas,  la  componction 
d'un  Antiochus,  la  componction  d'unBaiaam,  com- 
ponctions fausses  et  hypocrites,  qui  trompent  la 
conscience  par  l'image  d'une  douleur  superficielle. 
La  douleur  de  la  pénitence  a  entrepris  de  changer 


1^2  SUR    l' INTÉGRITÉ 

Dieu  ;  mais  il  faut  auparavant  changer  Thomme,  et 
Dieu  ne  se  change  jamais  que  par  Teffort  de  ce 
contre-coup.  Vous  craignez  la  main  de  Dieu  et  ses 
jugemens,  c'est  une  sainte  disposition  ;  le  saint  con- 
cile de  Trente  veut  aussi  que  cette  crainte  vous 
porte  à  de'tester  tous  vos  crimes  (0,  à  vous  affliger 
de  tous  vos  excès,  à  haïr  de  tout  votre  cœur  votre 
vie  passée  :  il  faut  que  vous  gémissiez  de  vous  voir 
dans  un  état  si  contraire  à  la  justice  ,  à  la  sainteté , 
à  l'immense  charité  de  Dieu ,  à  la  grâce  du  christia- 
nisme, à  la  foi  donnée,  à  la  foi  reçue,  au  traité  de 
paix  solennel  que  vous  avez  fait  avec  Dieu  par  Jésus- 
Christ  :  il  faut  que  vous  renonciez  simplement  et  de 
bonne  foi  à  tous  les  autres  engagemens,  à  toutes  les 
autres  alliances,  à  toutes  les  paroles  données  contre 
vos  premièi^es  obligations.  Le  faisons-nous,  chré- 
tiens? nous  le  disons  à  nos  confesseurs;  mais  nos 
œuvres  diront  bientôt  le  contraire. 

ce  Ah  !  que  ceux-là  sont  heureux ,  dit  le  saint  Psal- 
3)  miste  (^),  dont  les  péchés  sont  couverts  »  !  C'est, 
Messieurs,  la  douleur  de  la  pénitence,  qui  couvre  à 
Dieu  nos  péchés.  Mais  que  j'appréhende  que  nous 
ne  soyons  de  ces  pénitens  dontlsaïe  a  dit  ces  mots  : 
^c  Ils  n'ont  tissu,  dit  ce  saint  prophète,  que  des  toiles 
»  d'araignées  »  ;  Telas  araneœ  texuerunt-,...  telœ 
eoriim  non  erunl  in  uestimentum  ,  neque  operientur 
operibiis  suis  ;  opéra  eorwn  opéra  inutilia ,...  cogi- 
tationes  eorwn  cogitationcs  inutiles  (3)  :  «  leurs  toiles 
»  ne  leur  serviront  pas  de  vêtemens,  leurs  œuvres 
>?  ne  les  couvriront  pas  ;  car  leurs  pensées  sont  des 

(0  Seis.  XIV.  de  Pœnit.  cap,  iv,  de  Contr.  et  Can.  v.  —  W  Ps.  xxxi. 


DELAPÉNIÏEJVCE.  l53 

»  pensées  vaines,  et  leurs  œuvres  des  œuvres  inu- 
»  tiles  ».  Voilà  une  peinture  trop  véritable  de  notre 
pénitence  ordinaire.  Chrétiens,  rendons-nous  capa- 
bles de  présenter  au  sauveur  Jésus  de  dignes  fruits 
de  pénitence,  ainsi  qu'il  nous  l'ordonne  dans  son 
Evangile;  non  des  désirs  imparfaits  ,  mais  des  réso- 
lutions déterminées  ;  non  des  feuilles  que  le  premier 
tourbillon  emporte ,  ni  des  fleurs  que  le  soleil  des- 
sèche. Pour  cela  brisons  devant  lui  nos  cœurs,  et 
brisons-les  tellement  que  tout  ce  qui  est  dedans  soit 
anéanti  :  «  Brisons,  dit  saint  Augustin,  ce  cœur 
)>  impur,  afin  que  Dieu  crée  en  nous  un  cœur  sanc- 
))  tifîé  ))  :  Ut  creetur  mundum  cor,,  conieratur  iin- 
mwidurn  (0.  Si  nous  sommes  en  cet  état,  courons. 
Messieurs ,  avec  foi  au  tribunal  de  la  pénitence  ; 
portons-y  notre  douleur,  et  tâchons  de  nous  y  re- 
vêtir de  confusion. 

SECOND   POINT. 

C'est  une  règle  de  justice  que  l'équité  même  a 
dictée ,  que  le  pécheur  doit  rentrer  dans  son  état 
pour  se  rendre  capable  d'en  sortir.  Le  véritable 
état  du  pécheur,  c'est  un  état  de  confusion  et  de 
honte;  car  il  est  juste  et  très -juste  que  celui  qui 
fait  mal  soit  confondu  ;  que  celui  qui  a  trop  osé 
soit  couvert  de  honte  ;  que  celui  qui  est  ingrat 
n'ose  paroître;  enfin  que  le  pécheur  soit  déshonoré, 
non- seulement  par  les  autres,  mais  par  lui-même, 
par  la  rougeur  de  son  front ,  par  la  confusion  de  sa 
face ,  par  le  tremblement  de  sa  conscience.  Le  pé- 
cheur est  sorti  de  cet  état,  quand  il  a  paru  dans  le 

(')  Serm.  xix.  n.  3,  tom.  v,  col,  io3. 


i54  SUR  l'intégrité 

inonde  la  tête  élevée  ,  avec  toute  la  liberté  d'un 
front  innocent.  Il  est  juste  qu'il  rentre  dans^  sa  con- 
fusion :  c'est  pourquoi  toutes  les  Ecritures  lui  or- 
donnent de  se  confondre.  Confuncliinini  j  eonfwidi- 
mini,  domus  Israël  (0  :  «  Confondez-vous,  eonfon- 
»  dez-vous,  maison  d'Israël  «^  parce  que  vous  avez 
péché  devant  le  Seigneur. 

Pour  bien  comprendre  cette  vérité,  disons  avant 
toutes  choses  ce  que  c'est  que  la  confusion ,  et  pour- 
quoi elle  est  due  aux  pécheurs.  La  confusion  , 
chrétiens ,  est  un  jugement  équitable  rendu  par  la 
conscience  ,  par  lequel  le  pécheiîr  ayant  violé  ce 
qu'il  y  a  de  plus  saint ,  méprisé  ce  qu  il  y  a  de 
meilleur,  trahi  ce  qu'il  y  a  de  mi^ux  faisant,  est 
jugé  indigne  de  paroître.  Quel  est  le  moaf  de  cet 
arrêt  ?  c'est  que  le  pécheur  s^tant  élevé  contre  la 
vérité  même,  contre  la  justice  même,  contre  l'être 
même  qui  est  Dieu;  dans  son  empire,  à  la  face  de 
ses  lois,  et  parmi  ses  bienfaits;  il  mérite  de  n'être 
plus,  et  à  plus  forte  raison  de  ne  plus  paroître.  C'est 
pourquoi  sa  propre  raison  lui  dénonce  qu'il  devroit 
se  cacher  éternellement,  confondu  par  ses  ingrati- 
tudes ;  et  afin  de  lui  ôter  cette  liberté  de  paroître, 
elle  va  imprimer  au  dehors  dans  la  partie  la  plus 
visible ,  la  plus  éminente ,  la  plus  exposée ,  sur  le  vi- 
sage ,  sur  le  front  même  ;  non  point  à  la  vérité  par 
un  fer  brûlant ,  mais  par  le  sentiment  de  son  crime 
comme  par  une  espèce  de  fer  brûlant,  une  rougeur 
qui  le  déshonore  et  qui  le  flétrit  ;  elle  va ,  dis-je , 
imprimer  je  ne  sais  quoi  de  déconcerté,  qui  le  défait 
aux  yeux  des  hommes  et  à  ses  propres  yeux;  marque 

WJÏzecA.  XXXVI.  32. 


DE    LA    PÉNITENCE.  l55 

certaine  d'un  esprit  trouble',  d'un  courage  tremblant, 
d'un  cœur  inquiet,  d'une  conscience  convaincue. 

Le  pe'eheur  superbe  et  indocile  ne  peut  souffrir  cet 
ëtat  de  honte,  et  il  s'efforce  d'en  sortir.  Pour  cela, 
ou  bien  il  cache  son  crime,  ou  il  excuse  son  crime  , 
ou  il  soutient  hardiment  son  crime  :  il  le  cache 
comme  un  hypocrite;  il  l'excuse  comme  un  orgueil- 
leux; il  le  soutient  comme  un  effronté.  C'est  ainsi 
qu'il  sort  de  son  état,  et  qu'il  usurpe  impudemment 
à  la  face  du  ciel  et  de  la  terre  les  privilèges  de  l'in- 
nocence :  c'est  ainsi  qu'il  tâche  d'éviter  la  honte;  le 
premier  par  l'obscurité  de  son  action;  le  second  par 
les  artifices  de  ses  vains  prétextes;  le  dernier  par  son 
impudence.  Ainsi  au  jugement  dernier  sera  rendue 
aux  pécheurs,  à  la  face  de  tout  l'univers  ,  l'éternelle 
confusion  qu'ils  ont  si  bien  méritée  :  là  tous  ceux 
qui  se  sont  cachés  seront  découverts;  là  tous  ceux 
qui  se  seront  excusés  seront  convaincus  ;  là  tous  ceux 
qui  étoient  si  fiers  et  si  insolens  dans  leurs  crimes 
seront  abattus  et  atterrés. 

Voici  l'oracle  de  la  justice  qui  lui  crie  :  Rentre 
en  toi-même,  pécheur,  rentre  en  ton  état  de  honte; 
tu  veux  cacher  ton  péché,  et  Dieu  t'ordonne  de  le 
confesser;  tu  veux  excuser  ton  péché,  et  bien  loin  d'é- 
couter ces  vaines  excuses ,  Dieu  t'ordonne  d'en  ex- 
poser toutes  les  circonstances  aggravantes;  tu  oses 
soutenir  ton  péché,  et  Dieu  t'ordonne  de  te  soumettre 
à  toutes  les  humiliations  qu'il  a  méritées.  «  Confonds- 
»  toi,  confonds-toi,  dit  le  Seigneur,  et  porte  ton 
»  ignominie  a  :  Ergo  et  tu  confimdere  j  et  porta 
ignominiam  tuam  (0. 

CO -£zec7i.  XVI.  $2. 


î56  SUR  l'intégrité 

Ne  vous  plaît-il  pas,  chrétiens,  que  nous  mettions 
dans  un  plus  grand  jour  ces  importantes  vérités?  Ce 
pécheur,  cette  pécheresse,  pour  éviter  de  se  cacher, 
tâche  plutôt  de  cacher  son  crime  sous  le  voile  de  la 
vertu,  ses  trahisons  et  ses  perfidies  sous  le  titre  de 
la  bonne  foi ,  ses  prostitutions  et  ses  adultères  sous 
l'apparence  de  la  modestie.  Il  faut  qu'il  vienne  rou- 
gir non-seulement  de  son  crime  caché,  mais  de  son 
honnêteté  apparente  :  il  faut  qu'il  vienne  rougir  de 
ce  qu'ayant  assez  reconnu  le  mérite  de  la  vertu  pour 
la  vouloir  faire  servir  de  prétexte,  il  ne  l'a  pas  assez 
honorée  pour  la  faire  servir  de  règle  :  il  faut  qu'il 
vienne  rougir  d'avoir  été  si  timide  que  de  ne  pou- 
voir soutenir  les  yeux  des  hommes,  et  toutefois  si 
hardi  et  si  insensé  que  de  ne  craindre  pas  la  vue 
de  Dieu  :  Ergo  et  tu  confundere  _,  et  porta  ignomi- 
niant  tuam  :  «  Confonds  -  toi  donc ,  ô  pécheur,  et 
»  porte  ton  ignominie  ». 

Mais  ce  pécheur,  qui  cache  aux  autres  ses  désor- 
dres, voudroit  se  les  pouvoir  cacher  à  lui-même  :  il 
cherche  toujours  quelque  appui  fragile ,  sur  lequel 
il  puisse  rejeter  ses  crimes  :  il  en  accuse  les  étoiles, 
dit  saint  Augustin  (0;  ah!  je  n'ai  pu  vaincre  mon 
tempérament  .*  il  en  accuse  la  fortune,  c'est-à-dire, 
une  rencontre  imprévue  :  il  en  accuse  le  démon  : 
J'ai  été  tenté  trop  violemment  :  il  fait  quelque  chose 
de  plus  ;  il  demande  qu'on  lui  enseigne  les  voies  dé- 
tournées, oii  il  puisse  se  sauver  avec  ses  vices,  et 
se  convertir  sans  changer  son  cœur  :  «  Il  dit,  re- 
j)  marque  Isaïe ,  à  ceux  qui  regardent  :  Ne  regardez 
î)  pas  ;  et  à  ceux  qui  sont  préposés  pour  voir  ;  Ne 

10  In  Ps.  CXL.  tom.  IV,  col.  1 56; ,  i56S. 


DE    LA    PÉNITENCE.  iS'J 

»  voyez  pas  pour  nous  ce  qui  est  droit;  dites-nous  des 
M  choses  qui  nous  plaisent;  trompez-nous  par  des  er- 
))  reurs  agréables  »  :  Qui  dicunt  videntibus  :  Nolite  vi- 
dere  ;  et  aspicientibus  :  Nolite  aspicere  nobis  ea  quœ 
recta  sunt;  loquimini  nobis  placentia  ;  videte  nobis  er- 
rores  (0.  «  Otez-nioi  cette  voie,  elle  est  trop  droite; 
»  ôtez-moi  ce  sentier,  il  est  trop  étroit  «  :  Auferte  a 
me  "viam ,  declinate  à  me  semitam  i?).  Ainsi,  par  une 
étrange  illusion,  au  lieu  que  la  conversion  véritable 
est  que  le  méchant  devienne  bon  ,  et  que  le  pécheur 
devienne  juste;  il  imagine  une  autre  espèce  de  con- 
version ,  où  le  mal  se  change  en  bien ,  o\x  le  crime 
devienne  honnête,  où  la  rapine  devienne  justice; 
et  si  la  conscience  ose  murmurer  contre  ses  vaines 
raisons,  il  la  bride,  il  la  tient  captive,  il  lui  impose 
silence.  Ergb  et  tu  confundere  :  a  Viens  te  confon- 
»  dre  ô  pécheur  »  :  viens,  viens  au  tribunal  de  la 
pénitence,  pour  y  porter  ton  ignominie;  non-seu- 
lement celle  que  mérite  Thorreur  de  tes  crimes, 
mais  celle  qu'y  doit  ajouter  la  hardiesse  insensée  de 
tes  excuses.  Car  est-il  rien  de  plus  honteux  que  de 
manquer  de  fidélité  à  son  Créateur,  à  son  Roi,  à  son 
Rédempteur  ;  et  pour  comble    d'impudence ,  oser 
encore  excuser  de  si  grands  excès  et  une  si  noire 
ingratitude  ? 

[  C'est  cependant  ce  que  les  pécheurs  ne  cessent 
de  pratiquer  au  milieu  de  leurs  désordres  :  s'ils  se  sen- 
tent pressés  par  les  remords  de  leur  conscience ,  ils 
se  retirent  comme]  Adam  dans  le  plus  épais  de  la 
forêt  :  s'ils  ne  peuvent  se  cacher  non  plus  que  lui ,  [  ils 
tâchent  ]  de  s'excuser  à  son  exemple  ;  [  ils  rejettent 

0)  Is.  XXX.  lo.  —  (^)  Ibid.  1 1. 


i58  SUR  l'intégrité 

leurs  fautes  sur]  Eve,  sur  la  fragilité,  la  complai- 
sance ,  la  compagnie ,  la  tyrannie  de  l'habitude ,  là 
violence  de  la  passion.  Ainsi  on  n'a  pas  besoin  de  se 
tourmenter  à  chercher  bien  loin  des  excuses ,  le  pé- 
ché s'en  sert  à  lui-même ,  et  prétend  se  justifier  par 
son  propre  excès.  Quelquefois  convaincus  en  leur 
conscience  de  l'injustice  de  leurs  actions,  ils  veulent 
seulement  amuser  le  monde  ;  puis  se  laissant  em- 
porter eux-mêmes  à  leurs  belles  inventions,  ils  se  les 
impriment  en  les  débitant ,  et  adorent  le  vain  fantôme 
qu'ils  ont  supposé  en  la  place  de  la  vérité  :  «  tant 
5)  l'homme  se  joue  soi-même  et  sa  propre  conscience  »  : 
Adeo  nostram  qiioqiie  conscientiain  ludimus  (0. 

Dieu  est  lumière;  Dieu  est  vérité;  Dieu  est  jus- 
tice. Sous  l'empire  de  Dieu  ce  ne  sera  jamais  par  de 
faux  prétextes,  mais  par  une  humble  reconnois- 
sance  de  ses  péchés,  qu'on  évitera  la  honte  éternelle 
qui  en  est  le  juste  salaire.  Un  rayon  très -clair  de 
lumière  et  de  vérité  sortira  du  trône,  dans  lequel 
les  pécheurs  verront  qu'il  n'y  a  point  d'excuse  va- 
lable qui  puisse  colorer  leur  rébellion  ;  mais  au  con- 
traire que  le  comble  du  crime  c'est  l'audace  de  l'ex- 
cuser et  la  présomption  de  le  défendre  :  Discoope- 
rui  JE  s  au  ,  revelavi  abscondita  ejas ,  et  celari  non 
poterit  ('^)  :  «  J'ai  dépouillé  le  pécheur  ;  j'ai  dissipé 
3)  les  fausses  couleurs  par  lesquelles  il  avoit  voulu 
»  pallier  ses  crimes  ;  j'ai  manifesté  ses  mauvais  des- 
»  seins  si  subtilement  déguisés,  et  il  ne  peut  plus  se 
«  couvrir  par  aucun  prétexte  j)  :  Dieu  ne  lui  laisse 
plus  que  son  péché  et  sa  honte. 

Il  veut  que  la  censure  soit  exercée,  et  que  les  pé- 

0)  Tertull.  adNat.  Ub.  i,  ti.  i6.  —  i?)  Jerein.  xlix.  io. 


DE    LA    PÉNITENCE.  1^9 

clieurs  soient  repris;  «  parce  que,  dit  saint  Augus- 
»  tin  (0,  s'il  y  a  quelque  espe'rance  de  salut  pour 
»  eux,  c'est  par-là  que  doit  commencer  leur  guéri- 
w  son  ;  et  s'ils  sont  endurcis  et  incorrigibles ,  c'est 
»  par-là  que  doit  commencer  leur  supplice  ». 

Cherchez  donc  des  amis,  et  non  des  flatteurs  ;  des 
juges,  et  non  des  complices;  des  médecins,  et  non 
des  empoisonneurs  :  ne  cherchez  ni  complaisance, 
ni  adoucissement,  ni  condescendance  :  venez,  venez 
rougir,  tandis  que  la  honte  est  salutaire;  venez  vous 
voir  tels  que  vous  êtes  ;  afm  que  vous  ayez  horreur 
de  vous-mêmes ,  et  que,  confondus  par  les  repro- 
ches, vous  vous  rendiez  enfin  dignes  de  louanges. 

Et  toi,  pauvre  conscience  captive,  dont  on  a  de- 
puis si  long-temps  étouffé  la  voix ,  parle ,  parle  de- 
vant ton  Dieu  ;  parle ,  il  est  temps ,  ou  jamais ,  de 
rompre  ce  silence  violent  que  l'on  t'impose.  Tu  n'es 
point  dans  les  bals,  dans  les  assemblées,  dans  les 
divertissemens ,  dans  les  jeux  du  monde  :  tu  es  dans 
le  tribunal  de  la  pénitence  ;  c'est  Jésus-Christ  lui- 
même  qui  te  rend  la  liberté  et  la  voix  ,  il  t'est  per- 
mis de  parler  devant  ses  autels.  Raconte  à  cette  im- 
pudique toutes  ses  dissolutions;  à  ce  traître  toutes 
ses  paroles  infidèles ,  ses  promesses  violées  ;  à  ce  vo- 
leur public  toutes  ses  rapines  ;  à  cet  hypocrite ,  qui 
trompe  le  monde,  les  détours  de  son  ambition  ca- 
chée ;  à  ce  vieux  pécheur  endurci ,  qui  avale  l'ini- 
quité comme  l'eau,  la  longue  suite  de  ses  crimes; 
fais  rougir  ce  front  d'airain,  montre-lui  tout  à  coup 
d'une  même  vue  les  commandemens,  les  rebellions, 
les  avertissemens ,  les  mépris,  les  grâces,  les  mécon- 

(0  De  Corrept.  et  GraU  cap.  xiv,  n.  43,  tom.  x,  col.  7^4- 


i()0  SUR  l'ijvtégrité 

r.oissances,  les  outrages  redoublés  parmi  les  bien- 
faits, l'aY^^rglement  accru  par  les  lumières;  enfin 
toute  la  beauté  de  la  vertu,  toute  l'équité  du  pré- 
cepte ,  avec  toute  l'infamie  de  ses  transgressions,  de 
ses  infidélités ,  de  ses  crimes.  Tel  doit  être  l'état  du 
pécheur  quand  il  confesse  ses  péchés.  Qu'il  cherche 
à  se  confondre  lui-même  :  s'il  rencontre  un  confes- 
seur dont  les  paroles  efficaces  le  poussent  en  l'abîme 
de  son  néant ,  qu'il  s'y  enfonce  jusqu'au  centre  ;  il 
est  bien  juste  :  s'il  lui  parle  avec  tendresse,  qu'il 
songe  que  ce  n'est  que  sa  dureté  qui  lui  attire  cette 
indulgence,  et  qu'il  se  confonde  davantage  encore, 
de  trouver  un  si  grand  excès  de  miséricorde  dans  un 
si  grand  excès  d'ingratitude.  Pécheurs,  voilà  l'état 
où  vous  veut  Jésus;  humiliés,  confondus,  et  par  les 
bontés  et  par  les  rigueurs ,  et  par  les  grâces  et  par 
les  vengeances,  et  par  l'espérance  et  par  la  crainte. 
Mais  ceux  qui  doivent  entrer  plus  profondément 
dans  cet  état  de  confusion  ,  ce  sont ,  Messieurs,  ces 
pécheurs  superbes ,  qui ,  non  contents  d'excuser 
osent  encore  soutenir  leurs  crimes.  «  Nous  les  voyons 
î)  tous  les  jours  qui  les  prêchent,  dit  l'Ecriture,  et 
»  s'en  glorifient  comme  Sodome  »  :  Peccatum  sniim 
sicut  Sodûma  prœdicaverunt  (0.  Ils  ne  trouveroient 
pas  assez  d'agrément  dans  leur  intempérance ,  s'ils 
ne  s'en  vantoient publiquement;  «  s'ils  ne  la  faisoient 
))  jouir,  dit  Tertullien,  de  toute  la  lumière  du  jour, 
»  et  de  tout  le  témoignage  du  ciel  «  :  ylt  enùn  de- 
licta  vestra,  et  luce  omni ,  etnocte  omnij  ettotâ  cœli 
conscientidfruuntur  (^).  Les  voyez-vous  ces  superbes 
qui  se  plaisent  à  faire  les  grands  par  leur  licence  ; 

(')  Is.  m.  9.  —  (2)  Ad  Nation,  l.  i,  n.  16. 

qui 


DE    LA    PÉNITENCE.  l6l 

qui  s'imaginent  s'élever  bien  haut  au-dessus  des 
choses  humaines  par  le  mépris  de  toutes  les  lois  ;  à 
qui  la  pudeur  même  semble  indigne  d'eux,  parce 
que  c'est  une  espèce  de  crainte  :  si  bien  qu'ils  ne  mé- 
prisent pas  seulement,  mais  qu'ils  font  une  insulte 
publique  à  toute  l'Eglise,  à  tout  l'Evangile  ,  à  toute 
la  conscience  des  hommes.  Ergo  et  tu  confundere  : 
c'est  toi,  pécheur  audacieux,  c'est  toi  principalement 
qui  dois  te  confondre.  Car  considérez,  chrétiens  , 
s'il  y  a  quelque  chose  de  plus  indigne  que  de  voir 
usurper  au  vice  cette  noble  confiance  de  la  vertu* 
Mais  je  m'explique  trop  foiblement  :  la  vertu  dans 
son  innocence  n'a  qu'une  assurance  modeste  ;  ceux- 
ci  dans  leurs  crimes  vont  jusqu'à  l'audace ,  et  con- 
traignent même  la  vertu  de  trembler  sous  l'autorité 
que  le  vice  se  donne  par  son  insolence. 

Chrétiens ,  que  leur  dirons-nous  ?  les  paroles  sont 
peu  efficaces  pour  confondre  une  telle  arrogance. 
Qu'ils  contemplent  leur  Rédempteur,  qu'ils  jettent 
les  yeux  sur  cet  innocent,  juste  et  pur  jusqu'à  fin- 
fini  ;  il  n'est  chargé  que  de  nos  crimes.  Ecoutez  tou- 
tefois comme  il  parle  à  Dieu:  «  Vous  voyez,  dit-il, 
M  mes  opprobres ,  vous  voyez  ma  confusion  ,  vous 
»  voyez  ma  honte  »  :  2\l  scis  improperiiim  ineum  , 
et  confusionem  meam ,  et  reverentiam  meam  (0.  Ah  ! 
vous  voyez  les  opprobres  que  je  reçois  du  dehors  ; 
vous  voyez  la  confusion  qui  me  pénètre  jusqu'au  fond 
de  l'ame;  vous  voyez  la  honte  qui  se  répand  jusque 
sur  ma  face.  Tel  est  l'état  du  pécheur,  et  c'est  ainsi 
qu'il  est  porté  par  un  innocent  j  et  nous  ,  pécheurs 

CO  Ps.  LXVIII.   20. 

BOSSUET.    XIII.  Il 


l()'2  SUR    l'intégrité 

véritables ,  nous  osons  marcher  encore  la  tête  levée. 
Que  ce  ne  soit  pas  pour  le  moins  dans  le  sacrement 
de  pe'nitence ,  ni  aux  pieds  de  notre  juge.  Considé- 
rons Je'sus-Christ  en  la  présence  du  sien  et  devant  le 
tribunal  de  Ponce  Pilate  :  il  écoute  ses  accusations , 
et  il  se  condamne  lui-même  par  son  silence  ;  il  se  tait 
par  constance ,  je  le  sais  bien ,  mais  il  se  tait  aussi 
par  humilité 5  il  se  tait  par  modestie  5  il  se  tait  par 
honte. 

Est-ce  trop  demander  à  des  chrétiens  que  de  les 
prier  au  nom  de  Dieu  de  vouloir  comparoître  devant 
Jésus-Christ ,  comme  Jésus-Christ  a  comparu  devant 
le  tribunal  de  Pilate  ?  L'innocent  ne  s'est  pas  défendu  ; 
et  nous,  criminels,  nous  défendrons- nous  ?  il  a  été 
patient  et  humble  dans  un  jugement  de  rigueur  ; 
garderons-nous  notre  orgueil  dans  un  jugement  de 
miséricorde ,  où  nous  ne  confessons  que  besoin  ?  Â.h  ! 
il  a  volontiers  accepté  sa  croix  si  dure,  si  accablante; 
refuserons-nous  la  nôtre  légère  et  facile,  ces  justes 
reproches  qu'on  nous  fait ,   ces   peines  médiocres 
qu'on  nous  impose ,  ces  sages  précautions  qu'on  nous 
ordonne?  Cependant  les  pécheurs  n'en  veulent  pas: 
les  écouter,  les  absoudre  ,  leur  donner  pour  la  forme 
quelque  pénitence  ;  c'est  tout  ce  qu'ils  peuventporter. 
Quelle  est,  Messieurs,  cette  pensée?  Si  la  pénitence 
est  un  jugement,  faut-il  y  aller  pour  faire  la  loi,  et 
pour  n'y  chercher  que  de  la  douceur?  Où  sera  donc 
la  justice  ?  quelle  forme  de  jugement  en  lequel  on 
ne  veut  trouver  que  de  la  pitié ,  que  de  la  foiblesse , 
que  de  la  facilité,  que  de  l'indulgence?  quelle  forme 
de  judicature  en  laquelle  on  ne  laisse  au  juge  que 
la  patience  de  nous  écouter,  et  la  puissance  de  nous 


DE    LA    PÉNITENCE.  iG'i 

Absoudre  ;  en  retranchant  de  son  ministère  le  droit 
de  discerner  les  mauvaises  mœurs,  l'autorité  de  les 
punir,  la  force  de  les  re'primer  par  une  discipline 
salutaire  ?  O  sainte  confusion ,  venez  couvrir  la  face 
des  pécheurs!  O  Jésus,  vous  avez  été  soumis  et  mo- 
deste, même  devant  un  juge  inique;  et  vos  fidèles 
seront  superbes  et  dédaigneux  ,  même  à  votre  propre 
tribunal  !  Eloignez  de  nos  esprits  une  disposition  si 
funeste  :  donnez-nous  l'humilité  prête  à  subir  toutes 
les  peines  ;  donnez-nous  la  docilité  résolue  à  prati- 
quer tous  les  remèdes.  C'est  ma  dernière  partie  que 
je  continue  sans  interruption,  parce  que  je  la  veux 
traiter  en  un  mot  pour  ne  perdre  aucune  partie  du 
temps  qui  me  reste. 

TROISIÈME  POINT. 

Il  en  faudroit  davantage  pour  expliquer  bien  à 
fond  toutes  les  vérités  que  j'ai  à  vous  dire.  Trouvez 
bon  que  pour  abréger,  sans  m'engager  à  de  longues 
preuves,  je  vous  donne  quelques  avis  que  j'ai  tirés 
des  saints  Pères  et  des  Ecritures  divines,  pour  con- 
server saintement  la  grâce  de  la  pénitence.  Premiè- 
rement craignez,  craignez,  je  le  dis  encore  une  fois^ 
si  vous  voulez  conserver  la  grâce.  Plusieurs  s'appro- 
chent de  la  pénitence  pour  se  décharger  de  la  crainte 
qui  les  inquiète  ;  et  après  leur  confession ,  leur  folle 
sécurité  les  rejette  dans  de  nouveaux  crimes.  J'ai 
appris  de  Tertullien  ,  «  que  la  crainte  est  l'instru- 
))  ment  de  la  pénitence  »  :  Instrumento  pœniten- 
tiœ  (0  ^  idest  metu  caruit.  C'est  par  la  crainte  qu'elle 
entre ,  c'est  par  la  crainte  qu'elle  se  conserve.  Grand 

(0  Tertull.  de.  Poenit.  n.  6. 


i64  SUR  l'intégrité 

Dieu  !  c'est  la  crainte  de  vos  jugemens  qui  ébranle 
une  conscience  pour  se  rendre  à  vous.  Grand  Dieu  ! 
c'est  la  crainte  de  vos  jugemens  qui  affermit  une 
conscience  pour  s'établir  fortement  en  vous.  Vivez 
donc  toujours  dans  la  crainte ,  et  vous  vivrez  tou- 
jours dans  la  sûreté  :  «  La  crainte ,  dit  saint  Cy- 
)>  prien,  est  la  gardienne  de  l'innocence  »  :  Timor 
innocentiœ  custos  (i/. 

Mais  encore  que  craindrez-vous?  Craignez  les  oc- 
casions dans  lesquelles  votre  innocence  a  fait  tant  de 
fois  naufrage  :  craignez  les  occasions  prochaines  ; 
car  qui  aime  son  péril,  il  aime  sa  mort  :  craignez 
même  les  occasions  élo  gnées;  parce  que  lors  même 
que  l'objet  est  loin,  la  foiblesse  de  notre  cœur  n'est 
toujours  que  trop  proche  et  trop  inhérente,  et  que 
les  moindres  approches  [peuvent  renouveler  toutes 
ses  premières  impressions.]  Un  homme,  dit  Tertul- 
lien  (2) ,  qui  a  vu  dans  une  tempête  le  ciel  mêlé  avec 
la  terre ,  à  qui  mille  objets  terribles  ont  rendu  en 
tant  de  façons  la  mort  présente,  souvent  renonce 
pour  jamais  à  la  navigation  et  à  la  mer.  O  mer,  je  ne 
te  verrai  plus ,  ni  tes  flots ,  ni  tes  abîmes  ^  ni  tes 
écueils ,  contre  lesquels  j'ai  été  si  près  d'échouer  ;  je 
Be  te  verrai  plus  que  sur  le  port ,  encore  ne  sera-ce 
pas  sans  frayeur  ;  tant  l'image  de  mon  péril  demeure 
présente  à  ma  pensée.  C'est,  mes  Frères,  ce  qu'il 
nous  faut  faire  ;  retirés  saintement  en  Dieu,  et  dans 
l'asile  de  sa  vérité ,  comme  dans  un  port ,  regardons 
de  loin  nos  périls,  et  les  tempêtes  qui  nous  ont  bat- 
tus ,  et  les  vents  qui  nous  ont  emportés  5  mais  de 
nous  y  engager  témérairement ,  ô  Dieu ,  ne  le  fai- 

(0  Eplst.  I,  ad  Donat.  p.  4'  —  (*)  •0<^  Pœnct.  n.  7. 


DE    LA    rÉNITEJVCK.  l65 

sons  pas.  Hélas  !  ô  vaisseau  fragile  el.  entrouvert 
de  toutes  parts ,  misérable  jouet  des  flots  et  des  vents 
irrités  ;  tu  te  jettes  encore  sur  cette  mer,  dont  les 
eaux  sont  si  souvent  entrées  au  fond  de  ton  ame;  tu 
sais  bien  ce  que  je  veux  dire  ;  tu  te  rengages  dans 
cette  intrigue  qui  t'a  emporté  si  loin  hors  du  port  ;  tu 
renoues  ce  commerce  qui  a  soulevé  en  ton  cœur 
toutes  les  tempêtes  ;  et  tu  ne  te  défies  pas  d'une  foi- 
blesse  trop  et  trop  souvent  expérimentée.  Ah  !  tu  ne 
dois  plus  rien  attendre  qu'un  dernier  naufrage  qui 
te  précipitera  au  fond  de  l'abîme. 

Jusques  ici ,  chrétiens ,  j'ai  parlé  à  tous  indiffé- 
remment ;  mais  notre  sainte  pénitente  semble  m'a- 
vertir  de  donner  en  particulier  quelques  avis  à  son 
sexe  :  plutôt ,  qu'elle  leur  parle  elle-même,  et  qu  elle 
les  instruise  par  ses  saints  exemples.  Dans  cette  dé- 
licatesse presque  efféminée  que  notre  siècle  semble 
affecter,  il  ne  sera  pas  inutile  aux  hommes  [d'écouter 
les  leçons  que  Madeleine  donne  aux  personnes  de 
son  sexe  en  particulier.  ]  Elle  répand  ses  parfums  , 
elle  jette  ses  vains  ornemens,  elle  néglige  ses  che- 
veux :  Mesdames,  imitez  sa  conversion,  et  honorez 
la  pratique  de  la  pénitence.  Une  des  précautions  les 
plus  nécessaires  pour  conserver  la  grâce  de  la  péni- 
tence, c'est  le  retranchement  de  vos  vanités  ;  car 
n'est-ce  pas  s'accoutumer  insensiblement  à  un  grand 
mépris  de  son  ame,  que  d'avoir  tant  d'attache  à 
parer  son  corps  ?  La  nécessité  et  la  pudeur  ont  fait 
les  premiers  habits  ;  la  bienséance  s'en  étant  mêlée , 
elle  y  a  ajouté  quelques  ornemens  ;  la  nécessité  les 
avoit  faits  simples ,  la  pudeur  les  faisoit  modestes  ;  la 
bienséance  se  contentoit  de  les  faire  propres,  la  eu- 


i66  SUR  l'iivtégtiité 

riosité  s'y  étant  jointe ,  la  profusion  n'a  plus  de 
bornes  :  et  pour  orner  ce  corps  mortel  et  cette  boue 
colore'e,  presque  toute  la  nature  travaille,  presque 
tous  les  métiers  suent,  presque  tout  le  temps  se 
consume,  et  toutes  les  richesses  s'e'puisent. 

Ces  excès  sont  criminels  en  tout  temps ,  parce 
qu'ils  sont  toujours  opposes  à  la  sainteté  chrétienne, 
à  la  modestie  chrétienne,  à  la  pénitence  chrétienne  ; 
mais  les  peut- on  maintenant  souffrir  dans  ces  ex- 
trêmes misères  où  le  ciel  et  la  terre  fermant  leurs 
trésors ,  ceux  qui  subsistoient  par  leur  travail  sont 
réduits  à  la  honte  de  mendier  leur  vie  ;  où  ne  trou- 
vant plus  de  secours  dans  les  aumônes  particulières, 
ils  cherchent  un  vain  refuge  dans  les  asiles  publics 
de  la  pauvreté,  je  veux  dire  les  hôpitaux,  où  par  la 
dureté  de  nos  cœurs  ils  trouvent  encore  la  faim  et  le 
désespoir.  Dans  ces  états  déplorables,  peut-on  son- 
ger à  orner  son  corps,  et  ne  tremble-t-on  pas  de 
porter  sur  soi  la  subsistance,  la  vie,  le  patrimoine 
des  pauvres?  «  O  ambition,  dit  Tertullien,  que  tu  es 
»  forte ,  de  pouvoir  porter  sur  toi  seule  ce  qui  pour- 
3)  roit  faire  subsister  tant  d'hommes  mourans  »  !  Hœ 
sunt  vires  amhitionis  tantarum  usurarum  suhstan^ 
tiam  uno  et  muliebri  corpusculo  bajulare  (0. 

Que  vous  dirai -je  maintenant.  Mesdames,  du 
temps  infini  qui  se  perd  dans  de  vains  ajustemens? 
La  grâce  de  la  pénitence  porte  une  sainte  précau- 
tion pour  conserver  saintement  le  temps  et  le  ména- 
ger pour  l'éternité  :  elle  vous  doit  apprendre  à  le 
conserver;  et  cependant  on  s'en  joue,  on  le  pro- 
digue sans  mesure  jusqu'aux  cheveux  5  c'est-à-dire , 

('}  De  Cultufeinin.  Uh.  1 ,  «.  8. 


DE    LA     rtWITENCE.  iG"] 

la  chose  la  plus  nécessaire  à  la  chose  la  plus  inutile. 
La  nature  qui  ménage  tout,  jette  les  cheveux  sur  la 
tête  avec  négligence,  comme  un  excrément  super- 
flu. Ce  que  la  nature  a  prodigué  comme  superflu , 
la  curiosité  en  fait  une  attache  ;  elle  devient  inven- 
tive et  ingénieuse  pour  se  faire  une  étude  d'une 
bagatelle,  et  un  emploi  d'un  amusement.  Est-ce 
ainsi  que  vous  voulez  réparer  le  temps  et  le  ménager 
pour  l'éternité?  Madeleine  ne  le  fait  pas;  elle  mé- 
prise ces  soins  superflus,  et  se  rend  digne  d'entendre 
«  qu'il  n'y  a  plus  qu'une  chose  qui  soit  néces- 
»  saire  (0  ».  Ah!  que  dans  ces  soins  superflus  les 
pensées  si  nécessaires  [  trouvent  peu  d'entrée  dans 
l'esprit,  et  moins  encore  dans  le  cœur,  ou  sont 
bientôt  oubliées  et  délaissées  ]  ! 

Mais,  ô  Dieu,  pour  qui  vous  parez-vous  tant?  o 
Dieu,  encore  une  fois,  songez-vous  bien  à  qui  vous 
préparez  celte  idole?  si  vous  vous  êtes  données  à 
Dieu  par  la  pénitence,  pensez-vous  lui  pouvoir  con- 
server long-temps  sa  conquête;  pendant  que  vous 
laisserez  encore  flatter  votre  vanité  à  ces  malheu- 
reuses conquêtes,  qui  lui  arrachent  les  âmes  qu'il  a 
rachetées?  Tu  colis  ^  cjui  facis  ut  coli  possint  (^)  : 
«  Tu  fais  plus  que  les  adorer,  parce  que  tu  lui 
))  donnes  des  adorateurs  ». 

Quittez  donc  ces  vains  ornemens  à  l'exemple  de 
Madeleine ,  et  revêtez- vous  de  la  modestie  ;  non- 
seulement  de  la  modestie,  mais  de  la  gravité  chré- 
tienne, qui  doit  être  comme  le  partage  de  votre 
sexe.  Tertullien,  qui  a  dit  si  sagement  que  la  crainte 
étoit   l'instrument  de  la  pénitence,  a  dit  avec  le 

CO  Luc.  X.  42.  —  C»)  Tertull  De  Idolol.  n.  6. 


i68  SUE.  l'intégrité 

même  bon  sens ,  «  que  la  gravité  étoit  la  compagne 
«  et  l'instrument  nécessaire  pour  conserver  la  pu- 
5)  deur  î)  :  Quo  pacto  pudicitiain  sine  instrumento 
suOj  id  est  sine  grauitate  tractabimus  (0  ?  Je  ne  le 
remarque  pas  sans  raison  :  je  ne^sais  quelle  fausse 
liberté  s'est  introduite  en  nos  mœurs  qui  laisse  per- 
dre le  rv'îspect  ;  qui ,  sous  prétexte  de  simplicité , 
nourrit  une  entière  licence  ;  qui  étouffe  toute  re- 
tenue par  un  enjouement  inconsidéré.  Ah  î  je  n'ose 
penser  aux  suites  funestes  de  cette  simplicité  mal-^ 
heureuse. 

Il  faut  de  la  gravité  et  du  sérieux  pour  conserver 
la  pudeur  entière,  et  faire  durer  long -temps  la 
grâce  de  la  pénitence.  Chrétiens,  que  cette  grâce 
est  délicate ,  et  qu'elle  veut  être  conservée  précieu- 
sement! Si  vous  voulez  la  garder,  laissez-la  agir  dans 
toute  sa  force  :  quittez  le  péché  et  toutes  ses  suites  ; 
arrachez  l'arbre  et  tous  ses  rejetons  ;  guérissez  la 
maladie  avec  tous  ses  symptômes  dangereux.  Ne  me- 
nez pas  une  vie  moitié  sainte  ,  et  moitié  profane  ; 
moitié  chrétienne,  et  moitié  mondaine;  ou  plutôt 
toute  mondaine  et  toute  profane,  parce  qu'elle  n'est 
qu'à  demi-chrétienne  et  à  demi-sainte.  Que  je  vois 
dans  le  monde  de  ces  vies  mêlées  !  on  fait  profession 
de  piété,  et  on  aime  encore  les  pompes  du  monde; 
on  offre  des  oeuvres  de  charité,  et  on  abandonne  son 
cœur  à  l'ambition.  «  La  loi  est  déchirée,  dit  le  saint 
»  prophète,  et  le  jugement  n'est  pas  venu  à  sa  per- 
»  fection  :  Lacer ata  est  lex  j  et  non  pervenit  usque 
ad  Jinem  judicium  (2).  La  loi  est  déchirée,  l'Evan- 
gile, le  christianisme  n'est  en  nos  mœurs  qu'à  demi  ; 

(0  De  Cult.fem.  Ub.  n,  n.  8 W  Habac.  i.  i[. 


DELAPÉNITENCE-  169 

nous  cousons  à  cette  pourpre  royale  un  vieux  lam- 
beau de  mondanité;  Jésus -Christ  ne  se  connoît 
plus  dans  un  tel  mélange  :  nous  réformons  quelque 
chose  après  la  grâce  de  la  pénitence;  nous  condam- 
nons le  monde  en  quelque  partie  de  sa  cause,  et  il 
devoit  la  perdre  en  tout  point,  parce  qu'il  n'y  en  a 
jamais  eu  de  plus  déplorée  ;  et  ce  peu  que  nous  lui 
laissons,  qui  marque  la  pente  du  cœur,  lui  fera  re- 
prendre bientôt  sa  première  autorité. 

Par  conséquent,  chrétiens,  sortons  de  la  péni- 
tence avec  une  sainte  résolution  de  ne  donner  rien 
au  péché  qui  puisse  le  faire  i-evivre;  il  faut  le  con- 
damner en  tout  et  partout ,  et  se  donner  sans  réserve 
à  celui  qui  se  donne  à  nous  tout  entier  ;  première- 
ment dans  le  temps ,  par  les  bienfaits  de  sa  grâce  ; 
et  ensuite  dans  l'éternité,  par  le  présent  de  sa  gloire. 
j4men. 


170  SUR    LA    COMPASSION 

ir  SERMON 

POUR  LE  VENDREDI 

DE  LA  SEMAINE  DE  LA  PASSION. 

SUR  LA  COMPASSION  DE  LA  SAINTE  VIERGE. 

Douleur  inexprimable  de  Marie ,  au  pied  de  la  croix  de  son  Fils  : 
quel  en  est  le  principe.  Efifct  que  la  croix  de  Jésus  doit  produire 
en  nous.  Grande  constance  de  Marie ,  au  milieu  de  ses  souffrances  : 
trois  manières  dont  elle  surmonte  ses  afflictions.  Pourquoi  Jésus  est 
si  tranquille  sur  le  Calvaire  :  combien  Marie  entre  admirablement 
dans  tous  ses  sentimens.  Immense  charité  du  Père,  qui  nous  adopte 
pour  ses  enfans  :  ce  qu'il  en  coûte  à  Marie  pour  être  notre  mère. 
Excès  de  la  douleur  que  lui  causent  nos  crimes  et  notre  impé- 
nitence. 


Stabat  autem  juxta  crucem  Jesu  Mater  ejus. 

Marie  Mère  de  Jésus ,  e'toit  debout  au  pied  de  sa  croix. 
Jean.  xix.  25. 

Il  n  est  point  de  spectacle  plus  touchant  que  celui 
d'une  vertu  afflige'e,  lorsque  dans  une  extrême  dou- 
leur elle  sait  retenir  toute  sa  force,  et  qu'elle  se 
soutient  par  son  propre  poids  contre  tout  l'effort  de 
la  tempête  :  sa  constance  lui  donne  un  nouvel  éclat, 
qui,  augmentant  la  ve'ne'ration  que  l'on  a  pour  elle, 
fait  qu'on  s'inte'resse  plus  dans  ses  maux  :  on  se  croit 


DE    LÀ    S\INTE    VIERGE.  I7I 

plus  oblige  de  la  plaindre,  en  cela  même  qu  elle  se 
plaint  moins;  et  on  compatit  à  ses  peines  avec  une 
pitié  d'autant  plus  tendre,  que  la  fermeté  qu'elle 
montre  la  fait  juger  digne  d'une  condition  plus  tran- 
quille. Mais  si  ces  deux  choses  concourant  ensemble 
ont  jamais  dû  émouvoir  les  hommes^  je  ne  crains 
point  de  vous  assurer  que  c'est  dans  le  mystère  que 
nous  honorons.  Quand  je  vois  l'ame  de  la  sainte 
.Vierge  blessée  si  vivement  au  pied  de  la  croix  des 
souffrances  de  son  Fils  unique,  je  sens  déjà  à  la  vé- 
rité que  la  nôtre  doit  être  attendrie.  Mais  quand  je 
considère  d'une  mênie  vue  et  la  blessure  du  cœur 
et  la  sérénité  du  visage  ;  il  me  semble  que  ce  respect 
mêlé  de  tendresse ,  qu'inspire  une  tristesse  si  majes- 
tueuse, doit  produire  des  émotions  beaucoup  plus 
sensibles,  et  qu'il  n'y  a  qu'une  extrême  dureté  qui 
puisse  s'empêcher  de  donner  des  larmes.  Approchez 
donc,  mes  Frères,  avec  pleurs  et  gémissemens,  de 
cette  More  également  ferme  et  affligée  ;  et  ne  vous 
persuadez  pas  que  sa  constance  diminue  le  sentiment 
qu'elle  a  de  son  mal.  Il  faut  qu'elle  soit  semblable 
à  son  Fils  :  comme  lui  elle  surmonte  toutes  les 
douleurs;  mais  comme  lui  elle  les  sent  dans  toute 
leur  force  et  dans  toute  leur  étendue  ;  et  Jésus- 
Christ,  qui  veut  faire  en  sa  sainte  Mère  une  vive 
image  de  sa  passion ,  ne  manque  pas  d'en  imprimer 
tous  les  traits  sur  elle.  C'est  à  ce  spectacle  que  je 
vous  invite  :  vous  verrez  bientôt  Jésus  en  la  croix;  en 
attendant  ce  grand  jour,  l'Eglise  vous  invite  aujour- 
d'hui à  en  voir  la  peinture  en  la  sainte  Vierge.  Peut- 
être,  Messieurs,  ariivera-t-il  que  de  même  que  les 
rayons  du  soleil  redoublent  leur  ardeur  étant  réflé- 


l'J'.l  SÛR    LA    COMPASSION 

chis ,  ainsi  les  douleurs  du  Fils  réfléchies  sur  le  cœur 
de  la  Mère  auront  plus  de  force  pour  toucher  lès 
nôtres.  C'est  la  grâce  que  je  vous  demande,  ô  Esprit 
divin ,  par  l'intercession  de  la  sainte  Vierge. 

Ne  croyez  pas,  mes  Frères,  que  la  sainte  Mère 
de  notre  Sauveur  soit  appelée  au  pied  de  sa  croix 
pour  y  assister  seulement  au  supplice  de  son  Fils 
unique ,  et  pour  y  avoir  le  cœur  déchiré  par  cet 
horrible  spectacle.  Il  y  a  des  desseins  plus  hauts  de  la 
Providence  divine  sur  cette  Mère  affligée  ;  et  il  nous 
faut  entendre  aujourd'hui  qu'elle  est  conduite  auprès 
de  son  fils  dans  cet  état  d'abandonnement  ;  parce 
que  c'est  la  volonté  du  Père  éternel  qu'elle  soit  non- 
seulement  immolée  avec  cette  victime  innocente,  et 
attachée  à  la  croix  du  Sauveur  par  les  mêmes  clous 
qui  le  percent ,  mais  encore  associée  à  tout  le  mys- 
tère qui  s'y  accomplit  pas  sa  mort.  Mais  comme  cette 
vérité  importante  doit  faire  le  sujet  de  cet  entretien, 
donnez-moi  vos  attentions ,  pendant  que  je  poserai 
les  principes  sur  lesquels  elle  est  établie. 

Pour  y  procéder  avec  ordre,  remarquez,  s'il  vous 
plaît.  Messieurs,  que  trois  choses  concourent  en- 
semble au  sacrifice  de  notre  Sauveur ,  et  en  font  la 
perfection.  Il  y  a  premièrement  les  souffrances  par 
lesquelles  son  humanité  est  toute  brisée  :  il  y  a  se- 
condement la  résignation  par  laquelle  il  se  soumet 
humblement  à  la  volonté  de  son  Père  :  il  y  a  troisiè- 
mement la  fécondité  par  laquelle  il  nous  engendre  à 
la  grâce,  et  nous  donne  la  vie  en  mourant.  Il  souffre 
comme  la  victime  qui  doit  être  détruite  et  froissée  de 
coups  :  il  se  soumet  comme  le  prêtre  qui  doit  sacrifier 


DELASAINTEVIERGE.  in3 

volontairement;  Voluntarih sacrificaho  tihii^)  :  enfin 
il  nous  engendre  ensoufFrant^  comme  le  père  d'un 
peuple  nouveau  qu'il  enfante  par  ses  blessures;  et 
voilà  les  trois  grandes  clioses  que  le  Fils  de  Dieu 
achève  en  la  croix.  Les  souffrances  regardent  son 
humanité;  elle  a  voulu  se  charger  des  crimes  y  elle 
s'est  donc  exposée  à  la  vengeance.  La  soumission  re- 
garde son  Père;  la  désobéissance  l'a  irrité,  il  faut 
que  l'obéissance  l'appaise.  La  fécondité  nous  re- 
garde ;  un  malheureux  plaisir ,  que  notre  père  cri- 
minel a  voulu  goûter,  nous  a  donné  le  coup  de  la 
mort  :  ah  !  les  choses  vont  être  changées,  et  les  dou- 
leurs d'un  innocent  nous  rendront  la  vie. 

Paroissez  maintenant,  Vierge  incomparable,  ve- 
nez prendre  part  au  mystère  ;  joignez-vous  à  votre 
Fils ,  et  à  votre  Dieu  ;  et  approchez-vous  de  sa  croix, 
pour  y  recevoir  de  plus  près  les  impressions  de  ces 
trois  sacrés  caractères,  par  lesquels  le  Saint-Esprit 
veut  former  en  vous  une  image  vive  et  naturelle  de 
Jésus-Christ  crucifié.  C'est  ce  que  nous  verrons  bien- 
tôt accompli,  sans  sortir  de  notre  Evangile  :  car, 
mes  Frères,  ne  voyez-vous  pas  comme  elle  se  met 
auprès  de  la  croix,  et  de  quels  yeux  elle  y  regarde 
son  Fils  tout  sanglant ,  tout  couvert  de  plaies ,  et  qui 
n'a  plus  de  figure  d'homme.  Cette  vue  lui  donne  la 
mort  :  si  elle  s'approche  de  cet  autel ,  c'est  qu'elle  y 
veut  être  immolée  ;  et  c'est  là  en  effet  qu'elle  sent  le 
coup  du  glaive  tranchant,  qui,  selon  la  prophétie 
du  bon  Siméon,  devoit  déchirer  ses  entrailles,  et 
ouvrir  son  cœur  maternel  par  de  si  cruelles  blessures. 
Elle  est  donc  auprès  de  son  Fils;  non  tant  par  le  voi- 

(0  Ps.  LUI.  8. 


1^4  SUR    LA    COMPASSION 

sinage  du  corps,  que  par  la  société  des  douleurs  : 
Stabat  juxla  crucem;  et  c'est  le  premier  trait  de  la 
ressemblance  :  c  Elle  se  tient  vraiment  auprès  de  la 
»  croix;  parce  que  la  Mère  porte  la  croix  de  son  Fils 
))  avec  une  douleur  plus  grande  que  celle  dont  tous 
«  les  autres  sont  pénetre's  »  :  Vere  juxla  crucem 
stabat,  quia  crucem  Filii  prœ  cœteris  Mater  majore 
cum  dolore  ferebat  (0* 

Mais  suivons  l'histoire  de  notre  Evangile,  et  voyons 
en  quelle  posture  elle  se  présente  à  son  Fils.  La  dou- 
leur l'a-t-elle  abattue  ,  l'a-t-elle  jete'e  à  terre  par  la 
défaillance  ?  Au  contraire,  ne  voyez-vous  pas  qu'elle 
est  droite,  qu'elle  est  assurée  ?  Stabat  juxta  crucem,: 
«  Elle  est  debout  auprès  de  la  croix  ».  Non  ,  le 
glaive  qui  a  percé  son  cœur  n'a  pu  diminuer  ses 
forces  :  la  constance  et  l'affliction  vont  d'un  pas  égal; 
et  elle  témoigne  par  sa  contenance  qu'elle  n'est  pas 
moins  soumise  qu'elle  est  affligée.  Que  reste -t-il 
donc,  chrétiens,  sinon  que  son  Fils  bien-aimé,  qui 
lui  voit  sentir  ses  souffrances  et  imiter  sa  résignation, 
lui  communique  encore  sa  fécondité.  C'est  aussi 
dans  cette  pensée  qu'il  lui  donne  saint  Jean  pour 
son  fils  :  Mulier,  eccefilius  tuusi"^)  :  «  Femme,  dit-il, 
»  voilà  votre  fils  ».  O  femme  qui  souffrez  avec  moi, 
soyez  aussi  féconde  avec  moi ,  soyez  la  mère  de  mes 
enfans  ,  que  je  vous  donne  tous  sans  réserve  en  la 
personne  de  ce  seul  disciple ,  je  les  enfante  par  mes 
douleurs  ;  comme  vous  en  goûtez  l'amertume,  vous 
en  aurez  aussi  l'efficace  ,  et  votre  affliction  vous  ren- 
dra féconde.  Voilà,  mes  Frères ,  en  peu  de  mots  tout 

(ï)  Tract,  dt  Pass.  Dom.  cap.  x.  Int.  Oper.  S.  Bernard,  loin,  ii, 
col.  44^-  —  ^^^  Joan.  XIX,  26. 


DE    LA    SAINTE    VIEUCE,  1^5 

le  mystère  de  cette  journée  ;  et  je  vous  ai  dit  en  peu 
de  paroles  ce  que  j'expliquerai  par  tout  ce  discours 
avec  le  secours  de  la  grâce.  Marie  est  auprès  de  la 
croix ,  et  elle  en  ressent  les  douleurs  ;  elle  s'y  tient 
debout ,  et  elle  en  supporte  constamment  le  poids; 
elle  y  devient  féconde,  et  elle  en  reçoit  la  vertu. 
Ecoutez  attentivement  ;  et  surtout  ne  re'sistez  pas  , 
si  vous  sentez  attendrir  vos  cœurs. 

PREMIER  POINT. 

Il  faut  donc  vous  entretenir  des  afflictions  de  Ma- 
rie; il  faut  que  j'expose  à  vos  yeux  cette  sanglante 
blessure  qui  perce  son  cœur,  et  que  vous  voyiez  , 
s'il  se  peut ,  encore  saigner  cette  plaie.  Je  sais  bien 
qu'il  est  difficile  d'exprimer  la  douleur  d'une  mère  : 
on  ne  trouve  pas  aisément  des  traits  qui  nous  repré- 
sentent au  vif  des  émotions  si  violentes  ;  et  si  la  pein- 
ture y  a  de  la  peine ,  l'éloquence  ne  s'y  trouve  pas 
moins  empêchée.  Aussi,  mes  Frères,  ne  prétends- je 
pas  que  mes  paroles  fassent  cet  effet  ;  c'est  à  vous  de 
méditer  en  vous-même  quel  étoit  l'excès  de  son  dé- 
plaisir. A.h  !  si  vous  y  voulez  seulement  penser  avec 
une  attention  sérieuse ,   votre  cœur  parlera  pour 
moi,  et  vos  propres  conceptions  vous  en  diront  plus 
que  tous  mes  discours.  Mais  afin  de  vous  occuper 
en  cette  pensée ,  rappelez  en  votre  mémoire  ce  qu'on 
vous  a  prêché  tant  de  fois  ;  que  comme  toute  la  joie 
de  la  sainte  Vierge  c'est  d'être  mère  de  Jésus-Christ; 
c'est  aussi  de  là  que  vient  son  martyre ,  et  que  son 
amour  a  fait  son  supplice. 

Non  il  ne  faut  point  allumer  de  feux ,  il  ne  faut 
point  armer  les  mains  des  bourreaux ,  ni  animer  la 


l'jS  SUR    LA    COMPASSION 

rage  des  persécuteurs ,  pour  associer  cette  mère  aux 
souffrances  de  Jésus-Christ.  Il  est  vrai  que  les  saints 
martyrs  avoient  besoin  de  cet  attirail  :  il  leur  falloit 
des  roues  et  des  chevalets  j  il  leur  falloit  des  ongles 
de  fer  pour  marquer  leurs  corps  de  ces  traits  sanglans 
qui  les  rendoient  semblables  à  Jésus-Christ  crucifié. 
Mais  si  cet  horrible  appareil  étoit  nécessaire  pour 
les  autres  saints,  il  n'en  est  pas  ainsi  de  Marie  ;  et 
c'est  peu  connoître  quel  est  son  amour,  que  de  croire 
qu'il  ne  suffit  pas  pour  son  martyre  :  il  ne  faut  qu'une 
m.ême  croix  pour  son  bien-aimé  et  pour  elle.  Voulez- 
vous,  ô  Père  éternel,  qu'elle  soit  couverte  de  plaies j 
faites  qu'elle  voie  celles  de  son  Fils,  conduisez-la 
seulement  au  pied  de  sa  croix,  et  laissez  ensuite  agir 
son  amour. 

Pour  bien  entendre  cette  vérité  ,  il  importe  que 
nous  fassions  tous  ensemble  quelque  réflexion  sur 
l'amour  des  mères;  et  ce  fondement  étant  supposé, 
comme  celui  de  la  sainte  Vierge  passe  de  bien  loin 
toute  la  nature ,  nous  porterons  aussi  plus  haut  nos 
pensées.  Mais  voyons  auparavant  quelque  ébauche 
de  ce  que  la  grâce  a  fait  dans  son  cœur,  en  remar- 
quant les  traits  merveilleux  que  la  nature  a  formés 
dans  les  autres  mères.  On  ne  peut  assez  admirer  les 
moyens  dont  elle  se  sert  pour  unir  les  mères  avec 
leurs  enfans  :  car  c'est  le  but  auquel  elle  vise ,  et  elle 
tâche  de  n'en  faire  qu'une  même;  chose  :  il  est  aisé  de 
le  remarquer  dans  tout  l'ordre  de  ses  ouvrages.  Et 
n'est-ce  pas  pour  cette  raison  que  le  premier  soin 
de  la  nature,  c'est  d'attacher  les  enfans  au  sein  de 
leurs  mères  ?  elle  veut  que  leur  nourriture  et  leur 
vie  passe  par  les  mêmes  canaux  j  ils  courent  ensemble 

les 


DE    LA    SAINTE    VIERGE.  I"^"^ 

les  mêmes  pe'rils;  ce  n'est  qu'une  même  personne. 
Voilà  une  liaison  bien  étroite  :  mais  peut-être  pour- 
roit-on  se  persuader  que  les  enfans  en  venant  au 
monde  rompent  le  nœud  de  cette  union.  Non ,  Mes- 
sieurs; ne  le  croyez  pas  :  nulle  force  ne  peut  diviser 
ce  que  la  nature  a  si  bien  lié  ;  sa  conduite  sage  et 
prévoyante  y  a  pourvu  par  d'autres  moyens.  Quand 
cette  première  union  finit ,  elle  en  fait  naître  une 
autre  en  sa  place;  elle  forme  d'autres  liens  qui  sont 
ceux  de  l'amour  et  de  la  tendresse  :  la  mère  porte  ses 
enfans  d'une  autre  façon;  et  ils  ne  sont  pasplutôt  sortis 
des  entrailles  ,  qu'ils  commencent  à  tenir  beaucoup 
plus  au  cœur.  Telle  est  la  conduite  de  la  nature ,  ou 
plutôt  de  celui  qui  la  gouverne  ;  voilà  l'adresse  dont 
elle  se  sert  pour  unir  les  mères  avec  leurs  enfans ,  et 
empêcher  qu'elles  s'en  détachent  :  Tame  les  reprend 
par  l'affection  en  même  temps  que  le  corps  les  quitte  ; 
rien  ne  les  leur  peut  arracher  du  cœur  :  la  liaison  est 
toujours  si  ferme,  qu'aussitôt  que  les  enfans  sont 
agités,  les  entrailles  des  mères  sont  encore  émues; 
et  elles  sentent  tous  leurs  mouvemens  d'une  manière 
si  vive  et  si  pénétrante ,  qu'à  peine  leur  permet-elle 
de  s'apercevoir  que  leurs  entrailles  en  soient  dé- 
chargées. 

En  effet ,  considérez ,  chrétiens  ;  car  un  exemple 
vous  en  dira  plus  que  tous  les  discours ,  considérez 
les  empressemens  d'une  mère  que  l'Evangile  nous 
représente.  J'entends  parler  de  la  Chananée ,  dont 
la  fille  est  tourmentée  du  démon  :  regardez-la  aux 
pieds  du  Sauveur;  voyez  ses  pleurs,  entendez  ses 
cris  ,  et  voyez  si  vous  pourrez  distinguer  qui  souffre 
le  plus  de  sa  fille  ou  d'elle.  «  xlyez  pitié  de  moi ,  ô 

BOSSUET.   XIII,  12 


1-^8  SUR    LA    COMPASSION 

»  Fils  de  David  ;  ma  fdle  est  travaillée  du  démon  (0  ». 
Remarquez  qu'elle  ne  dit  pas  :  Seigneur,  ayez  pitié 
de  ma  fille;  ayez,  dit-elle,  pitié  de  moi.  Mais  si  elle 
veut  qu  on  ait  pitié  d'elle ,  qu'elle  parle  donc  de  ses 
maux.  Non,  je  parle,  dit-elle  ,  de  ceux  de  ma  fille. 
Pourquoi  exagérer  mes  douleurs  ?  n'est-ce  pas  assez 
des  maux  de  ma  fille  pour  me  rendre  digne  de  pitié  ? 
il  me  semble  que  je  la  porte  toujours  en  mon  sein  ; 
puisqu'aussitôt  qu'elle  est  agitée  toutes  mes  entrailles 
sont  encore  émues  :  In  illa  vint  patior  ;  c'est  ainsi 
que  la  fait  parler  saint  Basile  de  Séleucie  (2)  :  «  Je 
))  suis  tourmentée  en  sa  personne  ;  si  elle  pâtit ,  j'en 
»  sens  la  douleur  »  ;  ejus  est  passio ,  meusverb  dolor  : 
«  le  démon  la  frappe ,  et  la  nature  me  frappe  moi- 
5)  même  »  ;  hanc  dœmon  ,  me  natura  vexât  :  «  tous 
»  les  coups  tombent  sur  mon  cœur,  et  les  traits  de  la 
»  fureur  de  Satan  passent  par  elle  jusque  sur  mon 
»  ame  »  :  hajic  dœmon,  me  natura  iwxat;  et  ictus 
guos  infligit,  per  illam  ad  me  usque  pervadunt.  Vous 
voyez  dans  ce  bel  exemple  une  peinture  bien  vive 
de  l'amour  des  mères;  vous  voyez  la  merveilleuse 
communication  par  laquelle  il  les  lie  avec  leurs  en- 
fans  ,  et  c'est  assez  pour  vous  faire  entendre  que  les 
douleurs  de  Marie  sont  inexplicables. 

Mais  ,  mes  Frères,  ja  vous  ai  promis  d'élever  plus 
haut  vos  pensées  ;  il  est  temps  de  tenir  parole ,  et 
de  vous  montrer  des  choses  bien  plus  admirables. 
Tout  ce  que  vous  avez  vu  dans  la  Chananée  n'est  ' 
qu'une  ombre  très-imparfaite  de  ce  qu'il  faut  croire 
en  la  sainte  Vierge.  Son  amour  plus  fort  sans  com- 
paraison fait  une  correspondance  beaucoup  plus 

CO  Mallh.  XV.  22.-^  W  Orat.xx,  inChanan. 


DE    LA    SAINTE    VIERGE.  I79 

parfaite  ;  et  encore  qu'il  soit  impossil^le  d'en  com- 
prendre toute  l'étendue  ,  toutefois  vous  en  prendrez 
quelque  idée ,  si  vous  en  cherchez  le  principe  en 
suivant  ce  raisonnement  ;   que  l'amour  de  la  sainte 
Vierge ,  par  lequel  elle  aime  son  Fils  ,  est  né  en  elle 
de  la  même  source  d'oii  lui  est  venue  sa  fécondité. 
La  raison  en  est  évideute  :  tout  ce  qui  produit  aime 
son  ouvrage  ;  il  n'est  rien  de  plus  naturel  :  le  même 
principe  qui  nous  fait  agir,  nous  fait  aimer  ce  que 
nous  faisons  ;  tellement  que  la  même  cause  qui  rend 
les  mères  fécondes  pour  produire  ,  les  rend  aussi 
tendres  pour  aimer.  Voulons-nous  savoir,  chrétiens, 
quelle  cause  a  formé  l'amour  maternel  qui  unit 
Marie  avec  Jésus-Christ ,  voyons  d'où  lui  vient  sa 
fécondité. 

Dites-le-nous  ,  ô  divine  Vierge ,   dites-nous  par 
quelle  vertu  vous  êtes  féconde  :  est-ce  par  votre  vertu 
naturelle  ?  Non ,  mes  Frères,  il  est  impossible.  Au 
contraire,  ne  voyez- vous  pas  qu'elle  se  condamne 
elle-même  à  une  stérilité  bienheureuse ,  par  cette 
ferme   résolution  de  garder   sa  pureté  virginale  ? 
Quomodofietistud{^)1  «  Comment  cela  se  pourra-t-il 
»  faire  »  ?  puis-je  bien  concevoir  un  fils ,  moi  qui  ai 
résolu  de  demeurer  vierge  ?  Si  elle  confesse  sa  stéri- 
lité, de  quelle  sorte  devient-elle  mère?  Ecoutez  ce 
que  lui   dit  l'ange  :    Virius  Altissimi  obunibrabit 
tibi  (2)  :   «  La  vertu  du  Très -haut  vous  couvrira 
»  toute  ».  Il  paroît  donc  manifestement  que  sa  fé- 
condité vient  d'en-haut,  et  c'est  de  là  par  conséquent 
que  vient  son  amour. 

En  effet ,  il  est  aisé  de  comprendre  que  la  nature 
{})  Luc.l.^.  —  {^)  lhid,^5. 


î8o  SUR    LA    COMPASSION 

ne  peut  rien  en  cette  rencontre.  Car  figurez-vous , 
chrétiens,  qu'elle  entreprenne  de  former  en  la  sainte 
Vierge  l'amour  qu'elle  doit  avoir  pour  son  Fils  ; 
dites-moi ,  quels  sentimens  inspirera- 1- elle  ?  Pour 
aimer  dignement  un  Dieu  ,  il  faut  un  principe  sur- 
naturel :  sera-ce  du  respect  ou  de  la  tendresse  ,  des 
caresses  ou  des  adorations,  des  soumissions  d'une 
créature  ou  des  embrassemens  d'une  mère  ?  Marie 
aimera-t-elle  Jésus-Christ  comme  homme ,  ou  bien 
l'aimera-t-elle  comme  un  homme-Dieu  ?  de  quelle 
sorte  embrassera-t-elle  en  la  personne  de  Jésus-Christ 
la  divinité  et  la  chair  que  le  Saint-Esprit  a  si  bien 
liées?  La  nature  ne  les  peut  unir,  et  la  foi  ne  permet 
pas  de  les  séparer  :  que  peut  donc  ici  la  nature  ? 
Elle  presse  Marie  à  aimer  :  parmi  tant  de  mouve- 
mens  qu'elle  cause,  elle  ne  peut  pas  en  trouver  un 
seul  qui  convienne  au  Fils  de  Marie. 

Que  reste-t-il  donc,  ô  Père  éternel,  sinon  que 
votre  grâce  s'en  mêle ,  et  qu'elle  vienne  prêter  la 
main  à  la  nature  impuissante  ?  C'est  vous  qui  com- 
muniquant à  Marie  votre  divine  fécondité,  la  ren- 
dez Mère  de  votre  Fils  :  il  faut  que  vous  acheviez 
votre  ouvrage;  et  que,  l'ayant  associée  en  quelque 
façon  à  la  chaste  génération  éternelle  par  laquelle 
vous  produisez  votre  Verbe ,  vous  fassiez  couler  dans 
son  sein  quelque  étincelle  de  cet  amour  infini  que 
vous  avez  pour  ce  bien-aimé,  qui  est  la  splendeur 
de  votre  gloire  et  la  vive  image  de  votre  substance. 
Voilà  d'où  vient  l'amour  de  Marie  ;  amour  qui  passe 
toute  la  nature;  amour  tendre;  amour  unissant, 
parce  qu'il  naît  du  principe  de  l'unité  même  ;  amour 
qui  fait  une  entière  communication  entre  Jésus- 


DE    LA    SAINTE    VIEBGE.  l8l 

Christ  et  la  sainte  Vierge,  comme  il  y  en  a  une  très- 
parfaite  entre  Jesus-Christ  et  son  Père. 

Vous  étonnez -vous,  chre'tiens,  si  je  dis  que  son 
affliction  n'a  point  d'exemple,  et  qu'il  opère  des 
effets  en  elle  que  l'on  ne  peut  voir  nulle  part  ail- 
leurs  ;  il  n'est  rien  qui  puisse  produire  des  effets 
semblables.  Le  Père  et  le  Fils  partagent  dans  l'éter- 
nité une  même  gloire ,  la  Mère  et  le  Fils  partagent 
dans  le  temps  les  mêmes  souffrances;  le  Père  et  le 
Fils  une  même  source  de  plaisirs ,  la  Mère  et  le  Fils 
un  même  torrent  d'amertume  ;  le  Père  et  le  Fils  un 
même  trône,  la  Mère  et  le  Fils  une  même  croix.  Si 
on  perce  sa  tête  d'épines,  Marie  est  déchirée  de 
toutes  leurs  pointes  ;  si  on  lui  présente  du  fiel  et  du 
vinaigre ,  Marie  en  boit  toute  l'amertume  ;  si  on 
étend  son  corps  sur  une  croix,  Marie  en  souffre  toute 
la  violence.  Qui  fait  cela,  sinon  son  amour?  et  ne 
pe)it-elle  pas  dire  dans  ce  triste  état,  en  un  autre 
sens  que  saint  Augustin  ;  Pondus  meian ,  ainor 
meus  (0;  «  Mon  amour  est  mon  poids  »?  car,  ô 
amour,  que  vous  lui  pesez  !  ô  amour,  que  vous  pres- 
sez son  cœur  maternel  !  Cet  amour  fait  un  poids  de 
fer  sur  sa  poitrine,  qui  la  serre  et  l'oppresse  si  vio- 
lemment ,  qu'il  y  étouffe  jusqu'aux  sanglots  :  il 
amasse  sur  sa  tête  une  pesanteur,  en  cela  plus  in- 
supportable ,  que  la  tristesse  ne  lui  permet  pas  de 
s'en  décharger  par  des  larmes  :  il  pèse  incroyable- 
ment sur  tout  son  corps  par  une  langueur  qui  Tac- 
cable,  et  dont  tous  ses  membres  sont  presque  rom- 
pus. Mais  surtout  cet  amour  est  un  poids,  parce 
qu'il  pèse  sur  Jésus-Christ  même  :  car  Jésus  n'est  pas 

(0  Conf.  lib.  xiii,  cap.  ix,  tom.  i,  col.  228. 


l82  SUR    LA    COMPASSION 

le  seul  en  cette  rencontre  qui  fasse  sentir  ses  dou- 
leurs. Marie  est  contrainte  malheureusement  de  le 
faire  souffrir  à  son  tour  :  ils  se  percent  tous  deux 
de  coups  mutuels  :  il  est  de  ce  Fils  et  de  cette  Mère 
comme  de  deux  miroirs  oppose's,  qui  se  renvoyant 
réciproquement  tout  ce  qu'ils  reçoivent  par  une  es- 
pèce d'émulation ,  multiplient  les  objets  jusqu'à  l'in- 
fini. Ainsi  leur  douleur  s'accroît  sans  mesure ,  pen- 
dant que  les  flots  qu'elle  élève  se  repoussent  les  uns 
sur  les  autres  par  un  flux  et  reflux  continuel  :  si 
bien  que  l'amour  de  la  sainte  Vierge  est  en  cela  plus 
infortuné,  qu'il  compatit  avec  Jésus-Christ  et  ne  le 
console  pas,  qu'il  partage  avec  lui  ses  douleurs  et 
ne  les  diminue  pas  :  au  contraire  il  se  voit  forcé  de 
redoubler  les  peines  du  Fils,  en  les  communiquant 
à  la  Mère. 

Mais  arrêtons  ici  nos  pensées  ;  n'entreprenons  pas 
de  représenter  quelles  sont  les  douleurs  de  Marie, 
ni  de  comprendre  une  chose  incompréhensible.  Mé- 
ditQns  l'excès  de  son  déplaisir,  mais  tâchons  de  l'imi- 
ter plutôt  que  de  l'entendre  ;  et  à  l'exemple  de  cette 
Vierge,  remplissons-nous  tellement  le  cœur  de  la 
passion  de  son  Fils ,  pendant  le  cours  de  cette  se- 
maine où  nous  en  célébrons  le  mystère,  que  l'abon- 
dance de  cette  douleur  ferme  à  jamais  la  porte  à  la 
joie  du  monde.  Ah!  Marie  ne  peut  plus  supporter 
la  vie  j  depuis  la  mort  de  son  bien-aimé,  rien  n'est 
plus  capable  de  plaire  à  ses  yeux.  Ce  n'est  pas  pour 
elle,  ô  Père  éternel,  qu'il  faut  faire  éclipser  votre 
soleil ,  ni  éteindre  tous  les  feux  du  ciel  ;  ils  n'ont 
déjà  plus  de  lumière  pour  cette  Vierge  :  il  n'est  pas 
nécessaire  que  vous  ébranliez  les  fondemens  de  la 


DE    LA    s  AIJNTE    VI  ERGE.  l83 

terre ,  ni  que  vous  couvriez  d'horreur  toute  la  na- 
ture ,  ni  que  vous  menaciez  tous  les  e'iëmens  de  les 
envelopper  dans  leur  premier  chaos  ;  après  la  mort 
de  son  Fils,  tout  lui  paroît  de'jà  couvert  de  te'nè- 
bres;  la  figure  de  ce  monde  est  passée  pour  elle,  et 
de  quelque  côté  qu'elle  tourne  les  yeux ,  elle  ne  de'- 
couvre  partout  qu'une  ombre  de  mort  :  Quidquid 
(ispiciehain y  mors  erat  (0. 

C'est  ce  que  doit  faire  en  nous  la  croix  de  Jésus. 
Si  nous  ressentons  ses  douleurs,  le  monde  ne  peut 
plus  avoir  de  douceurs  pour  nous  :  les  épines  du  Fils 
de  Dieu  doivent  avoir  arraché  ses  fleurs  ;  et  l'amer- 
tume qu'il  nous  donne  à  boire  doit  avoir  rendu  fade 
le  goût  des  plaisirs.  Heureux  mille  fois,  ô  divin  Sau- 
veur, heureux  ceux  que  vous  abreuvez  de  votre  fiel; 
heureux  ceux  à  qui  votre  ignominie  a  rendu  les  va- 
nités ridicules ,  et  que  vos  clous  ont  tellement  at- 
tachés à  votre  croix ,  qu'ils  ne  peuvent  plus  élever 
leurs  mains ,  ni  étendre  leurs  bras  qu'au  ciel  !  Ce 
sont,  mes  Frères,  les  sentimens  qu'il  nous  faut  con- 
cevoir durant  ces  saints  jours  à  la  vue  de  la  croix  de 
Jésus.  C'est  là  qu'il  nous  faut  puiser  dans  ses  plaies 
une  salutaire  tristesse  ;  tristesse  vraiment  sainte , 
vraiment  fructueuse ,  qui  détruise  en  nous  tous  l'a- 
mour du  monde,  qui  en  fasse  évanouir  tout  l'éclat, 
qui  nous  fasse  porter  un  deuil  éternel  de  nos  vanités 
passées,  dans  les  regrets  amers  delà  pénitence.  Mais 
peut-être  que  cette  tristesse  vous  paroît  trop  som- 
bre ,  cet  état  vous  semble  trop  dur  ;  vous  ne  pou- 
vez vous  accoutumer  aux  saufFrances.  Jetez  donc  les 
yeux  sur  Marie;  sa  constance  vous  inspirera  de  la 

(0  S.  Aug.  Conf.  lib.  IV,  cap.  iv,  col.  loo. 


l84  SUll    LA    COMPASSION 

fermeté  ;  et  sa  résignation  vous  va  faire  voir  que  ses 
déplaisirs  ne  sont  pas  sans  joie  :  c'est  ma  seconde 
partie. 

SECOND  POINT. 

Pour  entendre  solidement  jusqu'où  va  la  résigna- 
tion de  la  bienheureuse  Marie ,  il  importe  que  vous 
remarquiez  attentivement  qu'on  peut  surmonter  les 
afflictions  en  trois  manières  très- considérables,  et 
que  vous  devez  peser  attentivement.  On  surmonte 
premièrement  les  afflictions,  lorsqu'on  dissipe  toute 
sa  tristesse  et  qu'on  en  perd  tout  le  sentiment  \  la 
douleur  est  toute  appaisée ,  et  l'on  est  parfaitement 
consolé.  On  les  surmonte  secondement ,  lorsque 
l'ame,  encore  agitée  et  troublée  du  mal  qu'elle  sent, 
ne  laisse  pas  de  le  supporter  avec  patience  \  elle  se 
résout,  mais  elle  est  troublée.  On  les  surmonte  en 
troisième  lieu,  lorsqu'on  ressent  toute  la  douleur, 
et  qu'on  n'en  ressent  aucun  trouble  :  c'est  ce  qu'il 
faut  mettre  dans  un  plus  grand  jour. 

Au  premier  de  ces  trois  états,  toute  la  douleur 
est  passée ,  et  l'on  jouit  d'un  parfait  repos.  «  Je  suis 
»  rempli  de  consolation ,  je  nage  dans  la  joie  » ,  dit 
saint  Paul  (0;  au  milieu  des  afflictions,  une  joie  di- 
vine et  surabondante  semble  m!en  avoir  ôté  tout  le 
sentiment.  Au  second,  l'on  cc^mbat  la  douleur  avec 
patience;  mais  dans  un  combat  si  opiniâtre,  quoi- 
que l'ame  soit  victorieuse,  elle  ne  peut  pas  être  sans 
agitation.  «  Au  contraire,  dit  TertuUien  (2)^  elle 
»  s'agite  elle-même  par  le  grand  effort  qu'elle  fait 
»  pour  ne  se  pas  agiter  «  :  In  hoc  tamen  mota  ne 

(0  //.  Cor.  VII.  4-  —  (^)  TertulL  de  Anima ,  n.  lo. 


DE    LA    SAINTE    VIERCE.  l85 

moueTTùir ;  «  et  quoique  la  foiblesse  ne  l'abatte  pas, 
»  elle  s'agite  par  sa  résistance ,  et  sa  fermeté  même 
n  l'e'branle  par  sa  propre  contention  »  :  Ipsa  cons- 
tantia  concussa  est  adversus  inconstantiœ   conçus- 
sionem.  Mais  il  y  a  encore  un  troisième  état,  où 
l'on  n'arrive  point  sans  un  grand  miracle ,  où  Dieu 
donne  une  telle  force  contre  la  douleur,  qu'on  en 
souffre  la  violence  sans  que  la  tranquillité  soit  trou- 
blée. Si  bien  que  dans  le  premier  de  ces  trois  états, 
il  y  a  tranquillité,  qui  bannit  toute  la  douleur; 
dans  le  second,  douleur  qui  empêche  la  tranquillité j 
mais  le  troisième  les  unit  tous  deux,  et  joint  une 
extrême  douleur  avec  une  tranquillité  souveraine. 
Mais  tout  ceci  peut-être  est  confus,  et  il  faut  le 
proposer  si  distinctement,  que  tout  le  monde  puisse 
le  comprendre.  Cette  comparaison  vous  l'éclaircira  , 
et  je  l'ai  prise  dans  les  Ecritures.  C'est  avec  beaucoup 
de  raison  qu'elle  compare  ordinairement  la  douleur 
à  une  mer  agitée.  En  effet  la  douleur  a  ses  eaux  amè- 
res  qu'elle  fait  entrer  jusqu'au  fond  de  l'ame  :  Quo- 
niam  intra^erunt  aquœ  usque  ad  animam  meam  (0  : 
elle  a  ses  vagues  impétueuses  qu'elle  pousse  avec  vio- 
lence :  Calamitates  oppresserunt  quasi  fluctibus  (2)5 
elle  s'élève  par  ondes,  ainsi  que  la  mer;  et  lorsqu'on 
la  croit  appaisée,  elle  s'irrite  souvent  avec  une  nou- 
velle furie.  Comme  donc  elle  ressemble  à  la  mer, 
je  remarque  aussi,  chrétiens,  que  Dieu  réprime  la 
douleur  par  les  trois  manières  dont  je  vois  dans  l'his- 
toire sainte  que  Jésus -Christ  a  dompté  les  eaux. 

Tantôt  il  commande  aux  eaux  et  aux  vents,  il  leur 
ordonne  de  s'appaiser;  et  de  là  s'ensuit,  dit  TEvan- 

(0  Ps.  LXVllI.  !.  —  (-)  Job.  XXX.   12. 


l86  SUR    LA    COMPASSION 

géliste,  une  grande  tranquillité'  :  Facta  est  tran- 
quillitas  magna  (0.  Ainsi,  répandant  son  Esprit  sur 
une  ame  agitée  par  l'affliction ,  il  calme ,  quand  il 
lui  plaît ,  tous  les  flots  ;  et  appaisant  toutes  les  tem- 
pêtes, il  ramène  la  sérénité.  Nullam  requiem  habuit 
caro  nostra  (2)  :  «  Nous  n'avons  eu  aucune  relâche 
»  selon  la  chair  » ,  dit  saint  Paul  :  vous  voyez  les 
flots  qui  l'agitent  ;  sed  qui  consolatur  humiles ,  con- 
solatus  est  nos  Deus  (3)  ;  «  mais  Dieu ,  qui  console 
»  les  humbles  et  les  affligés,  nous  a  consolés  »  :  voilà 
Dieu  qui,  calmant  les  flots,  lui  rend  la  tranquillité 
qu'il  n'avoit  pas.  Tantôt  il  laisse  murmurer  les  eaux, 
il  permet  que  les  vagues  s'élèvent  avec  une  furieuse 
impétuosité;   le  vaisseau  poussé  avec  violence  est 
menacé  d'un  prochain  naufrage;  Pierre  qui  est  porté 
sur  les  eaux  appréhende  d'être  enseveli  dans  leurs 
abîmes  :  cependant  Jésus-Christ  conduit  le  vaisseau, 
et  donne  la  main  à  Pierre  tremblant  de  frayeur, 
pour  le  soutenir.  Ainsi,  dans  les  douleurs  violentes, 
l'ame  paroît  tellement  troublée ,  qu'il  semble  qu'elle 
va  être  bientôt  engloutie  :  Grai^ati  sumus  supra  vir- 
tutem  (4)  :  «  La  pesanteur  des  maux  dont  nous  nous 
»  sommes  trouvés  accablés,  a  été  excessive,  et  au- 
»  dessus  de  nos  forces  ».  Néanmoins  Jésus-Christ  la 
soutient  si  bien,  que  les  vents  ni  les  tempêtes  ne 
l'emportent  pas  :  .c'est  la  seconde  manière.  Enfin  la 
dernière  façon  dont  Jésus-Christ  a  dompté  la  mer, 
la  plus  noble ,  la  plus  glorieuse  ;  c'est  qu'il  lâche  la 
bride  aux  tempêtes,  il  permet  aux  vents  d'agiter  les 
ondes,  et  de  pousser  leurs  flots  jusques  au  ciel.  Ce- 

(0  MaUh.  VIII.  26.  -  (')  //.  Cor.  VII.  5.—  ;3)  iiid,  6.  —  C^O  //.  Cor. 


DE    LA    SAINTE    VIE  11  G  E.  1^'] 

pendant  il  n'est  pas  e'mu  de  cet  orage  ;  au  contraire 
il  marche  dessus  avec  une  merveilleuse  assurance  ; 
et  foulant  ailx  pieds  les  flots  irrités,  il  semble  qu'il 
se  glorifie  de  braver  cet  élément  indomptable,  même 
dans  sa  plus  grande  furie.  Ainsi  il  lâche  la  briçle  à  la 
douleur,  il  la  laisse  agir  dans  toute  sa  force;  «  afm 
5)  que  nous  ne  mettions  point  notre  confiance  en. 
5)  nous  -  mêmes ,  mais  en  Dieu  qui  ressuscite  les 
«  morts  »  :  Uc  non  sinius  Jîdentes  in  nobis  j  sed  in 
Deo  qui  suscitât  mortuos  [^) .  Cependant  la  constance, 
toujours  assurée  au  milieu  de  ce  bruit  et  de  ce  tu- 
multe ,  marche  d'un  pas  égal  et  tranquille  sur  ces 
flots  vainement  émus ,  qui  la  touchent  sans  l'ébran- 
ler, et  sont  contraints,  contre  leur  nature,  de  lui 
servir  de  soutien  :  et  c'est  la  troisième  manière  dont 
Jésus-Christ  surmonte  les  afflictions. 

Représentez -vous,  chrétiens,  que  vous  avez  vu 
une  image  de  ce  qui  se  passe  en  la  sainte  Vierge, 
quand  elle  regarde  Jésus-Christ  mourant.  Il  est  vrai 
que  la  tristesse  élève  avecune effroyable  impétuosité 
ses  flots,  qui  semblent  tantôt  menacer  le  ciel  en  at- 
taquant la  constance  de  cette  Vierge-mère  par  tout 
ce  que  la  douleur  a  de  plus  terrible  :  elle  creuse  tan- 
tôt des  abîmes ,  lorsqu'elle  ne  découvre  à  ses  yeux 
que  les  horreurs  de  la  mort;  mais  ne  croyez  pas 
qu^elle  en  soit  troublée.  Marie  ne  veut  point  voir 
cesser  ses  douleurs ,  parce  qu'elles  la  rendent  sem- 
blable à  son  Fils  :  elle  ne  donne  point  de  bornes  à 
son  affliction ,  parce  qu'elle  ne  peut  contraindre  son 
amour  :  elle  ne  veut  point  être  consolée ,  parce  que 
son  Fils  ne  trouve  point  de  consolateur.  Elle  ne  vous 

(0  //.  Cor.  I.  9. 


l88  SUR    LA    COMPASSION 

demande  pas,  ô  Père  éternel ,  que  vous  mode'riez  sa 
tristesse;  elle  n'a  garde  de  demander  ce  secours  dans 
le  moment  qu'elle  voit  votre  colère  si  fort  déclarée 
contre  votre  Fils,  qu'elle  le  contraint  de  se  plaindre 
que  vous-même  le  délaissez.  Non ,  elle  ne  prétend 
pas  d'être  mieux  traitée  :  il  faut  qu'elle  dise  avec 
Jésus-Christ ,  que  tous  vos  flots  ont  passé  sur  elle  (0  : 
elle  n'en  veut  pas  perdre  une  goutte,  et  elle  seroit 
fâchée  de  ne  sentir  pas  tous  les  maux  de  son  bien- 
aimé.  Donc,  mes  Frères,  que  ses  douleurs  s'élèvent, 
s'il  se  peut,  jusqu'à  l'infini;  il  est  juste  de  les  laisser 
croître  :  le  Saint-Esprit  ne  permettra  pas  ni  que 
son  temple  soit  ébranlé;  «  il  en  a  posé  les  fondemens 
»  sur  le  haut  des  saintes  montagnes  «  ;  Fundamenta 
ejus  in  montibus  sanctis  (2);  les  flots  n^arriveront  pas 
jusque-là;  ni  que  cette  fontaine  si  pure,  qu'il  a  con- 
servée avec  tant  de  soin  des  ordures  de  la  convoitise, 
devienne  trouble  et  mêlée  par  le  torrent  des  afflic- 
tions. Cette  haute  partie  de  l'ame,  en  laquelle  il  a 
mis  son  siège,  gardera  toujours  sa  sérénité,  malgré 
les  tempêtes  qui  grondent  au-dessous. 

Que  si  vous  en  voulez  savoir  la  raison ,  permettez 
que  je  vous  découvre  en  peu  de  paroles  un  mystère 
que  vous  pourrez  méditer  à  loisir  durant  ces  saints 
jours.  Le  docte  et  l'éloquent  saint  Jean-Chrysos- 
tôme,  considérant  le  Fils  de  Dieu  prêt  à  rendre 
l'ame,  ne  se  lasse  point  d'admirer  comme  il  se  pos- 
sède dans  son  agonie  ;  et  méditant  profondément 
cette  vérité ,  il  fait  cette  belle  observation.  La  veille 
de  sa  mort,  dit  ce  saint  évêque  (3),  il  sue,  il  trem- 

CO  P5.  XLi.  8.  —  W  Ps,  Lxxxvi.  I.  —  1^)  liiJoan.  Hom.  lxxxv, 
tom  viir,  pag.  5o5,  5g6. 


DE    LA    SAINTE    VIFRGE.  189 

ble,  il  fieinit,  tant  l'image  de  son  supplice  lui  pa- 
roît  terrible;  et  dans  le  fort  des  douleurs,  il  paroît 
change'  tout  à  coup,  et  les  tourmens  ne  lui  sont  plus 
rien.  Il  s'entretient  avec  ce  bienheureux  larron  d'un 
sens  rassis,  et  sans  s' émouvoir;  il  considère  et  recon- 
noît  distinctement  ceux  des  siens  qui  sont  auprès  de 
sa  croix,  il  leur  parle  et  il  les  console;  après,  il  lit 
dans  les  prophètes,  qu'on  lui  prépare  encore  un 
breuvage  amer;  il  élève  la  voix  pour  le  demander, 
il  le  goûte  sans  s'émouvoir;  et  enfin,  ayant  remar- 
qué que  tout  ee  qu'il  avoit  à  faire  étoit  accompli,  il 
rend  aussitôt  son  ame  à  son  Père;  et  le  fait  avec  une 
action  si  libre,  si  paisible,  si  préméditée,  qu'il  est  bien 
aisé  à  juger  que  «  personne  ne  la  lui  ravit,  mais 
))  qu'il  la  donne  lui-même  de  son  plein  gré  n  :  JYemo 
tollit  eam  à  me ^  sed  ego  pono  eam  à  nieipso  (0. 

Qu'est-ce  à  dire  ceci,  chrétiens?  Comment  est-ce 
que  l'appréhension  du  mal  l'afflige  si  fort ,  puisqu'il 
semble  que  le  mal  même  ne  le  touche  pas?  Je  sais 
bien  qu'on  pourroit  répondre   que  l'économie  de 
notre  salut  est  un  ouvrage  de  force  et  d'infirmité. 
Ainsi  il  vouloit  montrer  par  sa  crainte,  qu'il  étoit 
comme  nous  sensible  aux  douleurs,  et  faire  voir  par 
sa  constance  qu'il  savoit  bien  modérer  tous  ses  mou- 
vemens ,  et  les  faire  céder  comme  il  lui  plaisoit  à  la 
volonté  de  son  Père.  Cette  raison  sans  doute  est  so- 
lide; mais  si  nous  savons  pénétrer  au  fond  du  mys- 
tère ,  nous  verrons  quelque  chose  de  plus  relevé 
dans  cette  conduite  de  notre  Sauveur.  Je  dis  donc 
que  la  cause  la  plus  apparente  de  ce  que  le  Cal- 
vaire le  voit  si  paisible,  lui  que  le  mont  des  Olives  a 

(0  Joan.  X.  1 8.  \ 


igO  SUR    LA    COMPASSION 

VU  si  troublé-,  c'est  qu'à  la  croix  et  sur  le  Calvaire  il 
est  dans  l'action  même  de  son  sacrifice ,  et  aucune 
action  ne  doit  être  faite  avec  un  esprit  plus  tran- 
quille. Toi,  qui  assistant  au  saint  sacrifice,  laisse 
inconsidérément  errer  ton  esprit  ,  suivant  que  le 
poussent  deçà  et  delà  la  curiosité  ou  la  passion ,  ar- 
rête le  cours  de  ces  mouvemens.  Ah  !  tu  n'as  pas  en- 
core assez  entendu  ce  que  c'est  que  le  sacrifice. 

Le  sacrifice  est  une  action  par  laquelle  tu  rends  à 
Dieu  tes  hommages  :  or  qui  ne  sait,  par  expérience, 
que  toutes  les  actions  de  respect  demandent  une 
contenance  remise  et  posée  ?  c'est  le  caractère  du 
respect.  Dieu  donc,  qui  pénètre  jusqu'au  fond  des 
cœurs,  croit  qu'on  manque  de  respect  pour  sa  ma- 
jesté, si  l'ame  ne  se  compose  elle-même  en  réglant 
tous  ses  mouvemens.  Par  conséquent ,  il  n'est  donc 
rien  de  plus  véritable  que  le  pontife  doit  sacrifier 
d'un  esprit  tranquille  :  et  cette  huile  dont  on  le  sacre, 
dans  le  Lévitique  (0,  ce  symbole  sacré  de  la  paix 
qu'on  répand  abondamment  sur  sa  tête,  l'avertit 
qu'il  doit  avoir  la  paix  dans  l'esprit  en  éloignant 
toutes  les  pensées  qui  en  détournent  l'application  , 
et  qu'il  la  doit  aussi  avoir  dans  le  cœur  en  calmant 
tous  les  mouvemens  qui  en  troublent  la  sérénité.  O 
Jésus ,  mon  divin  pontife ,  c'est  sans  doute  pour  cette 
raison  que  vous  vous  montrez  si  tranquille  dans  votre 
agonie.  Il  est  vrai  qu'il  paroît  troublé  au  mont  des 
Olives;  mais  «  c'est  un  trouble  volontaire  »,  dit  saint 
Augustin  (2) ,  qu'il  lui  plaisoit  d'exciter  lui-même. 
Pour  quelle  raison ,  chrétiens  ?  c'est  qu'il  se  considé- 

(0  Lev.  viii.  12.  —  C')  Tract,  lx.  in  Joan.  tom.  m,  part,  11, 
col.  664 ,  665. 


DE    LA    SAINTE    VIERGE.  I()l 

roit  comme  la  victime  ;   il  vouloit  agir  comme  vic- 
time j  il  prenoit ,  si  l'on  peut  parler  de  la  sorte,  l'ac- 
tion et  la  posture  d'une  victime,  et  il  la  laissoit  traî- 
ner à  l'autel  avec  frayeur  et  tremblement.  Mais  aus- 
sitôt qu'il  est  à  l'autel ,  et  qu'il  commence  à  faire  la 
fonction  de  prêtre  ;  aussitôt  qu'il  a  eu  e'ievé  ses  mains 
innocentes  pour  présenter  la  victime  au  ciel  irrité, 
il  ne  veut  plus  sentir  aucun  trouble  ,  il  ne  fait  plus 
paroître  de  crainte  ;  parce  qu'elle  seml)le  marquer 
quelque  répugnance  :  et  encore  que  ses  mouvemens 
dépendent  tellement  de  sa  volonté ,  que  la  paix  de 
son  ame  n'en  est  point  troublée,   il  ne  veut  plus 
souffrir  la  moindre  apparence  de  trouble  ;  afin,  mes 
Frères,   que  vous  entendiez   que  c'est  un  pontife 
miséricordieux  ,  qui ,  sans  force  et  sans  violence , 
d'un  esprit  tranquille  et  d'un  sens  rassis  ,  s'immole 
lui-même  volontairement,  poussé  par  l'amour  de 
notre  salut.  De  là  cette  action  remise  et  paisible  qui 
fait  qu'au  milieu  de  tant  de  douleurs  <f  il  meurt  plus 
3)  doucement,  dit  saint  Augustin  (0,  que  nous  n'a- 
»  vous  accoutumé  de  nous  endormir  ». 

Voilà ,  chrétiens ,  ce  grand  mystère  que  j'avois 
promis  de  vous  découvrir;  mais  ne  croyez  pas  qu'il 
soit  achevé  en  la  personne  de  Jésus-Christ  :  il  inspire 
ce  sentiment  à  sa  sainte  mère,  parce  qu'elle  doit  avoir 
part  à  ce  sacrifice  ;  elle  doit  aussi  immoler  ce  Fils  : 
c'est  pourquoi  elle  se  compose  aussi  bien  que  lui , 
elle  se  tient  droite  au  pied  de  la  croix ,  pour  marquer 
une  action  plus  délibérée;  et  malgré  toute  sa  dou- 
leur, elle  l'offre  de  tout  son  cœur  au  Père  éternel , 
pour  être  la  victime  de  sa  vengeance.  Mes  Frères , 

C>)  Tract,  cxix.  in  Joan.  n.  6,  tom.  lu ,  part,  ii ,  col.  8o3. 


192  SUR    LA    COMPASSION 

réveillez  vos  attentions  ,  venez  apprendre  de  cette 
Vierge  à  sacrifier  à  Dieu  constamment  tout  ce  que 
vous  avez  de  plus  cher.  Voilà  Marie  au  pied  de  la 
croix,  qui  s'arrache  le  cœur,  pour  livrer  son  Fils 
unique  à  la  mort  :  elle  l'offre,  non  pas  une  fois;  elle 
n'a  cessé  de  l'offrir  depuis  que  le  bon  Siméon  lui  eut 
prédit,  par  l'ordre  de  Dieu,  les  étranges  contradic- 
tions qu'il  devoit  souffrir.  Depuis  ce  temps-là ,  chré- 
tiens, elle  l'offre  tous  les  momens  de  sa  vie;  elle  en 
achève  l'oblation  à  la  croix.  Avec  quelle  résignation  ? 
c'est  ce  qu'il  n'est  pas  possible  que  je  vous  explique  : 
jugez-en  vous-mêmes  par  l'Evangile  et  par  la  suite 
de  ses  actions. 

Ah  !  «  votre  Fils,  lui  dit  Siméon  (0 ,  sera  mis  en 
»  butte  aux  contradictions;  et  votre  ame,  ô  mère, 
»  sera  percée  d'un  glaive  ».  Parole  effroyable  pour 
une  mère.  Il  est  vrai  que  ce  bon  vieillard  ne  lui  dit 
rien  en  particulier  des  persécutions  de  son  Fils  ;  mais 
ne  croyez  pas ,  chrétiens ,  qu'il  veuille  épargner  sa 
douleur  :  non ,  non ,  chrétiens ,  ne  le  croyez  pas  ; 
c'est  ce  qui  l'afflige  le  plus ,  en  ce  que ,  ne  lui  disant 
rien  en  particulier,  il  lui  laisse  à  appréhender  toutes 
choses.  Car  est-il  rien  de  plus  rude  et  de  plus  affreux 
que  cette  cruelle  suspension  d'une  ame  menacée  de 
quelque  grand  mal ,  et  qui  ne  peut  savoir  ce  que 
c'est  ?  Ah  !  cette  pauvre  ame,  confuse,  étonnée,  qui 
se  voit  menacée  de  toutes  parts,  qui  ne  voit  de  toutes 
parts  que  des  glaives  pendans  sur  sa  tête,  qui  ne  sait 
de  quel  côté  elle  se  doit  mettre  en  garde ,  meurt  en 
un  moment  de  mille  morts.  C'est  là  que  sa  crainte 
toujours  ingénieuse  pour  la  tourmenter,  ne  pouvant 

CO  Luc.  II.  34 ,  35. 

savoir 


DE    LA    SAINTE    VIERGE.  198 

savoir  son  destin  ,  ni  le  mal  qu'on  lui  prépare ,  va 
parcourant  tous  les  maux  les  uns  après  les  autres  , 
pour  faire  son  supplice  de  tous;  si  bien  qu'elle  souf- 
fre toute  la  douleur  que  donne  une  prévoyance  as- 
surée, avec  toute  cette  inquiétude  importune,  toute 
l'angoisse  et  l'anxiété  qu'apporte  une  crainte  dou- 
teuse. Dans  cette  cruelle  incertitude,  c'est  une  es- 
pèce de  repos  que  de  savoir  de  quel  coup  il  faudra 
mourir;  et  saint  Augustin  a  raison  de  dire  qu'  «  il  est 
))  moins  dur  sans  comparaison  de  souffrir  une  seule 
»  mort,  que  de  les  appréhender  toutes  «  :  Lon^e sa- 
tins est  unam  perpeti  moriendo  j  quam  omnes  timere 
Qjwendo  (0. 

C'est  ainsi  qu'on  traite  la  divine  Vierge.  O  Dieu  1 
qu'on  ménage  peu  sa  douleur  !  Pourquoi  la  frappez- 
vous  de  tant  de  côtés?  qu'elle  sache  du  moins  à  quoi 
se  résoudre  :  ou  ne  lui  dites  rien  de  son  mal ,  pour 
ne  la  point  tourmenter  par  la  prévoyance  ;  ou  dites- 
lui  tout  son  mal ,  pour  lui  en  ôter  du  moins  la 
surprise.  Chrétiens,  il  n'en  sera  pas  de  la  sorte, 
on  la  veut  éprouver  :  on  le  lui  prédira ,  afin 
qu'elle  le  sente  long-temps  ;  on  ne  lui  dira  pas  ce 
que  c'est,  pour  ne  pas  ôter  à  la  douleur  la  secousse 
que  la  surprise  y  ajoute.  O  prévoyance  !  ô  surprise  ! 
ô  ciel  I  ô  terre  !  ô  mortels  !  étonnez-vous  de  cette 
constance  !  Ohstupescite  (2)  !  Ce  qu'on  lui  prédit  lui 
fait  tout  craindre ,  ce  qu'on  exécute  lui  fait  tout 
sentir.  Voyez  cependant  sa  tranquillité  ;  là  elle  ne 
demande  point  :  Qu'arrivera-t-il  ?  quoi  qu'il  arrive  ; 
ici  elle  ne  murmure  pas  de  ce  qui  est  arrivé  :  Dieu 

(0  De  Civit.  Dei.  lib.  i,   cap.  xr,  tom.\n,  col.  la.  —  (2)  Jeiem. 
II.  12. 

BOSSUET.    XIII.  l3 


194  SURLACOMPASSION 

l'a  voulu,  il  faut  le  vouloir.  La  crainte  n'est  pas  cu- 
rieuse ;  la  douleur  n'est  pas  impatiente  :  la  première 
ne  s'informe  pas  de  l'avenir;  quoi  qu'il  arrive,  il  faut 
s'y  soumettre  :  la  seconde  ne  se  plaint  pas  du  pré- 
sent :  Dieu  l'a  voulu ,  il  faut  se  résoudre.  Voilà  les 
deux  actes  de  résignation  ;  se  préparer  à  tout  ce  qu'il 
veut,  se  résoudre  à  tout  ce  qu'il  fait. 

Marie ,  alarmée  dans  sa  prévoyance ,  regarde  déjà 
son  Fils  comme  une  victime  :  elle  le  voit  déjà  tout 
couvert  de  plaies  ;  elle  le  voit  dans  ses  langes  comme 
enseveli  ;  il  lui  est,  dit-elle,  «  un  faisceau  de  myrrhe 
))  qui  repose  entre  ses  mamelles  »  :  Fasciculus  myr- 
rhœ  dilectus  meus  mihi  (0.  C'est,  dit -elle,  un 
faisceau  de  myrrhe ,  à  cause  de  sa  mort  qui  est  tou- 
jours présente  à  ses  yeux.  Spectacle  horrible  pour 
une  mère  !  O  Dieu,  il  est  à  vous;  je  consens  à  tout, 
faites-en  votre  volonté  :  elle  lui  voit  donner  le  coup 
à  la  croix.  Achevez ,  ô  Père  éternel  :  ne  faut-il  plus 
que  mon  consentement  pour  livrer  mon  Fils  à  la 
mort  ?  je  lui  donne  ,  puisqu'il  vous  plaît;  je  suis  ici 
pour  souscrire  à  tout  ;  mon  action  vous  fait  voir  que 
je  suis  prête  :  déchargez  sur  lui  toute  votre  colère  : 
ne  vous  contentez  pas  de  frapper  sur  lui  ;  prenez 
votre  glaive  pour  percer  mon  ame ,  déchirez  toutes 
mes  entrailles  ,  arrachez-moi  le  cœur  en  m'ôtant  ce 
Fils  bien- aimé. 

Ah  î  mes  Frères ,  je  n'en  puis  plus.  Je  voulois  vous 
exhorter  ;  c'est  Marie  qui  vous  parlera  ;  c'est  elle  qui 
vous  dira  que  vous  ne  sortiez  point  de  ce  lieu  sans 
donner  à  Dieu  tout  ce  que  vous  avez  de  plus  cher. 
Est-ce  un  mari ,  est-ce  un  fds?  ah  î  vous  ne  le  per- 

CO  Cant.  I.  12. 


DE    LA    SAINTE    VIERGE.  IqS 

drez  pas,  pour  le  déposer  en  ses  mains;  il  rendra  le 
tout  au  centuple.  Marie  reçoit  plus  qu'elle  ne  lui 
donne.  Dieu  lui  rendra  bientôt  ce  Fils  bien-ainié; 
et  en  attendant,  chrétiens, en  le  lui  ôtant  pour  trois 
jours,  il  lui  donne  pour  la  consoler  tous  les  chré- 
tiens pour  enfans  :  c'est  par  où  je  m'en  vais  conclure. 

TROISIÈME  POINT. 

C'est  au  disciple  bien-aimé  de  notre  Sauveur, 
c'est  au  cher  Fils  de  la  sainte  Vierge ,  et  au  premier- 
né  des  enfans  que  Jésus-Christ  son  Fils  lui  donne  à 
la  croix ,  de  vous  représenter  le  mystère  de  cette  fé- 
condité merveilleuse  :  et  il  le  fait  aussi  dans  l'Apo- 
calypse par  une  excellente  figure.  «  Il  parut,  dit-il, 
»  un  grand  signe  au  ciel  ;  une  femme  environnée 
»  du  soleil ,  qui  avoit  la  lune  à  ses  pieds  et  la  tête 
»  couronnée  d'étoiles,  et  elle  faisoit  de  grands  cris 
»  dans  le  travail  de  l'enfantement  (0  ».  Saint  Au- 
gustin nous  assure  que  cette  femme  c'est  la  sainte 
Vierge  (2)  ;  et  il  seroit  aisé  de  le  faire  voir  par  plu- 
sieurs raisons  convaincantes.  Mais  de  quelle  sorte 
expliquerons-nous  cet  enfantement  douloureux  ?  ne 
savons-nous  pas,  chrétiens,  puisque  c'est  la  foi  de 
l'Eglise,  que  Marie  a  été  exempte  de  cette  com- 
mune malédiction  de  toutes  les  mères,  et  qu'elle  a 
enfanté  sans  douleur,  comme  elle  a  conçu  sans  cor- 
ruption  ?  Comment  donc  démêlerons-nous  ces  con- 
trariétés apparentes  ? 

C'est  ici  qu'il  nous  faut  entendre  deux  enfante- 

(0  Apoc.  XII.  I.  ^-  W  Serm.  iv.  de  Simp.  ad  Catec.  cap.  i,  tom.  vi, 

GOI   575. 


îg6  SUR    LA.    COMPASSION 

mens  de  Marie  :  elle  a  enfante'  Je'sus-Christ,  elle  a 
enfante'  les  fidèles  ;  c'est-à-dire  ,  elle  a  enfante'  l'in- 
nocent, elle  a  enfante'  les  pe'cheurs  :  elle  enfante 
l'innocent  sans  peine  -,  mais  il  falloit  qu  elle  enfantât 
les  pe'cheurs  parmi  les  douleurs  et  les  cris  :  et  vous  en 
serez  convaincus,  si  vous  conside'rez  attentivement  à 
quel  prix  elle  les  achète.  Il  faut  qu'il  lui  en  coûte  son 
Fils  unique  -,  elle  ne  peut  être  mère  des  chre'tiens , 
qu'elle  ne  donne  son  bien-aimé  à  la  mort  :  ô  fécon- 
dité'douloureuse  !  Mais  il  faut,  Messieurs,  vous  la 
faire  entendre,  en  rappelant  à  votre  me'moire  cette 
ve'rité  importante  ,  que  c'e'toit  la  volonté'  du  Père 
éternel  de  faire  naître  les  enfans  adoptifs  par  la  mort 
du  Fils  ve'ritable.  Ah  !  qui  pourroit  ne  s'attendrir 
pas  à  la  vue  d'un  si  beau  spectacle  ? 

Il  est  vrai  qu'on  ne  peut  assez  admirer  cette  im- 
mense charité  de  Dieu  par  laquelle  il  nous  a  choisis 
pour  enfans.  Il  a  engendré  dans  l'éternité  un  Fils 
qui  est  égal  à  lui-même ,  qui  fait  les  délices  de  son 
cœur,  qui  contente  entièrement  son  amour  comme 
il  épuise  sa  fécondité  ;  et  néanmoins ,  ô  bonté  !  ô 
miséricorde  l  ce  Père  ,  ayant  un  Fils  si  parfait ,  ne 
laisse  pas  d'en  adopter  d'autres  :  cette  charité  qu'il  a 
pour  les  hommes ,  cet  amour  inépuisable  et  sura- 
bondant fait  qu'il  donne  des  frères  à  ce  premier-né , 
des  compagnons  à  cet  unique ,  et  enfin  des  cohéri- 
tiers à  ce  bien-aimé  de  son  cœur  :  il  fait  quelque 
chose  de  plus,  et  vous  le  verrez  bientôt  au  Calvaire. 
Non-seulement  il  joint  à  son  propre  Fils  des  enfans 
qu'il  adopte  par  miséricorde  ;  mais ,  ce  qui  passe 
toute  créance,  il  livre  son  propre  Fils  à  la  mort  pour 


DE    LA    SAINTE    VIF,  RGK.  197 

faire  naître  les  adoptifs.  Qui  voudroit  adopter  à  ce 
prix ,  et  donner  un  fils  pour  des  étrangers  ?  c  est 
ne'anmoins  ce  que  fait  le  Père  éternel. 

Et  ce  n'est  pas  moi  qui  le  dis  ,  c'est  Jésus  qui  nous 
l'enseigne  dans  son  Evangile.  «  Dieu  a  tant  aimé  le 
))  monde  »  ;  écoutez,  hommes  mortels,  voilà  l'amour 
de  Dieu  qui  paroît  sur  nous,  c'est  le  principe  de 
notre  adoption;  «  qu'il  a  donné  son  Fils  unique  (0  »  : 
ah  !  voilà  le  Fils  unique  livré  à  la  mort  ;  paroissez 
maintenant,  enfans  adoptifs  ;  «afin  que  ceux  qui 
»  croient  ne  périssent  pas,  mais  qu'ils  aient  la  via 
»  éternelle  ».  Ne  voyez-vous  pas  manifestement  qu'il 
donne  son  propre  Fils  à  la  mort,  pour  faire  naître 
les  enfans  d'adoption  ;  et  que  cette  même  charité  du 
Père  qui  le  livre  ,  qui  l'abandonne  ,  qui  le  sacrifie  , 
nous  adopte ,  nous  vivifie  et  nous  régénère  :  comme 
si  le  Père  éternel  ayant  vu  que  l'on  n'adopte  des  en- 
fans que  lorsqu'on  n'en  a  point  de  véritables,  son 
amour  et  inventif  et  ingénieux  lui  avoit  heureuse- 
ment inspiré. pour  nous  ce  dessein  de  miséricorde, 
de  perdre  en  quelque  sorte  son  Fils  pour  donner 
lieu  à  l'adoption  ,  et  de  faire. mourir  l'unique  héri- 
tier pour  nous  faire  entrer  en  ses  droits.  Par  consé- 
quent, enfans  d'adoption,  que  vous  coûtez  donc  au 
Père  éternel  \ 

Mais  ne  vous  persuadez  pas  que  Marie  en  soit 
quitte  à  meilleur  marché  :  elle  est  l'Eve  de  la  nou- 
velle alliance  et  la  mère  commune  de  tous  les  fidèles  ^ 
mais  il  faut  qu'il  lui  en  coûte  la  mort  de  son  pre- 
mier-né ,  il  faut  qu'elle  se  joigne  au  Père  éternel,  et 
qu'ils  livrent  leur  commun  Fils  d'un  commun  ac- 

(0  Joan.  III.  iG. 


igS  SUR    LA    COMPASSION 

cord  au  supplice.  C'est  pour  cela  que  la  Providence 
l'a  appelée  au  pied  de  la  croix  ;  elle  y  vient  immoler 
son  Fils  véritable  :  qu'il  meure ,  afin  que  les  hommes 
vivent.  Elle  y  vient  recevoir  de  nouveaux  enfans  : 
«  Femme ,  dit  Jésus  ,  voilà  votre  Fils  (0  ».  O  enfan- 
tement vraiment  douloureux  !  6  fécondité  qui  lui 
est  à  charge  !  Car  quels  furent  ses  sentimens  ,  lors- 
qu'elle entendit  cette  voix  mourante  du  dernier 
adieu  de  son  Fils  ?  Non ,  je  ne  crains  point  de  vous 
assurer  que  de  tous  les  traits  qui  percent  son  ame  , 
celui-ci  est  sans  doute  le  plus  douloureux. 

Je  me  souviens  ici,  chrétiens,  que  saint  Paulin, 
évêque  de  Noie ,  parlant  de  sa  parente  sainte  Mé- 
lanie ,  à  qui  d'une  nombreuse  famille  il  ne  restoit 
plus  qu'un  petit  enfant,  nous  peint  sa  douleur  par 
ces  mots  :  «  Elle  étoit,  dit-il,  avec  cet  enfant,  reste 
»  malheureux  d'une  grande  ruine;  qui  bien  loin  de 
5)  la  consoler,  ne  faisoit  qu'aigrir  ses  douleurs,  et 
3)  sembloit  lui  être  laissé  pour  la  faire  ressouvenir 
»  de  son  deuil ,  plutôt  que  pour  réparer  son  dom- 
»  mage  »  :   Unico   tantîim  sihi  parvulo ,  incentore 
potiiis  quam  consolatore  lacrjmarum  ^  ad  memoriam 
potiiis  quam   ad  coinpensationem  affectuum  dere- 
licto  (2).  Ne  vous  semble-t-il  pas,  mes  Frères,  que 
ces  paroles  ont  été  faites  pour  représenter  les  dou- 
leurs de  la  divine  Marie  ;   «  Femme,   dit  Jésus, 
))  voilà  votre  fils  »  :  Ecce filius  tuus?  Ah!  c'est  ici, 
dit-elle,  le  dernier  adieu;  mon  Fils,  c'est  à  ce  coup 
que  vous  me  quittez  :  mais  hélas  !  quel  fils  me  don- 
nez-vous en  votre  place?  et  faut- il  que  Jean  me 
coûte  si  cher?  quoi,  un  homme  mortel  pour  un 

(■)  Joan.  XIX.  26.  —  (2)  Epist.  xxix.  adSe^er.  p.  iSo. 


DE    LA    SAINTE    VIERGE.  I99 

homme-Dieu!  Ah!  cruel  et  funeste  e'change  !  triste 
et  malheureuse  consolation  ! 

Je  le  vois  bien,  ô  divm  Sauveur,  vous  n'avez  pas 
tant  dessein  de  la  consoler,  que  de  rendre  ses  regrets 
immortels.  Son  amour  accoutumé  à  un  Dieu,  ne 
rencontrant  en  sa  place  qu'un  homme  mortel,  en 
sentira  beaucoup  mieux  ce  qui  lui  manque;  et  ce  fils 
que  vous  lui  donnez  ,  semble  paroître  toujours  à  ses 
yeux ,  plutôt  pour  lui  reprocher  son  malheur  que 
pour  réparer  son  dommage.  Ainsi  cette  parole  la 
tue,  et  cette  parole  la  rend  féconde  :  elle  devient 
mère  des  chrétiens  parmi  Teffort  d'une  affliction  sans 
mesure.  On  tire  de  ses  entrailles  ces  nouveaux  enfans 
avec  le  glaive  et  le  fer ,  et  on  entrouvre  son  cœur 
avec  une  violence  incroyable ,  pour  y  enter  cet 
amour  de  mère  qu'elle  doit  avoir  pour  tous  les  fi- 
dèles. 

Chrétiens,  enfans  de  Marie,  mais  enfans  de  ses 
déplaisirs,  enfans  de  sang  et  de  douleurs,  pouvez- 
vous  écouter  sans  larmes  les  maux  que  vous  avez 
faits  à  votre  Mère?  pouvez-vous  oublier  ses  cris  parmi 
lesquels  elle  vous  enfante  ?  L'Ecclésiastique  disoit  au- 
trefois :  Gemitus  matris  tuœ  ne  ohlwiscaris  (0  : 
(c  N'oublie  pas  les  gémissemens  de  ta  mère  «.  Chré- 
tien, enfant  de  la  croix,  c'est  à  toi  que  ces  paroles 
s'adressent  :  quand  le  monde  t'attire  par  ses  volup- 
tés; pour  détourner  l'imagination  de  ses  délices  per- 
nicieuses, souviens-toi  des  pleurs  de  Marie,  et  n'ou- 
blie jamais  les  gémissemens  de  cette  Mère  si  cha- 
ritable :  Gemitus  matris  tuœ  ne  ohliviscaris.  Dans 
les  tentations  violentes,  lorsque  tes  forces  sont  pres- 

\*)  Ecdi.  VII.  29. 


200  SUR    LÀ    COMPASSION 

que  abattues,  que  tes  pieds  chancèlent  dans  la  droite 
voie ,  que  l'occasion ,  le  mauvais  exemple ,  ou  l'ar- 
deur de  la  jeunesse  te  presse ,  n'oublie  pas  les  gémis- 
semens  de  ta  Mère  :  Ne  obllviscaris.  Souviens -toi 
des  pleurs  de  Marie,  souviens-toi  des  douleurs  cruel- 
les dont  tu  as  déchiré  son  cœur  au  Calvaire;  laisse- 
toi  émouvoir  au  cri  d'une  Mère.  Misérable,  quelle 
est  ta  pensée?  veux-tu  élever  une  autre  croix  pour  y 
attacher  Jésus- Christ  ?  veux-tu  faire  voir  à  Marie 
son  Fils  crucifié  encore  une  fois?  veux-tu  couronner 
sa  tête  d'épines,  fouler  aux  pieds  à  ses  yeux  le  sang 
du  nouveau  Testament ,  et  par  un  si  horrible  spec- 
tacle  rouvrir  encore  toutes  les  blessures   de  son 
amour  maternel  ?  A  Dieu  ne  plaise ,  mes  Frères , 
que  nous  soyons  si  dénaturés  !  laissons-nous  émou- 
voir aux  cris  d'une  Mère. 

Mes  enfans ,  dit-elle ,  jusqu'ici  je  n'ai  rien  souf- 
fert, je  compte  pour  rien  toutes  les  douleurs  qui 
m'ont  affligée  à  la  croix;  le  coup  que  vous  me  donnez 
par  vos  crimes ,  c'est  là  véritablement  celui  qui  me 
blesse.  J'ai  vu  mourir  mon  Fils  bien -aimé;  mais 
comme  il  soufFroit  pour  votre  salut ,  j'ai  bien  voulu 
l'immoler  moi-même ,  j'ai  bu  cette  amertume  avec 
joie.  Mes  enfans,  croyez-en  mon  amour  :  il  me  sem- 
ble n'avoir  pas  senti  cette  plaie ,  quand  je  la  com- 
pare aux  douleurs  que  me  donne  votre  impénitence. 
Mais  quand  je  vous  vois  sacrifier  vos  âmes  à  la  fu- 
reur de  Satan;  quand  je  vous  vois  perdre  le  sang  de 
mon  Fils  en  rendant  sa  grâce  inutile,  faire  un  jouet 
de  sa  croix  par  la  profanation  de  ses  sacremens,  ou- 
trager sa  miséricorde  en  abusant  si  long-temps  de  sa 
patience;  quand  je  vois  que  vous  ajoutez  l'insolence 


DE    LA    SAINTE    VIEUGÏÏ.  20^ 

au  crime,  qu'au  milieu  de  tant  de  pèches  vous  mé- 
prisez le  remède  de  la  pe'nitence ,  ou  que  vous  le 
tournez  en  poison  par  vos  rechutes  continuelles, 
amassant  sur  vous  des  trésors  de  haine  et  de  fureur 
éternelle  par  vos  cœurs  endurcis  et  impénitens;  c'est 
alors,  c'est  alors  que  je  me  sens  frappée  jusqu'au 
vifj  c'est  là,  mes  enfans,  ce  qui  me  perce  le  cœur, 
c'est  ce  qui  m'arrache  les  entrailles. 

Voilà ,  mes  Frères ,  si  vous  l'entendez ,  ce  que 
vous  dit  Marie  au  Calvaire.  C'est  de  ces  cris,  c'est  de 
ces  paroles  que  vous  entendrez  retentir  tous  les 
coins  de  cette  montagne ,  si  vous  y  allez  durant  ces 
saints  jours.  C'est  en  ce  lieu  que  je  vous  invite  du- 
rant ce  temps  sacré  de  la  passion  :  c'est  là  que  le 
sang  et  les  larmes ,  les  douleurs  cruelles  du  Fils ,  la 
compassion  de  la  Mère,  la  rage  des  ennemis,  la  cons- 
ternation des  disciples,  les  cris  des  femmes  pieuses, 
la  voix  des  blasphèmes  que  vomissent  les  Juifs ,  celle 
du  larron  qui  demande  pardon,  celle  du  sang  [qui 
sollicite  miséricorde,  celle  de  vos  péchés  qui  pro- 
voque la  justice,  feront  sur  vos  cœurs  des  impres- 
sions propres  à  vous  faire  entrer  dans  tous  les  sen- 
timens  qu'exigent  de  vous  les  grands  mystères  qui 
s'opèrent  pour  votre  rédemption  ;  et  après  en  avoir 
recueilli  le  fruit  et  les  avoir  accomplis  en  vous,  vous 
en  recevrez  la  consommation  dans  la  gloire,  que  je 
vous  souhaite.  ] 


202  SUR    LA     COMPASSION 

7".'„T  "'  '^'"""'    '  ■      "        '  ™  ■    '        M     ™  ■      ■  I»      I    ■■    ■       I— ■    ■  !■  ■■■      III    ■,—  i.,..»,!  —    ■         ■■■M  ^■^—■>— I      II    I    M     ■■  ■      nMi 

11.^  SERMON 

POUR  LE  VENDREDI 

DE  LA  SEMAINE  DE  LA  PASSION. 

SUR  LA  COMPASSION  DE  LA  SAINTE  VIERGE. 

Constance  admirable  de  Jésus  sur  sa  croix  :  ses  dernières  dispo- 
sitions :  mystère  qu'elles  contiennent.  Combien  Tamitié  réciproque 
du  Fils  et  de  la  Mère  sont  inconcevables.  Excellence  et  avantages 
de  Tunion  très-parfaite  de  Marie  avec  le  Père  éternel  :  pouvoir  de 
cette  Mère  sur  le  cœur  de  son  Fils.  Marie ,  mère  commune  de  tous 
les  fidèles  :  comment  elle  les  a  enfantés  :  quelle  est  la  mesure  de 
son  amour  pour  eux.  En  quoi  consiste  la  véritable  dévotion  à  la 
sainte  Vierge  :  qui  sont  les  dévots  superstitieux,  et  ceux  que  Marie 
reconnoît  pour  ses  enfans. 


^/»^-».'%.'%'^*.'%-'%  %*"*/*.*/»/»* 


Dicit  Jésus  Malri  suae  :  Mulier,  ecce  Filius  tuus.  Deinde 
dicit  discipulo  :  Ecce  mater  tua. 

Jésus  dit  à  sa  Mère  :  Femme  ^  voilà  votre  Fils.  Après  il 
dit  à  son  disciple  :  J^oilà  votre  mère,  Joan.  xix.  26. 

01  jamais  l'amour  est  ingénieux,  si  jamais  il  pro- 
duit de  grands  et  de  nobles  effets,  il  faut  avouer 
que  c'est  particulièrement  à  l'extre'mité  de  la  vie 
qu'il  fait  paroître  ses  plus  belles  inventions  et  ses 
plus  généreux  transports.  Comme  l'amitié  semble 
ne  vivre  que  dans  la  compagnie  de  l'objet  aimé; 


DE    LA    SAINTE    VIERGE.  T>.o3 

quand  elle  se  voit  menacée  d'une  séparation  éter- 
nelle ,  autant  qu'une  loi  fatale  l'éloigné  de  sa  pré- 
sence, autant  elle  tâche  de  durer  dans  le  souvenir. 
C'est  pourquoi  les  amis  mêlent  ordinairement  des 
actions  et  des  paroles  si  remarquables  parmi  les 
douleurs  et  les  larmes  du  dernier  adieu,  que  lorsque 
l'histoire  en  peut  découvrir  quelque  chose,  elle  a 
accoutumé  d'en  faire  ses  observations  les  plus  cu- 
rieuses. 

L'histoire  sainte,  chrétiens,  ne  les  oublie  pas,  et 
vous  en  voyez  une  belle  preuve  dans  le  texte  que  j'ai 
allégué.  Saint  Jean ,  le  bien-aimé  du  Sauveur,  que 
nous  pouvons  appeler  l'Evangéliste  d'amour,  a  été 
soigneux  de  nous  recueillir  les  dernières  paroles 
dont  il  a  plu  à  son  cher  maître  d'honorer  en  mou- 
rant, et  sa  sainte  Mère  et  son  bon  ami;  c'est-à-dire 
les  deux  personnes  du  monde  qu'il  aimoit  le  plus. 
O  Dieu  !  que  ces  paroles  sont  dignes  d'être  médi- 
tées, et  qu'elles  peuvent  servir  de  matière  à  de  belles 
réflexions  !  Car,  je  vous  demande,  y  a-t-il  chose  plus 
agréable  que  de  voir  le  sauveur  Jésus  être  libéral , 
même  dans  son  extrême  indigence  ?  Hélas  !  il  a  dit 
plusieurs  fois  que  son  bien  n'étoit  pas  sur  la  terre  ; 
il  n'y  a  pas  eu  seulement  de  quoi  reposer  sa  tête  : 
et  pendant  qu'il  est  à  la  croix,  je  vois  l'avare  soldat 
qui  partage  ses  vêtemens,  et  joue  à  trois  dés  sa  tu- 
nique mystérieuse  ;  tellement  qu'il  semble  que  la 
rage  de  ses  bourreaux  ne  lui  laisse  pas  la  moindre 
chose  dont  il  puisse  disposer  en  faveur  des  siens.  Et 
cependant ,  chrétiens ,  ne  croyez  pas  qu'il  sorte  de 
ce  monde  sans  leur  laisser  quelque  précieux  gage 
de  son  amitié. 


So4  SUR    LA    COMPASSION 

L'antiquité  a  fort  remarqué  (0  l'action  d'un  cer- 
tain philosophe  ('*') ,  qui ,  ne  laissant  pas  en  mourant 
de  quoi  entretenir  sa  famille,  s'avisa  de  léguer  à  ses 
amis  sa  mère  et  ses  enfans  par  son  testament.  Ce  que 
la  nécessité  suggéra  à  ce  philosophe ,  l'amour  le  fait 
faire  à  mon  maître  d'une  manière  bien  plus  admi- 
rable. Il  ne  donne  pas  seulement  sa  Mère  à  son  ami, 
il  donne  encore  son  ami  à  sa  sainte  Mère ,  il  leur 
donne  à  tous  deux  ;  et  il  les  donne  tous  deux  ;  et  l'un 
et  l'autre  leur  est  également  profitable  :  Ecce  filius 
tuuSj  ecce  mater  tua.  O  bienheureuse  Marie ,  ces 
paroles  ayant  été  prononcées  et  par  votre  Fils  et 
par  notre  maître,  nous  ne  doutons  pas  qu'il  ne  les 
ait  dites  et  pour  vous  consoler  et  pour  nous  ins- 
truire. Nous  en  espérons  l'intelligence  par  vos  priè- 
res ;  et  afin  que  vous  nous  fassiez  entendre  les  pa- 
roles par  lesquelles  vous  êtes  devenue  mère  de  saint 
Jean ,  nous  vous  allons  adresser  une  autre  parole 
qui  vous  a  rendue  Mère  du  Sauveur  :  toutes  deux 
vous  ont  été  portées  de  la  part  de  Dieu  ;  mais  vous 
reçûtes  l'une  de  la  propre  bouche  de  son  Fils  unique , 
et  l'autre  vous  fut  adressée  par  le  ministère  d'un  ange 
qui  vous  salua  en  ces  termes  :  ^y^e  ^  gratid  plena. 

Parmi  tant  d'objets  admirables  que  la  croix  du 
sauveur  Jésus  présente  à  nos  yeux,  ce  que  nous 
fait  remarquer  saint  Jean  -  Chrysostôme ,  traitant 
l'Evangile  que  nous  avons  lu  ce  matin ,  est  digne ,  à 
mon  avis,  d'une  considération  très -particulière.  Ce 
grand  personnage,  contemplant  le  Fils  de  Dieu  prêt 

CO  Lucian.  Dialog.  Toxar.  seu  Ainicit. 
(*)  Eiidamidas  de  Corinthe. 


DE    LA    SA.IIVTE    VIEllGE.  20^ 

à  rendre  l'ame,  ne  se  lasse  point  d'admirer  comme 
il  se  possède  dans  son  agonie,  et  comme  il  paroît 
absolument  maître  de  ses  actions.  La  veille  de  sa 
mort,  dit  ce  saint  évéqiie  (0,  il  sue,  il  tremble,  il 
fre'mit ,  tant  l'image  de  son  supplice  lui  paroît  ter- 
rible ;  et  dans  le  fort  des  douleurs,  vous  diriez  que 
ce  soit  un  autre  homme ,  à  qui  les  tourmens  ne  font 
plus  rien.  Il  s'entretient  avec  ce  bienheureux  larron, 
d'un  sens  rassis  et  sans  s'émouvoir  :  il  considère  et 
reconnoît  distinctement  ceux  des  siens  qui  sont  au 
pied  de  sa  croix,  il  leur  parle,  il  les  console  ;  enfin 
ayant  remarqué  que  tout  ce  qu'il  avoit  à  faire  étoit 
accompli ,  qu'il  avoit  exécuté  de  point  en  point  la 
volonté  de  son  Père,  il  lui  rend  son  ame  avec  une 
action  si  paisible,  si  libre,  si  préméditée  ,  qu'il  est 
aisé  à  juger  que  «  personne  ne  la  lui  ravit,  mais 
))  qu'il  la  donne  lui-même  de  son  plein  gré  « ,   ainsi 
qu'il  l'assure  :  Neino  tollit  eam  à  me ,  sed  ego  pono 
eaiii  à  meipso  (2).  Qu'est-ce  à  dire  ceci,  demande 
saint  Jean-Ghrysostôme  ?  comment  est-ce  que  l'ap- 
préhension du  mal  l'afflige  si  fort,  puisqu'il  semble 
que  le  mal  même  ne  le  touche  pas?  est-ce  point  que 
l'économie  de  notre  salut  devoit  être  tout  ensemble 
un  ouvrage  de  force  et  d'infirmité?  Il  vouloit  mon- 
trer par  sa  crainte  qu'il  étoit  comme  nous  sensible 
aux  douleurs,  et  faire  voir  par  sa  constance  qu'il 
savoit  bien  maîtriser  ses  inclinations,  et  les  faire  cé- 
der à  la  volonté  de  son  Père.  Telle  est  la  raison  que 
nous  pouvons  tirer  de  saint  Jean-Chrysostôme  ;  et 
je  vous  avoue ,  chrétiens,  que  je  n'aurois  pas  la  har- 

«'^0  In  Joan.  Hom.  lxxxv,  tom.  viii,  n,  2,   pa§.  5o5,  5o6.  — 
(')  Joan.  X.  18. 


206  SUR    LA    COMPASSION 

diesse  d'y  ajouter  mes  pense'es,  si  le  sujet  que  je  traite 
ne  m'y  obligeoit. 

Je  considère  donc  le  Sauveur  pendu  à  la  croix , 
non-seulement  comme  une  victime  innocente  qui 
se  dévoue  volontairement  pour  notre  salut,  mais 
encore  comme  un  père  de  famille  qui  sentant  ap- 
procher son  heure  dernière,  dispose  de  ses  biens  par 
son  testament;  et  sur  une  vérité  si  connue,  je  fonde 
cette  réflexion  que  je  fais.  Un  homme  est  malade  en 
son  lit  ;  on  le  vient  avertir  de  donner  ordre  à  ses  af- 
faires au  plutôt ,  parce  que  sa  santé  est  désespérée 
par  les  médecins  :  en  même  temps,  si  abattu  qu'il 
soit  par  la  violence  du  mal ,  il  fait  un  dernier  effort 
pour  ramasser  ses  esprits ,  afin  de  déclarer  sa  der- 
nière volonté  d'un  jugement  sain  et  entier.  Il  me 
semble  que  mon  Sauveur  a  fait  quelque  chose  de 
semblable  sur  le  lit  sanglant  de  la  croix.  Ce  n'est  pas 
que  je  veuille  dire  que  la  douleur  ou  l'appréhension 
de  la  mort  aient  jamais  pu  troubler  tellement  son 
esprit,  qu'elles  lui  empêchassent  aucune  de  ses  fonc- 
tions :  plutôt  ma  langue  demeure  à  jamais  immo- 
bile, que  de  prononcer  une  parole  si  téméraire.  Mais 
comme  il  vouloit  témoigner  à  tout  le  monde  qu'il 
ne  faisoit  rien  en  cette  rencontre  qui  ne  partît  d'une 
mûre  délibération,  il  jugea  à  propos  de  se  comporter 
de  telle  sorte  qu'on  ne  pût  pas  remarquer  la  moin- 
dre émotion  en  son  ame  ;  afin  que  son  testament  ne 
fût  sujet  à  aucun  reproche.  C'est  pourquoi  il  s'a- 
dresse à  sa  Mère  et  à  son  disciple  avec  une  con- 
tenance si  assurée ,  parce  que  ce  qu'il  avoit  à  leur 
dire  devoit  faire  une  des  principales  clauses  de  son 
testament  :  et  en  voici  le  secret. 


DE    LA    SAINTE    VIE  II  G  E.  ^O'J 

Le  Fils  de  Dieu  n'avoit  rien  qui  fût  plus  à  lui  que 
sa  Mère  ni  que  ses  disciples,  puisqu'il  se  les  aclie- 
toit  au  prix  de  son  sang  :  c'est  une  chose  très-as- 
surée, et  il  en  peut  disposer  comme  d'un  héritage 
très-bien  acquis.  Or^  dans  cette  dernière  disgrâce, 
tous  ses  autres  disciples  l'ont  abandonné;  il  n'y  a 
que  Jean  son  bien-aimé  qui  lui  reste  :  tellement  que 
je  le  considère  aujourd'hui  comme  un  homme  qui 
représente  tous  les  fidèles,  et  partant  nous  devons 
être  disposés  à  nous  appliquer  tout  ce  qui  regardera 
sa  personne.  Je  vois ,  ô  mon  Sauveur  !  que  vous  lui 
donnez  votre  Mère,  et  «  incontinent  il  en  prend 
»  possession  comme  de  son  bien  »  :  Et  ex  illa  liora 
accepit  eam  discipulus  in  sua  (0.  Entendons  ceci, 
chrétiens.  Sans  doute  nous  avons  bonne  part  dans 
ce  legs  pieux  :  c'est  à  nous  que  le  Fils  de  Dieu  donne 
la  bienheureuse  Marie,  en  même  temps  qu'il  la 
donne  à  son  cher  disciple.  Voilà  ce  mystérieux  ar- 
ticle du  testament  de  mon  Maître,  que  j'ai  jugé  né- 
cessaire de  vous  réciter,  pour  en  faire  ensuite  le  su- 
jet de  notre  entretien. 

N'attendez  pas ,  ô  fidèles ,  que  j'examine  en  détail 
toutes  les  conditions  d'un  testament,  afin  d'en  faire 
un  rapport  exact  aux  paroles  de  mon  Evangile  :  ne 
vaut-il  pas  bien  mieux  que  ,  laissant  à  part  cette  sub- 
tilité de  comparaisons,  nous  employions  tous  nos 
soins  à  considérer  attentivement  le  bien  qu'on  nous 
fait  ?  Jésus  regarde  sa  mère ,  dit  l'auteur  sacré  (2}  : 
ses  mains  étant  clouées,  il  ne  peut  la  montrer  du 
doigt,  il  la  désigne  des  yeux;  et  par  toutes  ses  actions 
il  se  met  en  état  de  nous  la  donner.  Celle  qu'il  nous 

(0  Joan.  XIX.  27.  —  W  Ibid.  26, 


2  08  SUR    LA    COMPASSION 

donne,  c'est  sa  propre  mère;  par  conséquent  sa  pro- 
tection est  puissante,  et  elle  a  beaucoup  de  crédit 
pour  nous  assister.  Mais  il  nous  la  donne  afin  qu'elle 
soit  notre  mère  ;  par  conséquent  sa  tendresse  pour 
nous  est  extrême,  et  elle  a  une  grande  inclination 
de  nous  bien  faire  :  ce  sont  les  deux  points  qui  com- 
poseront ce  discours.  Afin  que  nous  puissions  espé- 
rer quelque  assistance  d'une  personne  près  de  la  Ma- 
jesté divine ,  il  est  nécessaire  et  que  sa  grandeur 
l'approche  de  Dieu ,  et  que  sa  bonté  l'approche  de 
nous.  Marie  étant  mère  de  notre  Sauveur,  sa  qualité 
l'élève  bien  haut  auprès  du  Père  éternel  :  Marie 
étant  notre  mère ,  son  affection  la  rabaisse  jusqu'à 
compatir  à  notre  foiblesse  :  en  un  mot,  elle  peut 
nous  soulager,  à  cause  qu'elle  est  mère  de  Dieu;  elle 
veut  nous  soulager,  à  cause  qu'elle  est  notre  mère. 
C'est  dans  la  déduction  de  ces  deux  raisonnemens 
que  je  prétends  établir  une  dévotion  raisonnable  à 
la  sainte  Vierge ,  sur  une  doctrine  solide  et  évangé- 
lique  ;  et  je  demande ,  fidèles  ,  que  vous  vous  y  ren- 
diez attentifs. 

PREMIER  POINT. 

L'une  des  plus  belles  qualités  que  la  sainte  Ecriture 
donne  au  Fils  de  Dieu ,  c'est  celle  de  Médiateur  entre 
Dieu  et  les  hommes  :  c'est  celui  qui  réconcilie  toutes 
choses  en  sa  personne,  il  est  le  nœud  des  affections 
du  ciel  et  de  la  terre  ;  et  la  sainte  alliance  qu'il  a 
contractée  avec  nous ,  nous  rendant  son  Père  pro- 
pice ,  nous  donne  un  accès  favorable  au  trône  de  sa 
miséricorde.  C'est  sur  cette  vérité  qu'est  appuyée 
toute  l'espérance  des  enfans  de  Dieu,  Gela  étant  ainsi, 

voici 


DE    LA    SAINTE    VIERGE.  0,0Ç) 

voici  comme  je  raisonne.  L'union  que  nous  avons 
avec  le  Sauveur,  nous  fait  approcher  de  la  Majesté 
divine  avec  confiance  :  or,   quand  il  a  choisi  Marie 
pour  sa  mère,  il  a  fait,  pour  ainsi  dire,  avec  elle  un 
traité  tout  particulier;  il  a  contracté  une  alliance 
très-étroite,  dont  les  hommes  ni  les  anges  ne  peuvent 
concevoir  l'excellence;  et  par  conséquent  l'union 
qu  elle  a  avec  Dieu ,  le  crédit  et  la  faveur  qu'elle  a 
auprès  du  Père,  n'est  pas  une  chose  que  nous  puis- 
sions jamais  concevoir.  Je  n'ai  point  d'autre  raison- 
nement à  vous  proposer  dans  cette  première  partie  : 
mais  afin  que  nous  en  puissions  pénétrer  le  fond  ,  je 
tâcherai  de  déduire  par  ordre  quelques  vérités,  qui 
nous  feront  reconnoître  la  sainte  société  qui  est  entre 
Jésus  et  Marie  ;  d'où  nous  conclurons  qu'il  n'y  a  rien 
dans  l'ordre  des  créatures  qui  soit  plus  uni  à  la  Ma- 
jesté divine  ,  que  la  sainte  Vierge. 

Je  dis  donc,  avant  toutes  choses,  qu'il  n'y  eut 
jamais  mère  qui  chérit  son  fils  avec  une  telle  ten- 
dresse que  faisoit  Marie  ;  je  dis  qu'il  n'y  eut  jamais 
fils  qui  chérit  sa  mère  avec  une  affection  si  puissante 
que  faisoit  Jésus  :  j'en  tire  la  preuve  des  choses  les 
plus  connues.  Interrogez  une  mère  d'où,  vient  que 
souvent  en  la  présence  de  son  fils  elle  fait  paroître 
une  émotion  si  visible  :  elle  vous  répondra  que  le 
sang  ne  se  peut  démentir  ;  que  son  fils  c'est  sa  chair 
et  son  sang ,  que  c'est  là  ce  qui  émeut  ses  entrailles 
et  cause  ses  tendres  mouvemens  à  son  cœur;  l'apôtre 
même  ayant  dit  que   «  personne  ne  peut  haïr  sa 
3)  chair  »  :  Nemo  enhn  unquain  carnem  suam  odio 
habuiti^).  Que  si  ce  que  je  viens  de  dire  est  véritable 

0)  Ephes.  V.  29. 

BOSSUET.    XIII-  l4 


210  SUR    LA    COMPASSION 

des  autres  mères,  il  l'est  encore  beaucoup  plus  de 
la  sainte  Vierge  ;  parce  qu'ayant  conçu  de  la  vertu 
du  Très-haut,  elle  seule  a  fourni  toute  la  matière 
dont  la  sainte  chair  du  Sauveur  a  e'té  forme'e  :  et  de 
là  je  tire  une  autre  considération. 

Ne  vous  semble-t-il  pas ,  chre'tiens ,  que  la  nature 
a  distribué  avec  quelque  sorte  d'égalité  l'amour  des 
enfans  entre  le  père  et  la  mère  ?  c'est  pourquoi  elle 
donne  ordinairement  au  père  une  affection  plus 
forte  ,  et  imprime  dans  le  cœur  de  la  mère  je  ne  sais 
quelle  inclination  plus  sensible.  Et  ne  seroit  -  ce 
point  peut-être  pour  cette  raison  que  quand  l'un 
des  deux  a  été  enlevé  par  la  mort ,  l'autre  se  sent 
obligé  ,  par  un  sentiment  naturel,  à  redoubler  ses 
affections  et  ses  soins  ?  cela ,  ce  me  semble ,  est  dans 
l'usage  commun  de  la  vie  humaine.  Si  bien  que 
la  très-pure  Marie  n'ayant  à  partager  avec  aucun 
homme  ce  tendre  et  violent  amour  qu'elle  avoit  pour 
son  fils  Jésus ,  vous  ne  sauriez  assez  vous  imaginer 
jusqu'à  quel  point  elle  en  étoit  transportée ,  et  com- 
bien elle  y  ressentoit  de  douœurs.  Ceci  toutefois 
n'est  encore  qu'un  commencement  de  ce  que  j'ai  à 
vous  dire. 

Certes  il  est  véritable  que  l'amour  des  enfans  est 
si  naturel,  qu'il  faut  avoir  dépouillé  tout  sentiment 
d'humanité  pour  ne  l'avoir  pas.  Vous  m'avouerez 
néanmoins  qu'il  s'y  mêle  quelquefois  certaines  cir- 
constances qui  portent  l'affection  des  parens  à  l'ex- 
trémité. Par  exemple  ,  notre  père  Abraham  n'avoit 
jamais  cru  avoir  des  enfans  de  Sara  ;  elle  étoit  sté- 
rile ;  ils  étoient  tous  deux  dans  un  âge  décrépit  et 
caduc  :  Dieu  ne  laisse  pas  de  les  visiter,  et  leur  donne 


DE    T.  A    SAINTE    VIERGE.  îî  T  I 

<in  fils.  Sans  doute  cette  rencontre  fit  qu  Abraham 
le  tenoit  plus  cher  sans  comparaison  :  il  le  considé- 
roit,  non  tant  comme  son  fils,  que  comme  le  «  Fils 
3)  de  la  promesse  »  divine,  Promissionis  jilius  (0, 
que  sa  foi  lui  avoit  obtenu  du  ciel  lorsqu'il  y  pensoit 
le  moins.  Aussi  voyons-nous  qu'on  l'appelle  Isaac , 
c'est-à-dire  Ris  (2)  ;  parce  que  venant  en  un  temps 
où  ses  parens  ne  l'espéroient  plus,   il  devoit  être 
après  cela  toutes  leurs  délices.   Et  qui  ne  sait  que 
Joseph  et  Benjamin  étoient  les  bien-aimés  et  toute  la 
joie  de  Jacob,  à  cause  qu'il  les  avoit  eus  dans  son 
extrême  vieillesse  d'une  femme  que  la  main  de  Dieu 
avoit  rendue  féconde  sur  le  de'clin  de  sa  vie  ?  Par  où 
il  paroît  que  la  manière  dont  on  a  les  enfans ,  quand 
elle  est  surprenante  ou  miraculeuse,  les  rend  de 
beaucoup  plus  aimables.  Ici ,  chrétiens ,  quels  dis- 
cours assez  ardens  pourroient  vous  de'peindre  les 
maintes  affections  de  Marie  ?  Toutes  les  fois  qu'elle 
regardoit  ce  cher  Fils,  ô  Dieu!  disoit-elle  ,   mon 
Fils,  comment  est-ce  que  vous  êtes  mon  Fils?  qui 
l'auroit  jamais  pu  croire,   que  je  dusse   demeurer 
vierge ,  et  avoir  un  Fils  si  aimable  ?  quelle  main 
vous  a  formé  dans  mes  entrailles?  comment  y  êtes- 
vous entré,  comment  en  êtes-vous  sorti,  sans  laisser 
de  façon  ni  d'autre  aucun  vestige  de  votre  passage  ? 
Je  vous  laisse  à  considérer  jusqu'à  quel  point  elle 
s'estimoit  bienheureuse ,  et  quels  dévoient  être  ses 
transports  dans  ces  ravissantes  pensées  :   car  vous 
remarquerez,  s'il  vous  plaît,  qu'il  n'y  eut  jamais 
vierge  qui  aimât  sa  virginité  avec  un  sentiment  si 

(0  Rom.  IX.  9.  —  W  Gènes,  xxi.  6. 


2ï2  SURLÂCOMPASSION 

délicat.  Vous  verrez  tout  à  l'heure  où  va  cette  ré- 
flexion. 

C'est  peu  vous  dire  qu'elle  étoit  à  l'épreuve  de 
toutes  les  promesses  des  hommes  ;  j'ose  encore  avan- 
cer qu'elle  étoit  à  l'épreuve  même  des  promesses  de 
Dieu.  Cela  vous  paroît  étrange  sans  doute  ;  mais  il 
n'y  a  qu'à  regarder  l'histoire  de  l'Evangile.  Gabriel 
aborde  Marie ,  et  lui  annonce  qu'elle  concevra  dans 
ses  entrailles  le  Fils  du  Très-haut  (0,  le  Roi  et  le 
restaurateur  d'Israël  :  voilà  d'admirables  promesses. 
Qui  pourroit  s'imaginer  qu'une  femme  dût  être  trou- 
blée d'une  si  heureuse  nouvelle,  et  quelle  vierge 
n'oublieroit  pas  le  soin  de  sa  pureté  dans  une  si  belle 
espérance  ?  Il  n'en  est  pas  ainsi  de  Marie  ;  au  con- 
traire elle  y  forme  des  difficultés.  «  Comment  se 
«  peut-il  faire,  dit-elle  (2),  que  je  conçoive  ce  Fils 
))  dont  vous  me  parlez ,  moi  qui  ai  résolu  de  ne  con- 
3)  noître  aucun  homme  »  ?  comme  si  elle  eût  dit  :  Ce 
m'est  beaucoup  d'honneur,  à  la  vérité,  d'être  mère 
du  Messie  ;  mais  si  je  la  suis,  que  deviendra  ma  vir- 
ginité? Apprenez,  apprenez,  chrétiens  ,  à  l'exemple 
de  la  sainte  Vierge,  l'estime  que  vous  devez  faire  de 
la  pureté.  Hélas  !  que  nous  faisons  ordinairement 
peu  de  cas  d'un  si  beau  trésor  !  le  plus  souvent  parmi 
nous  on  l'abandonne  au  premier  venu,  et  qui  le  de- 
mande, l'emporte.  Et  voici  que  l'on  fait  à  Marie  les 
plus  magnifiques  promesses  qui  puissent  jamais  être 
faites  à  une  créature  ;  et  c'est  un  ange  qui  les  lui  fait 
de  la  part  de  Dieu  -,  remarquez  toutes  ces  circons- 
tances :   elle  craint  toutefois ,  elle  hésite  j  elle  est 

(0  LuQ.  i.  3i ,  32.  ^  C»)  Ihid,  34. 


DELASÀIJVTEVIEIIGE.  21 3 

prête  à  dire  que  la  chose  ne  se  peut  faire ,  parce 
qu'il  lui  semble  que  sa  virginité  est  inte'ressée  dans 
cette  proposition  :  tant  sa  pureté  lui  est  précieuse. 
Quand  donc  elle  vit  le  miracle  de  son  enfantement, 
ô  mon  Sauveur  !  quelles  étoient  ses  joies,  et  quelles 
ses  afïbctions  !  Ce  fut  alors  qu'elle  s'estima  vérita- 
blement bénite  entre  toutes  les  femmes;  parce  qu'elle 
seule  avoit  évité  toutes  les  malédictions  de  son  sexe  : 
elle  avoit  évité  la  malédiction  des  stériles  par  sa  fé- 
condité bienheureuse  :  elle  avoit  évité  la  malédiction 
des  mères,  parce  qu'elle  avoit  enfanté  sans  douleur, 
comme  elle  avoit  conçu  sans  corruption.  Avec  quel 
ravissement  embrassoit-elle  son  Fils,  le  plus  aimable 
des  Fils  ;  et  en  cela  plus  aimable ,  qu'elle  le  recon- 
noissoit  pour  son  Fils ,  sans  que  son  intégrité  en  fût 
offensée? 

Les  saints  Pères  ont  assuré  (0  qu'un  cœur  virginal 
est  la  matière  la  plus  propre  à  être  embrasée  de  l'a- 
mour de  notre  Sauveur  :  cela  est  certain,  chrétiens, 
et  ils  l'ont  tiré  de  saint  Paul.  Quel  devoit  donc  être 
l'amour  de  la  sainte  Vierge  ?  Elle  savoit  bien  que 
c'étoit  particulièrement  à  cause  de  sa  pureté ,  que 
Dieu  l'avoit  destinée  à  son  Fils  unique  :  cela  même , 
n'en  doutez  pas,  cela  même  lui  faisoit  aimer  sa  vir- 
ginité beaucoup  davantage  ;  et  d'autre  part  l'amour 
qu'elle  avoit  pour  sa  sainte  virginité  ,  lui  faisoit 
trouver  mille  douceurs  dans  les  embrassemens  de 
son  Fils  qui  la  lui  avoit  si  soigneusement  conser- 
vée. Elle  considéroit  Jésus-Christ  comme  une  fleur 
que  son  intégrité  avoit  poussée  ;  et  dans  ce  sentiment, 
elle  lui  donnoit  des  baisers  plus  que  d'une  mère  , 

C^)  iS".  Bernard,  Serm.  xxix.  in  Cantic.  n.  8,  tom.  i,  col.  l'^'j^. 


5l4  SUR    LA    COMPASSION 

parce  que  c'étoient  des  baisers  d'une  mère  vierge. 
Voulez-vous  quelque  chose  de  plus ,  pour  com- 
prendre l'excès  de  son  saint  amour  ?  voici  une  der- 
nière considération  que  je  vous  propose  y  tirée  des 
mêmes  principes. 

L'antiquité  nous  rapporte  (0  qu'une  reine  des 
Amazones  souhaita  passionnément  d'avoir  un  fils  de 
la  race  d'Alexandre  :  mais  laissons  ces  histoires  pro- 
fanes, et  cherchons  plutôt  des  exemples  dans  l'his- 
toire sainte.  Nous  disions  tout  à  l'heure  que  le  pa- 
triarche Jacob  préféroit  Joseph  à  tous  ses  autres 
enfans  :  outre  la  raison  que  nous  en  avons  apportée, 
il  y  en  a  encore  une  autre  qui  le  tondioit  fort;  c'est 
qu'il  l'avoit  eu  de  Racliel  qui  ctoit  sa  bien-aimée  : 
cela  le  touchoit  au  vif  Et  saint  Jean-Chrysostôme 
nous  rapportant .  dans  le  premier  livre  du  Sacer- 
doce ,  les  paroles  caressantes  et  affectueuses  dont  sa 
mère  l'entretenoit,  remarque  ce  discours  entre  beau- 
coup d'autres.  «  Je  ne  pouvois,  disoit-elle,  ô  mon 
»  fils ,  me  lasser  de  vous  regarder  ;  parce  qu'il  me 
y>  sembloit  voir  sur  votre  visage  une  ims^e  vivante  de 
i)  feu  mon  mari  (^)  ».  Que  veux-je  dire  par  tous  ces 
exemples?  Je  prétends  faire  voir  qu'une  des  choses 
qui  augmente  autant  l'alTection  envers  les  enfans, 
c'est  quand  on  considère  la  personne  dont  on  les  a 
eus  ;  et  cela  est  bien  naturel.  Demandez  maintenant 
à  Marie  de  qui  elle  a  eu  ee  cher  Fils  :  vient-il  d'une 
race  mortelle?  a-t-il  pas  fallu  qu'elle  fût  couverte  de 
la  vertu  du  Très-haut?  est-ce  pas  le  Saint-Esprit 
qui  l'a  remplie  d'un  germe  céleste  parmi  les  délices 
de  ses  chastes  embrassemens,  et  qui  se  coulant  sur 

(i)  Quint.  Cur.  L  vi.  —  W  De  Sacerd,  /.  i,  «.  5,  tom.  i,  p.  064. 


DE    LA    SAINTE    VIT,  IIGE.  2  1  !!) 


son  corps  très-pur  d'une  manière  inefllible,  y  a  formé 
celui  qui  clevoit  être  la  consolation  d'Israël  et  l'at- 
tente des  nations?  C'est  pourquoi  l'admirable  saint 
Grégoire  dépeint  en  ces  termes  la  conception  du 
Sauveur.  Lorsque  le  doigt  de  Dieu  composoit  la 
chair  de  son  Fils  du  san§  le  plus  pur  de  Marie;  «  la 
»  concupiscence,  dit-il,  n'osant  approcher,  regar- 
»  doit  de  loi»  avec  étonnement  un  spectacle  si  nou- 
»  veau,  et  la  nature  s'arrêta  toute  surprise  de  voir 
»  son  Seigneur  et  son  Maître  dont  la  seule  vertu 
»  agissoit  sïir  cette  chair  virginale  «  :  Stetit  natura 
contra  j,  et  concupiscentia  lon^e  ^  cuin  stupore  Do~ 
minuni  naiitrcs  intuentes  in  corpore  inirabiliter  ope- 
rantem  (0. 

Et  n'est-ce  pas  ce  que  la  Vierge  elle-même  chante 
avec  une  telle  allégresse  dans  ces  paroles  de  son  can- 
tique :  Fecil  mihi  ma^na  qui  petens  est  (^);  «  Le 
»  Tout-puissiint  m'a  fait  de  grandes  choses  »  ?  Et  que 
vous  a-t-il  fait ,  ô  Maide  !  certes  elle  ne  peut  nous  le 
dire;  seulement  elle  s'écrie  toute  transportée,  qu'il 
lui  a  fait  de  grandes  choses  :  Fecit  mihi  magna  qui 
potens  est.  C'est  qu'elle  se  sentoit  enceinte  du  Saiat-Es- 
prrt  :  elle  voyoit  qu'elle  avoit  un  Fils  qui  étoit  d^me 
race  divine;  elle  ne  savoit  comment  faire,  ni  pour  cé- 
lébrer la  muniiicence  divine,  ni  pour  témoigner  assez 
son  ravissement ,  d'avoir  conçu  un  Fik  qui  n'eût 
point  d'autre  Père  que  Dieu.  Que  si  elle  ne  peut 
elle-même  nous  exprimer  ses  transports,  qui  suis-je, 
chrétiens ,  pour  vous  décrire  ici  la  tendresse  extrême 
et  l'impétuosité  de  son  amour  maternel^  qui  étoit  en- 

(0  Serm.  ii.  in  Annunc,  B.  V,  M,  inter  Op.  S.  Greg.  Thaum* 
é-fUt.  1621 ,  p.  20.—  (2)  l^uc.  I.  4o. 


2l6  SURLACOMrASSION 

flamme  par  des  considérations  si  pressantes?  Que 
les  autres  mères  mettent  si  haut  qu'il  leur  plaira 
cette  inclination  si  naturelle  qu'elles  ressentent  pour 
leurs  enfans  ;  je  crois  que  tout  ce  qu  elles  en  disent 
est  très-véritable ,  et  nous  en  voyons  des  effets  qui 
passent  de  bien  loin  tout  ce  que  Ton  pourroit  s'en 
imaginer  :  mais  je  soutiens ,  et  je  vous  prie  de  consi- 
dérer cette  vérité ,  que  l'affection  d'une  bonne  mère 
n'a  pas  tant  d'avantage  par-dessus  les  amitiés  ordi- 
naires, que  l'amour  de  Marie  surpasse  celui  de  toutes 
les  autres  mères.  Pour  quelle  raison  ?  c'est  parce 
qu'étant  mère  d'une  façon  toute  miraculeuse,  et 
avec  des  circonstances  tout-à-fait  extraordinaires, 
son  amour  doit  être  d'un  rang  tout  particulier.  Et 
comme  l'on  dit ,  et  je  pense  qu'il  est  véritable ,  qu  il 
faudroit  avoir  le  cœur  d'une  mère  pour  bien  conce- 
voir quelle  est  l'affection  d'une  mère;  je  dis  tout 
de  même  qu'il  faudroit  avoir  le  cœur  de  la  sainte 
Vierge  pour  bien  concevoir  l'amour  de  la  sainte 
Vierge. 

Et  que  dirai-je  maintenant  de  celui  de  notre  Sau- 
veur? Certes,  je  l'avoue,  chrétiens,  je  me  trouve 
bien  plus  empêché  à  dépeindre  l'affection  du  Fils, 
que  je  ne  l'ai  été  à  vous  représenter  celle  de  la  mère  : 
car  je  suis  certain  qu'aiitant  que  notre  Seigneur  sur- 
passe la  sainte  Vierge  en  toute  autre  chose,  d'autant 
est-il  meilleur  Fils  qu'elle  n'étoit  bonne  mère.  Il  n'y 
a  rien  qui  me  touche  plus  dans  l'histoire  de  l'Evan- 
gile, que  de  voir  jusqu'à  quel  excès  le  sauveur  Jésus 
a  aimé  la  nature  humaine  :  il  n'a  rien  dédaigné  de 
tout  ce  qui  étoit  de  l'homme  :  il  a  tout  pris,  excepté 
le  péché  ;  tout  jusqu'aux  moindres  choses  ;  tout  jus- 


DE    LA    SAINTE    VIERGE.  ^l'J 

qu'aux  plus  grandes  infirmités.  Que  j'aille  au  jardin 
des  Olives,  je  le  vois  dans  la  crainte,  dans  la  tris- 
tesse, dans  une  telle  consternation,  qu'il  sue  sang 
et  eau  dans  la  seule  considération  de  son  supplice. 
Je  n'ai  jamais  ouï  dire  que  cet  accident  fût  arrivé  à 
autre  personne  qu'à  lui  :  ce  qui  m'oblige  de  croire 
que  jaiJiais  homme  n'a  eu  les  passions  ni  si  délicates 
ni  si  fortes  que  mon  Sauveur.  Quoi  donc  !  ô  mon 
Maître  ,  vous  vous  êtes  revêtu  si  franchement  de  ces 
sentimens  de  foiblesse ,  qui  sembloient  même  être 
indignes  de  votre  personne  :  vous  les  avez  pris  si 
purs,  si  entiers,  si  sincères  :  que  sera-ce  après  cela 
de  l'amour  envers  les  parens;  étant  certain  qu'il  n'y 
a  rien  dans  la  nature  de  plus  naturel ,  de  plus  équi- 
table ,  de  plus  nécessaire  ;  vu  particulièrement  qu'elle 
est  votre  mère,  non  par  un  événement  fortuit,  mais 
que  l'on  vous  l'a  prédestinée  dès  l'éternité,  préparée 
et  sanctifiée  dans  le  temps ,  promise  par  tant  d'ora- 
cles divins ,  que  vous-même  vous  l'avez  choisie  comme 
celle  qui  vous  plaisoit  le  plus  parmi  toutes  les  créa- 
tures. 

Et  à  ce  propos,  j'ose  assurer  une  chose,  qui  n'est 
pas  moins  véritable ,  qu'elle  vous  paroîtra  peut-être 
d'abord  extraordinaire.  Je  sais  bien  que  toute  la 
gloire  de  la  sainte  Vierge  vient  de  ce  qu'elle  est 
mère  du  Sauveur;  et  je  dis  de  plus  qu'il  y  a  beau- 
coup de  gloire  au  Sauveur  d'être  le  Fils  de  la  Vierge. 
N'appréhendez  pas,  chrétiens,  que  je  veuille  déro- 
ger à  la  grandeur  de  mon  Maître  par  cette  proposi- 
tion. Mais  quand  je  vois  les  saints  Pères,  parlant  de 
notre  Seigneur,  prendre  plaisir  à  l'appeler  par  hon- 
neur le   Fils  d'une  vierge,  je  ne  puis  plus  douter 


2X8  SUR    LA    COMPASSION 

qu  ils  n'aient  estimé  que  ce  titre  lui  plaisoit  fort,  et 
qu'il  lui  étoit  exti  émement  honorable.  Sur  quoi  j'ap- 
prends une  chose  de  saint  Augustin  (0,  qui  donne, 
à  mon  avis ,  un  grand  poids  à  cette  pensée.  La  con- 
cupiscence, dit- il,  qui  se  mêle,  comme  vous  savez, 
dans  les  générations  communes,  corrompt  tellement 
la  matière  qui  se  ramasse  pour  former  nos  corps , 
que  la  chair  qui  en  est  composée  eu  contracte  une 
corruption  nécessaire.  Je  ne  m'étends  point  à  éclair^ 
cir  cette  vérité  :  je  me  contente  de  dire  que  vous  la, 
trouverez  dans  mille  beaux  endroits  de  saint  Au- 
gustin. Que  si  ce  commerce  ordinaire  ayant  quelque 
chose  d'impur  ,  fait  passer  en  nos  corps  un  mélange 
d'impureté;  je  puis  assurer  au  contraire  que  le  fruit 
d'une  chair  virginale,  tirera  d'une  racine  si  pure 
une  pureté  sans  égale.  Cette  conséquence  est  cer- 
taine et  suit  évidemment  des  principes  de  saint  Au- 
gustin. Et  comme  le  corps  du  Sauveur  devoit  être 
plus  pur  que  les  rayons  du  soleil  ;  de  là  vient ,  dit 
ce  grand  évêque ,  qu  «  il  s'est  choisi  dès  l'éternité 
M  une  mère  vierge  »  :  Ideo  virginem  matrem^.,.^ 
piâfide  sanctum  germen  in  se  Jieri  promerentem  y** 
de  qua  crearetur  elegit  (2).  Car  il  étoit  bieaséant  que 
la  sainte  chair  du  Sauveur  fût,  pour  ainsi  dire,  em- 
bellie de  toute  la  pureté  d'un  sang  virginal ,  afin 
qu  elle  fût  digne  d'être  unie  au  Verbe  divin  ,  et 
d'être  présentée  au  Père  éternel  eomme  une  victime 
vivante  pour  l'expiation  de  nos  fautes  :  tellement 
que  la  pureté  qui  est  dans  la  chair  de  Jésus ,  est  dé- 

(0  DePecc,  merit.  lib.  ii,  n.  ^9,  loni.  x,  col.  70.  Cont.  J ulian.  îih.  v, 
n.  1 7 .  Ihid.  col.  6^7  •  —  Sj  De,  Pecçat.  merit,  et  remiss.  Lu  y  cap,^  xxi  v, 
n.  38,  tom.  x,  col.  61. 


DE    LA    SAINTE    VIERGE.  219 

rivée  en  partie  de  cette  pureté  angélique  que  le 
Saint-Esprit  coula  dans  le  corps  de  la  Vierge ,  lors- 
que, charmé  de  son  intégrité  inviolable,  il  la  sanc- 
tifia par  sa  présence  ,  et  la  consacra  comme  un 
temple  vivant  au  Fils  du  Dieu  vivant. 

Faites  maintenant  avec  moi  cette  réflexion,  chré- 
tiens. Mon  Sauveur,  c'est  l'amant  et  le  chaste  Epoux 
des  vierges  :  il  se  glorifie  d'être  appelé  le  Fils  d'une 
vierge  ;  il  veut  absolument  qu'on  lui  amène  les 
vierges,  il  les  a  toujours  en  sa  compagnie,  elles  sui- 
vent cet  Agneau  sans  tache  partout  oui  il  va  :  que 
s'il  aime  si  passionnément  les  vierges,  dont  il  a  pu- 
rifié la  chair  par  soia  sang  ;  quelle  sera  sa  tendresse 
pour  cette  Vierge  incomparable  qu'il  a  élue  dès  l'é- 
ternité, pour  en  tirer  la  pureté  de  sa  chair  et  de  son 
sang?  Concluons  donc  de  tout  ce  discours,  que  l'a- 
mitié réciproque  du  Fils  et  de  la  m^e  est  inconce- 
vable ,  et  que  nous  pouvons  bien  avoir  quelque  idée 
grossière  de  cette  liaison  mei^veilleuse  j  mais  de  com- 
prendre quelle  est  l'ardeur  et  quelle  la  véhémence 
de  ces  torrens  de  flammes  qui  de  Jésus  vont  débor- 
der sur  Marie,  et  de  ?Iade  retournent  continuelle- 
ment à  Jésus;  croyez-moi,  les  séraphins,  tout  brû- 
lans  qu'ils  sont,  ne  le  sauroient  faire.  Mais  d'autant 
que  quelques-uns  pourroient  se  persuader  que  cette 
sainte  société  n'a  point  d'autres  liens  que  la  chair  ; 
il  me  sera  aisé  de  vous  faire  voir,  selon  que  je  l'ai 
promis,  et  par  les  vérités  que  j'ai  déjà  établies,  avec 
quels  avantages  la  sainte  Vierge  est  entrée  dans  l'al- 
liance de  Dieu  par  sa  maternité  glorieuse  ;  et  de  là 
je  vous  laisserai  à  conclure  quel  est  son  crédit  au- 
près du  Père  éternel. 


220  SUR    LÀ    COMPASSION 

Pour  cela,  je  vous  prie  de  considérer  que  cet 
amour  de  la  Vierge,  dont  je  vous  parlois  tout  à 
l'heure ,  ne  s'arrêtoit  pas  à  la  seule  humanité  de  son 
Fils  :  non,  certes;  il  alloit  plus  avant;  et  par  l'hu- 
manité ,  comme  par  un  moyen  d'union ,  il  passoit 
à  la  nature  divine  qui  en  est  inséparable.  Et  pour 
vous  expliquer  ma  pensée ,  j'ai  à  vous  proposer  une 
doctrine  sur  laquelle  il  est  nécessaire  d'aller  pas  à 
pas,  de  peur  de  tomber  dans  l'erreur;  et  plût  à  Dieu 
que  je  pusse  la  déduire  aussi  nettement  comme  elle 
me  semble  solide.  Voici  donc  comme  je  raisonne  : 
une  bonne  mère  aime  tout  ce  qui  touche  la  per-^ 
sonne  de  son  fils  :  je  sais  bien  qu'elle  va  quelquefois 
plus  avant,  qu'elle  porte  son  amitié  jusqu'à  ses  amis, 
et  généralement  à  toutes  les  choses  qui  lui  appar- 
tiennent ;  mais  particulièrement  pour  ce  qui  re- 
garde la  propre  personne  de  son  fils,  vous  savez 
qu'elle  y  est  sensible  au  dernier  point.  Je  vous  de- 
mande maintenant  :  qu'étoit  la  divinité  au  Fils  de 
Marie?  comment  touchoit- elle  à  sa  personne?  lui 
étoit-elle  étrangère?  Je  ne  veux  point  ici  vous  faire 
de  questions  extraordinaires  ;  j'interpelle  seulement 
votre  foi  :  qu'elle  me  réponde.  Vous  dites  tous  les 
jours  en  récitant  le  Symbole,  que  vous  croyez  en 
Jésus-Christ ,  Fils  de  Dieu ,  qui  est  né  de  la  vierge 
Marie  :  celui  que  vous  reconnoissez  pour  le  Fils  de 
Dieu  tout-puissant,  et  celui  qui  est  né  de  la  Vierge, 
sont- ce  deux  personnes?  Sans  doute  ce  n'est  pas 
ainsi  que  vous  l'entendez.  C'est  le  même  qui  étant 
Dieu  et  homme ,  selon  la  nature  divine  est  le  Fils  de 
Dieu,  et  selon  l'humanité  le  Fils  de  Marie.  C'est 
pourquoi  nos  saints  Pères  ont  enseigné  que  la  Vierge 


DE    LA    SAINTE    VI  EU  G  E.  221 

est  mère  de  Dieu.  C'est  cette  foi,  chi étiens ,  qui  a 
trioiiiplié  des  blasplieiiies  de  Nestorius ,  et  qui  jus- 
qu'à la  consommation  des  siècles  fera  trembler  les 
de'mons.  Si  je  dis  après  cela  que  la  bienheureuse 
Marie  aime  son  Fils  tout  entier,  quelqu'un  de  la 
compagnie  pourra-t-il  desavouer  une  ve'rité  si  plau- 
sible? Par  conséquent  ce  Fils  qu'elle  cliérissoit  tant, 
elle  le  cliérissoit  comme  un  homme-Dieu  :  et  d'au- 
tant que  ce  mystère  n'a  rien  de  semblable  sur  la 
terre ,  je  suis  contraint  d'élever  bien  haut  mon  es- 
prit ,  pour  avoir  recours  à  un  grand  exemple  ;  je 
veux  dire  à  l'exemple  du  Père  éternel. 

Depuis  que  l'humanité  a  été  unie  à  la  personne 
du  Verbe,  elle  est  devenue  l'objet  nécessaire  des 
complaisances  du  Père.  Ces  vérités  sont  hautes  ,  je 
l'avoue;  mais  comme  ce  sont  des  maximes  fonda- 
mentales du  christianisme  ,  il  est  important  qu'elles 
soient  entendues  de  tous  les  fidèles;  et  je  ne  veux 
rien  avancer,  que  je  n'en  allègue  la  preuve  par  les 
Ecritures.  Dites  -  moi ,  s'il  vous  plaît ,  chrétiens  , 
quand  cette  voix  miraculeuse»  éclata  sur  le  Tliabor 
de  la  part  de  Dieu ,  «  Celui-ci  est  mon  Fils  bien- 
»  aimé  dans  lequel  je  me  suis  plu  (0  «  ;  de  qui  pen- 
sez-vous que  parlât  le  Père  éternel  ?  n'étoit-ce  pas 
de  ce  Dieu  revêtu  de  chair,  qui  paroissoit  tout  res- 
plendissant aux  yeux  des  apôtres  ?  Cela  étant  ainsi , 
vous  voyez  bien ,  par  une  déclaration  si  authenti- 
que ,  qu'il  étend  son  amour  paternel  jusqu'à  l'hu- 
manité de  son  Fils  ;  et  qu'ayant  uni  si  étroitement 
la  nature  humaine  avec  la  divine,  il  ne  les  veut 

W  Matth.  xvu.  5, 


22  2  SUR    LA    COMPASSION 

plus  séparer  dans  son  affection.  Aussi  est-ce  là  ,  si 
nous  l'entendons  bien ,  tout  le  fondement  de  notre 
espérance ,  quand  nous  considérons  que  Jésus  ,  qui 
est  homme  tout  ainsi  que  nous,  est  reconnu  et  aimé 
de  Dieu  comme  son  Fils  propre. 

Ne  vous  offensez  pas ,  si  je  dis  qu'il  y  a  quelque 
chose  de  pareil  dans  l'affection  de  la  sainte  Vierge, 
et  que  son  amour  embrasse  tout  ensemble  la  divinité 
et  l'humanité  de  son  Fils ,  que  la  main  puissante  de 
Dieu  a  si  bien  unies  :  car  Dieu ,  par  un  conseil  admi- 
rable ,  ayant  jugé  à  propos  que  la  Vierge  engendrât 
dans  le  temps  celui  qu'il  engendre  continuellement 
dans  l'éternité ,  il  l'a  par  ce  moyen  associée  en  quel- 
que façon  à  sa  génération  éternelle.  Fidèles  ,  en- 
tendez ce  mystère.  C'est  l'associer  à  sa  génération , 
que  de  la  faire  mère  d'un  même  Fils  avec  lui.  Par- 
tant ,  puisqu'il  l'a  comme  associée  à  sa  génération 
éternelle ,  il  étoit  convenable  qu'il  coulât  en  même 
temps  dans  son  sein  quelque  étincelle,  de  cet  amour 
infini  qu'il  a  pour  son  Fils  ;  cela  est  bien  digne  de  sa 
sagesse.  Comme  sa  providence  dispose  toutes  choses 
avec  une  justesse  admirable ,  il  falloit  qu'il  imprimât 
dans  le  cœur  de  la  sainte  Vierge  une  affection  qui 
passât  de  bien  loin  la  nature ,  et  qui  allât  jusqu'au 
dernier  degré  de  la  grâce  ;  afin  qu'elle  eût  pour  son 
Fils  des  sentimens  dignes  d'une  mère  de  Dieu ,  et 
dignes  d'un  homme-Dieu. 

Après  cela  ,  ô  Marie ,  quand  j'aurois  l'esprit  d'un 
ange  et  de  la  plus  sublime  hiérarchie,  mes  concepr 
tions  seroient  trop  ravalées,  pour  comprendre  l'union 
très-parfaite  du  Père  éternel  avec  vous.  «  Dieu  a  tant 


DE    LA.    SAINTE    VIE  R  CE.  2^3 

«  aime  le  monde,  dit  notre  Sauveur,  qu'illuia  donné 
»  son  FiJs  unique  (0  ».  Et  en  clFet,  comme  reniai  que 
Tapôtre  (2),  nous  donnant  son  Fils,  ne  nous  a-t-il 
pas  donné  toute  sorte  de  biens  avec  lui  ?  que  s'il  nous 
a  fait  paroître  une  affection  si  sincère ,  parce  qu'il 
nous  l'a  donné  comme  maître  et  comme  Sauveur  ; 
l'amour  ineffable  qu'il  avoit  pour  vous  lui  a  fait  con- 
cevoir bie»i  d'autres  desseins  en  votre  faveur.  Il  a 
ordonné  qu'il  fût  à  vous  en  la  même  qualité  qu'il  lui 
appartient  -,   et  pour  établir  avec  vous  une  société 
éternelle,  il  a  voulu  que  vous  fussiez  la  mère  de  son 
Fils  unique ,  et  être  le  père  du  vôtre.  O  prodige  !  ô 
abîme  de  charité  !  quel  esprit  ne  se  perdroit  pas  dans 
la  considération  de  ces  complaisances  incompréhen- 
sibles qu'il  a  eues  pour  vous ,   depuis  que  vous  lui 
touchez  de  si  près  par  ce  commun  Fils,  le  nœud 
inviolable  de  votre  sainte  alliance,  le  gage  de  vos 
affections   mutuelles  ,    que  vous  vous   êtes   donné 
amoureusement  l'un  à  l'autre  ;  lui,  plein  d'une  di- 
vinité impassible  ;  vous ,  revêtu  ,    pour  lui  obéir , 
d'une  chair  mortelle.  Intercédez  pour  nous ,  ô  bien- 
heureuse Marie  ;  vous  avez  en  vos  mains ,  si  je  l'ose 
dire  ,  la  clef  des  bénédictions  divines.  C'est  votre  Fils 
qui  est  cette  clef  mystérieuse  par  laquelle  sont  ou- 
verts les  coffres  du  Père  éternel  :  il  ferme ,  et  per- 
sonne n'ouvre  ;  il  ouvre  ,  et  personne  ne  ferme  :  c'est 
son  sang  innocent    qui  fait   inonder  sur  nous  les 
trésors  des  grâces  célestes.  Et  à  quel  autre  donnera- 
t-il  plus  de  droit  sur  ce  sang,  qu'à  celle  dont  il  a  tiré 
tout  son  sang?  Sa  chair  est  votre  chair,  ô  Marie, 
son  sang  est  votre  sang;  et  il  me  semble  q^ue  ce  sang 

CO  Joan.  m.  16.  —  W  Roiyi.  vin.  Sa., 


2,24  SUR    LA    COMPASSION 

précieux  prenoit  plaisir  de  ruisseler  pour  vous  à  gros 
bouillons  sur  la  croix  ,  sentant  bien  que  vous  étiez 
la  source  dont  il  dëcouloit.  Au  reste,  vous  vivez 
avec  lui  dans  une  amitié  si  parfaite  ,  qu'il  est  impos- 
sible que  vous  n'en  soyez  pas  exaucée.  C'est  pourquoi 
votie  dévot  saint  Bernard  a  fort  bonne  grâce,  lors- 
qu'il vous  prie  de  parler  au  cœur  de  notre  Seigneur 
Jésus-  Christ  :  Locjuatur  ad  cor  Domini  nostri  Jesu 
Christii^). 

Quelle  est  sa  pensée,  chrétiens  ?  qu'est-ce  à  dire^ 
parler  au  cœur?  C'est  qu'il  la  considère  «  dans  ce 
»  midi  éternel ,  je  veux  dire  dans  les  secrets  em- 
5)  brassemens  de  son  Fils  »  ,  parmi  les  ardeurs  d'une 
charité  consommée  :  In  meridie  s  empiler  no  ^  in  se- 
cretissimis  amplexihiis  ainantissimi  Filii.  Il  voit 
qu'elle  aime  et  qu'elle  est  aimée  ;  que  les  autres  pas- 
sions peuvent  bien  parler  aux  oreilles,  mais  que 
l'amour  seul  a  droit  de  parler  au  cœur.  Dans  cette 
pensée ,  n'a-t-il  pas  raison  de  demander  à  la  Vierge  , 
qu'elle  parle  au  cœur  de  son  Fils  :  Loquatur  ad  cor 
Domini  nostri  Jesu  Chris ti  ? 

Combien  de  fois ,  ô  fidèles ,  cette  bonne  mère  a- 
t-elle  parlé  au  cœur  de  son  bien-aimé?  Elle  parla  vé- 
ritablement à  son  cœur,  lorsque  touchée  de  la  con- 
fusion de  ces  pauvres  gens  de  Cana  qui  manquoient 
de  vin  dans  un  festin  nuptial ,  elle  le  sollicita  de 
soulager  leur  nécessité.  Le  Fils  de  Dieu  en  cette 
rencontre  semble  la  rebuter  de  parole ,  bien  qu'il 
eût  résolu  de  la  favoriser  en  effet.  «  Femme,  lui 
»  dit- il,  que  nous  importe  à  vous  et  à  moi?  mon  heure 

(0  Ad  Beat.  Kirg.  Serm,  Panegyr.  n.  7 ,  int.  Oper.  S.  Bernard. 
tom.  II,  col.  690. 

))  n  est 


DE    LA    SAINTE    VIERGE.  9.5i5 

M  n'est  pas  encore  venue  (0».  Ce  discours  paroît  bien 
rude  ,  et  tout  autre  que  Marie  auroit  pris  cela  pour 
un  refus  :  je  vois  néanmoins  que,  sans  s'étonner,  elle 
donne  ordre  aux  serviteurs  de  faire  ce  que  le  Sau- 
veur leur  commandera  :  «  Faites  tout  ce  qu'il  vous 
»  ordonnera  (2)  » ,  leur  dit-elle ,  comme  étant  assurée 
qu'il  lui  a  accordé  sa  requête.  D'où  lui  vient,  à  votre 
avis,  cette  confiance,  après  une  réponse  si  peu  favo- 
rable ?  Chrétiens,  elle  savoit  bien  que  c'étoit  au 
cœur  qu'elle  avoit  parlé;  et  c'est  pour  cette  raison 
qu'elle  ne  prit  pas  garde  à  ce  que  la  bouche  avoit 
répondu.  En  effet,  elle  ne  fut  point  trompée  dans 
son  espérance  ;  et  le  Fils  de  Dieu ,  selon  la  belle  ré- 
flexion de  saint  Jean-Chrysostôme  (3),  jugea  à  propos 
d'avancer  le  temps  de  son  premier  miracle,  à  la  con- 
sidération de  sa  sainte  mère. 

Prions-la  donc ,  ô  fidèles ,  qu'elle  parle  pour  nous 
de  la  bonne  sorte  au  cœur  de  son  Fils  :  elle  y  a  une 
fidèle  correspondance;  c'est  l'amour  filial  qui  s'avan- 
cera pour  recevoir  l'amour  maternel,  et  qui  pré- 
viendra ses  désirs.  Ne  vous  apercevez-vous  pas  que 
le  vin  nous  manque  ;  je  veux  dire  la  charité,  ce  vin 
nouveau  de  la  loi  nouvelle ,  qui  réjouit  le  cœur  de 
l'homme ,  dont  l'ame  des  fidèles  doit  être  enivrée  ? 
De  là  vient  que  nos  festins  sont  si  tristes ,  que  nous 
prenons  avec  si  peu  de  goût  la  nourriture  céleste 
de  la  sainte  parole  de  Dieu  :  de  là  vient  que  nous 
nous  voyons  de  tous  côtés  déchirés  par  tant  de  fac- 
tions différentes.  Dieu,  par  une  juste  vengeance, 
voyant  que  nous  refusons  de  nous  unir  à  sa  souve- 

(ï)  Joan.  II.  4-  —"  ^^^  Ihid.  5.  —  (3)  In  Joan.  Homil.  xxii.  tom.  wu, 
pag.  127. 

BOSSUET.  XIII.  l5 


S26  SUR    LA    COMPASSION 

raine  bonté  par  une  affection  cordiale,  nous  fait 
ressentir  les  malheurs  de  mille  divisions  intestines. 
Sainte  Vierge,  impétrez-nous  la  charité,  qui  est 
mère  de  la  paix ,  qui  adoucit ,  tempère  et  re'conci- 
lie  les  esprits.  Nous  avons  une  grande  confiance  en 
votre  faveur  ;  parce  qu  étant  Mère  de  Dieu ,  nous 
sommes  persuadés  que  vous  avez  beaucoup  de  pou- 
voir ;  et  comme  vous  êtes  la  nôtre ,  nous  ne  serons 
point  trompés ,  si  nous  attendons  quelque  grand  ef- 
fet de  votre  tendresse  :  c'est  ce  qui  me  reste  à  traiter 
dans  cette  seconde  partie. 

SECOND    POINT. 

C'est  avec  beaucoup  de  sujet  que  nous  réclamons 
dans  nos  oraisons  la  très-heureuse  Marie,  comme 
étant  la  Mère  commune  de  tous  les  fidèles.  Nous 
avons  reçu  cette  tradition  de  nos  pères  :  ils  nous  ont 
appris  que  le  genre  humain  ayant  été  précipité  dans 
une  mort  éternelle  par  un  homme  et  par  une  femme, 
Dieu  avoit  prédestiné  une  nouvelle  Eve,  aussi  bien 
qu'un  nouvel  Adam  ;  afin  de  nous  faire  renaître  :  et 
de  cette  doctrine,  que  tous  les  anciens  ont  ensei- 
gnée d'un  consentement  unanime ,  il  me  seroit  aisé 
de  conclure  que  comme  la  piemière Eve  est  la  mère 
de  tous  les  mortels ,  ainsi  la  seconde ,  qui  est  la  très- 
sainte  Vierge ,  doit  être  estimée  la  mère  de  tous  les 
fidèles.  Ce  que  je  pourrois  confirmer  par  une  belle 
pensée  de  saint  Epiphane  (0,  qui  assure  «  que  cette 
»  première  Eve  est  appelée  dans  la  Genèse,  Mère 
»  des  vivans ,  en  énigme  ;  c'est-à-dire ,  ainsi  qu'il 
»  l'expose  lui-même,  en  figure,  et  comme  étant  la 

(0  ^dvers.  Ilceres.  lib.  m.,  Hœres.  lxxviii,  n.  iB,  tom.  i,  p.  io5o. 


DE    LA    SAINTE    VIERGE.  22^ 

»  représentation  de  Marie  )>.  A  quoi  j'aurois  encore 
à  ajouter  un  passage  céièbre  de  saint  Augustin ,  dans 
le  livre  de  la  sainte  Virginité,  où  ce  grand  docteur 
nous  enseigne  que  la  Vierge,  «  selon  le  corps,  est 
»  mère  du  Sauveur  qui  est  notre  chef;  et  selon  l'es- 
»  prit,  des  fidèles^qui  sont  ses  membres  »  :  Carne 
mater  capitis  nostri ,  spiritu  mater  m^emhrorum 
ejas  (0.  Mais  d'autant  que  je  me  sens  oblige'  de  re'- 
duire  en  peu  de  mots  ce  que  je  me  suis  proposé  de 
vous  dire ,  afin  de  laisser  le  temps  qui  est  nécessaire 
pour  le  reste  du  service  divin  ;  je  passe  beaucoup 
de  choses  que  je  pourrois  tirer  des  saints  Pères  sur 
ce  sujet  ;  et  sans  examiner  tous  les  titres  par  les- 
quels la  sainte  Vierge  est  appelée  à  bon  droit  la 
Mère  des  chrétiens,  je  tâcherai  seulement  de  vous 
faire  voir,  et  c'est  à  mon  avis  ce  qui  vous  doit  tou- 
cher davantage,  qu'elle  est  mère  par  le  sentiment; 
je  veux  dire  qu'elle  a  pour  nous  une  tendresse  véri- 
tablement maternelle  :  pour  le  comprendre,  vous 
n'avez ,  s'il  vous  plaît ,  qu'à  suivre  ce  raisonnement. 
Ayant  présupposé,  et  sur  la  foi  de  l'Eglise,  et  sur 
la  doctrine  des  Pères,  encore  que  je  l'aie  seulement 
touché  en  passant,  ayant,  dis-je,  présupposé  que 
Marie  est  véritablement  notre  meie;  si  je  vous  de- 
mandois,  chrétiens,  quand  elle  a  commencé  à  avoir 
cette  qualité,  vous  me  répondriez  sans  doute  que 
notre  Seigneur  vraisemblablement  la  fit  notre  mère, 
lorsqu'il  lui  donna  saint  Jean  pour  son  fils.  En  effet , 
nous  y  trouvons  toutes  les  convenances  imaginables  : 
xar  je  vous  ai  avertis  dès  l'entrée  de  ce  discours,  et  il 
n'est  pas  hors  de  propos  de  vous  en  faire  ressouvenir, 

(ï)  De  sançt.  P^irginit.  n,  6 ,  toî7i.  vi ,  col.  343. 


2^8  SUR    LA    COMPASSION 

que  saint  Jean  ayant  e'té  conduit  par  la  main  de 
Dieu  au  pied  de  la  croix ,  y  avoit  tenu  la  personne 
de  tous  les  fidèles;  et  j'en  ai  touché  une  raison  qui 
me  semble  fort  apparente  :  c'est ,  s'il  vous  en  sou- 
vient, que  tous  les  autres  disciples  de  notre  Sei- 
gneur ayant  été  dispersés ,  la  Providence  n'avoit  re- 
tenu près  de  lui  que  le  bien-aimé  de  son  cœur  ;  afin 
qu'il  y  pût  représenter  tous  les  autres ,  et  recevoir 
en  leur  nom  les  dernières  volontés  de  leur  Maître. 
Sur  quoi  considérant  qu'il  y  a  peu  d'apparence  que 
le  Fils  de  Dieu,  dont  toutes  les  paroles  et  les  actions 
sont  mystérieuses ,  en  une  occasion  si  importante  ne 
l'ait  considéré  que  comme  un  homme  particulier; 
nous  avons  inféré ,  ce  me  semble  avec  beaucoup  de 
raison ,  qu'il  a  reçu  la  parole  qui  s'adressoit  à  nous 
tous ,  que  c'est  en  notre  nom  qu'il  s'est  mis  inconti- 
nent en  possession  de  Marie,  et  par  conséquent  c'est 
là  proprement  qu'elle  est  devenue  notre  mère. 

Cela  étant  ainsi  résolu  j'ai  une  autre  proposition 
à  vous  faire.  D'où  vient,  à  votre  avis,  que  notre 
Seigneur  attend  cette  heure  dernière ,  pour  nous 
donner  à  Marie  comme  ses  enfans?  Vous  me  direz 
peut-être  qu'il  a  pitié  d'une  Mère  désolée  qui  perd 
le  meilleur  fils  du  monde,  et  que,  pour  la  consoler, 
il  lui  donne  une  postérité  éternelle.  Cette  raison  est 
bonne  et  solide;  mais  j'en  ai  une  autre  à  vous  dire, 
que  peut-être  vous  ne  désapprouverez  pas.  Je  pense 
que  le  dessein  du  Fils  de  Dieu  est  de  lui  inspirer 
pour  nous  dans  cette  rencontre  une  tendresse  de 
mère.  Comment  cela,  direz-vous?  nous  ne  voyons 
pas  bien  cette  conséquence.  Il  me  semble  pourtant, 
chrétiens,  qu'elle  n'est  pas  extrêmement  éloignée. 


DE    LA    SAINTE    VIE  KG  E.  229 

Marie  ctoit  au  pied  de  la  croix,  elle  voyoit  ce  cher 
Fils  tout  couvert  de  plaies,  étendant  ses  bras  à  un 
peuple  incrédule  et  impitoyable ,  son  sang  qui  dé- 
bordoit  de  tous  côte's  par  ses  veines  déchirées  :  qui 
pourroit  vous  dire  quelle  étoit  l'émotion  du  sang 
maternel?  Non,  il  est  certain,  elle  ne  sentit  jamais 
mieux  qu'elle  étoit  mèrej  toutes  les  souiTrances  de 
son  Fils  le  lui  faisoient  sentir  au  vif. 

Que  fera  ici  le  Sauveur  ?  vous  allez  voir,  chrétiens , 
qu'il  sait  parfaitement  le  secret  d'émouvoir  les  alFec- 
tions.  Quand  l'ame  est  une  fois  prévenue  de  quelque 
passion  violente  touchant  quelque  objet,  elle  reçoit 
aisément  les  mêmes  impressions  pour  tous  les  autres 
qui  se  présentent.  Par  exemple,  vous  êtes  possédés 
d'un  mouvement  de  colère  5  il  sera  difficile  que  tous 
ceux  qui  approcheront  de  vous,  si  innocens  qu'ils 
puissent  être,  n'en  ressentent  quelques  effets  :  et  de 
là  vient  que  dans  les  séditions  populaires,  un  homme 
adroit ,  qui  saura  manier  et  ménager  avec  art  les  es- 
prits de  la  populace,  lui  fera  quelquefois  tourner  sa 
fureur  contre  ceux  auxquels  on  pensoit  le  moins;  ce 
qui  rend  ces  sortes  de  mutineries  extrêmement  dan- 
gereuses. Il  en  est  de  même  de  toutes  les  autres  pas- 
sions; parce  que  lame  étant  déjà  excitée,  il  ne  reste 
plus  qu'à  l'appliquer  sur  d'autres  objets  ;  à  quoi  son 
propre  mouvement  la  rend  extrêmement  disposée. 
C'est  pourquoi  le  Fils  de  Dieu ,  qui  avoit  résolu 
de  nous  donner  la  sainte  Vierge  pour  mère,  afin 
d'être  notre  frère  en  toute  façon  .    admirez    son 
amour,  chrétiens,  voyant  du  haut  de  sa  croix  com- 
bien l'ame  de  sa  mère  étoit  attendrie ,  et  que  son 
cœur  ébranlé  faisoit  inonder  par  ses  yeux  un  tor- 


33o  SUR    LA    COMPASSION 

rent  de  larmes  amères  ;  comme  si  c'eût  été  là  qu'il 
l'eût  attendue,  il  prit  son  temps  de  lui  dire,  lui 
montrant  saint  Jean  :  «  Femme,  voilà  ton  fils  »  : 
Ecce  Jilius  tuus.  Fidèles,  ce  sont  ses  mots;  et  voici 
son  sens,  si  nous  le  savons  bien  péne'trer  :  O  femme 
lui  dit -il,  affligée,  à  qui  un  amour  infortuné  fait 
éprouver  à  présent  jusqu'où  peut  aller  la  compas- 
sion d'une  mère;  cette  même  tendresse  dont  vous 
êtes  à  présent  touchée  si  vivement  pour  moi,  ayez- 
la  pour  Jean  mon  disciple  et  mon  bien-aimé,  ayez- 
la  pour  tous  mes  fidèles ,  que  je  vous  recommande 
en  sa  personne  ;  parce  qu'ils  sont  tous  mes  disciples  et 
mes  bien-aimés  :  Ecce  Jilius  tuus.  Devons  dire  com- 
bien ces  paroles ,  poussées  du  cœur  du  Fils,  descen- 
dirent profondément  au  cœur  de  la  mère,  et  l'im- 
pression qu'elles  y  firent ,  c'est  une  chose  que  je 
n'oSerois  pas  entreprendre.  Songez  seulement  que 
celui  qui  parle,  opère  toutes  choses  par  sa  parole 
toute-puissante ,  qu'elle  doit  avoir  un  effet  merveil- 
leux ,  surtout  sur  sa  sainte  mère;  et  que  pour  lui 
donner  plus  de  force,  il  l'a  animée  de  son  sang ,  et 
l'a  proférée  d'une  voix  mourante,  presque  avec  les 
derniers  soupirs  :  tout  cela  joint  ensemble,  il  n'est 
pas  croyable  ce  qu'elle  étoit  capable  de  faire  dans 
l'ame  de  la  sainte  Vierge.  11  n'a  pas  plutôt  lâché  le 
mot  à  saint  Jean  pour  lui  dire  que  Marie  est  sa  mère , 
qu'incontinent  ce  disciple  se  sent  possédé  de  toutes 
les  affections  d'un  bon  fils,  et  depuis  cette  heure-là, 
il  la  prit  chez  lui  :  Et  ex  illa  liora  accepit  eam  dis- 
cipuliis  in  sua  (0  :  à  plus  forte  raison,  sa  parole  doit- 
elle  avoir  agi  sur  l'ame  de  sa  sainte  mère,  et  y  avoir 

CO  Joan.  XIX.  27. 


DE    LA     SAINTE    VIEUGE.  S»3l 

lait  entrer  bien  avant  nn  amour  extrême  pour  nous, 
comme  pour  ses  ve'ritables  en  fans. 

Il  me  souvient  à  ce  propos  de  ces  mères  mise'ra- 
Lles  à  qui  on  déchire  les  entrailles  par  le  fer,  pour 
en  tirer  leurs  enfans  au  monde  par  violence.  11  vous 
est  arrivé  quelque  chose  de  semblable ,  ô  bienheu- 
reuse Marie  :  c'est  par  le  cœur  que  vous  nous  avez 
enfantés;  parce  que  vous  nous  avez  enfantés  par  la 
charité  :  Cooperata  est  charitate ,  utfilii  Dei  in  Ec~ 
clesia  nascerentur ,  dit  saint  Augustin  (O.  Et  j'ose 
dire  que  ces  paroles  de  votre  Fils,  qui  étoient  son 
dernier  adieu  ,  entrèrent  en  votre  cœur  ainsi  qu'un 
glaive  tranchant,  et  y  portèrent  jusqu'au  fond,  avec 
une  douleur  excessive  ,  une  inclination  de  mère 
pour  tous  les  fidèles.  Ainsi  vous  nous  avez ,  pour 
ainsi  dire,  enfantés  d'un  cœur  déchiré  parmi  la  vé- 
hémence d'une  affliction  infinie  :  et  toutes  les  fois 
que  les  chrétiens  paroissent  devant  vos  yeux ,  vous 
vous  souvenez  de  cette  dernière  parole ,  et  vos  en- 
trailles s'émeuvent  sur  nous  comme  sur  les  enfans 
de  votre  douleur  et  de  votre  amour  ;  d'autant  plus 
que  vous  ne  sauriez  jeter  sur  nous  vos  regards,  que 
nous  ne  représentions  à  votre  cœur  ce  Fils  que  vous 
aimez  tant,  dont  le  Saint-Esprit  prend  plaisir  de 
graver  la  ressemblance  dans  l'esprit  de  tous  les  fidè- 
les; [d'autant  plus]  que  vous  nous  voyez  tout  au- 
tant que  nous  sommes  de  chrétiens,  tout  couverts 
du  sang  du  Sauveur  dont  nous  sommes  teints  et 
blanchis,  et  que  vous  remarquez  en  nous  ses  marnes 
linéamens. 

C'est  une  doctrine  que  je  tiens  des  Ecritures  di- 

(')  De  sanct.  P^irg.  uhi  suprà. 


o3a  SUR    LA    COMPASSION 

vines,  et  qui  est  bien  puissante  pour  nous  exciter  à 
la  vertu,  outre  quelle  fait  beaucoup  à  e'claircir  la 
vérité  que  je  traite  ;  c'est  pourquoi  il  est  à  propos 
de  vous  Ja  déduire  :  car  j'apprends  de  l'apôtre  saint 
Paul,  et  cette  doctrine ,  ô  fidèles,  est  bien  digne  de 
votre  audience,  que  tous  les  chrétiens,  dont  la  vie 
répond  à  la  profession  qu'ils  ont  faite,  portent  im- 
primés en  leur  ame  les  traits  naturels  et  la  véritable 
image  de  notre  Seigneur.  Gomment  cela  se  fait-il? 
certainement  la  manière  en  est  admirable.  Vivre 
chrétiennement ,  c'est  se  conformer  à  la  doctrine  du 
Fils  de  Dieu.  Or  je  dis  que  la  doctrine  du  Fils  de 
Dieu  est  un  tableau  qui  est  tiré  sur  sa  sainte  vie  :  la 
doctrine  est  la  copie,  et  lui-même  est  l'original;  en 
quoi  il  diffère  beaucoup  des  autres  docteurs  qui  se 
mêlent  d'enseigner  à  bien  vivre  :  car  ceux-ci  ne  se- 
ront jamais  assez  téméraires  pour  former  sur  leurs 
actions  les  règles  de  la  bonne  vie;  mais  ils  ont  ac- 
coutumé de  se  figurer  de  belles  idées,  ils  établissent 
certaines  règles,  sur  lesquelles  ils  tâchent  eux-mêmes 
de  se  composer.  Tout  au  contraire,  le  Fils  de  Dieu 
étant  envoyé  au  monde  pour  y  être  un  exemplaire 
achevé  de  la  plus  haute  perfection,  ses  enseigne- 
mens  étoient  dérivés  de  ses  mœurs  :  il  enseignoit  les 
choses ,  parce  qu'il  les  pratiquoit  :  sa  parole  n'étoit 
qu'une  image  de  sa  conduite.  Que  fait  donc  le  Saint- 
Esprit  dans  l'ame  d'un  bon  chrétien?  il  fait  que  l'E- 
vangile est  son  conseil  dans  tous  ses  desseins ,  et 
l'unique  règle  qu'il  regarde  dans  ses  actions.  Insen- 
siblement la  doctrine  du  Fils  de  Dieu  passe  dans  ses 
mœurs  :  il  devient,  pour  ainsi  dire,  un  Evangile 
vivant  :  tout  y  sent  le  Maître  dont  il  a  reçu  les  le- 


DE     LA    SAINTE    VIERGE.  ^33 

çons ,  il  en  prend  tout  l'esprit  ;  et  si  vous  pe'nétriez 
dans  l'inte'ricur  de  sa  conscience  ,  vous  y  verriez  les 
mêmes  linëamens,  les  mêmes  affections,  les  mêmes 
façons  de  faire  qu'en  notre  Sauveur. 

Et  c'est  ce  qui  touche  sensiblement  la  bienheu- 
reuse Marie,  comme  il  m'est  aise  de  l'éclaircir  par  un 
exemple  familier.  Vous  verrez  quelquefois  une  mère 
qui  caressera  extraordinairement  un  enfant ,  sans  en 
avoir  d'autre  raison,  sinon  que  c'est,  à  son  avis,  la 
vraie  peinture  du  sien.  C'est  ainsi,  dira-t-elle,  qu'il 
pose  ses  mains  ;  c'est  ainsi  qu'il  porte  ses  yeux  ;  telle 
est  son  action  et  sa  contenance  :  les  mères  sont  in- 
ge'nieuses  à  observer  jusqu'aux  moindres  choses.  Et 
qu'est-ce  que  cela  ?  sinon  comme  une  course ,  si  on 
[  peut  ]  parler  de  la  sorte ,  que  fait  l'affection  d'une 
mère ,  qui  ne  se  contentant  pas  d'aimer  son  fils  en 
sa  propre  personne ,  le  va  chercher  partout  où  elle 
peut  en  découvrir  quelque  chose.  Que  si  elles  sont 
si  fort  émues  de  quelque  ressemblance  ébauchée  ; 
que  dirons-nous  de  Marie ,  lorsqu'elle  voit  dans  l'ame 
des  chrétiens  des  traits  immortels  de  la  parfaite 
beauté  de  son  Fils ,  que  le  doigt  de  Dieu  a  si  bien 
formés  dans  leur  ame  ? 

Mais  il  y  a  plus  :  nous  ne  sommes  pas  seulement 
les  images  vivantes  du  Fils  de  Dieu,  nous  sommes 
encore  ses  membres,  et  nous  composons  avec  lui  un 
corps  dont  il  est  le  chef;  nous  sommes  son  corps  et 
sa  plénitude,  comme  enseigne  l'apôtre;  qualité  qui 
nous  unit  de  telle  sorte  avec  lui,  que  quiconque 
aime  le  Sauveur,  il  faut  par  nécessité,  que  par  le 
même  mouvement  d'amour,  il  aime  tous  les  fidèles. 
[C'est]  ce  qui  attire  si  puissamment  sur  nous  les  af- 


234  ^'^'^    LA    COMPASSION 

fections  de  la  sainte  Vierge ,  qu'il  n'y  a  point  de  mère 
qui  puisse  aller  à  légal  ;  ce  qu'il  me  seroit  aise'  de 
vous  faire  voir  par  des  raisonnemens  invincibles ,  si 
je  n'étois  pressé  de  finir  bientôt  ce  discours  :  et  pour 
vous  en  convaincre,  je  ne  veux  seulement  que  vous 
en  proposer  en  abrégé  les  principes,  après  avoir  re- 
passé légèrement  sur  quelques  vérités  que  j'ai  tâché 
d'établir  dans  ma  première  partie ,  dont  il  est  né- 
cessaire que  vous  ayez  mémoire  pour  l'intelligence 
de  ce  qui  me  reste  à  vous  dire. 

Je  vous  ai  dit,  chrétiens  ,  que  la  maternité  de  la 
Vierge  n'ayant  point  d'exemple  sur  la  terre ,  il  en  est 
de  même  de  l'affection  qu'elle  a  pour  son  Fils  :  et 
comme  elle  a  cet  honneur  d'être  la  mère  d'un  Fils 
qui  n'a  point  d'autre  père  que  Dieu;  delà  vient  que, 
laissant  bien  loin  au-dessous  de  nous  toute  la  nature, 
nous  lui  avons  été  chercher  la  règle  de  son  amour 
dans  le  sein  du  Père  éternel.  Car  de  même  que  Dieu 
le  Père ,  voyant  que  la  nature  humaine  touche  de 
si  près  à  son  Fils  unique,  étend  son  amour  paternel 
à  l'humanité  du  Sauveur,  et  fait  de  cet  homme-Dieu 
l'unique  objet  de  ses  complaisances ,  comme  nous 
l'avons  prouvé  par  le  témoignage  des  Ecritures  ;  ainsi 
avons-nous  dit  que  la  bienheureuse  Marie  ne  séparoit 
plus  la  divinité  d'avec  l'humanité  de  son  Fils,  mais 
qu'elle  les  embrassoit  en  quelque  façon  toutes  deux 
par  un  même  amour.  Ce  sont  les  vérités  sur  lesquelles 
nous  avons  établi  l'union  de  Marie  avec  Dieu  :  en 
voici  quelques  autres  qui  vous  feront  bien  voir  sa 
charité  envers  nous. 

Les  mêmes  Ecritures  qui  m'apprennent  que  Dieu 
aime  en  quelque  façon  par  un  même  amour  la  divi- 


DE    LA    SAINTE    VIEBGE.  235 

nité  et  riiumanite  de  son  Fils,  à  cause  de  leur  so- 
cie'lé  inse'parajjlc  en  la  personne  adorable  de  notre 
Seigneur  Jésus-Christ ,  m'enseignent  aussi  qu'il  nous 
aime  par  le  même  amour  qu'il  a  pour  son  Fils  unique 
et  bien-aime' ,  à  cause  que  nous  lui  sommes  unis 
comme  les  membres  de  son  corps  ;  et  c'est  de  toutes 
les  maximes  du  christianisme  celle  qui  doit  porter 
le  plus  haut  nos  courages  et  nos  espérances.  En 
voulez -vous  un  beau  témoignage  dans  la  bouche 
même  de  notre  Seigneur?  écoutez  ces  belles  paroles 
qu'il  adresse  à  son  Père  ,  le  priant  pour  nous  :  Di- 
lectio  j  quâ  dilexisti  me  ,  in  ipsis  sit ^  et  ego  in  eisi^)  : 
«  Mon  Père  ,  dit-il,  je  suis  en  eux,  parce  qu'ils  sont 
»  mes  membres  ;  je  vous  prie  que  l'afTection  par  la- 
»  quelle  vous  m'aimez  ,  soit  en  eux  «.  Voyez,  voyez, 
chrétiens,  et  réjouissez-vous.  Notre  Sauveur  craint 
que  l'amour  de  son  Père  ne  fasse  quelque  différence 
entre  le  chef  et  les  membres  ;  et  connoissez  par-là 
combien  nous  sommes  unis  avec  le  Sauveur,  puisque 
Dieu  même ,  qui  a  distingué  tous  les  êtres  par  une 
si  aimable  variété,  ne  nous  distingue  plus  d'avec  lui, 
et  répand  volontiers  sur  nous  toutes  les  douceurs  de 
son  affection  paternelle.  Que  s'il  est  vrai  que  Marie 
ne  règle  son  amour  que  sur  celui  du  Père  éternel , 
allez,  ô  fidèles,  allez  à  la  bonne  heure  à  cette  mère 
incomparable  ;  croyez  qu'elle  ne  vous  discernera 
plus  d'avec  son  cher  Fils  :  elle  vous  considérera 
comme  «  la  chair  de  sa  chair,  et  comme  les  os  de  ses 
»  os  »  ,  ainsi  que  parle  l'apôtre  (2) ,  comme  des  per- 
sonnes sur  lesquelles  et  dans  lesquelles  son  sang  a 
coulé;  et  pour  dire  quelque  chose  de  plus,  elle  vous 

(0  Joaii.  XVII.  26.  —  W  Ephes.  y.  3o. 


2  36  SUR    LA    COMPASSION 

regardera  comme  autant  de  Je'sus-Christs  sur  la  terre  : 
l'amour  qu'elle  a  pour  son  Fils ,  sera  la  mesure  de 
celui  qu  elle  aura  pour  vous ,  et  partant  ne  craignez 
point  de  l'appeler  votre  mère;  elle  a  au  souverain 
degré  toute  la  tendresse  que  cette  qualité  demande. 
C'est ,  si  je  ne  me  trompe ,  ce  que  je  m'étois  pro- 
posé de  prouver  dans  cette  seconde  partie;  et  je  loue 
Dieu  de  ce  qu'il  nous  a  fait  la  grâce  d'établir  une 
dévotion  sincère  à  la  sainte  Vierge,  sur  des  maximes 
qui  me  semblent  si  chrétiennes.  Mais  prenez  garde 
que   ces   mêmes   raisonnemens ,    qui  doivent  nous 
donner  une  grande  confiance  sur  l'intercession  de  la 
Vierge,  ruinent  en  même  temps  une  confiance  té* 
méraire  à  laquelle  quelques  esprits  inconsidérés  se 
laissent  aveuglément  emporter  :  car  vous  devez  avoir 
reconnu ,  par  tout  ce  discours ,  que  la  dévotion  de 
la  Vierge  ne  se  peut  jamais  rencontrer  que  dans  une 
vie  chrétienne.  Et  combien  y  en  a-t-il  qui  abusés 
d'une  créance  superstitieuse ,  se  croient  dévots  à  la 
Vierge  quand  ils  s'acquittent  de  certaines  petites 
pratiques ,  sans  se  mettre  en  peine  de  corriger  la 
licence  ni  le  débordement  de  leurs  mœurs  ?  Que  s'il 
y  avoit  quelqu'un  dans  la  compagnie  qui  fût  imbu 
d'une  si  folle  persuasion  ,  qu'il  sache  ,  qu'il  sache 
que  puisque  son  cœur  est  éloigné  de  Jésus ,   Marie 
a  en  exécration  toutes  ses  prières  :  en  vain  tâchez- 
vous  de  la  contenter  de  quelques  grimaces ,  en  vain 
i  appelez -vous  votre  Mère  par  une  piété  simulée. 
Quoi ,  auriez-vous  bien  l'insolence  de  croire  que  ce 
lait  virginal  dût  couler  sur  des  lèvres  souillées  de 
tant  de  péchés  ?  qu'elle  voulût  embrasser  l'ennemi 
de  son  bien  -  aimé  de  ces  mêmes  bras  dont  elle  ie 


DE    LA    SAINTE    VI  F.  r.  G  E.  23^ 

portoit  dans  sa  tendre  enfance  ?  qu'e'tant  si  contraire 
au  Sauveur,  elle  voulut  vous  donner  pour  frère  au 
Sauveur?  Plutôt,  plutôt  sachez  que  son  cœur  se 
soulève ,  que  sa  face  se  couvre  de  confusion,  lorsque 
vous  l'appelez  votre  Mère. 

Car  ne  pensez  pas,  chrétiens,  qu'elle  admette 
tout  le  monde  indifféremment  au  nombre  de  ses  en- 
fans  :  il  faut  passer  par  une  épreuve  bien  difficile, 
avant  que  de  mériter  cette  qualité.  Savez-vous  ce 
que  fait  la  bienheureuse  Marie,  lorsque  quelqu'un 
des  fidèles  l'appelle  sa  Mère?  elle  l'amène  en  pré- 
sence de  notre  Sauveur  :  Çà,  dit-elle,  si  vous  êtes 
mon  fils,  il  faut  que  vous  ressembliez  à  Jésus  mon 
bien-aimé.  Les  enfans ,  même  parmi  les  hommes , 
portent  souvent  imprimés  sur  leurs  corps  les  objets 
qui  ont  possédé  l'imagination  de  leurs  mères  :  la 
bienheureuse   Marie  est  entièrement  possédée  du 
sauveur  Jésus  :  c'est  lui  seul  qui  domine  en  son  cœur^, 
lui  seul  règne  sur  tous  ses  désirs,  lui  seul  occupe  et 
entretient  toutes  ses  pensées  :  elle  ne  pourra  jamais 
croire  que  vous  soyez  ses  enfans ,  si  vous  n'avez  en 
votre  ame  quelques  linéamens  de  son  Fils.  Que  si, 
après  vous  avoir  considérés  attentivement ,  elle  ne 
trouve  sur  vous  aucun  trait  qui  ait  rapport  à  son 
Fils,  ô  Dieu!  quelle  sera  votre  confusion,  lorsque 
vous  vous  verrez  honteusement  rebutés  de  devant 
sa  face ,  et  qu'elle  vous  déclarera  que  n'ayant  rien 
de  son  Fils,  et  ce  qui  est  plus  horrible,  étant  oppo- 
sés à  son  Fils,  vous  lui  êtes  insupportables! 

Au  contraire,  elle  verra  une  personne,  descen- 
dons dans  quelque  exemple  particulier,  qui  pendant 
les  calamités  publiques,  telles  que  sont  celles  ou 


2oS  SUR.    LA    COMPASSION 

nous  nous  voyons  à  présent,  considérant  tant  de 
pauvres  gens  réduits  à  d'étranges  extrémités,  en  res- 
sent son  ame  attendrie,  et  ouvrant  son  cœur  sur  la 
misère  du  pauvre  par  une  compassion  véritable  , 
élargit  en  même  temps  ses  mains  pour  le  soulager  ; 
O,  dit-elle  incontinent  en  soi-même,  il  a  pris  cela  de 
mon  Fils,  qui  ne  vit  jamais  de  misérable,  qu'il  n'en 
eût  pitié.  «  J'ai  compassion  de  cette  troupe  »  ,  di- 
soit-il  (0;  et  à  même  temps  il  leur  faisoit  donner 
tout  ce  que  ses  apôtres  lui  avoient  gardé  pour  sa  sub- 
sistance, qu'il  multiplie  même  par  un  miracle,  afin 
de  les  assister  plus  abondamment.  Elle  verra  un 
jeune  homme  qui  aura  la  modestie  peinte  sur  le  vi- 
sage; quand  il  est  devant  Dieu,  c'est  avec  une  ac- 
tion toute  recueillie;  lui  parle- 1- on  de  quelque 
chose  qui  regarde  la  gloire  de  Dieu ,  il  ne  cherche 
point  de  vaines  défaites,  il  s'y  porte  incontinent  avec 
cœur.  O  qu'il  est  aimable  î  dit  la  bienheureuse  Marie; 
ainsi  étoit  mon  Fils  lorsqu'il  étoit  en  son  âge,  tou- 
jours recueilli  devant  Dieu  :  dès  l'âge  de  douze  ans, 
il  quittoit  parens  et  amis,  pour  aller  vaquer,  di- 
soit-il,  aux  affaires  de  son  Père  (^).  Surtout  elle  en 
verra  quelque  autre  dont  le  soin  principal  sera  de 
conserver  son  corps  et  son  ame  dans  une  pureté  très- 
entière;  il  n'a  que  de  chastes  plaisirs,  il  n'a  que  des 
amours  innocens;  Jésus  possède  son  cœur,  il  en  fait 
toutes  les  délices.  Parlez -lui  d'une  parole  d'impu- 
reté, c'est  un  coup  de  poignard  à  son  ame;  vous 
verrez  incontinent  qu'il  s'arme  de  pudeur  et  de  mo- 
destie contre  de  telles  propositions.  Voilà,  chrétiens, 
voilà  un  enfant  de  la  Vierge  :  comme  elle  s'ea  ré- 

(»)  Marc.  yin.  a,  rr  W  •^«<?'  "•  49- 


DE    LA    SAINTE    VIERGE.  289 

jouit!  comme  elle  s'en  glorifie!  comme  elle  en  triom- 
phe !  avec  quelle  [joie  ]  elle  le  présente  à  son  bien- 
aimé,  qui  est  par  -  dessus  toutes  choses  passionné 
pour  les  âmes  pures  ! 

C'est  pourquoi  excitez-vous,  chrétiens,  à  Famour 
de  la  pureté;  vous  particulièrement,  qu'une  sainte 
affection  pour  Marie,  a  attirés  dans  une  société  qui 
s'assemble  sous  son  nom ,  pour  se  perfectionner  dans 
la  vie  chrétienne.  C'est  votre  zèle  qui  a  aujourd'hui 
orné  ce  temple  sacré  dans  lequel  nous  célébrons  les 
grandeurs  de  la  Majesté  divine.  Mais  considérez  que 
vous  avez  un  autre  temple  à  parer,  dans  lequel  Jé- 
sus habite,  sur  lequel  le  Saint-Esprit  se  repose.  Ce 
sont  vos  corps,  mes  chers  Frères,  que  le  Sauveur  a 
sanctifiés,  afin  que  vous  eussiez  du  respect  pour 
eux  ;  sur  lesquels  il  a  versé  son  sang ,  afin  que  vous 
les  tinssiez  nets  de  toute  souillure  ;  qu'il  a  consacrés, 
pour  en  faire  les  temples  vivans  de  son  Saint-Esprit  : 
afin  que  les  ayant  ornés  en  ce  monde  d'innocence 
et  d'intégrité,  il  les  ornât  en  l'autre  d'immortalité  et 
de  gloire. 


240  SUR    l'aumÔî^E. 


ABREGE  D'UN  SERMON 

PRÊCHÉ  LE  MÊME  JOUR, 

A  L'HÔPITAL  GÉNÉRAL, 
SUR  LA  NÉCESSITÉ  DE  L'AUMONE. 

Comment  Jésus-Christ  nous  donne  à  la  croix  la  loi  de  la  charité , 
nous  en  fait  connoître  Tesprit,  nous  en  prescrit  les  effets.  Faire  l'au- 
mône avec  pitié,  avec  joie ,  avec  soumission  5  trois  choses  que  Jésus- 
Christ  crucifié  nous  apprend.  Retranchemens  nécessaires  pour 
pourvoir  à  la  subsistance  des  pauvres. 


Semper  pauperes  habetis  vobiscum ,  et  cùm  volueritis 
potestis  illis  benefacere  :  me  autem  non  semper  habetis. 

J^ous  avez  toujours  des  paui^res  parmi  vous ,  et  vous  leur 
pouvez  Jaire  du  bien  quand  vous  voulez  :  mais  pour  moi 
vous  ne  ni  aurez  pas  toujours,  Marc.  xiv.  7. 

JL'Eglise  [nous]  appelle  à  voir  Jésus  et  Marie  se 
perçant  de  coups  mutuels.  Comme  des  miroirs  op- 
posés, qui  se  renvoient  mutuellement  tout  ce  qu'ils 
reçoivent ,  multiplient  leurs  objets  jusqu'à  l'infini  ; 
leur  douleur  s'accroît  sans  mesure,  parce  que  les 
flots  qu'elle  élève  se  repoussent  les  uns  sur  les  autres 
par  un  flux  et  reflux  continuel.  Dessein  de  l'Eglise  de 
nous  exciter  à  la  compassion  des  souffrances  de  Jésus 
par  cet  objet  de  pitié.  Me  sentira  viin  doloris  fac , 

ut 


suii   L*AUMuivr.  24 1 

ut  tccum  liigeam  (0  :  «  Faites  que  je  sente  la  viva- 
»  cité  de  votre  douleur ,  afin  que  je  pleure  avec 
»  vous  ».  Et  l'Eglise  de  Paris  :  O  passionis  mutuœ  , 
Jesu,  Maria,  conseil j  alterna  Dobis  vulnera  inferre 
tandem  parcite  :  «  Cessez,  ô  divins  amans,  de  vous 
«  percer  jusqu'à  l'infini  de  coups  mutuels  :  c'est  à 
î)  nous  qu'est  due  toute  cette  amertume,  puisqu'elle 
»  est  la  peine  de  notre  crime.  AJiî  puisque  nous 
w  confessons  que  tout  le  crime  est  à  nous,  donnez 
»  une  partie  de  la  douleur  à  ceux  qui  avouent  le 
))  crime  tout  entier  »  :  Quem  "vos  doîetis ,  noster 
est  error  furorque  criminum  :  totum  scelus  fatentibus 
partent  doloris  reddite.  Mais  Jésus  après  avoir  ébranlé 
nos  cœurs  parla  compassion  de  ses  souffrances,  veut 
appliquer  notre  pitié  sur  d'autres  objets  :  il  n'en  a 
pas  besoin  pour  lui-même,  [il  demande  que  nous 
la  tournions]  sur  les  pauvres;  Marie  en  est  la  mère. 
A^e, 

ce  Jésus  étant  à  Bethanie,  dans  la  maison  de  Simon 
»  le  Lépreux ,  une  femme  qui  portoit  un  vase  d'al- 
»  bâtre ,  plein  d'un  parfum  de  nard  d'épi  de  grand 
»  prix,  entra  lorsqu'il  étoit  à  table,  et  ayant  rompu 
»  le  vase ,  lui  répandit  le  parfum  sur  la  tête.  Quel- 
))  ques-uns  en  conçurent  de  findignation  en  eux- 
»  mêmes  ;  et  ils  disoient  :  A  quoi  bon  perdre  ainsi 
»  ce  parfum  ?  car  on  pouvoit  le  vendre  plus  de  trois 
»  cents  deniers ,  et  le  donner  aux  pauvres  ;  et  ils 
»  murmuroient  fort.  Mais  Jésus  leur  dit  :  Pourquoi 
»  faites-vous  de  la  peine  à  cette  femme?...  vous  avez 
»  toujours  des  pauvres  parmi  vous,  et  vous  leur  pou- 

CO  Pros.  Stabat  Mater. 

BOSSUET.    XIII.  16 


2  [2  SI  i\    L   AUMONE. 

))  vez  faire  du  bien  quand  vous  voulez  :  mais  pour 
»  moi  vous  ne  m'aurez  pas  toujours  '0  )>. 

Jesus-Christ  nous  apprend  que,  lorsqu'il  n'y  sera 
plus,  il  entend  que  toutes  nos  libe'ralite's  soient  em- 
ployées au  secoui-s  des  pauvres,  ou  plutôt  dans  les 
pauvres  à  lui-même  :  il  est  en  eux;  c'est  pourquoi 
il  nous  les  laisse  toujours  :  Pauperes  semper  habetis. 
Vous  ne  m'aurez' pas  toujours  en  moi-même,  mais 
vous  me  posse'derez  toujours  dans  les  pauvres.  Ames 
saintes,  qui  désirez  me  rendre  quelque  honneur  ou 
quelques  services,  vous  avez  sur  qui  répandre  vos 
parfums ,  etc.  les  pauvres  :  je  tiens  fait  pour  moi 
tout  <re  que  vous  faites  pour  eux. 

Leçon  qu'il  nous  a  donnée  peu  de  jours  avant  sa 
môit,  et  que  l'Eglise  lit  avec  l'évangile  de  sa  pas- 
sion :  il  a  toujours  parlé  pour  les  pauvres,^  jamais 
plus  efficacement  qu'à  sa  croix;  et  c'est  qu'il  emploie 
ce  qu'il  a  de  plus  pressant  pour  nous  exciter  à  faire 
l'aumône.  [Il  nous  impose]  la  loi  de  la  charité;  [  il 
nous  fait  connoître]  l'esprit  de  la  charité;  [  il  nous 
marque  ]  l'efFet  de  la  charité. 

La  loi  de  la  charité,  c'est  l'obligation  de  la  faire; 
l'esprit  de  la  charité,  c'est  la  manière  de  l'exercer  j 
TeiTet  de  la  charité,  c'est  que  le  prochain  soit  se- 
couru :  il  fait  ces  trois  choses  à  la  croix.  De  peur  que 
vous  ne  croyiez  que  le  devoir  de  la  charité  soit  peu 
nécessaire,  il  en  établit  l'obligation  :  de  peur  que 
vous  ne  la  pratiquiez  pas  comme  il  veut,  il  vous  en 
montre  la  règle  :  et  de  peur  que  le  moyen  ne  vous 
manque,  il  en  assigne  le  fonds.  Le  croirez -vous, 
chrétiens ,  que  Jésus-Christ  crucifié  nous  donne  à  la 

{^)  Marc.  XIV.  3,  4?  5.  6.  7. 


SUR     l'aL^ÏOJVE.  24^ 

croix  un  fonds  assuré,  pour  faire  subsister  les  pau- 
vres? Vous  le  verrez  dans  ce  discours;  ainsi  rien  ne 
manque  plus  à  la  charité. 

Afin  qu'elle  soit  obligatoire,  il  en  pose  la  loi  im- 
muable :  afin  qu'elle  soit  ordonnée,  il  en  prescrit  la 
manière  certaine  :  afin  qu'elle  soit  effective,  il  donne 
im  fonds  assuré  pour  l'entretenir  ;  et  tout  cela  à  la 
croix,  commç  j'espère  vous  le  faire  voir. 

PREMIER   POINT. 

Jésus -Christ  souffrant  [nous  donne  la]  loi  des 
souffrances  :  ceux  qui  ne  souffrent  pas,  quel  salut, 
quelle  espérance  [peuvent- ils  avoir?]  Compatir 
[  à  Jésus-Christ  et  à  ceux  qui  souffrent  ],  deux  seules 
sources  de  grâces.  La  première,  source  véritable  ; 
la  seconde ,  comme  un  ruisseau ,  découle  de  là  :  on 
participe  à  leurs  grâces,  en  soutenant  leurs  souf- 
frances. 

(i  Rappelez  en  voire  mémoire,  dit  l'apôtre,  cepre- 
»  mier  temps,  où  après  avoir  été  illuminés  par  le 
»  baptême ,  vous  avez  soutenu  de  grands  combats  au 
»  milieu  de  diverses  afflictions,  ayant  été  d'une  part 
»  exposés  devant  tout  le  monde  aux  injures  et  aux 
»  mauvais  traitemens  ;  et  de  l'autre ,  ayant  été  com- 
»  pagnons  de  ceux  qui  ont  souffert  de  semblables 
»  indignités  :  car  vous  avez  compati  à  ceux  qui 
5)  étoient  dans  les  chaînes,  et  vous  avez  vu  avec  joie 
)>  tous  vos  biens  pillés  ».  Rememoramini autem  pris- 
iinos  dies  in  quihus   illuminati  magnum    cerlamen 
suslinuistis  passionum  ;  et  in  altero  quidem  oppro- 
briis  et  tribulationihus  spectaculum  facli  ;  in  altero 
aulem  socii   taliter  com^ersantium  effecti  :  nam  et 


o/|4  SUR    l'aumône. 

fvinctis  compassi  estis  ,  et  rapinam  honoruin  vestro- 
rum  ciim  gaudio  suscepistis  (0. 

Il  les  met  ensemble  [  souffrir,  et  compatir  ]  ;  donc 
ou  l'un  ou  l'autre  :  car  Je'sus  à  la  croix  a  souffert  et 
a  exercé  la  miséricorde  ;    donc ,    sinon   l'un  ^   du 
moins  l'autre  :  c'est  le  moindre.  Dieu  nous  met  à 
l'épreuve  la  plus  facile  ;  notre  damnation  sera  donc 
plus  grande.  «  C'est  une  chose  grande  et  facile,  dit 
3)  saint  Cyprien,  d'obtenir  par  des  œuvres  de  cha- 
»  rite  le  prix  du  martyre  sans  être  exposé  aux  pé- 
»  rils  de  la  persécution,  de  mériter  la  couronne 
»  dans  le  sein  de  la  paix  »  :  Res  et  grandis  etfaci- 
lis ,   sine  periculo  persecutionis  ^    corona  pacis  (2). 
«  Personne  ne  sera  couronné  que  celui  qui  aura 
»  combattu  légitimement  «  :  Non  coronatur_,  nisi 
qui  légitime  certawerit  (3).  Il  change  la  loi  en  faveur 
de  la  charité.  Ah  î  ce  misérable  est  aux  mains  avec 
la  faim,  avec  la  soif,  avec  le  froid,  avec  le  chaud, 
avec  les  extrémités  les  plus  cruelles  :  la  couronne 
lui  sera  bien  due  ;  si  vous  le  soulagez,  vous  y  aurez 
part.  Corona  pacis ^  couronne  dans  la  paix,  victoire 
sans  combats,  prix  du  martyre  sans  persécution  et 
sans  endurer  de  violence.  Combien  est  grande  cette 
obligation  1  il  paroît  par  la  miséricorde  de  Jésus- 
Christ  :  miséricorde  veut  être  honorée  par  la  misé» 
ricorde.  Deux  actes  de  miséricorde  :  celle  qui  pré- 
vient, celle  qui  suit.  Par  la  première  Jésus-Christ 
achète  la  nôtre  :   «  Soyez  miséricordieux  comme 
»  votre  Père  céleste  est  miséricordieux  »  :  Estote 
miséricordes  sicut  et  Pater  vester  misericors  est  (4). 

,   (0  Heb.  X.  32,  33,  34.  —  (^)  De  Oper.  et  Eleemos.  p.  a46.  — 
(3)  //.  Tim,  II.  5.  —  C4)  Luc.  vi.  36. 


SUR    l'aumÔjVE.  245 

«  Revétez-vous,  comme  des  e'ius  de  Dieu  saints  et 
»  bien-aime's,  d'entrailles  de  mise'ricorde  »  :  Induite 
fVOs_,  sicut  electi  Dei  sancti  et  dilecti  j  viscera  niisC" 
ricordiœ  (0.  Par  la  seconde,  il  faut  que  la  notre 
achète  la  sienne  :  Beati  miséricordes,  quoniain  ipsi 
misericordiain  consequentur  ('^)  :  «  Bienheureux  les 
»  miséricordieux,  parce  qu'ils  obtiendront  mise'ri- 
3)  corde  ».  Enclxaînement  de  miséricorde  :  Jésus- 
Christ  prévient  ;  obligation  de  le  suivre  :  nous  sui- 
vons; il  s'oblige  à  donner  le  comble  :  c'est  la  loi 
qu'il  nous  impose^  c'est  celle  qu'il  s'est  imposée.  La 
grâce,  l'indulgence,  la  rémission,  le  ciel  même  est 
à  ce  prix.  Point  de  miséricorde ,  si  nous  n'en  faisons  : 
sans  la  charité,  nudité  de  l'ame  ;  car  c'est  elle  qui 
«  couvre  la  multitude  des  péchés  »  :  Operit  multitu- 
dineni  peccatorum  (3). 

Saint  Cyprien  remarque  que  Dieu  après  avoir  crié 
contre  les  péchés,  ne  trouve  point  de  remède.  «  Crie^ 
))  ne  cesse  pas,  élève  ta  voix  comme  une  trompette, 
5)  annonce  à  mon  peuple  ses  crimes ,  et  à  la  maison 
))  de  Jacob  ses  iniquités  (4)  ».  Dis -leur  que  leurs 
jeûnes,  ni  leurs  bonnes  œuvres,  ni  leurs  prières  ne 
m'appaisent  pas.  Ils  font  comme  s'ils  étoient  justes  : 
«  car  ils  me  cherchent  chaque  jour,  et  ils  demandent 
»  à  connoître  mes  voies;  comme  si  c'étoit  un  peuple 
»  qui  eût  agi  selon  la  justice ,  et  qui  n'eût  point 
»  abandonné  la  loi  de  son  Dieu  :  ils  me  consultent 
»  sur  les  règles  de  la  justice,  et  ils  veulent  s'appro- 
»  cher  de  moi  »  :  Me  etenim  de  die  in  die  m  quœrunt, 
et  s  cire  vias  meas  volant;  quasi  gens  quœ  justitiam 

(0  Coloss.  m.  12.  —  ('•)  Matth.  v.  7.  —  C^)  /.  Petr.  ly.  8.  —  (4)  /$-, 
Ï.V111.  I» 


9..\6  sur.  l'àumone. 

feceriij  etjudicium  Dei  sui  non  dereliquerit  :  rodant 
me  judicia  justitiœ  ;  appropinquare  Deo  volunt  (0. 
Ils  veulent  s'approcher  de  moi,  ils  jeûnent  et  se 
tourmentent  vainement.  «  Le  jeûne  que  je  demande 
M  consiste-t-il  à  faire  qu'un  homme  afflige  son  ame 
5)  pendant  un  jour  »  ?  Numquid  taie  est  jejuniwn 
quod  elegi ,  per  diem  affligere  hominein  animam 
suam  (^)?  Par  conséquent  nul  remède.  Voici  néan- 
moins ce  qu'il  ajoute  :  «  Tel  est  le  jeûne  que  je  veux  : 
»  déchargez  le  pauvre  de  son  fardeau  ;  délivrez  les 
5>  oppressés  des  liens  et  de  la  tyrannie  des  méchans; 
»  ôtez  de  dessus  les  épaules  infirmes  le  fardeau  qui 
»  les  accable;  mettez  en  liberté  les  captifs  et  rompez 
»  le  joug  qui  les  charge.  Partagez  votre  pain  avec 
î)  le  pauvre,  invitez  en  votre  maison  les  mendians 
»  et  les  vagabonds  :  quand  vous  verrez  un  homme 
»  nu,  revétez-le,  et  respectez  en  lui  votre  chair  et 
»  votre  nature.  Alors  votre  lumière  se  lèvera  aussi 
»  belle  que  le  point  du  jour ,  et  votre  santé  vous  sera 
»  rendue  aussitôt,  et  votre  justice  marchera  devant 
«  vous,  et  la  gloire  du  Seigneur  vous  recueillera. 
)>  Alors  vous  invoquerez  le  Seigneur,  et  il  vous  exau- 
»  cera  :  vous  crierez,  et  il  dira  :  Je  suis  à  vous. 
»  Quand  vous  ôterez  les  chaînes  aux  captifs  qui  sont 
»  parmi  vous ,  quand  vous  cesserez  de  menacer  les 
»  malheureux  et  de  leur  tenir  des  discours  inutiles, 
j)  quand  vous  aurez  répandu  votre  cœur  sur  les  mi- 
»  sérables  et  que  vous  aurez  rempli  les  âmes  affli- 
»  gées  ;  votre  lumière  se  lèvera  parmi  les  ténèbres , 
»  et  vos  ténèbres  seront  comme  le  midi.  Et  le  Sei- 
»  gneur  vous  donnera  un  repos  éternel,  et  remplira 

(')  îs.  Lvni.  "2.  —  W  Ibid.  5. 


SUR     l'  A  U  .VI  ONE.  247 

»  votre  ame  de  ses  splendeurs^  et  il  fera  reposer  vos 
»  os  en  paix;  et  vous  serez  comme  un  jardin  bien 
»  arrose',  et  comme  une  source  qui  ne  tarit  pas  ». 
Afin  que  nous  entendions  que,  sans  l'aumône,  tout 
est  inutile  :  celui  qui  ferme  ses  entrailles,  Dieu  ferme 
les  siennes  sur  lui. 

Ce  qui  presse  le  plus,  c'est  que  celte  mise'ricorde 
est  nécessaire  au  salut  des  âmes.  Je'sus-Christ  à  la 
croix  pour  sauver  les  âmes  :  entrer  dans  ses  senti- 
mens,  et  tirer  nos  frères  de  toutes  les  extrémite's  qui 
mettent  leur  ame  dans  un  péril  évident.  Deux  con- 
ditions opposées  ont  pour  écueil  de  leur  salut  les 
mêmes  extrémités  :  les  premières  fortunes  et  les  der- 
nières j  les  uns  par  la  présomption,  et  les  autres  par 
le  désespoir  arrivent  à  la  même  fin  de  s'abandonner 
tout-à-fait  au  vice.  On  aime  l'oisiveté  dans  l'un  et 
dans  l'autre  ;  car  l'un  est  si  abondant  qu'on  n'a 
pas  besoin  du  travail ,  et  l'autre  si  misérable  qu'on 
croit  que  le  travail  est  inutile.  On  ne  veut  travailler 
que  pour  éviter  les  maux  extrêmes  :  on  y  est,  on 
n'espère  plus,  on  s'y  habitue;  plus  de  honte l*).  Ce  qui 
est  le  plus  horrible ,  dans  l'un  et  dans  l'autre  état 
on  néglige  son  ame  :  là  on  y  est  poussé  par  l'applau^ 
dissement  ;  on  s'oublie  soi-même  :  et  ici  par  le  mé- 
pris de  tout  le  monde  ;  on  se  néglige ,  on  ne  se  croit 
pas  destiné  pour  rien  qui  soit  grand.  La  félicité  est 
de  manger  :  réduit  à  l'état  des  bêtes.  Tels  étoient 
ces  pauvres  fainéans ,  etc. 

En  ces  deux  états  on  oublie  Dieu.  Les  uns  par  trop 

(*)  Il  ne  faut  pas  blâmer  les  pauvres  honteux  :  la  honte  est  le 
moyen  pour  les  exciter  au  travail,  et  leur  faire  craindre  la  mendi- 
cité. Cette  note  est  à  la  inar^e  du  manuscrit  original. 


s4^  SUU    l' AUMONE. 

de  repos,  les  autres  par  trop  de  misères  croient  qu'il 
n'y  a  point  de  Dieu  pour  eux  :  le  premier,  point  de 
justice  :  le  second ,  point  de  bonté  ;  tous  deux  par 
conséquent,  point  de  Dieu.  Ces  pauvres  savoient- 
ils  qu'il  y  eût  un  Dieu?  un  peuple  d'infidèles  parmi 
les  fidèles  ;  baptisés ,  sans  savoir  leur  baptême  ;  tou- 
jours aux  églises,  sans  sacremens.  Pour  ôter  les  ex- 
trémités également  dangereuses  de  ces  deux  états, 
loi  de  la  justice  divine  que  les  riches  déchargent  les 
pauvres  du  poids  de  leur  désespoir,  que  les  pauvres 
déchargent  les  riches  d'une  partie  de  leur  excessive 
abondance.  Aller  alterius  onera  portate  :  «  Portez 
»  le  fardeau  les  uns  des  autres  (0  ».  Prouvez  aux 
pauvres  que  Dieu  est  leur  Père;  prouvez -leur  les 
soins  de  la  Providence  :  il  est  bon  ,  tant  de  biens 
qu'il  donne;  cela  ne  les  touche  pas ,  rien  pour  eux  : 
il  a  commandé  de  leur  donner  ;  rien  pour  eux ,  on 
n'obéit  pas.  Prouvez  donc  sensiblement  sa  bonté  en 
donnant.  Les  enfans,  ils  ne  les  ont  que  pour  faire 
montre  de  leur  misère  :  toute  leur  instruction  est  de 
savoir  feindre  des  plaintes. 

Passez  à  cet  hôpital;  sortez  un  peu  hors  de  la  ville, 
et  voyez  cette  nouvelle  ville  qu'on  a  bâtie  pour  les 
pauvres,  l'asile  de  tous  les  misérables,  la  banque  du 
ciel ,  le  moyen  commun  proposé  à  tous  d'assurer  ses 
biens  et  de  les  multiplier  par  une  céleste  usure.  Rien 
n'est  égal  à  cette  ville;  non,  ni  cette  superbe  Baby- 
lone  ,  ni  ces  villes  si  renommées  que  les  conquérans 
ont  bâties.  Nous  ne  voyons  plus  maintenant  ce  triste 
spectacle,  des  hommes  morts  devant  la  mort  même, 
chassés,  bannis,  errans,  vagabonds,  dont  personne 

(0  Gai.  VI.  2. 


su  Pi    L  AUMONE.  2^9 

n  avoit  soin  ;  comme  s'ils  n'eussent  aucunement  ap- 
partenu à  la  socie'te  humaine.  Là  on  tâche  d'ôter  de 
la  pauvreté'  toute  la  male'diction  qu'apporte  la  fai- 
ne'antise,  de  faire  des  pauvres  selon  l'Evangile.  Les 
enfans  sont  éleve's,  les  me'nages  recueillis,  les  igno- 
rans  instruits  reçoivent  les  sacremens.  Sachez  qu'en 
les  de'chargeant  vous  travaillez  aussi  à  votre  de'- 
charge;  vous  diminuez  son  fardeau,  et  il  diminue  le 
vôtre  ;  vous  portez  le  besoin  qui  le  presse ,  il  porte 
l'adondance  qui  vous  surcharge. 

Venez  donc  offrir  ce  sacrifice.  Deux  lieux  de  sa- 
crifice, l'autel  et  le  tronc.  «  Vous  ctes  riche,  opu- 
i)  lente,  disoit  saint  Cyprien  à  une  dame,  et  vous 
»  croyez  céle'brer  les  saints  mystères ,  vous  qui  ne 
))  daignez  pas  regarder  les  dons  qu'on  offre  à  Dieu , 
»  vous  qui  venez  au  lieu  où  se  fait  l'oblation  sans  ap- 
))  porter  votre  part  du  sacrifice  »  :  Locuples  et  dwes 
es  j  et  dojninicum  celehrare  te  credis ,  quœ  corhart 
omnino  non  respicis  ^  quœ  in  dominicum  sine  sacri- 
jicio  venis  (0.  Ancienne  coutume  du  sacrifice  :  cha- 
cun du  pain  et  du  vin  pour  l'eucharistie  ;  le  reste 
pour  les  pauvres;  comme  une  continuation  du  sa- 
crifice chrétien.  Quoique  l'ordre  de  la  cérémonie  soit 
changé,  le  fond  de  la  vérité  est  invariable ,  et  tou- 
jours votre  aumône  doit  faire  partie  de  votre  sacrifice. 

Ne  regardez  pas  seulement  le  tronc  de  l'Eglise  ; 
ayez-en  un  pour  les  pauvres  dans  votre  maison  : 
c'est  un  conseil  de  saint  Chrysostôme ,  fondé  sur  ces 
mots  de  saint  Paul  :  «  Que  chacun  de  vous  mette  à 
3)  part  chez  soi,  le  premier  jour  de  la  semaine,  ce 
))  qu'il  voudra ,  amassant  peu  à  peu  selon  sa  bonne 

(0  De  Oper  et  Eleemos.  p.  a/p. 


2^0  SUR    L  AUMONE. 

»  volonté  (0  ».   «  Faites  ainsi,  dit  saint  Chrysos- 
»  tome  (^),  de  votre  maison  une  église  ;  ayez-y  un 
»  petit  coffre ,  un  tronc  ;  soyez  le  gardien  de  l'ar*- 
»  gent  sacré;  constituez-vous  vous-même  l'économe 
5)  des  pauvres  :  la  charité  et  l'humanité  vous  confe- 
»  rent  ce  sacerdoce  »  :  Apud  te  sepone ,  et  doinum 
îuam  fac  ecclesiam  ;  arculam  et  gazophyîacium  ; 
esto  custos  sacrce  pecuniœ  ;   à  teipso  ordinatus  dis- 
pensator  pauperwn  :  benignitas  et  huinanitas  dat 
tibihoc  sacerdotium.  «  Que  ce  tronc,  continue  saint 
»  Chrysostôme ,  soit  placé  dans  le  lieu  oii  vous  vous 
»  retirez  pour  prier  :  et  toutes  les  fois  que  vous 
»  y  entrerez  pour  faire  votre  prière  ,  commencez 
»  par  y  déposer  votre  aumône ,  et  ensuite  vous  ré- 
»  pandrez  votre  cœur  devant  Dieu  »  :  Pauperumque 
arculam  domi  fàciamiis ,  quœ  juxta  locum  in  quo 
stas  orans  sita  sit  :  et  quoties  ad  oratidum  fueris  in- 
gressus  ^   depone  primum   eleemosjnam  ^    et  tune 
emitte  precationem  (5).  «  Si  vous  en  agissez  ainsi , 
»  ce  tronc  vous  servira  d'armes  contre  le  diable.  Le 
»  lieu  oii  est  déposé  l'argent  des  pauvres  est  inac- 
»  cessible  aux  démons;  car  l'argent  rassemblé  pour 
»  l'aumône  met  une  maison  plus  en  sûreté  que  le 
»  bouclier,  la  lance,  les  armes,  toutes  les  forces  du 
5)  corps,  toutes  les  troupes  des  soldats.  Vous  don- 
»  nerez  à  votre  prière  des  ailes  pour   monter  au 
5)  ciel  ;  vous  rendrez  votre  maison  une  maison  sainte 
»  qui  renfermera  les  vivres  du  roi  (4).  Et  pour  que 
»  la  collecte  prescrite  par  l'apôtre  se  fasse  aisément; 

(0  /.  Cor.  XVI.  2.  —  (*)  In  Epist.  I.  ad  Cor.  Honi.  xliii.  tom.  x  , 
jyag.  4oi.  —  ^)  Ibid.pag.  !\qS.  —  (4)  Ilomil.  de  Ehemos.  lom.  in, 
pag.  254. 


SUR    l' AUMONE.  9.5  I 


))  que  chaque  ouvrier,  chaque  artisan,  lorsqu'il  a 
»  vendu  quelque  ouvrage  de  son  art,  donne  à  Dieu 
))  les  prémices,  en  mettant  dans  ce  tronc  une  petite 
)>  partie  du  prix  ;  et  qu'il  partage  avec  Dieu  de  la 
))  moindre  portion  de  ce  qu'il  retire  de  son  travail. 
»  Que  l'acquéreur,  ainsi  que  le  vendeur,  suivent  ce 
M  conseil  ;  et  que  tous  ceux  en  ge'néral  qui  retirent 
)>  de  leurs  fonds  ou  de  leurs  travaux  des  fruits  le'gi- 
))  times,  soient  fidèles  à  cette  pratique  (0  ». 

Ne  prenez  pas  pour  excuse  le  nombre  de  vos  en- 
fans  :  n'en  avez -vous  point  quelqu'un  qui  soit  dé- 
cédé? ne  le  comptez-vous  plus  parmi  les  vôtres,  de- 
puis que  Dieu  l'a  retiré  en  son  sein  ?  pourquoi  donc 
n'auroit-il  pas  son  partage  ?  Mais  puisque  vous  sur- 
vivrez vous-même  à  votre  mort,  pourquoi  ne  vou- 
lez-vous pas  hériter  de  quelque  partie  de  vos  biens? 
et  pourquoi  ne  voulez-vous  pas  compter  Jésus-Christ 
parmi  vos  héritiers?  Quand  vous  laissez  vos  biens  à 
vos  héritiers,  vous  les  quittez,  et  ils  vous  oublient  : 
vous  faites  tout  ensemble  des  fortunés  et  des  in- 
grats. Quelle  consolation  d'aller  à  celui  que  vous 
avez  laissé  héritier  d'une  partie  de  vos  biens  !  et  je 
ne  dis  pas  pour  cela  que  vous  attendiez  le  temps  de 
la  mort;  et  si  vos  enfans  vivans  vous  reviennent, 
[écoutez]  la  grave  exhortation  de  saint  Cyprien. 
•  «  Mais  vous  avez  plusieurs  enfans  et  une  nom- 
))  breuse  famille  ;  vous  dites  que  vos  charges  domes- 
»  tiques  ne  vous  permettent  pas  de  vous  montrer 
))  libellai  aux  pauvres  »  :  Atqui  hoc  ipso  operari  am- 
plius  dehes,  quo  multoriun  pi^norum  pater  es   (2)  : 

(0  In  Epist.  l.  ad  Cor.  Hom.  xliii.  tom.  x,  p.  \oQ.  —  »  S.    Cy- 
pviun.  de  Opet\  et  Eleeifios.pag.  2^3. 


252  SUR    l' AUMONE. 

c  est  ce  qui  vous  impose  robligation  d'une  cliarité 
plus  abondante  ;  car  vous  avez  plus  de  personnes 
pour  lesquelles  vous  devez  appaiser  Dieu,  plus  de 
péchés  à  racheter,  plus  d'ames  à  délivrer  de  la  gêne, 
plus  de  consciences  à  nettoyer    des  fautes  conti- 
nuelles auxquelles  notre  fragilité  est  sujette ,  et  de 
tant  de  tentations  auxquelles  elle  est  exposée.  Vous 
êtes  prêtre  dans  votre  famille,  vous  devez  instruire, 
faire  la  prière  pour  tous,  sacrifier  pour  tous  :  et 
comme  vous  augmentez  votre  table  et  la  dépense  de 
votre  maison,  selon  le  nombre  de  vos  enfans,  pour 
entretenir  cette  vie  mortelle  ;  ainsi  pour  nourrir  en 
eux  cette  vie  céleste  et  divine   :   «  autant  que  le 
3)  nombre  des  enfans  s'accroît,  autant  devez -vous 
3)  multiplier  la  dépense  des  bonnes  œuvres  »  :  Qub 
amplior  fuerit pignorum  copia,  esse  et  operum  dé- 
bet major  impensa  (0.  Ainsi  Job  multiplioit  ses  sa- 
crifices selon  le  nombre  de  ses  enfans,    et  autant 
qu'il  en  avoit  dans  sa  maison ,  autant  le  nombre  de 
ses  victimes  étoit-il  multiplié  devant  Dieu  ;  et  pour 
expier  les  péchés  que  l'on  commettoit  tous  les  jours, 
il  offroit  aussi  tous  les  jours  des  sacrifices  pour  le^ 
expier.  Si  donc  vous  aimez  vos  enfans,  si  vous  ou- 
vrez sur  leurs  besoins  la  source  d'une  charité  et 
d'une  douceur  véritablement  paternelle  ,   recom- 
mandez-les à  Dieu  par  vos  bonnes  œuvres  ;  qu'il  soit 
leur  tuteur,  leur  curateur  et  leur  protecteur  :  soyez 
le  père  des  enfans  de  Dieu ,   afin  que  Dieu  soit  le 
Père  de  vos  enfans.  Vous  qui  donnez  l'exemple  à 
vos  enfans  de  conserver  plutôt  le  patrimoine  de  la 
terre  que  celui  du  ciel,  vous  êtes  doublement  cx*i- 

0)  S.  Cfpr.  de  Oper.  et  Eleemos.  pag.  243. 


SUR    L*  AUMÔNE.  253 

minel  ;  et  de  ce  que  vous  n'acquérez  pas  à  vos  en- 
fans  la  protection  d'un  tel  Père,  et  de  ce  que  de 
plus  vous  leur  apprenez  à  aimer  plus  leur  patri- 
moine que  Jésus -Christ  même  et  que  l'héritage  cé- 
leste. Soyez  plutôt  à  vos  enfans  un  père  tel  qu'étoit 
Tobie,  qui  crut  qu'il  ne  pouvoit  laisser  au  sien 
d'héritage  plus  assuré  que  la  justice  et  les  aumônes. 
Ne  laissez  pas  tout  à  vos  héritiers  ;  songez  à  hériter 
vous-même  de  quelque  partie  de  vos  biens. 

Voilà  donc,  si  je  ne  me  trompe,  l'obligation  éta- 
blie, et  les  excuses  rejetées  qui  paroissoient  les  plus 
légitimes.  Le  croyez-vous,  mes  Frères?  si  vous  ne  le 
croyez  pas,  vous  le  croirez  un  jour,  quand  vous  en- 
tendrez le  Juge  n'alléguer  pour  motif  de  sa  sentence 
que  la  dureté  à  faire  l'aumône  :  si  vous  le  croyez , 
voyez  la  manière  [  de  vous  en  acquitter]. 

SECOND   POINT. 

Jésus -Christ  crucifié  nous  apprend  trois  choses 
[  qui  sont  de  faire  l'aumône  ]  avec  pitié ,  avec  joie , 
avec  soumission.  La  première ,  c'est  la  compassion  ; 
[elle  nous  est  nécessaire  pour  imiter  notre  grand 
pontife ,  dont  l'apôtre  dit  ]  :  «  Le  pontife  que  nous 
5)  avons  n'est  ptis  tel  qu'il  ne  puisse  compatir  à 
î)  nos  foiblesses  ;  mais  il  a  éprouvé  comme  nous 
»  toutes  sortes  de  tentations  et  d'épreuves,  hormis 
»  le  péché  ))  :  Non  enini  habemus  pontijicein  qui 
non  possit  compati  infirmitatibus  nostris  ;  tentatuni 
autem  per  omniapro  similitudine  absque  peccato  (0. 
«  J'ai  compassion  de  ce  peuple ,  dit  Jésus-Christ  ; 
>»  parce  qu'il  y  a  déjà  trois  jours  qu'ils  demeurent 

CO  Heb.  ly.  i5. 


2  54  SUR    l'aUMÔJVE. 

3)  continuellement  avec  moi,  et  ils  n'ont  rien  à  man- 
«  ger  »  :  Misereor  super  turbam  ;  quia  ecce  jam 
triduo  sustinent  me ^  nec  habent  quod  manducent  (0, 
La  première  aumône  venoit  du  cœur. 

Jésus-Christ  perpétue  en  deux  sortes  le  souvenir 
de  sa  passion  pour  nous  y  faire  compatir  :  en  l'eu- 
charistie, et  dans  les  pauvres.  Hoc  facile  in  meam 
commemorationem  ;  «  Faites  ceci  en  mémoire  de 
M  moi  » ,  l'aumône  aussi  bien  que  la  communion. 
Se  souvenir  avec  douleur  de  sa  passion ,  en  l'un  et 
en  l'autre  ,  avec  cette  seule  différence  que  là  nous 
recevons  de  lui  la  nourriture ,  ici  nous  la  lui  don- 
nons :  Hoc  facite  in  meam  commemorationem,  (2). 
Image  des  peines  de  Jésus-Christ  dans  les  pauvres  ; 
soulagez-les  donc  :  Hoc  facite  in  meam  commemo- 
rationem. Voulez-vous  baiser  les  plaies  de  Jésus  ? 
assistez  les  pauvres  :  son  côté  ouvert  nous  enseigne 
la  compassion  ;  ce  grand  cri  qu'il  fait  à  la  croix,  par 
lequel  les  pierres  sont  fendues,  nous  recommande 
les  pauvres.  Entrez  dans  ces  grandes  sales,  [quelle] 
infinie  variété  de  misère  par  la  maladie  et  par  la 
fortune  !  marque  de  l'infinité  de  la  malice  qui  est 
dans  le  péclié.  Portez-lui  compassion  ,  soulagez-la  : 
ébranlez  les  cœurs  pour  ouvrir  le*  sources  des  au- 
mônes. [Je  dis  que  vous  devez  le  faire  avec]  plaisir, 
[à  l'exemple  de  Jésus-Christ]  «  qui  a  souffert  la  croix 
«  avec  tant  de  contentement  «  :  Proposito  sihi  gaudio 
SListinuit  crucem  (3).  Quel  plaisir  parmi  cet  abîme 
[  de  souffrances  ]  !  plaisir  de  soulager  les  misérables, 
plaisir  qui  le  pressoit  au  fond  du  cœur.  «  Je  dois  être, 
»  disoit-il ,  baptisé  d'un  baptême  j  et  combien  me 

{})  Mure.  VIII.  2.  —  W  l^nc.  xxn.  19.  —  Ilehr.  xii.  2. 


SUR     l'  A  U  M  Ô  N  i:.  'J.  5  J 


)>  sens -je  pressé  jusqu'à  ce  qu'il  s'accomplisse  »  ? 
Baptismo  habeo  haptizari;  et  quomodo  coarctor  iis- 
(jue  dum  perficialur  (0  ?  [Pressé]  dans  l'intime  au 
milieu  de  ses  répugnances. 

[Voyez]  Job  comme  il  sentoit  ce  plaisir  :  «  Si  j'ai  ' 
»  refusé  aux  pauvres  ce  qu'ils  vouloient,  et  si  j'ai  fait 
»  attendre  en  vain  les  yeux  de  la  veuve;  si  j'ai  mangé 
»  seul  mon  pain ,  et  si  l'orphelin  n'en  a  pas  mangé 
))  aussi  ;  car  la  compassion  est  crue  avec  moi  dès 
»  mon  enfance  ,  et  elle  est  sortie  avec  moi  dès  le  sein 
»  de  ma  mère  :  si  j'ai  négligé  de  secourir  celui  qui 
»  n'ayant  point  d'habit  mouroit  de  froid,  et  le  pauvre 
»  qui  étoit  sans  vêtement  :  si  les  membres  de  son 
»  corps  ne  m'ont  pas  béni,  lorsqu'ils  ont  été  réchauf- 
))  fés  par  les  toisons  de  mes  brebis  ».  Si  negaçi  quod 
volehantpauperihus ,  etoculos  viduœ  expectarefecî: 
si  comedi  buccellain  meain  solus ^  et  non  comedit 
pupillus  ex  ea  ;  quia  ah  infantia  mea  créait  mecum 
mise  ratio  j  et  de  utero  inatris  me  ce  e  grès  s  a  est  me- 
cum :  si  despexi  pereuntem  eo  quod  non  habuerit  in- 
dumentum  ,  et  ahsque  operimento  pauperem  :  si'iion 
benedixeruntmihi latera  ejus ^  et  de  velleribus  ovium 
mearum  calefactus  est  iV. 

[  Q^^]  saint  Paul  [avoit  bien  goûté  la  douceur  de 
ce  plaisir]  !  «  Votre  charité,  mon  cher  frère,  écrit-il 
»  à  Philémon,  m'a  comblé  de  joie  et  de  consolation, 
»  voyant  que  les  cœurs  des  saints  ont  reçu  tant  de 
»  soulagement  de  votre  bonté  »  :  Gaudium  enim 
magnum  habui  et  consolationem  in  charitate  tua  ;  quia 
viscera  sanctorum  requie^^erunt  per  te ^f rater  (^). 
Ce  plaisir  a  dilaté  le  cœur  de  Jésus  :  il  n'a  point 
(')  Luc.  XII.  00,  —  W  Job.  XS.XI.  i6,  17,  iS  ,  19,  20.  ~  i})  Phil.  7. 


ii56  suî\  l'aumôwe. 

voulu  donner  de  bornes  à  cette  ardeur  d'obliger,  h 
ce  désir  de  bien  faire.  Donnez-moi  que  j'entende ,  ô 
Jésus,  l'étendue  de  votre  cœur.  Le  plaisir  d'obliger 
a  fait  qu'il  a  voulu  être  le  Sauveur  de  tous.  Entrons 
dans  l'étendue  de  ce  cœur  :  comme  [il  a  porté]  tous 
les  péchés,  ainsi  nous  devons  nous  charger  de  toutes 
les  misères.  C'est  le  dessein  de  cet  hôpital  [qui  ren- 
ferme] l'universalité  de  tous  les  maux.  Jésus- Christ 
[a  pris]  tous  les  nôtres,  nous  devons  aussi  prendre 
tous  les  siens  ;  et  nous  verrions  périr  une  telle  ins- 
titution ! 

3.0  Servir  les  pauvres  avec  soumission.  Jésus-Christ 
lave  les  pieds  à  ses  disciples.  Exemplum  dedi  vobis  (  0  ; 
«  Je  vous  ai  donné  l'exemple  »  à  la  croix.  «  Le  Fils 
»  de  l'homme  n'est  pas  venu  pour  être  servi ,  mais 
»  pour  servir  et  pour  donner  sa  vie  pour  la  rédemp- 
))  tion  de  plusieurs  »  :  Non  venit  minisirari  ,  sed 
ministrare  ,  et  dure  animain  suam  redemptionem  pro 
multis  (2). 

«  Abraham,  dit  saint  Pierre  Chrysologue,  oublie 
»,  qu'il  est  maître  dès  qu'il  voit  un  étranger  »  :  Viso 
peregrino  j,  dominum  se  esse  nescivit  (5).  Ayant  tant 
de  serviteurs  et  une  si  nombreuse  famille  ,  il  prenoit 
néanmoins  pour  son  partage  le  soin  et  l'obligation 
de  servir  les  nécessiteux.  Aussitôt  qu'ils  s'approchent 
de  sa  maison ,  lui-même  s'avance  pour  les  recevoir, 
lui-même  va  choisir  dans  son  troupeau  ce  qu'il  y  a 
de  plus  délicat  et  de  plus  tendre,  lui-même  prend  le 
soin  de  servir  leur  table.  Ce  père  des  croyans  voyoit 
en  esprit  Jésus-Christ  serviteur  des  pauvres,  et  voyant 

CO  Joan.  xiu.  i5.  •—  (')  Matth.  xx.  28.  —  ^)  Serm.  cxxi.  de  Di^it. 
et  Lazar. 

les 


SUR    L  AUMÔNE.  ^5j 

les  pauvres  être  ses  images,  il  ne  songe  plus  qu'il  est 
le  maître.  En  sa  pre'sence  sentant  ou  son  autorité 
cesse'e  devant  une  telle  puissance ,  ou   sa  grandeur 
honteuse  de  paroître  devant  une  telle  humilité,  il 
oublie  qu'il  est  maître  :  Dominum  se  esse  nescwiu 
C'est  ce  qu'il  nous  faut  imiter,  si  nous  voulons  être 
enfans  d'Abraham.  «  Seigneur,  dit  Zachée  à  Jésus- 
»  Christ ,  je  vais  donner  la  moitié  de  mes  biens  aux 
»  pauvres  »  :  Dimidiwn  bonorum  meorum  do  pau- 
peribus.  Sur  quoi  notre  Seigneur  dit  :  Cette  maison 
a  reçu  aujourd'hui  le  salut;  «  parce  que  celui-ci  est 
»  aussi  enfant  d'Abraham  »  :  Eb  quod  et  ipse  Jilius 
sit  Abraliœ  (0.  Servons  donc  les  pauvres  pour  être 
enfans  d'Abraham,  et  suivre  les  vestiges  d'une  telle 
foi  :  faisons  nos  affaires  dans  les  calamités  des  autres; 
ne  méprisons  point  nos  semblables;   [usons  à  leur 
égard  d'une  grande]  condescendance;  [imitons l'a- 
pôtre ,  qui  témoigne  tant  de  charité  et  d'empresse- 
ment pour  les  servir.  ]  «  Maintenant ,  dit-il ,  je  m'en 
»  vais  à  Jérusal  m  porter  aux  saints  quelques  au- 
»  mônes  :  car  les  Eglises  de  Macédoine  et  d'Achaïe 
»  ont  résolu  ,  avec  beaucoup  d'affection  ,   de  faire 
»  quelque  part  de  leurs  biens  à  ceux  d'entre  les 
»  saints  de  Jérusalem  qui  sont  pauvres...  Je  vous  con- 
»  jure  donc,  mes  Frères ,  par  Jésus-Christ  notre  Sei- 
»  gneur,  et  par  la  charité  du  Saint-Esprit,  de  com- 
»  battre  avec  moi  par  les  prières  que  vous  ferez  à 
»  Dieu  pour  moi;  afin  qu'il  me  délivre  des  Juifs  in- 
»  crédules  qui  sont  en  Judée,  et  que  les  saints  de 
»  Jérusalem  reçoivent  favorablement  le  service  que 

(0  Luc.  XIX.  8,  9. 

BOSSUET.    XllI.  17 


258  SUR    l'aumÔnE. 

»  je  vais  leur  rendre  »  :  Nunc  igiLur  proficiscar  in 
Jérusalem  ministrare  sanctis.  Probawerunt  cnitn 
Macedonia  et  Acliaia  collationem  aliquam  facere 
in  pauperes  sanctorum  qui  sunt  in  Jérusalem,..,  Oh- 
secro  ergo  vos  ,  Fratres  ,  per  Dominum  nostrum  Je- 
sum  Christum  ,  et  per  charitatem  sancti  Spiritûs  ^  ut 
adjui^etis  me  in  orationibus  vestris  pro  me  ad  Deum  ; 
ut  libérer  ab  infidelibus  qui  sunt  in  Judœa^  et  obsequii 
mei  oblatio  accepta  Jîat  in  Jérusalem  sanctis  (0. 

Adoucir  leurs  esprits,  calmer  leurs  mouvemens 
impétueux  :  nul  mépris,  nul  dédain  ;  Jésus-Christ 
en  eux ,  les  servir,  vouloir  leur  plaire. 

TROISIÈME  POINT. 

Le  fonds  [pour  leur  subsistance  se  trouvera  dans 
le] retranchement  des  convoitises.  Jésus-Christ  est-il 
venu  pour  découvrir  de  nouveaux  trésors,  ouvrir 
de  nouvelles  mines ,  donner  de  nouvelles  richesses  ? 
[  non  sans  doute.  ]  Les  présens  du  Dieu  créateur 
[suffisent]  ;  mais  les  passions  engloutissent  tout  :  il 
les  faut  réprimer  ;  c'est  la  grâce  du  Dieu  sauveur, 
du  Dieu  crucifié  ;  c'est  le  fonds  qu'il  assigne.  Sa  croix 
est  le  retranchement  des  passions  :  [  elle  doit  opérer 
la]  circoncision  du  cœur  :  [par  le]  baptême,  [nous 
nous  sommes  engagés  à]  l'abnégation  des  pompes 
du  monde. 

Excès  des  convoitises  [  condamné  par  ces  paroles 
du  Sauveur]  :  Colligite  quœ  superaverunt  fragmen- 
ta (^)  :  «  Ramassez  les  morceaux  qui  sont  restés  ». 

Retranchement  nécessaire,  autrement  votre  au- 
mône n'est  pas  un  sacrifice.  [Retrancher]  le  jeu, 

{})  Rom.  XV.  25,  26,  3o,  3i.—  ir)  Joan.  vi.  12. 


SUR    l'aumône.  2  5() 

[où  l'on  en  voit  qui  deviennent]  «  subitement  pau- 
»  vies,  ou  dans  un  instant  riches  »  :  Subito  egcntes^ 
repente  di^ites.  «  Leur  état  et  leur  fortune  se  clian- 
})  gent  avec  la  même  volubilité  que  les  dés  qu'ils 
î>  jettent  »  :  Singulis  jactlbus  staturri  mutantes  ;  ver- 
satur  enim  eorwn  vita  ut  tessera.  «  On  s'y  fait  un 
))  jeu  du  danger,  et  un  danger  du  jeu  :  autant  de 
»  mises,  autant  de  ruines  w  :  Fit  ludus  de  periculo  ^ 
et  de  ludo  periculuin  :  quot  propositiones  ^  tôt  pro- 
scriptiones  (0.  Le  jeu  où  par  un 'assemblage  mons- 
trueux on  voit  régner  dans  le  même  excès  et  les  der- 
nières profusions  de  la  prodigalité  la  plus  déréglée , 
et  les  empressemens  de  l'avarice  la  plus  honteuse  : 
le  jeu  où  l'on  consume  des  trésors  immenses,  où 
on  engloutit  les  maisons  et  les  héritages,  dont  l'on 
ne  peut  plus  soutenir  les  profusions  que  par  des  ra- 
pines épouvantables  :  on  fait  crier  mille  ouvriers  ; 
[  on  prive  le  mercenaire  de  sa  récompense ,  ses  do- 
mestiques de  leur  salaire ,   ses  créanciers  de  leur 
bien  ]  \  et  cela  s'appelle  jouer  :  jeu  sanglant  et  eruel 
où  les  pères  et  les  mères  dénaturés  se  jouent  de  la 
vie  de  leurs  enfans,  de  la  subsistance  de  leur  famille 
[  et  de  celle  des  pauvres.  ] 

Donnez  libéralement  :  «  Imitez  dans  l'opposé  la 
»  sangsue  de  Salomon  «  :  Salomonis  sanguisugam 
in  contrarium  œniulato ;  Affer ,  affer;  «  Donnez, 
»  donnez  ».  Pourquoi  tant  de  folles  dépenses?  pour- 
quoi tant  d'inutiles  magnificences?  amusement  et 
vain  spectacle  des  yeux ,  qui  ne  fait  qu'imposer  vai- 
nement, et  à  la  folie  ambitieuse  as  uns  et  à  l'a- 
veugle admiration  des  autres.  Cuncta  inter  furorem 

(ï)  S.  Amhr.  lib.  de  Tobia.  cap.  xi,  tom.  i,  col,  602,  6o3. 


26o  SUR  l'aumône. 

edentis  et  spectantis  errorem  ^  prodigâ  et  stuUâ  vo- 
luptatiun  fruslrantium  vaniiate  depereunt  (0.  Que 
vous  servent  toutes  ces  de'penses  superflues?  que  sert 
ce  luxe  énorme  dans  votre  maison,  tant  d'or  et  tant 
d'argent  dans  vos  meubles?  toutes  ces  choses  péris- 
sent. Faites  des  magnificences  utiles  comme  Dieu  : 
il  a  orné  le  monde,  mais  autant  d'ornemens ,  autant 
de  sources  de  biens  pour  toute  la  nature. 

Châtiment  contre  ceux  qui  excèdent  ces  bornes. 
Colligite  fragmenta  ne  pereant  :  «  Ramassez  les 
»  morceaux  de  peur  qu'ils  ne  périssent  ». 

La  destruction  d'un  tel  ouvrage  (*)  crie  vengeance 
devant  Dieu  :  seroit-elle  impunie?  Dieu  dénonce  sa 
colère  à  tous  les  hommes  qui  seroient  coupables  de 
cette  perte  :  chacun  se  détourne ,  chacun  se  retire. 
Quoi  donc  dans  un  si  grand  crime  si  public ,  si  con- 
sidérable, ne  pourra-t-on  trouver  le  coupable?  Ah  ! 
je  vois  bien  ce  que  c'est  :  puisque  nul  ne  l'est  en  par- 
ticulier, tous  le  sont  en  général.  C'est  donc  un  crime 
commun  :  en  seroit-il  moins  vengé  pour  cela?  Au 
contraire ,  ne  sont-ce  pas  de  tels  crimes  qui  attirent 
les  grandes  vengeances  ?  Est-ce  que  Dieu  craint  la 
multitude?  cinq  villes  toutes  enflammées,  le  monde 
entier,  le  déluge.  S'il  arrive  donc  quelque  grand  mal- 
heur, ne  vous  en  prenez  qu'à  vous-mêmes.  Ah! 
faites-vous  des  amis,  «  qui  vous  reçoivent  dans  les 
»  tabernacles  éternels  »  :  Qui  recipiant  vos  in  œterna 
tabernacula  (2). 

(0  S.  Cfprian,  de  Oper.  etEleemos.  p.  244-  —  C*)  Luc.  xvi.  g. 
C^)  L'Hôpital. 


su n  l'aumône.  :i6i 

PRÉCIS  D'UN  SERMON 

SUR  LE  MÊME  SUJET, 

PRÊCHÉ  A  L'HOPITAL  GÉNÉRAL 
LE  JOUR  DE  LA  COMPASSION  DE  LA  SAINTE  VIERGE. 


Jésus -Christ  souffrant  dans  les  pauvres,  aban- 
donné dans  les  pauvres,  patient  dans  les  pauvres.  Je'- 
sus-Christ  souffre  pour  l'expiation  des  péchés  en  lui- 
même;  dans  les  pauvres,  en  s'appliquant  [leurs  pei- 
nes et  leurs  souffrances].  On  s'applique  la  croix,  en 
y  participant,  en  recevant  les  pauvres,  en  donnant. 

Jésus- Christ  abandonné  des  hommes,  de  Dieu 
même.  Guérir  les  blessures  de  Jésus-Christ  dans  les 
pauvres.  Pauvres,  victimes  du  monde.  Dwiserunt 
sibi  vestimenta  mea  j  et  super  veslem  inearn  jniserunt 
sortem  (0  :  «  Ils  ont  partagé  entre  eux  mes  habits, 
»  et  ils  ont  jeté  le  sort  sur  ma  robe  ».  Vous  jouez  les 
habits  des  pauvres ,  vous  partagez  entre  vous  les  ha- 
bits des  pauvres  et  la  nourriture  des  pauvres.  «  On 
5)  leur  présente  dans  leur  soif  du  vinaigre  à  boire  »  j 
In  siii  mea  potaverant  me  acelo  (2)  ;  quand  on  les 
rebute,  qu'on  les  traite  mal,  et  celles  qui  se  sacri- 
fient pour  quêter  pour  eux. 

0)  Ps.  XXI.  19.  —  W  Ps.  LXVllI.  22. 


262  suPl  l'aumône. 

Abandonnement  de  Jésus-Christ  [de  la  part  de] 
ses  disciples,  figure  d'un  autre  abandonnement  spi- 
rituel; qu'on  ne  profite  point  de  la  passion  de  Jésus- 
Christ.  Tous  les  hommes  devroient  être  au  pied  de 
la  croix  pour  recueillir  ce  sang,  et  empêcher  qu'il 
ne  tombe  à  terre  :  ainsi  des  pauvres,  pour  profiter 
de  leurs  larmes ,  recueillir  leurs  sueurs ,  les  aider  à 
porter  leurs  croix. 

On  va  ériger  le  Calvaire  dans  toutes  les  Eglises , 
couvrir  les  plaies  du  Fils  de  Dieu  :  image  en  atten- 
dant en  la  sainte  Vierge,  et  dans  les  pauvres.  Pauvres 
de  Jésus-Christ,  mes  très-chers  et  mes  très-honorés 
Frères,  à  vous  la  parole. 

En  Jésus-Christ,  passion  :  en  Marie,  compassion. 
Partout  où  je  vois  Jésus -Christ  souffrant,  je  vois 
Marie  compatissante.  Il  souffre  en  lui,  dans  les  pau- 
vres :  Marie,  elle  voit  dans  les  pauvres  Jésus-Christ 
souffrant,  elle  a  vu  son  fils  abandonné;  notre  dureté 
luifaitvoir  Jésus-Christ  abandonné  dans  les  pauvres: 
sa  consolation  étoit  qu'elle  voyoit  Jésus-Christ  pa- 
tient ;  ah  !  plût  à  Dieu ,  mes  Frères ,  qu'elle  voie  Jé- 
sus-Christ patient  dans  les  pauvres. 

Jésus-Christ  souffrant  dans  les  pauvres  :  image  de  . 
la  passion  dans  l'eucharistie  ;  dans  les  pauvres , 
[image  de  l'eucharistie].  «  IN'estimez-vous  pas,  dit 
»  saint  Jean-Chrysostôme  (0,  quelque  chose  de  bien 
3)  grand,  que  de  tenir  cette  coupe  où  Jésus  -  Christ 
»  doit  boire,  et  qu'il  doit  porter  à  sa  bouche?  ne 
î>  voyez-vous  pas  qu'il  n'est  permis  qu'au  seul  prêtre 
»  de  donner  le  calice  du  sang?  Pour  moi,  dit  Jésus- 
(0  In  Matt.  Hom.  xlv,  tom.  vu,  p.  479.  lUd.  Jiom,  i,  p.  5i8.  — 


SUR    l' AUMONE.  263 

«  Christ,  je  ne  recherche  point  ces  choses  si  scrupu- 
»  leiisemcnt;  mais  si  vous-même  vous  me  donnez  le 
»  calice,  je  le  reçois  :  quoique  vous  ne  soyez  que 
»  laïque ,  je  ne  le  refuse  point,  et  je  n'exige  point  ce 
»  que  j'ai  donné;  car  je  ne  demande  point  du  sang, 
»  mais  un  peu  d'eau  froide.  Pensez  à  qui  vous  donnez 
»  à  boire ,  et  soyez  saisi  d'horreur  :  pensez  que  vous 
»  devenez  le  prêtre  de  Jésus-Christ  même ,  lorsque 
M  vous  donnez  de  votre  propre  main  ;  non  votre 
5)  chair,  mais  du  pain;  non  votre  sang,  mais  un 
5)  verre  d'eau  froide...  Voulez-vous  honorer  le  corps 
»  de  Jésus-Christ ,  ne  le  méprisez  point  dans  sa  nu- 
»  dite  et  ne  le  revêtez  point  ici  dans  son  temple  d'ha- 
»  bits  de  soie ,  pour  le  négliger  dehors,  lorsque  vous 
»  le  voyez  affligé  du  froid  et  dans  la  nudité  :  car  ce- 
))  lui  qui  a  dit  :  Ceci  est  mon  corps  (0 ,  et  qui,  par 
»  sa  parole,  a  rendu  le  fait  certain,  a  dit  aussi  : 
3)  y^ous  m'avez  vu  avoir  faim  ,  et  vous  ne  m'avez 

))  pas  donné  à  manger  i"^) Autant  de  fois  que 

»  vous  avez  manqué  à  rendre  ces  assistances  à  l'un 
»  de  ces  plus  petits,  vous  avez  manqué  à  me  la  ren- 
5)  dre  à  moi-même.  Ce  corps  ici  présent  n'a  pas  be- 
))  soin  de  vêtemens ,  mais  d'un  cœur  pur  ;  l'autre  au 
»  contraire  demande  tous  nos  soins  ». 

En  Jésus-Christ  nuls  péchés ,  et  tous  les  péchés  ; 
nulles  misères,  et  toutes  les  misères.  «  Il  n'a  pas,  il 
»  est  vrai,  besoin  ,  dit  Salvien  P),  si  l'on  considère 
»  sa  toute-puissance;  mais  il  a  besoin  pour  satisfaire 
)>  sa  miséricorde  :  il  n'a  pas  besoin  pour  lui-même 

(0  Mattk.  xxYi.  26 (2)  lùid.  XXV.  42,  45-  —  ^^^  ^*^-  ^^'  (idy^rs, 

Avarit.  p.  3o3 ,  3o4. 


264  SUK    l'aumône. 

»  selon  sa  divinité;  mais  il  a  besoin  par  charité  pour 
))  nous  :  ....  et  quant  à  sa  tendre  compassion,  il  a 
»  plus  besoin  que  tous  les  autres  :  car  chaque  indi- 
î)  gent  n'a  besoin  que  pour  soi-même  et  qu'en  soi- 
))  même;  Jésus -Christ  est  le  seul  qui  souffre  et 
))  qui  mendie  dans  tous  les  pauvres  en  général  ». 
Il  souffre  en  même  temps  les  extrémités  opposées; 
le  froid,  le  chaud.  Non -seulement  en  eux  est  re- 
présentée la  vérité  des  souffrances,  mais  la  cause. 
Pauvres,  victimes  du  monde  :  tous  méritent  d'être 
ainsi  traités.  Dieu  choisit  les  pauvres  ;  décharge 
sur  eux  sa  colère  et  épargne  les  autres.  Il  faut  y 
participer  :  à  celles  de  Jésus -Christ  en  recevant; 
à  celles  des  pauvres  en  donnant,  en  compatissant, 
empruntant  leur  croix,  [les]  aidant  à  la  porter. 
Nous  ne  le  faisons  pas,  nous  les  abandonnons;  c'est 
notre  seconde  partie. 

Jésus-Christ  abandonné  des  hommes,  de  Dieu 
même  :  ainsi  les  pauvres.  Des  hommes  :  Tihi  dere^ 
lîctus  est  pauper  (0  :  «  C'est  à  vous  que  le  soin  des 
îT  pauvres  a  été  laissé  )>.  De  Dieu  même  :  «  Pour- 
»  quoi ,  Seigneur,  vous  êtes- vous  retiré  loin  de  moi, 
5)  et  dédaignez-vous  de  me  regarder  dans  le  temps 
»  de  mon  besoin  et  de  mon  affliction  :  tandis  que 
5)  l'impie  s'enfle  d'orgueil ,  le  pauvre  est  brûlé  »  : 
Ut  quid ,  Domine  y  recessisti  longe ,  despicis  in  op- 
portunitatibus  :  diun  superhit  inipius,  incenditur  pau- 
per (2).  Auparavant  [le  prophète  avoit  dit]  :  «  Le 
5)  Seigneur  est  devenu  le  refuge  du  pauvre,  il  vient 
»  à  son  secours  dans  ses  besoins  et  dans  son  afflic- 

(0  Ps.  IX.  38.  —  \^)  Ps.  IX.  22,  23. 


SUR    l/ AU  M  ONE.  265 

»  tion  »  :  Etfactus  est  Doininus  refu^iuin  pauperi , 
adjutor  in  opportanilailbus  ,  in  trihulationc  (0.  Il  ne 
les  abandonne  pas  :  pendant  qu'il  semble  abandon- 
ner Jésus -Christ,  il  re'concilie  le  inonde;  c'est  la 
gloire  de  Jësus-Glirist  :  pendant  qu'il  semble  oublier 
les  pauvres,  il  leur  prépare  leur  récompense;  c'est 
ce  qui  doit  les  exciter  à  la  patience. 

Raison  pourquoi  on  les  méprise  :  comme  impuis- 

sans  à  faire  du  bien  et  à  faire  du  mal.  Du  bien  : 

[  qui  nous  en  procure  autant  qu'eux  ]  ?  «  Lorsque 

»  Tabithe  fut  morte ,    qui  la  ressuscita ,  dit  saint 

i)  Jean-Chrysostôme?  fut-ce  les  serviteurs  qui  l'en- 

»  vironnoient ,  ou  bien  les  pauvres  qu'elle  avoit  as- 

3)  sistés  »?  Quando  mortua  est  Tahitlia ,  quis  eani 

suscitavit?  ser^i  circums is tentes ^  an  mendici  ('2)?  [Et 

quant  au  mal  qu'ils  peuvent  faire ,  écoutez  ce  que 

dit  ]  l'F^cclésiastique  :  «  Mon  fds ,  ne  privez  point  le 

»  pauvre  de  son  aumône  ,  et  ne  détournez  point  vos 

»  yeux  de  lui ,  de  peur  qu'il  ne  se  fâche  ;  et  ne  don- 

»  nez  point  sujet  à  ceux  qui  vous  demandent ,  de 

»  vous  maudire  derrière  vous  :  car  celui  qui  vous 

M  maudit  dans  l'amertume  de  son  ame,  sera  exaucé 

3)  dans  son  imprécation;  il  sera  exaucé  par  celui  qui 

»  Ta  créé....  Prêtez  l'oreille  au  pauvre  sans  chagrin, 

»  acquittez-vous  de  ce  que  vous  devez,  et  répon- 

«  dez-lui  favorablement  et  avec  douceur  (5)  ».  Dieu 

écoute  les  malédictions  des  pauvres  :  il  les  écoute  et 

les  châtie  ;  l'un  par  justice  contre  eux  ;  et  l'autre 

par  justice  contre  nous. 

Leurs  murmures  justes  :  pourquoi  cette  inégalité 

(ïj  Ps.  IX.  9. —  (')  In  Epist.  ad  Heh.  Hom.  xi,  tovi.  xii,  p.  116. 


^66  STJR  l'aumône. 

de  conditions?  tous  formés  d'une  même  boue.  Des- 
cription de  cette  différence  :  nul  moyen  de  justifier 
cette  conduite,  sinon  en  disant  que  Dieu  a  recom- 
mandé les  pauvres  aux  riches,  et  leur  a  assigné  leur 
vie  sur  leur  superflu  :  Utjîat  œqualitas  _,  a  dit  saint 
Paul  (0;  «  afin  que  l'égalité  soit  rétablie  ». 

Patience  :  exemple  de  Jésus- Christ.  Contribuons 
à  leur  patience  en  les  assistant.  «  Recommandez 
»  avec  soin  à  vos  enfans ,  disoit  aux  siens  Toljie  (2) , 
»  de  faire  des  œuvres  de  justice  et  des  aumônes  ». 
Remarquez  l'union  de  la  justice  et  des  aumônes. 

(0  //.  Cor,  VIII.  14.  —  W  Toh.  XIV.  II. 


SUR   LE  JUGEMENT  DE  J.-C.   COKTRE  LE  MONDE.    '^6'] 


SERMON 

(      ■•      ■  POUR  LE  SAMEDI 

DE  LA  SEMAINE  DE  LA  PASSION. 

Comment  Jésus  a  jugé  et  condamné  le  monde  avec  toutes  ses  va» 
uités.  Mépris  que  son  jugement  doit  nous  inspirer  de  toutes  les 
choses  temporelles.  De  quelle  manière  nous  devons  exécuter  sou 
jugement  sur  nous-mêmes  et  contre  nous-mêmes. 


Nunc  judicium  est  mundi. 

C'est  maintenant  que  le  monde  va  être  juge'.  Joan.  xii.  3. 

v^E  n'est  pas  ce  jugement  qui  fera  Te'tonnement  de 
l'univers,  Teffroi  des  impies,  l'attente  des  justes, 
que  je  dois  vous  représenter;  ce  n'est  pas  ce  Jésus 
qui  viendra  dans  les  nues  du  ciel,  terrible  et  majes- 
tueux ,  qui  paroîtra  dans  cette  chaire  :  c'est  Jésus 
jugé  devant  Caïphe  et  devant  Pilate,  Jésus  jugé,  Jé- 
sus condamné;  mais  en  cet  état,  il  juge  le  monde, 
et  vous  le  verrez  sur  sa  croix  le  condamnant  souve- 
rainement avec  ses  pompes  et  ses  maximes.  O  Dieu, 
donnez -moi  des  paroles,  non  de  celles  qui  flattent 
les  oreilles  et  qui  font  louer  les  discours ,  mais  de 
celles  qui  pénètrent  les  cœurs  et  qui  captivent  tout 
entendement  sous  l'autorité  de  votre  Evangile,  uéwe^ 
Maria. 


268  SUR    LE    JUGEMENT    DE    J.-C. 

Je  ne  sais  si  j'enfanterai  ce  que  je  conçois,  ni  si 
la  bonne  parole ,  que  le  Saint-Esprit  me  met  dans 
le  cœur,  pourra  sortir  avec  toute  son  efficace.    Je 
suis  attentif  à  un  grand  spectacle  ;  je  découvre  in- 
térieurement Jésus  sur  sa  croix,  condamnant  de  ce 
tribunal  et  le  monde  et  ses  maximes  :  il  est  occupé 
de  la  pensée  de  sa  passion  prochaine  ;   «  sa  sainte 
»  ame  en  est  troublée  »  :  Anima  mea  turbata  est  : 
il  semble  hésiter  :  et  quid  dicam  ?  «  et  que  dirai-je  »  ? 
A  la  fin  la  force  prévaut  :  Pater,  clarijîca  nomen 
tuum  (0  :  «  Mon  Père,  glorifiez  votre  nom  ».  Sur 
cela ,  une  voix  comme  un  tonnerre  [  fait  entendre 
ces  paroles]  :  «  Je  l'ai  glorifié,  et  je  le  glorifierai 
»  encore  »  :  Et  clarifie avi j,  et  iteriun  clarifie abo  {?■). 
Au  bruit  de  cette  voix ,  il  semble  parler  avec  une 
nouvelle  force ,  et  il  prononce  les  paroles  que  j'ai 
récitées  :  Nunc  judicium  est  mundi  (•^)  :  «  C'est  main- 
»  tenant  que  le  monde  va  être  jugé  »  ;  nous  ensei- 
gnant ,  par  ce  discours ,  que  sa  croix  et  sa  passion 
sont  le  jugement  et  la  condamnation  du  monde. 
C'est  ce  jugement  que  je  vous  prêche  ;  et  pour  vous 
expliquer  en  trois  mots  tout  ce  que  j'ai  à  vous  ex- 
poser de  ce  jugement,  je  dirai  quelle  en  a  été  la 
forme,  sur  quel  sujet  il  a  été  prononcé,  quelle  en 
doit  être  l'exécution. 

PREMIER  POINT. 

Le  monde  établit  des  maximes  :  elles  ont  toutes 
leur  fondement  sur  nos  inclinations  corrompues  ; 
mais  le  monde  leur  donne  une  certaine  autorité, 
ou  plutôt  leur  attribue  une  tyrannie  contre  laquelle 

(0  Joan.  XII.  27.  •—  W  Ibid.  28.  —  {^)  Ibid.  3î. 


CONTRK    LE    MONDE.  269 

les  chrétiens  n'ont  pas  le  courage  de  s'élever  :  ce  sont 
comme  des  jiigemens  arrêtés,  et  qui  passent  en 
force  de  choses  jugées.  [  Il  en  est  ainsi  ]  sur  les  ven- 
geances, sur  la  fortune,  etc. 

Jésus-Christ  veut  condamner  ces  maximes ,  et  la 
manière  de  les  condamner  est  nouvelle  et  inouie  :  il 
se  laisse  juger  par  le  monde;  et  par  l'iniquité  de  ce 
jugement ,  il  infirme  toutes  ses  sentences. 

De  là  il  se  voit  que  le  monde  n'a  pas  le  principe 
de  droiture;  et  c'est  pourquoi  ses  jugemens,  i.°  sont 
pleins  de  bizarreries,  2.°  n'ont  point  de  stabilité  ni 
de  consistance.  Mais  vous  direz  que  c'est  le  peuple 
emporté  :  voyons  ce  que  le  monde  juge  dans  les 
formes  ;  écoutons  le  jugement  des  pontifes  et  le  ju- 
gement de  Pilate  ,  ceux  qu'on  appelle  les  honnêtes 
gens.  Pilate  condamne  un  innocent ,  afin  d'être  ami 
de  César  :  il  s'est  trompé  ;  sa  disgrâce  sera  marquée 
daps  l'histoire  (*),  et  il  y  aura  une  tour  qui  devien- 
dra fameuse  par  son  exil.  Voilà  pourtant  les  hon- 
nêtes gens,  ceux  qui  ont  de  grandes  vues  pour  la 
Cour  et  pour  la  fortune  :  ils  ont  mal  jugé  du  Fils 
de  Dieu,  et  leur  ambition  les  a  corrompus,  pour 
leur  faire  tremper  leurs  mains  dans  le  sang  du 
juste. 

Mais  les  prêtres  et  les  pontifes  ont  encore  un  ob- 
jet plus  haut  :  ils  songent  à  sauver  l'état  et  l'autorité 

(*)  Eusèbe  rapporte  que  Pilate  tomba,  sous  le  règne  de  Caius, 
dans  de  si  grands  malheurs,  qu'il  fut  contraint  d'être  lui-même 
son  bourreau.  Adon  dit  que  Pilate  se  tua  à  Vienne  en  Dauphiné,  où 
il  avoit  été  relégué  pour  le  reste  de  ses  jours-  et  telle  est  encore 
aujourd'hui  la  tradition  du  pays.  Voyez  Euseb.  Hist,  Ecoles,  llb.  ii, 
cap.  vu.  Adon,  Chron.  Mtat.  Sext.  an.  Chr.  xL.  Tillem.  Histoir.  des 
Emper.  tom.  i  j  pag.  402.  Edit.  de  Déforis. 


'2nO  SUR    LE    JUGEMENT    DE    J.-C. 

de  la  nation  ;  JEt  non  tota  gens  pereat  (0  ;  sur  cela , 
ils  sacrifient  Je'sus- Christ  à  une  chimère  d'intérêt 
public.  Mais  ce  sang,  qu'ils  ont  répandu,  est  sur 
eux  et  sur  leurs  enfans ,  selon  leur  parole  :  il  les 
poursuit,  il  les  accable,  [comme  Jésus -Christ  le 
leur  avoit  annoncé  ]  :  Ut  reniât  super  vos  omnis 
sanguis  justus j,  qui  effusus  est  super  terrant  (^)  :  ils 
mettent  le  comble  au  crime  et  à  la  vengeance  [par] 
le  dernier  trait  [de  leur  jugement].  Ainsi  en  ju- 
geant Jésus-Christ,  tout  le  monde  s'est  trompé.  Il 
s'est  laissé  juger,  et  l'extravagance  de  ce  jugement 
criminel  et  insensé  a  fait  paroître  que  le  monde  ne 
sait  pas  juger.  Jésus  s'est  mis  au-dessus  de  tous  les 
jugemens  humains,  regardé  comme  un  homme,  non 
encore  comme  Fils  de  Dieu  ;  et  c'est  ce  qui  lui  donne 
une  autorité  suprême  au-dessus  de  tous  les  juge- 
mens du  monde. 

Il  ne  juge  pas  avec  une  apparence  d'autorité;  il 
le  fera  un  jour  de  cette  sorte,  lorsqu'il  descendi^a 
dans  la  nue  :  il  juge  en  se  laissant  condamner,  et  il 
remporte  la  victoire  pendant  qu'on  le  juge,  ainsi 
qu'il  est  écrit  au  Psaume  cinquantième  :  Ut  vincas 
ciim  judicaris  (3)  :  «  afin  que  vous  demeuriez  victo- 
»  rieux,  lorsqu'on  jugera  de  votre  conduite  ».  C'est 
ce  qui  autorise  son  Evangile  ;  c'est  ce  qui  met  la 
perfection  à  son  innocence,  à  sa  sainteté,  à  sa  jus- 
tice. Platon  :  ne  vous  étonnez  pas  si  je  cite  ce  philo- 
sophe en  cette  chaire  ,  le  passage  que  j'ai  à  vous  rap- 
porter, a  été  tant  de  fois  cité  par  les  chrétiens,  qu'il 
a  cessé  d'être  profane  en  passant  si  souvent  par  des 
mains  saintes  :  Platon  dit  que  le  comble  de  la  ma- 

{})  Joan.  XI.  5o.  —  (^)  Matth,  xxin.  35.  —  C^)  Ps.  l.  6. 


COJVTUE    LE    MONDE.  Z'J  1 

lice  y  cest  de  la  couvrir  si  ai  tificieusement  quelle 
paroisse  être  juste  (0.  Ainsi  la  perfection  de  la  sain- 
teté, c'est  d'être  juste,  sans  se  soucier  de  le  paroi tre, 
sans  ménager  la  faveur  des  hommes  ;  et  au  contraire 
en  reprenant  tellement  les  vices,  qu'on  se  fasse  mal- 
traiter et  crucifier  comme  un  criminel  :  fondemens 
caclie's  de  la  vérité  future  jetés  dans  les  ténèbres  du 
paganisme.  C'est  ce  qui  autorise  Jésus- Christ,  qu'il 
ne  dit  rien  pour  ménager  la  faveur  des  hommes.  Les 
pharisiens  le  flattent  ;  il  n'en  foudroie  pas  moins  leur 
orgueil;  et  ne  relâche  pas,  pour  leurs  flatteries,  sa 
juste  et  nécessaire  sévérité  :  ils  le  fatiguent,  ils  l'im- 
portunent, ils  le  persécutent;  sa  douceur  ne  s'en 
aigrit  pas  :  «  Race  infidèle  et  maudite ,  amenez  ici 
ï)  votre  fils  (2)  )>  :  ils  le  crucifient;  il  prie  pour  eux,  et 
sa  vérité  subsiste  au-dessus  de  tant  de  bizarres  juge- 
mens  des  hommes. 

Aussi  paroit-il  en  juge  ;  il  brave  la  majesté  des 
faisceaux  romains  par  l'invincible  fermeté  de  son 
silence  :  le  titre  de  sa  royauté  est  écrit  au  haut  de 
sa  croix;  parce  qu'il  règne  sur  tout  le  monde  par  ce 
bois  infâme,  et  que  ce  qui  est  folie  aux  gentils,  de- 
vient la  sagesse  de  Dieu  pour  les  fidèles  :  pendant 
que  le  monde  le  condamne  ,  il  ne  laisse  pas  d'avoir 
ses  enfans  qui  le  reconnoissent;  la  sagesse  est  justifiée 
par  ses  enfans.  Mais  il  choisit  un  autre  peuple  :  il 
étend  ses  bras  dans  la  croix ,  «  et  il  attire  tout  à  lui  »  : 
Omnia  traham  ad  meipsum  (5).  «  Il  mesure  le  monde, 
))  dit  Lactance  (4) ,  et  il  appelle  un  nombre  infini  de 

(0  De  Republ  l  ii.  —  (*)  Matth.  xvii.  16.  —  (,3)  Joan.  xii.  82.  — 
C'i)  Divin.  Institut,  lib.  iv,  c.  xxvi,  tom.  1,  p.  344» 


2^2  SVR    LE    JUGEMENT    DE    J.-C. 

»  nations  qui  viendront  se  reposer  sous  ses  ailes  »  : 
ainsi  il  juge  les  Juifs  y  et  se  choisit  un  autre  peuple. 

«  Il  est  prêche'  aux  uns ,  dit  saint  Hilaire  ,  et  d'au- 
»  très  le  reconnoissent;  il  naît  pour  ceux-ci,  et  il 
»  est  aimé  de  ceux-là;  les  siens  le  rejettent,  et  des 
»  étrangers  le  reçoivent  ;  ceux  de  sa  propre  maison 
»  le  persécutent,  ses  ennemis  Taccueillent  avec  ten- 
»  dresse  ;  les  adoptifs  demandent  l'héritage ,  ceux  de 
»  sa  famille  le  méprisent;  les  enfans  répudient  le 
»  testament ,  les  serviteurs  le  reconnoissent.  Ainsi 
3)  le  royaume  des  cieux  soufï're  violence,  et  ceux  qui 
»  la  font,  l'emportent;  parce  que  la  gloire  due  à 
»  Israël  à  cause  de  ses  pères ,  annoncée  par  les  pro- 
»  phètes ,  offerte  par  Jésus-Christ ,  est  saisie  et  en- 
»  levée  par  la  foi  des  nations  »  :  ^liis  Christiis  prœ- 
dicatur,  et  ah  aliis  agnoscituv  ;  aliis  nascitur,  et  ah 
aliis  diligitur  ;  sui  eum  respuunt  j,  alieni  suscipiunt  ; 
proprii  insectantur ,  complecluntur  inimici  ;  liœredi- 
tatem  adoptio  expetit  _,  familia  rejicit  ;  testamentuin 
Jilii  répudiant  ^  servi  recognoscunt.  Itaque  vim  reg- 
nuin  cœlorum  patitiir,  inferentesque  diripiunt  ;  quia 
glojia  Israël  à  patrihus  dehita  j  à  prophetis  nuntiata, 
a  Christo  ohlata  ^  Jide  gentium  occupatur  et  rapi- 
tur  (0.  Ainsi  pendant  que  le  peuple  juif  le  juge  et  le 
condamne ,  il  se  choisit  un  peuple  qui  se  soumet  à  ses 
lois,  et  qui  consent  au  jugement  souverain  qu'il 
prononce  du  haut  de  sa  croix,  non-seulement  contre 
les  Juifs ,  mais  encore  contre  le  monde  :  Nuiicjudi- 
ciuin  est  mundi. 

{})  Comment,  in  MaU.  n.  7 ,  col.  664. 

SECOND 


COKTRli:    LE    MONDE.  9.n'5 

SECOND   POINT. 

Pour  apprendre  maintenant  ce  que  Je'sus  a  con- 
damne'dans  le  monde,  conside'rez  seulement  ce  qu'il 
a  rejeté.  [Que  pouvoit-il  manquer  à  celui  qui  pos- 
sède] une  puissance  infinie,  une  sagesse  infinie?  Ce 
qu'il  n'a  pas  eu  ,  c'est  par  choix  ;  «  il  a  jugé  la  gloire 
»  du  monde  indigne  de  lui  et  des  siens  »  :  Gloriam  sœ- 
ciili  alienam  et  sibi  et  suis  judica^it.  «  Il  l'a  rejetée , 
»  parce  qu'il  la  méprisoit;  en  la  rejetant,  il  l'a  con- 
»  damnée  ;  en  la  condamnant,  il  l'a  comptée  parmi 
»  les  pompes  du  diable  »  :  Quam  noluit^  rejecit  ; 
quam  rejecit _,  damnavit  ;  quam  damnavit _,  in  pompa 
diaboli deputavit  (0.  a  N'aimez  pas ,  dit  saint  Augus- 
»  tin  (2) ,  les  choses  temporelles  ;  parce  que  si  l'on 
»  pouvoit  les  aimer  bien ,  cet  homme ,  que  le  Fils  de 
M  Dieu  s'est  uni,  les  aimeroit.  Ne  craignez  pas  les 
»  outrages,  les  croix,  la  mort;  parce  que  s'ils  nui- 
»  soient  à  l'homme,  cet  homme,  que  le  Fils  de  Dieu 
»  s'est  uni,  ne  les  soufTriroit  pas  »  :  Nolite  amare 
tem,poralia;  quia  sihene  aiùarentur,  amaret  ea  homo 
quem  suscepit  Filius  Dei,  Nolite  timere  contum,elias, 
et  cruces ,  et  mortem  ;  quia  si  nocerent  homini  ,  non 
L     ea  pateretur  homo  quem  suscepit  Filius  Dei. 

La  beauté,  la  santé,  la  vie,  si  c'étoient  des  biens, 
seroit-il  permis  aux  hommes  furieux  [d'en  priver 
leurs  semblables]  ?  mais  seroit-il  permis  aux  démons 
de  les  ravir  au  Sauveur  ?  Retranchez  donc  l'amour 
de  la  vie  [de  vos  désirs,  comme  ne  faisant  point 
partie  du  bien  véritable.  ]  Non  est  species  ei  neque 

(0  Terlull.  de  Idololat.  n.  18.  —  W  De  ^gon.  Christ,  cap.  xi 
«.  12  ,  tom.  "Vi,  col.  aSi, 

BOSSUET.  XIII.  18 


2^4  SUPv    LE    JUGEMENT    DE    J.-C. 

decoî^  (0  :  «  Il  est  sans  beauté  et  sans  éclat  «  ;  et  vons 
voulez  forcer  la  nature;  et  rappeler  en  quelque 
[sorte]  la  jeunesse  fugitive  [par  ces]  cheveux  con- 
trefaits ,  ces  couleurs  appliquées. 

La  puissance,  c'est  ce  qu'on  demande  ;  l'élévation, 
[  c'est  ce  qu'on  souhaite  ]  ;  et  pour  cela  les  richesses, 
principaux  instrumens  de  la  puissance  et  de  la  gran- 
deur. Jésus  [veut]  si  peu  de  puissance,  qu'il  se  soumet 
volontairement  à  la  puissance  des  ténèbres.  Pilate  a 
puissance  sur  lui,  et  il  l'a  reçue  d'en-haut;  pour 
vous  faire  voir  qu'encore  que  la  puissance  soit  un 
présent  de  Dieu ,  ce  n'est  ni  des  principaux  ,  ni  des 
plus  grands  ;  puisqu'il  le  donne  à  un  ennemi  contre 
son  propre  Fils.  Combien  devoit  ci-aindre  Pilate  sa 
propre  puissance  ?  combien  les  marques  de  son  au- 
torité de  voient-elles  le  faire  trembler,  s'il  eût  pu 
ouvrir  les  yeux  pour  voir  où  l'engageroit  le  désir  de 
conserver  sa  puissance  ?  Pendant  que  Pilate  et  Caï- 
phe,  et  tous  les  ennemis  de  Jésus,  et  les  démons 
mêmes'sont  si  puissans  contre  lui,  il  s'est  dépouillé 
de  tout  son  pouvoir  :  Tradehat  aiitem  judicanti  sô 
injuste  ('^)  :  «  il  s'est  livré  à  celui  qui  le  jugeoit  injus- 
})  tement  w  ;  sans  résister,  je  ne  dis  point  par  des  ef- 
fets ,  mais  par  des  paroles.  Cherchez  après  cela  la 
puissance  ,  cherchez  les  richesses ,  cherchez  les  plai- 
sirs; mais  démeniez  donc  le  Sauveur,  qui  nous  a  fait 
voir  par  sa  croix,  en  s'en  dépouillait,  que  ces  choses 
ne  sont  pas  des  biens  véritables. 

La  faveur  des  hommes  :  au  contraire  une  haine 
implacable  et  envenimée.  Si  ses  ennemis  déclarés , 
si  ses  envieux  lui  eussent  rendu  le  mal  pour  le  mal , 

CO  Is.  un.  2.  —  (')  /.  Petr.  ii.  23. 


COKTllE    LE    MONDE.  2*^5 

ils  ne  seroicnt  pas  innocens  :  en  ne  lui  rendant  pas 
le  bien  pour  le  bien,  ils  sont  injustes  et  ingrats;  mais 
ils  lui  rendent  le  mal  pour  le  bien  :  tant  d'outrages 
pour  tous  ses  bienfaits;  ah  !  il  n'y  a  plus  de  parole 
parmi  les  hommes  qui  puisse  exprimer  leur  fureur. 

Peut-être  que  ses  amis  du  moins  lui  seront  fidèles  : 
non ,  mes  Frères  :  «  maudit  l'homme  qui  met  sa 
»  confiance  en  l'homme  (0  ».  Aimez  vos  amis  dans 
l'ordre  de  la  charité,  mais  n'y  établissez  pas  votre 
confiance.  Tous  ses  amis  l'abandonnent  ;  celui  qui 
mangeoit  le  pain  avec  lui ,  à  qui  il  avoit  commis  la 
conduite  de  sa  famille ,  c'est  celui-là  qui  le  trahit , 
qui  le  vend ,  qui  le  livre  à  ses  ennemis  :  celui  qu'il  a 
choisi  pour  être  le  fondement  de  son  Eglise  le  suit 
quelque  temps,  et  puis  après  le  renie  ;  ce  commen- 
cement de  fidélité,  cette  première  chaleur  de  son 
zèle  ne  servant  qu'à  lui  renouveler  dans  la  suite  la 
douleur  d'un  abandon  si  universel  et  si  lâche  :  ne 
mettez  donc  pas  votre  appui  sur  vos  amis.  Jésus  a 
perdu  les  siens;  que  reste-t-il  au  Sauveur?  rien,  que 
Dieu  et  son  innocence  ;  et  encore  son  innocence  lui 
reste  ,  non  pour  le  mettre  à  couvert  des  insultes  et 
des  injustices.  Dieu  lui  demeure ,  non  pour  le  pro- 
téger sur  la  terre  ;  car  au  contraire  c'est  lui  qui  le 
livre ,  c'est  lui  qui  le  délaisse  et  l'abandonne.  Il  s'en 
plaindrabientôt  par  ces  paroles  :  Deus„  Deus  meus,,.., 
quare  me  dereliquisti  (^)  ?  «  Mon  Dieu  ,  mon  Dieu  , 
»  pourquoi  m'avez-vous  abandonné  »  ?  Il  ne  retrou- 
vera ce  Dieu,  qui  l'a  délaissé,  que  quand  il  rendra 
le  dernier  soupir  ;  alors  il  lui  dira  :  In  manus  tuas 
commendo  spiritum  meum  (5).  «  Mon  Père,  je  remets 

C»)  Jerein.  xviu  5.  —  W  Ps.  xxi.  i.  —^(3)  £uc.  xxni.  4<>-    • 


2^6  SUR    LE    JUGEMENT    DE    ,T.-C. 

»  mon  esprit  entre  vos  mains  »  ;  afin  que  nous  en- 
tendions que  la  sainteté,  Tinnocence  ,  Dieu  même, 
et  tous  les  biens  ve'ritables  qu'il  donne  à  ses  serviteurs , 
ne  leur  sont  pas  donnés  pour  la  vie  présente  ;  mais 
qu'ils  ne  regardent  que  la  vie  future. 

«  O  remède,  qui  pourvoit  atout,  s'écrie  saint  Au- 
»  gustin  (0 ,  qui  réprime  toutes  les  enflures,  qui  ré- 
»  tablit  tout  ce  qui  étoit  languissant,  qui  retranche 
»  tout  ce  qui  étoit  superflu ,  qui  conserve  tout  ce  qui 
5)  est  nécessaire ,  qui  répare  tout  ce  qui  étoit  perdu, 
«  qui  réforme  tout  ce  qui  étoit  dépravé  »  :  O  medici-^ 
jiain  omnibus  consulentem  ,  oinnia  tumentia  compri- 
rnetitem^  omnia  tabescentia  rejicientem ,  omnia  su- 
perflua  resecantem  ,  omnia  necessaria  cusiodientem., 
omnia  perdita  reparantem  ^  omnia  depravata  corri- 
gentem.  «  Qui  pourra  désormais  croire  que  la  vie 
3)  heureuse  consiste  dans  la  jouissance  des  objets  que 
»  le  Fils  de  Dieu  nous  a  appris  à  mépriser  par  ses 
i)  leçons  et  ses  exemples  »  ?  Quis  beatam  vitam  esse 
arbitretur  in  iis  quœ  contem,nenda  esse  docuit  Filius 
Dei?  N'aimez  donc  pas  le  monde ,  ni  ce  qui  est  dans 
le  monde  ;  n'aimez  pas  même  la  vertu,  parce  que  le 
inonde  l'estime  et  la  considère.  Le  chrétien  est  un 
homme  transporté  de  la  terre  au  ciel  :  tout  ce  qui 
plaît  au  monde,  en  tant  qu'il  plaît  au  monde,  est 
condamné  à  la  croix  :  Nunc  judicium  est  m,undi.  Le 
jugement  est  donné  ;  reste  que  vous  veniez  à  l'exé- 
cution sur  vous-même ,  pour  vous-même  ,  contre 
vous-même. 

(0  De  Agon.  Christ,  cap.  ^ij  n.ii,  tom.  vi,  col.  252. 


CONTRE    LE    MONDE.  277 

TROISIÈME   POINT. 

Vous  vous  êtes  engages  à  cette  exécution  par  le 
saint  baptême  :  In  morte  ipsius  baptizati  sianus  (u  : 
«  Nous  sommes  baptisés  en  sa  mort  »  :  en  sa  mort, 
en  sa  croix ,  en  ses  douleurs ,  en  ses  infamies  et  en 
ses  opprobes.  Il  a  répandu  pour  nous  sur  le  monde 
toute  riiorreur  de  son  supplice,  toute  l'ignominie 
de  sa  croix ,'  tous  ses  travaux ,  toutes  les  pointes  de 
ses  épines ,  toute  l'amertume  de  son  fiel  :  Mihi  mun- 
dus  crucijîxus  estj  et  ego  mundo  (2)  :  «  Le  monde  est 
»  mort  et  crucifié  pour  moi ,  comme  je  suis  mort  efe 
))  crucifié  pour  le  monde  )>.  Il  faut  donc  exécuter  le 
monde  en  nous-mêmes,  et  le  crucifier  pour  l'amour 
de  Jésus.  Jésus  a  déshonoré  le  monde,  il  l'a  crucifié. 

Mais  nous  aimons  mieux  crucifier  Jésus -Christ 
lui-même,  et  participer  au  crime  des  Juifs  contre 
lui,  que  de  suivre  l'exemple  du  Fils  de  Dieu.  Pour- 
quoi l'ont-ils  Crucifié?  sinon  parce  qu'il  se  disoit  le 
Fils  de  Dieu ,  sans  contenter  leur  ambition ,  sans 
les  faire  dominer  sur  toute  la  terre,  comme  ils  se  le 
promettoient  de  leur  messie.  N'est-ce  pas  un  tel  Sau- 
veur que  nous  désirons  qui  nous  sauve  de  la  pau- 
vreté, de  la  sujétion  et  de  la  douleur,  etc.?  et  parce 
qu'il  ne  le  fait  pas,  et  qu'il  ose  avec  cela  se  dire  notre 
Sauveur,  nous  nous  révoltons  contre  lui. 

D'où  est  née  cette  troupe  de  libertins  que  nous 
voyons  s'élever  si  hautement  au  milieu  du  christia- 
nisme ,  contre  les  vérités  du  christianisme  ?  Ce  n'est 
pas  qu'ils  soient  irrités  de  ce  qu'on  leur  propose  à 
croire  des  mystèresincroyables,  ilsn'ont  jamais  prisla 

{})  iîom.  VI.  3.  —  l^)  Galat.  \i.  \\. 


îî^8  SUR    LE    JUGEMEIVT    DE    J.-C 

peine  de  les  examiner  sérieusement  :  que  Dieu  engen- 
dre dans  l'éternité,  que  le  Fils  soit  égal  au  Père,  que 
les  profondeurs  du  Verbe  fait  chair  soient  telles  que 
vous  voudrez  ;  ce  n'est  pas  ce  qui  les  tourmente  :  ils 
sont  prêts  à  croire  ce  qu'il  vous  plaira,  pourvu  qu'on 
ne  les  presse  pas  sur  ce  qui  leur  plaît  :  à  la  bonne 
heure,  que  les  secrets  de  la  prédestination  soient 
impénétrables,  que  Dieu  en  un  mot  soit  et  fasse  tout 
ce  qu'il  lui  plaira  dans  le  ciel,  pourvu  qu'il  les  laisse 
sur  la  terre  contenter  leurs  passions  à  leur  aise.  Mais 
Jésus-Christ  est  venu  pour  leur  faire  haïr  le  monde  j 
c'est  ce  qui  leur  est  insupportable ,  c'est  ce  qui  fait 
la  révolte,  c'est  ce  qui  fait  qu'ils  le  crucifient.  Prenez 
donc  parti,  chrétiens;  ou  condamnez  Jésus-Christ , 
ou  condamnez  aujourd'hui  le  monde  :  Si  Baal  est 
Deus _,  sequimird  illum  (0  :  «  Si  Baal  est  Dieu,  sui- 
»  vez-le  )). 

Mais ,  ô  Dieu ,  nous  n'osons  plus  parler  de  la  sorte  : 
on  parloit  en  ces  termes ,  quand  la  révérence  de  la 
religion  étoit  encore  assez  gravée  dans  les  cœurs  pour 
n'oser  prendre  parti  contre  Dieu ,  quand  on  sera  en 
nécessité  de  se  déclarer.  Mais  maintenant,  mes  Frè- 
res, si  nous  pressons  la  plupart  de  nos  auditeurs  de 
se  déclarer  entre  Jésus -Christ  et  le  monde;  Jésus 
perdra  sa  cause,  le  monde  sera  hautement  suivi  : 
tant  le  christianisme  est  aboli,  tant  le  baptême  est 
oublié.  Je  ne  vous  laisse  donc  point  d'option  :  non  , 
non,  la  cause  est  jugée;  il  n'y  a  rien  à  délibérer  : 
Nunc  judicium  est  mnndi.  Il  faut  condamner  le 
monde  :  voici  les  jours  salutaires  où  vous  approche- 
rez de  la  sainte  table  ;  c'est  là  qu'il  faut  condamner 

(0  ///. /?e^.  xviii.  21. 


C.  ONTJIE    I.E    MONDE.  ?>7<) 

le  monde,  «  de  peur,  comme  dit  Tapôlrc,  que  vous 
j)  ne  soyez  damnés  avec  le  monde  »  :  Ut  non  cwn 
hoc  mundo  damnemur  (0  :  mais  ne  le  condamnez 
pas  à  demi  comme  vous  avez  fait  jusqu'à  présent. 
Vous  ne  voulez  pas  aimer,  vous  voulez  plaire;  vous 
ne  voulez  pas  être  asservis,  vous  voulez  asservir  les 
autres  et  faire  perdre  à  ceux  que  Jésus  a  affranchis 
par  son  sang,  une  liberté  qui  a  coûté  un  si  grand 
prix  :  Lacerala  est  lex  ,  et  non  pers^enit  iisque  ad 
Jinem  judicium  (2)  :  «  Les  lois  sont  foulées  aux  pieds, 
»  et  l'on  ne  rend  jamais  justice  ». 

Non,  non,  le  monde  doit  perdre  sa  cause  en  tout 
et  partout  ;  car  jamais  il  n'en  fut  de  plus  déplorée. 
Ne  me  demandez  donc  pas  jusqu'où  vous  devez  éloi- 
gner de  vous  les  vaines  superfluités  :  quand  vous 
demandez  ces  bornes,  ce  n'est  pas  que  vous  vouliez 
aller  jusqu'où  il  le  faut  nécessairement;  mais  c'est 
que  vous  craignez  d'en  faire  trop.  Craignez-vous  d'en 
faire  trop,  quand  vous  aimez  trop  pour  vos  parens, 
trop  pour  le  prince,  trop  pour  la  patrie;  parce  qu'il 
y  a  quelque  image  de  Dieu?  [vous  ne  mettez]  point 
de  bornes  [à  l'égard  de  tous  ces  objets]  ;  à  plus  forte 
raison  [  n'en  devez-vous  point  mettre  ]  pour  Dieu 
même  :  ceux  qui  veulent  vous  donner  des  bornes , 
[ne  connoissent  point  l'Evangile];  on  vous  trompe, 
on  vous  abuse.  La  vie  chrétienne,  [doit  être  une] 
continuelle  circoncision  :  ne  me  demandez  pas  ce 
qu'il  faut  faire;  commencez  à  retrancher  quelque  va- 
nité, etlepremier  retranchement  vous  éclairera  pour 
les  autres,  etc.  Aimez,  voilà  votre  règle;  ayez  la 
croix  de  Jésus  dans  votre  cœur,  elle  fera  une  per- 

(')  /.  Cor.  M,  32.  —  W  Habac.  i.  4. 


28o        SUR  LE  JUGEMENT  DE  J.-C.  CONTRE  LE  MONDE. 

pétuelle  circoncision  ;  tant  qu'enfin  vous  soyez  ré- 
duits à  la  pure  simplicité'  du  christianisme.  O  que  le 
inonde,  direz-vous,  seroit  hideux,  [si  on  le  de'pouil- 
loit  ainsi  de  toutes  ses  vanités  et  de  tout  l'éclat  qui 
l'environne  ]  !  c'est  ce  qu'objectoient  les  païens  ; 
«  Que  les  temps  seroient  heureux,  disoient-ils,  et 
5)  que  le  Christ  auroit  apporté  au  monde  une  grande 
5>  félicité,  si  l'on  pouvoit  y  jouir  de  tous  ses  plaisirs 
»  dans  une  parfaite  assurance  «  !  Si  esset  securitas 
magna  nugarum ,  felicia  essent  tempora ,  et  magnam 
feliciiatem  rébus  humanis  Christus  adtulisset  (0. 

Condamnez  donc  le  monde  sans  réserve.  Ainsi 
puissiez -vous  éternellement  être  en  Jésus- Christ  : 
ainsi  puissiez-vous  célébrer  avec  lui  une  Pâque  sainte. 
Pâque ,  c'est-à-dire  passage  :  puissiez-vous  donc  pas- 
ser, non  avec  le  monde,  mais  passer  avec  Jésus- 
Christ,  pour  aller  du  monde  à  Dieu,  jouir  des  con- 
solations éternelles ,  que  je  vous  souhaite ,  a,vec  la 
bénédiction  de  Monseigneur.  Amen. 

(0  S.  Au§>  in  Psahi.  cxxxyi.  n.  9,  tom.  iVj  coL  i5t8. 


SUR    l' HONNEUR    DU     M  O  K  D  E.  28  I 


I.^^  SERMON 

POUR 

LE  DIMANCHE  DES  RAMEAUX. 

Quels  sont  les  plus  grands  ornemens  du  «triomphe  du  Sauveur. 
Comment  la  vaine  gloire  corrompt  la  vertu  en  la  flattant.  Danger 
des  louanges  :  dans  quelles  dispositions  nous  devons  être  à  leur 
égard.  Pourquoi  ceux  qui  sont  dominés  par  1  honneur,  sont-ils  in-» 
failliblement  vicieux.  Par  quels  moyens  l'honneur  met  les  vices  en 
crédit.  De  qvielle  manière  il  nous  fait  tout  attribuer  à  nous-mêmes, 
et  nous  érige  enfin  en  de  petits  dieux.  Remède  à  une  si  grande  in- 
solence. Mépris  que  nous  devons  faire  du  jugement  des  hommes  en 
voyant  celui  qu'ils  ont  porté  de  Jésus-Christ. 


Dicite  filiae  Sion  :  Ecce  rex  tuus  venit  tibi  mansuetus. 

Viles  à  lajille  de  Sion  :  P^oici  ton  roi  quijait  son  entrée  _, 
-plein  de  honlé  et  de  douceur.  Paroles  du  prophète  Za- 
charie,  rapportées  dans  l'évangile  de  ce  jour,  en  saint 
Matthieu,  ch.  xxi,  5, 

r  ARMi  toutes  les  grandeurs  du  monde ,  il  n'y  a  rien 
de  si  e'clatant  qu'un  jour  de  triomphe  :  et  j'ai  appris 
de  Tertullien,  que  ces  illustres  triomphateurs  de 
l'ancienne  Rome  marchoient  au  capitole  avec  tant 
de  gloire ,  que  de  peur  qu'étant  éblouis  d'une  telle 
magnificence  ,  ils  ne  s'élevassent  enfin  au-dessus  de 
la  condition  humaine,  un  esclave  qui  les  suivoit  avoit 
charge  de  les  avertir  qu'ils  étoient  hommes  :  Respice 


:iS'i  SUR    L  HOJVfîfEUru    DU    MONDE. 

post  te,  hominem  te  mémento.  Ils  ne  se  fâchoient  pas 
de  ce  reproche  :  «  C'e'toit  là,  dit  TertuUien  (0  ,  le 
«  plus  grand  sujet  de  leur  joie,  de  se  voir  environné 
»  de  tant  de  gloire,  que  l'on  avoit  sujet  de  craindre 
»  pour  eux  qu'ils  n'oubliassent  qu'ils  ëtoient  mor- 
»  tels  M  :  Hoc  magis  gaudet  tantd  se  glorid  coruscare, 
ut  un  adm,onitio  conditionis  suce  sit  necessaria. 

Le  triomphe  de  mon  Sauveur  est  bien  éloigné  de 
cette  pompe  ;  et  quand  je  vois  le  pauvre  équipage 
avec  lequel  il  entre  dans  Jérusalem,  au  lieu  de  l'a- 
vertir qu'il  est  homme ,  je  trouverois  bien  plus  à 
propos,  chrétiens ,  de  le  faire  souvenir  qu'il  est  Dieu: 
il  semble  en  effet  qu'il  l'a  oublié.  Le  prophète  et  l'é- 
vangéliste  concourent  à  nous  montrer  ce  Roi  d'Israël 
(c  monté ,  disent-ils  ,  sur  une  ânesse  »  :  Sedens  super 
asinam  {'^).  Ah  !  Messieurs,  qui  n'en  rougiroit  ?  Est- 
ce  là  une  entrée  royale  ?  est-ce  là  un  appareil  de 
triomphe  ?  est-ce  ainsi,  ô  Fils  de  David,  que  vous 
montez  au  trône  de  vos  ancêtres,  et  prenez  posses- 
sion de  leur  royaume  ? 

Toutefois  arrêtons ,  mes  Frères ,  et  ne  précipitons 
pas  notre  jugement.  Ce  Roi ,  que  tout  le  peuple  ho- 
nore aujourd'hui  par  ses  cris  de  réjouissance ,  ne 
vient  pas  pour  s'élever  au-dessus  des  hommes  par 
l'éclat  d'une  vaine  pompe  ,  mais  plutôt  pour  fouler 
aux  pieds  les  grandeurs  humaines  :  les  sceptres  re- 
jetés, l'honneur  méprisé,  toute  la  gloire  du  monde 
anéantie  ,  font  le  plus  grand  ornement  de  son 
triomphe.  Donc  pour  admirer  cette  entrée ,  accoutu- 
mons-nous avant  toutes  choses  à  la  modestie  et  aux 
abaissemens  glorieux  de  l'humilité   chrétienne  ,  et 

(0  Jpolo§.  n.  33.  —  C')  Zach.  ix.  9.  Matth.  xxi.  5. 


su  11  l'iionjveuk   du   monde.  283 

tachons  de  prendre  ces  sentimens  aux  pieds  de  la 
plus  humble  des  créatures,  en  disant  :  Ave, 

Aljourd'hui  que  notre  Monarque  fait  son  entrée 
dans  Jérusalem ,  au  milieu  des  appiaudissemens  de 
tout  le  peuple,  et  que,  parmi  cette  pompe  de  peu 
de  durée,  l'Eglise  commence  à  s'occuper  dans  la 
pensée  de  sa  passion  ignominieuse ,  je  me  sens  for- 
tement pressé,  chrétiens,  de  mettre  aux  pieds  de 
notre  Sauveur  quelqu'un  de  ses  ennemis  capitaux , 
pour  honorer  tout  ensemble  et  son  triomphe  et  sa 
croix.  Je  n'ai  pas  de  peine  k  choisir  celui  qui  doit 
servir  à  ce  spectacle  :  et  le  mystère  d'ignominie  que 
nous  commençons  de  célébrer,  et  cette  magnificence 
d'un  jour  que  nous  verrons  bientôt  changée  tout 
d'un  coup  en  un  mépris  si  outrageux,  me  persuadent 
facilement  que  ce  doit  être  l'honneur  du  monde. 

L'honneur  du  monde ,  mes  Frères ,  c'est  cette 
grande  statue  que  Nabuchodonosor  veut  que  l'on 
adore.  Elle  est  d'une  hauteur  prodigieuse  ,  altitu- 
dine  cubitorwu  sexaginta  ;  parce  que  rien  ne  paroît 
plus  élevé  que  l'honneur  du  monde.  «  Elle  est  toute 
3>  d'or  )),  dit  l'Ecriture  (0,  Fecit  statuant  aureani  ; 
parce  que  rien  ne  semble  ni  plus  riche,  ni  plus  pré- 
cieux. «  Toutes  les  langues  et  tous  les  peuples  ado- 
3>  rent  cette  statuer  :  Omnes  tribus  et  linguœ adora- 
verunt  statuant  auream  (^)  j  tout  le  monde  sacrifie  à 
l'honneur  :  et  ces  fifres ,  et  ces  trompettes ,  et  ces 
hautbois,  et  ces  tambours  qui  résonnent  autour  de 
la  statue,  n'est-ce  pas  le  bruit  de  la  renommée  ?  ne 
sont-ce  pas  les  appiaudissemens  et  les  cris  de  joie  qui 

(0  Daniel,  m.  i.  —  W  Ibid.  7. 


û84  SUE.  l'honnetjR  du  monde. 

composent  ce  que  les  hommes  appellent  la  gloire  ? 
C'est  donc ,  Messieurs ,  cette  grande  et  superbe  idole 
que  je  veux  abattre  aujourd'hui  aux  pieds  du  Sau- 
veur. Je  ne  me  contente  pas ,  chrétiens ,  de  lui  re- 
fuser de  l'encens  avec  les  trois  enfans  de  Babylone  , 
ni  de  lui  dénier  l'adoration  que  tous  les  peuples  lui 
rendent  ;  je  veux  faire  tomber  sur  cette  idole  le 
foudre  de  la  vérité  évangélique  ;  je  veux  l'abattre 
tout  de  son  long  devant  la  croix  de  mon  Sauveur  ; 
je  veux  la  briser  et  la  mettre  en  pièces ,  et  en  faire 
un  sacrifice  à  Jésus-Christ  crucifié,  avec  le  secours  de 
sa  grâce. 

Parois  donc  ici,  ô  honneur  du  monde,  vain  fan-^ 
tome  des  ambitieux  et  chimère  des  esprits  superbes; 
je  t'appelle  à  un  tribunal  où  ta  condamnation  est 
inévitable.  Ce  n'est  pas  devant  les  Césars  et  les  prin- 
ces, ce  n'est  pas  devant  les  héros  et  les  capitaines 
que  je  t'oblige  de  comparoître;  comme  ils  ont  été  tes 
adorateurs,  ils  prononceroient  à  ton  avantage.  Je 
t'appelle  à  un  jugement  oii  préside  un  Roi  couronné 
d'épines,  que  l'on  a 'revêtu  de  pourpre  pour  le 
tourner  en  ridicule ,  que  l'on  a  attaché  à  une  croix 
pour  en  faire  un  spectacle  d'ignominie  :  c'est  à  ce 
tribunal  que  je  te  défère  -,  c'est  devant  ce  Roi  que  je 
t'accuse.  De  quels  crimes  l'accuserai -je,  chrétiens? 
je  vais  vous  le  dire.  Voici  trois  crimes  capitaux  dont 
j'accuse  l'honneur  du  monde  j  je  vous  prie  de  les 
bien  entendre. 

Je  l'accuse  premièrement  de  flatter  la  vertu  et  de 
la  corrompre  ;  secondement  de  déguiser  le  vice  ,  et 
de  lui  donner  du  crédit  ;  enfin  pour  comble  de  ses 
attentats ,  d'attribuer  aux  hommes  ce  qui  appartient 


SUR    l'iIONJVEUR    du     MO  INDE.  ^85 

à  Dieu ,  et  de  les  enrichir,  s'il  pouvoit ,  do  ses  dé- 
pouilles :  voilà  les  trois  chefs  principaux  sur  lesquels 
je  prétends,  Messieurs ,  qu'où  fasse  le  procès  à  l'hon- 
neur du  monde.  Dieu  me  veuille  aider  par  sa  grâce 
à  poursuivre  vivement  une  accusation  si  importante, 
et  à  soutenir  les  opprobres  et  l'ignominie  de  la  croix 
contre  Torgueil  des  hommes  mondains. 

PREMIER  POINT. 

Donc  ,  mes  Frères ,  le  premier  crime  dont  j'accuse 
l'honneur  du  monde  devant  la  croix  de  Jésus-Christ, 
c'est  d'être  le  corrupteur  de  la  vertu  et  de  l'inno- 
cence. Ce  n'est  pas  moi  seul  qui  l'en  accuse  ;  j'ai 
pour  témoin  saint  Jean-Chrysostôme,et  dans  un  crime 
si  atroce  je  suis  bien  aise  de  faire  parler  un  si  véhé- 
ment accusateur.  Ce  grand  prédicateur  nous  apprend 
que  la  vertu  qui  aime  les  louanges  et  la  vaine  gloire, 
ressemble  à  une  femme  impudique  qui  s'abandonne 
à  tous  les  passans  :  ce  sont  les  propres  termes  de  ce 
saint  évêque  (0,  encore parle-t-il  bien  plus  fortement 
dans  la  liberté  de  sa  langue  ;  mais  la  retenue  de  la 
nôtre  ne  me  permet  pas  de  traduire  toutes  ses  pa- 
roles :  tâchons  néanmoins  d'entendre  son  sens,  et  de 
pénétrer  sa  pensée.  Pour  cela  je  vous  prie  de  consi- 
dérer que  la  pudeur  et  la  modestie  ne  s'opposent  pas, 
seulement  aux  actions  déshonnêtes  ,  mais  encore  à 
la  vaine  gloire  et  à  l'amour  désordonné  des  louanges: 
jugez-en  par  l'expérience.  Une  personne  honnête  et 
bien  élevée  rougit  d'une  parole  immodeste ,  un 
homme  sage  et  modéré  rougit  de  ses  propres  louan- 
ges; en  l'une  et  en  l'autre  de  ces  rencontres,  la  mo- 

(0  Hom.  XVII.  in  Epist.  ad  Rom.  n.  4 ,  tom.  ix,  pag.  627. 


286  SUR    l' H  ON  K  EUR    DU    MONDE. 

destie  fait  baisser  les  yeux  et  monter  la  rougeur  au 
front  :  on  se  défend  de  ces  deux  attaques  par  les 
mêmes  armes.  Soit  que  vous  vous  montriez  peu  re- 
tenu dans  la  poursuite  des  plaisirs,  soit  que  ce  soit 
dans  la  recherche  des  louanges,  on  blâme  votre  im- 
pudence. Et  d'oii  vient  cela,  chrétiens?  sinon  par  un 
sentiment  que  la  raison  nous  inspire  ,  que  comme  le 
corps  a  sa  chasteté  que  l'impudicité  corrompt ,  il  y 
a  aussi  une  certaine  intégrité  de  l'ame  qui  peut  être 
violée  par  les  louanges.  C'est  pourquoi  la  même  nature 
nous  donne  la  pudeur  et  la  modestie  pour  nous  dé- 
fendre de  cesdeux  corruptions;  comme  s'il  y  avoit  du 
déshonneur  dans  l'honneur  même,  et  delà  honte  dans 
les  louanges.  Ne  vous  étonnez  donc  pas  ,  chrétiens, 
si  cette  ame  avide  de  louanges ,  qui  les  cherche  et 
lés  mendie  de  tous  côtés ,  est  appelée  par  saint  Jean- 
Chrysostôme  une  infâme  prostituée  :  elle  mérite  bien 
ce  nom,  puisqu'elle  méprise  la  modestie  et  la  pu- 
deur. 

Toutefois  il  faut  encore  aller  plus  avant ,  et  re- 
chercher jusqu'à  l'origine  d'où  vient  à  une  ame  bien 
née  cette  honte  des  louanges.  Je  dis  qu'elle  est  na- 
turelle à  la  vertu,  et  je  parle  de  la  vertu  chrétienne  ; 
car  nous  n'en  connoissons  point  d'autre  en  cette 
chaire.  Il  est  donc  de  la  nature  de  la  vertu  d'appré- 
hender les  louanges;  et  si  vous  pesez  attentivement 
avec  quelles  précautions  le  Fils  de  Dieu  l'oblige  à  se 
cacher,  vous  n'aurez  pas  de  peine  à  le  comprendre. 
Attendue  ne  justitiam  vestrani  faciatis  coramhomi- 
nibus  j  ut  videainini  ah  eis  (0  :  «  Prenez  bien  garde 
»  de  ne  faire  pas  vos  bonnes  œuvres  devant  les  hom- 

(0  Matth.  VI.  I. 


sur.  l'honneur  du   monde.  287 

»  mes,  pour  eu  être  regardés.  Ne  vas  point  prier 
»  dans  les  coins  des  rues ,  afin  que  les  hommes  te 
))  voient;  retire- toi  dans  ton  cabinet,  ferme  la  porte 
M  sur  toi ,  et  prie  en  secret  devant  ton  Père  »  :  Intra 
in  cuhiculum  tuum  ,  et  clauso  ostio  ora  Palrem  tiiwn 
ùi  abscondito  (0.  «  Ne  sonne  pas  de  la  trompette  pour 
3)  donner  l'aumône  ;  je  ne  t'ordonne  pas  seulement 
M  de  la  cacher  devant  les  hommes,  mais  lorsque  la 
»  droite  le  distribue,  que  la  gauche,    s^il  se  peut, 
»  ne  le  sache  pas  »  :  Te  autem  faciente  cleeniosy- 
nam  ,  nesciat  sinistra  tua  quidfaciat  dextera  tua  (2). 
C'est  pourquoi,  dit  très-bien  saint  Jean-Chrysos- 
tôme  (5) ,  toutes  les  vertus  chrétiennes  sont  un  grand 
mystère.  Qu'est-ce  à  dire  ?  mystère  signifie  un  secret 
sacré.  Autrefois  quand  on  célébroit  les  divins  mys- 
tères ,  comme  il  y  avoit  des  catéchumènes  qui  n'é- 
toient  pas  encore  initiés,  c'est-à-dire  qui  n'étoient 
pas  du  corps  de  l'Eglise  ,  qui  n'étoient  pas  baptisés, 
on  ne  leur  en  parloit  que  par  énigmes.  Vous  le  sa- 
vez ,  vous  qui  avez  lu  les  Homélies  des  saints  Pères  : 
ils  étoient  avec  les  fidèles  pour  entendre  la  prédica- 
tion et  le  commencement  des  prières.  Venoit-on 
aux  mystères  sacrés,  c'est-à-dire  à  l'action  du  sacri- 
fice, le  diacre  mettoit  dehors  les  catéchumènes  et 
fermoit  la  porte  de  l'église.   Pourquoi  ?  C'étoit  le 
mystère.  Ainsi  des  vertus  chrétiennes.  Voulez-vous 
prier  ?  fermez  votre  porte,  c'est  un  mystère  que 
vous  célébrez.  Jeûnez-vous  ?  «  oignez  votre  face ,  et 
î)  lavez  votre  visage ,  de  peur  qu'il  ne  paroisse  que 
))  vous  jeûniez  »  :  Unge  caput  tuum,  etfaciem  tuani 

(0  Mauh.  VI.  6.  —  (')  Ibicl.  3.  --  (3)  Hom.  xix.  in  MaV^.  n.  3, 
tom.  Vil,  p.  2^8.  ïlid.  Homil.  lxxî,  n.  4  ,  p.  699,  700. 


2  88  SUR  l'honneur  du  monde. 

Icn^a  (0  :  c  est  un  mystère  entre  Dieu  et  vous  ;  nul 
n'y  doit  être  admis  que  par  son  ordre ,  ni  voir  votre 
vertu,  qu'autant  qull  lui  plaira  de  la  découvrir. 

Selon  cette  doctrine  de  l'Evangile,  je  compare  la 
vertu  clire'tienne  à  une  fille  chaste  et  pudique,  élevée 
dans  la  maison  paternelle  dans  une  retenue  incroya- 
ble :  on  ne  la  mène  point  aux  théâtres,  on  ne  la  pro- 
duit point  dans  les  assemblées  :  elle  garde  le  logis, 
et  travaille  sous  la  conduite ,  sous  les  yeux  de  son 
Père,  qui  est  Dieu,  qui  se  plaît  à  la  regarder  dans 
ce  secret ,  charmé  principalement  de  sa  retenue , 
Videt  in  abscondito  \?-)  ;  qui  lui  destine  un  époux  ; 
c'est  Jésus-Christ  ;  et  qui  veut  qu'elle  lui  donne  un 
cœur  pur  et  qui  n'ait  point  été  corrompu  par  d'au- 
tres affections;  qui  lui  prépare  un  jour  de  grandes 
louanges ,  et  qui  ne  veut  pas  en  attendant  qu'elle  se 
laisse  gâter  par  celle  des  hommes ,  ni  cajoler  par 
leurs  douceurs.  C'est  pourquoi  elle  fuit  leur  compa- 
gnie ,  elle  aime  son  secret  et  sa  solitude.  Que  si  elle 
paroît  quelquefois,  comme  si  un  grand  éclat  ne  peut 
pas  demeurer  toujours  caché,  il  n'y  a  que  sa  simpli- 
cité qui  la  rende  recommandable  :  elle  ne  veut  point 
attirer  les  yeux;  tous  ceux  qui  admirent  sa  beauté, 
elle  les  avertit  par  sa  modestie  de  «  glorifier  son  Père 
»  céleste  »  :  Glorificent  Patrem(^) ,  Voilà  quelle  est 
la  vertu  chrétienne ,  c'est  ainsi  qu'elle  est  élevée  :  y 
a-t-il  rien  de  plus  sage  ni  de  plus  modeste  ? 

Que  fait  ici  la  vaine  gloire  ?  Cette  impudente ,  dit 
saint  Jean-Chrysostôme  (4)  ,  vient  corrompre  cette 
bonne  éducation,  elle  entreprend  de  prostituer  sa 

C»)  Matt.  VI.  17.  —  <^)  Ibid.  i8.  — •  C^)  Ibid.  y.iQ.—  (4)  Hom.  lxxi. 
in  Matt.  n.  ^ ,  pag,  6g8. 

pudeur  ; 


SUR  l'honneur  du  monde.  289 

pudeur;  au  lieu  qu'elle  n'étoit  faite  que  pour  Dieu, 
elle  la  tire  de  sa  maison,  elle  lui  apprend  à  recher- 
cher les  yeux  des  hommes  :  A  thalamo  paterno  eain 
educit,  ciimque  pater  jubeat  eani  ne  sinistrée  quidem 
apparere  ,  notis  i^notisque  et  obviis  quibuscunique 
passim  se  ipsam  ostentat  :  elle  lui  enseigne  à  se  far- 
der, à  se  contrefaire,  pour  arrêter  les  spectateurs. 
«  Ainsi  cette  fille  si  sage  est  sollicitée  par  cette  im- 
»  pudente  à  des  amours  déshonnêtes  »  :  Sic  à  lena 
corruptissima  ad  turpes  hominuni  amores  inipelli" 
tur.  Vive  Dieu  !  infâme ,  cette  innocente  se  gâteroit 
entre  tes  mains.  O  Je'sus  crucifié,  voilà  le  crime  que 
je  vous  défère  :  jugez  aujourd'hui  la  vaine  gloire , 
condamnez   aujourd'hui  l'honneur  du  monde  qui 
entreprend  de  corrompre  la  vertu,  qui  ose  bien  la 
vouloir  vendre,  et  encore  la  vendre  à  si  vil  prix, 
pour  des  louanges  :  jugez,   jugez,  ô  Seigneur,  et 
condamnez  en  dernier  ressort  un  crime  si  noir  et 
si  honteux. 

Et  pour  vous,  mes  chers  Frères,  vous  qui,  écou- 
tant cette  accusation ,  apprenez  qu'il  y  a  une  cor- 
ruptrice qui  s'efforce  de  ruiner  tout  ce  qu'il  y  a  de 
vertu  en  vous;  au  nom  de  Dieu,  veillez  sur  vous- 
mêmes  ;  au  nom  de  Dieu,  prenez  garde  de  ne  point 
faire  votre  justice  devant  les  hommes  pour  en  être 
vus  et  admirés.  Auendite^  dit- il  :  remarquez  ces 
termes  :  «  Prenez  garde  ».  Cet  ennemi  dont  je  vous 
parle  ne  viendra  pas  vous  attaquer  ouvertement  :  il 
se  glisse  comme  un  serpent,  il  se  coule  sous  des 
fleurs  et  de  la  verdure,  il  s'avance  à  l'ombre  de  la 
vertu  pour  faire  mourir  la  vertu  même.  Attendite, 
attendite  :  «  Prenez  garde  ».  Ah  !  qu'il  est  difficile 

BOSSUET.    XIIT.  JC) 


21)0  SUR    L  HONNETJR    DU    MONDE. 

aux  hommes  de  mépriser  la  louange  des  hommes  ! 
étant  nés  pour  la  société,  nous  sommes  nés  en  quel- 
que sorte  les  uns  pour  les  autres;  et  par  conséquent 
qu'il  est  dangereux  que  nous  ne  nous  laissions  trop 
chatouiller  aux  louanges  que  nous  donnent  nos  sem- 
blables ! 

Saint  Augustin ,  Messieurs,  nous  représente  ex- 
cellemment ce  péril  dans  le  second  livre  qu'il  a  fait 
du  sermon  de  notre  Seigneur  sur  la  montagne.  «  11 
»  est  très-pernicieux ,  nous  dit-il ,  de  mal  vivre  :  de 
))  bien  vivre  maintenant,  et  ne  vouloir  pas  que  ceux 
M  qui  nous  voient  nous  en  louent,  c'est  se  déclarer 
))  leur  ennemi;  parce  que  les  choses  humaines  ne 
M  sont  jamais  en  un  état  plus  pitoyable,  que  lorsque 
)i  la  bonne  vie  n'est  pas  estimée  »  :  Siquidem  non 
recte  ayivere ,  perniciosum  est  :  recte  autem  vipère  ^ 
et  nolle  laudari  j  quid  est  aliiid  quam  inimicum  esse 
rehus  humanis ,  quœ  utique  tantb  sunt  miseriores , 
quanto  miniis  placet  recla  via  hoininum  (0?  Jus- 
qu'ici, Messieurs,  la  louange  n'a  rien  que  de  beau; 
mais  voyez  la  suite  de  ses  paroles.  «  Donc,  dit  ce 
»  grand  docteur,  si  les  hommes  ne  vous  louent  pas 
»  quand  vous  faites  bien,  ils  sont  dans  une  grande 
»  erreur;  et  s'ils  vous  louent,  vous  êtes  vous-même 
»  dans  un  grand  péril  «  :  Si  ergo  inter  quos  visais  te 
recte  vi^entem  non  laudawerint ^  illi  in  errore  sunt  : 
si  autem  lauda\^erint ^  tu  in  periculo  (2).  Vous  êtes 
en  effet  dans  un  grand  péril  ;  parce  que  votre  amour- 
propre  vous  fait  aimer  naturellement  le  bruit  des 
louanges ,  et  que  votre  cœur  s'enfle ,  sans  y  penser, 

(i)  De  Serm.  Domin.  in  mont.  i.  ii^n.  i,  tom.  ui,  part,  ii,  col.  3or. 
—  i^)  Ibid. 


SUR    L  HONNEUR    DU    MONDE.  29I 

en  les  entendant  :  mais  vous  êtes  encore  dans  un 
grand  péril;  parce  que  non-seulement  Tamour  de 
vous-même,  mais  encore  l'amour  du  prochain  vous 
oblige  quelquefois,  dit  saint  Augustin,  à  approuver 
les  louanges  que  l'on  vous  donne.  Vous  faites  une 
grande  aumône ,  vous  obligez  le  public  par  quelque 
service  considérable  :  ne  vouloir  pas  qu'on  vous 
loue  de  cette  action,  c'est  vouloir  qu'on  soit  aveu- 
gle ou  méconnoissant  ;  la  charité  ne  le  permet  pas. 
Vous  devez  donc  souhaiter,  pour  l'amour  des  au- 
tres ,  qu'on  loue  les  bonnes  œuvres  que  Dieu  fait  en 
vous.  Qui  doute  que  vous  ne  le  deviez,  puisque  vous 
devez  désirer  leur  bien  ?  Mais  ce  que  vous  devez  dé- 
sirer pour  eux,  vous  devez  le  craindre  pour  vous- 
même  :  et  c'est  là  qu'est  le  grand  péril,  en  ce  que 
devant  désirer  et  craindre  la  même  chose  par  dilï'é- 
rens  motifs,  chrétiens,  qu'il  est  dangereux  que  vous 
ne  preniez  aisément  le  change  ;  qu'en  pensant  re- 
garder les  autres,  vous  ne  vous  arrêtiez  en  vous- 
mêmes.  Attendite  :  «  Prenez  garde  «  à  vous  :  ô  justes, 
voici  votre  péril  ;  prenez  garde  que  dans  les  œuvres 
de  votre  justice ,  les  louanges  du  monde  ne  vous 
plaisent  trop ,  et  qu'elles  ne  corrompent  en  vous  la 
vertu. 

Et  ne  me  dites  pas  que  vous  sentez  bien  en  vous- 
mêmes  que  vous  ne  recherchez  pas  les  louanges, 
que  ce  n'est  pas  l'amour  de  la  vaine  gloire  qui  vous 
a  fait  entreprendre  cette  œuvre  excellente  :  je  veux 
bien  le  croire  sur  votre  parole  ;  mais  sachez  que  ce 
n'est  pas  là  tout  votre  péril.  «  Il  est  assez  aisé,  dit 
»  saint  Augustin,  de  se  passer  des  louanges,  quand 
»  on  les  refuse  j  mais  qu'il  est  difficile  de  ne  s'y  plaire 


292  SUR    LHOJNNEUR    DU    MONDL. 

»  pas,  quand  on  les  donne  »  !  Et  si  cuiquam  facile 
est  laude  carere ,  dutn  denegaiur  ;  difficile  est  ea 
non  delectarij  cîim  offertur  (0.  Lorsque  les  louanges 
se  présentent  comme  d'elles-mêmes ,  et  que  venant 
ainsi  de  bonne  grâce,  je  ne  sais  quoi  nous  dit  dans  le 
cœur  que  nous  les  méritons  d'autant  plus  que  nous 
les  avons  moins  recherchées  5  mes  Frères,  qu'il  est 
malaisé  de  n'être  pas  surpris  par  cet  appât  ! 

Mais  peut-être  que  vous  me  direz  que  ce  n'est  pas 
aussi  Un  si  grand  crime ,  que  de  se  laisser  charmer 
par  ces  douceurs  innocentes.  Qu'entends -je,  chrér 
siens  ?  que  me  dites-vous  ?  quoi ,  vous  n'avez  pas  en- 
core compris  combien  l'amour  dés  louanges  est  con- 
traire à  l'amour  de  la  vertu  ?  Si  vous  n'en  avez  pas 
cru  l'Evangile,  au  moins  croyez-en  le  monde  même. 
Ne  voyez-vous  pas  par  expérience  qu'on  refuse  les 
véritables  louanges  à  ceux  qui  les  recherchent  avec 
trop  d'ardeur?  Pourquoi  cela,  Messieurs,  si  ce  n'est 
par  un  certain  sentiment  que  celui  qui  aime  tant  leà 
louanges,  n'aime  pas  assez  la  vertu;  qu'il  la  met 
au  rang  des  biens  que  la  seule  opinion  fait  valoir; 
ou  du  moins  qu'il  n'en  a  pas  l'estime  qu'il  doit,  puis- 
qu'il ne  juge  pas  qu'elle  lui  suffise.  Ainsi  l'empres- 
sement qu'il  a  pour  l'honneur ,  fait  croire  qu'il 
n'aime  pas  la  vertu ,  et  ensuite  le  fait  paroître  in- 
digne de  l'honneur.  Que  si  le  monde  même  le  croit 
de  la  sorte,  quelle  doit  être  la  délicatesse  d'un  chré- 
tien sur  le  plaisir  des  louanges?  Tremblez,  trem- 
blez, fidèles,  et  craignez  cet  ennemi  qui  vous  flatte  : 
né  croyez  pas  que  ce  soit  assez  de  ne  rechercher  pas 
les  louanges;  le  monde  même  en  a  honte,  les  ido- 

(')  Episî  XXII ,  7z.  8 ,  tom.  lî ,  col.  29, 


sun  l'honneur  du  monde.  393 

lâtres  mêmes  de  l'honneur  n'osent  pas  te'moigner 
qu'ils  le  recherchent. 

Le  chre'tien ,  mes  Frères,  doit  aller  plus  loin  ; 
c'est  une  vérité  de  l'Evangile.  Le  Fils  de  Dieu  lui 
apprend  que  bien  loin  de  le  rechercher,  il  ne  doit 
pas  le  recevoir  quand  on  le  lui  offre.  Ce  n'est  pas 
moi  qui  le  dis  ;  qu'il  écoute  parler  Jésus-Christ  lui- 
même.  Il  ne  se  contente  pas  de  nous  dire  :  Je  ne  re- 
cherche pas  la  gloire  des  hommes  ;  mais  il  dit  :  «  Je 
»  ne  reçois  pas  la  gloire  des  hommes  »  :  Claritatem 
ab  hominihus  non  accipio  (0.  Et  si  vous  trouvez 
peut-être  que  ce  passage  n'est  pas  assez  décisif,  en 
voici  un  autre  qui  est  plus  pressant.  Clarijica  me  tu, 
Pater  (2)  :  «  O  Père,  que  ce  soit  vous  qui  me  glori- 
»  fiiez  ))  ;  que  ce  soit  vous,  et  non  pas  les  hommes. 
Et  s'il  vous  reste  encore  quelque  doute  ,  voici  qui 
ne  souffre  point  de  réplique.  Quomodo  vos  potestis 
credere  ^  qui  gloriam  ah  invicem  accipitis  ^  et  glo- 
riain  quœ  a  solo  Deo  est  non  quœritis  (3)  ?  «  Gomment 
»  pouvez-vous  croire ,  vous  qui  recevez  de  la  gloire 
«  les  uns  des  autres,  et  ne  recherchez  pas  la  gloire 
»  qui  est  de  Dieu  seul  «.  Ce  n'est  pas  un  crime  mé- 
diocre ,  puisqu'il  vous  empêche  de  croire. 

Mais  remarquez  bien  cette  opposition  :  vous  re- 
cevez la  gloire  qui  vient  des  hommes,  vous  ne  re- 
cherchez pas  la  gloire  qui  vient  de  Dieu.  N'est-ce 
pas  nous  dire  manifestement  :  celle-ci  doit  être  dé- 
sirée, celle-là  ne  doit  pas  même  être  reçue  :  il  faut 
rechercher  celle-ci ,  quand  on  ne  l'a  pas ,  et  refuser 
l'autre,  quand  on  la  donne.  Doctrine  de  l'Evangile, 
que  tu  es  sévère  !  Quoi  !  il  faut  au  milieu  des  louanges 

(0  Joan.  V.  4i-  —  C*)  Ihid.  xr.  5.  —  (')  Ihid.  v.  44- 


294  suK  l'honneur  du  monde. 

étoufFer  cette  complaisance  secrète  qui  flatte  le  cœur 
si  doucement.  Défendez  -  nous ,  ô  Seigneur,  de  re- 
chercher cet  encens.  Mais  comment  le  refuser,  quand 
on  nous  le  donne  ?  Non  ,  dit-il ,  ne  recevez  pas  la 
gloire  des  hommes.  Mais  puis-je  m^empêcher  de  la 
recevoir  ?  puis-je  contraindre  la  langue  de  ceux  qui 
veulent  parler  en  ma  faveur  ?  Laissons-les  discourir 
à  leur  fantaisie;  mais  disons  toujours  avec  Jésus- 
Christ  :  Claritatem  non  accipio.  Non ,  non ,  je  ne 
reçois  pas  la  gloire  des  hommes  ;  c'est-à-dire  je  ne 
la  reçois  pas  en  paiement,  je  ne  me  repais  pas  de 
cette  fumée  :  Clarijica  me  tu  ,  Pater  :  «  Que  ce  soit 
5)  vous,  ô  Père  céleste,  qui  me  glorifiiez  ».  Vaine 
gloire,  qui  sollicites  mon  cœur  à  écouter  tes  flatte- 
ries ,  je  connois  le  danger  où  tu  me  veux  mettre  ;  tu 
veux  me  donner  les  yeux  des  hommes,  mais  c'est 
j)our  m'ôter  les  yeux  de  Dieu  ;  tu  feins  de  vouloir 
me  récompenser,  mais  c'est  pour  me  faire  perdre  ma 
récompense  ;  je  l'attends  d'un  bras  plus  puissant  et 
d'une  main  plus  opulente  :  corruptrice  de  la  vertu, 
je  ne  reçois  point  tes  fausses  douceurs;  ni  tes  applau- 
dissemens,  ni  ta  vaine  pompe  ne  peuvent  pas  payer 
mes  travaux.  In  Domino  laudabitur  anima  me  a  ^  au-^ 
diant  mansueti  et  lœtentur  (0  :  «  Mon  ame  sera  louée 
))  en  notre  Seigneur  ;  que  les  gens  de  bien  l'enten- 
»  dent  et  s'en  réjouissent  ».  Je  t'ai  convaincue  devant 
Jésus-Christ  d'attenter  sur  l'intégrité  de  la  vertu, 
c'est  assez  pour  obtenir  ta  condamnation  ;  mais  je 
veux  te  convaincre  encore  de  vouloir  donner  du 
crédit  au  vice  ;  c'est  ma  seconde  partie. 

(')  Ps.  XXXIII.  2. 


SUR    l' II O IV  A  EUR    DU    SI  0  IV  D  E.  2(^5 

SECOND   POINT. 

Le  second  chef  de  l'accusation  que  j'intente  contre 
riionneur  du  monde ,  c'est  de  vouloir  donner  du 
crédit  au  vice ,  en  le  déguisant  aux  yeux  des  hommes. 
Pour  justifier  cette  accusation,  je  pose  d'abord  ce 
premier  principe ,    que    tous  ceux   qui    sont    do- 
minés par  l'honneur  du  monde  sont  toujours  in- 
failliblement vicieux  ;  il  m'est  bien  aisé  de  vous  en 
convaincre.  Le  vice,  dit  saint  Thomas  (0,  vient  d'un 
jugement  déréglé  :  or  je  soutiens  qu'il  n'y  a  rien  de 
plus  déréglé  que  le  jugement  de  ceux  de  qui  nous 
parlons  ;  puisque  se  proposant  l'honneur  pour  leur 
but  et  leur  fin  dernière,  il  s'ensuit  qu'ils  le  préfèrent 
à  la  vertu  même  :  et  jugez  quel  égarement.  La  vertu 
est  un  don  de  Dieu,  et  c'est  de  tous  ses  dons  le  plus 
précieux  ;  l'honneur  est  un  présent  des  hommes , 
encore  n'est-ce  pas  le  plus  grand.  Et  vous  préférez , 
ô  superbe  aveugle,  ce  médiocre  présent  des  hommes 
à  ce  que  Dieu  donne  de  plus  précieux  !  n'est-ce  pas 
avoir  le  jugement  plus  que  déréglé  ?  n'y  a-t-il  pas 
du  trouble  et  du  renversement  ?  Premièrement ,  ô 
honneur  du  monde ,  tu  es  convaincu  sans  réplique 
que  tu  ne  peux  engendrer  que  des  vicieux. 

Mais  il  faut  remarquer  en  second  lieu ,  que  les  vi- 
cieux qu'il  engendre,  ne  sont  pas  de  ces  vicieux 
abandonnés  à  toute  sorte  d'infamies.  Un  Achab ,  une 
Jézabel  dans  l'Histoire  sainte;  un  Néron,  un  Domi- 
tien  ,  un  Héliogabale  dans  la  profane,  c'est  folie  de 
leur  vouloir  donner  de  la  gloire  :  honorer  le  vice  qui 
n'est  que  vice ,  qui  montre  toute  sa  laideur  sans  avoir 

(0  3.  2.  Quœst.  un,  art.  6. 


2  9^>  SUR  l'honjveur  du  monde. 

la  moindre  teinture  d'honnêteté,  cela  ne  se  peut  : 
les  choses  humaines  ne  sont  pas  encore  si  de'sespé- 
rëes  ;  les  vices  que  l'honneur  du  monde  couronne , 
sont  des  vices  plus  honnêtes  ;  ou  plutôt,  pour  parler 
plus  correctement ,  car  quelle  honnêteté  dans  les 
vices  ?  ce  sont  des  vices  plus  spécieux,  il  y  a  quelque 
apparence  de  la  vertu  :  l'honneur,  qui  étoit  destiné 
pour  la  servir,  sait  de  quelle  sorte  elle  s'habille  ;  et 
il  lui  dérobe  quelques-uns  de  ses  ornemens  pour  eu 
parer  le  vice  qu'il  veut  établir  dans  le  monde.  De 
quelle  sorte  cela  se  fait,  quoiqu'il  soit  assez  connu 
par  expérience,  je  veux  le  rechercher  jusqu'à  l'ori- 
gine ,  et  développer  tout  au  long  ce  mystère  d'ini- 
quité. 

Pour  cela,  remarquez,  Messieurs,  qu'il  y  a  deux 
sortes  de  vertus  :  l'une  est  la  véritable  et  la  chré- 
tienne, sévère,  constante  ,  inflexible,  toujours  atta- 
chée à  ses  règles,  et  incapable  de  s'en  détourner 
pour  quoi  que  ce  soit.  Ce  n'est  pas  là  la  vertu  du 
monde  :  il  l'honore  en  passant,  il  lui  donne  quel* 
ques  louanges  pour  la  forme  j  mais  il  ne  la  pousse 
pas  dans  les  grands  emplois  :  elle  n'est  pas  propre 
aux  affaires ,  il  faut  quelque  chose  de  plus  souple 
pour  ménager  la  faveur  des  hommes  :  d'ailleurs  elle 
est  trop  sérieuse  et  trop  retirée  ;  et  si  elle  ne  s'em- 
barque dans  le  monde  par  quelque  intrigue  ,  veut- 
elle  qu'on  l'aille  chercher  dans  son  cabinet?  Ne  par- 
lez pas  au  monde  de  cette  vertu. 

Il  s'en  fait  une  autre  à  sa  mode ,  plus  accommo- 
dante et  plus  douce  -,  une  vertu  ajustée ,  non  point 
à  la  règle,  elle  seroifc  trop  austère;  mais  à  l'opinion, 
à  l'humeur  des  hommçs.  C'est  une  vertu  de  com- 


SUll    L  HONNEUR    DU    MONDE.  ÎX97 

nierce  :  elle  prendra  bien  garde  de  ne  manquer  pas 
toujours  de  parole;  mais  il  y  aura  des  occasions  où 
elle  ne  sera  point  scrupuleuse,  et  saura  bien  faire 
sa  cour  aux  de'pens  d'autrui.  C'est  la  vertu  des  sages 
mondains  ;  c'est-à-dire  c'est  la  vertu  de  ceux  qui  n'en 
ont  point,  ou  plutôt  c'est  le  masque  spécieux  sous 
lequel  ils  cachent  leurs  vices.  Saùl  donne  sa  fille  Mi- 
chol  à  David  (0  :  il  l'a  promise  à  celui  qui  tueroitle 
géant  Goliath  (2) ,  il  faut  satisfaire  le  public  et  dé- 
gager sa  parole;  mais  il  saura  bien  dans  l'occasion 
trouver  des  prétextes  pour  la  lui  ôter  (5).  Il  chasse 
les  sorciers  et  les  devins  de  toute  l'étendue  de  son 
royaume  (4);  mais  lui-même,  qui  les  bannit  en  pu- 
blic, les  consultera  en  secret  dans  la  nécessité  de  ses 
affaires  (^).  Jehu  ayant  détruit  la  maison  d'Achab , 
suivant  le  commandement  du  Seigneur,  fait  un  sa- 
crifice au  Dieu  vivant  de  l'idole  de  Baal ,  et  de  son 
temple,  et  de  ses  prêtres,  et  de  ses  prophètes;  il 
n'en  laisse ,  dit  l'Ecriture  (fi) ,  pas  un  seul  en  vie. 
Voilà  une  belle  action  :  «  mais  il  marcha  néanmoins, 
»  dit  l'Ecriture ,  dans  toutes  les  voies  de  Jéroboam  ; 
«  il  conserva  les  veaux  d'or  «  que  ce  prince  impie 
avoit  élevés  :  Verumtamen  à  peccatis  Jéroboam  qui 
peccare  fecit  Israël ,  non  recessit  ^  nec  dereliquit 
vitulos  aureos  (7).  Pourquoi  ne  les  détruisoit-il  pas 
aussi  bien  que  Baal  et  son  temple  ?  C'est  que  cela 
nuisoit  à  ses  affaires,  et  il  se  souvenoit  de  cette  mal- 
heureuse politique  de  Jéroboam  :  «  Si  je  laisse  aller 
»  les  peuples  en  Jérusalem  pour  sacrifier  à  Dieu  dans 

(0  /.  JReg.  xviii.  37.  —  (')  Ibid.  xvii.  aS.  -~  (3)  Uid.  xxv.  44-  •-" 
(^)  Ibid.  xxviii.  3.  —  ',5)  Ibid.  8.  —  (6)  jpr^  Jîeg.  X.  17  ,  a5,  a6,  27. 
'—  (7)  Ibid.  39. 


298  SUR  l'honneur  du  monde. 

»  son  temple,  ils  retourneront  aux  rois  de  Juda ,  qui 
»  sont  leurs  légitimes  Seigneurs  (0  ».  Je  bâtirai  ici 
lin  autel;  je  leur  donnerai  des  dieux  qu'ils  adorent, 
sans  sortir  de  mon  royaume ,  et  mettre  ma  couronne 
en  péril. 

Telle  est,  Messieurs,  la  vertu  du  monde;  vertu 
trompeuse  et  falsifiée,  qui  n'a  que  la  mine  et  l'appa- 
rence. Pourquoi  l'a-t-on  inventée,  puisqu'on  veut 
être  vicieux  sans  restriction  ?  a  C'est  à  cause ,  dit  saint 
»  Chrysostôme  (2) ,  que  le  mal  ne  peut  subsister  tout 
»  seul  :  il  est  ou  trop  malin ,  ou  trop  foible  ;  il  faut 
»  qu'il  soit  soutenu  par  quelque  bien  ;  il  faut  qu'il 
»  ait  quelque  ornement ,  ou  quelque  ombre  de  la 
j)  vertu  » .  Qu'un  homme  fasse  profession  de  tromper, 
il  ne  trompera  personne  ;  que  ce  voleur  tue  ses 
compagnons  pour  les  voler,  on  le  fuira  comme  un3 
bête  farouche  :  de  tels  vicieux  n'ont  pas  de  crédit  ; 
mais  il  leur  est  bien  aisé  de  s'en  acquérir  :  pour  cela 
il  n'est  pas  nécessaire  qu'ils  se  couvrent  du  masque 
de  la  vertu ,  ni  du  fard  de  l'hypocrisie;  le  vice  peut 
paroître  vice ,  et  pourvu  qu'il  y  ait  un  peu  de  mé- 
lange ,  c'est  assez  pour  lui  attirer  l'honneur  du 
monde.  Je  veux  bien  que  vous  me  démentiez ,  si  je 
ne  dis  pas  la  vérité. 

Cet  homme  s'est  enrichi  par  des  concussions  épou- 
vantables, et  il  vit  dans  une  avarice  sordide;  tout 
le  monde  le  méprise  :  mais  il  tient  bonne  table  à  ses 
mines ,  à  la  ville  et  à  la  campagne  ;  cela  paroît  libé- 
ralité, c'est  un  fort  honnête  homme,  il  fait  belle 
dépense  du  bien  d'autrui.  Et  vous,  vous  vous  ven- 

(i)  ///.  Heg.  XII.  26,  et  sui^.  —  W  Hom.  11.  in  Act.  Apost.  n.  5, 
toin.  Wj  p.i'i. 


SUR    l'hONNIvUR    du    MONDE.  ÔQQ 

gez  par  un  assassinat  ;  c'est  une  action  indigne  et 
honteuse  :  mais  c'a  e'te'  par  un  beau  duel  ;  quoique 
les  lois  vous  condamnent ,  quoique  TEglise  vous  ex- 
communie ,  il  y  a  quelque  montré  de  courage  ;  le 
monde  vous  applaudit  et  vous  couronne,  malgré  les 
lois  et  l'Eglise.  Enfin  y  a-t-il  aucun  vice  que  l'hon- 
neur du  monde  ne  mette  en  crédit ,  si  peu  qu'il  ait 
de  soin  de  se  contrefaire  ?  L'impudicité  même  ;  c'est- 
à-dire  l'infamie  et  la  honte  même ,  que  l'on  appelle 
brutalité  quand  elle  court  ouvertement  à  la  débau- 
che ,  si  peu  qu'elle  s'étudie  à  se  ménager,  à  se  cou- 
vrir des  belles  couleurs  de  fidélité,  de  discrétion, 
de  douceur,  de  persévérance,  ne  va-t-elle  pas  la  tête 
levée  ?  ne  semble-t-elle  pas  digne  des  héros  ?  ne 
perd-elle  pas  son  nom  d'impudicité  pour  s'appeler 
gentillesse  et  galanterie?  Et  quoi,  cette  légère  tein- 
ture a  imposé  si  facilement  aux  yeux  des  hommes  ? 
ne  falloit-il  que  ce  peu  de  mélange  pour  faire  chan- 
ger de  nom  aux  choses,  et  mériter  de  Thonneur  à 
ce  qui  est  en  effet  si  digne  d'opprobre  ?  Non ,  il  n'en 
faut  pas  davantage  :  je  m'en  étonnois  au  commence- 
ment ;  mais  ma  surprise  est  bientôt  cessée ,   après 
que  j'ai  eu  médité  que  ceux  qui  ne  se  connoissent 
point  en  pierreries,  sont  trompés  par  le  moindre 
éclat ,  et  que  le  monde  se  connoît  si  peu  en  vertu , 
que  la  moindre  apparence  éblouit  sa  vue  :  de  sorte 
qu'il  n'est  rien  de  si  aisé  à  l'honneur  du  monde,  que 
de  donner  du  crédit  au  vice. 

Cependant  le  pécheur  triomphe  à  son  aise ,  et 
jouit  de  la  réputation  publique.  Que  si  troublé  en 
sa  conscience,  par  les  reproches  qu'elle  lui  fait,  il 
se  dénie  à  lui-même  l'honneur  que  tout  le  monde 


3oo  suTi  l'honneur  du  monde. 

lui  donne  à  l'envi  ;  voici  un  prompt  remède  à  ce 
mal.  Accourez  ici,  troupe  de  flatteurs,  venez  en 
foule  à  sa  table,  venez  faire  retentir  à  ses  oreilles 
le  bruit  de  sa  réputation  si  bien  établie  :  voici  le  der- 
nier effort  de  Thonneur  [pour  donner]  du  crédit 
au  vice.  Après  avoir  trompé  tout  le  monde ,  il  faut 
que  le  pécheur  s'admire  lui-même  ;  car  ces  flatteurs 
industrieux ,  âmes  vénales  et  prostituées ,  savent 
qu'il  y  a  en  lui  un  flatteur  secret  qui  ne  cesse  de  lui 
applaudir  au  dedans  :  ces  flatteurs  qui  sont  au  de- 
hors s'accordent  avec  celui  qui  parle  au  dedans,  et 
qui  a  le  secret  de  se  faire  entendre  à  toute  heure  ;  ils 
étudient  ses  sentimens,  et  le  prennent  si  dextre- 
raent  par  son  foible ,  qu'ils  le  font  demeurer  d'ac- 
cord de  tout  ce  qu'ils  disent.  Ce  pécheur  ne  se  re- 
garde plus  dans  sa  conscience,  oîi  il  voit  trop  clai- 
rement sa  laideur  :  il  n'aime  que  ce  miroir  qui  le 
flatte;  et  pour  parler  avec  saint  Grégoire,  «  s'ou- 
M  bliant  de  ce  qu'il  est  en  lui-même,  il  se  va  cher- 
»  cher  dans  les  discours  des  autres ,  et  s'imagine  être 
»  tel  que  la  flatterie  le  représente  »  :  Oblitus  sut  in 
njoces  se  spargit  aliénas ^  talemque  se  crédit  qualem 
se  foris  audit  (0.  Certainement  Dieu  s'en  vengera, 
et  voici  quelle  sera  sa  vengeance  :  il  fera  taire  tous 
les  flatteurs,  et  il  abandonnera  le  pécheur  superbe 
aux  reproches  de  sa  conscience. 

Jugez,  jugez,  Seigneur,  l'honneur  du  monde,  qui 
fait  que  le  vice  plaît  aux  autres ,  qui  fait  même  que 
le  vice  se  plaît  à  lui-même.  Vous  le  ferez,  je  le  sais 
bien.  Il  viendra,  le  jour  de  son  jugement  :  en  ce 
jour,  il  arrivera  ce  que  dit  le  prophète  Isaie  :  Cessa- 
is) Pastor.  part,  n  ,  cap.  vi,  tom.  n,  col.  21. 


SUR  l'honneur  du  monde.  3oi 

vit  gaiidiwn  tjmpanorum  j  quievit  sonilus  lœtantiuni, 
cojiticuit  dulcedo  citliarœ  (0  :  Enfin  il  est  cesse,  le 
bruit  de  ces  applaudissemens ;  ils  se  sont  tus,  ils  se 
sont  tus  et  ils  sont  devenus  muets,  ceux  qui  sem- 
bloient  si  joyeux  en  célébrant  vos  louanges,  et  dont 
les  continuelles  acclamations  faisoient  résonner  à 
vos  oreilles  une  musique  si  agréable.  Quel  sera  ce 
changement,  chrétiens;  et  combien  se  trouveront 
étonnés  ces  hommes  accoutumés  aux  louanges,  lors- 
qu'il n'y  aura  plus  pour  eux  de  flatteurs  !  l'Epoux 
paroîtra  inopinément;  les  cinq  vierges  qui  ont  de 
l'huile  viendront  avec  leurs  lampes  allumées  ;  leurs 
bonnes  œuvres  brilleront  devant  Dieu  et  devant  les 
hommes  ;  et  Jésus  ,  en  qui  elles  mettoient  toute  leur 
gloire ,  commencera  à  les  louer  devant  son  Père  cé- 
leste. Que  ferez-vous  alors,  vierges  folles,  qui  n'avez 
point  d'huile  et  qui  en  demandez  aux  autres  ,  à  qui 
il  n'est  point  dû  de  louanges,  et  qui  en  voulez  avoir 
d'empruntées  ?  En  vain  vous  vous  écrierez  :  Eh  ! 
«  donnez-nous  de  votre  huile  »  :  Date  nobis  de  oleo 
vestro  (2);  nous  désirons  aussi  les  louanges,  nous 
voudrions  bien  aussi  être  célébrées  par  cette  bouche 
divine  qui  vous  loue  avec  tant  de  force  :  et  il  vous 
sera  répondu  :  Qui  êtes-vous?  «  On  ne  vous  connoît 
»  pas  »  :  Nescio  'vos  (5).  Mais  je  suis  cet  homme  si 
chéri,  auquel  tout  le  grand  monde  applaudissoit, 
et  qui  étoit  si  bien  reçu  dans  toutes  les  compagnies. 
On  ne  sait  pas  ici  qui  vous  êtes  ;  et  on  se  moquera 
de  vous,  en  disant  :  Ite,  ite  potiîis  ad  vendentes  ^  et 
emite  vobis  (4)  :  Allez,  allez-vous-en  à  vos  flatteurs, 
à  ces  âmes  mercenaires  qui  vendent  des  louanges 

(0  Is.  xxiY.  8.  —  W  Matth.xxY.  8.  —  (3)  IbiJ.  1 2.  —  Ç4)  lèid.  9. 


3o2  suii  l'honneur  du  monde. 

aux  fous ,  et  qui  vous  ont  autrefois  tant  donné  d'en- 
cens; qu'ils  vous  en  vendent  encore.  Quoi,  ils  ne 
parlent  plus  en  votre  faveur  !  au  contraire,  se  voyant 
justement  damnés  pour  avoir  autorisé  vos  crimes, 
ils  s'élèvent  maintenant  contre  vous. 

Vous-même,  qui  étiez  le  premier  de  tous  vos 
flatteurs,  vous  détestez  votre  vie,  vous  maudissez 
toutes  vos  actions  :  toute  la  honte  de  vos  perfidies , 
toute  l'injustice  de  vos  rapines,  toute  l'infamie  de 
vos  adultères  sera  éternellement  devant  vos  yeux. 
Qu'est  donc  devenu  cet  honneur  du  monde  qui  pal- 
lioit  si  bien  tous  vos  crimes  ?  11  s'en  est  allé  en  fumée. 
O  que  ton  règne  étoit  court,  ô  honneur  du  monde  ! 
que  je  me  moque  de  ta  vaine  pompe  et  de  ton 
triomphe  d'un  jour  î  que  tu  sais  mal  déguiser  les 
vices,  puisque  tu  ne  peux  empêcher  qu'ils  ne  soient 
bientôt  reconnus  à  ce  tribunal  devant  lequel  je  t'ac- 
cuse! Après  avoir  poursuivi  mon  accusation,  je  de- 
mande maintenant  sentence  :  tu  n'auras  point  de 
faveur  en  ce  jugement  ;  parce  qu'outre  que  tes  cri- 
mes sont  inexcusables,  tu  as  encore  entrepris  sur 
les  droits  de  celui  qui  y  préside ,  pour  en  revêtir 
ses  créatures  :  c'est  ma  dernière  partie. 

TROISIÈME  P0I3ST. 

Comme  tout  le  bien  appartient  à  Dieu ,  et  que 
l'homme  n'est  rien  de  lui-même;  il  est  assuré,  chré- 
tiens, qu'on  ne  peut  rien  aussi  attribuer  à  l'homme, 
sans  entreprendre  sur  les  droits  de  Dieu ,  et  sur  son 
domaine  souverain.  Cette  seule  proposition,  dont 
la  vérité  est  si  connue ,  suffit  pour  justifier  ce  que 
j'avance  :  que  le  plus  grand  attentat  de   l'honneur 


SUR    l'honneur    J3U    MONDE.  3o^ 

du  monde,  c'est  de  vouloir  ôter  à  Dieu  ce  qui  lui 
est  du,  pour  en  revêtir  la  cre'ature.  En  efïet,  si 
l'honneur  du  monde  se  contentoit  seulement  de  nous 
représenter  nos  avantages,  pour  nous  en  glorifier 
en  notre  Seigneur,  et  lui  en  rendre  nos  actions  de 
grâces,  nous  ne  l'appellerions  pas  l'honneur  du  monde, 
et  nous  ne  craindrions  pas  de  lui  donner  place  parmi 
les  vertus  chrétiennes.  Mais  l'homme,  qui  veut  qu'on 
le  flatte ,  ne  peut  entrer  dans  ce  sentiment  :  il  croit 
qu'on  le  dépouille  de  ses  biens ,  quand  on  l'oblige 
de  les  attribuer  à  une  autre  cause  ;  et  les  louanges 
ne  lui  sont  jamais  assez  agréables,  s'il  n'a  de  la  com- 
plaisance en  lui-même,  et  s'il  ne  dit  en  son  cœur  : 
C'est  moi  qui  l'ai  fait^ 

Quoiqu'il  ne  soit  pas  possible  d'exprimer  assez 
combien  cette  entreprise  est  audacieuse ,  il  nous  en 
faut  néanmoins  former  quelque  idée  par  un  raison- 
nement de  saint  Fulgence.  Ce  grand  évêque  nous 
dit  que  l'homme  s'élève  contre  Dieu  en  deux  ma- 
nières; ou  en  faisant  ce  que  Dieu  condanï^e,  ou  en 
s'attribuant  ce  que  Dieu  donne.  Vous  faites  ce  que 
Dieu  condamne ,  quand  vous  usez  mal  de  ses  créa- 
tures :  vous  vous  attribuez  ce  que  Dieu  donne ,  quand 
vous  présumez  de  vous-même.  Sans  doute  ces  deux 
entreprises  sont  bien  criminelles;  mais  il  est  aisé  de 
comprendre  que  la  dernière  est  sans  comj^araison 
la  plus  insolente  :  et  encore  qu'en  quelque  manière 
que  l'homme  abuse  des  dons  de  son  Dieu,  on  ne 
puisse  assez  blâmer  son  audace ,  elle  est  néanmoins 
beaucoup  plus  extrême  lorsqu'il  s'en  attribue  la  pro- 
priété, que  lorsqu'il  en  corrompt  seulement  l'usage. 
C'est  pourquoi  saint  Fulgence  a  raison  de  dire  :  De- 


3o4  SUR    L  HONJSEUR    DU    MO  IV  DE. 

testabilis  est  cordis  humani  superbiuj  quâfacit  homo 
quod  Deus  in  hominibus  damnât ,  sed  illa  detestabi- 
lior^  (juâ  sibi  tribuit  homo  quod  Deus  hominibus  do- 
nat  (0  :  «  A  la  vérité,  dit  ce  grand  docteur,  encore 
»  que  ce  soit  un  orgueil  damnable  de  mépriser  ce 
»  que  Dieu  commande,  c'est  une  audace  bien  plus 
»  criminelle  de  s'attribuer  ce  que  Dieu  donne  3>. 
Pourquoi  ?  Le  premier  est  une  action  d'un  sujet  re- 
belle qui  désobéit  à  son  souverain  ;  et  le  second  est 
un  attentat  contre  sa  personne,  et  une  entreprise 
sur  son  trône  :  et  si  par  le  premier  crime  on  tâche 
de  se  soustraire  de  son  empire,  on  s'efforce  par  le 
second  à  se  rendre  en  quelque  façon  son  égal,  en 
s'attribuant  sa  puissance. 

Peut-être  que  vous  croyez,  chrétiens,  qu'une  en- 
treprise si  folle  ne  se  rencontre  que  rarement  parmi 
les  hommes,  et  qu'ils  ne  sont  pas  encore  si  extraya- 
gans  que  de  vouloir  s'égaler  à  Dieu  ;  mais  il  faut  au- 
jourd'hui vous  désabuser.  Oui,  oui.  Messieurs,  il  le 
faut  dire  ,  que  ce  crime  ,  à  notre  honte ,  n'est  que 
trop  commun  :  depuis  que  nos  premiers  parens  ont 
si  volontiers  prêté  l'oreille  à  cette  dangereuse  flat- 
terie ,  «  Vous  serez  comme  des  dieux  (2)  » ,  il  n'est 
que  trop  véritable  que  nous  voulons  tous  être  de  pe- 
tits dieux,  que  nous  nous  attribuons  tout  à  nous- 
mêmes ,  que  nous  tendons  naturellement  à  l'indé- 
pendance. Ecoutez  en  effet,  mes  Frères,  en  quels 
termes  le  Saint-Esprit  parle  au  roi  de  Tyr ,  et  en  sa 
personne  à  tous  les  superbes  :  voici  ce  qu'a  dit  le 
Seigneur  :  «  Ton  cœur  s'est  élevé ,  et  tu  as  dit  :  Je 
»  suis  un  Dieu  »  :  Ele^atum  est  cor  tuum,  etdixisti: 

W  Epist.  Yi,  ad  Theoâ.  cap,  vu.  —  (^)  Gen.  m.  5. 

Deus 


SUR    LIIOIVIVEUR    DU    MONDE.  3o5 

Dtus  ego  sum  (0.  Est-il  possible^  Messieurs,  qu'un 
homme  s'oublie  jusqu'à  ce  point,  et  qu'il  jdise  en  lui- 
«même  :  Je  suis  un  Dieu?  Non  celgi  ne  ^e  dit  pas  si 
ouvertement  :  nous  voudrions  lu<3U  le  pouyoir  dire; 
mais  nptre  mortalité  ne  le  permet  pas.  Comment 
donc  disons-nous  :  Je  suis  un  Pieu?  I^es  paroles  sui- 
vantes nous  le  font  entendre,  f-^  C'est,  dit-il,  que  tu 
»  as  mis  ton  çœu^'  con^me  le  cjqeur  4'uw  pieu  »  : 
Dedisti  cor  tuum  quasi  cqr  Dei  ('^).  Qu'il  y  a  de  sens 
dans  cette  parole ,  si  njpu^  le  pouviops  développer  ! 

Tâchons  de  le  faire,  et  disons  que  comme, I)ieii 
est  le  principe  universel  et  le  centre  commun  de 
toutes  choses  ;  comme  il  est ,  djt  un  ancien  ^  le  tr.e-or 
de  l'être,  et  possède  itou,t  en  Ijai-mêlpe  dansTin^nite 
de  sa  nature,  il  doit  être  plein  (Je  lui-même,  il  ne 
doit  penser  qu'à  lui-même ,  il  ne  doit  s'occuper  qiie 
de  lui-même.  Il  vous  sied  bien,  ô  Roi  des  siècles ^ 
d'avoir  ainsi  Je  cœur  rempli  de  vous-même  :  ô  spurc)^ 
de  toutes  choses,  ô  centre!....  Mais  le  cœur  de  la 
créature  4^o'\t  être  composé  d'une  autre  sorte  :  elle 
n'est  qu'ui>  ruisseau  qui  doit  remonter  à  sa  source: 
elle  ne  possède  rien  en  elle-meinie,  e.t  elle  n'est  riche 
que  dans  sa  causie  :  elje  n'est  rien  en  elle-même,  et  elle 
ne  se  doit  chercher  que  dans  son  principe.  Superbe, 
tu  ne  peux  entrer  dans  cette  pei>sée  :  tu  n'es  qu'une 
vile  créature,  ,et  tu  te  fais  Je  xxEur  d'un  Dieu  :  Pe- 
disti  cqr  tuum  quasi  cor  Dei^  tu  .cherches  ton  hon- 
neur en  toi ,  tu  ne  te  remplis  que  de  toi-même. 

En  effet  jugeons -nous,  Messieurs,  et  ne  nous 
flattons  point  dans  notre  orgueil.  Cet  homme  rare 
et  éloquent ,  qui  règne  4a^;S  jin  conseil  et  ramène 

CO  Ezech.  XXVIII.  2.  —  (*)  Ibiâ.  3. 

BOSSUET.    XllI.  20 


3o6  SUR  l'honneur  du  monde. 

tous  les  esprits  par  ses  discours  5  lorsqu'il  ne  remonte 
point  à  la  cause  ,  et  qu'il  croit  que  son  éloquence , 
et  non  la  main  de  Dieu ,  a  tourné  les  cœurs ,  ne  lui 
dit-il  pas  tacitement  :  «  Nos  lèvres  sont  de  nous- 
w  mêmes  »  :  Labia  nostra  à  nohis  sunt  (0  ?  et  celui 
qui  ayant  achevé  de  grandes  affaires,  au  milieu  des 
âpplaudissemens  qui  l'environnent,  ne  rend  pas  à 
Dieu  l'honneur  qu'il  lui  doit,  ne  dit-il  pas  en  son 
cœur  :  <(  C'est  ma  main ,  c'est  ma  main ,  et  non  le 
3)  Seigneur  qui  a  fait  cette  œuvre  »  :  Manus  nostra 
excelsa  ,  et  non  Dominus  ^  fecit  hœc  omnia  (2)  ?  et 
celui  qui  par  son  adresse  et  par  son  intrigue  a  établi 
enfin  sa  fortune ,  et  ne  fait  pas  de  réflexion  sur  la 
main  de  Dieu  qui  l'a  conduit ,  ne  dit-il  pas  avec 
Pharaon  :  Meus  est  fluvius  j.  et  ego  feci  niemetip- 
sum  (3)  :  «  Tout  cela  est  à  moi ,  c'est  le  fruit  de  mon 
))  industrie,  et  je  me  suis  fait  moi-même  «  ?  Voyez 
donc  que  l'honneur  du  monde  nous  fait  tout  attribuer 
a  nous-mêmes,  etnous  érige  enfin  en  de  petits  dieux. 
Et  bien ,  ô  superbe ,  ô  petit  dieu  ,  voici ,  voici  le 
grand  Dieu  vivant  qui  s'abaisse  pour  te  confondre. 
L'homme  se  fait  Dieu  par  orgueil ,  Dieu  se  fait  homme 
par  humilité  :  l'homme  s'attribue  faussement  ce  qui 
est  à  Dieu ,  et  Dieu ,  pour  lui  apprendre  à  s'humiHer, 
prend  véritablement  ce  qui  est  à  l'homme.  Voilà  le 
remède  de  l'insolence  ;  voilà  la  confusion  de  l'hon- 
neur du  monde.  Je  l'ai  accusé  devant  ce  Dieu-homme, 
devant  ce  Dieu  humilié  :  vous  avez  ouï  l'accusation  ; 
écoutez  maintenant  la  sentence.  Il  ne  la  prononcera 
point  par  sa  parole  ;  c'est  assez  de  le  voir,  pour  juger 
que  l'honneur  du  monde  a  perdu  sa  cause.  Désabu- 

CO  Ps.  XI.  4-  —  W  Deut.  xxxii.  27.  —  (3)  Ezech.  xxix.  3. 


su  11  l'honneur  du  monde.  3on 

sez-vous  pour  toujours  des  hommes  et  de  l'estime  que 
vous  faites  de  leur  jugement,  en  voyant  ce  qu'ils  ont 
jugé  de  Jésus-Christ.  Il  condamne  le  jugement  des 
hommes  ;  nouvelle  manière  de  les  condamner.  Jésus- 
Christ  ne  les  condamne  qu'en  les  laissant  juger  de 
lui-même  ;  et  ayant  rendu  sur  sa  personne  le  plus 
inique  jugement  qui  fut  jamais ,  l'excès  de  cette  ini- 
quité a  infirmé  pour  jamais  toutes  leurs  sentences. 
Tout  le  monde  généralement  en  a  mal  jugé;  c'est-à- 
dire  les  grands  et  les  petits,  les  Juifs  et  les  Romains  ^ 
le  peuple  de  Dieu  et  les  idolâtres ,  les  savans  et  les 
ignorans,  les  prêtres  et  le  peuple,  ses  amis  et  ses  enne- 
mis, ses  persécuteurs  et  ses  disciples.  Tout  ce  qu'il 
peut  jamais  y  avoir  d'insensé  et  d'extravagant ,  de 
changeant  et  de  variable,  de  malicieux  et  d  injuste, 
de  dépravé  et  de  corrompu,  d'aveugle  et  de  préci^ 
pité  dans  les  jugemens  les  plus  déréglés,  Jésus-Christ 
l'a  voulu  subir  ;  et  pour  vous  désabuser  à  jamais  de 
toutes  les  bizarreries  de  l'opinion  ,  il  ne  s'en  est 
épargné  aucune. 

Voulez-vous  voir,  avant  toutes  choses,  la  diversité 
prodigieuse  des  sentimens  ?  écoutez  tous  les  mur- 
mures du  peuple  dans  un  seul  chapitre  de  l'Evangile 
de  saint  Jean  (0.  C'est  un  prophète,  ce  n'en  est  pas 
un  ;  c'est  un  homme  de  Dieu ,  c'est  un  séducteur  ; 
c'est  le  Christ ,  il  est  possédé  du  malin  esprit.  Qui 
est  cet  homme  ?  d'où  est-il  venu  ?  oii  a-t-il  appris  tout 
ce  qu'il  nous  dit  ?  Dissensio  itaque  facta  est  in  turba 
propter  euni  :  O  Jésus  ,  Dieu  de  paix  et  de  vérité  ! 
«  Il  y  eut  sur  votre  sujet  une  grande  dissension  parmi 
»  le  peuple  ».  Voulez-vous  voir  la  bizarrerie  qui  ne 

CO  Joan.  VII.  I  a ,  ef  setj. 


3o8  SUR  l'honneur   du  monde. 

se  contente  de  rien  ?  Jean-Baptiste  est  venu  ,  retiré 
du  monde  ,  menant  une  vie  rigoureuse,  et  on  a  dit: 
<(  C'est  un  démoniaque  (0  «  :  le  Fils  de  l'homme  est 
venu ,  mangeant  et  conversant  avec  les  hommes ,  et 
on  a  dit  encore  :  «  C'est  un  démoniaque  (2)  ».  En- 
treprenez de  contenter  ces  esprits  mal  faits.  Voulez- 
vous  voir,  Messieurs ,  un  désir  opiniâtre  de  le  con- 
tredire ?  Quand  il  ne  se  dit  pas  le  Fils  de  Dieu,  ils 
le  pressent  violemment  pour  le  dire  :  Situ  es  Chris- 
tus j,  die  nobis  palain  (5)  :  «  Si  vous  êtes  le  Christ, 
»  dites-le-nous  clairement  »  ;  et  après  qu'il  le  leur 
a  dit,  ils  prennent  des  pierres  pour  le  lapider  (4). 
Malice  obstinée,  qui,  étant  convaincue,  ne  veut  pas 
se  rendre  :  11  est  vrai ,  nous  ne  pouvons  le  nier ,  il 
chasse  les  malins  esprits;  mais  «  c'est  au  nom  deBéel- 
»  zébub  qui  en  est  le  prince  (5)  ».  Une  humeur  fâ- 
cheuse et  contrariante,  qui  cherche  à  reprendre  dans 
les  moindres  choses  :  Quel  homme  est  celui-ci?  «  ses 
3)  disciples  ne  lavent  pas  leurs  mains  devant  le  re- 
3)  pas  (6)  »  j  qui  tourne  les  plus  grandes  en  un  mau- 
vais sens  :  «  c'est  un  méchant  qui  ne  garde  pas  le 
»  sabbat  (7)  »  ;  il  a  délivré  un  démoniaque,  il  a  guéri 
un  paralytique,  il  a  éclairé  un  aveugle  le  jour  du 
repos. 

Mais  ce  que  je  vous  prie  le  plus  de  considérer, 
dans  les  jugemens  des  hommes ,  c'est  ce  changement 
soudain  et  précipité  qui  les  fait  passer  en  si  peu  de 
temps  aux  extrémités  opposées.  Ils  courent  au-devant 
du  Sauveur,  pour  le  saluer  par  des  cris  de  réjouis- 
sance; ils  courent  après  lui  pour  le  charger  d'im- 

(I)  Mal  th.  XI.  18.  —  (')  Joan.  viii.  48.  — •  (3)  Ihiâ.  x.  24.  —  (4)  Uid. 
3i,  —  (5)  £itc.  XI.  i5.  —  {^)  Matth.  XV.  2.  -^  (7)  Joan.  ix.  16. 


SUR  l'honneur  du  mondk.  3o() 

prccations.  «  Vive  le  Fils  de  David  (0  »  :   «  Qu'il 
M  meure ,  qu'il  meure  ,  qu'on  le  crucifie  (2)  )>.  «  Béni 
M  soit  le  Roi  d'Israël  (^)  »  :  «  Nous  n'avons  point  de 
))  roi  que  César  (4)  ».   Donnez  des  palmes  et  des 
rameaux  verds ,  qu'on  cherche  des  fleurs  de  tous 
côte's  pour  les  semer  sur  son  passage  :  donnez  des 
e'pines  pour  percer  sa  tête ,  et  un  bois  infâme  pour 
l'y  attacher.  Tout  cela  se  fait  en  moins  de  huit  jours; 
et  pour  comble  d'indignité ,  pour  une  marque  éter- 
nelle du  jugement  dépravé  des  hommes  ,  la  compa- 
raison la  plus  injuste,  la  préférence  la  plus  aveugle: 
<c  Lequel  des  deux  voulez-vous,    Jésus  ou  Barab- 
»  bas  (^)  » ,  le  Sauveur  ou  un  voleur,  l'auteur  de  la 
vie  ou  un  meurtrier  ?  et  la  préférence  la  plus  injuste: 
JYoîi  hune  j,  sedBarabbain:  «  Nous  ne  voulons  point 
»  de  celui-ci ,  mais  donnez-nous  Barabbas  »  :  «  Qu'on. 
))  l'ôte ,  qu'on  le  crucifie  »  ;  nous  voulons  qu'on  dé- 
livre le  meurtrier,  et  qu'on  mette  à  mort  l'auteur  de 
la  vie. 

Après  cela ,  mes  Frères  ,  entendrons-nous  encore 
des  chrétiens  nous  battre  incessamment  les  oreilles 
par  cette  belle  raison  :  Que  dira  le  monde,  que  de- 
viendra ma  réputation  ?  on  me  méprisera ,  si  je  ne 
me  venge;  je  veux  soutenir  mon  honneur,  il  m'est 
plus  cher  que  mes  biens ,  il  m'est  plus  cher  même 
que  ma  vie.  Tous  ces  beaux  raisonnemens,  par  les- 
quels vous  croyez  pallier  vos  crimes,  ne  sont  que  de 
vaines  subtilités,  et  rien  ne  nous  est  plus  aisé  que  de 
les  détruire  ;  mais  je  ne  daignerois  seulement  les 
écouter.  Venez  ,  venez  les  dire  au  Fils  de  Dieu  cru- 

CO  Matth.  XXI.  9  —  (')  Joan.  xix.  1 5.  —  (3)  Ibid.  xii.  l3.  —  (4)  Ibid. 
XIX.  i5.  —  C^)  Matth.  XXVII.  ii.  Joan.  xviii.  4o. 


3io  SUR  l'honneur  du  monde. 

çiîié  ;  venez  vanter  votre  honneur  du  monde  à  la  face 
de  ce  Dieu  rassasie ,  soûle'  d'opprobres,  osez  lui  sou- 
tenir qu'il  a  tort  d'avoir  pris  si  peu  de  soin  de  plaire 
aux  hommes,  ou  qu'il  a  été  bien  malheureux  de  n'a- 
voir pu  mériter  leur  approbation.  C'est  ce  que  nous 
avons  à  dire  aux  idolâtres  de  l'honneur  du  monde: 
et  si  l'image  de  Jésus-Christ  attaché  à  un  bois  infâme 
ne  persuade  pas  leur  orgueil;  taisons-nous,  taisons- 
nous  ,  et  n  espérons  jamais  de  pouvoir  persuader  par 
nos  discours  ceux  qui  auront  méprisé  un  si  grand 
exemple.  Que  si  nous  croyons  en  Jésus-Christ,  «sor- 
5)  tons,  sortons  avec  lui,  portant  sur  nous-mêmes 
»  son  opprobre  «  :  Exeamus  igitur  cum  illo  extra 
castra  îniproperium  ejus  portantes  (0.  Si  le  monde 
nous  le  refuse ,  donnons-nous-le  à  nous-mêmes  ;  re- 
prochons-nous à  nous-mêmes  nos  déréglemens  et  la 
honte  de  notre  vie  ,^  et  participons  comme  nous  pou- 
vons à  la  honte  de  Jésus-Christ,  pour  participer  à  sa 
ofloire.  Amen. 

(0  Heb.  XIII.  i3. 


DISCOURS    A    M.    LE    PRINCE.  3ll 

DISCOURS 

A   M.    LE    PRINCE  (*), 


Le  jour  que  M.  le  Prince  me  vint  entendre ,  je  par- 
lois  du  mépris  de  l'honneur  du  monde  ;  et  sur  cela , 
après  avoir  fait  ma  division,  je  lui  dis  qu'à  la  vérité 
je  ne  serois  pas  sans  appréhension  de  condamner  de- 
vant lui  la  gloire  du  monde  dont  je  le  voyois  si  envi- 
ronné, n'étoit  que  je  savois  qu'autant  qu'il  avoit  de 
grandes  qualités  pour  la  mériter,  autant  avoit-il  de 
lumières  pour  en  connoître  le  foible  :  qu'il  fût  grand 
prince,  grand  génie,  grand  capitaine,  digne  de  tous 
ces  titres ,  et  grand  par-dessus  tous  ces  titres  ;  je  le 
reconnoissois  avec  les  autres  *,  mais  que  toutes  ces 
grandeurs  qui  avoient  tant  d'éclat  devant  les  hommes, 
dévoient  être  anéanties  devant  Dieu  :  que  je  ne  pou- 
vois  cependant  m'empêcher  de  lui  dire  que  je  voyois 
toute  la  France  réjouie  de  recevoir  tout  ensemble 
la  paix  et  son  altesse  sérénissime  ;  parce  qu'elle  avoit 
dans  l'une  une  tranquillité  assurée ,  et  dans  l'autre 
un  rempart  invincible  ;  et  que  nonobstant  la  surprise 

{*)  Nous  avons  trouvé  sur  vme  feuille  séparée ,  écrite  de  la  main 
de  Bossuet,  ce  récit  qu'il  a  fait  lui-même,  après  son  sermon,  de 
ce  qu'il  avoit  dit  à  M.  le  Prince,  (le  grand  Condé  )  qui  éloit  yenn 
l'entendre  sans  qu  il  l'attendit.  Edit.  de  Défoiis^ 


3  1 2  DIS  c  o  u  n  s 

de  sa  présence  imprévue ,  les  paroles  ne  me  man- 

queroi'jnt  pas  sur  un  sujet  si  auguste ,  n'e'toit  que  mé 

souvenant  au  nom  de  qui  je  parlois,  j'aimois  mieux 

abattre  aux  pieds  de  Jésils-Christ  les  grandeurs  du 

Blonde,  que  de  les  admirer  plus  long-temps  en  sa 

personne. 

En  finissant  mon  discours  ,  le  sujet  m'ayant  con- 
duit à  faire  une  forte  réflexion  sur  les  cliangemens 
précipités  de  l'honneur  et  de  la  gloire  du  monde; 
je  lui  dis  qu'encore    que   ces  grandes  révolutions 
menaçassent  les  fortunes  les  plus  éminentes,  j'osois 
espérer  néanmoins  qu  elles  ne  regardoient  ni  la  per- 
sonne ni  la  maison  de  son  altesse  :  que  Dieu  regardoit 
d'un  œil  trop  propice  le  sang  de  nos  rois  et  la  pos- 
térité de  saint  Lpuis  ;   que  nous  verrions  le  jeune 
prince  son  fils  croître  aVec  la  bénédiction  de  Dieu 
et  desh  ommes  ;  qu'il  seroit  l'amour  de  son  roi  et  les 
délices  du  peuple,  pourvu  que  la  piété  crût  avec  lui, 
et  qu'il  se  souvînt  qu'il  étoit  sorti  de  saint  Louis  , 
non  pour  se  glorifier  de  sa  naissance  ,  mais  pour 
imiter  l'exemple  de  sa  sainte  vie.  Votre  altesse ,  dis-je 
alors  à  M.  le  Prince ,  île  manquera  pas  de  l'y  exciter 
et  par  ses  paroles  et  par  ses  exemples  ;  et  il  faut  qu'il 
apprenne  d'elle,  que  les  deux  appuis  des  grands 
princes  sont  la  piété  et  la  justice.  Je  conclus  enfin 
que  se  tenant  fortement  lui-même  à  ces  deux  appuis, 
je  prévoyois  qu'il  seroit  désormais  le  bras  droit  de 
notre  monarque,  et  que  toute  l'Europe  le  regarde- 
roit  comme  l'ornement  de  son  siècle  :  mais  néanmoins 
que  méditant  en  moi-même  la  fragilité  des  choses 
humaines,  qu'il  étoit  si  digne  de  sa  grande  ame 


A    M.    LE    Pli  I  JVC  E.  3l3 

d'avoir  toujours  présente  à  l'esprit ,  je  souhaitois  à 
son  altesse  une  gloire  plus  solide  que  celle  que  les 
hommes  admirent ,  une  grandeur  plus  assure'e  que 
celle  qui  de'pend  de  la  fortune ,  une  immortalité 
mieux  établie  que  celle  que  nous  promet  l'histoire, 
etjenfîn  une  espérance  mieux  appuyée  que  celle  dont 
le  monde  nous  flatte,  qui  est  celle  de  la  félicité 
éternelle. 


3l4  SUR    LA    3VÉCESSITÉ 


11.^  SERMON 

POUR 

LE  DIMANCHE  DES  RAMEAUX. 

SUR  hk  NÉCESSITÉ  DES  SOUFFRANCES. 

Ecole  du  Calvaire  :  Mystère  des  trois  croix.  Obligation  que  nous 
avons  de  prendre  Jésus  -  Christ  pour  modèle.  Quel  est  Fesprit  de 
Jésus  :  son  ardeur  pour  les  souffrances  :  loi  qu'il  nous  en  fait  par 
son  exemple.  Utilité  des  souffrances  montrée  dans  le  voleur  qui  se 
convertit  à  la  croix.  Nécessité  des  souffrances  pour  éprouver,  puri- 
fier et  perfectionner  la  vertu.  Comment  la  croix  peut  être  tournée 
par  notre  malice  en  un  instrument  de  vengeance.  Réflexions  qui 
doivent  soutenir  les  enfans  de  Dieu  au  milieu  des  afflictions. 


Per  patientiam  curramus  ad  propositum  nobis  certain  en, 
aspicientes  in  autorem  fidei  noslras  et  consummatorem 
Jesum. 

Courons  par  la  patience  au  combat  qui  nous  est  propose ^ 
jetant  les  yeux  sur  Jésus ,  l'auteur  et  le  consommateur 
de  notre  foi.  Hebr.  xii.  12. 

V  oici  les  jours  salutaires  où  Ton  érigera  le  Calvaire 
dans  tous  nos  temples ,  où  nous  verrons  couler  les 
ruisseaux  de  sang  de  toutes  les  plaies  du  Fils  de  Dieu, 
où  l'Eglise  représentera  si  vivement,  par  ses  chants, 
par  ses  paroles  et  par  ses  mystères,  celui  de  sa  pas- 


DESSOUFFllANCES.  3l5 

sion  douloureuse,  qu'il  n'y  aura  aucun  de  ses  enfans 
à  qui  nous  ne  puissions  dire  ce  que  Fapôtre  disoit 
aux  Galates(0  :  que  Je'sus-Clirist  a  été  crucifié  de- 
vant ses  yeux.  Elle  commence  aujourd'hui  à  lire  dans 
l'action  de  son  sacrifice  l'histoire  de  la  passion  de  son 
Rédempteur:  commençons  aussi  dès  ce  premier  jour 
à  nous  en  remplir  tellement  l'esprit,  que  nous  n'en 
perdions  jamais  la  pensée  pendant  ces  solennités 
pleines  d'une  douleur  qui  console,  et  d'une  tristesse 
si  douce ,  que  pour  peu  qu'on  s'y  abandonne  ,  elle 
guérit  toutes  les  autres. 

Parmi  ces  spectacles  de  mort  et  de  croix  qui  s'of- 
frent à  notre  vue,  le  chrétien  sera  bien  dur,  s'il  ne 
suspend ,  du  moins  durant  quelques  jours ,  ce  tendre 
amour  des  plaisirs,  pour  se  rendre  capable  d'en- 
tendre combien  les  peines  de  Jésus-Christ  lui  rendent 
nécessaire  l'amour  des  soulFiances.  C'est  pourquoi 
j'ai  différé  jusqu  à  ces  samts  joms  à  vous  proposer 
dans  cette  chaire  cette  maxime  fondamentale  de  la 
piété  chrétienne.  îl  m'a  semblé,  chrétiens,  que  pour 
vous  entretenir  avec  efficace  d'une  doctrine  si  dure, 
si  contraire  aux  sens,  si  considérable  à  la  foi ,  et  si 
peu  goûtée  dans  le  siècle  où  Fou  n'étudie  rien  avec 
plus  de  soin  que  Fat  t  de  vivre  avec  volupté,  ilfalloit 
attendre  le  temps  dans  lequel  Jésus-Christ  lui-même 
nous  prêche  à  la  croix  ;  et  j'ai  cru  que  je  parlerois 
foiblement,  si  ma  voix  n'éloit  soutenue  par  celle  de 
Jésus  mourant,  ou  plutôt  par  le  cri  de  son  sang, 
<f  qui  parle  mieux ,  dit  saint  Paul  ('2),  et  plus  forte- 
»  ment  que  celui  d'Abel  «. 

Servons-nous  donc,  chrétiens,  de  cette  occasion 


3l6  SUR    LA    NÉCESSITÉ 

favorable ,  et  tâchons  d'imprimer  dans  les  cœurs  la 
loi  de  la  patience  ,  qui  est  le  fondement  du  christia- 
nisme. Mais  ne  soyons  pas  assez  téméraires  pour  en- 
treprendre un  si  grand  ouvrage,  sans  avoir  imploré 
le  secours  du  ciel  par  l'intercession  de  Marie  :  Ave, 
Maria. 

Dans  les  paroles  que  j'ai  rapportées  pour  servir 
de  sujet  à  ce  discours,  vous  aurez  remarqué,  Mes- 
sieurs, que  saint  Paul  nous  propose  un  combat  au- 
quel nous  devons  courir  par  la  patience;  et  en  mêmet 
temps  il  nous  avertit  de  jeter  les  yeux  sur  Jésus , 
l'auteur  et  le  consommateur  de  notre  foi;  c'est-à-dire 
qui  l'inspire  et  qui  la  couronne  ,  qui  la  commence 
et  qui  la  consomme,  qui  en  pose  le  fondement  et 
qui  lui  donne  sa  perfection.  Ge  combat,  dont  parle 
l'apôtre,  est  celui  que  nous  devons  soutenir  contre 
les  afflictions  que  Dieu  nous  envoie  :  et  pour  ap- 
prendre l'ordre  d'un  combat  où  se  décide  la  cause 
de  notre  salut,  l'apôtre  nous  exhorte,  de  la  part  de 
Dieu,  à  regarder  Jésus-Christ,  mais  Jésus-Christ  at- 
taché en  croix  :  car  c'est  là  qu'il  veut  arrêter  nos 
yeux ,  et  il  s'en  explique  lui-même  par  ces  paroles  : 
«Jetez,  dit-il  (0,  les  yeux  sur  Jésus,  qui,  s'étant 
»  proposé  la  joie ,  a  soutenu  la  mort  de  la  croix  , 
5)  après  avoir  méprisé  la  confusion  »  :   Qui  propo- 
sito  sibi  gaudio  sustinuit  cnicem,  coiifusione  con- 
templa. 

De  là  nous  devons  conclure,  que  pour  apprendre 
l'ordre,  la  conduite  ,  les  lois  en  un  mot,  de  ce  com- 
bat de  la  patience ,  l'école  c'est  le  Calvaire,  le  maître 

CO  Ileh.  XII.  2.  ^ 


DES    SOUFFRANCES.  Sl^ 

c'est  Jesus-Clirist  cruciQe  :  c'est  là  que  nous  renvoie 
le  divin  apôtre.  Suivons  son  conseil;  allons  au  Cal- 
vaire; conside'rons  attentivement  ce  qui  s'y  passe. 

Le  grand  objet,  chre'tiens,  qui  s'y  pre'sente  d'abord 
à  la  vue  ,  c'est  le  supplice  de  trois  hommes.  Voici  un 
mystère  admirable  :  «Nous  voyons,  dit  saint  Au- 
»  gustin  (0  ,  trois  hommes  attaclie's  à  la  croix;  un 
»  qui  donne  le  salut,  un  qui  le  reçoit,  un  qui  le 
»  perd  »  :  Très  erant  in  cruce  ^  unus  sal^ator^  alius 
sahfa?idus  j  alius  damnandus.  Au  milieu  l'auteur  de 
la  grâce  :  d'un  côté  un  qui  en  profite  ,  de  l'autre 
côte'  un  qui  la  rejette.  Au  milieu  le  modèle  et  l'ori- 
ginal :  d'un  côté  un  imitateur  fidèle,  et  de  l'autre 
un  rebelle  et  un  adversaire  sacrilège.  D'un  côté  un 
qui  endure  avec  soumission ,  de  l'autre  un  qui  se 
révolte  jusque  sous  la  verge  Un  juste ,  un  pécheur 
pénitent ,  et  un  pécheur  endurci  :  un  juste  souffre 
volontairement ,  et  il  mérite  par  ses  souffrances  le 
salut  de  tous  les  coupables  :  un  pécheur  souffre  avec 
soumission  et  se  convertit ,  et  il  reçoit  sur  la  croix 
l'assurance  du  paradis  :  un  pécheur  souffre  comme 
un  rebelle ,  et  il  commence  son  enfer  dès  cette  vie. 
Discernement  terrible  et  diversité  surprenante!  Tous 
deux  sont  en  la  croix  avec  Jésus -Christ,  tous  deux 
compagnons  de  son  supplice  ;  mais ,  hélas  !  il  n'y  en 
a  qu'un  qui  soit  compagnon  de  sa  gloire.  Voilà  le 
spectacle  qui  nous  doit  instruire.  Jetons  ici  les  yeux 
sur  Jésus,  l'auteur  et  le  consommateur  de  notre  foi, 
nous  le  verrons  ,  chrétiens  ,  dans  trois  fonctions  re- 
marquables. Il  souffre  lui-même  avec  patience ,  il 
couronne  celui  qui  souffre  selon  son  Esprit,  il  con- 

(»)  In  Ps.  xxxiv,  Serin,  ii,  «.  i  ,  toin.  iv,  col.  238. 


3l8  SUR    LA    NÉCESSITÉ 

damne  celui  qui  souffre  dans  l'esprit  contraire.  H 
établit  la  loi  de  souffrir,  il  en  couronne  le  droit 
usage  ,  il  en  condamne  l'abus.  C'est  ce  qu'il  nous 
faut  méditer  ;  parce  que  si  nous  savons  entendre  ces 
choses,  nous  n'avons  plus  rien  à  désirer  touchant  les 
souffrances. 

En  effet ,  nous  pouvons  réduire  à  trois  chefs  ce 
que  nous  devons  savoir  dans  cette  matière  impor- 
tante :  quelle  est  la  loi  de  souffrir,  de  quelle  sorte 
Jésus-Christ  embrasse  ceux  qui  s'unissent  à  lui  parmi 
les  souffrances  ,  quelle  vengeance  il  exerce  sur  ceux 
qui  ne  s'abaissent  pas  sous  sa  main  puissante ,  quand 
il  les  frappe  et  qu'il  les  corrige  ;  et  le  Fils  de  Dieu 
crucifié  nous  instruit  pleinement  touchant  ces  trois 
points.  Il  nous  apprend  le  premier  en  sa  divine  per- 
sonne, le  second  dans  la  fin  heureuse  du  larron  si 
saintement  converti ,  le  troisième  dans  la  mort  fu* 
neste  de  son  compagnon  infidèle.  Je  veux  dire  que 
comme  il  est  notre  original ,  il  nous  enseigne  ,  eu 
souffrant  lui-même,  qu'il  y  a  nécessité  de  souffrir  : 
il  fait  voir,  dans  le  bon  larron  ,  de  quelle  bonté 
paternelle  il  use  envers  ceux  qui  souffrent  comme 
ses  enfans  :  enfin  il  nous  montre ,  dans  le  mauvais  , 
quels  jugemens  redoutables  il  exerce  sur  ceux  qui 
souffrent  comme  des  rebelles.  Apprenons  aujour- 
d'hui. Messieurs,  apprenons  de  ces  trois  patiens  , 
dont  la  cause  est  si  différente,  trois  vérités  capitales^ 
Contemplons,  dans  le  patient  qui  souffre  étant  juste^ 
la  nécessité  de  souffrir  imposée  à  tous  les  coupables; 
apprenons  du  patient  qui  se  convertit  ,  futilité  des 
souffrances  portées  avec  soumission  ;  voyons  dans  le 
patient  endurci  la  marque  certaine  de  réprobation 


DES    SOUFFRANCES.  3l9 

dans  ceux  qui  souffrent  en  opiniâtres  :  et  comme 
ces  trois  ve'rités  enferment,  si  je  ne  me  trompe,  toute 
la  doctrine  clire'tienne,  touchant  les  soulFrances , 
j'en  ferai  aussi  le  partage  et  tout  le  sujet  de  ce  dis- 
cours. 

PREMIER  POINT. 

Cétoit  la  volonté  du  Père  céleste  que  les  lois  des 
chrétiens  fussent  écrites  premièrement  en  Jésus- 
Christ.  Nous  devons  être  formés  selon  l'Evangile  5 
mais  l'Evangile  a  été  formé  sur  lui-même.  «  lia  fait, 
))  dit  l'Ecriture  (0,  avant  que  de  parler  «  :  il  a  pra- 
tiqué premièrement  ce  qu'il  a  prescrit  ;  si  bien  que 
sa  parole  est  bien  notre  loi ,  mais  la  loi  primitive , 
c'est  sa  sainte  vie.  Il  est  notre  maître  et  notre  docteur, 
mais  il  est  premièrement  notre  modèle. 

Pour  entendre  solidement  cette  vérité  fondamen- 
tale ,  il  faut  remarquer,  avant  toutes  choses ,  que 
le  grand  mystère  du  christianisme,  c'est  qu'un  Dieu 
a  voulu  ressembler  aux  hommes,  afin  d'imposer  aux 
hommes  la  loi  de  lui  ressembler.  Il  a  voulu  nous 
imiter  dans  la  vérité  de  notre  nature ,  afin  que  nous 
l'imitassions  dans  la  sainteté  de  ses  mœurs  :  il  a  pris 
notre  chair,  afin  que  nous  prenions  son  esprit  :  enfin 
nous  avons  été  son  modèle  dans  le  mystère  de  l'in- 
carnation ,  afin  qu'il  soit  le  nôtre  dans  toute  la  suite  de 
sa  vie.  «  Soyons,  dit  saint  Grégoire  de  Nazianze  (2), 
w  semblables  à  Jésus-Christ ,  parce  qu'il  a  voulu  être 
5>  semblable  à  nous  :  devenons  des  dieux  pour  l'amour 
»  de  lui ,  parce  qu'il  a  voulu  devenir  homme  pour 
»  l'amour  de  nous  »  :  Simus  ut  Cliristus ,  quoniam 

CO  Act.  I.  I.  —  (2)  Oiat.  XLi.  n.  8,  tom.i,p.  674- 


320  SUR    LA    NÉCESSITÉ 

Christus  quoque  sicut  nos  :  efficiamur  dii  propter  ip~ 
siim  ,  quoniam  ipse  quoque  propter  nos  homo.  Voilà 
un  grand  jour  qui  se  découvre  pour  établir  la  vérité 
que  je  prêche ,  qui  est  la  nécessité  des  souffrances  : 
mais  il  nous  importe  ,  Messieurs ,  qu'elle  soit  établie 
sur  des  fondeuiens  inébranlables  ;  et  jamais  ils  ne 
seront  tels ,  si  nous  ne  les  cherchons  dans  les  Ecri- 
tures. 

Que  dans  le  mystère  de  Tincarnation  le  Fils  de 
Dieu  nous  ait  regardés  comme  son  modèle  ,  je  Tai 
appris  de  saint  Paul  dans  la  divine  épître  aux  Hé- 
breux. «  Il  a  dû,  dit  cet  apôtre  des  Gentils  (0  ,  se 
»  rendre  en  tout  semblable  à  ses  frères  «  :  Debuit 
per  omnia  fratrihus  similari ;  et  encore  en  termes 
plus  clairs  :  «  Parce  que  les  hommes,  dit -il  (2}  , 
5)  étoient  composés  de  chair  et  de  sang,  lui  aussi 
»  semblablement ,  similiter,  a  voulu  participer  à  l'un 
et  à  l'autre  »  :  Çhiia  ergo  pueri  communie averunt 
carni  et  sanguinij  et  ipse  similiter  participavit  eis- 
dem. 

Vous  voyez  donc  manifestement  que  le  Fils  de 
Dieu,  en  venant  au  monde,  a  voulu  nous  regarder 
comme  son  modèle  dans  sa  bienheureuse  incarna- 
tion. Mais  pourquoi  cela,  chrétiens ,  si  ce  n'est  pour 
être  à  son  tour  notre  original  et  notre  exemplaire  ? 
Car  comme  il  est  naturel  aux  hommes  de  recevoir 
quelque  impression  de  ce  qu'ils  voient,  ayant  trouvé 
parmi  nous  un  Dieu  qui  a  voulu  nous  être  sem- 
blable, nous  devons  désormais  être  convaincus  que 
nous  n'avons  plus  à  choisir  un  autre  modèle.  «  Il 
»  n'a  pas  pris  les  anges,  mais  il  a  pris  la  postérité 

{^)Heb.u.  17.  —  W//;iJ.  14. 

»  d'Abraham 


D  E  s    s  O  U  F  F  11  A  TV  r,  E  s.  32  1 

»  d'Abraham  (0  »,  pour  plusieurs  raisons,  je  le 
sais;  mais  celle-ci  n'est  pas  la  moins  importante.  «  Il 
»  n'a  pas  pris  les  anges  » ,  parce  qu'il  n'a  pas  voulu 
donner  un  modèle  aux  anges  :  «  il  a  pris  la  poste- 
))  rite  d'Abraham  »  ,  parce  qu'il  a  voulu  servir 
d'exemplaire  à  la  race  de  ce  patriarche  ;  «  non  à  sa 
))  race  selon  la  chair,  mais  à  la  race  spirituelle  qui 
»  devoit  suivre  les  vestiges  de  sa  foi  » ,  comme  dit  le 
même  apôtre  en  un  autre  lieu  (2)  ;  c'est-à-dire  si 
nous  l'entendons,  aux  enfans  de  la  nouvelle  alliance. 

Par  conséquent,  chrétiens,  nous  avons  en  Jésus- 
Christ  une  loi  vivante,  et  une  règle  animée.  Celui- 
là  ne  veut  pas  être  chrétien,  qui  ne  veut  pas  vivre 
comme  Jésus-Christ.  C'est  pourquoi  toute  l'Ecriture 
nous  prêche  que  sa  vie  et  ses  actions  sont  notre 
exemple  :  jusque-là  qu'il  ne  nous  est  permis  d'imi- 
ter les  saints  qu'autant  qu'ils  ont  imité  Jésus-Christ  ; 
et  jamais  saint  Paul  n'auroit  osé  dire  avec  cette  li- 
berté apostolique  :  «  Soyez  mes  imitateurs  » ,  s'il 
n'avoit  en  même  temps  ajouté,  «  comme  je  le  suis 
»  de  Jésus-Christ  »  :  Imitatores  meî  estote ,  sicut  et 
ego  Christi  (5).  Et  aux  Thessaloniciens  :  «  Vous  êtes 
»  devenus  nos  imitateurs  »  :  Imitatores  nostrî  facti 
estis,  V  et  aussi,  ajoute-t-il,  de  notre  Seigneur  », 
et  Domini  (4),  afin  de  nous  faire  entendre  que  quel- 
que grand  exemplaire  que  se  propose  la  vie  chré- 
tienne, elle  n'est  pas  encore  digne  de  ce  nom,  jus- 
qu'à ce  qu'elle  se  forme  sur  Jésus-Christ  même. 

Et  ne  vous  persuadez  pas  que  je  vous  propose  en 
ce  lieu  une  entreprise  impossible  ;  car  dans  un  ori- 

^^)  Heb.  II.  16.  —(2)  Rom.  iv.  12.  — (3)/.  Cor.  iv.  16.  xi.  1.— 
(4)  /.  Thess.  I.  6. 

BOSSUET.   XIII.  2  1 


322  SUR    LA    NÉCESSITÉ 

ginal  de  peinture,  on  considère  deux  choses,  la  per- 
fection et  les  traits.  La  copie,  pour  être  fidèle,  doit 
imiter  tous  les  traits  ;  mais  il  ne  faut  pas  espérer 
qu'elle  en  égale  la  perfection.  Ainsi  je  ne  vous  dis 
pas  que  vous  puissiez  atteindre  jamais  à  la  perfec- 
tion de  Jésus;  il  y  a  un  degré  suprême,  qui  est  tou- 
jours réservé  à  la  dignité  d'exemplaire  :  mais  je  dis 
que  vous  le  devez  copier  dans  les  mêmes  traits,  que 
vous  devez  pratiquer  les  mêmes  choses  ;  et  en  voici 
la  raison  dans  la  conséquence  des  mêmes  principes  : 
c'est  que  nous  devons  suivre,  autant  qu'il  se  peut, 
en  ressemblant  au  Sauveur,  la  règle  qu'il  a  suivie  en 
nous  ressemblant.  Il  s'est  rendu  en  tout  semblable  à 
ses  frères  ;  ses  frères  doivent  en  tout  lui  être  sem- 
blables. «  A  l'exception  du  péché,  il  a  pris,  dit 
3)  l'apôtre  (0,  toutes  nos  foiblesses  «  ;  nous  devons 
prendre  par  conséquent  toutes  ses  vertus  :  il  s'est 
revêtu  en  vérité  de  l'intégrité  de  notre  chair;  et 
nous  devons  nous  revêtir  en  vérité,  autant  qu'il  est 
permis  à  des  hommes,  de  la  plénitude  de  son  es- 
prit; «  parce  que,  comme  dit  l'apôtre  (^),  celui 
»  qui  n'a  pas  l'esprit  de  Jésus -Christ,  il  n'est  pas 
»  des  siens  «  :  Si  guis  autem  spiritum  Christi  non 
liabel ,  hic  non  est  ejus. 

Il  reste  maintenant  que  nous  méditions  quel  est 
cet  esprit  de  Jésus  :  mais  si  peu  que  nous  consultions 
l'Ecriture  sainte,  nous  remarquerons  aisément  que 
l'esprit  du  sauveur  Jésus  est  un  esprit  vigoureux, 
qui  se  nourrit  de  douleurs,  et  qui  fait  ses  délices 
des  afflictions.  C'est  pourquoi  il  est  appelé  par  le 
saint  prophète  :  «  Homme  de  douleurs,  et  qui  sait 

CO  Hebr.  IV.  i5.  —  (.2)  Rom.  viii.  9. 


DES    SOUFFRANCES.  323 

»  ce  que  c'est  que  l'infirmité  »  :  Viriim  doloj^wn^  et 
scientem  ùifirmitatem  {^) ,  Ne  diriez -vous  pas,  chré- 
tiens, que  cette  sagesse  éternelle  s'est  réduite,  en 
venant  au  monde,  à  ne  savoir  plus  que  les  afflic- 
tions. Il  parle,  si  je  ne  me  trompe,  de  cette  science 
que  l'Ecole  appelle  expérimentale;  et  il  veut  dire, 
si  nous  l'entendons,  que  parmi  tant  d'objets  divers, 
qui  s'offrent  de  toutes  parts  à  nos  sens,  Jésus-Christ 
n'a  rien  goûté  de  ce  qui  est  doux;  il  n'a  voulu  sa- 
voir par  expérience  que  ce  qui  étoit  amer  et  fâcheux, 
les  douleurs  et  les  peines  :  Viriim  dolorum  et  scien- 
tem injîrmitatein  ;  et  c'est  pour  cette  raison  qu'il 
n'y  a  aucune  partie  de  lui-même  qui  n'ait  éprouvé 
la  rigueur  de  quelque  supplice  exquis,  parce  qu'il 
vouloit  profiter  dans  cette  terrible  science  qu'il  étoit 
venu  apprendre  en  ce  monde ,  je  veux  dire  ,  la 
science  des  infirmités  :  Virum  dolorum  et  scientem 
injinnitatem. 

Et  certainement,  âmes  saintes,  il  est  tellement 
véritable  qu'il  n'est  né  que  pour  endurer,  et  que 
c'est  là  tout  son  emploi,  tout  son  exercice,  qu'aus- 
sitôt qu'il  voit  arriver  la  lin  de  ses  maux ,  il  ne  veut 
plus  après  cela  prolonger  sa  vie.  Je  n'avance  pas  ceci 
sans  raison ,  et  il  est  aisé  de  nous  en  convaincre  par 
une  circonstance  considérable ,  que  saint  Jean  a  re- 
marquée dans  sa  mort,  comme  témoin  oculaire.  Cet 
Homme  de  soutirances  étant  à  la  croix  tout  épuisé, 
tout  mourant,  considère  qu'il  a  enduré  tout  ce  qui 
étoit  prédit  par  les  prophéties ,  à  la  réserve  du  breu- 
vage amer  qui  lui  étoit  promis  dans  sa  soif  :  il  le 
demande  avec  un  grand  cri,  ne  voulant  pas  laisser 

(0  Is.  LUI.  3. 


3^4  SURLANÉCESSITÉ 

perdre  une  seule  goutte  du  calice  de  sa  passion. 
«  Jésus  voyant  que  tout  étoit  accompli  ;  afin  qu'une 
))  parole  de  l'Ecriture  fût  encore  accomplie  ,  il  dit  : 
))  J'ai  soif  )>  :  Sciens  Jésus  quia  consummata  sunt, 
ut  consummaretur Scriptura  dixit  :  Sitio  (0.  Et  après 
cette  aigreur  et  cette  amertume,  dont  ce  juif  impi- 
toyable arrosa  sa  langue,  après  ce  dernier  outrage 
dont  la  haine  insatiable  de  ses  ennemis  voulut  en- 
core le  persécuter  dans  son  agonie  ;  voyant  dans  les 
décrets  éternels  qu'il  n'y  a  plus  rien  à  souffrir  :  C'en 
est  fait,  dit-il,  «  Tout  est  consommé  »  ,  Consumma- 
tum  est  (2)  :  je  n'ai  plus  rien  à  faire  en  ce  monde. 
Allez,  homme  de  douleurs,  et  qui  êtes  venu  ap- 
prendre nos  infirmités,  il  n'y  a  plus  de  souffrances 
dont  vous  ayez  désormais  à  faire  l'épreuve  ;  votre 
science  est  consommée,  vous  avez  rempli  jusqu'au 
comble  toute  la  mesure,  vous  avez  fourni  toute  la 
carrière  des  peines;  mourez  maintenant  quand  il 
vous  plaira,  il  est  temps  de  terminer  votre  vie.  Elt 
en  effet  aussitôt,  «  baissant  la  tête,  il  rendit  sou 
))  ame  »  :  Et  inclinalo  capite  tradidit  spiriium  (3)  ; 
mesurant  la  durée  de  sa  vie  mortelle  à  celle  de  ses 
souffrances. 

Vous  êtes  attendris  ,  Messieurs  ;  mais  ajoutons 
encore  comme  un  dernier  trait ,  pour  vous  faire 
connoître  toute  l'étendue  de  l'ardeur  qu'il  a  de 
souffrir,  c'est  qu'il  a  voulu  endurer  beaucoup  plus 
que  ne  demandoit  la  rédemption  de  notre  nature; 
et  en  voici  la  raison.  S'il  s'étoit  réduit  à  souffrir  ce 
que  la  nécessité  d'expier  nos  crimes  exigeoit  de  sa 
patience,   il  ne  nous  auroit  pas  donné  l'idée  toute 

(0  Joayi.  XIX.  28.  —  (2)  Ihid.  3o.  —  ^3)  lUd, 


D  E  s    s  O  U  F  F  R  A.  N  C  E  s .  3  *>.  J 

entière  de  restime  qu'il  fait  des  alliictions;  et  nous 
aurions  pu  soupçonner  qu'il  les  auroit  regardées 
plutôt  comme  un  mal  ne'cessaire  que  comme  un 
bien  désirable.  C'est  pourquoi  il  ne  lui  suffit  pas  de 
mourir  pour  nous,  et  de  payer  à  son  Père,  par  ce 
sacrifice,  ce  qu'exigeoit  sa  juste  vengeance  de  la  vic- 
time publique  de  tous  les  pécheurs  ;  non  content 
d'acquitter  ses  dettes,  il  songe  aussi  à  ses  délices  qui 
sont  les  souffrances;  et  comme  dit  admirablement 
ce  célèbre  prêtre  de  Carthage ,  «  il  veut  se  rassasier, 
))  avant  que  de  mourir,  par  le  plaisir  d'endurer  m  : 
Saginari  voluptate  patientiœ  discessurus  volebat  (0. 
Nediriez-vous  pas,  cliréliens,  que  selon  le  sentiment 
de  ce  grand  homme,  toute  la  vie  du  Sauveur  étoit 
un  festin,  dont  tous  les  mets  étoient  des  tourmens  ; 
festin  étrange  selon  le  siècle,  mais  que  Jésus  a  trouvé 
digne  de  son  goût.  Sa  mort  suffisoit  pour  notre  sa- 
lut ;  mais  sa  mort  ne  suffisoit  pas  à  cette  avidité  de 
douleurs,  à  cet  appétit  de  souffrances  :  il  a  fallu  y 
joindre  les  fouets,  et  cette  sanglante  couronne  qui 
perce  sa  tête ,  et  ce  cruel  appareil  de  supplices 
presque  inconnus,  peines  nouvelles  et  inouïes;  afin, 
dit  TertuUien,  qu'il  mourût  rassasié  pleinement  de 
la  volupté  de  souffrir  :  Saginari  voluptate  patientiœ 
discessurus  volebat. 

Et  bien,  Messieurs,  la  loi  des  souffrances  vous 
semble-t-elle  écrite  sur  notre  modèle  en  des  carac- 
tères assez  visibles?  Jetez,  jetez  les  yeux  sur  Jésus, 
fauteur  et  le  consommateur  de  notre  foi,  durant 
ces  jours  salutaires  consacrés  à  la  mémoire  de  sa  pas- 
sion ;  regardez -le  parmi  ses  souffrances.  Chrétiens, 

(i)  Tert.  de  Pat.  n.  3. 


326  SUR    LA    JVÉCESSITÉ 

c'est  de  ses  blessures  que  vous  êtes  nés  :  il  vous  a 
enfante's  à  la  vie  nouvelle  parmi  ses  douleurs  im- 
menses ;  et  la  grâce  qui  vous  sanctifie  ,  et  l'esprit 
qui  vous  régénère,  est  coulé  sur  vous  avec  son  sang 
de  ses  veines  cruellement  déchirées.  Enfans  de  sang, 
enfans  de  douleur,  quoi,  vous  pensez  vous  sauver 
parmi  les  délices  !  On  se  fait  un  certain  art  de  déli- 
catesse; on  en  affecte  même  plus  qu'on  n'en  ressent. 
C'est  un  air  de  qualité  de  se  distinguer  du  vulgaire, 
par  un  soin  scrupuleux  d'éviter  la  moindre  incom- 
modité :  cela  marque  qu'on  est  nourri  dans  un  es- 
prit de  grandeur.  O  corruption  des  mœurs  chré- 
tiennes !  quoi,  est-ce  que  vous  prétendez  au  salut, 
sans  porter  imprimé  sur  vous  le  caractère  du  Sau- 
veur? N'entendez-vous  pas  l'apôtre  saint  Pierre,  qui 
vous  dit  qu'  «  il  a  tant  souffert  afin  que  vous  suiviez 
M  son  exemple,  et  que  vous  marchiez  sur  ses  pas  (0  »  ? 
n'entendez -vous  pas  saint  Paul  qui  vous  prêche, 
qu'  «  il  faut  être  configuré  à  sa  mort,  afin  de  par- 
»  ticiper  à  sa  résurrection  glorieuse  »  :  Conjigura- 
tus  morli  ejus  ;  si  quomodo  occurram  ad  resurrec-^ 
tionem  quœ  est  ex  mortuis  (2).  Mais  n'entendez-vous 
pas  Jésus-Christ  lui-même  qui  vous  dit  que,  pour 
marcher  sous  ses  étendards,  il  faut  se  résoudre  à 
porter  sa  croix  (^),  comme  lui-même  a  porté  la 
sienne  ?  et  en  voici  la  raison ,  qui  nous  doit  convaincre 
si  nous  sommes  entrés  comme  il  faut  en  société  avec 
Jésus-Christ.  Ne  voyez-vous  pas,  chrétiens,  que  l'ar- 
deur qu'il  a  de  souffrir  n'est  pas  satisfaite,  s'il  ne 
souffre  dans  tout  son  corps  et  dans  tons  ses  mem- 
bres? Or  c'est  nous  qui  sommes  son  corps  et  ses 

W  /.  Petr.  II.  21.  —  W  Philip,  m.  10  et  11.  —  {^)  Luc.  xiv.  27. 


DES    SOUFFRANCES.  3^^ 

membres  :  »  Nous  sommes  la  chair  de  sa  chair,  et 
»  les  os  de  ses  os  »  ,  comme  dit  l'apôtre  (0.  Et  c'est 
pourquoi  le  même  saint  Paul  ne  craint  point  de 
dire  ('^),  qu'il  manque  quelque  chose  de  considé- 
rable à  la  passion  de  Jésus -Christ,  s'il  ne  souffre 
dans  tous  les  membres  de  son  corps  mystique,  comme 
il  a  voulu  endurer  dans  toutes  les  parties  du  corps 
naturel. 

Entendons,  Messieurs,  un  si  grand  mystère  :  en- 
trons profonde'ment  dans  cette  pensée.  Jésus-Christ 
souffrant  nous  porte  en  lui-même  :  nous  sommes, 
si  je  l'ose  dire,  plus  son  corps,  que  son  propre  corps; 
plus  ses  membres ,  que  ses  propres  membres.  Qui- 
conque a  l'esprit  de  la  charité  et  de  la  communica- 
tion chrétienne  entend  bien  ce  que  je  veux  dire.  Ce 
qui  se  fait  en  son  divin  corps,  c'est  la  figure  réelle 
de  ce  qui  se  doit  accomplir  en  nous.  Ah  !  regardez  le 
corps  de  Jésus;  «  depuis  la  plante  des  pieds  jusqu'à 
))  la  tête,  il  n'y  a  rien  en  lui  de  sain,  ni  d'entier  (3)  »  ; 
tout  est  meurtri,  tout  est  déchiré,  tout  est  couvert 
de  marques  sanglantes.  Mais  avant  même  que  les 
bourreaux  aient  mis  sur  lui  leurs  mains  sacrilèges, 
voyez  dans  le  jardin  des  Olives  le  sang  qui  se  dé- 
borde par  tous  ses  pores,  et  coule  à  terre  à  grosses 
gouttes  :  toutes  les  parties  de  son  corps  sont  teintes 
de  cette  sueur  mystérieuse.  Et  cela  veut  dire,  Mes- 
sieurs, que  l'Eglise  qui  est  son  corps,  que  les  fidèles 
qui  sont  ses  membres,  doivent  de  toutes  parts  dé- 
goutter de  sang,  et  porter  imprimé  sur  eux  le  carac- 
tère de  sa  croix  et  de  ses  souffrances. 

Et  quoi  donc ,  pour  donner  du  sang  à  Jésus ,  fau- 

CO  Ephes,  y.  3o.  -.  W  Colos.  i.  24.  —  (3)  /^.  i.  6. 


328  SUR    LA    NÉCESSITÉ 

dra-t-il  ressusciter  les  Nérons ,  les  Domitiens ,  et  les 
autres  persécuteurs  du  nom  chrétien  ?  faudra-t-il 
renouveler  ces  édits  cruels  par  lesquels  les  chrétiens 
étoient  immolés  innocens  à  la  vengeance  publique  ? 
Non,  mes  Frères  ;  à  Dieu  ne  plaise ,  mes  Frères,  que 
le  monde  soit  si  ennemi  de  la  vérité,  que  de  la  per- 
sécuter par  tant  de  supplices.  Lorsque  nous  souf-  . 
frons  humblement  les  afflictions  que  Dieu  nous  en- 
voie ,  c'est  du  sang  que  nous  donnons  au  Sauveur  ; 
et  notre  résignation  tient  lieu  de  martyre.  Ainsi  sans 
ramener  les  roues  et  les  chevalets  sur  lesquels  on 
étendoit  nos  ancêtres ,  il  ne  faut  pas  craindre,  Mes- 
sieurs ,  que  la  matière  manque  jamais  à  la  patience  ; 
la  nature  a  assez  d'infirmités.   Lorsque  Dieu  nous 
exerce  par  des  maladies,  ou  par  quelque  affliction 
d'une  autre  nature,  notre  patience  tient  lieu  de 
martyre   :   s'il  met  la  main  sur  notre  famille,  en 
nous  ôtant  nos  parens,  nos  proches,  enfin  ce  qui 
nous  est  cher  par  quelque  autre  titre  de  piété  ;  si 
nous  lui  oftrons  avec  soumission  un  cœur  blessé  et 
ensanglanté  par  la  perte  qu'il  a  faite  de  ce  qu'il  ai- 
moit  justement,  c'est  du  sang  que  nous  donnons  au 
Sauveur.  Et  puisque  nous  voyons,  dans  les  saintes 
Lettres ,  que  l'amour  des  biens  corruptibles  est  ap- 
pelé tant  de  fois  la  chair  et  le  sang  ;  lorsque  nous 
retranchons  cet  amour,  qui  ne  peut  être  arraché  que 
de  vive  force ,  c'est  du  sang  que  nous  lui  donnons. 

Les  médecins  disent,  si  je  ne  me  trompe,  que  les 
larmes  et  les  sueurs  naissent  de  la  même  matière 
dont  le  sang  se  forme  ,  je  ne  recherche  pas  curieu- 
sement si  cette  opinion  est  véritable;  mais  je  sais  que 
devant  le  Seigneur  Jésus,  et  les  larmes  et  les  sueurs 


DES    SOUFFR  A  N  C  KS.  35() 

tiennent  lieu  de  sang.   J'entends  par  les  sueurs  , 
chre'tiens,  les  travaux  que  nous  subissons  pour  l'a- 
mour de  lui;  non  avec  une  nonchalance  molle  et 
paresseuse ,  mais  avec  un  courage  ferme  et  une  noble 
contention.  Travaillons  donc  pour  sa  gloire  :    s'il 
fiiut  faire  quelque  établissement  pour  le  bien  des 
pauvres,  s'il  se  pre'sente  quelque  occasion  d'avancer 
son  œuvre  ;  travaillons  avec  un  grand  zèle ,  et  tenons 
pour  chose  assure'e,   que  les  sueurs  que  répandra 
un  si  beau  travail ,  c'est  du  sang  que  nous  lui  don- 
nons. Mais,  sans  sortir  de  nous-mêmes,  quel  sang 
est  plus  agre'able  au  sauveur  Je'sus,  que  celui  de  la 
pe'nitence?  ce  sang  que  le  regret  de  nos  crimes  tire 
du  cœur  par  les  yeux;  je  veux  dire  le  sang  des  lar- 
mes amères,  qui  est  nommé  si  élégamment  par  saint 
Augustin  (0 ,  «  le  sang  de  nos  âmes  «  :  lorsque  nous 
le  versons  devant  Dieu  en  pleurant  sincèrement  nos 
ingratitudes,  n'est-ce  pas  du  sang  que  nous  lui  don- 
nons ?  Mais  pourquoi  vous  marquer  avec  tant  de 
soin  les  occasions  de  souffrir,  qui  viennent  assez 
d'elles-mêmes?  Non,  mes  Frères,  sans  ressusciter 
les  tyrans,  la  matière  ne  manquera  jamais  à  la  pa- 
tience :  la  nature  a  assez  d'infirmités,  les  affaires 
assez  d'embarras,  le  monde  assez   d'injustices,   la 
faveur  assez  d'inconstance  ;  il  y  a  assez  de  bizarre- 
ries dans  le  jugement  des  hommes,  et  assez  d'inéga- 
lité dans  leur  humeur  contrariante  :  si  bien  que  ce 
n'est  pas  seulement  l'Evangile ,  mais  encore  le  monde 
et  la  nature ,  qui  nous   imposent  la  loi  des  souf- 
frances :  il  n'y  a  plus  qu'à  nous  appliquer  à  en  ti- 
rer tout  le  fruit  qui  se  doit  attendre  d'un  chrétien; 

(*)  Scrm.  cccLi.  n.  "j ,  tom.  v,  col.  i356. 


33o  SUR    LA    KÉCESSITÉ 

et  cest  ce  qu'il  faut  vous  montrer  dans  la  seconde 
partie. 

SECOND   POINT. 

Lorsque  nous  verrons,  chrétiens,  Jésus- Christ 
sortir  du  tombeau,  couronné  d'honneur  et  de  gloire, 
la  lumière  d'immortalité  qui  rejaillira  de  ses  plaies 
et  de  là  se  répandra  sur  son  divin  corps,  nous  fera 
sensiblement  reconnoître  les  merveilleux  avantages 
que  produit  le  bon  usage  des  afflictions.  Toutefois 
Jésus  ne  veut  point  attendre  ce  jour,  pour  nous  ap- 
prendre cette  vérité  par  expérience  ;  et  sans  sortir 
de  sa  croix,  il  entreprend  de  nous  montrer,  par  un 
grand  exemple  ,  quelles  sont  les  consolations  de 
ceux  qui  souffrent  avec  patience.  Mais  comme  cet 
exemple  de  consolation  ne  peut  nous  être  donné  en 
sa  personne  sacrée,  qui  doit  être  au  contraire  jus- 
qu'à la  mort  l'exemple  d'un  entier  abandonnement; 
ce  que  l'ordre  de  ses  mystères  ne  lui  permet  pas  de 
nous  montrer  encore  en  lui-même,  il  nous  le  dé- 
couvre, Messieurs,  dans  ce  voleur  pénitent,  auquel 
il  inspire  parmi  les  souffrances  des  sentimens  d'une 
piété  toute  chrétienne,  quil  couronne  aussitôt  de 
sa  propre  l^ouche ,  par  la  promesse  d'une  récom- 
pense éternelle  :  Hodie  mecum  eris  (0  :  «  Vous  serez 
»  aujourd'hui  avec  moi  ». 

Je  ne  m'étendrai  pas ,  chrétiens ,  à  vous  prouver, 
par  un  long  discours ,  que  Dieu  aime  d'un  amour 
particulier  les  âmes  souffrantes.  Pour  ignorer  cette 
vérité,  il  faudroit  n'avoir  aucune  teinture  des  prin- 
cipes du  christianisme  :  mais  afin  qu'elle  vous  profite 

(0  Luc.  XXIII.  43. 


DES    SOUFFRANCES.  33l 

en  vos  consciences,  je  lâcherai  de  vous  faire  enten- 
dre par  les  Ecritures  divines  les  causes  de  cet  amour; 
et  la  première  qui  se  présente  à  ma  vue,  c'est  la 
contrition  d'un  cœur  pénitent. 

11  est  certain,  âmes  saintes,  qu'un  cœur  contrit 
et  humilié ,  dans  le  souvenir  de  ses  fautes ,  est  un 
grand  sacrifice  à  Dieu,  et  une  oblation  de  bonne 
odeur,  plus  douce  que  tous  les  parfums.  Mais  ce 
sacrifice  d'humiliation  ne  s'offre  jamais  mieux  que 
dans  les  souffrances  :  car  nous  voyons  par  expé- 
rience qu'une  ame  dure  et  impénitente,  qui  durant 
ses  prospérités  n'a  peut-être  jamais  pensé  à  ses  cri- 
mes, commence  ordinairement  à  se  réveiller,  à  les 
confesser  au  milieu  des  afflictions;  et  la  raison  en  est 
évidente  :  c'est  qu'il  y  a  dans  le  fond  de  nos  con- 
sciences un  certain  sentiment  secret  de  la  justice  di- 
vine, qui  nous  fait  connoître  manifestement,  dans 
une  lumière  intérieure  qui  nous  éclaire,  que  sous 
un  Dieu  si  bon  que  le  nôtre  l'innocence  n'a  rien  à 
craindre  ;  et  qu'il  lui  est  si  naturel  d'être  bienfai- 
sant à  ses  créatures,  qu'il  ne  feroit  jamais  de  mal  à 
personne ,  s'il  n'y  étoit  forcé  par  les  crimes  :  de  sorte 
que  le  pécheur  obstiné,  lequel  ébloui  des  faveurs  du 
monde,  ne  pense  plus  à  ses  crimes,  et  parce  qu'il 
n'y  pense  plus ,  s'imagine  aussi  que  Dieu  les  oublie  : 
Oblitus  est  Deus  (0;  en  même  temps  qu'il  se  sent 
frappé,  il  réveille  en  sa  conscience  ce  sentiment  en- 
dormi de  la  justice  divine  ;  et  touché  de  la  crainte 
de  ses  jugemens,  il  confesse  avec  amertume  les  dé- 
sordres de  sa  vie  passée. 

C'est  ce  que  fait  à  la  croix  notre  voleur  converti  : 
(0  Ps.  IX.  34. 


3^2  SUR    LA    NÉCESSITÉ 

il  entend  son  compagnon  qui  blasphème,  et  il  s'é- 
tonne avec  raison  que  la  vengeance  présente  ne  l'ait 
pas  encore  abaissé  sous  la  justice  divine.  «  Quoi , 
})  dit-il,  étant  condamné,  la  rigueur  du  tourment 
»  ne  t'a  pas  encore  appris  à  craindre  Dieu  »  !  Neque 
tu  times  Deum_,  quod  in  eadem  damnalione  es  (0  ! 
Voyez  comme  son  supplice  ramène  à  son  esprit  la 
crainte  de  Dieu  et  la  vue  de  ses  jugemens  :  c'est  ce 
qui  lui  fait  humblement  confesser  ses  crimes.  «  Pour 
)>  nous,  continue  ce  saint  patient,  si  nous  sommes 
»  punis  rigoureusement ,  nos  crimes  l'ont  bien  mé- 
5)  rite  »  :  Et  nos  quideni  di^na  factis  recipimus  C^). 
Voyez  comme  il  s'humilie,  comme  il  baise  la  main 
qui  le  frappe ,  comme  il  reconnoît  et  comme  il  adore 
la  justice  qui  le  châtie.  C'est  là  l'unique  moyen  de 
la  changer  en  miséricorde  :  car  notre  Dieu ,  chré- 
tiens, qui  ne  se  réjouit  pas  de  la  perdition  des  vi- 
vans,  mais  qui  repasse  sans  cesse  en  son  cœur  les 
moyens  de  les  convertir  et  de  les  réduire ,  ne  nous 
frappe  durant  cette  vie,  qu'afin  de  nous  abaisser 
sous  sa  main  puissante  par  l'humiliation  de  la  péni- 
tence ;  et  il  est  bien  aise  de  voir  que  le  respect  que 
nous  lui  rendons,  sous  les  premiers  coups,  l'em- 
pêche d'étendre  son  bras  à  la  dernière  vengeance. 
Eveillons-nous  donc,  mes  chers  Frères,  dès  les  pre- 
mières atteintes  de  la  justice  divine  :  prosternons- 
nous  devant  Dieu ,  et  crions  de  tout  notre  cœur  ; 
«  Si  nous  sommes  punis  rigoureusement,  nos  crimes 
»  l'ont  bien  mérité  »  :  Et  nos  quideni  digna  factis 
recipimus.  O  Dieu,  nous  le  méritons,  et  vous  nous 
frappez  justement  :  Justus  es  j,  Domine  (3).  Mais  pas- 

(0  Zwc.  xxiii.  4o.  —  ('•)  lOid.  !\i,  —  (.3)  Ps,  cxviii.  107. 


t)t:s  souFFr  A  ]>:cts.  333 


sons  encore  plus  loin  :  jetons  les  yeux  sur  Je'sus , 
l'auteur  et  le  consommateur  de  notre  foi  :  imitons 
notre  heureux  voleur,  qui  s'étant  considère'  comme 
criminel ,  tourne  ensuite  un  pieux  regard  sur  l'in- 
nocent qui  souflVe  avec  lui  :   «  Et  celui-ci ,  dit-il , 
M  qu'a-t-il  fait  »  ?  Hic  vero  niliil  niali  gessit  (0. 
Cette  pensée  adoucit  ses  maux  :  car  pendant  que  le 
juste  endure,  le  coupable  se  doit-il  plaindre?  C'est, 
mes  Frères,  de  ces  deux  objets  que  nous  devons 
nous  occuper  parmi  les  douleurs;  j'entends  Jésus- 
Christ,  et  nous-mêmes;  notre  crime  et  son  inno- 
cence. Il  a  souffert  comme  nous  souffrons  ;  mais  il 
s'est  soumis  à  souffrir  par  un  sentiment  de  miséri- 
corde ,  au  lieu  que  nous  y  sommes  obligés  par  une 
loi  indispensable  de  la  justice.  Pécheurs,  souffrons 
pour  l'amour  du  juste,  pour  l'amour  de  la  miséri- 
corde infinie  qui  nous  sauve ,  qui  expose  son  inno- 
cence à  tant  de  rigueurs  :  souffrons  les  corrections 
salutaires  de  la  justice  qui  nous  châtie,  qui  nous 
ménage,  et  qui  nous  épargne.  O  le  sacrifice  agréa- 
ble! ô  riîostie  de  bonne  senteur!  ces  sentimens  for- 
ceront le  ciel ,  et  les  portes  du  paradis  nous  seront 
ouvertes  :  Hodie  mecum  eris  in  paradiso. 

Mais,  mes  Frères,  les  afflictions  ne  nous  servent 
pas  seulement  pour  nous  faire  connoître  nos  crimes; 
elles  sont  un  feu  spirituel  où  la  vertu  chrétienne  est 
mise  à  fépreuve,  où  elle  est  rendue  digne  des  yeux 
de  Dieu  même  et  de  la  perfection  du  siècle  futur. 
Que  la  vertu  doive  être  éprouvée  comme  l'or  dans 
la  fournaise ,  c'est  une  vérité  connue ,  et  très-souvent 
répétée  dans  les  saintes  Lettres  ;  mais  afin  d'en  en- 

(0  £?/c.  Axni.  4'- 


334  SUR    LA    NÉCESSITÉ 

tendre  toute  l'e'tendue,  il  faut  ici  observer  que  le 
feu  opère  deux  choses  à  l'égard  de  l'or  :  il  l'éprouve, 
et  le  fait  connoître;  s'il  est  véritable,  il  le  purifie  et 
le  raffine  ;  et  c'est  ce  que  font  bien  mieux  les  afflic- 
tions à  l'égard  de  la  vertu  chrétienne.  Je  ne  crain- 
drai point  de  le  dire  :  jusqu'à  ce  que  la  vertu  se  soit 
éprouvée  dans  l'exercice  des  afflictions,  elle  n'est  ja- 
mais assurée  :  car  comme  on  ne  connoît  point  un 
soldat,  jusqu'à  ce  qu'il  ait  été  dans  le  combat; 
ainsi  la  vertu  chrétienne  n'étant  pas  pour  la  montre 
ni  pour  l'apparence,  mais  pour  l'usage  et  pour  le 
combat,  tant  qu'elle  n'a  pas  combattu,  elle  ne  se 
connoît  pas  elle-même.  C'est  pourquoi  l'apôtre  saint 
Paul  ne  lui  permet  pas  d'espérer,  jusqu'à  ce  qu'elle 
ait  passé  par  l'épreuve  :  «  La  patience  produit  l'é- 
»  preuve,  et  l'épreuve,  dit -il  (0,  produit  l'espé- 
»  rance  »  ;  et  voici  la  raison  solide  de  cette  sentence 
apostolique.  C'est  que  la  vertu  véritable  attend  tout 
de  Dieu;  mais  elle  ne  peut  rien  attendre  de  Dieu, 
jusqu'à  ce  qu'elle  soit  telle  qu'il  la  juge  digne  de 
lui  :  or  elle  ne  peut  jamais  reconnoître  si  elle  est 
digne  de  Dieu ,  si  ce  n'est  par  l'épreuve  que  Dieu 
nous  propose;  cette  épreuve  ce  sont  les  souffrances  : 
par  conséquent,  chrétiens,  jusqu'à  ce  qu'elle  soit 
éprouvée  par  l'affliction,  son  espérance  est  toujours 
douteuse  ;  et  son  fondement  le  plus  ferme ,  aussi 
bien  que  son  espérance  la  plus  assurée,  c'est  l'exer- 
cice des  afflictions. 

Que  peut  espérer  un  soldat  que  son  capitaine  ne 
daigne  éprouver  ?  Mais  au  contraire ,  quand  il 
l'exerce  dans  des  entreprises  laborieuses,  il  lui  donne 

CO  Bom.  V.  4« 


/ 


DES    SOUFFn  ANCES.  33:") 

sujet  de  prétendre.  O  pie'té  délicate,  qui  n'a  jamais 
goûte  les  aillictions,  piété  nourrie  à  Fombrc  et  dans 
îe  repos  !  je  t'entends  discourir  de  la  vie  future  ;  tu 
prétends  a  la  couronne  d'immortalité,  mais  tu  ne 
dois  pas  renverser  l'ordre  de  l'apôtre  :  «  La  patience 
3)  produit  l'épreuve,  et  l'épreuve  produit  l'espé- 
»  rance  ».  Si  donc  tu  espères  la  gloire  de  Dieu,  viens 
que  je  te  mette  à  l'épreuve  que  Dieu  a  proposée  à 
ses  serviteurs.  Voici  une  tempête  qui  s'élève  ,  voici 
une  perte  de  biens,  une  insulte,  une  contrariété, 
une  maladie  :  quoi,  tu  te  laisses  aller  au  murmure  , 
pauvre  piété  déconcertée!  tu  ne  peux  plus  te  soute- 
nir, piété  sans  force  et  sans  fondement  !  va ,  tu  n'as 
jamais  mérité  le  nom  d'une  piété  chrétienne,  tu  n'en 
étois  qu'un  vain  simulacre  ;  tu  n'étois  qu'un  faux  or, 
qui  brille  au  soleil,  mais  qui  ne  dure  pas  dans  le 
feu ,'  mais  qui  s'évanouit  dans  le  creuset  :  tu  n'es 
propre  qu'à  tromper  les  hommes  par  une  vaine  ap- 
parence ;  mais  tu  n'es  pas  digne  de  Dieu  ,  ni  de  la 
pureté  du  siècle  futur. 

La  véritable  vertu  chrétienne  non-seulement  se 
conserve ,  mais  encore  se  raffine  et  se  purifie  dans  le 
feu  des  afflictions  ;  et  si  nous  nous  savons  connoître 
nous-mêmes,  nous  comprendrons  aisémentcombien 
elle  a  besoin  d'y  être  épurée.  Nous  nous  plaignons 
ordinairement  pourquoi  on  nous  ôte  cet  ami  intime, 
pourquoi  ce  fils  ,  pourquoi  cet  époux  ,  qui  faisoit 
toute  la  douceur  de  notre  vie  :  quel  mal  faisions- 
nous  en  les  aimant,  puisque  cette  amitié  est  si  légi- 
time ?  Je  ne  veux  point  entendre  ces  plaintes  dans 
la  bouche  d'un  chrétien  ;  parce  qu'un  chrétien  ne 
peut  ignorer  combien  la  chair  et  le  sang  se  mêlent 


o  "> 


3 


35  SUR    LÀ    NÉCESSITÉ 


dans  les  aflfections  les  plus  légitimes,  combien  les 
intérêts  temporels,  combien  d'inclinations  différentes 
qui  naissent  en  nous  de  l'amour  du  monde  :  et  toutes 
ces  inclinations  corrompent  la  pureté  de  notre  or, 
je  veux  dire  la  perfection  de  notre  vertu,  par  un  in- 
digne mélange.  Si  tu  savois,  ô  cœur  humain  ,  com- 
bien le  monde  te  prend  aisément ,  avec  quelle  facilité 
tu  t'y  engages  ;  que  tu  louerois  la  main  charitable 
qui  vient  rompre  violemment  tes  liens ,  en  te  trou- 
blant dans  l'usage  des  biens  de  la  terre  !  Il  se  fait  en 
nous,  en  les  possédant ,  certains  nœuds  secrets,  cer- 
tains lacets  invisibles ,  qui  engagent  même  un  cœur 
vertueux  insensiblement  dans  quelque  amour  déré- 
glé des  choses  présentes  ;  et  cet  engagement  est  plus 
dangereux ,  en  ce  qu'il  est  ordinairement  plus  im- 
perceptible. Si  la  vertu  s'y  conserve,  elle  perd  quasi 
toute  sa  beauté  par  le  mélange  de  cet  alliage  :  il  est 
temps  de  la  mettre  au  feu ,  afin  qu'il  en  fasse  la  sé- 
paration ;  et  cela  de  quelle  manière  ?  «  C'est  qu'il 
»  faut,  dit  saint  Augustin ,  que  cet  homme  apprenne 
»  en  perdant  ces  biens ,  combien  il  péchoit  en  les 
»  aimant  ».  Qu'on  lui  dise  que  cette  maison  est  brû- 
lée ,  et  cette  somme  perdue  sans  ressource  par  une 
banqueroute  imprévue;  aussitôt  le  cœur  saignera, 
la  douleur  de  la  plaie  lui  fera  sentir  par  combien 
de  fibres  secrètes  ces  richesses  tenoient  au  fond  de 
son  ame ,  et  combien  il  s'écartoit  de  la  droite  voie 
par  cet  engagement  vicieux  :  Quantum  hœc  amando 
peccas^erint  j,  perdendo  senserunt  {^).  D'ailleurs  il 
connoîtra  mieux  par  expérience  la  fragilité  des  biens 
de  la  terre ,  dont  il  ne  se  vouloit  laisser  convaincre 

{})  S.  Aug.  de  Cwit.  Dei^  lih.  j,  c.  x ,  tom.  vu,  col.  1 1 . 

par 


DES    SOUFFRANCES.  33'^ 

par  aucuns  discours.  Dans  ce  débris  des  biens  péris- 
sables, il  s'attachera  plus  fortement  aux  biens  éter-^ 
nels,  qu'il  commençoit  peut-être  à  trop  oublier  : 
ainsi  ce  petit  mal  guérira  les  grands,  et  ce  feu  des 
afflictions  rendra  sa  vertu  plus  pure,  en  la  séparant 
du  mélange. 

Que  si  la  vertu  chrétienne  se  dégage  et  se  purifie 
parmi  les  souffrances  ;  par  conséquent ,  âmes  saintes , 
Dieu  qui  aime  sur  toutes  choses  la  simplicité ,  et  la 
l'éunion  parfaite  de  tous  nos  désirs  en  lui  seul,  n'aura 
rien  de  plus  agréable  que  la  vertu  ainsi  éprouvée. 
Mais  afin  de  le  connoître  par  expérience ,   jetez  les 
yeux  sur  Jésus,  l'auteur  et  le  consommateur  de  notre 
foi  ;  voyez  comme  il  traite  cet  heureux  voleur,  dont 
je  vous  ai  déjà  proposé  l'exemple.  Mais  plutôt  voyez  ^ 
avant  toutes  choses ,  à  quel  degré  de  perfection  sa 
vertu  se  trouve  élevée  par  le  bon  usage  qu'il  fait  de 
ce  moment  de  souffrances:  quoiqu'il  n'ait  commencé 
sa  conversion  qu'à  l'extrémité  de  sa  vie,  une  grâce 
extraordinaire  nous  fait  voir  en  lui  un  modèle  ac- 
compli de  patience  et  de  vertu  consommée.  Vous 
lui  avez  déjà  vu  confesser  et  adorer  la  justice  qui  le 
frappe ,  produire  enfin  tous  les  actes  d'une  pénitence 
parfaite  ;  écoutez  la  suite  de  son  histoire  :  ce  n'est 
plus  un  pénitent  qui  vous  va  parler  ;  c'est  un  saint 
d'une  piété  et  d'une  foi  consommée.   Non  content 
d'avoir  reconnu  l'innocence  de  Jésus-Christ  contre 
lequel  il  voit  tout  le  monde  élevé  avec  tant  de  rage , 
il  se  tourne  à  lui ,  chrétiens ,  et  il  lui  adresse  ses 
vœux:  «  Seigneur,  lui  dit-il,  souvenez-vous  de  moi, 
})  lorsque  vous  serez  dans  votre  royaume  «  :  Domine, 
BossuET.  xni.  a  a 


338  SUR    LA    NÉCESSITÉ 

mémento  met  cîim  veneris  in  regnum  tuum  (0.  Je 
triomphe  de  joie ,  mes  Frères  ;  mon  cœur  est  rempli 
de  ravissement ,  quand  je  vois  la  foi  de  cet  homme. 
Un  mourant  voit  Jésus  mourant ,  et  il  lui  demande 
la  vie  :  un  crucifié  voit  Jésus  crucifié ,  et  il  lui  parle 
de  son  royaume  :  ses  yeux  n'aperçoivent  que  des 
croix ,  et  sa  foi  ne  lui  représente  qu'un  trône  :  quelle 
foi ,  et  quelle  espérance  !  Lorsque  nous  mourons , 
chrétiens ,  nous  savons  que  Jésus-Christ  est  vivant  ; 
et  notre  foi  chancelante  a  peine  de  s'y  confier.  Celui- 
ci  voit  moui-ir  Jésus  avec  lui,  et  il  met  en  lui  son 
espérance  :  mais  encore  en  quel  temps ,  Messieurs  , 
et  dans  quelle  rencontre  de  choses  ?  Dans  le  temps 
que  tout  le  monde  condamne  Jésus,  et  que  même 
les  siens  l'abandonnent,  lui  seul  est  réservé ,  dit  saint 
Augustin ,  pour  le  glorifier  à  la  croix  ;  «  Sa  foi  a 
»  commencé  de  fleurir,  quand  la  foi  même  des  apô- 
»  très  a  été  flétrie  »  :  Tuncjides  ejus  de  ligno  Jloruit ^ 
quando  discipulorumniarcuit{'^)»  Les  disciples  ont 
délaissé  celui  qu'ils  savoient  être  l'auteur  de  la  vie, 
et  celui-ci  reconnoît  pour  maître  le  compagnon  de 
sa  mort  et  de  son  supplice  :  «  Digne  certainement , 
»  dit  saint  Augustin ,  de  tenir  un  grand  rang  parmi 
»  les  martyrs,  puisqu'il  reste  presque  seul  auprès  de 
»  Jésus  à  faire  l'office  de  ceux  qui  dévoient  être  les 
»  chefs  de  cette  armée  triomphante  ».  Vous  vous 
étonnez  ,  chrétiens ,  de  le  voir  tout  d'un  coup  élevé 
si  haut;  mais  c'est  que,  dans  l'usage  des  afflictions, 
la  foi  et  la  piété  font  de  grands  progrès ,  quand  elles 

CO  Luc.  xxiii.  42.  —  W  S.  Au§.  de  Anima  et  ejus  orig.  lié.  i,  n.  1 1, 
tom.  X,  col.  342. 


DES    SOUFFRANCES.  339 

se  savent  servir  de  cet  avantage  incroyable  de  souffrir 
avec  Jésus-Christ.  C'est  ce  qui  avance  en  un  moment 
notre  heureux  larron  à  une  perfection  si  éminente  j 
et  c'est  ce  qui  lui  attire  aussi  de  la  bouche  du  Fils 
de  Dieu  des  paroles  si  pleines  de  consolation  :  Amen, 
dico  tihi ,  hodio  inecum  eris  in  paradiso  (0  :  «  Je 
i>  vous  dis  en  ve'rite  que  vous  serez  aujourd'hui  avec 
))  moi  dans  le  paradis  ».  Aujourd'hui  ;  quelle  promp- 
titude !  avec  moi  ;  quelle  compagnie  !  dans  le  paradis  ; 
quel  repos  1  Que  je  fmirois  volontiers  sur  cette  ai* 
mable   promesse ,    et   sur   cet  exemple   admirable 
d'humilité' et  de  patience  en  ce  saint  voleur,  de  bonté 
et  de  miséricorde  dans  le  Fils  de  Dieu  !  Mais  il  y  a 
des  âmes  de  fer,  que  les  douceurs  de  la  piété  n'at- 
tendrissent pas  ;  et  il  faut,  pour  les  émouvoir,  leur 
proposer  le  terrible  exemple  de  la  vengeance  exercée 
sur  celui  qui  souffre  la  croix  avec  un  cœur  endurci 
et  impénitent  :  c'est  par  où  je  m'en  vais  conclure. 

TROISIÈME   POINT. 

Il  est  assuré ,  chrétiens ,  et  peut-être  vous  vous 
souviendrez  que  je  l'ai  déjà  prêché  dans  cette  chaire, 
que  la  prospérité  des  impies ,  et  cette  paix  qui  les 
enfle  et  qui  les  enivre  jusqu'à  leur  faire  oublier  la 
mort ,  est  un  commencement  de  vengeance ,  par  la- 
quelle Dieu  les  livrant  à  leurs  passions  brutales  et 
désordonnées ,  leur  laisse  «  amasser  un  trésor  de 
M  haine ,  comme  parle  le  saint  apôtre  (2),  en  ce  jour 
M  d'indignation  et  de  fureur  implacable  )>.  Mais  si 
nous  voyons ,  dans  les  saintes  Lettres ,  que  Dieu 
sait ,  quand  il  lui  plaît ,  punir  les  impies  par  une  fé- 

(')  Luc.  xxiii.  43.  —  W  Rom.  11.  5» 


34o  SUR    LA    NÉCESSITÉ 

licite  apparente  ;  cette  même  Ecriture ,  qui  ne  ment 
jamais,  nous  enseigne  qu'il  ne  les  punit  pas  toujours 
en  cette  manière  ^  et  qu'il  leur  fait  sentir  quelquefois 
la  pesanteur  de  son  bras  par  des  événemens  sanglans 
et  tragiques.  Cet  endurci  Pharaon  ,  cette  prostituée 
Jézabel,  ce  maudit  meurtrier  Achab;  et  sans  sortir 
de  notre  sujet,  ce  larron  impénitent  et  blasphéma- 
teur, rendent  témoignage  à  ce  que  je  dis,  et  nous 
font  bien  voir,  chrétiens ,  que  la  croix  qui  nous  est , 
si  nous  le  voulons ,  un  gage  assuré  de  miséricorde  , 
peut  être  tournée  par  notre  malice  en  un  instrument 
de  vengeance,  tant  il  est  vrai ,  dit  saint  Augustin  (0, 
«  qu'il  faut  considérer,  non  ce  que  Ton  souffre,  mais 
3)  dans  quel  esprit  on  le  souffre  »  ;  et  que  les  afflic- 
tions que  Dieu  nous  envoie ,  peuvent  aisément  chan- 
ger de  nature ,  selon  l'esprit  dont  on  les  reçoit. 

Les  hommes  endurcis  et  impénitens  qui  souffrent 
sans  se  convertir,  commencent  leur  enfer  dès  cette 
vie ,  et  ils  sont  une  vive  image  des  horreurs  de  la 
damnation.  Chrétiens,  si  vous  voulez  voir  quelque 
affreuse  représentation  de  ces  gouffres  où  gémissent 
les  esprits  dévoyés,  n'allez  pas  rechercher,  n'allez 
pas  rappeler  les  images ,  ni  des  fournaises  ardentes, 
îii  de  ces  monts  ensoufrés  qui  nourrissent  dans  leurs 
entrailles  des  feux  immortels,  qui  vomissent  des 
tourbillons  d'une  flamme  obscure  et  ténébreuse ,  et 
que  Tertullien  appelle  élégamment  pour  cette  rai- 
son,  «  les  cheminées  de  l'enfer  »  :  Ignis  infernifu" 
mariola  (2).  Voulez-vous  voir  aujourd'hui  une  vive 
peinture  de  l'enfer,  et  un  tableau  animé  d'une  ame 

(0  Z>e  Civit.  Deif  lih.  i,  cap>  viii,  tom.  vu,  col  8.  —  (>)  TerlulL 
(h  Peenit.n.  12. 


BES    SOUFFRAIVCES.  3fl 

condamnée?  voyez  un  homme  qui  soulTre ,  et  qui 
ne  songe  point  à  se  convertir. 

En  effet ,  le  caractère  propre  de  Tenfer,  ce  n'est 
pas  seulement  la  peine,  mais  la  peine  sans  la  péni- 
tence :  car  je  remarque  deux  sortes  de  feux  dans  les 
Ecritures  divines.  «  Il  y  a  un  feu  qui  purge,  et  un 
»  feu  qui  consume  et  qui  dévore  »  :  Uniuscujusquc 
opus  probabit  ignis  (0....  Cumigne  dei^orantei"^).  Ce 
dernier  est  appelé  dans  l'Evangile,  «  Un  feu  qui  ne 
»  s'éteint  pas  »  ;  Ignis  non  extinguitur  (5)  ;  pour  le 
distinguer  de  ce  feu  qui  s'allume  pour  nous  épurer, 
et  qui  ne  manque  jamais  de  s'éteindre  quand  il  a  fait 
cet  office.  La  peine  accompagnée  de  la  pénitence  , 
c'est  un  feu  qui  nous  purifie  ;  la  peine  sans  la  péni- 
tence, c'est  un  feu  qui  nous  dévore  et  qui  nous  con- 
sume ;  et  tel  est  proprement  le  feu  de  l'enfer.  C'est 
pourquoi  nous  concluons,  selon  ces  principes,  que 
les  flammes  du  purgatoire  purifient  les  âmes  ;  parce 
qu'où  la  peine  est  jointe  à  la  pénitence,  les  flammes 
sont  purgatives  ou  purifiantes  :  et  au  contraire  que 
le  feu  d'enfer  ne  fait  que  dévorer  les  âmes;  parce 
qu'au  lieu  de  la  componction  de  la  pénitence ,  il  ne 
produit  que  de  la  fureur  et  du  désespoir. 

Par  conséquent,  chrétiens,  concluons  qu'il  n'y  a 
rien  sur  la  terre  qui  doive  nous  donner  plus  d'hor- 
reur, que  des  hommes  frappés  de  la  main  de  Dieu, 
et  impénitens  tout  ensemble  :  non ,  il  n'y  a  rien  de 
plus  horrible,  puisqu'ils  portent  déjà  sur  eux  le  ca- 
ractère essentiel  de  la  damnation. 

Tels  sont  ceux  dont  David  parloit  comme  d'un 
prodige,  que  Dieu  avoit  dissipés,  et  qui  n'étoient 

(0  /.  Cor.  m.  i3.  —  (')  Is,  xxxiii.  14.  —  C^)  Marc.  ix.  47- 


34*^  SUR    LA    NÉCESSITÉ 

pas  touches  de  componction;  Dissipait  sunt ,  nec 
compuncti  (0  :  serviteurs  vraiment  rebelles  et  opi- 
niâtres, qui  se  révoltent  même  sous  la  verge;  frap- 
pés, et  non  corrigés;  abattus,  et  non  humiliés;  châ- 
tiés, et  non  convertis.  Tel  étoit  le  déloyal  Pharaon , 
qui  s'endurcissoit  tous  les  jours  sous  les  coups  inces- 
samment redoublés  de  la  vengeance  divine.  Tels 
sont  ceux  dont  il  est  écrit,  dans  l'Apocalypse  (2), 
que  Dieu  les  ayant  frappés  d'une  plaie  horrible,  de 
rage  ils  mordoient  leurs  langues ,  et  blasphémoient 
le  Dieu  du  ciel ,  et  ne  faisoient  point  pénitence.  Tels 
hommes  ne  sont-ils  pas  comme  des  damnés,  qui 
commencent  leur  enfer  à  la  vue  du  monde,  pour 
nous  eifrayer  par  leur  exemple,  et  que  la  croix  pré- 
cipite à  la  damnation  avec  ce  larron  endurci?  On 
leur  arrache  les  biens  de  cette  vie  ;  ils  se  privent  de 
ceux  de  la  vie  future ,  du  siècle  à  venir  :  si  bien 
qu'étant  frustrés  de  toutes  parts,  pleins  de  rage  et 
de  désespoir,  et  ne  sachant  à  qui  s'en  prendre,  ils 
élèvent  contre  Dieu  leur  langue  insolente  par  leurs 
murmures  et  par  leurs  blasphèmes;  «  et  il  semble, 
»  dit  Salvien,  que  leurs  crimes  se  multipliant  avec 
5>  leurs  supplices,  la  peine  même  de  leurs  péchés 
»  soit  la  mère  de  nouveaux  désordres  »  :  Utputares 
pœnain  ipsorum  criminwn^  quasi  matrem  esse  vitio- 
rum  (3). 

Apprenez  donc,  ô  pécheurs,  qu'il  ne  suffit  pas 
d'endurer  beaucoup,  et  qu'encore  que,  selon  la 
règle  ordinaire,  ceux  qui  souffrent  en  cette  vie, 
aient  raison  d'espérer  du  repos  en  l'autre  ;  par  la 

(0  Ps.  XXXIV.  19.  —  ('■)  Apoc.  XVI.  9.—  i})  De  g'uhevnat.  Dei , 
lib.  VI,  n.  i3,  pog.  i4o. 


DES    SOUFFRANCES.  34^ 

dureté  de  nos  cœurs,  cette  règle  n'est  pas  toujours 
véritable.  Plusieurs  sont  à  la  croix,  qui  sont  bien 
éloignés  du  crucifié  :  la  croix  dans  les  uns  est  une 
grâce;  la  croix  dans  les  autres  est  une  vengeance. 
De  deux  hommes  mis  en  croix  avec  Jésus-Christ, 
l'un  y  a  trouvé  la  miséricorde,  l'autre  les  rigueurs 
de  la  justice;  l'un  y  a  opéré  son  salut,  l'autre  y  a 
commencé  sa  damnation  :  la  croix  a  élevé  jusqu'au 
paradis  la  patience  de  l'un ,  et  a  précipité  jusqu'à 
l'enfer  l'impénitence  de  l'autre.  Tremblez  donc 
parmi  vos  souffrances  ;  [  craignez  ]  qu'au  lieu  d'é- 
prouver maintenant  un  feu  qui  vous  purge  dans  le 
temps ,  vous  n'allumiez  par  votre  faute  un  feu  qui 
vous  dévore  dans  l'éternité. 

Et  vous,  ô  enfans  de  Dieu,  quelque  fléau  qui 
tombe  sur  vous,  ne  croyez  jamais  que  Dieu  vous 
oublie  ;  et  ne  vous  persuadez  pas  que  vous  soyez 
confondus  avec  les  méchans,  quoique  vous  soyez 
mêlés  avec  eux,  désolés  par  les  mêmes  guerres,  em- 
portés par  les  mêmes  pestes,  affligés  des  mêmes  dis- 
grâces ,  battus  enfin  des  mêmes  tempêtes.  «  Le  Sei- . 
»  gneur  connoît  ceux  qui  sont  à  lui  (0  »,  et  il  sait 
bien  démêler  les  siens  de  cette  confusion  générale. 
Le  même  feu  fait  reluire  l'or,  et  fumer  la  paille  : 
«  Le  même  mouvement,  dit  saint  Â.ugustin  ('^),  fait 
»  exhaler  la  puanteur  de  la  boue ,  et  la  bonne  odeur 
»  des  parfums  »  ;  et  le  vin  n'est  pas  confondu  avec 
le  marc,  quoiqu'ils  portent  tous  deux  le  poids  du 
même  pressoir.  Ainsi  les  mêmes  afflictions  qui  déso- 
lent, consument  les  méchans,  purifient  les  justes; 

CO  //.  Tintoth.  u.  kj.  —  (2)  Dq  Civit.  Dei,  lib.  i,  cap.  vin,  tom.  vu, 
col,  8. 


344   ^  SUR    LA    NÉCESSITÉ 

et  quoi  que  Ton  vous  reproche ,  vous  ne  serez  jamais 
confondus ,  pourvu  que  vous  ayez  le  courage ,  la 
force  de  vous  discerner. 

Prenez  la  médecine  ;  la  main  de  Dieu  est  invisi- 
Llement  étendue  [  pour  vous  la  présenter  :  recevez- 
la  avec  joie.  ]  «  Mes  Frères,  dit  l'apôtre  saint  Jac- 
»  ques  (0,  considérez  comme  le  sujet  d'une  extrême 
»  joie  les  diverses  afflictions  qui  vous  arrivent  ;  sa- 
»  chant  que  l'épreuve  de  votre  foi  produit  la  pa- 
î>  tience  :  or  la  patience  doit  être  parfaite  dans  ses 
>)  œuvres  et  dans  ses  effets ,  afin  que  vous  soyez  par- 
»  faits  et  accomplis  en  toute  manière,  et  qu'il  ne 
y)  vous  manque  rien....  Heureux  celui  qui  souffre  pa- 
))  tiemmont  les  tentations  et  les  maux  de  cette  vie; 
»  parce  que ,  lorsque  sa  vertu  aura  été  éprouvée ,  il 
3)  recevra  la  couronne  de  vie  que  Dieu  a  promise  à 
»  ceux  qui  l'aiment  ».  Si  la  tentation  vous  presse, 
«  persévérez  jusques  à  la  fin  «  :  Persei^era  usque  in 
Jinem  ;  «  parce  que  la  tentation  ne  persévérera  pas 
»  toujours  »  :  Quia  tentatio  non  persévérât  usque  in 
Jinem  i?).  Mais  cet  homme  m'opprime  par  ses  vio- 
lences :  Et  adhuc  pusilluni  _,  et  non  erit  peccator  (5)  : 
«  Encore  un  peu  de  temps,  et  le  pécheur  ne  sera 
»  plus  »,  Le  médecin  flatte  son  malade ,   mais  ce 
délai  est  importun  :  «  l'infirmité  fait  paroître  long 
»  ce  qui  est  court  »  :  Infirmitas  facit  diu  videri 
quod  cito  est  (4).  Quand  un  malade  demande  à  boire, 
chacun  se  presse  pour  le  servir;  lui  seul  s'imagine 
que  le  temps  est  long.  Hodie,  «  Aujourd'hui  »,  dit 

(0  Jac.  I.  2,  3,  4j  i^'  —  "^'^  *$".  -AuQ.  in  Joan.  Tract,  xlv.  n.  i3, 
tom.  m ,  part.  ïi ,  col  6oo.  —  (3)  Ps.  xxxvi.  lo.  —  (4)  In  Ps.  xxxvi, 
serm.  i,  n.  lo,  tom.  iv,  col.  262. 


DES    SOUFFnANCES.  3/p 

le  Fils  de  Dieu  :  ne  crains  pas ,  ce  sera  bientôt.  Cette 
vie  passera  bien  vite  ;  elle  s'e'eoulera  comme  un  jour 
d'hiver,  où  le  matin  et  le  soir  se  touchent  de  près  : 
ce  n'est  qu'un  jour,  ce  n'est  qu'un  moment,  que 
l'ennui  et  Finfirmité  fait  paroître  long  ;  quand  il  sera 
écoulé,  vous  verrez  alors  combien  il  est  court.  O 
quand  vous  serez  dans  la  vie  future  ! 

Mais  je  gémis  dans  la  vie  présente,  et  je  suis  acca- 
blé de  maux.  Eh  bien  !  abandonnez-vous  à  l'impa- 
tience :  en  serez-vous  bien  plus  soulagé,  quand  vous 
aurez  ajouté  le  mal  du  chagrin,  et  peut-être  celui 
du  murmure  aux  autres  qui  vous  tourmentent  ?  Pro- 
fitez du  moins  de  votre  misère,  de  peur  que  vous  ne 
soyez  du  nombre  de  ceux  auxquels  saint  Augustin 
a  dit  ce  beau  mot  :  «  Vous  perdez  l'utilité  de  vos 
3)  souffrances  »  :  Perdidistis  uiilitatem  calamitatis , 
et  miserrinii  facti  estis  j  et  pcssimi permansistis  (0  : 
«  Vous  perdez  l'utilité  de  votre  misère ,  vous  êtes 
»  devenus  misérables,  et  vous  êtes  demeurés  mé- 
»  chans  ». 

0)  De  Civit,  Deif  lih.  i,  c.  xxxiii,  tom.  vu,  col.  3o. 


34^       SUR  LES  DEVOIRS  DES  ROIS. 

Iir  SERMON 

POUR 

LE  DIMANCHE  DES  RAMEAUX, 

PRÊCHÉ  DEVANT  LE  ROI. 

SUR  LES  DEVOIRS  DES  ROIS. 

Quelle  est  la  source  de  la  puissance  temporelle.  Sentimens  d'un 
roi  sage  qui  voit  les  peuples  soumis  à  son  empire.  Combien  les  sou- 
verains doivent  avoir  dans  Fesprit  la  majesté  de  Dieu  profondément 
gravée.  Services  que  l'Eglise  a  droit  d'attendre  des  princes  chrétiens. 
Quels  sont  leurs  devoirs ,  pour  faire  régner  Jésus-Christ  sur  leurs 
peuples.  Qualités  et  dispositions  qui  leur  sont  nécessaires  pour 
rendre  la  justice  et  connoître  la  vérité. 


Dicite  filiae  Sion  :  Ecce  Rex  tuus  venit  tibi  mansuetus, 
sedens  super  asinam. 

Dites  à  la  fille  de  Sion  :  Voici  ton  Roi  qui  fait  son  en- 
trée ^  plein  de  bonté'  et  de  douceur ,  assis  sur  une 
dnesse  :  paroles  du  prophète  Zacharie ,  rapportées  eu 
l'évangile  de  ce  jour.  Mattli.  xxi.  5. 

X^ARMi  toutes  les  grandeurs  du  monde,  il  n'y  a 
rien  de  si  éclatant  qu'un  jour  de  triomphe  ;  et  j'ai 
appris  de  Tertullien ,  que  ces  illustres  triomphateurs 
de  l'ancienne  Rome  marchoient  avec  tant  de  pompe, 


SUR  LES  DEVOIRS  DES  ROIS.        3-47 

que,  de  peur  qu'e'tant  éblouis  d'une  telle  magnifi- 
cence, ils  ne  s'élevassent  enQn  au-dessus  de  la  con- 
dition liumauie,  un  esclave  qui  les  suivoit  avoit 
charge  de  les  a  vertu'  qu'ils  étoient  hommes  :  Respice 
post  te  ,  lioniinem  te  mémento  (O. 

Le  triomphe  de  mon  Sauveur  est  bien  éloigné  de 
cette  gloire  ;  et  au  lieu  de  l'avertir  qu'il  est  homme, 
je  me  sens  bien  plutôt  pressé  de  le  faire  souvenir 
qu'il  est  Dieu.  Il  semble  en  effet  qu'il  l'a  oublié.  Le 
prophète  et  l'évangéliste  concourent  à  nous  montrer 
ce  Koi  d'Israël  «  monté,  disent-ils,  sur  une  ânesse  »  : 
Sedens  super  asinam.  Chrétiens,  qui  n'enrougiroit ? 
est-ce  là  une  entrée  royale  ?  est-ce  là  un  appareil 
de  triomphe  ?  est-ce  ainsi ,  ô  Fils  de  David,  que  vous 
montez  au  trône  de  vos  ancêtres  et  prenez  possession 
de  leur  couronne  ?  Toutefois  arrêtons,  mes  Frères, 
et  ne  précipitons  pas  notre  jugement.  Ce  Roi ,  que 
tout  le  peuple  honore  aujourd'hui  par  ses  cris  de 
réjouissance,  ne  vient  pas  pour  s'élever  au-dessus 
des  hommes  par  l'éclat  d  une  vaine  pompe  ;  mais 
plutôt  pour  fouler  aux  pieds  les  grandeurs  humaines  : 
et  les  sceptres  rejetés,  Ihonneur  méprisé ,  toute  la 
gloire  du  monde  anéantie ,  font  le  plus  grand  orne- 
ment de  son  triomphe.  Donc  pour  admirer  cette 
entrée,  apprenons  avant  toutes  choses  à  nous  dé- 
pouiller de  l'ambition  et  à  mépriser  les  grandeurs 
du  monde.  Ce  n'est  pas  une  entreprise  médiocre  de 
prêcher  cette  vérité  à  la  Cour,  et  nous  avons  besoin 
plus  que  jamais  d'implorer  le  secours  d'en-haut  par 
les  prières  de  la  sainte  Vierge.  A[^e  j  Maria. 

(0  Apol  n.  33.       . 


34B  SUR    LES    DEVOIRS    DES    ROIS. 

Jésus-Christ  est  roi  par  naissance-,  il  est  roi  par 
droit  de  conquête  ;  il  est  encore  roi  par  élection.  Il 
est  roi  par  naissance  ^  Fils  de  Dieu  dans  réternité  , 
Fils  de  David  dans  le  temps  :  il  est  roi  par  droit  de 
conquête  ;  et  outre  cet  empire  universel  que  lui 
donne  sa  toute-puissance ,  il  a  conquis  par  son  sang, 
et  rassemblé  par  sa  foi,  et  policé  par  son  Evangile 
un  peuple  particulier,  recueilli  de  tous  les  autres 
peuples  du  monde  :  enfin  il  est  roi  par  élection;  nous 
l'avons  choisi  par  le  saint  baptême,  et  nous  ratifions 
tous  les  jours  un  si  digne  choix  par  la  profession  pu- 
blique du  christianisme.  Un  si  grand  Roi  doit  régner  : 
sans  doute  qu'une  royauté  si  réelle  et  fondée  sur  tant 
de  titres  augustes  ,   ne  peut  pas  être  sans  quelque 
empire.  Il  règne  en  effet  par  sa  puissance  dans  toute 
l'étendue  de  l'univers  ;  mais  il  a  établi  les  rois  chré- 
tiens pour  être  les  principaux  instrumens  de  cette 
puissance  :  c'est  à  eux  qu^appartient  la  gloire  de  faire 
régner  Jésus-Christ;  ils  doivent  le  faire  régner  sur 
eux-mêmes  ;   ils  doivent  le  faire  régner  sur  leurs 
peuples. 

Dans  le  dessein  que  je  me  propose  de  traiter  au- 
jourd'hui ces  deux  vérités ,  je  me  garderai  plus  que 
jamais  de  rien  avancer  de  mon  propre  sens.  Que  se- 
roit-ce  qu'un  particulier  qui  se  mêleroit  d'enseigner 
les  rois  ?  Je  suis  bien  éloigné  de  cette  pensée  :  aussi 
on  n'entendra  de  ma  bouche  que  les  oracles  de  l'E- 
criture, les  sages  avertissemens  des  papes,  les  sen- 
tences des  saints  évêques ,  dont  les  rois  et  les  empe- 
reurs ont  révéré  la  sainteté  et  la  doctrine. 
Et  d'abord  pour  établir  mon  sujet ,  j'ouvre  l'His- 


SUR    LES    DEVOIRS    DES    ROIS.  349 

toiie  sainte  pour  y  lire  le  sacre  du  roi  Joas  (0 ,  fils 
du  roi  Joram.  Une  mère  de'natuiée,  et  bien  éloignée 
de  celle  dont  la  constance  infatigable  n'a  eu  de  soin 
ni  d'application  que  pour  rendre  à  un  fils  illustre 
son  autorité  aussi  entière  qu'elle  lui  avoit  été  dépo- 
sée ,  avoit  dépouillé  ce  jeune  prince ,  et  usurpé  sa 
couronne  durant  son  bas  âge.  Mais  le  pontife  et  les 
grands  ayant  fait  une  sainte  ligue  pour  le  rétablir 
dans  son  trône,  voici  mot  à  mot,  chrétiens,  ce  que 
dit  le  texte  sacré  :  Imposuerunt  ei  diadema  ,  et  tes- 
îimojiium  j  dederuntque  in  manu  ejus  tenendam  le- 
gem  :  «  Ils  produisirent  le  fils  du  roi  devant  tout  le 
»  peuple  ;  ils  mirent  sur  sa  tête  le  diadème  et  le  té- 
))  moignage  ;  ils  lui  donnèrent  la  loi  en  sa  main ,  et 
5)  ils  l'établirent  roi  ».  Joïada ,  souverain  pontife ,  fit 
la  cérémonie  de  l'onction  :  toute  l'assistance  fit  des 
vœux  pour  le  nouveau  prince,  et  on  fît  retentir  le 
temple  du  cri,  «  Vive  le  Roi  »  ;  Imprecatique  sunt 
ei  ^  et  dixerunt  :  Vivat  Rexk^). 

Quoique  tout  cet  appareil  soit  merveilleux,  j'ad- 
mire sur  toutes  choses  cette  belle  cérémonie  de  mettre 
la  loi  sur  la  tête  et  la  loi  dans  la  main  du  nouveau 
monarque  :  car  ce  témoignage  que  l'on  met  sur  lui 
avec  son  diadème ,  n'est  autre  chose  que  la  loi  de 
Dieu,  qui  est  un  témoignage  au  prince  pour  le  con- 
vaincre et  le  soumettre  dans  sa  conscience  ;  mais 
qui  doit  trouver  dans  ses  mains  une  force  qui  exé- 
cute ,  se  fasse  craindre ,  et  qui  fléchisse  les  peuples 
par  le  respect  de  l'autorité. 

Sire ,  je  supplie  votre  majesté  de  se  représenter 
aujourd'hui  que  Jésus-Christ,  Roi  des  rois,  et  Jésus- 

(0  //.  Par.  XXII.  10.  —  W  Ihid.  xxiii.  ii. 


35o  SUR    LES    DEVOIRS    DES    ROIS. 

Christ ,  souverain  pontife ,  pour  accomplir  ces  fi- 
gures, met  son  Evangile  sur  votre  tête  et  son  évan- 
gile en  vos  mains  ;  ornement  auguste  et  royal,  cligne 
d'un  roi  très-chrétien  et  du  fils  aîné  de  l'Eglise.  L'E- 
vangile sur  votre  tête  vous  donne  plus  d'éclat  que 
votre  couronne  :  l'Evangile  en  vos  mains  vous  donne 
plus  d'autorité  que  votre  sceptre.  Mais  l'Evangile  sur 
votre  tête  ,  c'est  pour  vous  inspirer  l'obéissance  : 
l'Evangile  en  vos  mains,  c'est  pour  l'imprimer  dans 
tous  vos  sujets.  Et  par-là  Votre  Majesté  voit  assez, 
premièrement  que  Jésus-Christ  veut  régner  sur  vous; 
c'est  ce  que  je  montrerai  dans  mon  premier  point  : 
et  que  par  vous  il  veut  régner  sur  vos  peuples  ;  mon 
second  point  le  fera  connoître,  et  c'est  tout  le  sujet 
de  ce  discours. 

PREMIER  POINT. 

«  Les  rois  régnent  par  moi  «  ,  dit  la  sagesse  éter- 
nelle :  Per  me  reges  régnant  {^);  et  de  là  nous  de- 
vons conclure  non -seulement  que  les  droits  de  la 
royauté  sont  établis  par  ses  lois ,  mais  que  le  choix 
des  personnes  est  un  effet  de  sa  providence.  Et  certes 
il  ne  faut  pas  croire  que  le  Monarque  du  monde ,  si 
persuadé  de  sa  puissance  et  si  jaloux  de  son  autorité, 
endure  dans  son  empire  qu'aucun  y  ait  le  com- 
mandement sans  sa  commission  particulière.  Par  lui, 
tous  les  rois  régnent  ;  et  ceux  que  la  naissance  éta- 
blit ,  parce  qu'il  est  le  maître  de  la  nature  ;  et  ceux 
qui  viennent  par  choix ,  parce  qu'il  préside  à  tous 
les  conseils  ;  «  et  il  n  y  a  sur  la  terre  aucune  puis- 


SUR    LES    DEVOIRS    DES    ïl  01  s.  35 1 

»  sance  qu'il  n'ait  ordonnée  »  :  Non  est potestas j,  nisi 
à  Dec  j  dit  l'oracle  de  FEcriture  (0. 

Quand  il  veut  faire  des  conquérans,  il  fait  marcher 
devant  eux  son  esprit  de  terreur,  pour  effrayer  les 
peuples  qu'il  leur  veut  soumettre  :  «  Il  les  prend 
»  par  la  main  »  ,  dit  le  prophète  Isaïe.  «  Voici  ce 
»  qu'a  dit  le  Seigneur  à  Cyrus  mon  oint  :  Je  tour- 
»  nerai  devant  ta  face  le  dos  des  rois  ennemis  :  je 
»  marcherai  devant  toi ,  et  j'humilierai  à  tes  pieds 
»  toutes  les  grandeurs  de  la  terre  :  je  romprai  les 
))  barres  de  fer,  je  briserai  les  portes  d'airain  m  : 
Hœc  dicit  Dominus  Christo  ineo  Oyro  j  cujus  appre- 
hendi  dexteram..,.  dorsa  regum  vertam  :  £go  ante 
te  ibo  j  et  gloriosos  ter r ce  humiliabo  :  portas  œreas 
conteranij  et  vectes  ferreos  confringam  (2). 

Quand  le  temps  fatal  est  venu  qu'il  a  marqué  dès 
l'éternité  à  la  durée  des  empires ,  ou  il  les  renverse 
par  la  force:  «  Je  frapperai,  dit-il,  tout  le  royaume 
»  d'Israël,  je  l'arracherai  jusqu'à  la  racine,  je  le  jet- 
»  terai  où  il  me  plaira ,  comme  un  roseau  que  les 
3)  vents  emportent  »  :  Percutict  Dominus  Deus  Is- 
raël,  sicut  moueri  solet  arundo  in  aqua  :  et  evellet 
Israël j....  et  ventilabit  eos  trans  flumen  (5)  :  «  Ou  il 
»  mêle  dans  les  conseils  un  esprit  de  vertige ,  qui 
»  fait  errer  l'Egypte  incertaine  comme  un  homme 
»  enivré  «  :  Miscuitin  inedio  ejus  spiritum  vertiginis  : 
et  errare  fecerunt  JEgyptum  ^,,.  sicut  errât  ebrius  et 
njomens  (4)  :  en  sorte  qu'elle  s'égare ,  tantôt  en  des 
conseils  extrêmes  qui  désespèrent,   tantôt  en  des 
conseils  lâches  qui  détruisent  toute  la  force  de  la 

CO  Rom.  xm.  i.  —  W  Is.  xlt.  1,2.—  (3)  ///.  Ji^g,  xiy.  i5.  — 
(4)  Is.  XIX.  14. 


I 


352  SUR    LES    DEVOIRS    DES    ROIS. 

majesté.  Et  même  lorsque  les  conseils  sont  modére's 
et  vigoureux ,  Dieu  les  re'duit  en  fumée  par  une  con- 
duite cachée  et  supérieure;  parce  qu'il  est  «profond 
»  en  pensées  (0  ,  terrible  en  ses  conseils  par-dessus 
)>  les  en  fans  des  hommes  (2)  »  ;  parce  que  «  ses  con- 
i)  seils  étant  éternels  »,  Consilium  Domini  in  œtef- 
num  manet  (p) ,  et  embrassant  dans  leur  ordre  toute 
l'universalité  des  causes ,  «  ils  dissipent  avec  une  fa- 
»  cilité  toute-puissante  les  conseils  toujours  incer- 
3)  tains  des  nations  et  des  princes  «  :  Dominus  dissi- 
pât consilia  gentium  j,  reprobat  autem  cogitationes 
populorum ,  et  reprobat  consilia principum  (4). 

C'est  pourquoi  un  roi  sage,  un  roi  capitaine,  vic- 
torieux,  intrépide,  expérimenté,  confesse  à  Dieu 
humblement  que  c'est  «  lui  qui  soumet  ses  peuples 
»  sous  sa  puissance  »  :  Qui  subdit  populum  meum  sub 
me  (5).  Il  regarde  cette  multitude  infinie  comme  un 
abîme  immense ,  d'oii  s'élèvent  quelquefois  des  flots 
qui  étonnent  les  pilotes  les  plus  hardis;  mais  comme  , 
il  sait  que  c'est  le  Seigneur  qui  domine  à  la  pusisance 
de  la  mer,  et  qui  adoucit  ses  vagues  irritées,  voyant 
son  état  si  calme ,  qu'il  n'y  a  pas  le  moindre  souffle 
qui  en  trouble  la  tranquillité  :  «  O  mon  Dieu,  [dit-il], 
»  vous  êtes  mon  protecteur;  c'est  vous  qui  faites 
5)  fléchir  sous  mes  lois  ce  peuple  innombrable  »  : 
Protector  meus  ^  et  in  ipso  spera^i  _,  qui  subdit  popu- 
lum meum  sub  me. 

Pour  établir  cette  puissance ,  qui  représente  la 
sienne.  Dieu  met  sur  le  front  des  souverains  et  sur 
leur  visage  une  marque  de  divinité.  C'est  pourquoi 

(0  Ps.  xci.  6.  —  (*)  Ps.  Lxv.  5.  —  (3)  ps.  XXXII.  1 1 .  —  C4;  Ibid,  lo. 
—  (.5)  Ps.  cxLiii.  3. 

le 


SUR    LES    ï)EVOIRS    t)ÈS    ROIS.  353 

le  patriarche  Joseph  ne  craint  point  de  jurer  par  la 
tête  et  par  le  salut  de  Pharaon  (0,  comme  par  une 
chose  sacrée  ;  et  il  ne  croit  pas  outrager  celui  qui  a 
dit  :  «  Vous  jurerez  seulement  au  nom  du  Sei- 
3)  gneur  (2)  «  ;  parce  qu'il  a  fait  dans  le  prince  une 
image  mortelle  de  son  immortelle  autorité.  «  Vous 
»  êtes  des  dieux,  dit  David  (3) ,  et  vous  êtes  tousen- 
5)  fans  du  Très-haut  ».  Mais ,  ô  dieux  de  chair  et  de 
sang  !  ô  dieux  de  terre  et  de  poussière  !  vous  mourrez 
comme  des  hommes.  N'importe,  vous  êtes  des  dieux, 
encore  que  vous  mouriez ,  et  votre  autorité  ne  meurt 
pas  :  cet  esprit  de  royauté  passe  tout  entier  à  vos 
successeurs,  et  imprime  partout  la  même  crainte , 
le  même  respect ,  la  même  vénération.  L'homme 
meurt,  il  est  vrai  ;  mais  le  roi,  disons -nous,  ne 
meurt  jamais  :  l'image  de  Dieu  est  immortelle. 

Il  est  donc  aisé  de  comprendre  que  de  tous  les 
hommes  vivans ,  aucuns  ne  doivent  avoir  dans  l'es- 
prit la  majesté  de  Dieu  plus  imprimée,  que  les  rois  : 
car  comment  pourroient-ils  oublier  celui  dont  ils 
portent  toujours  en  eux-mêmes  une  image  si  vive  , 
si  expresse ,  si  présente  ?  Le  prince  sent  en  son  cœur 
cette  vigueur,  cette  fermeté,  cette  noble  confiance 
de  commander  :  il  voit  qu'il  ne  fait  que  mouvoir  les 
lèvres,  et  aussitôt  que  tout  se  remue  d'une  extrémité 
du  royaume  à  l'autre.  Et  combien  donc  doit-il  pen- 
ser que  la  puissance  de  Dieu  est  active  ?  Il  pénètre 
les  intrigues ,  les  trames  les  plus  secrètes.  «  Les  oi- 
»  seaux  du  ciel  lui  rapportent  tout  (4)  ».  Il  a  même 
reçu  de  Dieu,  par  l'usage  des  affaires,  une  expérience, 

(0  Gènes,  xlii.  i5.  —  {?)  Deut.  x.  20.  —  (3)  Ps.  lxxxi.  6. -« 
—  (4)  Ecole.  X.  20. 

BOSSUET.    XIII.  23 


354        SUR  LES  DEVOIRS  DES  ROIS. 

une  certaine  pénétration  qui  fait  penser  qu'il  de- 
vine: Divinatio  in  lahiis  régis  (0.  Et  quand  il  a  pé- 
nétré les  trames  les  plus  secrètes^  avec  ses  mains 
longues  et  étendues  il  va  prendre  ses  ennemis  aux 
extrémités  du  monde,  et  les  déterre,  pour  ainsi 
dire,  du  fond  des  abîmes,  où  ils  cherclioient  un 
vain  asile.  Combien  donc  lui  est-il  facile  de  s'imagi- 
ner que  les  mains  et  les  regards  de  Dieu  sont  iné- 
vitables ?  Mais  quand  il  voit  les  peuples  soumis , 
«  obligés ,  dit  l'apôtre  (2) ,  à  lui  obéir  non-seulement 
»  pour  la  crainte,  mais  encore  pour  la  conscience  »  ; 
peut-il  jamais  oublier  ce  qui  est  dû  au  Dieu  vivant 
et  éternel ,  à  qui  tous  les  cœurs  parlent ,  pour  qui 
toutes  les  consciences  n'ont  plus  de  secret?  C'est  là, 
c'est  là  sans  doute  que  tout  ce  qu'inspire  le  devoir, 
tout  ce  qu'exécute  la  fidélité,  tout  ce  que  feint  la 
flatterie,  tout  ce  que  le  prince  exige  lui-même  de 
l'amour,  de  l'obéissance,  de  la  gratitude  de  ses  su- 
jets, lui  est  une  leçon  perpétuelle  de  ce  qu'il  doit  à 
son  Dieu,  à  son  souverain.  C'est  pourquoi  saint  Gré- 
goire de  Nazianze  prêchant  à  Constantinople  en  pré- 
sence des  empereurs,  les  invite  par  ces  beaux  mots 
à  réfléchir  sur  eux-mêmes ,  pour  contempler  la  gran- 
deur de  la  Majesté  divine  :  «  O  monarques,  respec-^ 
»  tez  votre  pourpre,  révérez  votre  propre  autorité 
»  qui  est  un  rayon  de  celle  de  Dieu  ;  connoissez  le 
))  grand  mystère  de  Dieu  en  vos  personnes  :  les 
»  choses  hautes  sont  à  lui  seul  ;  il  partage  avec  vous 
)i,  les.  inférieures  :  soyez  donc  les  sujets  de  Dieu , 
))  comme  vous  en  êtes  les  images  (3)  w. 

(0  Pro\'.  XVI.  10 W  Rom.xni.  5.—  (3)  Oiat.  xxvii.  tom.  i. 


SUR  LES  DEVOIRS  DES  ROIS.        355 

Tant  de  fortes  considérations  doivent  presser  vi- 
vement les  rois  de  mettre  l'Evangile  sur  leurs  têtes, 
d'avoir  toujours  les  yeux  attaehe's  à  cette  loi  supé- 
rieure, de  ne  se  permettre  rien  de  ce  que  Dieu  ne 
leur  permet  pas  ,  de  ne  souffrir  jamais  que  leui^ 
ptiissance  s'égare  hors  des  bornes  de  la  justice  cliré- 
tienne.  Certes  ils  donnerôient  au  Dieu  vivant  un 
trop  juste  suj'et  de  reproche,  si  parmi  tant  de  biens 
qu'il  leur  fait,  ils  eil  alloieM  encore  chercher  dans 
les  plaisirs  qu'il  leur  défend,  s'ils  employoient  con- 
tre lui  la  puissance  qu'il  leur  accorde,  s'ils  violoient 
eux-ménlès  les  lois  dont  ils  sont  établis  les  exécu- 
teors,  lés  protecteurs. 

C'est  ici  le  grand  péril  des  grands  de  la  terre , 
des  rois  chrétiens.  Comme  les  autres  hommes ,  ils 
ont  à  combattre  leurs  passions;  par-dessus  les  autres 
hommes ,  ils  out  à  combattre  leur  propre  pui  sance  : 
car  comme  il  est  a'bsolument  nécessaire  à  l'homme 
d'avoir  quelque  chose  qui  le  retienne  ,  les  puis- 
sances, sous  qui  tout  fléchit,  doivent  elles-mêmes  se 
servir  de  bornes  :  «  Elles  sont  d'autant  plus  obligées 
»  de  se  réduire  sous  cette  discipline  sévère  ,  qu  elles 
»  savent  que  le  sentiment  de  leur  pouvoir  leur  per- 
»  suade  plus  aisément  de  s'accorder  les  choses  qui 
»  ne  sont  pas  permises  »  :  Tanto  sub  majore  mentis 
disciplina  se  redigunt  j  quanto  sihiper  impalientiam, 
potestatis  suadere  illicita  quasi  licentiîis  sciant.  C'est 
là,  disoit  un  grand  pape  (0,  toute  la  science  de  la 
royauté  ;  et  voici  dans  une  sentence  de  saint  Gré- 
goire la  vérité  la  plus  nécessaire  que  puisse  jamais 
entendre  un  roi  chrétien.  «  Nul  ne  sait  user  dé  là 

(0  S.  Greg.  lib.  v.  Moral,  cap.  xi,  tom.  i,  col.  J^5. 


'èo6  SUR    LES    DEVOIRS    DES    ROIS. 

»  puissance ,  que  celui  qui  la  sait  contraindre  »  : 
celui-là  sait  maintenir  son  autorité  comme  il  faut , 
qui  ne  souffre  ni  aux  autres  de  la  diminuer ,  ni  à 
elle-même  de  s'e'tendre  trop  ;  qui  la  soutient  au 
dehors,  et  qui  la  réprime  au  dedans;  enfin  qui,  se 
résistant  à  lui-même,  fait  par  un  sentiment  de  jus- 
tice ce  qu'aucun  autre  nepourroit  entreprendre  sans 
attentat  :  Bene  potestatem  exercet ,  qui  et  retinefe 
illam  notent  et  impugnare  (0.  Mais  que  cette 
épreuve  est  difficile  !  que  ce  combat  est  dangereux  ! 
qu'il  est  malaisé  à  l'homme ,  pendant  que  tout  le 
inonde  lui  accorde  tout,  de  se  refuser  quelque  chose! 
qu'il  est  malaisé  à  l'homme  de  se  retenir ,  quand  il 
n'a  d'obstacle  que  de  lui-même  !  N'est-ce  point  peut- 
être  le  sentiment  d'une  épreuve  si  délicate ,  si  pé- 
rilleuse, qui  fait  dire  à  un  grand  roi  pénitent  :  «  Je 
5)  me  suis  répandu  comme  de  l'eau  (2)  »  ?  Cette  grande 
puissance,  semblable  à  l'eau,  n'ayant  point  trouvé 
d'empêchement ,  s'est  laissé  aller  à  son  poids ,  et  n'a 
pas  pu  se  retenir.  Vous  qui  arrêtez  les  flots  de  la 
mer,  ô  Dieu,  donnez  des  bornes  à  cette  eau  cou- 
lante ,  par  la  crainte  de  vos  jugemens  et  par  l'auto- 
rité de  votre  Evangile.  Régnez ,  ô  Jésus-Christ ,  sur 
tous  ceux  qui  régnent  :  qu'ils  vous  craignent  du 
moins  ,  puisqu'ils  n'ont  que  vous  seul  à  craindre  ;  et 
ravis  de  ne  dépendre  que  de  vous ,  qu'ils  soient  du 
moins  toujours  ravis  d'en  dépendre. 

^  SECOND  POINT. 

Le  royaume  de  Jésus-Christ ,  c'est  son  Eglise  ca- 
tholique; et  j'entends  ici  par  l'Eglise  toute  la  société 
(0  S»  Greg.  Uh.  XXVI,  cap.  xxvi,  col.  833.  —  ('ï)  Ps.  xxi.  i/j. 


SUR    LES    DEVOIRS    DES    RÔlS.  35^ 

(lu  peuple  de  Dieu.  Jesus-Christ  règne  dans  les  Etats, 
lorsque  l'Eglise  y  fleurit  ;  et  voici  en  peu  de  paroles, 
selon  les  oracles  des  prophètes ,  la  grande  et  mémo- 
rable destinée  de  cette  Eglise  catholique.  Elle  a  dû 
être  établie  malgré  les  rois  de  la  terre  ;  et  dans  la 
suite  des  temps  elle  a  dû  les  avoir  pour  protecteurs. 
Un  même  psaume  de  David  prédit  en  termes  formels 
ces  deux  états  de  l'Eglise  :  Quarefreinuerunt génies  : 
<c  Pourquoi  les  peuples  se  sont-ils  émus,  et  ont-ils 
»  médité  des  choses  vaines?  Les  rois  de  la  terre  se 
1)  sont  assemblés ,  et  les  princes  ont  fait  une  ligue 
»  contre  le  Seigneur  et  contre  son  Christ  (0  j).  Ne 
voyez-vous  pas ,  chrétiens,  les  empereurs  et  les  rois 
frémissans  contre  l'Eglise  naissante,  qui  cependant 
toujours  humble  et  toujours  soumise ,  ne  défendoit 
que  sa  conscience  ?  Dieu  vouloit  paroître  tout  seul 
dans  l'établissement  de  son  Eglise  ;  car  écoutez  ce 
qu'ajoute  le  même  Psalmiste  :  «  Celui  qui  habite  au 
»  ciel,  se  moquera  d'eux,  et  l'Eternel  se  rira  de 
»  leurs  entreprises  »  :  Quihabitat  in  cœlis,  irridehit 
eos  (2).  O  rois,  qui  voulez  tout  faire,  il  ne  plaît  pas 
au  Seigneur  que  vous  ayez  nulle  part  dans  l'établis- 
sement de  son  grand  ouvrage  :  il  lui  plaît  que  des 
pêcheurs  fondent  son  Eglise,  et  qu'ils  l'emportent 
sur  les  empereurs. 

Mais  quand  leur  victoire  sera  bien  constante ,  et 
que  le  monde  ne  doutera  plus  que  l'Eglise,  dans  sa 
foiblesse,  n'ait  été  plus  forte  que  lui  avec  toutes  ses 
puissances,  vous  viendrez  à  votre  tour,  ô  Empe- 
reurs, au  temps  qu'il  a  destiné;  et  on  vous  verra 
baisser  humblement  la  tête  devant  les  tombeaux  de 

0)  Ps.  II.  1,2.  —  ('■)  IhiJ.  4. 


\-- 


358        SUR  LES  DEVOIRS  DES  ROIS. 

ces  pêcheurs  :  alors  l'e'tat  de  l'Eglise  sera  changé. 
Pendant  que  l'Eglise  prenoit  racine  par  ses  croix  et 
par  ses  soulFrances,  les  empereurs,  disoit  Tertul- 
lien  (ij,  ne  pou  voient  pas  être  chrétiens;  parce  que 
le  monde,  qui  la  tourmentoit,  devoit  les  avoir  à  sa 
tête.  «  Mais  maintenant  » ,  dit  le  saint  Psalmiste  ; 
Et  nunc ,  regesj  intelUgite  (2)  ;  maintenant  qu'elle 
est  établie,  et  que  la  main  de  Dieu  s'est  assez  mon- 
trée, il  est  temps  que  vous  veniez,  p  rois  du  monde  : 
commencez  à  ouvrir  les  yeux  à  la  vérité  ;  apprenez 
la  véritable  justice,  qui  est  la  justice  de  l'Evangile  : 
«  O  vous  qui  jugez  la  terre,  servez  le  Seigneur  en 
»  crainte  »  :  Seivite  Domino  in  timoré  (3)  :  dilatez 
maintenant  son  règne.  Servez  le  Seigneur  :  de  quelle 
sorte  le  servirez -vous?  Saint  Augustin  vous  le  va 
dire  :  «  Servez-le  comme  des  hommes  particuliers, 
3)  en  obéissant  à  son  Evangile ,  comme  nous  avons 
»  déjà  [dit];  mais  servez-le  aussi  comme  rois,  en 
M  faisant  pour  son  Eglise  ce  qu'aucuns  ne  peuvent 
3)  faire,  sinon  les  rois  »  :  In  hoc  seri^iimt  Domino 
regesj  in  quantum  sunt  regeSj  cum  eafaciunt  ad  ser- 
yiendum  illi,  quœ  non  possuntfacere  nisi  reges  (4). 
Et  quels  sont  ces  services  considérables  que  l'Eglise 
exige  des  rois  comme  rois?  De  se  rendre  les  défen- 
seurs de  sa  foi,  les  protecteurs  de  son  autorité,  les 
gardiens  et  les  fauteurs  de  sa  discipline. 

La  foi,  c'est  le  dépôt,  c'est  le  grand  trésor,  c'est 
le  fondement  de  l'Eglise.  De  tous  les  miracles  visi- 
bles que  Dieu  a  faits  pour  cet  empire ,  le  plus  grand, 
le  plus  mémorable ,  et  qui  nous  doit  attacher  le  plus 

{^iApolog.n.  31. — {})Ps.ii.  10.  —  (3)/3iW,  II.  — (4)  Ep.ctww, 
n.  19,  Loin.  iT,  col.  65i. 


SUR    LES    DEVOIRS    DES     ROIS.  "SdQ 

fortement  aux  rois  qu'il  nous  a  donne's,  c'est  la  pu*- 
reté  de  leur  foi.  Le  trône  que  remplit  notre  grand 
monarque  est  le  seul  de  tout  l'univers  oii,  depuis  la 
première  conversion ,  jamais  il  ne  s'est  assis  que  des 
princes  enfans  de  l'Eglise.  L'attachement  de  nos  rois 
pour  le  saint  Siège  apostolique,  semble  leur  avoir 
communique'  quelque  chose  de  la  fermeté'  ine'bran- 
lable  de  cette  première  pierre  sur  laquelle  l'Eglise 
est  appuyée  :  et  c'est  pourquoi  un  grand  pape,  c'est 
saint  Grégoire ,  a  donné  dès  les  premiers  siècles  cet 
éloge  incomparable  à  la  couronne  de  France , 
qu'  «  elle  est  autant  au-dessus  des  autres  couronnes 
5)  du  monde ,  que  la  dignité  royale  surpasse  les 
»  fortunes  particulières  )?  :  Quantb  cœteros  ho" 
mines  regia  dignitas  antecedit  ^  tantb  cœterarimi 
gentium  régna  regni  vestri  profectb  culmen  excel- 
liti^).  Un  si  saint  homme  regardoit  sans  doute  plus 
encore  la  pureté  de  la  foi ,  que  la  majesté  du  trône  : 
mais  qu'auroit-il  dit ,  chrétiens ,  s'il  avoit  vu  durant 
douze  siècles  cette  suite  non  interrompue  de  rois 
catholiques?  S'il  a  élevé  si  haut  la  race  de  Phara- 
mond,  combien  auroit-il  célébré  la  postérité  de  saint 
Louis?  et  s'il  en  a  tant  écrit  à  Childebert,  qu'auroit- 
il  dit  à  Louis-Auguste  ? 

Sire,  Votre  Majesté  saura  bien  soutenir  de  tout 
son  pouvoir  ce  sacré  dépôt  de  la  foi,  le  plus  pré- 
cieux et  le  plus  grand  qu'elle  ait  reçu  des  rois  ses 
ancêtres  :  elle  éteindra  dans  tous  ses  Etats  les  nou- 
velles partialités.  Et  quel  seroit  votre  bonheur,  quelle 
la  gloire  de  vos  jours ,  si  vous  pouviez  encore  gué- 
rir toutes  les  blessures  anciennes!  Sire,  après  ces 

(0  Ep.  llb.  VI.  Ep.  VI ,  ad  Child.  Reg.  torn.  n,  col.  795. 


3()0  SUU    LES    DEVOITxS    DES    TiOIS. 

dons  extraordinaires  que  Dieu  vous  a  départis  si  ah)on- 
damment,  et  pour  lesquels  Votre  Majesté'  lui  doit  des 
actions  de  grâces  immenses;  elle  ne  doit  de'sespérer 
d'aucun  avantage  qui  soit  capable  de  signaler  la  féli- 
cité de  son  règne  :  et  peut-être;  car  qui  sait  les  se- 
crets de  Dieu?  peut-être  qu'il  a  permis  que  Louis  le 
juste  de  triomphante  mémoire  se  soit  rendu  mémo- 
rable éternellement ,  en  renversant  le  parti  qu'avoit 
formé  l'hérésie,  pour  laisser  à  son  successeur  la  gloire 
de  l'étouffer  toute  entière  par  un  sage  tempérament 
de  sévérité  et  de  patience.  Sire,  quoi  qu'd  en  soit, 
et  laissant  à  Dieu  l'avenir,  nous  supplions  Votre 
Majesté  qu'elle  ne  se  lasse  jamais  de  faire  rendre  aux 
oracles  du  Saint-Esprit ,  et  aux  décisions  de  l'Eglise, 
une  obéissance  non  feinte  ;  afin  que  toute  l'Eglise 
catholique  puisse  dire  d'un  si  grand  roi,  après  saint 
Grégoire  :  «  Nous  devons  prier  sans  cesse  pour  notre 
»  monarque  très -religieux  et  très-chrétien,  et  pour 
3)  la  reine  sa  très-digne  épouse ,  qui  est  un  miracle 
»  de  douceur  et  de  piété,  et  pour  son  filssérénissime 
3)  notre  prince,  notre  espérance»  :  Pro  "vita  piis" 
simi  et  christianissinii  Domni  nostri^  et  tranquillis- 
sima  ej'us  conjuge^  et  mansueiissima  ejus  sobole  sem- 
per  orandum  est  (0.  Et  s'il  vivoit  en  nos  jours,  qui 
doute  qu'il  n'eût  dit  encore  avec  joie ,  pour  la  reine 
son  auguste  mère,  dont  le  zèle  ardent  et  infatigable 
auroit  bien  dû  être  consacré  par  les  louanges  d'un 
si  grand  pape.  Nous  devons  donc  prier  sans  relâche 
pour  toutes  ces  personnes  augustes,  «  pendant  le 
»  temps  desquelles,  voici  un  éloge  admirable,  les 
»  bouches  des  hérétiques  sont  fermées  »,  et  leur 

CO  Epist.  lib.  IX.  Ep,  XLix,  toni.  ii,  col.  963. 


SUR    LES    DEVOIRS    DES    ROIS.  3Gl 

malice,  leurs  nouveautés  n'osent  se  produire  .•  Quo- 
riim  temporibus  hœreticoriun  or  a  conticescunt  (0. 
Mais  reprenons  le  fil  de  notre  discours. 

L'Eglise  a  tant  travaillé  pour  l'autorité  des  rois , 
qu'elle  a  sans  doute  bien  mérité  qu'ils  se  rendent  les 
protecteurs  de  la  sienne.  Ils  régnoient  sur  les  corps 
par  la  crainte ,  et  tout  au  plus  sur  les  cœurs  par 
l'iriclination.  L'Eglise  leur  a  ouvert  une  place  plus 
vénérable;  elle  les  a  fait  régner  dans  la  conscience  : 
c'est  là  qu'elle  les  a  fait  asseoir  dans  un  trône ,  en 
présence  et  sous  les  yeux  de  Dieu  même  :  quelle 
merveilleuse  dignité  !  Elle  a  fait  un  des  articles  de  sa 
foi  de  la  sûreté  de  leur  personne  sacrée ,  un  devoir  de 
sa  religion  de  l'obéissance  qui  leur  est  due.  C'est  elle 
qui  va  arracher  jusqu'au  fond  du  cœur,  non-seule- 
ment les  premières  pensées  de  rébellion  ,  les  mouve- 
mens  les  plus  cachés  de  sédition ,  mais  encore  et  les 
plaintes  et  les  murmures  :  et  pour  ôter  tout  prétexte 
de  soulèvement  contre  les  puissances  légitimes ,  elle 
a  enseigné  constamment,  et  par  sa  doctrine,  et  par 
son  exemple,  qu'il  en  faut  tout  souffrir,  jusqu'à  l'in- 
justice ,  par  laquelle  s'exerce  invisiblement  la  justice 
même  de  Dieu. 

Après  des  services  si  importans ,  une  juste  recon- 
noissance  obligeoit  les  princes  chrétiens  à  maintenir 
l'autorité  de  l'Eglise ,  qui  est  celle  de  Jésus-Christ 
même.  Non  ,  Jésus-Christ  ne  règne  pas,  si  son  Eglise 
n'est  autorisée  :  les  monarques  pieux  l'ont  bien  re- 
connu ;  et  leur  propre  autorité,  je  l'ose  dire,  ne  leur 
a  pas  été  plus  chère  que  l'autorité  de  l'Eglise.  Ils 
ont  fait  quelque  chose  de  plus  :  cette  puissance  sou- 

('}  S.  Gregor.  Epist.  lib.  ix,  Ep.  xlix,  tom.  ii,  col.  9G3. 


d6'1  sur  les  devoirs  des  rois. 

veraine ,  qui  doit  donner  le  branle  dans  les  autres 
choses,  n'a  pas  jugé  indigne  d'elle  de  ne  faire  que 
seconder  dans  toutes  les  affaires  ecclésiastiques  ;  et 
un  roi  de  France ,  empereur,  n'a  pas  cru  se  rabaisser 
trop,  lorsqu'il  promet  son  assistance  aux  prélats, 
qu'il  les  assure  de  son  appui  dans  les  fonctions  de 
leur  ministère;  «  afin,  dit  ce  grand  roi(i),  que 
»  notre  puissance  royale  servant ,  comme  il  est  con- 
»  venable,  à  ce  que  demande  votre  autorité,  vous 
»  puissiez  exécuter  vos  décrets  »  :  Ut  nostro  auxilio 
suffulti,  quod  vestra  auioritas  exposcit ^  famiilante , 
ut  decetj,  potestate  nostrâ  ,  perjîcere  valeatis  (^). 

Mais,  ô  sainte  autorité  de  l'Eglise,  frein  néces- 
saire delà  licence,  et  unique  appui  de  la  discipline, 
qu'es-tu  maintenant  devenue?  abandonnée  par  les 
uns,  et  usurpée  par  les  autres,  ou  elle  est  entière- 
ment abolie ,  ou  elle  est  dans  des  mains  étrangères. 
Mais  il  faudroit  un  trop  long  discours  pour  exposer 
ici  toutes  ses  plaies  :  Sire,  le  temps  en  éclairciia  Votre 
Majesté.  Cette  affaire  est  digne  que  Votre  Majesté  s'y 
applique  :  et  dans  la  réformation  générale  de  tous 
les  abus  de  l'Etat,  qui  est  due  à  la  gloire  de  votre 
règne ,  que  Ton  attend  de  votre  haute  sagesse ,  l'E- 
glise et  son  autorité,  tant  de  fois  blessées,  recevront 
leur  soulagement  de  vos  mains  royales.  Et  comme 
cette  autorité  de  l'Eglise  n'est  pas  faite  pour  l'éclat 
d'une  vaine  pompe ,  mais  pour  l'établissement  des 
bonnes  mœurs  et  de  la  véritable  piété ,  c'est  ici  prin- 
cipalement que  les  monarques  chrétiens  doivent 
faire  régner  Jésus -Christ  sur  les  peuples  qui  leur 

(0  LuiJ.  Plus.  —  W  Capit.  an.  SaS,   c.  iv,  tom.  i,  /?.  634-  Edit. 
Baluz. 


SUR  LES  DEVOIRS  DES  ROIS.        363 

obéissent  ;  et  voici  en  peu  de  mots  quels  sont  leurs 
devoirs,  comme  le  Saint-Esprit  nous  les  lepre'sente. 

Le  premier  et  le  plus  connu ,  c'est  d'exterminer  les 
Hapliemes.  Je'sus  -  Christ  est  un  grand  roi  ;  et  le 
moindre  respect  que  l'on  doive  aux  rois,  c'est  de 
parler  d'eux  avec  honneur.  Un  roi  ne  permet  pas 
dans  ses  Etats  qu'on  parle  irrévéremment  même  d'un 
roi  e'tranger,  même  d'un  roi  ennemi  ;  tant  le  nom  de 
roi  est  vénérable  partout  où  il  se  rencontre.  Et  quoi 
donc,  ô  Jésus -Christ,  Roi  des  rois,  souffrira- 1- on 
qu'on  vous  méprise  et  qu'on  vous  blasphème ,  même 
au  milieu  de  votre  empire  !  quelle  seroit  cette  indi- 
gnité !  Ah  !  jamais  un  tel  reproche  ne  ternira  la  ré- 
putation de  mon  Roi.  Sire ,  un  regard  de  votre  face 
sur  ces  blasphémateurs  et  sur  ces  impies  ;  afin  qu'ils 
n'osent  paroître ,  et  qu'on  voie  s'accomplir  en  votre 
règne  ce  qu'a  prédit  le  prophète  Amos,  «  que  la 
3)  cabale  des  libertins  sera  renversée  »  ;  Auferetur 
factio  lascivientiiun  (0 ,  et  ce  mot  du  roi  Salomon  : 
«  Un  roi  sage  dissipe  les  impies ,  et  les  voûtes  des 
»  prisons  sont  leurs  demeures  »  :  Dissipât  impios  rex 
sapiens ,  et  incurwat  super  eos  forniceni  {'^) ,  sans 
égard  ni  aux  conditions,  ni  aux  personnes  ;  car  il 
faut  un  châtiment  rigoureux  à  une  telle  insolence. 

Non-seulement  les  blasphèmes,  mais  tous  les  crimes 
publics  et  scandaleux  doivent  être  le  juste  objet  de 
l'indignation  du  prince.  «  Le  roi,  dit  le  même  Salo- 
»  mon,  assis  dans  le  trône  de  son  jugement,  dissipe 
»  tout  le  mal  par  sa  présence  »  :  Rex  qui  sedet  in 
solio  judicii ,  dissipât  oinne  malum  intuitu  suo  (^). 
Voyez  qu'aucun  mal  ne  doit  échapper  à  la  justice 

(0  Am.  VI.  7.  —  (')  Prov.  xx.  36.  —  (3)  Ibid.  8. 


36'4       SUU  LES  DEVOIRS  DES  ROIS. 

du  prince.  Mais  si  le  prince  entreprend  d'exterminer 
tous  les  pécheurs,  la  terre  sera  déserte  et  son  empire 
désolé.  Remarquez  aussi ,  chrétiens ,  les  paroles  de 
Salomon  :  il  ne  veut  pas   que  le   prince  prenne 
son  glaive  contre  tous  les  crimes  ;  mais  il  n'y  en  a 
toutefois  aucun  qui  doive  demeurer  impuni ,  parce 
qu'ils  doivent  être  confondus  par  la  présence  d'un 
prince  vertueux  et  innocent.  Voici  quelque  chose  de 
merveilleux  et  bien  digne  de  la  majesté  des  rois  : 
leur  vie  chrétienne  et  religieuse  doit  être  le  juste 
supplice  de  tous  les  pécheurs  scandaleux,  qui  sont 
confondus  et  réprimés  par  l'autorité  de  leur  exem- 
ple ,  par  leurs  vertus.  Qu'ils  fassent  donc  régner  Jé- 
sus-Christ par  l'exemple  de  leur  vie ,  qui  soit  une  loi 
vivante  de  probité.   Rien  de  plus  grand  dans  les 
grands,  que  cette  noble  obligation  de  vivre  mieux 
que  les  autres  :  car  ce  qu'ils  feront  de  bien  ou  de 
mal  dans  une  place  si  haute,  étant  exposé  à  la  vue 
de  tous,  sert  de  règle  à  tout  leur  empire.  Et  c'est, 
pourquoi ,  dit  saint  Ambroise,  «  le  prince  doit  bien 
»  méditer  qu'il  n'est  pas  dispensé  des  lois  ;  mais  que 
»  lorsqu'il  cesse  de  leur  obéir,  il  semble  en  dispenser 
»  tout  le  monde  par  l'autorité  de  son  exemple  »  r 
Nec  legibiis  rex  solutus  est^   sed  leges  suo  sol^^it 
exemplo  (0. 

Enfin  le  dernier  devoir  des  princes  pieux  et  chré- 
tiens, et  le  plus  important  de  tous  pour  faire  régner 
Jésus-Christ  dans  leurs  Etats,  c'est  qu'après  avoir 
dissipé  les  vices  ,  à  la  manière  que  nous  avons  dite, 
ils  doivent  élever ,  défendre  ,  favoriser  la  vertu  ;  et  je 
ne  puis  mieux  exprimer  cette  vérité ,  que  par  ces 

{})  ApoloQ.  Dav.  II,  cap,  m  ,  toni.  i ,  cql.  710. 


SUR    LES    DEVOIRS    DES    ROIS.  365 

beaux  mots  de  saint  Grégoire ,  dans  une  lettre  qu'il 
écrit  à  l'empereur  Maurice  :  c'est  à  Votre  Majesté 
qu'il  parle.  «  C'est  pour  cela ,  lui  dit-il ,  que  la  puis- 
))  sance  souveraine  vous  a  été  accordée  d'en-liaut  sur 
)>  tous  les  hommes  ;  afin  que  la  vertu  soit  aidée  ;  afin 
))  que  la  voie  du  ciel  soit  élargie ,  et  que  l'empire 
3)  terrestre  serve  à  l'empire  du  ciel  »  :  Ad  hoc  enim 
potestas  super  omnes  homines  dorninoruin  ineoriun 
pietati  cœlitus  data  est;  ut  qui  bona  appetunt ,  adju- 
\jeniur  ;  ut  cœlorum  via  largiîis  pateat;  ut  terrestre 
regnum  cœlesti  regno  famuletur  (0. 

N'avez-vous  pas  remarqué  cette  noble  obligation 
que  ce  grand  pape  impose  aux  rois  ,   d'élargir  les 
voies  du  ciel?  il  faut  expliquer  sa  pensée  en  peu  de 
paroles.  Ce  qui  rend  la  voie  du  ciel  si  étroite  ,  c'est 
que  la  vertu  véritable  est  ordinairement  méprisée  : 
car  comme  elle  se  tient  toujours  dans  ses  règles ,  elle 
n'est  ni  assez  souple  ni  assez  flexible  pour  s'accom- 
moder aux  humeurs,  ni  aux  passions,  ni  aux  intérêts 
des  hommes  :  c'est  pourquoi  elle  semble  inutile  au 
monde;  et  le  vice  paroît  bien  plutôt,  parce  qu'il  est 
plus  entreprenant  :  car  écoutez  parler  les  hommes 
du  monde  dans  le  livre  de  la  Sapience  :  «  Le  juste , 
»  disent-ils ,  nous  est  inutile  »  :  Inutilis  est  nobis  (2)  ; 
il  n'est  pas  propre  à  notre  commerce,  il  n'est  pas 
commode  à  nos  négoces  :  il  est  trop  attaché  à  son 
droit  chemin ,  pour  entrer  dans  nos  voies  détournées. 
Comme  donc  il  est  inutile  ,  on  se  résout  facilement 
à  le  laisser  là ,  et  ensuite  à  l'opprimer  :  c'est  pour- 
quoi ils  disent  :   «  Trompons  le  juste,  parce  qu'il 

(0  Episî,  lib.  m  ,  Epist.  lxy,  ad  Mauric.  Aug.  tom.  11,  col.  676.  — 
^)Sap.\\  12, 


366        SUR  LES  DEVOIRS  DES  ROIS. 

»  nous  est  inutile  »  :  Circumveniamus  justum ^  quo- 
niam  inutilis  est  nohis.  Elevez-vous,  puissances  su- 
prêmes ;  voici  un  emploi  digne  de  vous  :  voyez  comme 
la  vertu  est  contrainte  de  marcher  dans  des  voies 
serrées;  on  la  méprise,  on  l'accable  :  protégez-la  : 
tendez-lui  la  main ,  faites-vous  honneur  en  la  cher- 
chant ,  élargissez  les  voies  du  ciel ,  rétablissez  ce 
grand  chemin ,  et  rendez-le  plus  facile  :  pour  cela  , 
aimez  la  justice  ;  qu'aucuns  ne  craignent  sous  votre 
empire  ,  sinon  les  méchans;  qu'aucuns  n'espèrent, 
sinon  les  bons. 

Ah!  chrétiens,  la  justice,  c'est  la  véritable  vertu 
des  monarques;  c'est  l'unique  appui  de  la  majesté  :  ' 
car  qu'est-ce  que  la  majesté  ?  Ce  n'est  pas  une  cer- 
taine prestance  qui  est  sur  l-e  visage  du  prince  et 
sur  tout  son  extérieur  ;  c'est  un  éclat  plus  pénétrant, 
qui  pointe  dans  le  fond  des  cœurs  une  crainte  res- 
pectueuse :  cet  éclat  vient  de  la  justice ,  et  nous  eri 
voyons  un  bel  exemple  dans  l'histoire  du  roi  Salo- 
mon.  «  Ce  prince,  dit  l'Ecriture  (0,  s'assit  dans  lé 
»  trône  de  son  père ,  et  il  plut  à  tous  »  :  Sedit  Salo^ 
mon  super  solium..,  pro  pâtre  siio ,  et  cunctis  pla- 
cuit.  Voilà  un  prince  aimable ,  qui  gagne  les  cœurs  j 
par  sa  bonne  grâce  :  il  faut  quelque  chose  de  plus 
fort  poui^  établir  la  majesté;  et  c'est  la  justice  qui  le' 
donne  :  car  après  ce  jugement  mémorable  de  Salo- 
mon,  écoutez  le  texte  sacré  :  «  Tout  Israël,  dit 
»  l'Ecriture,  apprit  que  le  roi  avoit  jugé,  et  ils  crai- 
»  gnirent  le  roi ,  voyant  que  la  sagesse  de  Dieu  étoit 
»  en  lui  »  :  Audivit  omnis  Israël  judicium  quoi  ' 
judicasset  rex,  et  timuerunt  regem,  videntes  sapien- 


su  11    LES    DEVOIRS    DES    11  01  S.  36^ 

tiam  Dci  esse  in  eo  (0.  Sa  mine  relevée  le  faisoit 
aimer;  mais  sa  justice  le  fait  craindre,  de  cette 
crainte  de  respect  qui  ne  de'trnit  pas  l'amour,  mais 
qui  le  rend  plus  se'rieux  et  plus  circonspect.  C'est  cet 
amour  mêlé  de  crainte  que  la  justice  fait  naître ,  et 
avec  lui  le  caractère  véritable  de  la  majesté. 

Donc ,  ô  rois ,  dit  l'Ecriture ,  «  aimez  la  justice  (2)  », 
et  sachez  que   c'est  pour  cela  que  vous  êtes  rois. 
Mais  pour  pratiquer  la  justice ,  connoissez  la  vérité  ; 
et  pour  connoître  la  vérité,   mettez -vous  en  état 
de  l'apprendre.   Salomon   possédé  d'un   désir   im- 
mense de  rendre  la  justice  à  son  peuple,  fait  à  Dieu 
cette  prière  :  «  Je  suis,  dit-il,  ô  Seigneur  ,  un  jeune 
»  prince,  qui  n'ai  point  encore   l'expérience,   qui 
»  est  la  maîtresse  des  rois  «  :  E^o  autem  sum  puer 
parvuliis  ,  ignorans  egressum  etintroiturti  nieum  (5) 
En  passant ,  ne  croyez  pas  qu'il  parle  ainsi  par  foi- 
blesse  de  courage  :  il  paroissoit  devant  ses  juges  avec 
la  plus  haute  fermeté,  et  il  avoit  déjà  fait  sentir 
aux  plus  grands  de  son  Etat  qu'il  étoit  le  maître. 
Mais  quand  il  parle  à  Dieu ,  il  ne  rougit  point  de 
trembler  devant  une  telle  majesté,  ni  de  confesser 
son  ignorance,  compagne  nécessaire  de  l'humanité. 
Après  quoi,  le  désir  de  rendre  justice  lui  met  cette 
parole  en  la  bouche  :  «  Donnez  donc  à  votre  ser- 
»  viteur  un   cœur   docile ,  afin   qu'il  puisse  juger 
»  votre  peuple ,  et  discerner  entre   le  bien  et  le 
»  mal  »  :  Dabis  ergo  seri^o  tuo  cor  docile  ,  ut  popu- 
lum  tuum  judicare  possit^  et  discerner e   inter  bo" 
num  et  malum  (4).  Ce  cœur  docile,  qu'il  demande, 

(i)  III.Reg.  m.  28.  —  W  Sap.  i.  i.  —  (3)  ///.  Reg.  m.  7.  ^ 
(''O  Ibid.  9. 


368  SUR    LES    DEVOIRS    DECROIS» 

n'est  point  un  cœur  incertain  et  irrésolu  :  car  la 
justice  est  résolutive,  et  ensuite  elle  est  inflexible  -, 
mais  elle  ne  se  fixe  jamais  qu'après  qu'elle  est  in- 
formée ,  et  c'est  pour  l'instruction  qu'elle  demande 
un  cœur  docile.  Telle  est  la  prière  de  Salomon. 

Mais  voyons  ce  que  Dieu  lui  donne  en  exauçant 
sa  prière.  «  Dieu  donna,  dit  l'Ecriture,  à  Salomon 
))  une  sagesse  merveilleuse  et  une   prudence  très- 
»  exacte  «  :  Dédit  çuoçue  Deus  sapientiam  Salo- 
nioni  ^  et  prudentiam  inultainnimis  (0.  Remarquez 
la  sagesse  et  la  prudence  :  la  prudence ,  pour  bien 
pénétrer  les  faits j   la  sagesse,  pour   posséder  les 
règles  de  la  justice  :  et  pour  obtenir  ces  deux  cho- 
ses, voici  le  mot  important  :  «  Dieu  lui  donna,  dit 
»  l'Histoire  sainte ,  une  étendue  de  cœur  comme  le 
»  sable  de  la  mer  »  :  Latitadinem  cordis  quasi  are- 
nain  quœ  est  in  littore  maris  (^).   Sans  cette   mer- 
veilleuse étendue  de  cœur,  on  ne  connoît  jamais  la 
vérité  :  car  les   hommes  ,    et   particulièrement  les 
princes ,  ne  sont  pas  si  heureux  que  la  vérité  vienne 
à  eux  de  droit  fd,  pour  ainsi  dire,  et  d'un  seul  en- 
droit ;  chacun  la  trouve  dans  son  intérêt ,  dans  ses 
soupçons ,  dans  ses  passions ,  et  la  porte ,  comme 
il  l'entend,  aux  oreilles  du  souverain.  Il  faut  donc 
un  cœur  étendu  pour  recueillir  la  vérité  deçà  et 
delà ,  partout  où  l'on  en  découvre   quelque   ves- 
tige :  et  c'est  pourquoi  il  ajoute,  «  un  cœur  étendu 
»  comme  le  sable  de  la  mer  »  ;  c'est-à-dire  capable 
d'un  détail  infini ,  des  moindres  particularités ,  de 
toutes  les  circonstances  les  plus  menues ,  pour  for- 
mer un  jugement  droit  et  assuré.  Tel  étoit  le  roi 

CO  ///,  Re^.  IV.  29.  •—  (^)  Ih'uL 

Salomon 


SUR    LES    DEVOIRS    DES    ROIS.  36^ 

Salomon.  Ne  disons  pas,  chrétiens,  ce  que  nous 
pensons  de  Louis-Auguste;  et  retenant  en  nos  cœurs 
les  louanges  que  nous  donnons  à  sa  conduite  ,  fai- 
sons quelque  chose  qui  soit  plus  digne  de  ce  lieu  ; 
tournons- nous  au  Dieu  des  armées  et  faisons  une 
prière  pour  notre  roi. 

O  Dieu,  donnez  à  ce  prince  cette  sagesse,  cette 
étendue,  cette  docilité  modeste,  mais  pénétrante, 
que  désiroit  Salomon.  Ce  seroit  trop  vous  deman- 
der pour  un  homme,  que  de  vous  prier ,  ô  Dieu 
vivant,  que  le  roi  ne  fût  jamais  surpris;  c'est  le  pri- 
vilège de  votre  science   de  n'être  pas  exposée  à  la 
tromperie  :  mais  faites  que  la  surprise  ne  l'emporte 
pas,  et  que  ce  grand  cœur  ne  change  jamais  que 
pour  céder   à  la  vérité.    O    Dieu  !    faites  qu'il  la 
cherche  :  ô  Dieu!  faites  qu'il  la  trouve  :  car  pourvu 
qu'il  sache  la  vérité,    vous  lui  avez  fait  le  cœur  si 
droit,  que  nous  ne  craignons  rien  pour  la  justice. 
Sire,  vous  savez  les  besoins  de  vos  peuples,  le 
fardeau  excédant  ses  forces  dont  il  est  chargé  (0. 
Il  se  remue  pour  Votre  Majesté  quelque  chose  d'il- 
lustre et  de  grand ,  et  qui  passe  la  destinée  des  rois 
vos  prédécesseurs  :  soyez  fidèle  à  Dieu ,  et  ne  mettez 
point  d'obstacle  par  vos  péchés  aux  choses  qui  se 
couvent  :  portez  la  gloire  de  votre  nom  et  celle  du 
nom  fi  ançais  à  une  telle  hauteur ,  qu'il  n'y  ait  plus 
rien  à  vous  souhaiter  que  la  félicité  [éternelle]. 

0)  m.  Jteg.  xn.  4. 


BossuET.  xiii.  â4 


370 


SUPt    LA    JUSTICE. 


IV.^  SERMON 

POUR 

LE  DIMANCHE  DES  RAMEAUX, 

PRÊCHÉ    DEVANT    LE   ROI. 

SUR  LA  JUSTICE. 

Origine  de  la  justice  parmi  les  hommes.  Devoirs  communs  qu'elle 
impose  à  tous  :  devoirs  particuliers  qu'elle  prescrit  à  ceux  qui  ont 
en  main  l'autorité  publique.  Désordres  prescpie  universels  que  Tin- 
térêt  propre  cause  dans  le  monde.  Soins  et  précautions  que  les 
hommes  et  surtout  les  grands  sont  obligés  de  prendre  pour  bien 
connoître  la  vérité.  Charité  et  condescendance  que  nous  devons 
avoir  les  uns  pour  les  autres.  Clémence  que  les  princes  doivent 
faire  paroître  dans  Texercice  de  la  justice  et  dans  le  soulagement 
de  la  misère. 


Exulta  satis,  filia  Sion;  jubila,  filia  Jérusalem  :  ecce  Rck 
tuus  venit  libi  justus  et  salvator. 

Réjouissez-vous^  ô  Jérusalem  :  votre  Roi  juste  et  sauveur 
vient  à  vous,  Zach,  ix.  9. 

Lja  prophétie  que  j'ai  récite'e,  se  rapporte  manifes- 
tement à  l'entre'e  que  fait  aujourd'hui  le  Sauveur 
des  âmes  dans  la  ville  de  Jérusalem.  Le  prophète, 
pour  célébrer  dignement  le  triomphe  de  ce  roi  de 


SUR    LA    JUSTICE.  3^ 


I 


gloire,  lui  donne  ces  deux  grands  éloges,  qu'il  est 
juste  ,  et  qu'il  est  sauveur  ;  c'est-à-dire  qu'il  unit 
ensemble ,  pour  l'elernelle  félicité  du  genre  humain , 
ces  deux  qualités  vraiment  royales ,  ou  plutôt  vrai- 
ment divines,  la  justice  et  la  bonté. 

Au  bruit  des  acclamations  que  fait  retentir  le 
peuple  juif  en  l'honneur  de  ce  Roi  juste  et  sauveur, 
je  me  sens  invité.  Messieurs,  à  vous  parler  en  ce  jour 
de  ce  puissant  appui  des  choses  humaines,  je  veux 
dire  la  justice  ;  et  de  vous  la  faire  voir ,  comme  elle 
doit  être,  avec  le  nécessaire  tempérament  de  la 
bonté  et  de  la  clémence. 

De  tous  les  sujets  que  j'ai  traités ,  celui-ci  me  pa- 
roît  le  plus  profitable  ;  mais  je  ne  puis  vous  dissimu- 
ler qu'il  m'étonne  par  son  importance,  et  m'accable 
presque  de  son  poids  :  car  encore  que  la  justice  soit 
nécessaire  à  tous  les  hommes,  dont  elle  doit  faire  la 
loi  immuable,  il  est  vrai  qu'elle  enferme  en  particu- 
lier les  principales  obligations  des  personnes  les  plus 
importantes.  Et,  Messieurs,  je  n'ignore  pas  avec 
quelle  considération ,  quel  respect  et  quelle  crainte 
on  doit  non-seulement  traiter,  mais  encore  regarder 
tout  ce  qui  les  touche ,  même  de  loin  et  en  général. 
Mais,  Sire,  votre  présence,  qui  devroit  m'étonner 
dans  ce  discours,  me  rassure  et  m'encoura ge.  Pendant 
que  toute  l'Europe  admire  votre  justice ,  et  qu'elle 
est  le  plus  ferme  fondement  sur  lequel  le  monde 
se  repose,  vos  sujets  ne  connoîtroient  pas  le  bon- 
heur qu'ils  ont  d'être  nés  sous  votre  empire,  s'ils  ap- 
préhendoient  de  parler  devant  leur  Monarque  d'uLe 
vertu  qui  fait  sa  glon^e,  aussi  bien  que  sa  plus  puissaii  •.  e 
inclination.  Je  confesserai  toutefois  que  si  j'élois  dans 


è'j^  SUR    LA    JUSTICE. 

une  place  en  laquelle  il  me  fût  permis  de  régler  mes 
paroles  suivant  mes  désirs,  je  me  satisferois  beau- 
coup davantage  en  faisant  des  panégyriques,  qu'en 
proposant  des  instructions  :  mais  comme  le  lieu  où 
je  suis  m'avertit  que  je  dois  ma  voix  toute  entière 
au  Saint-Esprit  qui  m'ouvre  la  bouche,  j'exposerai 
aujourd'hui  non  point  mes  pensées,  mais  ses  pré- 
ceptes, avec  cette  secrète  satisfaction,  qu'en  réci- 
tant ses  divins  oracles  en  qualité  de  prédicateur,  je  ne 
laisserai  pas  de  rendre  en  mon  cœur  un  hommage 
profond  à  votre  justice,  en  qualité  de  sujet.  Mais  je 
m'arrête  déjà  trop  long  -  temps  :  affermi  par  cette 
pensée  ,  je  cours  oii  cet  Esprit  tout -puissant  m'ap- 
pelle ;  et  je  cours  premièrement  à  lui-même ,  pour 
lui  demander  ses  lumières  par  les  saintes  interces- 
sions de  la  bienheureuse  Vierge.  Aye  ^  Maria, 

Quand  je  nomme  la  justice,  je  nomme  en  même 
temps  le  lien  sacré  de  la  société  humaine ,  le  frein 
nécessaire  de  la  licence,  l'unique  fondement  du  re- 
pos, l'équitable  tempérament  de  l'autorité,  et  le 
soutien  favorable  de  la  sujétion.  Quand  la  justice 
règne,  la  foi  se  trouve  dans  les  traités,  la  sûreté  dans 
le  commerce,  la  netteté  dans  les  affaires,  l'ordre  dans 
la  police  -,  la  terre  est  en  repos ,  et  le  ciel  même , 
pour  ainsi  dire ,  nous  luit  plus  agréablement  et  nous 
envoie  de  plus  douces  influences.  La  justice  est  Ja 
vertu  principale  et  le  commun  ornement  des  per- 
sonnes publiques  et  particulières  :  elle  commande 
dans  les  uns,  elle  obéit  dans  les  autres;  elle  ren- 
ferme chacun  dans  ses  limites;  elle  oppose  une  bar- 
rière invincible  aux  violences  et  aux  entreprises.  Et 


SUR    LA    JUSTICE.  3^3 

ce  n'est  pas  sans  raison  que  le  Sage  lui  donne  la 
cloire  de  soutenir  les  trônes  et  d'aiTermir  les  em- 
pires;  puisque  en  effet  elle  affermit  non -seulement 
celui  des  princes  sur  leurs  sujets,  mais  encore  celui 
de  la  raison  sur  les  passions,  et  celui  de  Dieu  sur  la 
raison  même  :  Justilid  Jîrmatur  solium  (0. 

Faisons  paroître  aujourd'hui  cette  reine  des  ver- 
tus dans  cette  chaire  royale,  ou  plutôt  dans  cette 
chaire  évangélique  et  divine,  où  Je'sus-Christ ,  qui 
est  appelé  par  le  prophète  Joël  «  le  Docteur  de  la 
»  justice  » ,  en  enseigne  les  maximes  à  tout  le  monde  ; 
Dédit  "vobis  Dociorem  justiUœ  (2). 

Mais  si  la  justice  est  la  reine  des  vertus  morales, 
elle  ne  doit  point  paroître  seule  :  aussi  la  verrez-vous 
dans  son  trône  servie  et  environnée  de  trois  excel- 
lentes vertus,  que  nous  pouvons  appeler  ses  princi- 
pales ministres,  la  constance,  la  prudence,  et  la  bonté. 
La  justice  doit  être  attachée  aux  règles;  autre- 
ment elle  est  inégale  dans  sa  conduite  :  elle  doit  con- 
noître  le  vrai  et  le  faux ,  dans  les  faits  qu'on  lui  ex- 
pose ;  autrement  elle  est  aveugle  dans  son  applica- 
tion :  enfin  elle  doit  se  relâcher  quelquefois ,  et  don- 
ner quelque  lieu  à  l'indulgence  ;  autrement  elle  est 
excessive  et  insupportable  dans  ses  rigueurs.  La  cons- 
tance l'affermit  dans  les  règles;  la  prudence  l'éclairé 
dans  les  faits;  la  bonté  lui  fait  supporter  les  misères 
et  les  foiblesses  :  ainsi  la  première  la  soutient,  la  se- 
conde l'applique,  la  troisième  la  tempère;  toutes 
trois  la  rendent  parfaite  et  accomplie  par  leur  con- 
cours. C'est  ce  que  j'espère  de  vous  faire  voir  dans 
les  trois  parties  de  ce  discours. 

(0  Pro\'.  XVI.  12.*-  (')  Joël.  11.  25. 


374  ^^^    ^'^    JUSTICE. 

PREMIER    POINT. 

Si  je  voulois  remonter  jusqu'au  principe,  il  fau- 
droit  vous  dire,  Messieurs,  que  c'est  en  Dieu  pre- 
mièrement que  se  trouve  la  justice,  et  que  c'est  de 
cette  haute  origine  qu'elle  se  répand  parmi  les 
hommes  ;  sans  quoi  nous  ne  pourrions  soutenir  le  nom 
et  la  dignité'  de  la  justice.  C'est  là  que  j'aurois  à  vous 
exposer  aveO  le  grave  Tertullien,  que  «  la  divine 
3)  bonté  ayant  fait  tant  de  créatures,  la  justice  di- 
»  vine  les  a  ordonnées  et  rangées  chacune  en  sa 
»  place  M  :  Bonitas  operata  est  niundum ,  justilia  nio- 

dulata  est Omnia  ut  bonitas  concepit^  ita  justilia 

distinxit  (0.  C'est  donc  elle ,  qui ,  ayant  partagé  pro- 
portionnément  ces  vastes  espaces  du  monde,  y  a 
aussi  assigné  le  lieu  convenable  aux  astres ,  à  la  terre, 
aux  élémens,  pour  s'y  reposer  ou  pour  s'y  mouvoir, 
suivant  qu'il  est  ordonné  par  la  loi  de  l'univers, 
c'est-à-dire  par  la  sage  volonté  de  Dieu  :  c'est  cette 
même  justice  qui  a  aussi  donné  à  la  créature  rai- 
sonnable ses  lois  particulières ,  dont  les  unes  sont 
naturelles,  et  les  autres,  que  nous  appelons  posi- 
tives, sont  faites,  ou  pour  confirmer,  ou  pour  ex- 
pliquer, ou  enfin  pour  perfectionner  les  lumières  de 
la  nature. 

Là  il  me  seroit  aisé  de  vous  faire  voir  que  Dieu 
étant  souverainement  juste ,  il  gouverne  et  le  monde 
en  général ,  et  le  genre  humain  en  particulier  par 
une  justice  éterneliej  et  que  c'est  cette  attache  immua- 
ble qu'il  a  à  ses  propres  lois ,  qui  fait  remarquer  dans 
l'univers  un  esprit  d'uniformité  et  d'égalité,  qui  se 

(»)  Adversùs  Marcion.  lib.  n.  n.  12. 


SUR    LA    JUSTICE.  3^5 

soutient  de  soi-même  au  milieu  des  agitations  et  des 
variétés  infinies  de  la  nature  muable.  Ensuite  nous  , 
verrions,  Messieurs,  comme  la  justice  découle  sur 
nous  de  cette  source  céleste ,  pour  faire  en  nos  ameS 
l'un  des  plus  beaux  traits  de  la  divine  ressemblance; 
et  de  là  nous  conclurions  que  nous  devons  imiter, 
par  un  amour  ferme  et  inviolable  de  l'équité  et  des 
lois ,  cette  constante  uniformité  de  la  justice  divine. 
D'oîi  il  s'ensuit  que  tout  homme  juste  doit  être  cons- 
tant; mais  que  ceux-là  le  doivent  être  plus  que  tous 
les  autres,  qui  sont  les  juges  du  monde;  et  qui,  étant 
pour  cette  raison  appelés  dans  l'Ecriture  les  dieux 
de  la  terre,  doivent  faire  reluire  dans  leur  fermeté 
une  image  de  l'immutabilité  de  ce  premier  être, 
dont  ils  représentent  parmi  les  hommes  la  grandeur 
et  la  majesté. 

Mais  comme  je  me  propose  de  descendre  par  des 
principes  connus  à  des  vérités  de  pratique^  je  laisse 
toutes  ces  hautes  spéculations,  pour  vous  dire, 
chrétiens,  que  la  justice  étant  définie,  comme  tout 
le  monde  sait,  «  une  volonté  constante  et  perpétuelle 
»  de  donnera  chacun  ce  qui  lui  appartient  n-^Constans 
et  perpétua  voluntas  jus  suum  cuique  trihuendi  (0;  il 
est  aisé  de  connoître  que  l'homme  juste  doit  être 
ferme,  puisque  même  la  fermeté  est  comprise  dans 
la  définition  de  la  justice. 

Et  certainement,  chrétiens,  comme  par  le  nom 
de  vertu,  nous  prétendons  désigner  non  quelque 
acte  passager,  ou  quelque  disposition  changeante, 
mais  quelque  chose  de  fixe  et  de  permanent,  c'est-à- 
dire  une  habitude  formée  ;  il  est  aisé  de  juger  que 

(i)  Instit.  Ub.  1.  Ut.  I. 


3']G  SUR    LA    JUSTICE. 

quelque  inclination  que  nous  ayons  pour  le  bien , 
elle  ne  mérite  pas  le  nom  de  vertu ,  jusqu'à  ce  qu'elle 
se  soit  affermie  constamment  dans  notre  cœur,  et 
qu'elle  ait  pris,  pour  ainsi  parler,  tout-à-fait  racine. 
Mais  outre  cette  fermeté  que  doit  tirer  la  justice  du 
génie  commun  de  la  vertu,  elle  y  est  encore  obligée 
par  son  caractère  particulier;  à  cause  qu'elle  consiste 
dans  une  certaine  égalité  envers  tous,  qui  demande, 
pour  se  soutenir,  un  esprit  ferme  et  vigoureux,  qui 
ne  puisse  être  ébranlé  par  la  complaisance,  ni  par 
l'intérêt,  ni  par  aucune  autre  foiblesse  humaine; 
et  une  résolution  arrêtée  de  ne  s'écarter  jamais  des 
maximes  justement  posées.  Or  il  est  clair  que,  pour 
soutenir  cette  égalité,  il  faut  quelque  chose  de  ferme; 
autrement  on  déclinera  tantôt  à  droite  et  tantôt  à 
gauche  :  on  regardera  les  visages  contre  le  précepte 
de  la  loi  (0  ;  c'est-à-dire  qu'on  opprimera  le  foible 
qui  est  sans  défense,  et  qu'on  ne  craindra  d'entre- 
prendre que  contre  celui  qui  a  du  crédit. 

En  effet,  il  est  remarquable  que  si  l'on  ne  marche 
d'un  pas  égal  dans  le  chemin  de  la  justice,  ce  qu'on 
fait  même  justement  devient  odieux.  Par  exemple, 
si  un  magistrat  n'exagère  la  rigueur  des  ordonnances, 
que  contre  ceux  qui  lui  déplaisent;  si  un  bon  droit 
lui  paroît  toujours  embrouillé  jusqu'à  ce  que  le  riche 
parle;  si  le  pauvre,  quelque  effort  qu'il  fasse,  ne 
peut  jamais  se  faire  entendre,  et  se  voit  malheureu- 
sement distingué  d'avec  le  puissant  dans  un  intérêt 
qu'ils  ont  commun;  c'est  en  vain  que  ce  magistrat 
se  vante  quelquefois  d'avoir  bien  jugé  :  l'inégalité 
de  sa  conduite  fait  que  la  justice  n'avoue  pas  pouv 

(OZem.  XIX,  i5. 


SUR    LA    JUSTICE.  3^^ 

sien ,  mcmc  ce  qu'il  fait  selon  les  règles  :  elle  a  honte 
de  ne  lui  servir  que  de  prétexte;  et  jusqu'à  ce  qu'il 
devienne  égal  à  tous  ,  sans  acception  de  personnes, 
la  justice  qu'il  refuse  à  l'un  convainc  d'une  manifeste 
partialité  celle  qu'il  se  glorifie  de  rendre  à  l'autre. 

Mais  il  y  a  encore  une  autre  raison  qui  a  obligé 
les  jurisconsultes  h  faire  enti^er  la  fermeté  dans  la 
définition  de  la  justice;  c'est  pour  l'opposer  davan- 
tage à  son  ennemi  capital,  qui  est  l'intérêt.  L'intérêt, 
comme  vous  savez ,  n'a  point  de  maximes  fixes  ;  il 
suit  les  inclinations,  il  change  avec  les  temps,  il  s'ac- 
commode aux  affaires;  tantôt  ferme,  tantôt  relâché, 
et  ainsi  toujours  variable.  A.u  contraire,  l'esprit  de 
justice  est  un  esprit  de  fermeté;  parce  que,  pour  de- 
venir juste,  il  faut  entrer  dans  l'esprit  qui  a  fait  les 
lois;  c'est-à-dire  dans  un  esprit  immortel,  qui,  s'é- 
levant  au  -  dessus  des  temps  et  des  affections  parti- 
culières, subsiste  toujours  égal ,  malgré  le  change- 
ment des  affaires. 

Concluons  donc ,  chrétiens ,  que  la  justice  doit  être 
ferme  et  inébranlable  :  mais  pour  descendre  au  dé- 
tail de  ses  obligations,  disons  que  le  genre  humain 
étant  partagé  en  deux  conditions  différentes,  je  veux 
dire  entre  les  personnes  publiques  et  les  personnes 
particulières,  c'est  le  devoir  commun  des  uns  et  des 
autres  de  garder  inviolablement  la  justice;  mais  que 
ceux  qui  ont  en  main,  ou  le  tout,  ou  quelque  partie 
de  l'autorité  publique,  ont  cela  de  plus,  qu'ils  sont 
obligés  d'être  fermes  non -seulement  à  la  garder, 
mais  encore  à  la  protéger  et  à  la  rendre. 

Qui  pourroit  maintenant  vous  dire  de  quelle  sorte 
et  par  quels  artifices  l'intérêt  attaque  l'intégrité  de 


3^8  SUR    LA    JUSTICE. 

la  justice,  tente  sa  pudeur,  affoiblit  sa  force,  et 
corrompt  enfin  sa  pureté.  Ce  n'est  pas  un  ouvrage 
fort  pénible  ,  que  de  connoître  et  de  condamner  les 
injustices  des  autres  ;  nous  les  voyons  détestées  par 
une  clameur  universelle  :  mais  se  détacher  de  soi- 
même,  pour  juger  droitement  de  ses  actions,  c'est 
là  véritablement  le  grand  effort  de  la  raison  et  de  la 
justice.  Qui  nous  donnera,  chrétiens,  non  ce  point 
appuyé  hors  de  la  terre,  que  demandoit  ce  grand 
géomètre  (*) ,  pour  la  remuer  hors  de  son  centre  ; 
niai^  un  point  hors  de  nous-mêmes ,  pour  nous  re- 
garder d'un  même  œil  que  nous  regardons  les  au- 
tres ,  et  arrêter  dans  notre  cœur  tant  de  mouve- 
mens  irréguliers  que  l'intérêt  y  fait  naître?  Quelle 
horreur  aurions-nous  de  nos  injustices,  de  nos  usur- 
pations, de  nos  tromperies?  mais,  hélas!  oh  trou- 
verons-nous ce  point  de  détachement,  pour  sortir 
nous-mêmes  hors  de  nous-mêmes,  et  nous  voir 
d'un  œil  équitable  et  d'un  regard  désintéressé?  La 
nature  ne  le  donne  pas,  nous  n'écoutons  pas  la 
grâce  :  c'est  pourquoi  c'est  en  vain  que  la  raison 
dicte ,  que  la  loi  publie ,  que  l'Evangile  confirme 
cette  loi  si  naturelle  et  si  divine  tout  ensemble  :  «  Ne 
»  faites  point  à  autrui  ce  que  vous  ne  voulez  pas 
))  qui  vous  soit  fait  (0  ».  Nul  ne  veut  sortir  de  soi- 
même  pour  entrer  dans  cette  mesure  commune  du 
genre  humain  :  celui-là ,  ébloui  de  sa  fortune ,  ne 
peut  se  résoudre  à  descendre  de  sa  superbe  hauteur, 
pour  se  mesurer  avec  personne.  Mais  pourquoi  par- 

(*)  Archiméde  de  Syracuse. 
{})  Tob.  IV.  i6,  Luc.  VI.  3 1 . 


SUll    LA    JUSTICE.  3^9 

1er  ici  de  la  grandeur  ?  chacun  se  fait  grand  à  ses 
yeux ,  chacun  se  tire  du  pair ,  chacun  a  des  raisons 
particulières  par  lesquelles  il  se  distingue  des  autres. 
Je  parle  premièrement  à  tous  les  hommes,  et  je 
leur  dis  à  tous  de  la  part  de  Dieu  :  O  hommes,  quels 
que  vous  soyez ,  et  quelque  sort  qui  vous  soit  échu 
par  Tordre  de  Dieu  dans  le  grand  partage  qu'il  a  fait 
du  monde,  soit  que  sa  providence  vous  ait  laisse's 
dans  le  repos  d'une  vie  privée,  soit  que  vous  tirant 
du  pair ,  elle  ait  mis  sur  vos  épaules  avec  de  grandes 
charges,  de  grands  périls  et  de  grands  comptes  à 
rendre;  puisque  vous  vivez  tous  en  société  sous  l'em- 
pire suprême  de  Dieu,  n'entreprenez  rien  les  uns 
sur  les  autres ,  et  écoutez  les  belles  paroles  que  vous 
adresse  à  tous  le  divin  Psalmiste  :  Si  vere  utique  jus- 
titiani  loquirnini _,  recta  judicate  ,  jîlii  hominum  (0  : 
<c  Si  c'est  véritablement  que  vous  parlez  de  la  jus- 
))  tice,  jugezdoncdroitement,  ôenfans  des  hommes  «. 
Permettez -moi,  chrétiens,  de  paraphraser  ces  pa- 
roles ,  sans  me  départir  toutefois  du  sens  littéral ,  et 
de  vous  dire  avec  David  :  O  hommes ,  vous  avez  tou- 
jours à  la  bouche  l'équité  et  la  justice  ;  dans  vos  af- 
faires, dans  vos  assemblées,  dans  vos  entretiens  :  on 
entend  partout  retentir  ce  nom  sacré;  et  si  peu  qu'on 
vous  blesse  dans  vos  intérêts,  vous  ne  cesserez  d'ap- 
peler la  justice  à  votre  secours  :  mais  si  c'est  sincè- 
rement et  de  bonne  foi  que  vous  parlez  de  la  sorte, 
si  vous  regardez  la  justice  comme  l'unique  asile  de 
la  vie  humaine ,  et  que  vous  croyiez  avoir  raison  de 
recourir,  quand  on  vous  fait  tort,  à  ce  refuge  com- 
mun du  bon  droit  et  de  l'innocence,  jugez -vous 

1^0  Ps.  L7II.  I. 


380  SUPi    LA    JUSTICE. 

donc  vous-mêmes  ëquitablement,  et  ne  vous  laissez 
pas  aveugler  par  votre  intérêt  :  contenez-vous  dans 
les  limites  qui  vous  sont  données,  et  ne  faites  pas  à 
autrui  ce  que  vous  ne  voulez  pas  qu'on  vous  fasse. 
Car  en  effet ,  chrétiens ,  qu'y  a-t-il  de  plus  violent 
et  de  plus  inique,  que  de  crier  à  l'injustice,  et  d'ap- 
peler toutes  les  lois  à  notre  secours ,  si  peu  qu'on 
nous  touche,  pendant  que  nous  ne  craignons  pas 
d'attenter  hautement  sur  le  droit  d'autruij  comme 
si  ces  lois  que  nous  implorons  ne  servoient  qu'à  nous 
protéger,  et  non  pas  à  nous  instruire  de  nos  obliga- 
tions envers  les  autres;  et  que  la  justice  n'eût  été 
donnée  que  comme  un  rempart  pour  nous  couvrir, 
et  non  comme  une  borne  posée  pour  nous  arrêter, 
et  comme  une  barrière  pour  nous  renfermer  dans 
nos  devoirs  réciproques. 

Fuyons  un  si  grand  excès  ;  gardons-nous  bien  d'in- 
troduire dans  ce  commerce  des  choses  humaines  cet 
abus  tant  réprouvé  par  les  saintes  Lettres,  qui  est  la 
perte  infaillible  du  droit  et  de  la  justice  ;  deux  me7 
sures ,  deux  balances ,  deux  poids  inégaux  ;  une 
grande  mesure  pour  exiger  ce  qui  nous  est  dû,  une 
petite  mesure  pour  rendre  ce  que  nous  devons  : 
car,  comme  dit  le  prophète,  «  c'est  une  chose  abo- 
))  minable  devant  le  Seigneur  (0  ».  Servons-nous  de 
cette  mesure  commune  qui  enferme  le  prochain  avec 
nous  dans  la  même  règle  de  justice;  je  veux  dire, 
«  faisons  ,  chrétiens  ,  comme  nous  voulons  qu'on 
3)  nous  fasse  :  c'est  la  loi  et  les  prophètes  (2)  ».  Gar- 
dons l'égalité  envers  tous;  et  que  le  pauvre  soit  as- 
suré par  son  bon  droit ,  autant  que  le  riche  par  soa 

W  Prov.  XX.  23.  —  ('•)  Matth.  vu.  17. 


i 


SUR    LA    JUSTICE.  38l 

crédit,  et  le  grand  par  sa  puissance  :  gardons-la  en 
toutes  choses,  et  embrassons  par  un  soin  e'gal  tout  ce 
que  la  justice  ordonne. 

Je  ne  puis  ici  m'empêcher  de  reprendre  en  pas- 
sant cet  abus  commun  d'acquitter  fidèlement  cer- 
taines sortes  de  dettes,  et  d'oublier  tout-à-fait  les 
autres.  Au  lieu  de  savoir  connoître  ce  que  doit  four- 
nir notre  source,  et  ensuite  de  dispenser  sagement 
ses  eaux  par  tous  les  canaux  qu'il  faut  remplii-,  on 
les  fait  couler  sans  ordre  toutes  d'un  côte,  et  on  laisse 
le  reste  à  sec.  Par  exemple,  les  dettes  du  jeu  sont 
privilégiées  ;  et  comme  si  ses  lois  étoient  les  plus 
saintes  et  les  plus  inviolables  de  toutes ,  on  se  pique 
d'honneur  d'y  être  fidèle  ;  non  point  pour  ne  trom- 
per pas  ,  car  au  contraire ,  on  ne  rougit  pas  de 
prendre  tous  les  jours  des  avantages  frauduleux  , 
mais  du  moins  pour  payer  exactement  ;  pendant 
qu'on  ne  craint  pas  de  faire  misérablement  languir 
des  marchands  et  des  ouvriers,  qui  seuls  soutiennent 
depuis  si  long-temps  cet  éclat ,  que  je  puis  bien  ap- 
peler doublement  trompeur  et  doublement  em- 
prunté, puisque  vous  ne  le  tirez  ni  de  votre  vertu, 
ni  même  de  votre  bourse;  dont  la  famille  éplorée , 
que  votre  vanité  réduit  à  la  faim,  crie  vengeance 
devant  Dieu  contre  votre  luxe  :  ou  bien  si  l'on  est 
soigneux  de  conserver  du  crédit  en  certaines  choses, 
de  peur  de  faire  tarir  les  ruisseaux  qui  entretiennent 
notre  vanité,  on  néglige  les  vieilles  dettes,  on  ruine 
impitoyablement  les  anciens  amis;  amis  malheu- 
reux et  infortunés ,  devenus  ennemis  par  leurs  bons 
offices,  qu'on  ne  regarde  plus  désormais  que  comme 
des  importuns  qu'on  veut  réduire,  en  les  fatigant, 


3S'Z  SUR    LA    JUSTICE. 

à  des  accommodemens  déraisonnables,  ou  à  qui  l'on 
croit  faire  assez  de  justice  ,  quand  on  leur  laisse 
après  sa  mort  les  débris  d'une  maison  ruinée,  et  les 
restes  d'un  naufrage  que  les  flots  emportent.  O  droit  ! 
ô  bonne  foi  !  ô  sainte  équité  !  je  vous  appelle  à  té- 
moin contre  l'injustice  des  hommes  ;  mais  je  vous 
appelle  en  vain  ;  vous  n'êtes  presque  plus  parmi 
nous  que  des  noms  pompeux,  et  l'intérêt  est  devenu 
notre  seule  règle  de  justice. 

Intérêt,  Dieu  du  monde  et  de  la  Cour,  le  plus 
ancien ,  le  plus  décrié ,  et  le  plus  inévitable  de  tous 
les  trompeurs,  tu  trompes  dès  l'origine  du  monde  : 
on  a  fait  des  livres  entiers  de  tes  tromperies,  tant 
elles  sont  découvertes.  Qui  ne  devient  pas  éloquent 
à  parler  de  tes  artifices  ?  qui  ne  fait  pas  gloire  de  s'en 
défier  ?  mais  tout  en  parlant  contre  toi ,  qui  ne  tombe 
pas  dans  tes  pièges  ?  «  Parcourez ,  dit  le  prophète 
5)  Jérémie,  toutes  les  rues  de  Jérusalem,  considérez 
»  attentivement ,  et  cherchez  d^ns  toutes  ses  places, 
»  si  vous  trouverez  un  homme  droit  et  de  bonne  foi. 
»  S'il  y  en  a  quelqu'un  qui  jure  par  moi,  en  disant  : 
»  Vive  le  Seigneur  :  il  se  servira  faussement  de  ce 
»  serment  même  »  :  Circuite  vias  Jérusalem  ^  et 
aspicile  ^  et  considerate  ^  et  quœrite  in  plateis  ejus  , 
an  inveniatis  virum  facientem  judicium ^  et  quœren- 
tcm  fidcin. . . .  Quod  si  etiain  ^  Vivit  Dominus ,  dixe- 
rint:  et  hoc  falso  jurabunt  {^) .  On  ne  voit  plus,  on 
n'écoute  plus,  on  ne  garde  plus  aucune  mesure, 
quand  il  s'agit  du  moindre  intérêt  :  la  bonne  foi 
n'est  qu'une  vertu  de  commerce ,  qu'on  garde  par 
bienséance  dans  les  petites  affaires ,  pour  établir  son 

(ï)  Jerern.  v.  i ,  2. 


SUR    LA    JUSTICE.  383 

crédit;  mais  qui  ne  gène  point  la  conscience,  quand 
il  s'agit  d'un  coup  de  partie.  Cependant  on  jure,  on 
affirme,  on  prend  à  te'moin  le  ciel  et  la  terre;  on 
mêle  partout  le  saint  nom  de  Dieu,  sans  aucune  dis- 
tinction du  vrai  et  du  faux  :  «  Comme  si  le  parjure, 
))  disoit  Salvien,  n^étoit  plus  un  genre  de  crime, 
3>  mais  une  façon  de  parler  »  :  Perjurium  ipsum  ser- 
monis  genus  piitat  esse  _,  noij,  criminis  (0.  Au  reste, 
on  ne  songe  plus  à  restituer  le  bien  qu'on  a  usurpé 
contre  les  lois  ;  on  s'imagine  qu'on  se  le  rend  propre 
par  l'habitude  d'en  user,  et  on  cherche  de  tous  côte's 
non  point  un  fond  pour  le  rendre,  mais  quelque 
détour  de  conscience  pour  le  retenir  :  on  trouve  le 
moyen  d'engager  tant  de  monde  dans  son  parti,  et 
on  sait  lier  ensemble  tant  d'intérêts  dilTérens,  que 
la  justice  repoussée  par  un  si  grand  concours  et  par 
cet  enchaînement  d'intérêts  contraires ,  si  je  puis 
parler  de  la  sorte,  «  est  contrainte  de  se  retirer, 
3>  comme  dit  le  prophète  Isaïe  :  la  vérité  tombe  par 
»  terre,  et  ne  peut  plus  percer  de  si  grands  obstacles, 
»  ni  trouver  aucune  place  parmi  les  hommes  »  :  Et 
conv^ersum  est  retrorsum  judiciuin  j  etjuslitia  longe 
steiit;  quia  cornât  in  platea  veritas  et  œquitas  non 
potuit  ingredi  (^). 

Dans  cette  corruption  presque  universelle  que 
l'intérêt  a  faite  dans  le  monde,  si  ceux  que  Dieu  a 
mis  dans  les  grandes  places  n'appliquent  toute  leur 
puissance  à  soutenir  la  justice,  la  terre  sera  désolée, 
I  et  les  fraudes  seront  infinies.  O  sainte  réformation 
de  l'état  de  la  justice,  ouvrage  digne  du  grand  génie 
du  Monarque  qui  nous  honore  de  son  audience , 

(i)  Sah.  lib.  IV,  de  Guher.  Dei,  n.  i4,  p-  87.  —  W  Is.  lix.  14. 


384  SUR    LA    JUSTICE. 

puisse-tu  être  aussi  heureusement  accomplie,  que  tu 
as  été  sagement  entreprise  !  Il  n'y  a  rien,  Messieurs, 
de  plus  nécessaire  au  monde ,  que  de  protéger  hau- 
tement, chacun  autant  qu'on  le  peut,  l'intérêt  de 
la  justice  :  car  il  faut  ici  confesser  que  la  vertu  est 
obligée  de  marcher  dans  des  voies  bien  difficiles,  et 
que  c'est  une  espèce  de  martyre,  que  de  se  tenir 
régulièrement  dans  les  termes  du  droit  et  de  l'équité. 
Celui  qui  est  résolu  de  se  renfermer  dans  ces  bornes, 
se  met  si  fort  à  l'étroit ,  qu'à  peine  se  peut-il  aider  : 
et  il  ne  faut  pas  s'étonner  s'il  demeure  court  ordi- 
nairement dans  ses  entreprises ,  lui  qui  se  retranche 
tout  d'un  coup  plus  de  la  moitié  des  moyens,  en 
s'ôtant  ceux  qui  sont  mauvais ,  et  c'est-à-dire  assez 
souvent  les  plus  efficaces. 

Car  qui  ne  sait ,  chrétiens,  que  les  hommes  pleins 
d'intérêts  et  de  passions ,  veulent  qu'on  entre  dans 
leurs  sentimens  ?  Que  fera  ici  cet  homme  si  droit , 
qui  ne  parle  que  de  son  devoir?  que  fera-t-il,  chré- 
tiens ,  avec  sa  froide  et  impuissante  régularité  ?  11 
n'est  ni  assez  souple,  ni  assez  flexible  pour  ménager 
la  faveur  des  hommes  :  il  y  a  tant  de  choses  qu'il  ne 
peut  pas  faire,  qu'à  la  fin  il  est  regardé  comme  un 
homme  qui  n'est  bon  à  rien,  et  qui  est  entièrement 
inutile.  En  effet ,  écoutez ,  Messieurs ,  comme  en 
parlent  les  hommes  du  monde  dans  le  livre  de  la 
JSapience  :  Circunwenianius  justiun  ^  quoniam  inu- 
tilis  est  nobis  {^)  :  «  Trompons,  disent-ils,  l'homme 
»  juste  »  :  remarquez  cette  raison  ;  «  parce  qu'il 
»  nous  est  inutile  »  :  il  n'entre  point  dans  nos  né- 
goces, il  s'éloigne  de  nos  détours,  il  ne  nous  est 

(0  Sil}},  II.  1  2. 

d'aucun 


Sun    LÀ    JUSTICE.  385 

d'aucun  usage.  Ainsi,  comme  vous  voyez,  à  cause 
cju  il  est  inutile,  on  se  lésout  facilement  à  le  me'pri- 
ser  j  ensuite  a  le  laisser  périr,  sans  en  iaire  jjruit, 
et  même  à  le  sacrifier  à  l'inte'rét  du  plus  fort,  et  aux 
pressantes  sollicitations  de  cet  homme  de  gjand  se- 
cours, qui  n'épargne  rien  ,  ni  le  saint,  ni  le  profane, 
pour  nous  servir.  Mais  pourquoi  nous  arrêter  da- 
vantnsfe  sur  une  chose  si  claire?  Il  est  aisé  de  com- 
prendre  que  l'homme  injuste  ,  qui  met  tout  en 
œuvre,  qui  entre  dans  tous  les  desseins,  qui  fait 
jouer  les  passions  et  les  inte'rêts ,  ces  deux  grands 
ressorts  de  la  vie  humaine,  est  plus  actif,  plus  pres- 
sant, plus  prompt;  et  ensuite,  pour  l'ordinan^e  , 
qu'il  réussit  mieux  que  le  juste  qui  ne  sort  point  de 
ses  règles,  qui  ne  marche  qu'à  pas  comptés,  qui  ne 
s'avance  que  par  mesure. 

Levez-vous ,  puissances  du  monde  ;  voyez  comme 
la  justice  est  contrainte  de  marcher  par  des  voies 
serrées  :  secourez-la,  tendez-lui  la  main  ,  faites-vous 
honneur;  c'est  trop  peu  dire,  déchargez  votre  ame, 
et  délivrez  votre  conscience  en  la  protégeant  :  la 
vertu  a  toujours  assez  d'affaires  pour  se  maintenir 
au  dedans  contre  tant  de  vices  qui  fattaquent;  dé- 
fendez-la du  moins  contre  les  insultes  du  dehors. 
«  C'est  pour  cela,  dit  le  grand  pape  saint  Grégoire, 
»  que  la  puissance  a  été  donnée  à  nos  maîtres;  afin 
i)  que  ceux  qui  veulent  le  bien,  soient  aidés,  et  que 
3)  les  voies  du  ciel  soient  dilatées  »  :  Ad  hoc  enitn 
potestas  super  onines  hoinines  Dominorum  meorurn 
pielati  cœlitus  data  est  ;  ut  qui  hona  appetunt ,  ad- 
juvenlur  ',  ut  cœlorum  via  largiiis  pateat  (0.  Ainsi 

i})  Epist.  Lxv.  ad  Mauric.  Aug.  tom.  n,  p.  676". 

BosâUET.  XIII.  aS 


386  SUR    LA    JUSTICE. 

leur  conscience  les  oblige  à  soutenir  hautement  le 
bon  droit  et  la  justice  :  car  il  est  vrai  que  c'est  la 
trahir,  que  de  travailler  foiblement  pour  elle,  et 
l'expérience  nous  fait  assez  voir  qu'une  résistance 
trop  molle  ne  fait  qu'affermir  le  vice  et  le  rendre 
plus  audacieux.  Les  méchans  n'ignorent  pas   que 
leurs  entreprises  hardies  leur  attirent  nécessairement 
quelques  embarras;  mais  après  qu'ils  ont  essuyé  une 
légère  tempête,  que  la  clameur  publique  a  fait  éle- 
ver contre  eux ,  ils  pensent  avoir  payé  tout  ce  qu'ils 
doivent  à  la  justice  :  ils  délient  après  cela  le  ciel  et 
la  terre ,  et  ne  profitent  de  cette  disgrâce  que  pour 
mieux  prendre  dorénavant  leurs  précautions.  Ainsi 
il  faut  résister  à  l'iniquité  avec  une  force  invincible  : 
et  nous  pouvons  bien  le  publier ,  devant  un  roi  si 
juste  et  si  ferme,  que  c'est  dans  cette  vigueur  à  main- 
tenir la  justice  que  réside  la  grandeur  et  la  majesté. 
J'ai  remarqué  deux  éloges  que  l'Ecriture  donne 
au  roi  Salomon  au  commencement  de  son  règne  j 
elle  dit  ces  mots  :  «  Salomon  s'assit  dans  le  trône 
i)  du  Seigneur,  en  la  place  de  David  son  père,  et  il 
»  plut  à  tous  »  :  Sedit  Salomon  super  solium  Do- 
mini,  pro  David  pâtre  suo  j  et  cunctis  placuit  (0. 
Remarquons  ici  en  passant.  Messieurs,  que  le  trône 
royal  appartient  à  Dieu  ,  et  que  les  rois  ne  le  rem- 
plissent qu'en  son  nom.  C'est  une  chose  bien  magni- 
fique pour  les  rois,  et  qui  nous  oblige  à  les  révérer 
avec  une  espèce  de  religion;  mais  par  laquelle  aussi 
Dieu  les  avertit  d'exercer  saintement  et  divinement 
une  autorité  divine  et  sacrée.  Mais  revenons  à  Sa- 
lomon :  il  s'assit  donc,  dit  l'Ecriture,  dans  le  trône 

CO  /.  Par.  XXIX.  23, 


SUR    LA    JUSTICE.  387 

du  Seigneur,  en  la  place  de  David  son  père  ,  et  il 
plut  à  tous  :  c'est  la  première  peinture  que  nous 
fait  le  Saint-Esprit,  de  ce  grand  prince.  Mais  après 
qu'il  eut  commencé  de  gouverner  ses  affaires  ,  et 
qu'on  le  vit  appliqué  à  faire  justice  à  tout  le  monde 
avec  grande  connoissance  ;  la  même  Ecriture  relève 
son  style,  et  parle  de  lui  en  ces  termes  :  «  Tout 
»  Israël  entendit  que  le  roi  jugeoit  droitement,  et 
M  ils  craignirent  le  roi,  voyant  que  la  sagesse  de 
»  Dieu  étoit  en  lui  pour  rendre  justice  «  :  Audwit 
itaque  oinnis  Israël  judiciuin  qiiod  rex  judicasset ^ 
et  timuerunt  regem^  ^identes  sapientiain  Dei  esse 
in  eo  ad faciendum  judicium  (0.  Sa  mine  haute  et 
relevée  le  faisoit  aimer;  sa  justice  le  fait  craindre 
de  cette  crainte  de  respect  qui  ne  détruit  pas  l'a- 
mour, mais  qui  le  rend  plus  retenu  et  plus  circons- 
pect. Les  bons  respiroient  sous  sa  protection  ,  et 
les  médians  appréhendoient  son  bras  et  ses  yeux , 
qu'ils  voyoient  si  éclairés  et  si  appliqués  tout  en- 
semble à  connoître  la  vérité.  La  sagesse  de  Dieu  étoit 
en  lui,  et  l'amour  qu'il  avoit  pour  la  justice  lui 
faisoit  trouver  les  moyens  de  la  bien  connoître  : 
c'est  la  seconde  qualité  que  la  justice  demande , 
et  j'ai  promis  aussi  de  la  traiter  dans  ma  seconde 
partie. 

SECOND    POINT. 

Avant  que  Dieu  consumât  par  le  feu  du  ciel  ces 
villes  abominables,  dont  le  nom  même  fait  horreur, 
nous  lisons  dans  la  Genèse,  qu'il  parla  en  cette 
sorte  :  «  Le  cri  contre  l'iniquité  de  Sodome  et  de 

(>)  ///.  Reg.  m.  28. 


SUR    LA    JUSTICE. 

5)  Gomorrhe  s'est  augmente ,  et  leurs  crimes  se 
»  sont  aggraves  jusqu'à  l'excès.  Je  descendrai,  et  je 
»  verrai  s'ils  ont  fait  selon  la  clameur  qui  est  venue 
))  contre  eux  jusqu'à  moi ,  ou  si  leurs  œuvies  sont 
))  contraires ,  afin  que  je  le  sache  au  vrai  «  :  Cla- 
mor  Sodomorum  et  Gomorrhœ  multiplicaius  est  j, 
et  peccatum  corum  aggi^a^^atum  est  nimis.  Descen- 
dcun  et  videho  utruni  clamorem  ,  qui  venit  ad  me  , 
opère  compleverint  :  an  non  est  ita ,  ut  sciani  (0. 
Saint  Isidore  de  Damiette,  et  après  lui  le  grand 
pape  saint  Grégoire,  ont  fait  cette  belle  observation 
sur  ces  paroles  (2).  Encore  qu'il  soit  certain  que 
Dieu ,  du  haut  de  son  trône ,  non-seulement  dé- 
couvre tout  ce  qui  se  fait  sur  la  terre  ,  mais  encore 
prévoie  dès  l'éternité  tout  ce  qui  se  développe  par 
la  révolution  des  siècles  :  toutefois ,  disent  ces 
grands  saints,  voulant  obliger  les  hommes  de  s'ins- 
truire par  eux-mêmes  de  la  vérité,  et  de  n'ea 
croire  ni  les  rapports,  ni  même  la  clameur  publi- 
que, cette  sagesse  infinie  se  rabaisse  jusqu'à  dire  : 
«  Je  descendrai  et  je  verrai  »  ;  afin  que  nous  com- 
prenions quelle  exactitude  nous  est  commandée 
pour  nous  informer  des  choses  au  milieu  de  nos 
ignorances,  puisque  celui  qui  sait  tout  fait  une  si 
soigneuse  perquisition,  et  vient  en  personne  pour 
voir.  C'est,  Messieurs,  en  cette  sorte  que  le  Très- 
haut  se  rabaisse  pour  nous  enseigner  j  et  il  donne 
par  ces  paroles  deux  instructions  importantes  à 
ceux  qui  sont  en  autorité.  Premièrement ,  en  disant  : 
«  Le  cri  est  venu  à  moi  » ,  il  leur  montre  que  leur 

(1)  Gen.  XVIII.  20,  21.  —  W  S.  Isidor.  Epist.   lib.  i,  Ep.  CCCX. 
S.  Gre§.  Moral,  lib,  xix,  cap.  xxv,  tom.  1,  col.  628. 


SUU    LA    JUSTICE.  889 

oreille  doit  être  toujours  ouverte  ,  toujours  atten- 
tive à  tout  :  mais  en  ajoutant  après  :  «  Je  clescen- 
»  drai  et  je  verrai  «  ,  il  leur  apprend  qu'à  la  vérité 
ils  doivent  tout  e'couter,  mais  qu'ils  doivent  rendre 
ce  respect  à  l'autorité  que  Dieu  a  attachée  à  leur 
jugement,  de  ne  l'arrêter  jamais  qu'après  une  exacte 
information  et  un  sérieux  examen. 

Ajoutons,   s'il  vous  plaît,  Messieurs,  qu'encore 
ne  suffit-il  pas  de  recevoir  ce  qui  se  présente  ;  il  faut 
chercher  de  soi-même,  et   aller  au-devant  de  la 
vérité,  si  nous  voulons  la  connoître  et  la  découvrir  : 
car  les  hommes ,  et  surtout  les  grands ,  ne  sont  pas 
si  heureux  que  la  vérité  aille  à  eux  d'elle-même, 
ni  de  droit  fil,  ni  d'un  seul  endroit  :  il  ne  faut  pas 
qu'ils  se  persuadent  qu'elle  perce  tous  les  obstacles 
qui  les   environnent,  pour  monter  à  cette  hauteur 
où  ils  sont  placés  ;  mais  plutôt  il  faut  qu'ils  descen- 
dent pour  la  chercher  elle-même.  C'est  pourquoi 
le  Seigneur  a  dit  :  Je  descendrai  et  je  verrai;  c'est- 
à-dire  qu'il  faut  que  les  grands  du  monde  descen- 
dent en   quelque  façon  de  ce  haut  faîte,  oii  rien 
n'approche  qu'avec  crainte,  pour  reconnoître  les 
choses  de    plus  près,   et    recueillir    deçà  et    delà 
les  traces  dispersées  de  la  vérité;  et  c'est  en  cela 
que  consiste  la  véritable  prudence.  C'est  pourquoi 
il  est  écrit  du  roi  Salomon,  qu'  «  il  avoit  le  cœur 
))  étendu  comme  le  sable  de  la  mer  »  :  Dédit  Deus 
Saloinoni  latitudinem  cordis  ,  quasi  arenam  quœ  est 
in  littore  maris  i^),  c'est-à-dire  qu'il  étoit  capable 
d'entrer  dans  un  détail  infini ,    de  ramasser   avec 
soin  les  moindres  particularités,  de  poser  les  cir- 

(0  III.  Reg.  IV.  29. 


3gO  SUR    LA    JUSTICE. 

constances  les  plus  menues  ,  pour  former  un  juge- 
ment  droit ,  et  e'viter  les  surprises. 

Il   est  certain,  chrétiens,  que  les  personnes  pu* 
bliques  chargent  terriblement  leurs  consciences  ,  et 
se  rendent  responsables  devant  Dieu   de  tous  les 
de'sordres    du  monde ,   s'ils    n'ont    cette   attention 
•    pour  s'instruire  exactement  de  la  vér'ité.    Et  c'est 
pourquoi  le  roi  David ,  pe'ne'tré  de  cette  pense'e  et 
de  cette  pesante  obligation ,  sentant  approcher  son 
heure  dernière  ,  fait  venir  son  fils  et  son  successeur; 
et  parmi  plusieurs  graves  avertissemens,  il  lui  donne 
celui-ci  très-conside'rable  :  «  Prenez  garde ,  lui  dit- 
5)  il ,  mon  fils^  que  vous  entendiez  tout  ce  que  vous 
))  faites,   et  de  quel  côté  vous  vous  tournerez  »  : 
Ut  intelligas  iinh'ersa  quœ  facis ,  et  quocumque   te 
<verteris  (0.  De  même  que  s'il  eût  dit  :  Mon  fils,  que 
nul  ne  soit  si  osé  que  de  vouloir  tourner  votre  es- 
prit,  ni  vous  donner  des  impressions  contraires  à 
la  vérité  :  entendez  distinctement  tout  ce  que  vous 
faites ,  et  connoissez  tous  les  ressorts  de  la  grande 
machine  que  vous  conduisez;  «  afin,  dit-il,  que  le 
»  Seigneur  soit  avec  vous,   et  confirme  toutes  ses 
»  promesses  touchant  la  félicité  de  votre  règne  »  : 
Ut  confirinet  Do  minus  unwersos  serinones  suos  (2). 
C'est  ce  que   dit  le  sage  David  au  roi  Salomon 
son  successeur;   et  il  sera   beau  de  voir  de  quelle 
sorte  ce  jeune  prince  profite  de   cet  avis.  Aussitôt 
qu'il  eut  pris  en  main  les  rênes  de  son  empire,  il  se 
mit  à  considérer  profondément  que  cette  haute  élé- 
vation où  il  se  voyoit ,  avoit  ce  malheur  attaché  que 
dans  cette  multitude  infinie  qu'il  voyoit  s'empresser 

CO  ///.  Jleg.  II.  3.  —  (»)  Ibid.  4. 


SUR    LA    JUSTICE.  3c)I 

autour  de  lui ,  il  n'y  en  a  voit  presque  aucun  qui  ne  pût 
avoir  quelque  inte'rét  de  le  surprendre.  Il  vit  donc 
combien  il  est  dangereux  de  s'abandonner  tout  entier 
aune  aveugle  confiance;  et  il  vit  aussi  que  la  deTiance 
jetoit  l'esprit  dans  l'incertitude,  et  fermoit  d'une  autre 
manière  la  porte  à  la  vérité.  Dans  cette  perplexité, 
et  pour  tenir  le  milieu  entre  ces  deux  périls  égale- 
ment grands ,  il  connut  qu'il  n'y  avoit  rien  de  plus 
nécessaire  que  de  se  jeter  humblement  entre  les  bras 
de  celui  auquel  seul  on  ne  peut  jamais  s'abandonner 
trop,  et  il  fit  à  Dieu  cette  prière  :  «  Seigneur  Dieu, 
))  vous  avez  fait  régner  votre  serviteur  en  la  place 
))  de  Davidmon  père;  et  moi,  je  suis  un  petit  enfant, 
»  qui  ne  sais  ni  par  où  il  faut  commencer,  ni  par 
))  où  il  faut  sortir  des  affaires  »  :  Ego  autem  swn  puer 
par^^uîuSj  etignorans  egressuin  et  introitum  meuin  (0. 
Ne  croyez  pas ,  chrétiens ,  qu'il  parlât  ainsi  par  foi- 
blesse  :  il  parloit  et  il  agissoit  dans  ses  conseils  avee 
la  plus  haute  fermeté ,  et  il  avoit  déjà  fait   sentir 
aux  plus  grands  de  son  Etat ,  qu'il  étoit  le  maître. 
Mais  tout  sage  et  tout  absolu  qu'il  étoit,  il  voyoit 
qu'en  la  présence  de  Dieu ,  toute  cette  force  n' étoit 
que  foiblesse ,    et    que  toute  cette  sagesse  n' étoit 
qu'une  enfance  :  Ego  autem  sum  puer  par {^ulus  ;  et 
il  n'attend   que  du  Saint-Esprit  l'ouverture   et  la 
sortie  de  ses  entreprises.   Après  quoi  le  désir  im- 
mense de  rendre  justice  lui  met  cette   parole  à  la 
bouche  :   «Vous  donnerez,  ô  Dieu,  à  votre  servi- 
»  teur  un  cœur  docile,  aQn  qu'il  puisse  juger  votre 
))  peuple,  et  discerner  entre  le  bien  et  le  mal;  car 
))  autrement  qui  pourroit  conduire  cette  multitude 


3gi  SUR    LA    JUSTICE. 

5)  infinie  »  ?  Dahis  ergo  sen^o  tuo  cor  docile ,  ulpo- 
pulum  tuuin  judicare  possit ,  et  discernere  inter  bo~ 
nurn  et  malum  :  quis  enim  poterit  judicare  populum 
istwn^  populum  tuum  hune  multum  (0? 

Vous  voyez  bien ,  chre'tiens,  qu'il  sent  le  poids  de 
sa  dignité,  et  la  charge  e'pouvantable  de  sa  con- 
science y  s'il  se  laisse  prévenir  contre  la  justice  ;  c'est 
pourquoi  il  demande  à  Dieu  ce  discernement  et  ce 
cœur  docile  :  par  où  nous  devons  entendre  non  un 
cœur  incertain  et  irrésolu;  car  la  véritable  prudence 
n'est  pas  seulement  considérée,  mais  encore  tran- 
chante et  résolutive.  C'est  donc  qu'il  considéroit 
<jue  c'est  un  vice  de  Tesprit  humain  ,  non-seulement 
d'être  susceptible  des  impressions  étrangères ,  mais 
encore  de  s'embarrasser  dans  ses  propres  imagina- 
tions ;  et  que  ce  n'est  pas  toujours  la  foiblesse  du 
génie,  mais  souvent  même  sa  force  qui  fait  que 
l'homme  s'attache  plus  qu'il  ne  faut  à  soutenir  ses 
opinions,  sans  vouloir  jamais  revenir.  Non  recipit 
stultus  verba  prudentiœ  j,  nisi  ea  dixeris  quœ  "ver- 
santur  in  corde  ejus  {V  :  «  L'insensé  ne  reçoit  point 
M  les  paroles  de  prudence ,  si  vous  ne  lui  parlez  selon 
3)  ce  qu'il  a  dans  le  cœur  ».  De  là  vient  que  regar- 
dant avec  tremblement  les  excès  oii  ces  violentes 
préoccupations  engagent  souvent  les  meilleurs  es- 
prits, il  demande  à  Dieu  un  cœur  docile;  c'est-à- 
dire  ,  si  nous  l'entendons ,  un  cœur  si  grand  et  si 
relevé,  qu'il  ne  cède  jamais  qu'à  la  vérité;  mais 
qu'il  lui  cède  toujours  en  quelque  temps  qu'elle 
vienne,  de  quelque  côté  qu'elle  aborde,  sous  quel- 
que forme  qu'elle  se  présente. 

CO  m.  Reg.  111.  9.  —  K"^)  Prot^.  xviii.  3. 


SUTl    LÀ    JUSTICK.  I  89^ 

C'est  pour  cela,  chrétiens,  qu'il  n'y  a  rien  de 
plus  beau  dans  les  personnes  publiques,  qu'une 
oreille  toujours  ouverte  et  une  audience  facile  :  c'est 
une  des  principales  parties  de  la  félicite'  du  monde; 
et  l'Eccle'siastique  l'avoit  bien  compris,  lorsqu'il  a 
dit  ces  paroles  :  «  Heureux  celui  qui  a  trouvé  un  ami 
i)  fidèle,  et  qui  raconte  son  droit  aune  oreille  atten- 
»  tive  »  :  Beatus  qui  invenit  aniicinn  verwn  ,  et  qui 
enarrat  juslitiam  auri  audienti  (0.  Ce  grand  homme 
a  joint  ensemble  dans  ce  seul  verset  deux  des  plus 
sensibles  consolations  de  la  vie  humaine  ;  l'une  ,  de 
trouver  dans  ses  embarras  un  ami  iidèle ,  à  qui  l'on 
puisse  demander  un  bon  conseil  ;  l'autre,  de  trouver 
dans  ses  affaires  une  oreille  patiente  à  qui  on  puisse 
déduire  toutes  ses  raisons  :  «  L'oreille  qui  écoute  et 
5)  l'œil  qui  voit,  c'est  le  Seigneur  qui  les  a  faits  «  : 
A-urem  audientem  et  oculwn  videntem  j  Dominus 
Jecit  utrumque  iv.  Il  n'y  a  rien  de  plus  doux  ni  de 
plus  efficace  pour  gagner  les  cœurs;  et  les  personnes 
d'autorité  doivent  avoir  de  la  joie  de  pouvoir  faire 
ce  bien  à  tous.  La  dernière  décision  des  affaires  les 
oblige  à  prendre  parti,  et  ensuite  ordinairement  k 
fâcher  quelqu'un  :  mais  il  semble  que  la  justice  vou- 
lant les  récompenser  de  cette  importune  nécessité 
où  elle  les  engage  ,  leur  ait  mis  en  main  un  plaisir 
qu'ils  peuvent  faire  à  tous  également,  qui  est  celui 
de  prêter  l'oreille  avec  patience  ,  et  de  peser  sérieu- 
sement toutes  les  raisons  d'un  cœur  angoissé  de  cette 
peine  cruelle  de  n'être  pas  entendu. 

Mais  après  avoir  exposé  de  quelle  importance  il 
est,  que  les  personnes  publiques  recherchent  la  vé- 

(0  Eccli.  7i.XY.   12.  —  >•)  jP/OP".  XX.  12. 


394  SUR    LA    JUSTICE. 

rite;  avec  quelle  force,  et  de  quelle  voix  ne  faudroit- 
il  pas  nous  élever  contre  ceux  qui  entreprendroient 
de  l'obscurcir  par  leurs  faux  rapports  ?  Qu'attentez- 
vous  ,  malheureux ,  et  quelle  entreprise  est  la  vôtre  ? 
quoi,  vous  voulez  ôter  la  lumière  au  monde,  et 
envelopper  de  ténèbres  ceux  qui  doivent  éclairer  la 
terre  !  vous  concevez  de  mauvais  desseins ,  vous  fa- 
briquez des  tromperies ,  vous  machinez  des  fraudes 
les  uns  contre  les  autres  ;  et  non  contens  de  les  mé- 
diter dans  votre  cœur,  vous  ne  craignez  point  de  les 
porter  jusqu'aux  oreilles  importantes  ;  vous  osez 
même  les  porter  jusqu'aux  oreilles  du  prince.  Ah  ! 
songez  qu'elles  sont  sacrées ,  et  que  c'est  les  profaner 
trop  indignement  que  d'y  porter,  comme  vous  faites, 
ou  les  injustes  préventions  d'une  haine  aveugle,  ou 
les  pernicieux  raffinemens  d'un  zèle  affecté ,  ou  les 
inventions  artificieuses  d'une  jalousie  cachée.  Infec- 
ter les  oreilles  du  prince ,  c'est  quelque  chose  de  plus 
criminel  que  d'empoisonner  les  fontaines  publiques, 
et  que  de  voler  les  trésors  publics;  car  le  vrai  trésor 
d'un  Etat ,  c'est  la  vérité  dans  l'esprit  du  prince. 
Prenez  donc  garde,  Messieurs,  comme  vous  parlez, 
surtout  dans  la  Cour,  où  tout  est  si  délicat  et  si  im- 
portant. C'est  là  que  s'accomplit  ce  que  dit  le  Sage  : 
<c  Les  paroles  obscures  ne  se  perdent  pas  en  l'air  »  : 
Senno  obscurus  in  vacuuni  non  ibil  (0.  Chacun 
écoute,  et  chacun  commente  :  cette  raillerie  ma- 
ligne ,  ce  trait  que  vous  lancez  en  passant ,  cette  pa- 
role malicieuse,  ce  demi-mot,  qui  donne  tant  à 
penser  par  son  obscurité  affectée ,  peut  avoir  des 
suites  terribles  ;  et  il  n'y  a  rien  de  plus  criminel,  que 

(')  Sap.  I.  1 1. 


Sm    LA    JUSTICE.  3y5 

de  vouloir  couvrir  de  nuages  le  siège  de  la  lumière , 
ou  altérer  tant  soit  peu  la  source  de  la  bonté  et  de 
la  cle'mence. 

TROISIÈME   POINT. 

Ce  seroitici,  chre'tiens,  qu'il  faudroit  vous  faire 
voir  que  la  justice  n'est  pas  toujours  inflexible,  ni  ne 
montre  pas  toujours  son  visage  austère,  [qu'elle] 
doit  être  exercée  avec  quelque  tempérament ,  et 
qu'elle-même  devient  inique  et  insupportable,  quand 
elle  use  de  tous  ses  droits  :  Siunmwn  jus ,  swnma 
injuriai^).  La  droite  raison,  qui  est  sa  guide,  lui 
prescrit  de  se  relâcher  quelquefois  ;  et  il  me  seroit 
aisé  de  vous  faire  voir  que  la  bonté,  qui  modère  sa 
rigueur  extrême,  est  une  de  ses  parties  principales  : 
mais  comme  le  temps  me  presse  ,  je  supposerai ,  s'il 
vous  plaît ,  la  vérité  assez  connue  de  cette  doctrine , 
et  je  dirai  en  peu  de  paroles  à  quoi  elle  doit  être  ap- 
pliquée. 

Premièrement,  chrétiens,  il  est  manifeste  que  la 
justice  est  établie  pour  entretenir  la  société  parmi 
les  hommes  :  or  est-il  que  la  condition  la  plus  néces- 
saire pour  conserver  parmi  nous  la  société,  c'est  de 
nous  supporter  mutuellement  dans  nos  défauts  ;  au- 
trement notre  nature  ayant  tant  de  foible,  si  nous 
entrions  dans  le  commerce  de  la  vie  humaine  avec 
cette  austérité  invincible  qui  ne  veuille  jamais  rien 
pardonner  aux  autres,  il  faudroit  et  que  tout  le 
monde  rompît  avec  nous,  et  que  nous  rompissions 
avec  tout  le  monde  :  par  conséquent ,  la  même  jus- 
tice qui  nous  fait  entrer  en  société,  nous  oblige,  en 

(0  Teretït.  Heantonlimorum.  Acl.  w,  Scen.  iv. 


ogÔ  SUR    LA    JUSjTICE. 


faveur  de  cette  union ,  à  nons  supporter  en  beau- 
coup de  choses  (0.  Comme  la  foiblesse  commune  de 
l'humanité  ne  nous  permet  pas  de  nous  traiter  les 
uns  les  autres  en  toute  rigueur,  il  n'y  a  rien  de  plus 
juste  que  cette  loi  de  Fapôtre  :  «  Supportez- vous 
»  mutuellement  en  charité  ('2) ,  et ,  Portez  le  fardeau 
»  les  uns  des  autres  «  :  Aller  alterius  oneraportate  (3); 
et  cette  charité  et  facilité,  qui  s'appelle  condescen- 
dance dans  les  particuliers  ,  c'est  ce  qui  s'appelle 
clémence  dans  les  grands  et  dans  les  princes. 

Ceux  qui  sont  dans  les  hautes  places ,  et  qui  ont 
en  main  quelque  partie  de  l'autorité  publique ,  ne 
doivent  pas  se  persuader  qu'ils  soient  exempts  de 
cette  loi  :  au  contraire,  et  il  le  faut  dire,  leur  propre 
élévation  leur  impose  cette  obligation  nécessaire  de 
donner  bien  moins  que  les  autres  à  leurs  ressenti- 
mens  et  à  leurs  humeurs;  et  dans  ce  faîte  oii  ils  sont , 
la  justice  leur  ordonne  de  considérer  qu'étant  établis 
de  Dieu  pour  porter  ce  noble  fardeau  du  genre  hu- 
main ,  les  foibiesses  inséparables  de  notre  nature  font 
une  partie  de  leur  charge ,  et  ainsi  que  rien  ne  leur 
est  plus  nécessaire  que  d'user  quelquefois  de  con- 
descendance. 

L'Histoire  n'a  rien  déplus  éclatant  que  les  actions 
de  clémence  ;  et  je  ne  vois  rien  de  plus  beau  que  cet 
éloge  que  recevoient  les  rois  d'Israël  de  la  bouche  de 
leurs  ennemis  :  Audwimus  quod  reges  domûs  Israël 
clémentes  siiit  (4)  :  «  Les  rois  de  la  maison  d'Israël 
M  ont  la  réputation  d'être  démens  ».  Au  seul  nom 
de  clémence,  le  genre  humain  semble  respirer  plus 

(0  Epli.  IV.  2.  —  W  Colos.  m.  1 3.  —  '<»  Gai.  vi.  a.  —  ;h)  ///.  Heg. 
XX,  3i. 


SUR    L\    JUSTICE.  39'^ 

à  son  aise ,  et  je  ne  puis  taire  en  ce  lieu  ce  qu'en  a 
dit  un  î^rand  roi  :  In  hilaritate  vultûs  régis  vîta ,  et 
clementia  ejus  quasi  imber  scrotinus ,  dit  le  sac^e  Sa- 
loinon(0;  c  est- à -dire  «  La  se're'nité  du  visage  du 
»  prince,  c'est  la  vie  de  ses  sujets,  et  sa  clémence  est 
»  semblable  à  la  pluie  du  soir  ».  A  la  lettre ,  il  fout 
entendre  que  la  clémence  est  autant  agréable  aux 
hommes,  qu'une  pluie  qui  vient  sur  le  soir  tempérer 
la  chaleur  du  jour,  et  rafraîchir  la  terre  que  l'ardeur 
du  soleil  avoit  desséchée.  Mais  ne  me  sera-t-il  pas 
permis  d'ajouter,  que,  comme  le  matin  nous  désigne 
la  vertu,  qui  seule  peut  illuminer  la  vie  humaine, 
le  soir  nous  représente  au  contraire  l'état  où  nous 
tombons  par  nos  fautes;  puisque  c'est  là  en  effet  que 
le  jour  décline,  et  que  la  raison  n'éclaire  plus?  Se- 
lon cette  explication  ,  la  rosée  du  matin  ,  ce  seroit  la 
récompense  de  la  vertu ,  de  même  que  la  pluie  du 
soir  seroit  le  pardon   accordé  aux  fautes  ;  et  ainsi 
Salomon  nous  feroit  entendre,  que,  pour  réjouir  la 
terre  ,  et  pour  produire  les  fruits  agréables  de  la 
bienveillance  publique,  le  prince  doit  faire  tomber 
sur  le  genre  humain  et  l'une  et  l'autre  rosée  ,  en 
récompensant  toujours  ceux  qui  font  bien ,  et  par- 
donnant quelquefois  généreusement  à  ceux  qui  man- 
quent; pourvu  que  le  bien  public  et  la  sainte  auto- 
rité des  lois  n'y  soient  point  trop  intéressés. 

J'ai  dit  quelquefois,  Messieurs,  et  en  certaines 
rencontres  :  car  qui  ne  sait  qu'il  y  a  des  fautes  que 
l'on  ne  peut  pardonner,  sans  se  rendre  complice 
des  abus  et  des  scandales  publics ,  et  que  cette  diffé- 
rence doit  être  réglée  par  les  conséquences  et  par 


SgS  SUR    LA    JUSTICE. 

les  circonstances  particulières.  Ainsi  ne  nous  mêlons 
point  ici  de  faire  des  leçons  aux  princes  sur  des 
choses  qui  ne  dépendent  que  de  leur  prudence  ; 
mais  contentons-nous  de  remarquer,  autant  que  le 
peut  souffrir  la  modestie  de  cette  chaire,  les  mer- 
veilles de  nos  jours.  S'il  s'agit  de  de'raciner  une  cou- 
tume barbare  qui  prodigue  malheureusement  le  plus 
beau  sang  d'un  grand  royaume,  et  sacrifie  à  un  faux 
honneur  tant  d'ames  que  Jésus-Christ  a  rachetées  ; 
peut-on  être  chrétien ,  et  ne  pas  louer  hautement 
l'invincible  fermeté  du  prince  que  la  grandeur  de 
l'entreprise,  tant  de  fois  vainement  tentée,  n'a  pas 
i\rrêté;  qu'aucune  considération  n'a  fait  fléchir,  et 
dont  le  temps  même,  qui  change  tout,  n'est  pas  ca- 
pable d'affoiblir  les  résolutions  i^)  ?  Je  ne  puis  pres- 
que plus  retenir  mon  cœur;  et  si  je  ne  songeois  où  je 
suis,  je  me  laisserois  épancher  aux  plus  justes  louan- 
ges du  monde,  pour  célébrer  la  gloire  d'un  règne 
qui  soutient  avec  tant  de  force  l'autorité  des  lois  di- 
vines et  humaines,  et  ne  veut  ôter  aux  sujets  que  la 
liberté  de  se  perdre.  Dieu,  qui  est  le  père  et  le  pro- 
tecteur de  la  société  humaine,  comblera  de  ses  cé- 
lestes bénédictions  un  roi  qui  sait  si  bien  ménager 
les  hommes,  et  qui  sait  ouvrir  à  la  vertu  la  véritable 
carrière  en  laquelle  il  est  glorieux  de  ne  se  plus  mé- 
nager. En  de  telles  occasions,  où  il  s'agit  de  répri- 
mer la  licence  qui  entreprend  de  fouler  aux  pieds  les 
lois  les  plus  saintes,  la  pitié  est  une  foiblesse;  mais 
dans  les  fautes  particulières ,  le  prince  fait  admirer 
sa  grande  sagesse  et  sa  magnanimité,  quand  quel- 

iy-)  Bossuet  a  ici  en  vue  Tédit  de  Louis  XIV  contre  les  duels, 
donné  au  mois  d'août  1679.  £dit.  de  Deforis. 


K 


SUR    LÀ    JUSTICE.  SyC) 

quefois  il  oublie  et  quelquefois  il  néglige;  quand  il 
se  contente  de  marquer  les  fautes,  et  ne  pousse  pas 
la  rigueur  à  l'extre'mitë.  C'est  en  de  semblables  su- 
jets que  Tbe'odose  le  Grand  se  tenoit  obligé,  dit 
saint  Ambroise,  quand  on  le  prioit  de  pardonner  : 
cet  empereur ,  tant  de  fois  victorieux ,  et  illustre 
par  ses  conquêtes ,  non  moins  que  par  sa  pie'té,  ju- 
geoit  avec  Salomon ,  qu'  «  il  étoit  plus  beau  et  plus 
»  glorieux  de  surmonter  sa  colère ,  que  de  prendre 
»  des  villes  et  de  défaire  des  armées  (0  ;  et  c'est  alors , 
»  dit  le  même  Père,  qu'il  étoit  plus  porté  à  la  clé- 
»  mence,  quand  il  se  sentoit  ému  par  un  plus  vif 
j)  ressentiment  «  :  Benejîcium  se  pulabat  accepisse 
augustœ  memoriœ  Jlieodosius  _,  cum  rogaretur  ignos- 
cere  ;  et  tune  propior  eratveniœ  j  ciiin  Jïiisset  corn- 
motio  major  iracundiœ  (2). 

Que  si  les  personnes  publiques,  contre  lesquelles 
les  moindres  injures  sont  des  attentats,  doivent  néan- 
moins user  de  tant  de  bonté  envers  les  hommes;  à 
plus  forte  raison  les  particuliers  doivent-ils  sacrifier 
à  Dieu  leurs  ressentimens  :  la  justice  chrétienne  le 
demande  d'eux ,  et  ne  donne  point  de  bornes  à  leur 
indulgence.  «  Pardonne ,  dit  le  Fils  de  Dieu  (5)  :  je 
»  ne  dis  pas  jusqu'à  sept  fois,  mais  jusqu'à  septante- 
«  sept  fois  ))  ;  c'est-à-dire  pardonne  sans  fin ,  et  ne 
donne  point  de  limites  à  ce  que  tu  dois  faire  pour 
l'amour  de  Dieu.  Je  sais  que  ce  précepte  évangélique 
n'est  guère  écouté  à  la  Cour  :  c'est  là  que  les  ven- 
geances sont  infinies  ;  et  quand  on  ne  les  pousseroit 
pas  par  ressentiment,  on  se  sentiroit  obligé  de  le  faire 

(0  Proi^.  XVI.  32.  —  (2)   Orat.  de  obit.  Theod.  «.  i3,  tom.  11, 
coZ.  1201.  —  (3)  Matth.xYUi.  22. 


4oO  SUR    LA    JUSTICE. 

par  politique  :  on  croit  qu'il  est  utile  de  se  faire  crain- 
dre, et  on  pense  qu'on  s'expose  trop,  quand  on  est 
d'humeur  à  souffrir.  Je  n'ai  pas  le  temps  de  combattre 
sur  la  fin  de  ce  discours  cette  maxime  anti-chrë- 
tienne,  que  je  pourrois  peut-être  souffrir,  si  nous  n'a- 
vions à  me'nager  que  les  intérêts  du  monde.  Mais, 
mes  Frères,  notre  grande  affaire,  c'est  de  savoir  nous 
concilier  la  miséricorde  divine ,  c'est  de  ménager 
qu'un  Dieu  nous  pardonne ,  et  de  faire  que  sa  clé- 
mence arrête  le  cours  de  sa  colère  que  nous  avons 
trop  méritée  :  et  comme  il  ne  pardonne  qu'à  ceux 
qui  pardonnent,  et  qu'il  n'accorde  jamais  sa  miséri- 
corde qu'à  ce  prix,  notre  aveuglement  est  extrême, 
si  nous  ne  pensons  à  gagner  cette  bonté  dont  nous 
avons  si  grand  besoin ,  et  si  nous  ne  sacrifions  de 
bon  cœur  à  cet  intérêt  éternel  nos  intérêts  périssa- 
bles. Pardonnons  donc,  chrétiens;  apprenons  à  nous 
relâcher  de  nos  intérêts  en  faveur  de  la  charité  chré- 
tienne; et  quand  nous  pardonnons  les  injures,  ne 
nous  persuadons  pas  que  nous  fassions  une  grâce  : 
car  si  c'est  peut-être  une  grâce  à  l'égard  des  hommes, 
c'est  toujours  une  justice  à  l'égard  de  Dieu,  qui  a 
mérité  ce  pardon  qu'il  nous  demande  pour  nos  en- 
nemis, par  celui  qu'il  nous  a  donné  de  toutes  nos 
fautes;  et  qui ,  non  content  de  l'avoir  si  bien  acheté, 
promet  de  le  récompenser  éternellement. 

Telle  est  la  première  obligation  de  cette  justice 
tempérée  par  la  bonté;  c'est  de  supporter  les  foi- 
blesses,  et  de  pardonner  quelquefois  les  fautes.  La 
seconde  est  beaucoup  plus  grande  ;  c'est  d'épargner 
la  misère  :  je  veux  dire  que  l'homme  juste  ne  doit 
pas  toujours  demander,  ni  ce  qu'il  peut,  ni  ce  qu'il 

a 


sur.    LA    JUSTICE.  4^1 

a  droit  d'exiger  des  autres.  Il  y  a  des  temps  malheu- 
reux où  c'est  une  cruauté  et  une  espèce  de  vexation* 
que  d'exiger  une  dette  ;  et  la  justice  veut  qu'on  ait 
égard  non-seulement  à  l'obligation,  mais  encore  à 
l'état  de  celui  qui  doit.  Le  sage  Néhémias  avoit 
bien  compris  cette  vérité,  lorsqu'ayant  été  envoyé 
par  le  roi  Artaxercès  pour  être  le  gouverneur  du 
peuple  juif,  il  se  mit  à  considérer  non -seulement 
quels  étoient  les  droits  de  sa  charge,  mais  encore 
quelles  étoient  les  forces  du  peuple  :  «  Il  vit  que  les 
M  capitaines  généraux ,  qui  Tavoient  précédé  dans 
M  cet  emploi,  avoient  trop  foulé  ce  pauvre  peuple  »  : 
Duces  gra^ai^erunt populum;  «  mais  surtout,  comme 
»  il  est  assez  ordinaire ,  que  leurs  ministres  insolens 
5)  l'avoient  entièrement  épuisé  »  :  Sed  et  ministri 
eorum  depresserunt  populum  (0.  Voyant  donc  ce 
peuple  qui  n'en  pouvoit  plus,  il  se  crut  obbgé  en 
conscience  de  chercher  tous  les  moyens  de  le  sou- 
lager; et  bien  loin  d'imposer  de  nouvelles  charges, 
comme  avoient  fait  les  généraux  ses  prédécesseurs, 
il  crut  qu'il  devoit  remettre,  comme  porte  le  texte 
sacré  (^j,  beaucoup  des  droits  qui  lui  étoient  dus  lé- 
gitimement :  et  après ,  plein  de  confiance  en  la  di- 
vine bonté ,  qui  regarde  d'un  œil  paternel  ceux  qui 
se  plaisent  à  imiter  ses  miséricordes ,  il  lui  adresse 
du  fond  de  son  cœur  cette  humble  prière  :  «  Mon 
))  Dieu,  souvenez -vous  de  moi  en  bien,  à  propor- 
»  tion  des  grands  avantages  que  j'ai  causés  à  ce  peu- 
»  pie  »  :  Mémento  met ,  Deus  meus  ,  in  bonum ,  se- 
cundum  omnia  quœ  feci  populo  liuic  (3).  C'est  l'u- 

(«)  //.  Esd.  V.  i4,  i5.  —  W  lUd.  10,  i8.  —  0)  Ibid.  19. 
BOSSUET.  XIII.  26 


^ 


4.02  SUR    LA    JUSTICE. 

nique  moyen  d'approcher  de  Dieu  avec  une  pleine 
confiance,  c'est  la  gloire  solide  et  véritable  que  nous 
pouvons  porter  hautement  jusque  devant  ses  autels  : 
et  ce  Dieu  si  délicat  et  si  jaloux ,  qui  défend  à  toute 
chair  de  se  glorifier  devant  sa  face  (0,  a  néanmoins 
agréable  que  Néhémias  et  tous  ses  imitateurs  se  glo- 
rifient à  ses  yeux  du  bien  qu'ils  font  à  son  peuple. 
N'en  disons  pas  davantage;  et  croyons  que  les  princes 
qui  ont  le  cœur  grand,  sont  plus  pressés  par  leur 
gloire,  par  leur  bonté,  par  leur  conscience,  à  sou- 
lager les  misères  publiques  et  particulières,  qu'ils 
ne  peuvent  l'être  par  nos  paroles  :  mais  Dieu  seul  est 
tout-puissant  pour  faire  le  bien. 

Si  de  cette  haute  contemplation  je  commence  à 
jeter  les  yeux  sur  la  puissance  des  hommes ,  je  dé- 
couvre visiblement  la  pauvreté  essentielle  à  la  créa- 
ture, et  je  vois  dans  tout  le  pouvoir  humain  je  ne 
sais  quoi  de  très-resserré;  en  ce  que,  si  grand  qu'il 
soit,  il  ne  peut  pas  faire  beaucoup  d'heureux,  et  se 
croit  souvent  obligé  de  faire  beaucoup  de  misérables. 
Je  vois  enfin  que  c'est  le  malheur  et  la  condition  es- 
sentielle des  choses  humaines,  qu'il  est  toujours  trop 
aisé  de  faire  beaucoup  de  mal ,  et  infiniment  diffi- 
cile de  faire  beaucoup  de  bien  :  car  comme  nous 
sommes  ici  au  milieu  des  maux ,  il  est  aisé,  chrétiens , 
de  leur  donner  un  grand  cours,  et  de  leur  faire  une 
ouverture  large  et  spacieuse  ;  mais  comme  les  biens 
n'abondent  pas  en  ce  lieu  de  pauvreté  et  de  misère, 
il  ne  faut  pas  s'étonner  que  la  source  des  bienfaits 
soit  sitôt  tarie.  Aussi  le  monde,  stérile  en  biens  et 
pauvre  en  effets ,  est  contraint  de  débiter  beaucoup 

(0  /.  Cor.  1.  29. 


SUR    LA    JUSTICE.  4^^ 

d'espérances,  qui  ne  laissent  pas  néanmoins  d'amu- 
ser les  hommes.  C'est  en  quoi  nous  devons  recon- 
noître  l'indigence  inse'parable  de  la  créature,  et  ap- 
prendre à  ne  pas  tout  exiger  des  grands  de  la  terre. 
Les  rois  mêmes  ne  peuvent  pas  faire  tout  le  bien 
qu'ils  veulent  :  il  suffit  qu'ils  n'ignorent  pas  qu'ils 
rendront  compte  à  Dieu  de  ce  qu'ils  peuvent.  Mais 
nous,  qui  voyons  ordinairement  parmi  les  hommes 
et  la  puissance  et  la  volonté  tellement  bornées,  chré- 
tiens, mettons  plus  haut  notre  confiance.  «  En  Dieu 
»  seul  est  la  bonté  véritable  »  :  Nemo  bonus ,  nisi 
unus  Deiisi^).  En  lui  seul  abonde  le  bien;  lui  seul 
le  peut  et  le  veut  répandre  sans  bornes  ;  et  s'il  re- 
tient quelquefois  le  cours  de  sa  munificence  à  l'égard 
de  certains  biens,  c'est  qu'il  voit  que  nous  ne  pou- 
vons pas  en  porter  l'abondance  entière.  Regardons- 
le  donc  comme  le  seul  bon  :  ce  qui  fait  que  nous 
n'éprouvons  pas  sa  bonté,  c'est  que  nous  ne  la  met- 
tons pas  à  des  épreuves  dignes  de  lui  ;  nous  n'esti- 
mons que  lés  biens  du  monde;  nous  n'admirons  que 
les  grandeurs  de  la  fortune  ;  et  nous  ne  voulons  pas 
entendre  que  ce  qu'il  réserve  à  ses  enfans  est,  sans 
aucune  comparaison ,  plus  riche  et  plus  précieux 
que  ce  qu'il  abandonne  à  ses  ennemis. 

Ainsi  nous  ne  devons  pas  nous  persuader  que  les 
sceptres  mêmes,  ni  les  couronnes,  soient  les  plus  il- 
lustres présens  du  ciel  :  car  jetez  les  yeux  sur  tout 
l'univers  et  sur  tous  les  siècles  :  voyez  avec  quelle 
facilité  Dieu  a  prodigué  de  tels  présens  indifFéiem- 
ment  à  ses  ennemis  et  à  ses  amis  :  regardez  les  su- 
perbes monarchies  des  Orientaux  infidèles  :  voyez 

(0  Marc.  X.  i8. 


4.o4  SUR    LA    JUSTICE. 

que  Jësus-Christ  regarde  du  plus  haut  des  cieux  Fen- 
nemi  le  plus  déclaré  du  christianisme,  assis  en  la 
place  du  grand  Constantin ,  d'oii  il  menace  si  im- 
punément les  restes  de  la  chrétienté,  qu'il  a  si  cruel- 
lement ravagée.  Que  si  Dieu  fait  si  peu  d'état  de  ce 
que  le  monde  admire  le  plus,  apprenons  donc,  chré- 
tiens ,  à  ne  lui  demander  rien  de  mortel  :  deman- 
dons-lui des  choses,  qu'il  soit  digne  de  ses  enfans  de 
demander  à  un  tel  père ,  et  digne  d'un  tel  père  de 
les  donner  à  ses  enfans.  C'est  insulter  à  la  misère  que 
de  demander  aux  petits  de  grandes  choses  ;  c'est  ra- 
vilir  la  majesté ,  que  de  demander  au  Très-grand  de 
petites  choses.  C'est  son  trône,  c'est  sa  grandeur, 
c'est  sa  propre  félicité  qu'il  veut  nous  donner;  et 
nous  soupirons  encore  après  des  biens  périssables! 
Non,  mes  Frères,  ne  demandons  à  Dieu  rien  de 
médiocre  ;  ne  lui  demandons  rien  moins  que  lui- 
même  :  nous  éprouverons  qu'il  est  bon  autant  qu'il 
est  juste ,  et  qu'il  est  infiniment  l'un  et  l'autre. 

Mais  vous.  Sire,  qui  êtes  sur  la  terre  l'image  vi- 
vante de  cette  Majesté  suprême ,  imitez  sa  justice  et 
sa  bonté;  afin  que  l'univers  admire  en  votre  per- 
sonne sacrée  un  roi  juste  et  un  roi  sauveur,  à  l'exem- 
ple de  Jésus-Christ  :  un  roi  juste  qui  rétablisse  les  lois  ; 
un  roi  sauveur  qui  soulage  les  misères.  C'est  ce  que 
je  souhaite  à  Votre  Majesté,  avec  la  grâce  du  Père, 
du  Fils ,  et  du  Saint-Esprit.  Amen, 


SUR    LA    PASSION    DE    JÉSUS-CHRIST.  4^5 


I.^-^  SERMON 


POUR 

LE  VENDREDI  SAINT. 

SUR  LA  PASSION  DE  N.  S.  JÉStS-CHRIST. 

Trois  sortes  d'ennemis  auxquels  le  pécheur  a  mérité  d'être  livré 
par  son  crime  Jésus  laissé  à  lui-même,  abandonné  à  la  malice  des 
Juifs,  accablé  de  tout  le  poids  de  la  justice  de  son  Père  pour  nous 
délivrer  de  ces  trois  sortes  d'ennemis.  Honte  et  douleur,  suites  na- 
turelles de  chaque  péché  ,  et  causes  de  son  agonie  :  avec  quelle 
violence  il  éprouve  ces  deux  sentimens.  Tout  Fusage  de  sa  puis- 
sance ,  même  naturelle ,  suspendu ,  pour  laisser  à  ses  ennemis  plus 
de  liberté  de  le  faire  souffrir.  Combien  inconcevable  la  douleur, 
l'oppression  et  Tangoisse  que  son  ame  endure  sous  la  main  de 
Dieu  qui  le  frappe. 


%''V%'%^/W'«/^  •%«'%/%'-%/%/'•« 


Posuit  Dominas  in  eo  iniquitatem  omnium  nostrùm. 
Dieu  a  mis  en  lui  seul  V iniquité  de  nous  tous^  Isai.  lui.  6. 

Il  n'appartient  qu'à  Dieu  de  nous  parler  de  ses 
grandeurs;  il  n'appartient  qu'à  Dieu  de  nous  parler 
aussi  de  ses  bassesses.  Pour  parler  des  grandeurs  de 
Dieu,  nous  ne  pouvons  jamais  avoir  des  conceptions 
assez  hautes  ;  pour  parler  de  ses  humiliations ,  nous 
n'oserions  jamais  en  avoir  des  pensées  assez  basses  : 
et  dans  l'une  et  dans  l'autre  de  ces  deux  choses,  il 
faut  que  Dieu  nous  prescrive  jusqu'où  nous  devons 


4.o6  SUR    LÀ    FASSION 

porter  la  hardiesse  de  nos  expressions.  C*est  en  sui- 
vant cette  règle,  que  je  considère  aujourd'hui  le  divin 
Jésus  comme  chargé  et  convaincu  de  plus  de  crimes, 
que  les  plus  grands  criminels  du  monde.  Le  pro- 
phète Isaïe  l'a  dit  dans  mon  texte;  et  c'est  pourquoi 
parlant  du  Sauveur,  «  Nous  l'avons  vu,  dit-il,  comme 
5)  un  lépreux  »  :  Et  nos  putavimus  eum  quasi  /e- 
prosum  (0;  c'est-à-dire  non-seulement  comme  un 
homme  tout  couvert  de  plaies,  mais  encore  comme 
un  homme  tout  couvert  de  crimes,  dont  la  lèpre 
étoit  la  figure.  O  saint  et  divin  lépreux  !  ô  juste  et 
innocent  accablé  de  crimes!  je  vous  regarderai  dans 
tout  ce  discours  courbé  et  humilié  sous  ce  poids  hon- 
teux, dont  vous  n'avez  été  déchargé,  qu'en  portant 
la  peine  qui  leur  étoit  due. 

C'est  sur  vous,  ô  croix  salutaire,  arbre  autrefois 
infâme  ,  et  maintenant  adorable,  c'est  sur  vous  qu'il 
a  payé  toute  cette  dette  ;  c'est  vous  qui  portez  le 
prix  de  notre  salut;  c'est  vous  qui  nous  donnez  le 
vrai  fruit  de  vie.  O  croix ,  aujourd'hui  l'objet  de 
toute  l'Eglise,  que  ne  puis-je  vous  imprimer  dans 
tous  les  cœurs!  remplissez-moi  de  grandes  idées  des 
humiliations  de  Jésus  ;  et  afin  que  je  puisse  mieux 
prêcher  ses  ignominies,  souffrez  auparavant  que  je 
les  adore ,  en  me  prosternant  devant  vous,  et  disant  : 
O  Crux! 

La  plus  douce  consolation  d'un  homme  de  bien 
affligé,  c'est  la  pensée  de  son  innocence;  et  parmi 
les  maux  qui  l'accablent,  au  milieu  des  médians  qui 
le  persécutent,  sa  conscience  lui  est  un  asile.  C'est, 

(ï)  Is.  LUI.  4. 


DE    JÉSUS-CHRIST.  4^7 

mes  Frères,  ce  sentiment  qui  soutenoit  la  constance 
des  saints  martyrs;  et  clans  ces  tourmens  inouïs  qu'une 
fureur  ingénieuse  inventoit  contre  eux  ,  quand  ils 
méditoient  en  eux-mêmes  qu'ils  soufTroient  comme 
chre'tiens,  c'est-à-dire  comme  saints  et  comme  inno- 
cens,  ce  doux  souvenir  charmoit  leurs  douleurs,  et 
répandoit  dans  leurs  cœurs  et  sur  leurs  visages  une 
sainte  et  divine  joie. 

Jésus,    l'innocent  Jésus   n'a   pas   joui  de   cette 
douceur  dans  sa  passion  ;  et  ce   qui  a  été  donné 
à   tant  de  martyrs,   a  manqué  au  Roi  des  mar- 
tyrs. Il  est  mort,  il  est  mort,  et  on  lui  a,  pour 
ainsi  dire ,  peu  à  peu  arraché  sa  vie  avec  des  vio- 
lences incroyables;  et  parmi  tant  de  honte  et  tant 
de  tourmens,  il  ne  lui  est  pas  permis  de  se  plaindre, 
ni  même  de  penser  en  sa  conscience  qu'on  le  traite 
avec  injustice.  Il  est  vrai  qu'il  est  innocent  à  l'égard 
des  hommes;  mais  que  lui  sert  de  le  reconnoître, 
puisque  son  Père,  d'oii  il  espéroit  sa  consolation,  le 
regarde  lui-même  comme  un  criminel  ?  c'est  Dieu 
même  qui  a  mis  sur  Jésus-Christ  seul  les  iniquités  de 
tous  les  hommes.  Le  voilà,  cet  innocent,  cet  Agneau 
sans  tache ,  devenu  tout  à  coup  ce  bouc  d'abomina- 
tion ,   chargé  des  crimes  ,  des  impiétés ,  des  blas- 
phèmes de  tous  les  hommes.  Ce  n'est  plus  ce  Jésus 
qui  disoit  autrefois  si  assurément  :  «  Qui  de  vous  me 
»  reprendra  de  péché  (0  »?  il  n'ose  plus  parler  de 
son  innocence  :  il  est  tout  honteux  devant  son  Père  : 
il  se  plaint  d'être  abandonné;  mais  au  milieu  de  ces 
plaintes ,  il  est  contraint  de  confesser  que  cet  aban- 
donnement  est  très-équitable. 

(')  Joan.  VIII.  46. 


4o8  SUR    LÀ    PASSION 

Vous  me  délaissez ,  ô  mon  Dieu  :  eh  !  mes  péchés 
Font  bien  mérité  :  Lon^e  à  sainte  mea  verha  delic- 
torum  meorum  (0  :  C'est  en  vain  que  je  vous  prie  de 
me  regarder;  les  crimes  dont  je  suis  chargé  ne  per- 
mettent pas  que  vous  m'épargniez  :  Longe  à  sainte 
mea.  Frappez ,  frappez  sur  ce  criminel  ;  punissez 
mes  péchés,  c'est-à-diie  les  péchés  des  hommes,  qui 
sont  véritahlement  devenus  les  miens.   Ne  croyez 
pas ,  mes  Frères ,  que  ce  soit  ici  une  vaine  idée  : 
non.  Je  mystère  de  notre  salut  n'est  pas  une  fiction; 
le  délaissement  de  Jésus-Christ  n'est  pas  une  inven- 
tion agréable  :  cet  abandonnement  est  effectif;  et  si 
vous  voulez  être  convaincus  qu'il  est  traité  véritable- 
ment comme  un  criminel,  prêtez  seulement  l'oreille 
au  récit  de  sa  passion  douloureuse. 

Le  pécheur  a  mérité  par  son  crime  d'être  livré 
aux  mains  de  trois  sortes  d^ennemis  :  le  premier  en- 
nemi, c'est  lui-même;  son  premier  bourreau,  c'est 
sa  conscience.  «  Il  est  nécessaire ,  dit  saint  Augus- 
53  tin,  que  le  pécheur  soit  tourmenté,  en  se  servant 
3)  à  lui-même  de  bourreau  »  :  Torqueatur  necesse 
estj,  sibi  seipso  tormento  (2).  Ce  n'est  pas  assez  de 
lui-même  :  il  faut  en  second  lieu,  chrétiens,  que  les 
autres  créatures  soient  employées  pour  venger  l'in- 
jure de  leur  Créateur.  Mais  le  comble  de  sa  misère, 
c'est  que  Dieu  arme  contre  lui  sa  main  vengeresse, 
et  brise  une  ame  criminelle  sous  le  poids  intolérable 
de  sa  vengeance.  O  Jésus  !  ô  Jésus  !  Jésus  que  je  n'o- 
serois  plus  nommer  innocent,  puisque  je  vous  vois 
chargé  de  plus  de  crimes,  que  les  plus  grands  mal- 
faiteurs; on  vous  va  traiter  selon  vos  mérites.  Au 

(0  Ps.xxi.  i.--{'^)InPsal.  xxxvi, Senn.ii y  n.  10,  tom.  iv,  col.  270. 


DE    JÉSUS-CFIRIST.  4^9 

jardin  des  Olives,  votre  Père  vous  abandonne  à  vous- 
même  :  vous  y  êtes  tout  seul,  mais  c'est  assez  pour 
votre  supplice;  je  vous  y  vois  suer  sang  et  eau.  De 
ce  triste  jardin,  où  vous  vous  êtes  si  Inen  tourmenté 
vous-même,  vous  tomberez  dans  les  mains  des  Juifs, 
qui  soulèveront  contre  vous  toute  la  nature.  Enfin 
vous  serez  attaclié  en  croix ,  où  Dieu ,  vous  montrant 
sa  face  irritée ,  viendra  lui-même  contre  vous  avec 
toutes  les  terreurs  de  sa  justice,  et  fera  passer  sur 
vous  tous  ses  flots.  Baissez,  baissez  la  tête  :  vous 
avez  voulu  être  caution  ,  vous  avez  pris  sur  vous  nos 
iniquités;  vous  en  porterez  tout  le  poids;  vous  paye- 
rez tout  du  long  la  dette,  sans  remise,  sans  miséri- 
corde. 

Il  le  veut  bien  ,  il  n  est  que  trop  juste  :  mais ,  hé- 
las! de  son  chef  il  ne  devoit  rien  :  mais,  hélas!  c'est 
pour  vous,  c'est  pour  moi  qu'il  paye.  Joignons-nous 
ensemble,  mes  Frères,  et  faisons  quelque  chose  à  la 
décharge  de  ce  pleige  (*)  innocent  et  charitable.  Eh! 
nous  n'avons  rien  à  donner,  nous  sommes  entière- 
ment insolvables;  c'est  lui  seul  qui  doit  tout  porter 
sur  ses  épaules.  Et  du  moins  donnons-lui  des  larmes, 
et  donnons-lui  du  moins  des  soupirs ,  et  laissons-nous 
du  moins  attendrir  par  une  charité  si  bienfaisante. 
Vous  en  allez  entendre  l'histoire  ;  et  plût  à  Dieu , 
mes  Frères ,  qu'elle  soit  interrompue  par  nos  larmes, 
qu'elle  soit  entrecoupée  par  nos  sanglots. 

PREMIER   POINT. 

Mes  Frères,  la  première  peine  d'un  homme  pé- 
cheur, c'est  d'être  livré  à  lui-même;  et  certainement 

(*)  Vieux  terme  de  pratique ,  qui  signifie  celui  qui  sert  de  cautiov. 


4lO  SUR    LA    PASSION 

il  est  bien  juste.  Le  péché,  dit  saint  Augustiij  (0, 
traîne  son  supplice  avec  lui  ;  quiconque  le  commet , 
s'en  punit  le  premier  lui-même  :  témoin  ce  ver  qui- 
ne  meurt  jamais;  témoin  ces  troubles,  ces  inquié- 
tudes d'une  conscience  agitée.  Tout  cela  suffit  pour 
nous  faire  entendre  que  le  pécheur  est  lui-même 
son  supplice;  et  si  nous  ne  sentons  pas  cette  peine 
durant  le  cours  de  cette  vie,  Dieu  nous  la  fera  sentir 
un  jour  dans  toute  son  étendue.  Mais  ne  nous  arrêtons 
pas  aujourd'hui  à  toutes  ces  propositions  générales, 
et  faisons-en  l'application  à  l'état  de  Jésus  souffrant. 
Enfin  le  temps  étant  arrivé  auquel  il  devoit  pa- 
roître  comme  criminel,  Dieu  commence  à  lui  faire 
sentir  le  poids  des  péchés ,  par  la  peine  qu'il  se  fait 
lui-même.  Durant  tout  le  cours  de  sa  vie ,  il  parle 
de  sa  passion  avec  joie,  il  désire  continuellement 
cette  heure  dernière  ;  c'est  ce  qu'il  appelle  son 
heure  (2)  par  excellence ,  comme  celle  qui  est  la  fin 
de  sa  mission,  et  qu'il  attend  par  conséquent  avec 
plus  d'ardeur.  Mais  il  ne  faut  pas,  chrétiens,  que 
son  esprit  soit  toujours  tranquille  :  c'est  une  secrète 
dispensation  de  la  Providence  divine ,  qu'il  aille  à  la 
mort  avec  tremblement  ;  parce  qu'il  y  doit  aller 
comme  un  criminel,  parce  qu'il  doit  s'aflliger,  se 
troubler  lui-même.  C'est  pourquoi  sentant  appro- 
cher ce  temps  :  «  Maintenant ,  dit-il ,  mon  ame  est 
»  troublée  «  :  Nunc  anima  mea  turbata  est  (3)  :  c'est- 
à-dire,  jusqu'à  cette  heure  elle  n'avoit  encore  senti 
aucun  trouble  ;  maintenant  que  je  dois  paroître 
comme  criminel,  il  est  temps  qu'elle  soit  troublée. 

(0  Enarr.  in  Psal.  xlv.  n.  3 ,  tom.  iv,  col.  4oo.  •—  C^)  Joan.  xiii.  i. 
—  (.3)  Joan.  XII.  27. 


DE    JÉSUS-CHRIST.  ^î  l 

Aussi  est-il  trouble  sans  mesure  par  quatre  passions 
différentes;  par  l'ennui,  par  la  crainte,  par  la  tris- 
tesse, et  par  la  langueur  :  Cœpit  tœdere^,  etpavere, 
et  conlristari ,  et  mœstus  esse  (0. 

L'ennui  jette  l'ame  dans  un  certain  chagrin  qui 
fait  que  la  vie  est  insupportable ,  et  que  tous  les 
momens  en  sont  à  charge  :  la  crainte  ébranle  l'ame 
jusqu'aux  fondemens,  parTimage  de  mille  tourmens 
qui  là  menacent  :  la  tristesse  la  couvre  d'un  nuage 
épais  qui  fait  que  tout  lui  semble  une  mort  :  et  enfin 
cette  langueur,  cette  défaillance,  c'est  une  espèce 
d'accablement,  et  comme  un  abattement  de  toutes 
les  forces.  Voilà  l'état  du  Sauveur  des  âmes  allant 
au  jardin  des  Olives,  tel  qu'il  est  représenté  dans 
son  Evangile.  Ah  î  qu'il  commence  bien  à  faire  sa 
peine  !  Mais  en  effet  ce  n'est  encore  ici  qu'un  com- 
mencement :  et  avant  que  de  passer  outre  dans  le 
récit  de  son  histoire,  pour  vous  faire  vivement  com- 
prendre combien  ce  supplice  est  terrible ,  il  nous 
faut  répondre  en  un  mot  à  une  fausse  imagination 
de  quelques-uns ,  qui  se  persuadent  que  la  constance 
inébranlable  du  Fils  de  Dieu ,  soutenue  par  cette 
force  divine  ,  a  empêché  que  ses  passions  n'aient 
violemment  agité  son  ame. 

Une  comparaison  de  l'Ecriture  éclaircira  cette 
objection ,  qui  est  presque  dans  l'esprit  de  tout  le 
monde.  Elle  compare  souvent  la  douleur  à  une  mer 
agitée  :  et  en  effet  la  douleur  a  ses  eaux  amères, 
qu'elle  fait  entrer  jusqu'au  fond  de  l'ame;  elle  a  ses 
vagues  impétueuses,  qu'elle  pousse  avec  violence; 
elle  s'élève  par  ondes,  ainsi  que  la  mer  ;  et  lorsqu'on 

(0  Matth.  XXVI.  37a  Marc.  xiv.  33. 


4l2  STJR    LA    PASSION 

la  croit  appaisee ,  elle  s'irrite  souvent  avec  une  nou- 
velle furie.  Ainsi  la  douleur  ressemble  à  la  mer;  et 
le  prophète  dit  expressément  de  celle  du  Fils  de 
Dieu  dans  sa  passion  :  Magna  est  sicut  mare  contri- 
tio  tua  (0  :  «  Ali  !  votre  douleur  est  comme  une 
5)  mer  ».  Comme  donc  sa  douleur  ressemble  à  la 
mer,  il  est  en  son  pouvoir,  chrétiens,  de  réprimer 
la  douleur  en  la  même  sorte  que  je  lis  dans  son 
Evangile  qu'il  a  autrefois  dompté  les  eaux.  Quel- 
quefois la  tempête  s' étant  élevée,  il  a  commandé 
aux  eaux  et  aux  vents ,  «  et  il  se  faisoit ,  dit  l'évan- 
M  géliste,  une  grande  tranquillité  »  :  Facta  est  tran- 
quillitas  magna  (^).  Mais  d'autres  fois  il  en  a  usé 
d'une  autre  manière ,  et  plus  noble  et  plus  glorieuse  : 
il  a  lâché  la  bride  aux  tempêtes,  et  il  a  permis  aux 
vents  d'agiter  les  ondes,  et  de  pousser,  s*ils  pou- 
voient,  les  flots  jusqu'au  ciel.  Cependant  il  marchoit 
dessus  avec  une  merveilleuse  assurance  (3) ,  et  fouloit 
aux  pieds  les  flots  irrités. 

C'est  en  cette  sorte,  Messieurs,  que  Jésus  traite 
la  douleur  dans  sa  passion  :  il  pouvoit  commander 
aux  flots,  et  ils  se  seroient  appaisés  :  il  pouvoit  d'un 
seul  mot  calmer  la  douleur,  et  laisser  son  ame  sans 
trouble  ;  mais  il  ne  lui  a  pas  plu  de  le  faire.  Lui , 
qui  est  la  sagesse  éternelle,  qui  dispose  et  fait  toutes 
choses  selon  le  temps  ordonné,  se  voyant  arrivé  au 
temps  des  douleurs,  a  bien  voulu  leur  lâcher  la 
bride ,  et  les  laisser  agir  dans  toute  leur  force.  Il  a 
marché  dessus ,  il  est  vrai ,  avec  une  contenance 
assurée,  mais  cependant  les  flots  étoient  soulevés; 
toute  son  ame  en  étoit  troublée,  et  elle  sentoit  jus- 

(0  Thren,  ii.  i3.  —  W  Marc,  iv.  Sg.  —  '^)  Matlh.  xiv.  a5. 


DE    JÉStlS-CHRIST.  4^3 

qu'au  vif,  jusqu'à  la  dernicie  délicatesse,  si  je  puis 
parler  de  la  sorte,  tout  le  poids  de  l'ennui,  toutes 
les  secousses  de  la  crainte ,  tout  l'accablement  de 
la  tristesse.  Ne  croyez  donc  pas,  chrétiens,  que  la 
constance  que  nous  adorons  dans  le  Fils  de  Dieu , 
ait  rien  diminué  de  ses  douleurs  :  il  les  a  toutes  sur- 
montées ,  mais  il  les  a  toutes  ressenties  :  il  a  bu  jus- 
qu'à la  lie  tout  le  calice  de  sa  passion ,  il  n'en  a  pas 
laissé  perdre  une  seule  goutte  :  non-seulement  il  l'a 
bu,  mais  il  en  a  senti,  il  en  a  goûté,  il  en  a  savouré 
goutte  à  goutte  toute  l'amertume.  De  là  cette  crainte 
et  cet  ennui  ;  de  là  cet  abattement  et  cette  langueur 
qui  le  presse  si  violemment ,  qu'il  est  contraint  de 
dire  à  ses  apôtres  :  «  Mon  ame  est  triste  jusqu'à  la 
5)  mort;  demeurez  ici,  ne  me  quittez  pas  «  :  Susti- 
neie  hic  ^  et  ^vigilate  mecum  (0.  Vous  reconnoissez, 
chrétiens,  que  c'est  le  discours  d'un  homme  accablé 
d'ennui  :  et  d'où  lui  vient  cet  accablement  ?  C'est  le 
poids  de  nos  péchés  qui  le  presse,  et  qui  à  peine 
lui  permet  de  respirer. 

Et  en  effet ,  chrétiens  ,  laissons  les  raisonnemens 
et  les  paroles  étudiées,  et  appliquons  nos  esprits 
sérieusement  sur  cet  étrange  spectacle  que  le  pro- 
phète nous  représente.  «  Nous  avons  tous  erré 
»  comme  des  brebis  ;  chacun  s'est  égaré  en  sa  voie, 
)>  et  le  Seigneur  a  mis  en  lui  seul  l'iniquité  de  nous 
»  tous  (2)  «.  Représentez-vous  ce  divin  Sauveur  sur 
lequel  tombent  tout  à  coup  les  iniquités  de  toute  la 
terre;  d'un  côté,  les  trahisons  et  les  perfidies;  de 
l'autre ,  les  impuretés  et  les  adultères  ;  de  l'autre 

(0  Malth.  XXVI.  38.  —  W  Isai,  lui.  G. 


4l4  SUR    LA    PASSION 

les  impietés  et  les  sacrilèges ,  les  imprécations  et  les 
blaspliêmes ,  enfin  tout  ce  qu'il  y  a  de  corruption 
dans  une  nature  aussi  dépravée  que  la  nôtre.  Amas 
épouvantable  !  tout  cela  vient  inonder  sur  Jésus- 
Christ  :  de  quelque  côté  qu'il  tourne  les  yeux,  il  ne 
voit  que  des  torrens  de  péchés  qui  viennent  fondre 
sur  sa  personne  :  Torrentes  iniqaitatis  conturbave- 
runt  /ne  (0.  Un  homme  à  la  chute  de  plusieurs  tor- 
rens j  ils  le  poussent,  ils  le  renversent,  ils  l'accablent: 
Conturh avérant  me.  Le  voilà  prosterné  et  abattu , 
gémissant  sous  ce  poids  honteux ,  n'osant  seulement 
regarder  le  ciel  ;  tant  sa  tête  est  chargée  et  appe- 
santie par  la  multitude  de  ses  crimes,  c'est-à-dire 
des  nôtres  qui  sont  véritablement  devenus  les  siens. 
Pécheur  superbe  et  opiniâtre,  regarde  Jésus-Christ 
en  cette  posture  :  parce  que  tu  marches  la  tête  levée  ^ 
Jésus- Christ  a  la  face  contre  terre;  parce  que  tu 
secoues  le  joug  de  la  discipline,  et  que  tu  trouves  la 
charge  du  péché  légère ,  voilà  Jésus-Christ  accablé 
sous  sa  pesanteur  ;  parce  que  tu  te  réjouis  en  pé- 
chant ,  voilà  Jésus-Christ  que  le  péché  met  dans  l'a- 
gonie :  Et  factus  in  agonia  prolixiîis  or  abat  (2).  Il 
faut  considérer,  chrétiens,  ce  que  c'est  que  cette 
agonie  ;  et  afin  de  le  bien  comprendre ,  en  insistant 
toujours  aux  mêmes  principes,  disons  que  chaque 
péché  attire  deux  choses,  la  honte  et  la  douleur, 
qui  en  sont  comme  les  suites  naturelles.  La  honte  lui 
est  due,  parce  qu'il  s'est  élevé  déraisonnablement  : 
la  douleur  lui  est  due,  parce  qu'il  s'est  plu  où  il  ne 
falloit  pas  :  et  voici  l'innocent  Jésus ,  qui ,  Iranspor- 

(0  Ps.  XVII.  5.  —  W  Luc.  XXII.  43. 


DE  jÉsus-c  FimsT.  •      4i5 

tant,  en  lui  nos  pèches,  a  pris  aussi  ces  deux  senti- 
mensdans  toute  leur  ve'he'mence;  et  c'est  la  cause  de 


son  agonie. 


La  honte  en  premier  lieu  vient  couvrir  sa  face  ; 
la  honte  Fabat  contre  terre  :  mais  ce  qui  est  le  plus 
remarquable,  la  honte  le  rend  tremblant  devant  son 
Père;  il  ne  lui  parle  plus  avec  cette  douce  familia- 
rité, avec  cette  confiance  d'un  Fils  unique  qui  s'as- 
sure sur  la  bonté'  de  son  Père.  Père ,  père ,  «  s'il  est 
))  possible  »  :  et  qu'y  a-t-il  d'impossible  à  Dieu  ?  Si 
possibile  est  (0.  Eh  bien  !  Père,  tout  vous  est  pos- 
sible, si  vous  voulez.  Si  vous  voulez  :  et  peut-il  ne 
pas  vouloir  ce  que  lui  demande  un  Fils  si  chëri? 
Toutefois  écoutez  la  suite  :  «  Détournez  de  moi  ce 
»  calice  j  et  toutefois  faites  ,  mon  Père ,  non  ma  vo- 
»  lonté,  mais  la  vôtre  ».  O  Jésus,  ô  Jésus,  est-ce  là 
le  langage  d'un  Fils  bien-aimé?  et  vous  disiez  autre- 
fois si  assurément  :  «  Mon  Père,  tout  ce  qui  est  à 
»  vous,  esta  moi,  tout  ce  qui  est  à  moi,  est  à  vous  (2)»  : 
et  lorsque  vous  priiez  autrefois,  vous  commenciez 
par  l'action  de  grâces  :  «  O  Père ,  je  vous  remercie 
»  de  ce  que  vous  m'avez  écouté  ;  et  je  le  savois  bien 
))  que  votre  bonté  paternelle  m'écoute  toujours  (^)». 
Pourquoi  parlez -vous  d'une  autre  manière?  pour- 
quoi entends -je  ces  tristes  paroles  :  «  Non  ma  vo- 
j)  lonté,  mais  la  vôtre  »  ?  depuis  quand  cette  oppo- 
sition entre  la  volonté  du  Père  et  du  Fils  ? 

Ne  voyez  -  vous  pas  qu'il  parle  en  tremblant , 
comme  chargé  des  péchés  des  hommes  ?  La  honte  des 
crimes  dont  il  est  couvert  combat  cette  liberté  filiale. 
Quelle  gêne  !  quelle  contrainte  à  ce  Fils  unique  ! 

(i)  Matth.  XVI.  39.  —  W  Joan.  xvii.  10.  —  (3)  Ibid.  xi.  41,  42. 


4l6  SUR    LA    PASSION 

Factus  in  agonîa  prolixiiis  orahat  :  «  Etant  en  ago- 
»  nie,  il  prioit  long-temps».  Autrefois  un  mot  suf- 
fisoit  pour  être  assuré  de  tout  emporter  :  il  disoit 
en  un  mot  :  «  Père  ,  je  le  veux  »  :  F^olo  ,  Pater  (0. 
Il  a  été  un  temps  qu'il  pouvoit  hardiment  parler  de 
la  sorte  ;  maintenant  que  le  Fils  unique  est  couvert 
et  enveloppé  sous  le  pécheur,  il  n'ose  plus  en  user 
si  librement  :  il  prie ,  et  il  prie  avec  tremblement  : 
il  prie,  et  priant  long-temps  il  boit  tout  seul  à  longs 
traits  toute  la  honte  d'un  long  refus.  Taisez-  vous  , 
taisez-vous,  caution  des  pécheurs;  il  n'y  a  plus  que 
la  mort  pour  vous. 

La  seconde  cause  de  son  agonie,  c'est  la  douleur 
qu'il  ressent  des  péchés  qu'il  porte  ;  douleur  si  tuante 
et  si  accablante,  qu'elle  passe  infiniment  l'imagina- 
tion. Nous  ne  sentons  pas,  pécheurs  misérables  et 
endormis  dans  nos  crimes,  hélas  î  nous  ne  sentons 
pas  combien  le  péché  est  amer.  Pour  vous  en  former 
quelque  idée ,  sans  sortir  de  l'histoire  de  la  passion , 
regardez  le  torrent  de  larmes  amères  qui  se  déborde 
impétueusement  par  les  yeux  de  Pierre  (2) ,  pour  un 
seul  crime  d'infidélité.  Et  Jésus  est  couvert  de  tous 
les  crimes ,  et  du  crime  même  de  Pierre,  et  du  crime 
même  du  traître  Judas,  et  du  crime  même  du  lâche 
Pilate,  et  du  crime  même  de  tout  ce  peuple  qui  se 
rend  coupable  du  déicide  ,  en  criant  furieusement  : 
«  Qu'on  le  crucifie  (5)  ».  O  Jésus,  chargé  de  tous 
les  péchés  ,  dussiez -vous  vous  fondre  eu  eau  tout 
entier,  vous  n'avez  pas  assez  de  larmes  pour  fournir 
ce  qu'il  en  faut  à  tant  de  crimes. 

La  douleur  du  cœur  y  supplée ,  et  c'est  pourquoi 

C»)  Joan.  XYii.  24. —  W  Matth.  xxvi.  75 —  (3)  Ibid.  xxvii.  23. 

elle 


DE    JÉSUS-CHRIST.  /^in 

elle  s'augmente  jusqu'à  Finfîni.  11  regrette  tous  nos 
pèches,  coinuie  s'il  les  avoit  commis  lui-même,  parce 
qu'il  en  est  chargé  devant  son  Père  :  il  les  compte  et 
les  regrette  tous  en  particulier,  paice  qu'il  n'y  en  a 
aucun  qui  n'ait  sa  malice  particulière  :  il  les  regrette 
autant  qu'ils  le  mérifent ,  parce  qu'il  en  doit  faire 
le  paiement,  et  un  paiement  rigoureux,  or  la  dou- 
leur fait  partie  de  ce  paiement  :  nulle  consolation 
dans  cette  douleur,  parce  que  la  consolation  Teût 
diminuée,  et  elle  e'toit  due  toute  entière.  Jugez, 
jugez  de  Faccableuient.  Ah  !  disoit  autrefois  David  : 
<c  Mes  péche's  m'ont  saisi  de  toutes  parts;  le  nombre 
»  s'en  est  accru  par-dessus  les  chfîveux  de  ma  tête , 
»  et  mon  cœur  m'a  abandonné  »  :  Comprehenderimt 
me  iniquitates  meœ  ;  mul l iplicatœ  sunt  super  capillos 
capifis  mei  ,  et  cor  meum  dereliquit  me{^).  Que  di- 
rai-je  donc  maintenant  de  vuus,  ô  cœur  du  divin 
Jésus  ,  accablé  par  l'infinité  de  nos  péchés  ?  Pauvre 
cœur,  où  avez-vous  pu  trouver  place  à  tant  de  dou- 
leurs qui  vous  percent ,  à  tant  de  regrets  qui  vous 
déchirent  ? 

Je  ne  crains  point  de  vous  assurer  qu'il  y  avoit 
assez  de  douleur  pour  lui  donner  le  coup  de  la  mort. 
«  Mon  ame  est  triste  jusqu'à  en  mourir  (2)  »  :  et  il  a 
voulu  nous  le  faire  entendre  par  une  marque  bien  évi- 
dente Cette  sueur  étrange  et  inouie,  qui  depuis  la 
tête  jusqu'aux  pieds  a  fait  ruisseler  partout  son  corps 
des  torrens  de  sang,  n'est-ce  pas  pour  nous  en  con- 
vaincre ?  Je  ne  recherche  point  de  cause  naturelle 
de  cette  sueur;  elle  est  divine  et  miraculeuse  ,  et  la 
nature  ne  peut  pas  faire  un  effet  semblable  :  mais  le 

(0  Ps  xxxix.  16,  17.  —  (»)  MaUh.  XXVI.  38. 

BoSSUtT.    XIII.  2^ 


4l8  SUIlLAPASSIOIf 

Fils  de  Dieu  Ta  permise,  afîa  que  nous  fussions  con- 
vaincus que ,  sans  le  secours  d'aucun  autre  instru- 
ment ,  la  seule  douleur  de  nos  crimes  suffisoit  pour 
verser  son  sang ,  pour  épuiser  sans  ressource  les 
forces  du  corps ,  en  renverser  l'économie ,  et  rompre 
enfin  tous  les  liens  qui  retiennent  l'ame.  Il  seroit 
donc  mort ,  chrétiens  ;  il  seroit  mort  très-certaine- 
ment par  le  seul  effort  de  cette  douleur,  si  une 
puissance  divine  ne  l'eût  soutenu,  pour  le  réserver 
à  d'autres  supplices  :  mais  ne  devant  point  aller  jus- 
qu'à la  mort ,  il  est  allé  du  moins  jusqu'à  l'agonie  : 
Factus  in  agonia.  ' 

Et  quelle  a  été  cette  agonie,  différente  infini- 
ment de  celle  que  nous  voyons  dans  les  autres 
hommes?  Là  une  ame,  qui  fait  effort  pour  n'être 
point  séparée  du  corps,  en  est  arrachée  par  violence  j 
et  ici  l'ame,  prête  à  en  sortir,  y  est  retenue  par  au- 
torité. L'ame  combat  dans  les  moribonds,  pour  ne 
point  quitter  cette  chair  qu'elle  aime  :  la  mort  ayant 
déjà  gagné  les  extrémités ,  l'ame  se  retire  au  dedans  ; 
poussée  de  toutes  parts ,  elle  se  retranche  enfin  dans 
le  cœur;  et  là  elle  se  soutient,  elle  se  défend,  elle 
lutte  contre  la  mort ,  qui  la  chasse  enfin  par  un  der- 
nier coup.  Et  voici  qu'au  contraire  dans  notre  Sau- 
veur, l'harmonie  du  corps  étant  troublée,  tout 
l'ordre  déconcerté,  toute  la  vigueur  relâchée  jus- 
qu'à perdre  des  fleuves  de  sang,  l'ame  est  arrêtée 
par  un  ordre  exprès  et  par* une  force  su2:^érieure. 
Vivez  donc,  ô  pauvre  Jésus,  vivez  pour  d'autres 
tourmens  qui  vous  attendent  :  réservez  quelque 
chose  aux  Juifs  qui  s'avancent,  et  au  traître  Judas, 
qui  est  à  leur  tête.  C'est  assez  d'avoir  montré  aux 


DE    JÉSUS-CHIIIST.  4^9 

pécheurs,  que  le  péché  sufîisoit  tout  seul  pour  vous 
donner  le  coup  de  la  mort. 

L'eussiez-vous  cru,  pécheur;  eussiez-vous  cru  que 
votre  péché  eût  une  si  grande  et  si  malheureuse 
puissance?  Si  nous  ne  voyions  défaillir  le  divin  Jésus 
qu'entre  les  mains  de  ses  bourreaux,  nous  n'accuse- 
rions de  sa  mort  que  ses  supplices  :  maintenant  que 
nous  le  voyons  succomber  dans  le  jardin  des  Olives, 
où  il  n'a  que  nos  péchés  pour  persécuteurs  ,  accu- 
sons-nous nous-mêmes  de  ce  déicide;  pleurons,  gé- 
missons, battons  nos  poitrines,  tremblons  jusqu'au 
fond  de  nos  consciences.  Et  comment  pouvons-nous 
n'être  pas  saisis ,  ayant  en  nous-mêmes,  au  dedans  de 
nos  cœurs ,  une  cause  de  mort  si  certaine?  Le  péché 
suffisoit  pour  la  mort  d'un  Dieu  ;  et  comment  pour- 
roient  subsister  des  hommes  mortels ,  ayant  ce  poison 
dans  les  entrailles?  Non,  non,  nous  ne  vivons  plus 
que  par  miracle  :  cette  même  puissance  divine  qui  a 
retenu  miraculeusement  lame  du  Sauveur  ,  c'est  la 
même  qui  retient  la  nôtre  par  une  semblable  mer- 
veille ;  mais  avec  cette  différence,  qu'elle  nous  con- 
serve la  vie  pour  nous  épargner  des  tourmens  ;  et 
qu'elle  ne  la  soutient  en  notre  Sauveur,  que  pour  lui 
faire  éprouver  de  nouveaux  supplices,  que  ie  vais 
vous  représenter  dans  ma  seconde  partie. 

SECOND  POINT. 

Il  est  écrit ,  dans  le  livre  de  la  Sagesse  (0  ,  que 
toutes  les  créatures  s'élèveront  avec  Dieu  contre  les 
pécheurs;  et  c'est  le  second  fléau  dont  il  menace  s(  s 
ennemis.  Notre  saint,  notre  charitable,  notre  mi- 

CO  Sap.  V.  21. 


4^0  SUR    LÀ    PASSION 

sëricordieux  criminel  a  déjà  essuyé  la  première 
peine  :  il  s'est  déjà  tourmenté  lui-même  ;  le  voici  au 
second  degré  de  la  vengeance  divine,  et  il  va  être 
persécuté  par  un  concours  presque  universel  de 
toutes  les  créatures  :  où  vous  remarquerez ,  s'il  vous 
plaît ,  Messieurs,  que  mon  intention  n'est  pas  de 
vous  dire  que  toutes  les  créatures  en  particulier 
aient  été  employées  contre  Jésus-Christ  :  ce  n'est 
pas  ainsi  qu'il  le  faut  entendre  -,  mais  voici  quelle 
est  ma  pensée.  Je  prétends  considérer  en  Jésus- 
Christ  un  abandonnement  général  à  toute  sorte  d'in- 
sultes ,  si  cruelles  et  si  outrageuses  qu'elles  puissent 
être,  de  quelque  côté  qu'elles  puissent  venir,  fût-ce 
des  mains  les  plus  misérables. 

Pour  concevoir  une  forte  idée  de  ce  second  genre 
de  supplice  ,  qui  a  été  une  source  de  maux  infinis  -, 
il  faut  poser  avant  toutes  choses ,  que  Jésus  consi- 
dérant en  lui-même  qu'il  est  juste  que  le  pécheur 
s' étant  séparé  de  Dieu,  qui  est  son  appui ,  tombe 
dans  la  dernière  foiblesse  ;  au  moment  qu'il  a  été 
résolu  qu'il  se  mettroit  en  la  place  de  tous  les  pé- 
cheurs ,  a  suspendu  volontairement  et  a  retiré  en 
lui-même  tout  l'usage  de  sa  puissance.  C'est  pour- 
quoi les  Juifs  s'approchant  pour  se  saisir  de  sa  per- 
sonne, il  leur  dit  cette  mémorable  parole  ;  «  Vous 
3)  venez  à  moi  comme  à  un  voleur  :  j'étois  tous  les 
))  jours  dans  le  temple ,  et  vous  ne  m'avez  pas  ar- 
»  rêté  ;  mais  c'est  que  voici  votre  heure  et  la  puis- 
»  sance  des  ténèbres  (0  ».  Il  veut  dire,  ô  Juifs,  si 
vous  l'entendez,  que  vous  ne  pouviez  pas  l'arrêter 
alors,  parce  qu'il  se  servoit  de  sa  puissance  :  main- 
CO  Luc.  XXII.  52,  53. 


DE    JÉSUS -eu  UI  ST.  ^11 

tenant  qu'elle  n'agit  plus,  la  puissance  opposée  n'a 
plus  rien  qui  la  borne,  qui  la  contraigne.  Voilà  Je'sus 
livre' et  abandonne'  à  quiconque  voudra  Toutrager  : 
Nunc  est  hora  veslra  _,  etpolestas  tenebrarum.  Cette 
suspension  e'tonnante  de  la  puissance  du  Fils  de 
Dieu  ne  resserre  pas  seulement  sa  puissance  extraor- 
dinaire et  divine,  elle  enchaîne  la  puissance  même 
naturelle ,  et  elle  en  suspend  tout  l'usage  jusqu'au 
point  que  vous  allez  voir. 

Qui  ne  peut  pas  résister  à  la  force ,  quelquefois 
se  peut  sauver  par  la  fuite  ;  qui  ne  peut  pas  éviter 
d'être  pris,  peut  du  moins  se  défendre  quand  on 
l'accuse;  celui  à  qui  on  ôte  cette  liberté,  a  du  moins 
la  voix  pour  gémir  et  se  plaindre  de  l'injustice.  Jé- 
sus s'est  ôté  toutes  ces  puissances ,  tout  cela  est  ôté 
au  Fils  de  Dieu  ;  tout  est  lié,  jusqu'à  sa  langue  :  il 
ne  répond  pas  quand  on  l'accuse  ;  il  ne  murmure 
pas  quand  on  le  frappe  ;  et  jusqu'à  ce  cri  confuç 
que  forme  le  gémissement  et  la  plainte,  triste  et 
unique  ressource  de  la  foiblesse  opprimée  ,  par  où 
elle  tâche  d'attendrir  les  cœurs  et  d'arrêter  par  la 
pitié  ce  qu  elle  n'a  pu  empêcher  par  la  force ,  Jésus 
ne  veut  pas  se  le  permettre.  Parmi  toutes  ces  vio* 
lences  on  n'entend  point  de  murmures  \  mais  «  on 
»  n'entend  pas  seulement  sa  voix  »  :  Non  aperuit 
os  suum  (ï;  :  bien  plus,  il  ne  se  permet  pas  seule- 
ment de  détourner  la  tête  des  coups.  Eh  1  un  ver  de 
terre  que  l'on  foule  aux  pieds,  fait  encore  quelque 
effort  pour  se  retirer;  et  Jésus  se  tient  immobile, 
il  ne  tâche  pas  d'éluder  le  coup  par  le  moindre 
mouvement  :  Faciem  meam  non  a\>erti  (2). 

W  Is.  i.m.  7.  —  ('■  Is.  L.  G. 


4^2  SUR    LA    PASSION 

Que  fait-jl  donc  dans  sa  passion  ?  le  voici  en  un 
mot  dans  l'Ecriture  •.  Tradebai  autem  judicanii  se 
injuste  :  «  Il  se  livroit,  il  s'abandonnoit  à  celui  qui 
»  le  jugeoit  injustement  »  :  et  ce  qui  se  dit  de  son 
juge,  se  doit  entendre  conséquemment  de  tous  ceux 
qui  entreprennent  de  l'insulter  :  Tradebat  autem  (0; 
il  se  donne  à  eux ,  pour  en  faire  tout  ce  qu'ils  veu- 
lent. On  le  veut  baiser,  il  donne  les  lèvres;  on  le 
veut  lier,  il  pre'sente  les  mains  ;  on  le  veut  souffle- 
ter, il  tend  les  joues  ;  frapper  à  coups  de  bâton ,  il 
tend  le  dos;  flageller  inhumainement,  il  tend  les 
épaules  :  on  l'accuse  devant  Gaïphe  et  devant  Pilate, 
il  se  tient  pour  tout  convaincu  :  Hérode  et  toute  sa 
cour  se  moque  de  lui,  et  on  le  renvoie  comme  un 
fou  ;  il  avoue  tout  par  son  silence  :  on  l'abandonne 
aux  valets  et  aux  soldats,  et  il  s'abandonne  encore 
plus  lui-même  :  cette  face  autrefois  si  majestueuse, 
qui  ravissoit  en  admiration  le  ciel  et  la  terre ,  il  la 
présente  droite  et  immobile  aux  crachats  de  cette 
canaille  :  on  lui  arrache  les  cheveux  et  la  barbe  ;  il 
ne  dit  mot,  il  ne  souffle  pas  ;  c'est  une  pauvre  bre- 
bis qui  se  laisse  tondre.  Venez,  venez,  camarades, 
dit  cette  soldatesque  insolente  ;  voilà  ce  fou  dans  le 
corps-de-garde ,  qui  s'imagine  être  roi  des  Juifs  ;  il 
faut  lui  mettre  une  couronne  d'épines  ;  Tradebat 
autem  judicanti  se  injuste  ;  il  la  reçoit  :  et  elle  ne 
tient  pas  assez ,  il  faut  l'enfoncer  à  coups  de  bâton  ; 
frappez ,  voilà  la  tête.  Hérode  l'a  habillé  de  blanc 
comme  un  fou  :  apporte  cette  vieille  casaque  d'écar- 
late  pour  le  changer  de  couleurs  ;  mettez ,  voilà  les 
épaules  :  donne,  donne  ta  main,  Roi  des  Juifs,  tiens 


DE    JÉSUS-CIIRIST.  ^.'i?y 

ce  roseau  en  forme  de  sceptre  ;  la  voilà,  faites-en  ce 
que  vous  voudrez.  Ah  !  maintenant  ce  n'est  plus  un 
jeu,  ton  arrêt  de  mort  est  donne;  donne  encore  ta 
main  qu'on  la  cloue;  tenez,  la  voilà  encore.  Enfin 
assemblez-vous,  ô  Juifs  et  Romains,  grands  et  petits, 
bourgeois  et  soldats  ;  revenez  cent  fois  à  la  charge; 
multipliez  sans  fin  les  coups,  les  injures,  plaies  sur 
plaies,  douleurs  sur  douleurs,  indignite's  sur  in- 
dignités ;  insultez  à  sa  misère  jusque  sur  la  croix  ; 
qu'il  devienne  l'unique  objet  de  votre  risée,  comme 
un  insensé;  de  votre  fureur ,  comme  un  scélérat: 
Tradehat  autem  ;  il  s'abandonne  à  vous  sans  ré- 
serve ;  il  est  prêt  à  soutenir  tout  ensemble  tout  ce 
qu'il  y  a  de  dur  et  d'insupportable  dans  une  raille- 
rie inhumaine  et  dans  une  cruauté  malicieuse. 

Et  bien,  chrétiens,  avez-vous bien  considéré  cette 
peinture  épouvantable?  cet  amas  terrible  de  maux 
'  inouis,  que  je  vous  ai  mis  tout  ensemble  devant  les 
yeux,  suffit -il  pas  pour  vous  émouvoir?  Quoi,  je 
vois  encore  vos  yeux  secs  !  quoi,  je  n'entends  point 
encore  de  sanglots  !  Attendez-vous  que  je  représente 
en  particulier  toutes  les  diverses  circonstances  de 
cette  sanglante  tragédie?  faut-il  que  j'en  fasse  pa- 
roître  successivement  tous  les  différen  s  personnages; 
un  Judas  qui  le  baise,  un  Pierre  qui  le  renie,  un 
Malchus  qui  le  frappe ,  des  faux  témoins  qui  le  ca- 
lomnient ,  des  prêtres  qui  blasphèment  son  nom,  un 
juge  qui  reconnoît  et  qui  condamne  néanmoins  son 
innocence?  faut-il  que  je  vous  dépeigne  notre  criminel 
gémissant  à  deux  ou  trois  reprises  sous  la  grêle  des 
coups  de  fouet ,  suant  sous  la  pesanteur  de  sa  croix , 
usant  toutes  les  verges  sur  ses  épaules,  émoussant  en 


4^4  SUR    LA    PASSION 

sa  tête  toute  la  pointe  des  épines  ,  lassant  tous  les 
bourreaux  sur  son  corps?  Mais  le  jour  nous  auroit 
quittés  avant  que  j'eusse  seulement  touché  la  moitié 
de  ce  déta  i  épouvantable  :  abrégez  ce  discours  infini 
par  une  méditation  sérieuse. 

Contemplez  cette  face ,  autrefois  les  délices,  main- 
tenant 1  horreur  des  yeux;  regardez  cet  homme  que 
Pilate  vous  présente  au  haut  du  prétoire.  Le  voilà, 
le  voilà,  cet  homme;  le  voilà,  cet  homme  de  dou- 
leurs :  Ecce  homo,  ccce  homo  (0  :  «  Voilà  l'homme  m. 
Et  qui  est-ce?  un  homme,  ou  un  ver  de  terre?  est-ce 
un  homme  vivant,  ou  bien  une  victime  écorchée? 
On  vous  le  dit;  c'est  un  homme  :  Ecce  homo  :  «  Voilà 
»  l'homme  ».  Le  voilà,  l'homme  de  douleurs;  le 
voilà  dans  le  triste  état  oii  l'a  mis  la  Synagogue  sa 
mère  ;  ou  plutôt  le  voilà  dans  le  triste  état  où  l'ont 
mis  nos  péchés,  nos  piopres  péchés,  qui  ont  fait 
fondre  sur  cet  innocent  tout  ce  déluge  de  maux.  O 
Jésus,  qui  vous  pourroit  reconnoître?  «  Nous  l'a- 
»  vous  vu,  dit  le  prophète,  et  il  n'étoit  plus  recon- 
»  noissable  »  :  bien  loin  de  paroître  Dieu,  il  avoit 
même  perdu  l'apparence  d'homme,  et  «  nous  l'avons 
))  cherché  même  en  sa  présence  »  :  et  desiderai^imus 
eum  (2).  Est-ce  lui,  est-ce  lui?  est-ce  là  cet  homme  qui 
nous  est  promis,  «  cet  homme  de  la  droite  de  Dieu, 
»  et  ce  Fils  de  l'homme  sur  lequel  Dieu  s'est  arrêté  «  ? 
Super  virwn  dexterœ  tuœ ,  et  super  Filiuni  hominis 
quem  confinnasti  tibi  (3j.  C'est  lui,  n'en  doutez  pas  : 
voilà  fhomme,  voilà  Thomme  qu'il  nous  falloit  pour, 
expier  nos  iniquités  :  il  nous  falloit  un  homme  défi- 
guré, pour  réformer  en  nous  l'image  de  Pieu  que 

CO  Joan.  XIX.  5.-*-  W  Isai.  lui.  2.  -~  v,^)  Ps.  lxxix.  18. 


D  E    J  É  s  U  s  -  C  H  R  I  s  T.  /\2^) 

nos  crimes  avoient  effacée  :  il  nous  falloit  cet  homme 
tout  couvert  de  plaies,  afin  de  guérir  les  nôtres  : 
Tpse  autem  'vulneratus  est  propter  iniquitates  nos^ 
tras  ,  attritus  est  propter  scelera  nostra  :  a  II  a  été 
»  blessé  pour  nos  péchés,  il  a  été  froissé  pour  nos 
»  crimes;  et  nous  sommes  guéris  par  la  lividité  de 
»  ses  plaies  »  :  et  Iwore  ejus  sanati  sumus  (0. 

O  plaies ,  que  je  vous  adore  !  flétrissures  sacrées , 
que  je  vous  baise!  ô  sang  qui  découlez,  soit  de  la 
tête  percée ,  soit  des  yeux  meurtris ,  soit  de  tout  le 
corps  déchiré;  ô  sang  précieux,  que  je  vous  recueille  l 
Terre,  terre,  ne  bois  pas  ce  sang  :  Terra ^  ne  ope- 
rias sanguinem  jneum  (2)  :  «  Terre,  ne  couvre  pas  mon 
))  sang  »  ,  disoit  Job  :  mais  qu'importe  du  sang  de 
Job  ?  Mais,  ô  terre  ,  ne  bois  pas  le  sang  de  Jésus  :  ce 
sang  nous  appartient ,  et  c'est  sur  nos  âmes  qu'il 
doit  tomber.  J'entends  les  Juifs  qui  crient  :  «  Son 
3)  sang  soit  sur  nous  et  sur  nos  enfans  (3)  ».  Il  y 
sera,  race  maudite;  tu  ne  seras  que  trop  exaucée  : 
ce  sang  te  poursuivra  jusqu'à  tes  derniers  rejetons, 
jusqu'à  ce  que  le  Seigneur  se  lassant  enfin  de  ses  ven- 
geances ,  se  souviendra  ti  la  fin  des  siècles  de  tes  mi- 
sérables restes.  Oh  !  que  le  sang  de  Jésus  ne  soit 
point  sur  nous  de  cette  sorte,  qu'il  necrie  point  ven- 
geance contre  notre  long  endurcissement;  qu'il  soit 
sur  nous  pour  notre  salut,  que  je  me  lave  de  ce 
sang ,  que  je  sois  tout  couvert  de  ce  sang  ;  que  le 
vermeil  de  ce  beau  sang  empêche  mes  crimes  de 
paroître  devant  la  justice  divine. 

Il  n'est  pas  temps  encore  de  se  plonger  dans  ce 
bain  salutaire  ;  il  faut  que  le  sang  du  divin  Jésus 

CO  L<!ai.  LUI.  5.  —  (*)  Joh.  xvi.  19.  —  (^)  Matth.  xxvii.  25. 


4'^^  SUR    LA    PASSIOA» 

coule  pour  cela  à  plus  gros  bouillons.  A^llons  à  la 
croix,  chrétiens;  c'est  là  oii  nous  pourrons  nous 
plonger  dans  un  déluge  du  sang  de  Jésus  ;  c'est  là 
que  tous  les  ruisseaux  sont  lâchés,  et  se  débordent 
si  violemment,  qu'ils  laissent  enfin  la  source  tarie. 
Allons  donc  à  la  croix,  mes  Frères;  on  y  va  bientôt 
attacher  le  divin  Jésus ,  et  on  Ta  déjà  chargée  sur 
ses  épaules.  C'est  en  ce  lieu ,  chrétiens ,  que  je  ne 
puis  vous  dissimuler  que  je  sens  mon  ame  attendrie, 
quand  je  vois  mon  divin  Sauveur  porter  lui-même 
sur  ses  épaules  l'infâme  instrument  de  son  supplice. 
Ce  qui  me  touche  le  plus  vivement,  c'est  que  de  toutes 
les  circonstances  que  nous  avons  vues,  il  n'y  en  a, 
ce  me  semble,  aucune  où  il  paroisse  plus  en  pécheur. 
Etre  attaché  à  la  croix,  c'est  souffrir  le  supplice  des 
malfaiteurs  ;  mais  porter  soi-même  sa  croix,  c'est  con- 
fesser publiquement  que  l'on  en  est  digne  :  il  faut  avoir 
bien  mérité  la  mort,  pour  être  contraint  d'en  porter 
soi-même  au  gibet  le  malheureux  instrument;  telle- 
ment que  cette  infamie ,  que  l'on  ajoutoit  au  sup- 
plice des  criminels ,  c'étoit  une  espèce  d'amende  ho- 
norable, et  comme  un  aveiî  public  de  leur  crime. 

O  Jésus,  innocent  Jésus,  faut-il  que  vous  confes- 
siez que  vous  avez  mérité  ce  dernier  supplice  ?  Il  le 
faut,  il  le  faut,  mes  Frères.  Les  hommes  lui  impu- 
tent des  crimes  qu'il  n'a  pas  commis;  mais  Dieu  a 
mis  sur  lui  nos  iniquités ,  et  voilà  qu'il  en  va  faire 
amende  honorable  à  la  face  du  ciel  et  de  la  terre. 
Aussitôt  qu'il  voit  cette  croix,  ovi  il  devoit  bientôt 
être  attaché  :  O  mon  Père,  dit-il,  elle  m'est  bien 
due,  non  à  cause  des  crimes  que  les  Juifs  m'impo- 
sent, mais  à  cause  de  ceux  dont  vous  me  chargez. 


r^E    JÉSUS-CHilIST.  4*7 

Viens,  ô  croix,  viens  que  je  t'embrasse  :  il  est  juste 
que  je  te  porte ,  puisque  je  t'ai  si  bien  méritée.  Il  la 
charge  sur  ses  épaules,  dans  ce  sentiment;  il  ramasse 
toutes  ses  forces  pour  la  traîner  jusqu'au  Calvaire  : 
en  la  chargeant  sur  ses  épaules ,  il  se  charge  et  se 
revêt  de  nouveau  de  tous  les  crimes  du  monde,  pour 
les  aller  expier  sur  ce  bois  infâme. 

Çà ,  y  a-t-il  encore  quelque  crime  dont  Jésus  ne  soit 
point  chargé?  qu'on  l'apporte  et  qu'on  le  jette  sur  Jé- 
sus-Christ; pendant  qu'il  va  au  supplice,  il  ne  faut  pas 
qu'aucun  lui  échappe.  Ah  !  tout  y  est ,  la  charge  est 
complète.  Approchons-nous,  chrétiens;  et  pendant 
que  nos  continuelles  désobéissances,  nos  crimes,  nos 
ingratitudes  traînent  Jésus-Christ  au  supplice,  et  sont 
toutes  entassées  sur  ses  épaules,  que  chacun  vienne 
reconnoître  la  part  qu'il  a  dans  ce  fardeau.  Hélas  ! 
moi  misérable,  de  combien  en  ai-je  augmenté  le 
poids?  ah  !  combien  de  crimes  et  d'ingratitudes  ai-je 
entassées  sur  ses  épaules?  Pleurons,  pleurons,  mes 
Frères,  en  voyant  chacun  de  nous  cette  charge  in- 
fâme dont  nous  accablons  le  Sauveur  :  tous  nos  péchés 
sont  sur  lui,  tous  lui  pèsent ,  tous  lui  sont  à  charge  ; 
mais  ceux  dont  le  poids  est  insupportable,  ce  sont 
ceux  dont  nous  ne  faisons  point  pénitence, 

TROISIÈME  POINT. 

Il  falloit  que  tout  fût  divin  dans  ce  sacrifice  :  il  fal- 
loit  une  satisfaction  digne  de  Dieu,  et  il  falloit  qu'un 
Dieu  la  fît;  une  vengeance  digne  de  Dieu,  et  que  ce 
fût  aussi  Dieu  qui  la  fît.  Etre  attaché  a  un  bois  in- 
fâme, avoir  les  mains  et  les  pieds  percés;  ne  se  sou- 
tenir que  sur  ses  blessures ,  et  tirer  ses  mains  déchi- 


4'*8  SUR    LA    PASSION 

rees  de  tout  le  poids  de  son  corps  aflaisse  et  abattu  ; 
avoir  tous  les  membres  brisés  et  rompus  par  une 
suspension  violente  ;  sentir  cependant  et  sa  langue 
et  ses  entrailles  desséchées,  et  par  la  perte  du  sang, 
et  par  un  travail  incroyable  d'esprit  et  de  corps,  et 
ne  recevoir  pour  tout  rafraîchissement  qu'un  breu- 
vage de  fiel  et  de  vinaigre  ;  parmi  ces  douleurs  inex- 
plicables, voir  de  loin  un  peuple  infini  qui  se  moque, 
qui  remue  la  tête ,  qui  fait  un  sujet  de  risée  d'une 
extrémité  si  déplorable;  avoir  deux  voleurs  à  ses 
côtés ,  dont  l'un ,  furieux  et  désespéré ,  meurt  en 
vomissant  mille  blasphèmes  :  c'est  à  peu  près ,  mes 
Frères,  ce  que  notre  foible  imagination  peut  se  re- 
présenter de  plus  terrible  en  Jésus-Christ  crucifié.  Ce 
spectacle,  à  la  vérité,  est  épouvantable,  cet  amas  de 
maux  fait  horreur  ;  mais  ni  la  cruauté  de  ce  supplice , 
ni  tous  les  autres  tourmens  dont  nous  avons  consi- 
déré la  rigueur  extrême,  ne  sont  qu'un  songe  et  une 
peinture  en  comparaison  des  douleurs,  de  l'oppres- 
sion, de  l'angoisse  que  souffre  l'ame  du  divin  Jésus 
sous  la  main  de  Dieu  qui  le  frappe.  Figurez -vous 
donc,  chrétiens,  que  tout  ce  que  vous  avez  entendu, 
n'est  qu'un  foible  préparatif  :  le  grand  coup  du  sa- 
crifice de  Jésus-Christ,  qui  abat  cette  victime  pu- 
blique de  tous  les  pécheurs  aux  pieds  de  la  justice 
divine,  devoit  être  frappé  sur  la  croix ,  et  venir  d'une 
plus  grande  puissance  que  de  celle  des  créatures. 

En  effet,  il  n'appartient  qu'à  Dieu  de  venger  ses 
propres  injures  -,  et  tant  que  sa  main  ne  s'en  mêle  pas, 
les  péchés  ne  sont  punis  que  foiblement  :  k  lui  seul 
appartient  de  faire,  comme  il  faut,  justice  aux  pé- 
cheurs; et  lui  seul  a  le  bras  assez  puissant  pour  les 


DE    JÉSUS-C  HRTST.  4^9 

traiter  selon  leur  mérite.  «  A  moi ,  à  moi ,  dit- il ,  la 
»  vengeance  :  eh!  je  leur  saurai  bien  rendre  ce  qui 
»  leur  est  dû  »  :  M ihiv indicta ^  et  ego  retribuain  {^) , 
Il  falloit  donc,  mes  Frères,  qu'il  vînt  lui-même 
contre  son  Fils  avec  tous  ses  foudres  :  et  puisqu'il 
avoit  mis  en  lui  nos  pèches,  il  y  devoit  mettre  aussi 
sa  juste  vengeance.  Il  l'a  fait,  chrétiens;  n'en  dou- 
tons pas.  C'est  pourquoi  le  même  prophète  nous  ap- 
prend que,  non  content  de  l'avoir  livré  à  la|VO- 
lonté  de  ses  ennemis,  lui-même  voulant  être  de  la 
partie ,  l'a  rompu  et  froissé  par  les  coups  de  sa  main 
toute-puissante  :  Et  Dominus  ^volait  conterere  eum 
in  injirmitate  (2)  :  Il  l'a  fait,  dit-il,  il  a  voulu  le  faire  : 
Voluit  conterere;  c'est  par  un  dessein  prémédité. 
Jugez,  Messieurs,  où  va  ce  supplice  :  ni  les  hommes, 
ni  les  anges  ne  le  peuvent  jamais  concevoir. 

Saint  Paul  nous  en  donne  une  idée  terrible,  lors- 
que ,  considérant  d'un  côté  toutes  ces  étranges  ma- 
lédictions que  la  loi  de  Dieu  attache  justement  aux 
pécheurs,  et  regardant  d'autre  part  des  yeux  de  la 
foi  Jésus-Christ  tenant  leur  place  en  la  croix,  Jésus- 
Christ  devenu  péché  pour  nous  (5) ,  comme  il  parle  ; 
il  ne  craint  point  de  nous  dire  que  «  Jésus-Christ  a 
»  été  fait  pour  nous  malédiction  (4)  »  (le  grec  porte, 
exécration),  et  cela  de  la  part  de  Dieu  :  car  il  est 
écrit  dans  la  loi,  et  c'est  Dieu  même  qui  l'a  pro- 
noncé :  «  Maudit  de  Dieu  est  celui  qui  est  pendu 
3>  sur  le  bois  (^)  ».  Et  saint  Paul  nous  apprend,  Mes- 
sieurs, que  cette  parole  étoit  prophétique,  et  regar- 
doit  principalement  le  Fils  de  Dieu ,  qui  étoit  la  fin 

(i)  Rom.  xit.  19.  —  (2)  Isai.  un.  10.— .  (3)//.  Qq^^  v.  21.-—  (4)  Gah 
m.  i3.  —  ^)  Deut.  xxi.  23. 


430  SUR    LA    PASSION 

de  la  loi  (0  :  c'est  pourquoi  il  la  lui  applique  deter- 
mine'ment.  Le  voilà  donc  maudit  de  Dieu  :  l'eussions- 
nous  osé  dire?  l'eussions-nous  seulement  osé  penser, 
si  le  Saint-Esprit  ne  nous  l'apprenoit?  Mais  puisque 
cette  doctrine  vient  de  si  bon  lieu,  tâchons  de  l'en- 
tendre comme  nous  pourrons. 

Je  trouve,  dans  l'Kcriture,  que  la  malédiction 
de  Dieu  contre  les  pécheurs  les  environne  par  le  de- 
hors :  Induit  malcdictionem  sicut  vesiimentum  (2)  : 
«  Il  s'est  revêtu  de  la  malédiction  ainsi  que  d'un  vê- 
»  tement  «  ;  qu  elle  pénètre  plus  avant,  et  qu'elle 
entre  au  dedans  en  s'attachant  aux  puissances  de 
l'ame  :  Intravit  sicut  aqua  in  interiora  ejus  ;  et  en- 
fin qu'elle  la  pénètre  jusque  dans  le  fond  de  sa  subs- 
tance :  et  sicut  oleum  in  ossibus  ejus  P)  :  «  et  comme 
5)  l'huile  jusque  dans  la  moelle  des  os  «.  Jésus-Christ 
mon  Sauveur,  avez-vous  été  réduit  à  ce  point?  Oui, 
n'en  doutons  pas,  chrétiens;  la  malédiction  l'a  envi- 
ronné par  le  dehors.  Son  Père,  qui,  durant  le  cours 
de  sa  vie ,  s'étoit  plu  tant  de  fois  de  donner  des  mar- 
ques de  l'amour  qu'il  avoit  pour  lui ,  maintenant 
le  laisse  sans  aucun  secours,  sans  aucun  témoignage 
de  protection  :  faites  ce  que  vous  voudrez,  je  l'aban- 
donne. Et  que  faites-vous,  ô  Père  céleste?  c'est  alors 
qu'il  le  falloit  secourir  :  Ut  quid.  Domine^  recessisti 
longe  ?  «  Pourquoi  vous  êtes-vous  retiré  si  loin  »  ?  si 
loin  que  vous  ne  paroissez  pas  :  Despicis  in  oppor^ 
tunitatihus  (4)  :  «  Vous  dédaignez  de  le  regarder  dans 
3>  le  temps  de  son  besoin  et  de  son  affliction  »  ,  dans 
l'occasion  la  plus  importante.  Voilà  les  Juifs  qui  lui 
disent  en  termes  formels,  «  que  s'il  descend  de  la 

(«)  Gai.  m.  i3.  —  (')  Ps,  cvui.  i8.—  (3)  Ibid.^i!^) Ps.  jx.  22. 


DE    JÉSUS-CHRIST.  4^  ^ 

))  croix,  ils  croiront  en  lui(0  »  :  c'est  ici  qu'il  fau- 
droit  que  les  cieux  s'ouvrissent;  c'est  le  temps  où  il 
iaudroit  faire  résonner  cette  voix  ce'leste  :  «  Gelui- 
M  ci  est  mon  Fils  bien-aime'  (2)  ».  Non  ,  le  ciel  est  d'ai- 
rain sur  sa  tête  :  bien  loin  de  le  reconnoître  par  au- 
cun miracle,  il  retire  jusqu'aux  moindres  marques 
de  protection,  jusque-là  que  les  démons  mêmes, 
sentant  bien  ce  prodigieux  abandonnement,  s'avan- 
cèrent aussi  contre  Jésus -Christ,  pour  en  faire  le 
jouet  de  leur  fureur.  [  Après  avoir  achevé  toutes 
leurs  tentations,  ils  s'étoient  retirés  de  lui  jusqu'à 
un  autre  temps  ]  ,  Usque  ad  tempiis  (3)  ;  ce  que  les 
saints  Pères  interprètent  du  temps  de  sa  passion  (4), 
qui  étoit  en  effet  leur  temps.  Et  je  vous  laisse  à  pen- 
ser si  l'ayant  remué  si  terriblement  dans  le  désert  y 
maintenant  que  voici  leur  jour,  combien  ils  lui  au- 
ront fait  sentir  d'outrages. 

Secondement,  Messieurs,  la  malédiction  de  Dieu 
pénètre  au  dedans,  et  frappe  Jésus-Christ  dans  ses 
puissances.  Je  remarque  dans  l'Ecriture,  que  Dieu 
a  un  visage  pour  les  justes,  et  un  visage  pour  les  pé- 
cheurs. Le  visage  qu'il  a  pour  les  justes,  est  un  visage 
serein  et  tranquille,  qui  dissipe  les  nuages,  qui 
calme  les  troubles  de  la  conscience ,  qui  la  remplit 
d'une  sainte  joie  :  Adimplehis  me  lœiitiâ  cum  vultu 
tuo  (5).  O  Jésus  crucifié,  ce  visage  étoit  autrefois 
pour  vous;  autrefois,  autrefois;  mais  maintenant 
la  chose  est  changée  :  il  y  a  un  autre  visage  que  Dieu 
tourne  contre  les  pécheurs,  un  visage  dont  il  est 

(0  Matth.  xxvii.  42.  —  ('-)  Ibid.  xvii.  5.  —  v^)  Luc.  iv.  i3. 

(4)  S.  Aug.  in  Ps.  XXX,  Enarr.  ii,  n,io,  tom.  iv.  col.  i5i.  —  (5)  p^, 
XV.  n. 


432  SUR.    LA    PASSION 

écrit  :  Vultus  autem  Domini super facientes  mala  (0  : 
«  Le  visage  de  Dieu  sur  ceux  qui  font  mal  »  ;  c'est 
le  visage  de  la  justice.  Dieu  montre  à  son  Fils  ce  vi- 
sage, il  lui  montre  cet  œil  enflamme';  il  le  regarde, 
non  de  ce  regard  doux  et  pacifique  qui  ramène  la 
sérénité,  mais  de  ce  regard  terrible  «  qui  allume 
»  le  feu  devant  soi  »  :  îgnis  in  conspectu  ejus  exar- 
descetiP-),  dont  il  porte  TefiVoi  dans  les  consciences  : 
il  le  regarde  enfin  comme  un  pécheur,  et  marche 
contre  lui  avec  tout  l'attirail  de  sa  justice.  Mon 
Dieu ,  pourquoi  vois  -  je  contre  moi  ce  visage  dont 
vous  étonnez  les  réprouvés?  Visage  de  mon  Père, 
où  êtes-vous?  visage  doux  et  paternel,  je  ne  vois 
plus  aucun  de  vos  traits,  je  ne  vois  plus  qu'un  Dieu 
irrité.  Deus ,  Deus  meus  !  O  bonté  !  ô  miséricorde  ! 
ah!  que  vous  vous  êtes  retirée  bien  loin!  Deus, 
Deus  meus  ,  ut  quid  dereliquisti  me  {^)  ? 

Troisièmement,  Messieurs,  la  malédiction  de  Dieu 
va  pénétrant  dans  le  fond  de  son  ame  :  il  n'appar- 
tient qu'à  lui  de  l'aller  chercher  jusque  dans  son 
centre.  Le  passage  en  est  fermé  aux  attaques  les 
plus  violentes  des  créatures;  Dieu  seul  en  la  faisant 
se  Test  réservé  ;  mais  aussi ,  quand  il  veut ,  v-  il  la 
»  renverse,  dit-il,  jusqu'aux  fondemens  »  :  CommO' 
vehit  illos  a  fundamentis  (4).  Cela  s'appelle  dans 
l'Ecriture ,  briser  les  pécheurs  :  Dominus  conteret 
scelestos  et  peccatores  (5).  Et  pour  donner  la  per- 
fection au  sacrifice  que  devoit  le  divin  Jésus  à  la 
justice  divine,  il  falloit  qu'd  fût  encore  froissé  de  ce 
dernier  coup  :  et  c'est  ce  que  le  prophète  a  voulu 

(0  Ps.  xxxiii.  17.—  ^')  Ps.  XLix.  3.—  <3)  MaUlux^Yiu  46.— 
(4)  Sap.  IV.  19.  —  V^)  IsaL  i.  28. 

dire 


DE  JÉsus-cirmsT.  4^3 

dire  dans  ce  passage  qui  s'entend  de  lui  à  la  lettre  : 
Dominus  voluit  conterere  eum  in  injirmitaie  (0  : 
«  Le  Seigneur  a  voulu  le  briser  dans  son  infnmité  ». 
N'attendez  pas,  mes  Frères,  que  je  vous  repre'sente 
ce  dernier  supplice;  mais  concevez  seulement  qu'il 
falloit  que  le  Fils  de  Dieu  sentît  en  lui-même  une 
oppression  bien  violente,  pour  s'e'crier  comme  il 
fit  :  «  Et  pourquoi ,  mon  Père ,  m'abandonnez- 
3)  vous  »  ?  il  falloit  pour  cela  que  la  divinité  de  Jé- 
sus-Christ se  fût  comme  retirée  en  elle  -  même  ;  ou 
que  ne  faisant  sentir  sa  présence  que  dans  une  cer- 
taine partie  de  l'ame,  ce  qui  n'est  pas  impossible  à 
Dieu,  qui  sait  diviser  l'esprit  d'avec  l'ame,  Dwisio- 
jiem  animœ  ac  spiritûs  (2),  elle  eût  abandonné  tout  le 
reste  aux  coups  de  la  vengeance  divine  ;  ou  que , 
par  quelque  autre  secret  inconnu  aux  hommes,  ou 
par  un  miracle ,  comme  tout  est  extraordinaire  en 
Jésus-Christ,  elle  ait  trouvé  le  moyen  d'accorder  en- 
semble l'union  très-étroite  de  Dieu  et  de  l'homme , 
aVec  cette  extrême  désolation  où  Ihomme  -  Jésus- 
Christ  a  été  plongé  sous  les  coups  redoublés  et  mul- 
tipliés de  la  vengeance  divine.  De  quelle  sorte  tout 
cela  s'est  fait ,  ne  le  demandez  pas  à  des  hommes  : 
tant  y  a  qu'il  est  infaillible  qu'il  n'y  avoit  que  le  seul 
effort  d'une  angoisse  inconcevable  qui  pût  arracher 
du  fond  de  son  cœur  cette  étrange  plainte  qu'il  fait 
à  son  Père  :  Quare  me  dereliquisti  (5)  ?  C'est  le  mys- 
tère. 

Pendant  ce  délaissement ,  Dieu  étoit  opérant  en 
Jésus -Christ  la  réconciliation  du  monde,  ne  leur 
imputant  point  leurs  péchés  :  en  même  temps  qu'il 

(i)  Isai.  LUI.  10.  —  (2)  Hebr.  iv,  12.  —  ^)  Ps.  xxi.  i. 
BOSSUET.    XIII.  \  28 


434  SUR    LÀ    PASSION 

fiappoit,  il  ouvroit  les  bras  aux  hommes  :  il  rejetoit 
son  Fils,  et  il  nous  ouvroit  ses  bras  :  il  le  regardoit 
en  colère ,  et  il  jetoit  sur  nous  un  regard  de  miséri- 
corde :  Pater ^  pour  nous  ;  Dimitte  Deus ,  pour  lui. 
Sa  colère  se  passoit  en  se  de'chargeant  \  il  frappoit 
son  Fils  innocent  luttant  contre  la  colère  de  Dieu. 
C'est  ce  qui  se  faisoit  à  la  croix,  jusqu'à  tant  que  le 
Fils  de  Dieu,  lisant  dans  les  yeux  de  son  Père,  qu'il 
étoit  entièrement  appaisé ,  vit  enfin  qu'il  ëtoit  temps 
de  quitter  le  monde.  Je  pourrois  ici ,  chrétiens  \ 
vous  faire  une  vive  peinture  d'un  Jésus  mourant  et 
agonisant,  défaillant  peu  à  peu,  attirant  l'air  avec 
peine  d'une  bouche  toujours  ouverte  et  livide ,  et 
traînant  lentement  les  derniers  soupirs  par  une  res*- 
piration  languissante,  jusqu'à  ce  qu'enfin  l'ame  se 
retire ,  et  laisse  le  corps  froid  et  immobile  :  ce  récit 
pourroit  peut-être  émouvoir  vos  cœurs  :  mais  il  ne 
faut  pas  travailler  à  vous  attendrir  par  de  vaines 


imagmations. 


Jésus  n'est  pas  mort  de  la  sorte  :  il  fait  l'un  après 
l'autre  ce  qu'il  a  à  faire.  Il  parcourt  toutes  les  pro- 
phéties, pour  voir  s'il  reste  encore  quelque  chose  : 
il  se  retourne  à  son  Père,  pour  voir  s'il  est  appaisé. 
Voyant  enfin  la  mesure  comble,  et  qu'il  ne  restoit 
plus  que  sa  mort  pour  désarmer  entièrement  la  jus- 
tice, il  recommande  son  esprit  à  Dieu;  puis  élevant 
sa  voix ,  avec  un  grand  cri  qui  épouvanta  tous  les  as- 
sistans,  il  dit  hautement  :  «  Tout  est  consommé  (0  »^ 
et  remet  volontairement  son  ame  à  son  Père,  d'une? 
action  libre  et  forte;  pour  accomplir,  mes  Frères, 
ce  qu'il  avoit  dit,  que  «  nul  ne  la  lui  ôte  par  force^ 

i^)Joan.  XIX.  3o. 


DE    JÉSUS- CM  Kl  ST.  4^^ 

))  mais  qu'il  la  donne  lui-même  de  son  plein  gré  (0  «  ; 
et  ensemble  pour  nous  faire  entendre  que  vraiment 
il  ne  vivoit  que  pour  nous,  puisque,  notre  paix 
étant  faite ,  il  ne  veut  plus  rester  un  moment  au 
monde.  Ainsi  est  mort  le  divin  Jésus ,  nous  montrant 
combien  il  est  véritable  «  qu'ayant  aimé  les  siens,  il 
»  les  a  aimés  jusqu'à  la  fin  (2)  «.  Ainsi  est  mort  le  di- 
vin Jésus,  «  pacifiant  par  ses  souffrances  le  ciel  et 
»  la  terre  (5)  ».  Il  est  mort,  il  est  mort,  et  son  der- 
nier soupir  a  été  un  soupir  d'amour  pour  les 
hommes. 

Et  je  le  dis ,  et  je  le  répète ,  et  vous  n'êtes  pas  en- 
core attendris  :  et  moi,  pécheur,  qui  vous  parle, 
plus  dur  et  plus  insensible  que  tous  les  autres,  je 
puis  vous  parler  encore  !  Il  n'en  est  pas  ainsi  de  ces 
personnes  pieuses  qui  assistent  à  la  mort  du  Sauveur 
Jésus  :  la  douleur  les  saisit ,  de  sorte  qu'elle  étouffe 
jusqu'aux  sanglots ,  qu'elle  ne  leur  permet  pas  même 
les  soupirs.  O  Marie,  divine  Marie  !  ô  de  toutes  les 
mères  la  plus  désolée  !  qui  pourroit  ici  exprimer  de 
quels  yeux  vous  vîtes  cette  mort  cruelle  ?  Tous  les 
coups  de  Jésus  sont  tombés  sur  vous,  toutes  ses  dou- 
leurs vous  ont  abattue,  toutes  ses  plaies  vous  ont 
déchirée  :  votre  accablement  incroyable  vous  ayant 
en  quelque  sorte  rendue  insensible,  le  dernier  adieu 
qu'il  vous  dit  renouvela  toutes  vos  douleurs  ,    et 
rouvrit  violemment  toutes  vos  blessures  :  vous  étiez 
en  cela  plus  inconsolable,  que,  bien  loin  de  dimi- 
nuer ses  afflictions,  vous  lès  redoubliez  en  les  parta- 
geant ;  et  que  vos  douleurs  mutuelles  s'accroissoient 
ainsi  sans  mesure,  et  se  multiplioient  jusqu'à  l'infini, 

(0  Jocai.  X.  18.  —  \^)  Ihid.  xiu.  I.— '  (3)  Coloss.  i.  20. 


436  SUR    LA    PASSION 

pendant  que  les  flots  qu'elles  élevoient  se  repous- 
soient  les  uns  sur  les  autres  par  un  flux  et  reflux 
continuel.  Mais  quand  vous  lui  vites  rendre  les  der- 
niers soupirs,  c'est  alors  que  vous  ne  pouviez  plus 
supporter  la  vie ,  et  que  votre  ame  le  voulant  suivre, 
laissa  votre  corps  long-temps  immobile. 

Ce  n'est  pas  pour  cette  Vierge,  ô  Père  éternel, 

qu'il  faut  faire  éclipser  votre  soleil ,  ni  éteindre  tous 

les  feux  du  ciel  ;  ils  n'ont  déjà  plus  de  lumière  pour 

elle  :  il  n'est  pas  nécessaire  que  vous  ébranliez  tous 

les  fondemens  de  la  terre,  ni  que  vous  couvriez 

d'horreur  toute  la  nature,  ni  que  vous  menaciez 

tous  les  élémens  de  les  remettre  dans  leur  première 

confusion.  Après  la  mort  de  son  Fils,  tout  le  monde 

lui  paroît  couvert  de  ténèbres  -,  la  ligure  de  ce  monde 

est  passée  pour  elle,  et  de  quelque  endroit  qu'elle 

se  tourne ,  ses  yeux  ne  découvrent  partout  qu'une 

ombre  de  mort.  Elle  n'est  pas  la  seule  qui  en  est 

émue  :  et  pour  ne  point  parler  des  tombeaux  qui 

s'ouvrent  et  des  rochers  qui  se  fendent,  les  cœurs  des 

spectateurs,  plus  durs  que  les  pierres,  sont  excités 

par  cette  mort  à  componction.  J'entends  un  cente- 

nier  qui  s'écrie  :  «  Très -certainement  cet  homme 

))  étoit  juste  (0  ».  Tous  ceux  qui  assistoient  à  ce 

spectacle,  s'en  «  retournoient,  dit  saint  Luc,  bat- 

»  tant  leur  poitrine  »  :  Percutientes  pectora  sua  re- 

vertehantur  ^), 

Qu'il  ne  soit  pas  dit,  chrétiens,  que  nous  soyons 
plus  durs  que  les  Juifs.  Ah  !  toutes  nos  églises  sont 
aujourd'hui  un  Calvaire  :  qu'on  nous  voie  sortir  d'ici 
battant  nos  poitrines.  Faisons  résonner  tout  ce  Cal- 
Ci  )  Luc,  xxiii.  47.  —  W  Ibid.  48. 


DE    JÉSUS-CHRIST.  4^7 

vaire  de  nos  cris  et  de  nos  sanglots;  mais  que  ce  ne 
soit  pas  Je'sus-Christ  tout  seul  qui  en  fasse  le  sujet. 
Ne  pleurez  pas  sur  moi,  nous  dit-il  ;  je  n'ai  que  faire 
de  vos  soupirs ,  ni  de  votre  tendresse  inutile.  Pleu- 
rez ,  pécheurs ,  pleurez  sur  vous-mêmes  :  et  pour- 
quoi pleurer  sur  nous-mêmes  ?  Quia  si  in  viridi 
ligno  hœc  faciunt _,  in  arido  quidjîet{^)l  «  Si  on  fait 
)>  ceci  dans  le  bois  verd,  que  sera-t-il  fait  au  bois 
»  sec  »  ?  Si  le  feu  de  la  vengeance  divine  a  pris  si 
fortement  et  si  tôt  sur  ce  bois  verd  et  fructueux  ; 
bois  aride,  bois  déraciné,  bois  qui  n'attends  plus 
que  la  flamme,  comment  pourras-tu  subsister  parmi 
ces  ardeurs  dévorantes?  etc.  (*) 

(0  Luc.  xxiii.  3i. 

«  (*)  Vidimus  eum^  et  non  erat  aspectus.  Is.  lui.  2. 

»  Jésus-Christ  défiguré,  plus  reconnoissable  :  au  jardirr 
»  des  Olives,  par  la  perte  de  son  repos  ;  entre  les  mains 
»  des  Juifs,  par  la  perte  de  sa  puissance  :  en  la  croix,  par 
»  l'ahandonnement  de  son  Père  ». 

Ces  paroles,  que  Bossuet  a  écrites  à  la  fin  de  son  sermon,  ren- 
ferment le  plan  d'un  autre  discours  sur  la  passion.  Edit.  de  Déforis. 


438  SUR    LA    PASSION 


IL'  SERMON 

POUR 

LE  VENDREDI  SAINT. 

SUR  LA  PASSION  DE  N.  S.  JÉSUS-CHRIST. 

Comment  Jésus-Christ  crucifié  nous  apprend  à  discerner  ce  qui 
est  digne  de  notre  mépris.  Pourquoi  le  Fils  de  Dieu  a-t-il  voulu 
que  sa  croix  fût  plus  un  mystère  d'ignominie  que  de  douleur. 
Grandeur  du  prix  auquel  il  nous  a  achetés.  Estime  que  nous  de- 
vons concevoir  de  nous-mêmes  en  qualité  de  chrétiens  :  obligation 
où  nous  sommes  de  vivre  pour  le  Sauveur.  Victoire  qu'il  remporte 
SUT  la  justice  de  son  Père  par  sa  contrition  et  son  obéissance  pro- 
fonde. De  quelle  manière  nous  devons  nous  unir  à  sa  douleur  qui 
déplore  nos  crimes,  et  à  son  obéissance  qui  les  répare. 


i%/%«^/*/«.^/«.<k'%/«>%'%/'«/*i 


Non  enim  }udicavi  me  scire  aliquid  inter  vos,  nisi  Jesuni 
Christum,  et  hune  crucifixum. 

Je  n  ai  pas  ju^é  que  je  susse  autre  chose  parmi  vous ,  que 
Jésus-Christ f  et  lui  crucifié.  I.  Cor.  ii.  i. 

OuELQUE  étude  que  nous  ayons  faite  pendant  tout 
le  cours  de  notre  vie,  et  quelque  soin  que  nous  ayons 
pris  d'enrichir  nos  entendemens  par  la  connoissance 
du  monde  et  des  affaires,  ou  par  celle  des  arts  et  de 
la  nature  ;  il  faut  aujourd'hui ,  chrétiens  ,  que  nous 
fassions  sur  le  Calvaire  profession  publique  d'une 


DE    JÉSUS-CFIRIST.  4^9 

sainte  et  bienheureuse  ignorance ,  en  reconnoissant 
avec  l'apôtre,  devant  Dieu  et  devant  les  hommes, 
que  toute  la  science  que  nous  posse'dons  est  Réduite 
à  ces  deux  paroles  :  «  Jésus,  et  lui  crucifié  »,  Mais 
nous  ne  devons  point  rougir  de  cette  ignorance; 
puisque  c'est  elle  qui  a  triomphé  des  vaines  subti- 
lités  de  la  sagesse  du  monde ,  et  qui  a  fait  que  tout 
l'univers  révère  en  ce  jour  sacré,  comme  le  plus 
grand  de  tous  les  miracles,  le  plus  grand  et  le  plus 
étrange  de  tous  les  scandales. 

Mais  je  me  trompe.  Messieurs,  d'appeler  du  nom 
d'ignorance  la  simplicité  de  notre  foi  :  il  est  vrai  que 
toute  la  science  du  christianisme  est  réduite  aux 
deux  paroles  que  j'ai  rapportées;  mais  aussi  elles 
renferînent  les  trésors  immenses  de  là  sagesse  du 
ciel,  qui  ne  s'est  jamais  montrée  plus  à  découvert, 
a.  ceux  à  qui  la  foi  a  donné  des  yeux,  que  dans  le 
mystère  de  la  croix.  C'est  là  que  Jésus-Christ,  éten- 
dant les  bras,  nous  ouvre  le  livre  sanglant  dans  le- 
quel nous  pouvons  apprendre  tout  l'ordre  des  secrets 
de  Dieu,  toute  l'économie  du  salut  des  hommes,  la 
règle  fixe  et  invariable  pour  former  tous  nos  juge- 
mens ,  la  direction  sûre  et  infaillible  pour  conduire 
droitement  nos  mœurs,  en  un  mot  un  mystérieux 
abrégé  de  toute  la  doctrine  de  l'Evangile  et  de  toute 
la  théologie  chrétienne. 

C'est,  mes  Sœurs,  ce  qui  m'a  donné  la  pensée  de 
vous  prêcher  aujourd'hui  ce  grand  et  admirable 
mystère,  dont  saint  Paul  nous  a  parlé  dans  mon 
texte;  la  doctrine  de  vérité  en  Jésus  souffrant;  la 
science  du  chrétien  en  la  croix.  O  croix ,  que  vous 
donnez  de  grandes  leçons  !  ô  croix ,  que  vous  rcpan- 


440  SUR    LA    PASSION 

dez  de  vives  lumières  !  mais  elles  sont  cachées  aux 
sages  du  siècle  :  nul  ne  vous  pénètre,  qu'il  ne  vous 
révère;  nul  ne  vous  entend,  qu'il  ne  vous  adore  : 
le  degré  pour  arriver  à  la  connoissance,  c'est  une 
vénération  religieuse.  Je  vous  la  rends  de  tout  mon 
cœur,  ô  croix  de  Jésus,  en  l'honneur  de  celui  qui 
vous  a  consacrée  par  son  supplice  ,  dont  le  sang,  les 
opprobres  et  l'ignominie  vous  rendent  digne  d'un 
culte  et  d'une  adoration  éternelle.  Joignons-nous, 
âmes  saintes  ,  dans  cette  pensée ,  et  disons  avec 
l'Eglise  :  O  Crux  j  aue. 

Si  le  pontife  de  l'ancien  Testament ,  lorsqu'il  pa- 
roissoit  devant  Dieu  ,  devoit  porter  sur  sa  poitrine , 
comme  dit  le  Saint-Esprit  dans  l'Exode,  «  La  doc- 
»  trine  et  la  vérité  (0  »  ,  dans  des  figures  mysté- 
rieuses ;  à  plus  forte  raison  le  Sauveur,  qui  est  la  fin 
de  la  loi  et  le  Pontife  de  la  nouvelle  alliance,  ayant 
toujours  imprimées  sur  sa  personne  sacrée  la  doctrine 
et  la  vérité,  par  l'exemple  de  sa  sainte  vie  et  par  ses 
actions  irrépréhensibles,  les  doit  porter  aujourd'hui 
d'une  manière  bien  plus  efficace  dans  le  sacrifice  de 
la  croix ,  où  il  se  présente  à  son  Père  pour  com- 
mencer véritablement  les  fonctions  de  son  sacerdoce. 
Approchons  donc  avec  foi ,  chrétiens ,  et  contem- 
plons attentivement  ce  grand  spectacle  de  la  croix  , 
pour  voir  la  doctrine  et  la  vérité  gravées  sur  le  corps 
de  notre  pontife ,  en  autant  de  caractères  qu'il  a  de 
blessures ,  et  tirer  tous  les  principes  de  notre  science , 
de  sa  passion  douloureuse. 

Mais  pour  apprendre  avec  méthode  cette  science 

(0  E^-od.  XXVIII.  3o. 


DE    JÉSUS-CHRIST.  44^ 

divine,  considérons  en  notre  Sauveur  ce  qu'il  a 
perdu  dans  sa  passion ,  ce  qu'il  a  acheté ,  ce  qu'il  a 
conquis  :  car  il  a  dû  y  perdre  quelque  chose ,  parce 
que  c'etoit  un  sacrifice  ;  il  a  dû  y  acheter  quelque 
chose,  parce  que  c'e'toit  un  mystère  de  rédemption; 
il  a  dû  y  conquérir  quelque  chose ,  parce  que  c'étoit 
un  combat  :  et  pour  accomplir  ces  trois  choses ,  je 
dis  qu'il  se  perd  lui-même ,  qu'il  achète  les  âmes  , 
qu'il  gagne  le  ciel.  Pour  se  détruire  lui-même  ,  il  se 
livre  aux  mains  de  ses  ennemis  ;  c'est  ce  qui  con- 
somme la  vérité  de  son  sacrifice  :  en  se  livrant  de  la 
sorte  ,  il  reçoit  les  âmes  en  échange  ;  c'est  ce  qui 
achève  le  mystère  de  la  rédemption:  mais  ces  âmes, 
qu'il  a  rachetées  de  Fenfer,  il  les  veut  placer  dans  le 
ciel,  en  surmontant  les  oppositions  de  la  justice  di- 
vine qui  les  en  empêche;  et  c'est  le  sujet  de  son 
combat.  Ainsi  vous  voyez  en  peu  de  paroles  toute 
l'économie  de  notre  salut  dans  le  mystère  de  cette 
journée.  Mais  qu'apprendrons-nous  pour  régler  nos 
mœurs  dans  cet  admirable  sjiectacle?  Tout  ce  qui 
nous  est  nécessaire  pour  notre  conduite  :  nous  ap- 
prendrons à  perdre  avec  joie  ce  que  Jésus- Christ  a 
perdu ,  c'est-à-dire  les  biens  périssables  ;  à  conserver 
précieusement  ce  que  Jésus- Christ  a  acheté;  vous 
entendez  bien  que  ce  sont  nos  âmes  :  à  désirer  avec 
ardeur  ce  que  Jésus-Christ  nous  a  conquis  par  tant 
de  travaux  ;  et  je  vous  ai  dit  que  c'étoit  le  ciel. 
Quitter  tout  pour  sauver  son  ame  en  allant  à  Dieu 
et  à  son  royaume,  n'est-ce  pas  toute  la  science  du 
christianisme  ?  et  ne  la  voyez-vous  pas  toute  ramas- 
sée en  mon  Sauveur  crucifié?  Mais  vous  le  verrez 


44^  SUR    LA    PASSION 

bien  plus  clairement,  quand  j'aurai  établi  par  ordre 
ces  trois  vérités  proposées,  qui  feront  le  sujet  de  ce 
discours. 

PREMIER  POINT. 

Je  ne  pense  pas,  chrétiens,  qu'il  y  ait  un  homme 
assez  insensé  pour  ne  pas  aimer  les  biens  éternels, 
s'il  avoit  pu  se  résoudre  à  mépriser  les  biens  péris- 
sables. Sans  doute  notre  inclination  iroit  droite- 
ment  à  Dieu,  si  elle  n'étoit  détournée  par  les  atta- 
ches diverses  que  les  sens  font  naître  pour  nous  ar- 
rêter en  chemin  :  d'où  il  est  aisé  de  conclure,  que 
le  premier  pas  dans  la  droite  voie ,  et  aussi  le  plus 
difficile,  c'est  de  mépriser  les  biens  qui  nous  envi- 
ronnent; et  par  une  suite  infaillible,  que  le  fonde- 
ment le  plus  nécessaire  de  la  science  dont  nous  par- 
lons, c'est  de  savoir  discerner  au  juste  ce  qui  est 
digne  de  notre  mépris. 

Mais  comme  pour  acquérir  cette  connoissance  par 
la  force  du  raisonnement,  il  faudroit  un  travail  im- 
mense. Dieu  nous  ouvre  un  livre  aujourd'hui  oii 
toutes  les  questions  sont  déterminées.  En  ce  livre, 
les  décisions  sont  indubitables,  parce  que  c'est  la 
sagesse  de  Dieu  qui  les  a  écrites  :  elles  y  sont  claires 
et  intelligibles,  parce  qu'il  ne  faut  qu'ouvrir  les  yeux 
pour  les  voir:  enfin  elles  sont  ramassées  en  abrégé, 
parce  que,  sans  partager  son  esprit  en  des  études 
infinies ,  il  suffit  de  considérer  Jésus-Christ  en  croix. 

Et  il  n'est  pas  nécessaire  de  faire  de  grandes  pré- 
suppositions, comme  dans  les  écoles  des  philosophes, 
ni  de  conduire  les  esprits  à  la  vérité  par  un  long  cir-* 


PE    JKSUS- CHRIST.  4i«^ 

cuit  de  conclusions  et  de  principes  ;  il  n'y  a  qu'une 
chose  à  pre'supposer,  qui  n'est  ignorée  d'aucun  des 
fidèles  :  c'est  que  celui  qui  est  attache  à  ce  bois  in- 
fâme, est  la  sagesse  éternelle,  laquelle  par  consé- 
quent a  pesé  les  choses  dans  une  juste  balance. 

Et  certainement,  chrétiens,  si  nous  voulons  en 
juger  par  les  effets,  le  Fils  de  Dieu  a  toujours  estimé 
ce  qui  méritoit  de  l'estime  :  la  foi  de  la  Cananée  et 
[celle]. du  Centenier  ont  trouvé  en  sa  bouche  leur 
juste  louange  (0.  Non-seulement  il  a  distingué  le 
mal  et  le  bien ,  mais  il  a  fait  à  point  nommé  le  dis- 
cernement entre  le  plus  et  le  moins  :  par-là  il  a  su 
connoître  la  juste  valeur  du  denier  de  la  pauvre 
veuve  (2);  et  de  peur  de  rien  oublier,  il  a  mis  le 
prix  jusqu'au  verre  d'eau  qui  se  donne  pour  son 
service  (5)  :  enfin  tout  ce  qui  a  quelque  dignité ,  est 
pesé  dans  sa  balance  jusqu'au  dernier  grain.  Qui 
ensuite  ne  conclura  pas,  que  ce  qu'il  a  rejeté  avec 
mépris ,  n'étoit  digne  par  conséquent  d'aucune  es- 
time ? 

Que  si  vous  voulez  savoir  maintenant  quelles  sont 
les  choses  qu'il  a  méprisées ,  il  n'est  pas  besoin  que 
je  parle  :  ouvrez  vous-mêmes  le  livre,  lisez  de  vos  pro- 
pres yeux;  les  caractères  en  sont  assez  grands  et  assez 
visibles;  les  lettres  en  sont  de  sang,  pour  frapper  la 
vue  avec  plus  de  force  ;  on  a  employé  le  fer  et  la 
violence,  pour  les  graver  profondément  sur  le  corps 
de  Jésus-Christ  crucifié. 

Toute  la  peine.  Messieurs,  c'est  que  dans  ce  dé- 
luge de  maux  infinis  qui  viennent  fondre  sur  notre 
Sauveur,  on  ne  sait  sur  quoi  arrêter  la  vue  ;  mais 

(0  Matth.  XV.  28,  vm.  lo.  —  ('■)  Marc.  xii.  43.  —  (3)  3'laLth.  x.  /,2. 


444  SUR    LA    PASSIOW 

pour  fixer  nos  regards,  deux  choses  principalement 
sont  capables  de  nous  faire  entendre  l'état  où  il  est 
réduit.  C'est  que  dans  cette  heure  destinée  à  ses  souf- 
frances ,  pour  les  faire  monter  jusqu'au  comble; 
Dieu ,  par  l'effet  du  même  conseil ,  lâche  la  bride 
sans  mesure  à  la  fureur  de  ses  envieux  ,  et  resserre 
dans  le  même  temps  toute  la  puissance  de  son  Fils  : 
il  déchaîne  contre  sa  personne  toute  la  fureur  des 
enfers,  et  il  retire  de  dessus  lui  toute  la  protection 
du  ciel.  Il  veut  être  traité  de  la  sorte,  pour  rompre 
avec  violence  les  [liens]  qui  nous  empêchent  d'al- 
ler au  bien  véritable  ;  «  et  afin  que  nous  pussions 
3)  acquérir  le  bien  que  nous  désirons,  il  nous  a  ap- 
»  pris  en  souffrant,  à  mépriser  ce  que  nous  crai- 
3)  gnons  »  :  Et  ut  possemus  bonum  assequi  quod  op- 
tainuSj,  perpetiendo  docuit  conternnere  quod  time- 
ntus.  Ses  ennemis  sont  en  état  de  tout  oser,  et  lui 
réduit  dans  le  même  temps  à  la  nécessité  de  tout 
ouffrir. 

Le  souvenir  de  ses  bienfaits  miraculeux  ,  qu'il 
avoit  répandus  à  pleines  mains  sur  ce  peuple  ingrat, 
devoit  apparemment,  chrétiens,  sinon  calmer  tout- 
à-fait,  du  moins  tempérer  un  peu  l'excès  de  leur 
haine  ;  mais  c'est  la  haine  au  contraire  qui  efface  la 
mémoire  de  tous  les  bienfaits  -,  et  je  ne  m'en  étonne 
pas.  L'un  des  plus  grands  supplices  du  Fils  de  Dieu 
devoit  être  l'ingratitude  des  siens  :  c'est  pourquoi  les 
douleurs  de  sa  passion  commencent  par  la  trahison 
d'un  de  ses  apôtres.  Après  ce  premier  effet  de  la  per- 
fidie, tous  ses  miracles  et  tous  ses  bienfaits  vont  être 
couverts  d'un  épais  nuage  :  toute  la  mémoire  en  est 
abolie  ;  l'air  ne  retentira  que  de  ces  cris  furieux  : 


DE    JÉSUS-CHTIIST.  44^ 

C'est  un  scélérat,  c'est  un  imposteur;  il  a  dit  qu'il 
détruiroit  le  temple  de  Dieu  :  et  là-dessus  la  ven- 
geance aveugle  se  pre'cipite  aux  derniers  excès  ;  elle 
ne  peut  être  assouvie  par  aucun  supplice.  «  Me'clians, 
«  dit  saint  Augustin  (0,  cjuand  ils  lui  rendroient  le 
))  mal  pour  le  mal ,  ils  ne  seroient  pas  innocens  ; 
»  s'ils  ne  lui  rendent  pas  le  bien  pour  le  bien ,  ils 
»  seront  ingrats  :  mais  pour  le  bien  ils  lui  rendent  le 
»  mal  »,  pour  de  tels  bienfaits,  de  si  grands  outrages  ; 
il  n'y  a  plus  de  nom  parmi  les  hommes  qui  puisse 
exprimer  leur  fureur. 

Mais  afm  que  nous  entendions  combien  Jésus- 
Christ  méprise  tout  ce  que  peut  lui  arracher  la  haine 
des  hommes ,  et  tout  ce  qu'elle  peut  lui  faire  souf- 
frir; en  même  temps  que  ses  ennemis  sont  en  la  dis- 
position de  tout  entreprendre,  il  se  réduit  volon- 
tairement à  la  nécessité  de  tout  endurer.  Chrétiens, 
réveillez  vos  attentions;  c'est  ici  que  le  mystère  com- 
mence. 

Pour  en  concevoir  une  forte  idée ,  je  vous  prie  de 
considérer  que  l'heure  dernière  étant  venue ,  en  la- 
quelle il  avoit  été  résolu  que  le  Fils  de  Dieu  se  met- 
troiten  un  état  de  victime ,  il  suspendit  aussitôt  tout 
l'usage  de  sa  puissance  ;  parce  que  l'état  de  victime 
étant  un  état  de  destruction  ,  il  falloit  qu'il  fût  ex- 
posé sans  force  et  sans  résistance  à  quiconque  mé- 
diteroit  de  lui  faire  injure  :  et  c'est  ce  qu'il  a  voulu 
nous  faire   connoître  par  ces  paroles  mémorables 
qu'il  adresse  aux  Juifs  dans  le  moment  de  sa  capture: 
«  Vous  venez  à  moi  comme  à  un  voleur;  cependant 
))  j'étois  tous  les  jours  au  milieu  de  vous,  enseignant 
(0  In  Psal.  XXXVII,  n.  25,  tom.  iv,  col.  Soj. 


4-4^  SUE.    LA    PASSION 

3)  au  temple,  et  vous  ne  m'avez  point  arrêté;  mais 
»  c'est  que  c'est  ici  votre  heure  et  la  puissance  des 
»  ténèbres  »  :  Sed  hœc  est  hoj^a  vestra  _,  etpotestas 
tenehrarum  (0.  Jusque-là ,  malgré  leur  fureur^ ils  ne 
pouvoient  rien  contre  sa  personne  ,  parce  que  sa 
volonté  toute-puissante  leur  lioit  les  mains  :  mais  il 
est  maintenant  du  conseil  de  Dieu,  qu'il  resserre  vo- 
lontairement et  qu'il  retire  en  lui  -  même  toute  sa 
puissance ,  pour  donner  la  liberté  toute  entière  à  la 
puissance  opposée. 

Il  faut  ici  observer  que  cette  suspension  surpre- 
nante de  la  puissance  du  Fils  de  Dieu  ,  ne  restreint 
pas  seulement  sa  puissance  extraordinaire  et  divine  ; 
mais  que,  pour  le  mettre  plus  parfaitement  en  l'état 
d'une  victime  qu'on  va  immoler,  elle  resserre  la 
puissance  même  naturelle ,  et  en  empêche  tellement 
l'usage,  qu'il  n'en  reste  pas  la  moindre  apparence. 
-Qui  ne  peut  résister  à  la  force  ,  se  peut  quelquefois 
sauver  par  la  fuite;  qui  ne  peut  éviter  d'être  pris, 
peut  du  moins  se  défendre  quand  on  l'accuse  ;  celui 
à  qui  on  ôte  la  juste  défense ,  a  du  moins  la  voix 
pour  gémir  et  se  plaindre  de  l'injustice.  Mais  Jésus 
ne  se  laisse  pas  cette  liberté  :  tout  est  lié  en  lui  jus- 
qu'à la  langue;  il  ne  répond  pas  quand  on  l'accuse; 
il  ne  se  plaint  pas  quand  on  le  frappe  ;  et  jusqu'à  ce 
cri  confus  que  forme  le  gémissement ,  triste  et  unique 
recours  de  la  foiblesse  opprimée,  par  lequel  elle 
tâche  d'attendrir  les  cœurs,  et  d'empêcher  par  la 
pitié  ce  qu'elle  n'a  pu  arrêter  par  la  force  ;  il  ne  plaît 
pas  à  mon  Sauveur  de  se  le  permettre  :  bien  loin  de 
s'emporter  jusqu'aux  murmures,  on  n'entend  pas 

(ï)  Luc,  xxii.  52,  53. 


DE  jÉsus-cnmsT.  447 

même  le  son  de  sa  voix  ;  «  il  n'ouvre  pas  seulement 
»  la  bouche  »  :  Non  aperuit  os  suuni  (0.  O  exemple 
de  patience ,  mal  suivi  par  les  chreliens,  qui  se  van- 
tent d'être  ses  disciples  !  Il  est  si  abandonné  aux  in- 
sultes, qu'il  ne  pense  pas  même  avoir  aucun  droit  de 
détourner  sa  face  des  coups.  Un  ver  de  terre  que 
l'on  foule  aux  pieds ,  fait  encore  quelque  foible  effort 
pour  se  retirer;  et  Jésus,  comme  une  victime  qui  at- 
tend le  coup,  n'en  veut  pas  seulement  diminuer  la 
force  par  le  moindre  mouvement  de  tête  :  Faciem 
meam  non  averti  ah  increpantihus  etconspuentibus  (2). 
Ce  visage  autrefois  si  majestueux,  qui  ravissoit  en 
admiration  le  ciel  et  la  terre,  il  le  présente  droit  et 
immobile  à  toutes  les  indignités  dont  s'avise  une  ca- 
naille furieuse.  Pour  quelle  raison,  chrétiens?  Parce 
qu'il  est  dans  un  état  de  victime,  toujours  attendant 
le  coup;  c'est-à-dire  dans  un  état  de  dépouillement 
qui  l'expose  nu  et  désarmé,  pour  être  en  butte  à 
toutes  les  insultes,  de  quelque  côté  qu'elles  puissent 
venir ,  même  des  mains  les  plus  méprisables. 

L'étrange  abandonnement  de  cette  victime  dé- 
vouée nous  est  très-bien  expliqué  par  un  petit  mot 
de  saint  Pierre,  en  sa  première  épître  canonique,  où 
remettant  devant  nos  yeux  Jésus-Christ  souffrant ,  il 
dit  qu'  «  il  ne  rendoit  point  opprobres  pour  oppro- 
»  bres ,  ni  malédiction  pour  malédiction ,  et  qu'il 
»  n'usoit  ni  de  plaintes,  ni  de  menaces  »  :  Ciini  pa^ 
teretur,  non comminabatur.  Que faisoit-il  donc,  chré- 
tiens, dans  tout  le  cours  de  sa  passion?  Voici  une 
î)elle  parole  :  Tradehat  autem  judicand  se  injuste  (5)  : 
«Use  livroit,  il  s'abandonnoità  celui  qui  le  jugeoit 
CO  Is.  Lin.  7.  —  W  Is.  L.  6.  -.  (.3)  /.  Petr.  11.  23. 


448  SUR    LA    PASSION 

»  injustement  »  :  et  ce  qui  se  dit  de  son  juge ,  se  doit 
entendre  conse'quemment  de  tous  ceux  qui  entre- 
prenoient  de  lui  faire  insulte  :  Tradehat  autem;  il  se 
donne  à  eux  pour  faire  de  lui  à  leur  volonté.  Un  per- 
fide le  veut  baiser,  il  donne  les  lèvres  j  on  le  veut  lier, 
il  présente  les  mains  ;  frapper  à  coups  de  bâton ,  il 
tend  le  dos;  on  veut  qu'il  porte  sa  croix,  il  tend  les 
épaules;  on  lui  arrache  le  poil ,  «  c'est  un  agneau,  dit 
»  l'Ecriture  (0  ,  qui  se  laisse  tondre  «.Mais  attendez- 
vous  ,  chrétiens ,  que  je  vous  représente  en  particulier 
toutes  les  diverses  circonstances  de  cette  sanglante 
tragédie  ?  faut-il  que  j'en  fasse  paroître  successive- 
ment tous  les  difïérens  personnages?  un  Mal  chus  qui 
lui  frappe  la  joue;  un  Hérode  qui  le  traite  comme 
un  insensé;  un  pontife  qui  blasphème  contre  lui;  un 
juge  qui  reconnoît  et  qui  condamne  néanmoins  son 
innocence?  Faut-il  que  je  promène  le  Fils  de  Dieu 
par  tant  de  lieux  éloignés  qui  ont  servi  de  théâtre  à 
son  supplice ,  et  que  je  le  fasse  paroître  usant  sur 
son  dos  à  plusieurs  reprises  toute  la  dureté  des  fouets, 
lassant  sur  son  corps  toute  la  force  des  bourreaux  , 
émoussant  en  sa  tête  toute  la  pointe  des  épines  ?  la 
nuit  nous  auroit  surpris  ,  avant  que  nous  pussions 
achevé  toute  cette  histoire  lamentable.  Parmi  tant 
d'inhumanités,  il  ne  fait  que  tendre  le  cou,  comme 
une  victime  volontaire.  Enfin  assemblez  -  vous ,  ô 
Juifs  et  Romains,  grands  et  petits,  peuples  et  sol- 
dats, revenez  cent  fois  à  la  charge,  multipliez  sans 
fm  les  coups,  les  injures,  plaies  sur  plaies ,  douleurs 
sur  douleurs,  indignités  sur  indignités;    qu'il  de- 
vienne l'unique  objet  de  votre  risée,  comme  un  iu- 

CO  Is.  un.  7. 


scnse  j 


DE    JÉSUS-CHRIST.  449 

sensé;  de  votre  fureur,  comme  un  scélérat  :  Tra- 
débat  autem  judîcanti  se  ;  il  s'abandonne  à  vous  sans 
re'serve;  il  est  prêt  à  soutenir  tout  ensemble  tout  ce 
qu'il  y  a  de  dur  et  d'insupportable  dans  une  rail- 
lerie-inhumaine, et  dans  une  cruauté  malicieuse. 

Après  cela,  chrétiens,  que  reste-t-il  autre  chose, 
sinon  que  nous  approchions  pour  lire  ce  livre  ? 
Contemplez  Jésus  à  la  croix  :  voyez  tous  ses  mem- 
bres brisés  et  rompus  par  une  suspension  violente  : 
considérez  cet  homme  de  douleurs ,  qui ,  ayant  les 
mains  et  les  pieds  percés,  ne  se  soutient  plus  que 
sur  ses  blessures ,  et  tire  ses  mains  déchirées  de  tout 
\e  poids  de  son  corps  affaissé  et  abattu  par  la  perte 
du  sang  et  par  un  travail  inconcevable;  qui,  parmi 
ces  douleurs  immenses,  ne  semble  élevé  si  haut,  que 
pour  découvrir  de  loin  un  peuple  infini,  qui  se 
moque  ,  qui  remae  la  tête,  qui  fait  un  sujet  de  risée 
d'une  extrémité  si  déplorable. 

Après  ces  décisions  si  sanglantes  contre  tous  les 
biens  de  la  terre,  le  monde  a-t-il  encore  quelque 
attrait  caché  qui  puisse  mériter  votre  estime?  Non, 
sans  doute  ;  il  n'a  plus  d'éclat.  Saint  Paul  a  raison 
de  dire  «  qu'il  est  mort  maintenant  et  crucifié  (0  ». 
Jésus  a  répandu  sur  sa  face  toute  l'horreur  de  sa 
croix  :  dans  le  moment  de  sa  mort ,  il  fit  retirer  le 
soleil ,  et  couvrit  de  ténèbres  pour  un  peu  de  temps 
le  monde,  qui  est  l'ouvrage  de  Dieu  ;  mais  il  a 
obscurci  pour  jamais  tout  ce  qui  brille,  tout  ce  qui 
surprend,  tout  ce  qui  éblouit  dans  ce  monde  de  va- 
nité et  d'illusion,  qui  est  le  chef-d'œuvre  du  diable; 

BOSSUET.  XIII.        -  29 


/|.5o  SUR    LÀ    PASSION 

il  l'a  détruit  principalement  dans  la  partie  la  plus 
éclatante,  dans  le  trophe'e  qu'il  érige,  dans  l'idole 
qu'il  fait  adorer,  je  veux  dire  dans  le  faux  honneur. 

C'est  pourquoi  son  supplice,  quoique  très-cruel, 
est  encore  beaucoup  plus  infâme  :  sa  croix  est  un 
mystère  de  douleurs  ;  mais  encore  plus  d'opprobres 
et  d'ignominies.  Aussi  l'apôtre  nous  dit,  qu'  «  il  a 
))  souffert  la  croix  en  méprisant  la  honte  et  l'igno- 
»  minie  «  :  Sustinuit crucein  confusione conteniptd{^) , 
Et  il  semble  même  réduire  tout  le  mystère  de  sa  pas- 
sion à  cette  ignominie,  lorsqu'il  ajoute  que  Moïse 
jugea  que  «l'ignominie  de  Jésus-Christ  étoit  un  plus 
))  grand  trésor,  que  toutes  les  richesses  de  l'Egypte  »  : 
Majores  divitias  œstimans  thesauro  yE^jptiorum , 
improperium  Christi  {'^).  Rien  de  plus  infâme  que  le 
supplice  de  la  croix,  mais  comme  l'infamie  en  étoit 
commune  à  tous  ceux  qui  étoient  à  la  croix,  re- 
marquons principalement  cette  dérision  qui  le  suit 
depuis  le  commencement  jusqu'à  l'horreur  de  sa 
croix. 

C'est  une  chose  inouie  que  la  cruauté  et  la  risée 
sejoignent  ensemble  dans  toute  leur  force;  parce  que 
l'horreur  du  sang  répandu  remplit  l'ame  d'images 
funestes,  qui  répriment  l'emportement  de  cette  joie 
maligne  dont  se  forme  la  moquerie,  et  l'empêche  de 
se  produire  dans  toute  son  étendue.  Mais  il  ne  faut 
pas  s'étonner  si  le  contraire  arrive  en  ce  jour  ;  puis- 
que l'enfer  vomit  son  venin  ,  et  que  les  démons  sont 
comme  les  âmes  qui  produisent  tous  les  mouvemens 
que  nous  voyons. 

Tous  ces  esprits  rebelles  sont  nécessairement  cruels 

(ï)  Hehr.  XII.  3.  —  (*)  Hcbr.  xi.  26, 


DE    JÉSUS-CHUIST.  4^^ 

et  moqueurs  :  cruels,  parce  qu'ils  sont  envieux  ;  mo- 
queurs, parce  qu'ils  sont  superbes  :  car  on  voit  assez, 
sans  que  je  le  dise,  que  l'exercice,  le  plaisir  de  Ten- 
vie,  c'est  la  cruauté;  et  que  le  triomphe  de  l'orgueil, 
c'est  la  moquerie.  C'est  pourquoi,  en  cette  journée 
où  régnent  les  esprits  moqueurs  et  cruels ,  il  se  fait 
un  si  étrange  assemblage  de  dérision  et  de  cruauté, 
qu'on  ne  sait  presque  laquelle  y  domine  :  et  toutefois 
la  risée  l'emporte  ;  parce  qu'étant  l'effet  de  l'orgueil 
qui  règne  dans  ces  esprits  malheureux,  au  jour  de 
leur  puissance  et  de  leur  triomphe ,  ils  auront  voulu 
donner  la  première  place  à  leur  inclination  domi- 
nante. Aussi  étoit-ce  le  dessein  de  notre  Seigneur, 
que  ce  fût  un  mystère  d'ignominie  ;  parce  que  c'étoit 
l'honneur  du  monde  qu'il  entreprenoit  à  la  croix, 
comme  son  ennemi  capital  :  et  il  est  aisé  de  connoître 
que  c'est  la  dérision  qui  prévaut  dans  l'esprit  des 
Juifs  ;  puisque  c'est  elle  qui  a  inventé  la  plus  grande 
partie  des  supplices.  J'avoue  qu'ils  sont  cruels  et 
sanguinaires;  mais  ils  se  jouent  dans  leur  cruauté, 
ou  plutôt  la  cruauté  est  leur  jeu. 

Il  le  falloit  de  la  sorte,  afin  que  le  Fils  de  Dieu 
«  fût  soûlé  d'opprobres  »  ,  comme  l'avoit  prédit, le 
prophète  (»)  ;  il  falloit  que  le  roi  de  gloire  fût  tourné 
en  ridicule  de  toutes  manières ,  par  ce  roseau ,  par 
cette  couronne  et  par  cette  pourpre  ;  il  falloit  pous- 
ser la  raillerie  jusque  sur  la  croix ,  insulter  à  sa  mi- 
sère jusque  dans  les  approches  de  la  mort,  enfin 
inventer  pour  l'amour  de  lui  une  nouvelle  espèce 
de  comédie,  dont  la  catastrophe  fût  toute  sanglante. 
Que  si  l'ignominie  de  notre  Seigneur  est  la  prin- 

(0  Thren.  m.  3o. 


452  SUR    LA    PASSION 

cipale  partie  de  sa  passion ,  c'est  cell^par  conséquent 
dont  il  y  a  plus  d'obligation  de  se  revêtir.  Exeamus 
igitur  ad  eum  extra  castra  j  improperiuin  ejus  por- 
tantes.  Et  toutefois ,  chrétiens ,  c'est  celle  que  Ton 
veut  toujours  retrancher  :  dans  les  plus  grandes  dis- 
grâces, on  esta  demi  consolé,  quand  on  peut  sauver 
l'honneur  et  les  apparences.  Mais  qu'est-ce  que  cet 
honneur ,  sinon  une  opinion  mal  fondée  ?  et  cette 
opinion  trompeuse  ne  s'évanouira-t-elle  jamais  en 
fumée,  en  présence  d^s  décisions  claires  et  formelles 
que  prononce  Jésus-Christ  en  croix?  Nous  sommes 
convenus,  Messieurs,  que  le  Fils  de  Dieu  a  pesé  les 
choses  dans  une  juste  balance  ;  mais  il  n'est  plus 
question  de  délibérer  ;  nous  avons  pris  sur  nous 
toute  celte  dérision  et  tous  ces  opprobres;  nous 
avons  été  baptisés  dans  cette  infamie  :  In  morte  ip~ 
sius  baptizati  sumus  (0  :  or  sa  mort  est  le  mystère 
d'infamie,  nous  l'avons  dit.  Et  quoi,  tant  d'oppro- 
bres, tant  d'ignominies,  tant  d'étranges  dérisions, 
dans  lesquelles  nous  sommes  plongés  dans  le  saintbap- 
tême,  ne  seront-elles  pas  capables  d'étouffer  en  nous 
ces  délicatesses  d'honneur!  Non,  il  règne  parmi  les 
fidèles  :  cette  idole  s'est  érigée  sur  les  débris  de  toutes 
les  autres,  dont  la  croix  a  renversé  les  autels.  Nous 
lui  offrons  de  l'encens  :  bien  plus,  on  renouvelle 
pour  l'amour  de  lui  les  sacrifices  cruels  de  ces  an- 
ciennes idoles,  qu'on  ne  pou  voit  contenter  que  par 
des  victimes  humaines;  et  les  chrétiens  sont  si  mal- 
heureux que  de  chercher  encore  de  vaines  couleurs, 
pour  rendre  à  cette  idole  tronipeuse  l'éclat  que  lui 
a  ravi  le  sang  de  Jésus.  On  invente  des  raisons  plau- 

(0  Rom.  Yi.  3. 


DE    JÉSUS-CHRIST.  4^3 

sibles  et  des  pre'textes  artificieux ,  pour  excuser  les 
usurpations  de  ce  tyran,  et  même  pour  autoriser 
jusqu'à  ses  dernières  violences;  tant  la  discipline  est 
corrompue,  tant  le  sentiment  de  la  croix  est  e'teint 
et  aboli  parmi  nous.  Chrétiens,  lisons  notre  livre  : 
que  la  croix  de  notre  Sauveur  dissipe  aujourd'hui 
ces  illusions;  ne  sacrifions  plus  à  l'honneur  du  monde, 
et  ne  vendons  pas  à  Satan,  pour  si  peu  de  chose, 
nos  âmes  qui  sont  rachetées  par  un  si  grand  prix  : 
c'est  ma  seconde  partie. 

SECOND  POINT. 

C'est  une  chose  assez  surprenante,  que  dans  cette 
vanité  qui  nous  aveugle,  et  qui  nous  fait  adorer 
toutes  nos  pensées,  il  faille  nous  donner  des  leçons 
pour  nous  apprendre  à  nous  estimer,  et  à  faire  cas 
de  nous-mêmes.  Mais  c'est  que  l'homme  est  un  grand 
abîme  dans  lequel  on  ne  connoît  rien  ;  ou  plutôt 
l'homme  est  un  grand  prodige,  et  un  amas  confus  de 
choses  contraires  et  mal  assorties  :  il  n'établit  rien 
qu'il  ne  renverse,  et  il  détruit  lui-même  tous  ses  sen- 
timens. 

Une  marque  de  ce  désordre,  c'est  que  l'homme 
se  cherche  toujours,  et  ne  veut  pas  se  connoître;  il 
s'admire,  et  ne  sait  pas  ce  qu'il  vaut.  L'estime  qu'il 
fait  de  lui-même,  fait  qu'il  veut  conserver  tout  ce 
qui  le  touche;  et  cependant ,  par  le  plus  indigne  de 
tous  les  mépris ,  il  prodigue  son  ame  sans  peine ,  et 
ne  daigne  pas  seulement  penser  à  une  perte  si  con- 
sidérable. 

Cette  ame  est  en  effet  un  trésor  caché,  c'est  un  or 
très-fin  dans  de  la  boue,  c'est  une  pierre  précieuse 


4^4  SUR    LA    PASSION 

parmi  les  ordures.  La  terre  et  la  mortalité  dont  elle 
est  couverte,  empêchent  de  remarquer  sa  juste  va- 
leur. C'est  pour  cela  qu'il  a  plu  à  Dieu  que  le  mys- 
tère de  notre  salut  se  fît  par  échange;  afin  de  nous 
faire  entrer  dans  l'estime  de  ce  que  nous  sommes , 
par  la  considération  de  notre  prix.  Ce  n'est  donc 
point  dans  les  livres  des  philosophes  que  nous  devons 
prendre  une  grande  idée  de  l'honneur  de  notre  na- 
ture. La  croix  nous  découvre  par  un  seul  regard 
tout  ce  qui  se  peut  lire  sur  cette  matière.  O  ame, 
image  de  Dieu ,  viens  apprendre  ta  dignité  à  la 
croix  :  Jésus-Christ  se  donne  lui-même  pour  te  rache- 
ter. «  Prends  courage,  dit  saint  Augustin  (0,  ame 
»  raisonnable ,  et  considère  combien  tu  vaux  »  :  O 
anima  j  érige  te ,  tanti  vales.  «  Si  tu  parois  vile  et 
»  méprisable  à  cause  de  la  mortalité  qui  t'environne, 
»  apprends  aujourd'hui  à  t'estimer  par  le  prix  auquel 
»  te  met  la  sagesse  même  m  :  Si  vos  vobis  terrenâ 
fragililate  vilaistis ,  ex  pretio  vestro  vos  appen- 
dice (2).  Appliquons-nous,  chrétiens,  à  cette  divine 
science,  et  méditons  le  mystère  de  cet  échange  admi- 
rable, par  lequel  Jésus-Christ  s'est  donné  pour  nous , 
afin  de  consommer  l'œuvre  de  notre  rédemj)tion. 
Mais  pour  cela  rappelons  en  notre  mémoire  «  que 
M  notre  péché  nous  avoit  doublement  vendus  »  :  /^e- 
numdati  sub peccato  C^).  Il  nous  avoit  vendus  à  Satan, 
auquel  nous  appartenions,  comme  des  esclaves  qu'il 
avoit  vaincus;  il  nous  avoit  vendus  à  la  justice  divine, 
à  laquelle  nous  appartenions,  comme  des  victimes 
dues  à  sa  vengeance. 

(0  In  Ps.  cii.  n.  6,  tom.  iv,  col.  tii6.  —  C*)  Enarr.  ii,  in  Ps, 
ixxii.   71.  4,  col.  189.  —  {})  Rom.  Yii.  i4« 


DE    JÉSUS- CHRIST.  4^^ 

Vous  savez  assez ,  chre'tiens ,  que  le  de'mon  avoit 
surmonte  les  hommes  ,  et  qu'ils  e'toient  devenus  par 
conséquent  sa  proie  :  «  car  quiconque  est  vaincu  est 
))  esclave  de  celui  qui  l'a  vaincu  »  :  A  quo  enitn  quis 
siiperalus  est^  hujus  et  serons  est{^).  Dieu  même  l'a- 
voit  ainsi  prononcé  par  un  ordre  admirable  de  sa 
justice  :  car,  comme  dit  excellemment  saint  Augus- 
tin, «  quoiqu'il  ne  fasse  pas  les  ténèbres,  néanmoins 
»  il  les  range  et  il  les  ordonne  ;  et  il  aime  tellement 
))  la  justice,  qu'il  veut  que  la  disposition  en  paroisse 
5)  même  dans  les  ruines  des  péchés  «  :  Non  deserit 
ordinandas  ruinas  peccantium  i?).  C'est  pourquoi  le 
démon  nous  ayant  vaincus,  parce  que  nous  nous 
étions  vendus  lâchement  à  lui  ;  Dieu  a  voulu  suivre 
cette  loi,  qu'on  devient  le  bien  de  son  conquérant, 
et  qu'on  appartient  sans  réserve  à  celui  à  qui  l'on 
se  donne  sans  condition  :  et  selon  cette  règle  de  jus- 
tice, Dieu  nous  adjugea  à  notre  vainqueur,  et  or- 
donna, par  une  juste  sentence,  que  nous  fussions 
livrés  entre  ses  mains. 

Lorsque  Dieu  touché  de  miséricorde,  voulut  nous 
affranchir  de  ce  joug  de  fer,  «  il  n'usa  pas,  dit  saint 
))  Augustin  (3)  y  de  sa  souveraine  puissance  »  ,  et  en 
voici  la  raison.  Il  voulut  faire  comprendre  à  l'homme, 
qui  s'étoit  vendu  à  si  bas  prix  ,  combien  il  valoit.  Et 
d'ailleurs  c'est  que  Dieu  s'étoit  proposé  dans  l'ou- 
vrage de  notre  salut  d'aller  par  les  voies  de  la  jus- 
tice; et  comme  nous  étions  passés  dans  la  posses- 
sion de  notre  ennemi,  en  vertu  d'une  sentence  très- 

(0  IL  Petr.  II.  ig.  -.-  ('-)  De  lib.  Arh.  lih.  m,  n.  29,  t07n.  i, 
col.  622.  -^0)  De  Triait,  lib.  xiii,  n.  17  ,  et  seq.  tom.  vm,  coL  988 , 
et  seq. 


456  '  SUR    LA    PASSION 

juste,  il  falloit  nous  retirer  par  les  formes.  O  Jésus, 
voici  votre  ouvrage  :  ô  Je'sus,  voici  le  miracle  de 
votre  charité'  estimable.  C'est  pourquoi  vous  avez 
vu ,  chre'tiens  ,  qu'il  se  livre  volontairement  à  la 
puissance  des  ténèbres,  et  à  la  fureur  de  l'enfer. 
«  Il  attire,  disent  les  saints  Pères  (0,  notre  en- 
-))  nemi  au  combat,  en  lui  cachant  sa  divinité  ». 
Cet  audacieux  s'approcha  et  voulut  l'assujettir  sous 
sa  servitude;  mais  aussitôt  qu'il  eut  mis  la  main 
sur  celui  qui  ne  devoit  rien  à  la  mort,  parce  qu'il 
étoit  innocent  ;  Dieu ,  qui  dans  l'œuvre  de  notre 
salut  vouloit  faire  triompher  sa  miséricorde  ,  par 
Tordi  e  de  sa  justice,  rendit  en  notre  faveur  ce  juge- 
ment, par  lequel  il  fut  dit  et  arrêté,  que  le  diable 
pour  avoir  pris  l'innocent,  seroit  contraint  de  lâcher 
les  pécheurs  :  il  perdit  les  coupables  qui  étoient  à 
lui,  en  voulant  réduire  sous  sa  puissance  Jésus-Christ, 
le  juste,  dans  lequel  il  n'y  avoit  rien  qui  lui  appar- 
tînt. Ceux  qui  sotit  tant  soit  peu  versés  dans  la  lec- 
ture des  saints  docteurs,  me  rendront  bien  ce  té- 
moignage, qu'encore  que  je  n'aie  point  cité  leurs  pa- 
roles, je  n'ai  rien  dit  en  ce  lieu,  qui  ne  soit  tiré  de 
leur  doctrine,  et  que  c'est  en  cette  manière  qu'ils  nous 
ont  souvent  expliqué  l'ouvrage  de  la  rédemption. 
Mais  il  nous  faut  encore  élever  plus  haut,  et  entrer 
plus  avant  au  fond  du  mystère ,  par  des  maximes 
plus  élevées  qu'ils  ont  prises  des  Ecritures. 

C'étoit  à  la  justice  divine  que  nous  étions  vendus 
et  livrés  par  une  obligation  bien  plus  équitable  , 

■{^)  S.  Chrjsosiom.  Hom.  xiii.  in  Matth.  n.i,  tom.vu,  p.  169. 
S.  Léo  in  Nativ.  Dom.  Senn,  11 ,  cap.  m ,  iv.  De  Passion.  Dont, 
cap.  m. 


DE    JÉSUS-CHRIST.  4^7 

Jîiais  aussi  bien  plus  rigoureuse  :  car  quiconque  lui 
est  redevable  ne  peut  s'acquitter  que  par  sa  mort , 
et  ne  peut  la  payer  que  par  son  supplice. 

Non,  mes  Frères,  nulle  créature  n'est  capable 
de  re'parer  l'injure  infinie  qu'elle  a  faite  à  Dieu  par 
son  crime.  Les  tbe'ologiens  le  prouvent  fort  bien 
par  des  raisons  invincibles  ;  mais  il  suffit  de  vous 
dire  que  c'est  une  loi  prononcée  au  ciel,  et  signi- 
fiée à  tous  les  mortels  par  la  bouche  du  saint  Psal- 
miste  ;  Non  dahit  Deo  placationem  suatn ,  nec  pre- 
tium  redemptionis  animœ  suœ  (0  :  «  Nul  ne  peut  se 
))  racheter  lui-même,  ni  rendre  à  Dieu  le  prix  de 
j)  son  ame  ».  Il  peut  s'engager  à  sa  justice;  mais  il 
ne  peut  plus  se  retirer  de  la  servitude ,  il  ne  peut 
payer  que  par  son  supplice,  par  sa  mort. 

En  vain  le  genre  humain ,  effrayé  par  le  sentiment 
de  son  crime  ,  cherche  des  victimes  et  des  holo- 
caustes pour  les  subroger  en  sa  place  ;  dussent-ils 
désoler  tous  leurs  troupeaux  par  des  hécatombes, 
et  les  immoler  à  Dieu  devant  ses  autels ,  il  est  im- 
possible que  la  vie  des  bêtes  paie  pour  la  vie  des 
hommes;  la  compensation  n'est  pas  suffisante  :  et 
c'est  pourquoi  cette  maxime  de  l'apôtre  est  toujours 
d'une  éternelle  vérité,  «  qu'il  n'est  pas  possible  que 
»  les  péchés  soient  ôtés  par  le  sang  des  taureaux  et 
»  des  boucs  »  :  Impossibile  est  sanguine  taurorwn 
et  hircorum  auferri  peccata  (2).  Si  bien  que  ceux 
qui  les  immoloient,  faisoient  bien  à  la  vérité  une 
reconnoissance  publique  de  ce  que  méritoient  leurs 
crimes  ,  mais  ils  n'en  avançoient  pas  l'expiation. 
«  Aussi,  dit  le  même  apôtre  (3),  ils  multiplioient 

(0  Ps.  xLVin.  7,8.—  W  Hebr.  x.  4.  —  (3)  Ibid.  1. 


458  SITU    LA    PASSION 

3)  sans  fin  leurs  holocaustes,  et  toujours  leurs  pé- 
«  elles  demeuroient  sur  eux  ».  Puis  donc  qu'il  n'y 
'  avoit  parmi  nous  aucune  ressource ,  que  restoit-il 
autre  chose ,  sinon  que  Dieu  réparât  lui-même  l'in- 
justice de  notre  crime  par  la  justice  de  notre  peine, 
et  satisfit  à  sa  juste  vengeance  par  notre  juste  punition? 

Dans  cette  cruelle  extrémité  que  devenions-nous, 
chrétiens,  si  le  Fils  unique  de  Dieu  n'eût  proposé 
cet  heureux  échange,  prophétisé  par  David,  et  rap- 
porté par  le  saint  apôtre  (0  ?  (f  O  Père,  les  holo- 
»  caustes  ne  vous  ont  pas  plu  »  :  c'est  en  vain  que 
les  hommes  tâchent  de  subroger  en  leur  place 
d'autres  victimes ,  elles  ne  vous  sont  pas  agréables  ; 
mais  j'irai  moi-même  me  mettre  en  leur  place  :  tous 
les  hommes  sont  dûs  à  votre  vengeance;  mais  une 
victime  de  ma  dignité  peut  bien  remplir  justement 
la  place  même  d'une  infinité  de  pécheurs  3  Tune 
dixi  :  Ecce  "venio. 

Là  se  vit  ce  spectacle  de  charité,  spectacle  de 
miséricorde,  auquel  nous  ne  devrions  jamais  penser 
sans  verser  des  larmes.  Un  Fils  uniquement  agréable, 
qui  se  met  en  la  place  des  ennemis!  L'innocent,  le 
juste ,  la  sainteté  même ,  qui  se  charge  des  crimes 
des  malfaiteurs!  celui  qui  étoit  infiniment  riche,  qui 
se  constitue  caution  pour  les  insolvables  \ 

Mais,  ô  Père,  consentirez-vous  à  cet  échange? 
pourrez-vous  voir  mourir  votre  Fils ,  pour  donner 
la  vie  à  des  étrangers  ?  Un  excès  de  miséricorde  lui 
fera  accepter  cette  offre  ;  son  Fils  devient  sa  victime 
en  la  place  de  tous  les  mortels.  Mais  que  n'use-t-il 
entièrement  de  miséricorde?  Je  vous  l'ai  déjà  dit, 

(•)  Ps.  xxxix.  9,  10.  Hebr.  x.  5  et  suw. 


DE  j  É  SU  S- en  m  S  T.  4^9 

c'est  qu'il  veut  faire  triompher  la  mise'ricorcle  dans 
Tordre  de  justice  :  premièrement,  chrétiens,  afin 
de  glorifier  ces  deux  attributs  dans  le  mystère  de 
.notre  salut ,  qui  est  le  chef-d'œuvre  de  sa  puissance  : 
mais  la  raison  la  plus  importante ,  c'est  qu'il  lui 
plaît  de  montrer  ainsi  son  amour  aux  hommes;  Sic 
Deiis  dilexit  munduin  (0  :  «  Dieu  a  tant  aimé  le 
»  monde  ». 

En  effet,  qui  seroit  capable  de  bien  pénétrer  cette 
charité  immense  de  Dieu  envers  nous  ?  Donner  l'hé- 
ritier pour  les  étrangers  !  donner  le  naturel  pour  les 
adoptifs  !  Epanchons  nos  cœurs,  âmes  saintes,  dans 
une  pieuse  méditation  de  ces  paroles  si  tendres,  et 
de  cet  échange  si  merveilleux.  C'est  déjà  une  bonté 
incomparable    que    Dieu    ait    voulu    adopter   des 
hommes  mortels  :  car  ,  comme  remarque  excellem- 
ment saint  Augustin  (2),  les  hommes  ne  recourent 
à  l'adoption,  que  lorsqu'ils  n'espèrent  plus  d'enfans 
véritables  :  si  bien  qu'elle  n'est  établie  que  pour  ve- 
nir au  secours  et  suppléer  au  défaut  de  la  nature  qui 
manque.  Et  néanmoins ,  ô  miséricorde  !  Dieu  a  en- 
gendré dans  l'éternité  un  Fils ,  qui  contente  parfai- 
tement son  amour,  comme  il  épuise  entièrement  sa 
fécondité;  et  néanmoins ,  ô  bonté  incompréhensible  î 
lui  qui  a  un  Fils  si  parfait;  par  l'immensité  de  son 
amour ,  par  les  richesses  infinies  d'une  charité  sura- 
bondante, il  donne  des  frères  à  ce  premier  né,  des 
compagnons  à  cet  unique ,  et  enfin  des  cohéritiers  à 
ce  bien-aimé  de  son  cœur.  Il  fait  quelque  chose  de 
plus  au  Calvaire  :  non  -  seulement  il  joint  à  son 
propre  Fils  des  enfans  qu'il  adopte  par  miséricorde; 

(»)  Joan.  m.  16.  —  (»)  Serin,  li,  n.  26,  toïfi.  y,  col.  296,  et  setj. 


46o  SUTt    LA    PASSION 

mais ,  ce  qui  passe  toute  ci  éance ,  il  livre  son  propre 
Fils  à  la  mort,  pour  faire  naître  les  adoptifs.  Qui 
voudroit  adopter  à  ce  prix ,  et  donner  son  fils  pour 
des  étrangers?  et  néanmoins  c'est  ce  que  fait  le  Père 
éternel  :  Sic  Deiis  dilexit  mundum.  Pesons  un  peu 
ces  paroles  :  «  Il  a  tant  aimé  le  monde  »,  dit  le  Fils 
de  Dieu  :  voilà  le  principe  de  l'adoption  ;  «  qu'il  a 
»  donné  son  Fils  unique  »  :  voilà  le  Fils  unique 
livré  à  la  mort  ;  paroissez  maintenant,  enfans  adop- 
tifs :  «  Afin  que  ceux  qui  croient  ne  périssent  pas; 
»  mais  qu'ils  aient  la  vie  éternelle  »  :  ne  voyez-vous 
pas  l'échange  admirable  ?  Il  donne  son  propre  Fils 
à  la  mort ,  pour  faire  naître  les  enfans  d'adoption. 
Cette  même  charité  du  Père  qui  le  livre,  qui  l'a- 
bandonne, qui  le  sacrifie,  nous  adopte,  nous  vivifie 
et  nous  régénère.  Comme  si  le  Père  éternel  ayant  vu 
que  l'on  n'adopte  des  enfans  que  lorsque  l'on  a  perdu 
les  véritables,  un  amotir  saintement  inventif  lui  avoit 
heureusement  inspiré  pour  nous  ce  conseil  de  misé- 
ricorde, de  perdre  en  quelque  sorte  son  Fils,  pour 
donner  lieu  à  l'adoption,  et  de  faire  mourir  l'unique 
héritier  pour  nous  faire  entrer  dans  ses  droits. 

Par  conséquent,  ô  enfans  adoptifs,  que  vous  coû- 
tez au  Père  éternel  !  mais  que  vous  êtes  chers  et  esti- 
mables à  ce  Père,  qui  donne  son  Fils,  et  à  ce  Fils 
qui  se  donne  lui-même  pour  vous!  voyez  à  quel 
prix  il  vous  achète.  Un  grand  prix  ,  dit  le  saint 
apôtre,  un  prix  infini  :  Pretio  empti  eslis ,  noliiefieri 
servi  hominum  (0  :  «  Vous  êtes  achetés  d'un  prix  , 
«  c'est-à-dire ,  d'un  prix  infini  et  inestimable  j  ne 
»  vous  rendez  pas  esclaves  des  hommes  ».  Un  de  vos 

(0  /.  Cor.  vu.  23. 


DE    jÉSUS-CliniST.  f\.C)l 

amis  vous  aborde ,  un  de  ces  amis  mondains  qui 
vous  aiment  pour  le  siècle  et  les  vanités  :  il  vous 
veut  donner  un  sage  conseil;  comme  il  vous  honore, 
dit-il,  et  qu'il  vous  estime,  il  de'sire  votre  avance- 
ment -,  c'est  pourquoi  il  vous  exhorte  de  vous  em- 
barquer dans  cette  intrigue,  peut-être  malicieuse, 
d'engager  ce  grand  dans  vos  intérêts ,  peut-être  au 
préjudice  de  la  conscience  :  prenez  garde  soigneu- 
sement ,  et  ne  vous  rendez  pas  esclaves  des  hommes. 
Vous  avez  un  autre  homme  qui  vous  estime  ;  cet 
homme  c'est  Jésus-Christ ,  qui  est  aussi  votre  Dieu  : 
c'est  lui  qui  vous  estime  véritablement ,  parce  qu'il 
vous  a  acheté  au  prix  de  son  sang  :  parce  que  cet 
ami  vous  estime  ,  il  veut  vous   engager   dans  le 
siècle;  parce  que  Jésus  vous  estime,  il  veut  vous 
élever  au-dessus  du  siècle  :  vous  promettez  beau- 
coup, vous  dit-il,  et  l'estime  qu'il  fait  de  vous  fait 
qu'il  voudroit  vous  voir  dans  le  monde  en  la  place 
dont  vous  êtes  digne;  mais  Jésus,  qui  vous  estime 
véritablement,  ne  voit  rien  dans  le  monde  qui  vous 
mérite.  Car  que  voyez-vous  dans  le  monde  qui  puisse 
contenter  une  ame  pour  laquelle  Jésus -Christ  se 
donne?  Quand  on  vous  représente  ce  que  vous  valez, 
n'entrez  pas  tout  seul  dans  la  balance ,  pesez-vous 
avec  votre  prix,  et  vous  trouverez  que  rien  n'est 
digne  de  vous,  que  ce  qui  est  digne  aussi  de  Jésus- 
Christ  même.  Pretio  empti  estis  :  ne  vous  rendez 
pas  esclave  de  la  complaisance,  ne  vous  donnez  pas 
à  si  bas  prix ,  ne  vous  vendez  pas  pour  si  peu  de 
chose.  «  Non,  non  ,  mes  Frères,  dit  saint  Augustin , 
)>  ne  soyons  pas  vils  à  nous-mêmes,  nous  qui  sommes 
»  si  précieux  au  Père,  qu'il  nous  achète  au  Calvaire 


46'^  SUR    LA    PASSION 

M  du  sang  de  son  Fils;  et  encore  n'étant  pas  content 
3)  de  nous  le  donner  une  fois ,  il  nous  le  verse  tous 
y>  les  jours  sur  ces  saints  autels  »  :  Tarn  cat^os  œsti- 
niat^  ut  nobis  quotidie  Uni^eniti  siii  pretiosissimum 
sanguineni  fundat  (  0 . 

Entrons  aujourd'hui  se'rieusement  dans  une  grande 
estime  de  ce  que  nous  sommes  en  qualité  de  chre'- 
tiens,  et  que  cette  pense'e  nous  retienne  dans  nos 
crimes  les  plus  secrets.  Si  vous  aviez  un  témoin ,  ses 
yeux  vous  inspireroient  de  la  retenue.  Si  vous  perdez 
de  vue  Dieu  qui  vous  regarde ,  songez  du  moins  à 
vous-même,  après  le  prix  que  vous  coûtez  au  Sau- 
veur. Comptez-vous  dorénavant  pour  quelque  chose; 
ayez  honte  de  vous-même,  à  cause  de  vous-même; 
respectez  vos  yeux  et  votre  présence  :  Unusquisque 
dignuin  se  existimet  corain  quo  si  delictum  cogita- 
s^eritj,  eruhescat  (2)  :  «  Que  chacun  ait  une  si  grande 
»  idée  de  lui-même ,  qu'il  rougisse  à  la  seule  pensée 
»  du  péché  ». 

Mais  en  apprenant  aujourd'hui  à  nous  estimer  par 
notre  prix ,  méditons  aussi  attentivement,  que  «  nous 
»  ne  sommes  pas  nous-mêmes  »  ,  et  regardons-nous 
dans  cette  vue  que  «  nous  sommes  des  personnes 
»  achetées  ».  Jésus-Christ  ne  s'est  pas  donné  à  pure 
perte  :  aussi,  dit  l'apôtre,  «  vous  n'êtes  plus  à  vous; 
»  car  vous  avez  été  achetés  d'un  grand  prix  »  :  Non 
estis  vestri  j  empti  enim  estis  pretio  magno  (3).  Nous 
pouvons  aisément  connoître ,  non  -  seulement  com- 
bien légitimement ,  mais  combien  étroitement  et  in- 
timement nous  sommes  acquis  au  Sauveur,  si  nous 

(0  Senn.  ccxvi,  «.  3,  tom.  y,  col.  g5^.  — i  W  »^e/7w.  cgglxxi  ,  «.  4» 
tojji.  V,  col.  1461.  —  (>3)  /.  Cor.  VI.  19,  20. 


DE    JÉSUS-CHRIST.  4^^ 

savons  entendre  les  lois  de  cet  e'change  mystérieux. 
«  Ce  n'a  point  e'tc  par  des  choses  corruptibles  comme 
3>  de  l'or  ou  de  l'argent,  que  vous  avez  été  rachetés 
M  de  la  vanité  paternelle  et  héréditaire   de  votre 
»  première  viej  mais  par  le  précieux  sang  de  Jésus- 
»  Christ,  comme  de  l'Agneau  sans  tache  «  :  Nonenùn 
corruptibilibus  aiiro  vel  argento  redempti  estîs  de 
a^ana  vestra  conx^ersatione  ;  sed  pretioso    sajiguùie 
quasi  uégni  immaculati  Christi  (0.  Nous  avons  déjà 
dit.  Messieurs,  que  l'achat  n'est  pas  une  perte,  mais 
un  échange;  vous  me  donnez,  et  je  donne  :  je  me 
dessaisis,  en  achetant,  de  ce  que  je  donne;  mais 
néanmoins  je  ne  le  perds  pas,  parce  que  ce  que  je 
reçois  me  tient  lieu  de  ce  que  je  donne ,  et  en  fait 
le  remplacement  :  lois  du  commerce  qui  ne  peuvent 
être  renversées,  sans  ruiner  tous  les  fondemens  de 
la  société  humaine.  Ce  n'est  pas  sans  raison,  Mes- 
sieurs ,  que  l'Ecriture  nous  dit  si  souvent,  que  Jésus- 
Christ  s'est  donné  pour  nous.  Il  ne  nous  achète  pas , 
dit  saint  Pierre,  ni  par  or  ni  par  argent ,  ni  par  des 
richesses  mortelles  ;  car  étant  maître  de  tout  l'uni- 
vers ,  cela  ne  lui  coûtoit  rien  :  mais  parce  qu'il  nous 
vouloit  acheter  beaucoup  pour  marque  de  son  es- 
time ,  il  a  voulu  qu'il  lui  en  coûtât;  et  afin  que  nous 
entendions  jusqu'à  quel  point  nous  lui  sommes  chers, 
il  a  donné  son  sang  d'un  prix  infini  ;  il  a  voulu  se 
donner  lui-même  :  par  conséquent  nous  lui  tenons 
lieu  de  sa  chair,  de  son  sang,  de  sa  propre  vie;  et 
par  conséquent,  lorsque  nous  nous  retirons  de  lui, 
nous  [lui]  faisons  la  même  injure,  que  si  nous  lui 
arrachions  un  de  ses  membres.  Nous  portons  sa 

(0 /. -Peï/-.  1.  î8,  19. 


4^4  SUR    LA    VASSION 

croix  sur  nos  fronts,  nous  sommes  teints  de  son 
sang;  n'effaçons  pas  les  marques  d'une  si  glorieuse 
servitude  ;  consacrons  au  Sauveur  toute  notre  vie, 
puisqu'il  l'a  si  bien  achetée ,  et  ne  rompons  pas  un 
marché  qui  nous  est  si  avantageux.  Car  comme  il 
ne  nous  achète  que  comme  Sauveur ,  il  ne  nous 
achète  que  pour  nous  sauver  ;  et  il  va  combattre  à 
toute  outrance,  si  je  puis  parler  de  la  sorte,  contre 
la  justice  de  son  Père,  pour  nous  gagner  le  ciel  qu'elle 
nous  ferme. 

TROISIÈME   POINT. 

Il  n'y  a  rien  qui  attache  les  attentions,  comme 
le  spectacle  d'un  grand  combat  qui  décide  des  inté- 
rêts de  deux  puissances  opposées  :  les  voisins  inté- 
ressés le  considèrent  avec  tremblement  ;  et  les  plus 
indifférens  sont  émus  dans  l'attente  d'un  événement 
si  remarquable. 

J'ai  à  vous  proposer  ici  un  combat,  où  se  décide 
la  cause  de  notre  salut;  dans  lequel  un  Dieu  combat 
contre  un  Dieu ,  le  Fils  contre  son  Père ,  et  en  quel- 
que sorte  contre  lui-même.  Mais  comme  on  ne  com- 
bat contre  Dieu,  qu'en  lui  cédant;  le  Dieu-homme 
qui  est  le  tenant  contre  la  justice  divine ,  pendant 
qu'elle  marche  contre  lui  personnellement  armée 
de  toutes  ses  vengeances ,  paroît  arme  de  sa  part 
d'une  obéissance  profonde  :  toutefois  par  cette  obéis- 
sance toute  puissante  ,  la  justice  divine  est  vaincue , 
les  portes  du  ciel  sont  forcées,  et  l'entrée  en  est  ou- 
verte aux  enfans  d'Adam,  qui  en  étoient  exclus  par 
leurs  crimes.  «  Il  est  entré  une  fois  d^ans  le  sanc- 
M  tuaire  avec  son  propre  sang,  nous  ayant  acquis 

»  une 


I 


DE    JÉSUS-CHIUST.  4^^^ 

»  une  rédemption  éternelle  «  :  Perproprium  sangui- 
nem  introivil  semel  in  sanctUj  ceternd  redemptione 
irwentâ  (0. 

C'est  ici  la  principale  partie  de  la  passion  du  Sau- 
veur, et  c'est,  pour  ainsi  dire,  Tanie  du  mystère; 
mais  c'est  un  secret  incompréhensible.  Un  Dieu  qui 
se  venge  sur  un  Dieu ,  un  Dieu  qui  satisfait  à  un  Dieu  ; 
qui  pourroit  approfondir  un  si  grand  abîme?  Les 
bienheureux  le  voient,  et  ils  en  sont  étonnés;  mais 
qu'en  peuvent  penser  les  mortels  ?  Disons  néan- 
moins. Messieurs,  selon  notre  médiocrité,  ce  qu'il 
a  plu  à  Dieu  que  nous  en  sussions  par  son  Ecriture 
divine,  et  apprenons  premièrement  du  divin  apôtre 
quelles  armes  tient  en  main  le  Père ,  quand  il  mar- 
che contre  son  Fils.  Il  est  armé  de  son  foudre ,  je 
veux  dire  de  cette  terrible  malédiction  qu'il  lance 
sur  les  têtes  criminelles.  Quoi,  ce  foudre  tombera- 
t-il  sur  le  Fils  de  Dieu  ?  Ecoutez  l'apôtre  saint  Paul  : 
ce  II  est  fait  pour  nous  malédiction  »;  Factus  pro 
nohis  niaïedictum  (2)  :  le  grec  porte  exécration. 

Pour  entendre  le  sens  de  l'apôtre,  vous  voyez 
qu'il  faut  méditer  avant  toutes  choses  quelle  est  la 
force  ,  quelle  est  l'énergie  de  la  malédiction  divine  ; 
mais  il  faut  que  Dieu  l'explique  lui-même  par  la 
bouche  du  divin  Psalmiste.  Induit  nialedictioneni 
sicut  vestiinentum  ^  et  intravit  siciit  aqua  in  interiora 
ejus  et  sicut  oleum  in  ossibus  ejus  (P)  :  «  La  malédic- 
»  tion  l'environne  comme  un  vêtement ,  elle  entre 
)>  comme  de  l'eau  dans  son  intérieur,  et  pénètre 
»  comme  de  l'huile  jusqu'à  ses  os  ».  Voilà  donc  trois 

(0  Hebr.ix.  12.  —  (2)  Qal.m.  i3»  —  Q)  Ps.cviu.  17. 
BOSSUEÏ.    XIII.  3o 


^S6  SUR    LA    PASSION 

effets  terribles  de  la  divine  malédiction.  Elle  envi- 
ronne les  pécheurs  par  le  dehors;  elle  entre  jusqu'au 
dedans  ,  et  s'attache  aux  puissances  de  leur  ame  : 
mais  elle  passe  encore  plus  loin  ;  elle  pénètre ,  comme 
de  l'huile,  jusqu'à  la  moelle  de  leurs  os  :  elle  perce 
jusqu'au  fond  de  leur  substance.  Jésus  chargé  des 
péchés  des  hommes ,  en  qualité  de  répondant  et  de 
caution,  est  frappé  de  ces  trois  foudres,  ou  plutôt 
de  ces  tr/^f's  dards  du  foudre  de  Dieu.  Expliquons 
ceci  en  peu  de  paroles ,  autant  que  le  sujet  le  pourra 
permettre. 

L'un  des  privilèges  des  justes,  c'est  que  Dieu  les 
assure,  dans  les  saintes  Lettres,  que  sa  miséricorde 
les  environne.  «  Celui  qui  espère  au  Seigneur,  sera 
»  environné  de  sa  miséricorde  »  :  Sperantem  autem 
in  Domino  inisericordia  circumdabit  (0.  Il  veut  par- 
là  que  nous  entendions,  qu'il  fait,  pour  ainsi  dire, 
la  garde  autour  d'eux ,  pour  détourner  de  sa  main 
les  coups  qui  menacent  leurs  têtes  ;  qu'il  bride  la 
puissance  de  leurs  ennemis,  et  qu'il  les  met  à  couvert 
de  toutes  les  insultes  du  dehors,  sous  l'aile  de  sa 
protection. 

Ainsi  le  premier  degré  de  malédiction ,  c'est  que 
Dieu  retire  des  pécheurs  cette  protection  extérieure, 
et  les  laisse  par  conséquent  exposés  à  un  nombre 
infmi  d'accidens  fâcheux ,  qui  menacent  de  toutes 
parts  la  foiblesse  humaine.  Je  vous  ai  déjà  fait  voir, 
chrétiens,  que  Jésus  a  été  réduit  à  ce  triste  état  par 
la  volonté  de  son  Père  ;  qu'il  s'y  est  assujetti  volon- 
tairement en  qualité  de  victime;  et  comme  ce  que 
j'aurois  à  dire  sur  ce  sujet,  tomberoit  à  peu  près 

(»)  Ps,  XXXI.  lo. 


DE    JÉSUS-CTMITST.  4^7 

dans  le  même  sens  de  ma  première  partie ,  pour  ne 
vous  point  accabler  par  des  redites  dans  un  discours 
de'jà  assez  long,  je  remarquerai  seulement  cette  cir- 
constance. 

C'est  que  la  protection  de  Dieu  sur  les  justes  leur 
est  promise ,  principalement  dans  le  temps  des  af- 
flictions ;  parce  que  Dieu,  comme  un  bon  ami,  se 
plaît  de  faire  paroître  à  ses  serviteurs ,  dans  le  temps 
des  adversite's ,  la   fidélité  de  ses  soins.  De  là  vient 
que,  lorsqu'il  semble  les  abandonner,  il  fait  luire 
sur  eux  ordinairement  par  certaines  voies  impré- 
vues ,   qui   ne  manquent  jamais  à  sa  providence  , 
quelque  marque  de  sa  faveur.  Jésus  n'en  voit  pas  la 
moindre  étincelle  ;   si  bien  qu'en  se  plaignant  que 
Dieu  le  délaisse  (0,  dans  les  termes  du  Roi  prophète, 
il  pouvoit  encore  ajouter  ce  qu'il  dit  en  un  autre 
lieu  (2)  :   Ut  qidd ,  Domine  „  recessisti  longe?  «  O 
»  Dieu  !  pourquoi  vous  êtes-vous  retiré  si  loin  «  , 
qu'il  semble  que  je  vous  perde  de  vue  ?  Despicis  in 
opportunitatibus  :  «  Vous ,  qui  vous  glorifiez  d'être 
»  si  fidèle ,  vous  me  dédaignez  dans  l'occasion  ,  lors- 
î)  que  j'ai  le  plus  besoin  de  votre  secours  »  ;  Despicis 
in  opportunitatibus  :  et  quelle  est  cette  occasion  ?  In 
tribulatione  :  «  O  Dieu  !  vous  me  méprisez  dans  l'ex- 
5)  trémité  de  mes  angoisses  ». 

Voilà  l'état  du  Sauveur.  Mais  disons  ici  en  passant 
aux  enfans  de  Dieu  qui  semblent  abandonnés  parmi 
leurs  ennuis,  qu'ils  considèrent  Jésus ,  qu'ils  sachent 
que  Dieu,  cet  ami  fidèle,  ne  nous  manque  jamais 
aux  occasions  :  mais  ce  n'est  pas  à  nous  de  les  lui 
prescrire;  elles  dépendent  de  l'ordre  de  ses  décrets, 

(0  Ps.  XXI.  1 .  —  (2)  Ps.  IX.  22. 


468  SUR    LA    PASSION 

et  non  de  l'ordre  des  temps  :  il  suffit  que  nous  soyons 
assurés  qu'il  viendra  infailliblement  à  notre  secours, 
pourvu  que  nous  ayons  la  force  d'attendre. 

Après  ce  mot  de  consolation  que  nous  devions  , 
ce  me  semble,  aux  affligés,  revenons  maintenant  au 
Fils  de  Dieu ,  et  voyons  la  divine  malédiction  qui 
commence  à  pénétrer  son  intérieur,  et  le  frappe  dans 
les  puissances  de  l'ame  j  suivons  toujours  l'Ecriture 
sainte  et  ne  parlons  point  sans  la  loi. 

J'ai  appris  de  cette  Ecriture  que  Dieu  a  un  visage 
pour  les  justes,  et  un  visage  pour  les  pécheurs  :  le 
visage  qu'il  a  pour  les  justes  est  un  visage  serein 
et  tranquille ,  qui  dissipe  tous  les  nuages  ,  qui 
CÊ^lme  tous  les  troubles  de  la  conscience  ;  un  visage 
doux  et  paternel ,  «  qui  remplit  l'ame  d'une  sainte 
»  joie  5)  :  Adimplebis  me  lœtitiâ  cum  vultu  tuo  (0. 
O  Jésus  !  il  étoit  autrefois  pour  vous  :  autrefois  ; 
mais  maintenant  la  chose  est  changée.  Il  y  a  un 
autre  visage  que  Dieu  tourne  contre  les  pécheurs  ; 
un  visage  dont  il  est  écrit  :  Vultus  aulem  Domini 
super  facientes  inaia  (^)  :  «  Le  visage  de  Dieu  sur 
»  ceux  qui  font  mal  îj  ;  visage  terrible  et  épouvan- 
table, le  visage  de  la  justice  irritée,  dont  Dieu  étonne 
les  réprouvés.  Ah  !  si  nous  pouvions  ouvrir  les  yeux 
pour  considérer  ce  visage  !  Jésus  lui-même  en  est 
étonné  ,  parce  qu'il  porte  l'image  d'un  criminel. 
Voyez  en  l'image  et  en  la  peinture  ce  que  c'est  qu'un 
crime  réel,  ce  que  c'est  qu'un  pécheur  véritable.  Si 
in  viridi  lîgno  hœc  faciunt,  in  arido  quid  Jîet  (5)  ? 
«  Si  le  bois  verd  est  ainsi  traité ,  que  sera-ce  du  bois 
»  sec  »  ?  O  grâce  !  ô  rémission  !  ô  salut  des  hommes! 

C>)  Ps.  XV.  II.  —  W  Ps.  XXXIII.  1  ^.  —  (.3)  iiHQ^  XXIII.  3 1 . 


DE    JÉSUS-CHRIST.  4^9 

que  vous  coûtez  à  Jésus  !  Son  Père  lui  paroît  avec 
ce  visage  ;  il  lui  montre  cet  œil  enflammé  ;  il  lance 
contre  lui  ce  regard  terrible,  «  qui  allume  le  feu 
»  devant  lui  «  :  Ignis  in  conspectu  ejus  exardcsceti^), 
11  le  regarde  enfin  comme  un  criminel ,  et  la  vue  de 
ce  criminel  lui  fait  en  quelque  sorte  oublier  son 
Fils. 

Mon  Sauveur  en  est  étonné.  Voyez  comme  il  entre 
aussi  dans  ce  sentiment,  et  comme  il  prend  en  vé- 
rité l'état  de  pécheur.  Ah  !  c'est  ici  mon  salut.  Je 
me  plais  de  m'occuper  dans  cette  pensée  :  j'aime  à 
voir  que  mon  Sauveur  prend  mes  sentimens  ;  parce 
que  c'est  en  cette  manière  qu'il  me  donne  la  li- 
berté de  prendre  les  siens  :  parce  qu'il  parle  à  Dieu 
comme  un  pécheur,  ah  !  c'est  ce  qui  me  donne  la 
liberté  de  parler  comme  un  innocent.  Je  remarque 
donc ,  âmes  saintes ,  que  dès  le  commencement  de 
sa  passion  ,  il  ne  parle  plus  à  Dieu  qu'en  tremblant  : 
lui  qui  priant  autrefois  commençoit  sa  prière  par 
l'action  de  grâces  ('2),  assuré  d'être  toujours  ouï;  lui 
qui  disoit  si  hardiment ,  «  Père ,  je  le  veux  (3)  »  ;  dans 
le  jardin  des  Olives  il  commence  à  tenir  un  autre 
langage.  «  Père,  dit -il,  s'il  est  possible;  Père,  si 
»  vous  voulez  ,  détournez  de  moi  ce  calice  :  non  ma 
»  volonté,  mais  la  vôtre  (4)  ».  Est-ce  là  le  discours 
d'un  Fils  bien  -  aimé  !  Eh  !  vous  disiez  autrefois  si 
assurément  :  «  Tout  ce  qui  est  à  vous ,  est  à  moi  ; 
5>  tout  ce  qui  est  à  moi ,  est  à  vous  (^)  ».  Il  a  été  un 
temps  qu'il  pouvoit  parler  de  la  sorte  :  maintenant 
que  le  Fils  unique  est  caché  et  enveloppa  sous  le 

(»)  Ps.  xLix.  4- —  i"^)  Joan.  xi.   /^i,  ^2.  —  (3) /o««.  xvn.  24 

{'\)Ma1th.  XXVI.  39.  Luc.  xxii.  [\'i.  —  (.^J  Joan.  xvir.  lo. 


470  SUU    LA    PASSION 

pécheur,  il  n'ose  plus  lui  parler  avec  cette  liberté 
première,  il  prie  avec  tremblement;  et  enfin,  dans 
la  suite  de  sa  passion,  se  voyant  toujours  traité  comme 
un  criminel ,  ne  découvrant  plus  aucuns  traits  de  la 
bonté  de  son  Père,  il  n'ose  plus  aussi  lui  donner  ce 
nom  ;  et  pressé  d'une  détresse  incroyable ,  il  ne  l'ap- 
pelle plus  que  son  Dieu:  «  Mon  l)ieu,  mon  Dieu , 
»  pourquoi  m'avez-vous  abandonné  »  ?  Deus  meus  , 
Deas  meus  ^  ut  quid  dereliquisti  me  (0  ? 

Mais  la  cause  principale  de  cette  plainte  ,  c'est 
que  la  colère  divine ,  après  avoir  occupé  toutes  ses 
puissances,  avoit  produit  son  dernier  effet,  en  per- 
çant et  pénétrant  jusqu'au  fond  de  l'ame.  Je  n'aurois 
jamais  fini  ce  discours ,  si  j'entreprenois  de  vous  ex- 
pliquer combien  ce  coup  est  terrible.  Il  suffit  que  vous 
remarquiez  qu'il  n'appartient  qu'à  Dieu  seul  d'aller 
chercher  l'ame  jusque  dans  son  centre.  Le  passage 
en  est  fermé  aux  attaques  les  plus  violentes  des  créa- 
tures :  Dieu  seul ,  en  la  faisant ,  se  l'est  réservé  ;  et 
c'est  par-là  qu'il  la  prend ,  «  quand  il  veut  la  ren- 
»  verser  parles  fondemens  »  ,  selon  l'expression  pro- 
phétique :  Commovehitillos  afundamentis  ('^).  C'est 
ce  qui  s'appelle  dans  l'Ecriture ,  «  briser  les  pé- 
3>  cheurs  »  ;  Deus  conteret  eos  (5).  Voyez  ici  com- 
bien il  est  terrible  de  tomber  entre  les  mains  du  Dieu 
vivant  :  c'est  pour  cela  que  Dieu  a  suivi  cette  voie 
de  justice.  Isaïe  l'a  dit  clairement  dans  ce  beau  cha- 
pitre ,  qui  s'entend  de  Jésus  -  Christ  à  la  lettre  , 
«  Le  Seigneur  l'a  voulu  briser  »  ;  Domimis  voluit 
conterer^  eum  in  infirmilate.  (4)  :  et  pour  achever 

(i)  MaUh.  xxvii.  4^. —  {V  Slip.  ly.  19.  —  (3)  Job.  xxxiv.  24. — 

{J\)  I5.  LUI.  10. 


DE    JÉSUS-C  HIll  ST.  471 

la  perfection  de  son  sacrifice ,  il  l'alloit  qu'il  fût  en- 
core froisse'  par  ce  dernier  coup. 

Je  ne  crains  point  de  dire  que  tous  les  autres  tour- 
mens  de  notre  Sauveur,  quoique  leur  rigueur  soit 
insupportable,  ne  sont  qu'une  ombre  et  une  peinture 
en  comparaison  des  douleurs,  de  l'oppression,  de 
l'angoisse  que  souffre  son  ame  très-sainte ,  ^ous  la 
main  de  Dieu  qui  la  froisse. 

De  quelle  sorte  le  Fils  de  Dieu  a  pu  ressentir  ce 
coup  de  foudre ,  c'est  un  secret  profond  qui  passe 
de  trop  loin  notre  intelligence  ;  soit  que  sa  divinité 
se  fût  comme  retirée  en  elle-même;  soit  que  ne  fai- 
sant sentir  sa  présence  qu'en  une  certaine  partie  de 
son  ame ,  ce  qui  n'est  pas  impossible  à  Dieu ,  «  dont 
»  la  vertu  pénétrante  ,  comme  dit  saint  Paul  (0,  va 
M  jusqu'aux  divisions   les   plus   délicates   de    ]'ame 
»  d'avec  l'esprit  »  ,  elle  eût  abandonné  tout  le  reste 
aux  coups  de  la  vengeance  divine  ;  soit  que ,  par 
quelque  autre  miracle  inconnu  et  inconcevable  aux 
mortels,  elle  ait  trouvé  le  moyen  d'accorder   en- 
semble l'union  très-étroite  de  Dieu  et  de  l'homme , 
avec  cette  extrême  désolation  où  l'homme- Jésus- 
Christ  a  été  plongé  sous  les  coups  redoublés  et  mul- 
tipliés de  la  vengeance  divine.  Quoi  qu'il  en. soit,  et 
de  quelque  sorte  que  se  soit  accompli  un  si  grand 
mystère  en  la  personne  de  Jésus  -  Christ ,  toujours 
est-il  assuré  qu'il  n'y  avoit  que  le  seul  effort  d'une 
détresse  incompréhensible,  qui  pût  arracher  du  fond 
de  son  cœur  cette  plainte  étrange  qu'il  fait  à  son 
Père;  Quare  me  dereliquisti?  «  Pourquoi  m'avez- 
»  vous  abandonné  »  ? 

(0  Hcb.  IV.  12. 


47^  SUR    LA    PASSION 

Le  croirions-nous,  chrétiens,  si  l'Ecriture  divine 
ne  nous  l'apprenoit ,  que  pendant  cette  guerre  ou- 
verte qu'un  Dieu  vengeur  faisoit  à  son  Fils ,  le  mys- 
tère de  notre  paix  se  ne'gocioit  ?  On  avançoit  pas  à 
pas  la  conclusion  d'un  si  grand  traite';  et  «  Dieu 
j)  étoit  en   Christ,    se  réconciliant  le  monde  (Ow. 
Comme  on  voit  quelquefois  dans  un  grand  orage,  le 
ciel  semble  s'éclater  et  fondre  tout  entier  sur    la 
terre;  mais  en  même  temps  qu'il  se  décharge,  il 
s'éclaircit  peu  à  peu  jusqu'à  ce  qu'il  reprend  enfin 
sa  première  sérénité,   calmé  et  appaisé,  si  je  puis 
parler  de  la  sorte ,  par  sa  propre  indignation  ;  ainsi 
la  justice  divine ,  éclatant  sur  le  Fils  de  Dieu  de 
toute  sa  force ,  se  passe  peu  à  peu  en  se  déchargeant  ; 
la  nue  crève  et  se  dissipe  ;  Dieu  commence  à  ouvrir 
aux  enfans  d'Adam  cette  face  bénigne  et  riante  :  et 
par  un  retour  admirable,  qui   comprend  tout  le 
mystère  de  notre  salut  ;  pendant  qu'il  frappe  sans 
miséricorde  son    Fils  innocent  pour   l'amour  des 
hommes  coupables,   il  pardonne  sans  réserve  aux 
hommes  coupables  pour  l'amour  de  son  Fils  innocent. 
Mais  aussi  c'est  que  sa  rigoureuse  justice  fut  si  forte- 
ment combattue  parle  Fils  de  Dieu,  qu'il  fallut  enfin 
qu'elle  se  rendît  et  qu'elle  laissât  emporter  le  ciel  à 
une  si  grande  violence.  O  ciel ,  enfin  tu  nous  es  ou- 
vert :  nous  ne  sommes  plus  des  bannis,  chassés  hon- 
teusement de  notre  patrie.  C'est  ici  qu'il  faut  lire 
notre  instruction  :  car  nous  avons  aussi  à  conquérir 
le  ciel  ;  mais  il  faut  l'attaquer  par  les  mêmes  armes. 
Le  Sauveur  s'est  donc  servi  de  deux  sortes  d'armes 
contre  la  sévérité  de  son  Père;  la  contrition  et  l'obéis- 
(0  //.  Cor.  V.  19. 


DE    JÉSUS-CITÏÏIST.  47^ 

sance.  Car  comme  elle  avoit  pour  objet  le  pc'clie  des 
hommes,  et  qu'il  falloit  en  de'truire  la  coulpe  et  la 
peine,  il  a  opposé  à  la  coulpe  une  douleur  immense 
des  crimes;  Magna  est  ^velut  mare  contritio  tua  (0  ; 
et  satisfait  à  la  peine  par  une  obéissance  infatigable , 
détermine'e  à  tout  endurer.  Disons  l'un  et  l'autre  en 
peu  de  paroles;  c'est  la  moralité  de  ce  discours. 

Je  dis  premièrement,  chrétiens,  que  se  trouvant 
chargé ,  investi ,  accablé  des  péchés  du  monde ,  il 
les  envisage  tous  en  détail;  il  les  pèse  à  cette  juste 
balance  de  sa  divine  sagesse  ;  il  les  confronte  aux 
règles  immuables ,  dont  elles  violent  l'équité  par  leur 
injustice;  et  connoissant  parfaitement,  pénétrant 
profondément  leur  énormité,  par  l'opposition  aux 
principes,  il  gémit  sur  tous  nos  désordres,  avec  toute 
l'amertume,  que  chacun  mérite.  Ah!  disoit  autre- 
fois David  :  «  Mes  iniquités  m'ont  saisi  et  environné 
))  de  toutes  parts,  elles  se  sont  multipliées  plus  que 
»  les  cheveux  de  ma  tête  m;  et  pendant  que  je  m'ap- 
plique à  les  déplorer ,  «  mon  cœur  tombe  en  défail- 
»  lance  »  ,  ne  pouvant  fournir  à  tant  de  larmes  : 
Comprehenderunt  me  iniquitates  meœ j,  m^ultiplicatce 
sunt  super  capillos  capitis  m,ei;  et  cor  meum  dereli- 
quit  me  (2).  Que  dirai-je  donc  maintenant  de  vous , 
ô  cœur  du  divin  Jésus,  environné  et  saisi  par  l'infi- 
nité de  nos  crimes?  Où  avez-vous  pu  trouver  place 
à  tant  de  douleurs  qui  vous  percent,  à  tant  de  regrets 
qui  vous  déchirent? 

En  unité  de  cette  douleur  par  laquelle  le  Fils  de 
Dieu  déplore  nos  crimes,  brisons  nos  cœurs  devant 
lui,  par  l'esprit  de  componction  :  car  qu'attendons- 

(0  Thren.  11.  i3.  —  (^}  Vs,  xxxix.  16,  17. 


4;4  SUR    LA    PASSIOÎf 

nous,  chrétiens,  à  regretter  nospe'chés?  jamais  nous 
n'en  verrons  l'horreur  plus  à  découvert  que  dans  la 
croix  de  Jésus.  Dieu  nous  a  voulu  donner  ce  spec- 
tacle, de  Ja  haine  qu'il  a  pour  eux  ,  et  de  la  rigueur 
qu'ils  attirent;  afin  que  les  voyant  si  horribles  en  la 
personne  du  Fils  de  Dieu ,  où  ils  ne  sont  que  par 
transport,  nous  pussions  comprendre  par-là  quels 
ils  doivent  être  en  nos  cœurs ,  dans  lesquels  ils  ont 
pris  naissance.  Çà  donc,  ô  péché  régnant!  ô  iniquité 
dominante  !  que  je  te  recherche  aujourd'hui  dans  le 
fond  de  ma  conscience.  Est-ce  un  attachement  vi- 
cieux? est-ce  un  désir  de  vengeance?  une  inimitié  in- 
vétérée? O  vengeance!  ose-tu  paroître,  quand  Jésus 
outragé  à  l'extrémité,  demande  pardon  pour  ses  en- 
nemis? Vous  le  savez,  je  ne  le  sais  pas-,  mais  je  sais 
que  tant  que  vous  la  laisserez  régner  dans  vos  cœurs, 
le  ciel,  toujours  d'airain  sur  vos  têtes,  vous  sera 
fermé  sans  miséricorde;  et  au  contraire,  que  la  jus- 
tice divine  toujours  inflexible  et  inexorable,  ouvrira 
sous  vos  pas  toutes  les  portes  de  l'abîme.  Renversez 
donc  aujourd'hui  ce  règne  injuste  et  tyrannique  : 
donnez  cette  victoire  à  Jésus -Christ;  que  sa  croix 
emporte  sur  vous  cet  attachement,  ou  cette  aversion 
criminelle  ;  qu'il  brise  une  liaison  mal  assortie;  qu'il 
renoue  une  rupture  mal  faite  :  délivrez-nous  de  la 
tyrannie  [de  cette  passion]  par  l'efïbrt  d'une  contri- 
tion sans  mesure.  Le  Fils  de  Dieu  commence  à  gé- 
mir; suivez  et  sanctifiez  votre  repentir  par  la  société, 
de  ses  douleurs. 

Mais  pour  surmonter  tout-à-fait  la  justice  de  Dieu 
son  Père ,  il  s'arme  encore  de  l'obéissance  :  sur  quoi 
je  vous  dirai  seulement  ce  mot,  car  il  est  temps  de  con- 


DE    JÉSUS-CHRIST.  47  ^ 

dure,  que  ce  qu'il  y  a  de  plus  important  pour  conten- 
ter la  justice,  c'est  l'acceptation  volontaire  de  tous  les 
supplices,  c'est  la  pratique  de  l'obéissance  d'adorer  la 
justice  de  Dieu,  non-seulement  en  elle-même,  mais 
dans  son  propre  supplice.  Deus_,  Deus  meiiSj,  quare  me 
dereliquisti?  C'est  la  plainte  du  délaissement  ;  mais  il 
confesse  en  même  temps  qu'il  est  équitable  :  Lon^e 
à  soluté  mea  verba  deliciorum  meorum  (0  :  les  pé- 
chés, qui  sont  devenus  les  miens  par  transport, 
l'ont  bien  mérité:  c'est  pourquoi,  dès  le  commence- 
ment de  sa  passion,  il  ne  parle  plus  de  son  innocence; 
il  ne  songe  qu'à  porter  les  coups.  Ainsi  s'étant  abaissé 
infiniment  davantage ,  qu'Adam  ni  tous  ses  enfans 
n'ont  été  rebelles,  il  a  réparé  toutes  les  injures  par 
lesquelles  ils  déshonoroient  la  bonté  de  Dieu.  La 
justice  divine  s'est  enfin  rendue  et  a  ouvert  toutes 
les  portes  de  son  sanctuaire. 

«  Ayant  donc  cette  confiance  de  pouvoir  entrer 
))  dans  le  sanctuaire ,  ayant  cette  voie  nouvelle  que 
«  le  Fils  de  Dieu  nous  a  ouverte,  je  veux  dire  sa 
))  sainte  chair,  qui  est  la  propitiation  de  nos  crimes; 
»  approchons -nous  de  lui  avec  un  cœur  vraiment 
»  sincère,  et  avec  une  pleine  foi  «  :  Hahenles  jida- 
ciam  in  introitu  sancioriun  in  sanguine  Cliristi,  quam 
initiavitnobis  viain  novani  et  viventem  per  velamen^ 
id  estj  carneni  suam;.,,  accedamus  cum  vero  corde 
in  plenitudine  fidei  ('^).  Suivons,  mes  Frères,  après 
Jésus -Christ;  mais  il  faut  combattre  aussi  bien  que 
lui  contre  la  justice.  Mais  n'est-ce  pas  assez  qu'il  l'ait 
désarmée,  et  qu'il  ait  porté  en  lui-même  tout  le  far- 
deau de  ses  vengeances?  Ne  croyez  pas  qu'il  ait  tant 

(•)  Ps.  xxr.  I.  —  (2)  Uel.  x.  iq,  20,  21. 


47^  SUll   LA    l^ASSiON 

souffert  pour  nous  faire  aller  au  ciel  à  notre  aise.  Il  a 
soutenu  tout  le  grand  effort  pour  payer  nos  dettes  j 
il  nous  a  laissé  de  moindres  épreuves,  mais  néan* 
moins  nécessaires  pour  entrer  en  conformité  de  son 
esprit ,  et  être  honoré  de  sa  ressemblance. 

Approchons  du  sacrement  de  la  pénitence  avec 
un  esprit  généreux ,  résolus  de  satisfaire  à  la  justice 
divine  par  une  pénitence  ferme  et  vigoureuse.  La 
satisfaction  nous  doit  rendre  conformes  à  Jésus  cru- 
cifié :  mon  Sauveur,  quand  je  vois  votre  tête  cou- 
ronnée d'épines,  votre  chair  déchirée,  votre  corps 
tout  couvert  de  plaies,  votre  ame  percée  de  tant  de 
douleurs;  je  dis  aussitôt  en  moi-même  :  Quoi  donc, 
une  courte  prière,  ou  quelque  légère  aumône ,  ou 
quelque  effort  médiocre  sont-ils  capables  de  me  cru- 
cifier avec  vous?  ne  faut-il  point  d'autres  clous  pour 
percer  mes  pieds ,  qui  tant  de  fois  ont  couru  aux 
crimes ,  et  mes  mains  qui  se  sont  souillées  par  tant 
d'injustices?  Que  si  notre  délicatesse  ne  peut  plus 
supporter  les  peines  du  corps  que  l'Eglise  imposoit 
autrefois  par  une  discipline  si  salutaire,  récompen- 
sons-nous sur  les  cœurs  :  ne  sortons  point  les  yeux 
secs  de  ce  grand  spectacle  du  Calvaire.  «  Tous  ceux 
»  qui  assistoient,  dit  saint  Luc  ,  s'en  retournoient 
i)  frappant  leurs  poitrines  »;  Percutientes  pectora 
sua  revertehantur  (0.  Jésus -Christ  mourant  avoit 
répandu  un  certain  esprit  de  componction  et  de  pé- 
nitence :  qu'il  ne  soit  pas  dit,  chrétiens,  que  nous 
soyons  plus  durs  que  les  Juifs;  [autrement]  Dieu 
vengera  sur  nous  la  mort  de  son  Fils.  Faisons  reten- 
tir tout  le  Calvaire  de  nos  cris  et  de  nos  sanglots  ; 

(0  Luc.  xxiii.  48. 


DEJÉSTJS-CIIRIST.  4^7 

pleurons  amèrement  nos  iniquite's;  irritons- nous 
saintement  contre  nous-mêmes;  rompons  tous  ces 
indignes  commerces;  quittons  cette  vie  mondaine  el 
licencieuse  ;  mourons  enfin  au  péclié  avec  Jésus- 
Christ  :  c'est  lui-même  qui  nous  le  demande. 

Je'sus,  qui  n'a  jamais  cessé  d'exhorter  les  hommes 
à  se  repentir  de  leurs  crimes  ,  jusqu'à  l'extrémité  de 
son  agonie ,  ramasse  ses  forces  épuisées  :  il  fait  un  der- 
nier effort,  lui  dont  le  cri  a  été  ouï  du  Lazare  jus- 
qu'au tombeau  ;  «  dont  les  morts  entendront  la  voix, 
))  et  ceux  qui  l'entendront  vivront  »  :  Mortui  au- 
dienl  vocem  Filii  Dei;  et  qui  audierint,  vivent  (0, 
Ecoutez  ce  grand  cri  qu'il  fait  en  mourant,  qui 
étonne  le  Centenier  qui  le  garde,  qui  arrête  tous 
les  yeux  des  spectateurs ,  qui  étonne  toute  la  na- 
ture ,  et  que  le  ciel  et  la  terre  écoutent  par  un  silence 
respectueux  :  c'est  qu'il  vous  invite  à  la  pénitence; 
il  vous  avertit  de  sa  mort  prochaine,  afin  que  vous 
mouriez  avec  lui.  Il  va  mourir ,  il  baisse  la  tête , 
ses  yeux  se  fixent ,  il  passe ,  il  expire  :  c'en  est  fait  ; 
il  a  rendu  l'ame.  Et  bien  sommes -nous  morts  avec 
lui?  allons-nous  commencer  une  vie  nouvelle  par  la 
conversion  de  nos  mœurs?  puis- je  l'espérer,  chré- 
tiens? quelle  marque  m'en  donnerez -vous?  Ah!  ce 
n'est  pas  à  moi  qu'il  la  faut  donner  :  donnez-la  au 
sauveur  Jésus ,  qui  vous  la  demande.  Ne  sortez  point 
de  ce  temple  sans  lui  confesser  vos  péchés  dans  l'a- 
mertume de  vos  cœurs  :  entrez  dans  les  sentimens 
de  sa  mort  par  les  douleurs  de  la  pénitence  ;  et  vous 
participerez  bientôt  au  bonheur  de  sa  résurrection 
glorieuse.  Amen* 

(0  Joan.Y.  '.>.!). 


478 


SUR    LA     PASSION 


Iir  SERMON 

po¥n 

LE  VENDREDI  SAINT, 

PRÊCHÉ  DEVANT  LE  ROI. 
SUR  LA  PASSION  DE  N.  S.  JÉSUS-CHRIST. 

Fermeté  immobile ,  magnificence  et  équité  du  testament  de  Jésus. 
Nécessité  de  l'effusion  de  son  sang  :  avec  quelle  ardeur  et  quelle 
profusion  il  le  répand.  Motifs  que  sa  passion  nous  fournit  d'une 
sainte  horreur  contre  les  désordres  de  notre  vie  et  d'un  généreux 
détachement  de  la  créature.  Raisons  des  souffrances  qu'il  endure  et 
de  l'ignominie  dont  il  est  couvert.  Impression  que  nous  devons  res- 
sentir de  ses  douleurs  pour  avoir  part  à  la  grâce  qu'elles  nous  ont 
méritée.  Peinture  vivante  de  Jésus-Christ  mourant  dans  les  pauvres  : 
sa  passion  retracée  dans  leur  personne. 


Hic  est  sanguis  meus  novi  testamenti. 

C'est  ici  mon  sang,  le  sang  du  nouveau  testament,  Matt. 
XXVI.  28. 


J_jE  testament  de  Jésus- Christ  a  été  scellé  et  ca- 
cheté durant  le  cours  de  sa  vie;  il  est  ouvert  aujour- 
d'hui publiquement  sur  le  Calvaire,  pendant  que 
l'on  y  étend  Jésus  à  la  croix  :  c'est  là  qu'on  voit  ce 
testament  gravé  en  caractères  sanglans  sur  sa  chair 
indignement  déchirée  j  autant  de  plaies,  autant  de 


DE    JÉSUS- CHRIST.  /\.'Ji) 

lettres;   autant  de  gouttes  de  sang  qui  coulent  de 
cette  victime  innocente,  autant  de  traits  qui  portent 
empreintes  les  dernières  volonte's  de  ce  divin  Testa 
leur.  Heureux  ceux  qui  peuvent  entendre  cette  belle 
et  admirable  disposition  que  Jésus  a  faite  en  notre 
faveur,  et  qu'il  a  confirme'e  par  sa  mort  cruelle  !  Nul 
ne  peut  connoître  cette  e'criture ,  que  l'esprit  de  Jésus 
ne  l'éclairé,  et  que  le  sang  de  Jésus  ne  le  purifie.  Ce 
testament  est  ouvert  à  tous  :  et  les  Juifs  et  les  gentils 
voient  le  sang  et  les  plaies  de  Jésus  crucifié;  «  mais 
»  ceux-là  n'y  voient  que  scandale,  et  ceux-ci  n'y 
«  voient  que  folie  (0  ».  Il  n'y  a  que  nous,  chrétiens, 
qui  apprenons  de  Jésus  -  Christ  même  que  le  sang 
qui  coule  de  ses  blessures  est  le  sang  du  nouveau 
testament;  et  nous  sommes  ici  assemblés,  non  tant 
pour  écouter,  que  pour  voir  nous-mêmes  dans  la 
passion  du  Fils  de  Dieu  la  dernière  volonté  de  ce 
cher  Sauveur,  qui  nous  a  donné  toutes  choses,  quand 
il  s'est  lui-même  donné  pour  être  le  prix  de  nos  âmes. 
Il  y  a  dans  un  testament  trois  choses  considéra- 
l)les  :  on  regarde  en  premier  lieu  si  le  testament  est 
bon  et  valide:  on  regarde  en  second  lieu  de  quoi 
dispose  le  testateur  en  faveur  de  ses  héritiers  :  et  on 
regarde  en  troisième  lieu  ce  qu'il  leur  ordonne.  Ap- 
pliquons ceci,   chrétiens,  à  la  dernière  volonté  de 
Jésus  mourant  :  voyons  la  validité  de  ce  testament 
mystique,  par  le  sang  et  par  la  mort  du  testateur  : 
voyons  la  magnificence  de   ce  testament,   par  les 
biens  que  Jésus-Christ  nous  y  laisse  :  voyons   l'é- 
quité de  ce  testament,  par  les  choses  qu'il  nous  y 
ordonne.  Disons  encore  une  fois  ^  afin  que  tout  le 

CO  /.  Cor.  I.  23. 


/}.8o  SUll    LA    PASSION 

monde  l'entende  ,  et  proposons  le  sujet  de  tout  ce 
discours.  J'ai  dessein  de  vous  faire  lire  le  testament 
de  Jésus,    écrit  et  enfermé  dans  sa  passion  :  pour 
cela,  je  vous  montrerai  combien  ce  testament  est 
inébranlable ,  parce  que  Jésus  l'a  écrit  de  son  propre 
sang  :  combien  ce  testament  nous  est  utile ,  parce 
que  Jésus  nous  y  laisse  la  rémission  de  nos  crimes  : 
combien  ce  testament  est  équitable ,  parce  que  Jé- 
sus nous  y  ordonne  la  société  de  ses  soufi'rances  : 
voilà  les  trois  points  de  ce  discours.  Le  premier  nous 
expliquera  le  fond  du  mystère  de  la  passion  ;  et  les 
deux  autres  en  feront  voir  l'application  et  l'utilité  : 
c'est  ce  que  j'espère  de  vous  faire  entendre  avec  le 
secours  de  la  grâce. 

PREMIER  POINT. 

Comme  toutes  nos  prétentions  sont  uniquement 
appuyées  sur  la  dernière  disposition  de  Jésus  mou- 
rant ,  il  faut  établir  avant  toutes  choses  la  validité 
de  cet  acte,  qui  est  notre  titre  fondamental  :  ou  plu- 
tôt ,  comme  ce  que  fait  Jésus-Christ ,   se  soutient 
assez  de  soi-même  ;  il  ne  faut  pas  tant  l'établir  ,  qu'en 
méditer  attentivement  la  fermeté   immobile  ;  afin 
d'appuyer  dessus  notre  foi.  Considérons  donc,  chré- 
tiens, quelle  est  la  nature  du  testament  de  Jésus  : 
disons  en  peu  de  paroles  ce  qui  sera  de  doctrine,  et 
seulement  pour  servir  d'appui  j  et  ensuite  venons 
bientôt  à  l'application.  Un  testament ,  pour  être  va- 
lide, doit    être  fait  selon  les  lois  :  chaque  peuple, 
chaque  nation  a  ses  lois  particulières.  Jésus,  sou- 
mis et  obéissant,  avoit  reçu  la  sienne  de  son  Père; 
et  comme  dans  l'ordre  des  choses  humaines  il  y  a  des 

teslamens 


DE    JÉSUS- CHRIS  T.  4^*^ 

testamens  qui  doivent  être  écrits  tout  entiers  de  la 
propre  main  du  testateur,  celui  de  notre  Sauveur 
a  ceci  de  particulier ,  qu'il  devoit  être  écrit  de  son 
propre  sang^  et  ratifié  par  sa  mort,  et  par  sa  mort 
violente.  Dure  condition  qui  est  imposée  à  ce  chari- 
table Testateur;  mais  condition  nécessaire,  que  saint 
Paul  nous  a  expliquée  dans  la  divine  Epître  aux  Hé- 
breux. «  Un  testament,  dit  ce  grand  apôtre  (0  ,  n'a 
«  de  force  que  par  le  décès  de  celui  qui  teste  :  tant 
»  qu'il  vit  le  testament  n'a  pas  son  elFet  ;  de  sorte 
»  que  c'est  la  mort  qui  le  rend  fixe  et  invariable  »  : 
c'est  la  loi  générale  des  testamens.  «  Il  falloit  donc, 
»  dit  l'apôtre  ,  que  Jésus  mourût  ;  afin  que  le  nou- 
))  veau  Testament,  qu'il  a  fait  en  notre  faveur,  fût 
»  confirmé  par  sa  mort  ».  Une  mort  commune  ne 
suffisoit  pas;  il  falloit  qu'elle  fût  tragique  et  san- 
glante; il  falloit  que  tout  son  sang  fût  versé  et  toutes 
ses  veines  épuisées,  afin  qu'il  nous  pût  dire  aujour- 
d'hui :  «  Ce  sang,  que  vous  voyez  répandu  pour  la 
M  rémission  des  péchés ,  c'est  le  sang  du  nouveau 
»  Testament  »  qui  est  rendu  immuable  par  ma  mort 
cruelle  et  ignominieuse  ;  Hic  est  enim  sanguis  meus 
novi  Testainenti ^...  in  remissionem  peccatorwn  ('^). 
Que  si  vous  me  demandez  pourquoi  ce  Fils  bien- 
aimé  avoit  reçu  d'en-haut  cette  loi  si  dure ,  de  ne 
pouvoir  disposer  d'aucun  de  ses  biens  ,  que  sous  une 
condition  si  onéreuse  ;  je  vous  répondrai  en  un  mot, 
que  nos  péchés  l'exigeoient  ainsi.  Oui,  Jésus  eût 
bien  pu  donner,  mais  nous  n'étions  pas  capables  de 
rien  recevoir;  notre  crime  nous  rendoit  infâmes,  et 

(»)  Heb.  IX.  16,  17.  —  (*)  Matth.  xxvi.  28. 

BOSSUEÏ.    XIII.  3l 


482  SUR    LA    PASSION 

entièrement  incapables  de  recevoir  aucun  bien  :  car 
les  lois  ne  permettent  pas  de  disposer  de  ses  biens  en 
faveur  de  criminels  condamnés,  tels  que  nous  étions 
par  une  juste  sentence.  Il  falloit  donc  auparavant 
expier  nos  crimes  :  c'est  pourquoi  le  charitable  Jésus, 
voulant  nous  donner  ses  biens  qui  nous  enrichissent, 
il  nous  donne  auparavant  son  sang  qui  nous  lave  ; 
afin  qu'étant  purifiés,  nous  fussions  capables  de  re- 
cevoir le  don  qu'il  nous  a  fait  de  tous  ses  trésors. 
Allez  donc ,  ô  mon  cher  Sauveur ,  allez  au  jardin  des 
Olives ,  allez  en  la  maison  de  Caïphe ,  allez  au  pré- 
toire de  Pilate,  allez  enfin  au  Calvaire  ;  et  répandez 
partout  avec  abondance  ce  sang  du  nouveau  testa- 
ment, par  lequel  nos  crimes  sont  expiés  et  entière- 
ment abolis. 

C'est  ici  qu'il  faut  commencer  à  contempler  Jésus- 
Christ  dans  sa  passion  douloureuse,  et  à  voir  couler 
ce  sang  précieux  de  la  nouvelle  alliance ,  par  lequel 
nous  avons  été  rachetés  :  et  ce  qui  se  présente  d'abord 
à  mes  yeux,  c'est  que  ce  divin  sang  coule  de  lui- 
même  dans  le  jardin  des  Olives;  les  habits  de  mon 
Sauveur  sont  percés  et  la  terre  toute  humectée  de 
cette  sanglante  sueur  qui  ruisselle  du  corps  de  Jésus. 
O  Dieu  !  quel  est  ce  spectacle  qui  étonne  toute  la 
nature  humaine  !  ou  plutôt  quel  est  ce  mystère  qui 
nettoie  et  qui  sanctifie  la  nature  humaine!  je  vous 
prie  de  le  bien  entendre. 

N'est-ce  pas  que  notre  Sauveur  savoit  que  notre 
salut  étoit  dans  son  sang,  et  que,  pressé  d'une  ar- 
deur immense  de  sauver  nos  âmes,  il  ne  peut  plus 
retenir  ce  sang  qui  contient  en  soi  notre  vie  bien  plus 
que  la  sienne  ?  Il  le  pousse  donc  au  dehors  par  le 


DE    J  ES  US- Cil  m  ST.  4-83 

seul  cflbrt  de  sa  cliarite'  ;  de  sorte  qu'il  semble  que 
ce  divin  sang,  avide  de  couler  pour  nous,  sans  at- 
tendre la  violence  étrangère  ,  se  déborde  déjà  de 
lui-même,  poussé  par  le  seul  effort  de  la  cbarité. 
Allons,  mes  Frères,  recevoir  ce  sang  :  «  Ah!  terre, 
M  ne  le  cache  pas  «  ;  Terra  ,  ne  operias  saiigidnem 
istum  (0  :  c'est  pour  nos  âmes  qu'il  est  répandu ,  et 
c'est  à  nous  de  le  recueillir  avec  une  foi  pieuse. 

Mais  cette  sueur  inouie  me  découvre  encore  un 
autre  mystère.  Dans  ce  désir  infini  que  Jésus  avoit 
d'expier  nos  crimes,  il  s'étoit  abandonné  volontai- 
rement à  une  douleur  infinie  de  tous  nos  excès  :  il 
les  voyoit  tous  en  particulier,  et  s'en  afîligeoit  sans 
mesure ,  comme  si  lui-même  les  avoit  commis;  car  il 
en  étoit  chargé  devant  Dieu.  Oui,  mes  Frères,  nos 
iniquités  venoient  fondre  sur  lui  de  toutes  parts,  et 
il  pouvoit  bien  dire  avec  David  :  Torrentes  iniqui- 
taiis  conturhaverunt  me  (2)  :  «  Les  torrens  des  pé- 
))  chés  m'accablent  ».  De  là  ce  trouble  où  il  est  en- 
tré ,  lorsqu'il  dit  :  «  Mon  ame  est  troublée  (5)  »  :  de 
là  ces  angoisses  inexplicables  qui  lui  font  prononcer 
ces  mots  dans  l'excès  de  son  accablement  :  «  Mon 
»  ame  est  triste  jusqu'à  mourir  »  :  Tristis  est  anima 
mea  usque  ad  mortemi^).  Car  en  effet,  chrétiens, 
la  seule  immensité  de  cette  douleur  lui  auroit  donné 
le  coup  de  la  mort ,  s'il  n'eût  lui-même  retenu  son 
ame ,  pour  se  réserver  à  de  plus  grands  maux ,  et 
boire  tout  le  calice  de  sa  passion.  Ne  voulant  donc 
pas  encore  mourir  dans  le  jardin  des  Olives ,  parce 
qu'il  devoit ,  pour  ainsi  dire ,  sa  mort  au  Calvaire  ; 

(0  Job.  XVI.  19.  —  W  Ps.  XVII.  5.  —  (3)  Joan.  xii.  27.  —  (.4}  Malth^ 
XXVI.  38. 


484  SÏJIî^    ^^    PASSION 

il  laisse  néanmoins  déborder  son  sang ,  pour  nous 
convaincre,  mes  Frères,  que  nos  péchés,  oui,  nos 
seuls  péchés,  sans  le  secours  des  bourreaux,  pou- 
voient  lui  donner  la  mort.  L'eussiez-vous  pu  croire, 
ô  pécheur,  que  le  péché  eût  une  si  grande  et  si  mal- 
heureuse puissance  ?  Ah  !  si  nous  ne  voyions  défaillir 
Jésus  qu'entre  les  mains  des  soldats  qui  le  fouettent, 
qui  le  tourmentent,  qui  le  crucifient,  nous  n'accu- 
serions de  sa  mort  que  ses  supplices  :  maintenant 
que  nous  le  voyons  succomber  dans  le  jardin  des 
Olives,  où  il  n'a  pour  persécuteurs  que  nos  péchés, 
accusons-nous  nous-mêmes  de  ce  déicide 'j  pleurons, 
gémissons,  battons  nos  poitrines,  et  tremblons  jus- 
qu'au fond  de  nos  consciences.  Et  comment  pou- 
vons-nous n'être  pas  saisis  de  frayeur,  ayant  en  nous- 
mêmes,  au  dedans  du  cœur,  une  cause  de  mort  si 
certaine  ?  Si  le  seul  péché  suffisoit  pour  faire  mourir 
un  Dieu,  comment  pourroient  subsister  des  hommes 
mortels  ,  ayant  un  tel  poison  dans  les  entrailles  ? 
Non,  non,  nous  ne  subsistons  que  par  un  miracle 
continuel  de  miséricorde  ;  et  la  même  puissance  di- 
vine qui  a  retenu  miraculeusement  famé  du  Sauveur 
pour  accomplir  son  supplice ,  retient  la  nôtre  pour  ac- 
complir, ou  plutôt  pour  commencer  notre  pénitence. 
Après  que  notre  Sauveur  a  fait  couler  son  sang 
par  le  seul  effort  de  sa  charité  affligée ,  vous  pouvez 
bien  croire,  mes  Frères,  qu'il  ne  l'auia  pas  épargné 
entre  les  mains  des  Juifs  et  des  Romains,  cruels  per- 
sécuteurs de  son  innocence.  Partout  où  Jésus  a  été 
pendant  la  suite  de  sa  passion ,  une  cruauté  furieuse 
l'a  chargé  de  mille  plaies  :  si  nous  avons  dessein  de 
l'accompagner  dans  tous  les  lieux  difiérens  où  il  a 


DE    JÉSUS-CHRIST.  4^^ 

paru,  nous  verrons  partout  des  traces  sanglantes 
qui  nous  marqueront  les  chemins  ;  et  la  maison  du 
pontife  ,  et  le  tribunal  du  juge  romain ,  et  le  gibet 
et  les  corps-de-garde  où  Je'sus  a  été'  livré  à  l'inso- 
lence brutale  des  soldats,  et  enfin  toutes  les  rues  de 
Jérusalem  sont  teintes  de  ce  divin  sang  qui  a  purifié 
le  ciel  et  la  terre. 

Je  ne  finirois  jamais  ce  discours ,  si  j'entreprenois 
de  vous  raconter  toutes  les  cruelles  circonstances 
oîi  ce  sang  innocent  a  été  versé  :  il  me  suffit  de  vous 
dire  qu'en  ce  jour  de  sang  et  de  carnage,  en  ce  jour 
funeste  et  salutaire  tout  ensemble ,  oii  la  puissance 
des  ténèbres  avoit  reçu  toute  licence  contre  Jésus- 
Christ  ,  il  renonce  volontairement  à  tout  l'usage  de 
la  sienne  \  si  bien  qu'en  même  temps  que  ses  ennemis 
sont  dans  la  disposition  de  tout  entreprendre ,  il  se 
réduit  volontairement  à  la  nécessité  de  tout  endurer. 
Dieu ,  par  l'effet  du  même  conseil ,  lâche  la  bride 
sans  mesure  à  la  fureur  de  ses  envieux,  et  il  resserre 
en  même  temps  toute  la  puissance  de  son  Fils  : 
pendant  qu'il  déchaîne  contre  lui  toute  la  fureur  des 
enfers ,  il  retire  de  lui  toute  la  protection  du  ciel  ; 
afin  que  ses  souffrances  montent  jusqu'au  comble, 
et  qu'il  s'expose  lui-même  nu  et  désarmé,  sans 
force  et  sans  résistance,  à  quiconque  auroit  envie  de 
lui  faire  insulte. 

Après  cela ,  chrétiens ,  faut-il  que  je  vous  raconte 
le  détail  infini  de  ses  douleurs?  faut-il  que  je  vous 
décrive  comme  il  est  livré  sans  miséricorde,  tantôt 
aux  valets,  tantôt  aux  soldats,  pour  être  l'unique 
objet  de  leur  dérision  sanglante ,  et  souffrir  de  leur 
insolence  tout  ce  qu'il  y  a  de  dur  et  d'insupportable 


486  Sm    LA    TASSION 

dans  une  raillerie  inhumaine  et  dans  une  cruauté 
malicieuse?  Faut-il  que  je  vous  le  représente,  ce 
cher  Sauveur,  lassant  sur  son  corps,  à  plusieurs 
reprises,  toute  la  force  des  bourreaux,  usant  sur  son 
dos  toute  la  dureté  des  fouets,  émous^ant  en  sa  tête 
toute  la  pointe  des  épines?  O  testament  mystique 
du  divin  Jésus  !  que  de  sang  vous  coûtez  à  cet  homme- 
Dieu  ,  afin  de  vous  faire  valoir  pour  notre  salut  î 

Tant  de  sang  répandu  ne  suflit  pas  pour  écrire  ce 
testament;  il  faut  maintenant  épuiser  les  veines  pour 
l'achever  à  la  croix.  Mes  Frères,  je  vous  en  conjure, 
soulagez  ici  mon  esprit  :  méditez  vous-mêmes  Jésus 
crucifié ,  et  épargnez-moi  la  peine  de  vous  décrire 
ce  qu'aussi  bien  les  paroles  ne  sont  pas  capables  de 
vous  faire  entendre  :  contemplez  ce  que  souffre  un 
homme  qui  a  tous  les  membres  brisés  et  rompus  par 
une  suspension  violente;  qui  ayant  les  mains  et  les 
pieds  percés ,  ne  se  soutient  plus  que  sur  ses  bles- 
sures, et  tire  ses  mains  déchirées  de  tout  le  poids  de 
son  corps  entièrement  abattu  par  la  perte  du  sang; 
qui,  parmi  cet  excès  de  peines,  ne  semble  élevé  si 
haut ,  que  pour  découvrir  de  loin  un  peuple  infini , 
qui  se  moque,  qui  remue  la  tête,  qui  fait  un  sujet 
de  risée  d'une  extrémité  si  déplorable.  Et  après  cela, 
chrétiens ,  ne  vous  étonnez  pas  si  Jésus  dit ,  qu'  «  il 
5)  n'y  a  point  de  douleur  semblable  à  la  sienne  (0  ». 

Laissons  attendrir  nos  cœurs  à  cet  objet  de  pitié; 
ne  sortons  pas  les  yeux  secs  de  ce  grand  spectacle 
du  Calvaire.  Il  n'y  a  point  de  cœur  assez  dur  pour 
voir  couler  le  sang  humain  sans  en  être  ému.  Mais 
le  sang  de  Jésus  porte  dans  les  cœurs  une  grâce  de 

(0  Thren.i.  i2. 


DE    J  ES  US- CHRIST.  4^7 

componction ,  une  émotion  de  pénitence  :  ceux  qui 
demeurèrent  au  pied  de  sa  croix  et  qui  lui  virent 
rendre  les  derniers  soupirs,  «  s'en  retournèrent,  dit 
))  saint  Luc  ,  frappant  leur  poitrine  (0  ».  Jésus- 
Clirist  mourant  d'une  mort  cruelle ,  et  versant  sans 
réserve  son  sang  innocent,  avoit  répandu  surtout 
le  Calvaire  un  esprit  de  componction  et  de  péni- 
tence. Ne  soyons  pas  plus  durs  que  les  Juifs  ;  faisons 
retentir  le  Calvaire  de  nos  cris  et  de  nos  sanglots  ; 
pleurons  amèrement  nos  péchés;  irritons-nous  sain- 
tement contre  nous-mêmes  ;  rompons  tous  ces  in- 
dignes commerces;  quittons  cette  vie  mondaine  et 
licencieuse;  portons  en  nous  la  mort  de  Jésus-Christ; 
rendons-nous  dignes  par  la  pénitence  d'avoir  part  à 
la  grâce  de  son  testament  :  il  est  fait ,  il  est  signé ,  il 
est  immuable;  Jésus  a  donné  tout  son  sang  pour  le 
valider.  Je  me  trompe  ;  il  en  reste  encore  :  il  y  a  une 
source  de  sang  et  de  grâce  qui  n'a  pas  encore  été 
ouverte.  Venez,  ô  soldat,  percez  son  côté;  un  secret 
réservoir  de  sang  doit  encore  couler  sur  nous  par 
cette  blessure  :  voyez  ruisseler  ce  sang  et  cette  eau 
du  côté  percé  de  Jésus  ;  c'est  l'eau  sacrée  du  bap- 
tême ,  c'est  l'eau  de  la  pénitence  ,  l'eau  de  nos 
larmes  pieuses.  Que  cette  eau  est  efficace  pour  laver 
nos  crimes  !  mais  ,  mes  Frères ,  elle  ne  peut  rien 
qu'étant  jointe  au  sang  de  Jésus,  dont  elle  tire  toute 
sa  vertu.  Coulez  donc,  ondes  bienheureuses  de  la 
pénitence  ;  mais  coulez  avec  le  sang  de  Jésus,  pour 
être  capables  de  laver  les  âmes.  Chrétiens,  j'entends 
le  mystère  ;  je  découvre  la  cause  profonde  pour  la- 
quelle le  divin  Sauveur  prodiguant  tant  de  sang 
(0  Luc.  xxm.  48. 


488  SUR  LA    PASSION 

avant  sa  mort,  nous  en  gardoit  encore  après  sa  mort 
même  :  celui  qu'il  répand  avant  sa  mort ,  faisoit  le 
prix  de  notre  salut  ;  celui  qu'il  répand  après ,  nous 
en  montre  l'application  par  les  sacremens  de  l'Eglise. 
Disposons-nous  donc,  chrétiens,  à  nous  appliquer 
le  sang  de  Jésus,  ce  sang  du  nouveau  Testament,  en 
méditant  qu'il  nous  est  donné  pour  la  rémission  de 
nos  crimes  :  c'est  ma  seconde  partie. 

SECOND    POINT. 

Jésus-Christ,  pour  nous  mériter  la  rémission  de 
nos  crimes ,  nous  en  a  premièrement  mérité  la  haine  ; 
et  les  douleurs  de  sa  passion  portent  grâce  dans  les 
cœurs  pour  les  détester.  Ainsi,  pour  nous  rendre 
dignes  de  mériter  ce  pardon  ,  cherchons  dans  sa 
passion  les  iiïotifs  d'une  sainte  horreur  contre  les 
désordres  de  notre  vie. 

Pour  cela,  il  nous  faut  entendre  ce  que  le  péché 
en  général,  et  ce  que  tous  les  crimes  en  particulier 
ont  fait  souffrir  au  Fils  de  Dieu,  et  apprendre  à  dé- 
tester le  péché,  par  le  mal  qu'il  a  fait  à  notre  Sau- 
veur. Le  péché  en  général  porte  séparation  d'avec 
Dieu  ,  et  attache  très-intime  à  la  créature.  Deux 
attraits  nous  sont  présentés,  avec  ordre  indispen- 
sable de  prendre  parti  ;  d'un  côté  le  bien  incréé,  de 
l'autre  le  bien  sensible  ;  et  le  cœur  humain ,  par  un 
choix  indigne,  abandonne  le  Créateur  pour  la  créa- 
ture. Qu'a  porté  le  divin  Sauveur  pour  cette  indigne 
préférence?  La  honte  de  voir  Barabbas,  insigne  vo- 
leur, préféré  publiquement  à  lui-même  par  le  sen- 
timent de  tout  un  grand  peuple.  Ne  frémissons  pas 
vainement  contre  l'aveugle  fureur  de  ce  peuple  in- 


DE    JÉSUS-CHRIST.  4^9 

grat  :  tous  les  jours,  pour  faire  vivre  en  nos  cœurs 
une  créature  chérie ,  nous  faisons  mourir  Je'sus- 
Christ  ;  nous  crions  qu'on  l'ôte ,  qu'on  le  crucifie  ; 
nous-mêmes,  nous  le  crucifions  de  nos  propres 
mains,  «  et  nous  foulons  aux  pieds,  dit  le  saint 
»  apôtre(0,  le  sang  du  nouveau  Testament  répandu 
j)  pour  laver  nos  crimes  ». 

Mais  l'attache  aveugle  à  la  créature ,  au  préjudice 
du  Créateur,  a  mérité  à  notre  Sauveur  un  supplice 
bien  plus  terrible  ;  c'est  d'avoir  été  délaissé  de  Dieu  ; 
car  écoutez  comme  il  parle  :  «  Mon  Dieu,  mon 
5)  Dieu,  dit  Jésus,  pourquoi  m'avez  -  vous  aban- 
j)  donné  (^)  »  ?  Arrêtons  ici,  chrétiens;  méditons  la 
force  de  cette  parole,  et  la  grâce  qu'elle  porte  en 
nous ,  pour  nous  faire  détester  nos  crimes. 

C'est  un  prodige  inoui  qu'un  Dieu  persécute  un 
Dieu,  qu'un  Dieu  abandonne  un  Dieu,  qu'un  Dieu 
délaissé  se  plaigne,  et  qu'un  Dieu  délaissant  soit 
inexorable  :  c'est  ce  qui  se  voit  sur  la  croix.  La  sainte 
ame  de  mon  Sauveur  est  remplie  de  la  sainte  hor- 
reur d'un  Dieu  tonnant  ;  et  comme  elle  se  veut  re- 
jeter entre  les  bras  de  ce  Dieu  pour  y  chercher  son 
soutien ,  elle  voit  qu'il  tourne  la  face ,  qu'il  la  dé- 
laisse ,  qu'il  l'abandonne ,  qu'il  la  livre  toute  entière 
en  proie  aux  fureurs  de  sa  justice  irritée.  Où  sera 
votre  recours ,  ô  Jésus  ?  Poussé  à  bout  par  les  hommes 
avec  la  dernière  violence  ,  vous  vous  jetez  entre  les 
bras  de  votre  Père;  et  vous  vous  sentez  repoussé,  et 
vous  voyez  que  c'est  lui-même  qui  vous  persécute, 
lui-même  qui  vous  délaisse,  lui-même  qui  vous  ac- 
cable par  le  poids  intolérable  de  ses  vengeances. 

(0  Hebr.  X.  29.  —  W  Matth.  xxvii.  4^. 


/îgO  SUR    LA    PASSION 

Chrétiens,  quel  est  ce  mystère?  Nous  avons  délaissé 
le  Dieu  vivant ,  et  il  est  juste  qu'il  nous  délaisse  par 
lin  sentiment  de  dédain,  par  un  sentiment  de  colère, 
par  un  sentiment  de  justice;  de  dédain,  parce  que 
nous  l'avons  méprisé  ;  de  colère ,  parce  que  nous 
l'avons  outragé;  de  justice,  parce  que  nous  avons 
violé  ses  lois  et  offensé  sa  justice.  Créature  folle  et 
fragile ,  pourras-tu  supporter  le  dédain  d'un  Dieu , 
et  la  colère  d'un  Dieu ,  et  la  justice  d'un  Dieu  ?  Ah  ! 
tu  serois  accablée  sous  ce  poids  terrible.  Jésus  se 
présente  pour  le  porter  :  il  porte  le  dédain  d'un  Dieu  , 
parce  qu'il  crie,  et  son  Père  ne  l'écoute  pas;  et  la 
colère  d'un  Dieu,  parce  qu'il  prie  ,  et  que  son 
Père  ne  l'exauce  pas  ;  et  la  justice  d'un  Dieu ,  parce 
qu'il  souffre ,  et  que  son  Père  ne  s'appaise  pas.  Il  ne 
s'appaise  pas  sur  son  Fils,  mais  il  s'appaise  sur  nous. 
Pendant  cette  guerre  ouverte  qu'un  Dieu  vengeur 
faisoità  son  Fils,  le  mystère  de  notre  paix  s'achevoit; 
on  avançoit  pas  à  pas  la  conclusion  d'un  si  grand 
traité:  «etDieuétoit  en  Christ,  dit  le  saint  apôtre  (0, 
»  se  réconciliant  le  monde  ». 

Comme  on  voit  quelquefois  un  grand  orage  ;  le 
ciel  semble  s'éclater  et  fondre  tout  entier  sur  la 
terre  ;  mais  en  même  temps  on  voit  qu'il  se  décharge 
peu  à  peu,  jusqu'à  ce  qu'il  reprenne  enfin  sa  pre- 
mière sérénité,  calmé  et  appaisé ,  si  je  puis  parler 
de  la  sorte,  par  sa  propre  indignation  :  ainsi  la  jus- 
tice divine ,  éclatant  sur  le  Fils  de  Dieu  de  toute  sa 
force ,  se  passe  peu  à  peu  en  se  déchargeant  ;  la  nue 
crève  et  se  dissipe  ;  Dieu  commence  à  ouvrir  aux 
enfans  d'Adam  cette  face  bénigne  et  riante  ;  et  par 

(0//.  Cor.  V.  19. 


DE    JÉSUS -CHllI  ST.  49  ^ 

un  retour  admirable  qui  comprend  tout  le  mystère 
de  notre  salut,  pendant  qu'il  de'laisse  son  Fils  inno- 
cent pour  Tamour  des  hommes  coupables,  il  em- 
brasse tendrement  les  hommes  coupables  pour  l'a- 
mour de  son  Fils  innocent. 

Jetons -nous  donc,  chre'tiens  ,  dans  les  horreurs 
salutaires  du  délaissement  de  Jésus  ;  comprenons  ce 
que  c'est  que  de  délaisser  Dieu ,  et  d'être  délaissé  de 
Dieu.  Nos  cœurs  sont  attachés  à  la  créature  \  elle  j 
règne,  elle  en  exclut  Dieu  :  c'est  pour  cela  que  cet 
ouvrage  est  extrême  ;  puisque  c'est  pour  le  réparer 
que  Jésus  s'expose  à  porter  pour  nous  le  délaisse- 
ment et  le  dédain  de  son  propre  Père.  Retournons  à 
Dieu,  chrétiens,  et  recevons  aujourd'hui  la  grâce  de 
réunion  avec  Dieu  que  ce  délaissement  nous  mérite. 

Mais  poussons  encore  plus  loin ,  et  voyons  daos 
la  passion  de  notre  Sauveur  tous  les  motifs  particu- 
liers que  nous  avons  de  nous  détacher  de  la  créature. 
Il  faut  donc  savoir,  chrétiens,  qu'il  y  a  dans  la  créa- 
ture un  principe  de  malignité,  quia  fait  dire  à  saint 
Jean,  non -seulement  que  «  le  monde  est  malin, 
»  mais  qu'il  n'est  autre  chose  que  malignité  (0  ». 
Mais  pour  haïr  davantage  ce  monde  malin  ,  et 
rompre  les  liens  qui  nous  y  attachent  ;  il  n'y  a  rien, 
à  mon  avis,  de  plus  efficace  que  de  lui  voir  répandre 
contre  le  Sauveur  toute  sa  malice  et  tout  son  venin. 
Venez  donc  connoître  le  monde  en  la  passion  de 
Jésus;  venez  voir  ce  qu'il  faut  attendre  de  l'amitié, 
de  la  haine,  de  l'indifférence  des  hommes,  de  leur 
prudence,  de  leur  imprudence  ,  de  leurs  vertus ,  de 
leurs  vices,   de  leur  appui,  de  leur  abandon,  de 

(0  /,  Joan.  V.  19. 


ig'i  SUR    LA    PASSION 

leur  probité  et  de  leur  injustice  :  tout  est  changeant, 
tout  est  infidèle,  tout  se  tourne  en  affliction  et  en 
croix  ;  et  Je'sus  nous  en  est  un  exemple. 

Oui ,  mes  Frères,  tout  se  tourne  en  croix  ;  et  pre- 
mièrement les  amis  :  ou  ils  se  de'tachent  par  intérêt , 
ou  ils  nous  perdent  par  leurs  tromperies,  ou  ils  nous 
quittent  par  foiblesse,  ou  ils  nous  secourent  à  contre- 
temps, selon  leur  humeur,  et  non  pas  selon  nos  be- 
soins ;  et  toujours  ils  nous  accablent. 

Le  perfide  Judas  nous  fait  voir  la  malignité  de 
l'intérêt  qui  rompt  les  amitiés  les  plus  saintes. 
Jésus  Tavoit  appelé  parmi  ses  apôtres  ;  Jésus  Ta- 
voit  honoré  de  sa  confiance  particulière ,  et  Favoit 
établi  le  dispensateur  de  toute  son  économie  :  ce- 
pendant, ô  malice  du  cœur  humain  î  ce  n'e^t  point 
ni  un  ennemi  ni  un  étranger ,  c'est  Judas ,  ce  cher 
disciple,  cet  intime  ami ,  qui  le  trahit ,  qui  le  livre  , 
qui  le  vole  premièrement,  et  après  le  vend  lui-même 
pour  un  léger  intérêt  :  tant  l'amitié,  tant  la  confiance 
est  foible  contre  l'intérêt.  Ne  dites  pas  ,  Je  choisirai 
bien  :  qui  sait  mieux  choisir  que  Jésus  ?  Ne  dites  pas , 
Je  vivrai  bien  avec  mes  amis  :  qui  les  a  traités  plus 
bénignement  que  Jésus,  la  bonté  et  la  douceur 
même  ?  Détestons  donc  l'avarice  qui  a  fait  premiè- 
rement un  voleur,  et  ensuite  un  traître  même  d'un 
apôtre;  et  n'ayons  jamais  d'assurance  où  nous  voyons 
l'entrée  au  moindre  intérêt. 

C'est  toujours  l'intérêt  qui  fait  les  flatteurs;  et 
c'est  pourquoi  ce  même  Judas  ,  que  le  démon  de 
l'intérêt  possède,  s'abandonne  par  même  raison  à 
celui  de  la  flatterie.  Il  salue  Jésus ,  et  il  le  trahit  ;  il 
l'appelle  son  maître,  et  il  le  vend;  il  le  baise,  et  il 


DE    JÉSUS- CHRIST.  49^ 

le  livre  à  ses  ennemis  :  c'est  l'image  parfaite  d'un  flat- 
teur, qui  n'applaudit  à  toute  heure   à  celui   qu'il 
nomme  son  maître  et  son  patron ,  que  pour  trafiquer 
de  lui,  comme  parle  l'apôtre  saint  Pierre.  «  Ce  sont 
»  ceux-là ,  dit  ce  grand  apôtre,  qui ,  pousse's  par  leur 
»  avarice,  avec  des  paroles  feintes,  trafiquent  de 
M  nous  M  :  In  avaritiajictis  verbis  de  a)obis  negotia- 
biintur{^):  toutes  leurs  louanges  sont  des  pie'ges  ; 
toutes  leurs  complaisances  sont  des  embûches.  Ils 
font  des  traités  secrets  dans  lesquels  ils  nous  com- 
prennent sans  que  nous  le  sachions  :  ils  s'allient  avec 
Judas  :  «  que  me  donnerez-vous,  et  je  vous  le  mettrai 
))  entre  les  mains  (^)  »  ?  Ainsi  ordinairement  ils  nous 
vendent ,  et  assez  souvent  ils  nous  livrent.  De'fîons- 
nous  donc  des  louanges  et  des  complaisances  des 
hommes.  Regardez  bien  ce  flatteur  qui  e'panche  tant 
de  parfums  sur  votre  tête  :  savez-vous  qu'il  ne  fait 
que  couvrir  son  jeu ,  et  que  par  cette  immense  pro- 
fusion de  louanges ,  qu'il  vous  donne  à  pleines  mains  , 
il  achète  la  liberté  de  décrier  votre  conduite ,  ou 
même  de  vous  trahir  sans  être  suspect  ?  Qui  ne  te 
haïroit ,  ô  flatterie ,  corruptrice  de  la  vie  humaine  , 
avec  tes  perfides  embrassemens  et  tes  baisers  empoi- 
sonnés, puisque  c'est  toi  qui  livre  le  divin  Sauveur 
entre  les  mains  de  ses  ennemis  implacables? 

Mais  après  avoir  vu ,  Messieurs ,  ce  que  c'est  que 
des  amis  corrompus ,  voyons  ce  qu'il  faut  attendre 
de  ceux  qui  semblent  les  plus  assurés  :  foiblesse  , 
méconnoissance ,  secours  en  paroles,  abandonne- 
ment  en  eiièt;  c'est  ce  qu'a  éprouvé  le  divin  Jésus. 
Au  premier  bruit  de  sa  prise ,  tous  ses  disciples  le 

0)  //.  Petr.  II.  3.—  (^)  Maitlu  xxvi.  i5. 


/5.Q/|.  SUU    LA    PASSION 

quittent  par  une  fuite  honteuse  (0.  O  Cour,  à  qui  je 
prêche  cet  évangile,  ne  te  reconnois-tu  pas  loi- 
même  dans  cette  histoire  ?  n'y  reconnois-tu  pas  tes 
faveurs  trompeuses  ^  et  tes  amitie's  inconstantes  i 
Aussitôt  qu'il  arrive  le  moindre  embarras,  tout  fuit, 
tout  s'alarme,  tout  est  étonné;  ou  I'oq  garde  tout 
au  plus  un  certain  dehors,  afm  de  soutenir  pour  la 
forme  quelque  apparence  d'amitié  trompeuse  et 
quelque  dignité  d'un  nom  si  saint.  Mais  poussons 
encore  plus  loin  ,  et  voyons  la  foiblesse  de  cette 
amitié,  lorsqu'elle  semble  le  plus  secourante.  C'est 
le  foible  des  amis  du  monde  de  nous  vouloir  aider 
selon  leur  humeur,  et  non  pas  selon  nos  besoins. 

Pierre  entreprend  d'assister  son  Maître,  et  il  met 
la  main  à  l'épée ,  et  il  défend  par  le  carnage  celui 
qui  ne  vouloit  être  défendu  que  par  sa  propre  inno- 
cence. O  Pierre!  voulez -vous  soulager  votre  divin 
Maître  ?  vous  le  pouvez  par  la  douceur  et  par  la  sou- 
mission ,  par  votre  fidélité  persévérante.  O  Pierre  î 
vous  ne  le  faites  pas ,  parce  que  ce  secours  n'est  pas 
selon  votre  humeur  :  vous  vous  abandonnez  au  trans- 
port aveugle  d'un  zèle  inconsidéré;  vous  frappez  les 
ministres  de  la  justice ,  et  vous  chargez  de  nouveaux 
soupçons  ce  Maître  innocent  qu'on  traite  déjà  de  sé- 
ditieux. C'est  ce  que  fait  faire  l'amitié  du  monde  : 
elle  veut  se  contenter  elle-même,  et  nous  donner  le 
secours  qui  est  conforme  à  son  humeur  ;  et  cependant 
elle  nous  dénie  celui  que  demanderoient  nos  besoins. 

Mais  voici,  si  je  ne  me  trompe,  le  dernier  coup 
qu'on  peut  recevoir  d'une  amitié  chancelante  :  un 
grand  zèle  mal  soutenu,  un  commencement  de  cons- 

(0  Marc.  XIV.  5o. 


DE    JÉSUS-CHRIST.  ^g^ 

tance  qui  tombe  dans  la  suite  tout  à  coup,  et  nous 
accable  plus  cruellement  que  si  Ton  nous  quittoit  au 
premier  abord  ;  le  même  Pierre  en  est  un  exemple. 
Qu'il  est  ferme!  qu'il  est  intrépide!  il  veut  mourir 
pour  son  Maître;  il  n'est  pas  capable  de  l'abandon- 
ner :  il  le  suit  au  commencement;  mais,  ô  fidélité 
commencée,  qui  ne  sert  qu'à  percer  le  cœur  de  Jésus 
par  un  reniement  plus  cruel,  par  une  perfidie  plus 
Criminelle  !  Ah  !  que  l'amitié  de  la  créature  est  trom- 
peuse dans  ses  apparences,  corrompue  dans  ses  flat- 
teries, amère  dans  ses  cliangemens,  accablante  dans 
ses  secours  à  contre-temps ,  et  dans  ses  commence- 
mens  de  constance  qui  rendent  l'infidélité  plus  in- 
supportable !  Jésus  a  souffert  toutes  ces  misères,  pour 
nous  faire  haïr  tant  de  crimes  que  nous  fait  faire  l'a- 
mitié des  hommes,  par  nos  aveugles  complaisances. 
Haïssons-les,  chrétiens,  ces  crimes;  et  n'ayons  ni 
d'amitié,  ni  de  confiance ,  dont  Dieu  ne  soit  le  motif, 
dont  la  charité  ne  soit  le  principe. 

Que  lui  fera  maintenant  souffrir  la  fureur  de  ses 
ennemis?  Mille  tourmens,  mille  calomnies,  plaies 
sur  plaies,  douleurs  sur  douleurs,  indignités  sur  in- 
dignités; et  ce  qui  emporte  avec  soi  la  dernière  ex- 
trémité des  souffrances,  la  risée  dans  l'accablement, 
l'aigreur  de  la  raillerie  au  milieu  de  la  cruauté. 

C'est  une  chose  inouie  que  la  cruauté  et  la  déri- 
sion se  joignent  dans  toute  leur  force  ;  parce  que 
l'horreur  du  sang  répandu  remplit  l'ame  d'images 
funèbres,  qui  modèrent  cette  joie  malicieuse  dont 
se  forme  la  moquerie.  Cependant  je  vois  mon  Sau- 
veur livré  à  ses  ennemis,  pour  être  l'unique  ol)jet  de 
leur  raillerie,  comme  un  insensé;  de  leur  fureur, 


49^  SUR    LÀ    PASSIOIÎ 

comme  un  scélérat  :  en  telle  sorte,  mes  Fi^ères,  que 
nous  voyons  régner  dans  tout  le  cours  de  sa  pas- 
sion, la  risée  parmi  les  douleurs,  et  l'aigreur  de  la 
moquerie  dans  le  dernier  emportement  de  la  cruauté. 

11  le  falloit  de  la  sorte;  il  falloit  que  mon  Sauveur 
«  fut  rassasié  d'opprobres  » ,  comme  avoit  prédit  le 
prophète  (Oj  afin  d'expier  et  de  condamner  par  ses 
saintes  confusions,  d'un  côté  ces  moqueries  outra- 
geuses,  de  l'autre,  ces  délicatesses  et  ce  point  d'hon- 
neur qui  fait  toutes  les  querelles.  Chrétiens,  osez- 
vous  vous  abandonner  à  cet  esprit  de  dérision  qui  a 
été  si  outrageux  contre  Jésus-Christ?  Qu'est-ce  que 
la  dérision,  sinon  le  triomphe  de  l'orgueil,  le  règne 
de  l'impudence,  la  nourriture  du  mépris,  la  mort 
de  la  société  raisonnable,  la  honte  de  la  modestie 
et  de  la  vertu  ?  Ne  voyez-vous  pas,  railleurs  à  ou- 
trance, que  d'opprobres,  et  quelle  risée  vous  avez 
causés  au  divin  Jésus?  et  ne  craignez -vous  pas  de 
renouveler  ce  qu'il  y  a  de  plus  amer  dans  sa  passion  ? 

Mais  vous,  esprits  ombrageux,  qui  faites  les  im- 
portans ,  et  qui  croyez  vous  faire  valoir  par  votre 
délicatesse  et  par  vos  dédains ,  dans  quel  abîme  de 
confusions  a  été  plongé  le  divin  Jésus  par  cette  su- 
perbe sensibilité?  Pour  expier  votre  orgueil  et  votre 
dédain ,  il  faut  que  son  supplice,  tout  cruel  qu'il  est, 
soit  encore  beaucoup  plus  infâme  ;  il  faut  que  ce 
Roi  de  gloire  soit  tourné  en  ridicule  de  toute  ma- 
nière, par  ce  roseau,  par  cette  couronne,  et  par 
cette  pourpre;  il  faut  que  l'insulte  de  la  raillerie  le 
poursuive  jusque  sur  la  croix  et  dans  les  approches 
mêmes  de  la  mort;  et  enfui  qu'on  invente  dans  sa 

(0  Thren.  m.  3o. 

passion 


DK    JE  s  us- CHRIST.  497 

passion  une  nouvelle  espèce  de  come'die,  dont  toutes 
les  plaisanteries  soient,  pour  ainsi  dire,  teintes  de 
sang,  dont  la  catastrophe  soit  toute  tragique. 

«  Mes  Frères,  dit  le  saint  apôtre  (0,  nous  sommes 
»  baptise's  en  sa  mort  w  ;  et  puisque  sa  mort  est  in- 
fâme, nous  sommes  baptise's  en  sa  confusion;  nous 
avons  pris  sur  nous,  par  le  saint  baptême^  toute 
cette  de'rision  et  tous  ces  opprobres.  Et  quoi,  tant  de 
honte,  tant  d'ignominies,  tant  d'étranges  de'risions, 
dans  lesquelles  nous  sommes  plonge's  par  le  saint 
baptême,  ne  seront-elles  pas  capables  d'étouffer  en 
nous  les  cruelles  délicatesses  du  faux  point  d'hon- 
neur? et  sera-t-il  dit  que  des  chrétiens  immoleront 
encore  à  cette  idole,  et  tant  de  sang,  et  tant  d'ames 
que  Jésus-Christ  a  rachetées?  Ah!  Sire,  continuez  à 
seconder  Jésus-Christ,  pour  empêcher  cet  opprobre 
de  son  Eglise,  et  cet  outrage  public  qu'on  fait  à  l'igno- 
minie de  sa  croix. 

Je  voulois  encore  vous  représenter  ce  que  font 
les  indilFérens;  et  je  vous  dirai,  en  un  mot,  qu'en- 
traînés par  la  fureur,  qui  est  toujours  la  plus  vio- 
lente, ils  prennent  le  parti  des  ennemis.  Ainsi  les  Ro- 
mains, que  les  promesses  du  Messie  ne  regardoient 
pas  encore,  à  qui  sa  venue  et  son  Evangile  étoient 
alors  indifférens,  épousent  la  querelle  des  Juifs  pas- 
sionnés; et  c'est  l'un  des  effets  les  plus  remarquables 
de  la  malignité  de  l'esprit  humain,  qui,  dans  le 
temps  où  il  est,  pour  ainsi  parler,  le  plus  balancé 
par  l'indifférence,  se  laisse  toujours  gagner  plus  fa- 
cilement par  le  penchant  de  la  haine.  Je  n'ai  pas  avS- 

(0  Kom.  VI.  3. 

BOSSUEÏ,    XIII.  32 


49^  si^r^  ^^^  PASSION 

sez  de  temps  pour  peser  cette  circonstance;  mais  je 
ne  puis  omettre  en  ce  lieu  ce  que  souffre  le  divin 
Sauveur  par  l'ambition  et  la  politique  du  monde, 
pour  expier  les  péchés  que  ffiit  faire  la  politique  : 
toujours  ,  si  l'on  n'y  prend  garde ,  elle  condamne  la 
vérité^  elle  affoiblit  et  corrompt  mallieureusement 
les  meilleures  intentions.  Pilate  nous  le  fait  bien  voir, 
en  se  laissant  lâchement  surprendre  aux  pièges  que 
tendent  les  Juifs  à  son  ambition  tremblante. 

Ces  malheureux  savent  joindre  si  adroitement  à 
leurs  passions  les  intérêts  de  l'Etat ,  le  nom  et  la  ma- 
jesté de  César,  qui  n'y  pensoit  pas,  que  Pilate  re- 
connoissant  l'innocence ,  et  toujours  prêt  à  l'absou- 
dre, ne  laisse  pas  néanmoins  de  la  condamner.  O 
que  la  passion  est  liai  die  ,  quand  elle  peut  prendre 
le  prétexte  du  bien  de  l'Etat!  ô  que  le  nom  du  prince 
fait  souvent  des  injustices  et  des  violences  qui  fe- 
roient  horreur  à  ses  mains,  et  dont  néanmoins  quel- 
quefois elles  sont  souillées  ;  parce  qu'elles  les  ap- 
puient ,  ou  du  moins  qu'elles  négligentde  les  répri- 
mer !  Dieu  préserve  de  tels  péchés  le  plus  juste  de  tous 
les  rois  ;  et  que  son  nom  soit  si  vénérable ,  qu'il  soit 
toujours  si  saintement  et  si  respectueusement  mé- 
nagé, que  bien  loin  d'opprimer  personne  ,  il  soit 
l'espérance  et  la  protection  de  tous  les  opprimés, 
jusqu'aux  provinces  les  plus  éloignées  de  son  Empire. 

Mais  reprenons  le  fil  de  notre  discours,  et  admi- 
rons ici ,  chrétiens ,  en  Pilate  la  honteuse  et  misé- 
rable foiblesse  d'une  vertu  mondaine  et  politique. 
Pilate  avoit  quelque  probité  et  quelque  justice  :  il  i 
avoit  même  quelque  force  et  quelque  vigueur;  il 
étoit  capable  de  résister  aux  persuasions  des  pontifes  j 


DE    JÉSUS-CHRIST.  499 

et  aux  cris  d'un  peuple  mutiné.  Combien  s'admire 
la  vertu  mondaine,  quand  elle  peut  se  soutenir  en 
de  semblables  rencontres  !  Mais  voyez  que  la  vertu 
même ,  quelque  forte   qu'elle  nous  paroisse ,   n'est 
pas  digne  de  porter  ce  nom ,  jusqu'à  ce  qu'elle  soit 
capable  de  toute  sorte  d'épreuves.  C'étoit  beaucoup, 
ce  me  semble ,  à  Pilate  d'avoir  résisté  à  un  tel  con- 
cours et  à  une  telle  obstination  de  toute  la  nation 
judaïque ,  et  d'avoir  pénétré  leur  envie  cachée,  mal- 
gré  tous  leurs  beaux  prétextes;  mais  parce  qu'il  n'est 
pas  capable  de  soutenir  le  nom  de  César ,  qui  n'y 
pense  pas ,  et  qu'on  oppose  mal  à  propos  au  devoir 
de  sa  conscience,  tout  Famour  de  la  justice  lui  est 
inutile;  sa  foiblesse  a  le  même  effet  qu'auroitla  ma- 
lice; elle  lui  fait  flageller,  elle  lui  fait  condamner, 
elle  lui  fait  crucifier  l'innocence  même;  ce  qu'auroit 
pu  faire  de  pis  une  iniquité  déclarée,  la  crainte  le 
fait  entreprendre  à  un  homme  qui  paroîl  juste.  Telles 
sont  les  vertus  du  monde  ;  elles  se  soutiennent  vi- 
goureusement, jusqu'à  ce  qu'il  s'agisse  d'un  grand 
intérêt;  mais  elles  ne  craignent  point  de  se  relâcher 
pour  faire  un  coup  d'importance.  O  vertus  indignes 
d'un  nom  si  auguste!  ô  vertus  qui  n'avez  rien  par 
dessus  les  vices,  qu'une  foible  et  misérable  apparence  ! 

Qu'il  me  seroit  aisé,  chrétiens,  de  vous  faire  voir 
en  ce  lieu  que  la  plupart  des  vertus  du  monde  sont 
des  vertus  de  Pilate;  c'est-à-dire,  un  amour  impar- 
fait de  la  vérité  et  de  la  justice!  On  les  estime,  on 
en  parle  ,  on  en  veut  savoir  les  devoirs  ;  mais  faible- 
ment et  nonchalamment.  On  demande  à  la  façon  de 
Pilate  :  c  Qu'est-ce  que  la  vérité  (0  »?  et  aussitôt  on 

0)  Joan.  XVIII.  38. 


500  SUR    LA    PASSION 


se  lève  sans  avoir  reçu  la  re'ponse.  C'est  assez  qu'on 
s'en  soit  enquis  en  passant,  et  seulement  pour  la 
forme-,  mais  on  ne  veut  pas  pénéirer  le  fond.  Ainsi 
l'on  ignore  la  vériLé,  ou  l'on  ne  ia  sait  quà  demi; 
et  la  savoir  à  demi ,  c'est  pis  que  de  l'ignorer  toute 
entière  j  parce  que  cette  connoissance  imparfaite  fait 
qu'on  pense  avoir  accompli  ce  qui  souvent  n'est  pas 
commence.  C'est  ainsi  qu'on  vit  dans  le  monde;  et 
manque  de  s'être  affermi  dans  un  amour  constant  de 
la  vérité,  on  étale  magnifiquement  une  vertu  de 
parade  dans  de  foibles  occasions,  qu'on  laisse  tout 
à  coup  tomber  dans  les  occasions  importantes. 

Jésus  donc  étant  condamné  par  cette  vertu  impar- 
faite ,  nous  apprend  à  expier  ces  défauts  et  ces  foi- 
Liesses  honteuses.  Vous  avez  vu,  ce  me  semble,  toute 
la  malignité  de  la  créature,  assez  clairement  dé- 
chaînée contre  Jésus-Christ  ;  vous  l'avez  vu  accablé 
par  ses  amis,  par  ses  ennemis,  par  ceux  qui  étant  en 
autorité  dévoient  protection  à  son  innocence,  par 
l'inconstance  des  uns,  par  la  cruelle  fermeté  des  au- 
tres, par  la  malice  consommée,  et  par  la  vertu  im- 
parfaite. Il  n'oppose  rien  à  toutes  ces  insultes  qu'un 
pardon  universel  qu'il  accorde  à  tous,  et  qu'il  de-; 
mande  pour  tous.  «  Père,  dit-il,  pardonnez-leur; 
»  car  ils  ne  savent  pas  ce  qu'ils  font  (0  ».  Non  con- 
tent de  pardonner  à  ses  ennemis,  sa  divine  bonté  les 
excuse,  elle  plaint  leur  ignorance  plus  qu'elle  ne 
blâme  leur  malice;  et  ne  pouvant  excuser  la  malice 
même,  elle  donne  tout  son  sang  pour  l'expier.  A  la 
vue  d'un  tel  excès  de  miséricorde  y  aura-t-il  quelque 
ame  assez  dure  pour  ne  vouloir  pas  excuser  tout  ce 

(i)  Luc.  xxni.  3 1. 


DE  JK  S  US -Cil  m  ST.  f>or 


qu'on  nous  a  fait  soufiVir  par  foiblesse,  pour  ne  vou- 
loir pas  pardonner  tout  ce  qu'on  nous  a  fait  souffrir 
par  malice?  Ah  î  pardon,  mes  Frères,  pardon,  grâce, 
miséricorde,  indulgence  en  ce  jour  de  re'mission  ;  et 
que  personne  ne  laisse  passer  ce  jour  sans  avoir  donné 
à  Jésus  quelque  injure  insigne,  et  pardonné  pour 
Tamour  de  lui  quelque  offense  capitale. 

Mais  au  sujet  de  ces  haines  injustes,  je  me  souviens, 
chrétiens,  que  je  ne  vous  ai  rien  dit  dans  tout  ce  dis- 
cours de  ce  que  l'amour  déshonnête  avoit  fait  souf- 
frir au  divin  Jésus.  Toutefois,  je  ne  crains  point  de 
le  dire,  aucun  crime  du  genre  humain  n'a  plongé 
son  ame  innocente  dans  un  plus  grand  excès  de  dou- 
leurs. Oui,  ces  passions  ignominieuses  font  soufiVir 
à  notre  Sauveur  une  confusion  qui  l'anéantit.  C'est 
ce  qui  lui  fait  dire  h  son  Père  :  «  Vous  connoissez  les 
»  opprobres  dont  ils  m'ont  chargé  «  :  Tu  scïs  impro- 
periiun  meum  (0.  Ce  trouble  qui  agite  nos  sens  émus 
a  causé  à  sa  sainte  ame  ce  trouble  fâcheux  qui  lui  a 
fait  dire  :  «  Mon  ame  est  troublée  (2)  )).  Cette  intime 
attache  au  plaisir  sensible  qui  pénètre  la  moelle  de 
nos  os,  a  rempli  le  fond  de  son  cœur  de  tristesse  et 
de  langueur;  et  cette  joie  dissolue  qui  se  répand  dans 
les  sens,  a  déchiré  sa  chair  virginale  par  tant  de 
cruelles  blessures  qui  lui  ont  ôté  la  figure  humaine, 
qui  lui  font  dire  par  le  saint  Psalmiste  :  «  Je  suis  un 
))  ver  et  non  pas  un  homme  (^)  ».  Donc  ô  délices 
criminelles,  de  combien  d'horribles  douleurs  avez- 
vous  percé  le  cœur  de  Jésus?  Mais  il  faut  aujourd'hui, 
mes  Frères ,  satisfaire  à  tous  ces  excès  en  nous  plon- 
geant dans  le  sang,  et  dans  les  souffrances  de  Jésus- 

CO  Ps.  Lxviii.  23.  —  ('}  Joan.  xîi.  27.  —  l^)  Ps.  xxi.  6. 


i^02     .  SURLAPASSIOJV 

Christ  ;  c'est,  Messieurs,  ce  qu'il  nous  ordonne,  et 
c'est  la  dernière  partie  de  son  testament. 

TROISIÈME  POINT. 

Quiconque  veut  avoir  part  à  la  grâce  de  ses  dou- 
leurs, il  doit  en  ressentir  quelque  impression  :  car 
ne  croyez  pas  qu'il  ait  tant  souffert ,  pour  nous  faire 
aller  au  ciel  à  notre  aise,  et  sans  goûter  l'amertume 
de  sa  passion.  Il  est  vrai  qu'il  a  soutenu  le  plus  grand 
effort 5  mais  il  nous  a  laissé  de  moindres  épreuves, 
et  toutefois  nécessaii^es  pour  entrer  en  conformité  de 
son  esprit,  et  être  honorés  de  sa  ressemblance. 

C'est  dans  le  sacrement  de  la  pénitence  que  nous 
devons  entrer  en  société  des  souffrances  de  Jésus- 
Christ.  Le  saint  concile  de  Trente  dit,  que  les  satis- 
factions que  l'on  nous  impose  doivent  nous  rendre 
conformes  à  Jésus-Christ  crucifié  (0.  Mon  Sauveur, 
quand  je  vois  votre  tête  couronnée  d'épines,  votre 
corps  déchiré  de  plaies,  votre  ame  percée  de  tant  de. 
douleurs,  je  dis  souvent  en  moi-même  :  Quoi  donc, 
une  courte  prière,  ou  quelque  légère  aumône,  ou 
quelque  effort  médiocre ,  sont  -  ils  capables  de  me 
crucifier  avec  vous?  ne  faut-il  point  d'autres  clous 
pour  percer  mes  pieds,  qui  tant  de  fois  ont  couru 
aux  crimes ,  et  mes  mains  qui  se  sont  souillées  par 
tant  d'injustices  ?  Que  si  notre  délicatesse  ne  peut 
supporter  les  peines  du  corps,  que  l'Eglise  imposoit 
autrefois  à  ses  enfans  par  une  discipline  salutaire^ 
récompensons-nous  sur  les  cœurs  :  pour  honorer  la 
douleur  immense  par  laquelle  le  Fils  de  Dieu  dé- 
plore nos  crimes ,  brisons  nos  cœurs  endurcis ,  par 

(^)  De  Satisfact.  necess.  Sess.  xiv,  cap.  viii. 


DE    JÉSUS-CHRIS  T.  5o3 

reffoi  t  d'une  contrition  sans  mesure.  Jésus  mourant 
nous  y  presse  :  car  que  signifie  ce  grand  cri  avec  le- 
quel il  expire?  Ah  !  mes  Frères  ,  il  agonisoit,  il  dé- 
failloit  peu  à  peu,  attirant  l'air  avec  peine  d'une 
bouche  toute  livide,  et  traînant  lentement  les  der- 
niers soupirs  par  une  respiration  languissante  :  ce- 
pendant il  fait  un  dernier  effort  pour  nous  inviter  h. 
la  pénitence  :  il  pousse  au  ciel  un  grand  cri,  qui 
étonne  toute  la  nature,  et  que  tout  l'univers  écoute 
avec  un  silence  respectueux  :  il  nous  avertit  qu'il  va 
mourir,  et  en  même  temps  il  nous  dit  qu'il  faut 
mourir  avec  lui.  Quelle  est  cette  mort?  C'est  qu'il 
faut  arracher  son  cœur  de  tout  ce  qu'il  aime  désor- 
donnément,  et  sacrifier  à  Jésus  ce  péché  régnant, 
qui  empêche  que  sa  grâce  ne  règne  en  nos  cœurs. 

Chrétiens  ,  Jésus  va  mourir;  il  baisse  la  tête,  ses 
yeux  se  fixent  ;  il  passe ,  il  expire  :  c'en  est  fait ,  il  a 
rendu  l'ame.  Sommes-nous  morts  avec  lui?  sommes- 
nous  morts  au  péché?  allons-nous  commencer  une 
vie  nouvelle  ?  avons-nous  brisé  notre  cœur  par  une 
contrition  véritable ,  qui  nous  fasse  entrer  aujour- 
d'hui dans  la  société  de  ses  souffrances?  Qui  me  don- 
nera, chrétiens,  que  je  puisse  imprimer  en  vos  cœurs 
ce  sentiment  de  componction?  Que  si  mes  paroles 
n'en  sont  pas  capables,  arrêtez  les  yeux  sur  Jésus,  et 
laissez-vous  attendrir  par  la  vue  de  ses  divines  bles- 
sures. Je  ne  vous  demande  pas  pour  cela.  Messieurs, 
que  vous  contempliez  attentivement  quelque  pein- 
ture excellente  de  Jésus-Christ  crucifié  :  j'ai  une  autre 
peinture  à  vous  proposer;  peinture  vivante  et  par- 
lante qui  porte  une  expression  naturelle  de  Jésus 
mourant.  Ce  sont  les  pauvres,  mes  Frères,  dans  les- 


5o4  SUR    LA    PASSION 

quels  je  vous  exhorte  de  contempler  aujourd'hui  la 
passion  de  Je'sus,  Vous  n'en  verrez  nulle  part  une 
image  plus   naturelle.   Jésus  souffre  dans  les  pau- 
vres; il  languit,  il  meurt  de  faim  dans  une  infinité 
'  de  pauvres  familles.  Voilà  donc  dans  les  pauvres 
Jésus-Christ  souffrant;    et  nous  y  voyons  encore 
pour  notre  malheur  Jésus-Christ  abandonné,  Jésus- 
Christ  délaissé,  Jésus-Christ  méprisé.  Tous  les  riches 
devroient  courir  pour  soulager  de  telles  misères  ; 
et  on  ne  songe  qu'à  vivre  à  son  aise  ,  sans  penser 
à  l'amertume  et  au  désespoir  oii  sont  abîmés  tant 
de  chrétiens.  Voilà  donc  Jésus  délaissé;  voici  quel- 
que chose  de  plus.  Jésus  se  plaint  par  son  prophète 
de   ce   que   «  l'on  a   ajouté  à   la    douleur   de   ses 
»  plaies  »  ;   Super  dolorem  vuhierum  meorwn  ad- 
didenml  (0;  «  de  ce  que  dans  sa  soif  extrême  on  lui 
»  a  donné  du  vinaigre  (2)  ».  N'est-ce  pas  donner  du 
vinaigre  aux  pauvres  que  de   les  rebuter,   de  les 
maltraiter-,  de  les  accabler  dans  leur  misère  et  dans 
leur  extrémité  déplorable?  Ah!   Jésus,    que  nous 
voyons  dans  ces  pauvi^es  peuples  une  image  trop 
effective  de  vos  peines  et  de  vos  douleurs  !  Sera-ce 
en  vain,   chrétiens,  que  toutes  les  chaires  retenti- 
ront des  cris  et  des  gémissemens  de  nos  misérables 
Frères?  et  les  cœurs  ne  seront-ils  jamais  émus  de 
telles  extrémités  ? 

Sire,  Votre  Majesté  les  connoît;  et  votre  bonté 
paternelle  témoigne  assez  qu'elle  en  est  émue.  Sire, 
que  Votre  Majesté  ne  se  lasse  pas  ;  puisque  les  mi- 
sères s'accroissent,  il  faut  étendre  les  miséricordes; 
puisque  Dieu  redouble  ses  fléaux,  il  faut  redoubler 

CO  Ps.  Lxviii.  3i.  —  W  lùid.  26. 


DE    JÉSUS-CIir.  ÎST.  5o5 

les  secours,  et  égaler,  autant  qu'il  se  peut,   le  re- 
mède à  la  maladie.  Dieu  veut  qu'on  combatte  sa  jus- 
tice par  un  ge'neVeux  eiFort  de  charité,  et  lesne'cessi- 
tés  extrêmes  demandent  que  le  cœur  s'épanche  d'une 
façon  extraordinaire.  Sire,  c'est  Jésus  mourant  qui 
vous  y  exhorte  ;  il  vous  recommande  vos  pauvres 
peuples  :  et  qui  sait  si  ce  n'est  pas  un  conseil  de  Dieu 
d'accabler,  pour  ainsi  dire,  le  monde  par  tant  de  ca- 
lamités-,  afin  que  Votre  Majestéportantpromptement 
la  main  au  secours  de  tant  de  misères,  elle  attire 
surtout  son  règne  ces  grandes  prospérités  que  le  ciel 
lui  promet  si  ouvertement?  Puisse  Votre  Majesté 
avoir  bientôt  le  moyen  d'assouvir  son  cœur  de  ce  plai- 
sir vraiment  chrétien  et  vraiment  royal ,  de  rendre 
ses  peuples  heureux  :  ce  sera  le  dernier  trait  de  votre 
bonheur  sur  la  terre;  c'est  ce  qui  comblera  Votre 
Majesté  d'une  gloire  si  accomplie,  qu'il  n'y  aura  plus 
rien  à  lui  désirer  que  la  félicité  éternelle,  que  je  lui 
souhaite  dans  toute  l'étendue  de  mon  cœur.  Amen, 


5o6 


SUR    LA    PASSION 


IV."  SERMON 


POUR 


LE  VENDREDI   SAINT, 


PRECHE  A  LA   COUR. 
SUR  LA  PASSION  DE  N.  S.  JÉSUS-CHRIST. 

Profondeur  du  mystère  de  la  croix.  Pourquoi  tant  de  crimes  con- 
courent au  supplice  du  Sauveur.  Noire  envie,  première  cause  de 
toutes  les  indignités  qu'il  souffre.  Jusqu'où  va  son  obéissance  :  com- 
ment nous  devons  imiter  sa  patience.  De  quelle  manière  Dieu  pré- 
side même  aux  mauvais  conseils  :  paix  et  confiance  que  cette  pensée 
doit  nous  inspirer.  Pardon  universel  que  Jésus-Christ  accorde  à  tous 
ceux  qui  l'outragent  :  motifs  pressans  de  traiter  nos  ennemis  avec  la 
même  charité.  Nécessité  d'une  sage  épreuve  pour  faire  une  sainte 
pàque. 


Justus  périt,  et  non  est  qui  recogitet  in  corde  suo. 

Le  juste  meurt,  et  il  ne  se  trouve  personne  qui  médite 
cette  mort  en  son  cœur,  Isai.  lvii.  i. 

1  ouTE  la  science  du  chrétien  est  renfermée  dans  la 
croix;  et  le  grand  apôtre  saint  Paul  après  avoir  ap- 
pris au  troisième  ciel  les  secrets  de  la  sagesse  de  Dieu, 
est  venu  publier  au  monde,  «  qu'il  ne  savoit  autre 
3)  chose  que  Je'sus-Ghrist,  et  Jésus-Christ  crucifié  «  : 


DE    J  É  S  U  S  -  eu  11  [  S  T.  507 

Non  enim  judicavi  me  scire  aliquid  inter  vos  ,  nisi 
Jcsinn  Chrisium  et  hune  crucijlxuin  (0. 

En  effet  il  est  véritable  que  la  sagesse  divine  ne 
s'est  jamais  montre'e  plus  à  découvert ,  à  ceux  à  qui 
la  foi  a  donne  des  yeux,  que  dans  le  mystère  de  la 
croix.  C'est  là  que  Jésus -Christ  étendant  les  bras 
nous  ouvre  le  livre  sanglant  dans  lequel  nous  pou- 
vons apprendre  tout  Tordre  des  conseils  de  Dieu, 
toute  l'e'conomie  du  salut  des  hommes ,  la  règle  fixe 
et  invariable  pour  former  tous  nos  jugemens,  la  di- 
rection sûre  et  infaillible  pour  conduire  droitement 
nos  mœurs ,  enfin  un  mystérieux  abrégé  de  toute  la 
doctrine  de  l'Evangile  et  de  toute  la  théologie  chié- 
tienne.  Ce  n'est  donc  pas  sans  raison  que  le  pro- 
phète Isaïe  se  plaint  dans  mon  texte  que  cette  mort 
n'est  pas  méditée  ;  «  Le  juste  meurt ,  nous  dit-il ,  et 
»  personne  n'y  pense  en  son  cœur  m.  C'est  en  vain 
que  la  sainte  Eglise  appelle  aujourd'hui  tous  ses  en- 
fans  à  la  croix  :  tous  en  révèrent  l'image  ;  peu  en 
contemplent  le  mystère;  aucun  presque  ne  s'en  ap- 
plique la  vertu  :  de  sorte  que  le  plus  saint  de  tous 
les  spectacles,  et  celui  qui  est  le  plus  capable  de 
toucher  les  cœurs,  n'a  pas  de  force  pour  changer 
les  nôtres. 

Qui  me  donnera,  chrétiens ,  que  je  puisse  aujour- 
d'hui vous  rendre  attentifs  à  la  croix  de  Jésus-Christ  ; 
que  je  puisse  graver  dans  vos  cœurs  un  souvenir 
éternel  de  sa  passion ,  et  vous  découvrir  les  secrets 
qu'elle  enferme  pour  votre  salut!  Mais,  mes  Frères, 
nul  n'est  capable  d'entendre  le  mystère  de  la  croix, 
si  auparavant  il  ne  l'adore  5  et  le  degré  nécessaire  pour 

(0  /.  Cor.  n.  1. 


5o8  SUR    LA    PASSION 

pénétrer  ses  grandeurs,  c'est  de  révérer  sesbassesscs. 
Donc,  ô  croix  du  sauveur  Jésus,  qui  nous  fais 
voir  aujourd'hui  le  plus  grand  de  tous  les  miracles 
dans  le  plus  grand  de  tous  les  scandales!  ô  croix, 
supplice  du  juste,  et  asile  des  criminels;  ouvrage  de 
l'injustice,  et  autel  de  la  sainteté;  qui  nous  ôtes 
Jésus-Christ,  et  qui  nous  le  donnes;  qui  le  fais  notre 
victime  et  notre  monarque;  et  enfermes  dans  le  mys- 
tère du  même  écriteau  la  cause  de  sa  mort  et  le  titre 
de  sa  royauté;  reçois  nos  adorations,  et  fais-nous  part 
de  tes  grâces  et  de  tes  lumières.  Je  te  rends ,  ô  croix 
de  Jésus,  cette  religieuse  adoration  que  l'Eglise  nous 
enseigne  ;  et  pour  l'amour  de  celui  dont  le  supplice 
t'honore ,  dont  le  sang  te  consacre ,  dont  les  oppro- 
bres te  rendent  digne  d'un  culte  éternel,  je  te  dis 
avec  cette  même  Eglise  :  O  Criix^  ave. 

Ces  saintes  lamentations  que  l'Eglise  récite  durant 
ces  jours,  les  plaintes  qui  retentissent  dans  ses  chants, 
la  mystérieuse  tristesse  de  ses  cérémonies  sacrées, 
nous  avertissent  que  voici  le  temps  de  penser  sérieu- 
sement à  la  mort  du  Juste;  et  si  nous  refusons  nos 
attentions  à  ce  grand  et  admirable  spectacle  ,  le 
prophète  s'élèvera  contre  nous  par  ces  paroles  de 
mon  texte  :  «  Le  juste  meurt,  dira-t-il,  et  cette 
»  mort  si  importante  au  genre  humain  n'est  consi- 
»  dérée  de  personne  »  :  Justus  périt  ^  et  non  est  qui 
recogitet  in  corde  suo.  Le  juste  dont  il  nous  veut 
faire  contempler  la  mort,  c'est  celui  qui  est  nommé 
dans  les  Ecritures  le  Juste  par  excellence  (0  ;  c'est 
celui  qui  a  été  attendu  dès  l'origine  du  monde  sous 

(0  IsaL  XLV.  8.  Jerem.  xxiii.  6.  /.  Joan.  ii.  i.. 


DE    JÉSUS-CHRIST.  ^OQ 

ce  titre  vraiment  auguste;  c'est  celui  qui  ayant  paru 
au  temps  destine,  a  dit  hautement  a  tous  les  hommes  : 
«  Qui  de  vous  me  reprendra  de  péché  (0  »?  et  pour 
tout  dire  en  un  mot,  qui  e'tant  Dieu  et  homme  tout 
ensemble,  est  saint  d'une  sainteté  infinie,  et  appelé 
pour  cette  raison  «  le  Saint  des  saints  (2)  ».  Cepen- 
dant une  cabale  impie  s'est  liguée  malicieusement 
contre  lui;  elle  a  trouvé  le  moyen  de  corrompre 
un  disciple  perfide,  d'animer  un  peuple  infidèle, 
d'intimider  un  juge  trop  foibie  et  malheureusement 
politique,  et  de  faire  concourir  toutes  les  puissances 
du  inonde  au  supplice  de  l'innocent  et  du  saint 
qu'on  attache  à  un  bois  infâme  au  milieu  de  deux 
scélérats  :  El  cum  iniquis  reputatus  est  {^), 

Mais  tandis  que  les  Juifs  ingrats  traitent  leur  Sau- 
veur en  cette  sorte  ;  lui  cependant ,  qui  reconnoît 
l'ordre  de  son  Père  dans  leur  haine  aveugle  et  en- 
venimée, et  qui  sait  que  c'est  leur  heure  et  la  puis- 
sance des  ténèbres,  ne  se  sert  ni  de  son  pouvoir  in- 
fini ni  de  sa  sagesse  pour  les  confondre  :  il  ne  fait 
que  baisser  la  tête;  et  bien  loin  d'appeler  à  son  se- 
cours des  légions  d'anges,  lui-même  n'allègue  rien 
pour  sa  justification.  Bien  plus,  il  ne  se  plaint  pas 
même  de  ses  ennemis.  On  a  vu  les  innocens  affligés 
faire  de  funestes  imprécations  contre  leurs  persécu- 
teurs; celui-ci,  le  plus  juste  sans  comparaison  et  le 
plus  indignement  traité ,  ni  ne  dit  rien  de  fâcheux , 
ni  n'invoque  contre  les  Juifs,  qui  le  persécutent,  le 
ciel  témoin  de  son  innocence  :  au  contraire  il  n'ou- 
vre la  bouche  que  pour  demander  leur  grâce;  et 
non  content  de  leur  pardonner  pendant  qu'ils  le 

(0  Joan.  VIII.  46.  —  (*)  Dan.  ix.  24.  —  '?)  Isai.  Lin.  12. 


5  I  O  s  U  R    L  A    P  A  s  s  I  O  N 

font  mourir  inhumainement,  il  offre  encore  pour 
eux  ce  sang  que  répandent  leurs  mains  sacrilèges  ; 
tant  sa  bonté  est  inépuisable. 

C'est  ainsi  que  pendant  que  les  médians  osent 
tout  contre  le  Juste,  non-seulement  il  souffre  tout 
par  obéissance,  mais  encore  il  pardonne  tout  23ar 
miséricorde.  O  le  saint  et  admirable  spectacle  !  qu'a 
jamais  vu  le  ciel  et  la  terre  qui  mérite  davantage 
d'être  regardé,  qu'une  telle  persécution  si  injuste- 
ment entreprise ,  si  humblement  soutenue ,  si  misé- 
ricordieusemen t  pai'donnée ?  Ouvrons  donc  les  yeux , 
chrétiens 5  et  pour  obéir  au  prophète,  qui  nous 
presse  avec  tant  de  force  de  penser  à  la  mort  du 
Juste,  considérons  attentivement  avec  quelle  malice 
on  le  persécute,  avec  quelle  obéissance  il  se  soumet, 
avec  quelle  bonté  il  pardonne.  Mais  puisque  tout  se 
fait  ici  pour  notre  salut,  et  que  nous  avons  tant  de 
part  en  toutes  manières  à  la  mort  de  cet  innocent; 
pénétrons  encore  plus  loin ,  et  nous  trouverons,  Mes- 
sieurs, dans  ses  persécutions  notre  crime,  dans  son 
obéissance  notre  exemple ,  dans  le  pardon  qu'il  ac- 
corde notre  grâce  et  notre  espérance. 

PREMIER  POINT. 

Il  est  aisé,  chrétiens,  de  rencontrer  notre  crime 
dans  les  injustes  persécutions  du  Sauveur  des  âmes. 
Car  comme  la  foi  nous  apprend,  «  qu'il  a  été  livré 
»  pour  nos  péchés  (0  »  ;  nous  pouvons  compren- 
dre sans  peine ,  dit  le  dévot  saint  Bernard  (2) ,  que 
nous  sommes  les  auteurs  de  son  supplice ,  plus  que 

(»)  Ro77i.  IV.  ?.5.  —  C^)  Scrm.  Fer.  seeuniL  Pasch.  Append.  tom.  11, 
ri.  i3,  col.  662. 


■ 

I 


DE    JÉSUS-CHRIST.  SlI 

Judas  qui  le  trahit,  plus  que  les  Juifs  qui  Faccu- 
sent,  plus  que  Pilate  qui  le  condamne,  pins  que 
les  soldats  qui  le  crucifient.  Mais  c'est  d'une  au- 
tre manière,  que  je  pre'tends  considérer  notre  crime 
dans  la  passion  du  Sauveur.  Je  veux  vous  y  faire 
voir  les  diverses  dispositions  de  ceux  qui  ont  con- 
couru à  perse'cuter  l'innocent,  et  dans  ces  disposi- 
tions les  inclinations  et  les  mœurs  des  hommes,  afin 
que  chacun  puisse  reconnoître  la  malignité  qu'il 
porte  en  son  cœur.  Pour  cela  il  faut  remonter  jus- 
ques  au  principe,  et  remarquer,  chrétiens,  que  c'a 
été  un  conseil  de  Dieu  que  Jésus-Christ,  qui  devoit 
mourir  pour  le  péché,  mourût  aussi  par  le  péché 
même  :  je  veux  dire  qu'étant  la  victime  et  la  com- 
mune propitiation  de  tous  les  crimes  du  monde  (0, 
il  est  aussi  arrivé  que  presque  tous  les  crimes  ont 
part  à  sa  mort  et  à  son  supplice.  C'est  pourquoi  nous 
y  voyons  concourir  l'envie,  la  cruauté,  la  dérision, 
les  blasphèmes,  les  artifices,  les  faux  témoignages, 
l'injustice  et  la  perfidie;  enfin  il  a  éprouvé  tout  ce 
qu'il  y  a  de  plus  furieux,  de  plus  injuste  et  de  plus 
malin  dans  le  cœur  de  l'homme. 

Que  si  vous  me  demandez  quelle  a  été  la  cause  de 
ce  conseil,  et  pourquoi  tant  de  crimes  ont  concouru 
au  supplice  du  Sauveur  des  âmes;  je  vous  dirai, 
chrétiens,  c'est  que  le  Fils  de  Dieu  nous  est  proposé 
comme  celui  qui  non-seulement  doit  expier  les  pé- 
chés et  la  malice  du  monde ,  mais  encore  la  faire 
haïi'.  Il  y  a  dans  la  créature  un  fond  de  malignité  in- 
finie, qui  fait  dire  à  l'apôtre  saint  Jean,  non-seule- 
ment que  le  monde  est  malin ,  mais  encore  «  qu'il 

(0  /.  Joan.  II.  2. 


5l2  SUR    LA    PASSION 

«  n'est  autre  chose  que  malignité  »  :  Mundus  totus 
in  maligno positus  est  (0.  [Elle^i'est]  produite  contre 
Je'sus-Christ  pour  deux  raisons  :  il  est  venu  coQibattre 
la  malignité  du  monde  ;  il  a  été  nécessaire  qu'il  la 
fît  déclarer  toute  entière,  afm  de  faire  éclater  l'op- 
position éternelle  de  lui  et  du  monde  :  c'est  pour- 
quoi elle  a ,  pour  ainsi  dire  ,  marché  contre  lui 
comme  en  bataille  rangée ,  et  déployé  contre  lui 
tout  ce  qu'elle  a  de  malices. 

Secondement  [il  est  venu]  expier  [les  péchés], 
nous  donner  les  moyens  de  les  connoitre,  et  les  mo- 
tifs de  les  haïr.  Mais  rien  ne  nous  peut  faire  haïr  da- 
vantage la  malignité  du  monde,  que  de  lui  voir  ré- 
pandre contre  le  Sauveur  tout  ce  qu'elle  a  de  venin. 
C'est  pour  cela  qu'il  a  fallu  que  tout  ce  qu'il  y  a  de 
plus  secret ,  tout  ce  qu'il  y  a  de  profondeur  dans  la 
malice  des  hommes  parût  au  jour  ;  afm  qu'elle  nous 
parût  d'autant  plus  digne  d'exécration,  qu'elle  est 
plus  avant  mêlée  dans  le  plus  non-  attentat  que  l'u- 
nivers ait  jamais  vu.  Ainsi  la  manière  la  plus  utile 
de  considérer  les  persécutions  qu'on  fait  au  Sau- 
veur des  âmes ,  c'est  de  peser  attentivement  de  quoi 
le  cœur  de  l'homme  a  été  capable;  afin  qu'autant  de 
fois  que  nous  coanoîtrons  en  nous-mêmes  quelque 
ressemblance  avec  ceux  qui  ont  affligé  et  persécuté 
Jésus-Christ,  nous  voyions  en  combien  de  sortes  nous 
renouvelons  le  crime  des  Juifs  et  la  passion  du  Sau- 
veur des  âmes. 

Venez  donc  apprendre.  Messieurs,  dans  l'histoire  de 
ses  douleurs ,  ce  qu'il  faut  attendre  du  monde  :  venez 
connoîtrele  naturel  et  les  malignes  dispositions  de  fes^ 

C»)  /.  Joon.  V.  19. 

prit 


DE    JÉSUS-CHRIST.  5l3 

prit  liuinaiii  :  en(in  venez  voir  ce  qu'il  faut  souffrir 
de  Taniitie',  de  la  haine,  de  l'indifférence  des  hommes  ; 
de  leur  appui ,  de  leur  abandon  ;  de  leurs  vertus  et 
de  leurs  vices;  de  leur  probité  et  de  leur  injustice. 
Tout  est  changeant  ,  tout  est  infidèle  ,  tout  se 
tourne  en  affliction  ;  et  Jésus-Christ  nous  en  est  un 
illustre  exemple  (*) 

Que  lui  fera  maintenant  souffrir  la  fureur  de  ses 
ennemis?  Mille  tourmens,  mille  afflictions,  mille  ca- 
lomnies. Mais  avant  que  de  vous  parler  de  toutes 
ces  indignités,  regardons-en  la  première  cause  qui 
étoit  une  noire  envie.  C'est  la  plus  basse ,  la  plus 
odieuse ,  la  plus  décriée  de  toutes  les  passions  ;  mais 
peut-être  la  plus  commune,  et  dont  peu  d'ames 
sont  tout-à-fait  pures.  Apprenons  donc  à  la  détester 
et  à  la  déraciner  jusqu'aux  moindres  fibres;  puisque 
c'est  elle  qui  a  inventé  et  exécuté  tout  ce  qui  a  été 
entrepris  contre  le  Juste.  Les  hommes  se  piquent 
d'être  délicats  ;  et  la  flatterie  de  notre  amour-propre 
nous  fait  si  grands  à  nos  yeux,  que  nous  prenons 
pour  un  attentat  la  moindre  apparence  de  contra- 
diction ,  et  nous  nous  emportons  si  peu  qu'on  nous 
blesse. 

Mais  ce  qu'il  y  a  en  nous  de  plus  déréglé ,  c'est 
que  même ,  tant  nous  sommes  tendres,  on  nous  fâche 

C*)  Voyez,  pour  remplir  ceUe  lacune,  le  sermon  précédent,  de- 
puis la  page  492  jusqu'à  la  page  5oi.  Il  est  à  croire  que  Bossuet  se 
proposoit  d'emprunter  de  ce  même  sermon  ce  qui  manque  ici,  puis- 
qu'il y  renvoie  dans  un  autre  endroit  du  manuscrit.  (  Edit.  de 
J^ersailles.  ) 

BoSSUET.   XIII.  33 


5i4  SUR    LA    PASSION 

sans  nous  faire  mal ,  on  nous  blesse  sans  nous  tou- 
cher. Celui-là  fait  sa  fortune  innocemment ,  et  il 
nous  rend  ses  ennemis  par  ses  bons  succès  :  ou  sa 
vertu  nous  fait  ombre ,  ou  sa  réputation  nous  of- 
fusque. Les  scribes  et  les  pharisiens  ne  pouvoient 
souffrir  Jésus-Christ ,  ni  la  pureté  de  sa  doctrine ,  ni 
l'innocente  simplicité  de  sa  vie  et  de  sa  conduite,  qui 
confondoit  leur  hypocrisie ,  leur  orgueil  et  leur  ava- 
rice. «  O  envie,  dit  excellemment  saint  Grégoire 
3)  de  Nazianze  (0,  tu  es  la  plus  juste  et  la  plus  in- 
»  juste  de  toutes  les  passions  :  injuste  certainement, 
3)  parce  que  tu  affliges  les  innocens;  mais  juste  aussi 
3)  tout  ensemble ,  parce  que  tu  punis  les  coupables  : 
))  injuste  encore  une  fois,  parce  que  tu  incommodes 
j)  tout  le  genre  humain  3  mais  juste  en  cela  souverai- 
3)  nement,  que  tu  commences  ta  maligne  opération 
»  par  le  cœur  oii  tu  es  conçue  ».  Les  pontifes  des 
Juifs  et  les  pharisiens,  tourmentés  nuit  et  jour  de 
cette  lâche  passion,  s'emportent  aux  derniers  excès 
contre  le  Sauveur,  et  joignent  ensemble,  pour  l'ac- 
cabler, tout  ce  que  la  dérision  a  de  plus  outrageux 
et  la  cruauté  de  plus  sanguinaire. 

C'est  une  chose  inouie  que  la  risée  et  la  cruauté 
se  joignent  dans  toute  leur  force;  à  cause  que  l'hor- 
reur du  sang  répandu  remplit  l'ame  d'images  funè- 
bres qui  rabattent  cette  joie  malicieuse  dont  se  forme 
la  moquerie.  Cependant  je  vois  mon  Sauveur  livré  à 
ses  ennemis  pour  être  l'unique  objet  de  leur  rail- 
lerie, comme  un  insensé;  de  leur  fureur,  comme  un 
scélérat  :  en  telle  sorte ,  mes  Frères ,  que  nous  voyons 
régner  dans  tout  le  cours  de  sa  passion  la  risée 

(0  Orat,  xxvii,  n.  8,  tom.  i,  p.  466,  4^7. 


DLJLSUS-CIIRIST.  5l5 

parmi  les  douleurs ,  et  l'aigreur  de  la  moquerie,  dans 
le  dernier  emportement  de  la  cruauté. 

SECOND   POINT. 

Saint  Augustin  a  remarqué  comme  trois  principes 
de  la  mort  de  notre  Seigneur.  «  Jésus-Christ,  dit  ce 
))  saint  évéque  (0,  a  été  livré  au  dernier  supplice 
3>  par  trois  sortes  de  personnes;  par  son  Père,  par 
))  ses  ennemis,  par  lui-même  ».  11  a  été  livré  par 
son  Père  ;  c'est  ce  qui  fait  dire  à  l'apôtre  que  «  Dieu 
»  n'a  pas  épargné  son  propre  Fils ,  mais  qu'il  Fa  li- 
»  vré  pour  nous  tous  »  :  Pro  nohis  omnibus  tradi- 
dit  eum  (2).  Il  a  été  livré  par  ses  ennemis  :  Judas  l'a 
livré  aux  Juifs;  E^o  Dohis  eum  tradam  (?)\  les  Juifs 
l'ont  livré  à  Pilate  ;  Tradiderunt  Pontio  Pilato  prce- 
sidi  (4)  ;  «  Pilate  Fa  livré  aux  soldats  pour  le  cruci- 
»  fier  »;  Tradidit  eum  militihus  ad  crucifigendum.  (^}. 
Non-seulement,  chrétiens,  il  a  été  livré  par  son  Père, 
et  livré  par  ses  ennemis,  mais  encore  livré  par 
lui  -  même  ;  et  saint  Paul  en  est  touché  jusqu'au 
fond  de  Famé,  lorsqu'il  écrit  ainsi  aux  Galates  :  «  Je 
»  vis  en  la  foi  du  Fils  de  Dieu  qui  m'a  aimé,  et  s'est 
»  livré  lui-même  pour  moi  »  ;  Et  tradidit  semetipswn 
pro  me  (6).  Voilà  donc  le  Fils  de  Dieu  livré  à  la  mort 
par  de  différentes  personnes  et  par  des  motifs  bien 
différens.  Son  Père  Fa  livré  par  un  sentiment  de  jus- 
tice ,  Judas  par  un  motif  d'intérêt,  les  Juifs  par  Fins- 
tinct  d'une  noire  envie  ,  Pilate  par  lâcheté,  lui- 
même  enfin  par  obéissance. 

Mais  pour  entendre  jusqu'où  va  son  obéissance, 

(ï)  In  Epist.  Joan,  Tract.  \n,  n.  7,  tom.  m,  part.  11,  col.  874» 
875.  —  ('-)  Rom.  viii.  32.  —  (^)  Matth.  xxvi.  j5.  —  (4)  Ibid.  xxvii.  2. 
—  ^5;  Ibid.  26.  —  ^6;  Gai.  II.  20. 


5l6  SUR    LA    PASSION 

il  faut  rappeler  en  notre  mémoire  que  s'e'tant  soumis 
à  la  volonté  de  son  Père  et  à  toutes  les  volontés 
quoique  dépravées  de  ses  plus  cruels  ennemis,  et 
s'étant  chargé  volontairement  des  iniquités  du 
monde ,  la  justice  de  son  Père  a  voulu  les  venger  sur 
sa  personne  :  et  Theure  n'est  pas  plutôt  arrivée  de 
transporter  sur  cet  innocent  toute  la  peine  des  cou- 
pables pour  lesquels  il  a  répondu,  qu'aussitôt  le  Père 
éternel  fait  deux  choses  étonnantes  ;  il  lâche  contre 
son  Fils  toute  la  puissance  des  enfers,  et  il  semble 
en  même  temps  retirer  de  lui  toute  la  protection  du 
ciel.  Jusqu'à  ce  jour,  chrétiens,  ses  ennemis  avoient 
tenté  vainement,  tantôt  de  le  lapider,  tantôt  de  le 
prendre  :  ils  pouvoient  bien  attenter,  mais  non  rien 
exécuter  contre  sa  personne ,  jusqu'à  ce  que  le  signal 
fût  donné  d'en-haut.  Mais  Dieu  ayant  aujourd'hui 
lâché  la  main ,  vous  avez  vu  en  un  moment  toutes  les 
passions  excitées,  toutes  les  puissances  émues,  toutes 
les  furies  déchaînées  contre  Jésus-Christ.  Que  ces  ef- 
forts seroient  vains,  et  que  cette  rage  du  monde  se- 
roit  impuissante,  si  le  Fils  de  Dieu  vouloit  résister! 
Il  ne  le  fait  pas,  chrétiens  :  il  voit  son  heure  arrivée ^ 
il  adore  l'ordre  de  son  Père;  et  résolu  d'obéir,  il 
laisse  à  la  malice  des  Juifs  une  puissance  sans  bornes 
contre  sa  personne  :  si  bien  que,  pendant  que  ses 
ennemis  sont  dans  la  disposition  de  tout  oser,  il  se 
réduit  lui-même  volontairement  à  la  nécessité  de 
tout  souffrir.  C'est  en  cette  sorte ,  Messieurs ,  qu'ils 
deviennent,  pour  ainsi  dire,  tout-puissans  contre 
le  Tout-puissant  même,  qui  s'expose,  sans  force  et 
sans  résistance,  à  quiconque  entreprendra  de  lui 
faire  outrage. 


DE    J  É  S  U  S  -  C  II  U  I  S  T.  5  [  'J 

C'est  ce  que  l'apôtre  saint  Pierre  nous  explique 
excellemment  en  un  petit  mot  dans  sa  première 
Epître  canonique  (0,  où  remettant  devant  nos  yeux 
Jesus-Christ  souffrant,  il  remarque  «  qu'il  ne  rendoit 
»  point  ni  opprobres  pour  opprobres ,  ni  male'dic- 
»  tion  pour  malédiction,  ni  menaces  pour  menaces  » . 
Que  faisoit'-il  donc,  chre'tiens ,  dans  tout  le  cours 
de  sa  passion  ?  l'apôtre  saint  Pierre  nous  l'expliquera 
dans  une  seule  parole  :  Tradehat  autem  judicanti 
se  injuste  :  «  Il  se  livroit,  il  s'abandonnoit  à  celui 
»  qui  le  jugeoit  injustement  ».  Et  ce  qui  se  dit  de 
son  juge ,  se  doit  entendre  de  la  même  sorte  de  tous 
ceux  qui  entreprennent  de  lui  faire  insulte  :  il  se 
livre  tout-à-fait  à  eux  pour  faire  de  lui  à  leur  vo- 
lonté. C'est  pourquoi  il  ne  refuse  pas  sa  divine  boucho 
aux  perfides  baisers  de  Judas  ;  il  tend  volontaire- 
ment aux  coups  de  fouet  ses  épaules  innocentes;  il 
donne  lui-même  ses  mains,  qui  ont  opéré  tant  de 
miracles,  tantôt  aux  liens  et  tantôt  aux  clous;  et 
présente  ce  visage,  autrefois  si  majestueux,  à  toutes 
les  indignités  dont  s'avise  une  troupe  furieuse.  Il  est 
écrit  expressément,  «  qu'il  ne  détournoit  pas  seule- 
»  ment  sa  face  »  :  Faciem  meani  non  averti  ah  in- 
crepantibus  et  conspuentibus  in  me  ('^).  Victime  hum- 
blement dévouée  à  toute  sorte  d'excès,  il  ne  fait 
qu'attendre  le  coup  sans  en  vouloir  seulement  élu- 
der la  force  par  le  moindre  mouvement  de  tête.  Ve- 
nez donc,  ô  Juifs  et  Pxomains,  magistrats  et  parti- 
culiers, peuples  et   soldats,  venez  cent  fois  à   la 
charge;  multipliez  sans  fin  vos  outrages,  plaies  sur 
plaies ,  douleurs  sur  douleurs ,  indignités  sur  indi- 
cé) /.  Par.  II.  23.  —  W  U.  L.  6. 


5l8  SUR    LA    PASSION 

gnités  :  mon  Sauveur  ne  re'siste  pas,  et  respecte  en 
Totre  fureur  Tordre  de  son  Père.  Ainsi  son  innocence 
est  abandonnée  au  de'bordement  effréné  de  votre 
licence,  et  à  la  toute-puissance,  si  je  puis  l'appeler 
ainsi,  de  votre  malice. 

Si  jamais  il  vous  arrive ,  Messieurs ,  de  tomber 
entre  les  mains  de  vos  ennemis ,  d'être  décriés  par 
leurs  médisances ,  enveloppés  dans  leurs  artifices  , 
accablés  par  leur  puissance  et  par  leur  crédit,  sou- 
venez-vous du  Juste  que  vous  voyez  succomber  au- 
jourd'hui sous  la  malice  obstinée  de  ses  envieux.  C'est 
là,  je  le  confesse,  la  plus  rude  épreuve  de  la  pa- 
tience :  on  cède  plus  facilement  dans  les  autres  maux 
cil  la  malice  des  hommes  ne  se  mêle  pas  ;  mais  quand 
la  malignité  de  nos  ennemis  est  la  cause  de  nos  dis- 
grâces ,  on  a  peine  à  trouver  de  la  patience.  Et  la 
raison  ,  chrétiens,  c'est  que  par  exemple  dans  les 
maladies  un  certain  cours  naturel  des  choses  nous 
découvre  plus  clairement  l'ordre  de  Dieu ,  auquel 
notre  volonté  quoique  indocile  voit  bien  néanmoins 
qu'il  faut  se  rendre.  Mais  cet  ordre  qui  nous  est 
montré  dans  les  nécessités  naturelles ,  nous  est  caché 
au  contraire  parla  malice  des  hommes.  Loi^que  nous 
sommes  circonvenus  par  des  fraudes,  par  des  injus- 
tices ,  par  des  tromperies  ;  lorsque  nous  voyons  que 
«  nos  ennemis  nous  ont  comme  assiégés  et  environnés 
»  par  des  paroles  de  haine  » ,  ainsi  que  parle  le  divin 
Psalmiste;  Sermonibus  odii  circumdederiint  me  et 
expu^naverunt  me  gratis  i^),  [que]  les  sorties  pour 
nous  échapper,  les  avenues  pour  nous  secourir  [sont 
fermées  par]  une  circonvallation  d'iniquité,  et  que 

(0  Ps.  CVlll.  2. 


DE    JÉSUS-CHRIST.  5l9 

de  quelque  coté  que  nous  nous  tournions ,  leur  ma- 
lice a  pris  les  devans ,  et  nous  a  ferme's  de  toutes 
parts,  alors  il  est  malaisé  de  reconnoître  Tordre  d'un 
Dieu  juste  parmi  tant  d'injustices  qui  nous  pressent; 
et  comme  rien  ne  nous  paroît  que  la  malice  des 
hommes  qui  nous  trompent  et  qui  nous  oppriment, 
notre  cœur  croit  avoir  droit  de  se  révolter;  et  c'est 
la  qu'on  se  sent  poussé  aux  derniers  excès. 

O  Jésus  crucifié  par  les  impies  !  ô  juste  pei'sécute 
de  la  manière  du  monde  la  plus  outrageuse  î  venez 
ici  à  notre  secours,  et  faites-nous  voir  l'ordre  de  Dieu 
dans  les  maux  que  nous  endurons  par  la  malice  des 
hommes.  En  effet  qu'est-il  jamais  arrivé  au  monde 
par  un  ordre  plus  manifeste  de  la  providence  de 
Dieu  que  la  passion  de  son  Fils?  et  quel  événement 
a-t-on  jamais  vu  où  la  malice,  où  la  perfidie,  où  tous 
les  crimes  aient  plus  de  part  ?  C'est  là ,  si  nous  l'en- 
tendons ,  la  cause  de  ce  grand  combat  de  Jésus-Christ 
contre  la  justice  de  son  Père.  «  O  Père,  lui  dit-il 
5)  avec  tant  d'ardeur  dans  le  jardin  des  Olives  ,  que 
»  ce  calice  passe  loin  de  moi  ».  A  la  vérité,  chré- 
tiens, étant  homme  comme  nous  et  de  même  com- 
plexion  ,  il  avoit  une  horreur  naturelle  de  la  mort 
et  des  tourmens  :  mais  je  ne  me  tromperai  pas  en 
vous  assurant  que  c'est  quelque  chose  de  plus  rigou- 
reux qui  lui  fait  faire  cette  prière  avec  tant  d'ins- 
tance. C'est  qu'il  voyoit  dans  le  calice  de  sa  passion 
non-seulement  des  douleurs  extrêmes,  mais  encore 
des  injustices  inouies  :  c'est  ce  qui  en  fait  la  grande 
amertume  ,  c'est  ce  qui  cause  le  plus  d'horreur  à  sa 
sainte  ame  ;  et  rien  ne  l'afïlige  tant  dans  ses  plaies , 
que  loi'squ'il  voit  qu'il  n'en  reçoit  point  que  par  au- 


^20  SUR    LA    PASSION 

tant  de  sacrilèges.  O  mon  Père,  ce  n'est  pas  ainsi 
que  je  voudrois  être  couvert  des  pèches  du  peuple  : 
oh  !  je  ne  refuse  pas  les  douleurs  :  eh  !  mon  Père ,  s'il 
se  pouvoit  que  je  souffrisse  sans  tant  de  crimes  de  la 
part  de  mes  ennemis,  mes  peines  seroient  supporta- 
bles :  mais  fauè-il  qu'avec  tant  de  tourmens,  je  boive 
encore,  pour  ainsi  dire,  tant  d'iniquités,  et  que  je 
me  voie  l'unique  sujet  de  tant  d'horribles  blasphèmes, 
de  tant  de  violences  furieuses  ?  Pater,  si  possibile 
est  j  transfer  calicem  istuin  à  me  :  «  O  Père ,  s'il  est 
))  possible ,  délivrez  -  moi  du  moins  de  cette  amer- 
))  tume  ;  et  toutefois ,  ajoute-t-il ,  non  ma  volonté  , 
»  mais  la  vôtre  »  :  J^erumtamen  non  meq  voluntas  , 
sed  tua  fiât  (0.  Quoi  donc,  la  volonté  du  Père  cé- 
leste est-elle  dans  la  trahison  de  Judas ,  dans  la  fu- 
reur des  pontifes,  et  dans  tous  les  autres  crimes 
énormes  dont  je  vous  ai  fait  tant  de  fois  le  dénom- 
brement? 

C'est  ici  qu'il  nous  faut  entendre  avec  le  grand 
saint  Augustin  (2}  ^  que  Dieu  préside ,  même  aux 
mauvais  conseils  :  il  les  bride ,  il  les  pousse ,  il  lâche 
la  main  ,  il  les  tient  domptés  et  captifs  ;  et  malgré  les 
mauvaises  intentions  il  les  conduit  à  ses  fins  cachées  : 
[sans  cela] ,  Dieu  tout-puissant  et  tout  bon  ne  per- 
mettroit  pas  tant  de  péchés.  Il  ordonne  les  ténèbres 
aussi  bien  que  la  lumière;  c'est-à-dire,  qu'il  rapporte 
aux  desseins  secrets  de  sa  providence,  non  moins  les 
complots  criminels  que  les  actions  vertueuses  ;  et 
quelque  effort  que  les  méchans  fassent  pour  se  retirer 

(0  Matth.  XXVI.  39.  Luc.  xxii,  4*2.  —  (')  Lib.  de  Grat.  et  Ub,  Ar- 
litr.  rt.  41,  4^5  tom.  X,  col.  'J^o  ,  74  ••  Serni.  cxxy.  n.  5,  tom.  v, 
col.  608,  609. 


DTî  jÉsus-ciir.isT.  Hni 


de  lui ,  ils  retombent  d'un  autre  côte'  dans  l'ordre  de 
sa  providence  [et  de  sa]  sagesse. 

Ainsi  osez  tout,  ô  me'cbans  esprits;  attaquez, 
pressez  ,  accablez  ,  aiguisez  vos  langues  malignes  , 
enfoncez  bien  avant  vos  dents  venimeuses,  assouvissez 
par  vos  médisances  cette  humeur  malfaisante  qui 
vous  domine  :  le  fidèle  doit  vivre  en  repos  ;  parce 
que  vous  pouvez  bien  entreprendre ,  mais  vous  ne 
pouvez  rien  ope'rer  que  ce  que  Dieu  veut.  Vous  lan- 
cez vos  traits  empoisonnés  ;  mais  ils  ne  portent  pas 
toujours  où  votre  main  les  adresse,  et  Dieu  saura 
bien,  quand  il  lui  plaira  ,  non-seulement  les  détour- 
ner, mais  encore  les  repousser  contre  vous.  Il  ne  faut 
donc  pas  nous  troubler  pour  la  malice  des  hommes  : 
Jésus  persécuté  et  obéissant  nous  y  fait  reconnoître 
l'ordre  de  son  Père. 

Prenons  garde  seulement.  Messieurs,  à  n'aigrir 
pas  nos  maux  par  l'impatience,  et  à  n'irriter  pas 
Dieu  par  nos  murmures;  allons  toujours  constam- 
ment par  les  droites  voies  :  si  cependant  nos  ennemis 
l'emportent  sur  nous,  si  les  desseins  équitables  sont 
les  moins  heureux ,  et  que  la  malice  prévale  contre 
la  simplicité,  ne  perdons  pas  pour  cela  notre  con- 
fiance ;  ne  croyons  pas  que  nous  succombions  sous 
l'effort  d'une  main  mortelle;  regardons d'oii  est  parti 
l'ordre  souverain ,  et  disons  à  nos  ennemis  comme  le 
Sauveur  faisoit  à  Pilate  :  «  Vous  ne  pourriez  rien 
))  contre  moi,  s'il  ne  vous  étoit  donné  d'en-haut  »  : 
Nonhaberes potestatem ad^crsum  me  idlam,  nisi  iihi 
datum  esset  desuper  (i). 

C'est  ce  qui  doit  éteindre  en  nos  cœurs  tous  les 
sentimens  de  vengeance  :  car  la  malice  de  nos  enne- 

{^)Joan.  XIX.  II. 


522  SUR    LA    PASSION 

mis,  toute  odieuse  quelle  est,  ne  laisse  pas  d'être 
l'instrument  d'une  main  divine  pour  nous  exercer  ou 
pour  nous  punir.  Il  faut  que  cette  pensée  désarme 
notre  colère  ;  et  celui-là  est  trop  hardi  qui  voyant 
paroître  la  main  de  Dieu ,  et  l'ordre  d'un  tel  souve- 
rain ,  songe  encore  à  se  venger,  et  non  à  s'abaisser 
et  se  soumettre.  Ainsi  regardons.  Messieurs,  non  ce 
que  les  hommes  ont  fait  contre  nous  ,  mais  qui  est 
celui  «  qui  leur  a  donné  la  puissance  de  nous  nuire  »  ; 
Datum  estlllis  ut  nocerent{^)  :  alors  nos  ressentimens 
n'oseront  paroître  ;  une  plus  haute  pensée  nous  oc- 
cupera ;  et  par  respect  pour  l'ordre  de  Dieu  nous 
serons  prêts  non-seulement  à  souffrir,  mais  encore  à 
pardonner  :  Jésus -Christ  crucifié  nous  en  a  donné 
l'exemple. 

TROISIÈME  POINT. 

Vous  avez  vu,  chrétiens,  toute  la  malignité  de  la 
créature  déclarée  ouvertement  contre  lui  ;  vous  avez 
vu  le  Juste  accablé  par  ses  amis,  par  ses  ennemis  , 
par  ceux  qui  étant  en  autorité  dévoient  leur  pro- 
tection à  son  innocence ,  parlafoiblesse  des  uns,  par 
la  cruelle  fermeté  des  autres  :  il  n'oppose  rien  à 
tous  ces  outrages  qu'un  pardon  universel  qu'il  ac- 
corde à  tous  et  qu'il  demande  pour  tous  à  son  Père: 
(c  O  Père,  dit-il,  pardonnez-leur;  car  ils  ne  savent 
»  ce  qu'ils  font  »  :  Pater  ^  dimitte  illis  :  non  enim 
sciant  quidfaciunt  (2).  Vous  voyez  que  non  content 
de  leur  pardonner,  sa  divine  bonté  les  excuse  :  il 
plaint  leur  ignorance  plus  qu'il  ne  blâme  leur  ma- 
lice; et  ne  pouvant  excuser  la  malice  même ,  il  offre 
pour  l'expier  la  mort  qu'ils  lui  font  souffrir,  et  «  les 

CO  Apoc.  VII.  2.  —  W  Luc.  XXIII.  34. 


DE    JÉSUS-CIIRIST.  SssO 

»  rachète  du  sang  qu'ils  lépandent  »  ;  Ipso  recîempd 
sajiguiïie  quem  fuderunt  (0. 

A  la  vue  d'un  tel  excès  de  miséricorde ,  aurons- 
nous  l'ame  assez  dure  pour  ne  vouloir  pas  aujour- 
d'hui, et  excuser  tout  ce  qu'on  nous  a  fait  souffrir 
par  la  foiblesse,  et  pardonner  de  bon  cœur  tout  ce 
qu'on  nous  a  fait  souffrir  par  la  malice  ?  Chrétiens , 
ceux  qui  nous  haïssent  et  nous  persécutent  ne  savent 
en  vérité  ce  qu'ils  font.  Ils  se  font  plus  de  mal  qu'à 
nous  :  leur  injustice  nous  blesse,  mais  elle  les  tue; 
ils  se  percent  eux-mêmes  le  sem  pour  nous  ef- 
fleurer la  peau.  Ainsi  nos  ennemis  sont  des  furieux 
qui  ne  savent  ce  qu'ils  font;  qui  voulant  nous  faire 
boire,  pour  ainsi  dire,  tout  le  venin  de  leur  haine, 
en  font  eux-mêmes  un  essai  funeste,  et  avalent  les 
premiers  le  poison  qu'ils  nous  préparent.  Que  si 
ceux  qui  nous  font  du  mal  sont  des  malades  empor- 
tés, pourquoi  les  aigrissons-nous  par  nos  vengeances, 
et  que  ne  tâchons- nous  plutôt  à  les  ramener  à  leur 
bon  sens  par  la  patience  et  par  la  douceur  ?  Mais 
nous  sommes  bien  éloignés  de  ces  charitables  dispo- 
sitions :  bien  loin  de  faire  effort  sur  nous-mêmes 
pour  endurer  une  injure,  nous  croirions  nous  dé- 
grader et  nous  ravilir ,  si  nous  ne  nous  piquions 
d'être  délicats  si  peu  qu'on  nous  blesse.  Aussi  pous- 
sons-nous sans  bornes  nos  ressentimens  :  nous  exer- 
çons sur  ceux  qui  nous  fâchent  des  vengeances  im- 
pitoyables; ou  bien  nous  nous  plaisons  de  les  acca- 
bler par  une  vaine  ostentation  d'une  patience  et 
d'une  pitié  outrageuse ,  qui  ne  se  remue  pas  par  dé- 

(0  S.  August.  in  Joan.  Traciat.  xcii,  n.  i,  iom.  m,  part,  ii, 
col.  724- 


5-24  SUR    LÀ    PASSION 

dain ,  et  qui  feint  d'être  tranquille  pour  insulter 
davantage  :  tant  nous  sommes  cruels  ennemis  et  im- 
placables vengeurs  ,  qui  faisons  des  armes  offen- 
sives et  des  instrumens  de  colère ,  de  la  patience 
même  et  de  la  pitié. 

Chrétiens ,  que  ce  saint  jour  ne  se  passe  pas  sans 
que  nous  donnions  nos  ressentimens  à  Jésus-Christ 
crucifié  ;  ne  pensons  pas  inutilement  à  la  mort  du 
Juste  et  à  ses  bontés  infinies.  Pardonnons  à  son  exem- 
ple à  nos  ennemis  ;  et  songeons  qu'il  n'y  a  point  de 
pâque  pour  nous  sans  ce  pardon  nécessaire.  Je  sais 
que  ce  précepte  évangélique  n'est  guère  écouté  à  la 
Cour  :  les  vengeances  y  sont  infinies;  et  quand  on 
ne  les  pousseroit  pas  par  ressentiment,  on  se  senti- 
roit  obligé  de  le  faire  par  politique.  On  croit  qu'il 
est  utile  de  se  faire  craindre  ;  et  on  pense  qu'on  s'ex- 
pose trop  quand  on  est  d'humeur  à  souffrir.  Et  peut- 
être  qu'on  supporteroit  cette  maxime  antichrétienne, 
si  nous  n'avions  à  ménager  que  les  intérêts  du 
monde  :  mais  notre  grand  intérêt  c'est  de  savoir  nous 
concilier  la  miséricorde  divine,  c'est  de  ménager  un 
Dieu  qui  ne  pardonne  jamais  qu'à  ceux  qui  pardon- 
nent sincèrement ,  et  n'accorde  sa  miséricorde  qu'à 
ce  prix.  Notre  aveuglement  est  extrême ,  si  nous  ne 
sacrifions  à  cet  intérêt  éternel  nos  intérêts  périssa- 
bles. Pardonnez  donc,  chrétiens;  mais  après  la  grâce 
accordée  ,  qu'il  n'y  ait  plus  de  froideur  :  je  vous  le 
dis  devant  Dieu ,  et  Jésus-Christ  crucifié  me  sera  un 
témoin  fidèle  que  je  dis  la  vérité.  La  manière  de 
pardonner  qu'on  introduit  dans  le  monde  est  une 
dérision  manifeste  de  son  Evangile  :  amis ,  pourvu 
qu'on  ne  se  voie  pas  ;  on  ne  veut  point  revenir  des  pre- 


DEJÉSUS-CIITIIST.  5^5 


miei'S  omI)i  âges.  Pardonner  comme  Jésus  -  Christ  a 
pardonne;  tâcher  de  rétablir  la  confiance  perdue; 
rappeler  le  cœur  alie'ne'  ;  et  rallumer  la  charité 
toute  éteinte,  par  des  bienfaits  effectifs  :  Benefa- 
cite  (0.  Ne  me  demandez  point  d'autre  raison;  le 
mystère  me  rappelle.  Décidons  une  fois  ce  que  l'E- 
vangile a  décidé  :  le  sang  de  Jésus-Christ,  son  exem- 
ple, pour  toute  raison  :  autrement  nulle  commu- 
nion avec  Jésus-Christ,  nulle  société  à  la  croix,  et 
nulle  part  à  la  grâce  qu'il  a  demandée  pour  nous  à 
son  Père. 

Car,  mes  Frères,  vous  n'ignorez  pas  que  nous 
avons  tous  été  compris  dans  la  prière  qu'il  a  faite. 
Jésus-Christ  éloit  attaché  à  un  bois  infâme,  levant  à 
Dieu  ses  mains  innocentes ,  et  sembloit  n'être  élevé 
si  haut  que  pour  découvrir  un  peuple  infini  qui  se 
moque  de  ses  maux,  qui  remue  la  tête,  et  fait  un 
sujet  de  risée  d'une  extrémité  si  déplorable.  Mais  sa 
vue  porte  bien  plus  loin  :  il  voit  tous  les  hommes 
avec  tous  leurs  crimes  :  il  nous  a  vu  chacun  en 
particulier.  En  ce  jour,  «  je  vous  ai  vu,  dit-il,  et 
»  je  vous  ai  appelé  par  votre  nom  (^)  ».  Il  est  frappé 
de  tous  nos  péchés  non  moins  que  de  ceux  des 
Juifs  qui  le  persécutent  :  il  ne  nous  trouve  ni  moins 
aveugles  ni  moins  inconsidérés  dans  nos  passions  ;  et 
touché  de  compassion,  il  déplore  notre  aveuglement 
plutôt  qu'il  ne  blâme  notre  malice.  Il  se  tourne  donc 
à  son  Père,  et  lui  demande  avec  larmes  qu'il  ait  pitié 
de  notre  ignorance.  En  effet  les  hommes  qui  pè- 
chent sont  doublement  aveugles  :  ils  ne  savent  ni 
ce  qu'ils  font  ni  où  ils  s'engagent;  et  permettez -moi; 

(ï)  Mallh.  V.  44-  —  W  Is.  XLiM.  I. 


52()  SUR    LA    PASSION 

chrétiens ,  de  considérer  ici  notre  aveuglement  dans 
celui  des  malheureux  Juifs. 

Ils  sont  misérablement  aveugles;  puisqu'après  tant 
de  signes  et  tant  de  miracles ,  ils  ne  veulent  pas  con- 
sidérer la  dignité  de  celui  sur  lequel  ils  mettent  leurs 
mains  sacrilèges.  Mais  voici  le  dernier  excès  ;  c'est , 
Messieurs ,  qu'ayant  à  choisir  entre  Jésus  et  Barab- 
bas,  «  ils  renient,  comme  dit  saint  Pierre  (0,  le 
»  Juste  et  le  Saint;  ils  délivrent  le  meurtrier,  et 
»  font  mourir  l'Auteur  de  la  vie  ».  Il  n'est  pas  né- 
cessaire que  je  parle  ici  :  c'est  déjà  une  chose  hor- 
rible de  voir  qu'ils  ont  mis  leur  Sauveur  en  croix  ; 
mais  si  nous  venons  à  considérer  de  qui  il  remplit  la 
place,  il  n'y  a  rien  qui  puisse  égaler  l'indignité  de 
ce  choix.  Mais  soit  que  nous  nous  indignions  contre 
l'injustice  des  Juifs,  soit  que  nous  nous  étonnions 
d'un  si  étrange  aveuglement ,  jetons  les  yeux  sur 
nous-mêmes  :  il  n'est  pas  nécessaire  que  je  parle 
ici  ;  que  chacun  se  juge  en  sa  conscience.  Que  quit- 
tons-nous? que  choisissons -nous?  que  préférons- 
nous  à  Jésus-Christ?  que  faisons-nous  non-seulement 
vivre ,  mais  régner  en  sa  place  ?  pour  qui  est-ce  que 
notre  cœur  se  déclare?  et  qu'est-ce  qui  nous  fait 
dire  :  «  Qu'on  l'ôte,  qu'oale  crucifie  (^)  »?  et  [nous] 
crucifions  Jésus-Christ  encore  une  fois  (5).  Quel  est 
donc  notre  aveuglement?  et  après  cet  indigne  choix, 
quelle  espérance  nous  resteroit  de  notre  salut,  si 
Jésus-Christ  n'avoit  prié  à  la  croix  pour  ceux  qui  ne 
savent  ce  qu'ils  font? 

Mais  nous   pensons  encore  moins  à  quoi  nous 
nous  engageons,  et  quelle  vengeance  nous  attirons 

(')  Act.  Jii.  i4,  i5.  —  W  Joan.  xix.  i5.  —  i})  ffebr^ri.  6. 


DE    JÉSUS-CHRIST.  5îi7 

sur  nos  Letes  par  cette  outrageuse  préférence.  Les 
Juifs  contentent  leur  haine;  et  pendant  qu'ils  ré- 
pandent le  sang  innocent  avec  une  si  furieuse  inhu- 
manité, ils  ont  encore  l'audace  de  dire  :  «  Son  sang 
})  soit  sur  nous  et  sur  nos  enfans  (0  ».  Ils  ne  savent 
ni  ce  qu'ils  font  ni  ce  qu'ils  disent;  et  ne  pensent  pas, 
les  malheureux,  que  pendant  qu'ils  assouvissent  leur 
passion ,  ils  avancent  leur  jugement ,  leur  dernière 
ruine.  Race  maudite  et  déloyale,  ce  sang  sera  sur 
toi  selon  ta  parole  :  ce  sang  suscitera  contre  toi  des 
ennemis  implacables  qui  abattront  tes  murailles  et 
tes  forteresses,  et  renverseront  jusqu'aux  fondemens 
ce  temple  l'ornement  du  monde.  Ils  ne  savent  pas , 
ils  n'entendent  pas  ;  et  enchantés  par  leur  passion , 
ils  ne  voient  point  la  colère  qui  les  menace.  Et  nous 
également  enivrés  par  nos  passions  insensées,  nous 
ne  regardons  point  le  jour  de  Dieu ,  jour  de  ténè- 
bres ,   jour  de  tempête ,   jour  d'indignation  éter- 
nelle (2);  et  nous  ne  considérons  pas  de  quelle  sorte 
nous  pourrons  porter  les  coups  incessamment  re- 
doublés de  cette  main  souveraine.  Jésus-Christ  suc- 
combe sous  ce  poids  terrible  :  il  s'afflige,  il  se  trou- 
ble, il  sue  sang  et  eau;  il  se  plaint  d'être  délaissé; 
il  ne  trouve  point  de  consolation. 

Tel  est.  Messieurs,  un  Jésus  sous  l'effroyable  pres- 
soir de  la  justice  divine.  Les  femmes  de  Jérusalem  sont 
émues  de  compassion  voyant  l'excès  de  ses  maux  et 
de  ses  douleurs  ;  mais  écoutez  comme  il  leur  parle  : 
«  Ne  pleurez  point  sur  moi,  leur  dit-il;  mais  pleurez 
»  sur  vous-mêmes  et  sur  vos  enfans  (2)  ».  Déplorez 
la  calamité  qui  vous  suit  de  près  :  car  «  si  on  fait 

CO  Maith.  xxYii.  a5.  —  W  Jod.  11.  1,3.  —  C^)  Luc.  xxm.  28. 


biS  SUR    LA    PASSION 

))  ainsi  au  bois  verd,  que  fera-t-on  au  bois  sec  (0  »  ? 
Chrétiens ,  qui  vous  étonnez  de  voir  Jésus  -  Christ 
traité  si  cruellement,  étonnez-vous  de  vous-mêmes 
et  des  supplices  que  vous  attirez  sur  vos  têtes  crimi- 
nelles. Si  la  justice  divine  n'épargne  pas  l'innocent, 
parce  qu'il  a  répondu  pour  les  pécheurs,  que  doivent 
attendre  les  pécheurs  eux-mêmes,  s'ils  méprisent  la 
miséricorde  qui  leur  est  offerte?  Si  ce  bois  verd,  ce 
bois  vivant,  si  Jésus-Christ,  cet  arbre  fécond  qui 
porte  de  si  beaux  fruits ,  n'est  pas  épargné;  pécheur, 
bois  aride,  bois  déraciné,  qui  n'est  plus  bon  que  pour 
le  feu  éternel,  que  dois-tu  attendre?  C'est  ce  que 
nous  ne  voyons  pas;  et  Jésus  touché  de  compassion 
des  misères  qui  nous  attendent  :  O  Père ,  ayez  pitié 
de  ces  insensés  qui  courent  en  aveugles  à  leur  dam- 
nation, en  riant,  en  battant  des  mains,  en  s'applau-  >^ 
dissant  les  uns  aux  autres.  O  Père,  ayez  pitié  de  leur 
ignorance ,  ou  plutôt  de  leur  stupidité  insensée  : 
Pater  j  dimitte  illis  :  non  enim  sciunt  quidfaciunt  (2)  : 
«  Mon  Père,  pardonnez -leur;  car  ils  ne  savent  ce 
»  qu'ils  font  «.  Non- seulement  il  prie,  chrétiens, 
mais  il  sacrifie  pour  nous  :  «  Dieu  étoit  en  Christ  se 
j)  réconciliant  le  monde  (3)  ». 

Mais  que  nous  sert ,  chrétiens ,  que  Jésus-Christ 
ait  crié  pour  nous  à  son  Père  ,  et  qu'il  ait  payé  de 
son  propre  sang  le  prix  de  notre  rachat ,  si  nous  pé- 
rissons cependant  parmi  les  mystères  de  notre  salut 
et  à  la  vue  de  la  croix ,  en  négligeant  de  nous  ap- 
pliquer les  grâces  qu'elle  nous  présente.  Ah  !  voici 
les  jours  salutaires  où  Jésus-Christ  veut  célébrer  la 
pâque  avec  nous,  où  les  pasteurs,  où  les  prédica- 

C»)  Luc.  xxiîi.  3i.  ~  W  Ihid.  34.  —  (3)  //.  Cor.  v.  19. 

leurs. 


DE    JÉSUS-CHRIST.  ^29 

teurs,  où  toute  l'Eglise  nous  crie:  «  Mes  Frères , 
»  nous  vous  conjurons  pour  J e'sus- Christ ,  de  vous 
»  réconcilier  avec  Dieu(0  ».  Qui  de  nous  n'est  pas 
résolu  durant  ces  saints  jours  d'approcher  de  la  sainte 
table  ?  O  sainte  résolution  !  mais  trouvez  bon  néan* 
moins  que  je  vous  arrête  pour  vous  dire  avec  l'a- 
pôtre :  Probetautein  seipsiirn  homo  i?)  :  «  que  l'homme 
M  s'éprouve  soi-même  «.  L'action  que  vous  allez  faire 
est  la  plus  sainte ,  la  plus  auguste,  la  plus  importante 
du  christianisme  :  il  ne  s'agit  de  rien  moins  que  de 
manger  de  sa  propre  bouche  sa  condamnation  ou  sa 
vie ,  de  porter  la  miséricorde  ou  la  mort  toute  pré- 
sente dans  ses  entrailles.  Le  mystère  de  l'eucharistie , 
c'est  le  mémorial  sacré  de  la  passion  de  Jésus  :  il  y 
est  encore  sur  le  Calvaire  ;  il  y  répand  encore  pour 
notre  salut  le  sang  du  nouveau  Testament  ;  il  y  re- 
nouvelle ,  il  y  représente,  il  y  perpétue  son  saint 
sacrifice. 

Nous  avons  remarqué,  mes  Frères,  dans  la  pas'» 
sion  le  crime  de  ses  ennemis,  et  sa  sainteté  mfinie  : 
maintenant  il  est  question  en  communiant  [de  savoir] 
à  laquelle  de  ces  deux  choses  vous  aurez  part  ?  Sera- 
ce  à  la  sainteté  de  la  victime ,  ou  aux  crimes  de  ceux 
qui  l'immolent?  sera-ce  pour  perpétuer  la  violence^ 
ou  la  soumission  ;  les  outrages ,  ou  l'obéissance  j  la 
trahison  de  Judas  ,  ou  [la  fidélité  du  Sauveur]  ? 
Dieu  ne  venge  rien  plus  terriblement  que  la  profa- 
nation de  ses  saints  mystères.  Dans  une  action  dont 
les  suites  sont  si  importantes ,  l'apôtre  a  raison  de 
nous  arrêter,  et  de  nous  ordonner  une  sainte  épreuve: 

(0  //.  Cor.  V.  20.  —  (»)  /.  Con  XI.  28. 

BOSSUET.    XIIT.  34 


53o  SUR    LA    PASSION 

donc  à  la  vue  de  ce  saint  autel  que  chacun  s'e'prouve 
soi-même  et  rentre  dans  les  replis  de  sa  conscience. 
Oubliez-donc  toutes  vos  affaires  :  car  quels  soins  ne 
doivent  ce'der  à  celui  de  se  rendre  digne  de  Jésus- 
Christ  ?  et  peut-on  imaginer  quelque  chose  qu'il  soit 
ni  plus  utile  de  bien  recevoir,  ni  plus  dangereux  de 
profaner  que  son  mystère  adorable  ? 

Songez-vous  à  corriger  votre  vie,  à  restituer  le 
bien  mal  acquis,  à  réparer  les  injustices  que  vous 
avez  faites  ?  Je  ne  puis  pas  vous  en  faire  ici  le  dé- 
nombrement :  songez  seulement  à  celles  du  jeu  si 
fréquentes,  si  peu  méditées,  si  peu  réparées.   Je 
tremble  pour  vous,   quand  je  considère  les  avan- 
tages frauduleux  que  vous  prenez  et  que  vous  don- 
nez ,  les  ruines  qui  s'en  ensuivent ,  et  le  repos  mal- 
heureux que  je  vois  sur  ce  sujet  dans  les  consciences. 
Il  semble  qu'on  se  persuade  que  tout  est  jeu  dans  le 
jeu  \  mais  il  n'en  est  pas  de  la  sorte.  Les  injustices 
ne  sont  pas  moins  grandes,  ni  les  restitutions  moins 
obhgatoires  ;  sans  que  j'y  puisse  remarquer  d'autres 
différences  sinon  qu'on  y  pense  moins,  et  que  les 
fraudes  et  voleries  sont  plus  ordinaires  et  plus  ma- 
nifestes. Pensez-y  donc ,  chrétiens  :  si  ce  n'est  qu'a- 
vec vos  richesses  vous  vouliez  encore  jouer  votre 
ame,  ou  plutôt  non  tant  la  jouer  que  la  perdre 
très- assurément,   d'une  manière  bien  plus  hardie 
que  vous  ne  faites  vos  biens.  Le  grand  saint  Am- 
broise  s'étonne  de  la  hardiesse  des  grands  joueurs , 
«  Qui  peut-être  changent,  dit  ce  grand  homme  (0, 
»  à  tous  momens  de  fortune  j  tantôt  riches  ^  tantôt 

Çi)  Lib.  de  Tob.  cap.  xi ,  iojii.  i ,  col.  Go3 ,  Co3. 


DE    JÉSUS-CHRIST.  53l 

»  ruinés,  selon  qu'il  plaît  au  hasard  w.  Ne  vous 
étonnez  pas,  chrétiens,  si  nous  descendons  à  ces  bas- 
sesses; et  si  vous  trouvez  peut-être  que  c'est  trop 
rabaisser  nos  discours,  jugez  donc  combien  il  est 
plus  indigne  de  rabaisser  jusque-là  votre  conscience. 
Mais  je  ne  fînirois  jamais  ce  discours ,  si  je  voulois 
faire  avec  vous  tout  votre  examen  :  Prohet  autem  se 
ipsumhoino  :  «  Que  l'homme  s'éprouve  soi-même  ». 
Si  vous  vous  mettez  à  l'épreuve ,  connoissez  votre 
foiblesse,  et  défiez-vous  de  vos  forces...  de  cette  même 
bouche  dont  nous  consacrons  les  divins  mystères,  re- 
cevez-les saintement  :  ne  faites  point  vos  pâques  par 
un  sacrilège. 


532  POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE. 

V^  SERMON 

POUR 

LE  JOUR  DE  PÂQUE. 

De  quelle  manière  le  péché  novis  est  devenu  natuiel  :  combien 
ses  mauvaises  inclinations  sont  inhérentes  à  notre  ame.  Comment 
Jésus -Christ  est-il  mort  au  péché  pour  nous  en  guérir.  Obligation 
que  nous  avons  de  porter  en  nous  la  ressemblance  de  sa  mort  :  re- 
nouvellement continuel  qu'elle  nous  prescrit.  Quelle  doit  être  la 
joie  des  chrétiens  dans  le  temps  pascal.  La  source,  les  progrès  et 
les  âges  divers  de  la  vie  des  justes  :  paix  parfaite  et  bonheur  du 
dernier  âge.  Comment  nos  corps  mêmes  seront  vivifiés. 


'%i'^'%i^»'V''<^%''%«^>^«'«/'«r-«/'<k^V 


Christus  resurgens  ex  moi  tiiis  jam  non  nioritur,  mors  illi 
ultra  non  dominabitur.  Quod  ènim  mortuus  est  pec- 
calo,  mortuus  est  semel  :  quod  autemvivit,  vivit  Dec. 

Jésus- Christ  étant  ressuscité  d^ entre  les  morts  ne  mourra 

plus  désormais ,  la  mort  naura  plus  d" empire  sur  lui  : 

car  quant  à  ce  quil  est  mort ,  il  est  mort  seulement  une 

fois  pour  le  péché  ;  mais  quant  a  la  vie  qu'il  a  mainte^ 

nant,  il  vit  pour  Dieu.  Rom.  vi.  9,10. 

V^uAivD  je  vois  ces  riches  tombeaux  sous  lesquels  les 
grands  de  la  terre  semblent  vouloir  cacher  la  honte 
de  leur  corruption  ,  je  ne  puis  assez  m'e'tonner 
de  l'extrême  folie  des  hommes,  qui  érigent  de  si 
magnifiques  trophées  à  un  peu  de  cendre,  et  à  quel- 


i 


POUR  LE  JOUR  DE  rAQUE.  533 

qiies  vieux  ossemens.  C'est  en  vain  que  Ton  enrichit 
leurs  cercueils  de  marbre  et  de  bronze;  c'est  en  vain 
que  l'on  de'guise  leur  nom  véritable  par  ces  titres 
superbes  de  monumens  et  de  mausole'es.  Que  nous 
profite  après  tout  cette  vaine  pompe  ,  si  ce  n'est  que 
le  triomphe  de  la  mort  est   plus  glorieux  ,  et  les 
marques  de  notre  ne'ant  plus  illustres  ?  Il  n'en  est 
pas  ainsi  du  sépulcre  de  mon  Sauveur.  La  mort  a 
eu  assez  de   pouvoir  sur  son  divin  corps  ,   elle  l'a 
étendu  sur  la  terre,   sans  mouvement  et  sans  vie  : 
elle  n'a  pas  pu  le  corrompre  ;  et  nous  lui  pouvons 
adresser  aujourd'hui  cette  parole  que  Job  disoit  à  la 
mer:  «Tu  iras  jusque-là,  et  ne  passeras  pas  plus 
))  outre  :  cette  pierre  donnera  des  bornes  à  ta  furie  )>  ; 
et  à  ce  tombeau ,  comme  à  un  rempart  invincible, 
seront  enfin  rompus  tes  efforts  :  Usque  hue  venies  ^ 
et  non  procèdes  amplius  ,  hîc  confringes  tumentes 
Jïuctus  tuos  (0. 

C'est  pourquoi  notre  Seigneur  Jésus,  après  avoir 
subi  volontairement  une  mort  infâme,  il  veut  après 
cela  que  «  son  sépulcre  soit  honorable  «  ,  comme 
dit  le  prophète  Isaïe  :  Erit  sepulcrum  ejus  glorio- 
sumi'^).  Il  est  situé  au  milieu  d'un  jardin,  taillé 
tout  nouvellement  dans  Je  roc  ;  et  de  plus  il  veut 
qu'il  soit  vierge  aussi  bien  que  le  ventre  de  sa  mère , 
et  que  personne  n'y  ait  été  posé  devant  lui  :  davan- 
tage ,  il  faut  à  son  corps  cent  livres  de  baume  du 
plus  précieux ,  et  un  linge  très-fin  et  très-blanc  pour 
l'envelopper.  Et  après  que ,  durant  le  cours  de  sa 
vie ,  «  il  s'est  rassasié  de  douleurs  et  d'opprobres  «  ; 
Saturahiiiir  opprohriis  ,  nous  dit  le  prophète  (^)  \ 
(0  Joh.  XXX.VI1I.  II.  —  W  Is.  XI.  10.  —  (3)  ThiGTi.  m.  3o. 


i 


534  POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE. 

VOUS  diriez  qu'il  soit  devenu  délicat  dans  sa  sépul- 
ture :  n'est-ce  pas  pour  nous  faire  entendre  qu'il  se 
préparoit  un  lit  plutôt  qu'un  sépulcre  ?  Il  s'y  est 
reposé  doucement  jusqu'à  ce  que  l'heure  de  se  lever 
fût  venue  (*)  :  mais  tout  d'un  coup  il  s'est  éveillé,  et 
se  levant  il  vient  éveiller  la  foi  endormie  de  ses 
apôtres. 

Aujourd'hui  les  trois  pieuses  Maries  étant  accou- 
rues dès  le  grand  matin  pour  chercher  leur  bon 
Maître  dans  ce  lit  de  mort  :  «  Que  cherchez -vous 

(*)  Il  faut  qu'il  y  dorme,  et  qu'il  repose  encore  quelque 
temps  jusqu'à  ce  que  l'heure  de  se  lever  soit  venue.  Nous 
aurons  jusqu'à  la  nuit  quelque  reste  de  tristesse;  Adves- 
periini  demorabitur  flelus  :  mais  demain  dès  le  matin  sa 
résurrection  nous  comblera  d'une  sainte  réjouissance  ;  et 
ad  niatutinum  lœtitia  {}).  Que  ferons-nous  donc  ainsi  par- 
tagés entre  la  tristesse  et  la  joie?  si  nous  ne  parlons  que 
de  sa  résurrection,  notre  douleur  sans  doute  s'en  trou- 
vera offensée  :  que  si  nous  nous  contentons  de  nous  en- 
tretenir de  sa  mort,  notre  espérance  ne  sera  pas  satisfaite. 
Joignons-les  toutes  deux,  chrétiens;  et  voyons  les  obliga- 
tions que  l'une  et  l'autre  nous  impose. 

O  Marie,  nous  ne  craindrons  pas  de  nous  adresser  à 
vous  aujourd'hui  :  nous  savons  que  l'amertume  de  vos 
douleurs  est  bien  adoucie  :  bientôt  vous  apprendrez  que 
votre  Fils  aura  pris  une  nouvelle  naissance  ;  et  vous  ne 
porterez  point  d'envie  à  son  saint  sépulcre,  de  ce  qu'il 
aura  été  comme  sa  seconde  mère  ;  au  contraire  ,  vous 
n'en  recevrez  pas  moins  de  joie  que  lorsque  l'ange,  etc. 

Bossuet  avoit  d'abord  ainsi  disposé  Texorde  de  son  sermon  pour 
le  prêcher  le  Samedi  saint  :  il  a  dans  la  suite  mis  cet  exorde  dans 
l'état  où  il  se  trouve  ici,  pour  l'approprier  entièrement  à  la  solen- 
nité du  jour  de  Pâque,  (  EdiL  de  Déforis.  ) 

CO  Ps.  xxxix.  6. 


POUR    LE    JOUR    DE    l»  A  Q  U  E.  535 

M  ici,  leur  ont  dit  les  anges?  vous  cherchez  Jésus  de 
»  Nazareth  crucifié  :  il  n'y  est  plus  ;  il  est  levé,  il  est 
))  ressuscité  :  voyez  le  lieu  oii  il  étoit  mis  (0  ».  O  jour 
de  triomphe  pour  notre  Sauveur  !  ô  jour  de  joie 
pour  tous  les  fidèles  !  Je  vous  adore  de  tout  mon 
cœur,  ô  Jésus  victorieux  de  la  mort  :  vraiment  c'est 
aujourd'hui  votre  pâque ,  c'est-à-dire  votre  passage, 
où  vous  passez  de  la  mort  à  la  vie.  Faites-nous  la 
grâce,  ô  Seigneur  Jésus,  que  nous  fassions  notre 
pâque  avec  vous ,  en  passant  à  une  sainte  nouveauté 
de  vie  :  ce  sera  le  sujet  de  cet  entretien. 

O  Marie,  nous  ne  craindrons  pas  de  nous  adresseï» 
à  vous  aujourd'hui  :  l'amertume  de  vos  douleurs  est 
changée  en  un  sentiment  de  joie  ineffable.  Vous, 
avez  déjà  appris  la  nouvelle  que  votre  Fils  bien-aimé 
a  pris  au  tombeau  une  nouvelle  naissance  ;  et  vous 
n'avez  point  porté  d'envie  à  son  saint  sépulcre ,  de 
ce  qu'il  lui  a  servi  de  seconde  mère  :  au  contraire , 
vous  n'avez  pas  eu  moins  de  joie  que  vous  en  con- 
çûtes, lorsque  l'ange  vous  vint  annoncer  qu'il  naî- 
troit  de  vous  ,  en  vous  adressant  ces  paroles  par  les- 
quelles nous  vous  saluons.  Ave, 

Je  m'étonne  quelquefois ,  chrétiens  ,  que  nous 
ayons  si  peu  de  soin  de  considérer,  et  ce  que  nous 
sommes  par  la  condition  de  notre  naissance ,  et  ce 
que  nous  devenons  par  la  grâce  du  saint  baptême. 
Une  marque  évidente  que  nous  n'avons  pas  bien  pé- 
nétré le  mystère  de  notre  régénération,  c'est  de  voir 
les  divers  sentimens  des  auditeurs ,  quand  on  vient 
à  discourir  de  cette  matière.  Les  uns ,  tout  charnels 

0)  Luo.  XXIV.  5.  Marc.  xvi.  6. 


535         POUR  LE  JOUR  DE  PAQUE. 

et  grossiers,  sitôt  qu'ils  entendent  parler  de  nouvelle 
vie,  et  de  résurrection  spirituelle,  et  de  seconde 
naissance,  demeurent  presque  interdits;  peu  s'en, 
faut  qu'ils  ne  disent  avec  Nicodème  :  «  Comment  se 
»  peuvent  faire  ces  choses  ?  quoi ,  un  vieillard  naî- 
»  tra-t-il  encore  une  fois  ?  faudra-t-il  que  nous  ren- 
»  trions  dans  le  ventre  de  nos  mères  (0  »  ?  telsétoient 
les  doutes  que  se  formoit  en  son  ame  ce  pauvre  pha- 
risien. Les  autres,  plus  délicats,  reconnoissent  que 
ces  vérités  sont  fort  excellentes  ;  mais  il  leur  semble 
que  cette  morale  est  trop  raffinée ,  qu'il  faut  renvoyer 
ces  subtilités  dans  les  cloîtres,  pour  servir  de  matière 
aux  méditations  de  ces  personnes,  dont  les  âmes  se 
sont  plus  épurées  dans  la  solitude  :  pour  nous,  di- 
ront-ils ,  nous  avons  peine  à  goûter  toute  cette  mys- 
tagogie  (*).  N'est-il  pas  vrai  que  c'est  la  secrète  ré- 
flexion de  quantité  de  personnes ,  lorsqu'on  traite 
de  ces  mystères  ? 

Qu'est-ce  à  dire  ceci,  chrétiens?  en  quelle  école 
ont-ils  été  élevés?  ignorent-ils  qu'il  n'y  a  quasi  point 
de  maximes  que  les  saints  docteurs  de  l'Eglise  aient 
plus  souvent  inculquées  ;  et  que  qui  ôteroit  des 
écrits  de  l'apôtre  les  endroits  où  il  explique  cette 
doctrine,  non-seulement  il  énerveroit  ses  raisonne- 
mens  invincibles,  mais  encore  qu'il  effaceroit  la  plus 
grande  partie  de  ses  divines  Epîtres?  D'où  vient 
donc,  je  vous  prie,  que  nous  avons  si  peu  de  goût 
pour  ces  vérités?  d'où  vient  cela,  sinon  du  déréglé- 
es Joan.  m.  4* 

C*)  Ce  mot  vient  du  grec,  et  signifie  l'action  d'initier  aux  choses 
mystérieuses  de  la  religion ,  ou  rexplication  de  ses  mystères.  (  Edit, 
de  Déforis.  ) 


POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE.  SS^ 

ment  de  nos  mœurs?  Sans  doute  nous  ne  permet- 
tons pas  à  l'Esprit  de  Dieu  d'habiter  ni  assez  long- 
temps, ni  assez  profonde'ment  dans  nos  âmes,  pour 
nous  faire  sentir  ses  divines  ope'rations  :  car  le  Sau- 
veur ayant  dit  à  ses  apôtres,  qu'il  leur  enverroit 
«  cet  Esprit  consolateur  que  le  monde  ne  connois- 
»  soit  pas  :  pour  vous,  ajoute-t-il ,  mes  disciples, 
:»  vous  le  connoîtrez  ;  parce  qu'il  sera  en  vous  et  ha- 
»  bitera  dans  vos  cœurs  »  :  Vos  autem  cognoscetis 
eum  ;  quia  apud  vos  manehitéîin  Dohis  erit  (0.  Par 
où  nous  voyons  que  si  nous  le  laissions  habiter  quel- 
que temps  dans  nos  âmes,  il  feroit  sentir  sa  pré- 
sence par  les  bonnes  œuvres,  esquelles  sa  main  puis- 
sante porteroit  nos  affections  :  et  comme  il  n'y  a 
point  de  christianisme  en  nos  mœurs,  comme  nous 
menons  une  vie  toute  séculière  et  toute  païenne, 
de  là  vient  que  nous  ne  remarquons  aucun  effet  de 
notre  seconde  naissance. 

Ainsi,  chre'tiens,  pour  vous  instruire  de  ces  véri- 
tés, le  plus  court  seroit  de  vous  renvoyer  à  l'école 
du  Saint-Esprit,  et  à  une  pratique  soigneuse  des 
préceptes  évangéliques.  Mais  puisque  la  saine  doc- 
trine est  un  excellent  préparatif  à  la  bonne  vie  ,  et 
que  les  solennités  pascales,  que  nous  avons  au- 
jourd'hui commencées,  nous  invitent  à  nous  entre- 
tenir de  ces  choses;  écoutez  non  point  mes  pensées, 
mais  trois  admirables  raisonnemens  du  grand  apôtre 
saint  Paul ,  dont  il  pose  les  principes  dans  le  texte 
que  j'ai  allégué,  et  en  tire  les  conséquences  dans  les 
paroles  suivantes  :  «  Jésus  est  mort,  dit-il,  et  c'est 
»  au  péché  qu'il  est  mort  »  :  Peccato  mortuus  est  (^). 

(O/oa/î.  XIV.  i6,  17.—  W  Kqjji,  yl  iq. 


538  POTJR    LE    JOUE.    DE    PAQUE. 

Si  donc  nous  voulons  participer  à  sa  mort,  il  faut 
que  nous  mourions  au  pe'ché  :  c'est  notre  première 
partie.  Jésus  étant  mort,  a  repris  une  nouvelle  vie; 
et  cette  vie  n'est  plus  selon  la  chair,  mais  entière- 
ment selon  Dieu;   «  parce   qu'il  ne   vit  que  pour 
»  Dieu  »  ;  Quod  autem  vivit  ^  Dwit  Deo  (0.  Il  faut 
donc  que  nous  passions  à  une  nouvelle  vie,  qui  doit 
être  toute  céleste  :  voilà  la  seconde.  Jésus  étant  une 
fois  ressuscité,  «  ne  meurt  plus,  la  mort  ne  lui  do- 
»  mine  plus  »  :  Janf  non   moritur ^   mors  illi  ultra 
non  dominahitur  ^).  Si  donc  nous  voulons  ressusci- 
ter avec  lui,  il  faut  que  nous  vivions  éternellement  à 
la  grâce ,  et  que  la  mort  du  péché  ne  domine  plus  en 
nos  âmes  :  c'est  par  oii  finira  ce  discours.  Le  Sau- 
veur est  mort,  mourons  avec  lui  :  il  est  ressuscité, 
ressuscitons  avec  lui  :  il  est  imniortel ,  soyons  im- 
mortels avec  lui.  Tâchons  de  rendre  ces  vérités  sen- 
sibles par  une  simple   et  naïve  exposition  de  quel- 
ques maximes  de  l'Evangile  ;  et  faisons  voir  en  peu 
de  mots  avant  toutes  choses,  quelle  nécessité  il  y  a 
de  mourir  avec  le  Sauveur. 

PREMIER  POINT. 

D'où  vient  que  l'apôtre  saint  Paul  ne  parle  que 
de  mort  et  de  sépulture,  quand  il  veut  dépeindre  la 
conversion  du  pécheur;  et  pourquoi  a-t-il  toujours 
à  la  bouche ,  qu'il  faut  mourir  au  péché  avec  Jésus- 
Christ,  et  crucifier  le  vieil  homme,  et  tant  d'autres 
semblables  discours  qui  d'abord  paroissent  étranges  ? 
Car,  s'il  ne  veut  dire  autre  chose,  sinon  que  nous 
devons  changer  nos  méchantes  inclinations ,  pour 

(')  Rom.  vï.  1 1.  —  (')  Ihid,  9. 


POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE.  53c) 

quelle  raison  se  sert-il  si  souvent  d'une  façon  de 
parler  qui  semble  si  fort  éloignée?  et  ce  changement 
d'affections  étant  si  commun  dans  la  vie  humaine, 
comment  ne  l'exprime-t-il  pas  en  termes  plus  fa- 
miliers? C'est  ce  qui  me  fait  croire  que  ces  sortes 
d'expressions  ont  quelque  sens  plus  caché  ;  et  sans 
doute  il  ne  les  a,  pour  ainsi  dire,  affectées,  qu'afin 
de  nous  inviter  à  en  pénétrer  le  secret.  Or  pour 
avoir  une  pleine  intelligence  de  l'intention  de  Fapô- 
tre,  je  me  sens  obligé  à  vous  représenter  deux  con- 
sidérations importantes  :  par  la  première,  je  vous 
ferai  voir  avec  l'assistance  divine,  pour  quelle  rai- 
son la  conversion  du  pécheur  s'appelle  une  mort  ; 
et  elle  sera  tirée  d'une  propriété  du  péché  :  par  la 
seconde,  je  tâcherai  de  montrer  que  nous  sommes 
obligés  de  mourir  au  péché  avec  le  Sauveur  ;  et  celle- 
ci  sera  prise  de  la  qualité  du  remède.  De  ces  deux 
considérations,  il  en  naîtra  une  troisième  pour  l'ins- 
truction des  pécheurs. 

Tout  péché  doit  avoir  son  principe  dans  la  volonté  : 
mais  dans  l'homme,  il  a  une  propriété  bien  étrange; 
c'est  qu'il  est  tout  ensemble  volontaire  et  naturel. 
Les  pélagiens,  ne  comprenant  point  cette  vérité,  ne 
pouvoient  souffrir  que  l'on  leur  parlât  de  ce  péché 
d'origine  avec  lequel  nous  naissons ,  et  disoient  que 
cela  alloit  à  l'outrage  de  la  nature ,  qui  est  l'œuvre 
des  mains  de  Dieu  :  ils  n'entendoient  pas  que  la 
source  du  genre  humain  étant  corrompue,  ce  qui 
avoit  été  volontaire  seulement  dans  le  premier  père, 
avoit  passé  en  nature  à  tous  ses  enfans.  Qu'est-il  né- 
cessaire de  vous  raconter  plus  au  long  l'histoire  de  nos 
malheurs?  vous  savez  assez  que  le  premier  homme, 


54o  POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE. 

séduit  parles  infidèles  conseils  de  ce  serpent  fraudu- 
leux ,  voulut  faire  une  funeste  e'preuve  de  sa  liberté; 
et  qu'  «  usant  inconsidérément  de  ses  biens  »,  ce  sont 
les  propres  mots  du  saint  pontife  Innocent  (0 ,  il  ne 
sut  pas  reconnoître  la  main  qui  les  lui  donnoit  :  de 
sorte  que  son  esprit  s'étant  élevé  contre  Dieu ,  il 
perdit  l'empire  naturel  qu'il  avoit  sur  ses  appétits  : 
la  honte,  qui  jusqu'à  ce  temps-là  lui  avoit  été  in- 
connue ,  fut  la  première  de  ses  passions  qui  lui  dé- 
cela la  conspiration  de  toutes  les  autres  :  il  s'étoit 
enflé  d'une  vaine  espérance  de  savoir  le  bien  et  le 
mal;  et  il  arriva  par  un  juste  jugement  de  Dieu,  que 
«  la  première  chose  dont  il  s'aperçut,  c'est  qu'il 
»  falloit  rougir  »  :  Nihil  primum  senserunt  quant 
erubescendum  _,  dit  Tertullien  (2).  Cela  est  bien 
étrange.  Il  remarqua  incontinent  sa  nudité,  ainsi 
que  nous  apprend  l'Ecriture  (5)  :  c'est  qu'il  com- 
mença à  sentir  une  révolte  à  laquelle  il  ne  s'atten- 
doitpas;  et  la  chair  s'étant  soulevée  inopinément 
contre  la  raison ,  il  étoit  confus  de  ce  qu'il  ne  pou- 
voit  la  réduire. 

Mais  je  ne  m'aperçois  pas  que  je  m'arrête  peut- 
être  trop  à  des  choses  qui  sont  très-connues  :  il  suf- 
fit présentement  que  vous  remarquiez  que  nous  nais- 
sons tous,  pour  notre  malheur,  de  ces  passions  hon- 
teuses, qui,  étant  suscitées  par  le  péché,  s'élèvent 
dans  la  chair,  à  la  confusion  de  l'esprit.  Gela  n'est 
que  trop  véritable;  et  voici  le  raisonnement  que 
saint  Augustin  en  tire  après  le  Sauveur  :  «  Qui  naît 

(0  Epist.  ^ixix,  ad  Concil.  Carthag.  n.  6,  col.  892.  Epist.  Rom, 
Pontif.  EcUt.  D.  Constant.  —  \-)  De  veland.  Virg.  n.  11.  —  (3j  Gènes, 
ni.  "7, 


P  O  U  K    LE    J  O  U  n    DE    P  A  Q  U  E.  54  I 

))  de  la  chair ,  est  chair  » ,  dit  notre  Seigneur  en  saint 
Jean  (0  :  Quod  natum  est  ex  carne j  caro  est.  Que 
veut  dire  cela?  La  chair,  en  cet  endroit,  selon  la 
phrase  de  l'Elcriture,  signifie  ces  inclinations  cor- 
rompues qui  s'opposent  à  la  loi  de  Dieu  :  c'est  donc 
comme  si  notre  Maître  avoit  dit  plus  expresse'ment  : 
O  vous  ,  hommes  misérables ,  qui  naissez  de  cette 
révolte,  vous  naissez  par  conséquent  rebelles  contre 
Dieu ,  et  ses  ennemis  :  Quod  natuni  est  ex  came  ^ 
caro  est  :  vous  recevez  en  même  temps  et  par  les 
mêmes  canaux ,  et  la  vie  du  corps  et  la  mort  de  Famé  : 
qui  vous  engendre,  vous  tue  ;  et  la  masse  dont  vous 
êtes  formés,  étant  infectée  dans  sa  source,  le  péché 
s'attache  et  s'incorpore  à  votre  nature.  De  là  cette 
profonde  ignorance  ;  de  là  ces  chutes  continuelles; 
de  là  ces  cupidités  effrénées  qui  font  tout  le  trouble 
et  toutes  les  tempêtes  de  la  vie  humaine  :  Quod  na- 
tum est  ex  carne  ,  caro  est;  et  voyez,  s'il  vous  plaît, 
où  va  cette  conséquence. 

Les  philosophes  enseignen^que  la  naissance  et  la 
mort  conviennent  aux  mêmes  sujets.  Tout  ce  qui 
meurt ,  prend  naissance  ;  tout  ce  qui  prend  nais- 
sance ,  peut  mourir  :  c'est  la  mort  qui  nous  ôte  ce 
que  la  naissance  nous  donne.  Vous  êtes  homme  par 
votre  naissance;  vous  ne  cessez  d'être  homme  que 
par  la  mort  :  l'union  de  l'ame  et  du  corps  se  fait 
par  la  naissance  ;  aussi  est-ce  la  mort  qui  en  fait  la 
dissolution.  Or  jusqu'à  ce  que  la  nature  soit  guérie, 
être  homme  et  être  pécheur,  c'est  la  même  chose  : 
l'ame  ne  tient  pas  plus  au  corps ,  que  le  péché  et  ses 

CO  Joan.  HT.  6.  S.  Aug.  Senn.  ctxxiv.  n.  9,  tOT?i.  v,  col.  83^. 
Serm.CQKCiY.  n.  16,  col.  1191. 


5425  rOUR    LE    JOUR    DE    PAQUE. 

mauvaises  inclinations  s'attachent,  pour  ainsi  dire, 
à  la  substance  de  l'ame.  Que  si  le  pe'ché  a  sa  nais- 
sance ,  il  aura  par  conséquent  sa  vie  et  sa  mort  :  il  a 
sa  naissance  par  la  nature  corrompue ,  sa  vie  par  nos 
appétits  déréglés.  Ce  n'est  donc  pas  sans  raison  que 
nous  appelons  une  mort,  la  guérison  qui  s'en  fait 
par  la  grâce  médicinale  qui  délivre  notre  nature  : 
par  où  vous  voyez  que  ce  n'est  pas  sans  raison  que 
la  conversion  du  pécheur  s'appelle  une  mort.  C'est 
pourquoi  je  ne  m'étonne  plus,  grand  apôtre,  si  vous 
la  nommez  ordinairement  de  la  sorte  :  vous  nous 
voulez  faire  entendre  combien  nos  blessures  sont 
profondes ,  combien  le  péché  et  l'inclination  au  mal 
nous  est  devenue  naturelle  ;  et  que  naissant  avec 
nous,  il  ne  faut  rien  moins  qu'une  mort  pour  l'ar- 
racher de  nos  âmes. 

Voilà  déjà,  ce  me  semble,  quelque  éclaircisse- 
ment de  la  pensée  de  saint  Paul ,  tiré ,  à  la  vérité , 
non  des  maximes  orgueilleuses  de  la  sagesse  du  siè- 
cle, mais  des  principes  soumis  et  respectueux  de 
l'humilité  chrétienne.  Nous  n'avons  point  de  honte 
d'avouer  les  infirmités  de  notre  nature  :  que  ceux-là 
en  rougissent  qui  ne  connoissent  pas  le  Libérateur. 
Pour  nous,  au  contraire,  nous  osons  nous  glorifier 
de  nos  maladies;  parce  que  nous  savons  et  la  misé- 
ricorde du  médecin  et  la  vertu  du  remède.  Ce  re- 
mède, comme  vous  le  savez,  c'est  la  mort  de  notre 
Seigneur;  et  puisque  nous  voilà  tombés  sur  la  con- 
sidération du  remède,  il  est  temps  désormais  que 
nous  entendions  raisonner  l'apôtre  saint  Paul.  LeFils 
de  Dieu ,  dit-il ,  «  est  mort  au  péché  »  ;  Mortuus  est 
peccato ;  «  ainsi  estimez,  «  conclut-il,  que  vous  êtes 


POUR    LE    JOUR    DE    TA  QUE.  543 

morts  au  péchc  «  :  ita  et  vos  existiiiiale  morluos  qui- 
dem  esse  peccato  (0.  Que  veut-il  dire  que  notre  Sei- 
gneur est  mort  au  péché,  lui  qui  dès  le  premier  mo- 
ment de  sa  conception  a  toujours  vécu  à  la  grâce  ? 
Pour  pénétrer  sa  pensée,  il  est  nécessaire  de  repren- 
dre la  chose  de  plus  haut,  et  de  vous  mettre  devant 
les  yeux  quelques  points  remarquables  de  la  doctrine 
de  saint  Paul ,  dans  lesquels  j'entre  par  cet  exemple. 
Si  jamais  vous  vous  êtes  rencontrés  dans  une  place 
publique  oii  l'on  auroit  exécuté  quelque  criminel , 
n  est-il  pas  vrai  que ,  par  la  qualité  de  la  peine,  vous 
avez  souvent  jugé  de  l'horreur  du  crime,  et  qu'il 
vous  a  semblé  voir  quelque  idée  de  leurs  forfaits 
dans  les  marques  de  leurs  supplices  et  dans  leurs 
faces  défigurées?  Vous  êtes  surpris  peut-être  que  je 
vous  propose  un  si  funèbre  spectacle  :  c'est  pour  vous 
faire  avouer  qu'il  y  a  dans  la  peine  quelque  repré- 
sentation de  la  coulpe.  Oserons -nous  bien  mainte- 
nant, mon  Sauveur,  vous  appliquer  cet  exemple? 
Il  le  faut  bien ,  certes ,  puisque  vous  avez  paru  sur 
la  terre  comme  un  criminel.  Vous  avez  désiré  vous 
rendre  semblable  aux  pécheurs  ;  et  n'ayant  point  de 
péché,  vous  avez  voulu  néanmoins  en  subir  toutes 
les  peines  pendant  votre  vie  :  votre  sainte  chair  a 
été  travaillée  des  mêmes  incommodités  que  le  péché 
seul  avoit  attirées  sur  la  nôtre  :  c'est  pourquoi  saint 
Paul  ose  dire,  que  vous  vous  êtes  fait  «  semblable  à 
M  la  chair  du  péché  »  :  In  similitudinein  carnis  pec- 
cati  ip).  Quelle  bonté,  chrétiens!  Ce  n'a  pas  été  as- 
sez au  Fils  du  Père  éternel  de  revêtir  sa  divinité 
d'une  chair  humaine  :  cette  chair  plus  pure  que  les 

CO /?om.  Ti.  10,  1 1 .  —  W /itW.  vin.  3. 


544  POUR    LE    JOUR    DE    PÀQUE. 

rayons  du  soleil,  qui  méiitoit  d'être  ornée  d'immor- 
talité et  de  gloire,  il  la  couvre  encore,  pour  l'amour 
de  nous,  de  l'image  de  notre  péché  :  n'est-ce  pas  de 
quoi  nous  confondre  ?  Que  sera-ce  donc  si  nous 
venons  à  considérer  que  c'est  par  ce  moyen  que  nos 
péchés  sont  guéris  ?  C'est  ici ,  c'est  ici  le  trait  le  plus 
merveilleux  de  la  miséricorde  divine. 

On  rapporte  que  par  fois  les  magiciens,  possédés 
en  leur  ame  d'un  désir  furieux  de  vengeance ,  font 
des  images  de  cire  de  leurs  ennemis,  sur  lesquelles 
ils  murmurent  quelques  paroles  d'enchantement  ; 
et  après,  ajoute-t-on ,  frappant  ces  statues,  la  bles- 
sure ,  par  un  fatal  contre  -  coup ,  en  retombe  sur 
l'original.  Est-ce  fable,  ou  vérité?  je  vous  le  laisse  à 
juger  :  seulement  sais-je  bien  qu'il  s'est  passé  quelque 
chose  de  semblable  en  la  personne  de  mon  Maître. 
Où  étoit  l'image  du  péché?  En  sa  chair  bénite. 
Oii  étoit  le  péché  même?  En  vous  et  en  moi,  chré- 
tiens. La  chair  du  Sauveur ,  cette  image  innocente 
du  crime,  a  été  livrée  entre  les  mains  des  bourreaux, 
pour  en  faire  à  leur  fantaisie  :  ils  l'ont  frappée,  les 
coups  ont  porté  sur  le  péché;  ils  l'ont  crucifiée,  le 
péché  a  été  crucifié  ;  ils  lui  ont  arraché  la  vie ,  le  pé- 
ché a  perdu  la  sienne  :  et  voilà  justement  ce  que  l'a- 
pôtre veut  dire.  Le  Sauveur,  selon  sa  doctrine,  est 
mort  au  péché  ;  parce  qu'abandonnant  à  la  mort  sa 
chair  innocente,  qui  en  étoit  l'image,  il  a  anéanti  le 
péché.  Mais  pourrons-nous  conclure  de  là  qu'  «  il 
»  faut  que  nous  mourions  avec  lui  »  ;  lia  et  vos  exis- 
timate  mortuos  quidem  essepeccato?  Certainement, 
chrétiens ,  la  conséquence  en  est  bien  aisée  ;  il  ne 
faut  que  lever  les  yeux,  et  i^egarder  notre  Maître 

pendu 


POUR  LE  JOUR  DE  PAQUE.         545 

2^)611(111  à  la  croix.  O  Dieu ,  comment  a-t-on  traité  sa 
chair  innocente  ?  Quelque  part  où  je  porte  ma  vue, 
je  n'y  saurois  remarquer  aucune  partie  entière. 
Quoi,  parce  qu'elle  portoit  l'image  du  péché,  il  a 
bien  voulu  qu'elle  fût  ainsi  déchirée,  et  nous  épar- 
gnerons le  péché  même  qui  vit  en  nos  âmes  !  nous 
ne  mortifierons  point  nos  concupiscences;  au  con- 
traire nous  nous  y  laisserons  aveuglément  emporter! 
Gardons-nous-en  bien  ,  chrétiens;  il  nous  faut  faire 
aujourd'hui  un  aimable  échange  avec  le  Sauveur. 
Innocent  qu'il  étoit,  il  s'est  couvert  de  l'image  de 
nos  crimes ,  subissant  la  loi  de  la  mort  :  criminels  que 
nous  sommes,  imprimons  en  nous  -  mêmes  la  figure 
de  sa  sainte  mort,  afin  de  participer  à  son  innocence  : 
car  lorsque  nous  portons  ]a  figure  de  cette  mort , 
par  une  opération  merveilleuse  de  Tesprit  de  Dieu , 
sa  vertu  nous  en  est  appliquée.  C'est  pour  cela  que 
l'apôtre  nous  exhorte  à  porter  l'image  de  Jésus  cru- 
cifié sur  nos  corps  mortels ,  à  avoir  sa  mort  en  nos 
membres,  à  nous  conformer  à  sa  mort  (0. 

Mais  quelle  main  assez  industrieuse  pourra  tracer 
en  nous  cette  aimable  ressemblance?  Ce  sera  l'amour, 
chrétiens,  ce  sera  l'amour.  Cet  amour  saintement 
curieux  ira  aujourd'hui  avec  Madeleine  adorer  le 
Sauveur  dans  sa  sépulture  :  il  contemplera  ce  corps 
innocent  gisant  sur  une  pierre,  plus  froid  et  plus 
immobile  que  la  pierre;  et  là  se  remplissant  d'une 
idée  si  sainte ,  il  en  formera  les  traits  dans  nos  âmes 
et  dans  nos  corps.  Ces  yeux  si  doux,  dont  un  seul 
regard  a  fait  fondre  saint  Pierre  en  larmes,  ne  ren- 

(0  //.  Cor.  IV.  10.  Coloss.  m.  5.  Rom.  yi.  5, 

BossuET.  XIII,  35 


t)^6  rOUR    LE    JOUR    DE    PÀQUE. 

dent  plus  de  lumières  :  l'amour  portera  la  main  sur 
les  nôtres  *,  il  les  tiendra  clos  pour  toute  cette  pompe 
du  siècle;  ils  n'auront  plus  de  lumière  pour  les  va- 
nités. Cette  bouche  divine ,  de  laquelle  inondoient 
des  fleuves  de  vie  éternelle,  je  vois  que  la  mort  l'a 
fermée  :  l'amour  fermera  la  nôtre  à  jamais  aux  blas- 
phèmes et  aux  médisances  :  il  rendra  nos  cœurs  de 
glace  pour  les  vains  plaisirs  qui  ne  méritent  pas  ce 
nom;  nos  mains  seront  immobiles  pour  les  rapines  : 
il  nous  sollicitera  de  nous  jeter  à  corps  perdu  sur  cet 
aimable  mort ,  et  de  nous  envelopper  avec  lui  dans 
son  drap  mortuaire  :  aussi  bien  l'apôtre  nous  ap- 
prend que  «  nous  sommes  ensevelis  avec  lui  par  le 
)>  saint  baptême  ))  :  Consepulti  Christo  in  baptismo  (0. 
La  belle  cérémonie  qui  se  faisoit  anciennement 
dans  l'Eglise  au  baptême  des  chrétiens  :  c'étoit  en 
ce  jour  qu'on  les  baptisoit  dans  l'antiquité,  et  vous 
voyez  que  nous  en  retenons  quelque  chose  dans 
la  bénédiction  des  fonts  baptismaux.  On  avoit  ac- 
coutumé de  les  plonger  tout  entiers  et  de  les 
ensevelir  sous  les  eaux  ;  et  comme  les  fidèles  les 
voyoient  se  noyer,  pour  ainsi  dire,  dans  les  ondes 
de  ce  bain  salutaire ,  ils  se  les  représentoient  en  un 
moment  tout  changés  par  la  vertu  du  Saint-Esprit, 
dont  ces  eaux  étoient  animées  :  comme  si  sortant  de 
ce  monde  à  même  temps  qu'ils  disparoissoient  de 
leur  vue  ,  ils  fussent  allés  mourir  et  s'ensevelir  avec 
le  Sauveur.  Cette  cérémonie  ne  s'observe  plus,  il  est 
vrai  ;  mais  la  vertu  du  sacrement  est  toujours  la 
même ,  et  partant  vous  devez  vous  considérer  comme 
étant  ensevelis  avec  Jésus-Christ. 

(0   ColoSS.  II.  12. 


POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE.  5^1 

Encore  un  petit  mot  de  réilexion  sur  une  ancienne 
cérémonie.  Les  clirc'tiens  autrefois  avoient  accou- 
tumé de  prier  debout ,  et  les  mains  modestement 
élevées  en  forme  de  croix  ;  et  vous  voyez  que  le 
prêtre  prie  encore  en  cette  action  dans  le  sacrifice  : 
quelle  raison  de  cela  ?  il  me  semble  qu'ils  n'osoient 
se  présenter  à  la  Majesté  divine ,  qu'au  nom  de  Jésus 
crucifié  :  c'est  pourquoi  ils  en  prenoient  la  figure , 
etparoissoient  devant  Dieu  comme  morts  avec  Jésus- 
Christ.  Ce  qui  a  donné  occasion  au  grave  Tertullien 
d'adresser  aux  tyrans  ces  paroles  si  généreuses  : 
Paratus  est  ad  oinne  suppliciiun  ipse  liahiLus  orantis 
Christiani  {^)  :  «  La  seule  posture  du  chrétien  priant 
»  affronte  tous  vos  supplices  »  :  tant  ils  étoient  per- 
suadés ,  dans  cette  première  vigueur  des  mœurs 
chrétiennes,  qu'étant  morts  avec  le  Sauveur,  ni  sup- 
plices ni  voluptés  ne  leur  étoient  rien.  Et  c'est  pour 
le  même  sujet  qu'ils  prenoient  plaisir  en  toute  ren- 
contre d'imprimer  le  signe  de  la  croix  sur  toutes  les 
parties  de  leurs  corps  :  comme  s'ils  eussent  voulu 
marquer  tous  leurs  sens  de  la  marque  du  crucifié, 
c'est-à-dire  ,  de  la  marque  et  du  caractère  de  mort. 
Pour  la  cérémonie,  nous  l'avons  tous  les  jours  en 
usage  :  mais  nous  ne  considérons  guère  le  prodigieux 
détachement  qu'elle  demande  de  nous  ;  et  c'est  à 
quoi  néanmoins  l'apôtre  saint  Paul  nous  presse. 
[Ces  premiers  chrétiens]  n'avoient  rien  de  plus  pré- 
sent à  l'esprit,  que  cette  pensée  :  il  faut  que  tout 
chrétien  meure  avec  Jésus-Christ.  Il  faut  qu'il  meure; 
car  le  péché  se  contractant  par  la  naissance ,  il  ne 

vO  Apolog.  n.  3o. 


54B         POUR  LE  JOUU  DE  PAQUE. 

se  détache  que  par  une  espèce  de  mort.  Il  faut  qu'il 
meure;  car  il  faut  qu'il  s'applique  et  la  ressemblance 
et  la  vertu  de  la  mort  de  notre  Sauveur,  qui  est  l'u- 
nique guérison  de  ses  maladies.  Voilà  déjà  deux  rai- 
sons :  la  première  est  tirée  d'une  propriété  du  péché; 
la  seconde,  de  la  qualité  du  remède.  Oublierons- 
nous  cette  instruction  particulière  que  nous  avons 
promise  :  elle  me  semble  trop  nécessaire  ;  et  ce  n'est 
point  tant  une  nouvelle  raison ,  qu'une  conséquence 
que  nous  tirerons  des  deux  autres. 

Ecoutez,  écoutez,  pécheurs,  la  grave  et  sérieuse 
leçon  de  cet  admirable  docteur  :  puisqu'il  ne  nous 
parle  que  de  mort  et  de  sépulture,  ne  vous  imaginez 
pas  qu'il  ne  demande  de  nous  qu'un  changement 
médiocre.  Où  sont  ici  ceux  qui  mettent  tout  le  chris- 
tianisme en  quelque  réformation  extérieure  et  su- 
perficielle ,  et  dans  quelques  petites  pratiques  ?  En 
vain  vous  a-t-on  montré  combien  le  péché  tenoit  à 
notre  nature,  si  vous  croyez  après  cela  qu'il  ne  faut 
qu'un  léger  effort  pour  l'en  détacher  :  l'apôtre  vous 
a  enseigné  que  vous  devez  traiter  le  péché  comme 
Jésus-Christ  en  a  traité  la  ressemblance  en  sa  sainte 
chair.  Voyez  s'il  l'a  épargnée  :  quel  endroit  de  son 
corps  n'a  pas  éprouvé  la  douleur  de  quelque  sup- 
plice exquis  ?  et  vous  ne  comprenez  pas  encore  quelle 
obligation  vous  avez  de  rechercher  dans  le  plus  secret 
de  vos  cœurs  tout  ce  qu'il  y  peut  avoir  de  mauvais 
désirs ,  et  d'en  arracher  jusqu'à  la  plus  profonde  ra- 
cine !  Oui,  je  vous  le  dis,  chrétiens,  après  le  Sau- 
veur ;  quand  cet  objet ,  qui  vous  sépare  de  Dieu , 
vous  seroit  plus  doux  que  vos  yeux  ,  plus  nécessaire 


POUR    LE    JOUR    DE    P  A  Q  U  E.  649 

que  votre  main  droite ,  plus  aimable  que  votre  vie , 
coupez ,  tranchez  j  Ahscide  ewni^).  Ce  n'est  pas  sans 
raison  que  Tapôtrene  nous  prêche  que  mort:  il  veut 
nous  faire  entendre  qu'il  faut  porter  le  couteau  jus- 
qu'aux inclinations  les  plus  naturelles  ,  et  même  jus- 
qu'à la  source  de  la  vie ,  s'il  en  est  besoin. 

Saint  Jean -Chrysostome  fait ,  à  mon  avis,  une 
belle  re'flexion  sur  ces  beaux  mots  de  saint  Paul  t 
3Iihi  niundus  crucijîxus  est^  et  ego  inundo  (^)  :  «  Le 
»  monde  m'est  crucifie',  et  moi  au  monde  «  :  enten- 
dez toujours  par  le  monde ,  les  plaisirs  du  siècle. 
«  Ce  ne  lui  e'toit  pas  assez  d'avoir  dit  que  le  monde 
»  étoit  mort  pour  lui ,  remarque  ce  saint  évêque  (3)  • 
»  il  faut  qu'il  ajoute  que  lui-même  est  mort  au  monde. 
>x  Certes,  poursuit  le  merveilleux  interprète,  l'apôtre 
»  conside'roit  que  non  -  seulement  les  vivans  ont 
»  quelques  sentimens  les  uns  pour  les  autres  ;  mais 
i)  qu'il  leur  reste  encore  quelque  affection  pour  les 
»  morts,  qu'ils  en  conservent  le  souvenir,  et  rendent 
»  du  moins  à  leurs  corps  les  honneurs  de  la  se'pul- 
5)  ture.  Tellement  que  le  saint  apôtre ,  pour  nous 
»  faire  entendre  jusqu'à  quel  point  le  fidèle  doit  être 
»  de'gagé  des  plaisirs  du  siècle  :  Ce  n'est  pas  assez ,. 
))  dit-il ,  que  le  commerce  sait  rompu  entre  le  monde 
))  et  le  chrétien ,  comme  il  l'est  entre  les  vivans  et  les 
a>  morts  -,  parce  qu'il  y  reste  encore  quelque  petite 
»  alliance  :  mais  tel  qu'est  un  mort  à  lëgard  d'un 
»  mort,  tels  doivent  être  l'un  à  l'autre  le  siècle  et 
))  le  chrétien  ».  Comprenez  l'idée  de  ce  grand  homme; 
et  voyez  comme  il  se  met  en  peine  de  nous  faire  voir 

vO  Matth.Y.  3o.—  \p)  Gal.yi.  i^.  —  (3)  Lib.  ii,  de  Conipunct, 
n.  2,  tom.  I,  p.  1^2^ 


S5o         POUR  LE  JOUR  DE  PAQUE. 

que,  pour  les  délices  du  monde,  le  fidèle  y  doit  être 
froid,  immobile,  insensible  :  si  je  savois  quelque 
terme  plus  significatif,  je  m'en  servirois. 

C'est  pourquoi  armez-vous,  fidèles,  du  glaive  de 
la  justice  j  domptez  le  péché  en  vos  corps  par  un 
exercice  constant  de  la  pénitence  :  ne  m'alléguez 
point  ces  vaines  et  froides  excuses,  que  vous  en  avez 
assez  fait ,  et  que  vous  avez  déchargé  le  fardeau  de 
vos  consciences  entre  les  mains  de  vos  confesseurs. 
Ruminez  en  vos  esprits  ce  petit  mot  d'Origène  :  iVe- 
qiie  eniin  paies  quod  innovatio  vitœ  _,  quœ  dicilur  se- 
melfacta  j  siifficiat  :  sed  semper  et  quoiidie  ^  si  dici 
potestj,  ipsa  novitas  inno\>anda  esti^)  :  «  Ne  croyez 
»  pas  qu'il  suffise  de  s'être  renouvelé  une  fois  :  il  faut 
»  renouveler  la  nouveauté  même  »  ;  c'est-à-dire  que 
quelque  participation  que  vous  ayez  de  la  sainteté 
et  de  la  justice  ,  fussiez-vous  aussi  justes  comme  vous 
présumez  de  l'être,  il  y  a  toujours  mille  choses  à 
renouveler  par  une  pratique  exacte  de  la  pénitence  : 
à  plus  forte  raison,  êtes -vous  obligés  de  vous  y 
adonner,  n'ayant  point  expié  vos  fautes,  et  sentant 
en  vos  âmes  vos  blessures  toutes  fraîches  ,  et  vos 
mauvaises  habitudes  encore  toutes  vivantes.  Et  Dieu 
veuille  que  vous  ne  le  connoissiez  pas  sitôt  par  ex- 
périence ! 

Mais  il  me  semble  que  j'entends  ici  des  murmures. 
Quoi,  encore  la  pénitence  !  eh!  on  ne  nous  a  prêché 
autre  chose  durant  ce  carême  :  nous  parlera-t-on 
toujours  de  pénitence  ?  Oui  certes,  n'en  doutez  pas; 
tout  autant  qu'on  vous  prêchera  l'Evangile  et  la  mort 
de  notre  Sauveur.  Tu  t'abuses  ,  chrétien  ,  tu  t'a- 

(^)  Lib.  V.  in  Ep.  ad  Rom.  n.  8,  ioni  iv,  p.  562. 


POUR  LE  JOUR  DK  PAQUE.         55l 

buses,  si  tu  penses  donner  d'autres  bornes  à  ta  pé- 
nitence, que  celles  qui  doivent  finir  le  cours  de  ta 
vie.  Sais-tu  l'intention  de  l'Eglise  dans  l'établisse- 
ment du  carême  ?  Elle  voit  que  tu  donnes  toute 
l'année  à  des  divertissemens  mondains  :  cela  fâche 
cette  bonne  mère  :  que  fait-elle  ?  Tout  ce  qu'elle 
peut  pour  dérober  six  semaines  à  tes  déréglemens. 
Elle  te  veut  donner  quelque  goût  de  la  pénitence  j 
estimant  que  futilité  que  tu  recevras  d'une  médecine 
si  salutaire  ,  t'en  fera  digérer  f  amertume  et  conti- 
nuer fusage  :  elle  t'en  présente  donc  un  petit  essai 
pendant  le  carême  :  si  tu  le  prends,  ce  n'est  qu'a- 
vec répugnance  j  tu  ne  fais  que  te  plaindre  et  mur- 
murer durant  tout  ce  temps. 

Hélas  !  je  n'oserois  dire  quelle  est  la  véritable 
cause  de  notre  joie  dans  le  temps  de  Pâque.  Sainte 
piété  du  christianisme ,  en  quel  endroit  du  monde 
t'es-tu  maintenant  retirée  ?  On  a  vu  le  temps  que 
Jésus  en  ressuscitant  trouvoit  ses  fidèles  ravis  d'une 
allégresse  toute  spirituelle  ;  parce  qu'elle  n'avoit 
point  d'autre  sujet  que  la  gloire  de  son  triomphe  : 
c'étoit  pour  cela  que  les  déserts  les  plus  reculés  et 
les  solitudes  les  plus  affreuses  prenoient  une  face 
riante.  A  présent ,  les  fidèles  se  réjouissent  ;  il  n'est 
que  trop  vrai:  mais  ce  n'est  pas  vous,  mon  Sauveur, 
qui  faites  leur  joie.  On  se  réjouit  de  ce  qu'on  pourra 
faire  bonne  chère  en  toute  licence  :  plus  de  jeûnes, 
plus  d'austérités  ;  si  peu  de  soin  que  nous  avons 
peut-être  apporté  durant  ce  carême  à  réprimer  le 
désordre  de  nos  appétits,  nous  nous  en  relâcherons 
tout-à-fait  :  le  saint  jour  de  Pâque ,  destiné  pour 
nous  faire  commencer  une  nouvelle  vie  avec  le  Sau- 


552        pour.  LE  JOUR  DE  PAQUE. 

veur,  va  ramener  sur  la  terre  les  folles  délices  du 
siècle ,  si  toutefois  nous  leur  avons  donné  quelque 
trêve,  et  ensevelira  dans  l'oubli  la  mortification  et  la 
pénitence  :  tant  la  discipline  est  énervée  parmi  nous. 
Ici  vous  m'arrêterez  peut-être  encore  une  fois,  pour 
me  dire  :  mais  ne  faut-il  pas  se  réjouir  dans  le  temps 
de  Pâque?  n'est-ce  pas  un  temps  de  réjouissance? 
Certes,  je  l'avoue,  chrétiens  :  mais  ignorez -vous 
quelle  doit  être  la  joie  chrétienne,  et  combien  elle 
est  différente  de  celle  du  siècle  ?  Le  siècle  et  ses  sec- 
tateurs sont  tellement  insensés ,  qu'ils  se  réjouissent 
dans  les  biens  présens;  et  je  soutiens  que  toute  la  joie 
du  chrétien  n'est  qu'en  espérance  :  pour  quelle  rai- 
son? C'est  que  le  chrétien  dépend  tellement  du  Sau- 
veur, que  ses  souffrances  et  ses  contentemens  n'ont 
point  d'autres  modèles  que  lui.  Pourquoi  faut-il  que 
le  chrétien  souffre?  parce  que  le  Sauveur  est  mort. 
Pourquoi  faut-il  qu'il  ait  de  la  joie?  parce  que  le 
même  Sauveur  est  ressuscité.  Or  sa  mort  doit  opérer 
en  nous  dans  la  vie  présente,  et  sa  résurrection  seu- 
lement dans  la  vie  future.  Grand  apôtre,  c'est  votre 
doctrine;  et  partant  notre  tristesse  doit  être  pré- 
sente; notre  joie  ne  consiste  que  dans  des  désirs  et 
dans  une  généreuse  espérance  :  et  c'est  pour  cette 
raison  que  le  saint  apôtre  dit  ces  deux  beaux  mots, 
décrivant  la  vie  des  chrétiens  :  Spe  gaudentes  ;  et 
incontinent  après  :  In  tribulatione  patientes  (0.  Sa- 
vez-vous  quelles  gens  ce  sont  que  les  chrétiens?  ce 
sont  des  personnes  qui  se  réjouissent  en  espérance  : 
et  en  attendant  que  sont-ils?  ils  sont  patiens  dans 
les  tribulations.  Que  ces  paroles,  mes  Frères,  soient 

0)  Rom,  XII.  12.  ' 


I 


ror?.  LE  JOUR  DK  PAouE.  553 

notre   consolation    pendant    les  calamités   de   ces 
temps  ;  qu'elles  soient  aussi  la  règle  de  notre  joie 
durant  ces  saints  jours  :  ne  nous  imaginons  pas  que 
l'Eglise  nous  ait  établi  des  fêtes  pour  nous  donner  le 
loisir  de  nous  chercher  des  divertissemens  profanes, 
comme  la  plupart  du  monde  semble  en  être  per- 
suadé. Nos  véritables  plaisirs  [ne  sont  pas]  de  ce 
inonde  :  nous  en  pouvons  prendre  quelque  avant- 
goût  par  une  fidèle  attente;  mais  la  jouissance  en  est 
réservée  pour  la  vie  future.  Et  pour  ce  siècle  pervers 
dont  Dieu  abandonne  l'usage  à  ses  ennemis,  son- 
geons que  la  pénitence  est  notre  exercice,  la  mort 
du  Sauveur  notre  exemple  ,  sa  croix  notre  partage, 
son  sépulcre  notre  demeure.  Ah!  ce  sépulcre,  c'est 
une  mère  :  mon  maître  y  est  entré  mort,  il  l'a  en- 
fanté à  une  vie  toute  divine  :  il  faut  qu'après  y  avoir 
trouvé  la  mort  du  péché  j'y  cherche  la  vie  de  la 
grâce  :  c'est  notre  seconde  partie. 

SECOND   POINT. 

Saint  Augustin  distingue  deux  sortes  de  vie  en 
l'ame  -,  Tune ,  qu'  «  elle  communique  au  corps ,  et 
»  l'autre ,  dont  elle  vit  elle-même  »  :  Aliud  est  enim 
in  anima  unde  corpus  vivifie atiir ,  aliud  unde  ipsa 
vivifieatur  (0  :  comme  «  elle  est  la  vie  du  corps ,  ce 
»  saint  évêque  prétend  que  Dieu  est  sa  vie  »  :  Vita 
corporis  anima  est ,  vita  animœ  Deus  est  (2).  Expli- 
quons ,  s'il  vous  plaît  y  sa  pensée,  et  suivons  son  raison- 
nement. Afm  que  l'ame  donne  la  vie  au  corps,  elle  doit 
avoir  par  nécessité  trois  conditions  :  il  faut  qu'elle 

{})  In  Joan.  Tract,  xix,  //,  12,  tom.  ni,  part,  ji,  col.  ^^2.  «— 
(*)  Serm.  clxt,  n.  G,  tom.  v,  col.  777. 


6d^  pour  le  jour  de  paque. 

soit  plus  noble;  car  il  est  plus  noble  de  donner  que 
de  recevoir  :  il  faut  qu'elle  soit  unie;  car  il  est  mani- 
feste que  notre  vie  ne  peut  être  hors  de  nous  :  il  faut 
qu'elle  lui  communique  des  opérations  que  le  corps 
ne  puisse  exercer  sans  elle  ;  car  il  est  certain  que  la 
vie  consiste  principalement  dans  l'action.  Que  si 
nous  trouvons  que  Dieu  a  excellemment  ces  trois 
qualités  à  l'égard  de  l'ame,  sans  doute  il  sera  sa  vie 
à  aussi  bon  titre  qu'elle-même  est  la  vie  du  corps. 
Voyons  en  peu  de  mots  ce  qui  en  est. 

Et  premièrement ,  que  Dieu  soit ,  sans  comparai- 
son, au-dessus  de  l'ame,  cela  ne  doit  pas  seulement 
entrer  en  contestation.  Dieu  ne  seroit  pas  notre  sou- 
verain bien,  s'il  n'étoit  plus  noble  que  nous,  et  si 
nous  n'étions  beaucoup  mieux  en  lui  qu'en  nous- 
mêmes.  Pour  l'union ,  il  n'y  a  non  plus  de  sujet  d'en 
douter  à  des  chrétiens ,  après  que  le  Sauveur  a  dit 
tant  de  fois  «  que  le  Saint-Esprit  habiteroit  dans 
»  nos  âmes  (0  m  ;  et  l'apôtre,  que  «  la  charité  a  été 
»  répandue  en  nos  cœurs  par  le  Saint-Esprit  qui 
3)  nous  a  été  donné  (2)  ».  Et  en  vérité.  Dieu  étant 
tout  notre  bonheur,  il  faut  par  nécessité  qu'il  se  '* 
puisse  unir  à  nos  âmes  ;  parce  qu'il  n'est  pas  conce- 
vable que  notre  bonheur  et  notre  félicité  ne  soit 
point  en  nous.  Reste  donc  à  voir  si  notre  ame ,  par 
cette  union,  est  élevée  à  quelque  action  de  vie  dont  4 
sa  nature  soit  incapable.  Ne  nous  éloignons  pas  de 
saint  Augustin.  «  Certes,  dit  ce  grand  homme.  Dieu 
»  est  une  vie  immuable  ;  il  est  toujours  ce  qu'il  est , 
M  toujours  en  soi,  toujours  à  soi  »  :  Est  ipse  semper 
in  se  ,  est  ita  ut  est  ^  non  aliter  nunc  j,  aliter  postea  ^ 

(0  Joan.  XIV.  17.  —  (')  Roui.  v.  5. 


rOUIl    LE    JOUR    DE    PAQUE.  555 

aliter  antea  (0.  Il  ne  se  peut  faire  que  l'aine  ne  de- 
vienne meilleure^  plus  noble,  plus  excellente,  s'u- 
nissant  à  cet  Etre  souverain,  très-excellent,  et  très- 
bon  :  e'tant  meilleure,  elle  agira  mieux;  et  vous  le 
voyez  dans  les  justes  :  «  car  leur  ame,  dit  saint  Au- 
»  gustin,  s' élevant  à  un  Etre  qui  est  au-dessus  d'elle 
»  et  duquel  elle  est,  reçoit  la  justice,  la  piété,  la 
:»  sagesse  »  :  Ciim  se  eiigit  ad  aliquid  quod  îpsa  non 
est  y  et  quod  supra  ipsani  est  et  à  quo  ipsa  est  j,  per- 
cipit  sapientiam  j  justitiam ,  pietatem  {?)  :  elle  croit 
en  Dieu,  elle  espère  en  Dieu,  elle  aime  Dieu.  Par- 
lons mieux  :  comme  saint  Paul  dit  que  «  l'Esprit  de 
»  Dieu  crie ,  et  gémit ,  et  demande  en  nous  »  ;  Spi- 
ritus  postulat  pro  nobis  (^);  aussi  faut-il  dire  que  le 
même  Esprit  croit,  espère,  et  aime  en  nos  âmes; 
parce  que  c'est  lui  qui  forme  en  nous  cette  foi,  cette 
espérance ,  et  ce  saint  amour.  Par  conséquent  aimer 
Dieu,  croire  en  Dieu,  espérer  en  Dieu,  ce  sont  des 
opérations  toutes  divines,  quel'ame  n'auroit  jamais, 
sans  l'opération,  sans  l'union,  sans  la  communication 
de  l'Esprit  de  Dieu  ;  ee  sont  aussi  des  actions  de  vie, 
et  d'une  vie  éternelle  :  il  est  donc  vrai  que  Dieu  est 
notre  vie. 

O  joie  !  ô  félicité  !  qui  ne  s'estimeroit  heureux  de 
vivre  d'une  belle  vie  ?  qui  ne  la  préféreroit  à  toutes 
sortes  de  biens?  qui  n'exposeroit  plutôt  mille  et  mille 
fois  cette  vie  mortelle,  que  de  perdre  une  vie  si  divine? 
Cependant  notre  premier  père  l'avoit  perdue  pour 
lui  et  pour  ses  enfans  :  sans  le  Fils  de  Dieu,  nous 
en  étions  privés  à  jamais  :  «  mais  je  suis  venu,  dit- 

(0  In  Joan.  Tract,  xix,  «.  1 1 ,  toni.  m ,  pari.  Uj  col.  44 1  •  —"  *)  Il^id. 
n.  12,  coL  \\2.  —  (^)  FtOTJi.  viii.  26. 


556  POUllLEJOURDEPAQUE. 

»  il,  afin  qu'ils  vivent,  et  qu'ils  vivent  plus  abon- 
5)  damment  »  :  Ego  veni^  ut  vitam  haheant,  et  abun^ 
dantius  habeant  (0.  En  effet,  j'ai  remarqué  avec 
beaucoup  de  plaisir,  que  dans  tous  les  discours  du 
Sauveur  qui  nous  sont  rapportés  dans  son  Evangile, 
il  ne  parle  que  de  vie,  il  ne  promet  que  vie.  D'où 
vient  que  saint  Pierre ,  lorsqu'il  lui  demande  s'il  le 
veut  quitter  :  «  Maître,  où  irions-nous,  lui  dit-il, 
))  vous  avez  des  paroles  de  vie  éternelle  (2)  »  ?  et  le 
Fils  de  Dieu  lui-même  :  «  Les  paroles  que  je  vous 
»  dis,  sont  esprit  et  vie  P)  »  :  c'est  qu'il  savoit  bien 
que  les  hommes  n'ayant  rien  de  plus  cher  que  vivre, 
il  n'y  a  point  de  charme  plus  puissant  pour  eux , 
que  cette  espérance  de  vie.  Ce  qui  a  donné  occasioa 
à  Clément  Alexandrin  de  dire  dans  cette  belle  hymne 
qu'il  adresse  à  Jésus  le  roi  des  enfans ,  c'est-à-dire , 
des  nouveaux  baptisés,  que  «  ce  divin  Pêcheur,  ainsi 
»  appelle-f-il  le  Sauveur,  retiroit  les  poissons  de  la 
))  mer  orageuse  du  siècle ,  et  les  attiroit  dans  ses 
»  filets  par  l'appât  d'une  douce  vie  »  5  Dulci  vitd 
inescans  (4). 

Et  c'est  ici,  chrétiens,  où  il  est  à  propos  d'élever 
un  peu  nos  esprits,  pour  voir  dans  la  personne  du 
sauveur  Jésus  l'origine  de  notre  vie.  La  vie  de  Dieu 
n'est  que  raison  et  intelligence;  et  le  Fils  de  Dieu 
procédant  de  cette  vie  et  de  cette  intelligence,  il  est 
lui-même  vie  et  intelligence.  Pour  cela,  il  dit  en 
saint  Jean ,  «  que  comme  le  Père  a  la  vie  en  soi , 
•ù  aussi  a-t-il  donné  à  son  Fils  d'avoir  la  vie  en  soi  (5)  ». 
C'est  pourquoi  les  anciens  l'ont  appelé  la  vie ,  la  rai- 

(0  Jocin.  X.  10.—  (»)  Uicl  VT.  69.  —  (3)  IbUl  0\.  —  C^J  Tom.  i, 
pag.  3 12.  Edit.  Oxoniens,  1715.  —  l^)  Jean.  v.  26. 


I»0U1\    LE    JOUR    DE    PAQUE.  55^ 

son  ,  la  lumière ,  et  rintelligencc  du  Père  (0  ;  et  cela 
est  très-bien  fonde'  dans  les  Ecritures.  Etant  donc  la 
vie  par  essence ,  c'est  à  lui  à  promettre,  c'est  à  lui  à 
donner  la  vie.  L'humanité  sainte  qu'il  a  daigné  pren- 
dre dans  la  plénitude  des  temps,  touchant  de  si  près 
à  la  vie,  en  prend  tellement  la  vertu,  «  qu'il  en 
»  jaillit  une  source  inépuisable  d'eau  vive  :  quicon- 
»  que  en  boira  aura  la  vie  éternelle  (^)  ».  Il  seroit 
impossible  de  vous  dire  les  belles  choses  que  les 
saints  Pères  ont  dites  sur  cette  matière ,  surtout  le 
grand  saint  Cyrille  d'Alexandrie  (5).  Souvenez-vous 
seulement  de  ce  que  l'on  vous  donne  à  ces  redouta- 
bles autels  :  voici  le  temps  auquel  tous  les  fidèles  y 
doivent  participer.  Est-ce  du  pain  commun  que  l'on 
vous  présente?  n'est-ce  pas  le  pain  de  vie,  ou  plutôt 
n'est-ce  pas  un  pain  vivant  que  vous  mangez  pour 
avoir  la  vie?  car  ce  pain  sacré,  c'est  la  sainte  chair 
de  Jésus,  cette  chair  vivante,  cette  chair  conjointe 
à  la  vie ,  cette  chair  toute  remplie  et  toute  pénétrée 
d'un  esprit  vivifiant.  Que  si  ce  pain  commun  qui  n'a 
pas  de  vie ,  conserve  celle  de  nos  corps  ;  de  quelle 
vie  admirable  ne  vivrons-nous  pas ,  nous  qui  man- 
geons un  pain  vivant,  mais  qui  mangeons  la  vie 
même  à  la  table  du  Dieu  vivant  ?  Qui  a  jamais  ouï 
parler  d'un  tel  prodige ,  que  l'on  pût  manger  la  vie? 
il  n'appartient  qu'à  Jésus  de  nous  donner  une  telle 
viande  :  il  est  la  vie  par  nature;  qui  le  mange,  mange 
la  vie.  O  délicieux  banquet  des  enfans  de  Dieu!  ô  ta- 
ble délicate!  ô  manger  savoureux!  Jugez  de  l'excel- 

C»)  TerLull.  aduers.  Prax.  n.  5,  6.  S.  Athanas.  Orat.  contr.  Genl. 
n.  46,  tom  i,p.  46.  —  (*)  Joan.  iv.  i4.  —  {^)  S.  Cyril.  inJoan. 
Ub.  IV,  cap.  II,  tom.iy,  p.  354,  ef  ^e^. 


558  rour.  le  jour  de  paque. 

lence  de  la  vie  parla  douceur  de  la  nourriture  :  mais 
plutôt,  afin  que  vous  en  connoissiez  mieux  le  prix, 
il  faut  que  je  vous  la  décrive  dans  toute  son  étendue. 

Elle  a  ses  progrès ,  elle  a  ses  âges  divers  :  Dieu , 
qui  anime  les  justes  par  sa  présence,  ne  les  renou- 
velle pas  tout  en  un  instant.  Sans  doute,  si  nous 
considérons  tous  les  changemens  admirables  que 
Dieu  opère  en  eux  durant  tout  le  cours  de  cette 
vie  bienheureuse ,  il  ne  se  pourra  faire  que  nous  ne 
l'aimions;  et  si  nous  l'aimons,  nous  serons  poussés 
du  désir  de  la  conserver  immortelle.  Imitons  en 
nous  l'immortalité  du  Sauveur  :  c'est  à  quoi  j'aurai , 
s'il  vous  en  souvient,  à  vous  exhorter,  lorsque  je  se- 
rai venu  à  ma  troisième  partie.  Et  puisqu'elle  a  tant 
de  connexion  avec  celle  que  nous  traitons ,  et  qu'elle 
n'en  est,  comme  vous  voyez,  qu'une  conséquence, 
je  joindrai  l'une  et  l'autre  dans  une  même  suite  de 
discours.  Disons  en  peu  de  mots  autant  qu'il  sera  né- 
cessaire pour  se  faire  entendre. 

Cet  aigle  de  l'Apocalypse,  qui  crie  par  trois  fois 
d'une  voix  foudroyante  au  milieu  des  airs  :  «  Mal- 
5)  heur  sur  les  habitans  de  la  terre  «  :  Vœ  ;,  Dce ,  vce 
liahitantihus  in  terra  (0,  semble  nous  parler  de  la 
triple  calamité  dans  laquelle  notre  nature  est  tom- 
bée. L'homme,  dans  la  sainteté  d'origine,  étant  en- 
tièrement animé  de  l'Esprit  de  Dieu,  en  recevoit  ces 
trois  dons,  l'innocence,  la  paix,  l'immortalité.  Le 
diable,  par  le  péché,  lui  a  ravi  l'innocence;  la  con- 
voitise s'étant  soulevée,  a  troublé  sa  paix;  l'immor- 
talité a  cédé  à  la  nécessité  de  la  mort  :  voilà  l'ouvrage 
de  Satan  opposé  à  l'ouvrage  de  Dieu.  Or  le  Fils  de 

(0  Apoc,  vHi.  i3. 


POUR    LE    JOUR    Dï:    PAQUE.  5^9 

Dieu  est  venu  «  pour  dissoudre  l'œuvre  du  dia- 
))  ble  (0»,  et  réformer  l'homme  selon  la  première 
[jinstitution]  de  son  Créateur  :  ce  sont  les  propres 
mots  de  saint  Paul.  Pour  cela,  il  a  répandu  son  Es- 
prit dans  l'ame  des  justes,  afin  de  les  faire  vivre;  et 
c<  cet  Esprit  ne  cesse  de  les  renouveler  tous  les  jours  »  : 
cela  est  encore  de  Tapôtre;  Rejio<^atur  de  die  in 
diem  (2).  Mais  Dieu  ne  veut  pas  qu'ils  soient  changés 
tout  à  coup.  Il  y  a  trois  dons  à  leur  rendre  ;  il  y 
aura  aussi  trois  diiïerens  âges  par  lesquels ,  de  degré 
en  degré,  ils  deviendront  «  hommes  faits  »  ;  In  vi- 
rum  perfectum  (5).  Grand  apôtre,  ce  sont  vos  pa- 
roles, et  vous  serez  aujourd'hui  notre  conducteur. 
Et  Dieu  l'a  ordonné  de  la  sorte,  afin  de  faire  voir  à 
ses  bien-aimés  les  opérations  de  sa  grâce  les  unes 
après  les  autres  :  de  sorte  que  dans  ce  monde  il  ré- 
pare leur  innocence;  dans  le  ciel  il  leur  donne  la 
paix;  à  la  résurrection  générale  il  les  orne  d'immor- 
talité. Par  ces  trois  âges,  «  les  justes  arrivent  à  la 
»  plénitude  de  Jésus-Christ  » ,  ainsi  que  parle  saint 
Paul;  In  mensurain  œtatis plenitudinis  Chris Li{^).  La 
vie  présente  est  comme  l'enfance  ;  celle  dont  les  saints 
jouissent  au  ciel ,  ressemble  à  la  fleur  de  l'âge  ;  après, 
suivra  la  maturité  dans  la  résurrection  générale.  Au 
reste  ,  cette  vie  n'a  point  de  vieillesse ,  parce  qu'étant 
toute  divine ,  elle  n'est  point  sujette  au  déclin  :  de 
là  vient  qu'elle  n'a  que  trois  âges;  au  lieu  que  celle 
que  nous  passons  sur  la  terre  souffre  la  vicissitude  de 
quatre  différentes  saisons. 

Je  dis  que  les  saints  en  ce  monde  sont  comme  dans 

CO  Hebr.  ii.  i\,  —  W  //.  Cor.  iv-  16.  —  ^)  Ephes.  iv.  i3.  — 
0)  Ibid. 


5()0  POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE. 

leur  enfance,  et  en  voici  la  raison.  Tout  ce  qui  se 
rencontre  dans  la  suite  de  la  vie,  se  commence  dans 
les  enfans  :  or  nous  avons  dit  que  toute  l'opération 
du  Saint-Esprit,  par  laquelle  il  anime  les  justes, 
consiste  à  surmonter  en  eux  ces  trois  furieux  en- 
nemis que  le  diable  nous  a  suscite's,  le  pèche',  la 
concupiscence,  et  la  mort.   Comment   est-ce   que 
Dieu  les   traite   pendant  cette   vie  ?  avant   toutes 
choses,    il  ruine  entièrement   le   péché  :  la   con- 
cupiscence y  remue  encore;  mais  elle  y  est  com- 
battue,  et  de  plus  elle  y  est  surmontée  :  pour  la 
mort,  elle  y  exerce  son  empire  sans  résistance;  mais 
aussi  l'immortalité  est  promise.  Considérez  ce  pro- 
grès :  le  péché  ruiné  fait  leur  sanctification  ;  la  con- 
cupiscence combattue ,  c'est  leur  exercice  ;  l'immor- 
talité promise  est  le  fondement  de  leur  espérance. 
Et  ne  remarquez -vous  pas  en  ces  trois  choses  les 
vrais  caractères  d'enfans?  Comme  à  des  enfans,  l'in- 
nocence leur  est  rendue  :  si  le  Saint-Esprit  combat 
en  eux  la  concupiscence;  c'est  pour  les  fortifier  dou- 
cement par  cet  exercice ,  et  pour  former  peu  à  peu 
leurs  linéamens  selon  l'image  de  notre  Seigneur. 
Enfin  y  a-t-il  rien  de  plus  convenable,   que  de  les 
entretenir,  comme  des  enfans  bien  nés,  d'une  sainte 
et  fidèle  espérance?  Sainte  enfance  des  chrétiens, 
que  tu  es  aimable!  tu  as,  je  l'avoue,  tes  gémisse- 
mens  et  tes  pleurs;  mais  qui  considérera  à  quelle 
hauteur  doivent  aller  cescommencemens,  et  quelles 
magnifiques  promesses  y  sont  annexées ,  il  s'estimera 
bienheureux  de  mener  une  telle  vie. 

Car,  par  exemple,  dans  l'Age  qui  suit  après,  que 
je  compare  avec  raison  aune  fleurissante  jeunesse,  à 

cause 


POUÎlT.EJOtJRnEPÀ^UEi  56 1 

cause  de  sa  vigoureuse  et  forte  constitution,  quelle 
paix  et  quelle  tranquillité'  y  vois-je  re'gner  !  Ici  bas, 
clire'tiens,  de  quelle  multitude  de  vains  de'sirs  Famé 
des  plus  saints  n'y  est-elle  point  agitée?  Dieu  y  liabile, 
je  l'avoue;  mais  il  n'y  habite  pas  seul  :  il  y  a  pour 
compagnons  mille  objets  mortels  que  la  convoitise 
ne  cesse  de  leur  présenter  ;  parce  que  ne  pouvant 
se'parer  les  justes  de  Dieu  auquel  ils  s'attachent, 
[elle]  tâche  du  moins  de  les  en  distraire  et  de  les 
troubler.  C'est  pourquoi  ils  ge'missent  sans  cesse,  et 
s'e'crient  avec  l'apôtre  :  «  Mise'rable  homme  que  je 
«  suis,  qui  me  délivrera  de  ce  corps  (0  »?  Au  lieu 
qu'à  la  vie  paisible  dont  les  saints  jouissent  au  ciel, 
saint  Augustin  lui  donne  cette  belle  devise  ;  Cupidi- 
tate  extinctâ,  cliaritate  compléta  (2)  ;  «  La  convoi- 
»  tise  éteinte,  la  charité  consommée  «.  Ces  deux 
petits  mots  ont,  à  mon  avis,  un  grand  sens.  Il  me 
semble  qu'il  nous  veut  dire  que  l'ame  ayant  déposé 
le  fardeau  du  corps,  sent  une  merveilleuse  conspi- 
ration de  tous  ses  mouvemens  à  la  même  fin  :  il 
n'y  a  plus  que  Dieu  en  elle  ;  parce  qu'elle  est  tout 
en  Dieu,  et  possédée  uniquement  de  cet  esprit  de 
vie  dont  elle  expérimente  la  présence  :  elle  s'y  laisse 
si  doucement  attirer,  elle  y  jouit  d'une  paix  si  pro- 
fonde ,  qu'à  peine  est-elle  capable  de  comprendre 
elle-même  son  propre  bonheur  ;  tant  s'en  faut  que 
des  mortels  comme  nous  s'en  puissent  former  quel- 
que idée. 

Ne  semble-t-il  pas,  chrétiens,  que  ce  scroit  un 
crime  de  souhaiter  quelque  chose  de  plus  ?  et  néan- 

V)  Rom.  VII.  i!\.  —  W  Ej>in.  CLxxvii,  «•  17 ,  tom.  11,  col.  628, 

BossuET.  XIII.  36 


56fî  POUR    LE    JOUR    DE    PAOUE. 

moins  vous  savez  qu'il  y  a  un  troisième  [état],  oîi 
notre  vie  sera  parfaite;  parce  que  notre  félicité  sera 
achevée?  Dans  les  deux  premiers,  Jésus-Christ  éteint 
en  ses  saints  le  péché  et  la  convoitise  :  enfin  dans  ce 
dernier  âge  et  du  monde  et  du  genre  humain,  après 
avoir  abattu  nos  autres  ennemis  sous  ses  pieds,  la 
mort  domptée  couronnera  ses  victoires.  Comment 
cela  se  fera-t-il?  Si  vous  me  le  demandez  en  chré- 
tiens; c'est-à-dire,  non  point  pour  contenter  une 
vaine  curiosité,  mais  pour  fortifier  la  fidélité  de  vos 
espérances ,  je  vous  l'exposerai  par  quelques  maximes 
que  je  prends  de  saint  Augustin  :  elles  sont  merveil- 
leuses ;  car  il  les  a  tirées  de  saint  Paul.  Tout  le  chan- 
gement qui  arrive  dans  les  saints,  se  fait  par  l'opé- 
ration de  l'Esprit  de  Dieu  :  or  saint  Augustin  nous  a 
enseigné  que  cet  Esprit  a  sa  demeure  dans  Tame ,  à 
cause  qu'il  est  sa  vie.  Si  donc  il  n'habite  point  dans 
le  corps,  comment  est-ce  qu'il  le  renouvelle?  Ce 
grand  homme  nous  en  va  éclaircir  par  un  beau 
principe.  «  Celui-là,  dit -il,  possède  le  tout,  qui 
))  tient  la  partie  dominante  »  :  Totiiin  possidet  qui 
principale  tenet  :  «  En  toi,  poursuit-il,  la  partie 
»  qui  est  la  plus  noble ,  c'est-à-dire  l'ame,  c'est  celle- 
>)  là  qui  domine  »  :  In  te  illud principatur  quod  ine- 
lius  est  :  et  incontinent  il  conclut  :  Tenens  Deus 
quod  nielius  est,  id  est  animani  tuani,  profecto  per 
meliorein  possidet  et  inferioreni ,  quod  est  corpus 
tuum  (0  :  «  Dieu  tenant  ce  qu'il  y  a  de  meilleur, 
))  c'est-à-dire  ton  ame,  par  le  moyen  du  meilleur  il 
»  entre  en  possession  du  moindre,  c'ést-à-dire  du 
»  corps  ». 

(*)  Serm.  clxi,  n.  6,  tom.  y,  col.  ^77, 


POUR  LE  JOUR  DE  VAQUE.  563 

Qu  inréierons-nous (le  cette  doctrine  de  saint  Au- 
gustin ?  La  conséquence  en  est  évidente  :  Dieu  habi- 
tant en  nos  anies,  a  pris  possession  de  nos  corps  : 
par  conse'quent,  ô  mort,  tu  ne  les  lui  saurois  enle- 
ver :  tu  t'imagines  qu'ils  sont  ta  proie;  ce  n'est  qu'un 
dépôt  que  l'on  consigne  entre  tes  mains  ;  tôt  ou  tard 
Dieu  rentrera  dans  son  bien  :  «  Il  n'y  a  rien  ,  dit  le 
»  Fils  de  Dieu,  qui  soit  si  grand  que  mon  Père  :  C2 
»  qu'il  tient  en  ses  mains,  personne  ne  le  lui  peut 
»  ravir,  ni  lui  faire  lâcher  sa  prise  »  :  Pater  meus 
quod  dédit  milii  niajus  omnibus  est  :  et  nemo  potesL 
rapere  de  manu  Patris  mei  (0.  Partant,  ô  abîmes, 
et  vous,  flammes  dévorantes,  et  toi,  terre,  mère 
commune  et  sépulcre  de  tous  les  humains,  vous  ren- 
drez ces  corps  que  vous  avez  engloutis;  et  plutôt  le 
monde  sera  bouleversé,  qu'un  seul  de  nos  cheveux 
périsse  ;  parce  que  l'Esprit  qui  anime  le  Fils  de 
Dieu ,  c'est  le  même  qui  nous  anime.  Il  exercera 
donc  en  nous  les  mêmes  opérations,  et  nous  rendra 
conformes  à  lui  :  car  remarquez  cette  théologie. 
Comme  le  Fils  de  Dieu  nous  assure  «  qu'il  ne  fait 
»  rien  que  ce  qu  il  voit  faire  à  son  Père  (^)  «  ;  ainsi 
«  le  Saint-Esprit  qui  reçoit  du  Fils  »  ;  De  meo  ac- 
cipiet  (5),  le  regarde  comme  l'exemplaire  de  tous  ses 
ouvrages.  Toutes  les  personnes  dans  lesquelles  il 
habite,  il  faut  nécessairement  qu'il  les  forme  à  sa 
ressemblance  :  c'est  ce  que  dit  l'apôtre  en  ces  mots  : 
«  Si  vous  avez  en  vous  l'Esprit  de  celui  qui  a  viviiié 
»  Jésus -Christ,  il  vivifiera  vos  corps  mortels  (4)  ». 
Et  de  même  que  le  germe  que  la  nature  a  mis  dans 

(0  Joan.  X.  29.  —  ('0  Joan.  v.  19.  —  (^)  Joan.  xvi.  l5.  —  C')  Jiom. 
vni.  II. 


564         FOUR  LE  JOUR  DE  PAQUE. 

le  grain  de  blé,  se  conservant  parmi  tant  de  clian- 
gemens  et  altérations  différentes  ,  produit  en  son 
temps  un  épi  semblable  à  celui  dont  il  est  tiré;  ainsi 
l'Esprit  de  vie,  qui  de  la  plénitude  de  Jésus-Christ 
est  tombé  sur  nous,  nous  renouvellera  peu  à  peu 
selon  les  diverses  saisons  ordonnées  par  la  Provi- 
dence, et  enfin  nous  rendra  au  corps  et  en  la  vie 
semblables  à  notre  Seigneur,  sans  que  la  corruption 
ni  la  mort  puissent  empêcher  sa  vertu. 

Et  c'est  pourquoi  saint  Paul ,  considérant  aujour- 
d'hui notre  Maître  ressuscité ,  nous  presse  si  fort  de 
ressusciter  avec  lui.  Jusques  ici,  dit-il,  la  vie  de 
mon  Maître  étoit  cachée  sous  ce  corps  mortel;  nous 
ne  connoissions  pas  encore  ni  la  beauté  de  cette  vie, 
ni  la  grandeur  de  nos  espérances  :  à  présent  je  le  vois 
tout  changé;  il  n'y  a  plus  d'infirmité  en  sa  chair,  il 
n'y  a  rien  qui  sente  le  péché  ni  sa  ressemblance; 
Peccato  mortuiis  est  (0  :  il  a  dépouillé  cette  morta- 
lité qui  cachoit  sa  gloire  :  la  divinité  qui  anime  son 
esprit ,  s'est  répandue  sur  son  corps;  je  n'y  vois  pa- 
roître  que  Dieu,  parce  que  je  n'y  vois  plus  que  gloire 
et  que  majesté.  11  ne  vit  qu  en  Dieu,  il  ne  vit  que  de 
Dieu  ,  il  ne  vit  que  pour  Dieu  :  Qiiod  autem  vwit , 
vwit  Deo  (2).  Je  sais  que  si  je  commence  à  vivre  avec 
lui  sur  la  terre ,  son  esprit  qui  me  fera  vivre ,  me 
renouvellera  selon  son  image.  Courage,  dit-il,  mes 
Frères ,  ce  que  la  foi  nous  fait  croire  en  la  personne 
du  Fils  de  Dieu,  elle  nous  le  doit  faire  espérer  pour 
nous-mêmes.  Jésus  est  ressuscité  comme  les  prémices 
et  les  premiers  fruits  de  notre  nature  :  «  Dieu  nous 
M  a  fait  voir  dans  le  grain  principal,  qui  est  Jésus- 

CO  Rom.  VI.  10.  —  {■■)  Ihid.  u. 


PO  un    LE    JOUn    DE    PAQUE.  565 

«  Christ ,  comment  il  tiaiteroit  tous  les  autres  »  : 
De  uno  principall  grano  dntuni  est  cxperinientuni  ^ 
dit  saint  Augustin  (0.  Jugez  de  la  moisson  par  ces 
premiers  fiuits  ;  Primitiœ  Cliristus  (2). 

J'entends  quelquefois  les  chrétiens  Soupirer  après 
les  délices  de  Theureux  état  d'innocence.  O  si  nous 
étions  comme  dans  le  paradis  terrestre!  Justement 
certes,  car  la  vie  en  étoit  bien  douce.  Et  l'apôtre 
vous  dit  que  vous  n'êtes  pas  chrétiens,  si  vous  n'as- 
pirez à  quelque  chose  de  plus  :  posséder  cette  féli- 
cité, c'est  être  tout  au  plus  comme  Adam  ;  et  il  vous 
enseigne  que  vous  devez  tous  être  comme  Jésus- 
Christ  Q>).  On  ne  vous  promet  rien  moins  que  d'être 
placés  avec  lui  dans  le  même  trône  :  Qui  vicerlt ^ 
daho  ei,  sedere  meciun  in  trono  ineo,  dit  le  Sauveur 
dans  l'Apocalypse  (4)  :  «  Celui  qui  sera  vainqueur, 
M  je  le  placerai  dans  mon  trône  ». 

Attendez-vous  après  cela,  chrétiens,  que  je  vous 
apporte  des  raisons  pour  vous  faire  voir  que  cette 
vie  doit  être  immortelle?  N'est-ce  pas  assez  de  vous 
en  avoir  montré  la  beauté  et  les  espérances,  pour 
y  porter  vos  désirs  ?  Certes  quand  je  vois  des  chré- 
tiens qui  viennent  dans  le  temps  de  Pâque  puiser 
cette  vie  dans  les  sources  des  sacremens,  et  retour- 
nent après  à  leurs  premières  ordures,  je  ne  saurois 
assez  déplorer  leur  calamité.  Ils  mangent  la  vie,  et 
retournent  à  la  mort  j  ils  se  lavent  dans  les  eaux  de 
la  pénitence  ,  et  puis  après  au  bourbier;  ils  reçoi- 
vent l'esprit  de  Dieu  ,  et  vivent  comme  des  brutes. 
Fous!  insensés  1  et  ne  comprenez-vous  pas  ia  perte 

{^)Serm.  ccCLxr,  n.  10,  tom.  v,  col.  i/jii.  — '(')  /.  Cor.  xv.  23.  — 
—  ^)  Coloss.  m.  4-  —  (^)  -^poc.  m.  21. 


^66  POUR    LE    JOUn    DE    PAQUE. 

qne  vous  allez  faire  ?  que  de  belles  espérances  vous 
allez  tout  à  coup  ruiner  !  conservez  chèrement  cette 
vie;  peut-être  que  si  vous  la  perciez  cette  fois,  elle 
ne  vous  sera  jamais  rendue.  Dans  la  première  inten» 
tion  de  Dieu,  elle  ne  se  devoit  donner  ni  se  perdre 
qu'une  seule  fois  :  considérez  cette  doctrine.  Adam 
l'avoit  perdue  :  c'en  étoit  fait  pour  jamais  ;  si  le  Fils 
de  Dieu  ne  fût  intervenu ,  il  n'y  avoit  plus  de  res- 
source. Enfin  il  nous  la  rend  par  le  saint  baptême. 
Et  si  même  nous  venons  à  violer  l'innocence  baptis- 
male, il  se  laisse  aller  à  la  considération    de  son 
Fils  à  nous  rendre  encore  la  grâce  par  la  pénitence  : 
mais  il  ne  se  relâche  pas  tout-à-fait  de  son  premier 
dessein.  Plus  nous  la  perdons  de  fois,  et  plus  il  se 
rend  difficile.  Dans  le  baptême  il  nous  la  donne  aisé- 
ment :  à  peine  y  pensons-nous.  Venons-nous  à  la 
perdre?  Il  faut  avoir  recours  aux  larmes  et  aux  tra- 
vaux de  la  pénitence.  Que  s'il  est  vrai  qu'il  se  rende 
toujours  plus  difficile ,  ô  Dieu  !  oii  en  sommes-nous , 
chrétiens ,  nous  qui  l'avons  tant  de  fois  reçue  et  tant 
de  fois  méprisée  ?  combien  s'en  faut-il  que  notre 
santé  ne  soit  entièrement  désespérée  ?Tertullien  dit, 
que  ceux  qui  craignent  d'offenser  Dieu  après  avoir 
reçu  la  rémission  de  leur  faute ,   «  appréhendent 
3)  d'être  à  charge  à  la  miséricorde  divine  »  :  Nolwit 
iieriim  clwinœ  misericordiœ  oneri  esse  (0.  Donc  ceux 
qui  ne  le  craignent  pas,  sont  à  charge  à  la  miséri- 
corde divine. 

Comment  cela  se  fait-il? Un  exemple  familier  [vous 
l'apprendra].  Un  pauvre  homme  pressé  de  misère 
vous  demande  votre  assistance  *.  vous  le  soulagez  se- 

(i)  De  Pœnit.  n.  7. 


POUR    LE    JOUR    DE    TAQUE.  5^7 

Ion  votre  pouvoir  ;  mais  vous  ne  le  tirez  pas  de  né- 
cessité :  il  revient  à  vous  avec  crainte;  h  peine  ose-* 
t-il  vous  parler  :  il  ne  vous  demande  rien  ;  sa  né- 
cessité, sa  misère,  et  plus  que  tout  cela  sa  retenue 
vous  demande  :  il  ne  vous  importune  pas,  il  ne  vous 
est  pas  à  charge  :  tout  votre  regret  c'est  de  ne  pou- 
voir pas  le  soulager  davantage.  Voilà  le  sentiment 
d'un  bon  cœur.  Mais  un  autre  vient  à  vous  qui  vous 
presse,  qui  vous  importune;  vous  vous  excusez  hon- 
nêtement :  il  ne  vous  prie  pas  comme  d'une  grâce  ; 
mais  il  semble  exiger  comme  si  c'étoit  une  dette  : 
sans  doute  il  vous  est  à  charge  ;  vous  cherchez  tous 
les  moyens  de  vous  en  défaire.  Il  en  est  de  même  à 
l'égard  de  Dieu  :  un  chrétien  a  succombé  à  quelque 
tentation  ;  la  fragilité  de  la  chair  l'a  emporté  :  in- 
continent il  revient  :  Qu'ai-je  fait?  où  me  suis-je  en- 
gagé? la  larme  à  l'œil,  le  regret  dans  le  cœur,   la 
confusion  sur  la  face  ,  il  vient  crier  miséricorde  ;  il 
en  devient  plus  soigneux.  Ah!  je  l'ose  dire,  il  n'est 
point  à  charge  à  la  miséricorde  divine.  Mais  toi , 
pécheur  endurci ,  qui  ne  rougis  pas  d'apporter  tou- 
jours lesanêmes  ordures  aux  eaux  de  la  pénitence;  il 
y  a  tant  d'années  que  tu  charges  des  mêmes  [récits] 
les  oreilles  d'un  confesseur  :  si  tu  avois  bien  conçu 
que  la  grâce  ne  t'est  point  due ,  tu  appréhenderois 
plus  de  la  perdre ,  tu  craindrois  qu'à  la  fin  Dieu  ne 
retirât  sa  main  :  mais  que  tu  y  reviennes  si  souvent 
sans  crainte,  sans  tremblement;  il  faut  bien  que  tu 
t'imagines  qu'elle  te  soit  due.  Tu  crois  que  Dieu  sera 
toujours  bien  aise  de  te  recevoir  :  sache  que  tu  es  à 
charge  à  sa  miséricorde  ;  qu'il  ne  te  fait ,  pour  ainsi 
dire,  du  bien  qu'à  regret;  et  que  si  tu  continues, 


^6S  POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE. 

il  se  défera  de  toi ,  et  ne  te  permettra  pas  de  te  jouer 
ainsi  de  ses  dons. 

C'est  une  parole  effroyable  des  Pères  du  concile 
d'Elvire  :  «  Ceux  ,  disent-ils,  qui  après  la  pénitence 
i)  retourneiont  à  leur  faute,  qu'on  ne  leur  rende  pas 
î)  la  communion  même  à  1  extrémité  de  la  vie;  de 
»'peur  qu'ils  ne  semblentse  jouer  de  nos  saints  mys- 
»  tères  »  ;  JVe  lusisse  de  dominica  communione  vi- 
deaniur  (0.  Cette  raison  esi  bien  effroyable,  et  en- 
core-plus si  nous  venons  à  considéier  que  cette  com- 
munion dont  ils  parlent  étoit  une  cbose ,  en  ce  temps, 
dont  on  ne  pouvoit  abuser  que  deux  fois.  On  la 
donnoit  par  le  baptême  :  la  perdoit-on  par  quelque 
crime?  encore  une  seconde  ressource  dans  la  péni- 
tence ;  après ,  plus  :  en  violer  la  sainteté  par  deux 
fois,  ils  appeloient  cela  s'en  jouer. 

O  Dieu ,  si  nous  avions  à  rendre  raison  de  nos 
actions  dans  ce  saint  concile,  quelles  exclamations 
feroient-ils?  comment  éviterions-nous  leurs  censu- 
res? Ces  évêques  nous  prendroient-ils  pour  des  chré- 
tiens, nous  dont  les  pénitences  sont  aussi  fréquentes 
que  les  rechutes,  qui  faisons  de  la  communion ,  je 
n'oserois  px'esque  le  dire,  comme  un  jeu  d'enfant; 
cent  fois  la  quitter,  cent  fois  la  reprendre.  C'est 
pourquoi  éveillons-nous,  chrétiens,  et  tâchons  du 
moins  que  nous  soyons  cette  fois  immortels  à  la 
grâce  avec  le  Sauveur.  Ne  soyons  pas  comme  ceux 
qui  pensent  avoir  tout  fait  quand  ils  se  sont  con-^ 
fessés  :  le  principal  reste  à  faire,  qui  est  de  changer 
ses  mœurs  et  de  déraciner  ses  mauvaises  habitudes. 
Si  vous  avez  été  justifiés,  vous  n'avez  plus  à  craindrq 

(0  Can.  lu,  Lab.  tonuij  col.  971. 


TPOUK    LE    JOUR    DE    PAQUE.  ^GiJ 

la  damnation  éternelle  ;  mais  pour  cela  ne  vous  ima- 
ginez pas  être  en  sûreté';  «  de  peur  qu'une  fausse 
»  se'curite  ne  produise  en  vous  une  funeste  négli- 
»  gence  »  :  JYe  accepta  securitas  indiligentiani  pa- 
rlât. Craignez  le  péché,  craignez  vos  mauvaises  in- 
clinations, craignez  ces  fâclieuses  rencontres  dans 
lesquelles  votre  innocence  a  tant  de  fois  fait  nau- 
frage :  que  cette  crainte  vous  oblige  à  une  salutaire 
précaution  5  car  la  pénitence  a  deux  qualités  égale- 
ment nécessaiies.  Elle  est  le  remède  pour  le  passé, 
elle  est  une  précaution  pour  l'avenir  :  la  disposition 
pour  la  recevoir  comme  remède  du  passé ,  c'est  la 
douleur  des  péchés  que  nous  avons  commis  :  la  dis- 
position pour  la  recevoir  comme  précaution  de  l'ave- 
nir, c'est  une  crainte  filiale  de  ceux  que  nous  pou- 
vons commettre,  et  des  occasions  qui  nous  y  entraî- 
nent. Dieu  nous  puisse  donner  cette  crainte  qui  est 
la  garde  de  l'innocence. 

Ah!  chrétiens,  craignons  de  perdre  Jésus  qui 
nous  a  gagnés  par  son  sang.  Partout  ori  je  le  vois,  il 
nous  tend  les  bras.  Jésus  crucifié  nous  tend  les  bras: 
Viens-t-en ,  dit-il,  ici  mourir  avec  moi  :  il  y  fait  [bon] 
pour  toi ,  puisque  j'y  suis.  Jésus  ressuscité  nous  tend 
les  bras,  et  nous  dit  :  Viens  vivre  avec  moi,  tu  seras 
tel  que  tu  me  vois  :  je  suis  glorieux ,  je  suis  immortel; 
sois  immortel  à  la  grâce ,  et  tu  le  seras  à  la  gloire. 


>nO  pour.    LEJOURDEPAOUE. 


IL"  SERMON 


POUR 

LE   JOUR  DE  PÂQUE. 

Comment  Jcsxis-Christ  est-il  mort  au  péché  et  pourquoi  devons- 
nous  y  mourir  avec  lui.  Etendue  du  changement  qu'exige  cette  mort 
spirituelle.  Combats  nécessaires  pour  conserver  le  fruit  de  notre 
victoire  sur  le  péché.  Deux  états  particuliers  du  règne  de  la  charité. 
Dessein  de  Dieu  en  laissant  ses  serviteurs  sujets -à  tant  d'infirmités. 
Comment  nos  corps  deviennent-ils  les  temples  de  TEsprit  saint  :  de 
quelle  manière  l'ouvrage  de  leur  bienheureuse  immortalité  se  com- 
mence dès  à  présent  :  honneur  que  nous  devons  leur  porter. 


Consepulti  enim.  sumus  cum  illo  per  baptismum  in  mor- 
teni;  ut  quomodo  Christus  surrexit  à  niortuis  per  glo- 
liani  PatriSj  ita  et  nos  in  novitate  vitas  ambulemus. 

Nous  sommes  ensevelis  avec  Jésus- Christ  par  le  Jpaptéme 
clans  lequel  nous  participons  à  sa  mort  ;  afin  que  comme 
Jésus-Christ  est  ressuscité  des  morts ^  ainsi  nous  mar^ 
chions  en  nouveauté  de  vie.  Rom.  vi.  4* 

Vjette  sainte  nouveauté  de  vie,  dont  nous  parle  si 
souvent  le  divin  apôtre,  me'rite  bien,  Messieurs, 
que  les  fidèles  s'en  entretiennent,  et  particulièrement 
aujourd'hui  que  Jésus  nous  en  a  donné  le  modèle 
dans  sa  glorieuse  résurreetion.  Enfin  Jésus-Christ, 
cet  homme  nouveau ,  a  dépouillé  en  ce  jour  tout  ce 


POUU    LE    JOUR    DE    PAQUE.  S^  t 

qui  lui  restoit  de  l'ancien;  et  nous  montre,  par  son 
exemple,  que  nous  devons  commencer  une  vie  nou- 
velle. Pour  entendre  cette  nouveauté  a  laquelle  nous 
oblige  le  christianisme ,  il  faut  nécessairement  re- 
monter plus  haut,  et  reprendre  les  choses  jusqu'au 
principe. 

L'homme ,  dans  la  sainteté  de  son  origine ,  avoit 
reçu  de  Dieu  ces  trois  dons,  l'innocence  ,  la  paix, 
l'immortalité  :  car  étant  formé  selon  Dieu,  il  étoit 
juste  ;  régnant  sur  ses  passions ,  il  étoit  paisible  ; 
mangeant  le  fruit  de  vie ,  il  étoit  immortel.  La  rai- 
son, dit  saint  Augustin  (0,  s'étant  révoltée  contre 
Dieu ,  les  passions  lui  refusèrent  leur  obéissance  ;  et 
l'ame  ne  buvant  plus  à  cette  source  inépuisable  de 
vie,  devenue  elle-même  impuissante ,  elle  laissa  aussi 
le  corps  sans  vigueur  :  de  là  vient  que  la  mortalité 
s'en  est  emparée  incontinent.  Ainsi ,  pour  la  ruine 
totale  de  l'homme  ,  le  péché  a  détruit  la  justice;  la 
convoitise  s'étant  soulevée ,  a  troublé  la  paix  ;  l'im- 
mortalité a  cédé  à  la  nécessité  de  la  mort  :  voilà  l'ou- 
vrage de  Satan  opposé  à  l'ouvrage  de  Dieu. 

Or  le  Fils  de  Dieu  est  venu  au  monde  «  pour  dis- 
»  soudre  l'œuvre  du  diable  (2)  »  ,  comme  il  dit  lui- 
même  dans  son  Evangile  :  il  est  venu  pour  réformer 
l'homme  selon  le  premier  dessein  de  son  Créateur, 
comme  nous  enseigne  l'apôtre  (3)  ;  et  pour  cela  il  est 
nécessaire  que  sa  grâce  lui  restitue  les  premiers  pri- 
vilèges de  la  nature. 

Mais  ce  que  nous  avons  perdu  tout  à  coup  ,  ne 
nous  est  pas  rendu  tout  à  coup  :  Dieu  procède  avec 

(0  De  Clvit.  Dei,  l.  xin,  c.  xiir,  et  seq.  tom,  vu  ,  col.  33  j,  335.  — 
('-)  /.  Joan.  III.  8.  —  C^)  Coloss.  m.  lO. 


^y-i  POURLEJOUÏIDEPAQUE. 

ordre.  Il  faut  remarquer,  Messieurs  ,  que  Dieu  ,   en 
renouvelant  ses  élus,  ne  veut  pas  qu'ils  soient  chan- 
gés tout  à  coup  ;  mais  qu'il  ordonne  certains  progrès 
par  lesquels  il  les  avance  de  jour  en  jour  à  la  per- 
fection consommée.  Il  y  a  trois  dons  à  leur  rendre  ; 
il  y  aura  trois  différens  âges  par  lesquels ,  de  degré 
en  degré,  ils  deviendront  «  hommes  faits  «  ,  comme 
dit  saint  Paul  ;  in  virurn  perfectum  (0  :  de  sorte  que , 
dans  ce  monde ,  il  répare  leur  innocence  ;   dans  le 
ciel ,  il  leur  donne  la  paix  ;  a  la  résurrection  géné- 
rale, il  ornera  leurs  corps  d'immortalité.  Par  ces 
trois  âges,  «  les  justes  arrivent  à  la  plénitude  de 
3)  Jésus-Christ  «  ,  ainsi  que  parle  l'apôtre  :  In  men~ 
suram  œtatis  plenitiidinis  Christi  (2).  La  vie  présente 
est  comme  l'enfance  ;  celle  dont  les  saints  jouissent 
au  ciel,  est  semblable  à  la  fleur  de  l'âge  j  après, 
suivra  la  maturité  dans  la  dernière  résurrection.  Au 
reste,  cette  vie  n'a  point  de  vieillesse  ;  parce  qu'étant 
toute  divine,  elle  n'est  point  sujette  au  déclin. 

Vous  voyez  les  divers  degrés  par  lesquels  le  Saint- 
Esprit  nous  avance  à  cette  parfaite  nouveauté  d'es- 
prit et  de  corps.  Maisilfaut  encore  observer,  et  cette 
remarque.  Messieurs,  fera  le  fondement  de  ce  dis- 
cours, qu'encore  que  ce  merveilleux  renouvellement 
ne  doive  avoir  sa  perfection  qu'au  siècle  futur;  néan- 
moins ces  grands  changemens  qui  nous  font  des 
hommes  nouveaux  en  Jésus-Christ,  doivent  se  com- 
mencer dès  cette  vie  :  car  comme  je  vous  ai  dit  que 
la  vie  présente  est  comme  l'enfance  ,  je  confesse  ,  à 
la  vérité ,  qu'elle  ne  peut  avoir  la  perfection  ;  mais 
néanmoins  tout  ce  qui  doit  suivre  y  doit  avoir  son 


rOUR    LE    JOUR    DE    P  A  Q  U  E.  5^3 

commencement ,  doit  être  comme  ébauché  dans  ce 
bas  âge.  Jésus -Christ  a  trois  ennemis  à  détruire  eu 
nous  successivement,  le  péché  ,  la  convoitise,  et  la 
mort;  par  trois  dons  divins,  l'innocence,  la  paix, 
l'immortalité  :  encore  que  ces  trois  choses  ne  s'ac- 
complissent pas  en  cette  vie,  elles  y  doivent  être  du 
moins  commencées. 

Et  voyez  en  efiet ,  Messieurs ,  de  quelle  sorte 
Dieu  avance  en  nous  son  ouvrage  pendant  notre 
captivité  dans  ce  corps  mortel.  Il  abolit  première- 
ment le  péché,  en  nous  justifiant  par  la  grâce  :  la 
convoitise  y  remue  encore  ;  mais  elle  y  est  fortement 
combattue,  et  même  glorieusement  surmontée  :  pour 
la  mort ,  à  la  vérité,  elle  y  exerce  son  empire  sans 
résistance;  mais  outre  que  l'immortalité  nous  est 
assurée ,  nos  corps  y  sont  préparés,  en  devenant  les 
temples  de  l'Esprit  de  Dieu. 

Ainsi,  pour  paroître  en  hommes  nouveaux,  il  faut 
détruire  en  nous  le  péché  ;  et  c'est  notre  sanctifica- 
tion :  non  contens  d'avoir  détruit  le  péché,  il  en  faut 
attaquer  les  restes  ,  il  faut  combatre  les  mauvais  dé- 
sirs ;  et  ce  combat  fait  notre  exercice  :  en  mortifiant 
en  nous  les  mauvais  désirs;  nous  préparons  peu  k 
peu  nos  corps  à  l'immortalité  glorieuse  ;  et  c'est  ce 
qui  entretient  notre  espérance.  C'est  par  ces  trois 
choses,  mes  Frères,  que  nous  nous  unissons  à  Jésus- 
Christ  ;  afin  que  comme  il  est  ressuscité ,  «  ainsi  nous 
i)  marchions  devant  lui  dans  une  sainte  nouveauté 
i)  de  vie  »  -,  Ita  et  nos  in  noyitate  vitœ  amhulemus. 


5^4  POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE. 

PREMIER  POINT. 

Le  premier  pas  que  nous  devons  faire ,  pour  nous 
renouveler  en  notre  Seigneur,  c'est  de  détruire  eu 
nous  le  péché ,  cette  rouille  invétérée  de  notre  na- 
ture ,  qui  ayant  commencé  dès  le  principe ,  s'est  at- 
tachée si  fortement  à  tous  les  hommes,  que  nous  n'en 
pouvons  jamais  être  délivrés  que  par  une  seconde 
naissance.  Saint  Paul,  dont  j'entreprends  aujourd'hui 
de  vous  expliquer  la  doctrine ,  exhorte  les  chrétiens 
(c  à  détruire  en  eux  le  péché,  même  le  corps  du 
5)  péché  (0  )) ,  par  l'exemple  de  Jésus-Christ  ressus- 
cité ;  et  voici  de  quelle  sorte  il  leur  parle.  Vous  de- 
vez savoir,  dit  ce  grand  apôtre ,  que  «  Jésus  ressus- 
w  citant  des  morts ,  ne  meurt  plus  :  car  il  est  mort 
»  une  fois  au  péché ,  et  maintenant  il  vit  à  Dieu  (2)  »  ; 
puis  faisant  l'application  aux  fidèles  :  «  ainsi  vous 
5>  devez  estimer,  mes  Frères,  que  vous  êtes  morts 
»  au  péché,  et  vivans  à  Dieu  en  notre  Seigneur 
»  Jésus-Christ  (5)  ». 

Et  la  suite  de  mon  discours  et  le  mystère  de  cette 
journée  m'obligent  nécessairement  à  vous  expliquer 
quelle  est  la  pensée  de  l'apôtre,  lorsqu'il  dit  que 
Jésus-Christ  est  mort  au  péché.  O  Jésus  !  ô  divin 
Jésus  î  quoi ,  étiez-vous  donc  un  pécheur  ?  n'étiez- 
vous  pas  au  contraire  l'innocence  même  ?  et  si  vous 
êtes  l'innocence  même  ,  que  veut  dire  votre  grand 
apôtre  ,  que  vous  êtes  mort  au  péché?  que  n'a-t-il 
réservé  cette  mort  pour  nous  qui  sommes  des  crimi- 
nels ?  et  pourquoi  y  a-t-il  soumis  le  saint  et  le  juste  ? 
Il  est  bien  aisé  de  l'entendre.   Souvenez-vous  ,  mes 

{^]  Rom,  Yi.  G.  —•  (2)  md  0 ,  I o.  —  C^)  Ibid,  II. 


POURLEJOUUDEPAQUE.  5^5 

Frères,  en  quel  état  nous  avons  vu  ces  jours  passés 
le  sauveur  Jésus  dans  Thorreur  et  Finfamie  de  son 
supplice:  victime  publique  du  genre  humain,  chargé 
de  tous  les  crimes  du  monde,  h  peine  osoit-il  lever 
la  tête  ;  tant  il  étoit  accablé  de  ce  poids  honteux  : 
il  n'en  étoit  pas  seulement  chargé;  «  il  étoit  venu  , 
»  dit  l'apôtre  (0,  en  la  ressemblance  de  la  chair  du 
«  péché  M  ;  il  a  porté  ce  fardeau  dès  sa  naissance. 
Comme  les  hommes  naissent  criminels,  Jésus  a  com- 
mencé en  naissant  de  porter  leurs  crimes  ;  il  a  reçu 
en  son  corps  la  marque  de  pécheur  :  durant  tout  le 
cours  de  sa  vie  mortelle,  il  a  toujours  paru,  dit  saint 
Paul,  ce  avec  la  forme  d'esclave  »  :  et  c'est  pourquoi 
la  forme  d'esclave  a  caché  sous  ses  marques  serviles 
la  forme  et  la  dignité  de  Fils  :  Semetipsum  exina- 
nivit  formam  servi  accipiens  (^).   Mais  ce  saint   et 
cet  innocent  ne  devoit  pas  éternellement  paroître 
en  pécheur  ;  et  celui  qui  n'avoit  jamais  commis  de 
péché  n'en  devoit  pas  toujours  être  revêtu.  Il  étoit 
chargé  des  péchés  des  autres  ;  il  s'en  est  déchargé  en 
portant  la  peine  qui  leur  étoit  due  ;  et  ayant  acquitté 
par  sa  mort  ce  qu'il  devoit  à  la  justice  de  Dieu  pour 
nos  crimes,  il  rentre  aujourd'hui,  en  ressuscitant , 
dans  les  droits  de  son  innocence.  C'est  pourquoi , 
dit  le  grand  apôtre ,  «  il  est  mort  enfin  au  péché (j)  »  : 
Dieu  ne  le  regarde  plus  comme  un  criminel  qu'il 
abandonne;  il  l'avoue  publiquement  pour  son  Fils, 
et  il  l'engendre  encore  une  fois,  en  le  ressuscitant  à, 
la  gloire  :  E^o  liodie  genui  te  (4).  Assez  de  honte  , 
assez  d'infamie ,  assez  la  forme  de  Dieu  a  été  cachée  : 

(')  Ftom.  viii.  3.   —  (.2)  Philip,  ii,   7.  —    (3)  p^om.  vi.    10.   — 
C-'l;   Ps.  II.   7. 


5^6  POUR    LE    JOUR    DE    PAlQUE. 

paroissez  maintenant,  ô  divinité!  paroissez ,  sain* 
teté  !  paroi  sez,  justice  !  et  répandez  vos  lumières 
sur  le  corps  incorruptible  de  ce  nouvel  homme. 

C'est  ainsi  que  le  Fils  de  Dieu  est  mort  au  péché 
pour  toujours;  et  «  vous  devez,  mes  Frères,  dit  saint 
»  Paul  (0,  mourir  aussi  avec  lui  ».  Pourquoi  de- 
vons-nous mourir  avec  lui  ?  C'est  le  grand  mystère 
du  christianisme ,  que  le  grand  pape  saint  Léon  nous 
explique  admirablement  par  cette  belle  doctrine.  Il 
y  a,  dit-il,  cette  différence  entre  la  mort  de  Jésus- 
Christ  et  la  mort  des  autres,   que  celle  des  autres 
hommes  est  singulière,  et  celle  de  Jésus-Christ  est 
universelle  :  c'est-à-dire  que  «   chacun  de  nous  en 
»  particulier  est  obligé  à  la  mort ,  et  il  ne  paie  en 
5)  mourant  que  sa  propre  dette  «  :  Singulares  qiiippe 
in  sin^ulis  mortes  fuerunt ,   nec  aller iiis  quisquain 
debitum  suo  fine  persolvit  ('^).  Il  n'y  a  que  Jésus- 
Christ  seul  qui  soit  mort  véritablement  pour   les 
autres,  parce  qu'il  ne  devoit  rien  pour  lui-même  : 
c'est  pourquoi  sa  mort  nous  regarde  tous  ;  «  et  il  est 
»  le  seul ,  dit  saint  Léon  (3) ,  en  qui  tous  les  hommes 
»  sont  crucifiés,  en  qui  tous  les  hommes  sont  morts, 
M  en  qui  tous  les  hommes  sont  ensevelis,  en  qui  tous 
))  aussi  sont  ressuscites  »  :  Ciim  inter filios  libminunu 
solus  Dominus  noster  Jésus  extilerit ^  in  quo  oinnes 
crucifixi  y  in  quo  oinnes  mortui ,  omnes  sepulti ,  om- 
nés  etiam  sint  suscitati.  C'est  notre  salut ,  mes  Frères, 
qvie  nous  soyons  tous  morts  en  celui  dont  la  mort 
a  été  le  salut  des  hommes  ;  et  si  nous  sommes  tous 
morts  a^vec  Jésus-Christ ,  «  donc  nous  sommes  morts 

{}) Rom.yi.  8,  II.  —  (')  De  Passion.  Domin.  Serm.  xii,  cap.  m. 

»  au 


POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE.  5^^ 

n  au  péclie ,  et  vivans  à  Dieu  par  Je'sus-Glirist  notre 
»  Seigneur  »  :  Ita  vos  existiniale ,  vos  morluos  qui- 
dein peccato ,  v'iventes  auteni  Deo  per  Jesum  Chris^ 
tum  Dominwn  nostrum  (0. 

Ce  n'est  pas  assez ,  chrétiens ,  de  vous  avoir  pro- 
posé cette  doctrine  apostolique  ;  il  faut  la  rendre 
fructueuse  à  votre  salut  ;  et  voici  l'application  que 
l'on  en  doit  faire.  Si,  selon  le  sentiment  de  l'apôtre , 
notre  conversion  est  une  mort,  notre  baptême  une 
mort,  notre' pe'nitence  une  mort;  il  est  bien  aisé  de 
comprendre  que,  pour  nous  renouveler  en  notre 
Seigneur,  ce  n'est  pas  assez  qu'il  se  fasse  en  nous  un 
changement  médiocre.  Le  péché  tient  à  nos  entrail- 
les :  l'inclination  au  bien  sensible  est  née  avec  nous; 
nous  l'avons  enracinée  jusque  dans  nos  moelles,  si 
je  puis  parler  de  la  sorte,  par  nos  attachemens  cri- 
minels et  nos  mauvaises  habitudes  :  nous  aimons  les 
créatures  du  fond  du  cœur  ;  et  ce  cœur  le  fait  bien 
paroître  par  la  violence  qu'il  souffre,  lorsqu'on  lui 
veut  arracher  ce  qui  lui  est  cher.  Alors  la  douleur 
pousse  des  plaintes ,  la  colère  éclate  en  injures,  l'in- 
dignation en  menaces,  souvent  même  le  désespoir  va 
jusqu'au  blasphème,  et  je  ne  m'en  étonne  pas.  Cœur 
humain ,  on  t'arrache  ce  que  tu  aimois ,  et  que  tu 
tenois  embrassé  par  tant  de  liens  ;  tu  te  sens  comme 
déchiré,  le  sang  sort  abondamment  par  cette  plaie. 
Que  si  l'amour  de  la  créature  tient  si  fortement  à 
nos  cœurs,  un  changement  superficiel  ne  suffit  donc 
pas  pour  nous  convertir.  Donnez-moi  ce  couteau  y 
que  je  le  porte  jusqu'à  la  racine ,  que  je  coupe  jus- 

(0  Rom.  VI.  II. 

BOSSUET.    XIIT.  37 


578  POUR    LE    JOUK    DE    PAQUE. 

qu'au  vif,  que  j'aille  chercher  au  fond  jusqu'aux 
moindres  fibres  de  ces  inclinations  corrompues.  Je 
veux  mourir  au  péché;  et  c'est  pour  cela  que  je  veux 
éteindre  jusqu'au  principe  de  sa  vie. 

C'est  à  quoi  nous  oblige,  mes  Frères,  cette  mort 
spirituelle  au  péché  que  nous  prêche  l'apôtre  saint 
Paul  ;  et  c'est  pourquoi  il  nous  adresse  ces  belles  pa- 
roles :  «  Si  vous  êtes  morts  au  péché,  si  vous  êtes  re^ 
»  nouvel  es  en  notre  Seigneur,  montrez-vous,  mon- 
»  trez-vous,  mes  Frères,  comme  des  hommes  ressus- 
i)  cités  de  mort  à  vie  »  :  Exhibite  vos  tanquam  ex 
mortuis  vwentes  (0.  Je  ne  me  contente  pas  d'un 
changement  léger  et  superficiel  ;  il  n'est  pas  ici  ques- 
tion de  replâtrer  seulement  cet  édifice,  je  veux  qu'on 
retouche  jusqu'aux  fondemens.  Peut-être  qu'enten- 
dant parler  contre  le  luxe ,  vous  réformez  quelque 
chose  dans  la  somptuosité  de  vos  habits;  vous  croyez 
avoir  beaucoup  fait,  et  ce  n'est  qu'un  foible  com- 
mencement :  corrigez,  corrigez  encore  toutes  ces 
douceurs  affectées  et  de  vos  discours  et  de  vos  re- 
gards. Eh  bien!  votre  extérieur  est  modeste;  il  faut 
encore  aller  plus  avant  :  portez  la  main  jusqu'au 
cœur  ;  ce  désir  criminel  de  plaire  trop ,  cette  com- 
plaisance secrète  que  vous  en  ressentez  au  dedans, 
ce  triomphe  caché  de  votre  cœur  dans  ces  damna- 
blés  victoires,  c'est  ce  qu'il  faut  arracher. 

Eh  quoi  !  ne  sera-ce  donc  jamais  fait?  cet  ouvrage     1 
de  la  conversion  ne  sera-t-il  jamais  achevé?  Vous  ne 
serez  donc  jamais  content.  Ce  n'est  pas  moi  qui  vous 
parle ,  c'est  saint  Paul  qui  vous  dit  par  ma  bouche  ; 
£xhibete  vos  tanquam  ex  mortuis  vwentes  :  «  Pa- 

(0-Kom.  VI.  i3. 


POUTl    LE    JOUR    DE    PAQUE.  5^9 

»  roissez  devant  Dieu  comme  des  personnes  ressus- 
3)  citées  »  :  si  votre  conversion  est  ve'ritable ,  il  a  dû 
se  faire  en  vous-mêmes  un  aussi  grand  changement 
que  si  vous  étiez  ressuscites  des  morts .  Et  quel  change- 
ment voyons-nous?  Un  changement  de  grimaces,  un 
changement  qui  dure  deux  jours?  est-ce  là  ce  que  l'on 
appelle  mourir  au  péché?  Je  ne  m'étonne  pas,  chré- 
tiens, si  les  prédicateurs  et  les  confesseurs  sont  sou- 
vent contraints  de  se  plaindre  qu'il  y  a  peu  d  hommes 
renouvelés  et  peu  de  conversions  véritables.  Mais 
quand  vous  auriez  détruit  en  vous  le  corps  du  pé- 
ché, ce  bon  succès  ne  suffiroit  pas  pour  vous  faire  un 
homme  nouveau;  il  en  faudroit  encore  attaquer  les 
restes,  en  combattant  vos  convoitises;  et  c'est  ma 
seconde  partie. 

SECOND  POINT. 

La  victoire  que  nous  obtenons  sur  le  péché  par  la 
grâce  de  notre  Seigneur  Jésus-Christ ,  n'est  pas  de 
ces  victoires  pleines  et  entières  qui  terminent  tout 
d'un  coup  la  guerre,  et  laissent  après  elles  un  calme 
éternel  :  l'honneur  et  le  fruit  de  cette  victoire  doi- 
vent être  conservés  par  de  longs  combats;  parce  qu'a- 
près avoir  vaincu  le  péché,  il  faut  en  attaquer  jus- 
qu'au principe  :  Jésus-Christ  ressuscité  nous  y  ex- 
horte. Il  y  a  ceci  de  remarquable  dans  sa  glorieuse 
résurrection,  qu'il  ne  ressuscite  pas,  comme  le  La- 
zare ,  pour  mourir  encore  une  fois  :  il  ne  dompte 
pas  seulement  la  mort  ;  mais  il  va  jusqu'au  principe  ^ 
et  il  dompte  encore  la  mortalité  :  il  ne  jouit  pas  seu- 
lement d'une  pleine  paix,  en  bannissant  le  trouble 
et  la  crainte  qui  l'agitoient  ces  jours  passés  si  vio- 


580  POUR    LE    JOUll    DE    PAQUE. 

lemment;  il  en  arrache  jusqu'à  la  racine;  et  son 
ame  non-seulement  n'est  plus  agitée ,  mais  encore 
n'est  plus  capable  d'agitation.  Ainsi  nous  voyons, 
chre'tiens ,  que  le  Fils  de  Dieu  ressuscitant  a  atta- 
qué la  mort  jusqu'à  son  principe,  et  détruit  l'infir- 
mité jusque  dans  sa  source  :  c'est  l'exemple  que  nous 
devons  suivre. 

Après  avoir  dompté  le  péché,  allons  à  cette 
source  des  mauvais  désirs,  c'est-à-dire  à  la  convoi- 
tise j  et  comme  nous  ne  pouvons  pas  l'abolir  entiè- 
rement dans  cette  vie  par  une  victoire  parfaite,  tâ- 
chons du  moins  de  l'affoiblir  par  un  combat  conti- 
nuel. Ce  combat  est  notre  exercice  durant  notre 
pèlerinage  :  c'est  par  ce  combat ,  chrétiens ,  que  no- 
tre homme  intérieur  se  renouvelle  de  jour  en  jour; 
et  afin  que  vous  entendiez  cette  vérité,  apprenez 
avant  toutes  choses,  de  saint  Augustin,  que  le  règne 
de  Ja  charité  peut  être  considéré  en  deux  manières. 
11  y  a  un  règne  de  la  charité  où  toute  la  convoitise 
est  éteinte,  où  il  n'y  a  plus  de  mauvais  désirs  :  il  y 
a  un  règne  de  la  charité  où  elle  surmonte  la  convoi- 
tise, mais  où  elle  est  obligée  de  la  combattre.  Ce 
règne  de  la  charité  où  la  convoitise  est  éteinte,  c'est 
le  partage  des  bienheureux  :  ce  règne  de  la  charité 
où  la  convoitise  vaincue  ne  laisse  pas  de  faire  de  la 
résistance ,  c'est  l'exercice  des  hommes  mortels.  Là 
donc  on  jouit  d'une  pleine  paix;  parce  qu'il  n'y  a 
plus  de  mauvais  désirs  :  ici  on  a  la  victoire,  et  non 
pas  la  paix;  parce  que,  dit  saint  Augustin ,  «  la  chair 
»  qui  convoite  contre  l'esprit,  ne  peut  être  vaincue 
V  sans  péril,  ni  modérée  sans  contrainte,  ni  régie 
«  par  conséquent  sans  inquiétude  »  :  Et  illa  qiiœ 


l'OUll    LE    JOUR    DE    PA^QUE.  58 1 

resistiintj  pcviciiloso  debellantur  prœlio  ;  et  illa  quœ 
"victa  sunt ,  nondiun  securo  triwnphantur  otio  ,  sed 
adhuc  sollicito  premuntur  imperio  (0.  De  sorte  qu'il 
y  a  cette  clilFërence  entre  les  saints  qui  sont  dans  le 
ciel ,  et  les  saints  qui  sont  sur  la  terre  :  les  saints  qui 
sont  dans  le  ciel  sont  des  hommes  renouvelés  :  les 
saints  qui  sont  sur  la  terre  sont  des  hommes  qui  se 
renouvellent.  Là,  où  les  hommes  sont  renouvelés, 
ce  mot  de  saint  Augustin  leur  convient;  «  la  con- 
»  voitise  est  éteinte,  et  la  charité  consommée  »  ; 
Cupiditate  extinctâ ,  charitate  compléta  (2)  :  voilà 
comme  la  devise  des  bienheureux.  Ici ,  oii  les  hommes 
se  renouvellent,  «  la  convoitise  diminue,  et  la  cha- 
5)  rite  va  toujours  croissant  »  ;  Déficiente  cupiditate^ 
crescente  charitate.  Là  par  conséquent  les  vertus 
triomphent,  et  ici  les  vertus  combattent  :  là  les  ver- 
tus se  reposent ,  et  ici  les  vertus  travaillent  :  nous 
tendons  à  ce  repos  ;  mais  il  le  faut  mériter  par  ce 
travail  :  nous  aspirons  à  cette  paix  ;  mais  on  ne  peut 
y  parvenir  que  par  cette  guerre. 

C'est  vous,  ô  enfans  de  Dieu  ,  qui  en  êtes  le  sujet, 
et  vous  en  êtes  aussi  le  théâtre  :  c'est  pour  l'homme , 
que  se  donnent  tous  ces  combats;  c'est  en  lui  qu'ils 
se  donnent ,  et  c'est  lui-même  qui  les  donne.  La  cha- 
rité l'élève  aux  biens  éternels;  la  convoitise  le  re- 
pousse aux  biens  périssables  :  il  n'est  jamais  sans 
mauvais  désirs;  toujours  ou  la  chair  l'attire,  ou  la 
vaine  gloire  le  flatte  :  «  quelque  volonté  qu'il  ait  de 
»  faire  le  bien ,  il  trouve  en  lui-même  un  mal  inhé- 
5)  rent  dont  il  ne  peut  pas  se  délivrer  »   :  Ins^enio 

(')  De  Civil.  Dei,  lib.  xix,  cap.  xxvii,  tom.  vu,  col.  5'j2.  —  ('•)  Epist. 
CLXXVH,  n.  17  ,  tom.  11,  col.  62ÎJ. 


58^  POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE. 

igitur  legem  j  volenti  mihi  facere  bonum  _,  quoniam 
niilii  inalum  adjacet  (0.  Que  fait  l'homme  de  bien 
dans  ce  combat?  La  convoitise  l'empêche  de  faire 
tout  le  bien  qu'il  voudroit;  réciproquement,  dit 
saint  Augustin ,  il  empêche  la  convoitise  de  faire 
tout  le  mal  qu'elle  de'sire  :  il  ne  peut  s'empêcher  de 
la  ressentir,  il  s'empêche  du  moins  de  la  suivre;  s'il 
ne  peut  pas  encore  accomplir  dans  sa  dernière  per- 
fection ce  précepte  :  Non  concupisces  (2)  :  «  Tu  n'au- 
»  ras  point  de  convoitise  »  ;  il  accomplit  du  moins 
celui  -  ci  :  (c  Tu  n'iras  pas  après  tes  convoitises  »  : 
Post  concupiscentias  tuas  non  eas  (?)  :  il  y  a  quelques 
restes  du  péché  en  lui-,  mais  il  ne  souffre  pas  qu'il  y 
règne,  selon  ce  que  dit  l'apôtre  saint  Paul  :  Non  re- 
gnet  peccatum  (4)  :  tellement  que  s'il  ne  possède  pas 
tout  le  bien,  sa  consolation  ,  dans  cette  peine,  c'est 
du  moins  qu'il  ne  se  plaît  dans  aucun  mal;  «  de 
5)  même,  dit  saint  Augustin,  que  nous  pouvons  ne 
»  nous  plaire  pas  dans  les  ténèbres,  encore  que 
»  nous  ne  puissions  pas  arrêter  la  vue  sur  une  lu- 
»  mière  très-éclatante  »  :  Potes t  oculus  nullis  tene- 
bris  delectari j  quamvis  non  possit  in  fulgentissima 
luce  defigi  (^).  Tel  est  l'état  de  l'homme  durant  l'exil 
de  cette  vie  :  il  lutte  continuellement  contre  sa  pro- 
pre infirmité;  et  c'est  ainsi  qu'il  se  renouvelle,  tâ-^ 
chant  d'effacer  tous  les  jours  quelques  rides  de  sa 
vieillesse. 

Grand  Dieu  !  sera-t-il  permis  à  des  mortels  de  se 
plaindre  ici  de  vous  à  vous-même?  Et  pourquoi  lais- 
sez-vous vos  serviteurs  dans  cette  malheureuse  néces- 

(0  Rom.  VII.  2 1 .  —  (2)  Deut.  v.  2 1 ,  —  (3)  Eccll.  xviii.  3o.  •—'  (4)  Rom. 
VI.  11.  — {^)  De  Spirit,  et  Lit.  n.  65  f  tom.  x,  col.  i23. 


POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE.  583 

site  dWoir  toujours  en  eux  des  vices  à  vaincre  ?  que 
ne  leur  donnez-vous  tout  d'un  coup  cette  paix  par- 
faite qui  calme  tous  les  troubles  de  leurs  passions? 
Saint  Paul  a  fait  autrefois  à  Dieu  cette  plainte  :  il  a 
prié  long-temps,  afin  qu'il  plût  à  Dieu  de  le  délivrer 
d'une  tentation  importune  :  et  que  lui  fut-il  répondu? 
M  Ma  grâce  te  suffit  (0  »  ;  car  telle  est  ma  conduite 
avec  mes  élus ,  que  leur  force  se  perfectionne  dans 
l'infirmité.  Mais  je  passe  encore  plus  loin,  et  je  vous 
demande,  ô  mon  Dieu  :  quel  est  ce  dessein?  quel 
est  ce  mystère  ?  pourquoi  avez-vous  ordonné  que  la 
force  se  perfectionne  dans  l'infirmité  ?  Saint  Augus- 
tin ,  Messieurs,  va  vous  le  dire.  C'est  que  c'est  ici  un 
lieu  d'orgueil;  c'est  que,  de  toutes  les  tentations  qui 
nous  environnent,  la  plus  dangereuse  et  la  plus  pres- 
sante, c'est  celle  qui  nous  porte  à  la  présomption  : 
c'est  pourquoi  Dieu ,  en  nous  donnant  de  la  force , 
nous  a  aussi  laissé  de  la  foiblesse.  Si  nous  n'avions 
que  de  la  foiblesse,  nous  serions  toujours  abattus;  et 
si  nous  n'avions  que  de  la  force,  nous  deviendrions 
superbes  et  insupportables.  Dieu  a  trouvé  ce  tempé- 
rament :  pour  ne  pas  succomber  sous  l'infirmité ,  il 
nous  donne  de  la  force  :  «  mais  de  peur  qu'elle  ne 
»  nous  enfle,  il  veut  qu'elle  se  perfectionne  dans 
5)  l'infirmité  »  :  Virtus  quâ  hîc  uhi  superhiri poi^st , 
ne  superbiatur  ^  in  injirmilate  perficitur  (2). 

Par  conséquent,  ô  enfans  de  Dieu,  admirez  en 
vous  la  conduite  de  votre  Père  céleste.  Il  sait  que 
vous  êtes  superbes*,  c'est  le  vice  inséparable  de  notre 
nature  :  contre  cette  enflure  de  l'orgueil,  il  fait  un 

CO  //.  Cor,  XII.  9.  —  (*)  Cont.  Jullan.  lib.  iv,  cap.  u^n.  1 1,  tom.  x , 
eoL  5^0. 


584         POUR  LE  JOUR  DE  PAQUE. 

remède  de  votre  infirmité.  Apprenez  à  profiter  de 
votre  foiblesse  :  vous  en  profiterez  ,  si  elle  vous  en- 
seigne à  être  humbles,  à  vous  de'fier  de  vous-mêmes, 
à  marcher  toujours  avec  crainte  ;  vous  en  profiterez 
si  elle  vous  apprend  à  dire  avec  Job  :  Si  lœtatum 
est  in  abscondito  cormeum,  etosculatus  sutn  manum 
îneam  ore  meo  (0  :  «  Quand  j'ai  résisté  à  la  tenta- 
»  tion  ,  mon  cœur  ne  s'est  point  enflé  par  cette  vic- 
))  toire,  et  je  n'ai  pas  baisé  ma  main  de  ma  propre 
i)  bouche  ».  Qu'est-ce  à  dire  baiser  sa  main  de  sa 
bouche  ?  C'est-à-dire ,  attribuer  le  bon  succès  à  sa 
propre  force ,  se  remercier  soi-même  de  ses  bonnes 
œuvres.  Loin  de  vous,  ô  fidèles,  cette  pensée  :  si 
votre  main  étoit  forte,  vous  pourriez  lui  imputer 
votre  victoire;  vous  pourriez  la  baiser  sans  crainte, 
et  lui  rendre  grâce  du  bien  que  vous  faites  :  mais  la 
sentant  foible  et  impuissante,  il  faut  élever  plus  haut 
votre  vue  et  dire  avec  le  divin  apôtre  :  «  Rendons 
M  grâces  à  Dieu  qui  nous  a  donné  la  victoire  par  no- 
»  tre  Seigneur  Jésus-Christ  »  :  Gratias  Deo  qui  de- 
dit  nohis  victoriam  per  Dominum  nostrum  Jesum 
Christum  (2). 

Ce  n'est  pas  assez  ,  chrétiens ,  que  votre  infirmité 
vous  rende  humbles;  il  faut  qu^elle  vous  rende  fer- 
vens  et  appliqués  au  travail.  L'humilité  chrétienne 
n'est  pas  un  abattement  de  courage  :  plus  elle  se  1 
sent  foible,  plus  elle  est  hardie  et  entreprenante  : 
Virtus  enim  in  infirmitate  perjicitur  {^)  :  «  La  force 
))  se  perfectionne  dans  l'infirmité  » .  Plus  elle  se  sent 
accablée  de  mauvais  désirs,  plus  elle  s'excite  à  les  com- 
battre; et  les  restes  qu'elle  trouve  toujours  en  elle- 

CO  Job.  XXXI.  27.  —  (^)  /.  Cor.  XV.  57.  —  (3)  //,  Cor.  xn.  9. 


POUR  LE  JOUR  DE  PAQUE.         585 

même  de  la  vieillesse,  la  pressent  de  se  renouveler 
de  jour  en  jour.  C'est  le  ve'ritable  sentiment  que  vous 
devez  prendre  dans  la  sainte  fête  de  Pâque.  Vous 
avez  tous  songe  durant  ces  saints  jours  à  vous  renou- 
veler par  la  pe'nitence  :  je  ne  puis  avoir  de  vous  d'au- 
tres sentimens,  sans  offenser  votre  piété.  Non,  le 
sang  de  Jésus-Clirist  n'a  pas  ruisselé  en  vain  sur  le 
Calvaire  ;  et  ce  n'est  pas  en  vain  qu'on  a  rouvert 
pour  vous  émouvoir  toutes  les  blessures  du  Fils  de 
Dieu.  Si  vous  êtes  renouvelés  parla  pénitence,  donc 
5)  la  vieillesse  est  passée,  et  vous  devez  commencer  une 
n  vie  nouvelle  »  :  Ketera  transierunt  :  ecce  facta  sunt 
omnia  nova  (0.  Adieu,  adieu  pour  jamais  à  ces  com- 
merces infâmes,  adieu  à  cette  vie  libertine,  adieu  à 
ces  inimitiés  invétérées.  «  Mais  ne  vous  persuadez 
»  pas  que  ce  soit  assez  de  se  renouveler  une  seule 
»  fois  »  :  Neque  eniin  putes  qUod  innovatio  vitœ  quœ 
dicitur  semel  facta  j  siifficiat;  sed  semper  et  quoti- 
dien si  dici  potest ,  ipsa  nos^itas  in?iouanda  est  (2)  : 
«  Il  faut  renouveler  la  nouveauté  même  ».  C'est  peu 
de  se  dépouiller  de  ses  péchés ,  et  d'en  nettoyer  sa 
conscience  ;  il  faut  aller  maintenant  aux  mauvais 
désirs  :  il  faut  porter  la  main  à  ces  habitudes  vi- 
cieuses que  le  péché  a  laissées  en  nous  en  se  reti- 
rant, comme  un  germe  par  lequel  il  espère  revivre 
bientôt,  comme  un  reste  déracine,  qui  fera  bien- 
tôt repousser  cette  mauvaise  herbe.  Jésus  ressuscité 
vous  y  exhorte  :  il  n'a  pas  seulement  détruit  la  mort, 
il  en  a  ôté  en  lui-même  jusqu'au  principe.  Mais  en- 
core n'est-ce  pas  assez  de  renouveler  vos  esprits  :  il 

(ï)  //.  Cor.  V.  17.—.  (2)  Origen.  in  Epi&U  ad  Roman,  lib.  y,  n.  8, 
tom.  iy,pag.  562, 


586  POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE. 

faut  encore  jeter  les  fondemens  du  renouvellement 
de  vos  corps  ;  et  c'est  ce  qui  me  reste  à  vous  expli- 
quer dans  ma  troisième  partie. 

TROISIÈME   POINT. 

Si  je  vous  dis,  chre'tiens,  que  Je'sus  sortant  du 
se'pulcre,  couronné  d'honneur  et  de  gloire,  est  un 
gage  de  notre  résurrection,  et  que  cette  splendeur 
immortelle ,  dont  son  corps  est  environné ,  est  une 
marque  infaillible  de  ce  que  doivent  un  jour  espé- 
rer les  nôtres;  je  vous  dirai  une  vérité,  qui  ayant 
été  si  bien  enseignée  par  la  bouche  du  saint  apô- 
tre (0,  n'est  ignorée  d'aucun  des  fidèles.  Mais  si 
j'ajoute  à  cette  doctrine  que  ce  grand  et  divin  ou- 
vrage se  commence  dès  à  présent  dans  nos  corps 
mortels,  vous  en  serez  peut-être  surpris,  et  vous 
aurez  peine  à  comprendre  que  durant  ce  temps  de 
corruption  Dieu  avance  déjà  dans  nos  corps  l'ou- 
vrage de  leur  bienheureuse  immortalité.  Ecoutez , 
terre  et  cendre,  et  réjouissez-vous  en  notre  Sei- 
gneur :  pendant  que  ce  corps  mortel  est  accablé  de 
langueurs  et  d'infirmités,  Dieu  jette  déjà  en  lui  les 
principes  d'une  consistance  immuable  ;  pendant 
qu'il  vieillit.  Dieu  le  renouvelle;  pendant  qu'il  est 
tous  les  jours  exposé  en  proie  aux  maladies  les  plus 
dangereuses ,  et  à  une  mort  très-certaine  ,  Dieu  tra- 
vaille par  son  Esprit  saint  à  sa  résurrection  glo- 
1  ieuse. 

Saint  Paul,  pour  nous  faire  entendre  ce  renou- 
vellement de  nos  corps ,  dit ,  «  qu'ils  sont  devenus 
M  les  temples  de  l'Esprit  de  Dieu  (2)  »  ;  et  c'est  ce  qui 

CO  Philip.  III.  21.  — W  /.  Cov.  III.  17.  VI.  19. 


POtJll    LE    JOUR    DE    PAQUE.  SSy 

donne  lieu  à  saint  Augustin  de  nous  expliquer  ce 
mystère  par  cette  belle  comparaison.  Il  dit  que  nos 
corps  sont  renouvele's  parla  grâce  du  christianisme, 
à  peu  près  comme  on  renouvelle  un  temple  pro- 
fane, où  Ton  auroit  servi  les  idoles,  pour  le  con~ 
sacrer  au  Dieu  vivant.  On  renverse  premièrement 
les  idoles;  et  après  qu'on  a  aboli  toutes  les  marques 
du  culte  profane,  on  de'die  ce  temple  au  vrai  Dieu, 
et  on  le  sanctifie  par  un  meilleur  usage.  C'est  en 
cette  sorte,  dit  saint  Augustin,  que  nous  devons 
renouveler  notre  corps  mortel  qui  a  été  autrefois 
un  temple  d'idoles  ,  et  qui  devient  par  la  grâce 
«  un  saint  temple  dëdié  au  Seigneur  »  \  Templum 
sanctum  Domino^  comme  parle  le  saint  apôtre.  Il 
faut  premièrement  briser  les  idoles,  c'est-à-dire,  ces 
passions  impérieuses  qui  étoient  autrefois  les  divi- 
nite's  qui  pre'sidoient  dans  ce  temple  :  Ista  in  nohis, 
dit  saint  Augustin  (0,  tanquam  idola  frangenda 
sunt  :  «  C'est  ce  qu'il  faut  détruire  comme  les  idoles  «. 
«  Ce  qu'il  ne  faut  pas  détruire,  mais  changer  seule- 
»  ment,  dit  ce  grand  docteur,  pour  le  faire  servir  à 
3)  un  usage  plus  saint,  ce  sont  les  membres  de  ce 
5)  corps  ;  afin  qu'ayant  servi  à  l'impureté  de  la  con- 
»  voitise,  ils  servent  maintenant  à  la  grâce  de  la 
»  charité  »  ;  In  usus  autein  meliores  vertenda  sunt 
ipsa  corporis  nostri  memhra  ;  ut  quœ  serviehant  ini- 
munditiœ  cupidiiatis^  seri>iant  gratiœ  cliariiatis.  C'est 
de  cette  sorte,  mes  Frères,  que  nos  corps,  ces  tem- 
ples profanes,  deviendront  les  temples  de  l'Esprit  de 
Dieu,  et  qu'il  les  remplira  par  sa  présence. 

Mais  de  quelle  sorte  remplit-il  nos  corps?  com- 

(0  Serm,  CLxni,  n.  2,  tom.  v,  col.  785. 


588  POUR    LE    JOtJR    DE    PAQUE. 

ment  s'en  met-il  en  possession?  Le  même  saint  Au- 
gustin vous  l'expliquera  par  un  beau  principe.  «  Ce- 
w  lui-là,  dit-il,  possède  le  tout  qui  tient  la  partie 
5)  dominante  »  :  Totum  possidet  qui  principale  te- 
net  :  or  en  vous ,  poursuit  ce  grand  homme ,  la 
partie  la  plus  noble,  c'est-à-dire  «  l'ame,  est  celle  qui 
3)  tient  la  première  place  ;  c'est  à  elle  qu'appartient 
5)  l'empire  »  :  In  te  principatur  quod  tnelius  est  (0. 
Et  ces  deux  principes  e'tant  établis,  il  tire  aussitôt 
cette  conséquence  :  Dieu  tenant  cette  partie  princi- 
pale, c'est-à-dire  l'ame  et  l'esprit  ;  par  le  moyen  du 
meilleur,  il  se  met  en  possession  du  moindre  ;  par  le 
moyen  du  prince,  il  s'acquiert  aussi  le  sujet  ;  et  do- 
minant sur  l'ame,  il  étend  aussi  la  main  sur  le  corps 
et  s'en  met  en  possession  comme  de  son  temple. 
Voilà  votre  corps  renouvelé  :  il  change  de  maître 
heureusement,  et  passe  en  de  meilleures  mains.  Par 
la  nature  il  étoit  à  l'ame;  parla  corruption  il  ser- 
voit  au  vice  ;  par  la  religion  il  est  à  Dieu.  L'ame  se 
soumettant  à  Dieu ,  lui  transporte  tout  son  domaine  : 
comme  dans  le  mariage  la  femme  épousant  son  mari 
le  rend  maître  de  tous  ses  biens,  lui  transporte  aussi 
tous  les  siens  ;  l'ame  s'unissant  à  Dieu,  par  un  bien- 
heureux mariage  spirituel,  le  rend  maître  de  tous 
ses  biens,  comme  étant  le  chef  et  le  maître  de  cette 
communauté  bienheureuse  :  «  sa  chair  la  suit,  dit 
3)  TertuUien ,  comme  une  partie  de  sa  dot  ;  et  au 
»  lieu  qu'elle  étoit  seulement  servante  de  lame,  elle 
»  devient  servante  de  l'esprit  de  Dieu  w  :  Sequitur 
animam  nuhentem  spiritui  caro,  ut  dotale  inanci- 
piunij,  etjam  non  animœ  famula ,  sed  spiriiûs  (2). 
(')  Serm-  clxi,  n.  6,  tojji.  y,  col.  7^7.  —  ;'}  De  Anlm.  n.  4. 


POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE.  ^89 

O  chair,  que  tu  es  heureuse  de  passer  entre  les 
mains  d'un  si  bon  maître  !  c'est  ce  qui  jette  en  toi 
les  principes  de  l'immortalité  que  tu  espères;  et  la 
raison  en  est  évidente ,  en  insistant  toujours  aux 
mêmes  principes.  Dieu,  avons-nous  dit,  remplissant 
nos  âmes,  a  pris  possession  de  nos  corps;  par  con- 
séquent, ô  mort,  tu  ne  les  lui  saurois  enlever  :  tu 
penses  qu'ils  sont  ta  proie  ;  mais  ce  n'est  qu'un  dé- 
pôt que  l'on  te  confie,  et  que  l'on  consigne  en  tes 
mains  :  Dieu  saura  bien  rentrer  dans  son  domaine. 
Le  Fils  de  Dieu  a  prononcé  «  qu'on  ne  peut  rien 
M  ôter  des  mains  de  son  Père  »  :  Nemo  potest  rapero 
cjuidquain  de  manu  Patris   mei  (0;  parce  que  ces 
mains  étant  si  puissantes,  nulle  force  ne  les  peut  vain- 
cre, ni  leur  faire  lâcher  leur  prise.  Ainsi  Dieu  ayant 
déjà  mis  la  main  sur  nos  corps,  son  Saint-Esprit, 
que  l'Ecriture  appelle  son  doigt,  en  étant  entré  en 
possession;  par  conséquent,  ô  chair  des  fidèles,  en 
quelque  endroit  de  l'univers  que  la  corruption  t'ait 
jetée,  ou  quelque  partie  de  tes  cendres,  tu  demeures 
toujours  sous  sa  main.  Et  toi,  terre ,  mère  tout  en- 
semble et  sépulcre  commun  de  tous  les  mortels ,  en 
quelques  sombres  retraites  que  tu  aies  englouti  et 
caché  nos  corps,  tu  les  rendras  un  jour  tout  entiers  ; 
et  plutôt  le  ciel  et  la  terre  seront  renversés  qu'un 
seul  de  nos  cheveux  périsse.   Pour  quelle  raison, 
chrétiens,  si  ce  n'est  pour  celle  que  j'ai  déjà  dite; 
que  Dieu  se  rendant  maître  de  nos  corps,  il  les  doit 
posséder  dans  l'éternité,  sans  qu'aucune  force  puisse 
l'empêcher  d'achever  en  eux  son  ouvrage  ? 

Vivez  dans  cette  espérance ,  Messieurs  3  et  cepen- 

CO  Joan.  X.  2Q. 


5()0  POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE. 

dant,  regardant  vos  corps  comme  les  temples  de 
l'Esprit  de  Dieu,  n'y  faites  plus  régner  les  idoles  que 
vous  y  avez  abattues.  Votre  corps,  en  l'état  que 
Dieu  l'a  mis,  ne  peut  plus  être  violé  sans  sacrilège. 
«  Ne  savez-vous  pas ,  dit  saint  Paul ,  que  vos  corps 
»  sont  les  temples  de  l'Esprit  de  Dieu,  et  que  si 
i)  quelqu'un  profane  son  temple.  Dieu  qui  est  ja- 
»  loux  de  sa  gloire  lui  fera  sentir  sa  vengeance;  il  le 
»  perdra  sans  miséricorde  »  ;  Disperdet  illum  Deus, 
dit  ce  saint  apôtre  (0.  Donc,  mes  Frères,  ne  violons 
pas  le  temple  de  Dieu  ;  et  puisque  nous  apprenons 
par  la  foi,  que  notre  corps  est  un  temple,  «  possé- 
»  dons  en  honneur  ce  vaisseau  fragile,  et  non  pas 
»  dans  les  passions  d'intempérance ,  comme  les  gen- 
»  tils  qui  n'ont  pas  de  Dieu  :  car  Dieu  ne  nous  ap- 
»  pelle  pas  à  l'impureté,  mais  à  la  sanctification  en 
))  Jésus-Christ  notre  Seigneur  (^)  ».  O  sainte  chas- 
teté !  c'est  à  toi  de  garder  ce  temple  ;  c'est  à  toi  d'eiv 
empêcher  la  profanation.  C'est  pourquoi  Tertullien 
a  dit  ees  beaux  mots,  que  je  vous  prie  d'imprimer 
dans  votre  mémoire  :  Illato  in  nos  et  consecrato  Spi- 
ritu  sancto  ,  ejus  tenipli  œditua  et  antistita  pudicitia 
est  (3)  :  «  Le  Saint-Esprit  étant  descendu  en  nous 
M  pour  y  demeurer  comme  dans  son  temple ,  la 
»  gardienne  de  ce  temple,  c'est  la  chasteté  :  elle  en 
»  est ,  dit  Tertullien ,  la  sacristine  »  ;  c'est  à  elle  de 
le  tenir  net;  c'est  à  elle  de  l'orner  dedans  et  dehors; 
dedans  par  la  tempérance,  et  dehors  par  la  modes- 
tie :  c'est  à  elle  de  parer  l'autel  sur  lequel  doit  fumer 
cet  encens  céleste,  je  veux  dire  des  saintes  prières, 

(ï)  /.  Cor,  ui.  17.  —  W  Thess.  iv.  4,  5,  7.  —  (3)  De  Cuit.  fœm. 
lib.  11,  n.  I. 


POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE.  SqI 

et  monter  comme  un  parfum  agieable  devant  ia 
face  de  Dieu. 

Mais,  ô  temple!  ô  autel!  ô  corps  de  Thomme  !  ô 
cœur  de  l'homme  !  que  je  vois  en  vous  de  profana- 
tion !  «  Fils  de  l'homme,  approche-toi,  dit  l'Esprit 
»  de  Dieu  à  Ezéchiel  (0,  et  je  te  montrerai  l'abomi- 
))  nation.  Et  je  m'approchai,  dit  le  prophète,  et  je 
»  vis  le  temple  et  le  sanctuaire  :  et  voilà,  chose  abo- 
»  minable  «  !  voilà  dis-je,  que  de  tous  côtés  chacun 
y  ërigeoit  son  idole  :  dans  le  propre  temple  du  Dieu 
vivant ,  sur  l'autel  même  du  Dieu  vivant ,  on  y  sa- 
crifîoit  aux  faux  dieux.  Là  étoit  l'idole  de  la  jalou- 
sie :  ambition ,  c'est  toi  qui  l'élève  ;  autant  que  tu 
vois  de  concurrens,  ce  sont  autant  de  victimes  que 
tu  voudrois  immoler  à  cette  idole  ;  Idolum  zeli  (2). 
«  Là  des  hommes  qui  tournoient  le  dos  au  sanc- 
M  tuaire ,  et  adoroient  le  soleil  levant  » ,  la  faveur 
naissante  :  Dorsa  habentes  contra  templum  Dotnini ^ 
et  faciès  ad  orientern  ;  et  adorabant  ad  orLuin  so- 
lis  (5)  :  ils  oublioient  le  vrai  Dieu ,  et  ils  adoroient 
la  fortune  ;  et  des  femmes  au  dedans  du  temple 
«  pleuroient  la  mort  d'Adonis  »  ;  Plangentes  Adoni- 
dem  (4).  Ne  m'obligez  pas  à  vous  dire  que  c'est  le 
sacrifice  de  l'amour  profane.  Ce  spectacle  vous  fait 
"horreur  ;  et  ce  qui  vous  fait  horreur  pour  les  autres 
ne  vous  fait  pas  horreur  pour  vous-même.  O  corps , 
que  Dieu  a  choisi  pour  temple  !  ô  cœur,  que  Dieu  a 
consacré  comme  son  autel ,  que  je  découvre  en  vous 
d'abominations  !  que  de  fausses  divinités  !  que  d'ido- 
les que  l'on  y  adore  ! 

(0  Ezech.  vin.  10,11.  —  (^)  Ibid.  3.  —  (3)  lUd,  16,  —  W  Ibid.  1 4. 


Sg^S  POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE. 

Mais  peut-être  qu'on  les  aura  renversées  en  l'hon- 
neur de  Jésus-Christ  ressuscité,  et  que  cette  dévo- 
tion publique  de  toute  l'Eglise  vous  aura  fait  net- 
toyer ce  temple,  et  abattre  toutes  ces  idoles.  Ah  ! 
que  j'ai  sujet  de  craindre  que  vous  ne  soyez  sortis 
du  tombeau  comme  des  fantômes,  vains  simulacres 
de  vivans,  qui  n'ont  que  la  mine  et  l'apparence ,  qui 
n'ont  ni  la  vie  ni  le  cœur ,  qui  font  des  mouvemens 
et  des  actions  qui  sont  tout  artificielles,  et  comme 
appliquées  par  le  dehors ,  parce  qu'elles  ne  partent 
pas  du  principe  !  Si  vous  êtes  ressuscites,  toutes  vos 
premières  liaisons  sont  rompues.  C'est  en  vain  que 
vous  m'appelez  ,  vains  et  criminels  attacliemens , 
[  devez-vous  dire  ;  ]  je  ne  vous  connois  plus.  C'est 
en  vain  que  vous  m'appelez  à  ces  anciennes  fami- 
liarités; il  est  arrivé  en  moi  un  grand  changement 
qui  ne  me  permet  point  de  vous  connoître.  Est-ce 
donc  un  changement  si  étrange  que  de  s'être  con- 
fessé à  Pâque?  Ce  changement  est  une  mortj  ce 
changement  m'a  fait  un  autre  homme,  et  vous  voulez 
que  j'agisse  de  la  même  sorte?  Je  ne  me  contente 
donc  pas  d'un  changement  léger.  Chrétien,  dans  ces 
saintes  solennités  tu  as  bu  à  la  fontaine  de  vie,  dans 
la  source  des  sacremens  :  tu  as  reçu  la  grâce,  je  le 
veux  croire  :  tu  as  repris  une  vie  nouvelle  avec  Jésus- 
Christ  ;  cette  vie  nouvelle  n'est  que  commencée  ici- 
bas,  et  quand  elle  sera  consommée,  elle  aura  tous 
ces  admirables  eiTets,  que  je  te  représentois  tout  à 
l'heure.  Dans  un  mois,  dans  dix  jours,  dans  trois 
jours  peut-être  tes  anciennes  habitudes  se  reveille- 
ront ;  l'ivrognerie  ;  l'impudicité,  la  vengeance  te 

rappelleront 


POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE.  ^93 

rappelleront  à  leurs  faux  plaisirs.  Tu  avois  pardonné 
une  injure  à  ton  ennemi  ;  le  venin  de  la  haine  re- 
prendra ses  forces.  Arrête,  misérable,  considère  : 
eh  !  que  de  belles  espérances  tu  vas  détruire!  que  de 
beaux  commencemens  tu  vas  arrêter  !  Si  c'est  une 
malice  insupportable  de  déraciner  la  première  ver- 
dure des  champs,  parce  qu'elle  est  l'espérance  de 
nos  moissons  ;  si  nous  tenons  à  très-grande  injure 
que  Ton  arrache  dans  nos  jardins  une  jeune  plante, 
parce  qu'elle  nous  promettoit  d'apporter  de  beaux 
fruits  ;  quelle  est  notre  folie ,  quelle  injure  nous  fai- 
sons-nous à  nous-mêmes,  à  l'Eglise,   à  l'Esprit  de 
Dieu,  de  chasser  cet  Esprit  qui  commençoit  en  nous 
un  si  grand  ouvrage,  de  mépriser  la  grâce  qui  est 
une  semence  d'immortalité ,  de  perdre  la  vie  nou- 
velle, qui,  croissant  tous  les  jours,  fût  venue  à  cette 
perfection  que  je  vous  ai  dite? 

Par  conséquent,  mes  Frères,  comme  Jésus-Christ 
est  ressuscité,  ainsi  marchons  en  nouveauté  de  vie. 
Puisque  nous  sommes  ici-bas  en  cet  exil  du  monde 
parmi  tant  de  maux ,  songeons  qu'il  n'est  rien  de 
meilleur  que  cette  belle,  cette  illustre  espérance  que 
Dieu  nous  présente  par  Jésus-Christ.  Après  avoir 
confessé  nos  péchés  dans  l'humilité  de  la  pénitence, 
cessons ,  cessons  d'aimer  ce  que  nous  avons  détesté 
.  solennellement  devant  le  ministre  de  la  sainte  Eglise, 
en  présence  de  Dieu  et  de  ses  saints  anges.  Wallons 
point  aux  eaux  infectées ,  après  nous  être  lavés  dans 
le  sang  de  Jésus  :  après  avoir  communiqué  à  son  di- 
vin corps,  qui  est  le  gage  de  notre  glorieuse  résur- 
rection  ,  ne  communiquons  point  à  Satan  ,  ni  à  ses 
BOSSUET.    xiii.  38 


^94  POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE. 

pompes,  ni  à  ses  œuvres;  que  la  joie  sainte  de  l'Es- 
prit de  Dieu  surmonte  la  fausse  joie  de  ce  monde. 

Je  me  souviens  ici,  chrétiens,  de  l'alle'gresse  di- 
vine et  spirituelle  qui  étoit  autrefois  dans  l'Eglise 
au  saint  jour  de  Pâque.  C'étoit  vraiment  une  joie 
divine ,  une  joie  qui  honoroit  Jésus-Christ  ;  parce 
qu'elle  n'avoit  point  d'autre  objet  que  la  gloire  de 
son  triomphe.  C'étoit  pour  cela  que  les  déserts  les 
plus  reculés  et  les  solitudes  les  plus  affreuses  pre- 
noient  une  face  riante.  Maintenant  nous  nous  ré- 
jouissons ,  il  n'est  que  trop  vrai  ;  mais  ce  n'est  pas 
vous,  mon  Sauveur,  qui  êtes  la  cause  de  notre  joie. 
Nous  nous  réjouissons  de  ce  qu'on  pourra  faire 
bonne  chère  en  toute  licence;  plus  de  jeûnes,  plus 
d'austérités  :  si  peu  de  soin  que  nous  avons  peut- 
être  apporté  pendant  le  carême  à  réparer  les  désor- 
dres de  notre  vie,  nous  nous  en  relâcherons  tout- 
à-fait.  Le  saint  jour  de  Pâque,  destiné  pour  nous 
faire  commencer  une  vie  nouvelle  avec  le  Sauveur, 
va  ramener  sur  la  terre  les  pernicieuses  délices  du 
siècle,  si  toutefois  nous  leur  avons  donné  quelque 
trêve ,  et  ensevelira  dans  l'oubli  la  mortification  et 
la  pénitence;  tant  la  discipline  est  énervée  parmi 
nous.  Nous  croyons  avoir  assez  fait  quand  nous  nous 
sommes  acquittés  pour  la  forme  d'une  confession 
telle  quelle ,  et  d'une  communion  qui  peut-être  est 
un  sacrilège.  Mais  quand  même  elle  seroit  sainte  , 
comme  je  le  veux  présumer,  vous  n'avez  fait  que 
la  moitié  de  l'ouvrage. 

Fidèles,  je  vous  en  avertis  de  la  part  de  Dieu;  la 
principale  partie  reste  à  faire,  qui  est  d'amender 


POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE.  ^9^ 

votre  mauvaise  vie ,  de  corriger  le  dére'glement  de 
vos  mœurs,  et  de  de'raciner  ces  habitudes  invétérées 
qui  vous  sont  comme  passées  en  nature.  Si  vous  avez 
été  justifiés,  j'avoue  que  vous  n'avez  plus  à  craindre 
la  damnation  éternelle  ;  mais  ne  vous  imaginez  pas 
pour  cela  être  en  sûreté.  Craignez  vos  mauvaises 
inclinations  ;  craignez  ces  objets  qui  vous  plaisent 
plus  qu'il  n'est  convenable  à  un  chrétien  qui  a  par- 
ticipé au  corps  du  Sauveur;  craignez  ces  dange- 
reuses rencontres  dans  lesquelles  votre  innocence 
a  déjà  tant  de  fois  fait  naufrage  :  que  votre  expé- 
rience vous  fasse  prudens,  et  vous  oblige  à  une 
précaution  salutaire  ;  car  la  pénitence  a  deux  qua- 
lités qui  sont  toutes  deux  également  saintes  et  invio- 
lables. 

Retenez  ceci,  s'il  vous  plaît;  la  pénitence  a  deux 
qualités  :  elle  est  le  remède  pour  le  passé;  elle  est 
une  précaution  pour  l'avenir.  La  disposition  pour 
la  recevoir  comme  remède  de  nos  désordres  passés, 
c'est  la  douleur  des  péchés  que  nous  avons  commis  : 
la  disposition  pour  la  recevoir  comme  précaution  de 
l'avenir,  c'est  une  crainte  filiale  des  péchés  que  nous 
pouvons  commettre,  et  des  occasions  qui  nous  y  en- 
traînent. Gardons-nous  bien,  Fidèles,  de  violer  la 
sainteté  de  la  pénitence ,  en  l'une  ou  en  l'autre  de 
ses  parties,  de  peur  de  faire  injure  à  la  grâce  et  à  la 
libéralité  du  Sauveur. 

Par  conséquent  ne  perdons  jamais  cette  crainte 
respectueuse  qui  est  l'unique  garde  de  l'innocence  : 
craignons  de  perdre  Jésus-Christ  qui  nous  a  gagné 
par  son  sang.  Partout  oii  je  le  vois,  il  nous  tend  les 


59^  POUR    LE    JOUK     DE    PAQUE. 

bras.  Jésus  nous  tend  les  bras  à  la  croix  :  Venez, 
dit-il,  mourir  avec  moi.  Jésus-Christ  sortant  du  tom- 
beau ,  victorieux  de  la  mort ,  nous  tend  les  bras  : 
Venez ,  dit-il ,  ressusciter  avec  moi.  Jésus-Christ  à  la 
droite  du  Père  nous  tend  les  bras  :  Venez ,  dit-il , 
régner  avec  moi  :  vous  serez ,  vous  serez  un  jour  tel 
que  je  suis  en  cette  glorieuse  demeure;  vivez,  con- 
solez-vous dans  cette  espérance.  Je  suis  heureux ,  je 
suis  immortel  :  soyez  immortels  à  la  grâce ,  vous 
obtiendrez  enfin  dans  le  ciel  le  dernier  accomplis- 
sement de  la  vie  nouvelle;  c'est-à-dire,  la  justice 
parfaite,  la  paix  assurée,  l'immortalité  de  l'ame  et 
du  corps.  Amen» 


POUIl    LE    JOUR    DE    PAQUE.  SyT 

AUTRE  EXORDE 

POUR   LE   MÊME   SERMON. 


Consepulti  sumus  cum  illo,  per  baptismum  in  mortem; 
ut  quomodo  Christus  surrexit  à  moi  tiiis  per  gloriam 
Patiisj  ita  et  nos  in  novitate  vitœ  ambulemus. 

iVous  sommes  ensevelis  avec  Jésus-Christ  par  le  baptême ^ 
dans  lequel  nous  participons  à  sa  mort;  afin  que  comme 
Jésus- Christ  est  ressuscité  des  morts ,  ainsi  nous  mar~ 
chions  en  nouveauté  dévie,  Roin.  vi.  4* 

C'est  une  doctrine  excellente  de  saint  Augustin  (0, 
prise  des  Ecritures  divines  ,  que  tout  ce  que  Dieu 
opère  dans  Thomme  juste  ,  depuis  sa  première  en- 
trée dans  l'Eglise,  jusqu'à  la  re'surrection  générale, 
n'est  que  la  suite  et  l'accomplissement  du  baptême  : 
de  sorte  que  la  sainte  nouveauté  de  vie,  qui  se  com- 
mence dans  les  eaux  salutaires,  n'aura  sa  dernière 
perfection  que  dans  cette  journée  bienbeureuse,  en 
laquelle  la  mort  étant  surmontée ,  nos  coips  seront 
faits  semblables  au  corps  glorieux  de  notre  Seigneur 
Jésus-Christ.  Pour  entendre  cette  doctrine,  il  faut 
nécessairement  remonter  plus  haut,  et  reprendre 
la  chose  jusque  dans  sa  source. 

L'homme ,  dans  la  sainteté  de  son  origine  ,  avoit 
reçu  de  Dieu  ces  trois  dons,  la  justice,  la  paix,  Fim- 

(0  De  JYupt.  et  Concupisc.  lib.  i,  n.  38  et  Sq,  tom.  x,  col.  298,  29g. 


SyS  POUR    LE    JOUR    DE    PAQIJE. 

mortalité  :  car  étant  formé  selon  Dieu,  il  étoit  juste; 
régnant  sur  ses  passions,  il  étoit  paisible  en  lui- 
même  ;  mangeant  le  fruit  de  vie ,  il  étoit  immortel. 
La  raison  s'étant  révoltée  contre  Dieu  ,  les  passions 
lui  refusèrent  leur  obéissance  ;  et  Famé  ne  buvant 
plus  à  cette  source  inépuisable  de  vie,  devenue  elle- 
même  impuissante,  elle  laissa  aussi  le  corps  sans  vi- 
gueur :  c'est  pourquoi  la  mortalité  s'en  est  inconti- 
nent emparée.  Ainsi  pour  la  ruine  totale  de  l'homme  ^ 
le  péché  a  détruit  la  justice  ;  la  convoitise  s'étant 
soulevée  a  troublé  la  paix  ;  l'immortalité  a  cédé  a  la 
nécessité  de  la  mort  :  voilà  l'ouvrage  de  Satan ,  op- 
posé à  l'ouvrage  de  Dieu.  Or  le  Fils  de  Dieu  est  venu, 
«  pour  dissoudre  l'œuvre  du  diable  (0  »,  nous  dit-il 
lui-même  dans  son  Evangile  :  il  est  venu  «  pour  re- 
5)  former  l'homme ,  selon  le  premier  dessein  de  son 
5)  Créateur»,  comme  nous  enseigne  l'apôtre  (2)  ;  et 
pour  cela  il  est  nécessaire  que  sa  grâce  nous  restitue 
les  premiers  privilèges  de  notre  nature.  De  là  vient 
qu'il  nous  appelle  dans  son  Evangile  à  une  bienheu- 
reuse nouveauté  de  vie ,  répandant  en  nos  âmes  son 
Saint-Esprit,  par  lequel,  dit  l'apôtre  saint  Paul  , 
«  l'homme  intérieur  et  spirituel  est  renouvelé  de  jour 
3)  en  jour  »  :  Renovatur  de  die  in  diemÇ>).  Remar- 
quez ces  paroles,  «  de  jour  en  jour  »  :  elles  nous  font 
connoître  manifestement  que  Dieu  en  renouvelant 
ses  élus,  ne  veut  pas  qu'ils  soient  changés  tout  à 
coup  ;  mais  qu'il  ordonne  certains  progrès  par  les- 
quels ils  s'avancent  de  plus  en  plus  à  la  perfection 
consommée.  Il  y  a  trois  dons  à  leur  rendre;  il  y  aura 
aussi  trois  différens  âges ,  par  lesquels  de  degré  en 

W  /.  Joan.  m.  8.  —  W  Coloss,  m.  10.  —  (3)  //.  Cor.  ly.  iG. 


POU  11  LE  JOUR  DE  PAQUE.         Spp 

degré  «  ils  deviendront  hommes  faits  »  ,  comme  dit 
saint  Paul;  In  viriim  perfectiun  (0  :  et  Dieu  l'a  ar- 
rêté de  la  sorte  ;  afin  de  faire  goûter  à  ses  bien-aimés 
les  ope'rations  de  sa  grâce  les  unes  après  les  autres  : 
de  sorte  que  dans  ce  monde  il  répare  leur  innocence; 
dans  le  ciel,  il  leur  donne  la  paix;  à  la  résurrection 
générale  y  il  ornera  leurs  corps  d'immortalité  :  par 
ces  trois  âges  «  les  justes  arrivent  k  la  plénitude  de 
»  Jésus-Christ  «  ^  ainsi  que  parle  l'apôtre  saint  Paul  ; 
In  mensuram  œlatis  plenitudinis  Christi  (2).  La  vie 
présente  est  comme  l'enfance;  celle  dont  les  saints 
jouissent  au  ciel  ressemble  à  la  fleur  de  l'âge  ;  après, 
suivra  la  maturité  dans  la  dernière  résurrection. 

Au  reste  cette  vie  n'a  point  de  vieillesse  ;  parce 
qu'étant  toute  divine,  elle  n'est  point  sujette  au  dé- 
clin :  de  là  vient  qu'elle  n'a  que  trois  âges,  au  lieu  que 
celle  de  notre  vie  corruptible  souffre  la  vicissitude 
de  quatre  différentes  saisons.  Ce  sont  ces  trois  âges 
et  ces  trois  dons,  pour  lesquels  le  prophète -roi 
chante  à  Dieu  ces  pieuses  actions  de  grâces  :  «  Mon 
»  ame,  dit-il  (3),  bénis  le  Seigneur,  et  que  tout  ce 
M  qui  est  en  moi  célèbre  la  grandeur  de  son  nom. 
»  C'est  lui,   dit-il,  qui  pardonne  tous  tes  péchés, 
»  c'est  lui  qui  guérit  toutes  tes  langueurs,  c'est  lui 
»  qui  rachète  ta  vie  de  la  mort  ».  Il  pardonne  nos 
iniquités,  quand  il  nous  rend  la  justice  en  ce  monde  : 
il  guérit  nos  langueurs ,  quand  il  éteint  la  convoitise 
dans  son  paradis  :  il  rachète  notre  vie  de  la  mort , 
quand  il  nous  ressuscite  à  la  fin  des  siècles;  et  encore 
que  ces  opérations  soient  diverses,  elles  ne  regardent 
toutefois  que  la  même  fin ,  et  ne  s'emploient  que  dans 
la  même  œuvre.  Car  de  même  que  l'homme  en  crois- 

{})  Ephes.  IV.  i3.  —  (')  Ihicl  —  C^)  Ps.  en.  i ,  3,  4. 


600  POUll    LE    JOUR    DE    PAQUE. 

sant  n'acquiert  point  une  nouvelle  vie  ni  un  nouvel 
être  j  mais  s'avance  à  la  perfection  de  celui  qui  lui 
a  donné  la  naissance;  ainsi,  soit  que  nos  âmes  soient 
couronne'es  de  la  gloire  de  Dieu  dans  le  ciel ,  soit 
que  nos  corps  ressuscite's  par  son  Esprit  saint  soient 
revêtus  de  l'immortalité'  du  Sauveur,  ce  n'est  pas  une 
nouvelle  vie  que  nous  acquérons;  mais  nous  allons, 
selon  l'ordre  établi,  au  dernier  accomplissement  de 
cette  vie  divine  et  surnaturelle ,  que  nous  avons  com- 
mencée dans  le  saint  baptême.  C'est  là,  fidèles,  si 
nous  l'entendons,  cette  nouveauté  de  vie  dont  parle 
l'apôtre;  c'est  là  la  résurrection  spirituelle  du  chré- 
tien à  l'image  de  la  résurrection  de  notre  Seigneur. 
Maintenant  ces  vérités  étant  supposées,  entrons  dans 
la  proposition  de  notre  sujet. 

Si  la  justice  des  chrétiens  en  ce  monde,  aussi  bien 
que  leur  paix  et  leur  immortalité  au  siècle  futur, 
ne  font  qu'une  même  suite  de  vie  ;  si  d'ailleurs  l'a- 
pôtre nous  a  enseigné  que  la  résurrection  de  nos 
corps  est  la  maturité  et  la  plénitude,  il  s'ensuit, 
comme  je  l'ai  remarqué ,  que  la  vie  présente  res- 
semble à  l'enfance  :  c'est  pourquoi  l'apôtre  saint 
Pierre  nous  dit  que  nous  sommes  des  «  enfans  nou- 
»  vellement  nés  (0»  ;  d'oii  je  forme  ce  raisonnement, 
qui  sera  la  base  de  tout  mon  discours.  Tout  ce  que 
la  nature  donne  à  l'homme  pendant  le  progrès  de 
la  vie,  doit  avoir  son  commencement  dans  l'enfance  : 
donc  si  j'apprends  de  l'apôtre  saint  Pierre  ,  qu'à  l'é- 
gard de  la  vie  divine ,  qui  nous  est  acquise  par  la 
résurrection  de  notre  Sauveur,  notre  pèlerinage 
mortel  est  comme  l'enfance,  il  faut  que  tous  ces 
changemens  admirables,  qui  nous  rendront  con- 

(0  /.  Pet.  II.  2. 


POUR  LE  JOUR  dt:  paque.  6oi 

formes  au  Seigneur  Jésus  ,  se  commencent  en  nous , 
dès  ce  siècle.  Or  nous  avons  dit ,  et  il  est  très-vrai 
que  notre  vie  nouvelle  et  la  réparation  de  notre  na- 
ture consiste  k  vaincre  ces  trois  furieux  ennemis , 
que  le  diable  nous  a  suscite's  ;  le  péché ,  la  concu- 
piscence et  la  mort ,  par  ces  trois  divins  dons  oîi  la 
grâce  nous  rétablit  ;  la  justice ,  la  paix ,  l'immorta- 
lité :  et  partant ,  encore  que  ces  trois  choses  ne  s'ac- 
complissent pas  ici-bas ,  il  est  clair  qu'elles  y  doivent 
être  du  moins  ébauchées. 

Et  voyez  en  effet ,  chrétiens ,  de  quelle  sorte  et 
par  quel  progrès  Dieu  avance  en  nous  son  ouvrage 
pendant  notre  captivité  dans  nos  corps  mortels  :  il 
ruine  premièrement  le  péché  ;  la  concupiscence  y 
remue  encore  ,  mais  elle  y  est  fortement  combattue 
et  même  glorieusement  surmontée  ;  pour  la  mort  ^ 
à  la  vérité  elle  y  exerce  son  empire  sans  résistance , 
mais  aussi  fimmortalité  nous  est  assurée  :  le  péché 
aboli  fait  notre  sanctification  ;  la  concupiscence  com- 
battue fait  notre  exercice;  l'immortalité  assurée  fait 
notre  espérance.  C'est  la  vie  du  vrai  chrétien  ressus- 
cité avec  le  Sauveur,  que  je  me  propose  de  vous  re- 
présenter aujourd'hui  avec  l'assistance  divine.  Jésus 
ressuscité,  assistez -nous  de  votre  Esprit  saint;  et 
vous,  ô  fidèles,  ouvrez  vos  cœurs  à  la  parole  de 
votre  Maître  ;  et  apprenant  l'incomparable  dignité 
de  la  vie  nouvelle  que  Dieu  vous  donne  par  son  Fils 
Jésus-Christ ,  apprenez  aussi  de  l'apôtre  que  comme 
Jésus  est  ressuscité ,  ainsi  devons-nous  marcher  en 
nouveauté  de  vie.  Commençons  à  montrer  la  ruine 
du  péché  par  la  grâce  de  la  justice  qui  nous  est 
donnée. 


602  POUPt    LE    JOUP.    DE    P  A  Q  U  E. 

Iir  SERMON 

/  POUR 

LE  JOUR  DE  PÂQUE. 

Comment  nous  sommes  devenus  le  temple  de  Dieu  :  profanation 
de  ce  temple.  De  quelle  manière  nous  devons  le  purger,  en  détrui- 
sant toutes  les  marques  du  culte  profane  5  le  consacrer,  en  le  faisant 
servir  à  un  meilleur  usage  j  l'entretenir,  en  travaillant  chaque  jour 
à  son  renouvellement. 


<%/%'^ '%/«/% '•^'«.'^ '^•%x%  ^./««'^ 


In  quo  omnis  œdificatio  constructa  crescit  in  templum 
sanctum  in  Domino  :  in  quo  et  vos  coaedificamini  in 
habitaculum  Dei  in  spiritu. 

Tout  édifice  construit  en  Je'sus- Christ  s'' élève  comme  un 
temple  sacré  en  notre  Seigneur  :  vous  êtes  bâtis  sur  le 
Fils  de  Dieu  y  pour  être  un  temple  de  Dieu  en  esprit* 
Eplies.  II.  31,  22, 

Il  y  a  cette  difFérence  entre  la  mort  de  Jésus-Christ 
et  celle  des  autres  hommes  ,  que  celle  des  autres 
hommes  est  singulière ,  et  celle  de  Jésus-Christ  est 
universelle;  c'est-à-dire,  que  chacun  de  nous  est 
obligé  à  la  mort,  et  qu'il  ne  paye  en  mourant  que 
sa  propre  dette.  Il  n'y  a  que  le  Fils  de  Dieu  qui  soit 
mort  véritablement  pour  les  autres;  parce  qu'il  ne 
devoit  rien  pour  lui-même  :  et  de  là  vient  que  sa 
mort  nous  regardant  tous,  est  d'une  étendue  infinie. 


POUR    LE    JOUR    DE    1»AQUE.  6o3 

«  Mais  comme  il  est  le  seul,  dit  saint  Le'on,  en  qui 
»  tous  les  hommes  sont  crucifiés ,  en  qui  tous  les 
5)  hommes  sont  morts  ,  ensevelis  ;  il  est  aussi  le  seul 
3)  en  qui  tous  les  hommes  sont  ressuscite's  »  :  Ciun 
interjilios  hoininiiin  solits  Doniinus  nosler  Jésus  ex- 
titeritj  in  quo  onines  cruciJîxL^  omnes  mortui  ^  om- 
nes  sepulti ^  omnes  etiani  sint  suscilali  (0.  Si  bien 
que  si  nous  sommes  entrés  avec  lui  dans  l'obscurité 
de  son  tombeau,  nous  en  devons  aussi  sortir  avec  lui 
avec  une  splendeur  toute  céleste  ;  et  ce  tombeau  nous 
doit  servir ,  aussi  bien  qu'à  lui ,  comme  d'une  seconde 
mère,  pour  nous  engendrer  de  nouveau  à  une  vie 
immortelle. 

C'est  à  cette  sainte  nouveauté  de  vie  que  j'ai  à  vous 
exhorter  en  ce  jour  que  le  Seigneur  a  fait  :  et  il  a 
même  semblé  à  saint  Grégoire  de  Nazianze  (2),  que 
ce  n'étoit  pas  sans  Providence  que  cette  fête  solen- 
nelle du  renouvellement  des  chrétiens  se  rencontre 
dans  une  saison  où  tout  l'univers  se  renouvelle;  afin 
que  non-seulement  tous  les  mystères  de  la  grâce, 
mais  encore  tout  l'ordre  même  de  la  nature  concou- 
rût à  nous  exciter  à  ce  mystérieux  renouvellement. 
Dans  ce  concours  universel  de  tant  de  causes  à  prê- 
cher la  nouveauté  chrétienne  ;  pour  consommer  un 
si  grand  ouvrage,  il  ne  nous  reste  plus,  âmes  saintes, 
que  de  demander  à  Dieu  son  Esprit  nouveau  par  l'in- 
tercession de  Marie.  Ave  j,  Maria, 

Le  Fils  de  Dieu  toujours  véritable  accomplit  au- 
jourd'hui fidèlement,  Messieurs,  ce  qu'il  avoit  pré- 

(')  De  Passion.  Domîn.  Senn,  xu,  cap.  la.  —  (?)  Orat.  XLiii.  n.  23, 
pag.  70 3,  70/1 . 


6o4  POUR    LE    JOUIL    DE    PAOUE. 

dît  autrefois  aux  Juifs  infidèles  en  des  termes  mysté- 
rieux, dont  ils  n'avoient  pas  entendu  le  sens,  et 
qu'ils  avoient  pris  pour  un  blasphème.  «  Renversez 
M  ce  temple  ,  leur  avoit-il  dit,  et  je  le  redresserai  en 
»  trois  jours  »  :  In  tribus  diebus  excitabo  illud  (0. 
«  Il  vouloit  parler,  dit  FEvangéliste  {?)  ,  du  temple 
»  sacré  de  son  corps  »  ;  Temple  vraiment  saint  et 
auguste,  construit  par  le  Saint-Esprit,  consacré 
d'une  huile  céleste  par  la  plénitude  des  grâces  ^  et 
<c  dans  lequel  la  Divinité  habitoitcorporellement  (5)«. 
Les  Juifs,  violens  et  sacrilèges,  avoient  non-seule- 
ment profané,  mais  abattu  et  ruiné  ce  bel  édifice; 
et  il  n'étoit  pas  juste  que  l'ouvrage  du  Saint-Esprit 
fut  détruit  et  aboli  par  des  mains  profanes.  Aussi 
aujourd'hui  ce  temple  sacré,  qui,  tout  abattu  qu'il 
étoit  dans  un  sépulcre,  portoit  toujours  en  lui-même 
un  principe  de  résurrection,  se  relève  sur  ses  pro- 
pres ruines ,  plus  auguste  et  plus  magnifique  qu'il 
ne  fut  jamais;  si  bien  que  nous  lui  pouvons  appli- 
quer ce  qui  fut  dit  autrefois  du  second  temple  de 
Jérusalem  :  Magna  erit  gloria  domûs  istius  novissi- 
mœ  pliisquam  primœ  (4)  :  «  La  gloire  de  cette  se- 
»  conde  maison  sera  plus  grande  que  celle  de  la  pre- 
»  mière  ». 

Le  renouvellement  de  ce  temple,  que  l'Eglise  cé- 
lèbre aujourd'hui  par  toute  la  terre  avec  tant  de 
joie,  m'a  fait  penser,  chrétiens,  que  nous  avions 
aussi  un  temple  à  renouveler.  C'est  nous-mêmes  qui 
sommes  les  temples  du  Saint-Flsprit;  si  bien  que 
vous  devant  parler  aujourd'hui  de  la  nouveauté 
chrétienne,  par  laquelle  nous  devons  nous  rendre 

CO  Joan.  II.  19.  —  »  Ibid.  21.  —  '^?)  Colos.  11.  9.  —  (.4)  ^gg.  u.  10. 


POU  II    LE    JOUn    DE    PAQUE.  6oj 

semblables  à  Jesus-Christ  ressuscite,  j'ai  cru  vous  la 
devoir  proposer  comme  un  saint  renouvellement  du 
temple  de  Dieu  en  nous-mêmes  :  et  c'est  pourquoi 
j'ai  choisi  pour  texte  les  paroles  du  saint  apôtre, 
qui  nous  oblige  à  bâtir  sur  Jésus-Christ,  pour  faire 
de  nous  une  maison  sainte  que  Dieu  consacre  par  sa 
présence  :  In  quo  et  vos  coœdijicamini  in  habitacu- 
luni  Dei  in  spiritu. 

Saint  Augustin,  mes  Sœurs,  nous  a  donné  une 
belle  idée  de  ce  renouvellement  intérieur,  lorsqu'il  , 
dit  (0  que  nous  devons  nous  renouveler  comme  un 
vieux  temple  ruineux  qui  auroit  autrefois  servi  aux 
idoles ,  et  que  l'on  voudroit  consacrer  au  Dieu  véri- 
table. Ce  que  saint  Augustin  a  dit  en  passant,  je 
prétends,  chrétiens,  si  Dieu  le  permet,  l'approfon- 
dir aujourd'hui ,  et  en  faire  tout  le  sujet  de  mon  dis- 
cours. 

Pour  le  renouvellement  de  ce  temple,  il  y  auroit, 
ce  me  semble,  trois  choses  à  faire.  Il  faudroit  avant 
toutes  choses,  chrétiens,   non-seulement  renverser 
toutes  les  idoles,  mais  abolir  toutes  les  marques  du 
culte  profane  :  il  faudroit  secondement  le  sanctifier, 
et  en  faire  la  dédicace  par  quelque  mystérieuse  cé- 
rémonie ,  par  laquelle  il  fût  consacré  à  un  meilleur 
usage:  enfin,  comme  nous  avons  supposé  qu'il  est 
ruineux  et  caduc,  il  faudroit  soutenir  avec  soin  ses 
bâtimens  ébranlés,  et  le  visiter  souvent  pour  y  faire 
les  réparations  nécessaires;   afin  que  le  mystère  de 
Dieu  s'y  célèbre  décemment ,  et  avec  une  religieuse 
révérence. 

Cœur  humain,  vieux  temple  d'idoles,  que  nous 

CO  Serm.  Clxiit,  n.  3 ,  toni.  y,  col.  'j85. 


6o6  POUR  LE  JOUR  DE  PAQUE. 

voulons  renouveler  aujourd'hui  pour  le  consacrer 
à  notre  Dieu ,  tu  as  été  profané  par  le  culte  im- 
monde des  fausses  divinités;  autant  de  passions,  au- 
tant d'idoles  [que  tu  as  adorées;]  il  faut  effacer 
tous  les  vestiges  de  ce  culte  irréligieux  :  étant  purgé 
saintement  de  toutes  ces  marques  honteuses,  nous 
consacrerons  toutes  tes  pensées  en  les  appliquant 
dorénavant  à  un  plus  beau  culte ,  qui  sera  le  culte 
de  Dieu  :  mais  comme  tu  es  un  édifice  antique  et 
imparfait ,  que  la  vieillesse  du  premier  homme  est 
attachée  bien  avant,  pour  ainsi  parler,  au  comble, 
aux  murailles;  nous  te  visiterons  avec  soin  pour  te 
soutenir,  et  réformer  tous  les  jours  ta  vieillesse  ca- 
duque et  ruineuse ,  et  même  t'accroître  jusqu'à  ce 
que  la  main  de  ton  architecte  te  donne  enfin  dans 
le  ciel  la  dernière  perfection.  Voilà,  Messieurs,  trois 
choses  importantes  à  quoi  nous  oblige  le  renouvel- 
lement intérieur  que  je  vous  prêche  :  il  faut  premiè- 
rement purger  notre  temple,  ensuite  le  consacrer, 
et  enfin  le  garder,  l'entretenir,  et  le  réparer  tous 
les  jours;  c'est  ce  qui  fera  le  partage  de  ce  discours. 

PREMIER    POINT. 

Si  notre  cœur,  chrétiens ,  a  été  un  temple  d'idoles^ 
il  n'avoit  pas  été  bâti  pour  ce  dessein  par  son  pre- 
mier fondateur  :  Dieu,  qui  nous  a  construits  de  ses 
propres  mains,  l'avoit  formé  pour  lui-même;  car 
ayant  bâti  l'univers  pour  être  le  temple  de  sa  Ma- 
jesté, il  avoit  mis  l'homme  au  milieu,  comme  un 
petit  monde  dans  le  grand  monde ,  comme  un  petit 
temple  dans  le  grand  temple;  et  il  avoit  résolu  d'y 
faire  éternellement  sa  demeure.  Mais  je  ne  parle  pas 


POUR    LE    jour.    DE    P  A  Q  U  E.  Go'J 

assez  dignement  de  la  grandeur  de  ce  temple.  Il  est 
vrai  que  les  philosophes  ont  appelé  Thomme  le  petit 
monde;  mais  le  the'ologien  d'Orient,  le  grand  saint 
Grégoire  de  Nazianze ,  corrige  cette  pensée  comme 
injurieuse  à  la  dignité  de  la  créature  raisonnable  : 
au  lieu  que  les  philosophes  ont  dit  que  1  homme  est 
un  petit  monde  dans  le  grand  monde ,  ce  saint 
évéque ,  mieux  instruit  des  desseins  de  Dieu  pour 
celui  qu'il  a  fait  à  son  image  ,  dit  «  qu'il  est  un  grand 
))  monde  dans  le  petit  monde  »  ;  Alterum  quemdam 
mwidiun  in  pan^o  magnum  {^)'j  voulant  nous  faire 
comprendre  que  l'esprit  de  l'homme  étant  fait  pour 
Dieu,  capable  de  le  connoître  et  de  le  posséder, 
étoit  par  conséquent  plus  grand  et  plus  vaste  que 
la  terre,  ni  que  les  cieux,  ni  que  toute  la  nature 
visible.  Selon  cette  Ijclle  idée  de  saint  Grégoire,  ne 
puis-je  pas  dire  aussi,  chrétiens  ,  que  l'homme  étoit 
un  grand  temple  dans  le  petit  temple;  parce  qu'il 
est  bien  plus  capable  de  contenir  son  Dieu,  que 
toute  l'étendue  de  l'univers?  Si  le  monde  le  contient 
comme  le  fondement  qui  le  soutient  et  comme  le 
moteur  interne  qui  l'anime,  s'il  y  habite  par  son 
essence  et  par  sa  puissance  ,  il  est  outre  cela  dans 
l'homme  comme  l'objet  de  saconnoissance  et  de  son 
amour;  [il  habite]  dans  l'homme  par  la  connois- 
sance  et  par  la  grâce;  et  pour,  tout  dire  en  un  mot, 
il  est  en  lui  comme  son  principe,  comme  sa  véritable 
félicité,  non  comme  une  chose  matérielle  :  Dieu  est 
contenu  en  nous  par  la  communication  de  ce  qu'il 
est  comme  créateur  ,    comme  sanctificateur  ;  Dieu 

(0  Orat,  xxxviii,  n.  17,  1.0m.  i,  yf,  6x8. 


6o8  POU  11    LE    JOUR     DE    PAQUE. 

habite  en  nous  par  la  participation  de  ses  dons,  par 
la  communication  de  ses  attributs. 

L'homme  est  donc  dans  son  origine  le  temple  de 
Dieu ,  et  il  mérite  beaucoup  mieux  ce  nom  que  le 
monde.  Il  est  le  temple  au  contraire  où  toutes  les 
créatures  semblent  être  ramassées,  oii  toute  la  na- 
ture s'assemble;  afin  que  tout  l'univers  loue  Dieu  en 
lui  comme  dans  son  temple.  C'est  pourquoi  le  même 
saint  Grégoire  de  Nazianze  l'appelle  excellemment 
ce  adorateur  mixte  m  ;  3Iixtum  adoratorem  (0  :  si 
bien  qu'il  n'est  pas  seulement  le  temple,  il  est  l'a- 
dorateur de  Dieu  pour  tout  le  reste  des  créatures, 
qui  «  n'étant  point  capables  de  connoître,  se  présen- 
j>  tent  à  lui  pour  l'inviter  à  rendre  à  Dieu  l'hommage 
))  pour  elle  »  :  Pro  eo  quod  nosse  non  possunt^  quasi 
innotescere  velle  videntur  (2)  :  si  bien  qu'il  n'est  le 
contemplateur  de  la  nature  visible  que  pour  être  le 
prêtre  et  l'adorateur  de  la  nature  invisible  et  intel- 
lectuelle. 

Qui  pourroit  vous  dire  combien  la  capacité  de  ce 
temple  a  été  accrue  dans  le  saint  baptême  ,  où  nous 
étions  devenus  le  temple  de  Dieu  par  une  destina- 
tion plus  particulière.  Jésus-Christ ,  souverain  pon- 
tife, nous  avoit  consacrés  lui-même,  et  consacrés 
par  son  sang.  L'huile  sacrée  de  la  confirmation  [a 
dédié  ce  temple] ;  la  croix  [a  été  posée]  sur  le  fron- 
tispice; Teucharistrê  [a  été  mise]  dans  le  taber- 
nacle. Dieu,  qui  nous  remplissoit  comme  créateur, 
comme  sanctificateur,  [nous  remplit]  maintenant 

(0  Orat.  XXXVIII,  /z.  1 7,  loin,  i ,  p.  6i8.  —  V-)  S.  Aug.  de  Ci^.  Dei, 
lib.  XI ,  cap.  xxvn ,  tom.  vu ,  col.  293. 

comme 


POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE.  6oC) 

comme  sauveur  [par  une]   union  très -intime  de 
chef  et  de  membre. 

Telle  est  la  dignité  naturelle  de  notre  institution  : 
mais,  ô  temple  du  Dieu  vivant,  faut-il  que  tu  sois 
devenu  un  temple  d'idoles?  Prêtre  et  adorateur  du 
Dieu  vivant,  faut-il  que  tu  aies  fléchi  le  genou  de- 
vant Baal?  ô  prêtre  du  sang  de  Le'vi ,  faut-il  que  tu 
aies  sacrifié  aux  faux  dieux  des  ineirconcis  et  des 
philistins?  O  temple  du  Dieu  du  ciel,  faut-il  que  tu 
sois  devenu  un  temple  d'idoles?  faut-il  que  ce  cœur 
que  Dieu  a  consacré  pour  être  son  autel,  ait  fumé 
de  l'encens  qui  se  présentoit  à  tant  de  fausses  di- 
vinités, et  que  cette  abomination  de  désolation  se 
soit  trouvée  dans  le  lieu  saint  ?  et  toutefois  il  n'y  a 
rien  de  plus  véritable. 

Ce  temple  baptisé  s'est  encore  donné  aux  idoles  à 
qui  nous  donnions  de  l'encens.  Cet  encens,  ce  sont 
les  désirs  :  le  parfum  que  Dieu  aime ,  c'est  le  désir. 
Cette  idole,  je  ne  l'ose  direj  mais  je  dirai  seulement: 
Partout  ovi  se  tourne  le  mouvement  de  nos  cœurs, 
c'est  là  la  divinité  que  nous  adorons.  «  Je  vis,  dit  le 
»  prophète,  le  temple  et  le  sanctuaire,  et  jem'aper- 
»  eus,  chose  abominable  !  que  chacun  y  érigeoit  son 

»  idole  »  ;  Idolum  zeli plangentes  AdonidQm  (0  : 

«  Ils  tournoient  le  dos  au  sanctuaire ,  et  adoroient 
»  le  soleil  levant  »  ,  la  fortune  :  Dorsa  liabentes 
contra  templum  Domini,  et  faciès  adorientem;  et 
adorahant  ad  orturn  solis  (2).  Ils  courent  au  premier 
,  rayon,  pour  être  les  premiers  à  rendre  leurs  vœux  à 
la  fortune  naissante.  Parmi  tant  de  profanations,  on 

CO  Ezech.  VIII.  5,  14.  —  (^)  Ihid.  16. 

BOSSUET.    XIII.  39 


1 


6lO         POUR  LE  JOUR  DE  PAQUE. 

a  efface  ce  titre  auguste  gravé  au-dessus  de  Tautel , 
et  du  propre  sang  de  Jésus-Christ ,  au  Dieu  vivant  : 
et  quels  noms  a-t-on  mis  en  la  place?  Des  noms  pro- 
fanes, desquels  le  Seigneur  avoit  dit  qu'ils  ne  dé- 
voient pas  seulement  paroîlre  dans  son  sanctuaire. 

Entrer  dans  l'esprit  d'Elie  -,  c'est  le  père  de  cette 
maison  ("*"),  pour  renverser  toutes  ces  idoles,  [et 
pouvoir]  dire  avec  lui  :  «  Je  brûle  de  zèle  pour  vous, 
M  Seigneur  Dieu  des  armées  »  :  Zelo  zelatus  sura 
pro  Domino  Deo  exercituum  (0.  Quoi,  sur  son  pro- 
pre autel,  sacrifier  aux  idoles!  Allons  avec  le  feu 
du  ciel  consumer  Baal;  que  Dagon  tombe  et  se 
brise  encore  une  fois  devant  la  majesté  du  Dieu 
d'Israël  (2). 

Vous  l'avez  fait,  chrétiens,  en  cette  sainte  jour- 
née :  quelqu'un  auroit-il  eu  le  cœur  assez  dur  pour 
n'avoir  pas  renversé  toutes  ses  idoles  dans  le  tribu- 
nal de  la  pénitence  ?  Je  le  présume  ainsi  de  ceux 
qui  m' écoutent  :  ils  sont  morts  au  péché  avec  Jésus- 
Christ,  pour  ressusciter  à  la  grâce.  Ce  tribunal  de 
la  pénitence  étoit  comme  le  tombeau  :  je  ne  crois 
pas  que  vous  n'êtes  sortis  du  tombeau ,  que  comme 
des  spectres  et  des  fantômes,  vains  simulacres  de 
vivans,  qui  n'ont  que  la. mine  et  l'apparence  ;  mais 
qui  n'ont  ni  la  vie,  ni  le  cœur,  [  qui  n'ont  que  des] 
mouvemens  artificiels  et  appliqués  par  le  dehors. 
[Vous  êtes]  sortis  comme  Jésus-Christ,  avec  Jésus-    û 
Christ,  tout  pleins  de  la  vie  de  la  grâce;  mais  ache- 
vez d'imiter  la  résurrection  de  Jésus.  Il  a  quitté  en 

C^)  Ce  sermon  a  été  prêché  aux  Carmélites,  qui  révèrent  Elle     a 
comme  leur  père.  (  Edit.  de  Déforls.  ) 

(0  ///.  Re^.  XIX.  10.  —  '=*)  /.  Rc^.  V.  4. 


POUR    LE    JOUR    DE    P  A  Q  U  E.  6ll 

ressuscitant  toutes  les  marques  de  mortalité  :  voyez 
son  corps  lumineux,  [qui  n'est  plus  sujet  à  aucune 
des  infirmite's  de  la  chair.  ]  Le  pe'ché  de'truit,  la  loi 
du  péché  vit  encore  :  [il  est  donc  nécessaire  de  tra- 
vailler chaque  jour  à  la  faire  mourir  en  nous]. 

Pour  achever  le  renouvellement  de  ce  temple ,  il 
faut  ôter  toutes  les  marques  et  tous  les  vestiges  de  l'i- 
dolâtrie. J'ai  souvent  observé^  Messieurs,  en  consi- 
dérant en  moi-même  le  principe  et  les  suites  des  ac- 
tions humaines ,  que  dans  toutes  les  inclinations  vi- 
cieuses, outre  l'attachement  principal  qui  fait  la 
consommation  du  crime,  il  se  fait  encore  dans  nos 
cœurs  certaines  affections  qiii  ne  sont  pas,  à  la  vé- 
rité, si  déréglées;  mais  qu'on  voit  bien  néanmoins 
être  du  même  ordre,  et  dans  lesquelles  on  ne  laisse 
pas  de  reconnoître  la  marque  de  l'inclination  domi- 
nante. L'effet  principal  de  l'ambition ,  c'est  de  nous 
faire  penser  nuit  et  jour  à  notre  fortune ,  et  trouver 
licite  et  honnête  tout  ce  qui  avance  notre  élévation  : 
mais  ce  même  désir  d'agrandissement,  outre  cet  effet 
principal  qui  est  l'accomplissement  du  crime ,  pro- 
duit d'autres  affections  moins  déréglées,  mais  qui 
portent  néanmoins  le  caractère  de  ce  principe  cor- 
rompu ;  un  certain  air  de  mondanité  qui  change  et 
le  visage,  et  le  ton  de  voix;  un  dédain  fastueux, 
non-seulement  de  ce  qui  est  bas,  mais  de  ce  qui  est 
médiocre  :  et  ce  que  je  dis  de  l'ambition ,  il  seroit 
aisé ,  chrétiens ,  de  l'observer  dans  les  autres  crimes. 

Deux  sortes  de  conversions  défectueuses.  Quel- 
ques-uns s'imaginent  s'être  convertis ,  quand  ils  ont 
retranché  cette  petite  partie,  et  comme  cette  écorce 
de  leurs  vices,  et  qu'ils  ont  fait  dans  leurs  mœurs  quel- 


6*12  POU  11    LE    JOUR    DE    P  A  Q  U  E. 

que  réformation  extérieure  et  superficielle  :  ce  n'est 
pas  une  conversion;  parce  que  ce  n'est  pas  une  mort. 
Ce  n'est  pas  en  vain  que  saint  Paul  nous  dit  que  la  con- 
version est  une  mort  :  ce  n'est  pas  un  changement  mé- 
diocre; car  le  péché  tien  t  à  nos  entrailles,  l'inclination 
au  bien  sensible  est  attachée  jusqu'à  nos  moelles.  Pour 
la  modestie,  retrancher  quelque  chose  de  la  somp- 
tuosité des  habits ,  un  peu  modérer  ces  douceurs  af- 
fectées de  vos  discours  et  de  vos  regards;  ce  n'est 
pas  encore  la  mort  du  péché.  Donnez,  donnez  le 
couteau,  et  que  j'aille  arracher  jusqu'au  fond  de 
l'ame  ce  désir  criminel  de  plaire  trop,  cette  com- 
plaisance secrète  que  vous  en  ressentez  au  dedans , 
ce  triomphe  caché  de  votre  cœur  dans  ces  damnables 
victoires.  Il  faut  sortir  du  tombeau  comme  Jésus- 
Christ  ,  par  une  résurrection  véritable  et  réelle  :  Ex- 
hibete  vos  tanquam  ex  mortuis  vwentes  (0;  [rom- 
pre] les  moindres  fibres  des  inclinations  corrom- 
pues ,  de  ces  intrigues  dangereuses ,  de  ces  cabales 
de  libertinage ,  et  «  vous  montrer  comme  devenus 
5)  vivans  de  morts  que  vous  étiez  »  :  Exhibete  vos 
tanquam  ex  mortuis  vwentes;  [prendre]  une  nou- 
velle naissance  qui  ne  vous  attache  plus  à  rien  sur  la 
terre;  ôter  jusqu'aux  moindres  marques,  comme 
Jésus-Christ  a  effacé  la  mortalité  et  en  même  temps 
toutes  ses  foiblesses.  Si  vous  étiez  sortis  des  abîmes 
éternels,  quelle  vie!  Exhibete  vos  tanquam  ex  mor^ 
tuis  viventes  ;  comme  un  homme  venu  de  l'autre 
inonde. 

Autre  conversion   défectueuse.   Vous   vous  êtes 
corrigés  de  cette  avarice  cruelle  qui  vous  portoit 

(')  Rorn.Yi.  i3. 


rOIIR    LE    JOUR    DE    P  A  Q  U  E.  6\?t 

sans  miséricorde  à  tant  d'injustices;  prenez  garde 
qu'elle  n'ait  laissé  dans  le  cœur  une  certaine  dureté, 
et  des  entrailles  fermées  sur  les  misères  des  pauvres  : 
c'est  un  reste  d'inclination  de  rapines;  toutes  deux 
viennent  du  principe  de  cette  avarice  impitoyable  : 
cette  même  dureté  qui  resserre  vos  entrailles  sur  les 
pauvres,  quand  elle  va  jusqu'au  bout,  fait  les  injus- 
tices et  les  rapines.  Et  vous,  qui  avez  rompu,  à  ce 
que  vous  dites,  cet  attachement  vicieux  :  je  l'ai  fait, 
dites-vous  ;  je  ne  puis  exprimer  avec  quelle  violence. 
Pourquoi  ce  reste  de  commerce  ?  pourquoi  cette 
dangereuse  complaisance,  restes  malheureux  d'une 
flamme  mal  éteinte  ?  Que  je  crains  que  le  péché  sait 
vivant  encore,  et  que  vous  n'ayez  pris  pour  la  mort 
un  assoupissement  de  quelques  journées!  Mais  quand 
vous  auriez  renoncé  sincèrement  et  de  bonne  foi  ; 
vous  n'avez  pas  achevé  l'entier  renouvellement  de 
votre  cœur,  si  vous  ne  détruisez  pour  toujours  jus- 
qu'aux moindres  vestiges  de  l'idolâtrie. 

Nous  pouvons  appliquer  à  de  telles  conversions 
ce  mot  du  prophète  :  Lacer ata  est  lex ^  et  non  per- 
venit  ad  jînem  judicium{^)  :  «  La  loi  a  été  déchirée, 
i)  et  le  jugement  n'est  pas  arrivé  jusqu'à  sa  fin  ».  La 
loi  a  été  déchirée;  il  n'y  en  a  qu'une  partie  en  vos 
mains  :  [  elle  exige  ]  la  perfection  des  œuvres  chré- 
tiennes, une  certaine  plénitude;  vous  la  déchirez  :  à 
la  sainte  nouveauté  de  la  loi,  à  cette  nouvelle  tu- 
nique qui  vous  est  rendue ,  vous  cousez  «  un  vieux 
j)  lambeau  »  de  mondanité  ;  Assumentum  panni 
rudis  (^)  :  de  là  comme  une  suite  que  le  jugement 
n'est  pas  consommé.  Mais  d'où  vient  que  ce  juge- 

(0  Habac.  1.  4- —  (')  Marc.  ii.  2i. 


6l4  POUR    LE    JOUR    DE    P  A  Q  U  E. 

ment  est  si  imparfait  ?  La  conversion  est  un  jugement 
contre  le  péché  en  tous  ses  desseins  ;  le  jugement 
jusqu'à  sa  fin,  c'est  de  condamner  le  péché  jusqu'à 
ses  dernières  circonstances.  Il  a  gagné  quelque  par- 
tie de  sa  cause;  il  n'y  en  avoit  point  de  plus  déplo- 
rée :  c'est  assez  pour  lui  donner  la  victoire  ;  parce 
que  le  penchant  du  cœur ,  qui  paroît  dans  cette  ré- 
serve ,  le  fera  bientôt  revivre  avec  sa  première  au- 
torité. 

Faites  donc  une  conversion  sans  réserve  :  ne  laissez 
pas  un  germe  secret  qui  fasse  revivre  cette  mauvaise 
herbe  ;  ôtez  à  votre  péché  toute  espérance  de  retour  : 
comme  Jésus- Christ  a  détruit  sans  réserve  la  mor- 
talité, arrachez  l'arbre  avec  tous  ses  rejetons;  gué- 
rissez la  maladie  avec  tous  ses  symptômes  dange- 
reux; renversez  les  idoles  avec  toute  leur  dorure  et 
leurs  ornemens  :  commençons  la  consécration  du 
temple. 

SECOND    POINT. 

«  Salomon  ayant  achevé  sa  prière,  le  feu  descen- 
»  dit  du  ciel ,  consuma  les  holocaustes  et  les  victimes  ; 
»  et  la  majesté  de  Dieu  remplit  toute  la  maison  »  : 
Ciini  complesset  Salomonfundens  preces  ^  ignis  des- 
cendit de  cœlo  ,  et  devoravit  holocausta  et  victimas; 
et  maj estas  Domini  implevfit  domum  (0.  La  censé-  m 
cration  de  notre  temple ,  c'est  une  sincère  destina-  ■ 
tion  de  toutes  les  facultés  de  notre  ame  à  un  usage 
plus  saint;  et  c'est  un  effet  de  la  charité  qui  est  ré- 
pandue en  nos  cœurs  par  le  Saint-Esprit  qui  nous 
est  donné.  C'est  pourquoi  saint  Paul  ayant  dit  que 

(0  //.  Parai,  vu.  i. 


I»ODTl    LE    JOUR    DE    PAQUE.  6 1  5 

V  nous  sommes  les  temples  de  Dieu  m  :  Nescitis  quia 
templwn  Dei  estis  ;  ajoute  aussitôt  après  :  et  SpirUus 
Dei  habitat  in  vohis  (0  :  «  L'Esprit  de  Dieu  habite 
5)  en  vous  »  ;  parce  que  nous  ne  sommes  les  temples 
de  Dieu,  qu'en  tant  que  cet  esprit  de  charité  règne 
en  nous.  Comme  c'est  un  amour  profane  qui  érige 
en  nos  cœurs  toutes  les  idoles ,  ce  doit  être  un  saint 
amour  qui  rende  aussi  à  Dieu  ses  autels.  Entendez, 
ô  chrétiens ,  quelle  est  la  force  de  l'amour  :  c'est  l'a- 
mour qui  fait  votre  Dieuj  parce  que  c'est  lui  qui 
donne  l'empire  du  cœur. 

D'ailleurs  le  nom  de  Dieu  est  un  nom  de  roi  et  de 
père  tout  ensemble  ;  et  un  roi  doit  régner  par  incli- 
nation ,  comme  un  tyran  par  force  et  par  violence. 
La  crainte  forcée  nous  donne  un  tyran  :  l'espérance 
intéressée  nous  donne  un  maître  et  un  patron  , 
comme  on  parle  présentement  dans  le  siècle  :  l'amour, 
soumis  par  devoir  et  par  inclination,  donne  à  notre 
cœur  un  roi  légitime.  David  plein  de  son  amour  : 
Exaltabo  te,  Deus  meus  rex ,  et  henedicam  (^)  : 
«  Je  vous  exalterai,  ô  mon  Dieu,  mon  roi  »  ;  mon 
amour  vous  élèvera  un  trône.  En  effet  l'amour  est 
le  principe  des  inclinations. 

Dieu  est  le  premier  principe  et  le  moteur  universel 
de  toutes  les  créatures  :  c'est  l'amour  aussi  qui  fait 
remuer  toutes  les  inclinations  et  les  ressorts  du  cœur 
les  plus  secrets  ;  il  est  comme  le  Dieu  du  cœur.  Mais 
afin  d'empêcher  cette  usurpation ,  il  faut  qu'il  se 
soumette  lui-même  à  Dieu  ;  afin  que  notre  grand 
Dieu  étant  lui-même  le  Dieu  de  notre  amour,  il  soit 
en  même  temps  le  Dieu  de  nos  cœurs,  et  que  naus 

(0  /.  Cor.  ni.  i6.  —  K^^  Ps.  cxliv.  i:. 


6i6  pouTl  le  jour  de  p  a  que. 

lui  puissions  dire  avec  David  :  Deus  cordis  mei _,  et 
pars  mea  Deus  in  œternuin  :  «  Vous  êtes  le  Dieu  de 
»  mon  cœur,  et  mon  partage  à  jamais  »  ;  après  lui 
avoir  dit  :  Quid  rnilii  est  in  cœlo  ^  et  à  te  quid  voliii 
super  terrant  (0  :  «  Que  désiré-je  dans  le  ciel,  ou 
))  qu'aimé-je  sur  la  terre  que  vous  seul  »1  yl  te^  prœter 
te  ,  defecit  caro  mea  et  cor  meuni  :  «  ah  !  mon  cœur 
»  languit  après  vous  w:  Deus  cordis  mei^  et  pars 
mea  in  œternum. 

C'est  le  seul  fruit  du  renouvellement  :  Innovatus 
amet  no^a  (2)  :   «  Il  est  renouvelé ,  qu'il  aime  des 
»  objets  tout  nouveaux  ».  O  temple  renouvelé'  !  il 
faut  qu'un  nouvel  amour  te  donne  aujourd'hui  un 
nouveau  Dieu  :  il  est  le  Dieu  éternel  de  toutes  les 
créatures  ;  mais  pour  ton  grand  malheur ,  il   ne 
commence  que  d'aujourd'hui  à  être  le  tien.  Diliges 
Dominum  Dewn  taumÇ*)  :  «  Vous  aimerez  le  Sei- 
»  gneur  votre  Dieu  »  :  c'est  la  marque  qu'il  est  notre 
Dieu,  c'est  le  tribut  qu'il  demande,  c'est  la  marque 
aussi  de  son  abondance  et  de  sa  grandeur  infinie  ; 
car  ceux  qui  n'ont  besoin  de  rien,  ils  ne  désirent 
autre  chose   sinon  qu'on  les  aime.  Aussi  quand  on 
ne  peut  rien  donner,  on  tire  de  son  cœur  pour  s'ac- 
quitter en  aimant. 

Venez  donc,  ô  charité  sainte,  venez,  ô  amour  /\ 
divin ,  pour  consacrer  notre  temple.  Mais  par  quelle 
sainte  cérémonie  fera-t-il  cette  mystérieuse  consé- 
cration? En  faisant  résonner  dans  ce  nouveau  temple 
le  cantique  des  louanges  du  Dieu  vivant;  c'est-à- 
dire  en  remplissant  d'une  sainte  joie  toutes  les  puis- 

(•)  Ps.  Lxxn.  20,  26.  —  (2)  s.  Au§*  in  Ps.  xxxix,  n.  4,  tom.  iv_, 
cûZ.  329.  —  {})  MaUh.xxu.3'j. 


POUR    LE    JOUR    DE    PiVQUE.  617 

sances  de  notre  ame.  c  Le  cantique  de  la  joie  du 
i>  siècle,  mesSœnrs,  c'est  un  langage  étranger  que 
5)  nous  avons  appris  dans  notre  exil  »  :  Canticuni 
dilectionis  sœculihujiis ^  Imgua  barbara  est  quain  in 
cnptwitate  didicimus  (0  :  c'est  le  cantique  du  vieil 
Adam,  qui,  chasse  de  son  paradis,  cherche  une 
mise'rable  consolation.  Si  vous  avez  en  vous-mêmes 
Tesprit  de  Jésus,  cet  esprit  de  résurrection  et  de 
vie  nouvelle,  ne  chantez  plus  le  cantique  des  plaisirs 
du  monde  :  en  l'honneur  de  l'homme  nouveau  qui 
ressuscite  aujourd'hui  des  morts ,  et  qui  nous  ouvre 
le  chemin  à  la  nouveauté  spirituelle ,  «  chantez  à 
»  Dieu  un  nouveau  cantique  »  :  Cantate  Domino 
canticinn  nouum  (^)  ;  chantez  à  Dieu  le  cantique 
delà  nouvelle  alliance,  chantez  le  nouveau  cantique 
que  l'Eglise  entonne  aujourd'hui,  cantique  d'allé- 
gresse spirituelle  et  de  liesse  divine  :  Alléluia  j  allé- 
luia :  «  Louange  à  Dieu  »  ;  louange  h.  Dieu  dans  les 
biens,  louange  à  Dieu  dans  les  maux;  louange  à 
Dieu,  quand  il  nous  frappe,  louange  à  Dieu  quand 
il  nous  console;  louange  à  Dieu  quand  il  nous  cou- 
ronne ,  louange  à  Dieu  quand  il  nous  châtie  :  c'est 
le  cantique  de  l'homme  nouveau  ;  c'est  celui  qui 
doit  résonner  au  fond  de  nos  cœurs  dans  la  dédicace 
de  notre  temple  ;  ce  doit  être  notre  cantique  :  Amen, 
alléluia  ;  dans  cette  consommation ,  dans  cette  ré- 
duction de  toutes  les  lignes  à  leur  centre,  de  toutes 
les  créatiires  à  leur  principe. 

J'ai  appris  dans  l'Apocalypse  (5),  que  ce  cantique 
du  Alléluia  est  le  cantique  des  bienheureux,  et  par 

{})  In  Ps.  cxxxvi,  n.  in ,  tom.  iv,  col.  i522.  —  k"^)  Ps.  xcv.  i.  — 
(3)  j4poc,  XIX.  6. 


6l8  POUll    LE    JOUR    DE    PAQUE. 

conséquent  le  nôtre  :  car  la  vie  que  nous  menons 
doit  être  le  commencement  de  la  vie  du  ciel.  Saint 
Paul  {*) ,  toujours  admirable  à  expliquer  le  renou- 
vellement de  l'homme  intérieur ,  nous  dit  que  «  Dieu 
3)  nous  a  engendre's  par  la  ve'rite' ,  afin  que  nous  fus- 
«  sions  les  pre'mices  de  ses  créatures  m  :    Ut  simus 
initium  aliquod  creaturœ  ejus  (0.  L'accomplissement 
de  la  création,  j'entends  de  la  création  nouvelle 
qui  a  été  faite  en  Jésus-Christ ,  c'est  la  vie  des  bien- 
heureux :  c'est  nous  qui  en  sommes  le  commence- 
ment; nous  devons  donc  commencer  ce  qui  s'ac- 
complira dans  la  vie  future  :  nous  devons  chanter 
du  fond  de  nos  cœurs  ce  mystérieux  Alléluia  j,  que 
le  ciel  entendra  résonner  aux  siècles  des  siècles. 

En  effet,  dit  saint  Augustin,  «  chacun  chante  ce 
»  qu'il  aime  :  les  bienheureux  chantent  les  louanges 
»  de  Dieu  ;  ils  l'aiment,  parce  qu'ils  le  voient;  et  ils  le 
»  louent ,  parce  qu'ils  l'aiment  (2)  »  :  leur  chant  vient 
de  la  plénitude  de  leur  joie;  et  la  plénitude  de  leur 
joie,  de  fentière  consommation  de  leur  amour.  Mais 
quoique  notre  amour  soit  bien  éloigné  de  la  perfec- 
tion, c'est  assez  qu'il  soit  au  commencement,  pour 
commencer  aussi  les  louanges.  «  L'amour  affamé 
»  chante  maintenant ,  et  alors  ce  sera  l'amour  rassasié 
»  qui  chantera  »  :  Modo  cantal  amor  esuriens,  tune 
cantahit  amorfruens  (3).  Il  y  a  l'amour  qui  jouit,  il  y  a 
aussi  l'amour  qui  désire  ;  et  l'un  et  l'autre  a  son  chant, 
parce  que  l'un  et  l'autre  a  sa  joie.  La  joie  des  bienheu- 

C^)  Bossiiet  attribue  ici  à  saint  Paul  un  texte  de  saint  Jacques. 
(  F-dit  de  Déforis.  ) 

(0  Jacob.  T.  18.  —  W  In  Ps.  CXLVii,  n.  3,  tom,  iv,  col.  i653. 
—  ''^)S.  Aug.  Strm.  CCLV,  n.  5 ,  totn.  v,  coL  io52. 


POUR    LE    JOUR    DE    TA  QUE.  6  \  () 

reux,  c'est  leur  jouissance;  respe'rance  est  la  joie  de 
ceux  qui  voyagent  :  mais  il  faut  chanter  le  nouveau 
cantique  parmi  nos  désirs,  pour  le  chanter  dans  la 
plénitude  :  «  Celui-là  ne  se  réjouira  jamais  comme 
5)  citoyen  dans  la  plénitude  de  la  joie,  qui  ne  gémira 
3)  comme  voyageur  dans  la  ferveur  de  ses  désirs  (0  ». 
[  Notre  cantique  est  un  ]  cantique  de  joie  avec  un 
mélange  de  gémissemens;  ce  sont  de  ces  airs  mélan- 
coliques, qui  ne  laissent  pas  de  toucher  beaucoup. 
«  Nous  sommes  nous-mêmes  sa  louange  dans  Fas- 
»  semblée  des  saints  »  ;  Laus  ejus  in  ecclesia  sanc- 
torum  :  o  Le  chantre  est  lui-même  le  sujet  de  ses 
3)  louanges;  vous  êtes  sa  louange,  si  vous  vivez  bien  »  : 
Laus  cantandi,  estipse  cantator....  Laus  ipsius  esiis j 
si  bene  viuatis  (^). 

Mais  achevons  de  vous  expliquer  la  consécration 
de  ce  temple.  Ce  n'est  pas  assez ,  chrétiens ,  que  les 
puissances  de  l'ame  soient  sanctifiées  :  notre  Seigneur 
a  changé  l'usage  de  son  corps;  le  premier  tenoit  du 
péché  :  il  faut  que  le  corps  avec  tous  ses  membres 
soit  aussi  saintement  consacré  par  un  meilleur  usage. 
«  Je  parle  humainement ,  dit  saint  Paul  (^) ,  à  cause 
»  de  la  foiblesse  de  votre  chair  :  comme  vous  avez 
»  fait  servir  les  membres  de  votre  corps  à  l'impureté 
»  et  à  l'injustice,  pour  commettre  l'iniquité;  de 
))  même  faites-les  servir  maintenant  à  la  justice  pour 
3)  votre  sanctification».  «  Il  faut  détruire  en  nous 
»  les  cupidités,  comme  autant  d'idoles  »  :  Ista  in 
nohis  tarnquam  idola  frangenda  siint  :  et  après  avoir 
détruit  ces  idoles ,  «  convertir  en  de  meilleurs  usages 

(0  S.  Aug.  in  Ps.  cxLViii,  n.  4,  tom.  iv,  col.  iG^S.  »—  (^j  Idem. 
Serm.  xxxiv,  ii.  6,  iont.  v,  col.  172.  — ^  (3)  Rom.  vi.  19. 


6^0  POUR    LE    JOUR    DE    TAQUE. 

))  les  membres  de  notre  corps  ;  en  sorte  que  ce  qui 
»  a  servi  à  Fimpureté  des  passions ,  serve  à  la  grâce 
»  de  la  charité»  :  In  usus  aiitein  meliores  verLenda 
sunt  ipsa  corporis  nostri  rnembra;  ut  quœ  serviehant 
immunditiœ  cupiditatis  ,  serviant  gratice  cliaritatis  (0. 

Deux  sortes  de  ministres  dans  le  temple  :  les  mi- 
nistres principaux  qui  offrent  le  sacrifice,  les  mi- 
nistres inférieurs  qui  préparent  les  victimes,  et  qui 
font  les  fonctions  moins  importantes.  Nos  corps  sont 
appelés  de  cette  sorte  à  la  société  de  ce  saint  et  di- 
vin sacerdoce,  qui  est  donné  à  tous  les  fidèles  en 
notre  Seigneur  Jésus-Christ,  pour  offrir  des  victimes 
spirituelles  et  agréables  à  Dieu  par  son  Fils. 

Mais  établissons  ce  nouvel  usage  par  une  raison 
plus  solide  :  c'est  que  l'amour  de  Dieu  dominant  sur 
l'a  me ,  qui  est  la  partie  principale;  par  le  moyen  du 
prince,  il  se  met  en  possession  du  sujet  :  comme  on 
voit  dans  les  mariages,  la  femme  épousant  son  mari 
lui  transporte  aussi  ses  droits  et  son  domaine;  ainsi 
l'ame  s'unissant  à  l'Esprit  de  Dieu ,  et  se  soumettant 
a  lui  comme  à  son  époux,  elle  lui  cède  aussi  son 
bien  comme  étant  le  chef  et  le  maître  de  cette  com- 
munauté bienheureuse,  u  La  chair  la  suit,  dit  Ter- 
»  tullien,  comme  une  partie  de  sa  dot;  et  au  lieu 
»  qu'elle  étoit  seulement  servante  de  l'ame  ,  elle 
»  devient  aussi  servante  de  Dieu  »  :  Sequiiur  anirnam 
nubenteni  Spiritui  caro ,  ut  dotale  mancipium  ;  et 
jarn  non  animœ  famula.,  sed  Spiritûs  ('^)  ;  et  c'est 
par-là  que  se  fait  le  renouvellement  de  notre  corps. 
Ainsi  il  change  de  maître  heureusement,  et  passe  en 

(•)  S.  Au^.  Serm.  clxui,  n.  i ,  toin.  v,  cjZ.  '^85.  —  ('-)  De  Anini. 
n.  [\\. 


POUR    LEJOUR    DE    PAQUE.  Gll 

de  meilleures  mains  :  par  la  nature,  il  e'toit  a  Tame; 
par  la  corruption,  il  étoit  au  pe'chéj  par  la  religion, 
il  est  à  Dieu. 

Viens   donc  ,   ô   chair  bienheureuse ,  accomplir 
maintenant  ton  ministère  ;  viens  servir  au  règne  de 
la  charité.  liumanwn  dico ,  propter  injinnitatein 
carnisi^):  «  Je  parle  humainement,  à  cause  de  l'infir- 
»  mité  de  la  chair  ».  Voici  une  condition  bien  équi- 
table :  comme  vous  vous  êtes   fait  violence  [pour 
obéir  aux  désirs  déréglés  du  péché,  faites-vous  aussi 
violence  pour  les  mortifier,  et  «consacrez  à  Dieu 
))  les  membres  de  votre  corps  pour  lui  servir  d'armes 
j>  de  justice  (2).  »  ]  Ne  dites  pas  qu'il  est  impossible  :  on 
ne  demande  que  ce  que  vous  faites;  encore  la  con- 
dition est-elle ,  sans  comparaison ,  moins  rigoureuse. 
Dieu  exige,  je  l'ose  dire,  encore  moins  de  vous  pour 
les  aumônes,  que  vous  n'avez  prodigué  à  la  profu- 
sion de  votre  luxe  :  Dieu  exige  moins  de  travail  pour 
votre  salut,  que  vous  n'en  avez  donné  à  votre  am- 
bition :  il  exige  moins  de  temps  pour  son  service, 
j'ai  honte  de  le  dire,  que  vous  n'en  avez  donné  même 
à  votre  jeu.  Voyez  combien  est  doux  son  empire , 
s'il  use  de  moins  de  rigueur  que  le  jeu  même,  qui  est 
inventé  pour  vous  relâcher. 

Que  nous  sommes  heureux ,  Messieurs,  que  notre 
temple  soit  consacré  à  un  si  bon  Maître!  Mettons  donc 
un  gardien  fidèle  à  ce  temple,  de  peur  que  nos  en- 
nemis ne  l'usurpent  :  [soyons  pénétrés  de]  la  crainte, 
que  saint  Gyprien  appelle  si  à  propos  «  la  gardienne 
»  de  l'innocence  »  :  Sit  tantîun  timor  innocentiœ  eus- 
tos  (5)  :  la  crainte  des  occasions  ;  les  précautions  sa- 

iO  Rçin.  VI.  19.  —  C*)  Ihid.  i3.  —  (')  Ad  Donat.  Epist.  i ,  pa^.  2. 


6'2'i.  POUR    LE    JOUll    DE    P  A  Q  U  E. 

lutaires  de  la  pénitence.  Elle  a  deux  visages  j  le  passé 
et  l'avenir  :  ne  partagez  pas  son  office  ;  ne  séparez 
pas  ses  fonctions  par  une  distraction  violente.  Je  ne 
suis  pas  établie  pour  flatter  vos  crimes;  mais  pour 
vous  apprendre  à  ne  plus  pécher  :  Vade  ,  jam  am- 
plius  noli peccare  (0  :  ou  prenez-moi  toute,  ou  lais- 
sez-moi toute. 

Ayez  donc  toujours  en  Tesprit  cette  crainte  reli- 
gieuse ;  respectez  ce  temple  sacré  si  bien  renouvelé 
en  notre  Seigneur  :  en  Tétat  oii  il  a  mis  notre  corps, 
nous  ne  saurions  plus  le  violer  sans  sacrilège;  et 
vous  savez  que  le  Saint-Esprit  a  dit  par  saint  Paul  : 
«  Si  quelqu'un  viole  le  temple  de  Dieu,  Dieu  le  per- 
»  dra  sans  miséricorde  (2)  ».  Que  si  nous  apprenons 
par  la  foi,  que  nos  corps  sont  les  temples  du  Saint- 
Esprit  ,  «  possédons  en  honneur  ce  vaisseau  fragile, 
))  et  non  pas  dans  les  passions  d'intempérance, 
5)  comme  les  gentils  qui  n'ont  pas  de  Dieu  »  :  car, 
comme  dit  l'apôtre  saint  Paul  (3),  (t  Dieu  ne  nous 
3)  appelle  pas  à  l'impureté,  mais  à  la  sanctification 
»  par  Jésus-Christ  notre  Seigneur  «. 

O  sainte  pudicité,  venez  donc  aussi  consacrer  ce 
temple,  pour  en  empêcher  la  profanation.  Un  beau 
iBOt  de  Tertullien ,  qui  ne  doit  pas  être  oublié  dans 
cette  Eglise  des  Vierges  sacrées  :  Illato  in  nos  et  con- 
secrato  Spû^itu  sancto  _,  ejus  templi  œditiia  et  antis^ 
tita  pudicitia  est  (4)  :  «  Le  Saint-Esprit  étant  des- 
»  cendu  en  nous  pour  y  demeurer  comme  dans  son 
))  temple ,  la  prêtresse  et  la  gardienne,  c'est  la  chas- 
»  teté  »;  c'est  à  elle  de  le  tenir  net;  c'est  à  elle  de 

(0  Joan.  viii.  II.  —  (')  /.  Cor.  m,  i;.  —  ^3)  /,  XIhss,  IV.  4?  ^3  7- 
w-  (4)  De  Cult.fœm.  lib.  11 ,  n,  i. 


POUR  LE  JOUR  DE  PAQUE.         623 

l'orner  dedans  et  dehors;  dedans  par  la  tempe'rance, 
et  dehors  par  la  modestie  :  c'est  à  elle  de  parer 
l'autel  sur  lequel  doit  fumer  cet  encens  céleste  ;  je 
veux  dire  des  saintes  prières,  qui  doivent  sans  cesse 
monter  devant  Dieu  comme  un  parfum  agre'able. 

Car  pouvons-nous  oublier  l'exercice  de  la  prière, 
nous  qui  sommes  toujours  dans  un  temple,  nous  qui 
portons  toujours  notre  temple  ;  ou  plutôt ,  pour 
dire  quelque  chose  de  plus  énergique  et  aussi  de 
plus  véritable,  nous  qui  sommes  nous-mêmes  un 
temple  portatif.  N'allez  pas  chercher  bien  loin  le 
lieu  d'oraison  :  «  voulez-vous  prier  dans  un  temple, 
)>  recueillez  -  vous  en  vous-mêmes,  priez  en  vous- 
»  mêmes  »  :  In  templo  vis  orare  ^  in  te  or  a  (0. 
Loin  du  repos  de  ce  temple  les. soins  turbulens  du 
siècle,  et  ses  pensées  tumultueuses  :  que  le  silence, 
que  le  respect,  que  la  paix,  que  la  religion  y  éta- 
blissent leur  domicile.  O  trop  heureuses  créatures, 
si  nous  savions  comprendre  notre  bonheur  d'être  la 
maison  de  Dieu,  et  la  demeure  de  sa  majesté!  Oui, 
Dieu  repose  en  nous  bien  plus  qu'il  n'a  jamais  fait 
dans  le  temple  de  Salomon. 

Immolons  donc  à  Dieu  dans  ce  temple  toutes  les 
affections  de  nos  cœurs  :  que  les  idoles  ne  paroissent 
plus  devant  le  Dieu  vivant  et  véritable  ;  que  la  mé- 
moire en  soit  abolie  :  ou  bien ,  si  nous  en  conservons 
le  souvenir ,  que  ce  soit  à  la  manière  que  David  et 
ses  braves  capitaines  réservoient  les  dépouilles  de 
leurs  ennemis,  pour  servir  comme  d'un  trophée  éter- 
nel de  la  victoire  que  Dieu  leur   avoit  donnée  , 

CO  S.  Au^,  in  Joan,  Tract,  xv,  n,  25,  tom.  m,  part,  ii.,  col.  ^\S. 


624         POUR  LE  JOUR  DE  PAQUE. 

«  qu  ils  avoient  consacrées  pour  la  construction  du 
M  temple  du  Seigneur,  et  pour  faire  tous  les  vais- 
))  seaux  et  les  autres  choses  qui  y  servoient  «  :  Quœ 
sanctijîcavit  David  rex  et  duces  exercitûs ,  de  bellis 
et  inanuhiis  prœlioruin  :,  ad  instaurationem  et  supel- 
lectilem  iempli  Dommi.  Appeiidere  ad  arcain  (0  : 
Attacher  à  notre  me'moire  une  écriture  éternelle  de 
la  victoire  de  Jésus-Christ  sur  nos  passions;  des  arcs 
brisés ,  des  épées  rompues ,  des  passions  arrachées , 
tout  l'attirail  de  la  vanité  brisé  pour  toujours;  [et 
en  faire  un  ]  trophée  au  Dieu  vivant. 

Mais  après  avoir  ainsi  consacré  ce  temple,  il 
nous  reste  encore  un  dernier  devoir,  qui  est  de  nous 
appliquer  à  son  entretien ,  et  même  à  son  accroisse- 
ment :  Crescit  in  templum  sanctuni  in  Domino, 

TROISIÈME   POINT. 

La  nouveauté  chrétienne  n'est  pas  l'ouvrage  d'un 
jour,  mais  le  travail  de  toute  la  vie;  et  il  y  a  cette 
différence  entre  la  vie  que  nous  commençons  dans 
le  saint  baptême ,  et  celle  qui  nous  est  donnée  par 
notre  première  naissance,  que  celle-ci  va  toujours 
en  dépérissant,  et  celle-là  au  contraire  va  toujours 
en  se  renouvelant ,  et  pour  parler  de  la  sorte  ,  se 
rajeunissant  jusqu'à  la  mort  :  tellement  que ,  par 
une  espèce  de  prodige,  le  nombre  de  ses  années  ne 
fait  que  renouveler  sa  jeunesse,  jusqu'à  ee  qu'elle 
l'ait  conduite  à  la  dernière  perfection ,  qui  est  l'état 
de  l'enfance  chrétienne  par  la  sainte  simplicité  et 
par  l'entière  innocence.  L'apôtre  ne  cesse  de  nous 

(0  /.  Parai,  xxvi.  ?.6,  27. 

prêcher 


POUR    LE    JOUR    DE    P  A  Q  U  E.  62$ 

prêcher  «  à  nous  renouveler  »  ;  Renoi^amini  {^) .  Il 
faut  se  renouveler  tous  les  jours ,  parce  qu'il  y  a  tou- 
jours des  vices  à  vaincre. 

Mais  il  y  a  ici  quelque  raison  plus  profonde.  Sera- 
t-il  permis  à  des  hommes  de  rechercher  aujourd'hui 
la  cause  pour  laquelle  il  a  plu  à  Dieu  de  laisser  ses 
plus  fidèles  serviteurs  dans  cette  misérable  nécessité 
de  combattre  toujours  quelque  vice  ?  C'est  le  mys- 
tère du  christianisme.  Saint  Paul  s'en  est  plaint  au- 
trefois ,  et  il  lui  a  été  répondu ,  que  tel  étoit  le  con- 
seil de  Dieu ,  qu'en  ce  lieu  de  tentation  «  la  force  fut 
))  perfectionnée  dans  l'infirmité  »  :  J^irtus  in  infinni- 
tate  perficitur  (2). 

Mais  approfondissons  plus  avant  encore ,  et  de- 
mandons à  Dieu  humblement  quel  est  ce  dessein , 
quel  est  ce  mystère  :  pourquoi  a-t-il  ordonné  que  la 
force  se  perfectionne  dans  l'infirmité  ?  Saint  Augus- 
tin nous  en  dira  la  raison  admirable ,  et  nous  expli- 
quera le  conseil  de  Dieu  :  «  C'est  que  c'est  ici  un  lieu 
«  de  présomption ,  et  que  cet  exercice  nous  est  né- 
»  cessaire  pour  nous  entretenir  dans  l'humilité  »  ; 
c'est  que  parmi  les  tentations  qui  nous  environnent, 
la  plus  dangereuse  et  la  plus  pressante ,  c'est  celle  qui 
nous  porte  à  la  présomption  ;  c'est  pourquoi  Dieu  , 
en  nous  donnant  de  la  force ,  nous  a  aussi  laissé  de 
la  foiblesse.  Si  nous  n'avions  que  de  la  foiblesse, 
nous  serions  toujours  abattus  ;  si  nous  n'avions  que 
de  la  force,  nous  deviendrions  bientôt  superbes. 
Dieu  a  trouvé  ce  tempérament  :  de  peur  que  nous 

(0  Eph.  IV.  23.  —  W  //.  Cor.  XII.  9. 

BOSSUET.    XIII.  4p 


626         POUR  LE  JOUR  DE  PAQUE. 

ne  succombions  sous  rinfumité ,  il  nous  a  donné  de 
la  force;  mais  «  de  peur  qu'elle  ne  nous  enfle  en  ce 
»  lieu  de  tentation  et  d'orgueil ,  il  veut  qu  elle  se 
»  perfectionne  dans  l'infirmité  »  :  Virtus  quâ  hic , 
ubi  superbiri  potest  j  non  superbiatur j,  in  injirmitate 
perficitur  {}) .  C'est  pour  cela,  chrétiens,  qu'il  y  a 
toujours  dans  notre  temple  quelque  muraille  qui 
s'entr'ouvre,  quelque  partie  qui  menace  ruine,  si  on 
ne  l'appuie;  il  y  a  toujours  quelque  partie  foible,  et 
qui  demande  continuellement  la  main  de  l'ouvrier: 
il  faut  visiter  souvent ,  sinon  vous  serez  accablés  par 
une  ruine  imprévue. 

Nous  pouvons  observer  à  ce  propos  une  conduite 

particulière  de  Dieu  sur  notre  nature  :  lorsqu'elle  a 

été  précipitée  par  cette  grande  et  terrible  chute, 

quoiqu'elle  ait  été  presque  toute  ruinée  de  fond  en 

comble,  il  a  plu  à  Dieu  néanmoins  que  Ton  vît, 

même  parmi  ses  ruines,  quelques  marques  de  la 

grandeur  de  sa  première  institution  :  comme  dans 

ces  grands  édifices  que  l'effort  d'une  main  ennemie 

ou  le  poids  des  années  ont  porté  par  terre  ;  quoique 

tout  y  soit  désolé,  les  ruines  et  les  masures  respirent 

quelque  chose  de  grand ,  et  au  milieu  des  débris , 

vous  remarquez  un  je  ne  sais  quoi  qui  conserve  la 

beauté  du  plan  ,  la  hardiesse  et  l'ordre  admirable  de 

l'architecture.  Ainsi  «  le  vice  de  notre  nature  n'avoit 

))  pas  tellement  obscurci  en  nous  l'image  de  Dieu^ 

»  qu'il  en  ait  effacé  jusqu'aux  moindres   traits  »  : 

Non  usque  adeo  in  anima  humana  imago  Dei  terre^ 

norum  affectuum  labe  detrita  est,   ut  nulla  in  ea 

(0  S.  Ang.  Uh,  iVf  Gont.  Julian.  cap.  11,  n.  1 1,  loin,  x,  col.  Sgo. 


rotin    LE    JOtJIl    r)E    PAQUEi  62'] 

velut  lineamenta  cxtrema  remanserint  (0.  Mais 
comme  dans  les  ruines  de  cet  édifice ,  il  a  paru  quel- 
ques restes  de  sa  première  grandeur  et  de  sa  pre-^ 
mière  beauté,  je  ne  sais  quoi  de  noble  et  de  grand; 
aussi ,  quand  il  a  été  rétabli ,  il  a  plu  à  notre  Archi- 
tecte qu'il  y  eût  quelques  vieilles  pierres,  restes  de 
sa  caducité  ancienne ,  qui  demandassent  toujours  la 
main  de  l'ouvrier. 

Le  premier  a  été  fait  afin  que  nous  connussions 
de  quelle  beauté  nous  étions  déchus,  et  l'autre  aussi 
pour  nous  faire  entendre  de  quelle  ruine  nous  avons 
été  relevés.  Le  premier  sembloit  donner  à  notre  na- 
ture quelque  lueur  d'espérance,  et  laisser  en  nous 
l€S  traces  sur  lesquelles  il  avoit  dessein  (^e  nous  re- 
bâtir ;  mais  le  second  assurément  est  laissé  afin  de 
réprimer  la  présomption. 

Connoissons  donc ,  âmes  saintes  ,  combien  Tor- 
guèil  est  à  craindre,  et  combien  nous  est  nécessaire 
cet  antidote  souverain  de  notre  foiblesse.  Saint  Paul 
nous  en  est  un  grand  exemple  ;  écoutez  comme  il 
parle  :  «  De  peur  que  la  grandeur  de  mes  révélations 
»  ne  m'enfle  et  ne  me  rende  superbe  ("2)  «.  Ecoutez 
et  tremblez  ;  «  voyez  quel  est  celui  qui  parle  en  ces 
»  termes  :  c'est  celui,  dit  saint  Augustin  (5)  ^  qui  nous 
S)  a  laissé  de  si  beaux  préceptes,  des  sentences  si 
M  mémorables  pour  abaisser  l'orgueil  le  plus  témé- 
»  raire,  pour  l'arracher  jusqu'à  la  racine  ».  Mais 
tout  cela,  chrétiens ,  étoit  la  nourriture  dont  il  s'en- 
tretenoit  :  c'est  pourquoi  saint  Paul  reconnoît  qu'il 

.    (*)  S.  -^ug.  lib.  de  Spir.  et  Lit.  n.  48 ,  tom.  x ,  col.  i  ii .  — ^  (2)  //,  Cor* 
Xii.  7.  —  i})  Serm.  clxiii  ,  «.  8 ,  tom.  v,  col.  788. 


r 


CriS  roun  le  jour   de  paque. 

a  été  .nécessaire ,  pour  réprimer  en  lui  la  tentation 
de  l'orgueil ,  «  qu'il  fût  tourmenté  cruellement  par 
»  un  ange  de  Satan  >  et  long-temps  inquiété  par  les 
»  infirmités  de  la  nature  »  :  Datus  est  mihi  stimulus 
carnis  meœ  angélus  Satanœ  ^  qui  me  colaphizet  (  ï  )  : 
«  Tant  ce  poison  est  dangereux ,  dont  on  ne  peut 
j)  empêcher  l'efTet  que  par  un  autre  poison  (2)  »  ; 
tant  cette  maladie  est  à  craindre ,  qui  ne  peut  être 
guérie  que  par  un  remède  si  violent. 

S'il  est  ainsi,  soumettons -nous,  mes  Sœurs,  à 
cette  méthode  salutaire  ;  ne  nous  lassons  pas  de 
combattre  contre  nos  vices;  entretenons  notre  édi- 
fice ;  soutenons  soigneusement  notre  temple  toujours 
caduc,  et  ne  croyons  pas  que  Dieu  nous  délaisse 
dans  les  tentations  violentes  :  car,  sur  la  foi  du  Mé- 
decin qui  nous  traite ,  nous  devons  croire  que  ce 
remède  nous  est  nécessaire.  «  Mon  ame  ,  dit  David , 
5)  est  troublée  ;  et  vous.  Seigneur,  jusqu'à  quand, 
))  jusqu'à  quand  me  laisserez-vous  dans  ce  trouble  »  ? 
Et  anima  w,ea  turbata  est  valde  ^  sed  tu  ^  Domine  ^ 
usquequo  P)  ?  Et  le  Seigneur  lui  répond  :  «  Jusqu'à 
»  ce  que  vous  connoissiez  par  expérience  que  c'est 
»  moi  qui  suis  capable  de  vous  secourir  :  car  si  je 
»  vous  secourois  sans  remise  aucune,  vous  ne  sentie 
»  riez  pas  le  combat  ;  si  vous  ne  sentiez  pas  le  com- 
■ii  bat ,  vous  présumeriez  de  vos  forces  ;  et  cet  orgueil , 
»  qui  vous  enfleroit ,  seroit  un  obstacle  invincible  à 
»  votre  victoire  (4)  ».  Ecoutez,  mes  Sœurs;  vous 
entendrez  facilement  que  cette  leçon  de  saint  Au- 

(•)  //.  Cor.  XII.  7.  —  (*)  S.  Aug.  Serm.  clxih  ,  n.  8,  tom.  v,  col.  788». 
— >  (0  Ps.  VI.  3.  —  (4)  S.  Au§.  Scnn,  clxiii.,  n.  7 ,  tom.  v,  col.  788. 


POUR    LE    JOUÎl    DE    PAQUE.  629 

gustin  VOUS  regarde.  «  Mais  quoi ,  n'avez-vous  pas 
3)  dit,  ô  Seigneur,  continue  admirablement  saint 
»  Augustin  ,  qu'aussitôt  que  nous  parlerions  ,  vous 
))  viendriez  a  notre  secours  »  !  Adhuc  te  loquente 
dicam  ,  Ecce  adswn  (0.  Il  est  vrai  ;  il  Ta  dit  ainsi , 
et  il  est  fidèle  en  ses  promesses  :  «  Car  il  nous  assiste 
))  en  différant ,  et  le  délai  même  est  un  secours  »  : 
Et  ciun  differt  adest ,  et  qiiod  differt  adest ,  et  dif- 
ferendo  adest  (2).  Il  n'abandonne  pas  son  apôtre  , 
lorsqu'il  le  laisse  gëmir  si  long -temps  dans  ufte 
épreuve  si  rude  et  si  violente,  sous  la  main  de  Satan 
qui  le  tourmente;  et  «  il  vaut  mieux  pour  notre 
»  salut  qu'il  n'accomplisse  pas  si  précipitamment  les 
»  désirs  de  son  malade ,  afin  qu'il  assure  mieux  sa 
3)  santé»  :  Ne prœproperam  ciun  impletvolunlatem, 
perfectam  non  inipleat  sanitatem. 

Voilà  une  instruction  admirable  ,  voilà  une  leçon 
d'humilité  digne  de  saint  Augustin ,  mais  digne  du 
saint  apôtre  dont  il  l'a  tirée.  Humilions- nous  pro- 
fondément dans  les  tentations  ;  mais  aussi  que  notre 
force  s'y  perfectionne.  L'humilité  chrétienne  n'est 
pas  un  abattement  de  courage  :  au  contraire,  les 
difficultés  l'encouragent ,  les  impossibilités  l'ani- 
ment et  la  déterminent  ;  elle  nous  rend  plus  fervens 
et  plus  appliqués  au  travail.  Dans  l'accablement  de 
ce  corps  de  mort ,  elle  ne  médite  que  des  pensées 
d'immortalité  :  elle  a  cela  d'admirable,  que  plus 
elle  est  foible,  plus  elle  est  hardie  et  entreprenante; 
et  les  restes  de  sa  vieillesse  ne  servent  qu'à  la  presser 
à  se  renouveler  de  jour  en  jour. 

(0  7^.  Lviii.  9.  —  ('■)  S.  Aus.  loco  Ttiox  citato^ 


63o  POUR    LE    JOUR    DE    P  A  Q  U  E. 

Mes  très-chères  Sœurs  en  Je'sus-Christ,  je  finirai 
ce  derqier  discours  avec  ces  maximes  apostoliques , 
et  je  vous  laisse ,  en  disant  adieu ,  ce  présent  pré- 
cieux et  inestimable.  Continuez,  comme  vous  faites, 
à  vous  renouveler  tous  les  jours  :  plus  ce  temple 
mortel  semble  menacer  ruine ,  tâchez  de  plus  en  plus 
de  l'affermir  de  tous  côtés,  selon  ce  qui  est  écrit  : 
Suscitaverunt  doniutn  Domini  in  statum  prlstiniun  , 
et  firmîter  eain  stare  fecerunt  {^) ',  a  Ils  rétablirent 

3;  la  maison  du  Seiqneur  dans  son  premier  état ,  et 

• 

5)  l'affermirent  sur  ses  fondemens  »,  Ne  vous  con- 
tente? pas  d'afferrnir  ce  temple ,  en  vous  enracinant 
de  plus  en  plus  en  la  charité  de  Jésus-Christ ,  qui  en 
^st  le  fondement  inébranlable;  mais  donnez-lui tous^ 
les  jours  de  nouveaux  accroissemens  :  dilatez  tous 
les  jours  en  vous  le  règne  de  Jésus  -  Christ  ;  qu'il, 
gagne  tous  les  jours  de  nouvelles  places;  qu'il  pé- 
nètre de  plus  en  plus  votre  cœ1ir;  qu'il  devienne  de 
plus  en  plus  le  maître  de  vos  désirs.  Vous  avez  un 
grand  modèle  :  il  n'y  a  point  de  petits  défauts  à  des 
âmes  qui  tendent  à  la  perfection.  Que  le  monde 
s'étonne  de  votre  vie  pénitente;  je  rends  grâces  à 
Dieu  :  mais  pour  vous,  étonnez-vous  tous  les  jours 
d'être  encore  si  éloignées  de  votre  modèle  ,  qui  est 
Jésus-Christ.  La  véritable  justice  du  christianisme , 
c'est  de  confesser  humblement,  en  profitant  tous 
les  jours,  qu'on  est  toujours  bien  peu  avancé  dans  la 
perfection  de  la  justice. 

Surtout  dans  les  épreuves  que  Dieu  vous  envoie, 
que  jamais  votre  confiance  ne  se  relâche,  que  jamais, 

(»'  II.  Parai.  XXIV.  ï3. 


POUR    LEJOUR    DE    JAQUE.  63 1 

votre  zèle  ne  se  ralentisse.  Mes  Sœurs ,  vous  le 
savez ,  votre  Epoux  a  des  artifices  secrets ,  incroya- 
bles, pour  se  faire  aiiner  :  il  a  des  fuites  mystérieuses 
pour  nous  engager  davantage;  il  a  des  éloignemens 
qui  nous  approchent;  souvent  lorsqu'il  se  dérobe, 
il  se  donne  :  c'est  un  maître  incomparable  en  amour; 
nul  n'a  jamais  su  le  pratiquer  avec  une  libe'ralité 
plus  entière  ;  nul  ne  le  sait  attirer  avec  des  adresses 
plus  délicates.  Croissez  donc  toujours  en  son  saint 
amour. 

Et  nous  aussi,  mes  Frères,  quoique  dans  une  vie 
mêlée  dans  le  monde ,  songeons  à  nous  discerner  de 
sa  confusion  et  des  mœurs  des  mondains  :  profitons 
de  ces  instructions  et  de  ces  exemples;  élevons  tou- 
jours en  nous  le  temple  de  Dieu,  et  ne  nous  lassons 
jamais  de  croître  en  notre  Seigneur.  Viendra  le 
temps  bienheureux  auquel,  après  qu'il  aura  habité 
en  nous  ,  nous  habiterons  en  lui ,  après  que  nous 
aurons  été  son  temple ,  il  sera  aussi  le  nôtre  :  «  Car 
»  Te  Seigneur  Dieu  tout-puissant  et  l'Agneau  est  le 
5)  temple  de  la  sainte  cité  »  :  Doniinus  enim  Deus 
omnipotens  templum  illius  est^  et  A^nus  (0.  Saint 
Jean  n^a  point  vu  de  temple  en  la  céleste  Jérusalem; 
parce  que  Dieu  lui-même  est  son  temple,  que  nous 
habiterons  en  lui  éternellement ,  lorsqu'  «  il  sera 
»  tout  à  tous  »  ,  comme  dit  l'apôtre  (2).  «  Heureux 
i)  ceux  qui  habiteront  ce  temple  »  :  Beau  qui  ha-* 
hitant  in  domo  tua ,  Domine  (^).  Qiiel  épanchement 
de  joie  î  quelle  dilatation  de  notre  [  cœur]  !  Etre  en 
Dieu  !  habiter  en  Dieu  ! 

CO  Apoc.  XXI.  22.  —  W  /.  Cov.  XV.  28. -•  (3)  Ps.  Lxxxiii.  5. 


63^  POUR    LE    JOtJr.    DE    PAQUE. 

A  la  fin  du  manuscrit  de  ce  sermon,  on  lit  ce  qui  suit  : 

Je  désire  principalement  votre  entière  conversion 
à  celui  qui  vous  fait  régner  :  car  encore  que  tant 
cVactions  que  le  monde  admire,  vous  attirent  devant 
les  hommes  d'immortelles  louanges,  Dieu  juge  par 
d'autres  règles;  et  il  y  aura  beaucoup  à  diminuer, 
quand  il  faudra  paroître  à  son  tribunal ,  et  subir 
aussi  la  rigueur  de  son  examen.  Je  souhaite  donc , 
ô  grand  roi. 

C'est  le  commencement  d'un  Compliment  au  Roi,  quje  Bossuet  a 
dû  lui  adresser  dans  un  autre  temps  5  comme  le  prouve  l'écriture  de 
ce  morceau,  qui  diffère  de  celle  du  sermon,  et  dont  le  caractère  et 
l'encre  sont  beaucoup  plus  récens.  (  Edlt.  de  Versailles.  ) 


POUR  LE  JOUR  DE  rAQUE.         633 

AUTRE  EXORDE 

POUR  LE  MÊME   SERMON4 


Solvite  templum  hoc,  et  in  tribus  diebus  cxcitabo  illud. 

Détruisez  ce  temple ,  et  je  le  rétablirai  en  trois  jours, 
Joan.  II.  19. 

Paroles  du  Fils  de  Dieu,  par  lesquelles  le  Sauveur  prédit  sa  glo- 
rieuse résurrection. 

111e  auteni  dicebat  de  templo  coiporis  sui. 

//  entendoit  parler  du  temple  de  son  corps.  Ibid.  ii. 

Ce  n*a  pas  été  sans  mystère  que  la  solennité  de 
la  pâque  sainte ,  qui  devoit  nous  représenter  en 
figure  le  renouvellement  spirituel  de  l'homme ,  a  été 
instituée  sous  la  loi ,  et  ensuite  sous  l'Evangile,  dans 
cette  belle  saison  où  le  monde  se  renouvelle  ,  et  oîi 
le  soleil  qui  s'étoit  éloigné  de  nous,  semble  retour- 
ner sur  ses  pas,  et  ranime,  en  se  rapprochant, 
toute  la  nature.  C'est  de  cet  agréable  renouvelle- 
ment de  la  nature  visible,  que  saint  Grégoire  de 
Nazianze  (0  prend  occasion  d'exciter  tous  les  chré- 
tiens à  faire  en  eux-mêmes  un  printemps  mystique 
et  spirituel,  par  le  renouvellement  de  leurs  âmes; 
et  c*est  à  quoi  nous  invite  le  divin  sauveur  Jésus^ 

CO  Orat,  XLiii,  n.  23,  tom.  i,  pag.  ^oS. 


634  POU  il    LE    JOUR    DE    PAQUE. 

Fils  de  Dieu,  ce  divin  soleil  de  justice  qui  revient  à 
nous,  et  nous  pai^oît  aujourd'hui  pins  glorieux  que 
jamais  avec  toutes  ses  lumières.  Ce  divin  soleil  de 
justice  s'étoit  retiré  bien  loin  dans  ces  derniers  jours  ; 
et  sa  sainte  ame  descendue  aux  enfers  étoit  allée  ré- 
jouir les  limbes  par  sa  lumière  bénigne ,  et  donner 
de  plus  beaux  jours  à  un  autre  monde.  Aujourd'hui 
qu'il  se  rapproche  de  nous  avec  de  nouveaux  rayons 
de  gloire  et  de  majesté,  il  faut  aussi  qu'il  nous  re- 
nouvelle par  de  favorables  et  douces  influences,  en 
nous  éclairant  de  plus  près.  Il  faut  nous  renouveler 
avec  lui  :  assez  et  trop  long -temps  nous  sommes 
demeurés  dans  le  tombeau ,  dans  les  ombres  de  la 
mort ,  dans  les  ténèbres  du  péché.  Jésus-Christ  res- 
suscite, ressuscitons  :  Jésus-Christ  reprend  une  vie 
nouvelle ,  ne  respirons ,  chrétiens  ,  qu'une  sainte 
nouveauté  de  vie. 

O  Marie,  qui  ne  viviez  plus  depuis  que  vous 
aviez  vu  mourir  votre  Fils ,  et  que  sa  miraculeuse 
résurrection  a  tirée  comme  d'un  sépulcre ,  en  dissi- 
pant aujourd'hui  cette  profonde  tristesse  oii  vous 
étiez,  pour  ainsi  dire ,  toute  ensevelie  ;  obtenez-nolis 
cette  grâce  de  ressusciter  avec  lui  :  nous  nous  jetons 
à  vos  pieds;  et  pour  honorer  la  joie  infinie  que  res- 
sentit votre  cœur ,  en  voyant  ce  cher  Fils  sorti  du 
tombeau,  non  plus  grand,  mais  plus  glorieux  qu'il 
n'étoit  sorti  autrefois  de  vos  entrailles  très-pures , 
nous  vous  disons  avec  l'Eglise  :  Regina  cœlij  etc. 


l'OUR    LE    JOUll    DE    PAQUE.  63; 


IV.^  SERMON 

•  POUR 

LE   JOUR  DE   PÂQUE, 

PRÊCHÉ  DEVANT  LE  ROÎ. 

Caractères  de  la  loi  nouvelle.  Effets  du  désir  de  rimmortalité.  De 
quelle  importance  il  est  dans  la  vie  chrétienne  de  tendre  sans  cesse 
à  la  perfection.  Comment  Jésu.-Christ  forme  et  établit  son  Eglise. 
Promesse  d'immortalité  qu'il  lui  fait  :  accomplissement  admirable 
de  cette  promesse.  Qualités  et  préparations  nécessaires  pour  entrer 
dans  les  dignités  ecclésiastiques.  Maux  causés  par  les  pasteurs  in-^ 
dignes  :  terribles  jugemens  qu'ils  s'attirent.  Etrange  illusion  des  pé- 
cheurs sur  le  recours  fréquent  aux  sacremens.  Stabilité  essentielle  4 
la  vertu  :  moyen  pour  parvenir  à  une  solide  conversion. 


Chris  tus  resurgens  ex  mortuis  jam  non  moritur. 
Jqsus- Christ  ressuscité  ne  meurt  plus.  Rom.  vi.  9. 

Avoir  à  prêcher  le  plus  glorieux  de|^iiystères  de 
Jésus-Christ  et  la  fête  la  plus  solennelle  3e  son  Eglise^ 
devant  le  plus  grand  de  tous  les  rois  et  la  Cour  la 
plus  auguste  de  l'univers,  reprendre  la  parole  après 
tant  d'années  d'un  peipétuel  silence,  et  avoir  à 
contenter  la  délicatesse  d'un  auditoire  qui  ne  souffre 
rien  que  d'exquis j  mais  qui,  permettez-moi  de  le 


/ 


636         POUR  LA  JOUR  DE  PAQUE. 

dire,  sans  songer,  autant  qu'il  faudroit,  à  se  con- 
vertir, souvent  ne  veut  être  ému  qu'autant  qu'il  le 
faut  pour  éviter  la  langueur  d'un  discours  sans  force, 
et  plus  soigneux  de  son  plaisir  que  de  son  salut,  lors- 
qu'il s'agit  de  sa  guérison,  veut  qu'on  cherche  de 
nouveaux  moyens  de  flatter  son  goût  raffiné;  ce  se- 
roit  une  chose  à  craindre ,  si  celui  qui  doit  annoncer 
dans  l'assemblée  des  fidèles  la  gloire  de  Jésus-Christ 
ressuscité,  et  y  faire  entendre  la  voix  immortelle  de 
ce  Dieu  sorti  du  tombeau,  avoit  à  craindre  autre 
chose  que  de  ne  pas  assez  soutenir  la  force  et  la  ma- 
jesté de  sa  parole.  Mais  ici  ce  qui  fait  craindre,  sou- 
tient :  cette  parole  divine ,  révérée  du  ciel ,  de  la 
terre  et  des  enfers ,  est  ferme  et  toute-puissante  par 
elle-même;  et  l'on  ne  peut  l'affoiblir,  lorsque  tou- 
jours autant  éloigné  d'une  excessive  rigueur  qui  se 
détourne  à  la  droite,  que  d'une  extrême  condescen- 
dance qui  se  détourne  vers  la  gauche ,  on  propose 
cette  parole  dans  sa  pureté  naturelle,  telle  qu'elle 
est  sortie  de  la  bouche  de  Jésus-Christ,  et  de  ses 
apôtres,  fidèles  et  incorruptibles  témoins  de  sa  ré- 
surrection, et  de  toutes  les  obligations  qu'elle  nous 
impose.  Alors  il  ne  reste  plus  qu'une  crainte  vrai- 
ment juste ,  vraiment  raisonnable  ;  mais  qui  est  com- 
mune à  ceux  qui  écoutent  avec  celui  qui  parle  :  c'est 
de  ne  profite^iipas  de  cette  parole ,  qui  maintenant 
nous  instruit,  et  un  jour  nous  doit  juger;  c'est  de 
n''ouvrir  pas  le  cœur  assez  promptementà  la  vertu  qui 
l'accompagne ,  et  de  prendre  plus  garde  à  l'homme 
qui  parle  au  dehors ,  qu'au  prédicateur  invisible  qui 
sollicite  les  cœurs  de  se  rendre  à  lui.  Que  si  vous 
écoutez  au  dedans  ce  céleste  prédicateur,  qui  jamais 


POUR     LE    JOUR    DE    P  A  Q  U  E.  63^ 

n'a  rien  de  foible  ni  de  languissant,  et  dont  les  vives 
lumières  pénètrent  les  replis  les  plus   caclie's  des 
convSciences  ;  que  de  miracles  nouveaux  nous  verrons 
paroître  !  que  de  morts  sortiront  du  tombeau!  que 
de  ressuscites  viendront  honorer  la  re'surrection  ,de 
Jésus-Christ î  et  que  leur  inébranlable  persévérance 
rendra  un  beau  témoignage  à  l'immortelle   vertu 
qu'un  Dieu  ressuscité,  pour  ne  mourir  plus,  répand 
dans  les  cœurs  de  ses  fidèles  !  Pour  commencer  un  si 
grand  ouvrage,  prosternés  avec  Madeleine    et  les 
autres  femmes  pieuses  aux  pieds  de  ce  Dieu  vain- 
queur de  la  mort,  demandons-lui  tous  ensemble  ses 
grâces  vivifiantes,  par  les  prières  de  celle  qui  les  a 
reçues  de  plus  près  et  avec  le  plus  d'abondance. 
Aye. 

«  Jésus-Christ  ressuscité  ne  meurt  plus  »,  comme 
nous  a  dit  saint  Paul;  et  non-seulement  il  ne  meurt 
plus,  mais  encore,  à  consulter  la  règle  éternelle  de 
la  justice  divine ,  il  ne  devoit  jamais  mourir.  «  La 
»  mort,  dit  le  même  apôtre  (0,  est  entrée  dans  le 
»  monde  par  le  péché  »  ;  et  encore  :  «  La  mort  est 
))  le  châtiment  du  péché  (2)  )>.  Puisque  la  mort  est 
le  châtiment  du  péché,  l'immortalité  devoit  être  la 
compagne  inséparable  de  l'innocence  :  et  si  l'homme 
eût  vécu  éternellement  affranchi  des  lois  de  la  mort, 
en  conservant  la  justice  ;  combien  plutôt  Jésus-Christ, 
qui  étoit  la  sainteté  même,  devoit-il  être  toujours  vi- 
vant et  toujours  heureux?  Ajoutons  à  cette  raison, 
qu  en  Jésus-Christ  la  nature  humaine  unie  au  Verbe 
divin,  qui  est  la  vie  par  essence,  puisoit  la  vie  dans 

t')  Rom.  Y.  12.  —  W  Ibid.yi.  23. 


638         POUPc  LE  JOUR  DE  PÀQUE. 

la  source  ;  de  sorte  que  la  mort  n'avoit  point  de  lieu 
où  la  vie  se  trouvoit  dans  la  plénitude  :  et  si  Jésus- 
Christ  avoit  à  mourir,  ce  ne  pouvoit  pas  être  pour 
lui-même,  ni  pour  satisfaire  à  une  loi  qui  le  regar- 
dât; mais  pour  nous,  et  pour  expier  nos  crimes  dont 
il  s'étoit  volontairement  chargé.  Il  a  satisfait  à  ce  de- 
voir; et  compté  parmi  les  méchans,  comme  disoit 
Isaïe  (0,  il  a  expiré  sur  la  croix  entre  deux  voleurs  : 
«  Il  est  mort  une  fois  au  péché  » ,  dit  le  saint  apô- 
tre (2)  ;  c'est-à-dire ,  il  en  a  porté  toute  la  peine  : 
Peccato  niortiius  est  semel;  et  maintenant  «  il  vit  à 
3)  Dieu  »;  vwit  Deo.  Il  commence  une  vie  toute  di- 
vine; et  la  glorieuse  immortalité  lui  est  assurée.  Vivez, 
Seigneur  Jésus,  vivez  à  jamais  :  la  vie,  qui  ne  vous 
a  pas  été  arrachée  par  force,  mais  que  vous  avez 
donnée  de  vous-même  pour  le  salut  des  pécheurs , 
vous  devoit  être  rendue.  11  étoit  juste;  et,  comme 
chantent  dans  l'Apocalypse  tous  les  bienheureux  es- 
prits, «  l'Agneau  qui  s'est  immolé  volontairement 
»  pour  les  pécheurs,  est  digne  de  recevoir,  pour  la 
5)  mort  qu'il  a  endurée  par  obéissance,  la  vertu,  la 
»  force ,  la  divinité  (^)  »  :  c'est-à-dire ,  il  est  digne 
de  ressusciter;  afin  qu'une  vie  divine  se  répande  sur 
toute  sa  personne,  et  qu'il  soit  éternellement,  par 
sa  gloire,  l'admiration  des  hommes  et  des  anges, 
comme  il  en  est  l'invisible  soutien  par  sa  puissance. 
Voilà  en  peu  de  mots  le  fond  du  mystère;  il  fal- 
loit  poser  ce  fondement  :  mais  comme  les  mystères 
du  christianisme,  outre  le  fond  qui  fait  Fobjet  de 
notre  foi,  ont  leurs  effets  salutaires,  qu'il  faut  en- 
core considérer  pour  notre  instruction ,  revenons  au 

(0  Is.  LUI.  12.  —  (.-)  Rom.  vi.  lo.  —  ^)  Apoc.  y.  1:2. 


POUR  LE  JOUR  DE  PAQUE.         639 

piemier  principe,  et  disons  encore  une  fois  avec  l'a- 
pôtre :  «  Jesus-Christ  ressuscité  ne  meurt  plus  »;  de 
quelque  côté  qu'on  le  considère,  tout  est  vie  en  lui, 
et  la  mort  n'y  a  plus  de  part.  De  là  vient  que  la  loi 
évangélique,  qu'il  envoie  annoncer  à  tout  l'univers 
par  ses  apôtres  après  sa  glorieuse  résurrection,  a  une 
éternelle  nouveauté.  Ce  n'est  pas  comme  la  loi  de 
Moïse,  qui  devoit  vieillir  et  mourir  :  la  loi  de  Jésus- 
Christ  est  toujours  nouvelle  ;  la  loi  nouvelle ,  c'est'son 
nom ,  c'est  son  propre  caractère  ;  et  fondée ,  comme 
vous  verrez ,  sur  l'autorité  d'un  Dieu  ressuscité  pour 
ne  mourir  plus ,  elle  a  une  éternelle  vigueur.  Mais  à 
cette  loi  toujours  vivante  et  toujours  nouvelle,  il  fal- 
loit  pour  l'annoncer  et  la  pratiquer,  une  Eglise  d'une 
immortelle  durée.  La  Synagogue,  qui  devoit  mourir, 
a  été  fondée  par  Moïse,  qui,  à  l'entrée  de  la  terre 
sainte  oîi  elle  devoit  s'établir,  meurt  pour  ne  revivre 
qu'à  la  fin  du  monde  avec  le  reste  des  hommes.  Mais 
Jésus-Christ,  au  contraire,  après  avoir  enfanté  son 
Eglise  par  sa  mort,  ressuscite  pour  lui  donner  sa 
dernière  forme  ;  et  cette  Eglise ,  qu'il  associe  à  son 
immortalité,  ne  meurt  plus,  non  plus  que  lui.  Voilà 
une  double  immortalité  que  personne  ne  peut  ravir 
à  Jésus-Christ;  l'immortalité  de  la  loi  nouvelle,  avec 
l'immortalité  de  cette  Eglise  répandue  par  toute  la 
terre.  Mais  voici  une  troisième  immortalité  que  Jé- 
sus-Christ ne  veut  recevoir  que  de  nous.  Il  veut  vi- 
vre en  nous  comme  dans  ses  membres,  et  n'y  perdre 
jamais  la  vie  qu'il  y  a  repris  par  la  pénitence  :  nous 
devons  comme  lui  une  fois  mourir  au  péché,  comme 
lui  ne  plus  mourir  après  notre  résurrection  ;  regar- 
der le  péché  comme  la  mort,  n'y  retomber  jamais, 


O^O  POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE. 

et  honorer  par  une  fidèle  persévérance  le  mystère 
de  Jésus-Christ  ressuscité.  Ah!  Jésus-Christ  ressus- 
cité ne  meurt  plus;  auteur  d'une  loi  toujours  nou- 
velle, fondateur  d'une  Eglise  toujours  immuable, 
chef  de  membres  toujours  vivans  :  que  de  merveil- 
leux effets  de  la  résurrection  de  Jésus-Christ!  Mais 
que  de  devoirs  pressans  pour  tous  les  fidèles  ;  puis- 
que nous  devons ,  écoutez ,  à  cette  loi  toujours  nou- 
velle ,  un  perpétuel  renouvellement  de  nos  mœurs  ; 
à  cette  Eglise  toujours  immuable ,  un  inviolable  at- 
tachement; à  ce  chef  qui  nous  veut  avoir  pour  ses 
membres  toujours  vivans,  une  horreur  du  péché  si 
vive,  qu'elle  nous  le  fasse  éternellement  détester  plus 
que  la  mort.  Voilà  le  fruit  du  mystère ,  et  les  trois 
points  de  ce  discours.  Ecoutez ,  croyez ,  profitez  :  je 
vous  romps  le  pain  de  vie ,  nourrissez-vous. 

PREMIER  POINT. 

Ce  fut  une  doctrine  bien  nouvelle  au  monde ,  lors- 
que saint  Paul  écrivit  ces  mots  :  «  Vivez  comme  des 
j)  morts  ressuscites  (0  ».  Mais  il  explique  plus  claire- 
ment ce  que  c'est  que  de  vivre  en  ressuscites,  et  à 
quelle  nouveauté  de  vie  nous  oblige  une  si  nouvelle 
manière  de  s'exprimer ,  lorsqu'il  dit  en  un  autre  en- 
droit :  «  Si  vous  êtes  ressuscites  avec  Jésus-Christ, 
5)  cherchez  les  choses  d'en-haut ,  où.  Jésus-Christ  est 
»  assis  à  la  droite  de  son  Père  ;  goûtez  les  choses 
»  d'en-haut ,  et  non  pas  les  choses  de  la  terre  »  :  Si 
cojisurrexistis  cum  Christo  ,  quœ  sursum  sunt  quce- 
rite  j,  ubi  Cliristus  est  in  dextera  Dei  sedens;  quœ 
sursum  sunt  sapite j,  non  quœ  super  terram  (2}.  Cette 

(')  Rom  VI.  i3.  — -  (^■)  Coloss.  ni.  i ,  2. 

doctrine, 


POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE.  64 1 

doctrine ,  qui  est  une  suite  de  la  résurrection  de  Jé- 
sus-Christ, nous  apprend  le  vrai  caractère  de  la  loi 
nouvelle.  L'ancienne  loi  ne  nous  tiroit  pas  de  la  terre, 
puisqu'elle  nous  proposoit  des  récompenses  tempo- 
relles, et  plus  propres  à  soutenir  les  infirmes  qu'à 
satisfaire  les  forts  :  comme  elle  étoit  appuyée  sur  des 
promesses  de  biens  périssables,  elle  ne  posoit  pas  en- 
core un  fondement  qui  pût  demeurer.  Mais  Jésus-- 
Christ  ressuscité  rompt  tout  d'un  coup  tous  les  liens 
de  la  chair  et  du  sang,  lorsqu'il  nous  fait  dire  par 
son  saint  apôtre  :  Quœ  sursum  siint  quœrite  :  <t  Cher- 
»  chez  les  choses  d'en -haut  »  :  Ç)uœ  sursum  sunt 
sapite  :  «  Goûtez  les  choses  d'en -haut  »  :  c'est  là 
que  Jésus-Christ  vous  a  précédé,  et  oii  il  doit  avoir 
emporté  avec  lui  tous  vos  désirs.  Ensuite  de  cette 
doctrine ,  le  sacrifice  très-véritable  que  nous  célé- 
brons tous  les  jours  sur  ces  saints  autels,  commence 
par  ces  paroles  :  Sursum  corda  :  «  Le  cœur  en  haut, 
M  le  cœur  en  haut  »  ;  et  quand  nous  y  répondons  : 
Habemus  ad  Dominum  :  «  Nous  élevons  nos  cœurs 
»  à  Dieu  »  ;  nous  reconnoissons  tous  ensemble  que 
le  véritable  culte  du  nouveau  Testament,  c'est  de 
nous  sentir  faits  pour  le  ciel,  et  de  n'avoir  que  le 
ciel  en  vue.  Mais  j'entends  vos  malheureuses  répon- 
ses :  Je  ne  suis  que  terre ,  et  vous  voulez  que  je  ne 
respire  que  le  ciel;  je  ne  sens  que  la  mort  en  moi, 
et  vous  voulez  que  je  ne  pense  qu'immortalité.  Mais 
les  biens  que  vous  poursuivez  sont  si  peu  de  chose. 
Peu  de  chose,  je  le  confesse,  et  encore  moins,  si 
vous  le  voulez  ;  mais  aussi  que  peut  rechercher  un 
rien  comme  moi ,  que  des  biens  proportionnés  au 
peu  qu'il  est? 

BossuET.  xiii.  4ï 


64^  POUR    LE    JOUR    DE    PA^^UE. 

Saintes  vérités  da  christianisme;  fidèle  et  irrépro- 
chable témoignage  que  les  apôtres  ont  rendu,  au  péril 
de  tout,  à  leur  Maître  ressuscité;  mystère  d'immorta- 
lité que  nous  célébrons,  attesté  par  le  sang  de  ceux 
qui  l'ont  vu,  et  confirmé  par  tant  de  prodiges,  par  tant 
de  prophéties ,  par  tant  de  martyrs,  par  tant  de  con- 
versions, par  un  si  soudain  changement  du  monde  ^ 
et  par  une  si  longue  suite  de  siècles,  n'avez-vous 
pu  encore  élever  les  hommes  aux  objets  éternels?  et 
faut-il,  au  milieu  du  christianisme,  faire  de  nou- 
veaux efforts  pour  montrer  aux  enfans  de  Dieu, 
qu'ils  ne  sont  pas  si  peu  de  chose  qu'ils  se  l'imagi- 
nent? Nous  demandons  un  témoin  revenu  de  l'autre 
inonde,  pour  nous  en  apprendre  les  merveilles  : 
Jésus-Christ ,  qui  est  né  dans  la  gloire  éternelle ,  et 
qui  y  retourne;  «  Jésus-Christ,  témoin  fidèle,  et  le 
»  premier  né  d'entre  les  morts  ^i ,   comme  il  est 
écrit  dans  l'Apocalypse  (0;  Jésus-Christ,  qui  s'y  glo- 
rifie d'avoir  «  la  clef  de  l'enfer  et  de  la  mort  (^)  »  ; 
qui  en  effet  est  descendu  non-seulement  dans  le  tom- 
beau, mais  encore  dans  les  enfers,  où  il  a  délivré 
nos  pères,  et  fait  trembler  Satan  avec  tous  ses  anges 
par  son  approche  glorieuse  :  ce  Jésus -Christ  sort 
victorieux  de  la  mort  et  de  l'enfer,  pour  nous  an- 
noncer une  autre  vie;  et  nous  ne  voulons  pas  l'en 
croire  !  Nous  voudrions  qu'il  renouvelât  aux  yeux 
de  chacun  de  nous  tous  ses  miracles;  que  tous  les 
jours  il  ressuscitât  pour  nous  convaincre  ;  et  le  té- 
moignage qu'il  a  une  fois  rendu  au  genre  humain  , 
encore  qu'il  le  continue,  comme  vous  verrez,  d'une 
manière  si  miraculeuse  dans  son  Eglise  catholique, 
ne  nous  suffit  pas. 

(0  ApoG.  I.  5.  — .  ^2)  Ibid.  1 8. 


à 


POUR  LE  JOUR  DE  PAQUE*         643 

A  Dieu  ne  plaise,  dites -vous;  je  suis  clirétien  , 
ne  me  traitez  pas  d'impie.  Ne  me  dites  rien  des  li- 
bertins ;  je  les  connois  :  tous  les  jours  je  les  entends 
discourir  ;  et  je  ne  remarque  dans  tous  leurs  discours 
qu'une  fausse  capacité,  une  curiosité  vague  et  super- 
ficielle ,  ou  pour  parler  franchement,  une  vanité 
toute  pure  ;  et  pour  fond  des  passions  indomptables, 
qui,  de  peur  d'être  réprimées  par  une  trop  grande 
autorité,  attaquent  l'autorité  de  la  loi  de  Dieu,  que, 
par  une  erreur   naturelle  à   l'esprit  humain  ,    ils 
croient  avoir  renversé,   à  force  de  le  désirer.  Je  les 
reconnois  à  ces  paroles  ;  vous  ne  pouviez  pas  me 
peindre  plus  au  naturel  leur  caractère  léger  et  leurs 
bizarres  pensées  :    j'entends  ce   que  me  dit  votre 
bouche  ;  mais  que  me  disent  vos  œuvres  ?  Vous  les 
détestez,  dites-vous;  pourquoi  donc  les  imitez-vous? 
pourquoi  marchez-vous  dans  les  mêmes  voies?  pour- 
quoi vous  vois -je  aussi  éblouis  des  grandeurs  hu- 
maines ,  aussi  enivrés  de  la  faveur,  et  aussi  touchés 
de  son  ombre ,  aussi  délicats  sur  le  point  d'honneur, 
aussi    entêtés   de   folles   amours,   aussi  occupés  de 
votre  plaisir,  et,  ce  qui  en  est  une  suite ,  aussi  durs 
à  la  misère  des  autres ,    aussi  jaloux  en  secret  du 
progrès  de  ceux  que  vous  trouvez  à  propos  de  cares- 
ser en  public,  aussi  prêts  à  sacrifier  votre  conscience 
à  quelque  grand  intérêt ,  après  l'avoir  défendue , 
peut-être  pour  la  montre  et  pour  l'apparence,  dans 
des  intérêts  médiocres.  Avouons  la  vérité;  foibles 
chrétiens ,  ou  libertins   déclarés ,    nous  marchons 
également  dans  les  voies  de  perdition,  et  tous  en- 
semble nous  renonçons  par  notre  conduite  à  L'espé- 
rance de  la  vie  future. 


644-  POUR    LE    JOUR    DE    P  A  Q  U  E. 

Venez ,  venez ,  chrétiens ,  que  je  vous  parle  :  cette 
vie  éternelle,  qui  entre  encore  si  peu  dans  votre 
esprit ,  la  désirez-vous  du  moins  ?  est-ce  trop  deman- 
der à  des  chrétiens  que  de  vouloir  que  vous  désiriez 
la  vie  éternelle  ?  Mais  si  vous  la  désirez ,  vous  l'ac- 
quérez par  ce  désir  en  le  fortifiant  ;  et  sans  tourner 
davantage ,  sans  fatiguer  votre  esprit  par  une  longue 
suite  de  i^aisonnemens  ,  vous  ave2;,  dans  cet  instinct 
d'immortalité ,  le  témoignage  secret  de  l'éternité 
pour  laquelle  vous  êtes  nés,  la  preuve  qui  vous  la 
démontre,  le  gage  du  Saint-Esprit  qui  vous  en  as- 
sure, et  le  moyen  infaillible  de  la  recouvrer.  Dites 
seulement  avec  David ,  David ,  un  homme  comme 
vous  ;  mais  un  homme  assis  sur  le  trône  et  environné 
de  plaisirs,  mais  un  roi  victorieux  et  comblé  de 
gloire  ;  dites  seulement  avec  lui  :  «  Mon  bien  ,  c'est 
))  de  m'attacher  à  Dieu  »  :  Milii  autem  adhœrere 
Deo  bonimi  est{^).  Un  trône  est  caduc,  la  grandeur 
s'envole ,  la  gloire  n'est  qu'une  fumée ,  la  vie  n'est 
qu'vm  songe;  «  mon  bien,  c'est  d'avoir  mon  Dieu, 
»  c'est  de  m'y  tenir  attaché  »  ;  et  encore  :  «  Qu'est-ce 
»  que  je  veux  dans  le  ciel,  et  qu'est-ce  que  je  vous 
«  demande  sur  la  terre  ?  vous  êtes  le  Dieu  de  mon 
i)  cœur,  et  mon  Dieu,  mon  partage  éternellement  (2)». 

Mais  il  faut  pousser  ce  désir  avec  toute  la  pureté 
de  la  nouveauté  chrétienne.  Je  m'explique  :  les  Juifs, 
qui  n'entendoient  pas  les  mystères  de  Jésus-Christ , 
ni,  comme  parle  l'apôtre,  «  la  vertu  de  sa  résurrec- 
j>  tion,  et  les  richesses  inestimables  du  siècle  futur  (3)»^ 
ne  laissoient  pas  de  préférer  Dieu  aux  fausses  divi- 

(i)  Ps.  Lxxii.  23.  —  (>)  Ibid.  a5,  26.  — .  (3)  PhiUp.  m.  iq.  TIebr. 
VI.  5. 


rOUR    LE    JOUR    DE    TA  QUE.  C^-S 

nites  ;  mais  ils  vouloient  obtenir  de  lui  des  félicites 
temporelles.  Moi,  Seigneur,  je  ne  veux  que  vous  : 
mon  Dieu ,  mon  partage  éternellement  ;  ni  dans  le 
ciel,  ni  dans  la  terre,  je  ne  veux  que  vous.  Tout  ce 
qui  n'est  pas  éternel ,  fût  -  ce  une  couronne ,  n'est 
digne  ni  de  votre  libéralité  ni  de  mon  courage  ;   et 
puisque  vous  avez  voulu  que  je  connusse,  foible- 
ment  à  la  vérité,  eu  égard  à  votre  immense  gran- 
deur, mais  enfin  avec  une  certitude  qui  ne  me  laisse 
aucun  doute,   votre  éternité  toute  entière  et  votre 
infinie  perfection  ,  j'ai  droit  de  ne  me  contenter  pas 
d'un  moindre  objet  :  je  ne  veux  que  vous  sur  la  terre ^ 
et  je  ne  veux  que  vous  ,  même  dans  le  ciel;  et  si  vous 
n'étiez  vous-même  le  don  précieux  que  vous  nous  y 
faites ,  tout  ce  que  vous  y  donnez  d'ailleurs  avec  tant 
de  profusion  ne  me  seroit  rien.  Que  si  vous  pouvez 
former  ce  désir  avec  un  David ,  avec  un  saint  Paul , 
avec  tant  de  saints  martyrs  et  tant  de  saints  péni- 
tens ,  hommes  comme  vous ,  si  vous  pouvez  dire  ,  à 
leur  exemple  :  Mon  Dieu ,  je  vous  veux  ;  il  est  à  vous  : 
car  ni  la  bonté  de  Dieu  ne  lui  permet  jamais  de  se 
refuser  à  un  cœur  qui  le  désire,  qui  l'aime  ;  ni  une 
force  majeure  ne  le  peut  ravir  à  qui  le  possède  ;  ni  il 
n'est  lui-même  un  ami  changeant  que  le  temps  dé- 
goûte. Quoi ,  mes  Frères  ,  que  de  cette  main  bien- 
faisante ,  lui-même  il  arrache  ses  propres  enfans  de 
ce  sein  paternel  où  ils  veulent  vivre  !  il  n'y  a  rien 
qui  soit  moins  de  lui  ;  et  de  toutes  les  vérités,  la  plus 
certaine  ,  la  mieux  établie,  la  plus  immuable  ,  c'est 
que  Dieu  ne  peut  manquer  à  qui  le  désire  ;  et  que 
nul  ne  peut  perdre  Dieu,  que  celui  qui  s'en  éloigne 
le  premier  par  sa  propre  volonté.  Qui  ne  l'entend 


6/^6  poupl  le  jotju  de  paque. 

pas,  c'est  un  aveugle  j   qui  le  nie,  qu'il  soit  ana- 

thème. 

Que  sentez-vous ,  chrétiens ,  à  ces  paroles  ?  Saint 
Paul  n'a-t-il  pas  eu  raison  de  vous  exciter  à  cher- 
cher les  choses  ce'lestes,  puisqu'en  les  cherchant  vous 
les  acquérez  ?  ses  paroles  ont-elles  pique  votre  cceur 
du  vrai  désir  de  la  vie  ?  ai-je  trouve'  en  les  expliquant 
ce  bienheureux  fonds  que  Dieu  mit  dans  votre  ame 
pour  la  rappeler  à  lui  quand  il  la  fit  à  son  image  , 
que  le  péché  vous  avoit  fait  perdre ,  et  que  Jésus- 
Christ  ressuscité  vient  renouveler  ?  Car  enfin  d'où 
vous  vient  cette  idée  d'immortalité  ?  d'où  vous  en 
vient  le  désir,  si  ce  n'est  de  Dieu?  N'est-ce  pas  le 
Père  de  tous  les  esprits ,  qui  sollicite  le  vôtre  de  s'unir 
au  sien ,  pour  y  trouver  la  vraie  vie  ?  peut-il  ne  pas 
contenter  un  désir  qu'il  inspire  ?  et  ne  veut-il  que 
nous  tourmenter  par  une  vue  stérile  d'immortalité? 
Ah  !  je  ne  m'étonne  pas  si  nous  ne  sentons  rien  d'im- 
mortel  en  nous  :  nous  ne  désirons  même  pas  l'im- 
mortalité; nous  cherchons  des  félicités  que  le  temps 
emporte  et  une  fortune  qu'un  souffle  renverse.  Ainsi, 
étant  nés  pour  l'éternité ,  nous  nous  mettons  volon- 
tairement sous  le  joug  du  temps,  qui  brise  et  ravage 
tout  par  son  invincible  rapidité;  et  la  mort  que  nous 
cherchons  par  tous  nos  désirs ,  puisque  nous  ne  dé- 
sirons rien  que  de  mortel ,  nous  domine  de  toutes 
parts.  Sursum  corda  _,  sursum  corda  :  «  Le  cœur  en 
j>  haut ,  le  cœur  en  haut  »  :  Quœ  sursum  sunt  quœ- 
rite  :  «  Cherchez  ce  qui  est  en  haut  »  :  c'est  là  que 
Jésus-Christ  est  assis  à  la  droite  de  son  Père  ;  c'est 
de  là  qu'il  vous  envoie  ce  désir  d'immortalité  ;  et 
c'est  là  qu'il  vous  attend  pour  le  satisfaire.  Voilà 


POU  11    LE    JOUR    DE    rAQUE.  6^7 

Fabrege  de  la  loi  nouvelle  ;  voilà  cette  loi  qui  ne 
change  plus  ,  parce  qu'elle  a  l'éternité  pour  objet; 
et  c'est  là  uniquement  que  nous  devons  tendre. 

Mais  en  marchant  dans  cette  voie  ,  apprenons  de 
saint  iVugustin  qu'elle  exclut  trois  sortes  de  per- 
sonnes. «  Elle  exclut  premièrement  ceux  qui  s'éga- 
»  rent  »  ;  et  qui ,  las  d'une  vie  re'glée ,  qu'ils  trou- 
vent trop  unie  et  trop  contraignante ,  se  jettent  dans 
les  voies  d'iniquité,  où  une  riante  diversité  égaie  les 
passions  et  les  sens.  «  Elle  exclut ,  en  second  lieu  , 
»  ceux  qui  retournent  en  arrière,  et  qui ,  sans  sortir 
)>  de  la  voie,   abandonnent  les  pratiques  de  piété 
»  qu'ils  avoient  embrassées  :  elle  exclut  enfin  ceux 
»  qui  s'arrêtent;  et  qui,  croyant  avoir  assez  fait,  ne 
»  songent  pas  à  s'avancer  dans  la  vertu  (0  ».  Ceux 
qui  sortent  de  la  voie  des  commandemens  ,   après  y 
être  rentrés  par  la  pénitence,  et  qui  retombent  dans 
leurs  premiers  crimes  ;  hélas  !  c'est  le  plus  grand 
nombre  :  c'est  à  eux  que  je  dois  parler  à  la  fin  de  ce 
discours;  et  plût  à  Dieu  que  je  leur  parle  avec  cette 
voix  de  tonnerre  que  Dieu  donne  aux  prédicateurs, 
quand  il  veut  briser  les  rochers  et  fendre  les  cœurs 
de  pierre. 

Mais  je  ne  vous  oublierai  pas ,  ô  petit  noml)re 
choisi  de  Dieu;  vous,  mes  Frères,  qui,  fidèles  à  la 
pénitence,  craignez  de  rentrer  dans  les  voies  de  per- 
dition, oîi  vous  avez  autrefois  marché  avec  une  si 
aveugle  confiance.  Vous  avez  encore  deux  choses  à 
craindre;  apprenez-les  de  Jésus-Christ  même  :  l'une, 
de  retourner  en  arrière  ;  et  l'autre ,  de  vous  arrêter 
un  seul  moment.  Vous  faites  un  pas  en  arrière,  lors- 

(0  Serm.  de  Caniic.  novo,  n.  4,  toni'  vi,  col.  592. 


6*48  POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE. 

que,  sans  retourner  au  pe'ché  mortel,  vous  vous  re- 
lâchez de  l'attention  que  vous  aviez  sur  vous-mêmes  ; 
que  vous  prodiguez  le  temps  que  vous  me'nagiez  ; 
que  vous  ôtez  à  la  pie'te  ses  meilleures  heures  :  et 
vous  ,  lorsque  tentée  de  relever  par  quelque  parure 
cette  modestie  qui  commence  à  vous  paroître  trop 
nue  ,  vous  vous  dégoûtez  de  cette  sainte  simplicité 
que  vous  regardiez  auparavant  comme  la  vraie 
marque  de  la  pudeur;  sans  jamais  vouloir  songer  à 
cette  parole  de  Jésus-Christ,  qui  foudroie  votre  né- 
gligence :  «  Celui  qui  met  la  main  à  la  charrue  »  , 
qui  commence  à  cultiver  son  ame  comme  une  terre 
fertile,  «  et  qui  retourne  en  arrière  » ,  qui  se  relâche 
des  saintes  pratiques  qu'il  avoit  choisies  ;  que  pro- 
nonce le  Fils  de  Dieu  ?  quoi ,  peut-être  qu'il  n'at- 
teindra pas  à  la  perfection?  Non  ,  Messieurs  ;  sa  sen- 
tence est  bien  plus  terrible  :  «  Il  n'est  pas  propre  , 
3)  dit-il ,  au  royaume  de  Dieu  (0  »,  et  il  n'a  que  faire 
d'y  prétendre  :  c'est  Jésus-Christ  qui  le  dit  ;  croyez 
donc  à  sa  parole ,  et  tremblez. 

Et  comment  se  sauveront  ceux  qui  reculent  en 
arrière,  puisque  ceux  qui  n'avancent  pas  dans  la  vertu 
sont  dans  un  péril  manifeste  ?  Vous  vous  trompez  , 
mon  Frère,  si  dans  la  vie  chrétienne  vous  croyez 
pouvoir  demeurer  dans  un  même  point  ;  il  faut , 
dans  cette  route,  monter  ou  descendre.  Saint  Paul 
ïie  cesse  de  crier  du  troisième  ciel  :  «  Renouvelez- 
i)  vous,  renouvelez  -  vous  C^)  ».  Vous  vous  êtes  re- 
nouvelés par  la  pénitence;  renouvelez-vous  encore  : 
et  Origène  a  raison  de  dire  sur  cette  parole  de  sainf 
Paul  :  «  Ne  croyez  pas  qu'il  suffise  de  s'être  renouvelé 

(0  Luc.  IX.  62.  —  W  Ephes,  iv.  23. 


POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE.  C)!\X) 

M  une  fois  ;  il  faut  renouveler  la  nouveauté  même(0  »  : 
car  au  point  où  vous  croyez  avoir  assez  fait ,  l'or- 
gueil ,  qui  vous  surprendra ,  vous  fera  tout  perdre , 
et  vos  forces  seront  dissipées  par  le  repos  qui  relâ- 
chera votre  attention.  Ne  proférez  donc  jamais  cette 
parole  indigne  d'une  bouche  chrétienne  :  Je  laisse 
la  perfection  aux  religieux  et  aux  solitaires  ,  trop 
heureux  d'éviter  la  damnation  éternelle.  Non,  non, 
vous  vous  abusez  :  qui  ne  tend  point  à  la  perfection  , 
tombe  bientôt  dans  le  vice  :  qui  grimpe  sur  une 
hauteur,  s'il  cesse  de  s'élever  par  un  continuel  effort, 
est  entraîné  par  la  pente  même,  et  son  propre  poids 
le  précipite  :  c'est  pourquoi  toute  l'Ecriture  nous  dé- 
fend de  nous  arrêter  un  seul  moment.  Si ,  selon  l'a- 
pôtre saint  Paul  (2) ,  la  vie  vertueuse  est  une  course  ; 
il  faut ,  comme  cet  apôtre ,  s'avancer  toujours ,  ou- 
blier ce  qu'on  a  fait,  courir  sans  relâche,  et  n'ima- 
giner de  repos  qu'à  la  fin  de  la  carrière ,  où  le  prix 
de  la  course  nous  attend  (3).  «  Si  la  vie  vertueuse  est 
»  une  milice  »  ,  comme  dit  le  saint  homme  Job  (4) , 
ou ,  comme  parle  saint  Paul ,  «  une  lutte  conti- 
»  nuelle  (^)  »  contre  un  ennemi  également  attentif 
et  fort  ;  se  ralentir  tant  soit  peu ,  après  même  l'avoir 
attéré,  c'est  lui  faire  reprendre  ses  forces;  et  une 
victoire  mal  poursuivie  ne  devient  pas  moins  fu- 
neste ,  par  l'événement ,  qu'une  bataille  perdue. 

Dans  la  guerre  qu'avoit  David  contre  la  maison 
de  Saiil,  écoutez  ce  que  remarque  le  texte  sacré, 
(c  David  croissoit  tous  les  jours,  et  s'élevoit  de  plus 
i)  en  plus  au-dessus  de  lui-même  :  au  contraire  la 

(ï)  In  Epist.  ad  Rom.  lib.  v,  n.  8,  tom.  iv,  pag.  SGi.  —  (')  /.  Cor, 
IX.  24.  —  C^)  Philip,  lu.  i3.  —  (4)  Job.  vu.  i.  —  C^)  Ephcs.  vi.  12. 


65o         POUK  LE  JOUR  DE  PAQUE. 

»  maison  de  Saiil  alloit  toujours  décroissant  »  ,  et 
ses  forces  se  diminuoient  :  David  proficiscens  et  sent- 
per  seipso  rohiistior  j  domus  autem  Saul  decrescens 
quotidie  (0.  Quel  fut  donc  l'événement  de  cette 
guerre?  Evénement  heureux  à  David,  dont  le  trône 
fut  affermi  pour  jamais;  mais  événement  funeste  au 
malheureux  Isboseth  et  à  la  maison  de  Saiil,  qui  se 
vit  bientôt  sans  ressource.  Isboseth,  qui  se  négligea , 
et  jamais  ne  s'aperçut  qu'il  diminuoit,  parce  qu'il 
diminuoit  peu  à  peu ,  à  la  fin  demeure  sans  force. 
Ses  soldats  l'abandonnent  ;  Abner,  qui  soutenoit  le 
parti  et  par  ses  conseils  et  par  sa  valeur ,  se  donne 
à  son  ennemi;  le  malheureux  prince  est  assassiné 
dans  son  lit  par  des  parricides  à  qui  sa  mollesse  fit 
tout  entreprendre  :  et  pour  avoir  négligé  d'imiter 
David,  qui  croissoit  toujours;  à  force  de  déchoir, 
il  se  trouva,  sans  y  penser,  au  fond  de  l'abîme. 
Chrétien ,  qui  ne  veux  pas  t' élever  sans  cesse  dans 
le  chemin  de  la  vertu,  voilà  ta  ligure  :  tout  ce  que 
tu  avois  de  bons  désirs  te  quittera  l'un  après  l'autre, 
et  ta  perte  est  infaillible. 

Eveillez-vous  donc,  chrétiens,  comme  l'ange  di- 
soit  au  prophète,  éveillez-vous,  et  marchez;  «  car 
»  vous  avez  encore  à  faire  un  grand  voyage  «  :  Gran- 
dis enim  tibi  restât  via  (^).  Cette  voie ,  dit  saint 
Augustin,  veut  «  des  hommes  qui  marchent  tou- 
»  jours  »  ;  Ambulantes  quœrit  (3).  La  crainte  de  l'en- 
fer et  de  ses  peines  éternelles  vous  a  ébranlés  ;  c'est 
un  bon  commencement  :  mais  il  est  temps  d'ouvrir 
votre  cœur  aux  chastes  douceurs  de  l'amour  de  Dieu, 

(i)  //.  Reg.  ni.  I.  —  (^)  ///.  Reg.  xix.  7.—  v^)  Serm.  de  Cantic. 
no\^o,  ubi  suprà. 


POUR  LE  JOUR  DE  PAQUE.         65l 

sans  lequel  il  n'y  a  point  de  christianisme.  Vous 
avez  pu  renoncer  au  crime,  et  aux  plaisirs  qui  vous 
menaçoient  d'irre'me'diables  douleurs  ,  et  peut-être 
même  dès  cette  vie  :  la  plaie  n'est  pas  bien  fermée; 
et  ce  cœur  ensanglanté  soupire  encore  en  secret  après 
ses  joies  corrompues.  Epurez  vos  intentions;  for- 
tifiez votre  volonté  par   des  réflexions  sérieuses  et 
par  des  prières  ferventes,  car  la  prière  assidue  et 
persévérante  est  le  seul  soutien  de  notre  impuissance. 
Vous  avez  commencé  à  goûter  Dieu  ;  car  aussi  com- 
ment peut-on  être  chrétien,  si  on  n'aime,  et  si  on 
ne  goûte  ce  bien  infini  ?  Apprenez  peu  à  peu  à  le 
goûter  seul ,  et  modérez  ce  goût  du  plaisir  sensible, 
qui  ne  laisse  pas  d'être  dangereux ,  lors  même  qu'il 
semble  innocent;  autrement  vous  éprouverez,  par 
une  chute  imprévue,  la  vérité  de  cette  sentence  : 
«  Qui  se  néglige,  tombe  peu  à  peu  (0  ».  Et  quoique 
vous  nous  vantiez  l'innocence  de  vos  désirs  encore 
trop  sensuels  ,    je  ne  laisse  pas  de  trembler  pour 
vous;   parce  qu'enfin,   quoi  que  vous  disiez,   du 
plaisir  au  plaisir  il  n'y  a  pas  loin,  et  du  sensible 
au  sensible  la  chute  n'est  que  trop  aisée.  Il  faut  donc 
travailler  sans  cesse  à  cet  édifice  caduc,  où  toujours 
quelque  chose  se  dément  :  il  faut  toujours  s'élever, 
si  on  ne  veut  pas  retomber  trop  vite.  A  quelque 
point  que  nous  soyons ,  saint  Paul  nous  excite  à 
monter  plus  haut  (2)  :  après  que  nous  sommes  res- 
suscites avec  Jésus- Christ,  il  faut  encore  avec  lui 
monter  jusqu'au  plus  haut  des  cieux,  et  jusqu'à  la 
droite  du  Père  céleste.  Car  si  cette  ambition  que  le 
monde  veut  appeler  noble ,  inspire  à  un  grand  cou- 

(0  Eccli  XIX.  1.  —  {})  Coloss.  III,  1,2, 


6f)2  POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE. 

rage  une  ardeur  infatigable ,  qui  fait  qu  e'tant  arrivé 
par  mille  travaux  et  mille  périls  aux  premiers  hon- 
neurs, il  oublie  tout  ce  qu'il  a  fait  pour  augmenter 
une  gloire  qui  n'est  après  tout  qu'un  bruit  agréable 
autour  de  nous ,  et  un  mélange  de  voix  confuses  ; 
que  ne  doit-on  pas  entreprendre  pour  la  véritable 
gloire  que  Dieu  réserve  à  ses  enfans?  quelle  acti- 
vité et  quelle  vigueur  ne  demande-t-elle  pas  ?  ne 
faut-il  pas  être  toujours  agissant ,  à  l'exemple  de 
Jésus-Christ?  «  Mon  Père,  dit-il  (0,  opère  toujours; 
))  et  moi,  j'opère  avec  lui  ».  Mais  voyons-le  opérer 
dans  sa  sainte  Eglise  :  ce  nous  sera  un  nouveau  mo- 
tif de  nous  soumettre  à  l'opération  de  la  grâce  qui 
nous  renouvelle, 

SECOND  POINT. 

Nous  avons  vu  que  le  Fils  de  Dieu,  en  ressusci- 
tant, avoit  dessein  de  nous  attirer  à  cette  «  cité 
))  permanente  »,  comme  l'appelle  saint  Paul  (2)^  où  il 
va  prendre  sa  place ,  et  oii  nous  devons  jouir  avec 
lui  d'une  paix  inaltérable  :  mais  comme,  au  milieu 
de  l'agitation  où  nous  sommes ,  nous  avons  peine  à 
comprendre  qu'il  y  ait  pour  nous  quelque  chose 
d'immuable  ,  écoutez  ce  qu'il  médite.  O  homme,  tu 
ne  veux  pas  croire,  ou  tu  ne  peux  pas  t'imaginier 
que  je  t'aie  bâti  dans  le  ciel  une  cité  permanente , 
où  tu  seras  éternellement  heureux  ;  et  je  m'en  vais 
entreprendre  un  ouvrage  sur  la  terre,  qui  te  don- 
nera une  idée  de  ce  que  je  puis,  et  de  ce  que  je  te 
prépare  :  cet  ouvrage,  c'est  son  Eglise  catholique. 
Venite  et  videte  opéra  Domini,  quœ  posuit prodigia 

(0  Joan.  V.  17.  —  W  Hebr.  xiii.  1 4« 


PO  un    LE    JOUll    DE    PAQUE.  653 

super  terrant  (0  :  «  O  homme,  viens  voir  les  mer- 
»  veilles  de  la  maiii  de  Dieu  ;  et  dans  les  prodiges 
»  qu'il  fait  sur  la  terre  » ,  juge  des  ouvrages  immor- 
tels qu'il  entreprend  pour  le  ciel. 

Approchons-nous  donc  de  plus  près,  et  regardons 
travailler  le  grand  architecte.  Il  a  travaillé  à  son 
Eglise  durant  sa  vie,  à  sa  mort,  à  sa  glorieuse  re'- 
surrection  ;  mais  toujours  sur  le  même  plan  :  et  s'il 
nous  faut  assigner  à  chacun  de  ces  états  son  ouvrage 
propre  ;  il  a  commencé  à  former  son  Eglise  par  sa 
doctrine  durant  sa  vie  ;  il  lui  a  donné  la  vie  par  sa 
mort  ;  et  par  sa  résurrection  il  lui  a  donné  avec  sa 
dernière  forme  le  caractère  d'immortalité.  Mais  plus 
nous  entrerons  dans  le  détail,  plus  la  grandeur  du 
dessein  et  la  merveille  de  l'exécution  nous  paroîtra 
surprenante.  L'Esprit  invincible  et  tout -puissant, 
qu'il  a  promis  à  ses  apôtres  étant  mortel,  il  l'envoie 
ressuscité  et  monté  aux  cieuxj  afin,  pour  ainsi  par- 
ler, qu'il  coule  toujours  d'une  vive  source.  Mais  ap- 
pliquons-nous à  regarder  la  structure  de  son  Eglise. 

Durant  les  jours  de  sa  vie  mortelle,  il  a  choisi  ses 

apôtres  :  il  a  dit  à  Pierre,  que  «  sur  cette  pierre  il 

»  bâtiroit  son  Eglise,  contre  laquelle  l'enfer  seroit 

»  toujours  foible  i?)  «.  Vous  voyez  les  matériaux 

déjà  préparés  :  les  apôtres  sont  appelés,  et  Pierre 

est  mis  à  leur  tête.  Jésus-Christ  ne  sera  pas  plutôt 

ressuscité,  que  nous  le  verrons  commencer  à  élever 

l'édifice-,  mais  toujours  sur  les  mêmes  fondemens  : 

car  écoutez  ce  que  dit  l'ange  aux  pieuses  femmes  : 

«  Allez  dire  à  ses  disciples  et  à  Pierre  (3)  ».  Dieu 

commence  à  réveiller  la  foi  des  apôtres ,  et  il  ré- 

(0  Ps.  XLV.  8.  —  W  Matth.  XVI.  i8.  —  (3)  j^arc.  xvi.  7. 


654         POUR  LE  JOUR  DE  PAQUE. 

veille  principalement  Pierre,  qui  etoit  le  premier 
de  tous  j  Pierre  qui,  pour  cette  même  raison,  devoit 
être  le  plus  fort ,  et  qui  d'abord  le  plus  infidèle,  puis- 
qu'il avoit  su  renier  son  maître ,  devoit  ensuite  con- 
firmer ses  frères  ;  «  afin,  comme  dit  l'apôtre  (0,  que 
»  la  force  fût  perfectionnée  dans  l'infirmité,  et  que 
»  la  main  de  Jésus-Christ  parût  partout  ». 

Tout  s'avance  dans  le  même  ordre.  Pierre  et  Jean 
courent  au  tombeau  (2)  :  Jean  arrive  le  premier; 
mais  le  respect  le  retient ,  et  il  n'ose  entrer  devant 
Pierre  dans  les  profondeurs  :  c'est  Pierre  qui  voit  le 
premier  les  linges  de  la  sépulture  posés  à  un  coin  du 
tombeau  sacré,  et  les  premières  dépouilles  de  la  mort 
vaincue.  Voyez  comme  l'Eglise  se  forme,  avec  toute 
sa  bienheureuse  subordination,  au  sépulcre  de  Jésus- 
Christ  ressuscité;  et  voyez  en  même  temps  comme 
les  apôtres  sortent  peu  à  peu  de  leur  erreur  ;  Dieu 
les  en  tirant  pas  k  pas,  afin  qu'une  profonde  ré- 
flexion sur  tous  leurs  torts  leur  fasse  entendre  que 
Jésus-Christ  seul  avoit  pu  ressusciter  leur  foi  éteinte. 
Mais  il  faut  avancer  l'ouvrage,  et  il  est  temps  que 
Jésus -Christ  paroisse  aux  apôtres  :  tout  se  fera  sur 
le  même  plan  sur  lequel  on  a  commencé.  Saint  Paul, 
fidèle  témoin,  nous  apprend  que  «  Jésus-Christ  appa- 
»  rut  à  Pierre,  et  après  aux  onze  P)  » .  Saints  apôtres , 
le  temps  est  venu  que  Jésus-Christ  vous  veut  rendre 
les  dignes  témoins  de  sa  résurrection;  et  afin  que 
tout  ie  corps  soit  inébranlable,  il  commence  par  af- 
fermir celui  qu'il  a  mis  à  la  tête  :  c'est  aussi  lui  qui 
doit  porter  la  parole  au  nom  de  vous  tous.  Pierre, 
qui  a  dit  le  premier  :  «  Vous  êtes  Christ,  Fils  de 
C^)  //.  Cor-  X.11.  9.  —  (.^)  Joan,  XX.  3 ,  et  seg,  —  (5)  /.  Cor.  xv.  5. 


POUR    LE    JOUR    DE    P  A  Q  U  E.  655 

5)  Dieu  vivant  (0  »,  à  aussi  prêché  le  premier  :  Vous 
êtes  le  Christ  ressuscité,  et  le  premier  né  d'entre  les 
morts;  et  l'Eglise  va  être  fondée  autant  sur  la  foi  de 
la  résurrection  de  Jésus-Christ ,  que  sur  celle  de  sa 
génération  éternelle. 

Mais  que  fait  Jésus-Christ  un  peu  après?  Pour  don- 
ner la  dernière  forme  à  son  Eglise,  environné  de  ses 
apôtres  qui  ne  se  lassoient  point  de  le  regarder,  il  dit  à 
Simon  Pierre  :  «  Simon ,  fils  de  Jonas,  m'aimez-vous, 
3)  m'aimez-vous,  encore  une  fois;  m'aimez-vous  plus 
»  que  ceux-ci  »?  vous,  qui  êtes  le  premier  en  di- 
gnité, êtes-vous  le  premier  en  amour?  «  Paissez  mes 
»  agneaux  ,  paissez  mes  brebis  (2)  «  ;  paissez  les  pe- 
tits, paissez  les  mères;  enfin,  avec  le  troupeau,  pais- 
sez aussi  les  pasteurs,  qui,  à  votre  égard,  seront  des 
brebis;  et  aimez  plus  que  tous  les  autres,  puisque 
mon  choix  vous  élève  au-dessus  d'eux  tous.  Ainsi  s'a- 
chève l'Eglise  :  le  corps  des  apôtres  reçoit  sa  dernière 
forme,  en  recevant  de  la  main  de  Jésus-Christ  res- 
suscité un  chef  qui  le  représente  sur  la  terre  :  l'E- 
glise est  distinguée  éternellement  de  toutes  les  socié- 
tés schismatiques ,  qui,  faute  de  reconnoître  un  chef 
établi  de  Dieu  de  cette  sorte,  ne  sont  que  confusion; 
et  le  mystère  de  l'unité ,  par  lequel  l'Eglise  est  iné- 
branlable ,  se  consomme. 

Il  reste  pourtant  encore  un  dernier  ouvrage  :  il 
faut  que  cette  Eglise,  ainsi  formée  avec  ses  divers  mi- 
nistères, reçoive  la  promesse  d'immortalité  de  cette 
bouche  immortelle ,  d'oîi  le  genre  humain  en  sus- 
pens attendra  un  jour  sa  dernière  et  irrévocable 
sentence.  Jésus-Christ  assemble  donc  ses  saints  apô- 

(')  Matth.  XVI.  16.  —  (2)  Joan.  xxi.  i5,  16,  17. 


656         POUR  LE  JOUR  DE  PAQUE. 

très;  et  prêt  à  monter  aux  cieux,  écoutez  comme  il 
leur  parle  :  «  Toute  puissance,  dit-il,  m'est  donnée 
»  dans  le  ciel  et  dans  la  terre  ;  il  est  temps  de  partir  : 
))  allez ,  marchez  à  la  conquête  du  monde  ;  prêchez 
»  l'Evangile  à  toute  créature;  enseignez  toutes  les 
»  nations,  et  les  baptisez  au  nom  du  Père,  et  du 
»  Fils,  et  du  Saint-Esprit  (0  ».  Et  quel  en  sera  l'ef- 
fet ?  Effet  admirable ,  effet  éternel  et  digne  de  Jésus- 
Christ  ressuscité  :  «  Je  suis,  dit-ii,  avec  vous  jusqu'à 
»  la  consommation  des  siècles  (2)  » .  Digne  parole  de 
TEpoux  céleste,  qui  engage  sa  foi  pour  jamais  à  sa 
sainte  Eglise.  Ne  craignez  point,  mes  apôtres,  ni 
vous  qui  succéderez  à  un  si  saint  ministère  :  moi  res- 
suscité, moi  immortel,  je  serai  toujours  avec  vous  : 
vainqueur  de  l'enfer  et  de  la  mort,  je  vous  ferai 
triompher  de  l'un  et  de  l'autre  ;  et  l'Eglise  que  je 
formerai  par  votre  sacré  ministère  ,  comme  moi , 
sera  immortelle  :  ma  parole,  qui  soutient  le  monde 
qu'elle  a  tiré  du  néant ,  soutiendra  aussi  mon  Eglise  : 
Ecce  ego  ajobiscum  sum.  Si  depuis  ce  temps ,  chré- 
tiens, l'Eglise  a  cessé  un  seul  moment;  si  elle  a  un 
seul  moment  ressenti  la  mort  dont  Jésus-Christ  l'a 
tirée,  et  que  cette  Eglise  de  Jésus -Christ  unie  à 
Pierre  n'ait  pas  conservé  avec  l'unité  et  l'autorité 
une  fermeté  invincible,  doutez  des  promesses  de  la 
vie  future.  Mais  vous  voyez  au  contraire  que  cette 
Eglise  ,  née  dans  les  opprobres  et  parmi  les  contra- 
dictions ,  chargée  de  la  haine  publique ,  persécutée 
avec  une  fureur  inouie  ,  premièrement  en  Jésus- 
Christ  qui  étoit  son  chef,  et  ensuite  dans  tous  ses 
membres ,   environnée  d'ennemis ,  pleine  de  faux 

(')  Matth.  XXVIII.  i8,  19.  —  (■*)  lUd.  20. 

frères , 


POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE.  6^1 

frères,  et  un  néant,  comme  dit  saint  Paul,  dans  ses 
commencemens,  attaquée  encore  plus  vivement  par 
le  dehors ,  et  plus  dangereusement  divisée  au  de- 
dans par  les  hérésies  dans  son  progrès ,  dans  la  suite 
presque  abandonnée  par  le  déplorable  relâchement 
de  sa  discipline;  avec  sa  doctrine  rebutante,  dure 
à  pratiquer,  dure  à  entendre,  mipénétrable  à  l'es- 
prit, contraire  aux  sens,  ennemie  du  monde  dont 
elle  combat  toutes  les  maximes,  demeure  ferme  et 
inébranlable. 

Et  pour  venir  au  particulier  de  Tinstitution  de 
Jésus-Christ;  car  il  est  beau  de  considérer  dans  des 
promesses  circonstanciées  un  accomplissement  pré- 
cis :  vous  voyez  que  la  doctrine  de  TEvangile  sub- 
siste toujours  dans  les  successeurs  des  apôtres;  que 
Pierre,  toujours  à  leur  tête,  n'a  cessé  d'enseigner 
les  peuples,  et  de  «  confirmer  ses  frères  (0  «,  et, 
comme  disent  les  six  cent  trente  évêques  au  grand 
concile  de  Chalcédoine ,  «  qu'il  est  toujours  vivant 
»  dans  son  propre  siège  (2)  «  ;  que  toutes  les  hérésies 
qui  ont  osé  s'élever  contre  la  science  de  Dieu,  ont 
senti  leurs  têtes  superbes  frappées  par  des  anathêmes 
dont  elles  n'ont  pu  soutenir  la  force;  qu'elles  n'ont 
fait  que  languir  depuis  ce  coup,  et  viennent  tout  à 
la  fois  tomber  aux  pieds  de  l'Eglise,  et  de  Pierre  qui 
les  foudroie  par  ses  successeurs;  que  cependant  cette 
Eglise  ne  se  diminue  jamais  d'un  côté,  qu'elle  ne  s'é- 
tende de  l'autre,  conformément  à  cette  parole  cjue 
Jésus-Christ  adresse  lui-même  à  l'Eglise  d'Ephèse  : 
Moveho  candelahrum  de  loco  suo  [^)  ;  «  Je  remuerai 

(i)  Luc.  xxii.  32.  —  W  S.  Léo.  Serm.  11 ,  c.  m.  —  (3)  Apoc.  ii.  5, 
BOSSUET.    XIII.  42 


6^S  POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE. 

5)  de  sa  place  votre  chandelier  » ,  je  vous  ôterai  la 
lumière  de  la  foi  :  prenez  garde,  je  ne  l'éteindrai 
pas,  je  la  remuerai  et  la  changerai  de  place;  afin  que 
l'Eglise  regagne  tout  ce  qu'elle  perd ,  une  vertu  in- 
visible réparant  ses  pertes;  et,  plutôt  que  de  la  lais- 
ser sans  enfans.  Dieu  faisant,  selon  la  parole  de  Jé- 
sus-Christ ,  «  des  pierres  mêmes ,  et  des  peuples  les 
»  plus  infidèles,  naître  les  enfans  d'Abraham  (0  «  : 
en  sorte  que  dans  sa  vieillesse ,  si  toutefois  elle  peut 
vieillir,  elle  qui  est  immortelle ,  et  lorsqu'on  la  croit 
stérile,  elle  soit  aussi  féconde  que  jamais,  et  demeure 
toujours  au-dessus  de  la  ruine  qui  menace  les  cho- 
ses humaines. 

Lisez  l'histoire  des  siècles  passés ,  et  considérez 
l'état  du  nôtre;  vous  verrez  que,  par  la  vertu  qui 
anime  le  corps  de  l'Eglise,  lorsque  l'Orient  s'en  est 
séparé,  le  JNord  converti  a  rempli  sa  place;  que  le 
Nord,  en  un  autre  temps,  soulevé  par  les  séditieuses 
prédications  de  Luther ,  a  vu  sa  foi  non  pas  tant 
éteinte,  que  transportée  à  d'autres  climats,  et  passée, 
pour  ainsi  parler,  à  de  nouveaux  mondes;  et  qu'enfin 
dans  les  pays  même  oti  l'hérésie  règne,  pour  marque 
des  ténèbres  auxquelles  elle  est  condamnée,  elle 
tombe  dans  un  désordre  visible,  par  un  mélange  con- 
fus de  toutes  sortes  d'erreurs  dont  elle  ne  peut  ai  rêter 
le  cours;  parce  qu'à  force  de  vouloir  combattre  l'au- 
torité de  l'Eglise,  qu'il  a  fallu,  pour  la  contredire, 
aj^peler  humaine,  les  hérésiarques  n'ont  pu  s'en 
laisser  aucune  ni  réelle  ni  apparente  :  ce  qui  fait  que 
la  plus  superbe  hérésie,  la  plus  fière  et  la  plus  me- 
naçante qui  fut  jamais,  est  devenue  elle-même  cette 

CO  Matth,  m.  9. 


POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE.  6^9 

Babylone  qu'elle  se  vanloit  de  quitter.  Et  pour  lui 
donner  le  dernier  coup ,  Dieu  suscite  un  autre  Cy- 
rus,  un  prince  aussi  magnanime,  aussi  mode'ré, 
aussi  bienfaisant  que  lui,  aussi  grand  dans  ses  con^ 
seils  et  aussi  redoutable  par  ses  armes;  mais  plus 
religieux,  puisqu'au  lieu  que  Cyrus  e'toit  infidèle,  le 
prince  que  Dieu  nous  suscite  tient  à  gloire  d'être  lui- 
même  le  plus  ze'lé  et  le  plus  soumis  de  tous  les  enfans  de 
l'Eglise,  comme  il  est,  sans  contestation,  le  premier 
autant  en  mérite,  qu'en  dignité;  Dieu,  dis-je,  sus- 
cite ce  nouveau  Cyrus  pour  détruire  cette  Baby- 
lone ,  et  réparer  les  ruines  de  Jérusalem  :  de  sorte 
que  l'Eglise,  toujours  victorieuse,  quoiqu'en  diffé- 
rentes manières,  tantôt  malgré  les  puissances  con- 
jurées contre  elle,  et  tantôt  par  leur  secours  que 
Dieu  lui  procure,  triomphe  de  ses  ennemis  pour 
leur  salut,  et  pour  le  bien  universel  du  monde,  oii 
seule  elle  fait  reluire  parmi  les  ténèbres  la  vérité 
toute  pure ,  et  la  droite  règle  des  mœurs  également 
éloignée  de  toutes  les  extrémités. 

«  O  Eglise,  les  forces  me  manquent  à  raconter  vos 
»  louanges  «  :  Gloriosa  dicta  sunt  de  te  ^  cwitas 
Dei{^).  ((  O  vraiment.  Eglise  de  Dieu,  sainte  cité  de 
»  l'Eternel ,  et  la  mère  de  ses  enfans  ,  vraiment  on 
»  a  dit  de  vous  des  choses  bien  glorieuses  »  ;  et  je  ne 
m'étonne  pas  de  l'état  heureux  et  permanent  qui 
vous  est  prédestiné  dans  le  ciel  :  déjà  par  la  vertu 
de  celui  qui  vous  a  promis  d'être  avec  vous  ,  vous 
avez  tant  de  majesté  et  tant  de  solidité  sur  la  terre. 
Mais,  mes  Frères,  remarquez-vous  que  cette  pro- 
messe d'immortalité,  qui  soutient  l'Eglise,  s'adresse 

{})  Ps.  LXXXVI.  3. 


66o  POUR    LE    JOUR    DE    PÀQUE. 

aux  apôtres  et  aux  successeurs  des  apôtres?  Allez, 
enseignez,   baptisez;  et  moi,  je  suis  avec  vous  jus- 
qu'à la  consommation  des  siècles  :  avec  vous  à  qui 
la  chaire  a  ëte'  donne'e;  avec  vous  à  qui  sont  commis 
les  saints  sacremens;  avec  vous  qui  devez  éclairer 
les  autres.  C'est  par  les  apôtres  et  leurs  successeurs 
que  l'Eglise  doit  être  immortelle.  Si  donc  les  suc- 
cesseurs des  apôtres  ne  sont  fidèles  à  leur  ministère, 
combien  d'ames  périront!   O  merveilleuse  impor- 
tance de  ces  charges  redoutables!  ô  péril  de  ceux 
qui  les  exercent!  ô  péril  de  ceux  qui  les  demandent, 
et  péril  encore  plus  grand  de  ceux  qui  les  donnent! 
Mais  comme  ceux  qui  les  exercent,  chargés  d'ins- 
truire les  autres ,  n'ont  besoin  que  de  leurs  propres 
lumières;  et  que  ce  grand  prince,  qui  les   donne, 
entre  dans  les  besoins  de  l'Eglise  avec  une  circons- 
pection si  religieuse ,  que  nous  sommes  assurés  d'un 
bon  choix,   pourvu  que    chacun  s'applique  à  lui 
former  en  lui-même  ou  dans  sa  famille  de  dignes 
sujets  ;   c'est  à  vous  que  j'ai  à  parler ,  à  vous ,  Mes- 
sieurs, à  vous  qui  demandez  tous  les  jours,  ou  pour 
vous  ,  ou  pour  les  autres,  ces  redoutables  dignités. 
Ah  !  Messieurs,  je  vous  en  conjure  par  la  foi  que 
vous  devez  à  Dieu  ,  par  l'attachement  inviolable  que 
vous  devez  à  l'Eglise,  à  qui  vous  voulez  donner  des 
pasteurs  selon  votre  cœur,  plutôt  que  selon  le  cœur 
de  Dieu;  et,  si  tout  cela  ne  vous  touche  pas,  par  le 
soin  que  vous  devez  à  votre  salut  :  ah  !  ne  jetez  pas 
vos  amis,   vos  proches,  vos  propres  enfans,  vous- 
mêmes,  qui  présumez  tout  de  votre  capacité,  sans 
qu'elle  ait  jamais  été  éprouvée  ;  ah  !  pour  Dieu,  ne 
vous  jetez  pas  volontairement  dans  un  péril  mani- 


POtJRLEJOURBEPAQUE.  GGl 

feste.  Ne  proposez  plus  à  une  jeunesse  imprudente 
les  dignite's  de  l'Eglise,  comme  un  moyen  dépiquer 
son  ambition  ,  ou  comme  la  juste  couronne  des  étu- 
des de  cinq  ou  six  ans,  qui  ne  sont  qu'un  foible 
commencement  de  leurs  exercices.  Qu'ils  apprennent 
plutôt  à  fuir,  à  trembler,  et  du  moins  à  travailler 
pour  l'Eglise,  avant  que  de  gouverner  FEglise  :  car 
voici  la  règle  de  saint  Paul,  règle  infaillible,  règle 
invariable,  puisque  c'est  la  règle  du  Saint-Esprit: 
<(  Qu'ils  soient  éprouvés  ,  et  puis  qu'ils  servent  (0  w  ; 
et  encore  :  «  C'est  en  servant  bien  dans  les  places 
M  inférieures,  qu'on  peut  s'élever  à  un  pins  haut 
»  rang  (2)  »  :  et  cette  règle  est  fondée  sur  la  con- 
duite de  Jésus-Christ.  Trois  ans  entiers  il  tient  ses 
apôtres  sous  sa  discipline  :  instruits  par  sa  dortrine, 
par  ses  miracles ,  pai  l'exemple  de  sa  vie  et  de  sa 
mort ,  il  ne  les  envoie  pas  encore  exercer  leur  mi- 
nistère. Il  revient  des  enfers  et  sort  du  tombeau, 
pour  leur  donner  durant  quarante  jours  de  nou- 
velles instructions  ;  et  encore  après  tant  de  soins, 
de  peur  de  les  exposer  trop  tôt,  il  les  envoie  se  ca- 
cher dans  Jérusalem  :  «  Renfermez-vous,  dit-il  (^) -, 
»  ne  sortez  pas  jusqu'à  ce  que  vous  soyez  revêtus 
»  de  la  vertu  d'en-haut  ».  Il  les  jette  dans  une  re- 
traite profonde,  sans  laquelle  le  Saint-Esprit,  leur 
conducteur  nécessaire,  ne  viendra  pas.  Voilà  comme 
sont  formés  ceux  qui  ont  appris  sous  Jésus-Christ. 
Et  nous,  Messieurs,  sans  avoir  rien  fait ,  nous  en- 
treprenons de  remplir  leurs  places.  Si  l'ordre  ecclé- 
siastique est  une  milice,  comme  disent  tous  les  saints 
Pères  et  tous  les  conciles,  après  saint  Paul  (4),  es- 

W/.  Tint.  III.  10.  —  K-')Ibul  i3.— (3)  Luc.  xxiv.  49.  —  (4)  /.  Tim.i.  8. 


662  POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE. 

père-t-on  commander;  mais  le  peut-on  sans  hasar- 
der tout,  lorsqu'on  n'a  jamais  obëi ,  jamais  servi 
sous  les  autres?  Et  quel  ordre,  quelle  discipline  y 
aura-t-il  dans  la  guerre ,  si  on  peut  seulement  pré- 
tendre à'^  s'élever  autrement  que  par  les  degrés  ? 
Ou  bien  est-ce  que  la  milice  ecclésiastique,  où  il 
faut  combattre  tous  les  vices,  toutes  les  passions, 
toutes  les  foiblesses  humaines ,  toutes  les  mauvaises 
coutumes,  toutes  les  maximes  du  monde,  tous  les 
artifices  des  hérétiques,  toutes  les  entreprises  des 
impies,  eh  un  mot  tous  les  démons  et  tout  l'enfer, 
ne  demande  pas  autant  de  sagesse,  autant  d'art,  au- 
tant d'expérience,  et  enfin  autant  de  courage ,  quoi- 
que d'une  autre  manière,  que  la  milice  du  monde? 
Quel  spectacle ,  lorsque  ceux  qui  dévoient  com- 
battre à  la  tête  ,  ne  savent  par  oii  commencer; 
qu'un  conducteur  secret  remue  avec  peine  sa  foible 
machine;  et  que  celui  qui  devoit  payer  de  sa  per- 
sonne paie  à  peine  de  mine  et  de  contenance  !  O 
malheur!  ô  désolation!  ô  ravage  inévitable  de  tout 
le  troupeau!  Car  ignorez-vous  cette  juste  mais  re- 
doutable sentence  que  Jésus-Christ  prononce  de  sa 
propre  bouche  :  «  Si  un  aveugle  conduit  un  autre 
M  aveugle  ,  tous  deux  tomberont  dans  le  préci- 
»  pice  (0  »?  Tous  deux,  tous  deux  tomberont;  «  et 
»  non-seulement,  dit  saint  Augustin  (2)^  l'aveugle 
»  qui  mène,  mais  encore  l'aveugle  qui  suit  ».  Ils 
tomberont  l'un  sur  l'autre  ;  mais  certes  l'aveugle 
qui  mène  tombe  d'autant  plus  dangereusement, 
qu'il  entraîne  les  autres  dans  sa  chute,  et  que  Dieu 
redemandera  de  sa  main  le  sang  de  son  frère  qu'il 

(0  Mattli.  XV.  il\.  —  ('-)  Serm.  xlvi,  n.  21 ,  toni.  v,  col.  236. 


POUR  LE  JOUR  DE  PAQUE.         G6Z 

a  perdu.  Et  pour  voir  un  effet  terrible  de  cette  me- 
nace, considérez  tant  de  royaumes  arrache's  du  sein 
de  l'Eglise ,  par  TheVésie  de  ces  derniers  siècles.  Re- 
cherchez les  causes  de  tous  ces  malheurs  :  il  s'élè- 
vera autour  de  vous  du  creux  des  enfers  ,  comme  un 
cri  lamentable  des  peuples  précipités  dans  l'abîme  : 
c'est  nos  indignes  pasteurs  qui  nous  ont  jetés  dans 
ce  lieu  de  tourment  où  nous  sommes  :  leur  inutilité 
et  leur  ignorance  nous  les  a  fait  mépriser  :  leur  vanité 
et  leur  corruption  nous  les  a  fait  haïr,  injustement, 
il  est  vrai;  car  il  falloit  respecter  Jésus-Christ  en 
eux,  et  les  promesses  faites  à  l'Eglise;  mais  enfin  ils 
ont  donné  lieu  aux  spécieuses  déclamations  qui  nous 
ont  séduits  :  ces  sentinelles  endormies  ont  laissé  en- 
trer l'ennemi  ;  et  la  foi  ancienne  s'est  anéantie  par  la 
négligence  de  ceux  qui  en  étoient  les  dépositaires. 

O  sainte  Eglise  gallicane  ,  pleine  de  science, 
pleine  de  vertus,  pleine  de  force;  jamais,  jamais, 
je  l'espère ,  tu  n'éprouveras  un  tel  malheur  :  la  pos- 
térité te  verra  telle  que  t'ont  vue  les  siècles  passés , 
l'ornement  de  la  chrétienté  et  la  lumière  du  monde  ; 
toujours  une  des  plus  vives  et  des  plus  illustres  par- 
ties de  cette  Eglise  éternellement  vivante ,  que  Jé- 
sus-Christ ressuscité  a  répandue  par  toute  la  terre. 

Mais  nous,  mes  Frères,  voulons-nous  mourir; 
et  si  nous  ne  commençons  à  vivre  pour  ne  mourir 
plus,  que  nous  sert  d'être  les  membres  d'un  chef 
immortel,  et  d'un  corps,  d'une  Eglise  qui  ne  doit 
jamais  avoir  de  fin?  c'est  par  cette  considération 
qu'il  faut  finir  ce  discours. 


664  POUR    LE    JOUR    DE    TAQUE. 

TROISIÈME  POINT. 

Etrange  impression  qui  s'est  mise  dans  l'esprit 
des  hommes ,  qui ,  pourvu  qu'ils  aient  un  recours 
fréquen*  aux  sacremens  de  TEglise,  croient  que  les 
pe'cliés  qu'ils  ne  cessent  de  commettre  ne  leur  font 
pas  tout  le  mal  qu'ils  leur  pourroient  faire;  et  s'ima- 
ginent être  chre'liens,  parce  qu'aussi  souvent  con- 
fessés qu'ils  sont  pêcheurs,  ils  soutiennent,  dans  une 
vie  toute  corrompue  -,  une  apparence  de  vie  chré- 
tienne. Ce  n  est  pas  là  la  doctrine  que  Jésus-Christ 
et  ses  apôtres   nous  ont   enseignée.   «  Jésus-Christ 
M  ressuscité  ne  meurt  plus  (0  »  ;  et  de  là  que  conclut 
saint  Paul  ?  (f  Ainsi  vous  devez  penser  que  vous  êtes 
))  morts   au  péché,  pour  vivre  à  Dieu  par   Jésus- 
»  Christ  notre  Seigneur  (^)  »  :  et  encore   avec  plus 
de    force  :   «  Si,  dit -il,    nous  sommes   morts  au 
»  péché,  comment  pourrons -nous  y  vivre  doréna- 
»  vaut  (^)  M?    Quomodo?   Comment?   comment  le 
pourrons-nous?  Parole  d'étonnement,  qui  fait  voir 
l'apôtre  saisi  de  frayeur  à  la  seule  vue  d'une  rechute. 
Déplorable  dépravation  des  chrétiens  !  Nous  nous 
étonnons  maintenant ,   quand  ceux  qui  fréquentent 
les  sacremens  gardent  les  résolutions  qu'ils  y  ont 
prises  ;  et  saint  Paul  s'étonnoit  aloi^s  comment  ceux 
qui  les  recevoient,  et  qui  étoient  morts  au  péché, 
pouvoient  y  vivre.  Si,  dit-il  ,  nous   sommes  morts 
au  péché  de  bonne  foi  ;  si,  de  bonne  foi,  nous  avons 
renoncé  à  ces  abominables  impuretés  ;  à   cette  ai- 
greur implacable  d'un  cœur  ulcéré,  qui  songe  à  se 
satisfaire  par  une  vengeance  éclatante,  ou  qui  goû- 

(0  Rom.  VI.  9.  —  W  Ibid.  1 1.  —  (3)  Ibid.  3. 


I 


POUH    LE    JOUR    DE    PAQUE.  66^ 

tant  en  lui-même  une  vengeance  cachée,  triomphe 
secrètement  de  la  simplicité  d'un  ennemi  de'çu  ;  à 
ces  meurtres  que  vous  fait  faire  tous  les  jours  une 
langue  envenime'e  ;  à  cette  malignité  dangereuse  qui 
vous  fait  empoisonner  si  habilement  et  avec  tant 
d'imperceptibles  détours  une  conduite  innocente  ;  à 
cette  fureur  d'un  jeu  ruineux  où  votre  famille  change 
d'état  à  chaque  coup,  tantôt  relevée  pour  un  mo- 
ment, et  tantôt  précipitée  dans  l'abîme  :  si  nous 
avons  renoncé  à  toutes  ces  choses  et  aux  autres  dé- 
sordres de  notre  vie,  comment  pouvons -nous  y 
vivre,  et  nous  replonger  volontairement  dans  cette 
horreur  ? 

Mais  procédons  par  principes  ;  les  hommes  ne  re- 
viennent que  par-là.  Voici  donc  le  fondement  que  je 
pose.  Quand  Dieu  daigne  se  communiquera  sa  créa- 
ture, son  intention  n'est  pas  de  se  communiquer  en 
passant  :  «  Mon  Père  et  moi,  nous  viendrons  à  eux, 
))  dit  le  Fils  de  Dieu ,  et  nous  ferons  en  eux  notre 
»  demeure  (0  ))  ;  et  encore:  «  Le  Saint-Esprit  de- 
»  meurera  en  vous ,  et  il  y  sera  iV  »  ;  et  encore  : 
«  Qui  mange  ma  chair  et  boit  mon  sang  ,  demeure 
:»  en  moi ,  et  moi  en  lui  (5)  »  ;  une  demeure  récipro- 
que. En  un  mot  l'Esprit  de  Dieu  veut  demeurer  ; 
car  il  est  stable,  constant,  immuable  de  sa  nature: 
il  ne  veut  pas  être  en  passant  dans  les  âmes ,  il  y  veut 
avoir  une  demeure  fixe  ;  et  s'il  ne  trouve  dans  votre 
conduite  quelque  chose  de  ferme  et  de  résolu ,  il  se 
retire  :  ou ,  pour  vous  dire  tout  votre  mal ,  s'il  ne 
trouve  rien  de  ferme  et  de  résolu  dans  votre  con- 
duite ,  craignez  qu'il  ne  se  soit  déjà  profondément 

CO  Joan.  XIV.  23.  —  (^)  Ibid.  17.  —  Q)  Ibid.  vi.  ^7. 


666  POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE. 

retiré  de  vous  ,  et  que  vous  ne  soyez  celui  dont  il  est 
écrit  :  «  Vous  avez  le  nom  de  vivant ,  et  vous  êtes 
3)  mort  (0  ».  Ne  dites  pas  que  ce  n'est  que  fragilité; 
car  si  la  fragilité,  qui  est  la  grande  maladie  de  notre 
nature  ,  n'a  point  de  remède  dans  l'Evangile  ,  Jésus- 
Christ  est  mort  et  ressuscité  en  vain  :  en  vain  Dieu 
emploie  à  nous  convertir,  comme  dit  saint  Paul, 
«  la  même  vertu  par  laquelle  il  a  ressuscité  Jésus- 
»  Christ  »  ,  une  vertu  divine  et  surnaturelle  : 
In  quo  et  resurrexistis  per  fidem  oper adonis  Dei , 
qui  suscila\^it  illum  a  mortuis  (2).  Et  croire  qu'on 
prenne  toujours  dans  les  sacremens  une  vertu  mira- 
culeuse et  toute-puissante,  en  demeurant  toujours 
également  foible  ;  de  sorte  qu'on  puisse  toujours 
mourir  au  péché,  et  toujours  y  vivre  ;  c'est  une  er- 
reur manifeste. 

Ce  n'est  pas  que  je  veuille  dire  qu'on  ne  puisse 
perdre  la  grâce  recouvrée,  et  même  la  recouvrer 
plusieurs  fois  dans  le  sacrement  de  pénitence.  11  faut 
détester  tous  les  excès  :  celui-ci  est  rejeté  par  toute 
l'Eglise,  et  condamné  manifestement  dans  toutes  les 
Ecritures,  qui  n'ont  point  donné  de  bornes  à  la 
divine  miséricorde,  ni  à  la  vertu  des  saints  sacre- 
mens. Mais  comme  je  vous  avoue  que  la  vie  chré- 
tienne peut  commencer  quelquefois  par  l'infirmité, 
je  dis  qu'il  en  faut  venir  à  la  consistance.  Un  fruit 
n'est  pas  mûr  d'abord,  et  sa  crudité  offense  le  goût; 
mais  s'il  ne  vient  à  maturité,  ce  n'est  pas  du  fruit , 
c'est  du  poison.  Ainsi  le  pécheur  qui  se  convertit , 
pourvu  qu'il  déplore  sa  fragilité,  et  qu'au  lieu  d'en 
être  confus,  il  ne  s'en  fasse  pas  une  excuse,  peut  ne 

(ï)  ApOC.  III.  I.  —  V*)  ColosS.  II.   12. 


POUR    LE    jour.    DE    PAQUE.  66'] 

la  pas  vaincre  d'abord;  et  les  fruits  de  sa  pénitence, 
quoique  amers  et  désagréables,  ne  laissent  pas  d'être 
supportés  par  l'espérance  qu'ils  donnent.  Mais  que 
jamais  nous  ne  produisions  ces  dignes  fruits  de  péni- 
tence tant  recommandés  dans  l'Evangile  (0,  c'est- 
à-dire  ,  «  une  conversion  solide  et  durable  »  ;  Pœni- 
tentiam  stahilern  ^  comme  l'appelle  saint  Paul  (2)  ; 
que  notre  pénitence  ne  soit  qu'un  amusement ,  et , 
pour  parler  comme  un  sain  t  concile  d'Espagne,  notre 
communion  qu'un  jeu  sacrilège,  où  nous  nous  jouons 
de  ce  que  le  ciel  et  la  terre  ont  de  plus  saint  ;  Lu- 
dere  de  doininica  conirnunione  (5)  ;  que  notre  vie , 
toute  partagée  entre  la  vertu  et  le  crime,  ne  prenne 
jamais  un  parti  de  bonne  foi  ;  ou  plutôt  qu'en  ne 
gardant  plus  que  le  seul  nom  de  vertu ,  nous  pre- 
nions ouvertement  le  parti  du  crime,  le  faisant  ré- 
gner en  nous ,  malgré  les  sacremens  tant  de  fois  re- 
çus ;  c'est  un  prodige  inoui  dans  l'Evangile ,  c'est  un 
monstre  dans  la  doctrine  des  moeurs. 

Faites-moi  venir  un  philosophe  ,  un  Socrate,  un 
Aristote ,  qui  vous  voudrez  :  il  vous  dira  que  la  vertu 
ne  consiste  pas  dans  un  sentiment  passager;  mais 
que  c'est  une  habitude  constante  et  un  état  perma- 
nent. Que  nous  ayons  une  moindre  idée  de  la  vertu 
chrétienne,  et  qu'à  cause  que  Jésus -Christ  nous  a 
ouvert  dans  les  sacremens  une  source  inépuisable 
pour  laver  nos  crimes  ;  plus  aveugles  que  les  philo- 
sophes, qui  ont  cherché  la  stabilité  dans  la  vertu  , 
nous  croyons  être  chrétiens ,  lorsque  nous  passons 
toute  notre  vie  dans  une  inconstance  perpétuelle  ; 

(ï)  Luc.  in.  8.  —  (')  //.  Cor.Yii.  lo.  —  (3)  Conciî.  Elibenl.  can. 
XLVji.  Lab.  toni.  i,  col.  9j5. 


668  POUR    LE    JOUE.    DE    P  A  Q  U  E. 

aujourd'hui  dans  les  eaux  de  la  pénitence ,  et  demain 
dans  nos  premières  ordures  ;  aujourd'hui  à  la  sainte 
table  avec  Jésus -Christ,  et  demain  avec  Bélial ,  et 
dans  toute  la  corruption  passée  :  peut-on  déshonorer 
davantage  le  christianisme?  et  n'est-ce  pas  faire  de 
Jésus-Christ  même,  chose  abominable,  un  défenseur 
des  mauvaises  habitudes? 

Ce  n'est  pas  ainsi  que  Jésus  -  Christ  a  parlé  des 
rechutes,  lui  qui  trouvant  l'arbre  cultivé  et  toujours 
infructueux  ,  s'étonne  de  le  voir  encore  sur  la  terre, 
et  prononce  qu'il  n'est  plus  bon  que  pour  le  feu  (i). 
Quel  effet  attendez-vous  de  vos  confessions  stériles  ? 
Ne  voyez -vous  pas  que  vous  vous  trompez  vous- 
mêmes;  et  qu'ennemis,  nopi  pas  du  péché  ,  mais  du 
reproche  de  vos  consciences  qui  vous  inquiète,  c'est 
de  cette  inquiétude,  et  non  du  péché,  que  vous  vou- 
lez vous  défaire  ?  de  sorte  que  le  fruit  de  vos  péni- 
tences, c'est  d'étouffer  le  remords,  et  de  vous  faire 
trouver  la  tranquillité  dans  le  crime. 

Ah  !  il  est  vrai ,  vous  me  convainquez  :  dans  la  foi- 
blesse  oii  je  suis,  je  me  garderai  bien  d'approcher 
des  saints  sacremens.  J'avois  prévu  cette  malheureuse 
conséquence.  Nous  voici  donc  dans  ces  temps  dont 
parle  saint  Paul ,  «  oii  les  hommes  ne  peuvent  plus 
))  soutenir  la  saine  doctrine  (^)  ».  Prêchez -leur  la 
miséricorde  toujours  prête  à  les  recevoir;  au  lieu 
d'être  attendris  par  cette  bonté,  ils  ne  cesseront  d'en 
abuser,  jusqu'à  ce  qu'ils  la  rebutent  et  la  changent 
en  fureur  :  faites-leur  voir  le  péril  où  les  précipite 
le  mépris  des  saints  sacremens;  il  n'y  a  plus  de  sa- 
cremens pour  eux.    Combien  en  effet  en  connois- 

0)  Luc.  xTii.  6,  et  seq.  —  (')  //.  Tim.  iv.  3. 


POUR    LE    JOUR    DE     PAQUE.  C)6c) 

sons-noiis  qui  n'ont  plus  rien  de  chrétien,  que  ce 
faux  respect  pour  les  sacremens,  qui  fait  qu'ils  les 
abandonnent ,  de  peur,  disent-ils ,  de  les  profaner. 
Le  beau  reste  de  christianisme  !  comme  si  on  pou- 
voit  faire,  pour  ainsi  parler,  un  plus  grand  outrage 
aux  remèdes ,  que  d'en  être  environné  sans  daigner 
les  prendre ,  douter  de  leur  vertu ,  et  les  laisser 
inutiles. 

O  Jésus -Christ  ressuscité,  parlez  vous-même. 
Vous  avez  dit  de  votre  bouche  sacrée ,  que  «  les 
»  morts  qui  seroient  gisans  dans  les  tombeaux  en- 
»  tendroient  la  voix  du  Fils  de  l'homme  ,    et  sorti- 
))  roient  des  ombres  de  la  mort  (0  ».  O  vous,  plus 
morts  que  les  morts;  morts  de  quatre  jours  ,    dont 
les  entrailles  déjà  corrompues  par  des  habitudes  in- 
vétérées font  horreur  aux  sens,  «  squelettes  déchar- 
»  nés ,  os  desséchés  «  ,  oti  il  n'y  a  plus  de  suc ,  ni  aucun 
reste  de  l'ancienne  forme;  quoiqu'une  pierre  pesante 
vous  couvre,  et  que  rien  ne  semble  capable  de  forcer 
la  dureté  de  votre  cœur,  «  Ecoutez  la  voix  du  Fils 
«  de  l'homme  »  :    Ossa  arida^  audite  verhiun  Do- 
mini  (2).  Est-ce   en  vain  que  saint  Paul  a  dit  que 
Dieu  emploie  pour  vous  convertir,   et  qu'il  a  mis 
dans  ses  sacremens  «  la  même  vertu  par  laquelle  il 
»  a  ressuscité  Jésus  -  Christ  »  :  Secunduin  opération 
nein  potentiœ  virtutis  ejiis  _,  quain   operalus  est  in 
Christo ,  suscitans  illum  ci  mortuis  (3)  ?   par  consé- 
quent une  vertu  infinie,  une  vertu  miraculeuse,  une 
vertu  qui  ressuscite  les  morts.  Pourquoi  donc  vou- 
lez-vous  périr  ? 

Ah  !  j'ai  trop  abusé  des  grâces,  et  j'ai  épuisé  tous 

CO  Joan.  V.  25 ,  28.  —  i?)  Ezech.  xxxvn.  4-  —  ^^)  Coloss.  11.  1 2. 


6*7  O  POURLEJOURDEPAQUE. 

les  remèdes.  Mais  pourquoi  accusez-vous  les  remèdes 
,que  vous  n'avez  jamais  pris  qu'avec  négligence  ?  Avez- 
vous  gémi  ?  avez-vous  prié  ?  après  avoir  découvert 
vos  plaies  cachées  à  un  sage  médecin  ,  avez-vous  vécu 
dans  le  régime  nécessaire ,  épargnant  à  votre  foiblesse 
jusqu'aux  occasions  les  moins  dangereuses ,  et  son- 
geant plutôt  à  éviter  les  tentations  qu'à  les  combat- 
tre ?  Mais  cette  vie  est  trop  ennuyeuse ,  et  on  ne 
peut  la  souffrir.  Songez,  songez  non  pas  aux  ennuis, 
mais  aux  douleurs  et  au  désespoir  d'une  éternité 
malheureuse  :  ce  n'est  pas  ce  qu'il  nous  faut  faire 
pour  notre  salut  qui  doit  nous  sembler  difficile  ;  mais 
ce  qui  nous  arrivera ,  si  nous  en  abandonnons  le  soin. 
Faites  donc  un  dernier  effort  ;  vous  consultez  trop 
long-temps.  Ecoutez  le  conseil  de  saint  Augustin  ;  il 
a  été  dans  la  peine  où  je  vous  vois,  et  saura  bien  vous 
conseiller  ce  qu'il  y  faut  faire.  Nolite  lihenter  collo- 
qui  cum  cupiditatihus  vestris  (0  :  «  Cessez  ,  dit  ce 
»  pécheur  si  parfaitement  converti ,  cessez  de  dis- 
»  courir  avec  vos  passions  et  avec  vos  foiblesses  »  : 
vous  écoutez  trop  leurs  vaines  excuses ,  les  délais 
qu'elles  vous  proposent ,  les  mauvais  exemples  qui 
les  entretiennent ,  la  mauvaise  honte  qu'elles  vous 
remettent  continuellenient  devant  les  yeux,  et  enfin 
les  mauvaises  compagnies  qui  vous  entraînent  au 
mal  comme  malgré  vous.  Ne  voyez-vous  pas  l'erreur 
des  hommes ,  qui  ne  trouvant  dans  leurs  plaisirs 
qu'une  joie  trompeuse ,  et  jamais  le  repos  qu'ils  cher- 
chent, s'étourdissent  les  uns  les  autres,  et  s'encou- 
ragent mutuellement  à  mal  faire,  toujours  plus  dé- 
terminés en  compagnie  qu'en  particulier  j  marque 

(ï)  In.  Ps.  cxxxvi.  n.  21 ,  tom.  iv,  col.  i^iS. 


POUR    LEJOUR    DE    PAQUE.  Gj  l 

visible  d'égarement,   et  que  leurs  plaisirs  destitués 
de  la  vraie  nature  du  bien  ,  et  toujours  suivis  du  dé- 
goût, ont  besoin  pour  se  soutenir,  du  tumulte  qui 
offusque  la  re'flexion.  Cessez  de  les  écouter,  si  vous 
ne  voulez  périr  avec  eux.  Une  grande  résolution  se 
doit  prendre  par  quelque  chose  de  vif  et  avec  un 
soudain  effort  :  demain  ,  c'est  trop  tard  ;  sortez  au- 
jourd'hui de  l'abîme  où  vous  périssez,  et  où  peut- 
être  vous  vous  déplaisez  depuis  si  long-temps.  On 
n'aura  pas  demain  un  autre  Evangile ,  ni  un  autre 
enfer,  un  autre  Dieu  et  un  autre  Jésus-Christ  à  vous 
prêcher  :  l'Eglise  a  fait  ses  derniers  efforts  dans  cette 
fête,  et  a  épuisé  toutes  ses  menaces.  La  vieillesse,  où 
vous  mettez  votre  confiance  ,  ne  fera  que  vous  affoi- 
blir  l'esprit  et  le  cœur,  et  répandre  sur  vos  passions 
un  ridicule  qui  vous  rendra  la  fable  du  monde;  mais 
qui  n'opérera  pas  votre  conversion.  La  mort,  qui  la 
suit  de  près ,  vous  fera  jouer  peut-être  le  personnage 
de  pénitent  comme  à  un  Antiochus  :  vous  serez  alar- 
més ,  et  non  convertis  :  votre  ame  sera  jetée  dans 
un  trouble    irrémédiable  ;    et   incapable ,   dans  sa 
frayeur,  de  se  posséder  elle-même,  elle  vous  fera 
rouler  sur  les  lèvres  des  actes  de  foi  suggérés,  comme 
l'eau  court  sur  la  pierre  sans  la  pénétrer.  Ainsi  il  n'y 
aura  plus  pour  vous  de  miséricorde. 

<i  Ah  !  mes  Frères ,  j'espère  de  vous  de  meilleures 
»  choses,  encore  que  je  parle  ainsi  »  :  Cojijidimus 
autem  de  vobis  ^  dilectissimi  ,  meliora  ,  et  viciniora 
saluti ,  tametsi  ita  loquiinur  {^) .  Car  pourquoi  vou- 
lez-vous mourir,  maison  d'Israël,  peuple  béni,  peuple 

(0  Hebr.  VI.  9. 


(5^2  POUll    LE    JOUR    DE    PÀQUE. 

bien-aimë  ;  autrefois enfans  de  colère,  et  maintenant 
enfans  d'adoption  et  de  dilection  e'ternelle  ;  vous , 
pour  qui  toutes  les  chaires  retentissent  d'avertisse- 
lîiens  salutaires,  pour  qui  coulent  toutes  les  grâces 
dans  les  sacremens,  pour  qui  toute  l'Eglise  est  en 
travail,  et  s'efforce  de  vous  enfanter  en  Jésus-Christ; 
mais  pour  qui  Jésus -Christ  est  mort ,  pour  qui  ce 
Sauveur  ressuscité  ne  cesse  d'intercéder  auprès  de 
son  Père  par  ses  plaies  :  pourquoi  voulez-vous  mou- 
rir ?  Vivez,  vivez  plutôt,  mes  chers  Frères;  c'est 
Dieu  même  qui  vous  le  demande,  qui  vous  y  exhorte, 
qui  vous  l'ordonne,  qui  vous  en  prie.  Et  nous,  in- 
dignes interprètes  de  ses  volontés,  et  ministres  tels 
quels  de  sa  parole,  nous  secondons  le  dessein  de  sa 
miséricorde  ,  et  de  cette  même  bouche  dont  nous 
vous  consacrons  les  divins  mystères,  «  nous  vous 
»  conjurons  pour  Jésus-Christ ,  avec  l'apôtre ,  ré- 
5)  conciliez-vous  à  Dieu  »  :  Obsecramus  pro  Chrislo, 
reconciliamini  Deo  (0  ;  et  encore  avec  le  prophète  : 
«  Convertissez-vous ,  et  vivez  (2)  «  ;  mais  afin  de  vivre 
pour  ne  mourir  plus ,  vivez  dans  les  précautions 
nécessaires  à  la  foiblesse.  «  Souvenez-vous,  dit  Jésus- 
»  Christ ,  de  la  femme  de  Lot  (^}  » ,  et  de  la  suite 
funeste  d'un  regard  fugitif,  et  du  monument  éternel, 
que  Dieu  nous  y  donne ,  des  châtimens  qui  suivent 
les  moindres  retours  vers  les  objets  qu'il  faut  quitter. 
Le  grand  mal  des  Israélites  sous  Achab,  et  celui  qui  . 
les  fit  périr  sans  ressource  ;  c'est  que ,  parmi  les  dieux 
étrangers  dont  ils  encensoient  les  autels ,  «  ils  furent , 
))  dit  l'Ecriture,  si  abominables,  qu'ils  adorèrent 

(0  //.  Cor.  Y.  20.  —  W  Ezech.  xviii.  32.  —  i,3j  l,uc.  xvii.  32. 

j)  les 


POURLEJOUKDEPAQUE.  67  5 

»  les  dieux  des  Amorrhe'ens  que  Dieu  avoit  mis  en 
«fuite  devant  eux  (0  ».  Ces  dieux  vaincus,  ces 
dieux  renversés  avec  les  peuples  qui  les  servoient , 
furent  révérés  des  Israélites ,  et  devinrent  l'objet  de 
leur  culte  :  ce  fut  le  comble  de  leurs  maux ,  et  le 
pas  le  plus  prochain  vers  la  perdition.  Craignez  une 
semblable  aventure  :  que  ces  idoles  abattues  ne 
voient  jamais  redresser  leurs  abominables  autels  ; 
que  la  pensée  de  la  mort  efface  tout  l'éclat  qui  vous 
éblouit;  que  la  résurrection  de  Jésus- Christ  ouvre 
vos  yeux  aux  biens  éternels ,  et  enfin  que  jamais  le 
monde  vaincu  ne  redevienne  vainqueur. 

Sire,  quel  autre  sait  mieux  que  vous  assurer  une 
victoire  ?  et  de  qui  pouvons  -  nous  apprendre  avec 
plus  de  fruit  les  véritables  effets  d'un  triomphe  en- 
tier, que  de  cette  main  invincible  sous  laquelle  tant 
d'ennemis  abattus  ont  vu  tomber  tout  ensemble  et 
leurs  forces  et  leur  courage  ;  et  malgré  leur  secret 
dépit,  ont  perdu,  avec  l'espérance  de  se  relever, 
jusqu'à  l'envie  de  combattre  ?  Jamais  le  monde  ne 
sera  tout-à-fait  vaincu  par  les  chrétiens,  jusqu'à  ce 
qu'il  soit  attéré  de  cette  sorte ,  et  qu'à  force  de  le 
vaincre ,  nous  l'ayons  réduit  à  désespérer  pour  ja- 
mais de  rétablir  dans  nos  cœurs  son  empire  renversé. 
Mais  Sire,  Votre  Majesté,  après  la  victoire  si  pleine 
et  si  assurée,  a  donné  la  paix  à  ses  ennemis  domptés; 
et  cette  paix  tant  vantée ,  mais  qui  ne  l'est  pas  en- 
core assez ,  fait  le  comble  de  votre  gloire.  Dans  la 
guerre  que  les  chrétiens  ont  à  soutenir,  il  n'y  a  ni 
paix ,  ni  trêve  :  puisque  si  le  monde  cesse  quelquefois 

(0  ///.  Heg.  XXI.  26. 

BossuET,   xm.  43 


6'ji  POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE. 

de  nous  attaquer  par  le  dehors,  nous-mêmes,  nous 
ne  cessons,  par  de  continuels  combats,  de  mettre 
notre  salut  en  péril  :  de  sorte  que  Fennemi  est  tou- 
jours aux  portes,  et  que  le  moindre  relâchement, 
le  moindre  retour,  enfin  le  moindre  regard  vers  la 
conduite  passée,  peut  en  un  moment  faire  évanouir 
toutes  nos  victoires,  et  rendre  nos  engagemens  plus 
dangereux  que  jamais  :  il  faut  donc  s'armer  de  nou- 
veau après  le  triomphe.  Prenez,  Sire  ,  ces  armes  sa- 
lutaires dont  parle  saint  Paul  (0  ;  la  foi,  la  prière, 
le  zèle ,  rhumilité ,  la  ferveur  :   c'est  par-là  qu'on 
peut  assurer  sa  victoire  parmi  les  infirmités  et  dans 
les  tentations  de  cette  vie.  Arbitre  de  l'univers ,  et 
supérieur  même  à  la  fortune  ,  si  la  fortune  étoit 
quelque  chose,  c'est  ici  la  seule  occasion  oii  vous 
pouvez  craindre  sans  honte ,  et  il  n'y  a  plus  pour 
vous  qu'un  seul  ennemi  à  redouter  :  vous-même  , 
Sire,  vous-même ,  vos  victoires  ,  votre  propre  gloire , 
cette  puissance  sans  bornes  si  nécessaire  à  conduire 
un  Etat,  si  dangereuse  à  se  conduire  soi-même; 
voilà  le  seul  ennemi  dont  vous  ayez  à  vous  défier. 
Qui  peut  tout ,  ne  peut  pas  assez  :  qui  peut  tout , 
ordinairement  tourne  sa  puissance  contre  lui-même; 
et  quand  le  monde  nous  accorde  tout,  il  n'est  que 
trop  malaisé  de  se  refuser  quelque  chose  :  mais  aussi 
c'est  la  grande  gloire,  et  la  parfaite  vertu,  de  savoir, 
comme  vous ,  se  donner  des  bornes ,  et  demeurer 
dans  la  règle ,  quand  la  règle  même  semble  nous 
céder. 

Pour  vivre  dans  cette  règle   qui  soumet  à  Dieu 
toute  créature ,  il  faut ,  Sire ,  quelquefois  descendre 

(0  Ephes.  Yi.  II,  etsuiw. 


POUR    LE    JOUR    DE    PAQUE.  6^5 

du  trône.  L'exemple  de  Jésus-Christ  nous  fait  assez 
voir  que  «  celui  qui  descend,  c'est  celui  qui  monte. 
»  Celui  qui  est  descendu,  dit  saint  Paul  (0,  jusqu'aux 
»  profondeurs  de  la  terre ,  c'est  celui  qui  est  monté 
»  au  plus  haut  des  cieux  w.  Il  faut  donc  descendre 
avec  lui,  quelque  grand  qu'on  soit;  descendre  pour 
s'humilier,  descendre  pour  se  soumettre,  descendre 
pour  compatir,  pour  écouter  de  plus  près  la  voix 
de  la  misère  qui  perce  le  cœur,  et  lui  apporter  un 
soulagement  digne  d'une  si  grande  puissance.  Voilà 
comme  Jésus-Christ  est  descendu  :  qui  descend  ainsi 
remonte  bientôt.  C'est,  Sire ,  l'élévation  que  je  vous 
souhaite.  Ainsi  votre  grandeur  sera  éternelle;  votre 
Etat  ne  manquera  jamais  :  nous  vous  verrons  tou- 
jours roi,  toujours  couronné,  toujours  vainqueur 
et  en  ce  monde  et  en  l'autre  ,  par  la  grâce  et  la  bé- 
nédiction du  Père,  du  Fils,  et  du  Saint-Esprit. 

CO  Ephes.iY.  9,  lo. 


G'jG  SURLAIVÉCESSITÉ 

ABRÉGÉ 

D'UN  AUTRE  SERMON 

POUR  LE  MÊME  JOUR. 

Nécessité  des  souffrances.  Opposition  que  nous  avons  à  la  croix  : 
en  quoi  consiste  cette  croix.  Moyens  qui  doivent  nous  soutenir  dans 
nos  afflictions.  Combien  la  patience  et  la  soumission  dans  nos  maux 
nous  sont  salutaires. 


)«/^%^/«/^ '«/•>«'«/«>%  >«/•>« 


O  slulti  et  tardi  corde  ad  credendum  in  omnibus  quse  lo- 
cuti  sont  prophetae  î  nonne  liœc  oportuit  pati  Chris- 
tum,  et  ita  intrare  in  gloriam  suam? 

O  insensés,  dont  le  cœur  est  tardif  à  croire  tout  ce  que 
les  prophètes  ont  dit!  ne Jalloit-il  pas  que  le  Christ 
souffrît  toutes  ces  choses,  et  quil  entrât  ainsi  dans  sa 
gloire?  Luc.  xxiv.  25,  26. 

Cette  vérité  combien  inculquée  par  l'Eglise  dans 
ce  saint  temps.  Cet  évangile  se  lira  demain  :  mardi, 
l'évangile  selon  saint  Luc ,  où  il  est  dit  à  la  fin  : 
Quoniam  sic  scriptum  est,  et  sic  oportebat  Christum 
pati  (0  :  «  C'est  ainsi  qu'il  est  écrit,  et  c'est  ainsi  qu'il 
»  falloit  que  le  Christ  souffrît  »  ;  et  le  mercredi, 
dans  l'Epître  :  Deus  autem  _,  quœ  prœnuntiawit  per 
os  omnium  prophetarum  j  pati  Christum  suum^  sic     | 

(0  Luc.  XXIV.  f\6. 


DES    SOUFFRANCES.  677 

implevit  (0  :  «  Mais  Dieu  a  accompli  de  cette  sorte 
))  ce  qu'il  avoit  pre'dit  par  la  bouche  de  tous  ses  pi  o- 
»  phètes,  que  le  Christ  souffriroit  la  mort  ».  Quoi 
donc ,  encore  la  passion  !  Oui ,  la  passion  ;  mais 
comme  chemin  à  la  gloire.  Trois  vérite's  :  i.®  pas- 
ser par  la  croix  ;  2.0  en  quoi  consiste  cette  croix  ; 
3.0  les  moyens. 

La  ne'cessité  de  passer  par  la  croix.  Jésus  -  Christ 
[dit]  :  Si  quis  vidtpost  me  venire  j...  tollat  crucem 
suam  :  «  Si  quelqu'un  veut  venir  après  moi,  qu'il 
))  porte  sa  croix  »  :  ad  omnes  ;  «  Il  parloit  à  tous  »  : 
quotidie  (2);  (c  Qu'il  la  porte  tous  les  jours  ».  Et 
saint  Paul ,  [  parcourant  les  différentes  villes  où  il 
avoit  prêché  l'Evangile,  confirmoit  les  fidèles  dans 
la  foi  en  leur  montrant  que  «  c'est  par  beaucoup  de 
»  peines  et  d'afïlictions  que  nous  devons  entrer  dans 
»  le  royaume  de  Dieu  »  ]  :  Qiioniam  per  inultas  tri-^ 
hulationes  oportet  nos  intrare  in  regnum  Dei  (5). 
L'exemple  de  Jésus-Christ  qui  vouîoit  par-là,  i.o  ex- 
pier le  péché;  2.**  montrer  son  amour  :  nous  de 
même. 

Combien  important,  combien  difficile  d'entendre 
cette  vérité.  Les  apôtres  [ne  pouvoient]  point  en- 
tendre les  souffrances  de  Jésus-Christ  :  il  leur  dé* 
clare  qu'  «  il  faut  que  le  Fils  de  l'homme  souffre 
«beaucoup,  qu'il  soit  rejeté  des  sénateurs,  des 
»  princes  des  prêtres  et  des  scribes,  et  mis  à  mort  (4)  ». 
Voyez-en  la  suite  :  «  Il  disoit  aussi  à  tout  le  monde  : 
»  Si  quelqu'un  veut  venir  après  moi,  qu'il  se  re- 
»  nonce  soi-même,  qu'il  porte  sa  croix  tous  les  jours, 

(0  Act.  III.  18.  —  (0  Luc.  IX.  23.  —  (3)  Act.  XIV.  21.  —  (■'«)  Luc» 

IX.  22. 


6^8  SUR    LA    NÉCESSITÉ 

»  et  qu'il  me  suive  »  :  Dicebat  autem  ad  oinnes  :  Si 
quis  vult  post  me  venire  ^  abne^et  semetipsum  ^  et 
tollat  crucem  suam  quotidie ,  et  sequatur  me  (0. 
Pierre  se  fait  appeler  Satan,  [parce  qu'il  ose  le  re- 
prendre, en  lui  disant  :  «  Ah!  Seigneur,  cela  ne 
3)  vous  arrivera  point  »]  :  Absit^  absit  aie ,  Domine  ^ 
non  erit  tibi  hoc  (2).  Oui ,  son  royaume  :  «  Ordon- 
»  nez,  lui  dit  la  mère  des  enfans  de  Zébedée ,  que 
5)  mes  deux  fils  que  voici  soient  assis  dans  votre 
a)  royaume,  l'un  à  votre  droite,  et  l'autre  à  votre 
»  gauche  )>  :  Die  ut  sedeant  M  duo  filii  mei ^  unus  ad 
dextram  tuam^  et  unus  ad  sinistram  ,  in  regno  tuo  {^). 
Mais  lui  [leur  répond  :]  «  Pouvez-vous  boire  le  ca- 
5)  lice  que  je  dois  boire  »  ?  Potestis  bibere  caliceni 
quem  ego  bibiturus  sum  (4)  ?  Ouvrons  donc  les  yeux 
à  cette  grande  vérité  :  «  Si  l'on  traite  de  la  sorte  le 
5)  bois  verd ,  comment  le  bois  sec  sera-t-il  traité  »  ?  , 
Si  inviridi  ligno  hœc  faciunt,  in  arido  quidfiet  (5)?   ' 

Mais  que  devons-nous  souffrir?  Je  pourrois  vous 
dire  ,    maladies  ,    disgrâces  ,    pauvreté ,   perte   de 
biens,  etc.  ;  mais  autre  chose.  Abneget semetipsum  (6)*  'j 
Croix  inévitable,  renoncer  à  soi-même;  combattre   I 
ses  mauvais  désirs ,  son  avarice ,  sa  mollesse ,  sa  pa-  | 
resse,  sa  lenteur,  son  inquiétude,  son  ambition,  ses 
attachemens,  ses  commerces;  en  un  mot  ses  sens, 
ses  plaisirs ,  son  goût  qui  mène  à  d'autres  goûts ,  ses 
inimitiés,  son  indocilité,  son  arrogance,  ses  ven^ 
geances  ,  son  immodestie  et  cet  amour  des  parures, 
sa  vanité.  Combat  continuel:  s'arracher  [à  soi-même 
et  à  tous  les  objets  de  ses  passions  par  un  effort]  san- 

(i)  Luc.  IX.  23.  —  (')  Maiih.  XVI.  22,  23.  — >  (3)  Mattlu  xx.  21.  — 
(4)  Ihid.  22.  —  (5)  Luc,  xxui.  3 1.  -—  (.6j  l^q^  jx.  23, 


DES    SOUFFUANCES.  6'jg 

glant,  [en  se  faisant  à  soi-même  une  dure]  violence; 
parce  que  «  le  royaume  des  cieux  se  prend  par  vio- 
»  lence ,  et  que  ce  ne  sont  que  les  violens  qui  l'em- 
»  portent  )>  :  Regnum  cœlorum  "vint  patilur^  et  vio- 
lenti  rapiunt  illud  (0  :  [  supporter  patiemment  ]  les 
injures,  [consentir  à  beaucoup  souffrir  avec  Jésus- 
Christ,  et  à  se  voir  rejeté  comme  lui  s'il  le  faut  par 
le  monde  entier  r  ]  Multa  pati  et  reprohari  a  gejie- 
ratione  hac  (2)  :  [réprimer]  dans  les  maladies  ces 
murmures  [qui  nous  rendent  coupables]  d'ingrati- 
tude envers  ceux  qui  nous  soulagent  ;  on  se  prend 
à  eux  de  son  mal. 

Les  moyens  :  l'exemple  de  Jésus-Christ;  [consen- 
tir] avec  lui,  «  au  lieu  de  la  vie  tranquille  et  heu- 
3)  reuse  dont  on  pourroit  jouir,  à  souffrir  la  croix, 
»  en  méprisant  la  honte  et  l'ignominie  »  :  Propo- 
sito  sihi  gaudio  sustinuit  crucem  j  confusione  con^ 
temptâ  (5)  :  [se  consoler  et  se  soutenir  dans  cette 
espérance  que]  «  Dieu  essuiera  toutes  les  larmes  des 
))  yeux  de  ceux  qui  auront  ainsi  souffert  »  :  Abster- 
gct  Deus  omnetn  lacrymam  ab  oculis  eorum  (4). 
«  Lorsqu'une  femme  enfante ,  elle  est  dans  la  dou- 
»  leur,  parce  que  son  heure  est  venue  :  mais  après 
»  qu'elle  a  enfanté  un  fils ,  elle  ne  se  souvient  plus 
»  de  ses  maux,  dans  la  joie  qu'elle  a  d'avoir  mis  un 
»  homme  au  monde  «  ;  Mulîer  cumpaj^it^  tristitiam 
habetj  quia  venu  liora  ejus  :  cîiin  autem  peperit  pue^ 
rum^  jam  non  meminit  prœssurœ  propter  gaudium, 
quia  naius  est  homo  in  mundum  (^). 

Deux  tableaux  :  le  juste  souffrant,  le  méchant 

(0  Mauh.  XI.  1 2.  —  (')  Luc.  XVII.  25.—  (3)  Heb.  xii.  2.  —  C'î)  Apoc* 
VII.  17. —  {^)  Joan.  %Yi.  21, 


6S0  SUR    LA    NÉCESSITÉ 

souffrant.  Le  juste  souffrant;  Job,  Jérëmie,  Daniel, 
saint  Etienne.  Le  méchant  souffrant;  ceux  qui,  dans 
l'Apocalypse,  au  lieu  de  faire  pénitence,  blasphè- 
ment le  nom  de  Dieu  qui  les  frappe.  Pourquoi  [s'ir- 
rite-t-on  ]  contre  Dieu  ?  On  sent  que  tout  vient  de 
Dieu;  on  s'emporte  contre  lui.  Il  y  a  une  espèce  de  re- 
ligion dans  le  blasphème  :  on  reconnoît  que  c'est  Dieu 
[  qui  est  auteur  du  châtiment  dont  on  se  plaint.  Mais 
en  se  révoltant  contre]  sa  justice,  en  soulagent-ils 
leurs  maux  ?  Au  contraire  ;  «  ils  se  mordent  la  lan- 
»  gue  dans  l'excès  de  leur  douleur  »  ;  Commandu- 
caveruntlin^uas  suas prœ dolore  (0  :  leur  rage,  leur 
dépit  augmentent  leurs  maux ,  les  aigrissent ,  com- 
mencent leur   enfer.  Et  les  autres,  ils  louent,  ils 
bénissent,  ils  pardonnent.  Les  méehans  s'emportent 
contre  ceux  qui  les  soulagent.  Saint  Etienne  [prie] 
pour  ceux  qui  le  font  mourir.  Ce  malade  impatient, 
pourquoi  s'en  prend -il  à  sa  femme  et  à  ses  enfans? 
On  ne  veut  pas  avoir  besoin ,  on  ne  veut  pas  dépen- 
dre :  [tout  cela  vient  d'un]  fond  d'orgueil.  En  toutes 
manières  ceux  qui  souffrent  mal  [mettent]  un  venin 
dans  leur  plaie  :  mais  au  contraire  l'humilité,  la  pa- 
tience, quel  baume!    quel  merveilleux  adoucisse- 
ment! Quoi  de  plus  doux  que  ce  que  dit  Job  ?  «  Mes 
»  amis  se  répandent  en  paroles  contre  moi;  mais 
»  mes  yeux  fondent  en  larmes  devant  mon  Dieu  »  : 
J^erbosi  amici  inei;  ad  Deum  stillat  oculus  meus  (2), 
Oui  je  verse  des  larmes,  mais  c'est  devant  vous  , 
c'est  pour  vous;  [ce  sont  des  larmes]  de  confiance, 
de  tendresse;  c'est  vous  que  je  veux  fléchir,  de  qui 
je  veux  m'attirer  la  compassion  :  que  me  fait  la  pitié 
(0  Apoc.  XVI.  10,  1 1.  —  (')  Job.  XVI.  21. 


DES    SOUFFRANCES.  08  I 

des  hommes?  Et  cependant  on  veut  être  plaint  : 
trop  de  foiblesse,  amour- propre.  «  Mais,  ô  mon 
))  Dieu!  ma  miséricorde  (0  »!  «  Vous,  Seigneur, 
))  ayez  compassion  de  moi,  et  ressuscitez-moi  »  : 
2\l  autein  j  Domine  j  miserere  m,eî ,  et  ressuscita 
me  (2). 

Si  vous  vous  adressez  à  lui,  voici  sa  promesse  : 
l^go  scio  cogitationes  quas  cogito  super  vos  :  «  Je 
»  sais  les  pensées  que  j'ai  sur  vous  »  ;  vous  ne  les  savez 
pas ,  mais  je  les  sais.  Cogitationes  pacis  et  non  afflic- 
tionisj  ut  dem  vohis  Jlnem  P)  :  «  Ce  sont  des  pensées 
»  de  paix  et  non  d'affliction ,  pour  vous  accorder  la 
i)  fin  de  ces  maux  »  -,  et  si  ce  n'est  pas  sitôt  ;  etpatien- 
tiam^  (c  la  patience  »  ;  ce  qui  vaut  mieux  que  la  fin 
des  maux;  parce  que  «l'affliction  produit  la  patience; 
i)  la  patience,  l'épreuve;  l'épreuve,  l'espérance,  la- 
))  quelle  ne  nous  trompe  pas  (4)  «  :  parce  que  «  celui 
»  qui  espère  en  Dieu ,  ne  sera  jamais  confondu  (5)  »  ; 
mais  éternellement  rendu  heureux  avec  le  Père ,  le 
Fils  et  le  Saint-Esprit.  Amen. 

(0  Ps.  Lvm.    18.  —  (2)  Ps.  XL.  II.  —  (3)  Jerem.  xxix.  11.  —. 
(4)  Rom.  V.  3 ,  4  3  5.  —  (5J  EccU.  11.  11. 


682  SUR    LES    MOTIFS 

ABRÉGÉ  D'UN  SERMON 

PRÊCHÉ  A  MEAUX 

LE   JOUR  DE  PAQUE. 

Joie  du  chrétien  :  les  grâces  reçues,  les  grâces  prçmises^  deux 
sujets  de  joie  qu'il  trouve  en  Jésus-Christ  ressuscité.  Eloignement 
qu'il  doit  avoir  de  la  joie  des  sens  pour  participer  aux  joies  célestes. 


Gaudete  in  Domino  semper  :  iterum  dico ,  gaudete. 

Réjouissez-vous  sans  cesse  en  notre  Seigneur  :  je  le    dis 
encore  une  fois  ^  réjouissez-vous,  Philip,  iv.  4» 

OuEL  nouveau  commandement!  peut-on  comman- 
der de  se  réjouir  ?  La  joie  veut  naître  de  source  ,  ni 
commandée,  ni  forcée  :  quand  on  possède  le  bien  * 
qu'on  désire,  [elle  coule]  d'elle-même  avec  abon- 
dance :  quand  il  manque,  on  a  beau  dire,  Réjouis- 
sez-vous ;  eût-on  itéré  mille  fois  ce  commandement, 
la  joie  ne  vient  pas.  Et  toutefois  c'est  un  précepte  .^\ 
de  l'apôtre  :  [  il  le  répète]  trois  fois  dans  cette  épître  : 
«Au  reste,  mes  Frères,  réjouissez-vous  en  notre 
5)  Seigneur  (0  »  ;  ici  :  «  Réjouissez-vous  toujours  (2)»  ; 
et  encore  :  «  Réjouissez-vous  »  ;  aux  Thessaloniciens  : 

(0  Philip,  m.  I .  —  W  Ibid,  iv.  4- 


DE    LA    JOIE    DU    CHRÉTIEN.  683 

«  Rëjouissez-vous  toujours  (0  ».  Etdepeur  que  vous 
ne  croyiez  que  ce  soit  un  précepte  apostolique , 
notre  Seigneur  [a  dit  avant  l'apôtre]  :  Gaudete 
et  exultate  ^  qiioniam  merces  vestra  copiosa  est  in 
cœlis  (2)  :  «  Re'jouissez-vous ,  et  tressaillez  de  joie, 
))  parce  qu'une  grande  récompense  vous  est  réservée 
5)  dans  les  cieux  »  :  et  il  le  répète  souvent;  et  c'est  le 
commandement  de  Jésus-Christ  ressuscité.  Tout  est 
en  joie  dans  l'Eglise.  Je  vous  ai  prêché  la  componc- 
tion, qui  est  le  sentiment  qu'inspire  Jésus-Christ 
crucifié;  aujourd'hui  [je  vous  prêcherai]  la  joie  que 
Jésus -Christ  ressuscité  [doit  produire  dans  nos 
cœurs.]  Il  ne  faut  pas  toujours  reprendre  les  vices, 
enseigner  la  perfection  et  les  vertus  :  [  il  est  bon  de 
proposer  quelquefois  une  ]  «  matière  haute  qui  passe 
»  les  sens  »  :  Ç)iiœ  exuperat  omnem  sensum  (5). 
[C'est  pourquoi  je  veux  tâcher  de  vous  donner]  un 
peu  de  ce  goût  céleste ,  par  la  grâce  du  Saint-Esprit 
et  l'intercession  de  la  sainte  Vierge. 

Celui  qui  nous  commande  de  nous  réjouir,  nous 
commande  d'aimer;  mais  celui  qui  nous  commande 
de  nous  réjouir  toujours,  nous  commande  d'aimer  un 
objet  toujours  heureux,  et  d'aimer  un  objet  toujours 
présent.  [Et  rien  de  plus  raisonnable]  :  car,  hélas  ! 
peut-on  être  en  joie,  [si  on  nepossède  un  objet  tou- 
jours heureux  pour  nous  procurer  une  solide  félicité, 
toujours  présent  pour  s'unir  à  nous?]  Cet  objet, 
c'est  Jésus-Christ  ressuscité  :  toujours  heureux ,  il 
ne  meurt  plus  ;  toujours  présent ,  il  demeure  en  nous 
par  la  foi.  Mais  celui  qui  commande  deux  fois  de  se 

(0  /.  Thess.  V.  16.  -^  (2;  MaUh.  y.  12.  —  (3)  Philip,  iv.  7. 


684  ^^'^^    I^ES    MOTIFS 

réjouir,  semble  avoir  vu  en  Je'sus-Ghrist  deux  sujets 
de  joie  pour  ceux  qui  l'aiment;  les  grâces  déjà  re- 
çues par  Jésus-Christ  ressuscité;  les  grâces  assurées 
et  promises  par  sa  résurrection  :  les  grâces  de  la  vie 
présente,  et  celles  qu'on  espère  dans  la  vie  future; 
deux  points. 

PREMIER   POINT. 

La  joie,  dans  son  origine ,  devoit  être  avec  la  sain- 
teté. Dieu  est  une  nature  bienheureuse  ;  mais  il  est 
bienheureux ,  parce  qu'il  est  saint  :  là  donc  est  la 
source  de  la  joie;  ou  plutôt  n'appelons  pas  joie. 
Joie,  transport,  ravissement  vient  de  dehors;  à  Dieu 
point  :  disons  qu'il  est  bienheureux  ;  mais  afin  que 
nous  le  fussions ,  il  nous  a  envoyé  la  joie  comme 
l'acte  le  plus  parfait  d'un  amour  heureux  et  jouis- 
sant. Dans  les  anges ,  [joie  toute  spirituelle  :  ]  ils  ne 
sont  pas  demeurés  dans  la  vérité  ;  la  joie  les  a  quittés. 
Dans  le  paradis  terrestre,  objets  agréables;  la  joie 
avec  l'innocence.  Pourquoi  donc  nous  demeure-t-il 
des  joies  sensibles  ?  Recourez  à  l'origine  :  elles 
étoient  avec  l'innocence  :  Dieu  nous  les  laisse  pour- 
tant, afin  que  nous  entendions  que  ce  ne  sont  pas 
les  meilleures  :  comme  peine  ;  car  il  est  juste ,  ô  Sei- 
gneur, que  toute  ame  déréglée  soit  punie  par  son 
propre  dérèglement  :  [celle]  qui  se  réjouit  hors  de 
vous,  [est]  punie,  déçue,  tourmentée  par  sa  propre 
joie  ;  quand  elle  s'engage  dans  le  péché ,  déception  ; 
quand  elle  échappe ,  tourment  par  le  souvenir. 

Jésus -Christ  ressuscité  ramène  les  vraies  joies; 
mais  il  les  joint  avec  l'innocence,  avec  la  rémission 
des  péchés  :  Resurrexit  propter  justijicatiojiem  nos- 


DE    LA    JOIE    DU    CHRÉTIEN.  685 

tram  (0  :  «  Il  est  ressuscité  pour  notre  justification  ». 
Quod  si  Chrisius  non  resurrexit ,  vana  eslfides  ves- 
tra  ;  adhiic  enim  estis  in  peccatis  vestris  {?)  :  «  Que 
»  si  Jésus-Christ  n'est  point  ressuscité,  votre  foi  est 
»  donc  vaine;  vous  êtes  encore  engagés  dans  vos 
»  péchés  ».  S'il  n'est  pas  ressuscité,  Dieu  n'a  pas 
agréé  son  sacrifice,  il  l'a  laissé  dans  le  tombeau  mort 
comme  les  autres;  mort  comme  les  autres  pécheurs, 
et  non  pas  comme  Sauveur,  et  non  pas  comme 
c(  libre  entre  les  morts  P)  ».  Goûtons  donc  la  joie 
de  la  rémission  des  péchés.  Benedic  j  anima  mea  , 
Domino  (4)  :  «  Mon  ame ,  bénis  le  Seigneur  » .  Le 
passage  d'Isaïe  :  Mémento  lioriim  ,  Jacob  et  Israël  ^ 
quoniam  serions  meus  es  tu  :  forma^^i  te  ;  sen^us  meus 
es  tUj  Israël^  ne  oblis^iscaris  meii^)  :  «  Souvenez- 
»  vous  de  ceci,  Jacob,  et  vous  Israël,  qui  êtes  mon 
^)  serviteur  :  je  vous  ai  créé;  Israël,  vous  êtes  mon 
»  serviteur,  ne  m'oubliez  point  ».  Deleui  ut  nubem 
iniquitates  tuas  ^  et  quasi  nebulam  peccala  tua  :  re- 
yertere  ad  me  _,  quoniam.  redemi  te  (6)  :  «  J'ai  effacé 
»  vos  iniquités  comme  une  nuée  qui  passe  ,  et  vos 
5)  péchés  comme  un  nuage  :  revenez  à  moi,  parce 
»  que  je  vous  ai  racheté  ».  Laudate  ^  cœli _,  quoniam 
misei'icordiam  fecit  Dominus  :  jubilate  ^  extrema 
terrœ  ;  resonate ,  montes  ^  laudationem  ,  saltus  et 
omne  lignum  ejus  ;  quoniam  re démit  Dominus  Jacob , 
et  Israël  gloriabitur  (7)  :  «  Cieux  ,  faites  éclater  vos 
»  cantiques,  parce  que  le  Seigneur  a  fait  miséri- 
»  corde  :  soyez  dans  un  tressaillement  de  joie,  pro- 
»  fondeurs  de  la  terre  ;  montagnes,  faites  retentir 

(0  Rom.  iT.  25.  —  («)  /.  Cor.  xv.  17.—  C^)  Ps.  lxxxvii.  4-  —  C^O  P^- 
Cil.  I.  —  i^)  Is.  XÏ.1V.  ai,  —  ^)  Ibid.  2a.  •—  (7)  Ibid.  23. 


686  SUR    LES    MOTIFS 

»  des  sons  d'allégresse  ;  forêts  avec  tous  vos  arbres , 
5)  faites  entendre  des  accords  harmonieux;  parce 
))  que  le  Seigneur  a  racheté  Jacob ,  et  qu'il  fera 
yy  éclater  sa  gloire  dans  Israël  ».  Ipse  castiga\^it  nos  , 
propter  iniquitates  nostras  j  et  ipse  salv abit  nos pr op- 
ter misericordiam  suam  (0  :  «  C'est  lui  qui  nous  a  châ- 
»  tiés,  à  cause  de  nos  iniquités;  et  c'est  lui  qui  nous 
»  sauvera,  pour  signaler  sa  miséricorde  m.  Comme 
un  criminel  qui  n'attend  dans  un  cachot  [  que  la 
mort ,  ]  toutes  les  fois  qu'il  entend  remuer  la  porte 
terrible  et  gémir  les  gonds  redoublés ,  croit  sa  der- 
nière heure  [  arrivée  ;  ]  on  lui  annonce  sa  grâce  , 
[  il  éclate  en  transports  de  joie  et  de  reconnoissance  :  ] 
Juhilate  j,  montes  ,  laudationem.  Et  vous  qui  [n'êtes] 
pas  encore  [justifiés] ,  venez  entendre  :  Remittuntur 
ei  peccata  multa  ,  quoniam  dilexit  multuin  (2)  : 
«  Beaucoup  de  péchés  lui  sont  remis  ,  parce  qu'elle 
3)  a  beaucoup  aimé  ».  Epanchez  vos  pleurs  ,  vos 
parfums,  etc. 

SECOND  POINT. 

Mais  de  là  une  autre  joie  ;  le  royaume  futur  : 
Jésus-Christ  ressuscité  nous  l'assure  ;  [il  est  un]  gage 
de  notre  résurrection  :  Et  nos  resurgemus . 

La  cérémonie  de  ce  matin  (*)  :  le  sacré  pontife 

(0  Tob.  xm.  5.  —  W  Luc.  VII.  47- 

(*)  Dans  Fégllse  de  Meaux,  Tévêque,  après  les  Matines  du  jour  de 
Pâque,  ou  le  célébrant  en  son  absence,  s'avance  avec  les  chanoines 
vers  l'autel  :  après  Tavoir  baisé  ,  il  salue  premièrement  le  chantre , 
et  ensuite  le  sous-chantre,  en  leur  disant  ;  Surrexit  Dominus  :  cha- 
cun des  deux  lui  répond  ;  Credo ^  et  aussitôt  ils  saluent  de  la  même 
manière  ceux  qui  les  suivent  immédiatement,  qui  leur  répondent 


DE    LA    JOIE    DU    CHRÉTIEN.  687 

Laise  l'Evangile  ;  aux  deux  côte's,   [il  adresse  ces 
paroles];  liesurrexit  Doininus  ;   «  Le  Seigneur  est 
3)  ressuscite  »  :  lui,  [reçoit  ces  paroles]  de  l'Evan- 
gile ;  eux ,  des  apôtres  :  Ego  enim  accepi  à  Domùio 
quod  et  tradidi  vohisk}):  «  Car  c'est  du  Seigneur 
3)  que  j'ai  appris  ce  que  je  vous  ai  aussi  enseigné  ». 
La  parole  passe  de  bouche  en  bouche  ;  Resurrexit 
Dominus  ;  c'est  la  prédication  par-là  venue  jusqu'à 
nous  ,  et  qui  ira  jusqu'à  la  fin  des  siècles.  Mais  qu'a- 
joute-t-on  ?  Credo  ;  «  Je  le  crois  »  :  et  celui  qui  dit  ; 
«  Je  le  crois  «  ,  dit  à  l'autre  ;  Resurrexit  Dominus  ; 
par  ces  deux  mots ,  par  celui  de  la  prédication  et 
celui  de  la  foi,  [  la  vérité  est  parvenue  jusqu'à  nous.] 
Mais  que  veut  dire  ce  Credo  ?  Si  Jésus-Christ  est 
ressuscité;  et  nos  resurgemus ;  nous  ressusciterons 
aussi.  Jésus-Christ  est  ressuscité,  mais  tout  entier  : 
de  là  la  joie.  Car  que  craindre  ?  Quoi ,  pauvre  ,  [  ta 
misère  t'elïraie  ;   et  on   te   destine  ]  un  royaume  ! 
Complacuit  Patri  vestro  dare  vohis  regnuin  (2)  :  «  H 
î)  a  plu  à  votre  Père  de  vous  donner  son  royaume  ». 
]Ve  vous  réjouissez  donc  pas  de  ce  que  [vous  êtes  ici- 
bas  riches ,  puissans ,  heureux]  ;  mais  de  ce  que  Jé- 
sus-Christ est  ressuscité ,  et  nous  tous  en  lui ,  pour 
aller  régner  avec  lui. 

Mais  pour  goûter  cette  joie  céleste ,  fuyez  ces 
joies  qui  nous  sont  laissées  pour  notre  supplice. 
Qaudio  dixi  :  Quid  frustra  deciperis  (5)  ?  «  J'ai  dit 
M  à  la  joie  :  Pourquoi  trompes-tu  si  vainement  »  ? 
Cette  joie  qui  commence  à  naître  [te  captive];  tu 

aussi;  Credo  :  et  ainsi  successivement  l'un  à  Tautre  ils  s'adressent 
les  mêmes  paroles ,  et  se  font  la  même  réponse.  (  Edit.  de  Déforis.  ) 

(0  /.  Cor.  XI.  23,  —  (2)  Luc,  xii.  32.  — .  (')  Ecoles.  11.  2. 


688  SUR    LES    MOTIFS 

n'es  plus  maîtresse  de  tes  désirs ,  tu  ne  possèdes  plus 
ta  volonté;  crains  cette  joie.  Je  te  vois  verser  un 
torrent  de  pleurs  ;  tu  n'oses  lever  la  tête  :  ah  !  si  tu 
avois  connu  la  séduction  de  la  joie  !  Quid  frustra 
deciperis  ?  Et  toi ,  qui  as  tendu  à  ton  ennemi  d'im- 
perceptibles lacets ,  [des]  pièges  invisibles,  tuas  dit: 
Qui  nous  verra?  Il  est  tombé  à  tes  pieds;  [vain] 
triomphe  du  cœur  :  Frustra  deciperis .  Tu  effleures  la 
peau  [à  ton  ennemi;  tu  te  plonge]  à  toi  le  poignard 
dans  le  sein.  Défiez-vous  donc  de  la  joie  qui  vient 
des  sens;  car  il  en  est  comme  de  ces  villes  qu'on 
prend  dans  une  fête.  On  feint  une  paix  ;  joie  partout  : 
tout  d'un  coup  le  feu,  l'épée,  le  carnage;  on  com- 
mence à  dire  :  Malheureuse  joie  !  Il  n'est  plus  temps; 
il  faut  périr.  Il  falloit  avoir  connu  auparavant  que  le 
ris  est  une  erreur,  et  dire  à  la  joie  :  Tu  t'es  vainement 
trompée.  Quand  donc  une  joie  soudaine  et  trop  viVe 
[s'empare  du  cœur],  la  vapeur  monte  à  la  tête,  on 
s'enivre  ;  c'est  l'ennemi  qui  veut  te  perdre. 

La  vie  humaine  semblable  à  un  chemin;  dans  l'is- 
sue est  un  précipice  affreux  :  on  nous  en  avertit  dès 
le  premier  pas;  mais  la  loi  est  prononcée  ,  il  faut 
avancer  toujours.  Je  voudrois  retourner  sur  mes 
pas;  marche,  marche.  Un  poids  invincible,  une 
force  invincible  nous  entraîne;  il  faut  sans  cesse 
avancer  vers  le  précipice.  Mille  traverses,  mille 
peines  [  nous  fatiguent  et  nous  inquiètent  dans  la 
route  ]  :  encore  si  je  pouvois  éviter  ce  précipice  af- 
freux. Non ,  non  ;  il  faut  marcher,  il  faut  courir  : 
[  telle  est  la  ]  rapidité  des  années.  On  se  console 
pourtant  ;  parce  que  de  temps  en  temps  [  on  ren- 
contre des]  objets  qui  nous  divertissent,  des  eaux 

courantes, 


DE    LA    JOIE    DU    CHRÉTIEN.  689 

courantes^  des  fleurs  qui  passent,  etc.  On  voudioit 
arrêter  -,  marche,  marche.  Et  cependant  on  voit 
tomber  derrière  soi  tout  ce  qu'on  avoit  passe';  fra- 
cas effroyable ,  inévitable  ruine.  On  se  console , 
parce  qu'on  emporte  quelques  fleurs  cueillies  en 
passant,  qu'on  voit  se  faner  entre  ses  mains  du  ma- 
tin au  soir,  quelques  fruits  qu'on  perd  en  les  goû- 
tant :  enchantement.  Toujours  entraîne',  tu  appro- 
ches du  gouffre  affreux  :  déjà  tout  commence  à  s'ef- 
facer ;  les  jardins  moins  fleuris,  les  fleurs  moins 
brillantes,  leurs  couleurs  moins  vives,  les  prairies 
moins  riantes,  les  eaux  moins  claires;  tout  se  ternit, 
tout  s'efface  :  l'ombre  de  la  mort  [se  pre'sente;  ]  on 
commence  à  sentir  rapproche  du  gouffre  fatal.  Mais 
il  faut  aller  sur  le  bord;  encore  un  pas.  Déjà  l'hor- 
reur trouble  les  sens,  la  tête  tourne,  les  yeux  [s'é- 
garent; ]  il  faut  marcher.  [On  voudroit  retourner] 
en  arrière;  plus  de  moyen  :  tout  est  tombé,  tout 
jest  évanoui,  tout  est  échappé. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que  ce  chemin , 
c'est  la  vie;  que  ce  gouffre,  c'est  la  mort.  Mais  la 
mort  finit  tous  les  maux  passés,  et  se  finit  elle-même, 
lyon,  non  :  dans  ces  gouffres,  des  feux  dévorant, 
jrincemens  de  dents,  un  pleur  éternel,  un  feu  qui 
le  s'éteint  pas,  un  ver  qui  ne  meurt  pas.  Tel  est  le 
îhemin  de  celui  qui  s'abandonne  aux  sens  ;  plus 
ourt  aux  uns  qu'aux  autres.  On  ne  voit  pas  la  fin  : 
[uelquefois  on  toml)e  sans  y  penser,  et  tout  d'un 
ou  p.  Mais  le  fidèle  [  demeure  ferme  ;  ]  Jésus-Christ, 
[ui  l'accompagne  toujours,  [le  soutient;]  il  mé- 
n'ise  ce  qu'il  voit  périr  et  échapper.  Au  bout,  près 
e  l'abîme,  une  main  invisible  le  transportera;  ou 

BOSSXJET.    XllI.  4i 


690  SUR  LES  MOTIFS  DE  LA  JOIE  DU  CHRÉTIEN. 

plutôt  il  y  entrera  comme  Je'sus- Christ,  il  mourra 
comme  Je'sus  -  Christ ,  pour  triompher  de  la  mort. 
Quiconque  a  cette  foi,  il  est  heureux;  [il  possède] 
la  joie  de  Tobie.  Jérusalem  ,  heati  omnes  qui  dili^ 
minî  «e  (0  :  «  O  Je'rusalem,  heureux  sont  tous  ceux 
»  qui  t'aiment  »  ,  qui  verront  tes  murailles  rétablies, 
ton  sanctuaire,  tes  sacrifices.  Beatus  ero,  sifuerint 
reliquiœ  seminis  mei  ad  videndam  claritatem  Jéru- 
salem (^)  :  «  Je  serai  heureux ,  s'il  reste  des  hommes 
))  de  ma  race,  pour  voir  la  lumière  et  la  splendeur 
))  de  Jérusalem  »  :  combien  plus  de  la  céleste  Jéru- 
salem! [Telle  est  la]  joie  de  Jésus-Christ  ressuscité, 
qui  dégoûte  des  joies  qui  passent,  et  qui  donnera  la 
joie  éternelle,  au  nom  du  Père,  et  du  Fils,  «t  du 
Saint  Esprit. 

(0  Tob.  XIII.  18,  —  (*)  Ibiâ.  20. 


FIN    DU    TOME    TREIZIEME. 


TABLE 

DU   TOME  TREIZIÈME. 


L^r  SERMON  POUR  le  dimanche  de  la  Passion.  —  Pos- 
sibilité des  commandemens  de  Dieu.  Efficacité  de  la 
grâce,  pour  surmonter  nos  plus  fortes  inclinations  : 
combien  les  excuses  des  mauvais  clirétiens  sont  vaines. 
Orgueil  et  fausse  paix  ;  deux  causes  principales  qui  les 
empêchent  d'écouter  avec  plaisir  les  vérités  de  l'Evan- 
gile. Faux  prétexte  qu'ils  allèguent  contre  les  prédi- 
cateurs,  pour   se  dispenser  de  faire  ce  qu'ils  disent. 

Page  I 

ÏI.^  SERMON  POUR  LE  DIMANCHE  DE  LA  PaSSION.  ForCG 

et  empire  de  la  vérité.  Principe  de  la  haine  que  les 
hommes  lui  portent  :  en  combien  de  manières  ils  la 
haïssent.  Nécessité  de  la  simplicité  et  de  la  bonne  foi, 
pour  bien  régler  notre  conscience.  Origine  des  doutes 
et  des  fausses  subtilités  qu'on  se  forme  dans  la  m.orale. 
Funestes  suites  des  efforts  que  nous  faisons  contre  la 
vérité  inhérente  en  nous.  Par  quels  degrés  nous  tom- 
bons dans  un  si  grand  m.al  :  quels  en  sont  les  progrès 
et  les  remèdes.  3a 

III.^ SERMON  POUR  LE  DIMANCHE  DE  LA Passïon.  —  Etrange 
égarement  de  l'esprit  humain.  Nature  et  effets  de  la 
haine  que  les  hommes  portent  à  la  vérité.  De  quelle 
manière  Dieu  vengera  les  outrages  qui  lui  sont  faits. 
Comment  elle  réside  en  nous,  et  comment  nous  la 
combattons  et  nous  la  falsifions  dans  notre  conscience 
et  dans  nos  mœurs.  Utilité  de  la  correction  fraternelle  : 
combien  elle  est  odieuse  aux  pécheurs.  Véritable  esprit 


692  TABLE. 

de  la  condescendance  chrétienne.  Terrible  jugement  de 
Dieu  sur  ceux  qui  connoissent  la  vérité  et  qui  la  mé- 
prisent. Page  54 

SERMON  POUR  LE   MARDI    DE   LA    SEMAINE   DE  LA  PaSSION, 

prêché  à  Metz,  sur  la  Satisfaction.  —  Nécessité  de  la 
satisfaction  :  qualités  qu'elle  doit  avoir.  Conduite  que 
les  confesseurs  sont  obligés  de  tenir  à  l'égard  des  péni- 
tens  :  jugement  qu'ils  s'attirent  par  leur  lâche  condes- 
cendance. Dispositions  avec  lesquelles  les  pécheurs  doi- 
vent accomplir  la  pénitence.  85 

I.^"^  SERMON  POUR  LE  JEUDI  DE  LA  SEMAINE  DE  LA  PaSSION, 

prêché  à  la  Cour,  sur  l'Efficacité  de  la  Pénitence.  —  Qui 
sont  ceux  qui  négligent  la  pénitence.  Désespoir  des  pé- 
cheurs endurcis  :  réfutation  de  leurs  vaines  excuses. 
Vertu  toute-puissante  de  la  grâce,  pour  surmonter  nos 
habitudes,  et  changer  nos  inclinations.  Bonté  du  Sau- 
veur :  moyens  pour  en  éprouver  les  effets.  Combien 
les  délices  spirituelles  de  la  vie  nouvelle  surpassent 
toutes  les  fausses  douceurs  des  plaisirs  sensibles.  Dangers 
de  la  Cour  :  comment  on  peut  s'y  sauver.  102 

IL'  SEP.MON  POUR  LE  JEUDI  DE  LA  SEMAINE  DE  LA  PaSSION. 

Sur  la  Ferveur  de  la  Pénitence.  —  Etat  du  pécheur 
lorsque  Dieu  l'invite  à  se  convertir.  Bonté  immense  du 
Sauveur  :  empressemens  infinis  de  sa  charité  pour  les 
âmes.  Trois  degrés  de  miséricorde,  qui  répondent  à  trois 
degrés  de  misère  où  famé  pécheresse  est  précipitée, 
Foiblesse  d'une  ame  épuisée  par  l'attache  à  la  créature. 
Motifs  pressans  pour  nous  donner  à  Dieu  par  la  péni- 
tence. Injure  que  nous  lui  faisons  par  nos  révoltes  : 
vengeance  que  son  amour  outragé  exerce  contre  les 
ingrats.  1^2 

III.'^  SERMON  POUR  LE  JEUDI  DE  LA  SEMAINE  DE  LA  PaSSION, 

prêché  à  la  Cour,  sur  l'Intégrité  de  la  Pénitence.  — 
Trois  caractères  opposés  des  véritables  et  des  fausses 
conversions.  Feintes  douleurs  par  lesquelles  le  pécheur 
trompe  les  autres  ;  douleurs  imparfaites  par  ^lesquelles 


TABLE.  69^ 

il' s'impose  à  lui-même  :  cause  profonde  d'une  se'duc- 
lion  si  subtile.  Coniusion  nécessaire  à  un  vrai  pénitent  : 
quelle  est  cette  contusion  :  pourquoi  est -elle  due  au 
pécheur.  Comment  les  pécheurs  superbes  et  indociles 
cherchent  à  se  débarrasser  de  la  honte  qu'ils  méritent  : 
inutilité  de  tous  leurs  faux  prétextes.  Qui  sont  ceux  qui 
doivent  entrer  plus  profondément  dans  cet  état  de 
confusion.  Remèdes  nécessaires  pour  conserver  la  grâce 
de  la  pénitence  :  combien  ils  sont  méprisés  ou  négli- 
gés. Page   143 

I."  SERMON  POUR  LE  VENDREDI  DE  LA  SEMAINE  DE  LA  PaS- 

sioN.  Sur  la  Compassion  de  la  sainte  Vierge.  —  Douleur 
inexprimable  de  Marie ,  au  pied  de  la  croix  de  son  Fils  : 
quel  en  est  le  principe.  Effet  que  la  croix  de  Jésus  doit 
produire  en  nous.  Grande  constance  de  Marie ,  au  mi- 
lieu de  ses  souffrances  :  trois  manières  dont  elle  sur- 
monte ses  afflictions.  Pourquoi  Jésus  est  si  tranquille 
sur  le  Calvaire  :  combien  Marie  entre  admirablement 
dans  tous  ses  sentimens.  Immense  charité  du  Père,  qui 
nous  adopte  pour  ses  enfans  :  ce  qu'il  en  coûte  à  Marie 
pour  être  notre  mère.  Excès  de  la  douleur  que  lui  cau- 
sent nos  crimes  et  notre  impénitence.  170 
IL*  SERMON  POUR  le  vendredi  de  la  semaine  de  la  Pas- 
sion. Sur  la  Compassion  de  la  sainte  Vierge.-—  Constance 
admirable  de  Jésus  sur  sa  croix  :  ses  dernières  disposi- 
tions :  mystère  qu'elles  contiennent.  Combien  l'amitié 
réciproque  du  Fils  et  de  la  Mère  sont  inconcevables. 
Excellence  et  avantages  de  l'union  très-parfaite  de  Ma- 
rie avec  le  Père  éternel  :  pouvoir  de  cette  Mère  sur  le 
cœur  de  son  Fils.  Marie,  mère  commune  de  tous  les 
fidèles  :  comment  elle  les  a  enfantés  :  quelle  est  la  me- 
sure de  son  amour  pour  eux.  En  quoi  consiste  la  véri- 
table dévotion  à  la  sainte  Vierge  :  qui  sont  les  dévots 
superstitieux,  et  ceux  que  Marie  reconnoît  pour  ses 
enfans.  202 
Abrégé  d'un  Sermon  prêché  le  même  jour,  à  l'PIôpital 


694  TABLE. 

géndral.  Sur  la  Nécessité  de  l'Aumône.  — ■  Comment 
Je'sus-Cliiist  nous  donne  à  la  croix  la  loi  de  la  charité, 
nous  en  fait  connoître  l'esprit,  nous  en  prescrit  les  ef- 
fets. Faire  l'aumône  avec  pitié,  avec  joie,  avec  sou- 
m.ission  ;  trois  choses  que  Jésus- Christ  crucifié  nous 
apprend.  Retranchemens  nécessaires  pour  pourvoir  à  la 
subsistance  des  pauvres.  Page  1^0 

Précis  d'un  Sermon  sur  le  même  sujet,  prêché  à  l'Hôpital 
général  le  jour  de  la  Compassion  de  la  sainte  Vierge. 

261 

SERMON  POUR  LE  SAMEDI  DE  LA  SEMAIIVE  DE  LA  PaSSION.  — 

Comment  Jésus  a  jugé  et  condamné  le  monde  avec 
toutes  ses  vanités.  Mépris  que  son  jugement  doit  nous 
inspirer  de  toutes  les  choses  temporelles.  De  quelle 
manière  nous  devons  exécuter  son  jugement  sur  nous- 
mêmes  et  contre  nous-mêmes.  267 

I.^'  SERMON  POUR   LE   DIMANCHE   DES  RaMEAUX.  —  Qucls 

sont  les  plus  grands  ornemens  du  triomphe  du  Sau- 
veur. Comment  la  vaine  gloire  corrompt  la  vertu  en  la 
flattant.  Danger  des  louanges  :  dans  quelles  dispositions 
nous  devons  être  à  leur  égard.  Pourquoi  ceux  qui  sont 
dominés  par  l'honneur,  sont-ils  infailliblement  vicieux. 
Par  quels  moyens  l'honneur  met  les  vices  en  crédit.  De 
quelle  manière  il  nous  fait  tout  attribuer  à  nous-mêmes , 
et  nous  érige  enfin  en  de  petits  dieux.  Remède  à  une  si 
grande  insolence.  Mépris  que  nous  devons  faire  du  ju- 
gement des  hommes  en  voyant  celui  qu'ils  ont  porté  de 
Jésus-Christ.  281 

Discours  à  M.  le  Prince.  3i  i 

11.*=  SERMON  POUR  LE  DIMANCHE  DES  Rameaux.  Sur  la  Né- 
cessité des  Souffrances.  —  Ecole  du  Calvaire  :  Mystère 
des  trois  croix.  Obligation  'que  nous  avons  de  prendre 
Jésus-Christ  pour  modèle.  Quel  est  l'esprit  de  Jésus  : 
son  ardeur  pour  les  souffrances  :  loi  qu'il  nous  en  fait 
par  son  exemple.  Utilité  des  souffrances  montrée  dans 
le  voleur  qui  se  convertit  à  la  croix.  Nécessité  des 


TAULE.  6()5 

souffrances  pour  éprouver,  purifier  et  perfeclionner  la 
vertu.  Comment  la  croix  peut  être  tournée  par  notre 
malice  en  un  instrument  de  vengeance.  Réflexions  qui 
doivent  soutenir  les  enfans  de  Dieu  au  milieu  des  afflic- 
tions. Page  3i4 

III.''  SERMON  POUR  LE  DIMANCHE  DES  Rameaux,  prêché 
devant  le  Roi.  Sur  les  Devoirs  des  Rois.  —  Quelle  est  la 
source  de  la  puissance  temporelle.  Sentinaens  d'un  roi 
sage  qui  voit  les  peuples  soumis  à  son  empire.  Combien 
les  souverains  doivent  avoir  dans  l'esprit  la  majesté  de 
Dieu  profondément  gravée.  Services  que  l'Eglise  a  droit 
d'attendre  des  princes  chrétiens.  Quels  sont  leurs  de- 
voirs, pour  faire  régner  Jésus-Christ  sur  leurs  peuples. 
Qualités  et  dispositions  qui  leur  sont  nécessaires  pour 
rendre  la  justice  et  connoître  la  vérité.  346 

IV.^  SERMON  POUR  LE  DIMANCHE  DES  Rameaux  ,  préclié 
devant  le  R.oi.  Sur  la  Justice.  —  Origine  de  la  justice 
parmi  les  hommes.  Devoii's  communs  qu'elle  impose  à 
tous  :  devoirs  particuliers  qu'elle  prescrit  à  ceux  qui 
ont  en  main  l'autorité  publique.  Désordres  presque 
universels  que  l'intérêt  propre  cause  dans  le  monde. 
Soins  et  précautions  que  les  hommes  et  surtout  les 
grands  sont  obligés  de  prendre  pour  bien  connoître  la 
vérité.  Charité  et  condescendance  que  nous  devons 
avoir  les  uns  pour  les  autres.  Clémence  que  les  princes 
doivent  faire  paroître  dans  l'exercice  de  la  justice  et 
dans  le  soulagement  de  la  misère.  370 

I.*"'  SERMON  POUR  LE  Vendredi  saint.  Sur  la  Passion  de 
notre  Seigneur  Jésus-Christ.  —  Trois  sortes  d'ennemis 
auxquels  le  pécheur  a  mérité  d'être  livré  par  son  crime. 
Jésus  laissé  à  lui-même  ^  abandonné  à  la  malice  des  Juifs^ 
accablé  de  tout  le  poids  de  la  justice  de  son  Père  pour 
nous  délivrer  de  ces  trois  sortes  d'ennemis.  Honte  et 
douleur,  suites  naturelles  de  chaque  péché ,  et  causes 
de  son  agonie  :  avec  quelle  violence  il  éprouve  ces  deux 
sentimens.  Tout  l'usage  de  sa  puissance,  même  natu- 


6^6  TABLE. 

relie,  suspendu,  pour  laisser  à  ses  ennemis  plus  de  li- 
berté' de  le  faire  souffrir.  Combien  inconcevable  la  dou- 
leur, l'oppression  et  l'angoisse  que  son  ame  endure  sous 
la  main  de  Dieu  qui  le  frappe.  Page  4o5 

11.^  SERMON  POUR  LE  Vendredi  saint.  Sur  la  Passion  de 
notre  Seigneur  Je'sus-Christ.  —  Comment  Je'sus-Clirist 
crucifié  nous  apprend  à  discerner  ce  qui  est  digne  de  no- 
tre mépris.  Pourquoi  le  Fils  de  Dieu  a-t-il  voulu  que  sa 
croix  fut  plus  un  mystère  d'ignominie  que  de  douleur. 
Grandeur  du  prix  auquel  il  nous  a  achetés.  Estime  que 
nous  devons  concevoir  de  nous-mêmes  en  qualité  de 
chrétiens  :  obligation  où  nous  sommes  de  vivre  pour  le 
Sauveur.  Victoire  qu'il  remporte  sur  la  justice  de  son 
Père  par  sa  contrition  et  son  obéissance  profonde.  De 
quelle  manière  nous  devons  nous  unir  à  sa  douleur  qui 
déplore  nos  crimes ,  et  à  son  obéissance  qui  les  répare. 

438 

m.*'  SERMON  POUR  LE  Vendredi  saint  ,  prêché  devant 
le  Roi.  Sur  la  Passion  de  notre  Seigneur  Jésus-Christ. — 
Fermeté  immobile,  magnificence  et  équité  du  testa- 
ment de  Jésus.  Nécessité  de  l'effusion  de  son  sang  :  avec 
quelle  ardeur  et  quelle  profusion  il  le  répand.  Motifs 
que  sa  passion  nous  fournit  d'une  sainte  horreur  contre 
les  désordres  de  notre  vie  et  d'un  généreux  détache- 
merlt  de  la  créature.  Raisons  des  souffrances  qu'il  en- 
dure et  de  l'ignominie  dont  il  est  couvert.  Impression 
que  nous  devons  ressentir  de  ses  douleurs  pour  avoir 
part  à  la  grâce  qu'elles  nous  ont  méritée.  Peinture  vi- 
vante de  Jésus -Christ  mourant  dans  les  pauvres  :  sa 
passion  retracée  dans  leur  personne.  47^ 

IV.''  SERMON  pour  le  Vendredi  saint,  prêché  à  la  Cour. 
Sur  la  Passion  de  notre  Seigneur  Jésus- Christ.  —  Pro- 
fondeur du  mystère  de  la  croix.  Pourquoi  tant  de  crimes 
concourent  au  supplice  du  Sauveur.  Noire  envie,  pre- 
mière cause  de  toutes  les  indignités  qu'il  gouffre.  Jus- 
qu'où va  son  obéissance  :  comment  nous  devons  imiter 


TABLE.  Ggn 

sa  patience.  De  quelle  manière  Dieu  préside  même  aux 
mauvais  conseils  :  paix  et  confiance  que  cette  pensée 
doit  nous  inspirer.  Pardon  universel  que  Jésus -Christ 
accorde  à  tous  ceux  qui  l'outragent  :  motifs  pressans  de 
traiter  nos  ennemis  avec  la  même  charité. Nécessité  d'une 
sage  épreuve  pour  faire  une  sainte  pâque.     Page  5o6 
I."  SERMON  POUR  LE  JOUR  DE  Paque.  —  De  quelle  ma- 
nière le  péché  nous  est  devenu  naturel  :  combien  ses 
mauvaises  inclinations  sont  inhérentes  à  notre  am.e.  Com- 
ment Jésus-Christ  est-il  mort  au  péché  pour  nous  en 
guérir.  Obligation  que  nous  avons  de  porter  en  nous  la 
ressemblance  de  sa  mort  :  renouvellement   continuel 
qu'elle  nous  prescrit.  Quelle  doit  être  la  joie  des  chré- 
tiens dans  le  temps  pascal.  La  source,  les  progrès  et  les 
âges  divers  de  la  vie  des  justes  :  paix  parfaite  et  bon- 
heur du  dernier  âge.  Comment  nos  corps  mêmes  seront 
vivifiés.  532 

IT.*  SERMON  POUR  le  jour  de  Paque.  —  Comment  Jésus- 
Christ  est-il  mort  au  péché  et  pourquoi  devons-nous  y 
mourir  avec  lui.  Etendue  du  changement  qu'exige  cette 
mort  spirituelle.  Combats  nécessaires  pour  conserver  le 
fruit  de  notre  victoire  sur  le  péché.  Deux  états  parti- 
culiers du  règne  de  la  charité.  Dessein  de  Dieu  en  lais- 
sant ses  serviteurs  sujets  à  tant  d'infirmités.  Comment 
nos  corps  deviennent-ils  les  temples  de  l'Esprit  saint  : 
de  quelle  manière  l'ouvrage  de  leur  bienheureuse  im- 
mortalité se  commence  dès  à  présent,  honneur  que 
nous  devons  leur  porter.  570 

Autre  Exorde  pour  le  même  sermon.  597 

m.'' SERMON  POUR  LE  JOUR  de  Paque.  —  Comment  nous 
sommes  devenus  le  temple  de  Dieu  :  profanation  de  ce 
temple.  De  quelle  manière  nous  devons  le  purger,  en 
détruisant  toutes  les  marques  du  culte  profane  ;  le  con- 
sacrer, en  le  faisant  servir  à  un  meilleur  usage;  l'entre- 
tenir^ en  travaillant  chaque  jour  à  son  renouvellement. 

602 


6y8  TABLE. 

Autre  Exorde  pour  le  même  sermon.  Page  633 

rV.^  SER.MON  POUR  LE  JOUR  de  Paque,  prêché  devant  le 
Roi.  —  Caractères  de  la  loi  nouvelle.  Effets  du  désir  de 
rimmortalité.  De  quelle  importance  il  est  dans  la  vie 
chrétienne  de  tendre  sans  cesse  à  la  perfection.  Com- 
ment Jésus-Christ  forme  et  établit  son  Eglise.  Promesse 
d'immortalité  qu'il  lui  fait  :  accomplissement  admirable 
de  cette  promesse.  Qualités  et  préparations  nécessaires 
pour  entrer  dans  les  dignités  ecclésiastiques.  Maux  cau- 
sés par  les  pasteurs  indignes  :  terribles  jugemens  qu'ils 
s'attirent.  Etrange  illusion  des  pécheurs  sur  le  recours 
fréquent  aux  sacremens.  Stabilité  essentielle  à  la  vertu  :  | 
moyen  pour  parvenir  à  une  solide  conversion.  635 

Abrège  d'un  autre  sermon  pour  le  même  jour.  — Néces- 
sité des  souffrances.  Opposition  que  nous  avons  à  la 
croix  :  en  quoi  consiste  cette  croix.  Moyens  qui  doivent 
nous  soutenir  dans  nos  afflictions.  Combien  la  patience 
et  la  soumission  dans  nos  maux  nous  sont  salutaires.   676 

Abre'gé  d'un  sermon  prêché  à  Meaux  le  jour  de  Pâque.  — 
Joie  du  chrétien  :  les  grâces  reçues,  les  grâces  promises; 
deux  sujets  de  joie  qu'il  trouve  en  Jésus-Christ  ressus- 
cité. Eloignement  qu'il  doit  avoir  de  la  joie  des  sens 
pour  participer  aux  joies  célestes.  682 


>3 


^■■^Em    DE    LA    TAT.LE    DU    TOME    TREIZIEME, 


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