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ŒUVRES
CONDORCET,
nr FrRMiN didot frèîîi.s, rue j\cob,
^ŒUVRES
CONDORCET
publiées par
A CONDORCET O'CONNOR,
lieutenant- Général
ET M. F. ARAGO,
Secrétaire perpétuel de l'Acadéinic des Sciences.
OME CINQUIEME.
PARIS.
FIRMiN DIDOÏ FRÈRES, LIBRAIRES.
IMPRIMEURS DE l'iNSTITUT ,
RUE JACOB, Ôfi.
1847.
A3
l%H7
u.
MÉLANGES
DE LITTÉRATURE
ET DE
PHILOSOPHIE.
TOME II.
VIE
DE M. ÏURGOÏ,
nJBLlEE EN 17!
Sectafuif scrvaic inodnni , fineraquc teiiere,
Naturaiiique sequl, patriaeque irapendere vitam;
Non sibi, sed toti genitiim se crertere mundo.
LUCAN.
s»»«t«»^i«»^i9to»mt^s»<i»»^i»tmtm<'«t»tm*m*m<^»»^mt«»^»m<i»»m»» »»»»*»»»»
AVERTISSEMENT.
Les Mémoires sur la vie de M. Turgot, qui
ont paru en 1783, auraient dû sans doute ni'em-
pêcher décrire. Mais quelque bien faits que
soient ces Mémoires, et malgré la connaissance
approfondie des principes de l'économie poli-
tique et des opérations exécutées ou projetées
par M. Turgot, qui rend cet ouvrage aussi inté-
ressant qu'instructif, j'ai espéré qu'on me par-
donnerait d'avoir envisagé le même objet sous
un point de vue différent, et d'avoir cherché à
faire connaître dans M. Turgot le philosophe
plutôt que l'homme d'État. Si j'avais songé aux
intérêts de mon amour-propre, j'aurais gardé
le silence : je sentais combien il y avait de dan-
ger à paraître après un ouvrage qui avait ob-
tenu un succès si général et si mérité ; et je ne
pouvais me dissimuler la supériorité que l'au-
teur avait sur moi. Mais je n'aurais pu me par-
1.
IV AVERTISSEMENT,
donner de n'avoir pas rendu ce faible hommage
à la mémoire d'un grand homme que j'ai tendre-
ment chéri, dont î'amitié m'a été si douce et si
utile, et dont le souvenir sera toujours pour moi
un de ces sentiments délicieux et tristes qui
deviennent une partie de notre existence, et
ont le pouvoir de nous la rendre pins chère.
C'est à ce sentiment que j'ai cédé ; et j ose espé-
rer qu'en me donnant quelques droits à l'indul-
gence de ceux qui pourront jeter les yeux sur
cet ouvrage, il obtiendra grâce pour ses défauts.
VIE
DE M TURGOÏ,
Dans cette foule de ministres qui tiennent pendant
quelques instants entre leurs mains le destin des
peuples, il en est bien peu qui soient dignes de fixer
les regards de la postérité. S'ils n'ont eu que les prin-
cipes ou les préjugés de leur siècle, qu'importe le
nom de l'homme qui a fait ce que mille autres à
sa place eussent fait comme lui ?
L'histoire générale renferme le récit des événements
auxquels ils ont eu part. On y voit que tel ministie ,
tiré de la foule des ambitieux, a plus songé à obtenir
les places qu'à s'en rendre digne; qu'il s'est plus oc-
cupé de les conserver longtemps, que de les bien rem-
plir. On voit le mal qu'ils ont fait par ambition, celui
qu'ils ont souffert par ignorance ou par faiblesse ,
quelquefois le bien qu'ils ont tenté sans succès, plus
rarement celui qu'ils ont pu faire.
L'histoire de leurs pensées, celle même de leurs
vertus, se trouve dans le tableau des opinions et des
préjugés de leurs contemporains.
Mais si dans ce nombre il se rencontre un homme
à qui la nature ait donné une raison supérieure , avec
des principes ou des vertus qui n'étaient qu'à lui , et
VIE DE M. TURGOT,
dont le génie ait devancé son siècle assez pour en
être méconnu, alors l'histoiie d'un tel homme peut
intéresser tous les âges et toutes les nations ; son
exemple peut être longtemps utile ; il peut donner à
des vérités importantes cette autorité nécessaire quel-
quefois à la raison même. Tel fut le ministre dont
j'entreprends d'écrire la vie.
Si l'honneur d'avoir été son ami est le seul titre à
l'estime publique dont j'ose me flatter, si ce senti-
ment a été le plus doux peut-être que j'aie jamais
éprouvé, l'amitié ne me fera point altérer la vérité.
Le même sentiment qui anima toute sa vie, l'amour
de l'humanité , m'a seuj inspiré le désir d'en tracer le
tableau; et, s'il était possible que je fusse tenté d'en
altérer quelques traits, je]me souviendrai alors d'avoir
appris de lui, que le plus grand bien qu'on puisse
faire aux hommes est de leur dire la vérité, sans dé-
guisement comme sans exagération , sans emporte-
ment comme sans faiblesse.
Sa vie n'occupera qu'une partie de cet ouvrage.
Après avoir dit le bien qu'il a fait et celui qu'il pré-
parait ; après avoir montré ses vertus, ses talents et
son courage dans le petit nombre des événements
d'une vie toujours constanunent dirigée par des prin-
cipes invariables et simples qu'il s'était formés ;
après avoir parlé de quelques ouvrages qui, dictés
par une raison supérieure, renferment des vues aussi
vastes que saines et bien combinées , et qui cepen-
dant sont presque tous au-dessous de lui, il me restera
encoieà tracer l'histoire de ses opinions , de ses idées,
de son caractère. Je sens combien je dois rester au-
VIE DE M. TUKGOT. 'J
dessous d'un tel sujet; mais ceux qui me liront ju-
geront, par ce que je dirai, combien il était difficile
de le bien remplir. Les hommes éclairés et vertueu^ï
verront tout ce qu'ils ont perdu en lui, et ils me sau-
ront gré de mes efforts pour le leur faire mieux
connaître.
Anne-Robert- Jacques Turgot naquit à Paris , le r o
mai 1727. Sa famille est une des plus anciennes de la
Normandie. Son nom signifie le dieu Thor, dans la
langue de ces conquérants du Nord, qui ravagèrent
nos provinces pendant la décadence de la race de
Charlemagne. L'hôpital de Condé-sur-Noireau fut fon-
dé, en 1 281 , par un de ses ancêtres. Son trisaïeul, un
des présidents de la noblese de Normandie aux états
de 16 14 , s'opposa avec courage à la concession qu'un
gouvernement faible, plus occupé de flatter l'avidité
des grands que de défendre les droits des citoyens,
venait de faire au comte de Soissons des terres vaines
et vagues de la province. Le père de M. Turgot fut
longtemps prévôt des marchands; et tandis que le
vulgaire admirait la somptuosité élégante des fêtes
qu'il ordonnait , le goût pur et noble des monuments
qu'il fit élever, tribut qu'il payait, malgré lui peut-
être, aux idées de son temps; tandis que les citoyens
respectaient l'économie et l'ordre de son administra-
tion, l'intégrité et le désintéressement de sa conduite,
un petit nombre de sages applaudissaient à des
travaux utiles, dirigés par de vraies connaissances , à
des soins pour la santé , pour les intérêts du pauvre ,
qu'il était alors trop commun d'oublier.
On se rappellera longtemps ce jour où le peuple
O VIE DE M. TURGOT.
étonné le vit se jeter seul entre deux troupes de
gardes françaises et suisses prêtes à se charger, sai-
sir le bras de l'un d'eux déjà levé pour frapper , et
forcer des soldats furieux à reconnaître une autorité
paisible et désarmée.
Un trait de l'enfance de M. Turgot annonça son
caractère. La petite pension dont ses parents lui lais-
saient la disposition au collège, disparaissait aussitôt
qu'il l'avait reçue, sans qu'on pût deviner (juel en
était l'emploi. On voulut le savoir : et on découvrit
qu'il la distribuait à de pauvres écoliers externes, pour
acheter des livres. La bonté, la générosité même,
ne sont pas des sentiments lares dans l'enfance :
mais que ces sentiments soient diiigés avec cette
sagesse, qu'ils soient soumis à des vues d'une utilité
réelle et durable, voilà ce qui semble présager vé-
ritablement un homme extraordinaire, dont tous
les sentiments devaient être des vertus, parce qu'ils
seraient toujours conduits par la raison.
Les paients de M. Turgot le destinaient à l'état ec-
clésiastique. Il était le dernier de trois frères. L'aîné
devait se consacrer à la magistrature, devenue, de-
puis quelques générations, l'état de sa famille, et le
second embrasser la profession des armes. C'était
alors un usage presque général , de prononcer dès le
berceau sur le sort de ses enfants d'après les conve-
nances de famille, ou les conséquences qu'on tirait
de leurs inclinations naissantes. Ces hommes, placés
au hasard dans des professions pour lesquelles ils
n'étaient pas nés, devenaient, pour les familles et
pour l'État, un fardeau inutile et souvent funeste.
VIE DE M. TLRGOT. 9
Heureusement cet usage ne subsiste plus : et c'est un
(les bienfaits de cette philosopliie, dont on dit encore
tant de mal par habitude , en jouissant de tout le bien
qu'elle a fait.
Le goût de M. Turgot pour l'étude, la modestie
et la simplicité de ses manières, son caractère réflé-
chi, une sorte de timidité qui l'éloignait de la dis-
sipation, tout semblait le rendre propre à l'état
ecclésiastique; et il paraissait qu'il lui aurait coûté
peu de sacrifices, pour se livrer à l'espérance de la
fortune brillante que ses talents réunis à sa naissance
lui auraient assurée.
Mais M. Turgot eut à peine atteint l'âge où l'on
commence à réfléchir, qu'il piit à la fois la résolu-
tion de sacrifier ces avantages à sa liberté et à sa
conscience, et celle de suivre cependant les études
ecclésiastiques, et de ne déclarer sa répugnance à ses
parents qu'à l'instant d'un engagement irrévocable.
Cet état n'imposait à M. Turgot aucun devoir de con-
duite qui pût l'effrayer; mais il sentait combien tout
engagement pour la vie est imprudent. Quelque fri-
vole que paraisse l'objet d'un serment, il ne croyait
pas qu'il pût être permis de s'en jouer, ni qu'on pût,
sans s'avilir soi-même, faire des actions qui avilissent
dans l'opinion commune la profession que l'on a em-
brassée. Il voyait dans l'état ecclésiastique l'engage-
ment, plus imprudent encore, d'avoir toujours les
mêmes opinions publiques, de prêcher ce qu'on
cessera peut-être bientôt decroiie, d'enseigner aux
autres comme des vérités ce qu'on regarde comme
des erreuis, et de se mettre dans la nécessité, si ja-
lO VIE DE M. TURGOT.
mais on adopte des sentiments différents de ceux de
l'Église, ou de mentir à chaque instant de sa vie, ou
de renoncer à beaucoup d'avantages, et peut-être
de s'exposer à beaucoup de dangers. Et qui peut se
répondre alors d'avoir le courage de remplir ce de-
voir? Pourquoi s'exposer au malheur d'être réduit
à choisir entre sa sûreté et sa conscience? S'il croyait
à la religion , était-il sûr d'y croire toujours? pouvait-
il se répondre d'en adopter toujours tous les dogmes?
et dès lors lui était-il permis de prendre l'engagement
de les professer toute sa vie?
M. Turgot fît sa licence, et fut prieur de Sorbonne,
espèce de dignité élective, que les docteurs de la
maison confèrent ordinairement à celui des bache-
liers dont la famille a le plus d'éclat ou de crédit. Il
était obligé , par cette place, de prononcer deux dis-
cours latins; et ces ouvrages, faits en lySo par un
jeune homme de aS ans, sont un monument vrai-
ment singulier, moins encore par l'étendue des con-
naissances qu'ils supposent , que par une philosophie
et des vues propres à l'auteur. On y trouve, pour
ainsi dire, son esprit tout entier; et il semble que
la méditation et le travail n'ont fait depuis que le
développer et le fortifier. Le premier de ces dis-
cours a pour objet l'utilité que le genre humain a
retirée de la religion chrétienne. ,La conservation
de la langue latine et d'une paitie des ouvrages des
anciens; l'étude de la scolastique,qui du moins pré-
serva d'une stupidité absolue les Etats des barbares
destructeurs de l'empire romain, et qui produisit
dans la logique , comme dans la morale et dans une
VIE DE M. TllRGOT. I l
partie de la métaphysique, une subtilité, une préci-
sion d'idées, dont l'habitude, inconnue aux anciens,
a contribué plus qu'on ne croit aux progrès de la
bonne philosophie; rétablissement d'une morale
plus universelle , plus propre à rapprocher les
hommes de tous les pays , fondée sur une fraternité
générale entre tous les individus de l'espèce humaine,
tandis que la morale païenne semblait tendre à les
isoler, à ne rapprocher que les membres d'une
même cité, et surtout ne s'occupait que de former
des citoyens ou des philosophes , au lieu de former
des hommes; la destruction de l'esclavage domesti-
que et de celui de la glèbe, qui est peut-être autant
l'ouvrage des maximes du christianisme que de la
politique des souverains, intéressés à créer un peuple
pour le faire servir à l'abaissement des grands; cette
patience, cette soumission que le chrislianisme ins-
pire, et qui, détruisant l'esprit inquiet et turbulent
des peuples anciens, rendit les Étals chrétiens moins
sujets aux orages, apprit à respecter les puissances
établies, et à ne point sacrifier à l'amour, même
légitime, de l'indépendance, la paix, le repos et la
sûreté de ses frères : tels furent les principaux bien-
faits du christianisme.
Ce n'est pas que M. Turgot se dissimulât ni les
abus affreux du pouvoir ecclésiastique , qui avait
changé la race humaine en un vil troupeau trem-
blant sous la verge d'un légat ou d'un pénitencier,
ni les queielles sanglantes du sacerdoce et de l'em-
piie, ni les funestes maximes du clergé, armant ici
les lois conhe leurs sujets, là soulevant les peuples
19. MI' DE M. TURCtOT.
contre les rois , et aiguisant, au gré de son intérêt,
tantôt le poignard du fanatisme, et tantôt la liaclie des
bourreaux. Le sang de plusieuis millions d'hommes,
massacrés au nom de Dieu , fume encore autour
de nous. Partout la terre qui nous porte couvre les
ossements des victimes d'une intolérance barbare.
Une âme douce et sensible pouvait-elle n'avoir pas
été révoltée de ces horribles tableaux? Une âme pure
et noble pouvait-elle ne pas être soulevée en voyant
dans ces mêmes siècles l'esprit lium,ain dégradé par
de honteuses superstitions, la morale corrompue,
tous les principes des devoirs méconnus ou violés,
et l'hypocrisie faisant avec audace, de l'art de tromper
les hommes et de les abrutir, le seul moyen de les
dominer et de les conduire ? Car tous ces attentats ,
éiigés en devoirs sacrés aux yeux des ignorants ,
étaient présentés aux politiques comme des crimes
nécessaires au repos des nations ou à l'ambition de
leurs souverains.
M. Turgot était dès lors trop éclairé pour ne voir
que des abus dans ces conséquences nécessaires de
toute religion qui, chargée de dogmes spéculatifs ,
fait dépendre le salut des hommes de leur croyance,
regarde le hbre usage de la raison comme une au-
dace coupable , et fait de ses prêtres les précepteurs
des peuples et les juges de la morale. Il n'ignorait
pas que, si les gouvernements de l'Europe pouvaient
cesser d'être éclairés ; s'ils pouvaient oublier quelques
instants de veiller sur les entreprises du clergé ; si
tous les hommes qui ont reçu de l'éducation , qui
ont des lumières, qui peuvent prétendre aux places.
VIE DE M. TURGOT. l'i
loiis ceux , en un mot, dont l'opinion gouverne réel-
lement le monde, pouvaient cesser d'être réunis dans
un esprit de tolérance et de raison, bientôt les mêmes
causes reproduiraient les mêmes effets. Mais M. Tur-
got croyait cette révolution impossible; il voyait que
tous les maux par lescpiels le genre humain avait été
éprouvé, l'avaient conduit à une époque où le retour
à la barbarie ne pouvait plus être à craindre; que,
par une suite nécessaire du piogrès toujours croissant
des lumières, l'influence, malheureusement encore
si funeste, de l'esprit de superstition et d'intoléiance
s'anéantirait de jour en jour, et qu'enfin le mépris
public achèverait dans moins d'un siècle l'ouvrage
que la raison avait si heureusement conuiiencé. Ce
bonheur, dont nos neveux ont l'espérance, et dont
nous goûtons déjà quelques fruits, a sans doute coûté
bien cher à nos ancêtres : mais l'Asie n'a-t-elle pas
souffert presque autant de la barbarie de ses con-
quérants, que l'Europe de la cruauté de ses prêtres ?
Cependant ces maux ont été en pure perte; les révo-
lutions ont succédé aux révolutions, la tyrannie à la
tyrannie; et, sans les lumières de l'Europe, le genre
humain aurait été condamné à une éternelle igno-
rance et à des désastres perpétuels.
Le second discours a pour objet le tableau des
progrès de l'esprit humain. L'auteur les suit depuis
les anciens peuples asiatiques, (pii sont pour nous
les créateurs des sciences, jusqu'à nos jours, au mi-
lieu des révolutions des enq^ires et des opinions. 11
expose comment la perfection des beaux -arts est
limitée par la nature même, tandis que celle des
l4 VIE DK M. TURGOT.
sciences est sans bornes. 11 fait voir comment les
plus utiles inventions dans les arts mécaniques ont
pu naître dans les siècles d'ignorance, parce que ces
inventions ont pour objet des arts cultivés nécessai-
rement dans tous les temps, et que l'observation et
l'expérience peuvent en ce genre donner aux hommes
de génie les connaissances nécessaires pour s'élever
à ces inventions. Il montre que les sciences durent
leurs premiers progrès à la découverte de l'écrituie;
que celle de l'écriture alphabétique leur fit faire un
nouveau pas, et l'imprimerie un plus grand encore,
puisque cet art les a répandues sur un giand espace,
et garantit leur durée. Enfin, il prouve cjue leurs
progrès, auxquels on ne peut assigner aucun terme,
sont une suite de la perfectibilité de l'esprit humain ,
perfectibilité qu'il croyait indéfinie. Cette opinion ,
qu'il n'a jamais abandonnée depuis, a été un des
principaux principes de sa philosophie.
Le temps où il fallait déclarer enfin qu'il ne serait
point ecclésiastique était arrivé. 11 annonça cette ré-
solution à son père dans une lettre motivée; et il
obtint son consentement.
L'état de maître des requêtes était celui qu'il avait
choisi. Passionné pour tous les genres de connais-
sances , comme pour la littérature et la poésie , il
avait étudié les éléments de toutes les sciences, en
avait approfondi plusieurs , et formé la liste d'un
grand nombre d'ouvrages qu'il voulait exécuter. Des
poèmes, des tragédies, des romans philosophiques,
surtout de vastes traités sur la physique, sur l'his-
toire, la géographie, la politique, la morale, la mé-
VIF. DE M. TURGOT.
lapbysique et les langues, entraient dans cette liste
singulière. Il n'existe que le plan de quelques-uns
de ces ouvrages; et ces plans supposent des connais-
sances aussi vastes que variées , des vues neuves et
profondes. Celte passion de l'étude aurait pu con-
duire un homme, né même avec moins de génie
que lui , mais avec un caractère aussi supérieur à
l'ambition, et une âme aussi éloignée de toute va-
nité, à ne désirer d'autre état que celui d'homme de
lettres. M. Turgot pensait autrement. L'état où il
pouvait être le plus utile, sans jamais être obligé de
sacrifier ni la vérité, ni la justice, était celui qu'il
se croyait obligé d'embrasser. Il préféra donc une
charge de maître des requêtes aux autres places de
la robe. Ministre du pouvoir exécutif dans un pays
où l'activité de ce pouvoir s'étend sur tout; agent du
gouvernement dans les opérations sur les finances
ou le commerce qui influent le plus sur la prospé-
rité publique; appelé plus sûrement que les mem-
bres d'aucun autre ordre aux premières places de
l'administration, il est rare qu'un maître des requêtes
n'ait une grande influence ou sur une province ou
sur l'État entier, et que dans le cours de sa vie ses
lumières ou ses préjugés, ses vertus ou ses vices,
n'aient fait beaucoup de bien ou beaucoup de mal.
M. Turgot s'était préparé à suivre cette nouvelle
carrière, en étudiant avec plus de soin les parties
des sciences qui avaient plus de rapport aux fonc-
tions et aux devoirs des maîtres des requêtes; celles
des sciences physiques qui s'appliquent à l'agricul-
ture, aux manufactures, à la connaissance des objets
l6 VIE UE M. TURGOT.
de commerce, à la construction des travaux publics;
les parties des mathématiques nécessaires pour sa-
voir dans quel cas on peut faire un usage utile de
ces sciences, et pour n'être pas embarrassé des cal-
culs que les questions de physique, de commerce,
de politique, rendent souvent nécessaires. Il avait
approfondi les principes de la législation , de la po-
litique, de l'administration, et ceux du commerce.
Plusieurs de ses lettres, écrites alors, montrent non-
seulement l'étendue de ses lumières, mais prouvent ,
si on les compare aux ouvrages alors connus, qu'il
en devait à lui-même la plus giande partie.
Deux événements de sa vie, à celte époque, pa-
raissent seuls devoir nous arrêter. Il avait été chargé
d'examiner l'affaire d'un employé des fermes, pour-
suivi pour un crime par la justice, et qui avait eu
le moyen de s'y souslraiie. M. Turgot, persuadé que
cet homme était coupable, et que le devoir qu'il
avait à remplir serait un devoir de rigueur, avait
différé de s'en occuper. Cependant, après de longs
délais, il commença l'affaire, et il trouva que l'accusé
était innocent. Alors il se crut obligé de réparer le
tort que ce délai avait pu lui causer; et, sachant
quels étaient les appointements dont il avail été
privé pendant la durée du procès, il les lui remit
exactement, et l'obligea de les recevoir, en ayant soin
de ne mettre dans cette action que de la justice , et
non de la générosité.
Forcé de juger de ces causes où la lettre de la loi
semblait contraire au droit naturel, dont il recon-
naissait la supériorité sur toutes les lois, il crut de-
VIE DE M. TLRGOT.
'7
voir le prendre pour guide dans son opinion. Aucune
des conclusions de son rapport ne fut admise; la
pluralité préféra une loi positive qui paraissait claire,
à un droit plus sacré, mais dont les hommes qui ont
peu réfléchi peuvent regarder les principes comme
trop vagues, ou les décisions comme incertaines.
Quelques jours après , les parties transigèrent volon-
tairement d'après ces nïémes conclusions, et rendi-
rent hommage à cette justice d'un ordre supérieur.
Pendant que M. Turgot était maitre des requêtes,
il y eut une chamhre royale, et il y siégea. S'il eût
cru que sa conscience l'obligeait de refuser, il eût
obéi à sa conscience. Pouvait-il même ignorer que
cette résolution ne demandait pas un grand courage?
En effet, il ne s'agissait pas de véritables troubles
dans l'Etat, mais de cabales qui partageaient la cour,
et de cette queielle des billets de confession, dont
l'importance devait être momentanée et le lidicule
éternel. Il savait que le parti alors accablé pouvait,
sous un autre ministère, devenir le parti dominant.
En suivant la route ordinaire, à peine était-il aperçu;
en s'en écartant, il s'assurait l'appui d'un parti et la
faveur populaire. C'était une de ces circonstances
plus communes qu'on n'imagine, où la conduite la
plus dangereuse est en même temps la plus sûre,
où l'on suit ses véritables intérêts, en ayant l'air de
se sacrifier à son devoir. Mais cette ambition raffi-
née était aussi éloignée de lui qu'une complaisance
servile; et il accepta comme il eût refusé, en préfé-
rant la conduite que sa raison regardait comme la
plus juste.
V. 2
l8 VIE DE M. TURGOT.
Il pensait que le roi doit à ses sujets des ti'ibunaux
de justice, composés d'hoiiuiies ayant les qualités
que les lois exigent pour les remplii- ; formés du
nombre déjuges nécessaire suivant les mêmes lois;
institués, non pour une cause particulière, mais pour
un district marqué, ou pour un genre général de
causes; indépendants, enfin, dans le cours de leurs
fonctions, de toute révocation arbitraire. H pensait
que tout tribunal ainsi constitué peut être légitime;
que la difficulté de remplacer les anciens juges ,
quand ils ont quitté leurs fonctions, non parce qu'on
a voulu les forcer à juger contre les lois, mais parce
qu'on a blessé leurs opinions ou attaqué des privi-
lèges étrangers à leur devoir principal , ne pouvait
que donner des armes à l'esprit d'anarcbie, et intro-
duire, entre les ministres du souverain et ses officiers
de justice, une espèce de gageure à qui sacrifieiait
avec plus d'opiniâtreté l'intéiêt du peuple à ses inté-
rêts personnels. L'opinion populaire s'était déclarée
contre la cbambre royale; mais ce motif n'arrêta
point M. ïurgot : la certitude d'avoir bien fait, le
témoignage de quelques liommes éclairés lui suffi-
saient ; et il a toujours pensé que, s'il ne faut point
blesser l'opinion , même injuste, dans les cboses in-
différentes, c'est, au contraire, un véritable devoir
de la braver lorsqu'elle est à la fois injuste et nui-
sible.
Ce fut à cette même époque de sa vie que M. Tur-
got donna quelques articles de l'Encyclopédie. Il
était lié avec les éditeurs de cet ouvrage : d'ailleurs,
il était persuadé que le seul moyen sûr et vraiment
mi: de m. turgot. 19
efficace Je piocurer aux hommes un l)onlieiir du-
rable, c'est de délruire leurs préjugés, et de leur
faire connaître et adopter les vérités qui doivent di-
riger leurs opinions et leur conduite. Il pensait que
l'on parviendra infailliblement à ce but en exami-
nant toutes les questions, en discutant paisiblement
toutes les opinions; et qu'il est important que celte
discussion soit publique, que tous les hommes soient
appelés à cet examen, afin que la connaissance de la
vérité ne reste pas renfermée entre un petit nombre
de personnes , mais qu'elle soit assez répandue pour
n'être point ignorée de ceux qui , par l'éducation
(ju'ils ont reçue, sont destinés à occuper toutes les
places.
L'Encyclopédie lui parut un ouvrage très-propre
à remplir ces vues. Il devait contenir des notions
élémentaires et justes sur tous les objets de nos con-
naissances, renfeimer les vérités les plus certaines,
les plus utiles et les plus importantes des différentes
sciences. On y devait trouver la discussion de toutes
lesquestions qui intéressent les savants ou les hommes,
et les opinions les plus générales ou les plus célèbres,
avec l'histoire de leur origine, de leurs progrès, et
même les preuves, bonnes ou mauvaises, sur les-
quelles elles avaient été appuyées. Aussi s'intéressa-
t-il vivement à la perfection de cet ouvrage : il voulut
même y contribuer, parce qu'il voyait avec peine
l'espèce d'abandon auquel plusieurs parties impor-
tantes avaient été livrées; et il donna les articles
Ktrmologie, ExpansibilitCy Existence, Foire et Fon-
da lion.
2.
VIE DE M. TIIRGOT.
11 montre, dans le premier article, que la science
des étymologies, devenue presque ridicule par l'abus
qu'on en a fait , peut , si l'on s'asservit aux règles
d'une saine critique, cesser d'être arbitraire et incer-
taine; qu'alors elle sert à nous éclairer sur les révo-
lutions du langage, révolutions qui sont liées avec
l'histoire des opinions et celle des progrès de l'esprit
humain ; et il fait voir que l'érudition peut n'être pas
une étude frivole, même aux yeux d'un philosophe
qui n'aime que la vérité, et, parmi les vérités, celles
qui sont utiles.
Dans l'article Existence , il cherche, par une ana-
lyse profonde, comment nous en avons acquis l'idée,
et quel est le véritable sens que nous attachons à ce
mot; et il trouve que l'existence est pour nous l'idée
de la permanence de certaines collections de sensa-
tions, qui, dans des circonstances semblables, re-
paraissent constamment les mêmes, ou avec des
changements assujettis à certaines lois. Quand nous
disons qu'un objet existe, nous entendons seulement
qu'un système de sensations simultanées ayant été
aperçu par nous pendant une certaine durée, ayant
disparu plus d'une fois, et s'étant représenté encore,
nous sommes portés, même lorsque ce système de
sensations cesse de s'offrir à nous, à regarder ce
même système comme devant se présenter de nou-
veau de la même manière , si nous nous retrouvions
dans les mêmes circonstances : et nous disons alors
que cet objet existe.
Cette théorie, si neuve, qu'à peine fut-elle enten-
due de quelques philosophes, avait des conséquences
VIE DE M. TUHGOT.
importantes : elle était liée avec la théorie entière
de la nature de nos connaissances , et de celle de
l'espèce de certitude à laquelle nous pouvons at-
teindre. C'était un grand pas dans la connaissance la
plus intime de l'esprit humain, et presque le seul
qu'on ait fait depuis Locke.
Dans ce même article, M. Turgot exposait com-
ment, par l'usage seul de l'organe de la vue, on
pourrait parvenir à se faire des notions de l'espace,
et de la manière dont les corps y peuvent être or-
donnés. Idée singulière et juste, par laquelle il recti-
fiait et perfectionnait encore les recherches de Locke
et de ses disciples.
L'article Expausihilité lenfermait une physique
nouvelle. M. Turgot y explique en quoi consiste cette
propriété qu'ont les fluides, d'occuper un espace
indéfini en vertu d'une force toujours décroissante ,
et qui cesse d'agir lorsqu'une force opposée fait équi-
libre à son action. Il apprenait à distinguer l'éva-
poration des fiuides, c'est-à-dire, la dissolution de
leurs parties dans l'air, d'avec la vaporisation de
ces parties lorsqu'elles passent de l'état de liquide à
celui de fluide expansible. Il observait qu'à un même
degré de chaleur, cette vaporisation avait lieu plus
promptement et pour de plus grandes masses, à
mesure que ces liquides étaient contenus par une
njoindre force; en sorte que la vaporisation ne cesse,
par exemple, dans un vase fermé et vide d'air, qu'au
moment où la force expansive des parties déjà vapo-
risées est en équilibre avec celle qui produit la va-
porisation. L'avantage de pouvoir distiller dans le
11 ME DE 31. TURGOT.
vide avec une moindre chaleur, était une suite de
ces principes; et on pouvait employer ce moyen ,
soit pour faire avec économie les distillations en
grand, soit pour exécuter des analyses chimiques
avec une précision plus grande, et de manière à con-
naître les principes immédiats d'un grand nombre
de substances. M. Turgot ne s'occupa que longtemps
après de ces conséquences de sa théorie ; mais il est
encore le premier qui ait fait des analyses par le
moyen de la distillation dans le vide, et le premier
qui ait proposé d'appliquer cette méthode à la distil-
lation des eaux-de-vie et à celle de l'eau de mer.
Dans l'article Foire, M. Turgot remonte à l'origine
de ces établissements. Ils étaient presque nécessaires
dans ces siècles où le commerce étant resserré dans
un petit espace que l'ignorance, le brigandage, les
longues guerres, la défiance et la haine des diffé-
rents peuples, ne lui permettaient pas de franchir :
c'était seulement dans les foires que les nations de
l'Europe, les provinces d'un même empire, les can-
tons d'une même province, et jusqu'aux villages d'un
même canton , pouvaient échanger leurs productions
et soulager mutuellement leurs besoins, à l'abri de
la protection momentanée que l'intérêt particuliei-
accordait au lieu destiné pour ces assemblées.
Mais, de nos jours, ces établissements ont cessé
d'être utiles au commerce. Les règlements qui lui
fixent ou un lieu ou un temps déterminé, ceux que
ces établissements rendent nécessaires, ceux surtout
aux(]uels ils servent de prétexte, sont autant d'at-
teintes à la liberté, et par cc>nsé(|uent de véritîibles
VIE DE 31. TURGOT. 2^
impôts el de véritables injustices. Ces mêmes éta-
blissements seraient encore nuisililes, quand ils ne
feraient que foicer le commerce à s'écarter de la
route naturelle qu'il aurait suivie. L'intérêt général
des commerçants et celui des consommateurs saura ,
bien mieux que le négociant le plus habile ou le lé-
gislateur le plus éclairé, fixer les lieux , les temps,
où ils doivent se rassembler pour leur avantage
commun.
Dans l'article Fondation, M. Turgot montre que
si des particuliers peuvent difficilement former des
institutions , dont le plan s'accorde avec l'intérêt
commun et le système général de l'administration ,
il est impossible qu'une fondation perpétuelle ne de-
vienne à la longue d'une éternelle inutilité, si même
elle ne finit par être nuisible. En effet , les change-
ments inévitables dans les mœurs, dans les opinions,
dans les lumières, dans l'industrie, dans les besoins
des hommes, les changements non moins infaillibles
dans l'étendue , la population, les richesses, les tra-
vaux d'une ville ou d'un canton , empêcheraient
absolument l'homme le plus éclairé de son siècle
de former, pour le siècle suivant, un établissement
utile. Combien donc ces abus, que l'homme du sens
le plus droit, de l'esprit le plus étendu, ne pourrait
ni prévoir, ni prévenir, ne sont-ils pas plus dange-
reux et plus inévitables dans ces fondations qui
sont presque toujours l'ouvrage de la vanité, d'une
bienfaisance aveugle, du caprice, des préjugés et des
vues les plus étroites el les plus fausses.
Après avoir montié combien les fondations pci-
^4 VIE DE M. TURGOT.
pétuelles sont dangereuses, M. Turgot prouve que
celles qui existent ne doivent être respectées qu'aussi
longtemps qu'elles sont utiles, et que l'autorité pu-
blique tire de la nature même des choses un droit
légitime de les changer. Le droit de piopriété d'une
terre ou d'une denrée est fondé sur la nature ; et
la conservation de ce droit est le motif principal de
l'établissement de la société. La propriété des fon-
dations , au contraire , et toutes les autres de cette
espèce, n'existent que par le consentement de l'au-
torité, et le droit de les réformer ou de les détruire
lorsqu'elles deviennent inutiles ou dangereuses , est
une condition nécessaire de ce consentement. L'idée
de tout établissement perpétuel renferme nécessai-
rement celle d'un pouvoir qui ait le droit de le chan-
ger. Ainsi la nation seule est le véritable propriétaire
des biens qui appartiennent à ces fondations, et qui
n'ont été donnés que par elle et pour elle. M. Turgot
ne développe pas les conséquences de ces principes
que tous les bons esprits ne pouvaient manquer
d'apercevoir et d'adopter : il pensait qu'il y avait des
circonstances où il fallait laisser au public le soin de
l'application; et il lui suffisait d'avoir posé en peu de
mots, dans cet article, les vrais principes d'après
lesquels on doit déterminer, pour un objet si impor-
tant, la limite, encore si peu connue, où finit le
droit naturel, où commence celui de l'autorité lé-
gislative, et indiqué en même temps les règles qui
doivent la guider dans l'exercice de ce droit.
Ces cinq articles, qui appartiennent à des genres
différents, dont chacun renfei'me des vues neuves
VIE DE M. TURGOT.
lB
et importantes, sont les seuls que M. ïurgot ait
donnés dans rEncyclopédie. 11 en avait préparé d'au-
tres; et comme un article de dictionnaire, quelque
important qu'il soit, n'exige point qu'on forme un
plan étendu , qu'on remonte jusqu'aux premiers prin-
cipes, qu'on approfondisse toutes les parties d'un
objet, qu'on en examine tous les détails; cet esprit
d'ordre et de combinaison, cet amour pour la per-
fection, qui a empêché M. Turgot d'achever de grands
ouvrages, n'eût servi qu'à rendre meilleurs ces trai-
tés détachés, qui n'auraient paru élémentaires ou
incomplets qu'à lui seul.
Mais les persécutions suscitées contre l'Encyclo-
pédie empêchèrent M. Turgot de continuer à y tra-
vailler. Personne ne le soupçonnera d'avoir abandonné
la cause de la raison ou des lumières par ambition
ou par faiblesse. Jamais homme n'a professé plus
franchement et plus constamment le mépris pour les
préjugés, et l'horreur pour les obstacles qu'on essaye
d'opposer aux progrès de la vérité.
11 avait un autre motif. On était parvenu à faire
passer l'Encyclopédie pour un livre de secte; et, selon
lui, c'était en quelque sorte nuire aux vérités qu'on
devait cherchera répandre, que de les insérer dans
un ouvrage frappé de celte accusation, bien ou mal
fondée.
Il regardait toute secte comme nuisible. En effet,
soit que l'ambition de dominer sur les esprits l'ait
formée, soit que, comme celle qui a reçu le nom
d'encyclopédique, elle doive son origine à la persé-
cution (jui force les hommes à se réunir; du moment
2() VIE DE M. TllRGOT.
qu'une secte existe, tous les individus qui la com-
posent répondent des erreurs et des fautes de cha-
cun d'eux. La nécessité de rester unis oblige de taire
ou de dissimuler les vérités qui blesseraient des
hommes dont le suffrage ou l'adhésion est utile à la
secte. On est obligé de former en quelque sorte un
corps de doctrine; et les opinions qui en font pailie,
adoptées sans examen , deviennent à la longue de
véritables préjugés. L'amitié s'arrête sur les indivi-
dus; mais la haine et l'envie qu'excite chacun d'eux ,
s'étend sur la secte entière. Si cette secte est formée
par les hommes les plus éclairés d'une nation, si la
défense des vérités les plus importantes au bonheur
public est l'objet de son zèle, le mal est plus grand
encore. Tout ce qui se propose de vrai et d'utile est
rejeté sans examen. Les abus, les erreurs de toute
espèce ont pour défenseurs ce ramas d'hommes or-
gueilleux et médiocres, ennemis acharnés de tout
ce qui a de l'éclat et de la célébrité. A peine une
vérité paraît-elle, que ceux à qui elle serait nuisible
la flétrissent du nom d'une secte déjà odieuse, et
sont surs d'empêcher qu'elle ne soit même écoutée.
M. Turgot était donc convaincu que le plus grand
mal peut-être qu'on puisse faire à la vérité, c'est
de forcer ceux qui l'aiment à former une secte, et
qu'ils ne peuvent commettre une faute plus funeste
que d'avoir la vanité ou la faiblesse de donner dans
ce piège.
M. Turgot comptait au nombre de ses amis M. de
Gournai , longtemps négociant, et devenu intendant
du counnerce. L'expérience et les léflexionsde IVL de
VIE DV. M. TllRGOT. 27
Goujiiai l'avaient éclairé sur les principes alors liès-
peu connus de l'administration du commerce: et il
avait appris, ou plutôt il avait vu que ces prohibi-
tions de marchandises étrangères, ces défenses d'ex-
porter les productions brutes du territoire, qui ont
pour prétexte d'encourager l'industrie nationale, ne
font qu'en déranger le cours naturel; que la protec-
tion accordée à un genre particulier de commerce
nuit au commerce en général; que tout privilège
pour acheter, pour vendre, pour manufacturer, loin
d'animer l'industrie, la change en espiit d'intrigue
dans les privilégiés, et l'étouffé dans les autres; que
ces règlements , dont l'objet public et avoué est d'em-
pêcher le peuple d'éprouver la disette des denrées
nécessaires, de les lui procurei- à un moindre prix,
enfin, d'assurer la Ijonté de ces denrées ou celle des
ouvrages des manufactures, rendent à la fois l'abon-
dance de ces denrées moindre et plus incertaine,
en augmentent le prix , et piesque toujours en di-
minuent la qualité ou la perfection; qu'en un mot,
toutes ces précautions de la timidité et de l'ignorance,
toutes ces lois, nées d'un esprit de machiavélisme
qui s'est introduit dans la législation du commerce
coQune dans les entreprises de la politique, produi-
sent des gènes, des vexations, des dépenses réelles,
qui les rendraient nuisibles, quand même elles pro-
duiraient le bien qu'on en attend, au lieu de pro-
duire l'effet opposé.
M. ïurgot relira une très-grande utilité de ses con-
férences avec M. de Gournai ; il se rendit propres
toutes les vérités (|ui étaient le fruit de la longue
28 VIF DE M, TUlîGOT.
expérience de ce citoyen éclairé et vertueux ; et déjà
convaincu qu'une liberté entière et absolue était la
seule loi de commerce utile et même juste, il apprit
de M. de Gournai à connaître dans les détails tous
les avantages de cette liberté, tous les inconvénients
des prohibitions, à résoudre les objections produites
par l'ignorance des principes qui dirigent les spécu-
lations de commerce, et celles qui ont leur source
dans les préjugés des négociants eux-mêmes, ou plu-
tôt dans l'intérêt des négociants accrédités. Car eux
seuls aiment les règlements, par la raison que ces
règlements mettent les opérations nouvelles ou im-
portantes dans la dépendance du gouvernement, et
écartent, par conséquent, la concurrence des négo-
ciants trop peu riches pour avoir des protecteurs.
M. de Gournai mourut en 1759; et M. Turgot ,
s'intéressant à la gloire de son ami, qu'il croyait liée
à l'intérêt public, rassembla des matériaux pour son
éloge. Il y exposait avec clarté, avec précision, les
principes de M. de Gournai, qui étaient devenus les
siens ; et cet éloge, que M. Turgot regardait comme
une simple esquisse, renferme l'exposition la plus
simple et la plus complète des vrais principes qui
prouvent l'utilité de la liberté d'industrie et de com-
merce , l'injustice de toute restriction , et donne en
même temps un modèle de ce que devraient être ces
hommages rendus aux morts, mais dont il faut que
l'instruction des vivants soit le premier objet.
M. Turgot était destiné à devenir intendant; et
quelque soin qu'il eût pris pour rassembler toutes
les connaissances dans lesquelles il pouvait entrevoir
VIE 1)F. M. TURGOT. 29
l'ombre même d'une ulilité éloignée, il sentait qu'il
n'avait pu acquérir d'expérience , et il ne se croyait
pas permis d'achever son instruction aux dépens de
la province qui serait confiée à ses soins. Il de-
manda donc à M. de la Micliaudière, dont il con-
naissait la probité et l'arnour du bien public, la
permission de l'accompagner dans les tournées
qu'il faisait dans son intendance , de l'aider dans son
travail, et d'acquérir sous ses yeux les connaissances
pratiques qui lui manquaient, que la théorie ne pou-
vait lui donnei-, mais dont elle facilite l'acquisition ,
et qu'elle seule peut rendre sûres et vraiment utiles.
En 1761, il fut nommé à l'intendance de Limoges.
L'autorité directe d'un intendant a peu d'éten-
due : des ordres de détail pour l'exécution des ordres
généraux qu'il reçoit du ministère, la décision pro-
visoire de quelques affaires, le jugement de quelques
procès de finance ou de commerce, dont l'appel est
porté au conseil : telles sont, pour ainsi dire, toutes
les fonctions d'un intendant. Mais il est l'homme du
gouvernement, il en possède la confiance; le gou-
vernement ne voit que par ses yeux , n'agit que par
lui ; c'est sur les comptes qu'il a rendus, sur les infor-
mations qu'il a prises, sur les mémoires qu'il a en-
voyés, que les minisires décident toutes les affaires;
et cela dans un pays où le gouvernement réunit tous
les pouvoirs, où une législation défectueuse dans
toutes ses parties l'oblige de peser sur tout et d'agir
sans cesse. Peut-être serait-il à désirer que l'autorité
publique de ces magistrats fût plus grande , et que
leur influence secrète fût moins puissante : alors ils
3o VIE DE M. TURGOT.
polluaient répondre de leurs délits, de leurs fautes;
au lieu que dans l'état actuel, presque toujours
couverts de l'autorité suprême, les léclamations éle-
vées contre eux semblent attaquer le gouvernement ;
et il lui est souvent très-difficile de soutenir un in-
tendant sans exercer un despotisme tyrannique, ou de
le condamner sans introduire une anarchie dangereuse.
Lorsque M. Turgot fut nommé à l'intendance de
Limoges, M. de Voltaire lui manda : Un de vos
coiifiTres vient de ni écrire qàiui intendant nest pro-
pre qiià faire du mal ; p espère que vous prouverez
qu il peut faire beaucoup de bien.
La disposition générale des esprits était alors fa-
vorable à ces vues de bienfaisance. La fureur guer-
rière et religieuse qui, pendant quatorze cents ans,
avait tourmenté l'Europe, parut commencer à se
calmer vers la fin du siècle dernier; et une émulation
pour le commerce et pour les arts, pour les richesses
et pour la gloire de l'esprit, s'empara de toutes les
nations. Les peuples en furent plus tranquilles : mais
comme on commençait à les compter pour quelque
chose, et qu'on daignait même les écouter quelque-
fois, on s'aperçut qu'ils étaient encore beaucoup trop
malheureux. Le temps de fonder leur bonheur sur
les maximes invariables d'une politique sage et éclairée
n'était pas arrivé; mais les encouragements pour l'a-
griculture , et les soins d'humanité pour le peuple,
étaient devenus le premier objet de ceux des hommes
en place qui avaient quelque vertu ou quelque
amour pour la renommée.
M. Turgot j)r()fita de ces dispositions pour donner
VIE 1)K M. TURGOT. 3l
de Faclivité à la société d'agriciiluire de Limoges,
et pour en diriger les travaux vers un but utile, pour
faire instruire dans des cours publics les sages-femmes
répandues dans les campagnes , pour assurer au
peuple dans les épidémies les soins de médecins
éclairés, pour établir des ateliers de charité, la seule
espèce d'aumône qui n'encourage point l'oisiveté, et
qui procure à la fois des secours aux pauvres, et au
public des travaux utiles.
Il introduisit dans sa généralité la culture des
pommes de terre, ressource précieuse pour le pauvre.
Le peuple la dédaigna d'abord comme une nourri-
ture au-dessous de la dignité de l'espèce humaine,
et ne consentit à l'adopter qu'après que l'intendant
en eut fait servir chez lui, en eut donné le goût aux
premières classes de citoyens, et q u'il ne fu t plus permis
d'en regarder l'usage comme le signe humiliant du
dernier degié de la misère. Mais M. ïuigot , en faisant
avec autant d'activité, de zèle, et des principes plus
sûrs, le bien que d'autres intendants pouvaient faire
comme lui, s'occupait de projets plus grands et plus
dignes de son couiage et de ses lumières.
. La répartition des impôts, la construction des
chemins, les milices, les soins pour les subsistances,
la protection du commerce, furent les principaux
objets de ses travaux pendant les treize années que
la province du Limousin fut confiée à ses soins.
Dans toutes les généralités assujetties à la taille,
l'idée de faire un cadastre est une des premières qui se
présentent à un administrateur ami de la justice :
mais la méthode de faire cette opération avec exac-
31 VIE DK M. TURGOT.
titude et avec équité est à peine connue de nos jours ;
et celui qui avait été exécuté en Limousin par M. de
Tourni , était devenu la source de désordres aussi
grands que ceux qui avaient déterminé à l'entre-
prendre.
La plupart des terres de cette province sont ex-
ploitées par des métayers, auxquels le propriétaire
fournit le logement , la nourriture pour une partie
de l'année, la semence, les outils aratoires , les bes-
tiaux nécessaires à l'exploitation. La récolte faite,
le propriétaire en prend la moitié. Non-seulement
il était très-difficile de distinguer dans cette forme
de culture la partie qui devait être regardée comme
le produit net de la terre , et celle qui était
destinée à payer les frais de culture, ou l'intérêt
des avances faites en bestiaux et en instruments ;
mais on ignorait absolument , du temps de M. de
Tourni, que cette partie, la seule dont le proprié-
taire puisse disposer sans nuire à la culture, la seule
qu'on puisse regarder comme formant le produit an-
nuel, est aussi la seule qu'on puisse assujettir à l'im-
pôt, qui doit y être proportionné.
La valeur des terres n'avait donc pu être estimée
d'après aucun principe certain ; et les travaux de'
M. Turgot pour réparer ces désordres, pour délivrer
enfin l'agriculture d'un impôt distribué avec inexacti-
tude, et dont même une partie tombait directement
sur lesbestiaux employés au labourage, sont le premier
exemple d'un cadastre formé sur des principes vrais,
par une méthode exacte et conforme à la justice. Â
ce bienfait, M. Turgot en ajouta un autre. La col-
VtE DF. M. TCRGOT. 33
lecte de l'inipôl était une cliarge de communauté,
également onéreuse et à celui qui était foicé de la rem-
plir, et à la communauté qui répondait des désordres
causés par l'incapacité ou la mauvaise conduite de
son collecteur: M. Tuigot en fit un emploi que la
communauté confiait à un homme solvable, d'une
conduite connue, et qui s'en chargeait volontairement
pour un droit très-modique.
Le soin d'affranchir le Limousin du fardeau des
coï'vées était plus cher encore au cœur de M. Turgot.
Des hommes qui n'ont que leur salaire pour vivre,
condamnés à travailler sans salaire ; des familles qui
ne subsistent que par le travail de leur chef, dévouées
à la faim et à la misère; les animaux nécessaires au
labourage enlevés à leurs travaux, sans égard aux
besoins particuliers des propriétaires, et souvent à
ceux de toute la contrée ; enfin la forme absolue des
ordres, la dureté des commandements, la rigueur des
amendes et des exécutions, unissant la désolation à
la misère et l'humiliation au malheur, tel est le tableau
des corvées. Et si on y ajoute, que les chemins étaient
faits à regret, et par des hommes auxquels l'art très-
peu compliqué qu'exige leur construction était ab-
solument étranger; que, sous prétexte de forcer le
peuple à un travail plus suivi, on lui marquait ses
ateliers à plusieurs lieues de son habitation ; que les
reconstructions fréquentes de chemins, ou mal diri-
gés, ou faits avec de mauvais matériaux, étaient les
suites nécessaires d'un système où l'on se croyait
permis de prodiguer le travail, parce qu'il ne coûtait
rien au trésor royal , et où l'ingéniein- avait la facilité
V. 3
34 VIE DE !\1. JURGOT.
t'iiiiesle de couvrir ses fautes aux dépens des sueurs et
du sang des misérables, alors on nepourra s'empêcher
de voir dans la corvée une des servitudes les plus
cruelles et un des impôts les plus onéreux auxquels
un peuple puisse être condamné. Cet impôt portait
d'ailleurs directement surlepauvre. Puisque l'on avait
adopté le principe d'exiger le travail en nature, on
n'avait pu y assujettir que ceux qui pouvaient tra-
vailler; et il était arrivé qu'un impôt nouveau , pour
lequel aucun usage ancien, aucun privilège ne pou-
vait réclamer d'exemption , était devenu, par sa na-
ture même, un de ceux pour lequel les exemptions
étaient le plus étendues.
M. Turgot proposa au\ communautés voisines des
grandes routes de faire exécuter à piix d'argent les
travaux auxquels elles pouvaient être assujetties: elles
levaient la somme à laquelle montait l'adjudication
du chemin, proportionnellement à l'imposition de
leur taille ; mais elles recevaient une diminution
d'imposition égale à la somme avancée; diminution
qui était ensuite répartie sur toutes les paroisses,
comme celles qu'on est obligé d'accorder pour des
pertes accidentelles. L'entretien des routes se faisait
de même par de petites adjudications partielles. Cet
entretien journalier coûtait beaucoup moins, et pré-
venait bien plus sûrement la dégradation des chemins,
que des coivées qui ne peuvent se faire que deux
fois l'année tout au plus, et dont les travaux ne peu-
vent être exécutés avec la même intelligence. La pre-
mière construction était à la fois, et plus économique
et plus solide. Le magistrat avait éclairé les ingénieurs
VIE DE M. TIJRGOT. 35
elles cnlrepreneui's , et il avait perfectionné la nié-
lliode de construire. Ainsi tout ce (|ue les corvées
ont d'odieux , tout ce qui annonce la contrainte et
la servitude personnelle, tout ce qui porte dans le
sein du peuple la faim , le désespoir et la mort, avait
disparu. Il ne restait que la distribution injuste de
l'impôt ; mais il n'était pas au pouvoir d'un inten-
dant de la changer. Ce n'était pas même ce pouvoir
qui avait produit la destruction de la corvée, c'était
l'autorité de la raison, la confiance qu'inspire la
vertu. Les peuples qu'une expérience malheureuse a
trop instruitsà se défier de ceux qui les commandent,
qui ont vu si souvent violer des promesses solennelles,
couvrir du voile de l'utilité publique des vexations
cruelles, et faire servir le bien qu'on veut leui- faire de
prétexte au mal qu'on leur fait; les peuples, dont le
concours était cependant nécessaiie au succès de cette
opération , parurent d'abord n'y consentir qu'avec
crainte; mais la conduite de M. Turgot, constamment
dirigée par la raison , la justice et l'humanité, triom-
pha bientôt de leur défiance; et ce triomphe fut un
des plus difficiles et des plus doux que jamais la
vertu ait obtenus. Pour éclaiier les peuples sur ses
intentions eisur leurs vrais intérêts, il s'adressait aux
curés. Les lettres qu'il leur écrivait , où il entrait dans
les détails les plus minutieux , où il ne négligeait rien
pour se rendre intelligible aux habitants des campa-
gnes, pour parler à leur raison, ou plutôt pour
leur en créer une , ces lettres subsistent : et quelle
idée ne donnent-elles pas de la grandeur et de la bonté
de son ame, quand on songe (|ue celui cjui employait
36 VI K DE M. TIJRGOT.
le temps le plus précieux de sa vie à écrire, à répé-
ter des choses si familières et si simples, élait ce
même homme qui, enirainé par un penchant irré-
sistible, avait pénétré les abîmes de la métaphysique,
étudié toutes les sciences, et essayé d'en sonder
toutes les profondeurs; qui, enfin, dans ce temps-là
même, achevait d'embrasser l'ensemble et l'étendue de
toutes les sciences politiques dans le système le plus
suivietle plus vaste que jamais l'esprithumain ait conçu!
La milice était un autre fléau des campagnes. C'est
un phénomène assez singulier, que l'on ait pu par-
venir à rendre l'emploi de soldat odieux et même
avilissant chez un peuple naturellement actif et cou-
rageux. Mais le milicien n'avait pas le mérite d'un
dévouement volontaire. L'incertitude de son sort
l'empêchait de trouver des emplois avantageux. Con-
fondu par son habillement avec le peuple , trop peu
exercé pour être compté au rang des soldats, il avait
perdu sa liberté, sans en être dédommagé ni par
une subsistance assurée , ni par l'opinion. On s'était
imaginé que la milice ne serait pas un impôt, si
on défendait aux connnunautés de former, en faveur
des miliciens, une contribution volontaire, contri-
bution dont un mouvement naturel d'humanité et
de justice avait inspiré l'idée.
M. Turgot sentait combien il est injuste de forcer
un homme à embrasser malgré lui un état périlleux,
sans daigner même lui payer le prix de sa liberté, et
combien, dans nos constitutions politiques actuelles,
la manière dont les travaux sont distribués parmi
le peuple, la nature de nos guerres, la forme de
VJE DK M. TLRGOT. S^
nos armées, elles principes de notre art niilitaire,
rendent inapplicable aux nations modeines la maxime
des anciens peuples , qui appelait tous les citoyens à
la défense de la pairie. Mais si M. Turgot ne pouvait
détruire le mal en lui-même, il voulut du moins
arrêter les désordres particuliers à sa province. Dans
un pays de montagnes, et oii les habitations sont dis-
persées, le désir de se soustraire à la milice produisait
d'autant plus de fuyards, que l'espérance d'échapper
était mieux fondée. La loi qui déclarait les fuyards
miliciens, enflammait le désir de les arrêter. Chaque
communauté était intéressée à augmenter le nombre
de ses membres soumis au tirage; chaque famille
regardait l'exemption réclamée par une autre comme
une augmentation pour elle de ce risque si teriible
dans l'opinion ; et l'on voyait au moment des tirages
les comnmnautés pouisuivreàmain araiéeles fuyards
répandus dans les bois , et se disputer avec violence
les hommes que chacune prétendait lui appartenir.
liCs travaux étaient suspendus; il s'élevait entre les
familles, entre les paroisses, de ces haines que
le défaut de distraction , et la présence continuelle de
l'objet, rend irréconciliables. Quelquefois le sang
coulait; et l'on combattait avec courage , à qui serait
exempt d'en avoir.
M. Turgot arrêta ce désordre , en obligeant les
communautés de laisser à la puissance publique le
soin de faire exécuter la loi, et en veillant à ce qu'elle
fût exécutée avec cette justice impaitiale, qui inspire
la confiance et fait paidonner la rigueur. Il coupa
la source du mal, en permettant qu'une contribution
38 VIE DI-: M. TUUGOT.
payée par chaque commiinaulé, mais toujours libre
et réglée par elle seule , retidît volontaire l'engage-
ment du milicien. Cette méthode d'avoir des soldats
est en même temps la plus juste, la plus noble, la
plus économique , la plus sûre , la plus propre à for-
mer de bonnes troupes; et elle ne peut manquer
d'avoir un jour la préférence sur toutes celles que le
mépris pour les hommes et le respect pour l'usage
ont fait adopter ou conserver.
Le Limousin éprouva, pendant l'administration
de M. Turgot , deux années consécutives de disette.
Personne n'était plus convaincu que la liberté la
plus entière, la sûreté des magasins et des spécula-
tions du commerce , sont le seul moyen de prévenir
les disettes et de les réparer. Partout la disette, en
élevant le prix, augmente l'intérêt de porter la denrée
où elle manque. Mais les lois de police, les ventes
forcées, les taxations, ne font qu'opposer des bar-
rières à ce mouvement naturel ^ et enlever cette res-
source aux citoyens. Au mal qu'elles font par elles-
mêmes, se joint celui d'exposer les commerçants aux
vexations des subalternes et à la violence du peuple,
dont l'inquiétude et la terreur sont excitées ou nour-
ries par le spectacle d'une législation inquiète et tur-
bulente. H impute le mal qu'il souffre aux marchands
qui viennent à son secours, parce qu'il les regarde
comme les agents du gouvernement, ou qu'il les
voit l'objet de la défiance des magistrats. Il impute
ses maux à ses chefs, parce que la manière don! ils
agissent annonce qu'ils croient eux-mêmes avoii le
pouvoir de les réparer.
VIE DE M. TURGOT. 3()
M. Turgot savait également que ces précautions
fatales dans les temps de disette ont Teffet plus gé-
néral, plus durable, et non moins funeste, d'empé-
clier l'établissement d'un commerce de grains régu-
lier, et par là de rendre la subsistance du peuple à
jamais précaire.
Aussi ne songea-t-il, dans ces temps malheureux,
qu'à donner à la liberté du commerce des subsis-
tances toute l'étendue qu'il était en son pouvoir de
lui rendre, évitant même de le décourager par des
approvisionnements particuliers , n'employant la
force publique que pour le défendre contre les pré-
jugés du peuple; et il eut la consolation de voir ce
commerce, abandonné à lui-même, pourvoir à la
subsistance publique, malgré les obstacles que la
situation de la province apportait à ses opérations.
Mais la liberté n'était pas entière. L'usage de taxer
le pain était établi dans les villes. M. Turgot vit que
les boulangers, possesseurs d'un privilège exclusif,
et sujets à la taxe, en profitaient pour porter le pain
au delà de son prix naturel comparé à celui du blé :
il suspendit l'usage de leur privilège, en leur lais-
sant la liberté de vendre au prix qu'ils voudraient;
et il vit bientôt ce prix baisser, et les communautés
des campagnes apporter à la ville, même de la dis-
tance de cinq lieues, un pain fait librement, et par
conséquent à meilleur marché.
Cependant, si dans les temps de disette le gou-
vernement ne doit au peuple que la liberté et la sû-
reté du commerce, il doit des secours aux pauvres;
mais il faut <|ue ces secouis soient le prix du travail.
4o VIE DK M. TURGOT.
La vertu bien connue de M, Turgot fut alors le
salut des malheureux. Comme il n'avait jamais rien
demandé pour lui-même , il obtint aisément ce (ju'il
demandait pour sa province; et le ministre ne pou-
vait pas refuser de croire ces secours nécessaires,
quand il apprenait, par la voix publique, que l'in-
tendant ne les sollicitait qu'après avoir soulagé le
peuple, en lui distribuant et ses levenus et des em-
prunts faits sous son propre nom.
Quelque temps après qu'une expérience si heu-
reuse eut confirmé M. Turgot dans ses principes,
le ministre des finances consulta les intendants du
royaume sur la législation du commerce des blés.
Cette matière semblait êtie épuisée dans un grand
nombre de bons ouvrages; mais dans sept lettres
très-étendues, où M. Turgot crut devoir développer
son avis, la question se trouve traitée d'après des
principes plus approfondis et des vues plus vastes.
Il y prouve que la hberté du commerce des grains
est utile pour en augmenter la reproduction, en
augmentant l'intérêt et les moyens d'étendre et de
perfectionner la culture; que le maintien de la li-
berté est encore le seul moyen, soit de faire naîti'e
un commerce constant , qui répare les disettes lo-
cales et prépare des ressources dans les années mal-
heureuses, soit de faire baisser le prix moyen du
blé et d'en diminuer les vaiiations, objet plus im-
portant encore; car c'est sur ce prix moyen des
subsistances (|ue se règle le prix des salaires et celui
de la plupart des denrées; (Mi sorte que, partout où
ces vaiiations ne sont pas très-grandes, les salaires
VIE DE M. TURGOT. 4'
seront toujours suffisants au soutien du peuple, et
son travail, ainsi que sa subsistance, toujours as-
suré^. Il montre enfin que la liJDerté du commerce
des grains est également utile aux propriétaires, aux
cultivateurs, aux consommateurs, aux salariés; que
plus une denrée est nécessaire, plus son commerce
doit être libre; et que les lois prohibitives, injustes
envers ceux coiitie qui on les a faites, loin d'être
excusées par la nécessité , ou même par l'utilité, sont
nuisibles et funestes à ceux dont l'intérêt en a été
le prétexte. Il rassure contre la crainte des effets
d'une liberté absolue, en faisant voir que les dé-
sordres, les tioubles, les séditions, la famine, sont
l'ouvrage de ces mêmes lois établies pour les pré-
venir; que ces lois sont la seule cause de la durée
des disettes réelles, la seule cause du défaut de se-
cours du commerce, la seule origine des préjugés,
des terreurs et des violences du peuple.
Malheureusement trois de ces lettres n'existent
plus; mais celles qui restent, en excitant de justes
regrets, forment cependant un monument précieux,
qui peut-être sera un jour le salut du peuple, lorsque
le temps, qui éteint les préventions de la haine per-
sonnelle et de l'esprit de parti, aura donné au nom
de M. Turgot l'autorité due à son génie et à ses vertus.
Ces lettres furent composées en trois semaines,
pendant une tournée de M. Turgot dans son inten-
dance. Quelques-unes ont été éciites dans une seule
soirée, au milieu de l'expédition de tous les détails
de sa place, dont aucun n'était négligé ; et parmi les
ouvrages (pj'il a laissés, c'est un de ceux où l'on
[\1 VIE DE M. TURGOT.
peut observer le mieux la netteté de ses idées, la
méthode dont il avait contracté l'habitude, la faci-
lité et la profondeur de son esprit.
Le ministre, à qui cet avis fut adressé, loua
M. Turgot, et fit des lois prohibitives. Mallieureuse-
ment, dans les discussions politiques, on juge moins
avec sa raison qu'avec son caractère et avec son
âme. Tous les esprits pourraient voir la même vé-
rité; mais tous les caractères n'osent pas la mettre
en pratique. Dès lors on cherche à ne pas croire ce
qu'on n'a pas envie de faire; et toute opinion qui
exige qu'en l'adoptant on se dévoue à braver les
préjugés et les cabales , et à préférer le bien public
à sa fortune, ne peut être adoptée que par des
hommes qui aient du courage et de la vertu.
M. Turgot eut encoie une occasion de déployer
son zèle pour la liberté du commerce, ou plutôt
pour la justice qui prescrit de laisser à chacun le
libre exeicice de sa propriété légitime (car la liberté
du commerce a un motif plus noble que celui de
son utilité, quelque étendue qu'elle puisse être). On
sait qu'en France le prêt d argent remboursable à
une époque fixée avec un intérêt quel qu'il soit , et
tout prêt à un intérêt au-dessus de cinq pour cent,
est traité par la loi comme une convention illégi-
time, et même comme un délit. Cependant, le com-
merce ne peut exister sans des prêts rembour-
sables à temps, dont l'intérêt soit fixé librement par
une convention. Cette liberté est nécessaire, parce
que l'intérêt se règle naturellement sur l'étendue des
profits de chaque commerce , sur les risques aux-
VIF. DE M. TURGOT. 4^
quels ce commerce est exposé, sur le plus ou moins
de confiance qu'on doit avoir au négociant qui em-
prunte. Pour concilier la loi civile avec la nécessité ,
on a imaginé de laisser doimir la loi, en se réservant
de la réveiller au gré du préjugé, de la rumeur pu-
lilique, et du caprice de chaque juge. Mais il en
résulte que les préleurs, toujours exposés à la perte
de leurs créances, au déshonneur attaché à des ac-
tions que la loi proscrit, et même à des condam-
nations infiuiiantes, s'en dédommagent en ne con-
sentant à prêter qu'à un très-haul intérêt.
D'ailleurs, un seul procès intenté par un débiteur
de mauvaise foi, suffit, par reffroi qu'il inspire,
pour suspendre le commerce d'une ville, d'une pro-
vince entière. C'est ce qui venait d'arriver à Angou-
lême en 1770. Des banqueroutiers avaient imaginé,
pour éviter de justes condamnations, d'accuser d'u-
sure leurs créanciers. Une foule de débiteurs peu
délicats avaient suivi cet exemple, et menaçaient
leurs créanciers de les dénoncer, s'ils ne se hâtaient
de leur remeltre les intérêts stipulés, et quelquefois
même une partie du capital. La rigueur des pour-
suites, la faveur que ces dénonciations obtenaient
dans les tribunaux, avaient porté le désordre à son
comble. Le commerce d'Angoulême allait être dé-
truit; l'alarme avait gagné plusieurs places commer-
çantes, et le gouvernement crut devoir consulter
l'intendant de la province.
L'avis qu'il envoya est un ouvrage complet sur les
prêts à intérêt. La liberté des conditions dans les
prêts est une conséciuence naturelle de la piopriélé
/|4 VIE DE M. TURGOT.
de l'argent; et il ne faut que des lumières bien coni-
nuines, pour voir que si le prêteur peut quelque-
fois, en exigeant des conditions trop dures, manquer
à l'humanité, il ne peut blesser ni la justice, ni les
lois, en usant du droit légitime de disposer à son
gré de ce qui est à lui. Mais si la question était bien
simple en elle-même, l'ouvrage de M. Turgot n'en est
que plus propre à faire connaître son esprit et son
caractère. Il ne croyait pas s'abaisser en combattant
sérieusement les opinions les plus absurdes , lors([u'il
les regardait comme dangereuses. Il examine, dans
son rapport au ministre, les préjugés de politique,
de jurisprudence, de théologie, qui ont donné nais-
sance aux lois sur ce qu'on appelle usure, en fait voir
l'origine et les progrès, et au lieu de se contenter
de les accabler sous le poids de principes fondés sur
la justice et sur la vérité, il daigne encore montrer
que, quand même on avilirait sa raison jusqu'à dé-
cider d'après la théologie une question de jurispru-
dence et de morale, les préjugés sur l'usure devraient
encore être rejetés, parce qu'ils ne sont appuyés que
sur une fausse interprétation des autorités auxquelles
ils doivent leur origine et leur empire.
Il donne, dans ce même traité, une notion très-
nette, et en même temps très-neuve, de l'intérêt lé-
gal, qui n'est et ne doit être qu'un prix moyen de
l'intérêt, formé comme celui d'une denrée, d'après
l'observation. Â.insi la loi ne doit l'employer que de
la même manière, c'est-à-dire, pour fixer un prix
lorsqu'il ne l'a pas été ou qu'il n'a pu l'être par des
conventions particulières.
VIE DE M. TURGOT. 4^
Les occupations de M. Turgot ne l'avaient point
empêché , nous ne disons pas de méditer ou d'ajou-
ter à ses lumières (ce besoin est trop impérieux pour
le génie de la trempe du sien), mais de composer
quelques ouvrages. Nous ne citerons qu'un essai sur
la formation de la richesse, ouvrage précieux par
une analyse fine et profonde, par la simplicité des
principes et l'étendue des résultats, où l'on est con-
duit par un enchaînement de vérités claiies et pui-
sées dans la nature, à la solution des problèmes les
plus importants de l'économie politique. On peut
même regarder cet essai comme le germe du traité
sur la richesse des nations du célèbre Smith, ouvrage
malheureusement encore trop peu connu en Europe
pour le bonheur des peuples, et à l'auteur duquel
on ne peut reprocher que d'avoir trop peu compté,
à quelques égards, sur la force irrésistible de la raison
et de la vérité (i).
^ous citerons encore un ouvrage sur les mines et
les carrières, où les lois qui doivent en régler l'exploi-
(i) C'est du moins à ce motif que nous croyons devoir imputer
ce qni,dans son jugement sur ce qu'il appelle le système agricul-
turaljdans ses recherches sur l'impôt, dans ses idées sur les dé-
penses pour l'éducation publique et le culte religieux , nous a
paru n'avoir ni la même exactitude, ni la même précision qu'on
admire dans le reste de son ouvrage. Nous attribuons encore à
la même cause l'espèce de légèreté avec laquelle il traite soit les
auteurs qu'il désigne sous le nom d'Économistes français, soit la
question de l'établissement d'un impôt unique, ce qui l'a entraîné
dans quelques erreurs, et lui a fait commettie quelques injus-
tices. Il y a aussi quelques inexactitudes peu importantes dans les
faits relatifs à la France.
46 VIK DE M, TURGOT,
taîion et en distribuer la propriété, sont déduites des
principes delà justice naturelle, et réduites à un
petit nombre de règles générales et simples. On est
étonné de voir que des lois qui statuent sur un objet
soumis jusqu'ici chez toutes les nations à des prin-
cipes arbitraires d'utilité et de convenance, puissent
être des conséquences si claires des principes les
plus généraux et les plus certains du droit naturel ;
mais, comme nous le dirons ailleurs, M. Turgot était
parvenu à voir qu'il en était de même du système
des lois civiles, et qu'on pourrait le déduire en entier
de ces mêmes principes.
Tant de travaux, un amour de la justice accom-
pagné d'une bonté toujours compatissante, un carac-
tère incapable de céder à la séduction ou à la crainte,
un zèle du bien public aussi dégagé de tout intérêt
de gloire ou d'ambition que la nature humaine peut
le permettre, avaient mérité à M. Turgot les béné-
dictions du peuple de sa province , l'amitié et l'ad-
miration d'un petit nombre d'hommes qui le con-
naissaient tout entier, et qui, pour me servir de
l'expression de l'un d'eux, se félicitaient d'être nés
dans le siècle qui l'avait produit (i) ; enfin , les suf-
frages de tous les hommes éclairés, de tous ceux que
le nom de la vertu n'effrayait pas; et, à la mort de
Louis XV, la voix publique, que celle de l'intérêt et
de la crainte n'osait encore contredire , l'appelait aux
premières places, comme un homme qui joignait à
toutes les lumières que l'étude peut procurer, l'expé-
rience que donne l'habitude des affaires.
(i) M. l'archevêque d'Aix.
VIE DK M. TURGOT, /(^
Les minishes {|ui gouvernaient pendant les der-
nières années de ce long règne avaient effrayé la
nation plutôt qu'ils ne l'avaient opprimée. On cher-
cherait en vain, dans l'histoire de leur administra-
tion , des lois semblables à celles qui ont été faites
dans des temps que l'ignorance regrette encore, et
par des hommes auxquels on prodiguait, dans cette
même époque, des louanges ridiculement exagé-
rées (i). Mais le gouvernement, en affectant de bra-
ver l'opinion , l'avait armée contre lui. On éprouvait
les maux de l'anarchie, et l'on croyait sentir ceux du
despotisme. Les finances étaient en désordre, et on
croyait ce désordre irréparable. Les ressources étaient
réelles et grandes , mais le crédit était anéanti. La
nation, épouvantée, fatiguée d'abus accumulés, de-
mandait un ministre réformateur; elle voulait un
homme dont le génie pût voir toute l'étendue du
mal et en trouver le remède, dont le courage ne fût
pas effrayé par les obstacles, dont la vertu demeu-
rât incorruptible. Elle désignait M. Turgot : sa voix
fut écoutée, et il fut nommé d'abord ministre de la
marine.
Je ne connais point la marine, disait -il; cepen-
dant il savait très-bien la géographie comme marin,
comme négociant, comme politique , comme natu-
raliste. 11 avait étudié la théorie de la manœuvre; il
connaissait celle de la construction et de tous les
arts employés à fabriquer un vaisseau , à le gréer et
(i) Voyez les lois faites parColbert; et lisez ensuite, si vous
en avez le courage, leloge couronné en 1773 par l'Acaùémio fran-
çaise.
48 VIE DE M. TURGOT.
à l'armer. Les opérations astronomiques qui servent
à diriger la route des navires, les instruments ima-
ginés pour rendre ces opérations exactes, lui étaient
connus, et il était en état de juger entre toutes ces
méthodes. En se comparant à d'autres hommes, il
eût pu se croire très-instruit; mais ce n'était pas ainsi
qu'il se jugeait lui-même. Il sentait qu'il lui man-
quait l'expéiience de la navigation , l'habitude d'oh-
server ces mêmes arts, dont il n'avait pu saisir que
les principes; enfin, des connaissances mathémati-
ques assez étendues, pour entendre ou appliquer les
savantes théories sur lesquelles une partie importante
de la science navale doit être appuyée.
Se comparer aux autres hommes pour s'enoigueillir
de sa supériorité, lui paraissait une faiblesse : com-
parer ses connaissances à l'étendue immense de la
nature, lui semblait une philosophie fausse, et propre
à produire une inaction dangereuse. Celait entre ses
connaissances personnelles et celles c|u'on peut avoir
dans le siècle où l'on se trouve, qu'il croyait qu'un
homme raisonnable devait établir cette comparaison ,
pour bien juger de l'étendue de ses propres lumières;
et il n'est personne que cette comparaison ne doive
encore rendre très-modeste.
Nous ne citerons que deux traits de ce ministèi'e ,
qui n'a duré qu'un mois. 11 fit payer aux ouvriers
de Brest une année et demie des arrérages qui leur
étaient dus; et il proposa au roi d'accorder à l'iUustre
Euler une gratification de mille roubles, paice que
ce grand géomètre, après avoir donné un traité très-
profond sur la science navale, venait de réunir, dans
VIE DE M. TURGOT. 49
un ouvrage très-courl, lout ce que la théorie a fait
jusqu'ici de certain et d'applicable à la pratique.
Le 24 août , il passa du ministère de la marine à
celui des finances. Le changement que ses amis aper-
çurent en lui dans ce moment est peut-être un des
traits qui peignent le mieux son âme.
II ne se dissimulait point combien le ministère de
la marine était plus assuré, plus à l'abri des orages.
Accoutumé dès longtemps à réfléchir sur les objets
de l'économie politique, il avait vu avec quelle faci-
lité, en suivant de nouveaux principes, en prenant
la justice et la liberté pour base d'une nouvelle ad-
ministration , il pourrait produire une révolution
dans le commerce, détiuire cette avidité tvrannique
(jui désole l'Asie pour déshonorer et corrompre l'Eu-
lope, rendre nos colonies libres et puissantes, les
attacher h la mère patiie, non par leur faiblesse et
la nécessité, mais par l'intérêt et la reconnaissance;
assiu^ei- enfin leur existence, aujourd'hui si piécaire,
en fEÙsant disparaître peu à peu, par des lois sages,
cet esclavage des nègies, l'opprobre des nations mo-
dernes. Il savait que, sur tous ces objets, l'exemple
donné par une grande nation entraîneiait toutes les
autres, et mériterait au uiinistre qui l'aurait donné,
des droits à la reconnaissance de l'humanité entière.
11 savait avec quelle facilité encore il pourrait, par
de nouveaux voyages entrepris suivant un système
vaste et général , agrandir en peu de temps l'étendue
des connaissances humaines, enrichir les sciences,
perfectionner les arts (i), et répandre dans toutes
(i) M. Turgot ,1 eovové au Pérou, en 1776, M. Dombei, sa-
V. ^ ■ 4
5o VIE DE M. TURGOT.
les pallies du globe des semences de raison et de
bonheur. Ceux qui le connaissaient ne pouvaient
douter que tous les détails des préparatifs de ces expé-
ditions et de leurs résultats ne fussent pour lui une
source inépuisable des plaisirs les plus vifs. Cepen-
dant, en quittant ce ministère, il paraissait délivré
d'un poids ([ui l'accablait. INi les dangers du poste
qu'il acceptait, ni tout ce qu'il prévoyait d'obstacles,
d'oppositions, de dégoûts même, rien ne pouvait
balancer à ses yeux l'idée qu'il quittait une place où
il manquait de quelques-unes des connaissances né-
cessaires pour prendre celle a laquelle les travaux
de toute sa vie l'avaient préparé. Il embrassait avide-
ment l'espérance de faire plus de bien. Les obstacles,
les difficultés, excitaient alors son courage; et, peu
de jours auparavant, la seule crainte d'avoir quel-
quefois à prononcer sur des objets qu'il ne connais-
sait pas assez, semblait l'avoir abattu.
La lettre qu'il écrivit au roi , en recevant cette
nouvelle marque de sa confiance, est connue.
Du a 4 août 1774.
« Sire ,
« En sortant du cabinet de Votre Majesté , encoie
« plein du trouble on me jette l'immensité du fardeau
« qu'elle m'impose , agité par tous les sentiments
« qu'excite en moi la bonté touchante avec laquelle
vaut bolaiiiste. Il est revenu à Cadix, en 1785, avec une riche
moisson de nouvelles connaissances d'histoire naturelle, et une
collection nombreuse de plantes et de minéraux.
VIE DE M. TURGOT. 0 1
« elle a daigné me rnssurer, je me hâte de mettre à
« ses pieds ma lespectiieuse reconnaissance, et le dé-
« vouement absolu de ma vie entière.
« Votre Majesté a bien voulu m'autoriser à re-
« mettre sous ses yeux l'engagement qu'elle a pris
« avec elle-même de me soutenir dans l'exécution des
« plans d'économie qui sont en tout temps, et au-
<f jourd'hui plus que jamais, d'une nécessité indis-
« pensable. J'aurais désiré pouvoir lui développer les
« réflexions que me suggère la position où se trouvent
« les finances : le temps ne me le permet pas ; et je
a me réserve de m'expliquer plus au long, quand
« j'aurai pu prendre des connaissances plus exactes.
« Je me borne en ce moment, /Sire , à vous rappeler
« ces trois paroles :
Point de banqueroute.
Point d'augmentation d'impôts.
Point d'emprunts.
(c Point de banqueroute ni avouée, ni masquée par
« des réductions forcées.
K Point d'augmentation d'impositioiis : la raison en
« est dans la situation des peuples, et encore plus
« dans le cœur de Votre Majesté.
« Point d'emprunt, parce que tout emprunt di-
te minuant toujours le revenu libre, il nécessite, au
« bout de quelque temps, ou la banqueroute, ou
« l'augmentation d'impositions. Il ne faut, en temps
<c de paix, se permettre d'emprunter que pouiliqui-
« der ses dettes anciennes, ou pour rembourser d'au-
4.
02 VIE DE M. TURGOT.
« très emprunts faits à un denier plus onéreux,
<i Pour remplir ces trois points, il n'y a qu'un
(c moyen , c'est de réduire la dépense au-dessous de
« la recette, et assez au-dessous, pour pouvoir éco-
« nomiser chaque année une vingtaine de millions
<( pour rembourser les dettes anciennes. Sans cela le
ce premier coup de canon forcerait l'État à la ban-
V queroute ([).
« On demande sur (pioi retrancher ; et chaque or-
« donnateur dans sa partie soutiendra que presque
(c toutes les dépenses particulières sont indispen-
« sables. Ils peuvent dire de fort bonnes raisons; mais
« comme il n'y en a point pour faire ce qui est im-
« possible, il faut que toutes ces raisons cèdent à la
« nécessité absolue de l'économie.
« 11 est donc de nécessité absolue que V. M. exige
« des ordonnateurs de toutes les parties, qu'ils se
«. concertent avec le ministre des finances. Il est indis-
« pensable qu'il puisse discuter avec eux , en pré-
ce sence de V. M., le degré de nécessité des dépenses
Ci proposées, il est surtout nécessaire que, lorsque vous
« aurez , Sire, arrêté l'état des fonds de chaque dé-
« parlement, vous défendiez à celui qui en est chargé
(i) Ceci doit s'entendre dans les principes de M. Turgot , qui
ne connaissait point d'autres moyens de maintenir le crédit, que
l'économie, la bonne foi dans les opérations et des lois justes. Au
reste, M. Turgot a lui-même expliqué cet article dans un mé-
moire fait en avril 1776, relativement à la guerre qui paraissait
inévitable entre l' Angleterre et ses colonies, et dans laquelle la
France pouvait craindre d'être engagée. Il observe que la proba-
bilité du succès, et surtout du peu de durée de cette guerre, sou-
tiendrait vraiscaiblahlemenl le crédit.
VIE DE M. TURGOT. 5':^
« d'ordonner aucune dépense nouvelle , sans avoir
«auparavant concerté avec la finance, les moyens
« d'y pourvoir. Sans cela chaque département se
«chargerait de dettes, qui seraient toujours des
« dettes de V. M.; et l'ordonnateur de la finance ne
« pourrait répondre de la balance entre la dépense
« et la recette.
« V. M. sait qu'un des plus grands obstacles à l'é-
« conomie, est la multitude des demandes dont elle
« est continuellement assaillie, et que la trop grande
« facilité de ses prédécesseurs à les accueillir, a mal-
« heureusement autorisées.
« Il faut. Sire, vous armer, contre votre bonté, de
« votre bonté même; considérer d'oii vous vient cet
« argent que vous pouvez distribuer h vos courti-
« sans; et comparer la misère de ceux auxquels on
« est quelquefois obligé de l'arracher par les exécu-
« tions les plus rigoureuses, à la situation] des per-
« sonnes qui ont le plus de titres pour obtenii- vos
« libéralités.
« Il y a des grâces auxquelles on a cru pouvoir se
« prêter plus aisément, parce qu'elles ne portent pas
« inuTîédiatement sur le trésor royal.
« De ce genre sont les intérêts, les croupes, les pri-
« viléges : elles sont de toutes les plus dangereuses
« et les plus abusives. Tout profit sur les impositions,
« qui n'est pas absolument nécessaiie pour la percep-
« tion, est une dette consacrée au soulagement des
« contribuables et aux besoins de l'État. D'ailleurs,
« ces participations aux profits des traitants sont
« une source de corruption pour la noblesse et de
54 VIE DE M. TURGOT.
<( vexations pour le peuple, en donnant à tous les
« abus des protecteurs puissants et cachés.
« On peut espérer de parvenir par Tamélioralion
« de la cultiue, par la suppression des abus dans la
« perception, et par une répartition plus équitable
« des impositions, à soulager sensiblement les peuples
<( sans diminuer beaucoup les revenus publics. Mais
« si l'économie n'a précédé, aucune réforme n'est pos-
« sible, parce qu'il n'en est aucune qui n'entraîne le
« risque de quelque interruption dans la marche des
« recouvrements, et parce qu'on doit s'attendre auv
:< embarras multipliés que feront naître les ma-
« nœuvies et les cris des hommes de toute espèce,
« intéressés à soutenir les abus; car il n'en est point
'< dont quelqu'un ne vive.
« Tant que la finance sera continuellement aux
«expédients pour assurer les services, V. M. sera
« toujours dans la dépendance des financiers; et
a ceux-ci seront toujours les maîtres de faire man-
'c quer, par des manœuvres de places, les opérations
« les plus importantes. Il n'y aura aucune améiiora-
« lion possible ni dans les impositions pour soulager
« les peuples, ni dans les arrangements relatifs au
« gouvernement intéiieur et à la législation. L'auto-
« rite ne sera jamais tranquille, parce qu'elle ne sera
«jamais chérie, et que les mécontentements et les
« inquiétudes des peuples sont toujours le moyen
« dont les intiigants et les malintentionnés se
« servent pour exciter des troubles. C'est donc sur-
« tout de l'économie que dépend la piospérilé de
le calme dans l'inlérieur, la considé-
VIF DE M. TURGOT.
55
« ration au dehors, le boiibeur de la nation et le
" vôtre. Je dois observer à V. M. que j'entre en place
« dans une conjoncture fâcheuse par les inquiétudes
« répandues sur les subsistances, inquiétudes forti-
« fiées par la fermentation des esprits depuis quelques
« années, par la variation dans les principes des ad-
« ministrateurs, par quelques opérations imprudentes,
« et surtout par une récolte qui paraît avoir été mé-
« diocre. Sur cette matière, comme sur beaucoup
« d'autres, je ne demande point à V. M. d'adopter
« mes principes sans les avoir examinés et discutés,
« soit par elle-même, soit par des personnes de con-
« fiance en sa présence: mais quand elle en aura re-
ft connu la justice et la nécessité, je la supplie d'en
« maintenir l'exécution avec fermeté , sans se laisser
« effrayer par des clameurs, qu'il est absolument im-
« possible d'éviter en cette matière, quelque système
«qu'on suive, quelque conduite qu'on tienne.
« Voilà les points que V. M. a bien voulu me per-
« mettre de lui rappeler. Elle n'oubliera pas, qu'en
c. recevant la place de contrôleur général, j'ai senti
« tout le prix de la confiance dont elle m'honore. J'ai
« senti qu'elle me confiait le bonheur de ses peuples,
« et, s'il m'est permis de le dire, le soin de faire aimer
« sa personne et son autorité ; mais en même temps
« j'ai senti tout le danger auquel je m'exposais. J'ai
« prévu que je serais seul à cond^attie contre les
« abus de tout genre, contre les effoits de ceux qui
«< gagnent à ces abus, contre la foule des préjugés qui
V s'opposent à toute réforme, et qui sont un moyen
'( si puissant dans la main des gens intéressés à éter-
56 VIE DE M. TURGOT.
« niser les désordres. J'aurai à lutter même contte
« la bonté naturelle, contre la générosité de V. M, et
« des personnes qui lui sont les plus chères. Je serai
'< craint, bai même de la plus grande partie de la
« cour, de tout ce qui sollicite des grâces, et on
« m'imputera tous les refus; on me peindra comme
« un bomme dur, parce que j'aurai représenté à
(f V. M. qu'elle ne doit pas enrichir même ceux qu'elle
« aime aux dépens de la subsistance de son peuple.
« Ce peuple, auquel je me serai sacrifié, est si aisé à
« tromper, que peut-être j'encourrai sa haine par les
« mesures que j'emploierai pour le défendre contre
« les vexations. Je serai calomnié, et peut-être avec
« assez de vraisemblance pour m'ôter la confiance
« de V. M. Je ne regretterais point de perdre une
« place à laquelle je ne m'étais jamais attendu ; je
ic suis prêt à la remettre à V. M. dès que je ne pour-
« rai plus espérer d'y être utile; mais son estime, la
« réputation d'intégrité, la bienveillance publique,
« qui ont déterminé son choix en ma faveur, me sont
« plus chères ({ue la vie; et je cours le risque de les
« perdre, même en ne méritant à mes yeux aucun
« reproche.
« V. M. se souviendra que c'est sur la foi de ses
« promesses que je me charge d'un fardeau, peut-
« être au-dessus de mes forces; que c'est à elle per-
« sonnellement, à l'homme honnête, à l'homme juste
H et bon, plutôt (ju'au roi, que je m'abandonne.
« J'ose lui répéter ici ce qu'elle a bien voulu en-
« tendre et approuve)-. T.a bonté attendrissante avec
( laquelle elle a daigné ])irsser mes mains dans les
VJE DE M. TllRGOT. 5']
« siennes, comme pour accepter mon dévouement,
« ne s'effacera jamais de mon souvenir; elle sou-
te tiendra mon courage; elle a pour jamais lié mon
« bonheur personnel avec les intérêts, la gloire et le
« bonheur de V. M. »
La législation des finances, du commerce et des
manufactures; les détails de leur administration; la
décision de toutes les questions particulières qui en
dépendent; la surintendance des travaux et des éta-
blissements publics; l'inspection sur le régime et les
levenus de toutes les communautés, depuis les états
des grandes provinces jusqu'au corps municipal du
plus petit village; le soin de maintenir dans la levée
des subsides un ordre qui en rende la perception
certaine sans la rendre onéieuse, d'assurer les fonds
nécessaires aux dépenses publiques, de discutei' la
nécessité ou du moins l'utilité de ces dépenses, d'y
maintenir une règle sévère qui empêche les dépré-
dations, une économie éclairée qui en diminue le
poids; de soutenir enfin le crédit national et de veil-
ler à l'exécution fidèle des engagements contractés
au nom du souverain : tels sont en France les fonc-
tions et les devoirs d'un contrôleur général.
Mais la législation des finances n'avait depuis
longtemps qu'un seul principe, le désir d'augmenter
les revenus du roi, en évitant les réclamations dan-
gereuses pour le ministre. Aussi, par une suite de
ce principe , cette législation ne pesait que sur le
peuple, et principalement sur le peuple des cam-
pagnes, qui, toujours dispersé, ne peut, ni se faire
entendre ni inspiier de crainte.
■'>8 VIE DE M. TURGOT.
Le commerce avait été constamment sacrifié à des
vues fiscales; et lorsque des circonstances très-i'ares
avaient permis que quelques lois en eussent l'encou-
lagement pour motif et non pour prétexte, l'inté-
rêt souvent mal entendu de quelques villes, les opi-
nions de quelques négociants, ou ignorants ou de
mauvaise foi , l'exemple des nations étrangères, les
préjugés de leur politique, avaient piesque toujours
dicté ces lois. On avait écouté quelquefois les de-
mandes des négociants riches, et presque jamais les
intérêts du commerce.
L'industrie n'était pas moins accablée sous le poids
des règlements et sous celui des lois fiscales. Les
détails de l'administration, les jugements sur les af-
faires particulières, étaient dirigés par les mêmes
principes; mais on s'y livrait à ce système oppiessif
avec moins de contrainte encore, parce que ces opé-
lations plus partielles, plus secrètes, échappent plus
sûrement à la censure publique.
Les grands chemins faits par corvées épuisaient
les campagnes, et régulièrement deux fois par année
y ramenaient la servitude, la misère et le désespoir.
La navigation intérieure languissait au milieu d'une
foule de projets enfantés par l'orgueil ou par l'avi-
dité. Des dépenses de luxe, consacrées aux plaisirs
ou à la vanité des citoyens riches, avaient absorbé
le revenu de la plupart des villes, déjà surchaigées
de petites impositions locales, administrées par des
officiers (ju'elles n'avaient pas choisis, ou forcées de
racheter le droit de les éliie.
Le prcxUiil des inqx'tls égaré dans les can;ui\ mu\~
VU' DE M. TllRGOT. ^<)
lipliés qui le conduisaient au trésor royal, et presque
entièrement absorbé par les anticipations, ne suffi-
sait plus même aux besoins réels. Les engagements
avaient été violés, les payements annuels retardés;
et chaque année, de petits moyens toujours onéreux,
souvent oppressifs, assuraient la dépense publique
toujours prête à manquer. La confiance était anéan-
tie; des emprunts forcés successivement exigés de
toutes les compagnies, de tous les corps, et l'habi-
tude d'acheter à prix d'or la signature de quelques
bancpiiers accrédités (ij, avaient accoutumé les ca-
pitalistes à vouloir toujours qu'il y eût un crédit
particulier entre eux et le gouvernement. Enfin, il
n'y avait d'autre principe pour régler la dépense, que
la nécessité où était le ministre d'achetei- par sa faci-
lité le silence ou la protection de tout ce qui avait
de l'autorité ou du crédit.
C'est du sein de ce chaos qu'il fallait créer une
'nouvelle administration fondée sur la justice, dirigée
vers le bien du peuple. Un homme vertueux a osé
l'entreprendre, convaincu que, pour détiuire le mal
en lui-même, il suffirait de suivre quekpies principes
bien simples, qu'il s'étonnait de ne pas trouver plus
répandus, et se sentant au fond du cœur la force de
braver tous les obstacles étrangers, quoiqu'il ne s'en
dissimulât aucun.
Le fardeau des impôts accablait le peuple; et les
circonstances ne permettaient pas d'en alléger le
(i) Ces banquiers, employés par le prédécesseur de M. Turgot,
et désolés de voir tarir la source de leurs prolits, ont cherche à
le perdre ])ar les manœuvres les plus coupables.
6o
VIF. DE M. TlJllGOT.
poids : la nécessité de payer les arrérages de la dette
exigible, seul moyen de rétabli!' le crédit , obligeait
de conserver le même revenu : les fruits de l'écono-
mie étaient tardifs et incertains; le changement dans
la forme des impositions exigeait du temps, eût es-
suyé des obstacles, et, pour être exécuté d'après des
principes de justice, et sans faire un mal momentané
à une partie des citoyens, pouvait exiger des sa-
crifices.
Mais s'il était impossible de diminuer la quantité
des impôts, on pouvait augmenter les facultés du
peuple; et c'était lui procurer un soulagement réel.
On pouvait lui rendre la jouissance de quelques-uns
de ses droits naturels; on pouvait lui épargner du
moins une partie des vexations sous lesquelles il
avait longtemps gémi, et ce fut le premier objet des
soins de M. Turgot.
Une première loi établit la liberté du commerce
des grains dans l'intérieur du royaume. Ranimer la
culture par l'encouragement (jui naît de la certitude
de disposera son gré de sa denrée; augmenter à la
fois la quantité des subsistances et le produit net
des terres; préparer au peuple les ressources des
approvisionnements du commerce contre les mau-
vaises années et contre les disettes locales; lui assu-
rer des salaires toujours suffisants, en rendant moins
grandes et moins fréquentes les variations dans le
prix du blé; mettre enfin, par l'établissement d'un
commerce constant et sur, les propriétaires, les cul-
tivateurs, le gouvernement, le peuple, à l'abri des
pertes réelles de denrée, des vexations, des lois op-
VIE DE M. TURGOT. 6l
pressives, des inquiétudes, des troubles intérieurs,
fruits cruels et infaillibles de toute espèce de régime
prohibitif : tel était le bien que cette loi devait pio-
duire.
M. Turgot sentait combien la liberté absolue de
l'exportation ajouterait à la sûreté de la subsistance,
en donnant plus d'activité au commerce, plus d'é-
tendue aux approvisionnements; en appelant les
secours de l'étranger dans les années malheureuses:
mais il savait en même temps que cette liberté cau-
serait des inquiétudes, qui, toutes chimériques
qu'elles seraient, produiraient un mal réel; que le
commerce avec l'étranger, toujours très-faible en
comparaison de celui de l'intérieur, lesterait languis-
sant, tant que celui-ci ne serait pas établi d'une ma-
nière constante; qu'enfin plusieurs années de mau-
vaises récoltes rendaient, à l'époque où la loi était
promulguée, les avantages de la liberté de l'expor-
tation presque aussi imaginaires que ses prétendus
dangers, si terribles aux yeux de l'ignorance.
En rendant au commerce des grains et à celui des
farines sa liberté naturelle, on était loin d'avoir tout
fait. Des entraves locales s'opposaient aux effets que
la liberté eût pu produire. Le privilège exclusif des
boulangers, la taxe du pain , la banalité des mou-
lins, les droits de minage et de hallage, étaient au-
tant de chaînes qu'il fallait briser. Toutes l'ont été
pendant le ministère de M. Turgot; et si les bana-
lités seules subsistaient encore, c'est qu'il n'avait
voulu ni détruire, sans aucun dédommagement, un
droit fondé sur une possession longtemps reconnue,
0'2 MK DK M. TlIRGOT,
quelquefois même sur une convenlion Ill)ie , ni faire
racheter au peuple, à un trop haut prix, ce même
droit qui n'aurait aucune valeur, si la fraude, ap-
puyée par la force, n'avait su en créer une. Mais la
liberté du commerce des farines , en arrêtant ces
profits illégitimes, eût éclairé en peu d'années sur la
vraie valeur de ce droit , et sur l'étendue du dédom-
magement qui devait en payer le sacrifice.
Le privilège des boulangers, et la taxe du pain
qui en est la suite, disparaissaient avec les jurandes.
Les droits sur les marchés, soit qu'ils fussent levés
par des communautés, soit qu'ils appartinssent à des
particuliers, avaient été suspendus, et devaient être
supprimés en dédommageant k's propriétaires.
M. Turgot respectait le droit de propriété, et le
respectait d'autant mieux, qu'il savait avec plus
d'exactitude quelle en était la véritable étendue.
Mais les droits de marché ne sont pas une propriété :
c'est un impôt local, établi dans ces temps d'anar-
chie où les communautés, les seigneurs, s'étaient
partagé une partie de ce droit d'imposer les subsides,
que des assemblées tumultueuses et iriégulières dis-
putaient alors à un roi sans pouvoir.
Des actes légitimes, ou une longue possession,
avaient consacré ces droits. A^chetés comme une pro-
priété réelle, passés de famille en famille, la plupart
avaient effacé la tache de leur première origine: mais
le droit que la nation , ou le chef en qui réside son
pouvoir, a de régler tout impôt de la manière la
plus avantageuse au peuple, n'avait pu souffrir d'at-
teinte; il est à la fois inaliénable et imprescriptible
VIF. DE ÎNl. ÏURGOT. 03
de sa nature, et la souveraineté a dès lors conservé
celui de détruire tous ces impôts, en donnant à ceux
qui en jouissent un dédommagement égal à la perte
qu'ils essuient. Aux yeux de quiconque a su se faire
des idées justes, supprimer de pareils droits n'est
pas attaquer la propriété : mais les établii', et res-
treindre ainsi la libeité du commerce par un règle-
ment ou par un privilège, c'est y porter une atteinte
léelle.
D'anciens privilèges s'opposaient également à la
circulation des vins d'une partie de nos provinces :
ils furent détruits par un édit ; et cette production ,
la plus importante du royaume après celle de nos
grains, eut toute la liberté dont l'administration vi-
cieuse de l'impôt lui permettait de jouir. La liberté
des eaux-de-vie devait être une suite delà même opé-
ration. Déjà quelques gênes locales avaient été dé-
truites; les droits qui s'opposaient à l'exportation de
cette liqueur auraient été abolis; la fabrication des
eaux-de-vie de marc eût été permise; les eaux-de-vie
de grain défendues en France, celles de cidre et de
poiré, qui ne peuvent sortir des provinces où on
les distille, auraient obtenu une circulation libre (i).
L'avantage direct de toutes ces lois était pour les
propriétaires, mais celui de l'abolition des corvées
tombait directement sur le peuple. M. Tmgot les
remplaça par une imposition teiritoriale qui s'éten-
dait à toutes les propriétés, quels qu'en fussent les
possesseurs. Les propriétaires éclairés sentaient com-
(i) Une partie de ces opérations a été faite en i'j8l{.
(34 VIF DE M. TURGOT.
bien ce changement leur était avantageux, et que
l'augmentation du prix des baux ferait plus que
compenser ce léger impôt. Ils ne pouvaient se dissi-
muler que la corvée des fermiers , et celle des ou-
vriers des campagnes, entraient nécessairement dans
l'estimation des frais de culture , diminuaient le pro-
duit net, et qu'ainsi cet impôt indirect était réelle-
ment payé par eux-mêmes.
De toutes les méthodes de payer la dépense des
chemins publics, celle que M. ïuigot voulait établir
est la plus juste, puisque la contribution est payée
par ceux à qui les chemins sont utiles, et à propor-
tion de l'utilité qu'ils en retirent ; la moins onéreuse,
puisqu'elle n'entraîne aucune vexation, et que les
chemins coûtent moins, sont mieux faits et exigent
moins de réparation; la plus utile, parce qu'au lieu
d'être, comme la corvée, une véritable servitude ou
une source de misère pour le peuple, elle lui offre
des salaires, qu'un gouvernement sage peut distri-
buer et proportionner à ses besoins. Cependant ,
M. Turgot fut obligé, après une longue résistance,
d'exempter de l'impôt les biens ecclésiastiques, d'a-
jouter cette immunité à tant d'autres, et la surcharge
qui en résultait pour le peuple, aux contributions
que le clergé lève en son nom sur toutes les classes
de citoyens. Mais le bien qui résultait de la suppies-
sion des corvées était encore immense : il le serait,
quand bien même la contribution serait levée en
entier sur les taillables , parce qu'elle coulerait tou-
jours moins au peuple que la corvée en nature, et
qu'elle n'entraînerait ni les mêmes vexations . ni le
VIE DE M, TURGOT. 65
même esclavage, ni les mêmes désastres (i). La même
loi opdonnail que les lerrains employés en chemins
seraient estimés, et que le prix en serait payé aux
(i) On a prétendu , dans quelques ouvrages récemment impri-
més, qu'une imposition proportionnelle à la taille était un moyen
préférable à Timposition proportionnelle aux vingtièmes que
M. Turgot avait voulu établir. Mais,
1° M. Turgot avait d'abord proposé un impôt sur toutes les
espèces de biens ; et des circonstances particulières le forcèrent
à exempter ceux du clergé. Il fit ce changement à regret, et,
nous osons le dire , contre le vœu des membres du clergé les plus
éclairés et les plus sages. Ils pensaient , avec raison , que si le
clergé peut espérer de conserver ses privilèges encore quelque
temps, c'est par l'abandon volontaire de ce que ces privilèges
ont de plus odieux.
2" Quoique le clergé fût exempt de l'imposition, une augmen-
tation dans le don gratuit devenait un moyen simple de réparer
l'injustice de cette exemption.
3" Cette exemption eût- elle subsisté, il en résultait un moindre
inconvénient que d'une imposition mise proportionnellement à la
taille, qui, dans certains pays, ne porte que sur les biens possé-
dés actuellement par les roturiers ; dans d'autres , sur les biens
que les roturiers possédaient à une certaine époque; tandis que
dans le reste elle est mise au hasard sur les biens des roturiers,
sur les profits des cultivateurs, des commerçants, des arti-
sans, etc., d'où résulte nécessairement encore une surcharge sur
le peuple , une exemption pour la noblesse et le clergé.
!° M. Turgot pensait que, loin d'augmenter les impositions,
qui, comme la taille, ne se lèvent directement que sur certaines
classes de citoyens, c'était sur ces impôts que l'on devait faire
porter toutes les diminutions, pour détruire insensiblement
des privilèges qui, en fait d'impôts, sont nécessairement in-
justes.
5° L'inégalité dans les distributions des vingtièmes ne devait
pas arrêter M. Turgot, parce qu'en attendant qu'il pût réaliser
V. 5
66 vu: DE M. TURGOT.
propriétaires sur les fonds de la nouvelle contribu-
tion. Jusqu'alois, d'après les principes d'une fiscalité
barbare , on s'était dispensé de ce devoir qu'imposait
la justice la plus simple, et que l'humanité récla-
mait (i).
La seule objection spécieuse qu'on opposât au
plan de M. Turgot, était la crainte qu'on n'employât
un jour cette contribution à d'autres dépenses;
comme si, dans le cas où le gouvernement aurait
besoin d'un nouvel impôt, la corvée ne serait pas
un des plus odieux, un de ceux qu'il craindrait le
plus d'établir; comme si, parmi les dépenses néces-
ses grands projets pour la réforme des impôts, il se proposait de
détruire les abus de la répartition des vingtièmes eu fixant la va-
leur de cette imposition, et en la distribuant ensuite avec une
proportion plus exacte : exactitude qu'on ne peut espérer que
pour un impôt dont la somme est fixe , parce qu'alors chaque
propriétaire a un intérêt direct à se plaindre des erreurs com-
mises en faveur d'un autre.
6° L'idée qu'une imposition proportionnelle à la taille eût
moins blessé les préjugés ou les intérêts de quelques corps, ne
devait pas faire impression sur M. Turgot, Il croyait que la puis-
sance royale, lorsqu'elle s'arme pour la défense du peuple,
lorsqu'elle donne sa sanction à des lois dictées par la justice,
doit braver les clameurs de l'avidité comme celles de l'ignorance,
et qu'un ministre ne peut conseiller au prince ces lâches condes-
cendances sans trahir à la fois la confiance du prince, les droits
des citoyens , et les intérêts de la nation.
(i) Cet article de la loi n'a pas été expressément révoqué lors
du rétablissement des corvées ; mais il est resté jusqu'ici sans
exécution. M. de Cotte , chargé du département des ponts et
chaussées, a fait des efforts inutiles pour engager le ministre qui
gouvernait alors les finances à faire cesser cette grande et cruelle
injustice.
VIE DE M. TURGOT. 67
saires, celle de l'entretien ou de la construction des
chemins n'était pas une des dernières qu'il songerait
à sacrifier. Longtemps on a vu le gouvernement, soit
pour ménager les préjugés ou les intérêts de quelques
classes de particuliers, soit pour éviter l'éclat de l'é-
tablissement d'un nouvel impôt, cacher de véritables
levées de deniers sous un voile utile à la stabilité
des ministres et funeste à la nation : mais l'igno-
rance, à l'abri de laquelle on se permettait ces
moyens, ne subsiste plus; l'abus qu'on en a fait a
éclairé même les moins instruits; et la puissance
royale, plus affermie, n'a plus besoin de trom-
per (i).
Par ces différentes lois, la servitude du peuple
des campagnes était détruite; mais celui des villes
avait aussi ses chaînes qu'il fallait briser, pour ache-
ver de faire jouir toutes les classes de citoyens utiles,
de l'aurore d'un nouvel ordre , fondé sur la bien-
faisance et la justice.
Tous ceux qui, dans les villes, n'avaient pu rem-
])lir certaines formalités, souvent bizarres et toujours
coûteuses, n'ayant pas le titre de maître dans les
communautés de marchands ou d'ouvriers, n'avaient
(i) La faiblesse d'un ministre , le désir de fonder sur l'erreur
publique un crédit momentané , l'envie d'usurper la gloire, lors-
qu'on n'a ni le talent ni le courage de la mériter, peuvent encore
quelquefois faire recourir à des moyens sourds d'augmenter les
impôts : mais on sent que le rétablissement des corvées, si une
fois elles avaient été supprimées pendant quelques années, ne
serait pas celui qu'on choisirait. Le ministre qui aurait rétabli
les corvées, et détourné la contribution qui les remplace, oserait
difticilement se vanter de n'avoir pas mis d'in)pôt.
68 Vlli DE ]M. TÏIRCOT.
point la liberté de disposer à leur gré de leur intel-
ligence ou de leurs bras. Les maîtres formaient une
petite république, dont les ciiefs, sous prétexte de
police, avaient porté à un degré qu'il eût été difficile
de prévoir , l'art de resserrer les chaînes des mal-
heureux ouvriers, de surcharger les communautés
de dépenses inutiles, et de rendre insupportable
même l'état de maître à ceux qui n'avaient que de
l'industrie et de l'amour du travail. Cet odieux et
ridicule esclavage fut aboli; l'habitant des villes
acquit enfin le droit de disposer de ses bias et de
son travail; droit dont alors il ne jouissait encore
chez aucune nation, même chez celles qui osent le
plus se vanter de leur liberté. Ce droit , l'un des
premiers que nous ait donnés la nature, et qu'on
peut regarder comme une suite nécessaire de celui
d'exister et de vivre, semblait effacé de la mémoire
et du cœur des hommes; et c'est un de ces titres de
riiumanité, perdus pendant la nuit des temps bar-
bares, et que notre siècle a retrouvés.
Les avantages de la suppression des jurandes ne
se bornaient pas à ce grand acte de justice; il en ré-
sultait pour le peuple, pour tous les citoyens, la
diminution des prix du pain, de la viande, de toutes
les denrées , de toutes les productions des arts. D'ail-
leurs, l'usage de taxer les denrées avait disparu avec
le privilège exclusif de les vendre, seul prétexte
spécieux de cet usage. On remboursait une foule de
petites charges dont le nom même était lidicule,
mais qui, jouissant de privilèges onéreux au peuple,
servaient de prétexte à la levée de droits très-com-
VIE DE M. TURGOT. 69
pliqués, et, par cette réunion d'abus, taisaient payer
à un intérêt exorbitant le faible secours que leur
création avait procuré. On délivrait les manufactures
du joug tyrannique que Colhert leur avait imposé,
lorsqu'il avait fixé, par des lois, la largeur des étoffes,
la méthode de former les tissus, les procédés de la
teinture, et condamné à des confiscations, à des
amendes, et même à des peines affiictives, ceux qui
s'écartaient de ces lois. Elles n'avaient pu être dic-
tées à ce ministre que par des fabricants ignorants,
qui avaient pris leurs connaissances et leur pratique
pour les bornes des progrès des arts, et avaient cru
pouvoir assujettir les goûts et les besoins des bomnies
de tous les siècles, au goût et aux besoins de leur
temps. Quelques-unes même avaient l'inconvénient
d'étie physiquement inexécutables, et n'en décer
naient pas moins des peines contre les malheureux
qui ne les auraient pas exécutées. Enfin , par ce même
édit, l'industrie, renfermée presque uniquement
dans les villes, ou obligée de payer un tribut à leurs
habitants, pouvait s'établir librement dans les cam-
pagnes, et chercher les lieux où le bas prix des sub-
sistances , et la facilité de se procurer les denrées
qu'elle emploie ou qu'elle consomme, lui avait mar-
qué sa véritable place (i).
(i) M. Turgot avait excepté de la liberté générale accordée à
tous les arts , les perruquiers, les imprimeurs et libraires , les or-
fèvres et les apothicaires. Il peut être utile de rendre compte ici
des motifs de cette exception.
1° La constitution du corps des perruquiers était différente de
celle des autres communautés. On avait fait du titre de maître
70 VIE DE M. TURGOT.
Ces lois générales avaient été accompagnées de
quelques lois particulières dirigées vers le même but.
Une loi, dont le prétexte avait été l'utilité publique,
une espèce de charge; elles avaient été vendues au profit du fisc,
et la justice obligeait de rembourser les titulaires. Les inconvé-
nients du défaut de liberté dans un art de cette espèce n'élaient
pas assez graves pour déterminer à cette dépense dans la situa-
tion où étaient alors les finances. Fous avez en France, disait un
jour l'illustre Franklin , un excellent moyen de faire la guerre
sans qu'il vous en coûte rien. Fous n'avez qu'à consentir à ne pas
vous friser et à ne point user de poudre tant qu'elle durera. Fos
perruquiers formeront une armée; on la soudoiera avec leurs sa-
laires, que vous épargnerez ; et le blé que vous perdez à faire de
la poudre suffira pour la nourrir.
2° La liberté du métier d'imprimeur et du commerce de la li-
brairie eût nécessairement entraîné celle d'écrire : d'ailleurs,
cette liberté eût permis aux. auteurs de tirer de leurs ouvrages un
profit moins borné et moins précaire; et cet avantage est plus
important qu'il ne paraît d'abord. Par là ils eussent été affranchis
de la dépendance où ils sont presque tous des grâces du gouver-
nement, dépendance qui nuit au développement de leurs talents
et à l'utilité que le public peut retirer de leurs ouvrages, et qui
pourrait empêcher une grande partie du bien que la liberté de la
presse devrait naturellement produire. En effet, la nécessité de
garderie silence sur les opinions momentanées du gouvernement,
et les vues particulières de ceux dont il suit les impressions, est
une suite de cette dépendance aussi contraire au bien général
qu'à l'intérêt réel et durable du prince. Enfin, si le commerce de
librairie était libre, les livres baisseraient de prix ; ce qui procu-
rerait à un plus grand nombre d'hommes la possibilité de s'ins-
truire par la lecture. M. Turgot sentait tous ces avantages; mais
il fut oblige de respecter les préjugés et les vaines terreurs qui
s'opposent encore à la liberté de la presse.
?>^ On ne pouvait rendre libre la profession d'orfèvre sans ré-
former lotalenieut la législation qui existe pour le cotnmerce des
VIE DE M. TURGOT. 7'
obligeait les bouchers de Paris d'emprunlei- à une
caisse particulière l'argent même dont ils n'avaient
pas besoin ; et l'intérêt qu'exigeait cette caisse était
très-onéreux. Une autre loi, ayant ce même prétexte
dont on a tant abusé, et pour motif l'avantage de
matières d'or et d'argent. M. Turgot avait formé le plan de cette
législation nouvelle, qui devait s'unir, avec les changements qu'il
projetait, dans l'administration des monnaies. Il aurait voulu
qu'on n'employât dans les monnaies que l'or et l'argent purs , et
que chaque pièce portât un caractère pour en désigner le poids ,
qui eût été toujours une fraction très-simple de l'unité de poids.
Comme il s'était occupé des moyens d'établir une mesure univer-
selle, dont l'unité eût été déterminée par un fait physique, lié à
quelqu'un des phénomènes les plus constants de l'ordre du
monde (tel que la longueur du pendule simple qui bat les
secondes à une latitude donnée), il eût voulu établir aussi une
imité de poids déterminée également par des moyens physiques.
Les valeurs numérales des monnaies et leurs divisions se seraient
rapportées à ces divisions réelles relatives au poids , mais pour
un seul des métaux, seulement; car le rapport de la valeur réelle
de l'or et de l'argent fût resté variable comme il l'est dans l'état
naturel. Le commerce de ces métaux eût été absolument libre;
seulement la loi eût fixé ce que le propriétaire de lingots, qui
voudrait les faire fabriquer en monnaie ou les échanger contre
la monnaie fabriquée dans les ateliers publics, payerait pour les
frais de cette fabrication. Le travail de l'affinage eût été libre, et
il en eût été de même de celui des essais; mais on aurait établi,
dans les principales villes, des essayeurs instruits et d'une probité
reconnue, qui auraient été chargés des essais ordonnés par l'ad-
ministration ou par les tribunaux , dans le cas de contestation : et
c'est à ces essayeurs que se seraient adressés ceux qui auraient
voulu faire apposer à leurs lingots une marque destinée à en
constater le titre. Le prix de leurs opérations eût été fixé de ma-
nière à leur assurer un salaire suffisant, et non à établir un vé-
ritable imjAÔt , et les particuliers eussent été libres ou de se servir
72 VIE DE M. TURGOT.
quelques particuliers, empêchait les boucliers de
vendre librement leurs suifs. Ils furent débariassés
de ces entraves, qui les forçaient à vendre plus cher,
d'eux, ou de faire essayer par d'autres à plus bas prix, au risque
de mal placer leur confiance.
La même règle aurait e'té étendue au commerce d'orfèvrerie, qui
serait devenu libre. Il aurait été permis de fabriquer des bijoux à
tous les titres. On aurait établi un bureau public où, pour un
prix égal à la valeur des frais, on aurait apposé sur les bijoux
une marque qui en eût déclaré le titre; mais il aurait été permis
de se passer de cette marque : ainsi les acheteurs et les vendeurs
auraient été libres de faire leurs marchés sons le sceau de la con-
fiance publique ou bien sous celui de la confiance particulière.
Par là on eût concilié la sûreté et la liberté, et l'on eût obtenu
les avantages que donne la marque pour la facilité et la sûreté
des marchés, sans assujettir les individus à une gène et à une dé-
pense inutile et forcée.
Toutes ces opérations auraient précédé la nouvelle législation
sur les monnaies, qui ne pouvait être établie avant que la cou-
liance inspirée parles opérations bienfaisantes du gouvernement
eût permis de braver les cris d'une foule d'hommes dont les pro-
fits sont uniquement fondés sur les erreurs des gouvernements ,
et qui auraient employé toutes les ressources de l'art de l'agio-
tage pour l'empêcher de porter la lumière dans le secret de leurs
spéculations.
4° Quant aux apothicaires , on eût suivi le même principe. Ou
aurait établi dans les villes un certain nombre d'hommes assujet-
tis à des examens rigoureux, et obligés de faire preuve d'habi-
leté et de connaissances dans leur art ; ces hommes auraient été
les experts consultés par les tribunaux ou par les corps munici-
paux ; eux seuls auraient été chargés de la fourniture des re-
mèdes payés par le gouvernement ou employés dans les établis-
sements pifblics. Mais tout autre eût pu faire le même commerce.
M. Turgot croyait que sur ces objets importants le gouvernement
doil assurer au peuple et aux ignorants des moyens de m; pas
VIE DE M. TURGOT. 7^
en même lemps que le peuple était délivré de toutes
les petites exactions dont le régime des boucberies
le rendait la victime, et qu'il obtenait, par la liberté
et par la concurrence, l'avantage d'avoir de la viande
médiocre, mais saine, pour un prix proportionné à
ses facultés.
Une autre loi donnait à l'Hôtel-Dieu de Paris le pri-
vilège exclusif de vendre de la viande en carême ,
c'est-à-dire , pendant la liuilième partie de l'année.
Le peuple, bors d'état de se nourrit' de poisson,
parce que les droits en augmentaient le prix, ne pou-
vait avoir de viande, parce qu'elle devenait trop
cbère, et était condamné à une nourriture malsaine
ou dégoûtante. M. Turgot détruisit le privilège de
être trompés involontairement, et d'échajjper aux dangers qui
menacent les biens ou la vie des citovcns; mais que ses soins ne
doivent pas s'étendre plus loin; qu'il n'a pas le droit de prescrire
les moyens et de forcer à les choisir, ou de commander une con-
liance exclusive, parce que la confiance, comme l'opinion, doit
être entièrement libre. On voit à combien d'autres professions
s'appliquent ces mêmes principes, par lesquels on peut concilier
la vigilance qui doit pourvoir à la sûreté commune avec le res-
pect pour la liberté. Ainsi, la liberté du commerce d'apothicai-
rerie ne pouvait être établie sans quelques précautions; mais la
concurrence des apothicaires et des épiciers, dans la vente des
drogues simples, remédiait en grande partie à renchérissement
excessif causé par le privilège des apothicaires, enchérissement
(jui rend presque nuls pour le peuple les avantages beaucoup
moins réels qu'on ne croit de leur habileté.
Ces exceptions, que M. Turgot avait laissées dans la loi qu'il
avait rédigée, n'étaient donc pas, comme on a pu le dire ou
même le croire, des restrictions au principe de la liberté géné-
rale et iiuklinie du commerce et do l'industrie.
74 VIE DK M. TURGOT.
l'Hôtel-Dieu, qui fui remplacé par un droit plus
((u't'quivalenl. Il épargna au peuple les frais de cette
régie mal administrée, tandis que la suppression des
droits sur le poisson salé, et de la moitié des droits
sur la marée fraîche , encouiageait l'art de la pèche ,
et amenait dans la capitale l'ahondance et le hon
marché.
M. Turgot voyait , dans cette opération, un autre
avantage, celui de détruire une des usurpations de
la puissance ecclésiastique. L'ahstinence de la viande
pendant le carême, la cessation du travail les jours
de fêtes, sont des lois qui ne doivent obliger que la
conscience: on ne peut, sans injustice, donner à
ces lois l'appui de la force publique; aucun pouvoir
n'en a le droit légitime, parce qu'aucun n'a celui de
régler les opinions, ou de défendre des actions qui,
par elles-mêmes, ne sont pas contraires à la jus-
tice (i).
Les corvées militaires, qui, pesant uniquement
sur les villages exposés au passage des troupes ou
des munitions, étaient à leur égard une véritable
injustice; qui, comme les corvées des grands che-
mins, avaient l'inconvénient d'employer les bras ou
les facultés des hommes contre leur gré , d'ajouter
l'humiliation et la servitude au fardeau de l'impôt :
ces corvées furent aussi remplacées par une contri-
bution générale (2).
(i) Voyez sur ce principe la dernière partie de cet ouvrage,
(2) Ces travaux forcés étaient payés , à la vérité, mais le plus
souvent fort au-dessous de la perte qu'essuyaient ceux qui étaient
contraints.
VIE DE M. TURGOT. 75
L'impôt de la taille est levé directement sur des
hommes qui, n'ayant que leurs salaires pour vivre,
sans propriétés, sans autres meubles que les usten-
siles nécessaires, ne peuvent pas même être con-
traints à payer par la violence. Un coUecteui-, forcé
de se charger de la levée de l'impôt, avait le droit
d'en faire remplir le montant par les quatre plus im-
posés à la taille. Quoiqu'ils eussent payé leur taxe,
ils étaient contraints parla vente de leurs effets, par
la prison même, à réparer la négligence du collec-
teur ou la pauvreté de leurs concitoyens.
Il est difficile d'imaginer un régime plus oppressif.
Un des premiers soins de M. Turgot fut de l'abolir.
 l'abri de cette nouvelle loi, le citoyen qui avait
payé sa taille était du moins tranquille. La somme
qu'auparavant on l'obligeait d'avancer, et qu'il fallait
répartir ensuite sur la communauté, est immédiate-
ment imposée sur elle, mais avec un intérêt qui dé-
dommage le collecteur de l'avance qu'il est alors
obligé de faire.
Les propriétaires des bois d'un canton de la Fran-
che-Comté étaient assujettis à une servitude singu-
lière : ils étaient obligés de fournir à bas prix, aux
salpêtriers, le bois dont ils avaient besoin ; et il leur
était défendu d'en vendre à d'autres qu'aux fermiers
généraux pour l'exploitation des salines. Cette con-
tradiction avait subsisté longtemps, et plusieurs par-
ticuliers ou communautés avaient été poursuivis pour
avoir violé l'une ou l'autre de ces lois, qu'on ne pou-
vait exécuter à la fois.
La première fut détruite par une opération sur
7^ VIE DE M. TURGOT.
le bail des poudres, dont nous parlerons bientôt;
et M. Tuigot détruisit le privilège des fermiers géné-
raux, en transportant leurs ateliers au milieu d'une
forêt appartenant au roi, où un nouveau canal con-
duit l'eau des fontaines salées.
Me sera-t-il permis de rapporter à cette occasion
une anecdote propre à consoler ceux des gens en
place qui ont le malheur d'être plus sensibles à l'opi-
nion qu'au témoignage de leur conscience? Ce canal
enlevait quelques arpents de terre à un gentilhomme
de la province: on lui offrit une indeuniité à dire
d'experts; il la refusa, et vint se plaindre à la cour
de l'atteinte portée à sa propriété. Les courtisans,
à qui M. Turgot ne prodiguait pas la substance du
peuple, répétèrent ces ciis avec complaisance, eux
qui avaient étouffé ceux du pauvre, lorsque de vastes
grands chemins qui conduisaient à leurs terres avaient
absorbé ces petites propriétés , dont on se croyait
alors dispensé de payer le prix ; et pendant qu'ils
l'accusaient, le ministre, ami de la nation, avait fixé
par une loi la largeur des grands chemins, qu'une
fausse idée de luxe et la vanité puérile des construc-
teurs avait agrandis aux dépens de la nourriture du
peuple et de la propriété des citoyens.
Le petit pays de Gex , séparé du reste de la France
par le Mont-Jura , avait été assujetti aux droits de la
ferme générale. Sa position, entre une frontière ou-
verte et des montagnes, rendait l'exercice de ces
droits impossible sans une multiplicité d'employés,
qui ruinaient ce malheureux canton, déjà dépeuplé
parles suites de l'édit de Nantes. Souvent M. de Vol-
VIE DE M. TlIRGOT. 77
taire, dont la vieillesse active et bienfaisante hono-
rait et consolait cette terre infortnnée, avait demandé
au ministère la liberté de racheter laffrancbissement
de ces droits par un autre impôt. Il ne put se faire
entendre qu'au cœur de M. Turgol ; et le pays de Gex
obtint alors enfin cette liberté tant désirée.
On voit comment , dans toutes ces lois, M. Turgot
avait su attaquer tous les genres d'oppression, et s'oc-
cuper du bonheur de toutes les classes de citoyens,
propriétaires, paysans, peuple des villes, sans jamais
sacrifier l'une à l'autre; toujours équitable envers
tous, guidé toujours par cet esprit de justice univer-
selle, principe de toute administration salutaire et
éclairée. Combien devait-il paraître doux à une âme
telle que la sienne, d'avoir fait tant de bien sans au-
cun autre moyen que de rendre aux hommes une
partie de ces droits naturels, qu'aucune constitution
ne peut légitimement leur enlever, que dans aucune
le souverain n'a intérêt de violer, et dont cependant,
grâce aux préjugés antiques et aux sophismes nou-
veaux des prétendus amis du peuple, les citoyens
d'aucun pays ne jouissaient, à cette époque, avec au-
tant d'étendue que les Français! Car alors l'Amérique
n'avait pas encore recouvré sa liberté.
On demandera peut-être ce qui reste de ces lois.
Il en subsiste trop peu , sans doute; mais du moins
on peut en contempler quelques restes, semblables
aux ruines de ces palais antiques dont le temps et
des mains ennemies n'ont pu consommer la destruc-
tion, et dont les débris offrent encore un asile à
quelques malheureux. Un artiste les admire en si-
•78 VIE DE M. TURGOT.
lence; il sent ses idées s'agrandir, et ne peut s'ennpê-
cher d'éprouver un désir involontaire d'être appelé
quelque jour à ériger un monument qui les égale.
Dans ce même temps , d'autres objets liés d'une
manière moins immédiate au bonheur public, n'é-
taient pas négligés. On augmenta le nombre des ports
qui avaient la liberté de commercer directement
avec nos îles : liberté avantageuse pour la métropole,
comme pour les colonies.
On permit la vente de l'huile de pavot. Cette huile,
qui n'a aucune qualité nuisible, était vendue sous le
nom d'huile d'olive; et M. Turgot n'ignorait pas que
les fraudes de ce genre se font toujours aux dépens
des propriétaires de la denrée et du consommateur.
On i-endit la liberté aux verreries de Normandie ,
qui, forcées de fournir à bas prix une certaine quan-
tité de verre à Paris et à Rouen, n'auraient trouvé
aucun avantage à perfectionner leur fabrication, et
étaient restées dans cet état de médiocrité auquel
ces lois oppressives condamnent les manufactures
qui ont le malheur d'y être assujetties.
Quelques années auparavant, on avait encouragé
les défrichements, en exemptant de dîme pour un
temps les terres défrichées. Cette loi était nécessaire :
la dîme, qui se lève, non sur le produit net des
teires, mais sur leur produit physique, non sur la
part du propriétaire, mais sur les sueurs et les tra-
vaux du laboureur; la dîme eîit presque enlevé le
profit entier des défrichements, et cet impôt deve-
nait un obstacle au progrès de l'agriculture. Mais
cette loi bienfaisante était éludée. Un procès que le
VIE DE M. TURGOT. -yC)
décimaleur pouvait intentei-, sous prétexte que la
terre avait été autrefois cultivée, que des bestiaux
avaient pu y paître, était un mal plus grand que la
dîme; et il fallut une nouvelle loi pour mettre le
peuple à l'abri de l'avidité sacerdotale. On fixa le
terme où ils pourraient faire valoir leurs prétentions.
Ce terme ne fut que de six mois après la déclaration
faite par le cultivateur; en sorte que les décimateurs
ne pouvaient plus espérer de profiter des travaux
d'autrui ; et si le respect pour l'usage établi forçait
de leur laisser encore ce moyen de nuire, du moins
on leur en avait enlevé tout intérêt.
Le recueil des lois publiées sous ce ministère offre
presque cbaque jour quelqu'une de ces opérations
bienfaisantes ; et l'on y voit qu'aucun des petits maux
auxquels le peuple était exposé n'avait échappé à la
vigilance du ministre, qui ne manquait d'y apporter
un remède que lorsqu'il n'en avait pas le pouvoir;
ou que ces maux particuliers, liés à un abus plus fu-
neste, ne pouvaient et ne devaient être détruits que
du même coup.
M. Turgot regardait un plan général de navigation
intérieure, un système de travaux pour rendre na-
vigables les rivières qui en sont susceptibles, et pour
perfectionner la navigation des grands fleuves, comme
le seul moyen de donner au commerce de l'intérieur
cette activité nécessaire au progrès de la culture et
de l'industrie, et de mettre, par une circulation plus
étendue, les subsistances du peuple et le succès des
manufactures plus à l'abri des accidents. Les cir-
constances ne lui permettaient que des entreprises
8o VIE DE M. TllRGOT.
peu considérables : il y affecta une contribution de
800,000 liv., et s'occupa de former ce plan gént'ral,
qui peut seul donner aux travaux de ce genre une
utilité étendue et durable. Il savait combien il est
facile de former des projets, d'annoncer des moyens
nouveaux. Il n'y a pas de jour qu'on ne propose à
un ministre un projet digne des anciens Romains,
et dont l'exécution immoitaliserait son ministère. Il
n'y a pas de jour où on ne lui prouve que le bien de
l'Etat exige qu'on force la nature, pour faire passer
un canal sous les muis d'une capitale on au milieu
des possessions d'un grand seigneur. Mais est-il ques-
tion d'examiner ces projets, de les juger d'après des
principes certains, on ne trouve que des doutes
chez les savants, et, chez les gens de l'art, que de la
confiance. M. Turgot crut, en conséquence, devoir
attacher à son administration trois géomètres de
l'Académie des sciences (i), qu'il chaigea de l'examen
de ces projets, et surtout des recherches nécessaires
pour se mettre en état de prononcer. Des expériences
sur les fluides, faites par M. l'abbé Bossu t , ont été
le seul fruit de cet établissement, qui, formé pai-
l'amitié et par la confiance personnelle, fut détruit
avec le ministère de M. Turgot.
Il ne craignait pas de consulter des savants, parce
qu'il ne craignait pas la vérité. Les reproches qu'on
leur fait de mépriser les connaissances pratiques,
d'être jaloux des inventions dans les arts, de tenir
aux opinions adoptées dans leurs compagnies, n'é-
(i)MRI, D'Alemlxit, l'abbc Bossut, Condoiret.
VIE DE M. TURGOT. S\
laient à ses yeux éclairés par l'étude et l'expérience,
que les récriminations du charlatanisme , indigné
qu'une classe d'hommes osât échapper à ses pres-
tiges. Mais il savait en même temps que les savants,
accoutumés à une marche régulière et sûre, portent
quelquefois à l'excès l'esprit de doute et d'incerti-
tude; que, quand on les consulte, il faut vouloir et
savoir les entendre, afin de ne pas prendre leur in-
certitude pour une condamnation , ou , ce qui est
plus dangereux encore, pour une véritable approba-
tion. Une science étrangère peut aider aux connais-
sances personnelles, mais elle n'y supplée jamais, et
il n'existe point de moyen pour bien juger d'après
autrui ce qu'on ne pourrait juger par soi-même.
Le droit d'établir sur les grandes routes des voi-
tures publiques était, en France, l'objet d'une foule
de petits privilèges particuliers, concédés ou affer-
més par le gouvernement. On y avait joint, presque
partout, le droit exclusif de voiturer les paquets au-
dessous de cinquante livres. M. Turgot aurait désiré
pouvoir détruire ces privilèges; mais il aurait fallu
sacrifier un revenu nécessaire ; et il était à craindre
que l'établissement de voitures publiques sans pri-
vilèges ne se fît qu'avec lenteur, dans un pays où
l'habitude d'en obtenir, et celle de n'avoir presque
jamais vu de commerce libre, fait exagérer la crainte
de la concurrence. Ainsi, la réunion de tous ces pri-
vilèges à une régie dépendante du gouvernement ,
semblait une première opération nécessaire , et d'au-
tant plus utile, que le ministère, en conservant le
privilège exclusif, pouvait l'exercer avec douceur,
V. fi
r
82 VIE DE M. TUKGOT-
et supprimer du moins les vexations qui en étaient
la suite. Le nouveau plan, qui procurait plus de célé-
rité dans la marche des voitures, en multipliait le
nombre, en diminuait les prix : utile ou commode
aux particuliers, il offrait des avantages réels au com-
merce, et cependant il apportait quelque augmenta-
tion au trésor public.
Mais M. Turgot avait porté plus loin ses vues. Les
banquiers, et une partie des financiers, ne sont utiles
que pour éviter les frais et les lenteurs du transport
réel de l'argent. En diminuant ces frais, en accélé-
rant les transports, on diminue nécessairement les
frais de banque, on resserre la limite qu'ils ne peu-
vent passer (i). Le gouveinement, maître de voiturer
en peu de temps, et presque sans frais, de l'argent
d'un bout du royaume à l'autre, pouvait ou dimi-
nuer le nombre de ses agents, ou restreindre leurs
profits; en sorte que ce nouvel établissement l'affran-
chissait de la dépendance la plus dangereuse à la-
quelle il soit soumis dans nos nations modernes, celle
de ses employés de finances et celle des banquiers.
Comme cette opération utile ôtait des privilèges
à quelques familles, on cria que le ministre attaquait
les propriétés. Mais loin qu'un privilège puisse être
une propriété, loin que le gouvernement perde, en
donnant un privilège, le droit imprescriptible de
( i) Ces frais sont toujours au-dessous de ce qu'il en coûterait
pour faire transporter la même somme avec sûreté. Mais ils sont
souvent fort au-dessus de ce que deviendraient les frais du trans-
port, s'il subsistait entre les grandes villes une communication
sûre et régulière.
VI K DE M. TURGOT.
83
clianger la forme de sa concession et d'y substituer
une indemnité, aucune puissance législative, celle
même qui, exercée par le peuple en corps, semble-
rait avoir une autorité plus étendue, ne peut pré-
tendre au droit de faire une loi irrévocable, de for-
mer avec quelques-uns des membres de l'Etat une
convention qu'elle ne puisse jamais rompre.
Et si même il s'agit de privilèges exclusifs, si la
concession exige le sacrifice d'une partie de la liberté
naturelle des citoyens, connue la nécessité seule
peut autoriser à exiger ce sacrifice, l'Etat conserve le
droit d'en dispenser à l'instant où cette nécessité
cesse, où le sacrifice, loin d'être utile, devient nui-
sible ; et il ne peut devoir aux particuliers que l'équi-
valent du privilège dont la justice ne permet plus de
les laisser jouir. Sans doute, l'État doit garder avec
fidélité les engagements de ce genre, et ne les rompre
ni par légèreté, ni pour un faible profit. Mais ce n'est
pas là un devoir absolu et soumis aux principes d'une
justice rigoureuse; il doit être subordonné au devoir
plus essentiel, plus sacré, de conserver aux citoyens
le libre exercice de leurs droits; et c'est à la cons-
cience de celui qui gouverne qu'il appartient de pro-
noncer, dans chaque question particulière, sur ce
que la justice et l'intérêt public exigent de lui.
L'établissement de la caisse d'escompte eut en
partie les même motifs que celui de la régie des
messageries. Une caisse publique qui escomptait à
quatre pour cent les lettres de change, devait néces-
sairement faire tomber au même denier le taux com-
mun de l'escompte. Les billets qu'elle faisait entrei
84 VIE DE M. TURGOT.
dans ses payements, billets qu'on pouvait refuseï', et
qu'elle réalisait à la première demande, offraient un
autre avantage, celui de l'établissement d'un papier-
monnaie. Dix millions prêtés au gouvernement, et
remboursables en treize ans sur le pied d'un million
par an, auraient formé une bypotbèque qui, dans
les premiers temps, pouvait être nécessaire pour éta-
blir la confiance. M. Tiugot connaissait toute l'uti-
lité et tous les dangers des papiers de cette espèce,
l'importance d'en resserrer l'usage dans les limites
de la somme nécessaire aux besoins du commerce,
la difficulté de leur faire obtenir la confiance dans
une monarchie, et de s'opposer aux nianœuvres
sourdes qu'on tente pour l'ébranler. Toujours cons-
tant dans ses principes, il n'avait pas voulu que l'ar-
rêt d'établissement de cette caisse renfermât un pri-
vilège exclusif. Elle ne différait des autres banques
que par la publicité de ses opérations, et la forme
régulière que cette publicité permettait de leur
donner.
Il n'eut pas le temps d'achever l'exécution de ce
plan , suivi depuis par son successeur, mais avec des
changements : aussi quelques-uns des abus que
M. Turgot avait prévus et qu'il voulait prévenir, s'y
sont-ils introduits. Cependant (et rien ne prouve da-
vantage l'utilité de cette caisse telle qu'il l'avait
conçue) la confiance a résisté et aux vices de l'éta-
blissement, et aux manœuves que des intérêts de
tousles genres ont employées pour en abuser ou pour
la détruire.
M. Turçfot leajardait l'encouraiïemenf des sciences
VIE DE M. TLRGOT. 85
et des arts comme un des devoirs de sa place. Mais
il n'oubliait pas que ces encouragements, pris sur le
trésor public, payés par la nation , doivent être pro-
portionnés à l'utilité (ju'elle en retire. Il savait qu'ils
doivent aider, soutenir les talents et non les eniichir.
La richesse peut être le prix du travail; la gloire
seule est celui du talent. Il ne voulait pas que les
encouragements donnés aux arts par un motif d'uti-
lité publique, gênassent la liberté des citoyens, et
étouffassent l'industrie et l'émulation. Ainsi jamais il
n'accordait de privilège exclusif. Une gratification,
une pension, l'achat d'un certain nombre des ma-
chines inventées, et dont la distribution était encore
un bienfait du gouvernement : telles étaient les ré-
compenses qu'il se proposait de donner. Point de
ces médailles, point de ces honneurs subalternes,
avec lesquels la charlalanerie cherche à payer la va-
nité. Il voulait encourager et non pas corrompre, et
croyait que, dans toutes ses opérations, l'homme d'É-
tat doit avoir pour but de réformer les hommes, et
non d'exalter leurs vices, eùt-il même l'espérance
d'en faire un usage utile.
M. ïurgot avait formé le plan de substituer un seul
impôt direct à celte foule d'impôts indirects de toute
espèce, fléaux de l'industrie et du commerce, source
première de la misère et de l'avilissement du peuple.
Mais en attendant qu'il pût conmiencer à réaliser un
plan, dont l'exécution ne peut paraîtie aisée ou im-
possible qu a des esprits inatlentifs et à des hommes
peu éclairés; en attendant que l'Élat pût remettre au
peuple une partie des contributions, quelques opé-
86 VIE DE M. TURGOT.
rations plus pressantes ou plus faciles ne devaient
pas être négligées (i).
On sait combien en France le commerce est gêné
par ces droits de péage, de marché, restes de l'anar-
chie féodale, qui, désignés par une foule de noms
barbares, détournent le commerce de ses routes na-
turelles, augmentent le pri\ des denrées, produisent
la surabondance dans un canton, et la cherté dans
le canton voisin. En 1771 on avait établi sur ces
droits, qu'on aurait dû chercher à supprimer, une
(1) Par un article du bail des fermes qui devait commencer en
1775, on avait porté atteinte à la liberté dont jouissait le com-
merce du sel dans la province d'Anvergne : liberté achetée an-
ciennement par une convention que plusieurs rois avaient confir-
mée, et dont l'Auvergne payait une seconde fois le prix, par le
taux excessif auquel d'autres impôts y étaient portés. Il ne résul-
tait pas positivement une augmentation d'impôt du changement
proposé par les fermiers; mais M. Turgot n'ignorait pas que sou-
vent ces arrangements de pure police, uniquement destinés à di-
minuer la fraude, avaient eu pour véritable motif de préparer les
moyens d'étendre ou d'augmenter les droits, d'une manière d'au-
tant plus sûre qu'elle serait plus lente et plus indirecte. L'Au-
vergne même en fournissait un exemple. D'ailleurs, il ne croyait
pas qu'il fût permis de donner arbitrairement atteinte à la liberté
des citoyens, même quand celte privation ne serait point pour eux
une charge réelle; ou d'inspirer aux peuples, sous le vain prétexte
de perfectionner un système vicieux en lui-même, des terreurs
qui, n'eussent-ellesi qu'un fondement chimérique, n'en serait pas
moins pour eux un mal très-réel. Il se hâta donc d'expoaer au
loi les inquiétudes que l'établissement de ces nouvelles entraves
(causaient aux habitants de l'Auvergne, et cette province, éloi-
gnée et pauvre , éprouva la première l'heureuse influence des
j>rincipes de justice et de bienfaisancl' qui allaient servir de base
à une administration nouvelle.
VIE DE M. TURGOT. 87
addition de huit sous pour livre qui se levait au
profit du roi. Cet impôt fut remis au peuple.
Des droits établis sur les entrées de Paris étaient
régis par la ville, qui les avait abonnés, et se con-
tentait de lever une somme suffisante pour payer le
prix de son abonnement; mais une compagnie les
avait affermés vers la fin du dernier règne : sa jouis-
sance commençait en 1776; et le peuple fut étonné
d'éprouver une charge nouvelle sous une adminis-
tration bienfaisante et populaire. Les cris des ci-
toyens avertirent M. Turgot, alors attaqué de la
goutte; et au milieu de ses douleurs il s'occupa de
réparer le désordre par la destruction de cette com-
pagnie, qui fut indemnisée.
Les droits sur les ventes, sur les baux , sur les
échanges, sur les actes passés entre les citoyens, ont
sur l'agriculture et le bonheur public une influence
lente et funeste. Ces droits, en arrêtant le mouve-
ment des propriétés, tendent à en empêcher la divi-
sion ou l'amélioration. Ils ont introduit des forma-
lités coûteuses ; on cherche à les éviter, et la sûreté
des propriétés en est ébranlée. La levée en est com-
pliquée; souvent mêlée d'arbitraire, elle engendre
des procès ruineux , et des exactions contre lesquelles
il en coûte trop pour demander une justice incer-
taine.
M. Turgot ne pouvant abolir ces dioits devenus
une partie nécessaire du revenu public, détruisit du
moins ceux qui, presque sans produit réel, n'avaient
pas même une utilité fiscale.
Une régie des hypothèques venait d'être établie
88 VIK DE M. ÏURGOÏ.
à des conditions dont Ja singularité Faisait à un mi-
nistre juste un devoir de rompre cet engagement. Ce
devoir fut rempli, et une nouvelle compagnie char-
gée de la même régie, à des conditions qui n'étaient
plus onéreuses.
Les biens réels des domaines du roi avaient été
affermés pour trente ans; et l'on avait compris dans
le bail le droit de rentrer dans les terres vagues, ou
regardées comme telles, et usurpées ou cultivées par
des particuliers, et celui de retirer les domaines
aliénés, ou le droit équivalent d'en faire racheter la
conservation par les possesseurs. Si les conditions
de ce bail étaient désavantageuses pour le gouver-
nement, elles étaient plus effrayantes encore pour
les citoyens. Quelque légitimes que fussent les droits
du prince sur ces domaines aliénés, sur ces terres
usurpées, Fexercice de ce droit ne devait être confié
qu'à ses mains paternelles, ne devait être dirigé que
par des vues d'une utilité générale. Ce bail fut cassé
et remplacé par une légie qui était plus avantageuse
au fisc, et dont les citoyens n'avaient pas à craindre
l'avidité, du moins sous un ministère juste ou éclaiié.
Le privilège de la fabrication de la poudre et de
la vente du salpêtre était affermé à une compagnie.
Ce qu'elle rendait au roi était devenu presque nul
par une suite de petites concessions exigées sous dif-
férents prétextes. Successivement on avait accordé
aux salpêtriers le droit de forcer les piopriétaires à
leur laisser enlever le salpêtre attaché aux murs de
leurs élables, de leurs écuries; puis le dioit d'exiger
des communautés un logement pour eux, un atelier
VIE DE M. TURGOT. 89
pour leurs opérations. Dans quelques pays même,
on y avait ajouté le privilège de prendre à vil prix,
dans les forêts des particuliers ou des communautés,
le bois qu'ils jugeaient nécessaire à leurs travaux.
Aussi, par une suite infaillible de cette législation,
les particuliers, les communautés s'empressaient de
se raclieter des vexations que les salpêtriers avaient
droit d'exercer, et leur tournée était beaucoup moins
employée à ramasser ou fabriquer du salpêtre, qu'à
recueillir le fruit de la crainte qu'ils inspiraient.
L'art des nitrières artificielles était resté dans l'en-
fance, tandis que chez nos voisins il avait fait des
progrès rapides; et le seul avantage qui pouvait ser-
vir de piétexte à rétablissement d'un privilège, celui
d'assurer à l'État, indépendamment du commerce
étranger, la poudre nécessaire à sa défense, avait été
perdu par les moyens qu'on avait cius propres à l'ob-
tenir. Ce bail fut encoie cassé; une régie en prit la
place, se chargea du remboursement des fermieis,
augmenta le prix du salpêtre pour les salpêtiiers ,
sans l'augmenter pour le public; détruisit, pour une
époque prévue (i), et fixée à l'instant de son éta-
blissement, toutes les vexations contraires à la li-
berté du peuple et à la propriété des particuliers.
L'art de construire des nitrières artificielles s'établit
en France ; la récolte du salpêtre augmenta avec une
rapidité singulière; et en peu de temps, un million de
revenu de plus, et des vexations de moins, furent la
suite de cette opération et du soin qu'eut M. Turgot
de placer dans la régie un chimiste éclairé, et d'en-
(i) Le 1^"^ janvier 1778. Cette disposition n"a pas été exécutée.
go VIE DE M. TUHGOT.
courager les physiciens, par rétablissement d'un
prix, à s'occuper de recherches sur la nature et la
production du salpêtre.
Les droits sur les boissons sont en France une
partie considérable du revenu public. Plusieurs
autres denrées sous forme liquide sont assujetties à
des impositions , et la méthode de jauger les vaisseaux
est devenue importante pour l'administration comme
pour le peuple.
Kepler, dont la découverte des lois du mouvement
des planètes a immoitaliséle génie, s'était occupé de
cette question, et l'avait conduit à quelques décou-
vertes géométriques. Mais dans la pratique on se
contente encore en France d'une méthode grossière,
sujette à des erieuis importantes pour le commerce,
et , ce qui est bien plus fâcheux , dépendante d'éva-
luations arbitraires.
On prévoit bien qu'en général cet arbitraire doit
servir à étendre les droits; et comme le particuliei-
qui se plaint ne peut prouver la lésion qu'en faisant
mesurer immédiatement la liqueui- contenue dans le
tonneau, on sent qu'il ne doit jamais recourir à ce
moyen , qui l'expose à perdre une partie de sa den-
rée , et presque toujours à la détérioiei".
On proposait une méthode approuvée par l'Aca-
démie des sciences, très-simple dans la pratique,
exacte dans les résultats, susceptible, en cas de
plainte, d'une vérification précise. Elle n'avait (ju'un
défaut, celui de donner une contenance un peu au-
dessus de la contenance réelle; mais en même temps
tout arbitraiie était proscrit.
VIE DE M. TlIRGOT. 9I
M. Tnigol voulut établir cette méthode, et il
éprouva les plus grandes réclamations de la part de
ceux dont cette innovation augmentait les profils lé-
gitimes; cette raison seule suffisait pour jugei- de la
justice de ces réclamations. Cependant elles trouvè-
rent des protecteurs ; on fit des expériences pour
juger de la vérité d'une proposition géométriquement
démontrée : on savait cprelles confirmeraient la dé-
monstration ; mais elles devaient foire perdre du
temps, et pai- là on parvint à empêcher M. Turgot de
détruire un abus de plus.
Ceux qui prétendent que si les vérités importantes
de l'économie politique, découvertes ou éclaircies
de nos jours , ne sont point admises par le plus giand
nombre , c'est faute d'avoir été établies sur des
preuves assez convaincantes, doivent apprendre par
cet exemple que les démonstrations géométriques
elles-mêmes peuvent éprouver des objections, lors-
qu'on les juge sans les entendre, et qu'on a intéi'êt
de les combattre.
Par des édits déjà dressés et prêts à être promul-
gués, les impôts sur la maïque des fers et sur les
cuirs , impôts onéreux au commerce, dont le dernier
avait presque anéanti les tanneiies en France, de-
vaient être bientôt transformés en un droit d'une
forme plus simple, ou même en une imposition ter-
ritoriale (i). Des réformes plus difficiles, et non moins
importantes, étaient réservées à un autre temps.
(x) Un édit que le conseil avait agréé allait abolir le droit
tl'aubainc, longtemps respecté comme un des plus anciens usages
de la moi);uc'liie, et cjiii n'était qu'une des plus anciennes preuves
^1 VIE DE M. TKRGOT.
Dans une administration de finances très-compli-
quée, il s'élève une foule de procès entre le fisc et les
contribuables, procès où ceux-ci ont nécessairement
un double désavantage. D'abord, ils ne peuvent en-
tendre les lois d'après lesquelles les contestations doi-
vent être jugées. Aucun objet n'est réglé par une seule
loi, mais par une suite de lois successives, de déci-
sions particulières, regardées comme l'interprétation
ou le supplément de la loi. Toutes ces lois se modi-
fient, se contredisent, et deviennent inintelligibles à
force d'avoir été expliquées.
Les frais nécessaires pour obtenir j ustice empéclient
les contribuables de réclamer, toutes les fois que
de la barbarie de nos ancêtres. Ce droit avait été détruit à l'é-
gard d'un grand nombre de puissances par des traités particu-
liers, comme si cette réforme n'était avantageuse qu'autant
qu'elle était réciproque. Mais M. Turgot croyait, au contraire,
qu'il est encore utile à un État de détruire les gènes imposées
aux étrangers, quand même leurs préjugés continueraient à y
assujettir ses citoyens , et que tout l'avantage était pour la nation
où la liberté était la plus entière. Enfin, il espérait obtenir de la
bonté et de la justice du roi la suppression d'un impôt volontaire,
mais corrupteur, de cette loterie, bien éloignée alors d'avoir
causé les scandales, les malheurs et les crimes dont nous avons
été depuis les témoins. Mais il avait prévu les effets funestes qu'on
devait en attendre, lorsque, abandonnée à la perfide industrie
d'hommes nourris dans les ruses de l'agiotage, elle ajouterait à
l'appât trompeur qu'elle offre à l'avidité de la populace, la faci-
lité d'un dépôt jjublic prêt à engloutir le nécessaire des familles,
le salaire delà débauche, le fruit de l'infidélité et du brigandage,
en un mot, tout ce qu'un peuple corrompu et agité de la fureur
de faire fortune peut échanger contre une espérance trompeuse
(jui doit consommer sa ruine.
VIE DE M. TURGOT.
93
l'objet de la lésion n'est pas fort au delà de ces frais;
tandis que ces mêmes frais sont nuls pour les agents
du fisc, surtout si on les compare aux profits im-
menses qu'ils retirent de ces extensions données à
leurs droits. Mais ce n'était pas assez; et on avait
établi comme un principe de finance, que dans les
questions douteuses, il fallait toujours interpréter la
loi en faveur du droit ; et comme, par la complication
des lois, presque tous les cas étaient douteux, le
gain d'un procès contre le fisc était un phénomène
rare. Si les contribuables obtenaient quelquefois jus-
tice auprès d'un intendant, les financiers en appe-
laient au ministre; et la nécessité de faire quelques
frais de plus, était tout l'avantage que les citoyens
retiraient de l'équité de ces magistrats.
M. Turgot adopta un principe contraire. Il sentit
que la justice exigeait de condamner le fisc dans les cas
douteux, et mémedansceuxoù il opposait un jugement
particulier, une loi secrète et surprise, aux lois géné-
rales et publiques. Il abolit le privilège injuste qu'a-
vaient obtenu les financiers, de suspendre par un ap-
pel la restitution des droits indûment perçus, lorsque
cette restitution était ordonnéeparle premier juge,pri-
vilége qui rendait la justice absolument nulle pour
quiconque n'avait ni argent ni protecteurs. Aussi,
un financier disait-il assez plaisamment , que M. Tur-
got était ennemi mortel de la recette. Cependant,
cet esprit de justice et d'humanité, loin de nuire à
la recette, ne fit que l'augmenter, malgré la sup-
pression de quelques impôts et la diminution du taux
de plusieurs autres : et comme cette augmentation ne
94 VIE DE M. TURGOT.
pouvait avoir d'autre cause que celle de la circula-
tion, du commerce , de la consommation , on voit
combien cet esprit de modération et de justice avait
du faire de bien au peuple.
Dans une nation où la dette publique est très-
grande, et où une masse considérable d'effets au
porteur, payables sur le trésor public, circule dans
le commerce, le crédit du gouvernement a nécessai-
rement une grande influence sur le crédit général.
Sans le crédit du gouvernement, celui de tous les
hommes qui traitent avec le trésor royal est précaire ,
et celui de presque tous les autres devient suspect. La
circulation de ces effets cesse d'élie un secours pour
le commerce. Le taux où l'intérêt qu'ils produisent
est porté par la baisse de leur valeur, celui des em-
prunts du gouvernement, celui des prêts faits à ceux
qui traitent avec lui , ne peut que faire hausser l'in-
térêt commun de l'argent , augmentation fatale à
l'industrie et au commerce. Enfin , toutes les opéra-
tions d'un gouvernement sans crédit deviennent rui-
neuses et incertaines.
Si, au contraire, la confiance se rétablit; si les
nouveaux emprunts peuvent être faits à un intérêt
plus bas, la réforme des abus, le rétablissement de
l'ordre, le remboursement des dettes onéreuses, la
destruction des traités injustes pour la nation, op-
pressifs pour le peuple, tout devient facile. M. Tur-
got sentait l'importance de relever le crédit presque
anéanti; mais il n'en connaissait qu'un seul moyen ,
l'exactitude dans les payements, la fidélité dans les
engagements, l'esprit de justice dans les lois générales.
VIF. DE M. TURGOT. C)5
Les pensions étaient retardées de tiois années :
M. Turgot en fit payer deux à la fois de toutes celles
qui n'excédaient point quatre cents livres , c'est-à-
dire, de toutes celles qui, nécessaires à la subsis-
tance, ont été accordées comme une juste récom-
pense, ou sont du moins de véritables aumônes.
Pendant son ministère elles ont été remises au cou-
rant, tandis que le payement de toutes les autres, et
celui des arrérages des rentes dues aux créanciers de
l'État, furent également accélérés.
Par une suite de la liquidation ordonnée en 1764,
plusieurs citoyens avaient peidu leur créance par
leur négligence, ou par la difficulté d'entendre et de
remplir les formes compliquées qu'on leur avait
prescrites. M. Turgot les rétablit dans leur droit, sim-
plifia les formes exigées, et donna six mois pour les
remplir. Il vit en même temps que les frais, les
formalités nécessaires, rendaient presque nulle la
jouissance des rentes d'une très-petite valeur; et il
ordonna le remboursement de celles qui étaient au-
dessous de douze livres (1).
Dix millions de lettres de change, dues pour des
avances faites à nos colonies, étaient exigibles de-
puis cinq ans, et le payement en était suspendu.
M. Turgot en paya d'abord pour quinze cent mille
livres, assura un million de fonds par an pour le paye-
ment du reste , et offrit des contrats à quatre pour
cent à ceux des possesseuis qui les préféreraient.
(1) Cette opération, négligée depuis, a été consommée en
1784.
96 VIE DE M. TlJRGOT.
Tandis (jue d'un côté M. Turgot diminuait la dette
exigible, et faisait des remboursements utiles aux ci-
toyens pauvres, de l'autre il diminuait les anticipa-
tions; autre source de la chute du crédit public.
Il se rétablit promptement : les effets se rappro-
chèrent de leur taux naturel; quelques-uns furent au
pair. M. Turgot autorisa les états des provinces , les
corps, à emprunter à quatre pour cent , afin de rem-
bourser les capitaux dont ils payaient un intérêt plus
haut; mais il exigea en même temps de tous les corps
de n'emprunter qu'en assurant des fonds pour un
remboursement successif; précaution nécessaire pour
maintenir leur crédit.
Les emprunts particuliers, les fonds avancés au
trésor royal ou fournis dans les entreprises de fi-
nances, se négociaient à un intérêt déjà moindre ; et il
était sûr de le voir baisser encore. Enfin, il s'était
assuréen Hollande d'un emprunt de soixante millions
à moins de cinq pour cent. Cet emprunt eût été
dans nos finances un phénomène extraordinaire, que
sa retraite empêcha d'avoir lieu ; et le piemier em-
prunt qui la suivit, quoique beaucoup moins consi-
dérable, fut au delà de six et un quart, malgré
l'appât encore séduisant, quoique un peu usé, d'une
petite loterie.
On avait multiplié les charges de finance, dans l'uni-
que vue de se procurer, par la première vente, une res-
source momentanée. Presque tous les offices étaient
doubles; les caisses, également multipliées, avaient cha-
cune des trésoriers et des contrôleurs. M. Turgot sepro-
posa de réunir sur une seule tête les charges doubles,
VIE DC M. TURGOT. 97
de faire rembourser celle qui s'éteignail par celui
qui conservait l'aulie, et de supprimer les gages de
la charge dont le possesseur, réunissant les droits
d'exercice attachés à deux places , se trouvait suffi-
samment dédommagé. Cette opération avait été exé-
cutée pour les recettes des tailles. Une autre opération
surcelle des impositions de Paris a produit également
une diminution de frais inutiles.
D'autres réformes étaient également préparées ; et
les fonds de l'emprunt que M. Turgot se proposait
de faire, en facilitant des remboursements considé-
rables, eussent été la source d'une plus grande éco-
nomie. Alors un emprunt à quatre pour cent tou-
jours ouvert, et auquel une combinaison qui eût
facilité le commerce de ces contrats, et en eût assuré
le remboursement, aurait mérité la confiance pu-
blique, devait donner les moyens d'éteindre toutes
les dettes au-dessus de ce taux, de diminuer de
plus d'un quart l'intérêt de la dette publique, d'é-
tablir enfin ,. par la su^;pression totale des charges
de finances, une comptabilité simple et peu coû-
teuse.
Telles avaient été les opérations, telles étaient les
vues de M. Turgot; et c'est ainsi que, tandis qu'on
l'accusait de ne pas connaître la finance, apparem-
ment pour se consoler de la supériorité qu'on était
forcé de reconnaître en lui dans les grandes parties
de l'administration, il avait augmenté le revenu pu-
blic sans mettre un nouvel impôt, et après en avoii-
supprimé ou diminué plusieurs ; et que, sans recourir
à de nouveaux emprunts, il avait fait des renibourse-
V. 7
98 VIE DE M. TURGOT.
meiils, diminué la dette exigible, accéléré les paye-
ments et réduit les anticipations.
Tous ces travaux avaient été l'ouvrage de vingt
mois; et deux attaques de goutte, maladie hérédi-
taire dans la famille de M. Turgot , l'avaient empê-
ché, pendant plusieurs mois, de s'occuper de la
combinaison ou de l'exécution de ses plans. Le tra-
vail forcé auquel son zèle pour le bien public le
faisait se livrer au péril de sa vie, avait prolongé
ces attaques et les avait rendues dangereuses.
Deux événements extraordinaiies s'étaient encore
opposés à son activité. Une maladie pestilentielle
s'était répandue sur les bestiaux dans la Guyenne et
dans les provinces voisines, où les terres sont labou-
rées avec des bœufs. Très-peu évitaient la contagion ,
et il était rare d'échapper à la mort. Le mal exigeait
des secours efficaces , dirigés d'apiès un plan suivi.
M. Turgot apprit, par les hommes les plus éclai-
rés, qu'il n'y avait ni remède connu, ni préservatif
assuré; et dès lors il sentit qu'il ne fallait songer
qu'à empéclier la communication et la durée du
mal. Un cordon de troupes investit les provinces
attaquées; des médecins habiles, surtout M. Vicq
d'Azir, jeune encore, dont M. Turgot avait senti le
mérite , et dont la réputation justifie aujourd'hui le
choix du ministre, fuient chargés de présider à
l'exécution du plan proposé. Partout où l'on n'était
pas sûr d'arrêter la communication du mal, il y eut
ordre de tuer même les bêles saines; le roi payait
un tiers du prix. Celte exécution était rigoureuse;
mais il était prouvé que les propriétaires des animaux
Ml. 1)1': M. TIJKGOT. gc)
lues y gagnaieiU heaiicoup, puisque le nombre de
ceux qui évitaient la maladie, ou qui y résistaient,
était bien loin d'appioclier, dans les cantons infec-
tés, du tiers de la totalité. Des précautions sévères,
et fondées sur les meilleures observations, furent
employées pour désinfecter les étables et détruire les
derniers levains de la contagion. En même temps
on tentait des expériences, pour essayei- de connaître
ou des remèdes ou un préservatif. On prenait des
précautions pour assurer aux piopriétaires la vente
des cuirs ou des chairs des bestiaux sains, sans s'ex-
poser aux inconvénients qu'aurait entraînés la vente
d'animaux déjà attaqués ou suspects de contagion.
On accordait des encouragements à ceux qui porte-
raient dans ces provinces des chevaux, auxquels
heureusement la maladie ne se communiquait pas.
Le gouvernement en achetait, et les distribuait aux
citoyens les moins riches. Jamais l'autorité publique
n'avait opposé à un plus grand mal plus d'activité,
un plan de précautions mieux combiné, des secours
})lus étendus et mieux dirigés.
M. ïurgot sentit alors l'utilité d'une société de
médecine permanente, essentiellement chargée de
porter des secours aux peuples dans les épizooties
comme dans les épidémies, d'éclairer l'administra-
tion dans les circonstances oii les opérations poli-
tiques peuvent influer sur la santé et sur la vie des
hommes, dans toutes celles où la conservation des
citoyens a besoin des secours , de la vigilance, de
l'autorité du gouvernement. Cette même société
devait être occupée de l'étude de la tnédecine, el
lOO VIF. DE M. TUHGOT.
surtout des moyens d'en faire une véritable science,
ou plutôt un art dirigé par une physique saine et
appuyée sur des principes donnés pai l'observation.
Mais en formant cet établissement, qui ne reçut une
dernière sanction qu'après la démission de M. Tur-
got, ce ministre avait été fidèle à ses principes.
Quoique bien convaincu que cette société aurait
une utilité durable, il ne voulait donner à son ins-
titution aucune de ces formes qui font subsister les
établissements longtemps après qu'ils sont devenus
inutiles, qui perpétuent les erreurs qu'a pu com-
mettre le fondateur dans le moment de leur forma-
tion, qui empêchent de détruire les vices que le
temps amène à sa suite, et de faire les corrections
que le changement des opinions et le progrès des
lumières peuvent rendre indispensables. Ainsi, dans
cet établissement, le seul qu'il eût projeté, il se
conformait rigoureusement aux vérités que, vingt
ans auparavant, il avait exposées dans l'article yo/z-
dation. Exemple remarquable de celte unité de prin-
cipes, de cette correspondance rigoureuse entre ses
opinions et sa conduite, qui a fait un des principaux
traits de son caractère, et dont aucun homme d'État
n'avait encore donné l'exemple.
A peine le danger des épizooties avait-il cessé, à
peine le ministre qui, au milieu des douleurs de
la goutte, avait passé plusieurs nuits à composer des
règlements ou des instructions détaillées pour gui-
der ceux qui étaient chargés de l'exécution de son
plan , avait-il repris ses forces, qu'il eut , de nouveau,
besoin de toute son activité et de tout son courage.
vu; DE M. TURGOT. lOI
Il n'avait accordé la liberté au commerce des
grains, que dans l'intérieur du royaume, et il était
difficile de supposeï- que cette liberté pût amener la
disette; on n'avait même pas osé le dire clairement.
Mais il fallait un prétexte pour attaquer le ministre;
et cette loi le fournit.
L'année avait été mauvaise; le peuple était accou-
tumé, dans les moments de disette, à se livrer à des
excès contre les marchands de blé que le gouverne-
ment avait eu souvent la faiblesse de lui abandonner;
et il s'était élevé, dans une ou deux villes de Bour-
gogne, des émeutes qu'un peu de fermeté avait bien-
tôt dissipées. Mais un orage plus grand se préparait
du côté de la capitale. Quelques livres faits pour aver-
tir les gens du monde, qu'effrayait la vertu du mi-
nistre, de diriger leuis clameurs contre cette partie
de son administration , furent répandus avec pro-
fusion. Lui et les bommes qui partageaient ses prin-
cipes y étaient peints comme des gens occupés de
chimères systématiques, voulant §ou\evner du fomi
(le leur cabinet, d'après des principes spéculatifs, et
sacrifiant le peuple à des expériences qu'ils voulaient
faire pour prouver la vérité de leurs systèmes. Bien-
tôt après, des brigands criant qu'ils manquaient de
pain et payant avec de l'or le blé qu'ils forçaient de
leur donner à vil prix, et qu'ils revendaient ensuite,
ameutant le peuple avec de faux arrêts du conseil
imprimés, traînant après eux la populace des villages,
pillèrent successivement les marchés le long de la
basse Seine et de l'Oise. Ils entrèrent dans Paris ,
dévastèrent quelques boutiques de boulangers, es-
VIE DE M, TUKGOT.
sayèrenl de soulever le peuple, el ne firent que
l'effrayer. Ils parurent à Versailles, et ils n'eurent
que la gloire de faire peur à quelques courtisans.
M. Turgot vit, dans les circonstances de cette émeute,
un plan d'affamer Paris. L'argent, l'or même que
les pillards avaient avec eux, celte méthode de
détruire les comestibles en assurant qu'on mourait
de faim, de s'arroger le droit de taxer la denrée,
tout lui annonçait un système suivi de rébellion et
de pillage, tout lui prouvait la nécessité d'opposer
au mal des remèdes capables de l'arrêter, de sauver
la capitale, et peut-être la France. Tous les pouvoirs
semblaient suspendus; lui seul agissait : la vertu et
le génie avaient obtenu, dans ce moment de crise,
tout cet ascendant qu'ils prennent nécessairement
lorsqu'ils peuvent déployer toute leur énergie. Des
troupes fuient répandues le long de la Seine, de
l'Oise, de la Maine et de l'Aisne; partout elles pré-
vinrent les pillards, ou les dissipèrent. Le désordre
finit aux fiontières de l'Ile de France et de la Picar-
die. Le lieutenant de police de Paris et le comman-
dant du guet, dont la conduite avait annoncé une
faiblesse et une inaction que les circonstances pou-
vaient rendre funestes, furent déplacés. Le parle-
ment, troublé, avait rendu un arrêt (jui, en défendant
les attroupements, arrêtait que le roi serait supplié
de faire baisser le prix du pain. Cet arrêt est affiché
le jour même de l'émeute à l'entrée de la nuit; il
pouvait la renouveler dès le lendemain et la rendie
dangereuse. M. ïurgot court la nuit à Versailles, ré-
veille le roi et les ministres, ])r()p()se son plan, le
VIE DE M. TDRGOT. I o3
("ail agréer. Les affiches de ranêt sont couveiles par
des placards qui défendenl. , au nom du loi , les
attroupements sous peine de mort. Le parlement ,
mandé le matin à Versailles, apprend, dans un lit
de justice, que le roi casse son arrêt , attribue aux
prévôts des maréchaussées le jugement des séditieux,
et veut bien excuser sur les circonstances une dé-
marche dont les suites auraient pu être fatales.
Dès ce moment tout fut tranquille; les séditieux
dispersés, presque toujours prévenus, bientôt ré-
primés, disparurent promptement. Un petit nombre
de victimes furent immolées à la tranquillité pu-
blique. Le peuple vit pour la première fois le gou-
vernement, inaccessible à toute crainte, suivre
constamment ses principes, veiller à la conservation
des subsistances, à la sûreté des commerçants, dé-
ployer toute son activité, toutes ses forces contre
le désordre, prodiguer des secours, mais refuser
aux préjugés, aux opinions populaires, tout sa-
crifice contraire à la justice; et bientôt la confiance
reprit la place de l'inquiétude et des murmures.
Lin mois après, le roi traversa, pour aller à Reims,
une partie du théâtre de ces séditions, et il n'y
trouva qu'un peuple qui bénissait son gouverne-
ment. On avait voulu le forcer à sacrifier son mi-
nistre à la crainte des émeutes populaires; et ce mot,
répété avec transport par la nation attendrie: Il nj
(i que M. Turgot et moi qui aimions le peuple, fut
la récompense du ministre et la punition de ses
ennemis.
La conduite personnelle de M. Turgot avait été
104 VIE DE M. TURGOT.
conforme à ses principes. Il avait écarté de son dé-
parlement tous les seconds qu'une opinion, trop
générale pour être absolument fausse , lui avait mon-
trés comme indignes de sa confiance (i). Il avait
détruit un commerce de grains fait au nom du
gouvernement, et par cette seule raison justement
odieux au peuple. En entrant dans sa place, il en
avait diminué les appointements d'un quart, et n'a-
vait rien demandé pour les frais de son établisse-
ment. Sous son ministère, les parts dans les affaires
sans avoir fourni de fonds, les pensions sur les
places, furent sévèrement proscrites. Plusieurs dons
extorqués des villes furent lestitués. Les députés
d'une ville , en lui rendant compte de leur adminis-
tration, lui parlèrent de droits aliénés autrefois pour
un prix que l'augmentation de ces droits avait rendu
beaucoup au-dessous de la valeur actuelle. Le mi-
nistre leur dit qu'il fallait rembourser. — Mais, Mon-
sieur, une partie de ces droits vous appartient. —
Ce n'est qu'une raison de plus.
Un négociant, par une de ces adulations usées
dont les ministres commencent à ne plus être flattés,
lui proposa de donner son nom à un vaisseau des-
tiné à la traite des nègres. M. Turgol rejeta cette
offre avec l'indignation d'une âme vertueuse, qui n'a
pu être familiarisée avec l'idée d'un crime par l'ba-
bitude de le voir commettre ; et il ne craignit point,
(i) M. Turgol était persuadé que le souprou bien fondé snllit
pour letirer sa confiance et ôter une place, mais non pour priver
des dédommagements ou des récompenses que les services et le
travail <>nl pu mériter.
VIE DE M. TURGOT. Io5
par ce refus, d'annoncer publiqiieiiienl son opinion,
au risque de soulever contre lui tous ceux qui croient
l'intérêt de leur fortune lié avec la conservation de
cet infâme trafic.
Tous les hommes qui cultivaient les sciences, les
lettres, les arts, qui avaient des talents et en faisaient
un usage utile, étaient traités avec distinction. On
était sûr d'être écouté , d'être accueilli , pourvu qu'on
eût à lui dire quelque chose qui pût contribuer au
bonheur public.
Il ne se bornait pas à proposer au roi les lois
qu'il jugeait les meilleures , à permettre, autant qu'il
était en lui, la libre discussion des objets d'admi-
nistration ou de finance; il donna l'exemple utile
de rendre au public un compte détaillé et raisonné
des principes d'après lesquels les lois étaient rédi-
gées, et des motifs qui en avaient déterminé les dis-
positions.
Le préambule de l'arrêt qui rend la liberté au
commerce des grains , celui des édits qui abolissent
les corvées, détruisent les jurandes, révoquent les
privilégesqui gênaient le commerce des vins, sont des
chefs-d'œuvre dans un genre pour lequel il n'y avait
pas de modèle. L'âme simple et grande de M. Tur-
got, dominée par un sentiment profond d'amour du
peuple, de zèle pour la justice , et presque inacces-
sible à toute autre passion , prit aisément le ton
noble et paternel, qui convient à un monarque expo-
sant aux yeux de sa nation ce qu'il croit devoir faire
pour son bonheur.
Ce n'est point cette majesté sévère des empereurs
IO() VIE DE M. TIIKGOT.
donnant des lois à l'univers au nom d'un peuple con-
(juéi-ant; c'est la dignité modeste d'un père qui rend
compte à ses enfants des desseins qu'il a formés
pour eux, éclaire leur raison sur les motifs de l'o-
béissance qu'il en exige, et semble moins occupé de
leur commander, que de les consoler et de les ins-
truire.
On sent combien toute louange que le souverain
aurait l'air de se donner serait peu décente et pom-
lui-même et pour le ministre , qui se louerait sous le
nom du prince. On sent combien serait déplacée
toute prétention à l'esprit, aux beautés de style, à
de grandes idées. Plus un bomme est élevé, ou par
son rang, ou par sa puissance, ou par son génie,
plus ces petites faiblesses de l'orgueil le rabaissent
ou l'avilissent. On sent qu'il s'agit d'éclairer le
peuple, et non de lui plaire en flattant ses opinions,
ses préjugés, ou ce désir vague d'un état meilleur
qui lui fait embrasser tant de cbimères. Si une telle
politique peut être permise à un ministre qui veut
conserver sa place, elle ne peut jamais être celle d'un
roi ; et ce serait trahir à la fois le prince et les sujets,
(pie de l'employer en pailant en son nom.
Cet usage, consacré par l'exemple de M. Turgot ,
exige sans doute, dans un ministre, ou de grands
talents , ou un giand caractère; mais c'est aussi un
des moyens les plus sûrs pour faire naître, dans une
monarchie , cet esprit public, ce goût de s'occuper
des affaires nationales; avantage qu'on a cru être
exclusivement réservé aux constitutions républicaines,
et (jui est un des plus grands qu'elles puissent avoir.
VIF DE M. TURGOT. I 07
M. Tiirgot n'était pas tellement absorbé par les
travaux immenses de sa place, qu'il n'eût encore des
moments à donner à des objets qui lui paraissaient
importants pour le bien public. Lorsqu'il fut ques-
tion du sacre du roi , il proposa de faire à l'aris cette
cérémonie. Il y voyait l'avantage d'une grande éco-
nomie, et l'avantage non moins grand de détruire
le préjugé qui y destine la ville de Reims , y fait
employer une huile regardée comme miraculeuse,
d'après une fable rejetée par tous les ciiliques , y
ajoute l'opinion fausse d'une vertu non moins fabu-
leuse,et peut contribuer à faire regarde»' comme né-
cessaire une cérémonie qui n'ajoute rien aux droits
du monarque. Dans un temps paisible, ces piéjugés
ne sont que puériles; dans un temps de troubles, ils
peuvent avoir des consé(|uences teriibles ; et la pru-
dence exige qu'on choisisse, pour les atta({uer, le
moment où ils ne sont pas encore dangereux.
M. ïurgot proposait en même temps de changer
la formule du serment du sacre. Il trouvait que, dans
celle qui est en usage, le roi promettait trop à son
clergé et trop peu à la nation ; (ju'il y jurait d'exter-
miner les hérétiques ; serment qu'il ne pourrait tenir
sans coumiettre le crime de violer les droits de la
conscience, les lois de la raison et celles de l'huma-
nité ; serment que Louis XIII et Louis XIV avaient
été obligés d'éluder, en publiant dans une déclara-
tion qu'ils n'entendaient point y comprendre les pro-
testants, c'est-à-dire les seuls hérétiques qui fussent
dans leurs Etats. M. Turgot croyait qu'une promesse
pid)liqu(' et sf>iennelle ne pouvait pas élre une vaine
I08 VIE DE M. TURGOT.
cérémonie, et que lorsqu'un roi, qui n'a rien au-
dessus de lui sur la terre, prenait à la face du ciel
un engagement avec les hommes, il ne devait jurer
de remplir que des devoirs réels et importants (i).
Ces idées ne furent point exécutées; mais M. Tur-
got se crut obligé de faire un mémoire où il expli-
quait au roi ses principes sur la tolérance, et où il
prouvait qu'un souverain, convaincu que la religion
qu'il professe est la seule véritable, doit laisser la
liberté absolue de la croyance et du culte à ceux de
ses sujets qui en professent une autre; qu'il est obligé
à cette tolérance par des devoirs de conscience, par
une obligation rigoureuse de justice fondée sur le
droit naturel, par l'humanité, enfin, par politique.
M. Turgot n'a terminé que la première partie de ce
mémoire, et c'est la plus importante, parce que
c'est la seule sur laquelle tous les hommes de bonne
foi, qui ont quelques lumières, aient pu conserver
des doutes.
Il prouve que plus un prince croit à sa religion ,
plus il doit sentir combien il serait injuste et tyran-
nique de la lui ôter, et plus aussi il doit juger qu'il
commettrait la même injustice s'il troublait la cons-
cience de ceux qui, avec une égale bonne foi,
sont également persuadés d'une religion contraire. Il
(i) Au serment, à la fois illusoire et cruel de ne point |)ardonncr
aux duellistes, M. Turj^ot avait substitué celui d'employer tous
ses efforts pour détruire le préjugé barbare qui est la cause dos
duels. On sent bien que, dans ce nouveau serment, il n'était point
(jucstion des blasphémateurs : pour les hommes qui font usage
de leur raison , le mot est absolument vide de sens.
VI K DE M. TURGOT. 1 O9
prouve (|iie toutes les religions ayant été adoptées
ou lejetées par des hommes honnêtes et instruits,
qui en avaient fait un examen sciupuleux, on peut
les croire par l'effet d'une persuasion intime; mais
qu'il serait absurde de supposer qu'elles fussent ap-
puyées sur des preuves que la mauvaise foi seule
peut faire rejeter; que dès lors la persécution, même
en faveur de la vérité, cesse d'être légitime, parce
que l'erreur involontaire n'est pas un crime, et que
le consentement donné à la vérité qu'on ne croit pas
est une action coupable; qu'ainsi, en violant les
droits de la conscience, on s'expose à faire com-
mettre un crime, et dès lors que soi-même on en
commet un; que cette persuasion personnelle ne
peut pas être une raison de troubler la conscience
des autres, parce qu'elle n'est pas pour eux une lai-
son de croire ; que plus on croit la religion impor-
tante, essentielle au bonheur éternel , plus l'on doit
respecter dans autrui le secret de la conscience; et
qu'ainsi l'on ne peut être intolérant sans inconsé-
quence , à moins qu'on ne regarde les religions comme
des établissements politiques, destinés à tromper les
hommes pour les mieux gouverner.
Tels avaient été les opérations, les travaux, les
vues, la conduite de M. Turgot , lorsque le roi lui
demanda sa démission, qu'il n'eût pas donnée, parce
qu'il n'était ni dans son âme, ni dans son génie, de
croire jamais le bien impossible (i).
(1) Il avait été averti assez à temps pour prévenir son renvoi
par une démission volontaire; et il ne pouvait douter ni de la vé-
VI K J)E M. TURGOT.
Il y avait longtemps qu'il prévoyait cet événement.
Les édits par lesquels il détruisait les corvées et les
jurandes n'avaient été enregistrés qu'en lit de jus-
tice, et après des remontrances presque aussi vives
que celles qui avaient été faites par les mêmes corps
contre les corvées et les jurandes. Chacune de ses
opérations excitait un murmure; chacun de ses pro-
jets trouvait un obstacle (i). Dans les premiers mo-
ments de son ministère, le public, effrayé de la
crainte d'une banqueroute ou d'un nouvel impôt,
n'avait pas songé au danger d'une véritable réforme
dans l'État ; danger presque aussi grand pour la plu-
part des habitants riches de la capitale. Mais la pre-
mière crainte dissipée, on aperçut le péril dans
toute son étendue. 11 était impossible de ne pas voii-
quels principes dirigeaient cette nouvelle adminis-
tration. Elle annonçait partout le désir de rétablir
les citoyens dans leurs droits naturels violés par une
foule de lois que l'ignorance et la faiblesse, plus que
le despotisme, avaient multipliées. Partout elle mon-
trait le projet d'attaquer les abus dans leur source,
et de n'avoir pour politique que le soin de se con-
former à la vérité et à la justice.
Tous ces pouvoirs aristocratiques, qui, dans une
monarchie, ne servent qu'à fatiguer le peuple et à
embarrasser le gouvernement , prévoyaient que leur
rite de cet avis, ni du motif d'égards pour sa personne et de res-
pect pour sa vertu, (pu le lui avait fait donner.
(i) Pour que la clameur publique s'élevât contre une opinion,
il suffisait qu'on le soupçonnât de la partager; et on lui attribuait
toutes celles qu'on croyait propres à le rendre odieux.
VIF. DE M. TllR(;OT.
clestniction ou leur réforme serait la suite d'un sys-
lème d'administration juste et ferme.
Les courtisans sentaient trop bien qu'ils n'avaient
rien à espérer de M. Turgot ; ils piévoyaient que s'il
avait un jour le crédit de porter l'économie dans les
dépenses de la cour, il attaquerait la racine du mal,
et ne se contenterait pas d'en élaguer les branches les
plus faibles, que d'autres auraient bientôt rempla-
cées. Ils prévoyaient la destruction de ces charges, de
ces places qui, inutiles à l'ordre public, et cependant
payées par le peuple, sont de véritables vexations.
Jadis, séduits par l'appât de l'or, ils étaient venus
déposer au pied du trône les restes de leur antique
pouvoii"; mais le temps est arrivé où la nation ne doit
plus ni les craindre, ni les payer, où ils ne doivent
prétendre ni à la gouverner, ni à l'appauvrir.
Les financiers savaient que , sous un ministre
éclairé, occupé seulement de simplifier et de réfor-
mer la perception de l'impôt, les sources de leur
excessive opulence allaient bientôt tarir.
Les hommes qui font le commerce d'argent sen-
taient combien ils seraient inutiles sous un ministre
ami de l'ordre, de la liberté du commerce, de la
publicité de toutes les opérations.
Tout ce peuple d'hommes de tout état , de tout
rang, qui a pris la funeste habitude de subsister aux
dépens de la nation sans la servir, qui vit d'une
foule d'abus particuliers, et les regarde comme au-
tant de droits; tous ces hommes, effrayés, alarmés,
formaient une ligue puissante par leur nombre et
par l'éclat de leurs clameurs.
I 1 2 VIE DE M. TURGOT.
Comme on n'a point de fortune à espérer sous
un ministre éclairé et vertueux, un tel ministre n'a
point de parti. Au commencement du ministèie de
M. Turgot, un grand nombre d'hommes qui avaient
des talents, des lumières, d'autres qui imaginaient
en avoir, ou qui espéraient le lui faire accroire, es-
sayèrent de lui en former un ; peu à peu ils se reti-
rèrent, et allèrent se joindre à ses ennemis.
Les gens de lettres, qu'on doit compter pour
beaucoup dans toutes les circonstances où l'opinion
publique a une influence puissante, semblaient de-
voir se rallier à un ministre zélé pour les progrès de
la raison , faisant à la cour, et même dans le minis-
tère, une profession ouverte d'aimer les lettres et de
les cultiver. Cependant ils abandonnèrent bientôt
un homme qui estimait leurs productions, mais qui
les jugeait, appréciait le degré d'utilité de leurs di-
vers travaux, et faisait de cette utilité la mesure des
récompenses qu'ils méritaient.
Il ne restait à M. Turgot que le peuple et quelques
amis; et c'était une ressource bien faible à opposer
à tous les partis , à tous les corps ligués contre lui.
L'esprit public, ce zèle pour le bien général qu'il
avait créé en France , existait au fond des provinces ,
s'y occupait de projets utiles; mais il n'avait pénétié
ni à Paris, ni à la cour.
Sa vertu, son courage, avaient mérité et obtenu
l'estime du roi; mais il lui manquait cette confiance
intime et personnelle qui peut seule soutenir un
ministre contre des partis nombreux et puissants.
Ils devaient triompher, et empêcher une révolution
vu: DE M. TURGOT. I I 3
()ui, en faisant le l)onl]eur de la France, eût con-
Iribué par un grand exemple à celui de toutes les
nations.
11 élait temps poui- les ennemis du peuple. M. Tur-
got avait fait pour le bien public presque tout ce
qu'un ministre peut faire seul, et sans appeler la
nation à son secours; et il avait préparé de nouvelles
opérations au moyen desquelles la nation , en même
temps qu'elle jouirait des avantages immenses qu'elle
pouvait recueillir de ses travaux, devait l'aider à en
exécuter d'autres non moins importants.
Je vais exposer ici son plan , et en développer les
conséquences dans toute leur étendue, du moins
autant que j'ai été capable de les embrasser. S'il se
glissait quelques erieurs dans le compte que je vais
rendre, c'est à moi seul qu'il faut les imputer : le
génie de M. Turgot méritait un autre interprète. Je
ne craindrai point de lendre le bien plus difficile,
en montrant combien il peut paraître redoutable
à des classes riches ou puissantes. Ce n'est pas en
trompant les hommes qu'il faut les servir ; c'est de
la force de la vérité et de la raison qu'ils doivent
attendre leur bonheur, et non de la politique et de
l'adresse d'un minisire. Celte illusion, d'ailleurs, est
si passagère; il faut, pour la produire, l'acheter par
des sacrifices si dangereux pour les intérêts publics,
que si la vertu pouvait se prêter à ce genre d'hy-
pocrisie, une politique sage devrait encore la pros-
crire.
La première grande opération que se proposa
M. Turgot était l'établissement de ce qu'il appelail
V. b
I l4 VI K DE I\l. TUKGOr.
(les muiiicipalilés. Une assemblée de repiésenlanis
ne peut être utile, si sa forme n'est pas telle, que le
vœu de l'assemblée soit en général conforme à la
volonté et à l'opinion de ceux qu'elle représente ; si
les membres qui la composent ne connaissent pas le
véritable intérêt de la nation; si, enfin, ils peuvent
être égarés par d'autres intérêts, et surtout par des
intérêts de corps. L'esprit de corps est plus dange-
reux que l'intérêt personnel, parce qu'il agit à la
fois sur plus de personnes, qu'il n'est jamais retenu
par un sentiment de pudeur, ou par la crainte du
blâme, qu'on cesse de redouter dès qu'il est partagé ;
parce qu'enfin l'intérêt personnel d'un grand nombre
d'hommes isolés, ne peut êire contraire à l'intérêt
général que dans des circonstances rares et passa-
gères.
C'est pour remplir ces trois conditions principales
que M. Turgot avait combiné le plan des assemblées
dont il s'occupait à proposer l'établissement, il eût
commencé par réunir différents villages en une seule
communauté.
L'assemblée générale des membres de cette com-
munauté eût été composée des seuls propriétaires.
Ceux dont la propriété eût égalé un revenu détei-
miné auraient eu une voix; les autres propriétaires,
réunis en petites assemblées, dont chacune auiait
possédé collectivement environ le revenu exigé pour
une voix, auraient élu un représentant à l'assemblée
générale.
Parce moyen, la représentation aurait été beau-
coup plus égale ([u'elle ne l'a jamais été dans aucun
VIK DE M. TURGOT.
pays. Aucun diloyen , pour ainsi dire, nen eut été
privé que volonrairemenl; et il est à remaixpier qu'en
se conformant ainsi au principe que les seuls pro-
priétaires ont droit à ces assemblées, personne de
ceux qu'il peut être utile d'y appeler n'en était vrai-
ment exclu. On ne multipliait j)as les voix à l'excès,
comme dans les pays où l'on aurait fixé à une très-
petite valeur le revenu qui donne le droit d'avoir
une voix; et on ne privait pas du droit de voter un
grand nombre de citoyens, comme dans les pays où
ce revenu serait fixé trop haut.
Ces assemblées générales auraient été bornées à
une seule fonction, celle d'élire le représentant de
la communauté à l'assemblée du canton, et un cer-
tain nombre d'officiers chargés de gérer les affaires
communes , et de veiller sur les petites administra-
tions que l'on aurait été obligé de conserver dans
chaque village, mais en leur donnant une forme nou-
velle. Les mêmes assemblées auraient été formées
dans les villes par les propriétaires des maisons, et
sur le même plan qui aurait été adopté par les com-
munautés des campagnes.
11 résultait de cette combinaison un grand avan-
tage. Réunis en corps assez nombreux, et dans les-
quels les seigneurs de terres , les ecclésiastiques ,
n'auraient eu de voix, n'auraient été élus représen-
tants que comme propriétaires, les citoyens des cam-
pagnes auraient eu, pour soutenir leurs intérêts,
des défenseurs plus éclairés, plus accrédités que de
simples syndics de paroisses. Ils auraient pu lutter
conti'e les corps municipaux des villes, dont le crédit
8.
I l() ME DE M. TURGOT.
a SU souvent anacher des lèglemenls l'unestes aux
campagnes. Ils eussent pu se défendre avec plus
d'avantage contre les usurpations des ecclésiastiques
et contre celles des nobles, contre l'autorité des ad-
ministrateurs subalternes, contre l'avidité des gens
de justice, etc., etc.; et on pouvait espérer de trouver
même, dès le premier établissement, des seigneurs
ou des ecclésiastiques qui préféreraient l'honneur
d'être choisis par la voix publique, comme les chefs
et les protecteurs de leurs cantons, à la vanité de
faire valoir des droits odieux au peuple, devenu le
juge de leur conduite et le dispensateur de places
qu'ils auraient ambitionnées.
Les assemblées municipales d'un canton , tel à peu
près que ce qu'on appelle une élection , auraient
nommé chacune des députés qui, h des temps mar-
qués, y auraient tenu une assemblée.
Chaque élection eût envoyé des représentants à une
assemblée provinciale; et enfin, un député de chaque
province eût formé, dans la capitale, une assemblée
générale.
Aucun député n'eût siégé dans ces assemblées, ni
comme revêtu d'une charge, ni comme appartenant
à une certaine classe; mais aucune classe, aucune
profession de celles qui n'exigent pas résidence ,
n'eussent été exclues du droit de représenter une
communauté, une province. Le grand seigneur, le
pontife, le magistrat, eussent siégé comme l'homme
du peuple, suivant que le choix de la communauté,
du canton, de la province, en eût décidé.
La constitution de toutes ces assemblées eût été
VIE DE M. TURGOT. I I7
la iiièiïie. M. Turgol n'imaginait pas (jue la difl'érence
des caractères d'un Normand et d'un Gascon dût exi-
ger une forme différente d'administiation ; il pensait
que ces raffinements politiques, employés avec tant
d'esprit pour justifier d'anciens abus, n'étaient pro-
pres qu'à en produire de nouveaux.
L'égalité entre les membres lui paraissait encore
plus nécessaire. Un député du clergé, un membre de
la noblesse , ou un ecclésiastique, un gentilhomme,
députés des propriétaires de leur canton , ne sont
pas les mêmes hommes. Les uns se croient les repré-
sentants de leur ordre, et obligés, par bonneui-, d'en
soutenir les prérogatives; les autres regardent ces
mêmes j)rérogatives comme des intéiêls personnels
qu'il ne leur est permis de défendre que lors([u'ils
les croient liés à l'intérêt comnmn. Si les députés
sont partagés en ordres différents, on donne une
nouvelle sanction à l'inégalité qui subsiste entre eux ;
et les députés des ordres populaires, déjà inférieurs
en crédit, le sont encore par la place qui leur est
assignée. On déviait chercher à unir les citoyens
entre eux, et on ne fait que les diviser, en marquant
avec plus de force la limite qui les sépare. Si , par
un esprit de popularité, on multiplie les membres
des représentants à proportion du nombre de ceux
qu'ils représentent, on tombe dans l'inconvénient
opposé, l'oppression des ordres supérieurs. Si les
différents ordres ont des intérêts communs , pour-
(juoi ne pas en abandonner le soin à une assemblée
où ces ordres sont confondus? Si leurs intérêts sont
opposés, est-ce d'une assemblée où ces ordres sont
1|8 VIE DE M. TURGOT.
séparés, que vous devez attendre des décisions con-
rormcs à la raison, des opérations conduites avec
impartialité? N'est-il pas évident que, s'il y a quelque
égalité de nombre entre ces ordres, ce seront véri-
tablement les transfuges des ordres inférieurs qui
formeront les décisions? Ces intérêts, d'ailleurs, ne
sont pas si opposés qu'ils le paraissent aux esprits
égarés par les préjugés, agités par de petites passions;
et la division entre les ordres ne servirait qu'à mul-
tiplier ces erreurs contraires à l'intérêt général.
En France, la distinction entre les bourgeois des
villes et les liabifants des campagnes ne peut être
qu'odieuse. Le clergé n'est pas un corps politique,
mais une profession ; il ne doit pas plus former un
ordre qu'aucune autre classe de citoyens payée par
l'État pour y exercer une fonction publique. La vraie
noblesse, les descendants de l'ancienne chevalerie
n'avaient pas à se plaindre d'une forme où ils ne
paraîtraient que comme les chefs, les repiésenlants
du peuple. C'était les rappeler à leur première ori-
gine. D'ailleurs, la noblesse riche de possessions en
terres ne pourrait manquer d'avoir, dans une cons-
titution semblable, une assez grande prépondérance,
en même temps que cetle même constitution ouvri-
rait à la noblesse pauvre une carrièie honorable. Des
assemblées sans distinction d'ordres ne pouvant avoir
un autre intérêt que celui de la nation, n'y eussent
pas introduit un régime anarchique, formé de petites
aristocraties séparées , qui auraient été gouvernées
paj- des courtisans dont il eût falki acheter le suffrage
<.»u répiimer les intrigues, et qui, si elles avaieni
VIE DE M. TURGOT. l 1 C)
queiquelois défendu le peuple confie les uiinisties,
auraient plus souvent obligé les minisires de le dé-
fendre contre elles-mêmes (i).
L'opération eût embrassé à la fois tous les pays
d'élections. Cette marche était la seule qui pût en
assurer le succès, qui donnât à ces assemblées, dès
les premiers temps de leur établissement, une véri-
table utilité, qui eût permis enfin de faire le bien
d'une manière grande et durable. L'idée de faire un
essai sur une seule province paraissait à M. Turgoi
une véritable puérilité, qui n'eût servi à rendre le
premier pas plus aisé qu'en rendant le second bien
plus difficile.
C'était uniquement à des fonctions d'administra-
tion que M. Turgot croyait devoir appeler ces assem-
blées ; et il ne pensait pas que ces fonctions dussent
s'étendre au delà de l'exécution des règlements gé-
néraux, des lois émanées de la puissance souveraine.
11 croyait que la destruction d'abus compliqués et
(i) M. Turgot savait très-bien que l'établissement d'assemblées
avec des ordres, des présidents perpétuels, etc., serait plus fa-
cile; qu'il assurerait à un ministre l'appui des chefs du clergé,
des courtisans , des membres de la première noblesse, tous flat-
tés d'acquérir de l'importance, d'obliger les ministres de compter
avec eux (comme disaient les grands de la cour de Louis XIV),
d'avoir part au gouvernement, de se frayer la route du minis-
tère. Il savait même que cette forme avait ce juste mélange de res-
pect pour les erreurs anciennes, si propn; à concilier aux nou-
veautés la faveur publique. Mais il savait au.ssi qu'un tel
établissement était le moyeti le plus sûr de mettre à la réforme
des abus un obstacle vraiment insurmontable, ft de changer la
constitution de l'État sans utilité pour le peuple.
VIE DE M. TURGOT.
multipliés, la léforme d'un système d'aclminislralion,
la refonte d'une législation, ne pouvaient être ]3ien
faites que d'après un plan régulier, un système com-
biné et lié, que tout devait y être l'ouvrage d'un seul
homme.
Il savait que dans les États même où la constitu-
tion est la plus populaire, où, par devoir comme
par ambition, tous les citoyens s'occupent des affaires
publiques, c'est presque toujours au gré des préju-
gés qu'elles sont décidées. C'est là surtout que les
abus sont éternels et les changements utiles impos-
sibles.
Mais, dans une monarchie où un établissement
de cette espèce serait nouveau, qu'attendre d'une
assemblée d'hommes, presque tous étrangers aux
affaires publiques, indociles à la voix de la vérité,
prompts à se laisser séduire à celle du premier char-
latan qui tenterait de les séduire? La généiosité qui
porterait à leur laisser le soin de prononcer sur leurs
intérêts, ne serait qu'une cruauté hypocrite. Ce serait
abandonner en pure perte le plus grand avantage
des monarchies, celui de pouvoir détruire l'édifice
des préjugés avant qu'il se soit écroulé de lui-même,
et de faire des réformes utiles, même lorsque la foule
des hommes riches et puissants protègent les abus;
celui, enfin, de suivre un système régulier, sans étie
obligé d'en sacrifier une partie à la nécessité de ga-
gner les suffrages.
M. Turgot s'était occupé de ce plan longtenips
avant d'entrer dans le ministère. Il en avait médité
l'ensemble, en avait examiné toutes les parties, avait
VIE DE M. TURGOT.
réglé la marche qu'il fallait suivie, el aiiêlé les
moyens de Texécuter. 11 eût voulu porter ces établis-
sements, dès leur piemière origine, au degré de per-
fection auquel l'état des lumières actuelles permettait,
de s'élever. Il n'eut voulu ni faire aucun sacrifice à
l'opinion du moment, ni donner à ces assemblées
une forme vicieuse, soit pour obtenir une gloire
plus brillante, soit même pour en faciliter l'établis-
sement. Il savait que toute institution de ce genre,
si une fois elle a été faite d'après des principes erro-
nés, ne peut plus être réformée que par de grands
efforts, et peut-être aux dépens de la tranquillité
publique ; et il ne croyait pas c[u'il fut permis à un
ministre, qui doit préférer l'utilité générale à sa
propre gloire, de faire un bien passager pour rendre
impossible tout bien plus grand et plus durable.
C'est dans les mêmes vues qu'il eut voulu régler à la
fois la forme de ces assemblées, la manière d'en élire
les membres, l'ordre dans lequel ils siégeraient, la
forme de l'élection de leurs officiers, les droits attri-
bués à chaque assemblée, les limites de ces droits,
les fonctions de ces officiers; en un mot, tout ce
que sa prévoyance et ses principes eussent pu em-
brasser. Il voulait que cette institution fût l'ouvrage
de la raison, et non, comme toutes celles qui ont
existé jusqu'ici, celui du hasard et des circonstances.
11 eût commencé par rétablissement des munici-
palités particulières, qui eût été bientôt suivi de ce-
lui des assemblées d'élections. Là, il se fût arrêté,
d'abord parce que cet établissement eût suffi à l'exé-
cution d(^ la plupart de ses vues, ensuite pour laisse
112 Vlli DE M. TUr.GOT.
le temps à l'espril public de se former, aux citoyens
de s'instruire, et à ceux que leurs lumières, leurs
talents, leurs intentions, rendaient dignes de fonc-
tions plus étendues, de s'y préparer et de se faire
connaitre. 11 est facile d'établir des assemblées; mais
leur utilité dépend uniquement de l'instruction de
leurs membres , de l'esprit qui les anime ; et il s'agis-
sait en France de donner une éducation nouvelle à
tout un peuple, de lui créer de nouvelles idées en
mêrne temps qu'on l'appelait à des fonctions nou-
velles. Les citoyens des premières classes n'avaient
à cet égard aucun avantage sur le peuple; et l'on
pouvait craindre seulement de leur trouver plus de
préjugés. Il fallait donc affermir les fondements de
l'édifice avant de penser à en poser le comble. Avant
de songer à donner des chefs aux citoyens, il fallait
qu'il y eût des citoyens en état de les choisir. Un
autre motif déterminait M. Tuigot à suivre cette
marche. Sa politique, toute fondée sur la justice,
lui défendait de regarder couuiie légitime tout abus
de confiance, quelque utilité qui put en résulter, ou
de croire qu'il fût permis de tromper un roi , même
en faveur de toute une nation. Animé par ce prin-
cipe, il croyait devoir s'arrêter après avoir formé les
assemblées par élections, trop multipliées pour se
réunir, trop faibles pour agir seules , et avertir le roi
qu'en donnant au reste de ce plan toute son éten-
due, il feiait à sa nation un bien éternel, mais qu'il
ne pouvait le faire sans sacrifier une partie de l'au-
torité royale. Il lui eût montré toute la gloire que
pouvait méiiti'r tin sacrifice jusqu'ici sans exemple
VIE DE M. TIJRGOT.
r '^3
dans l'l)istoiie, et une action de patriotisme supé-
rieure à ces vertus qui ont acquis aux ïrajan , aux
Marc-Aurèle , la juste admiiation de tous les siècles,
mais qui, bornant leur influence au temps d'un seul
règne, ont été perJues pour la postérité.
Il lui eût dit en même temps, que dans une
constitution ainsi formée, le vœu général delà nation
seiait le seul obstacle à l'autorité qui , toujours
tranquille et assurée, ne verrait plus ni aucun corps
intermédiaire, ni les intéiéts d'aucun ordre d'hommes
troubler la paix et s'élever enlie le prince et son
peuple, et n'en seiait que plus absolue et plus libre
pour faire le bien; que ce vœu général sur lequel,
avec de tels moyens, on ne pourrait se tromper, et
qui s'égarerait rarement, serait un guide plus sûr
que celte opinion publique, espèce d'obstacle com-
mun à tous les gouvernements absolus, dont la ré-
sistance est moins constante , mais aussi moins Iran-
quille, souvent aussi puissante, quelquefois nuisible,
et toujours dangereuse; qu'enfin, si l'ordre naturel
des événements devait rendre un jour nécessaire un
tel sacrifice, il ne pourrait être sans danger poui- la
nation comme pour le prince, à moins qu'il ne fût
absolument volontaire et fait pai- le souverain lui-
même avant le moment où l'on commencerait à en
sentir la nécessité. Qu'on ne nous blâme point d'être
entré dans ces détails que les esprits serviles ou les
âmes passionnées pour la liberté trouveront peut-être
indiscrets et déplacés. Mais pourquoi n'aurions-nous
point montré une fois un homme vertueux placé entre
le désir de fairo le bien et le devoir que lui impose la
Ii4 '^'Jli ^^ M. TURGOT.
confiance du prince, ne voulant liahir ni Tune ni
l'autre de ces obligations, ou plutôt n'en connaissant
qu'une, celle d'être sincère avec les autres hommes
conune avec sa conscience?
Si le plan eût été adopté dans toutes ses paities ,
alors l'établissement des assemblées provinciales se
serait formé aussitôt que les premiers ordres d'assem-
blées auraient acquis assez de consistance, et on au-
rait pu attendre d'elles des représentants choisis avec
soin, et assez instruits pour agir par eux-mêmes , et
ne pas borner leurs fonctions au triste plaisir d'ap-
puyer de leurs suffrages l'opinion de quelque homme
adroit et puissant. Mais pour former une assemblée
nationale, il fallait plus de temps; il liillait que le
succès des assemblées particulières, celui des opéra-
tions qu'elles auraient exécutées, eût subjugué l'opi-
nion publique, eût détruit les préjugés, et eût permis
de donner la même constitution aux provinces au-
jourd'hui administrées par des assemblées dont la
forme, quoique vicieuse, est encore admirée par le
vulgaire, protégée par ceux dont elle assure le crédit ,
et souvent chère au peuple même qui est la victime
des vices de ces constitutions.
Le premier objet auquel M. ïurgot croyait pou-
voir employer ces assemblées était la réfoinie de
l'impôt.
Il est démontré que sous cpielque forme qu'un iui-
pôt soit établi, il se lève en entier sur la partie de
la reproduction amuielle de la teire qui reste apiès
fju'on en a retranché tout ce qui a été dépensé pour
robieni»-. I! est également prouvé que la seule lépai-
VIK DE M. TlIRGOT. l'^-J
tilion juste est celle qui est proportionnelle à ce
produit net de la terre. 11 l'est encore, que la seule
manière possible d'établir celte proportion, et même
toute pioportion régulière , est de lever directement
l'impôt sui' ce produit.
Pour se convaincre de la première de ces vérités,
il suffirait d'observer que le produit net du territoire
étant la seule richesse qui se repioduise annuelle-
ment, c'est sur elle seule que peut élre assis un im-
pôt annueL D'ailleurs , si l'on examine les différentes
formes d'itnpôts ou établis ou proposés , et qu'on
cherche sur quels produits ils sont réellement levés,
on trouvera en dernière analyse qu'ils portent ou
sur le produit net de la terre , ou sur l'intérêt net des
capitaux, c'est-à-dire , sur l'intérêt diminué de ce qui
est ou la compensation du risque auquel le fonds est
exposé, ou le salaire de la peine que donne la manière
de le faire valoir (i). Supposons donc un impôt dis-
tribué sur ces deux objets, et qu'on le porte en totalité
(i) On peut en voir la prfuve dans l'onvrage de M. Smith.
Nous le citons d'autant plus volontiers, qu'il rejette l'opinion que
nous adoptons ici, quoiqu'elle soit une conséquence des prin-
cipes établis dans son ouvrage. Mais il paraît n'avoir pas senti
que l'établissement d'un impôt diiect sur les terres, et la remise
de celui qui est levé directement sur l'intérêt net des capitaux,
produiraient une baisse dans le taux de l'intérêt. Ce taux est sans
doute déterminé par la masse des capitaux comparée à celle des
demandes; mais c'est en supposant que les autres conditions
restent les mêmes; et ici elles sont changées. C'est ainsi que la
suppression du droit qui se paye en achetant une terre, en
augmenterait le prix pour le vendeur, et le diminuerait pour l'a-
cheteur.
I .>.G VJE DE M. TURGOT.
sur la tei're; n'esl-il pas évident que c]iaf|ue propriétaire
d'argent pourrra , sans perte , prêter à un intérêt plus
bas? Supposo!is ensuite tout l'impôt reporté sur
l'intérêt net de l'argent ; ces mêmes propriétaires ne
pourraient plus , sans essuyer une perte, le prêter au
même intérêt. Il doit donc se faire dans le taux de
l'intérêt un changement qui tende à rétablir l'équi-
libre. L'intérêt net de l'argent peut-il même avoir
\me autre mesure que celui des capitaux employés à
l'achat d'une terre affermée? Tout ce (|ui excède cette
proportion n'est-il pas la compensation du risque,
ou le prix de hi peine ?
La seconde proposition paraît évidente par elle-
même. La justice semble exiger que chacun contribue
au service public à proportion de ce dont la force
publique lui assure la jouissance. Quelque petite que
soit la propriété, elle est un avantage et un moven de
subsistance indépendant du travail.
Enfin, l'impossibilité absolue d'établir cette pro-
portion sous une autre forme que l'impôt direct , ne
peut être contestée; et s'il arrivait qu'en substituant
cet impôt direct à ceux qui sont établis , une classe de
la société, quelle qu'elle fût , y trouvât de l'avantage
aux dépens d'une autre, il serait clair que l'ancien
impôt n'était pas distribué avec équité; et loin de
s'en plaindre, il faudrait se féliciter d'avoir réparé une
injustice.
Mais toutes les classes y gagneraient; car cette
méthode, la seule juste, la seule qui ne nuise ni à la
reproduction, ni à l'industrie, est encore celle qui
entraîne moins de frais de perception, la seule où
VIE DE M. TURGOT.
les citoyens ne soient exposés à aucune gêne, à au-
cune vexation, où le peuple ne soit soumis à aucune
humiliation , où Ton ne voie pas s'élever entre les
agents de l'administration et le peuple une guerre
sourde, qui jette la défiance entre le souverain et les
sujets, qui arme une partie de la nation contre
l'autre, emploie en pure perte le temps d'une grande
((uantité d'hommes; corrompt également les satellites
du fisc et ceux qui font un métier d'en braver les
règlements, et oblige à faire contre eux des lois dont
l'humanité et la justice sont également révoltées.
L'impôt direct, ainsi diminué des frais de percep-
tion , et rendu facilement proportionnel au revenu
de ceux qui y sont assujettis, a de plus le double
avantage de n'être jamais avancé que par celui qui
peut le payer, et d'être mis sous une forme si simple,
(pie la masse totale de l'impôt, ses diminutions, ses
augmentations successives, enfin la partie à laquelle
chacun est imposé, sont nécessairement connues de
chaque citoyen, qui ne peut plus être trompé ni sur
les intérêts publics, ni sur les siens propres.
L'espèce d'anarchie qui a régné en Europe depuis
les conquêtes des Romains jusqu'au milieu du siècle
dernier, avait empêché d'établir cette forme de sub-
vention qui maintient l'ordre dans un État, mais qui
demande qu'il y soit déjà établi. Il est douteux que
les anciens en aient eu l'idée; et elle est même si ré-
cente chez les modernes, que lorsqu'on établit le
dixième dans la guerre de la succession, cet impôt,
le seul qui ne renfermât point une atteinte au droit
de propriété , fut précisément le seul pour lequel
19.5 VIE DE M. ÏUlîGOT.
Louis XI V eut (juelque scrupule de blesser ce droit (i).
Aussi presque toutes les nations de l'Europe gémissent
sous le poids d'impôts beaucoup plus onéreux par
leur forme que par leur valeur réelle.
Si quelque obstacle s'oppose à cette réforme, ce
n'est pas l'excès de la valeur actuellement existante
des contributions déjà payées réellement sur ce même
produit net, et d'une manière plus onéreuse, puis-
(ju'elles sont inégalement distribuées, et augmentées
de toute la dépense que coûte leur perception.
Mais on trouve un premier obstacle dans la néces-
sité qu'impose cette réforme d'acquérir, pai- la con-
fection d'un cadastre, une connaissance exacte de la
valeur de toutes les propriétés. On sent aisément
ipi'un impôt unitjue et territoiial , léparti au basard ,
pourrait être plus onéreux que des impôts indirects,
qui du moins produisent une espèce de compensa-
tion ; et que tout l'avantage qu'il aurait alors, serait
rinjpossibilité de le maintenir. Le second obstacle
vient de la difficulté même de la réforme. En effet ,
cbacpie impôt indirect n'est pas payé par la masse
entière des propriétés. Quel(|ues-uns affectent seule-
ment certaines classes d'bommes, ou ceitaine nature
de biens ; d'autres ne pèsent que sur un seul canton ; et
(i) Le duc de Saint-Simon rapporte, dans ses Mémoires, que
Louis XIV consulta sur cet objet le Père le Tellier, qui lui pré-
senta un avis signé par des théologiens, où l'on établissait que le
roi avait le droit, non-seulement de lever un dixième, mais de
s'emparer de toutes les propriétés de ses sujets. Le duc de Saint-
Simon tenait ce fait de Maréchal, premier chirurgien, à qui le
i-oi l'avait conté.
VIE DF, IM. TURCxOT. 1 29
il en résulte la nécessité d'établir d'abord, par le calcul,
ce que chaque propriété payait réellement de l'im-
pôt qu'on veut supprimer, y ajouter cette valeur, et
distribuer ensuite l'impôt territorial qu'on veut substi-
tuer à l'ancien , proportionnellement à cette nouvelle
valeur du produit net. Cette opération même serait
injuste si on ne détruit qu'un impôt indirect et qu'on
en laisse subsister beaucoup d'autres : il serait pos-
sible, en effet, que, parmi ceux qui resteraient, il y
en eût qui n'affectassent en aucune manière les pro-
priétés sur lesquelles portait l'impôt supprimé; et
dans ce cas, la règle précédente introduirait une in-
justice en faveur de ces propriétés qu'on aurait sou-
lagées aux dépens des autres. 11 n'y a que deux moyens
de remédier à ce mal : le premier, de faire le calcul
dont nous venons de donner l'idée, pour tous les
impôts indirects, comme si on voulait les supprimer
à la fois; de voir par là quel est le produit net réel
de chaque terre , ce que chacune paye d'impositions
en générai, ce qu'elle en payerait après la destruction
de l'impôt qu'on veut réformer , et de distribuer en-
suite l'impôt qu'on lui substitue, de manière à rétablir
le plus d'égalité qu'il est possible. La seconde méthode
consiste à laisser subsister d'abord toute la dispro-
portion déjà existante; ce qui n'est pas du moins une
injustice nouvelle. On chargerait précisément chaque
propriété d'une quantité d'impôt proportionnelle à
ce qu'elle payait déjà, sans lui faire éprouver d'autre
avantage que l'exemption des frais de perception.
Le temps , en éclairant ensuite sur les eireurs de cette
opération, rétablirait peu à ])eu une justice plus lente
V. 9
I 3o VIE DE M. TURGOT.
à la véiité, mais qui aurait presque toujours com-
mencé par- être une moindre injustice (i).
La première méthode exige beaucoup plus de lu-
mières de la part du minisliequi voudrait la suivre;
(i) Le tableau analytique de cette opération peut servir à la
faire mieux entendre. Nous l'insérerons ici, avec d'autant moins
de scrupule, qu'il n'exige, pour être suivi, que des connaissances
élémentaires.
1° Nous exprimerons par «', a", a'" a'"" les valeurs i\\\
produit net actuel d'une quantité prise pour l'unité des terres de
différentes natures.
2° Nous désignerons par b', //',//" b'"" les valeurs de l'im-
pôt direct territorial mis sur les terres a', «", a" n'"".
3° Nous appellerons I la masse totale de l'impôt à répartir,
c'est-à-dire, la soumie de l'impôt indirect, plus celle de l'impôt
direct désigné par b' , b", b'" //"".
/i" Nous appellerons I' la partie de l'impôt qui est payée par
les propriétés a', a", a'", etc., et 1" la partie du même impôt
qui est payée par ces mêmes propriétés dans ce sens seulement ,
que , si cette partie n'existait pas , la valeur de ces propriétés se-
rait augmentée. Enfin , nous appellerons /', /", i'" t'"" les
portions de cette partie de l'impôt correspondantes à chaque a',
n", a" a'"". Ou a donc 1=1' 4-1".
5° Nous désignerons par cette expression sa la somme de toutes
les valeurs a prises chacune autant de fois qu'il existe de terres
de cette nature assujetties à l'impôt direct b , à l'impôt indirect /;
et en général , toutes les sommes prises de la même manière se-
ront exprimées par un caractère semblable.
Cela posé, nous considérons successivement les trois méthodes
de changer l'impôt indirect en impôt direct, que nous avons ex-
posées dans le texte.
Première hypothèse. On suppose ici que l'impôt indirect est
(ouverti en totalité en impôt direct par une seule opération.
Dans ce cas, supposons tout impôt supprimé : la propriété a' de-
vient fl'-4-é'-f i', et il en est de même de toutes les autres; donc,
VIE DE M. TURGOT. l3l
et peut-être n'a-t-il existé qu'un seul homme capable
de la bien employer: mais elle est plus juste en elle-
même, et les erreurs qu'on commettrait seraient
beaucoup moins considérables que celles qui sont
l'impôt total étant I, et Aa-\-b-\-i la valeur totale des propriétés,
■ X {(i'-\-/^'-i-i') sera ce que la propriété a' doit payer. Si
la propriété a' est affermée, il est clair que la partie /' est préci-
sément ce que le fermier donnerait de plus s'il n'y avait pas eu
d'imj)ôt indirect. Celui-ci étant donc supprimé, le fermier doit
payer i' 5 ainsi la part d'impôt que le propriétaire de a' doit payer
sera ....
(a -\- h' + i' ) — i' ; celle qu'il doit payer de plus sera
I
;(<2'+Z<' + i' ) — b' — /; et celle que le fermier doit payer
sa-\-b+i
sera /'.
Dans le cas où il y a des métayers , la partie i' doit se parta-
ger entre le propriétaire et le métayer, et il faudra évaluer sui-
vant quelle proportion cette charge doit être répartie entre eux.
Dans ce cas, et dans tous ceux où le partage doit avoir lieu, on
fera /' =if-\- g',f représentant te dont la quantité a serait aug-
mentée pour le propriétaire parla suppression de l'impôt indirect,
et g ce que le fermier aurait donné de cette même propriété si
cet impôt n'eût pas existé ; et alors le propriétaire devra payer
ia'+b'-\-i) — g , et le fermier g'.
sa-\-b-\-i
On voit qu'ici l'état du fermier n'est pas changé, puisque la
suppression de l'impôt indirect lui fait gagner une quantité /' ou
g' , et que l'impôt direct lui fait payer une somme égale /' ou g'.
La masse des propriétaires paye aussi des quantités égales ,
ou, ce qui revient au même, il lui reste une valeur égale. En ef-
fet , il lui restait sa-^b — I', et il lui reste
1 3^ VIE DE M. TURGOT
i
névitables dans la seconde, dont l'application d'ail-
leurs devient très-difficile, si une certaine partie
d'un impôt affecte une masse de propriétés qui ne
in-\-b-{-i — - X sn-\-b-\-i=zsa-{-b + i — I, et à cause de
.v7=: l'',ct del = l' + l", on a sa-^b + i — l=:sa -{- b—V. L'état
de chaque propriétaire peut être changé, mais seulement dans le
cas où ce qu'il payait auparavant n'aurait pas été proportionnel
au produit net; ainsi ce changement est conforme à la justice.
On fait un tort réel au fermier si, durant le temps d'un bail ,
on lève un impôt indirect, dont une partie est alors réellement
payée par lui. De même on lui ferait un tort réel si on fixait trop
haut les quantités i, i", etc., ou. g, g", etc. Il faudra donc s'assu-
rer que i' ou g' ne sera pas fixé trop haut : dès lors on s'expose
nécessairement à exiger du propriétaire, pendant le temps du
bail, plus qu'il ne doit payer; et c'est une première raison de ne
pas faire le changement par une seule opération. Il faut observer
de plus, que tous les profits du commerce, le prix des salaires,
l'intérêt de l'argent, ne baissant point aussitôt après la suppres-
sion de l'impôt indirect autant qu'ils doivent naturellement bais-
ser, le propriétaire et le fermier ne peuvent gagner dans les pre-
mières années tout ce qu'ils doivent gagner : nouvelle raison de
fixer très-bas la valeur de /' ou de g, et par conséquent de faire
l'opération partiellement, pour que le propriétaire n'éprouve,
dans le premier moment, qu'une perte insensible.
.Seconde hypothèse. On suppose que l'on transforme en impôt
direct une partie seulement de l'impôt indirect I , et qu'on distri-
bue cette partie proportionnellement au produit net sur les pro-
priétés qui payaient déjà cet inqjôt (c'est la a** méthode du texte).
Appelant X' la partie de l'impôt à transformer payée parles pro-
priétaires; /(', A", etc., les parties de X' payées par les propriétés
a
etc. ; X" la partie du même impôt qui n'est payée par le
produit net que parce qu'elle diminue ce produit d'une quantité
égale; //, //', etc., les parties de X" correspondantes aux n',
à\ etc. ; et /', /", etc., la partie de U , fi' , etc., qui peut être à la
VIE DE M, TURGOT. 1 33
soient distinguées ni par leur position géographique,
ni par la nature du terrain, ni par quelque autre
qualité inhéiente à la propriété même ; tels sont les
charge du propriétaire; /«', in\ etc., celle qui doit être à la charge
du fermier; nous aurons les produits nets «', d\ etc., exprimés
para' H- A', a"-\-h", etc.; ainsi la propriété a devra payer
(a' -f- h'] — ni', et le fermier devra payer m'. Cela posé, il est
sa-\-li
clair que la valeur de a serait réduite à a'-\-h' — ( a'-^h' ^ si
sa-\-li
elle ne payait pas d'autre impôt indirect : mais elle en paye un
égal à r — .îè— X'; et, comme on le peut supposer proportionnel
au produit net, et qu'on ne peut faire même d'auti e supposition ,
les différences dans cette proportion étant arbitraires, et dépen-
dantes de la manière dont le revenu est employé, on aura pour la
valeur de a' (fl' + // — [ a -j- // ) ) ~ •: quantité qui,
comme on voit, n'est pas nécessairement égale à
[a' -\-h' -\-i)[ I — :^22==r: ) t qu'elle devrait être, ni à «'X —ZT»
qu'elle est avant le changement. Il peut même arriver que cette
nouvelle valeur s'éloigne plus que a X ■ _ de la vraie valeur,
et qu'ainsi cette cir|iération ait pour un moment augmenté la dis-
proportion,au Meu de la diminuer. Cependant, il vaudrait mieux
encore suivre cette méthode, qui entraîne un mal passager, que
de laisser subsister l'impôt indirect.
Troisième hypothèse. Nous conserverons ici les mômes déno-
minations que dans la seconde hypothèse, et nous supposons seu-
lement que les propriétaires de a, a\ etc., payent un impôt
x\ x" ^ etc., qui doit être destiné à remplacer l'impôt X' + .î/,
dont ils sont soulagés. (C'est la première méthode du texte). On a
par conséquent sx-=.yJ -{-si. Cela posé, le propriétaire de a
l34 VIE DE M. TURGOT,
droits d'entrées et les impôts particuliers mis sui-
une classe de citoyens.
Le produit net auquel l'impôt doit être propor-
payant x\ et gagnant /', et étant de plus assujetti à l'impôt
I' — X' — sb , se trouvera n'avoir plus que
(a' + /' + x) ( I — ^ ] en mettant — X' au lieu de si — sx.
Nous égalerons cette valeur à («'+ U -\-i'] ( I — r^zr^— ) •> ^^^
I
,ç„-j_/,^,-
1
'— X'— .7,
nous tirerons a: =r «' + /' — [a Ji^h' -\r-i ) . et de
I _
■sa — X'
même pour tous les autres x.
Il se présente d'abord ici trois cas différents. i° Tous les x
peuvent être positifs; et dans ce cas, cette opération suffira pour
rétablir la proportion.
2*^ Ils peuvent être en partie positifs et en partie négatifs;
mais on pourra, en diminuant pour chaque x négatif d'une
quantité égale la valeur h de l'impôt direct déjà levé sur chaque
«, rétablir la proportion. 3° Ils peuvent être en partie positifs et
en partie négatifs, et soit que les valeurs de h ne suffisent pas,
soit que par d'autres motifs on ne veuille pas les changer, il fau-
dra distribuer la somme à payer entre les autres; mais alors, la
somme des x positifs étant plus grande que .vZ+X', \\ faudra di-
minuer chaque x dans la proportion de ces deux, sommes.
Il est aisé de voir comment, en substituant de nouvelles va-
leurs, on pourra répéter la même opération pour toutes les con-
versions successives d'impôts indirects eu impôts directs.
Ces formules auraient encore un autre usage. Supposons, en
effet, que l'on veuille commencer l'opération , et que l'on ait dé-
terminé les quantités qui doivent entrer dans les formules précé-
dentes; on n'en connaîtra que des valeurs approcl»ées, mais l'on
pourra connaître les limites drs eneurs de cette détermination.
VIE DE M. TURGOT.
35
lioiHié, est formé, comme on vient de le dire, en
ajoutant an produit actuel tout ce que ces impôts
indirects en ont retranché : et il en résulte une nou-
velle difficulté. Une partie des impôts indirects a été
(]ela posé , on aura celle de l'erreur qui peut se trouver dans
la valeur de chaque x. Ou verra donc si cette erreur est assez
considérable pour faire un tort sensible; et cette connaissance
servira de guide pour trouver le moyen de partager l'opération
totale en plus ou moins d'opérations partielles, de manière que
ce tort soit insensible pour chacune.
Nous avons supposé jusqu'ici que la totalité de l'impôt direct
devait être répartie sur les propriétés ; mais il y a quelques res-
trictions dont nous avons parlé ci-dessus, i" Soit une rente per-
pétuelle due par l'État : il est clair qu'en détruisant l'impôt indi-
rect, vous déchargez cette rente d'une partie proportionnelle à
cet impôt. Il faudra donc comparer la somme de ces rentes à
celle des propriétés , voir quelle partie de l'impôt doit être
payée par les rentes, l'imposer sur elles proportionnellement, et
n'avoir égard, dans le calcul, qu'à la partie qui reste, comme
devant être payée par les propriétés. Il doit eu être de même des
pensions, ou appointements fixes, qui doivent être traités de la
même manière. 2° Quant aux droits et privilèges qui se lèvent
réellement sur les propriétés, on regardera chacun de res droits
comme faisant partie de ces propriétés; on retranchera la valeur
de ces droits de celle des propriétés pour avoir la vraie valeur de
celles-ci; et les droits seront soumis à l'impôt précisément
comme les propriétés différentes dont ils représentent certaines
parties. 3° S'il existe des rentes non remboursables sur les parti-
culiers, et dont la somme totale soit inconnue, l'évaluation de-
vient plus arbitraire. Cependant, on s'écartera peu de la véiite
en autorisant à retrancher de chacune une somme proportion-
"^"•^ <' , ou ■ . La même chose auiait lieu si on ju-
g<'ait conforme à In justice d'assujettir à relie même retenue les
36
VIE DE M. TTJRGOT.
comptée dans les frais (îe cultuie : si les biens ont
été affermés, la part du propriétaire a élé diminuée;
ainsi, cetle partie du produit net, abandonnée au
fermier, doit faire partie du nouvel impôt; le fer-
mier devra donc payer une paît de cet impôt égale à
ia valeur du produit net dont la suppression de
l'impôt indirect lui laisse la jouissance; et cette part
doit être levée sur lui en diminution de celle que
payerait le propriétaiïc.
La baisse des salaires, des profits de commerce,
de l'intérêt de l'argent, est une suite de l'établisse-
ment de l'impôt territorial. Mais les appointements,
les pensions, les droits déterminés pai- la loi pour
certaines fonctions, doivent être regaidés comme
des salaires fixes qui, par conséquent, doivent
éprouver la même baisse, ou, ce qui revient au
même, il faut les diminueide toute la partie de l'im-
pôt dont la suppression d'un impôt indirect les a
soulagés.
Par une suite du même principe, les rentes non
remboursables dues par l'État doivent être assujetties
à la même diminution (i).
renies remboursables à la volonté du débiteur pendant un eertain
espace de temps.
Ce tableau analytique nous paraît propre à détruire les ol)jec-
tions fondées sur la prétendue impossibilité de cette conversion.
Les autres ont été détruites dans un grand nombre de bons ou-
vrages.
(i) Si les rentes non remboursables dues par les j)articuliers
sont affectées sur des terres, elles forment une partie du produit
net. Les rentes remboursables à termes fixes doivent être assu-
jetties à l'impôt, si le créancier refuse le rembout sèment. Les
VIE DE M. ÏURGO T. I ^7
Cel exposé, quoique incomplet, suffit pour faire
voir que la transformation de tous les impôts indi-
lecls en un seul impôt direct, n'est pas impossible
à faire par une seule opération, mais qu'en même
temps la prudence exige qu'elle soit faite par degrés.
En effet, il est aisé de sentir que la baisse des sa-
laires, des produits du commerce, de l'intérêt de
l'argent, nécessaire pour dédommager les proprié-
taires de la nouvelle partie de l'impôt dont ils seraient
chargés, ne peut se faire assez promptement pour
qu'ils n'éprouvassent pas une vexation très -sen-
sible, quoique passagère, si le changement se faisait
à la fois.
Quelque sagacité qu'on suppose à un ministre,
quelque précision qu'on puisse apporter dans les
détails d'une telle opération, il est impossible qu'il
ne s'y glisse des erreurs. Si on fait l'opération entière
d'une seule fois, ces erreurs peuvent s'accumuler
et produire, pour un grand nombre de citoyens,
une surcharge vraiment onéreuse. Cet inconvénient
n'est plus à craindre en la divisant par parties; et
d'ailleurs, si, dans ce cas, on avait à en redouter
des erreurs considérables, on y remédierait par le
sacrifice momentané d'une paitie de la valeur de
l'impôt; saciifice qui deviendrait impossible, si on
opérait à la fois sur la totalité des impositions. Si cette
rentes remboursables à volonté doivent rester exemptes : cepen-
dant, conmie la baisse des intérêts serait plus lente que l'opéra-
tion sur l'impôt, on pourrait assujettir à une retenue, pour quel-
ques années seulement , celles des rentes qui ne doivent pas être
soumises à Timpôt.
38
VIE DE M. Tlir.GOT.
conversion successive de tous les impôts en un impôt
territorial a des difficultés, elle est aussi la seule ré-
forme qui puisse produire un bien durable. A l'ex-
ception de quelques vexations , de quelques abus de
détail, qu'on peut détruire, l'idée de changer la
forme des impôts indirects, d'y porter l'uniformité
ou des formes plus simples, ne peut se présenter qu'à
des hommes peu instiuits. Ils ne sentent pas que
celte simplicité qui les a séduits sera bientôt altérée
par une foule de petits obstacles imprévus , qui naî-
tront de la nature de ces impositions, ou que l'es-
prit fiscal aura l'art de produire. Us ne sentent pas
que la culture, l'industrie, le commerce de chaque
province, se sont combinés d'après la nature des
contributions qui s'y payent; en sorte que l'aug-
mentation d'un impôt indirect, nécessaire pour éta-
blir l'uniformité entre deux provinces voisines, peut
ruiner celle qui le supporterait, sans qu'une dimi-
nution égale d'un autre tribut pût y rétablir l'équi-
libre.
Il faut, sans doute, qu'un administrateur forme
seul le plan de cette réforme, et qu'il dirige tous les
détails d'après le même esprit, suivant les mêmes
vues, par une même méthode. Mais la confection
d'un cadastre, la répartition de l'impôt entre les
provinces, entre les élections, entre les commu-
nautés, et enfin entre les particuliers, exige des tra-
vaux de détail qui ne peuvent être bien exécutés que
sous les yeux des assemblées municipales, où chaque
particulier, clîa(|ue communauté, chaque élection,
a intérêt qu'on soit juste envers les autres, et qui
VIE Dl' M. TDRGOT. 1 3()
peuvent donner à toutes leuis opérations une pu-
blicité sans laquelle il n'y a point de bien à espérer.
D'ailleurs, celte révolution dans la forme de l'impôt
en produirait une plus ou moins lenle dans la cul-
ture, dans l'industrie, dans le commerce; et par
une suite de cette révolution , dont les effets ne
peuvent être prévus avec précision , la proportion
du produit net des différentes terres serait altérée
au point d'exiger des changements successifs dans
la répartition. Ainsi , en supposant même que , par
une sorte de prodige, un ministre et ses agents
fussent parvenus à exécuter une première opération ,
il faudrait , pour compléter l'ouvrage , que le même
miracle put se reproduire une seconde fois.
C'était donc à la confection du cadastre, et à la
répartition des impositions nécessaires pour rempla-
cer celles qui auraient été successivement détruites,
que M. Turgot eût d'abord employé les nouvelles
assemblées.
Les deux premiers ordres eussent suffi. Le gou-
vernement aurait fait aisément la répartition , soit
entre les élections, soit entre les provinces , du mo-
ment où celle des paroisses et des élections aurait
été exécutée avec un peu d'exactitude, et d'après le
plan uniforme qui leur aurait été donné par le légis-
lateur ; car tout devait partir de la même autorité ;
tout devait être dirigé par le même esprit et réglé
par les mêmes principes (i). Dans les pays d'états, les
(i) Voyez, sur la confection des cadastres, les procès-verbaux
de l'assemblée provinciale de la baute Guyenne, et les mémoires
de l'Académie des sciences, année 1782.
l4o VIE DE M. ÏUHGOT.
assemblées, telles qu'elles sont constituées, eussent
exécuté les mêmes opérations avec une exactitude
suffisante. La comptabilité eût été portée en même
temps au plus grand degré de simplicité; une cor-
respondance directe entre le trésor royal et les tré-
soriers particuliers de cliaque élection , chargés à la
fois de recevoir les impôts et de distribuer les fonds
destinés aux dépenses locales, eût tenu lieu des opé-
rations compliquées qu'exécute, avec si peu d'ordre
et tant de dépenses, l'armée des agents du fisc.
Ces mêmes assemblées auraient eu le soin des tra-
vaux publics; chacune, dans son territoire, en au-
rait fait l'adjudication et réparti le payement. Les
travaux dont l'utilité eût regaidé toute une province,
ou l'Etat entier, auraient été réglés par le gouverne-
ment, et répartis par lui, soit sur la province, soit
sur le royaume, mais toujours adjugés, dirigés dans
chaque canton par l'assemblée d'élection , qui aurait
eu toujouis assez d'intérêt de prévenir les abus, et
assez de connaissance et de pouvoir pour les empê-
cher de s'introduire.
Les établissements pour l'éducation, les maisons
de charité, les secours à donner aux pauvres, au-
raient été administrés par ces assemblées, d'après
un plan général donné par le gouvernement; plan
déjà préparé par M. Turgot, et qui, comme tous les
autres, eût porté l'empreinte de son génie. Ainsi les
établissements de charité n'auiaient plus avili ou
corrompu l'espèce humaine et englouti les généra-
tions futures. On eût soutenu les familles et secouru
le malheur sans encourager l'oisiveté et le liberti-
VIE DE M. TURGOT. l^l
nage ; et , pour la première fois , réducation pu-
blique eût formé des hommes instruits de ce qu'il
importe à chacun de savoir dans la place qu'il doit
occuper, et conduits à la vertu par une raison qui ,
grâce à l'habitude prise dès l'enfance, de n'adopter
que des vérités, aurait été préservée du joug des pré-
jugés et des pièges de l'erreur.
Chaque élection eût été chargée de fournir au roi
les recrues volontaires destinées à remplacer les mi-
lices.
M. Turgot comptait employer encore les mêmes
corps pour détruiie graduellement les droits féo-
daux. Ces droits ne pouvaient être, selon lui, de
véritables propriétés. Les uns, comme les dîmes
féodales, les champarts, les cens, pouvaient repré-
senter la propriété, ou bien être une partie du prix
pour lequel elle a été aliénée. D'autres, en plus
grand nombre, étaient de véritables impôts, dont
le souverain avait, par son consentement, légitimé
l'usurpation. Quelques autres, comme la chasse, !a
pêche, les banalités, le droit de vent, étaient de
véritables privilèges exclusifs.
Enfin, il y en avait qui, comme le droit de jus-
tice, et quelques-uns de ceux auxquels les main-
mortables sont assujettis, étaient ou une usurpation
du droit de souveraineté, ou une violation du droit
naturel.
M. Turgot croyait que les droits qui représentent
la propriété devaient être sacrés comme elle; qu'on
devait, sans se livrer à des recherches sur l'origine
de ces droits, regarder comme vraiment représenta-
li-l-i Ylii DK M. TLRGOT.
tifs de la propriété tous ceux (pii en avaient l'appa-
rence; mais il jugeait en même temps que toute
convention , tout acte qui donne à la propriété une
forme éternelle, renferme la condition implicite que
le souverain pourra rétablir le droit commun aussi-
tôt qu'il le jugera utile, parce qu'aucun propiiétaire
ne peut étendre à l'éternité le droit qu'il a sur son
bien, et que ce droit s'éteignant avec lui par la na-
ture, toutes les conditions qui ne s'exécutent qu'au
delà de ce terme reçoivent leur sanction, non du
droit naturel, mais du droit civil.
Les droits représentatifs de propriété doivent donc
être remboursables au taux moyen des propriétés de
la même nature.
Ceux qui représentent des impôts, ou qui sont
des piiviléges exclusifs , espèces d'impôts presque
toujours très-onéreux, ne peuvent donner de droit
qu'à un dédommagement réglé sur le taux moyen
de l'intérêt. Ils ne sont pas une propriété , mais un
engagement pris par l'État; engagement qui, par sa
nature, ne peut être perpétuel. On retrouve ici l'ap-
plication des principes exposés par M. ïurgot dans
l'article Fondation ; et son opération sur les messa-
geries , sur les droits de hallage, ou de marché, nous
en a fourni un autre exemple. Mais il y a une dif-
férence entre ces droits et ceux qui représentent la
propriété. Le souverain, pour ceux-là, a le droit de
forcer au remboursement , comme une conséquence
de celui de changer la forme de l'impôt. Mais il n'a
pas le même pouvoir pour les droits qui repré-
sentent la propriété; et le remboursement n'en peut
MK DE M. TUKGOT. i l\'S
èlie que volontaire de la part de celui (|ui y est assu-
jetti. La troisième espèce de droit doit étie détruite
sans qu'il en soit dû aucun dédouimageinent, parce
que les usurpations de l'autorité souveraine ne peu-
vent être légitimées par la possession , et qu'on fait
grâce à ceux qui jouissent d'un droit contraire au
droit naturel, en ne les condamnant pas à une resti-
tution , et en les excusant sur une ignorance que le
préjugé général peut rendie réellement excusable.
C'était au le'gislateur à poser les principes et les
règles d'après lesquels ces opérations pouvaient être
dirigées, à classer les différents droits; mais l'exé-
cution de ces remiDoursements , les arrangements
particuliers, ne pouvaient être faits avec justice et
sans acception de personnes, que par des assemblées
municipales.
Ces assemblées auraient été encore employées à
la liquidation des dettes de l'État. D'abord chacune
d'elles aurait été chargée des emprunts et des rem-
boursements nécessaires pour l'extinction de dettes
particulières aux villes, aux provinces; pour celle
d'un grand nombre de charges ou inutiles, ou qui
devraient n'être pas vénales. Ces sommes n'entrent
pas dans le calcul ordinaire des dettes de l'État ,
parce que l'impôt qui les paye n'entre pas dans le
trésor royal; mais, aux yeux d'un administrateur
éclairé, elles en font partie, comme ce qu'elles coûtent,
sous quelque forme qu'il soit payé, est une portion
du véritable impôt.
Mais, indépendamment du remboursement suc-
cessif de la dette générale, que M. Turgot espérait
l44 VIE DE M. TURGOT.
devoir être le fruit de l'économie, de la diminution
des intérêts, de la baisse du taux de l'argent, qui
aurait été accélérée par la réforme de l'impôt, il en-
visageait de plus grandes ressources. Les domaines
territoriaux du roi auraient été régis par les nou-
velles assemblées; l'augmentation du produit auiait
été employée par elles à l'extinction des dettes; et
elles auraient été chargées ensuite de les aliénei- suc-
cessivement, et par petites parties, dans des ventes
publiques, lorsque des ouvrages assez faciles pour
être lus, assez savants pour convaincre, auraient
fait sentir le peu de fondement du principe que le
domaine de la couronne est inaliénable, l'absurdité
d''appliquer ce principe au domaine d'un roi, qui jouit
du droit d'établir des impôts, et l'utilité que le peuple
retirerait de cette aliénation ; lorsque ces vérités si
simples, mais encore si peu répandues, seraient de-
venues l'opinion commune et générale; et lorsqu'en
même temps la confiance que les nouvelles assem-
blées commenceraient à inspirer aurait permis de se
flatter de porter à son véritable prix la vente de ces
biens, et celle du droit de rentrer dans les domaines
engagés.
Le clergé jouit à peu près d'un cinquième des
biens du royaume ; et ces biens doivent être regar-
dés comme une portion du domaine de l'Etat, em-
ployée au maintien du culte public et à l'instruction
des peuples.
Mais, puisque le culte est nécessairement le ré-
sultat des opinions religieuses, sur lesquelles chaque
homme ne peut avoir de juge légitime que sa propre
VIE DE M. TllRGOT. 1 45
conscience, il paraît que les dépenses dn culte doi-
vent être faites volontairement par ceux ({ui croient
les opinions sur lesquelles le culte est fondé, et qu'il
y a une espèce d'injustice à asseoir cette dépense
sur des fonds auxquels tous les citoyens semblent
avoir un droit égal.
L'instruction morale du peuple devrait être abso-
lument séparée et des opinions religieuses et des cé-
rémonies du culte. La morale de toutes les nations
a été la même; el presque partout elle n'a été cor-
rompue que par son mélange avec la religion. On
ébranle la ceititude des principes de la moiale , en
les liant avec des opinions qui, partout, sont ouver-
lement combattues, ou rejetées en secret par un
grand nombre d'hommes, et surtout par ceux qui
ont le plus d'influence sur le sort des autres. On
mêle aux devoirs réels des devoirs factices, qui sou-
vent leur sont opposés, auxquels cependant ceux-ci
sont toujours sacrifiés; en sorte que, par ce mé-
lange, l'ordre des devoirs est interverti, et ces de-
voirs eux-niêmes éludés ou violés sous le piétexte
de s'élever à des vertus imaginaires.
Mais, en convenant de ces principes, il n'en est
pas moins vrai que, si le peuple est accoutumé à
voir prendre sur les fonds publics les frais du culte,
et à recevoir ses instructions de la bouche des prêtres ,
il y a du danger, et même une sorte d'injustice, à
choquerses habitudes par une réforme trop prompte;
et c'est un des cas où , pour agir avec justice, en sui-
vant rigoureusement la voix de la vérité, il faut
attendre que l'opinion commune s'y soit coiiformée.
V. 10
i46 vjil de m. TURGOï.
Cependant, en laissant jouir les possesseurs ac-
tuels , il est aisé de voir que la suppression des ecclé-
siastiques ou religieux des deux sexes, absolument
inutiles à l'instruction du peuple et au service des
paroisses, rendrait successivement à la nation des
biens immenses, dont la vente, en lanimant la cul-
ture, en augmentant le nombre des citoyens pro-
priétaires, servirait à payer une partie de la dette
publique. H est clair encore, qu'en remplaçant les
revenus territoriaux des évéques et des curés par des
appointements que payeraient les communautés ou
les diocèses, on gagnerait, i° l'avantage de détruire
les dîmes, impôt qui, levé sui- le produit réel des
terres, et non sur leur produit net, est injuste dans sa
répartition et destructif de l'agriculture; 2° qu'on
ferait encore une grande économie, puisque ces ap-
pointements devraient être tels qu'il convient à des
hommes cbargés de l'instruction publique, et qui
doivent donner l'exemple de la simplicité et du désin-
téressement ; 3° qu'on détruirait les procès entre les
communautés et leurs pasteurs ; procès qui lendent
leur ministère au moins inutile.
Cependant, cette réforme, injportante non-seule-
ment pour la richesse de la nation, mais pour per-
fectionner l'instruction , et même pour le maintien
de la religion, ne peut être faite d'une manière vrai-
ment utile, qu'en confiant à des assemblées le soin
d'en exécuter toutes les opérations. Sans cela, les
possessions réunies au fisc seraient mal administrées,
vendues à bas prix, ou même deviendraient bientôt
la proie des courtisans; et le bien , qui doit naître
VIE DE !M. TIIRGOT. \ /{']
de la division de ces terres, de leur rentrée dans
Tordre ordinaire des propriétés, ne serait sensible
qu'au bout d'un long temps, comme celui qu'a pro-
duit, en Angleterre, la destruction des couvents;
destruction qui, d'abord, y fut plus nuisible qu'utile.
Parmi les maux auxquels le peuple est exposé, il
en est un dont M. ïurgot n'avait pu voir toute l'é-
tendue sans cbercber les moyens d'y remédier.
Dans toutes nos provinces, des cantons, plus ou
moins étendus, sont couverts de marais dont les
exbalaisons causent des fièvres épidémic[ues, altèrent
la constitution , et abrègent la durée de la vie. Les
terrains occupés par ces marais n'ont qu'un faible
produit; tandis que, s'ils étaient desséchés, ils of-
friraient de riches moissons, des prairies abon-
dantes, et qu'en même temps l'augmentation de
richesse et de population, produite par le dessè-
chement, lanimeiait , dans les terres voisines, la
culture et l'industrie. Ces maux ne sont pas tant
l'ouvrage de la nature que celui de l'avidité des
hommes. Presque partout, des retenues d'eau, faites
par les seigneurs des rivières, par les propriétaires
des étangs, sont la première cause de ces inonda-
tions; et c'est pour l'intérêt, mal entendu, d'un
faible revenu, qu'ils condamnent la terre à la stéri-
lité, et des milliers d'hommes aux souffrances et à
la mort. Mais cette cause , qui rend le mal plus
cruel, en rend aussi le remède plus difficile. L'ex-
périence, aussi bien que la raison , prouve l'inutilité
des lois qu'on a cherché vainement à opposer au
mal; il n'en est point que l'avarice adroite ou arrrè-
10.
l l\S VI K DE j\r. TIIRGOT.
ditée ne sache éluder on braver. Le seul remède est
rachat de ces droits, dont l'exercice est si funesie,
de ces propriétés qui, par leur nature , nuisent à tout
ce qui les environne.
L'augmentation du revenu des terrains desséchés,
le produit de moulins construits sur d'autres prin-
cipes, et confiés aux soins des communautés inté-
ressées elles-mêmes à prévenii- le désordre, celui des
étangs, des pêcheries, changés en terres ou en pâ-
turages, peuvent presque partout indemniser, à la
fois, du prix des acquisitions, des indemnités, et
même des travaux nécessaires pour répaier les dé-
sordres causés par les anciens abus, ou ce qui, dans
ces désordres, était l'ouvrage de la nature. Mais ces
arrangements économiques entraînent des détails
trop minutieux , exigent trop de connaissances lo-
cales, ont trop besoin qu'une impartialité, à l'abri
du soupçon , une foice qu'on ne puisse jamais regar-
der comme l'abus du pouvoir, résiste à toutes les
réclamations et triomphe de tous les obstacles, pour
qu'on puisse espérer quelque succès, à moins que
ces opérations ne soient confiées à une assemblée
d'hommes qui, choisis librement par les proprié-
taires, unissent à l'autorité que le souverain leur
aurait donnée, la confiance que ce génie de consti-
tution peut seule inspirer. Ces travaux et ceux des
grands cheminsauraient offert au peuple une source
abondante de salaires, avantage immense, ou pré-
caution nécessaire , toutes les fois qu'on opère de
grandes réformes.
Enfin, les assemblées municipales paraissaient utiles
VIE DE M. TURGOT. 1 49
à M. Turgot poiii- former des citoyens éclaiiés , les
uns propies à discuter les affaires, les autres à rem-
plir les places de l'administration : elles pouvaient
être employées à élire les sujets qui devaient occuper
des emplois nécessaires, dont il est absurde de faire
des chaiges vénales et par là héréditaires , et qu'en
même temps le gouvernement ne peut remplir par
de bons clioix, soit faule de pouvoir connaître les
sujets , soit parce qu'ils doivent avoir surtout la con-
fiance du peuple , soit parce qu'il faut que leurs
fonctions soient exemptes de toute influence du mi-
nistère.
Tel était le plan également vaste et simple j)ar le-
quel M. Turgot se proposait de détruire successive-
ment tous les désordres de l'administration, d'en
créer une nouvelle entièrement conforme aux prin-
cipes certains de l'économie politique, et de prépa-
rer, aux ministres qui voudraient porter la réforme
dans les autres parties du gouvernement, les instru-
ments nécessaires pour assurer le succès de leui-s
vues et leur mériter la confiance de la nation.
Nous laissons à nos lecteurs à juger ce que les bons
citoyens avaient à espérer, ce (jue les autres avaient
à craindre.
Parmi ceux qui ont hasardé la critique de l'admi-
nistration de M. Turgot, il en est auxquels on est
dispensé de répondre. Mais ii est aussi des reproches
(|ui peuvent mériter une discussion, non pour l'in-
térêt de sa gloire, mais pour l'utilité de ceux que le
sort destine à de grandes places, et auxquels il peut
être bon de savoir d'avance comment ils v seront
l5o ME DE M. TUHGOT.
jugés, même par les hommes qui onl des iiitenlions
pures.
On accusait M.Turgot de négliger ce qu'on appelle
les détails de la finance. La réponse en est dans l'his-
toire de son ministère. Il est très-vrai que M. Turgot
n'attachait pas un grand prix à certains calculs qui
n'exigent qu'une connaissance médiocre de l'arith-
métique. Quelques autres, en petit nombre, doivent
êtie faits par des mathématiciens, si on veut ne pas
être tromj)é-, et M. Turgot, qui connaissait toute
l'importance de l'arithmétique politique, avait pris
des mesures pour que les connaissances de détail qui
peuvent être fournies par les bureaux, fussent mises
en œuvre par des mathématiciens capables d'en tirer
des lésullals utiles, et d'en déterminer à la fois l'exac-
titude et la piobabilité. Il est encoie vrai que M.Tur-
got ne traitait pas avec distinction les hommes dont
le piincij)al méiite est d'avoir amassé de giandes
richesses et de les employer à en amasser encore;
cependant, il croyait que dans une société où il
existe des différences de rang, mais où la richesse
les fait disparaître, le ministre le plus ami de l'éga-
lité naturelle, le plus convaincu que l'inégalité des
rangs est inutile ou dangereuse, doit, par respect
pour les mœurs publiques, ne pas autoriser par son
exemple une confusion, dont tout l'effet est d'ex-
citer l'avidité en lui donnant le double motif de l'a-
varice et de l'orgueil.
On a dit que M. Tuigot avait mis trop de précipi-
tation dans ses opérations. Un de ses amis lui en
})arlail un jour pendant son ministère, (oui meut
ME DE M. TURGOT. l5l
poLwez-vous me faire ce reproche? lui répondit-il;
vous connaissez les besoins du peuple , et vous suivez
que dans ma f(unille on meurt de la goutte à cin-
qufuite ans.
On a dit également qu'il y avait mis trop de len-
teur; mais ceux qui le disaient oubliaient que si on
retranche, des vingt mois qu'il a été ministre, le
temps que ses attaques de goutte lui ont enlevé, celui
que les émeutes suscitées contre lui, lui ont fait
perdre, il ne reste qu'une année; ils ignoraient l'uti-
lité de ses opérations, tandis qu'ils attachaient une
importance exagérée à la destruction d'abus que
M. Turgot ne ménageait que parce qu'il voulait les
attaquer dans leur source, détruire le mal et non le
perfectionner (i).
On prétendait qu'il ne consultait personne. Il est
vrai que la fianchise de son caractère ne lui permet-
tait pas d'employer ce moyen de flatter l'amour-
propre. Il est encore vrai qu'après s'être convaincu
par la méditation, par l'expérience, de la vérité des
(i) C'était son expression , et elle renferme un grand sens: par
exemple , n'ayant pu obtenir encore la suppression totale des
droits de mainmorte, il ne voulut pas les abolir dans les do-
maines du roi, où le gouvernement était d'ailleurs le maître d'en
adoucir l'exercice, de peur de consacrer, même par son silence,
l'opinion qui fait regarder ces droits comme une propriété légi-
time. Il est affligeant que cette opinion, proscrite par l'ordon-
nance de Louis Hutin, ait été adoptée pour la première fois par
le gouvernement, dans le préambule de l'édit de 1778. L'auteur
des arrêtés de Lamoignon était plus instruit des principes de la
justice naturelle, de ceux de notre droit public, et s'y était
conformé.
l52 VIE DE M. TURGOT.
principes qu'il avait adoptés, il n'allait demander à
personne ce qu'il devait croire. Mais il consultait
tous les hommes dont il espérait pouvoir tirei- des
lumières utiles; et ce n'était pas toujours ceux qui
se croyaient faits pour lui donner des avis, et encore
moins ceux qui se trouvaient en possession d'être
consultés par les ministres et de les tromper.
On lui reprochait trop de force, trop d'inflexibilité
dans le caractère. J'oserai proposer à ceux qui lui
faisaient cette objection, de réfléchir sur eux-mêmes,
de descendre au fond de leur cœur, de voir si dans
leur vie publique et privée la faiblesse, et non la
fermeté , n'a pas été la cause de toutes leurs erreurs.
Caton lui-même, soumis à celte épreuve, eut avoué
que la faiblesse lui a fait faire plus de fautes que son
inflexibilité. La faiblesse est un défaut que nous a
donné la nature, que nous ne pouvons détruire,
contre lequel nous avons sans cesse à nous défendre,
et dont aucun homme de bonne foi, et capable de
quelque courage, ne se vantera jamais d'avoir tou-
jours triomphé.
On lui a reproché de la maladresse. M. Price,ru!ï
des hommes les plus éclaiiés et les plus vertueux de
l'Angleterre, avait répété cette imputation. J'aurais
pilla mériter^ lui écrivit M. Turgot, si vous n'aviez
eu en vue d'autre maladresse que celle de n'avoir pas
su démêler les ressorts rP intrigue cpie faisaient jouer
contre rnoi des ^ens beaucoup plus adroits en ce
genre que je ne le suis , que je ne le serai jamais , et
que je ne veua: l'être; mais il m'a paru que vous
ni imputiez la. maladresse i l'a voir choqué grossière-
VIE DE M. TUIIGOT. I 53
me ni f opinion générale de la fKitioii; et à cet égard, je
crois (jue vous n\wez rendu justice ni à moi ni à ma
nation , oii il y a beaucoup plus de lumières quoit ne
le croit cotnmunément chez vous , et oii peut-être il est
plus (dsé que chez vous même de ramener le public ii
des idées raisonnables.
M. Tui'got crovait que, dans une monarchie où la
volonté à la fois iMenfaisante, ferme et éclairée du
prince, peul seuie faire le bien, toute l'adresse d'un
ministie doit consistei' à lui montrer la vérité; et ja-
mais il ne l'a déguisée. Il croyait (|ue rien n'est à
craindre avec la confiance du prince, et que rien de
grand n'est possiljle sans elle, il croyait qu'il n'est
permis d'acheter l'amitié d'aucun particulier, d'au-
cun corps, par des sacrifices fnils aux dépens delà
nation. 11 ne voulait pas qu'aucun mélange de faus-
seté, (|ue la plus légère appaience de charlatanerie
souillât la pureté et la conduite d'un homme public;
il connaissait ces moyens, et dédaignait de les em-
ployer.
11 ne dissimulait ni ses principes ni ses vues, parce
qu'il était plus porté par son caractère à se confier
sur la raison, sur la bonté naturelle du cœur hu-
main, qu'à craindre les erreurs ou la perversité des
hommes. Telle a été cette maladresse dont on a tant
parlé, et qu'il serait difficile de ne pas regarder
comme l'apanage nécessaire d'une âme forte et
élevée.
On disait qu'il ne connaissait pas les hoimnes.
Opendanl peu de philosophes ont eu une connais-
sance j)!us aj)pi(>f()n(lie, soil de l'iiomme lel qu'il
1 54 VIE DE M. TUEGOÏ.
serait par la nature seule, soit de l'homme modifié
dans la société par les préjugés de religion, de na-
tion, d'état, de corps, par tous les intérêts qui
agissent à la fois sur lui. Mais il s'était peu occupé
de l'art de connaître en particulier quelques hommes;
de savoir les petits détails de leurs intérêts, de leurs
passions, de la manière dont ils les cachent ou les
découvrent, des ressorts de leurs intrigues, de leur
charlatanerie. Et à quoi lui eût servi une connais-
sance qui ne peut souvent s'acquérir ni s'employer
que par des moyens dont il eût rougi de se servir?
Ce défaut a contribué peut-être à privei- la France
d'un ministre qui en eût fait le bonheur; mais il
tenait à l'élévation de son esprit, comme sa pré-
tendue maladresse à la hauteur et à la puielé de
son âme (i).
Enfin, on lui reprochait l'esprit de système. Si
l'on entend par là que toutes ses opérations, jusque
dans leurs détails, étaient autant de parties d'un
plan régulier et général qu'il s'était formé; que ce
plan, et les motifs qui dictaient toutes ses décisions
particulières, étaient les conséquences d'un petit
nombre de principes liés entre eux, dont quelques-
uns lui appartenaient, mais dont aucun n'avait été
adopté, par lui, qu'après en avoir fait une analyse
(i) Aussi M. Tui'got, qui s'est souvent trompé sur les vues,
sur la conduite , sur le caractère de certains hommes , devinait ,
avec beaucoup de sagacité et de justesse, leur degré de talent, de
capacité pour les affaires, le genre et les bornes de leur esprit.
Nous lui avons vu faire en ce genre plusieurs prédictions très-
contraires à l'opinion commune, et que l'cvéncnicnt a vérifiées.
VJE I>F M. TURGOT.
i55
exacte et développé toutes les preuves; alors nous
avouerons sans peine que M. Turgot a eu l'esprit de
système et l'a porté plus loin (ju'aucun autre. Il est
vrai qu'alors ce reproche renléruie l'éloge le plus
grand et le plus dangereux que l'on puisse faire d'un
ministre, puisqu'il annonce toute la force nécessaire
pour former et exécuter un plan vaste et bien com-
biné, la volonté de piéférer la vérité et son devoir
à ses intérêts et à ses passions, et qu'en même
temps il Ole l'espérance à tous ceux dont les inté-
rêts sont opposés aux principes adoptés par le mi-
nistre.
Si l'on entend par système le peu de respect pour
les préjugés établis, pour les maximes d'une politique
faible et inceitaine, pour le mélange simultané ou
successif des principes contiaires, pour les opéra-
lions faites à demi et comi)inées d'après des vues
étroites ou incohérentes, M. Turgot eut l'esprit de
système; et c'est encore un éloge.
Mais si l'on entend, parespiit de système, l'amour
des opinions nouvelles et paradoxales, le goût des
opérations extraordinaires, celui de ces principes
vagues, de ces maximes générales , qu'on applic|ue à
tout , parce qu'elles ne décident rien , jamais honniie
ne mérita moins le nom de systématique. Il aimait
la vérité, sous quelque apparence qu'elle se mon-
trât, ancienne ou nouvelle, commune ou extraor-
dinaire; personne n'était plus ennemi des idées
vagues et des prétendues maximes générales, et c'é-
tait précisément pour s'en préserver plus sûrement,
qu'il avail réduit toutes ses opinions à un système
l56 VIE DE M. TURGOT.
mélhodique dont il avait analysé toutes les jjai-
ties (i).
Pendant que tous les hommes qui fondent leur
puissance ou leurs richesses sur les ruines de la li-
berté ou de la fortune des citoyens , se félicitaient de
!a disgrâce d'un ministre fidèle au prince et à la
patrie, ce même événement excitait aussi des regrets.
Les hommes honnêtes virent avec peine éloigner des
affaires un ministre équitable et humain , à qui ils
pardonnaient, en faveur de sa probité , des opéra-
tions qu'ils n'entendaient pas ou qui blessaient leurs
préjugés. Mais le petit nombre des citoyens éclairés
et vertueux sentit seul toute l'étendue d'une perte
irréparable. Le peuple, qui n'avait pas eu le temps
de s'apercevoii- du bien qu'on lui avait fait, ignora
le malheur qu'il éprouvait; car, en France, comme
dans tous les pays où la presse n'est pas libre, le
[)euple n'a aucune espèce d'opinion sur les affaires
publicjues, à moins que des charlatans ou des fac-
tieux n'aient l'art, plus facile et plus dangereux qu'on
ne croit, de lui en donner une.
Parmi ceux à qui le déplacement de M. Turgot
(i) Nous n'avons pas compris dans ces reproches celui d'aimer
les innovations , parce que ce reproche ne peut être fait de bonne
i'oi que par des hommes livrés à la plus honteuse ignorance. Il
sudit de jeter les yeux autour de soi, pour voir que tous les
peuples ont un intérêt pressant à voir s'exéculer de grandes inno-
vations. Le goût pour les choses nouvelles est, comme l'esprit de
système, une de ces accusations vagues, que les sots et les fripons
ne se lassent de répéter contre les hommes qui ont de l'esprit ou
des vertus. Pourquoi donc innover? disait naïvement un fermier
général eu 1775; est-ce que noits ne sommes /xis bien?
VI K DF M. TURCOT. 1 'iy
causa une juste douleur, on doit citer M. de Voltaire.
Ciel liomme illustre par son génie poétique, le cliarme
original de son style, et Fétonnanle variété de ses
talents, s'était fait en quelque sorte Fapôtie de l'hu-
manité, le dénonciateur de tous les maux publics,
et le vengeur de toutes les injustices particulières.
L'entrée de M. Turgot dans le ministère avait été
pour lui un des moments les plus délicieux de sa vie;
la France avait peu de citoyens aussi attachés à leur
patrie, comme le genre humain n'avait jamais eu de
si ardent défenseur. Il avait conçu les espérances
les plus étendues en voyant la raison, la justice, la
haine de l'erreur et de l'oppression appelées auprès
du trône. M. Turgot avait été obligé de le prier de
modérer les expressions de son jjonheur et de ses
espérances; car, dans les connuencements de son
ministère, il lui avait fallu employer, pour arrêter
l'enthousiasme des amis de la raison et de la prospé-
rité publique, autant de soins que d'autres ministres
en ont pris pour exciter celui de la multitude. La
destruction des fermes dans le pays de Gex avait
augmenté l'attachement de M. de Voltaire , qui sentit
la destitution de M. Turgot comme on sent un mal-
heur personnel (i).
(i) Au milieu de la joie publique de la cour et de tous ceux
dont la puissance pouvait être à craindre, il eut le courage d'ex-
primer, dans VÉpftre à un homme, le sentiment dont son âme
était pénétrée. Tel était le titre des vers qu'il adressait à M. Tur-
got ; et si on a reproché à M. de Voltaire d'avoir trop loué des
ministres en place, et trop abandonné ceux qui n'y étaient jîlus,
cette Épître sera sa meilleure apologie. Jamais il n'avait célébré
I 58 VIE DF. M. TURGOT.
Nous avons été témoins en 1778 de l'enlliousiasme,
mêlé d'une vénération tendre et profonde, que le nom ,
que la vue de M, Turgol excitaient dans cet illustre
vieillard. Nous l'avons vu, au milieu des acclama-
tions publiques, accablé sous le poids des couronnes
que lui prodiguait la nation, se précipitei* au-devant
de M. Turgot d'un pas chancelant, saisir ses mains
malgré lui , les baiser et les arroser de ses larmes, en
lui criant d'une voix étouffée : Laissez-moi baiser cette
main qui a signé le salut du peuple !
M. Turgot vit avec peine s'évanouir l'espérance
qu'il avait conçue de réparer les maux de son pays
et d'appuyer sur une base inébranlable la félicité
d'une grande nation. Mais sa douleur fut celle d'une
âme forte, dont la tranquillité et le bonheur ne dépen-
dent ni des révolutions d'une cour, ni des jugements
de la multitude. Aussi la révocation des édits sur les
corvées et sur les jurandes l'affligea plus vivement
que la perte de sa place. Jusque-là il avait pu croire
que le bien projeté par lui ne serait que retardé; et
comme il avait déjà détruit ce qu'il y avait de plus
insupportable dans les maux du peuple, il se conso-
lait par l'idée (jue le progrès des lumières amènerait,
avec plus de lenteur seulement, des changements
un ministre tout-puissant comme il loua M. Turgot dans la tlis-
grâce. On vit par là qu'il ne confondait pas le ministre, qui ne
sera plus rien lorsqu'il cessera de l'être, mais qu'il croyait permis
d'exciter, par des louanges, à faire un peu de bien, avec un
homme d'Etat philosophe et citoyen , qui n'en paraît que plus
grand lorsque, réduit à lui-même, il reste seul avec ses vertus,
son génie et ses actions.
VIE DE M. TIJRGOT. I 5c)
dont l'ulililé, déjà prouvée par les hommes éclairés,
finirait par frapper enfin tous les regards. Mais il ne
put que gémir lorsqu'il vit s'appesantir de nouveau
sur le peuple le joug que sa main avait brisé. Ce
même événement eût consolé peut-être un homme
qui n'eût aimé que la gloire. Si sa disgrâce n'avait
pas été suivie delà révocation des lois qu'il avait con-
seillées, on aurait pu l'attribuer à quelque faute invo-
lontaire (car sa vertu était au-dessus de tout autre
soupçon). Mais révoquer ces lois, c'était annoncer
qu'il n'était coupable que d'avoir voulu sauver son
pays. Jamais la haine, si souvent aveugle, ne servit
mieux celui qu'elle voulait détruire, et dont elle con-
fondait ainsi la cause avec les intérêts de la prospé-
rité publique, avec ceux de la liberté du peuple des
villes et des habitants des campagnes.
Rendu à lui-même, M. Turgot n'éprouva pas ce
vide affreux, punition juste^, mais terrible, des am-
bitieux que la fortune abandonne. Les sciences qu'il
avait cuhivées remplirent aisément toute sa vie. ïl
s'aperçut que, dans ses recherches sur la physique,
des connaissances mathématiques plus étendues lui
seraient souvent utiles, et il résolut de les acquérir.
Il porta dans l'étude des mathématiques cet esprit
d'analyse métaphysique qui avait été pour lui un
guide si sûr dans d'autres sciences. Aussi n'élait-il
pas toujours satisfait des démonstrations qu'il trou-
vait dans les livres. En général, dans les mathéma-
tiques, et principalement dans l'analyse, on exige
seulement que les démonstrations soient rigoureuses;
et comme il importe surtout d'allei- en avant, on ne
iGo VI K Dl' M. TllRGOT.
s'arrête pas à résoudre les difficullés mc'tapliysiques
qui se présentent , parce qu'on est sûr que l'hal)i-
tude du calcul fera disparaître l'incertitude que ces
difficultés semblent répandre. M. Turgot eût voulu
qu'on dissipât jusqu'aux plus petites obscurités ; il
eût voulu encore que l'analyste rendît compte des
motifs qui lui font employer les opérations qui le
conduisent à son but; qu'il montrât par quelle raison
il les a préférées, et par (pielle suite de raisonnements
elles se sont présentées à lui. Peut-être serait-il utile
(jue l'on pût se conformer à ces vues dans les livres
élémentaires. On peut sans doute se dispenser de ces
discussions, si l'on ne regarde l'analyse que comme
une science particulière, ou un instrument utile aux
autres sciences; mais elle cesse de l'être loisqu'on la
regarde comme une étude piopre à former la laison,
à la fortifier, et surtout à faire connaître la marche
de l'esprit humain dans la recherche de la vérité. Ces
mêmes détails sont inutiles aux hommes nés avec uu
vrai talent , et même peut-être à ceux qui font des
mathématiques pures le sujet de leurs méditations:
mais le sont-ils également aux jeunes gens qui
n'étudient ces sciences que pour en connaître les élé-
ments ou pour les appliquer aux objets de leurs tra-
vaux ? Si l'on suivait les vues de M. Turgot , on ob-
serverait peut-être moins souvent que des hommes
(pii paraissaient dans leur éducation avoir porté très-
loin l'étude des mathématiques, sont devenus , au
bout de quelques années, incapables d'en ajipliquer
les éléments à la pjus petite question de pratique; on
ne verrait pas des savants même, justement célèbres
VIK DE M. TURGOT. l6l
dans d'autres genres, être embarrassés pour faire par
eux-mêmes des calculs foit au-dessous des connais-
sances qu'ils avaient acquises dans leur jeunesse.
M. Turgot cherchait en même temps à donner plus
de précision au thermomètre, instrument dont il
jugeait avec raison que la perfection serait d'une très-
grande importance pour la physique en général, et
surtout pour la météoiologie. Cette science, encore
très-nouvelle, était une de celles dont il aimait le plus
à s'occuper et par cette raison , et parce qu'elle offre
l'espérance d'une riche moisson de vérités importantes
pour la connaissance des lois de la nature, et d'ap-
plications utiles pour l'amélioration ou la sûreté des
productions de la terre, pour la conservation de la
santé ou de la vie.
Il continuait ces essais sur la distillation dans le
vide dont nous avons parlé.
Enfin, convaincu qu'un des plus grands services
qu'on pût rendre aux hommes, était de faciliter et de
multiplier les moyens de se communiquer ses idées,
et de délivrer cette communication des entraves que
les préjugés y opposent, il s'occupait avec M. l'abhé
Rochon de différentes méthodes expéditives, com-
modes et peu coûteuses, de multiplier les copies de
ce qu'on écrit, de remplacer l'imprimerie, et de dé-
truire, sinon parla raison, du moins par l'impossi-
bilité du succès, les gênes multipliées qui n'arrêtent
pas, mais qui retardent le bien que cette découverte
doit faire un jour à l'humanité.
M. Turgot avait conservé toute sa passion poui- la
littérature et la poésie. Jamais il n'avait peidu Tha-
V. 11
«62 VIE DE M. TUHGOT.
bitude de faire des vers, amuseinent qui lui élail très-
précieux dans ses voyages ou pendant les insomnies
que la goutte lui causait. Mais ces vers étaient pour
lui seul. A. peine un petit nombre d'amis étaient-ils
admis dans la confidence. Quelques fragments ont
été connus du public, et ces fragments étaient attri-
bués à Voltaire par tous les gens de lettres. On ne
connaît de M. Turgot qu'un seul vers latin destiné
pour le portrait de Franklin :
Eripuit cœlo falmen , niox sceptra tyrannis.
Les vers français métriques sont le genre de poésie
que M. Turgot a le plus cultivé.
Il avait fait une étude profonde de tout ce qu
peut appartenir à notre langue, et il avait rematqué
que, dans une prononciation un peu soutenue, il
est plus facile qu'on ne croit ordinairement de dis-
tinguer les syllabes brèves et longues. Il en concluait
que, dans les vers métriques français, la quantité
pouvait être sensible , que leur barmonie frapperait
des oieilles exercées , et que nous aurions par là le
double avantage d'avoir une poésie moins monotone
et de fixer la prosodie de la langue ; ce qui aurait
l'utilité réelle de procurer plus de facilité pour se faire
entendre. Peut-être que si M. Turgot eût donné en vers
métriques un poème rempli de ces idées grandes , de
ces vérités importantes qui lui étaient si familières,
il eut commencé cette révolution dans notre poésie.
Mais il se borna presque à traduire, et surtout à tra-
duire Virgile, parce qu'apprenant par cœur les vers
VIE DE M. TURGOT. 1 63
tle l'original, ce travail devenait plus coininode poul-
ie temps que nous avons vu qu'il destinait à la
poésie (i).
C'était par ces occupations que M. Turgot remplis-
sait sa vie. Un commerce de lettres avec M. Smith
sur les questions les plus importantes pour l'huma-
nité; avec le docteur Price sur les principes de l'ordre
social, ou sur les moyens de rendre la révolution de
l'Amérique utile à l'Europe, et de prévenir les dangers
où cette république naissante était exposée; avec un
évéque de l'église anglicane qu'il détournait du pro-
jet singulier d'établir des moines en Irlande ; avec
Franklin, sur les inconvénients des impôts indirects
et les heureux effets d'un impôt territorial, lui offrait
encore une occupation attachante et douce. Le désir
du bien général des hommes était en lui une véri-
table passion. Des âmes étroites et froides ont nié
l'existence de ce sentiment, qui, à la vérité, n'a ja-
mais existé pour elles. Des esprits légers et bornés
ont cru qu'on ne pouvait l'exercer d'une manière
utile , parce c[u'ils étaient incapables de s'élever à ces
vérités générales et simples, base éteinelle et im-
muable du bonheur commun de l'humanité.
Dans le moment où la guerre se déclara, M. Turgot
vit combien il serait honorable à la nation française
que le vaisseau de Cook fût respecté sur les mers. Il
dressa un mémoiie pour exposer les motifs d'hon-
neur, de raison, d'intérêt même, qui devaient dicter
cet acte de respect pour l'humanité; et c'est sur son
(i) Il avait traduit, en vers métriques, le (|uatrième livre de
rÉnéïde, et presque toutes les Egloyues.
11.
l64 VIE DK M. TURGOT.
mémoire, dont, pendant toute sa vie, rauteui- est
resté inconnu, qu'a été donné Tordre de ne pas traiter
en ennemi le bienfaiteur commun de toutes les nations
européennes.
Par un bonheur bien rare aux ministres déplacés,
il avait conservé tous ses anciens amis, et en avait
acquis quelques-uns. A la vérité, nous entendons
seulement ici, par ce mot, ceux qu'il regardait comme
tels, et non ceux qui en avaient d'eux-mêmes pris le
titre par intérêt ou par vanité. L'amitié de M. Turgot
était tendre, agissante, courageuse. Il s'occupait des
affaires, des travaux de ses amis, avec une activité
que l'intérêt personnel ne donne point, et une délica-
tesse qui, dans une âme forte, supposait une sensi-
bilité vive et profonde. Dans les malheurs qui ne re-
gardaient que lui, il conservait ce calme que le
courage soutenu et guidé par la raison , rend inalté-
rable, mais il était troublé du malheur de ses amis.
L'amitié ne l'aveuglait pas sur leurs défiuits; il les
voyait, mais il les jugeait avec indulgence. La réu-
nion de quelques qualités essentielles qui méritent
l'attachement et la confiance , lui paraissait tout ce
qu'on peut exigerou attendre de l'humanité; l'étude
qu'il avait faite de la nature humaine le portait à cette
indulgence, qu'il étendait à tous les hommes, mais
que le sentiment de l'amitié rendait plus grande en-
core en faveur de ceux qu'il aimait. Il leur donnait
des conseils, mais seulement dans des circonstances où
ces conseils pouvaient leur être utiles, et en respec-
tant également, et leurs secrets, s'ils ne les lui avaient
pas confiés, et leur liberté; espère de ménagement
VIE DE M. TURGOT. i65
lare dans l'amitié uiéme la plus viaie, et qui cepen-
dant la rendrait plus douce et moins sujette aux re-
froidissements et aux orages. 11 tolérait aisément,
dans ses amis, des opinions contraires aux siennes,
pourvu qu'ils les eussent de bonne foi, et qu'il ne
les crût, ni incompatibles avec une probité véritable,
ni inspirées par l'intérêt ou par la bassesse.
Les amis de M. Turgot l'aimaient comme il méri-
tait d'être aimé. Jamais une sensibilité plus vraie et
plus douce n'a mieux su se faire pardonner une su-
périorité qu'on était obligé de reconnaître , qu'il ne
montiait point, qu'il cachait même, mais sans cher-
cher à la cacher. Aussi cette supériorité ne faisait-elle
que répandre sui' le sentiment qu'on avait pour lui,
un charme que l'amitié, pour un homme ordinaire,
ne peut faire éprouver. 11 a eu pour amis des hommes
qui jouissaient , ou d'une grande existence, ou d'une
célébrité méritée; et il n'en est aucun qui ne comptât
le nom d'ami de M. Turgot, comme un des ses pre-
miers droits à la considération publique. Il a eu des
amis fort inféiieurs à lui en connaissances, en esprit ,
en talents; mais il savait se proportionner à eux, s'en
faire entendre; et s'ils s'apercevaient quelquefois de
sa supériorité, c'était par les ressources inattendues
qu'ils trouvaient d^ms son esprit et dans ses lumières.
Avec des occupations si attachantes et si variées ,
le bonheur d'aimer et d'être tendrement aimé, le té-
moignage d'une conscience toujours pure, le senti-
ment , si rare pour un ministre, de n'avoir jamais dé-
guisé la vérité au prince qui l'avait choisi, de n'avoir
jamais trahi le plus léger intérêt du peuple confié à
l66 VIE DE M. TURGOT.
ses soins, de n'avoir jamais souscrit à aucun aclc
d'oppression et d'injustice, de n'avoir enfin mérilé
des ennemis qu'en défendant la nation contre les
préjugés ou les intérêts des hommes puissants , et le
trésor public contre l'avidité des intrigants de tous
les ordres; enfin, avec ces jouissances, si douces,
que donne à une intelligence vaste el forte le plaisir
de contempler el de saisir la vérité, M. Turgot pou-
vait se promettre une carrière heureuse; ses amis
devaient espérer de conserver celui dont les lu-
mières supérieures, la douce société, l'ami lié ten-
dre, étaient un de leurs premiers biens, un de ces
sentiments qui attachent à la vie, rembellissent ou
aident à la supporter.
Ses attaques de goutte, avant son ministèie,
n'avaient été que douloureuses. Le travail forcé au-
quel il se livra au milieu des accès de celle ma-
ladie, en changea la nature; et lorsqu'il fut rendu
à lui-même, le repos ne put réparer les désordies
que son zèle pour ses devoirs avait causés. Les accès
devinrent de plus en plus dangereux , et il finit par
être la victime de son patiiotisme et de son courage.
Sa dernière attaque, qui fut si longue et si cruelle,
n'altéra ni son âme , ni même son humeur; toujouis
occupé dans les intervalles de ses douleurs, tantôt
d'un ouvrage qu'un de ses amis venait de publier et
au succès duquel il prenait intérêt, tantôt du sort
d'un homme de lettres alors malheureux, tantôt de
suivre ses pensées, de rassembler quehpies observa-
tions métaphysiques sur la liaison de nos idées
avec l'état de nos organes, il ne laissail rien apeirc-
VIE DE M. TURGOT. 167
voir à ses amis, qu'une sensibililé plus touclianle,
(|ui ne paraissait excitée que par les soins qu'ils lui
lendaient; et son âme vit arriver avec tranquillité le
moment où , suivant les lois éternelles de la nature,
elle allait remplir dans un autre ordre, la place que
ces lois lui avaient marquée (i).
Depuis sa retraite du ministère, il s'était moins
occupé d'objets politiques, et surtout de ceux qui
pouvaient avoir quelque liaison avec l'administra-
tion ou les lois de la France. Cette occupation lui
eût rappelé, d'une manière trop douloureuse, l'espé-
rance qu'il avait eue d'exécuter des idées si salutaires ,
de faire le bien c|ue ses lumières lui montraient ; et
la conduite de ses successeurs n'était pas propre à le
consoler.
D'ailleurs, il sentait qu'on était en droit d'exiger
de lui des détails particuliers, des applications de
ses principes au pays qu'il avait administré, des
moyens d'y mettre en action les vérités qu'il aurait
établies : il était impossible d'exécuter ce plan , sans
donner lieu à des interprétations injurieuses, et sans
encourir le soupçon d'avoir cherché une vengeance
trop au-dessous de lui.
Personne ne méprisait plus les petits secrets aux-
quels , dans toutes les administrations , les hommes
médiocres attachent une importance si puérile. La
connaissance de tout ce qui peut influer sur le bon-
heur public doit être un bien commun à tous , et la
publicité des opérations du gouvernement lui parais-
( i) Lo 20 mars 1781.
lG8 vu: DE M. TURGOT.
sait le frein le plus sur à tous les abus. Tout particu-
lier a, sans doute, le droit de publier ces mêmes
secrets, s'il les a découverts; mais l'iiomme en place ,
à qui on les a confiés, n'a plus celui d'en disposer;
ce droit cesse d'exister pour lui seul. Ce n'était donc
qu'à la postérité que M. Turgot eût pu dire la vérité
tout entière ; car il ne voulait point la dire à demi;
il ne voulait point souiller par des mensonges, ni
même par des réticences, un ouvrage consacré à sa
patrie, à l'humanité. Il avait formé le projet de cet
ouvrage; il devait y développer, dans un ordre mé-
thodique, toutes ses idées sur l'âme humaine, sur
l'ordre de l'univers, sur l'Etre suprême, sui- les
principes des sociétés, les droits des hommes,
les constitutions politiques, la législation, l'adminis-
tration , l'éducation physique, les moyens de perfec-
tionner l'espèce humaine relativement au progrès et
à l'emploi de ses forces, au bonheur dont elle est
susceptible, à l'étendue des connaissances oii elle
peut s'élever , à la certitude , à la clarté, à la simpli-
cité des principes de conduite, à la délicatesse, à la
pureté des sentiments qui naissent et se développent
dans les âmes, aux vertus dont elles sont capables.
Toutes les opinions philosophiques de M. Turgot
formaient un système également vaste et enchaîné
dans toutes ses parties. Souvent , lorsqu'on agitait
devant lui une question particulière d'administra-
tion , de législation , de jurisprudence, on voyait,
avec étonnement , qu'il avait sur cette question , non
une de ces opinions vagues, fondées sur un premier
aperçu, inspirées par une espèce d'instinct, qu'on
VfE DE M. TURGOT. l6C)
adople au hasard, et qu'on défend ensuite par va-
nité, mais une opinion arrêtée, qui se liait d'elle-
même à son système général. Lui parlait-on d'un abus,
d'un désordre, quel que fût le pays de l'Europe où
il régnât, quelle que fût la branche de la législation
qu'il eût infectée, il connaissait l'origine du mal, ses
effets, les causes qui en prolongeaient la durée, et
les moyens de le détiuire. On eût cru qu'il en avait
fait l'objet parliculier de ses réflexions, s'il n'eût été
facile de reconnaître l'application simple et naturelle
de ses principes généraux.
// //e s'est encore trouvé personne , disait Bacon ,
doué d'assez de constance et de force de tête pour
oser s'imposer la loi de renoncer à toutes les théories ,
de détruire toutes les notions que son esprit a reçues,
et de se préparer ainsi lui entendement qui, comme
une table rase ^ soit disposé ii recevoir les idées plus
précises que l'observation et l'expérience lui présen-
teront. Aussi la raison humaine n'est-elle qu'un amas
indigeste de notions reçues dans l'enfance, adoptées
sur parole et rassemblées au hasard. Si un homme,
dégagé des préjugés , d'un âge mûr, dans la vigueur
de ses sens, osait entreprendre ce travail, que ne
devrait-on pas en attendre ? Mais aucun hoînme ne
l'a exécuté , personne n'en a même eu l'idée.
M. Turgot, et jusqu'ici M. Turgot seul, a été cet
liomme. Combien n'aurait-il pas été utile de pouvoir
connaître dans ses principes , dans son encbaîne-
menl, dans toutes ses parties, ce système si forte-
ment combiné, si dégagé de toute opinion reçue
sans examen! Mais M. Turgot n'avait pas même com-
170 VIE DE M. TURCxOT.
mencé à écrire ce grand ouvrage ; et c'est d'après ses
conversations et quelques idées répandues dans le
petit nombre d'écrits qu'il a laissés , que je vais es-
sayer ici d'en tracer une légère esquisse.
La mémoire de nos sensations, et la faculté (jue
nous avons de réfléchir sur ces sensations passées,
et de les combiner, sont le seul principe de nos con-
naissances. La supposition qu'il existe des lois cons-
tantes auxquelles tous les phénomènes observés sont
assujettis de manière à reparaître dans tous les temps,
dans toutes les circonstances, tels qu'ils sont déter-
minés par ces lois, est le seul fondement de la certi-
tude de ces connaissances.
Nous avons la conscience d'avoir observé celle
constance, et un sentiment involontaire nous force
de croire qu'elle continuera de subsister. La proba-
bilité qui en résulte, quelque grande qu'elle soit ,
n'est pas une cerlitude. Aucune relation nécessaire
ne lie pour nous le passé à l'avenir, ni la constance
de ce que j'ai vu à celle de ce que j'aurais continué
d'observer, si j'étais resté dans des circonstances sem-
blables ; mais l'inipression qui me porte à regarder
comme existant, comme réel, ce qui m'a présenté
ce caractère de constance , est irrésistible.
Dès l'instant où je ne dois l'idée d'existence et
l'opinion qu'une chose quelconque existe, qu'à la
constance avec laquelle j'ai vu certaines combinai-
sons de sensations reparaître et suivre des lois régu-
lières, si , dans l'ensemble de la nature, je parviens
à saisir un ordre général dont rien ne s'écarte; si
j'aperçois dans cet ordre une inlenlion , un plan qui
VIE DE M. TURGOT. I7I
su[)pose une intelligence, une puissance active; dès
lors, j'ai l'idée de l'existence d'un Être suprême, prin-
cipe de cet univers, et la même force m'oblige à
croire cette à existence.
Or, M. Turgot avait cru apercevoir dans tout ce
que nous connaissons de l'univers, les traces indu-
bitables, non-seulement d'un ordre, mais d'une in-
tention bienfaisante et conservatrice. Il ne voyait
dans le mal pbysique, dans le mal moral, qu'une
conséquence nécessaiie de l'existence d'êtres sensi-
bles, capables de raison et bornés. La perfectibilité
dont sont douées quelques espèces, et en particulier
l'espèce bumaine, est à ces maux un remède lent,
mais infaillible. Il croyait que, puisque l'ensemble
des pbénomènes annonçait des vues bienfaisantes
avec une puissance au-dessus des forces de notre
intelligence, nous devions croire que le même ordre
subsiste dans les parties de l'univers cacbées à nos
regards, sans être arrêtés par l'impossibilité d'expli-
quer pour quelle cause il ne nous présente pas un
ordre plus parfait suivant nos idées, nécessairement
trop bornées pour en saisir tout l'ensetnble. Il regar-
dait cette opinion comme démontrée, c'est-à-dire
comme fondée sur une probabilité dont la très-
grande supériorité, à l'égard de la probabilité con-
traire, était démontrée; car, si on en excepte la
proposition ou la combinaison de propositions de
l'évidence desquelles nous avons actuellement une
conscience intime, il ne peut, dans aucun genre,
exister pour nous de démonstration que dans ce pre-
mier sens.
17'^' VIE DE M. Tl]RGOT.
Puisque l'existence des corps n'est pour nous que
la permanence d'êtres dont les propriétés répondent
à un certain ordre de nos sensations , il en résulte
qu'elle n'a rien de plus certain que celle d'autres
êtres qui se manifestent également par leurs effets sur
nous ; et , puisque nos observations sur nos propres
facultés, confirmées par celles que nous faisons sur
les êtres pensants qui animent aussi des corps, ne
nous montrent aucune analogie entre l'être qui sent
ou qui pense , et l'être qui nous offre le phénomène
de l'étendue ou de l'impénétrabilité, il n'y a aucune
raison de croire ces êtres de la même nature. Ainsi
la spiritualité de l'âme n'est pas une opinion qui ait
besoin de preuves, mais le résultat simple et natu-
rel d'une analyse exacte de nos idées et de nos fa-
cultés (i).
M. Turgot croyait qu'on s'était trompé, en ima-
ginant qu'en général l'esprit n'acquiert des idées gé-
nérales ou abstraites que par la comparaison d'idées
plus particulières. Au contraire, nos premières idées
sont très-générales, puisque, ne voyant d'abord qu'un
petit nombre de qualités, notre idée renferme tous
(ij M. Turgot disait souvent qu'un homme qui n'avait jamais
regardé la question de l'existence des objets extérieurs comme un
objet difficile et digne d'occuper notre curiosité, ne ferait jamais
de progrès en métaphysique. Il ajoutait que tout homme qui
croyait de bonne foi l'impôt territorial impraticable ou injuste,
ne pouvait avoir de véritables lumières en administration. Cette
observation était aussi juste que fine : on pourrait l'appliquer à
toutes les sciences, à toutes les occupations de la vie, et former
ainsi pour chacune une esj)èce de critérium assez, certain pour l'em-
ployer dans la prati(jue.
VIE DE M. TURGOT. 173
les êtres auxquels ces qualités sont communes. En
nous éclairant, en examinant davantage, nos idées
deviennent plus particulières , sans jamais atteindre
le dernier terme; et, ce qui a pu tromper les méta-
physiciens, c'est qu'alors précisément nous appre-
nons que ces idées sont plus générales que nous ne
l'avions d'abord supposé.
M. Turgot ne regardait point les définitions de
termes, celles qui fixent le sens des mots, comme
rigoureusement, arbitraires. En effet , les mois sont
destinés à exprimer des idées complexes. C'est à
celles de ces idées qu'il peut être utile de combiner
et d'examiner, à celles qui, par une suite nécessaire
de l'ordre des choses , existent dans l'entendement
d'un grand nombre d'hommes , qu'on doit attacher
des signes ; et la définition doit servir non-seulement
à bien déterminer les idées complexes, mais aussi à
bien classer les idées simples qui les composent, et
qui doivent les composer.
Tout être sensible et capable de raisonner doit
acquérir des idées morales. Ces idées doivent être
les mêmes ; elles ne sont donc pas arbitraires; et les
propositions qu'on en peut former, indépendam-
ment de la vérité de définition, ont une vérité réelle.
Les motifs qui nous font préférer, soit relativement
à notre satisfaction, soit relativement à notre exis-
tence sociale, ce qui est juste à ce qui est injuste,
naissent également de la nature de tous les êtres
sensibles et capables de réflexion. C'est donc de la
nature même de notre être que dérivent et la con-
naissance des vérités morales , et les motifs d'v con-
1^4 ^'*^ ^^^ M. TrjRGOT.
former sa conduite, aussi bien que les motifs trintérèl
qui y font manquer.
La vérité de ces principes de morale est donc à la
fois et réelle et indépendante de toute opinion spé-
culative, et il existe des motifs d'assujettir ses actions
à ces principes suffisants, dans presque toutes les
circonstances, pour l'homme né dans un pays où la
civilisation a fait des progrès, et où des lois injustes
ne conduisent pas à l'immoralité et au crime.
Parmi les sentiments moiaux qui naissent néces-
sairement dans le cœur de l'homme, le respect poui-
la vérité est un des plus utiles et un de ceux que
la nature inspire le plus fortement, mais qui s'altère
le plus dans la société. M. Turgot regardait ce res-
pect pour le vrai comme un des principaux devoirs
de la morale ; mais , comme il n'exagérait rien , il
convenait, avec les moralistes éclairés, que le men-
songe cesse d'être coupable dès que la vérité feiait,
soit aux autres, soit à nous-mêmes, non du mal,
mais un véritable tort, c'est-à-dire un mal injuste. Il
faut, de plus, que le silence ou le refus de répondre
soit lui-même une léponse claire ou expt)se à une
injustice réelle. Cependant il pensait que rarement
celui qui dit une chose contraire à la vérité est ab-
solument exempt de blâme. S'il ne doit pas celte
vérité, son tort n'est plus de l'avoir altérée, mais
de s'être placé plus ou moins volontairement dans
l'obligation d'y manquer. C'est ainsi qu'un houuiie
(jui a promis de faire une injustice, est coupable en
ne tenant point sa parole, non de l'avoir violée,
mais de favoii' donnée. C'est ainsi encore qu'un
VII. DK M. TURGOT. \ "] J
lioimiie qui en blesse un auti'e, même dans le cas de
la défense naturelle, n'esl pas coupable pour s'être
défendu , mais pour s'être exposé à l'extrémité qui
a rendu cette défense nécessaire. Les institutions
sociales, en accablant les hommes sous des lois in-
justes, en les forçant de ménager à l'extérieur des
opinions qu'ils méprisent au fond du cœur, et (pi'ils
bravent dans leur conduite, ont détruit ce respect
de la vérité, l'un des premieis liens de la société ,
Tune des premières sources du bonheur que les
hommes peuvent devoir à leur union avec leurs
semblables.
M. Tmgot pensait qu'on peut parvenir à fortifier
dans les hommes leurs sentiments moraux, à les
rendre plus délicats et plus justes , soit par l'exercice
de ces sentiments, soit en apprenant à les soumettre
à l'analvse d'une raison saine et éclairée. C'est par ce
motif qu'il regardait les romans comme des livres
de morale, et même, disait-il, comme les seuls oii
il eût vu de la morale. D'ailleurs, c'est là surtout que
l'on voit le mieux l'influence de nos actions sur le
bonheur et sur la conduite de ceux qui nous envi-
ronnent, partie de la morale la plus importante et
la plus négligée. Enfin, on chercherait vainement,
dans les autres livres, des recherches faites avec une
sorte de scrupule sur les moyens de réparer les fautes
qu'on a pu commettre, autre partie de la morale
non moins importante, puisque les crimes vraiment
irréparables sont très-rares, et encore plus négli-
gée, parce que, dans presque tous les pays, l'ava-
rice et l'ambition des prêtres ont imaginé de sup-
176 VIE DE M. TURGOT.
pléer à ce devoir par de vaines et ridicules expia-
tions.
Lame périt- elle avec le corps? M. Tiirgot ne le
croyait pas. L'espèce de dépendance où le principe
pensant et sentant paraît être du corps qui lui est
uni, indique, sans doute, qu'à la destruction du
corps, l'âme doit changer d'état; mais rien , dans cet
événement, ne parait indiquer la destruction d'un
être simple, dont toutes les opérations, il est vrai,
ont été longtemps liées avec les phénomènes de l'or-
ganisation , mais n'offrent aucune analogie avec ces
mêmes phénomènes. Il paraît prouvé par l'observa-
tion qu'aucun corps ne se détruit : les diverses com-
binaisons de leurs éléments les font changer de
forme, et même disparaître à nos sens; mais nous
n'en croyons pas moins qu'ils n'ont pas cessé d'exis-
ter. Par quel singulier privilège l'être pensant serait-i!
seul assujetti à la destruction? Mais que devient-il?
La sagesse, qui paraît régner dans l'économie du
monde doit nous faire croire que cet être suscep-
tible d'acquérir tant d'idées , de réfléchir sur ses sen-
timents; en un mot, de se perfectionner, peut ne
pas perdre le fruit de ce travail exercé sui- lui par
lui-même ou par des forces étrangères ; qu'il peut
éprouver, après la mort, des modifications dont celles
qu'il a reçues pendant la vie soient la cause, et que
c'est peut-être dans ce nouvel ordre dont nous ne
pouvons nous foimer une idée, qu'existe la réponse
aux plus grandes difficultés qu'on puisse faire contre
la sagesse qui règne dans l'arrangement de l'univers.
Cet ordre, en effet, peut offrir et un dédommage-
VIF. UE M. TURGOT. 177
ment des douleurs souffertes, et des récompenses
à la vertu. Mais M. Turgot n'allait pas plus loin.
Autant il trouvait lidicule de regarder le directeur
de tant de mondes comme un monarque occupé à
distribuer des cordons, ou à condamner à des tor-
tures, ayant une cour, une bastille et des bourreaux;
autant il kii paraissait insensé de vouloir se mettre
à sa place, et créer un nouvel univers pour se con-
soler de n'avoir pu connaître qu'une bien faible
partie de celui qui existe.
Ces vues d'une métaphysique générale, dont nous
ne pouvons offrir qu'une petite partie, occupèrent
longtemps M. Turgot. Il n'aimait pas en parler,
même à ses amis les plus chers. Persuadé qu'il pou-
vait répandre une véritable lumière siu" ces ques-
tions, aliments éternels de disputes chez presque
tous les peuples, se flattant de l'avoir entrevue, il
crovait qu'un ouvrage méthodique et approfondi
était le seul moyen de dissiper une obscurité qui
tient uniquement à la difficulté de soumettre à une
analyse exacte des idées fines et compliquées, et il
était persuadé qu'il ne pouvait rien détacher de cet
ensemble sans affaiblir, sans presque anéantir la force
des preuves qui en résultaient. Aussi , de tous les
hommes qui ont eu sur ces mêmes questions une
opinion arrêtée, aucun n'a eu peut-être une convic-
tion plus forte, plus inébranlable, et, seul, il a été
vraiment tolérant. 11 tolérait également et le pyrrho-
nisme et la croyance la plus ferme des opinions
opposées aux siennes, sans même que cette opposi-
tion altérât en rien , ni son estime pom- les talents ,
V. 12
170 VIE DE M. TURGOT.
ni sa confiance pour les vertus de ceux qui les avaient
embrassées.
Les hommes n'ont pu former des associations ré-
gulières, que pour la conservation de leurs droits
naturels. Ces droits sont la sûreté de leur personne
et de leur famille, la liberté et surtout la propriété.
L'homme a sur les fruits du champ qu'il a défriché,
sur le logement qu'il a construit, sur les meubles ou
les instruments qu'il a fabricjués, sur les provisions
qu'il a rassemblées, un droit qui est le prix de son
travail; et l'espérance qu'il a nourrie de conserver
ce fruit de ses peines, la douleur de les perdre, plus
grande qu'une simple privation, donne à ce droit
une sanction naturelle qui oblige tout autre homme
à le respecter. Dans une société naissante et déjà au-
dessus de l'état de sauvage, chaque homme sait assez
veiller sur sa sûreté, et il ne la met sous la protec-
tion des lois qu'avec une sorte de répugnance. Il a
peu à craindre pour sa liberté. L'esclavage suppose
une société déjà formée et même assez compliquée.
Enfin, les autres outrages à la liberté sont une suite
de l'état social. Ainsi , de tous les droits de l'homme,
la propriété est celui pour lequel il a le plus besoin
de s'associer avec ses semblables, qui prennent avec
lui l'engagement réciproque de la défendre, et en
rendent, par cette association, la conseivation assu-
rée et moins périlleuse. On a donc pu , sans injus-
tice, regarder les propriétaires comme formant essen-
tiellement la société : et si on ajoute que chez tous
les peuples cultivateurs, les limites du territoire sont
celles où s'arrêtent les (hoits de la société; que les
VIE DE M. TURGOT. 1 79
propriétaires de fonds sont les seuls qui soient atta-
chés à ce territoire par des liens qu'ils ne peuvent
lompre sans renoncer à leur titre; qu'enfin eux seuls
portent léellement le fardeau des dépenses publiques,
il sera difficile de ne pas les regarder comme étant
seuls les membres essentiels de celte même so-
ciété.
La piopriété n'est autre chose que la libre dispo-
sition de ce qu'on possède légitimement. Dans l'état
naturel, tout ce dont on jouit sans l'avoir enlevé à
un autre, forme cette propriété ; dans l'état social
elle devient ce qu'on a reçu de sa fiimille, ce qu'on a
pu acquérir par son travail, ce qu'on a obtenu par
une convention. Les lois règlent la manière d'exercer
ce droit, mais ce n'est pas des lois qu'on le tient.
La libre disposition de la propriété renferme le
pouvoir de vendre, de donner, d'échanger ce qui
est à soi, et, si cette propriété consiste dans les
denrées qui se reproduisent, de régler cette repro-
duction à son gré, et de jouir, comme on le voudra,
du produit.
La seule borne à cette libre disposition, est de ne
rien faire qui puisse nuire à la sûreté, à la liberté, à la
propriété, et en général aux droits d'un autre.
La liberté naturelle consiste dans le droit de faire
tout ce qui ne nuit pas au droit d'autrui. Il ne faut
pas confondre cette liberté avec la liberté civile, qui
consiste à n'être forcé d'obéir qu'à des lois, caries lois
peuvent violer la liberté naturelle ; ni avec ce qu'on
appelle la liberté politique, qui consiste à n'obéir
qu'aux lois auxquelles on a donné sa sanction, soit
12.
l8o VIE DR M. TURGOT.
j)ar soi-uiénie, soit par ses repiésenlanls. La liberté
civile n'est qu'une jouissance, confirmée par l'auto-
rité des lois, d'une partie, et souvent d'une très-pe-
tite partie de la liberté naturelle, même dans les pays
où l'on se vante le plus d'étie libre. La liberté poli-
tique n'est véritablement que l'exercice du droit de
souveraineté, droit qui n'a dû son existence qu'à la
société, et qu'il ne faut pas confondre avec ceux pour
le maintien desquels elle a été établie.
Comme le droit de propriété, quoiqu'antérieur à
la société, se trouve modifié dans l'ordre social , de
même la liberté naturelle y devient sujette à certaines
limitations qui naissent de la même cause, la néces-
sité où est rbomme en société d'assujettir à une forme
régulière et commune pour tous une partie de ses
actions. C'est la nature elle-même qui marque encore
quelles doivent être ces actions ; et la loi ne pourrait,
sans attaquei" la liberté, en astieindre d'autres à cette
uniformité.
Ces limitations peuvent être de deux espèces : dans
l'une, elles restreignent la liberté, même sur des
objets où l'on pouirait avoir un motif léel et juste
de ne pas se conformer à la loi; dans l'autre, elles ne
les restreignent que sur des objets indifférents, et
semblent n'ôter que la liberté de suivre ses caprices.
Plus une législation approcliera de l'espèce de per-
fection compatible avec la nature liumaine, moins
on y observera de ces limitations à l'exercice motivé
de la liberté : peut-être disparaitraient-elles même ab-
solument des lois qui obligent à la fois l'universalité
des citoyens; et les limitations qui semblent n'as-
VIE DE M. TURGOT. l8l
sujettir que le caprice, y deviendront aussi de plus
en plus rares.
On peut déjà tirer de ces vérités deux conséquences
importantes. D'abord, puisque l'objet de la société
est partout le même, que partout elle a été instituée
pour le maintien des droits qui appartiennent égale-
ment à tous les hommes, pourquoi les lois destinées
à remplir un même objet, à exercer leur autorité sur
des êtres d'une même espèce, seraient-elles diffé-
rentes? Toutes ont le même but, et le système de
lois qui le remplira le mieux, sera le meilleur* pour
toutes les nations. S'il peut y avoir des différences,
ce n'est point dans les lois qu'il convient de donner
à différents peuples, mais dans les moyens de rame-
neià ces mêmes lois ceux que des législations diffé-
rentes entre elles, mais toutes vicieuses, en ont
écartés.
En second lieu , les lois ne peuvent être que des
règles générales auxquelles tous les membres d'une
société doivent se confoimer, pour se procurer une
jouissance plus certaine et plus entière de leurs
droits. Elles ne peuvent donc être légitimes qu'en
remplissant ces deux conditions: l'une, d'émaner
d'un pouvoir légitimement institué; l'autre, de ne
violer en aucun point les droits naturels qu'elles
doivent conserver. Cette erreur, que toute loi faite
par un pouvoir légitime est juste, n'a pu naître que
dans les républiques, dans celles même qui avaient
l'apparence de la démocratie. Partout ailleurs, elle
eût paru l'expression de la flatterie la plus abjecte.
Mais cette opinion , quoique adoptée par les anciennes
VIE DE M. ÏURGOT.
républiques et renouvelée de nosjonrs par les plus fou-
gueux partisans de la liberté , n'en est pas moins une
erreur. Quoi! lorsque le peuple d'Atlièneseut décerné,
par une loi, la peine de mort contre ceux qui bri-
seraient les statues de Mercure, une telle loi pouvait
être juste! Quoi! la loi en vertu de laquelle il ban-
nissait de la ville tout bomme dont les talents lui
faisaient ombrage, pouvait être une loi légitime!
D'autres violations des droits de la nature peuvent
être moins odieuses ou moins ridicules; mais la rai-
son qui doit les faire condamner reste dans toute
sa force. Cette seconde condition est même bien
plus essentielle que la première. En effet, si l'on sup-
pose des bommes soumis à des lois, dont aucune
ne viole aucun de leurs droits, et que toutes, au con-
traire, concourent à leur en assurer la jouissance,
il importera bien peu à leur bonbeur que ces lois
aient reçu leur sanction sous une forme publique,
ou seulement par le consentement tacite qu'ils leur
auraient donné. On a confondu souvent ces deux
conditions, moins encore parce qu'on a vu souvent
de mauvaises lois naître dans les constitutions abso-
lues (car il en a existé d'aussi mauvaises dans d'autres
gouvernements), mais parce que les lois injustes éma-
nées d'un seul homme, paraissent telles aux yeux
de la multitude, tandis que les injustices du peuple
ne sont des injustices qu'aux yeux des sages. D'ailleurs,
dans les unes, c'est à quelques individus que tout un
peuple paraît sacrifié; dans les autres, ce sont quel-
(jues bommes qu'on a l'aii- d'immoler à l'intérêt ou
au salut général.
VIE DE M. TlIRGOT. I 83
Si on suit les sociétés dans leurs progrès, si l'on
examine suivant (juel ordre et par quel moyen les
richesses s'y foraient et s'y distribuent, on y verra
l'intérêt particulier de chaque individu le porter à
s'occuper d'améliorer sa fortune. S'il est agriculteui-,
ses épargnes, employées à des entreprises de culture,
serviront à augmenter le produit de ses terres , à
multiplier, par conséquent, la masse des denrées, à
en procurer l'abondance, à en diminuer le prix.
Est-ce par son travail, par son industrie qu'il peut
acquérir des richesses? Il cherchera les moyens de
pouvoir dans un même temps, ou produire plus
d'ouvrage, ou faire des ouvrages plus parfaits et
d'une plus grande valeur, et par conséquent à aug-
menter la somme totale de ces valeurs et à faire bais-
ser le prix particulier de chaque objet. Le commei-
çant cherchera, par des spéculations plus adroites, à
se procurer la facilité de vendre à plus bas prix les
mêmes denrées ou d'en fournir de meilleures au
même prix; il tâchera de prévoir les besoins des ha-
bitants des pays où s'étend son commerce, et de four-
nir à ces besoins pour un prix qui lui fasse obtenir
la préférence. Les capitalistes, pour tirer de leurs
fonds un plus grand revenu , les emploieront dans les
entreprises de commerce et d'industrie, et leur don-
neront une activité utile au bien général. Mais plus
ils assembleront de capitaux , plus la concurrence et
la nécessité de ne pas laisser leurs fonds oisifs,
doivent les obliger à baisser cet intérêt.
4insi, dans toutes les classes de la société, l'intérêt
particulier de chacun tend naturellement à se con-
l84 ME DE M. TURGOT.
fondre avec l'inlérét commun; et tandis que la jus-
tice rigoureuse oblige de laisser jouir chaque indi-
vidu de l'exercice le plus libre de sa propriété, le
bien général de tous est d'accord avec ce principe de
justice.
L'agriculture doit être libre, parce que le cultiva-
teur cherche nécessairement à produire le plus de
déniées, et à produire celles qui, pour une peine et
des avances égales, donnent le plus grand produit.
Toute gène est donc inutile, si elle ne dérange
point les spéculations des agriculteurs; et elle nuit
à la reproduction si elle les contrarie.
L'industiie doit être libre, puisque l'intérêt de
tous ceux (|ui s'y livrent est de mériter la piéférence
par la bonté du travail , ou d'en augmenter la masse.
Tout privilège en ce genre est à la fois une injustice
envers ceux qui ne le partagent pas, et une mesure
contraire à l'intérêt général, puisqu'elle diminue l'ac-
tivité de l'industrie.
Le commeice doit être libre, parce que l'intérêt
du commerçant est de vendre beaucoup , et d'avoir
à vendre tout ce dont les acheteurs ont besoin, et
que la concurrence née de la liberté est le seul
moyen d'enlever aux négociants l'intérêt et le désir
de hausser les prix. Toute gêne est donc nuisible,
parce qu'elle diminue à la fois et l'activité et la con-
currence.
L'intérêt de l'argent doit êlrelibie, parce qu'alors
il se règle toujours sui- le profit qu'il rapporte à l'em-
prunteur, et sur In probabilité de retirer ses fonds.
Si on le fixe par une loi, en soumettant à des pertes
VIE DE M. TURGOT. l85
OU à des peines ceux qui s'en écartent, on nuit à l'ac-
tivité du commerce, et l'on augmente le taux de cet
intérêt qu'on voulait diminuer.
Quel droit peut donc avoir la société sur ces ob-
jets? Instituée pour conserver à l'homme ses droits
naturels, obligée de veiller au bien commun de tous,
la justice, l'intérêt public, lui prescrivent également
de borner la législation à protéger l'exercice le plus
libre de la propriété de chacun, à n'établir aucune
gêne, à détruire toutes celles qui subsistent, à em-
pêcher que la haude ou la violence n'en imposent
de contraire aux lois.
Pour procurer aux hommes l'exercice paisible et
libre de leur propriété, il faut nécessaiiement former
un fonds destiné aux dépenses nécessaires pour la
défense commune, et pour l'exécution des lois. D'ail-
leurs, l'état de société exige nécessairement des tra-
vaux publics , utiles à tous les citoyens ou aux habi-
tants d'une ville, d'un village, d'un canton. Ils ne
doivent être faits qu'aux dépens de tous ceux qui en
profitent. Mais ces mêmes travaux ne peuvent être
bien exécutés, ou même le seraient souvent d'une
manière nuisible au droit ou à l'intérêt d'autiui, si
on leur en abandonnait arbitrairement la direction.
Enfin , il peut être utile d'encourager par des récom-
penses des services rendus à tous. De là naît la né-
cessité d'une subvention. Quel sera donc à cet égard
le droit de la société sur les individus? On voit
d'abord que la valeur de celte subvention ne doit
pas aller au delà de ce qui est rigoureusement né-
cessaire au maintien et à la |)rospéiité du peuple,
I 86 ME DE M. TUKGOT.
OU plulôl qu'elle doit s'arrêter précisément au point
o{i il est en général plus utile à chaque individu
de payer cette subvention que de ne pas la payer.
A cette raison de justice, il s'enjoint une autre d'uti-
lité publique. En effet, cette proportion excédante
d'impôt, distribuée à des consommateurs, est abso-
lument perdue pour la culture et pour l'industrie,
tandis qu'au moins une paitie de cet excédant y
aurait été employée, si l'impôt ne l'eût pas enlevée
aux citoyens. On doit observer ensuite, que si la so-
ciété a le droit de levei- une subvention et d'exiger
de chacun une partie de sa propriété, celui de génei-
les individus dans la disposition de ce qui leur reste,
ou dans l'usage de leur liberté, n'en est pas une con-
séquence. On voit, enfin , que cette subvention , pour
être juste, doit être distribuée proportionnellement
aux avantages qu'on retire de la société. Elle doit
donc être imposée sur les propriétés , l'être directe-
ment, et l'être proportionnellement au produit net.
Toute autre forme d'imposition entraînera des at-
teintes à la liberté des citoyens, et à l'exercice du
droit de propriété. Elle serait donc essentiellement
injuste.
Les règles qui déterminent la distribution des pro-
priétés que la mort fait vaquer, les lois relatives aux
conventions qui forment les échanges, les transports
ou de la propriété ou de la jouissance pour un
temps, les règlements nécessaires pour empêcher
([ue dans l'exercice de la propriété le droit d'un autre
ne soit lésé; tels sont les objets du droit civil.
Dans ces lois, lieii ne doit donc être arbitiaire;
VIE DE M. TURGOT. 1 87
tout doit tendre , non à la plus grande utilité de la
société, principe vague et source féconde de mau-
vaises lois, mais au maintien de la jouissance des
droits naturels. Dans l'état de nature, la propriété
du père, fruit de son industrie et de son travail,
doit être également partagée entre ses enfants; et si
un des enfants meurt sans postérité, le père seul a
des droits sur cet héritage. Ce principe suffit pour
régler, dans l'état social , l'ordre des successions. Il
s'agira seulement de reporter chaque bien, suivant
que la transmission héréditaire en est connue , ou
qu'elle ne l'est pas, à la tige ou aux tiges les plus
prochaines qui subsistent, et dont il reste des des-
cendants, et de le distribuer ensuite suivant l'ordre
naturel (i). Mais quels sont les enfants d'un homme,
d'une femme? Si, dans la réponse à cette question,
on veut bien consulter la seule raison , et n'écoutei-
(i) Supposons, 1° un homn)e laissant de la postérité: on
cherchera d'abord à quel dei^ré il a des descendants encore vi-
vants ; on partagera le bien en autant de |)arts égales qu'il a eu
de descendants de ce degré vivants ou avant laissé postérité, et
la part de ceux, qui ont laissé postérité sera distribuée de la même
manière à leurs descendants. 2° Un homme laisse un bien dont il
a lui-même hérité : on cherchera le possesseur en ligne directe le
plus prochain qui laisse une descendance; s'il vit, le bien lui ap-
partiendra; sinon, il sera distribué comme s'il était au même mo-
ment vacant par sa mort. 3° Un homme laisse un bien acquis , ou
des effets mobiliers, on remontera au degré direct le plus
proche dont il reste des personnes vivantes ou des descendants,
comme dans l'article premier. 4" Un homme laisse-t-il un bien
(jui n'a été transmis qu'en ligne collatérale, on commencera par
remonter au premier possesseur, et on le distribuera comme lui
bien mcu!)le que le possesseur aurait laissé vacant au moment
1 88 VIE DE M. TURGOT,
de préjugés d'aucune espèce; si ensuite on veut
bien convenir que la femme égale en tout l'homme,
doit jouir absolument des mêmes droits ; si on se
rappelle dans quelles limites étroites le droit de la
société sur la liberté des individus doit être resserré,
on trouvera facilement quelle législation sur les ma-
riages et sur les droits des enfants nés hors du ma-
riage, sera la plus conforme à la justice, et con-
courra le mieux à remplir l'objet primitif de toute
association politique. On verra que rien , dans cette
partie comme dans aucune autre, ne doit être arbi-
traire, ne doit dépendre de la constitution, du cli-
mat, des mœurs, ou des opinions du peuple.
Le droit de propriété n'est, pour chaque individu,
que celui d'user libiement de ce qui lui appartient.
On ne peut regarder le droit de tester, c'est-à-dire
d'avoir une volonté toujours révocable, de disposer
de ce qu'on possède au moment où on cesse de le
posséder, comme une suite de la propriété. Ainsi,
point de testaments, point même de ces disposi-
tions qui, en cédant une propriété, règlent pour un
temps indéfini, la forme, l'emploi qu'on en doit
faire. Toute fondation , toute piopriété appartenant
à un corps, à une communauté, doit être à la dis-
position de l'Élat quant à la manière d'en jouir et
de l'employer.
C'est de la nature que naît le droit de propriété :
toutes les propriétés fictives ne doivent êtie que des
méine. Par ce moyen on aurait des lois justes, et tellement
simples et claires, que l application ne serait jamais qu'une opé-
ration (le combinaisons et de calcul.
VIE DK M. TURGOT. 1 8t)
représentations des propriétés réelles ; et la société
ne doit pas en créer arbitrairement , comme elle le
fait, en donnant des piiviléges dans la librairie ou
dans les arts, des droits de chasse, d'usine ou de pécbe
sur les rivières.
Suivant le droit naturel, la cbasse appartient à
chaque propriétaire sur son terrain; ia pèche, aux
propriétaires riverains, et à tous ceux qui ont le
droit de parcourir la rivière ; les usines, à ces mêmes
propriétaires pris collectivement , parce que chacun
d'eux n'en peut jouir séparément sans nuire à l'exer-
cice de la propriété des autres.
Nous voyons ici naître la nécessité des lois de po-
lice, c'est-à-dire des règles auxquelles doivent étie
assujettis les hommes dont les habitations, les proprié-
tés, se mêlent et se touchent , pour que la libie jouis-
sance de leurs droits ne nuise ni aux droits, ni à la
sûreté, ni à la santé , ni au bien-êtie de leurs voisins.
Toute distinction héréditaire, si elle a quelque
effet civil, si elle donne quelque droit; toute préro-
gative personnelle, si elle n'est pas la suite nécessaire
de l'exercice d'une fonction publique, est une at-
teinte au droit naturel des autres hommes, un pas
fait contre le but primitif de la société, et par con-
séquent une véritable injustice.
C'est ainsi qu'en ne s'écartant jamais de l'équité,
en se conformant à l'objet de la société , on parvien-
drait aune législation simple, déduite tout entière
des principes de la raison universelle, et à détruire
cette complication des lois , qui n'est pas un des
moindres fléaux de l'humanité.
If)<J VIE DE M. TURGOT.
Le droit qua la société de punir les coupables ,
doit être regardé comme une condition des avan-
tages que la société leur a procurés; sans cela, il
se bornerait, comme celui de la guerre, à ce qui
est strictement nécessaire pour ôter à l'ennemi les
moyens de nuire. Les peines ne sont légitimes qu'au-
tant qu'elles n'excéderont pas ce qui paraîtra suffi-
sant pour détourner du crime , dans le cas où il
n'est commis que par des motifs communs à la plu-
part des individus; et elles doivent, autant qu'il est
possible , punir dans les mêmes passions qui les font
commettre. Enfin, elles doivent être proportionnées
aux crimes, c'est-à-dire diminuer et croître en même
temps que l'importance du tort fait à l'individu qui
en a été la victime, ou l'intérêt qu'a la société de les
léprimer.
Mais il ne faut pas perdre de vue que la certitude
de la punition fait plus d'impiession sur celui qui
est tenté de commettre des crimes, et donne un
exemple plus propre à les prévenir, que la sévérité
des lois et l'atrocité des supplices.
La forme des jugements doit être telle que tout
homme de sang-froid et doué de raison puisse dire :
rt Je consens à me soumettre à une législation où
« l'on a pris toutes les précautions possibles pour
« me mettre à l'abri du crime d'un autre; qui, si
« je suis accusé injustement, ne m'expose à aucun
« danger sensible, à aucune gêne, à aucune priva-
« tion inutile; qui, enfin, si je suis coupable, ne
« me fait éprouver qu'un traitement dont je sens
« aujourd'hui la justice. »
VIE DE M. TUIIGOT. I () I
Qu'ainsi, Facciisé soit traité avec la même huma-
nité, les mêmes égards qu'on lui devrait si son inno-
cence était prouvée.
Qu'il ne soit privé de la liberté que dans le cas
où le crime dont on l'accuse serait puni d'une peine
plus grave que l'expatriation; qu'alors même, s'il
n'est que soupçonné, on se contente de le citer; de
l'obliger à une résidence fixe, et de le veiller, en sorte
qu'il soit arrêté seulement dans le cas où il clierclie-
rait à s'échapper; qu'autrement, il ne soit condamné
à la prison qu'à l'instant où des preuves appoitées
contre lui seront suffisantes pour le déclarer cou-
pable, si dans la suite de l'instruction il ne paivenait
à les détruire.
Que pour enlever au crime l'espérance d'échapper
à la poursuite des lois , pour meltre les citoyens à
l'abri de celle de la vengeance, un accusateur public
soit seul chargé de poursuivre les crimes; mais que
la loi accorde à l'accusé pauvre et privé d'appui le
secours d'un défenseur public, sans lui ôter cepen-
dant le droit de se choisir d'autres conseils.
Que le témoin qui a fait un faux témoignage ne
soit exposé à aucune peine s'il se rétracte avant l'exé-
cution du jugement.
Que durant toute l'instruction , l'accusé soit admis
à donner des preuves de son innocence. Que l'instruc-
tion soit absolument publique , et que les procédures
soient imprimées aux dépens de l'État, à une époque
fixée avant le jugement ( I ).
(i) M. Turgot croyait que l'impression de toutes ces procédures
iga VIF DE M. TTJI5C.0T.
Qu'il soil établi par la loi quelles preuves sont né-
cessaires pour condamner, de peur que, dans une
circonstance particulière, la raison des juges ne soit
la dupe des apparences : mais que ces mêmes
preuves ne soient pas regardées comme suffisantes si
elles ne le paraissent pas à la raison des juges, afin
que l'iiuiocent ne soit pas la victime ou du hasard
qui aurait rassemblé ces preuves contre lui, ou des
erreurs que le législateur a pu commettre en regar-
dant ces pieuves comme devant toujours produire
une conviction complète.
Que la loi détermine ce qui est véritablement un
crime; qu'elle indique, d'une manière précise, et
chaque espèce de crime, et la peine qui doit y être
attachée , sans qu'il y ait jamais rien à prononcer
dans le tribunal , ni sur la qualification des actions ,
ni sur l'étendue de la peine, mais seulement sur le
fait allégué.
Que le tiibunal qui juge soit formé d'hommes
éclairés, choisis dans les classes qui ne partagent pas
les préjugés populaires, afin que ni la nature du
crime, ni l'impiession qu'il pioduit sur les esprits,
ne les exposent pas à condamner un innocent. Que
le tribunal ne soit chargé que de cette fonction
seule; qu'il ne soit pas formé de membres perjié-
tuels, afin que les intérêts de leur compagnie ou
était le moyen le plus sûr d'épargner aux citoyens le danger et
aux juges le malheur ou le crime d'une condamnation injuste. Il
avait fait le calcul de la dépense de cette impression, et avait
trouvé qu'elle était fort éloignée de pouvoir être un motif suffi-
sant de se priver d'une institution si utile.
VIK DE M. TlIRGOT. rg3
Fesprit de corps ne puissent les égarer dans leurs ju-
gements. L'intérêt qu'ont tous les individus à ce
qu'aucun crime ne soit impuni, rend ces deux con-
ditions nécessaires; et il faut éviter également ou
l'ignorance et les préjugés de jurés appelés au hasard
à ces fonctions importantes, ou l'indifférence et l'es-
prit de routine de juges qui en feraient un métiei-.
Que le tribunal soit assez nombreux pour qu'un
nombre suffisant de récusations non motivées mette
l'accusé à l'abri des influences secrètes; et qu'en
même temps les membres du tribunal soient choisis
avec assez de soin, pour que ces récusations ne
puissent donner à aucun coupable l'espérance de
l'impunité.
Qu'on exige, pour condamner, une très -grande
pluralité, et qu'on renvoie l'accusé si cette pluralité
est moindre; sans obliger les juges à changer d'avis,
puisque leur décision doit être inspirée par la vérité
seule.
Que si, malgré toutes ces précautions, il existe
encore quelque doute, ce soit toujours en faveur de
l'accusé qu'il s'interprète; et que pour les peines les
plus graves, et surtout pour celle de mort, si ja-
mais elle peut être juste, l'exécution n'ait lieu qu'a-
près le consentement du magistrat suprême, afin de
laisser un dernier recours à l'innocence opprimée.
Maintenir la libre jouissance des droits naturels
des hommes contre la fraude et contre la violence;
soumettre à des formalités légales les conventions
naturellement légitimes qu'ils peuvent former entre
eux; établir des formes régulières d'acquérir, de
V. ic
I()q VIE DE M. TURGOT.
transmeltie, de lecevoir la piopriélé; assujettir à
des règles communes celles des actions des hommes
que dans l'état social le maintien des droits de cha-
cun exige qu'on y soumette; c'est là que finissent les
droits de la société sur les individus. Le reste des
lois ne peut avoir pour objet que de régler la ma-
nière dont la puissance publique doit exercer ses
fonctions. La religion ne doit pas plus être l'objet
des lois que la manière de s'habiller ou de se
nourrir.
La société, en rapprochant les hommes les uns
des autres, augmente Tinfluence de chacun sur le
bonheur d'autrui; et (juoique dans un sens rigou-
reux les devoirs puissent se réduire à la justice,
c'est-à-dire, à ne violer aucun des droits naturels
d'aucun autre homme, cependant il a dû naître de
celte influence des devoirs d'une autre nature, qui
consistent à diriger notre conduite de manière à con-
tribuer au bonheur des autres. La récompense de
ces vertus est au fond de notre cœur et dans la bien-
veillance de ceux qui nous entourent. Bien peu
d'hommes sont appelés aux vertus publiques (pii
exigent de grands sacrifices. Dans un Etal soumis à
des lois sages, larement ces vertus seraient néces-
saires , et dans les autres elles sont encore plus rare-
ment utiles. Ce sont donc les vertus domestiques,
celles qui conviennent à tous les hommes, celles par
lesquelles chacun influe sur le bien-être de ceux qui
ont avec lui des relations particulières; ce sont ces
vertus qui, si elles étaient communes, contribue-
raient le plus au bonheur général d'une grande société.
VIE DE M. TURGOT. 1(^5
Mais ces mêmes vertus privées qui renferment ce
qu'on appelle les mœurs, n'ont été généralement
pratiquées chez aucun peuple. Elles sont incompa-
tibles avec l'esclavage domestique et les outrages à la
nature humaine qui en sont la suite nécessaire, avec
le mépris barbare pour les nations étrangères; en un
mot, avec les usages et l'esprit des nations an-
ciennes. On les chercherait aussi vainement chez les
nations féroces et superstitieuses qui ont succédé
aux Romains, ou chez les peuples esclaves de l'Asie.
Elles sont rares encore parmi nous qui avons ajouté
toute la corruption de l'esprit mercantile aux restes
houleux des préjugés de nos pères. Mais pourquoi
chez aucun peuple n'a-t-il donc existé de bonnes
mœurs? C'est qu'aucun n'a eu de bonnes lois; c'est
jue partout les lois ont flatté les vices de l'humanité
u lieu de les réprimer; c'est que partout, faites au
gré de la volonté du plus fort , elles ont consacré le
espotisme des hommes sur les femmes, des pères
sur les enfants, des maîtres sur les esclaves, des
riches sur les pauvres, des grands sur les petits, ou
de la populace sur les citoyens. Interprètes fidèles de
la vanité , elles ont séparé les hommes en ordres, en
classes, et contrarié la nature qui tend à les réunir.
Partout elles ont prêté fappui de la force à la char-
latanerie, au monopole, qui cherchent à étouffei*
l'honnête et paisible industrie; partout elles ont
violé dans les lois criminelles les dioits de l'huma-
nité , offensé dans les lois civiles ceux de la pro-
priété, ceux de la liberté dans la législation des
impôts et de l'administration. Partout leur compli-
13.
I()G VIE DE M. TtlRGOT.
cation, comme leurs dispositions injustes, tendent
à inspirer le désir de la iraude, à rendre les hommes
ennemis, à leur créer des intérêts opposés. Partout
elles ont favorisé l'inégalité des fortunes qui plonge
une petite partie des citoyens dans la corruption,
poui- condamner le reste à l'avilissement et à la
misère.
Supposons maintenant ces législations remplacées
par celle que la natuie et la raison nous indiquent.
Tout doit nécessairement changer. Des lois sur les
mariages, plus conformes à la nature , et des lois qui
partageraient les successions entre tous les enfants,
tendraient également à faire régner la paix dans les
familles, et à diviser les fortunes avec plus d'égalité.
La liberté du commerce et de l'industrie favoriserait
cette distribution plus égale, et empêcherait en
même temps la portion la plus pauvre et la plus
faible delà société d'éprouver l'oppression et de gé-
mir dans la dépendance des commerçants liches,
des fabricants privilégiés. Un ordre d'impositions
toujours simple, toujours exempt de vexation, ren-
drait à la fois de la douceur et de l'énergie à l'ame du
peuple, dégradée ou révoltée par l'action toujours
présente de la tyrannie fiscale. Alors on ne verrait
plus ces fortunes de finance et de banque, source
de luxe et de corruption pour celui qui les possède,
et d'avilissement pour ceux qui lui portent envie ou
qui se vendent à ses passions. La suppression de ces
distinctions humiliantes entre les classes de citoyens
qui perpétuent les richesses et l'orgueil de quelques
familles, empêcherait une partie de la société de se
MF DE M. TURGOT. IQy
croire née pour se soumettre à l'orgueil et aux ca-
prices de l'autre, ou pour se venger de l'oppression
par la fraude. Les mœurs gagneraient encore à la
destruction de cette foule de petites places inutiles
dans une administration bien ordonnée, qui, don-
nées à la protection , ne servent qu'à nourrir l'oisi-
veté, l'intrigue, l'esprit de servitude; et les vices
disparaîtraient parce qu'on aurait détruit les causes
(|ui les produisent.
C'est par des lois sages, qui tendent à diviser les
propriétés, que le luxe doit être attaqué. 11 naît des
inégalités de fortune, et il en est la suite nécessaire.
Les lois somptuaires sont injustes , nuisent à l'indus-
trie ; elles sont éludées, ou, en assurant la durée
des foitunes dans les familles, elles servent à main-
tenii' cette inégalité dont les effets sont plus dange-
reux que ceux du luxe.
C'était dans les mauvaises lois que M. Turgot
voyait la source des mauvaises mœurs (i), et c'est
par cette raison qu'ayant des principes de morale
très-purs, auxquels il avait religieusement soumis sa
conduite, il avait tant d'indulgence dans ses juge-
ments. Tout ce qui ne portait point le caractère de
la bassesse, de la fausseté, de la dureté, du mépris
pour les droits des bommes, de la tyrannie, trou-
vait facilement grâce à ses yeux éclaiiés; il y voyait
la faute des institutions sociales plus que celle des
(i) On a beaucoup répété le mot d'un ancien, qaid vcinœ sine
mnribus leges proficient? Il y a peu de maximes plus antiphiloso-
phiques, et qui aient fait plus de mal. La maxime contraire, (jidd
ra/ii sine Icgibits mores proficient ? serait plus vraie.
IC)S ME DE M. TLIIGOT.
Iioiiiiiies , et , lorsque ces faiblesses et ces vices étaient
joints à des qualités estimables ou à des vertus
réelles, il croyait que ces vertus appartenaient à
l'homme même, et que le reste ne lui était qu'é-
tranger.
Le véritable intérêt des peuples est donc d'être
assujettis à une législation qui, respectant tous les
droits des hommes, soit uniquement occupée de les
en faire jouir, et qui, fidèle aux principes d'une rai-
son éclairée , ail clieicbé les moyens les plus sûrs et
les plus simples de parvenir à ce but.
Quelle que soit la constitution à laquelle le peuple
est soumis, un commerce libre, une industrie sans
entraves, un impôt levé directement sur les terres,
des lois civiles simples , des lois criminelles humaines
et justes, qui, toutes fondées sur la natuie de
l'homme et des sociétés , et déduites de ces principes
par la raison, doivent être partout les mêmes;
voilà ce qui partout fera le bien du peuple, ce qui
partout peut faire naître le bonheur et les vertus.
Si l'on s'est écarté de ces principes, l'intérêt du
peuple est encore qu'on s'en rapproche , quels que
soient son gouvernement, ses mœurs, sa religion,
ses usages, ses opinions. C'est donc à établir quelles
doivent être ces lois, à trouver les moyens de les
rendre aussi simples, aussi paifaites, qu'on peut l'es-
pérer, que doivent s'exercer les écrivains politiques,
et non à chercher (|uelles lois conviennent à un de-
gré de latitude plutôt qu'à un autre, quelles insti-
lulions sont plus propresà exalter certaines passions,
a favoiiser les intérêts de quelques classes, à soute-
VIE DE M. TLIRGOT. 1 99
nir dittéreiites espèces de lyrannies, et à perpétuer
des préjugés plus ou moins absurdes.
En supposant des lois faites sur ces principes,
malgré quekpies abus particuliers d'autorité, le su-
jet d'un monar(|ue serait encore réellement plus
libre qu'il ne l'est dans la plupart des constitutions
prétendues républicaines où l'on se vante de jouir de
la liberté. En effet, si l'on examine les gouverne-
ments qui osent se diie libres, on y verra les hommes
soumis à une foule de gènes réelles qu'ils sentent,
dont ils gémissent, mais contie lesquelles ils ne ré-
clament point, parce qu'elles n'entrent pas dans l'i-
dée d'esclavage , telle que leurs préjugés la leur
donnent. Si on considère ensuite les Etats où la liberté
politique n'existe pas même en apparence, on verra
que la plupart des vexations dont on s'y plaint,
naissent des défauts de la législation et non de la
privation de cette liberté.
Si des lois justes y étaient établies, si elles étaient
consacrées par l'opinion commune conmie les seules
qui soient conformes à la raison et à la nature, ces
lois seraient respectées. 11 suffit , pour le prouver, de
jeter les yeux sur cette foule de lois absurdes qui
ont avili ou tourmenté l'espèce humaine, et dont au-
cune n'a été rendue sans un motif fondé sur quelque
erreur populaire. Avec des lois simples, on aurait
bien peu à craindred'un gouvernement devenu pres-
(jue sans action, puisqu'il aurait i énoncé à la manie
de tout régler, de tout diriger. On n'aurait plus à re-
douter cette aristocratie qui domine partout et qui
n'est née que de l'inégalité des richesses. Tous les
200 VIE DE M. TURGOT.
moyens indirects d'opprimer seraient détruits, et
des abus d'autorité directs et faits à découvert ne
peuvent qu'être très-rares, n'attaquent qu'un petit
nombre d'individus, n'ont lieu enfin que dans des
circonstances extraordinaires (j).
Si l'on considère les rapports d'un peuple à un
autre, on peut dire que l'intérêt national n'existe
pas dans ce sens où l'on suppose ces intérêts oppo-
sés. En effet, si les chefs d'une nation peuvent trou-
ver un avantage réel à soumettre un autre peuple,
cet avantage ne peut s'étendre sur le corps entier de
la nation. Plus un peuple sera entouré de voisins
riches, puissants, ayant de l'industrie, plus il trou-
vera chez eux de lessources pour ses besoins, d'en-
couragement pour son industrie. 11 sera sans doute
obligé de ne cultiver que les denrées auxquelles son
sol est le plus propre, de n'exercer que les genres
d'industrie où il peut soutenir la concurrence; mais
loin que ce soit une perte pour lui, c'est au con-
traire un bien pour tous. La li])erlé du commerce
étranger est pour un peuple le seul moyen de mettre
le commerce à l'abri du monopole. Il lui importe
également que dans la vente de ses denrées la con-
currence étrangère le rende indépendant des com-
merçants nationaux, et que cette même concur-
(i) Un prince a très -rarement un intérêt réel d'abuser du pou-
voir, et il est le seul, dans un État monarchique, qui j)uisse en
abuserd'une manière directe. Les ministres peuvent avoir phisqiie
lui l'intérêt d'opprimer, et les grands ou les agents subalternes du
gouvernement plus (jue les ministres ;,m.iis ni les uns ni les autres
ne peuvent exercer qu'une oppression indirecte.
VIE DE M. TLRGOT. 20I
lence, en lui apportant les marchandises étrangères,
le défende contre l'avidité de ses manufacturiers.
Quand même les autres nations rejetteraient ses den-
rées, lui fermeiaient leurs ports, son intérêt serait
encore que les siens leur restassent ouverts : une ré-
ciprocité de prohibitions ne servirait qu'à le priver
du secours des étrangers, et le condamner à payer
plus cher ses besoins. L'intérêt commun des peuples
est d'être bien gouvernés chez eux, d'être justes en-
vers les étrangers comme envers les citoyens, de con-
server la paix avec les nations voisines. Les guerres
de vanité, les guerres d'ambition , les guéries de com-
merce sont également sans objet. Jamais un peuple
ne peut avoir intérêt ni d'en attaquer un autre, ni
de gêner sa liberté, ni de s'emparer, à son exclusion ,
d'une bi anche de commerce ; et l'on peut dire en
général et dans le même sens, que l'intérêt d'une
nation est d'accord avec l'intéiêt commun de toutes,
comme on a dit que l'intérêt bien entendu de chaque
individu s'accordait avec l'intérêt commun de la so-
ciété. Plus les peuples auront de bonnes lois , plus
les guerres seront rares. Ce sont les mauvaises lois
qui produisent et les haines nationales, et ces pas-
sions inquiètes et turbulentes qui ont agité tant de
nations.
Que des idées si simples et si naturelles aient été
si longtemps ignorées, on ne doit pas en être sur-
pris, si on songe combien, depuis les temps histo-
riques, il y a eu peu de pays où quelques hommes
aient cultivé leur raison , et pendant combien peu
de temps ils ont pu la cultiver lijjiement. La méthode
VIE DE M. TURGOT.
qui nous conduit à des vérités précises par l'analyse
de nos idées, n'a été connue que pour les sciences
mathématiques avant le dernier siècle. C'est à la fin
du même siècle, et dans celui-ci, c[u'elle s'est étendue
sur toutes les pailies des connaissances humaines,
et qu'en même temps elle s'est répandue dans pres-
que toutes les nations de l'Europe. Mais il paraîtra
peut-être plus étonnant que la plupart de ces vérités
de l'économie politique n'aient pas été adoptées par
tous les espiits dans le moment où elles leur ont été
présentées. On peut en accuser sans doute, jusqu'à
un certain point, l'intéiêt et les passions; mais cette
cause ne suffirait pas. Ceux qui ont un intérêt du
moins momentané de comhatlie ces vérités, ne
forment ni la partie la plus nombreuse de la société,
ni celle qui exerce le plus d'empire sur l'opinion
générale. Quelle est donc la cause du peu de progrès
qu'ont fait jusqu'ici des vérités si simples et si im-
portantes?
La plupart des hommes , soit par le vice de leur
éducation, soit pour n'avoir pas contracté l'habi-
tude de réfléchir, ne jugent point par eux-mêmes
et reçoivent d'autrui toutes leurs opinions. Pour
juger par soi-même, il faut savoir analyser les pro-
positions qu'on examine, et les preuves sur lesquelles
on les appuie, examen qui exige du temps, du tra-
vail, et, pour presque toutes les questions, des études
préliminaires. Dans les sciences physiques, on con-
vient sans peine de son ignorance; on avoue que
pour les entendre on a besoin de les étudier; on
connaît ceux qui passent pour être instruits, on
VIE DE M. TUKGOT. 2o3
s'en rapporte à eux; et il suffit que les gens éclaii'és
conviennent d'une vérité poui que le reste la croie et
la professe. 11 n'en est pas de même dans l'économie
politique. Chacun s'y croit juge; on n'imagine pas
qu'une science qui n'emploie que des mots de la
langue usuelle ait besoin d'être apprise; on confond
le droit social d'avoir un avis sur ce qui intéresse
la société, avec celui de prononcer sur la vérité d'une
proposition, droit que les lumières seules peuvent
donner. On veut juger, et on se trompe (i).
Connaître la vérité pour y conformer l'ordre de
la société, telle est l'unique source du bonheur pu-
blic. Il est donc utile, nécessaire même, d'étendre les
lumières, et surtout de les répandre. Dans une nation
où le grand nombre serait vérilablement éclairé et
libre de préjugés, il ne pou riait s'établir que des
lois justes et sages; et en même temps une nation
qui aurait leçu ces lois du génie d'un homme supé-
rieur, ne pourrait rester longtemps dans l'ignorance.
Sans doute la plupart des hommes, obligés d'em-
brasser pour vivre une profession qui remplit tout
leur temps, ne peuvent employer à s'instruire qu'un
(i) M. Turgot disait souvent que si une assemblée d'états, une
compagnie de magistrature , un corps de prélats et de docteurs ,
voulaient juger, d'après eux-mêmes, des questions d'astronomie
et de physique, et croyaient avoir le droit de les décider, ils se
tromperaient aussi souvent que sur les objets d'administration,
de commerce , de législation , etc., et il eût pu en citer plus d'un
exemple. Dans ce moment, l'histoire du magnétisme ou du bléto-
nisme ne prouve-t-elle pas également à quel point l'opinion peut
s'égarer lorsque les ignorants cessent en physique do croire les
savants sui leur [)arole?
204 VIE DE M. TUECxOT.
espace Irès-court; mais d'abord il est aisé de sentir
que si les lois étaient bonnes, si elles ne condam-
naient aucune classe de citoyens à l'humiliation , si
elles favorisaient la division des propriétés et des
richesses, le nombre des pauvres serait moindre, et
le temps que, dans chaque famille, on pourrait con-
sacrer à l'éducation, serait moins resserré.
En examinant les connaissances physiques, mo-
rales, politiques, qu'il serait à désirer de donner à
tous les hommes, qui suffiraient à tous pour l'usage
commun de la vie, qui ne sont pas au-dessus de la
portée des esprits les moins propres à l'étude, qui
développeraient le germe des talents dans ceux en
qui la nature l'a placé, qui serviraient enfin à dimi-
nuer l'inégalité entre les hommes des différentes
classes, et même ceux des effets de l'inégalité natu-
relle ou de l'inégalité d'instruction qui peuvent être
nuisibles, M. Turgot avait obseivé que l'obstacle
qui s'opposait à ce (|ue tous les hommes puissent ac-
quérir ces connaissances ne venait pas de la nature,
mais de nos institutions arbitraires.
Si l'on n'enseignait aux enfanlsque des vérités, si
on ne leur parlait que de ce qu'ils peuvent entendre,
il n'y aurait presque plus d'esprits faux.
On apprendrait plus aisément à lire et à écrire
correctement une langue dont l'orthographe répon-
drait exactement à la prononciation ( i).
(i) M. Tiirgot avait formé une liste complète de tous les sons
tle la langue, à chacun desquels il proposait d'attacher un carac-
tère. Comme toutes les nuances de la prononciation entraient dans
cette liste, il avait porté à trente-huit au moins le nombre de ces
VIE UE M. TURGOT. 2o5
Si les poids, les mesures étaient partout uni-
formes , si leurs divisions étaient formées d'après
une méthode simple et commode; outre les avan-
tages qu'en retirerait le commerce, la facilité d'ac-
quérir des idées justes et nettes sur un objet impor-
tant dans toute la conduite de la vie, aurait encore
plus d'un genre d'utilité.
Une morale, fondée sur la nature de l'homme et
sur la raison, où l'on commencerait l'instruction par
l'analyse et le développement des idées morales,
trouverait un accès facile dans tous les esprits.
Si les lois étaient de simples conséquences des
principes généraux du droit naturel, presque tous
les hommes en pouriaient acquéiir une connais-
sance suffisante pour régler leur conduite; non-seu-
lement parce que ces lois seraient plus simples ,
qu'elles embrasseraient moins d'objets, qu'elles pour-
raient être écrites dans un style plus intelligible,
mais encore parce qu'étant liées entre elles et dé-
duites des mêmes principes, elles se graveraient plus
aisément dans la mémoire (ij.
caractères, au moyen desquels on aurait appris à lire et à écrire
en même temps avec beaucoup de facilité. Ce travail ne s'est pas
retrouvé dans ses papiers.
(i) On doit être effrayé sans doute, lorsqu'on voit dans l'Eu-
rope entière les hommes assujettis à une foule de lois civiles et
politiques qu'ils ne peuvent entendre. L'Angleterre n'est pas ex-
ceptée du malheur général, i" Dans ses lois criminelles, tout ce
qui ne tient pas à la procédure est presque aussi embarrassé,
aussi obscur, que chez les autres peuples, a" Ses lois civiles sont
un chef-d'œuvre de subtilité juriste, et prouvent combien est dé-
fectueuse cette constitution si vantée, qui n'a pas même songé à
•2o6 VIE DE M. TlIRGOT.
Si enfin on avait mis clans les sciences physiques
et dans l'application de ces sciences aux arts plus
de philosophie et de méthode, on sent combien leurs
éléments seraient plus faciles à apprendre. Puis donc
que l'établissement d'une éducation publique vrai-
ment digne de ce nom n'est pas une chimère, le
soin de l'établir et de la perfectionner devient un des
premiers devoirs des chefs d'une nation , et ils doivent
se garder surtout de l'abandonner aux prêtres, dont
l'influence directe sur la morale du peuple est incom-
patible avec le bon ordre des sociétés.
M. ïurgol regardait comme très-importante toute
méthode de simplifier, de rendre plus faciles les
opérations de l'esprit quelles qu'elles fussent. On ne
peut détruire l'inégalité d'intelligence, de lumière,
entre les individus de l'espèce humaine; elle est une
suite de la nature comme de l'état de société ; il serait
nuisible d'arrêter les efforts des hommes supérieuis;
mais (et c'est le but que l'on doit se proposer dans
la société), il est possible de faire en sorte que tous
les hommes, étant instiuits de ce qu'ils doivent sa-
voir, étant préservés des erreurs par l'éducation,
étant à l'abri des prestiges de la charlalanerie dans
tous les genres, la supériorité de connaissances ou de
réformer cet abus. 3" Sa législation du commerce , des manufac-
tures, des finances, ne le cède, ni en complication, ni en déraison,
à celle d'aucun peuple connu. 4** Sa législation politique n'est pas
même exempte de ce défaut; et la dernière querelle sur la légiti-
mité de l'élection de Westminster, c'est-à-dire, sur la question la
plus importante pour la liberté du peuple, en est une preuve
sensible.
VIF DE M. TURGOT. 207
talent, soit un avantage pour ceux qui la possèdent,
sans qu'ils puissent trouver dans cette supériorité le
moyen de tenir les autres dans la dépendance, ou
de les rendre victimes de leur adresse. C'est surtout
en facilitant l'instruction par la simplicité et la net-
teté des méthodes; en faisant naître, en fortifiant l'ha-
bitude de recevoir, d'adopter des notions claires,
que l'on peut parvenir à ce but. La justesse de l'es-
prit suffirait alors pour que les hommes n'eussent
aucun avantage sensible les uns sur les autres dans
les fonctions communes de la vie; car la justesse
est, de toutes les qualités, celle qui influe le plus
sur les détails de la conduite, et celle que la nature
a le plus universellement et le plus également ré-
pandue (i).
Tout obstacle au progrès des lumières est un mal.
Que l'impression soit donc libre. D'abord on ne
peut restreindre cette liberté sans gêner l'exercice
des droits naturels. Qu'est-ce en effet qu'imprimer?
C'est soumettre aux yeux des autres hommes ses
opinions, ses idées. Or, qu'y a-t-il dans cette action
de contraire aux droits d'autrui? D'ailleurs, l'examen
des opinions, des pensées d'un autre, n'est-il pas une
des routes qui peuvent conduire à la vérité? Elle est
un bien réel; et dès lors la société ne peut avoir le
droit de priver aucun individu d'un moyen de la
connaître. Le danger de l'abus de l'imprimerie est
(i) Si on songe qne chez tous les peuples , sans exception , l'é-
ducation a consisté et consiste encore en très-grande partie à reni-
j)lir d'absurdités la tète des enfants, on conviendra que les faits
sont plus favorables que contraires à cette opinion.
208 VIE DE M. TlJRCxOT.
nul. S'il s'agit d'opinions générales, toute vérité est
utile , et une erreur imprimée ne peut être dange-
reuse, à moins qu'on ne soit pas libre de l'attaquer.
S'agit-il de discuter des droits particuliers, des actions
qui ont quelque influence sur l'ordre public? Ce se-
rait alors que les restrictions à la liberté d'imprimer
deviendraient plus tyranniques encore, puisqu'au
droit général d'exposer ses idées, se joint ici le droit
non moins sacré de discuter ses intérêts.
Qu'on examine donc, d'après les principes du droit
naturel, dans quel cas un imprimé peut être un
crime; qu'alors, comme pour les autres délits, on
fixe en quoi il consiste; qu'on détermine les moyens
de le constater, et qu'on le soumette à une peine.
Mais que chaque citoyen conserve le droit d'impri-
mer, comme celui d'employer à son usage un ins-
Irument utile, dont il pourrait abuser pour com-
mettre un crime (i).
M. Turgot regardait l'imprimerie comme l'inven-
tion la plus utile aux hommes. C'est elle qui leur
assure la jouissance de la vérité, et ces avantages pré-
cieux que recevra chaque génération nouvelle, du
progrès toujours croissant des lumières. Paitout où
(x) M. Turgot avait formé le plan de cette partie importante de
la législation. Dans aucun pays de l'Europe la liberté de la presse
n'existe réellement; partout elle est restreinte par des lois. A la
vérité, en Angleterre, ces lois sont tombées en désuétude, ou
plutôt sont exécutées arbitrairement; et comme l'opinion publique
est pour la liberté, les décisions des jurés sont presque toujours
en sa faveur. Il en résulte un inconvénient : les libelles v sont to-
lérés au delà des justes bornes, ce qui a beaucou[) contribué à di-
minuer en Angleterre le ressort de l'honneur.
VIE DE M. TURGOT. 209
la liberté de la presse sera établie, la véiité finira
par triompher de Terreur, et les abus disparaîtront
à la longue. Les grandes injustices particulièies se-
ront plus difficiles, car l'opinion générale dirige
l'autorité, quels qu'en soient les dépositaires; mais,
pour qu'elle ait toute sa force, et pour que sa force
soit bien employée, il faut que celle opinion soit
publique et prononcée.
Il y a loin des principes politiques de M. Turgot,
à ce qu'il trouvait établi chez la plupart des nations,
et Tespérance de les voir s'en rapprocher est en-
core bien éloignée. Toutes, peut-élre, y parviendront
un jour; mais, si la sagesse des gouvernements, si
les efforts des hommes éclairés doivent hâter ce mo-
ment dans les différents pays, ce ne doit pas être par
les mêmes moyens : et c'est surtout relativement à
la facilité plus ou moins grande de se rapprocher du
véritable bien, qu'il faut examiner les constitutions,
les usages, les préjugés des différents peujiles.
Une constitution républicaine est la meilleure de
toutes. C'est celle où Jous les droits de l'homme sont
conseivés , puisque celui d'exercer le pouvoir légis-
latif, soit par lui-même, soit par ses représentants,
est un de ces droits. M. Turgot disait souvent -.Je n'ai
jamais connu de constitution vraiment répuldi-
caine (i), c'est-à-dire, de pays où tous les piopiié-
(i) M. Turiçot avait cessé de vivre avant la fin de la yiierre, et
il craignait pour les Étals-Unis d'Amérique l'influence de l'esprit
mercantile et celle des préjugés anglais, relativement à la consti-
tution des États, à l'impôt, aux lois piohibitives, aux commerces
exclusifs, etc. Voyez sa lettre à M. Price. I/époque de la paix
V. 14
VIE DE IM. JURGOT.
taires eussent un droit égal de concourir à la for-
mation des lois, de régler !a constitution des assem-
blées qui rédigent et promulguent ces lois, de leur
donner la sanction par leur suffrage, et de changer,
par une délibération régulière, la forme de toutes les
institutions publiques. Partout oii ces dioits n'existent
pas d'une manière légale, il n'y a pas de lépublique,
mais une aristocratie plus ou moins vicieuse à la-
quelle on en a donné le nom : et on regardera comme
les plus nuisibles au bonheur commun, celles oii
les hommes qui exercent l'autorité ont un intérêt
contraire à l'intérêt général, parce qu'alors ce sont
celles où volontairement on fait le plus de mal. En-
suite viennent celles qui opposent le plus d'obstacles
aux lumières, oh il faut plus d'efforts et de temps
pour ramener l'opinion publique à la vérité, celles
où cette opinion publique a moins de puissance,
celles enfin où il est le plus difficile de former et
de suivre un plan régulier de réformation.
Le droit de contribuer avec égalité à la formation
des lois est, sans doute, un droit essentiel, inalié-
nable et imprescriptible qui appartient à tous les pro-
priétaires. Mais , dans l'état actuel des sociétés ,
l'exercice de ce droit serait presque illusoire pour
la plus grande partie du peuple, et la jouissance libre
était pour ces États un moment de crise, et il était difficile d'en
prévoir les suites. Même aujourd'hui, il le serait encore de pro-
noncer sur leur avenir, puisque le sort de la liberté américaine
est attaché à l'existence de l'aristocratie héréditaire et militaire,
que les officiers de l'armée ont essayé d'établir sous le nom
d'ordre de Cincinnatus.
ME UE M. TURGOT. -2 11
et assurée des autres droits de la société a une in-
fluence bien plus étendue sur le bonheur de pres-
que tous les citoyens. D'ailleurs, ce droit n'a plus
la même importance, si l'on regarde les lois, non
comme l'expression de la volonté arbitraire du plus
grand nombre, mais comme des vérités déduites
par la raison des principes du droit naturel , et
adoptées comme telles par la pluralité. La seule
différence alors est que le consentement à ces véri-
tés est tacite dans une constitution, tandis que,
dans une autre, il est public et assujetti à des formes
légales et régulières : ainsi, au lieu de l'intérêt très-
grand de n'être pas soumis à la volonté arbitraire
d'un autre, on a celui de n'être soumis qu'à une
raison éclairée qui n'impose que des lois utiles au
lîonbeur général, et de vivre sous une constitution
([ui puisse donner une espérance bien fondée de voii-
s'établir de telles lois.
Sous ce point de vue, les monarchies ont de grands
avantages: i° Le monarque n'a et ne peut avoir au-
cun intérêt de faire de mauvaises lois, avanlage qui
n'existe dans aucune aristocratie, c'est-à-dire, dans
aucun des gouvernements républicains anciens et
modernes de notre hémisphère. u° Souvent il peut
agir conformément à l'opinion des hommes éclairés,
sans attendre qu'elle ait entraîné l'opinion généiale,
et il doit opposer moins de résistance à l'ordre na-
turel qui tend à rendie cette opinion de plus en plus
conforme à la vérité. 3° Enfin , on peut espéier dans
cette constitution , que les mauvaises lois seront at-
la(|uées avec moins de ménagement, et suivant un
2ia VIE DE M. TURGOT.
plan plus régulier et mieux combiné. Des peuples
naissants ou peu nombreux peuvent seuls avoir un
législateur qui ne soit pas un monarque.
On ne peut pas dire qu'un monarque soit intéressé
à défendre la discussion des principes de la législa-
tion , et à empêcber sa nation de connaître quelles
lois contribueraient le plus au bonheur public. En
effet, si la félicité du peuple dépend plus de la sa-
gesse des lois, que de la fornie sous laquelle elles reçoi-
vent leur sanction , il est clair que plus un monarque
emploiera son autorité à donner de bonnes lois, plus
cette autoiité sera sacrée, et moins le peuple même
aura d'intérêt à legietter une constitution libre.
On doit éviter dans la réforme des lois : i° tout
ce qui peut troubler Ja tranquillité publique; i° tout
ce qui produirait des secousses trop vives dans
l'état d'un grand nombre de citoyens ; 3° tout
ce qui heurterait de front des préjugés ou des
usages généralement reçus. Quelquefois une loi ne
peut produire tout le bien qu'elle promet , ou
même ne peut être exécutée tant que l'opinion s'élè-
vera contre elle; et il faut alors commencer par
changer l'opinion. Les lois qui préparent des chan-
gements nécessaires peuvent être différentes pour
les différents peuples, parce que ces lois sont faites
contre des préjugés, des abus qui n'ont ni la même
origine ni les mêmes effets; mais les lois qui éta-
blissent ensuite l'ordre le plus utile à la société doi-
vent être les mêmes partout, puisqu'elles doivent
être fondées sur la natuie de l'homme, sur ses droits,
qui partout sont les mêmes.
VIE DE M. TURGOT. ai3
C'est dans le moment de cette réforme que l'im-
possibilité de faire des lois rigoureusement justes,
réduit les obligations du législateur à ne faire que des
lois dont il résulte une moindre injustice.
Les principes de la politique extérieure sont sujets
aux mêmes modifications. Si les vrais intérêts com-
muns à tous les peuples sont méconnus par vos
voisins, alors la perte d'une puissance qu'ils em-
ployaient contre vous peut être pour vous un avan-
tage réel: alors, quoique le maintien de la tranquillité
générale soit l'intérêt commun de tous les peuples,
on peut regarder certaines révolutions comme avan-
tageuses. C'est ainsi que la destruction de l'empire
ottoman sérail un bien réel pour toutes les nations
de l'Europe, en ouvrant au conunerce des routes
nouvelles, en détruisant le monopole de celui de
l'Inde; et un bien pour l'humanité entière, en en-
traînant l'abolition de l'esclavage des nègres; et parce
<[ue dépouiller un peuple oppresseur, ennemi de ses
propres sujets , ce n'est point attaquer, mais venger
les droits communs de l'humanité. Ainsi, ce qui sem-
bleiait au premier coup d'œil être une exception aux
principes généraux, n'est au contraiie qu'un moyen
de détruire les obstacles qui empêchent de les adopter
dans toute leur intégrité; et il n'en est ni moins gé-
néralement ni moins strictement vrai, qu'il n'existe
jamais aucune raison pour la puissance souveraine,
de gêner dans les citoyens l'exercice de leurs droits,
ni de violer la justice à l'égaid des étrangers.
Les républiques fédératives paraissaient à M. ïurgot
un des meilleurs moyens de concilier la sûreté d'un
2l4 VIE Di: M. TllUGOT.
État contre les invasions étrangères, et sa puissance
pour se défendre, avec la tranquillité intéiieure , et
enfin d'assurer l'indépendance des Étals qui n'ont
pas une vaste étendue. Il croyait que tous les peuples
voisins qui ont la même langue, la même manière
de vivre, les mêmes usages, devaient naturellement
former ces associations; et il avait médité longtemps
sur les moyens de donner à ces ligues une consis-
tance solide et durable , et de les établir sur des
principes fixes. Celles qui existent en Europe ont été
formées au basaid et d'après les circonstances; mais
grâce aux lumières et à l'esprit qui régnent dans ce
siècle, l'Amérique pouvait se créer un système de
constitution plus régulier, plus simple, mieux com-
biné; et cette espérance avait engagé M. Turgot à
s'occuper avec plus d'intérêt encore de cet objet pres-
que neuf en politique.
La seule difficulté qui se présente dans ces consti-
tutions, consisle à trouver les moyens de former une
union que rien ne puisse altérer, et de se procurer
dans les affaires extérieures des forces suffisantes
qu'on puisse employer avec célérité , sans nuiie ce-
pendant à l'indépendance que cliaque république
particulièie doit conserver dans son intérieur, et
sans que les forces préparées pour leur défense com-
mune puissent jamais être employées contre elles.
Si cbaque État adoptait une législation conforme
aux principes du droit naturel; si par conséquent la
liberté du commerce et de l'industrie n'était gênée
ni par des probibilions, ni par des privilèges, ni par
des droits fiscaux, on auiait déjà aplani une grantle
VIK DE M. TUEGOT. 2 1 .'j
pallie de ces obstacles , et tati les sources de désu-
nion les plus dangereuses.
La manière de se rendre les liomuies accusés d'un
délit sur un territoire et réfugiés sur un autre, de-
viendrait encore très-simple, si, en se confoinianl
aux mêmes principes, la loi ne mettait au nombre des
délits que de véritables crimes. Ils seraient les mêmes
partout, les peines seraient peu différentes; ainsi,
aucune raison tirée de l'humanité ou de la justice
ne pouriait s'opposeï' à ce que ces accusés fussent
rendus. Mais l'État où ils ont cherché un refuge doit
offiir une protection à l'innocence opprimée; l'ac-
cusé ne doit donc être rendu que dans le cas où,
d'après un examen scrupuleux du crime et des
preuves déjà acquises contre lui, un tribunal de l'État
où il a cherché un asile aurait jugé qu'il est prouvé
que l'accusation n'est pas l'ouvrage de la vengeance ,
de l'intérêt, despréjugés du moment; et que l'instruc-
tion faite contre l'accusé en son absence suffirait
pour prononcer (ju'il est coupable, si ses défenses
ne pouvaient affaiblir les preuves (|ui en résultent.
Les disputes sur les limites doivent être décidées
avant la confédération; et le peu d'importance d'atta-
cher un canton de plus ou de moins à chaque répu-
blique rendrait presque toujours cette décision facile,
si le commerce était partout également libre; si par-
tout les charges publiques, levées directement sur
les terres, ne s'étendaient qu'aux dépenses néces-
saires. Il ne resterait donc que les disputes sui- des
terrains nouvellement acquis, sur des changements
produits dans le cours des rivières; et pour ces dif-
1 16
VIE DE M. TURGOT.
férends , il seiait facile de convenir d'une législation
d'après laquelle le conseil suprême de la confédéra-
tion déciderait chaque question particulière, et où,
quant aux nouvelles possessions, on laisserait chaque
propriétaire, ou l'assemblée des propriétaires de
chaque canton , libre de s'associer à celui des États
voisins qui lui paraîtrait mériter la préférence.
Le même conseil déciderait également les contes-
tations sur le tort que les travaux publics, entrepris
pour le bien d'un État, peuvent faire aux États
voisins.
Les objets qui restent à régler sont le droit de
faire la guerre ou la paix : l'administration du mili-
taire et celle de l'inqiôt destiné pour être eniployé
à la défense ou à l'avantage commun de la confédé-
ration.
Il paraît d'abord nécessaire que chaque État re-
nonce au droit de faire la guerre ou la paiv , de
former des traités, et qu'il faut laisser ce droit en
entier au corps qui représentera la totalité de la con-
fédération. On peut, pour éviter les inconvénients
de ce pouvoir, établir : i° que ce corps n'auia le
droit de déclarer la guerre qu'à une grande pluralité
de ses membres, et seulement dans le cas d'inva-
sion; 2° que , dans tout autre cas, il faudra néces-
sairement une pluralité, non des voix des membres
de ce conseil, mais des États, dont les représentants
seront alors obligés de se conformer au vœu de
leurs commettants. Mais les détails de la conduite
de la guerre seraient toujours léglés à la pluralité
des voix.
VEE DE M. TUIIGOT. 21 7
Les traités doivent, par les mêmes raisons, élre
rédigés seulement d'après le \œu de la pluralité des
membres, excepté le cas où il s'agirait de faire le sa-
crifice d'un territoire appaitenant à un des membres
de la confédération ; ce qui ne pourrait avoir lieu
que de son consentement ou de l'avis d'une très-
grande pluralité des autres Etats.
L'administration du militaire présente de beau-
coup plus grandes difficultés. En effet, on ne peut,
sans exposer la liberté commune, mettre l'armée
dans la dépendance du conseil suprême, ni laisser
la liberté à chaque État d'en former une suivant sa
volonté. Mais on pourrait éviter ces inconvénients
par des précautions très-simples : i° le conseil su-
prême déciderait des places fortes qu'il conviendrait
d'établir dans chaque Etat aux dépens du trésor
commun ; mais la gainison de ces places en temps
de paix serait formée des milices de l'État particu-
lier qui en nommerait tous les officiers; i^ il n'y
aurait de troupes réglées, en temps de paix, que ces
milices régulières formées par chaque État, et des-
tinées à ces garnisons; mais, dans cha(|ue canton,
les citoyens en état de porter les armes formeraient
des espèces de milices, éliraient leurs officiers, et
se rassembleraient librement, chaque année, pour
quelques exercices. Chaque État se chargerait d'établir
une ou plusieurs écoles de génie, d'artillerie et de
tactique, où l'on enseignerait ces parties de l'art mi-
litaire aux citoyens qui voudraient les apprendre, et
où l'on donnerait des encouragements à ceux qui se
distingueraient. Par ce moyen , on aurait en giande
il (S VIE DE M. TURGOT.
partie les avantages d'une armée sur pied , sans en
avoir les dangers, et au moment de la guerre, chaque
État trouverait prêts ses officiers et les soldats né-
cessaires pour forme!- son contingent. On pourrait
ne lever l'armée qu'à la déclaration de guerre, et la
licencier au moment de la paix ; l'élat actuel des
lumièies permettant de suppléera des connaissances
pratiques dont l'acquisition exposerait à quelque
danger, par une théorie qui n'en peut avoir aucun.
Le soin de former les arsenaux , tant pour l'armée
de terre que pour la marine, serait également remis
à chaque Etat, mais d'après la décision de l'assem-
blée générale ; en sorte que, pendant la paix , chaque
État serait chargé de l'administration, et qu'en temps
de guerre, au contraire, tout dépendrait du conseil
suprême, qui, par les moyens déjà exposés, n'ayant
le pouvoir de faire la guerre, hors le cas d'invasion ,
que parle consentement d'une giande pluralité des
Étals particulieis, ne pourrait jamais acquérir une
autorité militaire ni longue, ni dangereuse.
Quant à l'administration des finances, chaque
État lèverait l'imposition qui serait nécessaire à ses
dépenses particulières; et, pour les dépenses géné-
rales, on les distinguerait en dépenses annuelles et
de paix, telles que les frais du conseil suprême,
les dépenses des affaires étrangères, l'entretien des
places fortes et des arsenaux; enfin, quelques éta-
blissements généraux qu'on peut regarder comme
utiles à tous. La somme nécessaire à ces dépenses
serait fixée chaque année; on imprimerait le tableau
de celle dépense, et, l'année d'après, on déciderait ,
VIE DE M. TURGOT. 2 I ()
d'après ce tableau , à la pluralité des \oix des États,
et d'après leurs instructions, s'il faut augmenter ou
diminuer cette somme, en exigeant, si les Etats sont
un peu nombreux, une plus grande pluralité, tant
pour augmenter que pour diminuer.
Pour les dépenses pendant la guerre, on ne peut
prendre qu'un de ces quatre partis, ou une imposi-
tion suffisante, ou un trésor rassemblé d'avance, ou
un papier-monnaie, ou des emprunts.
Le premiei" de ces moyens est insuffisant dans un
grand nombre de circonstances.
Le second a l'inconvénient d'enlever à la circula-
tion des capitaux qui pourraient être utiles : on ne
pourrait y remédier qu'en partie, en prêtant ces
fonds à des particuliers, opération (jui exposerait à
des pertes, et ouvrirait une source d'abus et de dé-
sordres.
La ressource de multiplier le papier-monnaie pen-
dant la guerre, ne peut être sans danger que dans
le cas oii il serait retiré successivement à la paix; or,
ce moyen produirait alors précisément le même effet
que des emprunts en annuités ; et on serait, de plus,
exposé au danger des pertes causées par le manque
de confiance, danger plus grand et moins borné f|ue
celui de l'augmentation d'intérêt dans les emprunts.
Ces emprunts, s'ils sont remboursés par des annui-
tés fixes plus ou moins longues, sont donc le meil-
leur moyen de pourvoir à des dépenses extraordi-
naires.
La répartition des impositions entre les Etats est
peut-être impossible à faire d'une manière équitable,
VIE DE M. TURGOT.
s'il n'est pas convenu dans la confédération que ,
sous aucun prétexte, il n'y aura d'autre taxe que
celle qui doit être regardée comme la seule juste,
une taxe directe sur le produit net des terres. En
effet, chaque Etat contribuerait à raison de ses fa-
cultés, qui ne peuvent être alors un secret; et il
suffirait d'établir un moyen de corriger les défauts
de proportion à certaines époques fixes. C'est aux
préjugés, qui ont empêché d'établir exclusivement
cette forme d'impôt, que sont dus les troubles qui
divisent aujourd'hui l'Angleterre et l'Irlande. On peut
attribuer presque uniquement à la même cause et
aux mauvaises lois de commejce, la sépaiation de
l'Angleterre d'avec ses colonies; cai-, en politique
comme poui- les autres sciences, l'erreur et la vérité,
et par conséquent le bien et le mal qui en résultent,
se tiennent et s'enchaînent mutuellement; et un seul
principe faux sur une seule pailie, suffit pour porter
dans toutes l'eireur et le désordre.
II y a , comme nous l'avons déjà observé, deux ma-
nières de compter les voix dans le conseil suprême de
la confédération : l'une, par la pluralité des députés ;
l'autre, par celle des cantons. La première doit être
adoptée pour tout ce qui demande à la fois de la
célérité et de la discussion. Dans les autres cas, il
faut prendre la pluralité des cantons, dont les dépu-
tés voteront alors suivant le vœu de leuis commet-
tants. Enfin, pour que, dans les cas où ces députés
votent d'après leur vœu particulier, ils n'abusent
point de leur pouvoir, il faut que le corps chargé
de les élire conserve le droit de les révoquer, sans
VIE DE M. TURGOT. 22 1
alléguer aucune autie cause (|ue sa volonté, mais en
assujettissant cette volonté à des formes, et surtout
en exigeant une grande pluralité , afin de rendre
très-raies ces destitutions, qui affaibliraient le pou-
voir et l'union du corps fédératif. Cette loi suffirait
en même temps pour enlever à ce conseil suprême
le droit si dangereux de prolonger la guerre.
Telles étaient les principales vues de M. Turgot
sur cet objet; et on voit combien elles étaient liées
avec le reste de ses principes, et combien la consti-
tution d'un grand État républicain devrait différer
peu de celle d'une république fédérative, combien
même, aux formes près, destinées à limiter le pou-
voir du conseil suprême , cette administration se
trouverait rapprochée de celle qui convient à toutes
les grandes nations. (Voyez ci-dessus, page ii3 et
suivantes, le projet des municipalités.)
Mais est-il possible que jamais les hommes se con-
forment, en général, à des vues dictées par la saine
raison? Non-seulement M. Turgot l'espérait, mais il
regardait une perfectibilité indéfinie comme une des
qualités distinctives de l'espèce humaine. Les effets
de cette perfectibilité toujours croissante lui parais-
saient infaillibles. L'invention de l'imprimerie en a
sans doute avancé les progrès , et même a rendu im-
possible toute marche rétrograde ; mais cette inven-
tion était elle-même une suite de l'usage de la lecture
répandu dans un grand nombre de pays. L'impri-
merie, telle qu'elle est en usage, n'est pas le seul
moyen de multiplier les copies, et si celui-ci avait
échappé, il s'en serait nécessairement présenté d'au-
VIE DK M. TlIRGOT
très. Cette perfectibilité lui j)araissait appartenir et
au genre humain en général, et à chaque individu
en particulier. Il croyait, par exemple, que les pro-
grès des connaissances physiques, ceux de l'éduca-
tion, ceux de la méthode dans les sciences, ou la
découverte de méthodes nouvelles, contribueraient
à perfectionner l'organisation, à rendre les hommes
capables de réunir plus d'idées dans leur mémoire
et d'en multiplier les combinaisons : il croyait que
leur sens moral était également capable de se per-
fectionner.
Selon ces principes, toutes les vérités utiles de-
vaient finir un jour par être généralement connues et
adoptées par tous les hommes. Toutes les anciennes
erreurs devaient s'anéantir peu à peu, et êtie rem-
placées par des vérités nouvelles. Ce progrès , crois-
sant toujours de siècle en siècle , n'a point de terme ,
ou n'en a qu'un absolument inassignable dans l'état
actuel de nos lumières.
Il était convaincu que la perfection de l'ordre
de la société en amènerait nécessairement une non
moins grande dans la morale; que les hommes
deviendraient continuellement meilleurs à mesure
qu'ils seraient plus éclairés. 11 voulait donc qu'au
lieu de chercher à lier les vertus humaines à des
préjugés, à les appuyer sur l'enthousiasme ou sur
des principes exagérés, on se bornât à convaincre
les hommes par raison, comme par sentiment, que
leur intérêt doit les porter à la pratique des vertus
douces et paisibles ; que leur bonheur est lié avec
celui des autres hommes. Le fanatisme de la liberté.
VIE DK M. TURGOT. 17.5
celui du paliiolisnie, ne lui paraissaient pas des
vertus, mais, si ces sentiments étaient sincères, des
erreurs respectables d'âmes fortes et élevées qu'il
faudrait éclairer et non exalter. Il craignait toujours
que, soumises à un examen sévère et philosophique,
ces vertus ne se trouvassent tenir à l'oigueil, au désir
de l'emporter sur les autres; que l'amour de la li-
berté ne fut celui de la supériorité sur ses conci-
toyens, l'amour de la patrie, le désir de profiter de
sa grandeur; et il le prouvait, en observant combien
il impoitait peu au plus grand nombre ou d'avoir
de l'influence sur les affaires publiques, ou d'appar-
tenir à une nation dominatrice.
Il ne doutait pas que chaque siècle , par les pro-
grès de l'agriculture, ceux des ai ts, ceux de toutes les
sciences, n'augmentât, pour toute classe d'hommes,
leurs moyens de jouissance, ne diminuât leurs maux
physiques, ne leur apprît à prévenir- ou à détourner
quelques-uns des fléaux qui les menacent. Les na-
tions tendent à se rapprocher : bientôt tout ce que
le sol pioduit, tout ce que l'industrie a créé dans
les différents pays, deviendra un bien commun à
l'espèce humaine. Tous les peuples doivent finir par
reconnaître les mêmes principes, par employer les
mêmes connaissances, par se réunir pour les progrès
de la raison et du bonheur commun.
JVI. Turgot voyait que les principes fondamentaux
de la législation et ceux de l'administration avaient
déjà frappé les regards de quelques hommes, en trop
petit nombre, à la vérité. Il voyait que l'objet et les
droits de la société, les devoirs des chefs qui la
I'l[\ VIE DE M. TURCxOT.
gouvernent , les droits des citoyens qui la composent
avaient été fixés. Mais il était loin de penser qu'une
législation dirigée d'après ces principes, où cet objet
serait rempli, où ces droits seraient conservés, fût
dès lors parvenue au dernier terme de la perfection.
Le temps seul et les progrès des lumières pouvaient
conduire, non pas à atteindre ce point, mais à s'en
approcher sans cesse. Il espérait qu'un jour viendrait
où les hommes, désabusés du projet fantastique
d'opposer les nations aux nations, des pouvoirs à
d'autres pouvoirs, des passions à des passions, des
vices à des vices, s'occuperaient à écouter ce que la
raison leur dicterait pour le bonheur de l'humanité.
Pourquoi la politique, fondée, comme toutes les
autres sciences, sui- l'observation et le laisonnement,
ne se perfectionnerait-elle pas à mesure que l'on
porterait dans les observations plus de finesse et
d'exactitude, dans le raisonnement plus de préci-
sion, de profondeur et de justesse? Oserons-nous
fixer jusqu'où pouiraient atteindre en ce genre des
esprits fortifiés par une meilleure éducation, exercés
de bonne heure à des combinaisons d'idées plus va-
riées et plus étendues, accoutumés à manier des
méthodes à la fois plus générales et plus faciles?
Gardons-nous de désespérer du sort de l'espèce hu-
maine; osons envisager dans l'immensité des siècles
qui nous suivront, un bonheur et des lumières don!
nous ne pouvons même nous former (ju'une idée
vague et indéterminée. Comptons sur cette perfec-
tibilité dont la nature nous a doués, sur le pouvoir
du génie, dont une longue expérience nous met en
VIF. DE M. TUKGOT. 22.)
droit d'attendre des prodiges, et consolons-nous
de ne pas être témoins de ces temps plus heureux ,
par le plaisir de les prévoir, d'en jouir d'avance, et
peut-être par la satisfaction plus douce encore d'en
avoir accéléré de quekjues instants l'époque trop
éloignée.
Ainsi, loin de croire les lumières funestes au genre
humain, M. Turgot regardait la facullé de les ac-
quérir comme le seul remède à ses maux, et comme
la véritable justification de l'ordre, imparfait à nos
yeux , mais tendant toujours à se perfectionner, qu'il
observait dans les choses humaines, dans l'univers
considéré par rapport à nous.
L'histoire le confirmait dans son opinion. Sans
être ébranlé par les déclamations des adorateurs de
tout ce qui est ancien, il jugeait son siècle, et le
croyait supérieur à ceux qui l'ont piécédé, en rai-
son, en lumières, et même en vertu. Nos gens cor-
rompus ctaujourcriud , disait- il souvent, auraient (ké
des capucins il y a cent ans.
11 regardait l'amour de la gloire comme un ressort
utile; mais il voyait plus d'un inconvénient dans
ses effets. D'abord, si on excepte celle qu'un homme
doit à ses ouvrages dans les lettres , à ses progrès
dans la philosophie, à ses découvertes dans les
sciences et dans les arts, elle lui paraissait presque
toujours distribuée au hasard. L'opinion du vulgaire
la répand avec injustice, la prodigue à ceux qui
savent le séduire, la refuseaux véritables talents et
aux vertus réelles. En lisant l'histoire, M. Turgot
voyait les historiens, dont la postérité est presque
Y. ir,
uaG VIE Dli M. TURGOT.
toujours l'écho servile, célébrer tantôt des tyrans,
tantôt des ministies oppresseurs. Quelquefois les
monuments nous permettent de démêler la vérité et
de rendre une justice tardive; mais souvent ils nous
manquent, ou même l'erreur se perpétue en dépit
d'eux, et l'amour d'une fausse gloire fait commettre
des injustices aux conquérants, ou apprend à un mi-
nistre habile l'art d'acquérir à peu de frais une répu-
tation usurpée. M. Turgot voyait aussi dans l'amour
de la gloire un obstacle au progrès de quelques par-
ties des connaissances humaines : il croyait que l'a-
mour de l'étude et le plaisir de s'occuper avaient eu
autant de part aux grandes découvertes que le désir
de s'illustrer; et il voyait en même temps, qu'aussi
longtemps que la plupart des hommes travailleraient
dans la vue d'obtenir quelque renommée, les re-
cherches qui demandent de longues observations,
et où des vérités importantes ne peuvent être que le
prix de travaux continués pendant plusieurs généra-
tions, seraient nécessairement négligées. Mais dans
une législation plus conforme au vœu de la nature ,
aux lois de la raison, les hommes employés aux af-
faires publiques étant en moindre nombre , les
grandes fortunes devenant plus difficiles, et le luxe
disparaissant par une distribution plus égale des ri-
chesses, les occupations de l'esprit, les recherches
utiles deviendront une occupation plus générale. On
n'aura plus besoin d'être excité , pour s'y livrer, ni par
l'espérance de la gloire , ni parles récompenses lit-
téraires (i).
(i) M. Turgot pensait sur les académies comme sur tous les éta-
VIF. Di: M. TURGOT. 9.2"
Cétait par ce même principe de la perfectibilité de
l'espèce humaine, que M. Turgot ne regardait ni au-
cun objet d'étude comme assez minutieux pour être
îiégligé, ni aucune spéculation comme inutile.
Tout ce qui pouvait conduire un jour à la décou-
verte d'une vérité, ou contribuer à former un chaî-
non dans le système entier des connaissances hu-
maines , tout ce qui pouvait un jour être susceptible
de quelque application, lui paraissait mériter d'oc-
cuper les hommes. Il regardait même l'occupation ,
l'habitude de cultiver son esprit par le travail et par
l'étude, comme un bien réel et comme un préserva-
tif contre les vices qui naissent du désœuvrement.
Celui qui n'a besoin ni de places , ni de fortune, ni de
considération, pour trouver, d'une manièie douce,
la fin de chaque jour, est bien près d'être veitueux ;
et M. Turgot était convaincu que la nature a mis dans
le cœur de tous les hommes les sentiments qui
peuvent leur faire aimer la vertu, et qu'il faut sur-
tout travailler à empêcher qu'ils n'aient un intérêt
liop grand d'être vicieux.
Avoir exposé les opinions et les piincipes de
iVI. Turgot, c'est avoir peint son caractère. S'il est
blissements qui ne sont pas nécessaires à l'ordre de la société. 11
ne les croyait qne d'une utilité momentanée. Mais, par exemple,
il pensait que les académies seraient utiles tant que les encoura-
gements qu'elles donnent seraient nécessaires aux sciences, et
surtout tant que les lumières étant |)eu répandues, et les préju-
gés subsistant encore en grand nombre, on aurait besoin de ces
compagnies pour opposer une barrière aux charlatans; et qu'en
même temps elles conserveraient assez de pouvoir sur l'opinion
pour que cette barrière fût respectée.
•2'iS MF. DF M. TURGOT.
rare que dans les hommes le caractère et la conduite
soient conformes à leuis principes, c'est que pres-
que jamais ils n'ont réellement les principes qu'ils
affectent par liypocrisie ou par vanité; c'est que
leurs principes sont presque toujouis des préjugés
qu'ils ont reçus, et non des vérités dont ils sentent
les preuves ; c'est que leur raison n'est point à eux.
Comme M. Turgot, au contraire, n'avait adopté au-
cun piincipe sans l'avoir analysé, sans être parvenu
à en avoir une conviction intime, tous ses senti-
ments étaient une suite de ses opinions, toutes ses
actions étaient dirigées par sa raison. Dès lors on voit
pourquoi, sévère pour sa morale, il était indulgent
sur la conduite des autres, qu'il croyait souvent
moins coupables que les institutions sociales ; pour-
quoi, de toutes les actions des hommes, celles qui
tenaient à l'abus de la force et au mépris pour la vé-
rité excitaient le plus son indignation, parce qu'il
croyait que la connaissance de la vérité était le fon-
dement de leur bonheur, et un sentiment de bien-
veillance pour les autres la source des vertus; pour-
quoi enfin , convaincu que les lumières répandues
dans de bons ouvrages étaient un des plus grands
services qu'on pût rendre à la société , il ne pouvait
pardonner ni à ceux qui, par des atteintes à la liberté
d'écrire, nuisaient aux progrès des lumières, ni à
ceux qui osaient soutenii- dans leurs ouvrages des
opinions qu'ils ne pouvaient croire. Les charlatans,
quel que fût leur habit et leur masque, lui inspi-
raient une aversion mêlée de dégoût , parce que
tiomper les hommes, ou leui' faire du mal, était une
VIE DE M. TURGOT. 229
iiiérne chose à ses yeux. Celte conviclion forte de
l'esprit, si elle s'unit au courage, produit la force
de caractère; et on sent combien elle doit être rare.
M. Turgot la possédait , et ne pouvait s'empêcher de
mépriser les hommes qui en étaient privés. Aussi,
très-indulgent pour ceux qui se livraient ou qui cé-
daient à leur penchant pour la volupté, devenait-il
inexorable lorsqu'ils mêlaient à leurs plaisirs des
pratiques leligieuses , parce que ce mélange prouvait
ou une pusillanimité honteuse, ou une coupable
hypocrisie. Sa haine contre les méchants était
franche et irréconciliable; il prétendait même que
les honnêtes gens étaient les seuls qui ne se récon-
ciliassent jamais, et que les fripons savaient nuire ou
se venger, mais ne savaient point haïr. La sa-
tire , si elle était vraie , si elle avait pour objet le
vice et surtout des crimes publics, ne lui paiaissait
qu'une action de justice. Il croyait qu'on pouvait
cacher son nom , parce qu'il ne fallait pas que, pour
montrer son courage, un honmie honnête s'exposât
à une oppression injuste; et l'homme le plus ver-
tueux qui peut-êtie ait jamais existé a fait des vers
satiriques.
Il ne pouvait dissimuler sa haine pour les mé-
chants , son mépris pour la lâcheté ou les bassesses :
ces sentiuïents se peignaient involontairement sur
son visage, dans ses regards, dans sa contenance.
Ce défaut d'empire sur son extérieur, qui tenait à la
candeur de son âme, contribuait, autant que l'édu-
cation contrainte qu'il avait leçue, à l'espèce de ti-
midité el d'embarras qu'il avait dans le monde. 11
2Û() VIE DK M. TURGOT.
était parvenu à laisseï- avancei' devant lui un njait-
vais raisonnement , et même , quoique rarement , de
mauvais principes sans les combattre, et à ne plus
disputer en faveur de la vérité : mais il n'avait pu
commander le silence à sa physionomie. Comme
cette haine pour les méchants n'était que la suite
de son amour pour l'humanité , elle ne lui a inspiré
ni injustice, ni vengeance. Elle n'influait pas même
sur ses jugements. Il louait son ennemi le plus
acharné d'une chose louable, le défendait d'une im-
putation injuste, lui accordait le mérite ou les qua-
lités qu'il asait réellement; mais il ne se croyait pas
obligé de trahir la vérité pour faire louer sa grandeur
d'âme, ni d'épargner le vice ou le crime , parce qu'il
en avait été la victime.
Son désintéressement était celui que donnent un
esprit de justice rigomeuse, une appréciation exacte
des avantages de la richesse et la véritable élévation
de l'âme. Aussi le désintéressement qui tient à la va-
nité, dont on veut se faire un niéiite, n'excitait que
sa compassion ou son mépris. Portant la vertu de
l'humanité au plus haut degré, il l'exerçait avec
toute la délicatesse, et, si j'ose le dire, avec tout le
raftinement dont elle est susceptible. 11 devait être
bienfaisant, mais il l'était sans ostentation, et il
croyait que cette vertu n'est qu'une faiblesse, à
moins qu'en la soumettant à la laison, on ne la
fasse servir à l'utilité commune. Tous ses sentiments
étaient purs, tous ses premiers mouvements étaient
doux ou courageux, et son âme calme, pleine de
candeur et de justice, offrait à ceux qui pou-
VIE DE M. TURGOT. l'5\
valent la contempler, un spectacle à la fois délicieux
et sublime.
Cet accord constant entre sa conduite et ses prin-
cipes, ses sentiments et sa raison; cette réunion
d'une justice inébranlable à la plus douce humanité,
des vertus les plus fortes aux qualités les plus ai-
mables, de la sensibilité à la fermeté du caractère, de
la justesse d'esprit à la subtilité, de la méthode dans
les raisonnements à la hardiesse dans les idées , d'une
analyse fine à des vues vastes, de la profondeur à
l'exactitude dans les détails; ce mérite si rare d'a-
voir tout embrassé dans ses connaissances, et le mé-
rite plus rare encore d'avoir porté dans ce vaste
ensend^le tant de netteté et de justesse; cette cons-
tance inébranlable dans ses opinions sans les exa-
gérer jamais : toutes ces qualités formaient un en-
semble unique peut-être dans l'histoire des hommes ,
et qui ne pouvait se montier que chez une nation
paisible et cultivée, que dans un siècle éclairé. Quel-
ques hommes ont exercé de grandes vertus avec plus
d'éclat, ont eu des qualités plus brillantes, ont
montré dans quelques génies un plus grand génie,
mais peut-être jamais aucun homme n'a-t-il offert à
l'admiration un tout plus parfait et plus imposant.
11 semblait que sa sagesse et sa force d'âme, en se-
condant les dons heureux de la nature, ne lui
avaient laissé d'ignorance , de faiblesse et de défauts,
que ce qu'il est impossible à un être borné de n'en
pas conserver. C'est dans cette réunion si extraordi-
naire, que l'on doit chercher la cause, et du peu de
justice qu'on lui a rendu et de la haine qu'il a excitée.
'2Ô2 \[E DE M. TURGOT.
L'envie semble s'attacher encoie plus à ce qui ap-
proche de la perfection, qu'à ce qui, en étonnant
par la grandeur, lui offre, par un mélange de défauts
et de vices, une consolation dont elle a besoin. On
peut se flatter d'éblouir les yeux , d'obtenir le titre
d'homme de génie en combattant ou en flattant avec
adresse les préjugés populaires ; on peut espérer de
couvrir ses actions du masque d'une vertu exagérée:
mais la pratique constante de la vertu simple et sans
faste, mais une raison toujours étendue, toujours
inébranlable dans la roule de la vérité, voilà ce que
l'hypocrisie, ce que la charlatanerie désespéreront
toujours d'imiter, ce qu'elles doivent tâcher d'étouf-
fer et de détruire.
Pour bien juger M. Turgot , il fallait le connaître
tout entier. On pouvait le trouver froid, et sa raison
seule l'avait préservé d'être un homme très-pas-
sionné : on le jugeait dédaigneux, et jamais homme
ne sentit une estime plus profonde pour les talents
et les vertus, et ne mit plus de prix aux efforts de
la médiocrité modeste et utilement employée. Il pa-
raissait minutieux, et c'était parce qu'il avait tout
embrassé dans de vastes combinaisons, que tout était
devenu important à ses yeux par des liaisons que lui
seul souvent avait su apercevoir. On le croyait suscep-
tible de prévention, parce qu'il ne jugeait que d'après
lui-méme,et que l'opinion commune n'avait sur lui au-
cun empire. On lui croyait de l'orgueil, parce qu'il
ne cachait ni le sentiment de sa force, ni la convic-
tion ferme de ses opinions, et que sentant combien
elles étaient liées entre elles , il ne voulait ni les
VIE DE M. TURGOT. 2 33
abandonner dans la conversation, ni en défendre
séparément quelque partie isolée. Ces opinions elles-
mêmes n'étaient pas connues; il n'existait en Europe
qu'un très-petit nombre d'hommes en état d'en saisir
l'ensemble et de les juger; et comme il ne s'agissait
pas de découvertes isolées sur une seule science,
d'ouvrages soumis au public, comment l'opinion
entraînée par le préjugé aurait-elle pu le juger avec
justice?
Ainsi, l'homme qui n'a fait que du bien put avoir
encore beaucoup d'ennemis; et la réputation d'un
citoyen vertueux, intrépide, ayant de l'esprit et des
connaissances étendues, était auprès du vulgaire tout
ce qu'on accordait à un des hommes les plus extraor-
dinaires que la nature ait pioduits , à celui qui,
peut-être , a été le moins éloigné de la perfection à
laquelle la nature humaine peut s'élever.
RAPPORT
SUR UN PROJET
POUR LA REFORMATIO^^ DO CADASTRE DE LA ilAUÎE GOÏËIl',
Présenté à l'assemblée de cette province, et sur lequel les chefs de celte
assemblée ont demandé l'avis de l'Académie; par MM, Tillet, l'abbe
BossuT, Desmakest, du Séjour et de Condorcet, rapporteur (i).
L'objet qu'on se piopose dans un cadastre, est en
général de répartir un impôt dont la somme est dé-
terminée, sur la totalité de celles des terres d'une
province qui sont sujettes à cet impôt, et de le ré-
partir proportionnellement au produit net de ces
terres. Ce produit net, qui se forme en déduisant de
la valeur des fruits les frais de culture, est appelé
produit imposable dans les mémoires qui nous ont
été remis, et nous lui donnerons désormais ce nom.
Jl existe un cadastre dans la liante Guyenne; mais
ce cadastre a été fait avec trop peu d'exactitude. Peu
de temps après sa confection , c'est-à-dire après 1669,
(i) Les notes indiquées par des chiffres sont de l'auteur de
cet ouvraye j celles qui le sont par des lettres font partie du rap-
J)ort,
2 36 RAPPORT SLR LE CADASTRE
un grand nombre de parliculiers abandonnèrent
leurs terres, dont l'imposition excédait le produit.
On défendit alors ces abandons, à moins que les
propriétaires, en délaissant la terre sur-imposée, ne
fissent un abandon total de leurs autres possessions.
Des villages entiers remirent leurs terres, et on fut
obligé de prendre, sur la masse générale de l'impo-
sition, une somme destinée à être répartie en dimi-
nution sur les communautés qui se plaignaient le
plus; mais la distribution de cette sonnne ne pou-
vait être faite que d'une nianière arbitraire (r).
L'administration a ciu , en conséquence, qu'une
réforme du cadastre était nécessaire, et elle a cher-
ché les moyens les plus sûrs de remplir cet objet
avec le plus de perfection et le moins de frais; elle
désirait en même temps que ces changements indis-
yjensables se fissent, autant qu'il serait possible, de
manière à ne causer aucun trouble aux particuliers,
et à coriiger promptement les parties les plus défec-
tueuses de l'ancien cadastre.
Les moyens qui sont contenus dans le mémoire
dont nous allons rendre compte lui ont paru mé-
riter la préférence; mais avant de les adopter en to-
talité, elle a voulu connaître, sur plusieurs points,
l'opinion de l'Académie.
Pour mettre de l'ordre dans ce rapport, nous
commencerons par examiner le projet en lui-même,
comme s'il était question d'établii- en même temps
(i) On voit que ce cadastre si tléfcctiieux fut l'ouvrage de ce
Colbert, qui, par une exception peu commune, a été mieux ap-
précié pendant son ministère que cent ans a|)rès sa mort.
HE L,V HAUTE GUYENNE, '1?»^
dans la province entière un nouveau cadastre, et
nous traiterons ensuite des nnoyens proposés pour
remplir cet objet successivement , et partie par partie.
La première opération est la connaissance exacte
de l'étendue de chaque propriété. Un cadastre ne
peut être exécuté d'après des principes siirs, s'il
n'est précédé d'un arpentage général. On propose
ici de lever un plan détaillé et figuré de toutes les
terres. On lèvera ce plan au graphomètre , en cal-
culant des triangles assez petits, qu'on rappoiteia
ensuite à ceux de la carte de Fiance; ce qui servira
de vérification pour ce nouveau travail. Les bases
seront mesurées, autant qu'il sera possible, sur la
perpendiculaire à la méridienne, au moyen de per-
ches garnies d'un niveau et de deux fils d'à-plomb,
afin d'avoir avec précision la mesure horizontale
des bases. Les plans des différentes propriétés con-
tenues dans chaque triangle seront levés à la plan-
chette; et comme il faudra que la somme de leur
étendue soit égale à la suiface de chaque tiiangle,
on aura un moyen de vérification pour cette mesure,
comme on en a eu un pour celle des petits triangles.
L'étendue de chaque propriété sera marquée en ar-
pents de Paris, perches, dixièmes de perche, appe-
lés primes; dixièmes de prime, ou centièmes de per-
che, appelés secondes ; de manière que la fraction
négligée sera toujours moindre que la dix-millième
partie d'un arpent. Ces inesuresseront ensuite réduites
en mesures du pays, les seules ([ue connaissent la plu-
part des propriétaires; mais on conserveia la pre-
mière énonciation faite en mesures deParis. Sur le plan
2*38 RAPPORT SLR LE CADASTRE
figuré, cliacjue pièce sera numérotée; on y marquera
la mesure de sa superficie. Des caractères simples
distingueront les différentes natures de biens, comme
bois, prairies, vignes, terres labouiables, jardins, mai-
sons, etc. Les caractères chimiques connus indique-
ront la nature du terrain, etd'autres caractères marque-
ront dans quelles classes des terres divisées, rela-
tivement à leur produit, ont été rangées ou chaque
propriété, ou même ses différentes parties , et dans
ce cas l'étendue de chacune.
Cette méthode nous paraît réunir toute l'exactitude
et toute la simplicité dont les méthodes connues
jusqu'ici sont susceptibles, et les erreurs qu'on
pourra commettre en la suivant, ne peuvent être
d'aucune impoitance relativement à l'objet princi-
pal (a).
C'est ici le plan horizontal que l'on lève; ainsi
cette méthode répond à celle que les arpenteurs
nomment de cutcUatioii. L'Académie, consultée sur
la comparaison de cette méthode avec celle qu'ils
nomment de déçeloppenient , a prononcé en faveur
de la première; ainsi nous nous contenterons de
faire observei' ici, que, dans l'opération du cadastre,
[a] On s'est servi de l'expression les méthodes connues, parce
(|ue l'instrument pour mesurer les distances , inventé par M. l'abbé
Rochon, pourrait, étant appliqué à l'arpentage, donner une
méthode très-exacte, et beaucoup plus prompte qu'aucune de
celles qui ont été employées jusqu'ici. Si d'ailleurs on multipliait
ces grandes opérations , il arriverait nécessairement que les mé-
thodes connues deviendraient de plus en plus expéditives, ou
qu'on en découvrirait de nouvelles. •
DE LA. HAUTE GUYENNE. uSt)
la mesure des propriétés n'étant qu'un piéliminaire
de leur estimation, la principale raison qu'on ap-
portait en faveur de la métliode de développement
(c'est-à-dire, la supériorité de produit des terrains
inclinés sur les terrains horizontaux qui ont une base
égale), ne peut avoir ici aucune application.
Apiès avoir mesuré les propriétés , il s'agit de les
estimer.
On peut remplir cet objet de deux manières : i" en
estimant séparément chaque terre ou chaque par-
tie de terre, si la même pièce en contient de dif-
férentes valeurs. On sent, en effet, que ce n'est pas
telle terre déterminée que l'on estime, mais une
terre contenant tant d'arpents, et chaque arpent
produisant tant : c'est le seul moyen d'empêcher que
les partages, les réunions de domaines ne jettent à
la longue du désordre dans le cadastre.
'i" Ou bien en partageant les terres en un certain
nombre de classes, et en regardant comme égales
entre elles, celles qui ne diffèrent que d'une quantité
plus petite que la différence établie entre deux clas-
ses consécutives.
Comme il ne s'agit pas ici de lever un impôt pro-
portionnel aux produits, mais de partager propor-
tionnellement aux produits un impôt fixe, il est clair
(jue de celte dernière méthode résulte nécessaire-
ment une lésion (i).
(i) S'il s'agissait d'un impôt proportionnel, on éviterait cette
lésion en faisant payer chaque terre comme la moindre de sa
classe; par exemple, en faisant payer comme produisant lo
livres toutes les terres entre lo et i5 livres, comme produisant
^/JO RAPPORT SUR LE CAOASTRF
Il est donc important d'examiner quelle est cette
espèce de lésion , et si même elle est aussi réelle
qu'elle le parait d'abord. En effet, comme cette mé-
thode est beaucoup plus simple que la première, il
est clair que si la lésion qui en résulte est moindre
que celle qui naîtrait des erreurs inévitables de
l'estimation, et peut par conséquent être regardée
comme nulle, on doit préférer la seconde méthode.
On peut classer les terres, relativement à leurs
produits, de deux manières différentes : Tune, en
donnant à chaque classe la dénomination du produit
le plus bas des terres qui y sont placées; l'autre en
donnant à chaque classe, au contraire, la dénomina-
tion du produit le plus haut des terres qu'elle ren-
ferme.
Le taux réel de l'impôt se prendiait en divisant
l'impôt total qui est déterminé, par la somme des pro-
duits formés en multipliant les revenus imposables
par le nombre des arpents qui ont ce même revenu.
Dans le premier des deux systèmes de classifica-
tion, le taux de l'impôt se détermine en divisant cette
même somme fixe par la somme des produits for-
i5 livres toutes les terres entre 1 5 et 20 livres, etc. Mais cet
avantage de l'impôt proportionnel est illusoire, parce que la
totalité de l'impôt devant être réglée par le besoin , on serait
obligé, pour avoir une somme égale, d'augmenter la propor-
tion. Ainsi, par exemple, si, au moyen d'un arrangement
semblable, l'impôt est moindre d'un vingtième, il faudra ajou-
ter un sou pour livre pour avoir la même somme, et dés lors
la lésion reparaît, puisque la terre de lo livres paye cet impôt de
plus, uniquement parce que celle de 14 livres ne paye que comme
telle.
DE LA. HAUTE GUYENNE. Si4 '
mes en iniillipliant le nombre des arpents de chaque
classe par le revenu imposable le plus bas de ceux
que comprend cette classe; ce taux est donc plus fort
que le taux réel.
Dans le second système, le taux de l'impôt se
forme en divisant la même somme par la somme
des produits formés en multipliant la somme des ar-
pents de chaque classe par le revenu imposable le
plus haut de ceux ([ue comprend cette classe; et ce
taux est plus bas que le taux réel.
Il ne résulte de cette différence en plus ou en
moins avec le taux réel, aucun avantage ou aucun
désavantage général, puisque la somme de l'impôt
est fixe; mais il en résulte une disproportion entre
les taxes particulières.
On pourrait prendre aussi le taux de l'impôt , en
divisant la somme imposée par la somme des pro-
duits du nombre des arpents de chaque classe, mul-
tipliés par le terme moyen des revenus imposables
de cette classe; le taux, dans ce cas, peut étie au-
dessus ou au-dessous du taux réel.
Nous allons donc examiner séparément ces trois
systèmes. Cette matièie n'a jamais été discutée d'après
des piincipes rigouieux, et c'est une raison de nous
y arrêter plus longtemps.
Nous rapporterons seulement ici les conclusions
auxquelles nous avons été conduits. Nous avons cru
devoir séparer du lapport les détails et le dévelop-
pement des calculs, qui sont d'ailleurs trop simples
pour mériter une discussion approfondie.
Dans le premier système, c'est-à-dire dans celui
V. 16
•^4'2 RAPPORT SUR LK CADASTRE
où l'impôt de cliaque classe est réglé par le revenu
imposable le plus faible (jui y est compris,
Il arrivera, i" que les produits imposables de
chaque classe payeiont tous l'impôt à un taux plus
fort que le plus haut produit de la niéme classe ;
■i'^ que, dans chaque classe, le produit le plus faible
payera au-dessus du taux réel, et (|ue cette lésion
aura lieu jusqu'à la propiiété dont le produit impo-
sable sera au plus bas produit delà classe, comme
le taux supposé de l'impôt sera au taux réel; en sorte
que, dans ce système, il peut y avoir des classes en-
tières qui payent plus qu'elles ne doivent.
Dans le second système, on trouvera,
1° Que dans chaque classe, les revenus imposables
les plus faibles payeront dans une proportion plus
grande que les plus forts; cela est commun aux deux
systèmes ;
1° Que la propriété de chaque classe dont le le-
venu imposable est le plus fort, payera moins qu'elle
ne doit; et ainsi, en descendant jusqu'au point où
le produit imposable est, au plus haut degré de la
classe, comme le taux supposé est au taux réel; en
sorte que dans ce système il peut y avoir des classes
pour la totalité desquelles le taux de l'impôt soit
trop faible (/;).
[b] Pour mettre ces raisonnements à la portée de ceux qui ne
sont pas familiarisés avec les méthodes de calcul, nous allons pré-
senter ici des exemples arithméti(jnes des différentes conclusions
(pie nous avons tirées.
Nous supposerons d'abord trois classes, la première de lo à 20
livres; la seconde de 20 à 3o; la troisième de 3o à 4t>, dans cha-
DE LA^ HAUTE GUYENNE. 'll\5
Le taux réel est supposé rester inconnu ; il faut
donc se réduire à trouver les limites des erreurs
qu'on peut commettre, et on trouvera que, pour le
cuiie dix propriétés, et que ces propriétés doivent payer loo
livres. Nous supposerons de plus, dans la classe de lo à 20
livres, cinq propriétés de 1 1 et cinq de 12; dans celle de 20 à 3o,
une de 21 , et neuf de 29; dans celle de 3o à 40, deux de 3i , et
huit de 3g.
Le taux réel de l'impôt se trouverait en divisant 100 livres pai-
la valeur totale de ces trente propriétés, c'est-à-dire par 771 ; le
taux réel sera donc y^j; le taux du premier système sera g^plns
grand que Ayj; et dans le deuxième, le taux sera ^^ plus petit
que le taux réel. Puisque , dans les deux systèmes , les propriétés
de chaque classe payeront le même impôt, il est évident que les
plus faibles payeront plus à proportion que les plus forts.
Dans le premier système , les propriétés de 11 livres payeront
'"goÔ""> ^^ '^''•^^ devraient ^ '77I""; elles payeront donc plus
(pi'elies ne doivent payer ; celles de 12 payeraient ~6ïïo^ ^^ ''^"
de J-^Yjj^, c'est-à-dire, plus qu'elles ne devraient payer; fai-
sant ensuite ici la proportion, le taux réel ou ^^ est au taux
supposé ou ^^, comme 10 livres, produit sur lequel on règle
l'imposition , est à un certain produit réel : on trouve ce produit
réel égal à |^ 10 livres; ainsi tout ce qui ser-ait air-dessus dans
cette classe payerait trop peu, et toirt le reste payerait tr'0[); il
en sera de même des autres classes.
Dans le deuxièiue système, les propriétés de 2g livres paye-
r-ont '^".joû"" , au lieu de ^^yyj^, et par conséquent payeront
moins qu'elles ne doivent; celles de 21 livres payeront de même
'^".)o^"" au lieu de ^ ' j 7 { -'-^ , et par conséquent plus qu'elles ne
doivent; et faisant cette pro[)ortion, le taux réel ou \^-j est au
taux supposé ou ^^, comme 3o livres, produit sur lequel on
règle l'imposition, esta un certain pr'oduit réel: on trouve ce
produit égal '^",),y^'^' ; ainsi tout ce (jui est au-dessus de cette va-
leur, payera trop peu , et tout ce qui est au-dessous payera troj>.
On voit qu'ayant les mêmes proi)ortions entre les taux réels et
IG.
'244 RAPPORT SUR LE CADASTRE
second système, l'erreur sera moindre que la diffé-
rence des deux extrêmes d'une classe multipliée par
le taux d'impôt que donne le système; il faudra
donc , pour rendre ces erreurs proportionnelles ,
former les classes de manière que les différences de
produit imposable d'une classe à l'autre soient pro-
portionnelles.
En adoptant la même manière de fixer les diffé-
rences de classes, on trouvera de même, dans le
premier système, poui- limite de l'erreur, la diffé-
rence d'une classe à l'autre, multipliée par le taux
d'impôt que donne le second système (c).
les taux proposés , si on n'avait dans la première classe que des
produits réels au-dessous de^"^„„^", toute cette classe payerait
trop dans le premier système; de même dans le second, si la
deuxième classe n'avait que des produits réels au-dessus de
âili^lli, toute cette classe payerait trop peu : le premier cas au-
rait lieu , par exemple , si , tout le reste égal d'ailleurs , on suppo-
sait dans la première classe dix propriétés de lo, et dans la
deuxième une propriété de 26 livres et neuf de 29 ; le second aurait
lieu , si, dans la deuxième classe, on supposait dix propriétés de
11), et dans la première, cinq de 11 livres, une de i 2 et quatre
de i/i.
(c) En continuant les mêmes exemples, il sera aise d'entendre
ce que nous avons dit des limites d'erreur dans les divers sys-
tèmes. Considérons donc le second système : il est clair que tout
ce qui est entre 10 et 20, sera imposé comme 20, et sur le taux
d'impôt 1^ qui est plus petit que 4^, taux réel ; soit par consé-
quent une propriété au-dessous de 20 et au-dessus de 10, il est
clair que la supposant de 10 livres, et payant le taux d'impôt iûfi^
elle payera moins qu'elle ne doit ; si donc '^"J^^*^" est trop grand ,
il est clair que ce ne peut être que d'une quantité plus petite que
^" ' 1"*^ moins J-^Q— . Dans le premier système, toute la même
DE LA HAUTE GUYENNE. a 4 5
D'où il résulte que, dans ces deux systèmes, non-
seulement il faut classer suivant la méthode que
nous venons d'indiquer, mais multiplier les classes
de manière que la différence d'une classe à l'autre
soit très-petite par rapport à la plus faible des deux
classes.
Si maintenant nous examinons le troisième sys-
tème, nous trouverons, i° que les terres de chaque
classe au-dessous de celle dont le produit imposable
est le plus grand, payeront moins qu'elle à propor-
tion ; 1° que si le taux du système est inférieur au
classe sera imposée comme lo livres , et au taux i^ plus grand
que ^^; mais il est clair que le plus petit produit devant payer
lo livres ^^ , la plus grande erreur possible sera lo livres ^^
moins — ~^}"" ; mais cette dernière quantité est inconnue.
Supposons maintenant une division de classes avec des diffé-
rences proportionnelles; par exemple, que les limites de ces
classes soient lo, i5, aa livres, lo, 33 livres i5 sous, il est aisé
de voir que les taux d'impôt des deux systèmes seront entre eux
comme les termes extrêmes de chaque classe; soit donc une pro-
priété dans la première classe, dont le produit soit lo livres i
sou, le taux de ce système -i^, et le taux réel -f^, cette pro-
priété payera ^ de lo livres i sou, au lieu de payer ^ de lo
livres I sou; mais le taux du second système étant -jL^ et lo livres
Yu étant égal à i5 livres -j^, on peut supposer qu'elle payera le
-^ de i5 livres, au lieu du j^ de lo livres i sou, le -^ de lo livres
étant égal au ^ de i5 livres : cela posé, puisque le taux réel est
plus fort que ^, taux du second système, et le produit plus
grand que lo livres, il est clair que, si l'on ignore la valeur de
cette propriété et le taux réel, on sait du moins que ce qu'elle
doit payer est plus que lo livres ^, on sait aussi qu'elle doit
payer moins que i5 livres -^ : la limite d'erreur est donc au-des-
sous de i5 livres -j^ lo livres ^.
9-46 RAPPORT SUR LE CADASTRE
taux réel, les terres qui sont au-dessus du leniie
moyen seront taxées moins qu'elles ne devraient
l'être, et que, s'il est supérieur au taux réel, les
terres qui sont au-dessus du terme moyen seront
trop taxées ; en sorte que, dans le premier cas, toutes les
terres d'une classe pourront payer trop peu , et dans
le second, toutes les terres d'une classe payer trop.
Si l'on veut, dans ce cas, assigner les limites de
l'erreur, et qu'on suppose les différences des classes
proportionnelles, on Irouvera que, pour les pro-
duits supérieurs au terme moyen , l'erreur sera tou-
jours moindre que la différence entre le terme ex-
tiême supéiieui- et le teime moyen, multipliée par
le taux de l'impôt, tel qu'on l'aurait dans le premier
système; et, pour les produits qui sont au-dessous
du terme moyen, la limite de l'erreur sera la même
que l'on a eue ci-dessus pour le second système (ri).
On observera , de plus , qu'en faisant les diffé-
rences proportionnelles, les taux d'impôt, dans clia-
[d) Nous avons dit qu'on pouvait former un troisième système,
en taxant d'après le terme moven de chaque classe ; ainsi en repre-
nant le premier exemple ci-dessus, on aurait pu taxer les pro-
priétés entre lo et 20 sur le pied de i5 ; celles entre 20 et 3o sur
le pied de 25; celles entre 3o et [\o sur le pied de 35, le (aux d'im-
pôt étant alors 1^ qui est plus grand que le taux réel i^; si,
conservant tout le reste, on avait eu 10 propriétés de 21, au
lieu d'une de ai et 9 de 29, on aurait alors eu le taux réel |^:
ainsi le taux aurait été plus petit que le taux réel.
Dans le premier cas, les propriétés de 11 , 12 livres, qui paye-
ront comme i5 livres, et sur le taux i^, plus grand que ^^i ■>
payeront trop : dans le second , les propriétés qui payeront
comme i5 livres, mais au tauxy^, plus petit que le taux réel
DE LA HAUTE GUYENNE. 2^7
Clin des systèmes, seront en raison inverse du pro-
duit sur lequel on formera la taxe; qu'ainsi il devient
indifférent, dans cette hypothèse, de suivre un des
trois systèmes de classification 11 résulte donc de ce
(|ue nous venons de dire, qu'il faut former la classi-
fication en prenant entre les classes des différences
proportionnelles, et les prendre telles que la lésion
qui en résulte ne soit pas sensible.
i^ous observerons maintenant, i" que l'estimation
tle chaque terre n'est pas rigoureusement exacte, et
qu'ainsi il est inutile de chercher dans la classifica-
tion une exactitude plus grande que celle qui peut
être mise dans l'estimation; 2" que cette erreur dans
la classification n'affectera surtout que la partie in-
férieure de chaque classe des terres, qu'elle sera
favorable pour d'autres valeurs ; en sorte que, pour
les propriétaires qui ont des terres de différentes
valeurs, ces erreuis seront compensées en partie;
'5° que, pour que l'erreur approchât de la limite que
nous avons fixée, il faudrait que presque toutes les
pi'opriétés de chaque classe fussent très-voisines du
1^, payeiont encore trop, parce que leur rapport avec i5 est
plus petit que celui de 699 à vSo, rapport tics deux taux.
Si les difféiences sont proportionnelles , il est aisé de voir que
le taux de ce troisième système sera au taux du second, comme
le terme moyen est au terme extrême : on payerait donc précisé-
ment comme dans ce second système : ainsi les limites de l'erreur
devront être supposées les mêmes.
Soient, par exemple, 10, i5 livres, -22 livres 10 sous,
3'i livres i5 sous, les extrêmes des classes, on voit que si ^ est ,
par exemple, le taux du premier système, -^ sera celui du se-
cfind, et ^ relui d'.i troisième.
9-48 RAPPORT SUR LE CADASTRE
point le plus liaul , et qu'un très-petit nombre fût
placé dans le point le plus bas : ce qui, d'abord, est
très-peu probable, et ce qui , d'ailleurs, pourrait se
réparer facilement en faisant passer ce petit nombre
de propriétés dans une classe inférieuie.
Ainsi , pourvu que le rapport d'une classe à l'aulre
ne soit pas grand , la lésion ne sera point sensible.
Dans le projet proposé, les différences entre les
classes ne sont ni égales, ni proportionnelles. Il y a
trente classes, la première est de lo sous; l'avant-
dernière, de ^53 livres; la première des différences
est jo sous; la dernière est "38 livres; le premier
rappoit de la différence à la quantité est i ; le der-
nier est moindre que f , et plus grand que ^.
Les auteurs de ce projet conviennent, dans la
théorie, du principe que nous avons exposé, c'est-
à-dire de la nécessité de prendie entie les classes des
différences proportionnelles; mais les motifs de l'ir-
régularité apparente qu'on observe ici sont : i° la
crainte de multiplier tiop les classes; 2° l'extrême
petitesse des différences dans les piemiers teimes ,
petitesse telle, que ceilainement les estimateuis les
plus exacts ne peuvent y avoir égard. Si on suppose,
en effet, les différences proportionnelles aux dixièmes,
la première classe étant 10 sous, la seconde sera 1 1,
la troisième 13 et un deniei' environ ; 3° le peu d'im-
portance de l'erreui- : de ces motifs, le second est
le seul qui, suivant nous, doive être de quelque
[)oids. La multiplication des classes n'a d'autre in-
convénient que d'augmenter un travail purement
arillimétique, et toute eireur plus grande que celle
DE LA. HAUTE GUYENNE. u/49
de l'eslimation nous semble ne devoir pas être né-
gligée : il nous païaîtrait donc à désirer qu'on pût
admettre une plus grande division de classes, cin-
quante, par exemple, au lieu de trente; alors il se-
rait possible de supposer la différence d'une classe
à l'autre, d'environ un dixième seulement, en réu-
nissant dans les mêmes classes celles des dernières
divisions dont la différence n'excéderait pas une
très-petite somme, 5 sous, par exemple. En effet,
suivant cette méthode, non-seulement la lésion se-
rait très-petite, mais, de plus, l'erreur de la classi-
fication serait du même ordre, tout au plus, que
celle de l'estimation , parce que les terres d'un très-
petit rapport n'ayant aucune culture légulière, ne
sont pas susceptibles d'une évaluation bien exacte;
mais il nous suffit d'avoir exposé notre opinion sur
les principes de ces opérations ; c'est à l'administra-
tion de la province à décider sur la manière de les
employer.
Nous ajouterons qu'il nous paraît plus simple de
nommer chaque classe par le teime du produit le plus
bas tpii y est contenu, quoique ces dénominations
soient indifférentes : en effet, un propriétaire peu
instruit, qui voit que sa terre a été placée dans la
classe de lo livres, verra sur-le-champ que, pour
se faire placer dans une autre classe, ou pour obte-
nir un changement , il doit prouver qu'elle est au-
dessous de cette valeur ; au lieu que, si elle était
placée dans celle de i j, il faudrait qu'il songeât qu'il
doit prouver qu'elle est non-seulement au-dessous
de I I, mais même de lo. Ce raisonnement, qui n'est
:5o
RAPPORT SUR LE CADASTRE
rien pour des liommes habitués aux affaires, pourrait
embarrasser les propriétaires de campagne, à qui il
sera difficile de faire entendre que, pour- être mal
placé dans la classe de ii livres, il faut réellement
avoir une terre au-dessous de lo livres.
Nous allons passer maintenant à la manière d'es-
timer les terres, et de les placer dans la classifica-
tion dont nous venons d'exposer les principes.
H se présente ici trois espèces de propriétés assu-
jetties au même impôt, mais qui, pai- la manière
de les estimer, exigent une méthode différente.
i" Les terres qui donnent des productions réelles ,
annuelles ou périodiques;
2** Les maisons ;
3° Les moulins de différentes espèces. Il n'est
question dans ce projet ni de mines ni de cariières.
Nous ne parlerons que de la première espèce de
propriétés; le principe général adopté par les au-
teurs du projet , est le même pour toutes les trois; il
consiste à rassembler le plus d'éléments et de moyens
de vérification qu'il est possible : les différences dans
la manière de les estimer tiennent à la nature des
objets , ou à des principes particuliers sur la méthode
d'assujettir à l'impôt les maisons et les usines; prin-
cipes dont la discussion nous estétrangèie : nous nous
bornerons à observer seulement , sans prononcer sur
la vérité ou la justice de ces principes, que les inté-
rêts des habitants des campagnes ont été ménagés
avec soin (i).
(1,1 I^es piincipt'S que nous avons exposés ri-dessus sur la taxe
DE LA HAUTE GUYENNE. 131
Pour parvenir à lestimation des lenes, on forme
une table contenant dix -sept colonnes, et où l'on
marque :
1° Le nom du propriétaire ;
2" Celui du canton ;
3° Les productions naturelles du sol;
4° Celles de la culture;
5° Les qualités physiques de la terre;
6° L'exposition ;
7° Les débouchés;
8° La mesure de superficie ;
9" Le prix des ventes;
io° Le produit affermé;
1 1° Celui des dîmes;
ï-i" Les frais de culture;
ij" Le produit des fruits ou produit brut;
i4° Le produit imposable ;
I 5" L'imposition actuelle;
i6° Le numéro du plan général;
Une dix-septième est réservée pour les observations
particulières.
C'est d'après ces éléments que l'on doit partir
pour placer chaque teire dans la classe qui lui
convient.
Les deux premières colonnes, remplies par les
à laquelle les maisons et les usines doivent être assujetties dans la
répartition d'un impôt territorial, diffèrent à beaucoup d'égards
de ceux que l'administration de la haute Guyenne a cru devoir
adopter. Ces derniers méritent cependant d'être préférés à ceux
<Hii ont (•t(> suivis dans la répaititiou des vingtièmes.
101 RAPPORT SUR Llî CADASTRE
noms des propriétaires et par ceux des cantons, ne
sont susceptibles d'aucune observation.
Les troisième, cinquième et sixième, qui désignent
les productions naturelles du sol, les qualités pliysi-
(jues de la terre, et l'exposition, ne peuveut servir de
base à l'estimation ; mais on sait qu'il existe une liai-
son constante entre la nature des terrains et leur fer-
tilité; l'espèce de productions qui peut y être cultivée
avec succès; enfin, la méthode de les cultiver. Les
productions naturelles d'une terre, c'est-à-dire, les
plantes qui y croissent spontanément, sont aussi des
indices Irès-constanls de sa force productive et du
genre de pioductions qu'elle est plus propre à rece-
voir : l'exposition a, comme on sait, des influences
Irès-marquées sur le succès des différentes espèces de
culture. Les naturalistes et les botanistes paraissent
convenir de ces principes.
On propose de juger ici de la nature du terrain,
en distinguant la qualité dominante de la terre, sa
consistance, le genre des pierres qui y sont mêlées,
leur abondance ou leur dureté, l'épaisseur de la
couche de terre , les bancs de pierres ou de rochers
qui l'interrompent; on choisit parmi les productions
naturelles, les plantes qui y paraissent en plus grand
nombre, et qui semblent y avoir une végétation plus
vigoureuse.
Ces détails, formés en même temps que ceux qui sont
de nécessité absolue, n'augmenteront pas beaucoup
le travail, et il peut en résultei- deux avantages; le
premier, de présenter un moyen de vérification : si ,
en effet, deux terres (jui, ayant une même culture
DE LA HAUTE GUYFJVJVE. 9o!3
et les mêmes débouchés , se trouvent eiicoi e de la
même nature, et que cependant elles soient estimées
avoir des produits très-différents, cette différence pa-
raît indiquer une erreur, et doit obliger à revoir, avec
une nouvelle attention , tous les éléments qui ont
servi à lestimation. Le second avantage est de mettre
à portée de mieux connaître, par une suite d'obser-
vations multipliées, les rapports qui existent entre
la nature et l'exposition du sol , ses productions na-
turelles, sa fertilité, et le succès des différentes espèces
de productions ou des procédés employés pour cul-
tiver. Ce travail, bien exécuté, peut devenir très-
utile aux sciences rurales, et on sent qu'il ne peut
être fait avec autant d'étendue et d'exactitude qu'en
le réunissant à la confection d'une opération générale
et nécessaire.
L'article IV, ([ui désigne les productions que l'on
cultive dans chaque terre, soit constanmient , soit
alternativement , les années de repos, le nombre des
labours , le plus ou moins d'eugrais , etc. , a la même
utilité que ceux dont nous venons de parlei; d'ail-
leurs il est d'usage, dans toute espèce de cadastre ,
de marquer à chaque article l'espèce de propriété
qu'il renferme.
Nous avons déjà observé que l'article VII qui mar-
que les débouchés, sert à comparer les terres entre
elles, et contribue à donner des moyens de vérifi-
cation , c'est-à-dire , des moyens d'apercevoii- les er-
reurs qui ont pu être commises.
!\ous avons parlé de la mesure de superficie.
Le produit des ventes ne peut pas servir à déter-
•^54 RAPPORT SIR LK CADASTRE
miiiei- le produit imposable ; cependant il arrive
rarement cpril ne s'établisse pas dans le même canton,
pour les terres susceptibles des mêmes productions ,
un denier commun de ventes : ainsi, toutes les fois
que l'évaluation du produit imposable d'une terre
s'écartera de ce denier commun , d'une manière sen-
sible, on aura lieu de soupçonner une erreur, et on
sera averti de la nécessité d'un nouvel examen.
Les dîmes ne sont évaluées que d'après le produit
des fruits ; mais on les place ici , i*" pour avertir qu'elles
doivent être ajoutées aux frais de culture; 2" paice
que connaissant, d'après cette évaluation, la valeur
des dîmes d'un canton , on peut la comparer avec la
valeur estimée de la même dîme, et se procurer,
pai- ce moyen, une nouvelle preuve de l'exactitude
de ses opérations.
On marque le prix des fermes. Si toutes les terres
étaient affeimées, on pourrait prendre ce piix pour
le produit imposable; mais, 1° il s'en faut beaucoup
que toutes les terres soient affermées, au lieu qu'il est
possible, pour toutes, de trouver le produit impo-
sable, en déduisant du produit des fruits les frais de
culture; 2** quoique le prix du bail soit le résultat
des calculs que les propriétaires et les fermiers font sur
leurs intérêts, et que la concurrence doive le portei'
à très-peu près à la vraie valeur du produit impo-
sable, il n'en est pas en général aussi approché qu'il
paraîtrait devoir l'être.
Les conditions des baux dépendent de beaucou[)
de considérations personnelles et locales; d'ailleuis,
[)artout où l'on impose pioportionnellement aux prix
DE L.\ HALTE GUYENNE. ti55
(les feiiiies, on clieiclieàen cacher la valeur pour di-
minuer le prix de l'impôt. Ainsi, avant d'impo-
ser sur le prix des fermes, il faudrait nécessaiiement
examiner si ce produit ne diffère point sensiblement
de celui qu'on retrouverait en retianchant les frais
de cultuiedu pioduit des fruits : on ne seiait donc
point dispensé de l'estimation directe.
Enfin, il arrive souvent que des propriétés de dif-
férente nature, sur différentes paroisses, sont affer-
mées en bloc : ces baux ne serviraient donc ni pour
une répartition par paroisse, ni pour une répartition
qui doit, pour être constante, être faite sur les pro-
priétés particulières, et non sur la masse des biens
(pie réunit un propriétaire.
Telles sont les raisons qui ont engagé à ne pas éta-
blir l'impôt sur le prix des baux; mais ce piix est
important à connaître, i" parce qu'en le comparant au
produit imposable, si on trouve entie ces deux valeurs
des différences considérables, qui ne soient pas les
mêmes à peu près pour une terre que pour une autre
terre voisine de la même nature, on est encore averti
qu'il y a lieu de soupçonner une erreur ; i^ parce
que cette méuie companiison peut donner, soit à
l'administration, soit aux propriétaires, des con-
naissances très-utiles.
H nous reste à parler des colonnes XII et XIII. Nous
observerons d'abord que ce sont les deux seuls ob-
jets qui ne puissent êtie déterminés par une méthode
rigoureuse; ils dépendent nécessaiiement du plus ou
du moins de connaissances et de sagacité de ceux qui
sont chargés des estimations.
t56
RAPPORT SUR LE CADASTRE
Cependant, comme toutes les opéiations sont pii-
l)liques, comme les propiiétaires ou leurs fermiers
peuvent en être témoins, on sent que des erreurs
très-graves sont presque impossibles (e). Mais indé-
pendamment de ce qu'on peut appeler des erreurs
particulières, auxquelles le choix des estimateurs peut
seul remédier, il y a sur la manière d'estimer quel-
ques observations générales qui sont de notre ressort.
On n'estime ni les frais de culture, ni les pro-
duits des fruits, d'apiès une seule année, mais en
formant une année commune; et il se présente ici
deux questions : l'une sur la période d'années qui
doit former l'année commune, l'autre surla manière
de la former.
Pour fixer la période d'années qu'il est à propos
de choisir, il convient d'observer, i" que pour com-
penser les inégalités que produit la température des
différentes années, il faut prendre cette période
aussi étendue qu'il est possible, mais en se bornant
cependant aux années pour lesquelles on peut avoir
des données assez précises.
1° Que dans le cas où les productions d'une terre
ne sont point annuelles , mais périodiques, il faut
former une année commune d'un nombre d'années
qui renferme un multiple de celte période; par
{e) Nous remarquerons seulement ici que , dans le cas où l'on
aurait envie de connaître quelle peut être à peu près l'exactitude
des estimations, il serait possible, par des expériences vérifiées
avec les précautions nécessaires, de déterminer les limites d'er-
reur avec assez de précision, et de s'éclairer en même temps sur
les meilleurs moyens de faire les estimations.
DE LA HAUTE GUYENNE. 267
exemple, si !a terre produit une année du froment,
une autre de l'avoine, et se repose la troisième, il
faut prendre, pour former l'année commune, un
nombre d'années multiple de trois, et alors si on
prend douze ans, par exemple, ce ne sera point
réellement d'après douze années, mais d'après quatre
que se formera l'année commune de chaque produc-
tion, et par conséquent la véritable année com-
mune. Ces périodes sont quelquefois assez longues,
et ne sont pas même très-régulières, surtout dans
les pays où l'on est dans l'usage de mettre, de temps
en temps, en chanvre, en lin, en légumes ou en prai-
ries artificielles , les terres qui sont regardées comme
terres à grain; et il faut avoir égard à toutes ces dif-
férences. Ainsi on observera dans ce cadastre de
faire entrer dans l'année commune chaque espèce de
récolte, à proportion du nombre de fois que cha-
cune se répète dans une certaine période d'années.
3^ Qu'il y a des espèces de propiiétés qui ne pro-
duisent que durant un certain nombre d'années, au
bout desquelles on est obligé de faire une nouvelle
dépense; telles sont toutes celles où l'on cultive des
arbres, les vignes, les châtaigneraies, etc., dans les
pays du moins où l'on est dans l'usage de renouveler
toute une plantation à la fois : dans ce cas , la période
commune doit embrasser toute la durée d'une de ces
plantations, dont les premièies et les dernières années
diffèrent beaucoup en produit, de celles où la plan-
tation est en rapport : une année moyenne prise sur
une seule période , ne peut être regardée comme une
année commune, que dans le cas où la durée du
V. 17
•i58 RA^PPORT SUR LE CADA.STRli
j)lant est assez longue pour que les variations d'une
année à l'autre, causées pai- l'âge du plant, soient peu
sensibles; et le nombre d'années qui dans ce cas
sert véritablement à former une année commune,
n'est pas le nombre total des années, mais celui des
années pendant lesquelles on peut supposer au plant
la même force productrice.
La seconde question regarde la manière de for-
mer une année commune ; la méthode ordinaire con-
siste à faire une somme des produits de toutes les an-
nées , et à la diviser par leur nombre. Cette méthode
peut être regardée ici comme suffisante ; elle est fon-
dée sur la supposition qu'au bout d'un certain
nombre d'années les récoltes se compensent à très-
peu près; supposition généralement admise, et qui
paraît conforme à l'expérience de tous les pays.
Les années d'une abondance assez grande pour
rendre cette méthode fautive ne peuvent guère se
supposer; quant aux accidents extraordinaires qui
n'ont lieu qu'au bout d'espaces très-éloignés , comme
on en conservera la mémoire longtemps, et qu'ainsi
le retour de leurs périodes est plus facile à connaître
d'une manière rapprochée, il sera fort aisé de les
faire entrer dans le calcul, si toutefois on trouvait,
par l'expérience, que leurs effets méritassent cette re-
cherche : s'il est d'usage d'accorder des diminutions
d'impôt pour ces accidents extraordinaires, alors il
y aurait plus d'exactitude à ne pas faire entrer dans
l'année commune les années on ces accidents se ren-
contrent.
On peut demander encore, comme il faut évaluei-
DE LA HAUTE GUYENNE. 269
les fruits en argent , si , par cette évaluation , il faut
évaluer l'année commune de fruits au prix moyen
(lu même nombre d'années, ou évaluer chaque pro-
duit par le prix moyen de cliarpie année, et en tirer
une valeur commune.
Il est clair que la première méthode n'est exacte
que quand le prix moyen est constant ou presque
constant; or, le prix moyen n'est pas constant; il
ne peut l'être, même à peu près, quand il s'agit du
prix moyen pour un canton peu étendu, où ce prix
éprouve nécessairement des variations sensibles r il
en résulte donc que c'est la seconde manière qu'il
faut préférer.
Enfin, on peut demander comment, lorsque les
années sont très-inégales, et que ces inégalités ont
lieu d'une manière périodique par la nature des pro-
ductions, comme dans les terrains en bois qui ne
rapportent que tous les quinze, les dix-huit ans, on
doit former l'année commune. On peut, en effet,
dans ce dernier cas, qui servira d'exemple, i° divi-
ser l'année commune des années où la production
est lecueillie par le nombre d'années que contient
la période.
Mais il est aisé de sentir que, s'il est question d'une
imposition nouvelle, cette méthode est inexacte. En
effet , il n'y aurait certainement pas d'égalité entre
ceux qui recevraient le revenu de dix-huit années
avant d'avoir payé une année d'impôts, et ceux qui
payeront dix-huit années d'impôt avant d'avoir reçu
le revenu. Ce n'est pas la même chose lorsqu'il s'agit
d'un impôt déjà établi, et qu'on t'eut répartir avec
17.
260 RAPPORT SUR LE CADASTRE
plus d'égalité: on sent que, dans ce cas, la lésion
est bien moindre (il ne peut être question de la
totalité de l'impôt, mais seulement d'une partie), et
qu'il y a même beaucoup de cas où cette méthode
serait plus juste que celle qu'on y voudrait substi-
tuer.
1^ On peut avoir égard à l'époque où le revenu
arrive, et partager le produit conmie une annuité
qui doit répondre à une somme fixe, donnée à une
certaine époque. Cette méthode est la plus juste
pour un impôt nouveau , et dont la somme est fixe ;
si on voulait l'appliquer à une répartition nouvelle
d'un impôt, il faudrait calculer l'annuité, en ayant
égard à l'impôt déjà payé dans les années de la pé-
riode que l'on considère. Mais cette recherche ne
donnerait qu'une exactitude superflue, parce que
l'erreur à laquelle on remédierait, par ce moyen,
serait en général foit au-dessous des erreurs, dans
l'estimation (/).
3° On peut, pour plus de simplicité, regarder le
teime de toucher les revenus, comme étant pour
tous le plus éloigné. Cette méthode , qui serait in-
juste pour un impôt dont la somme est fixe, en sorte
que toute grâce pour l'un est une charge pour l'autre,
n'est sans inconvénient que dans le cas où l'impôt
(/) Nous sommes entrt's ici dans des détails qui peuvent pa-
raître minutieux; mais comme le degré d'exactitude des estima-
tions est inconnu , et rpi'il est possible d'en perfectionner la mé-
thode, comme nous l'avons observé, nous avons voulu ne rien
omettre des principes nécessaires pour calculer les éléments qui
pourraient alors mériter d'entrer dans l'évaluation des produits.
DE L\ HAUTE GUYENNE. 26 1
n'a pas une valeur fixe, mais est proportionnel au
revenu (g).
Ce que nous avons dit des estimations de pro-
duits, s'applique aux estimations de frais de culture ,
sans aucun changement. On ne dit point ici si l'on
fait entrer dans ces frais l'intérêt des avances de cul-
ture, ni la manière dont on détermine ces avances,
ou l'intérêt qu'on doit leur supposer.
II ne reste donc plus qu'à former le produit impo-
sable,.ce qui ne demande qu'une simple soustraction :
nous observerons seulement que l'on trouvera dans
le travail réel un point de vérification qui ne paraît
pas dans ces colonnes: en effet, on fera les évaluations
en nature avant de les faire en argent ; ce qui peut in-
diquer encore les erreurs qu'on aura pu commettre,
soit dans les évaluations, soit dans les calculs.
D'après l'estimation, on placera chaque terre dans
la classe qui lui appartient.
Tel est le plan général du cadastre proposé à
l'administration de la haute Guyenne; et il nous a
paru que, dans la manière de lever les plans des ter-
rains, et d'en déterminer les superficies, de diviser
les terres en différentes classes; enfin, de les esti-
mer, les auteurs du projet avaient proposé les moyens
[g) Nous observerons de plus ici que la plupart des proprié-
taires ne font point, du moins dans la pratique, ce calcul des an-
nuités, et qu'ainsi presque tous ceux dont le revenu échoit les
premières années après l'établissement de l'impôt, perdraient à
être imposés suivant la règle rigoureuse : mais c'est à l'adminis-
tration seulement à décider quels égards elle doit avoir à cette
observation.
202 RAPPORT SUR LK CADASTRE
ies plus simples et les plus exacts créviter les eireuis :
nous croyons seulement devoir répétei' sur le der-
nier article, i" que l'exactitude dépend nécessaire-
ment de la sagacilé des estimateurs; mais les auteurs
du projet, en leur traçant la méthode dont nous
avons rendu compte, leur donnent les moyens d'évi-
ter ou de reconnaître leurs erreurs.
2° Que les détails que renferment ces tables d'es-
timation peuvent fournir des observations très-pré-
cieuses pour les administrateurs, pour les proprié-
taires, et pour les hommes qui s'occupent de l'étude
de l'agriculture et de celle des sciences physiques.
Quelque bien fait que puisse être le plan pro-
posé, quelque soin qu'on ait pris pour former dans
la province de bons arpenteurs et des estimateurs
éclairés , il serait impossible que la confection d'un ca-
dastre général n'exigeât beaucoup de temps, et qu'il
ne fallût employer des sommes considérables pour
un ouvrage dont les avantages ne seraient sensibles
que lorsqu'il serait achevé.
Ces considérations ont déterminé les auteurs du
projet à proposer une méthode de faire partielle-
ment le cadastre, de manière à remédier peu à peu
aux défauts de l'ancien , et à faire jouir, dès les pre-
mières années, les paroisses les plus maltraitées, des
avantages d'une imposition plus régulière. La grande
difficulté de ce projet consistait à trouver une mé-
thode approchée de connaître le taux de l'impôt ,
différente de la méthode rigoureuse, qui consiste à
«liviser la somme de Timpôt par celle du pioduit
imposable, et qui exige, par conséquent, (pie le tra-
DE L\ HAUTE GUYENNE. 9.63
vail des arpentasses et des estimations ait été fait en
entier.
En effet, si ce taux d'imposition était connu à très-
peu près, il suffirait , pour rectifier le cadastre d'une
paroisse , de faire les opérations nécessaires pour
fixer le produit imposable sur cette paroisse seule ;
on verrait, par la somme de ce produit imposable,
l'impôt qu'elle doit payer ; on le répartirait avec éga-
lité sur les propriétaires, et la somme qu'elle payait
de trop, serait répartie proportionnellement sur le
reste des paroisses. Par ce moyen , on soulagerait ,
chaque année, parmi les paroisses qui se plaignent,
celles dont les plaintes paraissent le mieux fondées ;
et il arriverait enfin un moment dans lequel toutes,
ou presque toutes, auraient demandé le cadastre, et
où, par conséquent, le cadastre entier serait exécuté
sur la demande même des contribuables, et sans
leur causer l'inquiétude et la défiance, que toutes les
opérations de ce genre ne manquent guère d'exciter
quand elles se font par voie d'autorité.
11 nous reste donc à examiner, i" le moyen de
connaître par estimation le taux de l'impôt ; 2° les
effets que peut produire le rejet des sommes sur-im-
posées sur la totalité de ceux qui n'auront pas encoie
le nouveau cadastre ; 3° la manière de former un
cadastre vraiment général, après qu'il aura été exécuté
partiellement sur la totalité des paroisses.
Pour connaître à peu près le taux de l'impôt, on
propose de choisir, dans la province et dans chaque
canton de la province, un certain nombre de pa-
roisses où se houvent à peu près les différentes es-
'Jl64 RAPPORT SUR LE CADASTRE
pèces de terrains et de productions que renferme la
province entière, et de choisir ces paroisses parmi
celles qu'on supposera ne payer qu'une imposition
proportionnée à leur revenu. On croit pouvoir le-
garder comme n'étant point trop imposées les pa-
roisses qui ne se sont jamais plaintes du trop imposé,
ou qui ne se sont plaintes que faiblement; qui n'ont
demandé des secouis que pour des accidents extra-
ordinaires où il n'y a point eu d'abandon de terres.
On exclura de ce nombre celles qui ont été citées
constamment parles paroisses voisines, comme ayant
été trop peu imposées, celles où les terres qui pa-
raissent d'une valeur égale sont vendues constam-
ment beaucoup plus clier que dans les paroisses
voisines.
On prendra ces paroisses dans différents cantons,
parce que ces différences, observées d'une paroisse
à l'autre, ne naissent que de l'opinion commune,
établie dans le canton, et qu'ainsi, sans cette pré-
caution , on pourrait se tromper beaucoup, s'il exis-
tait des différences sensibles entre les cantons comme
entre les paroisses.
Le même moyen qui serviia à distinguer les pa-
roisses où l'imposition peut être regardée comme
assez exacte , servira à distinguer dans chaque pa-
roisse les fonds qu'on peut regarder comme bien
imposés. Les prix des ventes, des fermes, les plaintes
plus ou moins fréquentes, donneront de même une
assez glande probabilité. On choisira donc un cer-
tain nombre d'exemples dans lesquels on fera entrer
un nombre à peu près égal de terres de différentes
DE LA HAUTE GUYENNE.
.65
productions, et un nombre à peu près égal de terres
de différent produit pour chaque genre de produc-
tions. On fera , d'après les moyens que nous avons
exposés, et avec les plus grands soins, l'estimation
de ces terres; on en déduira le taux de l'impôt pour
chacune, et on en formera un taux commun.
Mais les auteurs du projet ont senti que, pour
former ce taux commun, il ne fallait pas ici prendre
un milieu arithmétique entre les différents résultats.
Pour que cette méthode fût bonne, il faudrait que
le taux fût à peu près le même pour les différents
cantons, pour les différentes productions et les dif-
férentes qualités de terrains destinés à chaque pro-
duction.
C'est en comparant une terre, non avec les terres
du même canton seulement , mais avec celles de la
même espèce, du même degré, que s'est formée l'opi-
nion sur l'exactitude de l'imposition. Il serait donc
très-possible qu'il y eût dans l'état actuel , entre les
différentes productions ou entre les différents degrés
de terrains, des taux très-différents, comme entre
des cantons fort éloignés. Il faut donc multiplier le
taux de chaque espèce et de chaque degré dans
chaque canton, par le nombre d'arpents de terres
semblables qu'il est supposé contenir d'après une
détermination approchée, dans laquelle il n'est pas
nécessaire d'avoir une grande précision, et le diviser
par la totalilé; on aura, par ce moyen , le taux de
chaque canton, et on formera ensuite, par la même
méthode, un taux moyen entre les différents can-
tons.
SG
RAPPORT SUR LE CADASTRE
Cette méthode nous paraît siiffisanuiienl exacte,
j3ourvu qu'on ait soin en prenant, d'après quelques
exemples, le taux commun d'un degré, d'une es-
pèce dans un même canton , d'écarter ceux qui s'é-
loigneraient trop des autres, et que dans ce cas on
cherche à pénétrer la cause de cette différence, et
à multiplier davantage les exemples.
D'autres recherches seraient inutiles. En effet ,
le premier fondement de l'opération est la possibi-
lité de reconnaître qu'une paroisse n'est pas trop
imposée par rapport à une paroisse voisine; que
telle terre labourable de cette paroisse ne l'est pas
trop par rapport aux autres terres labourables à peu
près de la même nature, et c'est d'après des raisons
morales qu'on croit pouvoir admettre cette possibilité.
On se croit donc assuré d'avance que le taux que l'on
trouve approche du taux commun pour les proprié-
tés semblables, quant à la production, à la valeur
et à la position. Ainsi la méthode de former le taux
commun qu'on propose ici, n'est pas susceptible
d'aucune objection fondée.
Il faut examiner maintenant les effets de l'opéra-
tion faite successivement, d'après ce taux estimé,
en supposant d'aboid qu'il est au-dessus, et ensuite
au-dessous du taux réel : il est possible, jusqu'à un
certain point, de former le taux, de manière qu'il
soit à volonté au-dessus , ou bien qu'il soit au-des-
sous du taux réel ; mais on ne peut en être absolu-
ment sûr; et d'ailleurs, plus on chercherait à le
rapprocher du taux réel , plus il deviendra incertain
s'il est au-dessus ou au-dessous, et plus on voudra
DI' LA. HAUTE GUYENNE. 267
s'assurer de le i\\ev au-dessus ou au-dessous, plus on
lisqueia de s'éloigner du taux réel.
Supposons d'abord qu'il soit au-dessus , il sera
aisé d'en conclure que, puisqu'on ne fait un nou-
veau cadastre que pour les paroisses qui se plaignent,
à mesure que le cadastre avancera , le nombre de
paroisses lésées diminuera; de manière que les
plaintes pourront cesser longtemps avant la confec-
tion totale. Supposons, en effet, cette erreur d'un
cinquième : il est clair que lorsqu'on aura fait les
deux tiers, par exemple, ce qui restera payera
déjà un impôt moindre de deux cinquièmes que ce-
lui qu'il devait payer, et par conséquent les terres
de la partie cadastrée payeront le double de celles
de la même valeur de la partie non cadastrée : il est
donc vraisemblable que dès lors les plaintes auraient
cessé, et qu'il faudrait faire ensuite le cadastre, ou
d'une seule fois, ou par parties, mais en rétablis-
sant l'égalité entre les différentes parties cadastrées,
à chaque opération nouvelle.
Supposons ensuite que ce taux estimé soit au-des-
sous du taux réel : il résultera de ce qu'on rejette sur
la totalité de ce qui reste à cadastrer, les sommes di-
minuées chaque année, il doit arriver un terme où
toutes celles qui restent se plaindront à la fois. Soit
en effet encore l'erreur d'un cinquième, lorsque l'on
aura fait les deux tiers, ce qui restera payera deux
cinquièmes de plus, en sorte que l'imposition des
paroisses cadastrées sera, à celle des paroisses non
cadastrées, dans le rapport de 4 ^» 7 î dans ce cas,
les plainlos doivent devenir générales : il faudra donc
^68 RAPPORT SUR LE CADASTRE
alors faire le reste de l'opération à la fois, ou, en
l'acbevant par parties, rejeter les ditninulions, non
plus sur les paroisses non cadastrées, mais sur la to-
talité.
De ces deux méthodes, on préfère ici la pre-
mière, 1° parce qu'il paraît plus naturel de dimi-
nuer les sur-impositions, à plusieurs reprises, que
de les diminuei- plus qu'il ne faut pour les augmen-
ter ensuite; i^ parce que la surcharge qui en résulte
est plus petite, et ne peut s'étendre au-dessus de
l'erreur commise dans l'estimation du taux de l'im-
pôt.
Mais , comme nous l'avons dit , lorsqu'on cherche
à s'approcher du taux réel, il peut être impossible
de répondre dans quel sens on s'en est écarté , c'est
le résultat seul qui peut l'apprendre , et dès lors il
faut être décidé d'avance sur la marche que l'on sui-
vra , suivant la différence des événements {/i).
[h) On pourrait aussi, dans le cas où le vœu d'une province
entière serait pour la réforme d'un cadastre, et dans un pays où
les principes de ces opérations seraient plus connus des proprié-
taires qu'ils ne sont dans la plupart de nos provinces, suivre le
plan que nous allons exposer. Supposons, par exemple, que l'on
puisse faire chaque année les opérations du cadastre pour la
vingtième partie d'une province , et par conséquent faire toute
l'opération en vingt ans; ou ferait l'opération sur un des vingt
cantons la première année, sans rien changer à la somme fixe
qu'il paye, et on aurait un taux d'imposition pour ce canton;
la deuxième année, on ferait la même opération sur un autre,
on aurait un autre taux d'imposition, et on prendrait un taux
commun, et ainsi de suite. Ce moyen est très-simple, et ne peut
avoir d'autre inconvénient que de rendre variable, pendant plu-
DE LA HA-UTE GUYENNE. 269
Enfin , le temps employé à former ce cadastre
peut être assez grand pour que des révolutions dans
le commerce changent la valeur respective des ter-
res : dans ce cas, une correction du cadastre devient
nécessaire ; mais cette opération n'est pas effrayante,
elle ne demande de révision que pour les branches
de culture et les cantons qui ont pu éprouver ces
révolutions, et des opérations arithmétiques pour
tout le reste; or la forme méthodique donnée au ca-
dastre facilitera beaucoup ce travail.
Comme, suivant l'opinion de beaucoup d'hommes
éclairés, un cadastre ne doit pas être perpétuel,
mais subir des changements relatifs à ceux qu'éprou-
vent les proportions entre les produits des terres,
il reste encore un travail à faire, celui de rétablir
l'ordre à mesure qu'il s'altérera. Nous observerons
sur cet objet, T que le premier établissement étant
fait d'après une année commune, il faut, pour
qu'une réforme, même dans une seule paroisse,
puisse être juste, attendre un temps égal à celui
qu'on a employé pour former cette année commune:
ainsi, il ne pourrait se faire de changement dans
une paroisse qu'au bout de ce temps.
2° Que les changements qui nécessiteraient une ré-
partition nouvelle entre les différentes paroisses
d'une élection, ou dans la province, doivent deman-
sieurs années, le taux de l'imposition des cantons cadastrés, et
de soulager moins promptement que celui qui est proposé ici,
ceux qui ont été les plus lésés par une mauvaise répartition : mais
il y a un grand nombre de circonstances où sa simplicité devrait
le faire préférer.
270 RAPPORT SUR LE CADASTRE
der beaucoup plus de temps, et qu'ainsi ces chan-
gements ne doivent se faire qu'à des époques plus
éloignées.
3° Enfin , qu'à l'aide de la méthode qu'on propose
dans ce projet, les changements de répartitions pour
différentes paroisses, feront sentir aisément à des
administrateurs instruits le moment où la dispropor-
tion entre les paroisses exigera une nouvelle répar-
tition dans la totalité d'une élection, et que celle-ci
étant faite, on connaîtra de même quand celle de la
province entière devra être corrigée; en sorte que la
manière d'exécuter le cadastre que nous venons d'ex-
poser est propre, non-seulement à approcher, autant
qu'il est possible, d'une répartition exacte, mais en-
core à fournir des moyens faciles de réparer le dé-
sordre que le temps peut amener dans cette répar-
tition.
Nous croyons devoir terminer ici notre rapport;
nous avons déjà observé que les points principaux,
sur lesquels nous devions donner notre avis, étaient,
i" la manière d'arpenter, et nous l'avons trouvée
conforme aux meilleurs principes de la géométrie
pratique; 1° la manière de classer les terres, et nous
l'avons jugée d'accord avec ce que nous a donné l'ap-
plication du calcul à cette question, en observant
seulement qu'il pourrait y avoir quelque avantage à
multiplier les divisions, et à y conserver avec plus
de régularité des différences proportionnelles, mais
en subordonnant toujours cette régularité au degié
d'exactitude que permet l'erreur plus ou moins
grande qu'on peut soupçonner dans l'estimation;
DP. LA HAUTF GUYENNE. •2'] l
[Y la lîianièie d'estimer les terres, et elle nous a paru
réunir tous les moyens de porter de la précision dans
cette opération, et surtout d'éviter les disproportions
dans l'estimation des terres de même culture, et à
peu près de même valeur; 4*^ enfin la manière de
déterminer d'avance, et d'après des observations
choisies , un taux d'imposition peu différent du vé-
ritable, et cette méthode nous a paru également être
aussi exacte cpie l'exige la nature de ce travail. En
effet, le résultat réel de cette opération se borne à
diminuer l'imposition de ceux qui se plaignent; il
faudrait que l'inexactitude fût très-grande pour qu'on
pût craindre, non que cette inexactitude augmentât le
désordre, mais qu'elle ne produisît un changement
avantageux qu'avec trop de lenteur.
LETTRES
D'UN THEOLOGIEN
A L AUTEUR
DU DICTIONNAIRE DES TROIS SIÈCLES.
On peut à Despréaux pardonner la satire :
Il joignit l'art de plaire au malheur de inédire;
Le miel que cette abeille avait tiré des nours,
l'ouvait de sa piqûre adoucir les douleurs.
Mais pour un lourd frelon , raécliainment imbécile
Qui vit du mal qu'il fait et nuit sans être utile,
On écrase à plaisir cet insecte orgueilleux ,
Qui fatigue l'oreille , et qui blesse les yeux.
(Voltaire , nisc. anr l'euvip]
17:
»da«'i»« A •«•'•-« ce i>«.i««*roi-eii«
AVERTISSEMENT
LA PREMIERE LETTRE.
Tout le inonde sait que M. l'abbé Sabbatier
de Castres, ayant en le nialhenr d'offenser Dieu
par la composition d'une vie de (i) Benediet
Spinosa, et par de petits vers libertins, est venu
à résipiscence : ses confesseurs lui ont donné
pour pénitence de coni})iler un gros dictionnaire
contre les Encyclopédistes. C'est ainsi que les
jésuites condamnèrent autrefois le grand Cor-
neille à mettre V Imitation en vers, pour expier
le crime d'avoir fait Cinna.
(i) M. de Voltaire est tombé dans une erreur grossière au su-
jet de Spinosa. Il dit que B. Spinosa siynilie Baruch Spinosa, et
non Benoît Spinosa; Spinosa n'ayant jamais eu le bonheur d'être
baptisé. Nous répondons victorieusement (jue Spinosa fut nomme
Benedictiis, c'est-à-dire, bénit, et non pas Benoît; car les juifs
ont le malheur de faire très-peu de cas de saint Benoît, patron
des révérends Pères bénédictins. M. de Voltaire nous permettra
donc de lui dire, avec M. Larcher, que deux poèmes épiques,
dix tragédies sublimes, ne peuvent mériter le titre d'homme de
t,'énie à un écrivain qui se trompe si lourdement sur les noms
de baptême.
18.
276 AVERTISSEMENT.
Il nous est tombé entre les maiiis une lettre
d'un théologien à M. l'abbé Sabbatier. INous
avons jugé à propos de la faire imprimer. Ce
sera pour M. Sabbatier une occasion de prati-
quer l'humilité, celle de toutes les vertus chré-
tiennes à laquelle jusqu'ici on nous assure qu'il
a été le plus exercé.
LETTRE
A M. L ABBE
SABBATIER DE CASTRES,
PAR UN THEOLOGIEN DE SES AMIS.
J'ai lu, Monsieur, votre beau Dictionnaire contre
les ennemis de notre sainte religion. J'en ai été édi-
fié; mais comme intéressé dans la même œuvre, je
prends la liJDerté de vous communiquer quelques
observations.
Je sais , Monsieur, que la divine Écrituie, la pra-
tique des saints Pères et de tous les théologiens,
nous enseignent qu'il est permis et même ordonné de
calomnier les ennemis de Dieu ; mais il faut que
ce soit avec adresse. La calomnie maladroite est un
péché selon tous les casuistes. Or, Monsieur, vous
n'êtes pas exempt de ce péché. Vous vous annoncez
comme un homme qui veut préserver ses compa-
triotes d'une philosophie empoisonnée, qui tend à
corrompre les mœurs et à détruire la religion.
Tout ce ([ui attacjue la religion ou les mœurs doit
donc vous être également odieux , quelquepart qu'il se
rencontre; et en vousrendant sévère ou indulgent, au
l'jii LETTRJiS D UN THÉOLOGIEN, l'TC.
gré de je ne sais quels intérêts particuliers , vous vous
exposez h faire croire , avec justice, que vous haïssez
plus les gens de lettres que vous n'aimez la religion.
Prenez garde, cela pourrait avoir des suites; et si
M. le grand aumônier savait que \ous n'êtes qu'un
hypocrite, vous n'auriez point de bénéfices.
Vous louez François 1^^ d'avoir donné une abbaye
à Amyot pour la traduction du roman de Tlu'agène cl
Carrelée; d'un livre d'amour(i^ ! Espérez-vous qu'on
vous donnera aussi une abbaye , parce que vous avez
rimé des contes scandaleux? Ce n'est pas que Fran-
çois I*^'" n'ait fait d'ailleursdes choses lrès-loual)les; par
exemple, lorsqu'il donna à ses maîtresses le diver-
tissement de voir brûler six protestants à petit feu.
Vous dites que dAahiu;né^ grand-père de madame
de Maintenon, était né pour la plaisanterie, et \ous
en donnez pour exemple la Confession catholique de
Sanci, sans prénumir le lecteur contre cet ouvrage,
plus abominable aux yeux de tout chrétien qu'aucun
des livres contre lesquels vous vous déchaînez , ne
pourrait-on pas dire que vous n'accusez les vi\ants
que parce cpie vous pouvez leur nuire, et que vous
respectez les morts , paice qu'il n'y a plus de mal à
leur faire ?
Vous copiez M. de Voltaire, et vous dites que Ba-
hizc eut, pour le meilleur de ses ouvrages , une pen-
sion du roi et une place dans Tindex (2). Quoi!
Monsieur, vous regardez connue un lionneu?-, poui
(1) Article Amyot.
(u) Article Iîaluze.
LKTTRKS D UN THEOLOGIEN, ETC. 279
un livre, clelie proscrit par le souverain pontife,
par le vicaire tle Jésus-Christ !
Vous louez Barbeyrac , et vous oubliez combien
la Piéface de Puffendorf est irréligieuse, et avec quel
mépris il parle de la morale des Pères !
Il est plaisant de citer les folies de Bergerac comme
des preuves de son talent pour la physique : mais à
quoi pensez-vous, de louer cet auteur sans restric-
tion? Et son Agrippine où l'on dit à Séjan :
Il est pourtant des Dieux, en la machine ronde.
Séjan répond :
Mais s'il était des Dieux , serais-je encore au monde?
LE CONFIDENT.
Ne crains-tu pas des Dieux l'effroyable tonnerre ?
SÉ.IA.N.
Il ne tombe jamais en hiver sur la terre.
J'ai six mois, pour le moins, à me moquer des Dieux;
Ensuite je ferai ma paix avec les cieux.
Et ailleurs,
Une heure avant la mort notre àme évanouie
Devient ce qu'elle était une heure avant la vie.
Pourquoi faire grâce à ce poète, vous qui êles si
sévère pour des hommes moins coiq^ables?
Vous louez encore les vers mornu.r de révécjue
de Séez, Brrihnud; voici de la morale de ce poêle
aimable :
a8o LETTRES d'uN JHÉOLOGIEN, ETC.
On nous (lit
(c'est le Saint-Espril qui le dit)
qu'ici-bas tout n'est que vanité ;
Que d'erreurs, de chagrins, toute la terre abonde;
Mais aimer constamment une jeune beauté ,
Est la plus douce erreur des vanités du monde.
Ailleurs, vous citez la Chercheuse desprit comme
un modèle. Dans cette pièce, on dit à une petite
fille de donner sa main.
Eh ! ma main , pourquoi faire ?
répond-elle.
La Femme juge et partie, autre pièce à équivoques,
est encore Tobjet de vos éloges.
Vous ne parlez point du livre intitulé : Vindieiœ con-
tra tjrannos , que les bibliographes attribuent à Lan-
gue! (i). Vous avez aussi oublié l'article de la Boè'tie ^
cet homme si aimable et si vertueux, que Montagne
aima avec tant de tendresse. Son discours de la ser-
vitude volontaire méritaitbien quelques mots. Jamais,
peut-être, on n'a exprimé, avec plus de chaleur, la
haine de la servitude et le mépris pour ceux qui ont
la lâcheté de la souffrir. Votre silence vous expose à
être soupçonné de ne feindre tant de zèle pour l'au-
torité , que pour calomnier, auprès du gouverne-
ment, des hommes que vous voudriez perdre, parce
leur supériorité a blessé votre orgueil. Le monde
(i) Article d'HuiiiiRT Languet.
LETTRES U UN THEOLOGIEN, ETC. 2b r
est Irès-malin , Monsieur; il faut être bien liabile
maintenant pour soutenir le rôle d'hypocrite.
Piroii , qui, malgré ses épigrammes et ses bons
mois , était un très-bon homme , eut grand lorl d'ima-
giner qu'une tragédie, qui avait eu quelque succès,
lui donnait le droit d'être jaloux de M. de Voltaire;
mais vous deviez vous borner à dire que Piron
s'était repenti de ses écarts. On lui a attribué plus que
des propos. Vous connaissez, sans doute, une de ses
épigrammes, que je n'ose transcrire, sur un protestant
converti, à qui on veut faiie baiser le crucifix, et
(pii finit par ce vers :
Faut-il encore avaler celui-là?
Voici encore votre malheureuse indulgence pour
les morts, qui fait un contraste si fâcheux avec votre
sévérité pour les vivants. Pas un mot d'injure contre
Saiiit-Gelais. Ce prêtre avait parié que, dans quelque
moment qu'on le prît, il remplirait siu- les mêmes
rimes les vers qu'on lui pioposerait. Son parieur s'ap-
proche de lui pendant qu'il disait la messe.
L'autre jour, venant ùe l'école,
Je rencontrai dame Nicole,
Laquelle était de vert vêtue.
Saint-Gelais répond sur-le-champ:
Otez-moi du cou cette étole,
Va si bientôt je ne l'accole,
J'aïuai la gaycurc perdue.
282 lettrilS d'un théologien, etc.
Vous faites grâce à l'abbé de Saint-Pierre. : sa mé-
moire est encoie trop récente pour que nous puissions
en grossir noti'e liste. Paradis aux bienfaisants est un
mol bien dangereux et bien impie; il voulait nous
réduire à n'étie que des officiers de morale et des
ministres de vertu. Il voulait que nous eussions des
femmes en propre; sa religion était absolument l'op-
posé de celle des jésuites, à qui on reprochait d'al-
longer le credo et de raccourcir le décalogue.
Vous louez la simplicité et la fermeté d'âme de
l'abbé Terrassoii. Est-ce que vous ignorez que c'est
surtout dans l'incrédulité qu'il fut simple et ferme?
C'est lui qui proposa à Law de rembourser la reli-
gion catholique en billets de banque; etLaw répondit
que les prêtres n'étaient pas si sots, qu'ils voulaient
de l'argent comptant. C'est lui qui, en parlant de
l'Abrégé de l'Ancien Testament par Mesangui, disait :
« Voilà un excellent ouvrage; le scandale du texte y
est conservé dans toute sa pureté. « Un jour qu'on
lui parlait des grandes questions de l'éternité du
monde, de la création : «Je n'entends rien à tout
cela, » répondit-il; «je nie suis fait une philosophie
moyenne : il n'y a point de Dieu , et je m'en passe. »
Enfin , lorsqu'on voulut le confesser à l'heure de la
mort : «Je n'ai plusdemémoire, » dit-il; «demandez
à ma gouvernante ; elle sait tout ce que j'ai fait. »
Mais j'ai à vous faire un reproche encore plus grave
(|ue cette partialité. Dans plusieurs endroits de votre
ouvrage, vous paraissez ne regarder la religion que
comme une affaire de politique. Ainsi, toute religion
dominante aurait le droit d'opprimer ceux d'une
LETTRES d'un THÉOLOGIEN, ETC. uS'î
croyance contraire; ainsi, d'un bout de la terre à
l'autre, chacune des cent religions qui la partagent
devrait élever des échafauds, et y traîner ceux qui
osent attaquer ses dogmes absurdes, ou révéler les
turpitudes de ses ministres. Cette doctiine serait
abominable et impie. Vous devez dire que la religion
catholique romaine, étant évidemment la seule qui
plaise à Dieu, tout est permis pour elle, et rien
contre elle; que la Saint-Barthélemi, le massacre des
Vaudois, sont des actes méritoires, tandis que les
arrétsdu parlement contre le révérend père Guignard,
contre le révérend père Bourgoin , sont des crimes.
Voici, Monsieur, sur quoi je fonde mon reproche.
Vous dites, en parlant du savant Abaazit (i), qui
n'a rien publié pendant sa vie, que rarement on. res-
pecte les droits de la société privée , quand oni)iancpie
ainsi de respect ii la société i^énérale. Vous louez
ensuite Socrate, Plalon, d'avoir respecté la religion
de leur temps; vous blâmez donc saint Paul, qui at-
taqua cette religion aux dépens de ses épaules? Eh !
.lésus-Chiist respecta-t-il la religion de son temps?
iVl. l'abbé, vous êtes presque un blasphémateur.
"Vous dites au connnencement de l'article Male-
branche , dont on avait voulu faire un théologien:
Des commentaires sur l'Ecriture sainte, des discus-
sions théologicjues étaient au-dessus de celte rare sa-
i^acitérpd lui était si naturelle. Si c'est là volie phrase,
c'est une bêtise; mais s'il faut lire cui-dessous, comme
X errata le marque, c'est une impiété. Choisissez.
(i) Arlicli- /Vbau/it.
.284 LKTTIÎKS d'un TIIKOLOGI I.N , ETC.
Pourquoi, à l'article de Langue t , archevêque de
Sens, ne poinl pailer de la Vie de Marie à la Coque?
Le clergé a depuis peu institué , d'après les révéla-
lions de la sainte, une fête en l'honneur du Sacré-
Cœur. Est-ce que cette dévotion du clergé de France
vous paraîtrait ridicule? Est-ce que vous n'oseriez la
louer hautement? Ah! vous avez un peu de respect
humain.
Votre article la Mettrie ne vaut lien ; vous ne pou-
vez espérer de faire croire que les Hollandais soient
intolérants. Il est vrai qu'ils ont fait couper la tête
au plus zélé défenseur de leur liberté, au sage Bar^
nevelt,pour avoir contristé au possible l'église de
Dieu; mais ce zèle n'a point duré: et maintenant
métliodistes, frères moraves, sociniens, gomaristes,
arméniens , luthériens , catholiques, juifs, et même
jansénistes, tous sont tolérés en Hollande, et y vivent
en paix.
La lectui-e d'un livie contre la religion catholique
peut faire commettre un péché mortel; ce qui est un
mal infini : donc pour empêcher ce livre d'être lu , il
faut, si cela est nécessaire, brûler l'auteur, l'im-
primeur, le colporteur, les lecteurs; et en coùtât-il
la vie à cent mille hommes , cela vaut mieux que
de souffrir la perte d'une seule âme. Voilà comme
doit parlei- un véritable théologien.
Vous ne parlez que des inconvénients politiques
de la liberté de la presse. Mais humainement parlant ,
elle est bonne et très-bonne; c'est théologiquement
parlant qu'elle est dangereuse. Est-ce que la félicité
lemporelledes hommesmérile d'occuperun chrétien?
LKTTIIKS i)'LIN THÉOLOGIF.N, ETC. 285
Vous auriez dû, Monsieur, ne rien dire des
sciences nalurelles; vous n'en parlez que pour prouver
combien vous les ignoiez. Cela dégoûte les lecteurs
et les prévient contre vous. Nous autres théologiens,
nous faisons profession de mépriser les sciences na-
turelles; et les savants nous le rendent bien : elles
ont je ne sais ([uelle utilité temporelle, qui fait
que les princes les protégeront toujours, quoi que
nous puissions dire. Je regarde ces gens à calculs et
à expériences comme les plus dangereux ennemis
que nous ayons. Auliefois nous les faisions passer
pour sorciers : témoin Roger Bacon et Gerbert ,
qui depuis est devenu pape. Nous leur avions dé-
fendu de prouver Texistence des antipodes , mais
malheureusement Magellan y a été. Il n'y a guère
que cent ans que nous avons encore condamné
Galilée à une prison perpétuelle. Tout cela est passé
de mode. Cependant, je ne suis pas sans espérance.
Un grand évéque (i) vient de détruire, dans le col-
lège de sa ville épiscopale , l'enseignement de la
physique comme dangereux pour la foi.
En parlant d'un botaniste célèbre, M. Adamson ,
vous nous apprenez qu'il parait ^\ç)\v fait une étude
particulière de la botanique.
Personne n'a encore approfondi comme M. Daii-
henton l'anatomie comparée des animaux : et au lieu
de cela, vous nous dites que ce savant esl très-esti-
mable pour ceux ({ma exigent pas les grâces du style
dans les matières qui nen sont pas susceptibles.
[\) L'évêqiie de Laon.
M
1. KIT RI. s l) UN THEOLOGIEN, ETC.
M. Daubenton écrit heaucoujD mieux que tous ces petits
littérateurs, qui parlent sans cesse du bon goût et
(lu bon style, et qui jugent aussi mal qu'ils écrivent.
Vous assurez c|ue M. D' Alewbert n'a point en géo-
métrie le don de l'invention; cependant il a trouvé
le premier un principe général de dynamique. Il a
donné \e premier le moyen d'appliquer ce principe
au mouvement des fluides et des corps d'une figure
déterminée. Il a résolu \e premier d'une manière gé-
nérale et satisfaisante le problème des cordes vibrantes
et de la précession des équinoxes; il a inventé euï'wx
le calcul des différences partielles, calcul sans lequel
on ne peut établir une bonne tbéorie du mouvement
des fluides ou des corps, soit élastiques, soit flexi-
bles. Voilà, Monsieur, bien des découvertes, et les
plus grandes qui aient été faites dans ce siècle; et
puisqu'il est ([uestion de M. D'Alembert, qu'importe
qu'il estime les vers où il y a des pensées, et que vous
aimiez mieux ceux où il n'y en a point? Qu'importe
même à cette question que les vers de Lamolte et de
Saint-Évremont soient plus ou moins pensés? comme
si Lucain, Corneille, Pope, M. de Voltaire (personne
ne nous entend) , n'étaient pas de très-grands poètes ,
et en même temps ceux qui ont mis le plus de
pensées dans leurs poésies? Qu'importe enfin que
M. D'Alembert ait dit ou n'ait pas dit que vous écri-
viez du style d'un laquais? tâchez seulement d'en
avoir un autre.
Pourquoi louez- vous l'abbé de la Chapelle des
notes le plus souvent ridicules dont il a chargé ses
éléments de sjéométrie ?
LI^TTRES d'un THÉOLOGIKN, ETC. '^87
Vous dites à Taiticle de la Condainine : l.ep/uloso-
phc de Sanws semble n'avoir voyagé que pour rap-
porter des erreurs , et M. de la Condamine nous est
allé chercher des vérités au.v extrémités de la terre.
Si on en excepte la mesure d'un degré du méridien à
l'équateur, ce qui est une opération d'astronomie et
non une vérité nouvelle, et qui n'est pas plus l'ou-
vrage de M. de la Condamine que de MM. Bouguer
et Godin avec qui il fit ce voyage, où sont ces vérités
dues à M. de la Condamine? au lieu que Pytbagore
rapporta de ses voyages , ou plutôt déduisit des ob-
servations qu'il en avait rapportées, le véritable sys-
tème du monde; et qu'il trouva cette proposition
célèbre à qui la géométrie dut ses progrès et l'algèbre
son origine. Le grand mérite de M. de la Conda-
mine est le courage avec lequel il a été en France,
après M. de Voltaire, l'apôtre de l'inoculation, et
c'est la seule cbose dont vous ne parliez pas.
Ail! Monsieur, vous vous mêlez de comparer
Descartes avec Newton; vous les jugez, vous dites que
Descartes fut grand par lui-même , et que Newton
ne le fut i[u'avec le secours des lumières de son
prédécesseur. Newton dut très-peu de cbose à Des-
cartes : ce sont Barrow et Wallis , qui ont été ses
maîtres en matbématiques , et Kepler en astronomie.
Descartes, comme géomètre, doit beaucoup à Viete.
La première idée du principe de sa dioptrique est
de Snelius. Dans les sciences naturelles, les in-
venteurs sont ceux qui ajoutent quelque chose
aux découvertes anciennes , et ils ne perdent pas
leur temps à refaire ces découvertes, pour ne rien
288 LETTRES d'dN THÉOLOGIEN, ETC.
devoir quà eiix-iné/nes. Vous dites que, si Descaries
s'est trompé en physique , Newton s'est trompé en
théologie. Cela veut-il dire que Descartes est encore
meilleur physicien que Newton n'est bon théologien?
Croyez, Monsieur, que pour parler des sciences, il
faut les avoir étudiées ; et que, pour juger du talent
des découvertes, il faudiait en avoir fait. Par exemple,
nous voyons des gens qui nous tracent l(i inarc/ie
du génie ; qui nous disent quil a tout pénétré a son
premier coup dœil. Soyez sûr que ces gens n'inven-
teront jamais rien. On demandait à Newton comment il
avait tiouvé le système du monde? « En y pensant
toujours, » répondit-il.
Il y a une plaisante bévue à votre article Duliu-
inel. Vous dites que son Traité sur les météores et
les fossiles rassemble ce qui a été dit de mieux par
les physiciens. Comme si depuis sa mort(i) les physi-
ciens n'avaient pas découvert sur ces objets bien
des faits inconnus de son temps, des vues nouvelles!
Il faut que vous ayez copié cette phrase dans quel-
que livre contemporain.
En louant la Pluralité des Mondes de Fontenelle ,
vous n'avertissez pas que cet ouvrage, où l'auteur fait
adopter ses idées sans faire sentir la touche intime
de la persuasion , est fondé , en grande partie, sur
le système des tourbillons. Vous annoncez en re-
vanche que les chimistes et les géomètres recon-
naissent dans M. de Fontenelle Thomme supérieur.
Cependant M. de Fontenelle n'avait jamais approfondi
(i) En i7ofi.
LETTRES d'un THÉOLOGIEN, ETC. 289
ces deux sciences. En géométrie, comme en chimie,
l'homme supérieur est cehii qui fait des découvertes.
C'est la connaissance de la marche de l'esprit dans
les sciences; c'est l'art de dévoiler les plus petits res-
sorts qui font agir les hommes, c'est le talent de
faire aimer les sciences et respecter ceux qui les cul-
tivent; c'est là ce qu'on admirera toujours dans
M. de Fontenelle. 11 n'aimait pas trop les théologiens,
et s'en moquait quelquefois. « Dieu a fait l'homme à
son image, » disait-il, « et il le lui a bien rendu.»
Quand Leibnilz et le czar Pierre, qui ne connais-
saient pas l'esprit de la religion catholique, eurent
annoncé le projet de réunir avec elle les autres
communions chrétiennes : « Ce sont , » disait Fonte-
nelle, «des ennemies qui ne se réconcilieront qu'à
la mort. »
Vous parlez de son Histoire des oracles , et vous
vous gardez bien de dire que les jésuites lui firent
défendre de répondre à la critique de Baltus, et pu-
blièrent partout que Baltus l'avait terrassé, et qu'il n'a-
vait rien à répondre. Les journalistes de Hollande lui
écrivirent pour lui reprocher son silence. «Je con-
sens , » leur répondit-il , « que le Diable soit pro-
phète, puisque le père Baltus le veut, et qu'il le
trouve plus orlhodoxe. »
V^ous le traitez avec tiop de ménagement. Savez-
vous qu'après M. de Voltaire, c'est celui qui nous
a fait le plus de mal en France ?
Si vous aviez lu Bayle , vous auriez vu que le père
Magnan passa chez les minimes pour avoir deviné
les premières propositions d'Euclide, ainsi qu'on l'a
V. 19
UQO LETTRES D UN THKOLOGIEN, ETC.
dit de Pascal. L'historien de sa vie rapporte qu'il se
servait de son crucifix 'au lieu de règle, soit qu il
a en eût pas cC autres , soit quil voulût avoir toujours
sous les yeux F image de son Créateur.
Les idées de Maillet ne sont pas si ridicules que
vous le prétendez. M. de Buffon a daigné en adopter
quelques-unes, y ajouter des preuves, et les revê-
tir de ce style qui, comme vous dites si bien, unit
la force du burin à la mollesse du pinceau.
Malebranche , grand écrivain comme Descartes ,
ayant, comme lui, une grande imagination, des vues
hardies et vastes, voulut aussi expliquer toute la na-
ture, et se trompa presque toujours; mais Descartes
fut le restaurateur de la vraie méthode de philoso-
pher. Descartes fut le premier géomètre de son siècle ,
et sut le premier appliquer la géométrie à la physique.
Aussi Descartes est-il un grand homme, tandis que
son disciple ne peut être regardé que comme un ex-
cellent écrivain.
Vous dites que les rêves de Malebranche sont ceux
de Jupiter, et quil est plus aisé de plaisanter les fai-
seurs de systèmes que d en créer soi-même. J'avoue
que je crois les bonnes plaisanteries beaucoup plus
rares que les mauvais systèmes.
Selon vous, Baclict était donc un mauvais mathé-
maticien ? cependant, son Commentaire de DiopJiante
est un ouvrage excellent en son genre. C'est du moins
ainsi que M. de la Grange en parle. D'ailleurs Bachet
a résolu le premier, et d'une manière très-élégante,
les problèmes indéterminés du premier degré. Bachet
releva, dit-on , mille contre-sens dans la traduction
LETTRES D UN THEOLOGIEN, ETC. 29 l
(Je Pliitarque par Amyot. Cela prouverait qu'il n'était
pas mauvais littérateur.
Vous deviez dire (jue cet homme (i), que vous ne
donnez que pour un astrologue, et qui avait des con-
naissances astronomiques, est le premier qui ait pro-
posé d'employer des tables de la lune pour déter-
miner les longitudes en mer ; mais de son temps les
tables de la lune étaient encore trop imparfaites.
Ce qui rendra Pascal à jamais célèbre , c'est son
Traité des roulettes , un des ouvrages les plus éton-
nants que jamais le génie des mathématiques ait en-
fantés; ce sont les expériencesfaites au Puy-de-Dôme,
son Traité de réqaUihre des liqueurs , le premier ou-
vrage de bonne physique qu'il y ait eu en France. Ce
n'est pas un grand mérite d'apprendre les mathéma-
tiques sans maître, avec un livre, comme Sauveur
et Pascal; mais ce serait une grande preuve détalent
que d'en avoir deviné les premières propositions sans
aucun secours , comme on le rapporte de Magnan et
de Pascal.
Vous déchirez M. D\4lembert; vous assurez que ce
n'est pas comme grand géomètre que Pascal ira a la
postérité^ et vous le prouvez par l'exemple de MM. Clai-
rault, Fontaine, Euler, dont les deux premiers sont
morts depuis quelques années seulement, et le troi-
sième ^it encore, et produitpresquechaqueannéedes
ouvrages que l'Europe savante admire (2). Est-ce que
les noms de Pythagore, d'Archimède, d'Apollo-
(1) Article Morin.
(2) Article Patru.
292 LKTTRES D UN THEOLOGIEN, ETC.
nius sont des noms obscurs? ceux de Kepler, de Ga-
lilée, de Viete, de Newton, de Bernouilli, sont-ils
oubliés? Croyez, Monsieur, quêtant que l'axe de notre
terre décrira un cercle dans les cieux , on saura que
c'est M. D'Alembert qui, \e premier, en a déterminé
la route : et alors on ne se souviendra plus de Clé-
ment, de ïrublet, de M. le Fianc, que par les vers
que Voltaire a attachés à leurs noms. Puissiez-vous
obtenir le même avanlage!
Le Dictionnaire de p/iysique du pèi'e Paulian est
pis que médiocre. H a bien fait de quitter les matières
où on exige des gens de ne parler que de ce quMls
entendent.
Vous avez oublié Perrault l'arcliitecle, malgré la
façade du Louvre, la traduction de Vitruve, et ses
mémoires sur l'anatomie des animaux.
Pluche , que vous louez, était également médiocre
comme écrivain , comme antiquaire , surtout comme
naturaliste et comme physicien. Ses Dialogues sont
remplis de plaisanteries de collège; il parle avec mé-
pris de Locke et même de INewton , dont il n'était pas
en état de comprendre une page.
Les premiers volumes de son Spectacle peuvent
cependant être utiles aux enfants; ou plutôt il serait
à désirer qu'on fit pour eux des éléments d'histoire
naturelle.
Je parle ici comme homme, car en qualité de théolo-
gien, je crois celte étude très-pernicieuse. Il est à crain-
dre que les enfants n'aient encore assez de restes du
péché originel, poui- aimer mieux l'histoire des méta-
morphoses des vers ou des papillons, que l'économie
lETTRES d'un THÉOLOGIEN, ETC. agS
de nos plus sublimes mystères. Gardons-nous bien ,
jusqu'à un certain âge, d'enseigner aux enfants des
vérités qu'ils puissent entendre ; il faut aupaiavant
qu'ils aient eu le temps de se remplir l'esprit de
clioses inintelligibles. C'est pour cela que nous to-
lérons l'élude des langues selon la méthode des
collèges.
Après six ans d'études, à huit heures par jour,
un enfant sait par cœur son rudiment, son caté-
chisme et sa mythologie ; et parvient à l'âge de douze
oucjuinzeans sans avoir jamais rien compris de tout
ce qu'on lui a dit. Ce pli une fois pris , il répétera
toute sa vie des choses qu'il n'enlendra point , et ja-
mais il ne nous échapperait sans les passions. Nous
avons mal fait de mettre l'amour contre nous. De la
manière dont nous rapetissons, dont nous oppri-
mons l'esprit des enfants que, dans presque toute
l'Europe, on a la bonté d'abandonner à nos soins,
la raison seule ferait peu d'incrédules.
Vos jugements sur la littérature ont un ton de par-
tialité qui peut nuire à la bonté de votre cause ; et
lorsque vous ne pouvez avoir d'intérêt, vous jugez
au hasard.
A l'article Abcidie , où vous donnez le suffrage de
madame de Sévigné, et même du comte de Bussy ,
comme une preuve de la bonté d'un livie de théo-
logie, vous ne voulez pas que ce fameux réfugié soit
mort fou ; vous oubliez qu'il était un de nos ennemis.
Pourquoi ne pas avouer que son livre tant loué
n'est qu'une déclamation qu'on ne peut plus lire?
Nous avons mieu>f fait qu'Abadie : n'avons-nous pas
294 LETTRES d'un THÉOLOGIEN, ETC.
M. Miisson , IM. Joli , M. Simon , M. Bergier et M. l'é-
véque du Piiy ?
À Tarlicle d'^card, vous dites que h pJdlosophu'
lia que faire de la grammaire .
Vous répétez, d'après M. de Voltaire, que nous
avons des chansons supérieures aux plus belles odes
dAnacréon : cela est vrai ; mais M. de Voltaire s'est
bien gardé de donner maître Adam pour exemple.
Savez-vous que le roi de Prusse fait élever un mau-
solée au marquis d'Argens? Pourquoi en dites-vous
tant de mal? 11 est mort.
Arnaud n'est pas l'auteur du nouvel Ab salon, nou-
vel Hérode^ nouveau Néron; il a écrit beaucoup d'in-
jures comme Garasse; mais il ne les écrivait pas du
style de Garasse : ce qui est très-différent. Par
exemple, la Fontaine et Rousseau ont eu le malheur
d'écrire des poésies licencieuses; serait-ce une raison
de leur attribuer ces mauvais vers que vous con-
naissez?
Nota. Le théologien avait inséré ici trois vers , tirés
dune épigrammede M. l'abbé Sabbatier. Nous les avons
supprimés par respect pour les mœurs ; mais pour ne
point porter atteinte à t intégrité du texte de la lettre ,
nous les avons placés à la fin , pour ceux qui , malgré
notre avertissement , seraient curieux de les connaî-
tre.
L'évéque de Noyon , Clermont - Tonnerre , avait,
dites-vous, de l'esprit et du savoir; mais ces qualités
étaient infiniment dépîéciées par ses absurdes travers.
Vous parlez de ce successeur des apôtres plus légè-
I ement que jamais M. de Voltaire n'a pailé de M. l'é-
LETTRES U'UN THÉOLOGIEN, ETC. agS
véque du Piiy. Voiià un trail de sa fierté que vous
auriez pu citei'. «D'où vient,» lui demandait un
jour Louis XIV, qui voulait réprimer sa vanité,
« que l'on ne trouve point de Clermont dans la liste
des grands officiers de la couronne?» — «Sire,»
répondit l'évêque de Noyon , « c'est que mes ancêtres
étaient de trop grands seigneurs pour servir les
vôtres. »
Vous avez tort de tant louer les Plaidoyers que le
père Baudori et M. le Boucq ont fait déclamer par
leurs écoliers, la rhétorique de Colotiia ^ les vers de
M. Clément: cela ferait croire que notre parti est
bien pauvre.
Mais vous avez grande raison de déprimer /^«//é? ;
seulement il ne fallait pas dire qu'on peut conclure
de r inanition oit il nous laisse, qail ressemble à un
fou errant; (juil évoque des mdnes obscurs pour ac-
créditer ses anecdotes ; que ses obscénités prouvent un
cœur corrompu et un esprit obscurci par cette corrup-
tion. Depuis que la Rochefoucauld a dit : V esprit est
souvent la dupe du cceur , il n'est plus peimis de faire
contraster le cœur et l'esprit; il ne fallait pas dire
enfin que Bayle combattait un cartésianisme qui ne
subsistait plus de son temps. Car en 1730 on accusa
M. de Voltaire d'être un mauvais citoyen, pour avoir
préféré la philosophie de Newton et de Locke à celle
de Descartes.
La conscience est une lanterne sourde qui n'éclaire
que celui qui la porte , est la réponse d'un ministre
d'Étal à un archevêque f|ui lui opposait sa conscience.
L'abbé de lu Ulctlcrie élail janséniste; ainsi vous
'igG LETTRES d'un THÉOLOGIEN, ETC.
pouviez vous dispenser de louer le style ridicule dans
lequel il a travesti Tacite.
/!/. (/e Cliamfort a de l'esprit el peu de talent. La
république des lettres fourmille d'écrivains de la
trempe de M. de Chamfort. Plût à Dieu! mais M. de
Cliamfort ne s'est pas encore déclaré contre nous.
Croyez-vous donc que nous n'avons pas assez d'en-
nemis?
Il est très-vrai que M. Chaumeix a été convulsion-
naire, et que malheureusement il était beaucoup
tjop ignorant pour attaquer l'Encyclopédie avec
succès.
Nous ne craignons pas même de dire que dans
Othon , Serforius, OEdipe et Suréna , ily a des scènes
qui supposent plus de talent et de génie qu Alzire ,
Mérope , Mahomet ; et \ous a'jouiez qu une esquisse de
Ruùe/is (dont le coloiis fait presque tout le mérite ) est
préférable (Uix tableaux les plus achevés dun peintre
dont tout l art se bornerait au coloris. 11 faut l'avouer :
vous ne vous connaissez pas plus en peinture qu'en
poésie d). Ah! Monsieur, Alzire, Mérope et Maho-
met sont plus véritablement tragiques qu'aucune
des pièces de Corneille; et avec une énergie égale à
celle de Corneille, et des pensées aussi grandes, on
y trouve un art, une élégance, un coloris brillant,
une sensibilité surtout que Corneille n'avait point.
Voltaire est le premier comme le plus dangereux des
poêles tragiques; mais que nous importe? c'est une
raison pour qu'il soit mieux damné.
il) Article Corneille.
LETTRKS 1) UN THÉOLOGIEN, ETC. 297
Le plus grand honneur qu'ait pu recevoir Cor-
neille, c'est que M. de Voltaire ait daigné le com-
menter. Jamais on ne pouvait élever un plus beau
monument à la gloire du créateur de notre théâtre.
Quel admirateur de Corneille en a senti les beautés
avec un enthousiasme plus vrai ! quel homme a
mieux su le faire admirer à ceux même que les dé-
fauts de son style avaient refroidis ! Qu'importe à la
gloire de Corneille, cette foule de défauts, qui sont
ceux de son siècle, et malgré lesquels la grandeur
de son génie subsiste tout entière? Ce genre de cri-
tique peut blesser ramour-j)ropre d'un auteur vivant ;
et c'est une punition qu'il ne faut lui infliger que
lorsque son insolence ou ses calomnies l'ont méri-
tée. Mais on ne doit aux morts que de la justice;
et Corneille est trop grand pour avoir besoin d'in-
dulgence.
A l'article Crébillon , vous mettez encore ce poète
au-dessus de M. de Voltaire; le vieux Boileau, votre
oracle, apiès avoir entendu Rhadamiste, le mettait
au-dessous de Pradon. li y a de très -belles scènes
dans Rhadamiste; mais le style, presque toujours
barbare, de Ciébillon , l'obscurité de ses plans, l'amour
froid et de remplissage cpi'il a placé au milieu des
hoireurs de la famille des Atrides , les maximes ridi-
culement atroces qu'il fait diie à ses liéros, son igno-
rance des mœurs et des convenances, tout cela ne
permettait pas de comparer Crébillon à l'auteur tou-
chant de Zaïre et de Tancrèdc , à l'auteur sublime
de Séminintis et de Rome samc'c.
Vous j>arlez trop vaguement des ouvrages de con-
2()8 LETTRES d'uN THÉOLOGIEN, LTC.
tmverse de ce minisire (i). Son Trailé de la confes-
sion auriculaire nous a embarrassés pendanl quelque
temps. Bkmdel ,2iW\.ye ministre, que vous nommez un
écrivain obscur, est liès-connu pour avoir, quoique
protestant, combattu la fable de la papesse Jeanne ,
et respecté assez ce qu'il croyait la vérité, pour ne
pas vouloir souffrir qu'on la défendît par le men-
songe.
Nous autres catholiques, nous n'avons point de
traits pareils à citer : il faut laisser à ces gens-là les
petites vertus humaines. JNous avons la foi et les
bénéfices ; cela vaut mieux pour cette vie et pour
l'autre.
A l'article Dancourt, vous rapportez qu'un jour
qu'il s'était trouvé mal dans la chambre de Louis XIV,
le roi alla Ud-niéine ouvrir la fenêtre. Ne sentez-vous
pas tout ce qu'il y a d'humiliant pour la nature hu-
maine, et d'injurieux pour les rois , à rapporter cela
comme une belle action ? Vous auriez dû avertir
aussi que les pièces de Dancourt sont beaucoup trop
libres; vous oubliez toujours que vous êtes le dé-
fenseur des bonnes mœurs. J. .T. Rousseau, qui n'est
qu'à demi-chrétien , dit de Dancourt : Je ne ferai
pas (t Dancourt l'honneur de parler de lui; laissant
Regnard encourager les fdous , il se charge d'amuser
des femmes perdues.
L'abbé de Voisenon est un des conservateurs du
goût; et vous ajoutez qu'il est aussi le conservateur
de ses sentiments et de ses pensées ; parce rpie, dites-
fi) Dah.i.k.
LETTRES DIIIV THÉOLOGIEN, ETC. 299
VOUS, /'/ a résisté à je ne sais quelles noLweaiUés. En
voulant célél)ier les belles qualités de M. Tablié de
Yoisenon , il est heureux d'avoir choisi son bon goût
et la force de son caractère. Mais comment avez-vous
pu, vous, le défenseur des bonnes mœurs , prendre
jjour un de vos héros, un ecclésiastique qui ne s'est
fait connaître que par des bouffonneries ordurières,
et qui n'a pas même l'honneur d'être au premier rang
dans ce genre, le plus facile et le plus méprisable de
tous après la satire?
Vous auriez du i-apporter à l'article Dangeaa, que,
lorsqu'un homme, qui devait aux lettres seules l'il-
lustration de sa famille, s'avisa de regarder comme
un déshonneur pour lui de n'être à l'Académie que
l'égal de Racine et de Despréaux, il forma le projet
d'y établir des honoraires. MM. de Dangeau , qui
craignaient qu'on ne les reléguât dans cette nouvelle
classe, firent manquer ce projet, qui aurait avili les
gens de lettres et rendu les protecteurs ridicules.
« A l'Académie des sciences, » disait à ce sujet un
savant illustre , « un honoraire est un homme qui
aime les sciences sans les cultiver; à l'Académie fran-
çaise, ce serait un homme qui aimerait la langue
française, sans savoir ni la parler, ni l'écrire. »
Vous nommez Desfoniaines le Boileau de ce siècle :
que vous a donc fait ce pauvre siècle? C'est une
singulière manie, que celle de quelques-uns de nos
faiseurs de satires. Ils croient avoir succédé à Boi-
leau , comme le gazelier ecclésiastique à Pascal , et
prennent le nom de ce poète célèbre, comme l'au-
teur de r\manach de 1-iége, celui du malhémalicien
3oO LETTRES d'un THÉOLOGIEN , ETC.
Lct'iisberg. Il y a cependant des difféiences entre eux
et Boileau : Boileau écrivait en beaux vers, et ils
éciivent en mauvaise prose; Boileau avait de la reli-
gion, et ils se servent du mastjue de la religion pour
calomnier ceux qui excitent leur envie; Boileau fut
l'ami de Racine, et ils s'acharnent sur le successeui-
de Racine ; Boileau jouissait de l'estime publique, et
ils vivent dans l'opprobre, etc., etc.
Vous traitez trop mal M. fJesmarets de Saint-Sor-
lin ; il était des nôtres. Ce fut un des plus chauds
ennemis de Port-Royal. Jaloux du bruit que faisaient
les prophéties du pauvre Morin , il fit semblant de
devenir son ami, pour le trahir ; le dénonça, témoi-
gna contre lui, et parvint à le faire brûler vif, pai-
arrêt du parlement de Paris, en i663. Du temps de
saint Dominique, Desmarets eût été canonisé.
Il ne faut pas dire que les Synonjnies de Girard
sont inimitables (i). L'idée en est heureuse; mais on
trouve dans quelques synonymes de M. D'Alembert
une justesse, une précision, et suitout une philo-
sophie sage et profonde qu'on chercherait en vain
dans l'abbé Girard.
A l'ait ici e du Président de Granuiiont , vous ne
parlez pas de l'histoire du supplice de Vanini, dont
nous lui devons les détails. On y voit comment ,
malgré ses efforts pour donner de bonnes preuves
de l'existence de Dieu, Vanini fut condamné à être
brûlé vif connue athée, parce que l'on avait trouvé
un gros crapaud dans sa chambre.
(i) Al licle Gir.AUi».
LETTRES d'un THÉOI.OGIFIV , ETC. 3o I
Feu M. Hardioiiy de rAcadémie française, élail
bien dans les principes excellents que vous tâchez
de répandre; il ne pouvait souffiir Tesprit. Quand
il présentait les volumes de son histoire à l'Académie
française : Du moins, disait- il d'un air ironique et
satisfait, // a y a pas cV esprit lii-dcdans.
Le père Haj'er vaut mieux que vous ne dites : on
trouve dans ses ouvrages trente-sept preuves diffé-
rentes de la spiritualité de l'âme, et autant de dé-
monstrations de l'existence de Dieu : c'est un grand
préjugé contre une doctrine, quand on en peut
donner tant de preuves; et cela montre du moins
que l'auteur était bien mécontent des trente-six pre-
mières.
Desji'eteaux , déjà très-vieux, rencontra un jour,
en rentrant chez lui, une jeune chanteuse, qui s'était
endormie sur son escalier: sa figure lui plut; il la
prit dans sa maison. Elle lui jouait, après son diner,
des airs agréables; des oiseaux venaient se reposer
sur sa tête et sur son instrument. Desyveteaux l'écou-
tait, habillé en berger et couronné de fleurs. Elle
demeuia avec lui jusqu'à l'heure de sa mort. Lors-
(|u'il fut près d'expirer : /o«f'-/;?o/, lui dit-il, cette
sdrnbdiide que j'aime tant, afin que mon âme passe
doucement. Voilà un propos bien impie, à la vérité,
et qu'il fallait relever avec indignation , au lieu de
défigurei- d'une manière dégoûtante la folie aimable
du vieux berger.
M. de Voltaire a peut-être trop prodigué les in-
jures à M. Larcher : tout l'univers sait qu'il n'est pas
répétiteur au collège Mazarin , comme on l'en a
3oii LETTRKS d'uN THÉOLOGIEN, ET(,.
accusé ; mais M. de Voltaire avait raison d'être en
colère. M. Larcliei", dans son ouvrage, cite ce pas-
sage d'un livre nouveau, qu'il attribue, sans preuves,
à M. de Voltaire ( il est question des fléaux qui nous
affligent) : « La Providence nous envoie la famine et
la peste, mais la guerre nous vient des rois; et c'est
peut-être pour cela que les faiseurs d'épîtres dédica-
toires les nomment les images de Dieu. » Quelles
horreurs! dit M. Larclier, la plume me tombe des
mains. L'auteur est une Le te féroce qu'il faudrait
chasser de toute société policée.
Malherbe, à soixante-treize ans, veut se battre
contre le meurtrier de son fils : « Vous êtes trop
vieux, » lui dit-on. « C'est pour cela , m reprit-il: «je
ne hasarde qu'un denier contre une pistole. » Vous
trouvez que cette réponse est d'un lâche?
M. de Marca a fait , sur la concoide du sacerdoce
et de l'empire, un ouvrage qu'on a estimé, tant qu'on
a cru avoir besoin des autorités historiques, dans ces
questions que le bon sens suffit pour résoudre, et
que la force seule peut décider.
Du/narsais avait la réputation d'être impie, comme
vous le dites fort bien. « D'où vient, » disait-il un
jour à Boindin, « que vous vivez tranquille et con-
sidéré, malgré l'athéisme que vous affichez, et que
moi, qui suis plus prudent, je suis persécuté?» —
«C'est,» répondit Boindin , que vous êtes athée jan-
séniste, et moi athée moliniste » Les jésuites étaient
alors tout-puissants.
 l'article Maucroi.v, vous auriez dû citer ces vers,
qu'il fit à l'âge de quatre-vingts ans :
LETTRES d'un THÉOLOGIEN, ETC. 3o3
Chaque jour est un bien que du ciel je reçois;
Je jouis aujourd'hui de celui qu'il me donne;
Il n'appartient pas plus aux jeunes gens qu'à moi,
Et celui de demain n'appartient à personne.
Vous demandez, à l'article Meiville, « si M!M. Cré-
hillon , Montesquieu, Maupertuis, de Biiffon , le
Franc, ont été les agresseins de M. de Voltaire ? »
Hélas! oui, Monsieur : Crébillon cabala pour empê-
cher Mahomet d'être joué, et refusa d'approuver
celte pièce, qui, dans le même genre où il avait
la prétention d'exceller, surpassait toutes les siennes.
Montesquieu déprimait hautement les talents de
M. de Voltaire; M. de Buffon l'a traité avec mépris
dans le premier volume de l'Histoire naturelle ,
Preuves de la théorie de la terre (page 4 ' 0- ^ï- ^^
Franc désigna publiquement, dans un discours à
l'Académie française, M. de Voltaire et plusieurs de
ses confrèies, comme des ennemis du trône et de
{"autel. M. de Maupertuis lui suscita des tracasseries à
Berlin. Quand un jeune homme attaque un vieillard
défendu par soixante ans de gloiie, il faut qu'il ait
doublement raison.
Vous faites bien de tomber sur ce coquin de Mon-
tagne. Il est devenu le bréviaire des honnêtes gens
(comme disait le cardinal du Perron), et, depuis ce
temps-là, les honnêtes gens ne sont plus nos amis.
On lit ses Essais , on les relit , on les cite sans cesse ;
on les porte en voyage, à la campagne; on les lelira
encore, quand tous leurs censeurs, Huet , Male-
branche, Nicole et vous, seront oubliés, et qu'il ne
restera plus de Pascal que la mémoire de son génie.
3o4 LETTRFS d'fiN THÉOLOGII<^, ETC.
Vous commencez votre article Montesquieu ^ par
dire quon ne peut se dispenser de s'appesantir sal-
les louanges ducs à son génie. Est-ce qu'il vous se-
rait impossible de n'être pas lourd?
V humanité a^nat perdu ses titres , Montesquieu les
a retrouvés. Voilà ce que M. de Voltaire a dit de lui
sans s'appesantir. 11 serait dur, après cette louange
sublime, de reprocher à M. de Voltaire ses critiques,
quelquefois justes, de \ Esprit des lois. Je vous aver-
tis aussi que Montesquieu est encore trop moderne
pour oser parler de sa souuiission à la religion et de
sa fin chrétienne.
Vous prétendez que M. Marin n'a jamais été joué
sur aucun théâtre. Vous oubliez que la comédie de
Julie fut sifflée, parce qu'il y avait mis trop de vertu.
M. l'abbé Nonotte vous a bien servi. Mais qu'il a
peu d'esprit! que son style est lourd ! que ses raison-
nements sont gauches ! combien il entasse de bé-
vues pour relever de prétendues erreurs de M. de
Voltaire! Notre parti est faible ; il serait difficile d'en-
gager des hommes de mérite à se déclarer pour nous
hautement : ils ont la faiblesse de craindre le lidi-
cule ; mais que du moins ils consentent à nous mé-
nager. Il y en a qui ne se sont pas montrés contre
nous. M. de Buffon, pai" exemple; M. l'abbé Arnaud;
M. l'abbé de Condiliac; M. Watelel. Vous avez bien
fait de les louer: nous ne sommes plus assez forts
pour dire comme autrefois: Celui qui n'est pas pour
moi, est contre moi.
Vous louez trop sobrement l'abbé Pluquet : savez-
vous qu'il a fait dans son livre une savante apologie
LETTRES d'un TH]É0L0GIE]V, ETC. 3o5
du supplice de Jean Hus? Son explication de la pré-
sence léelle, dans toutes les espèces eucharistiques
au même instant, n'est pas assez tliéologique. Il
suppose que le corps du fils de Dieu, Dieu lui-
même, circule dans les espèces avec une vitesse si
grande, qu'il n'y a pas d'instant sensible dans lequel
il ne les ait toutes parcourues. Je ne sais si cette
manière d'aller n'est pas un peu indigne de la ma-
jesté divine.
M. le marquis de Pompignan ne s'appelle donc pas
Simon le Franc, mais Jean- Jacques le Franc? La
notice que vous donnez de ses ouvrages n'est pas
exacte. 11 y a de lui une traduction de la Prière du
Déiste, et une Relation de la dédicace de son église,
qui sont des morceaux curieux. Didon, quoique fort
inférieure à Ariane , n'est pas sans intérêt ; on y cher-
cherait en vain de beaux vers, et surtout de ces traits
d'une sensibilité vraie et profonde qu'on trouve
dans Ariane, dans Zaïre, dans Tancrède. Je n'aime
pas que Didon regrette en mourant les tranquilles
plaisirs dune âme indifférente.
Quœswit cœlo lucem, ingemuitque repertd,
devait inspirer d'autres idées à M. le Franc. J'ai tou-
jours envie de rire quand Énée dit à Didon, qu'il va
à la bataille, et que Didon lui répond :
Quoi! vous-même, Seigneur?
Avec Virgile, Métastase, et le rôle toujours intéres-
sant d'une amante abandonnée, il aurait été difficile
V. 20
3o6 LETTRES DON THÉOLOGIEN, ETC.
de faiie une tragédie absolument mauvaise. Les can-
tiques sacrés se vendent au rabais quatre livres, au
lieu de douze : cela justifie le quolibet de M. de Vol-
taire :
Sacrés ils sont, car personne n'y touche.
J'en suis fâché, car Jean-Jacques et Jean-George,
son frère, sont de nos amis; et ils nous auraient été
très-utiles, s'ils ne s'étaient pas rendus si ridicules.
Ce Rabelais qu'on appela quelque temps le livre
par excellence, et qui en effet était le seul livre de
prose que lussent alors les gens du monde, nous a
fait un grand tort! 11 est le premier qui ait appris
aux gens de cour à nous mépriser, à ces gens qui,
après avoir vécu dans la débauche et dans l'intrigue,
venaient à l'heure de la mort nous demander un ci-
lice et nous apporter leur argent.
Il me parait que vous n'avez pas saisi le véritable
caractère du génie de /. /. Rousseau. Cet homme cé-
lèbre, né avec un talent rare pour persuader aux
autres hommes tout ce qu'il veut qu'ils croient, a
cherché surtout à rendre populaires les vérités qu'il
jugeait utiles. Si les corps des enfants ne sont plus
oppressés par des ressorts de baleine, si leur esprit
n'est plus surchargé de préceptes , si leurs premières
années du moins échappent à l'esclavage et à la gêne,
c'est à Rousseau qu'ils le doivent. Aussi une femme
sensible proposait-elle de lui ériger un buste qui se-
rait couronné par des enfants. Pour les femmes qu'il
a tant aimées, et dont il n'a dit tant de mal que parce
qu'elles lui en ont beaucoup fait , si elles osent
LETTRES d'un THÉOLOGIEN, ETC. 3o']
nourrir, si elles ont la prétention d'être les mères de
leurs enfants, et même quelquefois les femmes de
leurs maris, c'est encore l'ouvrage de M. Rousseau.
11 a réveillé dans nos jeunes gens l'enthousiasme de
la vei'tu , (|ui leur est si nécessaire pour l'opposer à
celui des passions. Voilà ses titres à la reconnais-
sance des hommes. Parmi les philosophes mo-
deines, il est un de ceux qui ont dit le moins de vé-
rités nouvelles , et cekii qui a fait le plus d'effet sur
les esprits; paice qu'il a eu le talent de disposer de
l'âme de ses lecteurs, comme les orateurs anciens
disposaient de celles de leurs auditeurs. D'ailleurs
peu de gens ont mieux écrit contre nous , et nul n'a
mieux écrit en notre faveui". Profitons de ces mor-
ceaux répandus dans ses ouvrages, mais n'espérons
rien de lui. Jamais il ne vendra sa plume.
Vous vous obstinez à trouver beaucoup de pen-
sées, et entre auties de pensées galantes ^ dans les
poésies de Saint- Ev reniant ; ensuite vous comparez
ses réflexions sur les Romains aux tragédies de Cor-
neille ; puis vous les mettez au-dessus des Mélanges
de M. D'Alembert qui ne ressemble pas plus à Saint-
Évremont qu'à Corneille : puis vous voulez que
Saint-Évremont ait été des nôtres. Vous oubliez
qu'à l'heure de la mort, lorsqu'un prêtre lui pro-
posa de se réconcilier avec Dieu , il répondit « qu'il
voudrait se réconcilier avec l'appétit. )> Pourquoi ne
point parler de son long exil? On le punit après la
mort du cardinal Mazarin , comme auteur d'une
plaisanterie contre ce ministre, qui en avait par-
donné de bien plus sanglantes, et qui n'avait jamais
20.
3o8 LETTRES d'uN THÉOLOGIEN, ETC.
imposé silence aux satiriques que par ses bienfaits.
Mais Saint-Évremont fut réellement la victime de
son zèle en faveur de Fouquet. Colhert, qui se con-
tenta de laisser la Fontaine exposé à la misère, et
qui n'osa attaquer dans Pelisson le panégyriste de
Louis XIV, et un nouveau converti, devenu con-
vertisseur, poursuivit Saint-Evremont, qui, lié aux
gens de la cour par son état et par ses goûts, et sa-
chant faire de bonnes plaisanteries, lui paraissait
plus dangereux. Car un ministre peut craindre le ri-
dicule, même après s'être mis au-dessus de la malé-
diction publique.
4 l'article Santcuil, vous revenez encore à M. l'abbé
Dinouart, qui a pourtant éciit pour la bonne cause,
et d'un style très-approcbanl du vôtre, et d'un style
qui forme un genre à part , et que j'ai entendu nom-
mer le genre béte.
Vous semblez croire que madame de Tenciii mé-
prisait les gens de lettres, qu'elle appelait ses bétes.
Ils étaient les seuls pour qui cette femme, qui avait
appris à connaître les hommes, eût quelque con-
fiance, et les seuls qui sussent l'amuser; mais elle
connaissait le peu d'habileté des gens de lettres dans
l'intrigue, et cette sorte d'ineptie qu'ont pour les
choses communes presque tous les hommes supé-
rieurs; et comme elle voulait adoucir, s'il était pos-
sible, la haine des sots et des importants contre les
gens de lettres, elle ne les offrait à certains seigneurs
que sous ce point de vue ridicule.
Je ne sais si M. Thomas a formé le projet d'a-
mener les fennnes à la philosophie; mais le sexe dé-
LETTRES d'un THÉOLOGIEN, ETC. 3o9
vot nous abandonne; elles ne veulent plus d'amant
qui aille demander pardon à Dieu du plaisir qu'elles
lui ont donné. On leur a fait entendre qu'il était
contre leur intérêt de s'attacher à une religion qui
damne également celui qui assassine son père, et ce-
lui qui désire une jolie femme.
Votre acharnement contre M. Thomas est un peu
maladroit : jamais il ne nous a attaqués; jamais il
n'a ri de nos sottises. Il s'est élevé avec indignation
contre les horreurs du fanatisme et de la tyrannie;
mais nous devons faire semblant d'être de son avis :
d'ailleurs, il lègne dans ses écrits un ton de vertu
mâle et austère qui aurait dû vous arrêter. Voulez-
vous qu'on dise que nojis haïssons tous les gens
honnêtes, parce que nous sentons que depuis que
notre masque est tombé, tous les gens honnêtes
nous haïsseiit et nous mépiisent ?
Je suis très-content de votre article faiwenaimies :
o
vous saviez, sans doute, que les morceaux de dévo-
tion qui terminent son ouvrage ont été faits par ga-
geure. Les libraires les imprimèrent pour faire passer
le reste. Frère Berthier ou son devancier y furent
pris. Ils assurèrent que le livre respirait la religion.
Cependant, le chapitre du Bien et du Mal moral est
un des ouvrages les plus horribles que je connaisse :
on y trouve l'idée hardie d'élever une moiale philo-
sophique, indépendante de tout système, comme
de toute lévélation. M. de Vauvenargues mourut
comme il avait vécu : un jésuite s'élant introduit
dans sa chambre, peu de temps avant sa mort:
«Que venez -vous faire ici?» lui dit Vauvenargues.
3lO LETTRES d'uW THÉOLOGrEN, ETC.
«Je viens de la part de Dieu. » Le mourant le ren-
voya , et se tournant vers ses amis :
Cet esclave est venu;
II a montré son ordre , et n'a rien obtenu.
le vous ai déjà parlé de votre acharnement contre
M. de Voltaire; nous devons, en conscience, le
diffamer; mais il faut de la prudence. C'est une vertu
cardinale, comme disait un curé janséniste au car-
dinal de Noailles , qui lui leprocliait d'avoir prêché
contre les désordres de la cour. N'imitez pas un de
vos amis qui s'est avisé d'imprimer : Tout le monde
sait que Zaïre n'est point de M. de Voltaire : il l'a
achetée un écu de l'abbé Makarti.
Un jour que j'attaquais sa personne, un gentil-
homme auvergnat, qui était présent, m'interrompit,
et me défendit de jamais oser, devant lui , déchirer
son bienfaiteur. Alors il raconta que dans sa jeunesse
il avait enlevé une fille, et s'était sauvé en Hol-
lande; que bientôt, manquant de tout, on l'adressa
à M. de Voltaire, qui le secourut de son argent et
de son crédit, ménagea sa réconciliation avec ses
parents, fit que celle qu'il avait enlevée pût retour-
ner dans sa famille; et cela avec la même bonté et
le même zèle qu'il a depuis montrés pour les Calas,
pour les Sirven, pour les serfs infortunés des moines
de Saint-Claude : et cette anecdote de la vie de M. de
Voltaire, personne ne la saurait, si je ne l'avais atta-
qué hors de propos. Profitez de celte leçon. D'ail-
leurs, apiès les éloges que vous avez prodigués à
LETTRES d'un THÉOLOGIEN, ETC. 3ll
M. de Voltaire dans une autre de vos compilalions,
il ne fallait ni le déchirer dans celle-ci à chaque
page, ni faire de hrochures contre lui; cela a l'air
d'écrire pour de l'argent ou pour un bénéfice; car
on ne vous soupçonnera ni vous , ni vos amis , d'être
jaloux de M. de Voltaire : vos cris ne s'élèvent pas
jusqu'à sa gloire.
Le Nil a vu sur ses rivages
De noirs habitants des déserts ,
Insulter, par des cris sauvages,
L'astre éclatant de l'univers.
Cris impuissants, fureurs bizarres !
Tandis que ces monstres barbares
Poussaient d'insolentes clameurs
Le Dieu poursuivant sa carrière,
Versait des torrents de lumières.
Sur ces obscurs blasphémateurs.
Permettez- moi de joindre à ces remarques quel-
ques avis , qui pourront vous être utiles, si jamais
vous avez une seconde édition.
Je voudrais que vous fissiez moins de plaisanteries
sur le malheur des gens de lettres, qui meurent de
faim (i) : elles ont toujours quelque chose de cruel
et de bas. On ne doit reprocher à un homme qu'il a
été dans la misère, que lorsqu'il outrage ceux qui
ont contribué à l'en tirer.
Vous faites l'apologie de Despréaiir en cent en-
droits : ne dites donc pas que ses satires rendirent
(i) Article Aliainval, Bervjm.e, etc.
3 11 LETTRES d'un THJÉOLOGIEN, ETC.
fou le malheureux Cassagne , ni que pour faire ses
vers, il écrivait au hasard, Perraut ou Boursaut,
selon qu'il était bien ou mal avec eux.
Vous dites, au sujet de Cassagne, que les écri-
vains modernes sont moins sensibles à la satire :
est-ce que vous prétendriez à l'honneur d'être ho-
micide? Mais vous aurez beau entasser libelles sur
libelles, ils ne feront qu'endormir ceux même que
vous déchirez.
Vous louez trop M. l'abbé François : il ne faut pas
avoir l'air d'être si facile en pieuves de la religion.
Cela me rappelle un conte que j'ai entendu faire
dans ma licence : « Depuis qu'une ânesse a porté
Notre-Seigneur, » disait un nigaud dans le café de
Laurent, «tous les ânes ont une croix sur le dos.
Que répondez-vous à cette preuve, M. BoindinPw —
« Que je n'en connais pas de meilleure. »
Il y a des choses qu'il ne faut pas dire : par
exemple, vous comparez M. de Voltaire tantôt au
père Garasse, tantôt à Don Quichotte, tantôt à Ar-
lequin; ailleurs, il est le dernier des hommes. Il est
le plus dangereux pour nous, et malheureusement
un des meilleurs pour les autres hommes ; mais sûre-
ment il n'est le dernier pour personne.
Je crois qu'il faudrait njénager M. de Marmontel.
Si dans le temps de la dispute sur Bélisaire , il eut
consulté le Traité de la vertu des païens , de la
Motlie le Vayer, il y aurait trouvé des passages em-
barrassants. Vous sentez bien que nous n'avons pu
dire :
Nul ne sera sauvé que nous el nos amis,
LETTRES d'un THÉOLOGIEN, ETC. 3l3
que quand nous avons été les plus forts. Ce dogme-
là est un de ceux que (suivant la remarque de plu-
sieurs docteurs) il ne faut révéler aux infidèles qu'a-
vec précaution. Un comte de Liège demanda le
baptême; il avait déjà le pied dans le baptistère:
« Où sont mes ancêtres? » dit-il au prêtre. — « Mon-
seigneur, ils sont à tous les diables! » — «Quoi! mes
ancêtres, qui ont été braves et justes?» — «Oui,
Monseigneur; cela est de foi. » — «Eh bien,» dit le
prince, en sortant du baptistère, «j'aime mieux
être damné avec eux que sauvé avec un gredin
comme toi. »
Pour déprimer les vivants, vous élevez au ciel des
morts obscurs. Vous accusez M. de Voltaire d'avoir
pillé le poème de l'abbé de Saint-Didier dans la Hen-
riade , dont il y avait déjà trois éditions lorsque le
Clovis parut. Vous citez ensuite les vers de ce Clo-
vis, qui prouvent que Saint-Didier a traduit en prose
plate les beaux vers de M. de Voltaire. Je ne vois pas
ce que cela fait en faveur de notre cause.
Un moraliste chrétien devrait s'occuper moins
longtemps de la manière dont les gens du monde
se damnent en allant à la comédie; et cette érudi-
tion de théâtre ne convient pas dans un jeune ec-
clésiastique qui sollicite un bénéfice.
Vous semblez, dans votre ouvrage, poursuivre,
avec un acharnement égal, les ennemis de la gloire
de Rousseau et de Despréaux , et ceux de la foi , les
partisans des drames en prose, et les athées. Enfin,
vous défendez du même ton la religion et le bon
goût. J'ai vu des gensdebiencpiien ont été scandalisés.
3l4 LETTRES d'un THÉOLOGIEN, ETC.
Il n'y a qu'un moyen de vous rétablir dans leur
estime : avouez que votre ouvrage n'est pas à vous
tout entier; que lorsque vous l'avez assuré dans les
journaux, vous avez dit la chose qui n'était pas.
Subissez cette petite humiliation pour le bien de
votre âme. Alors on verra bien que ce que vous dites
sur la comédie, contre les drames bourgeois, et ces
traits d'un incrédule honteux, que je vous ai déjà
reprochés, tout cela est l'ouvrage de Palissot. 11 ne
vous restera plus que les injures, les déclamations,
les délations, rien, en un mot, qui ne soit digne
d'un brave théologien.
Je n'ai plus qu'un avis à vous donner. Monsieur,
et c'est un de ceux dont vous avez le plus besoin.
Si l'on n a point le talent de la plaisanterie , il faut du
moins auoir le langage de V honnêteté et de la raison.
Cette maxime est de vous, Monsieur; lâchez de
la mettre en pratique, et alors vos livres forceront
les sots même d'ouvrir les yeux au milieu de la fumée
étourdissante dont les philosophes les repaissent. Il me
reste à vous parler de quelques maladresses.
Vous dites « que les philosophes n'ont pas rendu
justice à M. de Beizunce, évéque de Marseille;»
M. Diderot l'a loué dans l'Encyclopédie (i). D'ail-
leurs, je vous conseille d'éviter le parallèle des ver-
tus de nos saints, avec celles des héros païens; nous
n'aurions pas l'avantage : le point important est d'é-
tablir qu'ils seront damnés éternellement. La gloire
est une petite récompense temporelle qu'il ne faut
pas leur envier.
(0 Article Bfxzunce.
LETTRES d'un THÉOLOGIEN, ETC. 3l5
Pourquoi, aux articles Boulanger et Clément, allez-
vous parler de l'intolérance des philosophes? Songez-
vous qu'ils ont bien d'autres choses à nous reprocher
que des injures et des déclamations? La destruc-
tion de deux millions d'hommes en Amérique, par
exemple; la Saint-Barthélémy ; les deux massacres des
Vaudois ; les massacres de Toulouse et d'Orange ;
ceux d'Irlande; les cruautés de Marie d'Angleterre,
de Philippe second ; les dix-huit mille hommes que
le duc d'Albe fit périr en quatre ans par la main du
bourreau ; les Dragonnades ; l'assassinat de trois de nos
rois, l'assassinat du prince d'Orange; la conspiration
des poudres; les crimes de l'Inquisition ; le supplice
de Jean Hus, de Jérôme de Prague, d'Anne du
Bourg, de Vanini, de Geoffroi, de Dolet, de Pe-
tit , de Morin ; des magistrats de Thorn , de la
Barre, etc., etc. Si nous sommes intolérants, c'est
que nous avons droit de l'être; parce que nous ne
tuons les hommes qu'au nom de Dieu, qui apparem-
ment est le maître de leur vie. Voilà ce qu'il faut
dire et prouver par les Pères et surtout par la tra-
dition.
C'est une maladresse d'un autre genre que d'accuser
les encyclopédistes de n'avoir pas cité Buffier. Ils ont
avoué et réparé cette faute dans le troisième volume.
Votre accusation prouve que vous critiquez l'Ency-
clopédie sans l'avoir lue.
11 ne faut point parler de l'abbé de Caveirac. Il y a
certaines anecdotes de sa vie qui pourraient nuire à
notre parti; d'ailleurs, il est très-constant que le pape
Grégoire VU a approuvé la mort de Coligni; on ne
3(6 LETTRES d'un THÉOLOGIEN, ETC.
peut le tiier, et tout bon théologien doit être de son
avis.
Dans l'article suivant, vous dites que Descartes sl
fait sur la Saint-Birtliéiemy une ode qui ne valait
pas mieux que le sujet. Vous avez raison d'ajouter que
cet événement est horrible. Ce trait d'humanité in-
téresse. Il est vraiment horrible qu'un roi soit obligé
de faire massacier cent mille de ses sujets, pour
assurer le salut éternel du reste. De plus, comme
Henri IV fut sur le point d'être enveloppé dans le
massacre, il faudra toujours, tant que sa postérité
sera sur le trône, dissimuler un peu sur cet ar-
ticle.
A l'article ^ Aij^uesseau, après avoir demandé la
permission de dire que son culte ne peut quraigmenter
par la. succession du temps, comme si le public pou-
vait permettre d'écrire de ce style, vous louez !M. d'A-
guesseau comme s'il n'avait pas été janséniste. Savez-
vous que c'est lui seul qui nous a empêchés de les ex-
terminer dans le temps?
Je vous conseillerais de supprimer votre article
Helvétius. On sait Ij^op que vous avez longtemps vécu
de ses bienfaits; qu'en reconnaissance, vous avez
fait pour lui plaire un livr-e d'athéisme, qu'il n'a
point pu lire, et ensuite rimé des ordures , que vous
lui disiez être votre véritable genre. Qu'après cela
vous écrivîtes des libelles contre des hommes (jir'il
estimait; qu'il vous chassa de chez lui, en continuant
cependant de vous faire l'aumône : on prétend que
ses héritiers ont la preuve d'une partie de ces faits.
Il n'est pas prudent après cela d'insinuer- qu'il étail
LETTRES d'un THÉOLOGIEN, ETC. 3 1 7
à la fois un fou et un hypocrite. Son ouvrage pos-
thume vous donne un démenti trop formel.
Pourquoi allez-vous parler des conversions que
Pelîsson achetait ou n'achetait pas? On sait qu'on en
a acheté un grand nombre; que même quelquefois
il y a eu des disputes sur le prix, entre le conver-
tisseur et le trésorier qui devait payer les mémoires:
il en est de ce moyen de convertir comme de l'ordre
d'arracher les enfants à leurs parents. Cela paraît
barbare au premier coup d'œil, et cependant c'est un
acte d'humanité; c'est la seule voie d'assurer le salut
de ces pauvres enfants, qui sont alors élevés dans
la foi catholique.
Je ne m'arrêterai pas longtemps sur votre style.
C'est un objet trop peu important dans un projet
aussi grave que le vôtre.
Un quaker a dit quelque part : « Ce qu'un évéque
doit le plus éviter après le péché mortel, c'est le ri-
dicule. » Ce quaker a raison. Vous n'êles pas évéque ;
mais peut-être le deviendrez-vous. Soyez donc ridi-
cule le moins que vous pourrez.
Le grand Corneille fit quelques épigrammes con-
tre à'Auhignac (i), qui s'arrogeait, comme tant d'au-
tres l'ont fait depuis, le titre de législateur dans la
littérature, sans avoir aucun titre littéraire; et vous
dites « que Corneille quitta le sceptre du génie pour
prendre les armes dan gladiateur.
« Les Loisirs de M. le chevalier d\4jT font regretter
qu'il n'en ait pas eu davantage. »
(i) Article AuBiGNAC.
3l8 LETTRES d'un THEOLOGIEN, ETC.
« Les Contes nouveaux de M. crjunoin eurent point
le succès de la nouveauté.
a La Pléiade de Ronsard est aujourd'hui totalement
éclipsée ( \ ).
a M. Boulanger a inondé le public d'ouvrages faits
pour décrier la religion , et qui n'ont décrié c[ue l'in-
génieur des ponts et chaussées.
« Il y a apparence que madame Deshoulières a été
promener de ce côté-là (pour dire qu'elle a imité
Coutel) (2).
« En donnant des esprits étrangers, il n'a laissé à
personne l'occasion de donner le sien (3).
«C'est sans l'aveu delà nature que M. Diderot di pris
sur lui d'en devenir l'interprète.
« U éloge de la Roture, par M. l'abbé Joubert, n'a rien
que de noble.
« V Homme aimable de M. Marin ne peut être ciiti-
qué que par des gens qui ne le sont pas. »
Quand on fait ainsi le tableau du cœur et de l'es-
prit, le cœur, ou tout au moins l'espiil de l'auteur,
et l'auteur lui-même, ne doivent-ils pas se cacher
bien loin derrière le tableau (4)?
A l'article des Autels, vous dites, u que son nom
doit se trouver dans votre dictionnaire, comme celui
des insectes dans la liste des animaux. »
Pourquoi mépriser les insectes? 11 y en a de nui-
sibles, M. Sabbatier; mais il y en a de très-utiles.
(1) Article Belleau.
(2) Promenades de Coutel.
(3) Article Saint-Mars.
(4) Article de l'Aire,
LETTRES d'un THÉOLOGIEN, ETC. SlQ
Les abeilles, les vers à soie, sont plus dignes de nous
occuper que l'hippopotame ou la couleuvre.
« C'est bien à des vers de terre comme vous d'oser
me résister! » disait un homme en place aux députés
d'un village. «Monseigneur,» reprit le syndic, (fil
n'est pas donné à tout le monde d'être une grosse
béte. »
On peut regarder M. de Voltaire, dans ce démêlé,
comme le comte de Gormas, devenu la victime du
coup d'essai du jeune Rodrigues.
« Les desseins de Dieu sont développés dans le
père Berruyer, avec des traits qui caractérisent le
génie créateur, dans un genre où le Créateur lui-
même se manifeste si énergiquement (i).
« Les ressorts de M. du Belloi sont plus dignes de
Thalie que de Melpomène.
« La muse de l'histoire a conduit M. de Berville à
Bicêtre.
« Les muses plaintives ont été jusqu'ici les objets
du culte de M. Bhn.
« L'éloquence de Bossuet est semblable à ces vas-
tes réservoirs, destinés à entretenir de leur superflu
les canaux qui en dépendent.
« Des sentiments postiches peuvent être le délas-
sement de l'ennui; mais ne sont pas le chemin du
cœur.
« M. de Voltaire est le premier qui ait donné, aux
pygmées de la littérature, le signal pour combattre
cet Encelade (Boileau) (2); mais qu'est-ce qu'une
(i) Article la Beaumelle.
(2) Article Bretonneau.
320 LETTRES DUJN THÉOLOGIEN, ETC.
armée de mirmidons contre un redoutable géant?
L'homme montagne n'a besoin que de se secouer
pour renverser les lilliputiens.
a Le plus petit embryon suffit à la philosophie,
pour faire éclore les monstres qu'elle va chercher
dans des pays barbares et inconnus.
« M. de Gomicourt n'aurait pas dû nous présenter
un esprit aussi volatil que cet extrait, l'extrait qu'il
a fait des ouvrages de M. D'Alembert, le premier phi-
losophe de l'Europe; il paraît dans un raccourci qui
étonne.
«Malheur à ceux qui n'ont de Tesprit qu'autant
que la bile fermente dans leur estomac.
« La fermentation de sa bile était le véhicule qui
enflammait son génie (i).
« Des discours ajustés au ton des fauteuils acadé-
miques, où l'on peut sentir le sommeil de celui qui
parle, et prévoir le sommeil de ceux qui écoutent (2). »
Il faudrait aussi éviter d'écrire des phrases, que
vous avez l'air de n'entendre qu'à demi, et d'autres
que vous n'entendez pas du tout: telle est celle-
ci (3) : {les matières de pare spéculation ne prouvent
souvent que l'abus de l'esprit de ceux qui les traitent,
et entraînent C abus de l'esprit de ceux cpd les lisent, "j
C'est ce que Boileau appelle galimatias double.
Vous voyez, Monsieur, que je vous ai parlé avec
une franchise entière. Je ne suis pas moins dévot
(i) Lagrange.
(2) Gautier.
(3) Jacquin.
LETTRES d'un TIlÉOLOGfEN, ETC. Sa f
c|iie vous; mais si je faisais un livre, je saufais mieux
le paraître.
Notre cause a besoin d'être défendue vigoureuse-
ment. Les rois que nous avons détrônés, emprisonnés,
assassinés, commencent à nous regarder comme des
gens toujours prêts à s'armer contre eux, dès qu'ils
ne leur laisseront pas piller le peuple et biùler leurs
ennemis: nous tachons, il est viai, de faire passer
les philosophes pour des séditieux; mais cela ne peut
réussir longtemps. Nous leur reprochons leurs livres;
et eux, ce sont nos actions qu'ils nous reprochent.
D'ailleurs, que prétendent-ils? Que les peuples soient
libres? Projet chimérique, que les rois ne peuvent
craindre: au lieu qu'il n'y a rien qui les puisse dé-
fendre contre le poignard d'un furieux, à qui nous
promettons le paradis pour prix de son crime. Ils
savent, pour ne point parler d'attentats plus récents,
que ce fut après avoir communié à Bruxelles que
Baltliazar Gérard assassina le prince d'Orange, au
milieu de tout ce qui peut rassurer les rois, d'un
peuple qui l'adorait, et d'une armée victorieuse.
Mais nous ne sommes pas encore perdus : tant qu'on
nous craindra, tant qu'on nous dira que nous som-
mes des monstres, tant même qu'on se moquera
de nous, nous serons encore quelque chose; mais il
viendra un temps (et peut-être ce temps n'est pas
loin) où nous ne serons plus bons à rien, pas même
à être tournés en ridicule : alors , quand nous propo-
serons à quel({u'un de nous croire, il nous répondra
comme Boindin, qui, étant allé aux Petites-Maisons,
lencontra un fou, qui lui dit d'un ton menaçant:
V. 21
322 LETTRES d'uN THEOLOGIEN, ETC.
« Savez-vous que je suis le Père éternel ?» — « Mon ami,»
reprit le philosophe, «j'aime autant que ce soit toi
qu'un autre. »
Je finis, Monsieur, par vous souhaiter un bon bé-
néfice; cela vaut mieux que la gloire, et s'obtient
plus aisément.
A^. B. M. l'abbé Sabbatier, ayant envoyé à son
ami le théologien la nouvelle édition de son Diction-
naire, celui-ci lui a communiqué ses observations
avec la même franchise. On nous les a promises, et
nous nous proposons de les faire imprimer, toujours
dans l'intention charitable de préserver M. l'abbé
Sabbatier du vice de superbe, auquel certains passages
de son ouvrage nous ont fait soupçonner qu'il était
enclin.
SECONDE LETTRE
D'UN THÉOLOGIEN
A L AUTEUR
DU DICTIOIAIRE DES TROIS SIECLES.
Je viens de recevoir, Monsieur, votre seconde
édition. Cela me prouve deux choses : l'une, que
nous faisons encore des dupes; l'autre, que vous
n'avez pas été offensé de ma liberté. Je vais donc
continuer à vous parler avec la même franchise.
Votre nouvelle Préface n'a plus ce ton humble
de la première, où vous annonciez au public qu'on
vous appellerait imbécile, hypocrite, fripon, et
que cela ne vous ferait rien : vous dites dans celle-ci
que les plus sages soui>erains ont donné des éloges
à votre ouvrage, et vous ne les nommez point ! C'est
apparemment pour que ceux qui ne vous ont pas en-
core rendu hommage s'empressent de mériter d'être
placés, par un homme de votre mérite, au nombre
des plus sages. Mais vous auriez dû prendre une
tournure plus modeste, ne pas décider ainsi du mé-
rite des souverains, et surtout ne pas juger de leur
21-
3^4 LETTRES d'un THIÎOLOGIEN, ETC.
sagesse par le plus on le moins d'éloges donnés à
votre Dictionnaire.
Vous assurez que votre ouvrage est estimé par
les littéialeurs les plus distingués ! Vous n'avez pas
ici les mêmes raisons de faire un mystère de leurs
noms. Il aurait fallu les citer en toutes lettres. La
liste des gens qui vous estiment serait une chose cu-
rieuse. Mais, Monsieur, j'ose vous interpeller au nom
de la religion, dont vous êtes le défenseur, de publier
qui sont ces impies que vous avez convertis, ces
philosophes (jui ont abjuré leurs erreuis, ceux sur-
tout qui vous ont fait de singulières confidences
sur les motifs de leurs engagements dans la secte.
INommez-les sans scrupule; nous avons décidé, il y
a longtenq3s, qu'on ne doit point garder de foi aux
hérétiques et encore moins aux philosophes. Nommez-
les, Monsieur, ou je vous déclare que je vous re-
garderai comme un imposteur.
J'ai remarqué avec plaisir plusieurs articles nou-
veaux. Vousavezfaitbonnejuslicedel'auteurdes Drui-
des, et de son Seniion contre les sacrifices de sang hu-
main. De quoi s'avise-t-il de prêcher une semblable
doctrine, dans un temps où la tolérance a fait de si
funestes progrès? Croiriez-vous que depuis 1745
jusquii aujourd'hui, on n'a pendu ou roué en France
que huit ndnistres protestants (i)? Encore se plaint-
on! Savez-vous, Monsieur, que les Druides avaient
été approuvés par l'illustre M. Bergier? 11 en a été
étonné lui-même; et pour s'en disculper, il a publié
(i) Voyez le livre intitulé : L'Homme du monde éclairé.
LETTRES d'un THÉOLOGIKN , ETC. 3aD
et a écril à madame la duchesse de Noai]les,que cette
pièce qu'il avait approuvée n'était pas la même qu'on
avait jouée; que sans doute, dans l'intervalle d'une
repi'ésentalion, trois Eiicjclopédistes, qail nommait,
avaient inséié dans la pièce des maximes impies.
Mallieuieusement le fait a été reconnu faux par la
confrontation du manuscrit approuvé, et M. Bergier
convaincu d'être un calomniateur. Les hommes
qu'il avait accusés faussement ont dédaigné de le faire
punir selon les lois. En vérité! ces philosophes ne
sont pas si méchants que vous le dites.
Selon vous, Braiitànu', mort en 1714, a fait une
histoire de Marie de Médicis; cela me paraît difficile
à concilier avec la chronologie de notre histoire.
Vous paraissez surpris, à votre article Bude, que
l'éiudition fût regardée alors comme un si grand
mérite! La raison en est pourtant hien simple. Alors
on cherchait dans les livres des anciens les vérités
que tant de siècles de barbarie et de superstition
avaient fait oublier, maintenant on n'a phis à y cher-
cher que des opinions. Vous assurez qu'il vaut mieux,
compiler des choses communes, mais vraies, que
d'avancer des maximes fausses , mais nouvelles. Cette
idée est sûrement tiès-commune, mais est-elle bien
vraie? Ces maximes fausses peuvent avoir une uti-
lité, celle d'exciter les hommes à considérei" les ob-
jets sous des aspects nouveaux et singuliers, et il en
peut naître des vérités nouvelles.
Je ne sais s'i! y a beaucoup d'éiudition dans
l'ouvrage de M. Dutciis (i) contre les Modernes;
l'i) A.rticlc DuTENs.
3'26 LETTRES d'uJV THÉOLOGIEN, ETC.
mais je sais qu'on y trouve bien peu de philosophie,
et surtout une grande ignorance des sciences natu-
relles : apparemment que l'idée de n'avoir à admirer
que des gens morts, il y a longtemps, humilie moins
M. Dutens, que s'il lui fallait admirer ses contem-
porains. Si Pythagore a deviné le véritable système du
monde, Kepler et Galilée l'ont établi sur des faits
qu'ils ont observés les premiers. Pythagore a dit que
les astres suivaient, dans leurs mouvements, des lois
mathématiques. Kepler a déterminé cette loi; INew-
ton a trouvé en vertu de quelle force ils y étaient as-
sujettis; les successeurs de Newton ont démontré que
cette même force pouvait expliquer les inégalités des
planètes, et même le mouvement que les modernes
ont remarqué dans l'axe de la terre et dans celui de
la lune. Est-ce là n'avoir rien ajouté à ce qu'a fait Py-
thagore? M. Dutens a fait un autre ouvrage moins
connu; c'est une petite brochure intitulée le Tocsin ,
où il dénonce M. de Voltaire aux rois et aux peuples
comme un ennemi de la morale, de la religion, de
l'autorité : est-ce par jalousie que vous n'en avez
|)oint parlé?
Gassendi, (|ue vous comparez à Descartes, je ne
sais pourquoi , avait beaucoup d'érudition et de
connaissances naturelles. H y joignait un esprit très-
philosophique. Il combattit heureusement les chi-
mères de l'école et les erreurs des érudils de son
temps. H contribua à répandre le goût de la saine
philosophie, de celle qui rejette les systèmes et qui
ne veut que des faits, mais il n'eut dans aucun genre
le génie des découvertes. Trop attaché aux anciens,
LETTRES DUN THÉOLOGIEN, ETC. 3"27
il lie sentit pas assez la nécessité d'une méthode nou-
velle; et, comme philosophe, il fut inférieur à Ba-
con, qui l'avait précédé.
Selon vous, Descartes avait moins de raisonnement
que Gassendi.
J'aime que vous rendiez justice au mérite de
M. Imbert, à sa versification leste, au pinceau ca-
pable de tout ce quon voit entre ses mains.
Je ne sais pourquoi vous parlez du respect de
Leibnitz pour la religion (i); la hardiesse de ses
opinions et de ses systèmes était absolument incom-
patible avec la religion : ses pasteurs lui en firent des
reproches toujours inutiles. Il mourut en raisonnant
sui" une opération de chimie. Qu'importe ce res-
pect, s'il n'est qu'apparent? Vous parlez sans cesse
de la religion comme d'un établissement humain ,
d'une croyance politiquement utile.
C'est vraiment une chose bien glorieuse pour nous
que nos missions, dont à l'article la Marche vous
faites tant de bruit! Chassés de la Chine comme des
brouillons , proscrits dans le Japon où nous avons
excité une guerre civile, et coûté la vie à trois cent
mille hommes; inquisiteurs à Goa, intrigants par-
tout; l'/^sie, l'Afrique et l'Amérique retentissent de
nos fourberies et de nos crimes. Un jacobin , le cru-
cifix à la main , marchait à la tète des brigands qui
exterminèrent les Péruviens , et condamna au gibet
leur malheureux hica, comme hérétique. Tandis
que nous nous vantons en Europe d'y avoii- détruit
(i) Aiiicle ViGNOL.
328 LETTRES d'cJN THÉOLOGIEN, ETC.
l'esclavage , nous autorisons dans les Indes l'honihle
servitude des nègres. Nous y sommes aussi avides,
aussi méchants, et plus avilis encore qu'en Europe.
.\ l'article du Perron, \ous avez oublié cette anec-
dote si connue : a Le cardinal du Pérou pioposa un
jour au roi Henri 111 , à qui il avait prouvé l'exis-
tence de Dieu pendant son dîner, de lui piouver le
contraire le lendemain : les mignons du prince , tous
confrères de l'ordre des pénitents, et plastronnes de
reliques, en furent si scandalisés , qu'ils voulurent le
jeter par les fenêtres, comme ils avaient fait de l'a-
miral de Coligni. »
Monsieur, ne rougissez-vous pas de placer sérieu-
sement, au nombre des défenseurs de la bonne
cause, le défenseur de l'âne Fréron, Biaise Rigo-
let{\). il y a des gens dont il n'est pas permis de
parler. On dit que ce Rigolet se vante , assez mal à
propos, d'avoir écrit autrefois contre M. de Vol-
taire, je ne sais quelle mauvaise brochure.
En vérité! vous êtes d'une grande étourderie:
vous mettez sur la même ligne M. Robinet, le
continuateur de l'Encyclopédie, notre ennemi mor-
tel, et M. Bonnet, de Genève, qui n'est occupé que
du projet de prouver la religion chrétienne.
Les corrections que vous avez faites à plusieurs ar-
ticles ne sont pas toujours heureuses : par exemple,
2i\\\c\e ly Al einbert , vous convenez que vous avez eu
tort de le placer au rang des bons littérateurs, et
(i) Le meilleur ouvrage de M. Rigolet est un plaidoyer en fa-
veur d'un âne, accusé d'incontinence, où l'on trouve une savante
digression contre les incrédules.
LETTRES DUN THÉOLOGIEN, ETC. Sic)
cela parce qu'on vous a fail apercevoir que sa mé-
taphysique est imperceptible; mais il aurait fallu
corriger la fin de votre article, comme vous en avez
corrigé le commencement ; on y lit : Rien îi était
plus fait pour produire un excellent ombrage que son
discours pour servir de prospectus // V Encyclopédie.
Si la profondeur des vues , C intelligence du plan , l^ or-
donnance des distributions , C exposition des matières ,
l' exactitude des règles , la vigueur des pensées, t heu-
reuse aisance des tours, la noblesse du style , eussent
été capables d'animer les exécuteurs de ce grand des-
sein , comme tous ces traits réunis ont réussi ci attirer
les suffrages et les souscriptions , toute l'Europe serait
en possession du trésor des sciences quelle attendait,
et M. D'Jlembert n'aurait pas eu la douleur d'avoir
contribué , par un bel ouvrage , ii faire naître de
f cuisses espérances.
Vous ajoutez, à l'article Beauzée , que son discours
à l'Académie n'a rien de sensible que sa médiocrité.
Ce discours a paru, dites-vous, depuis l'impression
des Trois siècles : croyez-vous que ce soit là une
époque, et qu'on date jamais de F ère des Trois
siècles?
A l'article de M. Clément, vous rendez justice ii
sa muse variée et flexible cpd roule si bien son stjle ;
et quelques lignes après, vous lui désirez, dans la
j^rose , ////, style plus flexible et plus varié. Savez-
vous quej'ai vu des gens qui trouvaient beaucoup de
ressemblance entre ce style et le vôtre? Seulement
ils trouvaient M. Clément un peu plus lourd, et vous
un peu [)lus plat.
33o LETTRES d'uN THÉOLOGIKN, ETC.
Je ne sais si M. D'Alcmbert 'a yAinins lait des vers:
on lui a attribué un quatrain en l'honneur du ma-
réchal de Saxe; mais ce n'est pas celui que vous
citez (i):
Instruit par le malheur, dès ses plus jeunes ans,
Cher au prince , à l'armée , au peuple , à la victoire ,
Redouté de rA.nglais, haï des courtisans,
Rien ne manque à sa gloire.
Avant de vous moquer des vers de M. D'Alembert,
il fallait savoir s'il en avait fait; et ceux que vous
citez, ne sont pas plus de lui que les vers ridicules
que vous donnez à Malebranche, pour prouver
(fu on peut être un grand poète , et nw^oir fait que de
mauvais vers y ne sont de ce philosophe.
En cii tiquant XÉpître de M. Mannontel sur l'in-
cendie del'Hôtel-Dieu, vous louez les prêtres d'avoir
bien voulu prêter leur église pour servir de retraite
aux malades, tandis que les philosophes n'étaient
peut-être occupés qu'à faire de froids projets , pour
qu'on ne vît plus huit malades pressés dans un
même lit, périr de l'infection plus que de leurs
propres maux. Votre remarque n'est que trop vraie.
Laissant le peuple de tous les états servir les mal-
heureux de ses bias, de ses soins, et surtout de
son argent, ces philosophes envisageaient des objets
d'une utilité plus grande et plus durable. Heureuse-
ment leur zèle sera infructueux , la religion est in-
téressée à ce ([ue les abus se perpétuent. Dans l'an-
cienne église grecque, chaque patriarche, disposant
(i) Article Leclf-rc.
LETTRES d'un XnÉOLOGlEN, ETC. 33 1
des aumônes, tenait à sa solde tous les gueux d'une
grande ville, excitait des séditions, forçait les empe-
reurs ou les gouverneurs des provinces à s'humilier
devant lui. C'est ainsi que l'on vit, à la voix de
saint Cyrille, une populace, commandée par des
moines, traîner nue dans toute la ville , et mettre en
pièces dans l'église d'Alexandrie, la belle et savante
Hypatia. Les temps sont changés ; mais si les au-
mônes ne nous servent plus à soulever le peuple,
nous les employons du moins à conserver notre
considération dans la bourgeoisie.
Je ne sais si l Histoire du commerce des deux Indes
est sortie du cerveau exalté dun philosophe archima-
niaque , obstiné à mourir au milieu des excès de sa
frénésie. Mais cet ouvrage est bien dangereux. L'au-
teur paraît sentir les maux de l'humanité , comme on
sent les siens propres. Il semble s'être plu à rassem-
bler les cris qui se sont élevés contre nous de toute
la surface de la terre, et cela dans un livre rempli
de faits nécessaires aux princes , aux magistrats , aux
commerçants; en sorte que les classes d'hommes
qui lisent le moins apprendiont de lui à nous voir
tels que nous sommes.
Au lieu de remercier en bon chrétien M. de la
Harpe àe vous avoir tourné en ridicule dans \e Mer-
cure .,mo\\s entassez contre lui de nouvelles injures:
il est bien ordonné de présenter l'autiejoue, mais
non de mériter de nouveaux soufflets.
En deux mots , on peut dire que citez lui tous les
i^ermes sont mi/ices , flasques , altérés , et le comparer
if un four qui ue cuit point.
33.2 LETTRF.S d'uN 1 II IÎOLOGIEN, ETC.
De ce four, pour nous servir de ce terme assez plai-
sant, sont sortis différents ouvrages , tous nwrqués au
métne défaut de coction et de maturité. Et plus bas :
Toujours malheureux dans ses élucuhrations litté-
raires, cet écrivain a donné une trculuction de Suétone,
qui n a fait que le jeter dans une nouvelle déconvenue.
Cette jolie phrase n'était pas dans votre première
élucubration ; et je souhaite que votre acharnement
contre M. de la Harpe ne vous attire pas quelque
déconvenue. Vous conseillez à M. de la Harpe de dé-
niaiser son érudition , d'aiguiser et de dégauchir son
discernement , etc., et vous lui donnez ces conseils
pour son repos! Est-ce que vous croyez l'avoir trou-
blé? Toujours de la vanité, monsieur Sabbatier.
A l'article tbi^É-/', vous nous dites que cet illustre an-
tiphilosophe a opposé la modération aux outrages
des philosophes, et qu'il s'est contenté de pioposeï-,
pour le sujet de l'Université, cette belle (juestion :
La philosophie nest pas moins ennenue des rois que
de Dieu; c'est-à-dire, qu'il s'est borné à dénoncer
publiquement les gens de lettres comme des sédi-
tieux et des impies. Quelle modération!
Votre aiticle Cassandre m'a fait de la peine. Dans
votre première édition, vous avez estropié la ré-
ponse que Cassandre, mourant dans un grenier,
fit à un prétie qui lui exaltait la bonté de Dieu :
Vous savez comme il rn a fait vivre ; vous vo/ez comme
il me fait mourir. Je croyais que c'était par respect
pour la religion que vous aviez adouci cette ré-
ponse; mais ce n'était que par gaucherie, puisque
vous la restituez ici tout entière.
LETTRES d'un THEOLOGIEN, ETC. 333
A propos des mois que vous citez , qui donc a ja-
mais dit que, dans la dispute avec madame Dacier,
1(1 Motte avait écrit comme une femme calante?
Lorsque vous rapporterez un trait d'esprit, ayez
soin de conserver tous les mots, sans vous per-
mettre de changer même une lettre, comme lors-
qu'on cite un passage dans une langue qu'on n'en-
tend point.
Il y a aussi des choses qu'il ne faut pas citer : par
exemple, cette belle peinture d'un athée, tracée par
Ageodanus , où il est dit que Dolet déshonorait le
saint chrême qu'il avait reçu. Savez-vous qu'il n'y a
plus que les tourrières de couvent à qui on puisse
pailer de saint chrême?
N'en douiez pas. Monsieur, je défendrai toujours
votre ouviage, malgré le mépris général où il est
tombé; mais soyez sûr que vos satiies ne font rien à
personne; il n'y a que vos délations qui puissent
nuire. Calomniez toujours, et ne plaisantez jamais.
Vous disiez autrefois que votre véritable genre était
les ordures; vous vous trompiez, Monsieur, c'est la
calomnie.
A propos de calomnie, un jour que je répétais
dans une compagnie toutes les imputations que nous
répandons contre les philosophes, pour les rendre
odieux , un homme se leva et parla ainsi :
« Quels crimes ont donc commis ces philosophes
contre qui vous voulez exciter la vengeance des
rois et la haine des peuples? ils détruisent, dites-
vous, la morale? Oui! ils ont combattu la vôtre; et
n'ont-ils pas délivré les hommes du joug d'une mo-
-334 LETTRES d'un THjtoLOGIEN, ETC.
raie barbare, qui leur interdit comme un crime le
seul bien qui puisse faire aimer la vie, d'une morale
abjecte , qui leur prescrit de se plaire dans l'bumilia-
tion et les outrages, d'une morale qui menace des
mêmes peines les faiblesses de l'amour et les crimes
les plus atroces; qui peimet aux prêtres d'égorger
les ennemis de leur foi, et leur défend d'avoir des
femmes légitimes; qui met en paradis les assassins
des rois hérétiques, et en enfer les lecteurs de Bayle;
qui fonde tous les devoirs des hommes sur un amas
de contes aussi ridicules que dégoûtants; (|ui, faisant
les prêtres juges de la morale générale et des actions
de chaque particulier, n'admet réellement d'autre
vertu que ce qui est utile aux prêtres, et d'autres
crimes que ce qui leur nuit? Mais la morale qui ap-
prend à être humain et juste , qui ordonne à l'homme
puissant de regarder le faible comme son frère et
non comme un instrument qu'il peut, à son gré,
employer ou briser; mais la morale fondée sur la
bienveillance naturelle de l'homme pour son sem-
blable, sur l'égalité primitive de tous les hommes;
quel philosophe l'a attaquée? Vous dénoncez les phi-
losophes aux princes! Est-ce parce qu'ils ont osé
dire que c'est du peuple que les princes ont reçu
l'autorité , et qu'ils ne doivent l'employer que pour
l'avantage du peuple? Est-ce pour avoir osé leur
rappeler ces droits de la nature dont aucune con-
vention ne peut dépouiller les hommes? Est-ce donc
être ennemi des rois que de leur faire un devoir
d'être justes? Non, les véritables ennemis des rois
sont ceux qui les trompent; qui, les courbant sous
LETTRES d'un THÉOLOGII'N, ETC. 335
le joug de la superstition, leur dictent des lois san-
guinaires; qui , au lieu de les exhorter à réparer les
maux qu'ils ont faits, leur ordonnent de les expier
par le massacre des ennemis de la foi; ce sont ceux
qui ne disent que l'autorité des rois vient de Dieu,
qu'afin de s'arroge»- le droit de les en dépouiller au
nom de Dieu. Les ennemis des rois sont ceux qui,
également terribles aux rois qui leur obéissent et à
ceux qui leur résistent , foicent à la révolte , par leurs
violences, les sujets des uns, tandis qu'ils soulèvent
contre les autres , leurs peuples ou leurs voisins; ce
sont ceux qui, menaçant de la colère céleste les rois
qui les ont irrités , ont à leurs gages des assassins et
des empoisonneurs pour être plus sûrs de l'accom-
plissement de leurs prophéties. Les ennemis des
rois, enfin, ne sont pas les philosophes, ce sont les
prêtres. Quel roi ne doit point trembler en se repré-
sentant le malheureux comte de Toulouse excommu-
nié, mis en pénitence, fustigé, chassé de ses États,
et tué dans une bataille par une armée de fana-
tiques divisés en trois corps, au nom de la sainte
Trinité? et pour quel crime? Pour n'avoir pas souf-
fert avec assez de tranquillité qu'un moine vînt, au
nom du pape, brûler ses sujets et livrer ses villes au
pillage.
« Accoutumés à séduire le peuple, vous voudriez
l'armer contre les philosophes ! Les philosophes ne
vont pas , dites- vous , dans les hôpitaux ; non , mais
ils voudraient qu'on n'eût plus besoin d'hôpitaux;
et pour cela, il suffirait de détruire les fêtes , de sup-
primer les dîmes, de ne plus obliger le peuple de
336 LKTTRES d'un THÉOLOGIKN, ETC.
nourrir de sa substance la vanité et l'incontinence
du clergé, tandis que vous permettez aux rois d'op-
primer leurs peuples , pourvu qu'ils vous laissent
en partager les dépouilles. Les philosophes ont fait
entendre aux rois les cris du peuple, et n'ont pas
craint de leur parler de ses droits : et pourquoi ont-
ils élevé la voix contre vous, ces philosophes? C'est
que leur âme, trop émue par l'histoire de vos atro-
cités, n'a pu se contenir. Non! vous n'avez point
oublié, puisque vous brûlez de les renouveler, ces
croisades contre les Juifs et contre les Albigeois; ces
saccagements de villages anabaptistes ou vaudois;
ces jours où une aimée d'assassins, conduite par
des moines, le crucifix à la main , épuisaient sur un
peuple désarmé tout ce que la débauche et la fé-
rocité peuvent inventer d'horreurs. Et ces infortu-
nés avaient-ils commis d'autres crimes que d'avoir
osé résister au clergé , et gémii- hautement de son
hypocrisie et de ses scandales? Vous dites qu'on au-
rait dû respecter un culte établi par les lois : quoi!
depuis le temps de Constantin jusqu'au nôtre , il n'y
a pas un seul jour où vous ne vous soyez souillés de
sang humain! Quoi! sans parler des hommes égor-
gés dans les guerres que vous avez suscitées, on comp-
tera depuis deux cents ans plus de dix mille hommes
immolés, au nom des lois, par des supplices hor-
ribles , et plus de cent nulle assassinats ordonnés par
vous! Quoi! une superstition également absurde et
cruelle aura couvert la terre de ténèbres et de sang!
Quoi! la race humaine, abrutie, sera devenue le
jouet d'une troupe d'hypocrites, qui ne laissaient
LETTRES D UN THEOLOGIEN, ETC. '^ÔJ
aux hommes que le trisle clioix d'être leurs victimes
ou leurs complices, et il faudra garder un lâche si-
lence! Vous parlez de l'orgueil des philosophes : ne
croyez pas qu'on puisse attacher quelque gloire à dé-
montier la fausseté de vos dogmes , de ce vil amas
d'impostures dont vous vous nourrissez : mais c'est
un devoir sacré pour tout ami de l'humanité , d'em-
ployer contre une superstition funeste ce qu'il a de
courage et de force. Déjà votre empire est ébranlé;
mais votre esprit est le même ; vous ne pouvez plus
opprimer, mais vous calomniez vous soutenez sans
lougir les mêmes absurdités; vous dépouillez le
peuple par les mêmes fourberies; et, sans cesse vous
glissant dans toutes les cours, vous souillant dans
toutes les intrigues , vous sendîlez attendre que
quelque prince séduit vous permette encore de vous
baigner dans le sang. Croyez que tant que vous pour-
rez nuire, il y aura des gens qui auront le courage
de vous poursuivre et de braver votre vengeance.
Vous armerez contre eux vos bourreaux; mais ils
auront, contre vos supplices, le même courage (|ue
vous avez contre l'opprobre et contre les remords.
« IN'espérez plus de paix : une voix terrible s'est
élevée contre vous; elle a retenti d'un bout de l'Eu-
rope à l'autre; et l'Europe ne voit plus en vous que
les plus ridicules et les plus méchants des hommes.
Vos cris de fureur n'excitent plus que la risée, et on
les entend avec plaisir, comme les rugissements d'un
tigie à qui on a enlevé sa proie.
« Votre chute approche, et le genre humain que
vous avez si longtemps infecté de fables, va enfin
y. 22
!^"^8 LETTRES d'un THÉOLOGIEN, ETC.
lespirer. Du moins le dernier de vos crimes n'est-il
pas resté sans vengeance. Les assassins de la Barre (i)
qui vous avaient vendu le sang de l'innocent, ont été
punis, et leurs confrères, qui avaient eu la lâcheté
de souffrir ces monstres au milieu d'eux, ont juste-
ment partagé leur punition. »
Je vis bien que c'était là un philosophe déguisé ,
je ne lui répondis rien ; mais je l'allai dénoncer.
Puisse-t-il se tromper!
Adieu , Monsieur, adieu pour jamais; je vous sou-
haite une place dans le paradis entre saint Cucufin
et saint Dominique l'encuirassé.
(i) Jeunegentilhomme de seize ans, condamné à être décapité,
après avoir subi la question et avoir eu la langue coupée , comme
atteint et convaincu d'avoir chanté une chanson contre la Made-
laine devant une tourrière , et comme véhémentement suspecté
d'avoir donné des coups de canne à un crucilix.Les MM. Pasquier
et Saint-Fargeau ont été regardés comme les auteurs de ce juge-
ment atroce. L'évéque d'Amiens et le clergé d'Abbeville avaient
préparé cette scène sanglante par une farce religieuse, en faisant
une procession , la corde au cou, pour demander pardon à Dieu
des coups de bâton qu'on avait donnés à son image. L'évéque s'en
est repenti; mais il avait fait amende honorable pour une insulte
faite à un morceau de bois, et il n'en fit pas pour l'assassinat dont
il s'était rendu le complice. Le fanatisme de l'ancien parlement
avait soulevé contre lui tous les honnêtes gens, qui n'ont pu
qu'applaudir à sa destruction. On se rappelait qu'un conseiller
avait proposé , dans l'affaire du livre de l'Esprit, de profiter de
l'occasion où l'on tenait un philosophe , et de lui faire donner la
question, pour l'obliger à révéler ses complices et les secrets de
sa secte. On savait qu'avant de se séparer, en septembre 1770,1e
parlement avait pris jour pour une assemblée de chambres , dans
laquelle on aviserait aux moyens d'extirper la philosophie.
AVIS
DE L'ÉDITEUR.
L'éditeur i^oit devoir répondre ici à deux re-
proches qu'on pourrait lui faire: celui d'avoir
pris la peine de critiquer M. Sabbatier, et celui
d'avoir fait une satire.
Si M. Sabbatier s'était borné à dire, que
M. D'Alenibert est un géomètre sans invention
et un mauvais littérateur; que M. de la Harpe n'a
pas fait/^anviHv que le BrutusdeM"^ Bernard ^it
demeuî^é supérieur a celui de M. de Voltaire ; quW
y a plus de génie dans Attila que dans Maho-
met ; que la plume de M. I^inguet est étincelante;
que celle de M. de Voltaire est de fer et de houe;
que les philosophes repaissent le public d'une
fumée étourdissante , assurément on se serait
tu. Qu'importe, en effet, que JM. Sabbatier dise
tout cela, et même qu'il le pense; mais à cha-
que page il intente une accusation d'impiété et
de sédition ; il peint une classe de gens de lettres
22.
34o AVIS DE l'éditeur.
estimés, comme les corrupteurs de la morale,
les ennemis de la religion et du gouvernement :
ce n'est point un homme qui juge au hasard des
livres et des auteurs qu'on poursuit; c'est un dé-
lateur, c'est un calomniateur public : ceci sert
également de réponse à ceux qui accuseraient
cet écrit d'être une satire.
Si le nom d'Horace et de Boileau réveille l'idée
d'une malignité piquante, celui de Juvénal ré-
veille celle de la vertu aigrie par le spectacle du
vice. Qu'un écrivain empoisonne la vie d'un
homme honnête, qui n'a d'autre tort que d'avoir
écrit de la prose plate ou de méchants vers,
cet écrivain est un méchant. Mais qu'un homme
de bien dénonce à la société l'ennemi et le ca-
lomniateur des talents, il fait une action hon-
nête et juste. Dans un pays où la loi prononce
une peine contre l'impiété, tout homme qui ac-
cuse un autre d'impiété est un fou furieux, s'il
est de bonne foi ; et un scélérat , s'il est hypo-
crite. Il y a plus: dans nos nations policées où
une longue habitude a affaibli dans l'homme
sa haine naturelle pour l'oppression, et ce sen-
timent de l'injustice si prompt dans toute nation
grossière, c'est la vérité seule qui peut adoucir
AVIS DE l'Éditeur. 34 1
les maux de l'humanité, et la ramener lente-
ment vers le bonheur. Tout ennemi des lumières
l'est donc aussi de l'humanité. Dans cet écrit,
l'auteur n'attaque que ces hommes dignes
d'une censure publique; il n'a donc pas écrit
une satire: car ce n'est pas être méchant, c'est
être bon que de ne pas savoir pardonner à ceux
qui font du mal aux hommes.
Mais pourquoi s'est-il chargé de la vengeance
publique? C'est qu'il n'a pas été personnelle-
ment attaqué.
Note pour la page 294.
Lorscjue l'on a, dans une nuit,
Accompli huit fois le déduit,
On peut, je crois, se dire homme sans faute.
DISSERTATION
PHILOSOPHIQUE ET POLITIQUE
ou
RÉFLEXIONS SUR CETTE QUESTION :
S'IL EST UTILE AUX HOMMES D'ÈTRS TROMPÉS?
1790 (l).
O vérité , vierge pure et sacrée ,
Du fond du puits quand seras-tu tirée?
On demande s'il peut être jamais utile au peuple
d'être trompé, soit qu'on lui donne des erreurs nou-
velles, soit qu'on l'entretienne dans celles qu'il a
déjà?
Cette question ne pouvait être proposée que dans
un pays ou libre, ou soumis à un roi, qui n'ait pas
besoin, pour être respecté de ses peuples, qu'ils
soient asservis à des préjugés.
I. Des erreurs nouvelles sont -elles utiles au
peuple ?
II. Lorsqu'on a établi par la raison des vérités des-
tinées à servir de règle morale à nos actions, est-il
utile au peuple d'appuyer ces vérités par des erreurs,
sous prétexte qu'il est plus aisé de lui faire adopter
(i) Ces réflexious, destinées, eti 177g, pour une académie,
n'avaient jamais vu le jour. On les donne ici sans aucun change-
ment.
344 DISSERTATION SUR CETTE QUESTION '.
une erreur absurde, que de lui faiie entendre les
preuves d'une vérité ?
ni. Est-il du moins utile d'inspirer- aux peuples
certaines erreurs, uniquement dans la vue d'en tirer
des motifs sensibles et à sa portée , de se conformer,
dans sa conduite, aux règles de la morale ?
IV. Si l'erreur est toujours nuisible en général ,
n'y a-t-il pas du moins quelques objets sur les-
quels elle soit, pour ainsi diie, nécessaire, ou parce
que la raison seule est insuffisante, ou parce que la
vérité n'est pas à la portée de tous les hommes? L'er-
reur n'est-elle pas nécessaire pour certaines classes
d'hommes ?
V. Si nous considérons les hommes livrés à des
erreurs, peut-il être utile de les leur laisser, d'en
détruire une partie pour laisser subsister le reste, ou
de combattre une erreur par d'autres erreurs moins
nuisibles?
VI. Si les erreurs ne sont pas d'une utilité géné-
rale, ne peuvent-elles pas être, pour un peuple par-
ticulier, d'une utilité momentanée?
VII. IS'y a-t-il aucun inconvénient à dire au
peuple la vérité tout entière? De quels ménagements
est-il utile et peimis d'user en attaquant les erreurs
populaires ?
VIII. N'y a-t-il pas des vérités qui deviendraient
nuisibles au peuple, parce qu'il ne les entendrait
pas, et qu'elles instruiraient ceux qui veulent lui
nuire des moyens de l'empêcher de s'éclairer ?
Telles sont les questions dont l'Académie de Ber-
hn demande la solution. Les quatre premières em-
s'il est utile aux hommes d'être trompés? 34^
brassent la piemière partie du sujet proposé ; les
quatre dernières se rapportent à la seconde. On n'en
propose point de pareilles lorsqu'on craint d'en-
tendre la vérité tout entière. Mais c'est à des sages
qu'il faut la dire; traiter ce sujet de manière que
tout le monde pût en entendre les conséquences ,
ce serait avoir prononcé d'avance que, dans tous les
cas, il est du devoir de l'homme de bien de dire
publiquement et hautement tout ce qu'il croit être
la vérité.
I. La première question , prise dans le sens abs-
trait, paraît facile à résoudre. Cependant elle peut
avoir quelque difficulté. 11 ne s'agit pas, en effet, ici,
d'exciter, pour la vérité , un amour d'enthousiasme,
et de répéter les déclamations éloquentes dont les
philosophes anciens et modernes ont rempli leurs
ouvrages. Fùt-on mille fois plus éloquent, on pourrait
entraîner la multitude; maison n'aurait rien dit à
des sages. Il ne s'agit pas non plus de supposer
d'abord que telle opinion est une vérité, que telle
autre est une erreur; d'établir ensuite que l'une est
utile, que l'autre est nuisible. Car on ne nous de-
mande point si une telle opinion est vraie ou fausse,
si une telle opinion est utile ou nuisible; mais, en
général, si une opinion fausse peut être utile, ou,
plus clairement, si de cela seul qu'une opinion est
fausse, on doit en conclure qu'il ne peut pas être
utile que cette opinion , quelle qu'elle soit, devienne
une opinion nationale.
Si, en effet, on envisageait la question sous un
autre point de vue, chaque homme, après avoir donné
346 DISSERTATION SUU CETTE QUESTION :
ses opinions pour vraies, conclurait que toule opinion
vraie est utile ; et comnrie sur les points les plus im-
portants de la morale et de la politique, les hommes
ont des opinions différentes, il en résulterait que
tous, en paraissant du même avis sur l'objet proposé,
seraient réellement d'avis contraires. Par exemple,
un déiste et un athée conviendraient qu'il est utile
de dire la vérité au peuple ; mais l'un , pour le
prouver, montrerait que l'idée d'un Être suprême,
conduisant presque infailliblement à la superstition,
est une opinion dangereuse; l'autre prétendrait prou-
ver son opinion , en montrant que l'idée d'un Etre
suprême est nécessaire à la morale.
La question, comme nous la proposons ici, peut
mériter d'être discutée ; et c'est même de la solution
de celte première question que doit dépendre celle
de toutes les autres. Nous allons essayer de la ré-
soudre, en observant, dans tout le couis de ces
recherches, de ne considérer aucune opinion parti-
culière, ni comme vraie, ni comme fausse.
Nous entendons par vérité, ou un fait, ou une
maxime générale résultant d'observations faites sur
des faits , et nous ne considérons les vérités que
d'après leur influence sur le bonheur des hommes.
Nous laisserons à part les vérités physiques. On
a disputé sur le plus ou le moins d'utilité de ces
vérités ; mais personne n'a jamais prétendu qu'elles
pussent être dangereuses. Ceux même qui ont voulu
détourner les hommes de s'en occupei', ont con-
damné seulement ou l'importance excessive attachée
à l'étude de ces vérités, ou le mal qu'une demi-
s'il est utile aux hommes d'être trompas? 347
science pourrait faire. Mais alors ce ne sont pas les
vérités physiques qui seraient nuisibles, ce serait ou
une fausse application des vérités physiques, ou une
erreur morale.
Nous nous bornerons donc à considérer les vérités
morales et leur influence sur le bonheur des hommes
rassemblés en société.
Supposons qu'un homme ait analysé exactement
les idées morales complexes, désignées par les mots
de sa langue, qu'il connaisse les faits, c'est-à-dire
l'influence qu'ont sur les sentiments et la conduite
de l'homme les différentes causes physiques ou mo-
rales qui agissent sur lui; que, de cette connais-
sance des faits, il ait su déduire les règles générales
d'après lesquelles il doit se conduire pour être heu-
reux , et celles aussi d'après lesquelles il doit désirer
que les autres hommes se conduisent; il s'ensuivra
que cet homme, désirant nécessairement d'être heu-
reux, voudra que les lois de son pays soient com-
binées de manière à lui procurer le plus grand bon-
heur possible. Supposons maintenant que tous les
hommes d'un pays connaissent ainsi également la
vérité : chacun voulant tout ce qui lui sera le plus
avantageux, et raisonnant juste, il est claiî- que le
plus grand nombre voudra nécessairement ce qui
sera le plus utile au plus giand nombre. Ainsi, la
volonté du plus grand nombre sera toujours d'accord
avec la raison , c'est-à-dire avec l'utilité générale, ou
la force avec la justice et l'intérêt commun; réunion
(pii est le véritable motif, le but et la perfection de
toute constitution sociale.
348 DISSERTATION SUR CETTE QUESTION :
Toutes les fois qu'un homme, par intérêt per-
sonnel, voudrait une chose injuste, c'est-à-dire nui-
sible à tous, il se trouverait toujours arrêté par la
volonté du plus grand nombre ; volonté efficace ,
puisqu'elle est réunie à la force; volonté suivie,
puisque, en supposant que le plus grand nombre
connaisse ses intérêts, il saura combien il lui im-
porte de se réunir. Chacun employant ses forces
pour son propre bonheur, et tous employant la force
commune pour le bonheur commun, il en résul-
tera, pour la société et pour chaque individu, le
plus grand bonheur dont elle soit susceptible.
Ainsi, le bonheur des individus comme tels, le
bonheur des individus comme dépendant des lois
sociales, sera également d'autant plus sur, que la
vérité sera plus connue.
Mais il reste deux objections à résoudre :
1*^ S'il est utile à un peuple de connaître l'en-
semble de toutes les vérités morales et politiques
qui influent sur son bonheur, ne peut-il pas être
dangereux qu'il connaisse quelques-unes de ces véri-
tés isolées, puisque cette connaissance pourrait le
conduire à des erreurs funestes, faute de connaître
tous les rapports de ces vérités ? On peut répondie
qu'il est impossible de conclure une erreur d'une
vérité, sans raisonner faux; or, tout raisonnement
faux suppose une proposition fausse. Ce ne sera
donc pas la véiité qui aura conduit à une erreur
funeste; ce sera une opinion fausse qui aura conduit
à une fausse conclusion. En second lieu, si de ces
vérités isolées, mêlées à quelques erreurs, on tire
s'il est utile aux hommes d'être trompés? 349
de fausses conclusions, il est probal^le que si l'on
n'avait eu que des erreurs, on aurait adopté d'autres
fausses conclusions, et en plus grand nombre. Ainsi
la connaissance de quelques vérités ne délivrera
point de toutes les erreurs, mais elle en diminuera
la masse. Les écrivains qui se sont rendus les apo-
logistes des erreurs populaires n'ont fait attention
qu'à l'abus de quelques vérités unies à beaucoup
d'erreurs, et l'usage utile de ces vérités a été oublié.
Ce n'est pas la vérité comme vérité qui est jamais
nuisible, et la vérité, mêlée aux erreurs, fait moins
de mal et plus de bien que les erreurs seules n'en
auraient pu faire. La vérité donc est encore utile,
même lorsqu'on ne la connaît qu'à moitié, et il serait
nuisible d'y substituer l'erreur.
2° Supposant qu'il fut de l'intérêt du plus grand
nombre d'opprimer une classe plus faible ou njoins
nombreuse, alors le grand nombre, instruit de cette
vérité, pourrait chercher à perpétuer l'oppression ;
et plus il serait éclai;"é, plus il prendrait des moyens
efficaces et siirs; or, le grand nombre qui sacrifierait
ainsi le petit nombre à ses intérêts serait injuste, et
par conséquent la vérité aurait produit un mal.
Telle serait, par exemple, l'oppression légale des
femmes ou des enfants, celle des esclaves supposés
en plus petit nombre que leurs maîtres, etc.
Alors, à la vérité, la classe oppressive ayant un
intérêt différent et séparé de l'intérêt de la classe
opprimée, on peut dire que la vérité qu'elle connaît
lui est utile; qu'il serait également utile à la classe
opprimée de connaître la vérité, puisque, si elle ne
35o DISSERTATION SUR CETTK QUESTION :
se trompait pas, elle ne clierclierait que les moyens
les plus sûrs d'éviter l'oppression ; que ces deux classes
doivent alors, quoique placées dans le même pays,
être regardées comme deux nations ; qu'ainsi , il
reste toujours vrai que le plus grand bien de chaque
corps d'hommes, comme de chaque individu, est
de connaître la vérité, et qu'aucune erreur ne lui
serait utile. Mais est-il vrai que le plus grand bien
de tous résulte de cette combinaison ?
Ce cas se résout, en dernière analyse, à celui de
deux hommes, l'un fort et l'autre faible. Le bonheur
des deux, considérés collectivement, est d'accord
avec la justice, et demande que le fort protège le
faible; mais le plus grand bonheur du plus fort le
demande-t-il ?
Nous observerons d'abord qu'en proposant d'exa-
miner en général si la vérité était utile et l'erreur
nuisible, sans déterminer aucune espèce de vérité
ou d'erreur, nous n'avons pu entendre que des véri-
tés ou des erreurs particulières.'
Par exemple, nous avons supposé que l'homme
se conduisait toujours d'après son intérêt de passion,
de repos, etc. Ici ne pouvons- nous pas admettre,
comme prouvée, cette vérité générale, fondée sur
l'observation , que, s'il est avantageux pour un être
fort d'opprimer un être faible, lorsque cet être faible
est condamné à une soumission éternelle, soit par
sa conslitution physique, soit par son imbécillité,
cet avantage n'est pas le même si cet être faible est
un être raisonnable, ayant les mêmes idées que l'op-
presseur; car il est clair alors que l'oppresseur tirera
s'il est utile aux hommes d'être trompes? 35 1
moins d'avantages des seivices de l'oppiimé , qu'il
n'en résultera pour lui de gêne pour assujettir à la
dépendance cet être éclairé sur ses intérêts , et oc-
cupé de les faire valoir contre son oppresseur. Pour
que l'oppression puisse être utile à l'oppresseur, il
faut que l'opprimé soit livré à la superstition ou
privé de la raison : c'est pour cela que la soumission
imbécile de certains peuples était très-commode pour
leurs prêtres, et que la servitude des bêtes de somme
est fort utile aux hommes. Ainsi, non-seulement le
bien total de la société est encoie que le fort et le
faible, la classe puissante et la classe abattue , la
nation forte et le peuple faible, soient également
éclairés ; mais c'est aussi l'intérêt du plus fort. En
effet, les erreurs nécessaires pour maintenii-, dans
une oppression tranquille, un peuple ou une classe
esclave, sont contagieuses; ce mélange de vérités
connues par une partie de la nation, et d'eneurs
adoptées par l'autre, ne saurait durer: ou le peuple
esclave s'éclairerait, ou le peuple maître s'abrutirait
avec lui, ou il s'élèverait entre eux des troubles plus
fâcheux pour la classe opprimante , que la servitude
de l'autre classe ne lui serait utile, ou, enfin, les
deux classes deviendraient également la proie de
quelques tyrans.
Il est sans doute inutile d'avertir que nous avons
dû supposer que la classe opprimante est la plus
nombreuse, ou du moins qu'elle est tiès-nombreuse;
c'est-à-dire, que sa force réelle surpasse ou du moins
balance la force réelle delà classe opprimée. Au delà
de ce terme, l'intérêt de celte classe dominante ne
352 DISSERTATION SUR CliTTE QUESTION :
mérite plus de nous occuper. Nous n'examinons
point si la vérité est toujours utile aux tyrans , mais
si elle l'est aux peuples.
Nous aurions eu trop d'avantage si nous avions
voulu admettre cette proposition, qu'il existe une
règle morale de justice à laquelle il est utile au genre
humain que les hommes se conforment, et même à
laquelle il est avantageux à chaque homme de se
conformer dans sa conduite.
Que cette règle ait pour base ou l'intérêt unique-
ment, ou l'intérêt uni à un sentiment naturel, suite
nécessaire de l'organisation, ou un sens moral, ou
une loi fondée sur la nature des choses à laquelle
un être éternel a donné sa sanction, ou enfin la
volonté libie de cet être éternel ; la conclusion qu'on
peut tirer ici de l'existence de cette loi restera tou-
joui's également vraie. Il nous suffit même que cet
intérêt qu'a l'homme d'être vertueux existe dans la
plupart de nos actions, et il n'est pas nécessaire de
supposer qu'il existe dans toutes.
Ainsi, la supposition de cette règle morale pour-
rait être regardée comme constante, sans déioger à
la loi que nous nous sommes imposée, de n'admettie
comme vraie aucune opinion paiticulière. xMais nous
avons vu qu'il n'est pas même nécessaire d'admettre
celte proposition pour pouvoir conclure que l'avan-
tage général du genre humain, d'une nation, d'un
corps d'hommes, est de connaître la vérité sur les
objets généraux de la société , quelle que soit cette
vérité.
Nous pouvons donc conclure généralement qu'il
s'il est LITITLF. AUX ItOMMES d'ÊTRE TROMPES? 353
ne peut élre utile aux hommes d'être trompés.
Il, m. La recherche de la vérité est difficile à
l'homme, et ses passions peuvent l'empêcher de se
conduire d'après son intérêt réel et permanent. INe
pourrait-on pas suppléer à l'un de ces inconvénients
en joignant ces vérités à des erreurs spéculatives,
qu'on ferait adopter au peuple? Ne pourrait-on point
remédier au second, en fortifiant les intérêts raison-
nables de se bien conduire par des motifs fondés
sur des opinions erronées?
rJansle premier cas, on croit des vérités utiles d'à-
pj'ès des principes faux. Dans le second, on pourrait
abandonner la vérité à la discussion de la raison; mais
ce que la raison aurait déclaré vrai, on se croirait
obligé de s'y conformer par des motifs erronés.
Ces deux questions doivent être discutées séparé-
ment.
II. La première mérite peu de nous arrêter. Cette
oj)inion a deux inconvénients trop frappants, pour
qu'on puisse hésiter de proscrire cette espèce d'ei-
leur.
lue premier, que les homnjes qui s'apercevraient
de la fausseté de ces opinions seraient exposés à re-
jeter avec elles les vérités auxquelles on aurait donné
cette base trop fragile.
Le second, qu'il est piesque impossible que les
hommes chargés de maintenir dans le peuple ces
fausses opinions, destinées à être Tappui de la vé-
rité, ne s'en servent pour établir à sa place des er-
reurs dangereuses.
III. La seconde question est plus importante; la
V. 2C
354 DISSERTATION SUR CJITTK QUESTION :
première, en effet, ne pounait élre décidée d'une
manière difféienle de la nôtre par aucun philosophe. Il
se pourrait tout au plus qu'un prêtre de Sammonoco-
don, hypocrile et sophiste, voulût prouver à un
roi de Siam, que si les Siamois ne croyaient pas que
Sammonocodon est venu sur la teire exprès pour
leur apprendre qu'il ne faut pas se manger les uns
les autres, ils se mangeraient sur-le-champ. Mais per-
sonne en Europe n'oserait faire de pareils raisonne-
ments.
Les motifs erronés ont lui inconvénient semblahle
à celui des faux principes; c'est que si un homme
qui est convaincu des vérités morales, n'y con-
forme ses actions que dans la vue de ces faux motifs,
les principes raisonnables, les sentiments naturels
qui portent à tenir une conduite juste , s'affaibliront
nécessairement, et il sera exposé à n'avoir plus de
morale, s'il découvre la fausseté de ces motifs er-
ronés.
Ils ont encore un autre inconvénient, l'habitude de
déraisonner; plus l'objet sur lequel on déraisonne est
important, plus on s'en occupe, plus les influences
de celte habitude deviennent dangereuses. C'est sur-
tout sur les objets analogues à celui sur lequel on dé-
raisonne, ou que l'on y joint par habitude, que ce
défaut s'étend le plus fortement et le plus vite. Il
est donc bien difficile que l'homme qui se croit
obligé de se conformer, dans sa conduite, à ce qu'il
regarde comme des vérités utiles aux hommes, mais
([ui s'y croit obligé par des niotifs erronés, raisonne
bien juste sur ces vérités; plus il sera attentif à ces
s IL EST UTILE AUX HOMMES d'ÊTRE TROMPÉS? 355
motifs, plus il y attachera d'importance, plus il sera
exposé à se tromper.
11 suit de là, que plus les motifs seront absurdes,
plus ils seront dangereux; et que plus ils appro-
cheront de la vérité, c'est-à-dire, plus il sera diffi-
cile d'en découvrir la fausseté, moins ils auront d'in-
convénients.
Par exemple, un homme qui croit avoii- trouvé la
cpiadrature du cercle est sûrement plus près de dé-
raisonner sui" toute autre chose, qu'un homme à qui
il sera échappé un paralogisme subtil.
Quelle serait d'ailleurs l'utilité de ces motifs? Ce
ne pourrait être que l'insuffisance des motifs naturels,
et il faut l'avouer, l'opinion de cette insuffisance a
été si fort enracinée par des sophistes, qui trouvaient
leur profit à dégrader les hommes pour les tromper,
qu'elle est devenue une des erreurs les plus répan-
dues et les plus funestes. Mais, en même temps, elle
est si avilissante pour l'espèce humaine, que tout
homme d'un génie élevé et d'une âme pure aurait
purt
sans doute de la peine à l'admettre, si l'habitude ne
le familiarisait avec tout ce que cette opinion ren-
ferme de honteux et de funeste. Examinons-la de
sang-froid; et pour la combattre, tâchons d'oublier
un moment combien elle est révoltante.
Il est aisé de voir d'abord qu'en supposant une
!)onne législation, une bonne constitution politique,
les hommes auront dans la conduite de la vie assez
des motifs naturels tirés de leur intérêt, pour se bien
conduire dans la plupart de leurs actions, à moins
(ju'ils ne soient égarés par des passions. Or, l'expé-
23.
356 DISSERTATION SUR CETTE QUESTION :
rieuce a prouvé que ces motifs tant vantés ne font
rien de plus. En effet, comment agiraient-ils? En
opposant l'enthousiasme de la peur ou de l'espé-
lance , etc. , à celui des passions. Il faudrait donc
rendre tous les hommes enthousiastes; sans cela ,
tout homme qui deviendrait passionné cesserait
d'être arrêté par ces motifs. Mais vous n'en avez pas
besoin dès que vous admettez des hommes enthou-
siastes. L'eireur seule n'a pas le droit exclusif d'exci-
ter l'enthousiasme.
On sait quel pouvoir la crainte de l'opinion a sur
les hommes : dans le cas des duels, elle leur fait bra-
ver l'amour de la vie, de leur état, de leur for! une,
la crainte de l'enfei-; et son effet est si sûr, que sur
mille hommes qui refusent de se battre, il ne s'en
rencontre pas un qui ait un autre motif que la peur.
La crainte d'être regardé comme un méchant par
lous les hommes, crainte inévitable poui- le coupa-
ble, dans le cas oh ils seraient éclairés sur leurs
vrais intérêts, la crainte de nos propres remords
peut faire le même effet. Celte crainte existe natu-
rellement dans toutes les âmes; il est aussi impos-
sible à un homme que les préjugés, l'habilude ou
réducation n'ont pas dénaturé, de commettre une
action qui cause de la douleur à un autre homme,
sans éprouver une sensation douloureuse, que de se
couper le doigt, sans se faire mal, lorsqu'il n'est
point paralytique.
Il suffira donc que l'éducation porte ces motifs
)us(|u'à l'enthousiasme. L'enthousiasme consisterait
alors à se lepréscntcr fortemenl,.et à la fois, tous \<es
s'il est LTILE ALIX HOMMES DETRE TROMPES? 357
maux qui naitront pour nous el pour les autres
d'une mauvaise aclion ; cène serait pas une erreur,
mais une manière plus forte, plus rapide, plus entière
de voir la vérité. Ainsi, ce ne serait pas trom-
per les hommes que de les disposer à cet enthou-
siasme. Or, de pareils motifs fondés sur la constitu-
tion de l'homme, sur ses passions, seront moins
oubliés, et agiront plus constamment que les motifs
erronés; et ils peuvent agir sur un plus grand nom-
bre d'hommes. On ne perd point cet enthousiasme,
comme on perd celui qui est fondé sur l'erueur, en
découvrant la vérité : on ne le perd que lorsque les
passions s'éteignent, et ce motif d'être vertueux ne
s'affaiblit qu'avec l'intérêt de ne l'être pas.
[.'objection qu'il faut un frein aux crimes secrets,
n'en est pas une. En effet , i'' la crainte de la bon le,
portée jusqu'à l'enthousiasme, ne permet guère de re-
garder comme sûrement cachée aucune action vrai-
ment criminelle, et la certitude du secret le plus
impénétrable ne sauve pas un coupable du sentiment
pénible qui précède le crime, et de la terreur des
remords qui le suivent. 2° Les crimes cachés qu'une
grande passion a intérêt de faire commettre sont
très-rares, dépendent de combinaisons singulières;
et ainsi en supposant cpie l'enthousiasme de la peur
soit plus fort que celui des passions, et que la crainte
des remords ne puisse le renq)lacer, les occasions
où cette frayeur serait utile sont si rares, que les
inconvénients de ces motifs erronés l'empoitent de
beaucoup sur leurs avantages. Nous n'avons pas be-
soin de prouver que ces motifs erronés n'empêchent
358 DISSERTATION SUR CKTTE QUESTION :
pas (jLielquefois les crimes; il suffit que ces motifs
ne les empêchent ni plus souvent, ni plus sûrement
(|ue les motifs naturels. Nous n'avons pas même be-
soin de supposer qu'il n'v ait point des cas oi^i ces
motifs erronés puissent agir sur des individus assez
mal constitués pour que les motifs naturels eussent
manqué leur effet : mais il suffit que les avantages
des motifs erronés soient nuls en comparaison du
mal que ces erreurs entraînent après elles. Ce n'est
point d'empêcher seulement des crimes secrets, ré-
servés aux grands scélérats, qu'il s'agit dans une mo-
rale utile au bonheur des peuples; c'est d'empêcher
la foule des petits crimes, c'est d'empêcher surtout
les grands crimes publics. Or, pour empêcher les pe-
lils crimes inspirés par les petites passions, les mo-
tifs naturelssont suffisants; etquant aux grands crimes
publics, tels que l'oppression du peuple, la destruction
de la constitution de l'Etat, les proscriptions, les mas-
sacres , interrogeons l'histoire, et nous verrons que
ce sont des lumières et de bonnes lois qui ont man-
qué aux peuples qui en ont été la victime, et non
des motifs surnaturels ; nous verrons que ces motifs
surnaturels ont même été souvent le prétexte de ces
horreurs, ou ont servi à en étouffer les remords.
Remarquonstoujoursqu'on suppose ici une bonne
législation, un peuple éclairé; la supposition con-
traire rentre dans les autres parties de nos questions.
Nous supposons toujours aussi que ces motifs de
crainte sont faux, parce que , s'ils étaient vrais, ils
seraient plus ou moins utiles; mais ils ne seraient
point niusiL>les.
s'il l'ST IJTILK AUX HOMIVIFS d'ÊTUE TROMPÉS? 359
IV. Jusqu'ici nous avons montré que l'erreur ne
peut être que nuisible en général. Mais on peut de-
mander si, vu l'ignorance où la plupart des hommes
sont liviés, il n'y a pas certaines vérités difficiles à
comprendre, et auxquelles il faut substituer l'erreur,
du moins pour les ignorants, les sots, les hommes
faibles. On peut demander encore si on doit plonger
dans l'erreiu" les classes d'hommes à qui les besoins
physiques ne laissent pas le temps de s'instruire.
Les vérités nécessaires au commun des hommes ne
sont pas conq)liquées par elles-mêmes. Si elles le pa-
raissent , c'est parce qu'elles ne s'offrent aux philo-
sophes qu'avec l'appareil des difficultés que la méta-
physique a introduites. Les philosophes ont raison
d'approfondir ces objets; mais le peuple pourrait
connaître la vérité sans l'approfondir. Un homme
a-t-il besoin de beaucoup réfléchir pour sentir qu'il
est de son intérêt de ne point faire de mal aux
hommes qui l'entourent; que s'il leur nuit par des
actions qui ne sont pas du ressort des lois, il s'ex-
pose à leur haine; que s'il se rend coupable des torts
plus graves, il s'expose à la vengeance des lois? Faut-il
beaucoup réfléchir pour sentir qu'on n'a pas le droit
de faire mal à un autre; que la propriété de chacun
doit être inviolable pour l'avantage même de chacun ?
Ces vérités sont simples ; elles suffisent pour régler
la conduite du peuple, dont les actions ne sont pas
plus compliquées que ses idées.
On ne nait point avec un esprit faux. Mais il esl
aisé de faire adopter pour vraies, soit des erreurs,
soit des maximes fausses qui ont une apparence de
36o DISSERTATION SUR CETTK QUESTION :
vérité. Le goût de la subtilité, la vanité , les préjugés
liés à nos intérêts et à nos passions, multiplient les
esprits faux. Si piesque partout le peuple a l'es^prit
faux, ce n'est point parce qu'il est ignorant ; mais parce
(|ue , pi-esque partout , on a tout fait pour rendre les
hommes stupides et fous.
Si le peuple n'a rien à gagner à êtie lionnète, s'il
est souvent exposé à la tentation de commettre des
crimes pour se procurer le nécessaire, c'est la faute
des lois; et comme ce sont les cireurs qui lendent
les lois mauvaises, il serait plus simple de détruire
ces erreurs que d'en ajouter d'autres pour réparer le
mal des premières. Il ne faut pas tomber dans cette
faiblesse imbécile de bénir comme utiles des sys-
tèmes d'erreurs, parce qu'on peut les employer à
réparer une petite partie du mal ([u'ils ont fait.
Au reste, ce que nous avons dit ci-dessus s'applique
également ici. L'erreur ferait sans doute quelque bien,
elle préviendrait quelques crimes, mais elle ferait de
plus grands maux; ces erreurs qu'on mettrait dans
la léte du peuple le rendraient stupide : or, de la
stupidité à la séduction et à la férocité, il n'y qu'un
pas. De plus, si les motifs {|u'on lui donne pour être
juste ne font qu'une faible impression sur son esprit ,
ils ne dirigeront pas sa conduite; s'ils en font une
vive, ils le rendront enthousiaste, et enthousiastepour
l'erreur. Or, l'enthousiaste ignorant n'est plus un
homme ; c'est la plus terrible des bêtes féroces.
Enfin, si on laisse des hommes, (juels (ju'ils
soient , maîtres de la morale du peuple, il n'y a plus
ni repos, ni liiierlé , ni vertu dans une nation. Si on
s'il est ITILE AUX HOMMES d'ÊTRE TROMPES? 36 1
laisse le peuple maître de raisonner sur la morale, et
qu'on y ajoute seulement des motifs faux , on tombe
dans une étrange contradiction : on avoue, d'un côté,
qu'il a assez d'esprit pour démêler ce qui est juste, et
j)as assez pour savoir qu'il a intérêt d'être juste : or,
c'est tout le contraire ;yV a aurai point de protecteurs ,
mes voisins rn auront en aversion , les lois me puni-
ront si je fais telle action : sont des idées plus sinqoles
que celles dont un homme aurait besoin pour savoir
(ju'une telle action est juste ou injuste.
Enfin, qu'on examine la plupart des hommes qui
commettent des crimes, ce n'est pas en général faute
d'avoir été élevés à reconnaître des motifs étrangers
d'être justes. Le nombre des coupables parmi les
hommes à préjugés est en plus grande proportion
avec le nombre total des hommes, que celui des
coupables dans la classe de ceux qui sont au-dessus
des préjugés, n'est au nombre total de ceux qui la
com])osent. Combien peu de crimes le défaut de ces
motifs ferait-il commettre de plus! Comparons donc
l'effet de ces crimes à celui des horreurs que ces mo-
tifs ont fait commettre, à la Saint-Barthélémy, aux
massacres d'Irlande, etc. Songeons que si un peuple,
animé par ces motifs, est trompé, ou se trompe sur
la morale, ils deviennent alors un instrument de
crimes, et de ces grands crimes qui font le malheur
des nations et la ruine des enqjires.
Je n'ignore pas que, dans l'état actuel de l'Europe,
le peuple n'est pas capable peut-être d'avoir une véri-
table morale : mais la stupidité du peuple est l'ouvrage
(les iusli: niions sociales et des supcislitions. Les
'.^6-2 DISSKRTATION SUR CITTE QUESTION :
hommes ne naissent ni slupides, ni tons; ils le de-
viennent. En parlant raison au peuple, en ne lui
apprenant que des choses vraies, dans le petit nom-
bre d'instants qu'il peut donner à la culture de son
esprit, on pourrait l'instruire du peu qu'il lui est né-
cessaire de savoir. L'idée même du respect qu'il doit
avoir pour la propriété du riche n'est difficile à lui
insinuer que, i° parce qu'il regarde les richesses
comme une espèce d'usurpation , de vol fait sur lui,
et malheureusement cette opinion est vraie en grande
partie.
2" Parce que son excessive pauvreté le fait toujours
se considérer dans le cas de la nécessité absolue,
cas où des moralistes même très-sévères ont été de
son avis.
3° Parce qu'il est aussi méprisé et maltraité comme
pauvre, qu'il léserait après s'être avili par des fripon-
neries.
C'est donc uniquement parce que les institutions
sont mauvaises, que le peuple est si souvent un peu
voleur par principe. En général , quelque principe de
morale, de vertu, de religion, qu'on donne à un
peuple, il n'y aura jamais ni mœurs, ni vertu , ni mo-
rale, que dans les pays où il sera de l'intérêt des
hommes d'en avoir, ou plutôt dans lesquels les
hommes ne croiront pas avoir un grand intérêt d'en
manquer; car, quoi qu'en aient dit certains mora-
listes, lorsqu'on n'auia qu'un peu moins d'intéiét à
choisir le bien que le mal, ce sera toujours le bien
que l'homme choisira.
I*armi les classes d'hommes ([iie iV>n croit devoir
s'il kst utile aux ^[ommes d'être tuompés? 363
dévouera l'erreur, on place quelquefois les femmes
et les enfants. Quant aux femmes, comme il n'y a
(Je différences entre elles et nous que celles qui
tiennent au physique de leur sexe, l'idée qu'il faut
les soumettre à des erreurs dont les hommes peuvent
s'affranchir, ne peut être soutenue que par ceux
«|ui veulent être leuis tyrans; et les principes que
nous avons exposés ci-dessus prouvent que dans
ce cas l'erreur n'est utile ni aux hommes ni aux
femmes.
La plupart des parents croient bien faire de
tromper les enfants sur les motifs qui doivent
régler leurs actions; mais pourquoi des parents veu-
lent-ils donner à leurs enfants des motifs dont eux-
mêmes connaissent la fausseté? Est-ce pour leur
conduite dans l'enfance? Non, sans doute. Cette ha-
bitude des bonnes de remplir la têle des enfants de
terreurs puériles, pour les conduire phis aisément,
est bannie de toute éducation raisonnable.
Ce n'est point pour l'âge mur : car alors les parents
doivent croire que les principes qui leur restent à
eux-mêmes sont suffisants pour être honnêtes; et
s'ils ne le croient pas , ils ne doivent point penser qu'il
importe à leurs enfants d'en avoir d'autres. Autre-
ment , ils ne voudraient les rendre meilleurs qu'eux,
(|ue pour en faire des dupes. Reste donc l'espace de
temps qui sépare l'enfance de l'âge miir, le temps
des passions et des faiblesses, temps pour lequel on
craint (pie la raison seule ne soit trop faible : or, cet
espace est précisément celui où les jeunes genssenti-
ronl la contradiction cpù règne entre leurs penchants
364 DISSKUTATION SUR CETTE QUliSTlOJN :
et les opinions qu'on y oppose , et voudront exami-
ner le fondement de ces opinions. Ce fondement fra-
gile tombera au premier choc , et l'édifice entier de
la morale s'écroulera avec lui. C'est précisément à cet
âge , où la raison n'est pas encore dans sa force, que
la distinction entre les fondements qui ont appuyé
la morale, et les principes mêmes de la morale, est
très-difficile, et qu'il est presque impossil)le de dis-
tinguer, parmi les actions que l'éducation fait regarder
comme criminelles, celles qui sont ou vraiment cri-
minelles, ou indifférentes, ou même louables; de
substituer, dans l'ordie qu'il faut établir entie les
mauvaises actions, un ordre fondé sur la nature, à
un ordre fondé sur la superstition; distinction néces-
saire, non pour diriger ses actions (car il faut éviter
toutes celles qui sont mauvaises), mais pour juger
les autres hommes et traiter avec eux. Ainsi, pour
préserver les enfants de quelques-unes des fautes de
la jeunesse, on les expose à n'avoir jamais de morale,
et à commettre tous les crimes de l'âge mûr.
Il existe un inconvénient plus dangereux encore:
les erreurs qu'on veut inspirer à ses enfants, et que
soi-même on a secouées, nous paraissent humi-
liantes ; on se cache d'autant plus mal de les avoir
lejetées, qu'on serait honteux d'être soupçonné de
les avoii- gardées; l'enfant à peine libre, à peine livré
à la société de ceux de son âge, apprendra donc, pour
première leçon , que tous ses parents , que tous les
honmiesqui ont voulu lui parler de ses devoirs, sont
des menteurs et des hypociiles; il sera tenté d'éten-
dre, jusque sur leurs actions, celle fausseté (pi'il a
s'il est utile aux hommes d'être TROiVIPÉS? 365
surprise dans leurs opinions. Il est inutilede ùûre
sentir les suites de celte découverte. On ne peut, non
plus, espérer de prolonger ces erreurs, parce que tout
le reste de l'éducation les contrarie; parce qu'on a
cherché à faire connaître à l'enfant tout qui lui est
nécessaire pour sentir l'absurdité de ce qu'on a vou-
lu lui faire croire.
Pour substituer aux erreurs de son éducation des
principes raisonnables, il faut qu'un jeune homme se
forme des idées justes et précises de ces mêmes ob-
jets, sur lesquels il n'a jamais eu que des idées vagues
et fausses; au lieu que pour être désabusé des erreurs
qu'on lui a enseignées, un moment de réflexion lui
suffit. Ainsi, par cette mauvaise éducation, on prive
ses enfants de connaissances utiles, nécessaires, qui
deviennent difficiles à acquérir, et on donne pour
base à leur morale des erreurs qu'ils perdront très-
aisément.
SECONDE PARTIE.
Les principes que nous avons exposés suffisent pour
résoudre les questions qui nous restent à examinei'.
En effet, si l'erreur ne peut jamais être utile, il
faut chercher à la détruire où elle se trouve. C'est à
ce but que l'on doit tendre; et la conduite la plus
utile aux hommes est celle qui les délivrera de toutes
leurs erreurs le plus sûrement, le plus tôt, et avec le
moins de secousses.
Nous ne répéterons pas ici les déclamations des so-
phistes, qui ne veulent pas qu'on listpie un trouble
566 DISSERTATION SUR CITTE QUESTION :
présent pour un avantage éloigné, qui prétendent
faire servir les sottises populaires au l)ien de la so-
ciété, qui veulent laisser le peuple dans l'erreur, pour
son utilité, etc. iNous espérons que la prudence dont
nous pailons ici aura le double avantage de ne point
paraître une liypociisie dangereuse aux yeux des
vrais amis de l'humanité, et de paraître à ses enne-
mis une audace coupable.
V. L'utilité des erreurs moins funestes, substi-
tuées à des erreurs plus dangereuses, est l'apologie
des inventeurs des fausses religions. L'utililé des er-
reurs nécessaiies laissées aux peuples, est celle des
réformateuis de ces religions.
Examinons ces deux principes,
i** Si on suit la marche des erreurs parmi les
hommes, on les verra d'abord très-simples; elles se
bornent aux conséquences immédiates de quelques
faits imaginaires. Mais ensuite elles s'étendent, se
subtilisent, forment une sorte de système , jusqu'à
ce que la vérité ou de nouvelles erreurs les rem-
placent : il est donc impossible à celui qui a établi
des eireurs qu'il croit innocentes, de prévoir quelles
extravagances monstrueuses et funestes doivent sor-
tir un jour du germe fatal qu'il a semé.
1° Les erreurs n'infectent dans leur naissance
qu'un petit nombre d'hommes; celui des dupes gros-
sit avec le temps ; mais entre le moment où ces er-
reurs alarment les partisans des erreurs anciennes,
et celui où celles-ci s'anéantissent, il se forme dans
chaque nation deux paitis ; et si ces partis ne pro-
duisent pas toujours une guerre, ils produisent cous-
s'il est utile Al X HOMMES d'ÉTHK TROMPES? ^67
lammei)t des troubles, el finissent par l'oppression
triin des deux.
3^^ Il est impossilîle de donner des erreurs à des
hommes peu éclairés, sans employer, pour les leur
faire adopter ou conserver, un enthousiasme supers-
titieux, et il est impossible de prévoir jusqu'où des
fourbes et des fanatiques porteront dans la suite cet
enthousiasme.
4*^ Les leligions nationales rendent les hommes
stupides et cruels envers les étrangers; les religions
universelles amènent le prosélytisme et l'intolérance;
les religions tout entières de pratiques abrutissent
les hommes; les leligions remplies de dogmes les
rendent insensés et cruels. Quel bien donc fera-t-on
à un peuple, si on change un culte d'une espèce
contre un culte d'une autre? Voilà cependant tout
ce que peut faire un fondateur de religion fausse.
Tout inventeur d'une religion fausse est donc un
Héau du genre humain.
On vante la morale introduite par ces imposteurs!
Mais cette morale est-elle meilleure que celle de Pla-
ton , d'Epictète, de Marc-Aurèle, de Cicéron , de Sé-
nèque? Combien , lorsqu'on lit sans prévention ces
codes de morale religieuse, les trouve-t-on infé-
rieurs aux ouvrages des philosophes? Combien même
y trouve-t-on de maximes fausses, exagérées, tantôt
propres à avilir les hommes, tantôt capables de faire
des enthousiastes inutiles ou dangereux à la société,
tantôt destinées à saper même les fondements de la
société, à détruire les vertus utiles et actives?
La marche des réformateurs est différente : ce ne
368 DISSERTATION SUR CETTE QUESTION :
sont pas des erreurs qu'ils suhslituent à d'autres er-
reurs; leur but paraît être d'en diminuer le nombre
et l'absurdité. Jusqu'ici on ne voit rien que d'utile;
mais tout réformateur d'une religion est censé l'ad-
mettre : s'il en rejette une partie, ce n'est qu'en in-
troduisant des disputes théologiques. Les religions
sont fondées sur des livres , sur d'anciens usages, sur
l'autorité des prêtres. Un réformateur de religion di-
minuera l'autorité des prêtres, il soumettra les livres
et les usages à l'autorité de la raison ; mais ce ne
sera point sans restriction. Lorsque ces livres auront
été regardés comme autlientiques , tout ce qu'ils
contiendront deviendra sacré ; la raison se bornera
à les mieux entendre. Ainsi, la réforme aura substi-
tué le fanatisme des particuliers à l'autorité des
prêtres. Ce sera un bien, ou du moins un moindre
mal. La raison humaine aura brisé une partie de ses
fers; mais ce qui lui en restera sera plus durable.
En laissant au peuple une soite de liberté de choisir
ses erieurs, pourvu qu'il les puise dans une source
indiquée, il y tiendra par orgueil au lieu d'y tenir
par stupidité; ses erreurs lui appartiendront davan-
tage.
On peut comparer l'état de deiw nations, Tune
abrutie sous le joug des prêtres , l'autre infatuée d'ar-
guments, à deux hommes; l'un ignorant et ne sa-
chant que les sottises populaires ({u'ii a entendues,
l'autre plus instruit, mais ayant adopté de fausses
lumières; et il est difficile déjuger au{|uel des deux
il est plus aisé de faire connaître la vérité.
Observons ici qu'en parlant de rétablissement des
s'il est utile aux hommes d'être trompés? 369
fausses religions et de leur réforme, nous n'aurions
pas besoin, pour montrer combien les faits sont d'ac-
cord avec nos raisonnements, d'en supposer aucune
fausse en particulier, ce qui serait contraire au prin-
cipe dans lequel nous avons écrit cet ouvrage. En
effet, il est clair qu'il y en a au moins autant de
fausses, moins une, qu'il y en a de connues. Or,
quelle que soit celle qu'on regarde comme vraie,
riiistoire du mal qu'ont fait les autres suffit pour
prouver la vérité de notre assertion.
VI. Les erreurs dont nous avons parlé jusqu'ici
sont des erreurs généiales, dont le but est, dit-on,
de rendre les hommes meilleurs. Mais il est des er-
reurs particulières qui ont contribué à la grandeur,
à la puissance de certaines nations.
La croyance d'une statue miraculeuse à laquelle
est attachée la destinée de l'empire, des oracles qui
annoncent la victoire, la persuasion qu'on sera éter-
nellement heureux, si on meurt pour son pays:
toutes ces croyances ont produit de grands effets,
et les imaginations qui en ont été frappées ont cru
qu'il était utile d'employer ces moyens. Les liqueurs
fortes ont le même pouvoir: cependant, il serait
plaisant d'ériger l'ivrognerie en principe de poli-
tique; ce serait pourtant un moindre mal; car l'i-
vrognerie est un vice moins honteux que la supers-
tition. Des soldats ivres, un jour de bataille, peuvent
être le lendemain des hommes raisonnables ; mais
des soldats fanatiques ne seront jamais que des fous
dangereux.
D'ailleurs, ces moyens si vantés ont l'inconvé-
V. 24
370 DlSSliRTATIOW SLR CETTE QUESTION :
nient de produire les deux effets contraires. Si vous
attachez le sort d'un empire à l'existence d'une sta-
tue , il en dépendra réellement : qu'un coup de ton-
nerre, une trahison, un accident, fassent perdre la
statue, le peuple tombera dans un abattement stu-
pide, et l'empire sera détruit. Si vous employez les
oracles, vous vous mettrez dans la dépendance de
ceux qui les prononcent : si vous vous servez de
l'espérance du ciel, vous vous livrez à ceux qui en
ont usurpé les clefs. D'ailleurs, le mépris de la mort
est un sentiment moins extraordinaire qu'on ne
croit. On craint la mort, parce qu'on en a caché les
suites dans une obscurité effrayante.
C'est parce qu'on a rendu les hommes supersti-
tieux, qu'ils sont devenus timides; ainsi la supersti-
tion n'est encore dans ce cas qu'un remède insuffi-
sant des maux qu'elle a faits.
Ju vénal a dit :
Summum crede nef as animam prœferre pudori ^
Et propter vitam vivendi perdere causas.
11 eût pu substituer le mot de sottise à celui de
crime ; et ce serait le sentiment de tous les hommes,
si leur éducation ne tendait à leur gâter la tète , et à
leur affaiblir le cœur.
Parmi ces erreurs particulières que l'on suppose
être utiles dans chaque nation , quelques auteurs
ont placé l'amour de la patrie; les uns , pour rendre
plus favorable la cause de l'erreur en confondant
avec des erreurs un sentiment naturel , nécessaire au
s'il est utile aux hommes d'être trompés? 371
maintien de la société; les autres, parce qu'ils ont
confondu avec le véritable amour de la patrie , l'or-
gueil national, ou quelques préjugés locaux. Il est
impossible que l'homme existe en société, sans
qu'une très-grande partie de son bonheur particulier
ne dépende de la bonté des lois, de la richesse na-
tionale, de la prospérité publique : et l'intérêt de
tout particulier est lié avec l'intérêt de la société.
Tout malheur public, tout revers arrivé à la nation,
n'eût-il sui- un grand nombre de particuliers qu'une
influence très-faible, il en aura nécessairement une
très-forte sur un grand nombre d'autres; or, il est
impossible que le spectacle du malheur de ceux qui
nous entourent , ce malheur nous fùt-il absolument
étranger, n'excite en nous des sentiments très-dou-
loureux. L'idée qu'il existe cent mille malheureux
autour de nous est une douleur aussi réelle qu'une
attaque de goutte. L'amour de la patrie est donc un
sentiment naturel inspiré à la fois par les deux seules
causes morales qui agissent sur nous : notre intérêt et
notre bienveillance pour les autres. Ce sentiment
n'est pas contraire à celui de la bienveillance uni-
verselle : IMarc-A-urèle disait : « Je préfère ma fa-
mille à moi-même, ma patrie à ma famille, et
l'univers à ma patrie.» Marc- Aurèle , cependant,
fit la guerre pour défendre les frontières de l'em-
pire romain ; ce n'était pas sa patrie qu'il préférait à
l'univers : c'était Rome qu'il préférait à un peuple
étranger.
L'amour de la patrie, inspiré par ces motifs natu-
rels , est susceptible du même enthousiasme que nos
24.
372 DISSERTATION SUR CETTE QUESTION :
autres sentiments, enllioiisiasme momentané et
aveugle dans la plupart des hommes, mais éclairé
et durable dans les grandes âmes.
L'erreur et les préjugés ne rendraient pas ce sen-
timent plus fort, et pourraient le rendre inutile et
dangereux. Si la haine des autres peuples s'y joint ,
elle muUiphe et éternise les guerres. Si l'on y mêle
l'amour des usages antiques et des opinions natio-
nales , alors l'amour de la patrie s'opposera aux
changements utiles ; il ne sera plus que l'instrument
des ennemis secrets de la nation.
, Nous voilà parvenus enfin aux seuls points vrai-
ment intéressants que nous eussions à traiter.
VIL rS'y a-t-il aucun inconvénient à dire au peuple
la vérité tout entière? De quels ménagements est-il
utile et permis d'user en attaquant les erreurs popu-
laires?
En jetant un coup d'œil sur ce globe; en exami-
nant à quelles erreurs absurdes et cruelles les hommes
sont livrés; en voyant qu'il existe des contrées, que
dis-je? des parties entières du monde , où, sur quel-
que genre que ce soit , il n'y a pas une seule vérité
clairement établie, où tout ce qu'on croit surtout
est faux; en songeant, enfin, que dans le siècle le
plus éclairé, dans les pays où les lumières ont fait le
plus de progrès , les erreurs religieuses sont le partage
de presque tous les hommes; que parmi ceux qui y
ont échappé, les neuf dixièmes ne sont pas moins
la dupe d'erreurs polili(|ues presque aussi grossières,
et qu'il y a moins peut-être d'hommes absolument
sans préjugés que les théologiens ne comptent de
s'il est utilk aux hommes d'^.trf trompés? 373
justes, on sera étonné, sans doute, que nous parais-
sions craindre tjue les hommes ne voient trop clair.
Mais ce n'est pas aussi cette crainte qui nous ariéle.
La vérité, une fois connue, sera utile; mais le pas-
sage de l'erreur à la vérité peut être accompagné de
quelques maux. Tout grand changement en entraine
nécessairement après lui ; et quoiqu'ils soient toujours
bien au-dessous du mal qu'on veut détruire, on doit
chercher à les diminuer. Il ne suffit pas de faire le
bien, il faut le bien faire. Il faut sans doute détruire
toutes les erreurs; mais comme il est impossible
qu'elles le soient toutes dans un instant, on doit
imiter un sage architecte qui, obligé de détruire un
bâtiment, et sachant comment les parties en sont
unies, le démolit de manière que sa chute ne soit
point dangereuse.
Les seules erreurs qu'il faille détruire avec précau-
tion sont celles qui peuvent influer sur la conduite
privée ou publique des hommes; ainsi notre ques-
tion se réduit aux deux suivantes : Un peuple appuie
sa morale sur une fausse croyance religieuse; com-
ment faut-il détruire ses préjugés, sans que le vice
demeure sans frein?
Un peuple ignore ses droits politiques et le moyen
de les recouvrer; comment les lui faire connaître
sans s'exposer à troubler la paix?
11 n'y a que trois moyens généraux d'influer sur
l'esprit des hommes : les ouvrages imprimés, la lé-
gislation et l'éducation. L'un de ces moyens agira
sur le peuple en éclairant ceux qui dominent sur ses
opinions, en leur apprenant la manière d'attaquer
374 DISSERTATfON SUR CETTE QUESTION :
les préjugés par des lois : les autres peuvent agir im-
médiatement sur le peuple par le moyen des chefs
qui voudraient établir la vérité. Ainsi l'impression
éclairera d'abord; les lois et une éducation vraiment
publique dirigée par ces lois , achèveront l'ouvrage.
Examinons l'influence de ces moyens, et sur les
erreurs religieuses, et sur les erreurs politiques. Le
peuple lit peu, et certes, dans l'état actuel, il n'est
pas à craindre que les livres l'éclairent trop. Ceux
qui attaquent une fausse religion sont de deux
sortes : les uns examinent les fondements de la mo-
rale et de la religion , et ceux-là ne sont pas la lecture
du peuple; les autres, en attaquant une religion,
en montrent les absurdités, les inconséquences; les
raisonnements y sont plus simples; ils amusent, et
ils peuvent devenir populaires; mais il est aisé de
faire en sorte que ces livres ne soient pas nuisibles,
qu'ils ne détruisent point la morale en détiuisant les
fondements bizarres sur lesquels on a eu la sottise de
l'appuyer. L'opinion qu'il importe ici de conserver
est celle que le dieu que le peuple adore, quel que
soit son nom, quelques aventures qu'on lui sup-
pose, quelques fourberies que ses prêtres aient ac-
créditées, défend aux hommes les actions contraires
au bien de leurs semblables , punit les mauvaises ac-
tions, et récompense les bonnes. Or, le dieu Brama
en est-il moins dieu; en aime-t-il moins les bonnes
actions, parce qu'il n'a pas dix têtes, qu'il ne s'est
point changé en poisson, qu'il n'a pas couché avec une
femme, etc. ? Ne peut-on pas, sans attaquer l'existence
de Brama, prouver qu'il est absurde d'inventer
s'il est utile aux hommes d'être trompés? 375
toutes ces aventures, et qu'elles rendent Brama ridi-
cule? INe peut-on point prouver qu'un homme n'en
est pas plus mal dans l'autre monde pour n'avoir
pas tenu la queue d'une vache, sans risquer de lui
apprendre qu'il ne sera point puni d'un parricide?
Un Indien sera-t-il plus près d'être criminel parce
qu'on lui aura appris que l'eau du Gange et quelques
mots dits par un Brame n'effacent point tous les pé-
chés, même lorsqu'on est un peu fâché de les avoir
commis?
Dites donc toutes ces vérités; discutez toutes ces
questions dans les livres philosophiques; le genre
humain y gagnera. Respectez, en attaquant les pré-
jugés par des raisonnements populaires, l'opinion
que Brama existe, et qu'il punit le crime; et ne
craignez pas qu'il arrive du mal aux Indiens pour
croire quelques absurdités de moins.
On peut faire ici deux objections. Les fausses opi-
nions sont propres , dit-on , à consoler le peuple et à
contenir ceux qui sont au-dessus des lois. Ce qu'il y
a de consolant dans ces opinions , nous le conservons
pour le peuple, du moins jusqu'au moment où la
terreur lui deviendra inutile pour fonder sa morale :
son état deviendra meilleur par la destruction des
préjugés; et il ne faut pas perdre de vue, que ces
consolations trop vantées sont bien peu de chose en
comparaison des maux que l'ignorance et l'erreur
ont causés. 11 est singulier de reprocher d'ôter ces
consolations du mal à ceux qui veulent ôter le mal
même. D'ailleurs, ces consolations religieuses ne se-
raient utiles que contre les afflictions morales et les
376 DISSERTATION SUR CHTTE QUESTION :
maux physiques; mais valenl-elles mieux que la rai-
son pour le courage? Elles ont peu de force, excepté
sur quelques enthousiastes; et la plupart des hommes
qui se disent soulagés par elles, ne font que cacher
leur insensibilité.
Quant à la deuxième objection, l'épouvante que
les fausses religions inspirent aux gens puissants,
nous pourrions montrer, par l'histoire, combien a
été faible cette ressource; nous pourrions montrer
que les tyrans les plus cruels ont été les plus supers-
titieux.
Nous pourrions ajouter que toute religion sacerdo-
tale est un encouragement pour le crime , parce que
tous les crimes sont pardonnes aux grands qui mé-
nagent les prêtres, quand ceux-ci ne trouvent pas
plus d'avantages à persécuter les princes qu'à les flat-
ter. Observons enfin qu'il est étrange de proposer de
laisser cinq ou six millions d'hommes dans l'erreur,
afin d'en tromper un seul , et de l'empêcher d'abuser
d'un pouvoir qu'il ne peut lui-même devoir qu'à
l'erreur.
Il nous reste à parler des vérités qui , en éclairant
les hommes sur leurs droits, pourraient, dans des
pays où ils sont opprimés, causer des troubles, dé-
ranger l'ordre public et bouleverser un État, sans
faire aucun bien durable ou réel.
Nous observerons d'abord <|u'il y a nécessairement
un grand nombie de véiités politiques, utiles aux
hommes, (pii le sont égaleujent aux chefs des na-
tions. Supposons, en elTet, les deux exlïèmes, un seul
homme maître absolu d'un peuple, ou un peuple
s'il est utile aux hommes d'être trompés? 377
aussi libre qu'il peut l'élie, et où, par conséquent ,
le peuple entier aurait seul l'autorité absolue. Il est
clair que tout ce qui est vrai pour la législation ci-
vile et criminelle, pour l'administration des impôts,
les lois du commerce, la manière de former les
armées, le sera également dans les deux cas. Par
exemple , supposons que l'assemblée du peuple
veuille mettre un impôt d'un million ; elle cher-
chera, de même que le despote, la manière la moins
onéreuse. Supposons qu'il soit question de proscrire
ou d'autoriser l'usage de la torture; si l'on prouve
que le despote doit le conserver dans le cas où l'on
aura attenté à sa vie, on prouvera que le peuple doit
le conserver pour le crime d'avoir affecté la tyrannie,
et réciproquement, si l'on prouve le contraire. Il y
a donc un ordre de vérités également vraies dans
toutes les constitutions, ou, pour parler plus cor-
rectement , dont la vérité est indépendante de la
forme de la constitution. Il ne peut donc y avoir
jamais d'inconvénient à attaquer les erreurs con-
traires à ces vérités. Ainsi, on pourra réduire aux
quatre questions suivantes toutes celles sur lesquelles
il peut y avoir quelques difficultés.
1" La question des limites que doit avoir le pou-
voir législatif, quel que puisse être le corps qui
l'exerce, fût-ce même la nation assemblée. On peut,
en effet, examiner si le pouvoir législatif a le droit
d'établir des peines pour des opinions; d'exclure de
l'État ceux qui n'adoptent pas une telle croyance; de
punir comme des crimes ce qui est indifférent dans
le droit naturel.
378 DISSERTATION SUR CETTE QUESTION :
2"* Jusqu'à quel point le peuple peut aliéner la
souveraineté, et la confier, soit à un homme, soit à
un corps, de manière que cet homme ou ce corps
aient un véritable droit?
3° Quelles sont, dans un tel État en particulier, les
bornes du pouvoir suprême ?
4° Dans quel cas, lorsque le souverain ou le gou-
vernement passe ses droits ou viole ceux des citoyens,
les citoyens ont-ils le droit de résister ou d'opposer
la force à un droit qui cesse d'en être un ? L'examen
de la troisième question est, dans chaque État, un
droit et un devoir des citoyens. La discussion des
deux premières est sans inconvénient, tant qu'on ne
touche pas à la quatrième. Il est toujours utile de
connaître ses droits, mais il n'est pas toujours sage
de les faire valoir, et toute manière de les faire valoir
n'est pas légitime.
C'est ici la limite qui sépare la raison de l'esprit
de faction, mais qui sépare aussi la vérité des con-
séquences fausses qu'on en peut tirer en raisonnant
mal. En effet, s'il arrivait que des hommes instruits
de leurs droits les fissent valoir d'une manière funeste
à leurs concitoyens en troublant la paix de l'État
sans rétablir dans leurs droits ceux qui en ont été
privés, ce ne serait pas la vérité, c'est-à-dire la con-
naissance de ces droits et de leur violation, qu'il en
faudrait accuser, mais l'erreur que les honmies au-
raient commise, en concluant faussement qu'il leur
est permis de faire valoir leurs droits dans tous les
temps et par tous les moyens. Ce ne serait pas pour
avoir su trop de vérités qu'ils feraient du mal , mais
s'il est utile aux hommes d'être trompjés? 379
pour n'en avoir pas assez connu. Ce ne serait pas
pour avoir adopté une maxime vraie , mais pour
s'être trompés dans son application à un fait par-
ticulier.
VIII. Venons à la dernière question. Les hommes
qui ont fondé sur l'opinion un pouvoir funeste au
peuple, ont ordinairement des forces qu'ils peuvent
diriger et emplover. En les avertissant donc des
moyens qu'on pourrait prendre pour leur ôter ce
pouvoir, pour préparer peu à peu la destruction de
leur puissance par celle des opinions sur lesquelles
elle est fondée; enfin, en publiant la méthode qu'on
doit suivre pour influer sur l'esprit des hommes ,
de manière à leur faire sentir où est leur bonheur,
et comment ils peuvent l'assurer, on peut nuire beau-
coup à ceux qu'on veut servir. Le grand nombre
ne sera pas en état d'user de ces lumières, et le petit
nombre sera éclairé sur les moyens de les rendre
inutiles. 11 serait également dangereux de dire des vé-
rités, lorsque, en les disant, on ne peut espérer d'être
utile avant le moment où ces vérités seront adoptées
par un grand nombre d'hommes, et qu'en effrayant
ceux à qui elles nuisent, au lieu de les rendre plus
communes, on met de nouveaux obstacles à leurs
progrès. C'est donc ici le cas de laisser la vérité cap-
tive, sans jamais y substituer l'erreur; et le défen-
seur de l'humanité doit se considérer alors, vis-à-vis
de ses oppresseurs, comme un général qui ne doit
point publier ses plans de campagne.
Après avoir parlé des moyens que chaque parti-
culier peut employer pour instruire les hommes sans
38o DISSERTATION SUR CETTE QUESTION !
danger pour leur bonheur, passons à ceux qui ne
peuvent être employés que par l'autorité publique-
Les gouvernements peuvent, par une bonne légis-
lation , avancer également, sans risque, le rétablisse-
ment de la vérité : elle fait des progrès rapides dans
les pays où on laisse la liberté des opinions , parce
que du moment où les opinions sont librement dis-
cutées, la vérité finit par s'établir. Or, il est, dans
tous les cas, de l'intérêt du législateur d'établir cette
liberté, qui, ne s'étendant qu'aux opinions, soumet
les injures aux lois contre les libelles. En effet, autant
il est difficile qu'une vérité contraire à l'ambition
d'un souverain , à ses idées de pouvoir arbitraire ,
puisse nuire à celui qui réunit la force publique ,
autant il est aisé de voir que cet établissement de
la libeité des opinions est le seul moyen qu'il ait de
s'instruire, et d'être servi par des hommes éclairés.
Autrement les erreurs et les faux systèmes se per-
pétueront dans ses conseils. Celui qui est obligé
d'agir peut s'instruire ; mais il ne peut avoir ce loisir
d'une méditation tranquille, qui seule révèle la vé-
rité. Il doit donc permettre que les opinions se dis-
cutent publiquement ; sans quoi , il lui sera impos-
sible de savoir de quel côté peut être la vérité. Ou
pourra-t-il espérer de la trouver ailleurs que dans
les livres, que par le jugement libre des hommes
éclairés ? Apprendra-t-il la vérité par la voix de ses
courtisans ou de ses ministres, par les rapports des
espions, par les écrits des panégyristes ou des gaze-
tiers que l'on soudoie pour le tromper, par les
lettres que l'homme qui s'est dévoué à celle infâme
s'iL^EST UTILE AUX HOMMES d'ÊTRF TROMPÉS? 38 I
violation de la sûreté publique, aura intérêt de lui
montrer ? Sans la liberté dans les opinions, un sou-
verain ne saura jamais s'il fait le bien ou le mal, si
les terres de ses États sont cultivées ou si elles de-
meurent en friche ; s'il entre dans ses coffres plus
de la moitié de ce qu'il lève sur ses peuples ; si les
lois qu'il fait pour encourager le commerce ne le dé-
truisent point ; si son administration ouvre ou tarit
les sources de la prospérité publique; s'il est un
tyran ou un bon roi.
L'éducation serait un moyen meilleur encore d'ac-
célérer les progrès de la vérité, si un législateur vou-
lait l'employer. Qu'on forme l'esprit des jeunes gens
à la justesse par l'étude des sciences exactes et de la
physique ; qu'on ne leur donne sur la morale que
les idées qu'aucun homme de bon sens n'a jamais
niées , et il y en a assez pour la conduite commune ;
qu'on leur inspire le mépris de la mort ; alors on
aura fermé toutes les portes à l'erreur, et la vérité
s'établira sans peine dans leur esprit, lorsqu'ils la
chercheront. Il n'y a pas de sottises accréditées dans
quelques pays que ce soit, et crues par les hommes
les plus raisonnables de ces pays, qu'ils ne trou-
vassent ridicules, s'ils n'en avaient entendu parler
pour la première fois qu'à l'âge de dix-huit ans. Une
éducation, ainsi dirigée vers la vérité, est encore
utile au souverain comme aux peuples ; et c'est un
de ces intérêts communs entre le citoyen et le chef
de l'État, que les hommes qui les servent aient un
esprit juste, des lumières et du courage.
Nous conclurons donc ici , en général , que la vé-
382 DISSERTATION SUR CETTE QUESTION :
rite est toujours utile au peuple, et que, si le peuple
a des erreurs, il est utile de les lui ôter.
INous n'y mettrons que quatre exceptions : i" la
croyance d'un Dieu rémunérateur et vengeur, qu'il
ne faudrait pas attaquer chez un peuple dont la mo-
rale serait fondée sur une religion fausse, à moins
que cette religion ne fût détruite, et qu'une morale
fondée sur la raison seule ne fût bien établie.
2° Le droit de résistance du citoyen à la force pu-
blique, soit lorsqu'elle attaque le droit de l'homme,
soit lorsqu'elle attaque le droit particulier du pays.
On ne doit discuter cette question que chez les na-
tions où la force publique appartient au peuple.
On ne prononce pas que les deux opinions sur
lesquelles nous prescrivons le silence soient vraies ;
mais, quand elles le seraient, il y a des cas où il
serait nuisible de les défendre trop ouvertement.
3° Les vérités qui, en éclairant les ennemis de
l'humanité sur l'emploi qu'ils doivent faire de leur
force pour assurer leur puissance, empêcheraient la
vérité de s'établir, ou du moins en retarderaient les
progrès et les avantages.
4° Les vérités utiles et aux peuples et à ceux qui
les oppriment, lorsque ceux-ci ne sont pas en état
d'en sentir l'utilité, et que, blessés de ces vérités,
ils pourraient en arrêter le progrès. C'est du moins
alors le cas de dire ces vérités, de manière à ne les
laisser voir qu'assez pour qu'on puisse les deviner,
les entendre lorsqu'on pourra en profiter, mais point
assez pour qu'on puisse les craindre, quelque ridi-
cule que soit cette crainte aux yeux de la raison.
s'il est utile aux hommes d'être trompés ? 383
Surtout il faut alors s'attacher moins à prouver ces
vérités qu'à en faire sentir l'utilité universelle. Con-
cluons donc, enfin, qu'il y a très-peu de cas oii il
soit utile de taire la vérité, et aucun où il le soit de
la déguiser.
Après avoir montré que c'est trahir la cause des
hommes, que de soutenir des erreurs, puisque l'er-
reur ne peut être utile ; qu'il n'est même permis de
dissimuler la vérité que lorsqu'on croit le silence
sur des erreurs particulières plus propre à faciliter
la destruction d'autres erreurs, ou à éviter des maux
que la vérité, trop hautement annoncée, et reconnue
par un trop petit nombre pour avoir la force en sa
faveur, pourrait entraîner en soulevant contre elle
la multitude , nous devons examiner jusqu'à quel
point il peut être permis, c'est-à-dire utile aux
hommes de paraître respecter, dans la conduite exté-
rieure, des erreurs nuisibles. Nous avons déjà montré
qu'il ne fallait ni dire qu'on les admet, ni surtout
les défendre ou vouloir les propager. Cette règle
suffit pour proscrire tout acte extérieur qui , aux
yeux des hommes qui réfléchissent, serait l'équiva-
lent d'une admission réelle de ces erreurs. Ainsi,
toute action purement corporelle , dont le refus se-
rait une manière imprudente et dangereuse d'an-
noncer une vérité, peut alors être permise. Par
exemple , un musulman qui ne croit pas à Maho-
met ne doit pas dire qu'il y croit , mais il fera bien
d'entrer avec respect dans la mosquée, de s'y laver
le coude, etc., parce que le refus de ces simagrées,
en avertissant les imans de ses opinions, pourrait.
384 DISSERTATION SUR CETTE QUESTION :
non pas exciter une persécution conlie lui (car nous
n'examinons pas ici s'il y a des cas où ce qui est
mal en soi peut devenir légitime pour sauver sa vie;,
mais rendre les imans plus attentifs à s'opposer aux
progrès des lumières. Nous croyons également (ju'on
peut , par une condescendance particulière, pour
ne pas choquer ses amis , mais sans motif bas d'in-
térêt personnel , se permettre les mêmes actes. Qu'en-
fin , s'ils sont nécessaires pour jouir des droits du
citoyen, ou en assurer la jouissance à ses enfants,
on peut encore se permettre ces actes, à la condition
néanmoins qu'ils ne puissent être regardés comme
une admission expresse de l'erreur, mais seulement
comme un cérémonial, une étiquette; et c'est alors,
non à sa conscience particulière, mais à l'opinion
des hommes éclairés et vertueux , qu'on doit sou-
mettre sa conduite.
En effet , lorsque des hommes éclairés qui igno-
rent si vous rejetez ou non des erreurs accréditées,
ne voient dans votre conduite qu'une précaution
prudente, vous n'avez point fait une mauvaise ac-
tion, vous n'avez point trompé. Mais, s'ils regardent
votre conduite comme une preuve que vous adoptez
ces erreurs, ou que vous êtes un hypocrite, votre
condescendance devient coupable; vous avez trompé.
En un mot, ne faites rien qu'un homme sensé puisse
apporter pour preuve que vous croyez ce que vous
ne croyez pas. La ligne qui sépare ici la prudence
de l'hypocrisie est très-facile à passer; mais il faut
mieux rester en deçà et être imprudent qu'hypocrite.
Nous examinerons encore ici deux questions par-
s'il est utile aux hommes d'être trompés? 385
culières : Est-il permis d'elle ou de rester prêtre d'une
religion que l'on croit fausse? Est-il permis d'élever
des enfants dans une religion qu'on ne croit pas?
La réponse à ces questions n'est pas difficile; puis-
que l'erreur est un mal public, c'est un crime de la
lépandre. Ainsi, tout homme qui enseigne ce qu'il
ne croit pas est un fourbe méprisable s'il croit l'er-
reur nuisible aux hommes. Mais, s'il la croit utile
alors il est innocent, autant qu'on peut l'être en
suivant, d'après une conscience trompée, le parti
le plus favorable à ses propres intérêts. Mais un prêtre
qui découvre la fausseté de la religion qu'il prêche
est-il obligé de renoncer à son état au péril même
de sa vie, surtout lorsqu'il sait que l'éclat de son
apostasie ne sera point utile aux autres hommes?
Non sans doute ; mais il y a un milieu entre ces deux
extrêmes : rahstinencc absolue de toutes fonctions
religieuses.
On peut demander aussi si un instituteur ne peut
pas enseigner à des enfants ce qu'il regarde comme
des erreuis , lorsque les parents l'exigent, puisqu'il
semble n'avoir de droits ni de devoirs que les leurs?
Nous ne le croyons pas : son devoii" se borne à ne pas
enseigner à des enfants les opinions vraies que les
parents veulent leur cacher; le devoir de dire la
vérité aux hommes n'est pas une obligation stricte
comme celle d'être fidèle à ses engagements; mais
c'est toujours un crime que de se rendre complice
du mal que les parents veulent faire à leurs enfants,
d'abuser de son autorité sur des esprits faibles pour
les livrer à l'erreur, pour corrompre leur raison na-
V. 25
386 DISSERTATION SUR CETTE QUESTION :
tuielle. Uu insliluleur ue doit . dans ce cas, ni
tromper ses élèves ni les détromper.
On serait peut-être tenté de regarder comme inutile
l'examen des questions que nous venons de discu-
ter; et même celte opinion doit être celle des hommes
les plus éclairés. Mais nous osons croire qu'il est peu
de discussions plus utiles. Dans l'état actuel de i'Eu-
lope, on ne peut nier que les lumières en tous genres
ne fassent des progrès rapides. Le nombre desliommes
éclairés augmente ; et si le nombre de ceux qui con-
naissent les vérités les plus importantes est encoie
très-petit, celui des hommes qui ne peuvent plus
être la dupe des erreurs absurdes de nos pères em-
brasse presque tout ce qui compose la première classe
de la société, tous ceux dont le jugement forme l'opi-
nion publique. Ainsi, ni les hommes destinés à rem-
plir les places, ni ceux qui les jugent, ne sont la
dupe de ces absurdités.
Pourquoi se soutiennent -elles donc? C'est sans
doute parce qu'il y a des hommes puissants intéres-
sés aies soutenir. Cependant oseraient -ils défendre
des erreurs dont eux-mêmes sentent le ridicule, et
qu'ils voient être le mépris de toutes les classes éclai-
rées de la société ? Consentiraient-ils à passer dans
l'opinion pour des fourbes , ou pour des imbéciles ;'
Non sans doute; mais ils ont, heureusement pour
leurs intérêts, trouvé moyen d'établir que les erreurs
qu'ils ont intérêt de défendre sont nécessaires aux
peuples, et de persuader cette opinion à un grand
nombre de personnes instruites : ils ne sont plus dès
lors, aux yeux de cette partie du public, des charla-
s'il i:st utile alix hommes d être TROMPÉfi? 387
lans qui montent sur des Iréleaux pour vendre leurs
drogues; ce sont des médecins prudents qui trompent
leurs malades pour les guérir plus sûrement. Ils
concilient, par ce moyen, l'intérêt de leur vanité et
celui de leur profit. Ils jouent devant le peuple un
rôle qui assure leur crédit; ils en jouent devant la
bonne compagnie un second qui les sauve du lidicule.
Ce sont surtout les gouvernements qu'ils séduisent :
d'abord parce qu'en général les membres du gouver-
nement ne sont pas tirés de la classe la plus éclairée
de chaque pays, mais de celle qui, parmi les classes
où l'on reçoit de l'éducation , approche le plus du
peuple ; ensuite, parce que les gouvernements n'étant
presque formés que d'hommes qui ne gouvernent
pas pour eux, mais pour un monarque, ceux qui les
composent préfèrent la siireté de leurs places à l'in-
téiét de celui qui les emploie, et cherchent, pour
se procurer des appuis, pour éviter des ennemis,
pour régner plus sûrement, à redoubler autour de
leur maître les ténèbres de toute espèce. Mais ces
mêmes hommes, sans en excepter ceux qu'on juge-
rait, à leur conduite, dédaigner le plus toute espèce
de gloire, comptent aussi pour beaucoup l'opinion
publique ; et si la protection accordée aux erreurs les
rendait ridicules, ils cesseraient de les protéger- Quant
au soin que les hommes intéressés à soutenir l'erreur
prennent d'insinuerauxgouvernements, qu'il fautlais-
seraux citoyens des erreurs utiles aux gouvernements
et nuisibles aux peuples, siceshommes ont raison, il
est important de détromper le peuple; s'ils ont tort ,
il est important de détromper les gouvernements.
388 DISSERTATION SUR CETTE QUESTION :
Parmi les erreurs fiinesles aux hommes, il en est
très-peu qui soient utiles, nous ne disons pas à un
souverain vertueux, mais à un souveiain occupé de sa
gloire, de sa puissance, de ses intérêts réels. En effet,
il est clair qu'en supposant que les opinions dont il
a besoin pour être absolu soient des erreurs , ces er-
reurs sont isolées; elles ne tiennent à aucun système
de religion , de morale , de législation, d'administra-
tion, puisque le pour et le contre a été soutenu sur les
questionsqui intéressentl'autoritéabsoluedu piince ,
pardes hommes qui avaient sur tout autre point des
systèmes opposés. D'ailleurs, tout se réduit, comme
nous l'avons déjà dit, à la question du droit de résis-
tance ; question unique qui n'a aucun rapport avec les
erreursgénéralesqu'on veutlaisserauxhommes,etsur
laquelle les défenseurs zélés des erieurs de ce genre
ne peuvent prendre, sans être inconséquents, que
le parti le plus dangereux pourles souverains absolus.
En effet, si un publiciste accorde au peuple le droit
de résistance , lorsque les droits essentiels à l'homme
sont violés , un zélé l'accordera lorsque les objets qu'il
regarde comme sacrés seront outiagés. L'un armera
les hommes vertueux, les bons patriotes-, l'autre
mettra le fer entre les mains des fanatiques. L'un
voudra que le souverain soit dans la dépendance
de la nation ; l'autie le soumettra aux caprices des
prêtres.
Comment donc est-il arrivé si souvent que les gou-
vernements aient protégé des erreurs dont la des-
truction leur serait même très-utile, etqu'ils se soient
léunis à leuis véritables ennemis contre les hommes
ii'iL EST UTILE AUX HOMMES d'ÊTRE TROMPÉS? '5Sg
veitueux qui allaquaient ces erreurs! C'était se con-
duire précisément comme un général qui ordonne-
rait aux goujats de l'armée de ftiire feu sur ses
grenadiers. La laison en est, comme nous l'avons
dit déjà, que l'intérêt des membres du gouvernement
n'est pas, dans la plupart des pays, celui du gouver-
nement lui-même; que les hommes en place ne gouver-
nent pas poui- eux-mêmes, mais pour un maître. En
Grèce, à Rome, ceux qui gouvernaient, gouvernaient
pour eux; et c'est pourquoi, avec peu de lumières
et de petits moyens, ils ont fait de grandes choses,
et qu'avec des lumières et de grands moyens nous
n'en faisons que de petites. Il faut, pour qu'une na-
tion soit bien gouvernée, ou que le chef du gouver-
nement remplisse lui-même ses fonctions, ou qu'il
confie ses intérêts à des hommes éclairés et ver-
tueux, qui acceptent une place du ministère, non
pour devenir riches ou avoir du crédit ou des com-
plaisants, mais pour faire le bien de leur pays et
acquérir de la gloire ; autrement le prince et la
nation resteront également la dupe de gens intéressés
à les rendre aveugles pour les mener plus aisément.
Mais quel moyen aura un prince de distinguer les
uns des autres? Ne choisir que ceux qui pen-
seront que la vérité ne peut être nuisible, et qu'ainsi
il doit être permis de discuter toutes les opinions;
le ministre qui tiendrait ce langage par hypocrisie,
en serait sûrement bientôt la dupe. Concluons, enfin ,
que de toiilcs les erreurs nuisibles , l'opinion qu'il y
a des erreurs utiles aux homnies est lu plus dun-
ij;ereuse et renferme toutes les autres.
HKCLIEII> DE PIECES
SDK L ETAT
DES PlidTESTA^TS M MMÎ
II) Un voimue in-^", i-^ëj
PREFACE
DES IMPRIMEURS DE 1781
Nous avons cru faire plaisii- au public, en léunis-
sant dans un même volume plusieurs ouvrages faits
par des auteurs différents, mais qui ont le même
objet, et qui sont écrits dans un même esprit.
Ce qui nous a déterminés surtout à les publier',
cest que, malgré la licence, aujourd'hui si com-
mune, avec laquelle on attaque la religion catho-
lique, apostolique et romaine, les auteurs de ces
ouvrages l'ont également respectée.
Nous avons consulté, avant d'en commencer l'im-
pression, plusieurs théologiens éclairés, qui tous
nous ont répondu qu'ils n'y avaient trouvé aucune
proposition qui fût contiaire aux dogmes de la reli-
gion catholique. Ce serait une grande consolation
pour nous, si nous pouvions ajouter ici le nom de
ces savants théologiens qui ont approuvé, ou même
encouragé notre entreprise; mais ils n'ont pas voulu
nous le permettre. Ils nous ont montré une liste
')94 PRIiFACE DJS l!\IPKII\li;illlS.
exacte des lliéologiens perséciilés par- les pièlies ;
saint Atlianase, saint Jean CUrysostome, saint Hi~
laire de Poitiers , etc. , étaient à la tète de celle liste ,
et elle était plus longue encore que celle des philo-
sophes persécutés pai- les théologiens.
Comme on dit assez de mal des jésuites dans ces
ouvrages, nous avons ciaint que les auteurs ne
lussent jansénistes : nos théologiens nous ont lé-
pondu qu'ils ne pouvaient en juger d'après la lecture
(pi'ils en ont faite; (ju'on peut blâmer la conduite
intolérante et artificieuse des jésuites, sans rejeter
leurs opinions sur la grâce; que, d'ailleurs, puisque
Pascal, Racine et Abraham Chaumeix avaient été
jansénistes, cette qualité ne prouvait rien, ni j)our,
ni contre le mérite d'un auteur.
La manière dont on parle du clergé dans quel((ues
endroits nous a fait naître des scrupules; nos tliéo-
logiens nous ont rassurés; ils nous ont prouvé que
les plus grands saints de l'Église catholique avaient
parlé des abus du clergé avec bien plus de vigueur,
lis nous ont montré dans saint Beiiiard , dans saint
(Grégoire de ÎNazianze, des passages qui nous oui
fait frémir.
Ce volume renfeiine ([uatie ouvrages différents :
i" Le récit de ce qui s'est passé au pailemeni le
i5 décembre 1778.
T.e discours de M. de lîrelignières est un modèle
PRÉFA.CE DKS IMPRIMEURS. 395
(le raison et d'éloquence : il aurait fait beaucoup de
l)ruit, si l'on s'occupait sérieusement, à Paris, d'autre
chose que de plaisirs, d'intrigue ou d'argent.
•ji" Des réflexions d'un citoyen catholique sur les
lois de France , relatives aux protestants.
Ces réflexions ont été déjà imprimées plusieurs
fois, et sous différents titres. L'exposition des lois
de France, actuellement subsistantes, nous a paru
toute claire, et même très-propre à faire sentir la
nécessité d'un changement; mais ce qu'ajoute l'au-
teur sur la manière de faire ce changement nous a
semblé un peu vague. On pourrait lui dire, comme
dans Rome sauvée :
Dans le péril pressant, qui croît et nous obsède,
Vous montrez tous nos maux, montrez- vous le remède
3" Le troisième ouvrage est d'un professeui- en
droit ; il contient un plan de législation où nous
avons cru voir de bons principes de politique, et
surtout beaucoup d'humanité. Cet ouvrage, ainsi
(|ue le précédent, sont plutôt des dissertations de
jurisconsuhe que des ouvrages philosophiques.
Le style du dernier surtout est très-grave, et
même un peu sec; on y remarque cette incorrection
dont les auteurs qui vivent dans la province ne s'af-
franchissent jamais. La coirection, ainsi que l'arl do
londre la raison ngrénble cl [)i<|uanl(', ne peuvent
396 PRÉFACE DES IMPRIMEURS.
s'acquérir que dans la capitale, Nous avons ciu de-
voir réimprimer ce morceau, qui est fort rare.
l\ Le quatrième est une réponse à l'auteur du
troisième, par un de ses amis : elle est d'un vieil
avocat qui s'est retiré depuis longtemps du barreau,
parce que la question préparatoire avec réserve ou
sans réserve de preuves, la question préalable, l'édit
de Henri II, l'usage de brûler les hommes, de leur
couper le poing ou la langue, ou de les exposer sur
une roue, après leur avoir brisé les membres, la face
tournée vers le ciel , tant qu'il plaira à Dieu leur
cousen>er la vie, lui causaient, contre ceux qui lais-
saient subsister de tels usages, ou qui croyaient bon-
nement être obligés de s'y conformer dans leurs ju-
gements, des mouvements de colère si violents, qu'à
la longue ils auraient pu nuire à sa santé.
La simplicité des moyens qu'il propose pour amé-
liorer le sort des protestants, nous a déterminés
à imprimer celte lellre, dont nous nous étions pro-
curé une copie. On verra, en la lisant, qu'elle n'était
pas d'abord destinée à l'impression. Les idées n'y
sont pas assez développées; on se dispense de ce tra-
vail, en écrivant à son ami; on sait bien qu'il saura
vous entendre à demi-mot.
On ne manquera point, sans doute, d'attribuer
ces ouvrages à des écrivains connus , et même on
reconnaîtra leiu- style, mais on se tronq)era. Les
PRIÎFACE DES IMPRIMEURS. '5c)J
auteurs de ces ouvrages sont des citoyens obscurs,
(jui n'auraient jamais prétendu à l'honneur de l'im-
pression, si l'importance de l'objet qu'ils ont traité
ne les avait déterminés à sortir, pour un moment,
d'une obscurité qui leur est chère; mais il est diffi-
cile d'arrêter sa vue sur un million d'hommes privés
des droits de l'humanité, de l'état de citoyens, et
soumis à des lois barbares, et de ne point chercher
aies soulager. En vain sent-on son impuissance, et
l'inutilité de ses efforts; on ne peut ni se détourner
de ces objets funestes , ni en être un spectateur- tran-
quille ; on écrit, pour ainsi dire, malgré soi; mais
ce n'est pas alors pour les opprimés, c'est pour soi-
même qu'on écrit. Au reste, les auteurs de ces trois
ouvrages ont voulu garder l'anonyme; c'est le seul
moyen, disent-ils, de concilier l'intérêt de son repos
avec ce qu'on doit à la vérité et à son pays. D'ail-
leurs , dès qu'il ne s'agit que de raisonnements, qu'a-
t-on besoin du nom de celui qui les a faits? Les au-
teurs de livres anonymes pourraient dire à leurs lec-
teurs ce que ÎNicomède dit à Attale :
Seigneur, si j'ai raison, qu'importe qui je sois;
Perd-elle de son ])rix pour emprunter ma voix ?
RECUEIT. DE PIECES
SUR L ETAT
DES PROTESTANTS EN FRANCE.
RECIT
DR CE QUI s'est passé LE 15 DECEMBRE 1778, A l'ASSEMBLÉE
DES CHAMBRES DU PARLEMENT DE PARIS.
On a vu dans les papiers publics, que la propo-
sition faite par M. de Bretignièies, au parlement, sur
l'état civil des protestants, avait été renvoyée au
i5 décembre. L'assemblée s'étant tenue au jour in-
diqué, ce magistrat adressant, suivant l'usage, la
parole au premier président, dit :
« Monsieur, l'objet de ma réserve est tout à la
lois très-important et très-simple : il ne s'agit ni de
favoriser l'exercice delà religion prétendue réformée,
ni d'admettre aux charges ceux qui la professent,
mais d'obtenir pour eux ce que l'on accorde aux
juifs dans toute l'étendue du royaume, ce que les
princes protestants ne refusèrent jamais aux catho-
liques , ni les empereurs païens eux-mêmes aux chré-
tiens qu'ils persécutaient; je veux dire un moyen
légal d'assurer l'état de leurs enfants.
« Il était naturel d'y pourvoir lors de la révocation
4oO STJR l'état des PROTESTANTS.
de ledit de Nantes; mais les ministres de Louis XIV
pensèrent qu'en évitant de s'expliquer sur cet objet,
uneincerliludesi pénible pour les protestants, jointe
aux autres moyens de rigueur qu'on employait contre
eux, amènerait bientôt leur conversion. Cependant
on sentit f[ue l'humanité ne permettait pas de leur
interdire expressément le mariage, ni la religion de
les traîner, malgré eux, aux pieds des autels. D'ail-
leurs, comment avouer le projet de les réduire à
cette alternative, après leur avoir promis, par la loi
même qui révoque l'édit de Nantes , une existence
paisible;^ On aima donc mieux faire semblant de
croire qu'il n'y avait plus de protestants dans le
royaume; et, par un aveuglement inconcevable, la
plus vaine des fictions fut regardée comme un chef-
d'œuvre de politique.
« L'expérience fit voir qu'on s'était trompé. Mais
ce système, consacré par le lemj)s et par l'habitude,
survécut, pendant une longue suite d'années, aux
espérances qui l'avaient fait naître. Enfin, Ton ouvrit
les yeux : les dispositions de la déclaration du 9 avril
1786, sui' l'inhumation de ceux auxquels la sépul-
ture ecclésiastique n'est pas accordée, parurent an-
noncer quelque chose de semblable pour les nais-
sances et les mariages. C'était, en effet, l'intention
du gouvernement. Des ministres habiles, des magis-
trats également éclaiiés et vertueux, s'en occupèrent
par ordre du feu roi. Mais leurs vues furent traver-
sées par un enchaînement de circonstances malheu-
reuses, et par ces obstacles que des intérêts particu-
liers opposent trop souvent aux projets utiles.
SUR l'jiTat dks protestants. /jo I
« Cependant, le mal va toujours en augmentant :
on compte, depuis i 74<^ > plus de quatre cent mille
mariages contractés au déseit, source féconde de
procès scandaleux. Des hommes avides contestent
à leurs pioches leur état, pour envahir leur fortune;
des époux parjures imploient le secours de la jus-
lice, pour rompre des nœuds formés sous les aus-
pices de la bonne foi. Les tribunaux, pressés entre
la loi naturelle et la lettre des lois positives , sont
forcés de s'écarter de l'une ou de l'autre. De quelque
manière qu'ils se déterminent, leurs arrêts sont atta-
qués, et le sort des jugements est aussi incertain que
les jugements mêmes. Les lois de Louis XIV, contre
les protestants, ne sont donc pas tellement tombées
en désuétude, qu'il soit inutile de les abroger. C'est
une épée suspendue par un fd au-dessus de leur
tête : l'intérêt et le fanatisme cheichent continuel-
lement à en faire usage; et, malgré les intentions
connues du gouverneujent , ils y réussissent quel-
quefois. Que serait-ce, si les administrateuis, moins
sages et moins liumains, adopiaient d'autres prin-
cipes? Non, ce n'est point des systèmes mobiles du
ministère que doit dépendre la sûreté d'un si grand
nombre de citoyens. Il n'y a que la loi qui puisse
l'établir sur une base solide; c'est en même temps
l'unique moyen de rendre à la France une foule de
réfugiés, (jue la crainte de l'oppression tient éloignés
de leur patrie, et de prévenir de nouvelles émigra-
tions, devenues plus faciles (|ue jamais. En effet, les
j)rotestants ne sauraient ignorer que tous les peuples
de l'Europe , jaloux d'augmenter leur population ,
V. 20
Z|02 SUR LETAT DES PROTESTANTS.
les recevraient à bras o»i verts, et qne l'Amérique
septentrionale, une fois pacifiée, leur offrira des
ressources encore plus sûres. D'un autre côté , la
justice et la bonté du roi, le caractère de ses mi-
nistres, le vœu des magistrats, ont dû leur donner
de grandes espérances. Il sera dur pour eux de
les voir trompées, plus dur encore de voir mettre
le sceau à leur proscription, dans un siècle où la
tolérance civile a reçu dans la plupart des pays, ca-
tholiques ou protestants, la sanction de la loi ; et
dans tous, celle de l'opinion publique.
« N'en doutons pas, le résultat de notre délibéra-
tion rendra la vie à deux millions de citoyens, ou
les plongera dans le désespoir. Tous les yeux sont
fixés sur le parlement; c'est de lui, c'est de ce sénat
auguste , l'appui des malheureux et le père de la pa-
trie, qu'on attend un remède efficace au plus criant
des abus. Les mystères sont profanés, l'humanité
outragée , les droits des citoyens foulés aux pieds ,
l'État menacé d'une perte irréparable : et nous gar-
derions le silence! et nous n'userions pas du droit
incontestable que la raison et la loi donnent au par-
lement , de ce droit que le plus absolu des princes
reconnaît et confirme dans l'ordonnance de 1667,
V de représenter en tout temps, au roi, ce qu'il juge
à propos, sur les articles des ordonnances qui, par
la suite du temps, usage et expérience, se trouvent
être contre l'utilité ou commodité publique, ou être
sujets à interprétation , déclaration ou modération. »
«Je vous prie, Monsieur, de vouloir bien mettre
en délibération ce qu'il peut y avoir à faire à ce sujet. »
SUR l'État des protestants. 4o3
Après ce discours, on a été aux opinions : elles
ont été très-longues ; voici l'arrêté qui en est résulté.
« Arrêté qu'il n'y a lieu à délibérer, s'en l'apportant
ladite cour à la prudence du roi. »
Ces derniers mots font bien voir ce que le parle-
ment pense des lois de Louis XIV, et le désir qu'il
aurait qu'elles fussent modifiées. On ne peut donc
pas interpréter son arrêté en ce sens, que cet objet
ne méritait pas qu'on s'en occupât. Ce sont unique-
ment des raisons de prudence qui l'ont déterminé :
en sorte que, quoiqu'il y ait eu différents avis,
on peut dire qu'au fond le vœu des magistrats était
unanime.
Plusieurs d'entre eux continuent de s'occuper de
cet objet important avec un zèle, un courage et
une suite qui donnent les plus fortes espérances à tous
les Français dont le fanatisme n'a ni endurci le cœur,
ni bouleversé la tête.
REFLEXIONS
d'un citoyen catholique, sur les lois de FRANCE,
RELATIVES AUX PROTESTANTS.
Inventus qui effcrret quod oranes anirao agitabant.
Le désir insensé de régner sur les opinions par la
force, et de maintenir par des supplices la pureté
d'une religion de paix, a couvert longtemps la France
de sang et de bûchers.
Quel Français peut arrêter sa vue sans horreur
sur ce siècle entier de combats, depuis le tumulte
26.
4o4 SUR L ÉTAT DES PROTESTANTS.
d'Âmboise, jusqu'au siège de la Rochelle; sur cette
suite non interrompue de massacres, depuis le pre-
mier massacre de Mérindol, le seul qui, grâce à la
justice et au courage du parlement de Paris, ne soit
pas resté impuni, jusqu'au massacre de la Saint-Bar-
tliélemy; sur cette hoirible liste de supplices cruels ,
depuis la mort du conseiller Anne du Bourg jusqu'à
celle du ministre Chamier; sur cette foule de meur-
tres , qui, dans une seule pacification , obligèient le
roi d'accorder à des assassins quatre mille lettres
de grâce? Dans l'intervalle de vingt ans, deux rois
de France, accusés de favoriser les protestants, tom-
bèrent sous le poignard des fanatiques.
Henri IV fut immolé au milieu d'un peuple qu'il
voulait rendre heureux, et dont il se préparait à
venger les injures. Il n'y a point de ville dont les ha-
bitants ne puissent montrer la place où l'on a élevé
des bûchers, les rues que les deux partis ont inon-
dées de sang; point de famille qui n'ait à déplorer
les meurtres, le supplice ou les crimes de quelques-
uns de ses ancêtres. Ces scènes affreuses ne se re-
nouvelleront plus; et, grâce aux lumières de ce siè-
cle, nous ne reverrons même plus, ni les violences
dont les jésuites ont souillé le règne de Louis XIV,
ni les cruautés dont ils arrachèrent l'ordre à la cons-
cience trompée d'un roi naturellement humain. Mais
les protestants gémissent encore sous des lois sévè-
res, que les mêmes hommes ont dictées à ce prince
si digne d'avoir d'autres conseils; la prospérité de
la nation souffre encore de ces lois.
Les verrons-nous subsister encore, tandis qu'une
SUR l'État des protestants. 4o5
souveraine ( i), qui a édifié sa cour par sa piété, nous
a donné Texemple d'une législation où les droits de
la religion et ceux de l'humanité sont également res-
pectés; tandis que nos magistrats, instruits par l'ex-
périence, des funestes effets de ces lois, gémissent
au fond de leur cœur de la nécessité cruelle où ils
sont de les suivre; tandis qu'une nation sensible,
éclairée, pleure sur les maux de ses concitoyens,
les appelle au partage de ses droits, et crie à ses
princes de daigner augmenter le nombre de leurs
enfants? L'ombre des jésuites aura-t-elle donc plus
de crédit que la nation? Les protestants ne pour-
ront-ils être ni citoyens, ni maris, ni pères, sous
le règne de Louis XVI, parce que le jésuite Laynés
a prouvé au colloque de Poissy, sous le règne de
Cliailes IX, qu'ils étaient des renards et des loups,
qu'on devait en conséquence renvoyer au jugement
du concile; et le mal que les jésuites ont fait à la
France, dans le siècle dernier, subsistera-t-il lorsque
les jésuites ne sont plus?
Nous allons d'abord exposer ces lois malheureu-
sement trop peu connues de la foule aimable et fri-
vole qui, goûtant au sein de la capitale toutes les^
jouissances du luxe, ignore et oublie les maux qui
assiègent l'humanité. Cette simple exposition suffiia
pour montrer que la justice et la nature demandent
que ces lois soient abrogées; nous montrerons, en-
suite (jue la religion et la politi(|ue le demandent
également. N«uis ne prétendons pas a[)piendre au
(i) L'impcratiico-rcinc.
4oG SUR l'état des protestants.
public des vérités si simples et si connues; nous ne
voulons que les lui rappeler, qu'arrêter un moment
ses yeux sur tant de malheurs, réunir dans les
mêmes idées et dans les mêmes sentiments toutes
les âmes honnêtes et sensibles, et goûter le plaisir
de dire hautement ce qui est dans le cœur de tous
les gens de bien.
La déclaration du roi, du \[\ mai 1724? concer-
nant la religion (car tel en est le titre) , forme la
base de cette partie de notre jurisprudence. Cette
déclaration n'est, pour ainsi dire, qu'un recueil des
principales dispositions contenues dans les lois de
Louis XIV, et nous aurons soin de rapprocher la
déclaration de 1724, des lois qu'elle a confirmées
et des circonstances où ces lois ont été faites. On ne
reconnaît point, dans cette législation , le petit-fils
de Henri IV, qui plaça un de ses descendants sur le
trône de Philippe II, qui disputa aux Anglais l'empire
de la mer, résista seul à l'Europe entière liguée con-
tre lui, et rétablit l'empire français dans ses ancien-
nes limites; on n'y reconnaît que le pénitent de la
Chaise et de le Tellier, ou plutôt, cette législation
est l'ouvrage de ces deux moines (1).
Nous pourrons donc parler librenjent de ces lois,
(i) Il suffit de lire ces lois pour voir qu'elles furent l'ouvrage
(le la séduction. Si Louis XIV eût formé le dessein de révoquer
l'édit de Nantes, il n'eût point donné, dans le courant de l'année
i685, un grand nombre de lois faites pour préparer, avec len-
teur, les changements qu'il espérait de la révo(-ation; il n'eût pas
fait assurer les puissances protestantes alliées de la France, qu'il
ne songeait point à abolir le calvinisme dans ses États. Un édit
I
SUR l'état des I'ROTESTANTS. 4<-*7
dont tout l'odieux doit retomber sur ceux qui en ont
été les instigateurs^ sans cesser de respecter les in-
tentions pieuses de Louis XIV, sans cesser de plain-
dre la faiblesse des ministres qui ont signé des lois
si sévères, et de les plaindre surtout de s'être livrés
à des idées de despotisme , qui ileur ont fait croire
que la grandeur du trône était intéressée à maintenir
un système d'oppression inventé par des jésuites.
L'article i"' de la déclaration de 1724 défend les
assemblées de protestants, sous peine des galères
perpétuelles pour les hommes, de prison perpétuelle
pour les femmes, et même de mort pour ceux qui
seront trouvés avec des armes. Les lois que cet article
renouvelle sont postérieures à l'édit qui révoqua
celui de Nantes. Cet édit, en défendant les assem-
dii mois d'août i685, antérieur de deux mois seulement à la ré-
vocation , défend aux ministres protestants de faire , soit dans
leurs sermons, soit dans leurs livres, aucun argument contre les
dogmes de la religion catholique, sous peine de bannissement
perpétuel. Louis XIV était trop convaincu de la force victorieuse
des preuves de la religion , pour imaginer un pareil édit. Les Ar-
naud, les Nicole n'auraient pas demandé qu'on défendît aux pro-
testants de leur répondre. On voit que cette loi n'a pu être solli-
citée que par quelques théologiens jésuites , qui avaient fait de
mauvais livres de controverse, dont les protestants s'étaient mo-
qués; ou plutôt, les jésuites voulaient ravir à Arnaud et à Nicole
l'honneur de triompher de l'hérésie par les seules armes de la rai-
son. Nous reviendrons plus d'une fois sur cette observation, qui
rend fort important le juste respect qu'a imprimé le nom de
Louis XIV pour tout ce qui a été fait sous son règne. Il est juste
d'observer encore que, depuis 1699 jusqu'en 171/1, c'est-à-dire,
pendant toute l'administration du chancelier de Pontcharlrain,
il n'y eut aucune nouvelle loi de rigueur contre les protestants.
4o8 SUR l'état des protestants.
blées, prononçait la confiscation de corps et de biens;
la peine de mort ne fut décernée expressément que
par ledit de juillet i685. Une ordonnance du \i
mars 1689 confirme cette disposition, et ordonne de
plus que ceux qui n'auront pas été pris en flagrant
délit, mais qu'on saura avoir assisté à des assemblées,
seront envoyés aux galères, pour la vie, par les com-
mandants ou intendants des provinces, sausfonne,
ni figure de procès. Quelle était donc la cause de celte
excessive sévérité, de cette violation des droits des
citoyens, qui ne peuvent êtie condamnés à une
peine afflictive sans un jugement régulier; droit que
les ordonnances mêmes de Louis XI V avaient reconnu?
On avait persuadé à ce prince que, pour achever de
convaincre les protestants de la vérité de nos dog-
mes , il fallait envoyer des dragons vivre chez eux à
discrétion; que leurs femmes et leurs filles aimeraient
mieux se convertir que de rester exposées aux ou-
trages des soldats, et que les prolestants reconnaî-
traient sans peine les vrais successeurs des apôtres, les
vrais dépositaires de la foi de Jésus-Cbrist, dans les
missionnaires qui marcliaient à la léte des dragons. On
ne trouve, à la vérité, ni dans l'Évangile, ni dans les
Epî 1res des apôlres, aucun passage (jui juslifie celle
manière de gagner des âmes : aussi les jésuites défen-
daient soigneusement à leurs pénitents de lire l'Évan-
gile (1). Ces violences avaient soulevé les esprits de
tous les proleslanls. Le zèle de ceux qui, pour être dé-
(1) On n'a pas été assez ctoiuié de l'amlace avec laquelle les
jésuites soiiteiiaienl qu'il ne devait être permis aux fidèles de lire
les livres que le Saint-Esprit a daiyné dieter aux hommes, qu'a-
SUR l'état des protestants. l\Oi)
livrés des dragons, avaient fait semblant de professeï
la foi catlioli(jue, était encore irrité parleurs remords,
pai- le désir de réparer la honte de ce qu'ils regar-
daient comme une apostasie. Les puissances enne-
mies de la France profitaient de ces dispositions
pour exciter les protestants à une révolte ouverte.
Ce fut dans ces circonstances que Louis XIV défendit
les assemblées sous des peines si terribles. Par les
mêmes motifs, on défendit, en 1688, aux nou-'
veaux convertis, d'avoir chez eux des armes à feu,
sous peine de cinq ans de galères. La même défense
fut encore renouvelée en 1691. La sévérité des
peines , la violation de l'ordre ordinaire de la justice,
la promptitude des châtiments, tout concourt à
prouver que l'objet de ces lois était uniquement de
prévenir des révoltes, (pii, soutenues par les trésors
et les flottes de l'Angleterre et de la Hollande, pou-
vaient devenir dangereuses.
Mais tout était changé en 1724; et il était bien
dur alors de condamner aux galères des citoyens
paisibles, des gentilshommes qui avaient versé leur
sang pour la patrie, parce qu'ils auraient prié Dieu
en commun pour la prospérité de l'État et du prince.
Il serait cruel de laisser subsister ces condamnations ,
après que soixante ans d'une soumission qui n'a pas
même été troublée par un murmure, ont prouvé
que les protestants français sont des sujets obéissants
et des citoyens fidèles.
La dernière disposition de cet article de la loi
près que ces livres auraient été revus et corriges par le révérend
père Croiser, ou le révérend père Caussin.
4io SUR l'état des protestants.
de 1724 n'est pas même assez claire. Des gentils-
hommes encourront -ils la peine de mort, parce
qu'ils n'auront pas ôté leur épée pour assister au
prêche? Doit-on condamner à mort ceux qui seront
allés à ces assemblées avec les armes qu'on a cou-
tume de porter dans les voyages?
Le second article de la déclaration de 1724 con-
damne à mort les ministres, et défend, sous peine
des galères perpétuelles, de favoriser leur fuite, de
leur donner retraite, etc. Cette disposition n'est que
le renouvellement des articles j et 2 de la déclara-
tion du i*^"" juillet 1686. Par l'édit qui révoque celui
de Nantes, les ministres qui ne seraient pas sortis
de France dans l'espace de quinze jours , devaient
être condamnés aux galères. La rigueur de l'édit de
1686, contre les ministres qui seraient rentrés dans
le royaume, prouve que ces ministres étaient re-
gardés par le gouvernement comme des émissaires
de la Hollande et de l'Angleterre. Ainsi le motif qui
avait dicté ces rigueurs ne subsistait plus lorsqu'on
les renouvela en 1724. Si l'on examinait de même
l'histoire de notre jurisprudence, on trouverait que
la plupart des lois, ou absurdes, ou cruelles, qui
la déshonorent, ont été faites dans des circonstances
où il était peut-être excusable de les croire néces-
saires, et qu'elles n'ont été conservées que par un
respect aveugle pour ce qui est établi , par la paresse
de faire des changements, ou par un penchant, mal-
heureusement trop commun , à penser que tout ce
qui est rigoureux est nécessaire.
Il est impossible à tout calholitiue laisonnable de
SUR l'État des protestants. 4'ï
regarder comme un scélérat un ministre protestant
qui explique à ses frères les dogmes de sa secte et
la morale de l'Évangile. On regarderait comme in-
fâme tout catholique qui refuserait à un ministre
fugitif un asile ou du pain; qui, en lui fermant la
porte de sa maison , l'exposerait à tomber entre les
mains de ceux qui le poursuivent. Osons même in-
terroger les chefs du clergé de France; demandons
à ces descendants de nos braves chevaliers qui, en
s'honorant d'être les ministres de Jésus-Christ, n'ont
point dégénéré de la générosité de leurs ancêtres ,
demandons-leur s'ils ne mettraient pas leur honneur
à protéger un ministre protestant qui aurait cherché
un asile dans leur palais? Disons plus : si, lorsqu'il
y avait des jésuites, un ministre s'était jeté entre les
bras d'un recteur d'une de leurs maisons, n'y eût-il
pas été en sûreté? Pourquoi donc condamner aux
galères de malheureux prolestants qui auront fait
pour un homme qui s'expose à la mort pour les
instruire, ce que les plus violents ennemis de la reli-
gion protestante auraient fait comme eux ? Pourcpioi
les forcer de choisir entre le supplice et l'infamie?
Pourcpioi obliger les juges de dire à ceux qu'ils con-
damnent : « Nous vous déclarons infâmes au nom de
la loi; mais vous méritez notre estime, et vous se-
riez infâmes aux yeux de l'honneur, si vous n'aviez
point bravé l'ignominie du supplice.» C'est un grand
mal dans une législation , et un mal bien plus grand
qu'on ne pense, que de conserver des lois telles qu'un
homme puisse mériter l'estime publique en s'expo-
sant aux galères.
4ia
D'autres articles (i) de l'édit de 172^ condamnenl
au bannissement les protestants qui déclarent , à la
nioit, qu'ils ont vécu, et qu'ils veulent mourir dans
leur religion , en cas qu'ils reviennent à la vie ; s'ils
meurent, on fait le procès à leur mémoire.
Par d'autres lois, qui ne sont pas abrogées, on
doit mettre aux galères les protestants arrêtés en vou-
lant passer les frontières. Ainsi, les protestants n'ont
la liberté de sortir du royaume que quand ils en
sont bannis.
La condamnation de leur mémoire entraîne la
confiscation de leurs biens ; et leurs enfants sont punis
de Teneur de leurs pères. INous ne parlons point de
l'infamie, qui est la suite de cette condamnation ;
l'infamie légale n'a de force que lorsque l'opinion
publique la ratifie.
Cette partie de la loi de 1724 est la suite de lois
plus anciennes, qu'il ne sera point inutile d'ana-
lyser.
Une loi à peu près semblable avait déjà été faite
en i665. En 1679, Louis XIV décerna la peine du
bannissement perpétuel contre les relaps, c'est-à-
dire, aux termes de la loi, contre ceux qui, après
avoir fait abjuration de la religion prolestante, étaient
retournés à leurs erreurs. Les moines apostats de-
vaient être condanuiés à la même peine. En 1680,
on rétendit à tous les catlioliques qui embrasseraient
la religion prétendue réformée.
En i683, les minislies qui auraient admis dans
( i ) V^oyez les articles 8 , 9 , i o et 1 1 .
SUR l'iîtat des protestants. 4i3
leurs temples des catholiques apostats, furent con-
tlamnés au bannissement perpétuel.
En 1686, par la déclaration du 16 avril, ceux qui,
ayant abjuré la religion protestante, déclaraient, h
la mort, qu'ils mouraient dans cette religion, de-
vaient, en cas de guérison, être condamnés aux ga-
lères perpétuelles, et, en cas de mort, leurs biens
devaient être confisqués, et le procès fait à leur mé-
moire.
On parvint à faire croire à Louis XIV que ses lois
avaient détruit le protestantisme en Fiance; on lui
donna, pour de véritables conversions, les actes de
catholicité arrachés aux villages protestants par la
présence des dragons. Révélons ici la turpitude en-
tière de ces temps malheureux. On mit sous ses yeux
de longues listes de conversions, achetées
a prix
d'argent, 11 existe des lettres authentiques des hommes
à qui les fonds destinés pour cet usage étaient con-
fiés, et qui disputent avec les convertisseurs subal-
ternes sur la cherté des conversions. Louis XIV
ignorait ces manœuvres, et, peu de mois avant sa
mort, dans le même temps oii le jésuite le Telher
lui faisait signer un édit qui déclarait la bulle Uni-
<^e?ulifs une loi du royaume, et ordonnait de faire
le procès à ceux qui refuseraient de s'y soumettre,
le même jésuite lui faisait signer une autre loi où
il ordonnait que tout protestant qui déclarerait, à
la mort, qu'il professe la religion réformée, serait
regardé comme relaps, et soumis aux peines de la
déclaration de 1686. On disait, dans cette loi , qu'il
é\.inl probable que tout prolestant, ou fils de protes-
4 I 4 SUR l'état des TROTESTAINTS.
tant , qui était resté en Fiance depuis la révocation
de l'édit de Nantes, avait abjuré; sans quoi il ne
serait pas resté dans le royaume, dont cependant il
lui était défendu de sortir sous peine des galères;
et c'est d'après cette abjuration probable ., qu'un ma-
lade qui avait dit à son curé qu'il croyait les dogmes
de la religion réformée, devait, après la convales-
cence, être mis à la chaîne et y demeurer le reste
de sa vie. Telle est l'origine de la disposition de
l'édit de 17^4, qui nous occupe maintenant. Ainsi ,
une erreur que des gens qui marchandaient des
consciences avaient persuadée à Louis XIV, fait trai-
ter encore avec cette barbarie des hommes dont tout
le crime est de n'avoir pas voulu souiller par un
mensonge les derniers instants de leur vie.
Les patents, les amis des mourants, qui les auront
exhortés à persister dans leur croyance, doivent être
aussi condamnés aux galères par l'édit de 1724. Un
frère, un fds, un ami qui rend à un mourant des
soins consolateurs, sera donc condamné au supplice
des scélérats, si, dans ces moments de trouble et de
terreur, il cherche à porter la paix dans l'âme agitée
d'un père, d'un frère, d'un ami! Entouré de regards
ennemis, il craindra de se livrer aux deiniers épan-
chements de la nature et de l'amitié ; et des mal-
heureux, sur leur lit de douleur, menacés d'être
bannis de leur patrie, s'ils reviennent à la vie, ou
d'être livrés à l'ignominie après leur mort, trem-
blants d'exposer leurs enfants à la misère ou au sup-
plice, réduits à redouter la présence et les soins de
tout ce qu'ils aiment, expireront, déchirés entre le
SUR l'État des protestants. 4^5
remords d'avoir trahi leur foi , et la crainte des suites
affreuses d'un moment de vérité.
C'est ici le lieu d'observer que toutes ces actions,
punies avec tant de rigueur dans la loi de 1724 , ne
sont pas des actions qui, comme l'assassinat et le
vol, seraient des crimes, quand même aucune loi
n'aurait statué contre elles; qu'elles n'ont rien de
cri/fit/iel dans l'ordre politique que la désobéissance
à la loi qui les a déclarées des crimes ; mais si la loi
peut légitimement décerner des peines contre des
actions indifférentes en elles-mêmes, c'est unique-
ment dans des circonstances particulières , où ces
actions peuvent avoir des suites funestes. Ces lois
sont donc momentanées de leur nature; et toute loi
perpétuelle, pour défendre, sous des peines capi-
tales, une action qui n'est point un crime, indé-
pendamment de la loi, est nécessairement une loi
injuste. On dira peut-être, pour s'opposer à l'abo-
lition de ces lois, qu'elles ne sont pas exécutées à la
rigueur. Mais d'abord, conserver des lois que l'opi-
nion publique permet de laisser sans exécution , et
que cependant les ministres de la justice, les hommes
puissants peuvent réveiller, si leur intérêt ou leurs
passions le demandent, c'est ouvrir la porte au mé-
pris des lois, à leur exécution arbitraire, à la ty-
rannie. D'ailleurs, ces lois, contre lesquelles nous
réclamons, ne sont que trop rigoureusement exécU'
tées. A la vérité, comme les tribunaux ordinaires ,
forcés de pjononcer selon la lettre de la loi , ne
peuvent choisir parmi les coupables ceux que la
politique veut qu'on épargne, et ceux qu'elle croit
4 lu SUR L ETAT DES PROTESTANTS.
devoir punir, le jugement de ces délits a presijue
toujours été confié à des commissions, et il n'y a
par conséquent aucun moyen de se procurer une
liste exacte de ces condamnations irrégulières. Mais
nous observerons que, dans un livre imprimé il y
a quelques années, livre dans lequel on accusait
d'exagération les écrivains amis de l'humanité et de
la religion , qui gémissaient de la sévérité des lois
contre les protestants, Fauteur, pour prouver avec
quelle modération ces lois sont exécutées, avançait
que, depuis ly/jS jusqu'en 1770, il n'y avait eu que
huit ministres protestants exécutés à mort. C'est de
nos jours que le jeune Fabre obtint d'être conduit
aux galères à la place de son père; et ce dévouement
généreux prouve à la fois combien les lois contre
les protestants sont en vigueur, et combien les pro-
testants français méritent peu de gémir sous de telles
lois.
Les protestants sont obligés d'envoyer leurs en-
fants aux écoles catholiques (i) ; ainsi , la loi leur
enlève le droit qu'ont les pères de veiller à l'éduca-
tion de leurs enfants, ce droit de la nature, anté-
rieur à toutes les lois. Us craindront que le zèle exa-
géré des instituteurs catholiques n'apprenne à leurs
enfants à regarder leurs parents comme des ennemis
de l'Être suprême. Accoutumés, par les préjugés
mêmes de leur secte , à se défier de la pureté des
mœurs des prêtres voués au célibat, ils seront forcés
de livrer leurs filles aux instructions de ces prêtres;
(i) Articles 4, 5, 6 et 7.
SUR l'État des protestants. 4^7
el si ces minisires d'une religion sainte sont indignes
de leur caractère, co-rnme il n'est arrivé que trop
souvent; si un père a pu concevoir d'affreux soup-
çons , il n'osera arracher sa fille au danger, de peur
(|ue des ordres rigoureux ne la viennent enlever de
ses bras; s'il laisse échapper un cri d'indignation ,
exposé à la vengeance de l'hypocrisie et du fana-
tisme, il se verra entouré de délations et de supplices.
En 1681, Louis XIV avait permis de recevoir les
abjurations des enfants de sept ans, les avait autorisés
à ([uitter la maison de leurs parents , leur permettait
de faire un procès à leurs pères pour les obliger à
leur payer une pension. LaJoi supposait donc que
des enfants de sept ans sont en état de prononcer
entre deux religions qui partagent les théologiens
de l'Europe les plus éclairés. La loi permettait à des
enfants de sept ans de se soustraire à l'autorité pa-
ternelle.
Un père était exposé à perdre ses enfants pour ja-
mais , si quelque rigueur nécessaire pour corriger
leurs vices naissants excitait dans leur âme un ins-
tant de dépit : et c'est ainsi c{ue les instigateurs de
ces lois respectaient la religion , les mœurs et la
nature!
Au mois de juillet j685, il fut défendu aux pa-
rents protestants des enfants nés d'un père mort
dans cette religion et d'une mère catholique, de
veiller sur eux en qualité de tuteurs, et la peine du
bannissement fut prononcée contre ceux qui se char-
geraient de ces soins dont la nature et le droit com-
mun du royaume leur faisaient un devoir.
V. 2 7
4l8 SUR l'état Df.S PKOTKSTANTS.
Au mois d'août de la même année, cette défense
fut étendue sur les enfants dont les pères et mères
étaient morts dans la religion protestante (i).
L'édit qui révoqua celui de Nantes est du mois
d'octobre del'année i685. Il ordonna que les enfants
des protestants seraient tous élevés dans la religion
catholique.
Au mois de janvier 1686, un nouvel édit ordonna
d'enlever, dans la huitaine, aux protestants leurs
enfants âgés de plus de cinq ans, pour les remettre
aux parents catholiques les plus proches, ou, au
défaut de parents, à des catholiques nommés par
le juge; les pères étaient obligés de payer une pen-
sion pour les enfants qu'on leur ai radiait ; et les
enfants de ceux qui étaient hors d'élat de payer cette
pension devaient être enfermés dans des hôpitaux.
C'était ordonner à deux cent mille hommes de
prendre les armes; l'exécution rigoureuse de cette
loi eût allumé la guerre civile; aussi jamais ne fut-
elle exécutée. Il est clair que Louis XIV n'avait pas
imaginé une pareille loi; c(ue les jésuites la lui arra-
chèient , en lui persuadant qu'il élait obligé en
conscience de préserver ces enfants de l'erreur, qu'il
répondrait devant Dieu de leur perdition. Mais
Louis XIV, rendu à lui-même, sentit bientôt que
(i) Cette différence entre deux lois, faites à si peu de dis-
tance, et deux mois avant une loi générale qui détruisait le pro-
testantisme, que ces lois particulières minaient sourdement,
montre bien clairement que cette législation ne fut pas l'effet d'un
plan formé par Louis XIV, mais le fruit de l'obsession conti-
nuelle de ses directeurs.
SUR LETAT DKS PROTESTANTS. 4^9
Dieu n'ordonne ni des choses impossibles, ni des ac-
tions barbaies; on se contenta d'ordonner, par des
lettres ministérielles, aux protestants, qu'on suppo-
sait convertis en vertu des ordi-es du roi, d'envoyer
leurs enfants aux écoles et aux catéchismes catholi-
({ues. En 1698, on en fit une loi, qui fut encoie re-
nouvelée en 1700; les juges devaient condamner à
des amendes ceux qui contreviendraient à ces ordres.
On menaçait d'enlever les enfants à leurs patents ,
pour les faire élever dans des collèges et dans des
couvents. Ces menaces ont été souvent exécutées;
nous avons vu de nos jours de jeunes filles arrachées
à leurs parents pardes oidres rigoureux, livrées dans
des couvents à des religieuses peu éclairées, qui
ignoraient également, et la religion dont il fallait les
instruire, et celle dont il fallait les détromper; nous
avons vu plusieurs de ces malheureuses victimes
succomber à ces longues persécutions, et perdre,
au ])out de quelques années , la raison ou la vie(j).
(i) La Qllc de Sirven devint folle, s'échappa du couvent où
elle avait été renfermée, et se noya dans un puits. Le père, ac-
cusé de l'avoir assassinée, fut condamné par contumace à être
pendu. Le parlement de TouJtMise lui a rendu depuis une justice
éclatante.
Un édit du 8 septembre i685 ordonnait aux femmes et aux
filles protestantes d'abjurer dans la huitaine; sinon elles devaient
être renfermées dans des couvents, et au bout d'un mois, si elles
ne s'étaient pas converties, elles devaient être contraintes à
jeûner, veiller, prier, comme des religieuses , et à recevoir la
discipline.
Les parents qui n'auraient pas dénoncé aux juges leurs filles ou
leurs femmes, devaient subir une punition que l'édit ne prescrit
27.
/|20 SUR l'état des PROTESTANTS.
Vous n'opposez, nous dira-l-on, à ces lois que
des considérations humaines; mais la religion fait aux
rois un devoir de conscience de préférer ie salut de
leur peuple à son honlieur et à ses droits. Nous ré-
pondrons à cette objection par un exemple plus fort
pas , mais qui était fixée dans des lettres secrètes adressées aux
intendants.
Enfin les intendants étaient autorisés à punir par des amendes
et des punitions corporelles , ceux qui les solliciteraient de se re-
lâcher de la riji;ueur de ces dispositions.
Celte loi, contraire à la nature, aux mœurs , à l'humanité, au
droit naturel, au droit public de France, fut rejetee par les par-
lements ; il est étonnant que les jésuites aient pu trouver des nr»i-
nistres assez faibles pour la signer. C'est peut-être la seule fois
que l'on ait imaginé d'infliger des peines par une loi publique ,
et de statuer sur le genre de ces peines dans un acte illégal et se-
cret. Nous ne connaissons aucune autre loi où l'on ait donné à un
magistrat le droit d'emprisonner arbitrairement des citoyens,
sous prétexte qu'ils l'ont sollicité d'adoucir la rigueur de la loi.
Si celte loi ne fut pas enregistrée, il paraît qu'elle fut exécutée
dans plusieurs endroits. On força des femmes protestantes d 'assister
à des actes religieux qu'elles regardaient comme une idolâtrie, on
les soumit à de saintes flagellations , qu'elles ne pouvaient regar-
der, dans les opinions de leur secte, que comme le dernier raffi-
nement de la débauche et de la cruauté monacales.
A Uzès, huit filles, depuis seize ans jusqu'à vingt-trois, furent
troussées jusqu'aux reins, et fouettées en présence du juge de la
ville et du major du régiment de Vivonne, par les religieuses qui
remplirent les fonctions réservées aux bourreaux avec le zèle le
plus édifiant.
Déjeunes filles demi-nues, fouettées par des religieuses devant
des hommes, devaient déconcerter un peu la pruderie de ma-
dame deMaintenon ; mais la petite-fille de d'Aubigne n'osait plaider
la i^ause des protestants, elle craignait de compromettre ï.on cré-
dit contre le crédit des jésuites, qui partageaient avec elle l'hon-
SUR l'état des protestants. l\ll
que loiiles les raisons. L'impératrice-reine, la souve
raine de l'Europe la pluj pieuse, a défendu aux ins-
tituteurs publics dans ses États, de mettre entie les
mains des enfants confiés à leurs soins aucun livre
où l'on combattît les dogmes de la religion que pro-
fessent leurs parents.
L'article 7 de l'édit de 1724 mérite une attention
particulière; il est copié sur l'article 9 de celui de
1698. Par cet article, on établit dans les villages
protestants, où ceUi sera possible, une école catho-
lique; et on permet, s'il n'y a point d'autres fonds,
de lever sur les pères un impôt pour le payement
des maîtres.
Une telle disposition n'était propre qu'à scanda-
liser les protestants :« Quoi !« pouvaient -ils dire ^
« les membres du clergé de France jouissent de
richesses immenses, consacrées à l'instruction publi-
que, et le soin de catéchiser nos enfants est un
ueur d'inspirer à Louis XIV de mauvaises lois et des choix ridi-
cules.
Il est déplorable qu'un roi qui avait naturellement un esprit
juste et une âme élevée ait cru honorer Dieu en publiant de pa-
reilles lois; que la gloire de Dieu ait été le motif de ce mélange
révoltant de barbarie et de scandale. Cela n'est pourtant que
trop vrai : on prétend même que Louis fut étonné, vers la fin de
sa vie, que le Dieu à qui il avait immolé tant de victimes eût
permis qu'il fût battu par des hérétiques; aucun des dévots qui
l'entouraient n'eut le courage de lui dire que ce Dieu rejetait
avec horreur de pareils sacrifices, qu'il lui demanderait un
compte bien plus sévère de ses lois que de ses maîtresses, que
c'était enfin pour le temps de sa dévotion , et non pour celui de
ses faiblesses, qu'il aurait surtout besoin de clémence.
/|ast SUR LÉTAT DES PROTESTANTS.
fardeau tiop péi)ible pour leur zèle î Ils confieronl à
des mercenaires le soin d'instruire nos enfants de
leurs dogmes, et pour payer ces meicenaires, il
faudia lever un impôt sur nous! Ils sollicitent contre
nous des lois de sang, et ils refusent de nous éclai-
rer ! Jésus-Clirist , leur maître et le nôtre, disait à
ceux qui écartaient de lui des enfants : Laissez
approcher de moi les petits enfants, le loyaume de
mon père est pour ceux qui sont doux et innocents
comme eux ; il ne disait pas : Le soin d'instiuire les
enfants du pauvre est au-dessous de ma dignité ;
je vais à Rome demander aux affranchis de César
d'ordonner aux juifs, en son nom, de fléchir le
genou devant moi. »
Que pouvait-on leur répondre alors? Ce qu'on
leur a dit tant de fois, qu'ils confondaient avec
la religion des abus dont la religion gémit : Réformez
CCS abus, auraient-ils dit, et c'est (dors c/uc vous
pourrez prétendre à nous convertir.
Les protestants ne peuvent, d'après l'article i5 de
l'éditde 17^4, contracter de maiiages que devant un
prêtre catholique, et en se conformant aux rits de
l'église catholi(jue ; il faut donc, ou qu'ils commettent
ce qu'ils regardent comme un sacrilège , ou que leurs
enfants soient bâtards. Tout protestant marié peut
violer impunément sa foi, et la loi déclarera concu-
bine l'épouse qu'il a trompée; tout père barbare peut
lavir à ses enfants leur héritage et leur état. Nous
avons vu, il y a peu d'années , le parlement de Gre-
noble forcé, par la loi, decondannier, en gémissant,
une épouse vertueuse et des fils innocents, et de
su H r/ÉTAT DES PROTESTANTS. l\1D
couronner le parjure, la prostitution et le scan-
dale (i). Un collatéral avide peut obliger les juges de
lui donner le bien d'une famille infortunée,
L'édit de i 724 semble supposer qu'il n'existe plus
en France de protestants ; il traite un million de
sujets utiles et soumis comme s'ils n'existaient pas;
les lois conservatrices de la propriété et de l'état des
citoyens ne s'étendent point sur eux. La nature,
l'honneur, la probité, veillent seuls à leur défense;
et cette loi aurait couvert la France de cin(| cent
mille brigands, si les infortunés qu'elle opprime
n'avaient pas été des citoyens vertueux.
Cependant, à Rome, les enfants des juifs ont droit
à l'héritage de leurs pères; le mariage des juifs y est
protégé par la loi comme un contrat civil. Dans les
États protestants de l'Europe, où l'exercice public de
la religion catholique est défendu , les mariages de
ceux qui la professent obtiennent la sanction civile
du gouvernement; en Turquie, les chrétiens de
toutes les communions jouissent des droits d'époux
et de pères.
En France , les mariages des luthériens et des
calvinistes d'Alsace n'ont-ils pas tous les effets civils?
La conscience de nos rois leur défendrait-elle de
permettre en Languedoc ce qu'ils permettent en
Alsace, d'accorder à leurs sujets chrétiens ce que le
souverain pontife accorde à ses sujets juifs (2)^
1) Voyez le plaidoyer imprimé que prononça dans cette causp
M. de Servan, alors avocat général.
(jt) Les prêtres eatlioliqnes sont obligés, en Alsace, d'après un
arrcl du conseil, de marier, soit des luthériens avec des femmes
4^4 SUR l'état des protestants.
Louis XIV s'était borné, en 1680, à défenclre ks
mariages entre les protestants et les catholiques;
et, en septembre i685, il avait établi des formes
légales pour les mariages et les baptêmes des proles-
tants, dans les lieux où l'exercice public était dé-
fendu. Des ministres protestants, nommés par les
intendants, administraient ces sacrements dans un
lieu et dans un jour marqués , en présence d'un ma-
gistiat; et les registres étaient déposés dans les
greffes des tribunaux. L'édit de révocation, pidjlié
le mois suivant, ne parle point des mariages, et
ordonne que les enfants soient portés dans les églises
catholiques pour y étie baptisés. Une déclasation du
mois de décembre de la même année règle les for-
malités civiles qui doivent constater le décès des
protestants. L'édit de 1698, 1'^ décembre, ordonne
à tous les sujets du roi de se conformer pour leurs
mariages aux canons des conciles et aux ordonnances;
et le roi se réserve de pourvoir aux effets civils des
mariages contractés depuis i685. Louis XIY n'y
a point pourvu; la mort de Charles II, roi d'Es-
catholiques, soit les catholiques avec des femmes luthériennes,
c'est-à-dire , de prêter leur ministère à un sacrilège avec con-
naissance de cause; autrement, comme des raisons de politique
très-fortes obligent de ménager les luthériens d'Alsace, il aurait
fallu permettre aux catholiques d'épouser les luthériennes devant
leurs ministres; et les prêtres catholiques ont préféré leur juri-
diction à leur conscience. On a cherché à dérober au reste de la
France la connaissance de cette loi particulière pour l'Alsace, et
elle n'est pas dans le recueil des arrêts du conseil , imprimé à l'im-
primerie royale. C'est ce qui nous a empêché d'en citer les disj)o-
sitions avec plus de détail.
su II l'état des protestants. 4^5
pagne, la guene delà succession, les troubles des
Cévennes, ([ui léveillèrent sa liaine contre les protes-
tants, les troubles que les jésuites excitèrent dans
l'État pour les disputes du jansénisme, ne permirent
pas à ce prince de s'occuper des mariages des pro-
testants ; d'ailleurs, aucun ministre n'osait lui révéler
la grandeur du mal; il aurait fallu lui apprendre
(ju'il y avait encore des protestants dans ses États.
Nous espérons que Louis XVI daignera faire ce
cjue Louis XIY avait promis. 11 ne s'agit plus des
maiiages qui avaient pu être contractés durant treize
ans, dans un temps où les protestants , accablés par
tant de lois cruelles, ne pouvaient regarder que
comme un malbeur les titres d'époux et de pères.
11 s'agit de prononcer sur le sort de deux cent mille
familles, dont l'état est incertain depuis près d'un
siècle; il s'agit de l'assurer à jamais, et il y a peu
d'objets plus iaqDortants, plus dignes d'occuper la
justice et l'humanité d'un législateur.
Par l'édit de 1724 , les protestants sont exclus de
toutes les fonctions publiques, et d'un grand nombre
de professions. Non-seulement ils ne peuvent être ni
administrateurs, ni magistrats; non-seulement les offi-
ciers protestant s sont privés decette marque honorable
du service militaire, seule décoration que le grand
nombre de ceux qui la portent n'a pu avilir, parce
([u'elle est la récompense de la bravoure, veitu (jui,
comme la probité, honore par elle-même, et non
par la supériorité qu'elle donne à ceux qui la pos-
sèdent. Les pioleslants ne peuvent être ni médecins,
ni chiruigiens, ni apothicaires, ni accoucheuis. Boër-
fiiG SUR l'état des protestants.
hâve et Sydenham n'eussent pu , en Fiance, ordon-
ner légalement une médecine; Cheselden n'y eût pu
faire l'opération de la cataracte , ni Margraf y pré-
parer de l'antimoine. 11 faut être catholique pour
avoir le droit d'imprimer des livres ou d'en débiter.
Les notaires, les avocats, les procureurs, doivent
être catholiques -, on exige même des sergents un
certificat de catholicité ; on l'exige également pour
toutes les charges qui donnent la noblesse ou des
privilèges, et dont l'excessive multiplication a été,
dans les besoins de l'État, une ressource si faible et
si onéreuse (i).
A la vérité, pour admettre un protestant dans un
grand nombre de ces états, comme pour les admettre
au mariage, on se contente de quelques actes de
catholicité , attestés par des témoins peu scrupuleux,
et d'un certificat qu'il est aisé de se procurer à bon
marché. Mais il en résulte cette triste conséquence ,
que les places, les honneurs, les droits de citoyen ,
tous les témoignages de la confiance publique, en
un mot, sont pour les protestants qui ont trahi leur
conscience, ou qui regardent tout acte de religion
(i) L'usage de vendre des charges pour se procurer un secours
d'argent momentané, remonte, eu France, au temps de Louis XIL
Depuis ce prince, tous nos rois , excepté Louis XVI, ont employé
ce moyen pour subvenir à des dépenses extraordinaires. Les
longues guerres de Louis XIV ont souvent obligé à s'en servir,
ceux même de ses ministres qui cotmaissaient le mieux les longs
inconvénients de ces ressources passagères. « La providence veille
particulièrement sur ce royaume, » disait l'un d'eux; « à peine
le roi a-t-il créé une charge, (pie Dieu crée un sot pour l'a-
cheter. »
SUR l'ltat des protestants. 4-^7
comme une vaine cérémonie, tandis que l'on punit
ceux qui ont une conscience timorée, ou une âme
trop élevée pour consentir à l'ombie même d'un
mensonge.
Un grand nombre de lois, antérieuies à la révo-
cation de l'édit de Nantes, avaient successivement
exclu les protestants des professions les plus avan-
tageuses.
En 1679, ^^ ^^^^ défendu aux seigneurs d'établir,
dans les justices de leurs terres , des officiers pro-
testants.
En 1680, il fut défendu aux protestants, liommes
ou femmes, de faiie le métier d'accoucheuis ou de
sages-femmes, et d'accoucher même des femmes
catholiques.
Dans la même année , ils furent exclus des fermes
générales et de tous les emplois qui en dépendent ,
même de celui de soldat dans les troupes de la ferme.
Dans la même année, ils fuient exclus de tous les
emplois dépendant des recettes générales.
Enfin, dans la même année, il fut ordonné à tous
les protestants qui, avant la défense de 1679, avaient
acquis des charges dans les justices seigneuriales, de
s'en défaire dans le terme d'un an.
En 1681, il futdéfendu aux maîtres des différentes
communautés d'arts et métiers, qui professaient la
religion réformée, d'avoir des apprentis , soit pro-
testants, soit catholiques.
L'ordre de se défaiie dans l'année, de leui s charges,
fut étendu aux officiers des justices royales et des
différentes juridictions.
/pS SUR l'état des protestants.
En 1682, on ordonna que dans leclioix deslioinnjes
qui se chargeaient, dans les villes et bourgs, de
fouinir des chevaux de louage, les catholiques sciaient
préférés aux protestants.
La même année, les officiers de maréchaussée,
les receveurs des consignations , qui étaient de la re-
ligion réformée, eurent ordie de se défaire de leurs
charges.
En i683, on donna le même ordre aux officiers
de la maison du roi et des maisons royales.
Les secrétaires du roi, protestants, reçuient le
même ordre en 1684.
La même année, on défendit de prendre des pro-
testants pour experts.
En janvier i685, il fut défendu de recevoir des
maîtres apothicaires ou épiciers, faisant profession de
la religion réformée. Observons que les deux plus célè-
bres chimistes qu'il y eût en France, Charas et Lé-
nieri, tous deux apothicaires, étaient piotestants, et
([u'ils furent obligés de s'expatrier.
En juillet, il fut défendu aux protestants d'exercer
ia piofession de libraires ou celle d'imprimeurs.
Le même mois, on défendit aux ecclésiasti(|ues de
donner leurs terres à des fermiers de la religion ré-
formée, ou même à des catholiques qui auraient
des réformés pour cautions. 11 paraissait cependant
naturel d'espérer que des évêques ou des docteurs
convertiraient leurs feimiers protestants. Le clergé,
en sollicitant cet édit à l'instigation des jésuites, ne
devait -il pas craindre de montrer aux protestants
(|ue c'était l'honmie qu'on persécutait en eux, et
SUR l'ktat des protestants. l\'M)
non rerieiir? Qu'ont de comimin les travaux du la-
bourage et les dogmes de la leligion protestante? Le
clergé ne seudjlait-il pas avoir peur que les évéques
ne fussent pervertis par leurs fermiers?
Le même mois, on défendit aux avocats et aux pro-
cureurs de prendre des clercs de la religion réformée.
Le même mois encore, on défendit de recevoir des
avocats de celte religion.
Le mois d'août, il fut défendu de recevoir des
protestants docteurs en médecine.
Le mois de septembre, il fut défendu aux chirui-
giens ou apothicaires de la religion réformée de faire
aucun exercice de leur état (i).
L'édit de Nantes fut révoqué au mois d'octobre.
Les avocats protestants furent interdits de leurs fonc-
tions au mois de novembre ; et le même mois, les
conseillers protestants des cours souveraines eurent
ordre de se démettre de leurs charges.
Cette liste n'est rien moins que complète; nous
n'avons point parlé, par exemple, d'une loi faite
uniquement pour défendre aux écuyers protestants
de donner des leçons d'équitation ; les jésuites, t|ui
n'avaient jamais fréquenté de maîtres de manège,
supposaient, apparemment, que ces écuyers étaient
( i) Observons ici que toutes ces défenses ayant un même objet,
fondées sur le même motif, furent faites à différentes é{)oques,
par différentes lois ; preuve incontestable, ou ne saurait trop le
répéter, que même en i685 Louis XlV n'avait formé aucun plan
fixe sur la religion protestante, et qu'il signait toutes ces lois à
mesure qu'elles lui étaient suggérées par ceux à qui il avait laisse
prendre sur sa conscience un empire si funeste à la nation.
/|3o SUR l'état des protestants.
de profonds théologiens, qui argumenteraient contre
leurs élèves, en leur appienant à faire la volte,ou
à partir du bon pied.
Enfin , î'édit de 1698, dont celui de 1724^ encore
étendu les dispositions à cet égard, ordonne d'exi-
ger des certificats de catholicité pour les grades en
droit et en médecine, pour toutes les charges de judi-
cature, pour toutes les charges de l'administration
municipale créées en titre d'office.
H faut observer que ce principe de législation
n'est point particulier à la nation française; d'autres
peuples, d'ailleurs très-éclairés en politique, exigent
comme nous de ces professions de foi, dont l'effet
est d'exclure des places les non croyants qui ont de
la probité , et d'y admettre ceux qui n'en ont pas. Du
moinsdansces États, les professions de foi ne sont exi-
géesque pour des places importantes; on a voulu seule-
ment exclure , ou les partisans de quelques opinions
odieuses au peuple de ces pays, ou certaines commu-
nions chrétiennes à qui l'on supposait des intérêts
contraires aux intérêts de l'État. En France, on se
proposait au contraire d'obliger les protestants à se
convertir, en leur enlevant les moyens de subsister,
en leur interdisant tous les états qui mènent à la
considération. Ce projet de foicer des hommes à em-
brasser une religion par la crainte de la misère; les
prétextes pieux sous lesquels le projet était déguisé,
sont bien peu dignes d'un giand roi; et c'est une
nouvelle preuve que les principes de toutes les lois
contre les protestants étaient étiangers , à l'âme de
Louis XIV .
SUR l'État des protestaivts. l\?>\
La loi de 172/i n'a révoqué aucune des lois anté-
rieures; et plusieurs de ces lois qui ne sont plus sui-
vies à la rigueur, quant aux dispositions pénales , sub-
sistent toujours , et sont exécutées quant aux disposi-
tions civiles; telles sont les lois contre les émigrants.
En 1669, Louis XIV avait défendu à tous ses su-
jets de s'établir hors de ses États, sous peine de
confiscation de corps et de biens, et d'être réputés
étrangers. Il est difficile de saisir distinctement le
sens de cette dernièie disposition.
Les atteintes données à l'édit de Nantes ayant
rendu les émigrations plus fréquentes, on décerna
centre les émigrants, au mois de mai 1682, la peine
des galères perpétuelles. Ceux qui avaient favorisé
l'émigration furent condamnés à une amende de
mille écus; et on ne parla point de la peine de mort
prononcée en 1669. Le i4 juillet, on ajouta à cette
loi, que les ventes faites par les émigrants dans l'an-
née qui précédait leur émigration, seraient annu-
lées, et les biens vendus confisqués au profit du
roi; c'était punir les acheteurs d'une faute que les
vendeurs avaient commise. Les autres dispositions
des biens immeubles, faites dans la même époque,
furent aussi déclarées nulles.
Au mois de septembre, les donations d'immeubles
par contrat de mariage furent déclarées valables,
pourvu qu'elles eussent été exécutées avant l'émi-
gration.
Au mois de mai i685, la peine de mort fut solen-
nellement abolie, et commuée en celle des galères
perpétuelles.
43'2 SUR l'état des protestants.
Au mois de juin de la même aimée, il fui défendu,
sous peine des galères perpétuelles et de la confis-
cation des biens, aux pères et aux mères de donner
leur consentement aux mariages de leurs enfants
retirés dans les pays étrangers: loi inutile, puisque
les puissances étrangères pouvaient en détruire tout
l'effet, et qu'elles le devaient par intérêt comme par
justice.
Un édit du mois d'août promit aux dénonciateurs
la moitié de la confiscation des biens des émigrants.
L'édit de révocation confirma la disposition de
celui du mois d'août, contre les émigrants; mais il
enjoignait aux ministres de sortir du royaume dans
la quinzaine, sous peine des galères. Ainsi Ton con-
damnait à la même peine les protestants ministres
qui restaient en France, et les protestants laïques
qui en sortaient.
La déclaration du mois de mai 1686 soumit les
nouveaux convertis aux peines portées dans celle
du mois de juin de l'année précédente (1), et pro-
nonça la même peine des galères contre ceux qui au-
raient favorisé leur fuite.
En 1687, la peine contre ces derniers fut conver-
tie en peine de mort. Cependant les émigrants eux-
mêmes n'étaient condamnés qu'aux galères , et il
suffisait , pour encourir cette peine de mort , de
leur avoir procuré des guides , ou même indiqué le
chemin.
(i) La déclaiation du mois de mai i685 était géntTalc pour tous
les sujets du roi; elle comprenait par conséquent les nouveaux con-
vertis: pourquoi donc faire contre eux une loi expresse en 1686?
SUR l'État des protestants. 433
Ne nous lassons point de le répéter : est-ce à
Louis XIV que l'on peut attribuer de pareilles lois ?
En 1688, les biens des émigrants furent réunis au
domaine du roi. En 1689, on en rendit la moitié à
ceux qui servaient dans les troupes de Hambourg
ou de Danemark. La politique réparait une partie
des injustices que le fanatisme avait dictées.
Au mois de juillet 1689, les pères, les enfants, les
frères, les femmes des protestants qui servent en
Angleterre ou en Hollande, sont forcés de sortir du
royaume, et leurs biens sont confisqués.
Au mois de décembre de la même année, les biens
confisqués sur les protestants fugitifs sont rendus
aux héritiers naturels. Les émigrants qui voudraient
rentrer dans le royaume furent déchargés des con-
damnations portées contre eux, et obtinrent de ren-
trer dans leurs biens, à condition de professer la
religion catholique. Cette grâce leur fut offerte à
plusieurs reprises; cependant les émigrations con-
tinuant toujours, on renouvela, en 1699, les peines
contre les émigrants.
La même année, il fut défendu aux nouveaux
convertis d'aliéner leurs biens, pendant trois ans;
et cette défense a été renouvelée, depuis, tous les
trois ans.
Enfin, les lois sur les émigrants furent renouve-
lées en 1704, spécialement contre ceux que le roi
avait exilés , et qui soitaient du royaume sans per-
mission du roi (i) ; et, en 1713, on les renouvela
encore contre les protestants.
(1) Cette loi fut faite contre le cardinal de Bouillon. Ce serait
V. 28
434 SUR l'état des protfstants.
Nous n'examiiieions poiiil si l'émigration peut être
legardée comme un crime; si l'homme n'a point
reçu de la nature le droit de se choisir un domicile;
si ce droit peut lui être enlevé sans injustice par une
loi positive; si, quand même l'émigration serait un
crime, ce crime est du nombre de ceux contre les-
quels les lois pénales peuvent être employées utile-
ment : car il ne suffit pas, pour infliger une peine
avec justice, que cette peine soit juste en elle-même,
il faut qu'il soit utile à la société de l'infliger.
Nous n'examinerons pas s'il n'y a point pour les
émigrations une réciprocité nécessaire entre les dif-
férents États; si le moyen le plus sûr et le seul légi-
time d'empêcher les émigrations, ne serait pas de
gouverner si bien, que personne ne fut tenté de
sortir; nous demanderons seulement comment on
prouve qu'un homme arrêté aux frontières a une
autre intention que celle de voyager, de s'instruire ,
de faire le commerce ; comment on prouve qu'un
homme qui emporte ses fonds dans les pays étran-
gers , n'a pas le projet de les faire valoir, et de les
rapporter ensuite dans sa patrie? Nous demanderons
quelle idée il faut avoir de la persécution qu'on a
exercée contre un citoyen , pour se croire obligé de
lui défendre, sous peine des galères, d'abandonner
ses parents, ses amis, les lieux qui l'ont vu naître,
le champ qu'il a cultivé, et d'aller vivre dans un pays
un article très-curieux , dans l'histoire de la jurisprudence de
tous les peuples, que la liste des lois générales faites ainsi dans
des vues absolument particulières.
SUR LÉTAT DES PROTESTANTS. 4^5
dont la langue, la nourriture, les usages, lui sont
élrangeis?
11 nous reste à faiie connaître quelques lois par-
ticulières, ou contre les prolestanls, ou en faveur
des nouveaux convertis; lois qui pourront montrer
l'esprit dont étaient animés les instigateurs de ces
lois, et qui feront sentir la nécessité de détruire ce
qui reste de leur ouvrage.
Un arrêt du conseil, de 1680, accorde trois ans de
surséance aux nouveaux convertis pour le payement
de leurs dettes; c'était un moyen d'attirer à la reli-
gion catholique tous les protestants qui seraient ten-
tés de faire banqueroute. Mais cet arrêt fut révoqué
en 1686, vu le petit nondjre de protestants qui res-
taient alors.
Une déclaration du 25 janvier i683 défendit aux
ministres prolestants de convertir des mabométans,
des juifs ou des idolâtres.
Lin arrêt du conseil, du 4 septembre 1684, défen-
dit aux prolestants de retiier dans leurs maisons
aucun pauvie malade de leur religion. Ces malheu-
reux , à qui l'humanité de leurs frères aurait épargné
l'humiliation des secours publics, qui auraient pu
du moins jouu-, dans les maisons particulières, d'un
air pur, et des soins de la nature et de l'amitié, étaient
condamnés à respirer l'air empoisonné des hôpitaux;
et cet arrêt punissait par une amende la pratique des
vertus que l'Évangile enseigne.
Une déclaration du 11 juillet i685 défendit aux
réformés d'avoir des domestiques catholiques. Une
autre déclaration du ri janvier suivant leur défendit
•js.
436 SUR l'état des protestants.
d'en avoir de protestarits. Tout protestant, convaincu
d'être en service chez un autre protestant, devait,
en vertu de cette déclaration, être condamné aux
galères.
Une déclaration du ii juillet i685 défendit aux
juges catholiques, dont les femmes étaient protestan-
tes, de rester juges dans les affaires ecclésiastiques.
Un édit du i*""" janvier 1686 priva de leur douaire
et de tous les avantages accordés par les lois, les
femmes des nouveaux conveitis qui refuseraient d'i-
miter leurs maris, et même les veuves des protes-
tants. On supposait apparemment que leurs maris se
seraient convertis, s'ils n'étaient point morts.
On nous dispensera, sans doute, de prouver com-
bien les lois que nous venons de rapporter offensent
à la fois et l'humanité et la justice. Ces lois sont-
elles plus conformes aux intérêts de la religion ? le
sont-elles aux vues d'une saine politique ? et s'il faut
les détruire, quand et comment doivent-elles être
abrogées ?
L'intérêt de la religion n'est pas, sans doute, que
tous les hommes professent extérieurement la reli-
gion catholique, mais qu'ils en aient la croyance, et
qu'ils en pratitjuent la morale. Or, nos lois doivent-
elles produire parnû les protestants bien des conver-
sions sincères? Leur haine pour le clergé s'adoucira-
t-elle, tant qu'ils gémiront sous une oppiession dont
ils le regardent comme l'instigateui? Deviendront-ils
indifférents pour leur foi, tant qu'ils souffriront pour
elle? Et ceux que des intérêts temporels engageront
à se convertir; ceux qui, pour obtenir les droits de
SUR l'État des protestants. 4^7
citoyens, feront une ou deux fois en leur vie quel-
ques actes de catholicité , quelle sera leur religion ,
celle qu'ils ont trahie, ou celle qu'ils haïront d'au-
tant plus, qu'ils amont été forcés de feindre l'avoir
embrassée? Ils n'en auront aucune; et au lieu d'avoir
augmenté le nomhie des catholiques, on aura dimi-
nué celui des chrétiens. Et les enfants de ces préten-
dus catholiques, quelle sera leur religion? Sans doute
celle de leurs pères. Élevés à la fois dans le mépris
pour le protestantisme, dans la haine pour la reli-
gion catholique, et dans l'indifférence pour tous les
cultes, ils suivront, à l'extérieur, celui dont la pro-
fession sera plus utile à leurs intérêts.
Plus on persécute pour la religion, plus il y a
d'hommes sans religion. L'observation a confirmé
cette vérité générale; les pays où l'inquisition est en
vigueur sont remplis d'athées; on voit des déistes
en grand nombre dans les États où les non-confor-
mistes sont traités avec sévérité. Dans les pays de to-
lérance, il n'y a que des chrétiens.
Des instructions solides , mais faites avec modé-
ration , et auxquelles même on soit libre encore de
se refuser; l'exemple de la vertu dans les prêtres
catholiques; une égale distribution de leurs aumônes
et de leurs soins entre les infortunés des deux leli-
gions, tels sont les moyens d'opérer de véritables
conversions; et c'est ainsi qu'en ont opéré, dans
leurs diocèses, les prélats éclairés et pieux dont s'ho-
nore l'Église gallicane. Quel protestant du diocèse
de Nimes oserait dire encore ([ue la religion catho-
lique est superstitieuse et cruelle? Ils ne regardent
438 SUR l'état dks protestants.
plus comme l'ouvrage de la religion , les lois qui les
oppriment, depuis qu'ils ont vu le pontife de la reli-
gion opposer, à la rigueur des lois, l'autorité de sa
place et de ses vertus; ils ont cessé de haïr une foi
dont ils ne reçoivent que des bienfaits et de bons
exemples.
Est-il à craindre que les protestants , délivrés du
joug qui s'est appesanti sur eux si longtemps , ne
fassent des prosélytes ? Pour le croire, il faudrait se
défier et delà bonté de la cause des catholiques, et
des lumières de leurs ministres. Cetle crainte pou-
vait, sans doute, agiter les âmes pieuses, dans les
temps d'ignorance et de corruption où la réforme a
pris naissance. Mais, dans le siècle éclairé où nous
vivons, le clergé de notre Église est aussi supérieur
au clergé protestant par ses lumières que par la
bonté de sa cause. Des exemples sans nombre n'ont-
ils pas montré que c'est la persécution qui allume
et fortifie, dans les sectes , l'esprit de prosélytisme?
Les ministres perdront tout leur crédit sur les pro-
testants, dès l'instant où ils ne pourront plus être
regardés comme des hommes qui s'exposent au mar-
tyre Les principes mêmes de la religion protestante,
qui donnent à la raison de chaque homme le droit
de déterminer le sens des Écritures, doivent dé-
truire, à la longue, l'autorité des ministres, dans
tous les pays où la religion réformée subsiste libre-
ment. Les ministres de Hollande ont cessé d'y trou-
blei- la tranquillité publique, du moment où les
Hollandais ont cessé de craindre les armes de l'Es-
pagne et celles de Louis XIV.
SUR l'État des protestants. 4^9
Les États de l'Amérique septentrionale, où la li-
berté de conscienceestgénéralementétablie, ont exclu
leurs ministres de toutes fonctions publiques , et
même du droit d'entrer dans les assemblées nationales.
Déjà même, parmi les protestants français, tout ce qui
n'est pas peuple sait mettre à leur véritable place ces
ministres, qui viennent recueillir des aumônes au
péril de leur vie; ils cherchent à les mettre en sû-
reté, leur donnent des secours, et ne les écoutent
pas. Si ces ministres n'étaient plus exposés aux sup-
plices, ils ne pourraient même plus espérer d'au-
mônes , et on ne les verrait plus reparaître.
Une partie du clergé de France (i) est convaincue
de ces vérités; une partie du clergé se joindrait au
reste de la nation , pour obtenir des lois plus hu-
maines en faveur des protestants. Ces hommes , vrai-
ment dignes d'être les ministres d'un Dieu de paix ,
croiraient par là servir également et la religion et
l'humanité; noms sacrés que la vraie piété unit
toujours, et que le fanatisme et l'hypocrisie tentent
en vain de séparer; ils savent que, pour réunir les
hommes divisés par leurs opinions, il faut com-
(i) Plusieurs évêques, qui édifient l'Église par leur zèle et par
leurs vertus, sont issus de familles protestantes. Us ne croient
certainement pas qu'un homme, dont tout le crime est dépenser
comme pensait leur grand-père, mérite d'être traité comme un
scélérat; ils ne défendront pas des lois en vertu desquelles leur
grand-père eût pu être envoyé aux galères, sur la délation d'un
missionnaire jésuite; ils ne trahiront pas, pour flatter les passions
des ex -jésuites, le sang de leurs ancêtres massacrés par les j)éni-
tents des jésuites.
qiiu SUR LETAT Dl'S PROTESTANTS.
niencer par anéantir entre eux toute différenee; que
les opinions s'affaiblissent, lorsque les passions ne
les soutiennent plus, et qu'on n'est pas loin d'adopter
la vérité, lorsqu'on estime et qu'on aime ceux qui
l'annoncent; ils savent que l'esprit de domination ,
de superstition, d'intolérance, attribué, parles pio-
testants, au clergé de l'Église romaine, est la prin-
cipale cause de leur éloignement pour la religion ; et
cette cause, ils veulent l'anéantir par la sagesse et
l'humanité de leur conduite; ils connaissent, d'ail-
leurs, l'injustice, l'inconséquence et le danger des
lois qui soumettent à des peines ceux dont la religion
est difféiente du culte national.
Les principes sur lesquels les sociétés sont établies
doivent être les mêmes pour tous les États. Les so-
ciétés ont donc été établies pour protéger la liberté ,
la propriété, la sùieté des citoyens, et non pour le
maintien de la vraie religion, puisque, dans tous les
temps, il a existé des sociétés très-bien réglées, sous
des religions différentes entre elles, et par conséquent
sous des religions fausses.
Il ne peut donc être juste de priver les hommes
de leurs droits de citoyens, parce qu'ils se trompent
sur la religion. Autrement il faudrait dire que les
princes qui ont le malheur d'être dans l'erreur pour-
raient également ôter ces droits à ceux de leurs sujets
(pii professeraient la véritable religion : ces princes
feraient un mal , mais ils ne seraient pas injustes; ils
seraient comme un juge qui aie malheur de condam-
ner un innocent qu'il croit coupable.
S'il est dangereux de laisser aux non-conformistes
SUR l'état des protestants. /|/ii
les droits de citoyens ; si l'inléiét de l'Etat exige
qu'ils soient privés de ces droils, les princes protes-
tants feraient donc sagement de traiter avec la même
rigueur les catholiques de leursÉtats. Les empereurs
païens ont dû s'opposer à rétablissement du christia-
nisme ; les empereurs de la Chine et du Japon ont dû
l'exclure de leursÉtats. Voilà pourquoi tant d'hommes,
animés d'un vrai zèle, fortement convaincus de la
véiité de la religion , forment les mêmes souhaits que
nous. Ils savent (ju'en ôtant aux hommes tous motifs
humainsde professer une religion plutôt qu'uneautie,
tout l'avantage serait nécessairement pour la vraie
leligion. lisse disent : Les géomètres, les physiciens,
ne demandent point qu'on retranche de la société
ceux qui méconnaissent les vérités de la géométrie
et de la physique. Pourquoi, si les vérités de la reli-
gion nous paraissent également incontestables, de-
manderions-nous des lois contie ceux qui ont le mal-
heur de ne pas les croire?
La tranquillité de l'État n'a rien à craindre de la
révocation des lois portées contie les protestants.
Les paisibles habitants de nos provinces n'ont plus
l'esprit des protestants de Moncontour et de Jarnac;
de même que nos catholiques ne sont plus ceux de la
Saint-Barthélémy et de la Ligue; de même que nos
évêques n'ont plus l'esprit tyrannique et séditieux
des cardinaux de Lorraine et de Tournon, des Guil-
laume Rose ; de même que nos moines ne sont
plus des Montgaillard , des Bourgoin, des Guignard
et des Clément.
En supposant même que les protestants eussent
[\[\i SUR l'État des protf.stants.
conservé le même esprit, ce ne seiait pas, sans
doute, en suivant les maximes qui ont allumé la
guerre au seizième siècle, que l'on assureiait la tran-
quillité publique dans le dix-huitième; mais cette
défiance qu'on voudrait inspirer contre les protes-
tants n'est qu'une calomnie inventée par quelques
hommes dignes d'avoir assisté aux processions du
siège de Paris.
Les protestants, disent-ils, ont l'esprit républi-
cain, et cet esprit est une suite de leurs idées reli-
gieuses. C'est ainsi que les intrigants des cours ont
toujours calomnié les opinions de ceux dont les ac-
tions sont irréprochables. A la cour des Césars, l'on
accusait les stoïciens d'avoir les projets de Caton et
de Brutus, parce qu'ils avaient les mêmes idées sur
l'immoitalité de l'âme, et qu'ils croyaient le bon-
heur attaché à la pratique de la vertu. Les jésuites
accusaient les solitaires de Port-Royal d'être enne-
mis de toute autorité, parce qu'ils combattaient les
prétentions de la cour de Rome; et on les peignait
à Louis XIV comme de mauvais Français, paice que
l'abbé de Saint-Cyran avait déplu au cardinal de
Richelieu, et que Corneille Jansen, sujet du loi d'Es-
pagne, passait pour l'auteur d'un assez mauvais livre
contre la guerre de i635 (i).
(i) Voyez les entretiens de la comtesse et de la prieure, du
commandeur et de l'abbé, par le père l'Allemant. Saint-Cyran
était un homme de condition, très-pieux, de mœurs austères,
fort savant, et uniquement occupé de théologie et de morale. Il
avait fait un livre dans lequel il examinait les circonstances où,
'ti temps de paix, un sujet est obliiié en conscience de s'exposer
SUR l'État oks protestants. l\(\^
Il serait difficile de prouver par l'iiistoire ce pré-
tendu esprit républicain des protestants. Où est l'es-
prit républicain des Brandebourgeois, des Saxons,
des Hanovriens, des Hessois? Le Danemark est le
seul pays de la terre où la nation, solennellement
assemblée, ait déféré à son roi une puissance abso-
lue ; et le Danemark est protestant.
Lorsque la Suède embrassa la réforme, parce que
Gustave Vasa le voulait; lorsque l'Angleterre se fit
protestante, pour que Henri VIII pût épouser sa
maîtresse, ces nations étaient-elles animées d'un es-
prit républicain? Les républiques suisses, qui se
sont formées dans un temps où l'Europe était toute
catbolique, sont partagées entre les deux religions,
comme entre les gouvernements aristocratiques et la
démocratie; et les aristocraties les plus absolues sont
protestantes.
Les persécutions de Pbilippe II ont été la cause
de l'établissement de la république de Hollande.
Mais la violation des privilèges de ces provinces ,
l'établissement des impôts, furent les sources des
premiers troubles. Ce fut le peuple qui se souleva
le premier, comme le prouve le surnom de Gueux
donné aux premières associations. La Flandre s'était
déjà soulevée contre la maison de Bourgogne. Si
à la mort pour son souverain ; les jésuites avaient fait plusieurs
livres où ils décidaient, au contraire, dans quel cas un sujet
doit tuer son souverain; et ils accusaient Saint-Cyran d'être un
séditieux.
Quis Inlerit Gracchns de seditionc (juerentes.
444 isUR l'éta^t des protestants.
les aimées de Charles VI n'avaient battu celle du
brasseur Artevelle; si la France entière ne s'était unie
au duc de Bourgogne contre les Gantois, il y aurait
eu une république en Hollande, longtemps avant la
naissance de Calvin.
La morale des protestants est la même que celle
des catholiques; elle est celle du christianisme; elle
prescrit d'obéir aux lois ; elle défend de troubler le
gouvernement sous lequel on vit, et ordonne de
souffrir la persécution sans muimure.
Sous un prince qui persécute les protestants, et
dans une république, les écrivains protestants sont
républicains ; sous un prince qui les tolère, ou dans
un gouvernement monarchique, les écrivains pro-
lestants ont l'esprit monarchique. 11 en est de même
des écrivains catholiques. Souvenons-nous des pré-
dicateurs de la Ligue; songeons aux effets de leurs
prédications , et ne disons plus que les protestants
sont ennemis des rois.
Les hommes de parti, qui donnent le nom de
séditieux à quiconque n'est pas de leur parti, de-
vraient se rappeler les paroles de Jésus-Christ aux
juifs, qui le pressaient de condamner la femme adul-
tère : Que celui de vous qui est sans péché , lui jette
la première pierre (i).
(i) Si quelque chose peut excuser les sévérités exercées contre
les jésuites, c'est la fureur avec laquelle ces moines , convaincus
d'avoir été les auteurs de tant de séditions , et chassés de la plu-
part des États de l'Europe, comme ennemis de la tranquillité pu-
blique, ont accusé d'impiété et de sédition, avant, pendant et
depuis leur destruction , et les magistrats qui ont détruit la so-
SUR l'éta.t des protestants. 445
Ces mêmes hommes, qui, gémissant sous le joug
d'une législation cruelle, entourés d'enfants que la
loi refuse de reconnaître, exclus de toutes les fonc-
tions publiques, aiment encore une patrie qui les a
rejetés, l'aimeront -ils moins loisqu'elle sera leur
mère? ils prient pour leur roi, lorsque les lois les op-
priment. Cesseront-ils de l'aimer, parce qu'il sera
devenu leur bienftiiteur? Et ceux que la rigueui- de
ces lois a forcés de renoncera leur patrie, qui, nés
sous le ciel heureux de la France méridionale, ont
été chercher un asile dans des climats de brouillards
et de neiges; les vieillards qui, nés dans ces climats,
regrettent, même sous une constitution libre, les
douces influences du soleil qui a brillé sur l'enfance
de leurs pères; les fds des réfugiés, qui regardent
encore la France comme une terre promise, dont
le courroux passager du ciel lésa écartés; ceux même
dont les pères ont combattu contre nous à Hochstet
et à Ramillies, mais dont le cœur a besoin de par-
donner à leur patrie, et d'en obtenir grâce; tous
ces hommes qui brûlent de pouvoir consacrer à un
fils de Henri IV, leurs richesses, leurs talents, leurs
vies, seront-ils de mauvais citoyens, lorsque leur pa-
ciété, et les écrivains qui s'en sont moqués, et les jansénistes ou
protestants , qu'ils n'ont plus le pouvoir de persécuter. Si je
croyais qu'il pxit jamais être permis de dire qu'un de ses frères a
blasphémé, j'en accuserais ces hommes qui , voulant couvrir leur
orgueil du masque de la religion , nomment impie quiconque re-
fuse de les adorer, et font semblant de croire que la grandeur
de l'Etre suprême , du maître éternel de l'univers, est intéressée
à la réputation de frère Guignard ou de frère Malagrida.
446 SUR l'état j)f.s protestants.
trie leur sera lendue? C'est aux puissances ennemies
de la France à redouter la révocation de ces lois.
L'impossibilité de troubler la France, en réveillant
le fanatisme des protestants, ou de la dépeupler en
les séduisant; la population augmentée d'une foule
d'étrangers, riches et industrieux, si pourtant ce
nom d'étrangers peut leur être donné; l'acquisition
de tous les secrets que l'industrie de nos voisins nous
cache encore; tous les maux de la révocation de
l'édit de Nantes réparés en un instant ; un million
de citoyens rendus au bonheur, et animés pour la
patrie d'un zèle nouveau: tels seront les effets d'un
changement lieureux , et voilà ce que la superstition,
décorée du nom de politique , voudrait nous faire
craindre.
N'y a-t-il pas du danger, au contraire, à souffrir
qu'un million de citoyens vivent sans existence lé-
gale, et à laisser sans état les enfants et les femmes
de deux cent mille familles? Quelles ressources
offrent à l'État des terres dont l'acquisition n'est ja-
mais sûre, dont la propriété incertaine n'est fondée
que sur la bonne foi?
Si dans quelques familles ces propiiétés ont été
inviolables, parce qu'elles ont été défendues par
l'honneur, souvent plus fort que les lois, qui répon-
dra qu'un indigne rejeton n'y vienne porter la dou-
leur et la misère? qu'un étranger, entré dans une fa-
mille par un mariage, n'abuse des droits que la
rigueur des lois accorde à sa femme? qu'un créancier
ne force un débiteur à lui prêter son nom?
Nous avons vu, de nos jours, des hommes dé-
SUR l'État dfs protfstajnts. l\î\']
poLiiller ainsi leur famille, et jouir avec insolence
d'une fortune acquise au prix de l'honneur.
On a dit que le nombre des protestants est main-
tenant trop petit, pour que la révocation de ces lois
puisse être nécessaire. N'y eût- il qu'un seul citoyen
qui souffrit d'une loi injuste, il faudrait sans doute
la révoquer; mais les protestants forment environ la
vingtième partie de la population du royaume; ils
en foiment la dixième partie à Paris et dans les villes
commeiçantes. l.e bon pasteur quitte son troupeau
pour aller chercher au loin la brebis égarée, et la
rapporter au bercail entre ses bras. Tel fut votie
maître, ô vous! qui voudriez faire croire que c'est
par zèle pour sa religion que vous fermez les oreilles
aux gémissements d'un million de vos frères.
On a été jusqu'à dire que les catholiques ne ver-
raient pas sans indignation qu'on traitât avec hu-
manité ceux de leuis concitoyens qui sont dans l'er-
reur. Mais le gouvernement pouirait-il craindre cette
menace indirecte de troubler l'État? Croirait-il une
calomnie si injurieuse au clergé catholique?
Pourquoi tolérer une secte que l'Église a condam-
née? Nous ne proposons pas de tolérer les dogmes
de la religion réformée, mais de cesser d'opprimer
ceux qui la professent. Nous ne demandons point
que les protestants aient un culte et des ministres,
nous demandons qu'ils puissent avoir des enfants.
Nous ne parlons point d'introduire dans l'État deux
religions, quoique la liberté des cultes publics n'ait
excité aucun trouble dans les États qui l'ont établie;
mais nous disons qu'il faut que tous les hommes
44^ SUR l'état des protestants.
qui vivent dans un État, qui payent les impôts, qui
obéissent aux lois, y jouissent des droits de l'homme
et du citoyen.
L'édit de Nantes, publié après des guerres civiles
à peine étouffées, fut un traité de paix entre deux
i'eligions ennemies, qui, dans leur défiance mu-
tuelle, prenaient l'une contre l'autre des sûretés,
que malheureusement on croyait alors nécessaires.
Cet édit fut l'ouvrage de la politique et de la recon-
naissance de Henri IV.
Dans un temps de paix, dans un siècle de lu-
mières et de raison, nous espérons du petit-fils de
Henri IV, une loi dictée par la justice et l'humanité ,
une loi qui rende à ses sujets des droits qu'une er-
reur religieuse ne devait point leur faire perdre.
Nous lui demandons grâce pour les petits-fils de
ces protestants, qui ont versé leur sang pour dé-
fendre les droits de la maison de Bourbon au trône
de saint Louis, qui ont perdu la vie en combattant
pour Henri TV, échappé avec peine, dans le massacre
de la Saint - Barthélémy, au fer des ennemis des pro-
testants , longtemps écarté par eux de l'héritage de
ses ancêtres, et quatre fois assassiné par eux , au nom
du ciel.
En mettant sous les yeux de ce piince les détails
de la persécution que souffrent ses fidèles sujets,
nous osons lui rappeler ces paroles si chères à tous
les bons Français, que prononça, dans ses derniers
moments, le sage dont il a reçu le jour, ce dauphin
qui termina par une mort si édifiante, une vie con-
sacrée tout entière à la vertu : Ne persécutons j)(>inf.
SUR l'état des PROTtSTANTS. 449
INoiis croyons que ceux de nos semblables qui
n'ont pas le bonheur d'être catholiques, sont des
hommes; et nous désirons que, si toute espérance
d'une félicité éternelle leur est refusée, ils jouissent
au moins dans ce monde d'une félicité passagèie.
Nous croyons que le même Dieu qui a permis que
les protestants hollandais, anglais, américains, sué-
dois, suisses, hongrois, allemands, bohémiens, po-
lonais, vécussent sous des lois douces et modérées ,
ne peut regarder comme un crime le désir de faire
participer les protestants français au même avan-
tage.
Si les assemblées des protestants, au lieu d'être
punies comme des crimes, étaient réprimées seule-
ment comme des attroupements contraires à la po-
lice, elles seraient nécessairement moins secrètes, et
dès lors plus faciles à dissiper ou à prévenir; elles
seraient moins nombreuses, et uniquement compo-
sées de peuple.
Les dangers de ces assemblées les anoblissent , l'i-
dée du martyre leur donne de l'importance et de la
dignité; elles ne seront plus que ridicules aux yeux
des piotestants de la bonne compagnie , sitôt que le
gouvernement les traitera avec cette indulgence et
cette pitié que mérite le fanatisme, lorsqu'il n'est
point à craindre.
Si les ministres qui viennent en France n'étaient
plus exposés à perdre la vie; si on se bornait à les
renvoyer chez eux, les aumônes des protestants se-
raient bien moins abondantes; au lieu d'être regar-
dés comme des confesseurs, en Hollande ou en
V. 29
45o SUR l'état des protestants.
Suisse, et d'y acquérir par ces voyages une consi-
déialiou qui les mène à la fortune, on ne les y ver-
rait plus que comme les autres gens qui vivent aux
dépens de la crédulité on de la charité publique ,
et leur métier serait avili du moment où il cesserait
d'être dangereux.
Si l'on détruit par une loi sagement combinée
l'incertitude que les lois contre les émigrants ont je-
tée dans les propriétés des protestants, ils cesseront
alors d'être séparés du reste des citoyens; l'intérêt
{(ui les forçait de rester unis ne subsistera plus, et
le zèle religieux qui entretenait cette union sera
bientôt affaibli.
Si l'on abroge la loi contre les relaps; si l'on ne
force plus sous des peines sévères les protestants à
recevoir au lit de mort les exhortations d'un prêtre
catholique ; s'ils sont libres de recevoir, dans leurs
derniers moments, les soins de leurs familles, ils
cesseront de regarder les prêtres comme des enne-
mis. Au lieu de mettre de l'honneur et de la vanité à
éluder ou à braver ces lois, la décence, les mœurs,
plus fortes que les lois, ne leur permettraient point
de refuser les visites d'un pasteur sage et éclairé; ils
le recevront comme un ami , ils l'écouteront sans
peine, lorsqu'il ne pouiTa les obliger à l'écouter
malgré eux (i).
(i) Louis XIV avait autorisé les juges à entrer dans la maison
des protestants malades , pour leur demander s'ils ne voulaient
|)as se convertir, et si leurs parents ne les empêchaient pas d'ap-
peler des ministres de la religion catholicjue; une loi qui se bor-
nerait à cette disposition ne pourrait être regardée comme ty-
SUR l'état dis protestants. 45 1
Si l'on croit qu'il soit dangereux pour l'État d'a-
voir des ministres comme Sully, ou des magistrats
comme Anne du Bourg, le président La Place, etc.,
on peut ne point révoquer les lois qui excluent les
protestants de la magistrature et de l'administration.
Que les fonctions qui donnent la considération du
pouvoir ou du crédit leur demeurent inteidites;
mais que du moins ils puissent prétendre à celles qui
mènent à la considération personnelle. Que si la na-
ture a donné à un protestant des talents pour les
sciences physiques, ou pour l'éloquence, ou pour la
philosophie, la nation ne soit point privée des ser-
vices qu'il peut lui rendre, comme médecin , comme
jurisconsulte; que les académies et les universités
soient ouvertes aux protestants; que les niilitaires
de cette religion ne restent point privés, parce qu'ils
sont Français, des marques de services auxquelles les
protestants étrangers ont droit de prétendre. Alors
ceux des protestants qui auront de l'ambition,
pourront , peut-être, se plaindre encore de leur étal;
mais ceux qu'animera l'honneur et le désir d'être
utiles, ne seront plus condamnés à l'humiliation et à
l'inutilité. Un homme de cœur peut consentir sans
r;»nniqne. Il est trn|) vrai que les mourants i,a'missent quelquefois
sous une tyrannie domestique, et qu'il y aurait des motifs assez
forts pour autoriser le magistrat à s'assurer, par la déclaration
des malades, catholiques ou protestants, si ceux qui les entourent
n'abusent pas de leur faiblesse. Cependant, nous croyons que les
inconvénients d'une loi semblable l'emportent de beaucoiqi sur
les avantages qu'on pourrait en espérer, parce que les hommes
publics sont encore plus souvent injustes que les parents ne sont
dénaturés.
29.
45a SUR l'état dks protfstants.
peine à vivre sous des lois qui lui ôtent respérance
d'être un homme puissant, mais il ne peut suppor-
ter des lois cpn lui ôtent les moyens d'obtenir et de
mérilei- l'estime publique.
Une loi pour les mariages des protestants, pour
leurs baptêmes, pour les sépultures, parait plus dif-
ficile. Le mariage est un sacrement; l'acte qui cons-
tate la naissance d'un citoyen est accompagné d'un
sacrement; celui (|ui en constate la mort, est lié à
une cérémonie religieuse. On ne peut, sans exercer
sur les consciences une violence injuste, ni obliger
les protestants d'assister à ces actes religieux, qui sont
accompagnés de cérémonies regardées injustement
par les protestants comme des pratiques d'idolâtrie,
ni obliger les prêtres catholiques à profaner les sa-
crements , ou les cérémonies de l'Église, en y admet-
tant des protestants; on peut encore moins or-
donner aux prêtres catholiques d'administrer les
sacrements, ou d'enterrer les morts suivant d'autres
rits que ceux de l'Église.
Mais la naissance et la mort d'un homme sont
des faits purement physiques, qui peuvent étie
constatés avec des formes prescrites par la loi civile.
Le baptême conféré aux enfants piotestants par
leurs parents est valide, et le salut de ces enfants
est assuré, jusqu'à l'âge où ils persistent librement
dans les erreurs de leurs pères.
Quant aux mariages , on pourrait renouveler la loi
de i685, qui, comme nous l'avons dit, permettait
aux prolestants de se marier devant un ministre
nommé par l'intendant, au jour et au lieu indiqué.
SUR l'état des protestants. 453
Ce ne seiait point permettre le culte public , puisque
cette loi n'avait été faite que pour les lieux où le
culte public était défendu.
Le prince pourrait statuer que lorsqu'un j)rotes-
tant aura déclaré, suivant une certaine forme, qu'il
adopte tous les enfants qui naîtront d'une telle
femme, ces enfants auront sur ses biens, après sa
mort, et qu'il aura sur eux, pendant sa vie, les
mêmes droits que les lois accordent aux enfants nés
en légitime mariage, sur les biens de leurs pères,
et aux pères sur leurs enfants.
Le prince pourrait statuer que la liaison (ju'un
protestant contracte avec une femme par cette décla-
ration , leur donnera à tous deux les mêmes dioits,
les assujettira aux mêmes devoirs que s'ils avaient
contracté un mariage. Une telle loi n'aurait pas plus
de rapport aux lois ecclésiastiques, qu'une loi qui
renouvellerait parmi nous l'adoption des anciens
Romains. Cette espèce de contrat aurait tous les ef-
fets civils du mariage , sans être un sacrement ; de
même que les mariages de tous les peuples , ou infi-
dèles ou idolâtres , qui ne sont pas non plus des
sacrements.
Si en vivant avec sa femme, après une telle décla-
ration , un protestant commet un pécbé , du moins
il n'offense point les mœuis publiques, il ne com-
met point de scandale. Or, les lois doivent, sans
doute, empêcber les scandales et veiller sur les
mœurs; mais les pécbés ne sont point du lessort
des lois.
Si un protestant voulait consacrer son union avec
45/| SUR l'état des protestants.
sa femme, par la bénédiction secièle d'un minisire,
il remplirait ce qu'il regarde comme un devoir de
conscience; s'il se dispensait de ce devoir, la loi n'en
regarderait pas moins comme légitime l'union qu'il
aurait contractée suivant la forme prescrite par le
souverain ; cette union serait même aussi respec-
table, aux yeux de la religion , que le mariage d'un
idolâtre ou d'un infidèle, dont elle ne différerait seu-
lement que parce qu'elle n'aurait pas été accom-
gnée d'une cérémonie que la religion regarde comme
un crime.
On peut, en convenant que les lois contre les
protestants doivent être abrogées, prétendre que le
moment où nous écrivons n'est pas celui qu'il fau-
drait choisir; car les défenseurs de ces lois disent
tantôt , que ce changement est de trop peu d'impor-
tance pour mériter l'ardeur avec laquelle les amis
de l'humanité semblent le désirer; et tantôt ils pré-
tendent que ce changement ne peut être fait, sans
risquer de bouleverser l'État.
Il faut donc montrer que nous arrivons au mo-
ment où l'abrogation des lois contre les protestants
peut procurer plus sùiement les plus grands avan-
tages, et où la conseivation de ces lois peut être le
plus dangereuse [)our la prospéiité publique.
L'État a besoin de ressources nouvelles. Un mil-
lion de citoyens rendus au bonheur, cent mille Fran-
çais expatriés nous rapportant leuis richesses et leur
industrie, n'offrent-ils pas des ressources plus du-
lables, des secours plus réels , que tout le crédit ap-
parent qu'on peut se procurer par ces ruses d'agio-
SUR l'État des protestants. 4^5
tage(ij, lionorées de nos jouis du nom (ïopcrdtions
de finance?
La séparation de rAméiique a jeté le décourage-
(i) Les mots agiot, agiotage, agioteur, agioter, ne se sont intro-
duits dans la langue française que vers le temps de Law. Ils
viennent du mot italien agio, qui, selon Savari, signifie l'excé-
dant de valeur que le papier des banques publiques avait sur
l'argent en nature; on appela donc agiot ou agiotage, le com-
merce des billets de banque de Law. Celui qui faisait ce com-
merce, s'appela un agioteur : enfin on fit le verbe agioter, qui si-
gnifiait faire commerce de billets de banque.
Ces billets ont été bientôt décriés; mais il s'est introduit dans
le commerce un très-grand nombre de papiers de différentes es-
pèces, et l'on a étendu le nom d'agiotage au commerce de ces pa-
piers. Ce mot a généralement une acception odieuse, non que ce
commerce soit en lui-même contraire à l'honnêteté , mais parce
que les friponneries y sont très-faciles, que les profits sont fon-
dés sur l'ignorance ou la détresse de ceux avec qui on traite;
qu'enfin ce commerce ne produit aucun avantage aux nations, et
se fait presque toujours à leurs dépens.
On a étendu le nom d'agiotage à toutes les opérations pu-
bliques qui ne sont qu'un échange d'argent contre du papier :
l'art de ceux qui imaginent ces opérations consiste à faire ac-
croire aux capitalistes qu'ils vendent cher leur argent, et aux
gouvernements qu'ils l'achètent à bon marché; et c'est pourquoi
on cherche à les compliquer et à les rendre inintelligibles poui
tous ceux qui n'ont pas ou des connaissances de calcul, ou l'ha-
bitude de ce genre de commerce. Mais connue les capitalistes sont
généralement assez intelligents sur leuis intérêts, il arrive pres-
que toujours que les gouvernements seuls sont la dupe de ces opé-
lations, et que par conséquent les nations en sont les victimes;
(]uelquefois ces agiotages sont déguisés sous l'apparence d'un
nouvel ordre ou dans l'administration de certains impôts, ou
dans la forme de certains établissements publics : quelquelois
môme on a l'habileté de paraître rembourser, lorsque réellement
456 SUR l'ÉTA.T des l'KOTiiSTA.NTS.
menl dans le commerce et dans les njanufactures de
l'Angleterre; ceux des réfugiés français qui seraient
restés dans celte nouvelle patrie, s'empresseront de
la quitter : ils auraient été obligés de sacrifier leur
intérêt au désir de revenir en France, et leur inté-
lét se trouve d'accord avec leurs sentiujents.
Les pays où les protestants se sont réfugiés dans le
dernier siècle leur offraient peu de ressources.
Toutes les terres y étaient cultivées, aucun métier
nécessaire ne manquait de bras; ceux qui n'avaient
ni fonds, ni une industrie particulière, restaient ex-
posés à manquer de travail et de subsistance ; c'était
chez les ennemis de leur pays qu'ils allaient chercher
une retraite; et s'ils avaient pu haïr le gouvernement
de leur pays , ils aimaient encore la nation française ,
ils s'intéressaient à sa gloire, qu'ils avaient long-
temps partagée. Ils ignoraient la langue des pays
qu'ils allaient habiter; et cet inconvénient, presque
nul pour des voyageurs riches , est un malheur hor-
rible pour des infortunés qui cherchent un asile.
Maintenant l'Amérique offre aux protestants fran-
çais un vaste pays habité par les alliés de la France,
où régnent la liberté de conscience et la liberté po-
litique ; où tous les hommes sont égaux; où les ou-
vriers de toute espèce peuvent espérer du travail et
on emprunte; toutes ces adresses sont nuisibles à la fois , et aux
gouvernements et aux peuples , à qui il en coûte toujours quel-
que chose de plus pour être trompés.
Au reste, ces ruses sont à présent de tous les pays, et nous
ne désignons ici ni aucune nation, ni encore moins aucun mi-
nistie en particulier.
SUR l'état «es protestants. 457
même de la fortune; où aucune corporation ne con-
damne les artisans pauvres à la servitude et à la mi-
sère ; où des terrains immenses attendent des mains
pour les cultiver. Et si, comme il est presque im-
possible d'en douter , le Canada suit l'exemple des
provinces voisines , il existera en Amérique une ré-
gion où les Français qui voudraient s'y établir, re-
trouveraient, avec tant d'autres avantages, la langue
et les usages de leur patrie. Nous sommes donc me-
nacés d'une émigration nouvelle; et pour l'éviter, il
ne nous reste que deux partis, ou de conserver des
lois sanglantes dont l'inutilité est prouvée , ou d'ô-
ter aux protestants le désir de cbercber une nouvelle
patrie, en les rétablissant dans les droits que la loi
ne peut ravir, avec justice, qu'aux bommes qui ont
mérité de les perdre par un crime.
Nous nous bornons à ce petit nombre de ré-
flexions. Le bon sens et l'bumanité doivent suffire
pour résoudre les questions de cette espèce. Des dis-
cussions plus savantes n'auraient servi qu'à obscur-
cir des idées si claires et si simples. Peuples et rois ,
défiez -vous de la subtilité, elle engendre les so-
j)bismes; et ce sont des sopbismes qui ont produit
les malbeurs des nations, et qui ont préparé la ruine
des plus grands empires.
458 SUR l'état des protestants.
SUR LES MOYENS
DE TBAITER LES PBOTESTAJNTS PBANÇAIS COMME liES HOMMES,
SANS NUIRE A LA RELIGION CATHOLIQUE^
Par M***, docteur en droit canon de la faculté de Cahors en Quercy.
La raison et l'humanité, la politique et la justice
demandent également que nos lois, contre les pro-
testants, soient enfin remplacées par des lois plus
douces et plus équitables.
Jamais les émigrations n'ont été plus à craindre
pour la France, que depuis qu'il s'est élevé, dans le
Nouveau-Monde, un empire naissant, allié de la
France, uni avec elle par les liens du commerce
comme par les intérêts politiques, appelant les arts
qui lui manquent , offrant à tous ceux qui voudront
l'habiter, les droits des citoyens, la tolérance, la li-
berté et des terres.
Jamais aussi la France n'a pu former une espérance
plus juste de voir revenir dans son sein les enfants
(jue la révocation de l'édit de Nantes lui a fait perdre,
et de s'enrichir à son tour des pertes de ses voisins.
La secousse que la séparation de l'Amérique fait
éprouver aux arts et aux manufactures de l'Angle-
terre, l'activité hollandaise qui périt avec la liberté,
la langueur du commerce des villes hanséatiques, la
chute de celui de Dantzig, les troubles dont la liva-
lité de deux grandes puissances menace l'Allemagne,
tout crie à nos réfugiés, aux habitants même de ces
pays, de venir cherchei- un asile en France.
SUR l'éta.t des protestants. 4^9
Le commerce et les arts n'y sont pas libres, à la
vérité, et c'est un grand mal; mais le nïéme mal
existe ailleurs; le gouvernement y est absolu , mais il
est doux; la propriété, la sûreté personnelle y sont
respectées, et les liommes occupés du commerce et
des manufactures ne demandent pas une liberté plus
glande (i). La surcharge des impôts sous laquelle
gémit la France est un fléau commun à toutes les
nations opulentes de l'Europe. La gabelle et les cor-
vées surtout sont, à la vérité, des fléaux plus parti-
culiers à la France; mais ces fléaux ne sont vraiment
onéreux que pour le cultivateur, pour l'homme qui
n'a que ses bras et une industrie commune. Si la
guerre ravage nos côtes, si elle menace quelquefois
les frontières de la Flandre, de l'Alsace, de la Lor-
raine, de la Provence, dans l'intérieur du royaume,
un pays immense est assuré de jouir d'une paix inal-
térable. Le climat de la France est plus beau que ce-
lui des pays protestants , le sol s'y couvre de produc-
tions plus variées, les lois contre les protestants
repoussent seules tous ceux qu'appellent, ou leur
intérêt, ou le souvenir de leur ancienne patrie; et
si on perd ce momeiit, bientôt le commerce de IJant-
zig prendra d'autres routes; la Suède, la Russie,
l'Ândeterre, achèveront d'absorber celui des villes
■&'
(i) Ceci ne contredit pas ce que nous venons de dire sur la
Hollande; le commerce peut fleurir sous un gouvernement absolu
dans une grande monarchie, mais non dans un petit Etat;
il peut fleurir dans un gouvernement absolu bien établi, mais
non dans un gouvernement qui n'est occupé que des moyens de
le devenir.
/|6o SUR l'état des protestants.
hanséatiques; l'Angleterre, plus humiliée qu'affaiblie
par ses malheurs, perdra son orgueil et conservera sa
puissance : enrichie des pertes de la Hollande es-
clave, elle se dédommagera de ce qu'elle a dépensé
pour lui faire perdre sa liberté; nos réfugiés cesseront
peu à peu de se souvenir qu'ils sont Français, ils se
plieront à des mœuis étrangères; la langue de leur
nouvelle patrie leur deviendra naturelle; et si on
laisse échapper l'occasion qu'un concours singulier
de circonstances a fait naître, peu de fautes auront
été plus grandes, et aucune n'aura été plus irrépa-
rable. ^
Tous les hommes éclairés conviennent de ces vé-
rités. Mais , dit-on , pour abolii- les lois contre les pro-
testants, il faut faire une loi nouvelle sur l'exercice
de leur religion, sur leurs mariages, leurs naissances
et leurs sépultures, sur leurs droits de succession,
sur leur exclusion des différentes fonctions de la
société; et cette loi est difficile à faire. Il faut veiller
aux intérêts de la religion catholique que nos rois ont
juré de protéger ; il faut conserver les droits de l'hu-
manité, qu'un devoir antérieur à tous les serments
leur prescrit de défendre. 11 faut empêcher que le
zèle des catholiques ou des protestants, que leur
haine sourdement fomentée par les ministres des
deux religions, ne puissent exciter des troubles dans
l'État,
Pour répondre à cette objection, nous avons cru
devoir rédiger une loi qui nous a paru remédier du
moins aux inconvénients les plus sensibles. Nous
ajouterons, à la fin du préambule et de chaque article
SUR l'état dhs protestants. l\6l
de cette loi , un commentaire qui en développera les
motifs. Nous n'avons garde de prétendre donner ici
des leçons au gouvernement , ni d'imaginer que nous
ayons fait ce qu'il y aura de mieux à faire; mais nous
avons cru que cette foime était préféiable à celle
d'une simple dissertation sur la nécessité et les
moyens d'abroger les lois contre les protestants.
Tout cela est vrai, aurait-on dit encore après l'avoir
lue; mais comment faire la loi? Comme un amateur
qui propose à un grand peintre l'idée d'un tableau,
j'ai osé piendre le crayon, non pour- donnei- des le-
çons au peintre, mais pour mieux faire entendre
mes idées. On nous assure que des magistrats éclai-
rés se sont occupés du même objet que nous, et
nous aurions abandonné notre travail, si nous l'a-
vions entrepris par un motif de vanité; mais lors-
qu'il s'agit d'objets qui intéressent le bien public,
tout homme dont les vues sont pures a le droit de
parier. Un soldat, en rendant justice aux talents su-
périeurs de ses généraux, peut aspirer à l'honneur
de combattre à leurs côtés.
PRÉAMBULE.
Louis, etc.. L'exercice du pouvoir législatif ne
nous a été confié que pour maintenir, par des lois
conformes à la raison et à la nature, chacun de nos
sujets dans la possession des dioits essentiels à
l'homme, et pour la conservation desquels les socié-
tés ont été instituées. Nous avons vu avec douleur
que plusieurs des lois qui statuent sur le sort de ceux
4^2 SUR l'État des protestants.
de nos sujets qui ont le malheur de ne pas croire
les dogmes de la religion catholique , blessaient ces
droits essentiels. Nous avons jugé que, puisque ces
droits n'ont pour but que d'assurer aux hommes la
jouissance d'avantages purement temporels, puis-
qu'ils dérivent de la nature de tout être sensible et
raisonnable, une erreur dans la foi ne pouvait nous
donner le droit d'en priver aucun de nos sujets. Pé-
nétrés de respect pour les intentions de ceux de nos
prédécesseurs qui ont cru ces lois de rigueur néces-
saires au repos de l'Élat , ou propies à réunir tous
nos sujets dans la même croyance; animésdes mêmes
sentiments de zèle pour la religion, et d'amour pour
nos peuples, nous avons cru devoir abolir ces lois
par les mêmes motifs qui les ont fait établir, parce
que nous avons reconnu , d'après l'expérience, que
ces moyens d'entretenir la paix et de convertir des
âmes étaient également cruels et vains, qu'ils étaient
contraires au bien de l'Etat comme à la justice, à
l'intérêt autant qu'à l'esprit de la religion. INous
avons senti que notre premier devoir, comme roi,
était d'être juste, et couime fils aîné de l'Eglise, de
donner à notre peuple des exemples de douceur et
de charité. 4 ces causes....
COMMENTAIRE.
l. On ne s'arrêtera point à prouver ici que le but
de la société étant unicpiement le maintien de la
propriété, de la liberté, de la sûreté de ceux qui
la composent, le désir de s'assurer une jouissance
SUR 1,'ÉTAT DES PROTESTANTS. 4^^
paisible de ces avantages est le seul motif qui ail
pu réunir les hommes en société durable et régu-
lière; qu'ainsi aucun gouveinement ne peut avoir un
droit légitime d'attaquer ni la propriété, ni l'état ci-
vil, ni la libellé, ni la sùieté d'un citoyen qui ne
s'est pas rendu coupable d'un crime. Quelques pu-
blicisles ont prétendu , à la vérité, que la puissance
législative, lorsqu'elle réside dans le corps de tous
les citoyens sans exception, avait le droit de faire
toutes les lois qu'elle jugeait utiles au plus grand
nombre; mais aucun n'a jamais prétendu que ce
droit pût appartenir dans la même étendue à un
honnne ou à un corps devenus dépositaires du pou-
voir législatif, ni même à une assemblée de repré-
sentants, choisis par la nation. L'opinion de ces pu-
blicistes nous paraît même outrée, i'^ Parce que,
ainsi que l'a remarqué M. de Beccaria , les enfants
non majeurs et les femmes ne faisant point partie de
l'assemblée générale de la nation , elle n'est jamais
dans la réalité qu'un corps de représentants plus
nombreux. 1° Puisqu'il n'existe aucun autre motif
de se mettre en société que la conservation des
droits dont on jouit dans l'état de nature, le premier
acte de la société ne peut être l'abandon de ces
droits. A la vérité, un homme qui, dans l'état sau-
vage, sait que s'il attente à la vie de son voisin, il
sera exposé à la vengeance de sa famille , lui et toute
la sienne; qui sait que toutes les familles se croiront
intéressées à empêcher qu'il n'échappe à cette ven-
geance, peut consentir qu'on substitue à ces repré-
sailles illimitées une peine légale qui leur donne des
464 SUR l'état des protestants.
bornes; il doit juger, étant de sang -froid, qu'il
trouve son avantage dans une loi qui ajoute à sa sû-
reté, assure son repos et celui des siens, et ne le
soumet à une peine que dans le cas où il commet-
trait une action que, dans l'instant où il délibère, il
est convaincu qu'il ne commettra de sa vie. Mais ja-
mais un homme n'a pu dire à d'autres hommes : Je
mets entre vos mains ma personne, ma vie et mes
biens, à cette seule condition, que ma voix sera comp-
tée dans vos assemblées ; vous aurez le droit de m'or-
donner, sous peine de la vie, de dire et niême de
croire que la neige est noire, et que deux et deux
font cinq; vous aurez le droit de me brûler vif, si,
dans un moment de délire, je brise un morceau de
bois consacré, etc.
Le pouvoir législatif, quelque part qu'il réside, est
donc le pouvoir de régler la manière dont les
hommes réunis dans une société doivent jouir de
leurs droits, et non le pouvoir de violer ces droits
mêmes, sous le prétexte de l'utilité du plus grand
nombre.
II. Si la société était faite pour conserver les
hommes dans la croyance de la vraie religion, il
s'ensuivrait qu'il ne peut y avoir d'autorité légitime
dans les pays où le gouvernement ne professe point
la vraie religion, conséquence contraire à l'opinion
de tous les chrétiens des premiers siècles, et funeste
au repos de l'humanité, puisque les pays où règne
la vraie religion ne sont qu'une très-petite portion
du globe.
ni. Les maux que les lois rigoureuses faites contie
SUR l'état des protestants. 4^5
les pmleslants, ont causés à la France, sont trop
connus, et l'on sait trop que ces lois cruelles n'ont
point augmenté le nombre des catholiques. Si on
ajoute le nombre des protestants expatriés depuis
le temps de la conjuration d'Amboise jusqu'à nos
jours, au nombre de ceux qui restent en France,
on le "^^trouvera au moins égal à ce qu'il était même
avant la Saint-Barthélémy : le rapport du nombre des
protestants à celui des catholiques n'a point dimi-
nué, et il ne peut qu'augmentei-, à moins que des
émigrations funestes à l'État ne changent l'oidre na-
turel. En effet, on sait maintenant à quoi doivent
se réduire les longues listes de conversions , ou ache-
tées, ou forcées, qui scandalisaient ou révoltaient
l'Europe, et par lesquelles on flattait et le zèle et
l'orgueil de Louis XIV. Depuis ce temps, les con-
versions de quelques protestants riches, qui se sont
faits catholiques pour pouvoir devenir gentilshom-
mes, n'ont pu produire un effet sensible. Si main-
tenant nous supposons un État dont la population
reste la même, que dans cet État il existe deux classes
de citoyens, et que l'une de ces classes ait à propor-
tion moins de célibataires que l'autre, cette classe
augmentera , tandis que l'autre diminuera : de même
si la population totale augmente, l'augmentation
sera plus grande à proportion dans la classe qui ren-
ferme moins de célibataires. Enfin, si la population
totale diminue, la diminution y sera moins forte à
proportion; et la même chose aura lieu, à plus
forte raison, si dans cette classe il existe d'autres
causes de plus grande population. Or, i° la portion
V. 30
/|66 SUR r/ÉTAT DES PROTESTANTS.
catholique de la nation française renferme un clergé
nombreux qui renonce au mariage. 2° La partie pro-
testante de la nation fournit moins à proportion dans
les grandes classes célibataires, telles que les soldats,
les domestiques des grandes villes, les subalternes de
l'administration des finances et de la justice, les in-
trigants, etc.... 3^ Les mœurs des protestants sont
plus pures; car, dans tout Etat, la secte dominante
est toujours la plus corrompue : d'ailleurs, l'influence
que le clergé célibataire catholique a sur les mœurs
des femmes qui professent sa religion , est une source
de dépravation toujours agissante, et quelques lumiè-
res, quelque pureté, quelque austérité même qui règne
dans le corps des évêques, on ne peut nier qu'il n'y ait
dans le bas clergé, et surtout parmi les moines, beau-
coup de corruption et d'ignorance. Les protestants en-
fin reçoivent leur éducation de leurs parents, les catho-
liques reçoivent la leur des prêtres; on enseigne
aux protestants la morale de l'Évangile, et aux ca-
tholiques celle des moines. Les protestants l'étudient
dans Smith ou Fergusson , et les catholiques dans
l'instruction de la jeunesse du docteur Gobinet. Ces
désavantages des catholiques ne tiennent point à
l'essence de leur religion , je le sais, mais ils naissent
de ces mêmes principes , trop répandus parmi les
catholiques, qui leur font regarder comme utiles à
la religion les lois de rigueur contre les non-confor-
mistes, ou ils sont l'ouvrage de ces lois; ils dureront
autant qu'elles, et l'unique effet de cette législation
sera toujours , ou de priver la France d'un grand
nombre de citoyens utiles, si elle est exécutée à la
SUR l'État des protestants. 4^7
rigueur; ou d'augmenter le nombre des protestants,
si le gouvernement, trop faible pour écouter la voix
de la justice, obéit du moins à celle de l'humanité
plutôt qu'aux hurlements du fanatisme.
IV. Les lois pénales en matières de religion sont
contraires à l'esprit du christianisme. L'Evangile, les
Épîtres des apôtres, les ouvrages des Pères, en four-
nissent des preuves sans nombre. Si quelques pas-
sages paraissent contredire ces preuves, ils se trou-
vent dans des écrits échappés à quelques-uns des Pères
dans la chaleur de leur zèle; si quelques autres sont
équivoques, il faut les expliquer par des principes
clairs de l'Évangile, et les prendre dans le sens le
plus conforme au bonheur des hommes, le plus di-
gne de la bonté de Dieu.
Ces lois sont contraires à l'inlérêt de la religion :
en effet, depuis le commencement de l'Église jusqu'à
nous, aucune hérésie n'est devenue puissante que
parce qu'elle a été persécutée; c'est la persécution
qui oblige les hérétiques à se réunir, à convenir des
mêmes opinions, à former un corps de doctrine;
car, avec de la tolérance, il y aurait autant d'héré-
sies que d'hérétiques.
Telles sont les réflexions qui nous ont dicté le
préambule : elles sont fondées sur des faits qu'aucun
homme instruit de l'histoire ne peut nier; sur des
principes avoués de tous les publicistes éclairés, et
même de tous les théologiens qui aiment vraiment
la religion , et non la fortune que la religion procure
à ses minislies.
30.
4^8 SUR l'iéta-t des prothstants.
ARTICLE PREMIER.
Nous abrogeons du jour de la publication de cet
édit, et pour toujours, toutes les lois faites concer-
nant les hérétiques, par nos prédécesseurs, dans
quelque siècle qu'elles aient été promulguées, et sous
quelque dénomination que les hérétiques y soient
désignés : défendons à nos juges d'avoir à l'avenir
aucun égard à aucune des dispositions de ces lois.
COMMENTAIRE.
Dans la plupart des lois on lit la clause suivante:
confirmons les ordonnances et édits , en ce qui n'est
pas contraire au pi'ésent édit. Il vaudrait mieux, au
contraire , abroger dans chaque loi celles qui ont
été faites auparavant sur le même objet, mais in-
sérer dans la nouvelle loi tout ce qu'on a cru devoir
conserver des lois anciennes, i*' La législation en de-
viendrait plus simple. 2° Comme la nouvelle loi em-
brasserait nécessairement u n objet dans tou te son éten-
due, il y aurait plus d'unité dans l'esprit de la lé-
gislation. 3° On ne serait pas exposé à conserver des
lois qui, sans être contraires dans la lettre à la loi
nouvelle, ont été faites dans un esprit opposé, et
dont l'exécution peut détruire tout le bien que l'on
espérait du changement de loi. 4° La législation ne
serait plus surchargée de lois oubliées, tombées en
désuétude , et ensuite remises en vigueur, pour flat-
ter, aux dépens des faibles, la haine, l'intérêt, les
passions des hommes puissants.
SUR l'ét\t des protestants. 4^9
V. On ne dérogerait plus à des lois générales par
des lois particulières, dictées souvent par des inté-
rêts cachés ou des vues momentanées; les change-
ments dans les lois ne se feraient qu'en grand , pour
un bien durable, et pour de grands intérêts.
ARTICLE II.
La religion catholique, apostolique et romaine
sera la seule religion de l'État , et la seule dont le
culte public soit permis dans nos Etats.
COMMENTAIRE.
On doit entendre ici par religion de l'État, celle
dont les ministres sont entretenus aux dépens de
l'État, forment dans l'État un corps distinct des au-
tres citoyens, jouissent de prérogatives particulières,
ont le droit de s'assembler, de faire des règlements
sur le culte, de former une hiérarchie, d'exercer
une juridiction , soit sur les membres du clergé même,
soit sur les citoyens qui professent leur religion;
celle dont le culte et la discipline sont maintenus
par les lois, celle dont on suit le culte dans toutes
les cérémonies religieuses où assistent les chefs de
l'État et les corps qui représentent ou la nation ou une
partie de la nation , etc.
On doit entendre par culte public , un culte fixé
par des règlements publics, exercé dans des temples
publiquement consacrés à cet usage, et ouverts à
tous les citoyens; un culte enfin dont les ministres
soient institués d'une manière publique et solennelle.
470 SUR l'éta.t des protestants.
Nous pensons que le législateur a le droit d'adopter
une religion, d'accorder à ses ministres des privilèges,
de consacrer à leur entrelien une partie des revenus
publics , de protéger la discipline intérieure du clergé
de cette religion , la juridiction même de ce clergé
surles laïques; pourvu qu'en renonçantàcettereligion,
les laïcjues puissent se soustraire à cette juridiction ,
qui d'ailleurs doit respecter tous les dioits de l'homme
et du citoyen , et ne peut s'exercer sous aucun pré-
texte, ni sur la personne, ni sur la liberté , ni sur
la propriété, ni sur l'état d'aucun laïque. Nous croyons
également que le culte public ne peut s'établir que
du consentement du législateur: la liberté naturelle
des citoyens, c'est-à-dire la liberté de faire toutes
les actions qui ne sont contraires au droit d'aucun
autre individu, ne peut s'entendre que des actions
privées de chaque citoyen ou de plusieurs citoyens
réunis par une association libre.
Des publicistes éclairés ont borné davantage les
droits du législateur. Il n'a point le droit , disent-ils,
d'empêcher les citoyens de former librement une
association publique pour prier Dieu en commun,
et payer en commun les dépenses du culte (i); parce
que dans une telle association il n'y a rien qui blesse
les droits d'autrui; et dès qu'ils ne veulent obliger
personne ni à suivre leur culte, ni à en payer la dé-
pense , ils peuvent mettre dans les cérémonies de
(i) Quelques colonies américaines sont le seul pays du globe
où jamais on ait joui de cette liberté : il suffit que quinze per-
sonnes conviennent d'un culte, pour avoir le droit de bâtir un
temple et de payer un prêtre.
suK l'État di:s protestants. 47 1
ce culte tout l'appareil , toute la solennité qu'ils
voudront, tant que cet appareil ne troublera point
la tranquillité, ne gênera point la liberté des autres
citoyens. La loi ne doit avoir sur ce culte que la
même inspection qu'elle a sur les autres actions in-
différentes en elles-mêmes. Le gouvernement ne doit
employer les revenus de l'État que pour la nation.
Les dépenses nécessaires à la défense de l'État , à la
sûreté intérieure, à l'exécution des lois, à l'encoura-
gement des arts utiles, sont des dépenses légitimes,
parce qu'elles intéressent toute la nation; parce que,
si les impôts sont bien administrés, le bien que
cbaque individu retire de l'emploi de ces impôts est
plus grand que le dommage que l'impôt lui cause.
Mais il ne peut en être de même des dépenses pour
le culte, qui, n'étant utiles que pour ceux qui pro-
fessent ce culte, ne doivent pas être supportées par
les autres citoyens. Selon ces publicistes , la liberté
entière dans la religion est le seul moyen d'éviter les
troubles, d'établir ou de conserver une morale pure,
vraiment sociale, sans superstition comme sans fa-
natisme; de réunir même dans la croyance de la
vraie religion tous les gens éclairés, parce qu'alors
les religions ne se présentant plus qu'avec leurs
preuves, la crainte de la persécution ou la bonté de
paraître y céder, l'amour des avantages temporels, ne
pouvant plus mettre un poids dans la balance, la re-
ligion la mieux prouvée sera la seule crue et la
seule pratiquée.
Ils vont même plus loin : la puissance législative,
disent-ils, n'a point le droit de mêler des actes reli-
l\'j-i SUR l'état dks pkotestants.
gieux à aucune formalité nécessaire à l'exercice des
droits des citoyens, parce qu'elle ne peut leur ôter
ces droits , et qu'alors c'est les ôler réellement à ceux
dont ces actes religieux peuvent blesser la cons-
cience. Elle n'a pas même le droit , ajoutent ces écii-
vains, d'exiger de ceux qui doivent remplir certaines
places, ni une profession de foi, ni l'assistance même
à aucun acte religieux. L'éligibilité aux places est un
droit des citoyens ; les conditions qu'on exige pour
les remplir doivent donc être telles, que chaque ci-
toyen puisse se conformer à ces conditions sans man-
quer à sa- conscience, sans faire le sacrifice de ses
opinions. Ils voient autant de danger que d'injustice
dans les lois qui exigent une profession de foi ,
quelque boj-iiée qu'elle puisse être. Supposons, par
exemple , disent-ils, que l'on exige seulement la dé-
claration que l'on croit l'existence d'un Dieu ; quelle
sera l'utilité de celte loi? D'abord tout athée sans
morale prêtera le serment, et ne sera pas exclu. Tout
homme qui, faute d'avoir réfléchi, n'aura point une
opinion arrêtée, n'hésitera pas davantage. 11 restera
donc quelques athées vertueux qui sacrifieront leurs
intérêts à leur conscience. Et quel risque y aurait-il
alors de confier une place à de tels hommes? Mais ,
dit-on, un homme qui a professé l'athéisme peut
même, sans être délicat, se refuser à une déclaration
qui le déshonorerait. Sans doute; mais puisque ses
opinions sont connues, ou le gouvernement ne lui
confiera point de places, ou, s'il lui en confie une,
c'est qu'il croit pouvoir compter sur sa probité. II ne
croit donc pas que le système de cet homme soit
SUR l'État des protestants. l\']?>
incompatible avec la probité ; il n'a donc eu alors
aucune raison d'exclure des places les partisans de
ce système.
Nous adoptons ici des principes plus modérés, et
nous croyons que cet article ne contient rien qui
soit contraire aux droits des citoyens. Il nous parait
réunir plusieurs avantages importants. i° Le serment
de maintenir et de protéger exclusivement la religion
catholique, se trouverait rempli dans toute l'éten-
due qu'on peut lui donner, sans blesser les droits
de l'humanité. Quant au serment d'exterminer les
hérétiques, nous n'examinerons point s'il a fait cons-
tamment partie du serment du sacre, quand et par
qui cet article y a été ajouté, si ce serment a été le
même dans toutes les époques de la monarchie, s'il
a été originairement l'ouvrage de la nation ou celui
du clergé ; comment , enfin , il est arrivé que nos
rois promettent tant de choses à l'Église et si peu
à leurs peuples. Mais il est évident que ce serment
ne peut regarder les protestants, puisque Louis XIII
et Louis XIV l'ont déclaré après leur sacre par des
actes solennels, enregistrés dans les tribunaux.
iP Le clergé ne perdrait aucune de ses préroga-
tives ; car, sans doute il ne regarde point comme
une prérogative le droit d'exercer une persécution
sourde contre les protestants, et de les obliger à faire
des sacrilèges lorsqu'ils veulent se marier ou ache-
ter la noblesse.
3° Ceux qui croient, avec bien peu de raison, qu'il
peut y avoir du danger à souffiir deux religions dans
un Etat , n'auraient plus même de prétexte pour leui^s
terreurs.
474 SUR l'iîtat des protestants.
4*^ Les ministres de la religion catholique ayant
seuls le droit d'instruire, de prêcher publiquement,
auraient, pour s'occuper de la conversion des héré-
tiques, tous les moyens temporels que l'esprit de la
religion leur permet de désirer. La foi catholique
jouissant seule de l'avantage d'avoir un culte , attire-
rait à elle les hommes qui obéissent à leurs sens, et
les preuves de sa vérité sont si fortes , ses ministres
ont tant de lumières, qu'on ne doit pas craindre que
les hommes éclairés puissent l'abandonner.
ARTICLE III.
Dans le cas où plusieurs de nos sujets s'assemble-
raient, soit dans un lieu appartenant à l'un d'eux,
soit dans un lieu qu'ils auront loué ou acheté en
commun , nous défendons à aucun gouverneur, com-
mandant de province, juge de police ou autre, de les
y troubler, sous prétexte que ces assemblées ont pour
objet des actes de quelque culte religieux.
COMMENTAIRE.
Que des hommes liés entre eux par des intérêts
communs, par la conformité de goût ou d'opinions,
se rassemblent pour s'éclairer mutuellement, discu-
ter leurs intérêts, ou même se divertir, tant que
ces assemblées ne causent aucun désordre public,
aucun préjudice aux droits des autres citoyens , le
gouvernement ne peut avoir le droit ni de les dé-
fendre, ni même de forcer ceux qui les composent à
lui donner connaissance de ce qui se passe dans ces
SUR l'État des protestants. 4? 5
assemblées. 11 faudrait, pour avoir ce droit, qu'il y
eût de fortes présomptions que ces assemblées sont
criminelles, comme il faut, selon nos lois, qu'un
homme soit accusé d'un crime grave, et qu'il y ait
de fortes présomptions contre lui, pour attenter à sa
liberté même, ou à ses droits de citoyen, par le dé-
cret que nous nommons d'ajournement personnel.
Or, on ne peut regarder comme un crime l'action
de s'assembler avec sa famille, ses amis, ses connais-
sances, pour rendre grâces à l'Être suprême, ou le
prier pour le roi et pour la patrie , ou , enfin , pour
écouter une dissertation de théologie ou un discours
de morale. Cet article ne serait donc qu'une décla-
ration que les droits légitimes des citoyens seront
respectés à l'avenir; mais il en résulterait de grands
avantages. Des hommes qu'on voudrait empêcher
de faire aucun exercice de leur religion , ou fini-
raient par n'en plus professer aucune, ou trouve-
raient moyen d'éluder les lois : les occasions de faire
en secret ces actes défendus seraient rares et dan-
gereuses ; la rareté rendrait les assemblées nom-
breuses, et le danger produirait le fanatisme.
La nuit, le secret , les lieux écartés frappent l'ima-
gination , et nourrissent l'enthousiasme. Pour éviter
de petites associations particulières, on en produi-
rait de grandes qui embrasseraient des provinces
entières; pour vouloir détruire des associations que
l'on connaît, et qui dès lors ne peuvent jamais de-
venir dangereuses , on ferait naître des associations
secrètes. Mais, diront les fanatiques , on peut, avec
de la vigilance et des lois sévèies, empêcher même
47^3 suK l'état des protestants.
ces assemblées secrètes : oui , sans doute ; et en for-
çant encore un million d'hommes à s'expatrier , en
couvrant nos provinces de roues et de bûchers, en
entassant dans les cachots, en enchaînant aux ga-
lères des milliers de citoyens paisibles et vertueux ,
on pourrait parvenir à empêcher toute assemblée de
protestants.
11 faut, en un mot, ou se résoudre à ces extré-
mités, ou employer, comme à présent, des alterna-
tives d'indulgence et de sévérité arbitraires ; tantôt
laisser dormir ces lois trop sévères, tantôt les re-
mettre en vigueur, pour faire ce qu'on appelle un
exemple, ou, enfin, faire une loi à peu près équiva-
lente à celle que nous venons de proposer.
Le premier parti, l'exécution rigoureuse de nos
lois contre les protestants, outragerait l'humanité;
et dans un siècle tel que le nôtre, à peine s'est-il
trouvé quelques moines assez enivrés de fanatisme
pour regretter les bûchers du seizième siècle, et les
dragonnades du dix-septième; comme si les gémisse-
ments des galériens, les cris des filles livrées aux sol-
dats, les hurlements des malheureux brisés sur des
roues et jetés dans les flammes, étaient un cantique
agréable au père commun de tous les hommes!
Le second parti est contraire aux principes d'une
sage législation , qui ne fait de lois que celles qu'il
est toujours utile d'exécuter. Il ne produirait (jue
des intrigues, de la corruption , des vexations arbi-
traires, et des dangers plus grands que la tolérance
la plus absolue : il ne reste donc que le troisième.
SUR l'état des protestants. 477
ARTICLE IV.
Défendons à ceux de nos sujets qui seraient con-
venus de former des assemblées pour quelque molif
que ce soit, de convoquer ces assemblées, soit au
son de la cloche, soit par des affiches, soit par au-
cune proclamation publique, sans en avoir obtenu la
permission des juges de police des lieux , sous peine
de suspension desdites assemblées.
ARTICLE v.
Dans le cas où il y aurait contestation pour le
payement des loyers ou des réparations des lieux
d'assemblées, des dépenses de ces assemblées, des
salaires de ceux qui seraient chargés d'en prendre
soin , ou de toute autre fonction , on ne pourra y
assujettir que ceux qui s'y seront obligés par acte ;
et si ces actes portent que l'association a été faite
pour quelque objet religieux , lesdits actes seront ré-
putés nuls.
COMMENTAIRE.
L'objet de ces deux articles est d'empêcher qu'il
puisse y avoir aucune trace d'exercice public d'une
autre religion que la religion catholique. L'exer-
cice public suppose des actes religieux faits à une
heure, à des jours marqués par un règlement, ou
des actes publiquement annoncés. L'exercice public
donne aux ministres d'une religion le droit de faire
pourvoir à leur entretien, et à celui des temples,
478 SUR l'État des protestants.
par ceux qui suivent les exercices de celte religion ,
si le gouvernement n'a pas pourvu à ces dépenses ;
ou du moins les actes particuliers faits pour les dé-
penses du culte ont nécessairement la même force
que les autres conventions.
Ainsi, exclure toute action en justice qui serait
relative aux dépenses nécessaires pour le culte d'une
religion, défendre d'y pourvoir par toute contribu-
tion qui ne serait pas absolument volontaire, empé-
cber toute convocation faite pour en pratiquer les
actes en commun, c'est réellement défendre l'exer-
cice public de cette religion de la manière la plus
formelle , et cependant sans affliger la conscience
de ceux de cette religion qui croient ou nécessaire
ou profitable pour leur salut, de faire des prières
communes , de recevoir les instructions de leurs mi-
nistres, de participer aux sacrements.
ARTICLE VI.
Comme il est du devoir d'un législateur de cher-
clier à prévenir les crimes, pour éviter la nécessité
de les punir, nous enjoignons à ceux de nos sujets
qui voudront former des assemblées particulières,
de ne les faire ni dans des bâtiments isolés, ni à
portes ouvertes dans des places dont les portes don-
neraient dans des lieux publics , mais seulement dans
l'intérieur d'une maison ou d'un terrain fermé, pour
éviter toute rixe entre ceux qui forment ces assem-
blées , et ceux qui du dehors voudraient voir et en-
tendre ce qui se passe dans ces assemblées , ou clier-
cberà les troubler. Défendons également à aucun de
SUR l'état des protestants. 479
nos sujets de pénétrer dans les lieux de ces assem-
blées, sans le consentement des propriétaires, et d'y
demeurer malgré eux. Ordonnons à nos juges de
police de punir les contrevenants, de quelque état
et condition qu'ils soient, comme s'ils avaient com-
mis les mêmes excès dans une maison particulière.
COMMENTAIRE.
On s'est plu à exagérer les troubles que pouirait
causer la réforme de nos lois contre les protestants.
On a dit que les protestants profiteraient des moindres
marques de tolérance pour multiplier leurs assem-
blées , et donner plus d'éclat aux actes de leur
culte. On a dit que ces assemblées indigneraient le
zèle des catholiques, et qu'il serait à craindre que la
populace ne se portât à des excès funestes. Quelque
peu fondées que soient ces craintes, l'exécution de
ce sixième article doit les dissiper entièrement.
Tout attroupement des catholiques autour des
lieux où se pratiqueraient les actes de la religion
prolestante deviendrait impossible, puisque les pro-
testants ne pourraient donner à ces actes une solen-
nité capable de blesser leurs adversaires.
Cette haine machinale de la populace catholique
contre les protestants s'affaiblit d'ailleurs tous les
jours, et la destruction des lois d'intolérance l'anéan-
tirait en peu de temps; du moment où il sera bien
connu qu'il n'y a plus ni considération, ni fortune à
espérer par des excès de zèle, il n'y aura plus d'excès
de zèle.
48o SUR l'état des protestants.
Le fanatisme est une maladie contagieuse; mais si
celui qui la communique aux autres est quelquefois
aussi un fanatique, il est toujours un intrigant avide
ou ambitieux. Voilà pourquoi l'esprit national suit
constamment en ce genre l'esprit du gouvernement.
Tous ces articles, depuis le second, peuvent être
regardés comme iiuitiles : il suffirait en effet de sup-
primer les lois pénales contre les protestants. Dès
lors , les lois qui veillent à la sùrelé des citoyens
s'étendraient sur eux, et ils n'ont pas besoin d'une
protection particulière ; il leur suffit qu'étant hommes
et citoyens, ils puissent en avoir les droits; et cer-
tainement la liberté de prier l'Etre suprême dans
r intérieur de leurs maisons , la liberté de recevoi r chez
eux des instructions de qui ils veulent , est un de ces
droits, puisqu'en général toute action, ou faite par un
homme lorsqu'il est seul , ou même par plusieurs
hommes , mais d'un consentement libre, nepeutêtre
du ressort des lois pénales, toutes les fois qu'il ne ré-
sulte pas de cette action une lésion des droits d'un
autre citoyen. On demande pardon de revenir souvent
sur des maximes si communes et si simples ; mais
elles suffisent ici pour décider quelle est précisé-
ment l'espèce de liberté religieuse à laquelle tous les
hommes ont des droits , et qu'on ne peut leur refuser
sans injustice.
article vïi.
Ceux de nos sujets qui, poussés par une espèce de
fanatisme, prêcheraient dans les places ou dans les
lieux publics , attaqueraient la religion catholique par
SUR l'état des protestants. 481
des discours tenus en public , troubleraient l'ordre
du culte de cette religion, insulteraient ou briseraient:
les images, ou en général les objets de la vénération
des fidèles, seraient enfermés plus ou moins de
temps, selon la gravité de leurs excès, dans une
maison de correction , où ils seraient traités avec
douceur et humanité ; de tels excès ne pouvant être
commis que par des hommes qui ne jouissent pas de
leur raison.
Ceux des catholiques qui seraient convaincus de
les avoir portés à ces excès, ou en exigeant d'eux une
déclaration de leur croyance, ou en voulant les forcer
à des actes contraires à leurs principes, seront punis
de la même manière. Le temps de cette prison ne
pourra être de plus de dix ans pour les hommes au-
dessous de quarante ans; de plus de six ans pour ceux
qui auront passé quarante ans ; de plus de quatre ans
pour ceux qui auiont passé cinquante ans, et de plus de
deux ans pour les hommes de soixante ans et au delà.
COMMENTAIRE.
Lorsque le fanatisme trouble le repos des citoyens
par des actions qui en elles-mêmes ne sont pas des
crimes, c'est-à-dire, qui ne sont pas des atteintes
directes à la sûreté, à la liberté, à la propriété des
citoyens, le fanatisme n'est pas un crime, et ne
doit étr e réprimé que comme une véritable démence.
Toute autre punition serait injuste et cruelle; elle
nuirait au but que le législateur doit se proposer,
en intéressant pour celui qui en serait l'objet, tous
V. 31
48-2 SUR l'éta.t des protfstants.
les cœurs qu'un zèle aveugle n'aurait pas endurcis,
en le rendant respectable aux yeux de ceux qui
partagent ses opinions.
Dans toute secte dominante, et même dans toute
secte libre, un fanatique (i) est nécessairement ou
un fripon, ou un sot; mais dans une secte oppri-
mée, la haine naturelle de l'homme pour la tyrannie
peut inspirer du fanatisme aux esprits les plus
éclairés, aux âmes les plus vertueuses; et c'est peut-
être par cette raison que les sectes persécutées sont
devenues souvent si dangereuses : ainsi, par une lé-
gislation modérée, on réprimera plus sûrement le
fanatisme, et on le réprimera sans danger. Un hon-
nête homme peut s'exposer à la mort par enthou-
siasme, par vanité ; il sait que le supplice n'est point
infâme, quand le crime poui' lequel on le subit n'est
point honteux; mais il ne s'exposera point à être
traité juridiquement comme un insensé.
En général, les lois les plus douces sont aussi les
plus propres à prévenir le crime ; il y a dans les
peines trop sévères , même pour les plus grands
crimes, je ne sais quoi d'injuste, qui, en révoltant
les hommes contre la loi, diminue l'horreur du crime
et la terreur de la peine. D'ailleurs , s'il n'est pas
question de crimes qui révoltent la nature, toute
(i) On ne parle ici que des hommes; l'enthousiasme est, pour
ainsi dire, l'état naturel des femmes : d'ailleurs une femme dé-
vote , de quelque religion qu'elle soit, ne juge point avec son es-
prit, n'agit point avec son âme : ses pensées, ses sentiments, Ini
sont inspirés par un prêtre, surtout lorsqu'elle croit les avoir
d'elle-même ou les recevoir du ciel.
SUR l'état des protestants. 483
peine trop dure est suivie d'une impunité presque
générale; les hommes honnêtes conspirent à dissi-
muler des acîions qu'il serait trop douloureux de
voir punir avec toute la rigueur de la loi; la raison,
la crainte de la haine publique arrêtent l'activité des
ministres de la justice, et le crime reste impuni,
parce que la loi a voulu trop le punir.
La fin de cet article a encore pour objet de
prévenir les troubles que l'intrigue pourrait susciter
au moment d'une réforme. C'est une règle générale
en politique , que si une classe d'hommes allègue
contre un changement utile la crainte de quelques
troubles, le premier soin du législateur doit être de
veiller sur eux pour les empêcher d'en exciter.
On ne doit point oublier les ruses employées dans
le seizième siècle pour entraîner les protestants
dans des imprudences capables d'exciter contre eux
le zèle des catholiques; c'est par de tels moyens que
des ambitieux parvinrent à allumer la guerre civile
et à ébranler le trône.
Nous sommes loin , sans doute , des fureurs du
seizième siècle, mais l'esprit qui les a produites li'est
pas éteint; le fanatisme peut devenir encore un ins-
trument dangereux entre des mains ambitieuses; et
sans parler du Portugal ou de la Pologne , y a-t-il si
loin de 17^7 à 1779? Une procession de pénitents
n'a-t-elle pas, en excitant le fanatisme de la populace
de Toulouse, fait expijer l'innocent Calas sur la
roue? N'a-t-on pas imprimé alors que la morale des
protestants leur ordonnait de tuer leurs enfants catho-
liques , et que les protestants choisissaient dans leurs
31.
484 Sl]R LÉT/VT DES PROTESTANTS.
assemblées secrètes un bourreau chargé de l'emploi
d'assassiner les nouveaux convertis? N'a-t-on pas cher-
ché dans d'autres libelles à les rendre suspects au
gouvernement et odieux à la multitude catholique?
Les auteurs de ces libelles n'ont-ils pas été publique-
ment encouragés par des hommes considérables, du
moins par leurs places?
Le seul moyen d'empêcher le fanatisme de com-
mettre des crimes, ou de devenir dangereux, c'est
de le punir par un ridicule public , lorsqu'il n'est en-
core qu'une folie. Quelques princes ont cru assurer
la tranquillité de leurs États en s'unissant au parti
le plus nombreux, en devenant les instruments des
désordres que la justice et l'humanité leur ordon-
naient de prévenir. Tous se sont trompés, tous en ont
été punis , et plusieurs en ont été les victimes (i).
Nous avons proposé de détruire les lois pénales
contre les protestants; mais il existe en France des lois
qui , sans paraître avoir été faites expressément contre
eux, peuvent être appliquées aux protestants fanati-
ques qui manqueraient au respect que tout homme
sensé doit au culte public : telles sont nos lois contre
le bris d'images, la profanation des choses saintes
ou le sacrilège, et les lois contre le blasphème.
11 paraît que, pendant longtemps, il n'y a pas eu
de lois expresses en France contre le bris d'images
ou le sacrilège; la fureur populaire et le fanatisme
des juges décidaient du plus ou du moins d'atrocité
du supplice.
(i) Sigismond , Charles - Quint, Philippe II, Henri III,
Charles I*"*^, etc.
si!K l'état des protestants. 4^5
Sous Charles IX, une loi établit la peine de mort
pour le bris d'images ; cet article est inséré dans l'édit
de pacification du 24 février i56i. L'esprit delà loi
est évidemment, d'après le texte mémefi), de
punir, non une action sacrilège, mais une action
capable d'exciter des troubles, dans un moment
où une émeute eût suffi pour rallumer la guerre ci-
vile.
Enfin, cette loi est l'ouvrage du sage et vertueux
l'Hôpital. On ne peut donc la regarder que comme
une loi temporaire, dictée par les circonstances , et
qui doit disparaître avec elles : cette rigueur de l'é-
dit de pacification ne pouvait être justifiée qu'en
la regardant comme une condition des avantages que
l'édit accordait aux protestants, et il ne peut y avoir
de raison, ni de justice à vouloir (|ue cette clause
sanguinaire eût conservé force de loi, tandisque tout
ce qui pouvait l'excuser et en diminuer l'injustice a
(i) Le texte porte en effet, et auties actes scandaleux et sé-
ditieux, et non scandaleux ou séditieux; il est cruel qu'une
fausse application de cette loi ait, en 1764, au bout de deux cents
ans, fiât périr des infortunés dans des supplices horribles, parce
que leurs juges n'avaient pas saisi la différence d'une particule
conjonctive à une disjonctive. L'édit de 1682, sur les sorciers,
décerne la peine de mort contre ceux qui joignent l'impiété et le
sacrilège à la superstition. Nous n'examinerons pas si des gens qui
joignent l'impiété et le sacrilège h la iujjerslition, ne sont pas des
insensés plus dignes des Petites-Maisons que du supplice, et nous
nous bornerons à remarquer que cette loi ne peut s'appliquer à
ceux qui, ayant le malheiu- de ne pas croire à la religion catho-
lique , profaneraient ce qu'elle regarde comme sacré, puisqu'ils
ne joignent pas l'impiété ^ le sacrilège à la superstition.
486 SUR l'étaï des proti.stants.
été détruit. Un homme qui brise une chose consa-
crée , parce qu'il regarde comme des idolâtres
ceux qui lui rendent un culte , ne peut être regardé
que comme un fou , qu'on doit chercher à guérir,
et que l'on a droit d'enfeimer dans tous les pays
oii ce genre de folie peut avoir des suites dange-
reuses.
Sous Philippe-Auguste , celui qui avait blasphémé
le cœur, le cerveau^ ou quelque autre membre de Dieu,
payait une amende , et s'il ne pouvait la payer, on le
plongeait dans l'eau. Saint Louis fut plus sévère; il
fit marquer plusieurs blasphémateurs avec un fer
chaud à la bouche, au nez, etc., mais il n'est pas sûr
que ces châtiments aient jamais été infligés en vertu
d'une loi générale ; il n'était question, d'ailleurs, ni
de peine de mort, ni même de mutilation. Cepen-
dant le pape Clément blâma cette rigueur; il pressa
Louis de supprimer toute peine corporelle , et cela
dans un temps où le sang de cent mille Albigeois,
qui fumait encore, ne permettait pas d'accuser la
cour de Rome d'une tolérance excessive; le saint roi
obéit. Par sa loi de J272, les blasphémateurs ne
furent punis que par des amendes; on mettait au
carcan ceux qui ne pouvaient les payer; on donnait
le fouet aux enfants, mais par forme de correction.
Sous Philippe de Valois, cette législation devint
barbare; il condamna les blasphémateurs à diffé-
rentes mutilations : il paraît que dans ces temps-là on
entendait par blasphèmes ces jurements par la i/wrt
de Dieu, par le saiii^- de Dieu, etc., qui ne sont plus
en usage, et auxquels le peuple a substilué, appa-
SUR l'État des protestants. 487
leiiiment pour éluder la loi, des expressions bizarres
dont il n'entend plus le sens. Les successeurs de Phi-
lippe de Valois suivirent son exemple, et jusqu'à
Louis XIII inclusivement , les rédacteurs de nos lois
les souillèrent des mêmes détails de mutilations. On
prononçait gravement pour quelle récidive il fallait
couper la lèvre de dessus ou celle de dessous; on
finissait par couper la langue, et alors il n'y avait
plus de récidive à craindre. Celte dernière peine fut
décernée pour la cinquième récidive par Philippe de
Valois; par Charles VII pour la quatrième. Le bon
Louis XII ne l'ordonna que pour la huitième,
Louis XIII pour la septième : à la fin de la loi portée
par Louis XIV, en 1666, on ajouta que les blas-
phèmes énormes ([ui, selon la théologie, appar-
tiennent à Vinfidélité, doivent être punis par de plus
grandes peines, que la loi laisse à l'arbitrage des
juges: telle est, à cet égard, notre législation. Ob-
servons d'abord qu'il n'y a aucune loi qui prononce
la peine de mort contre les blasphémateurs , quoi-
que plusieurs hommes aient été condamnés à mort ,
sans avoir commis d'autres crimes.
Pour justifier ces condamnations, on s'est appuyé
sur la liberté que Louis XIV a donnée aux juges
d'infliger de plus grandes peines que celles qui sont
portées par la loi : on a cité l'usage des tribunaux ;
mais d'abord le législateur ne parle que de peines
plus graves : ainsi, quand même on accorderait aux
juges le droit dangereux d'interpréter les lois, ce se-
rait, sans doute, le droit de les interpréter d'après
la raison, l'Iiumanilé, la justice naluielle; ce ne
488 SUR l'état df.s protestants.
pourrait donc être le dioit d'interpréter, par peine
(le mort, ces expressions si vagues, si indignes d'un
législateur, peines plus grandes , surtout lorsqu'il s'a-
git seulennent de paroles que la théologie juge ap-
partenir au genre de V infidélité : mais, supposons
que le législateur ait laissé aux juges la liberté de dé-
cerner la peine de mort ; supposons de plus que
cette sévérilé soit appuyée sur un grand nombre
d'exemples, et même sur l'usage constant des tribu-
naux, il suffit que la loi n'ait pas ordonné d'infliger
cette peine.
« Tout juge, dit un de nos plus judicieux écrivains
politiques, qui décerne une peine de mort, sans y
être condamné par une loi expresse, est un assassin :
ni une loi vague, qui permettrait de prononcer
même la mort, suivant l'échéance des cas, ni ce
qu'on appelle la jurisprudence des arrêts, ne peuvent
le justifier; car la permission de tuer un homme
n'en donne pas le droil, et c'est mal se justifier d'un
meurtre , que de dire qu'on est dans l'habitude d'en
commettre. »
Nous en avons dit assez pour montrer combien
sur cet objet (et malheureusement il n'est pas le
seul) notre législation est indigne d'une nation hu-
maine et éclairée; qu'il nous soit permis maintenant
d'examiner quelles lois il conviendrait de faire contre
les blasphémateurs.
On peut entendre par blasphènjes, ou des écrits,
soit contre les dogmes, soit contre le culte pu-
blic, ou des déclamations, des plaisanteries faites
en public contre ce culte, ou enfin ces exprès-
SUR l'éta.t des protestants. 489
sions grossières dont le peuple s'est fait une habi-
tude.
Aucune de ces actions n'attaque, nilasûrelé, ni
la liberté, ni la propriété , ni aucun droit des citoyens ;
aucune ne porte directement atteinte à la liberté pu-
blique. Aucune de ces actions n'est donc par elle-
même un crime: or la loi pénale n'a point le pouvoir
de changer la nature des actions, elle n'a que le droit
de régler la peine que l'intérêt de la société demande
qu'on inflige pour chaque crime, de décider parmi
les crimes quels sont ceux qu'il est utile de punir;
car sans cela la punition d'une action même crimi-
nelle ne pourrait être juste. C'est la raison, c'est le
droit naturel qui ont prononcé que telle action
était un crime, que telle autre n'en était pas un : la
loi doit obéir à cette décision, mais elle ne peut la
changer.
Un auteur a-t-il mal raisonné, s'est-il permis des
plaisanteries indécentes sur des objets sacrés, il
n'est pas besoin de loi pour le punir, l'oubli et les
sifflets sont le seul supplice que méritent les mauvais
livres; et c'est l'opinion publique qui l'inflige.
Des discours scandaleux tenus en public ne sont
qu'un acte de folie; et nous avons déjà dit comment
elle devait être traitée (i).
(i) Une l)onne législation doit convenir à tous les peuples.
Ainsi dans l'objet particulier que nous avons en vue , il faut que
la législation soit également juste , et chez un peuple qui suit une
religion vraie, et chez celui qui en suivrait une fausse qu'il croi-
rait vraie; et c'est un avantage qu'ont les vues que nous piopo-
sons. Que la religion soit fausse ou vraie , celui qui insulte au
490 SUR l'état des protestants.
Quant aux expressions grossières, qui scandalisaient
tant nos bons aïeux, il n'y a qu'un moyen d'en cor-
riger le peuple, c'est de lui laisser plus d'aisance,
c'est de lui procurer une éducation moins barbare.
L'article septième, tel que nous l'avons proposé,
renferme donc tout ce qu'une législation juste et
sage, également occupée de maintenir la paix et de
respecter les droits des citoyens, peut se permettre
de rigueur.
Le serment prononcé par nos rois ne leur permet
pas, dira-t-on, de traiter les blaspbémateurs avec
tant d'indulgence. Mais saint Louis n'avait-il pas pro-
noncé ce serment? Eli bien! ce qu'on propose ici
est plus sévère encore que la loi de saint Louis ; non
de saint Louis, lorsque, emporté par son zèle, il fut
un moment barbare, mais de saint Louis ramené
aux vrais principes de la religion par un pape vrai-
ment digne de gouverner l'Eglise de Jésus-Cbrist , et
qui, sacrifiant toutes les considérations temporelles à
ses devoirs d'bomme et de chrétien , ne craignait
point, en condamnant le zèle excessif de saint
Louis, de paraître condamner en même temps les
cruautés que l'ambition avait inspirées au sangui-
naire et politique Innocent III.
Saint Louis ne punit les blasphémateurs que
comme on punit ceux qui manquent au bon ordre ,
culte public avec scaudale , est toujours un fou. Mais pour les
écrivains, s'ils attaquent une religion vraie, ils sont punis par le
mépris public ; s'ils en attaquent une fausse, ils sont récompensés
par le suffrage des gens éclairés : dans l'un et l'autre cas la justice
est faite.
SUR LÉTAT DES PROTESTANTS. 491
à la police établie, et nous proposons de les punir
comme des insensés.
ARTICLE VIJI.
Ceux de nos sujets qui ne professent point la reli-
gion catholique, et qui voudront contracter des
mariages, se retireront devant le juge royal du domi-
cile de l'un d'eux, et là, en présence du juge et de
quatre témoins, diront : /T/o/, un tel ou une telle [en
prononçant les prénoms, noms propres et noms du lieu
de naissance) je déclare prendre une telle, ou un tel ,
ici présente ou présent, pour mon épouse ou pour
mon époux.
ARTICLE IX.
Toutes lois du royaume, au sujet des mariages,
seront exécutées; la présence du propre juge royal
des parties tiendra lieu de celle du propre curé.
Trois publications de bans, faites à trois audiences
dans le siège royal du domicile des parties, ou dans
celui de leur naissance , remplaceront les publica-
tions de bans faites au prône; dans les mêmes cas
où les bans doivent être publiés dans différentes pa-
roisses, ils seront publiés aux audiences de diffé-
rents sièges.
ARTICLE X.
Les cousins germains et tous ceux qui ne sont unis
que par de moindies degrés de parenté, pourront
contracter mariage.
49-* SUli LÉTAT DES PROTESTANTS.
ARTICLE XI.
Les oncles ne pourront épouser leurs nièces, les
neveux leurs tantes, les hommes les sœurs de leur
première femme, les femmes le frère de leur pre-
mier mari, que d'après l'avis d'une assemblée de
parents, convoquée par le juge, et tenue en sa pré-
sence, à laquelle assemblée seraient invités de se
trouver tous les cousins germains et autres parents
plus proches de chacune des deux parties. Le juge
enverra à noire garde des sceaux un procès- verbal
de cette assemblée, d'après laquelle , s'il y a lieu , il
sera expédié des lettres patentes portant permission
de contracter mariage, lesquelles lettres patentes se-
ront enregistrées gratis dans nos cours.
ARTICLE XII.
Il ne sera accordé dans aucun cas de dispense de
publication de bans.
ARTICLE XIII.
Il sera dressé un acte de clia([ue mariage, signé du
juge qui aura reçu la déclaration des contractants,
du greffier, des pères et mères des deux contractants
et de quatre témoins. Si les pères et mères sont ab-
sents, il sera fait mention dans l'acte de leur consen-
tement, et dans le cas où le défaut de consentement
n'est pas un empêchement au mariage, du refus de
consentement : s'ils sont présents , et qu'ils ne sachent
SUR l'État des protestants. 49^
pas écrire, de même que les contractants, il en sera
fait aussi mention dans l'acte, mais les quatre témoins
seront tenus de signer leur nom.
ARTICLE XIV.
Il sera fait deux registres, contenant ces actes, dont
l'un demeurera déposé au greffe de la justice royale,
l'autre sera porté, à la fin de chaque année, au greffe
municipal d'une des villes ou bourgs du ressort de
la même juridiction qui sera choisi pour cet effet.
ARTICLE XV.
Dans le cas où le juge ne pourrait pas remplir ses
fonctions, celui qui le remplacerait pour rendre
la justice selon l'ordre ordinaire , le suppléera, et il
en sera fait mention dans l'acte.
ARTICLE XVI.
Si les parties ne peuvent se rendre au lieu du do-
micile du juge, le juge pourra déléguer un officier de
justice ou autre pour le représenter, et l'acte de dé-
légation, signé de lui et du greffier, sera inscrit dans
les deux registres, et les registres transportés au lieu
où se contractera le mariage, pour que l'acte de
contiactation y soit inscrit et signé.
ARTICLE XVII.
Les hommes et les femmes qui se seront unis sous
494 SUR l'ktat des protestants.
la forme prescrite par les articles précédents, auront
les mêmes droits dont jouissent les époux légitimes
d'après les lois du royaume; les dots, douaires,
reprises, les avantages par contrat , par donations et
par testaments seront réglés également suivant le
droit de chaque province.
^RTICLE XVIII.
Les enfants nés de ces mariages jouiront de tous
les droits dont doivent jouir les enfants légitimes en
vertu des lois du royaume.
ARTICLE xrx.
Ces mariages ne pourront être attaqués de nullité
que par les mêmes personnes et dans les mêmes cas
où peuvent l'être les mariages contractés suivant les
lois civiles et la discipline de l'Église catholique.
COMMENTAIRE.
De toutes les classes de lois , il y en a eu peu où ,
parmi les nations policées, on trouve une variété
aussi grande que dans celles qui règlent les droits
des maris et des femmes, des pères et des enfants.
Les préjugés religieux , les idées de jalousie et d'hon-
neur qui se mêlent à l'amour, ont partout influé sur
ces lois , et de tout ce qui a corrompu la faible rai-
son des hommes, ces deux causes ont été les plus
fécondes en inconséquences, en bizarreries et en in-
justices. Cependant, au milieu de toutes ces difte-
SUR l'État des protestants. /lO^
reiices entre les lois positives des nations, il doit ré-
gner un principe commun, fondé sur le droit
naturel , principe qu'aucun pouvoir législatif ne peut
violer légitimement, et qui, nécessaire au maintien
de la société, en ait même précédé la formation.
Reclierclions quel peut être ce principe. Ce n'est
pointpour ses seuls avantages personnels que l'homme
robuste et jeune encore s'est soumis à des lois : la
sûreté, le repos des êtres plus faibles que lui, à qui
la nature, l'amour et la reconnaissance l'avaient lié,
ont été un de ses motifs, et sans doute le plus puis-
sant. Il a voulu que, s'il venait à mourir, la femme
qui avait répandu des charmes sur sa vie, les enfants
que le long besoin qu'ils avaient eu de lui lui ren-
dait chers, pussent jouir, même après lui, du
fruit de son travail.
La propriété de l'homme devient donc la propriété
de ses enfants et de sa femme, et ce dut être dans
les sociétés naissantes une condition de l'acte d'asso-
ciation; aussi ce droit a-t-il existé chez toutes les
nations pour tous les hommes libres (i). Partout les
(i) Dans tons les pays, on trouvera quelque loi qui assure aux
femmes sur les biens de leurs maris, ou une reprise égale à leur
dot, ou une part dans certains biens, ou une pension qui assure
leur subsistance. Dans tous les pays, si le père meurt sans tester,
les enfants héritent. Il y a des différences dans la manière de
partager: i° entre les garçons et les filles, loi qui peut être une
suite de l'état politique des femmes* 2° enti'e les enfants aînés
ou cadets, ce qui n'a lieu que dans les pays où certaines pro-
priétés sont regardées originairement comme le gage d'une cer-
taine fonction. Quant aux testaments , la liberté indéfinie de tes-
ter n'attaque pas plus notre principe que la liberté de vendre ou
49^^ sïJi^ l'état dus protestants.
lois onl régie la manière d'exercer ce droit, aucune
ne l'a ouvertement violé. Mais pour que l'homme
soit assuré de ce droit, il faut, s'il existe une société
un peu compliquée, qu'il y ait une manière légale
d'établir quelle est la femme , quels sont les enfants
d'un tel homme. Il faut que la convention libre
entre l'homme et la femme, de se traiter comme
époux, et l'engagement que prend l'homme de re-
connaître les enfants de la femme, soient réglés par
les lois comme toutes les autres conventions.
Voilà donc trois points sur lesquels le pouvoir lé-
gislatif, libre de régler les formes qu'il croit les plus
utiles à l'État, est obligé de respecter les droits des
citoyens : il doit à chacun la sûreté qu'après sa mort
les biens qui lui restent appartiendront à ses en-
fants. Il doit à chacun des formes légales d'après
lesquelles il puisse prouver l'état de ses enfants; il
doit, enfin, à la femme, des lois qui leur assurent
l'exécution des conventions qu'elle a faites avec son
mari. La loi ne peut pas dire à une classe de citoyens :
Vous n'aurez point d'enfants, ou, si vous en avez,
vous n'auiez pas le droit de les traiter comme tels.
La loi ne peut pas dire aux femmes : Toutes les con-
ventions que vous aurez faites avec l'homme à qui
vous auiez consacré votie vie, ou avec les enfants
dont vous serez la mère , seront des conventions
nulles. Plus les lois d'un pays ont établi de formali-
tés ligoureuses, plus elles ont établi de distinctions
de donner. La propriété des enfants dérivant du droit du père
n'est pas attaquée , quelque étendue que l'on donne à son droit
de propriété.
SUR l'état des protestants. 497
entre les maiiages et les unions libres; plus elles
ont établi de différences entre les enfants nés de ces
différentes unions (1), plus la loi qui ôle à une classe
de citoyens le droit de contracter des mariages se-
rait une loi injuste. Mais c'est ôter un droit à un
homme que de l'assujettir, pour exercer ce droit , à
des formalités qu'il croit ne pouvoir remplir sans
blesser sa conscience. Ainsi , dans un État où tous
les citoyens ne professent pas la même religion , et
où, parmi ces différentes religions, il y en a qui re-
gardent l'assistance aux cérémonies des autres cultes
comme un crime, les formalités nécessaires à la va-
lidité des mariages ne doivent pas être mêlées à des
cérémonies religieuses.
Le mariage n'est point, de sa nature, un acte reli-
gieux ; il ne peut même être regardé comme tel par
les catholiques. En effet, n'existe-t-il pas sur la terre
une foule de cultes fiaux , et regardés par les catho-
liques avec horreur? Les mariages des hommes en-
(1) Il n'entre pas dans notre sujet d'examiner jusqu'à quel
point les lois sévères , établies dans certains pays contre les
unions libres, et surtout contre les enfants nés de ces unions,
sont contraires au droit naturel et à la justice; si ces lois qui ont
eu presque partout la vanité pour motif , et le maintien des mœurs
pour prétexte , ne servent pas à corrompre les mœurs plus qu'à
les épurer; si l'excès de sévérité dans les lois relatives aux mœurs
ne conduit pas nécessairement à l'hypocrisie et à la licence; si
des lois douces , mais toujours respectées , ne valent pas mieux
que des lois sévères qu'on élude sans cesse; si l'on ne doit pas
avoir la plus grande réserve lorsqu'il faut mettre la loi en contra-
diction avec des sentiments naturels , ou même avec des fai-
blesses communes à tous les hommes , etc., etc.
V. 32
4y8 SUR l'état des protestants.
gagés dans ces faux cultes ne sont-ils pas légitimes?
n'ont-ils pas les mêmes effets civils? ne sont-ils pas
également sacrés aux yeux des lois et de l'opinion ?
Un catholique ne peut pas dire que ces mariages
doivent leur sanction à ces actes religieux qu'il re-
garde comme des crimes ; c'est donc aux lois civiles
qu'ils la doivent. Si un mariage accompagné de cé-
rémonies criminelles est un acte respectable, parce
que les lois l'ont autorisé , pourquoi un mariage éga-
lement fait sous la sauvegarde de la loi , mais sans
mélange de cérémonies, serait-il un acte moins va-
lide? Si un mariage contracté devant un ministre
protestant est légitime en Angleterre, en Hollande,
et même en Alsace, quoique ce ministre protestant
n'ait pas le droit de bénir un mariage, parce que
telle est la loi civile de ces pays, pourquoi , si la loi
civile le voulait également, ce même mariage ne
pourrait-il pas être légitime, étant contracté devant un
laïque, qui ne diffère ici du ministre protestant qu'en
ce qu'il n'usurpe pas, comme ce ministre, un pouvoir
que l'Église ne lui a pas donné? Tl est donc prouvé
et que le législateur doit à tous les citoyens la fa-
culté de contracter des mariages sans blesser leur
conscience, et que le mariage peut être un acte pu-
rement civil. Ainsi, en France, la justice demande
que le législateur accorde aux protestants un mariage
civil , et la religion le permet; elle l'ordonne même,
comme elle ordonne tous les autres actes de justice
et de bienfaisance.
En proposant une législation poui' ces mariages,
nous n'avons pas prétendu donner un modèle de
SUR l'état des protestants. 499
législation sur cet objet, le plus important peut-être
du droit civil , nous avons proposé seulement une
législation telle, que les mariages des protestants
ressemblassent absolument aux mariages des catho-
liques, et fussent régis par les mêmes lois. Voilà pour-
quoi nous avons substitué des publications faites à
l'audience des bailliages, aux publications faites à la
messe paroissiale, la présence du propre juge à celle
du propre curé, que nous avons établi de même un
registre double, que nous avons remplacé les dis-
penses que donne le pape par des dispenses accor-
dées par le prince; cette unité est importante. Toute
loi qui tend à faire des hypocrites, est une loi cor-
ruptrice des mœurs. Ainsi , il ne faut pas qu'un pro-
testant puisse avoir intérêt de changer de leligion
pour obtenir la permission d'épouser sa belle-sœur
ou sa nièce.
Nous ne nous étendons pas ici sur le danger de
laisser sans état et sans propriété légale les enfants
d'un million de nos citoyens, sur le scandale de
laisser subsister des lois qui récompensent l'infidé-
lité, la corruption des mœurs, l'avidité et l'hypocri-
sie, qui , sous le faux prétexte de protéger la reli-
gion catholique, en font si souvent profaner les
sacrements. Nous aurions pu invoquer l'humanité ,
l'honnêteté publique , la saine politique, la religion ,
mais nous n'avons voulu parler que de la justice.
ARTICLE XX.
Les mariages contractés sous cette forme ne pou-
32.
5oO SUR LÉTAT DES PROTESTANTS.
vaut être regardés comme un sacrement, et ne de-
vant point participer de son indissolubilité, les époux
pourront demander le divorce par une requête pré-
sentée au juge, lequel convoquera une assemblée
composée d'un égal nombre de parents de cbacun
des deux conjoints.
ARTICLE XXI.
Le juge ne pourra refuser le divorce; mais de
l'avis de la pluralité des parents, il pourra remettre
à prononcer dans un délai qu'il fixera, et qui ne
pourra être plus long qu'un an ; après lequel temps,
si celui des deux époux qui a demandé le divorce
persiste dans sa demande, le divorce leur sera accordé.
ARTICLE XXH.
cbacun des deux époux sei^a remis dans la jouis-
sance libre et entière de ses biens propres; la femme
exercera ses reprises comme elle l'aurait fait après
la mort de son mari. La communauté sera partagée
entre les deux époux , comme elle l'aurait été après
la mort d'un des deux, entre le survivant et les hé-
ritiers du mort. Le douaire de la femme, les droits
d'babitation , et autres établis par le droit ou par
la coutume, les avantages faits par le contrat à l'un
des deux époux par l'autre, les actes de dons mu-
tuels, s'il en existe, etc., seront censés annulés par
le divorce ; il sera permis seulement de stipuler par
contrat une pension viagère , que chacun des con-
tractants, ou l'un des deux, s'engagera de faire à
SUR l'état des protestants. Soi
l'autre en cas de divorce ; et dans le cas où le bien
de l'un d'eux ne serait pas jugé suffisant pour la sub-
sistance après le divorce, l'assemblée des parents
pourra lui assigner, à la pluralité des voix, une pen-
sion alimentaire sur les biens de l'autre.
ARTICLE XXIII.
Les enfants nés avant la demande du divorce , et
ceux dont la femme pourrait être enceinte lors de
la demande en divorce, auront sur les biens de leurs
pères et mères les mêmes droits qu'ils auraient eus
sur les biens du survivant, si la séparation était arri-
vée par la mort de l'un d'eux.
ARTICLE XXIV.
L'acte d'assemblée des parents réglera à la plura-
lité des voix , auquel du père et de la mère chacun
des enfants sera remis , et quelle pension , soit pour
leur éducation , soit pour leur subsistance , il sera
pris sur les biens de celui qui n'en aura pas été
chargé.
ARTICLE XXV.
Le nombre des parents sera au moins de douze ,
six de chaque côté ; si l'on ne peut trouver ce
nombre dans le lieu de l'assemblée , il y sera suppléé
par un nombre de personnes nommées par ceux des
parents qui ne seront pas en nombre suffisant ; et ces
douze éliront, à la pluralité des voix, un treizième
membre de rasseml)lée, le juge ne pouvant avoir de
5o2 SLR l'État des protestants.
voix dans aucun cas. Le mari et la femme auront
le droit chacun de récuser, sans alléguer de motif,
deux des parents de chaque côté.
ARTICLE XXVI.
L'acte de celte assemblée sera homologué au pai-
lemenl dans le ressort duquel elle aura été tenue.
Aucune des parties ne pourra se pourvoir après l'ho-
mologation , contre ce qui aura été réglé par cet
acte. L'homologation ne pourra être refusée sous
aucun prétexte, ni retardée plus de trois mois, du
jour où l'acte d'assemblée aura été présenté.
ARTICLE XXVII.
Ce ne sera qu'après l'homologation que le ma-
riage sera regardé comme rompu , et que les deux
conjoints auront la liber':é de pouvoir contracter un
autre mariage.
ARTICLE XXVIII.
Pendant l'intervalle de la demande du divorce ,
jusqu'à l'homologation de l'acte, la femme sera tenue
de se retirer dans la maison d'une de ses parentes ,
ou dans un couvent catholique.
ARTICLE XXIX.
Si la femme se trouve grosse, elle sera tenue de
le déclarer dans l'acte de sa demande, si c'est elle
qui demande le divorce ; ou , si c'est le mari qui le
demande, elle sera tenue de faire la même déclara-
SUR LETAT DKS PROTESTANTS. Ôo3
tion, signée d'elle, dans les vingt-quatre lieuies que
la demande du divorce lui aura été signifiée, le
mari , en cas de contestation , étant obligé de prou-
ver qu'elle a eu connaissance de la signification.
ARTICLE XXX.
Le mari sera autorisé à prendre, dans ce cas , les
mêmes précautions que la loi aurait permis à ses hé-
ritiers de prendre, si sa femme s'était déclarée grosse
après sa mort.
Si faccoucliement a lieu, l'enfant ne sera réputé
légitime qu'autant que l'espace de temps, entre sa
naissance et la déclaration que la mère a faite de sa
grossesse, n'excédera point 280 jours: à moins que
le mari ne reconnaisse pour provenir de lui l'enfanl
même venu après ce terme.
COMMENTAIRE.
Nous n'entreprendrons pas d'examiner ici jusqu'à
quel point l'indissolubilité du mariage peut être con-
traire à la saine politique, au maintien des mœurs,
à la tranquillité des familles, au bonheur des ci-
toyens ; nous ne chercherons point même à examiner
si ce sacrifice de la liberté naturelle n'étant néces-
saire, ni au maintien de la société, ni aux droits de
ses membres, une loi positive peut sans injustice
l'imposer aux citoyens.
INous nous bornerons ici aux considérations par-
ticulières à notre objet.
L'indissolubilité du maiiage n'est ni un dogme, ni
5o4 SUR l'état des protestants.
un point de morale de la religion catholique, c'est
seulement une loi de discipline ecclésiastique qui
varie suivant les temps et les nations, et qui peut
varier encore. Si le divorce était contraire à la mo-
rale ou au dogme de la religion , il n'eût pas été per-
mis dans les premiers siècles du christianisme ; Jus-
tinien ne l'aurait point autorisé par ses lois, ni
Charleraagne par son exemple; l'Eglise romaine
n'aurait point souffert que l'usage du divorce subsis-
tât, ni parmi les Polonais catholiques (t), ni parmi
les Grecs non schismatiques. Il en est de l'indisso-
lubilité du mariage, comme du célibat des prêtres,
de la communion sous une seule espèce, de l'abs-
tinence des viandes dans certains temps de l'année,
de l'usage de célébrer l'office dans une langue morte;
ces lois, ces coutumes sont des usages très-modernes,
in troduits dans l'Église par des motifs très-respectables
d'utilité pour les mœurs ou pour le salut; mais la
même autorité qui les a établis peut les détruire,
lorsqu'elle croira que celte utilité ne subsiste plus. A
la vérité, les ignorants regardent ces usages comme
des parties essentielles de la religion; on a même
osé les donner pour tels dans des ouvrages destinés
à l'instruction des fidèles; mais aucun théologien
éclairé n'oserait le soutenir. Si donc le mariage même,
accompagné du sacrement, n'est point essentiellement
(i) Chez les Polonais il n'y a pas de véiitable divorce, mais
on fabrique des preuves de la nullité du mariage; personne ne
les conteste, et le tribunal prononce en conséquence. Le clergé
tolère cet usage , et c'est autoriser le divorce, ou pis que le di-
vorce.
SUR l'état des protestants. 5o5
indissoluble, un mariage qui n'est qu'un acte civil
ne peut être rendu indissoluble que par la loi civile;
c'est la justice, c'est l'utilité qui doit dicter, sur cet
objet comme sur tous les autres, les dispositions de
la loi civile : or, la justice semble demander que la loi
ne soit pas plus sévère que la conscience, et n'ôte pas
la liberté du divorce aux protestants, à qui la morale
de leur religion ne fait pas un devoir de renoncer à
cette liberté.
L'utilité publique semble demander également que
les protestants français ne soient point soumis à un
joug que les lois de la plupart des pays protestants
n'ont point imposé; et si un juste respect pour la
religion catliolique doit faire refuser aux protestants
la liberté du culte public, il ne faut pas rebuter
ceux des protestants qui voudraient adopter la France
pour patrie, en ajoutant à cette privation une autre
gêne , à laquelle la religion catbolique ne peut exiger
qu'on les soumette.
Ce que nous disons ici ne contredit pas le prin-
cipe d'après lequel nous avons proposé d'établir des
dispenses pour les mariages, semblables à celles que
Rome accorde, i ° Parce qu'une raison peut être assez
forte pour conserver aux citoyens leur liberté natu-
relle dans une plus grande étendue, et devenir trop
faible lorsqu'il s'agit de leur ôter une partie de cette
liberté naturelle, i"^ Parce que tout avantage tempo-
rel, accordé aux catlioliques , nuit à la religion ca-
tbolique, en donnant lieu à des protestants de mau-
vaise foi de l'embrasseï', au lieu que quand même
des motifs liumains pourraient détacber des catho-
5o6 SUR L'iiTAT DES PROTESTANTS.
liqnes d'une religion établie sur des preuves aussi
évidentes, ce serait pour elle avoir gagné , que de
les avoir perdus. D'ailleurs, la liberté du divorce
est utile ou nuisible aux bonnes mœurs et à la tran-
quillité des familles; si cette liberté est utile, alors
il faut la rendre à tous les citoyens, il faut permettre
aux catholiques français ce qui est permis aux ca-
tholiques de Pologne, ce qui était permis aux chré-
tiens des premiers siècles, ce qui l'a été constam-
ment dans l'Église grecque. Si cette liberté est.
nuisible, il ne faut pas l'ôter aux protestants, puis-
qu'elle est conforme à leuis principes de morale, et
que les avantages qu'ils retireraient de la légitimité
rendue à leurs mariages seraient encore pour eux un
très-grand bien.
Nous n'avons point spécifié les causes pour les-
quelles il serait permis de demander le divorce. En
effet, si, du côté des maris, l'avarice sordide, leur
tyrannie domestique, les traitements violents qu'ils
exercent, la crainte qu'inspirent les suites de leur
brutalité ou d'une jalousie furieuse; si, du côté de
l'un ou de l'autre des deux époux, l'incompatibilité
des caractères, l'infidélité, la crainte d'être exposés
aux maladies qui suivent la débauche, des infirmi-
tés dégoûtantes; si des causes d'impuissance ou de
stérihté peuvent et doivent être des causes légitimes
de divorce, combien les preuves juridiques de tous
ces faits sont-elles vagues, incertaines, scandaleuses,
souvent même impossibles (i)? JNous n'avons accordé
(i) Il y a des pays où l'on n'accorde le divorce que dans le cas
d'adultère : conune le détail des preuves (jue les tribunaux
SUR l'état des protestants. 5o7
aux hommes aucun avantage sur les femmes ; si le
sexe le plus fort , en s'exposant seul à la guerre , en
se dévouant aux métiers pénibles ou dangereux, a
cru pouvoir, par une espèce de compensation, sans
doute, s'arroger à lui seul le droit de faire des lois,
ce droit ne peut être que celui de faire des lois justes;
de même que le corps législatif ne peut, sans injus-
tice, blesser les droits des citoyens qui ne sont point
au nombre de ses membres, les hommes ne peuvent,
sans injustice, blesser, dans leurs lois, les droits
que la nature a donnés aux femmes, ceux de tout
être sensible et raisonnable: croiraient-ils donc avoir
celui de les dévouer à une oppression domestique,
de contracter des liens , en se réservant à eux seuls
le droit de les briser? Aucun être ne peut, sans ty-
rannie, exercer cet empire sur un autre, et une telle
inégalité entre les hommes et les femmes est aussi
injuste en elle-même que l'esclavage; c'est également
un acte de violence, qu'aucune loi positive ne peut
légitimer. L'intérêt public est ici d'accord avec la
justice; plus les lois établiront d'égalité entre les
deux sexes, plus les mariages seront heureux.
Qu'on ne craigne pas que la liberté absolue des
divorces en multiplie le nombre; si la loi cpii les
permet est utile, c'est surtout parce qu'elle éta!)lit
dans les mariages plus d'union, plus d'égalité, plus
de déférences mutuelles. Les divorces seraient rares,
surtout dans la classe des citoyens peu riches, classe
exigent aurait nécessaii'ement quelque chose de choquant pour la
pudeur des dames, le mari a ordinairement la politesse de se
charger des preuves, et de se faire surprendre en flagrant délit.
5o8 SUR l'état des protestants.
nombreuse, utile, la seule où il importe à l'État de
faire fleurir la population; dans les classes plus éle-
vées, il y aura sans doute quelques divorces, el
des divorces scandaleux, mais ils le seront moins
que les unions qu'ils auront rompues, et ils auront
l'avantage que , s'il existe également un coupable, du
moins il n'y aura plus de victime.
Nous avons fixé le terme de 180 jours pour la lé-
gitimité de l'enfant né après la demande du divorce.
En effet, pour qu'un enfant vraiment né du mari
pût être lésé par celte loi , il faudrait, 1° que le temps
écoulé entre la conception et l'accouchement fût de
plus de 280 jours, ce qui est très-rare, suivant les
observations des physiologistes les plus éclairés. 2° Il
faudrait de plus que le projet de divorce entre le
mari et la femme n'eût pas interrompu leur liaison,
ce qui ne doit pas être très-commun. Ainsi, les cas
oii cette disposition de la loi conduirait à une injus-
tice seraient si rares , qu'il y a peu de bonnes lois
qui n'exposent à des injustices plus fréquentes.
3° Il faut fixer un terme. En effet, supposons qu'il
n'y en ait pas de fixe, et que l'on conteste sur la
légitimité d'un enfant né après deux ans, nous au-
rons à balancer entre la probabilité que ceux qui
ont veillé la femme ont été corrompus, et celle
d'un pareil accouchement ; et il est clair que celle-ci
sera toujours beaucoup moindre : en même temps
il est beaucoup plus commun que des juges soient
séduits ou trompés, qu'il ne l'est que la nature s'é-
carte de ses lois. C'est donc ici un de ces cas où la
loi ne doit point laisser aux juges la liberté de pro-
SUR l'État des protestants. Soq
noncer, même sur un fait. 4° De même que l'on n'a
pas voulu permettre au mari de prouver l'impossi-
bilité physique qu'il soit le père d'un enfant né dans
le mariage, on peut, sans injustice , refuser à la mère
le droit de prouver, après le divorce, la possibilité
physique du même fait. Nous avons cependant voulu
que le mari pût donner la légitimité à l'enfant , en
le reconnaissant, parce que nous ne connaissons pas
assez les lois de la nature pour prononcer sur l'im-
possibilité des naissances tardives; mais celles qui s'é-
loigneraient du terme que nous avons fixé ne peuvent
qu'être accompagnées de circonstances singulières
qui fixeraient l'attention publique , et alors l'autorité
de l'opinion obligerait le mari à être juste.
ARTICLE XXXI.
Dans le cas où il naîtra un enfant de quelqu'un
de nos sujets ne faisant pas profession de la reli-
gion catholique, les parents seront tenus, dans
l'intervalle de deux jours après la naissance, de se
présenter devant l'officier municipal du lieu , le pre-
mier de ceux qui s'y trouveront présents; il inscrira
sur deux registres , destinés à cet effet , le jour de la
naissance, le prénom ou surnom de l'enfant, son
nom de famille , ceux du père et de la mère : l'acte
sera signé de cet officier, de son greffier, de quatre
témoins, du père de l'enfant, et de la sage-femme ou
accoucheur. Si le père ou la sage-femme sont absents,
ils seront remplacés par deux parents du côté du
père, et s'il n'y en a pas dans le lieu , par deux té-
moins domiciliés.
5 1 o SUR l'État des proti- stants.
ARTICLE XXXII.
De ces deux registres , l'un sera , au bout de chaque
année, déposé au greffe de la juridiction royale; l'au-
tre restera dans le greffe municipal du lieu.
ARTICLE XXXIII.
S'il vient à décéder un de nos sujets ne professant
point la religion catholique, son corps sera enterré
dans le lieu qu'il aura ordonné par son testament ;
sinon, à la volonté de ses parents, pourvu que ce lieu
soit hors de l'enceinte delà ville, bourg ou village, et
que le propriétaire de ce lieu y consente; il y sera
porté accompagné d'un oftîcier municipal , chargé
de cette fonction par le choix du maire , consul ,
syndic, etc., du lieu; de deux de ses parents et de
quatre témoins ; l'acte d'inhumation sera signé de
cet officier, du greffier, des quatre témoins et des
deux parents; si ceux-ci ne savent pas écrire, il en
sera fait mention dans l'acte.
On fera mention dans l'acte, des nom et prénoms
du défunt, de ses qualités, de son état, de son âge, et
du genre de la maladie dont il est mort. Cet acle sera
inscrit sur deux registres; l'un restera au greffe mu-
nicipal , l'autre sera déposé au bout de chaque an-
née au greffe de la juridiction royale.
ARTICLE XXXIV.
Les témoins nécessaires à la validité des actes de
SUR L ETAT DES PROTESTANTS. 3 I I
mariage, de naissance et d'inhumation, seront tous
des gens domiciliés, majeurs d'âge, non repris de
justice, et sachant signer. Ni les juges, ni les officiers
municipaux, ni les greffiers ne pourront exiger aucun
honoraire pour aucun des actes relatifs aux mariages,
aux divorces, aux naissances et aux sépultures, pas
même pour l'homologation de l'acte de divorce. Ils
ne pourront exiger aucune vacation pour leur assis-
tance. On délivrera gratis une copie de chaque acte
à chacun de ceux à qui elle est nécessaire , pouivu
seulement qu'ils remboursent les frais du papier
timbré. Les autres copies seront payées comme les
autres expéditions des mêmes greffes. Si le juge est
obligé de se transporter pour un mariage, ce sera
aux frais des parties , et son transport sera payé
comme il le serait pour toute autre fonction.
COMMENTAIRE.
Nous ne ferons aucune remarque sur ces quatre
articles : ces formalités nous paraissent suffisantes
pour constater les morts et les naissances, et nous
avons cherché à les rapprocher le plus qu'il a été
possible de celles qui sont établies pour constater
les naissances et les sépultures des catholiques.
ARTICLE XXXV.
Ceux de nos sujets dont les biens auront été con-
fisques, en vertu des lois contre les protestants,
pourront demander leurs biens dansl'espacede trente
5 12. SUR l'éta-t des protestants.
ans , à compter du temps où la confiscation a été pro-
noncée, au temps de la réclamation ; mais ils ne
pourront pas demander les fruits , qu'à compter du
jour de la réclamation.
ARTICLE XXXVl.
Ceux de nos sujets non catholiques dont les biens
échus par hérédité n'ont point été réclamés par
eux, à cause de leur absence ou des lois qui leur en
avaient ôté le droit, pourront les réclamer comme
les autres absents.
ARTICLE XXXVII.
Ceux de nos sujets non catholiques qui , ayant ré-
clamé leurs biens, ont été exclus par des jugements
ou des arrêts , pourront réclamer pendant l'espace
de dix ans.
ARTICLE XXXVIII.
Les mariages contractés depuis la révocation de
l'édit de Nantes seront regardés comme légitimes,
ayant été faits sur la foi de la conscience et de l'hon-
neur; mais les enfants nés de ces mariages, et pri-
vés de l'héritage, soit par arrêts, soit par le fait , et
qui ne pourront montrer d'acte de mariage légitime,
fait en pays étranger, seront tenus de prouver par
une enquête la possession de leur état.
ARTICLE XXXIX.
Ceux de nos sujets qui, ne faisant pas profession
SUR l'État des protestants. Si'i
de la religion catholique, ont contracté une union
qui n'a été revêtue d'aucune formalité, seront te-
nus, dans l'espace de trois mois après la publica-
tion de cet édit , de se conformer aux formalités
prescrites par les articles ci-dessus. Dans le cas oi^i l'un
des deux voudiait rompre cette union , et dans le
cas où tous les deux voudraient se séparer, il sera
nommé un tuteur aux enfants, on procédera à sa re-
quête à une information, pour constater que l'union
a été regardée comme un mariage légitime, et dans
ce cas les époux ne pourront se séparer qu'en se
conformant aux articles ci-dessus sur la demande en
divorce.
ARTICLE XL.
Les pères et les mères des conjoints pourront seuls
attaquer la légitimité de ces mariages; mais ils ne
pourront, en les attaquant, faire valoir le défaut de
célébration ; et la possession de l'état , constatée par
une enquête, tiendra lieu de cette formalité.
ARTICLE XLI.
Ceux qui ont été condamnés par contumace, en
vertu des lois contre les protestants, soit à la mort,
soit aux galères, soit à d'autres peines, seront rele-
vés de ces peines et de l'infamie qui y est attachée, et
la mémoire de ceux qui ont été exécutés à mort sera
réhabilitée : ceux qui sont attachés aux galères seront
relâchés; ceux qui ont été bannis seront relevés de
leur ban, et tous rentreront dans leurs droits, sans
V. 33
5i4 SUR l'état des protestants.
qu'il soit besoin d'un autre acte, cet article tenant lieu
de lettres d'abolition.
commentaire.
L'objet de ces différents articles est de remédier,
autant qu'il est possible, aux maux que les lois contre
les protestants ont faits à la France; de rétablir dans
leurs droits légitimes les victimes de ces lois, ou leurs
descendants; d'assurer l'état des familles protestantes
actuellement existantes, et d'éviter les troubles que
ce changement de lois pourrait apporter dans quel-
ques-unes de ces familles, ou dans la fortune des
particuliers qui possèdent , par des acquisitions faites
sous l'autorité de la loi, des biens sur lesquels les pro-
testants, ou réfugiés, ou habitant en France, avaient
des droits légitimes. Nous avons borné à trente ans
le droit de réclamer les biens, et même à dix ans,
s'ils ont été adjugés par des arrêts; et en cela nous
nous sommes conformés au droit commun sur les
prescriptions.
Peut-être les mal heurs des protestants mériteraient-
ils d'obtenir plus de faveur; peut-être l'avidité de ceux
qui ont profité de ce malheur mériterait-elle plus
de sévérité , et c'est avec douleur que l'amour de la
paix nous a fait proposer une disposition que la justice
peut condamner. Ce n'est pas peut-être le seul sacri-
fice que nous ayons cru devoir aux circonstances,
et tous nous ont coûté. Heureux le citoyen qui ,
en désirant le bien, en s'occupant des moyens pos-
sibles de le procurer, n'est pas forcé de sentir la
SUR l'état des protestants. 5i5
nécessité de pareils sacrifices , et peut goûter un
plaisir pur!
article xlii.
Ceux de nos sujets qui ne professent point la re-
ligion catholique pourront exercer toute espèce de
commerce, les professions mécaniques, et de plus
les professions d'accoucheur, d'apothicaire, de chi-
rurgien, même de médecin et d'avocat, et prendre
les grades nécessaires pour les occuper (i) : ils pour-
ront être admis dans nos académies , posséder des
chaires de médecine, de physique, de mathématiques,
de langues, de littérature, etc., dans tous les étahiis-
sements publics de notre royaume, même les chaires
particulières, fondées dans les universités et collèges,
autres que celles qui forment le cours d'étude ordi-
naire; les chaires de droit canon et de théologie étant
les seules dont ils resteront exclus.
Ils pourront faire des cours publics de toutes ces
sciences, en se conformant dans chaque lieu aux
mêmes règlements que nos sujets catholiques, et
même ouvrir des écoles publiques pour l'enseigne-
ment de la jeunesse, et tenir des pensions. Ils pour-
ront entrer dans les corps municipaux des villes ou
villages , avoir séance aux états des provinces et as-
semblées. Ceux qui sont au service pourront recevoir
(i) L'impératrice-reine vient de permettre à ses sujets protes-
tants de prendre le grade de docteur dans ses universités catho-
liques. C'est la souvei-aine la plus pieuse de l'Europe qui donne
les plus grands exemples de tolérance.
33.
5i6 SUR l'état des protestants.
la croix de l'ordre du Mérite, de même que les pro-
testants étrangers au service de France.
COMMENTAIRE.
Il faut distinguer dans les différentes professions,
i*' celles que tout homme a droit d'exercer, non-
seulement pour se procurer la subsistance, mais en
vertu du droit qu'il a de disposer librement de l'em-
ploi de ses forces et de ses talents; 2° celles dans les-
quelles un homme est choisi par d'autres hommes
pour veiller sur leur santé, leur fortune, leur ins-
truction, ou celle de leurs enfants. On ne peut ex-
clure aucun homme des premières sans violer ses
droits; on ne peut exclure personne des secondes
sans blesser, non-seulement le droit de celui qu'on
exclut, mais encore les droits des autres citoyens qui
doivent conserver la liberté d'accorder leur con-
fiance à qui ils veulent, pour des objets sur lesquels
la nature leur a donné un droit exclusif.
Si une loi positive peut jamais, sans injustice, assu-
jettir à des règlements l'exercice de quelques-unes
de ces professions (question sur laquelle nous nous
gardons bien de prononcer), ce ne peut être que
parce que ces règlements ont paru nécessaires, pour
que ces mêmes professions fussent exercées d'une
manière plus utile pour la nation. Or, la croyance
religieuse d'un ouvrier, d'un artiste, d'un commer-
çant, d'un médecin, d'un maître de physique ou de
langue, ne peut influer ni sur leur habileté, ni sur
leur probité. Cette croyance religieuse ne peut donc
SLR l'ÉTaT des PROTESïAJ\TS. 5 i ']
influer sur les lois qui règlent ces différentes profes-
sions; et toute loi où l'on ferait dépendre l'exercice
d'une profession delà croyance d'un dogme religieux,
serait contraire à la justice.
Parmi les fonctions publiques, il y en a qui éma-
nent du gouvernement, de manière que ceux qui
les remplissent sont en quelque sorte ses représen-
tants ; et le gouvernement peut, sans injuslice, exi-
ger d'eux les qualités qu'il croit les plus utiles au
bonheur public. Tel gouvernement exigera que ceux
qu'il emploie fassent preuve de lumières ou de ser-
vices; tel autre, qu'ils fassent preuve de piété. L'un
de ces gouvernements pourra être meilleur poli-
tique que l'autre; mais ni l'un ni l'autre ne seront
injustes.
Il y a d'autres fonctions publiques où celui qui
les exerce représente une ville, une province, et est
choisi par les habitants de celte province ; alors il y
aurait la même injustice à les priver de la liberté
de choisir pour exercer des droits purement tempo-
rels, celui qu'ils jugent le plus digne de leur con-
fiance , qu'à priver les particulieis de la liberté de
choisir leur médecin ou leur avocat, sous prétexte
que ceux à qui ils voudraient confier l'exercice de
leurs droits, ou le soin de leuis affaires et de leur
santé, ont des opinions religieuses contraires aux
opinions les plus généralement adoptées dans l'État.
Tels sont les principes qui nous ont fait proposer
d'admettre les prolestants dans les fonctions muni-
cipales, en même temps que nous les excluons des
fondions de la magistrature.
5i8 SUR l'état dhs protestants.
Quant à l'exercice des chaires d'instruction , à l'en-
trée dans les académies, l'utilité publique semble
exiger que ces places soient accordées à ceux qui
ont le plus de lumières et de talents. Autant il est res-
pectable de chercher à ne confier qu'à des hommes
d'une orthodoxie irréprochable une dignité ecclé-
siastique, autant il serait ridicule de s'occuper de l'or-
thodoxie d'un professeur de physique ou d'anatomie.
Des philosophes païens continuèrent à enseigner les
sciences dans l'école d'Alexandrie, sous le règne des
empereurs chrétiens. On n'imaginait point qu'il
fallût être chrétien pour exposer les découvertes
d'Archmiède ou d'Hipparque; pourquoi ne pour-
rait-on , sans être cathohque, exposer celles de New-
ton et deHaller? Le zèle le plus louable devient
également nuisible à sa cause, lorsqu'il l'expose au
ridicule, par des lois dictées par une superstition
ignorante, et lorsqu'il la rend odieuse par des lois
de sang inspirées par le fanatisme, ou plutôt par
l'hypocrisie.
Nous avons cru que les citoyens qui ont versé
leur sang pour la patrie ne devaient pas être privés
d'un honneur accordé aux étrangers qui ne com-
battent que pour la fortune ou pour la gloire. Nous
avons voulu éviter les parjures que se sont permis
si souvent de braves militaires. Nous avons senti
combien les anciens chevaliers français auraient été
humiliés de porter cette décoration, s'ils avaient vu
les Condé, les La Noue, les Coligni, les Sully, les
Rohan, les Turenne, ne point la partager avec eux ;
combien il eût été ridicule que le pri.i de la valeur
SUR l'état des protestants. 5i9
militaire eût décoré les officiers catholiques de l'armée
de la Ligue, tandis que les protestants, défenseurs
du trône de Henri IV, n'auraient pu aspirer à aucune
marque d'honneur.
On nous reprochera sans doute d'avoir cru qu'il
serait utile d'accorder aux protestants la liberté d'ou-
vrir des écoles publiques. Cet article mérite une dis-
cussion particulière.
Le droit qu'ont les pères de veiller sur l'éducation
de leurs enfants est un droit naturel, antérieur à la
société; ainsi la loi ne peut les en priver. Si un père
convaincu d'un crime, ou attaqué de démence, perd
ce droit, c'est, dans le premier cas, une suite du
droit que peut avoir alors la société de lui ôler la
liberté, ou même la vie; dans le second, c'est une
suite même du droit naturel. Mais, si c'est un devoir
de justice de laisser au père le soin de l'éducation
de ses enfants, c'en est yn de politique de faciliter
aux pères, livrés à des fonctions publiques, ou au
soin de leur fortune, les moyens de procurer à leurs
enfants une éducation propre à former des citoyens
honnêtes, éclairés, courageux. Or, les pères protes-
tants ne peuvent profiter des établissements formés
par le gouvernement, s'ils sont obligés de confier
leurs enfants à des maîtres catholiques, moins occu-
pés alors de les instruire que de les convertir. Un
père zélé pour sa religion craindra, comme le plus
grand des malheurs, que ses enfants ne l'aban-
donnent ; un père moins zélé craindra que le reste
de l'éducation ne soit sacrifié au désir de former des
prosélytes; il verrait sans peine son fils exposé au
520 SUR l'état DKS PROTESTANTS.
danger de devenir catholique, mais il ne le verra
point du même œil, exposé au danger de devenii-
superstitieux ou fanatique. L'impératrice-reine a or-
donné dans ses États que les enfants des protestants
seraient élevés dans les collèges catholiques, et qu'il
serait défendu aux maîtres de mettre en leurs mains,
sans le consentement des parents , des livres con-
traires à leur croyance.
Cette loi est dictée par la sagesse, le respect pour
les droits des hommes, et la véritahle piété; mais
peut-être n'est-elle pas sans inconvénients.
D'abord il est très-aisé de l'éluder ; ensuite elle ne
suffit point pour rassurer les pères contre la crainte
des suggestions secrètes; troisièmement, ces enfants
n'assistant point aux mêmes exercices que les enfants
des catholiques, il arrivera nécessairement, ou que
les enfants catholiques envieront leur sort, ou qu'ils
les détesteront, comme hérétiques. S'il est si diffi-
cile à un homme éclairé de séparer la haine qu'il
doit à l'hérésie, de la chaiité qu'il doit à l'héré-
tique, combien cette distinction ne sera-t-elle pas
difficile pour des enfants? Il sera donc impossible
qu'il ne s'élève pas entre ces enfants une espèce d'aver-
sion machinale, qu'ils rapporteront ensuite dans la
société.
Le moyen que nous proposons n'a point ces in-
convénients, et il n'y a point de milieu entre ces
deux partis.
Fin du professeur en droit.
Tels sont les moyens que j'ai crus piopres à sou-
SUR l'état des protestants. OàI
lager des maux funestes dont on a cherché trop
souvent à cacher l'étendue, tantôt en diminuant le
nombre des protestants, tantôt en supposant que
peu à peu ils s'anéantiront en France : opinions
fausses que je ne m'arrête pas à réfuter, parce que ,
n'y eût-il qu'un seul citoyen qui souffrît d'une loi
injuste, ce serait une raison suffisante pour l'abro-
ger, et un crime de la laisser subsister.
Je dois répéter ici que je n'ai ni la vanité de croire
que j'ai trouvé les meilleurs moyens, ni la présomp-
tion de prétendre instruire ceux qui , pour remplir
dignement leurs places, ont été obligés d'acquérir
des lumières fort supérieures aux miennes. Mon but
a été uniquement de soumettre mes vues à l'opinion
publique, seul interprète du vœu des nations, lors-
que la constitution n'a établi ni convocation géné-
rale du peuple, ni assemblée générale de ses repré-
sentants. L'opinion publique est peut-être même un
interprète plus sûr de la volonté générale des ci-
toyens, que le vœu de toute assemblée représentative;
cette opinion ne peut être, en effet, ni corrompue,
ni séduite; les décisions d'un corps représentant,
au contraire, peuvent être dictées, soit par les inté-
rêts personnels de ses chefs, soit même par des vues
d'ambition particulières à ce corps. Enfin, l'opinion
publique se forme nécessairement d'après des livres,
depuis l'invention de l'imprimerie, et par consé-
quent elle ne peut être inspirée par l'éloquence tu-
multueuse des sophistes. Il faut avouer cependant
que l'opinion publique n'est respectable qu'autant
que ceux qui la forment sont instruits, et qu'on no
522 SUR l'état des PROTESTANTS.
les a point empêchés d'entendre les deux partis. Ce
n'est donc qu'après avoir joui pendant longtemps
de la liberté de la presse , que l'opinion publique
d'une nation a de l'autorité ; dans tout autre cas ,
elle ne peut en avoir que lorsqu'elle penche pour le
parti réduit au silence, ou à des écrits clandestins.
Il est trop facile à celui qui parle seul de cacher ou
de déguiser les faits , d'obscurcir par des sophismes
les principes les plus clairs, et d'entraîner l'opinion
en remplissant les papiers publics , en infectant les
collèges d'ouvrages écrits par des hypocrites vendus
au pouvoir.
Je ne crains qu'un reproche , celui d'avoir plus
songé aux intérêts de l'État qu'à ceux de la religion :
j'ai montré combien, si des établissements humains
pouvaient être nécessaires pour soutenir l'ouvrage
du ciel, ou pouvaient l'ébranler, l'intolérance des
lois politiques était contraire à toute religion vraie,
et favorable à toute religion fausse; et qu'ainsi tout
homme de bonne foi, soit qu'il croie sincèrement
sa religion , soit qu'il en doute , doit désirer la tolé-
rance. Cependant , je ne me croirais pas à l'abri de
l'accusation de manquer de zèle pour la religion, si,
après avoir proposé des moyens d'assurer aux pro-
testants une existence heureuse dans cette vie, je
n'entrais dans quelques détails sur la manière la plus
propre de hâter leur conversion.
J'espère que ceux qui ont une véritable piété, et
qui regardent la religion comme une règle de cons-
cience, et non comme un établissement politique,
utile à leurs intérêts , m'approuveront au fond de
SUR LETAT DES PROTESTANTS.
5^3
leur cœur ; les autres m'accuseront d'impiété ; je me
consolerai alors en songeant que Pascal fut accusé
d'hérésie pour s'être élevé contre les corrupteurs de la
morale ; que l'archevêque de Bourges fut traité de cal-
viniste dans cent libelles, parce qu'il avait reçu l'ab-
juration que Henri IV voulait faire de la doctrine de
Calvin; que L'Hôpital fut accusé d'athéisme, pour
avoir cru qu'il ne fallait pas brûler les hérétiques, et
que les états généraux du royaume avaient le droit
d'employer au service de la nation le superflu du cler-
gé; que le célèbre Gerson fut accusé d'hérésie au con-
cile de Constance, pour avoir combattu avec courage
les apologistes de l'assassinat et du parjure; que Pierre
des Vignes fut accusé de n'être pas chrétien , pour
n'avoir pas cru que le pape eût le droit de disposer
de la couronne impériale ; qu'enfin plusieurs moines
ont vu Charles Martel au purgatoire, parce qu il avait
récompensé avec les biens de l'Église les soldais qui
avaient sauvé l'Europe du joug de l'Alcoran.
Lorsqu'on lit avec attention l'histoire des premiers
moments de la réformation , on voit que les peuples
qui l'adoptèrent ou qui la rejetèrent n'avaient aucune
opinion arrêtée sur les dogmes qui séparent actuel-
lement les communions chrétiennes ; ces dogmes
n'étaient point encore exprimés par des formules
consacrées, et la plupart des fidèles n'en avaient que
des idées vagues. Lorsque les théologiens commen-
cèrent à discuter ces dogmes, alors chacun des fidèles
suivit, entre les opinions théologiques, celles qui "
étaient le plus conformes à ses principes et à l'an-
cienne créance qu'il avait adoptée. Ainsi ce ne furent
524 SUR l'État des protestants.
point les opinions religieuses qui produisirent dans
l'Europe les grandes révolutions dont elle fut alors
agitée : quelles en ont donc été les causes? Ce furent
les scandales que l'ambition des papes et des prêtres
avait donnés à l'Église : le vicaire d'un Dieu humilié
exigeait que les rois lui parlassent à genoux; le ser-
viteur des serviteurs de Dieu chargeait son front
d'une couronne, affectait de disposer des empires,
soulevait les peuples contre les rois , brisait tous les
liens qui unissent les hommes, voulait enfin élever
les prêtres au-dessus des lois. L'usage de ces préten-
tions fut encore plus odieux que les prétentions
mêmes : on vit des prêtres assassins et séditieux,
partout impunis, les rois détrônés par des bulles,
les excommunications soutenues par les guerres ci-
viles, par le poignard et par les poisons; l'Europe
nagea dans le sang pour les querelles du sacerdoce;
les peuples indignés de ces scandales osèrent de
temps en temps élever la voix, et les prêtres, ces-
sant d'armer les peuples contre les rois, armèrent
alors les rois contre les peuples; on les voyait, signant
d'une main l'ordre de massacrer des innocents, et
vendre de l'autre aux coupables le pardon de leurs
crimes. Ces scandales n'avaient excité pendant long-
temps qu'une indignation passagère et circonscrite
dans quelf(ues provinces : Rome avait écrasé sans
peine les Albigeois et les Hussites; mais ces mêmes
scandales, présentés à l'Europe par le moyen, alors
nouveau, de l'impression, excitèrent une fermen-
tation générale; les réformateurs inspirèrent à tous
les peuples la haine du clergé, en peignant des cou-
SUR l'État des protestants. 5*2 5
leurs les plus fortes , en dévouant à la risée publique
sa puissance, ses richesses, son intolérance, son or-
gueil et sa corruption : de telles raisons sont propres
à frapper la multitude, même lorsqu'elle est aban-
donnée à l'ignorance et à la superstition. Ainsi, tan-
dis que les hommes puissants n'étaient conduits que
par leur ambition , et que la populace des villes, ex-
citée par les moines, servait leur haine et leur ven-
geance par des séditions et des assassinats, la noblesse
des châteaux, les bourgeois des villes, le peuple
même des campagnes, les gens éclairés sur d'autres
objets que sur la théologie , écoutèrent avidement la
voix des réformateurs. Comment peut-on espérer
maintenant de convertir les protestants? C'est en em-
ployant les moyens contraires aux causes qui les ont
multipliés. Attachés à leur patrie, à leurs lois, à
leur prince, les protestants détestent les principes
de la cour de Rome. Que le clergé de France cesse
donc de favoriser ces principes; qu'uni à l'É-
glise romaine par la foi, il ne s'unisse point par l'in-
trigue à la politique de la cour de Rome; qu'il sup-
prime ces actes scandaleux, où, dans ces derniers
temps, il a osé afficher et sa dépendance servile
pour une puissance étrangère, et sa révolte contre les
lois de la patrie (i)!
(i) Actes du clergé en 1765. Ils ont été condamnés par la plu-
part des parlements. Cependant plusieurs évéques poussent le
zèle ultramontain jusqu'à exiger des prêtres la signature de ces
actes séditieux. Ceux de 1755 l'étaient plus encore, et le clergé
n'osa jias même les publier; ils contenaient une menace d'oppo-
ser l'excommunication aux arrêts du parlement et du conseil, et
526
SUR L ETAT DES PROTESTANTS.
Les protestants, persécutés dans toute l'Europe par
les jésuites, ont haï longtemps, dans le clergé, les
disciples, ou plutôt les esclaves des jésuites; qu'ils
apprennent par la conduite du clergé que le fana-
tisme des jésuites a disparu avec eux.
Les protestants, accoutumés à la lecture de l'Évan-
gile, ont quelque peine à reconnaître dans le clergé
catholique les prêtres d'un Dieu humilié. Comment
les reconnaîtraient-ils en effet dans des hommes qui,
renonçant au titre de révérends pères en Dieu , titre
si analogue à leurs saintes fonctions, se sont arrogé
celui àe monseigneur; qui , peu contents de la dignité
si respectable de pontifes de la religion de Jésus-
Christ, croient se relever par le titre si peu français
et si peu chrétien de princes de la cour de Rome (i);
une liste de toutes les humiliations que, depuis Constantin, le
clergé avait fait essuyer aux princes.
(i) On ne s'étonne pas assez que dans une religion dont l'insti-
tuteur a dit à ses disciples : Il n'y a point parmi vous, ni pi'emier,
ni dernier, il se soit établi des princes de l'Église qui , après avoir
disputé le pas aux rois et aux princes du siècle, ont fini par se con-
tenter modestement de l'égalité avec les princes. Cette dignité de
cardinal , et surtout l'espérance d'y parvenir, est un des plus
puissants moyens que la cour de Rome ait employés pour trou-
bler l'Europe. On en était si convaincu en France, que, par une
ancienne règle, les nouveaux cardinaux sont déchus de leurs bé-
néfices, jusqu'à ce qu'ils aient prêté au roi un nouveau serment de
fidélité. Il y en eut treize à la fois sous le règne de Henri II : leurs
intrigues préparèrent les troubles qui désolèrent la France sous
le règne funeste de ses enfants. Henri II, lassé de ces intrigues,
renvoya tous ces cardinaux en Italie , par un même vaisseau ,
sous prétexte de la vieillesse du pape, et du besoin qu'il avait
d'eux à Rome.
SUR l'État des protestants. 627
qui croient que le service humiliant de porter la
longue queue de leur robe ne peut qu'honorer un
gentilhomme décoré des marques d'honneur que le
souverain lui-même ne dédaigne point de porter;
dans des hommes enfin qui poussent le mépris de
leur état au point de n'admettre à leur table que
des curés gentilshommes, et renvoient les autres
manger à l'office avec le reste de leurs valets ton-
surés !
L'Évangile recommande l'amour de la pauvreté ,
et si l'abandon de ses biens n'est que de conseil, la
pauvreté de cœur est un devoir. Qui pourrait
donc reconnaître les véritables disciples du Christ
dans des hommes qui, au mépris de ses préceptes ,
des décisions des conciles, de la discipline de l'É-
glise, accumulent des bénéfices, dont un seul suffi-
rait à l'entretien de trente familles?
L'Évangile fait un précepte de l'aumône : ceux qui
se prétendent établis pour donner l'exemple des ver-
tus de l'Évangile, accomplissent-ils le précepte , lors-
qu'ils disent au prince que leur bien doit être exempt
d'impôts, parce qu'il est le bien des pauvres, et
qu'en même temps la dépense de leurs tables suffi-
rait au soulagement de dix villages, et qu'ils nourri-
raient vingt familles de ce qu'ils donnent à leurs
chevaux ?
Ils sont chargés de l'instruction de leurs peuples;
mais est-ce dans la capitale , où leur présence seule
est un scandale, qu'ils instruiront le peuple des pro-
vinces ? Us sont chargés de l'instruction du peuple ,
et cachés dans leur palais ; les peuples des villages
5^8 SUR l'état des protestants.
n'ont jamais vu le visage de ce pasteur qui , depuis
trente ans, a promis à son Dieu de veiller sur leur
salut et sur leurs besoins : ils sont chargés de l'ins-
truction publique, et si on en excepte un très-petit
nombre, quelles chaires ont retenti de leurs voix,
quels livres ont-ils opposés à la dépravation des mœurs
publiques, aux scandales des cours? Cependant on
ne les a point forcés de s'imposer ce fardeau terrible
d'avoir à répondre devant Dieu de toutes les fautes
oii l'ignorance et une conscience trompée peuvent
entraîner les fidèles confiés à leurs soins; au con-
traire, par combien de sollicitations ouvertes ou ca-
chées n'ont- ils pas demandé ces places dont ils ne
remplissent point les devoirs?
Où les règles de l'Évangile veulent-elles que le
peuple voie ses pontifes ? Dans les cabanes des mal-
heureux pour les consoler, dans les temples pour les
instruire, dans les palais des grands, pour leur dire,
au nom de Dieu , des vérités uiiles aux hommes. Où
ce peuple les voit-il? Dans les temples pour présider
à de fastueuses cérémonies , pour y partager avec
Dieu l'encens et l'adoration des fidèles ; dans les pa-
lais des grands pour y demander de nouvelles ri-
chesses, pour se mêler dans toutes les intrigues,
dans toutes les cabales du ministère ou de la cour,
pour solliciter de» ordres oppresseurs : demandez à
cet homme expatrié, enchaîné par son évéque, qui
Fa accusé auprès du gouvernement d'irréligion, de
protestantisme, de jansénisme; demandez-lui si ja-
mais son évéque a été le chercher comme le bon
pasteur allait chercher la brebis égarée ? Le logement
siiR l'état des protestants. 5^9
de cet opprimé, qu'il eût pu arracher en même
temps à l'erreur et à la misère, était-il plus loin de son
palais que l'antichambre d'un ministre? Un évéque
y eût-il été plus déplacé? Jésus-Christ instruisit lui-
même les païens, les publicains, les pharisiens, les
saducéens, et jamais a-t-il demandé des letties de ca-
chet aux aflfranchis de Tibère?
Vous vous êtes vantés, pourrait leur dire un pro-
testant, d'être les successeurs des apôtres; soyez
donc les disciples de Jésus-Christ ; voilà sa loi, com-
parez-la avec votre conduite. Nous venons en vous
des hommes honnêtes, éclairés, humains, du moins
à l'égard des catholiques: mais nous n'y verrons pas
des chrétiens.
Notre haut clergé ne ressemble plus sans doute au
clergé du xvi^ siècle ; les lumières de ses membres
méritent l'admiration des fidèles, la pureté de leurs
mœurs nous édifie; plusieurs seraient des hommes
bienfaisants, si leurs biens étaient leur propre patri-
moine; plusieurs seraient des citoyens utiles, respec-
tableSj s'ils étaient des particuliers, s'ils ne s'étaient
pas volontairement chargés d'obligations sacrées
qu'ils violent ouvertement : des incrédules peuvent
applaudir à leuis vertus humaines , mais des chré-
tiens doivent les condamner; l'ignorance, la dé-
bauche, la soif du sang, ont disparu; on ne voit
plus des prélats accumuler plusieurs évêchés, ache-
ter du bien de l'Église les faveurs et les secrets des
femmes de la cour, et passer leur vie entre des cour-
tisanes , des prêtres , des soldats , des assassins et des
bourreaux; mais l'orgueil, l'amour des richesses, le
V. 34
53o SUR l'état des protestants.
luxe, l'ambilion , l'oubli des devoirs de pasteurs,
tous ces maux subsistent encore.
Que ce reste des siècles d'ignorance et de corrup-
tion soit détruit enfin : ayons des évéques éclairés,
chastes, édifiants comme les nôtres, mais ayons aussi
des évéques satisfaits d'un seul bénéfice, modestes
dans leur intérieur et dans leur train , ne dépensant
pour eux-mêmes que ce qui doit suffire à l'entretien
du ministre d'un Dieu pauvre et humilié, distri-
buant le reste d'une manière utile, instruisant leur
clergé et leurs peuples, ne demandant à la coui-,
ni richesses, ni abus d'autorité, n'exigeant point
des titres inconnus dans l'Église pendant quinze
siècles (i).
(i) Si les abus du haut clergé rendent l'Eglise romaine odieuse
aux protestants, ceux du clergé inférieur la rendent l'objet de
leur mépris. La plupart de nos pasteurs sont élevés par ces con-
grégations de Lazaristes, d'Eudistes, de Sulpiciens , de Culotins,
qui n'ont jamais été connus dans l'Église que par leur ignorance
et leur fanatisme, et ils ne savent ni soulager le peuple dans ses
maux, ni lui servir de guides et de conseils dans les affaires, ou
d'appuis contre les oppresseurs. Incapables d'éclairer leurs
ouailles, ils ne sont occupés que de disputer avec elles sur la
dîme des pommes, des herbes, des veaux et des poulets; aucun
maltôtier n'a plus embrassé d'objets dans un code de douanes,
que l'Église dans le code des dîmes. Aucun publicain n'a montré
plus de subtilité, aucun n'a multiplié les impôts avec autant
d'impudence que dans les grandes villes les prêtres ont multiplié
les droits des enterrements. La quittance des impôts sur la bois-
son qu'on donne aux barrières de Paris, est bien moins longue
qu'une quittance de convoi : des prêtres qui doivent réprimer
l'orgueil, cherchent à l'exalter; ils ont eu l'art de placer la va-
nité dans une foule de petites distinctions , de cloches, de cierges,
SUR l'état des protestants. 53 [
Alors les protestants n'auront plus contre l'Église
les préjugés qui les en éloignent, la force de la vé-
ritéagira sans obstacle, et nous verions la France toute
d'ornements; ils vendent jusqu'au droit d'être enterré dans
leurs temples , et d'infecter après sa mort ses concitoyens. Un
prêtre, dans le costume de son rôle, joue pour de l'argent le per-
sonnajj;e du confesseur du mort. Si le mort n'a pas eu de confes-
seur, on permet quelquefois par grâce aux parents d'en payer un
pour ne pas scandaliser; d'autres fois on leur refuse cette grâce
pour les dénoncer au peuple comme des gens suspects de man-
quer de foi; cette alternative dépend du curé qui pèse (Dieu sait
dans quelle balance) lequel vaut mieux pour l'Eglise, d'un écu ,
ou d'un scandale : un prêtre catholique ne fait rien que pour de
l'argent. Son Dieu descend à sa voix sur l'autel; le sacrifice est
d'un prix infini , mais le prêtre l'offre pour douze sous; ce n'est
pas la messe, disent-ils, que l'on paye, c'est la peine que le prêtre
est obligé de prendre; c'est ainsi que les casuistes de Pascal
avaient trouvé moyen de décider que l'on peut légitimement se
faire payer des choses beaucoup moins respectables , mais que,
selon l'honneur humain, il n'est guère plus honnête de vendre
que des messes. Plusieurs sacristies font sur cet objet des spécu-
lations de commerce , elles reçoivent une grande quantité de
messes qu'elles font acquitter à meilleur marché dans les pro-
vinces oij les denrées sont moins chères. Quelquefois elles se con-
tentent de retenir quelques sous pour le vin et le pain , destinés
à devenir le corps de Dieu. On pourrait encore dire de nos
prêtres ce que Baptiste Mantouan , général des Carmes dans le
xv^ siècle, disait de ceux de son temps :
Venalla iiobis templa, sacerdotcs, altaria, sacra, coronœ,
Ignis, tliiira, preces, cœlum vénale Deusque.
Parmi nous tout se vend, prêtres, temples, autels,
L'orémus à voix basse, et les chants solennels,
La terre des tombeaux, l'hymen et le baptême.
Et la parole sainte, et le ciel, et Dieu même.
Ces scandales divertissent les incrédules, aigrissent les protes-
34.
53^ SUR l'état des protestants.
catholique , non plus comme sous le règne de Louis
le Grand, à force d'exécutions militaires et de gi-
bets, mais par la seule puissance de la raison,
tants, affligent les hommes d'une piété éclairée; mais ils sub-
sistent, parce que les biens de l'Église accumulés sur la tète de
ses chefs ne peuvent suflire à nourrir les ministres inférieurs.
Les charités des paroisses forment un impôt considérable sur
la nation, et ne soulagent personne; les curés , escortés d'un tri-
bunal de dévotes , font de cet impôt le salaire des délateurs, des
hypocrites : ils en achètent les secrets des familles , soutiennent
le fanatisme parmi le peuple, entretiennent un corps de gueux
prêts au moindre signal à courir sus aux philosophes, aux pro-
testants, aux rois, si les rois osaient briser le joug humiliant
sous lequel ils courbent la tète depuis le siècle de Louis le Dé-
bonnaire.
Il semble que de l'Inde au Mexique, les souverains, en lais-
sant aux prêtres la distribution des aumônes et l'éducation pu-
blique, aient craint d'être les maîtres sans danger et sans
partage.
Les précautions qu'on prend pour conserver la pureté des
mœurs des prêtres sont un nouvel objet de scandale ; les évêques
les traitent comme les sultans traitent leurs frères , à qui ils ne
permettent de vivre qu'avec des femmes hors d'état de donner
des princes à la famille impériale : on leur jjermet cependant
d'habiter avec déjeunes iilles, pourvu qu'elles soient leurs sœurs
ou leurs nièces; dans quelques diocèses on va plus loin : l'on ne
permet aux prêtres d'avoir chez eux que des garçons ; on craint
les faiblesses ou l'indécence , on ferme les yeux sur la débauche et
sur les crimes.
On n'avait point parlé ici de ces abus, parce qu'ils seront dé-
truits du moment où les évêques , dociles à la voix de l'Évangile
qu'ils ont cessé d'écouter depuis quinze ou seize siècles, se se-
ront eux-mêmes corrigés. Le clergé possède au moins le cin-
quième des biens du royaume , et ces immenses revenus ne suf-
fisent pas à l'entretien des prêtres; les évêques vendent toutes les
SUR LETA.T DES PHOTliSTA.N IS.
533
Pourquoi les vérités physiques s'élablissent-elles
sans effort, quoique contraires souvent aux témoi-
gnages de nos sens , quoique appuyées sur des dé-
monstrations très-compliquées? C'est qu'elles n'ont
point de passions à combattre, c'est que cliaque
homme ne se croyant pas juge compétent de la vérité
des principes, ou de l'exactitude des faits, la multi-
tude se conforme avec docilité au jugement des
hommes éclairés; mais si une de ces questions se
trouve liée à des intérêts politi(|ues , à des opinions
religieuses, si les hommes qui ne peuvent en saisir
espèces de dispenses qu'ils accordent ; les curés vendent tous les
actes qu'ils expédient , tous les sacrements qu'ils confèrent ; la
plupart des vicaires sont payés par les villes; les moines men-
diants lèvent un impôt volontaire qui est immense; les reli-
gieuses exigent des dots de celles qu'elles admettent à faire vœu
de pauvreté ; les aumôniers des troupes sont payés sur le trésor
royal; les églises des campagnes, les maisons des curés sont
construites en partie aux dépens des propriétaires, en partie aux
dépens même du peuple. La construction des églises des villes,
celle des monastères, est souvent payée par des loteries, c'est-à-
dire , que les hommes dont l'emploi est de veiller sur la morale
cherchent des moyens d'exciter l'avidité, inspirent aux pères de
famille la tentation de ruiner leurs enfants, aux domestiques celle
de voler leurs maîtres: si on ajoute à cela les messes payées, les
quêtes, les confréries, les pèlerinages, le pain bénit, etc., etc.,
on trouvera que le clergé français, propriétaire d'un cinquième
des biens du royaume, lève annuellement sur le reste un impôt
égal au moins à un vingtième. Si les richesses scandalisent, parce
qu'elles sont contraires à l'esprit de l'Évangile, les petits détails
d'avidité rendent ridicules les prêtres catholiques, et jamais^
quelque clairement qu'on puisse avoir raison, on ne convertit
ni les hommes qu'on scandalise , ni ceux aux yeux de qui on s'est
rendu ridicule.
534 ^^^ l'état des protest A]NTS.
les preuves se cioient, par leur état, par leur place,
en droit de juger, alors les querelles deviennent in-
terminables, la vérité s'obscurcit, et ne triomphe
qu'avec lenteur. Combien l'opinion du mouvement
de la terre n'a-l-elle pas eu de peine à s'établir? N'a-
t-elle pas même partagé avec les opinions tliéolo-
giques l'honneur d'avoir des martyrs? Combien les
querelles sur les pièces d'artillerie longues et courtes
n'ont-elles pas produit de brochures? Combien l'ino-
culation n'a-t-elle pas fait dire de sottises? Les vérités
morales sont presque toujours dans ces circonstances
malheureuses, oii les vérités physiques ne sont pres-
que jamais. Elles sont par elles-mêmes aussi cer-
taines, la méthode de les étudier est la même, les
principes y sont également ou des définitions ou des
faits: les faits y sont aussi constants, aussi généraux;
mais elles ont contre elles les passions, les intérêts
des hommes, et la présomption de l'ignorance qui
s'érige en juge. Voilà pourquoi les principes les plus
simples de la politique, de l'administration, du com-
merce, sont rejetés par des hommes d'ailleurs raison-
nables , et souvent révoqués en doute par des esprits
très-éclairés, pendant qu'aucun d'eux ne s'avise de
douter du mouvement de la terre, du mouvement
progressif de la lumière, de la circulation du sang.
Cependant les preuves de ces vérités physiques
sont plus compliquées, les faits sur lesquels elles
s'appuient sont plus difficiles à constater.
Appliquons cette observation aux opinions reli-
gieuses des protestants et des catholiques. Ces deux
religions donnent les mêmes noms au Dieu qu'elles
SUR LETA.T DES PROTESTANTS. 535
adorei)l, lui supposent les mêmes rapports avec les
hommes, sont fondées sur les mêmes livres, recon-
naissent les mêmes faits pour sacrés, enseignent la
même morale. L'orgueil qui attache l'homme au Dieu
de ses pères, et les passions qui préfèrent la morale
avec laquelle elles ont su déjà s'arranger, ne peuvent
donc influer sur le choix entre les deux religions.
Quels sont donc ici les motifs delà différence des opi-
nions? Les uns sont fondés sur une manière diffé-
rente d'interpréter les mêmes livres, et d'entendre
les anciennes explications de ces livres; les autres le
sont uniquement sur les abus que les prolestants
ont trouvés dans la religion catholique, et qu'ils
confondent avec la religion même.
Les premiers motifs ne peuvent agir que sur les
gens instruits, et ne peuvent être agités qu'entre les
savants; si donc il n'y avait pour perpétuer l'erreur
que des raisons de cet ordre, l'erreur disparaîtrait
aussi vite qu'elle disparait dans les opinions phy-
siques. Mais les autres raisons frappent tout le
monde, tous en sont également juges , les savants
comme les ignorants; ce sont donc ces motifs qui
sont la véritable cause de l'obstination des héré-
tiques; ôtez-les, et l'hérésie sera détruite, comme le
système dePtolomée l'a été lorsque les causes étran-
gères qui le soutenaient ont cessé d'agir.
On ne pourrait nier cette conséquence sans nier
en même temps la force , l'évidence , la clarté des
raisons que l'église catholique oppose aux protes-
tants. Tout catholique convaincu de la vérité de sa
religion, doit donc désirer (jueles protestants soient
536 SUR l'état des protestants.
tolérés , puisque la persécution n'est qu'un moyen
d'attacher les hommes indifféremment à l'erreur
comme à la vérité , et demander en même temps que
les abus du clergé soient réformés, que sa conduite
et ses maximes ne soient plus une contradiction
perpétuelle des préceptes et des maximes de l'Évan-
gile, parce que ces abus, cette contradiction, sont
la cause unique qui s'oppose au triomphe de la vé-
rité, et à la léunion de tous les chrétiens dans la
même foi et dans le même culte.
LETTRE
DE M***, AVOCAT AU PABLEMENT DE PAU, A M***, PBOFESSEUB
EN DROIT CANON A CAHORS.
J'ai lu votre ouvrage , et je pense que vous devez
le rendre public. 11 est aussi honteux de se taire,
quand on peut éclairer ses concitoyens, que de se
cacher quand on peut les défendre.
J'aurais voulu que ces sages illustres, dont s'ho-
nore la capitale, et qui réunissent au talent de dé-
couvrir la vérité, l'art heureux de l'embellir, eussent
daigné élever leurs voix en faveur des protestants ;
mais dans mon dernier voyage à Paris, ils étaient si
occupés du soin d'établir en France la véritable mu-
sique, qu'ils n'avaient pas le temps de songer à y
établir la tolérance. Votre voix sera moins sonore et
moins foi te , mais peut-être on vous entendra, et si
SUR l'état des protestants. 537
vous n'avez pas la douceur de voir finir les maux
dont vous gémissez , vous aurez au moins la conso-
lation d'avoir cherché à les adoucir.
La lecture de votie ouviage sera utile dans un
temps où tout homme qui prononce le mot de toU-
rance est accusé d'athéisme , et où les fanatiques et
les incrédules s'accordent à dire qu'on ne peut être
à la fois humain et catholique, les uns pour établir
l'intolérance, les autres pour rendre notre religion
odieuse.
Vos principes sur la tolérance sont très-simples,
et sûrement vous n'avez pas ciu dire des choses
neuves. Cependant ces principes sont peu connus,
et encore moins pratiqués.
Les colonies américaines n'ont osé les adopter
dans toute leur étendue : elles semblent avoir regardé
la tolérance, non comme une affaire de législation,
mais comme un point de théologie; elles admettent
tous les chrétiens, comme enfants d'un même culte,
mais elles n'admettent pas tous les hommes. Ces
faibles traces de fanatisme religieux ne déparent pas
moins leurs constitutions, que le préjugé qui leur
fait multiplier les corps législatifs, établir des contre-
poids lorsqu'il ne fallait songer qu'à ne point en avoir
besoin, et copier servilement les défauts de la cons-
titution anglaise. Peut-être ces deux sources de cor-
ruption et de trouble déliuiront-elles à la longue la
liberté et l'union américaine.
Les brames, placés à une autie extrémité du
monde, prétendent que la diversité des religions est
un hommage à la grandeur de Dieu , qui se piait à
538 SLR l'état des PKOTKSIAWTS.
être adoré sous des formes différentes. Suivant ce
principe, on tolérerait toutes les religions, mais on
ne permettrait pas de n'en point avoir.
La législation anglaise est encore suichargéedelois
d'intolérance, parce que le clergé anglican a rendu
les catholiques suspects au gouvernement, comme
des ennemis de la maison d'Hanovre, et les non-con-
formistes, comme des ennemis de la royauté, tandis
que le gouvernement montrait les jacobites au peuple
comme des fauteurs du papisme et de l'inquisition.
Mais la crainte de l'émigration va bientôt amener la
destruction de ces lois, et la politique fera ce que la
justice n'a pu faire.
La Hollande est tolérante par intérêt, beaucoup
plus que par principe.
La dernière diète de Suède n'a accordé la liberté
du culte public qu'aux étrangers; c'est donc encore
politique, et non justice. Ces étrangers sont exclus
des charges et du droit d'entrée à la diète; ils reste-
ront étrangers à perpétuité. Les Suédois qui s'écar-
teraient de la religion dominante seront punis dans
toute la rigueur des lois pénales. Enfin Gustave a juré
de maintenir la puieté des dogmes évangéliques. Il
a paru croire que la Suède serait perdue, qu'elle n'au-
rait plus ni savants, ni soldats, si on pensait à Stock-
holm comme à Berlin, à Pétersbourg ou à Paris.
L'ordre du clergé avait demandé que l'on punit,
par le bannissement et parla confiscation des biens,
tout étranger qui tenterait de convertir un Suédois.
C'était établir l'inquisition sous le nom de tolérance.
Ainsi, ce clergé suédois, dont l'humanité a été si
I
SUR l'État des protestants. ôSy
louée par tous ceux qui, en France , ont vendu leur
plume à l'intolérance, songeait moins à demander la
tolérance , qu'à empêcher adroitement les états de
l'établir. Celte clause n'a pas été confirmée par la
diète. On a seulement défendu d'écrire pour ou
contre les communions tolérées; défense qui peut
paraître plaisante à des gens qui regardent toute re-
ligion lévélée comme une charlatanerie méprisable ,
mais qui doit paraître une injustice à tous ceux qui
regardent la religion comme un objet grave, sur le-
quel il importe aux hommes d'être instruits.
Souvent les philosophes les plus éclairés n'ont pas
mieux raisonné sur la tolérance que les gouverne-
ments n'ont agi.
Rousseau lui-même semble ne pas regarder la to-
lérance comme une suite du libre exercice des droits
natuiels de l'homme. Il propose deux exceptions à
la liberté des opinions. La première contre les sectes
intolérantes, c'est-à-dire contre celles qui croient
que Dieu n'approuve d'autre culte que le leur, et
qu'il punit ceux qui méconnaissent ce culte établi
par lui-même. Ce philosophe trouvait-il juste que
ceux qui professent ces religions exclusives fussent
privés des droits de citoyens , parce qu'ils ont adopté
une opinion fausse, parce qu'ils ont mal raisonné?
Non, sans doute; mais il pensait que cette opinion
rend nécessairement les hommes intolérants et
cruels; que si ceux qui l'adoptent étaient consé-
quents, ils seraient persécuteurs. Supposons que
cette conclusion soit vraie, le législateui a-t-il le
droit de traiter un citoyen conmie criminel, parce
54o su 11 l'état des pro testants.
qu'il lui suppose le désir de commettre un crime, et
que ce désir est la conséquence éloignée d'un prin-
cipe spéculatif? Punissons les crimes de l'intolérance,
mais attendons qu'ils soient commis.
Est-ce comme des insensés, attaqués d'une folie
dangereuse, que Rousseau veut punir ces sectaires
intolérants? Mais on n'a droit de priver les fous de
leur liberté ou de leurs droits civils, que lorsqu'une
démence absolue leur a ôté l'exercice de leur rai-
son, ou que leur folie sur un objet particulier s'est
marquée par des actes extérieurs, dangereux pour
la sûreté publique.
Le seconde exception que M. Rousseau croit légi-
time, consiste dans le droit qu'il accorde au souve-
rain d'exiger des citoyens le serment qu'ils croient à
l'existence de Dieu et à l'immortalité de l'âme. Il
prétend qu'on peut bannir, sans injustice, tout
homme qui ne croit pas ces dogmes, parce que qui-
conque n'y croit pas , ne peut remplir les devoirs de
citoyen. M. Rousseau était, sans doute, en colère
contre des hommes qu'il soupçonnait d'être athées
lorsqu'il a éciit ces étranges paroles ; sans cela il au-
rait vu que, punir des hommes, ou seulement les
priver de leurs droits , parce qu'on est persuadé
qu'ils n'ont pas en eux-mêmes des motifs suffisants
pour pratiquer la vertu, c'est , si l'on veut, ne pas
les punir de leurs opinions spéculatives, mais les
rendre la victime de ses propres opinions ; c'est leur
dire : Je vous traiterai comme si vous étiez coupables,
paice que j'ai découvert, par mes léflexions, que
vous le deviendriez tôt ou tard. Les athées ne pour-
SUK l/ÉTAÏ DFS PROTESTANTS, 5l\l
raient-ils pas répondre : « Notre morale est la même
que la vôtre; nous croyons, comme vous, à la
vertu; nous sommes persuadés, comme vous, qu'il
n'y a point de bonheur sans elle. Pourquoi suppo-
sez-vous que nous nous écarterons plus que vous de
nos principes, parce que nous les établissons sur
d'autres fondements? Ne voyez-vous pas que nous
pouvons faire le même raisonnement contre vous ,
et si nous étions les plus nombreux , vous exclure de
la société avec la même justice? Ne voyez-vous pas
l'horrible usage que des intolérants politiques
peuvent faire de ces piincipes^ ou plutôt ces prin-
cipes ne sont-ils pas les leurs? N'ont-ils pas toujours
présenté aux princes, aux nations , ceux qu'ils vou-
laient faire persécuter, comme des hommes dont les
principes étaient contjaires au bien de l'humanité,
au repos des États? »
M. Rousseau ajoute que, si, après avoir prêté ce
serment , ils professent l'opinion contraire , on est
en droit de les punir, et même de les punir de mort,
non comme mécréants, mais pour avoir menti devant
les lois. Vous avez montré combien il est injuste et
inutile d'exiger de semblables serments. Mais, en
supposant même qu'on pût les exiger avec justice ,
pourquoi punir ceux qui professeraient une opinion
contraire à leur serment? pourquoi supposer qu'en
le prêtant ils ont menti devant les lois ? Serait-ce la
seule occasion où l'on aurait vu les hommes changer
d'avis? Le serment de ne pas convenir d'une vérité
générale dont on est convaincu, peut-il jamais être
obligatoire? Peut-on jurer qu'on croira toujours une
5/r
SUR L ETAT DES PROTESTANTS.
opinion ? peut-on jurer que, si on vient à en décou-
vrir, ou à croire en avoir découvert la fausseté , on
fera toujours semblant de la croire vraie? Enfin, si
cette opinion de M. Rousseau est fondée, toutes les
lois portées contre les apostats ou les relaps ne de-
viennent-elles pas légitimes? M. Rousseau eût-il voulu
admettre cette conséquence (i)?
A la vérité, pour rassurer ceux que sa sévérité
(i) La peine de mort paraîtra un peu dure 5 et ce passage de
M. Rousseau est plus digne d'un inquisiteur que d'un philosophe.
A la vérité il ne condamne à mort que ceux qui , ayant adopté les
dogmes de l'existence d'un Dieu et de l'immortalité de l'àme , se
conduiraient comme ne les croyant pas. Cette expression n'est pas
claire : signifie-t-elle nier ces dogmes , les attaquer par des e'crits
publics, ou bien commettre les crimes qu'on ne devrait pas com-
mettre, si, convaincu de ces dogmes, on se conduisait consé-
quemment? Cette seconde interprétation est ridicule : on ne
soupçonnera point M. Rousseau d'avoir dit que si un homme a
commis un assassinat, il faut le punir de mort, non comme assas-
sin , mais pour avoir menti devant les lois, en se conduisant
comme un homme qui ne croit pas à l'existence de Dieu. Le sens
que nous avons adopté est donc le seul qu'on puisse prêter à
M. Rousseau; mais s'il s'était expliqué clairement, il aurait ré-
volté, au lieu qu'avec un peu d'obscurité, et cette expression
emphatique, il a commis le plus grand des crimes, il a menti de-
vant les lois, le lecteur étourdi n'a pas besoin de l'entendre pour
être de son avis. Ce sont ces passages échappés à M. Rousseau
dans des moments d'humeur, et si peu dignes de son esprit et de
son âme, qui lui ont fait tant de partisans parmi les ennemis de
la raison et de l'humanité.
Quand il leur arrive de pardonner à un homme qui a bien mé-
rité de ses semblables , ce n'est jamais à cause de ce qu'il a écrit
d'utile, c'est seulement à cause des maximes pernicieuses qui lui
sont échappées; et les fanatiques ont eu de l'indidgence pour
SUR l'état des protestants. 5/\^
pourrait effrayer, M. Rousseau ajoute cfue, s'il était
juge dans un pays où la loi porterait peine de mort
contre les alliées, il condamnerait comme tel qui-
conque viendrait lui en dénoncer un autre. Ainsi il
regarde comme athée tout homme qui croit qu'on
peut l'être (r). Cependant lui-même prétend , dans
un autre ouvrage (i) , qu'il y a de grandes probabi-
lités pour et contre l'opinion de l'existence d'un Être
suprême, mais que, comme on n'est pas libre de
croire ou de ne pas croire, il croit, non ce qui lui
paraît le plus probable (conclusion que tout autre
aurait tirée du même principe), mais ce qui lui pa-
raît le plus consolant, et ce qui ajoute \e poids de
Vespérance à Véqidlibre de la raison. Si l'existence
d'un Être suprême est une vérité si clairement prou-
vée, que supposer qu'un autre puisse la rejeter, ce
soit en quelque sorte la nier, pourquoi obliger de
jurer qu'on la croit ? Si elle est si incertaine que, pour
ne point rester en suspens, ou ne pas céder aux
raisons qui la combattent, il faut avoir besoin de
cette opinion pour son bonheur, comment peut-on
punir celui qui, après avoir cru cette vérité, cesse
de la croire ? Il faut l'avouer, si on en excepte quel-
ques morceaux à'EfJÙle, et quelques chapitres du
Contrat social, qui suffisent pour immortaliser le
génie et le courage de l'illustre Jean -Jacques, ses
opinions sont presque toujours ou exagérées ou
M. Rousseau, parce qu'une ou deux fois dans sa vie il a eu le
malheur de parler le langage d'un fanatique.
(i) Contrat Social.
[%) Lettre à M. de Voltaire.
544 SUR l'état des protestants.
incohérentes. Voulait-il réellement faire une secte
et savait-il qu'on ne fait point de secte, quand on
n'est (jue conséquent et raisonnable? ou plutôt pen-
sait-il, comme tout homme passionné, d'après le
sentiment actuel qui l'animait? C'est par là seule-
ment qu'on peut expliquer pourquoi il était intolé-
jant, tantôt contre ceux qui croient une religion
exclusive, tantôt contre ceux qui ne croient pas
un Dieu, selon qu'il éprouvait une haine plus forte
contre les prêtres catholiques, ou contre ceux qu'il
appelait les phitosopJies , et qu'il se permettait d'ac-
cuser d'athéisme avec tant de légèreté.
Je suis entré dans ce détail, pour vous montrer
que vos principes sur la toléiance ne sont pas assez
connus pour être inutiles, et que, suitout en poli-
tique et en morale, il y a loin d'une vérité connue et
prouvée, à une véiité triviale et reconnue.
C'est avec raison que vous vous êtes presque
borné à ne parler que de justice : si on voulait se
contenter d'être juste dans les lois d'administration ,
dans les lois civiles ou ciiminelles, mais développer
aussi tout ce que la justice exige, il ne resterait
presque rien d'arbitraire; tout deviendrait simple;
et toute cette politique si fine et si profonde, qui
produit et qui explique les lois les plus bizarres, qui
veut toujours avoir égard à la constitution , aux
mœurs, au climat, à la population, à la richesse,
aux relations extérieures, à tout, enfin, hors à la
raison et aux droits des hommes, toute celte poli-
tique deviendrait vaine et inutile ; mais soyez sûr
que notre opinion ne paraîtra que ridicule an plus
SUK L ETAT DliS PROTESTANTS. 5/|:)
giand nombre des esprits. L'opinion contraire favo-
rise si puissamment la paiesse des gens en place ,
leur indifférence pour le bien et leur faiblesse; elle
leur offre des moyens si commodes de couvrir leurs
motifs secrets de prétextes d'utilité publique, de
donner au mal l'apparence du bien, à la fourberie,
celle de l'iiabileté, à l'ignorance et à la timidité, celle
de la finesse et de la prudence, qu'ils tiendront tou-
jours à ces principes. Les autres hommes, du moins
ceux qui peuvent se faire entendre, craignent aussi
le mot àe justice , parce qu'il y en a peu qui ne per-
dissent quelque chose à une justice rigoureuse ;
d'ailleurs ils mépriseraient une politique si simple,
si inflexible, où toute l'habileté se réduirait à rai-
sonner juste; mérite rare, à la vérité, mais que cha-
cun est si sûr de posséder, qu'il n'est pas tenté de le
croire un mérite dans les aulies.
Cependant, en convenant de vos principes, je ne
suis point de votre avis sur la manière de les mettre
en pratique. J'avoue que tout homme d'État doit
régler sa conduite par des maximes invariables et
générales, fondées sur la nature de l'homme et des
choses, sur la raison et sur la justice; et je serais
même tenté de regarder celui qui, dans un siècle
éclairé, nie l'existence de ces maximes générales, ou
qui les tourne en ridicule, comme un charlatan qui
sent son ignorance ou sa faiblesse , et qui cherche
à la cacher sous une apparence de modération et
de sagesse. Mais il ne me parait pas que, pour con-
former sa conduite à ces maximes générales, il faille
mettre en pratique, à la fois et sur-le-champ, toutes
V. 35
5/|6 ÀUR l'état des protestants.
les conséquences de ces principes. Il suffit de ne les
contredire jamais, de n'agir ni contre la justice, ni
contre la conscience , et de faire ensuite le plus
grand bien en lui-même, mais le plus grand bien
que les circonstances permettent. Vous m'objecte-
rez, sans doute, qu'il est des maux qu'on ne doit
pas chercher à pallier; que l'excès du mal obligera
enfin de recourir aux vrais remèdes , au lieu que le
secret de pallier les maux n'est souvent que celui de
les éterniser. Cette maxime est vraie en elle-même :
souvent un petit bien n'est qu'un moyen de rendre
un bien plus grand impossible; mais examinons dans
quelles circonstances cela peut être.
i*' Lorsque la puissance qui veut détruire le mal
tire son pouvoir de l'excès de ce mal même, il se-
rait imprudent alors de ne point profiter du moment
pour oser tout ce qu'il est possible, et de laisser sub-
sister une cause de mairx qu'on ne pourra plus atta-
quer de nouveau qu'après qu'ils auront une seconde
fois produit des effets funestes.
2° Lorsque le désii* de réformer les abus n'est ,
dans legouvernement, qu'un désir momentané, alors
un ministre qui veut le bien, et qui sait qu'il ne
doit point songer à le faire par degrés, puisqu'il
n'aurait pas le temps d'achever son ouvrage, ou gué-
rira le mal par un remède prompt, ou le laissera
subsister, de peur que le peu de succès de ses efforts
pour détruire ce mal, n'accrédite l'opinion qu'il est
incurable, ou qu'il ne peut être détruit sans danger ;
aussi , dans ce cas , lui reprochera-t-on à la fois de
ne remédier à rien, et de tout bouleverser : impu-
I
SUR l'État des protestants. 547
talions contradictoires, mais qu'il doit essuyer éga-
lement.
y Enfin, lorsqu'en voulant détruire un mal, on
a la maladresse de mettre des obstacles au bien qui
reste à faire, alors, tandis que la multitude applau-
dit à l'apparence du bien , l'homme sage ne voit ,
dans l'idole d'un peuple ignorant, qu'un maladroit,
ou qu'un hypocrite qui, en paraissant faire le bien ,
crée des obstacles qui le rendent plus difficile. Des
faits récents pourraient me fournir des applications
ou des preuves de tous ces principes; il est inutile
de m'y arrêter, vous les devinerez aisément. Mais,
dans la question qui nous occupe, on ne se trouve
dans aucune des circonstances oii il peut être utile
de différer de faire le bien pour ne pas le faire à demi ,
et on peut éviter la faute trop commune, qui rend la
réforme des abus plus funeste à la longue que les
abus mêmes.
Le pouvoir qu'aurait le ministère d'établir la tolé-
rance ne pourrait être contre-balancé que par le cré-
dit du clergé; et le crédit du clergé ne peut aller
qu'en diminuant, parce que les lumières doivent né-
cessairement augmenter. En effet, plus les lumières
augmenteront, plus la nation sera éclairée sur le
véritable esprit de la religion catholique ; plus aussi
elle respectera dans le clergé les décisions sur le
dogme, les lois de discipline, les leçons de cha-
rité , les exemples d'humanité et de douceur, et moins
elle accordera de crédit à son ambition ou à son into-
lérance. On ne peut craindre non plus que la vo-
lonté d'établir la tolérance ne soit que momentanée.
35.
548 SUR l'état des protestants.
En ne supposant même, dans ceux qui gouvernent,
que le désir de la prospérité et de la tranquillité de
l'État, désir qu'ils ont toujours, ils auront celui de
diminuer l'intolérance. Ce n'est pas ici comme dans
l'adminislralion, où un abus dont on a letranclié
une partie peut s'étendre d'une autre manière, où,
dans toutes les opérations nouvelles, des abus nou-
veaux se glissent, s'enracinent, trouvent des pro-
tecteurs, et où, enfin, l'on réforme éternellement
sans rien corriger. Ici tout retrancbement est un
bien, et ne peut être suivi que par des biens plus
grands. L'esprit d'avidité existant nécessairement
dans l'homme, on a, dans les réformes d'adminis-
tration , à combattre une force toujours active; au
lieu que l'esprit d'intolérance s'éteint en même temps
que les lois d'intolérance. Cherchons donc ici à faire,
dans chaque instant, le peu de bien qui est possible,
sans atlendie, pour commencer à agir, le moment de
faire tout celui qui est à désirer.
Un pont de pierre vaut mieux qu'un bateau; mais
si la rivière est encore trop profonde et trop rapide ,
si vous manquez d'ingénieurs habiles et hardis, il
faut vous contenter d'un simple bateau. Vous avez
donné le plan du pont de pierre, je vais vous pro-
poser celui d'un bateau qui pourra du moins servir
en attendant.
A l'exception de quelques hommes aussi étiangers
à leur siècle par leur fanatisme que par leur igno-
rance, le clergé de France n'est point persécuteur :
s'il résiste à l'établissement de la tolérance pour les
protestants, c'est moins la haine religieuse qui l'anime
SUR l'état des protestants. 549
que la crainte des reproches de Rome et des moines ,
celle de paraître abandonner la cause de la religion.
C'est l'embarras de changer un langage qu'il parle
depuis deux siècles, c'est la douleur de renoncer
ouvertement à l'espérance de détruire en France le
protestantisme. Toute loi 011 le mot de protestant
sera prononcé sera donc odieuse aux membres du
clergé, à moins qu'elle ne soit une loi d'intolérance;
ils se croiront obligés de s'y opposer, et quelque
éclairés qu'ils puissent être maintenant, quelque
courage qu'ils aient contre la superstition et les pré-
jugés, le moment où ils parleront sur la tolérance
le langage de la raison et de la charité est encore
bien éloigné; mais si on pouvait produire le même
effet par des lois où le nom de protestant ne fût pas
même prononcé, où la religion ne parût point inté-
ressée, ils n'auraient ni le droit , ni même la volonté
de se plaindre : or, c'est ce que je crois possible.
L'objet essentiel pour la prospérité de la nation
est, 1° d'assurer un état aux femmes et aux enfants
des protestants; 1° de leur procurer des moyens de
subsister; 3° de détruire les lois absurdes et cruelles
établies contre eux dans le siècle dernier. Examinons
séparément ces trois objets.
Je suppose d'abord qu'un mari conteste à sa
femme son état, et prétende ne l'avoir pas épousée.
A l'exception de l'acte de célébration , revêtu de
toutes les formalités établies, une femme protestante
pourra alléguer pour sa défense les mêmes raisons
qu'une femme catholique, la notoriété publique, la
possession d'étal, la reconnaissance des parenis , le
55o SUR l'état des protestants,
contrat de mariage, le consentement des pères et
mères. Supposons donc que, par un événement im-
prévu, une femme catholique ne puisse ni présenter
l'acte de célébration , ni suppléer à cet acte par une
preuve testimoniale de la célébration, sera-t-elle pri-
vée de son état, lui refusera-t-on de l'admettre à en
faire preuve? Elle y serait admise dans plusieurs cas:
par exemple, si elle exposait que les registres où était
l'acte de son mariage ont été détruits par un accident ;
que cet acte a été soustrait ou altéré par méchan-
ceté ; que le curé qui a célébré le mariage , les témoins
qui y ont assisté, sont morts, etc.
Allons plus loin : supposons qu'une femme qui ne
peut prouver la destruction de l'acte de célébration
de son mariage, qui n'a pu ni retrouver cet acte, ni
en produire le ministre et les témoins, demande à
faire preuve de son état, les juges pourront la refu-
ser, s'il n'y a point de h)i qui prescrive de l'admettre ;
mais il n'y a aucune laison qui empêche le législa-
teur d'ordonner, dans ce cas, d'admettre à la preuve.
Quel devrait être alors le but du législateur? Céderait
seulement d'exiger des preuves telles qu'il y ait im-
possibilité absolue qu'elles puissent se rassemblei-,
s'il n'a pas existé un véritable mariage; le législa-
teur peut même fixer par la loi , le genre et la forme
de ces preuves.
Supposons maintenant qu'il existe entre un homme
et une femme un contrat de mariage, signé d'eux et
de leurs pères et mères , ou que , si les parents n'ont
pas assisté au contrat , on puisse rapporter, soit
l'acte authentique de leur consentement, soit la pieuve
SUR l'état DtS PROTESTAJNTS. 55 1
qu'ils n'exislaient plus, ou que leur consenleiueiU
n'était plus nécessaire.
Supposons ensuite que cet homme et cette femme
aient signé ensemble un acte où ils aient contracté
comme tels; que cet acte soit accompagné de la si-
gnature de leurs pères et mères, de leurs tuteurs,
ou du moins de leurs parents les plus proches, de
personnes chargées de la procuration des parents,
ou même seulement un acte public , signé par des
hommes domiciliés dans le pays , et reçu par le juge ;
je demande si l'existence de pareils actes ne consta-
terait pas l'existence d'un mariage? Si, par consé-
quent, le législateur établit que, dans le cas où
l'acte de mariage ne peut pas être représenté, la
femme sera admise à prouver son mariage par une
simple enquête, si elle prouve en même temps que
les actes de mariage ont été détruits ou soustraits;
et si elle ne peut prouver ce dernier fait, par des
actes qui contastent à la fois la volonté qu'ont eue
les parties de se marier, l'exécution de cette volonté,
et qu'il n'a existé ni clandestinité, ni défaut de con-
sentement des pères et mères; quel abus résulterait-il
de cette loi, quand bien même l'on profiterait de la
facilité qu'offrirait cette législation pour éluder la
célébration? Le genre même de la preuve ne seiail
pas changé, puisque l'on aurait toujours une pieuve
par titre : l'autorité des parents serait également en
sûreté, puisqu'on exige de prouver qu'ils ont con-
senti; l'ordre de la société serait également lespecté,
puisqu'il n'existerait point de mariage sans une dé-
claration publique qui empêcherait de le confondre
55:
SUR LETAT DFS PROTESTANTS.
avec une association libre. Le défaut de publication
des bans n'entraînerait aucun inconvénient qui pût
arrêter le législateur. En effet, il est aisé de voir que
s'il résultait quelque désordre de ce défaut de publi-
cation , ce ne pourrait être , lorsqu'un bomme, après
s'être marié sans publication, voudrait se marier
une seconde fois avec publication, La publication du
second mariage l'arrêterait comme dans l'état actuel.
C'est donc lorsqu'un homme déjà marié avec publi-
cation voudrait se marier sans publication , ou bien
lorsqu'il voudrait deux fois se marier sans publica-
tion; or, dans ces deux cas, la feujme mariée sans
publication courra seule des risques. Si elle est ca-
tholique, elle les courra volontairement, et pour
avoir négligé un acte de sa religion; si elle est pro-
testante, les risques seront bien moindies encore
pour elle que ceux auxquels elle serait exposée dans
la législation actuelle.
La loi que nous avons proposée donnerait donc
à une femme qui n'a point d'acte de célébration de
mariage, un moyen d'y suppléer, ou plutôt une
manière légale de faire preuve de la réalité de son
mariage, et par conséquent un moyen de constater
son état. La même loi assurerait aux maris le même
avantage; les enfants poiuiaient également faire
preuve du mariage de leurs pèies et mères, si on
leur en disputait l'héritage , si on attaquait quelqu'un
de leurs droits. Cette loi ne changerait rien à la ju-
risprudence actuelle : elle ne ferait que prescrire sous
une forme légale l'admission des preuves que les ju-
ges admettent souvent par un principe de justice
553
naturelle; elle ne pourrait nuire, ni aux mœurs, ni
au repos des familles; et en donnant un état aux ci-
toyens protestants, elle rendrait plus certain encore
l'état des citoyens catholiques.
Ce que vous dites sur le divorce est vrai, mais
votre opinion blesse trop les idées reçues; il en est
de l'indissolubilité absolue du mariage comme de
beaucoup d'autres points sur lesquels les hommes
qui ont étudié l'antiquité ecclésiastique, savent com-
bien l'opinion commune est éloignée de l'ancien
usage de l'Église, du vrai sens des Écritures, des
opinions des premiers Pères; mais ils n'oseraient
peut-être en convenir publiquement. Partout où les
voix se comptent, la raison a tort devant les préju-
gés, et le grand nombre de théologiens qui intriguent
l'emporterait sur le petit nombre de théologiens qui
étudient. Ne songeons point à rappeler les usages
de la primitive Église, gardons-nous même d'en par-
ler; craignons d'offenser ceux qui auraient tout à
perdre, si ces usages pouvaient redevenir la disci-
pline du clergé; et au lieu d'accorder le divorce aux
protestants, disons plutôt avec Benoît XIV, que leurs
mariages sont tellement valides , qu'ils n'ont pas
même besoin, après leur conversion, d'être confir-
més par la bénédiction d'un prêtre. Le gouverne-
ment sentira, sans doute, que c'est un devoir même
de religion d'accorder une force civile à des unions
que le chef de l'Église a déclaré ne pouvoir êtie
rompues. Eh ! que pourraient objecter nos fanatiques
même les plus absurdes, contre des mariages que la
loi civile leconutUlrait comme légitimes, et que le
554 i'iJ^ l'état des PROTKSTaJNTS.
souverain pontife regarde comme valides, comme
indissolubles? Prétendraient-ils être plus catholiques
que Benoit XIV ?
Maintenant nous pouvons appliquer les mêmes
principes à la manière de constater la naissance des
enfants et la mort des citoyens. La loi commune
prescrit d'admettre à la preuve ceux qui peuvent
prouver la destruction, la suppression, ou l'altéra-
tion de leurs actes de naissance ; mais elle n'exclut
pas les autres cas aussi. 11 est d'usage dans les tribu-
naux les plus respectables, d'admettre à faire preuve
de leur naissance, par acte ou par témoins, les en-
fants qui n'ont pas un acte de baptême en vertu du-
quel ils sont légitimes. Tout homme qui n'est pas lé-
gitime, étant censé sans état, on croit que la justice
ne peut refuser à un citoyen de prouver qu'il doit
avoir un état. En supposantmême qu'il y eût quelque
inconvénient à consacrer cet usage par une loi géné-
rale, du moins ne peut-on croire qu'il n'y eût une
grande injustice à rejeter comme illégitime un en-
fant qui, ne pouvant rapporter un acte de baptême,
rapporterait un acte par-devant notaire, signé de ses
pèie et mère, ou à leur défaut, de témoins; acte (|ui
constaterait le jour de sa naissance, une donation,
par exemple, que son père aurait acceptée pour lui,
une rente viagère qu'il aurait constituée sur sa tête.
Si donc on ne veut pas regarder comme une règle
générale, et établir par une loi l'admission à faire
preuve par témoins, de sa naissance, toutes les fois
qu'elle n'est pas constatée légitime par un acte de
baptême, du moins peut-on, au défaut alisolu de cet
SUR l'État des protestants. 555
acte, prescrire d'admettre en preuve des actes équi-
valents, c'est-à-dire, reçus, comme l'acte de baptême,
par un officier public, et revêtus comme lui de signa-
tures.
il en est de même de la manière de constater la
mort; il suffit de régler, par la présentation de quels
actes le défaut d'acte mortuaire d'un père ou d'un
parent peut être réparé (i).
(i) Nous oserions désirer qu'en établissant cette forme légale
de constater la mort des citoyens, on laissât aussi la liberté de
rendre quelque honneur à des restes chéris, et que si un protes-
tant a bien mérité de la patrie un tombeau , on pût honorer sa
mémoire, ou plutôt épargner à la nation le reproche d'une hon-
teuse ingratitude.
Duquesne, le fondateur de notre marine , le premier Français
qui ait gagné une bataille navale , fut traité après sa mort préci-
sément comme la comédienne le Couvreur. Son fils s'expatria, et
emporta avec lui dans une terre étrangère les os du vainqueur de
Messine. Cet homme illustre avait été mal récompensé pendant
sa vie, uniquement à cause de sa religion : Louis XIV le lui fit
sentir un jour : Sire, lui répondit Duquesne, quand j'ai combattu
pour Votre Majesté, je n'ai pas songé si elle était d'une autre reli-
gion que moi. Le fils de Duquesne ayant acheté en Suisse la terre
d'Eaubonne, y fit élever un tombeau à son père. On y lit cette
inscription :
La Hollande a fait ériger un mausolée à Rujter,
Et la France a refusé un peu de cendre à son 'vainqueur.
A la même époque, Huyghens, Roëmer, dont le génie faisait
honneur à leur patrie adoptive, Schomberg dont le bras l'avait
servie, allèrent vivre dans des pays où ils pouvaient espérer un
tombeau. Le sort futur de son corps est sans doute très-indiffé-
rent à tout homme sensé; mais on éprouve une l'épugnauce natu-
relle à vivre avec des gens cpii , n'ayant osé vous faire traîner au
556 SUR l'état des protesta in ts.
La destruction de ces actes , la preuve de l'impos-
sibilité de les avoir, doit rendre sans doute moins
difficile sur les autres preuves, comme nous l'avons
supplice de votre vivant , attendent que vous soyez mort pour in-
sulter à vos restes. Cette vile férocité (si même on peut honorer
du nom de férocité une manière si lâche et si absurde de mon-
trer sa haine et son impuissance), cette vile férocité ne peut en-
trer que dans des âmes basses et dans des têtes imbéciles. Mais
on s'irrite contre les hommes puissants, assez pusillanimes pour
accorder quelque crédit à des gredins qui s'imaginent honorer
Dieu en faisant jeter à la voirie le corps d'un héros ou d'un
homme de génie.
Les deux princes de Condé morts protestants, l'un assassiné
après la bataille de Jarnac , l'autre empoisonné à Saint-Jean-
d'Angely (voyez les lettres de Henri IV à Corisande d'Andouin ,
où il lui mande que tous ces empoisonneurs sont papistes),
ont été enterrés en terre sainte, et n'ont pas été exhumés.
Hommes de Dieu, si la sépulture d'un hérétique en terre sainte
est un sacrilège, la qualité de prince du sang n'efface pas l'héré-
sie , et vous avez prévariqué par respect humain , par poltron-
nerie. Si au contraire le refus de la sépulture n'est qu'une chose
de police humaine, convenez que cette police est bien ridicule et
bien barbare.
Le duc de Sully fut enterré dans sa chapelle, où, comme tout
seigneur haut justicier, il avait le droit d'exercer publiquement sa
religion. Depuis, cette chapelle étant devenue catholique, le
peuple s'accoutuma peu à peu à prier à côté de ce tombeau, sur-
tout lorsque des minisires catholiques le surchargeaient de taxes
nouvelles; ces bonnes gens n'imaginaient pas que l'ami de
Henri IV, ce surintendant dont le cœur était si bon pour le
peuple et l'âme si ferme contre les courtisans, fût un scélérat
digne des supplices éternels. C'est une erreur, mais il n'en est pas
de plus excusable; on a besoin de toute sa foi pour croire que
l'âme (le Sully ou de Marc-Aurèle soit moins pure aux yeux de
rËUc suprême, (juc les âmes d'Alexandre VI ou du cardinal de
SUR l'État des protestants. SSy
observé pour les mariages ; mais la loi peut ici ne sta-
tuer que sur le cas où ces accidents , les irrégularités
dans les actes, etc., ne peuvent être allégués. Les
Richelieu , réconciliées avec Dieu par le ministère d'un moine.
Ce culte si touchant des anciens vassaux de Sully a été regardé
comme une profanation , et de nos jours son corps a été arraché
de son tombeau ; on l'a placé dans un hôpital , sans doute pour
rappeler au peuple que si Henri IV n'eût pas été assassiné par un
fou à qui les sermons des prêtres avaient tourné la tète , Sully se-
rait parvenu à rendre les hôpitaux inutiles.
Nous ignorons où, depuis la destruction du temple de Cha-
renton, reposent les cendres de Jean de Gassion, maréchal de
France à trente-quatre ans, digne compagnon d'armes de Gus-
tave et de Condé, le disciple chéri de Gustave, et qu'on pourrait
regarder comme le maître de Condé, si Condé avait eu un
maître. Il fut tué d'un coup de mousquet au siège de Lens,à l'âge
de trente-huit ans. Marcel, professeur de l'Université de Paris,
devait prononcer son éloge public. Le recteur Hermant, fameux
par ses querelles avec les jésuites , lui défendit de louer un héré-
tique mort en combattant pour la patrie; et le chancelier Sé-
guier n'eut pas le courage de s'opposer à cet acte ridicule de fa-
natisme.
Si les lois françaises avaient été établies en Alsace, il aurait
fallu poi ter dans une terre étrangère les cendres du vainqueur de
Fontenoi; et si ce héros avait eu des lettres de naturalisation
dûment enregistrées, on aurait dû, pour se conformer à la loi,
condamner son cadavre à être traîné sur la claie.
On peut voir dans Young avec quelle indignation il s'élève
contre ces lois barbares, lorsque ayant perdu sa fille à Montpel-
lier, il fut obligé de l'enterrer en secret : Je fus forcé de me ca-
cher^ dit-il , comme si je l'avais assassinée.
Nous n'avons point parlé ici des outrages qu'a voulu faire aux
restes d'un grand homme, un prêtre de notre pays, digne parent
de cet abbé Faydit qui s'était fait une sorte de réputation dans
le siècle dernier par sa folie et par son fanatisme, parce que dans
558 SUR l'état des protestants.
anciennes lois et les principes des tribunaux suffi-
raient pour décider dans les autres circonstances.
N'y eût-il pas un seul protestant en France, les dis-
positions que nous proposons seraient encore très-
utiles; elles ôteraient au cleigé l'autorité exclusive
qu'il s'est arrogée sur les actes qui constatent l'état
des personnes; autorité dont les inconvénients pour
le repos des citoyens, pour les mœurs, pour la sûreté
des princes, pour la tranquillité publique, sont si
évidents, que je ne m'arrêterai pas à les détailler ici.
Les lois excluent les protestants de plusieurs profes-
sions qui sont nécessaires à la subsistance de la plupart
de ceux qui s'y livrent. Plusieurs même de ces profes-
sions exigent ou un long apprentissage, ou de l'habi-
tude ; de manière que celui qui les exerce , et qui en a
besoin pour subsister, n'en peut choisir une autre. Il
faut donc rendre aux protestants la liberté d'exercer
ces professions, si on veut qu'ils quittent leur nouvelle
patiie pour revenir en France; mais les lois qui leur
défendent de les exercer ne peuvent être applicables
aux protestants dans un pays où il n'existe pas de
culte public de la religion protestante : en effet, ces
lois n'ont parlé que des protestants, et n'ont jamais
autorisé aucun juge à faire une information pour
prouver si tel homme qui ne fait point ses pâques et
ne va point à la messe, est un protestant ou un catho-
lique trop relâché. Le seul obstacle qui reste contre
les protestants, est donc l'obligation de présenter
celte affaire la conduite du prêtre était contraire à la loi : c'est
même un opprobre pour les chefs de la magistrature, que cette
prévarication soit restée impunie.
SUR l'État des protestants. )59
un certificat de catliolicilé pour être admis dans ces
professions (i). Or, il est difficile que les personnes
vraiment religieuses, qui connaissent l'étrange abus
qu'on fait de ces certificats, puissent regretter d'en voir
abolir l'usage. Il n'est pas même nécessaire de l'abolir
par une loi ; il suffirait de régler par une déclaration
la manière de faire les informations de vie et de
mœurs, parce tju'on les exige en général dans le
même cas que les certificats de catholicité, et de ne
plus parler de ce certificat.
Vous m'observerez, sans doute , que tous ces
moyens sont insuffisants; que s'il subsiste des lois pé-
nales contre les protestants, il est impossible que des
étrangers choisissent une patrie où ils seront exposés à
être mis aux galères, uniquement pour avoir écouté le
sermon d'un de leurs prêtres, [.a douceur du gouver-
nement, le non -usage de ces lois, ne peuvent rassurer
les gens éclairés , qui consentiront difficilement à
vivre dans un pays où c'est leur faire grâce que de
ne pas les traiter comme des malfaiteurs. Le peuple
sera également effrayé de ces lois ; les mêmes raisons
entraînent les protestants français à de nouvelles émi-
grations. Ces craintes sont fondées, et j'avoue que je
n'y vois pas de réponse. Je ne connais point de moyen
de laisser subsister des lois, à condition de ne point
les exécuter, qui n'entraîne après lui de grands in-
convénients. Quand même on adoucirait les peines ,
quand on remettrait aux seuls parlements l'exécution
(i) L'abolition des jurandes aurait produit la destruction de
cet abus du pouvoir presbytéral , parmi un i^rand nombre d'autres
avantages plus importants.
56o suK l'état des protestants.
de ces lois, quand on aurait, pour ce genre de causes,
un rapporteur particulier, comme on en a un pour les
affaires de la cour, comme on a eu des chambres mi-
parties, tous ces moyens exposeraient encore à des
vexations arbitraires : c'est la loi qui doit défendre
les citoyens contre les hommes, et non des hommes
qui doivent protéger les citoyens contre la loi. D'ail-
leurs on ne ferait parla que consacrer l'injustice; et
proposer d'employer ces moyens, ce serait conseiller
le crime. Que faire donc? Supprimer totalement les
lois pénales. Le clergé sera obligé de le souffrir sans
murmure ; il ne peut pas en réclamer le rétablisse-
ment, sans contribuer à la mort ou au supplice d'un
citoyen; et les canons le défendent. Dans la croisade
contre les Albigeois, Simon deMontfort,las de dresser
des bûchers , de saccager des villes , d'ordonner des
massacres, et craignant de dépeupler un pays dont
il espérait demeurer le maître, imagina de demander
aux légats qui suivaient l'armée ce qu'ils voulaient
qu'on fît des prisonniers: les légats ne se crurent point
permis de donner le conseil de les traiter comme alors
on traitait les hérétiques, comme on avait traité jus-
(ju'alors leurs malbeureux compatriotes. Les inquisi-
teurs même n'ordonnent que des peines canoniques,
et renvoient, pour le reste, aux juges séculiers, en de-
mandant, dit-on, grâce pour le coupable. Cette hy-
pocrisie n'est, chez eux, qu'une atrocité de plus;
cette douceur perfide les rend plus méprisables et
plus odieux ; mais ces faits sont du moins une preuve
de la sévérité de la discipline ecclésiastique à cet
égard, puisque cette discipline a subsisté au milieu
S[)R L tTA.T DES PROTESTANTS. 5G f
des liorreurs de l'inquisition , puisqu'elle était encore
respectée dans les mêmes siècles où TEurope était
couverte de prélats guerriers, au milieu du fanatisme
des croisades et des querelles des empereurs et des
papes. Le clergé de France serait-il plus barbare que
les inquisiteurs, ou que les légats du treizième siècle?
A la vérité, le clergé a remercié Louis XIV de ses
lois pour l'extirpation de l'hérésie : il en a même sol-
licité quelques-u nés par l'organe de l'éloquent Bossuet ;
mais il y a loin entre un remercîment vague et des
plaintes générales, et une demande expresse de con-
server, de rétablir des lois sanguinaires; et ne faut-
il pas songer que , malgré l'attachement du clergé
pour les restes du cadavre des jésuites , l'esprit qui
le guide aujourd'hui n'est plus celui qui l'animait
lorsque les jésuites le gouvernaient, lorsqu'il était leur
instrument et leur ouvrage (i)?
Si des craintes mal fondées de la part du gouver-
nement; si la terreur qu'imprime à certains esprits
l'idée d'un grand changement; si un reste d'intolé-
rance dans le cleigé; si le crédit des jésuites, qui a
survécu à leur ordre, mais qui est prêt à s'éteindre;
si cet orgueil monacal qui proscrivait, il n'y a pas
(i) Par exemple, le clerj^c n'oserait plus présenter au roi des
remontrances pareilles à celles de 1752, dans lesquelles il exhor-
tait Louis XV à employer sa puissance contre les parlements ,
après lui avoir prouvé par nombre de passages des saints Pères,
que les rois, comme tous les autres laïques, ne sont que des mou-
tons, obligés en conscience de se laisser tondre par leurs pas-
teurs; heureux les rois, quand ces pasteurs voulaient bien ne
point pousser plus loin la comparaison de leur pouvoir sur les
princes, avec celui qu'un berger exerce sur son troupeau.
562 SilR L ÉTAT DES PhOTESTANlS.
encore trente ans, et qui ne peut plus s'exlialer qu'en
calomnies impuissantes; si toutes ces petites causes
font rejeter le projet d'une législation nouvelle, quels
obstacles pourraient trouver les changements que
je propose?. le crois m'étre ici conformé aux principes
que j'ai établis. Ce que je demande ne blesse en rien
la justice, ne contredit en rien les principes de tolé-
rance dont nous convenons : on ne consacrerait au-
cune des vexations dont les protestants ont souffert ;
leur état deviendrait plus supportable; et si on ne
leur rendait pas encore tous leurs tiroils, du moins
la justice ne serait pas violée de nouveau, elle ne
serait que suspendue.
La cause des protestants est devenue celle de tous
les bons citoyens. On rend justice à leur attachement
pour l'État , à leur respect pour les lois. Le sang qui
les anime est celui qui a coulé pour Henri IV. Ja-
mais ils n'ont opposé de résistance à l'autorité, que
lorsque l'excès de la cruauté les y a forcés. Ce sont
les assassinats juridiques, ordonnés au nom de Dieu
et du roi, par le cardinal de Lorraine, par Riche-
lieu, par Baville, qui leur ont mis ies armes à la
main. Quels ont été les seuls coupables dans ces
troubles funestes? Ceux dont les insinuations per-
fides ont forcé nos rois à placer un milhon de leurs
sujets entre la rébellion et le supplice; qui, pour
usurper le trône et conserver leur autorité, pour de-
venir ministres, ou pour avoir plus de dévotes à diii-
ger, ont fait couler des torrents de sang. Je sais qu'on
a poussé, dans ces derniers temps, l'imposture jus
(ju'à assurei- que les protestants s'assemblaient en-
SUR I, KTAT DES PROTESTANTS. 5t)'\
core à main année dans nos provinces méridionales;
mais la preuve de la fausseté de ces faits a été mise
sous les yeux du ministère, et le seul fruit de ces
colonmies a été d'apprendre au gouvernement à se
défier de ces délations monacales, que la crédulité
de Louis XIV avait rendues si dangereuses (i).
(i) L'auteur de cette lettre a sans doute en vue un ouvrage
d'un jacobin, plus digne des temps de frère Clément , de frère
Bourgoin ou de frère Montepulciauo, que du siècle où nous vi-
vons : ses supérieurs ont désapprouvé les excès où son fanatisme
l'a porté. Il a poussé l'absurdité dans son ouvrage, jusqu'à vou-
loir prouver que les protestants français sont dangereux, parce
que Calvin était intolérant et barbare. Trouverait-il juste qu'on
jugeât les principes des dominicains de nos jours d'après les apo-
logies qu'ils ont publiées pour Jacques Clément? Il citait fausse-
ment pour garant des faits qu'il avançait dans son livre, un aca-
démicien d'autant plus respectable, disait -il, qu'il avait le
courage d'avouer sa religion en face de sa compagnie ; injure
dont cette académie a sans doute dédaigné de se plaindre, car
nous n'avons vu dans aucime gazette qu'aucun jacobin ait subi
l'humiliation publique que nos lois infligent aux calomniateurs.
Ainsi, selon ce grave auteur, les gens éclairés ne peuvent plus
voir un chrétien, sans être tentés de lui rire au nez. L'ex-jésuite
B. accuse également d'irréligion, dans ses sermons fanatiques,
les écrivains français qui font le plus d'honneur à leur pays et à
leur siècle.
Nous sommes surpris que les chefs du clergé souffrent ces ui-
décentes déclamations , elles peuvent avoir les effets les j)lus
dangereux. Un jeune homme a lu dans la matinée des vers su-
blimes, il va au sermon, et là on lui dit que l'auteur de ces vers ne
croyait pas un mot de ce qu'il y a dans son catéchisme. Le voilà tenté
de douter aussi de ce catéchisme. Ces vers respirent l'humanité, la
vertu; il sait que l'auteur a défendu l'innocence, soulagé le malheur,
réparéUes crimes du fanatisme, sauvé ou consolé les victimes de
la superstition ou de l'hypocrisie , et le prédicateur lui crie que
:5R.
56/| SUR l'état des protestants.
On aurait tort, comme je vous l'ai déjà dit, de
supposer au clergé de la haine pour les protestants:
quand nos évêques seraient aussi intolérants qu'ils
cet auteur était un scélérat : voilà mon jeune homme tenté de
croire que les prédicateurs ne se font point scrupule de profaner
par des mensonges le temple du Dieu qu'ils prêchent. Aura-t-i!
assez de raison pour sentir qu'il n'y a rien de commun entre la re-
ligion de Jésus-Christ et les sermons du père B.? N'entend-il pas
les mêmes déclamateurs se vanter d'être avoués et protégés , c'est-
à-dire, payés parle clergé? Quelles idées horribles ne se forme-
ra-t-il pas de ce clergé si respectable ? Il n'y a j)oint de catho-
lique vraiment pénétré de sa l'eligion, qui ne verse des larmes
de sang sur ces scandales. Il n'y a point d'homme qui ne s'indigne
de voir quel infâme usage ces déclamateurs osent faire du droit
qu'ils ont reçu d'instruire le peuple, au nom du ciel , des devoirs
de l'homme et du citoyen. Nous croyons que si ces hommes sont
payés(et il est difficile d'imaginer qu'on se soumette gratuitement
à faire ce honteux métier), c'est sans doute par les puissances
rivales de la France , par l'Angleterre. En effet, il est aisé de sen-
tir combien les Anglais sont intéressés au maintien de nos lois
contre les protestants, combien ils désirent que ces espérances
d'un meilleur sort qui les retiennent encore en France soient
détruites pour jamais. Ils savent d'ailleurs que l'on trouve des
vues très-utiles pour la félicité de la France dans les ouvrages
de ces mêmes écrivains, si outragés par le père B. et ses sem-
blables. Ainsi l'Angleterre doit désirer que les ignorants, qui
forment dans chaque pays la partie la plus nombreuse , le vrai
corps de la nation, ne lisent point ces livres, n'y prennent pas
quelques idées justes, qu'après tout ils adopteraient aussi bien
que des idées absurdes, s'ils y étaient également accoutumés de
bonne heure. Le moyen de payer des prédications et des faiseurs
de libelles n'est pas nouveau en politique : Philippe II ne sou-
doyait-il pas les prédicateurs de la ligue? Ces prédicateurs ne
parlaient-ils pas connue ceux-ci, au nom de Dieu et de ses mi-
nistres? Ce qui achève dr nous persuader que ces charlatans de
SDR l'État des proti:'3Tants. 565
sont humains, aussi ignorants qu'ils sont éclairés,
leur intérêt suffirait pour leur inspirer une conduite
modérée. Le public commence à être instruit des dé-
tails de notre ancienne histoire, et des principes de
l'administration des États. On sait combien la pré-
tention du clergé, d'être le premier ordre de la
nation, est contraire à l'ancienne constitution fran-
çaise (i); qu'étrangers à la constitution sous la pre-
mière race, les premiers actes de leur autorité furent
l'expulsion de la famille de Clovis , et la dégradation
de Ijouis le Débonnaire , dépouillé de son pouvoir
par ses fils , et soumis à la pénitence publique par un
esclave qu'il avait tiré de la seivitude , pour le pla-
cer sur le premier siège épiscopal de France : ainsi
leur premier acte d'autorité en Espagne aurait été de
chasser du trône le premier roi chrétien qui ait eu
la faiblesse de croire que leur onction pût ajouter à
ses droits. On sent que le peuple, en obtenant le
droit de former un ordre dans la nation , n'a obtenu
cjue l'exercice de ses droits légitimes, droits impres-
criptibles, dont il n'avait pu être privé que pai" une
religion calomnient le clergé quand ils se vantent d'en cire pro-
tégés, c'est que plusieurs des plus respectables de ses membres
ont chassé de chez eux le chef de ces énergumènes, l'infâme Ca-
veirac. On a dit, à la vérité, que ce n'est point pour son intolé-
rance, mais pour des espiègleries dans plus d'un genre, que Ca-
veirac avait été chassé; mais nous rendons à nos sages prélats la
justice de croire qu'ils n'ont pas besoin de lire des casuistes jé-
suites, pour sentir que toutes les espiègleries reprochées à Cavei-
i-ac sont de moindres péchés que rintolcrance. Cette vérité est
écrite au fond de leur (œur.
(i) Vovez sur ce sujcl l<'s I.ellKvs dr M. <l<- ntiukuuMllirr-..
566 SUR l'état uks protestants.
injustice, au lieu que le clergé ne doit sa prééini-
uence, et même la prérogative de former un corps
séparé, qu'à la condescendance superstitieuse de nos
ancêtres. S'il est contraire au droit commun d accor-
der le privilège de voter.sur la forme ou la quantité
de l'impôt , à des hommes qui en sont exempts , mais
(jui , s'ils n'ont point les mêmes intérêts que le
peuple, ne peuvent du moins avoir des intérêts op-
posés, il l'est bien davantage d'accorder ce droit à
des hommes qui, n'étant assujettis qu'à une seule es-
pèce d'impôts, ou ne contribuant aux autres que
sous une forme particulière , ont précisément des
intéiêts contraires à ceux du peuple (i).
(i) PlusieiMS États américains ont exclu les ministres de la re-
iiyion du droit d'entrer dans les assemblées nationales, exclusion
qui est injuste et dangereuse: elle est injuste, parce que si l'as-
semblée est formée de propriétaires, par exemple, un prêtre qui
est propriétaire ne cesse pas de l'être parce qu'il est prêtre, et
que par conséquent il doit en conserver les droits, à moins qu'un
délit ne les lui fasse perdre. Il en serait de même, si le droit de
cité était attaché à la naissance dans l'étendue du pays, à un cer-
tain temps de résidence, à l'établissement de deux, de trois généra-
tions successives dans la province, etc. Cette même disposition
est dangereuse, parce qu'en excluant les prêtres des assemblées
de la nation , on augmente l'intérêt qu'ils ont de former un corps
à part, on leur en fait presque une nécessité. Le seul moyen de
réunir la justice et le maintien de la paix, serait d'admettre les
prêtres dans les assemblées, lorsqu'ils sont propriétaires, comme
particuliers, ou qu'ils ont les qualités qui donnent le droit de
cité, sans que, comme prêtres, ou même comme propriétaires
des biens ecclésiastiques, ils puissent jamais y avoir entrée.
On nous a communiqué un mémoire curieux d'un jésuite, eon-
iesseiu" de Philippe III , roi d'Espagne, par lecpiel il proposait à
SUR l'État des protestants. 667
On sait que le clergé ne paye qu'une faible partie
du poids des impôts, et que le refus de donner la
déclaration de ses biens, est une renonciation for-
melle et absolue à tout droit de séance dans ton le
assemblée nationale. On a approfondi les fonde-
ments du droit de propriété; on a vu qu'un corps po-
litique, une classe d'hommes ne peut jamais acqué-
rir une propriété véritable; que cette propriété ne
peut être jamais regardée que comme une destina-
lion particulière d'un bien appartenant à la masse
totale de la nation ; que c'est à la nation et au légis-
son pénitent départager l'Espagne en districts, gouvernés chacun
par une assemblée composée de nobles et de roturiers, mais où
il y aurait un quart de prêtres ; elle devait être présidée par l'é-
véque le plus apparent du district.
Les bourgeois ne peuvent avoir de crédit dans ce mémoire ; les
nobles ne sont occupés que de leurs plaisirs, de leur ambition
particulière, tandis que le clergé est principalement animé par
l'esprit de corps. Ainsi, pourvu qu'on ajoute à la loi d'établisse-
ment, que l'on ne mettra en délibération que ce que le président
permettra d'y mettre, il est clair que le clergé dominera dans ces
assemblées. On verra renaître les jours heureux 011, sous les rois
golhs, des conciles gouvernaient l'Espagne; comme toutes les af-
faires du royaume se feront par des prêtres, la conscience de
Votre Majesté sera en sûreté. Si on avait fait en France un pareil
établissement, Henri III, au lieu de mourir excommunié, aurait
fait son salut dans un cloître. Henri lY eût été exclu du trône,
à moins qu'il n'eût consenti à recevoir la discipline en personne,
comme les empereurs Louis de France, Henri de Souabe. Après la
sainte inquisition, il n'y a peut-être point d'établissement plus
édifiant, plus utile pour le salut d'une nation. Ce projet fut rejeté
par le conseil de conscience de Philippe III, comnie dangereux
pour la tranquillité de l'Etat, malgré l'éloquence avec laquelle il
fut défendu par le révérend père confesseur.
ObO SUR L ETAT DES PROTESTAJNTS,
lateur qui la représente, à juger si cette destination
est utile; que le droit de la changer lorsqu'elle cesse
de l'être, est un droit aussi inaliénable, aussi im-
prescriptible que celui de changer la forme d'un im-
pôt. On convient que les biens du clergé ont été
destinés au soulagement des pauvres, à l'instruction
publique et à des prières; mais on ne regarde plus
comme un moyen efficace de soulager les pauvres,
l'ancien usage de donner de grands biens à des
hommes que leur conscience oblige de distribuer
ces biens aux pauvres, mais qui ne peuvent ni être
contraints à les donner, ni obligés à rendre compte
de la distribution. On sait que le seul moyen efficace
de soulager les pauvres, serait l'extinction de la
dette nationale et la diminution des impôts, l'aug-
mentation de culture, d'industrie, de commerce, qui
en serait la suite. On sait qu'il n'est pas plus raison-
nable de donner en fief une terre à un homme, à
condition de remplir la fonction d'évêque, c'est-à-
dire, d'instructeur et de distributeur d'aumônes,
que de donner en fief la charge de connétable ou de
professeur au collège royal; on sait enfin que des
prières faites pour de l'argent ne valent pas le vœu
qu'élèverait au ciel une nation rendue au bonheur.
On n'a donc plus aucun doute que la vente des
biens du clergé, faite au profit de l'État, et pour
l'extinction de ses dettes, ne fut une opération à la
fois légitime et utile. Les curés et les évê(|ues, seuls
ecclésiastiques nécessaires, seuls ecclésiastiques qui
soient d'une institution vraiment divine, seraient
})ayés par l'État. On laisseiail jouir ceux ([ui jouisseni ,
SUR l'État dks protestants. 56f)
puisque l'État ne doit point reprendre les biens dont
il leur a donné l'usufruit. Mais leurs successeurs pré-
tendraient-ils avoir sur ces biens un droit semblable
à celui des enfants sur les biens de leurs pères? Ce
n'est pas de la nature qu'ils le tiendraient; ce serait
donc de la loi positive : or, le législateur qui a fait
ces lois positives, a le droit de les changer. Diront-
ils que c'est de la volonté des propriétaires, qui
avaient droit de disposer de leurs biens? Mais toute
disposition de biens perpétuelle, et consacrée à un
établissement public, est, par la nature même des
choses, soumise aux lois générales. La permission
que la loi accorde de faire ces dispositions est néces-
sairement soumise à cette clause, tant que la nation
les jugera utiles. C'est ainsi que le législateur en
France a cru pouvoir changer dans les collèges, fon-
dés par des particuliers, la forme et les objets de
l'enseignement; c'est ainsi que les évêques eux-
mêmes se croient en droit d'assujettir aux règles de
leur rituel , les anciennes fondations. Ce moyen de
libérer l'État, par la vente des biens ecclésiastiques,
ne serait-il pas plus juste qu'une banqueroute, plus
juste même qu'un impôt, mis au détriment de la sub-
sistance du pauvre et de la culture? Cette vente des
biens ecclésiastiques est si peu contraire et à la justice
et au bien national , qu'elle a été ordonnée par la na-
tion, assemblée sous le règne de Charles IX, dans
une de ces époques si rares et si courtes, où la
Fiance a été gouvernée par des hommes éclairés et
vertueux (i ).
(t) En 1570, lo constàl de Henri III lésolut de séculariser les
570 SUR l'état DhS PROTESTAI TS.
On sait enfin maintenant qu'il n'y a aucun rapport
entre le dogme , la morale, la discipline ecclésias-
tique, et les droits, les privilèges, les possessions du
abbayes, et de les donner en commende aux officiers de l'armée :
c'était un moyen de maintenir la paix dans l'État, en s'assurant
de la fidélité de la noblesse, sans soulever le peuple par des im-
positions onéreuses; et on n'aurait fait qu'autoriser par une loi un
usage très-ancien. C'est ainsi que Charles Martel avait payé son
armée. Sous la deuxième race, des séculiers, des femmes même
possédèrent des abbayes. Sullv, quoique protestant, avait une ab-
baye. La ])rincesse de Conti en eut une sous Louis XIV. Le duc
de Verneuil, quoique laïque, jouissait de l'évéché de Metz, à la
charge de payer des appointements à un évéque; sa nourrice
avait eu , dit-on, celui deGlandève pour sa récompense. Lorsque
le cardinal de Chàtillon , évéque de Beauvais , se fut marié publi-
quement, il ne crut pas qu'en quittant la religion catholique, il
dût renoncer aux fiefs qu'il tenait du roi, et dont il lui avait fait
hommage. Sa femme prit le nom de comtesse de Beauvais, fut
présentée comme telle à la reine, et prit le tabouret. On fit envi-
sager à Louis XIV comme un abus, cet usage de donner à des sé-
culiers le revenu des bénéfices : il y en avait d'auti'es à réformer
plus onéreux à ses peuples; mais le peuple seul était intéressé à
leur destruction : un corps puissant sollicitait la réforme de ce-
lui-ci, il l'obtint. Les courtisans n'en eurent pas moins des
grâces, qui toutes furent alors aux dépens de la nation. On re-
trancha les rentes, on haussa les monnaies ; et les confesseurs du
monarque trouvèrent apparemment qu'il y avait moins de mal à
faire banqueroute et à violer la foi publitjue, qu'à rendre à la na-
tion ce que jadis elle avait donné à des moines.
Depuis on a été plus loin : le théatin Boyer s'est avisé d'imagi-
ner que le roi devait se faire une loi de ne donner de bénéfices
qu'à des sous-diacres. Les coUateurs ecclésiastiques ont eu soin
de se dispenser de cette gêne, et tel prêtre qui donne un canoui-
cat à un sin)ple tonsuré , fait gravement un scrupule à son souve-
rain lie donner un prieuré à un liomnie qui n'est pas soiis-diacrc.
SUR L ETAT DKS PROTESTANTS. ^71
clergé; que ces objets sont purement temporels et
civils, et que la nation, qui, dans des temps de
superstition, a réglé ces objets de la manière la plus
L'objet de cette règle était surtout d'empêcher le roi de récom-
penser par des bénéfices ceux des chevaliers de Malte qui
servent l'État dans les armées et sur les flottes. En effet, il est
évident qu'à l'exception des chevaliers d.8 Malte, la règle ne peut
jamais avoir d'effet que contre le petit nombre de tonsurés qui
ont de l'honneur et de la morale; les autres se font sous-diacres
sans scrupule, pour avoir un bénéfice : ils profanent le sacrement
de l'ordre, ils commettent une simonie et un sacrilège; mais la
politique du clergé préfère sagement quelques péchés mortels de
plus H quelques abbayes de moins. Que le clergé ait eu le désir
d'empêcher les biens ecclésiastiques d'être la récompense des ser-
vices rendus à l'Etat; qu'il ait voulu exclure de tout bénéfice,
comme inutile aux affaires de l'Église, quiconque aurait l'âme
assez timorée pour ne pas vouloir faire un sacrilège pour de l'ar-
gent, cela est dans l'ordre; mais que dans le xviii*^ siècle, des
princes séculiers aient non-seulement écouté sérieusement ceux
qui leur ont proposé une pareille règle ; mais qu'ils aient enchaîné
leur volonté, qu'ils aient sacrifié l'intérêt de leurs sujets, et leur
propre indépendance à l'ambition et à l'avidité de leur clergé ,
c'est ce qui devrait surprendre, si on ne savait combien peu les
princes trouventde ressources, même dans les laïques qui les envi-
ronnent, contre les intrigues d'un corps qui dispose de deux cent
mille bouches toujours prêtes à dénoncer dans les chaires et dans
les libelles, aux princes et au peuple, comme ennemi de Dieu et
des rois, quiconque oserait prendre contre son orgueil et son
avarice le parti de Dieu , des rois ou de la nation. Ce nouveau
genre d'excommunication a remplacé les anciennes censures, et
n'est guère moins terrible : supposez en effet que chaque prêtre
dispose seulement d'une dévote, d'une amie, d'une imbécile et
d'un fripon 5 voilà tout d'un coup un million d'ennemis sur la
haine de qui doit compter tout écrivain , tout homme en place ,
qui oserait parkr ou agir contre les préloutious du clergé. Au
5^2 SUR l'état des protestants.
favorable à l'ambition du clergé, saura, dans un
siècle éclairé, les régler de la manière la plus utile
au peuple. Comment donc le clergé peut-il espérer
de conserver tant de prérogatives, de droits, de
richesses, puisque le moment approche où il sera
généralement reconnu que ces droits, ces préroga-
tives, ces richesses, ne sont que des abus, établis
dans des siècles d'ignorance et de scandales, qu'ils
forment sur la nation un impôt au moins égal à
l'impôt levé pour les dépenses publiques ? Sera-ce
en demandant de nouvelles victimes, en exigeant
qu'on fasse gémir un million de citoyens sous des
lois cruelles , qu'on les force à traîner une vie agitée,
sans état certain , sans propriétés ? Non sans doute ;
c'est en préchant la paix et la tolérance, en traitant
les hérétiques comme leurs frères, en abjurant toute
apparence d'orgueil, de tyrannie, de superstition,
de fanatisme et d'avidité. C'est à ce prix qu'ils peuvent
espérer de se faire pardonner encore quelque temps
leur puissance et leurs richesses. Voilà ce que les
hommes éclairés du clergé ne peuvent mancjuer de
sentir, voilà ce qui deviendra la règle de leur conduite.
Les protestants ont trouvé dans la magistrature
de zélés défenseurs des droits de l'humanité. Le
palais a reconnu la voix de nos vieux magistrats, des
contraire, si vous trahissez en faveur du clergé les intérêts du
prince ou de la nation , voilà un million de bouches qui s'ouvrent
pour vous prôner, fussiez-vous hérétique, athée, peu importe :
si vous croyez que le clergé ne saurait être trop puissant et trop
riche, et surtout si vous agissez en conséquence, le clergé vous
trouvera toujours assez de foi.
• SUR LKTAT DES PROTESTANTS. 57^5
Joiivenel, des Marillac, des L'Hôpital. On a admiré
dans un jeune conseiller des enquêtes, cette élo-
quence grave et simple , digne d'un ministre des lois.
Le public a applaudi à ses discours , dictés par un
esprit juste, qui s'est formé par la méditation et par
l'étude, inspiré par une âme noble et pure, qu'animent
le zèle de la justice et l'amour de la patrie. Plusieurs
tribunaux ont montré avec quel regret ils exécutaient
des lois qui punissent les juges, autant que l'accusé,
en les forçant d'être les instruments des fureurs de
la superstition et du malheur de l'innocence.
Tout peut donc faire espérer une heureuse révo-
lution dans le sort des protestants français; tout an-
nonce que la tolérance va devenir générale en
Europe; et comme on a vu disparaître avec les
jésuites cette bulle dans laquelle on insultait solen-
nellement à Rome, tous les ans, aux rois et aux
nations, on verra disparaître également les lois d'in-
tolérance avec le régime des le Tellier et des Guignard.
Il y a déjà moins de fanatisme parmi les catho-
liques, parce que le fanatisme y a perdu ses apôtres,
parce qu'il n'y existe plus de corps qui ne puisse être
grand que par le fanatisme. Il y a moins de haine
chez les protestants pour les catholiques, depuis que
les protestants ne les regardent plus comme les satel-
lites du général des jésuites; et nous sommes déjà
bien éloignés du temps où, par toute l'Europe , on
brûlait, on égorgeait, on empoisonnait des hommes,
parce qu'ils haïssaient les jésuites, ou parce qu'ils en
étaient les pénitents et les disciples.
A Paii, le 1" octobre 1780
FIN DU TOME CINQUIEME.
TABLE DES MATIERES.
Vie de M, Turgot i
A.vertissement 3
Rapport sur un projet jjour la réformation du cadastre de
la haute Guyenne. ^35
Lettres d'un théologien à l'auteur du Dictionnaire des trois
siècles 273
Avertissement 276
Lettre à M. l'abbé Sabbatier de Castres, par un théologien
de ses amis ^7 7
Seconde lettre d'un théologien à l'auteur du Dictionnaire
des trois siècles 3^3
Avis de l'éditeur. . 339
Dissertation philosophique et politique, ou réflexions sur
cette question : s'il est utile aux hommes d'être trompés ? 3^3
Recueil des pièces sur l'état des protestants en France. . 3^1
Préface des in)primeurs de 1781 3()3
FIN DE L4 TABLK UKS MATIEUES.
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