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Full text of "Oeuvres de Condorcet"

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ŒUVRES 


CONDORCET, 


nr  FrRMiN  didot  frèîîi.s,  rue  j\cob, 


^ŒUVRES 


CONDORCET 


publiées  par 

A    CONDORCET  O'CONNOR, 

lieutenant- Général 

ET  M.  F.  ARAGO, 

Secrétaire  perpétuel  de  l'Acadéinic  des  Sciences. 


OME  CINQUIEME. 


PARIS. 

FIRMiN   DIDOÏ  FRÈRES,    LIBRAIRES. 

IMPRIMEURS    DE    l'iNSTITUT  , 

RUE   JACOB,    Ôfi. 


1847. 


A3 

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u. 


MÉLANGES 

DE  LITTÉRATURE 

ET    DE 

PHILOSOPHIE. 

TOME   II. 


VIE 

DE  M.  ÏURGOÏ, 


nJBLlEE    EN     17! 


Sectafuif  scrvaic  inodnni ,  fineraquc  teiiere, 
Naturaiiique  sequl,  patriaeque  irapendere  vitam; 
Non  sibi,  sed  toti  genitiim  se  crertere  mundo. 

LUCAN. 


s»»«t«»^i«»^i9to»mt^s»<i»»^i»tmtm<'«t»tm*m*m<^»»^mt«»^»m<i»»m»»  »»»»*»»»» 


AVERTISSEMENT. 


Les  Mémoires  sur  la  vie  de  M.  Turgot,  qui 
ont  paru  en  1783,  auraient  dû  sans  doute  ni'em- 
pêcher  décrire.  Mais  quelque  bien  faits  que 
soient  ces  Mémoires,  et  malgré  la  connaissance 
approfondie  des  principes  de  l'économie  poli- 
tique et  des  opérations  exécutées  ou  projetées 
par  M.  Turgot,  qui  rend  cet  ouvrage  aussi  inté- 
ressant qu'instructif,  j'ai  espéré  qu'on  me  par- 
donnerait d'avoir  envisagé  le  même  objet  sous 
un  point  de  vue  différent,  et  d'avoir  cherché  à 
faire  connaître  dans  M.  Turgot  le  philosophe 
plutôt  que  l'homme  d'État.  Si  j'avais  songé  aux 
intérêts  de  mon  amour-propre,  j'aurais  gardé 
le  silence  :  je  sentais  combien  il  y  avait  de  dan- 
ger à  paraître  après  un  ouvrage  qui  avait  ob- 
tenu un  succès  si  général  et  si  mérité  ;  et  je  ne 
pouvais  me  dissimuler  la  supériorité  que  l'au- 
teur avait  sur  moi.  Mais  je  n'aurais  pu  me  par- 

1. 


IV  AVERTISSEMENT, 

donner  de  n'avoir  pas  rendu  ce  faible  hommage 
à  la  mémoire  d'un  grand  homme  que  j'ai  tendre- 
ment chéri,  dont  î'amitié  m'a  été  si  douce  et  si 
utile,  et  dont  le  souvenir  sera  toujours  pour  moi 
un  de  ces  sentiments  délicieux  et  tristes  qui 
deviennent  une  partie  de  notre  existence,  et 
ont  le  pouvoir  de  nous  la  rendre  pins  chère. 
C'est  à  ce  sentiment  que  j'ai  cédé  ;  et  j  ose  espé- 
rer qu'en  me  donnant  quelques  droits  à  l'indul- 
gence de  ceux  qui  pourront  jeter  les  yeux  sur 
cet  ouvrage,  il  obtiendra  grâce  pour  ses  défauts. 


VIE 

DE  M    TURGOÏ, 


Dans  cette  foule  de  ministres  qui  tiennent  pendant 
quelques  instants  entre  leurs  mains  le  destin  des 
peuples,  il  en  est  bien  peu  qui  soient  dignes  de  fixer 
les  regards  de  la  postérité.  S'ils  n'ont  eu  que  les  prin- 
cipes ou  les  préjugés  de  leur  siècle,  qu'importe  le 
nom  de  l'homme  qui  a  fait  ce  que  mille  autres  à 
sa  place  eussent  fait  comme  lui  ? 

L'histoire  générale  renferme  le  récit  des  événements 
auxquels  ils  ont  eu  part.  On  y  voit  que  tel  ministie  , 
tiré  de  la  foule  des  ambitieux,  a  plus  songé  à  obtenir 
les  places  qu'à  s'en  rendre  digne;  qu'il  s'est  plus  oc- 
cupé de  les  conserver  longtemps,  que  de  les  bien  rem- 
plir. On  voit  le  mal  qu'ils  ont  fait  par  ambition,  celui 
qu'ils  ont  souffert  par  ignorance  ou  par  faiblesse , 
quelquefois  le  bien  qu'ils  ont  tenté  sans  succès,  plus 
rarement  celui  qu'ils  ont  pu  faire. 

L'histoire  de  leurs  pensées,  celle  même  de  leurs 
vertus,  se  trouve  dans  le  tableau  des  opinions  et  des 
préjugés  de  leurs  contemporains. 

Mais  si  dans  ce  nombre  il  se  rencontre  un  homme 
à  qui  la  nature  ait  donné  une  raison  supérieure ,  avec 
des  principes  ou  des  vertus  qui  n'étaient  qu'à  lui ,  et 


VIE    DE    M.    TURGOT, 


dont  le  génie  ait  devancé  son  siècle  assez  pour  en 
être  méconnu,  alors  l'histoiie  d'un  tel  homme  peut 
intéresser  tous  les  âges  et  toutes  les  nations  ;  son 
exemple  peut  être  longtemps  utile  ;  il  peut  donner  à 
des  vérités  importantes  cette  autorité  nécessaire  quel- 
quefois à  la  raison  même.  Tel  fut  le  ministre  dont 
j'entreprends  d'écrire  la  vie. 

Si  l'honneur  d'avoir  été  son  ami  est  le  seul  titre  à 
l'estime  publique  dont  j'ose  me  flatter,  si  ce  senti- 
ment a  été  le  plus  doux  peut-être  que  j'aie  jamais 
éprouvé,  l'amitié  ne  me  fera  point  altérer  la  vérité. 
Le  même  sentiment  qui  anima  toute  sa  vie,  l'amour 
de  l'humanité  ,  m'a  seuj  inspiré  le  désir  d'en  tracer  le 
tableau;  et,  s'il  était  possible  que  je  fusse  tenté  d'en 
altérer  quelques  traits,  je]me  souviendrai  alors  d'avoir 
appris  de  lui,  que  le  plus  grand  bien  qu'on  puisse 
faire  aux  hommes  est  de  leur  dire  la  vérité,  sans  dé- 
guisement comme  sans  exagération ,  sans  emporte- 
ment comme  sans  faiblesse. 

Sa  vie  n'occupera  qu'une  partie  de  cet  ouvrage. 
Après  avoir  dit  le  bien  qu'il  a  fait  et  celui  qu'il  pré- 
parait ;  après  avoir  montré  ses  vertus,  ses  talents  et 
son  courage  dans  le  petit  nombre  des  événements 
d'une  vie  toujours  constanunent  dirigée  par  des  prin- 
cipes invariables  et  simples  qu'il  s'était  formés  ; 
après  avoir  parlé  de  quelques  ouvrages  qui,  dictés 
par  une  raison  supérieure,  renferment  des  vues  aussi 
vastes  que  saines  et  bien  combinées ,  et  qui  cepen- 
dant sont  presque  tous  au-dessous  de  lui,  il  me  restera 
encoieà  tracer  l'histoire  de  ses  opinions ,  de  ses  idées, 
de  son  caractère.  Je  sens  combien  je  dois  rester  au- 


VIE    DE    M.    TUKGOT.  'J 

dessous  d'un  tel  sujet;  mais  ceux  qui  me  liront  ju- 
geront, par  ce  que  je  dirai,  combien  il  était  difficile 
de  le  bien  remplir.  Les  hommes  éclairés  et  vertueu^ï 
verront  tout  ce  qu'ils  ont  perdu  en  lui,  et  ils  me  sau- 
ront gré  de  mes  efforts  pour  le  leur  faire  mieux 
connaître. 

Anne-Robert- Jacques  Turgot  naquit  à  Paris ,  le  r  o 
mai  1727.  Sa  famille  est  une  des  plus  anciennes  de  la 
Normandie.  Son  nom  signifie  le  dieu  Thor,  dans  la 
langue  de  ces  conquérants  du  Nord,  qui  ravagèrent 
nos  provinces  pendant  la  décadence  de  la  race  de 
Charlemagne. L'hôpital  de  Condé-sur-Noireau  fut  fon- 
dé, en  1 281 ,  par  un  de  ses  ancêtres.  Son  trisaïeul,  un 
des  présidents  de  la  noblese  de  Normandie  aux  états 
de  16 14  ,  s'opposa  avec  courage  à  la  concession  qu'un 
gouvernement  faible,  plus  occupé  de  flatter  l'avidité 
des  grands  que  de  défendre  les  droits  des  citoyens, 
venait  de  faire  au  comte  de  Soissons  des  terres  vaines 
et  vagues  de  la  province.  Le  père  de  M.  Turgot  fut 
longtemps  prévôt  des  marchands;  et  tandis  que  le 
vulgaire  admirait  la  somptuosité  élégante  des  fêtes 
qu'il  ordonnait ,  le  goût  pur  et  noble  des  monuments 
qu'il  fit  élever,  tribut  qu'il  payait,  malgré  lui  peut- 
être,  aux  idées  de  son  temps;  tandis  que  les  citoyens 
respectaient  l'économie  et  l'ordre  de  son  administra- 
tion, l'intégrité  et  le  désintéressement  de  sa  conduite, 
un  petit  nombre  de  sages  applaudissaient  à  des 
travaux  utiles,  dirigés  par  de  vraies  connaissances ,  à 
des  soins  pour  la  santé  ,  pour  les  intérêts  du  pauvre , 
qu'il  était  alors  trop  commun  d'oublier. 

On  se  rappellera  longtemps  ce  jour  où  le  peuple 


O  VIE    DE    M.    TURGOT. 

étonné  le  vit  se  jeter  seul  entre  deux  troupes  de 
gardes  françaises  et  suisses  prêtes  à  se  charger,  sai- 
sir le  bras  de  l'un  d'eux  déjà  levé  pour  frapper ,  et 
forcer  des  soldats  furieux  à  reconnaître  une  autorité 
paisible  et  désarmée. 

Un  trait  de  l'enfance  de  M.  Turgot  annonça  son 
caractère.  La  petite  pension  dont  ses  parents  lui  lais- 
saient la  disposition  au  collège,  disparaissait  aussitôt 
qu'il  l'avait  reçue,  sans  qu'on  pût  deviner  (juel  en 
était  l'emploi.  On  voulut  le  savoir  :  et  on  découvrit 
qu'il  la  distribuait  à  de  pauvres  écoliers  externes,  pour 
acheter  des  livres.  La  bonté,  la  générosité  même, 
ne  sont  pas  des  sentiments  lares  dans  l'enfance  : 
mais  que  ces  sentiments  soient  diiigés  avec  cette 
sagesse,  qu'ils  soient  soumis  à  des  vues  d'une  utilité 
réelle  et  durable,  voilà  ce  qui  semble  présager  vé- 
ritablement un  homme  extraordinaire,  dont  tous 
les  sentiments  devaient  être  des  vertus,  parce  qu'ils 
seraient  toujours  conduits  par  la  raison. 

Les  paients  de  M.  Turgot  le  destinaient  à  l'état  ec- 
clésiastique. Il  était  le  dernier  de  trois  frères.  L'aîné 
devait  se  consacrer  à  la  magistrature,  devenue,  de- 
puis quelques  générations,  l'état  de  sa  famille,  et  le 
second  embrasser  la  profession  des  armes.  C'était 
alors  un  usage  presque  général ,  de  prononcer  dès  le 
berceau  sur  le  sort  de  ses  enfants  d'après  les  conve- 
nances de  famille,  ou  les  conséquences  qu'on  tirait 
de  leurs  inclinations  naissantes.  Ces  hommes,  placés 
au  hasard  dans  des  professions  pour  lesquelles  ils 
n'étaient  pas  nés,  devenaient,  pour  les  familles  et 
pour  l'État,  un   fardeau  inutile  et  souvent  funeste. 


VIE    DE    M.    TLRGOT.  9 

Heureusement  cet  usage  ne  subsiste  plus  :  et  c'est  un 
(les  bienfaits  de  cette  philosopliie,  dont  on  dit  encore 
tant  de  mal  par  habitude ,  en  jouissant  de  tout  le  bien 
qu'elle  a  fait. 

Le  goût  de  M.  Turgot  pour  l'étude,  la  modestie 
et  la  simplicité  de  ses  manières,  son  caractère  réflé- 
chi, une  sorte  de  timidité  qui  l'éloignait  de  la  dis- 
sipation, tout  semblait  le  rendre  propre  à  l'état 
ecclésiastique;  et  il  paraissait  qu'il  lui  aurait  coûté 
peu  de  sacrifices,  pour  se  livrer  à  l'espérance  de  la 
fortune  brillante  que  ses  talents  réunis  à  sa  naissance 
lui  auraient  assurée. 

Mais  M.  Turgot  eut  à  peine  atteint  l'âge  où  l'on 
commence  à  réfléchir,  qu'il  piit  à  la  fois  la  résolu- 
tion de  sacrifier  ces  avantages  à  sa  liberté  et  à  sa 
conscience,  et  celle  de  suivre  cependant  les  études 
ecclésiastiques,  et  de  ne  déclarer  sa  répugnance  à  ses 
parents  qu'à  l'instant  d'un  engagement  irrévocable. 
Cet  état  n'imposait  à  M.  Turgot  aucun  devoir  de  con- 
duite qui  pût  l'effrayer;  mais  il  sentait  combien  tout 
engagement  pour  la  vie  est  imprudent.  Quelque  fri- 
vole que  paraisse  l'objet  d'un  serment,  il  ne  croyait 
pas  qu'il  pût  être  permis  de  s'en  jouer,  ni  qu'on  pût, 
sans  s'avilir  soi-même,  faire  des  actions  qui  avilissent 
dans  l'opinion  commune  la  profession  que  l'on  a  em- 
brassée. Il  voyait  dans  l'état  ecclésiastique  l'engage- 
ment, plus  imprudent  encore,  d'avoir  toujours  les 
mêmes  opinions  publiques,  de  prêcher  ce  qu'on 
cessera  peut-être  bientôt  decroiie,  d'enseigner  aux 
autres  comme  des  vérités  ce  qu'on  regarde  comme 
des  erreuis,  et  de  se  mettre  dans  la  nécessité,  si  ja- 


lO  VIE    DE    M.    TURGOT. 

mais  on  adopte  des  sentiments  différents  de  ceux  de 
l'Église,  ou  de  mentir  à  chaque  instant  de  sa  vie,  ou 
de  renoncer  à  beaucoup  d'avantages,  et  peut-être 
de  s'exposer  à  beaucoup  de  dangers.  Et  qui  peut  se 
répondre  alors  d'avoir  le  courage  de  remplir  ce  de- 
voir? Pourquoi  s'exposer  au  malheur  d'être  réduit 
à  choisir  entre  sa  sûreté  et  sa  conscience?  S'il  croyait 
à  la  religion  ,  était-il  sûr  d'y  croire  toujours?  pouvait- 
il  se  répondre  d'en  adopter  toujours  tous  les  dogmes? 
et  dès  lors  lui  était-il  permis  de  prendre  l'engagement 
de  les  professer  toute  sa  vie? 

M.  Turgot  fît  sa  licence,  et  fut  prieur  de  Sorbonne, 
espèce  de  dignité  élective,  que  les  docteurs  de  la 
maison  confèrent  ordinairement  à  celui  des  bache- 
liers dont  la  famille  a  le  plus  d'éclat  ou  de  crédit.  Il 
était  obligé ,  par  cette  place,  de  prononcer  deux  dis- 
cours latins;  et  ces  ouvrages,  faits  en  lySo  par  un 
jeune  homme  de  aS  ans,  sont  un  monument  vrai- 
ment singulier,  moins  encore  par  l'étendue  des  con- 
naissances qu'ils  supposent ,  que  par  une  philosophie 
et  des  vues  propres  à  l'auteur.  On  y  trouve,  pour 
ainsi  dire,  son  esprit  tout  entier;  et  il  semble  que 
la  méditation  et  le  travail  n'ont  fait  depuis  que  le 
développer  et  le  fortifier.  Le  premier  de  ces  dis- 
cours a  pour  objet  l'utilité  que  le  genre  humain  a 
retirée  de  la  religion  chrétienne.  ,La  conservation 
de  la  langue  latine  et  d'une  paitie  des  ouvrages  des 
anciens;  l'étude  de  la  scolastique,qui  du  moins  pré- 
serva d'une  stupidité  absolue  les  Etats  des  barbares 
destructeurs  de  l'empire  romain,  et  qui  produisit 
dans  la  logique  ,  comme  dans  la  morale  et  dans  une 


VIE    DE    M.    TllRGOT.  I  l 

partie  de  la  métaphysique,  une  subtilité,  une  préci- 
sion d'idées,  dont  l'habitude,  inconnue  aux  anciens, 
a  contribué  plus  qu'on  ne  croit  aux  progrès  de  la 
bonne  philosophie;  rétablissement  d'une  morale 
plus  universelle ,  plus  propre  à  rapprocher  les 
hommes  de  tous  les  pays ,  fondée  sur  une  fraternité 
générale  entre  tous  les  individus  de  l'espèce  humaine, 
tandis  que  la  morale  païenne  semblait  tendre  à  les 
isoler,  à  ne  rapprocher  que  les  membres  d'une 
même  cité,  et  surtout  ne  s'occupait  que  de  former 
des  citoyens  ou  des  philosophes ,  au  lieu  de  former 
des  hommes;  la  destruction  de  l'esclavage  domesti- 
que et  de  celui  de  la  glèbe,  qui  est  peut-être  autant 
l'ouvrage  des  maximes  du  christianisme  que  de  la 
politique  des  souverains,  intéressés  à  créer  un  peuple 
pour  le  faire  servir  à  l'abaissement  des  grands;  cette 
patience,  cette  soumission  que  le  chrislianisme  ins- 
pire, et  qui,  détruisant  l'esprit  inquiet  et  turbulent 
des  peuples  anciens,  rendit  les  Étals  chrétiens  moins 
sujets  aux  orages,  apprit  à  respecter  les  puissances 
établies,  et  à  ne  point  sacrifier  à  l'amour,  même 
légitime,  de  l'indépendance,  la  paix,  le  repos  et  la 
sûreté  de  ses  frères  :  tels  furent  les  principaux  bien- 
faits du  christianisme. 

Ce  n'est  pas  que  M.  Turgot  se  dissimulât  ni  les 
abus  affreux  du  pouvoir  ecclésiastique ,  qui  avait 
changé  la  race  humaine  en  un  vil  troupeau  trem- 
blant sous  la  verge  d'un  légat  ou  d'un  pénitencier, 
ni  les  queielles  sanglantes  du  sacerdoce  et  de  l'em- 
piie,  ni  les  funestes  maximes  du  clergé,  armant  ici 
les  lois  conhe  leurs  sujets,  là  soulevant  les  peuples 


19.  MI'     DE    M.    TURCtOT. 

contre  les  rois ,  et  aiguisant,  au  gré  de  son  intérêt, 
tantôt  le  poignard  du  fanatisme,  et  tantôt  la  liaclie  des 
bourreaux.  Le  sang  de  plusieuis  millions  d'hommes, 
massacrés  au   nom   de  Dieu ,   fume   encore   autour 
de  nous.  Partout  la  terre  qui  nous  porte  couvre  les 
ossements  des  victimes  d'une  intolérance  barbare. 
Une  âme  douce  et  sensible  pouvait-elle  n'avoir  pas 
été  révoltée  de  ces  horribles  tableaux?  Une  âme  pure 
et  noble  pouvait-elle  ne  pas  être  soulevée  en  voyant 
dans  ces  mêmes  siècles  l'esprit  lium,ain  dégradé  par 
de  honteuses  superstitions,  la  morale  corrompue, 
tous  les  principes  des  devoirs  méconnus  ou  violés, 
et  l'hypocrisie  faisant  avec  audace,  de  l'art  de  tromper 
les  hommes  et  de  les  abrutir,  le  seul  moyen  de  les 
dominer  et  de  les  conduire  ?  Car  tous  ces  attentats , 
éiigés  en   devoirs  sacrés  aux    yeux  des   ignorants  , 
étaient  présentés  aux  politiques  comme  des  crimes 
nécessaires  au  repos  des  nations  ou  à  l'ambition  de 
leurs  souverains. 

M.  Turgot  était  dès  lors  trop  éclairé  pour  ne  voir 
que  des  abus  dans  ces  conséquences  nécessaires  de 
toute  religion  qui,  chargée  de  dogmes  spéculatifs  , 
fait  dépendre  le  salut  des  hommes  de  leur  croyance, 
regarde  le  hbre  usage  de  la  raison  comme  une  au- 
dace coupable ,  et  fait  de  ses  prêtres  les  précepteurs 
des  peuples  et  les  juges  de  la  morale.  Il  n'ignorait 
pas  que,  si  les  gouvernements  de  l'Europe  pouvaient 
cesser  d'être  éclairés  ;  s'ils  pouvaient  oublier  quelques 
instants  de  veiller  sur  les  entreprises  du  clergé  ;  si 
tous  les  hommes  qui  ont  reçu  de  l'éducation  ,  qui 
ont  des  lumières,  qui  peuvent  prétendre  aux  places. 


VIE    DE    M.    TURGOT.  l'i 

loiis  ceux  ,  en  un  mot,  dont  l'opinion  gouverne  réel- 
lement le  monde,  pouvaient  cesser  d'être  réunis  dans 
un  esprit  de  tolérance  et  de  raison,  bientôt  les  mêmes 
causes  reproduiraient  les  mêmes  effets.  Mais  M.  Tur- 
got  croyait  cette  révolution  impossible;  il  voyait  que 
tous  les  maux  par  lescpiels  le  genre  humain  avait  été 
éprouvé,  l'avaient  conduit  à  une  époque  où  le  retour 
à  la  barbarie  ne  pouvait  plus  être  à  craindre;  que, 
par  une  suite  nécessaire  du  piogrès  toujours  croissant 
des  lumières,  l'influence,  malheureusement  encore 
si  funeste,  de  l'esprit  de  superstition  et  d'intoléiance 
s'anéantirait  de  jour  en  jour,  et  qu'enfin  le  mépris 
public  achèverait  dans  moins  d'un  siècle  l'ouvrage 
que  la  raison  avait  si  heureusement  conuiiencé.  Ce 
bonheur,  dont  nos  neveux  ont  l'espérance,  et  dont 
nous  goûtons  déjà  quelques  fruits,  a  sans  doute  coûté 
bien  cher  à  nos  ancêtres  :  mais  l'Asie  n'a-t-elle  pas 
souffert  presque  autant  de  la  barbarie  de  ses  con- 
quérants, que  l'Europe  de  la  cruauté  de  ses  prêtres  ? 
Cependant  ces  maux  ont  été  en  pure  perte;  les  révo- 
lutions ont  succédé  aux  révolutions,  la  tyrannie  à  la 
tyrannie;  et,  sans  les  lumières  de  l'Europe,  le  genre 
humain  aurait  été  condamné  à  une  éternelle  igno- 
rance et  à  des  désastres  perpétuels. 

Le  second  discours  a  pour  objet  le  tableau  des 
progrès  de  l'esprit  humain.  L'auteur  les  suit  depuis 
les  anciens  peuples  asiatiques,  (pii  sont  pour  nous 
les  créateurs  des  sciences,  jusqu'à  nos  jours,  au  mi- 
lieu des  révolutions  des  enq^ires  et  des  opinions.  11 
expose  comment  la  perfection  des  beaux -arts  est 
limitée  par  la  nature   même,    tandis   que   celle  des 


l4  VIE    DK    M.    TURGOT. 

sciences  est  sans  bornes.  11  fait  voir  comment  les 
plus  utiles  inventions  dans  les  arts  mécaniques  ont 
pu  naître  dans  les  siècles  d'ignorance,  parce  que  ces 
inventions  ont  pour  objet  des  arts  cultivés  nécessai- 
rement dans  tous  les  temps,  et  que  l'observation  et 
l'expérience  peuvent  en  ce  genre  donner  aux  hommes 
de  génie  les  connaissances  nécessaires  pour  s'élever 
à  ces  inventions.  Il  montre  que  les  sciences  durent 
leurs  premiers  progrès  à  la  découverte  de  l'écrituie; 
que  celle  de  l'écriture  alphabétique  leur  fit  faire  un 
nouveau  pas,  et  l'imprimerie  un  plus  grand  encore, 
puisque  cet  art  les  a  répandues  sur  un  giand  espace, 
et  garantit  leur  durée.  Enfin,  il  prouve  cjue  leurs 
progrès,  auxquels  on  ne  peut  assigner  aucun  terme, 
sont  une  suite  de  la  perfectibilité  de  l'esprit  humain  , 
perfectibilité  qu'il  croyait  indéfinie.  Cette  opinion  , 
qu'il  n'a  jamais  abandonnée  depuis,  a  été  un  des 
principaux  principes  de  sa  philosophie. 

Le  temps  où  il  fallait  déclarer  enfin  qu'il  ne  serait 
point  ecclésiastique  était  arrivé.  11  annonça  cette  ré- 
solution à  son  père  dans  une  lettre  motivée;  et  il 
obtint  son  consentement. 

L'état  de  maître  des  requêtes  était  celui  qu'il  avait 
choisi.  Passionné  pour  tous  les  genres  de  connais- 
sances ,  comme  pour  la  littérature  et  la  poésie  ,  il 
avait  étudié  les  éléments  de  toutes  les  sciences,  en 
avait  approfondi  plusieurs ,  et  formé  la  liste  d'un 
grand  nombre  d'ouvrages  qu'il  voulait  exécuter.  Des 
poèmes,  des  tragédies,  des  romans  philosophiques, 
surtout  de  vastes  traités  sur  la  physique,  sur  l'his- 
toire, la  géographie,  la  politique,  la  morale,  la  mé- 


VIF.    DE    M.    TURGOT. 


lapbysique  et  les  langues,  entraient  dans  cette  liste 
singulière.  Il  n'existe  que  le  plan  de  quelques-uns 
de  ces  ouvrages;  et  ces  plans  supposent  des  connais- 
sances aussi  vastes  que  variées  ,  des  vues  neuves  et 
profondes.  Celte  passion  de  l'étude  aurait  pu  con- 
duire un  homme,  né  même  avec  moins  de  génie 
que  lui ,  mais  avec  un  caractère  aussi  supérieur  à 
l'ambition,  et  une  âme  aussi  éloignée  de  toute  va- 
nité, à  ne  désirer  d'autre  état  que  celui  d'homme  de 
lettres.  M.  Turgot  pensait  autrement.  L'état  où  il 
pouvait  être  le  plus  utile,  sans  jamais  être  obligé  de 
sacrifier  ni  la  vérité,  ni  la  justice,  était  celui  qu'il 
se  croyait  obligé  d'embrasser.  Il  préféra  donc  une 
charge  de  maître  des  requêtes  aux  autres  places  de 
la  robe.  Ministre  du  pouvoir  exécutif  dans  un  pays 
où  l'activité  de  ce  pouvoir  s'étend  sur  tout;  agent  du 
gouvernement  dans  les  opérations  sur  les  finances 
ou  le  commerce  qui  influent  le  plus  sur  la  prospé- 
rité publique;  appelé  plus  sûrement  que  les  mem- 
bres d'aucun  autre  ordre  aux  premières  places  de 
l'administration,  il  est  rare  qu'un  maître  des  requêtes 
n'ait  une  grande  influence  ou  sur  une  province  ou 
sur  l'État  entier,  et  que  dans  le  cours  de  sa  vie  ses 
lumières  ou  ses  préjugés,  ses  vertus  ou  ses  vices, 
n'aient  fait  beaucoup  de  bien  ou  beaucoup  de  mal. 

M.  Turgot  s'était  préparé  à  suivre  cette  nouvelle 
carrière,  en  étudiant  avec  plus  de  soin  les  parties 
des  sciences  qui  avaient  plus  de  rapport  aux  fonc- 
tions et  aux  devoirs  des  maîtres  des  requêtes;  celles 
des  sciences  physiques  qui  s'appliquent  à  l'agricul- 
ture, aux  manufactures,  à  la  connaissance  des  objets 


l6  VIE    UE    M.    TURGOT. 

de  commerce,  à  la  construction  des  travaux  publics; 
les  parties  des  mathématiques  nécessaires  pour  sa- 
voir dans  quel  cas  on  peut  faire  un  usage  utile  de 
ces  sciences,  et  pour  n'être  pas  embarrassé  des  cal- 
culs que  les  questions  de  physique,  de  commerce, 
de  politique,  rendent  souvent  nécessaires.  Il  avait 
approfondi  les  principes  de  la  législation ,  de  la  po- 
litique, de  l'administration,  et  ceux  du  commerce. 
Plusieurs  de  ses  lettres,  écrites  alors,  montrent  non- 
seulement  l'étendue  de  ses  lumières,  mais  prouvent , 
si  on  les  compare  aux  ouvrages  alors  connus,  qu'il 
en  devait  à  lui-même  la  plus  giande  partie. 

Deux  événements  de  sa  vie,  à  celte  époque,  pa- 
raissent seuls  devoir  nous  arrêter.  Il  avait  été  chargé 
d'examiner  l'affaire  d'un  employé  des  fermes,  pour- 
suivi pour  un  crime  par  la  justice,  et  qui  avait  eu 
le  moyen  de  s'y  souslraiie.  M.  Turgot,  persuadé  que 
cet  homme  était  coupable,  et  que  le  devoir  qu'il 
avait  à  remplir  serait  un  devoir  de  rigueur,  avait 
différé  de  s'en  occuper.  Cependant,  après  de  longs 
délais,  il  commença  l'affaire,  et  il  trouva  que  l'accusé 
était  innocent.  Alors  il  se  crut  obligé  de  réparer  le 
tort  que  ce  délai  avait  pu  lui  causer;  et,  sachant 
quels  étaient  les  appointements  dont  il  avail  été 
privé  pendant  la  durée  du  procès,  il  les  lui  remit 
exactement,  et  l'obligea  de  les  recevoir,  en  ayant  soin 
de  ne  mettre  dans  cette  action  que  de  la  justice ,  et 
non  de  la  générosité. 

Forcé  de  juger  de  ces  causes  où  la  lettre  de  la  loi 
semblait  contraire  au  droit  naturel,  dont  il  recon- 
naissait la  supériorité  sur  toutes  les  lois,  il  crut  de- 


VIE    DE    M.    TLRGOT. 


'7 

voir  le  prendre  pour  guide  dans  son  opinion.  Aucune 
des  conclusions  de  son  rapport  ne  fut  admise;  la 
pluralité  préféra  une  loi  positive  qui  paraissait  claire, 
à  un  droit  plus  sacré,  mais  dont  les  hommes  qui  ont 
peu  réfléchi  peuvent  regarder  les  principes  comme 
trop  vagues,  ou  les  décisions  comme  incertaines. 
Quelques  jours  après  ,  les  parties  transigèrent  volon- 
tairement d'après  ces  nïémes  conclusions,  et  rendi- 
rent hommage  à  cette  justice  d'un  ordre  supérieur. 

Pendant  que  M.  Turgot  était  maitre  des  requêtes, 
il  y  eut  une  chamhre  royale,  et  il  y  siégea.  S'il  eût 
cru  que  sa  conscience  l'obligeait  de  refuser,  il  eût 
obéi  à  sa  conscience.  Pouvait-il  même  ignorer  que 
cette  résolution  ne  demandait  pas  un  grand  courage? 
En  effet,  il  ne  s'agissait  pas  de  véritables  troubles 
dans  l'Etat,  mais  de  cabales  qui  partageaient  la  cour, 
et  de  cette  queielle  des  billets  de  confession,  dont 
l'importance  devait  être  momentanée  et  le  lidicule 
éternel.  Il  savait  que  le  parti  alors  accablé  pouvait, 
sous  un  autre  ministère,  devenir  le  parti  dominant. 
En  suivant  la  route  ordinaire,  à  peine  était-il  aperçu; 
en  s'en  écartant,  il  s'assurait  l'appui  d'un  parti  et  la 
faveur  populaire.  C'était  une  de  ces  circonstances 
plus  communes  qu'on  n'imagine,  où  la  conduite  la 
plus  dangereuse  est  en  même  temps  la  plus  sûre, 
où  l'on  suit  ses  véritables  intérêts,  en  ayant  l'air  de 
se  sacrifier  à  son  devoir.  Mais  cette  ambition  raffi- 
née était  aussi  éloignée  de  lui  qu'une  complaisance 
servile;  et  il  accepta  comme  il  eût  refusé,  en  préfé- 
rant la  conduite  que  sa  raison  regardait  comme  la 
plus  juste. 

V.  2 


l8  VIE    DE    M.    TURGOT. 

Il  pensait  que  le  roi  doit  à  ses  sujets  des  ti'ibunaux 
de  justice,  composés  d'hoiiuiies  ayant  les  qualités 
que  les  lois  exigent  pour  les  remplii-  ;  formés  du 
nombre  déjuges  nécessaire  suivant  les  mêmes  lois; 
institués,  non  pour  une  cause  particulière,  mais  pour 
un  district  marqué,  ou  pour  un  genre  général  de 
causes;  indépendants,  enfin,  dans  le  cours  de  leurs 
fonctions,  de  toute  révocation  arbitraire.  H  pensait 
que  tout  tribunal  ainsi  constitué  peut  être  légitime; 
que  la  difficulté  de  remplacer  les  anciens  juges  , 
quand  ils  ont  quitté  leurs  fonctions,  non  parce  qu'on 
a  voulu  les  forcer  à  juger  contre  les  lois,  mais  parce 
qu'on  a  blessé  leurs  opinions  ou  attaqué  des  privi- 
lèges étrangers  à  leur  devoir  principal ,  ne  pouvait 
que  donner  des  armes  à  l'esprit  d'anarcbie,  et  intro- 
duire, entre  les  ministres  du  souverain  et  ses  officiers 
de  justice,  une  espèce  de  gageure  à  qui  sacrifieiait 
avec  plus  d'opiniâtreté  l'intéiêt  du  peuple  à  ses  inté- 
rêts personnels.  L'opinion  populaire  s'était  déclarée 
contre  la  cbambre  royale;  mais  ce  motif  n'arrêta 
point  M.  ïurgot  :  la  certitude  d'avoir  bien  fait,  le 
témoignage  de  quelques  liommes  éclairés  lui  suffi- 
saient ;  et  il  a  toujours  pensé  que,  s'il  ne  faut  point 
blesser  l'opinion  ,  même  injuste,  dans  les  cboses  in- 
différentes, c'est,  au  contraire,  un  véritable  devoir 
de  la  braver  lorsqu'elle  est  à  la  fois  injuste  et  nui- 
sible. 

Ce  fut  à  cette  même  époque  de  sa  vie  que  M.  Tur- 
got  donna  quelques  articles  de  l'Encyclopédie.  Il 
était  lié  avec  les  éditeurs  de  cet  ouvrage  :  d'ailleurs, 
il  était  persuadé  que  le  seul  moyen  sûr  et  vraiment 


mi:  de  m.  turgot.  19 

efficace  Je  piocurer  aux  hommes  un  l)onlieiir  du- 
rable, c'est  de  délruire  leurs  préjugés,  et  de  leur 
faire  connaître  et  adopter  les  vérités  qui  doivent  di- 
riger leurs  opinions  et  leur  conduite.  Il  pensait  que 
l'on  parviendra  infailliblement  à  ce  but  en  exami- 
nant toutes  les  questions,  en  discutant  paisiblement 
toutes  les  opinions;  et  qu'il  est  important  que  celte 
discussion  soit  publique,  que  tous  les  hommes  soient 
appelés  à  cet  examen,  afin  que  la  connaissance  de  la 
vérité  ne  reste  pas  renfermée  entre  un  petit  nombre 
de  personnes  ,  mais  qu'elle  soit  assez  répandue  pour 
n'être  point  ignorée  de  ceux  qui  ,  par  l'éducation 
(ju'ils  ont  reçue,  sont  destinés  à  occuper  toutes  les 
places. 

L'Encyclopédie  lui  parut  un  ouvrage  très-propre 
à  remplir  ces  vues.  Il  devait  contenir  des  notions 
élémentaires  et  justes  sur  tous  les  objets  de  nos  con- 
naissances, renfeimer  les  vérités  les  plus  certaines, 
les  plus  utiles  et  les  plus  importantes  des  différentes 
sciences.  On  y  devait  trouver  la  discussion  de  toutes 
lesquestions  qui  intéressent  les  savants  ou  les  hommes, 
et  les  opinions  les  plus  générales  ou  les  plus  célèbres, 
avec  l'histoire  de  leur  origine,  de  leurs  progrès,  et 
même  les  preuves,  bonnes  ou  mauvaises,  sur  les- 
quelles elles  avaient  été  appuyées.  Aussi  s'intéressa- 
t-il  vivement  à  la  perfection  de  cet  ouvrage  :  il  voulut 
même  y  contribuer,  parce  qu'il  voyait  avec  peine 
l'espèce  d'abandon  auquel  plusieurs  parties  impor- 
tantes avaient  été  livrées;  et  il  donna  les  articles 
Ktrmologie,  ExpansibilitCy  Existence,  Foire  et  Fon- 
da lion. 

2. 


VIE    DE    M.    TIIRGOT. 


11  montre,  dans  le  premier  article,  que  la  science 
des  étymologies,  devenue  presque  ridicule  par  l'abus 
qu'on  en  a  fait ,  peut ,  si  l'on  s'asservit  aux  règles 
d'une  saine  critique,  cesser  d'être  arbitraire  et  incer- 
taine; qu'alors  elle  sert  à  nous  éclairer  sur  les  révo- 
lutions du  langage,  révolutions  qui  sont  liées  avec 
l'histoire  des  opinions  et  celle  des  progrès  de  l'esprit 
humain  ;  et  il  fait  voir  que  l'érudition  peut  n'être  pas 
une  étude  frivole,  même  aux  yeux  d'un  philosophe 
qui  n'aime  que  la  vérité,  et,  parmi  les  vérités,  celles 
qui  sont  utiles. 

Dans  l'article  Existence ,  il  cherche,  par  une  ana- 
lyse profonde,  comment  nous  en  avons  acquis  l'idée, 
et  quel  est  le  véritable  sens  que  nous  attachons  à  ce 
mot;  et  il  trouve  que  l'existence  est  pour  nous  l'idée 
de  la  permanence  de  certaines  collections  de  sensa- 
tions, qui,  dans  des  circonstances  semblables,  re- 
paraissent constamment   les    mêmes,  ou   avec   des 
changements  assujettis  à  certaines  lois.  Quand  nous 
disons  qu'un  objet  existe,  nous  entendons  seulement 
qu'un  système  de  sensations  simultanées  ayant  été 
aperçu  par  nous  pendant  une  certaine  durée,  ayant 
disparu  plus  d'une  fois,  et  s'étant  représenté  encore, 
nous  sommes  portés,  même  lorsque  ce  système  de 
sensations  cesse  de  s'offrir  à  nous,   à  regarder  ce 
même  système  comme  devant  se  présenter  de  nou- 
veau de  la  même  manière ,  si  nous  nous  retrouvions 
dans  les  mêmes  circonstances  :  et  nous  disons  alors 
que  cet  objet  existe. 

Cette  théorie,  si  neuve,  qu'à  peine  fut-elle  enten- 
due de  quelques  philosophes,  avait  des  conséquences 


VIE    DE    M.    TUHGOT. 


importantes  :  elle  était  liée  avec  la  théorie  entière 
de  la  nature  de  nos  connaissances  ,  et  de  celle  de 
l'espèce  de  certitude  à  laquelle  nous  pouvons  at- 
teindre. C'était  un  grand  pas  dans  la  connaissance  la 
plus  intime  de  l'esprit  humain,  et  presque  le  seul 
qu'on  ait  fait  depuis  Locke. 

Dans  ce  même  article,  M.  Turgot  exposait  com- 
ment, par  l'usage  seul  de  l'organe  de  la  vue,  on 
pourrait  parvenir  à  se  faire  des  notions  de  l'espace, 
et  de  la  manière  dont  les  corps  y  peuvent  être  or- 
donnés. Idée  singulière  et  juste,  par  laquelle  il  recti- 
fiait et  perfectionnait  encore  les  recherches  de  Locke 
et  de  ses  disciples. 

L'article  Expausihilité  lenfermait  une  physique 
nouvelle.  M.  Turgot  y  explique  en  quoi  consiste  cette 
propriété  qu'ont  les  fluides,  d'occuper  un  espace 
indéfini  en  vertu  d'une  force  toujours  décroissante , 
et  qui  cesse  d'agir  lorsqu'une  force  opposée  fait  équi- 
libre à  son  action.  Il  apprenait  à  distinguer  l'éva- 
poration  des  fiuides,  c'est-à-dire,  la  dissolution  de 
leurs  parties  dans  l'air,  d'avec  la  vaporisation  de 
ces  parties  lorsqu'elles  passent  de  l'état  de  liquide  à 
celui  de  fluide  expansible.  Il  observait  qu'à  un  même 
degré  de  chaleur,  cette  vaporisation  avait  lieu  plus 
promptement  et  pour  de  plus  grandes  masses,  à 
mesure  que  ces  liquides  étaient  contenus  par  une 
njoindre  force;  en  sorte  que  la  vaporisation  ne  cesse, 
par  exemple,  dans  un  vase  fermé  et  vide  d'air,  qu'au 
moment  où  la  force  expansive  des  parties  déjà  vapo- 
risées est  en  équilibre  avec  celle  qui  produit  la  va- 
porisation.   L'avantage   de   pouvoir  distiller  dans  le 


11  ME    DE    31.    TURGOT. 

vide  avec  une  moindre  chaleur,  était  une  suite  de 
ces  principes;  et  on  pouvait  employer  ce  moyen  , 
soit  pour  faire  avec  économie  les  distillations  en 
grand,  soit  pour  exécuter  des  analyses  chimiques 
avec  une  précision  plus  grande,  et  de  manière  à  con- 
naître les  principes  immédiats  d'un  grand  nombre 
de  substances.  M.  Turgot  ne  s'occupa  que  longtemps 
après  de  ces  conséquences  de  sa  théorie  ;  mais  il  est 
encore  le  premier  qui  ait  fait  des  analyses  par  le 
moyen  de  la  distillation  dans  le  vide,  et  le  premier 
qui  ait  proposé  d'appliquer  cette  méthode  à  la  distil- 
lation des  eaux-de-vie  et  à  celle  de  l'eau  de  mer. 

Dans  l'article  Foire,  M.  Turgot  remonte  à  l'origine 
de  ces  établissements.  Ils  étaient  presque  nécessaires 
dans  ces  siècles  où  le  commerce  étant  resserré  dans 
un  petit  espace  que  l'ignorance,  le  brigandage,  les 
longues  guerres,  la  défiance  et  la  haine  des  diffé- 
rents peuples,  ne  lui  permettaient  pas  de  franchir  : 
c'était  seulement  dans  les  foires  que  les  nations  de 
l'Europe,  les  provinces  d'un  même  empire,  les  can- 
tons d'une  même  province,  et  jusqu'aux  villages  d'un 
même  canton ,  pouvaient  échanger  leurs  productions 
et  soulager  mutuellement  leurs  besoins,  à  l'abri  de 
la  protection  momentanée  que  l'intérêt  particuliei- 
accordait  au  lieu  destiné  pour  ces  assemblées. 

Mais,  de  nos  jours,  ces  établissements  ont  cessé 
d'être  utiles  au  commerce.  Les  règlements  qui  lui 
fixent  ou  un  lieu  ou  un  temps  déterminé,  ceux  que 
ces  établissements  rendent  nécessaires,  ceux  surtout 
aux(]uels  ils  servent  de  prétexte,  sont  autant  d'at- 
teintes à  la  liberté,  et  par  cc>nsé(|uent  de  véritîibles 


VIE    DE    31.    TURGOT.  2^ 

impôts  el  de  véritables  injustices.  Ces  mêmes  éta- 
blissements seraient  encore  nuisililes,  quand  ils  ne 
feraient  que  foicer  le  commerce  à  s'écarter  de  la 
route  naturelle  qu'il  aurait  suivie.  L'intérêt  général 
des  commerçants  et  celui  des  consommateurs  saura  , 
bien  mieux  que  le  négociant  le  plus  habile  ou  le  lé- 
gislateur le  plus  éclairé,  fixer  les  lieux  ,  les  temps, 
où  ils  doivent  se  rassembler  pour  leur  avantage 
commun. 

Dans  l'article  Fondation,  M.  Turgot  montre  que 
si  des  particuliers  peuvent  difficilement  former  des 
institutions ,  dont  le  plan  s'accorde  avec  l'intérêt 
commun  et  le  système  général  de  l'administration  , 
il  est  impossible  qu'une  fondation  perpétuelle  ne  de- 
vienne à  la  longue  d'une  éternelle  inutilité,  si  même 
elle  ne  finit  par  être  nuisible.  En  effet ,  les  change- 
ments inévitables  dans  les  mœurs,  dans  les  opinions, 
dans  les  lumières,  dans  l'industrie,  dans  les  besoins 
des  hommes,  les  changements  non  moins  infaillibles 
dans  l'étendue ,  la  population,  les  richesses,  les  tra- 
vaux d'une  ville  ou  d'un  canton ,  empêcheraient 
absolument  l'homme  le  plus  éclairé  de  son  siècle 
de  former,  pour  le  siècle  suivant,  un  établissement 
utile.  Combien  donc  ces  abus,  que  l'homme  du  sens 
le  plus  droit,  de  l'esprit  le  plus  étendu,  ne  pourrait 
ni  prévoir,  ni  prévenir,  ne  sont-ils  pas  plus  dange- 
reux et  plus  inévitables  dans  ces  fondations  qui 
sont  presque  toujours  l'ouvrage  de  la  vanité,  d'une 
bienfaisance  aveugle,  du  caprice,  des  préjugés  et  des 
vues  les  plus  étroites  el  les  plus  fausses. 

Après  avoir  montié  combien  les  fondations  pci- 


^4  VIE    DE    M.    TURGOT. 

pétuelles  sont  dangereuses,  M.  Turgot  prouve  que 
celles  qui  existent  ne  doivent  être  respectées  qu'aussi 
longtemps  qu'elles  sont  utiles,  et  que  l'autorité  pu- 
blique tire  de  la  nature  même  des  choses  un  droit 
légitime  de  les  changer.  Le  droit  de  piopriété  d'une 
terre  ou  d'une  denrée  est  fondé  sur  la  nature  ;  et 
la  conservation  de  ce  droit  est  le  motif  principal  de 
l'établissement  de  la  société.  La  propriété  des  fon- 
dations ,  au  contraire ,  et  toutes  les  autres  de  cette 
espèce,  n'existent  que  par  le  consentement  de  l'au- 
torité, et  le  droit  de  les  réformer  ou  de  les  détruire 
lorsqu'elles  deviennent  inutiles  ou  dangereuses ,  est 
une  condition  nécessaire  de  ce  consentement.  L'idée 
de  tout  établissement  perpétuel  renferme  nécessai- 
rement celle  d'un  pouvoir  qui  ait  le  droit  de  le  chan- 
ger. Ainsi  la  nation  seule  est  le  véritable  propriétaire 
des  biens  qui  appartiennent  à  ces  fondations,  et  qui 
n'ont  été  donnés  que  par  elle  et  pour  elle.  M.  Turgot 
ne  développe  pas  les  conséquences  de  ces  principes 
que  tous  les  bons  esprits  ne  pouvaient  manquer 
d'apercevoir  et  d'adopter  :  il  pensait  qu'il  y  avait  des 
circonstances  où  il  fallait  laisser  au  public  le  soin  de 
l'application;  et  il  lui  suffisait  d'avoir  posé  en  peu  de 
mots,  dans  cet  article,  les  vrais  principes  d'après 
lesquels  on  doit  déterminer,  pour  un  objet  si  impor- 
tant, la  limite,  encore  si  peu  connue,  où  finit  le 
droit  naturel,  où  commence  celui  de  l'autorité  lé- 
gislative, et  indiqué  en  même  temps  les  règles  qui 
doivent  la  guider  dans  l'exercice  de  ce  droit. 

Ces  cinq  articles,  qui  appartiennent  à  des  genres 
différents,  dont  chacun  renfei'me  des  vues  neuves 


VIE    DE    M.    TURGOT. 


lB 


et  importantes,  sont  les  seuls  que  M.  ïurgot  ait 
donnés  dans  rEncyclopédie.  11  en  avait  préparé  d'au- 
tres; et  comme  un  article  de  dictionnaire,  quelque 
important  qu'il  soit,  n'exige  point  qu'on  forme  un 
plan  étendu  ,  qu'on  remonte  jusqu'aux  premiers  prin- 
cipes, qu'on  approfondisse  toutes  les  parties  d'un 
objet,  qu'on  en  examine  tous  les  détails;  cet  esprit 
d'ordre  et  de  combinaison,  cet  amour  pour  la  per- 
fection, qui  a  empêché  M.  Turgot  d'achever  de  grands 
ouvrages,  n'eût  servi  qu'à  rendre  meilleurs  ces  trai- 
tés détachés,  qui  n'auraient  paru  élémentaires  ou 
incomplets  qu'à  lui  seul. 

Mais  les  persécutions  suscitées  contre  l'Encyclo- 
pédie empêchèrent  M.  Turgot  de  continuer  à  y  tra- 
vailler. Personne  ne  le  soupçonnera  d'avoir  abandonné 
la  cause  de  la  raison  ou  des  lumières  par  ambition 
ou  par  faiblesse.  Jamais  homme  n'a  professé  plus 
franchement  et  plus  constamment  le  mépris  pour  les 
préjugés,  et  l'horreur  pour  les  obstacles  qu'on  essaye 
d'opposer  aux  progrès  de  la  vérité. 

11  avait  un  autre  motif.  On  était  parvenu  à  faire 
passer  l'Encyclopédie  pour  un  livre  de  secte;  et,  selon 
lui,  c'était  en  quelque  sorte  nuire  aux  vérités  qu'on 
devait  cherchera  répandre,  que  de  les  insérer  dans 
un  ouvrage  frappé  de  celte  accusation,  bien  ou  mal 
fondée. 

Il  regardait  toute  secte  comme  nuisible.  En  effet, 
soit  que  l'ambition  de  dominer  sur  les  esprits  l'ait 
formée,  soit  que,  comme  celle  qui  a  reçu  le  nom 
d'encyclopédique,  elle  doive  son  origine  à  la  persé- 
cution (jui  force  les  hommes  à  se  réunir;  du  moment 


2()  VIE    DE    M.    TllRGOT. 

qu'une  secte  existe,  tous  les  individus  qui  la  com- 
posent répondent  des  erreurs  et  des  fautes  de  cha- 
cun d'eux.  La  nécessité  de  rester  unis  oblige  de  taire 
ou  de  dissimuler  les  vérités  qui  blesseraient  des 
hommes  dont  le  suffrage  ou  l'adhésion  est  utile  à  la 
secte.  On  est  obligé  de  former  en  quelque  sorte  un 
corps  de  doctrine;  et  les  opinions  qui  en  font  pailie, 
adoptées  sans  examen  ,  deviennent  à  la  longue  de 
véritables  préjugés.  L'amitié  s'arrête  sur  les  indivi- 
dus; mais  la  haine  et  l'envie  qu'excite  chacun  d'eux  , 
s'étend  sur  la  secte  entière.  Si  cette  secte  est  formée 
par  les  hommes  les  plus  éclairés  d'une  nation,  si  la 
défense  des  vérités  les  plus  importantes  au  bonheur 
public  est  l'objet  de  son  zèle,  le  mal  est  plus  grand 
encore.  Tout  ce  qui  se  propose  de  vrai  et  d'utile  est 
rejeté  sans  examen.  Les  abus,  les  erreurs  de  toute 
espèce  ont  pour  défenseurs  ce  ramas  d'hommes  or- 
gueilleux et  médiocres,  ennemis  acharnés  de  tout 
ce  qui  a  de  l'éclat  et  de  la  célébrité.  A  peine  une 
vérité  paraît-elle,  que  ceux  à  qui  elle  serait  nuisible 
la  flétrissent  du  nom  d'une  secte  déjà  odieuse,  et 
sont  surs  d'empêcher  qu'elle  ne  soit  même  écoutée. 
M.  Turgot  était  donc  convaincu  que  le  plus  grand 
mal  peut-être  qu'on  puisse  faire  à  la  vérité,  c'est 
de  forcer  ceux  qui  l'aiment  à  former  une  secte,  et 
qu'ils  ne  peuvent  commettre  une  faute  plus  funeste 
que  d'avoir  la  vanité  ou  la  faiblesse  de  donner  dans 
ce  piège. 

M.  Turgot  comptait  au  nombre  de  ses  amis  M.  de 
Gournai ,  longtemps  négociant,  et  devenu  intendant 
du  counnerce.  L'expérience  et  les  léflexionsde  IVL  de 


VIE    DV.    M.    TllRGOT.  27 

Goujiiai  l'avaient  éclairé  sur  les  principes  alors  liès- 
peu  connus  de  l'administration  du  commerce:  et  il 
avait  appris,  ou  plutôt  il  avait  vu  que  ces  prohibi- 
tions de  marchandises  étrangères,  ces  défenses  d'ex- 
porter les  productions  brutes  du  territoire,  qui  ont 
pour  prétexte  d'encourager  l'industrie  nationale,  ne 
font  qu'en  déranger  le  cours  naturel;  que  la  protec- 
tion accordée  à  un  genre  particulier  de  commerce 
nuit  au  commerce  en  général;  que  tout  privilège 
pour  acheter,  pour  vendre,  pour  manufacturer,  loin 
d'animer  l'industrie,  la  change  en  espiit  d'intrigue 
dans  les  privilégiés,  et  l'étouffé  dans  les  autres;  que 
ces  règlements ,  dont  l'objet  public  et  avoué  est  d'em- 
pêcher le  peuple  d'éprouver  la  disette  des  denrées 
nécessaires,  de  les  lui  procurei-  à  un  moindre  prix, 
enfin,  d'assurer  la  Ijonté  de  ces  denrées  ou  celle  des 
ouvrages  des  manufactures,  rendent  à  la  fois  l'abon- 
dance de  ces  denrées  moindre  et  plus  incertaine, 
en  augmentent  le  prix ,  et  piesque  toujours  en  di- 
minuent la  qualité  ou  la  perfection;  qu'en  un  mot, 
toutes  ces  précautions  de  la  timidité  et  de  l'ignorance, 
toutes  ces  lois,  nées  d'un  esprit  de  machiavélisme 
qui  s'est  introduit  dans  la  législation  du  commerce 
coQune  dans  les  entreprises  de  la  politique,  produi- 
sent des  gènes,  des  vexations,  des  dépenses  réelles, 
qui  les  rendraient  nuisibles,  quand  même  elles  pro- 
duiraient le  bien  qu'on  en  attend,  au  lieu  de  pro- 
duire l'effet  opposé. 

M.  ïurgot  relira  une  très-grande  utilité  de  ses  con- 
férences avec  M.  de  Gournai  ;  il  se  rendit  propres 
toutes  les  vérités  (|ui  étaient    le  fruit  de   la  longue 


28  VIF    DE    M,    TUlîGOT. 

expérience  de  ce  citoyen  éclairé  et  vertueux  ;  et  déjà 
convaincu  qu'une  liberté  entière  et  absolue  était  la 
seule  loi  de  commerce  utile  et  même  juste,  il  apprit 
de  M.  de  Gournai  à  connaître  dans  les  détails  tous 
les  avantages  de  cette  liberté,  tous  les  inconvénients 
des  prohibitions,  à  résoudre  les  objections  produites 
par  l'ignorance  des  principes  qui  dirigent  les  spécu- 
lations de  commerce,  et  celles  qui  ont  leur  source 
dans  les  préjugés  des  négociants  eux-mêmes,  ou  plu- 
tôt dans  l'intérêt  des  négociants  accrédités.  Car  eux 
seuls  aiment  les  règlements,  par  la  raison  que  ces 
règlements  mettent  les  opérations  nouvelles  ou  im- 
portantes dans  la  dépendance  du  gouvernement,  et 
écartent,  par  conséquent,  la  concurrence  des  négo- 
ciants trop  peu  riches  pour  avoir  des  protecteurs. 

M.  de  Gournai  mourut  en  1759;  et  M.  Turgot , 
s'intéressant  à  la  gloire  de  son  ami,  qu'il  croyait  liée 
à  l'intérêt  public,  rassembla  des  matériaux  pour  son 
éloge.  Il  y  exposait  avec  clarté,  avec  précision,  les 
principes  de  M.  de  Gournai,  qui  étaient  devenus  les 
siens  ;  et  cet  éloge,  que  M.  Turgot  regardait  comme 
une  simple  esquisse,  renferme  l'exposition  la  plus 
simple  et  la  plus  complète  des  vrais  principes  qui 
prouvent  l'utilité  de  la  liberté  d'industrie  et  de  com- 
merce ,  l'injustice  de  toute  restriction ,  et  donne  en 
même  temps  un  modèle  de  ce  que  devraient  être  ces 
hommages  rendus  aux  morts,  mais  dont  il  faut  que 
l'instruction  des  vivants  soit  le  premier  objet. 

M.  Turgot  était  destiné  à  devenir  intendant;  et 
quelque  soin  qu'il  eût  pris  pour  rassembler  toutes 
les  connaissances  dans  lesquelles  il  pouvait  entrevoir 


VIE    1)F.    M.    TURGOT.  29 

l'ombre  même  d'une  ulilité  éloignée,  il  sentait  qu'il 
n'avait  pu  acquérir  d'expérience  ,  et  il  ne  se  croyait 
pas  permis  d'achever  son  instruction  aux  dépens  de 
la  province  qui  serait  confiée  à  ses  soins.  Il  de- 
manda donc  à  M.  de  la  Micliaudière,  dont  il  con- 
naissait la  probité  et  l'arnour  du  bien  public,  la 
permission  de  l'accompagner  dans  les  tournées 
qu'il  faisait  dans  son  intendance  ,  de  l'aider  dans  son 
travail,  et  d'acquérir  sous  ses  yeux  les  connaissances 
pratiques  qui  lui  manquaient,  que  la  théorie  ne  pou- 
vait lui  donnei-,  mais  dont  elle  facilite  l'acquisition  , 
et  qu'elle  seule  peut  rendre  sûres  et  vraiment  utiles. 

En  1761,  il  fut  nommé  à  l'intendance  de  Limoges. 

L'autorité  directe  d'un  intendant  a  peu  d'éten- 
due :  des  ordres  de  détail  pour  l'exécution  des  ordres 
généraux  qu'il  reçoit  du  ministère,  la  décision  pro- 
visoire de  quelques  affaires,  le  jugement  de  quelques 
procès  de  finance  ou  de  commerce,  dont  l'appel  est 
porté  au  conseil  :  telles  sont,  pour  ainsi  dire,  toutes 
les  fonctions  d'un  intendant.  Mais  il  est  l'homme  du 
gouvernement,  il  en  possède  la  confiance;  le  gou- 
vernement ne  voit  que  par  ses  yeux ,  n'agit  que  par 
lui  ;  c'est  sur  les  comptes  qu'il  a  rendus,  sur  les  infor- 
mations qu'il  a  prises,  sur  les  mémoires  qu'il  a  en- 
voyés, que  les  minisires  décident  toutes  les  affaires; 
et  cela  dans  un  pays  où  le  gouvernement  réunit  tous 
les  pouvoirs,  où  une  législation  défectueuse  dans 
toutes  ses  parties  l'oblige  de  peser  sur  tout  et  d'agir 
sans  cesse.  Peut-être  serait-il  à  désirer  que  l'autorité 
publique  de  ces  magistrats  fût  plus  grande ,  et  que 
leur  influence  secrète  fût  moins  puissante  :  alors  ils 


3o  VIE    DE    M.    TURGOT. 

polluaient  répondre  de  leurs  délits,  de  leurs  fautes; 
au  lieu  que  dans  l'état  actuel,  presque  toujours 
couverts  de  l'autorité  suprême,  les  léclamations  éle- 
vées contre  eux  semblent  attaquer  le  gouvernement  ; 
et  il  lui  est  souvent  très-difficile  de  soutenir  un  in- 
tendant sans  exercer  un  despotisme  tyrannique,  ou  de 
le  condamner  sans  introduire  une  anarchie  dangereuse. 

Lorsque  M.  Turgot  fut  nommé  à  l'intendance  de 
Limoges,  M.  de  Voltaire  lui  manda  :  Un  de  vos 
coiifiTres  vient  de  ni  écrire  qàiui  intendant  nest  pro- 
pre qiià  faire  du  mal  ;  p espère  que  vous  prouverez 
qu  il  peut  faire  beaucoup  de  bien. 

La  disposition  générale  des  esprits  était  alors  fa- 
vorable à  ces  vues  de  bienfaisance.  La  fureur  guer- 
rière et  religieuse  qui,  pendant  quatorze  cents  ans, 
avait  tourmenté  l'Europe,  parut  commencer  à  se 
calmer  vers  la  fin  du  siècle  dernier;  et  une  émulation 
pour  le  commerce  et  pour  les  arts,  pour  les  richesses 
et  pour  la  gloire  de  l'esprit,  s'empara  de  toutes  les 
nations.  Les  peuples  en  furent  plus  tranquilles  :  mais 
comme  on  commençait  à  les  compter  pour  quelque 
chose,  et  qu'on  daignait  même  les  écouter  quelque- 
fois, on  s'aperçut  qu'ils  étaient  encore  beaucoup  trop 
malheureux.  Le  temps  de  fonder  leur  bonheur  sur 
les  maximes  invariables  d'une  politique  sage  et  éclairée 
n'était  pas  arrivé;  mais  les  encouragements  pour  l'a- 
griculture ,  et  les  soins  d'humanité  pour  le  peuple, 
étaient  devenus  le  premier  objet  de  ceux  des  hommes 
en  place  qui  avaient  quelque  vertu  ou  quelque 
amour  pour  la  renommée. 

M.  Turgot  j)r()fita  de  ces  dispositions  pour  donner 


VIE    1)K    M.    TURGOT.  3l 

de  Faclivité  à  la  société  d'agriciiluire  de  Limoges, 
et  pour  en  diriger  les  travaux  vers  un  but  utile,  pour 
faire  instruire  dans  des  cours  publics  les  sages-femmes 
répandues  dans  les  campagnes  ,  pour  assurer  au 
peuple  dans  les  épidémies  les  soins  de  médecins 
éclairés,  pour  établir  des  ateliers  de  charité,  la  seule 
espèce  d'aumône  qui  n'encourage  point  l'oisiveté,  et 
qui  procure  à  la  fois  des  secours  aux  pauvres,  et  au 
public  des  travaux  utiles. 

Il  introduisit  dans  sa  généralité  la  culture  des 
pommes  de  terre,  ressource  précieuse  pour  le  pauvre. 
Le  peuple  la  dédaigna  d'abord  comme  une  nourri- 
ture au-dessous  de  la  dignité  de  l'espèce  humaine, 
et  ne  consentit  à  l'adopter  qu'après  que  l'intendant 
en  eut  fait  servir  chez  lui,  en  eut  donné  le  goût  aux 
premières  classes  de  citoyens,  et  q u'il  ne  fu  t  plus  permis 
d'en  regarder  l'usage  comme  le  signe  humiliant  du 
dernier  degié  de  la  misère.  Mais  M.  ïuigot ,  en  faisant 
avec  autant  d'activité,  de  zèle,  et  des  principes  plus 
sûrs,  le  bien  que  d'autres  intendants  pouvaient  faire 
comme  lui,  s'occupait  de  projets  plus  grands  et  plus 
dignes  de  son  couiage  et  de  ses  lumières. 
.  La  répartition  des  impôts,  la  construction  des 
chemins,  les  milices,  les  soins  pour  les  subsistances, 
la  protection  du  commerce,  furent  les  principaux 
objets  de  ses  travaux  pendant  les  treize  années  que 
la  province  du  Limousin  fut  confiée  à  ses  soins. 

Dans  toutes  les  généralités  assujetties  à  la  taille, 
l'idée  de  faire  un  cadastre  est  une  des  premières  qui  se 
présentent  à  un  administrateur  ami  de  la  justice  : 
mais  la  méthode  de  faire  cette  opération  avec  exac- 


31  VIE    DK    M.    TURGOT. 

titude  et  avec  équité  est  à  peine  connue  de  nos  jours  ; 
et  celui  qui  avait  été  exécuté  en  Limousin  par  M.  de 
Tourni ,  était  devenu  la  source  de  désordres  aussi 
grands  que  ceux  qui  avaient  déterminé  à  l'entre- 
prendre. 

La  plupart  des  terres  de  cette  province  sont  ex- 
ploitées par  des  métayers,  auxquels  le  propriétaire 
fournit  le  logement ,  la  nourriture  pour  une  partie 
de  l'année,  la  semence,  les  outils  aratoires  ,  les  bes- 
tiaux nécessaires  à  l'exploitation.  La  récolte  faite, 
le  propriétaire  en  prend  la  moitié.  Non-seulement 
il  était  très-difficile  de  distinguer  dans  cette  forme 
de  culture  la  partie  qui  devait  être  regardée  comme 
le  produit  net  de  la  terre ,  et  celle  qui  était 
destinée  à  payer  les  frais  de  culture,  ou  l'intérêt 
des  avances  faites  en  bestiaux  et  en  instruments  ; 
mais  on  ignorait  absolument ,  du  temps  de  M.  de 
Tourni,  que  cette  partie,  la  seule  dont  le  proprié- 
taire puisse  disposer  sans  nuire  à  la  culture,  la  seule 
qu'on  puisse  regarder  comme  formant  le  produit  an- 
nuel, est  aussi  la  seule  qu'on  puisse  assujettir  à  l'im- 
pôt, qui  doit  y  être  proportionné. 

La  valeur  des  terres  n'avait  donc  pu  être  estimée 
d'après  aucun  principe  certain  ;  et  les  travaux  de' 
M.  Turgot  pour  réparer  ces  désordres,  pour  délivrer 
enfin  l'agriculture  d'un  impôt  distribué  avec  inexacti- 
tude, et  dont  même  une  partie  tombait  directement 
sur  lesbestiaux  employés  au  labourage,  sont  le  premier 
exemple  d'un  cadastre  formé  sur  des  principes  vrais, 
par  une  méthode  exacte  et  conforme  à  la  justice.  Â 
ce  bienfait,  M.  Turgot  en  ajouta  un  autre.   La  col- 


VtE    DF.    M.    TCRGOT.  33 

lecte  de  l'inipôl  était  une  cliarge  de  communauté, 
également  onéreuse  et  à  celui  qui  était  foicé  de  la  rem- 
plir, et  à  la  communauté  qui  répondait  des  désordres 
causés  par  l'incapacité  ou  la  mauvaise  conduite  de 
son  collecteur:  M.  Tuigot  en  fit  un  emploi  que  la 
communauté  confiait  à  un  homme  solvable,  d'une 
conduite  connue, et  qui  s'en  chargeait  volontairement 
pour  un  droit  très-modique. 

Le  soin  d'affranchir  le  Limousin  du  fardeau  des 
coï'vées  était  plus  cher  encore  au  cœur  de  M.  Turgot. 
Des  hommes  qui  n'ont  que  leur  salaire  pour  vivre, 
condamnés  à  travailler  sans  salaire  ;  des  familles  qui 
ne  subsistent  que  par  le  travail  de  leur  chef,  dévouées 
à  la  faim  et  à  la  misère;  les  animaux  nécessaires  au 
labourage  enlevés  à  leurs  travaux,  sans  égard  aux 
besoins  particuliers  des  propriétaires,  et  souvent  à 
ceux  de  toute  la  contrée  ;  enfin  la  forme  absolue  des 
ordres,  la  dureté  des  commandements,  la  rigueur  des 
amendes  et  des  exécutions,  unissant  la  désolation  à 
la  misère  et  l'humiliation  au  malheur,  tel  est  le  tableau 
des  corvées.  Et  si  on  y  ajoute,  que  les  chemins  étaient 
faits  à  regret,  et  par  des  hommes  auxquels  l'art  très- 
peu  compliqué  qu'exige  leur  construction  était  ab- 
solument étranger;  que,  sous  prétexte  de  forcer  le 
peuple  à  un  travail  plus  suivi,  on  lui  marquait  ses 
ateliers  à  plusieurs  lieues  de  son  habitation  ;  que  les 
reconstructions  fréquentes  de  chemins,  ou  mal  diri- 
gés, ou  faits  avec  de  mauvais  matériaux,  étaient  les 
suites  nécessaires  d'un  système  où  l'on  se  croyait 
permis  de  prodiguer  le  travail,  parce  qu'il  ne  coûtait 
rien  au  trésor  royal ,  et  où  l'ingéniein-  avait  la  facilité 

V.  3 


34  VIE    DE    !\1.     JURGOT. 

t'iiiiesle  de  couvrir  ses  fautes  aux  dépens  des  sueurs  et 
du  sang  des  misérables,  alors  on  nepourra  s'empêcher 
de  voir  dans  la  corvée  une  des  servitudes  les  plus 
cruelles  et  un  des  impôts  les  plus  onéreux  auxquels 
un  peuple  puisse  être  condamné.  Cet  impôt  portait 
d'ailleurs  directement  surlepauvre.  Puisque  l'on  avait 
adopté  le  principe  d'exiger  le  travail  en  nature,  on 
n'avait  pu  y  assujettir  que  ceux  qui  pouvaient  tra- 
vailler; et  il  était  arrivé  qu'un  impôt  nouveau  ,  pour 
lequel  aucun  usage  ancien,  aucun  privilège  ne  pou- 
vait réclamer  d'exemption  ,  était  devenu,  par  sa  na- 
ture même,  un  de  ceux  pour  lequel  les  exemptions 
étaient  le  plus  étendues. 

M.  Turgot  proposa  au\  communautés  voisines  des 
grandes  routes  de  faire  exécuter  à  piix  d'argent  les 
travaux  auxquels  elles  pouvaient  être  assujetties: elles 
levaient  la  somme  à  laquelle  montait  l'adjudication 
du  chemin,  proportionnellement  à  l'imposition  de 
leur  taille  ;  mais  elles  recevaient  une  diminution 
d'imposition  égale  à  la  somme  avancée;  diminution 
qui  était  ensuite  répartie  sur  toutes  les  paroisses, 
comme  celles  qu'on  est  obligé  d'accorder  pour  des 
pertes  accidentelles.  L'entretien  des  routes  se  faisait 
de  même  par  de  petites  adjudications  partielles.  Cet 
entretien  journalier  coûtait  beaucoup  moins,  et  pré- 
venait bien  plus  sûrement  la  dégradation  des  chemins, 
que  des  coivées  qui  ne  peuvent  se  faire  que  deux 
fois  l'année  tout  au  plus,  et  dont  les  travaux  ne  peu- 
vent être  exécutés  avec  la  même  intelligence.  La  pre- 
mière construction  était  à  la  fois,  et  plus  économique 
et  plus  solide.  Le  magistrat  avait  éclairé  les  ingénieurs 


VIE    DE    M.    TIJRGOT.  35 

elles  cnlrepreneui's  ,  et  il  avait  perfectionné  la  nié- 
lliode  de  construire.  Ainsi  tout  ce  (|ue  les  corvées 
ont  d'odieux  ,  tout  ce  qui  annonce  la  contrainte  et 
la  servitude  personnelle,  tout  ce  qui  porte  dans  le 
sein  du  peuple  la  faim  ,  le  désespoir  et  la  mort,  avait 
disparu.  Il  ne  restait  que  la  distribution  injuste  de 
l'impôt  ;  mais  il  n'était  pas  au  pouvoir  d'un  inten- 
dant de  la  changer.  Ce  n'était  pas  même  ce  pouvoir 
qui  avait  produit  la  destruction  de  la  corvée,  c'était 
l'autorité  de  la  raison,  la  confiance  qu'inspire  la 
vertu.  Les  peuples  qu'une  expérience  malheureuse  a 
trop  instruitsà  se  défier  de  ceux  qui  les  commandent, 
qui  ont  vu  si  souvent  violer  des  promesses  solennelles, 
couvrir  du  voile  de  l'utilité  publique  des  vexations 
cruelles,  et  faire  servir  le  bien  qu'on  veut  leui-  faire  de 
prétexte  au  mal  qu'on  leur  fait;  les  peuples,  dont  le 
concours  était  cependant  nécessaiie  au  succès  de  cette 
opération  ,  parurent  d'abord  n'y  consentir  qu'avec 
crainte;  mais  la  conduite  de  M.  Turgot,  constamment 
dirigée  par  la  raison  ,  la  justice  et  l'humanité,  triom- 
pha bientôt  de  leur  défiance;  et  ce  triomphe  fut  un 
des  plus  difficiles  et  des  plus  doux  que  jamais  la 
vertu  ait  obtenus.  Pour  éclaiier  les  peuples  sur  ses 
intentions  eisur  leurs  vrais  intérêts,  il  s'adressait  aux 
curés.  Les  lettres  qu'il  leur  écrivait ,  où  il  entrait  dans 
les  détails  les  plus  minutieux  ,  où  il  ne  négligeait  rien 
pour  se  rendre  intelligible  aux  habitants  des  campa- 
gnes, pour  parler  à  leur  raison,  ou  plutôt  pour 
leur  en  créer  une ,  ces  lettres  subsistent  :  et  quelle 
idée  ne  donnent-elles  pas  de  la  grandeur  et  de  la  bonté 
de  son  ame,  quand  on  songe  (|ue  celui  cjui  employait 


36  VI K    DE    M.    TIJRGOT. 

le  temps  le  plus  précieux  de  sa  vie  à  écrire,  à  répé- 
ter des  choses  si  familières  et  si  simples,  élait  ce 
même  homme  qui,  enirainé  par  un  penchant  irré- 
sistible, avait  pénétré  les  abîmes  de  la  métaphysique, 
étudié  toutes  les  sciences,  et  essayé  d'en  sonder 
toutes  les  profondeurs;  qui,  enfin,  dans  ce  temps-là 
même,  achevait  d'embrasser  l'ensemble  et  l'étendue  de 
toutes  les  sciences  politiques  dans  le  système  le  plus 
suivietle  plus  vaste  que  jamais  l'esprithumain  ait  conçu! 

La  milice  était  un  autre  fléau  des  campagnes.  C'est 
un  phénomène  assez  singulier,  que  l'on  ait  pu  par- 
venir à  rendre  l'emploi  de  soldat  odieux  et  même 
avilissant  chez  un  peuple  naturellement  actif  et  cou- 
rageux. Mais  le  milicien  n'avait  pas  le  mérite  d'un 
dévouement  volontaire.  L'incertitude  de  son  sort 
l'empêchait  de  trouver  des  emplois  avantageux.  Con- 
fondu par  son  habillement  avec  le  peuple ,  trop  peu 
exercé  pour  être  compté  au  rang  des  soldats,  il  avait 
perdu  sa  liberté,  sans  en  être  dédommagé  ni  par 
une  subsistance  assurée ,  ni  par  l'opinion.  On  s'était 
imaginé  que  la  milice  ne  serait  pas  un  impôt,  si 
on  défendait  aux  connnunautés  de  former,  en  faveur 
des  miliciens,  une  contribution  volontaire,  contri- 
bution dont  un  mouvement  naturel  d'humanité  et 
de  justice  avait  inspiré  l'idée. 

M.  Turgot  sentait  combien  il  est  injuste  de  forcer 
un  homme  à  embrasser  malgré  lui  un  état  périlleux, 
sans  daigner  même  lui  payer  le  prix  de  sa  liberté,  et 
combien,  dans  nos  constitutions  politiques  actuelles, 
la  manière  dont  les  travaux  sont  distribués  parmi 
le  peuple,  la  nature  de  nos  guerres,  la   forme  de 


VJE    DK    M.    TLRGOT.  S^ 

nos  armées,  elles  principes  de  notre  art  niilitaire, 
rendent  inapplicable  aux  nations  modeines  la  maxime 
des  anciens  peuples  ,  qui  appelait  tous  les  citoyens  à 
la  défense  de  la  pairie.  Mais  si  M.  Turgot  ne  pouvait 
détruire  le  mal  en  lui-même,  il  voulut  du  moins 
arrêter  les  désordres  particuliers  à  sa  province.  Dans 
un  pays  de  montagnes,  et  oii  les  habitations  sont  dis- 
persées, le  désir  de  se  soustraire  à  la  milice  produisait 
d'autant  plus  de  fuyards,  que  l'espérance  d'échapper 
était  mieux  fondée.  La  loi  qui  déclarait  les  fuyards 
miliciens,  enflammait  le  désir  de  les  arrêter.  Chaque 
communauté  était  intéressée  à  augmenter  le  nombre 
de  ses  membres  soumis  au  tirage;  chaque  famille 
regardait  l'exemption  réclamée  par  une  autre  comme 
une  augmentation  pour  elle  de  ce  risque  si  teriible 
dans  l'opinion  ;  et  l'on  voyait  au  moment  des  tirages 
les  comnmnautés  pouisuivreàmain  araiéeles  fuyards 
répandus  dans  les  bois  ,  et  se  disputer  avec  violence 
les  hommes  que  chacune  prétendait  lui  appartenir. 
liCs  travaux  étaient  suspendus;  il  s'élevait  entre  les 
familles,  entre  les  paroisses,  de  ces  haines  que 
le  défaut  de  distraction  ,  et  la  présence  continuelle  de 
l'objet,  rend  irréconciliables.  Quelquefois  le  sang 
coulait;  et  l'on  combattait  avec  courage  ,  à  qui  serait 
exempt  d'en  avoir. 

M.  Turgot  arrêta  ce  désordre ,  en  obligeant  les 
communautés  de  laisser  à  la  puissance  publique  le 
soin  de  faire  exécuter  la  loi,  et  en  veillant  à  ce  qu'elle 
fût  exécutée  avec  cette  justice  impaitiale,  qui  inspire 
la  confiance  et  fait  paidonner  la  rigueur.  Il  coupa 
la  source  du  mal,  en  permettant  qu'une  contribution 


38  VIE    DI-:    M.    TUUGOT. 

payée  par  chaque  commiinaulé,  mais  toujours  libre 
et  réglée  par  elle  seule ,  retidît  volontaire  l'engage- 
ment du  milicien.  Cette  méthode  d'avoir  des  soldats 
est  en  même  temps  la  plus  juste,  la  plus  noble,  la 
plus  économique ,  la  plus  sûre  ,  la  plus  propre  à  for- 
mer de  bonnes  troupes;  et  elle  ne  peut  manquer 
d'avoir  un  jour  la  préférence  sur  toutes  celles  que  le 
mépris  pour  les  hommes  et  le  respect  pour  l'usage 
ont  fait  adopter  ou  conserver. 

Le  Limousin  éprouva,  pendant  l'administration 
de  M.  Turgot ,  deux  années  consécutives  de  disette. 
Personne  n'était  plus  convaincu  que  la  liberté  la 
plus  entière,  la  sûreté  des  magasins  et  des  spécula- 
tions du  commerce ,  sont  le  seul  moyen  de  prévenir 
les  disettes  et  de  les  réparer.  Partout  la  disette,  en 
élevant  le  prix,  augmente  l'intérêt  de  porter  la  denrée 
où  elle  manque.  Mais  les  lois  de  police,  les  ventes 
forcées,  les  taxations,  ne  font  qu'opposer  des  bar- 
rières à  ce  mouvement  naturel ^  et  enlever  cette  res- 
source aux  citoyens.  Au  mal  qu'elles  font  par  elles- 
mêmes,  se  joint  celui  d'exposer  les  commerçants  aux 
vexations  des  subalternes  et  à  la  violence  du  peuple, 
dont  l'inquiétude  et  la  terreur  sont  excitées  ou  nour- 
ries par  le  spectacle  d'une  législation  inquiète  et  tur- 
bulente. H  impute  le  mal  qu'il  souffre  aux  marchands 
qui  viennent  à  son  secours,  parce  qu'il  les  regarde 
comme  les  agents  du  gouvernement,  ou  qu'il  les 
voit  l'objet  de  la  défiance  des  magistrats.  Il  impute 
ses  maux  à  ses  chefs,  parce  que  la  manière  don!  ils 
agissent  annonce  qu'ils  croient  eux-mêmes  avoii  le 
pouvoir  de  les  réparer. 


VIE    DE    M.    TURGOT.  3() 

M.  Turgot  savait  également  que  ces  précautions 
fatales  dans  les  temps  de  disette  ont  Teffet  plus  gé- 
néral, plus  durable,  et  non  moins  funeste,  d'empé- 
clier  l'établissement  d'un  commerce  de  grains  régu- 
lier, et  par  là  de  rendre  la  subsistance  du  peuple  à 
jamais  précaire. 

Aussi  ne  songea-t-il,  dans  ces  temps  malheureux, 
qu'à  donner  à  la  liberté  du  commerce  des  subsis- 
tances toute  l'étendue  qu'il  était  en  son  pouvoir  de 
lui  rendre,  évitant  même  de  le  décourager  par  des 
approvisionnements  particuliers  ,  n'employant  la 
force  publique  que  pour  le  défendre  contre  les  pré- 
jugés du  peuple;  et  il  eut  la  consolation  de  voir  ce 
commerce,  abandonné  à  lui-même,  pourvoir  à  la 
subsistance  publique,  malgré  les  obstacles  que  la 
situation  de  la  province  apportait  à  ses  opérations. 

Mais  la  liberté  n'était  pas  entière.  L'usage  de  taxer 
le  pain  était  établi  dans  les  villes.  M.  Turgot  vit  que 
les  boulangers,  possesseurs  d'un  privilège  exclusif, 
et  sujets  à  la  taxe,  en  profitaient  pour  porter  le  pain 
au  delà  de  son  prix  naturel  comparé  à  celui  du  blé  : 
il  suspendit  l'usage  de  leur  privilège,  en  leur  lais- 
sant la  liberté  de  vendre  au  prix  qu'ils  voudraient; 
et  il  vit  bientôt  ce  prix  baisser,  et  les  communautés 
des  campagnes  apporter  à  la  ville,  même  de  la  dis- 
tance de  cinq  lieues,  un  pain  fait  librement,  et  par 
conséquent  à  meilleur  marché. 

Cependant,  si  dans  les  temps  de  disette  le  gou- 
vernement ne  doit  au  peuple  que  la  liberté  et  la  sû- 
reté du  commerce,  il  doit  des  secours  aux  pauvres; 
mais  il  faut  <|ue  ces  secouis  soient  le  prix  du  travail. 


4o  VIE    DK    M.    TURGOT. 

La  vertu  bien  connue  de  M,  Turgot  fut  alors  le 
salut  des  malheureux.  Comme  il  n'avait  jamais  rien 
demandé  pour  lui-même  ,  il  obtint  aisément  ce  (ju'il 
demandait  pour  sa  province;  et  le  ministre  ne  pou- 
vait pas  refuser  de  croire  ces  secours  nécessaires, 
quand  il  apprenait,  par  la  voix  publique,  que  l'in- 
tendant ne  les  sollicitait  qu'après  avoir  soulagé  le 
peuple,  en  lui  distribuant  et  ses  levenus  et  des  em- 
prunts faits  sous  son  propre  nom. 

Quelque  temps  après  qu'une  expérience  si  heu- 
reuse eut  confirmé  M.  Turgot  dans  ses  principes, 
le  ministre  des  finances  consulta  les  intendants  du 
royaume  sur  la  législation  du  commerce  des  blés. 

Cette  matière  semblait  êtie  épuisée  dans  un  grand 
nombre  de  bons  ouvrages;  mais  dans  sept  lettres 
très-étendues,  où  M.  Turgot  crut  devoir  développer 
son  avis,  la  question  se  trouve  traitée  d'après  des 
principes  plus  approfondis  et  des  vues  plus  vastes. 
Il  y  prouve  que  la  hberté  du  commerce  des  grains 
est  utile  pour  en  augmenter  la  reproduction,  en 
augmentant  l'intérêt  et  les  moyens  d'étendre  et  de 
perfectionner  la  culture;  que  le  maintien  de  la  li- 
berté est  encore  le  seul  moyen,  soit  de  faire  naîti'e 
un  commerce  constant  ,  qui  répare  les  disettes  lo- 
cales et  prépare  des  ressources  dans  les  années  mal- 
heureuses, soit  de  faire  baisser  le  prix  moyen  du 
blé  et  d'en  diminuer  les  vaiiations,  objet  plus  im- 
portant encore;  car  c'est  sur  ce  prix  moyen  des 
subsistances  (|ue  se  règle  le  prix  des  salaires  et  celui 
de  la  plupart  des  denrées;  (Mi  sorte  que,  partout  où 
ces  vaiiations  ne  sont  pas  très-grandes,  les  salaires 


VIE    DE    M.    TURGOT.  4' 

seront  toujours  suffisants  au  soutien  du  peuple,  et 
son  travail,  ainsi  que  sa  subsistance,  toujours  as- 
suré^. Il  montre  enfin  que  la  liJDerté  du  commerce 
des  grains  est  également  utile  aux  propriétaires,  aux 
cultivateurs,  aux  consommateurs,  aux  salariés;  que 
plus  une  denrée  est  nécessaire,  plus  son  commerce 
doit  être  libre;  et  que  les  lois  prohibitives,  injustes 
envers  ceux  coiitie  qui  on  les  a  faites,  loin  d'être 
excusées  par  la  nécessité  ,  ou  même  par  l'utilité,  sont 
nuisibles  et  funestes  à  ceux  dont  l'intérêt  en  a  été 
le  prétexte.  Il  rassure  contre  la  crainte  des  effets 
d'une  liberté  absolue,  en  faisant  voir  que  les  dé- 
sordres, les  tioubles,  les  séditions,  la  famine,  sont 
l'ouvrage  de  ces  mêmes  lois  établies  pour  les  pré- 
venir; que  ces  lois  sont  la  seule  cause  de  la  durée 
des  disettes  réelles,  la  seule  cause  du  défaut  de  se- 
cours du  commerce,  la  seule  origine  des  préjugés, 
des  terreurs  et  des  violences  du  peuple. 

Malheureusement  trois  de  ces  lettres  n'existent 
plus;  mais  celles  qui  restent,  en  excitant  de  justes 
regrets,  forment  cependant  un  monument  précieux, 
qui  peut-être  sera  un  jour  le  salut  du  peuple,  lorsque 
le  temps,  qui  éteint  les  préventions  de  la  haine  per- 
sonnelle et  de  l'esprit  de  parti,  aura  donné  au  nom 
de  M.  Turgot  l'autorité  due  à  son  génie  et  à  ses  vertus. 

Ces  lettres  furent  composées  en  trois  semaines, 
pendant  une  tournée  de  M.  Turgot  dans  son  inten- 
dance. Quelques-unes  ont  été  éciites  dans  une  seule 
soirée,  au  milieu  de  l'expédition  de  tous  les  détails 
de  sa  place,  dont  aucun  n'était  négligé  ;  et  parmi  les 
ouvrages  (pj'il  a  laissés,  c'est   un   de    ceux   où    l'on 


[\1  VIE    DE    M.    TURGOT. 

peut  observer  le  mieux  la  netteté  de  ses  idées,  la 
méthode  dont  il  avait  contracté  l'habitude,  la  faci- 
lité et  la  profondeur  de  son  esprit. 

Le  ministre,  à  qui  cet  avis  fut  adressé,  loua 
M.  Turgot,  et  fit  des  lois  prohibitives.  Mallieureuse- 
ment,  dans  les  discussions  politiques,  on  juge  moins 
avec  sa  raison  qu'avec  son  caractère  et  avec  son 
âme.  Tous  les  esprits  pourraient  voir  la  même  vé- 
rité; mais  tous  les  caractères  n'osent  pas  la  mettre 
en  pratique.  Dès  lors  on  cherche  à  ne  pas  croire  ce 
qu'on  n'a  pas  envie  de  faire;  et  toute  opinion  qui 
exige  qu'en  l'adoptant  on  se  dévoue  à  braver  les 
préjugés  et  les  cabales ,  et  à  préférer  le  bien  public 
à  sa  fortune,  ne  peut  être  adoptée  que  par  des 
hommes  qui  aient  du  courage  et  de  la  vertu. 

M.  Turgot  eut  encoie  une  occasion  de  déployer 
son  zèle  pour  la  liberté  du  commerce,  ou  plutôt 
pour  la  justice  qui  prescrit  de  laisser  à  chacun  le 
libre  exeicice  de  sa  propriété  légitime  (car  la  liberté 
du  commerce  a  un  motif  plus  noble  que  celui  de 
son  utilité,  quelque  étendue  qu'elle  puisse  être).  On 
sait  qu'en  France  le  prêt  d  argent  remboursable  à 
une  époque  fixée  avec  un  intérêt  quel  qu'il  soit ,  et 
tout  prêt  à  un  intérêt  au-dessus  de  cinq  pour  cent, 
est  traité  par  la  loi  comme  une  convention  illégi- 
time, et  même  comme  un  délit.  Cependant,  le  com- 
merce ne  peut  exister  sans  des  prêts  rembour- 
sables à  temps,  dont  l'intérêt  soit  fixé  librement  par 
une  convention.  Cette  liberté  est  nécessaire,  parce 
que  l'intérêt  se  règle  naturellement  sur  l'étendue  des 
profits  de  chaque  commerce  ,  sur  les  risques  aux- 


VIF.    DE    M.    TURGOT.  4^ 

quels  ce  commerce  est  exposé,  sur  le  plus  ou  moins 
de  confiance  qu'on  doit  avoir  au  négociant  qui  em- 
prunte. Pour  concilier  la  loi  civile  avec  la  nécessité  , 
on  a  imaginé  de  laisser  doimir  la  loi, en  se  réservant 
de  la  réveiller  au  gré  du  préjugé,  de  la  rumeur  pu- 
lilique,  et  du  caprice  de  chaque  juge.  Mais  il  en 
résulte  que  les  préleurs,  toujours  exposés  à  la  perte 
de  leurs  créances,  au  déshonneur  attaché  à  des  ac- 
tions que  la  loi  proscrit,  et  même  à  des  condam- 
nations infiuiiantes,  s'en  dédommagent  en  ne  con- 
sentant à  prêter  qu'à  un  très-haul  intérêt. 

D'ailleurs,  un  seul  procès  intenté  par  un  débiteur 
de  mauvaise  foi,  suffit,  par  reffroi  qu'il  inspire, 
pour  suspendre  le  commerce  d'une  ville,  d'une  pro- 
vince entière.  C'est  ce  qui  venait  d'arriver  à  Angou- 
lême  en  1770.  Des  banqueroutiers  avaient  imaginé, 
pour  éviter  de  justes  condamnations,  d'accuser  d'u- 
sure leurs  créanciers.  Une  foule  de  débiteurs  peu 
délicats  avaient  suivi  cet  exemple,  et  menaçaient 
leurs  créanciers  de  les  dénoncer,  s'ils  ne  se  hâtaient 
de  leur  remeltre  les  intérêts  stipulés,  et  quelquefois 
même  une  partie  du  capital.  La  rigueur  des  pour- 
suites, la  faveur  que  ces  dénonciations  obtenaient 
dans  les  tribunaux,  avaient  porté  le  désordre  à  son 
comble.  Le  commerce  d'Angoulême  allait  être  dé- 
truit; l'alarme  avait  gagné  plusieurs  places  commer- 
çantes, et  le  gouvernement  crut  devoir  consulter 
l'intendant  de  la  province. 

L'avis  qu'il  envoya  est  un  ouvrage  complet  sur  les 
prêts  à  intérêt.  La  liberté  des  conditions  dans  les 
prêts  est  une  conséciuence  naturelle  de  la  piopriélé 


/|4  VIE    DE    M.    TURGOT. 

de  l'argent;  et  il  ne  faut  que  des  lumières  bien  coni- 
nuines,  pour  voir  que  si  le  prêteur  peut  quelque- 
fois, en  exigeant  des  conditions  trop  dures,  manquer 
à  l'humanité,  il  ne  peut  blesser  ni  la  justice,  ni  les 
lois,  en  usant  du  droit  légitime  de  disposer  à  son 
gré  de  ce  qui  est  à  lui.  Mais  si  la  question  était  bien 
simple  en  elle-même,  l'ouvrage  de  M.  Turgot  n'en  est 
que  plus  propre  à  faire  connaître  son  esprit  et  son 
caractère.  Il  ne  croyait  pas  s'abaisser  en  combattant 
sérieusement  les  opinions  les  plus  absurdes ,  lors([u'il 
les  regardait  comme  dangereuses.  Il  examine,  dans 
son  rapport  au  ministre,  les  préjugés  de  politique, 
de  jurisprudence,  de  théologie,  qui  ont  donné  nais- 
sance aux  lois  sur  ce  qu'on  appelle  usure,  en  fait  voir 
l'origine  et  les  progrès,  et  au  lieu  de  se  contenter 
de  les  accabler  sous  le  poids  de  principes  fondés  sur 
la  justice  et  sur  la  vérité,  il  daigne  encore  montrer 
que,  quand  même  on  avilirait  sa  raison  jusqu'à  dé- 
cider d'après  la  théologie  une  question  de  jurispru- 
dence et  de  morale,  les  préjugés  sur  l'usure  devraient 
encore  être  rejetés,  parce  qu'ils  ne  sont  appuyés  que 
sur  une  fausse  interprétation  des  autorités  auxquelles 
ils  doivent  leur  origine  et  leur  empire. 

Il  donne,  dans  ce  même  traité,  une  notion  très- 
nette,  et  en  même  temps  très-neuve,  de  l'intérêt  lé- 
gal, qui  n'est  et  ne  doit  être  qu'un  prix  moyen  de 
l'intérêt,  formé  comme  celui  d'une  denrée,  d'après 
l'observation.  Â.insi  la  loi  ne  doit  l'employer  que  de 
la  même  manière,  c'est-à-dire,  pour  fixer  un  prix 
lorsqu'il  ne  l'a  pas  été  ou  qu'il  n'a  pu  l'être  par  des 
conventions  particulières. 


VIE    DE    M.    TURGOT.  4^ 

Les  occupations  de  M.  Turgot  ne  l'avaient  point 
empêché ,  nous  ne  disons  pas  de  méditer  ou  d'ajou- 
ter à  ses  lumières  (ce  besoin  est  trop  impérieux  pour 
le  génie  de  la  trempe  du  sien),  mais  de  composer 
quelques  ouvrages.  Nous  ne  citerons  qu'un  essai  sur 
la  formation  de  la  richesse,  ouvrage  précieux  par 
une  analyse  fine  et  profonde,  par  la  simplicité  des 
principes  et  l'étendue  des  résultats,  où  l'on  est  con- 
duit par  un  enchaînement  de  vérités  claiies  et  pui- 
sées dans  la  nature,  à  la  solution  des  problèmes  les 
plus  importants  de  l'économie  politique.  On  peut 
même  regarder  cet  essai  comme  le  germe  du  traité 
sur  la  richesse  des  nations  du  célèbre  Smith,  ouvrage 
malheureusement  encore  trop  peu  connu  en  Europe 
pour  le  bonheur  des  peuples,  et  à  l'auteur  duquel 
on  ne  peut  reprocher  que  d'avoir  trop  peu  compté, 
à  quelques  égards,  sur  la  force  irrésistible  de  la  raison 
et  de  la  vérité  (i). 

^ous  citerons  encore  un  ouvrage  sur  les  mines  et 
les  carrières,  où  les  lois  qui  doivent  en  régler  l'exploi- 

(i)  C'est  du  moins  à  ce  motif  que  nous  croyons  devoir  imputer 
ce  qni,dans  son  jugement  sur  ce  qu'il  appelle  le  système  agricul- 
turaljdans  ses  recherches  sur  l'impôt,  dans  ses  idées  sur  les  dé- 
penses pour  l'éducation  publique  et  le  culte  religieux ,  nous  a 
paru  n'avoir  ni  la  même  exactitude,  ni  la  même  précision  qu'on 
admire  dans  le  reste  de  son  ouvrage.  Nous  attribuons  encore  à 
la  même  cause  l'espèce  de  légèreté  avec  laquelle  il  traite  soit  les 
auteurs  qu'il  désigne  sous  le  nom  d'Économistes  français,  soit  la 
question  de  l'établissement  d'un  impôt  unique,  ce  qui  l'a  entraîné 
dans  quelques  erreurs,  et  lui  a  fait  commettie  quelques  injus- 
tices. Il  y  a  aussi  quelques  inexactitudes  peu  importantes  dans  les 
faits  relatifs  à  la  France. 


46  VIK    DE    M,    TURGOT, 

taîion  et  en  distribuer  la  propriété,  sont  déduites  des 
principes  delà  justice  naturelle,  et  réduites  à  un 
petit  nombre  de  règles  générales  et  simples.  On  est 
étonné  de  voir  que  des  lois  qui  statuent  sur  un  objet 
soumis  jusqu'ici  chez  toutes  les  nations  à  des  prin- 
cipes arbitraires  d'utilité  et  de  convenance,  puissent 
être  des  conséquences  si  claires  des  principes  les 
plus  généraux  et  les  plus  certains  du  droit  naturel  ; 
mais,  comme  nous  le  dirons  ailleurs,  M.  Turgot  était 
parvenu  à  voir  qu'il  en  était  de  même  du  système 
des  lois  civiles,  et  qu'on  pourrait  le  déduire  en  entier 
de  ces  mêmes  principes. 

Tant  de  travaux,  un  amour  de  la  justice  accom- 
pagné d'une  bonté  toujours  compatissante,  un  carac- 
tère incapable  de  céder  à  la  séduction  ou  à  la  crainte, 
un  zèle  du  bien  public  aussi  dégagé  de  tout  intérêt 
de  gloire  ou  d'ambition  que  la  nature  humaine  peut 
le  permettre,  avaient  mérité  à  M.  Turgot  les  béné- 
dictions du  peuple  de  sa  province ,  l'amitié  et  l'ad- 
miration d'un  petit  nombre  d'hommes  qui  le  con- 
naissaient tout  entier,  et  qui,  pour  me  servir  de 
l'expression  de  l'un  d'eux,  se  félicitaient  d'être  nés 
dans  le  siècle  qui  l'avait  produit  (i)  ;  enfin  ,  les  suf- 
frages de  tous  les  hommes  éclairés,  de  tous  ceux  que 
le  nom  de  la  vertu  n'effrayait  pas;  et,  à  la  mort  de 
Louis  XV,  la  voix  publique,  que  celle  de  l'intérêt  et 
de  la  crainte  n'osait  encore  contredire  ,  l'appelait  aux 
premières  places,  comme  un  homme  qui  joignait  à 
toutes  les  lumières  que  l'étude  peut  procurer,  l'expé- 
rience que  donne  l'habitude  des  affaires. 

(i)  M.  l'archevêque  d'Aix. 


VIE    DK    M.    TURGOT,  /(^ 

Les  minishes  {|ui  gouvernaient  pendant  les  der- 
nières années  de  ce  long  règne  avaient  effrayé  la 
nation  plutôt  qu'ils  ne  l'avaient  opprimée.  On  cher- 
cherait en  vain,  dans  l'histoire  de  leur  administra- 
tion ,  des  lois  semblables  à  celles  qui  ont  été  faites 
dans  des  temps  que  l'ignorance  regrette  encore,  et 
par  des  hommes  auxquels  on  prodiguait,  dans  cette 
même  époque,  des  louanges  ridiculement  exagé- 
rées (i).  Mais  le  gouvernement,  en  affectant  de  bra- 
ver l'opinion ,  l'avait  armée  contre  lui.  On  éprouvait 
les  maux  de  l'anarchie,  et  l'on  croyait  sentir  ceux  du 
despotisme.  Les  finances  étaient  en  désordre,  et  on 
croyait  ce  désordre  irréparable.  Les  ressources  étaient 
réelles  et  grandes  ,  mais  le  crédit  était  anéanti.  La 
nation,  épouvantée,  fatiguée  d'abus  accumulés,  de- 
mandait un  ministre  réformateur;  elle  voulait  un 
homme  dont  le  génie  pût  voir  toute  l'étendue  du 
mal  et  en  trouver  le  remède,  dont  le  courage  ne  fût 
pas  effrayé  par  les  obstacles,  dont  la  vertu  demeu- 
rât incorruptible.  Elle  désignait  M.  Turgot  :  sa  voix 
fut  écoutée,  et  il  fut  nommé  d'abord  ministre  de  la 
marine. 

Je  ne  connais  point  la  marine,  disait -il;  cepen- 
dant il  savait  très-bien  la  géographie  comme  marin, 
comme  négociant,  comme  politique ,  comme  natu- 
raliste. 11  avait  étudié  la  théorie  de  la  manœuvre;  il 
connaissait  celle  de  la  construction  et  de  tous  les 
arts  employés  à  fabriquer  un  vaisseau  ,  à  le  gréer  et 

(i)  Voyez  les  lois  faites  parColbert;  et  lisez  ensuite,  si  vous 
en  avez  le  courage,  leloge  couronné  en  1773  par l'Acaùémio fran- 
çaise. 


48  VIE    DE    M.    TURGOT. 

à  l'armer.  Les  opérations  astronomiques  qui  servent 
à  diriger  la  route  des  navires,  les  instruments  ima- 
ginés pour  rendre  ces  opérations  exactes,  lui  étaient 
connus,  et  il  était  en  état  de  juger  entre  toutes  ces 
méthodes.  En  se  comparant  à  d'autres  hommes,  il 
eût  pu  se  croire  très-instruit;  mais  ce  n'était  pas  ainsi 
qu'il  se  jugeait  lui-même.  Il  sentait  qu'il  lui  man- 
quait l'expéiience  de  la  navigation  ,  l'habitude  d'oh- 
server  ces  mêmes  arts,  dont  il  n'avait  pu  saisir  que 
les  principes;  enfin,  des  connaissances  mathémati- 
ques assez  étendues,  pour  entendre  ou  appliquer  les 
savantes  théories  sur  lesquelles  une  partie  importante 
de  la  science  navale  doit  être  appuyée. 

Se  comparer  aux  autres  hommes  pour  s'enoigueillir 
de  sa  supériorité,  lui  paraissait  une  faiblesse  :  com- 
parer ses  connaissances  à  l'étendue  immense  de  la 
nature,  lui  semblait  une  philosophie  fausse,  et  propre 
à  produire  une  inaction  dangereuse.  Celait  entre  ses 
connaissances  personnelles  et  celles  c|u'on  peut  avoir 
dans  le  siècle  où  l'on  se  trouve,  qu'il  croyait  qu'un 
homme  raisonnable  devait  établir  cette  comparaison , 
pour  bien  juger  de  l'étendue  de  ses  propres  lumières; 
et  il  n'est  personne  que  cette  comparaison  ne  doive 
encore  rendre  très-modeste. 

Nous  ne  citerons  que  deux  traits  de  ce  ministèi'e , 
qui  n'a  duré  qu'un  mois.  11  fit  payer  aux  ouvriers 
de  Brest  une  année  et  demie  des  arrérages  qui  leur 
étaient  dus;  et  il  proposa  au  roi  d'accorder  à  l'iUustre 
Euler  une  gratification  de  mille  roubles,  paice  que 
ce  grand  géomètre,  après  avoir  donné  un  traité  très- 
profond  sur  la  science  navale,  venait  de  réunir,  dans 


VIE    DE    M.    TURGOT.  49 

un  ouvrage  très-courl,  lout  ce  que  la  théorie  a  fait 
jusqu'ici  de  certain  et  d'applicable  à  la  pratique. 

Le  24  août ,  il  passa  du  ministère  de  la  marine  à 
celui  des  finances.  Le  changement  que  ses  amis  aper- 
çurent en  lui  dans  ce  moment  est  peut-être  un  des 
traits  qui  peignent  le  mieux  son  âme. 

II  ne  se  dissimulait  point  combien  le  ministère  de 
la  marine  était  plus  assuré,  plus  à  l'abri  des  orages. 
Accoutumé  dès  longtemps  à  réfléchir  sur  les  objets 
de  l'économie  politique,  il  avait  vu  avec  quelle  faci- 
lité, en  suivant  de  nouveaux  principes,  en  prenant 
la  justice  et  la  liberté  pour  base  d'une  nouvelle  ad- 
ministration ,  il  pourrait  produire  une  révolution 
dans  le  commerce,  détiuire  cette  avidité  tvrannique 
(jui  désole  l'Asie  pour  déshonorer  et  corrompre  l'Eu- 
lope,  rendre  nos  colonies  libres  et  puissantes,  les 
attacher  h  la  mère  patiie,  non  par  leur  faiblesse  et 
la  nécessité,  mais  par  l'intérêt  et  la  reconnaissance; 
assiu^ei-  enfin  leur  existence,  aujourd'hui  si  piécaire, 
en  fEÙsant  disparaître  peu  à  peu,  par  des  lois  sages, 
cet  esclavage  des  nègies,  l'opprobre  des  nations  mo- 
dernes. Il  savait  que,  sur  tous  ces  objets,  l'exemple 
donné  par  une  grande  nation  entraîneiait  toutes  les 
autres,  et  mériterait  au  uiinistre  qui  l'aurait  donné, 
des  droits  à  la  reconnaissance  de  l'humanité  entière. 
11  savait  avec  quelle  facilité  encore  il  pourrait,  par 
de  nouveaux  voyages  entrepris  suivant  un  système 
vaste  et  général ,  agrandir  en  peu  de  temps  l'étendue 
des  connaissances  humaines,  enrichir  les  sciences, 
perfectionner  les  arts  (i),  et  répandre  dans  toutes 
(i)  M.  Turgot  ,1  eovové  au  Pérou,  en   1776,  M.  Dombei,  sa- 

V.      ^  ■  4 


5o  VIE    DE    M.    TURGOT. 

les  pallies  du  globe  des  semences  de  raison  et  de 
bonheur.  Ceux  qui  le  connaissaient  ne  pouvaient 
douter  que  tous  les  détails  des  préparatifs  de  ces  expé- 
ditions et  de  leurs  résultats  ne  fussent  pour  lui  une 
source  inépuisable  des  plaisirs  les  plus  vifs.  Cepen- 
dant, en  quittant  ce  ministère,  il  paraissait  délivré 
d'un  poids  ([ui  l'accablait.  INi  les  dangers  du  poste 
qu'il  acceptait,  ni  tout  ce  qu'il  prévoyait  d'obstacles, 
d'oppositions,  de  dégoûts  même,  rien  ne  pouvait 
balancer  à  ses  yeux  l'idée  qu'il  quittait  une  place  où 
il  manquait  de  quelques-unes  des  connaissances  né- 
cessaires pour  prendre  celle  a  laquelle  les  travaux 
de  toute  sa  vie  l'avaient  préparé.  Il  embrassait  avide- 
ment l'espérance  de  faire  plus  de  bien.  Les  obstacles, 
les  difficultés,  excitaient  alors  son  courage;  et,  peu 
de  jours  auparavant,  la  seule  crainte  d'avoir  quel- 
quefois à  prononcer  sur  des  objets  qu'il  ne  connais- 
sait pas  assez,  semblait  l'avoir  abattu. 

La  lettre  qu'il  écrivit  au  roi ,  en  recevant  cette 
nouvelle  marque  de  sa  confiance,  est  connue. 

Du  a 4  août  1774. 
«  Sire  , 

«  En  sortant  du  cabinet  de  Votre  Majesté ,  encoie 
«  plein  du  trouble  on  me  jette  l'immensité  du  fardeau 
«  qu'elle  m'impose ,  agité  par  tous  les  sentiments 
«  qu'excite  en  moi  la  bonté  touchante  avec  laquelle 

vaut  bolaiiiste.  Il  est  revenu  à  Cadix,  en  1785,  avec  une  riche 
moisson  de  nouvelles  connaissances  d'histoire  naturelle,  et  une 
collection  nombreuse  de  plantes  et  de  minéraux. 


VIE    DE    M.    TURGOT.  0  1 

«  elle  a  daigné  me  rnssurer,  je  me  hâte  de  mettre  à 
«  ses  pieds  ma  lespectiieuse  reconnaissance,  et  le  dé- 
«  vouement  absolu  de  ma  vie  entière. 

«  Votre  Majesté  a  bien  voulu  m'autoriser  à  re- 
«  mettre  sous  ses  yeux  l'engagement  qu'elle  a  pris 
«  avec  elle-même  de  me  soutenir  dans  l'exécution  des 
«  plans  d'économie  qui  sont  en  tout  temps,  et  au- 
<f  jourd'hui  plus  que  jamais,  d'une  nécessité  indis- 
«  pensable.  J'aurais  désiré  pouvoir  lui  développer  les 
«  réflexions  que  me  suggère  la  position  où  se  trouvent 
«  les  finances  :  le  temps  ne  me  le  permet  pas  ;  et  je 
a  me  réserve  de  m'expliquer  plus  au  long,  quand 
«  j'aurai  pu  prendre  des  connaissances  plus  exactes. 
«  Je  me  borne  en  ce  moment, /Sire ,  à  vous  rappeler 
«  ces  trois  paroles  : 

Point  de  banqueroute. 

Point  d'augmentation  d'impôts. 

Point  d'emprunts. 

(c  Point  de  banqueroute  ni  avouée,  ni  masquée  par 
«  des  réductions  forcées. 

K  Point  d'augmentation  d'impositioiis  :  la  raison  en 
«  est  dans  la  situation  des  peuples,  et  encore  plus 
«  dans  le  cœur  de  Votre  Majesté. 

«  Point  d'emprunt,  parce  que  tout  emprunt  di- 
te minuant  toujours  le  revenu  libre,  il  nécessite,  au 
«  bout  de  quelque  temps,  ou  la  banqueroute,  ou 
«  l'augmentation  d'impositions.  Il  ne  faut,  en  temps 
<c  de  paix,  se  permettre  d'emprunter  que  pouiliqui- 
«  der  ses  dettes  anciennes,  ou  pour  rembourser  d'au- 

4. 


02  VIE    DE    M.    TURGOT. 

«  très  emprunts  faits  à  un  denier  plus  onéreux, 
<i  Pour  remplir  ces  trois  points,  il  n'y  a  qu'un 
(c  moyen  ,  c'est  de  réduire  la  dépense  au-dessous  de 
«  la  recette,  et  assez  au-dessous,  pour  pouvoir  éco- 
«  nomiser  chaque  année  une  vingtaine  de  millions 
<(  pour  rembourser  les  dettes  anciennes.  Sans  cela  le 
ce  premier  coup  de  canon  forcerait  l'État  à  la  ban- 
V  queroute  ([). 

«  On  demande  sur  (pioi  retrancher  ;  et  chaque  or- 
«  donnateur  dans  sa  partie  soutiendra  que  presque 
(c  toutes  les  dépenses  particulières  sont  indispen- 
«  sables.  Ils  peuvent  dire  de  fort  bonnes  raisons;  mais 
«  comme  il  n'y  en  a  point  pour  faire  ce  qui  est  im- 
«  possible,  il  faut  que  toutes  ces  raisons  cèdent  à  la 
«  nécessité  absolue  de  l'économie. 

«  11  est  donc  de  nécessité  absolue  que  V.  M.  exige 
«  des  ordonnateurs  de  toutes  les  parties,  qu'ils  se 
«.  concertent  avec  le  ministre  des  finances.  Il  est  indis- 
«  pensable  qu'il  puisse  discuter  avec  eux ,  en  pré- 
ce  sence  de  V.  M.,  le  degré  de  nécessité  des  dépenses 
Ci  proposées,  il  est  surtout  nécessaire  que,  lorsque  vous 
«  aurez ,  Sire,  arrêté  l'état  des  fonds  de  chaque  dé- 
«  parlement,  vous  défendiez  à  celui  qui  en  est  chargé 

(i)  Ceci  doit  s'entendre  dans  les  principes  de  M.  Turgot ,  qui 
ne  connaissait  point  d'autres  moyens  de  maintenir  le  crédit,  que 
l'économie,  la  bonne  foi  dans  les  opérations  et  des  lois  justes.  Au 
reste,  M.  Turgot  a  lui-même  expliqué  cet  article  dans  un  mé- 
moire fait  en  avril  1776,  relativement  à  la  guerre  qui  paraissait 
inévitable  entre  l' Angleterre  et  ses  colonies,  et  dans  laquelle  la 
France  pouvait  craindre  d'être  engagée.  Il  observe  que  la  proba- 
bilité du  succès,  et  surtout  du  peu  de  durée  de  cette  guerre,  sou- 
tiendrait vraiscaiblahlemenl  le  crédit. 


VIE    DE    M.    TURGOT.  5':^ 

«  d'ordonner  aucune  dépense  nouvelle  ,  sans  avoir 
«auparavant  concerté  avec  la  finance,  les  moyens 
«  d'y  pourvoir.  Sans  cela  chaque  département  se 
«chargerait  de  dettes,  qui  seraient  toujours  des 
«  dettes  de  V.  M.;  et  l'ordonnateur  de  la  finance  ne 
«  pourrait  répondre  de  la  balance  entre  la  dépense 
«  et  la  recette. 

«  V.  M.  sait  qu'un  des  plus  grands  obstacles  à  l'é- 
«  conomie,  est  la  multitude  des  demandes  dont  elle 
«  est  continuellement  assaillie,  et  que  la  trop  grande 
«  facilité  de  ses  prédécesseurs  à  les  accueillir,  a  mal- 
«  heureusement  autorisées. 

«  Il  faut.  Sire,  vous  armer,  contre  votre  bonté,  de 
«  votre  bonté  même;  considérer  d'oii  vous  vient  cet 
«  argent  que  vous  pouvez  distribuer  h  vos  courti- 
«  sans;  et  comparer  la  misère  de  ceux  auxquels  on 
«  est  quelquefois  obligé  de  l'arracher  par  les  exécu- 
«  tions  les  plus  rigoureuses,  à  la  situation]  des  per- 
«  sonnes  qui  ont  le  plus  de  titres  pour  obtenii-  vos 
«  libéralités. 

«  Il  y  a  des  grâces  auxquelles  on  a  cru  pouvoir  se 
«  prêter  plus  aisément,  parce  qu'elles  ne  portent  pas 
«  inuTîédiatement  sur  le  trésor  royal. 

«  De  ce  genre  sont  les  intérêts,  les  croupes,  les  pri- 
«  viléges  :  elles  sont  de  toutes  les  plus  dangereuses 
«  et  les  plus  abusives.  Tout  profit  sur  les  impositions, 
«  qui  n'est  pas  absolument  nécessaiie  pour  la  percep- 
«  tion,  est  une  dette  consacrée  au  soulagement  des 
«  contribuables  et  aux  besoins  de  l'État.  D'ailleurs, 
«  ces  participations  aux  profits  des  traitants  sont 
«  une  source  de  corruption  pour  la  noblesse  et  de 


54  VIE    DE    M.    TURGOT. 

<(  vexations  pour  le  peuple,  en  donnant  à  tous  les 
«  abus  des  protecteurs  puissants  et  cachés. 

«  On  peut  espérer  de  parvenir  par  Tamélioralion 
«  de  la  cultiue,  par  la  suppression  des  abus  dans  la 
«  perception,  et  par  une  répartition  plus  équitable 
«  des  impositions,  à  soulager  sensiblement  les  peuples 
<(  sans  diminuer  beaucoup  les  revenus  publics.  Mais 
«  si  l'économie  n'a  précédé,  aucune  réforme  n'est  pos- 
«  sible,  parce  qu'il  n'en  est  aucune  qui  n'entraîne  le 
«  risque  de  quelque  interruption  dans  la  marche  des 
«  recouvrements,  et  parce  qu'on  doit  s'attendre  auv 
:<  embarras  multipliés  que  feront  naître  les  ma- 
«  nœuvies  et  les  cris  des  hommes  de  toute  espèce, 
«  intéressés  à  soutenir  les  abus;  car  il  n'en  est  point 
'<  dont  quelqu'un  ne  vive. 

«  Tant  que  la  finance  sera  continuellement  aux 
«expédients  pour  assurer  les  services,  V.  M.  sera 
«  toujours  dans  la  dépendance  des  financiers;  et 
a  ceux-ci  seront  toujours  les  maîtres  de  faire  man- 
'c  quer,  par  des  manœuvres  de  places,  les  opérations 
«  les  plus  importantes.  Il  n'y  aura  aucune  améiiora- 
«  lion  possible  ni  dans  les  impositions  pour  soulager 
«  les  peuples,  ni  dans  les  arrangements  relatifs  au 
«  gouvernement  intéiieur  et  à  la  législation.  L'auto- 
«  rite  ne  sera  jamais  tranquille,  parce  qu'elle  ne  sera 
«jamais  chérie,  et  que  les  mécontentements  et  les 
«  inquiétudes  des  peuples  sont  toujours  le  moyen 
«  dont  les  intiigants  et  les  malintentionnés  se 
«  servent  pour  exciter  des  troubles.  C'est  donc  sur- 
«  tout  de  l'économie  que  dépend  la  piospérilé  de 
le  calme  dans  l'inlérieur,   la  considé- 


VIF    DE    M.    TURGOT. 


55 


«  ration  au  dehors,  le  boiibeur  de  la  nation  et  le 
"  vôtre.  Je  dois  observer  à  V.  M.  que  j'entre  en  place 
«  dans  une  conjoncture  fâcheuse  par  les  inquiétudes 
«  répandues  sur  les  subsistances,  inquiétudes  forti- 
«  fiées  par  la  fermentation  des  esprits  depuis  quelques 
«  années,  par  la  variation  dans  les  principes  des  ad- 
«  ministrateurs,  par  quelques  opérations  imprudentes, 
«  et  surtout  par  une  récolte  qui  paraît  avoir  été  mé- 
«  diocre.  Sur  cette  matière,  comme  sur  beaucoup 
«  d'autres,  je  ne  demande  point  à  V.  M.  d'adopter 
«  mes  principes  sans  les  avoir  examinés  et  discutés, 
«  soit  par  elle-même,  soit  par  des  personnes  de  con- 
«  fiance  en  sa  présence:  mais  quand  elle  en  aura  re- 
ft  connu  la  justice  et  la  nécessité,  je  la  supplie  d'en 
«  maintenir  l'exécution  avec  fermeté  ,  sans  se  laisser 
«  effrayer  par  des  clameurs,  qu'il  est  absolument  im- 
«  possible  d'éviter  en  cette  matière,  quelque  système 
«qu'on  suive,  quelque  conduite  qu'on  tienne. 

«  Voilà  les  points  que  V.  M.  a  bien  voulu  me  per- 
«  mettre  de  lui  rappeler.  Elle  n'oubliera  pas,  qu'en 
c.  recevant  la  place  de  contrôleur  général,  j'ai  senti 
«  tout  le  prix  de  la  confiance  dont  elle  m'honore.  J'ai 
«  senti  qu'elle  me  confiait  le  bonheur  de  ses  peuples, 
«  et,  s'il  m'est  permis  de  le  dire,  le  soin  de  faire  aimer 
«  sa  personne  et  son  autorité  ;  mais  en  même  temps 
«  j'ai  senti  tout  le  danger  auquel  je  m'exposais.  J'ai 
«  prévu  que  je  serais  seul  à  cond^attie  contre  les 
«  abus  de  tout  genre,  contre  les  effoits  de  ceux  qui 
«<  gagnent  à  ces  abus,  contre  la  foule  des  préjugés  qui 
V  s'opposent  à  toute  réforme,  et  qui  sont  un  moyen 
'(  si  puissant  dans  la  main  des  gens  intéressés  à  éter- 


56  VIE    DE    M.    TURGOT. 

«  niser  les  désordres.  J'aurai  à  lutter  même  contte 
«  la  bonté  naturelle,  contre  la  générosité  de  V.  M,  et 
«  des  personnes  qui  lui  sont  les  plus  chères.  Je  serai 
'<  craint,  bai  même  de  la  plus  grande  partie  de  la 
«  cour,  de  tout  ce  qui  sollicite  des  grâces,  et  on 
«  m'imputera  tous  les  refus;  on  me  peindra  comme 
«  un  bomme  dur,  parce  que  j'aurai  représenté  à 
(f  V.  M.  qu'elle  ne  doit  pas  enrichir  même  ceux  qu'elle 
«  aime  aux  dépens  de  la  subsistance  de  son  peuple. 
«  Ce  peuple,  auquel  je  me  serai  sacrifié,  est  si  aisé  à 
«  tromper,  que  peut-être  j'encourrai  sa  haine  par  les 
«  mesures  que  j'emploierai  pour  le  défendre  contre 
«  les  vexations.  Je  serai  calomnié,  et  peut-être  avec 
«  assez  de  vraisemblance  pour  m'ôter  la  confiance 
«  de  V.  M.  Je  ne  regretterais  point  de  perdre  une 
«  place  à  laquelle  je  ne  m'étais  jamais  attendu  ;  je 
ic  suis  prêt  à  la  remettre  à  V.  M.  dès  que  je  ne  pour- 
«  rai  plus  espérer  d'y  être  utile;  mais  son  estime,  la 
«  réputation  d'intégrité,  la  bienveillance  publique, 
«  qui  ont  déterminé  son  choix  en  ma  faveur,  me  sont 
«  plus  chères  ({ue  la  vie;  et  je  cours  le  risque  de  les 
«  perdre,  même  en  ne  méritant  à  mes  yeux  aucun 
«  reproche. 

«  V.  M.  se  souviendra  que  c'est  sur  la  foi  de  ses 

«  promesses  que  je  me  charge  d'un  fardeau,  peut- 
«  être  au-dessus  de  mes  forces;  que  c'est  à  elle  per- 
«  sonnellement,  à  l'homme  honnête,  à  l'homme  juste 

H  et  bon,  plutôt  (ju'au  roi,  que  je  m'abandonne. 

«  J'ose  lui  répéter  ici  ce  qu'elle  a  bien  voulu  en- 
«  tendre  et  approuve)-.   T.a  bonté  attendrissante  avec 

(  laquelle  elle  a  daigné  ])irsser  mes  mains  dans  les 


VJE    DE    M.    TllRGOT.  5'] 

«  siennes,  comme  pour  accepter  mon  dévouement, 
«  ne  s'effacera  jamais  de  mon  souvenir;  elle  sou- 
te tiendra  mon  courage;  elle  a  pour  jamais  lié  mon 
«  bonheur  personnel  avec  les  intérêts,  la  gloire  et  le 
«  bonheur  de  V.  M.  » 

La  législation  des  finances,  du  commerce  et  des 
manufactures;  les  détails  de  leur  administration;  la 
décision  de  toutes  les  questions  particulières  qui  en 
dépendent;  la  surintendance  des  travaux  et  des  éta- 
blissements publics;  l'inspection  sur  le  régime  et  les 
levenus  de  toutes  les  communautés,  depuis  les  états 
des  grandes  provinces  jusqu'au  corps  municipal  du 
plus  petit  village;  le  soin  de  maintenir  dans  la  levée 
des  subsides  un  ordre  qui  en  rende  la  perception 
certaine  sans  la  rendre  onéieuse,  d'assurer  les  fonds 
nécessaires  aux  dépenses  publiques,  de  discutei'  la 
nécessité  ou  du  moins  l'utilité  de  ces  dépenses,  d'y 
maintenir  une  règle  sévère  qui  empêche  les  dépré- 
dations, une  économie  éclairée  qui  en  diminue  le 
poids;  de  soutenir  enfin  le  crédit  national  et  de  veil- 
ler à  l'exécution  fidèle  des  engagements  contractés 
au  nom  du  souverain  :  tels  sont  en  France  les  fonc- 
tions et  les  devoirs  d'un  contrôleur  général. 

Mais  la  législation  des  finances  n'avait  depuis 
longtemps  qu'un  seul  principe,  le  désir  d'augmenter 
les  revenus  du  roi,  en  évitant  les  réclamations  dan- 
gereuses pour  le  ministre.  Aussi,  par  une  suite  de 
ce  principe  ,  cette  législation  ne  pesait  que  sur  le 
peuple,  et  principalement  sur  le  peuple  des  cam- 
pagnes, qui,  toujours  dispersé,  ne  peut,  ni  se  faire 
entendre  ni  inspiier  de  crainte. 


■'>8  VIE    DE    M.    TURGOT. 

Le  commerce  avait  été  constamment  sacrifié  à  des 
vues  fiscales;  et  lorsque  des  circonstances  très-i'ares 
avaient  permis  que  quelques  lois  en  eussent  l'encou- 
lagement  pour  motif  et  non  pour  prétexte,  l'inté- 
rêt souvent  mal  entendu  de  quelques  villes,  les  opi- 
nions de  quelques  négociants,  ou  ignorants  ou  de 
mauvaise  foi ,  l'exemple  des  nations  étrangères,  les 
préjugés  de  leur  politique,  avaient  piesque  toujours 
dicté  ces  lois.  On  avait  écouté  quelquefois  les  de- 
mandes des  négociants  riches,  et  presque  jamais  les 
intérêts  du  commerce. 

L'industrie  n'était  pas  moins  accablée  sous  le  poids 
des  règlements  et  sous  celui  des  lois  fiscales.  Les 
détails  de  l'administration,  les  jugements  sur  les  af- 
faires particulières,  étaient  dirigés  par  les  mêmes 
principes;  mais  on  s'y  livrait  à  ce  système  oppiessif 
avec  moins  de  contrainte  encore,  parce  que  ces  opé- 
lations  plus  partielles,  plus  secrètes,  échappent  plus 
sûrement  à  la  censure  publique. 

Les  grands  chemins  faits  par  corvées  épuisaient 
les  campagnes,  et  régulièrement  deux  fois  par  année 
y  ramenaient  la  servitude,  la  misère  et  le  désespoir. 

La  navigation  intérieure  languissait  au  milieu  d'une 
foule  de  projets  enfantés  par  l'orgueil  ou  par  l'avi- 
dité. Des  dépenses  de  luxe,  consacrées  aux  plaisirs 
ou  à  la  vanité  des  citoyens  riches,  avaient  absorbé 
le  revenu  de  la  plupart  des  villes,  déjà  surchaigées 
de  petites  impositions  locales,  administrées  par  des 
officiers  (ju'elles  n'avaient  pas  choisis,  ou  forcées  de 
racheter  le  droit  de  les  éliie. 

Le  prcxUiil  des  inqx'tls  égaré  dans  les  can;ui\  mu\~ 


VU'     DE    M.    TllRGOT.  ^<) 

lipliés  qui  le  conduisaient  au  trésor  royal,  et  presque 
entièrement  absorbé  par  les  anticipations,  ne  suffi- 
sait plus  même  aux  besoins  réels.  Les  engagements 
avaient  été  violés,  les  payements  annuels  retardés; 
et  chaque  année,  de  petits  moyens  toujours  onéreux, 
souvent  oppressifs,  assuraient  la  dépense  publique 
toujours  prête  à  manquer.  La  confiance  était  anéan- 
tie; des  emprunts  forcés  successivement  exigés  de 
toutes  les  compagnies,  de  tous  les  corps,  et  l'habi- 
tude d'acheter  à  prix  d'or  la  signature  de  quelques 
bancpiiers  accrédités  (ij,  avaient  accoutumé  les  ca- 
pitalistes à  vouloir  toujours  qu'il  y  eût  un  crédit 
particulier  entre  eux  et  le  gouvernement.  Enfin,  il 
n'y  avait  d'autre  principe  pour  régler  la  dépense,  que 
la  nécessité  où  était  le  ministre  d'achetei-  par  sa  faci- 
lité le  silence  ou  la  protection  de  tout  ce  qui  avait 
de  l'autorité  ou  du  crédit. 

C'est  du  sein  de  ce  chaos  qu'il  fallait  créer  une 
'nouvelle  administration  fondée  sur  la  justice,  dirigée 
vers  le  bien  du  peuple.  Un  homme  vertueux  a  osé 
l'entreprendre,  convaincu  que,  pour  détiuire  le  mal 
en  lui-même,  il  suffirait  de  suivre  quekpies  principes 
bien  simples,  qu'il  s'étonnait  de  ne  pas  trouver  plus 
répandus,  et  se  sentant  au  fond  du  cœur  la  force  de 
braver  tous  les  obstacles  étrangers,  quoiqu'il  ne  s'en 
dissimulât  aucun. 

Le  fardeau  des  impôts  accablait  le  peuple;  et  les 
circonstances   ne  permettaient  pas   d'en    alléger    le 

(i)  Ces  banquiers,  employés  par  le  prédécesseur  de  M.  Turgot, 
et  désolés  de  voir  tarir  la  source  de  leurs  prolits,  ont  cherche  à 
le  perdre  ])ar  les  manœuvres  les  plus  coupables. 


6o 


VIF.    DE    M.    TlJllGOT. 


poids  :  la  nécessité  de  payer  les  arrérages  de  la  dette 
exigible,  seul  moyen  de  rétabli!'  le  crédit ,  obligeait 
de  conserver  le  même  revenu  :  les  fruits  de  l'écono- 
mie étaient  tardifs  et  incertains;  le  changement  dans 
la  forme  des  impositions  exigeait  du  temps,  eût  es- 
suyé des  obstacles,  et,  pour  être  exécuté  d'après  des 
principes  de  justice,  et  sans  faire  un  mal  momentané 
à  une  partie  des  citoyens,  pouvait  exiger  des  sa- 
crifices. 

Mais  s'il  était  impossible  de  diminuer  la  quantité 
des  impôts,  on  pouvait  augmenter  les  facultés  du 
peuple;  et  c'était  lui  procurer  un  soulagement  réel. 
On  pouvait  lui  rendre  la  jouissance  de  quelques-uns 
de  ses  droits  naturels;  on  pouvait  lui  épargner  du 
moins  une  partie  des  vexations  sous  lesquelles  il 
avait  longtemps  gémi,  et  ce  fut  le  premier  objet  des 
soins  de  M.  Turgot. 

Une  première  loi  établit  la  liberté  du  commerce 
des  grains  dans  l'intérieur  du  royaume.  Ranimer  la 
culture  par  l'encouragement  (jui  naît  de  la  certitude 
de  disposera  son  gré  de  sa  denrée;  augmenter  à  la 
fois  la  quantité  des  subsistances  et  le  produit  net 
des  terres;  préparer  au  peuple  les  ressources  des 
approvisionnements  du  commerce  contre  les  mau- 
vaises années  et  contre  les  disettes  locales;  lui  assu- 
rer des  salaires  toujours  suffisants,  en  rendant  moins 
grandes  et  moins  fréquentes  les  variations  dans  le 
prix  du  blé;  mettre  enfin,  par  l'établissement  d'un 
commerce  constant  et  sur,  les  propriétaires,  les  cul- 
tivateurs, le  gouvernement,  le  peuple,  à  l'abri  des 
pertes  réelles  de  denrée,  des  vexations,  des  lois  op- 


VIE    DE    M.    TURGOT.  6l 

pressives,  des  inquiétudes,  des  troubles  intérieurs, 
fruits  cruels  et  infaillibles  de  toute  espèce  de  régime 
prohibitif  :  tel  était  le  bien  que  cette  loi  devait  pio- 
duire. 

M.  Turgot  sentait  combien  la  liberté  absolue  de 
l'exportation  ajouterait  à  la  sûreté  de  la  subsistance, 
en  donnant  plus  d'activité  au  commerce,  plus  d'é- 
tendue aux  approvisionnements;  en  appelant  les 
secours  de  l'étranger  dans  les  années  malheureuses: 
mais  il  savait  en  même  temps  que  cette  liberté  cau- 
serait des  inquiétudes,  qui,  toutes  chimériques 
qu'elles  seraient,  produiraient  un  mal  réel;  que  le 
commerce  avec  l'étranger,  toujours  très-faible  en 
comparaison  de  celui  de  l'intérieur,  lesterait  languis- 
sant, tant  que  celui-ci  ne  serait  pas  établi  d'une  ma- 
nière constante;  qu'enfin  plusieurs  années  de  mau- 
vaises récoltes  rendaient,  à  l'époque  où  la  loi  était 
promulguée,  les  avantages  de  la  liberté  de  l'expor- 
tation presque  aussi  imaginaires  que  ses  prétendus 
dangers,  si  terribles  aux  yeux  de  l'ignorance. 

En  rendant  au  commerce  des  grains  et  à  celui  des 
farines  sa  liberté  naturelle,  on  était  loin  d'avoir  tout 
fait.  Des  entraves  locales  s'opposaient  aux  effets  que 
la  liberté  eût  pu  produire.  Le  privilège  exclusif  des 
boulangers,  la  taxe  du  pain ,  la  banalité  des  mou- 
lins, les  droits  de  minage  et  de  hallage,  étaient  au- 
tant de  chaînes  qu'il  fallait  briser.  Toutes  l'ont  été 
pendant  le  ministère  de  M.  Turgot;  et  si  les  bana- 
lités seules  subsistaient  encore,  c'est  qu'il  n'avait 
voulu  ni  détruire,  sans  aucun  dédommagement,  un 
droit  fondé  sur  une  possession  longtemps  reconnue, 


0'2  MK    DK    M.    TlIRGOT, 

quelquefois  même  sur  une  convenlion  Ill)ie  ,  ni  faire 
racheter  au  peuple,  à  un  trop  haut  prix,  ce  même 
droit  qui  n'aurait  aucune  valeur,  si  la  fraude,  ap- 
puyée par  la  force,  n'avait  su  en  créer  une.  Mais  la 
liberté  du  commerce  des  farines  ,  en  arrêtant  ces 
profits  illégitimes,  eût  éclairé  en  peu  d'années  sur  la 
vraie  valeur  de  ce  droit ,  et  sur  l'étendue  du  dédom- 
magement qui  devait  en  payer  le  sacrifice. 

Le  privilège  des  boulangers,  et  la  taxe  du  pain 
qui  en  est  la  suite,  disparaissaient  avec  les  jurandes. 
Les  droits  sur  les  marchés,  soit  qu'ils  fussent  levés 
par  des  communautés,  soit  qu'ils  appartinssent  à  des 
particuliers,  avaient  été  suspendus,  et  devaient  être 
supprimés  en  dédommageant  k's  propriétaires. 

M.  Turgot  respectait  le  droit  de  propriété,  et  le 
respectait  d'autant  mieux,  qu'il  savait  avec  plus 
d'exactitude  quelle  en  était  la  véritable  étendue. 
Mais  les  droits  de  marché  ne  sont  pas  une  propriété  : 
c'est  un  impôt  local,  établi  dans  ces  temps  d'anar- 
chie où  les  communautés,  les  seigneurs,  s'étaient 
partagé  une  partie  de  ce  droit  d'imposer  les  subsides, 
que  des  assemblées  tumultueuses  et  iriégulières  dis- 
putaient alors  à  un  roi  sans  pouvoir. 

Des  actes  légitimes,  ou  une  longue  possession, 
avaient  consacré  ces  droits.  A^chetés  comme  une  pro- 
priété réelle,  passés  de  famille  en  famille,  la  plupart 
avaient  effacé  la  tache  de  leur  première  origine:  mais 
le  droit  que  la  nation  ,  ou  le  chef  en  qui  réside  son 
pouvoir,  a  de  régler  tout  impôt  de  la  manière  la 
plus  avantageuse  au  peuple,  n'avait  pu  souffrir  d'at- 
teinte; il  est  à  la  fois  inaliénable  et   imprescriptible 


VIF.    DE    ÎNl.    ÏURGOT.  03 

de  sa  nature,  et  la  souveraineté  a  dès  lors  conservé 
celui  de  détruire  tous  ces  impôts,  en  donnant  à  ceux 
qui  en  jouissent  un  dédommagement  égal  à  la  perte 
qu'ils  essuient.  Aux  yeux  de  quiconque  a  su  se  faire 
des  idées  justes,  supprimer  de  pareils  droits  n'est 
pas  attaquer  la  propriété  :  mais  les  établii',  et  res- 
treindre ainsi  la  libeité  du  commerce  par  un  règle- 
ment ou  par  un  privilège,  c'est  y  porter  une  atteinte 
léelle. 

D'anciens  privilèges  s'opposaient  également  à  la 
circulation  des  vins  d'une  partie  de  nos  provinces  : 
ils  furent  détruits  par  un  édit  ;  et  cette  production  , 
la  plus  importante  du  royaume  après  celle  de  nos 
grains,  eut  toute  la  liberté  dont  l'administration  vi- 
cieuse de  l'impôt  lui  permettait  de  jouir.  La  liberté 
des  eaux-de-vie  devait  être  une  suite  delà  même  opé- 
ration. Déjà  quelques  gênes  locales  avaient  été  dé- 
truites; les  droits  qui  s'opposaient  à  l'exportation  de 
cette  liqueur  auraient  été  abolis;  la  fabrication  des 
eaux-de-vie  de  marc  eût  été  permise;  les  eaux-de-vie 
de  grain  défendues  en  France,  celles  de  cidre  et  de 
poiré,  qui  ne  peuvent  sortir  des  provinces  où  on 
les  distille,  auraient  obtenu  une  circulation  libre  (i). 

L'avantage  direct  de  toutes  ces  lois  était  pour  les 
propriétaires,  mais  celui  de  l'abolition  des  corvées 
tombait  directement  sur  le  peuple.  M.  Tmgot  les 
remplaça  par  une  imposition  teiritoriale  qui  s'éten- 
dait à  toutes  les  propriétés,  quels  qu'en  fussent  les 
possesseurs.  Les  propriétaires  éclairés  sentaient  com- 

(i)  Une  partie  de  ces  opérations  a  été  faite  en  i'j8l{. 


(34  VIF    DE    M.    TURGOT. 

bien  ce  changement  leur  était  avantageux,  et  que 
l'augmentation  du  prix  des  baux  ferait  plus  que 
compenser  ce  léger  impôt.  Ils  ne  pouvaient  se  dissi- 
muler que  la  corvée  des  fermiers ,  et  celle  des  ou- 
vriers des  campagnes,  entraient  nécessairement  dans 
l'estimation  des  frais  de  culture  ,  diminuaient  le  pro- 
duit  net,  et  qu'ainsi  cet  impôt  indirect  était  réelle- 
ment payé  par  eux-mêmes. 

De  toutes  les  méthodes  de  payer  la  dépense  des 
chemins  publics,  celle  que  M.  ïuigot  voulait  établir 
est  la  plus  juste,  puisque  la  contribution  est  payée 
par  ceux  à  qui  les  chemins  sont  utiles,  et  à  propor- 
tion de  l'utilité  qu'ils  en  retirent  ;  la  moins  onéreuse, 
puisqu'elle  n'entraîne  aucune  vexation,  et  que  les 
chemins  coûtent  moins,  sont  mieux  faits  et  exigent 
moins  de  réparation;  la  plus  utile,  parce  qu'au  lieu 
d'être,  comme  la  corvée,  une  véritable  servitude  ou 
une  source  de  misère  pour  le  peuple,  elle  lui  offre 
des  salaires,  qu'un  gouvernement  sage  peut  distri- 
buer et  proportionner  à  ses  besoins.  Cependant  , 
M.  Turgot  fut  obligé,  après  une  longue  résistance, 
d'exempter  de  l'impôt  les  biens  ecclésiastiques,  d'a- 
jouter cette  immunité  à  tant  d'autres,  et  la  surcharge 
qui  en  résultait  pour  le  peuple,  aux  contributions 
que  le  clergé  lève  en  son  nom  sur  toutes  les  classes 
de  citoyens.  Mais  le  bien  qui  résultait  de  la  suppies- 
sion  des  corvées  était  encore  immense  :  il  le  serait, 
quand  bien  même  la  contribution  serait  levée  en 
entier  sur  les  taillables  ,  parce  qu'elle  coulerait  tou- 
jours moins  au  peuple  que  la  corvée  en  nature,  et 
qu'elle  n'entraînerait  ni  les  mêmes   vexations .  ni  le 


VIE    DE    M,    TURGOT.  65 

même  esclavage,  ni  les  mêmes  désastres  (i).  La  même 
loi  opdonnail  que  les  lerrains  employés  en  chemins 
seraient  estimés,  et  que  le  prix  en  serait  payé  aux 

(i)  On  a  prétendu  ,  dans  quelques  ouvrages  récemment  impri- 
més, qu'une  imposition  proportionnelle  à  la  taille  était  un  moyen 
préférable  à  Timposition  proportionnelle  aux  vingtièmes  que 
M.  Turgot  avait  voulu  établir.  Mais, 

1°  M.  Turgot  avait  d'abord  proposé  un  impôt  sur  toutes  les 
espèces  de  biens  ;  et  des  circonstances  particulières  le  forcèrent 
à  exempter  ceux  du  clergé.  Il  fit  ce  changement  à  regret,  et, 
nous  osons  le  dire  ,  contre  le  vœu  des  membres  du  clergé  les  plus 
éclairés  et  les  plus  sages.  Ils  pensaient ,  avec  raison ,  que  si  le 
clergé  peut  espérer  de  conserver  ses  privilèges  encore  quelque 
temps,  c'est  par  l'abandon  volontaire  de  ce  que  ces  privilèges 
ont  de  plus  odieux. 

2"  Quoique  le  clergé  fût  exempt  de  l'imposition,  une  augmen- 
tation dans  le  don  gratuit  devenait  un  moyen  simple  de  réparer 
l'injustice  de  cette  exemption. 

3"  Cette  exemption  eût- elle  subsisté,  il  en  résultait  un  moindre 
inconvénient  que  d'une  imposition  mise  proportionnellement  à  la 
taille,  qui,  dans  certains  pays,  ne  porte  que  sur  les  biens  possé- 
dés actuellement  par  les  roturiers  ;  dans  d'autres ,  sur  les  biens 
que  les  roturiers  possédaient  à  une  certaine  époque;  tandis  que 
dans  le  reste  elle  est  mise  au  hasard  sur  les  biens  des  roturiers, 
sur  les  profits  des  cultivateurs,  des  commerçants,  des  arti- 
sans, etc.,  d'où  résulte  nécessairement  encore  une  surcharge  sur 
le  peuple ,  une  exemption  pour  la  noblesse  et  le  clergé. 

!°  M.  Turgot  pensait  que,  loin  d'augmenter  les  impositions, 
qui,  comme  la  taille,  ne  se  lèvent  directement  que  sur  certaines 
classes  de  citoyens,  c'était  sur  ces  impôts  que  l'on  devait  faire 
porter  toutes  les  diminutions,  pour  détruire  insensiblement 
des  privilèges  qui,  en  fait  d'impôts,  sont  nécessairement  in- 
justes. 

5°  L'inégalité  dans  les  distributions  des  vingtièmes  ne  devait 
pas  arrêter  M.  Turgot,  parce  qu'en  attendant  qu'il  pût  réaliser 
V.  5 


66  vu:    DE    M.    TURGOT. 

propriétaires  sur  les  fonds  de  la  nouvelle  contribu- 
tion. Jusqu'alois,  d'après  les  principes  d'une  fiscalité 
barbare  ,  on  s'était  dispensé  de  ce  devoir  qu'imposait 
la  justice  la  plus  simple,  et  que  l'humanité  récla- 
mait (i). 

La  seule  objection  spécieuse  qu'on  opposât  au 
plan  de  M.  Turgot,  était  la  crainte  qu'on  n'employât 
un  jour  cette  contribution  à  d'autres  dépenses; 
comme  si,  dans  le  cas  où  le  gouvernement  aurait 
besoin  d'un  nouvel  impôt,  la  corvée  ne  serait  pas 
un  des  plus  odieux,  un  de  ceux  qu'il  craindrait  le 
plus  d'établir;  comme  si,  parmi  les  dépenses  néces- 

ses  grands  projets  pour  la  réforme  des  impôts,  il  se  proposait  de 
détruire  les  abus  de  la  répartition  des  vingtièmes  eu  fixant  la  va- 
leur de  cette  imposition,  et  en  la  distribuant  ensuite  avec  une 
proportion  plus  exacte  :  exactitude  qu'on  ne  peut  espérer  que 
pour  un  impôt  dont  la  somme  est  fixe  ,  parce  qu'alors  chaque 
propriétaire  a  un  intérêt  direct  à  se  plaindre  des  erreurs  com- 
mises en  faveur  d'un  autre. 

6°  L'idée  qu'une  imposition  proportionnelle  à  la  taille  eût 
moins  blessé  les  préjugés  ou  les  intérêts  de  quelques  corps,  ne 
devait  pas  faire  impression  sur  M.  Turgot,  Il  croyait  que  la  puis- 
sance royale,  lorsqu'elle  s'arme  pour  la  défense  du  peuple, 
lorsqu'elle  donne  sa  sanction  à  des  lois  dictées  par  la  justice, 
doit  braver  les  clameurs  de  l'avidité  comme  celles  de  l'ignorance, 
et  qu'un  ministre  ne  peut  conseiller  au  prince  ces  lâches  condes- 
cendances sans  trahir  à  la  fois  la  confiance  du  prince,  les  droits 
des  citoyens  ,  et  les  intérêts  de  la  nation. 

(i)  Cet  article  de  la  loi  n'a  pas  été  expressément  révoqué  lors 
du  rétablissement  des  corvées  ;  mais  il  est  resté  jusqu'ici  sans 
exécution.  M.  de  Cotte ,  chargé  du  département  des  ponts  et 
chaussées,  a  fait  des  efforts  inutiles  pour  engager  le  ministre  qui 
gouvernait  alors  les  finances  à  faire  cesser  cette  grande  et  cruelle 
injustice. 


VIE    DE    M.    TURGOT.  67 

saires,  celle  de  l'entretien  ou  de  la  construction  des 
chemins  n'était  pas  une  des  dernières  qu'il  songerait 
à  sacrifier.  Longtemps  on  a  vu  le  gouvernement,  soit 
pour  ménager  les  préjugés  ou  les  intérêts  de  quelques 
classes  de  particuliers,  soit  pour  éviter  l'éclat  de  l'é- 
tablissement d'un  nouvel  impôt,  cacher  de  véritables 
levées  de  deniers  sous  un  voile  utile  à  la  stabilité 
des  ministres  et  funeste  à  la  nation  :  mais  l'igno- 
rance, à  l'abri  de  laquelle  on  se  permettait  ces 
moyens,  ne  subsiste  plus;  l'abus  qu'on  en  a  fait  a 
éclairé  même  les  moins  instruits;  et  la  puissance 
royale,  plus  affermie,  n'a  plus  besoin  de  trom- 
per (i). 

Par  ces  différentes  lois,  la  servitude  du  peuple 
des  campagnes  était  détruite;  mais  celui  des  villes 
avait  aussi  ses  chaînes  qu'il  fallait  briser,  pour  ache- 
ver de  faire  jouir  toutes  les  classes  de  citoyens  utiles, 
de  l'aurore  d'un  nouvel  ordre ,  fondé  sur  la  bien- 
faisance et  la  justice. 

Tous  ceux  qui,  dans  les  villes,  n'avaient  pu  rem- 
])lir  certaines  formalités,  souvent  bizarres  et  toujours 
coûteuses,  n'ayant  pas  le  titre  de  maître  dans  les 
communautés  de  marchands  ou  d'ouvriers,  n'avaient 

(i)  La  faiblesse  d'un  ministre  ,  le  désir  de  fonder  sur  l'erreur 
publique  un  crédit  momentané  ,  l'envie  d'usurper  la  gloire,  lors- 
qu'on n'a  ni  le  talent  ni  le  courage  de  la  mériter,  peuvent  encore 
quelquefois  faire  recourir  à  des  moyens  sourds  d'augmenter  les 
impôts  :  mais  on  sent  que  le  rétablissement  des  corvées,  si  une 
fois  elles  avaient  été  supprimées  pendant  quelques  années,  ne 
serait  pas  celui  qu'on  choisirait.  Le  ministre  qui  aurait  rétabli 
les  corvées,  et  détourné  la  contribution  qui  les  remplace,  oserait 
difticilement  se  vanter  de  n'avoir  pas  mis  d'in)pôt. 


68  Vlli    DE    ]M.    TÏIRCOT. 

point  la  liberté  de  disposer  à  leur  gré  de  leur  intel- 
ligence ou  de  leurs  bras.  Les  maîtres  formaient  une 
petite  république,  dont  les  ciiefs,  sous  prétexte  de 
police,  avaient  porté  à  un  degré  qu'il  eût  été  difficile 
de  prévoir ,  l'art  de  resserrer  les  chaînes  des  mal- 
heureux ouvriers,  de  surcharger  les  communautés 
de  dépenses  inutiles,  et  de  rendre  insupportable 
même  l'état  de  maître  à  ceux  qui  n'avaient  que  de 
l'industrie  et  de  l'amour  du  travail.  Cet  odieux  et 
ridicule  esclavage  fut  aboli;  l'habitant  des  villes 
acquit  enfin  le  droit  de  disposer  de  ses  bias  et  de 
son  travail;  droit  dont  alors  il  ne  jouissait  encore 
chez  aucune  nation,  même  chez  celles  qui  osent  le 
plus  se  vanter  de  leur  liberté.  Ce  droit ,  l'un  des 
premiers  que  nous  ait  donnés  la  nature,  et  qu'on 
peut  regarder  comme  une  suite  nécessaire  de  celui 
d'exister  et  de  vivre,  semblait  effacé  de  la  mémoire 
et  du  cœur  des  hommes;  et  c'est  un  de  ces  titres  de 
riiumanité,  perdus  pendant  la  nuit  des  temps  bar- 
bares, et  que  notre  siècle  a  retrouvés. 

Les  avantages  de  la  suppression  des  jurandes  ne 
se  bornaient  pas  à  ce  grand  acte  de  justice;  il  en  ré- 
sultait pour  le  peuple,  pour  tous  les  citoyens,  la 
diminution  des  prix  du  pain,  de  la  viande,  de  toutes 
les  denrées  ,  de  toutes  les  productions  des  arts.  D'ail- 
leurs, l'usage  de  taxer  les  denrées  avait  disparu  avec 
le  privilège  exclusif  de  les  vendre,  seul  prétexte 
spécieux  de  cet  usage.  On  remboursait  une  foule  de 
petites  charges  dont  le  nom  même  était  lidicule, 
mais  qui,  jouissant  de  privilèges  onéreux  au  peuple, 
servaient  de  prétexte  à  la  levée  de  droits  très-com- 


VIE    DE    M.    TURGOT.  69 

pliqués,  et,  par  cette  réunion  d'abus,  taisaient  payer 
à  un  intérêt  exorbitant  le  faible  secours  que  leur 
création  avait  procuré.  On  délivrait  les  manufactures 
du  joug  tyrannique  que  Colhert  leur  avait  imposé, 
lorsqu'il  avait  fixé,  par  des  lois,  la  largeur  des  étoffes, 
la  méthode  de  former  les  tissus,  les  procédés  de  la 
teinture,  et  condamné  à  des  confiscations,  à  des 
amendes,  et  même  à  des  peines  affiictives,  ceux  qui 
s'écartaient  de  ces  lois.  Elles  n'avaient  pu  être  dic- 
tées à  ce  ministre  que  par  des  fabricants  ignorants, 
qui  avaient  pris  leurs  connaissances  et  leur  pratique 
pour  les  bornes  des  progrès  des  arts,  et  avaient  cru 
pouvoir  assujettir  les  goûts  et  les  besoins  des  bomnies 
de  tous  les  siècles,  au  goût  et  aux  besoins  de  leur 
temps.  Quelques-unes  même  avaient  l'inconvénient 
d'étie  physiquement  inexécutables,  et  n'en  décer 
naient  pas  moins  des  peines  contre  les  malheureux 
qui  ne  les  auraient  pas  exécutées.  Enfin ,  par  ce  même 
édit,  l'industrie,  renfermée  presque  uniquement 
dans  les  villes,  ou  obligée  de  payer  un  tribut  à  leurs 
habitants,  pouvait  s'établir  librement  dans  les  cam- 
pagnes, et  chercher  les  lieux  où  le  bas  prix  des  sub- 
sistances ,  et  la  facilité  de  se  procurer  les  denrées 
qu'elle  emploie  ou  qu'elle  consomme,  lui  avait  mar- 
qué sa  véritable  place  (i). 

(i)  M.  Turgot  avait  excepté  de  la  liberté  générale  accordée  à 
tous  les  arts ,  les  perruquiers,  les  imprimeurs  et  libraires ,  les  or- 
fèvres et  les  apothicaires.  Il  peut  être  utile  de  rendre  compte  ici 
des  motifs  de  cette  exception. 

1°  La  constitution  du  corps  des  perruquiers  était  différente  de 
celle  des  autres  communautés.  On  avait  fait  du  titre  de  maître 


70  VIE    DE    M.    TURGOT. 

Ces  lois  générales  avaient  été  accompagnées  de 
quelques  lois  particulières  dirigées  vers  le  même  but. 
Une  loi,  dont  le  prétexte  avait  été  l'utilité  publique, 

une  espèce  de  charge;  elles  avaient  été  vendues  au  profit  du  fisc, 
et  la  justice  obligeait  de  rembourser  les  titulaires.  Les  inconvé- 
nients du  défaut  de  liberté  dans  un  art  de  cette  espèce  n'élaient 
pas  assez  graves  pour  déterminer  à  cette  dépense  dans  la  situa- 
tion où  étaient  alors  les  finances.  Fous  avez  en  France,  disait  un 
jour  l'illustre  Franklin  ,  un  excellent  moyen  de  faire  la  guerre 
sans  qu'il  vous  en  coûte  rien.  Fous  n'avez  qu'à  consentir  à  ne  pas 
vous  friser  et  à  ne  point  user  de  poudre  tant  qu'elle  durera.  Fos 
perruquiers  formeront  une  armée;  on  la  soudoiera  avec  leurs  sa- 
laires,  que  vous  épargnerez  ;  et  le  blé  que  vous  perdez  à  faire  de 
la  poudre  suffira  pour  la  nourrir. 

2°  La  liberté  du  métier  d'imprimeur  et  du  commerce  de  la  li- 
brairie eût  nécessairement  entraîné  celle  d'écrire  :  d'ailleurs, 
cette  liberté  eût  permis  aux.  auteurs  de  tirer  de  leurs  ouvrages  un 
profit  moins  borné  et  moins  précaire;  et  cet  avantage  est  plus 
important  qu'il  ne  paraît  d'abord.  Par  là  ils  eussent  été  affranchis 
de  la  dépendance  où  ils  sont  presque  tous  des  grâces  du  gouver- 
nement, dépendance  qui  nuit  au  développement  de  leurs  talents 
et  à  l'utilité  que  le  public  peut  retirer  de  leurs  ouvrages,  et  qui 
pourrait  empêcher  une  grande  partie  du  bien  que  la  liberté  de  la 
presse  devrait  naturellement  produire.  En  effet,  la  nécessité  de 
garderie  silence  sur  les  opinions  momentanées  du  gouvernement, 
et  les  vues  particulières  de  ceux  dont  il  suit  les  impressions,  est 
une  suite  de  cette  dépendance  aussi  contraire  au  bien  général 
qu'à  l'intérêt  réel  et  durable  du  prince.  Enfin,  si  le  commerce  de 
librairie  était  libre,  les  livres  baisseraient  de  prix  ;  ce  qui  procu- 
rerait à  un  plus  grand  nombre  d'hommes  la  possibilité  de  s'ins- 
truire par  la  lecture.  M.  Turgot  sentait  tous  ces  avantages;  mais 
il  fut  oblige  de  respecter  les  préjugés  et  les  vaines  terreurs  qui 
s'opposent  encore  à  la  liberté  de  la  presse. 

?>^  On  ne  pouvait  rendre  libre  la  profession  d'orfèvre  sans  ré- 
former lotalenieut  la  législation  qui  existe  pour  le  cotnmerce  des 


VIE    DE    M.    TURGOT.  7' 

obligeait  les  bouchers  de  Paris  d'emprunlei-  à  une 
caisse  particulière  l'argent  même  dont  ils  n'avaient 
pas  besoin  ;  et  l'intérêt  qu'exigeait  cette  caisse  était 
très-onéreux.  Une  autre  loi,  ayant  ce  même  prétexte 
dont  on  a  tant  abusé,  et  pour  motif  l'avantage  de 

matières  d'or  et  d'argent.  M.  Turgot  avait  formé  le  plan  de  cette 
législation  nouvelle,  qui  devait  s'unir,  avec  les  changements  qu'il 
projetait,  dans  l'administration  des  monnaies.  Il  aurait  voulu 
qu'on  n'employât  dans  les  monnaies  que  l'or  et  l'argent  purs  ,  et 
que  chaque  pièce  portât  un  caractère  pour  en  désigner  le  poids , 
qui  eût  été  toujours  une  fraction  très-simple  de  l'unité  de  poids. 
Comme  il  s'était  occupé  des  moyens  d'établir  une  mesure  univer- 
selle, dont  l'unité  eût  été  déterminée  par  un  fait  physique,  lié  à 
quelqu'un  des  phénomènes  les  plus  constants  de  l'ordre  du 
monde  (tel  que  la  longueur  du  pendule  simple  qui  bat  les 
secondes  à  une  latitude  donnée),  il  eût  voulu  établir  aussi  une 
imité  de  poids  déterminée  également  par  des  moyens  physiques. 
Les  valeurs  numérales  des  monnaies  et  leurs  divisions  se  seraient 
rapportées  à  ces  divisions  réelles  relatives  au  poids  ,  mais  pour 
un  seul  des  métaux,  seulement;  car  le  rapport  de  la  valeur  réelle 
de  l'or  et  de  l'argent  fût  resté  variable  comme  il  l'est  dans  l'état 
naturel.  Le  commerce  de  ces  métaux  eût  été  absolument  libre; 
seulement  la  loi  eût  fixé  ce  que  le  propriétaire  de  lingots,  qui 
voudrait  les  faire  fabriquer  en  monnaie  ou  les  échanger  contre 
la  monnaie  fabriquée  dans  les  ateliers  publics,  payerait  pour  les 
frais  de  cette  fabrication.  Le  travail  de  l'affinage  eût  été  libre,  et 
il  en  eût  été  de  même  de  celui  des  essais;  mais  on  aurait  établi, 
dans  les  principales  villes,  des  essayeurs  instruits  et  d'une  probité 
reconnue,  qui  auraient  été  chargés  des  essais  ordonnés  par  l'ad- 
ministration ou  par  les  tribunaux  ,  dans  le  cas  de  contestation  :  et 
c'est  à  ces  essayeurs  que  se  seraient  adressés  ceux  qui  auraient 
voulu  faire  apposer  à  leurs  lingots  une  marque  destinée  à  en 
constater  le  titre.  Le  prix  de  leurs  opérations  eût  été  fixé  de  ma- 
nière à  leur  assurer  un  salaire  suffisant,  et  non  à  établir  un  vé- 
ritable imjAÔt ,  et  les  particuliers  eussent  été  libres  ou  de  se  servir 


72  VIE    DE    M.    TURGOT. 

quelques  particuliers,  empêchait  les  boucliers  de 
vendre  librement  leurs  suifs.  Ils  furent  débariassés 
de  ces  entraves,  qui  les  forçaient  à  vendre  plus  cher, 

d'eux,  ou  de  faire  essayer  par  d'autres  à  plus  bas  prix,  au  risque 
de  mal  placer  leur  confiance. 

La  même  règle  aurait  e'té  étendue  au  commerce  d'orfèvrerie, qui 
serait  devenu  libre.  Il  aurait  été  permis  de  fabriquer  des  bijoux  à 
tous  les  titres.  On  aurait  établi  un  bureau  public  où,  pour  un 
prix  égal  à  la  valeur  des  frais,  on  aurait  apposé  sur  les  bijoux 
une  marque  qui  en  eût  déclaré  le  titre;  mais  il  aurait  été  permis 
de  se  passer  de  cette  marque  :  ainsi  les  acheteurs  et  les  vendeurs 
auraient  été  libres  de  faire  leurs  marchés  sons  le  sceau  de  la  con- 
fiance publique  ou  bien  sous  celui  de  la  confiance  particulière. 
Par  là  on  eût  concilié  la  sûreté  et  la  liberté,  et  l'on  eût  obtenu 
les  avantages  que  donne  la  marque  pour  la  facilité  et  la  sûreté 
des  marchés,  sans  assujettir  les  individus  à  une  gène  et  à  une  dé- 
pense inutile  et  forcée. 

Toutes  ces  opérations  auraient  précédé  la  nouvelle  législation 
sur  les  monnaies,  qui  ne  pouvait  être  établie  avant  que  la  cou- 
liance  inspirée  parles  opérations  bienfaisantes  du  gouvernement 
eût  permis  de  braver  les  cris  d'une  foule  d'hommes  dont  les  pro- 
fits sont  uniquement  fondés  sur  les  erreurs  des  gouvernements  , 
et  qui  auraient  employé  toutes  les  ressources  de  l'art  de  l'agio- 
tage pour  l'empêcher  de  porter  la  lumière  dans  le  secret  de  leurs 
spéculations. 

4°  Quant  aux  apothicaires ,  on  eût  suivi  le  même  principe.  Ou 
aurait  établi  dans  les  villes  un  certain  nombre  d'hommes  assujet- 
tis à  des  examens  rigoureux,  et  obligés  de  faire  preuve  d'habi- 
leté et  de  connaissances  dans  leur  art  ;  ces  hommes  auraient  été 
les  experts  consultés  par  les  tribunaux  ou  par  les  corps  munici- 
paux ;  eux  seuls  auraient  été  chargés  de  la  fourniture  des  re- 
mèdes payés  par  le  gouvernement  ou  employés  dans  les  établis- 
sements pifblics.  Mais  tout  autre  eût  pu  faire  le  même  commerce. 
M.  Turgot  croyait  que  sur  ces  objets  importants  le  gouvernement 
doil  assurer  au  peuple  et  aux  ignorants  des  moyens  de  m;  pas 


VIE    DE    M.    TURGOT.  7^ 

en  même  lemps  que  le  peuple  était  délivré  de  toutes 
les  petites  exactions  dont  le  régime  des  boucberies 
le  rendait  la  victime,  et  qu'il  obtenait,  par  la  liberté 
et  par  la  concurrence,  l'avantage  d'avoir  de  la  viande 
médiocre,  mais  saine,  pour  un  prix  proportionné  à 
ses  facultés. 

Une  autre  loi  donnait  à  l'Hôtel-Dieu  de  Paris  le  pri- 
vilège exclusif  de  vendre  de  la  viande  en  carême  , 
c'est-à-dire ,  pendant  la  liuilième  partie  de  l'année. 
Le  peuple,  bors  d'état  de  se  nourrit'  de  poisson, 
parce  que  les  droits  en  augmentaient  le  prix,  ne  pou- 
vait avoir  de  viande,  parce  qu'elle  devenait  trop 
cbère,  et  était  condamné  à  une  nourriture  malsaine 
ou  dégoûtante.  M.  Turgot  détruisit   le   privilège   de 

être  trompés  involontairement,  et  d'échajjper  aux  dangers  qui 
menacent  les  biens  ou  la  vie  des  citovcns;  mais  que  ses  soins  ne 
doivent  pas  s'étendre  plus  loin;  qu'il  n'a  pas  le  droit  de  prescrire 
les  moyens  et  de  forcer  à  les  choisir,  ou  de  commander  une  con- 
liance  exclusive,  parce  que  la  confiance,  comme  l'opinion,  doit 
être  entièrement  libre.  On  voit  à  combien  d'autres  professions 
s'appliquent  ces  mêmes  principes,  par  lesquels  on  peut  concilier 
la  vigilance  qui  doit  pourvoir  à  la  sûreté  commune  avec  le  res- 
pect pour  la  liberté.  Ainsi,  la  liberté  du  commerce  d'apothicai- 
rerie  ne  pouvait  être  établie  sans  quelques  précautions;  mais  la 
concurrence  des  apothicaires  et  des  épiciers,  dans  la  vente  des 
drogues  simples,  remédiait  en  grande  partie  à  renchérissement 
excessif  causé  par  le  privilège  des  apothicaires,  enchérissement 
(jui  rend  presque  nuls  pour  le  peuple  les  avantages  beaucoup 
moins  réels  qu'on  ne  croit  de  leur  habileté. 

Ces  exceptions,  que  M.  Turgot  avait  laissées  dans  la  loi  qu'il 
avait  rédigée,  n'étaient  donc  pas,  comme  on  a  pu  le  dire  ou 
même  le  croire,  des  restrictions  au  principe  de  la  liberté  géné- 
rale et  iiuklinie  du  commerce  et  do  l'industrie. 


74  VIE    DK    M.    TURGOT. 

l'Hôtel-Dieu,  qui  fui  remplacé  par  un  droit  plus 
((u't'quivalenl.  Il  épargna  au  peuple  les  frais  de  cette 
régie  mal  administrée,  tandis  que  la  suppression  des 
droits  sur  le  poisson  salé,  et  de  la  moitié  des  droits 
sur  la  marée  fraîche  ,  encouiageait  l'art  de  la  pèche  , 
et  amenait  dans  la  capitale  l'ahondance  et  le  hon 
marché. 

M.  Turgot  voyait  ,  dans  cette  opération,  un  autre 
avantage,  celui  de  détruire  une  des  usurpations  de 
la  puissance  ecclésiastique.  L'ahstinence  de  la  viande 
pendant  le  carême,  la  cessation  du  travail  les  jours 
de  fêtes,  sont  des  lois  qui  ne  doivent  obliger  que  la 
conscience:  on  ne  peut,  sans  injustice,  donner  à 
ces  lois  l'appui  de  la  force  publique;  aucun  pouvoir 
n'en  a  le  droit  légitime,  parce  qu'aucun  n'a  celui  de 
régler  les  opinions,  ou  de  défendre  des  actions  qui, 
par  elles-mêmes,  ne  sont  pas  contraires  à  la  jus- 
tice (i). 

Les  corvées  militaires,  qui,  pesant  uniquement 
sur  les  villages  exposés  au  passage  des  troupes  ou 
des  munitions,  étaient  à  leur  égard  une  véritable 
injustice;  qui,  comme  les  corvées  des  grands  che- 
mins, avaient  l'inconvénient  d'employer  les  bras  ou 
les  facultés  des  hommes  contre  leur  gré ,  d'ajouter 
l'humiliation  et  la  servitude  au  fardeau  de  l'impôt  : 
ces  corvées  furent  aussi  remplacées  par  une  contri- 
bution générale  (2). 

(i)  Voyez  sur  ce  principe  la  dernière  partie  de  cet  ouvrage, 
(2)  Ces  travaux  forcés  étaient  payés  ,  à  la  vérité,  mais  le  plus 

souvent  fort  au-dessous  de  la  perte  qu'essuyaient  ceux  qui  étaient 

contraints. 


VIE    DE    M.    TURGOT.  75 

L'impôt  de  la  taille  est  levé  directement  sur  des 
hommes  qui,  n'ayant  que  leurs  salaires  pour  vivre, 
sans  propriétés,  sans  autres  meubles  que  les  usten- 
siles nécessaires,  ne  peuvent  pas  même  être  con- 
traints à  payer  par  la  violence.  Un  coUecteui-,  forcé 
de  se  charger  de  la  levée  de  l'impôt,  avait  le  droit 
d'en  faire  remplir  le  montant  par  les  quatre  plus  im- 
posés à  la  taille.  Quoiqu'ils  eussent  payé  leur  taxe, 
ils  étaient  contraints  parla  vente  de  leurs  effets,  par 
la  prison  même,  à  réparer  la  négligence  du  collec- 
teur ou  la  pauvreté  de  leurs  concitoyens. 

Il  est  difficile  d'imaginer  un  régime  plus  oppressif. 
Un  des  premiers  soins  de  M.  Turgot  fut  de  l'abolir. 
  l'abri  de  cette  nouvelle  loi,  le  citoyen  qui  avait 
payé  sa  taille  était  du  moins  tranquille.  La  somme 
qu'auparavant  on  l'obligeait  d'avancer,  et  qu'il  fallait 
répartir  ensuite  sur  la  communauté,  est  immédiate- 
ment imposée  sur  elle,  mais  avec  un  intérêt  qui  dé- 
dommage le  collecteur  de  l'avance  qu'il  est  alors 
obligé  de  faire. 

Les  propriétaires  des  bois  d'un  canton  de  la  Fran- 
che-Comté étaient  assujettis  à  une  servitude  singu- 
lière :  ils  étaient  obligés  de  fournir  à  bas  prix,  aux 
salpêtriers,  le  bois  dont  ils  avaient  besoin  ;  et  il  leur 
était  défendu  d'en  vendre  à  d'autres  qu'aux  fermiers 
généraux  pour  l'exploitation  des  salines.  Cette  con- 
tradiction avait  subsisté  longtemps,  et  plusieurs  par- 
ticuliers ou  communautés  avaient  été  poursuivis  pour 
avoir  violé  l'une  ou  l'autre  de  ces  lois,  qu'on  ne  pou- 
vait exécuter  à  la  fois. 

La   première   fut   détruite  par  une  opération   sur 


7^  VIE    DE    M.    TURGOT. 

le  bail  des  poudres,  dont  nous  parlerons  bientôt; 
et  M.  Tuigot  détruisit  le  privilège  des  fermiers  géné- 
raux, en  transportant  leurs  ateliers  au  milieu  d'une 
forêt  appartenant  au  roi,  où  un  nouveau  canal  con- 
duit l'eau  des  fontaines  salées. 

Me  sera-t-il  permis  de  rapporter  à  cette  occasion 
une  anecdote  propre  à  consoler  ceux  des  gens  en 
place  qui  ont  le  malheur  d'être  plus  sensibles  à  l'opi- 
nion qu'au  témoignage  de  leur  conscience?  Ce  canal 
enlevait  quelques  arpents  de  terre  à  un  gentilhomme 
de  la  province:  on  lui  offrit  une  indeuniité  à  dire 
d'experts;  il  la  refusa,  et  vint  se  plaindre  à  la  cour 
de  l'atteinte  portée  à  sa  propriété.  Les  courtisans, 
à  qui  M.  Turgot  ne  prodiguait  pas  la  substance  du 
peuple,  répétèrent  ces  ciis  avec  complaisance,  eux 
qui  avaient  étouffé  ceux  du  pauvre,  lorsque  de  vastes 
grands  chemins  qui  conduisaient  à  leurs  terres  avaient 
absorbé  ces  petites  propriétés ,  dont  on  se  croyait 
alors  dispensé  de  payer  le  prix  ;  et  pendant  qu'ils 
l'accusaient,  le  ministre,  ami  de  la  nation,  avait  fixé 
par  une  loi  la  largeur  des  grands  chemins,  qu'une 
fausse  idée  de  luxe  et  la  vanité  puérile  des  construc- 
teurs avait  agrandis  aux  dépens  de  la  nourriture  du 
peuple  et  de  la  propriété  des  citoyens. 

Le  petit  pays  de  Gex ,  séparé  du  reste  de  la  France 
par  le  Mont-Jura  ,  avait  été  assujetti  aux  droits  de  la 
ferme  générale.  Sa  position,  entre  une  frontière  ou- 
verte et  des  montagnes,  rendait  l'exercice  de  ces 
droits  impossible  sans  une  multiplicité  d'employés, 
qui  ruinaient  ce  malheureux  canton,  déjà  dépeuplé 
parles  suites  de  l'édit  de  Nantes.  Souvent  M.  de  Vol- 


VIE    DE    M.    TlIRGOT.  77 

taire,  dont  la  vieillesse  active  et  bienfaisante  hono- 
rait et  consolait  cette  terre  infortnnée,  avait  demandé 
au  ministère  la  liberté  de  racheter  laffrancbissement 
de  ces  droits  par  un  autre  impôt.  Il  ne  put  se  faire 
entendre  qu'au  cœur  de  M.  Turgol  ;  et  le  pays  de  Gex 
obtint  alors  enfin  cette  liberté  tant  désirée. 

On  voit  comment ,  dans  toutes  ces  lois,  M.  Turgot 
avait  su  attaquer  tous  les  genres  d'oppression,  et  s'oc- 
cuper du  bonheur  de  toutes  les  classes  de  citoyens, 
propriétaires,  paysans,  peuple  des  villes,  sans  jamais 
sacrifier  l'une  à  l'autre;  toujours  équitable  envers 
tous,  guidé  toujours  par  cet  esprit  de  justice  univer- 
selle, principe  de  toute  administration  salutaire  et 
éclairée.  Combien  devait-il  paraître  doux  à  une  âme 
telle  que  la  sienne,  d'avoir  fait  tant  de  bien  sans  au- 
cun autre  moyen  que  de  rendre  aux  hommes  une 
partie  de  ces  droits  naturels,  qu'aucune  constitution 
ne  peut  légitimement  leur  enlever,  que  dans  aucune 
le  souverain  n'a  intérêt  de  violer,  et  dont  cependant, 
grâce  aux  préjugés  antiques  et  aux  sophismes  nou- 
veaux des  prétendus  amis  du  peuple,  les  citoyens 
d'aucun  pays  ne  jouissaient,  à  cette  époque,  avec  au- 
tant d'étendue  que  les  Français!  Car  alors  l'Amérique 
n'avait  pas  encore  recouvré  sa  liberté. 

On  demandera  peut-être  ce  qui  reste  de  ces  lois. 
Il  en  subsiste  trop  peu  ,  sans  doute;  mais  du  moins 
on  peut  en  contempler  quelques  restes,  semblables 
aux  ruines  de  ces  palais  antiques  dont  le  temps  et 
des  mains  ennemies  n'ont  pu  consommer  la  destruc- 
tion, et  dont  les  débris  offrent  encore  un  asile  à 
quelques   malheureux.   Un  artiste  les  admire  en  si- 


•78  VIE    DE    M.    TURGOT. 

lence;  il  sent  ses  idées  s'agrandir,  et  ne  peut  s'ennpê- 
cher  d'éprouver  un  désir  involontaire  d'être  appelé 
quelque  jour  à  ériger  un  monument  qui  les  égale. 

Dans  ce  même  temps ,  d'autres  objets  liés  d'une 
manière  moins  immédiate  au  bonheur  public,  n'é- 
taient pas  négligés.  On  augmenta  le  nombre  des  ports 
qui  avaient  la  liberté  de  commercer  directement 
avec  nos  îles  :  liberté  avantageuse  pour  la  métropole, 
comme  pour  les  colonies. 

On  permit  la  vente  de  l'huile  de  pavot.  Cette  huile, 
qui  n'a  aucune  qualité  nuisible,  était  vendue  sous  le 
nom  d'huile  d'olive;  et  M.  Turgot  n'ignorait  pas  que 
les  fraudes  de  ce  genre  se  font  toujours  aux  dépens 
des  propriétaires  de  la  denrée  et  du  consommateur. 

On  i-endit  la  liberté  aux  verreries  de  Normandie , 
qui,  forcées  de  fournir  à  bas  prix  une  certaine  quan- 
tité de  verre  à  Paris  et  à  Rouen,  n'auraient  trouvé 
aucun  avantage  à  perfectionner  leur  fabrication,  et 
étaient  restées  dans  cet  état  de  médiocrité  auquel 
ces  lois  oppressives  condamnent  les  manufactures 
qui  ont  le  malheur  d'y  être  assujetties. 

Quelques  années  auparavant,  on  avait  encouragé 
les  défrichements,  en  exemptant  de  dîme  pour  un 
temps  les  terres  défrichées.  Cette  loi  était  nécessaire  : 
la  dîme,  qui  se  lève,  non  sur  le  produit  net  des 
teires,  mais  sur  leur  produit  physique,  non  sur  la 
part  du  propriétaire,  mais  sur  les  sueurs  et  les  tra- 
vaux du  laboureur;  la  dîme  eîit  presque  enlevé  le 
profit  entier  des  défrichements,  et  cet  impôt  deve- 
nait un  obstacle  au  progrès  de  l'agriculture.  Mais 
cette  loi  bienfaisante  était  éludée.  Un  procès  que  le 


VIE    DE    M.    TURGOT.  -yC) 

décimaleur  pouvait  intentei-,  sous  prétexte  que  la 
terre  avait  été  autrefois  cultivée,  que  des  bestiaux 
avaient  pu  y  paître,  était  un  mal  plus  grand  que  la 
dîme;  et  il  fallut  une  nouvelle  loi  pour  mettre  le 
peuple  à  l'abri  de  l'avidité  sacerdotale.  On  fixa  le 
terme  où  ils  pourraient  faire  valoir  leurs  prétentions. 
Ce  terme  ne  fut  que  de  six  mois  après  la  déclaration 
faite  par  le  cultivateur;  en  sorte  que  les  décimateurs 
ne  pouvaient  plus  espérer  de  profiter  des  travaux 
d'autrui  ;  et  si  le  respect  pour  l'usage  établi  forçait 
de  leur  laisser  encore  ce  moyen  de  nuire,  du  moins 
on  leur  en  avait  enlevé  tout  intérêt. 

Le  recueil  des  lois  publiées  sous  ce  ministère  offre 
presque  cbaque  jour  quelqu'une  de  ces  opérations 
bienfaisantes  ;  et  l'on  y  voit  qu'aucun  des  petits  maux 
auxquels  le  peuple  était  exposé  n'avait  échappé  à  la 
vigilance  du  ministre,  qui  ne  manquait  d'y  apporter 
un  remède  que  lorsqu'il  n'en  avait  pas  le  pouvoir; 
ou  que  ces  maux  particuliers, liés  à  un  abus  plus  fu- 
neste, ne  pouvaient  et  ne  devaient  être  détruits  que 
du  même  coup. 

M.  Turgot  regardait  un  plan  général  de  navigation 
intérieure,  un  système  de  travaux  pour  rendre  na- 
vigables les  rivières  qui  en  sont  susceptibles,  et  pour 
perfectionner  la  navigation  des  grands  fleuves, comme 
le  seul  moyen  de  donner  au  commerce  de  l'intérieur 
cette  activité  nécessaire  au  progrès  de  la  culture  et 
de  l'industrie,  et  de  mettre,  par  une  circulation  plus 
étendue,  les  subsistances  du  peuple  et  le  succès  des 
manufactures  plus  à  l'abri  des  accidents.  Les  cir- 
constances ne  lui  permettaient  que  des  entreprises 


8o  VIE    DE    M.    TllRGOT. 

peu  considérables  :  il  y  affecta  une  contribution  de 
800,000  liv.,  et  s'occupa  de  former  ce  plan  gént'ral, 
qui  peut  seul  donner  aux  travaux  de  ce  genre  une 
utilité  étendue  et  durable.  Il  savait  combien  il  est 
facile  de  former  des  projets,  d'annoncer  des  moyens 
nouveaux.  Il  n'y  a  pas  de  jour  qu'on  ne  propose  à 
un  ministre  un  projet  digne  des  anciens  Romains, 
et  dont  l'exécution  immoitaliserait  son  ministère.  Il 
n'y  a  pas  de  jour  où  on  ne  lui  prouve  que  le  bien  de 
l'Etat  exige  qu'on  force  la  nature,  pour  faire  passer 
un  canal  sous  les  muis  d'une  capitale  on  au  milieu 
des  possessions  d'un  grand  seigneur.  Mais  est-il  ques- 
tion d'examiner  ces  projets,  de  les  juger  d'après  des 
principes  certains,  on  ne  trouve  que  des  doutes 
chez  les  savants,  et,  chez  les  gens  de  l'art,  que  de  la 
confiance.  M.  Turgot  crut,  en  conséquence,  devoir 
attacher  à  son  administration  trois  géomètres  de 
l'Académie  des  sciences  (i),  qu'il  chaigea  de  l'examen 
de  ces  projets,  et  surtout  des  recherches  nécessaires 
pour  se  mettre  en  état  de  prononcer.  Des  expériences 
sur  les  fluides,  faites  par  M.  l'abbé  Bossu t  ,  ont  été 
le  seul  fruit  de  cet  établissement,  qui,  formé  pai- 
l'amitié  et  par  la  confiance  personnelle,  fut  détruit 
avec  le  ministère  de  M.  Turgot. 

Il  ne  craignait  pas  de  consulter  des  savants,  parce 
qu'il  ne  craignait  pas  la  vérité.  Les  reproches  qu'on 
leur  fait  de  mépriser  les  connaissances  pratiques, 
d'être  jaloux  des  inventions  dans  les  arts,  de  tenir 
aux  opinions  adoptées  dans  leurs  compagnies,  n'é- 

(i)MRI,  D'Alemlxit,  l'abbc  Bossut,  Condoiret. 


VIE    DE    M.    TURGOT.  S\ 

laient  à  ses  yeux  éclairés  par  l'étude  et  l'expérience, 
que  les  récriminations  du  charlatanisme  ,  indigné 
qu'une  classe  d'hommes  osât  échapper  à  ses  pres- 
tiges. Mais  il  savait  en  même  temps  que  les  savants, 
accoutumés  à  une  marche  régulière  et  sûre,  portent 
quelquefois  à  l'excès  l'esprit  de  doute  et  d'incerti- 
tude; que,  quand  on  les  consulte,  il  faut  vouloir  et 
savoir  les  entendre,  afin  de  ne  pas  prendre  leur  in- 
certitude pour  une  condamnation ,  ou  ,  ce  qui  est 
plus  dangereux  encore,  pour  une  véritable  approba- 
tion. Une  science  étrangère  peut  aider  aux  connais- 
sances personnelles,  mais  elle  n'y  supplée  jamais,  et 
il  n'existe  point  de  moyen  pour  bien  juger  d'après 
autrui  ce  qu'on  ne  pourrait  juger  par  soi-même. 

Le  droit  d'établir  sur  les  grandes  routes  des  voi- 
tures publiques  était,  en  France,  l'objet  d'une  foule 
de  petits  privilèges  particuliers,  concédés  ou  affer- 
més par  le  gouvernement.  On  y  avait  joint,  presque 
partout,  le  droit  exclusif  de  voiturer  les  paquets  au- 
dessous  de  cinquante  livres.  M.  Turgot  aurait  désiré 
pouvoir  détruire  ces  privilèges;  mais  il  aurait  fallu 
sacrifier  un  revenu  nécessaire  ;  et  il  était  à  craindre 
que  l'établissement  de  voitures  publiques  sans  pri- 
vilèges ne  se  fît  qu'avec  lenteur,  dans  un  pays  où 
l'habitude  d'en  obtenir,  et  celle  de  n'avoir  presque 
jamais  vu  de  commerce  libre,  fait  exagérer  la  crainte 
de  la  concurrence.  Ainsi,  la  réunion  de  tous  ces  pri- 
vilèges à  une  régie  dépendante  du  gouvernement  , 
semblait  une  première  opération  nécessaire  ,  et  d'au- 
tant plus  utile,  que  le  ministère,  en  conservant  le 
privilège  exclusif,  pouvait  l'exercer  avec  douceur, 
V.  fi 


r 


82  VIE    DE    M.    TUKGOT- 

et  supprimer  du  moins  les  vexations  qui  en  étaient 
la  suite.  Le  nouveau  plan,  qui  procurait  plus  de  célé- 
rité dans  la  marche  des  voitures,  en  multipliait  le 
nombre,  en  diminuait  les  prix  :  utile  ou  commode 
aux  particuliers,  il  offrait  des  avantages  réels  au  com- 
merce, et  cependant  il  apportait  quelque  augmenta- 
tion au  trésor  public. 

Mais  M.  Turgot  avait  porté  plus  loin  ses  vues.  Les 
banquiers,  et  une  partie  des  financiers,  ne  sont  utiles 
que  pour  éviter  les  frais  et  les  lenteurs  du  transport 
réel  de  l'argent.  En  diminuant  ces  frais,  en  accélé- 
rant les  transports,  on  diminue  nécessairement  les 
frais  de  banque,  on  resserre  la  limite  qu'ils  ne  peu- 
vent passer  (i).  Le  gouveinement,  maître  de  voiturer 
en  peu  de  temps,  et  presque  sans  frais,  de  l'argent 
d'un  bout  du  royaume  à  l'autre,  pouvait  ou  dimi- 
nuer le  nombre  de  ses  agents,  ou  restreindre  leurs 
profits;  en  sorte  que  ce  nouvel  établissement  l'affran- 
chissait de  la  dépendance  la  plus  dangereuse  à  la- 
quelle il  soit  soumis  dans  nos  nations  modernes,  celle 
de  ses  employés  de  finances  et  celle  des  banquiers. 

Comme  cette  opération  utile  ôtait  des  privilèges 
à  quelques  familles,  on  cria  que  le  ministre  attaquait 
les  propriétés.  Mais  loin  qu'un  privilège  puisse  être 
une  propriété,  loin  que  le  gouvernement  perde,  en 
donnant  un  privilège,    le  droit    imprescriptible  de 

(  i)  Ces  frais  sont  toujours  au-dessous  de  ce  qu'il  en  coûterait 
pour  faire  transporter  la  même  somme  avec  sûreté.  Mais  ils  sont 
souvent  fort  au-dessus  de  ce  que  deviendraient  les  frais  du  trans- 
port, s'il  subsistait  entre  les  grandes  villes  une  communication 
sûre  et  régulière. 


VI K    DE    M.    TURGOT. 


83 


clianger  la  forme  de  sa  concession  et  d'y  substituer 
une  indemnité,  aucune  puissance  législative,  celle 
même  qui,  exercée  par  le  peuple  en  corps,  semble- 
rait avoir  une  autorité  plus  étendue,  ne  peut  pré- 
tendre au  droit  de  faire  une  loi  irrévocable,  de  for- 
mer avec  quelques-uns  des  membres  de  l'Etat  une 
convention  qu'elle  ne  puisse  jamais  rompre. 

Et  si  même  il  s'agit  de  privilèges  exclusifs,  si  la 
concession  exige  le  sacrifice  d'une  partie  de  la  liberté 
naturelle  des  citoyens,  connue  la  nécessité  seule 
peut  autoriser  à  exiger  ce  sacrifice,  l'Etat  conserve  le 
droit  d'en  dispenser  à  l'instant  où  cette  nécessité 
cesse,  où  le  sacrifice,  loin  d'être  utile,  devient  nui- 
sible ;  et  il  ne  peut  devoir  aux  particuliers  que  l'équi- 
valent du  privilège  dont  la  justice  ne  permet  plus  de 
les  laisser  jouir.  Sans  doute,  l'État  doit  garder  avec 
fidélité  les  engagements  de  ce  genre,  et  ne  les  rompre 
ni  par  légèreté,  ni  pour  un  faible  profit.  Mais  ce  n'est 
pas  là  un  devoir  absolu  et  soumis  aux  principes  d'une 
justice  rigoureuse;  il  doit  être  subordonné  au  devoir 
plus  essentiel,  plus  sacré,  de  conserver  aux  citoyens 
le  libre  exercice  de  leurs  droits;  et  c'est  à  la  cons- 
cience de  celui  qui  gouverne  qu'il  appartient  de  pro- 
noncer, dans  chaque  question  particulière,  sur  ce 
que  la  justice  et  l'intérêt  public  exigent  de  lui. 

L'établissement  de  la  caisse  d'escompte  eut  en 
partie  les  même  motifs  que  celui  de  la  régie  des 
messageries.  Une  caisse  publique  qui  escomptait  à 
quatre  pour  cent  les  lettres  de  change,  devait  néces- 
sairement faire  tomber  au  même  denier  le  taux  com- 
mun de  l'escompte.  Les  billets  qu'elle  faisait  entrei 


84  VIE    DE    M.    TURGOT. 

dans  ses  payements,  billets  qu'on  pouvait  refuseï',  et 
qu'elle  réalisait  à  la  première  demande,  offraient  un 
autre  avantage,  celui  de  l'établissement  d'un  papier- 
monnaie.  Dix  millions  prêtés  au  gouvernement,  et 
remboursables  en  treize  ans  sur  le  pied  d'un  million 
par  an,  auraient  formé  une  bypotbèque  qui,  dans 
les  premiers  temps,  pouvait  être  nécessaire  pour  éta- 
blir la  confiance.  M.  Tiugot  connaissait  toute  l'uti- 
lité et  tous  les  dangers  des  papiers  de  cette  espèce, 
l'importance  d'en  resserrer  l'usage  dans  les  limites 
de  la  somme  nécessaire  aux  besoins  du  commerce, 
la  difficulté  de  leur  faire  obtenir  la  confiance  dans 
une  monarchie,  et  de  s'opposer  aux  nianœuvres 
sourdes  qu'on  tente  pour  l'ébranler.  Toujours  cons- 
tant dans  ses  principes,  il  n'avait  pas  voulu  que  l'ar- 
rêt d'établissement  de  cette  caisse  renfermât  un  pri- 
vilège exclusif.  Elle  ne  différait  des  autres  banques 
que  par  la  publicité  de  ses  opérations,  et  la  forme 
régulière  que  cette  publicité  permettait  de  leur 
donner. 

Il  n'eut  pas  le  temps  d'achever  l'exécution  de  ce 
plan  ,  suivi  depuis  par  son  successeur,  mais  avec  des 
changements  :  aussi  quelques-uns  des  abus  que 
M.  Turgot  avait  prévus  et  qu'il  voulait  prévenir,  s'y 
sont-ils  introduits.  Cependant  (et  rien  ne  prouve  da- 
vantage l'utilité  de  cette  caisse  telle  qu'il  l'avait 
conçue)  la  confiance  a  résisté  et  aux  vices  de  l'éta- 
blissement,  et  aux  manœuves  que  des  intérêts  de 
tousles  genres  ont  employées  pour  en  abuser  ou  pour 
la  détruire. 

M.  Turçfot  leajardait  l'encouraiïemenf  des  sciences 


VIE    DE    M.    TLRGOT.  85 

et  des  arts  comme  un  des  devoirs  de  sa  place.  Mais 
il  n'oubliait  pas  que  ces  encouragements,  pris  sur  le 
trésor  public,  payés  par  la  nation  ,  doivent  être  pro- 
portionnés à  l'utilité  (ju'elle  en  retire.  Il  savait  qu'ils 
doivent  aider,  soutenir  les  talents  et  non  les  eniichir. 
La  richesse  peut  être  le  prix  du  travail;  la  gloire 
seule  est  celui  du  talent.  Il  ne  voulait  pas  que  les 
encouragements  donnés  aux  arts  par  un  motif  d'uti- 
lité publique,  gênassent  la  liberté  des  citoyens,  et 
étouffassent  l'industrie  et  l'émulation.  Ainsi  jamais  il 
n'accordait  de  privilège  exclusif.  Une  gratification, 
une  pension,  l'achat  d'un  certain  nombre  des  ma- 
chines inventées,  et  dont  la  distribution  était  encore 
un  bienfait  du  gouvernement  :  telles  étaient  les  ré- 
compenses qu'il  se  proposait  de  donner.  Point  de 
ces  médailles,  point  de  ces  honneurs  subalternes, 
avec  lesquels  la  charlalanerie  cherche  à  payer  la  va- 
nité. Il  voulait  encourager  et  non  pas  corrompre,  et 
croyait  que,  dans  toutes  ses  opérations,  l'homme  d'É- 
tat doit  avoir  pour  but  de  réformer  les  hommes,  et 
non  d'exalter  leurs  vices,  eùt-il  même  l'espérance 
d'en  faire  un  usage  utile. 

M.  ïurgot  avait  formé  le  plan  de  substituer  un  seul 
impôt  direct  à  celte  foule  d'impôts  indirects  de  toute 
espèce,  fléaux  de  l'industrie  et  du  commerce,  source 
première  de  la  misère  et  de  l'avilissement  du  peuple. 
Mais  en  attendant  qu'il  pût  conmiencer  à  réaliser  un 
plan,  dont  l'exécution  ne  peut  paraîtie  aisée  ou  im- 
possible qu  a  des  esprits  inatlentifs  et  à  des  hommes 
peu  éclairés;  en  attendant  que  l'Élat  pût  remettre  au 
peuple  une  partie  des  contributions,  quelques  opé- 


86  VIE    DE    M.    TURGOT. 

rations  plus  pressantes  ou  plus  faciles  ne  devaient 
pas  être  négligées  (i). 

On  sait  combien  en  France  le  commerce  est  gêné 
par  ces  droits  de  péage,  de  marché,  restes  de  l'anar- 
chie féodale,  qui,  désignés  par  une  foule  de  noms 
barbares,  détournent  le  commerce  de  ses  routes  na- 
turelles, augmentent  le  pri\  des  denrées,  produisent 
la  surabondance  dans  un  canton,  et  la  cherté  dans 
le  canton  voisin.  En  1771  on  avait  établi  sur  ces 
droits,  qu'on  aurait  dû  chercher  à  supprimer,  une 

(1)  Par  un  article  du  bail  des  fermes  qui  devait  commencer  en 
1775,  on  avait  porté  atteinte  à  la  liberté  dont  jouissait  le  com- 
merce du  sel  dans  la  province  d'Anvergne  :  liberté  achetée  an- 
ciennement par  une  convention  que  plusieurs  rois  avaient  confir- 
mée, et  dont  l'Auvergne  payait  une  seconde  fois  le  prix,  par  le 
taux  excessif  auquel  d'autres  impôts  y  étaient  portés.  Il  ne  résul- 
tait pas  positivement  une  augmentation  d'impôt  du  changement 
proposé  par  les  fermiers;  mais  M.  Turgot  n'ignorait  pas  que  sou- 
vent ces  arrangements  de  pure  police,  uniquement  destinés  à  di- 
minuer la  fraude,  avaient  eu  pour  véritable  motif  de  préparer  les 
moyens  d'étendre  ou  d'augmenter  les  droits,  d'une  manière  d'au- 
tant plus  sûre  qu'elle  serait  plus  lente  et  plus  indirecte.  L'Au- 
vergne même  en  fournissait  un  exemple.  D'ailleurs,  il  ne  croyait 
pas  qu'il  fût  permis  de  donner  arbitrairement  atteinte  à  la  liberté 
des  citoyens,  même  quand  celte  privation  ne  serait  point  pour  eux 
une  charge  réelle;  ou  d'inspirer  aux  peuples,  sous  le  vain  prétexte 
de  perfectionner  un  système  vicieux  en  lui-même,  des  terreurs 
qui,  n'eussent-ellesi  qu'un  fondement  chimérique,  n'en  serait  pas 
moins  pour  eux  un  mal  très-réel.  Il  se  hâta  donc  d'expoaer  au 
loi  les  inquiétudes  que  l'établissement  de  ces  nouvelles  entraves 
(causaient  aux  habitants  de  l'Auvergne,  et  cette  province,  éloi- 
gnée et  pauvre  ,  éprouva  la  première  l'heureuse  influence  des 
j>rincipes  de  justice  et  de  bienfaisancl'  qui  allaient  servir  de  base 
à  une  administration  nouvelle. 


VIE    DE    M.    TURGOT.  87 

addition  de   huit  sous  pour  livre  qui   se   levait  au 
profit  du  roi.  Cet  impôt  fut  remis  au  peuple. 

Des  droits  établis  sur  les  entrées  de  Paris  étaient 
régis  par  la  ville,  qui  les  avait  abonnés,  et  se  con- 
tentait de  lever  une  somme  suffisante  pour  payer  le 
prix  de  son  abonnement;  mais  une  compagnie  les 
avait  affermés  vers  la  fin  du  dernier  règne  :  sa  jouis- 
sance commençait  en  1776;  et  le  peuple  fut  étonné 
d'éprouver  une  charge  nouvelle  sous  une  adminis- 
tration bienfaisante  et  populaire.  Les  cris  des  ci- 
toyens avertirent  M.  Turgot,  alors  attaqué  de  la 
goutte;  et  au  milieu  de  ses  douleurs  il  s'occupa  de 
réparer  le  désordre  par  la  destruction  de  cette  com- 
pagnie, qui  fut  indemnisée. 

Les  droits  sur  les  ventes,  sur  les  baux  ,  sur  les 
échanges,  sur  les  actes  passés  entre  les  citoyens,  ont 
sur  l'agriculture  et  le  bonheur  public  une  influence 
lente  et  funeste.  Ces  droits,  en  arrêtant  le  mouve- 
ment des  propriétés,  tendent  à  en  empêcher  la  divi- 
sion ou  l'amélioration.  Ils  ont  introduit  des  forma- 
lités coûteuses  ;  on  cherche  à  les  éviter,  et  la  sûreté 
des  propriétés  en  est  ébranlée.  La  levée  en  est  com- 
pliquée; souvent  mêlée  d'arbitraire,  elle  engendre 
des  procès  ruineux  ,  et  des  exactions  contre  lesquelles 
il  en  coûte  trop  pour  demander  une  justice  incer- 
taine. 

M.  Turgot  ne  pouvant  abolir  ces  dioits  devenus 
une  partie  nécessaire  du  revenu  public,  détruisit  du 
moins  ceux  qui,  presque  sans  produit  réel,  n'avaient 
pas  même  une  utilité  fiscale. 

Une  régie  des  hypothèques  venait    d'être  établie 


88  VIK    DE    M.    ÏURGOÏ. 

à  des  conditions  dont  Ja  singularité  Faisait  à  un  mi- 
nistre juste  un  devoir  de  rompre  cet  engagement.  Ce 
devoir  fut  rempli,  et  une  nouvelle  compagnie  char- 
gée de  la  même  régie,  à  des  conditions  qui  n'étaient 
plus  onéreuses. 

Les  biens  réels  des  domaines  du  roi  avaient  été 
affermés  pour  trente  ans;  et  l'on  avait  compris  dans 
le  bail  le  droit  de  rentrer  dans  les  terres  vagues,  ou 
regardées  comme  telles,  et  usurpées  ou  cultivées  par 
des  particuliers,  et  celui  de  retirer  les  domaines 
aliénés,  ou  le  droit  équivalent  d'en  faire  racheter  la 
conservation  par  les  possesseurs.  Si  les  conditions 
de  ce  bail  étaient  désavantageuses  pour  le  gouver- 
nement, elles  étaient  plus  effrayantes  encore  pour 
les  citoyens.  Quelque  légitimes  que  fussent  les  droits 
du  prince  sur  ces  domaines  aliénés,  sur  ces  terres 
usurpées,  Fexercice  de  ce  droit  ne  devait  être  confié 
qu'à  ses  mains  paternelles,  ne  devait  être  dirigé  que 
par  des  vues  d'une  utilité  générale.  Ce  bail  fut  cassé 
et  remplacé  par  une  légie  qui  était  plus  avantageuse 
au  fisc,  et  dont  les  citoyens  n'avaient  pas  à  craindre 
l'avidité,  du  moins  sous  un  ministère  juste  ou  éclaiié. 

Le  privilège  de  la  fabrication  de  la  poudre  et  de 
la  vente  du  salpêtre  était  affermé  à  une  compagnie. 
Ce  qu'elle  rendait  au  roi  était  devenu  presque  nul 
par  une  suite  de  petites  concessions  exigées  sous  dif- 
férents prétextes.  Successivement  on  avait  accordé 
aux  salpêtriers  le  droit  de  forcer  les  piopriétaires  à 
leur  laisser  enlever  le  salpêtre  attaché  aux  murs  de 
leurs  élables,  de  leurs  écuries;  puis  le  dioit  d'exiger 
des  communautés  un  logement  pour  eux,  un  atelier 


VIE   DE    M.    TURGOT.  89 

pour  leurs  opérations.  Dans  quelques  pays  même, 
on  y  avait  ajouté  le  privilège  de  prendre  à  vil  prix, 
dans  les  forêts  des  particuliers  ou  des  communautés, 
le  bois  qu'ils  jugeaient  nécessaire  à  leurs  travaux. 
Aussi,  par  une  suite  infaillible  de  cette  législation, 
les  particuliers,  les  communautés  s'empressaient  de 
se  raclieter  des  vexations  que  les  salpêtriers  avaient 
droit  d'exercer,  et  leur  tournée  était  beaucoup  moins 
employée  à  ramasser  ou  fabriquer  du  salpêtre,  qu'à 
recueillir  le  fruit  de  la  crainte  qu'ils  inspiraient. 

L'art  des  nitrières  artificielles  était  resté  dans  l'en- 
fance, tandis  que  chez  nos  voisins  il  avait  fait  des 
progrès  rapides;  et  le  seul  avantage  qui  pouvait  ser- 
vir de  piétexte  à  rétablissement  d'un  privilège,  celui 
d'assurer  à  l'État,  indépendamment  du  commerce 
étranger,  la  poudre  nécessaire  à  sa  défense,  avait  été 
perdu  par  les  moyens  qu'on  avait  cius  propres  à  l'ob- 
tenir. Ce  bail  fut  encoie  cassé;  une  régie  en  prit  la 
place,  se  chargea  du  remboursement  des  fermieis, 
augmenta  le  prix  du  salpêtre  pour  les  salpêtiiers , 
sans  l'augmenter  pour  le  public;  détruisit,  pour  une 
époque  prévue  (i),  et  fixée  à  l'instant  de  son  éta- 
blissement, toutes  les  vexations  contraires  à  la  li- 
berté du  peuple  et  à  la  propriété  des  particuliers. 
L'art  de  construire  des  nitrières  artificielles  s'établit 
en  France  ;  la  récolte  du  salpêtre  augmenta  avec  une 
rapidité  singulière;  et  en  peu  de  temps,  un  million  de 
revenu  de  plus,  et  des  vexations  de  moins,  furent  la 
suite  de  cette  opération  et  du  soin  qu'eut  M.  Turgot 
de  placer  dans  la  régie  un  chimiste  éclairé,  et  d'en- 

(i)  Le  1^"^  janvier  1778.  Cette  disposition  n"a  pas  été  exécutée. 


go  VIE    DE    M.    TUHGOT. 

courager  les  physiciens,  par  rétablissement  d'un 
prix,  à  s'occuper  de  recherches  sur  la  nature  et  la 
production  du  salpêtre. 

Les  droits  sur  les  boissons  sont  en  France  une 
partie  considérable  du  revenu  public.  Plusieurs 
autres  denrées  sous  forme  liquide  sont  assujetties  à 
des  impositions ,  et  la  méthode  de  jauger  les  vaisseaux 
est  devenue  importante  pour  l'administration  comme 
pour  le  peuple. 

Kepler,  dont  la  découverte  des  lois  du  mouvement 
des  planètes  a  immoitaliséle  génie,  s'était  occupé  de 
cette  question,  et  l'avait  conduit  à  quelques  décou- 
vertes géométriques.  Mais  dans  la  pratique  on  se 
contente  encore  en  France  d'une  méthode  grossière, 
sujette  à  des  erieuis  importantes  pour  le  commerce, 
et ,  ce  qui  est  bien  plus  fâcheux  ,  dépendante  d'éva- 
luations arbitraires. 

On  prévoit  bien  qu'en  général  cet  arbitraire  doit 
servir  à  étendre  les  droits;  et  comme  le  particuliei- 
qui  se  plaint  ne  peut  prouver  la  lésion  qu'en  faisant 
mesurer  immédiatement  la  liqueui-  contenue  dans  le 
tonneau,  on  sent  qu'il  ne  doit  jamais  recourir  à  ce 
moyen  ,  qui  l'expose  à  perdre  une  partie  de  sa  den- 
rée ,  et  presque  toujours  à  la  détérioiei". 

On  proposait  une  méthode  approuvée  par  l'Aca- 
démie des  sciences,  très-simple  dans  la  pratique, 
exacte  dans  les  résultats,  susceptible,  en  cas  de 
plainte,  d'une  vérification  précise.  Elle  n'avait  (ju'un 
défaut,  celui  de  donner  une  contenance  un  peu  au- 
dessus  de  la  contenance  réelle;  mais  en  même  temps 
tout  arbitraiie  était  proscrit. 


VIE    DE    M.    TlIRGOT.  9I 

M.  Tnigol  voulut  établir  cette  méthode,  et  il 
éprouva  les  plus  grandes  réclamations  de  la  part  de 
ceux  dont  cette  innovation  augmentait  les  profils  lé- 
gitimes; cette  raison  seule  suffisait  pour  jugei-  de  la 
justice  de  ces  réclamations.  Cependant  elles  trouvè- 
rent des  protecteurs  ;  on  fit  des  expériences  pour 
juger  de  la  vérité  d'une  proposition  géométriquement 
démontrée  :  on  savait  cprelles  confirmeraient  la  dé- 
monstration ;  mais  elles  devaient  foire  perdre  du 
temps,  et  pai-  là  on  parvint  à  empêcher  M.  Turgot  de 
détruire  un  abus  de  plus. 

Ceux  qui  prétendent  que  si  les  vérités  importantes 
de  l'économie  politique,  découvertes  ou  éclaircies 
de  nos  jours ,  ne  sont  point  admises  par  le  plus  giand 
nombre  ,  c'est  faute  d'avoir  été  établies  sur  des 
preuves  assez  convaincantes,  doivent  apprendre  par 
cet  exemple  que  les  démonstrations  géométriques 
elles-mêmes  peuvent  éprouver  des  objections,  lors- 
qu'on les  juge  sans  les  entendre,  et  qu'on  a  intéi'êt 
de  les  combattre. 

Par  des  édits  déjà  dressés  et  prêts  à  être  promul- 
gués, les  impôts  sur  la  maïque  des  fers  et  sur  les 
cuirs  ,  impôts  onéreux  au  commerce,  dont  le  dernier 
avait  presque  anéanti  les  tanneiies  en  France,  de- 
vaient être  bientôt  transformés  en  un  droit  d'une 
forme  plus  simple,  ou  même  en  une  imposition  ter- 
ritoriale (i).  Des  réformes  plus  difficiles,  et  non  moins 
importantes,  étaient  réservées  à  un  autre  temps. 

(x)  Un  édit  que  le  conseil  avait  agréé  allait  abolir  le  droit 
tl'aubainc,  longtemps  respecté  comme  un  des  plus  anciens  usages 
de  la  moi);uc'liie,  et  cjiii  n'était  qu'une  des  plus  anciennes  preuves 


^1  VIE    DE    M.    TKRGOT. 

Dans  une  administration  de  finances  très-compli- 
quée, il  s'élève  une  foule  de  procès  entre  le  fisc  et  les 
contribuables,  procès  où  ceux-ci  ont  nécessairement 
un  double  désavantage.  D'abord,  ils  ne  peuvent  en- 
tendre les  lois  d'après  lesquelles  les  contestations  doi- 
vent être  jugées.  Aucun  objet  n'est  réglé  par  une  seule 
loi,  mais  par  une  suite  de  lois  successives,  de  déci- 
sions particulières,  regardées  comme  l'interprétation 
ou  le  supplément  de  la  loi.  Toutes  ces  lois  se  modi- 
fient, se  contredisent,  et  deviennent  inintelligibles  à 
force  d'avoir  été  expliquées. 

Les  frais  nécessaires  pour  obtenir  j  ustice  empéclient 
les  contribuables   de  réclamer,  toutes  les  fois   que 

de  la  barbarie  de  nos  ancêtres.  Ce  droit  avait  été  détruit  à  l'é- 
gard d'un  grand  nombre  de  puissances  par  des  traités  particu- 
liers, comme  si  cette  réforme  n'était  avantageuse  qu'autant 
qu'elle  était  réciproque.  Mais  M.  Turgot  croyait,  au  contraire, 
qu'il  est  encore  utile  à  un  État  de  détruire  les  gènes  imposées 
aux  étrangers,  quand  même  leurs  préjugés  continueraient  à  y 
assujettir  ses  citoyens  ,  et  que  tout  l'avantage  était  pour  la  nation 
où  la  liberté  était  la  plus  entière.  Enfin,  il  espérait  obtenir  de  la 
bonté  et  de  la  justice  du  roi  la  suppression  d'un  impôt  volontaire, 
mais  corrupteur,  de  cette  loterie,  bien  éloignée  alors  d'avoir 
causé  les  scandales,  les  malheurs  et  les  crimes  dont  nous  avons 
été  depuis  les  témoins.  Mais  il  avait  prévu  les  effets  funestes  qu'on 
devait  en  attendre,  lorsque,  abandonnée  à  la  perfide  industrie 
d'hommes  nourris  dans  les  ruses  de  l'agiotage,  elle  ajouterait  à 
l'appât  trompeur  qu'elle  offre  à  l'avidité  de  la  populace,  la  faci- 
lité d'un  dépôt  jjublic  prêt  à  engloutir  le  nécessaire  des  familles, 
le  salaire  delà  débauche,  le  fruit  de  l'infidélité  et  du  brigandage, 
en  un  mot,  tout  ce  qu'un  peuple  corrompu  et  agité  de  la  fureur 
de  faire  fortune  peut  échanger  contre  une  espérance  trompeuse 
(jui  doit  consommer  sa  ruine. 


VIE    DE    M.    TURGOT. 


93 


l'objet  de  la  lésion  n'est  pas  fort  au  delà  de  ces  frais; 
tandis  que  ces  mêmes  frais  sont  nuls  pour  les  agents 
du  fisc,  surtout  si  on  les  compare  aux  profits  im- 
menses qu'ils  retirent  de  ces  extensions  données  à 
leurs  droits.  Mais  ce  n'était  pas  assez;  et  on  avait 
établi  comme  un  principe  de  finance,  que  dans  les 
questions  douteuses,  il  fallait  toujours  interpréter  la 
loi  en  faveur  du  droit  ;  et  comme,  par  la  complication 
des  lois,  presque  tous  les  cas  étaient  douteux,  le 
gain  d'un  procès  contre  le  fisc  était  un  phénomène 
rare.  Si  les  contribuables  obtenaient  quelquefois  jus- 
tice auprès  d'un  intendant,  les  financiers  en  appe- 
laient au  ministre;  et  la  nécessité  de  faire  quelques 
frais  de  plus,  était  tout  l'avantage  que  les  citoyens 
retiraient  de  l'équité  de  ces  magistrats. 

M.  Turgot  adopta  un  principe  contraire.  Il  sentit 
que  la  justice  exigeait  de  condamner  le  fisc  dans  les  cas 
douteux,  et  mémedansceuxoù  il  opposait  un  jugement 
particulier,  une  loi  secrète  et  surprise,  aux  lois  géné- 
rales et  publiques.  Il  abolit  le  privilège  injuste  qu'a- 
vaient obtenu  les  financiers,  de  suspendre  par  un  ap- 
pel la  restitution  des  droits  indûment  perçus,  lorsque 
cette  restitution  était  ordonnéeparle  premier  juge,pri- 
vilége  qui  rendait  la  justice  absolument  nulle  pour 
quiconque  n'avait  ni  argent  ni  protecteurs.  Aussi, 
un  financier  disait-il  assez  plaisamment ,  que  M.  Tur- 
got était  ennemi  mortel  de  la  recette.  Cependant, 
cet  esprit  de  justice  et  d'humanité,  loin  de  nuire  à 
la  recette,  ne  fit  que  l'augmenter,  malgré  la  sup- 
pression de  quelques  impôts  et  la  diminution  du  taux 
de  plusieurs  autres  :  et  comme  cette  augmentation  ne 


94  VIE    DE    M.    TURGOT. 

pouvait  avoir  d'autre  cause  que  celle  de  la  circula- 
tion, du  commerce  ,  de  la  consommation  ,  on  voit 
combien  cet  esprit  de  modération  et  de  justice  avait 
du  faire  de  bien  au  peuple. 

Dans  une  nation  où  la  dette  publique  est  très- 
grande,  et  où  une  masse  considérable  d'effets  au 
porteur,  payables  sur  le  trésor  public,  circule  dans 
le  commerce,  le  crédit  du  gouvernement  a  nécessai- 
rement une  grande  influence  sur  le  crédit  général. 
Sans  le  crédit  du  gouvernement,  celui  de  tous  les 
hommes  qui  traitent  avec  le  trésor  royal  est  précaire , 
et  celui  de  presque  tous  les  autres  devient  suspect.  La 
circulation  de  ces  effets  cesse  d'élie  un  secours  pour 
le  commerce.  Le  taux  où  l'intérêt  qu'ils  produisent 
est  porté  par  la  baisse  de  leur  valeur,  celui  des  em- 
prunts du  gouvernement,  celui  des  prêts  faits  à  ceux 
qui  traitent  avec  lui  ,  ne  peut  que  faire  hausser  l'in- 
térêt commun  de  l'argent ,  augmentation  fatale  à 
l'industrie  et  au  commerce.  Enfin  ,  toutes  les  opéra- 
tions d'un  gouvernement  sans  crédit  deviennent  rui- 
neuses et  incertaines. 

Si,  au  contraire,  la  confiance  se  rétablit;  si  les 
nouveaux  emprunts  peuvent  être  faits  à  un  intérêt 
plus  bas,  la  réforme  des  abus,  le  rétablissement  de 
l'ordre,  le  remboursement  des  dettes  onéreuses,  la 
destruction  des  traités  injustes  pour  la  nation,  op- 
pressifs pour  le  peuple,  tout  devient  facile.  M.  Tur- 
got  sentait  l'importance  de  relever  le  crédit  presque 
anéanti;  mais  il  n'en  connaissait  qu'un  seul  moyen  , 
l'exactitude  dans  les  payements,  la  fidélité  dans  les 
engagements,  l'esprit  de  justice  dans  les  lois  générales. 


VIF.    DE    M.    TURGOT.  C)5 

Les  pensions  étaient  retardées  de  tiois  années  : 
M.  Turgot  en  fit  payer  deux  à  la  fois  de  toutes  celles 
qui  n'excédaient  point  quatre  cents  livres  ,  c'est-à- 
dire,  de  toutes  celles  qui,  nécessaires  à  la  subsis- 
tance, ont  été  accordées  comme  une  juste  récom- 
pense, ou  sont  du  moins  de  véritables  aumônes. 
Pendant  son  ministère  elles  ont  été  remises  au  cou- 
rant, tandis  que  le  payement  de  toutes  les  autres,  et 
celui  des  arrérages  des  rentes  dues  aux  créanciers  de 
l'État,  furent  également  accélérés. 

Par  une  suite  de  la  liquidation  ordonnée  en  1764, 
plusieurs  citoyens  avaient  peidu  leur  créance  par 
leur  négligence,  ou  par  la  difficulté  d'entendre  et  de 
remplir  les  formes  compliquées  qu'on  leur  avait 
prescrites.  M.  Turgot  les  rétablit  dans  leur  droit,  sim- 
plifia les  formes  exigées,  et  donna  six  mois  pour  les 
remplir.  Il  vit  en  même  temps  que  les  frais,  les 
formalités  nécessaires,  rendaient  presque  nulle  la 
jouissance  des  rentes  d'une  très-petite  valeur;  et  il 
ordonna  le  remboursement  de  celles  qui  étaient  au- 
dessous  de  douze  livres  (1). 

Dix  millions  de  lettres  de  change,  dues  pour  des 
avances  faites  à  nos  colonies,  étaient  exigibles  de- 
puis cinq  ans,  et  le  payement  en  était  suspendu. 
M.  Turgot  en  paya  d'abord  pour  quinze  cent  mille 
livres,  assura  un  million  de  fonds  par  an  pour  le  paye- 
ment du  reste  ,  et  offrit  des  contrats  à  quatre  pour 
cent  à  ceux  des  possesseuis  qui  les  préféreraient. 


(1)  Cette  opération,  négligée   depuis,   a    été   consommée  en 
1784. 


96  VIE    DE    M.    TlJRGOT. 

Tandis  (jue  d'un  côté  M.  Turgot  diminuait  la  dette 
exigible,  et  faisait  des  remboursements  utiles  aux  ci- 
toyens pauvres,  de  l'autre  il  diminuait  les  anticipa- 
tions; autre  source  de  la  chute  du  crédit  public. 

Il  se  rétablit  promptement  :  les  effets  se  rappro- 
chèrent de  leur  taux  naturel;  quelques-uns  furent  au 
pair.  M.  Turgot  autorisa  les  états  des  provinces ,  les 
corps,  à  emprunter  à  quatre  pour  cent ,  afin  de  rem- 
bourser les  capitaux  dont  ils  payaient  un  intérêt  plus 
haut;  mais  il  exigea  en  même  temps  de  tous  les  corps 
de  n'emprunter  qu'en  assurant  des  fonds  pour  un 
remboursement  successif; précaution  nécessaire  pour 
maintenir  leur  crédit. 

Les  emprunts  particuliers,  les  fonds  avancés  au 
trésor  royal  ou  fournis  dans  les  entreprises  de  fi- 
nances, se  négociaient  à  un  intérêt  déjà  moindre  ;  et  il 
était  sûr  de  le  voir  baisser  encore.  Enfin,  il  s'était 
assuréen  Hollande  d'un  emprunt  de  soixante  millions 
à  moins  de  cinq  pour  cent.  Cet  emprunt  eût  été 
dans  nos  finances  un  phénomène  extraordinaire,  que 
sa  retraite  empêcha  d'avoir  lieu  ;  et  le  piemier  em- 
prunt qui  la  suivit,  quoique  beaucoup  moins  consi- 
dérable, fut  au  delà  de  six  et  un  quart,  malgré 
l'appât  encore  séduisant,  quoique  un  peu  usé,  d'une 
petite  loterie. 

On  avait  multiplié  les  charges  de  finance,  dans  l'uni- 
que vue  de  se  procurer,  par  la  première  vente,  une  res- 
source momentanée.  Presque  tous  les  offices  étaient 
doubles;  les  caisses, également  multipliées, avaient  cha- 
cune des  trésoriers  et  des  contrôleurs.  M.  Turgot  sepro- 
posa  de  réunir  sur  une  seule  tête  les  charges  doubles, 


VIE    DC    M.    TURGOT.  97 

de  faire  rembourser  celle  qui  s'éteignail  par  celui 
qui  conservait  l'aulie,  et  de  supprimer  les  gages  de 
la  charge  dont  le  possesseur,  réunissant  les  droits 
d'exercice  attachés  à  deux  places  ,  se  trouvait  suffi- 
samment dédommagé.  Cette  opération  avait  été  exé- 
cutée pour  les  recettes  des  tailles.  Une  autre  opération 
surcelle  des  impositions  de  Paris  a  produit  également 
une  diminution  de  frais  inutiles. 

D'autres  réformes  étaient  également  préparées  ;  et 
les  fonds  de  l'emprunt  que  M.  Turgot  se  proposait 
de  faire,  en  facilitant  des  remboursements  considé- 
rables, eussent  été  la  source  d'une  plus  grande  éco- 
nomie. Alors  un  emprunt  à  quatre  pour  cent  tou- 
jours ouvert,  et  auquel  une  combinaison  qui  eût 
facilité  le  commerce  de  ces  contrats,  et  en  eût  assuré 
le  remboursement,  aurait  mérité  la  confiance  pu- 
blique, devait  donner  les  moyens  d'éteindre  toutes 
les  dettes  au-dessus  de  ce  taux,  de  diminuer  de 
plus  d'un  quart  l'intérêt  de  la  dette  publique,  d'é- 
tablir enfin ,.  par  la  su^;pression  totale  des  charges 
de  finances,  une  comptabilité  simple  et  peu  coû- 
teuse. 

Telles  avaient  été  les  opérations,  telles  étaient  les 
vues  de  M.  Turgot;  et  c'est  ainsi  que,  tandis  qu'on 
l'accusait  de  ne  pas  connaître  la  finance,  apparem- 
ment pour  se  consoler  de  la  supériorité  qu'on  était 
forcé  de  reconnaître  en  lui  dans  les  grandes  parties 
de  l'administration,  il  avait  augmenté  le  revenu  pu- 
blic sans  mettre  un  nouvel  impôt,  et  après  en  avoii- 
supprimé  ou  diminué  plusieurs  ;  et  que,  sans  recourir 
à  de  nouveaux  emprunts,  il  avait  fait  des  renibourse- 
V.  7 


98  VIE    DE    M.    TURGOT. 

meiils,  diminué  la  dette  exigible,  accéléré  les  paye- 
ments et  réduit  les  anticipations. 

Tous  ces  travaux  avaient  été  l'ouvrage  de  vingt 
mois;  et  deux  attaques  de  goutte,  maladie  hérédi- 
taire dans  la  famille  de  M.  Turgot ,  l'avaient  empê- 
ché, pendant  plusieurs  mois,  de  s'occuper  de  la 
combinaison  ou  de  l'exécution  de  ses  plans.  Le  tra- 
vail forcé  auquel  son  zèle  pour  le  bien  public  le 
faisait  se  livrer  au  péril  de  sa  vie,  avait  prolongé 
ces  attaques  et  les  avait  rendues  dangereuses. 

Deux  événements  extraordinaiies  s'étaient  encore 
opposés  à  son  activité.  Une  maladie  pestilentielle 
s'était  répandue  sur  les  bestiaux  dans  la  Guyenne  et 
dans  les  provinces  voisines,  où  les  terres  sont  labou- 
rées avec  des  bœufs.  Très-peu  évitaient  la  contagion  , 
et  il  était  rare  d'échapper  à  la  mort.  Le  mal  exigeait 
des  secours  efficaces ,  dirigés  d'apiès  un  plan  suivi. 

M.  Turgot  apprit,  par  les  hommes  les  plus  éclai- 
rés, qu'il  n'y  avait  ni  remède  connu,  ni  préservatif 
assuré;  et  dès  lors  il  sentit  qu'il  ne  fallait  songer 
qu'à  empéclier  la  communication  et  la  durée  du 
mal.  Un  cordon  de  troupes  investit  les  provinces 
attaquées;  des  médecins  habiles,  surtout  M.  Vicq 
d'Azir,  jeune  encore,  dont  M.  Turgot  avait  senti  le 
mérite  ,  et  dont  la  réputation  justifie  aujourd'hui  le 
choix  du  ministre,  fuient  chargés  de  présider  à 
l'exécution  du  plan  proposé.  Partout  où  l'on  n'était 
pas  sûr  d'arrêter  la  communication  du  mal,  il  y  eut 
ordre  de  tuer  même  les  bêles  saines;  le  roi  payait 
un  tiers  du  prix.  Celte  exécution  était  rigoureuse; 
mais  il  était  prouvé  que  les  propriétaires  des  animaux 


Ml.    1)1':    M.    TIJKGOT.  gc) 

lues  y  gagnaieiU  heaiicoup,  puisque  le  nombre  de 
ceux  qui  évitaient  la  maladie,  ou  qui  y  résistaient, 
était  bien  loin  d'appioclier,  dans  les  cantons  infec- 
tés, du  tiers  de  la  totalité.  Des  précautions  sévères, 
et  fondées  sur  les  meilleures  observations,  furent 
employées  pour  désinfecter  les  étables  et  détruire  les 
derniers  levains  de  la  contagion.  En  même  temps 
on  tentait  des  expériences,  pour  essayei-  de  connaître 
ou  des  remèdes  ou  un  préservatif.  On  prenait  des 
précautions  pour  assurer  aux  piopriétaires  la  vente 
des  cuirs  ou  des  chairs  des  bestiaux  sains,  sans  s'ex- 
poser aux  inconvénients  qu'aurait  entraînés  la  vente 
d'animaux  déjà  attaqués  ou  suspects  de  contagion. 
On  accordait  des  encouragements  à  ceux  qui  porte- 
raient dans  ces  provinces  des  chevaux,  auxquels 
heureusement  la  maladie  ne  se  communiquait  pas. 
Le  gouvernement  en  achetait,  et  les  distribuait  aux 
citoyens  les  moins  riches.  Jamais  l'autorité  publique 
n'avait  opposé  à  un  plus  grand  mal  plus  d'activité, 
un  plan  de  précautions  mieux  combiné,  des  secours 
})lus  étendus  et  mieux  dirigés. 

M.  ïurgot  sentit  alors  l'utilité  d'une  société  de 
médecine  permanente,  essentiellement  chargée  de 
porter  des  secours  aux  peuples  dans  les  épizooties 
comme  dans  les  épidémies,  d'éclairer  l'administra- 
tion dans  les  circonstances  oii  les  opérations  poli- 
tiques peuvent  influer  sur  la  santé  et  sur  la  vie  des 
hommes,  dans  toutes  celles  où  la  conservation  des 
citoyens  a  besoin  des  secours  ,  de  la  vigilance,  de 
l'autorité  du  gouvernement.  Cette  même  société 
devait  être  occupée  de  l'étude  de  la  tnédecine,   el 


lOO  VIF.    DE    M.    TUHGOT. 

surtout  des  moyens  d'en  faire  une  véritable  science, 
ou  plutôt  un  art  dirigé  par  une  physique  saine  et 
appuyée  sur  des  principes  donnés  pai  l'observation. 
Mais  en  formant  cet  établissement,  qui  ne  reçut  une 
dernière  sanction  qu'après  la  démission  de  M.  Tur- 
got,  ce  ministre  avait  été  fidèle  à  ses  principes. 
Quoique  bien  convaincu  que  cette  société  aurait 
une  utilité  durable,  il  ne  voulait  donner  à  son  ins- 
titution aucune  de  ces  formes  qui  font  subsister  les 
établissements  longtemps  après  qu'ils  sont  devenus 
inutiles,  qui  perpétuent  les  erreurs  qu'a  pu  com- 
mettre le  fondateur  dans  le  moment  de  leur  forma- 
tion, qui  empêchent  de  détruire  les  vices  que  le 
temps  amène  à  sa  suite,  et  de  faire  les  corrections 
que  le  changement  des  opinions  et  le  progrès  des 
lumières  peuvent  rendre  indispensables.  Ainsi,  dans 
cet  établissement,  le  seul  qu'il  eût  projeté,  il  se 
conformait  rigoureusement  aux  vérités  que,  vingt 
ans  auparavant,  il  avait  exposées  dans  l'article yo/z- 
dation.  Exemple  remarquable  de  celte  unité  de  prin- 
cipes, de  cette  correspondance  rigoureuse  entre  ses 
opinions  et  sa  conduite,  qui  a  fait  un  des  principaux 
traits  de  son  caractère,  et  dont  aucun  homme  d'État 
n'avait  encore  donné  l'exemple. 

A  peine  le  danger  des  épizooties  avait-il  cessé,  à 
peine  le  ministre  qui,  au  milieu  des  douleurs  de 
la  goutte,  avait  passé  plusieurs  nuits  à  composer  des 
règlements  ou  des  instructions  détaillées  pour  gui- 
der ceux  qui  étaient  chargés  de  l'exécution  de  son 
plan ,  avait-il  repris  ses  forces,  qu'il  eut ,  de  nouveau, 
besoin  de  toute  son  activité  et  de  tout  son  courage. 


vu;    DE    M.    TURGOT.  lOI 

Il  n'avait  accordé  la  liberté  au  commerce  des 
grains,  que  dans  l'intérieur  du  royaume,  et  il  était 
difficile  de  supposeï-  que  cette  liberté  pût  amener  la 
disette;  on  n'avait  même  pas  osé  le  dire  clairement. 
Mais  il  fallait  un  prétexte  pour  attaquer  le  ministre; 
et  cette  loi  le  fournit. 

L'année  avait  été  mauvaise;  le  peuple  était  accou- 
tumé, dans  les  moments  de  disette,  à  se  livrer  à  des 
excès  contre  les  marchands  de  blé  que  le  gouverne- 
ment avait  eu  souvent  la  faiblesse  de  lui  abandonner; 
et  il  s'était  élevé,  dans  une  ou  deux  villes  de  Bour- 
gogne, des  émeutes  qu'un  peu  de  fermeté  avait  bien- 
tôt dissipées.  Mais  un  orage  plus  grand  se  préparait 
du  côté  de  la  capitale.  Quelques  livres  faits  pour  aver- 
tir les  gens  du  monde,  qu'effrayait  la  vertu  du  mi- 
nistre, de  diriger  leuis  clameurs  contre  cette  partie 
de  son  administration  ,  furent  répandus  avec  pro- 
fusion. Lui  et  les  bommes  qui  partageaient  ses  prin- 
cipes y  étaient  peints  comme  des  gens  occupés  de 
chimères  systématiques,  voulant  §ou\evner  du  fomi 
(le  leur  cabinet,  d'après  des  principes  spéculatifs,  et 
sacrifiant  le  peuple  à  des  expériences  qu'ils  voulaient 
faire  pour  prouver  la  vérité  de  leurs  systèmes.  Bien- 
tôt après,  des  brigands  criant  qu'ils  manquaient  de 
pain  et  payant  avec  de  l'or  le  blé  qu'ils  forçaient  de 
leur  donner  à  vil  prix,  et  qu'ils  revendaient  ensuite, 
ameutant  le  peuple  avec  de  faux  arrêts  du  conseil 
imprimés,  traînant  après  eux  la  populace  des  villages, 
pillèrent  successivement  les  marchés  le  long  de  la 
basse  Seine  et  de  l'Oise.  Ils  entrèrent  dans  Paris , 
dévastèrent  quelques  boutiques  de  boulangers,  es- 


VIE    DE    M,    TUKGOT. 


sayèrenl  de  soulever  le  peuple,  el  ne  firent  que 
l'effrayer.  Ils  parurent  à  Versailles,  et  ils  n'eurent 
que  la  gloire  de  faire  peur  à  quelques  courtisans. 
M.  Turgot  vit,  dans  les  circonstances  de  cette  émeute, 
un  plan  d'affamer  Paris.  L'argent,  l'or  même  que 
les  pillards  avaient  avec  eux,  celte  méthode  de 
détruire  les  comestibles  en  assurant  qu'on  mourait 
de  faim,  de  s'arroger  le  droit  de  taxer  la  denrée, 
tout  lui  annonçait  un  système  suivi  de  rébellion  et 
de  pillage,  tout  lui  prouvait  la  nécessité  d'opposer 
au  mal  des  remèdes  capables  de  l'arrêter,  de  sauver 
la  capitale,  et  peut-être  la  France.  Tous  les  pouvoirs 
semblaient  suspendus;  lui  seul  agissait  :  la  vertu  et 
le  génie  avaient  obtenu,  dans  ce  moment  de  crise, 
tout  cet  ascendant  qu'ils  prennent  nécessairement 
lorsqu'ils  peuvent  déployer  toute  leur  énergie.  Des 
troupes  fuient  répandues  le  long  de  la  Seine,  de 
l'Oise,  de  la  Maine  et  de  l'Aisne;  partout  elles  pré- 
vinrent les  pillards,  ou  les  dissipèrent.  Le  désordre 
finit  aux  fiontières  de  l'Ile  de  France  et  de  la  Picar- 
die. Le  lieutenant  de  police  de  Paris  et  le  comman- 
dant du  guet,  dont  la  conduite  avait  annoncé  une 
faiblesse  et  une  inaction  que  les  circonstances  pou- 
vaient rendre  funestes,  furent  déplacés.  Le  parle- 
ment, troublé,  avait  rendu  un  arrêt  (jui,  en  défendant 
les  attroupements,  arrêtait  que  le  roi  serait  supplié 
de  faire  baisser  le  prix  du  pain.  Cet  arrêt  est  affiché 
le  jour  même  de  l'émeute  à  l'entrée  de  la  nuit;  il 
pouvait  la  renouveler  dès  le  lendemain  et  la  rendie 
dangereuse.  M.  ïurgot  court  la  nuit  à  Versailles,  ré- 
veille le  roi  et  les  ministres,  ])r()p()se  son  plan,    le 


VIE    DE    M.    TDRGOT.  I  o3 

("ail  agréer.  Les  affiches  de  ranêt  sont  couveiles  par 
des  placards  qui  défendenl. ,  au  nom  du  loi ,  les 
attroupements  sous  peine  de  mort.  Le  parlement , 
mandé  le  matin  à  Versailles,  apprend,  dans  un  lit 
de  justice,  que  le  roi  casse  son  arrêt ,  attribue  aux 
prévôts  des  maréchaussées  le  jugement  des  séditieux, 
et  veut  bien  excuser  sur  les  circonstances  une  dé- 
marche dont  les  suites  auraient  pu  être  fatales. 

Dès  ce  moment  tout  fut  tranquille;  les  séditieux 
dispersés,  presque  toujours  prévenus,  bientôt  ré- 
primés, disparurent  promptement.  Un  petit  nombre 
de  victimes  furent  immolées  à  la  tranquillité  pu- 
blique. Le  peuple  vit  pour  la  première  fois  le  gou- 
vernement, inaccessible  à  toute  crainte,  suivre 
constamment  ses  principes,  veiller  à  la  conservation 
des  subsistances,  à  la  sûreté  des  commerçants,  dé- 
ployer toute  son  activité,  toutes  ses  forces  contre 
le  désordre,  prodiguer  des  secours,  mais  refuser 
aux  préjugés,  aux  opinions  populaires,  tout  sa- 
crifice contraire  à  la  justice;  et  bientôt  la  confiance 
reprit  la  place  de  l'inquiétude    et    des    murmures. 

Lin  mois  après,  le  roi  traversa,  pour  aller  à  Reims, 
une  partie  du  théâtre  de  ces  séditions,  et  il  n'y 
trouva  qu'un  peuple  qui  bénissait  son  gouverne- 
ment. On  avait  voulu  le  forcer  à  sacrifier  son  mi- 
nistre à  la  crainte  des  émeutes  populaires;  et  ce  mot, 
répété  avec  transport  par  la  nation  attendrie:  Il nj 
(i  que  M.  Turgot  et  moi  qui  aimions  le  peuple,  fut 
la  récompense  du  ministre  et  la  punition  de  ses 
ennemis. 

La  conduite  personnelle  de  M.    Turgot  avait   été 


104  VIE    DE    M.    TURGOT. 

conforme  à  ses  principes.  Il  avait  écarté  de  son  dé- 
parlement tous  les  seconds  qu'une  opinion,  trop 
générale  pour  être  absolument  fausse  ,  lui  avait  mon- 
trés comme  indignes  de  sa  confiance  (i).  Il  avait 
détruit  un  commerce  de  grains  fait  au  nom  du 
gouvernement,  et  par  cette  seule  raison  justement 
odieux  au  peuple.  En  entrant  dans  sa  place,  il  en 
avait  diminué  les  appointements  d'un  quart,  et  n'a- 
vait rien  demandé  pour  les  frais  de  son  établisse- 
ment. Sous  son  ministère,  les  parts  dans  les  affaires 
sans  avoir  fourni  de  fonds,  les  pensions  sur  les 
places,  furent  sévèrement  proscrites.  Plusieurs  dons 
extorqués  des  villes  furent  lestitués.  Les  députés 
d'une  ville  ,  en  lui  rendant  compte  de  leur  adminis- 
tration, lui  parlèrent  de  droits  aliénés  autrefois  pour 
un  prix  que  l'augmentation  de  ces  droits  avait  rendu 
beaucoup  au-dessous  de  la  valeur  actuelle.  Le  mi- 
nistre leur  dit  qu'il  fallait  rembourser.  —  Mais,  Mon- 
sieur, une  partie  de  ces  droits  vous  appartient.  — 
Ce  n'est  qu'une  raison  de  plus. 

Un  négociant,  par  une  de  ces  adulations  usées 
dont  les  ministres  commencent  à  ne  plus  être  flattés, 
lui  proposa  de  donner  son  nom  à  un  vaisseau  des- 
tiné à  la  traite  des  nègres.  M.  Turgol  rejeta  cette 
offre  avec  l'indignation  d'une  âme  vertueuse,  qui  n'a 
pu  être  familiarisée  avec  l'idée  d'un  crime  par  l'ba- 
bitude  de  le  voir  commettre  ;  et  il  ne  craignit  point, 

(i)  M.  Turgol  était  persuadé  que  le  souprou  bien  fondé  snllit 
pour  letirer  sa  confiance  et  ôter  une  place,  mais  non  pour  priver 
des  dédommagements  ou  des  récompenses  que  les  services  et  le 
travail  <>nl  pu  mériter. 


VIE    DE    M.    TURGOT.  Io5 

par  ce  refus,  d'annoncer  publiqiieiiienl  son  opinion, 
au  risque  de  soulever  contre  lui  tous  ceux  qui  croient 
l'intérêt  de  leur  fortune  lié  avec  la  conservation  de 
cet  infâme  trafic. 

Tous  les  hommes  qui  cultivaient  les  sciences,  les 
lettres,  les  arts,  qui  avaient  des  talents  et  en  faisaient 
un  usage  utile,  étaient  traités  avec  distinction.  On 
était  sûr  d'être  écouté ,  d'être  accueilli ,  pourvu  qu'on 
eût  à  lui  dire  quelque  chose  qui  pût  contribuer  au 
bonheur  public. 

Il  ne  se  bornait  pas  à  proposer  au  roi  les  lois 
qu'il  jugeait  les  meilleures  ,  à  permettre,  autant  qu'il 
était  en  lui,  la  libre  discussion  des  objets  d'admi- 
nistration ou  de  finance;  il  donna  l'exemple  utile 
de  rendre  au  public  un  compte  détaillé  et  raisonné 
des  principes  d'après  lesquels  les  lois  étaient  rédi- 
gées, et  des  motifs  qui  en  avaient  déterminé  les  dis- 
positions. 

Le  préambule  de  l'arrêt  qui  rend  la  liberté  au 
commerce  des  grains ,  celui  des  édits  qui  abolissent 
les  corvées,  détruisent  les  jurandes,  révoquent  les 
privilégesqui  gênaient  le  commerce  des  vins,  sont  des 
chefs-d'œuvre  dans  un  genre  pour  lequel  il  n'y  avait 
pas  de  modèle.  L'âme  simple  et  grande  de  M.  Tur- 
got,  dominée  par  un  sentiment  profond  d'amour  du 
peuple,  de  zèle  pour  la  justice  ,  et  presque  inacces- 
sible à  toute  autre  passion ,  prit  aisément  le  ton 
noble  et  paternel,  qui  convient  à  un  monarque  expo- 
sant aux  yeux  de  sa  nation  ce  qu'il  croit  devoir  faire 
pour  son  bonheur. 

Ce  n'est  point  cette  majesté  sévère  des  empereurs 


IO()  VIE    DE    M.    TIIKGOT. 

donnant  des  lois  à  l'univers  au  nom  d'un  peuple  con- 
(juéi-ant;  c'est  la  dignité  modeste  d'un  père  qui  rend 
compte  à  ses  enfants  des  desseins  qu'il  a  formés 
pour  eux,  éclaire  leur  raison  sur  les  motifs  de  l'o- 
béissance qu'il  en  exige,  et  semble  moins  occupé  de 
leur  commander,  que  de  les  consoler  et  de  les  ins- 
truire. 

On  sent  combien  toute  louange  que  le  souverain 
aurait  l'air  de  se  donner  serait  peu  décente  et  pom- 
lui-même  et  pour  le  ministre  ,  qui  se  louerait  sous  le 
nom  du  prince.  On  sent  combien  serait  déplacée 
toute  prétention  à  l'esprit,  aux  beautés  de  style,  à 
de  grandes  idées.  Plus  un  bomme  est  élevé,  ou  par 
son  rang,  ou  par  sa  puissance,  ou  par  son  génie, 
plus  ces  petites  faiblesses  de  l'orgueil  le  rabaissent 
ou  l'avilissent.  On  sent  qu'il  s'agit  d'éclairer  le 
peuple,  et  non  de  lui  plaire  en  flattant  ses  opinions, 
ses  préjugés,  ou  ce  désir  vague  d'un  état  meilleur 
qui  lui  fait  embrasser  tant  de  cbimères.  Si  une  telle 
politique  peut  être  permise  à  un  ministre  qui  veut 
conserver  sa  place,  elle  ne  peut  jamais  être  celle  d'un 
roi  ;  et  ce  serait  trahir  à  la  fois  le  prince  et  les  sujets, 
(pie  de  l'employer  en  pailant  en  son  nom. 

Cet  usage,  consacré  par  l'exemple  de  M.  Turgot , 
exige  sans  doute,  dans  un  ministre,  ou  de  grands 
talents  ,  ou  un  giand  caractère;  mais  c'est  aussi  un 
des  moyens  les  plus  sûrs  pour  faire  naître,  dans  une 
monarchie  ,  cet  esprit  public,  ce  goût  de  s'occuper 
des  affaires  nationales;  avantage  qu'on  a  cru  être 
exclusivement  réservé  aux  constitutions  républicaines, 
et  (jui  est  un  des  plus  grands  qu'elles  puissent  avoir. 


VIF    DE    M.    TURGOT.  I  07 

M.  Tiirgot  n'était  pas  tellement  absorbé  par  les 
travaux  immenses  de  sa  place,  qu'il  n'eût  encore  des 
moments  à  donner  à  des  objets  qui  lui  paraissaient 
importants  pour  le  bien  public.  Lorsqu'il  fut  ques- 
tion du  sacre  du  roi ,  il  proposa  de  faire  à  l'aris  cette 
cérémonie.  Il  y  voyait  l'avantage  d'une  grande  éco- 
nomie, et  l'avantage  non  moins  grand  de  détruire 
le  préjugé  qui  y  destine  la  ville  de  Reims  ,  y  fait 
employer  une  huile  regardée  comme  miraculeuse, 
d'après  une  fable  rejetée  par  tous  les  ciiliques  ,  y 
ajoute  l'opinion  fausse  d'une  vertu  non  moins  fabu- 
leuse,et  peut  contribuer  à  faire  regarde»'  comme  né- 
cessaire une  cérémonie  qui  n'ajoute  rien  aux  droits 
du  monarque.  Dans  un  temps  paisible,  ces  piéjugés 
ne  sont  que  puériles;  dans  un  temps  de  troubles,  ils 
peuvent  avoir  des  consé(|uences  teriibles  ;  et  la  pru- 
dence exige  qu'on  choisisse,  pour  les  atta({uer,  le 
moment  où  ils  ne  sont  pas  encore  dangereux. 

M.  ïurgot  proposait  en  même  temps  de  changer 
la  formule  du  serment  du  sacre.  Il  trouvait  que,  dans 
celle  qui  est  en  usage,  le  roi  promettait  trop  à  son 
clergé  et  trop  peu  à  la  nation  ;  (ju'il  y  jurait  d'exter- 
miner les  hérétiques  ;  serment  qu'il  ne  pourrait  tenir 
sans  coumiettre  le  crime  de  violer  les  droits  de  la 
conscience,  les  lois  de  la  raison  et  celles  de  l'huma- 
nité ;  serment  que  Louis  XIII  et  Louis  XIV  avaient 
été  obligés  d'éluder,  en  publiant  dans  une  déclara- 
tion qu'ils  n'entendaient  point  y  comprendre  les  pro- 
testants,  c'est-à-dire  les  seuls  hérétiques  qui  fussent 
dans  leurs  Etats.  M.  Turgot  croyait  qu'une  promesse 
pid)liqu('  et  sf>iennelle  ne  pouvait  pas  élre  une  vaine 


I08  VIE    DE    M.    TURGOT. 

cérémonie,  et  que  lorsqu'un  roi,  qui  n'a  rien  au- 
dessus  de  lui  sur  la  terre,  prenait  à  la  face  du  ciel 
un  engagement  avec  les  hommes,  il  ne  devait  jurer 
de  remplir  que  des  devoirs  réels  et  importants  (i). 

Ces  idées  ne  furent  point  exécutées;  mais  M.  Tur- 
got  se  crut  obligé  de  faire  un  mémoire  où  il  expli- 
quait au  roi  ses  principes  sur  la  tolérance,  et  où  il 
prouvait  qu'un  souverain,  convaincu  que  la  religion 
qu'il  professe  est  la  seule  véritable,  doit  laisser  la 
liberté  absolue  de  la  croyance  et  du  culte  à  ceux  de 
ses  sujets  qui  en  professent  une  autre;  qu'il  est  obligé 
à  cette  tolérance  par  des  devoirs  de  conscience,  par 
une  obligation  rigoureuse  de  justice  fondée  sur  le 
droit  naturel,  par  l'humanité,  enfin,  par  politique. 
M.  Turgot  n'a  terminé  que  la  première  partie  de  ce 
mémoire,  et  c'est  la  plus  importante,  parce  que 
c'est  la  seule  sur  laquelle  tous  les  hommes  de  bonne 
foi,  qui  ont  quelques  lumières,  aient  pu  conserver 
des  doutes. 

Il  prouve  que  plus  un  prince  croit  à  sa  religion  , 
plus  il  doit  sentir  combien  il  serait  injuste  et  tyran- 
nique  de  la  lui  ôter,  et  plus  aussi  il  doit  juger  qu'il 
commettrait  la  même  injustice  s'il  troublait  la  cons- 
cience de  ceux  qui,  avec  une  égale  bonne  foi, 
sont  également  persuadés  d'une  religion  contraire.  Il 

(i)  Au  serment,  à  la  fois  illusoire  et  cruel  de  ne  point  |)ardonncr 
aux  duellistes,  M.  Turj^ot  avait  substitué  celui  d'employer  tous 
ses  efforts  pour  détruire  le  préjugé  barbare  qui  est  la  cause  dos 
duels.  On  sent  bien  que,  dans  ce  nouveau  serment,  il  n'était  point 
(jucstion  des  blasphémateurs  :  pour  les  hommes  qui  font  usage 
de  leur  raison  ,  le  mot  est  absolument  vide  de  sens. 


VI K    DE    M.    TURGOT.  1 O9 

prouve  (|iie  toutes  les  religions  ayant  été  adoptées 
ou  lejetées  par  des  hommes  honnêtes  et  instruits, 
qui  en  avaient  fait  un  examen  sciupuleux,  on  peut 
les  croire  par  l'effet  d'une  persuasion  intime;  mais 
qu'il  serait  absurde  de  supposer  qu'elles  fussent  ap- 
puyées sur  des  preuves  que  la  mauvaise  foi  seule 
peut  faire  rejeter;  que  dès  lors  la  persécution,  même 
en  faveur  de  la  vérité,  cesse  d'être  légitime,  parce 
que  l'erreur  involontaire  n'est  pas  un  crime,  et  que 
le  consentement  donné  à  la  vérité  qu'on  ne  croit  pas 
est  une  action  coupable;  qu'ainsi,  en  violant  les 
droits  de  la  conscience,  on  s'expose  à  faire  com- 
mettre un  crime,  et  dès  lors  que  soi-même  on  en 
commet  un;  que  cette  persuasion  personnelle  ne 
peut  pas  être  une  raison  de  troubler  la  conscience 
des  autres,  parce  qu'elle  n'est  pas  pour  eux  une  lai- 
son  de  croire  ;  que  plus  on  croit  la  religion  impor- 
tante, essentielle  au  bonheur  éternel ,  plus  l'on  doit 
respecter  dans  autrui  le  secret  de  la  conscience;  et 
qu'ainsi  l'on  ne  peut  être  intolérant  sans  inconsé- 
quence ,  à  moins  qu'on  ne  regarde  les  religions  comme 
des  établissements  politiques,  destinés  à  tromper  les 
hommes  pour  les  mieux  gouverner. 

Tels  avaient  été  les  opérations,  les  travaux,  les 
vues,  la  conduite  de  M.  Turgot ,  lorsque  le  roi  lui 
demanda  sa  démission,  qu'il  n'eût  pas  donnée,  parce 
qu'il  n'était  ni  dans  son  âme,  ni  dans  son  génie,  de 
croire  jamais  le  bien  impossible  (i). 

(1)  Il  avait  été  averti  assez  à  temps  pour  prévenir  son  renvoi 
par  une  démission  volontaire;  et  il  ne  pouvait  douter  ni  de  la  vé- 


VI K    J)E    M.    TURGOT. 


Il  y  avait  longtemps  qu'il  prévoyait  cet  événement. 
Les  édits  par  lesquels  il  détruisait  les  corvées  et  les 
jurandes  n'avaient  été  enregistrés  qu'en  lit  de  jus- 
tice, et  après  des  remontrances  presque  aussi  vives 
que  celles  qui  avaient  été  faites  par  les  mêmes  corps 
contre  les  corvées  et  les  jurandes.  Chacune  de  ses 
opérations  excitait  un  murmure;  chacun  de  ses  pro- 
jets trouvait  un  obstacle  (i).  Dans  les  premiers  mo- 
ments de  son  ministère,  le  public,  effrayé  de  la 
crainte  d'une  banqueroute  ou  d'un  nouvel  impôt, 
n'avait  pas  songé  au  danger  d'une  véritable  réforme 
dans  l'État  ;  danger  presque  aussi  grand  pour  la  plu- 
part des  habitants  riches  de  la  capitale.  Mais  la  pre- 
mière crainte  dissipée,  on  aperçut  le  péril  dans 
toute  son  étendue.  11  était  impossible  de  ne  pas  voii- 
quels  principes  dirigeaient  cette  nouvelle  adminis- 
tration. Elle  annonçait  partout  le  désir  de  rétablir 
les  citoyens  dans  leurs  droits  naturels  violés  par  une 
foule  de  lois  que  l'ignorance  et  la  faiblesse,  plus  que 
le  despotisme,  avaient  multipliées.  Partout  elle  mon- 
trait le  projet  d'attaquer  les  abus  dans  leur  source, 
et  de  n'avoir  pour  politique  que  le  soin  de  se  con- 
former à  la  vérité  et  à  la  justice. 

Tous  ces  pouvoirs  aristocratiques,  qui,  dans  une 
monarchie,  ne  servent  qu'à  fatiguer  le  peuple  et  à 
embarrasser  le  gouvernement ,  prévoyaient  que  leur 

rite  de  cet  avis,  ni  du  motif  d'égards  pour  sa  personne  et  de  res- 
pect pour  sa  vertu,  (pu  le  lui  avait  fait  donner. 

(i)  Pour  que  la  clameur  publique  s'élevât  contre  une  opinion, 
il  suffisait  qu'on  le  soupçonnât  de  la  partager;  et  on  lui  attribuait 
toutes  celles  qu'on  croyait  propres  à  le  rendre  odieux. 


VIF.    DE    M.    TllR(;OT. 


clestniction  ou  leur  réforme  serait  la  suite  d'un  sys- 
lème  d'administration  juste  et  ferme. 

Les  courtisans  sentaient  trop  bien  qu'ils  n'avaient 
rien  à  espérer  de  M.  Turgot  ;  ils  piévoyaient  que  s'il 
avait  un  jour  le  crédit  de  porter  l'économie  dans  les 
dépenses  de  la  cour,  il  attaquerait  la  racine  du  mal, 
et  ne  se  contenterait  pas  d'en  élaguer  les  branches  les 
plus  faibles,  que  d'autres  auraient  bientôt  rempla- 
cées. Ils  prévoyaient  la  destruction  de  ces  charges,  de 
ces  places  qui,  inutiles  à  l'ordre  public,  et  cependant 
payées  par  le  peuple,  sont  de  véritables  vexations. 
Jadis,  séduits  par  l'appât  de  l'or,  ils  étaient  venus 
déposer  au  pied  du  trône  les  restes  de  leur  antique 
pouvoii";  mais  le  temps  est  arrivé  où  la  nation  ne  doit 
plus  ni  les  craindre,  ni  les  payer,  où  ils  ne  doivent 
prétendre  ni  à  la  gouverner,  ni  à  l'appauvrir. 

Les  financiers  savaient  que ,  sous  un  ministre 
éclairé,  occupé  seulement  de  simplifier  et  de  réfor- 
mer la  perception  de  l'impôt,  les  sources  de  leur 
excessive  opulence  allaient  bientôt  tarir. 

Les  hommes  qui  font  le  commerce  d'argent  sen- 
taient combien  ils  seraient  inutiles  sous  un  ministre 
ami  de  l'ordre,  de  la  liberté  du  commerce,  de  la 
publicité  de  toutes  les  opérations. 

Tout  ce  peuple  d'hommes  de  tout  état ,  de  tout 
rang,  qui  a  pris  la  funeste  habitude  de  subsister  aux 
dépens  de  la  nation  sans  la  servir,  qui  vit  d'une 
foule  d'abus  particuliers,  et  les  regarde  comme  au- 
tant de  droits;  tous  ces  hommes,  effrayés,  alarmés, 
formaient  une  ligue  puissante  par  leur  nombre  et 
par  l'éclat  de  leurs  clameurs. 


I  1  2  VIE    DE    M.    TURGOT. 

Comme  on  n'a  point  de  fortune  à  espérer  sous 
un  ministre  éclairé  et  vertueux,  un  tel  ministre  n'a 
point  de  parti.  Au  commencement  du  ministèie  de 
M.  Turgot,  un  grand  nombre  d'hommes  qui  avaient 
des  talents,  des  lumières,  d'autres  qui  imaginaient 
en  avoir,  ou  qui  espéraient  le  lui  faire  accroire,  es- 
sayèrent de  lui  en  former  un  ;  peu  à  peu  ils  se  reti- 
rèrent, et  allèrent  se  joindre  à  ses  ennemis. 

Les  gens  de  lettres,  qu'on  doit  compter  pour 
beaucoup  dans  toutes  les  circonstances  où  l'opinion 
publique  a  une  influence  puissante,  semblaient  de- 
voir se  rallier  à  un  ministre  zélé  pour  les  progrès  de 
la  raison ,  faisant  à  la  cour,  et  même  dans  le  minis- 
tère, une  profession  ouverte  d'aimer  les  lettres  et  de 
les  cultiver.  Cependant  ils  abandonnèrent  bientôt 
un  homme  qui  estimait  leurs  productions,  mais  qui 
les  jugeait,  appréciait  le  degré  d'utilité  de  leurs  di- 
vers travaux,  et  faisait  de  cette  utilité  la  mesure  des 
récompenses  qu'ils  méritaient. 

Il  ne  restait  à  M.  Turgot  que  le  peuple  et  quelques 
amis;  et  c'était  une  ressource  bien  faible  à  opposer 
à  tous  les  partis ,  à  tous  les  corps  ligués  contre  lui. 
L'esprit  public,  ce  zèle  pour  le  bien  général  qu'il 
avait  créé  en  France ,  existait  au  fond  des  provinces , 
s'y  occupait  de  projets  utiles;  mais  il  n'avait  pénétié 
ni  à  Paris,  ni  à  la  cour. 

Sa  vertu,  son  courage,  avaient  mérité  et  obtenu 
l'estime  du  roi;  mais  il  lui  manquait  cette  confiance 
intime  et  personnelle  qui  peut  seule  soutenir  un 
ministre  contre  des  partis  nombreux  et  puissants. 
Ils  devaient  triompher,  et  empêcher  une  révolution 


vu:    DE    M.    TURGOT.  I  I  3 

()ui,  en  faisant  le  l)onl]eur  de  la  France,  eût  con- 
Iribué  par  un  grand  exemple  à  celui  de  toutes  les 
nations. 

11  élait  temps  poui-  les  ennemis  du  peuple.  M.  Tur- 
got  avait  fait  pour  le  bien  public  presque  tout  ce 
qu'un  ministre  peut  faire  seul,  et  sans  appeler  la 
nation  à  son  secours;  et  il  avait  préparé  de  nouvelles 
opérations  au  moyen  desquelles  la  nation  ,  en  même 
temps  qu'elle  jouirait  des  avantages  immenses  qu'elle 
pouvait  recueillir  de  ses  travaux,  devait  l'aider  à  en 
exécuter  d'autres  non  moins  importants. 

Je  vais  exposer  ici  son  plan ,  et  en  développer  les 
conséquences  dans  toute  leur  étendue,  du  moins 
autant  que  j'ai  été  capable  de  les  embrasser.  S'il  se 
glissait  quelques  erieurs  dans  le  compte  que  je  vais 
rendre,  c'est  à  moi  seul  qu'il  faut  les  imputer  :  le 
génie  de  M.  Turgot  méritait  un  autre  interprète.  Je 
ne  craindrai  point  de  lendre  le  bien  plus  difficile, 
en  montrant  combien  il  peut  paraître  redoutable 
à  des  classes  riches  ou  puissantes.  Ce  n'est  pas  en 
trompant  les  hommes  qu'il  faut  les  servir  ;  c'est  de 
la  force  de  la  vérité  et  de  la  raison  qu'ils  doivent 
attendre  leur  bonheur,  et  non  de  la  politique  et  de 
l'adresse  d'un  minisire.  Celte  illusion,  d'ailleurs,  est 
si  passagère;  il  faut,  pour  la  produire,  l'acheter  par 
des  sacrifices  si  dangereux  pour  les  intérêts  publics, 
que  si  la  vertu  pouvait  se  prêter  à  ce  genre  d'hy- 
pocrisie, une  politique  sage  devrait  encore  la  pros- 
crire. 

La   première    grande    opération  que   se  proposa 
M.  Turgot  était  l'établissement  de  ce  qu'il  appelail 
V.  b 


I  l4  VI K    DE    I\l.    TUKGOr. 

(les  muiiicipalilés.  Une  assemblée  de  repiésenlanis 
ne  peut  être  utile,  si  sa  forme  n'est  pas  telle,  que  le 
vœu  de  l'assemblée  soit  en  général  conforme  à  la 
volonté  et  à  l'opinion  de  ceux  qu'elle  représente  ;  si 
les  membres  qui  la  composent  ne  connaissent  pas  le 
véritable  intérêt  de  la  nation;  si,  enfin,  ils  peuvent 
être  égarés  par  d'autres  intérêts,  et  surtout  par  des 
intérêts  de  corps.  L'esprit  de  corps  est  plus  dange- 
reux que  l'intérêt  personnel,  parce  qu'il  agit  à  la 
fois  sur  plus  de  personnes,  qu'il  n'est  jamais  retenu 
par  un  sentiment  de  pudeur,  ou  par  la  crainte  du 
blâme,  qu'on  cesse  de  redouter  dès  qu'il  est  partagé  ; 
parce  qu'enfin  l'intérêt  personnel  d'un  grand  nombre 
d'hommes  isolés,  ne  peut  êire  contraire  à  l'intérêt 
général  que  dans  des  circonstances  rares  et  passa- 
gères. 

C'est  pour  remplir  ces  trois  conditions  principales 
que  M.  Turgot  avait  combiné  le  plan  des  assemblées 
dont  il  s'occupait  à  proposer  l'établissement,  il  eût 
commencé  par  réunir  différents  villages  en  une  seule 
communauté. 

L'assemblée  générale  des  membres  de  cette  com- 
munauté eût  été  composée  des  seuls  propriétaires. 
Ceux  dont  la  propriété  eût  égalé  un  revenu  détei- 
miné  auraient  eu  une  voix;  les  autres  propriétaires, 
réunis  en  petites  assemblées,  dont  chacune  auiait 
possédé  collectivement  environ  le  revenu  exigé  pour 
une  voix,  auraient  élu  un  représentant  à  l'assemblée 
générale. 

Parce  moyen,  la  représentation  aurait  été  beau- 
coup plus  égale  ([u'elle  ne  l'a  jamais  été  dans  aucun 


VIK    DE    M.    TURGOT. 


pays.  Aucun  diloyen  ,  pour  ainsi  dire,  nen  eut  été 
privé  que  volonrairemenl;  et  il  est  à  remaixpier  qu'en 
se  conformant  ainsi  au  principe  que  les  seuls  pro- 
priétaires ont  droit  à  ces  assemblées,  personne  de 
ceux  qu'il  peut  être  utile  d'y  appeler  n'en  était  vrai- 
ment exclu.  On  ne  multipliait  j)as  les  voix  à  l'excès, 
comme  dans  les  pays  où  l'on  aurait  fixé  à  une  très- 
petite  valeur  le  revenu  qui  donne  le  droit  d'avoir 
une  voix;  et  on  ne  privait  pas  du  droit  de  voter  un 
grand  nombre  de  citoyens,  comme  dans  les  pays  où 
ce  revenu  serait  fixé  trop  haut. 

Ces  assemblées  générales  auraient  été  bornées  à 
une  seule  fonction,  celle  d'élire  le  représentant  de 
la  communauté  à  l'assemblée  du  canton,  et  un  cer- 
tain nombre  d'officiers  chargés  de  gérer  les  affaires 
communes ,  et  de  veiller  sur  les  petites  administra- 
tions que  l'on  aurait  été  obligé  de  conserver  dans 
chaque  village,  mais  en  leur  donnant  une  forme  nou- 
velle. Les  mêmes  assemblées  auraient  été  formées 
dans  les  villes  par  les  propriétaires  des  maisons,  et 
sur  le  même  plan  qui  aurait  été  adopté  par  les  com- 
munautés des  campagnes. 

11  résultait  de  cette  combinaison  un  grand  avan- 
tage. Réunis  en  corps  assez  nombreux,  et  dans  les- 
quels les  seigneurs  de  terres ,  les  ecclésiastiques  , 
n'auraient  eu  de  voix,  n'auraient  été  élus  représen- 
tants que  comme  propriétaires,  les  citoyens  des  cam- 
pagnes auraient  eu,  pour  soutenir  leurs  intérêts, 
des  défenseurs  plus  éclairés,  plus  accrédités  que  de 
simples  syndics  de  paroisses.  Ils  auraient  pu  lutter 
conti'e  les  corps  municipaux  des  villes,  dont  le  crédit 

8. 


I  l()  ME    DE    M.    TURGOT. 

a  SU  souvent  anacher  des  lèglemenls  l'unestes  aux 
campagnes.  Ils  eussent  pu  se  défendre  avec  plus 
d'avantage  contre  les  usurpations  des  ecclésiastiques 
et  contre  celles  des  nobles,  contre  l'autorité  des  ad- 
ministrateurs subalternes,  contre  l'avidité  des  gens 
de  justice,  etc.,  etc.;  et  on  pouvait  espérer  de  trouver 
même,  dès  le  premier  établissement,  des  seigneurs 
ou  des  ecclésiastiques  qui  préféreraient  l'honneur 
d'être  choisis  par  la  voix  publique,  comme  les  chefs 
et  les  protecteurs  de  leurs  cantons,  à  la  vanité  de 
faire  valoir  des  droits  odieux  au  peuple,  devenu  le 
juge  de  leur  conduite  et  le  dispensateur  de  places 
qu'ils  auraient  ambitionnées. 

Les  assemblées  municipales  d'un  canton  ,  tel  à  peu 
près  que  ce  qu'on  appelle  une  élection  ,  auraient 
nommé  chacune  des  députés  qui,  h  des  temps  mar- 
qués, y  auraient  tenu  une  assemblée. 

Chaque  élection  eût  envoyé  des  représentants  à  une 
assemblée  provinciale;  et  enfin,  un  député  de  chaque 
province  eût  formé,  dans  la  capitale,  une  assemblée 
générale. 

Aucun  député  n'eût  siégé  dans  ces  assemblées,  ni 
comme  revêtu  d'une  charge,  ni  comme  appartenant 
à  une  certaine  classe;  mais  aucune  classe,  aucune 
profession  de  celles  qui  n'exigent  pas  résidence  , 
n'eussent  été  exclues  du  droit  de  représenter  une 
communauté,  une  province.  Le  grand  seigneur,  le 
pontife,  le  magistrat,  eussent  siégé  comme  l'homme 
du  peuple,  suivant  que  le  choix  de  la  communauté, 
du  canton,  de  la  province,  en  eût  décidé. 

La  constitution  de  toutes  ces  assemblées  eût  été 


VIE    DE    M.    TURGOT.  I  I7 

la  iiièiïie.  M.  Turgol  n'imaginait  pas  (jue  la  difl'érence 
des  caractères  d'un  Normand  et  d'un  Gascon  dût  exi- 
ger une  forme  différente  d'administiation  ;  il  pensait 
que  ces  raffinements  politiques,  employés  avec  tant 
d'esprit  pour  justifier  d'anciens  abus,  n'étaient  pro- 
pres qu'à  en  produire  de  nouveaux. 

L'égalité  entre  les  membres  lui  paraissait  encore 
plus  nécessaire.  Un  député  du  clergé,  un  membre  de 
la  noblesse ,  ou  un  ecclésiastique,  un  gentilhomme, 
députés  des  propriétaires  de  leur  canton  ,  ne  sont 
pas  les  mêmes  hommes.  Les  uns  se  croient  les  repré- 
sentants de  leur  ordre,  et  obligés,  par  bonneui-,  d'en 
soutenir  les  prérogatives;  les  autres  regardent  ces 
mêmes  j)rérogatives  comme  des  intéiêls  personnels 
qu'il  ne  leur  est  permis  de  défendre  que  lors([u'ils 
les  croient  liés  à  l'intérêt  comnmn.  Si  les  députés 
sont  partagés  en  ordres  différents,  on  donne  une 
nouvelle  sanction  à  l'inégalité  qui  subsiste  entre  eux  ; 
et  les  députés  des  ordres  populaires,  déjà  inférieurs 
en  crédit,  le  sont  encore  par  la  place  qui  leur  est 
assignée.  On  déviait  chercher  à  unir  les  citoyens 
entre  eux,  et  on  ne  fait  que  les  diviser,  en  marquant 
avec  plus  de  force  la  limite  qui  les  sépare.  Si ,  par 
un  esprit  de  popularité,  on  multiplie  les  membres 
des  représentants  à  proportion  du  nombre  de  ceux 
qu'ils  représentent,  on  tombe  dans  l'inconvénient 
opposé,  l'oppression  des  ordres  supérieurs.  Si  les 
différents  ordres  ont  des  intérêts  communs ,  pour- 
(juoi  ne  pas  en  abandonner  le  soin  à  une  assemblée 
où  ces  ordres  sont  confondus?  Si  leurs  intérêts  sont 
opposés,  est-ce  d'une  assemblée  où  ces  ordres  sont 


1|8  VIE    DE    M.    TURGOT. 

séparés,  que  vous  devez  attendre  des  décisions  con- 
rormcs  à  la  raison,  des  opérations  conduites  avec 
impartialité?  N'est-il  pas  évident  que,  s'il  y  a  quelque 
égalité  de  nombre  entre  ces  ordres,  ce  seront  véri- 
tablement les  transfuges  des  ordres  inférieurs  qui 
formeront  les  décisions?  Ces  intérêts,  d'ailleurs,  ne 
sont  pas  si  opposés  qu'ils  le  paraissent  aux  esprits 
égarés  par  les  préjugés,  agités  par  de  petites  passions; 
et  la  division  entre  les  ordres  ne  servirait  qu'à  mul- 
tiplier ces  erreurs  contraires  à  l'intérêt  général. 

En  France,  la  distinction  entre  les  bourgeois  des 
villes  et  les  liabifants  des  campagnes  ne  peut  être 
qu'odieuse.  Le  clergé  n'est  pas  un  corps  politique, 
mais  une  profession  ;  il  ne  doit  pas  plus  former  un 
ordre  qu'aucune  autre  classe  de  citoyens  payée  par 
l'État  pour  y  exercer  une  fonction  publique.  La  vraie 
noblesse,  les  descendants  de  l'ancienne  chevalerie 
n'avaient  pas  à  se  plaindre  d'une  forme  où  ils  ne 
paraîtraient  que  comme  les  chefs,  les  repiésenlants 
du  peuple.  C'était  les  rappeler  à  leur  première  ori- 
gine. D'ailleurs,  la  noblesse  riche  de  possessions  en 
terres  ne  pourrait  manquer  d'avoir,  dans  une  cons- 
titution semblable,  une  assez  grande  prépondérance, 
en  même  temps  que  cetle  même  constitution  ouvri- 
rait à  la  noblesse  pauvre  une  carrièie  honorable.  Des 
assemblées  sans  distinction  d'ordres  ne  pouvant  avoir 
un  autre  intérêt  que  celui  de  la  nation,  n'y  eussent 
pas  introduit  un  régime  anarchique,  formé  de  petites 
aristocraties  séparées ,  qui  auraient  été  gouvernées 
paj-  des  courtisans  dont  il  eût  falki  acheter  le  suffrage 
<.»u    répiimer  les  intrigues,  et   qui,   si  elles  avaieni 


VIE    DE    M.    TURGOT.  l  1 C) 

queiquelois  défendu  le  peuple  confie  les  uiinisties, 
auraient  plus  souvent  obligé  les  minisires  de  le  dé- 
fendre contre  elles-mêmes  (i). 

L'opération  eût  embrassé  à  la  fois  tous  les  pays 
d'élections.  Cette  marche  était  la  seule  qui  pût  en 
assurer  le  succès,  qui  donnât  à  ces  assemblées,  dès 
les  premiers  temps  de  leur  établissement,  une  véri- 
table utilité,  qui  eût  permis  enfin  de  faire  le  bien 
d'une  manière  grande  et  durable.  L'idée  de  faire  un 
essai  sur  une  seule  province  paraissait  à  M.  Turgoi 
une  véritable  puérilité,  qui  n'eût  servi  à  rendre  le 
premier  pas  plus  aisé  qu'en  rendant  le  second  bien 
plus  difficile. 

C'était  uniquement  à  des  fonctions  d'administra- 
tion que  M.  Turgot  croyait  devoir  appeler  ces  assem- 
blées ;  et  il  ne  pensait  pas  que  ces  fonctions  dussent 
s'étendre  au  delà  de  l'exécution  des  règlements  gé- 
néraux, des  lois  émanées  de  la  puissance  souveraine. 
11  croyait  que  la  destruction  d'abus  compliqués  et 

(i)  M.  Turgot  savait  très-bien  que  l'établissement  d'assemblées 
avec  des  ordres,  des  présidents  perpétuels,  etc.,  serait  plus  fa- 
cile; qu'il  assurerait  à  un  ministre  l'appui  des  chefs  du  clergé, 
des  courtisans ,  des  membres  de  la  première  noblesse,  tous  flat- 
tés d'acquérir  de  l'importance,  d'obliger  les  ministres  de  compter 
avec  eux  (comme  disaient  les  grands  de  la  cour  de  Louis  XIV), 
d'avoir  part  au  gouvernement,  de  se  frayer  la  route  du  minis- 
tère. Il  savait  même  que  cette  forme  avait  ce  juste  mélange  de  res- 
pect pour  les  erreurs  anciennes,  si  propn;  à  concilier  aux  nou- 
veautés la  faveur  publique.  Mais  il  savait  au.ssi  qu'un  tel 
établissement  était  le  moyeti  le  plus  sûr  de  mettre  à  la  réforme 
des  abus  un  obstacle  vraiment  insurmontable,  ft  de  changer  la 
constitution  de  l'État  sans  utilité  pour  le  peuple. 


VIE    DE    M.    TURGOT. 


multipliés,  la  léforme  d'un  système  d'aclminislralion, 
la  refonte  d'une  législation,  ne  pouvaient  être  ]3ien 
faites  que  d'après  un  plan  régulier,  un  système  com- 
biné et  lié,  que  tout  devait  y  être  l'ouvrage  d'un  seul 
homme. 

Il  savait  que  dans  les  États  même  où  la  constitu- 
tion est  la  plus  populaire,  où,  par  devoir  comme 
par  ambition,  tous  les  citoyens  s'occupent  des  affaires 
publiques,  c'est  presque  toujours  au  gré  des  préju- 
gés qu'elles  sont  décidées.  C'est  là  surtout  que  les 
abus  sont  éternels  et  les  changements  utiles  impos- 
sibles. 

Mais,  dans  une  monarchie  où  un  établissement 
de  cette  espèce  serait  nouveau,  qu'attendre  d'une 
assemblée  d'hommes,  presque  tous  étrangers  aux 
affaires  publiques,  indociles  à  la  voix  de  la  vérité, 
prompts  à  se  laisser  séduire  à  celle  du  premier  char- 
latan qui  tenterait  de  les  séduire?  La  généiosité  qui 
porterait  à  leur  laisser  le  soin  de  prononcer  sur  leurs 
intérêts,  ne  serait  qu'une  cruauté  hypocrite.  Ce  serait 
abandonner  en  pure  perte  le  plus  grand  avantage 
des  monarchies,  celui  de  pouvoir  détruire  l'édifice 
des  préjugés  avant  qu'il  se  soit  écroulé  de  lui-même, 
et  de  faire  des  réformes  utiles,  même  lorsque  la  foule 
des  hommes  riches  et  puissants  protègent  les  abus; 
celui,  enfin,  de  suivre  un  système  régulier,  sans  étie 
obligé  d'en  sacrifier  une  partie  à  la  nécessité  de  ga- 


gner les  suffrages. 


M.  Turgot  s'était  occupé  de  ce  plan  longtenips 
avant  d'entrer  dans  le  ministère.  Il  en  avait  médité 
l'ensemble, en  avait  examiné  toutes  les  parties,  avait 


VIE    DE    M.    TURGOT. 


réglé  la  marche  qu'il  fallait  suivie,  el  aiiêlé  les 
moyens  de  Texécuter.  11  eût  voulu  porter  ces  établis- 
sements, dès  leur  piemière  origine,  au  degré  de  per- 
fection auquel  l'état  des  lumières  actuelles  permettait, 
de  s'élever.  Il  n'eut  voulu  ni  faire  aucun  sacrifice  à 
l'opinion  du  moment,  ni  donner  à  ces  assemblées 
une  forme  vicieuse,  soit  pour  obtenir  une  gloire 
plus  brillante,  soit  même  pour  en  faciliter  l'établis- 
sement. Il  savait  que  toute  institution  de  ce  genre, 
si  une  fois  elle  a  été  faite  d'après  des  principes  erro- 
nés, ne  peut  plus  être  réformée  que  par  de  grands 
efforts,  et  peut-être  aux  dépens  de  la  tranquillité 
publique  ;  et  il  ne  croyait  pas  c[u'il  fut  permis  à  un 
ministre,  qui  doit  préférer  l'utilité  générale  à  sa 
propre  gloire,  de  faire  un  bien  passager  pour  rendre 
impossible  tout  bien  plus  grand  et  plus  durable. 
C'est  dans  les  mêmes  vues  qu'il  eut  voulu  régler  à  la 
fois  la  forme  de  ces  assemblées,  la  manière  d'en  élire 
les  membres,  l'ordre  dans  lequel  ils  siégeraient,  la 
forme  de  l'élection  de  leurs  officiers,  les  droits  attri- 
bués à  chaque  assemblée,  les  limites  de  ces  droits, 
les  fonctions  de  ces  officiers;  en  un  mot,  tout  ce 
que  sa  prévoyance  et  ses  principes  eussent  pu  em- 
brasser. Il  voulait  que  cette  institution  fût  l'ouvrage 
de  la  raison,  et  non,  comme  toutes  celles  qui  ont 
existé  jusqu'ici,  celui  du  hasard  et  des  circonstances. 
11  eût  commencé  par  rétablissement  des  munici- 
palités particulières,  qui  eût  été  bientôt  suivi  de  ce- 
lui des  assemblées  d'élections.  Là,  il  se  fût  arrêté, 
d'abord  parce  que  cet  établissement  eût  suffi  à  l'exé- 
cution d(^  la  plupart  de  ses  vues,  ensuite  pour  laisse 


112  Vlli    DE    M.     TUr.GOT. 

le  temps  à  l'espril  public  de  se  former,  aux  citoyens 
de  s'instruire,  et  à  ceux  que  leurs  lumières,  leurs 
talents,  leurs  intentions,  rendaient  dignes  de  fonc- 
tions plus  étendues,  de  s'y  préparer  et  de  se  faire 
connaitre.  11  est  facile  d'établir  des  assemblées;  mais 
leur  utilité  dépend  uniquement  de  l'instruction  de 
leurs  membres  ,  de  l'esprit  qui  les  anime  ;  et  il  s'agis- 
sait en  France  de  donner  une  éducation  nouvelle  à 
tout  un  peuple,  de  lui  créer  de  nouvelles  idées  en 
mêrne  temps  qu'on  l'appelait  à  des  fonctions  nou- 
velles. Les  citoyens  des  premières  classes  n'avaient 
à  cet  égard  aucun  avantage  sur  le  peuple;  et  l'on 
pouvait  craindre  seulement  de  leur  trouver  plus  de 
préjugés.  Il  fallait  donc  affermir  les  fondements  de 
l'édifice  avant  de  penser  à  en  poser  le  comble.  Avant 
de  songer  à  donner  des  chefs  aux  citoyens,  il  fallait 
qu'il  y  eût  des  citoyens  en  état  de  les  choisir.  Un 
autre  motif  déterminait  M.  Tuigot  à  suivre  cette 
marche.  Sa  politique,  toute  fondée  sur  la  justice, 
lui  défendait  de  regarder  couuiie  légitime  tout  abus 
de  confiance,  quelque  utilité  qui  put  en  résulter,  ou 
de  croire  qu'il  fût  permis  de  tromper  un  roi ,  même 
en  faveur  de  toute  une  nation.  Animé  par  ce  prin- 
cipe, il  croyait  devoir  s'arrêter  après  avoir  formé  les 
assemblées  par  élections,  trop  multipliées  pour  se 
réunir,  trop  faibles  pour  agir  seules  ,  et  avertir  le  roi 
qu'en  donnant  au  reste  de  ce  plan  toute  son  éten- 
due, il  feiait  à  sa  nation  un  bien  éternel,  mais  qu'il 
ne  pouvait  le  faire  sans  sacrifier  une  partie  de  l'au- 
torité royale.  Il  lui  eût  montré  toute  la  gloire  que 
pouvait  méiiti'r  tin  sacrifice  jusqu'ici  sans  exemple 


VIE    DE    M.    TIJRGOT. 


r '^3 


dans  l'l)istoiie,  et  une  action  de  patriotisme  supé- 
rieure à  ces  vertus  qui  ont  acquis  aux  ïrajan  ,  aux 
Marc-Aurèle ,  la  juste  admiiation  de  tous  les  siècles, 
mais  qui,  bornant  leur  influence  au  temps  d'un  seul 
règne,  ont  été  perJues  pour  la  postérité. 

Il  lui  eût  dit  en  même  temps,  que  dans  une 
constitution  ainsi  formée,  le  vœu  général  delà  nation 
seiait  le  seul  obstacle  à  l'autorité  qui  ,  toujours 
tranquille  et  assurée,  ne  verrait  plus  ni  aucun  corps 
intermédiaire,  ni  les  intéiéts  d'aucun  ordre  d'hommes 
troubler  la  paix  et  s'élever  enlie  le  prince  et  son 
peuple,  et  n'en  seiait  que  plus  absolue  et  plus  libre 
pour  faire  le  bien;  que  ce  vœu  général  sur  lequel, 
avec  de  tels  moyens,  on  ne  pourrait  se  tromper,  et 
qui  s'égarerait  rarement,  serait  un  guide  plus  sûr 
que  celte  opinion  publique,  espèce  d'obstacle  com- 
mun à  tous  les  gouvernements  absolus,  dont  la  ré- 
sistance est  moins  constante  ,  mais  aussi  moins  Iran- 
quille,  souvent  aussi  puissante,  quelquefois  nuisible, 
et  toujours  dangereuse;  qu'enfin,  si  l'ordre  naturel 
des  événements  devait  rendre  un  jour  nécessaire  un 
tel  sacrifice,  il  ne  pourrait  être  sans  danger  poui-  la 
nation  comme  pour  le  prince,  à  moins  qu'il  ne  fût 
absolument  volontaire  et  fait  pai-  le  souverain  lui- 
même  avant  le  moment  où  l'on  commencerait  à  en 
sentir  la  nécessité.  Qu'on  ne  nous  blâme  point  d'être 
entré  dans  ces  détails  que  les  esprits  serviles  ou  les 
âmes  passionnées  pour  la  liberté  trouveront  peut-être 
indiscrets  et  déplacés.  Mais  pourquoi  n'aurions-nous 
point  montré  une  fois  un  homme  vertueux  placé  entre 
le  désir  de  fairo  le  bien  et  le  devoir  que  lui  impose  la 


Ii4  '^'Jli    ^^    M.    TURGOT. 

confiance  du  prince,  ne  voulant  liahir  ni  Tune  ni 
l'autre  de  ces  obligations,  ou  plutôt  n'en  connaissant 
qu'une,  celle  d'être  sincère  avec  les  autres  hommes 
conune  avec  sa  conscience? 

Si  le  plan  eût  été  adopté  dans  toutes  ses  paities  , 
alors  l'établissement  des  assemblées  provinciales  se 
serait  formé  aussitôt  que  les  premiers  ordres  d'assem- 
blées auraient  acquis  assez  de  consistance,  et  on  au- 
rait pu  attendre  d'elles  des  représentants  choisis  avec 
soin,  et  assez  instruits  pour  agir  par  eux-mêmes  ,  et 
ne  pas  borner  leurs  fonctions  au  triste  plaisir  d'ap- 
puyer de  leurs  suffrages  l'opinion  de  quelque  homme 
adroit  et  puissant.  Mais  pour  former  une  assemblée 
nationale,  il  fallait  plus  de  temps;  il  liillait  que  le 
succès  des  assemblées  particulières,  celui  des  opéra- 
tions qu'elles  auraient  exécutées,  eût  subjugué  l'opi- 
nion publique,  eût  détruit  les  préjugés,  et  eût  permis 
de  donner  la  même  constitution  aux  provinces  au- 
jourd'hui administrées  par  des  assemblées  dont  la 
forme,  quoique  vicieuse,  est  encore  admirée  par  le 
vulgaire,  protégée  par  ceux  dont  elle  assure  le  crédit , 
et  souvent  chère  au  peuple  même  qui  est  la  victime 
des  vices  de  ces  constitutions. 

Le  premier  objet  auquel  M.  ïurgot  croyait  pou- 
voir employer  ces  assemblées  était  la  réfoinie  de 
l'impôt. 

Il  est  démontré  que  sous  cpielque  forme  qu'un  iui- 
pôt  soit  établi,  il  se  lève  en  entier  sur  la  partie  de 
la  reproduction  amuielle  de  la  teire  qui  reste  apiès 
fju'on  en  a  retranché  tout  ce  qui  a  été  dépensé  pour 
robieni»-.  I!  est  également  prouvé  que  la  seule  lépai- 


VIK    DE    M.    TlIRGOT.  l'^-J 

tilion  juste  est  celle  qui  est  proportionnelle  à  ce 
produit  net  de  la  terre.  11  l'est  encore,  que  la  seule 
manière  possible  d'établir  celte  proportion,  et  même 
toute  pioportion  régulière  ,  est  de  lever  directement 
l'impôt  sui'  ce  produit. 

Pour  se  convaincre  de  la  première  de  ces  vérités, 
il  suffirait  d'observer  que  le  produit  net  du  territoire 
étant  la  seule  richesse  qui  se  repioduise  annuelle- 
ment, c'est  sur  elle  seule  que  peut  élre  assis  un  im- 
pôt annueL  D'ailleurs  ,  si  l'on  examine  les  différentes 
formes  d'itnpôts  ou  établis  ou  proposés  ,  et  qu'on 
cherche  sur  quels  produits  ils  sont  réellement  levés, 
on  trouvera  en  dernière  analyse  qu'ils  portent  ou 
sur  le  produit  net  de  la  terre  ,  ou  sur  l'intérêt  net  des 
capitaux,  c'est-à-dire  ,  sur  l'intérêt  diminué  de  ce  qui 
est  ou  la  compensation  du  risque  auquel  le  fonds  est 
exposé,  ou  le  salaire  de  la  peine  que  donne  la  manière 
de  le  faire  valoir  (i).  Supposons  donc  un  impôt  dis- 
tribué sur  ces  deux  objets,  et  qu'on  le  porte  en  totalité 

(i)  On  peut  en  voir  la  prfuve  dans  l'onvrage  de  M.  Smith. 
Nous  le  citons  d'autant  plus  volontiers,  qu'il  rejette  l'opinion  que 
nous  adoptons  ici,  quoiqu'elle  soit  une  conséquence  des  prin- 
cipes établis  dans  son  ouvrage.  Mais  il  paraît  n'avoir  pas  senti 
que  l'établissement  d'un  impôt  diiect  sur  les  terres,  et  la  remise 
de  celui  qui  est  levé  directement  sur  l'intérêt  net  des  capitaux, 
produiraient  une  baisse  dans  le  taux  de  l'intérêt.  Ce  taux  est  sans 
doute  déterminé  par  la  masse  des  capitaux  comparée  à  celle  des 
demandes;  mais  c'est  en  supposant  que  les  autres  conditions 
restent  les  mêmes;  et  ici  elles  sont  changées.  C'est  ainsi  que  la 
suppression  du  droit  qui  se  paye  en  achetant  une  terre,  en 
augmenterait  le  prix  pour  le  vendeur,  et  le  diminuerait  pour  l'a- 
cheteur. 


I  .>.G  VJE    DE    M.    TURGOT. 

sur  la  tei're;  n'esl-il  pas  évident  que  c]iaf|ue  propriétaire 
d'argent  pourrra  ,  sans  perte  ,  prêter  à  un  intérêt  plus 
bas?  Supposo!is  ensuite  tout  l'impôt  reporté  sur 
l'intérêt  net  de  l'argent  ;  ces  mêmes  propriétaires  ne 
pourraient  plus  ,  sans  essuyer  une  perte,  le  prêter  au 
même  intérêt.  Il  doit  donc  se  faire  dans  le  taux  de 
l'intérêt  un  changement  qui  tende  à  rétablir  l'équi- 
libre. L'intérêt  net  de  l'argent  peut-il  même  avoir 
\me  autre  mesure  que  celui  des  capitaux  employés  à 
l'achat  d'une  terre  affermée? Tout  ce  (|ui  excède  cette 
proportion  n'est-il  pas  la  compensation  du  risque, 
ou  le  prix  de  hi  peine  ? 

La  seconde  proposition  paraît  évidente  par  elle- 
même.  La  justice  semble  exiger  que  chacun  contribue 
au  service  public  à  proportion  de  ce  dont  la  force 
publique  lui  assure  la  jouissance.  Quelque  petite  que 
soit  la  propriété,  elle  est  un  avantage  et  un  moven  de 
subsistance  indépendant  du  travail. 

Enfin,  l'impossibilité  absolue  d'établir  cette  pro- 
portion sous  une  autre  forme  que  l'impôt  direct ,  ne 
peut  être  contestée;  et  s'il  arrivait  qu'en  substituant 
cet  impôt  direct  à  ceux  qui  sont  établis ,  une  classe  de 
la  société,  quelle  qu'elle  fût ,  y  trouvât  de  l'avantage 
aux  dépens  d'une  autre,  il  serait  clair  que  l'ancien 
impôt  n'était  pas  distribué  avec  équité;  et  loin  de 
s'en  plaindre,  il  faudrait  se  féliciter  d'avoir  réparé  une 
injustice. 

Mais  toutes  les  classes  y  gagneraient;  car  cette 
méthode,  la  seule  juste,  la  seule  qui  ne  nuise  ni  à  la 
reproduction,  ni  à  l'industrie,  est  encore  celle  qui 
entraîne  moins  de  frais  de  perception,  la  seule  où 


VIE    DE    M.    TURGOT. 


les  citoyens  ne  soient  exposés  à  aucune  gêne,  à  au- 
cune vexation,  où  le  peuple  ne  soit  soumis  à  aucune 
humiliation  ,  où  Ton  ne  voie  pas  s'élever  entre  les 
agents  de  l'administration  et  le  peuple  une  guerre 
sourde,  qui  jette  la  défiance  entre  le  souverain  et  les 
sujets,  qui  arme  une  partie  de  la  nation  contre 
l'autre,  emploie  en  pure  perte  le  temps  d'une  grande 
((uantité  d'hommes;  corrompt  également  les  satellites 
du  fisc  et  ceux  qui  font  un  métier  d'en  braver  les 
règlements,  et  oblige  à  faire  contre  eux  des  lois  dont 
l'humanité  et  la  justice  sont  également  révoltées. 

L'impôt  direct,  ainsi  diminué  des  frais  de  percep- 
tion ,  et  rendu  facilement  proportionnel  au  revenu 
de  ceux  qui  y  sont  assujettis,  a  de  plus  le  double 
avantage  de  n'être  jamais  avancé  que  par  celui  qui 
peut  le  payer,  et  d'être  mis  sous  une  forme  si  simple, 
(pie  la  masse  totale  de  l'impôt,  ses  diminutions,  ses 
augmentations  successives,  enfin  la  partie  à  laquelle 
chacun  est  imposé,  sont  nécessairement  connues  de 
chaque  citoyen,  qui  ne  peut  plus  être  trompé  ni  sur 
les  intérêts  publics,  ni  sur  les  siens  propres. 

L'espèce  d'anarchie  qui  a  régné  en  Europe  depuis 
les  conquêtes  des  Romains  jusqu'au  milieu  du  siècle 
dernier,  avait  empêché  d'établir  cette  forme  de  sub- 
vention qui  maintient  l'ordre  dans  un  État,  mais  qui 
demande  qu'il  y  soit  déjà  établi.  Il  est  douteux  que 
les  anciens  en  aient  eu  l'idée;  et  elle  est  même  si  ré- 
cente chez  les  modernes,  que  lorsqu'on  établit  le 
dixième  dans  la  guerre  de  la  succession,  cet  impôt, 
le  seul  qui  ne  renfermât  point  une  atteinte  au  droit 
de  propriété ,   fut   précisément    le   seul  pour  lequel 


19.5  VIE    DE    M.    ÏUlîGOT. 

Louis XI  V  eut  (juelque  scrupule  de  blesser  ce  droit  (i). 
Aussi  presque  toutes  les  nations  de  l'Europe  gémissent 
sous  le  poids  d'impôts  beaucoup  plus  onéreux  par 
leur  forme  que  par  leur  valeur  réelle. 

Si  quelque  obstacle  s'oppose  à  cette  réforme,  ce 
n'est  pas  l'excès  de  la  valeur  actuellement  existante 
des  contributions  déjà  payées  réellement  sur  ce  même 
produit  net,  et  d'une  manière  plus  onéreuse,  puis- 
(ju'elles  sont  inégalement  distribuées,  et  augmentées 
de  toute  la  dépense  que  coûte  leur  perception. 

Mais  on  trouve  un  premier  obstacle  dans  la  néces- 
sité qu'impose  cette  réforme  d'acquérir,  pai-  la  con- 
fection d'un  cadastre,  une  connaissance  exacte  de  la 
valeur  de  toutes  les  propriétés.  On  sent  aisément 
ipi'un  impôt  unitjue  et  territoiial ,  léparti  au  basard  , 
pourrait  être  plus  onéreux  que  des  impôts  indirects, 
qui  du  moins  produisent  une  espèce  de  compensa- 
tion ;  et  que  tout  l'avantage  qu'il  aurait  alors,  serait 
rinjpossibilité  de  le  maintenir.  Le  second  obstacle 
vient  de  la  difficulté  même  de  la  réforme.  En  effet  , 
cbacpie  impôt  indirect  n'est  pas  payé  par  la  masse 
entière  des  propriétés.  Quel(|ues-uns  affectent  seule- 
ment certaines  classes  d'bommes,  ou  ceitaine  nature 
de  biens  ;  d'autres  ne  pèsent  que  sur  un  seul  canton  ;  et 

(i)  Le  duc  de  Saint-Simon  rapporte,  dans  ses  Mémoires,  que 
Louis  XIV  consulta  sur  cet  objet  le  Père  le  Tellier,  qui  lui  pré- 
senta un  avis  signé  par  des  théologiens,  où  l'on  établissait  que  le 
roi  avait  le  droit,  non-seulement  de  lever  un  dixième,  mais  de 
s'emparer  de  toutes  les  propriétés  de  ses  sujets.  Le  duc  de  Saint- 
Simon  tenait  ce  fait  de  Maréchal,  premier  chirurgien,  à  qui  le 
i-oi  l'avait  conté. 


VIE    DF,    IM.    TURCxOT.  1  29 

il  en  résulte  la  nécessité  d'établir  d'abord,  par  le  calcul, 
ce  que  chaque  propriété  payait  réellement  de  l'im- 
pôt qu'on  veut  supprimer,  y  ajouter  cette  valeur,  et 
distribuer  ensuite  l'impôt  territorial  qu'on  veut  substi- 
tuer à  l'ancien  ,  proportionnellement  à  cette  nouvelle 
valeur  du  produit  net.  Cette  opération  même  serait 
injuste  si  on  ne  détruit  qu'un  impôt  indirect  et  qu'on 
en  laisse  subsister  beaucoup  d'autres  :  il  serait  pos- 
sible, en  effet,  que,  parmi  ceux  qui  resteraient,  il  y 
en  eût  qui  n'affectassent  en  aucune  manière  les  pro- 
priétés sur  lesquelles  portait  l'impôt  supprimé;  et 
dans  ce  cas,  la  règle  précédente  introduirait  une  in- 
justice en  faveur  de  ces  propriétés  qu'on  aurait  sou- 
lagées aux  dépens  des  autres.  11  n'y  a  que  deux  moyens 
de  remédier  à  ce  mal  :  le  premier,  de  faire  le  calcul 
dont  nous  venons  de  donner  l'idée,  pour  tous  les 
impôts  indirects,  comme  si  on  voulait  les  supprimer 
à  la  fois;  de  voir  par  là  quel  est  le  produit  net  réel 
de  chaque  terre  ,  ce  que  chacune  paye  d'impositions 
en  générai,  ce  qu'elle  en  payerait  après  la  destruction 
de  l'impôt  qu'on  veut  réformer ,  et  de  distribuer  en- 
suite l'impôt  qu'on  lui  substitue,  de  manière  à  rétablir 
le  plus  d'égalité  qu'il  est  possible.  La  seconde  méthode 
consiste  à  laisser  subsister  d'abord  toute  la  dispro- 
portion déjà  existante;  ce  qui  n'est  pas  du  moins  une 
injustice  nouvelle.  On  chargerait  précisément  chaque 
propriété  d'une  quantité  d'impôt  proportionnelle  à 
ce  qu'elle  payait  déjà,  sans  lui  faire  éprouver  d'autre 
avantage  que  l'exemption  des  frais  de  perception. 
Le  temps , en  éclairant  ensuite  sur  les  eireurs  de  cette 
opération,  rétablirait  peu  à  ])eu  une  justice  plus  lente 
V.  9 


I  3o  VIE    DE    M.    TURGOT. 

à  la  véiité,  mais  qui  aurait  presque  toujours  com- 
mencé par-  être  une  moindre  injustice  (i). 

La  première  méthode  exige  beaucoup  plus  de  lu- 
mières de  la  part  du  minisliequi  voudrait  la  suivre; 

(i)  Le  tableau  analytique  de  cette  opération  peut  servir  à  la 
faire  mieux  entendre.  Nous  l'insérerons  ici,  avec  d'autant  moins 
de  scrupule,  qu'il  n'exige,  pour  être  suivi,  que  des  connaissances 
élémentaires. 

1°  Nous  exprimerons  par  «',  a",  a'" a'""  les  valeurs  i\\\ 

produit  net  actuel  d'une  quantité  prise  pour  l'unité  des  terres  de 
différentes  natures. 

2°  Nous  désignerons  par  b',  //',//" b'""  les  valeurs  de  l'im- 
pôt direct  territorial  mis  sur  les  terres  a',  «",  a" n'"". 

3°  Nous  appellerons  I  la  masse  totale  de  l'impôt  à  répartir, 
c'est-à-dire,  la  soumie  de  l'impôt  indirect,  plus  celle  de  l'impôt 
direct  désigné  par  b' ,  b",  b'" //"". 

/i"  Nous  appellerons  I'  la  partie  de  l'impôt  qui  est  payée  par 
les  propriétés  a',  a",  a'",  etc.,  et  1"  la  partie  du  même  impôt 
qui  est  payée  par  ces  mêmes  propriétés  dans  ce  sens  seulement , 
que  ,  si  cette  partie  n'existait  pas ,  la  valeur  de  ces  propriétés  se- 
rait augmentée.  Enfin ,  nous  appellerons  /',  /",  i'" t'""  les 

portions  de  cette  partie  de  l'impôt  correspondantes  à  chaque  a', 
n",  a" a'"".  Ou  a  donc  1=1' 4-1". 

5°  Nous  désignerons  par  cette  expression  sa  la  somme  de  toutes 
les  valeurs  a  prises  chacune  autant  de  fois  qu'il  existe  de  terres 
de  cette  nature  assujetties  à  l'impôt  direct  b ,  à  l'impôt  indirect  /; 
et  en  général ,  toutes  les  sommes  prises  de  la  même  manière  se- 
ront exprimées  par  un  caractère  semblable. 

Cela  posé,  nous  considérons  successivement  les  trois  méthodes 
de  changer  l'impôt  indirect  en  impôt  direct,  que  nous  avons  ex- 
posées dans  le  texte. 

Première  hypothèse.  On  suppose  ici  que  l'impôt  indirect  est 
(ouverti  en  totalité  en  impôt  direct  par  une  seule  opération. 
Dans  ce  cas,  supposons  tout  impôt  supprimé  :  la  propriété  a'  de- 
vient fl'-4-é'-f  i',  et  il  en  est  de  même  de  toutes  les  autres;  donc, 


VIE    DE    M.    TURGOT.  l3l 

et  peut-être  n'a-t-il  existé  qu'un  seul  homme  capable 
de  la  bien  employer:  mais  elle  est  plus  juste  en  elle- 
même,  et  les  erreurs  qu'on  commettrait  seraient 
beaucoup  moins  considérables  que  celles  qui  sont 


l'impôt  total  étant  I,  et  Aa-\-b-\-i  la  valeur  totale  des  propriétés, 

■  X  {(i'-\-/^'-i-i')  sera  ce  que  la  propriété  a'  doit  payer.  Si 

la  propriété  a'  est  affermée,  il  est  clair  que  la  partie  /'  est  préci- 
sément ce  que  le  fermier  donnerait  de  plus  s'il  n'y  avait  pas  eu 
d'imj)ôt  indirect.  Celui-ci  étant  donc  supprimé,  le  fermier  doit 
payer  i'  5  ainsi  la  part  d'impôt  que  le  propriétaire  de  a' doit  payer 
sera .... 

(a  -\-  h'  +  i'  )  — i' ;  celle  qu'il  doit  payer  de   plus  sera 


I 


;(<2'+Z<'  +  i' )  —  b'  —  /;  et  celle  que  le  fermier  doit  payer 


sa-\-b+i 

sera  /'. 

Dans  le  cas  où  il  y  a  des  métayers ,  la  partie  i'  doit  se  parta- 
ger entre  le  propriétaire  et  le  métayer,  et  il  faudra  évaluer  sui- 
vant quelle  proportion  cette  charge  doit  être  répartie  entre  eux. 
Dans  ce  cas,  et  dans  tous  ceux  où  le  partage  doit  avoir  lieu,  on 
fera  /'  =if-\-  g',f  représentant  te  dont  la  quantité  a  serait  aug- 
mentée pour  le  propriétaire  parla  suppression  de  l'impôt  indirect, 
et  g  ce  que  le  fermier  aurait  donné  de  cette  même  propriété  si 
cet  impôt  n'eût  pas  existé  ;   et  alors  le  propriétaire  devra  payer 

ia'+b'-\-i) — g ,  et  le  fermier  g'. 

sa-\-b-\-i 

On  voit  qu'ici  l'état  du  fermier  n'est  pas  changé,  puisque  la 
suppression  de  l'impôt  indirect  lui  fait  gagner  une  quantité  /'  ou 
g' ,  et  que  l'impôt  direct  lui  fait  payer  une  somme  égale  /'  ou  g'. 

La  masse  des  propriétaires  paye  aussi  des  quantités  égales , 
ou,  ce  qui  revient  au  même,  il  lui  reste  une  valeur  égale.  En  ef- 
fet ,  il  lui  restait  sa-^b — I',  et  il  lui  reste 


1  3^  VIE    DE    M.    TURGOT 

i 


névitables  dans  la  seconde,  dont  l'application  d'ail- 
leurs devient  très-difficile,  si  une  certaine  partie 
d'un  impôt  affecte  une  masse  de  propriétés  qui  ne 


in-\-b-{-i —  -  X  sn-\-b-\-i=zsa-{-b  +  i — I,  et  à  cause  de 

.v7=:  l'',ct  del  =  l'  +  l",  on  a  sa-^b  +  i  —  l=:sa -{-  b—V.  L'état 
de  chaque  propriétaire  peut  être  changé,  mais  seulement  dans  le 
cas  où  ce  qu'il  payait  auparavant  n'aurait  pas  été  proportionnel 
au  produit  net;  ainsi  ce  changement  est  conforme  à  la  justice. 

On  fait  un  tort  réel  au  fermier  si,  durant  le  temps  d'un  bail , 
on  lève  un  impôt  indirect,  dont  une  partie  est  alors  réellement 
payée  par  lui.  De  même  on  lui  ferait  un  tort  réel  si  on  fixait  trop 
haut  les  quantités  i,  i",  etc.,  ou.  g,  g",  etc.  Il  faudra  donc  s'assu- 
rer que  i'  ou  g'  ne  sera  pas  fixé  trop  haut  :  dès  lors  on  s'expose 
nécessairement  à  exiger  du  propriétaire,  pendant  le  temps  du 
bail,  plus  qu'il  ne  doit  payer;  et  c'est  une  première  raison  de  ne 
pas  faire  le  changement  par  une  seule  opération.  Il  faut  observer 
de  plus,  que  tous  les  profits  du  commerce,  le  prix  des  salaires, 
l'intérêt  de  l'argent,  ne  baissant  point  aussitôt  après  la  suppres- 
sion de  l'impôt  indirect  autant  qu'ils  doivent  naturellement  bais- 
ser, le  propriétaire  et  le  fermier  ne  peuvent  gagner  dans  les  pre- 
mières années  tout  ce  qu'ils  doivent  gagner  :  nouvelle  raison  de 
fixer  très-bas  la  valeur  de  /'  ou  de  g,  et  par  conséquent  de  faire 
l'opération  partiellement,  pour  que  le  propriétaire  n'éprouve, 
dans  le  premier  moment,  qu'une  perte  insensible. 

.Seconde  hypothèse.  On  suppose  que  l'on  transforme  en  impôt 
direct  une  partie  seulement  de  l'impôt  indirect  I ,  et  qu'on  distri- 
bue cette  partie  proportionnellement  au  produit  net  sur  les  pro- 
priétés qui  payaient  déjà  cet  inqjôt  (c'est  la  a**  méthode  du  texte). 
Appelant  X'  la  partie  de  l'impôt  à  transformer  payée  parles  pro- 
priétaires; /(',  A",  etc.,  les  parties  de  X'  payées  par  les  propriétés 


a 


etc.  ;  X"  la  partie  du  même  impôt  qui  n'est  payée  par  le 
produit  net  que  parce  qu'elle  diminue  ce  produit  d'une  quantité 
égale;  //,  //',  etc.,  les  parties  de  X"  correspondantes  aux  n', 
à\  etc.  ;  et  /',  /",  etc.,  la  partie  de  U ,  fi' ,  etc.,  qui  peut  être  à  la 


VIE    DE    M,    TURGOT.  1 33 

soient  distinguées  ni  par  leur  position  géographique, 
ni  par  la  nature  du  terrain,  ni  par  quelque  autre 
qualité  inhéiente  à  la  propriété  même  ;  tels  sont  les 

charge  du  propriétaire;  /«',  in\  etc.,  celle  qui  doit  être  à  la  charge 
du  fermier;  nous  aurons  les  produits  nets  «',  d\  etc.,  exprimés 
para' H- A',  a"-\-h",  etc.;  ainsi  la  propriété  a  devra  payer 

(a' -f- h'] — ni',  et  le  fermier  devra  payer  m'.  Cela  posé,  il  est 

sa-\-li 

clair  que  la  valeur  de  a   serait  réduite  à  a'-\-h' —  ( a'-^h'  ^  si 

sa-\-li 

elle  ne  payait  pas  d'autre  impôt  indirect  :  mais  elle  en  paye  un 
égal  à  r — .îè— X';  et,  comme  on  le  peut  supposer  proportionnel 
au  produit  net,  et  qu'on  ne  peut  faire  même  d'auti  e  supposition  , 
les  différences  dans  cette  proportion  étant  arbitraires,  et  dépen- 
dantes de  la  manière  dont  le  revenu  est  employé,  on  aura  pour  la 

valeur  de  a' (fl' +  // —  [  a  -j-  //  )  )    ~    •:  quantité  qui, 

comme  on  voit,  n'est  pas  nécessairement  égale  à 

[a'  -\-h'  -\-i)[  I  —  :^22==r:  )  t  qu'elle  devrait  être,  ni  à  «'X  —ZT» 


qu'elle  est  avant  le  changement.  Il  peut  même  arriver  que  cette 

nouvelle  valeur  s'éloigne  plus  que  a   X  ■  _     de  la  vraie  valeur, 

et  qu'ainsi  cette  cir|iération  ait  pour  un  moment  augmenté  la  dis- 
proportion,au  Meu  de  la  diminuer.  Cependant,  il  vaudrait  mieux 
encore  suivre  cette  méthode,  qui  entraîne  un  mal  passager,  que 
de  laisser  subsister  l'impôt  indirect. 

Troisième  hypothèse.  Nous  conserverons  ici  les  mômes  déno- 
minations que  dans  la  seconde  hypothèse,  et  nous  supposons  seu- 
lement que  les  propriétaires  de  a,  a\  etc.,  payent  un  impôt 
x\  x" ^  etc.,  qui  doit  être  destiné  à  remplacer  l'impôt  X'  +  .î/, 
dont  ils  sont  soulagés.  (C'est  la  première  méthode  du  texte).  On  a 
par  conséquent  sx-=.yJ  -{-si.  Cela  posé,   le  propriétaire  de  a 


l34  VIE    DE    M.    TURGOT, 

droits  d'entrées  et  les  impôts  particuliers   mis  sui- 
une  classe  de  citoyens. 

Le  produit  net  auquel  l'impôt  doit  être  propor- 

payant  x\  et  gagnant  /',   et   étant  de  plus  assujetti  à   l'impôt 
I'  —  X'  —  sb  ,  se  trouvera  n'avoir  plus  que 

(a'  +  /'  +  x)  (  I  — ^ ]  en  mettant  —  X'  au  lieu  de  si  —  sx. 

Nous  égalerons  cette  valeur  à  («'+  U  -\-i']  (  I  — r^zr^—  )  •>  ^^^ 


I 

,ç„-j_/,^,- 

1 

'— X'— .7, 

nous   tirerons  a:  =r  «' + /' —  [a  Ji^h' -\r-i  )  .  et  de 

I         _ 

■sa  — X' 

même  pour  tous  les  autres  x. 

Il  se  présente  d'abord  ici  trois  cas  différents.  i°  Tous  les  x 
peuvent  être  positifs;  et  dans  ce  cas,  cette  opération  suffira  pour 
rétablir  la  proportion. 

2*^  Ils  peuvent  être  en  partie  positifs  et  en  partie  négatifs; 
mais  on  pourra,  en  diminuant  pour  chaque  x  négatif  d'une 
quantité  égale  la  valeur  h  de  l'impôt  direct  déjà  levé  sur  chaque 
«,  rétablir  la  proportion.  3°  Ils  peuvent  être  en  partie  positifs  et 
en  partie  négatifs,  et  soit  que  les  valeurs  de  h  ne  suffisent  pas, 
soit  que  par  d'autres  motifs  on  ne  veuille  pas  les  changer,  il  fau- 
dra distribuer  la  somme  à  payer  entre  les  autres;  mais  alors,  la 
somme  des  x  positifs  étant  plus  grande  que  .vZ+X',  \\  faudra  di- 
minuer chaque  x  dans  la  proportion  de  ces  deux,  sommes. 

Il  est  aisé  de  voir  comment,  en  substituant  de  nouvelles  va- 
leurs, on  pourra  répéter  la  même  opération  pour  toutes  les  con- 
versions successives  d'impôts  indirects  eu  impôts  directs. 

Ces  formules  auraient  encore  un  autre  usage.  Supposons,  en 
effet,  que  l'on  veuille  commencer  l'opération  ,  et  que  l'on  ait  dé- 
terminé les  quantités  qui  doivent  entrer  dans  les  formules  précé- 
dentes; on  n'en  connaîtra  que  des  valeurs  approcl»ées,  mais  l'on 
pourra  connaître  les  limites  drs  eneurs  de  cette  détermination. 


VIE    DE    M.    TURGOT. 


35 


lioiHié,  est  formé,  comme  on  vient  de  le  dire,  en 
ajoutant  an  produit  actuel  tout  ce  que  ces  impôts 
indirects  en  ont  retranché  :  et  il  en  résulte  une  nou- 
velle difficulté.  Une  partie  des  impôts  indirects  a  été 


(]ela  posé ,  on  aura  celle  de  l'erreur  qui  peut  se  trouver  dans 
la  valeur  de  chaque  x.  Ou  verra  donc  si  cette  erreur  est  assez 
considérable  pour  faire  un  tort  sensible;  et  cette  connaissance 
servira  de  guide  pour  trouver  le  moyen  de  partager  l'opération 
totale  en  plus  ou  moins  d'opérations  partielles,  de  manière  que 
ce  tort  soit  insensible  pour  chacune. 

Nous  avons  supposé  jusqu'ici  que  la  totalité  de  l'impôt  direct 
devait  être  répartie  sur  les  propriétés  ;  mais  il  y  a  quelques  res- 
trictions dont  nous  avons  parlé  ci-dessus,  i"  Soit  une  rente  per- 
pétuelle due  par  l'État  :  il  est  clair  qu'en  détruisant  l'impôt  indi- 
rect, vous  déchargez  cette  rente  d'une  partie  proportionnelle  à 
cet  impôt.  Il  faudra  donc  comparer  la  somme  de  ces  rentes  à 
celle  des  propriétés ,  voir  quelle  partie  de  l'impôt  doit  être 
payée  par  les  rentes,  l'imposer  sur  elles  proportionnellement,  et 
n'avoir  égard,  dans  le  calcul,  qu'à  la  partie  qui  reste,  comme 
devant  être  payée  par  les  propriétés.  Il  doit  eu  être  de  même  des 
pensions,  ou  appointements  fixes,  qui  doivent  être  traités  de  la 
même  manière.  2°  Quant  aux  droits  et  privilèges  qui  se  lèvent 
réellement  sur  les  propriétés,  on  regardera  chacun  de  res  droits 
comme  faisant  partie  de  ces  propriétés;  on  retranchera  la  valeur 
de  ces  droits  de  celle  des  propriétés  pour  avoir  la  vraie  valeur  de 
celles-ci;  et  les  droits  seront  soumis  à  l'impôt  précisément 
comme  les  propriétés  différentes  dont  ils  représentent  certaines 
parties.  3°  S'il  existe  des  rentes  non  remboursables  sur  les  parti- 
culiers, et  dont  la  somme  totale  soit  inconnue,  l'évaluation  de- 
vient plus  arbitraire.  Cependant,  on  s'écartera  peu  de  la  véiite 
en  autorisant  à  retrancher  de  chacune  une  somme  proportion- 

"^"•^  <'  ,  ou  ■ .  La  même  chose  auiait  lieu  si  on  ju- 

g<'ait  conforme  à  In  justice  d'assujettir  à  relie  même  retenue  les 


36 


VIE    DE    M.    TTJRGOT. 


comptée  dans  les  frais  (îe  cultuie  :  si  les  biens  ont 
été  affermés,  la  part  du  propriétaire  a  élé  diminuée; 
ainsi,  cetle  partie  du  produit  net,  abandonnée  au 
fermier,  doit  faire  partie  du  nouvel  impôt;  le  fer- 
mier devra  donc  payer  une  paît  de  cet  impôt  égale  à 
ia  valeur  du  produit  net  dont  la  suppression  de 
l'impôt  indirect  lui  laisse  la  jouissance;  et  cette  part 
doit  être  levée  sur  lui  en  diminution  de  celle  que 
payerait  le  propriétaiïc. 

La  baisse  des  salaires,  des  profits  de  commerce, 
de  l'intérêt  de  l'argent,  est  une  suite  de  l'établisse- 
ment de  l'impôt  territorial.  Mais  les  appointements, 
les  pensions,  les  droits  déterminés  pai-  la  loi  pour 
certaines  fonctions,  doivent  être  regaidés  comme 
des  salaires  fixes  qui,  par  conséquent,  doivent 
éprouver  la  même  baisse,  ou,  ce  qui  revient  au 
même,  il  faut  les  diminueide  toute  la  partie  de  l'im- 
pôt dont  la  suppression  d'un  impôt  indirect  les  a 
soulagés. 

Par  une  suite  du  même  principe,  les  rentes  non 
remboursables  dues  par  l'État  doivent  être  assujetties 
à  la  même  diminution  (i). 

renies  remboursables  à  la  volonté  du  débiteur  pendant  un  eertain 
espace  de  temps. 

Ce  tableau  analytique  nous  paraît  propre  à  détruire  les  ol)jec- 
tions  fondées  sur  la  prétendue  impossibilité  de  cette  conversion. 
Les  autres  ont  été  détruites  dans  un  grand  nombre  de  bons  ou- 
vrages. 

(i)  Si  les  rentes  non  remboursables  dues  par  les  j)articuliers 
sont  affectées  sur  des  terres,  elles  forment  une  partie  du  produit 
net.  Les  rentes  remboursables  à  termes  fixes  doivent  être  assu- 
jetties à  l'impôt,  si  le  créancier  refuse  le  rembout sèment.  Les 


VIE    DE    M.    ÏURGO T.  I  ^7 

Cel  exposé,  quoique  incomplet,  suffit  pour  faire 
voir  que  la  transformation  de  tous  les  impôts  indi- 
lecls  en  un  seul  impôt  direct,  n'est  pas  impossible 
à  faire  par  une  seule  opération,  mais  qu'en  même 
temps  la  prudence  exige  qu'elle  soit  faite  par  degrés. 

En  effet,  il  est  aisé  de  sentir  que  la  baisse  des  sa- 
laires, des  produits  du  commerce,  de  l'intérêt  de 
l'argent,  nécessaire  pour  dédommager  les  proprié- 
taires de  la  nouvelle  partie  de  l'impôt  dont  ils  seraient 
chargés,  ne  peut  se  faire  assez  promptement  pour 
qu'ils  n'éprouvassent  pas  une  vexation  très -sen- 
sible, quoique  passagère,  si  le  changement  se  faisait 
à  la  fois. 

Quelque  sagacité  qu'on  suppose  à  un  ministre, 
quelque  précision  qu'on  puisse  apporter  dans  les 
détails  d'une  telle  opération,  il  est  impossible  qu'il 
ne  s'y  glisse  des  erreurs.  Si  on  fait  l'opération  entière 
d'une  seule  fois,  ces  erreurs  peuvent  s'accumuler 
et  produire,  pour  un  grand  nombre  de  citoyens, 
une  surcharge  vraiment  onéreuse.  Cet  inconvénient 
n'est  plus  à  craindre  en  la  divisant  par  parties;  et 
d'ailleurs,  si,  dans  ce  cas,  on  avait  à  en  redouter 
des  erreurs  considérables,  on  y  remédierait  par  le 
sacrifice  momentané  d'une  paitie  de  la  valeur  de 
l'impôt;  saciifice  qui  deviendrait  impossible,  si  on 
opérait  à  la  fois  sur  la  totalité  des  impositions.  Si  cette 

rentes  remboursables  à  volonté  doivent  rester  exemptes  :  cepen- 
dant, conmie  la  baisse  des  intérêts  serait  plus  lente  que  l'opéra- 
tion sur  l'impôt,  on  pourrait  assujettir  à  une  retenue,  pour  quel- 
ques années  seulement ,  celles  des  rentes  qui  ne  doivent  pas  être 
soumises  à  Timpôt. 


38 


VIE    DE    M.    Tlir.GOT. 


conversion  successive  de  tous  les  impôts  en  un  impôt 
territorial  a  des  difficultés,  elle  est  aussi  la  seule  ré- 
forme qui  puisse  produire  un  bien  durable.  A  l'ex- 
ception de  quelques  vexations  ,  de  quelques  abus  de 
détail,  qu'on  peut  détruire,  l'idée  de  changer  la 
forme  des  impôts  indirects,  d'y  porter  l'uniformité 
ou  des  formes  plus  simples,  ne  peut  se  présenter  qu'à 
des  hommes  peu  instiuits.  Ils  ne  sentent  pas  que 
celte  simplicité  qui  les  a  séduits  sera  bientôt  altérée 
par  une  foule  de  petits  obstacles  imprévus ,  qui  naî- 
tront de  la  nature  de  ces  impositions,  ou  que  l'es- 
prit fiscal  aura  l'art  de  produire.  Us  ne  sentent  pas 
que  la  culture,  l'industrie,  le  commerce  de  chaque 
province,  se  sont  combinés  d'après  la  nature  des 
contributions  qui  s'y  payent;  en  sorte  que  l'aug- 
mentation d'un  impôt  indirect,  nécessaire  pour  éta- 
blir l'uniformité  entre  deux  provinces  voisines,  peut 
ruiner  celle  qui  le  supporterait,  sans  qu'une  dimi- 
nution égale  d'un  autre  tribut  pût  y  rétablir  l'équi- 
libre. 

Il  faut,  sans  doute,  qu'un  administrateur  forme 
seul  le  plan  de  cette  réforme,  et  qu'il  dirige  tous  les 
détails  d'après  le  même  esprit,  suivant  les  mêmes 
vues,  par  une  même  méthode.  Mais  la  confection 
d'un  cadastre,  la  répartition  de  l'impôt  entre  les 
provinces,  entre  les  élections,  entre  les  commu- 
nautés, et  enfin  entre  les  particuliers,  exige  des  tra- 
vaux de  détail  qui  ne  peuvent  être  bien  exécutés  que 
sous  les  yeux  des  assemblées  municipales,  où  chaque 
particulier,  clîa(|ue  communauté,  chaque  élection, 
a  intérêt  qu'on  soit  juste  envers  les   autres,   et  qui 


VIE    Dl'     M.    TDRGOT.  1 3() 

peuvent  donner  à  toutes  leuis  opérations  une  pu- 
blicité sans  laquelle  il  n'y  a  point  de  bien  à  espérer. 
D'ailleurs,  celte  révolution  dans  la  forme  de  l'impôt 
en  produirait  une  plus  ou  moins  lenle  dans  la  cul- 
ture, dans  l'industrie,  dans  le  commerce;  et  par 
une  suite  de  cette  révolution  ,  dont  les  effets  ne 
peuvent  être  prévus  avec  précision  ,  la  proportion 
du  produit  net  des  différentes  terres  serait  altérée 
au  point  d'exiger  des  changements  successifs  dans 
la  répartition.  Ainsi ,  en  supposant  même  que ,  par 
une  sorte  de  prodige,  un  ministre  et  ses  agents 
fussent  parvenus  à  exécuter  une  première  opération  , 
il  faudrait ,  pour  compléter  l'ouvrage ,  que  le  même 
miracle  put  se  reproduire  une  seconde  fois. 

C'était  donc  à  la  confection  du  cadastre,  et  à  la 
répartition  des  impositions  nécessaires  pour  rempla- 
cer celles  qui  auraient  été  successivement  détruites, 
que  M.  Turgot  eût  d'abord  employé  les  nouvelles 
assemblées. 

Les  deux  premiers  ordres  eussent  suffi.  Le  gou- 
vernement aurait  fait  aisément  la  répartition  ,  soit 
entre  les  élections,  soit  entre  les  provinces ,  du  mo- 
ment où  celle  des  paroisses  et  des  élections  aurait 
été  exécutée  avec  un  peu  d'exactitude,  et  d'après  le 
plan  uniforme  qui  leur  aurait  été  donné  par  le  légis- 
lateur ;  car  tout  devait  partir  de  la  même  autorité  ; 
tout  devait  être  dirigé  par  le  même  esprit  et  réglé 
par  les  mêmes  principes  (i).  Dans  les  pays  d'états,  les 

(i)  Voyez,  sur  la  confection  des  cadastres,  les  procès-verbaux 
de  l'assemblée  provinciale  de  la  baute  Guyenne,  et  les  mémoires 
de  l'Académie  des  sciences,  année  1782. 


l4o  VIE    DE    M.    ÏUHGOT. 

assemblées,  telles  qu'elles  sont  constituées,  eussent 
exécuté  les  mêmes  opérations  avec  une  exactitude 
suffisante.  La  comptabilité  eût  été  portée  en  même 
temps  au  plus  grand  degré  de  simplicité;  une  cor- 
respondance directe  entre  le  trésor  royal  et  les  tré- 
soriers particuliers  de  cliaque  élection ,  chargés  à  la 
fois  de  recevoir  les  impôts  et  de  distribuer  les  fonds 
destinés  aux  dépenses  locales,  eût  tenu  lieu  des  opé- 
rations compliquées  qu'exécute,  avec  si  peu  d'ordre 
et  tant  de  dépenses,  l'armée  des  agents  du  fisc. 

Ces  mêmes  assemblées  auraient  eu  le  soin  des  tra- 
vaux publics;  chacune,  dans  son  territoire,  en  au- 
rait fait  l'adjudication  et  réparti  le  payement.  Les 
travaux  dont  l'utilité  eût  regaidé  toute  une  province, 
ou  l'Etat  entier,  auraient  été  réglés  par  le  gouverne- 
ment,  et  répartis  par  lui,  soit  sur  la  province,  soit 
sur  le  royaume,  mais  toujours  adjugés,  dirigés  dans 
chaque  canton  par  l'assemblée  d'élection  ,  qui  aurait 
eu  toujouis  assez  d'intérêt  de  prévenir  les  abus,  et 
assez  de  connaissance  et  de  pouvoir  pour  les  empê- 
cher de  s'introduire. 

Les  établissements  pour  l'éducation,  les  maisons 
de  charité,  les  secours  à  donner  aux  pauvres,  au- 
raient été  administrés  par  ces  assemblées,  d'après 
un  plan  général  donné  par  le  gouvernement;  plan 
déjà  préparé  par  M.  Turgot,  et  qui,  comme  tous  les 
autres,  eût  porté  l'empreinte  de  son  génie.  Ainsi  les 
établissements  de  charité  n'auiaient  plus  avili  ou 
corrompu  l'espèce  humaine  et  englouti  les  généra- 
tions futures.  On  eût  soutenu  les  familles  et  secouru 
le  malheur  sans  encourager  l'oisiveté  et  le  liberti- 


VIE    DE    M.    TURGOT.  l^l 

nage  ;  et ,  pour  la  première  fois ,  réducation  pu- 
blique eût  formé  des  hommes  instruits  de  ce  qu'il 
importe  à  chacun  de  savoir  dans  la  place  qu'il  doit 
occuper,  et  conduits  à  la  vertu  par  une  raison  qui , 
grâce  à  l'habitude  prise  dès  l'enfance,  de  n'adopter 
que  des  vérités,  aurait  été  préservée  du  joug  des  pré- 
jugés et  des  pièges  de  l'erreur. 

Chaque  élection  eût  été  chargée  de  fournir  au  roi 
les  recrues  volontaires  destinées  à  remplacer  les  mi- 
lices. 

M.  Turgot  comptait  employer  encore  les  mêmes 
corps  pour  détruiie  graduellement  les  droits  féo- 
daux. Ces  droits  ne  pouvaient  être,  selon  lui,  de 
véritables  propriétés.  Les  uns,  comme  les  dîmes 
féodales,  les  champarts,  les  cens,  pouvaient  repré- 
senter la  propriété,  ou  bien  être  une  partie  du  prix 
pour  lequel  elle  a  été  aliénée.  D'autres,  en  plus 
grand  nombre,  étaient  de  véritables  impôts,  dont 
le  souverain  avait,  par  son  consentement,  légitimé 
l'usurpation.  Quelques  autres,  comme  la  chasse,  !a 
pêche,  les  banalités,  le  droit  de  vent,  étaient  de 
véritables  privilèges  exclusifs. 

Enfin,  il  y  en  avait  qui,  comme  le  droit  de  jus- 
tice, et  quelques-uns  de  ceux  auxquels  les  main- 
mortables  sont  assujettis,  étaient  ou  une  usurpation 
du  droit  de  souveraineté,  ou  une  violation  du  droit 
naturel. 

M.  Turgot  croyait  que  les  droits  qui  représentent 
la  propriété  devaient  être  sacrés  comme  elle;  qu'on 
devait,  sans  se  livrer  à  des  recherches  sur  l'origine 
de  ces  droits,  regarder  comme  vraiment  représenta- 


li-l-i  Ylii    DK    M.    TLRGOT. 

tifs  de  la  propriété  tous  ceux  (pii  en  avaient  l'appa- 
rence; mais  il  jugeait  en  même  temps  que  toute 
convention  ,  tout  acte  qui  donne  à  la  propriété  une 
forme  éternelle,  renferme  la  condition  implicite  que 
le  souverain  pourra  rétablir  le  droit  commun  aussi- 
tôt qu'il  le  jugera  utile,  parce  qu'aucun  propiiétaire 
ne  peut  étendre  à  l'éternité  le  droit  qu'il  a  sur  son 
bien,  et  que  ce  droit  s'éteignant  avec  lui  par  la  na- 
ture, toutes  les  conditions  qui  ne  s'exécutent  qu'au 
delà  de  ce  terme  reçoivent  leur  sanction,  non  du 
droit  naturel,  mais  du  droit  civil. 

Les  droits  représentatifs  de  propriété  doivent  donc 
être  remboursables  au  taux  moyen  des  propriétés  de 
la  même  nature. 

Ceux  qui  représentent  des  impôts,  ou  qui  sont 
des  piiviléges  exclusifs ,  espèces  d'impôts  presque 
toujours  très-onéreux,  ne  peuvent  donner  de  droit 
qu'à  un  dédommagement  réglé  sur  le  taux  moyen 
de  l'intérêt.  Ils  ne  sont  pas  une  propriété ,  mais  un 
engagement  pris  par  l'État;  engagement  qui,  par  sa 
nature,  ne  peut  être  perpétuel.  On  retrouve  ici  l'ap- 
plication des  principes  exposés  par  M.  ïurgot  dans 
l'article  Fondation  ;  et  son  opération  sur  les  messa- 
geries ,  sur  les  droits  de  hallage,  ou  de  marché,  nous 
en  a  fourni  un  autre  exemple.  Mais  il  y  a  une  dif- 
férence entre  ces  droits  et  ceux  qui  représentent  la 
propriété.  Le  souverain,  pour  ceux-là,  a  le  droit  de 
forcer  au  remboursement ,  comme  une  conséquence 
de  celui  de  changer  la  forme  de  l'impôt.  Mais  il  n'a 
pas  le  même  pouvoir  pour  les  droits  qui  repré- 
sentent la  propriété;  et  le  remboursement  n'en  peut 


MK    DE    M.    TUKGOT.  i  l\'S 

èlie  que  volontaire  de  la  part  de  celui  (|ui  y  est  assu- 
jetti. La  troisième  espèce  de  droit  doit  étie  détruite 
sans  qu'il  en  soit  dû  aucun  dédouimageinent,  parce 
que  les  usurpations  de  l'autorité  souveraine  ne  peu- 
vent être  légitimées  par  la  possession ,  et  qu'on  fait 
grâce  à  ceux  qui  jouissent  d'un  droit  contraire  au 
droit  naturel,  en  ne  les  condamnant  pas  à  une  resti- 
tution ,  et  en  les  excusant  sur  une  ignorance  que  le 
préjugé  général  peut  rendie  réellement  excusable. 

C'était  au  le'gislateur  à  poser  les  principes  et  les 
règles  d'après  lesquels  ces  opérations  pouvaient  être 
dirigées,  à  classer  les  différents  droits;  mais  l'exé- 
cution de  ces  remiDoursements ,  les  arrangements 
particuliers,  ne  pouvaient  être  faits  avec  justice  et 
sans  acception  de  personnes,  que  par  des  assemblées 
municipales. 

Ces  assemblées  auraient  été  encore  employées  à 
la  liquidation  des  dettes  de  l'État.  D'abord  chacune 
d'elles  aurait  été  chargée  des  emprunts  et  des  rem- 
boursements nécessaires  pour  l'extinction  de  dettes 
particulières  aux  villes,  aux  provinces;  pour  celle 
d'un  grand  nombre  de  charges  ou  inutiles,  ou  qui 
devraient  n'être  pas  vénales.  Ces  sommes  n'entrent 
pas  dans  le  calcul  ordinaire  des  dettes  de  l'État , 
parce  que  l'impôt  qui  les  paye  n'entre  pas  dans  le 
trésor  royal;  mais,  aux  yeux  d'un  administrateur 
éclairé,  elles  en  font  partie,  comme  ce  qu'elles  coûtent, 
sous  quelque  forme  qu'il  soit  payé,  est  une  portion 
du  véritable  impôt. 

Mais,  indépendamment  du  remboursement  suc- 
cessif de  la  dette  générale,  que  M.  Turgot  espérait 


l44  VIE    DE    M.    TURGOT. 

devoir  être  le  fruit  de  l'économie,  de  la  diminution 
des  intérêts,  de  la  baisse  du  taux  de  l'argent,  qui 
aurait  été  accélérée  par  la  réforme  de  l'impôt,  il  en- 
visageait de  plus  grandes  ressources.  Les  domaines 
territoriaux  du  roi  auraient  été  régis  par  les  nou- 
velles assemblées;  l'augmentation  du  produit  auiait 
été  employée  par  elles  à  l'extinction  des  dettes;  et 
elles  auraient  été  chargées  ensuite  de  les  aliénei-  suc- 
cessivement, et  par  petites  parties,  dans  des  ventes 
publiques,  lorsque  des  ouvrages  assez  faciles  pour 
être  lus,  assez  savants  pour  convaincre,  auraient 
fait  sentir  le  peu  de  fondement  du  principe  que  le 
domaine  de  la  couronne  est  inaliénable,  l'absurdité 
d''appliquer  ce  principe  au  domaine  d'un  roi,  qui  jouit 
du  droit  d'établir  des  impôts,  et  l'utilité  que  le  peuple 
retirerait  de  cette  aliénation  ;  lorsque  ces  vérités  si 
simples,  mais  encore  si  peu  répandues,  seraient  de- 
venues l'opinion  commune  et  générale;  et  lorsqu'en 
même  temps  la  confiance  que  les  nouvelles  assem- 
blées commenceraient  à  inspirer  aurait  permis  de  se 
flatter  de  porter  à  son  véritable  prix  la  vente  de  ces 
biens,  et  celle  du  droit  de  rentrer  dans  les  domaines 
engagés. 

Le  clergé  jouit  à  peu  près  d'un  cinquième  des 
biens  du  royaume  ;  et  ces  biens  doivent  être  regar- 
dés comme  une  portion  du  domaine  de  l'Etat,  em- 
ployée au  maintien  du  culte  public  et  à  l'instruction 
des  peuples. 

Mais,  puisque  le  culte  est  nécessairement  le  ré- 
sultat des  opinions  religieuses,  sur  lesquelles  chaque 
homme  ne  peut  avoir  de  juge  légitime  que  sa  propre 


VIE    DE    M.    TllRGOT.  1 45 

conscience,  il  paraît  que  les  dépenses  dn  culte  doi- 
vent être  faites  volontairement  par  ceux  ({ui  croient 
les  opinions  sur  lesquelles  le  culte  est  fondé,  et  qu'il 
y  a  une  espèce  d'injustice  à  asseoir  cette  dépense 
sur  des  fonds  auxquels  tous  les  citoyens  semblent 
avoir  un  droit  égal. 

L'instruction  morale  du  peuple  devrait  être  abso- 
lument séparée  et  des  opinions  religieuses  et  des  cé- 
rémonies du  culte.  La  morale  de  toutes  les  nations 
a  été  la  même;  el  presque  partout  elle  n'a  été  cor- 
rompue que  par  son  mélange  avec  la  religion.  On 
ébranle  la  ceititude  des  principes  de  la  moiale ,  en 
les  liant  avec  des  opinions  qui,  partout,  sont  ouver- 
lement  combattues,  ou  rejetées  en  secret  par  un 
grand  nombre  d'hommes,  et  surtout  par  ceux  qui 
ont  le  plus  d'influence  sur  le  sort  des  autres.  On 
mêle  aux  devoirs  réels  des  devoirs  factices,  qui  sou- 
vent leur  sont  opposés,  auxquels  cependant  ceux-ci 
sont  toujours  sacrifiés;  en  sorte  que,  par  ce  mé- 
lange, l'ordre  des  devoirs  est  interverti,  et  ces  de- 
voirs eux-niêmes  éludés  ou  violés  sous  le  piétexte 
de  s'élever  à  des  vertus  imaginaires. 

Mais,  en  convenant  de  ces  principes,  il  n'en  est 
pas  moins  vrai  que,  si  le  peuple  est  accoutumé  à 
voir  prendre  sur  les  fonds  publics  les  frais  du  culte, 
et  à  recevoir  ses  instructions  de  la  bouche  des  prêtres , 
il  y  a  du  danger,  et  même  une  sorte  d'injustice,  à 
choquerses  habitudes  par  une  réforme  trop  prompte; 
et  c'est  un  des  cas  où  ,  pour  agir  avec  justice,  en  sui- 
vant rigoureusement  la  voix  de  la  vérité,  il  faut 
attendre  que  l'opinion  commune  s'y  soit  coiiformée. 
V.  10 


i46  vjil    de   m.   TURGOï. 

Cependant,  en  laissant  jouir  les  possesseurs  ac- 
tuels ,  il  est  aisé  de  voir  que  la  suppression  des  ecclé- 
siastiques ou  religieux  des  deux  sexes,  absolument 
inutiles  à  l'instruction  du  peuple  et  au  service  des 
paroisses,  rendrait  successivement  à  la  nation  des 
biens  immenses,  dont  la  vente,  en  lanimant  la  cul- 
ture, en  augmentant  le  nombre  des  citoyens  pro- 
priétaires, servirait  à  payer  une  partie  de  la  dette 
publique.  H  est  clair  encore,  qu'en  remplaçant  les 
revenus  territoriaux  des  évéques  et  des  curés  par  des 
appointements  que  payeraient  les  communautés  ou 
les  diocèses,  on  gagnerait,  i°  l'avantage  de  détruire 
les  dîmes,  impôt  qui,  levé  sui-  le  produit  réel  des 
terres,  et  non  sur  leur  produit  net,  est  injuste  dans  sa 
répartition  et  destructif  de  l'agriculture;  2°  qu'on 
ferait  encore  une  grande  économie,  puisque  ces  ap- 
pointements devraient  être  tels  qu'il  convient  à  des 
hommes  cbargés  de  l'instruction  publique,  et  qui 
doivent  donner  l'exemple  de  la  simplicité  et  du  désin- 
téressement ;  3°  qu'on  détruirait  les  procès  entre  les 
communautés  et  leurs  pasteurs  ;  procès  qui  lendent 
leur  ministère  au  moins  inutile. 

Cependant,  cette  réforme,  injportante  non-seule- 
ment pour  la  richesse  de  la  nation,  mais  pour  per- 
fectionner l'instruction ,  et  même  pour  le  maintien 
de  la  religion,  ne  peut  être  faite  d'une  manière  vrai- 
ment utile,  qu'en  confiant  à  des  assemblées  le  soin 
d'en  exécuter  toutes  les  opérations.  Sans  cela,  les 
possessions  réunies  au  fisc  seraient  mal  administrées, 
vendues  à  bas  prix,  ou  même  deviendraient  bientôt 
la  proie  des  courtisans;  et  le  bien  ,  qui  doit  naître 


VIE    DE    !M.    TIIRGOT.  \ /{'] 

de  la  division  de  ces  terres,  de  leur  rentrée  dans 
Tordre  ordinaire  des  propriétés,  ne  serait  sensible 
qu'au  bout  d'un  long  temps,  comme  celui  qu'a  pro- 
duit, en  Angleterre,  la  destruction  des  couvents; 
destruction  qui,  d'abord,  y  fut  plus  nuisible  qu'utile. 

Parmi  les  maux  auxquels  le  peuple  est  exposé,  il 
en  est  un  dont  M.  ïurgot  n'avait  pu  voir  toute  l'é- 
tendue sans  cbercber  les  moyens  d'y  remédier. 

Dans  toutes  nos  provinces,  des  cantons,  plus  ou 
moins  étendus,  sont  couverts  de  marais  dont  les 
exbalaisons  causent  des  fièvres  épidémic[ues,  altèrent 
la  constitution ,  et  abrègent  la  durée  de  la  vie.  Les 
terrains  occupés  par  ces  marais  n'ont  qu'un  faible 
produit;  tandis  que,  s'ils  étaient  desséchés,  ils  of- 
friraient de  riches  moissons,  des  prairies  abon- 
dantes, et  qu'en  même  temps  l'augmentation  de 
richesse  et  de  population,  produite  par  le  dessè- 
chement, lanimeiait ,  dans  les  terres  voisines,  la 
culture  et  l'industrie.  Ces  maux  ne  sont  pas  tant 
l'ouvrage  de  la  nature  que  celui  de  l'avidité  des 
hommes.  Presque  partout,  des  retenues  d'eau,  faites 
par  les  seigneurs  des  rivières,  par  les  propriétaires 
des  étangs,  sont  la  première  cause  de  ces  inonda- 
tions; et  c'est  pour  l'intérêt,  mal  entendu,  d'un 
faible  revenu,  qu'ils  condamnent  la  terre  à  la  stéri- 
lité, et  des  milliers  d'hommes  aux  souffrances  et  à 
la  mort.  Mais  cette  cause ,  qui  rend  le  mal  plus 
cruel,  en  rend  aussi  le  remède  plus  difficile.  L'ex- 
périence, aussi  bien  que  la  raison  ,  prouve  l'inutilité 
des  lois  qu'on  a  cherché  vainement  à  opposer  au 
mal;  il  n'en  est  point  que  l'avarice  adroite  ou  arrrè- 

10. 


l  l\S  VI K    DE    j\r.    TIIRGOT. 

ditée  ne  sache  éluder  on  braver.  Le  seul  remède  est 
rachat  de  ces  droits,  dont  l'exercice  est  si  funesie, 
de  ces  propriétés  qui,  par  leur  nature  ,  nuisent  à  tout 
ce  qui  les  environne. 

L'augmentation  du  revenu  des  terrains  desséchés, 
le  produit  de  moulins  construits  sur  d'autres  prin- 
cipes,  et  confiés  aux  soins  des  communautés  inté- 
ressées elles-mêmes  à  prévenii-  le  désordre,  celui  des 
étangs,  des  pêcheries,  changés  en  terres  ou  en  pâ- 
turages, peuvent  presque  partout  indemniser,  à  la 
fois,  du  prix  des  acquisitions,  des  indemnités,  et 
même  des  travaux  nécessaires  pour  répaier  les  dé- 
sordres causés  par  les  anciens  abus,  ou  ce  qui,  dans 
ces  désordres,  était  l'ouvrage  de  la  nature.  Mais  ces 
arrangements  économiques  entraînent  des  détails 
trop  minutieux ,  exigent  trop  de  connaissances  lo- 
cales, ont  trop  besoin  qu'une  impartialité,  à  l'abri 
du  soupçon  ,  une  foice  qu'on  ne  puisse  jamais  regar- 
der comme  l'abus  du  pouvoir,  résiste  à  toutes  les 
réclamations  et  triomphe  de  tous  les  obstacles,  pour 
qu'on  puisse  espérer  quelque  succès,  à  moins  que 
ces  opérations  ne  soient  confiées  à  une  assemblée 
d'hommes  qui,  choisis  librement  par  les  proprié- 
taires, unissent  à  l'autorité  que  le  souverain  leur 
aurait  donnée,  la  confiance  que  ce  génie  de  consti- 
tution peut  seule  inspirer.  Ces  travaux  et  ceux  des 
grands  cheminsauraient  offert  au  peuple  une  source 
abondante  de  salaires,  avantage  immense,  ou  pré- 
caution nécessaire ,  toutes  les  fois  qu'on  opère  de 
grandes  réformes. 

Enfin,  les  assemblées  municipales  paraissaient  utiles 


VIE    DE    M.    TURGOT.  1 49 

à  M.  Turgot  poiii-  former  des  citoyens  éclaiiés  ,  les 
uns  propies  à  discuter  les  affaires,  les  autres  à  rem- 
plir les  places  de  l'administration  :  elles  pouvaient 
être  employées  à  élire  les  sujets  qui  devaient  occuper 
des  emplois  nécessaires,  dont  il  est  absurde  de  faire 
des  chaiges  vénales  et  par  là  héréditaires ,  et  qu'en 
même  temps  le  gouvernement  ne  peut  remplir  par 
de  bons  clioix,  soit  faule  de  pouvoir  connaître  les 
sujets  ,  soit  parce  qu'ils  doivent  avoir  surtout  la  con- 
fiance du  peuple  ,  soit  parce  qu'il  faut  que  leurs 
fonctions  soient  exemptes  de  toute  influence  du  mi- 
nistère. 

Tel  était  le  plan  également  vaste  et  simple  j)ar  le- 
quel M.  Turgot  se  proposait  de  détruire  successive- 
ment tous  les  désordres  de  l'administration,  d'en 
créer  une  nouvelle  entièrement  conforme  aux  prin- 
cipes certains  de  l'économie  politique,  et  de  prépa- 
rer, aux  ministres  qui  voudraient  porter  la  réforme 
dans  les  autres  parties  du  gouvernement,  les  instru- 
ments nécessaires  pour  assurer  le  succès  de  leui-s 
vues  et  leur  mériter  la  confiance  de  la  nation. 

Nous  laissons  à  nos  lecteurs  à  juger  ce  que  les  bons 
citoyens  avaient  à  espérer,  ce  (jue  les  autres  avaient 
à  craindre. 

Parmi  ceux  qui  ont  hasardé  la  critique  de  l'admi- 
nistration de  M.  Turgot,  il  en  est  auxquels  on  est 
dispensé  de  répondre.  Mais  ii  est  aussi  des  reproches 
(|ui  peuvent  mériter  une  discussion,  non  pour  l'in- 
térêt de  sa  gloire,  mais  pour  l'utilité  de  ceux  que  le 
sort  destine  à  de  grandes  places,  et  auxquels  il  peut 
être  bon   de  savoir  d'avance  comment  ils  v  seront 


l5o  ME    DE    M.    TUHGOT. 

jugés,  même  par  les  hommes  qui  onl  des  iiitenlions 
pures. 

On  accusait  M.Turgot  de  négliger  ce  qu'on  appelle 
les  détails  de  la  finance.  La  réponse  en  est  dans  l'his- 
toire de  son  ministère.  Il  est  très-vrai  que  M.  Turgot 
n'attachait  pas  un  grand  prix  à  certains  calculs  qui 
n'exigent  qu'une  connaissance  médiocre  de  l'arith- 
métique. Quelques  autres,  en  petit  nombre,  doivent 
êtie  faits  par  des  mathématiciens,  si  on  veut  ne  pas 
être  tromj)é-,  et  M.  Turgot,  qui  connaissait  toute 
l'importance  de  l'arithmétique  politique,  avait  pris 
des  mesures  pour  que  les  connaissances  de  détail  qui 
peuvent  être  fournies  par  les  bureaux,  fussent  mises 
en  œuvre  par  des  mathématiciens  capables  d'en  tirer 
des  lésullals  utiles,  et  d'en  déterminer  à  la  fois  l'exac- 
titude et  la  piobabilité.  Il  est  encoie  vrai  que  M.Tur- 
got ne  traitait  pas  avec  distinction  les  hommes  dont 
le  piincij)al  méiite  est  d'avoir  amassé  de  giandes 
richesses  et  de  les  employer  à  en  amasser  encore; 
cependant,  il  croyait  que  dans  une  société  où  il 
existe  des  différences  de  rang,  mais  où  la  richesse 
les  fait  disparaître,  le  ministre  le  plus  ami  de  l'éga- 
lité naturelle,  le  plus  convaincu  que  l'inégalité  des 
rangs  est  inutile  ou  dangereuse,  doit,  par  respect 
pour  les  mœurs  publiques,  ne  pas  autoriser  par  son 
exemple  une  confusion,  dont  tout  l'effet  est  d'ex- 
citer l'avidité  en  lui  donnant  le  double  motif  de  l'a- 
varice et  de  l'orgueil. 

On  a  dit  que  M.  Tuigot  avait  mis  trop  de  précipi- 
tation dans  ses  opérations.  Un  de  ses  amis  lui  en 
})arlail    un    jour    pendant   son    ministère,    (oui meut 


ME    DE    M.    TURGOT.  l5l 

poLwez-vous  me  faire  ce  reproche?  lui  répondit-il; 
vous  connaissez  les  besoins  du  peuple ,  et  vous  suivez 
que  dans  ma  f(unille  on  meurt  de  la  goutte  à  cin- 
qufuite  ans. 

On  a  dit  également  qu'il  y  avait  mis  trop  de  len- 
teur; mais  ceux  qui  le  disaient  oubliaient  que  si  on 
retranche,  des  vingt  mois  qu'il  a  été  ministre,  le 
temps  que  ses  attaques  de  goutte  lui  ont  enlevé,  celui 
que  les  émeutes  suscitées  contre  lui,  lui  ont  fait 
perdre,  il  ne  reste  qu'une  année;  ils  ignoraient  l'uti- 
lité de  ses  opérations,  tandis  qu'ils  attachaient  une 
importance  exagérée  à  la  destruction  d'abus  que 
M.  Turgot  ne  ménageait  que  parce  qu'il  voulait  les 
attaquer  dans  leur  source,  détruire  le  mal  et  non  le 
perfectionner  (i). 

On  prétendait  qu'il  ne  consultait  personne.  Il  est 
vrai  que  la  fianchise  de  son  caractère  ne  lui  permet- 
tait pas  d'employer  ce  moyen  de  flatter  l'amour- 
propre.  Il  est  encore  vrai  qu'après  s'être  convaincu 
par  la  méditation,  par  l'expérience,  de  la  vérité  des 

(i)  C'était  son  expression  ,  et  elle  renferme  un  grand  sens:  par 
exemple  ,  n'ayant  pu  obtenir  encore  la  suppression  totale  des 
droits  de  mainmorte,  il  ne  voulut  pas  les  abolir  dans  les  do- 
maines du  roi,  où  le  gouvernement  était  d'ailleurs  le  maître  d'en 
adoucir  l'exercice,  de  peur  de  consacrer,  même  par  son  silence, 
l'opinion  qui  fait  regarder  ces  droits  comme  une  propriété  légi- 
time. Il  est  affligeant  que  cette  opinion,  proscrite  par  l'ordon- 
nance de  Louis  Hutin,  ait  été  adoptée  pour  la  première  fois  par 
le  gouvernement,  dans  le  préambule  de  l'édit  de  1778.  L'auteur 
des  arrêtés  de  Lamoignon  était  plus  instruit  des  principes  de  la 
justice  naturelle,  de  ceux  de  notre  droit  public,  et  s'y  était 
conformé. 


l52  VIE    DE    M.    TURGOT. 

principes  qu'il  avait  adoptés,  il  n'allait  demander  à 
personne  ce  qu'il  devait  croire.  Mais  il  consultait 
tous  les  hommes  dont  il  espérait  pouvoir  tirei-  des 
lumières  utiles;  et  ce  n'était  pas  toujours  ceux  qui 
se  croyaient  faits  pour  lui  donner  des  avis,  et  encore 
moins  ceux  qui  se  trouvaient  en  possession  d'être 
consultés  par  les  ministres  et  de  les  tromper. 

On  lui  reprochait  trop  de  force,  trop  d'inflexibilité 
dans  le  caractère.  J'oserai  proposer  à  ceux  qui  lui 
faisaient  cette  objection,  de  réfléchir  sur  eux-mêmes, 
de  descendre  au  fond  de  leur  cœur,  de  voir  si  dans 
leur  vie  publique  et  privée  la  faiblesse,  et  non  la 
fermeté  ,  n'a  pas  été  la  cause  de  toutes  leurs  erreurs. 
Caton  lui-même,  soumis  à  celte  épreuve,  eut  avoué 
que  la  faiblesse  lui  a  fait  faire  plus  de  fautes  que  son 
inflexibilité.  La  faiblesse  est  un  défaut  que  nous  a 
donné  la  nature,  que  nous  ne  pouvons  détruire, 
contre  lequel  nous  avons  sans  cesse  à  nous  défendre, 
et  dont  aucun  homme  de  bonne  foi,  et  capable  de 
quelque  courage,  ne  se  vantera  jamais  d'avoir  tou- 
jours triomphé. 

On  lui  a  reproché  de  la  maladresse.  M.  Price,ru!ï 
des  hommes  les  plus  éclaiiés  et  les  plus  vertueux  de 
l'Angleterre,  avait  répété  cette  imputation.  J'aurais 
pilla  mériter^  lui  écrivit  M.  Turgot,  si  vous  n'aviez 
eu  en  vue  d'autre  maladresse  que  celle  de  n'avoir  pas 
su  démêler  les  ressorts  rP  intrigue  cpie  faisaient  jouer 
contre  rnoi  des  ^ens  beaucoup  plus  adroits  en  ce 
genre  que  je  ne  le  suis  ,  que  je  ne  le  serai  jamais ,  et 
que  je  ne  veua:  l'être;  mais  il  m'a  paru  que  vous 
ni  imputiez  la.  maladresse   i  l'a  voir   choqué  grossière- 


VIE    DE    M.    TUIIGOT.  I  53 

me  ni  f  opinion  générale  de  la  fKitioii;  et  à  cet  égard,  je 
crois  (jue  vous  n\wez  rendu  justice  ni  à  moi  ni  à  ma 
nation  ,  oii  il  y  a  beaucoup  plus  de  lumières  quoit  ne 
le  croit  cotnmunément  chez  vous ,  et  oii  peut-être  il  est 
plus  (dsé  que  chez  vous  même  de  ramener  le  public  ii 
des  idées  raisonnables. 

M.  Tui'got  crovait  que,  dans  une  monarchie  où  la 
volonté  à  la  fois  iMenfaisante,  ferme  et  éclairée  du 
prince,  peul  seuie  faire  le  bien,  toute  l'adresse  d'un 
ministie  doit  consistei'  à  lui  montrer  la  vérité;  et  ja- 
mais il  ne  l'a  déguisée.  Il  croyait  (|ue  rien  n'est  à 
craindre  avec  la  confiance  du  prince,  et  que  rien  de 
grand  n'est  possiljle  sans  elle,  il  croyait  qu'il  n'est 
permis  d'acheter  l'amitié  d'aucun  particulier,  d'au- 
cun corps,  par  des  sacrifices  fnils  aux  dépens  delà 
nation.  11  ne  voulait  pas  qu'aucun  mélange  de  faus- 
seté, (|ue  la  plus  légère  appaience  de  charlatanerie 
souillât  la  pureté  et  la  conduite  d'un  homme  public; 
il  connaissait  ces  moyens,  et  dédaignait  de  les  em- 
ployer. 

11  ne  dissimulait  ni  ses  principes  ni  ses  vues,  parce 
qu'il  était  plus  porté  par  son  caractère  à  se  confier 
sur  la  raison,  sur  la  bonté  naturelle  du  cœur  hu- 
main, qu'à  craindre  les  erreurs  ou  la  perversité  des 
hommes.  Telle  a  été  cette  maladresse  dont  on  a  tant 
parlé,  et  qu'il  serait  difficile  de  ne  pas  regarder 
comme  l'apanage  nécessaire  d'une  âme  forte  et 
élevée. 

On  disait  qu'il  ne  connaissait  pas  les  hoimnes. 
Opendanl  peu  de  philosophes  ont  eu  une  connais- 
sance  j)!us   aj)pi(>f()n(lie,  soil    de  l'iiomme  lel   qu'il 


1  54  VIE    DE    M.    TUEGOÏ. 

serait  par  la  nature  seule,  soit  de  l'homme  modifié 
dans  la  société  par  les  préjugés  de  religion,  de  na- 
tion, d'état,  de  corps,  par  tous  les  intérêts  qui 
agissent  à  la  fois  sur  lui.  Mais  il  s'était  peu  occupé 
de  l'art  de  connaître  en  particulier  quelques  hommes; 
de  savoir  les  petits  détails  de  leurs  intérêts,  de  leurs 
passions,  de  la  manière  dont  ils  les  cachent  ou  les 
découvrent,  des  ressorts  de  leurs  intrigues,  de  leur 
charlatanerie.  Et  à  quoi  lui  eût  servi  une  connais- 
sance qui  ne  peut  souvent  s'acquérir  ni  s'employer 
que  par  des  moyens  dont  il  eût  rougi  de  se  servir? 
Ce  défaut  a  contribué  peut-être  à  privei-  la  France 
d'un  ministre  qui  en  eût  fait  le  bonheur;  mais  il 
tenait  à  l'élévation  de  son  esprit,  comme  sa  pré- 
tendue maladresse  à  la  hauteur  et  à  la  puielé  de 
son  âme  (i). 

Enfin,  on  lui  reprochait  l'esprit  de  système.  Si 
l'on  entend  par  là  que  toutes  ses  opérations,  jusque 
dans  leurs  détails,  étaient  autant  de  parties  d'un 
plan  régulier  et  général  qu'il  s'était  formé;  que  ce 
plan,  et  les  motifs  qui  dictaient  toutes  ses  décisions 
particulières,  étaient  les  conséquences  d'un  petit 
nombre  de  principes  liés  entre  eux,  dont  quelques- 
uns  lui  appartenaient,  mais  dont  aucun  n'avait  été 
adopté,  par  lui,  qu'après  en  avoir  fait  une  analyse 

(i)  Aussi  M.  Tui'got,  qui  s'est  souvent  trompé  sur  les  vues, 
sur  la  conduite ,  sur  le  caractère  de  certains  hommes ,  devinait , 
avec  beaucoup  de  sagacité  et  de  justesse,  leur  degré  de  talent,  de 
capacité  pour  les  affaires,  le  genre  et  les  bornes  de  leur  esprit. 
Nous  lui  avons  vu  faire  en  ce  genre  plusieurs  prédictions  très- 
contraires  à  l'opinion  commune,  et  que  l'cvéncnicnt  a  vérifiées. 


VJE    I>F    M.    TURGOT. 


i55 


exacte  et  développé  toutes  les  preuves;  alors  nous 
avouerons  sans  peine  que  M.  Turgot  a  eu  l'esprit  de 
système  et  l'a  porté  plus  loin  (ju'aucun  autre.  Il  est 
vrai  qu'alors  ce  reproche  renléruie  l'éloge  le  plus 
grand  et  le  plus  dangereux  que  l'on  puisse  faire  d'un 
ministre,  puisqu'il  annonce  toute  la  force  nécessaire 
pour  former  et  exécuter  un  plan  vaste  et  bien  com- 
biné, la  volonté  de  piéférer  la  vérité  et  son  devoir 
à  ses  intérêts  et  à  ses  passions,  et  qu'en  même 
temps  il  Ole  l'espérance  à  tous  ceux  dont  les  inté- 
rêts sont  opposés  aux  principes  adoptés  par  le  mi- 
nistre. 

Si  l'on  entend  par  système  le  peu  de  respect  pour 
les  préjugés  établis,  pour  les  maximes  d'une  politique 
faible  et  inceitaine,  pour  le  mélange  simultané  ou 
successif  des  principes  contiaires,  pour  les  opéra- 
lions  faites  à  demi  et  comi)inées  d'après  des  vues 
étroites  ou  incohérentes,  M.  Turgot  eut  l'esprit  de 
système;  et  c'est  encore  un  éloge. 

Mais  si  l'on  entend,  parespiit  de  système,  l'amour 
des  opinions  nouvelles  et  paradoxales,  le  goût  des 
opérations  extraordinaires,  celui  de  ces  principes 
vagues,  de  ces  maximes  générales  ,  qu'on  applic|ue  à 
tout ,  parce  qu'elles  ne  décident  rien  ,  jamais  honniie 
ne  mérita  moins  le  nom  de  systématique.  Il  aimait 
la  vérité,  sous  quelque  apparence  qu'elle  se  mon- 
trât, ancienne  ou  nouvelle,  commune  ou  extraor- 
dinaire; personne  n'était  plus  ennemi  des  idées 
vagues  et  des  prétendues  maximes  générales,  et  c'é- 
tait précisément  pour  s'en  préserver  plus  sûrement, 
qu'il  avail  réduit  toutes   ses   opinions  à  un  système 


l56  VIE    DE    M.    TURGOT. 

mélhodique  dont  il  avait  analysé  toutes  les  jjai- 
ties  (i). 

Pendant  que  tous  les  hommes  qui  fondent  leur 
puissance  ou  leurs  richesses  sur  les  ruines  de  la  li- 
berté ou  de  la  fortune  des  citoyens  ,  se  félicitaient  de 
!a  disgrâce  d'un  ministre  fidèle  au  prince  et  à  la 
patrie,  ce  même  événement  excitait  aussi  des  regrets. 
Les  hommes  honnêtes  virent  avec  peine  éloigner  des 
affaires  un  ministre  équitable  et  humain  ,  à  qui  ils 
pardonnaient,  en  faveur  de  sa  probité ,  des  opéra- 
tions qu'ils  n'entendaient  pas  ou  qui  blessaient  leurs 
préjugés.  Mais  le  petit  nombre  des  citoyens  éclairés 
et  vertueux  sentit  seul  toute  l'étendue  d'une  perte 
irréparable.  Le  peuple,  qui  n'avait  pas  eu  le  temps 
de  s'apercevoii-  du  bien  qu'on  lui  avait  fait,  ignora 
le  malheur  qu'il  éprouvait;  car,  en  France,  comme 
dans  tous  les  pays  où  la  presse  n'est  pas  libre,  le 
[)euple  n'a  aucune  espèce  d'opinion  sur  les  affaires 
publicjues,  à  moins  que  des  charlatans  ou  des  fac- 
tieux n'aient  l'art,  plus  facile  et  plus  dangereux  qu'on 
ne  croit,  de  lui  en  donner  une. 

Parmi  ceux  à  qui  le  déplacement  de  M.  Turgot 

(i)  Nous  n'avons  pas  compris  dans  ces  reproches  celui  d'aimer 
les  innovations  ,  parce  que  ce  reproche  ne  peut  être  fait  de  bonne 
i'oi  que  par  des  hommes  livrés  à  la  plus  honteuse  ignorance.  Il 
sudit  de  jeter  les  yeux  autour  de  soi,  pour  voir  que  tous  les 
peuples  ont  un  intérêt  pressant  à  voir  s'exéculer  de  grandes  inno- 
vations. Le  goût  pour  les  choses  nouvelles  est,  comme  l'esprit  de 
système,  une  de  ces  accusations  vagues,  que  les  sots  et  les  fripons 
ne  se  lassent  de  répéter  contre  les  hommes  qui  ont  de  l'esprit  ou 
des  vertus.  Pourquoi  donc  innover?  disait  naïvement  un  fermier 
général  eu  1775;  est-ce  que  noits  ne  sommes  /xis  bien? 


VI K    DF    M.    TURCOT.  1  'iy 

causa  une  juste  douleur,  on  doit  citer  M.  de  Voltaire. 
Ciel  liomme  illustre  par  son  génie  poétique,  le  cliarme 
original  de  son  style,  et  Fétonnanle  variété  de  ses 
talents,  s'était  fait  en  quelque  sorte  Fapôtie  de  l'hu- 
manité, le  dénonciateur  de  tous  les  maux  publics, 
et  le  vengeur  de  toutes  les  injustices  particulières. 
L'entrée  de  M.  Turgot  dans  le  ministère  avait  été 
pour  lui  un  des  moments  les  plus  délicieux  de  sa  vie; 
la  France  avait  peu  de  citoyens  aussi  attachés  à  leur 
patrie,  comme  le  genre  humain  n'avait  jamais  eu  de 
si  ardent  défenseur.  Il  avait  conçu  les  espérances 
les  plus  étendues  en  voyant  la  raison,  la  justice,  la 
haine  de  l'erreur  et  de  l'oppression  appelées  auprès 
du  trône.  M.  Turgot  avait  été  obligé  de  le  prier  de 
modérer  les  expressions  de  son  jjonheur  et  de  ses 
espérances;  car,  dans  les  connuencements  de  son 
ministère,  il  lui  avait  fallu  employer,  pour  arrêter 
l'enthousiasme  des  amis  de  la  raison  et  de  la  prospé- 
rité publique,  autant  de  soins  que  d'autres  ministres 
en  ont  pris  pour  exciter  celui  de  la  multitude.  La 
destruction  des  fermes  dans  le  pays  de  Gex  avait 
augmenté  l'attachement  de  M.  de  Voltaire  ,  qui  sentit 
la  destitution  de  M.  Turgot  comme  on  sent  un  mal- 
heur personnel  (i). 

(i)  Au  milieu  de  la  joie  publique  de  la  cour  et  de  tous  ceux 
dont  la  puissance  pouvait  être  à  craindre,  il  eut  le  courage  d'ex- 
primer, dans  VÉpftre  à  un  homme,  le  sentiment  dont  son  âme 
était  pénétrée.  Tel  était  le  titre  des  vers  qu'il  adressait  à  M.  Tur- 
got ;  et  si  on  a  reproché  à  M.  de  Voltaire  d'avoir  trop  loué  des 
ministres  en  place,  et  trop  abandonné  ceux  qui  n'y  étaient  jîlus, 
cette  Épître  sera  sa  meilleure  apologie.  Jamais  il  n'avait  célébré 


I  58  VIE    DF.    M.    TURGOT. 

Nous  avons  été  témoins  en  1778  de  l'enlliousiasme, 
mêlé  d'une  vénération  tendre  et  profonde,  que  le  nom  , 
que  la  vue  de  M,  Turgol  excitaient  dans  cet  illustre 
vieillard.  Nous  l'avons  vu,  au  milieu  des  acclama- 
tions publiques,  accablé  sous  le  poids  des  couronnes 
que  lui  prodiguait  la  nation,  se  précipitei*  au-devant 
de  M.  Turgot  d'un  pas  chancelant,  saisir  ses  mains 
malgré  lui ,  les  baiser  et  les  arroser  de  ses  larmes,  en 
lui  criant  d'une  voix  étouffée  :  Laissez-moi  baiser  cette 
main  qui  a  signé  le  salut  du  peuple  ! 

M.  Turgot  vit  avec  peine  s'évanouir  l'espérance 
qu'il  avait  conçue  de  réparer  les  maux  de  son  pays 
et  d'appuyer  sur  une  base  inébranlable  la  félicité 
d'une  grande  nation.  Mais  sa  douleur  fut  celle  d'une 
âme  forte,  dont  la  tranquillité  et  le  bonheur  ne  dépen- 
dent ni  des  révolutions  d'une  cour,  ni  des  jugements 
de  la  multitude.  Aussi  la  révocation  des  édits  sur  les 
corvées  et  sur  les  jurandes  l'affligea  plus  vivement 
que  la  perte  de  sa  place.  Jusque-là  il  avait  pu  croire 
que  le  bien  projeté  par  lui  ne  serait  que  retardé;  et 
comme  il  avait  déjà  détruit  ce  qu'il  y  avait  de  plus 
insupportable  dans  les  maux  du  peuple,  il  se  conso- 
lait par  l'idée  (jue  le  progrès  des  lumières  amènerait, 
avec  plus  de  lenteur  seulement,   des  changements 

un  ministre  tout-puissant  comme  il  loua  M.  Turgot  dans  la  tlis- 
grâce.  On  vit  par  là  qu'il  ne  confondait  pas  le  ministre,  qui  ne 
sera  plus  rien  lorsqu'il  cessera  de  l'être,  mais  qu'il  croyait  permis 
d'exciter,  par  des  louanges,  à  faire  un  peu  de  bien,  avec  un 
homme  d'Etat  philosophe  et  citoyen ,  qui  n'en  paraît  que  plus 
grand  lorsque,  réduit  à  lui-même,  il  reste  seul  avec  ses  vertus, 
son  génie  et  ses  actions. 


VIE    DE    M.    TIJRGOT.  I  5c) 

dont  l'ulililé,  déjà  prouvée  par  les  hommes  éclairés, 
finirait  par  frapper  enfin  tous  les  regards.  Mais  il  ne 
put  que  gémir  lorsqu'il  vit  s'appesantir  de  nouveau 
sur  le  peuple  le  joug  que  sa  main  avait  brisé.  Ce 
même  événement  eût  consolé  peut-être  un  homme 
qui  n'eût  aimé  que  la  gloire.  Si  sa  disgrâce  n'avait 
pas  été  suivie  delà  révocation  des  lois  qu'il  avait  con- 
seillées, on  aurait  pu  l'attribuer  à  quelque  faute  invo- 
lontaire (car  sa  vertu  était  au-dessus  de  tout  autre 
soupçon).  Mais  révoquer  ces  lois,  c'était  annoncer 
qu'il  n'était  coupable  que  d'avoir  voulu  sauver  son 
pays.  Jamais  la  haine,  si  souvent  aveugle,  ne  servit 
mieux  celui  qu'elle  voulait  détruire,  et  dont  elle  con- 
fondait ainsi  la  cause  avec  les  intérêts  de  la  prospé- 
rité publique,  avec  ceux  de  la  liberté  du  peuple  des 
villes  et  des  habitants  des  campagnes. 

Rendu  à  lui-même,  M.  Turgot  n'éprouva  pas  ce 
vide  affreux,  punition  juste^,  mais  terrible,  des  am- 
bitieux que  la  fortune  abandonne.  Les  sciences  qu'il 
avait  cuhivées  remplirent  aisément  toute  sa  vie.  ïl 
s'aperçut  que,  dans  ses  recherches  sur  la  physique, 
des  connaissances  mathématiques  plus  étendues  lui 
seraient  souvent  utiles,  et  il  résolut  de  les  acquérir. 
Il  porta  dans  l'étude  des  mathématiques  cet  esprit 
d'analyse  métaphysique  qui  avait  été  pour  lui  un 
guide  si  sûr  dans  d'autres  sciences.  Aussi  n'élait-il 
pas  toujours  satisfait  des  démonstrations  qu'il  trou- 
vait dans  les  livres.  En  général,  dans  les  mathéma- 
tiques, et  principalement  dans  l'analyse,  on  exige 
seulement  que  les  démonstrations  soient  rigoureuses; 
et  comme  il  importe  surtout  d'allei-  en  avant,  on  ne 


iGo  VI K    Dl'     M.    TllRGOT. 

s'arrête  pas  à  résoudre  les  difficullés  mc'tapliysiques 
qui  se  présentent ,  parce  qu'on  est  sûr  que  l'hal)i- 
tude  du  calcul  fera  disparaître  l'incertitude  que  ces 
difficultés  semblent  répandre.  M.  Turgot  eût  voulu 
qu'on  dissipât  jusqu'aux  plus  petites  obscurités  ;  il 
eût  voulu  encore  que  l'analyste  rendît  compte  des 
motifs  qui  lui  font  employer  les  opérations  qui  le 
conduisent  à  son  but;  qu'il  montrât  par  quelle  raison 
il  les  a  préférées,  et  par  (pielle  suite  de  raisonnements 
elles  se  sont  présentées  à  lui.  Peut-être  serait-il  utile 
(jue  l'on  pût  se  conformer  à  ces  vues  dans  les  livres 
élémentaires.  On  peut  sans  doute  se  dispenser  de  ces 
discussions,  si  l'on  ne  regarde  l'analyse  que  comme 
une  science  particulière,  ou  un  instrument  utile  aux 
autres  sciences;  mais  elle  cesse  de  l'être  loisqu'on  la 
regarde  comme  une  étude  piopre  à  former  la  laison, 
à  la  fortifier,  et  surtout  à  faire  connaître  la  marche 
de  l'esprit  humain  dans  la  recherche  de  la  vérité.  Ces 
mêmes  détails  sont  inutiles  aux  hommes  nés  avec  uu 
vrai  talent ,  et  même  peut-être  à  ceux  qui  font  des 
mathématiques  pures  le  sujet  de  leurs  méditations: 
mais  le  sont-ils  également  aux  jeunes  gens  qui 
n'étudient  ces  sciences  que  pour  en  connaître  les  élé- 
ments ou  pour  les  appliquer  aux  objets  de  leurs  tra- 
vaux ?  Si  l'on  suivait  les  vues  de  M.  Turgot ,  on  ob- 
serverait peut-être  moins  souvent  que  des  hommes 
(pii  paraissaient  dans  leur  éducation  avoir  porté  très- 
loin  l'étude  des  mathématiques,  sont  devenus ,  au 
bout  de  quelques  années,  incapables  d'en  ajipliquer 
les  éléments  à  la  pjus  petite  question  de  pratique;  on 
ne  verrait  pas  des  savants  même,  justement  célèbres 


VIK    DE    M.    TURGOT.  l6l 

dans  d'autres  genres,  être  embarrassés  pour  faire  par 
eux-mêmes  des  calculs  foit  au-dessous  des  connais- 
sances qu'ils  avaient  acquises  dans  leur  jeunesse. 

M.  Turgot  cherchait  en  même  temps  à  donner  plus 
de  précision  au  thermomètre,  instrument  dont  il 
jugeait  avec  raison  que  la  perfection  serait  d'une  très- 
grande  importance  pour  la  physique  en  général,  et 
surtout  pour  la  météoiologie.  Cette  science,  encore 
très-nouvelle,  était  une  de  celles  dont  il  aimait  le  plus 
à  s'occuper  et  par  cette  raison ,  et  parce  qu'elle  offre 
l'espérance  d'une  riche  moisson  de  vérités  importantes 
pour  la  connaissance  des  lois  de  la  nature,  et  d'ap- 
plications utiles  pour  l'amélioration  ou  la  sûreté  des 
productions  de  la  terre,  pour  la  conservation  de  la 
santé  ou  de  la  vie. 

Il  continuait  ces  essais  sur  la  distillation  dans  le 
vide  dont  nous  avons  parlé. 

Enfin,  convaincu  qu'un  des  plus  grands  services 
qu'on  pût  rendre  aux  hommes,  était  de  faciliter  et  de 
multiplier  les  moyens  de  se  communiquer  ses  idées, 
et  de  délivrer  cette  communication  des  entraves  que 
les  préjugés  y  opposent,  il  s'occupait  avec  M.  l'abhé 
Rochon  de  différentes  méthodes  expéditives,  com- 
modes et  peu  coûteuses,  de  multiplier  les  copies  de 
ce  qu'on  écrit,  de  remplacer  l'imprimerie,  et  de  dé- 
truire, sinon  parla  raison,  du  moins  par  l'impossi- 
bilité du  succès,  les  gênes  multipliées  qui  n'arrêtent 
pas,  mais  qui  retardent  le  bien  que  cette  découverte 
doit  faire  un  jour  à  l'humanité. 

M.  Turgot  avait  conservé  toute  sa  passion  poui-  la 
littérature  et  la  poésie.  Jamais  il  n'avait  peidu  Tha- 
V.  11 


«62  VIE    DE    M.    TUHGOT. 

bitude  de  faire  des  vers,  amuseinent  qui  lui  élail  très- 
précieux  dans  ses  voyages  ou  pendant  les  insomnies 
que  la  goutte  lui  causait.  Mais  ces  vers  étaient  pour 
lui  seul.  A.  peine  un  petit  nombre  d'amis  étaient-ils 
admis  dans  la  confidence.  Quelques  fragments  ont 
été  connus  du  public,  et  ces  fragments  étaient  attri- 
bués à  Voltaire  par  tous  les  gens  de  lettres.  On  ne 
connaît  de  M.  Turgot  qu'un  seul  vers  latin  destiné 
pour  le  portrait  de  Franklin  : 

Eripuit  cœlo  falmen ,  niox  sceptra  tyrannis. 

Les  vers  français  métriques  sont  le  genre  de  poésie 
que  M.  Turgot  a  le  plus  cultivé. 

Il  avait  fait  une  étude  profonde  de  tout  ce  qu 
peut  appartenir  à  notre  langue,  et  il  avait  rematqué 
que,  dans  une  prononciation  un  peu  soutenue,  il 
est  plus  facile  qu'on  ne  croit  ordinairement  de  dis- 
tinguer les  syllabes  brèves  et  longues.  Il  en  concluait 
que,  dans  les  vers  métriques  français,  la  quantité 
pouvait  être  sensible  ,  que  leur  barmonie  frapperait 
des  oieilles  exercées ,  et  que  nous  aurions  par  là  le 
double  avantage  d'avoir  une  poésie  moins  monotone 
et  de  fixer  la  prosodie  de  la  langue  ;  ce  qui  aurait 
l'utilité  réelle  de  procurer  plus  de  facilité  pour  se  faire 
entendre.  Peut-être  que  si  M.  Turgot  eût  donné  en  vers 
métriques  un  poème  rempli  de  ces  idées  grandes  ,  de 
ces  vérités  importantes  qui  lui  étaient  si  familières, 
il  eut  commencé  cette  révolution  dans  notre  poésie. 
Mais  il  se  borna  presque  à  traduire,  et  surtout  à  tra- 
duire Virgile,  parce  qu'apprenant  par  cœur  les  vers 


VIE    DE    M.    TURGOT.  1 63 

tle  l'original,  ce  travail  devenait  plus  coininode  poul- 
ie temps  que  nous  avons  vu  qu'il  destinait  à  la 
poésie  (i). 

C'était  par  ces  occupations  que  M.  Turgot  remplis- 
sait sa  vie.  Un  commerce  de  lettres  avec  M.  Smith 
sur  les  questions  les  plus  importantes  pour  l'huma- 
nité; avec  le  docteur  Price  sur  les  principes  de  l'ordre 
social,  ou  sur  les  moyens  de  rendre  la  révolution  de 
l'Amérique  utile  à  l'Europe,  et  de  prévenir  les  dangers 
où  cette  république  naissante  était  exposée;  avec  un 
évéque  de  l'église  anglicane  qu'il  détournait  du  pro- 
jet singulier  d'établir  des  moines  en  Irlande  ;  avec 
Franklin,  sur  les  inconvénients  des  impôts  indirects 
et  les  heureux  effets  d'un  impôt  territorial,  lui  offrait 
encore  une  occupation  attachante  et  douce.  Le  désir 
du  bien  général  des  hommes  était  en  lui  une  véri- 
table passion.  Des  âmes  étroites  et  froides  ont  nié 
l'existence  de  ce  sentiment,  qui,  à  la  vérité,  n'a  ja- 
mais existé  pour  elles.  Des  esprits  légers  et  bornés 
ont  cru  qu'on  ne  pouvait  l'exercer  d'une  manière 
utile  ,  parce  c[u'ils  étaient  incapables  de  s'élever  à  ces 
vérités  générales  et  simples,  base  éteinelle  et  im- 
muable du  bonheur  commun  de  l'humanité. 

Dans  le  moment  où  la  guerre  se  déclara,  M.  Turgot 
vit  combien  il  serait  honorable  à  la  nation  française 
que  le  vaisseau  de  Cook  fût  respecté  sur  les  mers.  Il 
dressa  un  mémoiie  pour  exposer  les  motifs  d'hon- 
neur, de  raison,  d'intérêt  même,  qui  devaient  dicter 
cet  acte  de  respect  pour  l'humanité;  et  c'est  sur  son 

(i)  Il  avait  traduit,  en  vers  métriques,  le  (|uatrième  livre  de 
rÉnéïde,  et  presque  toutes  les  Egloyues. 

11. 


l64  VIE    DK    M.    TURGOT. 

mémoire,  dont,  pendant  toute  sa  vie,  rauteui-  est 
resté  inconnu,  qu'a  été  donné  Tordre  de  ne  pas  traiter 
en  ennemi  le  bienfaiteur  commun  de  toutes  les  nations 
européennes. 

Par  un  bonheur  bien  rare  aux  ministres  déplacés, 
il  avait  conservé  tous  ses  anciens  amis,  et  en  avait 
acquis  quelques-uns.  A  la  vérité,  nous  entendons 
seulement  ici,  par  ce  mot, ceux  qu'il  regardait  comme 
tels,  et  non  ceux  qui  en  avaient  d'eux-mêmes  pris  le 
titre  par  intérêt  ou  par  vanité.  L'amitié  de  M.  Turgot 
était  tendre,  agissante,  courageuse.  Il  s'occupait  des 
affaires,  des  travaux  de  ses  amis,  avec  une  activité 
que  l'intérêt  personnel  ne  donne  point,  et  une  délica- 
tesse qui,  dans  une  âme  forte,  supposait  une  sensi- 
bilité vive  et  profonde.  Dans  les  malheurs  qui  ne  re- 
gardaient que  lui,  il  conservait  ce  calme  que  le 
courage  soutenu  et  guidé  par  la  raison  ,  rend  inalté- 
rable,  mais  il  était  troublé  du  malheur  de  ses  amis. 
L'amitié  ne  l'aveuglait  pas  sur  leurs  défiuits;  il  les 
voyait,  mais  il  les  jugeait  avec  indulgence.  La  réu- 
nion de  quelques  qualités  essentielles  qui  méritent 
l'attachement  et  la  confiance  ,  lui  paraissait  tout  ce 
qu'on  peut  exigerou  attendre  de  l'humanité;  l'étude 
qu'il  avait  faite  de  la  nature  humaine  le  portait  à  cette 
indulgence,  qu'il  étendait  à  tous  les  hommes,  mais 
que  le  sentiment  de  l'amitié  rendait  plus  grande  en- 
core en  faveur  de  ceux  qu'il  aimait.  Il  leur  donnait 
des  conseils,  mais  seulement  dans  des  circonstances  où 
ces  conseils  pouvaient  leur  être  utiles,  et  en  respec- 
tant également,  et  leurs  secrets,  s'ils  ne  les  lui  avaient 
pas  confiés,  et  leur  liberté;  espère  de  ménagement 


VIE    DE    M.    TURGOT.  i65 

lare  dans  l'amitié  uiéme  la  plus  viaie,  et  qui  cepen- 
dant la  rendrait  plus  douce  et  moins  sujette  aux  re- 
froidissements et  aux  orages.  11  tolérait  aisément, 
dans  ses  amis,  des  opinions  contraires  aux  siennes, 
pourvu  qu'ils  les  eussent  de  bonne  foi,  et  qu'il  ne 
les  crût,  ni  incompatibles  avec  une  probité  véritable, 
ni  inspirées  par  l'intérêt  ou  par  la  bassesse. 

Les  amis  de  M.  Turgot  l'aimaient  comme  il  méri- 
tait d'être  aimé.  Jamais  une  sensibilité  plus  vraie  et 
plus  douce  n'a  mieux  su  se  faire  pardonner  une  su- 
périorité qu'on  était  obligé  de  reconnaître ,  qu'il  ne 
montiait  point,  qu'il  cachait  même,  mais  sans  cher- 
cher à  la  cacher.  Aussi  cette  supériorité  ne  faisait-elle 
que  répandre  sui'  le  sentiment  qu'on  avait  pour  lui, 
un  charme  que  l'amitié,  pour  un  homme  ordinaire, 
ne  peut  faire  éprouver.  11  a  eu  pour  amis  des  hommes 
qui  jouissaient ,  ou  d'une  grande  existence,  ou  d'une 
célébrité  méritée;  et  il  n'en  est  aucun  qui  ne  comptât 
le  nom  d'ami  de  M.  Turgot,  comme  un  des  ses  pre- 
miers droits  à  la  considération  publique.  Il  a  eu  des 
amis  fort  inféiieurs  à  lui  en  connaissances,  en  esprit , 
en  talents;  mais  il  savait  se  proportionner  à  eux,  s'en 
faire  entendre;  et  s'ils  s'apercevaient  quelquefois  de 
sa  supériorité,  c'était  par  les  ressources  inattendues 
qu'ils  trouvaient  d^ms  son  esprit  et  dans  ses  lumières. 

Avec  des  occupations  si  attachantes  et  si  variées , 
le  bonheur  d'aimer  et  d'être  tendrement  aimé,  le  té- 
moignage d'une  conscience  toujours  pure,  le  senti- 
ment ,  si  rare  pour  un  ministre,  de  n'avoir  jamais  dé- 
guisé la  vérité  au  prince  qui  l'avait  choisi,  de  n'avoir 
jamais  trahi  le  plus  léger  intérêt  du  peuple  confié  à 


l66  VIE    DE    M.    TURGOT. 

ses  soins,  de  n'avoir  jamais  souscrit  à  aucun  aclc 
d'oppression  et  d'injustice,  de  n'avoir  enfin  mérilé 
des  ennemis  qu'en  défendant  la  nation  contre  les 
préjugés  ou  les  intérêts  des  hommes  puissants ,  et  le 
trésor  public  contre  l'avidité  des  intrigants  de  tous 
les  ordres;  enfin,  avec  ces  jouissances,  si  douces, 
que  donne  à  une  intelligence  vaste  el  forte  le  plaisir 
de  contempler  el  de  saisir  la  vérité,  M.  Turgot  pou- 
vait se  promettre  une  carrière  heureuse;  ses  amis 
devaient  espérer  de  conserver  celui  dont  les  lu- 
mières supérieures,  la  douce  société,  l'ami  lié  ten- 
dre, étaient  un  de  leurs  premiers  biens,  un  de  ces 
sentiments  qui  attachent  à  la  vie,  rembellissent  ou 
aident  à  la  supporter. 

Ses  attaques  de  goutte,  avant  son  ministèie, 
n'avaient  été  que  douloureuses.  Le  travail  forcé  au- 
quel il  se  livra  au  milieu  des  accès  de  celle  ma- 
ladie, en  changea  la  nature;  et  lorsqu'il  fut  rendu 
à  lui-même,  le  repos  ne  put  réparer  les  désordies 
que  son  zèle  pour  ses  devoirs  avait  causés.  Les  accès 
devinrent  de  plus  en  plus  dangereux  ,  et  il  finit  par 
être  la  victime  de  son  patiiotisme  et  de  son  courage. 
Sa  dernière  attaque,  qui  fut  si  longue  et  si  cruelle, 
n'altéra  ni  son  âme  ,  ni  même  son  humeur;  toujouis 
occupé  dans  les  intervalles  de  ses  douleurs,  tantôt 
d'un  ouvrage  qu'un  de  ses  amis  venait  de  publier  et 
au  succès  duquel  il  prenait  intérêt,  tantôt  du  sort 
d'un  homme  de  lettres  alors  malheureux,  tantôt  de 
suivre  ses  pensées,  de  rassembler  quehpies  observa- 
tions métaphysiques  sur  la  liaison  de  nos  idées 
avec  l'état  de  nos  organes,  il  ne  laissail  rien  apeirc- 


VIE    DE    M.    TURGOT.  167 

voir  à  ses  amis,  qu'une  sensibililé  plus  touclianle, 


(|ui  ne  paraissait  excitée  que  par  les  soins  qu'ils  lui 
lendaient;  et  son  âme  vit  arriver  avec  tranquillité  le 
moment  où  ,  suivant  les  lois  éternelles  de  la  nature, 
elle  allait  remplir  dans  un  autre  ordre,  la  place  que 
ces  lois  lui  avaient  marquée  (i). 

Depuis  sa  retraite  du  ministère,  il  s'était  moins 
occupé  d'objets  politiques,  et  surtout  de  ceux  qui 
pouvaient  avoir  quelque  liaison  avec  l'administra- 
tion ou  les  lois  de  la  France.  Cette  occupation  lui 
eût  rappelé,  d'une  manière  trop  douloureuse,  l'espé- 
rance qu'il  avait  eue  d'exécuter  des  idées  si  salutaires , 
de  faire  le  bien  c|ue  ses  lumières  lui  montraient  ;  et 
la  conduite  de  ses  successeurs  n'était  pas  propre  à  le 
consoler. 

D'ailleurs,  il  sentait  qu'on  était  en  droit  d'exiger 
de  lui  des  détails  particuliers,  des  applications  de 
ses  principes  au  pays  qu'il  avait  administré,  des 
moyens  d'y  mettre  en  action  les  vérités  qu'il  aurait 
établies  :  il  était  impossible  d'exécuter  ce  plan  ,  sans 
donner  lieu  à  des  interprétations  injurieuses,  et  sans 
encourir  le  soupçon  d'avoir  cherché  une  vengeance 
trop  au-dessous  de  lui. 

Personne  ne  méprisait  plus  les  petits  secrets  aux- 
quels ,  dans  toutes  les  administrations ,  les  hommes 
médiocres  attachent  une  importance  si  puérile.  La 
connaissance  de  tout  ce  qui  peut  influer  sur  le  bon- 
heur public  doit  être  un  bien  commun  à  tous  ,  et  la 
publicité  des  opérations  du  gouvernement  lui  parais- 

( i)  Lo  20  mars  1781. 


lG8  vu:    DE    M.    TURGOT. 

sait  le  frein  le  plus  sur  à  tous  les  abus.  Tout  particu- 
lier a,  sans  doute,  le  droit  de  publier  ces  mêmes 
secrets,  s'il  les  a  découverts;  mais  l'iiomme  en  place  , 
à  qui  on  les  a  confiés,  n'a  plus  celui  d'en  disposer; 
ce  droit  cesse  d'exister  pour  lui  seul.  Ce  n'était  donc 
qu'à  la  postérité  que  M.  Turgot  eût  pu  dire  la  vérité 
tout  entière  ;  car  il  ne  voulait  point  la  dire  à  demi; 
il  ne  voulait  point  souiller  par  des  mensonges,  ni 
même  par  des  réticences,  un  ouvrage  consacré  à  sa 
patrie,  à  l'humanité.  Il  avait  formé  le  projet  de  cet 
ouvrage;  il  devait  y  développer,  dans  un  ordre  mé- 
thodique, toutes  ses  idées  sur  l'âme  humaine,  sur 
l'ordre  de  l'univers,  sur  l'Etre  suprême,  sui-  les 
principes  des  sociétés,  les  droits  des  hommes, 
les  constitutions  politiques,  la  législation,  l'adminis- 
tration ,  l'éducation  physique,  les  moyens  de  perfec- 
tionner l'espèce  humaine  relativement  au  progrès  et 
à  l'emploi  de  ses  forces,  au  bonheur  dont  elle  est 
susceptible,  à  l'étendue  des  connaissances  oii  elle 
peut  s'élever  ,  à  la  certitude  ,  à  la  clarté,  à  la  simpli- 
cité des  principes  de  conduite,  à  la  délicatesse,  à  la 
pureté  des  sentiments  qui  naissent  et  se  développent 
dans  les  âmes,  aux  vertus  dont  elles  sont  capables. 
Toutes  les  opinions  philosophiques  de  M.  Turgot 
formaient  un  système  également  vaste  et  enchaîné 
dans  toutes  ses  parties.  Souvent ,  lorsqu'on  agitait 
devant  lui  une  question  particulière  d'administra- 
tion ,  de  législation  ,  de  jurisprudence,  on  voyait, 
avec  étonnement ,  qu'il  avait  sur  cette  question  ,  non 
une  de  ces  opinions  vagues,  fondées  sur  un  premier 
aperçu,  inspirées  par  une  espèce  d'instinct,  qu'on 


VfE    DE    M.    TURGOT.  l6C) 

adople  au  hasard,  et  qu'on  défend  ensuite  par  va- 
nité, mais  une  opinion  arrêtée,  qui  se  liait  d'elle- 
même  à  son  système  général.  Lui  parlait-on  d'un  abus, 
d'un  désordre,  quel  que  fût  le  pays  de  l'Europe  où 
il  régnât,  quelle  que  fût  la  branche  de  la  législation 
qu'il  eût  infectée,  il  connaissait  l'origine  du  mal,  ses 
effets,  les  causes  qui  en  prolongeaient  la  durée,  et 
les  moyens  de  le  détiuire.  On  eût  cru  qu'il  en  avait 
fait  l'objet  parliculier  de  ses  réflexions,  s'il  n'eût  été 
facile  de  reconnaître  l'application  simple  et  naturelle 
de  ses  principes  généraux. 

//  //e  s'est  encore  trouvé  personne ,  disait  Bacon , 
doué  d'assez  de  constance  et  de  force  de  tête  pour 
oser  s'imposer  la  loi  de  renoncer  à  toutes  les  théories , 
de  détruire  toutes  les  notions  que  son  esprit  a  reçues, 
et  de  se  préparer  ainsi  lui  entendement  qui,  comme 
une  table  rase  ^  soit  disposé  ii  recevoir  les  idées  plus 
précises  que  l'observation  et  l'expérience  lui  présen- 
teront. Aussi  la  raison  humaine  n'est-elle  qu'un  amas 
indigeste  de  notions  reçues  dans  l'enfance,  adoptées 
sur  parole  et  rassemblées  au  hasard.  Si  un  homme, 
dégagé  des  préjugés ,  d'un  âge  mûr,  dans  la  vigueur 
de  ses  sens,  osait  entreprendre  ce  travail,  que  ne 
devrait-on  pas  en  attendre  ?  Mais  aucun  hoînme  ne 
l'a  exécuté ,  personne  n'en  a  même  eu  l'idée. 

M.  Turgot,  et  jusqu'ici  M.  Turgot  seul,  a  été  cet 
liomme.  Combien  n'aurait-il  pas  été  utile  de  pouvoir 
connaître  dans  ses  principes ,  dans  son  encbaîne- 
menl,  dans  toutes  ses  parties,  ce  système  si  forte- 
ment combiné,  si  dégagé  de  toute  opinion  reçue 
sans  examen!  Mais  M.  Turgot  n'avait  pas  même  com- 


170  VIE    DE    M.    TURCxOT. 

mencé  à  écrire  ce  grand  ouvrage  ;  et  c'est  d'après  ses 
conversations  et  quelques  idées  répandues  dans  le 
petit  nombre  d'écrits  qu'il  a  laissés ,  que  je  vais  es- 
sayer ici  d'en  tracer  une  légère  esquisse. 

La  mémoire  de  nos  sensations,  et  la  faculté  (jue 
nous  avons  de  réfléchir  sur  ces  sensations  passées, 
et  de  les  combiner,  sont  le  seul  principe  de  nos  con- 
naissances. La  supposition  qu'il  existe  des  lois  cons- 
tantes auxquelles  tous  les  phénomènes  observés  sont 
assujettis  de  manière  à  reparaître  dans  tous  les  temps, 
dans  toutes  les  circonstances,  tels  qu'ils  sont  déter- 
minés par  ces  lois,  est  le  seul  fondement  de  la  certi- 
tude de  ces  connaissances. 

Nous  avons  la  conscience  d'avoir  observé  celle 
constance,  et  un  sentiment  involontaire  nous  force 
de  croire  qu'elle  continuera  de  subsister.  La  proba- 
bilité qui  en  résulte,  quelque  grande  qu'elle  soit  , 
n'est  pas  une  cerlitude.  Aucune  relation  nécessaire 
ne  lie  pour  nous  le  passé  à  l'avenir,  ni  la  constance 
de  ce  que  j'ai  vu  à  celle  de  ce  que  j'aurais  continué 
d'observer,  si  j'étais  resté  dans  des  circonstances  sem- 
blables ;  mais  l'inipression  qui  me  porte  à  regarder 
comme  existant,  comme  réel,  ce  qui  m'a  présenté 
ce  caractère  de  constance ,  est  irrésistible. 

Dès  l'instant  où  je  ne  dois  l'idée  d'existence  et 
l'opinion  qu'une  chose  quelconque  existe,  qu'à  la 
constance  avec  laquelle  j'ai  vu  certaines  combinai- 
sons de  sensations  reparaître  et  suivre  des  lois  régu- 
lières, si ,  dans  l'ensemble  de  la  nature,  je  parviens 
à  saisir  un  ordre  général  dont  rien  ne  s'écarte;  si 
j'aperçois  dans  cet  ordre  une  inlenlion  ,  un  plan  qui 


VIE    DE    M.    TURGOT.  I7I 

su[)pose  une  intelligence,  une  puissance  active;  dès 
lors,  j'ai  l'idée  de  l'existence  d'un  Être  suprême,  prin- 
cipe de  cet  univers,  et  la  même  force  m'oblige  à 
croire  cette  à  existence. 

Or,  M.  Turgot  avait  cru  apercevoir  dans  tout  ce 
que  nous  connaissons  de  l'univers,  les  traces  indu- 
bitables, non-seulement  d'un  ordre,  mais  d'une  in- 
tention bienfaisante  et  conservatrice.  Il  ne  voyait 
dans  le  mal  pbysique,  dans  le  mal  moral,  qu'une 
conséquence  nécessaiie  de  l'existence  d'êtres  sensi- 
bles, capables  de  raison  et  bornés.  La  perfectibilité 
dont  sont  douées  quelques  espèces,  et  en  particulier 
l'espèce  bumaine,  est  à  ces  maux  un  remède  lent, 
mais  infaillible.  Il  croyait  que,  puisque  l'ensemble 
des  pbénomènes  annonçait  des  vues  bienfaisantes 
avec  une  puissance  au-dessus  des  forces  de  notre 
intelligence,  nous  devions  croire  que  le  même  ordre 
subsiste  dans  les  parties  de  l'univers  cacbées  à  nos 
regards,  sans  être  arrêtés  par  l'impossibilité  d'expli- 
quer pour  quelle  cause  il  ne  nous  présente  pas  un 
ordre  plus  parfait  suivant  nos  idées,  nécessairement 
trop  bornées  pour  en  saisir  tout  l'ensetnble.  Il  regar- 
dait cette  opinion  comme  démontrée,  c'est-à-dire 
comme  fondée  sur  une  probabilité  dont  la  très- 
grande  supériorité,  à  l'égard  de  la  probabilité  con- 
traire, était  démontrée;  car,  si  on  en  excepte  la 
proposition  ou  la  combinaison  de  propositions  de 
l'évidence  desquelles  nous  avons  actuellement  une 
conscience  intime,  il  ne  peut,  dans  aucun  genre, 
exister  pour  nous  de  démonstration  que  dans  ce  pre- 
mier sens. 


17'^'  VIE    DE    M.    Tl]RGOT. 

Puisque  l'existence  des  corps  n'est  pour  nous  que 
la  permanence  d'êtres  dont  les  propriétés  répondent 
à  un  certain  ordre  de  nos  sensations ,  il  en  résulte 
qu'elle  n'a  rien  de  plus  certain  que  celle  d'autres 
êtres  qui  se  manifestent  également  par  leurs  effets  sur 
nous  ;  et ,  puisque  nos  observations  sur  nos  propres 
facultés,  confirmées  par  celles  que  nous  faisons  sur 
les  êtres  pensants  qui  animent  aussi  des  corps,  ne 
nous  montrent  aucune  analogie  entre  l'être  qui  sent 
ou  qui  pense ,  et  l'être  qui  nous  offre  le  phénomène 
de  l'étendue  ou  de  l'impénétrabilité,  il  n'y  a  aucune 
raison  de  croire  ces  êtres  de  la  même  nature.  Ainsi 
la  spiritualité  de  l'âme  n'est  pas  une  opinion  qui  ait 
besoin  de  preuves,  mais  le  résultat  simple  et  natu- 
rel d'une  analyse  exacte  de  nos  idées  et  de  nos  fa- 
cultés (i). 

M.  Turgot  croyait  qu'on  s'était  trompé,  en  ima- 
ginant qu'en  général  l'esprit  n'acquiert  des  idées  gé- 
nérales ou  abstraites  que  par  la  comparaison  d'idées 
plus  particulières.  Au  contraire,  nos  premières  idées 
sont  très-générales,  puisque,  ne  voyant  d'abord  qu'un 
petit  nombre  de  qualités,  notre  idée  renferme  tous 

(ij  M.  Turgot  disait  souvent  qu'un  homme  qui  n'avait  jamais 
regardé  la  question  de  l'existence  des  objets  extérieurs  comme  un 
objet  difficile  et  digne  d'occuper  notre  curiosité,  ne  ferait  jamais 
de  progrès  en  métaphysique.  Il  ajoutait  que  tout  homme  qui 
croyait  de  bonne  foi  l'impôt  territorial  impraticable  ou  injuste, 
ne  pouvait  avoir  de  véritables  lumières  en  administration.  Cette 
observation  était  aussi  juste  que  fine  :  on  pourrait  l'appliquer  à 
toutes  les  sciences,  à  toutes  les  occupations  de  la  vie,  et  former 
ainsi  pour  chacune  une  esj)èce  de  critérium  assez,  certain  pour  l'em- 
ployer dans  la  prati(jue. 


VIE    DE    M.    TURGOT.  173 

les  êtres  auxquels  ces  qualités  sont  communes.  En 
nous  éclairant,  en  examinant  davantage,  nos  idées 
deviennent  plus  particulières  ,  sans  jamais  atteindre 
le  dernier  terme;  et,  ce  qui  a  pu  tromper  les  méta- 
physiciens, c'est  qu'alors  précisément  nous  appre- 
nons que  ces  idées  sont  plus  générales  que  nous  ne 
l'avions  d'abord  supposé. 

M.  Turgot  ne  regardait  point  les  définitions  de 
termes,  celles  qui  fixent  le  sens  des  mots,  comme 
rigoureusement,  arbitraires.  En  effet ,  les  mois  sont 
destinés  à  exprimer  des  idées  complexes.  C'est  à 
celles  de  ces  idées  qu'il  peut  être  utile  de  combiner 
et  d'examiner,  à  celles  qui,  par  une  suite  nécessaire 
de  l'ordre  des  choses ,  existent  dans  l'entendement 
d'un  grand  nombre  d'hommes ,  qu'on  doit  attacher 
des  signes  ;  et  la  définition  doit  servir  non-seulement 
à  bien  déterminer  les  idées  complexes,  mais  aussi  à 
bien  classer  les  idées  simples  qui  les  composent,  et 
qui  doivent  les  composer. 

Tout  être  sensible  et  capable  de  raisonner  doit 
acquérir  des  idées  morales.  Ces  idées  doivent  être 
les  mêmes  ;  elles  ne  sont  donc  pas  arbitraires;  et  les 
propositions  qu'on  en  peut  former,  indépendam- 
ment de  la  vérité  de  définition,  ont  une  vérité  réelle. 
Les  motifs  qui  nous  font  préférer,  soit  relativement 
à  notre  satisfaction,  soit  relativement  à  notre  exis- 
tence sociale,  ce  qui  est  juste  à  ce  qui  est  injuste, 
naissent  également  de  la  nature  de  tous  les  êtres 
sensibles  et  capables  de  réflexion.  C'est  donc  de  la 
nature  même  de  notre  être  que  dérivent  et  la  con- 
naissance des  vérités  morales  ,  et  les  motifs  d'v  con- 


1^4  ^'*^    ^^^    M.    TrjRGOT. 

former  sa  conduite,  aussi  bien  que  les  motifs  trintérèl 
qui  y  font  manquer. 

La  vérité  de  ces  principes  de  morale  est  donc  à  la 
fois  et  réelle  et  indépendante  de  toute  opinion  spé- 
culative, et  il  existe  des  motifs  d'assujettir  ses  actions 
à  ces  principes  suffisants,  dans  presque  toutes  les 
circonstances,  pour  l'homme  né  dans  un  pays  où  la 
civilisation  a  fait  des  progrès,  et  où  des  lois  injustes 
ne  conduisent  pas  à  l'immoralité  et  au  crime. 

Parmi  les  sentiments  moiaux  qui  naissent  néces- 
sairement dans  le  cœur  de  l'homme,  le  respect  poui- 
la  vérité  est  un  des  plus  utiles  et  un  de  ceux  que 
la  nature  inspire  le  plus  fortement,  mais  qui  s'altère 
le  plus  dans  la  société.  M.  Turgot  regardait  ce  res- 
pect pour  le  vrai  comme  un  des  principaux  devoirs 
de  la  morale  ;  mais ,  comme  il  n'exagérait  rien ,  il 
convenait,  avec  les  moralistes  éclairés,  que  le  men- 
songe cesse  d'être  coupable  dès  que  la  vérité  feiait, 
soit  aux  autres,  soit  à  nous-mêmes,  non  du  mal, 
mais  un  véritable  tort,  c'est-à-dire  un  mal  injuste.  Il 
faut,  de  plus,  que  le  silence  ou  le  refus  de  répondre 
soit  lui-même  une  léponse  claire  ou  expt)se  à  une 
injustice  réelle.  Cependant  il  pensait  que  rarement 
celui  qui  dit  une  chose  contraire  à  la  vérité  est  ab- 
solument exempt  de  blâme.  S'il  ne  doit  pas  celte 
vérité,  son  tort  n'est  plus  de  l'avoir  altérée,  mais 
de  s'être  placé  plus  ou  moins  volontairement  dans 
l'obligation  d'y  manquer.  C'est  ainsi  qu'un  houuiie 
(jui  a  promis  de  faire  une  injustice,  est  coupable  en 
ne  tenant  point  sa  parole,  non  de  l'avoir  violée, 
mais  de    favoii'    donnée.   C'est   ainsi  encore  qu'un 


VII.    DK    M.    TURGOT.  \  "]  J 

lioimiie  qui  en  blesse  un  auti'e,  même  dans  le  cas  de 
la  défense  naturelle,  n'esl  pas  coupable  pour  s'être 
défendu  ,  mais  pour  s'être  exposé  à  l'extrémité  qui 
a  rendu  cette  défense  nécessaire.  Les  institutions 
sociales,  en  accablant  les  hommes  sous  des  lois  in- 
justes, en  les  forçant  de  ménager  à  l'extérieur  des 
opinions  qu'ils  méprisent  au  fond  du  cœur,  et  (pi'ils 
bravent  dans  leur  conduite,  ont  détruit  ce  respect 
de  la  vérité,  l'un  des  premieis  liens  de  la  société  , 
Tune  des  premières  sources  du  bonheur  que  les 
hommes  peuvent  devoir  à  leur  union  avec  leurs 
semblables. 

M.  Tmgot  pensait  qu'on  peut  parvenir  à  fortifier 
dans  les  hommes  leurs  sentiments  moraux,  à  les 
rendre  plus  délicats  et  plus  justes  ,  soit  par  l'exercice 
de  ces  sentiments,  soit  en  apprenant  à  les  soumettre 
à  l'analvse  d'une  raison  saine  et  éclairée.  C'est  par  ce 
motif  qu'il  regardait  les  romans  comme  des  livres 
de  morale,  et  même,  disait-il,  comme  les  seuls  oii 
il  eût  vu  de  la  morale.  D'ailleurs,  c'est  là  surtout  que 
l'on  voit  le  mieux  l'influence  de  nos  actions  sur  le 
bonheur  et  sur  la  conduite  de  ceux  qui  nous  envi- 
ronnent, partie  de  la  morale  la  plus  importante  et 
la  plus  négligée.  Enfin,  on  chercherait  vainement, 
dans  les  autres  livres,  des  recherches  faites  avec  une 
sorte  de  scrupule  sur  les  moyens  de  réparer  les  fautes 
qu'on  a  pu  commettre,  autre  partie  de  la  morale 
non  moins  importante,  puisque  les  crimes  vraiment 
irréparables  sont  très-rares,  et  encore  plus  négli- 
gée, parce  que,  dans  presque  tous  les  pays,  l'ava- 
rice et  l'ambition  des  prêtres  ont  imaginé  de  sup- 


176  VIE    DE    M.    TURGOT. 

pléer  à  ce  devoir  par  de  vaines  et  ridicules  expia- 
tions. 

Lame  périt- elle  avec  le  corps?  M.  Tiirgot  ne  le 
croyait  pas.  L'espèce  de  dépendance  où  le  principe 
pensant  et  sentant  paraît  être  du  corps  qui  lui  est 
uni,  indique,  sans  doute,  qu'à  la  destruction  du 
corps,  l'âme  doit  changer  d'état;  mais  rien  ,  dans  cet 
événement,  ne  parait  indiquer  la  destruction  d'un 
être  simple,  dont  toutes  les  opérations,  il  est  vrai, 
ont  été  longtemps  liées  avec  les  phénomènes  de  l'or- 
ganisation ,  mais  n'offrent  aucune  analogie  avec  ces 
mêmes  phénomènes.  Il  paraît  prouvé  par  l'observa- 
tion qu'aucun  corps  ne  se  détruit  :  les  diverses  com- 
binaisons de  leurs  éléments  les  font  changer  de 
forme,  et  même  disparaître  à  nos  sens;  mais  nous 
n'en  croyons  pas  moins  qu'ils  n'ont  pas  cessé  d'exis- 
ter. Par  quel  singulier  privilège  l'être  pensant  serait-i! 
seul  assujetti  à  la  destruction?  Mais  que  devient-il? 
La  sagesse,  qui  paraît  régner  dans  l'économie  du 
monde  doit  nous  faire  croire  que  cet  être  suscep- 
tible d'acquérir  tant  d'idées ,  de  réfléchir  sur  ses  sen- 
timents; en  un  mot,  de  se  perfectionner,  peut  ne 
pas  perdre  le  fruit  de  ce  travail  exercé  sui-  lui  par 
lui-même  ou  par  des  forces  étrangères  ;  qu'il  peut 
éprouver,  après  la  mort,  des  modifications  dont  celles 
qu'il  a  reçues  pendant  la  vie  soient  la  cause,  et  que 
c'est  peut-être  dans  ce  nouvel  ordre  dont  nous  ne 
pouvons  nous  foimer  une  idée,  qu'existe  la  réponse 
aux  plus  grandes  difficultés  qu'on  puisse  faire  contre 
la  sagesse  qui  règne  dans  l'arrangement  de  l'univers. 
Cet  ordre,  en  effet,  peut  offrir  et  un  dédommage- 


VIF.    UE    M.    TURGOT.  177 

ment  des  douleurs  souffertes,  et  des  récompenses 
à  la  vertu.  Mais  M.  Turgot  n'allait  pas  plus  loin. 
Autant  il  trouvait  lidicule  de  regarder  le  directeur 
de  tant  de  mondes  comme  un  monarque  occupé  à 
distribuer  des  cordons,  ou  à  condamner  à  des  tor- 
tures, ayant  une  cour,  une  bastille  et  des  bourreaux; 
autant  il  kii  paraissait  insensé  de  vouloir  se  mettre 
à  sa  place,  et  créer  un  nouvel  univers  pour  se  con- 
soler de  n'avoir  pu  connaître  qu'une  bien  faible 
partie  de  celui  qui  existe. 

Ces  vues  d'une  métaphysique  générale,  dont  nous 
ne  pouvons  offrir  qu'une  petite  partie,  occupèrent 
longtemps  M.  Turgot.  Il  n'aimait  pas  en  parler, 
même  à  ses  amis  les  plus  chers.  Persuadé  qu'il  pou- 
vait répandre  une  véritable  lumière  siu"  ces  ques- 
tions, aliments  éternels  de  disputes  chez  presque 
tous  les  peuples,  se  flattant  de  l'avoir  entrevue,  il 
crovait  qu'un  ouvrage  méthodique  et  approfondi 
était  le  seul  moyen  de  dissiper  une  obscurité  qui 
tient  uniquement  à  la  difficulté  de  soumettre  à  une 
analyse  exacte  des  idées  fines  et  compliquées,  et  il 
était  persuadé  qu'il  ne  pouvait  rien  détacher  de  cet 
ensemble  sans  affaiblir,  sans  presque  anéantir  la  force 
des  preuves  qui  en  résultaient.  Aussi ,  de  tous  les 
hommes  qui  ont  eu  sur  ces  mêmes  questions  une 
opinion  arrêtée,  aucun  n'a  eu  peut-être  une  convic- 
tion plus  forte,  plus  inébranlable,  et,  seul,  il  a  été 
vraiment  tolérant.  11  tolérait  également  et  le  pyrrho- 
nisme  et  la  croyance  la  plus  ferme  des  opinions 
opposées  aux  siennes,  sans  même  que  cette  opposi- 
tion altérât  en  rien  ,  ni  son  estime  pom-  les  talents  , 

V.  12 


170  VIE    DE    M.    TURGOT. 

ni  sa  confiance  pour  les  vertus  de  ceux  qui  les  avaient 
embrassées. 

Les  hommes  n'ont  pu  former  des  associations  ré- 
gulières, que  pour  la  conservation  de  leurs  droits 
naturels.  Ces  droits  sont  la  sûreté  de  leur  personne 
et  de  leur  famille,  la  liberté  et  surtout  la  propriété. 
L'homme  a  sur  les  fruits  du  champ  qu'il  a  défriché, 
sur  le  logement  qu'il  a  construit,  sur  les  meubles  ou 
les  instruments  qu'il  a  fabricjués,  sur  les  provisions 
qu'il  a  rassemblées,  un  droit  qui  est  le  prix  de  son 
travail;  et  l'espérance  qu'il  a  nourrie  de  conserver 
ce  fruit  de  ses  peines,  la  douleur  de  les  perdre,  plus 
grande  qu'une  simple  privation,  donne  à  ce  droit 
une  sanction  naturelle  qui  oblige  tout  autre  homme 
à  le  respecter.  Dans  une  société  naissante  et  déjà  au- 
dessus  de  l'état  de  sauvage,  chaque  homme  sait  assez 
veiller  sur  sa  sûreté,  et  il  ne  la  met  sous  la  protec- 
tion des  lois  qu'avec  une  sorte  de  répugnance.  Il  a 
peu  à  craindre  pour  sa  liberté.  L'esclavage  suppose 
une  société  déjà  formée  et  même  assez  compliquée. 
Enfin,  les  autres  outrages  à  la  liberté  sont  une  suite 
de  l'état  social.  Ainsi ,  de  tous  les  droits  de  l'homme, 
la  propriété  est  celui  pour  lequel  il  a  le  plus  besoin 
de  s'associer  avec  ses  semblables,  qui  prennent  avec 
lui  l'engagement  réciproque  de  la  défendre,  et  en 
rendent,  par  cette  association,  la  conseivation  assu- 
rée et  moins  périlleuse.  On  a  donc  pu ,  sans  injus- 
tice, regarder  les  propriétaires  comme  formant  essen- 
tiellement la  société  :  et  si  on  ajoute  que  chez  tous 
les  peuples  cultivateurs,  les  limites  du  territoire  sont 
celles  où  s'arrêtent  les  (hoits  de  la  société;  que  les 


VIE    DE    M.    TURGOT.  1 79 

propriétaires  de  fonds  sont  les  seuls  qui  soient  atta- 
chés à  ce  territoire  par  des  liens  qu'ils  ne  peuvent 
lompre  sans  renoncer  à  leur  titre;  qu'enfin  eux  seuls 
portent  léellement  le  fardeau  des  dépenses  publiques, 
il  sera  difficile  de  ne  pas  les  regarder  comme  étant 
seuls  les  membres  essentiels  de  celte  même  so- 
ciété. 

La  piopriété  n'est  autre  chose  que  la  libre  dispo- 
sition de  ce  qu'on  possède  légitimement.  Dans  l'état 
naturel,  tout  ce  dont  on  jouit  sans  l'avoir  enlevé  à 
un  autre,  forme  cette  propriété  ;  dans  l'état  social 
elle  devient  ce  qu'on  a  reçu  de  sa  fiimille,  ce  qu'on  a 
pu  acquérir  par  son  travail,  ce  qu'on  a  obtenu  par 
une  convention.  Les  lois  règlent  la  manière  d'exercer 
ce  droit,  mais  ce  n'est  pas  des  lois  qu'on  le  tient. 

La  libre  disposition  de  la  propriété  renferme  le 
pouvoir  de  vendre,  de  donner,  d'échanger  ce  qui 
est  à  soi,  et,  si  cette  propriété  consiste  dans  les 
denrées  qui  se  reproduisent,  de  régler  cette  repro- 
duction à  son  gré,  et  de  jouir,  comme  on  le  voudra, 
du  produit. 

La  seule  borne  à  cette  libre  disposition,  est  de  ne 
rien  faire  qui  puisse  nuire  à  la  sûreté,  à  la  liberté,  à  la 
propriété,  et  en  général  aux  droits  d'un  autre. 

La  liberté  naturelle  consiste  dans  le  droit  de  faire 
tout  ce  qui  ne  nuit  pas  au  droit  d'autrui.  Il  ne  faut 
pas  confondre  cette  liberté  avec  la  liberté  civile,  qui 
consiste  à  n'être  forcé  d'obéir  qu'à  des  lois,  caries  lois 
peuvent  violer  la  liberté  naturelle  ;  ni  avec  ce  qu'on 
appelle  la  liberté  politique,  qui  consiste  à  n'obéir 
qu'aux   lois  auxquelles  on  a  donné  sa  sanction,  soit 

12. 


l8o  VIE    DR    M.    TURGOT. 

j)ar  soi-uiénie,  soit  par  ses  repiésenlanls.  La  liberté 
civile  n'est  qu'une  jouissance,  confirmée  par  l'auto- 
rité des  lois,  d'une  partie,  et  souvent  d'une  très-pe- 
tite partie  de  la  liberté  naturelle,  même  dans  les  pays 
où  l'on  se  vante  le  plus  d'étie  libre.  La  liberté  poli- 
tique n'est  véritablement  que  l'exercice  du  droit  de 
souveraineté,  droit  qui  n'a  dû  son  existence  qu'à  la 
société,  et  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  ceux  pour 
le  maintien  desquels  elle  a  été  établie. 

Comme  le  droit  de  propriété,  quoiqu'antérieur  à 
la  société,  se  trouve  modifié  dans  l'ordre  social ,  de 
même  la  liberté  naturelle  y  devient  sujette  à  certaines 
limitations  qui  naissent  de  la  même  cause,  la  néces- 
sité où  est  rbomme  en  société  d'assujettir  à  une  forme 
régulière  et  commune  pour  tous  une  partie  de  ses 
actions.  C'est  la  nature  elle-même  qui  marque  encore 
quelles  doivent  être  ces  actions  ;  et  la  loi  ne  pourrait, 
sans  attaquei"  la  liberté,  en  astieindre  d'autres  à  cette 
uniformité. 

Ces  limitations  peuvent  être  de  deux  espèces  :  dans 
l'une,  elles  restreignent  la  liberté,  même  sur  des 
objets  où  l'on  pouirait  avoir  un  motif  léel  et  juste 
de  ne  pas  se  conformer  à  la  loi;  dans  l'autre,  elles  ne 
les  restreignent  que  sur  des  objets  indifférents,  et 
semblent  n'ôter  que  la  liberté  de  suivre  ses  caprices. 
Plus  une  législation  approcliera  de  l'espèce  de  per- 
fection compatible  avec  la  nature  liumaine,  moins 
on  y  observera  de  ces  limitations  à  l'exercice  motivé 
de  la  liberté  :  peut-être  disparaitraient-elles  même  ab- 
solument des  lois  qui  obligent  à  la  fois  l'universalité 
des  citoyens;  et  les  limitations  qui  semblent  n'as- 


VIE    DE    M.    TURGOT.  l8l 

sujettir  que  le  caprice,  y  deviendront  aussi  de  plus 
en  plus  rares. 

On  peut  déjà  tirer  de  ces  vérités  deux  conséquences 
importantes.  D'abord,  puisque  l'objet  de  la  société 
est  partout  le  même,  que  partout  elle  a  été  instituée 
pour  le  maintien  des  droits  qui  appartiennent  égale- 
ment à  tous  les  hommes,  pourquoi  les  lois  destinées 
à  remplir  un  même  objet,  à  exercer  leur  autorité  sur 
des  êtres  d'une  même  espèce,  seraient-elles  diffé- 
rentes? Toutes  ont  le  même  but,  et  le  système  de 
lois  qui  le  remplira  le  mieux,  sera  le  meilleur*  pour 
toutes  les  nations.  S'il  peut  y  avoir  des  différences, 
ce  n'est  point  dans  les  lois  qu'il  convient  de  donner 
à  différents  peuples,  mais  dans  les  moyens  de  rame- 
neià  ces  mêmes  lois  ceux  que  des  législations  diffé- 
rentes entre  elles,  mais  toutes  vicieuses,  en  ont 
écartés. 

En  second  lieu ,  les  lois  ne  peuvent  être  que  des 
règles  générales  auxquelles  tous  les  membres  d'une 
société  doivent  se  confoimer,  pour  se  procurer  une 
jouissance  plus  certaine  et  plus  entière  de  leurs 
droits.  Elles  ne  peuvent  donc  être  légitimes  qu'en 
remplissant  ces  deux  conditions:  l'une,  d'émaner 
d'un  pouvoir  légitimement  institué;  l'autre,  de  ne 
violer  en  aucun  point  les  droits  naturels  qu'elles 
doivent  conserver.  Cette  erreur,  que  toute  loi  faite 
par  un  pouvoir  légitime  est  juste,  n'a  pu  naître  que 
dans  les  républiques,  dans  celles  même  qui  avaient 
l'apparence  de  la  démocratie.  Partout  ailleurs,  elle 
eût  paru  l'expression  de  la  flatterie  la  plus  abjecte. 
Mais  cette  opinion ,  quoique  adoptée  par  les  anciennes 


VIE    DE    M.    ÏURGOT. 


républiques  et  renouvelée  de  nosjonrs  par  les  plus  fou- 
gueux partisans  de  la  liberté  ,  n'en  est  pas  moins  une 
erreur.  Quoi!  lorsque  le  peuple  d'Atlièneseut  décerné, 
par  une  loi,  la  peine  de  mort  contre  ceux  qui  bri- 
seraient les  statues  de  Mercure,  une  telle  loi  pouvait 
être  juste!  Quoi!  la  loi  en  vertu  de  laquelle  il  ban- 
nissait de  la  ville  tout  bomme  dont  les  talents  lui 
faisaient  ombrage,  pouvait  être  une  loi  légitime! 
D'autres  violations  des  droits  de  la  nature  peuvent 
être  moins  odieuses  ou  moins  ridicules;  mais  la  rai- 
son qui  doit  les  faire  condamner  reste  dans  toute 
sa  force.  Cette  seconde  condition  est  même  bien 
plus  essentielle  que  la  première.  En  effet,  si  l'on  sup- 
pose des  bommes  soumis  à  des  lois,  dont  aucune 
ne  viole  aucun  de  leurs  droits,  et  que  toutes,  au  con- 
traire, concourent  à  leur  en  assurer  la  jouissance, 
il  importera  bien  peu  à  leur  bonbeur  que  ces  lois 
aient  reçu  leur  sanction  sous  une  forme  publique, 
ou  seulement  par  le  consentement  tacite  qu'ils  leur 
auraient  donné.  On  a  confondu  souvent  ces  deux 
conditions,  moins  encore  parce  qu'on  a  vu  souvent 
de  mauvaises  lois  naître  dans  les  constitutions  abso- 
lues (car  il  en  a  existé  d'aussi  mauvaises  dans  d'autres 
gouvernements),  mais  parce  que  les  lois  injustes  éma- 
nées d'un  seul  homme,  paraissent  telles  aux  yeux 
de  la  multitude,  tandis  que  les  injustices  du  peuple 
ne  sont  des  injustices  qu'aux  yeux  des  sages.  D'ailleurs, 
dans  les  unes,  c'est  à  quelques  individus  que  tout  un 
peuple  paraît  sacrifié;  dans  les  autres,  ce  sont  quel- 
(jues  bommes  qu'on  a  l'aii-  d'immoler  à  l'intérêt  ou 
au  salut  général. 


VIE    DE    M.    TlIRGOT.  I  83 

Si  on  suit  les  sociétés  dans  leurs  progrès,  si  l'on 
examine  suivant  (juel  ordre  et  par  quel  moyen  les 
richesses  s'y  foraient  et  s'y  distribuent,  on  y  verra 
l'intérêt  particulier  de  chaque  individu  le  porter  à 
s'occuper  d'améliorer  sa  fortune.  S'il  est  agriculteui-, 
ses  épargnes,  employées  à  des  entreprises  de  culture, 
serviront  à  augmenter  le  produit  de  ses  terres  ,  à 
multiplier,  par  conséquent,  la  masse  des  denrées,  à 
en  procurer  l'abondance,  à  en  diminuer  le  prix. 
Est-ce  par  son  travail,  par  son  industrie  qu'il  peut 
acquérir  des  richesses?  Il  cherchera  les  moyens  de 
pouvoir  dans  un  même  temps,  ou  produire  plus 
d'ouvrage,  ou  faire  des  ouvrages  plus  parfaits  et 
d'une  plus  grande  valeur,  et  par  conséquent  à  aug- 
menter la  somme  totale  de  ces  valeurs  et  à  faire  bais- 
ser le  prix  particulier  de  chaque  objet.  Le  commei- 
çant  cherchera,  par  des  spéculations  plus  adroites,  à 
se  procurer  la  facilité  de  vendre  à  plus  bas  prix  les 
mêmes  denrées  ou  d'en  fournir  de  meilleures  au 
même  prix;  il  tâchera  de  prévoir  les  besoins  des  ha- 
bitants des  pays  où  s'étend  son  commerce,  et  de  four- 
nir à  ces  besoins  pour  un  prix  qui  lui  fasse  obtenir 
la  préférence.  Les  capitalistes,  pour  tirer  de  leurs 
fonds  un  plus  grand  revenu  ,  les  emploieront  dans  les 
entreprises  de  commerce  et  d'industrie,  et  leur  don- 
neront une  activité  utile  au  bien  général.  Mais  plus 
ils  assembleront  de  capitaux  ,  plus  la  concurrence  et 
la  nécessité  de  ne  pas  laisser  leurs  fonds  oisifs, 
doivent  les  obliger  à  baisser  cet  intérêt. 

4insi,  dans  toutes  les  classes  de  la  société,  l'intérêt 
particulier  de  chacun  tend  naturellement  à  se  con- 


l84  ME    DE    M.    TURGOT. 

fondre  avec  l'inlérét  commun;  et  tandis  que  la  jus- 
tice rigoureuse  oblige  de  laisser  jouir  chaque  indi- 
vidu de  l'exercice  le  plus  libre  de  sa  propriété,  le 
bien  général  de  tous  est  d'accord  avec  ce  principe  de 
justice. 

L'agriculture  doit  être  libre,  parce  que  le  cultiva- 
teur cherche  nécessairement  à  produire  le  plus  de 
déniées,  et  à  produire  celles  qui,  pour  une  peine  et 
des  avances  égales,  donnent  le  plus  grand  produit. 
Toute  gène  est  donc  inutile,  si  elle  ne  dérange 
point  les  spéculations  des  agriculteurs;  et  elle  nuit 
à  la  reproduction  si  elle  les  contrarie. 

L'industiie  doit  être  libre,  puisque  l'intérêt  de 
tous  ceux  (|ui  s'y  livrent  est  de  mériter  la  piéférence 
par  la  bonté  du  travail ,  ou  d'en  augmenter  la  masse. 
Tout  privilège  en  ce  genre  est  à  la  fois  une  injustice 
envers  ceux  qui  ne  le  partagent  pas,  et  une  mesure 
contraire  à  l'intérêt  général,  puisqu'elle  diminue  l'ac- 
tivité de  l'industrie. 

Le  commeice  doit  être  libre,  parce  que  l'intérêt 
du  commerçant  est  de  vendre  beaucoup ,  et  d'avoir 
à  vendre  tout  ce  dont  les  acheteurs  ont  besoin,  et 
que  la  concurrence  née  de  la  liberté  est  le  seul 
moyen  d'enlever  aux  négociants  l'intérêt  et  le  désir 
de  hausser  les  prix.  Toute  gêne  est  donc  nuisible, 
parce  qu'elle  diminue  à  la  fois  et  l'activité  et  la  con- 
currence. 

L'intérêt  de  l'argent  doit  êlrelibie,  parce  qu'alors 
il  se  règle  toujours  sui-  le  profit  qu'il  rapporte  à  l'em- 
prunteur, et  sur  In  probabilité  de  retirer  ses  fonds. 
Si  on  le  fixe  par  une  loi,  en  soumettant  à  des  pertes 


VIE    DE    M.    TURGOT.  l85 

OU  à  des  peines  ceux  qui  s'en  écartent,  on  nuit  à  l'ac- 
tivité du  commerce,  et  l'on  augmente  le  taux  de  cet 
intérêt  qu'on  voulait  diminuer. 

Quel  droit  peut  donc  avoir  la  société  sur  ces  ob- 
jets? Instituée  pour  conserver  à  l'homme  ses  droits 
naturels,  obligée  de  veiller  au  bien  commun  de  tous, 
la  justice,  l'intérêt  public,  lui  prescrivent  également 
de  borner  la  législation  à  protéger  l'exercice  le  plus 
libre  de  la  propriété  de  chacun,  à  n'établir  aucune 
gêne,  à  détruire  toutes  celles  qui  subsistent,  à  em- 
pêcher que  la  haude  ou  la  violence  n'en  imposent 
de  contraire  aux  lois. 

Pour  procurer  aux  hommes  l'exercice  paisible  et 
libre  de  leur  propriété,  il  faut  nécessaiiement  former 
un  fonds  destiné  aux  dépenses  nécessaires  pour  la 
défense  commune,  et  pour  l'exécution  des  lois.  D'ail- 
leurs, l'état  de  société  exige  nécessairement  des  tra- 
vaux publics ,  utiles  à  tous  les  citoyens  ou  aux  habi- 
tants d'une  ville,  d'un  village,  d'un  canton.  Ils  ne 
doivent  être  faits  qu'aux  dépens  de  tous  ceux  qui  en 
profitent.  Mais  ces  mêmes  travaux  ne  peuvent  être 
bien  exécutés,  ou  même  le  seraient  souvent  d'une 
manière  nuisible  au  droit  ou  à  l'intérêt  d'autiui,  si 
on  leur  en  abandonnait  arbitrairement  la  direction. 
Enfin  ,  il  peut  être  utile  d'encourager  par  des  récom- 
penses des  services  rendus  à  tous.  De  là  naît  la  né- 
cessité d'une  subvention.  Quel  sera  donc  à  cet  égard 
le  droit  de  la  société  sur  les  individus?  On  voit 
d'abord  que  la  valeur  de  celte  subvention  ne  doit 
pas  aller  au  delà  de  ce  qui  est  rigoureusement  né- 
cessaire au  maintien  et  à  la  |)rospéiité  du  peuple, 


I  86  ME    DE    M.    TUKGOT. 

OU  plulôl  qu'elle  doit  s'arrêter  précisément  au  point 
o{i  il  est  en  général  plus  utile  à  chaque  individu 
de  payer  cette  subvention  que  de  ne  pas  la  payer. 
A  cette  raison  de  justice,  il  s'enjoint  une  autre  d'uti- 
lité publique.  En  effet,  cette  proportion  excédante 
d'impôt,  distribuée  à  des  consommateurs,  est  abso- 
lument perdue  pour  la  culture  et  pour  l'industrie, 
tandis  qu'au  moins  une  paitie  de  cet  excédant  y 
aurait  été  employée,  si  l'impôt  ne  l'eût  pas  enlevée 
aux  citoyens.  On  doit  observer  ensuite,  que  si  la  so- 
ciété a  le  droit  de  levei-  une  subvention  et  d'exiger 
de  chacun  une  partie  de  sa  propriété,  celui  de  génei- 
les  individus  dans  la  disposition  de  ce  qui  leur  reste, 
ou  dans  l'usage  de  leur  liberté,  n'en  est  pas  une  con- 
séquence. On  voit,  enfin  ,  que  cette  subvention  ,  pour 
être  juste,  doit  être  distribuée  proportionnellement 
aux  avantages  qu'on  retire  de  la  société.  Elle  doit 
donc  être  imposée  sur  les  propriétés ,  l'être  directe- 
ment, et  l'être  proportionnellement  au  produit  net. 
Toute  autre  forme  d'imposition  entraînera  des  at- 
teintes à  la  liberté  des  citoyens,  et  à  l'exercice  du 
droit  de  propriété.  Elle  serait  donc  essentiellement 
injuste. 

Les  règles  qui  déterminent  la  distribution  des  pro- 
priétés que  la  mort  fait  vaquer,  les  lois  relatives  aux 
conventions  qui  forment  les  échanges,  les  transports 
ou  de  la  propriété  ou  de  la  jouissance  pour  un 
temps,  les  règlements  nécessaires  pour  empêcher 
([ue  dans  l'exercice  de  la  propriété  le  droit  d'un  autre 
ne  soit  lésé;  tels  sont  les  objets  du  droit  civil. 

Dans  ces  lois,  lieii   ne  doit  donc  être  arbitiaire; 


VIE    DE    M.    TURGOT.  1 87 

tout  doit  tendre ,  non  à  la  plus  grande  utilité  de  la 
société,  principe  vague  et  source  féconde  de  mau- 
vaises lois,  mais  au  maintien  de  la  jouissance  des 
droits  naturels.  Dans  l'état  de  nature,  la  propriété 
du  père,  fruit  de  son  industrie  et  de  son  travail, 
doit  être  également  partagée  entre  ses  enfants;  et  si 
un  des  enfants  meurt  sans  postérité,  le  père  seul  a 
des  droits  sur  cet  héritage.  Ce  principe  suffit  pour 
régler,  dans  l'état  social ,  l'ordre  des  successions.  Il 
s'agira  seulement  de  reporter  chaque  bien,  suivant 
que  la  transmission  héréditaire  en  est  connue ,  ou 
qu'elle  ne  l'est  pas,  à  la  tige  ou  aux  tiges  les  plus 
prochaines  qui  subsistent,  et  dont  il  reste  des  des- 
cendants, et  de  le  distribuer  ensuite  suivant  l'ordre 
naturel  (i).  Mais  quels  sont  les  enfants  d'un  homme, 
d'une  femme?  Si,  dans  la  réponse  à  cette  question, 
on  veut  bien  consulter  la  seule  raison  ,  et  n'écoutei- 

(i)  Supposons,  1°  un  homn)e  laissant  de  la  postérité:  on 
cherchera  d'abord  à  quel  dei^ré  il  a  des  descendants  encore  vi- 
vants ;  on  partagera  le  bien  en  autant  de  |)arts  égales  qu'il  a  eu 
de  descendants  de  ce  degré  vivants  ou  avant  laissé  postérité,  et 
la  part  de  ceux,  qui  ont  laissé  postérité  sera  distribuée  de  la  même 
manière  à  leurs  descendants.  2°  Un  homme  laisse  un  bien  dont  il 
a  lui-même  hérité  :  on  cherchera  le  possesseur  en  ligne  directe  le 
plus  prochain  qui  laisse  une  descendance;  s'il  vit,  le  bien  lui  ap- 
partiendra; sinon,  il  sera  distribué  comme  s'il  était  au  même  mo- 
ment vacant  par  sa  mort.  3°  Un  homme  laisse  un  bien  acquis  ,  ou 
des  effets  mobiliers,  on  remontera  au  degré  direct  le  plus 
proche  dont  il  reste  des  personnes  vivantes  ou  des  descendants, 
comme  dans  l'article  premier.  4"  Un  homme  laisse-t-il  un  bien 
(jui  n'a  été  transmis  qu'en  ligne  collatérale,  on  commencera  par 
remonter  au  premier  possesseur,  et  on  le  distribuera  comme  lui 
bien   mcu!)le  que  le  possesseur  aurait  laissé  vacant  au  moment 


1  88  VIE    DE    M.    TURGOT, 

de  préjugés  d'aucune  espèce;  si  ensuite  on  veut 
bien  convenir  que  la  femme  égale  en  tout  l'homme, 
doit  jouir  absolument  des  mêmes  droits  ;  si  on  se 
rappelle  dans  quelles  limites  étroites  le  droit  de  la 
société  sur  la  liberté  des  individus  doit  être  resserré, 
on  trouvera  facilement  quelle  législation  sur  les  ma- 
riages et  sur  les  droits  des  enfants  nés  hors  du  ma- 
riage, sera  la  plus  conforme  à  la  justice,  et  con- 
courra le  mieux  à  remplir  l'objet  primitif  de  toute 
association  politique.  On  verra  que  rien  ,  dans  cette 
partie  comme  dans  aucune  autre,  ne  doit  être  arbi- 
traire, ne  doit  dépendre  de  la  constitution,  du  cli- 
mat, des  mœurs,  ou  des  opinions  du  peuple. 

Le  droit  de  propriété  n'est,  pour  chaque  individu, 
que  celui  d'user  libiement  de  ce  qui  lui  appartient. 
On  ne  peut  regarder  le  droit  de  tester,  c'est-à-dire 
d'avoir  une  volonté  toujours  révocable,  de  disposer 
de  ce  qu'on  possède  au  moment  où  on  cesse  de  le 
posséder,  comme  une  suite  de  la  propriété.  Ainsi, 
point  de  testaments,  point  même  de  ces  disposi- 
tions qui,  en  cédant  une  propriété,  règlent  pour  un 
temps  indéfini,  la  forme,  l'emploi  qu'on  en  doit 
faire.  Toute  fondation  ,  toute  piopriété  appartenant 
à  un  corps,  à  une  communauté,  doit  être  à  la  dis- 
position de  l'Élat  quant  à  la  manière  d'en  jouir  et 
de  l'employer. 

C'est  de  la  nature  que  naît  le  droit  de  propriété  : 
toutes  les  propriétés  fictives  ne  doivent  êtie  que  des 

méine.  Par  ce  moyen  on  aurait  des  lois  justes,  et  tellement 
simples  et  claires,  que  l  application  ne  serait  jamais  qu'une  opé- 
ration (le  combinaisons  et  de  calcul. 


VIE    DK    M.    TURGOT.  1 8t) 

représentations  des  propriétés  réelles  ;  et  la  société 
ne  doit  pas  en  créer  arbitrairement ,  comme  elle  le 
fait,  en  donnant  des  piiviléges  dans  la  librairie  ou 
dans  les  arts,  des  droits  de  chasse,  d'usine  ou  de  pécbe 
sur  les  rivières. 

Suivant  le  droit  naturel,  la  cbasse  appartient  à 
chaque  propriétaire  sur  son  terrain;  ia  pèche,  aux 
propriétaires  riverains,  et  à  tous  ceux  qui  ont  le 
droit  de  parcourir  la  rivière  ;  les  usines,  à  ces  mêmes 
propriétaires  pris  collectivement ,  parce  que  chacun 
d'eux  n'en  peut  jouir  séparément  sans  nuire  à  l'exer- 
cice de  la  propriété  des  autres. 

Nous  voyons  ici  naître  la  nécessité  des  lois  de  po- 
lice, c'est-à-dire  des  règles  auxquelles  doivent  étie 
assujettis  les  hommes  dont  les  habitations,  les  proprié- 
tés, se  mêlent  et  se  touchent ,  pour  que  la  libie  jouis- 
sance de  leurs  droits  ne  nuise  ni  aux  droits,  ni  à  la 
sûreté,  ni  à  la  santé  ,  ni  au  bien-êtie  de  leurs  voisins. 

Toute  distinction  héréditaire,  si  elle  a  quelque 
effet  civil,  si  elle  donne  quelque  droit;  toute  préro- 
gative personnelle,  si  elle  n'est  pas  la  suite  nécessaire 
de  l'exercice  d'une  fonction  publique,  est  une  at- 
teinte au  droit  naturel  des  autres  hommes,  un  pas 
fait  contre  le  but  primitif  de  la  société,  et  par  con- 
séquent une  véritable  injustice. 

C'est  ainsi  qu'en  ne  s'écartant  jamais  de  l'équité, 
en  se  conformant  à  l'objet  de  la  société  ,  on  parvien- 
drait aune  législation  simple,  déduite  tout  entière 
des  principes  de  la  raison  universelle,  et  à  détruire 
cette  complication  des  lois ,  qui  n'est  pas  un  des 
moindres  fléaux  de  l'humanité. 


If)<J  VIE    DE    M.    TURGOT. 

Le  droit  qua  la  société  de  punir  les  coupables , 
doit  être  regardé  comme  une  condition  des  avan- 
tages que  la  société  leur  a  procurés;  sans  cela,  il 
se  bornerait,  comme  celui  de  la  guerre,  à  ce  qui 
est  strictement  nécessaire  pour  ôter  à  l'ennemi  les 
moyens  de  nuire.  Les  peines  ne  sont  légitimes  qu'au- 
tant qu'elles  n'excéderont  pas  ce  qui  paraîtra  suffi- 
sant pour  détourner  du  crime ,  dans  le  cas  où  il 
n'est  commis  que  par  des  motifs  communs  à  la  plu- 
part des  individus;  et  elles  doivent,  autant  qu'il  est 
possible  ,  punir  dans  les  mêmes  passions  qui  les  font 
commettre.  Enfin,  elles  doivent  être  proportionnées 
aux  crimes,  c'est-à-dire  diminuer  et  croître  en  même 
temps  que  l'importance  du  tort  fait  à  l'individu  qui 
en  a  été  la  victime,  ou  l'intérêt  qu'a  la  société  de  les 
léprimer. 

Mais  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  la  certitude 
de  la  punition  fait  plus  d'impiession  sur  celui  qui 
est  tenté  de  commettre  des  crimes,  et  donne  un 
exemple  plus  propre  à  les  prévenir,  que  la  sévérité 
des  lois  et  l'atrocité  des  supplices. 

La  forme  des  jugements  doit  être  telle  que  tout 
homme  de  sang-froid  et  doué  de  raison  puisse  dire  : 
rt  Je  consens  à  me  soumettre  à  une  législation  où 
«  l'on  a  pris  toutes  les  précautions  possibles  pour 
«  me  mettre  à  l'abri  du  crime  d'un  autre;  qui,  si 
«  je  suis  accusé  injustement,  ne  m'expose  à  aucun 
«  danger  sensible,  à  aucune  gêne,  à  aucune  priva- 
«  tion  inutile;  qui,  enfin,  si  je  suis  coupable,  ne 
«  me  fait  éprouver  qu'un  traitement  dont  je  sens 
«  aujourd'hui  la  justice.  » 


VIE    DE    M.    TUIIGOT.  I  ()  I 

Qu'ainsi,  Facciisé  soit  traité  avec  la  même  huma- 
nité, les  mêmes  égards  qu'on  lui  devrait  si  son  inno- 
cence était  prouvée. 

Qu'il  ne  soit  privé  de  la  liberté  que  dans  le  cas 
où  le  crime  dont  on  l'accuse  serait  puni  d'une  peine 
plus  grave  que  l'expatriation;  qu'alors  même,  s'il 
n'est  que  soupçonné,  on  se  contente  de  le  citer;  de 
l'obliger  à  une  résidence  fixe,  et  de  le  veiller,  en  sorte 
qu'il  soit  arrêté  seulement  dans  le  cas  où  il  clierclie- 
rait  à  s'échapper;  qu'autrement,  il  ne  soit  condamné 
à  la  prison  qu'à  l'instant  où  des  preuves  appoitées 
contre  lui  seront  suffisantes  pour  le  déclarer  cou- 
pable, si  dans  la  suite  de  l'instruction  il  ne  paivenait 
à  les  détruire. 

Que  pour  enlever  au  crime  l'espérance  d'échapper 
à  la  poursuite  des  lois  ,  pour  meltre  les  citoyens  à 
l'abri  de  celle  de  la  vengeance,  un  accusateur  public 
soit  seul  chargé  de  poursuivre  les  crimes;  mais  que 
la  loi  accorde  à  l'accusé  pauvre  et  privé  d'appui  le 
secours  d'un  défenseur  public,  sans  lui  ôter  cepen- 
dant le  droit  de  se  choisir  d'autres  conseils. 

Que  le  témoin  qui  a  fait  un  faux  témoignage  ne 
soit  exposé  à  aucune  peine  s'il  se  rétracte  avant  l'exé- 
cution du  jugement. 

Que  durant  toute  l'instruction  ,  l'accusé  soit  admis 
à  donner  des  preuves  de  son  innocence.  Que  l'instruc- 
tion soit  absolument  publique  ,  et  que  les  procédures 
soient  imprimées  aux  dépens  de  l'État,  à  une  époque 
fixée  avant  le  jugement  ( I ). 

(i)  M.  Turgot  croyait  que  l'impression  de  toutes  ces  procédures 


iga  VIF    DE    M.    TTJI5C.0T. 

Qu'il  soil  établi  par  la  loi  quelles  preuves  sont  né- 
cessaires pour  condamner,  de  peur  que,  dans  une 
circonstance  particulière,  la  raison  des  juges  ne  soit 
la  dupe  des  apparences  :  mais  que  ces  mêmes 
preuves  ne  soient  pas  regardées  comme  suffisantes  si 
elles  ne  le  paraissent  pas  à  la  raison  des  juges,  afin 
que  l'iiuiocent  ne  soit  pas  la  victime  ou  du  hasard 
qui  aurait  rassemblé  ces  preuves  contre  lui,  ou  des 
erreurs  que  le  législateur  a  pu  commettre  en  regar- 
dant ces  pieuves  comme  devant  toujours  produire 
une  conviction  complète. 

Que  la  loi  détermine  ce  qui  est  véritablement  un 
crime;  qu'elle  indique,  d'une  manière  précise,  et 
chaque  espèce  de  crime,  et  la  peine  qui  doit  y  être 
attachée ,  sans  qu'il  y  ait  jamais  rien  à  prononcer 
dans  le  tribunal ,  ni  sur  la  qualification  des  actions  , 
ni  sur  l'étendue  de  la  peine,  mais  seulement  sur  le 
fait  allégué. 

Que  le  tiibunal  qui  juge  soit  formé  d'hommes 
éclairés,  choisis  dans  les  classes  qui  ne  partagent  pas 
les  préjugés  populaires,  afin  que  ni  la  nature  du 
crime,  ni  l'impiession  qu'il  pioduit  sur  les  esprits, 
ne  les  exposent  pas  à  condamner  un  innocent.  Que 
le  tribunal  ne  soit  chargé  que  de  cette  fonction 
seule;  qu'il  ne  soit  pas  formé  de  membres  perjié- 
tuels,  afin  que  les  intérêts  de  leur  compagnie  ou 

était  le  moyen  le  plus  sûr  d'épargner  aux  citoyens  le  danger  et 
aux  juges  le  malheur  ou  le  crime  d'une  condamnation  injuste.  Il 
avait  fait  le  calcul  de  la  dépense  de  cette  impression,  et  avait 
trouvé  qu'elle  était  fort  éloignée  de  pouvoir  être  un  motif  suffi- 
sant de  se  priver  d'une  institution  si  utile. 


VIK    DE    M.    TlIRGOT.  rg3 

Fesprit  de  corps  ne  puissent  les  égarer  dans  leurs  ju- 
gements. L'intérêt  qu'ont  tous  les  individus  à  ce 
qu'aucun  crime  ne  soit  impuni,  rend  ces  deux  con- 
ditions nécessaires;  et  il  faut  éviter  également  ou 
l'ignorance  et  les  préjugés  de  jurés  appelés  au  hasard 
à  ces  fonctions  importantes,  ou  l'indifférence  et  l'es- 
prit de  routine  de  juges  qui  en  feraient  un  métiei-. 

Que  le  tribunal  soit  assez  nombreux  pour  qu'un 
nombre  suffisant  de  récusations  non  motivées  mette 
l'accusé  à  l'abri  des  influences  secrètes;  et  qu'en 
même  temps  les  membres  du  tribunal  soient  choisis 
avec  assez  de  soin,  pour  que  ces  récusations  ne 
puissent  donner  à  aucun  coupable  l'espérance  de 
l'impunité. 

Qu'on  exige,  pour  condamner,  une  très -grande 
pluralité,  et  qu'on  renvoie  l'accusé  si  cette  pluralité 
est  moindre;  sans  obliger  les  juges  à  changer  d'avis, 
puisque  leur  décision  doit  être  inspirée  par  la  vérité 
seule. 

Que  si,  malgré  toutes  ces  précautions,  il  existe 
encore  quelque  doute,  ce  soit  toujours  en  faveur  de 
l'accusé  qu'il  s'interprète;  et  que  pour  les  peines  les 
plus  graves,  et  surtout  pour  celle  de  mort,  si  ja- 
mais elle  peut  être  juste,  l'exécution  n'ait  lieu  qu'a- 
près le  consentement  du  magistrat  suprême,  afin  de 
laisser  un  dernier  recours  à  l'innocence  opprimée. 

Maintenir  la  libre  jouissance  des  droits  naturels 
des  hommes  contre  la  fraude  et  contre  la  violence; 
soumettre  à  des  formalités  légales  les  conventions 
naturellement  légitimes  qu'ils  peuvent  former  entre 
eux;  établir  des  formes  régulières  d'acquérir,  de 
V.  ic 


I()q  VIE    DE    M.    TURGOT. 

transmeltie,  de  lecevoir  la  piopriélé;  assujettir  à 
des  règles  communes  celles  des  actions  des  hommes 
que  dans  l'état  social  le  maintien  des  droits  de  cha- 
cun exige  qu'on  y  soumette;  c'est  là  que  finissent  les 
droits  de  la  société  sur  les  individus.  Le  reste  des 
lois  ne  peut  avoir  pour  objet  que  de  régler  la  ma- 
nière dont  la  puissance  publique  doit  exercer  ses 
fonctions.  La  religion  ne  doit  pas  plus  être  l'objet 
des  lois  que  la  manière  de  s'habiller  ou  de  se 
nourrir. 

La  société,  en  rapprochant  les  hommes  les  uns 
des  autres,  augmente  Tinfluence  de  chacun  sur  le 
bonheur  d'autrui;  et  (juoique  dans  un  sens  rigou- 
reux les  devoirs  puissent  se  réduire  à  la  justice, 
c'est-à-dire,  à  ne  violer  aucun  des  droits  naturels 
d'aucun  autre  homme,  cependant  il  a  dû  naître  de 
celte  influence  des  devoirs  d'une  autre  nature,  qui 
consistent  à  diriger  notre  conduite  de  manière  à  con- 
tribuer au  bonheur  des  autres.  La  récompense  de 
ces  vertus  est  au  fond  de  notre  cœur  et  dans  la  bien- 
veillance de  ceux  qui  nous  entourent.  Bien  peu 
d'hommes  sont  appelés  aux  vertus  publiques  (pii 
exigent  de  grands  sacrifices.  Dans  un  Etal  soumis  à 
des  lois  sages,  larement  ces  vertus  seraient  néces- 
saires ,  et  dans  les  autres  elles  sont  encore  plus  rare- 
ment utiles.  Ce  sont  donc  les  vertus  domestiques, 
celles  qui  conviennent  à  tous  les  hommes,  celles  par 
lesquelles  chacun  influe  sur  le  bien-être  de  ceux  qui 
ont  avec  lui  des  relations  particulières;  ce  sont  ces 
vertus  qui,  si  elles  étaient  communes,  contribue- 
raient le  plus  au  bonheur  général  d'une  grande  société. 


VIE    DE    M.    TURGOT.  1(^5 

Mais  ces  mêmes  vertus  privées  qui  renferment  ce 
qu'on  appelle  les  mœurs,  n'ont  été  généralement 
pratiquées  chez  aucun  peuple.  Elles  sont  incompa- 
tibles avec  l'esclavage  domestique  et  les  outrages  à  la 
nature  humaine  qui  en  sont  la  suite  nécessaire,  avec 
le  mépris  barbare  pour  les  nations  étrangères;  en  un 
mot,  avec  les  usages  et  l'esprit  des  nations  an- 
ciennes. On  les  chercherait  aussi  vainement  chez  les 
nations  féroces  et  superstitieuses  qui  ont  succédé 
aux  Romains,  ou  chez  les  peuples  esclaves  de  l'Asie. 
Elles  sont  rares  encore  parmi  nous  qui  avons  ajouté 
toute  la  corruption  de  l'esprit  mercantile  aux  restes 
houleux  des  préjugés  de  nos  pères.  Mais  pourquoi 
chez  aucun  peuple  n'a-t-il  donc  existé  de  bonnes 
mœurs?  C'est  qu'aucun  n'a  eu  de  bonnes  lois;  c'est 
jue  partout  les  lois  ont  flatté  les  vices  de  l'humanité 
u  lieu  de  les  réprimer;  c'est  que  partout,  faites  au 
gré  de  la  volonté  du  plus  fort  ,  elles  ont  consacré  le 
espotisme  des  hommes  sur  les  femmes,  des  pères 
sur  les  enfants,  des  maîtres  sur  les  esclaves,  des 
riches  sur  les  pauvres,  des  grands  sur  les  petits,  ou 
de  la  populace  sur  les  citoyens.  Interprètes  fidèles  de 
la  vanité ,  elles  ont  séparé  les  hommes  en  ordres,  en 
classes,  et  contrarié  la  nature  qui  tend  à  les  réunir. 
Partout  elles  ont  prêté  fappui  de  la  force  à  la  char- 
latanerie,  au  monopole,  qui  cherchent  à  étouffei* 
l'honnête  et  paisible  industrie;  partout  elles  ont 
violé  dans  les  lois  criminelles  les  dioits  de  l'huma- 
nité ,  offensé  dans  les  lois  civiles  ceux  de  la  pro- 
priété,  ceux  de  la  liberté  dans  la  législation  des 
impôts  et  de  l'administration.  Partout  leur  compli- 

13. 


I()G  VIE    DE    M.    TtlRGOT. 

cation,  comme  leurs  dispositions  injustes,  tendent 
à  inspirer  le  désir  de  la  iraude,  à  rendre  les  hommes 
ennemis,  à  leur  créer  des  intérêts  opposés.  Partout 
elles  ont  favorisé  l'inégalité  des  fortunes  qui  plonge 
une  petite  partie  des  citoyens  dans  la  corruption, 
poui-  condamner  le  reste  à  l'avilissement  et  à  la 
misère. 

Supposons  maintenant  ces  législations  remplacées 
par  celle  que  la  natuie  et  la  raison  nous  indiquent. 
Tout  doit  nécessairement  changer.  Des  lois  sur  les 
mariages,  plus  conformes  à  la  nature  ,  et  des  lois  qui 
partageraient  les  successions  entre  tous  les  enfants, 
tendraient  également  à  faire  régner  la  paix  dans  les 
familles,  et  à  diviser  les  fortunes  avec  plus  d'égalité. 
La  liberté  du  commerce  et  de  l'industrie  favoriserait 
cette  distribution  plus  égale,  et  empêcherait  en 
même  temps  la  portion  la  plus  pauvre  et  la  plus 
faible  delà  société  d'éprouver  l'oppression  et  de  gé- 
mir dans  la  dépendance  des  commerçants  liches, 
des  fabricants  privilégiés.  Un  ordre  d'impositions 
toujours  simple,  toujours  exempt  de  vexation,  ren- 
drait à  la  fois  de  la  douceur  et  de  l'énergie  à  l'ame  du 
peuple,  dégradée  ou  révoltée  par  l'action  toujours 
présente  de  la  tyrannie  fiscale.  Alors  on  ne  verrait 
plus  ces  fortunes  de  finance  et  de  banque,  source 
de  luxe  et  de  corruption  pour  celui  qui  les  possède, 
et  d'avilissement  pour  ceux  qui  lui  portent  envie  ou 
qui  se  vendent  à  ses  passions.  La  suppression  de  ces 
distinctions  humiliantes  entre  les  classes  de  citoyens 
qui  perpétuent  les  richesses  et  l'orgueil  de  quelques 
familles,  empêcherait  une  partie  de  la  société  de  se 


MF    DE    M.    TURGOT.  IQy 

croire  née  pour  se  soumettre  à  l'orgueil  et  aux  ca- 
prices de  l'autre,  ou  pour  se  venger  de  l'oppression 
par  la  fraude.  Les  mœurs  gagneraient  encore  à  la 
destruction  de  cette  foule  de  petites  places  inutiles 
dans  une  administration  bien  ordonnée,  qui,  don- 
nées à  la  protection ,  ne  servent  qu'à  nourrir  l'oisi- 
veté, l'intrigue,  l'esprit  de  servitude;  et  les  vices 
disparaîtraient  parce  qu'on  aurait  détruit  les  causes 
(|ui  les  produisent. 

C'est  par  des  lois  sages,  qui  tendent  à  diviser  les 
propriétés,  que  le  luxe  doit  être  attaqué.  11  naît  des 
inégalités  de  fortune,  et  il  en  est  la  suite  nécessaire. 
Les  lois  somptuaires  sont  injustes  ,  nuisent  à  l'indus- 
trie ;  elles  sont  éludées,  ou,  en  assurant  la  durée 
des  foitunes  dans  les  familles,  elles  servent  à  main- 
tenii'  cette  inégalité  dont  les  effets  sont  plus  dange- 
reux que  ceux  du  luxe. 

C'était  dans  les  mauvaises  lois  que  M.  Turgot 
voyait  la  source  des  mauvaises  mœurs  (i),  et  c'est 
par  cette  raison  qu'ayant  des  principes  de  morale 
très-purs,  auxquels  il  avait  religieusement  soumis  sa 
conduite,  il  avait  tant  d'indulgence  dans  ses  juge- 
ments. Tout  ce  qui  ne  portait  point  le  caractère  de 
la  bassesse,  de  la  fausseté,  de  la  dureté,  du  mépris 
pour  les  droits  des  bommes,  de  la  tyrannie,  trou- 
vait facilement  grâce  à  ses  yeux  éclaiiés;  il  y  voyait 
la  faute  des  institutions  sociales  plus  que  celle  des 

(i)  On  a  beaucoup  répété  le  mot  d'un  ancien,  qaid  vcinœ  sine 
mnribus  leges  proficient?  Il  y  a  peu  de  maximes  plus  antiphiloso- 
phiques, et  qui  aient  fait  plus  de  mal.  La  maxime  contraire,  (jidd 
ra/ii  sine  Icgibits  mores proficient ?  serait  plus  vraie. 


IC)S  ME    DE    M.    TLIIGOT. 

Iioiiiiiies ,  et ,  lorsque  ces  faiblesses  et  ces  vices  étaient 
joints  à  des  qualités  estimables  ou  à  des  vertus 
réelles,  il  croyait  que  ces  vertus  appartenaient  à 
l'homme  même,  et  que  le  reste  ne  lui  était  qu'é- 
tranger. 

Le  véritable  intérêt  des  peuples  est  donc  d'être 
assujettis  à  une  législation  qui,  respectant  tous  les 
droits  des  hommes,  soit  uniquement  occupée  de  les 
en  faire  jouir,  et  qui,  fidèle  aux  principes  d'une  rai- 
son éclairée  ,  ail  clieicbé  les  moyens  les  plus  sûrs  et 
les  plus  simples  de  parvenir  à  ce  but. 

Quelle  que  soit  la  constitution  à  laquelle  le  peuple 
est  soumis,  un  commerce  libre,  une  industrie  sans 
entraves,  un  impôt  levé  directement  sur  les  terres, 
des  lois  civiles  simples ,  des  lois  criminelles  humaines 
et  justes,  qui,  toutes  fondées  sur  la  natuie  de 
l'homme  et  des  sociétés  ,  et  déduites  de  ces  principes 
par  la  raison,  doivent  être  partout  les  mêmes; 
voilà  ce  qui  partout  fera  le  bien  du  peuple,  ce  qui 
partout  peut  faire  naître  le  bonheur  et  les  vertus. 

Si  l'on  s'est  écarté  de  ces  principes,  l'intérêt  du 
peuple  est  encore  qu'on  s'en  rapproche ,  quels  que 
soient  son  gouvernement,  ses  mœurs,  sa  religion, 
ses  usages,  ses  opinions.  C'est  donc  à  établir  quelles 
doivent  être  ces  lois,  à  trouver  les  moyens  de  les 
rendre  aussi  simples,  aussi  paifaites,  qu'on  peut  l'es- 
pérer, que  doivent  s'exercer  les  écrivains  politiques, 
et  non  à  chercher  (|uelles  lois  conviennent  à  un  de- 
gré de  latitude  plutôt  qu'à  un  autre,  quelles  insti- 
lulions  sont  plus  propresà  exalter  certaines  passions, 
a  favoiiser  les  intérêts  de  quelques  classes,  à  soute- 


VIE    DE    M.    TLIRGOT.  1 99 

nir  dittéreiites  espèces  de  lyrannies,  et  à  perpétuer 
des  préjugés  plus  ou  moins  absurdes. 

En  supposant  des  lois  faites  sur  ces  principes, 
malgré  quekpies  abus  particuliers  d'autorité,  le  su- 
jet d'un  monar(|ue  serait  encore  réellement  plus 
libre  qu'il  ne  l'est  dans  la  plupart  des  constitutions 
prétendues  républicaines  où  l'on  se  vante  de  jouir  de 
la  liberté.  En  effet,  si  l'on  examine  les  gouverne- 
ments qui  osent  se  diie  libres,  on  y  verra  les  hommes 
soumis  à  une  foule  de  gènes  réelles  qu'ils  sentent, 
dont  ils  gémissent,  mais  contie  lesquelles  ils  ne  ré- 
clament point,  parce  qu'elles  n'entrent  pas  dans  l'i- 
dée d'esclavage ,  telle  que  leurs  préjugés  la  leur 
donnent.  Si  on  considère  ensuite  les  Etats  où  la  liberté 
politique  n'existe  pas  même  en  apparence,  on  verra 
que  la  plupart  des  vexations  dont  on  s'y  plaint, 
naissent  des  défauts  de  la  législation  et  non  de  la 
privation  de  cette  liberté. 

Si  des  lois  justes  y  étaient  établies,  si  elles  étaient 
consacrées  par  l'opinion  commune  conmie  les  seules 
qui  soient  conformes  à  la  raison  et  à  la  nature,  ces 
lois  seraient  respectées.  11  suffit ,  pour  le  prouver,  de 
jeter  les  yeux  sur  cette  foule  de  lois  absurdes  qui 
ont  avili  ou  tourmenté  l'espèce  humaine,  et  dont  au- 
cune n'a  été  rendue  sans  un  motif  fondé  sur  quelque 
erreur  populaire.  Avec  des  lois  simples,  on  aurait 
bien  peu  à  craindred'un  gouvernement  devenu  pres- 
(jue  sans  action,  puisqu'il  aurait  i énoncé  à  la  manie 
de  tout  régler,  de  tout  diriger.  On  n'aurait  plus  à  re- 
douter cette  aristocratie  qui  domine  partout  et  qui 
n'est  née  que  de  l'inégalité  des  richesses.  Tous  les 


200  VIE    DE    M.    TURGOT. 

moyens  indirects  d'opprimer  seraient  détruits,  et 
des  abus  d'autorité  directs  et  faits  à  découvert  ne 
peuvent  qu'être  très-rares,  n'attaquent  qu'un  petit 
nombre  d'individus,  n'ont  lieu  enfin  que  dans  des 
circonstances  extraordinaires  (j). 

Si  l'on  considère  les  rapports  d'un  peuple  à  un 
autre,  on  peut  dire  que  l'intérêt  national  n'existe 
pas  dans  ce  sens  où  l'on  suppose  ces  intérêts  oppo- 
sés. En  effet,  si  les  chefs  d'une  nation  peuvent  trou- 
ver un  avantage  réel  à  soumettre  un  autre  peuple, 
cet  avantage  ne  peut  s'étendre  sur  le  corps  entier  de 
la  nation.  Plus  un  peuple  sera  entouré  de  voisins 
riches,  puissants,  ayant  de  l'industrie,  plus  il  trou- 
vera chez  eux  de  lessources  pour  ses  besoins,  d'en- 
couragement pour  son  industrie.  11  sera  sans  doute 
obligé  de  ne  cultiver  que  les  denrées  auxquelles  son 
sol  est  le  plus  propre,  de  n'exercer  que  les  genres 
d'industrie  où  il  peut  soutenir  la  concurrence;  mais 
loin  que  ce  soit  une  perte  pour  lui,  c'est  au  con- 
traire un  bien  pour  tous.  La  li])erlé  du  commerce 
étranger  est  pour  un  peuple  le  seul  moyen  de  mettre 
le  commerce  à  l'abri  du  monopole.  Il  lui  importe 
également  que  dans  la  vente  de  ses  denrées  la  con- 
currence étrangère  le  rende  indépendant  des  com- 
merçants nationaux,   et   que    cette  même  concur- 

(i)  Un  prince  a  très -rarement  un  intérêt  réel  d'abuser  du  pou- 
voir, et  il  est  le  seul,  dans  un  État  monarchique,  qui  j)uisse  en 
abuserd'une  manière  directe.  Les  ministres  peuvent  avoir  phisqiie 
lui  l'intérêt  d'opprimer,  et  les  grands  ou  les  agents  subalternes  du 
gouvernement  plus  (jue  les  ministres  ;,m.iis  ni  les  uns  ni  les  autres 
ne  peuvent  exercer  qu'une  oppression  indirecte. 


VIE    DE    M.    TLRGOT.  20I 

lence,  en  lui  apportant  les  marchandises  étrangères, 
le  défende  contre  l'avidité  de  ses  manufacturiers. 
Quand  même  les  autres  nations  rejetteraient  ses  den- 
rées, lui  fermeiaient  leurs  ports,  son  intérêt  serait 
encore  que  les  siens  leur  restassent  ouverts  :  une  ré- 
ciprocité de  prohibitions  ne  servirait  qu'à  le  priver 
du  secours  des  étrangers,  et  le  condamner  à  payer 
plus  cher  ses  besoins.  L'intérêt  commun  des  peuples 
est  d'être  bien  gouvernés  chez  eux,  d'être  justes  en- 
vers les  étrangers  comme  envers  les  citoyens,  de  con- 
server la  paix  avec  les  nations  voisines.  Les  guerres 
de  vanité,  les  guerres  d'ambition  ,  les  guéries  de  com- 
merce sont  également  sans  objet.  Jamais  un  peuple 
ne  peut  avoir  intérêt  ni  d'en  attaquer  un  autre,  ni 
de  gêner  sa  liberté,  ni  de  s'emparer,  à  son  exclusion  , 
d'une  bi  anche  de  commerce  ;  et  l'on  peut  dire  en 
général  et  dans  le  même  sens,  que  l'intérêt  d'une 
nation  est  d'accord  avec  l'intéiêt  commun  de  toutes, 
comme  on  a  dit  que  l'intérêt  bien  entendu  de  chaque 
individu  s'accordait  avec  l'intérêt  commun  de  la  so- 
ciété. Plus  les  peuples  auront  de  bonnes  lois  ,  plus 
les  guerres  seront  rares.  Ce  sont  les  mauvaises  lois 
qui  produisent  et  les  haines  nationales,  et  ces  pas- 
sions inquiètes  et  turbulentes  qui  ont  agité  tant  de 
nations. 

Que  des  idées  si  simples  et  si  naturelles  aient  été 
si  longtemps  ignorées,  on  ne  doit  pas  en  être  sur- 
pris, si  on  songe  combien,  depuis  les  temps  histo- 
riques, il  y  a  eu  peu  de  pays  où  quelques  hommes 
aient  cultivé  leur  raison  ,  et  pendant  combien  peu 
de  temps  ils  ont  pu  la  cultiver  lijjiement.  La  méthode 


VIE    DE    M.    TURGOT. 


qui  nous  conduit  à  des  vérités  précises  par  l'analyse 
de  nos  idées,  n'a  été  connue  que  pour  les  sciences 
mathématiques  avant  le  dernier  siècle.  C'est  à  la  fin 
du  même  siècle,  et  dans  celui-ci,  c[u'elle  s'est  étendue 
sur  toutes  les  pailies  des  connaissances  humaines, 
et  qu'en  même  temps  elle  s'est  répandue  dans  pres- 
que toutes  les  nations  de  l'Europe.  Mais  il  paraîtra 
peut-être  plus  étonnant  que  la  plupart  de  ces  vérités 
de  l'économie  politique  n'aient  pas  été  adoptées  par 
tous  les  espiits  dans  le  moment  où  elles  leur  ont  été 
présentées.  On  peut  en  accuser  sans  doute,  jusqu'à 
un  certain  point,  l'intéiêt  et  les  passions;  mais  cette 
cause  ne  suffirait  pas.  Ceux  qui  ont  un  intérêt  du 
moins  momentané  de  comhatlie  ces  vérités,  ne 
forment  ni  la  partie  la  plus  nombreuse  de  la  société, 
ni  celle  qui  exerce  le  plus  d'empire  sur  l'opinion 
générale.  Quelle  est  donc  la  cause  du  peu  de  progrès 
qu'ont  fait  jusqu'ici  des  vérités  si  simples  et  si  im- 
portantes? 

La  plupart  des  hommes ,  soit  par  le  vice  de  leur 
éducation,  soit  pour  n'avoir  pas  contracté  l'habi- 
tude de  réfléchir,  ne  jugent  point  par  eux-mêmes 
et  reçoivent  d'autrui  toutes  leurs  opinions.  Pour 
juger  par  soi-même,  il  faut  savoir  analyser  les  pro- 
positions qu'on  examine,  et  les  preuves  sur  lesquelles 
on  les  appuie,  examen  qui  exige  du  temps,  du  tra- 
vail, et,  pour  presque  toutes  les  questions,  des  études 
préliminaires.  Dans  les  sciences  physiques,  on  con- 
vient sans  peine  de  son  ignorance;  on  avoue  que 
pour  les  entendre  on  a  besoin  de  les  étudier;  on 
connaît    ceux  qui  passent   pour   être    instruits,  on 


VIE    DE    M.    TUKGOT.  2o3 

s'en  rapporte  à  eux;  et  il  suffit  que  les  gens  éclaii'és 
conviennent  d'une  vérité  poui  que  le  reste  la  croie  et 
la  professe.  11  n'en  est  pas  de  même  dans  l'économie 
politique.  Chacun  s'y  croit  juge;  on  n'imagine  pas 
qu'une  science  qui  n'emploie  que  des  mots  de  la 
langue  usuelle  ait  besoin  d'être  apprise;  on  confond 
le  droit  social  d'avoir  un  avis  sur  ce  qui  intéresse 
la  société,  avec  celui  de  prononcer  sur  la  vérité  d'une 
proposition,  droit  que  les  lumières  seules  peuvent 
donner.  On  veut  juger,  et  on  se  trompe  (i). 

Connaître  la  vérité  pour  y  conformer  l'ordre  de 
la  société,  telle  est  l'unique  source  du  bonheur  pu- 
blic. Il  est  donc  utile,  nécessaire  même,  d'étendre  les 
lumières,  et  surtout  de  les  répandre.  Dans  une  nation 
où  le  grand  nombre  serait  vérilablement  éclairé  et 
libre  de  préjugés,  il  ne  pou  riait  s'établir  que  des 
lois  justes  et  sages;  et  en  même  temps  une  nation 
qui  aurait  leçu  ces  lois  du  génie  d'un  homme  supé- 
rieur, ne  pourrait  rester  longtemps  dans  l'ignorance. 
Sans  doute  la  plupart  des  hommes,  obligés  d'em- 
brasser pour  vivre  une  profession  qui  remplit  tout 
leur  temps,  ne  peuvent  employer  à  s'instruire  qu'un 

(i)  M.  Turgot  disait  souvent  que  si  une  assemblée  d'états,  une 
compagnie  de  magistrature  ,  un  corps  de  prélats  et  de  docteurs , 
voulaient  juger,  d'après  eux-mêmes,  des  questions  d'astronomie 
et  de  physique,  et  croyaient  avoir  le  droit  de  les  décider,  ils  se 
tromperaient  aussi  souvent  que  sur  les  objets  d'administration, 
de  commerce ,  de  législation  ,  etc.,  et  il  eût  pu  en  citer  plus  d'un 
exemple.  Dans  ce  moment,  l'histoire  du  magnétisme  ou  du  bléto- 
nisme  ne  prouve-t-elle  pas  également  à  quel  point  l'opinion  peut 
s'égarer  lorsque  les  ignorants  cessent  en  physique  do  croire  les 
savants  sui  leur  [)arole? 


204  VIE    DE    M.    TUECxOT. 

espace  Irès-court;  mais  d'abord  il  est  aisé  de  sentir 
que  si  les  lois  étaient  bonnes,  si  elles  ne  condam- 
naient aucune  classe  de  citoyens  à  l'humiliation ,  si 
elles  favorisaient  la  division  des  propriétés  et  des 
richesses,  le  nombre  des  pauvres  serait  moindre,  et 
le  temps  que,  dans  chaque  famille,  on  pourrait  con- 
sacrer à  l'éducation,  serait  moins  resserré. 

En  examinant  les  connaissances  physiques,  mo- 
rales, politiques,  qu'il  serait  à  désirer  de  donner  à 
tous  les  hommes,  qui  suffiraient  à  tous  pour  l'usage 
commun  de  la  vie,  qui  ne  sont  pas  au-dessus  de  la 
portée  des  esprits  les  moins  propres  à  l'étude,  qui 
développeraient  le  germe  des  talents  dans  ceux  en 
qui  la  nature  l'a  placé,  qui  serviraient  enfin  à  dimi- 
nuer l'inégalité  entre  les  hommes  des  différentes 
classes,  et  même  ceux  des  effets  de  l'inégalité  natu- 
relle ou  de  l'inégalité  d'instruction  qui  peuvent  être 
nuisibles,  M.  Turgot  avait  obseivé  que  l'obstacle 
qui  s'opposait  à  ce  (|ue  tous  les  hommes  puissent  ac- 
quérir ces  connaissances  ne  venait  pas  de  la  nature, 
mais  de  nos  institutions  arbitraires. 

Si  l'on  n'enseignait  aux  enfanlsque  des  vérités,  si 
on  ne  leur  parlait  que  de  ce  qu'ils  peuvent  entendre, 
il  n'y  aurait  presque  plus  d'esprits  faux. 

On  apprendrait  plus  aisément  à  lire  et  à  écrire 
correctement  une  langue  dont  l'orthographe  répon- 
drait exactement  à  la  prononciation  (  i). 

(i)  M.  Tiirgot  avait  formé  une  liste  complète  de  tous  les  sons 
tle  la  langue,  à  chacun  desquels  il  proposait  d'attacher  un  carac- 
tère. Comme  toutes  les  nuances  de  la  prononciation  entraient  dans 
cette  liste,  il  avait  porté  à  trente-huit  au  moins  le  nombre  de  ces 


VIE    UE    M.    TURGOT.  2o5 

Si  les  poids,  les  mesures  étaient  partout  uni- 
formes ,  si  leurs  divisions  étaient  formées  d'après 
une  méthode  simple  et  commode;  outre  les  avan- 
tages qu'en  retirerait  le  commerce,  la  facilité  d'ac- 
quérir des  idées  justes  et  nettes  sur  un  objet  impor- 
tant dans  toute  la  conduite  de  la  vie,  aurait  encore 
plus  d'un  genre  d'utilité. 

Une  morale,  fondée  sur  la  nature  de  l'homme  et 
sur  la  raison,  où  l'on  commencerait  l'instruction  par 
l'analyse  et  le  développement  des  idées  morales, 
trouverait  un  accès  facile  dans  tous  les  esprits. 

Si  les  lois  étaient  de  simples  conséquences  des 
principes  généraux  du  droit  naturel,  presque  tous 
les  hommes  en  pouriaient  acquéiir  une  connais- 
sance suffisante  pour  régler  leur  conduite;  non-seu- 
lement parce  que  ces  lois  seraient  plus  simples , 
qu'elles  embrasseraient  moins  d'objets,  qu'elles  pour- 
raient être  écrites  dans  un  style  plus  intelligible, 
mais  encore  parce  qu'étant  liées  entre  elles  et  dé- 
duites des  mêmes  principes,  elles  se  graveraient  plus 
aisément  dans  la  mémoire  (ij. 

caractères,  au  moyen  desquels  on  aurait  appris  à  lire  et  à  écrire 
en  même  temps  avec  beaucoup  de  facilité.  Ce  travail  ne  s'est  pas 
retrouvé  dans  ses  papiers. 

(i)  On  doit  être  effrayé  sans  doute,  lorsqu'on  voit  dans  l'Eu- 
rope entière  les  hommes  assujettis  à  une  foule  de  lois  civiles  et 
politiques  qu'ils  ne  peuvent  entendre.  L'Angleterre  n'est  pas  ex- 
ceptée du  malheur  général,  i"  Dans  ses  lois  criminelles,  tout  ce 
qui  ne  tient  pas  à  la  procédure  est  presque  aussi  embarrassé, 
aussi  obscur,  que  chez  les  autres  peuples,  a"  Ses  lois  civiles  sont 
un  chef-d'œuvre  de  subtilité  juriste,  et  prouvent  combien  est  dé- 
fectueuse cette  constitution  si  vantée,  qui  n'a  pas  même  songé  à 


•2o6  VIE    DE    M.    TlIRGOT. 

Si  enfin  on  avait  mis  clans  les  sciences  physiques 
et  dans  l'application  de  ces  sciences  aux  arts  plus 
de  philosophie  et  de  méthode,  on  sent  combien  leurs 
éléments  seraient  plus  faciles  à  apprendre.  Puis  donc 
que  l'établissement  d'une  éducation  publique  vrai- 
ment digne  de  ce  nom  n'est  pas  une  chimère,  le 
soin  de  l'établir  et  de  la  perfectionner  devient  un  des 
premiers  devoirs  des  chefs  d'une  nation  ,  et  ils  doivent 
se  garder  surtout  de  l'abandonner  aux  prêtres,  dont 
l'influence  directe  sur  la  morale  du  peuple  est  incom- 
patible avec  le  bon  ordre  des  sociétés. 

M.  ïurgol  regardait  comme  très-importante  toute 
méthode  de  simplifier,  de  rendre  plus  faciles  les 
opérations  de  l'esprit  quelles  qu'elles  fussent.  On  ne 
peut  détruire  l'inégalité  d'intelligence,  de  lumière, 
entre  les  individus  de  l'espèce  humaine;  elle  est  une 
suite  de  la  nature  comme  de  l'état  de  société  ;  il  serait 
nuisible  d'arrêter  les  efforts  des  hommes  supérieuis; 
mais  (et  c'est  le  but  que  l'on  doit  se  proposer  dans 
la  société),  il  est  possible  de  faire  en  sorte  que  tous 
les  hommes,  étant  instiuits  de  ce  qu'ils  doivent  sa- 
voir, étant  préservés  des  erreurs  par  l'éducation, 
étant  à  l'abri  des  prestiges  de  la  charlalanerie  dans 
tous  les  genres, la  supériorité  de  connaissances  ou  de 

réformer  cet  abus.  3"  Sa  législation  du  commerce  ,  des  manufac- 
tures, des  finances,  ne  le  cède,  ni  en  complication,  ni  en  déraison, 
à  celle  d'aucun  peuple  connu.  4**  Sa  législation  politique  n'est  pas 
même  exempte  de  ce  défaut;  et  la  dernière  querelle  sur  la  légiti- 
mité de  l'élection  de  Westminster,  c'est-à-dire,  sur  la  question  la 
plus  importante  pour  la  liberté  du  peuple,  en  est  une  preuve 
sensible. 


VIF    DE    M.    TURGOT.  207 

talent,  soit  un  avantage  pour  ceux  qui  la  possèdent, 
sans  qu'ils  puissent  trouver  dans  cette  supériorité  le 
moyen  de  tenir  les  autres  dans  la  dépendance,  ou 
de  les  rendre  victimes  de  leur  adresse.  C'est  surtout 
en  facilitant  l'instruction  par  la  simplicité  et  la  net- 
teté des  méthodes;  en  faisant  naître,  en  fortifiant  l'ha- 
bitude de  recevoir,  d'adopter  des  notions  claires, 
que  l'on  peut  parvenir  à  ce  but.  La  justesse  de  l'es- 
prit suffirait  alors  pour  que  les  hommes  n'eussent 
aucun  avantage  sensible  les  uns  sur  les  autres  dans 
les  fonctions  communes  de  la  vie;  car  la  justesse 
est,  de  toutes  les  qualités,  celle  qui  influe  le  plus 
sur  les  détails  de  la  conduite,  et  celle  que  la  nature 
a  le  plus  universellement  et  le  plus  également  ré- 
pandue (i). 

Tout  obstacle  au  progrès  des  lumières  est  un  mal. 
Que  l'impression  soit  donc  libre.  D'abord  on  ne 
peut  restreindre  cette  liberté  sans  gêner  l'exercice 
des  droits  naturels.  Qu'est-ce  en  effet  qu'imprimer? 
C'est  soumettre  aux  yeux  des  autres  hommes  ses 
opinions,  ses  idées.  Or,  qu'y  a-t-il  dans  cette  action 
de  contraire  aux  droits  d'autrui?  D'ailleurs,  l'examen 
des  opinions,  des  pensées  d'un  autre,  n'est-il  pas  une 
des  routes  qui  peuvent  conduire  à  la  vérité?  Elle  est 
un  bien  réel;  et  dès  lors  la  société  ne  peut  avoir  le 
droit  de  priver  aucun  individu  d'un  moyen  de  la 
connaître.  Le  danger  de  l'abus  de  l'imprimerie  est 

(i)  Si  on  songe  qne  chez  tous  les  peuples  ,  sans  exception  ,  l'é- 
ducation a  consisté  et  consiste  encore  en  très-grande  partie  à  reni- 
j)lir  d'absurdités  la  tète  des  enfants,  on  conviendra  que  les  faits 
sont  plus  favorables  que  contraires  à  cette  opinion. 


208  VIE    DE    M.    TlJRCxOT. 

nul.  S'il  s'agit  d'opinions  générales,  toute  vérité  est 
utile ,  et  une  erreur  imprimée  ne  peut  être  dange- 
reuse, à  moins  qu'on  ne  soit  pas  libre  de  l'attaquer. 
S'agit-il  de  discuter  des  droits  particuliers,  des  actions 
qui  ont  quelque  influence  sur  l'ordre  public?  Ce  se- 
rait alors  que  les  restrictions  à  la  liberté  d'imprimer 
deviendraient  plus  tyranniques  encore,  puisqu'au 
droit  général  d'exposer  ses  idées,  se  joint  ici  le  droit 
non  moins  sacré  de  discuter  ses  intérêts. 

Qu'on  examine  donc,  d'après  les  principes  du  droit 
naturel,  dans  quel  cas  un  imprimé  peut  être  un 
crime;  qu'alors,  comme  pour  les  autres  délits,  on 
fixe  en  quoi  il  consiste;  qu'on  détermine  les  moyens 
de  le  constater,  et  qu'on  le  soumette  à  une  peine. 
Mais  que  chaque  citoyen  conserve  le  droit  d'impri- 
mer, comme  celui  d'employer  à  son  usage  un  ins- 
Irument  utile,  dont  il  pourrait  abuser  pour  com- 
mettre un  crime  (i). 

M.  Turgot  regardait  l'imprimerie  comme  l'inven- 
tion la  plus  utile  aux  hommes.  C'est  elle  qui  leur 
assure  la  jouissance  de  la  vérité,  et  ces  avantages  pré- 
cieux que  recevra  chaque  génération  nouvelle,  du 
progrès  toujours  croissant  des  lumières.  Paitout  où 

(x)  M.  Turgot  avait  formé  le  plan  de  cette  partie  importante  de 
la  législation.  Dans  aucun  pays  de  l'Europe  la  liberté  de  la  presse 
n'existe  réellement;  partout  elle  est  restreinte  par  des  lois.  A  la 
vérité,  en  Angleterre,  ces  lois  sont  tombées  en  désuétude,  ou 
plutôt  sont  exécutées  arbitrairement;  et  comme  l'opinion  publique 
est  pour  la  liberté,  les  décisions  des  jurés  sont  presque  toujours 
en  sa  faveur.  Il  en  résulte  un  inconvénient  :  les  libelles  v  sont  to- 
lérés au  delà  des  justes  bornes,  ce  qui  a  beaucou[)  contribué  à  di- 
minuer en  Angleterre  le  ressort  de  l'honneur. 


VIE    DE    M.    TURGOT.  209 

la  liberté  de  la  presse  sera  établie,  la  véiité  finira 
par  triompher  de  Terreur,  et  les  abus  disparaîtront 
à  la  longue.  Les  grandes  injustices  particulièies  se- 
ront plus  difficiles,  car  l'opinion  générale  dirige 
l'autorité,  quels  qu'en  soient  les  dépositaires;  mais, 
pour  qu'elle  ait  toute  sa  force,  et  pour  que  sa  force 
soit  bien  employée,  il  faut  que  celle  opinion  soit 
publique  et  prononcée. 

Il  y  a  loin  des  principes  politiques  de  M.  Turgot, 
à  ce  qu'il  trouvait  établi  chez  la  plupart  des  nations, 
et  Tespérance  de  les  voir  s'en  rapprocher  est  en- 
core bien  éloignée.  Toutes,  peut-élre,  y  parviendront 
un  jour;  mais,  si  la  sagesse  des  gouvernements,  si 
les  efforts  des  hommes  éclairés  doivent  hâter  ce  mo- 
ment dans  les  différents  pays,  ce  ne  doit  pas  être  par 
les  mêmes  moyens  :  et  c'est  surtout  relativement  à 
la  facilité  plus  ou  moins  grande  de  se  rapprocher  du 
véritable  bien,  qu'il  faut  examiner  les  constitutions, 
les  usages,  les  préjugés  des  différents  peujiles. 

Une  constitution  républicaine  est  la  meilleure  de 
toutes.  C'est  celle  où  Jous  les  droits  de  l'homme  sont 
conseivés ,  puisque  celui  d'exercer  le  pouvoir  légis- 
latif, soit  par  lui-même,  soit  par  ses  représentants, 
est  un  de  ces  droits.  M.  Turgot  disait  souvent  -.Je  n'ai 
jamais  connu  de  constitution  vraiment  répuldi- 
caine  (i),  c'est-à-dire,  de  pays  où  tous  les  piopiié- 

(i)  M.  Turiçot  avait  cessé  de  vivre  avant  la  fin  de  la  yiierre,  et 
il  craignait  pour  les  Étals-Unis  d'Amérique  l'influence  de  l'esprit 
mercantile  et  celle  des  préjugés  anglais,  relativement  à  la  consti- 
tution des  États,  à  l'impôt,  aux  lois  piohibitives,  aux  commerces 
exclusifs,  etc.  Voyez  sa  lettre  à  M.  Price.  I/époque  de  la  paix 
V.  14 


VIE    DE    IM.     JURGOT. 


taires  eussent  un  droit  égal  de  concourir  à  la  for- 
mation des  lois,  de  régler  !a  constitution  des  assem- 
blées qui  rédigent  et  promulguent  ces  lois,  de  leur 
donner  la  sanction  par  leur  suffrage,  et  de  changer, 
par  une  délibération  régulière,  la  forme  de  toutes  les 
institutions  publiques.  Partout  oii  ces  dioits  n'existent 
pas  d'une  manière  légale,  il  n'y  a  pas  de  lépublique, 
mais  une  aristocratie  plus  ou  moins  vicieuse  à  la- 
quelle on  en  a  donné  le  nom  :  et  on  regardera  comme 
les  plus  nuisibles  au  bonheur  commun,  celles  oii 
les  hommes  qui  exercent  l'autorité  ont  un  intérêt 
contraire  à  l'intérêt  général,  parce  qu'alors  ce  sont 
celles  où  volontairement  on  fait  le  plus  de  mal.  En- 
suite viennent  celles  qui  opposent  le  plus  d'obstacles 
aux  lumières,  oh  il  faut  plus  d'efforts  et  de  temps 
pour  ramener  l'opinion  publique  à  la  vérité,  celles 
où  cette  opinion  publique  a  moins  de  puissance, 
celles  enfin  où  il  est  le  plus  difficile  de  former  et 
de  suivre  un  plan  régulier  de  réformation. 

Le  droit  de  contribuer  avec  égalité  à  la  formation 
des  lois  est,  sans  doute,  un  droit  essentiel,  inalié- 
nable et  imprescriptible  qui  appartient  à  tous  les  pro- 
priétaires. Mais ,  dans  l'état  actuel  des  sociétés  , 
l'exercice  de  ce  droit  serait  presque  illusoire  pour 
la  plus  grande  partie  du  peuple,  et  la  jouissance  libre 

était  pour  ces  États  un  moment  de  crise,  et  il  était  difficile  d'en 
prévoir  les  suites.  Même  aujourd'hui,  il  le  serait  encore  de  pro- 
noncer sur  leur  avenir,  puisque  le  sort  de  la  liberté  américaine 
est  attaché  à  l'existence  de  l'aristocratie  héréditaire  et  militaire, 
que  les  officiers  de  l'armée  ont  essayé  d'établir  sous  le  nom 
d'ordre  de  Cincinnatus. 


ME    UE    M.    TURGOT.  -2  11 

et  assurée  des  autres  droits  de  la  société  a  une  in- 
fluence bien  plus  étendue  sur  le  bonheur  de  pres- 
que tous  les  citoyens.  D'ailleurs,  ce  droit  n'a  plus 
la  même  importance,  si  l'on  regarde  les  lois,  non 
comme  l'expression  de  la  volonté  arbitraire  du  plus 
grand  nombre,  mais  comme  des  vérités  déduites 
par  la  raison  des  principes  du  droit  naturel  ,  et 
adoptées  comme  telles  par  la  pluralité.  La  seule 
différence  alors  est  que  le  consentement  à  ces  véri- 
tés est  tacite  dans  une  constitution,  tandis  que, 
dans  une  autre,  il  est  public  et  assujetti  à  des  formes 
légales  et  régulières  :  ainsi,  au  lieu  de  l'intérêt  très- 
grand  de  n'être  pas  soumis  à  la  volonté  arbitraire 
d'un  autre,  on  a  celui  de  n'être  soumis  qu'à  une 
raison  éclairée  qui  n'impose  que  des  lois  utiles  au 
lîonbeur  général,  et  de  vivre  sous  une  constitution 
([ui  puisse  donner  une  espérance  bien  fondée  de  voii- 
s'établir  de  telles  lois. 

Sous  ce  point  de  vue,  les  monarchies  ont  de  grands 
avantages:  i°  Le  monarque  n'a  et  ne  peut  avoir  au- 
cun intérêt  de  faire  de  mauvaises  lois,  avanlage  qui 
n'existe  dans  aucune  aristocratie,  c'est-à-dire,  dans 
aucun  des  gouvernements  républicains  anciens  et 
modernes  de  notre  hémisphère.  u°  Souvent  il  peut 
agir  conformément  à  l'opinion  des  hommes  éclairés, 
sans  attendre  qu'elle  ait  entraîné  l'opinion  généiale, 
et  il  doit  opposer  moins  de  résistance  à  l'ordre  na- 
turel qui  tend  à  rendie  cette  opinion  de  plus  en  plus 
conforme  à  la  vérité.  3°  Enfin  ,  on  peut  espéier  dans 
cette  constitution  ,  que  les  mauvaises  lois  seront  at- 
la(|uées  avec  moins  de  ménagement,  et  suivant  un 


2ia  VIE    DE    M.    TURGOT. 

plan  plus  régulier  et  mieux  combiné.  Des  peuples 
naissants  ou  peu  nombreux  peuvent  seuls  avoir  un 
législateur  qui  ne  soit  pas  un  monarque. 

On  ne  peut  pas  dire  qu'un  monarque  soit  intéressé 
à  défendre  la  discussion  des  principes  de  la  législa- 
tion ,  et  à  empêcber  sa  nation  de  connaître  quelles 
lois  contribueraient  le  plus  au  bonheur  public.  En 
effet,  si  la  félicité  du  peuple  dépend  plus  de  la  sa- 
gesse des  lois,  que  de  la  fornie  sous  laquelle  elles  reçoi- 
vent leur  sanction  ,  il  est  clair  que  plus  un  monarque 
emploiera  son  autorité  à  donner  de  bonnes  lois,  plus 
cette  autoiité  sera  sacrée,  et  moins  le  peuple  même 
aura  d'intérêt  à  legietter  une  constitution  libre. 

On  doit  éviter  dans  la  réforme  des  lois  :  i°  tout 
ce  qui  peut  troubler  Ja  tranquillité  publique;  i°  tout 
ce  qui  produirait  des  secousses  trop  vives  dans 
l'état  d'un  grand  nombre  de  citoyens  ;  3°  tout 
ce  qui  heurterait  de  front  des  préjugés  ou  des 
usages  généralement  reçus.  Quelquefois  une  loi  ne 
peut  produire  tout  le  bien  qu'elle  promet  ,  ou 
même  ne  peut  être  exécutée  tant  que  l'opinion  s'élè- 
vera contre  elle;  et  il  faut  alors  commencer  par 
changer  l'opinion.  Les  lois  qui  préparent  des  chan- 
gements nécessaires  peuvent  être  différentes  pour 
les  différents  peuples,  parce  que  ces  lois  sont  faites 
contre  des  préjugés,  des  abus  qui  n'ont  ni  la  même 
origine  ni  les  mêmes  effets;  mais  les  lois  qui  éta- 
blissent ensuite  l'ordre  le  plus  utile  à  la  société  doi- 
vent être  les  mêmes  partout,  puisqu'elles  doivent 
être  fondées  sur  la  natuie  de  l'homme,  sur  ses  droits, 
qui  partout  sont  les  mêmes. 


VIE    DE    M.    TURGOT.  ai3 

C'est  dans  le  moment  de  cette  réforme  que  l'im- 
possibilité de  faire  des  lois  rigoureusement  justes, 
réduit  les  obligations  du  législateur  à  ne  faire  que  des 
lois  dont  il  résulte  une  moindre  injustice. 

Les  principes  de  la  politique  extérieure  sont  sujets 
aux  mêmes  modifications.  Si  les  vrais  intérêts  com- 
muns à  tous  les  peuples  sont  méconnus  par  vos 
voisins,  alors  la  perte  d'une  puissance  qu'ils  em- 
ployaient contre  vous  peut  être  pour  vous  un  avan- 
tage réel:  alors, quoique  le  maintien  de  la  tranquillité 
générale  soit  l'intérêt  commun  de  tous  les  peuples, 
on  peut  regarder  certaines  révolutions  comme  avan- 
tageuses. C'est  ainsi  que  la  destruction  de  l'empire 
ottoman  sérail  un  bien  réel  pour  toutes  les  nations 
de  l'Europe,  en  ouvrant  au  conunerce  des  routes 
nouvelles,  en  détruisant  le  monopole  de  celui  de 
l'Inde;  et  un  bien  pour  l'humanité  entière,  en  en- 
traînant l'abolition  de  l'esclavage  des  nègres;  et  parce 
<[ue  dépouiller  un  peuple  oppresseur,  ennemi  de  ses 
propres  sujets  ,  ce  n'est  point  attaquer,  mais  venger 
les  droits  communs  de  l'humanité.  Ainsi,  ce  qui  sem- 
bleiait  au  premier  coup  d'œil  être  une  exception  aux 
principes  généraux,  n'est  au  contraiie  qu'un  moyen 
de  détruire  les  obstacles  qui  empêchent  de  les  adopter 
dans  toute  leur  intégrité;  et  il  n'en  est  ni  moins  gé- 
néralement ni  moins  strictement  vrai,  qu'il  n'existe 
jamais  aucune  raison  pour  la  puissance  souveraine, 
de  gêner  dans  les  citoyens  l'exercice  de  leurs  droits, 
ni  de  violer  la  justice  à  l'égaid  des  étrangers. 

Les  républiques  fédératives  paraissaient  à  M.  ïurgot 
un  des  meilleurs  moyens  de  concilier  la  sûreté  d'un 


2l4  VIE    Di:    M.    TllUGOT. 

État  contre  les  invasions  étrangères,  et  sa  puissance 
pour  se  défendre,  avec  la  tranquillité  intéiieure ,  et 
enfin  d'assurer  l'indépendance  des  Étals  qui  n'ont 
pas  une  vaste  étendue.  Il  croyait  que  tous  les  peuples 
voisins  qui  ont  la  même  langue,  la  même  manière 
de  vivre,  les  mêmes  usages,  devaient  naturellement 
former  ces  associations;  et  il  avait  médité  longtemps 
sur  les  moyens  de  donner  à  ces  ligues  une  consis- 
tance solide  et  durable  ,  et  de  les  établir  sur  des 
principes  fixes.  Celles  qui  existent  en  Europe  ont  été 
formées  au  basaid  et  d'après  les  circonstances;  mais 
grâce  aux  lumières  et  à  l'esprit  qui  régnent  dans  ce 
siècle,  l'Amérique  pouvait  se  créer  un  système  de 
constitution  plus  régulier,  plus  simple,  mieux  com- 
biné; et  cette  espérance  avait  engagé  M.  Turgot  à 
s'occuper  avec  plus  d'intérêt  encore  de  cet  objet  pres- 
que neuf  en  politique. 

La  seule  difficulté  qui  se  présente  dans  ces  consti- 
tutions, consisle  à  trouver  les  moyens  de  former  une 
union  que  rien  ne  puisse  altérer,  et  de  se  procurer 
dans  les  affaires  extérieures  des  forces  suffisantes 
qu'on  puisse  employer  avec  célérité ,  sans  nuiie  ce- 
pendant à  l'indépendance  que  cliaque  république 
particulièie  doit  conserver  dans  son  intérieur,  et 
sans  que  les  forces  préparées  pour  leur  défense  com- 
mune puissent  jamais  être  employées  contre  elles. 

Si  cbaque  État  adoptait  une  législation  conforme 
aux  principes  du  droit  naturel;  si  par  conséquent  la 
liberté  du  commerce  et  de  l'industrie  n'était  gênée 
ni  par  des  probibilions,  ni  par  des  privilèges,  ni  par 
des   droits   fiscaux,  on  auiait  déjà  aplani  une  grantle 


VIK    DE    M.    TUEGOT.  2  1  .'j 

pallie  de  ces  obstacles ,  et  tati  les  sources  de  désu- 
nion les  plus  dangereuses. 

La  manière  de  se  rendre  les  liomuies  accusés  d'un 
délit  sur  un  territoire  et  réfugiés  sur  un  autre,  de- 
viendrait encore  très-simple,  si,  en  se  confoinianl 
aux  mêmes  principes,  la  loi  ne  mettait  au  nombre  des 
délits  que  de  véritables  crimes.  Ils  seraient  les  mêmes 
partout,  les  peines  seraient  peu  différentes;  ainsi, 
aucune  raison  tirée  de  l'humanité  ou  de  la  justice 
ne  pouriait  s'opposeï'  à  ce  que  ces  accusés  fussent 
rendus.  Mais  l'État  où  ils  ont  cherché  un  refuge  doit 
offiir  une  protection  à  l'innocence  opprimée;  l'ac- 
cusé ne  doit  donc  être  rendu  que  dans  le  cas  où, 
d'après  un  examen  scrupuleux  du  crime  et  des 
preuves  déjà  acquises  contre  lui,  un  tribunal  de  l'État 
où  il  a  cherché  un  asile  aurait  jugé  qu'il  est  prouvé 
que  l'accusation  n'est  pas  l'ouvrage  de  la  vengeance  , 
de  l'intérêt,  despréjugés  du  moment;  et  que  l'instruc- 
tion faite  contre  l'accusé  en  son  absence  suffirait 
pour  prononcer  (ju'il  est  coupable,  si  ses  défenses 
ne  pouvaient  affaiblir  les  preuves  (|ui  en   résultent. 

Les  disputes  sur  les  limites  doivent  être  décidées 
avant  la  confédération;  et  le  peu  d'importance  d'atta- 
cher un  canton  de  plus  ou  de  moins  à  chaque  répu- 
blique rendrait  presque  toujours  cette  décision  facile, 
si  le  commerce  était  partout  également  libre;  si  par- 
tout les  charges  publiques,  levées  directement  sur 
les  terres,  ne  s'étendaient  qu'aux  dépenses  néces- 
saires. Il  ne  resterait  donc  que  les  disputes  sui-  des 
terrains  nouvellement  acquis,  sur  des  changements 
produits  dans  le  cours  des  rivières;  et  pour  ces  dif- 


1 16 


VIE    DE    M.    TURGOT. 


férends ,  il  seiait  facile  de  convenir  d'une  législation 
d'après  laquelle  le  conseil  suprême  de  la  confédéra- 
tion déciderait  chaque  question  particulière,  et  où, 
quant  aux  nouvelles  possessions,  on  laisserait  chaque 
propriétaire,  ou  l'assemblée  des  propriétaires  de 
chaque  canton ,  libre  de  s'associer  à  celui  des  États 
voisins  qui  lui  paraîtrait  mériter  la  préférence. 

Le  même  conseil  déciderait  également  les  contes- 
tations sur  le  tort  que  les  travaux  publics,  entrepris 
pour  le  bien  d'un  État,  peuvent  faire  aux  États 
voisins. 

Les  objets  qui  restent  à  régler  sont  le  droit  de 
faire  la  guerre  ou  la  paix  :  l'administration  du  mili- 
taire et  celle  de  l'inqiôt  destiné  pour  être  eniployé 
à  la  défense  ou  à  l'avantage  commun  de  la  confédé- 
ration. 

Il  paraît  d'abord  nécessaire  que  chaque  État  re- 
nonce au  droit  de  faire  la  guerre  ou  la  paiv  ,  de 
former  des  traités,  et  qu'il  faut  laisser  ce  droit  en 
entier  au  corps  qui  représentera  la  totalité  de  la  con- 
fédération. On  peut,  pour  éviter  les  inconvénients 
de  ce  pouvoir,  établir  :  i°  que  ce  corps  n'auia  le 
droit  de  déclarer  la  guerre  qu'à  une  grande  pluralité 
de  ses  membres,  et  seulement  dans  le  cas  d'inva- 
sion; 2°  que  ,  dans  tout  autre  cas,  il  faudra  néces- 
sairement une  pluralité,  non  des  voix  des  membres 
de  ce  conseil,  mais  des  États,  dont  les  représentants 
seront  alors  obligés  de  se  conformer  au  vœu  de 
leurs  commettants.  Mais  les  détails  de  la  conduite 
de  la  guerre  seraient  toujours  léglés  à  la  pluralité 
des  voix. 


VEE    DE    M.    TUIIGOT.  21  7 

Les  traités  doivent,  par  les  mêmes  raisons,  élre 
rédigés  seulement  d'après  le  \œu  de  la  pluralité  des 
membres,  excepté  le  cas  où  il  s'agirait  de  faire  le  sa- 
crifice d'un  territoire  appaitenant  à  un  des  membres 
de  la  confédération  ;  ce  qui  ne  pourrait  avoir  lieu 
que  de  son  consentement  ou  de  l'avis  d'une  très- 
grande  pluralité  des  autres  Etats. 

L'administration  du  militaire  présente  de  beau- 
coup plus  grandes  difficultés.  En  effet,  on  ne  peut, 
sans  exposer  la  liberté  commune,  mettre  l'armée 
dans  la  dépendance  du  conseil  suprême,  ni  laisser 
la  liberté  à  chaque  État  d'en  former  une  suivant  sa 
volonté.  Mais  on  pourrait  éviter  ces  inconvénients 
par  des  précautions  très-simples  :  i°  le  conseil  su- 
prême déciderait  des  places  fortes  qu'il  conviendrait 
d'établir  dans  chaque  Etat  aux  dépens  du  trésor 
commun  ;  mais  la  gainison  de  ces  places  en  temps 
de  paix  serait  formée  des  milices  de  l'État  particu- 
lier qui  en  nommerait  tous  les  officiers;  i^  il  n'y 
aurait  de  troupes  réglées,  en  temps  de  paix,  que  ces 
milices  régulières  formées  par  chaque  État,  et  des- 
tinées à  ces  garnisons;  mais,  dans  cha(|ue  canton, 
les  citoyens  en  état  de  porter  les  armes  formeraient 
des  espèces  de  milices,  éliraient  leurs  officiers,  et 
se  rassembleraient  librement,  chaque  année,  pour 
quelques  exercices.  Chaque  État  se  chargerait  d'établir 
une  ou  plusieurs  écoles  de  génie,  d'artillerie  et  de 
tactique,  où  l'on  enseignerait  ces  parties  de  l'art  mi- 
litaire aux  citoyens  qui  voudraient  les  apprendre,  et 
où  l'on  donnerait  des  encouragements  à  ceux  qui  se 
distingueraient.  Par  ce  moyen  ,  on  aurait  en  giande 


il  (S  VIE    DE    M.    TURGOT. 

partie  les  avantages  d'une  armée  sur  pied  ,  sans  en 
avoir  les  dangers,  et  au  moment  de  la  guerre,  chaque 
État  trouverait  prêts  ses  officiers  et  les  soldats  né- 
cessaires pour  forme!-  son  contingent.  On  pourrait 
ne  lever  l'armée  qu'à  la  déclaration  de  guerre,  et  la 
licencier  au  moment  de  la  paix  ;  l'élat  actuel  des 
lumièies  permettant  de  suppléera  des  connaissances 
pratiques  dont  l'acquisition  exposerait  à  quelque 
danger,  par  une  théorie  qui  n'en  peut  avoir  aucun. 
Le  soin  de  former  les  arsenaux  ,  tant  pour  l'armée 
de  terre  que  pour  la  marine,  serait  également  remis 
à  chaque  Etat,  mais  d'après  la  décision  de  l'assem- 
blée générale  ;  en  sorte  que,  pendant  la  paix  ,  chaque 
État  serait  chargé  de  l'administration,  et  qu'en  temps 
de  guerre,  au  contraire,  tout  dépendrait  du  conseil 
suprême,  qui,  par  les  moyens  déjà  exposés,  n'ayant 
le  pouvoir  de  faire  la  guerre,  hors  le  cas  d'invasion  , 
que  parle  consentement  d'une  giande  pluralité  des 
Étals  particulieis,  ne  pourrait  jamais  acquérir  une 
autorité  militaire  ni  longue,  ni  dangereuse. 

Quant  à  l'administration  des  finances,  chaque 
État  lèverait  l'imposition  qui  serait  nécessaire  à  ses 
dépenses  particulières;  et,  pour  les  dépenses  géné- 
rales, on  les  distinguerait  en  dépenses  annuelles  et 
de  paix,  telles  que  les  frais  du  conseil  suprême, 
les  dépenses  des  affaires  étrangères,  l'entretien  des 
places  fortes  et  des  arsenaux;  enfin,  quelques  éta- 
blissements généraux  qu'on  peut  regarder  comme 
utiles  à  tous.  La  somme  nécessaire  à  ces  dépenses 
serait  fixée  chaque  année;  on  imprimerait  le  tableau 
de  celle  dépense,  et,  l'année  d'après,  on  déciderait  , 


VIE    DE    M.    TURGOT.  2  I  () 

d'après  ce  tableau  ,  à  la  pluralité  des  \oix  des  États, 
et  d'après  leurs  instructions,  s'il  faut  augmenter  ou 
diminuer  cette  somme,  en  exigeant,  si  les  Etats  sont 
un  peu  nombreux,  une  plus  grande  pluralité,  tant 
pour  augmenter  que  pour  diminuer. 

Pour  les  dépenses  pendant  la  guerre,  on  ne  peut 
prendre  qu'un  de  ces  quatre  partis,  ou  une  imposi- 
tion suffisante,  ou  un  trésor  rassemblé  d'avance,  ou 
un  papier-monnaie,  ou  des  emprunts. 

Le  premiei"  de  ces  moyens  est  insuffisant  dans  un 
grand  nombre  de  circonstances. 

Le  second  a  l'inconvénient  d'enlever  à  la  circula- 
tion des  capitaux  qui  pourraient  être  utiles  :  on  ne 
pourrait  y  remédier  qu'en  partie,  en  prêtant  ces 
fonds  à  des  particuliers,  opération  (jui  exposerait  à 
des  pertes,  et  ouvrirait  une  source  d'abus  et  de  dé- 
sordres. 

La  ressource  de  multiplier  le  papier-monnaie  pen- 
dant la  guerre,  ne  peut  être  sans  danger  que  dans 
le  cas  oii  il  serait  retiré  successivement  à  la  paix;  or, 
ce  moyen  produirait  alors  précisément  le  même  effet 
que  des  emprunts  en  annuités  ;  et  on  serait,  de  plus, 
exposé  au  danger  des  pertes  causées  par  le  manque 
de  confiance,  danger  plus  grand  et  moins  borné  f|ue 
celui  de  l'augmentation  d'intérêt  dans  les  emprunts. 
Ces  emprunts,  s'ils  sont  remboursés  par  des  annui- 
tés fixes  plus  ou  moins  longues,  sont  donc  le  meil- 
leur moyen  de  pourvoir  à  des  dépenses  extraordi- 
naires. 

La  répartition  des  impositions  entre  les  Etats  est 
peut-être  impossible  à  faire  d'une  manière  équitable, 


VIE    DE    M.    TURGOT. 


s'il  n'est  pas  convenu  dans  la  confédération  que , 
sous  aucun  prétexte,  il  n'y  aura  d'autre  taxe  que 
celle  qui  doit  être  regardée  comme  la  seule  juste, 
une  taxe  directe  sur  le  produit  net  des  terres.  En 
effet,  chaque  Etat  contribuerait  à  raison  de  ses  fa- 
cultés, qui  ne  peuvent  être  alors  un  secret;  et  il 
suffirait  d'établir  un  moyen  de  corriger  les  défauts 
de  proportion  à  certaines  époques  fixes.  C'est  aux 
préjugés,  qui  ont  empêché  d'établir  exclusivement 
cette  forme  d'impôt,  que  sont  dus  les  troubles  qui 
divisent  aujourd'hui  l'Angleterre  et  l'Irlande.  On  peut 
attribuer  presque  uniquement  à  la  même  cause  et 
aux  mauvaises  lois  de  commejce,  la  sépaiation  de 
l'Angleterre  d'avec  ses  colonies;  cai-,  en  politique 
comme  poui-  les  autres  sciences,  l'erreur  et  la  vérité, 
et  par  conséquent  le  bien  et  le  mal  qui  en  résultent, 
se  tiennent  et  s'enchaînent  mutuellement;  et  un  seul 
principe  faux  sur  une  seule  pailie,  suffit  pour  porter 
dans  toutes  l'eireur  et  le  désordre. 

II  y  a ,  comme  nous  l'avons  déjà  observé,  deux  ma- 
nières de  compter  les  voix  dans  le  conseil  suprême  de 
la  confédération  :  l'une,  par  la  pluralité  des  députés  ; 
l'autre,  par  celle  des  cantons.  La  première  doit  être 
adoptée  pour  tout  ce  qui  demande  à  la  fois  de  la 
célérité  et  de  la  discussion.  Dans  les  autres  cas,  il 
faut  prendre  la  pluralité  des  cantons,  dont  les  dépu- 
tés voteront  alors  suivant  le  vœu  de  leuis  commet- 
tants. Enfin,  pour  que,  dans  les  cas  où  ces  députés 
votent  d'après  leur  vœu  particulier,  ils  n'abusent 
point  de  leur  pouvoir,  il  faut  que  le  corps  chargé 
de  les  élire  conserve  le  droit   de  les  révoquer,  sans 


VIE    DE    M.    TURGOT.  22  1 

alléguer  aucune  autie  cause  (|ue  sa  volonté,  mais  en 
assujettissant  cette  volonté  à  des  formes,  et  surtout 
en  exigeant  une  grande  pluralité  ,  afin  de  rendre 
très-raies  ces  destitutions,  qui  affaibliraient  le  pou- 
voir et  l'union  du  corps  fédératif.  Cette  loi  suffirait 
en  même  temps  pour  enlever  à  ce  conseil  suprême 
le  droit  si  dangereux  de  prolonger  la  guerre. 

Telles  étaient  les  principales  vues  de  M.  Turgot 
sur  cet  objet;  et  on  voit  combien  elles  étaient  liées 
avec  le  reste  de  ses  principes,  et  combien  la  consti- 
tution d'un  grand  État  républicain  devrait  différer 
peu  de  celle  d'une  république  fédérative,  combien 
même,  aux  formes  près,  destinées  à  limiter  le  pou- 
voir du  conseil  suprême ,  cette  administration  se 
trouverait  rapprochée  de  celle  qui  convient  à  toutes 
les  grandes  nations.  (Voyez  ci-dessus,  page  ii3  et 
suivantes,  le  projet  des  municipalités.) 

Mais  est-il  possible  que  jamais  les  hommes  se  con- 
forment, en  général,  à  des  vues  dictées  par  la  saine 
raison?  Non-seulement  M.  Turgot  l'espérait,  mais  il 
regardait  une  perfectibilité  indéfinie  comme  une  des 
qualités  distinctives  de  l'espèce  humaine.  Les  effets 
de  cette  perfectibilité  toujours  croissante  lui  parais- 
saient infaillibles.  L'invention  de  l'imprimerie  en  a 
sans  doute  avancé  les  progrès ,  et  même  a  rendu  im- 
possible toute  marche  rétrograde  ;  mais  cette  inven- 
tion  était  elle-même  une  suite  de  l'usage  de  la  lecture 
répandu  dans  un  grand  nombre  de  pays.  L'impri- 
merie, telle  qu'elle  est  en  usage,  n'est  pas  le  seul 
moyen  de  multiplier  les  copies,  et  si  celui-ci  avait 
échappé,  il  s'en  serait  nécessairement  présenté  d'au- 


VIE    DK    M.    TlIRGOT 


très.  Cette  perfectibilité  lui  j)araissait  appartenir  et 
au  genre  humain  en  général,  et  à  chaque  individu 
en  particulier.  Il  croyait,  par  exemple,  que  les  pro- 
grès des  connaissances  physiques,  ceux  de  l'éduca- 
tion, ceux  de  la  méthode  dans  les  sciences,  ou  la 
découverte  de  méthodes  nouvelles,  contribueraient 
à  perfectionner  l'organisation,  à  rendre  les  hommes 
capables  de  réunir  plus  d'idées  dans  leur  mémoire 
et  d'en  multiplier  les  combinaisons  :  il  croyait  que 
leur  sens  moral  était  également  capable  de  se  per- 
fectionner. 

Selon  ces  principes,  toutes  les  vérités  utiles  de- 
vaient finir  un  jour  par  être  généralement  connues  et 
adoptées  par  tous  les  hommes.  Toutes  les  anciennes 
erreurs  devaient  s'anéantir  peu  à  peu,  et  êtie  rem- 
placées par  des  vérités  nouvelles.  Ce  progrès ,  crois- 
sant toujours  de  siècle  en  siècle  ,  n'a  point  de  terme , 
ou  n'en  a  qu'un  absolument  inassignable  dans  l'état 
actuel  de  nos  lumières. 

Il  était  convaincu  que  la  perfection  de  l'ordre 
de  la  société  en  amènerait  nécessairement  une  non 
moins  grande  dans  la  morale;  que  les  hommes 
deviendraient  continuellement  meilleurs  à  mesure 
qu'ils  seraient  plus  éclairés.  11  voulait  donc  qu'au 
lieu  de  chercher  à  lier  les  vertus  humaines  à  des 
préjugés,  à  les  appuyer  sur  l'enthousiasme  ou  sur 
des  principes  exagérés,  on  se  bornât  à  convaincre 
les  hommes  par  raison,  comme  par  sentiment,  que 
leur  intérêt  doit  les  porter  à  la  pratique  des  vertus 
douces  et  paisibles  ;  que  leur  bonheur  est  lié  avec 
celui  des  autres  hommes.  Le  fanatisme  de  la  liberté. 


VIE    DK    M.    TURGOT.  17.5 

celui  du  paliiolisnie,  ne  lui  paraissaient  pas  des 
vertus,  mais,  si  ces  sentiments  étaient  sincères,  des 
erreurs  respectables  d'âmes  fortes  et  élevées  qu'il 
faudrait  éclairer  et  non  exalter.  Il  craignait  toujours 
que,  soumises  à  un  examen  sévère  et  philosophique, 
ces  vertus  ne  se  trouvassent  tenir  à  l'oigueil,  au  désir 
de  l'emporter  sur  les  autres;  que  l'amour  de  la  li- 
berté ne  fut  celui  de  la  supériorité  sur  ses  conci- 
toyens, l'amour  de  la  patrie,  le  désir  de  profiter  de 
sa  grandeur;  et  il  le  prouvait,  en  observant  combien 
il  impoitait  peu  au  plus  grand  nombre  ou  d'avoir 
de  l'influence  sur  les  affaires  publiques,  ou  d'appar- 
tenir à  une  nation  dominatrice. 

Il  ne  doutait  pas  que  chaque  siècle  ,  par  les  pro- 
grès de  l'agriculture,  ceux  des  ai ts,  ceux  de  toutes  les 
sciences,  n'augmentât,  pour  toute  classe  d'hommes, 
leurs  moyens  de  jouissance,  ne  diminuât  leurs  maux 
physiques,  ne  leur  apprît  à  prévenir-  ou  à  détourner 
quelques-uns  des  fléaux  qui  les  menacent.  Les  na- 
tions tendent  à  se  rapprocher  :  bientôt  tout  ce  que 
le  sol  pioduit,  tout  ce  que  l'industrie  a  créé  dans 
les  différents  pays,  deviendra  un  bien  commun  à 
l'espèce  humaine.  Tous  les  peuples  doivent  finir  par 
reconnaître  les  mêmes  principes,  par  employer  les 
mêmes  connaissances,  par  se  réunir  pour  les  progrès 
de  la  raison  et  du  bonheur  commun. 

JVI.  Turgot  voyait  que  les  principes  fondamentaux 
de  la  législation  et  ceux  de  l'administration  avaient 
déjà  frappé  les  regards  de  quelques  hommes,  en  trop 
petit  nombre,  à  la  vérité.  Il  voyait  que  l'objet  et  les 
droits  de  la   société,    les  devoirs  des  chefs  qui   la 


I'l[\  VIE    DE    M.    TURCxOT. 

gouvernent ,  les  droits  des  citoyens  qui  la  composent 
avaient  été  fixés.  Mais  il  était  loin  de  penser  qu'une 
législation  dirigée  d'après  ces  principes,  où  cet  objet 
serait  rempli,  où  ces  droits  seraient  conservés,  fût 
dès  lors  parvenue  au  dernier  terme  de  la  perfection. 
Le  temps  seul  et  les  progrès  des  lumières  pouvaient 
conduire,  non  pas  à  atteindre  ce  point,  mais  à  s'en 
approcher  sans  cesse.  Il  espérait  qu'un  jour  viendrait 
où  les  hommes,  désabusés  du  projet  fantastique 
d'opposer  les  nations  aux  nations,  des  pouvoirs  à 
d'autres  pouvoirs,  des  passions  à  des  passions,  des 
vices  à  des  vices,  s'occuperaient  à  écouter  ce  que  la 
raison  leur  dicterait  pour  le  bonheur  de  l'humanité. 
Pourquoi  la  politique,  fondée,  comme  toutes  les 
autres  sciences,  sui-  l'observation  et  le  laisonnement, 
ne  se  perfectionnerait-elle  pas  à  mesure  que  l'on 
porterait  dans  les  observations  plus  de  finesse  et 
d'exactitude,  dans  le  raisonnement  plus  de  préci- 
sion, de  profondeur  et  de  justesse?  Oserons-nous 
fixer  jusqu'où  pouiraient  atteindre  en  ce  genre  des 
esprits  fortifiés  par  une  meilleure  éducation,  exercés 
de  bonne  heure  à  des  combinaisons  d'idées  plus  va- 
riées et  plus  étendues,  accoutumés  à  manier  des 
méthodes  à  la  fois  plus  générales  et  plus  faciles? 
Gardons-nous  de  désespérer  du  sort  de  l'espèce  hu- 
maine; osons  envisager  dans  l'immensité  des  siècles 
qui  nous  suivront,  un  bonheur  et  des  lumières  don! 
nous  ne  pouvons  même  nous  former  (ju'une  idée 
vague  et  indéterminée.  Comptons  sur  cette  perfec- 
tibilité dont  la  nature  nous  a  doués,  sur  le  pouvoir 
du  génie,  dont  une  longue  expérience  nous  met  en 


VIF.    DE    M.    TUKGOT.  22.) 

droit  d'attendre  des  prodiges,  et  consolons-nous 
de  ne  pas  être  témoins  de  ces  temps  plus  heureux  , 
par  le  plaisir  de  les  prévoir,  d'en  jouir  d'avance,  et 
peut-être  par  la  satisfaction  plus  douce  encore  d'en 
avoir  accéléré  de  quekjues  instants  l'époque  trop 
éloignée. 

Ainsi,  loin  de  croire  les  lumières  funestes  au  genre 
humain,  M.  Turgot  regardait  la  facullé  de  les  ac- 
quérir comme  le  seul  remède  à  ses  maux,  et  comme 
la  véritable  justification  de  l'ordre,  imparfait  à  nos 
yeux  ,  mais  tendant  toujours  à  se  perfectionner,  qu'il 
observait  dans  les  choses  humaines,  dans  l'univers 
considéré  par  rapport  à  nous. 

L'histoire  le  confirmait  dans  son  opinion.  Sans 
être  ébranlé  par  les  déclamations  des  adorateurs  de 
tout  ce  qui  est  ancien,  il  jugeait  son  siècle,  et  le 
croyait  supérieur  à  ceux  qui  l'ont  piécédé,  en  rai- 
son, en  lumières,  et  même  en  vertu.  Nos  gens  cor- 
rompus ctaujourcriud ,  disait- il  souvent,  auraient  (ké 
des  capucins  il  y  a  cent  ans. 

11  regardait  l'amour  de  la  gloire  comme  un  ressort 
utile;  mais  il  voyait  plus  d'un  inconvénient  dans 
ses  effets.  D'abord,  si  on  excepte  celle  qu'un  homme 
doit  à  ses  ouvrages  dans  les  lettres ,  à  ses  progrès 
dans  la  philosophie,  à  ses  découvertes  dans  les 
sciences  et  dans  les  arts,  elle  lui  paraissait  presque 
toujours  distribuée  au  hasard.  L'opinion  du  vulgaire 
la  répand  avec  injustice,  la  prodigue  à  ceux  qui 
savent  le  séduire,  la  refuseaux  véritables  talents  et 
aux  vertus  réelles.  En  lisant  l'histoire,  M.  Turgot 
voyait  les  historiens,  dont  la  postérité  est  presque 
Y.  ir, 


uaG  VIE    Dli    M.    TURGOT. 

toujours  l'écho  servile,  célébrer  tantôt  des  tyrans, 
tantôt  des  ministies  oppresseurs.  Quelquefois  les 
monuments  nous  permettent  de  démêler  la  vérité  et 
de  rendre  une  justice  tardive;  mais  souvent  ils  nous 
manquent,  ou  même  l'erreur  se  perpétue  en  dépit 
d'eux,  et  l'amour  d'une  fausse  gloire  fait  commettre 
des  injustices  aux  conquérants,  ou  apprend  à  un  mi- 
nistre habile  l'art  d'acquérir  à  peu  de  frais  une  répu- 
tation usurpée.  M.  Turgot  voyait  aussi  dans  l'amour 
de  la  gloire  un  obstacle  au  progrès  de  quelques  par- 
ties des  connaissances  humaines  :  il  croyait  que  l'a- 
mour de  l'étude  et  le  plaisir  de  s'occuper  avaient  eu 
autant  de  part  aux  grandes  découvertes  que  le  désir 
de  s'illustrer;  et  il  voyait  en  même  temps,  qu'aussi 
longtemps  que  la  plupart  des  hommes  travailleraient 
dans  la  vue  d'obtenir  quelque  renommée,  les  re- 
cherches qui  demandent  de  longues  observations, 
et  où  des  vérités  importantes  ne  peuvent  être  que  le 
prix  de  travaux  continués  pendant  plusieurs  généra- 
tions, seraient  nécessairement  négligées.  Mais  dans 
une  législation  plus  conforme  au  vœu  de  la  nature , 
aux  lois  de  la  raison,  les  hommes  employés  aux  af- 
faires publiques  étant  en  moindre  nombre ,  les 
grandes  fortunes  devenant  plus  difficiles,  et  le  luxe 
disparaissant  par  une  distribution  plus  égale  des  ri- 
chesses, les  occupations  de  l'esprit,  les  recherches 
utiles  deviendront  une  occupation  plus  générale.  On 
n'aura  plus  besoin  d'être  excité ,  pour  s'y  livrer,  ni  par 
l'espérance  de  la  gloire  ,  ni  parles  récompenses  lit- 
téraires (i). 

(i)  M.  Turgot  pensait  sur  les  académies  comme  sur  tous  les  éta- 


VIF.    Di:    M.    TURGOT.  9.2" 

Cétait  par  ce  même  principe  de  la  perfectibilité  de 
l'espèce  humaine,  que  M.  Turgot  ne  regardait  ni  au- 
cun objet  d'étude  comme  assez  minutieux  pour  être 
îiégligé,  ni  aucune  spéculation  comme  inutile. 

Tout  ce  qui  pouvait  conduire  un  jour  à  la  décou- 
verte d'une  vérité,  ou  contribuer  à  former  un  chaî- 
non dans  le  système  entier  des  connaissances  hu- 
maines ,  tout  ce  qui  pouvait  un  jour  être  susceptible 
de  quelque  application,  lui  paraissait  mériter  d'oc- 
cuper les  hommes.  Il  regardait  même  l'occupation  , 
l'habitude  de  cultiver  son  esprit  par  le  travail  et  par 
l'étude,  comme  un  bien  réel  et  comme  un  préserva- 
tif contre  les  vices  qui  naissent  du  désœuvrement. 
Celui  qui  n'a  besoin  ni  de  places  ,  ni  de  fortune,  ni  de 
considération,  pour  trouver,  d'une  manièie  douce, 
la  fin  de  chaque  jour,  est  bien  près  d'être  veitueux  ; 
et  M.  Turgot  était  convaincu  que  la  nature  a  mis  dans 
le  cœur  de  tous  les  hommes  les  sentiments  qui 
peuvent  leur  faire  aimer  la  vertu,  et  qu'il  faut  sur- 
tout travailler  à  empêcher  qu'ils  n'aient  un  intérêt 
liop  grand  d'être  vicieux. 

Avoir  exposé  les  opinions  et  les  piincipes  de 
iVI.  Turgot,  c'est  avoir  peint  son   caractère.  S'il  est 

blissements  qui  ne  sont  pas  nécessaires  à  l'ordre  de  la  société.  11 
ne  les  croyait  qne  d'une  utilité  momentanée.  Mais,  par  exemple, 
il  pensait  que  les  académies  seraient  utiles  tant  que  les  encoura- 
gements qu'elles  donnent  seraient  nécessaires  aux  sciences,  et 
surtout  tant  que  les  lumières  étant  |)eu  répandues,  et  les  préju- 
gés subsistant  encore  en  grand  nombre,  on  aurait  besoin  de  ces 
compagnies  pour  opposer  une  barrière  aux  charlatans;  et  qu'en 
même  temps  elles  conserveraient  assez  de  pouvoir  sur  l'opinion 
pour  que  cette  barrière  fût  respectée. 


•2'iS  MF.    DF    M.    TURGOT. 

rare  que  dans  les  hommes  le  caractère  et  la  conduite 
soient  conformes  à  leuis  principes,  c'est  que  pres- 
que jamais  ils  n'ont  réellement  les  principes  qu'ils 
affectent  par  liypocrisie  ou  par  vanité;  c'est  que 
leurs  principes  sont  presque  toujouis  des  préjugés 
qu'ils  ont  reçus,  et  non  des  vérités  dont  ils  sentent 
les  preuves  ;  c'est  que  leur  raison  n'est  point  à  eux. 
Comme  M.  Turgot,  au  contraire,  n'avait  adopté  au- 
cun piincipe  sans  l'avoir  analysé,  sans  être  parvenu 
à  en  avoir  une  conviction  intime,  tous  ses  senti- 
ments étaient  une  suite  de  ses  opinions,  toutes  ses 
actions  étaient  dirigées  par  sa  raison.  Dès  lors  on  voit 
pourquoi,  sévère  pour  sa  morale,  il  était  indulgent 
sur  la  conduite  des  autres,  qu'il  croyait  souvent 
moins  coupables  que  les  institutions  sociales  ;  pour- 
quoi, de  toutes  les  actions  des  hommes,  celles  qui 
tenaient  à  l'abus  de  la  force  et  au  mépris  pour  la  vé- 
rité excitaient  le  plus  son  indignation,  parce  qu'il 
croyait  que  la  connaissance  de  la  vérité  était  le  fon- 
dement de  leur  bonheur,  et  un  sentiment  de  bien- 
veillance pour  les  autres  la  source  des  vertus;  pour- 
quoi enfin  ,  convaincu  que  les  lumières  répandues 
dans  de  bons  ouvrages  étaient  un  des  plus  grands 
services  qu'on  pût  rendre  à  la  société ,  il  ne  pouvait 
pardonner  ni  à  ceux  qui,  par  des  atteintes  à  la  liberté 
d'écrire,  nuisaient  aux  progrès  des  lumières,  ni  à 
ceux  qui  osaient  soutenii-  dans  leurs  ouvrages  des 
opinions  qu'ils  ne  pouvaient  croire.  Les  charlatans, 
quel  que  fût  leur  habit  et  leur  masque,  lui  inspi- 
raient une  aversion  mêlée  de  dégoût  ,  parce  que 
tiomper  les  hommes,  ou  leui'  faire  du  mal,  était  une 


VIE    DE    M.    TURGOT.  229 

iiiérne  chose  à  ses  yeux.  Celte  conviclion  forte  de 
l'esprit,  si  elle  s'unit  au  courage,  produit  la  force 
de  caractère;  et  on  sent  combien  elle  doit  être  rare. 
M.  Turgot  la  possédait  ,  et  ne  pouvait  s'empêcher  de 
mépriser  les  hommes  qui  en  étaient  privés.  Aussi, 
très-indulgent  pour  ceux  qui  se  livraient  ou  qui  cé- 
daient à  leur  penchant  pour  la  volupté,  devenait-il 
inexorable  lorsqu'ils  mêlaient  à  leurs  plaisirs  des 
pratiques  leligieuses  ,  parce  que  ce  mélange  prouvait 
ou  une  pusillanimité  honteuse,  ou  une  coupable 
hypocrisie.  Sa  haine  contre  les  méchants  était 
franche  et  irréconciliable;  il  prétendait  même  que 
les  honnêtes  gens  étaient  les  seuls  qui  ne  se  récon- 
ciliassent jamais,  et  que  les  fripons  savaient  nuire  ou 
se  venger,  mais  ne  savaient  point  haïr.  La  sa- 
tire ,  si  elle  était  vraie ,  si  elle  avait  pour  objet  le 
vice  et  surtout  des  crimes  publics,  ne  lui  paiaissait 
qu'une  action  de  justice.  Il  croyait  qu'on  pouvait 
cacher  son  nom  ,  parce  qu'il  ne  fallait  pas  que,  pour 
montrer  son  courage,  un  honmie  honnête  s'exposât 
à  une  oppression  injuste;  et  l'homme  le  plus  ver- 
tueux qui  peut-êtie  ait  jamais  existé  a  fait  des  vers 
satiriques. 

Il  ne  pouvait  dissimuler  sa  haine  pour  les  mé- 
chants ,  son  mépris  pour  la  lâcheté  ou  les  bassesses  : 
ces  sentiuïents  se  peignaient  involontairement  sur 
son  visage,  dans  ses  regards,  dans  sa  contenance. 
Ce  défaut  d'empire  sur  son  extérieur,  qui  tenait  à  la 
candeur  de  son  âme,  contribuait,  autant  que  l'édu- 
cation contrainte  qu'il  avait  leçue,  à  l'espèce  de  ti- 
midité el  d'embarras  qu'il  avait  dans  le  monde.  11 


2Û()  VIE    DK    M.    TURGOT. 

était  parvenu  à  laisseï-  avancei'  devant  lui  un  njait- 
vais  raisonnement ,  et  même  ,  quoique  rarement ,  de 
mauvais  principes  sans  les  combattre,  et  à  ne  plus 
disputer  en  faveur  de  la  vérité  :  mais  il  n'avait  pu 
commander  le  silence  à  sa  physionomie.  Comme 
cette  haine  pour  les  méchants  n'était  que  la  suite 
de  son  amour  pour  l'humanité  ,  elle  ne  lui  a  inspiré 
ni  injustice,  ni  vengeance.  Elle  n'influait  pas  même 
sur  ses  jugements.  Il  louait  son  ennemi  le  plus 
acharné  d'une  chose  louable,  le  défendait  d'une  im- 
putation injuste,  lui  accordait  le  mérite  ou  les  qua- 
lités qu'il  asait  réellement;  mais  il  ne  se  croyait  pas 
obligé  de  trahir  la  vérité  pour  faire  louer  sa  grandeur 
d'âme,  ni  d'épargner  le  vice  ou  le  crime ,  parce  qu'il 
en  avait  été  la  victime. 

Son  désintéressement  était  celui  que  donnent  un 
esprit  de  justice  rigomeuse,  une  appréciation  exacte 
des  avantages  de  la  richesse  et  la  véritable  élévation 
de  l'âme.  Aussi  le  désintéressement  qui  tient  à  la  va- 
nité, dont  on  veut  se  faire  un  niéiite,  n'excitait  que 
sa  compassion  ou  son  mépris.  Portant  la  vertu  de 
l'humanité  au  plus  haut  degré,  il  l'exerçait  avec 
toute  la  délicatesse,  et,  si  j'ose  le  dire,  avec  tout  le 
raftinement  dont  elle  est  susceptible.  11  devait  être 
bienfaisant,  mais  il  l'était  sans  ostentation,  et  il 
croyait  que  cette  vertu  n'est  qu'une  faiblesse,  à 
moins  qu'en  la  soumettant  à  la  laison,  on  ne  la 
fasse  servir  à  l'utilité  commune.  Tous  ses  sentiments 
étaient  purs,  tous  ses  premiers  mouvements  étaient 
doux  ou  courageux,  et  son  âme  calme,  pleine  de 
candeur    et    de    justice,    offrait    à  ceux    qui    pou- 


VIE    DE    M.    TURGOT.  l'5\ 

valent  la  contempler,  un  spectacle  à  la  fois  délicieux 
et  sublime. 

Cet  accord  constant  entre  sa  conduite  et  ses  prin- 
cipes, ses  sentiments  et  sa  raison;  cette  réunion 
d'une  justice  inébranlable  à  la  plus  douce  humanité, 
des  vertus  les  plus  fortes  aux  qualités  les  plus  ai- 
mables, de  la  sensibilité  à  la  fermeté  du  caractère,  de 
la  justesse  d'esprit  à  la  subtilité,  de  la  méthode  dans 
les  raisonnements  à  la  hardiesse  dans  les  idées ,  d'une 
analyse  fine  à  des  vues  vastes,  de  la  profondeur  à 
l'exactitude  dans  les  détails;  ce  mérite  si  rare  d'a- 
voir tout  embrassé  dans  ses  connaissances,  et  le  mé- 
rite plus  rare  encore  d'avoir  porté  dans  ce  vaste 
ensend^le  tant  de  netteté  et  de  justesse;  cette  cons- 
tance inébranlable  dans  ses  opinions  sans  les  exa- 
gérer jamais  :  toutes  ces  qualités  formaient  un  en- 
semble unique  peut-être  dans  l'histoire  des  hommes , 
et  qui  ne  pouvait  se  montier  que  chez  une  nation 
paisible  et  cultivée, que  dans  un  siècle  éclairé.  Quel- 
ques hommes  ont  exercé  de  grandes  vertus  avec  plus 
d'éclat,  ont  eu  des  qualités  plus  brillantes,  ont 
montré  dans  quelques  génies  un  plus  grand  génie, 
mais  peut-être  jamais  aucun  homme  n'a-t-il  offert  à 
l'admiration  un  tout  plus  parfait  et  plus  imposant. 
11  semblait  que  sa  sagesse  et  sa  force  d'âme,  en  se- 
condant les  dons  heureux  de  la  nature,  ne  lui 
avaient  laissé  d'ignorance  ,  de  faiblesse  et  de  défauts, 
que  ce  qu'il  est  impossible  à  un  être  borné  de  n'en 
pas  conserver.  C'est  dans  cette  réunion  si  extraordi- 
naire, que  l'on  doit  chercher  la  cause,  et  du  peu  de 
justice  qu'on  lui  a  rendu  et  de  la  haine  qu'il  a  excitée. 


'2Ô2  \[E    DE    M.    TURGOT. 

L'envie  semble  s'attacher  encoie  plus  à  ce  qui  ap- 
proche de  la  perfection,  qu'à  ce  qui,  en  étonnant 
par  la  grandeur,  lui  offre,  par  un  mélange  de  défauts 
et  de  vices,  une  consolation  dont  elle  a  besoin.  On 
peut  se  flatter  d'éblouir  les  yeux ,  d'obtenir  le  titre 
d'homme  de  génie  en  combattant  ou  en  flattant  avec 
adresse  les  préjugés  populaires  ;  on  peut  espérer  de 
couvrir  ses  actions  du  masque  d'une  vertu  exagérée: 
mais  la  pratique  constante  de  la  vertu  simple  et  sans 
faste,  mais  une  raison  toujours  étendue,  toujours 
inébranlable  dans  la  roule  de  la  vérité,  voilà  ce  que 
l'hypocrisie,  ce  que  la  charlatanerie  désespéreront 
toujours  d'imiter,  ce  qu'elles  doivent  tâcher  d'étouf- 
fer et  de  détruire. 

Pour  bien  juger  M.  Turgot ,  il  fallait  le  connaître 
tout  entier.  On  pouvait  le  trouver  froid,  et  sa  raison 
seule  l'avait  préservé  d'être  un  homme  très-pas- 
sionné :  on  le  jugeait  dédaigneux,  et  jamais  homme 
ne  sentit  une  estime  plus  profonde  pour  les  talents 
et  les  vertus,  et  ne  mit  plus  de  prix  aux  efforts  de 
la  médiocrité  modeste  et  utilement  employée.  Il  pa- 
raissait minutieux,  et  c'était  parce  qu'il  avait  tout 
embrassé  dans  de  vastes  combinaisons,  que  tout  était 
devenu  important  à  ses  yeux  par  des  liaisons  que  lui 
seul  souvent  avait  su  apercevoir.  On  le  croyait  suscep- 
tible de  prévention,  parce  qu'il  ne  jugeait  que  d'après 
lui-méme,et  que  l'opinion  commune  n'avait  sur  lui  au- 
cun empire.  On  lui  croyait  de  l'orgueil,  parce  qu'il 
ne  cachait  ni  le  sentiment  de  sa  force,  ni  la  convic- 
tion ferme  de  ses  opinions,  et  que  sentant  combien 
elles  étaient   liées   entre  elles  ,  il   ne  voulait   ni    les 


VIE    DE    M.    TURGOT.  2  33 

abandonner  dans  la  conversation,  ni  en  défendre 
séparément  quelque  partie  isolée.  Ces  opinions  elles- 
mêmes  n'étaient  pas  connues;  il  n'existait  en  Europe 
qu'un  très-petit  nombre  d'hommes  en  état  d'en  saisir 
l'ensemble  et  de  les  juger;  et  comme  il  ne  s'agissait 
pas  de  découvertes  isolées  sur  une  seule  science, 
d'ouvrages  soumis  au  public,  comment  l'opinion 
entraînée  par  le  préjugé  aurait-elle  pu  le  juger  avec 
justice? 

Ainsi,  l'homme  qui  n'a  fait  que  du  bien  put  avoir 
encore  beaucoup  d'ennemis;  et  la  réputation  d'un 
citoyen  vertueux,  intrépide,  ayant  de  l'esprit  et  des 
connaissances  étendues,  était  auprès  du  vulgaire  tout 
ce  qu'on  accordait  à  un  des  hommes  les  plus  extraor- 
dinaires que  la  nature  ait  pioduits ,  à  celui  qui, 
peut-être  ,  a  été  le  moins  éloigné  de  la  perfection  à 
laquelle  la  nature  humaine  peut  s'élever. 


RAPPORT 


SUR  UN   PROJET 


POUR  LA  REFORMATIO^^  DO  CADASTRE  DE  LA  ilAUÎE  GOÏËIl', 

Présenté  à  l'assemblée  de  cette  province,  et  sur  lequel  les  chefs  de  celte 
assemblée  ont  demandé  l'avis  de  l'Académie;  par  MM,  Tillet,  l'abbe 
BossuT,  Desmakest,  du  Séjour  et  de  Condorcet,  rapporteur  (i). 


L'objet  qu'on  se  piopose  dans  un  cadastre,  est  en 
général  de  répartir  un  impôt  dont  la  somme  est  dé- 
terminée, sur  la  totalité  de  celles  des  terres  d'une 
province  qui  sont  sujettes  à  cet  impôt,  et  de  le  ré- 
partir proportionnellement  au  produit  net  de  ces 
terres.  Ce  produit  net,  qui  se  forme  en  déduisant  de 
la  valeur  des  fruits  les  frais  de  culture,  est  appelé 
produit  imposable  dans  les  mémoires  qui  nous  ont 
été  remis,  et  nous  lui  donnerons  désormais  ce  nom. 

Jl  existe  un  cadastre  dans  la  liante  Guyenne;  mais 
ce  cadastre  a  été  fait  avec  trop  peu  d'exactitude.  Peu 
de  temps  après  sa  confection ,  c'est-à-dire  après  1669, 

(i)  Les  notes  indiquées  par  des  chiffres  sont  de  l'auteur  de 
cet  ouvraye  j  celles  qui  le  sont  par  des  lettres  font  partie  du  rap- 
J)ort, 


2  36  RAPPORT  SLR  LE  CADASTRE 

un  grand  nombre  de  parliculiers  abandonnèrent 
leurs  terres,  dont  l'imposition  excédait  le  produit. 
On  défendit  alors  ces  abandons,  à  moins  que  les 
propriétaires,  en  délaissant  la  terre  sur-imposée,  ne 
fissent  un  abandon  total  de  leurs  autres  possessions. 
Des  villages  entiers  remirent  leurs  terres,  et  on  fut 
obligé  de  prendre,  sur  la  masse  générale  de  l'impo- 
sition, une  somme  destinée  à  être  répartie  en  dimi- 
nution sur  les  communautés  qui  se  plaignaient  le 
plus;  mais  la  distribution  de  cette  sonnne  ne  pou- 
vait être  faite  que  d'une  nianière  arbitraire  (r). 

L'administration  a  ciu ,  en  conséquence,  qu'une 
réforme  du  cadastre  était  nécessaire,  et  elle  a  cher- 
ché les  moyens  les  plus  sûrs  de  remplir  cet  objet 
avec  le  plus  de  perfection  et  le  moins  de  frais;  elle 
désirait  en  même  temps  que  ces  changements  indis- 
yjensables  se  fissent,  autant  qu'il  serait  possible,  de 
manière  à  ne  causer  aucun  trouble  aux  particuliers, 
et  à  coriiger  promptement  les  parties  les  plus  défec- 
tueuses de  l'ancien  cadastre. 

Les  moyens  qui  sont  contenus  dans  le  mémoire 
dont  nous  allons  rendre  compte  lui  ont  paru  mé- 
riter la  préférence;  mais  avant  de  les  adopter  en  to- 
talité, elle  a  voulu  connaître,  sur  plusieurs  points, 
l'opinion  de  l'Académie. 

Pour  mettre  de  l'ordre  dans  ce  rapport,  nous 
commencerons  par  examiner  le  projet  en  lui-même, 
comme  s'il  était  question  d'établii-  en  même  temps 

(i)  On  voit  que  ce  cadastre  si  tléfcctiieux  fut  l'ouvrage  de  ce 
Colbert,  qui,  par  une  exception  peu  commune,  a  été  mieux  ap- 
précié pendant  son  ministère  que  cent  ans  a|)rès  sa  mort. 


HE    L,V    HAUTE    GUYENNE,  '1?»^ 

dans  la  province  entière  un  nouveau  cadastre,  et 
nous  traiterons  ensuite  des  nnoyens  proposés  pour 
remplir  cet  objet  successivement ,  et  partie  par  partie. 
La  première  opération  est  la  connaissance  exacte 
de  l'étendue  de  chaque  propriété.  Un  cadastre  ne 
peut  être  exécuté  d'après  des  principes  siirs,  s'il 
n'est  précédé  d'un  arpentage  général.  On  propose 
ici  de  lever  un  plan  détaillé  et  figuré  de  toutes  les 
terres.  On  lèvera  ce  plan  au  graphomètre  ,  en  cal- 
culant des  triangles  assez  petits,  qu'on  rappoiteia 
ensuite  à  ceux  de  la  carte  de  Fiance;  ce  qui  servira 
de  vérification  pour  ce  nouveau  travail.  Les  bases 
seront  mesurées,  autant  qu'il  sera  possible,  sur  la 
perpendiculaire  à  la  méridienne,  au  moyen  de  per- 
ches garnies  d'un  niveau  et  de  deux  fils  d'à-plomb, 
afin  d'avoir  avec  précision  la  mesure  horizontale 
des  bases.  Les  plans  des  différentes  propriétés  con- 
tenues dans  chaque  triangle  seront  levés  à  la  plan- 
chette; et  comme  il  faudra  que  la  somme  de  leur 
étendue  soit  égale  à  la  suiface  de  chaque  tiiangle, 
on  aura  un  moyen  de  vérification  pour  cette  mesure, 
comme  on  en  a  eu  un  pour  celle  des  petits  triangles. 
L'étendue  de  chaque  propriété  sera  marquée  en  ar- 
pents de  Paris,  perches,  dixièmes  de  perche,  appe- 
lés primes;  dixièmes  de  prime,  ou  centièmes  de  per- 
che, appelés  secondes  ;  de  manière  que  la  fraction 
négligée  sera  toujours  moindre  que  la  dix-millième 
partie  d'un  arpent.  Ces  inesuresseront  ensuite  réduites 
en  mesures  du  pays,  les  seules  ([ue  connaissent  la  plu- 
part des  propriétaires;  mais  on  conserveia  la  pre- 
mière énonciation  faite  en  mesures  deParis.  Sur  le  plan 


2*38  RAPPORT    SLR    LE    CADASTRE 

figuré,  cliacjue  pièce  sera  numérotée;  on  y  marquera 
la  mesure  de  sa  superficie.  Des  caractères  simples 
distingueront  les  différentes  natures  de  biens,  comme 
bois,  prairies,  vignes,  terres  labouiables,  jardins,  mai- 
sons, etc.  Les  caractères  chimiques  connus  indique- 
ront la  nature  du  terrain,  etd'autres  caractères  marque- 
ront dans  quelles  classes  des  terres  divisées,  rela- 
tivement à  leur  produit,  ont  été  rangées  ou  chaque 
propriété,  ou  même  ses  différentes  parties ,  et  dans 
ce  cas  l'étendue  de  chacune. 

Cette  méthode  nous  paraît  réunir  toute  l'exactitude 
et  toute  la  simplicité  dont  les  méthodes  connues 
jusqu'ici  sont  susceptibles,  et  les  erreurs  qu'on 
pourra  commettre  en  la  suivant,  ne  peuvent  être 
d'aucune  impoitance  relativement  à  l'objet  princi- 
pal (a). 

C'est  ici  le  plan  horizontal  que  l'on  lève;  ainsi 
cette  méthode  répond  à  celle  que  les  arpenteurs 
nomment  de  cutcUatioii.  L'Académie,  consultée  sur 
la  comparaison  de  cette  méthode  avec  celle  qu'ils 
nomment  de  déçeloppenient ,  a  prononcé  en  faveur 
de  la  première;  ainsi  nous  nous  contenterons  de 
faire  observei'  ici,  que,  dans  l'opération  du  cadastre, 

[a]  On  s'est  servi  de  l'expression  les  méthodes  connues,  parce 
(|ue  l'instrument  pour  mesurer  les  distances ,  inventé  par  M.  l'abbé 
Rochon,  pourrait,  étant  appliqué  à  l'arpentage,  donner  une 
méthode  très-exacte,  et  beaucoup  plus  prompte  qu'aucune  de 
celles  qui  ont  été  employées  jusqu'ici.  Si  d'ailleurs  on  multipliait 
ces  grandes  opérations  ,  il  arriverait  nécessairement  que  les  mé- 
thodes connues  deviendraient  de  plus  en  plus  expéditives,  ou 
qu'on  en  découvrirait  de  nouvelles.     • 


DE    LA.    HAUTE    GUYENNE.  uSt) 

la  mesure  des  propriétés  n'étant  qu'un  piéliminaire 
de  leur  estimation,  la  principale  raison  qu'on  ap- 
portait en  faveur  de  la  métliode  de  développement 
(c'est-à-dire,  la  supériorité  de  produit  des  terrains 
inclinés  sur  les  terrains  horizontaux  qui  ont  une  base 
égale),  ne  peut  avoir  ici  aucune  application. 

Apiès  avoir  mesuré  les  propriétés ,  il  s'agit  de  les 
estimer. 

On  peut  remplir  cet  objet  de  deux  manières  :  i"  en 
estimant  séparément  chaque  terre  ou  chaque  par- 
tie de  terre,  si  la  même  pièce  en  contient  de  dif- 
férentes valeurs.  On  sent,  en  effet,  que  ce  n'est  pas 
telle  terre  déterminée  que  l'on  estime,  mais  une 
terre  contenant  tant  d'arpents,  et  chaque  arpent 
produisant  tant  :  c'est  le  seul  moyen  d'empêcher  que 
les  partages,  les  réunions  de  domaines  ne  jettent  à 
la  longue  du  désordre  dans  le  cadastre. 

'i"  Ou  bien  en  partageant  les  terres  en  un  certain 
nombre  de  classes,  et  en  regardant  comme  égales 
entre  elles,  celles  qui  ne  diffèrent  que  d'une  quantité 
plus  petite  que  la  différence  établie  entre  deux  clas- 
ses consécutives. 

Comme  il  ne  s'agit  pas  ici  de  lever  un  impôt  pro- 
portionnel aux  produits,  mais  de  partager  propor- 
tionnellement aux  produits  un  impôt  fixe,  il  est  clair 
(jue  de  celte  dernière  méthode  résulte  nécessaire- 
ment   une  lésion  (i). 

(i)  S'il  s'agissait  d'un  impôt  proportionnel,  on  éviterait  cette 
lésion  en  faisant  payer  chaque  terre  comme  la  moindre  de  sa 
classe;  par  exemple,  en  faisant  payer  comme  produisant  lo 
livres  toutes  les  terres  entre  lo  et  i5  livres,  comme  produisant 


^/JO  RAPPORT    SUR    LE    CAOASTRF 

Il  est  donc  important  d'examiner  quelle  est  cette 
espèce  de  lésion  ,  et  si  même  elle  est  aussi  réelle 
qu'elle  le  parait  d'abord.  En  effet,  comme  cette  mé- 
thode est  beaucoup  plus  simple  que  la  première,  il 
est  clair  que  si  la  lésion  qui  en  résulte  est  moindre 
que  celle  qui  naîtrait  des  erreurs  inévitables  de 
l'estimation,  et  peut  par  conséquent  être  regardée 
comme  nulle,  on  doit  préférer  la  seconde  méthode. 

On  peut  classer  les  terres,  relativement  à  leurs 
produits,  de  deux  manières  différentes  :  Tune,  en 
donnant  à  chaque  classe  la  dénomination  du  produit 
le  plus  bas  des  terres  qui  y  sont  placées;  l'autre  en 
donnant  à  chaque  classe,  au  contraire,  la  dénomina- 
tion du  produit  le  plus  haut  des  terres  qu'elle  ren- 
ferme. 

Le  taux  réel  de  l'impôt  se  prendiait  en  divisant 
l'impôt  total  qui  est  déterminé,  par  la  somme  des  pro- 
duits formés  en  multipliant  les  revenus  imposables 
par  le  nombre  des  arpents  qui  ont  ce  même  revenu. 

Dans  le  premier  des  deux  systèmes  de  classifica- 
tion, le  taux  de  l'impôt  se  détermine  en  divisant  cette 
même  somme  fixe  par  la   somme  des  produits  for- 

i5  livres  toutes  les  terres  entre  1 5  et  20  livres,  etc.  Mais  cet 
avantage  de  l'impôt  proportionnel  est  illusoire,  parce  que  la 
totalité  de  l'impôt  devant  être  réglée  par  le  besoin  ,  on  serait 
obligé,  pour  avoir  une  somme  égale,  d'augmenter  la  propor- 
tion. Ainsi,  par  exemple,  si,  au  moyen  d'un  arrangement 
semblable,  l'impôt  est  moindre  d'un  vingtième,  il  faudra  ajou- 
ter un  sou  pour  livre  pour  avoir  la  même  somme,  et  dés  lors 
la  lésion  reparaît,  puisque  la  terre  de  lo  livres  paye  cet  impôt  de 
plus,  uniquement  parce  que  celle  de  14  livres  ne  paye  que  comme 
telle. 


DE    LA.    HAUTE    GUYENNE.  Si4  ' 

mes  en  iniillipliant  le  nombre  des  arpents  de  chaque 
classe  par  le  revenu  imposable  le  plus  bas  de  ceux 
que  comprend  cette  classe;  ce  taux  est  donc  plus  fort 
que  le  taux  réel. 

Dans  le  second  système,  le  taux  de  l'impôt  se 
forme  en  divisant  la  même  somme  par  la  somme 
des  produits  formés  en  multipliant  la  somme  des  ar- 
pents de  chaque  classe  par  le  revenu  imposable  le 
plus  haut  de  ceux  ([ue  comprend  cette  classe;  et  ce 
taux  est  plus  bas  que  le  taux  réel. 

Il  ne  résulte  de  cette  différence  en  plus  ou  en 
moins  avec  le  taux  réel,  aucun  avantage  ou  aucun 
désavantage  général,  puisque  la  somme  de  l'impôt 
est  fixe;  mais  il  en  résulte  une  disproportion  entre 
les  taxes  particulières. 

On  pourrait  prendre  aussi  le  taux  de  l'impôt ,  en 
divisant  la  somme  imposée  par  la  somme  des  pro- 
duits du  nombre  des  arpents  de  chaque  classe,  mul- 
tipliés par  le  terme  moyen  des  revenus  imposables 
de  cette  classe;  le  taux,  dans  ce  cas,  peut  étie  au- 
dessus  ou  au-dessous  du  taux  réel. 

Nous  allons  donc  examiner  séparément  ces  trois 
systèmes.  Cette  matièie  n'a  jamais  été  discutée  d'après 
des  piincipes  rigouieux,  et  c'est  une  raison  de  nous 
y  arrêter  plus  longtemps. 

Nous  rapporterons  seulement  ici  les  conclusions 
auxquelles  nous  avons  été  conduits.  Nous  avons  cru 
devoir  séparer  du  lapport  les  détails  et  le  dévelop- 
pement des  calculs,  qui  sont  d'ailleurs  trop  simples 
pour  mériter  une  discussion  approfondie. 

Dans  le  premier  système,  c'est-à-dire  dans  celui 
V.  16 


•^4'2  RAPPORT    SUR    LK    CADASTRE 

où  l'impôt  de  cliaque  classe  est  réglé  par  le  revenu 
imposable  le  plus  faible  (jui  y  est  compris, 

Il  arrivera,  i"  que  les  produits  imposables  de 
chaque  classe  payeiont  tous  l'impôt  à  un  taux  plus 
fort  que  le  plus  haut  produit  de  la  niéme  classe  ; 
■i'^  que,  dans  chaque  classe,  le  produit  le  plus  faible 
payera  au-dessus  du  taux  réel,  et  (|ue  cette  lésion 
aura  lieu  jusqu'à  la  propiiété  dont  le  produit  impo- 
sable sera  au  plus  bas  produit  delà  classe,  comme 
le  taux  supposé  de  l'impôt  sera  au  taux  réel;  en  sorte 
que,  dans  ce  système,  il  peut  y  avoir  des  classes  en- 
tières qui  payent  plus  qu'elles  ne  doivent. 

Dans  le  second  système,  on  trouvera, 

1°  Que  dans  chaque  classe,  les  revenus  imposables 
les  plus  faibles  payeront  dans  une  proportion  plus 
grande  que  les  plus  forts;  cela  est  commun  aux  deux 
systèmes  ; 

1°  Que  la  propriété  de  chaque  classe  dont  le  le- 
venu  imposable  est  le  plus  fort,  payera  moins  qu'elle 
ne  doit;  et  ainsi,  en  descendant  jusqu'au  point  où 
le  produit  imposable  est,  au  plus  haut  degré  de  la 
classe,  comme  le  taux  supposé  est  au  taux  réel;  en 
sorte  que  dans  ce  système  il  peut  y  avoir  des  classes 
pour  la  totalité  desquelles  le  taux  de  l'impôt  soit 
trop  faible  (/;). 

[b]  Pour  mettre  ces  raisonnements  à  la  portée  de  ceux  qui  ne 
sont  pas  familiarisés  avec  les  méthodes  de  calcul,  nous  allons  pré- 
senter ici  des  exemples  arithméti(jnes  des  différentes  conclusions 
(pie  nous  avons  tirées. 

Nous  supposerons  d'abord  trois  classes,  la  première  de  lo  à  20 
livres;  la  seconde  de  20  à  3o;  la  troisième  de  3o  à  4t>,  dans  cha- 


DE    LA^    HAUTE    GUYENNE.  'll\5 

Le  taux  réel  est  supposé  rester  inconnu  ;  il  faut 
donc  se  réduire  à  trouver  les  limites  des  erreurs 
qu'on  peut  commettre,  et  on  trouvera  que,  pour  le 

cuiie  dix  propriétés,  et  que  ces  propriétés  doivent  payer  loo 
livres.  Nous  supposerons  de  plus,  dans  la  classe  de  lo  à  20 
livres,  cinq  propriétés  de  1 1  et  cinq  de  12;  dans  celle  de  20  à  3o, 
une  de  21 ,  et  neuf  de  29;  dans  celle  de  3o  à  40,  deux  de  3i  ,  et 
huit  de  3g. 

Le  taux  réel  de  l'impôt  se  trouverait  en  divisant  100  livres  pai- 
la  valeur  totale  de  ces  trente  propriétés,  c'est-à-dire  par  771  ;  le 
taux  réel  sera  donc  y^j;  le  taux  du  premier  système  sera  g^plns 
grand  que  Ayj;  et  dans  le  deuxième,  le  taux  sera  ^^  plus  petit 
que  le  taux  réel.  Puisque ,  dans  les  deux  systèmes  ,  les  propriétés 
de  chaque  classe  payeront  le  même  impôt,  il  est  évident  que  les 
plus  faibles  payeront  plus  à  proportion  que  les  plus  forts. 

Dans  le  premier  système  ,  les  propriétés  de  11  livres  payeront 
'"goÔ"">  ^^  '^''•^^  devraient  ^  '77I"";  elles  payeront  donc  plus 
(pi'elies  ne  doivent  payer  ;  celles  de  12  payeraient  ~6ïïo^  ^^  ''^" 
de  J-^Yjj^,  c'est-à-dire,  plus  qu'elles  ne  devraient  payer;  fai- 
sant ensuite  ici  la  proportion,  le  taux  réel  ou  ^^  est  au  taux 
supposé  ou  ^^,  comme  10  livres,  produit  sur  lequel  on  règle 
l'imposition  ,  est  à  un  certain  produit  réel  :  on  trouve  ce  produit 
réel  égal  à  |^  10  livres;  ainsi  tout  ce  qui  ser-ait  air-dessus  dans 
cette  classe  payerait  trop  peu,  et  toirt  le  reste  payerait  tr'0[);  il 
en  sera  de  même  des  autres  classes. 

Dans  le  deuxièiue  système,  les  propriétés  de  2g  livres  paye- 
r-ont  '^".joû""  ,  au  lieu  de  ^^yyj^,  et  par  conséquent  payeront 
moins  qu'elles  ne  doivent;  celles  de  21  livres  payeront  de  même 
'^".)o^""  au  lieu  de  ^ '  j 7  { -'-^ ,  et  par  conséquent  plus  qu'elles  ne 
doivent;  et  faisant  cette  pro[)ortion,  le  taux  réel  ou  \^-j  est  au 
taux  supposé  ou  ^^,  comme  3o  livres,  produit  sur  lequel  on 
règle  l'imposition,  esta  un  certain  pr'oduit  réel:  on  trouve  ce 
produit  égal  '^",),y^'^'  ;  ainsi  tout  ce  (jui  est  au-dessus  de  cette  va- 
leur, payera  trop  peu  ,  et  tout  ce  qui  est  au-dessous  payera  troj>. 

On  voit  qu'ayant  les  mêmes  proi)ortions  entre  les  taux  réels  et 

IG. 


'244  RAPPORT    SUR    LE    CADASTRE 

second  système,  l'erreur  sera  moindre  que  la  diffé- 
rence des  deux  extrêmes  d'une  classe  multipliée  par 
le  taux  d'impôt  que  donne  le  système;  il  faudra 
donc  ,  pour  rendre  ces  erreurs  proportionnelles  , 
former  les  classes  de  manière  que  les  différences  de 
produit  imposable  d'une  classe  à  l'autre  soient  pro- 
portionnelles. 

En  adoptant  la  même  manière  de  fixer  les  diffé- 
rences de  classes,  on  trouvera  de  même,  dans  le 
premier  système,  poui-  limite  de  l'erreur,  la  diffé- 
rence d'une  classe  à  l'autre,  multipliée  par  le  taux 
d'impôt  que  donne  le  second  système  (c). 

les  taux  proposés ,  si  on  n'avait  dans  la  première  classe  que  des 
produits  réels  au-dessous  de^"^„„^",  toute  cette  classe  payerait 
trop  dans  le  premier  système;  de  même  dans  le  second,  si  la 
deuxième  classe  n'avait  que  des  produits  réels  au-dessus  de 
âili^lli,  toute  cette  classe  payerait  trop  peu  :  le  premier  cas  au- 
rait lieu  ,  par  exemple ,  si ,  tout  le  reste  égal  d'ailleurs ,  on  suppo- 
sait dans  la  première  classe  dix  propriétés  de  lo,  et  dans  la 
deuxième  une  propriété  de  26  livres  et  neuf  de  29  ;  le  second  aurait 
lieu  ,  si,  dans  la  deuxième  classe,  on  supposait  dix  propriétés  de 
11),  et  dans  la  première,  cinq  de  11  livres,  une  de  i  2  et  quatre 
de  i/i. 

(c)  En  continuant  les  mêmes  exemples,  il  sera  aise  d'entendre 
ce  que  nous  avons  dit  des  limites  d'erreur  dans  les  divers  sys- 
tèmes. Considérons  donc  le  second  système  :  il  est  clair  que  tout 
ce  qui  est  entre  10  et  20,  sera  imposé  comme  20,  et  sur  le  taux 
d'impôt  1^  qui  est  plus  petit  que  4^,  taux  réel  ;  soit  par  consé- 
quent une  propriété  au-dessous  de  20  et  au-dessus  de  10,  il  est 
clair  que  la  supposant  de  10  livres,  et  payant  le  taux  d'impôt  iûfi^ 
elle  payera  moins  qu'elle  ne  doit  ;  si  donc  '^"J^^*^"  est  trop  grand  , 
il  est  clair  que  ce  ne  peut  être  que  d'une  quantité  plus  petite  que 
^"  '    1"*^  moins  J-^Q— .  Dans  le  premier  système,  toute  la  même 


DE    LA    HAUTE    GUYENNE.  a 4 5 

D'où  il  résulte  que,  dans  ces  deux  systèmes,  non- 
seulement  il  faut  classer  suivant  la  méthode  que 
nous  venons  d'indiquer,  mais  multiplier  les  classes 
de  manière  que  la  différence  d'une  classe  à  l'autre 
soit  très-petite  par  rapport  à  la  plus  faible  des  deux 
classes. 

Si  maintenant  nous  examinons  le  troisième  sys- 
tème, nous  trouverons,  i°  que  les  terres  de  chaque 
classe  au-dessous  de  celle  dont  le  produit  imposable 
est  le  plus  grand,  payeront  moins  qu'elle  à  propor- 
tion ;  1°  que  si  le  taux  du  système  est  inférieur  au 


classe  sera  imposée  comme  lo  livres  ,  et  au  taux  i^  plus  grand 
que  ^^;  mais  il  est  clair  que  le  plus  petit  produit  devant  payer 
lo  livres  ^^ ,  la  plus  grande  erreur  possible  sera  lo  livres  ^^ 
moins  —  ~^}""  ;  mais  cette  dernière  quantité  est  inconnue. 

Supposons  maintenant  une  division  de  classes  avec  des  diffé- 
rences proportionnelles;  par  exemple,  que  les  limites  de  ces 
classes  soient  lo,  i5,  aa  livres,  lo,  33  livres  i5  sous,  il  est  aisé 
de  voir  que  les  taux  d'impôt  des  deux  systèmes  seront  entre  eux 
comme  les  termes  extrêmes  de  chaque  classe;  soit  donc  une  pro- 
priété dans  la  première  classe,  dont  le  produit  soit  lo  livres  i 
sou,  le  taux  de  ce  système  -i^,  et  le  taux  réel  -f^,  cette  pro- 
priété payera  ^  de  lo  livres  i  sou,  au  lieu  de  payer  ^  de  lo 
livres  I  sou;  mais  le  taux  du  second  système  étant -jL^  et  lo  livres 
Yu  étant  égal  à  i5  livres  -j^,  on  peut  supposer  qu'elle  payera  le 
-^  de  i5  livres,  au  lieu  du  j^  de  lo  livres  i  sou,  le  -^  de  lo  livres 
étant  égal  au  ^  de  i5  livres  :  cela  posé,  puisque  le  taux  réel  est 
plus  fort  que  ^,  taux  du  second  système,  et  le  produit  plus 
grand  que  lo  livres,  il  est  clair  que,  si  l'on  ignore  la  valeur  de 
cette  propriété  et  le  taux  réel,  on  sait  du  moins  que  ce  qu'elle 
doit  payer  est  plus  que  lo  livres  ^,  on  sait  aussi  qu'elle  doit 
payer  moins  que  i5  livres  -^  :  la  limite  d'erreur  est  donc  au-des- 
sous de  i5  livres  -j^  lo  livres  ^. 


9-46  RAPPORT    SUR    LE    CADASTRE 

taux  réel,  les  terres  qui  sont  au-dessus  du  leniie 
moyen  seront  taxées  moins  qu'elles  ne  devraient 
l'être,  et  que,  s'il  est  supérieur  au  taux  réel,  les 
terres  qui  sont  au-dessus  du  terme  moyen  seront 
trop  taxées  ;  en  sorte  que,  dans  le  premier  cas,  toutes  les 
terres  d'une  classe  pourront  payer  trop  peu  ,  et  dans 
le  second,  toutes  les  terres  d'une  classe  payer  trop. 

Si  l'on  veut,  dans  ce  cas,  assigner  les  limites  de 
l'erreur,  et  qu'on  suppose  les  différences  des  classes 
proportionnelles,  on  Irouvera  que,  pour  les  pro- 
duits supérieurs  au  terme  moyen  ,  l'erreur  sera  tou- 
jours moindre  que  la  différence  entre  le  terme  ex- 
tiême  supéiieui-  et  le  teime  moyen,  multipliée  par 
le  taux  de  l'impôt,  tel  qu'on  l'aurait  dans  le  premier 
système;  et,  pour  les  produits  qui  sont  au-dessous 
du  terme  moyen,  la  limite  de  l'erreur  sera  la  même 
que  l'on  a  eue  ci-dessus  pour  le  second  système  (ri). 

On  observera ,  de  plus ,  qu'en  faisant  les  diffé- 
rences proportionnelles,  les  taux  d'impôt,  dans  clia- 

[d)  Nous  avons  dit  qu'on  pouvait  former  un  troisième  système, 
en  taxant  d'après  le  terme  moven  de  chaque  classe  ;  ainsi  en  repre- 
nant le  premier  exemple  ci-dessus,  on  aurait  pu  taxer  les  pro- 
priétés entre  lo  et  20  sur  le  pied  de  i5  ;  celles  entre  20  et  3o  sur 
le  pied  de  25;  celles  entre  3o  et  [\o  sur  le  pied  de  35,  le  (aux  d'im- 
pôt étant  alors  1^  qui  est  plus  grand  que  le  taux  réel  i^;  si, 
conservant  tout  le  reste,  on  avait  eu  10  propriétés  de  21,  au 
lieu  d'une  de  ai  et  9  de  29,  on  aurait  alors  eu  le  taux  réel  |^: 
ainsi  le  taux  aurait  été  plus  petit  que  le  taux  réel. 

Dans  le  premier  cas,  les  propriétés  de  11  ,  12  livres,  qui  paye- 
ront comme  i5  livres,  et  sur  le  taux  i^,  plus  grand  que  ^^i ■> 
payeront  trop  :  dans  le  second ,  les  propriétés  qui  payeront 
comme  i5  livres,  mais  au  tauxy^,  plus  petit  que  le  taux  réel 


DE    LA    HAUTE    GUYENNE.  2^7 

Clin  des  systèmes,  seront  en  raison  inverse  du  pro- 
duit sur  lequel  on  formera  la  taxe;  qu'ainsi  il  devient 
indifférent,  dans  cette  hypothèse,  de  suivre  un  des 
trois  systèmes  de  classification  11  résulte  donc  de  ce 
(|ue  nous  venons  de  dire,  qu'il  faut  former  la  classi- 
fication en  prenant  entre  les  classes  des  différences 
proportionnelles,  et  les  prendre  telles  que  la  lésion 
qui  en  résulte  ne  soit  pas  sensible. 

i^ous  observerons  maintenant,  i"  que  l'estimation 
tle  chaque  terre  n'est  pas  rigoureusement  exacte,  et 
qu'ainsi  il  est  inutile  de  chercher  dans  la  classifica- 
tion une  exactitude  plus  grande  que  celle  qui  peut 
être  mise  dans  l'estimation;  2"  que  cette  erreur  dans 
la  classification  n'affectera  surtout  que  la  partie  in- 
férieure de  chaque  classe  des  terres,  qu'elle  sera 
favorable  pour  d'autres  valeurs  ;  en  sorte  que,  pour 
les  propriétaires  qui  ont  des  terres  de  différentes 
valeurs,  ces  erreuis  seront  compensées  en  partie; 
'5°  que,  pour  que  l'erreur  approchât  de  la  limite  que 
nous  avons  fixée,  il  faudrait  que  presque  toutes  les 
pi'opriétés  de  chaque  classe  fussent  très-voisines  du 

1^,  payeiont  encore  trop,  parce  que  leur  rapport  avec  i5  est 
plus  petit  que  celui  de  699  à  vSo,  rapport  tics  deux  taux. 

Si  les  difféiences  sont  proportionnelles  ,  il  est  aisé  de  voir  que 
le  taux  de  ce  troisième  système  sera  au  taux  du  second,  comme 
le  terme  moyen  est  au  terme  extrême  :  on  payerait  donc  précisé- 
ment comme  dans  ce  second  système  :  ainsi  les  limites  de  l'erreur 
devront  être  supposées  les  mêmes. 

Soient,  par  exemple,  10,  i5  livres,  -22  livres  10  sous, 
3'i  livres  i5  sous,  les  extrêmes  des  classes,  on  voit  que  si  ^  est , 
par  exemple,  le  taux  du  premier  système,  -^  sera  celui  du  se- 
cfind,  et  ^  relui  d'.i  troisième. 


9-48  RAPPORT    SUR    LE    CADASTRE 

point  le  plus  liaul  ,  et  qu'un  très-petit  nombre  fût 
placé  dans  le  point  le  plus  bas  :  ce  qui,  d'abord,  est 
très-peu  probable,  et  ce  qui  ,  d'ailleurs,  pourrait  se 
réparer  facilement  en  faisant  passer  ce  petit  nombre 
de  propriétés  dans  une  classe  inférieuie. 

Ainsi ,  pourvu  que  le  rapport  d'une  classe  à  l'aulre 
ne  soit  pas  grand ,  la  lésion  ne  sera  point  sensible. 

Dans  le  projet  proposé,  les  différences  entre  les 
classes  ne  sont  ni  égales,  ni  proportionnelles.  Il  y  a 
trente  classes,  la  première  est  de  lo  sous;  l'avant- 
dernière,  de  ^53  livres;  la  première  des  différences 
est  jo  sous;  la  dernière  est  "38  livres;  le  premier 
rappoit  de  la  différence  à  la  quantité  est  i  ;  le  der- 
nier est  moindre  que  f  ,  et  plus  grand  que  ^. 

Les  auteurs  de  ce  projet  conviennent,  dans  la 
théorie,  du  principe  que  nous  avons  exposé,  c'est- 
à-dire  de  la  nécessité  de  prendie  entie  les  classes  des 
différences  proportionnelles;  mais  les  motifs  de  l'ir- 
régularité apparente  qu'on  observe  ici  sont  :  i°  la 
crainte  de  multiplier  tiop  les  classes;  2°  l'extrême 
petitesse  des  différences  dans  les  piemiers  teimes , 
petitesse  telle,  que  ceilainement  les  estimateuis  les 
plus  exacts  ne  peuvent  y  avoir  égard.  Si  on  suppose, 
en  effet,  les  différences  proportionnelles  aux  dixièmes, 
la  première  classe  étant  10  sous,  la  seconde  sera  1  1, 
la  troisième  13  et  un  deniei'  environ  ;  3°  le  peu  d'im- 
portance de  l'erreui-  :  de  ces  motifs,  le  second  est 
le  seul  qui,  suivant  nous,  doive  être  de  quelque 
[)oids.  La  multiplication  des  classes  n'a  d'autre  in- 
convénient que  d'augmenter  un  travail  purement 
arillimétique,  et  toute  eireur  plus  grande  que  celle 


DE    LA.    HAUTE    GUYENNE.  u/49 

de  l'eslimation  nous  semble  ne  devoir  pas  être  né- 
gligée :  il  nous  païaîtrait  donc  à  désirer  qu'on  pût 
admettre  une  plus  grande  division  de  classes,  cin- 
quante, par  exemple,  au  lieu  de  trente;  alors  il  se- 
rait possible  de  supposer  la  différence  d'une  classe 
à  l'autre,  d'environ  un  dixième  seulement,  en  réu- 
nissant dans  les  mêmes  classes  celles  des  dernières 
divisions  dont  la  différence  n'excéderait  pas  une 
très-petite  somme,  5  sous,  par  exemple.  En  effet, 
suivant  cette  méthode,  non-seulement  la  lésion  se- 
rait très-petite,  mais,  de  plus,  l'erreur  de  la  classi- 
fication serait  du  même  ordre,  tout  au  plus,  que 
celle  de  l'estimation  ,  parce  que  les  terres  d'un  très- 
petit  rapport  n'ayant  aucune  culture  légulière,  ne 
sont  pas  susceptibles  d'une  évaluation  bien  exacte; 
mais  il  nous  suffit  d'avoir  exposé  notre  opinion  sur 
les  principes  de  ces  opérations  ;  c'est  à  l'administra- 
tion de  la  province  à  décider  sur  la  manière  de  les 
employer. 

Nous  ajouterons  qu'il  nous  paraît  plus  simple  de 
nommer  chaque  classe  par  le  teime  du  produit  le  plus 
bas  tpii  y  est  contenu,  quoique  ces  dénominations 
soient  indifférentes  :  en  effet,  un  propriétaire  peu 
instruit,  qui  voit  que  sa  terre  a  été  placée  dans  la 
classe  de  lo  livres,  verra  sur-le-champ  que,  pour 
se  faire  placer  dans  une  autre  classe,  ou  pour  obte- 
nir un  changement ,  il  doit  prouver  qu'elle  est  au- 
dessous  de  cette  valeur  ;  au  lieu  que,  si  elle  était 
placée  dans  celle  de  i  j,  il  faudrait  qu'il  songeât  qu'il 
doit  prouver  qu'elle  est  non-seulement  au-dessous 
de  I  I,  mais  même  de  lo.  Ce  raisonnement,  qui  n'est 


:5o 


RAPPORT    SUR    LE    CADASTRE 


rien  pour  des  liommes  habitués  aux  affaires,  pourrait 
embarrasser  les  propriétaires  de  campagne,  à  qui  il 
sera  difficile  de  faire  entendre  que,  pour-  être  mal 
placé  dans  la  classe  de  ii  livres,  il  faut  réellement 
avoir  une  terre  au-dessous  de  lo  livres. 

Nous  allons  passer  maintenant  à  la  manière  d'es- 
timer les  terres,  et  de  les  placer  dans  la  classifica- 
tion dont   nous  venons  d'exposer  les  principes. 

H  se  présente  ici  trois  espèces  de  propriétés  assu- 
jetties au  même  impôt,  mais  qui,  pai-  la  manière 
de  les  estimer,  exigent  une  méthode  différente. 

i"  Les  terres  qui  donnent  des  productions  réelles  , 
annuelles  ou  périodiques; 

2**  Les  maisons  ; 

3°  Les  moulins  de  différentes  espèces.  Il  n'est 
question  dans  ce  projet  ni  de  mines  ni  de  cariières. 

Nous  ne  parlerons  que  de  la  première  espèce  de 
propriétés;  le  principe  général  adopté  par  les  au- 
teurs du  projet ,  est  le  même  pour  toutes  les  trois;  il 
consiste  à  rassembler  le  plus  d'éléments  et  de  moyens 
de  vérification  qu'il  est  possible  :  les  différences  dans 
la  manière  de  les  estimer  tiennent  à  la  nature  des 
objets  ,  ou  à  des  principes  particuliers  sur  la  méthode 
d'assujettir  à  l'impôt  les  maisons  et  les  usines;  prin- 
cipes dont  la  discussion  nous  estétrangèie  :  nous  nous 
bornerons  à  observer  seulement ,  sans  prononcer  sur 
la  vérité  ou  la  justice  de  ces  principes,  que  les  inté- 
rêts des  habitants  des  campagnes  ont  été  ménagés 
avec  soin  (i). 

(1,1  I^es  piincipt'S  que  nous  avons  exposés  ri-dessus  sur  la  taxe 


DE    LA    HAUTE    GUYENNE.  131 

Pour  parvenir  à  lestimation  des  lenes,  on  forme 
une  table  contenant  dix -sept  colonnes,  et  où  l'on 
marque  : 

1°  Le  nom  du  propriétaire  ; 

2"  Celui  du  canton  ; 

3°  Les  productions  naturelles  du  sol; 

4°  Celles  de  la  culture; 

5°  Les  qualités  physiques  de  la  terre; 

6°  L'exposition  ; 

7°  Les  débouchés; 

8°  La  mesure  de  superficie  ; 

9"  Le  prix  des  ventes; 
io°  Le  produit  affermé; 
1 1°  Celui  des  dîmes; 
ï-i"  Les  frais  de  culture; 
ij"  Le  produit  des  fruits  ou  produit  brut; 
i4°  Le  produit  imposable  ; 
I  5"  L'imposition  actuelle; 
i6°  Le  numéro  du  plan  général; 

Une  dix-septième  est  réservée  pour  les  observations 
particulières. 

C'est  d'après  ces  éléments  que  l'on  doit  partir 
pour  placer  chaque  teire  dans  la  classe  qui  lui 
convient. 

Les  deux  premières  colonnes,   remplies   par   les 

à  laquelle  les  maisons  et  les  usines  doivent  être  assujetties  dans  la 
répartition  d'un  impôt  territorial,  diffèrent  à  beaucoup  d'égards 
de  ceux  que  l'administration  de  la  haute  Guyenne  a  cru  devoir 
adopter.  Ces  derniers  méritent  cependant  d'être  préférés  à  ceux 
<Hii  ont  (•t(>  suivis  dans  la  répaititiou  des  vingtièmes. 


101  RAPPORT    SUR    Llî    CADASTRE 

noms  des  propriétaires  et  par  ceux  des  cantons,  ne 
sont  susceptibles  d'aucune  observation. 

Les  troisième,  cinquième  et  sixième,  qui  désignent 
les  productions  naturelles  du  sol,  les  qualités  pliysi- 
(jues  de  la  terre,  et  l'exposition,  ne  peuveut  servir  de 
base  à  l'estimation  ;  mais  on  sait  qu'il  existe  une  liai- 
son constante  entre  la  nature  des  terrains  et  leur  fer- 
tilité; l'espèce  de  productions  qui  peut  y  être  cultivée 
avec  succès;  enfin,  la  méthode  de  les  cultiver.  Les 
productions  naturelles  d'une  terre,  c'est-à-dire,  les 
plantes  qui  y  croissent  spontanément,  sont  aussi  des 
indices  Irès-constanls  de  sa  force  productive  et  du 
genre  de  pioductions  qu'elle  est  plus  propre  à  rece- 
voir :  l'exposition  a,  comme  on  sait,  des  influences 
Irès-marquées  sur  le  succès  des  différentes  espèces  de 
culture.  Les  naturalistes  et  les  botanistes  paraissent 
convenir  de  ces  principes. 

On  propose  de  juger  ici  de  la  nature  du  terrain, 
en  distinguant  la  qualité  dominante  de  la  terre,  sa 
consistance,  le  genre  des  pierres  qui  y  sont  mêlées, 
leur  abondance  ou  leur  dureté,  l'épaisseur  de  la 
couche  de  terre  ,  les  bancs  de  pierres  ou  de  rochers 
qui  l'interrompent;  on  choisit  parmi  les  productions 
naturelles,  les  plantes  qui  y  paraissent  en  plus  grand 
nombre,  et  qui  semblent  y  avoir  une  végétation  plus 
vigoureuse. 

Ces  détails,  formés  en  même  temps  que  ceux  qui  sont 
de  nécessité  absolue,  n'augmenteront  pas  beaucoup 
le  travail,  et  il  peut  en  résultei-  deux  avantages;  le 
premier,  de  présenter  un  moyen  de  vérification  :  si , 
en  effet,  deux  terres  (jui,  ayant  une  même  culture 


DE    LA     HAUTE    GUYFJVJVE.  9o!3 

et  les  mêmes  débouchés  ,  se  trouvent  eiicoi  e  de  la 
même  nature,  et  que  cependant  elles  soient  estimées 
avoir  des  produits  très-différents,  cette  différence  pa- 
raît indiquer  une  erreur,  et  doit  obliger  à  revoir,  avec 
une  nouvelle  attention  ,  tous  les  éléments  qui  ont 
servi  à  lestimation.  Le  second  avantage  est  de  mettre 
à  portée  de  mieux  connaître,  par  une  suite  d'obser- 
vations multipliées,  les  rapports  qui  existent  entre 
la  nature  et  l'exposition  du  sol ,  ses  productions  na- 
turelles, sa  fertilité,  et  le  succès  des  différentes  espèces 
de  productions  ou  des  procédés  employés  pour  cul- 
tiver. Ce  travail,  bien  exécuté,  peut  devenir  très- 
utile  aux  sciences  rurales,  et  on  sent  qu'il  ne  peut 
être  fait  avec  autant  d'étendue  et  d'exactitude  qu'en 
le  réunissant  à  la  confection  d'une  opération  générale 
et  nécessaire. 

L'article  IV,  ([ui  désigne  les  productions  que  l'on 
cultive  dans  chaque  terre,  soit  constanmient ,  soit 
alternativement ,  les  années  de  repos,  le  nombre  des 
labours ,  le  plus  ou  moins  d'eugrais ,  etc. ,  a  la  même 
utilité  que  ceux  dont  nous  venons  de  parlei;  d'ail- 
leurs il  est  d'usage,  dans  toute  espèce  de  cadastre , 
de  marquer  à  chaque  article  l'espèce  de  propriété 
qu'il  renferme. 

Nous  avons  déjà  observé  que  l'article  VII  qui  mar- 
que les  débouchés,  sert  à  comparer  les  terres  entre 
elles,  et  contribue  à  donner  des  moyens  de  vérifi- 
cation ,  c'est-à-dire  ,  des  moyens  d'apercevoii-  les  er- 
reurs qui  ont  pu  être  commises. 

!\ous  avons  parlé  de  la  mesure  de  superficie. 

Le  produit  des  ventes  ne  peut  pas  servir  à  déter- 


•^54  RAPPORT    SIR    LK    CADASTRE 

miiiei-  le  produit  imposable  ;  cependant  il  arrive 
rarement  cpril  ne  s'établisse  pas  dans  le  même  canton, 
pour  les  terres  susceptibles  des  mêmes  productions  , 
un  denier  commun  de  ventes  :  ainsi,  toutes  les  fois 
que  l'évaluation  du  produit  imposable  d'une  terre 
s'écartera  de  ce  denier  commun  ,  d'une  manière  sen- 
sible, on  aura  lieu  de  soupçonner  une  erreur,  et  on 
sera  averti  de  la  nécessité  d'un  nouvel  examen. 

Les  dîmes  ne  sont  évaluées  que  d'après  le  produit 
des  fruits  ;  mais  on  les  place  ici ,  i*"  pour  avertir  qu'elles 
doivent  être  ajoutées  aux  frais  de  culture;  2"  paice 
que  connaissant,  d'après  cette  évaluation,  la  valeur 
des  dîmes  d'un  canton ,  on  peut  la  comparer  avec  la 
valeur  estimée  de  la  même  dîme,  et  se  procurer, 
pai-  ce  moyen,  une  nouvelle  preuve  de  l'exactitude 
de  ses  opérations. 

On  marque  le  prix  des  fermes.  Si  toutes  les  terres 
étaient  affeimées,  on  pourrait  prendre  ce  piix  pour 
le  produit  imposable;  mais,  1°  il  s'en  faut  beaucoup 
que  toutes  les  terres  soient  affermées,  au  lieu  qu'il  est 
possible,  pour  toutes,  de  trouver  le  produit  impo- 
sable, en  déduisant  du  produit  des  fruits  les  frais  de 
culture;  2**  quoique  le  prix  du  bail  soit  le  résultat 
des  calculs  que  les  propriétaires  et  les  fermiers  font  sur 
leurs  intérêts,  et  que  la  concurrence  doive  le  portei' 
à  très-peu  près  à  la  vraie  valeur  du  produit  impo- 
sable, il  n'en  est  pas  en  général  aussi  approché  qu'il 
paraîtrait  devoir  l'être. 

Les  conditions  des  baux  dépendent  de  beaucou[) 
de  considérations  personnelles  et  locales;  d'ailleuis, 
[)artout  où  l'on  impose  pioportionnellement  aux  prix 


DE    L.\    HALTE    GUYENNE.  ti55 

(les  feiiiies,  on  clieiclieàen  cacher  la  valeur  pour  di- 
minuer le  prix  de  l'impôt.  Ainsi,  avant  d'impo- 
ser sur  le  prix  des  fermes,  il  faudrait  nécessaiiement 
examiner  si  ce  produit  ne  diffère  point  sensiblement 
de  celui  qu'on  retrouverait  en  retianchant  les  frais 
de  cultuiedu  pioduit  des  fruits  :  on  ne  seiait  donc 
point  dispensé  de  l'estimation  directe. 

Enfin,  il  arrive  souvent  que  des  propriétés  de  dif- 
férente nature,  sur  différentes  paroisses,  sont  affer- 
mées en  bloc  :  ces  baux  ne  serviraient  donc  ni  pour 
une  répartition  par  paroisse,  ni  pour  une  répartition 
qui  doit,  pour  être  constante,  être  faite  sur  les  pro- 
priétés particulières,  et  non  sur  la  masse  des  biens 
(pie  réunit  un   propriétaire. 

Telles  sont  les  raisons  qui  ont  engagé  à  ne  pas  éta- 
blir l'impôt  sur  le  prix  des  baux;  mais  ce  piix  est 
important  à  connaître,  i" parce  qu'en  le  comparant  au 
produit  imposable, si  on  trouve entie  ces  deux  valeurs 
des  différences  considérables,  qui  ne  soient  pas  les 
mêmes  à  peu  près  pour  une  terre  que  pour  une  autre 
terre  voisine  de  la  même  nature,  on  est  encore  averti 
qu'il  y  a  lieu  de  soupçonner  une  erreur  ;  i^  parce 
que  cette  méuie  companiison  peut  donner,  soit  à 
l'administration,  soit  aux  propriétaires,  des  con- 
naissances très-utiles. 

H  nous  reste  à  parler  des  colonnes  XII  et  XIII.  Nous 
observerons  d'abord  que  ce  sont  les  deux  seuls  ob- 
jets qui  ne  puissent  êtie  déterminés  par  une  méthode 
rigoureuse;  ils  dépendent  nécessaiiement  du  plus  ou 
du  moins  de  connaissances  et  de  sagacité  de  ceux  qui 
sont  chargés  des  estimations. 


t56 


RAPPORT    SUR    LE    CADASTRE 


Cependant,  comme  toutes  les  opéiations  sont  pii- 
l)liques,  comme  les  propiiétaires  ou  leurs  fermiers 
peuvent  en  être  témoins,  on  sent  que  des  erreurs 
très-graves  sont  presque  impossibles  (e).  Mais  indé- 
pendamment de  ce  qu'on  peut  appeler  des  erreurs 
particulières,  auxquelles  le  choix  des  estimateurs  peut 
seul  remédier,  il  y  a  sur  la  manière  d'estimer  quel- 
ques observations  générales  qui  sont  de  notre  ressort. 

On  n'estime  ni  les  frais  de  culture,  ni  les  pro- 
duits des  fruits,  d'apiès  une  seule  année,  mais  en 
formant  une  année  commune;  et  il  se  présente  ici 
deux  questions  :  l'une  sur  la  période  d'années  qui 
doit  former  l'année  commune,  l'autre  surla  manière 
de  la  former. 

Pour  fixer  la  période  d'années  qu'il  est  à  propos 
de  choisir,  il  convient  d'observer,  i"  que  pour  com- 
penser les  inégalités  que  produit  la  température  des 
différentes  années,  il  faut  prendre  cette  période 
aussi  étendue  qu'il  est  possible,  mais  en  se  bornant 
cependant  aux  années  pour  lesquelles  on  peut  avoir 
des  données  assez  précises. 

1°  Que  dans  le  cas  où  les  productions  d'une  terre 
ne  sont  point  annuelles ,  mais  périodiques,  il  faut 
former  une  année  commune  d'un  nombre  d'années 
qui  renferme    un    multiple  de    celte  période;   par 

{e)  Nous  remarquerons  seulement  ici  que ,  dans  le  cas  où  l'on 
aurait  envie  de  connaître  quelle  peut  être  à  peu  près  l'exactitude 
des  estimations,  il  serait  possible,  par  des  expériences  vérifiées 
avec  les  précautions  nécessaires,  de  déterminer  les  limites  d'er- 
reur avec  assez  de  précision,  et  de  s'éclairer  en  même  temps  sur 
les  meilleurs  moyens  de  faire  les  estimations. 


DE    LA    HAUTE    GUYENNE.  267 

exemple,  si  !a  terre  produit  une  année  du  froment, 
une  autre  de  l'avoine,  et  se  repose  la  troisième,  il 
faut  prendre,  pour  former  l'année  commune,  un 
nombre  d'années  multiple  de  trois,  et  alors  si  on 
prend  douze  ans,  par  exemple,  ce  ne  sera  point 
réellement  d'après  douze  années,  mais  d'après  quatre 
que  se  formera  l'année  commune  de  chaque  produc- 
tion, et  par  conséquent  la  véritable  année  com- 
mune. Ces  périodes  sont  quelquefois  assez  longues, 
et  ne  sont  pas  même  très-régulières,  surtout  dans 
les  pays  où  l'on  est  dans  l'usage  de  mettre,  de  temps 
en  temps,  en  chanvre,  en  lin, en  légumes  ou  en  prai- 
ries artificielles  ,  les  terres  qui  sont  regardées  comme 
terres  à  grain;  et  il  faut  avoir  égard  à  toutes  ces  dif- 
férences. Ainsi  on  observera  dans  ce  cadastre  de 
faire  entrer  dans  l'année  commune  chaque  espèce  de 
récolte,  à  proportion  du  nombre  de  fois  que  cha- 
cune se  répète  dans  une  certaine  période  d'années. 
3^  Qu'il  y  a  des  espèces  de  propiiétés  qui  ne  pro- 
duisent que  durant  un  certain  nombre  d'années,  au 
bout  desquelles  on  est  obligé  de  faire  une  nouvelle 
dépense;  telles  sont  toutes  celles  où  l'on  cultive  des 
arbres,  les  vignes,  les  châtaigneraies,  etc.,  dans  les 
pays  du  moins  où  l'on  est  dans  l'usage  de  renouveler 
toute  une  plantation  à  la  fois  :  dans  ce  cas  ,  la  période 
commune  doit  embrasser  toute  la  durée  d'une  de  ces 
plantations,  dont  les  premièies  et  les  dernières  années 
diffèrent  beaucoup  en  produit,  de  celles  où  la  plan- 
tation est  en  rapport  :  une  année  moyenne  prise  sur 
une  seule  période ,  ne  peut  être  regardée  comme  une 
année  commune,  que  dans  le  cas  où  la  durée  du 
V.  17 


•i58  RA^PPORT    SUR    LE    CADA.STRli 

j)lant  est  assez  longue  pour  que  les  variations  d'une 
année  à  l'autre,  causées  pai-  l'âge  du  plant,  soient  peu 
sensibles;  et  le  nombre  d'années  qui  dans  ce  cas 
sert  véritablement  à  former  une  année  commune, 
n'est  pas  le  nombre  total  des  années,  mais  celui  des 
années  pendant  lesquelles  on  peut  supposer  au  plant 
la  même  force  productrice. 

La  seconde  question  regarde  la  manière  de  for- 
mer une  année  commune  ;  la  méthode  ordinaire  con- 
siste à  faire  une  somme  des  produits  de  toutes  les  an- 
nées ,  et  à  la  diviser  par  leur  nombre.  Cette  méthode 
peut  être  regardée  ici  comme  suffisante  ;  elle  est  fon- 
dée sur  la  supposition  qu'au  bout  d'un  certain 
nombre  d'années  les  récoltes  se  compensent  à  très- 
peu  près;  supposition  généralement  admise,  et  qui 
paraît  conforme  à  l'expérience  de  tous  les  pays. 

Les  années  d'une  abondance  assez  grande  pour 
rendre  cette  méthode  fautive  ne  peuvent  guère  se 
supposer;  quant  aux  accidents  extraordinaires  qui 
n'ont  lieu  qu'au  bout  d'espaces  très-éloignés ,  comme 
on  en  conservera  la  mémoire  longtemps,  et  qu'ainsi 
le  retour  de  leurs  périodes  est  plus  facile  à  connaître 
d'une  manière  rapprochée,  il  sera  fort  aisé  de  les 
faire  entrer  dans  le  calcul,  si  toutefois  on  trouvait, 
par  l'expérience,  que  leurs  effets  méritassent  cette  re- 
cherche :  s'il  est  d'usage  d'accorder  des  diminutions 
d'impôt  pour  ces  accidents  extraordinaires,  alors  il 
y  aurait  plus  d'exactitude  à  ne  pas  faire  entrer  dans 
l'année  commune  les  années  on  ces  accidents  se  ren- 
contrent. 

On  peut  demander  encore,  comme  il  faut  évaluei- 


DE    LA    HAUTE    GUYENNE.  269 

les  fruits  en  argent ,  si ,  par  cette  évaluation ,  il  faut 
évaluer  l'année  commune  de  fruits  au  prix  moyen 
(lu  même  nombre  d'années,  ou  évaluer  chaque  pro- 
duit par  le  prix  moyen  de  cliarpie  année,  et  en  tirer 
une  valeur  commune. 

Il  est  clair  que  la  première  méthode  n'est  exacte 
que  quand  le  prix  moyen  est  constant  ou  presque 
constant;  or,  le  prix  moyen  n'est  pas  constant;  il 
ne  peut  l'être,  même  à  peu  près,  quand  il  s'agit  du 
prix  moyen  pour  un  canton  peu  étendu,  où  ce  prix 
éprouve  nécessairement  des  variations  sensibles  r  il 
en  résulte  donc  que  c'est  la  seconde  manière  qu'il 
faut  préférer. 

Enfin,  on  peut  demander  comment,  lorsque  les 
années  sont  très-inégales,  et  que  ces  inégalités  ont 
lieu  d'une  manière  périodique  par  la  nature  des  pro- 
ductions, comme  dans  les  terrains  en  bois  qui  ne 
rapportent  que  tous  les  quinze,  les  dix-huit  ans,  on 
doit  former  l'année  commune.  On  peut,  en  effet, 
dans  ce  dernier  cas,  qui  servira  d'exemple,  i°  divi- 
ser l'année  commune  des  années  où  la  production 
est  lecueillie  par  le  nombre  d'années  que  contient 
la  période. 

Mais  il  est  aisé  de  sentir  que,  s'il  est  question  d'une 
imposition  nouvelle,  cette  méthode  est  inexacte.  En 
effet ,  il  n'y  aurait  certainement  pas  d'égalité  entre 
ceux  qui  recevraient  le  revenu  de  dix-huit  années 
avant  d'avoir  payé  une  année  d'impôts,  et  ceux  qui 
payeront  dix-huit  années  d'impôt  avant  d'avoir  reçu 
le  revenu.  Ce  n'est  pas  la  même  chose  lorsqu'il  s'agit 
d'un  impôt  déjà  établi,  et  qu'on  t'eut  répartir  avec 

17. 


260  RAPPORT  SUR  LE  CADASTRE 

plus  d'égalité:  on  sent  que,  dans  ce  cas,  la  lésion 
est  bien  moindre  (il  ne  peut  être  question  de  la 
totalité  de  l'impôt,  mais  seulement  d'une  partie),  et 
qu'il  y  a  même  beaucoup  de  cas  où  cette  méthode 
serait  plus  juste  que  celle  qu'on  y  voudrait  substi- 
tuer. 

1^  On  peut  avoir  égard  à  l'époque  où  le  revenu 
arrive,  et  partager  le  produit  conmie  une  annuité 
qui  doit  répondre  à  une  somme  fixe,  donnée  à  une 
certaine  époque.  Cette  méthode  est  la  plus  juste 
pour  un  impôt  nouveau ,  et  dont  la  somme  est  fixe  ; 
si  on  voulait  l'appliquer  à  une  répartition  nouvelle 
d'un  impôt,  il  faudrait  calculer  l'annuité,  en  ayant 
égard  à  l'impôt  déjà  payé  dans  les  années  de  la  pé- 
riode que  l'on  considère.  Mais  cette  recherche  ne 
donnerait  qu'une  exactitude  superflue,  parce  que 
l'erreur  à  laquelle  on  remédierait,  par  ce  moyen, 
serait  en  général  foit  au-dessous  des  erreurs,  dans 
l'estimation  (/). 

3°  On  peut,  pour  plus  de  simplicité,  regarder  le 
teime  de  toucher  les  revenus,  comme  étant  pour 
tous  le  plus  éloigné.  Cette  méthode  ,  qui  serait  in- 
juste pour  un  impôt  dont  la  somme  est  fixe,  en  sorte 
que  toute  grâce  pour  l'un  est  une  charge  pour  l'autre, 
n'est  sans  inconvénient  que  dans  le  cas  où  l'impôt 

(/)  Nous  sommes  entrt's  ici  dans  des  détails  qui  peuvent  pa- 
raître minutieux;  mais  comme  le  degré  d'exactitude  des  estima- 
tions est  inconnu  ,  et  rpi'il  est  possible  d'en  perfectionner  la  mé- 
thode, comme  nous  l'avons  observé,  nous  avons  voulu  ne  rien 
omettre  des  principes  nécessaires  pour  calculer  les  éléments  qui 
pourraient  alors  mériter  d'entrer  dans  l'évaluation  des  produits. 


DE    L\    HAUTE    GUYENNE.  26 1 

n'a  pas  une  valeur  fixe,  mais  est  proportionnel  au 
revenu  (g). 

Ce  que  nous  avons  dit  des  estimations  de  pro- 
duits, s'applique  aux  estimations  de  frais  de  culture  , 
sans  aucun  changement.  On  ne  dit  point  ici  si  l'on 
fait  entrer  dans  ces  frais  l'intérêt  des  avances  de  cul- 
ture, ni  la  manière  dont  on  détermine  ces  avances, 
ou  l'intérêt  qu'on  doit  leur  supposer. 

II  ne  reste  donc  plus  qu'à  former  le  produit  impo- 
sable,.ce  qui  ne  demande  qu'une  simple  soustraction  : 
nous  observerons  seulement  que  l'on  trouvera  dans 
le  travail  réel  un  point  de  vérification  qui  ne  paraît 
pas  dans  ces  colonnes:  en  effet,  on  fera  les  évaluations 
en  nature  avant  de  les  faire  en  argent  ;  ce  qui  peut  in- 
diquer encore  les  erreurs  qu'on  aura  pu  commettre, 
soit  dans  les  évaluations,  soit  dans  les  calculs. 

D'après  l'estimation,  on  placera  chaque  terre  dans 
la  classe  qui  lui  appartient. 

Tel  est  le  plan  général  du  cadastre  proposé  à 
l'administration  de  la  haute  Guyenne;  et  il  nous  a 
paru  que,  dans  la  manière  de  lever  les  plans  des  ter- 
rains, et  d'en  déterminer  les  superficies,  de  diviser 
les  terres  en  différentes  classes;  enfin,  de  les  esti- 
mer, les  auteurs  du  projet  avaient  proposé  les  moyens 

[g)  Nous  observerons  de  plus  ici  que  la  plupart  des  proprié- 
taires ne  font  point,  du  moins  dans  la  pratique,  ce  calcul  des  an- 
nuités, et  qu'ainsi  presque  tous  ceux  dont  le  revenu  échoit  les 
premières  années  après  l'établissement  de  l'impôt,  perdraient  à 
être  imposés  suivant  la  règle  rigoureuse  :  mais  c'est  à  l'adminis- 
tration seulement  à  décider  quels  égards  elle  doit  avoir  à  cette 
observation. 


202  RAPPORT  SUR  LK  CADASTRE 

ies  plus  simples  et  les  plus  exacts  créviter  les  eireuis  : 
nous  croyons  seulement  devoir  répétei'  sur  le  der- 
nier article,  i"  que  l'exactitude  dépend  nécessaire- 
ment de  la  sagacilé  des  estimateurs;  mais  les  auteurs 
du  projet,  en  leur  traçant  la  méthode  dont  nous 
avons  rendu  compte,  leur  donnent  les  moyens  d'évi- 
ter ou  de  reconnaître  leurs  erreurs. 

2°  Que  les  détails  que  renferment  ces  tables  d'es- 
timation peuvent  fournir  des  observations  très-pré- 
cieuses pour  les  administrateurs,  pour  les  proprié- 
taires, et  pour  les  hommes  qui  s'occupent  de  l'étude 
de  l'agriculture  et  de  celle  des  sciences  physiques. 

Quelque  bien  fait  que  puisse  être  le  plan  pro- 
posé, quelque  soin  qu'on  ait  pris  pour  former  dans 
la  province  de  bons  arpenteurs  et  des  estimateurs 
éclairés ,  il  serait  impossible  que  la  confection  d'un  ca- 
dastre général  n'exigeât  beaucoup  de  temps,  et  qu'il 
ne  fallût  employer  des  sommes  considérables  pour 
un  ouvrage  dont  les  avantages  ne  seraient  sensibles 
que  lorsqu'il  serait  achevé. 

Ces  considérations  ont  déterminé  les  auteurs  du 
projet  à  proposer  une  méthode  de  faire  partielle- 
ment le  cadastre,  de  manière  à  remédier  peu  à  peu 
aux  défauts  de  l'ancien  ,  et  à  faire  jouir,  dès  les  pre- 
mières années,  les  paroisses  les  plus  maltraitées,  des 
avantages  d'une  imposition  plus  régulière.  La  grande 
difficulté  de  ce  projet  consistait  à  trouver  une  mé- 
thode approchée  de  connaître  le  taux  de  l'impôt  , 
différente  de  la  méthode  rigoureuse,  qui  consiste  à 
«liviser  la  somme  de  Timpôt  par  celle  du  pioduit 
imposable,  et  qui  exige,  par  conséquent,  (pie  le  tra- 


DE    L\    HAUTE    GUYENNE.  9.63 

vail  des  arpentasses  et  des  estimations  ait  été  fait  en 
entier. 

En  effet,  si  ce  taux  d'imposition  était  connu  à  très- 
peu  près,  il  suffirait ,  pour  rectifier  le  cadastre  d'une 
paroisse ,  de  faire  les  opérations  nécessaires  pour 
fixer  le  produit  imposable  sur  cette  paroisse  seule  ; 
on  verrait,  par  la  somme  de  ce  produit  imposable, 
l'impôt  qu'elle  doit  payer  ;  on  le  répartirait  avec  éga- 
lité sur  les  propriétaires,  et  la  somme  qu'elle  payait 
de  trop,  serait  répartie  proportionnellement  sur  le 
reste  des  paroisses.  Par  ce  moyen  ,  on  soulagerait , 
chaque  année,  parmi  les  paroisses  qui  se  plaignent, 
celles  dont  les  plaintes  paraissent  le  mieux  fondées  ; 
et  il  arriverait  enfin  un  moment  dans  lequel  toutes, 
ou  presque  toutes,  auraient  demandé  le  cadastre,  et 
où,  par  conséquent,  le  cadastre  entier  serait  exécuté 
sur  la  demande  même  des  contribuables,  et  sans 
leur  causer  l'inquiétude  et  la  défiance,  que  toutes  les 
opérations  de  ce  genre  ne  manquent  guère  d'exciter 
quand  elles  se  font  par  voie  d'autorité. 

11  nous  reste  donc  à  examiner,  i"  le  moyen  de 
connaître  par  estimation  le  taux  de  l'impôt  ;  2°  les 
effets  que  peut  produire  le  rejet  des  sommes  sur-im- 
posées sur  la  totalité  de  ceux  qui  n'auront  pas  encoie 
le  nouveau  cadastre  ;  3°  la  manière  de  former  un 
cadastre  vraiment  général,  après  qu'il  aura  été  exécuté 
partiellement  sur  la  totalité  des  paroisses. 

Pour  connaître  à  peu  près  le  taux  de  l'impôt,  on 
propose  de  choisir,  dans  la  province  et  dans  chaque 
canton  de  la  province,  un  certain  nombre  de  pa- 
roisses où  se  houvent  à  peu  près  les  différentes  es- 


'Jl64  RAPPORT    SUR    LE    CADASTRE 

pèces  de  terrains  et  de  productions  que  renferme  la 
province  entière,  et  de  choisir  ces  paroisses  parmi 
celles  qu'on  supposera  ne  payer  qu'une  imposition 
proportionnée  à  leur  revenu.  On  croit  pouvoir  le- 
garder  comme  n'étant  point  trop  imposées  les  pa- 
roisses qui  ne  se  sont  jamais  plaintes  du  trop  imposé, 
ou  qui  ne  se  sont  plaintes  que  faiblement;  qui  n'ont 
demandé  des  secouis  que  pour  des  accidents  extra- 
ordinaires où  il  n'y  a  point  eu  d'abandon  de  terres. 
On  exclura  de  ce  nombre  celles  qui  ont  été  citées 
constamment  parles  paroisses  voisines,  comme  ayant 
été  trop  peu  imposées,  celles  où  les  terres  qui  pa- 
raissent d'une  valeur  égale  sont  vendues  constam- 
ment beaucoup  plus  clier  que  dans  les  paroisses 
voisines. 

On  prendra  ces  paroisses  dans  différents  cantons, 
parce  que  ces  différences,  observées  d'une  paroisse 
à  l'autre,  ne  naissent  que  de  l'opinion  commune, 
établie  dans  le  canton,  et  qu'ainsi,  sans  cette  pré- 
caution ,  on  pourrait  se  tromper  beaucoup,  s'il  exis- 
tait des  différences  sensibles  entre  les  cantons  comme 
entre  les  paroisses. 

Le  même  moyen  qui  serviia  à  distinguer  les  pa- 
roisses où  l'imposition  peut  être  regardée  comme 
assez  exacte ,  servira  à  distinguer  dans  chaque  pa- 
roisse les  fonds  qu'on  peut  regarder  comme  bien 
imposés.  Les  prix  des  ventes,  des  fermes,  les  plaintes 
plus  ou  moins  fréquentes,  donneront  de  même  une 
assez  glande  probabilité.  On  choisira  donc  un  cer- 
tain nombre  d'exemples  dans  lesquels  on  fera  entrer 
un  nombre  à  peu  près  égal  de  terres  de  différentes 


DE    LA    HAUTE    GUYENNE. 


.65 


productions,  et  un  nombre  à  peu  près  égal  de  terres 
de  différent  produit  pour  chaque  genre  de  produc- 
tions. On  fera ,  d'après  les  moyens  que  nous  avons 
exposés,  et  avec  les  plus  grands  soins,  l'estimation 
de  ces  terres;  on  en  déduira  le  taux  de  l'impôt  pour 
chacune,  et  on  en  formera  un  taux  commun. 

Mais  les  auteurs  du  projet  ont  senti  que,  pour 
former  ce  taux  commun,  il  ne  fallait  pas  ici  prendre 
un  milieu  arithmétique  entre  les  différents  résultats. 
Pour  que  cette  méthode  fût  bonne,  il  faudrait  que 
le  taux  fût  à  peu  près  le  même  pour  les  différents 
cantons,  pour  les  différentes  productions  et  les  dif- 
férentes qualités  de  terrains  destinés  à  chaque  pro- 
duction. 

C'est  en  comparant  une  terre,  non  avec  les  terres 
du  même  canton  seulement ,  mais  avec  celles  de  la 
même  espèce,  du  même  degré,  que  s'est  formée  l'opi- 
nion sur  l'exactitude  de  l'imposition.  Il  serait  donc 
très-possible  qu'il  y  eût  dans  l'état  actuel ,  entre  les 
différentes  productions  ou  entre  les  différents  degrés 
de  terrains,  des  taux  très-différents,  comme  entre 
des  cantons  fort  éloignés.  Il  faut  donc  multiplier  le 
taux  de  chaque  espèce  et  de  chaque  degré  dans 
chaque  canton,  par  le  nombre  d'arpents  de  terres 
semblables  qu'il  est  supposé  contenir  d'après  une 
détermination  approchée,  dans  laquelle  il  n'est  pas 
nécessaire  d'avoir  une  grande  précision,  et  le  diviser 
par  la  totalilé;  on  aura,  par  ce  moyen  ,  le  taux  de 
chaque  canton,  et  on  formera  ensuite,  par  la  même 
méthode,  un  taux  moyen  entre  les  différents  can- 
tons. 


SG 


RAPPORT    SUR    LE    CADASTRE 


Cette  méthode  nous  paraît  siiffisanuiienl  exacte, 
j3ourvu  qu'on  ait  soin  en  prenant,  d'après  quelques 
exemples,  le  taux  commun  d'un  degré,  d'une  es- 
pèce dans  un  même  canton  ,  d'écarter  ceux  qui  s'é- 
loigneraient trop  des  autres,  et  que  dans  ce  cas  on 
cherche  à  pénétrer  la  cause  de  cette  différence,  et 
à  multiplier  davantage  les  exemples. 

D'autres  recherches  seraient  inutiles.  En  effet , 
le  premier  fondement  de  l'opération  est  la  possibi- 
lité de  reconnaître  qu'une  paroisse  n'est  pas  trop 
imposée  par  rapport  à  une  paroisse  voisine;  que 
telle  terre  labourable  de  cette  paroisse  ne  l'est  pas 
trop  par  rapport  aux  autres  terres  labourables  à  peu 
près  de  la  même  nature,  et  c'est  d'après  des  raisons 
morales  qu'on  croit  pouvoir  admettre  cette  possibilité. 
On  se  croit  donc  assuré  d'avance  que  le  taux  que  l'on 
trouve  approche  du  taux  commun  pour  les  proprié- 
tés semblables,  quant  à  la  production,  à  la  valeur 
et  à  la  position.  Ainsi  la  méthode  de  former  le  taux 
commun  qu'on  propose  ici,  n'est  pas  susceptible 
d'aucune  objection  fondée. 

Il  faut  examiner  maintenant  les  effets  de  l'opéra- 
tion faite  successivement,  d'après  ce  taux  estimé, 
en  supposant  d'aboid  qu'il  est  au-dessus,  et  ensuite 
au-dessous  du  taux  réel  :  il  est  possible,  jusqu'à  un 
certain  point,  de  former  le  taux,  de  manière  qu'il 
soit  à  volonté  au-dessus ,  ou  bien  qu'il  soit  au-des- 
sous du  taux  réel  ;  mais  on  ne  peut  en  être  absolu- 
ment sûr;  et  d'ailleurs,  plus  on  chercherait  à  le 
rapprocher  du  taux  réel ,  plus  il  deviendra  incertain 
s'il  est  au-dessus  ou  au-dessous,  et  plus  on  voudra 


DI'     LA.    HAUTE    GUYENNE.  267 

s'assurer  de  le  i\\ev  au-dessus  ou  au-dessous,  plus  on 
lisqueia  de  s'éloigner  du  taux  réel. 

Supposons  d'abord  qu'il  soit  au-dessus ,  il  sera 
aisé  d'en  conclure  que,  puisqu'on  ne  fait  un  nou- 
veau cadastre  que  pour  les  paroisses  qui  se  plaignent, 
à  mesure  que  le  cadastre  avancera ,  le  nombre  de 
paroisses  lésées  diminuera;  de  manière  que  les 
plaintes  pourront  cesser  longtemps  avant  la  confec- 
tion totale.  Supposons,  en  effet,  cette  erreur  d'un 
cinquième  :  il  est  clair  que  lorsqu'on  aura  fait  les 
deux  tiers,  par  exemple,  ce  qui  restera  payera 
déjà  un  impôt  moindre  de  deux  cinquièmes  que  ce- 
lui qu'il  devait  payer,  et  par  conséquent  les  terres 
de  la  partie  cadastrée  payeront  le  double  de  celles 
de  la  même  valeur  de  la  partie  non  cadastrée  :  il  est 
donc  vraisemblable  que  dès  lors  les  plaintes  auraient 
cessé,  et  qu'il  faudrait  faire  ensuite  le  cadastre,  ou 
d'une  seule  fois,  ou  par  parties,  mais  en  rétablis- 
sant l'égalité  entre  les  différentes  parties  cadastrées, 
à  chaque  opération  nouvelle. 

Supposons  ensuite  que  ce  taux  estimé  soit  au-des- 
sous du  taux  réel  :  il  résultera  de  ce  qu'on  rejette  sur 
la  totalité  de  ce  qui  reste  à  cadastrer,  les  sommes  di- 
minuées chaque  année,  il  doit  arriver  un  terme  où 
toutes  celles  qui  restent  se  plaindront  à  la  fois.  Soit 
en  effet  encore  l'erreur  d'un  cinquième,  lorsque  l'on 
aura  fait  les  deux  tiers,  ce  qui  restera  payera  deux 
cinquièmes  de  plus,  en  sorte  que  l'imposition  des 
paroisses  cadastrées  sera,  à  celle  des  paroisses  non 
cadastrées,  dans  le  rapport  de  4  ^»  7  î  dans  ce  cas, 
les  plainlos  doivent  devenir  générales  :  il  faudra  donc 


^68  RAPPORT    SUR    LE    CADASTRE 

alors  faire  le  reste  de  l'opération  à  la  fois,  ou,  en 
l'acbevant  par  parties,  rejeter  les  ditninulions,  non 
plus  sur  les  paroisses  non  cadastrées,  mais  sur  la  to- 
talité. 

De  ces  deux  méthodes,  on  préfère  ici  la  pre- 
mière, 1°  parce  qu'il  paraît  plus  naturel  de  dimi- 
nuer les  sur-impositions,  à  plusieurs  reprises,  que 
de  les  diminuei-  plus  qu'il  ne  faut  pour  les  augmen- 
ter ensuite;  i^  parce  que  la  surcharge  qui  en  résulte 
est  plus  petite,  et  ne  peut  s'étendre  au-dessus  de 
l'erreur  commise  dans  l'estimation  du  taux  de  l'im- 
pôt. 

Mais  ,  comme  nous  l'avons  dit ,  lorsqu'on  cherche 
à  s'approcher  du  taux  réel,  il  peut  être  impossible 
de  répondre  dans  quel  sens  on  s'en  est  écarté ,  c'est 
le  résultat  seul  qui  peut  l'apprendre ,  et  dès  lors  il 
faut  être  décidé  d'avance  sur  la  marche  que  l'on  sui- 
vra ,  suivant  la  différence  des  événements  {/i). 

[h)  On  pourrait  aussi,  dans  le  cas  où  le  vœu  d'une  province 
entière  serait  pour  la  réforme  d'un  cadastre,  et  dans  un  pays  où 
les  principes  de  ces  opérations  seraient  plus  connus  des  proprié- 
taires qu'ils  ne  sont  dans  la  plupart  de  nos  provinces,  suivre  le 
plan  que  nous  allons  exposer.  Supposons,  par  exemple,  que  l'on 
puisse  faire  chaque  année  les  opérations  du  cadastre  pour  la 
vingtième  partie  d'une  province ,  et  par  conséquent  faire  toute 
l'opération  en  vingt  ans;  ou  ferait  l'opération  sur  un  des  vingt 
cantons  la  première  année,  sans  rien  changer  à  la  somme  fixe 
qu'il  paye,  et  on  aurait  un  taux  d'imposition  pour  ce  canton; 
la  deuxième  année,  on  ferait  la  même  opération  sur  un  autre, 
on  aurait  un  autre  taux  d'imposition,  et  on  prendrait  un  taux 
commun,  et  ainsi  de  suite.  Ce  moyen  est  très-simple,  et  ne  peut 
avoir  d'autre  inconvénient  que  de  rendre  variable,  pendant  plu- 


DE    LA    HA-UTE    GUYENNE.  269 

Enfin ,  le  temps  employé  à  former  ce  cadastre 
peut  être  assez  grand  pour  que  des  révolutions  dans 
le  commerce  changent  la  valeur  respective  des  ter- 
res :  dans  ce  cas,  une  correction  du  cadastre  devient 
nécessaire  ;  mais  cette  opération  n'est  pas  effrayante, 
elle  ne  demande  de  révision  que  pour  les  branches 
de  culture  et  les  cantons  qui  ont  pu  éprouver  ces 
révolutions,  et  des  opérations  arithmétiques  pour 
tout  le  reste;  or  la  forme  méthodique  donnée  au  ca- 
dastre  facilitera  beaucoup  ce  travail. 

Comme,  suivant  l'opinion  de  beaucoup  d'hommes 
éclairés,  un  cadastre  ne  doit  pas  être  perpétuel, 
mais  subir  des  changements  relatifs  à  ceux  qu'éprou- 
vent les  proportions  entre  les  produits  des  terres, 
il  reste  encore  un  travail  à  faire,  celui  de  rétablir 
l'ordre  à  mesure  qu'il  s'altérera.  Nous  observerons 
sur  cet  objet,  T  que  le  premier  établissement  étant 
fait  d'après  une  année  commune,  il  faut,  pour 
qu'une  réforme,  même  dans  une  seule  paroisse, 
puisse  être  juste,  attendre  un  temps  égal  à  celui 
qu'on  a  employé  pour  former  cette  année  commune: 
ainsi,  il  ne  pourrait  se  faire  de  changement  dans 
une  paroisse  qu'au  bout  de  ce  temps. 

2°  Que  les  changements  qui  nécessiteraient  une  ré- 
partition nouvelle  entre  les  différentes  paroisses 
d'une  élection,  ou  dans  la  province,  doivent  deman- 

sieurs  années,  le  taux  de  l'imposition  des  cantons  cadastrés,  et 
de  soulager  moins  promptement  que  celui  qui  est  proposé  ici, 
ceux  qui  ont  été  les  plus  lésés  par  une  mauvaise  répartition  :  mais 
il  y  a  un  grand  nombre  de  circonstances  où  sa  simplicité  devrait 
le  faire  préférer. 


270  RAPPORT    SUR    LE    CADASTRE 

der  beaucoup  plus  de  temps,  et  qu'ainsi  ces  chan- 
gements ne  doivent  se  faire  qu'à  des  époques  plus 
éloignées. 

3°  Enfin ,  qu'à  l'aide  de  la  méthode  qu'on  propose 
dans  ce  projet,  les  changements  de  répartitions  pour 
différentes  paroisses,  feront  sentir  aisément  à  des 
administrateurs  instruits  le  moment  où  la  dispropor- 
tion entre  les  paroisses  exigera  une  nouvelle  répar- 
tition dans  la  totalité  d'une  élection,  et  que  celle-ci 
étant  faite,  on  connaîtra  de  même  quand  celle  de  la 
province  entière  devra  être  corrigée;  en  sorte  que  la 
manière  d'exécuter  le  cadastre  que  nous  venons  d'ex- 
poser est  propre,  non-seulement  à  approcher,  autant 
qu'il  est  possible,  d'une  répartition  exacte,  mais  en- 
core à  fournir  des  moyens  faciles  de  réparer  le  dé- 
sordre que  le  temps  peut  amener  dans  cette  répar- 
tition. 

Nous  croyons  devoir  terminer  ici  notre  rapport; 
nous  avons  déjà  observé  que  les  points  principaux, 
sur  lesquels  nous  devions  donner  notre  avis,  étaient, 
i"  la  manière  d'arpenter,  et  nous  l'avons  trouvée 
conforme  aux  meilleurs  principes  de  la  géométrie 
pratique;  1°  la  manière  de  classer  les  terres,  et  nous 
l'avons  jugée  d'accord  avec  ce  que  nous  a  donné  l'ap- 
plication du  calcul  à  cette  question,  en  observant 
seulement  qu'il  pourrait  y  avoir  quelque  avantage  à 
multiplier  les  divisions,  et  à  y  conserver  avec  plus 
de  régularité  des  différences  proportionnelles,  mais 
en  subordonnant  toujours  cette  régularité  au  degié 
d'exactitude  que  permet  l'erreur  plus  ou  moins 
grande    qu'on  peut  soupçonner  dans  l'estimation; 


DP.    LA    HAUTF    GUYENNE.  •2']  l 

[Y  la  lîianièie  d'estimer  les  terres,  et  elle  nous  a  paru 
réunir  tous  les  moyens  de  porter  de  la  précision  dans 
cette  opération,  et  surtout  d'éviter  les  disproportions 
dans  l'estimation  des  terres  de  même  culture,  et  à 
peu  près  de  même  valeur;  4*^  enfin  la  manière  de 
déterminer  d'avance,  et  d'après  des  observations 
choisies ,  un  taux  d'imposition  peu  différent  du  vé- 
ritable, et  cette  méthode  nous  a  paru  également  être 
aussi  exacte  cpie  l'exige  la  nature  de  ce  travail.  En 
effet,  le  résultat  réel  de  cette  opération  se  borne  à 
diminuer  l'imposition  de  ceux  qui  se  plaignent;  il 
faudrait  que  l'inexactitude  fût  très-grande  pour  qu'on 
pût  craindre,  non  que  cette  inexactitude  augmentât  le 
désordre,  mais  qu'elle  ne  produisît  un  changement 
avantageux  qu'avec  trop  de  lenteur. 


LETTRES 

D'UN  THEOLOGIEN 


A    L  AUTEUR 


DU  DICTIONNAIRE  DES  TROIS  SIÈCLES. 


On  peut  à  Despréaux  pardonner  la  satire  : 

Il  joignit  l'art  de  plaire  au  malheur  de  inédire; 

Le  miel  que  cette  abeille  avait  tiré  des  nours, 

l'ouvait  de  sa  piqûre  adoucir  les  douleurs. 

Mais  pour  un  lourd  frelon  ,  raécliainment  imbécile 

Qui  vit  du  mal  qu'il  fait  et  nuit  sans  être  utile, 

On  écrase  à  plaisir  cet  insecte  orgueilleux  , 

Qui  fatigue  l'oreille ,  et  qui  blesse  les  yeux. 

(Voltaire  ,  nisc.  anr  l'euvip] 


17: 


»da«'i»«  A  •«•'•-«  ce  i>«.i««*roi-eii« 


AVERTISSEMENT 


LA  PREMIERE  LETTRE. 


Tout  le  inonde  sait  que  M.  l'abbé  Sabbatier 
de  Castres,  ayant  en  le  nialhenr  d'offenser  Dieu 
par  la  composition  d'une  vie  de  (i)  Benediet 
Spinosa,  et  par  de  petits  vers  libertins,  est  venu 
à  résipiscence  :  ses  confesseurs  lui  ont  donné 
pour  pénitence  de  coni})iler  un  gros  dictionnaire 
contre  les  Encyclopédistes.  C'est  ainsi  que  les 
jésuites  condamnèrent  autrefois  le  grand  Cor- 
neille à  mettre  V Imitation  en  vers,  pour  expier 
le  crime  d'avoir  fait  Cinna. 

(i)  M.  de  Voltaire  est  tombé  dans  une  erreur  grossière  au  su- 
jet de  Spinosa.  Il  dit  que  B.  Spinosa  siynilie  Baruch  Spinosa,  et 
non  Benoît  Spinosa;  Spinosa  n'ayant  jamais  eu  le  bonheur  d'être 
baptisé.  Nous  répondons  victorieusement  (jue  Spinosa  fut  nomme 
Benedictiis,  c'est-à-dire,  bénit,  et  non  pas  Benoît;  car  les  juifs 
ont  le  malheur  de  faire  très-peu  de  cas  de  saint  Benoît,  patron 
des  révérends  Pères  bénédictins.  M.  de  Voltaire  nous  permettra 
donc  de  lui  dire,  avec  M.  Larcher,  que  deux  poèmes  épiques, 
dix  tragédies  sublimes,  ne  peuvent  mériter  le  titre  d'homme  de 
t,'énie  à  un  écrivain  qui  se  trompe  si  lourdement  sur  les  noms 
de  baptême. 

18. 


276  AVERTISSEMENT. 

Il  nous  est  tombé  entre  les  maiiis  une  lettre 
d'un  théologien  à  M.  l'abbé  Sabbatier.  INous 
avons  jugé  à  propos  de  la  faire  imprimer.  Ce 
sera  pour  M.  Sabbatier  une  occasion  de  prati- 
quer l'humilité,  celle  de  toutes  les  vertus  chré- 
tiennes à  laquelle  jusqu'ici  on  nous  assure  qu'il 
a  été  le  plus  exercé. 


LETTRE 


A    M.    L  ABBE 


SABBATIER  DE  CASTRES, 


PAR    UN    THEOLOGIEN    DE    SES    AMIS. 


J'ai  lu,  Monsieur,  votre  beau  Dictionnaire  contre 
les  ennemis  de  notre  sainte  religion.  J'en  ai  été  édi- 
fié; mais  comme  intéressé  dans  la  même  œuvre,  je 
prends  la  liJDerté  de  vous  communiquer  quelques 
observations. 

Je  sais ,  Monsieur,  que  la  divine  Écrituie,  la  pra- 
tique des  saints  Pères  et  de  tous  les  théologiens, 
nous  enseignent  qu'il  est  permis  et  même  ordonné  de 
calomnier  les  ennemis  de  Dieu  ;  mais  il  faut  que 
ce  soit  avec  adresse.  La  calomnie  maladroite  est  un 
péché  selon  tous  les  casuistes.  Or,  Monsieur,  vous 
n'êtes  pas  exempt  de  ce  péché.  Vous  vous  annoncez 
comme  un  homme  qui  veut  préserver  ses  compa- 
triotes d'une  philosophie  empoisonnée,  qui  tend  à 
corrompre  les  mœurs  et  à  détruire  la  religion. 

Tout  ce  ([ui  attacjue  la  religion  ou  les  mœurs  doit 
donc  vous  être  également  odieux  ,  quelquepart  qu'il  se 
rencontre; et  en  vousrendant  sévère  ou  indulgent,  au 


l'jii  LETTRJiS    D  UN    THÉOLOGIEN,    l'TC. 

gré  de  je  ne  sais  quels  intérêts  particuliers ,  vous  vous 
exposez  h  faire  croire ,  avec  justice,  que  vous  haïssez 
plus  les  gens  de  lettres  que  vous  n'aimez  la  religion. 
Prenez  garde,  cela  pourrait  avoir  des  suites;  et  si 
M.  le  grand  aumônier  savait  que  \ous  n'êtes  qu'un 
hypocrite,  vous  n'auriez  point  de  bénéfices. 

Vous  louez  François  1^^  d'avoir  donné  une  abbaye 
à  Amyot  pour  la  traduction  du  roman  de  Tlu'agène  cl 
Carrelée;  d'un  livre  d'amour(i^  !  Espérez-vous  qu'on 
vous  donnera  aussi  une  abbaye  ,  parce  que  vous  avez 
rimé  des  contes  scandaleux?  Ce  n'est  pas  que  Fran- 
çois I*^'"  n'ait  fait  d'ailleursdes choses  lrès-loual)les;  par 
exemple,  lorsqu'il  donna  à  ses  maîtresses  le  diver- 
tissement de  voir  brûler  six  protestants  à  petit  feu. 

Vous  dites  que  dAahiu;né^  grand-père  de  madame 
de  Maintenon,  était  né  pour  la  plaisanterie,  et  \ous 
en  donnez  pour  exemple  la  Confession  catholique  de 
Sanci,  sans  prénumir  le  lecteur  contre  cet  ouvrage, 
plus  abominable  aux  yeux  de  tout  chrétien  qu'aucun 
des  livres  contre  lesquels  vous  vous  déchaînez  ,  ne 
pourrait-on  pas  dire  que  vous  n'accusez  les  vi\ants 
que  parce  cpie  vous  pouvez  leur  nuire,  et  que  vous 
respectez  les  morts  ,  paice  qu'il  n'y  a  plus  de  mal  à 
leur  faire  ? 

Vous  copiez  M.  de  Voltaire,  et  vous  dites  que  Ba- 
hizc  eut,  pour  le  meilleur  de  ses  ouvrages  ,  une  pen- 
sion du  roi  et  une  place  dans  Tindex  (2).  Quoi! 
Monsieur,  vous  regardez  connue  un  lionneu?-,  poui 


(1)  Article  Amyot. 
(u)  Article  Iîaluze. 


LKTTRKS    D  UN    THEOLOGIEN,    ETC.  279 

un  livre,  clelie  proscrit  par  le  souverain  pontife, 
par  le  vicaire  tle  Jésus-Christ  ! 

Vous  louez  Barbeyrac ,  et  vous  oubliez  combien 
la  Piéface  de  Puffendorf  est  irréligieuse,  et  avec  quel 
mépris  il  parle  de  la  morale  des  Pères  ! 

Il  est  plaisant  de  citer  les  folies  de  Bergerac  comme 
des  preuves  de  son  talent  pour  la  physique  :  mais  à 
quoi  pensez-vous,  de  louer  cet  auteur  sans  restric- 
tion? Et  son  Agrippine  où  l'on  dit  à  Séjan  : 

Il  est  pourtant  des  Dieux,  en  la  machine  ronde. 

Séjan  répond  : 
Mais  s'il  était  des  Dieux  ,  serais-je  encore  au  monde? 

LE    CONFIDENT. 

Ne  crains-tu  pas  des  Dieux  l'effroyable  tonnerre  ? 

SÉ.IA.N. 

Il  ne  tombe  jamais  en  hiver  sur  la  terre. 

J'ai  six  mois,  pour  le  moins,  à  me  moquer  des  Dieux; 

Ensuite  je  ferai  ma  paix  avec  les  cieux. 

Et  ailleurs, 

Une  heure  avant  la  mort  notre  àme  évanouie 
Devient  ce  qu'elle  était  une  heure  avant  la  vie. 

Pourquoi  faire  grâce  à  ce  poète,  vous  qui  êles  si 
sévère    pour  des  hommes  moins  coiq^ables? 

Vous  louez  encore  les  vers  mornu.r  de  révécjue 
de  Séez,  Brrihnud;  voici  de  la  morale  de  ce  poêle 
aimable  : 


a8o  LETTRES    d'uN     JHÉOLOGIEN,    ETC. 

On  nous  (lit 

(c'est  le  Saint-Espril  qui  le  dit) 

qu'ici-bas  tout  n'est  que  vanité  ; 
Que  d'erreurs,  de  chagrins,  toute  la  terre  abonde; 
Mais  aimer  constamment  une  jeune  beauté  , 
Est  la  plus  douce  erreur  des  vanités  du  monde. 

Ailleurs,  vous  citez  la  Chercheuse  desprit  comme 
un  modèle.  Dans  cette  pièce,  on  dit  à  une  petite 
fille  de  donner  sa  main. 

Eh  !  ma  main  ,  pourquoi  faire  ? 

répond-elle. 

La  Femme  juge  et  partie,  autre  pièce  à  équivoques, 
est  encore  Tobjet  de  vos  éloges. 

Vous  ne  parlez  point  du  livre  intitulé  :  Vindieiœ  con- 
tra tjrannos ,  que  les  bibliographes  attribuent  à  Lan- 
gue! (i).  Vous  avez  aussi  oublié  l'article  de  la  Boè'tie ^ 
cet  homme  si  aimable  et  si  vertueux,  que  Montagne 
aima  avec  tant  de  tendresse.  Son  discours  de  la  ser- 
vitude volontaire  méritaitbien  quelques  mots.  Jamais, 
peut-être,  on  n'a  exprimé,  avec  plus  de  chaleur,  la 
haine  de  la  servitude  et  le  mépris  pour  ceux  qui  ont 
la  lâcheté  de  la  souffrir.  Votre  silence  vous  expose  à 
être  soupçonné  de  ne  feindre  tant  de  zèle  pour  l'au- 
torité ,  que  pour  calomnier,  auprès  du  gouverne- 
ment, des  hommes  que  vous  voudriez  perdre,  parce 
leur  supériorité  a  blessé  votre  orgueil.  Le   monde 

(i)  Article  d'HuiiiiRT  Languet. 


LETTRES    U  UN    THEOLOGIEN,    ETC.  2b  r 

est  Irès-malin ,  Monsieur;  il   faut  être  bien    liabile 
maintenant  pour  soutenir  le  rôle  d'hypocrite. 

Piroii ,  qui,  malgré  ses  épigrammes  et  ses  bons 
mois ,  était  un  très-bon  homme  ,  eut  grand  lorl  d'ima- 
giner qu'une  tragédie,  qui  avait  eu  quelque  succès, 
lui  donnait  le  droit  d'être  jaloux  de  M.  de  Voltaire; 
mais  vous  deviez  vous  borner  à  dire  que  Piron 
s'était  repenti  de  ses  écarts.  On  lui  a  attribué  plus  que 
des  propos.  Vous  connaissez,  sans  doute,  une  de  ses 
épigrammes,  que  je  n'ose  transcrire,  sur  un  protestant 
converti,  à  qui  on  veut  faiie  baiser  le  crucifix,  et 
(pii  finit  par  ce  vers  : 

Faut-il  encore  avaler  celui-là? 

Voici  encore  votre  malheureuse  indulgence  pour 
les  morts,  qui  fait  un  contraste  si  fâcheux  avec  votre 
sévérité  pour  les  vivants.  Pas  un  mot  d'injure  contre 
Saiiit-Gelais.  Ce  prêtre  avait  parié  que,  dans  quelque 
moment  qu'on  le  prît,  il  remplirait  siu-  les  mêmes 
rimes  les  vers  qu'on  lui  pioposerait.  Son  parieur  s'ap- 
proche de  lui  pendant  qu'il  disait  la  messe. 

L'autre  jour,  venant  ùe  l'école, 
Je  rencontrai  dame  Nicole, 
Laquelle  était  de  vert  vêtue. 

Saint-Gelais  répond  sur-le-champ: 

Otez-moi  du  cou  cette  étole, 
Va  si  bientôt  je  ne  l'accole, 
J'aïuai  la  gaycurc  perdue. 


282  lettrilS  d'un  théologien,  etc. 

Vous  faites  grâce  à  l'abbé  de  Saint-Pierre.  :  sa  mé- 
moire est  encoie  trop  récente  pour  que  nous  puissions 
en  grossir  noti'e  liste.  Paradis  aux  bienfaisants  est  un 
mol  bien  dangereux  et  bien  impie;  il  voulait  nous 
réduire  à  n'étie  que  des  officiers  de  morale  et  des 
ministres  de  vertu.  Il  voulait  que  nous  eussions  des 
femmes  en  propre;  sa  religion  était  absolument  l'op- 
posé de  celle  des  jésuites,  à  qui  on  reprochait  d'al- 
longer le  credo  et  de  raccourcir  le  décalogue. 

Vous  louez  la  simplicité  et  la  fermeté  d'âme  de 
l'abbé  Terrassoii.  Est-ce  que  vous  ignorez  que  c'est 
surtout  dans  l'incrédulité  qu'il  fut  simple  et  ferme? 
C'est  lui  qui  proposa  à  Law  de  rembourser  la  reli- 
gion catholique  en  billets  de  banque;  etLaw  répondit 
que  les  prêtres  n'étaient  pas  si  sots,  qu'ils  voulaient 
de  l'argent  comptant.  C'est  lui  qui,  en  parlant  de 
l'Abrégé  de  l'Ancien  Testament  par  Mesangui,  disait  : 
«  Voilà  un  excellent  ouvrage;  le  scandale  du  texte  y 
est  conservé  dans  toute  sa  pureté.  «  Un  jour  qu'on 
lui  parlait  des  grandes  questions  de  l'éternité  du 
monde,  de  la  création  :  «Je  n'entends  rien  à  tout 
cela,  »  répondit-il;  «je  nie  suis  fait  une  philosophie 
moyenne  :  il  n'y  a  point  de  Dieu ,  et  je  m'en  passe.  » 
Enfin  ,  lorsqu'on  voulut  le  confesser  à  l'heure  de  la 
mort  :  «Je  n'ai  plusdemémoire,  »  dit-il;  «demandez 
à  ma  gouvernante  ;  elle  sait  tout  ce  que  j'ai  fait.  » 

Mais  j'ai  à  vous  faire  un  reproche  encore  plus  grave 
(|ue  cette  partialité.  Dans  plusieurs  endroits  de  votre 
ouvrage,  vous  paraissez  ne  regarder  la  religion  que 
comme  une  affaire  de  politique.  Ainsi,  toute  religion 
dominante    aurait    le  droit   d'opprimer  ceux    d'une 


LETTRES    d'un    THÉOLOGIEN,    ETC.  uS'î 

croyance  contraire;  ainsi,  d'un  bout  de  la  terre  à 
l'autre,  chacune  des  cent  religions  qui  la  partagent 
devrait  élever  des  échafauds,  et  y  traîner  ceux  qui 
osent  attaquer  ses  dogmes  absurdes,  ou  révéler  les 
turpitudes  de  ses  ministres.  Cette  doctiine  serait 
abominable  et  impie.  Vous  devez  dire  que  la  religion 
catholique  romaine,  étant  évidemment  la  seule  qui 
plaise  à  Dieu,  tout  est  permis  pour  elle,  et  rien 
contre  elle;  que  la  Saint-Barthélemi,  le  massacre  des 
Vaudois,  sont  des  actes  méritoires,  tandis  que  les 
arrétsdu  parlement  contre  le  révérend  père  Guignard, 
contre  le  révérend  père  Bourgoin  ,  sont  des  crimes. 

Voici,  Monsieur,  sur  quoi  je  fonde  mon  reproche. 

Vous  dites,  en  parlant  du  savant  Abaazit  (i),  qui 
n'a  rien  publié  pendant  sa  vie,  que  rarement  on.  res- 
pecte les  droits  de  la  société  privée ,  quand  oni)iancpie 
ainsi  de  respect  ii  la  société  i^énérale.  Vous  louez 
ensuite  Socrate,  Plalon,  d'avoir  respecté  la  religion 
de  leur  temps;  vous  blâmez  donc  saint  Paul,  qui  at- 
taqua cette  religion  aux  dépens  de  ses  épaules?  Eh  ! 
.lésus-Chiist  respecta-t-il  la  religion  de  son  temps? 
iVl.  l'abbé,  vous  êtes  presque  un  blasphémateur. 

"Vous  dites  au  connnencement  de  l'article  Male- 
branche ,  dont  on  avait  voulu  faire  un  théologien: 
Des  commentaires  sur  l'Ecriture  sainte,  des  discus- 
sions théologicjues  étaient  au-dessus  de  celte  rare  sa- 
i^acitérpd  lui  était  si  naturelle.  Si  c'est  là  volie  phrase, 
c'est  une  bêtise;  mais  s'il  faut  lire  cui-dessous,  comme 
X errata  le  marque,  c'est  une  impiété.  Choisissez. 

(i)  Arlicli-  /Vbau/it. 


.284  LKTTIÎKS    d'un    TIIKOLOGI I.N  ,    ETC. 

Pourquoi,  à  l'article  de  Langue t ,  archevêque  de 
Sens,  ne  poinl  pailer  de  la  Vie  de  Marie  à  la  Coque? 
Le  clergé  a  depuis  peu  institué ,  d'après  les  révéla- 
lions  de  la  sainte,  une  fête  en  l'honneur  du  Sacré- 
Cœur.  Est-ce  que  cette  dévotion  du  clergé  de  France 
vous  paraîtrait  ridicule?  Est-ce  que  vous  n'oseriez  la 
louer  hautement?  Ah!  vous  avez  un  peu  de  respect 
humain. 

Votre  article  la  Mettrie  ne  vaut  lien  ;  vous  ne  pou- 
vez espérer  de  faire  croire  que  les  Hollandais  soient 
intolérants.  Il  est  vrai  qu'ils  ont  fait  couper  la  tête 
au  plus  zélé  défenseur  de  leur  liberté,  au  sage  Bar^ 
nevelt,pour  avoir  contristé  au  possible  l'église  de 
Dieu;  mais  ce  zèle  n'a  point  duré:  et  maintenant 
métliodistes,  frères  moraves,  sociniens,  gomaristes, 
arméniens  ,  luthériens  ,  catholiques,  juifs,  et  même 
jansénistes,  tous  sont  tolérés  en  Hollande,  et  y  vivent 
en  paix. 

La  lectui-e  d'un  livie  contre  la  religion  catholique 
peut  faire  commettre  un  péché  mortel;  ce  qui  est  un 
mal  infini  :  donc  pour  empêcher  ce  livre  d'être  lu  ,  il 
faut,  si  cela  est  nécessaire,  brûler  l'auteur,  l'im- 
primeur, le  colporteur,  les  lecteurs;  et  en  coùtât-il 
la  vie  à  cent  mille  hommes  ,  cela  vaut  mieux  que 
de  souffrir  la  perte  d'une  seule  âme.  Voilà  comme 
doit  parlei-  un  véritable  théologien. 

Vous  ne  parlez  que  des  inconvénients  politiques 
de  la  liberté  de  la  presse.  Mais  humainement  parlant , 
elle  est  bonne  et  très-bonne;  c'est  théologiquement 
parlant  qu'elle  est  dangereuse.  Est-ce  que  la  félicité 
lemporelledes  hommesmérile  d'occuperun  chrétien? 


LKTTIIKS    i)'LIN    THÉOLOGIF.N,    ETC.  285 

Vous  auriez  dû,  Monsieur,  ne  rien  dire  des 
sciences  nalurelles;  vous  n'en  parlez  que  pour  prouver 
combien  vous  les  ignoiez.  Cela  dégoûte  les  lecteurs 
et  les  prévient  contre  vous.  Nous  autres  théologiens, 
nous  faisons  profession  de  mépriser  les  sciences  na- 
turelles; et  les  savants  nous  le  rendent  bien  :  elles 
ont  je  ne  sais  ([uelle  utilité  temporelle,  qui  fait 
que  les  princes  les  protégeront  toujours,  quoi  que 
nous  puissions  dire.  Je  regarde  ces  gens  à  calculs  et 
à  expériences  comme  les  plus  dangereux  ennemis 
que  nous  ayons.  Auliefois  nous  les  faisions  passer 
pour  sorciers  :  témoin  Roger  Bacon  et  Gerbert , 
qui  depuis  est  devenu  pape.  Nous  leur  avions  dé- 
fendu de  prouver  Texistence  des  antipodes  ,  mais 
malheureusement  Magellan  y  a  été.  Il  n'y  a  guère 
que  cent  ans  que  nous  avons  encore  condamné 
Galilée  à  une  prison  perpétuelle.  Tout  cela  est  passé 
de  mode.  Cependant,  je  ne  suis  pas  sans  espérance. 
Un  grand  évéque  (i)  vient  de  détruire,  dans  le  col- 
lège de  sa  ville  épiscopale ,  l'enseignement  de  la 
physique  comme  dangereux  pour  la  foi. 

En  parlant  d'un  botaniste  célèbre,  M.  Adamson , 
vous  nous  apprenez  qu'il  parait  ^\ç)\v  fait  une  étude 
particulière  de  la  botanique. 

Personne  n'a  encore  approfondi  comme  M.  Daii- 
henton  l'anatomie  comparée  des  animaux  :  et  au  lieu 
de  cela,  vous  nous  dites  que  ce  savant  esl  très-esti- 
mable pour  ceux  ({ma  exigent  pas  les  grâces  du  style 
dans   les    matières  qui  nen    sont  pas    susceptibles. 

[\)  L'évêqiie  de  Laon. 


M 


1.  KIT  RI. s    l)  UN    THEOLOGIEN,    ETC. 


M.  Daubenton  écrit  heaucoujD  mieux  que  tous  ces  petits 
littérateurs,  qui  parlent  sans  cesse  du  bon  goût  et 
(lu  bon  style,  et  qui  jugent  aussi  mal  qu'ils  écrivent. 

Vous  assurez  c|ue  M.  D' Alewbert  n'a  point  en  géo- 
métrie le  don  de  l'invention;  cependant  il  a  trouvé 
le  premier  un  principe  général  de  dynamique.  Il  a 
donné  \e  premier  le  moyen  d'appliquer  ce  principe 
au  mouvement  des  fluides  et  des  corps  d'une  figure 
déterminée.  Il  a  résolu  \e  premier  d'une  manière  gé- 
nérale et  satisfaisante  le  problème  des  cordes  vibrantes 
et  de  la  précession  des  équinoxes;  il  a  inventé  euï'wx 
le  calcul  des  différences  partielles,  calcul  sans  lequel 
on  ne  peut  établir  une  bonne  tbéorie  du  mouvement 
des  fluides  ou  des  corps,  soit  élastiques,  soit  flexi- 
bles. Voilà,  Monsieur,  bien  des  découvertes,  et  les 
plus  grandes  qui  aient  été  faites  dans  ce  siècle;  et 
puisqu'il  est  ([uestion  de  M.  D'Alembert,  qu'importe 
qu'il  estime  les  vers  où  il  y  a  des  pensées,  et  que  vous 
aimiez  mieux  ceux  où  il  n'y  en  a  point?  Qu'importe 
même  à  cette  question  que  les  vers  de  Lamolte  et  de 
Saint-Évremont  soient  plus  ou  moins  pensés?  comme 
si  Lucain,  Corneille,  Pope,  M.  de  Voltaire  (personne 
ne  nous  entend) ,  n'étaient  pas  de  très-grands  poètes , 
et  en  même  temps  ceux  qui  ont  mis  le  plus  de 
pensées  dans  leurs  poésies?  Qu'importe  enfin  que 
M.  D'Alembert  ait  dit  ou  n'ait  pas  dit  que  vous  écri- 
viez du  style  d'un  laquais?  tâchez  seulement  d'en 
avoir  un  autre. 

Pourquoi  louez- vous  l'abbé  de  la  Chapelle  des 
notes  le  plus  souvent  ridicules  dont  il  a  chargé  ses 
éléments  de  sjéométrie  ? 


LI^TTRES    d'un    THÉOLOGIKN,    ETC.  '^87 

Vous  dites  à  Taiticle  de  la  Condainine  :  l.ep/uloso- 
phc  de  Sanws  semble  n'avoir  voyagé  que  pour  rap- 
porter des  erreurs ,  et  M.  de  la  Condamine  nous  est 
allé  chercher  des  vérités  au.v  extrémités  de  la  terre. 
Si  on  en  excepte  la  mesure  d'un  degré  du  méridien  à 
l'équateur,  ce  qui  est  une  opération  d'astronomie  et 
non  une  vérité  nouvelle,  et  qui  n'est  pas  plus  l'ou- 
vrage de  M.  de  la  Condamine  que  de  MM.  Bouguer 
et  Godin  avec  qui  il  fit  ce  voyage,  où  sont  ces  vérités 
dues  à  M.  de  la  Condamine?  au  lieu  que  Pytbagore 
rapporta  de  ses  voyages ,  ou  plutôt  déduisit  des  ob- 
servations qu'il  en  avait  rapportées,  le  véritable  sys- 
tème du  monde;  et  qu'il  trouva  cette  proposition 
célèbre  à  qui  la  géométrie  dut  ses  progrès  et  l'algèbre 
son  origine.  Le  grand  mérite  de  M.  de  la  Conda- 
mine est  le  courage  avec  lequel  il  a  été  en  France, 
après  M.  de  Voltaire,  l'apôtre  de  l'inoculation,  et 
c'est  la  seule  cbose  dont  vous  ne  parliez  pas. 

Ail!  Monsieur,  vous  vous  mêlez  de  comparer 
Descartes  avec  Newton;  vous  les  jugez,  vous  dites  que 
Descartes  fut  grand  par  lui-même  ,  et  que  Newton 
ne  le  fut  i[u'avec  le  secours  des  lumières  de  son 
prédécesseur.  Newton  dut  très-peu  de  cbose  à  Des- 
cartes :  ce  sont  Barrow  et  Wallis ,  qui  ont  été  ses 
maîtres  en  matbématiques  ,  et  Kepler  en  astronomie. 
Descartes,  comme  géomètre,  doit  beaucoup  à  Viete. 
La  première  idée  du  principe  de  sa  dioptrique  est 
de  Snelius.  Dans  les  sciences  naturelles,  les  in- 
venteurs sont  ceux  qui  ajoutent  quelque  chose 
aux  découvertes  anciennes  ,  et  ils  ne  perdent  pas 
leur  temps  à   refaire   ces  découvertes,  pour  ne  rien 


288  LETTRES    d'dN    THÉOLOGIEN,    ETC. 

devoir  quà  eiix-iné/nes.  Vous  dites  que,  si  Descaries 
s'est  trompé  en  physique ,  Newton  s'est  trompé  en 
théologie.  Cela  veut-il  dire  que  Descartes  est  encore 
meilleur  physicien  que  Newton  n'est  bon  théologien? 
Croyez,  Monsieur,  que  pour  parler  des  sciences,  il 
faut  les  avoir  étudiées  ;  et  que,  pour  juger  du  talent 
des  découvertes,  il  faudiait  en  avoir  fait.  Par  exemple, 
nous  voyons  des  gens  qui  nous  tracent  l(i  inarc/ie 
du  génie  ;  qui  nous  disent  quil  a  tout  pénétré  a  son 
premier  coup  dœil.  Soyez  sûr  que  ces  gens  n'inven- 
teront jamais  rien.  On  demandait  à  Newton  comment  il 
avait  tiouvé  le  système  du  monde?  «  En  y  pensant 
toujours,  »  répondit-il. 

Il  y  a  une  plaisante  bévue  à  votre  article  Duliu- 
inel.  Vous  dites  que  son  Traité  sur  les  météores  et 
les  fossiles  rassemble  ce  qui  a  été  dit  de  mieux  par 
les  physiciens.  Comme  si  depuis  sa  mort(i)  les  physi- 
ciens n'avaient  pas  découvert  sur  ces  objets  bien 
des  faits  inconnus  de  son  temps,  des  vues  nouvelles! 
Il  faut  que  vous  ayez  copié  cette  phrase  dans  quel- 
que livre  contemporain. 

En  louant  la  Pluralité  des  Mondes  de  Fontenelle  , 
vous  n'avertissez  pas  que  cet  ouvrage,  où  l'auteur  fait 
adopter  ses  idées  sans  faire  sentir  la  touche  intime 
de  la  persuasion  ,  est  fondé  ,  en  grande  partie,  sur 
le  système  des  tourbillons.  Vous  annoncez  en  re- 
vanche que  les  chimistes  et  les  géomètres  recon- 
naissent dans  M.  de  Fontenelle  Thomme  supérieur. 
Cependant  M.  de  Fontenelle  n'avait  jamais  approfondi 

(i)  En  i7ofi. 


LETTRES    d'un    THÉOLOGIEN,     ETC.  289 

ces  deux  sciences.  En  géométrie,  comme  en  chimie, 
l'homme  supérieur  est  cehii  qui  fait  des  découvertes. 
C'est  la  connaissance  de  la  marche  de  l'esprit  dans 
les  sciences;  c'est  l'art  de  dévoiler  les  plus  petits  res- 
sorts qui  font  agir  les  hommes,  c'est  le  talent  de 
faire  aimer  les  sciences  et  respecter  ceux  qui  les  cul- 
tivent; c'est  là  ce  qu'on  admirera  toujours  dans 
M.  de  Fontenelle.  11  n'aimait  pas  trop  les  théologiens, 
et  s'en  moquait  quelquefois.  «  Dieu  a  fait  l'homme  à 
son  image,  »  disait-il,  «  et  il  le  lui  a  bien  rendu.» 
Quand  Leibnilz  et  le  czar  Pierre,  qui  ne  connais- 
saient pas  l'esprit  de  la  religion  catholique,  eurent 
annoncé  le  projet  de  réunir  avec  elle  les  autres 
communions  chrétiennes  :  «  Ce  sont ,  »  disait  Fonte- 
nelle, «des  ennemies  qui  ne  se  réconcilieront  qu'à 
la  mort.  » 

Vous  parlez  de  son  Histoire  des  oracles ,  et  vous 
vous  gardez  bien  de  dire  que  les  jésuites  lui  firent 
défendre  de  répondre  à  la  critique  de  Baltus,  et  pu- 
blièrent partout  que  Baltus  l'avait  terrassé,  et  qu'il  n'a- 
vait rien  à  répondre.  Les  journalistes  de  Hollande  lui 
écrivirent  pour  lui  reprocher  son  silence.  «Je  con- 
sens ,  »  leur  répondit-il ,  «  que  le  Diable  soit  pro- 
phète,  puisque  le  père  Baltus  le  veut,  et  qu'il  le 
trouve  plus  orlhodoxe.  » 

V^ous  le  traitez  avec  tiop  de  ménagement.  Savez- 
vous  qu'après  M.  de  Voltaire,  c'est  celui  qui  nous 
a  fait  le  plus  de  mal  en  France  ? 

Si  vous  aviez  lu  Bayle ,  vous  auriez  vu  que  le  père 
Magnan  passa  chez  les  minimes  pour  avoir  deviné 
les  premières  propositions  d'Euclide,  ainsi  qu'on  l'a 
V.  19 


UQO  LETTRES    D  UN    THKOLOGIEN,    ETC. 

dit  de  Pascal.  L'historien  de  sa  vie  rapporte  qu'il  se 
servait  de  son  crucifix  'au  lieu  de  règle,  soit qu il 
a  en  eût  pas  cC autres ,  soit  quil  voulût  avoir  toujours 
sous  les  yeux  F  image  de  son  Créateur. 

Les  idées  de  Maillet  ne  sont  pas  si  ridicules  que 
vous  le  prétendez.  M.  de  Buffon  a  daigné  en  adopter 
quelques-unes,  y  ajouter  des  preuves,  et  les  revê- 
tir de  ce  style  qui,  comme  vous  dites  si  bien,  unit 
la  force  du  burin  à  la  mollesse  du  pinceau. 

Malebranche ,  grand  écrivain  comme  Descartes , 
ayant,  comme  lui,  une  grande  imagination,  des  vues 
hardies  et  vastes,  voulut  aussi  expliquer  toute  la  na- 
ture, et  se  trompa  presque  toujours;  mais  Descartes 
fut  le  restaurateur  de  la  vraie  méthode  de  philoso- 
pher. Descartes  fut  le  premier  géomètre  de  son  siècle , 
et  sut  le  premier  appliquer  la  géométrie  à  la  physique. 
Aussi  Descartes  est-il  un  grand  homme,  tandis  que 
son  disciple  ne  peut  être  regardé  que  comme  un  ex- 
cellent écrivain. 

Vous  dites  que  les  rêves  de  Malebranche  sont  ceux 
de  Jupiter,  et  quil  est  plus  aisé  de  plaisanter  les  fai- 
seurs de  systèmes  que  d en  créer  soi-même.  J'avoue 
que  je  crois  les  bonnes  plaisanteries  beaucoup  plus 
rares  que  les  mauvais  systèmes. 

Selon  vous,  Baclict  était  donc  un  mauvais  mathé- 
maticien ?  cependant,  son  Commentaire  de  DiopJiante 
est  un  ouvrage  excellent  en  son  genre.  C'est  du  moins 
ainsi  que  M.  de  la  Grange  en  parle.  D'ailleurs  Bachet 
a  résolu  le  premier,  et  d'une  manière  très-élégante, 
les  problèmes  indéterminés  du  premier  degré.  Bachet 
releva,  dit-on  ,  mille  contre-sens  dans  la  traduction 


LETTRES    D  UN    THEOLOGIEN,    ETC.  29  l 

(Je  Pliitarque  par  Amyot.  Cela  prouverait  qu'il  n'était 
pas  mauvais  littérateur. 

Vous  deviez  dire  (jue  cet  homme  (i),  que  vous  ne 
donnez  que  pour  un  astrologue,  et  qui  avait  des  con- 
naissances astronomiques,  est  le  premier  qui  ait  pro- 
posé d'employer  des  tables  de  la  lune  pour  déter- 
miner les  longitudes  en  mer  ;  mais  de  son  temps  les 
tables  de  la  lune  étaient  encore  trop  imparfaites. 

Ce  qui  rendra  Pascal  à  jamais  célèbre  ,  c'est  son 
Traité  des  roulettes ,  un  des  ouvrages  les  plus  éton- 
nants que  jamais  le  génie  des  mathématiques  ait  en- 
fantés; ce  sont  les  expériencesfaites  au  Puy-de-Dôme, 
son  Traité  de  réqaUihre  des  liqueurs  ,  le  premier  ou- 
vrage de  bonne  physique  qu'il  y  ait  eu  en  France.  Ce 
n'est  pas  un  grand  mérite  d'apprendre  les  mathéma- 
tiques sans  maître,  avec  un  livre,  comme  Sauveur 
et  Pascal;  mais  ce  serait  une  grande  preuve  détalent 
que  d'en  avoir  deviné  les  premières  propositions  sans 
aucun  secours  ,  comme  on  le  rapporte  de  Magnan  et 
de  Pascal. 

Vous  déchirez  M.  D\4lembert;  vous  assurez  que  ce 
n'est  pas  comme  grand  géomètre  que  Pascal  ira  a  la 
postérité^  et  vous  le  prouvez  par  l'exemple  de  MM.  Clai- 
rault,  Fontaine,  Euler,  dont  les  deux  premiers  sont 
morts  depuis  quelques  années  seulement,  et  le  troi- 
sième ^it  encore, et  produitpresquechaqueannéedes 
ouvrages  que  l'Europe  savante  admire  (2).  Est-ce  que 
les   noms    de    Pythagore,    d'Archimède,    d'Apollo- 

(1)  Article  Morin. 

(2)  Article  Patru. 


292  LKTTRES    D  UN    THEOLOGIEN,    ETC. 

nius  sont  des  noms  obscurs?  ceux  de  Kepler,  de  Ga- 
lilée, de  Viete,  de  Newton,  de  Bernouilli,  sont-ils 
oubliés?  Croyez,  Monsieur,  quêtant  que  l'axe  de  notre 
terre  décrira  un  cercle  dans  les  cieux ,  on  saura  que 
c'est  M.  D'Alembert  qui,  \e premier,  en  a  déterminé 
la  route  :  et  alors  on  ne  se  souviendra  plus  de  Clé- 
ment,  de  ïrublet,  de  M.  le  Fianc,  que  par  les  vers 
que  Voltaire  a  attachés  à  leurs  noms.  Puissiez-vous 
obtenir  le  même  avanlage! 

Le  Dictionnaire  de  p/iysique  du  pèi'e  Paulian  est 
pis  que  médiocre.  H  a  bien  fait  de  quitter  les  matières 
où  on  exige  des  gens  de  ne  parler  que  de  ce  quMls 
entendent. 

Vous  avez  oublié  Perrault  l'arcliitecle,  malgré  la 
façade  du  Louvre,  la  traduction  de  Vitruve,  et  ses 
mémoires  sur  l'anatomie  des  animaux. 

Pluche ,  que  vous  louez,  était  également  médiocre 
comme  écrivain  ,  comme  antiquaire  ,  surtout  comme 
naturaliste  et  comme  physicien.  Ses  Dialogues  sont 
remplis  de  plaisanteries  de  collège;  il  parle  avec  mé- 
pris de  Locke  et  même  de  INewton  ,  dont  il  n'était  pas 
en  état  de  comprendre  une  page. 

Les  premiers  volumes  de  son  Spectacle  peuvent 
cependant  être  utiles  aux  enfants;  ou  plutôt  il  serait 
à  désirer  qu'on  fit  pour  eux  des  éléments  d'histoire 
naturelle. 

Je  parle  ici  comme  homme,  car  en  qualité  de  théolo- 
gien, je  crois  celte  étude  très-pernicieuse.  Il  est  à  crain- 
dre que  les  enfants  n'aient  encore  assez  de  restes  du 
péché  originel,  poui-  aimer  mieux  l'histoire  des  méta- 
morphoses des  vers  ou  des  papillons, que  l'économie 


lETTRES    d'un    THÉOLOGIEN,    ETC.  agS 

de  nos  plus  sublimes  mystères.  Gardons-nous  bien  , 
jusqu'à  un  certain  âge,  d'enseigner  aux  enfants  des 
vérités  qu'ils  puissent  entendre  ;  il  faut  aupaiavant 
qu'ils  aient  eu  le  temps  de  se  remplir  l'esprit  de 
clioses  inintelligibles.  C'est  pour  cela  que  nous  to- 
lérons l'élude  des  langues  selon  la  méthode  des 
collèges. 

Après  six  ans  d'études,  à  huit  heures  par  jour, 
un  enfant  sait  par  cœur  son  rudiment,  son  caté- 
chisme et  sa  mythologie  ;  et  parvient  à  l'âge  de  douze 
oucjuinzeans  sans  avoir  jamais  rien  compris  de  tout 
ce  qu'on  lui  a  dit.  Ce  pli  une  fois  pris  ,  il  répétera 
toute  sa  vie  des  choses  qu'il  n'enlendra  point ,  et  ja- 
mais il  ne  nous  échapperait  sans  les  passions.  Nous 
avons  mal  fait  de  mettre  l'amour  contre  nous.  De  la 
manière  dont  nous  rapetissons,  dont  nous  oppri- 
mons l'esprit  des  enfants  que,  dans  presque  toute 
l'Europe,  on  a  la  bonté  d'abandonner  à  nos  soins, 
la  raison  seule  ferait  peu  d'incrédules. 

Vos  jugements  sur  la  littérature  ont  un  ton  de  par- 
tialité qui  peut  nuire  à  la  bonté  de  votre  cause  ;  et 
lorsque  vous  ne  pouvez  avoir  d'intérêt,  vous  jugez 
au  hasard. 

A  l'article  Abcidie  ,  où  vous  donnez  le  suffrage  de 
madame  de  Sévigné,  et  même  du  comte  de  Bussy , 
comme  une  preuve  de  la  bonté  d'un  livie  de  théo- 
logie, vous  ne  voulez  pas  que  ce  fameux  réfugié  soit 
mort  fou  ;  vous  oubliez  qu'il  était  un  de  nos  ennemis. 
Pourquoi  ne  pas  avouer  que  son  livre  tant  loué 
n'est  qu'une  déclamation  qu'on  ne  peut  plus  lire? 
Nous  avons  mieu>f  fait  qu'Abadie  :  n'avons-nous  pas 


294  LETTRES    d'un    THÉOLOGIEN,    ETC. 

M.  Miisson  ,  IM.  Joli ,  M.  Simon  ,  M.  Bergier  et  M.  l'é- 
véque  du  Piiy  ? 

À  Tarlicle  d'^card,  vous  dites  que  h  pJdlosophu' 
lia  que  faire  de  la  grammaire . 

Vous  répétez,  d'après  M.  de  Voltaire,  que  nous 
avons  des  chansons  supérieures  aux  plus  belles  odes 
dAnacréon  :  cela  est  vrai  ;  mais  M.  de  Voltaire  s'est 
bien  gardé  de  donner  maître  Adam  pour  exemple. 

Savez-vous  que  le  roi  de  Prusse  fait  élever  un  mau- 
solée au  marquis  d'Argens?  Pourquoi  en  dites-vous 
tant  de  mal?  11  est  mort. 

Arnaud  n'est  pas  l'auteur  du  nouvel  Ab salon,  nou- 
vel Hérode^  nouveau  Néron;  il  a  écrit  beaucoup  d'in- 
jures comme  Garasse;  mais  il  ne  les  écrivait  pas  du 
style  de  Garasse  :  ce  qui  est  très-différent.  Par 
exemple,  la  Fontaine  et  Rousseau  ont  eu  le  malheur 
d'écrire  des  poésies  licencieuses;  serait-ce  une  raison 
de  leur  attribuer  ces  mauvais  vers  que  vous  con- 
naissez? 

Nota.  Le  théologien  avait  inséré  ici  trois  vers ,  tirés 
dune  épigrammede  M.  l'abbé Sabbatier.  Nous  les  avons 
supprimés  par  respect  pour  les  mœurs  ;  mais  pour  ne 
point  porter  atteinte  à  t  intégrité  du  texte  de  la  lettre , 
nous  les  avons  placés  à  la  fin ,  pour  ceux  qui ,  malgré 
notre  avertissement ,  seraient  curieux  de  les  connaî- 
tre. 

L'évéque  de  Noyon  ,  Clermont -  Tonnerre ,  avait, 
dites-vous,  de  l'esprit  et  du  savoir;  mais  ces  qualités 
étaient  infiniment  dépîéciées  par  ses  absurdes  travers. 
Vous  parlez  de  ce  successeur  des  apôtres  plus  légè- 
I ement  que  jamais  M.  de  Voltaire  n'a  pailé  de  M.  l'é- 


LETTRES    U'UN    THÉOLOGIEN,    ETC.  agS 

véque  du  Piiy.  Voiià  un  trail  de  sa  fierté  que  vous 
auriez  pu  citei'.  «D'où  vient,»  lui  demandait  un 
jour  Louis  XIV,  qui  voulait  réprimer  sa  vanité, 
«  que  l'on  ne  trouve  point  de  Clermont  dans  la  liste 
des  grands  officiers  de  la  couronne?»  —  «Sire,» 
répondit  l'évêque  de  Noyon ,  «  c'est  que  mes  ancêtres 
étaient  de  trop  grands  seigneurs  pour  servir  les 
vôtres.  » 

Vous  avez  tort  de  tant  louer  les  Plaidoyers  que  le 
père  Baudori  et  M.  le  Boucq  ont  fait  déclamer  par 
leurs  écoliers,  la  rhétorique  de  Colotiia  ^  les  vers  de 
M.  Clément:  cela  ferait  croire  que  notre  parti  est 
bien  pauvre. 

Mais  vous  avez  grande  raison  de  déprimer /^«//é?  ; 
seulement  il  ne  fallait  pas  dire  qu'on  peut  conclure 
de  r inanition  oit  il  nous  laisse,  qail  ressemble  à  un 
fou  errant;  (juil  évoque  des  mdnes  obscurs  pour  ac- 
créditer ses  anecdotes  ;  que  ses  obscénités  prouvent  un 
cœur  corrompu  et  un  esprit  obscurci  par  cette  corrup- 
tion. Depuis  que  la  Rochefoucauld  a  dit  :  V esprit  est 
souvent  la  dupe  du  cceur ,  il  n'est  plus  peimis  de  faire 
contraster  le  cœur  et  l'esprit;  il  ne  fallait  pas  dire 
enfin  que  Bayle  combattait  un  cartésianisme  qui  ne 
subsistait  plus  de  son  temps.  Car  en  1730  on  accusa 
M.  de  Voltaire  d'être  un  mauvais  citoyen,  pour  avoir 
préféré  la  philosophie  de  Newton  et  de  Locke  à  celle 
de  Descartes. 

La  conscience  est  une  lanterne  sourde  qui  n'éclaire 
que  celui  qui  la  porte ,  est  la  réponse  d'un  ministre 
d'Étal  à  un  archevêque  f|ui  lui  opposait  sa  conscience. 

L'abbé  de  lu  Ulctlcrie  élail   janséniste;  ainsi  vous 


'igG  LETTRES    d'un    THÉOLOGIEN,    ETC. 

pouviez  vous  dispenser  de  louer  le  style  ridicule  dans 
lequel  il  a  travesti  Tacite. 

/!/.  (/e  Cliamfort  a  de  l'esprit  el  peu  de  talent.  La 
république  des  lettres  fourmille  d'écrivains  de  la 
trempe  de  M.  de  Chamfort.  Plût  à  Dieu!  mais  M.  de 
Cliamfort  ne  s'est  pas  encore  déclaré  contre  nous. 
Croyez-vous  donc  que  nous  n'avons  pas  assez  d'en- 
nemis? 

Il  est  très-vrai  que  M.  Chaumeix  a  été  convulsion- 
naire,  et  que  malheureusement  il  était  beaucoup 
tjop  ignorant  pour  attaquer  l'Encyclopédie  avec 
succès. 

Nous  ne  craignons  pas  même  de  dire  que  dans 
Othon  ,  Serforius,  OEdipe  et  Suréna  ,  ily  a  des  scènes 
qui  supposent  plus  de  talent  et  de  génie  qu  Alzire , 
Mérope  ,  Mahomet  ;  et  \ous  a'jouiez  qu  une  esquisse  de 
Ruùe/is  (dont  le  coloiis  fait  presque  tout  le  mérite  )  est 
préférable  (Uix  tableaux  les  plus  achevés  dun  peintre 
dont  tout  l art  se  bornerait  au  coloris.  11  faut  l'avouer  : 
vous  ne  vous  connaissez  pas  plus  en  peinture  qu'en 
poésie  d).  Ah!  Monsieur,  Alzire,  Mérope  et  Maho- 
met sont  plus  véritablement  tragiques  qu'aucune 
des  pièces  de  Corneille;  et  avec  une  énergie  égale  à 
celle  de  Corneille,  et  des  pensées  aussi  grandes,  on 
y  trouve  un  art,  une  élégance,  un  coloris  brillant, 
une  sensibilité  surtout  que  Corneille  n'avait  point. 
Voltaire  est  le  premier  comme  le  plus  dangereux  des 
poêles  tragiques;  mais  que  nous  importe?  c'est  une 
raison  pour  qu'il  soit  mieux  damné. 

il)  Article  Corneille. 


LETTRKS    1)  UN    THÉOLOGIEN,    ETC.  297 

Le  plus  grand  honneur  qu'ait  pu  recevoir  Cor- 
neille, c'est  que  M.  de  Voltaire  ait  daigné  le  com- 
menter. Jamais  on  ne  pouvait  élever  un  plus  beau 
monument  à  la  gloire  du  créateur  de  notre  théâtre. 
Quel  admirateur  de  Corneille  en  a  senti  les  beautés 
avec  un  enthousiasme  plus  vrai  !  quel  homme  a 
mieux  su  le  faire  admirer  à  ceux  même  que  les  dé- 
fauts de  son  style  avaient  refroidis  !  Qu'importe  à  la 
gloire  de  Corneille,  cette  foule  de  défauts,  qui  sont 
ceux  de  son  siècle,  et  malgré  lesquels  la  grandeur 
de  son  génie  subsiste  tout  entière?  Ce  genre  de  cri- 
tique peut  blesser  ramour-j)ropre  d'un  auteur  vivant  ; 
et  c'est  une  punition  qu'il  ne  faut  lui  infliger  que 
lorsque  son  insolence  ou  ses  calomnies  l'ont  méri- 
tée. Mais  on  ne  doit  aux  morts  que  de  la  justice; 
et  Corneille  est  trop  grand  pour  avoir  besoin  d'in- 
dulgence. 

A  l'article  Crébillon ,  vous  mettez  encore  ce  poète 
au-dessus  de  M.  de  Voltaire;  le  vieux  Boileau,  votre 
oracle,  apiès  avoir  entendu  Rhadamiste,  le  mettait 
au-dessous  de  Pradon.  li  y  a  de  très -belles  scènes 
dans  Rhadamiste;  mais  le  style,  presque  toujours 
barbare,  de  Ciébillon ,  l'obscurité  de  ses  plans,  l'amour 
froid  et  de  remplissage  cpi'il  a  placé  au  milieu  des 
hoireurs  de  la  famille  des  Atrides  ,  les  maximes  ridi- 
culement atroces  qu'il  fait  diie  à  ses  liéros,  son  igno- 
rance des  mœurs  et  des  convenances,  tout  cela  ne 
permettait  pas  de  comparer  Crébillon  à  l'auteur  tou- 
chant de  Zaïre  et  de  Tancrèdc ,  à  l'auteur  sublime 
de  Séminintis  et  de  Rome  samc'c. 

Vous  j>arlez  trop  vaguement  des  ouvrages  de  con- 


2()8  LETTRES    d'uN    THÉOLOGIEN,    LTC. 

tmverse  de  ce  minisire  (i).  Son  Trailé  de  la  confes- 
sion auriculaire  nous  a  embarrassés  pendanl  quelque 
temps.  Bkmdel ,2iW\.ye  ministre,  que  vous  nommez  un 
écrivain  obscur,  est  liès-connu  pour  avoir,  quoique 
protestant,  combattu  la  fable  de  la  papesse  Jeanne , 
et  respecté  assez  ce  qu'il  croyait  la  vérité,  pour  ne 
pas  vouloir  souffrir  qu'on  la  défendît  par  le  men- 
songe. 

Nous  autres  catholiques,  nous  n'avons  point  de 
traits  pareils  à  citer  :  il  faut  laisser  à  ces  gens-là  les 
petites  vertus  humaines.  JNous  avons  la  foi  et  les 
bénéfices  ;  cela  vaut  mieux  pour  cette  vie  et  pour 
l'autre. 

A  l'article  Dancourt,  vous  rapportez  qu'un  jour 
qu'il  s'était  trouvé  mal  dans  la  chambre  de  Louis  XIV, 
le  roi  alla  Ud-niéine  ouvrir  la  fenêtre.  Ne  sentez-vous 
pas  tout  ce  qu'il  y  a  d'humiliant  pour  la  nature  hu- 
maine, et  d'injurieux  pour  les  rois  ,  à  rapporter  cela 
comme  une  belle  action  ?  Vous  auriez  dû  avertir 
aussi  que  les  pièces  de  Dancourt  sont  beaucoup  trop 
libres;  vous  oubliez  toujours  que  vous  êtes  le  dé- 
fenseur des  bonnes  mœurs.  J.  .T.  Rousseau,  qui  n'est 
qu'à  demi-chrétien  ,  dit  de  Dancourt  :  Je  ne  ferai 
pas  (t  Dancourt  l'honneur  de  parler  de  lui;  laissant 
Regnard  encourager  les  fdous ,  il  se  charge  d'amuser 
des  femmes  perdues. 

L'abbé  de  Voisenon  est  un  des  conservateurs  du 
goût;  et  vous  ajoutez  qu'il  est  aussi  le  conservateur 
de  ses  sentiments  et  de  ses  pensées  ;  parce  rpie,  dites- 

fi)  Dah.i.k. 


LETTRES    DIIIV    THÉOLOGIEN,    ETC.  299 

VOUS,  /'/  a  résisté  à  je  ne  sais  quelles  noLweaiUés.  En 
voulant  célél)ier  les  belles  qualités  de  M.  Tablié  de 
Yoisenon ,  il  est  heureux  d'avoir  choisi  son  bon  goût 
et  la  force  de  son  caractère.  Mais  comment  avez-vous 
pu,  vous,  le  défenseur  des  bonnes  mœurs  ,  prendre 
jjour  un  de  vos  héros,  un  ecclésiastique  qui  ne  s'est 
fait  connaître  que  par  des  bouffonneries  ordurières, 
et  qui  n'a  pas  même  l'honneur  d'être  au  premier  rang 
dans  ce  genre,  le  plus  facile  et  le  plus  méprisable  de 
tous  après  la  satire? 

Vous  auriez  du  i-apporter  à  l'article  Dangeaa,  que, 
lorsqu'un  homme,  qui  devait  aux  lettres  seules  l'il- 
lustration de  sa  famille,  s'avisa  de  regarder  comme 
un  déshonneur  pour  lui  de  n'être  à  l'Académie  que 
l'égal  de  Racine  et  de  Despréaux,  il  forma  le  projet 
d'y  établir  des  honoraires.  MM.  de  Dangeau ,  qui 
craignaient  qu'on  ne  les  reléguât  dans  cette  nouvelle 
classe,  firent  manquer  ce  projet,  qui  aurait  avili  les 
gens  de  lettres  et  rendu  les  protecteurs  ridicules. 
«  A  l'Académie  des  sciences,  »  disait  à  ce  sujet  un 
savant  illustre ,  «  un  honoraire  est  un  homme  qui 
aime  les  sciences  sans  les  cultiver;  à  l'Académie  fran- 
çaise, ce  serait  un  homme  qui  aimerait  la  langue 
française,  sans  savoir  ni  la  parler,  ni  l'écrire.  » 

Vous  nommez  Desfoniaines  le  Boileau  de  ce  siècle  : 
que  vous  a  donc  fait  ce  pauvre  siècle?  C'est  une 
singulière  manie,  que  celle  de  quelques-uns  de  nos 
faiseurs  de  satires.  Ils  croient  avoir  succédé  à  Boi- 
leau ,  comme  le  gazelier  ecclésiastique  à  Pascal ,  et 
prennent  le  nom  de  ce  poète  célèbre,  comme  l'au- 
teur de  r\manach  de  1-iége,  celui  du  malhémalicien 


3oO  LETTRES    d'un    THÉOLOGIEN  ,    ETC. 

Lct'iisberg.  Il  y  a  cependant  des  difféiences  entre  eux 
et  Boileau  :  Boileau  écrivait  en  beaux  vers,  et  ils 
éciivent  en  mauvaise  prose;  Boileau  avait  de  la  reli- 
gion, et  ils  se  servent  du  mastjue  de  la  religion  pour 
calomnier  ceux  qui  excitent  leur  envie;  Boileau  fut 
l'ami  de  Racine,  et  ils  s'acharnent  sur  le  successeui- 
de  Racine  ;  Boileau  jouissait  de  l'estime  publique,  et 
ils  vivent  dans  l'opprobre,  etc.,  etc. 

Vous  traitez  trop  mal  M.  fJesmarets  de  Saint-Sor- 
lin ;  il  était  des  nôtres.  Ce  fut  un  des  plus  chauds 
ennemis  de  Port-Royal.  Jaloux  du  bruit  que  faisaient 
les  prophéties  du  pauvre  Morin  ,  il  fit  semblant  de 
devenir  son  ami,  pour  le  trahir  ;  le  dénonça,  témoi- 
gna contre  lui,  et  parvint  à  le  faire  brûler  vif,  pai- 
arrêt  du  parlement  de  Paris,  en  i663.  Du  temps  de 
saint  Dominique,  Desmarets  eût  été  canonisé. 

Il  ne  faut  pas  dire  que  les  Synonjnies  de  Girard 
sont  inimitables  (i).  L'idée  en  est  heureuse;  mais  on 
trouve  dans  quelques  synonymes  de  M.  D'Alembert 
une  justesse,  une  précision,  et  suitout  une  philo- 
sophie sage  et  profonde  qu'on  chercherait  en  vain 
dans  l'abbé  Girard. 

A  l'ait  ici  e  du  Président  de  Granuiiont ,  vous  ne 
parlez  pas  de  l'histoire  du  supplice  de  Vanini,  dont 
nous  lui  devons  les  détails.  On  y  voit  comment , 
malgré  ses  efforts  pour  donner  de  bonnes  preuves 
de  l'existence  de  Dieu,  Vanini  fut  condamné  à  être 
brûlé  vif  connue  athée,  parce  que  l'on  avait  trouvé 
un  gros  crapaud  dans  sa  chambre. 

(i)  Al  licle  Gir.AUi». 


LETTRES    d'un    THÉOI.OGIFIV  ,    ETC.  3o  I 

Feu  M.  Hardioiiy  de  rAcadémie  française,  élail 
bien  dans  les  principes  excellents  que  vous  tâchez 
de  répandre;  il  ne  pouvait  souffiir  Tesprit.  Quand 
il  présentait  les  volumes  de  son  histoire  à  l'Académie 
française  :  Du  moins,  disait- il  d'un  air  ironique  et 
satisfait,  //  a  y  a  pas  cV esprit  lii-dcdans. 

Le  père  Haj'er  vaut  mieux  que  vous  ne  dites  :  on 
trouve  dans  ses  ouvrages  trente-sept  preuves  diffé- 
rentes de  la  spiritualité  de  l'âme,  et  autant  de  dé- 
monstrations de  l'existence  de  Dieu  :  c'est  un  grand 
préjugé  contre  une  doctrine,  quand  on  en  peut 
donner  tant  de  preuves;  et  cela  montre  du  moins 
que  l'auteur  était  bien  mécontent  des  trente-six  pre- 
mières. 

Desji'eteaux ,  déjà  très-vieux,  rencontra  un  jour, 
en  rentrant  chez  lui,  une  jeune  chanteuse,  qui  s'était 
endormie  sur  son  escalier:  sa  figure  lui  plut;  il  la 
prit  dans  sa  maison.  Elle  lui  jouait,  après  son  diner, 
des  airs  agréables;  des  oiseaux  venaient  se  reposer 
sur  sa  tête  et  sur  son  instrument.  Desyveteaux  l'écou- 
tait,  habillé  en  berger  et  couronné  de  fleurs.  Elle 
demeuia  avec  lui  jusqu'à  l'heure  de  sa  mort.  Lors- 
(|u'il  fut  près  d'expirer  :  /o«f'-/;?o/,  lui  dit-il,  cette 
sdrnbdiide  que  j'aime  tant,  afin  que  mon  âme  passe 
doucement.  Voilà  un  propos  bien  impie,  à  la  vérité, 
et  qu'il  fallait  relever  avec  indignation  ,  au  lieu  de 
défigurei- d'une  manière  dégoûtante  la  folie  aimable 
du  vieux  berger. 

M.  de  Voltaire  a  peut-être  trop  prodigué  les  in- 
jures à  M.  Larcher  :  tout  l'univers  sait  qu'il  n'est  pas 
répétiteur  au    collège    Mazarin ,  comme    on    l'en   a 


3oii  LETTRKS    d'uN    THÉOLOGIEN,     ET(,. 

accusé  ;  mais  M.  de  Voltaire  avait  raison  d'être  en 
colère.  M.  Larcliei",  dans  son  ouvrage,  cite  ce  pas- 
sage d'un  livre  nouveau,  qu'il  attribue,  sans  preuves, 
à  M.  de  Voltaire  (  il  est  question  des  fléaux  qui  nous 
affligent)  :  «  La  Providence  nous  envoie  la  famine  et 
la  peste,  mais  la  guerre  nous  vient  des  rois;  et  c'est 
peut-être  pour  cela  que  les  faiseurs  d'épîtres  dédica- 
toires  les  nomment  les  images  de  Dieu.  »  Quelles 
horreurs!  dit  M.  Larclier,  la  plume  me  tombe  des 
mains.  L'auteur  est  une  Le  te  féroce  qu'il  faudrait 
chasser  de  toute  société  policée. 

Malherbe,  à  soixante-treize  ans,  veut  se  battre 
contre  le  meurtrier  de  son  fils  :  «  Vous  êtes  trop 
vieux,  »  lui  dit-on.  «  C'est  pour  cela  ,  m  reprit-il:  «je 
ne  hasarde  qu'un  denier  contre  une  pistole.  »  Vous 
trouvez  que  cette  réponse  est  d'un  lâche? 

M.  de  Marca  a  fait ,  sur  la  concoide  du  sacerdoce 
et  de  l'empire,  un  ouvrage  qu'on  a  estimé,  tant  qu'on 
a  cru  avoir  besoin  des  autorités  historiques,  dans  ces 
questions  que  le  bon  sens  suffit  pour  résoudre,  et 
que  la  force  seule  peut  décider. 

Du/narsais  avait  la  réputation  d'être  impie,  comme 
vous  le  dites  fort  bien.  «  D'où  vient,  »  disait-il  un 
jour  à  Boindin,  «  que  vous  vivez  tranquille  et  con- 
sidéré, malgré  l'athéisme  que  vous  affichez,  et  que 
moi,  qui  suis  plus  prudent,  je  suis  persécuté?»  — 
«C'est,»  répondit  Boindin  ,  que  vous  êtes  athée  jan- 
séniste, et  moi  athée  moliniste  »  Les  jésuites  étaient 
alors  tout-puissants. 

  l'article  Maucroi.v,  vous  auriez  dû  citer  ces  vers, 
qu'il  fit  à  l'âge  de  quatre-vingts  ans  : 


LETTRES    d'un    THÉOLOGIEN,    ETC.  3o3 

Chaque  jour  est  un  bien  que  du  ciel  je  reçois; 
Je  jouis  aujourd'hui  de  celui  qu'il  me  donne; 
Il  n'appartient  pas  plus  aux  jeunes  gens  qu'à  moi, 
Et  celui  de  demain  n'appartient  à  personne. 

Vous  demandez,  à  l'article  Meiville,  «  si  M!M.  Cré- 
hillon ,  Montesquieu,  Maupertuis,  de  Biiffon  ,  le 
Franc,  ont  été  les  agresseins  de  M.  de  Voltaire  ?  » 
Hélas!  oui,  Monsieur  :  Crébillon  cabala  pour  empê- 
cher Mahomet  d'être  joué,  et  refusa  d'approuver 
celte  pièce,  qui,  dans  le  même  genre  où  il  avait 
la  prétention  d'exceller,  surpassait  toutes  les  siennes. 
Montesquieu  déprimait  hautement  les  talents  de 
M.  de  Voltaire;  M.  de  Buffon  l'a  traité  avec  mépris 
dans  le  premier  volume  de  l'Histoire  naturelle  , 
Preuves  de  la  théorie  de  la  terre  (page  4  '  0-  ^ï-  ^^ 
Franc  désigna  publiquement,  dans  un  discours  à 
l'Académie  française,  M.  de  Voltaire  et  plusieurs  de 
ses  confrèies,  comme  des  ennemis  du  trône  et  de 
{"autel.  M.  de  Maupertuis  lui  suscita  des  tracasseries  à 
Berlin.  Quand  un  jeune  homme  attaque  un  vieillard 
défendu  par  soixante  ans  de  gloiie,  il  faut  qu'il  ait 
doublement  raison. 

Vous  faites  bien  de  tomber  sur  ce  coquin  de  Mon- 
tagne. Il  est  devenu  le  bréviaire  des  honnêtes  gens 
(comme  disait  le  cardinal  du  Perron),  et,  depuis  ce 
temps-là,  les  honnêtes  gens  ne  sont  plus  nos  amis. 
On  lit  ses  Essais ,  on  les  relit ,  on  les  cite  sans  cesse  ; 
on  les  porte  en  voyage,  à  la  campagne;  on  les  lelira 
encore,  quand  tous  leurs  censeurs,  Huet ,  Male- 
branche,  Nicole  et  vous,  seront  oubliés,  et  qu'il  ne 
restera  plus  de  Pascal  que  la  mémoire  de  son  génie. 


3o4  LETTRFS    d'fiN    THÉOLOGII<^,    ETC. 

Vous  commencez  votre  article  Montesquieu  ^  par 
dire  quon  ne  peut  se  dispenser  de  s'appesantir  sal- 
les louanges  ducs  à  son  génie.  Est-ce  qu'il  vous  se- 
rait impossible  de  n'être  pas  lourd? 

V humanité  a^nat  perdu  ses  titres ,  Montesquieu  les 
a  retrouvés.  Voilà  ce  que  M.  de  Voltaire  a  dit  de  lui 
sans  s'appesantir.  11  serait  dur,  après  cette  louange 
sublime,  de  reprocher  à  M.  de  Voltaire  ses  critiques, 
quelquefois  justes,  de  \ Esprit  des  lois.  Je  vous  aver- 
tis aussi  que  Montesquieu  est  encore  trop  moderne 
pour  oser  parler  de  sa  souuiission  à  la  religion  et  de 
sa  fin  chrétienne. 

Vous  prétendez  que  M.  Marin  n'a  jamais  été  joué 
sur  aucun  théâtre.  Vous  oubliez  que  la  comédie  de 
Julie  fut  sifflée,  parce  qu'il  y  avait  mis  trop  de  vertu. 

M.  l'abbé  Nonotte  vous  a  bien  servi.  Mais  qu'il  a 
peu  d'esprit!  que  son  style  est  lourd  !  que  ses  raison- 
nements sont  gauches  !  combien  il  entasse  de  bé- 
vues pour  relever  de  prétendues  erreurs  de  M.  de 
Voltaire!  Notre  parti  est  faible  ;  il  serait  difficile  d'en- 
gager des  hommes  de  mérite  à  se  déclarer  pour  nous 
hautement  :  ils  ont  la  faiblesse  de  craindre  le  lidi- 
cule  ;  mais  que  du  moins  ils  consentent  à  nous  mé- 
nager. Il  y  en  a  qui  ne  se  sont  pas  montrés  contre 
nous.  M.  de  Buffon,  pai"  exemple;  M.  l'abbé  Arnaud; 
M.  l'abbé  de  Condiliac;  M.  Watelel.  Vous  avez  bien 
fait  de  les  louer:  nous  ne  sommes  plus  assez  forts 
pour  dire  comme  autrefois:  Celui  qui  n'est  pas  pour 
moi,  est  contre  moi. 

Vous  louez  trop  sobrement  l'abbé  Pluquet  :  savez- 
vous  qu'il  a  fait  dans  son  livre  une  savante  apologie 


LETTRES    d'un    TH]É0L0GIE]V,    ETC.  3o5 

du  supplice  de  Jean  Hus?  Son  explication  de  la  pré- 
sence léelle,  dans  toutes  les  espèces  eucharistiques 
au  même  instant,  n'est  pas  assez  tliéologique.  Il 
suppose  que  le  corps  du  fils  de  Dieu,  Dieu  lui- 
même,  circule  dans  les  espèces  avec  une  vitesse  si 
grande,  qu'il  n'y  a  pas  d'instant  sensible  dans  lequel 
il  ne  les  ait  toutes  parcourues.  Je  ne  sais  si  cette 
manière  d'aller  n'est  pas  un  peu  indigne  de  la  ma- 
jesté divine. 

M.  le  marquis  de  Pompignan  ne  s'appelle  donc  pas 
Simon  le  Franc,  mais  Jean- Jacques  le  Franc?  La 
notice  que  vous  donnez  de  ses  ouvrages  n'est  pas 
exacte.  11  y  a  de  lui  une  traduction  de  la  Prière  du 
Déiste,  et  une  Relation  de  la  dédicace  de  son  église, 
qui  sont  des  morceaux  curieux.  Didon,  quoique  fort 
inférieure  à  Ariane  ,  n'est  pas  sans  intérêt  ;  on  y  cher- 
cherait en  vain  de  beaux  vers,  et  surtout  de  ces  traits 
d'une  sensibilité  vraie  et  profonde  qu'on  trouve 
dans  Ariane,  dans  Zaïre,  dans  Tancrède.  Je  n'aime 
pas  que  Didon  regrette  en  mourant  les  tranquilles 
plaisirs  dune  âme  indifférente. 

Quœswit  cœlo  lucem,  ingemuitque  repertd, 

devait  inspirer  d'autres  idées  à  M.  le  Franc.  J'ai  tou- 
jours envie  de  rire  quand  Énée  dit  à  Didon,  qu'il  va 
à  la  bataille,  et  que  Didon  lui  répond  : 

Quoi!  vous-même,  Seigneur? 

Avec  Virgile,  Métastase,  et  le  rôle  toujours  intéres- 
sant d'une  amante  abandonnée,  il  aurait  été  difficile 
V.  20 


3o6  LETTRES    DON    THÉOLOGIEN,    ETC. 

de  faiie  une  tragédie  absolument  mauvaise.  Les  can- 
tiques sacrés  se  vendent  au  rabais  quatre  livres,  au 
lieu  de  douze  :  cela  justifie  le  quolibet  de  M.  de  Vol- 
taire : 

Sacrés  ils  sont,  car  personne  n'y  touche. 

J'en  suis  fâché,  car  Jean-Jacques  et  Jean-George, 
son  frère,  sont  de  nos  amis;  et  ils  nous  auraient  été 
très-utiles,  s'ils  ne  s'étaient  pas  rendus  si  ridicules. 

Ce  Rabelais  qu'on  appela  quelque  temps  le  livre 
par  excellence,  et  qui  en  effet  était  le  seul  livre  de 
prose  que  lussent  alors  les  gens  du  monde,  nous  a 
fait  un  grand  tort!  11  est  le  premier  qui  ait  appris 
aux  gens  de  cour  à  nous  mépriser,  à  ces  gens  qui, 
après  avoir  vécu  dans  la  débauche  et  dans  l'intrigue, 
venaient  à  l'heure  de  la  mort  nous  demander  un  ci- 
lice  et  nous  apporter  leur  argent. 

Il  me  parait  que  vous  n'avez  pas  saisi  le  véritable 
caractère  du  génie  de  /.  /.  Rousseau.  Cet  homme  cé- 
lèbre, né  avec  un  talent  rare  pour  persuader  aux 
autres  hommes  tout  ce  qu'il  veut  qu'ils  croient,  a 
cherché  surtout  à  rendre  populaires  les  vérités  qu'il 
jugeait  utiles.  Si  les  corps  des  enfants  ne  sont  plus 
oppressés  par  des  ressorts  de  baleine,  si  leur  esprit 
n'est  plus  surchargé  de  préceptes ,  si  leurs  premières 
années  du  moins  échappent  à  l'esclavage  et  à  la  gêne, 
c'est  à  Rousseau  qu'ils  le  doivent.  Aussi  une  femme 
sensible  proposait-elle  de  lui  ériger  un  buste  qui  se- 
rait couronné  par  des  enfants.  Pour  les  femmes  qu'il 
a  tant  aimées,  et  dont  il  n'a  dit  tant  de  mal  que  parce 
qu'elles   lui    en    ont    beaucoup  fait ,   si  elles  osent 


LETTRES    d'un    THÉOLOGIEN,    ETC.  3o'] 

nourrir,  si  elles  ont  la  prétention  d'être  les  mères  de 
leurs  enfants,  et  même  quelquefois  les  femmes  de 
leurs  maris,  c'est  encore  l'ouvrage  de  M.  Rousseau. 
11  a  réveillé  dans  nos  jeunes  gens  l'enthousiasme  de 
la  vei'tu ,  (|ui  leur  est  si  nécessaire  pour  l'opposer  à 
celui  des  passions.  Voilà  ses  titres  à  la  reconnais- 
sance des  hommes.  Parmi  les  philosophes  mo- 
deines,  il  est  un  de  ceux  qui  ont  dit  le  moins  de  vé- 
rités nouvelles  ,  et  cekii  qui  a  fait  le  plus  d'effet  sur 
les  esprits;  paice  qu'il  a  eu  le  talent  de  disposer  de 
l'âme  de  ses  lecteurs,  comme  les  orateurs  anciens 
disposaient  de  celles  de  leurs  auditeurs.  D'ailleurs 
peu  de  gens  ont  mieux  écrit  contre  nous ,  et  nul  n'a 
mieux  écrit  en  notre  faveui".  Profitons  de  ces  mor- 
ceaux répandus  dans  ses  ouvrages,  mais  n'espérons 
rien  de  lui.  Jamais  il  ne  vendra  sa  plume. 

Vous  vous  obstinez  à  trouver  beaucoup  de  pen- 
sées, et  entre  auties  de  pensées  galantes ^  dans  les 
poésies  de  Saint- Ev  reniant  ;  ensuite  vous  comparez 
ses  réflexions  sur  les  Romains  aux  tragédies  de  Cor- 
neille ;  puis  vous  les  mettez  au-dessus  des  Mélanges 
de  M.  D'Alembert  qui  ne  ressemble  pas  plus  à  Saint- 
Évremont  qu'à  Corneille  :  puis  vous  voulez  que 
Saint-Évremont  ait  été  des  nôtres.  Vous  oubliez 
qu'à  l'heure  de  la  mort,  lorsqu'un  prêtre  lui  pro- 
posa de  se  réconcilier  avec  Dieu ,  il  répondit  «  qu'il 
voudrait  se  réconcilier  avec  l'appétit.  )>  Pourquoi  ne 
point  parler  de  son  long  exil?  On  le  punit  après  la 
mort  du  cardinal  Mazarin ,  comme  auteur  d'une 
plaisanterie  contre  ce  ministre,  qui  en  avait  par- 
donné de  bien  plus  sanglantes,  et  qui  n'avait  jamais 

20. 


3o8  LETTRES    d'uN    THÉOLOGIEN,    ETC. 

imposé  silence  aux  satiriques  que  par  ses  bienfaits. 

Mais  Saint-Évremont  fut  réellement  la  victime  de 
son  zèle  en  faveur  de  Fouquet.  Colhert,  qui  se  con- 
tenta de  laisser  la  Fontaine  exposé  à  la  misère,  et 
qui  n'osa  attaquer  dans  Pelisson  le  panégyriste  de 
Louis  XIV,  et  un  nouveau  converti,  devenu  con- 
vertisseur, poursuivit  Saint-Evremont,  qui,  lié  aux 
gens  de  la  cour  par  son  état  et  par  ses  goûts,  et  sa- 
chant faire  de  bonnes  plaisanteries,  lui  paraissait 
plus  dangereux.  Car  un  ministre  peut  craindre  le  ri- 
dicule, même  après  s'être  mis  au-dessus  de  la  malé- 
diction publique. 

4  l'article  Santcuil,  vous  revenez  encore  à  M.  l'abbé 
Dinouart,  qui  a  pourtant  éciit  pour  la  bonne  cause, 
et  d'un  style  très-approcbanl  du  vôtre,  et  d'un  style 
qui  forme  un  genre  à  part ,  et  que  j'ai  entendu  nom- 
mer le  genre  béte. 

Vous  semblez  croire  que  madame  de  Tenciii  mé- 
prisait les  gens  de  lettres,  qu'elle  appelait  ses  bétes. 
Ils  étaient  les  seuls  pour  qui  cette  femme,  qui  avait 
appris  à  connaître  les  hommes,  eût  quelque  con- 
fiance, et  les  seuls  qui  sussent  l'amuser;  mais  elle 
connaissait  le  peu  d'habileté  des  gens  de  lettres  dans 
l'intrigue,  et  cette  sorte  d'ineptie  qu'ont  pour  les 
choses  communes  presque  tous  les  hommes  supé- 
rieurs; et  comme  elle  voulait  adoucir,  s'il  était  pos- 
sible, la  haine  des  sots  et  des  importants  contre  les 
gens  de  lettres,  elle  ne  les  offrait  à  certains  seigneurs 
que  sous  ce  point  de  vue  ridicule. 

Je  ne  sais  si  M.  Thomas  a  formé  le  projet  d'a- 
mener les  fennnes  à  la  philosophie;  mais  le  sexe  dé- 


LETTRES    d'un    THÉOLOGIEN,    ETC.  3o9 

vot  nous  abandonne;  elles  ne  veulent  plus  d'amant 
qui  aille  demander  pardon  à  Dieu  du  plaisir  qu'elles 
lui  ont  donné.  On  leur  a  fait  entendre  qu'il  était 
contre  leur  intérêt  de  s'attacher  à  une  religion  qui 
damne  également  celui  qui  assassine  son  père,  et  ce- 
lui qui  désire  une  jolie  femme. 

Votre  acharnement  contre  M.  Thomas  est  un  peu 
maladroit  :  jamais  il  ne  nous  a  attaqués;  jamais  il 
n'a  ri  de  nos  sottises.  Il  s'est  élevé  avec  indignation 
contre  les  horreurs  du  fanatisme  et  de  la  tyrannie; 
mais  nous  devons  faire  semblant  d'être  de  son  avis  : 
d'ailleurs,  il  lègne  dans  ses  écrits  un  ton  de  vertu 
mâle  et  austère  qui  aurait  dû  vous  arrêter.  Voulez- 
vous  qu'on  dise  que  nojis  haïssons  tous  les  gens 
honnêtes,  parce  que  nous  sentons  que  depuis  que 
notre  masque  est  tombé,  tous  les  gens  honnêtes 
nous  haïsseiit  et  nous  mépiisent  ? 

Je  suis  très-content  de  votre  article  faiwenaimies  : 

o 

vous  saviez,  sans  doute,  que  les  morceaux  de  dévo- 
tion qui  terminent  son  ouvrage  ont  été  faits  par  ga- 
geure. Les  libraires  les  imprimèrent  pour  faire  passer 
le  reste.  Frère  Berthier  ou  son  devancier  y  furent 
pris.  Ils  assurèrent  que  le  livre  respirait  la  religion. 
Cependant,  le  chapitre  du  Bien  et  du  Mal  moral  est 
un  des  ouvrages  les  plus  horribles  que  je  connaisse  : 
on  y  trouve  l'idée  hardie  d'élever  une  moiale  philo- 
sophique, indépendante  de  tout  système,  comme 
de  toute  lévélation.  M.  de  Vauvenargues  mourut 
comme  il  avait  vécu  :  un  jésuite  s'élant  introduit 
dans  sa  chambre,  peu  de  temps  avant  sa  mort: 
«Que  venez -vous  faire  ici?»  lui  dit  Vauvenargues. 


3lO  LETTRES    d'uW    THÉOLOGrEN,    ETC. 

«Je  viens  de  la  part  de  Dieu.  »  Le  mourant  le  ren- 
voya ,  et  se  tournant  vers  ses  amis  : 

Cet  esclave  est  venu; 
II  a  montré  son  ordre  ,  et  n'a  rien  obtenu. 


le  vous  ai  déjà  parlé  de  votre  acharnement  contre 
M.  de  Voltaire;  nous  devons,  en  conscience,  le 
diffamer;  mais  il  faut  de  la  prudence.  C'est  une  vertu 
cardinale,  comme  disait  un  curé  janséniste  au  car- 
dinal de  Noailles  ,  qui  lui  leprocliait  d'avoir  prêché 
contre  les  désordres  de  la  cour.  N'imitez  pas  un  de 
vos  amis  qui  s'est  avisé  d'imprimer  :  Tout  le  monde 
sait  que  Zaïre  n'est  point  de  M.  de  Voltaire  :  il  l'a 
achetée  un  écu  de  l'abbé  Makarti. 

Un  jour  que  j'attaquais  sa  personne,  un  gentil- 
homme auvergnat,  qui  était  présent,  m'interrompit, 
et  me  défendit  de  jamais  oser,  devant  lui ,  déchirer 
son  bienfaiteur.  Alors  il  raconta  que  dans  sa  jeunesse 
il  avait  enlevé  une  fille,  et  s'était  sauvé  en  Hol- 
lande; que  bientôt,  manquant  de  tout,  on  l'adressa 
à  M.  de  Voltaire,  qui  le  secourut  de  son  argent  et 
de  son  crédit,  ménagea  sa  réconciliation  avec  ses 
parents,  fit  que  celle  qu'il  avait  enlevée  pût  retour- 
ner dans  sa  famille;  et  cela  avec  la  même  bonté  et 
le  même  zèle  qu'il  a  depuis  montrés  pour  les  Calas, 
pour  les  Sirven,  pour  les  serfs  infortunés  des  moines 
de  Saint-Claude  :  et  cette  anecdote  de  la  vie  de  M.  de 
Voltaire,  personne  ne  la  saurait,  si  je  ne  l'avais  atta- 
qué hors  de  propos.  Profitez  de  celte  leçon.  D'ail- 
leurs, apiès   les   éloges  que  vous  avez  prodigués  à 


LETTRES    d'un   THÉOLOGIEN,    ETC.  3ll 

M.  de  Voltaire  dans  une  autre  de  vos  compilalions, 
il  ne  fallait  ni  le  déchirer  dans  celle-ci  à  chaque 
page,  ni  faire  de  hrochures  contre  lui;  cela  a  l'air 
d'écrire  pour  de  l'argent  ou  pour  un  bénéfice;  car 
on  ne  vous  soupçonnera  ni  vous  ,  ni  vos  amis  ,  d'être 
jaloux  de  M.  de  Voltaire  :  vos  cris  ne  s'élèvent  pas 
jusqu'à  sa  gloire. 

Le  Nil  a  vu  sur  ses  rivages 
De  noirs  habitants  des  déserts , 
Insulter,  par  des  cris  sauvages, 
L'astre  éclatant  de  l'univers. 

Cris  impuissants,  fureurs  bizarres  ! 
Tandis  que  ces  monstres  barbares 
Poussaient  d'insolentes  clameurs 
Le  Dieu  poursuivant  sa  carrière, 
Versait  des  torrents  de  lumières. 
Sur  ces  obscurs  blasphémateurs. 

Permettez- moi  de  joindre  à  ces  remarques  quel- 
ques avis ,  qui  pourront  vous  être  utiles,  si  jamais 
vous  avez  une  seconde  édition. 

Je  voudrais  que  vous  fissiez  moins  de  plaisanteries 
sur  le  malheur  des  gens  de  lettres,  qui  meurent  de 
faim  (i)  :  elles  ont  toujours  quelque  chose  de  cruel 
et  de  bas.  On  ne  doit  reprocher  à  un  homme  qu'il  a 
été  dans  la  misère,  que  lorsqu'il  outrage  ceux  qui 
ont  contribué  à  l'en  tirer. 

Vous  faites  l'apologie  de  Despréaiir  en  cent  en- 
droits :  ne  dites  donc  pas  que  ses  satires  rendirent 

(i)  Article  Aliainval,   Bervjm.e,  etc. 


3 11  LETTRES    d'un    THJÉOLOGIEN,    ETC. 

fou  le  malheureux  Cassagne ,  ni  que  pour  faire  ses 
vers,  il  écrivait  au  hasard,  Perraut  ou  Boursaut, 
selon  qu'il  était  bien  ou  mal  avec  eux. 

Vous  dites,  au  sujet  de  Cassagne,  que  les  écri- 
vains modernes  sont  moins  sensibles  à  la  satire  : 
est-ce  que  vous  prétendriez  à  l'honneur  d'être  ho- 
micide? Mais  vous  aurez  beau  entasser  libelles  sur 
libelles,  ils  ne  feront  qu'endormir  ceux  même  que 
vous  déchirez. 

Vous  louez  trop  M.  l'abbé  François  :  il  ne  faut  pas 
avoir  l'air  d'être  si  facile  en  pieuves  de  la  religion. 
Cela  me  rappelle  un  conte  que  j'ai  entendu  faire 
dans  ma  licence  :  «  Depuis  qu'une  ânesse  a  porté 
Notre-Seigneur,  »  disait  un  nigaud  dans  le  café  de 
Laurent,  «tous  les  ânes  ont  une  croix  sur  le  dos. 
Que  répondez-vous  à  cette  preuve,  M.  BoindinPw — 
«  Que  je  n'en  connais  pas  de  meilleure.  » 

Il  y  a  des  choses  qu'il  ne  faut  pas  dire  :  par 
exemple,  vous  comparez  M.  de  Voltaire  tantôt  au 
père  Garasse,  tantôt  à  Don  Quichotte,  tantôt  à  Ar- 
lequin; ailleurs,  il  est  le  dernier  des  hommes.  Il  est 
le  plus  dangereux  pour  nous,  et  malheureusement 
un  des  meilleurs  pour  les  autres  hommes  ;  mais  sûre- 
ment il  n'est  le  dernier  pour  personne. 

Je  crois  qu'il  faudrait  njénager  M.  de  Marmontel. 
Si  dans  le  temps  de  la  dispute  sur  Bélisaire  ,  il  eut 
consulté  le  Traité  de  la  vertu  des  païens ,  de  la 
Motlie  le  Vayer,  il  y  aurait  trouvé  des  passages  em- 
barrassants. Vous  sentez  bien  que  nous  n'avons  pu 
dire  : 

Nul  ne  sera  sauvé  que  nous  el  nos  amis, 


LETTRES    d'un    THÉOLOGIEN,    ETC.  3l3 

que  quand  nous  avons  été  les  plus  forts.  Ce  dogme- 
là  est  un  de  ceux  que  (suivant  la  remarque  de  plu- 
sieurs docteurs)  il  ne  faut  révéler  aux  infidèles  qu'a- 
vec précaution.  Un  comte  de  Liège  demanda  le 
baptême;  il  avait  déjà  le  pied  dans  le  baptistère: 
«  Où  sont  mes  ancêtres?  »  dit-il  au  prêtre.  —  «  Mon- 
seigneur, ils  sont  à  tous  les  diables!  » — «Quoi!  mes 
ancêtres,  qui  ont  été  braves  et  justes?»  —  «Oui, 
Monseigneur;  cela  est  de  foi.  » — «Eh  bien,»  dit  le 
prince,  en  sortant  du  baptistère,  «j'aime  mieux 
être  damné  avec  eux  que  sauvé  avec  un  gredin 
comme  toi.  » 

Pour  déprimer  les  vivants,  vous  élevez  au  ciel  des 
morts  obscurs.  Vous  accusez  M.  de  Voltaire  d'avoir 
pillé  le  poème  de  l'abbé  de  Saint-Didier  dans  la  Hen- 
riade ,  dont  il  y  avait  déjà  trois  éditions  lorsque  le 
Clovis  parut.  Vous  citez  ensuite  les  vers  de  ce  Clo- 
vis,  qui  prouvent  que  Saint-Didier  a  traduit  en  prose 
plate  les  beaux  vers  de  M.  de  Voltaire.  Je  ne  vois  pas 
ce  que  cela  fait  en  faveur  de  notre  cause. 

Un  moraliste  chrétien  devrait  s'occuper  moins 
longtemps  de  la  manière  dont  les  gens  du  monde 
se  damnent  en  allant  à  la  comédie;  et  cette  érudi- 
tion de  théâtre  ne  convient  pas  dans  un  jeune  ec- 
clésiastique qui  sollicite  un  bénéfice. 

Vous  semblez,  dans  votre  ouvrage,  poursuivre, 
avec  un  acharnement  égal,  les  ennemis  de  la  gloire 
de  Rousseau  et  de  Despréaux ,  et  ceux  de  la  foi ,  les 
partisans  des  drames  en  prose,  et  les  athées.  Enfin, 
vous  défendez  du  même  ton  la  religion  et  le  bon 
goût.  J'ai  vu  des  gensdebiencpiien  ont  été  scandalisés. 


3l4  LETTRES    d'un    THÉOLOGIEN,    ETC. 

Il  n'y  a  qu'un  moyen  de  vous  rétablir  dans  leur 
estime  :  avouez  que  votre  ouvrage  n'est  pas  à  vous 
tout  entier;  que  lorsque  vous  l'avez  assuré  dans  les 
journaux,  vous  avez  dit  la  chose  qui  n'était  pas. 
Subissez  cette  petite  humiliation  pour  le  bien  de 
votre  âme.  Alors  on  verra  bien  que  ce  que  vous  dites 
sur  la  comédie,  contre  les  drames  bourgeois,  et  ces 
traits  d'un  incrédule  honteux,  que  je  vous  ai  déjà 
reprochés,  tout  cela  est  l'ouvrage  de  Palissot.  11  ne 
vous  restera  plus  que  les  injures,  les  déclamations, 
les  délations,  rien,  en  un  mot,  qui  ne  soit  digne 
d'un  brave  théologien. 

Je  n'ai  plus  qu'un  avis  à  vous  donner.  Monsieur, 
et  c'est  un  de  ceux  dont  vous  avez  le  plus  besoin. 
Si  l'on  n  a  point  le  talent  de  la  plaisanterie ,  il  faut  du 
moins  auoir  le  langage  de  V honnêteté  et  de  la  raison. 

Cette  maxime  est  de  vous,  Monsieur;  lâchez  de 
la  mettre  en  pratique,  et  alors  vos  livres  forceront 
les  sots  même  d'ouvrir  les  yeux  au  milieu  de  la  fumée 
étourdissante  dont  les  philosophes  les  repaissent.  Il  me 
reste  à  vous  parler  de  quelques  maladresses. 

Vous  dites  «  que  les  philosophes  n'ont  pas  rendu 
justice  à  M.  de  Beizunce,  évéque  de  Marseille;» 
M.  Diderot  l'a  loué  dans  l'Encyclopédie  (i).  D'ail- 
leurs, je  vous  conseille  d'éviter  le  parallèle  des  ver- 
tus de  nos  saints,  avec  celles  des  héros  païens;  nous 
n'aurions  pas  l'avantage  :  le  point  important  est  d'é- 
tablir qu'ils  seront  damnés  éternellement.  La  gloire 
est  une  petite  récompense  temporelle  qu'il  ne  faut 
pas  leur  envier. 

(0  Article  Bfxzunce. 


LETTRES    d'un    THÉOLOGIEN,    ETC.  3l5 

Pourquoi,  aux  articles  Boulanger  et  Clément,  allez- 
vous  parler  de  l'intolérance  des  philosophes?  Songez- 
vous  qu'ils  ont  bien  d'autres  choses  à  nous  reprocher 
que  des  injures  et  des  déclamations?  La  destruc- 
tion de  deux  millions  d'hommes  en  Amérique,  par 
exemple;  la  Saint-Barthélémy  ;  les  deux  massacres  des 
Vaudois  ;  les  massacres  de  Toulouse  et  d'Orange  ; 
ceux  d'Irlande;  les  cruautés  de  Marie  d'Angleterre, 
de  Philippe  second  ;  les  dix-huit  mille  hommes  que 
le  duc  d'Albe  fit  périr  en  quatre  ans  par  la  main  du 
bourreau  ;  les  Dragonnades  ;  l'assassinat  de  trois  de  nos 
rois,  l'assassinat  du  prince  d'Orange;  la  conspiration 
des  poudres;  les  crimes  de  l'Inquisition  ;  le  supplice 
de  Jean  Hus,  de  Jérôme  de  Prague,  d'Anne  du 
Bourg,  de  Vanini,  de  Geoffroi,  de  Dolet,  de  Pe- 
tit ,  de  Morin  ;  des  magistrats  de  Thorn  ,  de  la 
Barre,  etc.,  etc.  Si  nous  sommes  intolérants,  c'est 
que  nous  avons  droit  de  l'être;  parce  que  nous  ne 
tuons  les  hommes  qu'au  nom  de  Dieu,  qui  apparem- 
ment est  le  maître  de  leur  vie.  Voilà  ce  qu'il  faut 
dire  et  prouver  par  les  Pères  et  surtout  par  la  tra- 
dition. 

C'est  une  maladresse  d'un  autre  genre  que  d'accuser 
les  encyclopédistes  de  n'avoir  pas  cité  Buffier.  Ils  ont 
avoué  et  réparé  cette  faute  dans  le  troisième  volume. 
Votre  accusation  prouve  que  vous  critiquez  l'Ency- 
clopédie sans  l'avoir  lue. 

11  ne  faut  point  parler  de  l'abbé  de  Caveirac.  Il  y  a 
certaines  anecdotes  de  sa  vie  qui  pourraient  nuire  à 
notre  parti;  d'ailleurs,  il  est  très-constant  que  le  pape 
Grégoire  VU  a  approuvé  la  mort  de  Coligni;  on  ne 


3(6  LETTRES    d'un    THÉOLOGIEN,    ETC. 

peut  le  tiier,  et  tout  bon  théologien  doit  être  de  son 
avis. 

Dans  l'article  suivant,  vous  dites  que  Descartes  sl 
fait  sur  la  Saint-Birtliéiemy  une  ode  qui  ne  valait 
pas  mieux  que  le  sujet.  Vous  avez  raison  d'ajouter  que 
cet  événement  est  horrible.  Ce  trait  d'humanité  in- 
téresse. Il  est  vraiment  horrible  qu'un  roi  soit  obligé 
de  faire  massacier  cent  mille  de  ses  sujets,  pour 
assurer  le  salut  éternel  du  reste.  De  plus,  comme 
Henri  IV  fut  sur  le  point  d'être  enveloppé  dans  le 
massacre,  il  faudra  toujours,  tant  que  sa  postérité 
sera  sur  le  trône,  dissimuler  un  peu  sur  cet  ar- 
ticle. 

A  l'article  ^ Aij^uesseau,  après  avoir  demandé  la 
permission  de  dire  que  son  culte  ne  peut  quraigmenter 
par  la.  succession  du  temps,  comme  si  le  public  pou- 
vait permettre  d'écrire  de  ce  style,  vous  louez  !M.  d'A- 
guesseau  comme  s'il  n'avait  pas  été  janséniste.  Savez- 
vous  que  c'est  lui  seul  qui  nous  a  empêchés  de  les  ex- 
terminer dans  le  temps? 

Je  vous  conseillerais  de  supprimer  votre  article 
Helvétius.  On  sait  Ij^op  que  vous  avez  longtemps  vécu 
de  ses  bienfaits;  qu'en  reconnaissance,  vous  avez 
fait  pour  lui  plaire  un  livr-e  d'athéisme,  qu'il  n'a 
point  pu  lire,  et  ensuite  rimé  des  ordures  ,  que  vous 
lui  disiez  être  votre  véritable  genre.  Qu'après  cela 
vous  écrivîtes  des  libelles  contre  des  hommes  (jir'il 
estimait;  qu'il  vous  chassa  de  chez  lui,  en  continuant 
cependant  de  vous  faire  l'aumône  :  on  prétend  que 
ses  héritiers  ont  la  preuve  d'une  partie  de  ces  faits. 
Il  n'est  pas  prudent  après  cela  d'insinuer-  qu'il  étail 


LETTRES    d'un    THÉOLOGIEN,    ETC.  3 1  7 

à  la  fois  un  fou  et  un  hypocrite.  Son  ouvrage  pos- 
thume vous  donne  un  démenti  trop  formel. 

Pourquoi  allez-vous  parler  des  conversions  que 
Pelîsson  achetait  ou  n'achetait  pas?  On  sait  qu'on  en 
a  acheté  un  grand  nombre;  que  même  quelquefois 
il  y  a  eu  des  disputes  sur  le  prix,  entre  le  conver- 
tisseur et  le  trésorier  qui  devait  payer  les  mémoires: 
il  en  est  de  ce  moyen  de  convertir  comme  de  l'ordre 
d'arracher  les  enfants  à  leurs  parents.  Cela  paraît 
barbare  au  premier  coup  d'œil,  et  cependant  c'est  un 
acte  d'humanité;  c'est  la  seule  voie  d'assurer  le  salut 
de  ces  pauvres  enfants,  qui  sont  alors  élevés  dans 
la  foi  catholique. 

Je  ne  m'arrêterai  pas  longtemps  sur  votre  style. 
C'est  un  objet  trop  peu  important  dans  un  projet 
aussi  grave  que  le  vôtre. 

Un  quaker  a  dit  quelque  part  :  «  Ce  qu'un  évéque 
doit  le  plus  éviter  après  le  péché  mortel,  c'est  le  ri- 
dicule. »  Ce  quaker  a  raison.  Vous  n'êles  pas  évéque  ; 
mais  peut-être  le  deviendrez-vous.  Soyez  donc  ridi- 
cule le  moins  que  vous  pourrez. 

Le  grand  Corneille  fit  quelques  épigrammes  con- 
tre à'Auhignac  (i),  qui  s'arrogeait,  comme  tant  d'au- 
tres l'ont  fait  depuis,  le  titre  de  législateur  dans  la 
littérature,  sans  avoir  aucun  titre  littéraire;  et  vous 
dites  «  que  Corneille  quitta  le  sceptre  du  génie  pour 
prendre  les  armes  dan  gladiateur. 

«  Les  Loisirs  de  M.  le  chevalier  d\4jT  font  regretter 
qu'il  n'en  ait  pas  eu  davantage.  » 

(i)  Article  AuBiGNAC. 


3l8  LETTRES    d'un    THEOLOGIEN,    ETC. 

«  Les  Contes  nouveaux  de  M.  crjunoin  eurent  point 
le  succès  de  la  nouveauté. 

a  La  Pléiade  de  Ronsard  est  aujourd'hui  totalement 
éclipsée  (  \  ). 

a  M.  Boulanger  a  inondé  le  public  d'ouvrages  faits 
pour  décrier  la  religion  ,  et  qui  n'ont  décrié  c[ue  l'in- 
génieur des  ponts  et  chaussées. 

«  Il  y  a  apparence  que  madame  Deshoulières  a  été 
promener  de  ce  côté-là  (pour  dire  qu'elle  a  imité 
Coutel)  (2). 

«  En  donnant  des  esprits  étrangers,  il  n'a  laissé  à 
personne  l'occasion  de  donner  le  sien  (3). 

«C'est sans  l'aveu  delà  nature  que  M.  Diderot  di  pris 
sur  lui  d'en  devenir  l'interprète. 

«  U éloge  de  la  Roture,  par  M.  l'abbé  Joubert,  n'a  rien 
que  de  noble. 

«  V Homme  aimable  de  M.  Marin  ne  peut  être  ciiti- 
qué  que  par  des  gens  qui  ne  le  sont  pas.  » 

Quand  on  fait  ainsi  le  tableau  du  cœur  et  de  l'es- 
prit, le  cœur,  ou  tout  au  moins  l'espiil  de  l'auteur, 
et  l'auteur  lui-même,  ne  doivent-ils  pas  se  cacher 
bien  loin  derrière  le  tableau  (4)? 

A  l'article  des  Autels,  vous  dites,  u  que  son  nom 
doit  se  trouver  dans  votre  dictionnaire,  comme  celui 
des  insectes  dans  la  liste  des  animaux.  » 

Pourquoi  mépriser  les  insectes?  11  y  en  a  de  nui- 
sibles, M.  Sabbatier;  mais  il  y  en  a  de  très-utiles. 

(1)  Article  Belleau. 

(2)  Promenades  de  Coutel. 

(3)  Article  Saint-Mars. 

(4)  Article  de  l'Aire, 


LETTRES    d'un    THÉOLOGIEN,    ETC.  SlQ 

Les  abeilles,  les  vers  à  soie,  sont  plus  dignes  de  nous 
occuper  que  l'hippopotame  ou  la  couleuvre. 

«  C'est  bien  à  des  vers  de  terre  comme  vous  d'oser 
me  résister!  »  disait  un  homme  en  place  aux  députés 
d'un  village.  «Monseigneur,»  reprit  le  syndic,  (fil 
n'est  pas  donné  à  tout  le  monde  d'être  une  grosse 
béte.  » 

On  peut  regarder  M.  de  Voltaire,  dans  ce  démêlé, 
comme  le  comte  de  Gormas,  devenu  la  victime  du 
coup  d'essai  du  jeune  Rodrigues. 

«  Les  desseins  de  Dieu  sont  développés  dans  le 
père  Berruyer,  avec  des  traits  qui  caractérisent  le 
génie  créateur,  dans  un  genre  où  le  Créateur  lui- 
même  se  manifeste  si  énergiquement  (i). 

«  Les  ressorts  de  M.  du  Belloi  sont  plus  dignes  de 
Thalie  que  de  Melpomène. 

«  La  muse  de  l'histoire  a  conduit  M.  de  Berville  à 
Bicêtre. 

«  Les  muses  plaintives  ont  été  jusqu'ici  les  objets 
du  culte  de  M.  Bhn. 

«  L'éloquence  de  Bossuet  est  semblable  à  ces  vas- 
tes réservoirs,  destinés  à  entretenir  de  leur  superflu 
les  canaux  qui  en  dépendent. 

«  Des  sentiments  postiches  peuvent  être  le  délas- 
sement de  l'ennui;  mais  ne  sont  pas  le  chemin  du 
cœur. 

«  M.  de  Voltaire  est  le  premier  qui  ait  donné,  aux 
pygmées  de  la  littérature,  le  signal  pour  combattre 
cet  Encelade    (Boileau)  (2);  mais  qu'est-ce  qu'une 

(i)  Article  la  Beaumelle. 
(2)  Article  Bretonneau. 


320  LETTRES    DUJN    THÉOLOGIEN,    ETC. 

armée  de  mirmidons  contre  un  redoutable  géant? 
L'homme  montagne  n'a  besoin  que  de  se  secouer 
pour  renverser  les  lilliputiens. 

a  Le  plus  petit  embryon  suffit  à  la  philosophie, 
pour  faire  éclore  les  monstres  qu'elle  va  chercher 
dans  des  pays  barbares  et  inconnus. 

«  M.  de  Gomicourt  n'aurait  pas  dû  nous  présenter 
un  esprit  aussi  volatil  que  cet  extrait,  l'extrait  qu'il 
a  fait  des  ouvrages  de  M.  D'Alembert,  le  premier  phi- 
losophe de  l'Europe;  il  paraît  dans  un  raccourci  qui 
étonne. 

«Malheur  à  ceux  qui  n'ont  de  Tesprit  qu'autant 
que  la  bile  fermente  dans  leur  estomac. 

«  La  fermentation  de  sa  bile  était  le  véhicule  qui 
enflammait  son  génie  (i). 

«  Des  discours  ajustés  au  ton  des  fauteuils  acadé- 
miques, où  l'on  peut  sentir  le  sommeil  de  celui  qui 
parle,  et  prévoir  le  sommeil  de  ceux  qui  écoutent  (2).  » 

Il  faudrait  aussi  éviter  d'écrire  des  phrases,  que 
vous  avez  l'air  de  n'entendre  qu'à  demi,  et  d'autres 
que  vous  n'entendez  pas  du  tout:  telle  est  celle- 
ci  (3)  :  {les  matières  de  pare  spéculation  ne  prouvent 
souvent  que  l'abus  de  l'esprit  de  ceux  qui  les  traitent, 
et  entraînent  C abus  de  l'esprit  de  ceux  cpd  les  lisent,  "j 
C'est  ce  que  Boileau  appelle  galimatias  double. 

Vous  voyez,  Monsieur,  que  je  vous  ai  parlé  avec 
une  franchise  entière.  Je  ne  suis  pas  moins  dévot 


(i)  Lagrange. 

(2)  Gautier. 

(3)  Jacquin. 


LETTRES    d'un    TIlÉOLOGfEN,     ETC.  Sa  f 

c|iie  vous;  mais  si  je  faisais  un  livre,  je  saufais  mieux 
le  paraître. 

Notre  cause  a  besoin  d'être  défendue  vigoureuse- 
ment. Les  rois  que  nous  avons  détrônés,  emprisonnés, 
assassinés,  commencent  à  nous  regarder  comme  des 
gens  toujours  prêts  à  s'armer  contre  eux,  dès  qu'ils 
ne  leur  laisseront  pas  piller  le  peuple  et  biùler  leurs 
ennemis:  nous  tachons,  il  est  viai,  de  faire  passer 
les  philosophes  pour  des  séditieux;  mais  cela  ne  peut 
réussir  longtemps.  Nous  leur  reprochons  leurs  livres; 
et  eux,  ce  sont  nos  actions  qu'ils  nous  reprochent. 
D'ailleurs,  que  prétendent-ils?  Que  les  peuples  soient 
libres?  Projet  chimérique,  que  les  rois  ne  peuvent 
craindre:  au  lieu  qu'il  n'y  a  rien  qui  les  puisse  dé- 
fendre contre  le  poignard  d'un  furieux,  à  qui  nous 
promettons  le  paradis  pour  prix  de  son  crime.  Ils 
savent,  pour  ne  point  parler  d'attentats  plus  récents, 
que  ce  fut  après  avoir  communié  à  Bruxelles  que 
Baltliazar  Gérard  assassina  le  prince  d'Orange,  au 
milieu  de  tout  ce  qui  peut  rassurer  les  rois,  d'un 
peuple  qui  l'adorait,  et  d'une  armée  victorieuse. 

Mais  nous  ne  sommes  pas  encore  perdus  :  tant  qu'on 
nous  craindra,  tant  qu'on  nous  dira  que  nous  som- 
mes des  monstres,  tant  même  qu'on  se  moquera 
de  nous,  nous  serons  encore  quelque  chose;  mais  il 
viendra  un  temps  (et  peut-être  ce  temps  n'est  pas 
loin)  où  nous  ne  serons  plus  bons  à  rien,  pas  même 
à  être  tournés  en  ridicule  :  alors ,  quand  nous  propo- 
serons à  quel({u'un  de  nous  croire,  il  nous  répondra 
comme  Boindin,  qui,  étant  allé  aux  Petites-Maisons, 
lencontra  un  fou,  qui  lui  dit  d'un  ton  menaçant: 
V.  21 


322  LETTRES    d'uN    THEOLOGIEN,    ETC. 

«  Savez-vous  que  je  suis  le  Père  éternel  ?» — «  Mon  ami,» 
reprit  le  philosophe,  «j'aime  autant  que  ce  soit  toi 
qu'un  autre.  » 

Je  finis,  Monsieur,  par  vous  souhaiter  un  bon  bé- 
néfice; cela  vaut  mieux  que  la  gloire,  et  s'obtient 
plus  aisément. 

A^.  B.  M.  l'abbé  Sabbatier,  ayant  envoyé  à  son 
ami  le  théologien  la  nouvelle  édition  de  son  Diction- 
naire, celui-ci  lui  a  communiqué  ses  observations 
avec  la  même  franchise.  On  nous  les  a  promises,  et 
nous  nous  proposons  de  les  faire  imprimer,  toujours 
dans  l'intention  charitable  de  préserver  M.  l'abbé 
Sabbatier  du  vice  de  superbe,  auquel  certains  passages 
de  son  ouvrage  nous  ont  fait  soupçonner  qu'il  était 
enclin. 


SECONDE  LETTRE 

D'UN  THÉOLOGIEN 


A    L  AUTEUR 


DU  DICTIOIAIRE  DES  TROIS  SIECLES. 


Je  viens  de  recevoir,  Monsieur,  votre  seconde 
édition.  Cela  me  prouve  deux  choses  :  l'une,  que 
nous  faisons  encore  des  dupes;  l'autre,  que  vous 
n'avez  pas  été  offensé  de  ma  liberté.  Je  vais  donc 
continuer  à  vous  parler  avec  la  même  franchise. 

Votre  nouvelle  Préface  n'a  plus  ce  ton  humble 
de  la  première,  où  vous  annonciez  au  public  qu'on 
vous  appellerait  imbécile,  hypocrite,  fripon,  et 
que  cela  ne  vous  ferait  rien  :  vous  dites  dans  celle-ci 
que  les  plus  sages  soui>erains  ont  donné  des  éloges 
à  votre  ouvrage,  et  vous  ne  les  nommez  point  !  C'est 
apparemment  pour  que  ceux  qui  ne  vous  ont  pas  en- 
core rendu  hommage  s'empressent  de  mériter  d'être 
placés,  par  un  homme  de  votre  mérite,  au  nombre 
des  plus  sages.  Mais  vous  auriez  dû  prendre  une 
tournure  plus  modeste,  ne  pas  décider  ainsi  du  mé- 
rite des  souverains,  et  surtout  ne  pas  juger  de  leur 

21- 


3^4  LETTRES    d'un    THIÎOLOGIEN,    ETC. 

sagesse  par  le  plus  on  le  moins  d'éloges  donnés  à 
votre  Dictionnaire. 

Vous  assurez  que  votre  ouvrage  est  estimé  par 
les  littéialeurs  les  plus  distingués  !  Vous  n'avez  pas 
ici  les  mêmes  raisons  de  faire  un  mystère  de  leurs 
noms.  Il  aurait  fallu  les  citer  en  toutes  lettres.  La 
liste  des  gens  qui  vous  estiment  serait  une  chose  cu- 
rieuse. Mais,  Monsieur,  j'ose  vous  interpeller  au  nom 
de  la  religion,  dont  vous  êtes  le  défenseur,  de  publier 
qui  sont  ces  impies  que  vous  avez  convertis,  ces 
philosophes  (jui  ont  abjuré  leurs  erreuis,  ceux  sur- 
tout qui  vous  ont  fait  de  singulières  confidences 
sur  les  motifs  de  leurs  engagements  dans  la  secte. 
INommez-les  sans  scrupule;  nous  avons  décidé,  il  y 
a  longtenq3s,  qu'on  ne  doit  point  garder  de  foi  aux 
hérétiques  et  encore  moins  aux  philosophes.  Nommez- 
les,  Monsieur,  ou  je  vous  déclare  que  je  vous  re- 
garderai comme  un  imposteur. 

J'ai  remarqué  avec  plaisir  plusieurs  articles  nou- 
veaux. Vousavezfaitbonnejuslicedel'auteurdes  Drui- 
des, et  de  son  Seniion  contre  les  sacrifices  de  sang  hu- 
main. De  quoi  s'avise-t-il  de  prêcher  une  semblable 
doctrine,  dans  un  temps  où  la  tolérance  a  fait  de  si 
funestes  progrès?  Croiriez-vous  que  depuis  1745 
jusquii  aujourd'hui,  on  n'a  pendu  ou  roué  en  France 
que  huit  ndnistres  protestants  (i)?  Encore  se  plaint- 
on!  Savez-vous,  Monsieur,  que  les  Druides  avaient 
été  approuvés  par  l'illustre  M.  Bergier?  11  en  a  été 
étonné  lui-même;  et  pour  s'en  disculper,  il  a  publié 

(i)  Voyez  le  livre  intitulé  :  L'Homme  du  monde  éclairé. 


LETTRES    d'un    THÉOLOGIKN  ,    ETC.  3aD 

et  a  écril  à  madame  la  duchesse  de  Noai]les,que  cette 
pièce  qu'il  avait  approuvée  n'était  pas  la  même  qu'on 
avait  jouée;  que  sans  doute,  dans  l'intervalle  d'une 
repi'ésentalion,  trois  Eiicjclopédistes,  qail  nommait, 
avaient  inséié  dans  la  pièce  des  maximes  impies. 
Mallieuieusement  le  fait  a  été  reconnu  faux  par  la 
confrontation  du  manuscrit  approuvé,  et  M.  Bergier 
convaincu  d'être  un  calomniateur.  Les  hommes 
qu'il  avait  accusés  faussement  ont  dédaigné  de  le  faire 
punir  selon  les  lois.  En  vérité!  ces  philosophes  ne 
sont  pas  si  méchants  que  vous  le  dites. 

Selon  vous,  Braiitànu',  mort  en  1714,  a  fait  une 
histoire  de  Marie  de  Médicis;  cela  me  paraît  difficile 
à  concilier  avec  la  chronologie  de  notre  histoire. 

Vous  paraissez  surpris,  à  votre  article  Bude,  que 
l'éiudition  fût  regardée  alors  comme  un  si  grand 
mérite!  La  raison  en  est  pourtant  hien  simple.  Alors 
on  cherchait  dans  les  livres  des  anciens  les  vérités 
que  tant  de  siècles  de  barbarie  et  de  superstition 
avaient  fait  oublier,  maintenant  on  n'a  phis  à  y  cher- 
cher que  des  opinions.  Vous  assurez  qu'il  vaut  mieux, 
compiler  des  choses  communes,  mais  vraies,  que 
d'avancer  des  maximes  fausses  ,  mais  nouvelles.  Cette 
idée  est  sûrement  tiès-commune,  mais  est-elle  bien 
vraie?  Ces  maximes  fausses  peuvent  avoir  une  uti- 
lité, celle  d'exciter  les  hommes  à  considérei"  les  ob- 
jets sous  des  aspects  nouveaux  et  singuliers,  et  il  en 
peut  naître  des  vérités  nouvelles. 

Je  ne  sais  s'i!  y  a  beaucoup  d'éiudition  dans 
l'ouvrage  de    M.    Dutciis   (i)    contre    les    Modernes; 

l'i)  A.rticlc  DuTENs. 


3'26  LETTRES    d'uJV    THÉOLOGIEN,    ETC. 

mais  je  sais  qu'on  y  trouve  bien  peu  de  philosophie, 
et  surtout  une  grande  ignorance  des  sciences  natu- 
relles :  apparemment  que  l'idée  de  n'avoir  à  admirer 
que  des  gens  morts,  il  y  a  longtemps,  humilie  moins 
M.  Dutens,  que  s'il  lui  fallait  admirer  ses  contem- 
porains. Si  Pythagore  a  deviné  le  véritable  système  du 
monde,  Kepler  et  Galilée  l'ont  établi  sur  des  faits 
qu'ils  ont  observés  les  premiers.  Pythagore  a  dit  que 
les  astres  suivaient,  dans  leurs  mouvements,  des  lois 
mathématiques.  Kepler  a  déterminé  cette  loi;  INew- 
ton  a  trouvé  en  vertu  de  quelle  force  ils  y  étaient  as- 
sujettis; les  successeurs  de  Newton  ont  démontré  que 
cette  même  force  pouvait  expliquer  les  inégalités  des 
planètes,  et  même  le  mouvement  que  les  modernes 
ont  remarqué  dans  l'axe  de  la  terre  et  dans  celui  de 
la  lune.  Est-ce  là  n'avoir  rien  ajouté  à  ce  qu'a  fait  Py- 
thagore? M.  Dutens  a  fait  un  autre  ouvrage  moins 
connu;  c'est  une  petite  brochure  intitulée  le  Tocsin  , 
où  il  dénonce  M.  de  Voltaire  aux  rois  et  aux  peuples 
comme  un  ennemi  de  la  morale,  de  la  religion,  de 
l'autorité  :  est-ce  par  jalousie  que  vous  n'en  avez 
|)oint  parlé? 

Gassendi,  (|ue  vous  comparez  à  Descartes,  je  ne 
sais  pourquoi ,  avait  beaucoup  d'érudition  et  de 
connaissances  naturelles.  H  y  joignait  un  esprit  très- 
philosophique.  Il  combattit  heureusement  les  chi- 
mères de  l'école  et  les  erreurs  des  érudils  de  son 
temps.  H  contribua  à  répandre  le  goût  de  la  saine 
philosophie,  de  celle  qui  rejette  les  systèmes  et  qui 
ne  veut  que  des  faits,  mais  il  n'eut  dans  aucun  genre 
le  génie  des  découvertes.  Trop  attaché  aux  anciens, 


LETTRES    DUN    THÉOLOGIEN,    ETC.  3"27 

il  lie  sentit  pas  assez  la  nécessité  d'une  méthode  nou- 
velle; et,  comme  philosophe,  il  fut  inférieur  à  Ba- 
con, qui  l'avait  précédé. 

Selon  vous,  Descartes  avait  moins  de  raisonnement 
que  Gassendi. 

J'aime  que  vous  rendiez  justice  au  mérite  de 
M.  Imbert,  à  sa  versification  leste,  au  pinceau  ca- 
pable de  tout  ce  quon  voit  entre  ses  mains. 

Je  ne  sais  pourquoi  vous  parlez  du  respect  de 
Leibnitz  pour  la  religion  (i);  la  hardiesse  de  ses 
opinions  et  de  ses  systèmes  était  absolument  incom- 
patible avec  la  religion  :  ses  pasteurs  lui  en  firent  des 
reproches  toujours  inutiles.  Il  mourut  en  raisonnant 
sui"  une  opération  de  chimie.  Qu'importe  ce  res- 
pect, s'il  n'est  qu'apparent?  Vous  parlez  sans  cesse 
de  la  religion  comme  d'un  établissement  humain , 
d'une  croyance  politiquement  utile. 

C'est  vraiment  une  chose  bien  glorieuse  pour  nous 
que  nos  missions,  dont  à  l'article  la  Marche  vous 
faites  tant  de  bruit!  Chassés  de  la  Chine  comme  des 
brouillons ,  proscrits  dans  le  Japon  où  nous  avons 
excité  une  guerre  civile,  et  coûté  la  vie  à  trois  cent 
mille  hommes;  inquisiteurs  à  Goa,  intrigants  par- 
tout; l'/^sie,  l'Afrique  et  l'Amérique  retentissent  de 
nos  fourberies  et  de  nos  crimes.  Un  jacobin  ,  le  cru- 
cifix à  la  main ,  marchait  à  la  tète  des  brigands  qui 
exterminèrent  les  Péruviens ,  et  condamna  au  gibet 
leur  malheureux  hica,  comme  hérétique.  Tandis 
que  nous  nous  vantons  en  Europe  d'y  avoii-  détruit 

(i)  Aiiicle  ViGNOL. 


328  LETTRES    d'cJN    THÉOLOGIEN,    ETC. 

l'esclavage ,  nous  autorisons  dans  les  Indes  l'honihle 
servitude  des  nègres.  Nous  y  sommes  aussi  avides, 
aussi  méchants,  et  plus  avilis  encore  qu'en  Europe. 

.\  l'article  du  Perron,  \ous  avez  oublié  cette  anec- 
dote si  connue  :  a  Le  cardinal  du  Pérou  pioposa  un 
jour  au  roi  Henri  111 ,  à  qui  il  avait  prouvé  l'exis- 
tence de  Dieu  pendant  son  dîner,  de  lui  piouver  le 
contraire  le  lendemain  :  les  mignons  du  prince  ,  tous 
confrères  de  l'ordre  des  pénitents,  et  plastronnes  de 
reliques,  en  furent  si  scandalisés  ,  qu'ils  voulurent  le 
jeter  par  les  fenêtres,  comme  ils  avaient  fait  de  l'a- 
miral de  Coligni.  » 

Monsieur,  ne  rougissez-vous  pas  de  placer  sérieu- 
sement, au  nombre  des  défenseurs  de  la  bonne 
cause,  le  défenseur  de  l'âne  Fréron,  Biaise  Rigo- 
let{\).  il  y  a  des  gens  dont  il  n'est  pas  permis  de 
parler.  On  dit  que  ce  Rigolet  se  vante ,  assez  mal  à 
propos,  d'avoir  écrit  autrefois  contre  M.  de  Vol- 
taire, je  ne  sais  quelle  mauvaise  brochure. 

En  vérité!  vous  êtes  d'une  grande  étourderie: 
vous  mettez  sur  la  même  ligne  M.  Robinet,  le 
continuateur  de  l'Encyclopédie,  notre  ennemi  mor- 
tel, et  M.  Bonnet,  de  Genève,  qui  n'est  occupé  que 
du  projet  de  prouver  la  religion  chrétienne. 

Les  corrections  que  vous  avez  faites  à  plusieurs  ar- 
ticles ne  sont  pas  toujours  heureuses  :  par  exemple, 
2i\\\c\e ly Al einbert ,  vous  convenez  que  vous  avez  eu 
tort  de  le  placer  au  rang  des  bons  littérateurs,  et 

(i)  Le  meilleur  ouvrage  de  M.  Rigolet  est  un  plaidoyer  en  fa- 
veur d'un  âne,  accusé  d'incontinence,  où  l'on  trouve  une  savante 
digression  contre  les  incrédules. 


LETTRES    DUN    THÉOLOGIEN,    ETC.  Sic) 

cela  parce  qu'on  vous  a  fail  apercevoir  que  sa  mé- 
taphysique est  imperceptible;  mais  il  aurait  fallu 
corriger  la  fin  de  votre  article,  comme  vous  en  avez 
corrigé  le  commencement  ;  on  y  lit  :  Rien  îi  était 
plus  fait  pour  produire  un  excellent  ombrage  que  son 
discours  pour  servir  de  prospectus  //  V Encyclopédie. 
Si  la  profondeur  des  vues ,  C intelligence  du  plan ,  l^ or- 
donnance des  distributions ,  C exposition  des  matières , 
l' exactitude  des  règles  ,  la  vigueur  des  pensées,  t heu- 
reuse aisance  des  tours,  la  noblesse  du  style ,  eussent 
été  capables  d'animer  les  exécuteurs  de  ce  grand  des- 
sein ,  comme  tous  ces  traits  réunis  ont  réussi  ci  attirer 
les  suffrages  et  les  souscriptions ,  toute  l'Europe  serait 
en  possession  du  trésor  des  sciences  quelle  attendait, 
et  M.  D'Jlembert  n'aurait  pas  eu  la  douleur  d'avoir 
contribué ,  par  un  bel  ouvrage ,  ii  faire  naître  de 
f cuisses  espérances. 

Vous  ajoutez,  à  l'article  Beauzée ,  que  son  discours 
à  l'Académie  n'a  rien  de  sensible  que  sa  médiocrité. 
Ce  discours  a  paru,  dites-vous,  depuis  l'impression 
des  Trois  siècles  :  croyez-vous  que  ce  soit  là  une 
époque,  et  qu'on  date  jamais  de  F  ère  des  Trois 
siècles? 

A  l'article  de  M.  Clément,  vous  rendez  justice  ii 
sa  muse  variée  et  flexible  cpd  roule  si  bien  son  stjle ; 
et  quelques  lignes  après,  vous  lui  désirez,  dans  la 
j^rose ,  ////,  style  plus  flexible  et  plus  varié.  Savez- 
vous  quej'ai  vu  des  gens  qui  trouvaient  beaucoup  de 
ressemblance  entre  ce  style  et  le  vôtre?  Seulement 
ils  trouvaient  M.  Clément  un  peu  plus  lourd,  et  vous 
un  peu  [)lus  plat. 


33o  LETTRES    d'uN    THÉOLOGIKN,    ETC. 

Je  ne  sais  si  M.  D'Alcmbert  'a yAinins  lait  des  vers: 
on  lui  a  attribué  un  quatrain  en  l'honneur  du  ma- 
réchal de  Saxe;  mais  ce  n'est  pas  celui  que  vous 
citez  (i): 

Instruit  par  le  malheur,  dès  ses  plus  jeunes  ans, 
Cher  au  prince  ,  à  l'armée  ,  au  peuple  ,  à  la  victoire , 
Redouté  de  rA.nglais,  haï  des  courtisans, 
Rien  ne  manque  à  sa  gloire. 

Avant  de  vous  moquer  des  vers  de  M.  D'Alembert, 
il  fallait  savoir  s'il  en  avait  fait;  et  ceux  que  vous 
citez,  ne  sont  pas  plus  de  lui  que  les  vers  ridicules 
que  vous  donnez  à  Malebranche,  pour  prouver 
(fu  on  peut  être  un  grand  poète ,  et  nw^oir  fait  que  de 
mauvais  vers  y  ne  sont  de  ce  philosophe. 

En  cii tiquant  XÉpître  de  M.  Mannontel  sur  l'in- 
cendie del'Hôtel-Dieu,  vous  louez  les  prêtres  d'avoir 
bien  voulu  prêter  leur  église  pour  servir  de  retraite 
aux  malades,  tandis  que  les  philosophes  n'étaient 
peut-être  occupés  qu'à  faire  de  froids  projets ,  pour 
qu'on  ne  vît  plus  huit  malades  pressés  dans  un 
même  lit,  périr  de  l'infection  plus  que  de  leurs 
propres  maux.  Votre  remarque  n'est  que  trop  vraie. 
Laissant  le  peuple  de  tous  les  états  servir  les  mal- 
heureux de  ses  bias,  de  ses  soins,  et  surtout  de 
son  argent,  ces  philosophes  envisageaient  des  objets 
d'une  utilité  plus  grande  et  plus  durable.  Heureuse- 
ment leur  zèle  sera  infructueux  ,  la  religion  est  in- 
téressée à  ce  ([ue  les  abus  se  perpétuent.  Dans  l'an- 
cienne église  grecque,  chaque  patriarche,  disposant 

(i)  Article  Leclf-rc. 


LETTRES    d'un    XnÉOLOGlEN,    ETC.  33 1 

des  aumônes,  tenait  à  sa  solde  tous  les  gueux  d'une 
grande  ville,  excitait  des  séditions,  forçait  les  empe- 
reurs ou  les  gouverneurs  des  provinces  à  s'humilier 
devant  lui.  C'est  ainsi  que  l'on  vit,  à  la  voix  de 
saint  Cyrille,  une  populace,  commandée  par  des 
moines,  traîner  nue  dans  toute  la  ville  ,  et  mettre  en 
pièces  dans  l'église  d'Alexandrie,  la  belle  et  savante 
Hypatia.  Les  temps  sont  changés  ;  mais  si  les  au- 
mônes ne  nous  servent  plus  à  soulever  le  peuple, 
nous  les  employons  du  moins  à  conserver  notre 
considération  dans  la  bourgeoisie. 

Je  ne  sais  si  l Histoire  du  commerce  des  deux  Indes 
est  sortie  du  cerveau  exalté  dun  philosophe  archima- 
niaque ,  obstiné  à  mourir  au  milieu  des  excès  de  sa 
frénésie.  Mais  cet  ouvrage  est  bien  dangereux.  L'au- 
teur paraît  sentir  les  maux  de  l'humanité ,  comme  on 
sent  les  siens  propres.  Il  semble  s'être  plu  à  rassem- 
bler les  cris  qui  se  sont  élevés  contre  nous  de  toute 
la  surface  de  la  terre,  et  cela  dans  un  livre  rempli 
de  faits  nécessaires  aux  princes ,  aux  magistrats ,  aux 
commerçants;  en  sorte  que  les  classes  d'hommes 
qui  lisent  le  moins  apprendiont  de  lui  à  nous  voir 
tels  que  nous  sommes. 

Au  lieu  de  remercier  en  bon  chrétien  M.  de  la 
Harpe  àe  vous  avoir  tourné  en  ridicule  dans  \e  Mer- 
cure .,mo\\s  entassez  contre  lui  de  nouvelles  injures: 
il  est  bien  ordonné  de  présenter  l'autiejoue,  mais 
non  de  mériter  de  nouveaux  soufflets. 

En  deux  mots ,  on  peut  dire  que  citez  lui  tous  les 
i^ermes  sont  mi/ices ,  flasques ,  altérés ,  et  le  comparer 
if  un  four  qui  ue  cuit  point. 


33.2  LETTRF.S    d'uN    1  II  IÎOLOGIEN,    ETC. 

De  ce  four,  pour  nous  servir  de  ce  terme  assez  plai- 
sant, sont  sortis  différents  ouvrages ,  tous  nwrqués  au 
métne  défaut  de  coction  et  de  maturité.  Et  plus  bas  : 
Toujours  malheureux  dans  ses  élucuhrations  litté- 
raires, cet  écrivain  a  donné  une  trculuction  de  Suétone, 
qui  n  a  fait  que  le  jeter  dans  une  nouvelle  déconvenue. 
Cette  jolie  phrase  n'était  pas  dans  votre  première 
élucubration  ;  et  je  souhaite  que  votre  acharnement 
contre  M.  de  la  Harpe  ne  vous  attire  pas  quelque 
déconvenue.  Vous  conseillez  à  M.  de  la  Harpe  de  dé- 
niaiser son  érudition ,  d'aiguiser  et  de  dégauchir  son 
discernement ,  etc.,  et  vous  lui  donnez  ces  conseils 
pour  son  repos!  Est-ce  que  vous  croyez  l'avoir  trou- 
blé? Toujours  de  la  vanité,  monsieur  Sabbatier. 

A  l'article  tbi^É-/',  vous  nous  dites  que  cet  illustre  an- 
tiphilosophe a  opposé  la  modération  aux  outrages 
des  philosophes,  et  qu'il  s'est  contenté  de  pioposeï-, 
pour  le  sujet  de  l'Université,  cette  belle  (juestion  : 
La  philosophie  nest  pas  moins  ennenue  des  rois  que 
de  Dieu;  c'est-à-dire,  qu'il  s'est  borné  à  dénoncer 
publiquement  les  gens  de  lettres  comme  des  sédi- 
tieux et  des  impies.  Quelle  modération! 

Votre  aiticle  Cassandre  m'a  fait  de  la  peine.  Dans 
votre  première  édition,  vous  avez  estropié  la  ré- 
ponse que  Cassandre,  mourant  dans  un  grenier, 
fit  à  un  prétie  qui  lui  exaltait  la  bonté  de  Dieu  : 
Vous  savez  comme  il  rn  a  fait  vivre  ;  vous  vo/ez  comme 
il  me  fait  mourir.  Je  croyais  que  c'était  par  respect 
pour  la  religion  que  vous  aviez  adouci  cette  ré- 
ponse; mais  ce  n'était  que  par  gaucherie,  puisque 
vous  la  restituez  ici  tout  entière. 


LETTRES    d'un    THEOLOGIEN,    ETC.  333 

A  propos  des  mois  que  vous  citez  ,  qui  donc  a  ja- 
mais dit  que,  dans  la  dispute  avec  madame  Dacier, 
1(1  Motte  avait  écrit  comme  une  femme  calante? 

Lorsque  vous  rapporterez  un  trait  d'esprit,  ayez 
soin  de  conserver  tous  les  mots,  sans  vous  per- 
mettre de  changer  même  une  lettre,  comme  lors- 
qu'on cite  un  passage  dans  une  langue  qu'on  n'en- 
tend point. 

Il  y  a  aussi  des  choses  qu'il  ne  faut  pas  citer  :  par 
exemple,  cette  belle  peinture  d'un  athée,  tracée  par 
Ageodanus ,  où  il  est  dit  que  Dolet  déshonorait  le 
saint  chrême  qu'il  avait  reçu.  Savez-vous  qu'il  n'y  a 
plus  que  les  tourrières  de  couvent  à  qui  on  puisse 
pailer  de  saint  chrême? 

N'en  douiez  pas.  Monsieur,  je  défendrai  toujours 
votre  ouviage,  malgré  le  mépris  général  où  il  est 
tombé;  mais  soyez  sûr  que  vos  satiies  ne  font  rien  à 
personne;  il  n'y  a  que  vos  délations  qui  puissent 
nuire.  Calomniez  toujours,  et  ne  plaisantez  jamais. 
Vous  disiez  autrefois  que  votre  véritable  genre  était 
les  ordures;  vous  vous  trompiez,  Monsieur,  c'est  la 
calomnie. 

A  propos  de  calomnie,  un  jour  que  je  répétais 
dans  une  compagnie  toutes  les  imputations  que  nous 
répandons  contre  les  philosophes,  pour  les  rendre 
odieux ,  un  homme  se  leva  et  parla  ainsi  : 

«  Quels  crimes  ont  donc  commis  ces  philosophes 
contre  qui  vous  voulez  exciter  la  vengeance  des 
rois  et  la  haine  des  peuples?  ils  détruisent,  dites- 
vous,  la  morale?  Oui!  ils  ont  combattu  la  vôtre;  et 
n'ont-ils  pas  délivré  les  hommes  du  joug  d'une  mo- 


-334  LETTRES    d'un    THjtoLOGIEN,    ETC. 

raie  barbare,  qui  leur  interdit  comme  un  crime  le 
seul  bien  qui  puisse  faire  aimer  la  vie,  d'une  morale 
abjecte  ,  qui  leur  prescrit  de  se  plaire  dans  l'bumilia- 
tion  et  les  outrages,  d'une  morale  qui  menace  des 
mêmes  peines  les  faiblesses  de  l'amour  et  les  crimes 
les  plus  atroces;  qui  peimet  aux  prêtres  d'égorger 
les  ennemis  de  leur  foi,  et  leur  défend  d'avoir  des 
femmes  légitimes;  qui  met  en  paradis  les  assassins 
des  rois  hérétiques,  et  en  enfer  les  lecteurs  de  Bayle; 
qui  fonde  tous  les  devoirs  des  hommes  sur  un  amas 
de  contes  aussi  ridicules  que  dégoûtants;  (|ui,  faisant 
les  prêtres  juges  de  la  morale  générale  et  des  actions 
de  chaque  particulier,  n'admet  réellement  d'autre 
vertu  que  ce  qui  est  utile  aux  prêtres,  et  d'autres 
crimes  que  ce  qui  leur  nuit?  Mais  la  morale  qui  ap- 
prend à  être  humain  et  juste ,  qui  ordonne  à  l'homme 
puissant  de  regarder  le  faible  comme  son  frère  et 
non  comme  un  instrument  qu'il  peut,  à  son  gré, 
employer  ou  briser;  mais  la  morale  fondée  sur  la 
bienveillance  naturelle  de  l'homme  pour  son  sem- 
blable, sur  l'égalité  primitive  de  tous  les  hommes; 
quel  philosophe  l'a  attaquée?  Vous  dénoncez  les  phi- 
losophes aux  princes!  Est-ce  parce  qu'ils  ont  osé 
dire  que  c'est  du  peuple  que  les  princes  ont  reçu 
l'autorité ,  et  qu'ils  ne  doivent  l'employer  que  pour 
l'avantage  du  peuple?  Est-ce  pour  avoir  osé  leur 
rappeler  ces  droits  de  la  nature  dont  aucune  con- 
vention ne  peut  dépouiller  les  hommes?  Est-ce  donc 
être  ennemi  des  rois  que  de  leur  faire  un  devoir 
d'être  justes?  Non,  les  véritables  ennemis  des  rois 
sont  ceux  qui  les  trompent;  qui,  les  courbant  sous 


LETTRES    d'un    THÉOLOGII'N,    ETC.  335 

le  joug  de  la  superstition,  leur  dictent  des  lois  san- 
guinaires; qui ,  au  lieu  de  les  exhorter  à  réparer  les 
maux  qu'ils  ont  faits,  leur  ordonnent  de  les  expier 
par  le  massacre  des  ennemis  de  la  foi;  ce  sont  ceux 
qui  ne  disent  que  l'autorité  des  rois  vient  de  Dieu, 
qu'afin  de  s'arroge»-  le  droit  de  les  en  dépouiller  au 
nom  de  Dieu.  Les  ennemis  des  rois  sont  ceux  qui, 
également  terribles  aux  rois  qui  leur  obéissent  et  à 
ceux  qui  leur  résistent ,  foicent  à  la  révolte ,  par  leurs 
violences,  les  sujets  des  uns,  tandis  qu'ils  soulèvent 
contre  les  autres  ,  leurs  peuples  ou  leurs  voisins;  ce 
sont  ceux  qui,  menaçant  de  la  colère  céleste  les  rois 
qui  les  ont  irrités ,  ont  à  leurs  gages  des  assassins  et 
des  empoisonneurs  pour  être  plus  sûrs  de  l'accom- 
plissement de  leurs  prophéties.  Les  ennemis  des 
rois,  enfin,  ne  sont  pas  les  philosophes,  ce  sont  les 
prêtres.  Quel  roi  ne  doit  point  trembler  en  se  repré- 
sentant le  malheureux  comte  de  Toulouse  excommu- 
nié, mis  en  pénitence,  fustigé,  chassé  de  ses  États, 
et  tué  dans  une  bataille  par  une  armée  de  fana- 
tiques divisés  en  trois  corps,  au  nom  de  la  sainte 
Trinité?  et  pour  quel  crime?  Pour  n'avoir  pas  souf- 
fert avec  assez  de  tranquillité  qu'un  moine  vînt,  au 
nom  du  pape,  brûler  ses  sujets  et  livrer  ses  villes  au 
pillage. 

«  Accoutumés  à  séduire  le  peuple,  vous  voudriez 
l'armer  contre  les  philosophes  !  Les  philosophes  ne 
vont  pas  ,  dites- vous  ,  dans  les  hôpitaux  ;  non  ,  mais 
ils  voudraient  qu'on  n'eût  plus  besoin  d'hôpitaux; 
et  pour  cela,  il  suffirait  de  détruire  les  fêtes  ,  de  sup- 
primer les  dîmes,  de  ne  plus  obliger  le  peuple  de 


336  LKTTRES    d'un    THÉOLOGIKN,    ETC. 

nourrir  de  sa  substance  la  vanité  et  l'incontinence 
du  clergé,  tandis  que  vous  permettez  aux  rois  d'op- 
primer leurs  peuples ,  pourvu  qu'ils  vous  laissent 
en  partager  les  dépouilles.  Les  philosophes  ont  fait 
entendre  aux  rois  les  cris  du  peuple,  et  n'ont  pas 
craint  de  leur  parler  de  ses  droits  :  et  pourquoi  ont- 
ils  élevé  la  voix  contre  vous,  ces  philosophes?  C'est 
que  leur  âme,  trop  émue  par  l'histoire  de  vos  atro- 
cités, n'a  pu  se  contenir.  Non!  vous  n'avez  point 
oublié,  puisque  vous  brûlez  de  les  renouveler,  ces 
croisades  contre  les  Juifs  et  contre  les  Albigeois;  ces 
saccagements  de  villages  anabaptistes  ou  vaudois; 
ces  jours  où  une  aimée  d'assassins,  conduite  par 
des  moines,  le  crucifix  à  la  main  ,  épuisaient  sur  un 
peuple  désarmé  tout  ce  que  la  débauche  et  la  fé- 
rocité peuvent  inventer  d'horreurs.  Et  ces  infortu- 
nés avaient-ils  commis  d'autres  crimes  que  d'avoir 
osé  résister  au  clergé ,  et  gémii-  hautement  de  son 
hypocrisie  et  de  ses  scandales?  Vous  dites  qu'on  au- 
rait dû  respecter  un  culte  établi  par  les  lois  :  quoi! 
depuis  le  temps  de  Constantin  jusqu'au  nôtre  ,  il  n'y 
a  pas  un  seul  jour  où  vous  ne  vous  soyez  souillés  de 
sang  humain!  Quoi!  sans  parler  des  hommes  égor- 
gés dans  les  guerres  que  vous  avez  suscitées,  on  comp- 
tera depuis  deux  cents  ans  plus  de  dix  mille  hommes 
immolés,  au  nom  des  lois,  par  des  supplices  hor- 
ribles ,  et  plus  de  cent  nulle  assassinats  ordonnés  par 
vous!  Quoi!  une  superstition  également  absurde  et 
cruelle  aura  couvert  la  terre  de  ténèbres  et  de  sang! 
Quoi!  la  race  humaine,  abrutie,  sera  devenue  le 
jouet  d'une  troupe  d'hypocrites,  qui  ne  laissaient 


LETTRES    D  UN    THEOLOGIEN,    ETC.  '^ÔJ 

aux  hommes  que  le  trisle  clioix  d'être  leurs  victimes 
ou  leurs  complices,  et  il  faudra  garder  un  lâche  si- 
lence! Vous  parlez  de  l'orgueil  des  philosophes  :  ne 
croyez  pas  qu'on  puisse  attacher  quelque  gloire  à  dé- 
montier  la  fausseté  de  vos  dogmes ,  de  ce  vil  amas 
d'impostures  dont  vous  vous  nourrissez  :  mais  c'est 
un  devoir  sacré  pour  tout  ami  de  l'humanité  ,  d'em- 
ployer contre  une  superstition  funeste  ce  qu'il  a  de 
courage  et  de  force.  Déjà  votre  empire  est  ébranlé; 
mais  votre  esprit  est  le  même  ;  vous  ne  pouvez  plus 
opprimer,  mais  vous  calomniez  vous  soutenez  sans 
lougir  les  mêmes  absurdités;  vous  dépouillez  le 
peuple  par  les  mêmes  fourberies;  et,  sans  cesse  vous 
glissant  dans  toutes  les  cours,  vous  souillant  dans 
toutes  les  intrigues ,  vous  sendîlez  attendre  que 
quelque  prince  séduit  vous  permette  encore  de  vous 
baigner  dans  le  sang.  Croyez  que  tant  que  vous  pour- 
rez nuire,  il  y  aura  des  gens  qui  auront  le  courage 
de  vous  poursuivre  et  de  braver  votre  vengeance. 
Vous  armerez  contre  eux  vos  bourreaux;  mais  ils 
auront,  contre  vos  supplices,  le  même  courage  (|ue 
vous  avez  contre  l'opprobre  et  contre  les  remords. 

«  IN'espérez  plus  de  paix  :  une  voix  terrible  s'est 
élevée  contre  vous;  elle  a  retenti  d'un  bout  de  l'Eu- 
rope à  l'autre;  et  l'Europe  ne  voit  plus  en  vous  que 
les  plus  ridicules  et  les  plus  méchants  des  hommes. 
Vos  cris  de  fureur  n'excitent  plus  que  la  risée,  et  on 
les  entend  avec  plaisir,  comme  les  rugissements  d'un 
tigie  à  qui  on  a  enlevé  sa  proie. 

«  Votre  chute  approche,  et  le  genre  humain  que 
vous  avez  si  longtemps  infecté  de  fables,  va  enfin 

y.  22 


!^"^8  LETTRES    d'un    THÉOLOGIEN,    ETC. 

lespirer.  Du  moins  le  dernier  de  vos  crimes  n'est-il 
pas  resté  sans  vengeance.  Les  assassins  de  la  Barre  (i) 
qui  vous  avaient  vendu  le  sang  de  l'innocent,  ont  été 
punis,  et  leurs  confrères,  qui  avaient  eu  la  lâcheté 
de  souffrir  ces  monstres  au  milieu  d'eux,  ont  juste- 
ment partagé  leur  punition.  » 

Je  vis  bien  que  c'était  là  un  philosophe  déguisé , 
je  ne  lui  répondis  rien  ;  mais  je  l'allai  dénoncer. 
Puisse-t-il  se  tromper! 

Adieu  ,  Monsieur,  adieu  pour  jamais;  je  vous  sou- 
haite une  place  dans  le  paradis  entre  saint  Cucufin 
et  saint  Dominique  l'encuirassé. 

(i)  Jeunegentilhomme de  seize  ans,  condamné  à  être  décapité, 
après  avoir  subi  la  question  et  avoir  eu  la  langue  coupée  ,  comme 
atteint  et  convaincu  d'avoir  chanté  une  chanson  contre  la  Made- 
laine  devant  une  tourrière ,  et  comme  véhémentement  suspecté 
d'avoir  donné  des  coups  de  canne  à  un  crucilix.Les  MM.  Pasquier 
et  Saint-Fargeau  ont  été  regardés  comme  les  auteurs  de  ce  juge- 
ment atroce.  L'évéque  d'Amiens  et  le  clergé  d'Abbeville  avaient 
préparé  cette  scène  sanglante  par  une  farce  religieuse,  en  faisant 
une  procession  ,  la  corde  au  cou,  pour  demander  pardon  à  Dieu 
des  coups  de  bâton  qu'on  avait  donnés  à  son  image.  L'évéque  s'en 
est  repenti;  mais  il  avait  fait  amende  honorable  pour  une  insulte 
faite  à  un  morceau  de  bois,  et  il  n'en  fit  pas  pour  l'assassinat  dont 
il  s'était  rendu  le  complice.  Le  fanatisme  de  l'ancien  parlement 
avait  soulevé  contre  lui  tous  les  honnêtes  gens,  qui  n'ont  pu 
qu'applaudir  à  sa  destruction.  On  se  rappelait  qu'un  conseiller 
avait  proposé ,  dans  l'affaire  du  livre  de  l'Esprit,  de  profiter  de 
l'occasion  où  l'on  tenait  un  philosophe  ,  et  de  lui  faire  donner  la 
question,  pour  l'obliger  à  révéler  ses  complices  et  les  secrets  de 
sa  secte.  On  savait  qu'avant  de  se  séparer,  en  septembre  1770,1e 
parlement  avait  pris  jour  pour  une  assemblée  de  chambres  ,  dans 
laquelle  on  aviserait  aux  moyens  d'extirper  la  philosophie. 


AVIS 

DE  L'ÉDITEUR. 


L'éditeur  i^oit  devoir  répondre  ici  à  deux  re- 
proches qu'on  pourrait  lui  faire:  celui  d'avoir 
pris  la  peine  de  critiquer  M.  Sabbatier,  et  celui 
d'avoir  fait  une  satire. 

Si  M.  Sabbatier  s'était  borné  à  dire,  que 
M.  D'Alenibert  est  un  géomètre  sans  invention 
et  un  mauvais  littérateur;  que  M.  de  la  Harpe  n'a 
pas  fait/^anviHv  que  le  BrutusdeM"^ Bernard  ^it 
demeuî^é  supérieur  a  celui  de  M.  de  Voltaire  ;  quW 
y  a  plus  de  génie  dans  Attila  que  dans  Maho- 
met ;  que  la  plume  de  M.  I^inguet  est  étincelante; 
que  celle  de  M.  de  Voltaire  est  de  fer  et  de  houe; 
que  les  philosophes  repaissent  le  public  d'une 
fumée  étourdissante ,  assurément  on  se  serait 
tu.  Qu'importe,  en  effet,  que  JM.  Sabbatier  dise 
tout  cela,  et  même  qu'il  le  pense;  mais  à  cha- 
que page  il  intente  une  accusation  d'impiété  et 
de  sédition  ;  il  peint  une  classe  de  gens  de  lettres 

22. 


34o  AVIS    DE    l'éditeur. 

estimés,  comme  les  corrupteurs  de  la  morale, 
les  ennemis  de  la  religion  et  du  gouvernement  : 
ce  n'est  point  un  homme  qui  juge  au  hasard  des 
livres  et  des  auteurs  qu'on  poursuit;  c'est  un  dé- 
lateur, c'est  un  calomniateur  public  :  ceci  sert 
également  de  réponse  à  ceux  qui  accuseraient 
cet  écrit  d'être  une  satire. 

Si  le  nom  d'Horace  et  de  Boileau  réveille  l'idée 
d'une  malignité  piquante,  celui  de  Juvénal  ré- 
veille celle  de  la  vertu  aigrie  par  le  spectacle  du 
vice.  Qu'un  écrivain  empoisonne  la  vie  d'un 
homme  honnête,  qui  n'a  d'autre  tort  que  d'avoir 
écrit  de  la  prose  plate  ou  de  méchants  vers, 
cet  écrivain  est  un  méchant.  Mais  qu'un  homme 
de  bien  dénonce  à  la  société  l'ennemi  et  le  ca- 
lomniateur des  talents,  il  fait  une  action  hon- 
nête et  juste.  Dans  un  pays  où  la  loi  prononce 
une  peine  contre  l'impiété,  tout  homme  qui  ac- 
cuse un  autre  d'impiété  est  un  fou  furieux,  s'il 
est  de  bonne  foi  ;  et  un  scélérat ,  s'il  est  hypo- 
crite. Il  y  a  plus:  dans  nos  nations  policées  où 
une  longue  habitude  a  affaibli  dans  l'homme 
sa  haine  naturelle  pour  l'oppression,  et  ce  sen- 
timent de  l'injustice  si  prompt  dans  toute  nation 
grossière,  c'est  la  vérité  seule  qui  peut  adoucir 


AVIS  DE  l'Éditeur.  34 1 

les  maux  de  l'humanité,  et  la  ramener  lente- 
ment vers  le  bonheur.  Tout  ennemi  des  lumières 
l'est  donc  aussi  de  l'humanité.  Dans  cet  écrit, 
l'auteur  n'attaque  que  ces  hommes  dignes 
d'une  censure  publique;  il  n'a  donc  pas  écrit 
une  satire:  car  ce  n'est  pas  être  méchant,  c'est 
être  bon  que  de  ne  pas  savoir  pardonner  à  ceux 
qui  font  du  mal  aux  hommes. 

Mais  pourquoi  s'est-il  chargé  de  la  vengeance 
publique?  C'est  qu'il  n'a  pas  été  personnelle- 
ment attaqué. 


Note  pour  la  page  294. 

Lorscjue  l'on  a,  dans  une  nuit, 
Accompli  huit  fois  le  déduit, 
On  peut,  je  crois,  se  dire  homme  sans  faute. 


DISSERTATION 

PHILOSOPHIQUE  ET  POLITIQUE 

ou 

RÉFLEXIONS  SUR  CETTE  QUESTION  : 

S'IL  EST  UTILE  AUX  HOMMES  D'ÈTRS  TROMPÉS? 

1790   (l). 


O  vérité ,  vierge  pure  et  sacrée , 

Du  fond  du  puits  quand  seras-tu  tirée? 


On  demande  s'il  peut  être  jamais  utile  au  peuple 
d'être  trompé,  soit  qu'on  lui  donne  des  erreurs  nou- 
velles, soit  qu'on  l'entretienne  dans  celles  qu'il  a 
déjà? 

Cette  question  ne  pouvait  être  proposée  que  dans 
un  pays  ou  libre,  ou  soumis  à  un  roi,  qui  n'ait  pas 
besoin,  pour  être  respecté  de  ses  peuples,  qu'ils 
soient  asservis  à  des  préjugés. 

I.  Des  erreurs  nouvelles  sont -elles  utiles  au 
peuple  ? 

II.  Lorsqu'on  a  établi  par  la  raison  des  vérités  des- 
tinées à  servir  de  règle  morale  à  nos  actions,  est-il 
utile  au  peuple  d'appuyer  ces  vérités  par  des  erreurs, 
sous  prétexte  qu'il  est  plus  aisé  de  lui  faire  adopter 

(i)  Ces  réflexious,  destinées,  eti  177g,  pour  une  académie, 
n'avaient  jamais  vu  le  jour.  On  les  donne  ici  sans  aucun  change- 
ment. 


344  DISSERTATION    SUR    CETTE    QUESTION   '. 

une  erreur  absurde,  que  de  lui  faiie  entendre  les 
preuves  d'une  vérité  ? 

ni.  Est-il  du  moins  utile  d'inspirer-  aux  peuples 
certaines  erreurs,  uniquement  dans  la  vue  d'en  tirer 
des  motifs  sensibles  et  à  sa  portée ,  de  se  conformer, 
dans  sa  conduite,  aux  règles  de  la  morale  ? 

IV.  Si  l'erreur  est  toujours  nuisible  en  général  , 
n'y  a-t-il  pas  du  moins  quelques  objets  sur  les- 
quels elle  soit,  pour  ainsi  diie,  nécessaire,  ou  parce 
que  la  raison  seule  est  insuffisante,  ou  parce  que  la 
vérité  n'est  pas  à  la  portée  de  tous  les  hommes?  L'er- 
reur n'est-elle  pas  nécessaire  pour  certaines  classes 
d'hommes  ? 

V.  Si  nous  considérons  les  hommes  livrés  à  des 
erreurs,  peut-il  être  utile  de  les  leur  laisser,  d'en 
détruire  une  partie  pour  laisser  subsister  le  reste,  ou 
de  combattre  une  erreur  par  d'autres  erreurs  moins 
nuisibles? 

VI.  Si  les  erreurs  ne  sont  pas  d'une  utilité  géné- 
rale, ne  peuvent-elles  pas  être,  pour  un  peuple  par- 
ticulier, d'une  utilité  momentanée? 

VII.  IS'y  a-t-il  aucun  inconvénient  à  dire  au 
peuple  la  vérité  tout  entière?  De  quels  ménagements 
est-il  utile  et  peimis  d'user  en  attaquant  les  erreurs 
populaires  ? 

VIII.  N'y  a-t-il  pas  des  vérités  qui  deviendraient 
nuisibles  au  peuple,  parce  qu'il  ne  les  entendrait 
pas,  et  qu'elles  instruiraient  ceux  qui  veulent  lui 
nuire  des  moyens  de  l'empêcher  de  s'éclairer  ? 

Telles  sont  les  questions  dont  l'Académie  de  Ber- 
hn  demande  la  solution.  Les  quatre  premières  em- 


s'il  est  utile  aux  hommes  d'être  trompés?  34^ 

brassent  la  piemière  partie  du  sujet  proposé  ;  les 
quatre  dernières  se  rapportent  à  la  seconde.  On  n'en 
propose  point  de  pareilles  lorsqu'on  craint  d'en- 
tendre la  vérité  tout  entière.  Mais  c'est  à  des  sages 
qu'il  faut  la  dire;  traiter  ce  sujet  de  manière  que 
tout  le  monde  pût  en  entendre  les  conséquences , 
ce  serait  avoir  prononcé  d'avance  que,  dans  tous  les 
cas,  il  est  du  devoir  de  l'homme  de  bien  de  dire 
publiquement  et  hautement  tout  ce  qu'il  croit  être 
la  vérité. 

I.  La  première  question ,  prise  dans  le  sens  abs- 
trait, paraît  facile  à  résoudre.  Cependant  elle  peut 
avoir  quelque  difficulté.  11  ne  s'agit  pas,  en  effet,  ici, 
d'exciter,  pour  la  vérité  ,  un  amour  d'enthousiasme, 
et  de  répéter  les  déclamations  éloquentes  dont  les 
philosophes  anciens  et  modernes  ont  rempli  leurs 
ouvrages.  Fùt-on  mille  fois  plus  éloquent, on  pourrait 
entraîner  la  multitude;  maison  n'aurait  rien  dit  à 
des  sages.  Il  ne  s'agit  pas  non  plus  de  supposer 
d'abord  que  telle  opinion  est  une  vérité,  que  telle 
autre  est  une  erreur;  d'établir  ensuite  que  l'une  est 
utile,  que  l'autre  est  nuisible.  Car  on  ne  nous  de- 
mande point  si  une  telle  opinion  est  vraie  ou  fausse, 
si  une  telle  opinion  est  utile  ou  nuisible;  mais,  en 
général,  si  une  opinion  fausse  peut  être  utile,  ou, 
plus  clairement,  si  de  cela  seul  qu'une  opinion  est 
fausse,  on  doit  en  conclure  qu'il  ne  peut  pas  être 
utile  que  cette  opinion  ,  quelle  qu'elle  soit,  devienne 
une  opinion  nationale. 

Si,  en  effet,  on  envisageait  la  question  sous  un 
autre  point  de  vue,  chaque  homme,  après  avoir  donné 


346  DISSERTATION    SUU    CETTE    QUESTION    : 

ses  opinions  pour  vraies,  conclurait  que  toule  opinion 
vraie  est  utile  ;  et  comnrie  sur  les  points  les  plus  im- 
portants de  la  morale  et  de  la  politique,  les  hommes 
ont  des  opinions  différentes,  il  en  résulterait  que 
tous,  en  paraissant  du  même  avis  sur  l'objet  proposé, 
seraient  réellement  d'avis  contraires.  Par  exemple, 
un  déiste  et  un  athée  conviendraient  qu'il  est  utile 
de  dire  la  vérité  au  peuple  ;  mais  l'un ,  pour  le 
prouver,  montrerait  que  l'idée  d'un  Être  suprême, 
conduisant  presque  infailliblement  à  la  superstition, 
est  une  opinion  dangereuse;  l'autre  prétendrait  prou- 
ver son  opinion  ,  en  montrant  que  l'idée  d'un  Etre 
suprême  est  nécessaire  à  la  morale. 

La  question,  comme  nous  la  proposons  ici,  peut 
mériter  d'être  discutée  ;  et  c'est  même  de  la  solution 
de  celte  première  question  que  doit  dépendre  celle 
de  toutes  les  autres.  Nous  allons  essayer  de  la  ré- 
soudre, en  observant,  dans  tout  le  couis  de  ces 
recherches,  de  ne  considérer  aucune  opinion  parti- 
culière, ni  comme  vraie,  ni  comme  fausse. 

Nous  entendons  par  vérité,  ou  un  fait,  ou  une 
maxime  générale  résultant  d'observations  faites  sur 
des  faits ,  et  nous  ne  considérons  les  vérités  que 
d'après  leur  influence  sur  le  bonheur  des  hommes. 

Nous  laisserons  à  part  les  vérités  physiques.  On 
a  disputé  sur  le  plus  ou  le  moins  d'utilité  de  ces 
vérités  ;  mais  personne  n'a  jamais  prétendu  qu'elles 
pussent  être  dangereuses.  Ceux  même  qui  ont  voulu 
détourner  les  hommes  de  s'en  occupei',  ont  con- 
damné seulement  ou  l'importance  excessive  attachée 
à    l'étude   de   ces  vérités,  ou   le  mal  qu'une   demi- 


s'il  est  utile  aux  hommes  d'être  trompas?  347 

science  pourrait  faire.  Mais  alors  ce  ne  sont  pas  les 
vérités  physiques  qui  seraient  nuisibles,  ce  serait  ou 
une  fausse  application  des  vérités  physiques, ou  une 
erreur  morale. 

Nous  nous  bornerons  donc  à  considérer  les  vérités 
morales  et  leur  influence  sur  le  bonheur  des  hommes 
rassemblés  en  société. 

Supposons  qu'un  homme  ait  analysé  exactement 
les  idées  morales  complexes,  désignées  par  les  mots 
de  sa  langue,  qu'il  connaisse  les  faits,  c'est-à-dire 
l'influence  qu'ont  sur  les  sentiments  et  la  conduite 
de  l'homme  les  différentes  causes  physiques  ou  mo- 
rales qui  agissent  sur  lui;  que,  de  cette  connais- 
sance des  faits,  il  ait  su  déduire  les  règles  générales 
d'après  lesquelles  il  doit  se  conduire  pour  être  heu- 
reux ,  et  celles  aussi  d'après  lesquelles  il  doit  désirer 
que  les  autres  hommes  se  conduisent;  il  s'ensuivra 
que  cet  homme,  désirant  nécessairement  d'être  heu- 
reux, voudra  que  les  lois  de  son  pays  soient  com- 
binées de  manière  à  lui  procurer  le  plus  grand  bon- 
heur possible.  Supposons  maintenant  que  tous  les 
hommes  d'un  pays  connaissent  ainsi  également  la 
vérité  :  chacun  voulant  tout  ce  qui  lui  sera  le  plus 
avantageux,  et  raisonnant  juste,  il  est  claiî-  que  le 
plus  grand  nombre  voudra  nécessairement  ce  qui 
sera  le  plus  utile  au  plus  giand  nombre.  Ainsi,  la 
volonté  du  plus  grand  nombre  sera  toujours  d'accord 
avec  la  raison ,  c'est-à-dire  avec  l'utilité  générale,  ou 
la  force  avec  la  justice  et  l'intérêt  commun;  réunion 
(pii  est  le  véritable  motif,  le  but  et  la  perfection  de 
toute  constitution  sociale. 


348  DISSERTATION    SUR    CETTE    QUESTION   : 

Toutes  les  fois  qu'un  homme,  par  intérêt  per- 
sonnel, voudrait  une  chose  injuste,  c'est-à-dire  nui- 
sible à  tous,  il  se  trouverait  toujours  arrêté  par  la 
volonté  du  plus  grand  nombre  ;  volonté  efficace , 
puisqu'elle  est  réunie  à  la  force;  volonté  suivie, 
puisque,  en  supposant  que  le  plus  grand  nombre 
connaisse  ses  intérêts,  il  saura  combien  il  lui  im- 
porte de  se  réunir.  Chacun  employant  ses  forces 
pour  son  propre  bonheur,  et  tous  employant  la  force 
commune  pour  le  bonheur  commun,  il  en  résul- 
tera, pour  la  société  et  pour  chaque  individu,  le 
plus  grand  bonheur  dont  elle  soit  susceptible. 

Ainsi,  le  bonheur  des  individus  comme  tels,  le 
bonheur  des  individus  comme  dépendant  des  lois 
sociales,  sera  également  d'autant  plus  sur,  que  la 
vérité  sera  plus  connue. 

Mais  il  reste  deux  objections  à  résoudre  : 

1*^  S'il  est  utile  à  un  peuple  de  connaître  l'en- 
semble de  toutes  les  vérités  morales  et  politiques 
qui  influent  sur  son  bonheur,  ne  peut-il  pas  être 
dangereux  qu'il  connaisse  quelques-unes  de  ces  véri- 
tés isolées,  puisque  cette  connaissance  pourrait  le 
conduire  à  des  erreurs  funestes,  faute  de  connaître 
tous  les  rapports  de  ces  vérités  ?  On  peut  répondie 
qu'il  est  impossible  de  conclure  une  erreur  d'une 
vérité,  sans  raisonner  faux;  or,  tout  raisonnement 
faux  suppose  une  proposition  fausse.  Ce  ne  sera 
donc  pas  la  véiité  qui  aura  conduit  à  une  erreur 
funeste;  ce  sera  une  opinion  fausse  qui  aura  conduit 
à  une  fausse  conclusion.  En  second  lieu,  si  de  ces 
vérités  isolées,  mêlées  à  quelques  erreurs,  on  tire 


s'il  est  utile  aux  hommes  d'être  trompés?  349 

de  fausses  conclusions,  il  est  probal^le  que  si  l'on 
n'avait  eu  que  des  erreurs,  on  aurait  adopté  d'autres 
fausses  conclusions,  et  en  plus  grand  nombre.  Ainsi 
la  connaissance  de  quelques  vérités  ne  délivrera 
point  de  toutes  les  erreurs,  mais  elle  en  diminuera 
la  masse.  Les  écrivains  qui  se  sont  rendus  les  apo- 
logistes des  erreurs  populaires  n'ont  fait  attention 
qu'à  l'abus  de  quelques  vérités  unies  à  beaucoup 
d'erreurs,  et  l'usage  utile  de  ces  vérités  a  été  oublié. 
Ce  n'est  pas  la  vérité  comme  vérité  qui  est  jamais 
nuisible,  et  la  vérité,  mêlée  aux  erreurs,  fait  moins 
de  mal  et  plus  de  bien  que  les  erreurs  seules  n'en 
auraient  pu  faire.  La  vérité  donc  est  encore  utile, 
même  lorsqu'on  ne  la  connaît  qu'à  moitié,  et  il  serait 
nuisible  d'y  substituer  l'erreur. 

2°  Supposant  qu'il  fut  de  l'intérêt  du  plus  grand 
nombre  d'opprimer  une  classe  plus  faible  ou  njoins 
nombreuse,  alors  le  grand  nombre,  instruit  de  cette 
vérité,  pourrait  chercher  à  perpétuer  l'oppression  ; 
et  plus  il  serait  éclai;"é,  plus  il  prendrait  des  moyens 
efficaces  et  siirs;  or,  le  grand  nombre  qui  sacrifierait 
ainsi  le  petit  nombre  à  ses  intérêts  serait  injuste,  et 
par  conséquent  la  vérité  aurait  produit  un  mal. 

Telle  serait,  par  exemple,  l'oppression  légale  des 
femmes  ou  des  enfants,  celle  des  esclaves  supposés 
en  plus  petit  nombre  que  leurs  maîtres,  etc. 

Alors,  à  la  vérité,  la  classe  oppressive  ayant  un 
intérêt  différent  et  séparé  de  l'intérêt  de  la  classe 
opprimée,  on  peut  dire  que  la  vérité  qu'elle  connaît 
lui  est  utile;  qu'il  serait  également  utile  à  la  classe 
opprimée  de  connaître  la  vérité,  puisque,  si  elle  ne 


35o  DISSERTATION    SUR    CETTK    QUESTION  : 

se  trompait  pas,  elle  ne  clierclierait  que  les  moyens 
les  plus  sûrs  d'éviter  l'oppression  ;  que  ces  deux  classes 
doivent  alors,  quoique  placées  dans  le  même  pays, 
être  regardées  comme  deux  nations  ;  qu'ainsi ,  il 
reste  toujours  vrai  que  le  plus  grand  bien  de  chaque 
corps  d'hommes,  comme  de  chaque  individu,  est 
de  connaître  la  vérité,  et  qu'aucune  erreur  ne  lui 
serait  utile.  Mais  est-il  vrai  que  le  plus  grand  bien 
de  tous  résulte  de  cette  combinaison  ? 

Ce  cas  se  résout,  en  dernière  analyse,  à  celui  de 
deux  hommes,  l'un  fort  et  l'autre  faible.  Le  bonheur 
des  deux,  considérés  collectivement,  est  d'accord 
avec  la  justice,  et  demande  que  le  fort  protège  le 
faible;  mais  le  plus  grand  bonheur  du  plus  fort  le 
demande-t-il  ? 

Nous  observerons  d'abord  qu'en  proposant  d'exa- 
miner en  général  si  la  vérité  était  utile  et  l'erreur 
nuisible,  sans  déterminer  aucune  espèce  de  vérité 
ou  d'erreur,  nous  n'avons  pu  entendre  que  des  véri- 
tés ou  des  erreurs  particulières.' 

Par  exemple,  nous  avons  supposé  que  l'homme 
se  conduisait  toujours  d'après  son  intérêt  de  passion, 
de  repos,  etc.  Ici  ne  pouvons- nous  pas  admettre, 
comme  prouvée,  cette  vérité  générale,  fondée  sur 
l'observation  ,  que,  s'il  est  avantageux  pour  un  être 
fort  d'opprimer  un  être  faible,  lorsque  cet  être  faible 
est  condamné  à  une  soumission  éternelle,  soit  par 
sa  conslitution  physique,  soit  par  son  imbécillité, 
cet  avantage  n'est  pas  le  même  si  cet  être  faible  est 
un  être  raisonnable,  ayant  les  mêmes  idées  que  l'op- 
presseur; car  il  est  clair  alors  que  l'oppresseur  tirera 


s'il  est  utile  aux  hommes  d'être  trompes?  35 1 

moins  d'avantages  des  seivices  de  l'oppiimé  ,  qu'il 
n'en  résultera  pour  lui  de  gêne  pour  assujettir  à  la 
dépendance  cet  être  éclairé  sur  ses  intérêts ,  et  oc- 
cupé de  les  faire  valoir  contre  son  oppresseur.  Pour 
que  l'oppression  puisse  être  utile  à  l'oppresseur,  il 
faut  que  l'opprimé  soit  livré  à  la  superstition  ou 
privé  de  la  raison  :  c'est  pour  cela  que  la  soumission 
imbécile  de  certains  peuples  était  très-commode  pour 
leurs  prêtres,  et  que  la  servitude  des  bêtes  de  somme 
est  fort  utile  aux  hommes.  Ainsi,  non-seulement  le 
bien  total  de  la  société  est  encoie  que  le  fort  et  le 
faible,  la  classe  puissante  et  la  classe  abattue ,  la 
nation  forte  et  le  peuple  faible,  soient  également 
éclairés  ;  mais  c'est  aussi  l'intérêt  du  plus  fort.  En 
effet,  les  erreurs  nécessaires  pour  maintenii-,  dans 
une  oppression  tranquille,  un  peuple  ou  une  classe 
esclave,  sont  contagieuses;  ce  mélange  de  vérités 
connues  par  une  partie  de  la  nation,  et  d'eneurs 
adoptées  par  l'autre,  ne  saurait  durer:  ou  le  peuple 
esclave  s'éclairerait,  ou  le  peuple  maître  s'abrutirait 
avec  lui,  ou  il  s'élèverait  entre  eux  des  troubles  plus 
fâcheux  pour  la  classe  opprimante  ,  que  la  servitude 
de  l'autre  classe  ne  lui  serait  utile,  ou,  enfin,  les 
deux  classes  deviendraient  également  la  proie  de 
quelques  tyrans. 

Il  est  sans  doute  inutile  d'avertir  que  nous  avons 
dû  supposer  que  la  classe  opprimante  est  la  plus 
nombreuse,  ou  du  moins  qu'elle  est  tiès-nombreuse; 
c'est-à-dire,  que  sa  force  réelle  surpasse  ou  du  moins 
balance  la  force  réelle  delà  classe  opprimée.  Au  delà 
de  ce  terme,  l'intérêt  de  celte  classe  dominante  ne 


352  DISSERTATION    SUR    CliTTE    QUESTION  : 

mérite  plus  de  nous  occuper.  Nous  n'examinons 
point  si  la  vérité  est  toujours  utile  aux  tyrans  ,  mais 
si  elle  l'est  aux  peuples. 

Nous  aurions  eu  trop  d'avantage  si  nous  avions 
voulu  admettre  cette  proposition,  qu'il  existe  une 
règle  morale  de  justice  à  laquelle  il  est  utile  au  genre 
humain  que  les  hommes  se  conforment,  et  même  à 
laquelle  il  est  avantageux  à  chaque  homme  de  se 
conformer  dans  sa  conduite. 

Que  cette  règle  ait  pour  base  ou  l'intérêt  unique- 
ment, ou  l'intérêt  uni  à  un  sentiment  naturel,  suite 
nécessaire  de  l'organisation,  ou  un  sens  moral,  ou 
une  loi  fondée  sur  la  nature  des  choses  à  laquelle 
un  être  éternel  a  donné  sa  sanction,  ou  enfin  la 
volonté  libie  de  cet  être  éternel  ;  la  conclusion  qu'on 
peut  tirer  ici  de  l'existence  de  cette  loi  restera  tou- 
joui's  également  vraie.  Il  nous  suffit  même  que  cet 
intérêt  qu'a  l'homme  d'être  vertueux  existe  dans  la 
plupart  de  nos  actions,  et  il  n'est  pas  nécessaire  de 
supposer  qu'il  existe  dans  toutes. 

Ainsi,  la  supposition  de  cette  règle  morale  pour- 
rait être  regardée  comme  constante,  sans  déioger  à 
la  loi  que  nous  nous  sommes  imposée,  de  n'admettie 
comme  vraie  aucune  opinion  paiticulière.  xMais  nous 
avons  vu  qu'il  n'est  pas  même  nécessaire  d'admettre 
celte  proposition  pour  pouvoir  conclure  que  l'avan- 
tage général  du  genre  humain,  d'une  nation,  d'un 
corps  d'hommes,  est  de  connaître  la  vérité  sur  les 
objets  généraux  de  la  société ,  quelle  que  soit  cette 
vérité. 

Nous  pouvons  donc  conclure  généralement  qu'il 


s'il    est    LITITLF.    AUX    ItOMMES    d'ÊTRE    TROMPES?    353 

ne    peut  élre    utile    aux   hommes    d'être   trompés. 

Il,  m.  La  recherche  de  la  vérité  est  difficile  à 
l'homme,  et  ses  passions  peuvent  l'empêcher  de  se 
conduire  d'après  son  intérêt  réel  et  permanent.  INe 
pourrait-on  pas  suppléer  à  l'un  de  ces  inconvénients 
en  joignant  ces  vérités  à  des  erreurs  spéculatives, 
qu'on  ferait  adopter  au  peuple?  Ne  pourrait-on  point 
remédier  au  second,  en  fortifiant  les  intérêts  raison- 
nables de  se  bien  conduire  par  des  motifs  fondés 
sur  des  opinions  erronées? 

rJansle  premier  cas,  on  croit  des  vérités  utiles  d'à- 
pj'ès  des  principes  faux.  Dans  le  second,  on  pourrait 
abandonner  la  vérité  à  la  discussion  de  la  raison;  mais 
ce  que  la  raison  aurait  déclaré  vrai,  on  se  croirait 
obligé  de  s'y  conformer  par  des  motifs  erronés. 

Ces  deux  questions  doivent  être  discutées  séparé- 
ment. 

II.  La  première  mérite  peu  de  nous  arrêter.  Cette 
oj)inion  a  deux  inconvénients  trop  frappants,  pour 
qu'on  puisse  hésiter  de  proscrire  cette  espèce  d'ei- 
leur. 

lue  premier,  que  les  homnjes  qui  s'apercevraient 
de  la  fausseté  de  ces  opinions  seraient  exposés  à  re- 
jeter avec  elles  les  vérités  auxquelles  on  aurait  donné 
cette  base  trop  fragile. 

Le  second,  qu'il  est  piesque  impossible  que  les 
hommes  chargés  de  maintenir  dans  le  peuple  ces 
fausses  opinions,  destinées  à  être  Tappui  de  la  vé- 
rité, ne  s'en  servent  pour  établir  à  sa  place  des  er- 
reurs dangereuses. 

III.  La  seconde  question  est  plus  importante;  la 
V.  2C 


354  DISSERTATION    SUR    CJITTK    QUESTION   : 

première,  en  effet,  ne  pounait  élre  décidée  d'une 
manière  difféienle  de  la  nôtre  par  aucun  philosophe.  Il 
se  pourrait  tout  au  plus  qu'un  prêtre  de  Sammonoco- 
don,  hypocrile  et  sophiste,  voulût  prouver  à  un 
roi  de  Siam,  que  si  les  Siamois  ne  croyaient  pas  que 
Sammonocodon  est  venu  sur  la  teire  exprès  pour 
leur  apprendre  qu'il  ne  faut  pas  se  manger  les  uns 
les  autres,  ils  se  mangeraient  sur-le-champ.  Mais  per- 
sonne en  Europe  n'oserait  faire  de  pareils  raisonne- 
ments. 

Les  motifs  erronés  ont  lui  inconvénient  semblahle 
à  celui  des  faux  principes;  c'est  que  si  un  homme 
qui  est  convaincu  des  vérités  morales,  n'y  con- 
forme ses  actions  que  dans  la  vue  de  ces  faux  motifs, 
les  principes  raisonnables,  les  sentiments  naturels 
qui  portent  à  tenir  une  conduite  juste  ,  s'affaibliront 
nécessairement,  et  il  sera  exposé  à  n'avoir  plus  de 
morale,  s'il  découvre  la  fausseté  de  ces  motifs  er- 
ronés. 

Ils  ont  encore  un  autre  inconvénient,  l'habitude  de 
déraisonner;  plus  l'objet  sur  lequel  on  déraisonne  est 
important,  plus  on  s'en  occupe,  plus  les  influences 
de  celte  habitude  deviennent  dangereuses.  C'est  sur- 
tout sur  les  objets  analogues  à  celui  sur  lequel  on  dé- 
raisonne, ou  que  l'on  y  joint  par  habitude,  que  ce 
défaut  s'étend  le  plus  fortement  et  le  plus  vite.  Il 
est  donc  bien  difficile  que  l'homme  qui  se  croit 
obligé  de  se  conformer,  dans  sa  conduite,  à  ce  qu'il 
regarde  comme  des  vérités  utiles  aux  hommes,  mais 
([ui  s'y  croit  obligé  par  des  niotifs  erronés,  raisonne 
bien  juste  sur  ces  vérités;  plus  il  sera  attentif  à  ces 


s  IL    EST    UTILE    AUX    HOMMES    d'ÊTRE   TROMPÉS?    355 

motifs,  plus  il  y  attachera  d'importance,  plus  il  sera 
exposé  à  se  tromper. 

11  suit  de  là,  que  plus  les  motifs  seront  absurdes, 
plus  ils  seront  dangereux;  et  que  plus  ils  appro- 
cheront de  la  vérité,  c'est-à-dire,  plus  il  sera  diffi- 
cile d'en  découvrir  la  fausseté,  moins  ils  auront  d'in- 
convénients. 

Par  exemple,  un  homme  qui  croit  avoii-  trouvé  la 
cpiadrature  du  cercle  est  sûrement  plus  près  de  dé- 
raisonner sui"  toute  autre  chose,  qu'un  homme  à  qui 
il  sera  échappé  un  paralogisme  subtil. 

Quelle  serait  d'ailleurs  l'utilité  de  ces  motifs?  Ce 
ne  pourrait  être  que  l'insuffisance  des  motifs  naturels, 
et  il  faut  l'avouer,  l'opinion  de  cette  insuffisance  a 
été  si  fort  enracinée  par  des  sophistes,  qui  trouvaient 
leur  profit  à  dégrader  les  hommes  pour  les  tromper, 
qu'elle  est  devenue  une  des  erreurs  les  plus  répan- 
dues et  les  plus  funestes.  Mais,  en  même  temps,  elle 
est  si  avilissante  pour  l'espèce  humaine,  que  tout 
homme  d'un  génie  élevé  et  d'une  âme  pure  aurait 


purt 


sans  doute  de  la  peine  à  l'admettre,  si  l'habitude  ne 
le  familiarisait  avec  tout  ce  que  cette  opinion  ren- 
ferme de  honteux  et  de  funeste.  Examinons-la  de 
sang-froid;  et  pour  la  combattre,  tâchons  d'oublier 
un  moment  combien  elle  est  révoltante. 

Il  est  aisé  de  voir  d'abord  qu'en  supposant  une 
!)onne  législation,  une  bonne  constitution  politique, 
les  hommes  auront  dans  la  conduite  de  la  vie  assez 
des  motifs  naturels  tirés  de  leur  intérêt,  pour  se  bien 
conduire  dans  la  plupart  de  leurs  actions,  à  moins 
(ju'ils  ne  soient  égarés  par  des  passions.  Or,  l'expé- 

23. 


356  DISSERTATION    SUR    CETTE    QUESTION  : 

rieuce  a  prouvé  que  ces  motifs  tant  vantés  ne  font 
rien  de  plus.  En  effet,  comment  agiraient-ils?  En 
opposant  l'enthousiasme  de  la  peur  ou  de  l'espé- 
lance ,  etc. ,  à  celui  des  passions.  Il  faudrait  donc 
rendre  tous  les  hommes  enthousiastes;  sans  cela  , 
tout  homme  qui  deviendrait  passionné  cesserait 
d'être  arrêté  par  ces  motifs.  Mais  vous  n'en  avez  pas 
besoin  dès  que  vous  admettez  des  hommes  enthou- 
siastes. L'eireur  seule  n'a  pas  le  droit  exclusif  d'exci- 
ter l'enthousiasme. 

On  sait  quel  pouvoir  la  crainte  de  l'opinion  a  sur 
les  hommes  :  dans  le  cas  des  duels,  elle  leur  fait  bra- 
ver l'amour  de  la  vie,  de  leur  état,  de  leur  for! une, 
la  crainte  de  l'enfei-;  et  son  effet  est  si  sûr,  que  sur 
mille  hommes  qui  refusent  de  se  battre,  il  ne  s'en 
rencontre  pas  un  qui  ait  un  autre  motif  que  la  peur. 
La  crainte  d'être  regardé  comme  un  méchant  par 
lous  les  hommes,  crainte  inévitable  poui-  le  coupa- 
ble, dans  le  cas  oh  ils  seraient  éclairés  sur  leurs 
vrais  intérêts,  la  crainte  de  nos  propres  remords 
peut  faire  le  même  effet.  Celte  crainte  existe  natu- 
rellement dans  toutes  les  âmes;  il  est  aussi  impos- 
sible à  un  homme  que  les  préjugés,  l'habilude  ou 
réducation  n'ont  pas  dénaturé,  de  commettre  une 
action  qui  cause  de  la  douleur  à  un  autre  homme, 
sans  éprouver  une  sensation  douloureuse,  que  de  se 
couper  le  doigt,  sans  se  faire  mal,  lorsqu'il  n'est 
point  paralytique. 

Il  suffira  donc  que  l'éducation  porte  ces  motifs 
)us(|u'à  l'enthousiasme.  L'enthousiasme  consisterait 
alors  à  se  lepréscntcr  fortemenl,.et  à  la  fois,  tous  \<es 


s'il    est    LTILE    ALIX    HOMMES    DETRE    TROMPES?    357 

maux  qui  naitront  pour  nous  el  pour  les  autres 
d'une  mauvaise  aclion  ;  cène  serait  pas  une  erreur, 
mais  une  manière  plus  forte,  plus  rapide,  plus  entière 
de  voir  la  vérité.  Ainsi,  ce  ne  serait  pas  trom- 
per les  hommes  que  de  les  disposer  à  cet  enthou- 
siasme. Or,  de  pareils  motifs  fondés  sur  la  constitu- 
tion de  l'homme,  sur  ses  passions,  seront  moins 
oubliés,  et  agiront  plus  constamment  que  les  motifs 
erronés;  et  ils  peuvent  agir  sur  un  plus  grand  nom- 
bre d'hommes.  On  ne  perd  point  cet  enthousiasme, 
comme  on  perd  celui  qui  est  fondé  sur  l'erueur,  en 
découvrant  la  vérité  :  on  ne  le  perd  que  lorsque  les 
passions  s'éteignent,  et  ce  motif  d'être  vertueux  ne 
s'affaiblit  qu'avec  l'intérêt  de  ne  l'être  pas. 

[.'objection  qu'il  faut  un  frein  aux  crimes  secrets, 
n'en  est  pas  une.  En  effet ,  i''  la  crainte  de  la  bon  le, 
portée  jusqu'à  l'enthousiasme,  ne  permet  guère  de  re- 
garder comme  sûrement  cachée  aucune  action  vrai- 
ment criminelle,  et  la  certitude  du  secret  le  plus 
impénétrable  ne  sauve  pas  un  coupable  du  sentiment 
pénible  qui  précède  le  crime,  et  de  la  terreur  des 
remords  qui  le  suivent.  2°  Les  crimes  cachés  qu'une 
grande  passion  a  intérêt  de  faire  commettre  sont 
très-rares,  dépendent  de  combinaisons  singulières; 
et  ainsi  en  supposant  cpie  l'enthousiasme  de  la  peur 
soit  plus  fort  que  celui  des  passions,  et  que  la  crainte 
des  remords  ne  puisse  le  renq)lacer,  les  occasions 
où  cette  frayeur  serait  utile  sont  si  rares,  que  les 
inconvénients  de  ces  motifs  erronés  l'empoitent  de 
beaucoup  sur  leurs  avantages.  Nous  n'avons  pas  be- 
soin de  prouver  que  ces  motifs  erronés  n'empêchent 


358  DISSERTATION    SUR    CKTTE    QUESTION   : 

pas  (jLielquefois  les  crimes;  il  suffit  que  ces  motifs 
ne  les  empêchent  ni  plus  souvent,  ni  plus  sûrement 
(|ue  les  motifs  naturels.  Nous  n'avons  pas  même  be- 
soin de  supposer  qu'il  n'v  ait  point  des  cas  oi^i  ces 
motifs  erronés  puissent  agir  sur  des  individus  assez 
mal  constitués  pour  que  les  motifs  naturels  eussent 
manqué  leur  effet  :  mais  il  suffit  que  les  avantages 
des  motifs  erronés  soient  nuls  en  comparaison  du 
mal  que  ces  erreurs  entraînent  après  elles.  Ce  n'est 
point  d'empêcher  seulement  des  crimes  secrets,  ré- 
servés aux  grands  scélérats,  qu'il  s'agit  dans  une  mo- 
rale utile  au  bonheur  des  peuples;  c'est  d'empêcher 
la  foule  des  petits  crimes,  c'est  d'empêcher  surtout 
les  grands  crimes  publics.  Or,  pour  empêcher  les  pe- 
lils  crimes  inspirés  par  les  petites  passions,  les  mo- 
tifs naturelssont  suffisants;  etquant  aux  grands  crimes 
publics,  tels  que  l'oppression  du  peuple,  la  destruction 
de  la  constitution  de  l'Etat,  les  proscriptions,  les  mas- 
sacres ,  interrogeons  l'histoire,  et  nous  verrons  que 
ce  sont  des  lumières  et  de  bonnes  lois  qui  ont  man- 
qué aux  peuples  qui  en  ont  été  la  victime,  et  non 
des  motifs  surnaturels  ;  nous  verrons  que  ces  motifs 
surnaturels  ont  même  été  souvent  le  prétexte  de  ces 
horreurs,  ou  ont  servi  à   en  étouffer  les  remords. 

Remarquonstoujoursqu'on  suppose  ici  une  bonne 
législation,  un  peuple  éclairé;  la  supposition  con- 
traire rentre  dans  les  autres  parties  de  nos  questions. 

Nous  supposons  toujours  aussi  que  ces  motifs  de 
crainte  sont  faux,  parce  que ,  s'ils  étaient  vrais,  ils 
seraient  plus  ou  moins  utiles;  mais  ils  ne  seraient 
point  niusiL>les. 


s'il    l'ST    IJTILK    AUX    HOMIVIFS    d'ÊTUE    TROMPÉS?    359 

IV.  Jusqu'ici  nous  avons  montré  que  l'erreur  ne 
peut  être  que  nuisible  en  général.  Mais  on  peut  de- 
mander si,  vu  l'ignorance  où  la  plupart  des  hommes 
sont  liviés,  il  n'y  a  pas  certaines  vérités  difficiles  à 
comprendre,  et  auxquelles  il  faut  substituer  l'erreur, 
du  moins  pour  les  ignorants,  les  sots,  les  hommes 
faibles.  On  peut  demander  encore  si  on  doit  plonger 
dans  l'erreiu"  les  classes  d'hommes  à  qui  les  besoins 
physiques  ne  laissent  pas  le  temps  de  s'instruire. 

Les  vérités  nécessaires  au  commun  des  hommes  ne 
sont  pas  conq)liquées  par  elles-mêmes.  Si  elles  le  pa- 
raissent ,  c'est  parce  qu'elles  ne  s'offrent  aux  philo- 
sophes qu'avec  l'appareil  des  difficultés  que  la  méta- 
physique a  introduites.  Les  philosophes  ont  raison 
d'approfondir  ces  objets;  mais  le  peuple  pourrait 
connaître  la  vérité  sans  l'approfondir.  Un  homme 
a-t-il  besoin  de  beaucoup  réfléchir  pour  sentir  qu'il 
est  de  son  intérêt  de  ne  point  faire  de  mal  aux 
hommes  qui  l'entourent;  que  s'il  leur  nuit  par  des 
actions  qui  ne  sont  pas  du  ressort  des  lois,  il  s'ex- 
pose à  leur  haine;  que  s'il  se  rend  coupable  des  torts 
plus  graves,  il  s'expose  à  la  vengeance  des  lois?  Faut-il 
beaucoup  réfléchir  pour  sentir  qu'on  n'a  pas  le  droit 
de  faire  mal  à  un  autre;  que  la  propriété  de  chacun 
doit  être  inviolable  pour  l'avantage  même  de  chacun  ? 
Ces  vérités  sont  simples  ;  elles  suffisent  pour  régler 
la  conduite  du  peuple,  dont  les  actions  ne  sont  pas 
plus  compliquées  que  ses  idées. 

On  ne  nait  point  avec  un  esprit  faux.  Mais  il  esl 
aisé  de  faire  adopter  pour  vraies,  soit  des  erreurs, 
soit  des  maximes  fausses  qui  ont  une  apparence  de 


36o  DISSERTATION    SUR    CETTK    QUESTION    : 

vérité.  Le  goût  de  la  subtilité,  la  vanité  ,  les  préjugés 
liés  à  nos  intérêts  et  à  nos  passions,  multiplient  les 
esprits  faux.  Si  piesque  partout  le  peuple  a  l'es^prit 
faux,  ce  n'est  point  parce  qu'il  est  ignorant  ;  mais  parce 
(|ue  ,  pi-esque  partout ,  on  a  tout  fait  pour  rendre  les 
hommes  stupides  et  fous. 

Si  le  peuple  n'a  rien  à  gagner  à  êtie  lionnète,  s'il 
est  souvent  exposé  à  la  tentation  de  commettre  des 
crimes  pour  se  procurer  le  nécessaire,  c'est  la  faute 
des  lois;  et  comme  ce  sont  les  cireurs  qui  lendent 
les  lois  mauvaises,  il  serait  plus  simple  de  détruire 
ces  erreurs  que  d'en  ajouter  d'autres  pour  réparer  le 
mal  des  premières.  Il  ne  faut  pas  tomber  dans  cette 
faiblesse  imbécile  de  bénir  comme  utiles  des  sys- 
tèmes d'erreurs,  parce  qu'on  peut  les  employer  à 
réparer  une  petite  partie  du  mal  ([u'ils  ont  fait. 

Au  reste,  ce  que  nous  avons  dit  ci-dessus  s'applique 
également  ici.  L'erreur  ferait  sans  doute  quelque  bien, 
elle  préviendrait  quelques  crimes,  mais  elle  ferait  de 
plus  grands  maux;  ces  erreurs  qu'on  mettrait  dans 
la  léte  du  peuple  le  rendraient  stupide  :  or,  de  la 
stupidité  à  la  séduction  et  à  la  férocité,  il  n'y  qu'un 
pas.  De  plus,  si  les  motifs  {|u'on  lui  donne  pour  être 
juste  ne  font  qu'une  faible  impression  sur  son  esprit , 
ils  ne  dirigeront  pas  sa  conduite;  s'ils  en  font  une 
vive,  ils  le  rendront  enthousiaste,  et  enthousiastepour 
l'erreur.  Or,  l'enthousiaste  ignorant  n'est  plus  un 
homme  ;  c'est  la  plus  terrible  des  bêtes  féroces. 

Enfin,  si  on  laisse  des  hommes,  (juels  (ju'ils 
soient ,  maîtres  de  la  morale  du  peuple,  il  n'y  a  plus 
ni  repos,  ni  liiierlé  ,  ni  vertu  dans  une  nation.  Si  on 


s'il    est    ITILE    AUX    HOMMES    d'ÊTRE    TROMPES?    36 1 

laisse  le  peuple  maître  de  raisonner  sur  la  morale,  et 
qu'on  y  ajoute  seulement  des  motifs  faux  ,  on  tombe 
dans  une  étrange  contradiction  :  on  avoue,  d'un  côté, 
qu'il  a  assez  d'esprit  pour  démêler  ce  qui  est  juste,  et 
j)as  assez  pour  savoir  qu'il  a  intérêt  d'être  juste  :  or, 
c'est  tout  le  contraire  ;yV  a  aurai  point  de  protecteurs , 
mes  voisins  rn  auront  en  aversion  ,  les  lois  me  puni- 
ront si  je  fais  telle  action  :  sont  des  idées  plus  sinqoles 
que  celles  dont  un  homme  aurait  besoin  pour  savoir 
(ju'une  telle  action  est  juste  ou  injuste. 

Enfin,  qu'on  examine  la  plupart  des  hommes  qui 
commettent  des  crimes,  ce  n'est  pas  en  général  faute 
d'avoir  été  élevés  à  reconnaître  des  motifs  étrangers 
d'être  justes.  Le  nombre  des  coupables  parmi  les 
hommes  à  préjugés  est  en  plus  grande  proportion 
avec  le  nombre  total  des  hommes,  que  celui  des 
coupables  dans  la  classe  de  ceux  qui  sont  au-dessus 
des  préjugés,  n'est  au  nombre  total  de  ceux  qui  la 
com])osent.  Combien  peu  de  crimes  le  défaut  de  ces 
motifs  ferait-il  commettre  de  plus!  Comparons  donc 
l'effet  de  ces  crimes  à  celui  des  horreurs  que  ces  mo- 
tifs ont  fait  commettre,  à  la  Saint-Barthélémy,  aux 
massacres  d'Irlande,  etc.  Songeons  que  si  un  peuple, 
animé  par  ces  motifs,  est  trompé,  ou  se  trompe  sur 
la  morale,  ils  deviennent  alors  un  instrument  de 
crimes,  et  de  ces  grands  crimes  qui  font  le  malheur 
des  nations  et  la  ruine  des  enqjires. 

Je  n'ignore  pas  que,  dans  l'état  actuel  de  l'Europe, 
le  peuple  n'est  pas  capable  peut-être  d'avoir  une  véri- 
table morale  :  mais  la  stupidité  du  peuple  est  l'ouvrage 
(les    iusli: niions  sociales    et    des    supcislitions.    Les 


'.^6-2  DISSKRTATION    SUR    CITTE    QUESTION  : 

hommes  ne  naissent  ni  slupides,  ni  tons;  ils  le  de- 
viennent. En  parlant  raison  au  peuple,  en  ne  lui 
apprenant  que  des  choses  vraies,  dans  le  petit  nom- 
bre d'instants  qu'il  peut  donner  à  la  culture  de  son 
esprit,  on  pourrait  l'instruire  du  peu  qu'il  lui  est  né- 
cessaire de  savoir.  L'idée  même  du  respect  qu'il  doit 
avoir  pour  la  propriété  du  riche  n'est  difficile  à  lui 
insinuer  que,  i°  parce  qu'il  regarde  les  richesses 
comme  une  espèce  d'usurpation  ,  de  vol  fait  sur  lui, 
et  malheureusement  cette  opinion  est  vraie  en  grande 
partie. 

2"  Parce  que  son  excessive  pauvreté  le  fait  toujours 
se  considérer  dans  le  cas  de  la  nécessité  absolue, 
cas  où  des  moralistes  même  très-sévères  ont  été  de 
son  avis. 

3°  Parce  qu'il  est  aussi  méprisé  et  maltraité  comme 
pauvre,  qu'il  léserait  après  s'être  avili  par  des  fripon- 
neries. 

C'est  donc  uniquement  parce  que  les  institutions 
sont  mauvaises,  que  le  peuple  est  si  souvent  un  peu 
voleur  par  principe.  En  général ,  quelque  principe  de 
morale,  de  vertu,  de  religion,  qu'on  donne  à  un 
peuple,  il  n'y  aura  jamais  ni  mœurs,  ni  vertu  ,  ni  mo- 
rale, que  dans  les  pays  où  il  sera  de  l'intérêt  des 
hommes  d'en  avoir,  ou  plutôt  dans  lesquels  les 
hommes  ne  croiront  pas  avoir  un  grand  intérêt  d'en 
manquer;  car,  quoi  qu'en  aient  dit  certains  mora- 
listes, lorsqu'on  n'auia  qu'un  peu  moins  d'intéiét  à 
choisir  le  bien  que  le  mal,  ce  sera  toujours  le  bien 
que  l'homme  choisira. 

I*armi  les  classes  d'hommes  ([iie  iV>n  croit  devoir 


s'il  kst  utile  aux  ^[ommes  d'être  tuompés?  363 

dévouera  l'erreur,  on  place  quelquefois  les  femmes 
et  les  enfants.  Quant  aux  femmes,  comme  il  n'y  a 
(Je  différences  entre  elles  et  nous  que  celles  qui 
tiennent  au  physique  de  leur  sexe,  l'idée  qu'il  faut 
les  soumettre  à  des  erreurs  dont  les  hommes  peuvent 
s'affranchir,  ne  peut  être  soutenue  que  par  ceux 
«|ui  veulent  être  leuis  tyrans;  et  les  principes  que 
nous  avons  exposés  ci-dessus  prouvent  que  dans 
ce  cas  l'erreur  n'est  utile  ni  aux  hommes  ni  aux 
femmes. 

La  plupart  des  parents  croient  bien  faire  de 
tromper  les  enfants  sur  les  motifs  qui  doivent 
régler  leurs  actions;  mais  pourquoi  des  parents  veu- 
lent-ils donner  à  leurs  enfants  des  motifs  dont  eux- 
mêmes  connaissent  la  fausseté?  Est-ce  pour  leur 
conduite  dans  l'enfance?  Non,  sans  doute.  Cette  ha- 
bitude des  bonnes  de  remplir  la  têle  des  enfants  de 
terreurs  puériles,  pour  les  conduire  phis  aisément, 
est  bannie  de  toute  éducation  raisonnable. 

Ce  n'est  point  pour  l'âge  mur  :  car  alors  les  parents 
doivent  croire  que  les  principes  qui  leur  restent  à 
eux-mêmes  sont  suffisants  pour  être  honnêtes;  et 
s'ils  ne  le  croient  pas  ,  ils  ne  doivent  point  penser  qu'il 
importe  à  leurs  enfants  d'en  avoir  d'autres.  Autre- 
ment ,  ils  ne  voudraient  les  rendre  meilleurs  qu'eux, 
(|ue  pour  en  faire  des  dupes.  Reste  donc  l'espace  de 
temps  qui  sépare  l'enfance  de  l'âge  miir,  le  temps 
des  passions  et  des  faiblesses,  temps  pour  lequel  on 
craint  (pie  la  raison  seule  ne  soit  trop  faible  :  or,  cet 
espace  est  précisément  celui  où  les  jeunes  genssenti- 
ronl  la  contradiction  cpù  règne  entre  leurs  penchants 


364  DISSKUTATION    SUR    CETTE    QUliSTlOJN    : 

et  les  opinions  qu'on  y  oppose  ,  et  voudront  exami- 
ner le  fondement  de  ces  opinions.  Ce  fondement  fra- 
gile tombera  au  premier  choc ,  et  l'édifice  entier  de 
la  morale  s'écroulera  avec  lui.  C'est  précisément  à  cet 
âge ,  où  la  raison  n'est  pas  encore  dans  sa  force,  que 
la  distinction  entre  les  fondements  qui  ont  appuyé 
la  morale,  et  les  principes  mêmes  de  la  morale,  est 
très-difficile,  et  qu'il  est  presque  impossil)le  de  dis- 
tinguer, parmi  les  actions  que  l'éducation  fait  regarder 
comme  criminelles,  celles  qui  sont  ou  vraiment  cri- 
minelles, ou  indifférentes,  ou  même  louables;  de 
substituer,  dans  l'ordie  qu'il  faut  établir  entie  les 
mauvaises  actions,  un  ordre  fondé  sur  la  nature,  à 
un  ordre  fondé  sur  la  superstition;  distinction  néces- 
saire, non  pour  diriger  ses  actions  (car  il  faut  éviter 
toutes  celles  qui  sont  mauvaises),  mais  pour  juger 
les  autres  hommes  et  traiter  avec  eux.  Ainsi,  pour 
préserver  les  enfants  de  quelques-unes  des  fautes  de 
la  jeunesse,  on  les  expose  à  n'avoir  jamais  de  morale, 
et  à  commettre  tous  les  crimes  de  l'âge  mûr. 

Il  existe  un  inconvénient  plus  dangereux  encore: 
les  erreurs  qu'on  veut  inspirer  à  ses  enfants,  et  que 
soi-même  on  a  secouées,  nous  paraissent  humi- 
liantes ;  on  se  cache  d'autant  plus  mal  de  les  avoir 
lejetées,  qu'on  serait  honteux  d'être  soupçonné  de 
les  avoii-  gardées;  l'enfant  à  peine  libre,  à  peine  livré 
à  la  société  de  ceux  de  son  âge,  apprendra  donc,  pour 
première  leçon  ,  que  tous  ses  parents ,  que  tous  les 
honmiesqui  ont  voulu  lui  parler  de  ses  devoirs,  sont 
des  menteurs  et  des  hypociiles;  il  sera  tenté  d'éten- 
dre, jusque  sur   leurs  actions,  celle  fausseté  (pi'il  a 


s'il    est    utile    aux    hommes    d'être    TROiVIPÉS?    365 

surprise  dans  leurs  opinions.  Il  est  inutilede  ùûre 
sentir  les  suites  de  celte  découverte.  On  ne  peut,  non 
plus,  espérer  de  prolonger  ces  erreurs,  parce  que  tout 
le  reste  de  l'éducation  les  contrarie;  parce  qu'on  a 
cherché  à  faire  connaître  à  l'enfant  tout  qui  lui  est 
nécessaire  pour  sentir  l'absurdité  de  ce  qu'on  a  vou- 
lu lui  faire  croire. 

Pour  substituer  aux  erreurs  de  son  éducation  des 
principes  raisonnables,  il  faut  qu'un  jeune  homme  se 
forme  des  idées  justes  et  précises  de  ces  mêmes  ob- 
jets, sur  lesquels  il  n'a  jamais  eu  que  des  idées  vagues 
et  fausses;  au  lieu  que  pour  être  désabusé  des  erreurs 
qu'on  lui  a  enseignées,  un  moment  de  réflexion  lui 
suffit.  Ainsi,  par  cette  mauvaise  éducation,  on  prive 
ses  enfants  de  connaissances  utiles,  nécessaires,  qui 
deviennent  difficiles  à  acquérir,  et  on  donne  pour 
base  à  leur  morale  des  erreurs  qu'ils  perdront  très- 
aisément. 

SECONDE   PARTIE. 

Les  principes  que  nous  avons  exposés  suffisent  pour 
résoudre  les  questions  qui  nous  restent  à  examinei'. 

En  effet,  si  l'erreur  ne  peut  jamais  être  utile,  il 
faut  chercher  à  la  détruire  où  elle  se  trouve.  C'est  à 
ce  but  que  l'on  doit  tendre;  et  la  conduite  la  plus 
utile  aux  hommes  est  celle  qui  les  délivrera  de  toutes 
leurs  erreurs  le  plus  sûrement,  le  plus  tôt,  et  avec  le 
moins  de  secousses. 

Nous  ne  répéterons  pas  ici  les  déclamations  des  so- 
phistes, qui  ne  veulent  pas  qu'on  listpie  un  trouble 


566  DISSERTATION    SUR    CITTE    QUESTION  : 

présent  pour  un  avantage  éloigné,  qui  prétendent 
faire  servir  les  sottises  populaires  au  l)ien  de  la  so- 
ciété, qui  veulent  laisser  le  peuple  dans  l'erreur,  pour 
son  utilité,  etc.  iNous  espérons  que  la  prudence  dont 
nous  pailons  ici  aura  le  double  avantage  de  ne  point 
paraître  une  liypociisie  dangereuse  aux  yeux  des 
vrais  amis  de  l'humanité,  et  de  paraître  à  ses  enne- 
mis une  audace  coupable. 

V.  L'utilité  des  erreurs  moins  funestes,  substi- 
tuées à  des  erreurs  plus  dangereuses,  est  l'apologie 
des  inventeurs  des  fausses  religions.  L'utililé  des  er- 
reurs nécessaiies  laissées  aux  peuples,  est  celle  des 
réformateuis  de  ces  religions. 

Examinons  ces  deux  principes, 

i**  Si  on  suit  la  marche  des  erreurs  parmi  les 
hommes,  on  les  verra  d'abord  très-simples;  elles  se 
bornent  aux  conséquences  immédiates  de  quelques 
faits  imaginaires.  Mais  ensuite  elles  s'étendent,  se 
subtilisent,  forment  une  sorte  de  système ,  jusqu'à 
ce  que  la  vérité  ou  de  nouvelles  erreurs  les  rem- 
placent :  il  est  donc  impossible  à  celui  qui  a  établi 
des  eireurs  qu'il  croit  innocentes,  de  prévoir  quelles 
extravagances  monstrueuses  et  funestes  doivent  sor- 
tir un  jour  du  germe  fatal  qu'il  a  semé. 

1°  Les  erreurs  n'infectent  dans  leur  naissance 
qu'un  petit  nombre  d'hommes;  celui  des  dupes  gros- 
sit avec  le  temps  ;  mais  entre  le  moment  où  ces  er- 
reurs alarment  les  partisans  des  erreurs  anciennes, 
et  celui  où  celles-ci  s'anéantissent,  il  se  forme  dans 
chaque  nation  deux  paitis  ;  et  si  ces  partis  ne  pro- 
duisent pas  toujours  une  guerre,  ils  produisent  cous- 


s'il    est    utile    Al  X    HOMMES    d'ÉTHK    TROMPES?    ^67 

lammei)t  des  troubles,  el  finissent  par  l'oppression 
triin  des  deux. 

3^^  Il  est  impossilîle  de  donner  des  erreurs  à  des 
hommes  peu  éclairés,  sans  employer,  pour  les  leur 
faire  adopter  ou  conserver,  un  enthousiasme  supers- 
titieux, et  il  est  impossible  de  prévoir  jusqu'où  des 
fourbes  et  des  fanatiques  porteront  dans  la  suite  cet 
enthousiasme. 

4*^  Les  leligions  nationales  rendent  les  hommes 
stupides  et  cruels  envers  les  étrangers;  les  religions 
universelles  amènent  le  prosélytisme  et  l'intolérance; 
les  religions  tout  entières  de  pratiques  abrutissent 
les  hommes;  les  leligions  remplies  de  dogmes  les 
rendent  insensés  et  cruels.  Quel  bien  donc  fera-t-on 
à  un  peuple,  si  on  change  un  culte  d'une  espèce 
contre  un  culte  d'une  autre?  Voilà  cependant  tout 
ce  que  peut  faire  un  fondateur  de  religion  fausse. 

Tout  inventeur  d'une  religion  fausse  est  donc  un 
Héau  du  genre  humain. 

On  vante  la  morale  introduite  par  ces  imposteurs! 
Mais  cette  morale  est-elle  meilleure  que  celle  de  Pla- 
ton ,  d'Epictète,  de  Marc-Aurèle,  de  Cicéron  ,  de  Sé- 
nèque?  Combien  ,  lorsqu'on  lit  sans  prévention  ces 
codes  de  morale  religieuse,  les  trouve-t-on  infé- 
rieurs aux  ouvrages  des  philosophes?  Combien  même 
y  trouve-t-on  de  maximes  fausses,  exagérées,  tantôt 
propres  à  avilir  les  hommes,  tantôt  capables  de  faire 
des  enthousiastes  inutiles  ou  dangereux  à  la  société, 
tantôt  destinées  à  saper  même  les  fondements  de  la 
société,  à  détruire  les  vertus  utiles  et  actives? 

La  marche  des  réformateurs  est  différente  :  ce  ne 


368  DISSERTATION    SUR    CETTE    QUESTION  : 

sont  pas  des  erreurs  qu'ils  suhslituent  à  d'autres  er- 
reurs; leur  but  paraît  être  d'en  diminuer  le  nombre 
et  l'absurdité.  Jusqu'ici  on  ne  voit  rien  que  d'utile; 
mais  tout  réformateur  d'une  religion  est  censé  l'ad- 
mettre :  s'il  en  rejette  une  partie,  ce  n'est  qu'en  in- 
troduisant des  disputes  théologiques.  Les  religions 
sont  fondées  sur  des  livres ,  sur  d'anciens  usages,  sur 
l'autorité  des  prêtres.  Un  réformateur  de  religion  di- 
minuera l'autorité  des  prêtres,  il  soumettra  les  livres 
et  les  usages  à  l'autorité  de  la  raison  ;  mais  ce  ne 
sera  point  sans  restriction.  Lorsque  ces  livres  auront 
été  regardés  comme  autlientiques ,  tout  ce  qu'ils 
contiendront  deviendra  sacré  ;  la  raison  se  bornera 
à  les  mieux  entendre.  Ainsi,  la  réforme  aura  substi- 
tué le  fanatisme  des  particuliers  à  l'autorité  des 
prêtres.  Ce  sera  un  bien,  ou  du  moins  un  moindre 
mal.  La  raison  humaine  aura  brisé  une  partie  de  ses 
fers;  mais  ce  qui  lui  en  restera  sera  plus  durable. 
En  laissant  au  peuple  une  soite  de  liberté  de  choisir 
ses  erieurs,  pourvu  qu'il  les  puise  dans  une  source 
indiquée,  il  y  tiendra  par  orgueil  au  lieu  d'y  tenir 
par  stupidité;  ses  erreurs  lui  appartiendront  davan- 
tage. 

On  peut  comparer  l'état  de  deiw  nations,  Tune 
abrutie  sous  le  joug  des  prêtres  ,  l'autre  infatuée  d'ar- 
guments, à  deux  hommes;  l'un  ignorant  et  ne  sa- 
chant que  les  sottises  populaires  ({u'ii  a  entendues, 
l'autre  plus  instruit,  mais  ayant  adopté  de  fausses 
lumières;  et  il  est  difficile  déjuger  au{|uel  des  deux 
il  est  plus  aisé  de  faire  connaître  la  vérité. 

Observons  ici  qu'en  parlant  de  rétablissement  des 


s'il  est  utile  aux  hommes  d'être  trompés?  369 

fausses  religions  et  de  leur  réforme,  nous  n'aurions 
pas  besoin,  pour  montrer  combien  les  faits  sont  d'ac- 
cord avec  nos  raisonnements,  d'en  supposer  aucune 
fausse  en  particulier,  ce  qui  serait  contraire  au  prin- 
cipe dans  lequel  nous  avons  écrit  cet  ouvrage.  En 
effet,  il  est  clair  qu'il  y  en  a  au  moins  autant  de 
fausses,  moins  une,  qu'il  y  en  a  de  connues.  Or, 
quelle  que  soit  celle  qu'on  regarde  comme  vraie, 
riiistoire  du  mal  qu'ont  fait  les  autres  suffit  pour 
prouver  la  vérité  de  notre  assertion. 

VI.  Les  erreurs  dont  nous  avons  parlé  jusqu'ici 
sont  des  erreurs  généiales,  dont  le  but  est,  dit-on, 
de  rendre  les  hommes  meilleurs.  Mais  il  est  des  er- 
reurs particulières  qui  ont  contribué  à  la  grandeur, 
à  la  puissance  de  certaines  nations. 

La  croyance  d'une  statue  miraculeuse  à  laquelle 
est  attachée  la  destinée  de  l'empire,  des  oracles  qui 
annoncent  la  victoire,  la  persuasion  qu'on  sera  éter- 
nellement heureux,  si  on  meurt  pour  son  pays: 
toutes  ces  croyances  ont  produit  de  grands  effets, 
et  les  imaginations  qui  en  ont  été  frappées  ont  cru 
qu'il  était  utile  d'employer  ces  moyens.  Les  liqueurs 
fortes  ont  le  même  pouvoir:  cependant,  il  serait 
plaisant  d'ériger  l'ivrognerie  en  principe  de  poli- 
tique; ce  serait  pourtant  un  moindre  mal;  car  l'i- 
vrognerie est  un  vice  moins  honteux  que  la  supers- 
tition. Des  soldats  ivres,  un  jour  de  bataille,  peuvent 
être  le  lendemain  des  hommes  raisonnables  ;  mais 
des  soldats  fanatiques  ne  seront  jamais  que  des  fous 
dangereux. 

D'ailleurs,  ces   moyens   si  vantés  ont  l'inconvé- 
V.  24 


370  DlSSliRTATIOW    SLR    CETTE    QUESTION  : 

nient  de  produire  les  deux  effets  contraires.  Si  vous 
attachez  le  sort  d'un  empire  à  l'existence  d'une  sta- 
tue ,  il  en  dépendra  réellement  :  qu'un  coup  de  ton- 
nerre, une  trahison,  un  accident,  fassent  perdre  la 
statue,  le  peuple  tombera  dans  un  abattement  stu- 
pide,  et  l'empire  sera  détruit.  Si  vous  employez  les 
oracles,  vous  vous  mettrez  dans  la  dépendance  de 
ceux  qui  les  prononcent  :  si  vous  vous  servez  de 
l'espérance  du  ciel,  vous  vous  livrez  à  ceux  qui  en 
ont  usurpé  les  clefs.  D'ailleurs,  le  mépris  de  la  mort 
est  un  sentiment  moins  extraordinaire  qu'on  ne 
croit.  On  craint  la  mort,  parce  qu'on  en  a  caché  les 
suites  dans  une  obscurité  effrayante. 

C'est  parce  qu'on  a  rendu  les  hommes  supersti- 
tieux, qu'ils  sont  devenus  timides;  ainsi  la  supersti- 
tion n'est  encore  dans  ce  cas  qu'un  remède  insuffi- 
sant des  maux  qu'elle  a  faits. 

Ju  vénal  a  dit  : 

Summum  crede  nef  as  animam  prœferre  pudori  ^ 
Et  propter  vitam  vivendi perdere  causas. 

11  eût  pu  substituer  le  mot  de  sottise  à  celui  de 
crime  ;  et  ce  serait  le  sentiment  de  tous  les  hommes, 
si  leur  éducation  ne  tendait  à  leur  gâter  la  tète ,  et  à 
leur  affaiblir  le  cœur. 

Parmi  ces  erreurs  particulières  que  l'on  suppose 
être  utiles  dans  chaque  nation ,  quelques  auteurs 
ont  placé  l'amour  de  la  patrie;  les  uns ,  pour  rendre 
plus  favorable  la  cause  de  l'erreur  en  confondant 
avec  des  erreurs  un  sentiment  naturel ,  nécessaire  au 


s'il  est  utile  aux  hommes  d'être  trompés?  371 

maintien  de  la  société;  les  autres,  parce  qu'ils  ont 
confondu  avec  le  véritable  amour  de  la  patrie ,  l'or- 
gueil national,  ou  quelques  préjugés  locaux.  Il  est 
impossible  que  l'homme  existe  en  société,  sans 
qu'une  très-grande  partie  de  son  bonheur  particulier 
ne  dépende  de  la  bonté  des  lois,  de  la  richesse  na- 
tionale, de  la  prospérité  publique  :  et  l'intérêt  de 
tout  particulier  est  lié  avec  l'intérêt  de  la  société. 
Tout  malheur  public,  tout  revers  arrivé  à  la  nation, 
n'eût-il  sui-  un  grand  nombre  de  particuliers  qu'une 
influence  très-faible,  il  en  aura  nécessairement  une 
très-forte  sur  un  grand  nombre  d'autres;  or,  il  est 
impossible  que  le  spectacle  du  malheur  de  ceux  qui 
nous  entourent ,  ce  malheur  nous  fùt-il  absolument 
étranger,  n'excite  en  nous  des  sentiments  très-dou- 
loureux. L'idée  qu'il  existe  cent  mille  malheureux 
autour  de  nous  est  une  douleur  aussi  réelle  qu'une 
attaque  de  goutte.  L'amour  de  la  patrie  est  donc  un 
sentiment  naturel  inspiré  à  la  fois  par  les  deux  seules 
causes  morales  qui  agissent  sur  nous  :  notre  intérêt  et 
notre  bienveillance  pour  les  autres.  Ce  sentiment 
n'est  pas  contraire  à  celui  de  la  bienveillance  uni- 
verselle :  IMarc-A-urèle  disait  :  «  Je  préfère  ma  fa- 
mille à  moi-même,  ma  patrie  à  ma  famille,  et 
l'univers  à  ma  patrie.»  Marc- Aurèle ,  cependant, 
fit  la  guerre  pour  défendre  les  frontières  de  l'em- 
pire romain  ;  ce  n'était  pas  sa  patrie  qu'il  préférait  à 
l'univers  :  c'était  Rome  qu'il  préférait  à  un  peuple 
étranger. 

L'amour  de  la  patrie,  inspiré  par  ces  motifs  natu- 
rels ,  est  susceptible  du  même  enthousiasme  que  nos 

24. 


372  DISSERTATION    SUR   CETTE    QUESTION  : 

autres  sentiments,  enllioiisiasme  momentané  et 
aveugle  dans  la  plupart  des  hommes,  mais  éclairé 
et  durable  dans  les  grandes  âmes. 

L'erreur  et  les  préjugés  ne  rendraient  pas  ce  sen- 
timent plus  fort,  et  pourraient  le  rendre  inutile  et 
dangereux.  Si  la  haine  des  autres  peuples  s'y  joint , 
elle  muUiphe  et  éternise  les  guerres.  Si  l'on  y  mêle 
l'amour  des  usages  antiques  et  des  opinions  natio- 
nales ,  alors  l'amour  de  la  patrie  s'opposera  aux 
changements  utiles  ;  il  ne  sera  plus  que  l'instrument 
des  ennemis  secrets  de  la  nation. 
,  Nous  voilà  parvenus  enfin  aux  seuls  points  vrai- 
ment intéressants  que  nous  eussions  à  traiter. 

VIL  rS'y  a-t-il aucun  inconvénient  à  dire  au  peuple 
la  vérité  tout  entière?  De  quels  ménagements  est-il 
utile  et  permis  d'user  en  attaquant  les  erreurs  popu- 
laires? 

En  jetant  un  coup  d'œil  sur  ce  globe;  en  exami- 
nant à  quelles  erreurs  absurdes  et  cruelles  les  hommes 
sont  livrés;  en  voyant  qu'il  existe  des  contrées,  que 
dis-je?  des  parties  entières  du  monde  ,  où,  sur  quel- 
que genre  que  ce  soit ,  il  n'y  a  pas  une  seule  vérité 
clairement  établie,  où  tout  ce  qu'on  croit  surtout 
est  faux;  en  songeant,  enfin,  que  dans  le  siècle  le 
plus  éclairé,  dans  les  pays  où  les  lumières  ont  fait  le 
plus  de  progrès ,  les  erreurs  religieuses  sont  le  partage 
de  presque  tous  les  hommes;  que  parmi  ceux  qui  y 
ont  échappé,  les  neuf  dixièmes  ne  sont  pas  moins 
la  dupe  d'erreurs  polili(|ues  presque  aussi  grossières, 
et  qu'il  y  a  moins  peut-être  d'hommes  absolument 
sans  préjugés  que  les  théologiens  ne  comptent  de 


s'il  est  utilk  aux  hommes  d'^.trf  trompés?  373 

justes,  on  sera  étonné,  sans  doute,  que  nous  parais- 
sions craindre  tjue  les  hommes  ne  voient  trop  clair. 
Mais  ce  n'est  pas  aussi  cette  crainte  qui  nous  ariéle. 
La  vérité,  une  fois  connue,  sera  utile;  mais  le  pas- 
sage de  l'erreur  à  la  vérité  peut  être  accompagné  de 
quelques  maux.  Tout  grand  changement  en  entraine 
nécessairement  après  lui  ;  et  quoiqu'ils  soient  toujours 
bien  au-dessous  du  mal  qu'on  veut  détruire,  on  doit 
chercher  à  les  diminuer.  Il  ne  suffit  pas  de  faire  le 
bien,  il  faut  le  bien  faire.  Il  faut  sans  doute  détruire 
toutes  les  erreurs;  mais  comme  il  est  impossible 
qu'elles  le  soient  toutes  dans  un  instant,  on  doit 
imiter  un  sage  architecte  qui,  obligé  de  détruire  un 
bâtiment,  et  sachant  comment  les  parties  en  sont 
unies,  le  démolit  de  manière  que  sa  chute  ne  soit 
point  dangereuse. 

Les  seules  erreurs  qu'il  faille  détruire  avec  précau- 
tion sont  celles  qui  peuvent  influer  sur  la  conduite 
privée  ou  publique  des  hommes;  ainsi  notre  ques- 
tion se  réduit  aux  deux  suivantes  :  Un  peuple  appuie 
sa  morale  sur  une  fausse  croyance  religieuse;  com- 
ment faut-il  détruire  ses  préjugés,  sans  que  le  vice 
demeure  sans  frein? 

Un  peuple  ignore  ses  droits  politiques  et  le  moyen 
de  les  recouvrer;  comment  les  lui  faire  connaître 
sans  s'exposer  à  troubler  la  paix? 

11  n'y  a  que  trois  moyens  généraux  d'influer  sur 
l'esprit  des  hommes  :  les  ouvrages  imprimés,  la  lé- 
gislation et  l'éducation.  L'un  de  ces  moyens  agira 
sur  le  peuple  en  éclairant  ceux  qui  dominent  sur  ses 
opinions,  en  leur  apprenant   la  manière  d'attaquer 


374  DISSERTATfON    SUR    CETTE    QUESTION  : 

les  préjugés  par  des  lois  :  les  autres  peuvent  agir  im- 
médiatement sur  le  peuple  par  le  moyen  des  chefs 
qui  voudraient  établir  la  vérité.  Ainsi  l'impression 
éclairera  d'abord;  les  lois  et  une  éducation  vraiment 
publique  dirigée  par  ces  lois ,  achèveront  l'ouvrage. 
Examinons  l'influence  de  ces  moyens,  et  sur  les 
erreurs  religieuses,  et  sur  les  erreurs  politiques.  Le 
peuple  lit  peu,  et  certes,  dans  l'état  actuel,  il  n'est 
pas  à  craindre  que  les  livres  l'éclairent  trop.  Ceux 
qui  attaquent  une  fausse  religion  sont  de  deux 
sortes  :  les  uns  examinent  les  fondements  de  la  mo- 
rale et  de  la  religion ,  et  ceux-là  ne  sont  pas  la  lecture 
du  peuple;  les  autres,  en  attaquant  une  religion, 
en  montrent  les  absurdités,  les  inconséquences;  les 
raisonnements  y  sont  plus  simples;  ils  amusent,  et 
ils  peuvent  devenir  populaires;  mais  il  est  aisé  de 
faire  en  sorte  que  ces  livres  ne  soient  pas  nuisibles, 
qu'ils  ne  détruisent  point  la  morale  en  détiuisant  les 
fondements  bizarres  sur  lesquels  on  a  eu  la  sottise  de 
l'appuyer.  L'opinion  qu'il  importe  ici  de  conserver 
est  celle  que  le  dieu  que  le  peuple  adore,  quel  que 
soit  son  nom,  quelques  aventures  qu'on  lui  sup- 
pose, quelques  fourberies  que  ses  prêtres  aient  ac- 
créditées, défend  aux  hommes  les  actions  contraires 
au  bien  de  leurs  semblables  ,  punit  les  mauvaises  ac- 
tions, et  récompense  les  bonnes.  Or,  le  dieu  Brama 
en  est-il  moins  dieu;  en  aime-t-il  moins  les  bonnes 
actions,  parce  qu'il  n'a  pas  dix  têtes,  qu'il  ne  s'est 
point  changé  en  poisson,  qu'il  n'a  pas  couché  avec  une 
femme,  etc.  ?  Ne  peut-on  pas,  sans  attaquer  l'existence 
de   Brama,    prouver    qu'il    est   absurde    d'inventer 


s'il  est  utile  aux   hommes  d'être  trompés?  375 

toutes  ces  aventures,  et  qu'elles  rendent  Brama  ridi- 
cule? INe  peut-on  point  prouver  qu'un  homme  n'en 
est  pas  plus  mal  dans  l'autre  monde  pour  n'avoir 
pas  tenu  la  queue  d'une  vache,  sans  risquer  de  lui 
apprendre  qu'il  ne  sera  point  puni  d'un  parricide? 
Un  Indien  sera-t-il  plus  près  d'être  criminel  parce 
qu'on  lui  aura  appris  que  l'eau  du  Gange  et  quelques 
mots  dits  par  un  Brame  n'effacent  point  tous  les  pé- 
chés,  même  lorsqu'on  est  un  peu  fâché  de  les  avoir 
commis? 

Dites  donc  toutes  ces  vérités;  discutez  toutes  ces 
questions  dans  les  livres  philosophiques;  le  genre 
humain  y  gagnera.  Respectez,  en  attaquant  les  pré- 
jugés par  des  raisonnements  populaires,  l'opinion 
que  Brama  existe,  et  qu'il  punit  le  crime;  et  ne 
craignez  pas  qu'il  arrive  du  mal  aux  Indiens  pour 
croire  quelques  absurdités  de  moins. 

On  peut  faire  ici  deux  objections.  Les  fausses  opi- 
nions sont  propres  ,  dit-on  ,  à  consoler  le  peuple  et  à 
contenir  ceux  qui  sont  au-dessus  des  lois.  Ce  qu'il  y 
a  de  consolant  dans  ces  opinions ,  nous  le  conservons 
pour  le  peuple,  du  moins  jusqu'au  moment  où  la 
terreur  lui  deviendra  inutile  pour  fonder  sa  morale  : 
son  état  deviendra  meilleur  par  la  destruction  des 
préjugés;  et  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue,  que  ces 
consolations  trop  vantées  sont  bien  peu  de  chose  en 
comparaison  des  maux  que  l'ignorance  et  l'erreur 
ont  causés.  11  est  singulier  de  reprocher  d'ôter  ces 
consolations  du  mal  à  ceux  qui  veulent  ôter  le  mal 
même.  D'ailleurs,  ces  consolations  religieuses  ne  se- 
raient utiles  que  contre  les  afflictions  morales  et  les 


376  DISSERTATION    SUR    CHTTE    QUESTION  : 

maux  physiques;  mais  valenl-elles  mieux  que  la  rai- 
son pour  le  courage?  Elles  ont  peu  de  force,  excepté 
sur  quelques  enthousiastes;  et  la  plupart  des  hommes 
qui  se  disent  soulagés  par  elles,  ne  font  que  cacher 
leur  insensibilité. 

Quant  à  la  deuxième  objection,  l'épouvante  que 
les  fausses  religions  inspirent  aux  gens  puissants, 
nous  pourrions  montrer,  par  l'histoire,  combien  a 
été  faible  cette  ressource;  nous  pourrions  montrer 
que  les  tyrans  les  plus  cruels  ont  été  les  plus  supers- 
titieux. 

Nous  pourrions  ajouter  que  toute  religion  sacerdo- 
tale est  un  encouragement  pour  le  crime ,  parce  que 
tous  les  crimes  sont  pardonnes  aux  grands  qui  mé- 
nagent les  prêtres,  quand  ceux-ci  ne  trouvent  pas 
plus  d'avantages  à  persécuter  les  princes  qu'à  les  flat- 
ter. Observons  enfin  qu'il  est  étrange  de  proposer  de 
laisser  cinq  ou  six  millions  d'hommes  dans  l'erreur, 
afin  d'en  tromper  un  seul ,  et  de  l'empêcher  d'abuser 
d'un  pouvoir  qu'il  ne  peut  lui-même  devoir  qu'à 
l'erreur. 

Il  nous  reste  à  parler  des  vérités  qui  ,  en  éclairant 
les  hommes  sur  leurs  droits,  pourraient,  dans  des 
pays  où  ils  sont  opprimés,  causer  des  troubles,  dé- 
ranger l'ordre  public  et  bouleverser  un  État,  sans 
faire  aucun  bien  durable  ou  réel. 

Nous  observerons  d'abord  <|u'il  y  a  nécessairement 
un  grand  nombie  de  véiités  politiques,  utiles  aux 
hommes,  (pii  le  sont  égaleujent  aux  chefs  des  na- 
tions. Supposons,  en  elTet,  les  deux  exlïèmes,  un  seul 
homme  maître  absolu  d'un  peuple,  ou   un  peuple 


s'il  est  utile  aux  hommes  d'être  trompés?  377 

aussi  libre  qu'il  peut  l'élie,  et  où,  par  conséquent , 
le  peuple  entier  aurait  seul  l'autorité  absolue.  Il  est 
clair  que  tout  ce  qui  est  vrai  pour  la  législation  ci- 
vile et  criminelle,  pour  l'administration  des  impôts, 
les  lois  du  commerce,  la  manière  de  former  les 
armées,  le  sera  également  dans  les  deux  cas.  Par 
exemple ,  supposons  que  l'assemblée  du  peuple 
veuille  mettre  un  impôt  d'un  million  ;  elle  cher- 
chera, de  même  que  le  despote,  la  manière  la  moins 
onéreuse.  Supposons  qu'il  soit  question  de  proscrire 
ou  d'autoriser  l'usage  de  la  torture;  si  l'on  prouve 
que  le  despote  doit  le  conserver  dans  le  cas  où  l'on 
aura  attenté  à  sa  vie,  on  prouvera  que  le  peuple  doit 
le  conserver  pour  le  crime  d'avoir  affecté  la  tyrannie, 
et  réciproquement,  si  l'on  prouve  le  contraire.  Il  y 
a  donc  un  ordre  de  vérités  également  vraies  dans 
toutes  les  constitutions,  ou,  pour  parler  plus  cor- 
rectement ,  dont  la  vérité  est  indépendante  de  la 
forme  de  la  constitution.  Il  ne  peut  donc  y  avoir 
jamais  d'inconvénient  à  attaquer  les  erreurs  con- 
traires à  ces  vérités.  Ainsi,  on  pourra  réduire  aux 
quatre  questions  suivantes  toutes  celles  sur  lesquelles 
il  peut  y  avoir  quelques  difficultés. 

1"  La  question  des  limites  que  doit  avoir  le  pou- 
voir législatif,  quel  que  puisse  être  le  corps  qui 
l'exerce,  fût-ce  même  la  nation  assemblée.  On  peut, 
en  effet,  examiner  si  le  pouvoir  législatif  a  le  droit 
d'établir  des  peines  pour  des  opinions;  d'exclure  de 
l'État  ceux  qui  n'adoptent  pas  une  telle  croyance;  de 
punir  comme  des  crimes  ce  qui  est  indifférent  dans 
le  droit  naturel. 


378  DISSERTATION    SUR    CETTE    QUESTION  : 

2"*  Jusqu'à  quel  point  le  peuple  peut  aliéner  la 
souveraineté,  et  la  confier,  soit  à  un  homme,  soit  à 
un  corps,  de  manière  que  cet  homme  ou  ce  corps 
aient  un  véritable  droit? 

3°  Quelles  sont,  dans  un  tel  État  en  particulier,  les 
bornes  du  pouvoir  suprême  ? 

4°  Dans  quel  cas,  lorsque  le  souverain  ou  le  gou- 
vernement passe  ses  droits  ou  viole  ceux  des  citoyens, 
les  citoyens  ont-ils  le  droit  de  résister  ou  d'opposer 
la  force  à  un  droit  qui  cesse  d'en  être  un  ?  L'examen 
de  la  troisième  question  est,  dans  chaque  État,  un 
droit  et  un  devoir  des  citoyens.  La  discussion  des 
deux  premières  est  sans  inconvénient,  tant  qu'on  ne 
touche  pas  à  la  quatrième.  Il  est  toujours  utile  de 
connaître  ses  droits,  mais  il  n'est  pas  toujours  sage 
de  les  faire  valoir,  et  toute  manière  de  les  faire  valoir 
n'est  pas  légitime. 

C'est  ici  la  limite  qui  sépare  la  raison  de  l'esprit 
de  faction,  mais  qui  sépare  aussi  la  vérité  des  con- 
séquences fausses  qu'on  en  peut  tirer  en  raisonnant 
mal.  En  effet,  s'il  arrivait  que  des  hommes  instruits 
de  leurs  droits  les  fissent  valoir  d'une  manière  funeste 
à  leurs  concitoyens  en  troublant  la  paix  de  l'État 
sans  rétablir  dans  leurs  droits  ceux  qui  en  ont  été 
privés,  ce  ne  serait  pas  la  vérité,  c'est-à-dire  la  con- 
naissance de  ces  droits  et  de  leur  violation,  qu'il  en 
faudrait  accuser,  mais  l'erreur  que  les  honmies  au- 
raient commise,  en  concluant  faussement  qu'il  leur 
est  permis  de  faire  valoir  leurs  droits  dans  tous  les 
temps  et  par  tous  les  moyens.  Ce  ne  serait  pas  pour 
avoir  su  trop  de  vérités  qu'ils  feraient  du  mal ,  mais 


s'il  est  utile  aux  hommes  d'être  trompjés?  379 

pour  n'en  avoir  pas  assez  connu.  Ce  ne  serait  pas 
pour  avoir  adopté  une  maxime  vraie ,  mais  pour 
s'être  trompés  dans  son  application  à  un  fait  par- 
ticulier. 

VIII.  Venons  à  la  dernière  question.  Les  hommes 
qui  ont  fondé  sur  l'opinion  un  pouvoir  funeste  au 
peuple,  ont  ordinairement  des  forces  qu'ils  peuvent 
diriger  et  emplover.  En  les  avertissant  donc  des 
moyens  qu'on  pourrait  prendre  pour  leur  ôter  ce 
pouvoir,  pour  préparer  peu  à  peu  la  destruction  de 
leur  puissance  par  celle  des  opinions  sur  lesquelles 
elle  est  fondée;  enfin,  en  publiant  la  méthode  qu'on 
doit  suivre  pour  influer  sur  l'esprit  des  hommes  , 
de  manière  à  leur  faire  sentir  où  est  leur  bonheur, 
et  comment  ils  peuvent  l'assurer,  on  peut  nuire  beau- 
coup à  ceux  qu'on  veut  servir.  Le  grand  nombre 
ne  sera  pas  en  état  d'user  de  ces  lumières,  et  le  petit 
nombre  sera  éclairé  sur  les  moyens  de  les  rendre 
inutiles.  11  serait  également  dangereux  de  dire  des  vé- 
rités, lorsque,  en  les  disant,  on  ne  peut  espérer  d'être 
utile  avant  le  moment  où  ces  vérités  seront  adoptées 
par  un  grand  nombre  d'hommes,  et  qu'en  effrayant 
ceux  à  qui  elles  nuisent,  au  lieu  de  les  rendre  plus 
communes,  on  met  de  nouveaux  obstacles  à  leurs 
progrès.  C'est  donc  ici  le  cas  de  laisser  la  vérité  cap- 
tive, sans  jamais  y  substituer  l'erreur;  et  le  défen- 
seur de  l'humanité  doit  se  considérer  alors,  vis-à-vis 
de  ses  oppresseurs,  comme  un  général  qui  ne  doit 
point  publier  ses  plans  de  campagne. 

Après  avoir  parlé  des  moyens  que  chaque  parti- 
culier peut  employer  pour  instruire  les  hommes  sans 


38o  DISSERTATION    SUR    CETTE    QUESTION  ! 

danger  pour  leur  bonheur,  passons  à  ceux  qui  ne 
peuvent  être  employés  que  par  l'autorité  publique- 
Les  gouvernements  peuvent,  par  une  bonne  légis- 
lation ,  avancer  également,  sans  risque,  le  rétablisse- 
ment de  la  vérité  :  elle  fait  des  progrès  rapides  dans 
les  pays  où  on  laisse  la  liberté  des  opinions ,  parce 
que  du  moment  où  les  opinions  sont  librement  dis- 
cutées,  la  vérité  finit  par  s'établir.  Or,  il  est,  dans 
tous  les  cas,  de  l'intérêt  du  législateur  d'établir  cette 
liberté,  qui,  ne  s'étendant  qu'aux  opinions,  soumet 
les  injures  aux  lois  contre  les  libelles.  En  effet,  autant 
il  est  difficile  qu'une  vérité  contraire  à  l'ambition 
d'un  souverain ,  à  ses  idées  de  pouvoir  arbitraire , 
puisse  nuire  à  celui  qui  réunit  la  force  publique  , 
autant  il  est  aisé  de  voir  que  cet  établissement  de 
la  libeité  des  opinions  est  le  seul  moyen  qu'il  ait  de 
s'instruire,  et  d'être  servi  par  des  hommes  éclairés. 
Autrement  les  erreurs  et  les  faux  systèmes  se  per- 
pétueront dans  ses  conseils.  Celui  qui  est  obligé 
d'agir  peut  s'instruire  ;  mais  il  ne  peut  avoir  ce  loisir 
d'une  méditation  tranquille,  qui  seule  révèle  la  vé- 
rité. Il  doit  donc  permettre  que  les  opinions  se  dis- 
cutent publiquement  ;  sans  quoi ,  il  lui  sera  impos- 
sible de  savoir  de  quel  côté  peut  être  la  vérité.  Ou 
pourra-t-il  espérer  de  la  trouver  ailleurs  que  dans 
les  livres,  que  par  le  jugement  libre  des  hommes 
éclairés  ?  Apprendra-t-il  la  vérité  par  la  voix  de  ses 
courtisans  ou  de  ses  ministres,  par  les  rapports  des 
espions,  par  les  écrits  des  panégyristes  ou  des  gaze- 
tiers  que  l'on  soudoie  pour  le  tromper,  par  les 
lettres  que  l'homme  qui  s'est  dévoué  à  celle  infâme 


s'iL^EST    UTILE    AUX    HOMMES    d'ÊTRF    TROMPÉS?    38  I 

violation  de  la  sûreté  publique,  aura  intérêt  de  lui 
montrer  ?  Sans  la  liberté  dans  les  opinions,  un  sou- 
verain ne  saura  jamais  s'il  fait  le  bien  ou  le  mal,  si 
les  terres  de  ses  États  sont  cultivées  ou  si  elles  de- 
meurent en  friche  ;  s'il  entre  dans  ses  coffres  plus 
de  la  moitié  de  ce  qu'il  lève  sur  ses  peuples  ;  si  les 
lois  qu'il  fait  pour  encourager  le  commerce  ne  le  dé- 
truisent point  ;  si  son  administration  ouvre  ou  tarit 
les  sources  de  la  prospérité  publique;  s'il  est  un 
tyran  ou  un  bon  roi. 

L'éducation  serait  un  moyen  meilleur  encore  d'ac- 
célérer les  progrès  de  la  vérité,  si  un  législateur  vou- 
lait l'employer.  Qu'on  forme  l'esprit  des  jeunes  gens 
à  la  justesse  par  l'étude  des  sciences  exactes  et  de  la 
physique  ;  qu'on  ne  leur  donne  sur  la  morale  que 
les  idées  qu'aucun  homme  de  bon  sens  n'a  jamais 
niées  ,  et  il  y  en  a  assez  pour  la  conduite  commune  ; 
qu'on  leur  inspire  le  mépris  de  la  mort  ;  alors  on 
aura  fermé  toutes  les  portes  à  l'erreur,  et  la  vérité 
s'établira  sans  peine  dans  leur  esprit,  lorsqu'ils  la 
chercheront.  Il  n'y  a  pas  de  sottises  accréditées  dans 
quelques  pays  que  ce  soit,  et  crues  par  les  hommes 
les  plus  raisonnables  de  ces  pays,  qu'ils  ne  trou- 
vassent ridicules,  s'ils  n'en  avaient  entendu  parler 
pour  la  première  fois  qu'à  l'âge  de  dix-huit  ans.  Une 
éducation,  ainsi  dirigée  vers  la  vérité,  est  encore 
utile  au  souverain  comme  aux  peuples  ;  et  c'est  un 
de  ces  intérêts  communs  entre  le  citoyen  et  le  chef 
de  l'État,  que  les  hommes  qui  les  servent  aient  un 
esprit  juste,  des  lumières  et  du  courage. 

Nous  conclurons  donc  ici ,  en  général ,  que  la  vé- 


382  DISSERTATION    SUR    CETTE    QUESTION   : 

rite  est  toujours  utile  au  peuple,  et  que,  si  le  peuple 
a  des  erreurs,  il  est  utile  de  les  lui  ôter. 

INous  n'y  mettrons  que  quatre  exceptions  :  i"  la 
croyance  d'un  Dieu  rémunérateur  et  vengeur,  qu'il 
ne  faudrait  pas  attaquer  chez  un  peuple  dont  la  mo- 
rale serait  fondée  sur  une  religion  fausse,  à  moins 
que  cette  religion  ne  fût  détruite,  et  qu'une  morale 
fondée  sur  la  raison  seule  ne  fût  bien  établie. 

2°  Le  droit  de  résistance  du  citoyen  à  la  force  pu- 
blique, soit  lorsqu'elle  attaque  le  droit  de  l'homme, 
soit  lorsqu'elle  attaque  le  droit  particulier  du  pays. 
On  ne  doit  discuter  cette  question  que  chez  les  na- 
tions où  la  force  publique  appartient  au  peuple. 

On  ne  prononce  pas  que  les  deux  opinions  sur 
lesquelles  nous  prescrivons  le  silence  soient  vraies  ; 
mais,  quand  elles  le  seraient,  il  y  a  des  cas  où  il 
serait  nuisible  de  les  défendre  trop  ouvertement. 

3°  Les  vérités  qui,  en  éclairant  les  ennemis  de 
l'humanité  sur  l'emploi  qu'ils  doivent  faire  de  leur 
force  pour  assurer  leur  puissance,  empêcheraient  la 
vérité  de  s'établir,  ou  du  moins  en  retarderaient  les 
progrès  et  les  avantages. 

4°  Les  vérités  utiles  et  aux  peuples  et  à  ceux  qui 
les  oppriment,  lorsque  ceux-ci  ne  sont  pas  en  état 
d'en  sentir  l'utilité,  et  que,  blessés  de  ces  vérités, 
ils  pourraient  en  arrêter  le  progrès.  C'est  du  moins 
alors  le  cas  de  dire  ces  vérités,  de  manière  à  ne  les 
laisser  voir  qu'assez  pour  qu'on  puisse  les  deviner, 
les  entendre  lorsqu'on  pourra  en  profiter,  mais  point 
assez  pour  qu'on  puisse  les  craindre,  quelque  ridi- 
cule que  soit  cette  crainte  aux  yeux  de  la  raison. 


s'il  est  utile  aux  hommes  d'être  trompés  ?  383 

Surtout  il  faut  alors  s'attacher  moins  à  prouver  ces 
vérités  qu'à  en  faire  sentir  l'utilité  universelle.  Con- 
cluons donc,  enfin,  qu'il  y  a  très-peu  de  cas  oii  il 
soit  utile  de  taire  la  vérité,  et  aucun  où  il  le  soit  de 
la  déguiser. 

Après  avoir  montré  que  c'est  trahir  la  cause  des 
hommes,  que  de  soutenir  des  erreurs,  puisque  l'er- 
reur ne  peut  être  utile  ;  qu'il  n'est  même  permis  de 
dissimuler  la  vérité  que  lorsqu'on  croit  le  silence 
sur  des  erreurs  particulières  plus  propre  à  faciliter 
la  destruction  d'autres  erreurs,  ou  à  éviter  des  maux 
que  la  vérité,  trop  hautement  annoncée,  et  reconnue 
par  un  trop  petit  nombre  pour  avoir  la  force  en  sa 
faveur,  pourrait  entraîner  en  soulevant  contre  elle 
la  multitude ,  nous  devons  examiner  jusqu'à  quel 
point  il  peut  être  permis,  c'est-à-dire  utile  aux 
hommes  de  paraître  respecter,  dans  la  conduite  exté- 
rieure, des  erreurs  nuisibles.  Nous  avons  déjà  montré 
qu'il  ne  fallait  ni  dire  qu'on  les  admet,  ni  surtout 
les  défendre  ou  vouloir  les  propager.  Cette  règle 
suffit  pour  proscrire  tout  acte  extérieur  qui ,  aux 
yeux  des  hommes  qui  réfléchissent,  serait  l'équiva- 
lent d'une  admission  réelle  de  ces  erreurs.  Ainsi, 
toute  action  purement  corporelle ,  dont  le  refus  se- 
rait une  manière  imprudente  et  dangereuse  d'an- 
noncer une  vérité,  peut  alors  être  permise.  Par 
exemple ,  un  musulman  qui  ne  croit  pas  à  Maho- 
met ne  doit  pas  dire  qu'il  y  croit ,  mais  il  fera  bien 
d'entrer  avec  respect  dans  la  mosquée,  de  s'y  laver 
le  coude,  etc.,  parce  que  le  refus  de  ces  simagrées, 
en  avertissant  les  imans  de  ses  opinions,  pourrait. 


384  DISSERTATION    SUR    CETTE    QUESTION   : 

non  pas  exciter  une  persécution  conlie  lui  (car  nous 
n'examinons  pas  ici  s'il  y  a  des  cas  où  ce  qui  est 
mal  en  soi  peut  devenir  légitime  pour  sauver  sa  vie;, 
mais  rendre  les  imans  plus  attentifs  à  s'opposer  aux 
progrès  des  lumières.  Nous  croyons  également  (ju'on 
peut  ,  par  une  condescendance  particulière,  pour 
ne  pas  choquer  ses  amis ,  mais  sans  motif  bas  d'in- 
térêt personnel ,  se  permettre  les  mêmes  actes.  Qu'en- 
fin ,  s'ils  sont  nécessaires  pour  jouir  des  droits  du 
citoyen,  ou  en  assurer  la  jouissance  à  ses  enfants, 
on  peut  encore  se  permettre  ces  actes,  à  la  condition 
néanmoins  qu'ils  ne  puissent  être  regardés  comme 
une  admission  expresse  de  l'erreur,  mais  seulement 
comme  un  cérémonial,  une  étiquette;  et  c'est  alors, 
non  à  sa  conscience  particulière,  mais  à  l'opinion 
des  hommes  éclairés  et  vertueux ,  qu'on  doit  sou- 
mettre sa  conduite. 

En  effet ,  lorsque  des  hommes  éclairés  qui  igno- 
rent si  vous  rejetez  ou  non  des  erreurs  accréditées, 
ne  voient  dans  votre  conduite  qu'une  précaution 
prudente,  vous  n'avez  point  fait  une  mauvaise  ac- 
tion, vous  n'avez  point  trompé.  Mais,  s'ils  regardent 
votre  conduite  comme  une  preuve  que  vous  adoptez 
ces  erreurs,  ou  que  vous  êtes  un  hypocrite,  votre 
condescendance  devient  coupable;  vous  avez  trompé. 
En  un  mot,  ne  faites  rien  qu'un  homme  sensé  puisse 
apporter  pour  preuve  que  vous  croyez  ce  que  vous 
ne  croyez  pas.  La  ligne  qui  sépare  ici  la  prudence 
de  l'hypocrisie  est  très-facile  à  passer;  mais  il  faut 
mieux  rester  en  deçà  et  être  imprudent  qu'hypocrite. 

Nous  examinerons  encore  ici  deux  questions  par- 


s'il  est  utile  aux  hommes  d'être  trompés?  385 

culières  :  Est-il  permis  d'elle  ou  de  rester  prêtre  d'une 
religion  que  l'on  croit  fausse?  Est-il  permis  d'élever 
des  enfants  dans  une  religion  qu'on  ne  croit  pas? 
La  réponse  à  ces  questions  n'est  pas  difficile;  puis- 
que l'erreur  est  un  mal  public,  c'est  un  crime  de  la 
lépandre.  Ainsi,  tout  homme  qui  enseigne  ce  qu'il 
ne  croit  pas  est  un  fourbe  méprisable  s'il  croit  l'er- 
reur nuisible  aux  hommes.  Mais,  s'il  la  croit  utile 

alors  il  est  innocent,  autant  qu'on  peut  l'être  en 
suivant,  d'après  une  conscience  trompée,  le  parti 
le  plus  favorable  à  ses  propres  intérêts.  Mais  un  prêtre 
qui  découvre  la  fausseté  de  la  religion  qu'il  prêche 
est-il  obligé  de  renoncer  à  son  état  au  péril  même 
de  sa  vie,  surtout  lorsqu'il  sait  que  l'éclat  de  son 
apostasie  ne  sera  point  utile  aux  autres  hommes? 
Non  sans  doute  ;  mais  il  y  a  un  milieu  entre  ces  deux 
extrêmes  :  rahstinencc  absolue  de  toutes  fonctions 
religieuses. 

On  peut  demander  aussi  si  un  instituteur  ne  peut 
pas  enseigner  à  des  enfants  ce  qu'il  regarde  comme 
des  erreuis  ,  lorsque  les  parents  l'exigent,  puisqu'il 
semble  n'avoir  de  droits  ni  de  devoirs  que  les  leurs? 
Nous  ne  le  croyons  pas  :  son  devoii"  se  borne  à  ne  pas 
enseigner  à  des  enfants  les  opinions  vraies  que  les 
parents  veulent  leur  cacher;  le  devoir  de  dire  la 
vérité  aux  hommes  n'est  pas  une  obligation  stricte 
comme  celle  d'être  fidèle  à  ses  engagements;  mais 
c'est  toujours  un  crime  que  de  se  rendre  complice 
du  mal  que  les  parents  veulent  faire  à  leurs  enfants, 
d'abuser  de  son  autorité  sur  des  esprits  faibles  pour 
les  livrer  à  l'erreur,  pour  corrompre  leur  raison  na- 

V.  25 


386  DISSERTATION    SUR    CETTE    QUESTION  : 

tuielle.  Uu  insliluleur  ue  doit .  dans  ce  cas,  ni 
tromper  ses  élèves  ni  les  détromper. 

On  serait  peut-être  tenté  de  regarder  comme  inutile 
l'examen  des  questions  que  nous  venons  de  discu- 
ter; et  même  celte  opinion  doit  être  celle  des  hommes 
les  plus  éclairés.  Mais  nous  osons  croire  qu'il  est  peu 
de  discussions  plus  utiles.  Dans  l'état  actuel  de  i'Eu- 
lope,  on  ne  peut  nier  que  les  lumières  en  tous  genres 
ne  fassent  des  progrès  rapides.  Le  nombre  desliommes 
éclairés  augmente  ;  et  si  le  nombre  de  ceux  qui  con- 
naissent les  vérités  les  plus  importantes  est  encoie 
très-petit,  celui  des  hommes  qui  ne  peuvent  plus 
être  la  dupe  des  erreurs  absurdes  de  nos  pères  em- 
brasse presque  tout  ce  qui  compose  la  première  classe 
de  la  société,  tous  ceux  dont  le  jugement  forme  l'opi- 
nion publique.  Ainsi,  ni  les  hommes  destinés  à  rem- 
plir les  places,  ni  ceux  qui  les  jugent,  ne  sont  la 
dupe  de  ces  absurdités. 

Pourquoi  se  soutiennent -elles  donc?  C'est  sans 
doute  parce  qu'il  y  a  des  hommes  puissants  intéres- 
sés aies  soutenir.  Cependant  oseraient -ils  défendre 
des  erreurs  dont  eux-mêmes  sentent  le  ridicule,  et 
qu'ils  voient  être  le  mépris  de  toutes  les  classes  éclai- 
rées de  la  société  ?  Consentiraient-ils  à  passer  dans 
l'opinion  pour  des  fourbes  ,  ou  pour  des  imbéciles  ;' 
Non  sans  doute;  mais  ils  ont,  heureusement  pour 
leurs  intérêts,  trouvé  moyen  d'établir  que  les  erreurs 
qu'ils  ont  intérêt  de  défendre  sont  nécessaires  aux 
peuples,  et  de  persuader  cette  opinion  à  un  grand 
nombre  de  personnes  instruites  :  ils  ne  sont  plus  dès 
lors,  aux  yeux  de  cette  partie  du  public,  des  charla- 


s'il  i:st  utile  alix  hommes  d  être  TROMPÉfi?  387 

lans  qui  montent  sur  des  Iréleaux  pour  vendre  leurs 
drogues;  ce  sont  des  médecins  prudents  qui  trompent 
leurs  malades  pour  les  guérir  plus  sûrement.  Ils 
concilient,  par  ce  moyen,  l'intérêt  de  leur  vanité  et 
celui  de  leur  profit.  Ils  jouent  devant  le  peuple  un 
rôle  qui  assure  leur  crédit;  ils  en  jouent  devant  la 
bonne  compagnie  un  second  qui  les  sauve  du  lidicule. 
Ce  sont  surtout  les  gouvernements  qu'ils  séduisent  : 
d'abord  parce  qu'en  général  les  membres  du  gouver- 
nement ne  sont  pas  tirés  de  la  classe  la  plus  éclairée 
de  chaque  pays,  mais  de  celle  qui,  parmi  les  classes 
où  l'on  reçoit  de  l'éducation ,  approche  le  plus  du 
peuple  ;  ensuite,  parce  que  les  gouvernements  n'étant 
presque  formés  que  d'hommes  qui  ne  gouvernent 
pas  pour  eux,  mais  pour  un  monarque,  ceux  qui  les 
composent  préfèrent  la  siireté  de  leurs  places  à  l'in- 
téiét  de  celui  qui  les  emploie,  et  cherchent,  pour 
se  procurer  des  appuis,  pour  éviter  des  ennemis, 
pour  régner  plus  sûrement,  à  redoubler  autour  de 
leur  maître  les  ténèbres  de  toute  espèce.  Mais  ces 
mêmes  hommes,  sans  en  excepter  ceux  qu'on  juge- 
rait, à  leur  conduite,  dédaigner  le  plus  toute  espèce 
de  gloire,  comptent  aussi  pour  beaucoup  l'opinion 
publique  ;  et  si  la  protection  accordée  aux  erreurs  les 
rendait  ridicules,  ils  cesseraient  de  les  protéger-  Quant 
au  soin  que  les  hommes  intéressés  à  soutenir  l'erreur 
prennent d'insinuerauxgouvernements, qu'il  fautlais- 
seraux  citoyens  des  erreurs  utiles  aux  gouvernements 
et  nuisibles  aux  peuples,  siceshommes  ont  raison,  il 
est  important  de  détromper  le  peuple;  s'ils  ont  tort , 
il  est  important  de  détromper  les  gouvernements. 


388  DISSERTATION    SUR    CETTE    QUESTION  : 

Parmi  les  erreurs  fiinesles  aux  hommes,  il  en  est 
très-peu  qui  soient  utiles,  nous  ne  disons  pas  à  un 
souverain  vertueux,  mais  à  un  souveiain  occupé  de  sa 
gloire,  de  sa  puissance,  de  ses  intérêts  réels.  En  effet, 
il  est  clair  qu'en  supposant  que  les  opinions  dont  il 
a  besoin  pour  être  absolu  soient  des  erreurs ,  ces  er- 
reurs sont  isolées;  elles  ne  tiennent  à  aucun  système 
de  religion  ,  de  morale  ,  de  législation,  d'administra- 
tion, puisque  le  pour  et  le  contre  a  été  soutenu  sur  les 
questionsqui  intéressentl'autoritéabsoluedu  piince , 
pardes  hommes  qui  avaient  sur  tout  autre  point  des 
systèmes  opposés.  D'ailleurs,  tout  se  réduit,  comme 
nous  l'avons  déjà  dit,  à  la  question  du  droit  de  résis- 
tance ;  question  unique  qui  n'a  aucun  rapport  avec  les 
erreursgénéralesqu'on  veutlaisserauxhommes,etsur 
laquelle  les  défenseurs  zélés  des  erieurs  de  ce  genre 
ne  peuvent  prendre,  sans  être  inconséquents,  que 
le  parti  le  plus  dangereux  pourles  souverains  absolus. 

En  effet,  si  un  publiciste  accorde  au  peuple  le  droit 
de  résistance  ,  lorsque  les  droits  essentiels  à  l'homme 
sont  violés  ,  un  zélé  l'accordera  lorsque  les  objets  qu'il 
regarde  comme  sacrés  seront  outiagés.  L'un  armera 
les  hommes  vertueux,  les  bons  patriotes-,  l'autre 
mettra  le  fer  entre  les  mains  des  fanatiques.  L'un 
voudra  que  le  souverain  soit  dans  la  dépendance 
de  la  nation  ;  l'autie  le  soumettra  aux  caprices  des 
prêtres. 

Comment  donc  est-il  arrivé  si  souvent  que  les  gou- 
vernements aient  protégé  des  erreurs  dont  la  des- 
truction leur  serait  même  très-utile,  etqu'ils  se  soient 
léunis  à  leuis  véritables  ennemis  contre  les  hommes 


ii'iL    EST    UTILE    AUX    HOMMES    d'ÊTRE    TROMPÉS?    '5Sg 

veitueux  qui  allaquaient  ces  erreurs!  C'était  se  con- 
duire précisément  comme  un  général  qui  ordonne- 
rait aux  goujats  de  l'armée  de  ftiire  feu  sur  ses 
grenadiers.  La  laison  en  est,  comme  nous  l'avons 
dit  déjà,  que  l'intérêt  des  membres  du  gouvernement 
n'est  pas,  dans  la  plupart  des  pays,  celui  du  gouver- 
nement lui-même;  que  les  hommes  en  place  ne  gouver- 
nent pas  poui- eux-mêmes,  mais  pour  un  maître.  En 
Grèce, à  Rome,  ceux  qui  gouvernaient,  gouvernaient 
pour  eux;  et  c'est  pourquoi,  avec  peu  de  lumières 
et  de  petits  moyens,  ils  ont  fait  de  grandes  choses, 
et  qu'avec  des  lumières  et  de  grands  moyens  nous 
n'en  faisons  que  de  petites.  Il  faut,  pour  qu'une  na- 
tion soit  bien  gouvernée,  ou  que  le  chef  du  gouver- 
nement remplisse  lui-même  ses  fonctions,  ou  qu'il 
confie  ses  intérêts  à  des  hommes  éclairés  et  ver- 
tueux, qui  acceptent  une  place  du  ministère,  non 
pour  devenir  riches  ou  avoir  du  crédit  ou  des  com- 
plaisants, mais  pour  faire  le  bien  de  leur  pays  et 
acquérir  de  la  gloire  ;  autrement  le  prince  et  la 
nation  resteront  également  la  dupe  de  gens  intéressés 
à  les  rendre  aveugles  pour  les  mener  plus  aisément. 
Mais  quel  moyen  aura  un  prince  de  distinguer  les 
uns  des  autres?  Ne  choisir  que  ceux  qui  pen- 
seront que  la  vérité  ne  peut  être  nuisible,  et  qu'ainsi 
il  doit  être  permis  de  discuter  toutes  les  opinions; 
le  ministre  qui  tiendrait  ce  langage  par  hypocrisie, 
en  serait  sûrement  bientôt  la  dupe.  Concluons,  enfin  , 
que  de  toiilcs  les  erreurs  nuisibles ,  l'opinion  qu'il  y 
a  des  erreurs  utiles  aux  homnies  est  lu  plus  dun- 
ij;ereuse  et  renferme  toutes  les  autres. 


HKCLIEII>  DE  PIECES 


SDK    L  ETAT 


DES  PlidTESTA^TS  M  MMÎ 


II)  Un  voimue  in-^",  i-^ëj 


PREFACE 

DES  IMPRIMEURS  DE  1781 


Nous  avons  cru  faire  plaisii-  au  public,  en  léunis- 
sant  dans  un  même  volume  plusieurs  ouvrages  faits 
par  des  auteurs  différents,  mais  qui  ont  le  même 
objet,  et  qui  sont  écrits  dans  un  même  esprit. 

Ce  qui  nous  a  déterminés  surtout  à  les  publier', 
cest  que,  malgré  la  licence,  aujourd'hui  si  com- 
mune, avec  laquelle  on  attaque  la  religion  catho- 
lique, apostolique  et  romaine,  les  auteurs  de  ces 
ouvrages  l'ont  également  respectée. 

Nous  avons  consulté,  avant  d'en  commencer  l'im- 
pression, plusieurs  théologiens  éclairés,  qui  tous 
nous  ont  répondu  qu'ils  n'y  avaient  trouvé  aucune 
proposition  qui  fût  contiaire  aux  dogmes  de  la  reli- 
gion catholique.  Ce  serait  une  grande  consolation 
pour  nous,  si  nous  pouvions  ajouter  ici  le  nom  de 
ces  savants  théologiens  qui  ont  approuvé,  ou  même 
encouragé  notre  entreprise;  mais  ils  n'ont  pas  voulu 
nous   le    permettre.    Ils    nous  ont   montré  une   liste 


')94  PRIiFACE    DJS     l!\IPKII\li;illlS. 

exacte  des  lliéologiens  perséciilés  par-  les  pièlies  ; 
saint  Atlianase,  saint  Jean  CUrysostome,  saint  Hi~ 
laire  de  Poitiers ,  etc. ,  étaient  à  la  tète  de  celle  liste , 
et  elle  était  plus  longue  encore  que  celle  des  philo- 
sophes persécutés  pai-  les  théologiens. 

Comme  on  dit  assez  de  mal  des  jésuites  dans  ces 
ouvrages,  nous  avons  ciaint  que  les  auteurs  ne 
lussent  jansénistes  :  nos  théologiens  nous  ont  lé- 
pondu  qu'ils  ne  pouvaient  en  juger  d'après  la  lecture 
(pi'ils  en  ont  faite;  (ju'on  peut  blâmer  la  conduite 
intolérante  et  artificieuse  des  jésuites,  sans  rejeter 
leurs  opinions  sur  la  grâce;  que,  d'ailleurs,  puisque 
Pascal,  Racine  et  Abraham  Chaumeix  avaient  été 
jansénistes,  cette  qualité  ne  prouvait  rien,  ni  j)our, 
ni  contre  le  mérite  d'un  auteur. 

La  manière  dont  on  parle  du  clergé  dans  quel((ues 
endroits  nous  a  fait  naître  des  scrupules;  nos  tliéo- 
logiens  nous  ont  rassurés;  ils  nous  ont  prouvé  que 
les  plus  grands  saints  de  l'Église  catholique  avaient 
parlé  des  abus  du  clergé  avec  bien  plus  de  vigueur, 
lis  nous  ont  montré  dans  saint  Beiiiard  ,  dans  saint 
(Grégoire  de  ÎNazianze,  des  passages  qui  nous  oui 
fait  frémir. 

Ce  volume  renfeiine  ([uatie  ouvrages  différents  : 

i"  Le  récit  de  ce  qui  s'est  passé  au  pailemeni  le 
i5  décembre  1778. 

T.e  discours  de  M.  de  lîrelignières  est   un  modèle 


PRÉFA.CE    DKS    IMPRIMEURS.  395 

(le  raison  et  d'éloquence  :  il  aurait  fait  beaucoup  de 
l)ruit,  si  l'on  s'occupait  sérieusement,  à  Paris,  d'autre 
chose  que  de  plaisirs,  d'intrigue  ou  d'argent. 

•ji"  Des  réflexions  d'un  citoyen  catholique  sur  les 
lois  de  France ,  relatives  aux  protestants. 

Ces  réflexions  ont  été  déjà  imprimées  plusieurs 
fois,  et  sous  différents  titres.  L'exposition  des  lois 
de  France,  actuellement  subsistantes,  nous  a  paru 
toute  claire,  et  même  très-propre  à  faire  sentir  la 
nécessité  d'un  changement;  mais  ce  qu'ajoute  l'au- 
teur sur  la  manière  de  faire  ce  changement  nous  a 
semblé  un  peu  vague.  On  pourrait  lui  dire,  comme 
dans  Rome  sauvée  : 


Dans  le  péril  pressant,  qui  croît  et  nous  obsède, 
Vous  montrez  tous  nos  maux,  montrez- vous  le  remède 


3"  Le  troisième  ouvrage  est  d'un  professeui-  en 
droit  ;  il  contient  un  plan  de  législation  où  nous 
avons  cru  voir  de  bons  principes  de  politique,  et 
surtout  beaucoup  d'humanité.  Cet  ouvrage,  ainsi 
(|ue  le  précédent,  sont  plutôt  des  dissertations  de 
jurisconsuhe  que  des  ouvrages  philosophiques. 

Le  style  du  dernier  surtout  est  très-grave,  et 
même  un  peu  sec;  on  y  remarque  cette  incorrection 
dont  les  auteurs  qui  vivent  dans  la  province  ne  s'af- 
franchissent jamais.  La  coirection,  ainsi  que  l'arl  do 
londre  la  raison   ngrénble  cl  [)i<|uanl(',  ne  peuvent 


396  PRÉFACE    DES    IMPRIMEURS. 

s'acquérir  que  dans  la  capitale,  Nous  avons  ciu  de- 
voir réimprimer  ce  morceau,  qui  est  fort  rare. 

l\  Le  quatrième  est  une  réponse  à  l'auteur  du 
troisième,  par  un  de  ses  amis  :  elle  est  d'un  vieil 
avocat  qui  s'est  retiré  depuis  longtemps  du  barreau, 
parce  que  la  question  préparatoire  avec  réserve  ou 
sans  réserve  de  preuves,  la  question  préalable,  l'édit 
de  Henri  II,  l'usage  de  brûler  les  hommes,  de  leur 
couper  le  poing  ou  la  langue,  ou  de  les  exposer  sur 
une  roue,  après  leur  avoir  brisé  les  membres,  la  face 
tournée  vers  le  ciel ,  tant  qu'il  plaira  à  Dieu  leur 
cousen>er  la  vie,  lui  causaient,  contre  ceux  qui  lais- 
saient subsister  de  tels  usages,  ou  qui  croyaient  bon- 
nement être  obligés  de  s'y  conformer  dans  leurs  ju- 
gements, des  mouvements  de  colère  si  violents,  qu'à 
la  longue  ils  auraient  pu  nuire  à  sa  santé. 

La  simplicité  des  moyens  qu'il  propose  pour  amé- 
liorer le  sort  des  protestants,  nous  a  déterminés 
à  imprimer  celte  lellre,  dont  nous  nous  étions  pro- 
curé une  copie.  On  verra,  en  la  lisant,  qu'elle  n'était 
pas  d'abord  destinée  à  l'impression.  Les  idées  n'y 
sont  pas  assez  développées;  on  se  dispense  de  ce  tra- 
vail,  en  écrivant  à  son  ami;  on  sait  bien  qu'il  saura 
vous  entendre  à  demi-mot. 

On  ne  manquera  point,  sans  doute,  d'attribuer 
ces  ouvrages  à  des  écrivains  connus  ,  et  même  on 
reconnaîtra    leiu-   style,    mais   on   se  tronq)era.  Les 


PRIÎFACE    DES     IMPRIMEURS.  '5c)J 

auteurs  de  ces  ouvrages  sont  des  citoyens  obscurs, 
(jui  n'auraient  jamais  prétendu  à  l'honneur  de  l'im- 
pression,  si  l'importance  de  l'objet  qu'ils  ont  traité 
ne  les  avait  déterminés  à  sortir,  pour  un  moment, 
d'une  obscurité  qui  leur  est  chère;  mais  il  est  diffi- 
cile d'arrêter  sa  vue  sur  un  million  d'hommes  privés 
des  droits  de  l'humanité,  de  l'état  de  citoyens,  et 
soumis  à  des  lois  barbares,  et  de  ne  point  chercher 
aies  soulager.  En  vain  sent-on  son  impuissance,  et 
l'inutilité  de  ses  efforts;  on  ne  peut  ni  se  détourner 
de  ces  objets  funestes  ,  ni  en  être  un  spectateur-  tran- 
quille ;  on  écrit,  pour  ainsi  dire,  malgré  soi;  mais 
ce  n'est  pas  alors  pour  les  opprimés,  c'est  pour  soi- 
même  qu'on  écrit.  Au  reste,  les  auteurs  de  ces  trois 
ouvrages  ont  voulu  garder  l'anonyme;  c'est  le  seul 
moyen,  disent-ils,  de  concilier  l'intérêt  de  son  repos 
avec  ce  qu'on  doit  à  la  vérité  et  à  son  pays.  D'ail- 
leurs ,  dès  qu'il  ne  s'agit  que  de  raisonnements,  qu'a- 
t-on  besoin  du  nom  de  celui  qui  les  a  faits?  Les  au- 
teurs de  livres  anonymes  pourraient  dire  à  leurs  lec- 
teurs ce  que  ÎNicomède  dit  à  Attale  : 

Seigneur,  si  j'ai  raison,  qu'importe  qui  je  sois; 
Perd-elle  de  son  ])rix  pour  emprunter  ma  voix  ? 


RECUEIT.  DE  PIECES 


SUR    L  ETAT 


DES  PROTESTANTS  EN  FRANCE. 


RECIT 

DR    CE    QUI    s'est    passé    LE    15    DECEMBRE    1778,   A   l'ASSEMBLÉE 
DES    CHAMBRES    DU    PARLEMENT    DE    PARIS. 

On  a  vu  dans  les  papiers  publics,  que  la  propo- 
sition faite  par  M.  de  Bretignièies,  au  parlement,  sur 
l'état  civil  des  protestants,  avait  été  renvoyée  au 
i5  décembre.  L'assemblée  s'étant  tenue  au  jour  in- 
diqué, ce  magistrat  adressant,  suivant  l'usage,  la 
parole  au  premier  président,  dit  : 

«  Monsieur,  l'objet  de  ma  réserve  est  tout  à  la 
lois  très-important  et  très-simple  :  il  ne  s'agit  ni  de 
favoriser  l'exercice  delà  religion  prétendue  réformée, 
ni  d'admettre  aux  charges  ceux  qui  la  professent, 
mais  d'obtenir  pour  eux  ce  que  l'on  accorde  aux 
juifs  dans  toute  l'étendue  du  royaume,  ce  que  les 
princes  protestants  ne  refusèrent  jamais  aux  catho- 
liques ,  ni  les  empereurs  païens  eux-mêmes  aux  chré- 
tiens qu'ils  persécutaient;  je  veux  dire  un  moyen 
légal  d'assurer  l'état  de  leurs  enfants. 

«  Il  était  naturel  d'y  pourvoir  lors  de  la  révocation 


4oO  STJR    l'état    des    PROTESTANTS. 

de  ledit  de  Nantes;  mais  les  ministres  de  Louis  XIV 
pensèrent  qu'en  évitant  de  s'expliquer  sur  cet  objet, 
uneincerliludesi  pénible  pour  les  protestants,  jointe 
aux  autres  moyens  de  rigueur  qu'on  employait  contre 
eux,  amènerait  bientôt  leur  conversion.  Cependant 
on  sentit  f[ue  l'humanité  ne  permettait  pas  de  leur 
interdire  expressément  le  mariage,  ni  la  religion  de 
les  traîner,  malgré  eux,  aux  pieds  des  autels.  D'ail- 
leurs, comment  avouer  le  projet  de  les  réduire  à 
cette  alternative,  après  leur  avoir  promis,  par  la  loi 
même  qui  révoque  l'édit  de  Nantes  ,  une  existence 
paisible;^  On  aima  donc  mieux  faire  semblant  de 
croire  qu'il  n'y  avait  plus  de  protestants  dans  le 
royaume;  et,  par  un  aveuglement  inconcevable,  la 
plus  vaine  des  fictions  fut  regardée  comme  un  chef- 
d'œuvre  de  politique. 

«  L'expérience  fit  voir  qu'on  s'était  trompé.  Mais 
ce  système,  consacré  par  le  lemj)s  et  par  l'habitude, 
survécut,  pendant  une  longue  suite  d'années,  aux 
espérances  qui  l'avaient  fait  naître.  Enfin,  Ton  ouvrit 
les  yeux  :  les  dispositions  de  la  déclaration  du  9  avril 
1786,  sui'  l'inhumation  de  ceux  auxquels  la  sépul- 
ture ecclésiastique  n'est  pas  accordée,  parurent  an- 
noncer quelque  chose  de  semblable  pour  les  nais- 
sances et  les  mariages.  C'était,  en  effet,  l'intention 
du  gouvernement.  Des  ministres  habiles,  des  magis- 
trats également  éclaiiés  et  vertueux,  s'en  occupèrent 
par  ordre  du  feu  roi.  Mais  leurs  vues  furent  traver- 
sées par  un  enchaînement  de  circonstances  malheu- 
reuses, et  par  ces  obstacles  que  des  intérêts  particu- 
liers opposent  trop  souvent  aux  projets  utiles. 


SUR  l'jiTat  dks  protestants.  /jo  I 

«  Cependant,  le  mal  va  toujours  en  augmentant  : 
on  compte,  depuis  i  74<^  >  plus  de  quatre  cent  mille 
mariages  contractés  au  déseit,  source  féconde  de 
procès  scandaleux.  Des  hommes  avides  contestent 
à  leurs  pioches  leur  état,  pour  envahir  leur  fortune; 
des  époux  parjures  imploient  le  secours  de  la  jus- 
lice,  pour  rompre  des  nœuds  formés  sous  les  aus- 
pices de  la  bonne  foi.  Les  tribunaux,  pressés  entre 
la  loi  naturelle  et  la  lettre  des  lois  positives  ,  sont 
forcés  de  s'écarter  de  l'une  ou  de  l'autre.  De  quelque 
manière  qu'ils  se  déterminent,  leurs  arrêts  sont  atta- 
qués, et  le  sort  des  jugements  est  aussi  incertain  que 
les  jugements  mêmes.  Les  lois  de  Louis  XIV,  contre 
les  protestants,  ne  sont  donc  pas  tellement  tombées 
en  désuétude,  qu'il  soit  inutile  de  les  abroger.  C'est 
une  épée  suspendue  par  un  fd  au-dessus  de  leur 
tête  :  l'intérêt  et  le  fanatisme  cheichent  continuel- 
lement à  en  faire  usage;  et,  malgré  les  intentions 
connues  du  gouverneujent ,  ils  y  réussissent  quel- 
quefois. Que  serait-ce,  si  les  administrateuis,  moins 
sages  et  moins  liumains,  adopiaient  d'autres  prin- 
cipes? Non,  ce  n'est  point  des  systèmes  mobiles  du 
ministère  que  doit  dépendre  la  sûreté  d'un  si  grand 
nombre  de  citoyens.  Il  n'y  a  que  la  loi  qui  puisse 
l'établir  sur  une  base  solide;  c'est  en  même  temps 
l'unique  moyen  de  rendre  à  la  France  une  foule  de 
réfugiés,  (jue  la  crainte  de  l'oppression  tient  éloignés 
de  leur  patrie,  et  de  prévenir  de  nouvelles  émigra- 
tions, devenues  plus  faciles  (|ue  jamais.  En  effet,  les 
j)rotestants  ne  sauraient  ignorer  que  tous  les  peuples 
de  l'Europe ,  jaloux  d'augmenter  leur  population  , 
V.  20 


Z|02  SUR    LETAT    DES    PROTESTANTS. 

les  recevraient  à  bras  o»i verts,  et  qne  l'Amérique 
septentrionale,  une  fois  pacifiée,  leur  offrira  des 
ressources  encore  plus  sûres.  D'un  autre  côté  ,  la 
justice  et  la  bonté  du  roi,  le  caractère  de  ses  mi- 
nistres, le  vœu  des  magistrats,  ont  dû  leur  donner 
de  grandes  espérances.  Il  sera  dur  pour  eux  de 
les  voir  trompées,  plus  dur  encore  de  voir  mettre 
le  sceau  à  leur  proscription,  dans  un  siècle  où  la 
tolérance  civile  a  reçu  dans  la  plupart  des  pays,  ca- 
tholiques ou  protestants,  la  sanction  de  la  loi  ;  et 
dans  tous,  celle  de  l'opinion  publique. 

«  N'en  doutons  pas,  le  résultat  de  notre  délibéra- 
tion rendra  la  vie  à  deux  millions  de  citoyens,  ou 
les  plongera  dans  le  désespoir.  Tous  les  yeux  sont 
fixés  sur  le  parlement;  c'est  de  lui,  c'est  de  ce  sénat 
auguste ,  l'appui  des  malheureux  et  le  père  de  la  pa- 
trie, qu'on  attend  un  remède  efficace  au  plus  criant 
des  abus.  Les  mystères  sont  profanés,  l'humanité 
outragée ,  les  droits  des  citoyens  foulés  aux  pieds , 
l'État  menacé  d'une  perte  irréparable  :  et  nous  gar- 
derions le  silence!  et  nous  n'userions  pas  du  droit 
incontestable  que  la  raison  et  la  loi  donnent  au  par- 
lement ,  de  ce  droit  que  le  plus  absolu  des  princes 
reconnaît  et  confirme  dans  l'ordonnance  de  1667, 
V  de  représenter  en  tout  temps,  au  roi,  ce  qu'il  juge 
à  propos,  sur  les  articles  des  ordonnances  qui,  par 
la  suite  du  temps,  usage  et  expérience,  se  trouvent 
être  contre  l'utilité  ou  commodité  publique,  ou  être 
sujets  à  interprétation ,  déclaration  ou  modération.  » 

«Je  vous  prie,  Monsieur,  de  vouloir  bien  mettre 
en  délibération  ce  qu'il  peut  y  avoir  à  faire  à  ce  sujet.  » 


SUR  l'État  des  protestants.  4o3 

Après  ce  discours,  on  a  été  aux  opinions  :  elles 
ont  été  très-longues  ;  voici  l'arrêté  qui  en  est  résulté. 

«  Arrêté  qu'il  n'y  a  lieu  à  délibérer,  s'en  l'apportant 
ladite  cour  à  la  prudence  du  roi.  » 

Ces  derniers  mots  font  bien  voir  ce  que  le  parle- 
ment pense  des  lois  de  Louis  XIV,  et  le  désir  qu'il 
aurait  qu'elles  fussent  modifiées.  On  ne  peut  donc 
pas  interpréter  son  arrêté  en  ce  sens,  que  cet  objet 
ne  méritait  pas  qu'on  s'en  occupât.  Ce  sont  unique- 
ment des  raisons  de  prudence  qui  l'ont  déterminé  : 
en  sorte  que,  quoiqu'il  y  ait  eu  différents  avis, 
on  peut  dire  qu'au  fond  le  vœu  des  magistrats  était 
unanime. 

Plusieurs  d'entre  eux  continuent  de  s'occuper  de 
cet  objet  important  avec  un  zèle,  un  courage  et 
une  suite  qui  donnent  les  plus  fortes  espérances  à  tous 
les  Français  dont  le  fanatisme  n'a  ni  endurci  le  cœur, 
ni  bouleversé  la  tête. 


REFLEXIONS 

d'un    citoyen    catholique,    sur    les    lois    de    FRANCE, 
RELATIVES    AUX    PROTESTANTS. 

Inventus  qui  effcrret  quod  oranes  anirao  agitabant. 

Le  désir  insensé  de  régner  sur  les  opinions  par  la 
force,  et  de  maintenir  par  des  supplices  la  pureté 
d'une  religion  de  paix,  a  couvert  longtemps  la  France 
de  sang  et  de  bûchers. 

Quel  Français  peut  arrêter  sa  vue  sans  horreur 
sur  ce  siècle  entier  de  combats,  depuis  le  tumulte 

26. 


4o4  SUR    L  ÉTAT    DES    PROTESTANTS. 

d'Âmboise,  jusqu'au  siège  de  la  Rochelle;  sur  cette 
suite  non  interrompue  de  massacres,  depuis  le  pre- 
mier massacre  de  Mérindol,  le  seul  qui,  grâce  à  la 
justice  et  au  courage  du  parlement  de  Paris,  ne  soit 
pas  resté  impuni,  jusqu'au  massacre  de  la  Saint-Bar- 
tliélemy;  sur  cette  hoirible  liste  de  supplices  cruels  , 
depuis  la  mort  du  conseiller  Anne  du  Bourg  jusqu'à 
celle  du  ministre  Chamier;  sur  cette  foule  de  meur- 
tres ,  qui,  dans  une  seule  pacification  ,  obligèient  le 
roi  d'accorder  à  des  assassins  quatre  mille  lettres 
de  grâce?  Dans  l'intervalle  de  vingt  ans,  deux  rois 
de  France,  accusés  de  favoriser  les  protestants,  tom- 
bèrent sous  le  poignard  des  fanatiques. 

Henri  IV  fut  immolé  au  milieu  d'un  peuple  qu'il 
voulait  rendre  heureux,  et  dont  il  se  préparait  à 
venger  les  injures.  Il  n'y  a  point  de  ville  dont  les  ha- 
bitants ne  puissent  montrer  la  place  où  l'on  a  élevé 
des  bûchers,  les  rues  que  les  deux  partis  ont  inon- 
dées de  sang;  point  de  famille  qui  n'ait  à  déplorer 
les  meurtres,  le  supplice  ou  les  crimes  de  quelques- 
uns  de  ses  ancêtres.  Ces  scènes  affreuses  ne  se  re- 
nouvelleront plus;  et,  grâce  aux  lumières  de  ce  siè- 
cle, nous  ne  reverrons  même  plus,  ni  les  violences 
dont  les  jésuites  ont  souillé  le  règne  de  Louis  XIV, 
ni  les  cruautés  dont  ils  arrachèrent  l'ordre  à  la  cons- 
cience trompée  d'un  roi  naturellement  humain.  Mais 
les  protestants  gémissent  encore  sous  des  lois  sévè- 
res, que  les  mêmes  hommes  ont  dictées  à  ce  prince 
si  digne  d'avoir  d'autres  conseils;  la  prospérité  de 
la  nation  souffre  encore  de  ces  lois. 

Les  verrons-nous  subsister  encore,  tandis  qu'une 


SUR  l'État  des  protestants.  4o5 

souveraine  (  i),  qui  a  édifié  sa  cour  par  sa  piété,  nous 
a  donné  Texemple  d'une  législation  où  les  droits  de 
la  religion  et  ceux  de  l'humanité  sont  également  res- 
pectés; tandis  que  nos  magistrats,  instruits  par  l'ex- 
périence, des  funestes  effets  de  ces  lois,  gémissent 
au  fond  de  leur  cœur  de  la  nécessité  cruelle  où  ils 
sont  de  les  suivre;  tandis  qu'une  nation  sensible, 
éclairée,  pleure  sur  les  maux  de  ses  concitoyens, 
les  appelle  au  partage  de  ses  droits,  et  crie  à  ses 
princes  de  daigner  augmenter  le  nombre  de  leurs 
enfants?  L'ombre  des  jésuites  aura-t-elle  donc  plus 
de  crédit  que  la  nation?  Les  protestants  ne  pour- 
ront-ils être  ni  citoyens,  ni  maris,  ni  pères,  sous 
le  règne  de  Louis  XVI,  parce  que  le  jésuite  Laynés 
a  prouvé  au  colloque  de  Poissy,  sous  le  règne  de 
Cliailes  IX,  qu'ils  étaient  des  renards  et  des  loups, 
qu'on  devait  en  conséquence  renvoyer  au  jugement 
du  concile;  et  le  mal  que  les  jésuites  ont  fait  à  la 
France,  dans  le  siècle  dernier,  subsistera-t-il  lorsque 
les  jésuites  ne  sont  plus? 

Nous  allons  d'abord  exposer  ces  lois  malheureu- 
sement trop  peu  connues  de  la  foule  aimable  et  fri- 
vole qui,  goûtant  au  sein  de  la  capitale  toutes  les^ 
jouissances  du  luxe,  ignore  et  oublie  les  maux  qui 
assiègent  l'humanité.  Cette  simple  exposition  suffiia 
pour  montrer  que  la  justice  et  la  nature  demandent 
que  ces  lois  soient  abrogées;  nous  montrerons,  en- 
suite (jue  la  religion  et  la  politi(|ue  le  demandent 
également.  N«uis  ne  prétendons  pas  a[)piendre  au 

(i)  L'impcratiico-rcinc. 


4oG  SUR  l'état  des  protestants. 

public  des  vérités  si  simples  et  si  connues;  nous  ne 
voulons  que  les  lui  rappeler,  qu'arrêter  un  moment 
ses  yeux  sur  tant  de  malheurs,  réunir  dans  les 
mêmes  idées  et  dans  les  mêmes  sentiments  toutes 
les  âmes  honnêtes  et  sensibles,  et  goûter  le  plaisir 
de  dire  hautement  ce  qui  est  dans  le  cœur  de  tous 
les  gens  de  bien. 

La  déclaration  du  roi,  du  \[\  mai  1724?  concer- 
nant la  religion  (car  tel  en  est  le  titre) ,  forme  la 
base  de  cette  partie  de  notre  jurisprudence.  Cette 
déclaration  n'est,  pour  ainsi  dire,  qu'un  recueil  des 
principales  dispositions  contenues  dans  les  lois  de 
Louis  XIV,  et  nous  aurons  soin  de  rapprocher  la 
déclaration  de  1724,  des  lois  qu'elle  a  confirmées 
et  des  circonstances  où  ces  lois  ont  été  faites.  On  ne 
reconnaît  point,  dans  cette  législation ,  le  petit-fils 
de  Henri  IV,  qui  plaça  un  de  ses  descendants  sur  le 
trône  de  Philippe  II,  qui  disputa  aux  Anglais  l'empire 
de  la  mer,  résista  seul  à  l'Europe  entière  liguée  con- 
tre lui,  et  rétablit  l'empire  français  dans  ses  ancien- 
nes limites;  on  n'y  reconnaît  que  le  pénitent  de  la 
Chaise  et  de  le  Tellier,  ou  plutôt,  cette  législation 
est  l'ouvrage  de  ces  deux  moines  (1). 

Nous  pourrons  donc  parler  librenjent  de  ces  lois, 

(i)  Il  suffit  de  lire  ces  lois  pour  voir  qu'elles  furent  l'ouvrage 
(le  la  séduction.  Si  Louis  XIV  eût  formé  le  dessein  de  révoquer 
l'édit  de  Nantes,  il  n'eût  point  donné,  dans  le  courant  de  l'année 
i685,  un  grand  nombre  de  lois  faites  pour  préparer,  avec  len- 
teur, les  changements  qu'il  espérait  de  la  révo(-ation;  il  n'eût  pas 
fait  assurer  les  puissances  protestantes  alliées  de  la  France,  qu'il 
ne  songeait  point  à  abolir  le  calvinisme  dans  ses  États.  Un  édit 


I 


SUR    l'état    des    I'ROTESTANTS.  4<-*7 

dont  tout  l'odieux  doit  retomber  sur  ceux  qui  en  ont 
été  les  instigateurs^  sans  cesser  de  respecter  les  in- 
tentions pieuses  de  Louis  XIV,  sans  cesser  de  plain- 
dre la  faiblesse  des  ministres  qui  ont  signé  des  lois 
si  sévères,  et  de  les  plaindre  surtout  de  s'être  livrés 
à  des  idées  de  despotisme ,  qui  ileur  ont  fait  croire 
que  la  grandeur  du  trône  était  intéressée  à  maintenir 
un  système  d'oppression  inventé  par  des  jésuites. 

L'article  i"'  de  la  déclaration  de  1724  défend  les 
assemblées  de  protestants,  sous  peine  des  galères 
perpétuelles  pour  les  hommes,  de  prison  perpétuelle 
pour  les  femmes,  et  même  de  mort  pour  ceux  qui 
seront  trouvés  avec  des  armes.  Les  lois  que  cet  article 
renouvelle  sont  postérieures  à  l'édit  qui  révoqua 
celui  de  Nantes.  Cet  édit,  en  défendant  les  assem- 

dii  mois  d'août  i685,  antérieur  de  deux  mois  seulement  à  la  ré- 
vocation ,  défend  aux  ministres  protestants  de  faire ,  soit  dans 
leurs  sermons,  soit  dans  leurs  livres,  aucun  argument  contre  les 
dogmes  de  la  religion  catholique,  sous  peine  de  bannissement 
perpétuel.  Louis  XIV  était  trop  convaincu  de  la  force  victorieuse 
des  preuves  de  la  religion  ,  pour  imaginer  un  pareil  édit.  Les  Ar- 
naud, les  Nicole  n'auraient  pas  demandé  qu'on  défendît  aux  pro- 
testants de  leur  répondre.  On  voit  que  cette  loi  n'a  pu  être  solli- 
citée que  par  quelques  théologiens  jésuites  ,  qui  avaient  fait  de 
mauvais  livres  de  controverse,  dont  les  protestants  s'étaient  mo- 
qués; ou  plutôt,  les  jésuites  voulaient  ravir  à  Arnaud  et  à  Nicole 
l'honneur  de  triompher  de  l'hérésie  par  les  seules  armes  de  la  rai- 
son. Nous  reviendrons  plus  d'une  fois  sur  cette  observation,  qui 
rend  fort  important  le  juste  respect  qu'a  imprimé  le  nom  de 
Louis  XIV  pour  tout  ce  qui  a  été  fait  sous  son  règne.  Il  est  juste 
d'observer  encore  que,  depuis  1699  jusqu'en  171/1,  c'est-à-dire, 
pendant  toute  l'administration  du  chancelier  de  Pontcharlrain, 
il  n'y  eut  aucune  nouvelle  loi  de  rigueur  contre  les  protestants. 


4o8  SUR  l'état  des  protestants. 

blées,  prononçait  la  confiscation  de  corps  et  de  biens; 
la  peine  de  mort  ne  fut  décernée  expressément  que 
par  ledit  de  juillet  i685.  Une  ordonnance  du  \i 
mars  1689  confirme  cette  disposition,  et  ordonne  de 
plus  que  ceux  qui  n'auront  pas  été  pris  en  flagrant 
délit,  mais  qu'on  saura  avoir  assisté  à  des  assemblées, 
seront  envoyés  aux  galères,  pour  la  vie,  par  les  com- 
mandants ou  intendants  des  provinces,  sausfonne, 
ni  figure  de  procès.  Quelle  était  donc  la  cause  de  celte 
excessive  sévérité,  de  cette  violation  des  droits  des 
citoyens,  qui  ne  peuvent  êtie  condamnés  à  une 
peine  afflictive  sans  un  jugement  régulier;  droit  que 
les  ordonnances  mêmes  de  Louis  XI V  avaient  reconnu? 
On  avait  persuadé  à  ce  prince  que,  pour  achever  de 
convaincre  les  protestants  de  la  vérité  de  nos  dog- 
mes ,  il  fallait  envoyer  des  dragons  vivre  chez  eux  à 
discrétion;  que  leurs  femmes  et  leurs  filles  aimeraient 
mieux  se  convertir  que  de  rester  exposées  aux  ou- 
trages des  soldats,  et  que  les  prolestants  reconnaî- 
traient sans  peine  les  vrais  successeurs  des  apôtres,  les 
vrais  dépositaires  de  la  foi  de  Jésus-Cbrist,  dans  les 
missionnaires  qui  marcliaient  à  la  léte  des  dragons.  On 
ne  trouve,  à  la  vérité,  ni  dans  l'Évangile,  ni  dans  les 
Epî  1res  des  apôlres,  aucun  passage  (jui  juslifie  celle 
manière  de  gagner  des  âmes  :  aussi  les  jésuites  défen- 
daient soigneusement  à  leurs  pénitents  de  lire  l'Évan- 
gile (1).  Ces  violences  avaient  soulevé  les  esprits  de 
tous  les  proleslanls.  Le  zèle  de  ceux  qui,  pour  être  dé- 

(1)  On  n'a  pas  été  assez  ctoiuié  de  l'amlace  avec  laquelle  les 
jésuites  soiiteiiaienl  qu'il  ne  devait  être  permis  aux  fidèles  de  lire 
les  livres  que  le  Saint-Esprit  a  daiyné  dieter  aux  hommes,  qu'a- 


SUR    l'état    des    protestants.  l\Oi) 

livrés  des  dragons,  avaient  fait  semblant  de  professeï 
la  foi  catlioli(jue,  était  encore  irrité  parleurs  remords, 
pai-  le  désir  de  réparer  la  honte  de  ce  qu'ils  regar- 
daient comme  une  apostasie.  Les  puissances  enne- 
mies de  la  France  profitaient  de  ces  dispositions 
pour  exciter  les  protestants  à  une  révolte  ouverte. 
Ce  fut  dans  ces  circonstances  que  Louis  XIV  défendit 
les  assemblées  sous  des  peines  si  terribles.  Par  les 
mêmes  motifs,  on  défendit,  en  1688,  aux  nou-' 
veaux  convertis,  d'avoir  chez  eux  des  armes  à  feu, 
sous  peine  de  cinq  ans  de  galères.  La  même  défense 
fut  encore  renouvelée  en  1691.  La  sévérité  des 
peines  ,  la  violation  de  l'ordre  ordinaire  de  la  justice, 
la  promptitude  des  châtiments,  tout  concourt  à 
prouver  que  l'objet  de  ces  lois  était  uniquement  de 
prévenir  des  révoltes,  (pii,  soutenues  par  les  trésors 
et  les  flottes  de  l'Angleterre  et  de  la  Hollande,  pou- 
vaient devenir  dangereuses. 

Mais  tout  était  changé  en  1724;  et  il  était  bien 
dur  alors  de  condamner  aux  galères  des  citoyens 
paisibles,  des  gentilshommes  qui  avaient  versé  leur 
sang  pour  la  patrie,  parce  qu'ils  auraient  prié  Dieu 
en  commun  pour  la  prospérité  de  l'État  et  du  prince. 
Il  serait  cruel  de  laisser  subsister  ces  condamnations , 
après  que  soixante  ans  d'une  soumission  qui  n'a  pas 
même  été  troublée  par  un  murmure,  ont  prouvé 
que  les  protestants  français  sont  des  sujets  obéissants 
et  des  citoyens  fidèles. 

La  dernière  disposition  de  cet  article  de  la   loi 

près  que  ces  livres  auraient  été  revus  et  corriges  par  le  révérend 
père  Croiser,   ou  le  révérend  père  Caussin. 


4io  SUR  l'état  des  protestants. 

de  1724  n'est  pas  même  assez  claire.  Des  gentils- 
hommes encourront -ils  la  peine  de  mort,  parce 
qu'ils  n'auront  pas  ôté  leur  épée  pour  assister  au 
prêche?  Doit-on  condamner  à  mort  ceux  qui  seront 
allés  à  ces  assemblées  avec  les  armes  qu'on  a  cou- 
tume de  porter  dans  les  voyages? 

Le  second  article  de  la  déclaration  de  1724  con- 
damne à  mort  les  ministres,  et  défend,  sous  peine 
des  galères  perpétuelles,  de  favoriser  leur  fuite,  de 
leur  donner  retraite,  etc.  Cette  disposition  n'est  que 
le  renouvellement  des  articles  j  et  2  de  la  déclara- 
tion du  i*^""  juillet  1686.  Par  l'édit  qui  révoque  celui 
de  Nantes,  les  ministres  qui  ne  seraient  pas  sortis 
de  France  dans  l'espace  de  quinze  jours ,  devaient 
être  condamnés  aux  galères.  La  rigueur  de  l'édit  de 
1686,  contre  les  ministres  qui  seraient  rentrés  dans 
le  royaume,  prouve  que  ces  ministres  étaient  re- 
gardés par  le  gouvernement  comme  des  émissaires 
de  la  Hollande  et  de  l'Angleterre.  Ainsi  le  motif  qui 
avait  dicté  ces  rigueurs  ne  subsistait  plus  lorsqu'on 
les  renouvela  en  1724.  Si  l'on  examinait  de  même 
l'histoire  de  notre  jurisprudence,  on  trouverait  que 
la  plupart  des  lois,  ou  absurdes,  ou  cruelles,  qui 
la  déshonorent,  ont  été  faites  dans  des  circonstances 
où  il  était  peut-être  excusable  de  les  croire  néces- 
saires, et  qu'elles  n'ont  été  conservées  que  par  un 
respect  aveugle  pour  ce  qui  est  établi ,  par  la  paresse 
de  faire  des  changements,  ou  par  un  penchant,  mal- 
heureusement trop  commun  ,  à  penser  que  tout  ce 
qui  est  rigoureux  est  nécessaire. 

Il  est  impossible  à  tout  calholitiue  laisonnable  de 


SUR  l'État  des  protestants.  4'ï 

regarder  comme  un  scélérat  un  ministre  protestant 
qui  explique  à  ses  frères  les  dogmes  de  sa  secte  et 
la  morale  de  l'Évangile.  On  regarderait  comme  in- 
fâme tout  catholique  qui  refuserait  à  un  ministre 
fugitif  un  asile  ou  du  pain;  qui,  en  lui  fermant  la 
porte  de  sa  maison ,  l'exposerait  à  tomber  entre  les 
mains  de  ceux  qui  le  poursuivent.  Osons  même  in- 
terroger les  chefs  du  clergé  de  France;  demandons 
à  ces  descendants  de  nos  braves  chevaliers  qui,  en 
s'honorant  d'être  les  ministres  de  Jésus-Christ,  n'ont 
point  dégénéré  de  la  générosité  de  leurs  ancêtres  , 
demandons-leur  s'ils  ne  mettraient  pas  leur  honneur 
à  protéger  un  ministre  protestant  qui  aurait  cherché 
un  asile  dans  leur  palais?  Disons  plus  :  si,  lorsqu'il 
y  avait  des  jésuites,  un  ministre  s'était  jeté  entre  les 
bras  d'un  recteur  d'une  de  leurs  maisons,  n'y  eût-il 
pas  été  en  sûreté?  Pourquoi  donc  condamner  aux 
galères  de  malheureux  prolestants  qui  auront  fait 
pour  un  homme  qui  s'expose  à  la  mort  pour  les 
instruire,  ce  que  les  plus  violents  ennemis  de  la  reli- 
gion protestante  auraient  fait  comme  eux  ?  Pourcpioi 
les  forcer  de  choisir  entre  le  supplice  et  l'infamie? 
Pourcpioi  obliger  les  juges  de  dire  à  ceux  qu'ils  con- 
damnent :  «  Nous  vous  déclarons  infâmes  au  nom  de 
la  loi;  mais  vous  méritez  notre  estime,  et  vous  se- 
riez infâmes  aux  yeux  de  l'honneur,  si  vous  n'aviez 
point  bravé  l'ignominie  du  supplice.»  C'est  un  grand 
mal  dans  une  législation  ,  et  un  mal  bien  plus  grand 
qu'on  ne  pense,  que  de  conserver  des  lois  telles  qu'un 
homme  puisse  mériter  l'estime  publique  en  s'expo- 
sant  aux  galères. 


4ia 

D'autres  articles  (i)  de  l'édit  de  172^  condamnenl 
au  bannissement  les  protestants  qui  déclarent ,  à  la 
nioit,  qu'ils  ont  vécu,  et  qu'ils  veulent  mourir  dans 
leur  religion  ,  en  cas  qu'ils  reviennent  à  la  vie  ;  s'ils 
meurent,  on  fait  le  procès  à  leur  mémoire. 

Par  d'autres  lois,  qui  ne  sont  pas  abrogées,  on 
doit  mettre  aux  galères  les  protestants  arrêtés  en  vou- 
lant passer  les  frontières.  Ainsi,  les  protestants  n'ont 
la  liberté  de  sortir  du  royaume  que  quand  ils  en 
sont  bannis. 

La  condamnation  de  leur  mémoire  entraîne  la 
confiscation  de  leurs  biens  ;  et  leurs  enfants  sont  punis 
de  Teneur  de  leurs  pères.  INous  ne  parlons  point  de 
l'infamie,  qui  est  la  suite  de  cette  condamnation  ; 
l'infamie  légale  n'a  de  force  que  lorsque  l'opinion 
publique  la  ratifie. 

Cette  partie  de  la  loi  de  1724  est  la  suite  de  lois 
plus  anciennes,  qu'il  ne  sera  point  inutile  d'ana- 
lyser. 

Une  loi  à  peu  près  semblable  avait  déjà  été  faite 
en  i665.  En  1679,  Louis  XIV  décerna  la  peine  du 
bannissement  perpétuel  contre  les  relaps,  c'est-à- 
dire,  aux  termes  de  la  loi,  contre  ceux  qui,  après 
avoir  fait  abjuration  de  la  religion  prolestante,  étaient 
retournés  à  leurs  erreurs.  Les  moines  apostats  de- 
vaient être  condanuiés  à  la  même  peine.  En  1680, 
on  rétendit  à  tous  les  catlioliques  qui  embrasseraient 
la  religion  prétendue  réformée. 

En  i683,  les   minislies  qui  auraient  admis  dans 

(  i  )  V^oyez  les  articles  8 ,  9 ,  i  o  et  1 1 . 


SUR  l'iîtat  des  protestants.  4i3 

leurs  temples  des  catholiques  apostats,  furent  con- 
tlamnés  au  bannissement  perpétuel. 

En  1686,  par  la  déclaration  du  16  avril,  ceux  qui, 
ayant  abjuré  la  religion  protestante,  déclaraient,  h 
la  mort,  qu'ils  mouraient  dans  cette  religion,  de- 
vaient, en  cas  de  guérison,  être  condamnés  aux  ga- 
lères perpétuelles,  et,  en  cas  de  mort,  leurs  biens 
devaient  être  confisqués,  et  le  procès  fait  à  leur  mé- 
moire. 

On  parvint  à  faire  croire  à  Louis  XIV  que  ses  lois 
avaient  détruit  le  protestantisme  en  Fiance;  on  lui 
donna,  pour  de  véritables  conversions,  les  actes  de 
catholicité  arrachés  aux  villages  protestants  par  la 
présence  des  dragons.  Révélons  ici  la  turpitude  en- 
tière de  ces  temps  malheureux.  On  mit  sous  ses  yeux 
de  longues  listes  de  conversions,   achetées 


a  prix 


d'argent,  11  existe  des  lettres  authentiques  des  hommes 
à  qui  les  fonds  destinés  pour  cet  usage  étaient  con- 
fiés, et  qui  disputent  avec  les  convertisseurs  subal- 
ternes sur  la  cherté  des  conversions.  Louis  XIV 
ignorait  ces  manœuvres,  et,  peu  de  mois  avant  sa 
mort,  dans  le  même  temps  oii  le  jésuite  le  Telher 
lui  faisait  signer  un  édit  qui  déclarait  la  bulle  Uni- 
<^e?ulifs  une  loi  du  royaume,  et  ordonnait  de  faire 
le  procès  à  ceux  qui  refuseraient  de  s'y  soumettre, 
le  même  jésuite  lui  faisait  signer  une  autre  loi  où 
il  ordonnait  que  tout  protestant  qui  déclarerait,  à 
la  mort,  qu'il  professe  la  religion  réformée,  serait 
regardé  comme  relaps,  et  soumis  aux  peines  de  la 
déclaration  de  1686.  On  disait,  dans  cette  loi ,  qu'il 
é\.inl  probable  que  tout  prolestant,  ou  fils  de  protes- 


4  I  4  SUR    l'état    des    TROTESTAINTS. 

tant ,  qui  était  resté  en  Fiance  depuis  la  révocation 
de  l'édit  de  Nantes,  avait  abjuré;  sans  quoi  il  ne 
serait  pas  resté  dans  le  royaume,  dont  cependant  il 
lui  était  défendu  de  sortir  sous  peine  des  galères; 
et  c'est  d'après  cette  abjuration  probable .,  qu'un  ma- 
lade qui  avait  dit  à  son  curé  qu'il  croyait  les  dogmes 
de  la  religion  réformée,  devait,  après  la  convales- 
cence, être  mis  à  la  chaîne  et  y  demeurer  le  reste 
de  sa  vie.  Telle  est  l'origine  de  la  disposition  de 
l'édit  de  17^4,  qui  nous  occupe  maintenant.  Ainsi  , 
une  erreur  que  des  gens  qui  marchandaient  des 
consciences  avaient  persuadée  à  Louis  XIV,  fait  trai- 
ter encore  avec  cette  barbarie  des  hommes  dont  tout 
le  crime  est  de  n'avoir  pas  voulu  souiller  par  un 
mensonge  les  derniers  instants  de  leur  vie. 

Les  patents,  les  amis  des  mourants,  qui  les  auront 
exhortés  à  persister  dans  leur  croyance,  doivent  être 
aussi  condamnés  aux  galères  par  l'édit  de  1724.  Un 
frère,  un  fds,  un  ami  qui  rend  à  un  mourant  des 
soins  consolateurs,  sera  donc  condamné  au  supplice 
des  scélérats,  si,  dans  ces  moments  de  trouble  et  de 
terreur,  il  cherche  à  porter  la  paix  dans  l'âme  agitée 
d'un  père,  d'un  frère,  d'un  ami!  Entouré  de  regards 
ennemis,  il  craindra  de  se  livrer  aux  deiniers  épan- 
chements  de  la  nature  et  de  l'amitié  ;  et  des  mal- 
heureux, sur  leur  lit  de  douleur,  menacés  d'être 
bannis  de  leur  patrie,  s'ils  reviennent  à  la  vie,  ou 
d'être  livrés  à  l'ignominie  après  leur  mort,  trem- 
blants d'exposer  leurs  enfants  à  la  misère  ou  au  sup- 
plice, réduits  à  redouter  la  présence  et  les  soins  de 
tout  ce  qu'ils  aiment,  expireront,  déchirés  entre  le 


SUR  l'État  des  protestants.  4^5 

remords  d'avoir  trahi  leur  foi ,  et  la  crainte  des  suites 
affreuses  d'un  moment  de  vérité. 

C'est  ici  le  lieu  d'observer  que  toutes  ces  actions, 
punies  avec  tant  de  rigueur  dans  la  loi  de  1724  ,  ne 
sont  pas  des  actions  qui,  comme  l'assassinat  et  le 
vol,  seraient  des  crimes,  quand  même  aucune  loi 
n'aurait  statué  contre  elles;  qu'elles  n'ont  rien  de 
cri/fit/iel  dans  l'ordre  politique  que  la  désobéissance 
à  la  loi  qui  les  a  déclarées  des  crimes  ;  mais  si  la  loi 
peut  légitimement  décerner  des  peines  contre  des 
actions  indifférentes  en  elles-mêmes,  c'est  unique- 
ment dans  des  circonstances  particulières ,  où  ces 
actions  peuvent  avoir  des  suites  funestes.  Ces  lois 
sont  donc  momentanées  de  leur  nature;  et  toute  loi 
perpétuelle,  pour  défendre,  sous  des  peines  capi- 
tales, une  action  qui  n'est  point  un  crime,  indé- 
pendamment de  la  loi,  est  nécessairement  une  loi 
injuste.  On  dira  peut-être,  pour  s'opposer  à  l'abo- 
lition de  ces  lois,  qu'elles  ne  sont  pas  exécutées  à  la 
rigueur.  Mais  d'abord,  conserver  des  lois  que  l'opi- 
nion publique  permet  de  laisser  sans  exécution ,  et 
que  cependant  les  ministres  de  la  justice,  les  hommes 
puissants  peuvent  réveiller,  si  leur  intérêt  ou  leurs 
passions  le  demandent,  c'est  ouvrir  la  porte  au  mé- 
pris des  lois,  à  leur  exécution  arbitraire,  à  la  ty- 
rannie. D'ailleurs,  ces  lois,  contre  lesquelles  nous 
réclamons,  ne  sont  que  trop  rigoureusement  exécU' 
tées.  A  la  vérité,  comme  les  tribunaux  ordinaires  , 
forcés  de  pjononcer  selon  la  lettre  de  la  loi ,  ne 
peuvent  choisir  parmi  les  coupables  ceux  que  la 
politique  veut  qu'on  épargne,  et  ceux   qu'elle  croit 


4  lu  SUR    L  ETAT    DES    PROTESTANTS. 

devoir  punir,  le  jugement  de  ces  délits  a  presijue 
toujours  été  confié  à  des  commissions,  et  il  n'y  a 
par  conséquent  aucun  moyen  de  se  procurer  une 
liste  exacte  de  ces  condamnations  irrégulières.  Mais 
nous  observerons  que,  dans  un  livre  imprimé  il  y 
a  quelques  années,  livre  dans  lequel  on  accusait 
d'exagération  les  écrivains  amis  de  l'humanité  et  de 
la  religion  ,  qui  gémissaient  de  la  sévérité  des  lois 
contre  les  protestants,  Fauteur,  pour  prouver  avec 
quelle  modération  ces  lois  sont  exécutées,  avançait 
que,  depuis  ly/jS  jusqu'en  1770,  il  n'y  avait  eu  que 
huit  ministres  protestants  exécutés  à  mort.  C'est  de 
nos  jours  que  le  jeune  Fabre  obtint  d'être  conduit 
aux  galères  à  la  place  de  son  père;  et  ce  dévouement 
généreux  prouve  à  la  fois  combien  les  lois  contre 
les  protestants  sont  en  vigueur,  et  combien  les  pro- 
testants français  méritent  peu  de  gémir  sous  de  telles 
lois. 

Les  protestants  sont  obligés  d'envoyer  leurs  en- 
fants aux  écoles  catholiques  (i)  ;  ainsi ,  la  loi  leur 
enlève  le  droit  qu'ont  les  pères  de  veiller  à  l'éduca- 
tion de  leurs  enfants,  ce  droit  de  la  nature,  anté- 
rieur à  toutes  les  lois.  Us  craindront  que  le  zèle  exa- 
géré des  instituteurs  catholiques  n'apprenne  à  leurs 
enfants  à  regarder  leurs  parents  comme  des  ennemis 
de  l'Être  suprême.  Accoutumés,  par  les  préjugés 
mêmes  de  leur  secte ,  à  se  défier  de  la  pureté  des 
mœurs  des  prêtres  voués  au  célibat,  ils  seront  forcés 
de  livrer  leurs  filles  aux  instructions  de  ces  prêtres; 

(i)  Articles  4,  5,  6  et  7. 


SUR  l'État  des  protestants.  4^7 

el  si  ces  minisires  d'une  religion  sainte  sont  indignes 
de  leur  caractère,  co-rnme  il  n'est  arrivé  que  trop 
souvent;  si  un  père  a  pu  concevoir  d'affreux  soup- 
çons ,  il  n'osera  arracher  sa  fille  au  danger,  de  peur 
(|ue  des  ordres  rigoureux  ne  la  viennent  enlever  de 
ses  bras;  s'il  laisse  échapper  un  cri  d'indignation  , 
exposé  à  la  vengeance  de  l'hypocrisie  et  du  fana- 
tisme, il  se  verra  entouré  de  délations  et  de  supplices. 
En  1681,  Louis  XIV  avait  permis  de  recevoir  les 
abjurations  des  enfants  de  sept  ans,  les  avait  autorisés 
à  ([uitter  la  maison  de  leurs  parents  ,  leur  permettait 
de  faire  un  procès  à  leurs  pères  pour  les  obliger  à 
leur  payer  une  pension.  LaJoi  supposait  donc  que 
des  enfants  de  sept  ans  sont  en  état  de  prononcer 
entre  deux  religions  qui  partagent  les  théologiens 
de  l'Europe  les  plus  éclairés.  La  loi  permettait  à  des 
enfants  de  sept  ans  de  se  soustraire  à  l'autorité  pa- 
ternelle. 

Un  père  était  exposé  à  perdre  ses  enfants  pour  ja- 
mais ,  si  quelque  rigueur  nécessaire  pour  corriger 
leurs  vices  naissants  excitait  dans  leur  âme  un  ins- 
tant de  dépit  :  et  c'est  ainsi  c{ue  les  instigateurs  de 
ces  lois  respectaient  la  religion  ,  les  mœurs  et  la 
nature! 

Au  mois  de  juillet  j685,  il  fut  défendu  aux  pa- 
rents protestants  des  enfants  nés  d'un  père  mort 
dans  cette  religion  et  d'une  mère  catholique,  de 
veiller  sur  eux  en  qualité  de  tuteurs,  et  la  peine  du 
bannissement  fut  prononcée  contre  ceux  qui  se  char- 
geraient de  ces  soins  dont  la  nature  et  le  droit  com- 
mun du  royaume  leur  faisaient  un  devoir. 

V.  2  7 


4l8  SUR    l'état    Df.S    PKOTKSTANTS. 

Au  mois  d'août  de  la  même  année,  cette  défense 
fut  étendue  sur  les  enfants  dont  les  pères  et  mères 
étaient  morts  dans  la  religion  protestante  (i). 

L'édit  qui  révoqua  celui  de  Nantes  est  du  mois 
d'octobre  del'année  i685.  Il  ordonna  que  les  enfants 
des  protestants  seraient  tous  élevés  dans  la  religion 
catholique. 

Au  mois  de  janvier  1686,  un  nouvel  édit  ordonna 
d'enlever,  dans  la  huitaine,  aux  protestants  leurs 
enfants  âgés  de  plus  de  cinq  ans,  pour  les  remettre 
aux  parents  catholiques  les  plus  proches,  ou,  au 
défaut  de  parents,  à  des  catholiques  nommés  par 
le  juge;  les  pères  étaient  obligés  de  payer  une  pen- 
sion pour  les  enfants  qu'on  leur  ai  radiait  ;  et  les 
enfants  de  ceux  qui  étaient  hors  d'élat  de  payer  cette 
pension  devaient  être  enfermés  dans  des  hôpitaux. 
C'était  ordonner  à  deux  cent  mille  hommes  de 
prendre  les  armes;  l'exécution  rigoureuse  de  cette 
loi  eût  allumé  la  guerre  civile;  aussi  jamais  ne  fut- 
elle  exécutée.  Il  est  clair  que  Louis  XIV  n'avait  pas 
imaginé  une  pareille  loi;  c(ue  les  jésuites  la  lui  arra- 
chèient  ,  en  lui  persuadant  qu'il  élait  obligé  en 
conscience  de  préserver  ces  enfants  de  l'erreur,  qu'il 
répondrait  devant  Dieu  de  leur  perdition.  Mais 
Louis  XIV,   rendu  à  lui-même,    sentit  bientôt  que 

(i)  Cette  différence  entre  deux  lois,  faites  à  si  peu  de  dis- 
tance, et  deux  mois  avant  une  loi  générale  qui  détruisait  le  pro- 
testantisme, que  ces  lois  particulières  minaient  sourdement, 
montre  bien  clairement  que  cette  législation  ne  fut  pas  l'effet  d'un 
plan  formé  par  Louis  XIV,  mais  le  fruit  de  l'obsession  conti- 
nuelle de  ses  directeurs. 


SUR    LETAT    DKS    PROTESTANTS.  4^9 

Dieu  n'ordonne  ni  des  choses  impossibles,  ni  des  ac- 
tions barbaies;  on  se  contenta  d'ordonner,  par  des 
lettres  ministérielles,  aux  protestants,  qu'on  suppo- 
sait convertis  en  vertu  des  ordi-es  du  roi,  d'envoyer 
leurs  enfants  aux  écoles  et  aux  catéchismes  catholi- 
({ues.  En  1698,  on  en  fit  une  loi,  qui  fut  encoie  re- 
nouvelée en  1700;  les  juges  devaient  condamner  à 
des  amendes  ceux  qui  contreviendraient  à  ces  ordres. 
On  menaçait  d'enlever  les  enfants  à  leurs  patents , 
pour  les  faire  élever  dans  des  collèges  et  dans  des 
couvents.  Ces  menaces  ont  été  souvent  exécutées; 
nous  avons  vu  de  nos  jours  de  jeunes  filles  arrachées 
à  leurs  parents  pardes  oidres  rigoureux,  livrées  dans 
des  couvents  à  des  religieuses  peu  éclairées,  qui 
ignoraient  également,  et  la  religion  dont  il  fallait  les 
instruire,  et  celle  dont  il  fallait  les  détromper;  nous 
avons  vu  plusieurs  de  ces  malheureuses  victimes 
succomber  à  ces  longues  persécutions,  et  perdre, 
au  ])out  de  quelques  années  ,  la  raison  ou  la  vie(j). 

(i)  La  Qllc  de  Sirven  devint  folle,  s'échappa  du  couvent  où 
elle  avait  été  renfermée,  et  se  noya  dans  un  puits.  Le  père,  ac- 
cusé de  l'avoir  assassinée,  fut  condamné  par  contumace  à  être 
pendu.  Le  parlement  de  TouJtMise  lui  a  rendu  depuis  une  justice 
éclatante. 

Un  édit  du  8  septembre  i685  ordonnait  aux  femmes  et  aux 
filles  protestantes  d'abjurer  dans  la  huitaine;  sinon  elles  devaient 
être  renfermées  dans  des  couvents,  et  au  bout  d'un  mois,  si  elles 
ne  s'étaient  pas  converties,  elles  devaient  être  contraintes  à 
jeûner,  veiller,  prier,  comme  des  religieuses  ,  et  à  recevoir  la 
discipline. 

Les  parents  qui  n'auraient  pas  dénoncé  aux  juges  leurs  filles  ou 
leurs  femmes,  devaient  subir  une  punition  que  l'édit  ne  prescrit 

27. 


/|20  SUR    l'état    des    PROTESTANTS. 

Vous  n'opposez,  nous  dira-l-on,  à  ces  lois  que 
des  considérations  humaines;  mais  la  religion  fait  aux 
rois  un  devoir  de  conscience  de  préférer  ie  salut  de 
leur  peuple  à  son  honlieur  et  à  ses  droits.  Nous  ré- 
pondrons à  cette  objection  par  un  exemple  plus  fort 

pas  ,  mais  qui  était  fixée  dans  des  lettres  secrètes  adressées  aux 
intendants. 

Enfin  les  intendants  étaient  autorisés  à  punir  par  des  amendes 
et  des  punitions  corporelles ,  ceux  qui  les  solliciteraient  de  se  re- 
lâcher de  la  riji;ueur  de  ces  dispositions. 

Celte  loi,  contraire  à  la  nature,  aux  mœurs  ,  à  l'humanité,  au 
droit  naturel,  au  droit  public  de  France,  fut  rejetee  par  les  par- 
lements ;  il  est  étonnant  que  les  jésuites  aient  pu  trouver  des  nr»i- 
nistres  assez  faibles  pour  la  signer.  C'est  peut-être  la  seule  fois 
que  l'on  ait  imaginé  d'infliger  des  peines  par  une  loi  publique , 
et  de  statuer  sur  le  genre  de  ces  peines  dans  un  acte  illégal  et  se- 
cret. Nous  ne  connaissons  aucune  autre  loi  où  l'on  ait  donné  à  un 
magistrat  le  droit  d'emprisonner  arbitrairement  des  citoyens, 
sous  prétexte  qu'ils  l'ont  sollicité  d'adoucir  la  rigueur  de  la  loi. 
Si  celte  loi  ne  fut  pas  enregistrée,  il  paraît  qu'elle  fut  exécutée 
dans  plusieurs  endroits.  On  força  des  femmes  protestantes  d 'assister 
à  des  actes  religieux  qu'elles  regardaient  comme  une  idolâtrie,  on 
les  soumit  à  de  saintes  flagellations  ,  qu'elles  ne  pouvaient  regar- 
der, dans  les  opinions  de  leur  secte,  que  comme  le  dernier  raffi- 
nement de  la  débauche  et  de  la  cruauté  monacales. 

A  Uzès,  huit  filles,  depuis  seize  ans  jusqu'à  vingt-trois,  furent 
troussées  jusqu'aux  reins,  et  fouettées  en  présence  du  juge  de  la 
ville  et  du  major  du  régiment  de  Vivonne,  par  les  religieuses  qui 
remplirent  les  fonctions  réservées  aux  bourreaux  avec  le  zèle  le 
plus  édifiant. 

Déjeunes  filles  demi-nues,  fouettées  par  des  religieuses  devant 
des  hommes,  devaient  déconcerter  un  peu  la  pruderie  de  ma- 
dame deMaintenon  ;  mais  la  petite-fille  de  d'Aubigne  n'osait  plaider 
la  i^ause  des  protestants,  elle  craignait  de  compromettre  ï.on  cré- 
dit contre  le  crédit  des  jésuites,  qui  partageaient  avec  elle  l'hon- 


SUR  l'état   des  protestants.  l\ll 

que  loiiles  les  raisons.  L'impératrice-reine,  la  souve 
raine  de  l'Europe  la  pluj  pieuse,  a  défendu  aux  ins- 
tituteurs publics  dans  ses  États,  de  mettre  entie  les 
mains  des  enfants  confiés  à  leurs  soins  aucun  livre 
où  l'on  combattît  les  dogmes  de  la  religion  que  pro- 
fessent leurs  parents. 

L'article  7  de  l'édit  de  1724  mérite  une  attention 
particulière;  il  est  copié  sur  l'article  9  de  celui  de 
1698.  Par  cet  article,  on  établit  dans  les  villages 
protestants,  où  ceUi  sera  possible,  une  école  catho- 
lique; et  on  permet,  s'il  n'y  a  point  d'autres  fonds, 
de  lever  sur  les  pères  un  impôt  pour  le  payement 
des  maîtres. 

Une  telle  disposition  n'était  propre  qu'à  scanda- 
liser les  protestants  :«  Quoi  !«  pouvaient -ils  dire  ^ 
«  les  membres  du  clergé  de  France  jouissent  de 
richesses  immenses,  consacrées  à  l'instruction  publi- 
que, et  le    soin   de    catéchiser  nos  enfants  est  un 

ueur  d'inspirer  à  Louis  XIV  de  mauvaises  lois  et  des  choix  ridi- 
cules. 

Il  est  déplorable  qu'un  roi  qui  avait  naturellement  un  esprit 
juste  et  une  âme  élevée  ait  cru  honorer  Dieu  en  publiant  de  pa- 
reilles lois;  que  la  gloire  de  Dieu  ait  été  le  motif  de  ce  mélange 
révoltant  de  barbarie  et  de  scandale.  Cela  n'est  pourtant  que 
trop  vrai  :  on  prétend  même  que  Louis  fut  étonné,  vers  la  fin  de 
sa  vie,  que  le  Dieu  à  qui  il  avait  immolé  tant  de  victimes  eût 
permis  qu'il  fût  battu  par  des  hérétiques;  aucun  des  dévots  qui 
l'entouraient  n'eut  le  courage  de  lui  dire  que  ce  Dieu  rejetait 
avec  horreur  de  pareils  sacrifices,  qu'il  lui  demanderait  un 
compte  bien  plus  sévère  de  ses  lois  que  de  ses  maîtresses,  que 
c'était  enfin  pour  le  temps  de  sa  dévotion  ,  et  non  pour  celui  de 
ses  faiblesses,  qu'il  aurait  surtout  besoin  de  clémence. 


/|ast  SUR    LÉTAT    DES    PROTESTANTS. 

fardeau  tiop  péi)ible  pour  leur  zèle  î  Ils  confieronl  à 
des  mercenaires  le  soin  d'instruire  nos  enfants  de 
leurs  dogmes,  et  pour  payer  ces  meicenaires,  il 
faudia  lever  un  impôt  sur  nous!  Ils  sollicitent  contre 
nous  des  lois  de  sang,  et  ils  refusent  de  nous  éclai- 
rer !  Jésus-Clirist  ,  leur  maître  et  le  nôtre,  disait  à 
ceux  qui  écartaient  de  lui  des  enfants  :  Laissez 
approcher  de  moi  les  petits  enfants,  le  loyaume  de 
mon  père  est  pour  ceux  qui  sont  doux  et  innocents 
comme  eux  ;  il  ne  disait  pas  :  Le  soin  d'instiuire  les 
enfants  du  pauvre  est  au-dessous  de  ma  dignité  ; 
je  vais  à  Rome  demander  aux  affranchis  de  César 
d'ordonner  aux  juifs,  en  son  nom,  de  fléchir  le 
genou  devant   moi.  » 

Que  pouvait-on  leur  répondre  alors?  Ce  qu'on 
leur  a  dit  tant  de  fois,  qu'ils  confondaient  avec 
la  religion  des  abus  dont  la  religion  gémit  :  Réformez 
CCS  abus,  auraient-ils  dit,  et  c'est  (dors  c/uc  vous 
pourrez  prétendre  à   nous  convertir. 

Les  protestants  ne  peuvent,  d'après  l'article  i5  de 
l'éditde  17^4,  contracter  de  maiiages  que  devant  un 
prêtre  catholique,  et  en  se  conformant  aux  rits  de 
l'église  catholi(jue  ;  il  faut  donc,  ou  qu'ils  commettent 
ce  qu'ils  regardent  comme  un  sacrilège ,  ou  que  leurs 
enfants  soient  bâtards.  Tout  protestant  marié  peut 
violer  impunément  sa  foi,  et  la  loi  déclarera  concu- 
bine l'épouse  qu'il  a  trompée;  tout  père  barbare  peut 
lavir  à  ses  enfants  leur  héritage  et  leur  état.  Nous 
avons  vu,  il  y  a  peu  d'années ,  le  parlement  de  Gre- 
noble forcé,  par  la  loi,  decondannier,  en  gémissant, 
une  épouse   vertueuse  et  des  fils  innocents,  et  de 


su  H    r/ÉTAT    DES    PROTESTANTS.  l\1D 

couronner  le  parjure,  la  prostitution  et  le  scan- 
dale (i).  Un  collatéral  avide  peut  obliger  les  juges  de 
lui  donner  le  bien  d'une  famille  infortunée, 

L'édit  de  i  724  semble  supposer  qu'il  n'existe  plus 
en  France  de  protestants  ;  il  traite  un  million  de 
sujets  utiles  et  soumis  comme  s'ils  n'existaient  pas; 
les  lois  conservatrices  de  la  propriété  et  de  l'état  des 
citoyens  ne  s'étendent  point  sur  eux.  La  nature, 
l'honneur,  la  probité,  veillent  seuls  à  leur  défense; 
et  cette  loi  aurait  couvert  la  France  de  cin(|  cent 
mille  brigands,  si  les  infortunés  qu'elle  opprime 
n'avaient    pas  été  des  citoyens  vertueux. 

Cependant,  à  Rome,  les  enfants  des  juifs  ont  droit 
à  l'héritage  de  leurs  pères;  le  mariage  des  juifs  y  est 
protégé  par  la  loi  comme  un  contrat  civil.  Dans  les 
États  protestants  de  l'Europe,  où  l'exercice  public  de 
la  religion  catholique  est  défendu ,  les  mariages  de 
ceux  qui  la  professent  obtiennent  la  sanction  civile 
du  gouvernement;  en  Turquie,  les  chrétiens  de 
toutes  les  communions  jouissent  des  droits  d'époux 
et  de  pères. 

En  France ,  les  mariages  des  luthériens  et  des 
calvinistes  d'Alsace  n'ont-ils  pas  tous  les  effets  civils? 
La  conscience  de  nos  rois  leur  défendrait-elle  de 
permettre  en  Languedoc  ce  qu'ils  permettent  en 
Alsace,  d'accorder  à  leurs  sujets  chrétiens  ce  que  le 
souverain  pontife  accorde  à  ses  sujets  juifs  (2)^ 

1)  Voyez  le  plaidoyer  imprimé  que  prononça  dans  cette  causp 
M.  de  Servan,  alors  avocat  général. 

(jt)  Les  prêtres  eatlioliqnes  sont  obligés,  en  Alsace,  d'après  un 
arrcl  du  conseil,  de  marier,  soit  des  luthériens  avec  des  femmes 


4^4  SUR  l'état  des  protestants. 

Louis  XIV  s'était  borné,  en  1680,  à  défenclre  ks 
mariages  entre  les  protestants  et  les  catholiques; 
et,  en  septembre  i685,  il  avait  établi  des  formes 
légales  pour  les  mariages  et  les  baptêmes  des  proles- 
tants, dans  les  lieux  où  l'exercice  public  était  dé- 
fendu. Des  ministres  protestants,  nommés  par  les 
intendants,  administraient  ces  sacrements  dans  un 
lieu  et  dans  un  jour  marqués  ,  en  présence  d'un  ma- 
gistiat;  et  les  registres  étaient  déposés  dans  les 
greffes  des  tribunaux.  L'édit  de  révocation,  pidjlié 
le  mois  suivant,  ne  parle  point  des  mariages,  et 
ordonne  que  les  enfants  soient  portés  dans  les  églises 
catholiques  pour  y  étie  baptisés.  Une  déclasation  du 
mois  de  décembre  de  la  même  année  règle  les  for- 
malités civiles  qui  doivent  constater  le  décès  des 
protestants.  L'édit  de  1698,  1'^  décembre,  ordonne 
à  tous  les  sujets  du  roi  de  se  conformer  pour  leurs 
mariages  aux  canons  des  conciles  et  aux  ordonnances; 
et  le  roi  se  réserve  de  pourvoir  aux  effets  civils  des 
mariages  contractés  depuis  i685.  Louis  XIY  n'y 
a   point  pourvu;  la  mort  de    Charles  II,  roi  d'Es- 

catholiques,  soit  les  catholiques  avec  des  femmes  luthériennes, 
c'est-à-dire  ,  de  prêter  leur  ministère  à  un  sacrilège  avec  con- 
naissance de  cause;  autrement,  comme  des  raisons  de  politique 
très-fortes  obligent  de  ménager  les  luthériens  d'Alsace,  il  aurait 
fallu  permettre  aux  catholiques  d'épouser  les  luthériennes  devant 
leurs  ministres;  et  les  prêtres  catholiques  ont  préféré  leur  juri- 
diction à  leur  conscience.  On  a  cherché  à  dérober  au  reste  de  la 
France  la  connaissance  de  cette  loi  particulière  pour  l'Alsace,  et 
elle  n'est  pas  dans  le  recueil  des  arrêts  du  conseil ,  imprimé  à  l'im- 
primerie royale.  C'est  ce  qui  nous  a  empêché  d'en  citer  les  disj)o- 
sitions  avec  plus  de  détail. 


su  II  l'état  des  protestants.  4^5 

pagne,  la  guene  delà  succession,  les  troubles  des 
Cévennes,  ([ui  léveillèrent  sa  liaine  contre  les  protes- 
tants, les  troubles  que  les  jésuites  excitèrent  dans 
l'État  pour  les  disputes  du  jansénisme,  ne  permirent 
pas  à  ce  prince  de  s'occuper  des  mariages  des  pro- 
testants ;  d'ailleurs,  aucun  ministre  n'osait  lui  révéler 
la  grandeur  du  mal;  il  aurait  fallu  lui  apprendre 
(ju'il  y  avait  encore  des  protestants  dans  ses  États. 

Nous  espérons  que  Louis  XVI  daignera  faire  ce 
cjue  Louis  XIY  avait  promis.  11  ne  s'agit  plus  des 
maiiages  qui  avaient  pu  être  contractés  durant  treize 
ans,  dans  un  temps  où  les  protestants  ,  accablés  par 
tant  de  lois  cruelles,  ne  pouvaient  regarder  que 
comme  un  malbeur  les  titres  d'époux  et  de  pères. 
11  s'agit  de  prononcer  sur  le  sort  de  deux  cent  mille 
familles,  dont  l'état  est  incertain  depuis  près  d'un 
siècle;  il  s'agit  de  l'assurer  à  jamais,  et  il  y  a  peu 
d'objets  plus  iaqDortants,  plus  dignes  d'occuper  la 
justice  et  l'humanité  d'un  législateur. 

Par  l'édit  de  1724  ,  les  protestants  sont  exclus  de 
toutes  les  fonctions  publiques,  et  d'un  grand  nombre 
de  professions.  Non-seulement  ils  ne  peuvent  être  ni 
administrateurs,  ni  magistrats;  non-seulement  les  offi- 
ciers protestant  s  sont  privés  decette  marque  honorable 
du  service  militaire,  seule  décoration  que  le  grand 
nombre  de  ceux  qui  la  portent  n'a  pu  avilir,  parce 
([u'elle  est  la  récompense  de  la  bravoure,  veitu  (jui, 
comme  la  probité,  honore  par  elle-même,  et  non 
par  la  supériorité  qu'elle  donne  à  ceux  qui  la  pos- 
sèdent. Les  pioleslants  ne  peuvent  être  ni  médecins, 
ni  chiruigiens,  ni  apothicaires,  ni  accoucheuis.  Boër- 


fiiG  SUR   l'état  des  protestants. 

hâve  et  Sydenham  n'eussent  pu  ,  en  Fiance,  ordon- 
ner légalement  une  médecine;  Cheselden  n'y  eût  pu 
faire  l'opération  de  la  cataracte  ,  ni  Margraf  y  pré- 
parer de  l'antimoine.  11  faut  être  catholique  pour 
avoir  le  droit  d'imprimer  des  livres  ou  d'en  débiter. 
Les  notaires,  les  avocats,  les  procureurs,  doivent 
être  catholiques  -,  on  exige  même  des  sergents  un 
certificat  de  catholicité  ;  on  l'exige  également  pour 
toutes  les  charges  qui  donnent  la  noblesse  ou  des 
privilèges,  et  dont  l'excessive  multiplication  a  été, 
dans  les  besoins  de  l'État,  une  ressource  si  faible  et 
si  onéreuse  (i). 

A  la  vérité,  pour  admettre  un  protestant  dans  un 
grand  nombre  de  ces  états,  comme  pour  les  admettre 
au  mariage,  on  se  contente  de  quelques  actes  de 
catholicité  ,  attestés  par  des  témoins  peu  scrupuleux, 
et  d'un  certificat  qu'il  est  aisé  de  se  procurer  à  bon 
marché.  Mais  il  en  résulte  cette  triste  conséquence  , 
que  les  places,  les  honneurs,  les  droits  de  citoyen  , 
tous  les  témoignages  de  la  confiance  publique,  en 
un  mot,  sont  pour  les  protestants  qui  ont  trahi  leur 
conscience,  ou  qui  regardent  tout  acte  de  religion 

(i)  L'usage  de  vendre  des  charges  pour  se  procurer  un  secours 
d'argent  momentané,  remonte,  eu  France,  au  temps  de  Louis  XIL 
Depuis  ce  prince,  tous  nos  rois  ,  excepté  Louis  XVI,  ont  employé 
ce  moyen  pour  subvenir  à  des  dépenses  extraordinaires.  Les 
longues  guerres  de  Louis  XIV  ont  souvent  obligé  à  s'en  servir, 
ceux  même  de  ses  ministres  qui  cotmaissaient  le  mieux  les  longs 
inconvénients  de  ces  ressources  passagères.  «  La  providence  veille 
particulièrement  sur  ce  royaume,  »  disait  l'un  d'eux;  «  à  peine 
le  roi  a-t-il  créé  une  charge,  (pie  Dieu  crée  un  sot  pour  l'a- 
cheter. » 


SUR  l'ltat  des  protestants.  4-^7 

comme  une  vaine  cérémonie,  tandis  que  l'on  punit 
ceux  qui  ont  une  conscience  timorée,  ou  une  âme 
trop  élevée  pour  consentir  à  l'ombie  même  d'un 
mensonge. 

Un  grand  nombre  de  lois,  antérieuies  à  la  révo- 
cation de  l'édit  de  Nantes,  avaient  successivement 
exclu  les  protestants  des  professions  les  plus  avan- 
tageuses. 

En  1679,  ^^  ^^^^  défendu  aux  seigneurs  d'établir, 
dans  les  justices  de  leurs  terres  ,  des  officiers  pro- 
testants. 

En  1680,  il  fut  défendu  aux  protestants,  liommes 
ou  femmes,  de  faiie  le  métier  d'accoucheuis  ou  de 
sages-femmes,  et  d'accoucher  même  des  femmes 
catholiques. 

Dans  la  même  année  ,  ils  furent  exclus  des  fermes 
générales  et  de  tous  les  emplois  qui  en  dépendent , 
même  de  celui  de  soldat  dans  les  troupes  de  la  ferme. 

Dans  la  même  année,  ils  fuient  exclus  de  tous  les 
emplois  dépendant  des  recettes  générales. 

Enfin,  dans  la  même  année,  il  fut  ordonné  à  tous 
les  protestants  qui,  avant  la  défense  de  1679,  avaient 
acquis  des  charges  dans  les  justices  seigneuriales,  de 
s'en  défaire  dans  le  terme  d'un  an. 

En  1681,  il  futdéfendu  aux  maîtres  des  différentes 
communautés  d'arts  et  métiers,  qui  professaient  la 
religion  réformée,  d'avoir  des  apprentis  ,  soit  pro- 
testants, soit  catholiques. 

L'ordre  de  se  défaiie  dans  l'année,  de  leui  s  charges, 
fut  étendu  aux  officiers  des  justices  royales  et  des 
différentes  juridictions. 


/pS  SUR  l'état  des  protestants. 

En  1682,  on  ordonna  que  dans  leclioix  deslioinnjes 
qui  se  chargeaient,  dans  les  villes  et  bourgs,  de 
fouinir  des  chevaux  de  louage,  les  catholiques  sciaient 
préférés  aux  protestants. 

La  même  année,  les  officiers  de  maréchaussée, 
les  receveurs  des  consignations  ,  qui  étaient  de  la  re- 
ligion réformée,  eurent  ordie  de  se  défaire  de  leurs 
charges. 

En  i683,  on  donna  le  même  ordre  aux  officiers 
de  la  maison  du  roi  et  des  maisons  royales. 

Les  secrétaires  du  roi,  protestants,  reçuient  le 
même  ordre  en  1684. 

La  même  année,  on  défendit  de  prendre  des  pro- 
testants pour  experts. 

En  janvier  i685,  il  fut  défendu  de  recevoir  des 
maîtres  apothicaires  ou  épiciers,  faisant  profession  de 
la  religion  réformée. Observons  que  les  deux  plus  célè- 
bres chimistes  qu'il  y  eût  en  France,  Charas  et  Lé- 
nieri,  tous  deux  apothicaires,  étaient  piotestants,  et 
([u'ils  furent  obligés  de  s'expatrier. 

En  juillet,  il  fut  défendu  aux  protestants  d'exercer 
ia  piofession  de  libraires  ou  celle  d'imprimeurs. 

Le  même  mois,  on  défendit  aux  ecclésiasti(|ues  de 
donner  leurs  terres  à  des  fermiers  de  la  religion  ré- 
formée, ou  même  à  des  catholiques  qui  auraient 
des  réformés  pour  cautions.  11  paraissait  cependant 
naturel  d'espérer  que  des  évêques  ou  des  docteurs 
convertiraient  leurs  feimiers  protestants.  Le  clergé, 
en  sollicitant  cet  édit  à  l'instigation  des  jésuites,  ne 
devait -il  pas  craindre  de  montrer  aux  protestants 
(|ue  c'était    l'honmie  qu'on   persécutait    en    eux,  et 


SUR  l'ktat   des  protestants.  l\'M) 

non  rerieiir?  Qu'ont  de  comimin  les  travaux  du  la- 
bourage et  les  dogmes  de  la  leligion  protestante?  Le 
clergé  ne  seudjlait-il  pas  avoir  peur  que  les  évéques 
ne  fussent  pervertis  par  leurs  fermiers? 

Le  même  mois,  on  défendit  aux  avocats  et  aux  pro- 
cureurs de  prendre  des  clercs  de  la  religion  réformée. 

Le  même  mois  encore,  on  défendit  de  recevoir  des 
avocats  de  celte  religion. 

Le  mois  d'août,  il  fut  défendu  de  recevoir  des 
protestants  docteurs  en  médecine. 

Le  mois  de  septembre,  il  fut  défendu  aux  chirui- 
giens  ou  apothicaires  de  la  religion  réformée  de  faire 
aucun  exercice  de  leur  état  (i). 

L'édit  de  Nantes  fut  révoqué  au  mois  d'octobre. 
Les  avocats  protestants  furent  interdits  de  leurs  fonc- 
tions au  mois  de  novembre  ;  et  le  même  mois,  les 
conseillers  protestants  des  cours  souveraines  eurent 
ordre  de  se  démettre  de  leurs  charges. 

Cette  liste  n'est  rien  moins  que  complète;  nous 
n'avons  point  parlé,  par  exemple,  d'une  loi  faite 
uniquement  pour  défendre  aux  écuyers  protestants 
de  donner  des  leçons  d'équitation  ;  les  jésuites,  t|ui 
n'avaient  jamais  fréquenté  de  maîtres  de  manège, 
supposaient,  apparemment,  que  ces  écuyers  étaient 

(  i)  Observons  ici  que  toutes  ces  défenses  ayant  un  même  objet, 
fondées  sur  le  même  motif,  furent  faites  à  différentes  é{)oques, 
par  différentes  lois  ;  preuve  incontestable,  ou  ne  saurait  trop  le 
répéter,  que  même  en  i685  Louis  XlV  n'avait  formé  aucun  plan 
fixe  sur  la  religion  protestante,  et  qu'il  signait  toutes  ces  lois  à 
mesure  qu'elles  lui  étaient  suggérées  par  ceux  à  qui  il  avait  laisse 
prendre  sur  sa  conscience  un  empire  si  funeste  à  la  nation. 


/|3o  SUR  l'état  des  protestants. 

de  profonds  théologiens,  qui  argumenteraient  contre 
leurs  élèves,  en  leur  appienant  à  faire  la  volte,ou 
à  partir  du  bon  pied. 

Enfin  ,  î'édit  de  1698,  dont  celui  de  1724^  encore 
étendu  les  dispositions  à  cet  égard,  ordonne  d'exi- 
ger des  certificats  de  catholicité  pour  les  grades  en 
droit  et  en  médecine,  pour  toutes  les  charges  de  judi- 
cature,  pour  toutes  les  charges  de  l'administration 
municipale  créées  en  titre  d'office. 

H  faut  observer  que  ce  principe  de  législation 
n'est  point  particulier  à  la  nation  française;  d'autres 
peuples,  d'ailleurs  très-éclairés  en  politique,  exigent 
comme  nous  de  ces  professions  de  foi,  dont  l'effet 
est  d'exclure  des  places  les  non  croyants  qui  ont  de 
la  probité  ,  et  d'y  admettre  ceux  qui  n'en  ont  pas.  Du 
moinsdansces  États,  les  professions  de  foi  ne  sont  exi- 
géesque  pour  des  places  importantes;  on  a  voulu  seule- 
ment exclure  ,  ou  les  partisans  de  quelques  opinions 
odieuses  au  peuple  de  ces  pays,  ou  certaines  commu- 
nions chrétiennes  à  qui  l'on  supposait  des  intérêts 
contraires  aux  intérêts  de  l'État.  En  France,  on  se 
proposait  au  contraire  d'obliger  les  protestants  à  se 
convertir,  en  leur  enlevant  les  moyens  de  subsister, 
en  leur  interdisant  tous  les  états  qui  mènent  à  la 
considération.  Ce  projet  de  foicer  des  hommes  à  em- 
brasser une  religion  par  la  crainte  de  la  misère;  les 
prétextes  pieux  sous  lesquels  le  projet  était  déguisé, 
sont  bien  peu  dignes  d'un  giand  roi;  et  c'est  une 
nouvelle  preuve  que  les  principes  de  toutes  les  lois 
contre  les  protestants  étaient  étiangers ,  à  l'âme  de 
Louis  XIV . 


SUR  l'État  des  protestaivts.  l\?>\ 

La  loi  de  172/i  n'a  révoqué  aucune  des  lois  anté- 
rieures; et  plusieurs  de  ces  lois  qui  ne  sont  plus  sui- 
vies à  la  rigueur,  quant  aux  dispositions  pénales ,  sub- 
sistent toujours ,  et  sont  exécutées  quant  aux  disposi- 
tions civiles;  telles  sont  les  lois  contre  les  émigrants. 
En  1669,  Louis  XIV  avait  défendu  à  tous  ses  su- 
jets de  s'établir  hors  de  ses  États,  sous  peine  de 
confiscation  de  corps  et  de  biens,  et  d'être  réputés 
étrangers.  Il  est  difficile  de  saisir  distinctement  le 
sens  de  cette  dernièie  disposition. 

Les  atteintes  données  à  l'édit  de  Nantes  ayant 
rendu  les  émigrations  plus  fréquentes,  on  décerna 
centre  les  émigrants,  au  mois  de  mai  1682,  la  peine 
des  galères  perpétuelles.  Ceux  qui  avaient  favorisé 
l'émigration  furent  condamnés  à  une  amende  de 
mille  écus;  et  on  ne  parla  point  de  la  peine  de  mort 
prononcée  en  1669.  Le  i4  juillet,  on  ajouta  à  cette 
loi,  que  les  ventes  faites  par  les  émigrants  dans  l'an- 
née qui  précédait  leur  émigration,  seraient  annu- 
lées, et  les  biens  vendus  confisqués  au  profit  du 
roi;  c'était  punir  les  acheteurs  d'une  faute  que  les 
vendeurs  avaient  commise.  Les  autres  dispositions 
des  biens  immeubles,  faites  dans  la  même  époque, 
furent  aussi  déclarées  nulles. 

Au  mois  de  septembre,  les  donations  d'immeubles 
par  contrat  de  mariage  furent  déclarées  valables, 
pourvu  qu'elles  eussent  été  exécutées  avant  l'émi- 
gration. 

Au  mois  de  mai  i685,  la  peine  de  mort  fut  solen- 
nellement abolie,  et  commuée  en  celle  des  galères 
perpétuelles. 


43'2  SUR  l'état  des  protestants. 

Au  mois  de  juin  de  la  même  aimée,  il  fui  défendu, 
sous  peine  des  galères  perpétuelles  et  de  la  confis- 
cation des  biens,  aux  pères  et  aux  mères  de  donner 
leur  consentement  aux  mariages  de  leurs  enfants 
retirés  dans  les  pays  étrangers:  loi  inutile,  puisque 
les  puissances  étrangères  pouvaient  en  détruire  tout 
l'effet,  et  qu'elles  le  devaient  par  intérêt  comme  par 
justice. 

Un  édit  du  mois  d'août  promit  aux  dénonciateurs 
la  moitié  de  la  confiscation  des  biens  des  émigrants. 
L'édit  de  révocation  confirma  la  disposition  de 
celui  du  mois  d'août,  contre  les  émigrants;  mais  il 
enjoignait  aux  ministres  de  sortir  du  royaume  dans 
la  quinzaine,  sous  peine  des  galères.  Ainsi  Ton  con- 
damnait à  la  même  peine  les  protestants  ministres 
qui  restaient  en  France,  et  les  protestants  laïques 
qui  en  sortaient. 

La  déclaration  du  mois  de  mai  1686  soumit  les 
nouveaux  convertis  aux  peines  portées  dans  celle 
du  mois  de  juin  de  l'année  précédente  (1),  et  pro- 
nonça la  même  peine  des  galères  contre  ceux  qui  au- 
raient favorisé  leur  fuite. 

En  1687,  la  peine  contre  ces  derniers  fut  conver- 
tie en  peine  de  mort.  Cependant  les  émigrants  eux- 
mêmes  n'étaient  condamnés  qu'aux  galères ,  et  il 
suffisait ,  pour  encourir  cette  peine  de  mort ,  de 
leur  avoir  procuré  des  guides ,  ou  même  indiqué  le 
chemin. 

(i)  La  déclaiation  du  mois  de  mai  i685  était  géntTalc  pour  tous 
les  sujets  du  roi;  elle  comprenait  par  conséquent  les  nouveaux  con- 
vertis: pourquoi  donc  faire  contre  eux  une  loi  expresse  en  1686? 


SUR  l'État  des  protestants.  433 

Ne  nous  lassons  point  de  le  répéter  :  est-ce  à 
Louis  XIV  que  l'on  peut  attribuer  de  pareilles  lois  ? 

En  1688,  les  biens  des  émigrants  furent  réunis  au 
domaine  du  roi.  En  1689,  on  en  rendit  la  moitié  à 
ceux  qui  servaient  dans  les  troupes  de  Hambourg 
ou  de  Danemark.  La  politique  réparait  une  partie 
des  injustices  que  le  fanatisme  avait  dictées. 

Au  mois  de  juillet  1689,  les  pères,  les  enfants,  les 
frères,  les  femmes  des  protestants  qui  servent  en 
Angleterre  ou  en  Hollande,  sont  forcés  de  sortir  du 
royaume,  et  leurs  biens  sont  confisqués. 

Au  mois  de  décembre  de  la  même  année,  les  biens 
confisqués  sur  les  protestants  fugitifs  sont  rendus 
aux  héritiers  naturels.  Les  émigrants  qui  voudraient 
rentrer  dans  le  royaume  furent  déchargés  des  con- 
damnations portées  contre  eux,  et  obtinrent  de  ren- 
trer dans  leurs  biens,  à  condition  de  professer  la 
religion  catholique.  Cette  grâce  leur  fut  offerte  à 
plusieurs  reprises;  cependant  les  émigrations  con- 
tinuant toujours,  on  renouvela,  en  1699,  les  peines 
contre  les  émigrants. 

La  même  année,  il  fut  défendu  aux  nouveaux 
convertis  d'aliéner  leurs  biens,  pendant  trois  ans; 
et  cette  défense  a  été  renouvelée,  depuis,  tous  les 
trois  ans. 

Enfin,  les  lois  sur  les  émigrants  furent  renouve- 
lées en  1704,  spécialement  contre  ceux  que  le  roi 
avait  exilés  ,  et  qui  soitaient  du  royaume  sans  per- 
mission du  roi  (i)  ;  et,  en  1713,  on  les  renouvela 
encore  contre  les  protestants. 

(1)  Cette  loi  fut  faite  contre  le  cardinal  de  Bouillon.  Ce  serait 
V.  28 


434  SUR  l'état   des  protfstants. 

Nous  n'examiiieions  poiiil  si  l'émigration  peut  être 
legardée  comme  un  crime;  si  l'homme  n'a  point 
reçu  de  la  nature  le  droit  de  se  choisir  un  domicile; 
si  ce  droit  peut  lui  être  enlevé  sans  injustice  par  une 
loi  positive;  si,  quand  même  l'émigration  serait  un 
crime,  ce  crime  est  du  nombre  de  ceux  contre  les- 
quels les  lois  pénales  peuvent  être  employées  utile- 
ment :  car  il  ne  suffit  pas,  pour  infliger  une  peine 
avec  justice,  que  cette  peine  soit  juste  en  elle-même, 
il  faut  qu'il  soit  utile  à  la  société  de  l'infliger. 

Nous  n'examinerons  pas  s'il  n'y  a  point  pour  les 
émigrations  une  réciprocité  nécessaire  entre  les  dif- 
férents États;  si  le  moyen  le  plus  sûr  et  le  seul  légi- 
time d'empêcher  les  émigrations,  ne  serait  pas  de 
gouverner  si  bien,  que  personne  ne  fut  tenté  de 
sortir;  nous  demanderons  seulement  comment  on 
prouve  qu'un  homme  arrêté  aux  frontières  a  une 
autre  intention  que  celle  de  voyager,  de  s'instruire  , 
de  faire  le  commerce  ;  comment  on  prouve  qu'un 
homme  qui  emporte  ses  fonds  dans  les  pays  étran- 
gers ,  n'a  pas  le  projet  de  les  faire  valoir,  et  de  les 
rapporter  ensuite  dans  sa  patrie?  Nous  demanderons 
quelle  idée  il  faut  avoir  de  la  persécution  qu'on  a 
exercée  contre  un  citoyen  ,  pour  se  croire  obligé  de 
lui  défendre,  sous  peine  des  galères,  d'abandonner 
ses  parents,  ses  amis,  les  lieux  qui  l'ont  vu  naître, 
le  champ  qu'il  a  cultivé,  et  d'aller  vivre  dans  un  pays 


un  article  très-curieux  ,  dans  l'histoire  de  la  jurisprudence  de 
tous  les  peuples,  que  la  liste  des  lois  générales  faites  ainsi  dans 
des  vues  absolument  particulières. 


SUR    LÉTAT    DES    PROTESTANTS.  4^5 

dont  la  langue,  la  nourriture,  les  usages,  lui  sont 
élrangeis? 

11  nous  reste  à  faiie  connaître  quelques  lois  par- 
ticulières, ou  contre  les  prolestanls,  ou  en  faveur 
des  nouveaux  convertis;  lois  qui  pourront  montrer 
l'esprit  dont  étaient  animés  les  instigateurs  de  ces 
lois,  et  qui  feront  sentir  la  nécessité  de  détruire  ce 
qui  reste  de  leur  ouvrage. 

Un  arrêt  du  conseil,  de  1680,  accorde  trois  ans  de 
surséance  aux  nouveaux  convertis  pour  le  payement 
de  leurs  dettes;  c'était  un  moyen  d'attirer  à  la  reli- 
gion catholique  tous  les  protestants  qui  seraient  ten- 
tés de  faire  banqueroute.  Mais  cet  arrêt  fut  révoqué 
en  1686,  vu  le  petit  nondjre  de  protestants  qui  res- 
taient alors. 

Une  déclaration  du  25  janvier  i683  défendit  aux 
ministres  prolestants  de  convertir  des  mabométans, 
des  juifs  ou  des  idolâtres. 

Lin  arrêt  du  conseil,  du  4  septembre  1684,  défen- 
dit aux  prolestants  de  retiier  dans  leurs  maisons 
aucun  pauvie  malade  de  leur  religion.  Ces  malheu- 
reux ,  à  qui  l'humanité  de  leurs  frères  aurait  épargné 
l'humiliation  des  secours  publics,  qui  auraient  pu 
du  moins  jouu-,  dans  les  maisons  particulières,  d'un 
air  pur,  et  des  soins  de  la  nature  et  de  l'amitié,  étaient 
condamnés  à  respirer  l'air  empoisonné  des  hôpitaux; 
et  cet  arrêt  punissait  par  une  amende  la  pratique  des 
vertus  que  l'Évangile  enseigne. 

Une  déclaration  du  11  juillet  i685  défendit  aux 
réformés  d'avoir  des  domestiques  catholiques.  Une 
autre  déclaration  du  ri  janvier  suivant  leur  défendit 

•js. 


436  SUR  l'état  des  protestants. 

d'en  avoir  de  protestarits.  Tout  protestant,  convaincu 
d'être  en  service  chez  un  autre  protestant,  devait, 
en  vertu  de  cette  déclaration,  être  condamné  aux 
galères. 

Une  déclaration  du  ii  juillet  i685  défendit  aux 
juges  catholiques,  dont  les  femmes  étaient  protestan- 
tes, de  rester  juges  dans  les  affaires  ecclésiastiques. 

Un  édit  du  i*"""  janvier  1686  priva  de  leur  douaire 
et  de  tous  les  avantages  accordés  par  les  lois,  les 
femmes  des  nouveaux  conveitis  qui  refuseraient  d'i- 
miter leurs  maris,  et  même  les  veuves  des  protes- 
tants. On  supposait  apparemment  que  leurs  maris  se 
seraient  convertis,  s'ils  n'étaient  point  morts. 

On  nous  dispensera,  sans  doute,  de  prouver  com- 
bien les  lois  que  nous  venons  de  rapporter  offensent 
à  la  fois  et  l'humanité  et  la  justice.  Ces  lois  sont- 
elles  plus  conformes  aux  intérêts  de  la  religion  ?  le 
sont-elles  aux  vues  d'une  saine  politique  ?  et  s'il  faut 
les  détruire,  quand  et  comment  doivent-elles  être 
abrogées  ? 

L'intérêt  de  la  religion  n'est  pas,  sans  doute,  que 
tous  les  hommes  professent  extérieurement  la  reli- 
gion catholique,  mais  qu'ils  en  aient  la  croyance,  et 
qu'ils  en  pratitjuent  la  morale.  Or,  nos  lois  doivent- 
elles  produire  parnû  les  protestants  bien  des  conver- 
sions sincères?  Leur  haine  pour  le  clergé  s'adoucira- 
t-elle,  tant  qu'ils  gémiront  sous  une  oppiession  dont 
ils  le  regardent  comme  l'instigateui?  Deviendront-ils 
indifférents  pour  leur  foi,  tant  qu'ils  souffriront  pour 
elle?  Et  ceux  que  des  intérêts  temporels  engageront 
à  se  convertir;  ceux  qui,  pour  obtenir  les  droits  de 


SUR  l'État  des  protestants.  4^7 

citoyens,  feront  une  ou  deux  fois  en  leur  vie  quel- 
ques actes  de  catholicité  ,  quelle  sera  leur  religion  , 
celle  qu'ils  ont  trahie,  ou  celle  qu'ils  haïront  d'au- 
tant plus,  qu'ils  amont  été  forcés  de  feindre  l'avoir 
embrassée?  Ils  n'en  auront  aucune;  et  au  lieu  d'avoir 
augmenté  le  nomhie  des  catholiques,  on  aura  dimi- 
nué celui  des  chrétiens.  Et  les  enfants  de  ces  préten- 
dus catholiques, quelle  sera  leur  religion?  Sans  doute 
celle  de  leurs  pères.  Élevés  à  la  fois  dans  le  mépris 
pour  le  protestantisme,  dans  la  haine  pour  la  reli- 
gion catholique,  et  dans  l'indifférence  pour  tous  les 
cultes,  ils  suivront,  à  l'extérieur,  celui  dont  la  pro- 
fession sera  plus  utile  à  leurs  intérêts. 

Plus  on  persécute  pour  la  religion,  plus  il  y  a 
d'hommes  sans  religion.  L'observation  a  confirmé 
cette  vérité  générale;  les  pays  où  l'inquisition  est  en 
vigueur  sont  remplis  d'athées;  on  voit  des  déistes 
en  grand  nombre  dans  les  États  où  les  non-confor- 
mistes sont  traités  avec  sévérité.  Dans  les  pays  de  to- 
lérance, il  n'y  a  que  des  chrétiens. 

Des  instructions  solides ,  mais  faites  avec  modé- 
ration ,  et  auxquelles  même  on  soit  libre  encore  de 
se  refuser;  l'exemple  de  la  vertu  dans  les  prêtres 
catholiques;  une  égale  distribution  de  leurs  aumônes 
et  de  leurs  soins  entre  les  infortunés  des  deux  leli- 
gions,  tels  sont  les  moyens  d'opérer  de  véritables 
conversions;  et  c'est  ainsi  qu'en  ont  opéré,  dans 
leurs  diocèses,  les  prélats  éclairés  et  pieux  dont  s'ho- 
nore l'Église  gallicane.  Quel  protestant  du  diocèse 
de  Nimes  oserait  dire  encore  ([ue  la  religion  catho- 
lique est  superstitieuse  et  cruelle?  Ils  ne  regardent 


438  SUR  l'état  dks  protestants. 

plus  comme  l'ouvrage  de  la  religion  ,  les  lois  qui  les 
oppriment,  depuis  qu'ils  ont  vu  le  pontife  de  la  reli- 
gion opposer,  à  la  rigueur  des  lois,  l'autorité  de  sa 
place  et  de  ses  vertus;  ils  ont  cessé  de  haïr  une  foi 
dont  ils  ne  reçoivent  que  des  bienfaits  et  de  bons 
exemples. 

Est-il  à  craindre  que  les  protestants ,  délivrés  du 
joug  qui  s'est  appesanti  sur  eux  si  longtemps  ,  ne 
fassent  des  prosélytes  ?  Pour  le  croire,  il  faudrait  se 
défier  et  delà  bonté  de  la  cause  des  catholiques,  et 
des  lumières  de  leurs  ministres.  Cetle  crainte  pou- 
vait, sans  doute,  agiter  les  âmes  pieuses,  dans  les 
temps  d'ignorance  et  de  corruption  où  la  réforme  a 
pris  naissance.  Mais,  dans  le  siècle  éclairé  où  nous 
vivons,  le  clergé  de  notre  Église  est  aussi  supérieur 
au   clergé  protestant   par   ses    lumières   que  par  la 
bonté  de  sa  cause.  Des  exemples  sans  nombre  n'ont- 
ils  pas  montré  que  c'est  la  persécution  qui  allume 
et  fortifie,  dans  les  sectes  ,  l'esprit  de  prosélytisme? 
Les  ministres  perdront  tout  leur  crédit  sur  les  pro- 
testants, dès  l'instant  où  ils  ne  pourront  plus  être 
regardés  comme  des  hommes  qui  s'exposent  au  mar- 
tyre  Les  principes  mêmes  de  la  religion  protestante, 
qui  donnent  à  la  raison  de  chaque  homme  le  droit 
de   déterminer  le   sens  des  Écritures,   doivent  dé- 
truire, à  la  longue,  l'autorité  des  ministres,   dans 
tous  les  pays  où  la  religion  réformée  subsiste  libre- 
ment. Les  ministres  de  Hollande  ont  cessé  d'y  trou- 
blei-  la  tranquillité   publique,  du   moment  où   les 
Hollandais  ont  cessé  de  craindre  les  armes  de  l'Es- 
pagne et  celles  de  Louis  XIV. 


SUR  l'État  des  protestants.  4^9 

Les  États  de  l'Amérique  septentrionale,  où  la  li- 
berté de  conscienceestgénéralementétablie,  ont  exclu 
leurs  ministres  de  toutes  fonctions  publiques ,  et 
même  du  droit  d'entrer  dans  les  assemblées  nationales. 
Déjà  même,  parmi  les  protestants  français,  tout  ce  qui 
n'est  pas  peuple  sait  mettre  à  leur  véritable  place  ces 
ministres,  qui  viennent  recueillir  des  aumônes  au 
péril  de  leur  vie;  ils  cherchent  à  les  mettre  en  sû- 
reté, leur  donnent  des  secours,  et  ne  les  écoutent 
pas.  Si  ces  ministres  n'étaient  plus  exposés  aux  sup- 
plices,  ils  ne  pourraient  même  plus  espérer  d'au- 
mônes ,  et  on  ne  les  verrait  plus  reparaître. 

Une  partie  du  clergé  de  France  (i)  est  convaincue 
de  ces  vérités;  une  partie  du  clergé  se  joindrait  au 
reste  de  la  nation  ,  pour  obtenir  des  lois  plus  hu- 
maines en  faveur  des  protestants.  Ces  hommes  ,  vrai- 
ment dignes  d'être  les  ministres  d'un  Dieu  de  paix  , 
croiraient  par  là  servir  également  et  la  religion  et 
l'humanité;  noms  sacrés  que  la  vraie  piété  unit 
toujours,  et  que  le  fanatisme  et  l'hypocrisie  tentent 
en  vain  de  séparer;  ils  savent  que,  pour  réunir  les 
hommes   divisés  par  leurs    opinions,   il   faut  com- 


(i)  Plusieurs  évêques,  qui  édifient  l'Église  par  leur  zèle  et  par 
leurs  vertus,  sont  issus  de  familles  protestantes.  Us  ne  croient 
certainement  pas  qu'un  homme,  dont  tout  le  crime  est  dépenser 
comme  pensait  leur  grand-père,  mérite  d'être  traité  comme  un 
scélérat;  ils  ne  défendront  pas  des  lois  en  vertu  desquelles  leur 
grand-père  eût  pu  être  envoyé  aux  galères,  sur  la  délation  d'un 
missionnaire  jésuite;  ils  ne  trahiront  pas,  pour  flatter  les  passions 
des  ex -jésuites,  le  sang  de  leurs  ancêtres  massacrés  par  les  j)éni- 
tents  des  jésuites. 


qiiu  SUR    LETAT    Dl'S    PROTESTANTS. 

niencer  par  anéantir  entre  eux  toute  différenee;  que 
les  opinions  s'affaiblissent,  lorsque  les  passions  ne 
les  soutiennent  plus,  et  qu'on  n'est  pas  loin  d'adopter 
la  vérité,  lorsqu'on  estime  et  qu'on  aime  ceux  qui 
l'annoncent;  ils  savent  que  l'esprit  de  domination  , 
de  superstition,  d'intolérance,  attribué,  parles  pio- 
testants,  au  clergé  de  l'Église  romaine,  est  la  prin- 
cipale cause  de  leur  éloignement  pour  la  religion  ;  et 
cette  cause,  ils  veulent  l'anéantir  par  la  sagesse  et 
l'humanité  de  leur  conduite;  ils  connaissent,  d'ail- 
leurs, l'injustice,  l'inconséquence  et  le  danger  des 
lois  qui  soumettent  à  des  peines  ceux  dont  la  religion 
est  difféiente  du  culte  national. 

Les  principes  sur  lesquels  les  sociétés  sont  établies 
doivent  être  les  mêmes  pour  tous  les  États.  Les  so- 
ciétés ont  donc  été  établies  pour  protéger  la  liberté  , 
la  propriété,  la  sùieté  des  citoyens,  et  non  pour  le 
maintien  de  la  vraie  religion,  puisque,  dans  tous  les 
temps,  il  a  existé  des  sociétés  très-bien  réglées,  sous 
des  religions  différentes  entre  elles,  et  par  conséquent 
sous  des  religions  fausses. 

Il  ne  peut  donc  être  juste  de  priver  les  hommes 
de  leurs  droits  de  citoyens,  parce  qu'ils  se  trompent 
sur  la  religion.  Autrement  il  faudrait  dire  que  les 
princes  qui  ont  le  malheur  d'être  dans  l'erreur  pour- 
raient également  ôter  ces  droits  à  ceux  de  leurs  sujets 
(pii  professeraient  la  véritable  religion  :  ces  princes 
feraient  un  mal ,  mais  ils  ne  seraient  pas  injustes;  ils 
seraient  comme  un  juge  qui  aie  malheur  de  condam- 
ner un  innocent  qu'il  croit  coupable. 

S'il  est  dangereux  de  laisser  aux  non-conformistes 


SUR  l'état  des  protestants.  /|/ii 

les  droits  de  citoyens  ;  si  l'inléiét  de  l'Etat  exige 
qu'ils  soient  privés  de  ces  droils,  les  princes  protes- 
tants feraient  donc  sagement  de  traiter  avec  la  même 
rigueur  les  catholiques  de  leursÉtats.  Les  empereurs 
païens  ont  dû  s'opposer  à  rétablissement  du  christia- 
nisme ;  les  empereurs  de  la  Chine  et  du  Japon  ont  dû 
l'exclure  de  leursÉtats.  Voilà  pourquoi  tant  d'hommes, 
animés  d'un  vrai  zèle,  fortement  convaincus  de  la 
véiité  de  la  religion  ,  forment  les  mêmes  souhaits  que 
nous.  Ils  savent  (ju'en  ôtant  aux  hommes  tous  motifs 
humainsde  professer  une  religion  plutôt  qu'uneautie, 
tout  l'avantage  serait  nécessairement  pour  la  vraie 
leligion.  lisse  disent  :  Les  géomètres,  les  physiciens, 
ne  demandent  point  qu'on  retranche  de  la  société 
ceux  qui  méconnaissent  les  vérités  de  la  géométrie 
et  de  la  physique.  Pourquoi,  si  les  vérités  de  la  reli- 
gion nous  paraissent  également  incontestables,  de- 
manderions-nous des  lois  contie  ceux  qui  ont  le  mal- 
heur de  ne  pas  les  croire? 

La  tranquillité  de  l'État  n'a  rien  à  craindre  de  la 
révocation  des  lois  portées  contie  les  protestants. 
Les  paisibles  habitants  de  nos  provinces  n'ont  plus 
l'esprit  des  protestants  de  Moncontour  et  de  Jarnac; 
de  même  que  nos  catholiques  ne  sont  plus  ceux  de  la 
Saint-Barthélémy  et  de  la  Ligue;  de  même  que  nos 
évêques  n'ont  plus  l'esprit  tyrannique  et  séditieux 
des  cardinaux  de  Lorraine  et  de  Tournon,  des  Guil- 
laume Rose  ;  de  même  que  nos  moines  ne  sont 
plus  des  Montgaillard ,  des  Bourgoin,  des  Guignard 
et  des  Clément. 

En  supposant  même  que   les  protestants  eussent 


[\[\i  SUR   l'État   des  protf.stants. 

conservé  le  même  esprit,  ce  ne  seiait  pas,  sans 
doute,  en  suivant  les  maximes  qui  ont  allumé  la 
guerre  au  seizième  siècle,  que  l'on  assureiait  la  tran- 
quillité publique  dans  le  dix-huitième;  mais  cette 
défiance  qu'on  voudrait  inspirer  contre  les  protes- 
tants n'est  qu'une  calomnie  inventée  par  quelques 
hommes  dignes  d'avoir  assisté  aux  processions  du 
siège  de  Paris. 

Les  protestants,  disent-ils,  ont  l'esprit  républi- 
cain, et  cet  esprit  est  une  suite  de  leurs  idées  reli- 
gieuses. C'est  ainsi  que  les  intrigants  des  cours  ont 
toujours  calomnié  les  opinions  de  ceux  dont  les  ac- 
tions sont  irréprochables.  A  la  cour  des  Césars,  l'on 
accusait  les  stoïciens  d'avoir  les  projets  de  Caton  et 
de  Brutus,  parce  qu'ils  avaient  les  mêmes  idées  sur 
l'immoitalité  de  l'âme,  et  qu'ils  croyaient  le  bon- 
heur attaché  à  la  pratique  de  la  vertu.  Les  jésuites 
accusaient  les  solitaires  de  Port-Royal  d'être  enne- 
mis de  toute  autorité,  parce  qu'ils  combattaient  les 
prétentions  de  la  cour  de  Rome;  et  on  les  peignait 
à  Louis  XIV  comme  de  mauvais  Français,  paice  que 
l'abbé  de  Saint-Cyran  avait  déplu  au  cardinal  de 
Richelieu,  et  que  Corneille  Jansen,  sujet  du  loi  d'Es- 
pagne, passait  pour  l'auteur  d'un  assez  mauvais  livre 
contre  la  guerre  de  i635  (i). 

(i)  Voyez  les  entretiens  de  la  comtesse  et  de  la  prieure,  du 
commandeur  et  de  l'abbé,  par  le  père  l'Allemant.  Saint-Cyran 
était  un  homme  de  condition,  très-pieux,  de  mœurs  austères, 
fort  savant,  et  uniquement  occupé  de  théologie  et  de  morale.  Il 
avait  fait  un  livre  dans  lequel  il  examinait  les  circonstances  où, 
'ti  temps  de  paix,  un  sujet  est  obliiié  en  conscience  de  s'exposer 


SUR  l'État  oks  protestants.  l\(\^ 

Il  serait  difficile  de  prouver  par  l'iiistoire  ce  pré- 
tendu esprit  républicain  des  protestants.  Où  est  l'es- 
prit républicain  des  Brandebourgeois,  des  Saxons, 
des  Hanovriens,  des  Hessois?  Le  Danemark  est  le 
seul  pays  de  la  terre  où  la  nation,  solennellement 
assemblée,  ait  déféré  à  son  roi  une  puissance  abso- 
lue ;  et  le  Danemark  est  protestant. 

Lorsque  la  Suède  embrassa  la  réforme,  parce  que 
Gustave  Vasa  le  voulait;  lorsque  l'Angleterre  se  fit 
protestante,  pour  que  Henri  VIII  pût  épouser  sa 
maîtresse,  ces  nations  étaient-elles  animées  d'un  es- 
prit républicain?  Les  républiques  suisses,  qui  se 
sont  formées  dans  un  temps  où  l'Europe  était  toute 
catbolique,  sont  partagées  entre  les  deux  religions, 
comme  entre  les  gouvernements  aristocratiques  et  la 
démocratie;  et  les  aristocraties  les  plus  absolues  sont 
protestantes. 

Les  persécutions  de  Pbilippe  II  ont  été  la  cause 
de  l'établissement  de  la  république  de  Hollande. 
Mais  la  violation  des  privilèges  de  ces  provinces , 
l'établissement  des  impôts,  furent  les  sources  des 
premiers  troubles.  Ce  fut  le  peuple  qui  se  souleva 
le  premier,  comme  le  prouve  le  surnom  de  Gueux 
donné  aux  premières  associations.  La  Flandre  s'était 
déjà   soulevée  contre  la   maison  de  Bourgogne.   Si 

à  la  mort  pour  son  souverain  ;  les  jésuites  avaient  fait  plusieurs 
livres  où  ils  décidaient,  au  contraire,  dans  quel  cas  un  sujet 
doit  tuer  son  souverain;  et  ils  accusaient  Saint-Cyran  d'être  un 
séditieux. 

Quis  Inlerit  Gracchns  de  seditionc  (juerentes. 


444  isUR  l'éta^t  des  protestants. 

les  aimées  de  Charles  VI  n'avaient  battu  celle  du 
brasseur  Artevelle;  si  la  France  entière  ne  s'était  unie 
au  duc  de  Bourgogne  contre  les  Gantois,  il  y  aurait 
eu  une  république  en  Hollande,  longtemps  avant  la 
naissance  de  Calvin. 

La  morale  des  protestants  est  la  même  que  celle 
des  catholiques;  elle  est  celle  du  christianisme;  elle 
prescrit  d'obéir  aux  lois  ;  elle  défend  de  troubler  le 
gouvernement  sous  lequel  on  vit,  et  ordonne  de 
souffrir  la  persécution  sans  muimure. 

Sous  un  prince  qui  persécute  les  protestants,  et 
dans  une  république,  les  écrivains  protestants  sont 
républicains  ;  sous  un  prince  qui  les  tolère,  ou  dans 
un  gouvernement  monarchique,  les  écrivains  pro- 
lestants ont  l'esprit  monarchique.  11  en  est  de  même 
des  écrivains  catholiques.  Souvenons-nous  des  pré- 
dicateurs de  la  Ligue;  songeons  aux  effets  de  leurs 
prédications  ,  et  ne  disons  plus  que  les  protestants 
sont  ennemis  des  rois. 

Les  hommes  de  parti,  qui  donnent  le  nom  de 
séditieux  à  quiconque  n'est  pas  de  leur  parti,  de- 
vraient se  rappeler  les  paroles  de  Jésus-Christ  aux 
juifs,  qui  le  pressaient  de  condamner  la  femme  adul- 
tère :  Que  celui  de  vous  qui  est  sans  péché ,  lui  jette 
la  première  pierre  (i). 

(i)  Si  quelque  chose  peut  excuser  les  sévérités  exercées  contre 
les  jésuites,  c'est  la  fureur  avec  laquelle  ces  moines  ,  convaincus 
d'avoir  été  les  auteurs  de  tant  de  séditions  ,  et  chassés  de  la  plu- 
part des  États  de  l'Europe,  comme  ennemis  de  la  tranquillité  pu- 
blique, ont  accusé  d'impiété  et  de  sédition,  avant,  pendant  et 
depuis  leur  destruction  ,  et  les  magistrats  qui  ont  détruit  la  so- 


SUR  l'éta.t  des  protestants.  445 

Ces  mêmes  hommes,  qui,  gémissant  sous  le  joug 
d'une  législation  cruelle,  entourés  d'enfants  que  la 
loi  refuse  de  reconnaître,  exclus  de  toutes  les  fonc- 
tions publiques,  aiment  encore  une  patrie  qui  les  a 
rejetés,  l'aimeront -ils  moins  loisqu'elle  sera  leur 
mère?  ils  prient  pour  leur  roi,  lorsque  les  lois  les  op- 
priment. Cesseront-ils  de  l'aimer,  parce  qu'il  sera 
devenu  leur  bienftiiteur?  Et  ceux  que  la  rigueui-  de 
ces  lois  a  forcés  de  renoncera  leur  patrie,  qui,  nés 
sous  le  ciel  heureux  de  la  France  méridionale,  ont 
été  chercher  un  asile  dans  des  climats  de  brouillards 
et  de  neiges;  les  vieillards  qui,  nés  dans  ces  climats, 
regrettent,  même  sous  une  constitution  libre,  les 
douces  influences  du  soleil  qui  a  brillé  sur  l'enfance 
de  leurs  pères;  les  fds  des  réfugiés,  qui  regardent 
encore  la  France  comme  une  terre  promise,  dont 
le  courroux  passager  du  ciel  lésa  écartés;  ceux  même 
dont  les  pères  ont  combattu  contre  nous  à  Hochstet 
et  à  Ramillies,  mais  dont  le  cœur  a  besoin  de  par- 
donner à  leur  patrie,  et  d'en  obtenir  grâce;  tous 
ces  hommes  qui  brûlent  de  pouvoir  consacrer  à  un 
fils  de  Henri  IV,  leurs  richesses,  leurs  talents,  leurs 
vies,  seront-ils  de  mauvais  citoyens,  lorsque  leur  pa- 


ciété,  et  les  écrivains  qui  s'en  sont  moqués,  et  les  jansénistes  ou 
protestants  ,  qu'ils  n'ont  plus  le  pouvoir  de  persécuter.  Si  je 
croyais  qu'il  pxit  jamais  être  permis  de  dire  qu'un  de  ses  frères  a 
blasphémé,  j'en  accuserais  ces  hommes  qui ,  voulant  couvrir  leur 
orgueil  du  masque  de  la  religion  ,  nomment  impie  quiconque  re- 
fuse de  les  adorer,  et  font  semblant  de  croire  que  la  grandeur 
de  l'Etre  suprême ,  du  maître  éternel  de  l'univers,  est  intéressée 
à  la  réputation  de  frère  Guignard  ou  de  frère  Malagrida. 


446  SUR  l'état  j)f.s  protestants. 

trie  leur  sera  lendue?  C'est  aux  puissances  ennemies 
de  la  France  à  redouter  la  révocation  de  ces  lois. 
L'impossibilité  de  troubler  la  France,  en  réveillant 
le  fanatisme  des  protestants,  ou  de  la  dépeupler  en 
les  séduisant;  la  population  augmentée  d'une  foule 
d'étrangers,  riches  et  industrieux,  si  pourtant  ce 
nom  d'étrangers  peut  leur  être  donné;  l'acquisition 
de  tous  les  secrets  que  l'industrie  de  nos  voisins  nous 
cache  encore;  tous  les  maux  de  la  révocation  de 
l'édit  de  Nantes  réparés  en  un  instant  ;  un  million 
de  citoyens  rendus  au  bonheur,  et  animés  pour  la 
patrie  d'un  zèle  nouveau:  tels  seront  les  effets  d'un 
changement  lieureux  ,  et  voilà  ce  que  la  superstition, 
décorée  du  nom  de  politique ,  voudrait  nous  faire 
craindre. 

N'y  a-t-il  pas  du  danger,  au  contraire,  à  souffrir 
qu'un  million  de  citoyens  vivent  sans  existence  lé- 
gale, et  à  laisser  sans  état  les  enfants  et  les  femmes 
de  deux  cent  mille  familles?  Quelles  ressources 
offrent  à  l'État  des  terres  dont  l'acquisition  n'est  ja- 
mais sûre,  dont  la  propriété  incertaine  n'est  fondée 
que  sur  la  bonne  foi? 

Si  dans  quelques  familles  ces  propiiétés  ont  été 
inviolables,  parce  qu'elles  ont  été  défendues  par 
l'honneur,  souvent  plus  fort  que  les  lois,  qui  répon- 
dra qu'un  indigne  rejeton  n'y  vienne  porter  la  dou- 
leur et  la  misère?  qu'un  étranger,  entré  dans  une  fa- 
mille par  un  mariage,  n'abuse  des  droits  que  la 
rigueur  des  lois  accorde  à  sa  femme?  qu'un  créancier 
ne  force  un  débiteur  à  lui  prêter  son  nom? 

Nous  avons  vu,  de  nos  jours,  des  hommes  dé- 


SUR  l'État  dfs  protfstajnts.  l\î\'] 

poLiiller  ainsi  leur  famille,  et  jouir  avec  insolence 
d'une  fortune  acquise  au  prix  de  l'honneur. 

On  a  dit  que  le  nombre  des  protestants  est  main- 
tenant trop  petit,  pour  que  la  révocation  de  ces  lois 
puisse  être  nécessaire.  N'y  eût- il  qu'un  seul  citoyen 
qui  souffrit  d'une  loi  injuste,  il  faudrait  sans  doute 
la  révoquer;  mais  les  protestants  forment  environ  la 
vingtième  partie  de  la  population  du  royaume;  ils 
en  foiment  la  dixième  partie  à  Paris  et  dans  les  villes 
commeiçantes.  l.e  bon  pasteur  quitte  son  troupeau 
pour  aller  chercher  au  loin  la  brebis  égarée,  et  la 
rapporter  au  bercail  entre  ses  bras.  Tel  fut  votie 
maître,  ô  vous!  qui  voudriez  faire  croire  que  c'est 
par  zèle  pour  sa  religion  que  vous  fermez  les  oreilles 
aux  gémissements  d'un  million  de  vos  frères. 

On  a  été  jusqu'à  dire  que  les  catholiques  ne  ver- 
raient pas  sans  indignation  qu'on  traitât  avec  hu- 
manité ceux  de  leuis  concitoyens  qui  sont  dans  l'er- 
reur. Mais  le  gouvernement  pouirait-il  craindre  cette 
menace  indirecte  de  troubler  l'État?  Croirait-il  une 
calomnie  si  injurieuse  au  clergé  catholique? 

Pourquoi  tolérer  une  secte  que  l'Église  a  condam- 
née? Nous  ne  proposons  pas  de  tolérer  les  dogmes 
de  la  religion  réformée,  mais  de  cesser  d'opprimer 
ceux  qui  la  professent.  Nous  ne  demandons  point 
que  les  protestants  aient  un  culte  et  des  ministres, 
nous  demandons  qu'ils  puissent  avoir  des  enfants. 
Nous  ne  parlons  point  d'introduire  dans  l'État  deux 
religions,  quoique  la  liberté  des  cultes  publics  n'ait 
excité  aucun  trouble  dans  les  États  qui  l'ont  établie; 
mais  nous  disons  qu'il  faut  que  tous  les  hommes 


44^  SUR  l'état  des  protestants. 

qui  vivent  dans  un  État,  qui  payent  les  impôts,  qui 
obéissent  aux  lois,  y  jouissent  des  droits  de  l'homme 
et  du  citoyen. 

L'édit  de  Nantes,  publié  après  des  guerres  civiles 
à  peine  étouffées,  fut  un  traité  de  paix  entre  deux 
i'eligions  ennemies,  qui,  dans  leur  défiance  mu- 
tuelle, prenaient  l'une  contre  l'autre  des  sûretés, 
que  malheureusement  on  croyait  alors  nécessaires. 
Cet  édit  fut  l'ouvrage  de  la  politique  et  de  la  recon- 
naissance de  Henri  IV. 

Dans  un  temps  de  paix,  dans  un  siècle  de  lu- 
mières et  de  raison,  nous  espérons  du  petit-fils  de 
Henri  IV,  une  loi  dictée  par  la  justice  et  l'humanité  , 
une  loi  qui  rende  à  ses  sujets  des  droits  qu'une  er- 
reur religieuse  ne  devait  point  leur  faire  perdre. 

Nous  lui  demandons  grâce  pour  les  petits-fils  de 
ces  protestants,  qui  ont  versé  leur  sang  pour  dé- 
fendre les  droits  de  la  maison  de  Bourbon  au  trône 
de  saint  Louis,  qui  ont  perdu  la  vie  en  combattant 
pour  Henri  TV,  échappé  avec  peine,  dans  le  massacre 
de  la  Saint  -  Barthélémy,  au  fer  des  ennemis  des  pro- 
testants ,  longtemps  écarté  par  eux  de  l'héritage  de 
ses  ancêtres,  et  quatre  fois  assassiné  par  eux  ,  au  nom 
du  ciel. 

En  mettant  sous  les  yeux  de  ce  piince  les  détails 
de  la  persécution  que  souffrent  ses  fidèles  sujets, 
nous  osons  lui  rappeler  ces  paroles  si  chères  à  tous 
les  bons  Français,  que  prononça,  dans  ses  derniers 
moments,  le  sage  dont  il  a  reçu  le  jour,  ce  dauphin 
qui  termina  par  une  mort  si  édifiante,  une  vie  con- 
sacrée tout  entière  à  la  vertu  :  Ne  persécutons  j)(>inf. 


SUR    l'état    des    PROTtSTANTS.  449 

INoiis  croyons  que  ceux  de  nos  semblables  qui 
n'ont  pas  le  bonheur  d'être  catholiques,  sont  des 
hommes;  et  nous  désirons  que,  si  toute  espérance 
d'une  félicité  éternelle  leur  est  refusée,  ils  jouissent 
au  moins  dans  ce  monde  d'une  félicité  passagèie. 

Nous  croyons  que  le  même  Dieu  qui  a  permis  que 
les  protestants  hollandais,  anglais,  américains,  sué- 
dois, suisses,  hongrois,  allemands,  bohémiens,  po- 
lonais, vécussent  sous  des  lois  douces  et  modérées  , 
ne  peut  regarder  comme  un  crime  le  désir  de  faire 
participer  les  protestants  français  au  même  avan- 
tage. 

Si  les  assemblées  des  protestants,  au  lieu  d'être 
punies  comme  des  crimes,  étaient  réprimées  seule- 
ment comme  des  attroupements  contraires  à  la  po- 
lice, elles  seraient  nécessairement  moins  secrètes,  et 
dès  lors  plus  faciles  à  dissiper  ou  à  prévenir;  elles 
seraient  moins  nombreuses,  et  uniquement  compo- 
sées de  peuple. 

Les  dangers  de  ces  assemblées  les  anoblissent ,  l'i- 
dée du  martyre  leur  donne  de  l'importance  et  de  la 
dignité;  elles  ne  seront  plus  que  ridicules  aux  yeux 
des  piotestants  de  la  bonne  compagnie ,  sitôt  que  le 
gouvernement  les  traitera  avec  cette  indulgence  et 
cette  pitié  que  mérite  le  fanatisme,  lorsqu'il  n'est 
point  à  craindre. 

Si  les  ministres  qui  viennent  en  France  n'étaient 
plus  exposés  à  perdre  la  vie;  si  on  se  bornait  à  les 
renvoyer  chez  eux,  les  aumônes  des  protestants  se- 
raient bien  moins  abondantes;  au  lieu  d'être  regar- 
dés  comme  des   confesseurs,    en    Hollande    ou    en 

V.  29 


45o  SUR  l'état  des  protestants. 

Suisse,  et  d'y  acquérir  par  ces  voyages  une  consi- 
déialiou  qui  les  mène  à  la  fortune,  on  ne  les  y  ver- 
rait plus  que  comme  les  autres  gens  qui  vivent  aux 
dépens  de  la  crédulité  on  de  la  charité  publique , 
et  leur  métier  serait  avili  du  moment  où  il  cesserait 
d'être  dangereux. 

Si  l'on  détruit  par  une  loi  sagement  combinée 
l'incertitude  que  les  lois  contre  les  émigrants  ont  je- 
tée dans  les  propriétés  des  protestants,  ils  cesseront 
alors  d'être  séparés  du  reste  des  citoyens;  l'intérêt 
{(ui  les  forçait  de  rester  unis  ne  subsistera  plus,  et 
le  zèle  religieux  qui  entretenait  cette  union  sera 
bientôt  affaibli. 

Si  l'on  abroge  la  loi  contre  les  relaps;  si  l'on  ne 
force  plus  sous  des  peines  sévères  les  protestants  à 
recevoir  au  lit  de  mort  les  exhortations  d'un  prêtre 
catholique  ;  s'ils  sont  libres  de  recevoir,  dans  leurs 
derniers  moments,  les  soins  de  leurs  familles,  ils 
cesseront  de  regarder  les  prêtres  comme  des  enne- 
mis. Au  lieu  de  mettre  de  l'honneur  et  de  la  vanité  à 
éluder  ou  à  braver  ces  lois,  la  décence,  les  mœurs, 
plus  fortes  que  les  lois,  ne  leur  permettraient  point 
de  refuser  les  visites  d'un  pasteur  sage  et  éclairé;  ils 
le  recevront  comme  un  ami ,  ils  l'écouteront  sans 
peine,  lorsqu'il  ne  pouiTa  les  obliger  à  l'écouter 
malgré  eux  (i). 

(i)  Louis  XIV  avait  autorisé  les  juges  à  entrer  dans  la  maison 
des  protestants  malades ,  pour  leur  demander  s'ils  ne  voulaient 
|)as  se  convertir,  et  si  leurs  parents  ne  les  empêchaient  pas  d'ap- 
peler des  ministres  de  la  religion  catholicjue;  une  loi  qui  se  bor- 
nerait à  cette  disposition  ne  pourrait  être  regardée  comme  ty- 


SUR  l'état  dis  protestants.  45 1 

Si  l'on  croit  qu'il  soit  dangereux  pour  l'État  d'a- 
voir des  ministres  comme  Sully,  ou  des  magistrats 
comme  Anne  du  Bourg,  le  président  La  Place,  etc., 
on  peut  ne  point  révoquer  les  lois  qui  excluent  les 
protestants  de  la  magistrature  et  de  l'administration. 
Que  les  fonctions  qui  donnent  la  considération  du 
pouvoir  ou  du  crédit  leur  demeurent  inteidites; 
mais  que  du  moins  ils  puissent  prétendre  à  celles  qui 
mènent  à  la  considération  personnelle.  Que  si  la  na- 
ture a  donné  à  un  protestant  des  talents  pour  les 
sciences  physiques,  ou  pour  l'éloquence,  ou  pour  la 
philosophie,  la  nation  ne  soit  point  privée  des  ser- 
vices qu'il  peut  lui  rendre,  comme  médecin  ,  comme 
jurisconsulte;  que  les  académies  et  les  universités 
soient  ouvertes  aux  protestants;  que  les  niilitaires 
de  cette  religion  ne  restent  point  privés,  parce  qu'ils 
sont  Français,  des  marques  de  services  auxquelles  les 
protestants  étrangers  ont  droit  de  prétendre.  Alors 
ceux  des  protestants  qui  auront  de  l'ambition, 
pourront ,  peut-être,  se  plaindre  encore  de  leur  étal; 
mais  ceux  qu'animera  l'honneur  et  le  désir  d'être 
utiles,  ne  seront  plus  condamnés  à  l'humiliation  et  à 
l'inutilité.  Un  homme  de  cœur  peut  consentir  sans 

r;»nniqne.  Il  est  trn|)  vrai  que  les  mourants  i,a'missent  quelquefois 
sous  une  tyrannie  domestique,  et  qu'il  y  aurait  des  motifs  assez 
forts  pour  autoriser  le  magistrat  à  s'assurer,  par  la  déclaration 
des  malades,  catholiques  ou  protestants,  si  ceux  qui  les  entourent 
n'abusent  pas  de  leur  faiblesse.  Cependant,  nous  croyons  que  les 
inconvénients  d'une  loi  semblable  l'emportent  de  beaucoiqi  sur 
les  avantages  qu'on  pourrait  en  espérer,  parce  que  les  hommes 
publics  sont  encore  plus  souvent  injustes  que  les  parents  ne  sont 
dénaturés. 

29. 


45a  SUR  l'état   dks  protfstants. 

peine  à  vivre  sous  des  lois  qui  lui  ôtent  respérance 
d'être  un  homme  puissant,  mais  il  ne  peut  suppor- 
ter des  lois  cpn  lui  ôtent  les  moyens  d'obtenir  et  de 
mérilei-  l'estime  publique. 

Une  loi  pour  les  mariages  des  protestants,  pour 
leurs  baptêmes,  pour  les  sépultures,  parait  plus  dif- 
ficile. Le  mariage  est  un  sacrement;  l'acte  qui  cons- 
tate la  naissance  d'un  citoyen  est  accompagné  d'un 
sacrement;  celui  (|ui  en  constate  la  mort,  est  lié  à 
une  cérémonie  religieuse.  On  ne  peut,  sans  exercer 
sur  les  consciences  une  violence  injuste,  ni  obliger 
les  protestants  d'assister  à  ces  actes  religieux,  qui  sont 
accompagnés  de  cérémonies  regardées  injustement 
par  les  protestants  comme  des  pratiques  d'idolâtrie, 
ni  obliger  les  prêtres  catholiques  à  profaner  les  sa- 
crements ,  ou  les  cérémonies  de  l'Église,  en  y  admet- 
tant des  protestants;  on  peut  encore  moins  or- 
donner aux  prêtres  catholiques  d'administrer  les 
sacrements,  ou  d'enterrer  les  morts  suivant  d'autres 
rits  que  ceux  de  l'Église. 

Mais  la  naissance  et  la  mort  d'un  homme  sont 
des  faits  purement  physiques,  qui  peuvent  étie 
constatés  avec  des  formes  prescrites  par  la  loi  civile. 
Le  baptême  conféré  aux  enfants  piotestants  par 
leurs  parents  est  valide,  et  le  salut  de  ces  enfants 
est  assuré,  jusqu'à  l'âge  où  ils  persistent  librement 
dans  les  erreurs  de  leurs  pères. 

Quant  aux  mariages  ,  on  pourrait  renouveler  la  loi 
de  i685,  qui,  comme  nous  l'avons  dit,  permettait 
aux  prolestants  de  se  marier  devant  un  ministre 
nommé  par  l'intendant,  au  jour  et  au  lieu  indiqué. 


SUR  l'état  des  protestants.  453 

Ce  ne  seiait  point  permettre  le  culte  public  ,  puisque 
cette  loi  n'avait  été  faite  que  pour  les  lieux  où  le 
culte  public  était  défendu. 

Le  prince  pourrait  statuer  que  lorsqu'un  j)rotes- 
tant  aura  déclaré,  suivant  une  certaine  forme,  qu'il 
adopte  tous  les  enfants  qui  naîtront  d'une  telle 
femme,  ces  enfants  auront  sur  ses  biens,  après  sa 
mort,  et  qu'il  aura  sur  eux,  pendant  sa  vie,  les 
mêmes  droits  que  les  lois  accordent  aux  enfants  nés 
en  légitime  mariage,  sur  les  biens  de  leurs  pères, 
et  aux  pères  sur  leurs  enfants. 

Le  prince  pourrait  statuer  que  la  liaison  (ju'un 
protestant  contracte  avec  une  femme  par  cette  décla- 
ration ,  leur  donnera  à  tous  deux  les  mêmes  dioits, 
les  assujettira  aux  mêmes  devoirs  que  s'ils  avaient 
contracté  un  mariage.  Une  telle  loi  n'aurait  pas  plus 
de  rapport  aux  lois  ecclésiastiques,  qu'une  loi  qui 
renouvellerait  parmi  nous  l'adoption  des  anciens 
Romains.  Cette  espèce  de  contrat  aurait  tous  les  ef- 
fets civils  du  mariage  ,  sans  être  un  sacrement  ;  de 
même  que  les  mariages  de  tous  les  peuples  ,  ou  infi- 
dèles ou  idolâtres  ,  qui  ne  sont  pas  non  plus  des 
sacrements. 

Si  en  vivant  avec  sa  femme,  après  une  telle  décla- 
ration ,  un  protestant  commet  un  pécbé  ,  du  moins 
il  n'offense  point  les  mœuis  publiques,  il  ne  com- 
met point  de  scandale.  Or,  les  lois  doivent,  sans 
doute,  empêcber  les  scandales  et  veiller  sur  les 
mœurs;  mais  les  pécbés  ne  sont  point  du  lessort 
des  lois. 

Si  un  protestant  voulait  consacrer  son  union  avec 


45/|  SUR  l'état  des  protestants. 

sa  femme,  par  la  bénédiction  secièle  d'un  minisire, 
il  remplirait  ce  qu'il  regarde  comme  un  devoir  de 
conscience;  s'il  se  dispensait  de  ce  devoir,  la  loi  n'en 
regarderait  pas  moins  comme  légitime  l'union  qu'il 
aurait  contractée  suivant  la  forme  prescrite  par  le 
souverain  ;  cette  union  serait  même  aussi  respec- 
table, aux  yeux  de  la  religion  ,  que  le  mariage  d'un 
idolâtre  ou  d'un  infidèle,  dont  elle  ne  différerait  seu- 
lement que  parce  qu'elle  n'aurait  pas  été  accom- 
gnée  d'une  cérémonie  que  la  religion  regarde  comme 
un  crime. 

On  peut,  en  convenant  que  les  lois  contre  les 
protestants  doivent  être  abrogées,  prétendre  que  le 
moment  où  nous  écrivons  n'est  pas  celui  qu'il  fau- 
drait choisir;  car  les  défenseurs  de  ces  lois  disent 
tantôt ,  que  ce  changement  est  de  trop  peu  d'impor- 
tance pour  mériter  l'ardeur  avec  laquelle  les  amis 
de  l'humanité  semblent  le  désirer;  et  tantôt  ils  pré- 
tendent que  ce  changement  ne  peut  être  fait,  sans 
risquer  de  bouleverser  l'État. 

Il  faut  donc  montrer  que  nous  arrivons  au  mo- 
ment où  l'abrogation  des  lois  contre  les  protestants 
peut  procurer  plus  sùiement  les  plus  grands  avan- 
tages, et  où  la  conseivation  de  ces  lois  peut  être  le 
plus  dangereuse  [)our  la  prospéiité  publique. 

L'État  a  besoin  de  ressources  nouvelles.  Un  mil- 
lion de  citoyens  rendus  au  bonheur,  cent  mille  Fran- 
çais expatriés  nous  rapportant  leuis  richesses  et  leur 
industrie,  n'offrent-ils  pas  des  ressources  plus  du- 
lables,  des  secours  plus  réels  ,  que  tout  le  crédit  ap- 
parent qu'on  peut  se  procurer  par  ces  ruses  d'agio- 


SUR  l'État  des  protestants.  4^5 

tage(ij,  lionorées  de  nos  jouis  du  nom  (ïopcrdtions 
de  finance? 

La  séparation  de  rAméiique  a  jeté  le  décourage- 

(i)  Les  mots  agiot,  agiotage,  agioteur,  agioter,  ne  se  sont  intro- 
duits dans  la  langue  française  que  vers  le  temps  de  Law.  Ils 
viennent  du  mot  italien  agio,  qui,  selon  Savari,  signifie  l'excé- 
dant de  valeur  que  le  papier  des  banques  publiques  avait  sur 
l'argent  en  nature;  on  appela  donc  agiot  ou  agiotage,  le  com- 
merce des  billets  de  banque  de  Law.  Celui  qui  faisait  ce  com- 
merce, s'appela  un  agioteur  :  enfin  on  fit  le  verbe  agioter,  qui  si- 
gnifiait faire  commerce  de  billets  de  banque. 

Ces  billets  ont  été  bientôt  décriés;  mais  il  s'est  introduit  dans 
le  commerce  un  très-grand  nombre  de  papiers  de  différentes  es- 
pèces, et  l'on  a  étendu  le  nom  d'agiotage  au  commerce  de  ces  pa- 
piers. Ce  mot  a  généralement  une  acception  odieuse,  non  que  ce 
commerce  soit  en  lui-même  contraire  à  l'honnêteté ,  mais  parce 
que  les  friponneries  y  sont  très-faciles,  que  les  profits  sont  fon- 
dés sur  l'ignorance  ou  la  détresse  de  ceux  avec  qui  on  traite; 
qu'enfin  ce  commerce  ne  produit  aucun  avantage  aux  nations,  et 
se  fait  presque  toujours  à  leurs  dépens. 

On  a  étendu  le  nom  d'agiotage  à  toutes  les  opérations  pu- 
bliques qui  ne  sont  qu'un  échange  d'argent  contre  du  papier  : 
l'art  de  ceux  qui  imaginent  ces  opérations  consiste  à  faire  ac- 
croire aux  capitalistes  qu'ils  vendent  cher  leur  argent,  et  aux 
gouvernements  qu'ils  l'achètent  à  bon  marché;  et  c'est  pourquoi 
on  cherche  à  les  compliquer  et  à  les  rendre  inintelligibles  poui 
tous  ceux  qui  n'ont  pas  ou  des  connaissances  de  calcul,  ou  l'ha- 
bitude de  ce  genre  de  commerce.  Mais  connue  les  capitalistes  sont 
généralement  assez  intelligents  sur  leuis  intérêts,  il  arrive  pres- 
que toujours  que  les  gouvernements  seuls  sont  la  dupe  de  ces  opé- 
lations,  et  que  par  conséquent  les  nations  en  sont  les  victimes; 
(]uelquefois  ces  agiotages  sont  déguisés  sous  l'apparence  d'un 
nouvel  ordre  ou  dans  l'administration  de  certains  impôts,  ou 
dans  la  forme  de  certains  établissements  publics  :  quelquelois 
môme  on  a  l'habileté  de  paraître  rembourser,  lorsque  réellement 


456  SUR    l'ÉTA.T    des    l'KOTiiSTA.NTS. 

menl  dans  le  commerce  et  dans  les  njanufactures  de 
l'Angleterre;  ceux  des  réfugiés  français  qui  seraient 
restés  dans  celte  nouvelle  patrie,  s'empresseront  de 
la  quitter  :  ils  auraient  été  obligés  de  sacrifier  leur 
intérêt  au  désir  de  revenir  en  France,  et  leur  inté- 
lét  se  trouve  d'accord  avec  leurs  sentiujents. 

Les  pays  où  les  protestants  se  sont  réfugiés  dans  le 
dernier  siècle  leur  offraient  peu  de  ressources. 
Toutes  les  terres  y  étaient  cultivées,  aucun  métier 
nécessaire  ne  manquait  de  bras;  ceux  qui  n'avaient 
ni  fonds,  ni  une  industrie  particulière,  restaient  ex- 
posés à  manquer  de  travail  et  de  subsistance  ;  c'était 
chez  les  ennemis  de  leur  pays  qu'ils  allaient  chercher 
une  retraite;  et  s'ils  avaient  pu  haïr  le  gouvernement 
de  leur  pays ,  ils  aimaient  encore  la  nation  française , 
ils  s'intéressaient  à  sa  gloire,  qu'ils  avaient  long- 
temps partagée.  Ils  ignoraient  la  langue  des  pays 
qu'ils  allaient  habiter;  et  cet  inconvénient,  presque 
nul  pour  des  voyageurs  riches  ,  est  un  malheur  hor- 
rible pour  des  infortunés  qui  cherchent  un  asile. 

Maintenant  l'Amérique  offre  aux  protestants  fran- 
çais un  vaste  pays  habité  par  les  alliés  de  la  France, 
où  régnent  la  liberté  de  conscience  et  la  liberté  po- 
litique ;  où  tous  les  hommes  sont  égaux;  où  les  ou- 
vriers de  toute  espèce  peuvent  espérer  du  travail  et 

on  emprunte;  toutes  ces  adresses  sont  nuisibles  à  la  fois  ,  et  aux 
gouvernements  et  aux  peuples ,  à  qui  il  en  coûte  toujours  quel- 
que chose  de  plus  pour  être  trompés. 

Au  reste,  ces  ruses  sont  à  présent  de  tous  les  pays,  et  nous 
ne  désignons  ici  ni  aucune  nation,  ni  encore  moins  aucun  mi- 
nistie  en  particulier. 


SUR  l'état  «es  protestants.  457 

même  de  la  fortune;  où  aucune  corporation  ne  con- 
damne les  artisans  pauvres  à  la  servitude  et  à  la  mi- 
sère ;  où  des  terrains  immenses  attendent  des  mains 
pour  les  cultiver.  Et  si,  comme  il  est  presque  im- 
possible d'en  douter ,  le  Canada  suit  l'exemple  des 
provinces  voisines  ,  il  existera  en  Amérique  une  ré- 
gion où  les  Français  qui  voudraient  s'y  établir,  re- 
trouveraient, avec  tant  d'autres  avantages,  la  langue 
et  les  usages  de  leur  patrie.  Nous  sommes  donc  me- 
nacés d'une  émigration  nouvelle;  et  pour  l'éviter,  il 
ne  nous  reste  que  deux  partis,  ou  de  conserver  des 
lois  sanglantes  dont  l'inutilité  est  prouvée ,  ou  d'ô- 
ter  aux  protestants  le  désir  de  cbercber  une  nouvelle 
patrie,  en  les  rétablissant  dans  les  droits  que  la  loi 
ne  peut  ravir,  avec  justice,  qu'aux  bommes  qui  ont 
mérité  de  les  perdre  par  un  crime. 

Nous  nous  bornons  à  ce  petit  nombre  de  ré- 
flexions. Le  bon  sens  et  l'bumanité  doivent  suffire 
pour  résoudre  les  questions  de  cette  espèce.  Des  dis- 
cussions plus  savantes  n'auraient  servi  qu'à  obscur- 
cir des  idées  si  claires  et  si  simples.  Peuples  et  rois  , 
défiez -vous  de  la  subtilité,  elle  engendre  les  so- 
j)bismes;  et  ce  sont  des  sopbismes  qui  ont  produit 
les  malbeurs  des  nations,  et  qui  ont  préparé  la  ruine 
des  plus  grands  empires. 


458  SUR  l'état  des  protestants. 

SUR  LES  MOYENS 

DE    TBAITER    LES   PBOTESTAJNTS    PBANÇAIS    COMME    liES    HOMMES, 
SANS    NUIRE    A    LA    RELIGION    CATHOLIQUE^ 

Par  M***,  docteur  en  droit  canon  de  la  faculté  de  Cahors  en  Quercy. 

La  raison  et  l'humanité,  la  politique  et  la  justice 
demandent  également  que  nos  lois,  contre  les  pro- 
testants, soient  enfin  remplacées  par  des  lois  plus 
douces  et  plus  équitables. 

Jamais  les  émigrations  n'ont  été  plus  à  craindre 
pour  la  France,  que  depuis  qu'il  s'est  élevé,  dans  le 
Nouveau-Monde,  un  empire  naissant,  allié  de  la 
France,  uni  avec  elle  par  les  liens  du  commerce 
comme  par  les  intérêts  politiques,  appelant  les  arts 
qui  lui  manquent ,  offrant  à  tous  ceux  qui  voudront 
l'habiter,  les  droits  des  citoyens,  la  tolérance,  la  li- 
berté et  des  terres. 

Jamais  aussi  la  France  n'a  pu  former  une  espérance 
plus  juste  de  voir  revenir  dans  son  sein  les  enfants 
(jue  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes  lui  a  fait  perdre, 
et  de  s'enrichir  à  son  tour  des  pertes  de  ses  voisins. 
La  secousse  que  la  séparation  de  l'Amérique  fait 
éprouver  aux  arts  et  aux  manufactures  de  l'Angle- 
terre,  l'activité  hollandaise  qui  périt  avec  la  liberté, 
la  langueur  du  commerce  des  villes  hanséatiques,  la 
chute  de  celui  de  Dantzig,  les  troubles  dont  la  liva- 
lité  de  deux  grandes  puissances  menace  l'Allemagne, 
tout  crie  à  nos  réfugiés,  aux  habitants  même  de  ces 
pays,  de  venir  cherchei-  un  asile  en  France. 


SUR  l'éta.t  des  protestants.  4^9 

Le  commerce  et  les  arts  n'y  sont  pas  libres,  à  la 
vérité,  et  c'est  un  grand  mal;  mais  le  nïéme  mal 
existe  ailleurs;  le  gouvernement  y  est  absolu  ,  mais  il 
est  doux;  la  propriété,  la  sûreté  personnelle  y  sont 
respectées,  et  les  liommes  occupés  du  commerce  et 
des  manufactures  ne  demandent  pas  une  liberté  plus 
glande  (i).  La  surcharge  des  impôts  sous  laquelle 
gémit  la  France  est  un  fléau  commun  à  toutes  les 
nations  opulentes  de  l'Europe.  La  gabelle  et  les  cor- 
vées surtout  sont,  à  la  vérité,  des  fléaux  plus  parti- 
culiers à  la  France;  mais  ces  fléaux  ne  sont  vraiment 
onéreux  que  pour  le  cultivateur,  pour  l'homme  qui 
n'a  que  ses  bras  et  une  industrie  commune.  Si  la 
guerre  ravage  nos  côtes,  si  elle  menace  quelquefois 
les  frontières  de  la  Flandre,  de  l'Alsace,  de  la  Lor- 
raine, de  la  Provence,  dans  l'intérieur  du  royaume, 
un  pays  immense  est  assuré  de  jouir  d'une  paix  inal- 
térable. Le  climat  de  la  France  est  plus  beau  que  ce- 
lui des  pays  protestants  ,  le  sol  s'y  couvre  de  produc- 
tions plus  variées,  les  lois  contre  les  protestants 
repoussent  seules  tous  ceux  qu'appellent,  ou  leur 
intérêt,  ou  le  souvenir  de  leur  ancienne  patrie;  et 
si  on  perd  ce  momeiit,  bientôt  le  commerce  de  IJant- 
zig  prendra  d'autres  routes;  la  Suède,  la  Russie, 
l'Ândeterre,  achèveront  d'absorber  celui  des  villes 


■&' 


(i)  Ceci  ne  contredit  pas  ce  que  nous  venons  de  dire  sur  la 
Hollande;  le  commerce  peut  fleurir  sous  un  gouvernement  absolu 
dans  une  grande  monarchie,  mais  non  dans  un  petit  Etat; 
il  peut  fleurir  dans  un  gouvernement  absolu  bien  établi,  mais 
non  dans  un  gouvernement  qui  n'est  occupé  que  des  moyens  de 
le  devenir. 


/|6o  SUR  l'état  des  protestants. 

hanséatiques;  l'Angleterre,  plus  humiliée  qu'affaiblie 
par  ses  malheurs,  perdra  son  orgueil  et  conservera  sa 
puissance  :  enrichie  des  pertes  de  la  Hollande  es- 
clave, elle  se  dédommagera  de  ce  qu'elle  a  dépensé 
pour  lui  faire  perdre  sa  liberté;  nos  réfugiés  cesseront 
peu  à  peu  de  se  souvenir  qu'ils  sont  Français,  ils  se 
plieront  à  des  mœuis  étrangères;  la  langue  de  leur 
nouvelle  patrie  leur  deviendra  naturelle;  et  si  on 
laisse  échapper  l'occasion  qu'un  concours  singulier 
de  circonstances  a  fait  naître,  peu  de  fautes  auront 
été  plus  grandes,  et  aucune  n'aura  été  plus  irrépa- 
rable. ^ 

Tous  les  hommes  éclairés  conviennent  de  ces  vé- 
rités. Mais ,  dit-on  ,  pour  abolii-  les  lois  contre  les  pro- 
testants, il  faut  faire  une  loi  nouvelle  sur  l'exercice 
de  leur  religion,  sur  leurs  mariages,  leurs  naissances 
et  leurs  sépultures,  sur  leurs  droits  de  succession, 
sur  leur  exclusion  des  différentes  fonctions  de  la 
société;  et  cette  loi  est  difficile  à  faire.  Il  faut  veiller 
aux  intérêts  de  la  religion  catholique  que  nos  rois  ont 
juré  de  protéger  ;  il  faut  conserver  les  droits  de  l'hu- 
manité, qu'un  devoir  antérieur  à  tous  les  serments 
leur  prescrit  de  défendre.  11  faut  empêcher  que  le 
zèle  des  catholiques  ou  des  protestants,  que  leur 
haine  sourdement  fomentée  par  les  ministres  des 
deux  religions,  ne  puissent  exciter  des  troubles  dans 
l'État, 

Pour  répondre  à  cette  objection,  nous  avons  cru 
devoir  rédiger  une  loi  qui  nous  a  paru  remédier  du 
moins  aux  inconvénients  les  plus  sensibles.  Nous 
ajouterons,  à  la  fin  du  préambule  et  de  chaque  article 


SUR  l'état  dhs   protestants.  l\6l 

de  cette  loi ,  un  commentaire  qui  en  développera  les 
motifs.  Nous  n'avons  garde  de  prétendre  donner  ici 
des  leçons  au  gouvernement ,  ni  d'imaginer  que  nous 
ayons  fait  ce  qu'il  y  aura  de  mieux  à  faire;  mais  nous 
avons  cru  que  cette  foime  était  préféiable  à  celle 
d'une  simple  dissertation  sur  la  nécessité  et  les 
moyens  d'abroger  les  lois  contre  les  protestants. 
Tout  cela  est  vrai,  aurait-on  dit  encore  après  l'avoir 
lue;  mais  comment  faire  la  loi?  Comme  un  amateur 
qui  propose  à  un  grand  peintre  l'idée  d'un  tableau, 
j'ai  osé  piendre  le  crayon,  non  pour-  donnei-  des  le- 
çons au  peintre,  mais  pour  mieux  faire  entendre 
mes  idées.  On  nous  assure  que  des  magistrats  éclai- 
rés se  sont  occupés  du  même  objet  que  nous,  et 
nous  aurions  abandonné  notre  travail,  si  nous  l'a- 
vions entrepris  par  un  motif  de  vanité;  mais  lors- 
qu'il s'agit  d'objets  qui  intéressent  le  bien  public, 
tout  homme  dont  les  vues  sont  pures  a  le  droit  de 
parier.  Un  soldat,  en  rendant  justice  aux  talents  su- 
périeurs de  ses  généraux,  peut  aspirer  à  l'honneur 
de  combattre  à  leurs  côtés. 

PRÉAMBULE. 

Louis,  etc..  L'exercice  du  pouvoir  législatif  ne 
nous  a  été  confié  que  pour  maintenir,  par  des  lois 
conformes  à  la  raison  et  à  la  nature,  chacun  de  nos 
sujets  dans  la  possession  des  dioits  essentiels  à 
l'homme,  et  pour  la  conservation  desquels  les  socié- 
tés ont  été  instituées.  Nous  avons  vu  avec  douleur 
que  plusieurs  des  lois  qui  statuent  sur  le  sort  de  ceux 


4^2  SUR  l'État  des  protestants. 

de  nos  sujets  qui  ont  le  malheur  de  ne  pas  croire 
les  dogmes  de  la  religion  catholique ,  blessaient  ces 
droits  essentiels.  Nous  avons  jugé  que,  puisque  ces 
droits  n'ont  pour  but  que  d'assurer  aux  hommes  la 
jouissance  d'avantages  purement  temporels,  puis- 
qu'ils dérivent  de  la  nature  de  tout  être  sensible  et 
raisonnable,  une  erreur  dans  la  foi  ne  pouvait  nous 
donner  le  droit  d'en  priver  aucun  de  nos  sujets.  Pé- 
nétrés de  respect  pour  les  intentions  de  ceux  de  nos 
prédécesseurs  qui  ont  cru  ces  lois  de  rigueur  néces- 
saires au  repos  de  l'Élat ,  ou  propies  à  réunir  tous 
nos  sujets  dans  la  même  croyance;  animésdes  mêmes 
sentiments  de  zèle  pour  la  religion,  et  d'amour  pour 
nos  peuples,  nous  avons  cru  devoir  abolir  ces  lois 
par  les  mêmes  motifs  qui  les  ont  fait  établir,  parce 
que  nous  avons  reconnu  ,  d'après  l'expérience,  que 
ces  moyens  d'entretenir  la  paix  et  de  convertir  des 
âmes  étaient  également  cruels  et  vains,  qu'ils  étaient 
contraires  au  bien  de  l'Etat  comme  à  la  justice,  à 
l'intérêt  autant  qu'à  l'esprit  de  la  religion.  INous 
avons  senti  que  notre  premier  devoir,  comme  roi, 
était  d'être  juste,  et  couime  fils  aîné  de  l'Eglise,  de 
donner  à  notre  peuple  des  exemples  de  douceur  et 
de  charité.  4  ces  causes.... 

COMMENTAIRE. 

l.  On  ne  s'arrêtera  point  à  prouver  ici  que  le  but 
de  la  société  étant  unicpiement  le  maintien  de  la 
propriété,  de  la  liberté,  de  la  sûreté  de  ceux  qui 
la  composent,  le  désir  de  s'assurer  une  jouissance 


SUR    1,'ÉTAT    DES    PROTESTANTS.  4^^ 

paisible  de  ces  avantages  est  le  seul  motif  qui  ail 
pu  réunir  les  hommes  en  société  durable  et  régu- 
lière; qu'ainsi  aucun  gouveinement  ne  peut  avoir  un 
droit  légitime  d'attaquer  ni  la  propriété,  ni  l'état  ci- 
vil, ni  la  libellé,  ni  la  sùieté  d'un  citoyen  qui  ne 
s'est  pas  rendu  coupable  d'un  crime.  Quelques  pu- 
blicisles  ont  prétendu  ,  à  la  vérité,  que  la  puissance 
législative,  lorsqu'elle  réside  dans  le  corps  de  tous 
les  citoyens  sans  exception,  avait  le  droit  de  faire 
toutes  les  lois  qu'elle  jugeait  utiles  au  plus  grand 
nombre;  mais  aucun  n'a  jamais  prétendu  que  ce 
droit  pût  appartenir  dans  la  même  étendue  à  un 
honnne  ou  à  un  corps  devenus  dépositaires  du  pou- 
voir législatif,  ni  même  à  une  assemblée  de  repré- 
sentants, choisis  par  la  nation.  L'opinion  de  ces  pu- 
blicistes  nous  paraît  même  outrée,  i'^  Parce  que, 
ainsi  que  l'a  remarqué  M.  de  Beccaria ,  les  enfants 
non  majeurs  et  les  femmes  ne  faisant  point  partie  de 
l'assemblée  générale  de  la  nation  ,  elle  n'est  jamais 
dans  la  réalité  qu'un  corps  de  représentants  plus 
nombreux.  1°  Puisqu'il  n'existe  aucun  autre  motif 
de  se  mettre  en  société  que  la  conservation  des 
droits  dont  on  jouit  dans  l'état  de  nature,  le  premier 
acte  de  la  société  ne  peut  être  l'abandon  de  ces 
droits.  A  la  vérité,  un  homme  qui,  dans  l'état  sau- 
vage, sait  que  s'il  attente  à  la  vie  de  son  voisin,  il 
sera  exposé  à  la  vengeance  de  sa  famille  ,  lui  et  toute 
la  sienne;  qui  sait  que  toutes  les  familles  se  croiront 
intéressées  à  empêcher  qu'il  n'échappe  à  cette  ven- 
geance, peut  consentir  qu'on  substitue  à  ces  repré- 
sailles illimitées  une  peine  légale  qui  leur  donne  des 


464  SUR  l'état  des  protestants. 

bornes;  il  doit  juger,  étant  de  sang -froid,  qu'il 
trouve  son  avantage  dans  une  loi  qui  ajoute  à  sa  sû- 
reté, assure  son  repos  et  celui  des  siens,  et  ne  le 
soumet  à  une  peine  que  dans  le  cas  où  il  commet- 
trait une  action  que,  dans  l'instant  où  il  délibère,  il 
est  convaincu  qu'il  ne  commettra  de  sa  vie.  Mais  ja- 
mais un  homme  n'a  pu  dire  à  d'autres  hommes  :  Je 
mets  entre  vos  mains  ma  personne,  ma  vie  et  mes 
biens,  à  cette  seule  condition,  que  ma  voix  sera  comp- 
tée dans  vos  assemblées  ;  vous  aurez  le  droit  de  m'or- 
donner,  sous  peine  de  la  vie,  de  dire  et  niême  de 
croire  que  la  neige  est  noire,  et  que  deux  et  deux 
font  cinq;  vous  aurez  le  droit  de  me  brûler  vif,  si, 
dans  un  moment  de  délire,  je  brise  un  morceau  de 
bois  consacré,  etc. 

Le  pouvoir  législatif,  quelque  part  qu'il  réside,  est 
donc  le  pouvoir  de  régler  la  manière  dont  les 
hommes  réunis  dans  une  société  doivent  jouir  de 
leurs  droits,  et  non  le  pouvoir  de  violer  ces  droits 
mêmes,  sous  le  prétexte  de  l'utilité  du  plus  grand 
nombre. 

II.  Si  la  société  était  faite  pour  conserver  les 
hommes  dans  la  croyance  de  la  vraie  religion,  il 
s'ensuivrait  qu'il  ne  peut  y  avoir  d'autorité  légitime 
dans  les  pays  où  le  gouvernement  ne  professe  point 
la  vraie  religion,  conséquence  contraire  à  l'opinion 
de  tous  les  chrétiens  des  premiers  siècles,  et  funeste 
au  repos  de  l'humanité,  puisque  les  pays  où  règne 
la  vraie  religion  ne  sont  qu'une  très-petite  portion 
du  globe. 

ni.  Les  maux  que  les  lois  rigoureuses  faites  contie 


SUR  l'état  des  protestants.  4^5 

les  pmleslants,  ont  causés  à  la  France,  sont  trop 
connus,  et  l'on  sait  trop  que  ces  lois  cruelles  n'ont 
point  augmenté  le  nombre  des  catholiques.  Si  on 
ajoute  le  nombre  des  protestants  expatriés  depuis 
le  temps  de  la  conjuration  d'Amboise  jusqu'à  nos 
jours,  au  nombre  de  ceux  qui  restent  en  France, 
on  le  "^^trouvera  au  moins  égal  à  ce  qu'il  était  même 
avant  la  Saint-Barthélémy  :  le  rapport  du  nombre  des 
protestants  à  celui  des  catholiques  n'a  point  dimi- 
nué, et  il  ne  peut  qu'augmentei-,  à  moins  que  des 
émigrations  funestes  à  l'État  ne  changent  l'oidre  na- 
turel. En  effet,  on  sait  maintenant  à  quoi  doivent 
se  réduire  les  longues  listes  de  conversions  ,  ou  ache- 
tées, ou  forcées,  qui  scandalisaient  ou  révoltaient 
l'Europe,  et  par  lesquelles  on  flattait  et  le  zèle  et 
l'orgueil  de  Louis  XIV.  Depuis  ce  temps,  les  con- 
versions de  quelques  protestants  riches,  qui  se  sont 
faits  catholiques  pour  pouvoir  devenir  gentilshom- 
mes, n'ont  pu  produire  un  effet  sensible.  Si  main- 
tenant nous  supposons  un  État  dont  la  population 
reste  la  même,  que  dans  cet  État  il  existe  deux  classes 
de  citoyens,  et  que  l'une  de  ces  classes  ait  à  propor- 
tion moins  de  célibataires  que  l'autre,  cette  classe 
augmentera ,  tandis  que  l'autre  diminuera  :  de  même 
si  la  population  totale  augmente,  l'augmentation 
sera  plus  grande  à  proportion  dans  la  classe  qui  ren- 
ferme moins  de  célibataires.  Enfin,  si  la  population 
totale  diminue,  la  diminution  y  sera  moins  forte  à 
proportion;  et  la  même  chose  aura  lieu,  à  plus 
forte  raison,  si  dans  cette  classe  il  existe  d'autres 
causes  de  plus  grande  population.  Or,  i°  la  portion 
V.  30 


/|66  SUR    r/ÉTAT    DES   PROTESTANTS. 

catholique  de  la  nation  française  renferme  un  clergé 
nombreux  qui  renonce  au  mariage.  2°  La  partie  pro- 
testante de  la  nation  fournit  moins  à  proportion  dans 
les  grandes  classes  célibataires,  telles  que  les  soldats, 
les  domestiques  des  grandes  villes,  les  subalternes  de 
l'administration  des  finances  et  de  la  justice,  les  in- 
trigants, etc....  3^  Les  mœurs  des  protestants  sont 
plus  pures;  car,  dans  tout  Etat,  la  secte  dominante 
est  toujours  la  plus  corrompue  :  d'ailleurs,  l'influence 
que  le  clergé  célibataire  catholique  a  sur  les  mœurs 
des  femmes  qui  professent  sa  religion  ,  est  une  source 
de  dépravation  toujours  agissante,  et  quelques  lumiè- 
res, quelque  pureté,  quelque  austérité  même  qui  règne 
dans  le  corps  des  évêques,  on  ne  peut  nier  qu'il  n'y  ait 
dans  le  bas  clergé,  et  surtout  parmi  les  moines,  beau- 
coup de  corruption  et  d'ignorance.  Les  protestants  en- 
fin reçoivent  leur  éducation  de  leurs  parents,  les  catho- 
liques reçoivent  la  leur  des  prêtres;  on  enseigne 
aux  protestants  la  morale  de  l'Évangile,  et  aux  ca- 
tholiques celle  des  moines.  Les  protestants  l'étudient 
dans  Smith  ou  Fergusson ,  et  les  catholiques  dans 
l'instruction  de  la  jeunesse  du  docteur  Gobinet.  Ces 
désavantages  des  catholiques  ne  tiennent  point  à 
l'essence  de  leur  religion  ,  je  le  sais,  mais  ils  naissent 
de  ces  mêmes  principes ,  trop  répandus  parmi  les 
catholiques,  qui  leur  font  regarder  comme  utiles  à 
la  religion  les  lois  de  rigueur  contre  les  non-confor- 
mistes,  ou  ils  sont  l'ouvrage  de  ces  lois;  ils  dureront 
autant  qu'elles,  et  l'unique  effet  de  cette  législation 
sera  toujours ,  ou  de  priver  la  France  d'un  grand 
nombre  de  citoyens  utiles,  si  elle  est  exécutée  à  la 


SUR  l'État  des  protestants.  4^7 

rigueur;  ou  d'augmenter  le  nombre  des  protestants, 
si  le  gouvernement,  trop  faible  pour  écouter  la  voix 
de  la  justice,  obéit  du  moins  à  celle  de  l'humanité 
plutôt  qu'aux  hurlements  du  fanatisme. 

IV.  Les  lois  pénales  en  matières  de  religion  sont 
contraires  à  l'esprit  du  christianisme.  L'Evangile,  les 
Épîtres  des  apôtres,  les  ouvrages  des  Pères,  en  four- 
nissent des  preuves  sans  nombre.  Si  quelques  pas- 
sages paraissent  contredire  ces  preuves,  ils  se  trou- 
vent dans  des  écrits  échappés  à  quelques-uns  des  Pères 
dans  la  chaleur  de  leur  zèle;  si  quelques  autres  sont 
équivoques,  il  faut  les  expliquer  par  des  principes 
clairs  de  l'Évangile,  et  les  prendre  dans  le  sens  le 
plus  conforme  au  bonheur  des  hommes,  le  plus  di- 
gne de  la  bonté  de  Dieu. 

Ces  lois  sont  contraires  à  l'inlérêt  de  la  religion  : 
en  effet,  depuis  le  commencement  de  l'Église  jusqu'à 
nous,  aucune  hérésie  n'est  devenue  puissante  que 
parce  qu'elle  a  été  persécutée;  c'est  la  persécution 
qui  oblige  les  hérétiques  à  se  réunir,  à  convenir  des 
mêmes  opinions,  à  former  un  corps  de  doctrine; 
car,  avec  de  la  tolérance,  il  y  aurait  autant  d'héré- 
sies que  d'hérétiques. 

Telles  sont  les  réflexions  qui  nous  ont  dicté  le 
préambule  :  elles  sont  fondées  sur  des  faits  qu'aucun 
homme  instruit  de  l'histoire  ne  peut  nier;  sur  des 
principes  avoués  de  tous  les  publicistes  éclairés,  et 
même  de  tous  les  théologiens  qui  aiment  vraiment 
la  religion ,  et  non  la  fortune  que  la  religion  procure 
à  ses  minislies. 


30. 


4^8  SUR  l'iéta-t  des  prothstants. 


ARTICLE    PREMIER. 


Nous  abrogeons  du  jour  de  la  publication  de  cet 
édit,  et  pour  toujours,  toutes  les  lois  faites  concer- 
nant les  hérétiques,  par  nos  prédécesseurs,  dans 
quelque  siècle  qu'elles  aient  été  promulguées,  et  sous 
quelque  dénomination  que  les  hérétiques  y  soient 
désignés  :  défendons  à  nos  juges  d'avoir  à  l'avenir 
aucun  égard  à  aucune  des  dispositions  de  ces  lois. 


COMMENTAIRE. 


Dans  la  plupart  des  lois  on  lit  la  clause  suivante: 
confirmons  les  ordonnances  et  édits ,  en  ce  qui  n'est 
pas  contraire  au pi'ésent  édit.  Il  vaudrait  mieux,  au 
contraire ,  abroger  dans  chaque  loi  celles  qui  ont 
été  faites  auparavant  sur  le  même  objet,  mais  in- 
sérer dans  la  nouvelle  loi  tout  ce  qu'on  a  cru  devoir 
conserver  des  lois  anciennes,  i*'  La  législation  en  de- 
viendrait plus  simple.  2°  Comme  la  nouvelle  loi  em- 
brasserait nécessairement  u  n  objet  dans  tou  te  son  éten- 
due, il  y  aurait  plus  d'unité  dans  l'esprit  de  la  lé- 
gislation. 3°  On  ne  serait  pas  exposé  à  conserver  des 
lois  qui,  sans  être  contraires  dans  la  lettre  à  la  loi 
nouvelle,  ont  été  faites  dans  un  esprit  opposé,  et 
dont  l'exécution  peut  détruire  tout  le  bien  que  l'on 
espérait  du  changement  de  loi.  4°  La  législation  ne 
serait  plus  surchargée  de  lois  oubliées,  tombées  en 
désuétude ,  et  ensuite  remises  en  vigueur,  pour  flat- 
ter, aux  dépens  des  faibles,  la  haine,  l'intérêt,  les 
passions  des  hommes  puissants. 


SUR  l'ét\t  des  protestants.  4^9 

V.  On  ne  dérogerait  plus  à  des  lois  générales  par 
des  lois  particulières,  dictées  souvent  par  des  inté- 
rêts cachés  ou  des  vues  momentanées;  les  change- 
ments dans  les  lois  ne  se  feraient  qu'en  grand ,  pour 
un  bien  durable,  et  pour  de  grands  intérêts. 

ARTICLE    II. 

La  religion  catholique,  apostolique  et  romaine 
sera  la  seule  religion  de  l'État ,  et  la  seule  dont  le 
culte  public  soit  permis  dans  nos  Etats. 

COMMENTAIRE. 

On  doit  entendre  ici  par  religion  de  l'État,  celle 
dont  les  ministres  sont  entretenus  aux  dépens  de 
l'État,  forment  dans  l'État  un  corps  distinct  des  au- 
tres citoyens,  jouissent  de  prérogatives  particulières, 
ont  le  droit  de  s'assembler,  de  faire  des  règlements 
sur  le  culte,  de  former  une  hiérarchie,  d'exercer 
une  juridiction ,  soit  sur  les  membres  du  clergé  même, 
soit  sur  les  citoyens  qui  professent  leur  religion; 
celle  dont  le  culte  et  la  discipline  sont  maintenus 
par  les  lois,  celle  dont  on  suit  le  culte  dans  toutes 
les  cérémonies  religieuses  où  assistent  les  chefs  de 
l'État  et  les  corps  qui  représentent  ou  la  nation  ou  une 
partie  de  la  nation ,  etc. 

On  doit  entendre  par  culte  public ,  un  culte  fixé 
par  des  règlements  publics,  exercé  dans  des  temples 
publiquement  consacrés  à  cet  usage,  et  ouverts  à 
tous  les  citoyens;  un  culte  enfin  dont  les  ministres 
soient  institués  d'une  manière  publique  et  solennelle. 


470  SUR  l'éta.t  des  protestants. 

Nous  pensons  que  le  législateur  a  le  droit  d'adopter 
une  religion,  d'accorder  à  ses  ministres  des  privilèges, 
de  consacrer  à  leur  entrelien  une  partie  des  revenus 
publics ,  de  protéger  la  discipline  intérieure  du  clergé 
de  cette  religion ,  la  juridiction  même  de  ce  clergé 
surles  laïques;  pourvu  qu'en  renonçantàcettereligion, 
les  laïcjues  puissent  se  soustraire  à  cette  juridiction  , 
qui  d'ailleurs  doit  respecter  tous  les  dioits  de  l'homme 
et  du  citoyen  ,  et  ne  peut  s'exercer  sous  aucun  pré- 
texte, ni  sur  la  personne,  ni  sur  la  liberté ,  ni  sur 
la  propriété,  ni  sur  l'état  d'aucun  laïque.  Nous  croyons 
également  que  le  culte  public  ne  peut  s'établir  que 
du  consentement  du  législateur:  la  liberté  naturelle 
des  citoyens,  c'est-à-dire  la  liberté  de  faire  toutes 
les  actions  qui  ne  sont  contraires  au  droit  d'aucun 
autre  individu,  ne  peut  s'entendre  que  des  actions 
privées  de  chaque  citoyen  ou  de  plusieurs  citoyens 
réunis  par  une  association  libre. 

Des  publicistes  éclairés  ont  borné  davantage  les 
droits  du  législateur.  Il  n'a  point  le  droit ,  disent-ils, 
d'empêcher  les  citoyens  de  former  librement  une 
association  publique  pour  prier  Dieu  en  commun, 
et  payer  en  commun  les  dépenses  du  culte  (i);  parce 
que  dans  une  telle  association  il  n'y  a  rien  qui  blesse 
les  droits  d'autrui;  et  dès  qu'ils  ne  veulent  obliger 
personne  ni  à  suivre  leur  culte,  ni  à  en  payer  la  dé- 
pense ,    ils  peuvent  mettre  dans  les  cérémonies  de 

(i)  Quelques  colonies  américaines  sont  le  seul  pays  du  globe 
où  jamais  on  ait  joui  de  cette  liberté  :  il  suffit  que  quinze  per- 
sonnes conviennent  d'un  culte,  pour  avoir  le  droit  de  bâtir  un 
temple  et  de  payer  un  prêtre. 


suK  l'État  di:s  protestants.  47 1 

ce  culte  tout  l'appareil  ,  toute  la  solennité  qu'ils 
voudront,  tant  que  cet  appareil  ne  troublera  point 
la  tranquillité,  ne  gênera  point  la  liberté  des  autres 
citoyens.  La  loi  ne  doit  avoir  sur  ce  culte  que  la 
même  inspection  qu'elle  a  sur  les  autres  actions  in- 
différentes en  elles-mêmes.  Le  gouvernement  ne  doit 
employer  les  revenus  de  l'État  que  pour  la  nation. 
Les  dépenses  nécessaires  à  la  défense  de  l'État ,  à  la 
sûreté  intérieure,  à  l'exécution  des  lois,  à  l'encoura- 
gement des  arts  utiles,  sont  des  dépenses  légitimes, 
parce  qu'elles  intéressent  toute  la  nation;  parce  que, 
si  les  impôts  sont  bien  administrés,  le  bien  que 
cbaque  individu  retire  de  l'emploi  de  ces  impôts  est 
plus  grand  que  le  dommage  que  l'impôt  lui  cause. 
Mais  il  ne  peut  en  être  de  même  des  dépenses  pour 
le  culte,  qui,  n'étant  utiles  que  pour  ceux  qui  pro- 
fessent ce  culte,  ne  doivent  pas  être  supportées  par 
les  autres  citoyens.  Selon  ces  publicistes ,  la  liberté 
entière  dans  la  religion  est  le  seul  moyen  d'éviter  les 
troubles,  d'établir  ou  de  conserver  une  morale  pure, 
vraiment  sociale,  sans  superstition  comme  sans  fa- 
natisme; de  réunir  même  dans  la  croyance  de  la 
vraie  religion  tous  les  gens  éclairés,  parce  qu'alors 
les  religions  ne  se  présentant  plus  qu'avec  leurs 
preuves,  la  crainte  de  la  persécution  ou  la  bonté  de 
paraître  y  céder,  l'amour  des  avantages  temporels,  ne 
pouvant  plus  mettre  un  poids  dans  la  balance,  la  re- 
ligion la  mieux  prouvée  sera  la  seule  crue  et  la 
seule  pratiquée. 

Ils  vont  même  plus  loin  :  la  puissance  législative, 
disent-ils,  n'a  point  le  droit  de  mêler  des  actes  reli- 


l\'j-i  SUR  l'état  dks  pkotestants. 

gieux  à  aucune  formalité  nécessaire  à  l'exercice  des 
droits  des  citoyens,  parce  qu'elle  ne  peut  leur  ôter 
ces  droits  ,  et  qu'alors  c'est  les  ôler  réellement  à  ceux 
dont  ces  actes  religieux  peuvent  blesser  la  cons- 
cience. Elle  n'a  pas  même  le  droit ,  ajoutent  ces  écii- 
vains,  d'exiger  de  ceux  qui  doivent  remplir  certaines 
places,  ni  une  profession  de  foi,  ni  l'assistance  même 
à  aucun  acte  religieux.  L'éligibilité  aux  places  est  un 
droit  des  citoyens  ;  les  conditions  qu'on  exige  pour 
les  remplir  doivent  donc  être  telles,  que  chaque  ci- 
toyen puisse  se  conformer  à  ces  conditions  sans  man- 
quer à  sa- conscience,  sans  faire  le  sacrifice  de  ses 
opinions.  Ils  voient  autant  de  danger  que  d'injustice 
dans  les  lois  qui  exigent  une  profession  de  foi  , 
quelque  boj-iiée  qu'elle  puisse  être.  Supposons,  par 
exemple  ,  disent-ils,  que  l'on  exige  seulement  la  dé- 
claration que  l'on  croit  l'existence  d'un  Dieu  ;  quelle 
sera  l'utilité  de  celte  loi?  D'abord  tout  athée  sans 
morale  prêtera  le  serment,  et  ne  sera  pas  exclu.  Tout 
homme  qui,  faute  d'avoir  réfléchi,  n'aura  point  une 
opinion  arrêtée,  n'hésitera  pas  davantage.  11  restera 
donc  quelques  athées  vertueux  qui  sacrifieront  leurs 
intérêts  à  leur  conscience.  Et  quel  risque  y  aurait-il 
alors  de  confier  une  place  à  de  tels  hommes?  Mais  , 
dit-on,  un  homme  qui  a  professé  l'athéisme  peut 
même,  sans  être  délicat,  se  refuser  à  une  déclaration 
qui  le  déshonorerait.  Sans  doute;  mais  puisque  ses 
opinions  sont  connues,  ou  le  gouvernement  ne  lui 
confiera  point  de  places,  ou,  s'il  lui  en  confie  une, 
c'est  qu'il  croit  pouvoir  compter  sur  sa  probité.  II  ne 
croit  donc  pas  que    le  système  de  cet  homme  soit 


SUR  l'État  des  protestants.  l\']?> 

incompatible  avec  la  probité  ;  il  n'a  donc  eu  alors 
aucune  raison  d'exclure  des  places  les  partisans  de 
ce  système. 

Nous  adoptons  ici  des  principes  plus  modérés,  et 
nous  croyons  que  cet  article  ne  contient  rien  qui 
soit  contraire  aux  droits  des  citoyens.  Il  nous  parait 
réunir  plusieurs  avantages  importants.  i°  Le  serment 
de  maintenir  et  de  protéger  exclusivement  la  religion 
catholique,  se  trouverait  rempli  dans  toute  l'éten- 
due qu'on  peut  lui  donner,  sans  blesser  les  droits 
de  l'humanité.  Quant  au  serment  d'exterminer  les 
hérétiques,  nous  n'examinerons  point  s'il  a  fait  cons- 
tamment partie  du  serment  du  sacre,  quand  et  par 
qui  cet  article  y  a  été  ajouté,  si  ce  serment  a  été  le 
même  dans  toutes  les  époques  de  la  monarchie,  s'il 
a  été  originairement  l'ouvrage  de  la  nation  ou  celui 
du  clergé  ;  comment ,  enfin ,  il  est  arrivé  que  nos 
rois  promettent  tant  de  choses  à  l'Église  et  si  peu 
à  leurs  peuples.  Mais  il  est  évident  que  ce  serment 
ne  peut  regarder  les  protestants,  puisque  Louis  XIII 
et  Louis  XIV  l'ont  déclaré  après  leur  sacre  par  des 
actes  solennels,  enregistrés  dans  les  tribunaux. 

iP  Le  clergé  ne  perdrait  aucune  de  ses  préroga- 
tives ;  car,  sans  doute  il  ne  regarde  point  comme 
une  prérogative  le  droit  d'exercer  une  persécution 
sourde  contre  les  protestants,  et  de  les  obliger  à  faire 
des  sacrilèges  lorsqu'ils  veulent  se  marier  ou  ache- 
ter la  noblesse. 

3°  Ceux  qui  croient,  avec  bien  peu  de  raison,  qu'il 
peut  y  avoir  du  danger  à  souffiir  deux  religions  dans 
un  Etat ,  n'auraient  plus  même  de  prétexte  pour  leui^s 
terreurs. 


474  SUR  l'iîtat  des  protestants. 

4*^  Les  ministres  de  la  religion  catholique  ayant 
seuls  le  droit  d'instruire,  de  prêcher  publiquement, 
auraient,  pour  s'occuper  de  la  conversion  des  héré- 
tiques, tous  les  moyens  temporels  que  l'esprit  de  la 
religion  leur  permet  de  désirer.  La  foi  catholique 
jouissant  seule  de  l'avantage  d'avoir  un  culte ,  attire- 
rait à  elle  les  hommes  qui  obéissent  à  leurs  sens,  et 
les  preuves  de  sa  vérité  sont  si  fortes ,  ses  ministres 
ont  tant  de  lumières,  qu'on  ne  doit  pas  craindre  que 
les  hommes  éclairés  puissent  l'abandonner. 


ARTICLE    III. 


Dans  le  cas  où  plusieurs  de  nos  sujets  s'assemble- 
raient, soit  dans  un  lieu  appartenant  à  l'un  d'eux, 
soit  dans  un  lieu  qu'ils  auront  loué  ou  acheté  en 
commun  ,  nous  défendons  à  aucun  gouverneur,  com- 
mandant de  province,  juge  de  police  ou  autre,  de  les 
y  troubler,  sous  prétexte  que  ces  assemblées  ont  pour 
objet  des  actes  de  quelque  culte  religieux. 

COMMENTAIRE. 

Que  des  hommes  liés  entre  eux  par  des  intérêts 
communs,  par  la  conformité  de  goût  ou  d'opinions, 
se  rassemblent  pour  s'éclairer  mutuellement,  discu- 
ter leurs  intérêts,  ou  même  se  divertir,  tant  que 
ces  assemblées  ne  causent  aucun  désordre  public, 
aucun  préjudice  aux  droits  des  autres  citoyens  ,  le 
gouvernement  ne  peut  avoir  le  droit  ni  de  les  dé- 
fendre, ni  même  de  forcer  ceux  qui  les  composent  à 
lui  donner  connaissance  de  ce  qui  se  passe  dans  ces 


SUR  l'État  des  protestants.  4? 5 

assemblées.  11  faudrait,  pour  avoir  ce  droit,  qu'il  y 
eût  de  fortes  présomptions  que  ces  assemblées  sont 
criminelles,  comme  il  faut,  selon  nos  lois,  qu'un 
homme  soit  accusé  d'un  crime  grave,  et  qu'il  y  ait 
de  fortes  présomptions  contre  lui,  pour  attenter  à  sa 
liberté  même,  ou  à  ses  droits  de  citoyen,  par  le  dé- 
cret que  nous  nommons  d'ajournement  personnel. 

Or,  on  ne  peut  regarder  comme  un  crime  l'action 
de  s'assembler  avec  sa  famille,  ses  amis,  ses  connais- 
sances, pour  rendre  grâces  à  l'Être  suprême,  ou  le 
prier  pour  le  roi  et  pour  la  patrie ,  ou ,  enfin  ,  pour 
écouter  une  dissertation  de  théologie  ou  un  discours 
de  morale.  Cet  article  ne  serait  donc  qu'une  décla- 
ration que  les  droits  légitimes  des  citoyens  seront 
respectés  à  l'avenir;  mais  il  en  résulterait  de  grands 
avantages.  Des  hommes  qu'on  voudrait  empêcher 
de  faire  aucun  exercice  de  leur  religion  ,  ou  fini- 
raient par  n'en  plus  professer  aucune,  ou  trouve- 
raient moyen  d'éluder  les  lois  :  les  occasions  de  faire 
en  secret  ces  actes  défendus  seraient  rares  et  dan- 
gereuses ;  la  rareté  rendrait  les  assemblées  nom- 
breuses, et  le  danger  produirait  le  fanatisme. 

La  nuit,  le  secret ,  les  lieux  écartés  frappent  l'ima- 
gination ,  et  nourrissent  l'enthousiasme.  Pour  éviter 
de  petites  associations  particulières,  on  en  produi- 
rait de  grandes  qui  embrasseraient  des  provinces 
entières;  pour  vouloir  détruire  des  associations  que 
l'on  connaît,  et  qui  dès  lors  ne  peuvent  jamais  de- 
venir dangereuses ,  on  ferait  naître  des  associations 
secrètes.  Mais,  diront  les  fanatiques  ,  on  peut,  avec 
de  la  vigilance  et  des  lois  sévèies,  empêcher  même 


47^3  suK  l'état   des  protestants. 

ces  assemblées  secrètes  :  oui ,  sans  doute  ;  et  en  for- 
çant encore  un  million  d'hommes  à  s'expatrier ,  en 
couvrant  nos  provinces  de  roues  et  de  bûchers,  en 
entassant  dans  les  cachots,  en  enchaînant  aux  ga- 
lères des  milliers  de  citoyens  paisibles  et  vertueux , 
on  pourrait  parvenir  à  empêcher  toute  assemblée  de 
protestants. 

11  faut,  en  un  mot,  ou  se  résoudre  à  ces  extré- 
mités, ou  employer,  comme  à  présent,  des  alterna- 
tives d'indulgence  et  de  sévérité  arbitraires  ;  tantôt 
laisser  dormir  ces  lois  trop  sévères,  tantôt  les  re- 
mettre en  vigueur,  pour  faire  ce  qu'on  appelle  un 
exemple,  ou,  enfin,  faire  une  loi  à  peu  près  équiva- 
lente à  celle  que  nous  venons  de  proposer. 

Le  premier  parti,  l'exécution  rigoureuse  de  nos 
lois  contre  les  protestants,  outragerait  l'humanité; 
et  dans  un  siècle  tel  que  le  nôtre,  à  peine  s'est-il 
trouvé  quelques  moines  assez  enivrés  de  fanatisme 
pour  regretter  les  bûchers  du  seizième  siècle,  et  les 
dragonnades  du  dix-septième;  comme  si  les  gémisse- 
ments des  galériens,  les  cris  des  filles  livrées  aux  sol- 
dats, les  hurlements  des  malheureux  brisés  sur  des 
roues  et  jetés  dans  les  flammes,  étaient  un  cantique 
agréable  au  père  commun  de  tous  les  hommes! 

Le  second  parti  est  contraire  aux  principes  d'une 
sage  législation  ,  qui  ne  fait  de  lois  que  celles  qu'il 
est  toujours  utile  d'exécuter.  Il  ne  produirait  (jue 
des  intrigues,  de  la  corruption  ,  des  vexations  arbi- 
traires, et  des  dangers  plus  grands  que  la  tolérance 
la  plus  absolue  :  il  ne  reste  donc  que  le  troisième. 


SUR  l'état  des  protestants.  477 


ARTICLE    IV. 


Défendons  à  ceux  de  nos  sujets  qui  seraient  con- 
venus de  former  des  assemblées  pour  quelque  molif 
que  ce  soit,  de  convoquer  ces  assemblées,  soit  au 
son  de  la  cloche,  soit  par  des  affiches,  soit  par  au- 
cune proclamation  publique,  sans  en  avoir  obtenu  la 
permission  des  juges  de  police  des  lieux  ,  sous  peine 
de  suspension  desdites  assemblées. 


ARTICLE  v. 


Dans  le  cas  où  il  y  aurait  contestation  pour  le 
payement  des  loyers  ou  des  réparations  des  lieux 
d'assemblées,  des  dépenses  de  ces  assemblées,  des 
salaires  de  ceux  qui  seraient  chargés  d'en  prendre 
soin  ,  ou  de  toute  autre  fonction  ,  on  ne  pourra  y 
assujettir  que  ceux  qui  s'y  seront  obligés  par  acte  ; 
et  si  ces  actes  portent  que  l'association  a  été  faite 
pour  quelque  objet  religieux ,  lesdits  actes  seront  ré- 
putés nuls. 

COMMENTAIRE. 

L'objet  de  ces  deux  articles  est  d'empêcher  qu'il 
puisse  y  avoir  aucune  trace  d'exercice  public  d'une 
autre  religion  que  la  religion  catholique.  L'exer- 
cice public  suppose  des  actes  religieux  faits  à  une 
heure,  à  des  jours  marqués  par  un  règlement,  ou 
des  actes  publiquement  annoncés.  L'exercice  public 
donne  aux  ministres  d'une  religion  le  droit  de  faire 
pourvoir  à  leur  entretien,  et  à  celui  des  temples, 


478  SUR  l'État  des  protestants. 

par  ceux  qui  suivent  les  exercices  de  celte  religion  , 
si  le  gouvernement  n'a  pas  pourvu  à  ces  dépenses  ; 
ou  du  moins  les  actes  particuliers  faits  pour  les  dé- 
penses du  culte  ont  nécessairement  la  même  force 
que  les  autres  conventions. 

Ainsi,  exclure  toute  action  en  justice  qui  serait 
relative  aux  dépenses  nécessaires  pour  le  culte  d'une 
religion,  défendre  d'y  pourvoir  par  toute  contribu- 
tion qui  ne  serait  pas  absolument  volontaire,  empé- 
cber  toute  convocation  faite  pour  en  pratiquer  les 
actes  en  commun,  c'est  réellement  défendre  l'exer- 
cice public  de  cette  religion  de  la  manière  la  plus 
formelle  ,  et  cependant  sans  affliger  la  conscience 
de  ceux  de  cette  religion  qui  croient  ou  nécessaire 
ou  profitable  pour  leur  salut,  de  faire  des  prières 
communes ,  de  recevoir  les  instructions  de  leurs  mi- 
nistres, de  participer  aux  sacrements. 

ARTICLE    VI. 

Comme  il  est  du  devoir  d'un  législateur  de  cher- 
clier  à  prévenir  les  crimes,  pour  éviter  la  nécessité 
de  les  punir,  nous  enjoignons  à  ceux  de  nos  sujets 
qui  voudront  former  des  assemblées  particulières, 
de  ne  les  faire  ni  dans  des  bâtiments  isolés,  ni  à 
portes  ouvertes  dans  des  places  dont  les  portes  don- 
neraient dans  des  lieux  publics  ,  mais  seulement  dans 
l'intérieur  d'une  maison  ou  d'un  terrain  fermé,  pour 
éviter  toute  rixe  entre  ceux  qui  forment  ces  assem- 
blées ,  et  ceux  qui  du  dehors  voudraient  voir  et  en- 
tendre ce  qui  se  passe  dans  ces  assemblées  ,  ou  clier- 
cberà  les  troubler.  Défendons  également  à  aucun  de 


SUR  l'état  des  protestants.  479 

nos  sujets  de  pénétrer  dans  les  lieux  de  ces  assem- 
blées, sans  le  consentement  des  propriétaires,  et  d'y 
demeurer  malgré  eux.  Ordonnons  à  nos  juges  de 
police  de  punir  les  contrevenants,  de  quelque  état 
et  condition  qu'ils  soient,  comme  s'ils  avaient  com- 
mis les  mêmes  excès  dans  une  maison  particulière. 


COMMENTAIRE. 


On  s'est  plu  à  exagérer  les  troubles  que  pouirait 
causer  la  réforme  de  nos  lois  contre  les  protestants. 
On  a  dit  que  les  protestants  profiteraient  des  moindres 
marques  de  tolérance  pour  multiplier  leurs  assem- 
blées ,  et  donner  plus  d'éclat  aux  actes  de  leur 
culte.  On  a  dit  que  ces  assemblées  indigneraient  le 
zèle  des  catholiques,  et  qu'il  serait  à  craindre  que  la 
populace  ne  se  portât  à  des  excès  funestes.  Quelque 
peu  fondées  que  soient  ces  craintes,  l'exécution  de 
ce  sixième  article  doit  les  dissiper  entièrement. 

Tout  attroupement  des  catholiques  autour  des 
lieux  où  se  pratiqueraient  les  actes  de  la  religion 
prolestante  deviendrait  impossible,  puisque  les  pro- 
testants ne  pourraient  donner  à  ces  actes  une  solen- 
nité capable  de  blesser  leurs  adversaires. 

Cette  haine  machinale  de  la  populace  catholique 
contre  les  protestants  s'affaiblit  d'ailleurs  tous  les 
jours,  et  la  destruction  des  lois  d'intolérance  l'anéan- 
tirait en  peu  de  temps;  du  moment  où  il  sera  bien 
connu  qu'il  n'y  a  plus  ni  considération,  ni  fortune  à 
espérer  par  des  excès  de  zèle,  il  n'y  aura  plus  d'excès 
de  zèle. 


48o  SUR  l'état  des  protestants. 

Le  fanatisme  est  une  maladie  contagieuse;  mais  si 
celui  qui  la  communique  aux  autres  est  quelquefois 
aussi  un  fanatique,  il  est  toujours  un  intrigant  avide 
ou  ambitieux.  Voilà  pourquoi  l'esprit  national  suit 
constamment  en  ce  genre  l'esprit  du  gouvernement. 

Tous  ces  articles,  depuis  le  second,  peuvent  être 
regardés  comme  iiuitiles  :  il  suffirait  en  effet  de  sup- 
primer les  lois  pénales  contre  les  protestants.  Dès 
lors  ,  les  lois  qui  veillent  à  la  sùrelé  des  citoyens 
s'étendraient  sur  eux,  et  ils  n'ont  pas  besoin  d'une 
protection  particulière  ;  il  leur  suffit  qu'étant  hommes 
et  citoyens,  ils  puissent  en  avoir  les  droits;  et  cer- 
tainement la  liberté  de  prier  l'Etre  suprême  dans 
r  intérieur  de  leurs  maisons ,  la  liberté  de  recevoi  r  chez 
eux  des  instructions  de  qui  ils  veulent ,  est  un  de  ces 
droits,  puisqu'en  général  toute  action,  ou  faite  par  un 
homme  lorsqu'il  est  seul ,  ou  même  par  plusieurs 
hommes  ,  mais  d'un  consentement  libre,  nepeutêtre 
du  ressort  des  lois  pénales,  toutes  les  fois  qu'il  ne  ré- 
sulte pas  de  cette  action  une  lésion  des  droits  d'un 
autre  citoyen.  On  demande  pardon  de  revenir  souvent 
sur  des  maximes  si  communes  et  si  simples  ;  mais 
elles  suffisent  ici  pour  décider  quelle  est  précisé- 
ment l'espèce  de  liberté  religieuse  à  laquelle  tous  les 
hommes  ont  des  droits  ,  et  qu'on  ne  peut  leur  refuser 
sans  injustice. 

article  vïi. 

Ceux  de  nos  sujets  qui,  poussés  par  une  espèce  de 
fanatisme,  prêcheraient  dans  les  places  ou  dans  les 
lieux  publics  ,  attaqueraient  la  religion  catholique  par 


SUR  l'état  des  protestants.  481 

des  discours  tenus  en  public ,  troubleraient  l'ordre 
du  culte  de  cette  religion,  insulteraient  ou  briseraient: 
les  images,  ou  en  général  les  objets  de  la  vénération 
des  fidèles,  seraient  enfermés  plus  ou  moins  de 
temps,  selon  la  gravité  de  leurs  excès,  dans  une 
maison  de  correction ,  où  ils  seraient  traités  avec 
douceur  et  humanité  ;  de  tels  excès  ne  pouvant  être 
commis  que  par  des  hommes  qui  ne  jouissent  pas  de 
leur  raison. 

Ceux  des  catholiques  qui  seraient  convaincus  de 
les  avoir  portés  à  ces  excès,  ou  en  exigeant  d'eux  une 
déclaration  de  leur  croyance,  ou  en  voulant  les  forcer 
à  des  actes  contraires  à  leurs  principes,  seront  punis 
de  la  même  manière.  Le  temps  de  cette  prison  ne 
pourra  être  de  plus  de  dix  ans  pour  les  hommes  au- 
dessous  de  quarante  ans;  de  plus  de  six  ans  pour  ceux 
qui  auront  passé  quarante  ans  ;  de  plus  de  quatre  ans 
pour  ceux  qui  auiont  passé  cinquante  ans,  et  de  plus  de 
deux  ans  pour  les  hommes  de  soixante  ans  et  au  delà. 

COMMENTAIRE. 

Lorsque  le  fanatisme  trouble  le  repos  des  citoyens 
par  des  actions  qui  en  elles-mêmes  ne  sont  pas  des 
crimes,  c'est-à-dire,  qui  ne  sont  pas  des  atteintes 
directes  à  la  sûreté,  à  la  liberté,  à  la  propriété  des 
citoyens,  le  fanatisme  n'est  pas  un  crime,  et  ne 
doit  étr  e  réprimé  que  comme  une  véritable  démence. 
Toute  autre  punition  serait  injuste  et  cruelle;  elle 
nuirait  au  but  que  le  législateur  doit  se  proposer, 
en  intéressant  pour  celui  qui  en  serait  l'objet,  tous 
V.  31 


48-2  SUR  l'éta.t  des  protfstants. 

les  cœurs  qu'un  zèle  aveugle  n'aurait  pas  endurcis, 
en  le  rendant  respectable  aux  yeux  de  ceux  qui 
partagent  ses  opinions. 

Dans  toute  secte  dominante,  et  même  dans  toute 
secte  libre,  un  fanatique  (i)  est  nécessairement  ou 
un  fripon,  ou  un  sot;  mais  dans  une  secte  oppri- 
mée, la  haine  naturelle  de  l'homme  pour  la  tyrannie 
peut  inspirer  du  fanatisme  aux  esprits  les  plus 
éclairés,  aux  âmes  les  plus  vertueuses;  et  c'est  peut- 
être  par  cette  raison  que  les  sectes  persécutées  sont 
devenues  souvent  si  dangereuses  :  ainsi,  par  une  lé- 
gislation modérée,  on  réprimera  plus  sûrement  le 
fanatisme,  et  on  le  réprimera  sans  danger.  Un  hon- 
nête homme  peut  s'exposer  à  la  mort  par  enthou- 
siasme, par  vanité  ;  il  sait  que  le  supplice  n'est  point 
infâme,  quand  le  crime  poui'  lequel  on  le  subit  n'est 
point  honteux;  mais  il  ne  s'exposera  point  à  être 
traité  juridiquement  comme  un  insensé. 

En  général,  les  lois  les  plus  douces  sont  aussi  les 
plus  propres  à  prévenir  le  crime  ;  il  y  a  dans  les 
peines  trop  sévères ,  même  pour  les  plus  grands 
crimes,  je  ne  sais  quoi  d'injuste,  qui,  en  révoltant 
les  hommes  contre  la  loi,  diminue  l'horreur  du  crime 
et  la  terreur  de  la  peine.  D'ailleurs ,  s'il  n'est  pas 
question  de  crimes  qui  révoltent  la  nature,  toute 

(i)  On  ne  parle  ici  que  des  hommes;  l'enthousiasme  est,  pour 
ainsi  dire,  l'état  naturel  des  femmes  :  d'ailleurs  une  femme  dé- 
vote ,  de  quelque  religion  qu'elle  soit,  ne  juge  point  avec  son  es- 
prit, n'agit  point  avec  son  âme  :  ses  pensées,  ses  sentiments,  Ini 
sont  inspirés  par  un  prêtre,  surtout  lorsqu'elle  croit  les  avoir 
d'elle-même  ou  les  recevoir  du  ciel. 


SUR  l'état   des  protestants.  483 

peine  trop  dure  est  suivie  d'une  impunité  presque 
générale;  les  hommes  honnêtes  conspirent  à  dissi- 
muler des  acîions  qu'il  serait  trop  douloureux  de 
voir  punir  avec  toute  la  rigueur  de  la  loi;  la  raison, 
la  crainte  de  la  haine  publique  arrêtent  l'activité  des 
ministres  de  la  justice,  et  le  crime  reste  impuni, 
parce  que  la  loi  a  voulu  trop  le  punir. 

La  fin  de  cet  article  a  encore  pour  objet  de 
prévenir  les  troubles  que  l'intrigue  pourrait  susciter 
au  moment  d'une  réforme.  C'est  une  règle  générale 
en  politique ,  que  si  une  classe  d'hommes  allègue 
contre  un  changement  utile  la  crainte  de  quelques 
troubles,  le  premier  soin  du  législateur  doit  être  de 
veiller  sur  eux  pour  les  empêcher  d'en  exciter. 

On  ne  doit  point  oublier  les  ruses  employées  dans 
le  seizième  siècle  pour  entraîner  les  protestants 
dans  des  imprudences  capables  d'exciter  contre  eux 
le  zèle  des  catholiques;  c'est  par  de  tels  moyens  que 
des  ambitieux  parvinrent  à  allumer  la  guerre  civile 
et  à  ébranler  le  trône. 

Nous  sommes  loin  ,  sans  doute  ,  des  fureurs  du 
seizième  siècle,  mais  l'esprit  qui  les  a  produites  li'est 
pas  éteint;  le  fanatisme  peut  devenir  encore  un  ins- 
trument dangereux  entre  des  mains  ambitieuses;  et 
sans  parler  du  Portugal  ou  de  la  Pologne ,  y  a-t-il  si 
loin  de  17^7  à  1779?  Une  procession  de  pénitents 
n'a-t-elle  pas,  en  excitant  le  fanatisme  de  la  populace 
de  Toulouse,  fait  expijer  l'innocent  Calas  sur  la 
roue?  N'a-t-on  pas  imprimé  alors  que  la  morale  des 
protestants  leur  ordonnait  de  tuer  leurs  enfants  catho- 
liques ,  et  que  les  protestants  choisissaient  dans  leurs 

31. 


484  Sl]R    LÉT/VT    DES    PROTESTANTS. 

assemblées  secrètes  un  bourreau  chargé  de  l'emploi 
d'assassiner  les  nouveaux  convertis?  N'a-t-on  pas  cher- 
ché dans  d'autres  libelles  à  les  rendre  suspects  au 
gouvernement  et  odieux  à  la  multitude  catholique? 
Les  auteurs  de  ces  libelles  n'ont-ils  pas  été  publique- 
ment encouragés  par  des  hommes  considérables,  du 
moins  par  leurs  places? 

Le  seul  moyen  d'empêcher  le  fanatisme  de  com- 
mettre des  crimes,  ou  de  devenir  dangereux,  c'est 
de  le  punir  par  un  ridicule  public  ,  lorsqu'il  n'est  en- 
core qu'une  folie.  Quelques  princes  ont  cru  assurer 
la  tranquillité  de  leurs  États  en  s'unissant  au  parti 
le  plus  nombreux,  en  devenant  les  instruments  des 
désordres  que  la  justice  et  l'humanité  leur  ordon- 
naient de  prévenir.  Tous  se  sont  trompés,  tous  en  ont 
été  punis  ,  et  plusieurs  en  ont  été  les  victimes (i). 

Nous  avons  proposé  de  détruire  les  lois  pénales 
contre  les  protestants;  mais  il  existe  en  France  des  lois 
qui ,  sans  paraître  avoir  été  faites  expressément  contre 
eux,  peuvent  être  appliquées  aux  protestants  fanati- 
ques qui  manqueraient  au  respect  que  tout  homme 
sensé  doit  au  culte  public  :  telles  sont  nos  lois  contre 
le  bris  d'images,  la  profanation  des  choses  saintes 
ou  le  sacrilège,  et  les  lois  contre  le  blasphème. 

11  paraît  que,  pendant  longtemps,  il  n'y  a  pas  eu 
de  lois  expresses  en  France  contre  le  bris  d'images 
ou  le  sacrilège;  la  fureur  populaire  et  le  fanatisme 
des  juges  décidaient  du  plus  ou  du  moins  d'atrocité 
du  supplice. 

(i)  Sigismond  ,  Charles  -  Quint,  Philippe  II,  Henri  III, 
Charles  I*"*^,  etc. 


si!K  l'état  des  protestants.  4^5 

Sous  Charles  IX,  une  loi  établit  la  peine  de  mort 
pour  le  bris  d'images  ;  cet  article  est  inséré  dans  l'édit 
de  pacification  du  24  février  i56i.  L'esprit  delà  loi 
est  évidemment,  d'après  le  texte  mémefi),  de 
punir,  non  une  action  sacrilège,  mais  une  action 
capable  d'exciter  des  troubles,  dans  un  moment 
où  une  émeute  eût  suffi  pour  rallumer  la  guerre  ci- 
vile. 

Enfin,  cette  loi  est  l'ouvrage  du  sage  et  vertueux 
l'Hôpital.  On  ne  peut  donc  la  regarder  que  comme 
une  loi  temporaire,  dictée  par  les  circonstances  ,  et 
qui  doit  disparaître  avec  elles  :  cette  rigueur  de  l'é- 
dit de  pacification  ne  pouvait  être  justifiée  qu'en 
la  regardant  comme  une  condition  des  avantages  que 
l'édit  accordait  aux  protestants,  et  il  ne  peut  y  avoir 
de  raison,  ni  de  justice  à  vouloir  (|ue  cette  clause 
sanguinaire  eût  conservé  force  de  loi,  tandisque  tout 
ce  qui  pouvait  l'excuser  et  en  diminuer  l'injustice  a 

(i)  Le  texte  porte  en  effet,  et  auties  actes  scandaleux  et  sé- 
ditieux,  et  non  scandaleux  ou  séditieux;  il  est  cruel  qu'une 
fausse  application  de  cette  loi  ait,  en  1764,  au  bout  de  deux  cents 
ans,  fiât  périr  des  infortunés  dans  des  supplices  horribles,  parce 
que  leurs  juges  n'avaient  pas  saisi  la  différence  d'une  particule 
conjonctive  à  une  disjonctive.  L'édit  de  1682,  sur  les  sorciers, 
décerne  la  peine  de  mort  contre  ceux  qui  joignent  l'impiété  et  le 
sacrilège  à  la  superstition.  Nous  n'examinerons  pas  si  des  gens  qui 
joignent  l'impiété  et  le  sacrilège  h  la  iujjerslition,  ne  sont  pas  des 
insensés  plus  dignes  des  Petites-Maisons  que  du  supplice,  et  nous 
nous  bornerons  à  remarquer  que  cette  loi  ne  peut  s'appliquer  à 
ceux  qui,  ayant  le  malheiu-  de  ne  pas  croire  à  la  religion  catho- 
lique ,  profaneraient  ce  qu'elle  regarde  comme  sacré,  puisqu'ils 
ne  joignent  pas  l'impiété ^  le  sacrilège  à  la  superstition. 


486  SUR  l'étaï   des  proti.stants. 

été  détruit.  Un  homme  qui  brise  une  chose  consa- 
crée ,  parce  qu'il  regarde  comme  des  idolâtres 
ceux  qui  lui  rendent  un  culte  ,  ne  peut  être  regardé 
que  comme  un  fou  ,  qu'on  doit  chercher  à  guérir, 
et  que  l'on  a  droit  d'enfeimer  dans  tous  les  pays 
oii  ce  genre  de  folie  peut  avoir  des  suites  dange- 
reuses. 

Sous  Philippe-Auguste  ,  celui  qui  avait  blasphémé 
le  cœur,  le  cerveau^  ou  quelque  autre  membre  de  Dieu, 
payait  une  amende  ,  et  s'il  ne  pouvait  la  payer,  on  le 
plongeait  dans  l'eau.  Saint  Louis  fut  plus  sévère;  il 
fit  marquer  plusieurs  blasphémateurs  avec  un  fer 
chaud  à  la  bouche,  au  nez,  etc.,  mais  il  n'est  pas  sûr 
que  ces  châtiments  aient  jamais  été  infligés  en  vertu 
d'une  loi  générale  ;  il  n'était  question,  d'ailleurs,  ni 
de  peine  de  mort,  ni  même  de  mutilation.  Cepen- 
dant le  pape  Clément  blâma  cette  rigueur;  il  pressa 
Louis  de  supprimer  toute  peine  corporelle ,  et  cela 
dans  un  temps  où  le  sang  de  cent  mille  Albigeois, 
qui  fumait  encore,  ne  permettait  pas  d'accuser  la 
cour  de  Rome  d'une  tolérance  excessive;  le  saint  roi 
obéit.  Par  sa  loi  de  J272,  les  blasphémateurs  ne 
furent  punis  que  par  des  amendes;  on  mettait  au 
carcan  ceux  qui  ne  pouvaient  les  payer;  on  donnait 
le  fouet  aux  enfants,  mais  par  forme  de  correction. 

Sous  Philippe  de  Valois,  cette  législation  devint 
barbare;  il  condamna  les  blasphémateurs  à  diffé- 
rentes mutilations  :  il  paraît  que  dans  ces  temps-là  on 
entendait  par  blasphèmes  ces  jurements  par  la  i/wrt 
de  Dieu,  par  le  saiii^-  de  Dieu,  etc.,  qui  ne  sont  plus 
en  usage,  et  auxquels  le  peuple  a  substilué,  appa- 


SUR  l'État  des  protestants.  487 

leiiiment  pour  éluder  la  loi,  des  expressions  bizarres 
dont  il  n'entend  plus  le  sens.  Les  successeurs  de  Phi- 
lippe de  Valois  suivirent  son  exemple,  et  jusqu'à 
Louis  XIII  inclusivement ,  les  rédacteurs  de  nos  lois 
les  souillèrent  des  mêmes  détails  de  mutilations.  On 
prononçait  gravement  pour  quelle  récidive  il  fallait 
couper  la  lèvre  de  dessus  ou  celle  de  dessous;  on 
finissait  par  couper  la  langue,  et  alors  il  n'y  avait 
plus  de  récidive  à  craindre.  Celte  dernière  peine  fut 
décernée  pour  la  cinquième  récidive  par  Philippe  de 
Valois;  par  Charles  VII  pour  la  quatrième.  Le  bon 
Louis  XII  ne  l'ordonna  que  pour  la  huitième, 
Louis  XIII  pour  la  septième  :  à  la  fin  de  la  loi  portée 
par  Louis  XIV,  en  1666,  on  ajouta  que  les  blas- 
phèmes énormes  ([ui,  selon  la  théologie,  appar- 
tiennent à  Vinfidélité,  doivent  être  punis  par  de  plus 
grandes  peines,  que  la  loi  laisse  à  l'arbitrage  des 
juges:  telle  est,  à  cet  égard,  notre  législation.  Ob- 
servons d'abord  qu'il  n'y  a  aucune  loi  qui  prononce 
la  peine  de  mort  contre  les  blasphémateurs ,  quoi- 
que plusieurs  hommes  aient  été  condamnés  à  mort , 
sans  avoir  commis  d'autres  crimes. 

Pour  justifier  ces  condamnations,  on  s'est  appuyé 
sur  la  liberté  que  Louis  XIV  a  donnée  aux  juges 
d'infliger  de  plus  grandes  peines  que  celles  qui  sont 
portées  par  la  loi  :  on  a  cité  l'usage  des  tribunaux  ; 
mais  d'abord  le  législateur  ne  parle  que  de  peines 
plus  graves  :  ainsi,  quand  même  on  accorderait  aux 
juges  le  droit  dangereux  d'interpréter  les  lois,  ce  se- 
rait, sans  doute,  le  droit  de  les  interpréter  d'après 
la   raison,    l'Iiumanilé,   la   justice   naluielle;   ce    ne 


488  SUR  l'état  df.s  protestants. 

pourrait  donc  être  le  dioit  d'interpréter,  par  peine 
(le  mort,  ces  expressions  si  vagues,  si  indignes  d'un 
législateur,  peines  plus  grandes ,  surtout  lorsqu'il  s'a- 
git seulennent  de  paroles  que  la  théologie  juge  ap- 
partenir  au  genre  de  V infidélité  :  mais,  supposons 
que  le  législateur  ait  laissé  aux  juges  la  liberté  de  dé- 
cerner la  peine  de  mort  ;  supposons  de  plus  que 
cette  sévérilé  soit  appuyée  sur  un  grand  nombre 
d'exemples,  et  même  sur  l'usage  constant  des  tribu- 
naux, il  suffit  que  la  loi  n'ait  pas  ordonné  d'infliger 
cette  peine. 

«  Tout  juge,  dit  un  de  nos  plus  judicieux  écrivains 
politiques,  qui  décerne  une  peine  de  mort,  sans  y 
être  condamné  par  une  loi  expresse,  est  un  assassin  : 
ni  une  loi  vague,  qui  permettrait  de  prononcer 
même  la  mort,  suivant  l'échéance  des  cas,  ni  ce 
qu'on  appelle  la  jurisprudence  des  arrêts,  ne  peuvent 
le  justifier;  car  la  permission  de  tuer  un  homme 
n'en  donne  pas  le  droil,  et  c'est  mal  se  justifier  d'un 
meurtre ,  que  de  dire  qu'on  est  dans  l'habitude  d'en 
commettre.  » 

Nous  en  avons  dit  assez  pour  montrer  combien 
sur  cet  objet  (et  malheureusement  il  n'est  pas  le 
seul)  notre  législation  est  indigne  d'une  nation  hu- 
maine et  éclairée;  qu'il  nous  soit  permis  maintenant 
d'examiner  quelles  lois  il  conviendrait  de  faire  contre 
les  blasphémateurs. 

On  peut  entendre  par  blasphènjes,  ou  des  écrits, 
soit  contre  les  dogmes,  soit  contre  le  culte  pu- 
blic, ou  des  déclamations,  des  plaisanteries  faites 
en   public  contre   ce    culte,   ou    enfin    ces  exprès- 


SUR  l'éta.t  des  protestants.  489 

sions  grossières  dont  le  peuple  s'est  fait  une  habi- 
tude. 

Aucune  de  ces  actions  n'attaque,  nilasûrelé,  ni 
la  liberté,  ni  la  propriété ,  ni  aucun  droit  des  citoyens  ; 
aucune  ne  porte  directement  atteinte  à  la  liberté  pu- 
blique. Aucune  de  ces  actions  n'est  donc  par  elle- 
même  un  crime:  or  la  loi  pénale  n'a  point  le  pouvoir 
de  changer  la  nature  des  actions,  elle  n'a  que  le  droit 
de  régler  la  peine  que  l'intérêt  de  la  société  demande 
qu'on  inflige  pour  chaque  crime,  de  décider  parmi 
les  crimes  quels  sont  ceux  qu'il  est  utile  de  punir; 
car  sans  cela  la  punition  d'une  action  même  crimi- 
nelle  ne  pourrait  être  juste.  C'est  la  raison,  c'est  le 
droit  naturel  qui  ont  prononcé  que  telle  action 
était  un  crime,  que  telle  autre  n'en  était  pas  un  :  la 
loi  doit  obéir  à  cette  décision,  mais  elle  ne  peut  la 
changer. 

Un  auteur  a-t-il  mal  raisonné,  s'est-il  permis  des 
plaisanteries  indécentes  sur  des  objets  sacrés,  il 
n'est  pas  besoin  de  loi  pour  le  punir,  l'oubli  et  les 
sifflets  sont  le  seul  supplice  que  méritent  les  mauvais 
livres;  et  c'est  l'opinion  publique  qui  l'inflige. 

Des  discours  scandaleux  tenus  en  public  ne  sont 
qu'un  acte  de  folie;  et  nous  avons  déjà  dit  comment 
elle  devait  être  traitée  (i). 

(i)  Une  l)onne  législation  doit  convenir  à  tous  les  peuples. 
Ainsi  dans  l'objet  particulier  que  nous  avons  en  vue  ,  il  faut  que 
la  législation  soit  également  juste  ,  et  chez  un  peuple  qui  suit  une 
religion  vraie,  et  chez  celui  qui  en  suivrait  une  fausse  qu'il  croi- 
rait vraie;  et  c'est  un  avantage  qu'ont  les  vues  que  nous  piopo- 
sons.  Que  la  religion  soit  fausse  ou  vraie ,  celui  qui  insulte  au 


490  SUR  l'état  des  protestants. 

Quant  aux  expressions  grossières,  qui  scandalisaient 
tant  nos  bons  aïeux,  il  n'y  a  qu'un  moyen  d'en  cor- 
riger le  peuple,  c'est  de  lui  laisser  plus  d'aisance, 
c'est  de  lui  procurer  une  éducation  moins  barbare. 

L'article  septième,  tel  que  nous  l'avons  proposé, 
renferme  donc  tout  ce  qu'une  législation  juste  et 
sage,  également  occupée  de  maintenir  la  paix  et  de 
respecter  les  droits  des  citoyens,  peut  se  permettre 
de  rigueur. 

Le  serment  prononcé  par  nos  rois  ne  leur  permet 
pas,  dira-t-on,  de  traiter  les  blaspbémateurs  avec 
tant  d'indulgence.  Mais  saint  Louis  n'avait-il  pas  pro- 
noncé ce  serment?  Eli  bien!  ce  qu'on  propose  ici 
est  plus  sévère  encore  que  la  loi  de  saint  Louis  ;  non 
de  saint  Louis,  lorsque,  emporté  par  son  zèle,  il  fut 
un  moment  barbare,  mais  de  saint  Louis  ramené 
aux  vrais  principes  de  la  religion  par  un  pape  vrai- 
ment digne  de  gouverner  l'Eglise  de  Jésus-Cbrist ,  et 
qui,  sacrifiant  toutes  les  considérations  temporelles  à 
ses  devoirs  d'bomme  et  de  chrétien ,  ne  craignait 
point,  en  condamnant  le  zèle  excessif  de  saint 
Louis,  de  paraître  condamner  en  même  temps  les 
cruautés  que  l'ambition  avait  inspirées  au  sangui- 
naire et  politique  Innocent  III. 

Saint  Louis  ne  punit  les  blasphémateurs  que 
comme  on  punit  ceux  qui  manquent  au  bon  ordre  , 

culte  public  avec  scaudale  ,  est  toujours  un  fou.  Mais  pour  les 
écrivains,  s'ils  attaquent  une  religion  vraie,  ils  sont  punis  par  le 
mépris  public  ;  s'ils  en  attaquent  une  fausse,  ils  sont  récompensés 
par  le  suffrage  des  gens  éclairés  :  dans  l'un  et  l'autre  cas  la  justice 
est  faite. 


SUR    LÉTAT    DES    PROTESTANTS.  491 

à  la  police  établie,  et  nous  proposons  de  les  punir 
comme  des  insensés. 

ARTICLE    VIJI. 

Ceux  de  nos  sujets  qui  ne  professent  point  la  reli- 
gion catholique,  et  qui  voudront  contracter  des 
mariages,  se  retireront  devant  le  juge  royal  du  domi- 
cile de  l'un  d'eux,  et  là,  en  présence  du  juge  et  de 
quatre  témoins,  diront  :  /T/o/,  un  tel  ou  une  telle  [en 
prononçant  les  prénoms,  noms  propres  et  noms  du  lieu 
de  naissance)  je  déclare  prendre  une  telle,  ou  un  tel , 
ici  présente  ou  présent,  pour  mon  épouse  ou  pour 
mon  époux. 

ARTICLE  IX. 

Toutes  lois  du  royaume,  au  sujet  des  mariages, 
seront  exécutées;  la  présence  du  propre  juge  royal 
des  parties  tiendra  lieu  de  celle  du  propre  curé. 
Trois  publications  de  bans,  faites  à  trois  audiences 
dans  le  siège  royal  du  domicile  des  parties,  ou  dans 
celui  de  leur  naissance ,  remplaceront  les  publica- 
tions de  bans  faites  au  prône;  dans  les  mêmes  cas 
où  les  bans  doivent  être  publiés  dans  différentes  pa- 
roisses, ils  seront  publiés  aux  audiences  de  diffé- 
rents sièges. 

ARTICLE   X. 

Les  cousins  germains  et  tous  ceux  qui  ne  sont  unis 
que  par  de  moindies  degrés  de  parenté,  pourront 
contracter  mariage. 


49-*  SUli    LÉTAT    DES    PROTESTANTS. 

ARTICLE  XI. 

Les  oncles  ne  pourront  épouser  leurs  nièces,  les 
neveux  leurs  tantes,  les  hommes  les  sœurs  de  leur 
première  femme,  les  femmes  le  frère  de  leur  pre- 
mier mari,  que  d'après  l'avis  d'une  assemblée  de 
parents,  convoquée  par  le  juge,  et  tenue  en  sa  pré- 
sence, à  laquelle  assemblée  seraient  invités  de  se 
trouver  tous  les  cousins  germains  et  autres  parents 
plus  proches  de  chacune  des  deux  parties.  Le  juge 
enverra  à  noire  garde  des  sceaux  un  procès- verbal 
de  cette  assemblée,  d'après  laquelle ,  s'il  y  a  lieu  ,  il 
sera  expédié  des  lettres  patentes  portant  permission 
de  contracter  mariage,  lesquelles  lettres  patentes  se- 
ront enregistrées  gratis  dans  nos  cours. 

ARTICLE    XII. 

Il  ne  sera  accordé  dans  aucun  cas  de  dispense  de 
publication  de  bans. 

ARTICLE    XIII. 

Il  sera  dressé  un  acte  de  clia([ue  mariage,  signé  du 
juge  qui  aura  reçu  la  déclaration  des  contractants, 
du  greffier,  des  pères  et  mères  des  deux  contractants 
et  de  quatre  témoins.  Si  les  pères  et  mères  sont  ab- 
sents, il  sera  fait  mention  dans  l'acte  de  leur  consen- 
tement, et  dans  le  cas  où  le  défaut  de  consentement 
n'est  pas  un  empêchement  au  mariage,  du  refus  de 
consentement  :  s'ils  sont  présents ,  et  qu'ils  ne  sachent 


SUR  l'État  des  protestants.  49^ 

pas  écrire,  de  même  que  les  contractants,  il  en  sera 
fait  aussi  mention  dans  l'acte,  mais  les  quatre  témoins 
seront  tenus  de  signer  leur  nom. 

ARTICLE    XIV. 

Il  sera  fait  deux  registres,  contenant  ces  actes,  dont 
l'un  demeurera  déposé  au  greffe  de  la  justice  royale, 
l'autre  sera  porté,  à  la  fin  de  chaque  année,  au  greffe 
municipal  d'une  des  villes  ou  bourgs  du  ressort  de 
la  même  juridiction  qui  sera  choisi  pour  cet  effet. 

ARTICLE    XV. 

Dans  le  cas  où  le  juge  ne  pourrait  pas  remplir  ses 
fonctions,  celui  qui  le  remplacerait  pour  rendre 
la  justice  selon  l'ordre  ordinaire  ,  le  suppléera,  et  il 
en  sera  fait  mention  dans  l'acte. 

ARTICLE    XVI. 

Si  les  parties  ne  peuvent  se  rendre  au  lieu  du  do- 
micile du  juge,  le  juge  pourra  déléguer  un  officier  de 
justice  ou  autre  pour  le  représenter,  et  l'acte  de  dé- 
légation, signé  de  lui  et  du  greffier,  sera  inscrit  dans 
les  deux  registres,  et  les  registres  transportés  au  lieu 
où  se  contractera  le  mariage,  pour  que  l'acte  de 
contiactation  y  soit  inscrit  et  signé. 

ARTICLE    XVII. 

Les  hommes  et  les  femmes  qui  se  seront  unis  sous 


494  SUR  l'ktat   des  protestants. 

la  forme  prescrite  par  les  articles  précédents,  auront 
les  mêmes  droits  dont  jouissent  les  époux  légitimes 
d'après  les  lois  du  royaume;  les  dots,  douaires, 
reprises,  les  avantages  par  contrat ,  par  donations  et 
par  testaments  seront  réglés  également  suivant  le 
droit  de  chaque  province. 


^RTICLE    XVIII. 


Les  enfants  nés  de  ces  mariages  jouiront  de  tous 
les  droits  dont  doivent  jouir  les  enfants  légitimes  en 
vertu  des  lois  du  royaume. 


ARTICLE  xrx. 

Ces  mariages  ne  pourront  être  attaqués  de  nullité 
que  par  les  mêmes  personnes  et  dans  les  mêmes  cas 
où  peuvent  l'être  les  mariages  contractés  suivant  les 
lois  civiles  et  la  discipline  de  l'Église  catholique. 

COMMENTAIRE. 

De  toutes  les  classes  de  lois ,  il  y  en  a  eu  peu  où , 
parmi  les  nations  policées,  on  trouve  une  variété 
aussi  grande  que  dans  celles  qui  règlent  les  droits 
des  maris  et  des  femmes,  des  pères  et  des  enfants. 
Les  préjugés  religieux  ,  les  idées  de  jalousie  et  d'hon- 
neur qui  se  mêlent  à  l'amour,  ont  partout  influé  sur 
ces  lois ,  et  de  tout  ce  qui  a  corrompu  la  faible  rai- 
son des  hommes,  ces  deux  causes  ont  été  les  plus 
fécondes  en  inconséquences,  en  bizarreries  et  en  in- 
justices.  Cependant,  au  milieu  de  toutes  ces  difte- 


SUR  l'État  des  protestants.  /lO^ 

reiices  entre  les  lois  positives  des  nations,  il  doit  ré- 
gner un  principe  commun,  fondé  sur  le  droit 
naturel ,  principe  qu'aucun  pouvoir  législatif  ne  peut 
violer  légitimement,  et  qui,  nécessaire  au  maintien 
de  la  société,  en  ait  même  précédé  la  formation. 
Reclierclions  quel  peut  être  ce  principe.  Ce  n'est 
pointpour  ses  seuls  avantages  personnels  que  l'homme 
robuste  et  jeune  encore  s'est  soumis  à  des  lois  :  la 
sûreté,  le  repos  des  êtres  plus  faibles  que  lui,  à  qui 
la  nature,  l'amour  et  la  reconnaissance  l'avaient  lié, 
ont  été  un  de  ses  motifs,  et  sans  doute  le  plus  puis- 
sant. Il  a  voulu  que,  s'il  venait  à  mourir,  la  femme 
qui  avait  répandu  des  charmes  sur  sa  vie,  les  enfants 
que  le  long  besoin  qu'ils  avaient  eu  de  lui  lui  ren- 
dait chers,  pussent  jouir,  même  après  lui,  du 
fruit  de  son  travail. 

La  propriété  de  l'homme  devient  donc  la  propriété 
de  ses  enfants  et  de  sa  femme,  et  ce  dut  être  dans 
les  sociétés  naissantes  une  condition  de  l'acte  d'asso- 
ciation; aussi  ce  droit  a-t-il  existé  chez  toutes  les 
nations  pour  tous  les  hommes  libres  (i).  Partout  les 

(i)  Dans  tons  les  pays,  on  trouvera  quelque  loi  qui  assure  aux 
femmes  sur  les  biens  de  leurs  maris,  ou  une  reprise  égale  à  leur 
dot,  ou  une  part  dans  certains  biens,  ou  une  pension  qui  assure 
leur  subsistance.  Dans  tous  les  pays,  si  le  père  meurt  sans  tester, 
les  enfants  héritent.  Il  y  a  des  différences  dans  la  manière  de 
partager:  i°  entre  les  garçons  et  les  filles,  loi  qui  peut  être  une 
suite  de  l'état  politique  des  femmes*  2°  enti'e  les  enfants  aînés 
ou  cadets,  ce  qui  n'a  lieu  que  dans  les  pays  où  certaines  pro- 
priétés sont  regardées  originairement  comme  le  gage  d'une  cer- 
taine fonction.  Quant  aux  testaments  ,  la  liberté  indéfinie  de  tes- 
ter n'attaque  pas  plus  notre  principe  que  la  liberté  de  vendre  ou 


49^^  sïJi^  l'état  dus  protestants. 

lois  onl  régie  la  manière  d'exercer  ce  droit,  aucune 
ne  l'a  ouvertement  violé.  Mais  pour  que  l'homme 
soit  assuré  de  ce  droit,  il  faut,  s'il  existe  une  société 
un  peu  compliquée,  qu'il  y  ait  une  manière  légale 
d'établir  quelle  est  la  femme ,  quels  sont  les  enfants 
d'un  tel  homme.  Il  faut  que  la  convention  libre 
entre  l'homme  et  la  femme,  de  se  traiter  comme 
époux,  et  l'engagement  que  prend  l'homme  de  re- 
connaître les  enfants  de  la  femme,  soient  réglés  par 
les  lois  comme  toutes  les  autres  conventions. 

Voilà  donc  trois  points  sur  lesquels  le  pouvoir  lé- 
gislatif, libre  de  régler  les  formes  qu'il  croit  les  plus 
utiles  à  l'État,  est  obligé  de  respecter  les  droits  des 
citoyens  :  il  doit  à  chacun  la  sûreté  qu'après  sa  mort 
les  biens  qui  lui  restent  appartiendront  à  ses  en- 
fants. Il  doit  à  chacun  des  formes  légales  d'après 
lesquelles  il  puisse  prouver  l'état  de  ses  enfants;  il 
doit,  enfin,  à  la  femme,  des  lois  qui  leur  assurent 
l'exécution  des  conventions  qu'elle  a  faites  avec  son 
mari.  La  loi  ne  peut  pas  dire  à  une  classe  de  citoyens  : 
Vous  n'aurez  point  d'enfants,  ou,  si  vous  en  avez, 
vous  n'auiez  pas  le  droit  de  les  traiter  comme  tels. 
La  loi  ne  peut  pas  dire  aux  femmes  :  Toutes  les  con- 
ventions que  vous  aurez  faites  avec  l'homme  à  qui 
vous  auiez  consacré  votie  vie,  ou  avec  les  enfants 
dont  vous  serez  la  mère  ,  seront  des  conventions 
nulles.  Plus  les  lois  d'un  pays  ont  établi  de  formali- 
tés ligoureuses,  plus  elles  ont  établi  de  distinctions 

de  donner.  La  propriété  des  enfants  dérivant  du  droit  du  père 
n'est  pas  attaquée ,  quelque  étendue  que  l'on  donne  à  son  droit 
de  propriété. 


SUR  l'état  des  protestants.  497 

entre  les  maiiages  et  les  unions  libres;  plus  elles 
ont  établi  de  différences  entre  les  enfants  nés  de  ces 
différentes  unions  (1),  plus  la  loi  qui  ôle  à  une  classe 
de  citoyens  le  droit  de  contracter  des  mariages  se- 
rait une  loi  injuste.  Mais  c'est  ôter  un  droit  à  un 
homme  que  de  l'assujettir,  pour  exercer  ce  droit ,  à 
des  formalités  qu'il  croit  ne  pouvoir  remplir  sans 
blesser  sa  conscience.  Ainsi ,  dans  un  État  où  tous 
les  citoyens  ne  professent  pas  la  même  religion  ,  et 
où,  parmi  ces  différentes  religions,  il  y  en  a  qui  re- 
gardent l'assistance  aux  cérémonies  des  autres  cultes 
comme  un  crime,  les  formalités  nécessaires  à  la  va- 
lidité des  mariages  ne  doivent  pas  être  mêlées  à  des 
cérémonies  religieuses. 

Le  mariage  n'est  point,  de  sa  nature,  un  acte  reli- 
gieux ;  il  ne  peut  même  être  regardé  comme  tel  par 
les  catholiques.  En  effet,  n'existe-t-il  pas  sur  la  terre 
une  foule  de  cultes  fiaux ,  et  regardés  par  les  catho- 
liques avec  horreur?  Les  mariages  des  hommes  en- 

(1)  Il  n'entre  pas  dans  notre  sujet  d'examiner  jusqu'à  quel 
point  les  lois  sévères ,  établies  dans  certains  pays  contre  les 
unions  libres,  et  surtout  contre  les  enfants  nés  de  ces  unions, 
sont  contraires  au  droit  naturel  et  à  la  justice;  si  ces  lois  qui  ont 
eu  presque  partout  la  vanité  pour  motif ,  et  le  maintien  des  mœurs 
pour  prétexte ,  ne  servent  pas  à  corrompre  les  mœurs  plus  qu'à 
les  épurer;  si  l'excès  de  sévérité  dans  les  lois  relatives  aux  mœurs 
ne  conduit  pas  nécessairement  à  l'hypocrisie  et  à  la  licence;  si 
des  lois  douces ,  mais  toujours  respectées ,  ne  valent  pas  mieux 
que  des  lois  sévères  qu'on  élude  sans  cesse;  si  l'on  ne  doit  pas 
avoir  la  plus  grande  réserve  lorsqu'il  faut  mettre  la  loi  en  contra- 
diction avec  des  sentiments  naturels ,  ou  même  avec  des  fai- 
blesses communes  à  tous  les  hommes ,  etc.,  etc. 

V.  32 


4y8  SUR  l'état  des  protestants. 

gagés  dans  ces  faux  cultes  ne  sont-ils  pas  légitimes? 
n'ont-ils  pas  les  mêmes  effets  civils?  ne  sont-ils  pas 
également  sacrés  aux  yeux  des  lois  et  de  l'opinion  ? 
Un  catholique  ne  peut  pas  dire  que  ces  mariages 
doivent  leur  sanction  à  ces  actes  religieux  qu'il  re- 
garde comme  des  crimes  ;  c'est  donc  aux  lois  civiles 
qu'ils  la  doivent.  Si  un  mariage  accompagné  de  cé- 
rémonies criminelles  est  un  acte  respectable,  parce 
que  les  lois  l'ont  autorisé  ,  pourquoi  un  mariage  éga- 
lement fait  sous  la  sauvegarde  de  la  loi ,  mais  sans 
mélange  de  cérémonies,  serait-il  un  acte  moins  va- 
lide? Si  un  mariage  contracté  devant  un  ministre 
protestant  est  légitime  en  Angleterre,  en  Hollande, 
et  même  en  Alsace,  quoique  ce  ministre  protestant 
n'ait  pas  le  droit  de  bénir  un  mariage,  parce  que 
telle  est  la  loi  civile  de  ces  pays,  pourquoi ,  si  la  loi 
civile  le  voulait  également,  ce  même  mariage  ne 
pourrait-il  pas  être  légitime,  étant  contracté  devant  un 
laïque, qui  ne  diffère  ici  du  ministre  protestant  qu'en 
ce  qu'il  n'usurpe  pas,  comme  ce  ministre,  un  pouvoir 
que  l'Église  ne  lui  a  pas  donné?  Tl  est  donc  prouvé 
et  que  le  législateur  doit  à  tous  les  citoyens  la  fa- 
culté de  contracter  des  mariages  sans  blesser  leur 
conscience,  et  que  le  mariage  peut  être  un  acte  pu- 
rement civil.  Ainsi,  en  France,  la  justice  demande 
que  le  législateur  accorde  aux  protestants  un  mariage 
civil ,  et  la  religion  le  permet;  elle  l'ordonne  même, 
comme  elle  ordonne  tous  les  autres  actes  de  justice 
et  de  bienfaisance. 

En  proposant  une  législation  poui'  ces  mariages, 
nous  n'avons    pas  prétendu  donner  un  modèle  de 


SUR  l'état  des  protestants.  499 

législation  sur  cet  objet,  le  plus  important  peut-être 
du  droit  civil ,  nous  avons  proposé  seulement  une 
législation  telle,  que  les  mariages  des  protestants 
ressemblassent  absolument  aux  mariages  des  catho- 
liques, et  fussent  régis  par  les  mêmes  lois.  Voilà  pour- 
quoi nous  avons  substitué  des  publications  faites  à 
l'audience  des  bailliages,  aux  publications  faites  à  la 
messe  paroissiale,  la  présence  du  propre  juge  à  celle 
du  propre  curé,  que  nous  avons  établi  de  même  un 
registre  double,  que  nous  avons  remplacé  les  dis- 
penses que  donne  le  pape  par  des  dispenses  accor- 
dées par  le  prince;  cette  unité  est  importante.  Toute 
loi  qui  tend  à  faire  des  hypocrites,  est  une  loi  cor- 
ruptrice des  mœurs.  Ainsi ,  il  ne  faut  pas  qu'un  pro- 
testant puisse  avoir  intérêt  de  changer  de  leligion 
pour  obtenir  la  permission  d'épouser  sa  belle-sœur 
ou  sa  nièce. 

Nous  ne  nous  étendons  pas  ici  sur  le  danger  de 
laisser  sans  état  et  sans  propriété  légale  les  enfants 
d'un  million  de  nos  citoyens,  sur  le  scandale  de 
laisser  subsister  des  lois  qui  récompensent  l'infidé- 
lité, la  corruption  des  mœurs,  l'avidité  et  l'hypocri- 
sie, qui ,  sous  le  faux  prétexte  de  protéger  la  reli- 
gion catholique,  en  font  si  souvent  profaner  les 
sacrements.  Nous  aurions  pu  invoquer  l'humanité  , 
l'honnêteté  publique  ,  la  saine  politique,  la  religion  , 
mais  nous  n'avons  voulu  parler  que  de  la  justice. 

ARTICLE    XX. 

Les  mariages  contractés  sous  cette  forme  ne  pou- 

32. 


5oO  SUR    LÉTAT    DES    PROTESTANTS. 

vaut  être  regardés  comme  un  sacrement,  et  ne  de- 
vant point  participer  de  son  indissolubilité,  les  époux 
pourront  demander  le  divorce  par  une  requête  pré- 
sentée au  juge,  lequel  convoquera  une  assemblée 
composée  d'un  égal  nombre  de  parents  de  cbacun 
des  deux  conjoints. 

ARTICLE  XXI. 

Le  juge  ne  pourra  refuser  le  divorce;  mais  de 
l'avis  de  la  pluralité  des  parents,  il  pourra  remettre 
à  prononcer  dans  un  délai  qu'il  fixera,  et  qui  ne 
pourra  être  plus  long  qu'un  an  ;  après  lequel  temps, 
si  celui  des  deux  époux  qui  a  demandé  le  divorce 
persiste  dans  sa  demande,  le  divorce  leur  sera  accordé. 

ARTICLE    XXH. 

cbacun  des  deux  époux  sei^a  remis  dans  la  jouis- 
sance libre  et  entière  de  ses  biens  propres;  la  femme 
exercera  ses  reprises  comme  elle  l'aurait  fait  après 
la  mort  de  son  mari.  La  communauté  sera  partagée 
entre  les  deux  époux  ,  comme  elle  l'aurait  été  après 
la  mort  d'un  des  deux,  entre  le  survivant  et  les  hé- 
ritiers du  mort.  Le  douaire  de  la  femme,  les  droits 
d'babitation  ,  et  autres  établis  par  le  droit  ou  par 
la  coutume,  les  avantages  faits  par  le  contrat  à  l'un 
des  deux  époux  par  l'autre,  les  actes  de  dons  mu- 
tuels, s'il  en  existe,  etc.,  seront  censés  annulés  par 
le  divorce  ;  il  sera  permis  seulement  de  stipuler  par 
contrat  une  pension  viagère ,  que  chacun  des  con- 
tractants, ou   l'un  des  deux,  s'engagera  de  faire  à 


SUR  l'état  des  protestants.  Soi 

l'autre  en  cas  de  divorce  ;  et  dans  le  cas  où  le  bien 
de  l'un  d'eux  ne  serait  pas  jugé  suffisant  pour  la  sub- 
sistance après  le  divorce,  l'assemblée  des  parents 
pourra  lui  assigner,  à  la  pluralité  des  voix,  une  pen- 
sion alimentaire  sur  les  biens  de  l'autre. 

ARTICLE    XXIII. 

Les  enfants  nés  avant  la  demande  du  divorce ,  et 
ceux  dont  la  femme  pourrait  être  enceinte  lors  de 
la  demande  en  divorce,  auront  sur  les  biens  de  leurs 
pères  et  mères  les  mêmes  droits  qu'ils  auraient  eus 
sur  les  biens  du  survivant,  si  la  séparation  était  arri- 
vée par  la  mort  de  l'un  d'eux. 

ARTICLE  XXIV. 

L'acte  d'assemblée  des  parents  réglera  à  la  plura- 
lité des  voix ,  auquel  du  père  et  de  la  mère  chacun 
des  enfants  sera  remis  ,  et  quelle  pension  ,  soit  pour 
leur  éducation ,  soit  pour  leur  subsistance ,  il  sera 
pris  sur  les  biens  de  celui  qui  n'en  aura  pas  été 
chargé. 

ARTICLE   XXV. 

Le  nombre  des  parents  sera  au  moins  de  douze  , 
six  de  chaque  côté  ;  si  l'on  ne  peut  trouver  ce 
nombre  dans  le  lieu  de  l'assemblée ,  il  y  sera  suppléé 
par  un  nombre  de  personnes  nommées  par  ceux  des 
parents  qui  ne  seront  pas  en  nombre  suffisant  ;  et  ces 
douze  éliront,  à  la  pluralité  des  voix,  un  treizième 
membre  de  rasseml)lée,  le  juge  ne  pouvant  avoir  de 


5o2  SLR  l'État  des  protestants. 

voix  dans  aucun  cas.  Le  mari  et  la  femme  auront 
le  droit  chacun  de  récuser,  sans  alléguer  de  motif, 
deux  des  parents  de  chaque  côté. 

ARTICLE   XXVI. 

L'acte  de  celte  assemblée  sera  homologué  au  pai- 
lemenl  dans  le  ressort  duquel  elle  aura  été  tenue. 
Aucune  des  parties  ne  pourra  se  pourvoir  après  l'ho- 
mologation ,  contre  ce  qui  aura  été  réglé  par  cet 
acte.  L'homologation  ne  pourra  être  refusée  sous 
aucun  prétexte,  ni  retardée  plus  de  trois  mois,  du 
jour  où  l'acte  d'assemblée  aura  été  présenté. 

ARTICLE    XXVII. 

Ce  ne  sera  qu'après  l'homologation  que  le  ma- 
riage sera  regardé  comme  rompu ,  et  que  les  deux 
conjoints  auront  la  liber':é  de  pouvoir  contracter  un 
autre  mariage. 

ARTICLE  XXVIII. 

Pendant  l'intervalle  de  la  demande  du  divorce  , 
jusqu'à  l'homologation  de  l'acte,  la  femme  sera  tenue 
de  se  retirer  dans  la  maison  d'une  de  ses  parentes , 
ou  dans  un  couvent  catholique. 

ARTICLE  XXIX. 

Si  la  femme  se  trouve  grosse,  elle  sera  tenue  de 
le  déclarer  dans  l'acte  de  sa  demande,  si  c'est  elle 
qui  demande  le  divorce  ;  ou ,  si  c'est  le  mari  qui  le 
demande,  elle  sera  tenue  de  faire  la  même  déclara- 


SUR    LETAT    DKS    PROTESTANTS.  Ôo3 

tion,  signée  d'elle,  dans  les  vingt-quatre  lieuies  que 
la  demande  du  divorce  lui  aura  été  signifiée,  le 
mari ,  en  cas  de  contestation  ,  étant  obligé  de  prou- 
ver qu'elle  a  eu  connaissance  de  la  signification. 

ARTICLE    XXX. 

Le  mari  sera  autorisé  à  prendre,  dans  ce  cas ,  les 
mêmes  précautions  que  la  loi  aurait  permis  à  ses  hé- 
ritiers de  prendre,  si  sa  femme  s'était  déclarée  grosse 
après  sa  mort. 

Si  faccoucliement  a  lieu,  l'enfant  ne  sera  réputé 
légitime  qu'autant  que  l'espace  de  temps,  entre  sa 
naissance  et  la  déclaration  que  la  mère  a  faite  de  sa 
grossesse,  n'excédera  point  280  jours:  à  moins  que 
le  mari  ne  reconnaisse  pour  provenir  de  lui  l'enfanl 
même  venu  après  ce  terme. 

COMMENTAIRE. 

Nous  n'entreprendrons  pas  d'examiner  ici  jusqu'à 
quel  point  l'indissolubilité  du  mariage  peut  être  con- 
traire à  la  saine  politique,  au  maintien  des  mœurs, 
à  la  tranquillité  des  familles,  au  bonheur  des  ci- 
toyens ;  nous  ne  chercherons  point  même  à  examiner 
si  ce  sacrifice  de  la  liberté  naturelle  n'étant  néces- 
saire,  ni  au  maintien  de  la  société,  ni  aux  droits  de 
ses  membres,  une  loi  positive  peut  sans  injustice 
l'imposer   aux  citoyens. 

INous  nous  bornerons  ici  aux  considérations  par- 
ticulières à   notre  objet. 

L'indissolubilité  du  maiiage  n'est  ni  un  dogme,  ni 


5o4  SUR  l'état  des  protestants. 

un  point  de  morale  de  la  religion  catholique,  c'est 
seulement  une  loi  de  discipline  ecclésiastique  qui 
varie  suivant  les  temps  et  les  nations,  et  qui  peut 
varier  encore.  Si  le  divorce  était  contraire  à  la  mo- 
rale ou  au  dogme  de  la  religion ,  il  n'eût  pas  été  per- 
mis dans  les  premiers  siècles  du  christianisme  ;  Jus- 
tinien  ne  l'aurait  point  autorisé  par  ses  lois,  ni 
Charleraagne  par  son  exemple;  l'Eglise  romaine 
n'aurait  point  souffert  que  l'usage  du  divorce  subsis- 
tât, ni  parmi  les  Polonais  catholiques  (t),  ni  parmi 
les  Grecs  non  schismatiques.  Il  en  est  de  l'indisso- 
lubilité du  mariage,  comme  du  célibat  des  prêtres, 
de  la  communion  sous  une  seule  espèce,  de  l'abs- 
tinence des  viandes  dans  certains  temps  de  l'année, 
de  l'usage  de  célébrer  l'office  dans  une  langue  morte; 
ces  lois,  ces  coutumes  sont  des  usages  très-modernes, 
in  troduits  dans  l'Église  par  des  motifs  très-respectables 
d'utilité  pour  les  mœurs  ou  pour  le  salut;  mais  la 
même  autorité  qui  les  a  établis  peut  les  détruire, 
lorsqu'elle  croira  que  celte  utilité  ne  subsiste  plus.  A 
la  vérité,  les  ignorants  regardent  ces  usages  comme 
des  parties  essentielles  de  la  religion;  on  a  même 
osé  les  donner  pour  tels  dans  des  ouvrages  destinés 
à  l'instruction  des  fidèles;  mais  aucun  théologien 
éclairé  n'oserait  le  soutenir.  Si  donc  le  mariage  même, 
accompagné  du  sacrement,  n'est  point  essentiellement 

(i)  Chez  les  Polonais  il  n'y  a  pas  de  véiitable  divorce,  mais 
on  fabrique  des  preuves  de  la  nullité  du  mariage;  personne  ne 
les  conteste,  et  le  tribunal  prononce  en  conséquence.  Le  clergé 
tolère  cet  usage  ,  et  c'est  autoriser  le  divorce,  ou  pis  que  le  di- 
vorce. 


SUR  l'état  des  protestants.  5o5 

indissoluble,  un  mariage  qui  n'est  qu'un  acte  civil 
ne  peut  être  rendu  indissoluble  que  par  la  loi  civile; 
c'est  la  justice,  c'est  l'utilité  qui  doit  dicter,  sur  cet 
objet  comme  sur  tous  les  autres,  les  dispositions  de 
la  loi  civile  :  or,  la  justice  semble  demander  que  la  loi 
ne  soit  pas  plus  sévère  que  la  conscience,  et  n'ôte  pas 
la  liberté  du  divorce  aux  protestants,  à  qui  la  morale 
de  leur  religion  ne  fait  pas  un  devoir  de  renoncer  à 
cette  liberté. 

L'utilité  publique  semble  demander  également  que 
les  protestants  français  ne  soient  point  soumis  à  un 
joug  que  les  lois  de  la  plupart  des  pays  protestants 
n'ont  point  imposé;  et  si  un  juste  respect  pour  la 
religion  catliolique  doit  faire  refuser  aux  protestants 
la  liberté  du  culte  public,  il  ne  faut  pas  rebuter 
ceux  des  protestants  qui  voudraient  adopter  la  France 
pour  patrie,  en  ajoutant  à  cette  privation  une  autre 
gêne ,  à  laquelle  la  religion  catbolique  ne  peut  exiger 
qu'on  les  soumette. 

Ce  que  nous  disons  ici  ne  contredit  pas  le  prin- 
cipe d'après  lequel  nous  avons  proposé  d'établir  des 
dispenses  pour  les  mariages,  semblables  à  celles  que 
Rome  accorde,  i  °  Parce  qu'une  raison  peut  être  assez 
forte  pour  conserver  aux  citoyens  leur  liberté  natu- 
relle dans  une  plus  grande  étendue,  et  devenir  trop 
faible  lorsqu'il  s'agit  de  leur  ôter  une  partie  de  cette 
liberté  naturelle,  i"^  Parce  que  tout  avantage  tempo- 
rel, accordé  aux  catlioliques ,  nuit  à  la  religion  ca- 
tbolique, en  donnant  lieu  à  des  protestants  de  mau- 
vaise foi  de  l'embrasseï',  au  lieu  que  quand  même 
des  motifs  liumains  pourraient  détacber  des    catho- 


5o6  SUR    L'iiTAT    DES    PROTESTANTS. 

liqnes  d'une  religion  établie  sur  des  preuves  aussi 
évidentes,  ce  serait  pour  elle  avoir  gagné ,  que  de 
les  avoir  perdus.  D'ailleurs,  la  liberté  du  divorce 
est  utile  ou  nuisible  aux  bonnes  mœurs  et  à  la  tran- 
quillité des  familles;  si  cette  liberté  est  utile,  alors 
il  faut  la  rendre  à  tous  les  citoyens,  il  faut  permettre 
aux  catholiques  français  ce  qui  est  permis  aux  ca- 
tholiques de  Pologne,  ce  qui  était  permis  aux  chré- 
tiens des  premiers  siècles,  ce  qui  l'a  été  constam- 
ment dans  l'Église  grecque.  Si  cette  liberté  est. 
nuisible,  il  ne  faut  pas  l'ôter  aux  protestants,  puis- 
qu'elle est  conforme  à  leuis  principes  de  morale,  et 
que  les  avantages  qu'ils  retireraient  de  la  légitimité 
rendue  à  leurs  mariages  seraient  encore  pour  eux  un 
très-grand  bien. 

Nous  n'avons  point  spécifié  les  causes  pour  les- 
quelles il  serait  permis  de  demander  le  divorce.  En 
effet,  si,  du  côté  des  maris,  l'avarice  sordide,  leur 
tyrannie  domestique,  les  traitements  violents  qu'ils 
exercent,  la  crainte  qu'inspirent  les  suites  de  leur 
brutalité  ou  d'une  jalousie  furieuse;  si,  du  côté  de 
l'un  ou  de  l'autre  des  deux  époux,  l'incompatibilité 
des  caractères,  l'infidélité,  la  crainte  d'être  exposés 
aux  maladies  qui  suivent  la  débauche,  des  infirmi- 
tés dégoûtantes;  si  des  causes  d'impuissance  ou  de 
stérihté  peuvent  et  doivent  être  des  causes  légitimes 
de  divorce,  combien  les  preuves  juridiques  de  tous 
ces  faits  sont-elles  vagues,  incertaines,  scandaleuses, 
souvent  même  impossibles  (i)?  JNous  n'avons  accordé 

(i)  Il  y  a  des  pays  où  l'on  n'accorde  le  divorce  que  dans  le  cas 
d'adultère  :   conune    le    détail    des    preuves   (jue  les    tribunaux 


SUR  l'état  des  protestants.  5o7 

aux  hommes  aucun  avantage  sur  les  femmes  ;  si  le 
sexe  le  plus  fort ,  en  s'exposant  seul  à  la  guerre ,  en 
se  dévouant  aux  métiers  pénibles  ou  dangereux,  a 
cru  pouvoir,  par  une  espèce  de  compensation,  sans 
doute,  s'arroger  à  lui  seul  le  droit  de  faire  des  lois, 
ce  droit  ne  peut  être  que  celui  de  faire  des  lois  justes; 
de  même  que  le  corps  législatif  ne  peut,  sans  injus- 
tice, blesser  les  droits  des  citoyens  qui  ne  sont  point 
au  nombre  de  ses  membres,  les  hommes  ne  peuvent, 
sans  injustice,  blesser,  dans  leurs  lois,  les  droits 
que  la  nature  a  donnés  aux  femmes,  ceux  de  tout 
être  sensible  et  raisonnable:  croiraient-ils  donc  avoir 
celui  de  les  dévouer  à  une  oppression  domestique, 
de  contracter  des  liens ,  en  se  réservant  à  eux  seuls 
le  droit  de  les  briser?  Aucun  être  ne  peut,  sans  ty- 
rannie, exercer  cet  empire  sur  un  autre,  et  une  telle 
inégalité  entre  les  hommes  et  les  femmes  est  aussi 
injuste  en  elle-même  que  l'esclavage;  c'est  également 
un  acte  de  violence,  qu'aucune  loi  positive  ne  peut 
légitimer.  L'intérêt  public  est  ici  d'accord  avec  la 
justice;  plus  les  lois  établiront  d'égalité  entre  les 
deux  sexes,  plus  les  mariages  seront  heureux. 

Qu'on  ne  craigne  pas  que  la  liberté  absolue  des 
divorces  en  multiplie  le  nombre;  si  la  loi  cpii  les 
permet  est  utile,  c'est  surtout  parce  qu'elle  éta!)lit 
dans  les  mariages  plus  d'union,  plus  d'égalité,  plus 
de  déférences  mutuelles.  Les  divorces  seraient  rares, 
surtout  dans  la  classe  des  citoyens  peu  riches,  classe 

exigent  aurait  nécessaii'ement  quelque  chose  de  choquant  pour  la 
pudeur  des  dames,  le  mari  a  ordinairement  la  politesse  de  se 
charger  des  preuves,  et  de  se  faire  surprendre  en  flagrant  délit. 


5o8  SUR  l'état  des  protestants. 

nombreuse,  utile,  la  seule  où  il  importe  à  l'État  de 
faire  fleurir  la  population;  dans  les  classes  plus  éle- 
vées, il  y  aura  sans  doute  quelques  divorces,  el 
des  divorces  scandaleux,  mais  ils  le  seront  moins 
que  les  unions  qu'ils  auront  rompues,  et  ils  auront 
l'avantage  que ,  s'il  existe  également  un  coupable,  du 
moins  il  n'y  aura  plus  de  victime. 

Nous  avons  fixé  le  terme  de  180  jours  pour  la  lé- 
gitimité de  l'enfant  né  après  la  demande  du  divorce. 
En  effet,  pour  qu'un  enfant  vraiment  né  du  mari 
pût  être  lésé  par  celte  loi ,  il  faudrait,  1°  que  le  temps 
écoulé  entre  la  conception  et  l'accouchement  fût  de 
plus  de  280  jours,  ce  qui  est  très-rare,  suivant  les 
observations  des  physiologistes  les  plus  éclairés.  2°  Il 
faudrait  de  plus  que  le  projet  de  divorce  entre  le 
mari  et  la  femme  n'eût  pas  interrompu  leur  liaison, 
ce  qui  ne  doit  pas  être  très-commun.  Ainsi,  les  cas 
oii  cette  disposition  de  la  loi  conduirait  à  une  injus- 
tice seraient  si  rares ,  qu'il  y  a  peu  de  bonnes  lois 
qui  n'exposent  à  des  injustices  plus  fréquentes. 

3°  Il  faut  fixer  un  terme.  En  effet,  supposons  qu'il 
n'y  en  ait  pas  de  fixe,  et  que  l'on  conteste  sur  la 
légitimité  d'un  enfant  né  après  deux  ans,  nous  au- 
rons à  balancer  entre  la  probabilité  que  ceux  qui 
ont  veillé  la  femme  ont  été  corrompus,  et  celle 
d'un  pareil  accouchement  ;  et  il  est  clair  que  celle-ci 
sera  toujours  beaucoup  moindre  :  en  même  temps 
il  est  beaucoup  plus  commun  que  des  juges  soient 
séduits  ou  trompés,  qu'il  ne  l'est  que  la  nature  s'é- 
carte de  ses  lois.  C'est  donc  ici  un  de  ces  cas  où  la 
loi  ne  doit  point  laisser  aux  juges  la  liberté  de  pro- 


SUR  l'État  des  protestants.  Soq 

noncer,  même  sur  un  fait.  4°  De  même  que  l'on  n'a 
pas  voulu  permettre  au  mari  de  prouver  l'impossi- 
bilité physique  qu'il  soit  le  père  d'un  enfant  né  dans 
le  mariage,  on  peut,  sans  injustice  ,  refuser  à  la  mère 
le  droit  de  prouver,  après  le  divorce,  la  possibilité 
physique  du  même  fait.  Nous  avons  cependant  voulu 
que  le  mari  pût  donner  la  légitimité  à  l'enfant ,  en 
le  reconnaissant,  parce  que  nous  ne  connaissons  pas 
assez  les  lois  de  la  nature  pour  prononcer  sur  l'im- 
possibilité des  naissances  tardives;  mais  celles  qui  s'é- 
loigneraient du  terme  que  nous  avons  fixé  ne  peuvent 
qu'être  accompagnées  de  circonstances  singulières 
qui  fixeraient  l'attention  publique  ,  et  alors  l'autorité 
de  l'opinion  obligerait  le  mari  à  être  juste. 


ARTICLE    XXXI. 


Dans  le  cas  où  il  naîtra  un  enfant  de  quelqu'un 
de  nos  sujets  ne  faisant  pas  profession  de  la  reli- 
gion catholique,  les  parents  seront  tenus,  dans 
l'intervalle  de  deux  jours  après  la  naissance,  de  se 
présenter  devant  l'officier  municipal  du  lieu  ,  le  pre- 
mier de  ceux  qui  s'y  trouveront  présents;  il  inscrira 
sur  deux  registres  ,  destinés  à  cet  effet ,  le  jour  de  la 
naissance,  le  prénom  ou  surnom  de  l'enfant,  son 
nom  de  famille ,  ceux  du  père  et  de  la  mère  :  l'acte 
sera  signé  de  cet  officier,  de  son  greffier,  de  quatre 
témoins,  du  père  de  l'enfant,  et  de  la  sage-femme  ou 
accoucheur.  Si  le  père  ou  la  sage-femme  sont  absents, 
ils  seront  remplacés  par  deux  parents  du  côté  du 
père,  et  s'il  n'y  en  a  pas  dans  le  lieu  ,  par  deux  té- 
moins domiciliés. 


5 1  o  SUR   l'État  des  proti- stants. 


ARTICLE  XXXII. 


De  ces  deux  registres ,  l'un  sera ,  au  bout  de  chaque 
année,  déposé  au  greffe  de  la  juridiction  royale;  l'au- 
tre restera  dans  le  greffe  municipal  du  lieu. 


ARTICLE    XXXIII. 


S'il  vient  à  décéder  un  de  nos  sujets  ne  professant 
point  la  religion  catholique,  son  corps  sera  enterré 
dans  le  lieu  qu'il  aura  ordonné  par  son  testament  ; 
sinon,  à  la  volonté  de  ses  parents,  pourvu  que  ce  lieu 
soit  hors  de  l'enceinte  delà  ville,  bourg  ou  village,  et 
que  le  propriétaire  de  ce  lieu  y  consente;  il  y  sera 
porté  accompagné  d'un  oftîcier  municipal ,  chargé 
de  cette  fonction  par  le  choix  du  maire ,  consul , 
syndic,  etc.,  du  lieu;  de  deux  de  ses  parents  et  de 
quatre  témoins  ;  l'acte  d'inhumation  sera  signé  de 
cet  officier,  du  greffier,  des  quatre  témoins  et  des 
deux  parents;  si  ceux-ci  ne  savent  pas  écrire,  il  en 
sera  fait  mention  dans  l'acte. 

On  fera  mention  dans  l'acte,  des  nom  et  prénoms 
du  défunt,  de  ses  qualités,  de  son  état,  de  son  âge,  et 
du  genre  de  la  maladie  dont  il  est  mort.  Cet  acle  sera 
inscrit  sur  deux  registres;  l'un  restera  au  greffe  mu- 
nicipal ,  l'autre  sera  déposé  au  bout  de  chaque  an- 
née au  greffe  de  la  juridiction  royale. 

ARTICLE    XXXIV. 

Les  témoins  nécessaires  à  la  validité  des  actes  de 


SUR    L  ETAT    DES    PROTESTANTS.  3  I  I 

mariage,  de  naissance  et  d'inhumation,  seront  tous 
des  gens  domiciliés,  majeurs  d'âge,  non  repris  de 
justice,  et  sachant  signer.  Ni  les  juges,  ni  les  officiers 
municipaux,  ni  les  greffiers  ne  pourront  exiger  aucun 
honoraire  pour  aucun  des  actes  relatifs  aux  mariages, 
aux  divorces,  aux  naissances  et  aux  sépultures,  pas 
même  pour  l'homologation  de  l'acte  de  divorce.  Ils 
ne  pourront  exiger  aucune  vacation  pour  leur  assis- 
tance. On  délivrera  gratis  une  copie  de  chaque  acte 
à  chacun  de  ceux  à  qui  elle  est  nécessaire ,  pouivu 
seulement  qu'ils  remboursent  les  frais  du  papier 
timbré.  Les  autres  copies  seront  payées  comme  les 
autres  expéditions  des  mêmes  greffes.  Si  le  juge  est 
obligé  de  se  transporter  pour  un  mariage,  ce  sera 
aux  frais  des  parties ,  et  son  transport  sera  payé 
comme  il  le  serait  pour  toute  autre  fonction. 

COMMENTAIRE. 

Nous  ne  ferons  aucune  remarque  sur  ces  quatre 
articles  :  ces  formalités  nous  paraissent  suffisantes 
pour  constater  les  morts  et  les  naissances,  et  nous 
avons  cherché  à  les  rapprocher  le  plus  qu'il  a  été 
possible  de  celles  qui  sont  établies  pour  constater 
les  naissances  et  les  sépultures  des  catholiques. 

ARTICLE    XXXV. 

Ceux  de  nos  sujets  dont  les  biens  auront  été  con- 
fisques, en  vertu  des  lois  contre  les  protestants, 
pourront  demander  leurs  biens  dansl'espacede  trente 


5 12.  SUR  l'éta-t  des  protestants. 

ans ,  à  compter  du  temps  où  la  confiscation  a  été  pro- 
noncée, au  temps  de  la  réclamation  ;  mais  ils  ne 
pourront  pas  demander  les  fruits  ,  qu'à  compter  du 
jour  de  la  réclamation. 

ARTICLE    XXXVl. 

Ceux  de  nos  sujets  non  catholiques  dont  les  biens 
échus  par  hérédité  n'ont  point  été  réclamés  par 
eux,  à  cause  de  leur  absence  ou  des  lois  qui  leur  en 
avaient  ôté  le  droit,  pourront  les  réclamer  comme 
les  autres  absents. 

ARTICLE    XXXVII. 

Ceux  de  nos  sujets  non  catholiques  qui ,  ayant  ré- 
clamé leurs  biens,  ont  été  exclus  par  des  jugements 
ou  des  arrêts  ,  pourront  réclamer  pendant  l'espace 
de  dix  ans. 

ARTICLE    XXXVIII. 

Les  mariages  contractés  depuis  la  révocation  de 
l'édit  de  Nantes  seront  regardés  comme  légitimes, 
ayant  été  faits  sur  la  foi  de  la  conscience  et  de  l'hon- 
neur; mais  les  enfants  nés  de  ces  mariages,  et  pri- 
vés de  l'héritage,  soit  par  arrêts,  soit  par  le  fait ,  et 
qui  ne  pourront  montrer  d'acte  de  mariage  légitime, 
fait  en  pays  étranger,  seront  tenus  de  prouver  par 
une  enquête  la  possession  de  leur  état. 

ARTICLE    XXXIX. 

Ceux  de  nos  sujets  qui,  ne  faisant  pas  profession 


SUR  l'État  des  protestants.  Si'i 

de  la  religion  catholique,  ont  contracté  une  union 
qui  n'a  été  revêtue  d'aucune  formalité,  seront  te- 
nus, dans  l'espace  de  trois  mois  après  la  publica- 
tion de  cet  édit ,  de  se  conformer  aux  formalités 
prescrites  par  les  articles  ci-dessus.  Dans  le  cas  oi^i  l'un 
des  deux  voudiait  rompre  cette  union  ,  et  dans  le 
cas  où  tous  les  deux  voudraient  se  séparer,  il  sera 
nommé  un  tuteur  aux  enfants,  on  procédera  à  sa  re- 
quête à  une  information,  pour  constater  que  l'union 
a  été  regardée  comme  un  mariage  légitime,  et  dans 
ce  cas  les  époux  ne  pourront  se  séparer  qu'en  se 
conformant  aux  articles  ci-dessus  sur  la  demande  en 
divorce. 

ARTICLE    XL. 

Les  pères  et  les  mères  des  conjoints  pourront  seuls 
attaquer  la  légitimité  de  ces  mariages;  mais  ils  ne 
pourront,  en  les  attaquant,  faire  valoir  le  défaut  de 
célébration  ;  et  la  possession  de  l'état ,  constatée  par 
une  enquête,  tiendra  lieu  de  cette  formalité. 

ARTICLE    XLI. 

Ceux  qui  ont  été  condamnés  par  contumace,  en 
vertu  des  lois  contre  les  protestants,  soit  à  la  mort, 
soit  aux  galères,  soit  à  d'autres  peines,  seront  rele- 
vés de  ces  peines  et  de  l'infamie  qui  y  est  attachée,  et 
la  mémoire  de  ceux  qui  ont  été  exécutés  à  mort  sera 
réhabilitée  :  ceux  qui  sont  attachés  aux  galères  seront 
relâchés;  ceux  qui  ont  été  bannis  seront  relevés  de 
leur  ban,  et  tous  rentreront  dans  leurs  droits,  sans 
V.  33 


5i4  SUR  l'état  des  protestants. 

qu'il  soit  besoin  d'un  autre  acte,  cet  article  tenant  lieu 
de  lettres  d'abolition. 

commentaire. 

L'objet  de  ces  différents  articles  est  de  remédier, 
autant  qu'il  est  possible,  aux  maux  que  les  lois  contre 
les  protestants  ont  faits  à  la  France;  de  rétablir  dans 
leurs  droits  légitimes  les  victimes  de  ces  lois,  ou  leurs 
descendants;  d'assurer  l'état  des  familles  protestantes 
actuellement  existantes,  et  d'éviter  les  troubles  que 
ce  changement  de  lois  pourrait  apporter  dans  quel- 
ques-unes de  ces  familles,  ou  dans  la  fortune  des 
particuliers  qui  possèdent ,  par  des  acquisitions  faites 
sous  l'autorité  de  la  loi,  des  biens  sur  lesquels  les  pro- 
testants, ou  réfugiés,  ou  habitant  en  France,  avaient 
des  droits  légitimes.  Nous  avons  borné  à  trente  ans 
le  droit  de  réclamer  les  biens,  et  même  à  dix  ans, 
s'ils  ont  été  adjugés  par  des  arrêts;  et  en  cela  nous 
nous  sommes  conformés  au  droit  commun  sur  les 
prescriptions. 

Peut-être  les  mal  heurs  des  protestants  mériteraient- 
ils  d'obtenir  plus  de  faveur;  peut-être  l'avidité  de  ceux 
qui  ont  profité  de  ce  malheur  mériterait-elle  plus 
de  sévérité ,  et  c'est  avec  douleur  que  l'amour  de  la 
paix  nous  a  fait  proposer  une  disposition  que  la  justice 
peut  condamner.  Ce  n'est  pas  peut-être  le  seul  sacri- 
fice que  nous  ayons  cru  devoir  aux  circonstances, 
et  tous  nous  ont  coûté.  Heureux  le  citoyen  qui , 
en  désirant  le  bien,  en  s'occupant  des  moyens  pos- 
sibles  de  le  procurer,  n'est   pas  forcé  de  sentir  la 


SUR  l'état  des  protestants.  5i5 

nécessité  de  pareils  sacrifices  ,  et   peut  goûter  un 
plaisir  pur! 

article   xlii. 

Ceux  de  nos  sujets  qui  ne  professent  point  la  re- 
ligion catholique  pourront  exercer  toute  espèce  de 
commerce,  les  professions  mécaniques,  et  de  plus 
les  professions  d'accoucheur,  d'apothicaire,  de  chi- 
rurgien, même  de  médecin  et  d'avocat,  et  prendre 
les  grades  nécessaires  pour  les  occuper  (i)  :  ils  pour- 
ront être  admis  dans  nos  académies ,  posséder  des 
chaires  de  médecine,  de  physique,  de  mathématiques, 
de  langues,  de  littérature,  etc.,  dans  tous  les  étahiis- 
sements  publics  de  notre  royaume,  même  les  chaires 
particulières,  fondées  dans  les  universités  et  collèges, 
autres  que  celles  qui  forment  le  cours  d'étude  ordi- 
naire; les  chaires  de  droit  canon  et  de  théologie  étant 
les  seules  dont  ils  resteront  exclus. 

Ils  pourront  faire  des  cours  publics  de  toutes  ces 
sciences,  en  se  conformant  dans  chaque  lieu  aux 
mêmes  règlements  que  nos  sujets  catholiques,  et 
même  ouvrir  des  écoles  publiques  pour  l'enseigne- 
ment de  la  jeunesse,  et  tenir  des  pensions.  Ils  pour- 
ront entrer  dans  les  corps  municipaux  des  villes  ou 
villages  ,  avoir  séance  aux  états  des  provinces  et  as- 
semblées. Ceux  qui  sont  au  service  pourront  recevoir 

(i)  L'impératrice-reine  vient  de  permettre  à  ses  sujets  protes- 
tants de  prendre  le  grade  de  docteur  dans  ses  universités  catho- 
liques. C'est  la  souvei-aine  la  plus  pieuse  de  l'Europe  qui  donne 
les  plus  grands  exemples  de  tolérance. 

33. 


5i6  SUR  l'état  des  protestants. 

la  croix  de  l'ordre  du  Mérite,  de  même  que  les  pro- 
testants étrangers  au  service  de  France. 


COMMENTAIRE. 

Il  faut  distinguer  dans  les  différentes  professions, 
i*'  celles  que  tout  homme  a  droit  d'exercer,  non- 
seulement  pour  se  procurer  la  subsistance,  mais  en 
vertu  du  droit  qu'il  a  de  disposer  librement  de  l'em- 
ploi de  ses  forces  et  de  ses  talents;  2°  celles  dans  les- 
quelles un  homme  est  choisi  par  d'autres  hommes 
pour  veiller  sur  leur  santé,  leur  fortune,  leur  ins- 
truction, ou  celle  de  leurs  enfants.  On  ne  peut  ex- 
clure aucun  homme  des  premières  sans  violer  ses 
droits;  on  ne  peut  exclure  personne  des  secondes 
sans  blesser,  non-seulement  le  droit  de  celui  qu'on 
exclut,  mais  encore  les  droits  des  autres  citoyens  qui 
doivent  conserver  la  liberté  d'accorder  leur  con- 
fiance à  qui  ils  veulent,  pour  des  objets  sur  lesquels 
la  nature  leur  a  donné  un  droit  exclusif. 

Si  une  loi  positive  peut  jamais,  sans  injustice,  assu- 
jettir à  des  règlements  l'exercice  de  quelques-unes 
de  ces  professions  (question  sur  laquelle  nous  nous 
gardons  bien  de  prononcer),  ce  ne  peut  être  que 
parce  que  ces  règlements  ont  paru  nécessaires,  pour 
que  ces  mêmes  professions  fussent  exercées  d'une 
manière  plus  utile  pour  la  nation.  Or,  la  croyance 
religieuse  d'un  ouvrier,  d'un  artiste,  d'un  commer- 
çant, d'un  médecin,  d'un  maître  de  physique  ou  de 
langue,  ne  peut  influer  ni  sur  leur  habileté,  ni  sur 
leur  probité.  Cette  croyance  religieuse  ne  peut  donc 


SLR    l'ÉTaT    des    PROTESïAJ\TS.  5  i '] 

influer  sur  les  lois  qui  règlent  ces  différentes  profes- 
sions; et  toute  loi  où  l'on  ferait  dépendre  l'exercice 
d'une  profession  delà  croyance  d'un  dogme  religieux, 
serait  contraire  à  la  justice. 

Parmi  les  fonctions  publiques,  il  y  en  a  qui  éma- 
nent du  gouvernement,  de  manière  que  ceux  qui 
les  remplissent  sont  en  quelque  sorte  ses  représen- 
tants ;  et  le  gouvernement  peut,  sans  injuslice,  exi- 
ger d'eux  les  qualités  qu'il  croit  les  plus  utiles  au 
bonheur  public.  Tel  gouvernement  exigera  que  ceux 
qu'il  emploie  fassent  preuve  de  lumières  ou  de  ser- 
vices; tel  autre,  qu'ils  fassent  preuve  de  piété.  L'un 
de  ces  gouvernements  pourra  être  meilleur  poli- 
tique que  l'autre;  mais  ni  l'un  ni  l'autre  ne  seront 
injustes. 

Il  y  a  d'autres  fonctions  publiques  où  celui  qui 
les  exerce  représente  une  ville,  une  province,  et  est 
choisi  par  les  habitants  de  celte  province  ;  alors  il  y 
aurait  la  même  injustice  à  les  priver  de  la  liberté 
de  choisir  pour  exercer  des  droits  purement  tempo- 
rels, celui  qu'ils  jugent  le  plus  digne  de  leur  con- 
fiance ,  qu'à  priver  les  particulieis  de  la  liberté  de 
choisir  leur  médecin  ou  leur  avocat,  sous  prétexte 
que  ceux  à  qui  ils  voudraient  confier  l'exercice  de 
leurs  droits,  ou  le  soin  de  leuis  affaires  et  de  leur 
santé,  ont  des  opinions  religieuses  contraires  aux 
opinions  les  plus  généralement  adoptées  dans  l'État. 

Tels  sont  les  principes  qui  nous  ont  fait  proposer 
d'admettre  les  prolestants  dans  les  fonctions  muni- 
cipales, en  même  temps  que  nous  les  excluons  des 
fondions  de  la  magistrature. 


5i8  SUR  l'état  dhs  protestants. 

Quant  à  l'exercice  des  chaires  d'instruction  ,  à  l'en- 
trée dans  les  académies,  l'utilité  publique  semble 
exiger  que  ces  places  soient  accordées  à  ceux  qui 
ont  le  plus  de  lumières  et  de  talents.  Autant  il  est  res- 
pectable de  chercher  à  ne  confier  qu'à  des  hommes 
d'une  orthodoxie  irréprochable  une  dignité  ecclé- 
siastique, autant  il  serait  ridicule  de  s'occuper  de  l'or- 
thodoxie d'un  professeur  de  physique  ou  d'anatomie. 
Des  philosophes  païens  continuèrent  à  enseigner  les 
sciences  dans  l'école  d'Alexandrie,  sous  le  règne  des 
empereurs  chrétiens.  On  n'imaginait  point  qu'il 
fallût  être  chrétien  pour  exposer  les  découvertes 
d'Archmiède  ou  d'Hipparque;  pourquoi  ne  pour- 
rait-on ,  sans  être  cathohque,  exposer  celles  de  New- 
ton et  deHaller?  Le  zèle  le  plus  louable  devient 
également  nuisible  à  sa  cause,  lorsqu'il  l'expose  au 
ridicule,  par  des  lois  dictées  par  une  superstition 
ignorante,  et  lorsqu'il  la  rend  odieuse  par  des  lois 
de  sang  inspirées  par  le  fanatisme,  ou  plutôt  par 
l'hypocrisie. 

Nous  avons  cru  que  les  citoyens  qui  ont  versé 
leur  sang  pour  la  patrie  ne  devaient  pas  être  privés 
d'un  honneur  accordé  aux  étrangers  qui  ne  com- 
battent que  pour  la  fortune  ou  pour  la  gloire.  Nous 
avons  voulu  éviter  les  parjures  que  se  sont  permis 
si  souvent  de  braves  militaires.  Nous  avons  senti 
combien  les  anciens  chevaliers  français  auraient  été 
humiliés  de  porter  cette  décoration,  s'ils  avaient  vu 
les  Condé,  les  La  Noue,  les  Coligni,  les  Sully,  les 
Rohan,  les  Turenne,  ne  point  la  partager  avec  eux  ; 
combien  il  eût  été  ridicule  que  le  pri.i  de  la  valeur 


SUR  l'état  des  protestants.  5i9 

militaire  eût  décoré  les  officiers  catholiques  de  l'armée 
de  la  Ligue,  tandis  que  les  protestants,  défenseurs 
du  trône  de  Henri  IV,  n'auraient  pu  aspirer  à  aucune 
marque  d'honneur. 

On  nous  reprochera  sans  doute  d'avoir  cru  qu'il 
serait  utile  d'accorder  aux  protestants  la  liberté  d'ou- 
vrir des  écoles  publiques.  Cet  article  mérite  une  dis- 
cussion particulière. 

Le  droit  qu'ont  les  pères  de  veiller  sur  l'éducation 
de  leurs  enfants  est  un  droit  naturel,  antérieur  à  la 
société;  ainsi  la  loi  ne  peut  les  en  priver.  Si  un  père 
convaincu  d'un  crime,  ou  attaqué  de  démence,  perd 
ce  droit,  c'est,  dans  le  premier  cas,  une  suite  du 
droit  que  peut  avoir  alors  la  société  de  lui  ôler  la 
liberté,  ou  même  la  vie;  dans  le  second,  c'est  une 
suite  même  du  droit  naturel.  Mais,  si  c'est  un  devoir 
de  justice  de  laisser  au  père  le  soin  de  l'éducation 
de  ses  enfants,  c'en  est  yn  de  politique  de  faciliter 
aux  pères,  livrés  à  des  fonctions  publiques,  ou  au 
soin  de  leur  fortune,  les  moyens  de  procurer  à  leurs 
enfants  une  éducation  propre  à  former  des  citoyens 
honnêtes,  éclairés,  courageux.  Or,  les  pères  protes- 
tants ne  peuvent  profiter  des  établissements  formés 
par  le  gouvernement,  s'ils  sont  obligés  de  confier 
leurs  enfants  à  des  maîtres  catholiques,  moins  occu- 
pés alors  de  les  instruire  que  de  les  convertir.  Un 
père  zélé  pour  sa  religion  craindra,  comme  le  plus 
grand  des  malheurs,  que  ses  enfants  ne  l'aban- 
donnent ;  un  père  moins  zélé  craindra  que  le  reste 
de  l'éducation  ne  soit  sacrifié  au  désir  de  former  des 
prosélytes;  il  verrait  sans  peine  son  fils  exposé  au 


520  SUR    l'état    DKS    PROTESTANTS. 

danger  de  devenir  catholique,  mais  il  ne  le  verra 
point  du  même  œil,  exposé  au  danger  de  devenii- 
superstitieux  ou  fanatique.  L'impératrice-reine  a  or- 
donné dans  ses  États  que  les  enfants  des  protestants 
seraient  élevés  dans  les  collèges  catholiques,  et  qu'il 
serait  défendu  aux  maîtres  de  mettre  en  leurs  mains, 
sans  le  consentement  des  parents  ,  des  livres  con- 
traires à  leur  croyance. 

Cette  loi  est  dictée  par  la  sagesse,  le  respect  pour 
les  droits  des  hommes,  et  la  véritahle  piété;  mais 
peut-être  n'est-elle  pas  sans  inconvénients. 

D'abord  il  est  très-aisé  de  l'éluder  ;  ensuite  elle  ne 
suffit  point  pour  rassurer  les  pères  contre  la  crainte 
des  suggestions  secrètes;  troisièmement,  ces  enfants 
n'assistant  point  aux  mêmes  exercices  que  les  enfants 
des  catholiques,  il  arrivera  nécessairement,  ou  que 
les  enfants  catholiques  envieront  leur  sort,  ou  qu'ils 
les  détesteront,  comme  hérétiques.  S'il  est  si  diffi- 
cile à  un  homme  éclairé  de  séparer  la  haine  qu'il 
doit  à  l'hérésie,  de  la  chaiité  qu'il  doit  à  l'héré- 
tique, combien  cette  distinction  ne  sera-t-elle  pas 
difficile  pour  des  enfants?  Il  sera  donc  impossible 
qu'il  ne  s'élève  pas  entre  ces  enfants  une  espèce  d'aver- 
sion machinale,  qu'ils  rapporteront  ensuite  dans  la 
société. 

Le  moyen  que  nous  proposons  n'a  point  ces  in- 
convénients, et  il  n'y  a  point  de  milieu  entre  ces 
deux  partis. 

Fin  du  professeur  en  droit. 
Tels  sont  les  moyens  que  j'ai  crus  piopres  à  sou- 


SUR   l'état  des  protestants.  OàI 

lager  des  maux  funestes  dont  on  a  cherché  trop 
souvent  à  cacher  l'étendue,  tantôt  en  diminuant  le 
nombre  des  protestants,  tantôt  en  supposant  que 
peu  à  peu  ils  s'anéantiront  en  France  :  opinions 
fausses  que  je  ne  m'arrête  pas  à  réfuter,  parce  que , 
n'y  eût-il  qu'un  seul  citoyen  qui  souffrît  d'une  loi 
injuste,  ce  serait  une  raison  suffisante  pour  l'abro- 
ger, et  un  crime  de  la  laisser  subsister. 

Je  dois  répéter  ici  que  je  n'ai  ni  la  vanité  de  croire 
que  j'ai  trouvé  les  meilleurs  moyens,  ni  la  présomp- 
tion de  prétendre  instruire  ceux  qui ,  pour  remplir 
dignement  leurs  places,  ont  été  obligés  d'acquérir 
des  lumières  fort  supérieures  aux  miennes.  Mon  but 
a  été  uniquement  de  soumettre  mes  vues  à  l'opinion 
publique,  seul  interprète  du  vœu  des  nations,  lors- 
que la  constitution  n'a  établi  ni  convocation  géné- 
rale du  peuple,  ni  assemblée  générale  de  ses  repré- 
sentants. L'opinion  publique  est  peut-être  même  un 
interprète  plus  sûr  de  la  volonté  générale  des  ci- 
toyens, que  le  vœu  de  toute  assemblée  représentative; 
cette  opinion  ne  peut  être,  en  effet,  ni  corrompue, 
ni  séduite;  les  décisions  d'un  corps  représentant, 
au  contraire,  peuvent  être  dictées,  soit  par  les  inté- 
rêts personnels  de  ses  chefs,  soit  même  par  des  vues 
d'ambition  particulières  à  ce  corps.  Enfin,  l'opinion 
publique  se  forme  nécessairement  d'après  des  livres, 
depuis  l'invention  de  l'imprimerie,  et  par  consé- 
quent elle  ne  peut  être  inspirée  par  l'éloquence  tu- 
multueuse des  sophistes.  Il  faut  avouer  cependant 
que  l'opinion  publique  n'est  respectable  qu'autant 
que  ceux  qui  la  forment  sont  instruits,  et  qu'on  no 


522  SUR    l'état    des    PROTESTANTS. 

les  a  point  empêchés  d'entendre  les  deux  partis.  Ce 
n'est  donc  qu'après  avoir  joui  pendant  longtemps 
de  la  liberté  de  la  presse ,  que  l'opinion  publique 
d'une  nation  a  de  l'autorité  ;  dans  tout  autre  cas , 
elle  ne  peut  en  avoir  que  lorsqu'elle  penche  pour  le 
parti  réduit  au  silence,  ou  à  des  écrits  clandestins. 
Il  est  trop  facile  à  celui  qui  parle  seul  de  cacher  ou 
de  déguiser  les  faits ,  d'obscurcir  par  des  sophismes 
les  principes  les  plus  clairs,  et  d'entraîner  l'opinion 
en  remplissant  les  papiers  publics  ,  en  infectant  les 
collèges  d'ouvrages  écrits  par  des  hypocrites  vendus 
au  pouvoir. 

Je  ne  crains  qu'un  reproche  ,  celui  d'avoir  plus 
songé  aux  intérêts  de  l'État  qu'à  ceux  de  la  religion  : 
j'ai  montré  combien,  si  des  établissements  humains 
pouvaient  être  nécessaires  pour  soutenir  l'ouvrage 
du  ciel,  ou  pouvaient  l'ébranler,  l'intolérance  des 
lois  politiques  était  contraire  à  toute  religion  vraie, 
et  favorable  à  toute  religion  fausse;  et  qu'ainsi  tout 
homme  de  bonne  foi,  soit  qu'il  croie  sincèrement 
sa  religion  ,  soit  qu'il  en  doute ,  doit  désirer  la  tolé- 
rance. Cependant ,  je  ne  me  croirais  pas  à  l'abri  de 
l'accusation  de  manquer  de  zèle  pour  la  religion,  si, 
après  avoir  proposé  des  moyens  d'assurer  aux  pro- 
testants une  existence  heureuse  dans  cette  vie,  je 
n'entrais  dans  quelques  détails  sur  la  manière  la  plus 
propre  de  hâter  leur  conversion. 

J'espère  que  ceux  qui  ont  une  véritable  piété,  et 
qui  regardent  la  religion  comme  une  règle  de  cons- 
cience, et  non  comme  un  établissement  politique, 
utile  à  leurs  intérêts  ,  m'approuveront  au  fond  de 


SUR    LETAT    DES    PROTESTANTS. 


5^3 


leur  cœur  ;  les  autres  m'accuseront  d'impiété  ;  je  me 
consolerai  alors  en  songeant  que  Pascal  fut  accusé 
d'hérésie  pour  s'être  élevé  contre  les  corrupteurs  de  la 
morale  ;  que  l'archevêque  de  Bourges  fut  traité  de  cal- 
viniste dans  cent  libelles,  parce  qu'il  avait  reçu  l'ab- 
juration que  Henri  IV  voulait  faire  de  la  doctrine  de 
Calvin;  que  L'Hôpital  fut  accusé  d'athéisme,  pour 
avoir  cru  qu'il  ne  fallait  pas  brûler  les  hérétiques,  et 
que  les  états  généraux  du  royaume  avaient  le  droit 
d'employer  au  service  de  la  nation  le  superflu  du  cler- 
gé; que  le  célèbre  Gerson  fut  accusé  d'hérésie  au  con- 
cile de  Constance,  pour  avoir  combattu  avec  courage 
les  apologistes  de  l'assassinat  et  du  parjure;  que  Pierre 
des  Vignes  fut  accusé  de  n'être  pas  chrétien  ,  pour 
n'avoir  pas  cru  que  le  pape  eût  le  droit  de  disposer 
de  la  couronne  impériale  ;  qu'enfin  plusieurs  moines 
ont  vu  Charles  Martel  au  purgatoire,  parce  qu  il  avait 
récompensé  avec  les  biens  de  l'Église  les  soldais  qui 
avaient  sauvé  l'Europe  du  joug  de  l'Alcoran. 

Lorsqu'on  lit  avec  attention  l'histoire  des  premiers 
moments  de  la  réformation ,  on  voit  que  les  peuples 
qui  l'adoptèrent  ou  qui  la  rejetèrent  n'avaient  aucune 
opinion  arrêtée  sur  les  dogmes  qui  séparent  actuel- 
lement les  communions  chrétiennes  ;  ces  dogmes 
n'étaient  point  encore  exprimés  par  des  formules 
consacrées,  et  la  plupart  des  fidèles  n'en  avaient  que 
des  idées  vagues.  Lorsque  les  théologiens  commen- 
cèrent à  discuter  ces  dogmes,  alors  chacun  des  fidèles 
suivit,  entre  les  opinions  théologiques,  celles  qui  " 
étaient  le  plus  conformes  à  ses  principes  et  à  l'an- 
cienne créance  qu'il  avait  adoptée.  Ainsi  ce  ne  furent 


524  SUR  l'État  des  protestants. 

point  les  opinions  religieuses  qui  produisirent  dans 
l'Europe  les  grandes  révolutions  dont  elle  fut  alors 
agitée  :  quelles  en  ont  donc  été  les  causes?  Ce  furent 
les  scandales  que  l'ambition  des  papes  et  des  prêtres 
avait  donnés  à  l'Église  :  le  vicaire  d'un  Dieu  humilié 
exigeait  que  les  rois  lui  parlassent  à  genoux;  le  ser- 
viteur des  serviteurs  de  Dieu  chargeait  son  front 
d'une  couronne,  affectait  de  disposer  des  empires, 
soulevait  les  peuples  contre  les  rois ,  brisait  tous  les 
liens  qui  unissent  les  hommes,  voulait  enfin  élever 
les  prêtres  au-dessus  des  lois.  L'usage  de  ces  préten- 
tions fut  encore  plus  odieux  que  les  prétentions 
mêmes  :  on  vit  des  prêtres  assassins  et  séditieux, 
partout  impunis,  les  rois  détrônés  par  des  bulles, 
les  excommunications  soutenues  par  les  guerres  ci- 
viles, par  le  poignard  et  par  les  poisons;  l'Europe 
nagea  dans  le  sang  pour  les  querelles  du  sacerdoce; 
les  peuples  indignés  de  ces  scandales  osèrent  de 
temps  en  temps  élever  la  voix,  et  les  prêtres,  ces- 
sant d'armer  les  peuples  contre  les  rois,  armèrent 
alors  les  rois  contre  les  peuples;  on  les  voyait,  signant 
d'une  main  l'ordre  de  massacrer  des  innocents,  et 
vendre  de  l'autre  aux  coupables  le  pardon  de  leurs 
crimes.  Ces  scandales  n'avaient  excité  pendant  long- 
temps qu'une  indignation  passagère  et  circonscrite 
dans  quelf(ues  provinces  :  Rome  avait  écrasé  sans 
peine  les  Albigeois  et  les  Hussites;  mais  ces  mêmes 
scandales,  présentés  à  l'Europe  par  le  moyen,  alors 
nouveau,  de  l'impression,  excitèrent  une  fermen- 
tation générale;  les  réformateurs  inspirèrent  à  tous 
les  peuples  la  haine  du  clergé,  en  peignant  des  cou- 


SUR  l'État  des  protestants.  5*2 5 

leurs  les  plus  fortes ,  en  dévouant  à  la  risée  publique 
sa  puissance,  ses  richesses,  son  intolérance,  son  or- 
gueil et  sa  corruption  :  de  telles  raisons  sont  propres 
à  frapper  la  multitude,  même  lorsqu'elle  est  aban- 
donnée à  l'ignorance  et  à  la  superstition.  Ainsi,  tan- 
dis que  les  hommes  puissants  n'étaient  conduits  que 
par  leur  ambition  ,  et  que  la  populace  des  villes,  ex- 
citée par  les  moines,  servait  leur  haine  et  leur  ven- 
geance par  des  séditions  et  des  assassinats,  la  noblesse 
des  châteaux,  les  bourgeois  des  villes,  le  peuple 
même  des  campagnes,  les  gens  éclairés  sur  d'autres 
objets  que  sur  la  théologie  ,  écoutèrent  avidement  la 
voix  des  réformateurs.  Comment  peut-on  espérer 
maintenant  de  convertir  les  protestants? C'est  en  em- 
ployant les  moyens  contraires  aux  causes  qui  les  ont 
multipliés.  Attachés  à  leur  patrie,  à  leurs  lois,  à 
leur  prince,  les  protestants  détestent  les  principes 
de  la  cour  de  Rome.  Que  le  clergé  de  France  cesse 
donc  de  favoriser  ces  principes;  qu'uni  à  l'É- 
glise romaine  par  la  foi,  il  ne  s'unisse  point  par  l'in- 
trigue à  la  politique  de  la  cour  de  Rome;  qu'il  sup- 
prime ces  actes  scandaleux,  où,  dans  ces  derniers 
temps,  il  a  osé  afficher  et  sa  dépendance  servile 
pour  une  puissance  étrangère,  et  sa  révolte  contre  les 
lois  de  la  patrie  (i)! 

(i)  Actes  du  clergé  en  1765.  Ils  ont  été  condamnés  par  la  plu- 
part des  parlements.  Cependant  plusieurs  évéques  poussent  le 
zèle  ultramontain  jusqu'à  exiger  des  prêtres  la  signature  de  ces 
actes  séditieux.  Ceux  de  1755  l'étaient  plus  encore,  et  le  clergé 
n'osa  jias  même  les  publier;  ils  contenaient  une  menace  d'oppo- 
ser l'excommunication  aux  arrêts  du  parlement  et  du  conseil,  et 


526 


SUR    L  ETAT    DES    PROTESTANTS. 


Les  protestants,  persécutés  dans  toute  l'Europe  par 
les  jésuites,  ont  haï  longtemps,  dans  le  clergé,  les 
disciples,  ou  plutôt  les  esclaves  des  jésuites;  qu'ils 
apprennent  par  la  conduite  du  clergé  que  le  fana- 
tisme des  jésuites  a  disparu  avec  eux. 

Les  protestants,  accoutumés  à  la  lecture  de  l'Évan- 
gile, ont  quelque  peine  à  reconnaître  dans  le  clergé 
catholique  les  prêtres  d'un  Dieu  humilié.  Comment 
les  reconnaîtraient-ils  en  effet  dans  des  hommes  qui, 
renonçant  au  titre  de  révérends  pères  en  Dieu ,  titre 
si  analogue  à  leurs  saintes  fonctions,  se  sont  arrogé 
celui  àe  monseigneur;  qui ,  peu  contents  de  la  dignité 
si  respectable  de  pontifes  de  la  religion  de  Jésus- 
Christ,  croient  se  relever  par  le  titre  si  peu  français 
et  si  peu  chrétien  de  princes  de  la  cour  de  Rome  (i); 

une  liste  de  toutes  les  humiliations  que,  depuis  Constantin,  le 
clergé  avait  fait  essuyer  aux  princes. 

(i)  On  ne  s'étonne  pas  assez  que  dans  une  religion  dont  l'insti- 
tuteur a  dit  à  ses  disciples  :  Il  n'y  a  point  parmi  vous,  ni  pi'emier, 
ni  dernier,  il  se  soit  établi  des  princes  de  l'Église  qui ,  après  avoir 
disputé  le  pas  aux  rois  et  aux  princes  du  siècle,  ont  fini  par  se  con- 
tenter modestement  de  l'égalité  avec  les  princes.  Cette  dignité  de 
cardinal ,  et  surtout  l'espérance  d'y  parvenir,  est  un  des  plus 
puissants  moyens  que  la  cour  de  Rome  ait  employés  pour  trou- 
bler l'Europe.  On  en  était  si  convaincu  en  France,  que,  par  une 
ancienne  règle,  les  nouveaux  cardinaux  sont  déchus  de  leurs  bé- 
néfices, jusqu'à  ce  qu'ils  aient  prêté  au  roi  un  nouveau  serment  de 
fidélité.  Il  y  en  eut  treize  à  la  fois  sous  le  règne  de  Henri  II  :  leurs 
intrigues  préparèrent  les  troubles  qui  désolèrent  la  France  sous 
le  règne  funeste  de  ses  enfants.  Henri  II,  lassé  de  ces  intrigues, 
renvoya  tous  ces  cardinaux  en  Italie ,  par  un  même  vaisseau  , 
sous  prétexte  de  la  vieillesse  du  pape,  et  du  besoin  qu'il  avait 
d'eux  à  Rome. 


SUR  l'État  des  protestants.  627 

qui  croient  que  le  service  humiliant  de  porter  la 
longue  queue  de  leur  robe  ne  peut  qu'honorer  un 
gentilhomme  décoré  des  marques  d'honneur  que  le 
souverain  lui-même  ne  dédaigne  point  de  porter; 
dans  des  hommes  enfin  qui  poussent  le  mépris  de 
leur  état  au  point  de  n'admettre  à  leur  table  que 
des  curés  gentilshommes,  et  renvoient  les  autres 
manger  à  l'office  avec  le  reste  de  leurs  valets  ton- 
surés ! 

L'Évangile  recommande  l'amour  de  la  pauvreté , 
et  si  l'abandon  de  ses  biens  n'est  que  de  conseil,  la 
pauvreté  de  cœur  est  un  devoir.  Qui  pourrait 
donc  reconnaître  les  véritables  disciples  du  Christ 
dans  des  hommes  qui,  au  mépris  de  ses  préceptes  , 
des  décisions  des  conciles,  de  la  discipline  de  l'É- 
glise, accumulent  des  bénéfices,  dont  un  seul  suffi- 
rait à  l'entretien  de  trente  familles? 

L'Évangile  fait  un  précepte  de  l'aumône  :  ceux  qui 
se  prétendent  établis  pour  donner  l'exemple  des  ver- 
tus de  l'Évangile,  accomplissent-ils  le  précepte  ,  lors- 
qu'ils disent  au  prince  que  leur  bien  doit  être  exempt 
d'impôts,  parce  qu'il  est  le  bien  des  pauvres,  et 
qu'en  même  temps  la  dépense  de  leurs  tables  suffi- 
rait au  soulagement  de  dix  villages,  et  qu'ils  nourri- 
raient vingt  familles  de  ce  qu'ils  donnent  à  leurs 
chevaux  ? 

Ils  sont  chargés  de  l'instruction  de  leurs  peuples; 
mais  est-ce  dans  la  capitale ,  où  leur  présence  seule 
est  un  scandale,  qu'ils  instruiront  le  peuple  des  pro- 
vinces ?  Us  sont  chargés  de  l'instruction  du  peuple , 
et  cachés  dans  leur  palais  ;  les  peuples  des  villages 


5^8  SUR  l'état  des  protestants. 

n'ont  jamais  vu  le  visage  de  ce  pasteur  qui ,  depuis 
trente  ans,  a  promis  à  son  Dieu  de  veiller  sur  leur 
salut  et  sur  leurs  besoins  :  ils  sont  chargés  de  l'ins- 
truction publique,  et  si  on  en  excepte  un  très-petit 
nombre,  quelles  chaires  ont  retenti  de  leurs  voix, 
quels  livres  ont-ils  opposés  à  la  dépravation  des  mœurs 
publiques,  aux  scandales  des  cours?  Cependant  on 
ne  les  a  point  forcés  de  s'imposer  ce  fardeau  terrible 
d'avoir  à  répondre  devant  Dieu  de  toutes  les  fautes 
oii  l'ignorance  et  une  conscience  trompée  peuvent 
entraîner  les  fidèles  confiés  à  leurs  soins;  au  con- 
traire, par  combien  de  sollicitations  ouvertes  ou  ca- 
chées n'ont- ils  pas  demandé  ces  places  dont  ils  ne 
remplissent  point  les  devoirs? 

Où  les  règles  de  l'Évangile  veulent-elles  que  le 
peuple  voie  ses  pontifes  ?  Dans  les  cabanes  des  mal- 
heureux pour  les  consoler,  dans  les  temples  pour  les 
instruire,  dans  les  palais  des  grands,  pour  leur  dire, 
au  nom  de  Dieu  ,  des  vérités  uiiles  aux  hommes.  Où 
ce  peuple  les  voit-il?  Dans  les  temples  pour  présider 
à  de  fastueuses  cérémonies ,  pour  y  partager  avec 
Dieu  l'encens  et  l'adoration  des  fidèles  ;  dans  les  pa- 
lais des  grands  pour  y  demander  de  nouvelles  ri- 
chesses, pour  se  mêler  dans  toutes  les  intrigues, 
dans  toutes  les  cabales  du  ministère  ou  de  la  cour, 
pour  solliciter  de»  ordres  oppresseurs  :  demandez  à 
cet  homme  expatrié,  enchaîné  par  son  évéque,  qui 
Fa  accusé  auprès  du  gouvernement  d'irréligion,  de 
protestantisme,  de  jansénisme;  demandez-lui  si  ja- 
mais son  évéque  a  été  le  chercher  comme  le  bon 
pasteur  allait  chercher  la  brebis  égarée  ?  Le  logement 


siiR  l'état  des  protestants.  5^9 

de  cet  opprimé,  qu'il  eût  pu  arracher  en  même 
temps  à  l'erreur  et  à  la  misère,  était-il  plus  loin  de  son 
palais  que  l'antichambre  d'un  ministre?  Un  évéque 
y  eût-il  été  plus  déplacé?  Jésus-Christ  instruisit  lui- 
même  les  païens,  les  publicains,  les  pharisiens,  les 
saducéens,  et  jamais  a-t-il  demandé  des  letties  de  ca- 
chet aux  aflfranchis  de  Tibère? 

Vous  vous  êtes  vantés,  pourrait  leur  dire  un  pro- 
testant, d'être  les  successeurs  des  apôtres;  soyez 
donc  les  disciples  de  Jésus-Christ  ;  voilà  sa  loi,  com- 
parez-la avec  votre  conduite.  Nous  venons  en  vous 
des  hommes  honnêtes,  éclairés,  humains,  du  moins 
à  l'égard  des  catholiques:  mais  nous  n'y  verrons  pas 
des  chrétiens. 

Notre  haut  clergé  ne  ressemble  plus  sans  doute  au 
clergé  du  xvi^  siècle  ;  les  lumières  de  ses  membres 
méritent  l'admiration  des  fidèles,  la  pureté  de  leurs 
mœurs  nous  édifie;  plusieurs  seraient  des  hommes 
bienfaisants,  si  leurs  biens  étaient  leur  propre  patri- 
moine; plusieurs  seraient  des  citoyens  utiles,  respec- 
tableSj  s'ils  étaient  des  particuliers,  s'ils  ne  s'étaient 
pas  volontairement  chargés  d'obligations  sacrées 
qu'ils  violent  ouvertement  :  des  incrédules  peuvent 
applaudir  à  leuis  vertus  humaines  ,  mais  des  chré- 
tiens doivent  les  condamner;  l'ignorance,  la  dé- 
bauche, la  soif  du  sang,  ont  disparu;  on  ne  voit 
plus  des  prélats  accumuler  plusieurs  évêchés,  ache- 
ter du  bien  de  l'Église  les  faveurs  et  les  secrets  des 
femmes  de  la  cour,  et  passer  leur  vie  entre  des  cour- 
tisanes ,  des  prêtres  ,  des  soldats ,  des  assassins  et  des 
bourreaux;  mais  l'orgueil,  l'amour  des  richesses,  le 

V.  34 


53o  SUR  l'état  des  protestants. 

luxe,  l'ambilion  ,  l'oubli  des  devoirs   de  pasteurs, 
tous  ces  maux  subsistent  encore. 

Que  ce  reste  des  siècles  d'ignorance  et  de  corrup- 
tion soit  détruit  enfin  :  ayons  des  évéques  éclairés, 
chastes,  édifiants  comme  les  nôtres,  mais  ayons  aussi 
des  évéques  satisfaits  d'un  seul  bénéfice,  modestes 
dans  leur  intérieur  et  dans  leur  train  ,  ne  dépensant 
pour  eux-mêmes  que  ce  qui  doit  suffire  à  l'entretien 
du  ministre  d'un  Dieu  pauvre  et  humilié,  distri- 
buant le  reste  d'une  manière  utile,  instruisant  leur 
clergé  et  leurs  peuples,  ne  demandant  à  la  coui-, 
ni  richesses,  ni  abus  d'autorité,  n'exigeant  point 
des  titres  inconnus  dans  l'Église  pendant  quinze 
siècles  (i). 

(i)  Si  les  abus  du  haut  clergé  rendent  l'Eglise  romaine  odieuse 
aux  protestants,  ceux  du  clergé  inférieur  la  rendent  l'objet  de 
leur  mépris.  La  plupart  de  nos  pasteurs  sont  élevés  par  ces  con- 
grégations de  Lazaristes,  d'Eudistes,  de  Sulpiciens  ,  de  Culotins, 
qui  n'ont  jamais  été  connus  dans  l'Église  que  par  leur  ignorance 
et  leur  fanatisme,  et  ils  ne  savent  ni  soulager  le  peuple  dans  ses 
maux,  ni  lui  servir  de  guides  et  de  conseils  dans  les  affaires,  ou 
d'appuis  contre  les  oppresseurs.  Incapables  d'éclairer  leurs 
ouailles,  ils  ne  sont  occupés  que  de  disputer  avec  elles  sur  la 
dîme  des  pommes,  des  herbes,  des  veaux  et  des  poulets;  aucun 
maltôtier  n'a  plus  embrassé  d'objets  dans  un  code  de  douanes, 
que  l'Église  dans  le  code  des  dîmes.  Aucun  publicain  n'a  montré 
plus  de  subtilité,  aucun  n'a  multiplié  les  impôts  avec  autant 
d'impudence  que  dans  les  grandes  villes  les  prêtres  ont  multiplié 
les  droits  des  enterrements.  La  quittance  des  impôts  sur  la  bois- 
son qu'on  donne  aux  barrières  de  Paris,  est  bien  moins  longue 
qu'une  quittance  de  convoi  :  des  prêtres  qui  doivent  réprimer 
l'orgueil,  cherchent  à  l'exalter;  ils  ont  eu  l'art  de  placer  la  va- 
nité dans  une  foule  de  petites  distinctions ,  de  cloches,  de  cierges, 


SUR  l'état  des  protestants.  53  [ 

Alors  les  protestants  n'auront  plus  contre  l'Église 
les  préjugés  qui  les  en  éloignent,  la  force  de  la  vé- 
ritéagira  sans  obstacle,  et  nous  verions  la  France  toute 

d'ornements;  ils  vendent  jusqu'au  droit  d'être  enterré  dans 
leurs  temples ,  et  d'infecter  après  sa  mort  ses  concitoyens.  Un 
prêtre,  dans  le  costume  de  son  rôle,  joue  pour  de  l'argent  le  per- 
sonnajj;e  du  confesseur  du  mort.  Si  le  mort  n'a  pas  eu  de  confes- 
seur, on  permet  quelquefois  par  grâce  aux  parents  d'en  payer  un 
pour  ne  pas  scandaliser;  d'autres  fois  on  leur  refuse  cette  grâce 
pour  les  dénoncer  au  peuple  comme  des  gens  suspects  de  man- 
quer de  foi;  cette  alternative  dépend  du  curé  qui  pèse  (Dieu  sait 
dans  quelle  balance)  lequel  vaut  mieux  pour  l'Eglise,  d'un  écu , 
ou  d'un  scandale  :  un  prêtre  catholique  ne  fait  rien  que  pour  de 
l'argent.  Son  Dieu  descend  à  sa  voix  sur  l'autel;  le  sacrifice  est 
d'un  prix  infini ,  mais  le  prêtre  l'offre  pour  douze  sous;  ce  n'est 
pas  la  messe,  disent-ils,  que  l'on  paye,  c'est  la  peine  que  le  prêtre 
est  obligé  de  prendre;  c'est  ainsi  que  les  casuistes  de  Pascal 
avaient  trouvé  moyen  de  décider  que  l'on  peut  légitimement  se 
faire  payer  des  choses  beaucoup  moins  respectables  ,  mais  que, 
selon  l'honneur  humain,  il  n'est  guère  plus  honnête  de  vendre 
que  des  messes.  Plusieurs  sacristies  font  sur  cet  objet  des  spécu- 
lations de  commerce ,  elles  reçoivent  une  grande  quantité  de 
messes  qu'elles  font  acquitter  à  meilleur  marché  dans  les  pro- 
vinces oij  les  denrées  sont  moins  chères.  Quelquefois  elles  se  con- 
tentent de  retenir  quelques  sous  pour  le  vin  et  le  pain ,  destinés 
à  devenir  le  corps  de  Dieu.  On  pourrait  encore  dire  de  nos 
prêtres  ce  que  Baptiste  Mantouan ,  général  des  Carmes  dans  le 
xv^  siècle,  disait  de  ceux  de  son  temps  : 

Venalla  iiobis  templa,  sacerdotcs,  altaria,  sacra,  coronœ, 
Ignis,  tliiira,  preces,  cœlum  vénale  Deusque. 
Parmi  nous  tout  se  vend,  prêtres,  temples,  autels, 
L'orémus  à  voix  basse,  et  les  chants  solennels, 
La  terre  des  tombeaux,  l'hymen  et  le  baptême. 
Et  la  parole  sainte,  et  le  ciel,  et  Dieu  même. 

Ces  scandales  divertissent  les  incrédules,  aigrissent  les  protes- 

34. 


53^  SUR  l'état  des  protestants. 

catholique ,  non  plus  comme  sous  le  règne  de  Louis 
le  Grand,  à  force  d'exécutions  militaires  et  de  gi- 
bets, mais  par  la  seule  puissance  de  la  raison, 

tants,  affligent  les  hommes  d'une  piété  éclairée;  mais  ils  sub- 
sistent, parce  que  les  biens  de  l'Église  accumulés  sur  la  tète  de 
ses  chefs  ne  peuvent  suflire  à  nourrir  les  ministres  inférieurs. 

Les  charités  des  paroisses  forment  un  impôt  considérable  sur 
la  nation,  et  ne  soulagent  personne;  les  curés  ,  escortés  d'un  tri- 
bunal de  dévotes ,  font  de  cet  impôt  le  salaire  des  délateurs,  des 
hypocrites  :  ils  en  achètent  les  secrets  des  familles  ,  soutiennent 
le  fanatisme  parmi  le  peuple,  entretiennent  un  corps  de  gueux 
prêts  au  moindre  signal  à  courir  sus  aux  philosophes,  aux  pro- 
testants, aux  rois,  si  les  rois  osaient  briser  le  joug  humiliant 
sous  lequel  ils  courbent  la  tète  depuis  le  siècle  de  Louis  le  Dé- 
bonnaire. 

Il  semble  que  de  l'Inde  au  Mexique,  les  souverains,  en  lais- 
sant aux  prêtres  la  distribution  des  aumônes  et  l'éducation  pu- 
blique, aient  craint  d'être  les  maîtres  sans  danger  et  sans 
partage. 

Les  précautions  qu'on  prend  pour  conserver  la  pureté  des 
mœurs  des  prêtres  sont  un  nouvel  objet  de  scandale  ;  les  évêques 
les  traitent  comme  les  sultans  traitent  leurs  frères ,  à  qui  ils  ne 
permettent  de  vivre  qu'avec  des  femmes  hors  d'état  de  donner 
des  princes  à  la  famille  impériale  :  on  leur  jjermet  cependant 
d'habiter  avec  déjeunes  iilles,  pourvu  qu'elles  soient  leurs  sœurs 
ou  leurs  nièces;  dans  quelques  diocèses  on  va  plus  loin  :  l'on  ne 
permet  aux  prêtres  d'avoir  chez  eux  que  des  garçons  ;  on  craint 
les  faiblesses  ou  l'indécence ,  on  ferme  les  yeux  sur  la  débauche  et 
sur  les  crimes. 

On  n'avait  point  parlé  ici  de  ces  abus,  parce  qu'ils  seront  dé- 
truits du  moment  où  les  évêques ,  dociles  à  la  voix  de  l'Évangile 
qu'ils  ont  cessé  d'écouter  depuis  quinze  ou  seize  siècles,  se  se- 
ront eux-mêmes  corrigés.  Le  clergé  possède  au  moins  le  cin- 
quième des  biens  du  royaume  ,  et  ces  immenses  revenus  ne  suf- 
fisent pas  à  l'entretien  des  prêtres;  les  évêques  vendent  toutes  les 


SUR    LETA.T    DES    PHOTliSTA.N  IS. 


533 


Pourquoi  les  vérités  physiques  s'élablissent-elles 
sans  effort,  quoique  contraires  souvent  aux  témoi- 
gnages de  nos  sens ,  quoique  appuyées  sur  des  dé- 
monstrations très-compliquées?  C'est  qu'elles  n'ont 
point  de  passions  à  combattre,  c'est  que  cliaque 
homme  ne  se  croyant  pas  juge  compétent  de  la  vérité 
des  principes,  ou  de  l'exactitude  des  faits,  la  multi- 
tude se  conforme  avec  docilité  au  jugement  des 
hommes  éclairés;  mais  si  une  de  ces  questions  se 
trouve  liée  à  des  intérêts  politi(|ues  ,  à  des  opinions 
religieuses,  si  les  hommes  qui  ne  peuvent  en  saisir 

espèces  de  dispenses  qu'ils  accordent  ;  les  curés  vendent  tous  les 
actes  qu'ils  expédient ,  tous  les  sacrements  qu'ils  confèrent  ;  la 
plupart  des  vicaires  sont  payés  par  les  villes;  les  moines  men- 
diants lèvent  un  impôt  volontaire  qui  est  immense;  les  reli- 
gieuses exigent  des  dots  de  celles  qu'elles  admettent  à  faire  vœu 
de  pauvreté  ;  les  aumôniers  des  troupes  sont  payés  sur  le  trésor 
royal;  les  églises  des  campagnes,  les  maisons  des  curés  sont 
construites  en  partie  aux  dépens  des  propriétaires,  en  partie  aux 
dépens  même  du  peuple.  La  construction  des  églises  des  villes, 
celle  des  monastères,  est  souvent  payée  par  des  loteries,  c'est-à- 
dire  ,  que  les  hommes  dont  l'emploi  est  de  veiller  sur  la  morale 
cherchent  des  moyens  d'exciter  l'avidité,  inspirent  aux  pères  de 
famille  la  tentation  de  ruiner  leurs  enfants,  aux  domestiques  celle 
de  voler  leurs  maîtres:  si  on  ajoute  à  cela  les  messes  payées,  les 
quêtes,  les  confréries,  les  pèlerinages,  le  pain  bénit,  etc.,  etc., 
on  trouvera  que  le  clergé  français,  propriétaire  d'un  cinquième 
des  biens  du  royaume,  lève  annuellement  sur  le  reste  un  impôt 
égal  au  moins  à  un  vingtième.  Si  les  richesses  scandalisent,  parce 
qu'elles  sont  contraires  à  l'esprit  de  l'Évangile,  les  petits  détails 
d'avidité  rendent  ridicules  les  prêtres  catholiques,  et  jamais^ 
quelque  clairement  qu'on  puisse  avoir  raison,  on  ne  convertit 
ni  les  hommes  qu'on  scandalise  ,  ni  ceux  aux  yeux  de  qui  on  s'est 
rendu  ridicule. 


534  ^^^    l'état    des    protest A]NTS. 

les  preuves  se  cioient,  par  leur  état,  par  leur  place, 
en  droit  de  juger,  alors  les  querelles  deviennent  in- 
terminables, la  vérité  s'obscurcit,  et  ne  triomphe 
qu'avec  lenteur.  Combien  l'opinion  du  mouvement 
de  la  terre  n'a-l-elle  pas  eu  de  peine  à  s'établir?  N'a- 
t-elle  pas  même  partagé  avec  les  opinions  tliéolo- 
giques  l'honneur  d'avoir  des  martyrs?  Combien  les 
querelles  sur  les  pièces  d'artillerie  longues  et  courtes 
n'ont-elles  pas  produit  de  brochures?  Combien  l'ino- 
culation n'a-t-elle  pas  fait  dire  de  sottises?  Les  vérités 
morales  sont  presque  toujours  dans  ces  circonstances 
malheureuses,  oii  les  vérités  physiques  ne  sont  pres- 
que jamais.  Elles  sont  par  elles-mêmes  aussi  cer- 
taines, la  méthode  de  les  étudier  est  la  même,  les 
principes  y  sont  également  ou  des  définitions  ou  des 
faits:  les  faits  y  sont  aussi  constants,  aussi  généraux; 
mais  elles  ont  contre  elles  les  passions,  les  intérêts 
des  hommes,  et  la  présomption  de  l'ignorance  qui 
s'érige  en  juge.  Voilà  pourquoi  les  principes  les  plus 
simples  de  la  politique,  de  l'administration,  du  com- 
merce, sont  rejetés  par  des  hommes  d'ailleurs  raison- 
nables ,  et  souvent  révoqués  en  doute  par  des  esprits 
très-éclairés,  pendant  qu'aucun  d'eux  ne  s'avise  de 
douter  du  mouvement  de  la  terre,  du  mouvement 
progressif  de  la  lumière,  de  la  circulation  du  sang. 

Cependant  les  preuves  de  ces  vérités  physiques 
sont  plus  compliquées,  les  faits  sur  lesquels  elles 
s'appuient  sont  plus  difficiles  à  constater. 

Appliquons  cette  observation  aux  opinions  reli- 
gieuses des  protestants  et  des  catholiques.  Ces  deux 
religions  donnent  les  mêmes  noms  au  Dieu  qu'elles 


SUR    LETA.T    DES    PROTESTANTS.  535 

adorei)l,  lui  supposent  les  mêmes  rapports  avec  les 
hommes,  sont  fondées  sur  les  mêmes  livres,  recon- 
naissent les  mêmes  faits  pour  sacrés,  enseignent  la 
même  morale.  L'orgueil  qui  attache  l'homme  au  Dieu 
de  ses  pères,  et  les  passions  qui  préfèrent  la  morale 
avec  laquelle  elles  ont  su  déjà  s'arranger,  ne  peuvent 
donc  influer  sur  le  choix  entre  les  deux  religions. 
Quels  sont  donc  ici  les  motifs  delà  différence  des  opi- 
nions? Les  uns  sont  fondés  sur  une  manière  diffé- 
rente d'interpréter  les  mêmes  livres,  et  d'entendre 
les  anciennes  explications  de  ces  livres;  les  autres  le 
sont  uniquement  sur  les  abus  que  les  prolestants 
ont  trouvés  dans  la  religion  catholique,  et  qu'ils 
confondent  avec  la  religion  même. 

Les  premiers  motifs  ne  peuvent  agir  que  sur  les 
gens  instruits,  et  ne  peuvent  être  agités  qu'entre  les 
savants;  si  donc  il  n'y  avait  pour  perpétuer  l'erreur 
que  des  raisons  de  cet  ordre,  l'erreur  disparaîtrait 
aussi  vite  qu'elle  disparait  dans  les  opinions  phy- 
siques. Mais  les  autres  raisons  frappent  tout  le 
monde,  tous  en  sont  également  juges ,  les  savants 
comme  les  ignorants;  ce  sont  donc  ces  motifs  qui 
sont  la  véritable  cause  de  l'obstination  des  héré- 
tiques; ôtez-les,  et  l'hérésie  sera  détruite,  comme  le 
système  dePtolomée  l'a  été  lorsque  les  causes  étran- 
gères qui  le  soutenaient  ont  cessé  d'agir. 

On  ne  pourrait  nier  cette  conséquence  sans  nier 
en  même  temps  la  force ,  l'évidence  ,  la  clarté  des 
raisons  que  l'église  catholique  oppose  aux  protes- 
tants. Tout  catholique  convaincu  de  la  vérité  de  sa 
religion,  doit  donc  désirer  (jueles  protestants  soient 


536  SUR  l'état  des  protestants. 

tolérés  ,  puisque  la  persécution  n'est  qu'un  moyen 
d'attacher  les  hommes  indifféremment  à  l'erreur 
comme  à  la  vérité  ,  et  demander  en  même  temps  que 
les  abus  du  clergé  soient  réformés,  que  sa  conduite 
et  ses  maximes  ne  soient  plus  une  contradiction 
perpétuelle  des  préceptes  et  des  maximes  de  l'Évan- 
gile, parce  que  ces  abus,  cette  contradiction,  sont 
la  cause  unique  qui  s'oppose  au  triomphe  de  la  vé- 
rité, et  à  la  léunion  de  tous  les  chrétiens  dans  la 
même  foi  et  dans  le  même  culte. 


LETTRE 

DE   M***,   AVOCAT    AU    PABLEMENT    DE    PAU,  A  M***,   PBOFESSEUB 
EN    DROIT    CANON    A    CAHORS. 

J'ai  lu  votre  ouvrage  ,  et  je  pense  que  vous  devez 
le  rendre  public.  11  est  aussi  honteux  de  se  taire, 
quand  on  peut  éclairer  ses  concitoyens,  que  de  se 
cacher  quand  on  peut  les  défendre. 

J'aurais  voulu  que  ces  sages  illustres,  dont  s'ho- 
nore la  capitale,  et  qui  réunissent  au  talent  de  dé- 
couvrir la  vérité,  l'art  heureux  de  l'embellir,  eussent 
daigné  élever  leurs  voix  en  faveur  des  protestants  ; 
mais  dans  mon  dernier  voyage  à  Paris,  ils  étaient  si 
occupés  du  soin  d'établir  en  France  la  véritable  mu- 
sique, qu'ils  n'avaient  pas  le  temps  de  songer  à  y 
établir  la  tolérance.  Votre  voix  sera  moins  sonore  et 
moins  foi  te  ,  mais  peut-être  on  vous  entendra,  et  si 


SUR  l'état  des  protestants.  537 

vous  n'avez  pas  la  douceur  de  voir  finir  les  maux 
dont  vous  gémissez ,  vous  aurez  au  moins  la  conso- 
lation d'avoir  cherché  à  les  adoucir. 

La  lecture  de  votie  ouviage  sera  utile  dans  un 
temps  où  tout  homme  qui  prononce  le  mot  de  toU- 
rance  est  accusé  d'athéisme ,  et  où  les  fanatiques  et 
les  incrédules  s'accordent  à  dire  qu'on  ne  peut  être 
à  la  fois  humain  et  catholique,  les  uns  pour  établir 
l'intolérance,  les  autres  pour  rendre  notre  religion 
odieuse. 

Vos  principes  sur  la  tolérance  sont  très-simples, 
et  sûrement  vous  n'avez  pas  ciu  dire  des  choses 
neuves.  Cependant  ces  principes  sont  peu  connus, 
et  encore  moins  pratiqués. 

Les  colonies  américaines  n'ont  osé  les  adopter 
dans  toute  leur  étendue  :  elles  semblent  avoir  regardé 
la  tolérance,  non  comme  une  affaire  de  législation, 
mais  comme  un  point  de  théologie;  elles  admettent 
tous  les  chrétiens,  comme  enfants  d'un  même  culte, 
mais  elles  n'admettent  pas  tous  les  hommes.  Ces 
faibles  traces  de  fanatisme  religieux  ne  déparent  pas 
moins  leurs  constitutions,  que  le  préjugé  qui  leur 
fait  multiplier  les  corps  législatifs,  établir  des  contre- 
poids lorsqu'il  ne  fallait  songer  qu'à  ne  point  en  avoir 
besoin,  et  copier  servilement  les  défauts  de  la  cons- 
titution anglaise.  Peut-être  ces  deux  sources  de  cor- 
ruption et  de  trouble  déliuiront-elles  à  la  longue  la 
liberté  et  l'union  américaine. 

Les  brames,  placés  à  une  autie  extrémité  du 
monde,  prétendent  que  la  diversité  des  religions  est 
un  hommage  à  la  grandeur  de  Dieu  ,  qui  se  piait  à 


538  SLR    l'état    des    PKOTKSIAWTS. 

être  adoré  sous  des  formes  différentes.  Suivant  ce 
principe,  on  tolérerait  toutes  les  religions,  mais  on 
ne  permettrait  pas  de  n'en  point  avoir. 

La  législation  anglaise  est  encore  suichargéedelois 
d'intolérance,  parce  que  le  clergé  anglican  a  rendu 
les  catholiques  suspects  au  gouvernement,  comme 
des  ennemis  de  la  maison  d'Hanovre,  et  les  non-con- 
formistes, comme  des  ennemis  de  la  royauté,  tandis 
que  le  gouvernement  montrait  les  jacobites  au  peuple 
comme  des  fauteurs  du  papisme  et  de  l'inquisition. 
Mais  la  crainte  de  l'émigration  va  bientôt  amener  la 
destruction  de  ces  lois,  et  la  politique  fera  ce  que  la 
justice  n'a  pu  faire. 

La  Hollande  est  tolérante  par  intérêt,  beaucoup 
plus  que  par  principe. 

La  dernière  diète  de  Suède  n'a  accordé  la  liberté 
du  culte  public  qu'aux  étrangers;  c'est  donc  encore 
politique,  et  non  justice.  Ces  étrangers  sont  exclus 
des  charges  et  du  droit  d'entrée  à  la  diète;  ils  reste- 
ront étrangers  à  perpétuité.  Les  Suédois  qui  s'écar- 
teraient de  la  religion  dominante  seront  punis  dans 
toute  la  rigueur  des  lois  pénales.  Enfin  Gustave  a  juré 
de  maintenir  la  puieté  des  dogmes  évangéliques.  Il 
a  paru  croire  que  la  Suède  serait  perdue,  qu'elle  n'au- 
rait plus  ni  savants,  ni  soldats,  si  on  pensait  à  Stock- 
holm comme  à  Berlin,  à  Pétersbourg  ou  à  Paris. 

L'ordre  du  clergé  avait  demandé  que  l'on  punit, 
par  le  bannissement  et  parla  confiscation  des  biens, 
tout  étranger  qui  tenterait  de  convertir  un  Suédois. 
C'était  établir  l'inquisition  sous  le  nom  de  tolérance. 
Ainsi,  ce  clergé  suédois,  dont  l'humanité  a  été  si 


I 


SUR  l'État  des  protestants.  ôSy 

louée  par  tous  ceux  qui,  en  France ,  ont  vendu  leur 
plume  à  l'intolérance,  songeait  moins  à  demander  la 
tolérance ,  qu'à  empêcher  adroitement  les  états  de 
l'établir.  Celte  clause  n'a  pas  été  confirmée  par  la 
diète.  On  a  seulement  défendu  d'écrire  pour  ou 
contre  les  communions  tolérées;  défense  qui  peut 
paraître  plaisante  à  des  gens  qui  regardent  toute  re- 
ligion lévélée  comme  une  charlatanerie  méprisable  , 
mais  qui  doit  paraître  une  injustice  à  tous  ceux  qui 
regardent  la  religion  comme  un  objet  grave,  sur  le- 
quel il  importe  aux  hommes  d'être  instruits. 

Souvent  les  philosophes  les  plus  éclairés  n'ont  pas 
mieux  raisonné  sur  la  tolérance  que  les  gouverne- 
ments n'ont  agi. 

Rousseau  lui-même  semble  ne  pas  regarder  la  to- 
lérance comme  une  suite  du  libre  exercice  des  droits 
natuiels  de  l'homme.  Il  propose  deux  exceptions  à 
la  liberté  des  opinions.  La  première  contre  les  sectes 
intolérantes,  c'est-à-dire  contre  celles  qui  croient 
que  Dieu  n'approuve  d'autre  culte  que  le  leur,  et 
qu'il  punit  ceux  qui  méconnaissent  ce  culte  établi 
par  lui-même.  Ce  philosophe  trouvait-il  juste  que 
ceux  qui  professent  ces  religions  exclusives  fussent 
privés  des  droits  de  citoyens ,  parce  qu'ils  ont  adopté 
une  opinion  fausse,  parce  qu'ils  ont  mal  raisonné? 
Non,  sans  doute;  mais  il  pensait  que  cette  opinion 
rend  nécessairement  les  hommes  intolérants  et 
cruels;  que  si  ceux  qui  l'adoptent  étaient  consé- 
quents, ils  seraient  persécuteurs.  Supposons  que 
cette  conclusion  soit  vraie,  le  législateui  a-t-il  le 
droit  de  traiter  un  citoyen   conmie  criminel,  parce 


54o  su  11  l'état  des  pro testants. 

qu'il  lui  suppose  le  désir  de  commettre  un  crime,  et 
que  ce  désir  est  la  conséquence  éloignée  d'un  prin- 
cipe spéculatif?  Punissons  les  crimes  de  l'intolérance, 
mais  attendons  qu'ils  soient  commis. 

Est-ce  comme  des  insensés,  attaqués  d'une  folie 
dangereuse,  que  Rousseau  veut  punir  ces  sectaires 
intolérants?  Mais  on  n'a  droit  de  priver  les  fous  de 
leur  liberté  ou  de  leurs  droits  civils,  que  lorsqu'une 
démence  absolue  leur  a  ôté  l'exercice  de  leur  rai- 
son, ou  que  leur  folie  sur  un  objet  particulier  s'est 
marquée  par  des  actes  extérieurs,  dangereux  pour 
la  sûreté  publique. 

Le  seconde  exception  que  M.  Rousseau  croit  légi- 
time, consiste  dans  le  droit  qu'il  accorde  au  souve- 
rain d'exiger  des  citoyens  le  serment  qu'ils  croient  à 
l'existence  de  Dieu  et  à  l'immortalité  de  l'âme.  Il 
prétend  qu'on  peut  bannir,  sans  injustice,  tout 
homme  qui  ne  croit  pas  ces  dogmes,  parce  que  qui- 
conque n'y  croit  pas  ,  ne  peut  remplir  les  devoirs  de 
citoyen.  M.  Rousseau  était,  sans  doute,  en  colère 
contre  des  hommes  qu'il  soupçonnait  d'être  athées 
lorsqu'il  a  éciit  ces  étranges  paroles  ;  sans  cela  il  au- 
rait vu  que,  punir  des  hommes,  ou  seulement  les 
priver  de  leurs  droits  ,  parce  qu'on  est  persuadé 
qu'ils  n'ont  pas  en  eux-mêmes  des  motifs  suffisants 
pour  pratiquer  la  vertu,  c'est  ,  si  l'on  veut,  ne  pas 
les  punir  de  leurs  opinions  spéculatives,  mais  les 
rendre  la  victime  de  ses  propres  opinions  ;  c'est  leur 
dire  :  Je  vous  traiterai  comme  si  vous  étiez  coupables, 
paice  que  j'ai  découvert,  par  mes  léflexions,  que 
vous  le  deviendriez  tôt  ou  tard.  Les  athées  ne  pour- 


SUK    l/ÉTAÏ    DFS    PROTESTANTS,  5l\l 

raient-ils  pas  répondre  :  «  Notre  morale  est  la  même 
que  la  vôtre;  nous  croyons,  comme  vous,  à  la 
vertu;  nous  sommes  persuadés,  comme  vous,  qu'il 
n'y  a  point  de  bonheur  sans  elle.  Pourquoi  suppo- 
sez-vous que  nous  nous  écarterons  plus  que  vous  de 
nos  principes,  parce  que  nous  les  établissons  sur 
d'autres  fondements?  Ne  voyez-vous  pas  que  nous 
pouvons  faire  le  même  raisonnement  contre  vous  , 
et  si  nous  étions  les  plus  nombreux  ,  vous  exclure  de 
la  société  avec  la  même  justice?  Ne  voyez-vous  pas 
l'horrible  usage  que  des  intolérants  politiques 
peuvent  faire  de  ces  piincipes^  ou  plutôt  ces  prin- 
cipes ne  sont-ils  pas  les  leurs?  N'ont-ils  pas  toujours 
présenté  aux  princes,  aux  nations  ,  ceux  qu'ils  vou- 
laient faire  persécuter,  comme  des  hommes  dont  les 
principes  étaient  contjaires  au  bien  de  l'humanité, 
au  repos  des  États?  » 

M.  Rousseau  ajoute  que,  si,  après  avoir  prêté  ce 
serment ,  ils  professent  l'opinion  contraire ,  on  est 
en  droit  de  les  punir,  et  même  de  les  punir  de  mort, 
non  comme  mécréants,  mais  pour  avoir  menti  devant 
les  lois.  Vous  avez  montré  combien  il  est  injuste  et 
inutile  d'exiger  de  semblables  serments.  Mais,  en 
supposant  même  qu'on  pût  les  exiger  avec  justice , 
pourquoi  punir  ceux  qui  professeraient  une  opinion 
contraire  à  leur  serment?  pourquoi  supposer  qu'en 
le  prêtant  ils  ont  menti  devant  les  lois  ?  Serait-ce  la 
seule  occasion  où  l'on  aurait  vu  les  hommes  changer 
d'avis?  Le  serment  de  ne  pas  convenir  d'une  vérité 
générale  dont  on  est  convaincu,  peut-il  jamais  être 
obligatoire?  Peut-on  jurer  qu'on  croira  toujours  une 


5/r 


SUR    L  ETAT    DES    PROTESTANTS. 


opinion  ?  peut-on  jurer  que,  si  on  vient  à  en  décou- 
vrir, ou  à  croire  en  avoir  découvert  la  fausseté ,  on 
fera  toujours  semblant  de  la  croire  vraie?  Enfin,  si 
cette  opinion  de  M.  Rousseau  est  fondée,  toutes  les 
lois  portées  contre  les  apostats  ou  les  relaps  ne  de- 
viennent-elles pas  légitimes?  M.  Rousseau  eût-il  voulu 
admettre  cette  conséquence  (i)? 

A  la  vérité,   pour  rassurer  ceux  que  sa  sévérité 

(i)  La  peine  de  mort  paraîtra  un  peu  dure  5  et  ce  passage  de 
M.  Rousseau  est  plus  digne  d'un  inquisiteur  que  d'un  philosophe. 
A  la  vérité  il  ne  condamne  à  mort  que  ceux  qui ,  ayant  adopté  les 
dogmes  de  l'existence  d'un  Dieu  et  de  l'immortalité  de  l'àme ,  se 
conduiraient  comme  ne  les  croyant  pas.  Cette  expression  n'est  pas 
claire  :  signifie-t-elle  nier  ces  dogmes ,  les  attaquer  par  des  e'crits 
publics,  ou  bien  commettre  les  crimes  qu'on  ne  devrait  pas  com- 
mettre, si,  convaincu  de  ces  dogmes,  on  se  conduisait  consé- 
quemment?  Cette  seconde  interprétation  est  ridicule  :  on  ne 
soupçonnera  point  M.  Rousseau  d'avoir  dit  que  si  un  homme  a 
commis  un  assassinat,  il  faut  le  punir  de  mort,  non  comme  assas- 
sin ,  mais  pour  avoir  menti  devant  les  lois,  en  se  conduisant 
comme  un  homme  qui  ne  croit  pas  à  l'existence  de  Dieu.  Le  sens 
que  nous  avons  adopté  est  donc  le  seul  qu'on  puisse  prêter  à 
M.  Rousseau;  mais  s'il  s'était  expliqué  clairement,  il  aurait  ré- 
volté, au  lieu  qu'avec  un  peu  d'obscurité,  et  cette  expression 
emphatique,  il  a  commis  le  plus  grand  des  crimes,  il  a  menti  de- 
vant les  lois,  le  lecteur  étourdi  n'a  pas  besoin  de  l'entendre  pour 
être  de  son  avis.  Ce  sont  ces  passages  échappés  à  M.  Rousseau 
dans  des  moments  d'humeur,  et  si  peu  dignes  de  son  esprit  et  de 
son  âme,  qui  lui  ont  fait  tant  de  partisans  parmi  les  ennemis  de 
la  raison  et  de  l'humanité. 

Quand  il  leur  arrive  de  pardonner  à  un  homme  qui  a  bien  mé- 
rité de  ses  semblables ,  ce  n'est  jamais  à  cause  de  ce  qu'il  a  écrit 
d'utile,  c'est  seulement  à  cause  des  maximes  pernicieuses  qui  lui 
sont  échappées;  et  les  fanatiques  ont  eu  de  l'indidgence  pour 


SUR  l'état  des  protestants.  5/\^ 

pourrait  effrayer,  M.  Rousseau  ajoute  cfue,  s'il  était 
juge  dans  un  pays  où  la  loi  porterait  peine  de  mort 
contre  les  alliées,  il  condamnerait  comme  tel  qui- 
conque viendrait  lui  en  dénoncer  un  autre.  Ainsi  il 
regarde  comme  athée  tout  homme  qui  croit  qu'on 
peut  l'être  (r).  Cependant  lui-même  prétend  ,  dans 
un  autre  ouvrage  (i) ,  qu'il  y  a  de  grandes  probabi- 
lités pour  et  contre  l'opinion  de  l'existence  d'un  Être 
suprême,  mais  que,  comme  on  n'est  pas  libre  de 
croire  ou  de  ne  pas  croire,  il  croit,  non  ce  qui  lui 
paraît  le  plus  probable  (conclusion  que  tout  autre 
aurait  tirée  du  même  principe),  mais  ce  qui  lui  pa- 
raît le  plus  consolant,  et  ce  qui  ajoute  \e poids  de 
Vespérance  à  Véqidlibre  de  la  raison.  Si  l'existence 
d'un  Être  suprême  est  une  vérité  si  clairement  prou- 
vée, que  supposer  qu'un  autre  puisse  la  rejeter,  ce 
soit  en  quelque  sorte  la  nier,  pourquoi  obliger  de 
jurer  qu'on  la  croit  ?  Si  elle  est  si  incertaine  que,  pour 
ne  point  rester  en  suspens,  ou  ne  pas  céder  aux 
raisons  qui  la  combattent,  il  faut  avoir  besoin  de 
cette  opinion  pour  son  bonheur,  comment  peut-on 
punir  celui  qui,  après  avoir  cru  cette  vérité,  cesse 
de  la  croire  ?  Il  faut  l'avouer,  si  on  en  excepte  quel- 
ques morceaux  à'EfJÙle,  et  quelques  chapitres  du 
Contrat  social,  qui  suffisent  pour  immortaliser  le 
génie  et  le  courage  de  l'illustre  Jean -Jacques,  ses 
opinions   sont    presque   toujours   ou   exagérées   ou 

M.  Rousseau,  parce  qu'une  ou  deux  fois  dans  sa  vie  il  a  eu  le 
malheur  de  parler  le  langage  d'un  fanatique. 

(i)  Contrat  Social. 

[%)  Lettre  à  M.  de  Voltaire. 


544  SUR  l'état  des  protestants. 

incohérentes.  Voulait-il  réellement  faire  une  secte 
et  savait-il  qu'on  ne  fait  point  de  secte,  quand  on 
n'est  (jue  conséquent  et  raisonnable?  ou  plutôt  pen- 
sait-il, comme  tout  homme  passionné,  d'après  le 
sentiment  actuel  qui  l'animait?  C'est  par  là  seule- 
ment qu'on  peut  expliquer  pourquoi  il  était  intolé- 
jant,  tantôt  contre  ceux  qui  croient  une  religion 
exclusive,  tantôt  contre  ceux  qui  ne  croient  pas 
un  Dieu,  selon  qu'il  éprouvait  une  haine  plus  forte 
contre  les  prêtres  catholiques,  ou  contre  ceux  qu'il 
appelait  les  phitosopJies ,  et  qu'il  se  permettait  d'ac- 
cuser d'athéisme  avec  tant  de  légèreté. 

Je  suis  entré  dans  ce  détail,  pour  vous  montrer 
que  vos  principes  sur  la  toléiance  ne  sont  pas  assez 
connus  pour  être  inutiles,  et  que,  suitout  en  poli- 
tique et  en  morale,  il  y  a  loin  d'une  vérité  connue  et 
prouvée,  à  une  véiité  triviale  et  reconnue. 

C'est  avec  raison  que  vous  vous  êtes  presque 
borné  à  ne  parler  que  de  justice  :  si  on  voulait  se 
contenter  d'être  juste  dans  les  lois  d'administration  , 
dans  les  lois  civiles  ou  ciiminelles,  mais  développer 
aussi  tout  ce  que  la  justice  exige,  il  ne  resterait 
presque  rien  d'arbitraire;  tout  deviendrait  simple; 
et  toute  cette  politique  si  fine  et  si  profonde,  qui 
produit  et  qui  explique  les  lois  les  plus  bizarres,  qui 
veut  toujours  avoir  égard  à  la  constitution  ,  aux 
mœurs,  au  climat,  à  la  population,  à  la  richesse, 
aux  relations  extérieures,  à  tout,  enfin,  hors  à  la 
raison  et  aux  droits  des  hommes,  toute  celte  poli- 
tique deviendrait  vaine  et  inutile  ;  mais  soyez  sûr 
que  notre  opinion  ne  paraîtra  que  ridicule  an  plus 


SUK    L  ETAT    DliS    PROTESTANTS.  5/|:) 

giand  nombre  des  esprits.  L'opinion  contraire  favo- 
rise si  puissamment  la  paiesse  des  gens  en  place , 
leur  indifférence  pour  le  bien  et  leur  faiblesse;  elle 
leur  offre  des  moyens  si  commodes  de  couvrir  leurs 
motifs  secrets  de  prétextes  d'utilité  publique,  de 
donner  au  mal  l'apparence  du  bien,  à  la  fourberie, 
celle  de  l'iiabileté,  à  l'ignorance  et  à  la  timidité,  celle 
de  la  finesse  et  de  la  prudence,  qu'ils  tiendront  tou- 
jours à  ces  principes.  Les  autres  hommes,  du  moins 
ceux  qui  peuvent  se  faire  entendre,  craignent  aussi 
le  mot  àe  justice ,  parce  qu'il  y  en  a  peu  qui  ne  per- 
dissent quelque  chose  à  une  justice  rigoureuse  ; 
d'ailleurs  ils  mépriseraient  une  politique  si  simple, 
si  inflexible,  où  toute  l'habileté  se  réduirait  à  rai- 
sonner juste;  mérite  rare,  à  la  vérité,  mais  que  cha- 
cun est  si  sûr  de  posséder,  qu'il  n'est  pas  tenté  de  le 
croire  un  mérite  dans  les  aulies. 

Cependant,  en  convenant  de  vos  principes,  je  ne 
suis  point  de  votre  avis  sur  la  manière  de  les  mettre 
en  pratique.  J'avoue  que  tout  homme  d'État  doit 
régler  sa  conduite  par  des  maximes  invariables  et 
générales,  fondées  sur  la  nature  de  l'homme  et  des 
choses,  sur  la  raison  et  sur  la  justice;  et  je  serais 
même  tenté  de  regarder  celui  qui,  dans  un  siècle 
éclairé,  nie  l'existence  de  ces  maximes  générales,  ou 
qui  les  tourne  en  ridicule,  comme  un  charlatan  qui 
sent  son  ignorance  ou  sa  faiblesse  ,  et  qui  cherche 
à  la  cacher  sous  une  apparence  de  modération  et 
de  sagesse.  Mais  il  ne  me  parait  pas  que,  pour  con- 
former sa  conduite  à  ces  maximes  générales,  il  faille 
mettre  en  pratique,  à  la  fois  et  sur-le-champ,  toutes 
V.  35 


5/|6  ÀUR  l'état  des  protestants. 

les  conséquences  de  ces  principes.  Il  suffit  de  ne  les 
contredire  jamais,  de  n'agir  ni  contre  la  justice,  ni 
contre  la  conscience ,  et  de  faire  ensuite  le  plus 
grand  bien  en  lui-même,  mais  le  plus  grand  bien 
que  les  circonstances  permettent.  Vous  m'objecte- 
rez, sans  doute,  qu'il  est  des  maux  qu'on  ne  doit 
pas  chercher  à  pallier;  que  l'excès  du  mal  obligera 
enfin  de  recourir  aux  vrais  remèdes ,  au  lieu  que  le 
secret  de  pallier  les  maux  n'est  souvent  que  celui  de 
les  éterniser.  Cette  maxime  est  vraie  en  elle-même  : 
souvent  un  petit  bien  n'est  qu'un  moyen  de  rendre 
un  bien  plus  grand  impossible;  mais  examinons  dans 
quelles  circonstances  cela  peut  être. 

i*'  Lorsque  la  puissance  qui  veut  détruire  le  mal 
tire  son  pouvoir  de  l'excès  de  ce  mal  même,  il  se- 
rait imprudent  alors  de  ne  point  profiter  du  moment 
pour  oser  tout  ce  qu'il  est  possible,  et  de  laisser  sub- 
sister une  cause  de  mairx  qu'on  ne  pourra  plus  atta- 
quer de  nouveau  qu'après  qu'ils  auront  une  seconde 
fois  produit  des  effets  funestes. 

2°  Lorsque  le  désii*  de  réformer  les  abus  n'est , 
dans  legouvernement,  qu'un  désir  momentané,  alors 
un  ministre  qui  veut  le  bien,  et  qui  sait  qu'il  ne 
doit  point  songer  à  le  faire  par  degrés,  puisqu'il 
n'aurait  pas  le  temps  d'achever  son  ouvrage,  ou  gué- 
rira le  mal  par  un  remède  prompt,  ou  le  laissera 
subsister,  de  peur  que  le  peu  de  succès  de  ses  efforts 
pour  détruire  ce  mal,  n'accrédite  l'opinion  qu'il  est 
incurable,  ou  qu'il  ne  peut  être  détruit  sans  danger  ; 
aussi ,  dans  ce  cas ,  lui  reprochera-t-on  à  la  fois  de 
ne  remédier  à  rien,  et  de  tout  bouleverser  :  impu- 


I 


SUR  l'État  des  protestants.  547 

talions  contradictoires,  mais  qu'il  doit  essuyer  éga- 
lement. 

y  Enfin,  lorsqu'en  voulant  détruire  un  mal,  on 
a  la  maladresse  de  mettre  des  obstacles  au  bien  qui 
reste  à  faire,  alors,  tandis  que  la  multitude  applau- 
dit à  l'apparence  du  bien  ,  l'homme  sage  ne  voit , 
dans  l'idole  d'un  peuple  ignorant,  qu'un  maladroit, 
ou  qu'un  hypocrite  qui,  en  paraissant  faire  le  bien , 
crée  des  obstacles  qui  le  rendent  plus  difficile.  Des 
faits  récents  pourraient  me  fournir  des  applications 
ou  des  preuves  de  tous  ces  principes;  il  est  inutile 
de  m'y  arrêter,  vous  les  devinerez  aisément.  Mais, 
dans  la  question  qui  nous  occupe,  on  ne  se  trouve 
dans  aucune  des  circonstances  oii  il  peut  être  utile 
de  différer  de  faire  le  bien  pour  ne  pas  le  faire  à  demi , 
et  on  peut  éviter  la  faute  trop  commune,  qui  rend  la 
réforme  des  abus  plus  funeste  à  la  longue  que  les 
abus  mêmes. 

Le  pouvoir  qu'aurait  le  ministère  d'établir  la  tolé- 
rance ne  pourrait  être  contre-balancé  que  par  le  cré- 
dit du  clergé;  et  le  crédit  du  clergé  ne  peut  aller 
qu'en  diminuant,  parce  que  les  lumières  doivent  né- 
cessairement augmenter.  En  effet,  plus  les  lumières 
augmenteront,  plus  la  nation  sera  éclairée  sur  le 
véritable  esprit  de  la  religion  catholique  ;  plus  aussi 
elle  respectera  dans  le  clergé  les  décisions  sur  le 
dogme,  les  lois  de  discipline,  les  leçons  de  cha- 
rité ,  les  exemples  d'humanité  et  de  douceur,  et  moins 
elle  accordera  de  crédit  à  son  ambition  ou  à  son  into- 
lérance. On  ne  peut  craindre  non  plus  que  la  vo- 
lonté d'établir  la  tolérance  ne  soit  que  momentanée. 

35. 


548  SUR  l'état  des  protestants. 

En  ne  supposant  même,  dans  ceux  qui  gouvernent, 
que  le  désir  de  la  prospérité  et  de  la  tranquillité  de 
l'État,  désir  qu'ils  ont  toujours,  ils  auront  celui  de 
diminuer  l'intolérance.  Ce  n'est  pas  ici  comme  dans 
l'adminislralion,  où  un  abus  dont  on  a  letranclié 
une  partie  peut  s'étendre  d'une  autre  manière,  où, 
dans  toutes  les  opérations  nouvelles,  des  abus  nou- 
veaux se  glissent,  s'enracinent,  trouvent  des  pro- 
tecteurs, et  où,  enfin,  l'on  réforme  éternellement 
sans  rien  corriger.  Ici  tout  retrancbement  est  un 
bien,  et  ne  peut  être  suivi  que  par  des  biens  plus 
grands.  L'esprit  d'avidité  existant  nécessairement 
dans  l'homme,  on  a,  dans  les  réformes  d'adminis- 
tration ,  à  combattre  une  force  toujours  active;  au 
lieu  que  l'esprit  d'intolérance  s'éteint  en  même  temps 
que  les  lois  d'intolérance.  Cherchons  donc  ici  à  faire, 
dans  chaque  instant,  le  peu  de  bien  qui  est  possible, 
sans  atlendie,  pour  commencer  à  agir,  le  moment  de 
faire  tout  celui  qui  est  à  désirer. 

Un  pont  de  pierre  vaut  mieux  qu'un  bateau;  mais 
si  la  rivière  est  encore  trop  profonde  et  trop  rapide , 
si  vous  manquez  d'ingénieurs  habiles  et  hardis,  il 
faut  vous  contenter  d'un  simple  bateau.  Vous  avez 
donné  le  plan  du  pont  de  pierre,  je  vais  vous  pro- 
poser celui  d'un  bateau  qui  pourra  du  moins  servir 
en  attendant. 

A  l'exception  de  quelques  hommes  aussi  étiangers 
à  leur  siècle  par  leur  fanatisme  que  par  leur  igno- 
rance, le  clergé  de  France  n'est  point  persécuteur  : 
s'il  résiste  à  l'établissement  de  la  tolérance  pour  les 
protestants,  c'est  moins  la  haine  religieuse  qui  l'anime 


SUR  l'état  des  protestants.  549 

que  la  crainte  des  reproches  de  Rome  et  des  moines  , 
celle  de  paraître  abandonner  la  cause  de  la  religion. 
C'est  l'embarras  de  changer  un  langage  qu'il  parle 
depuis  deux  siècles,  c'est  la  douleur  de  renoncer 
ouvertement  à  l'espérance  de  détruire  en  France  le 
protestantisme.  Toute  loi  011  le  mot  de  protestant 
sera  prononcé  sera  donc  odieuse  aux  membres  du 
clergé,  à  moins  qu'elle  ne  soit  une  loi  d'intolérance; 
ils  se  croiront  obligés  de  s'y  opposer,  et  quelque 
éclairés  qu'ils  puissent  être  maintenant,  quelque 
courage  qu'ils  aient  contre  la  superstition  et  les  pré- 
jugés, le  moment  où  ils  parleront  sur  la  tolérance 
le  langage  de  la  raison  et  de  la  charité  est  encore 
bien  éloigné;  mais  si  on  pouvait  produire  le  même 
effet  par  des  lois  où  le  nom  de  protestant  ne  fût  pas 
même  prononcé,  où  la  religion  ne  parût  point  inté- 
ressée, ils  n'auraient  ni  le  droit ,  ni  même  la  volonté 
de  se  plaindre  :  or,  c'est  ce  que  je  crois  possible. 

L'objet  essentiel  pour  la  prospérité  de  la  nation 
est,  1°  d'assurer  un  état  aux  femmes  et  aux  enfants 
des  protestants;  1°  de  leur  procurer  des  moyens  de 
subsister;  3°  de  détruire  les  lois  absurdes  et  cruelles 
établies  contre  eux  dans  le  siècle  dernier.  Examinons 
séparément  ces  trois  objets. 

Je  suppose  d'abord  qu'un  mari  conteste  à  sa 
femme  son  état,  et  prétende  ne  l'avoir  pas  épousée. 
A  l'exception  de  l'acte  de  célébration  ,  revêtu  de 
toutes  les  formalités  établies,  une  femme  protestante 
pourra  alléguer  pour  sa  défense  les  mêmes  raisons 
qu'une  femme  catholique,  la  notoriété  publique,  la 
possession  d'étal,  la  reconnaissance  des  parenis  ,  le 


55o  SUR  l'état  des  protestants, 

contrat  de  mariage,  le  consentement  des  pères  et 
mères.  Supposons  donc  que,  par  un  événement  im- 
prévu, une  femme  catholique  ne  puisse  ni  présenter 
l'acte  de  célébration  ,  ni  suppléer  à  cet  acte  par  une 
preuve  testimoniale  de  la  célébration,  sera-t-elle  pri- 
vée de  son  état,  lui  refusera-t-on  de  l'admettre  à  en 
faire  preuve?  Elle  y  serait  admise  dans  plusieurs  cas: 
par  exemple,  si  elle  exposait  que  les  registres  où  était 
l'acte  de  son  mariage  ont  été  détruits  par  un  accident  ; 
que  cet  acte  a  été  soustrait  ou  altéré  par  méchan- 
ceté ;  que  le  curé  qui  a  célébré  le  mariage ,  les  témoins 
qui  y  ont  assisté,  sont  morts,  etc. 

Allons  plus  loin  :  supposons  qu'une  femme  qui  ne 
peut  prouver  la  destruction  de  l'acte  de  célébration 
de  son  mariage,  qui  n'a  pu  ni  retrouver  cet  acte,  ni 
en  produire  le  ministre  et  les  témoins,  demande  à 
faire  preuve  de  son  état,  les  juges  pourront  la  refu- 
ser, s'il  n'y  a  point  de  h)i  qui  prescrive  de  l'admettre  ; 
mais  il  n'y  a  aucune  laison  qui  empêche  le  législa- 
teur d'ordonner,  dans  ce  cas,  d'admettre  à  la  preuve. 
Quel  devrait  être  alors  le  but  du  législateur?  Céderait 
seulement  d'exiger  des  preuves  telles  qu'il  y  ait  im- 
possibilité absolue  qu'elles  puissent  se  rassemblei-, 
s'il  n'a  pas  existé  un  véritable  mariage;  le  législa- 
teur peut  même  fixer  par  la  loi ,  le  genre  et  la  forme 
de  ces  preuves. 

Supposons  maintenant  qu'il  existe  entre  un  homme 
et  une  femme  un  contrat  de  mariage,  signé  d'eux  et 
de  leurs  pères  et  mères  ,  ou  que ,  si  les  parents  n'ont 
pas  assisté  au  contrat ,  on  puisse  rapporter,  soit 
l'acte  authentique  de  leur  consentement, soit  la  pieuve 


SUR    l'état    DtS    PROTESTAJNTS.  55 1 

qu'ils  n'exislaient  plus,  ou  que  leur  consenleiueiU 
n'était  plus  nécessaire. 

Supposons  ensuite  que  cet  homme  et  cette  femme 
aient  signé  ensemble  un  acte  où  ils  aient  contracté 
comme  tels;  que  cet  acte  soit  accompagné  de  la  si- 
gnature de  leurs  pères  et  mères,  de  leurs  tuteurs, 
ou  du  moins  de  leurs  parents  les  plus  proches,  de 
personnes  chargées  de  la  procuration  des  parents, 
ou  même  seulement  un  acte  public ,  signé  par  des 
hommes  domiciliés  dans  le  pays ,  et  reçu  par  le  juge  ; 
je  demande  si  l'existence  de  pareils  actes  ne  consta- 
terait pas  l'existence  d'un  mariage?  Si,  par  consé- 
quent, le  législateur  établit  que,  dans  le  cas  où 
l'acte  de  mariage  ne  peut  pas  être  représenté,  la 
femme  sera  admise  à  prouver  son  mariage  par  une 
simple  enquête,  si  elle  prouve  en  même  temps  que 
les  actes  de  mariage  ont  été  détruits  ou  soustraits; 
et  si  elle  ne  peut  prouver  ce  dernier  fait,  par  des 
actes  qui  contastent  à  la  fois  la  volonté  qu'ont  eue 
les  parties  de  se  marier,  l'exécution  de  cette  volonté, 
et  qu'il  n'a  existé  ni  clandestinité,  ni  défaut  de  con- 
sentement des  pères  et  mères;  quel  abus  résulterait-il 
de  cette  loi,  quand  bien  même  l'on  profiterait  de  la 
facilité  qu'offrirait  cette  législation  pour  éluder  la 
célébration?  Le  genre  même  de  la  preuve  ne  seiail 
pas  changé,  puisque  l'on  aurait  toujours  une  pieuve 
par  titre  :  l'autorité  des  parents  serait  également  en 
sûreté,  puisqu'on  exige  de  prouver  qu'ils  ont  con- 
senti; l'ordre  de  la  société  serait  également  lespecté, 
puisqu'il  n'existerait  point  de  mariage  sans  une  dé- 
claration publique  qui  empêcherait  de  le  confondre 


55: 


SUR    LETAT    DFS    PROTESTANTS. 


avec  une  association  libre.  Le  défaut  de  publication 
des  bans  n'entraînerait  aucun  inconvénient  qui  pût 
arrêter  le  législateur.  En  effet,  il  est  aisé  de  voir  que 
s'il  résultait  quelque  désordre  de  ce  défaut  de  publi- 
cation ,  ce  ne  pourrait  être ,  lorsqu'un  bomme,  après 
s'être  marié  sans  publication,  voudrait  se  marier 
une  seconde  fois  avec  publication,  La  publication  du 
second  mariage  l'arrêterait  comme  dans  l'état  actuel. 
C'est  donc  lorsqu'un  homme  déjà  marié  avec  publi- 
cation voudrait  se  marier  sans  publication  ,  ou  bien 
lorsqu'il  voudrait  deux  fois  se  marier  sans  publica- 
tion; or,  dans  ces  deux  cas,  la  feujme  mariée  sans 
publication  courra  seule  des  risques.  Si  elle  est  ca- 
tholique, elle  les  courra  volontairement,  et  pour 
avoir  négligé  un  acte  de  sa  religion;  si  elle  est  pro- 
testante, les  risques  seront  bien  moindies  encore 
pour  elle  que  ceux  auxquels  elle  serait  exposée  dans 
la  législation  actuelle. 

La  loi  que  nous  avons  proposée  donnerait  donc 
à  une  femme  qui  n'a  point  d'acte  de  célébration  de 
mariage,  un  moyen  d'y  suppléer,  ou  plutôt  une 
manière  légale  de  faire  preuve  de  la  réalité  de  son 
mariage,  et  par  conséquent  un  moyen  de  constater 
son  état.  La  même  loi  assurerait  aux  maris  le  même 
avantage;  les  enfants  poiuiaient  également  faire 
preuve  du  mariage  de  leurs  pèies  et  mères,  si  on 
leur  en  disputait  l'héritage  ,  si  on  attaquait  quelqu'un 
de  leurs  droits.  Cette  loi  ne  changerait  rien  à  la  ju- 
risprudence actuelle  :  elle  ne  ferait  que  prescrire  sous 
une  forme  légale  l'admission  des  preuves  que  les  ju- 
ges admettent  souvent  par   un    principe  de  justice 


553 

naturelle;  elle  ne  pourrait  nuire,  ni  aux  mœurs,  ni 
au  repos  des  familles;  et  en  donnant  un  état  aux  ci- 
toyens protestants,  elle  rendrait  plus  certain  encore 
l'état  des  citoyens  catholiques. 

Ce  que  vous  dites  sur  le  divorce  est  vrai,  mais 
votre  opinion  blesse  trop  les  idées  reçues;  il  en  est 
de  l'indissolubilité  absolue  du  mariage  comme  de 
beaucoup  d'autres  points  sur  lesquels  les  hommes 
qui  ont  étudié  l'antiquité  ecclésiastique,  savent  com- 
bien l'opinion  commune  est  éloignée  de  l'ancien 
usage  de  l'Église,  du  vrai  sens  des  Écritures,  des 
opinions  des  premiers  Pères;  mais  ils  n'oseraient 
peut-être  en  convenir  publiquement.  Partout  où  les 
voix  se  comptent,  la  raison  a  tort  devant  les  préju- 
gés, et  le  grand  nombre  de  théologiens  qui  intriguent 
l'emporterait  sur  le  petit  nombre  de  théologiens  qui 
étudient.  Ne  songeons  point  à  rappeler  les  usages 
de  la  primitive  Église,  gardons-nous  même  d'en  par- 
ler; craignons  d'offenser  ceux  qui  auraient  tout  à 
perdre,  si  ces  usages  pouvaient  redevenir  la  disci- 
pline du  clergé;  et  au  lieu  d'accorder  le  divorce  aux 
protestants,  disons  plutôt  avec  Benoît  XIV,  que  leurs 
mariages  sont  tellement  valides ,  qu'ils  n'ont  pas 
même  besoin,  après  leur  conversion,  d'être  confir- 
més par  la  bénédiction  d'un  prêtre.  Le  gouverne- 
ment sentira,  sans  doute,  que  c'est  un  devoir  même 
de  religion  d'accorder  une  force  civile  à  des  unions 
que  le  chef  de  l'Église  a  déclaré  ne  pouvoir  êtie 
rompues.  Eh  !  que  pourraient  objecter  nos  fanatiques 
même  les  plus  absurdes,  contre  des  mariages  que  la 
loi  civile  leconutUlrait   comme  légitimes,   et  que  le 


554  i'iJ^   l'état  des   PROTKSTaJNTS. 

souverain  pontife  regarde  comme  valides,  comme 
indissolubles?  Prétendraient-ils  être  plus  catholiques 
que  Benoit  XIV  ? 

Maintenant  nous  pouvons  appliquer  les  mêmes 
principes  à  la  manière  de  constater  la  naissance  des 
enfants  et  la  mort  des  citoyens.  La  loi  commune 
prescrit  d'admettre  à  la  preuve  ceux  qui  peuvent 
prouver  la  destruction,  la  suppression,  ou  l'altéra- 
tion de  leurs  actes  de  naissance  ;  mais  elle  n'exclut 
pas  les  autres  cas  aussi.  11  est  d'usage  dans  les  tribu- 
naux les  plus  respectables,  d'admettre  à  faire  preuve 
de  leur  naissance,  par  acte  ou  par  témoins,  les  en- 
fants qui  n'ont  pas  un  acte  de  baptême  en  vertu  du- 
quel ils  sont  légitimes.  Tout  homme  qui  n'est  pas  lé- 
gitime, étant  censé  sans  état,  on  croit  que  la  justice 
ne  peut  refuser  à  un  citoyen  de  prouver  qu'il  doit 
avoir  un  état.  En  supposantmême  qu'il  y  eût  quelque 
inconvénient  à  consacrer  cet  usage  par  une  loi  géné- 
rale, du  moins  ne  peut-on  croire  qu'il  n'y  eût  une 
grande  injustice  à  rejeter  comme  illégitime  un  en- 
fant qui,  ne  pouvant  rapporter  un  acte  de  baptême, 
rapporterait  un  acte  par-devant  notaire,  signé  de  ses 
pèie  et  mère,  ou  à  leur  défaut,  de  témoins;  acte  (|ui 
constaterait  le  jour  de  sa  naissance,  une  donation, 
par  exemple,  que  son  père  aurait  acceptée  pour  lui, 
une  rente  viagère  qu'il  aurait  constituée  sur  sa  tête. 
Si  donc  on  ne  veut  pas  regarder  comme  une  règle 
générale,  et  établir  par  une  loi  l'admission  à  faire 
preuve  par  témoins,  de  sa  naissance,  toutes  les  fois 
qu'elle  n'est  pas  constatée  légitime  par  un  acte  de 
baptême,  du  moins  peut-on,  au  défaut  alisolu  de  cet 


SUR  l'État  des  protestants.  555 

acte,  prescrire  d'admettre  en  preuve  des  actes  équi- 
valents, c'est-à-dire,  reçus,  comme  l'acte  de  baptême, 
par  un  officier  public,  et  revêtus  comme  lui  de  signa- 
tures. 

il  en  est  de  même  de  la  manière  de  constater  la 
mort;  il  suffit  de  régler,  par  la  présentation  de  quels 
actes  le  défaut  d'acte  mortuaire  d'un  père  ou  d'un 
parent  peut  être  réparé  (i). 

(i)  Nous  oserions  désirer  qu'en  établissant  cette  forme  légale 
de  constater  la  mort  des  citoyens,  on  laissât  aussi  la  liberté  de 
rendre  quelque  honneur  à  des  restes  chéris,  et  que  si  un  protes- 
tant a  bien  mérité  de  la  patrie  un  tombeau ,  on  pût  honorer  sa 
mémoire,  ou  plutôt  épargner  à  la  nation  le  reproche  d'une  hon- 
teuse ingratitude. 

Duquesne,  le  fondateur  de  notre  marine  ,  le  premier  Français 
qui  ait  gagné  une  bataille  navale  ,  fut  traité  après  sa  mort  préci- 
sément comme  la  comédienne  le  Couvreur.  Son  fils  s'expatria,  et 
emporta  avec  lui  dans  une  terre  étrangère  les  os  du  vainqueur  de 
Messine.  Cet  homme  illustre  avait  été  mal  récompensé  pendant 
sa  vie,  uniquement  à  cause  de  sa  religion  :  Louis  XIV  le  lui  fit 
sentir  un  jour  :  Sire,  lui  répondit  Duquesne,  quand  j'ai  combattu 
pour  Votre  Majesté,  je  n'ai  pas  songé  si  elle  était  d'une  autre  reli- 
gion que  moi.  Le  fils  de  Duquesne  ayant  acheté  en  Suisse  la  terre 
d'Eaubonne,  y  fit  élever  un  tombeau  à  son  père.  On  y  lit  cette 
inscription  : 

La  Hollande  a  fait  ériger  un  mausolée  à  Rujter, 

Et  la  France  a  refusé  un  peu  de  cendre  à  son  'vainqueur. 

A  la  même  époque,  Huyghens,  Roëmer,  dont  le  génie  faisait 
honneur  à  leur  patrie  adoptive,  Schomberg  dont  le  bras  l'avait 
servie,  allèrent  vivre  dans  des  pays  où  ils  pouvaient  espérer  un 
tombeau.  Le  sort  futur  de  son  corps  est  sans  doute  très-indiffé- 
rent à  tout  homme  sensé;  mais  on  éprouve  une  l'épugnauce  natu- 
relle à  vivre  avec  des  gens  cpii  ,  n'ayant  osé  vous  faire  traîner  au 


556  SUR  l'état  des  protesta  in  ts. 

La  destruction  de  ces  actes  ,  la  preuve  de  l'impos- 
sibilité de  les  avoir,  doit  rendre  sans  doute  moins 
difficile  sur  les  autres  preuves,  comme  nous  l'avons 

supplice  de  votre  vivant ,  attendent  que  vous  soyez  mort  pour  in- 
sulter à  vos  restes.  Cette  vile  férocité  (si  même  on  peut  honorer 
du  nom  de  férocité  une  manière  si  lâche  et  si  absurde  de  mon- 
trer sa  haine  et  son  impuissance),  cette  vile  férocité  ne  peut  en- 
trer que  dans  des  âmes  basses  et  dans  des  têtes  imbéciles.  Mais 
on  s'irrite  contre  les  hommes  puissants,  assez  pusillanimes  pour 
accorder  quelque  crédit  à  des  gredins  qui  s'imaginent  honorer 
Dieu  en  faisant  jeter  à  la  voirie  le  corps  d'un  héros  ou  d'un 
homme  de  génie. 

Les  deux  princes  de  Condé  morts  protestants,  l'un  assassiné 
après  la  bataille  de  Jarnac ,  l'autre  empoisonné  à  Saint-Jean- 
d'Angely  (voyez  les  lettres  de  Henri  IV  à  Corisande  d'Andouin , 
où  il  lui  mande  que  tous  ces  empoisonneurs  sont  papistes), 
ont  été  enterrés  en  terre  sainte,  et  n'ont  pas  été  exhumés. 
Hommes  de  Dieu,  si  la  sépulture  d'un  hérétique  en  terre  sainte 
est  un  sacrilège,  la  qualité  de  prince  du  sang  n'efface  pas  l'héré- 
sie ,  et  vous  avez  prévariqué  par  respect  humain ,  par  poltron- 
nerie. Si  au  contraire  le  refus  de  la  sépulture  n'est  qu'une  chose 
de  police  humaine,  convenez  que  cette  police  est  bien  ridicule  et 
bien  barbare. 

Le  duc  de  Sully  fut  enterré  dans  sa  chapelle,  où,  comme  tout 
seigneur  haut  justicier,  il  avait  le  droit  d'exercer  publiquement  sa 
religion.  Depuis,  cette  chapelle  étant  devenue  catholique,  le 
peuple  s'accoutuma  peu  à  peu  à  prier  à  côté  de  ce  tombeau,  sur- 
tout lorsque  des  minisires  catholiques  le  surchargeaient  de  taxes 
nouvelles;  ces  bonnes  gens  n'imaginaient  pas  que  l'ami  de 
Henri  IV,  ce  surintendant  dont  le  cœur  était  si  bon  pour  le 
peuple  et  l'âme  si  ferme  contre  les  courtisans,  fût  un  scélérat 
digne  des  supplices  éternels.  C'est  une  erreur,  mais  il  n'en  est  pas 
de  plus  excusable;  on  a  besoin  de  toute  sa  foi  pour  croire  que 
l'âme  (le  Sully  ou  de  Marc-Aurèle  soit  moins  pure  aux  yeux  de 
rËUc  suprême,  (juc  les  âmes  d'Alexandre  VI  ou  du  cardinal  de 


SUR  l'État  des  protestants.  SSy 

observé  pour  les  mariages  ;  mais  la  loi  peut  ici  ne  sta- 
tuer que  sur  le  cas  où  ces  accidents ,  les  irrégularités 
dans  les  actes,  etc.,  ne  peuvent  être  allégués.  Les 

Richelieu  ,  réconciliées  avec  Dieu  par  le  ministère  d'un  moine. 
Ce  culte  si  touchant  des  anciens  vassaux  de  Sully  a  été  regardé 
comme  une  profanation  ,  et  de  nos  jours  son  corps  a  été  arraché 
de  son  tombeau  ;  on  l'a  placé  dans  un  hôpital ,  sans  doute  pour 
rappeler  au  peuple  que  si  Henri  IV  n'eût  pas  été  assassiné  par  un 
fou  à  qui  les  sermons  des  prêtres  avaient  tourné  la  tète ,  Sully  se- 
rait parvenu  à  rendre  les  hôpitaux  inutiles. 

Nous  ignorons  où,  depuis  la  destruction  du  temple  de  Cha- 
renton,  reposent  les  cendres  de  Jean  de  Gassion,  maréchal  de 
France  à  trente-quatre  ans,  digne  compagnon  d'armes  de  Gus- 
tave et  de  Condé,  le  disciple  chéri  de  Gustave,  et  qu'on  pourrait 
regarder  comme  le  maître  de  Condé,  si  Condé  avait  eu  un 
maître.  Il  fut  tué  d'un  coup  de  mousquet  au  siège  de  Lens,à  l'âge 
de  trente-huit  ans.  Marcel,  professeur  de  l'Université  de  Paris, 
devait  prononcer  son  éloge  public.  Le  recteur  Hermant,  fameux 
par  ses  querelles  avec  les  jésuites  ,  lui  défendit  de  louer  un  héré- 
tique mort  en  combattant  pour  la  patrie;  et  le  chancelier  Sé- 
guier  n'eut  pas  le  courage  de  s'opposer  à  cet  acte  ridicule  de  fa- 
natisme. 

Si  les  lois  françaises  avaient  été  établies  en  Alsace,  il  aurait 
fallu  poi  ter  dans  une  terre  étrangère  les  cendres  du  vainqueur  de 
Fontenoi;  et  si  ce  héros  avait  eu  des  lettres  de  naturalisation 
dûment  enregistrées,  on  aurait  dû,  pour  se  conformer  à  la  loi, 
condamner  son  cadavre  à  être  traîné  sur  la  claie. 

On  peut  voir  dans  Young  avec  quelle  indignation  il  s'élève 
contre  ces  lois  barbares,  lorsque  ayant  perdu  sa  fille  à  Montpel- 
lier, il  fut  obligé  de  l'enterrer  en  secret  :  Je  fus  forcé  de  me  ca- 
cher^ dit-il ,  comme  si  je  l'avais  assassinée. 

Nous  n'avons  point  parlé  ici  des  outrages  qu'a  voulu  faire  aux 
restes  d'un  grand  homme,  un  prêtre  de  notre  pays,  digne  parent 
de  cet  abbé  Faydit  qui  s'était  fait  une  sorte  de  réputation  dans 
le  siècle  dernier  par  sa  folie  et  par  son  fanatisme,  parce  que  dans 


558  SUR  l'état  des  protestants. 

anciennes  lois  et  les  principes  des  tribunaux  suffi- 
raient pour  décider  dans  les  autres  circonstances. 
N'y  eût-il  pas  un  seul  protestant  en  France,  les  dis- 
positions que  nous  proposons  seraient  encore  très- 
utiles;  elles  ôteraient  au  cleigé  l'autorité  exclusive 
qu'il  s'est  arrogée  sur  les  actes  qui  constatent  l'état 
des  personnes;  autorité  dont  les  inconvénients  pour 
le  repos  des  citoyens,  pour  les  mœurs,  pour  la  sûreté 
des  princes,  pour  la  tranquillité  publique,  sont  si 
évidents,  que  je  ne  m'arrêterai  pas  à  les  détailler  ici. 
Les  lois  excluent  les  protestants  de  plusieurs  profes- 
sions qui  sont  nécessaires  à  la  subsistance  de  la  plupart 
de  ceux  qui  s'y  livrent.  Plusieurs  même  de  ces  profes- 
sions exigent  ou  un  long  apprentissage,  ou  de  l'habi- 
tude ;  de  manière  que  celui  qui  les  exerce ,  et  qui  en  a 
besoin  pour  subsister,  n'en  peut  choisir  une  autre.  Il 
faut  donc  rendre  aux  protestants  la  liberté  d'exercer 
ces  professions,  si  on  veut  qu'ils  quittent  leur  nouvelle 
patiie  pour  revenir  en  France;  mais  les  lois  qui  leur 
défendent  de  les  exercer  ne  peuvent  être  applicables 
aux  protestants  dans  un  pays  où  il  n'existe  pas  de 
culte  public  de  la  religion  protestante  :  en  effet,  ces 
lois  n'ont  parlé  que  des  protestants,  et  n'ont  jamais 
autorisé  aucun  juge  à  faire  une  information  pour 
prouver  si  tel  homme  qui  ne  fait  point  ses  pâques  et 
ne  va  point  à  la  messe,  est  un  protestant  ou  un  catho- 
lique trop  relâché.  Le  seul  obstacle  qui  reste  contre 
les   protestants,  est  donc   l'obligation  de  présenter 

celte  affaire  la  conduite  du  prêtre  était  contraire  à  la  loi  :  c'est 
même  un  opprobre  pour  les  chefs  de  la  magistrature,  que  cette 
prévarication  soit  restée  impunie. 


SUR  l'État  des  protestants.  )59 

un  certificat  de  catliolicilé  pour  être  admis  dans  ces 
professions  (i).  Or,  il  est  difficile  que  les  personnes 
vraiment  religieuses,  qui  connaissent  l'étrange  abus 
qu'on  fait  de  ces  certificats,  puissent  regretter  d'en  voir 
abolir  l'usage.  Il  n'est  pas  même  nécessaire  de  l'abolir 
par  une  loi  ;  il  suffirait  de  régler  par  une  déclaration 
la  manière  de  faire  les  informations  de  vie  et  de 
mœurs,  parce  tju'on  les  exige  en  général  dans  le 
même  cas  que  les  certificats  de  catholicité,  et  de  ne 
plus  parler  de  ce  certificat. 

Vous  m'observerez,  sans  doute ,  que  tous  ces 
moyens  sont  insuffisants;  que  s'il  subsiste  des  lois  pé- 
nales contre  les  protestants,  il  est  impossible  que  des 
étrangers  choisissent  une  patrie  où  ils  seront  exposés  à 
être  mis  aux  galères,  uniquement  pour  avoir  écouté  le 
sermon  d'un  de  leurs  prêtres,  [.a  douceur  du  gouver- 
nement, le  non -usage  de  ces  lois,  ne  peuvent  rassurer 
les  gens  éclairés  ,  qui  consentiront  difficilement  à 
vivre  dans  un  pays  où  c'est  leur  faire  grâce  que  de 
ne  pas  les  traiter  comme  des  malfaiteurs.  Le  peuple 
sera  également  effrayé  de  ces  lois  ;  les  mêmes  raisons 
entraînent  les  protestants  français  à  de  nouvelles  émi- 
grations. Ces  craintes  sont  fondées,  et  j'avoue  que  je 
n'y  vois  pas  de  réponse.  Je  ne  connais  point  de  moyen 
de  laisser  subsister  des  lois,  à  condition  de  ne  point 
les  exécuter,  qui  n'entraîne  après  lui  de  grands  in- 
convénients. Quand  même  on  adoucirait  les  peines  , 
quand  on  remettrait  aux  seuls  parlements  l'exécution 

(i)  L'abolition  des  jurandes  aurait  produit  la  destruction  de 
cet  abus  du  pouvoir  presbytéral ,  parmi  un  i^rand  nombre  d'autres 
avantages  plus  importants. 


56o  suK  l'état  des  protestants. 

de  ces  lois,  quand  on  aurait,  pour  ce  genre  de  causes, 
un  rapporteur  particulier,  comme  on  en  a  un  pour  les 
affaires  de  la  cour,  comme  on  a  eu  des  chambres  mi- 
parties,  tous  ces  moyens  exposeraient  encore  à  des 
vexations  arbitraires  :  c'est  la  loi  qui  doit  défendre 
les  citoyens  contre  les  hommes,  et  non  des  hommes 
qui  doivent  protéger  les  citoyens  contre  la  loi.  D'ail- 
leurs on  ne  ferait  parla  que  consacrer  l'injustice;  et 
proposer  d'employer  ces  moyens,  ce  serait  conseiller 
le  crime.  Que  faire  donc?  Supprimer  totalement  les 
lois  pénales.  Le  clergé  sera  obligé  de  le  souffrir  sans 
murmure  ;  il  ne  peut  pas  en  réclamer  le  rétablisse- 
ment, sans  contribuer  à  la  mort  ou  au  supplice  d'un 
citoyen;  et  les  canons  le  défendent.  Dans  la  croisade 
contre  les  Albigeois,  Simon  deMontfort,las  de  dresser 
des  bûchers  ,  de  saccager  des  villes ,  d'ordonner  des 
massacres,  et  craignant  de  dépeupler  un  pays  dont 
il  espérait  demeurer  le  maître,  imagina  de  demander 
aux  légats  qui  suivaient  l'armée  ce  qu'ils  voulaient 
qu'on  fît  des  prisonniers:  les  légats  ne  se  crurent  point 
permis  de  donner  le  conseil  de  les  traiter  comme  alors 
on  traitait  les  hérétiques,  comme  on  avait  traité  jus- 
(ju'alors  leurs  malbeureux  compatriotes.  Les  inquisi- 
teurs même  n'ordonnent  que  des  peines  canoniques, 
et  renvoient,  pour  le  reste,  aux  juges  séculiers,  en  de- 
mandant, dit-on,  grâce  pour  le  coupable.  Cette  hy- 
pocrisie n'est,  chez  eux,  qu'une  atrocité  de  plus; 
cette  douceur  perfide  les  rend  plus  méprisables  et 
plus  odieux  ;  mais  ces  faits  sont  du  moins  une  preuve 
de  la  sévérité  de  la  discipline  ecclésiastique  à  cet 
égard,  puisque  cette  discipline  a  subsisté  au  milieu 


S[)R    L  tTA.T    DES    PROTESTANTS.  5G  f 

des  liorreurs  de  l'inquisition  ,  puisqu'elle  était  encore 
respectée  dans  les  mêmes  siècles  où  TEurope  était 
couverte  de  prélats  guerriers,  au  milieu  du  fanatisme 
des  croisades  et  des  querelles  des  empereurs  et  des 
papes.  Le  clergé  de  France  serait-il  plus  barbare  que 
les  inquisiteurs,  ou  que  les  légats  du  treizième  siècle? 
A  la  vérité,  le  clergé  a  remercié  Louis  XIV  de  ses 
lois  pour  l'extirpation  de  l'hérésie  :  il  en  a  même  sol- 
licité quelques-u nés  par  l'organe  de  l'éloquent  Bossuet  ; 
mais  il  y  a  loin  entre  un  remercîment  vague  et  des 
plaintes  générales,  et  une  demande  expresse  de  con- 
server, de  rétablir  des  lois  sanguinaires;  et  ne  faut- 
il  pas  songer  que ,  malgré  l'attachement  du  clergé 
pour  les  restes  du  cadavre  des  jésuites ,  l'esprit  qui 
le  guide  aujourd'hui  n'est  plus  celui  qui  l'animait 
lorsque  les  jésuites  le  gouvernaient,  lorsqu'il  était  leur 
instrument  et  leur  ouvrage  (i)? 

Si  des  craintes  mal  fondées  de  la  part  du  gouver- 
nement; si  la  terreur  qu'imprime  à  certains  esprits 
l'idée  d'un  grand  changement;  si  un  reste  d'intolé- 
rance dans  le  cleigé;  si  le  crédit  des  jésuites,  qui  a 
survécu  à  leur  ordre,  mais  qui  est  prêt  à  s'éteindre; 
si  cet  orgueil  monacal  qui  proscrivait,  il  n'y  a  pas 

(i)  Par  exemple,  le  clerj^c  n'oserait  plus  présenter  au  roi  des 
remontrances  pareilles  à  celles  de  1752,  dans  lesquelles  il  exhor- 
tait Louis  XV  à  employer  sa  puissance  contre  les  parlements  , 
après  lui  avoir  prouvé  par  nombre  de  passages  des  saints  Pères, 
que  les  rois,  comme  tous  les  autres  laïques,  ne  sont  que  des  mou- 
tons, obligés  en  conscience  de  se  laisser  tondre  par  leurs  pas- 
teurs; heureux  les  rois,  quand  ces  pasteurs  voulaient  bien  ne 
point  pousser  plus  loin  la  comparaison  de  leur  pouvoir  sur  les 
princes,  avec  celui  qu'un  berger  exerce  sur  son  troupeau. 


562  SilR    L  ÉTAT    DES     PhOTESTANlS. 

encore  trente  ans,  et  qui  ne  peut  plus  s'exlialer  qu'en 
calomnies  impuissantes;  si  toutes  ces  petites  causes 
font  rejeter  le  projet  d'une  législation  nouvelle,  quels 
obstacles  pourraient  trouver  les  changements  que 
je  propose?. le  crois  m'étre  ici  conformé  aux  principes 
que  j'ai  établis.  Ce  que  je  demande  ne  blesse  en  rien 
la  justice,  ne  contredit  en  rien  les  principes  de  tolé- 
rance dont  nous  convenons  :  on  ne  consacrerait  au- 
cune des  vexations  dont  les  protestants  ont  souffert  ; 
leur  état  deviendrait  plus  supportable;  et  si  on  ne 
leur  rendait  pas  encore  tous  leurs  tiroils,  du  moins 
la  justice  ne  serait  pas  violée  de  nouveau,  elle  ne 
serait  que  suspendue. 

La  cause  des  protestants  est  devenue  celle  de  tous 
les  bons  citoyens.  On  rend  justice  à  leur  attachement 
pour  l'État ,  à  leur  respect  pour  les  lois.  Le  sang  qui 
les  anime  est  celui  qui  a  coulé  pour  Henri  IV.  Ja- 
mais ils  n'ont  opposé  de  résistance  à  l'autorité,  que 
lorsque  l'excès  de  la  cruauté  les  y  a  forcés.  Ce  sont 
les  assassinats  juridiques,  ordonnés  au  nom  de  Dieu 
et  du  roi,  par  le  cardinal  de  Lorraine,  par  Riche- 
lieu, par  Baville,  qui  leur  ont  mis  ies  armes  à  la 
main.  Quels  ont  été  les  seuls  coupables  dans  ces 
troubles  funestes?  Ceux  dont  les  insinuations  per- 
fides ont  forcé  nos  rois  à  placer  un  milhon  de  leurs 
sujets  entre  la  rébellion  et  le  supplice;  qui,  pour 
usurper  le  trône  et  conserver  leur  autorité,  pour  de- 
venir ministres,  ou  pour  avoir  plus  de  dévotes  à  diii- 
ger,  ont  fait  couler  des  torrents  de  sang.  Je  sais  qu'on 
a  poussé,  dans  ces  derniers  temps,  l'imposture  jus 
(ju'à  assurei-  que  les  protestants    s'assemblaient  en- 


SUR    I,  KTAT     DES    PROTESTANTS.  5t)'\ 

core  à  main  année  dans  nos  provinces  méridionales; 
mais  la  preuve  de  la  fausseté  de  ces  faits  a  été  mise 
sous  les  yeux  du  ministère,  et  le  seul  fruit  de  ces 
colonmies  a  été  d'apprendre  au  gouvernement  à  se 
défier  de  ces  délations  monacales,  que  la  crédulité 
de  Louis  XIV  avait  rendues  si  dangereuses  (i). 

(i)  L'auteur  de  cette  lettre  a  sans  doute  en  vue  un  ouvrage 
d'un  jacobin,  plus  digne  des  temps  de  frère  Clément ,  de  frère 
Bourgoin  ou  de  frère  Montepulciauo,  que  du  siècle  où  nous  vi- 
vons :  ses  supérieurs  ont  désapprouvé  les  excès  où  son  fanatisme 
l'a  porté.  Il  a  poussé  l'absurdité  dans  son  ouvrage,  jusqu'à  vou- 
loir prouver  que  les  protestants  français  sont  dangereux,  parce 
que  Calvin  était  intolérant  et  barbare.  Trouverait-il  juste  qu'on 
jugeât  les  principes  des  dominicains  de  nos  jours  d'après  les  apo- 
logies qu'ils  ont  publiées  pour  Jacques  Clément?  Il  citait  fausse- 
ment pour  garant  des  faits  qu'il  avançait  dans  son  livre,  un  aca- 
démicien d'autant  plus  respectable,  disait -il,  qu'il  avait  le 
courage  d'avouer  sa  religion  en  face  de  sa  compagnie  ;  injure 
dont  cette  académie  a  sans  doute  dédaigné  de  se  plaindre,  car 
nous  n'avons  vu  dans  aucime  gazette  qu'aucun  jacobin  ait  subi 
l'humiliation  publique  que  nos  lois  infligent  aux  calomniateurs. 
Ainsi,  selon  ce  grave  auteur,  les  gens  éclairés  ne  peuvent  plus 
voir  un  chrétien,  sans  être  tentés  de  lui  rire  au  nez.  L'ex-jésuite 
B.  accuse  également  d'irréligion,  dans  ses  sermons  fanatiques, 
les  écrivains  français  qui  font  le  plus  d'honneur  à  leur  pays  et  à 
leur  siècle. 

Nous  sommes  surpris  que  les  chefs  du  clergé  souffrent  ces  ui- 
décentes  déclamations  ,  elles  peuvent  avoir  les  effets  les  j)lus 
dangereux.  Un  jeune  homme  a  lu  dans  la  matinée  des  vers  su- 
blimes, il  va  au  sermon,  et  là  on  lui  dit  que  l'auteur  de  ces  vers  ne 
croyait  pas  un  mot  de  ce  qu'il  y  a  dans  son  catéchisme.  Le  voilà  tenté 
de  douter  aussi  de  ce  catéchisme.  Ces  vers  respirent  l'humanité,  la 
vertu;  il  sait  que  l'auteur  a  défendu  l'innocence,  soulagé  le  malheur, 
réparéUes  crimes  du  fanatisme,  sauvé  ou  consolé  les  victimes  de 
la  superstition  ou  de  l'hypocrisie  ,  et  le  prédicateur  lui  crie  que 

:5R. 


56/|  SUR  l'état  des  protestants. 

On  aurait  tort,  comme  je  vous  l'ai  déjà  dit,  de 
supposer  au  clergé  de  la  haine  pour  les  protestants: 
quand  nos  évêques  seraient  aussi  intolérants  qu'ils 

cet  auteur  était  un  scélérat  :  voilà  mon  jeune  homme  tenté  de 
croire  que  les  prédicateurs  ne  se  font  point  scrupule  de  profaner 
par  des  mensonges  le  temple  du  Dieu  qu'ils  prêchent.  Aura-t-i! 
assez  de  raison  pour  sentir  qu'il  n'y  a  rien  de  commun  entre  la  re- 
ligion de  Jésus-Christ  et  les  sermons  du  père  B.?  N'entend-il  pas 
les  mêmes  déclamateurs  se  vanter  d'être  avoués  et  protégés  ,  c'est- 
à-dire,  payés  parle  clergé?  Quelles  idées  horribles  ne  se  forme- 
ra-t-il  pas  de  ce  clergé  si  respectable  ?  Il  n'y  a  j)oint  de  catho- 
lique vraiment  pénétré  de  sa  l'eligion,  qui  ne  verse  des  larmes 
de  sang  sur  ces  scandales.  Il  n'y  a  point  d'homme  qui  ne  s'indigne 
de  voir  quel  infâme  usage  ces  déclamateurs  osent  faire  du  droit 
qu'ils  ont  reçu  d'instruire  le  peuple,  au  nom  du  ciel ,  des  devoirs 
de  l'homme  et  du  citoyen.  Nous  croyons  que  si  ces  hommes  sont 
payés(et  il  est  difficile  d'imaginer  qu'on  se  soumette  gratuitement 
à  faire  ce  honteux  métier),  c'est  sans  doute  par  les  puissances 
rivales  de  la  France  ,  par  l'Angleterre.  En  effet,  il  est  aisé  de  sen- 
tir combien  les  Anglais  sont  intéressés  au  maintien  de  nos  lois 
contre  les  protestants,  combien  ils  désirent  que  ces  espérances 
d'un  meilleur  sort  qui  les  retiennent    encore  en  France  soient 
détruites  pour  jamais.  Ils  savent  d'ailleurs  que  l'on  trouve  des 
vues  très-utiles  pour  la  félicité  de  la  France  dans  les  ouvrages 
de  ces  mêmes  écrivains,  si  outragés  par  le  père  B.  et  ses  sem- 
blables. Ainsi   l'Angleterre  doit  désirer  que  les  ignorants,  qui 
forment  dans  chaque  pays  la  partie  la  plus  nombreuse ,  le  vrai 
corps  de  la  nation,  ne  lisent  point  ces  livres,  n'y  prennent  pas 
quelques  idées  justes,  qu'après  tout  ils  adopteraient  aussi  bien 
que  des  idées  absurdes,  s'ils  y  étaient  également  accoutumés  de 
bonne  heure.  Le  moyen  de  payer  des  prédications  et  des  faiseurs 
de  libelles  n'est  pas  nouveau  en  politique  :  Philippe  II  ne  sou- 
doyait-il pas  les  prédicateurs  de  la  ligue?  Ces  prédicateurs  ne 
parlaient-ils  pas  connue  ceux-ci,  au  nom  de  Dieu  et  de  ses  mi- 
nistres? Ce  qui  achève  dr  nous  persuader  que  ces  charlatans  de 


SDR  l'État  des  proti:'3Tants.  565 

sont  humains,  aussi  ignorants  qu'ils  sont  éclairés, 
leur  intérêt  suffirait  pour  leur  inspirer  une  conduite 
modérée.  Le  public  commence  à  être  instruit  des  dé- 
tails de  notre  ancienne  histoire,  et  des  principes  de 
l'administration  des  États.  On  sait  combien  la  pré- 
tention du  clergé,  d'être  le  premier  ordre  de  la 
nation,  est  contraire  à  l'ancienne  constitution  fran- 
çaise (i);  qu'étrangers  à  la  constitution  sous  la  pre- 
mière race,  les  premiers  actes  de  leur  autorité  furent 
l'expulsion  de  la  famille  de  Clovis ,  et  la  dégradation 
de  Ijouis  le  Débonnaire ,  dépouillé  de  son  pouvoir 
par  ses  fils  ,  et  soumis  à  la  pénitence  publique  par  un 
esclave  qu'il  avait  tiré  de  la  seivitude  ,  pour  le  pla- 
cer sur  le  premier  siège  épiscopal  de  France  :  ainsi 
leur  premier  acte  d'autorité  en  Espagne  aurait  été  de 
chasser  du  trône  le  premier  roi  chrétien  qui  ait  eu 
la  faiblesse  de  croire  que  leur  onction  pût  ajouter  à 
ses  droits.  On  sent  que  le  peuple,  en  obtenant  le 
droit  de  former  un  ordre  dans  la  nation  ,  n'a  obtenu 
cjue  l'exercice  de  ses  droits  légitimes,  droits  impres- 
criptibles, dont  il  n'avait  pu  être  privé  que  pai"  une 

religion  calomnient  le  clergé  quand  ils  se  vantent  d'en  cire  pro- 
tégés, c'est  que  plusieurs  des  plus  respectables  de  ses  membres 
ont  chassé  de  chez  eux  le  chef  de  ces  énergumènes,  l'infâme  Ca- 
veirac.  On  a  dit,  à  la  vérité,  que  ce  n'est  point  pour  son  intolé- 
rance, mais  pour  des  espiègleries  dans  plus  d'un  genre,  que  Ca- 
veirac  avait  été  chassé;  mais  nous  rendons  à  nos  sages  prélats  la 
justice  de  croire  qu'ils  n'ont  pas  besoin  de  lire  des  casuistes  jé- 
suites, pour  sentir  que  toutes  les  espiègleries  reprochées  à  Cavei- 
i-ac  sont  de  moindres  péchés  que  rintolcrance.  Cette  vérité  est 
écrite  au  fond  de  leur  (œur. 

(i)  Vovez  sur  ce  sujcl  l<'s  I.ellKvs  dr  M.  <l<-  ntiukuuMllirr-.. 


566  SUR   l'état  uks  protestants. 

injustice,  au  lieu  que  le  clergé  ne  doit  sa  prééini- 
uence,  et  même  la  prérogative  de  former  un  corps 
séparé,  qu'à  la  condescendance  superstitieuse  de  nos 
ancêtres.  S'il  est  contraire  au  droit  commun  d  accor- 
der le  privilège  de  voter.sur  la  forme  ou  la  quantité 
de  l'impôt ,  à  des  hommes  qui  en  sont  exempts  ,  mais 
(jui ,  s'ils  n'ont  point  les  mêmes  intérêts  que  le 
peuple,  ne  peuvent  du  moins  avoir  des  intérêts  op- 
posés, il  l'est  bien  davantage  d'accorder  ce  droit  à 
des  hommes  qui,  n'étant  assujettis  qu'à  une  seule  es- 
pèce d'impôts,  ou  ne  contribuant  aux  autres  que 
sous  une  forme  particulière ,  ont  précisément  des 
intéiêts  contraires  à  ceux  du  peuple  (i). 

(i)  PlusieiMS  États  américains  ont  exclu  les  ministres  de  la  re- 
iiyion  du  droit  d'entrer  dans  les  assemblées  nationales,  exclusion 
qui  est  injuste  et  dangereuse:  elle  est  injuste,  parce  que  si  l'as- 
semblée est  formée  de  propriétaires,  par  exemple,  un  prêtre  qui 
est  propriétaire  ne  cesse  pas  de  l'être  parce  qu'il  est  prêtre,  et 
que  par  conséquent  il  doit  en  conserver  les  droits,  à  moins  qu'un 
délit  ne  les  lui  fasse  perdre.  Il  en  serait  de  même,  si  le  droit  de 
cité  était  attaché  à  la  naissance  dans  l'étendue  du  pays,  à  un  cer- 
tain temps  de  résidence,  à  l'établissement  de  deux,  de  trois  généra- 
tions successives  dans  la  province,  etc.  Cette  même  disposition 
est  dangereuse,  parce  qu'en  excluant  les  prêtres  des  assemblées 
de  la  nation  ,  on  augmente  l'intérêt  qu'ils  ont  de  former  un  corps 
à  part,  on  leur  en  fait  presque  une  nécessité.  Le  seul  moyen  de 
réunir  la  justice  et  le  maintien  de  la  paix,  serait  d'admettre  les 
prêtres  dans  les  assemblées,  lorsqu'ils  sont  propriétaires,  comme 
particuliers,  ou  qu'ils  ont  les  qualités  qui  donnent  le  droit  de 
cité,  sans  que,  comme  prêtres,  ou  même  comme  propriétaires 
des  biens  ecclésiastiques,  ils  puissent  jamais  y  avoir  entrée. 

On  nous  a  communiqué  un  mémoire  curieux  d'un  jésuite,  eon- 
iesseiu"  de  Philippe  III  ,  roi  d'Espagne,  par  lecpiel  il  proposait  à 


SUR  l'État  des  protestants.  667 

On  sait  que  le  clergé  ne  paye  qu'une  faible  partie 
du  poids  des  impôts,  et  que  le  refus  de  donner  la 
déclaration  de  ses  biens,  est  une  renonciation  for- 
melle et  absolue  à  tout  droit  de  séance  dans  ton  le 
assemblée  nationale.  On  a  approfondi  les  fonde- 
ments du  droit  de  propriété;  on  a  vu  qu'un  corps  po- 
litique, une  classe  d'hommes  ne  peut  jamais  acqué- 
rir une  propriété  véritable;  que  cette  propriété  ne 
peut  être  jamais  regardée  que  comme  une  destina- 
lion  particulière  d'un  bien  appartenant  à  la  masse 
totale  de  la  nation  ;  que  c'est  à  la  nation  et  au  légis- 

son  pénitent  départager  l'Espagne  en  districts,  gouvernés  chacun 
par  une  assemblée  composée  de  nobles  et  de  roturiers,  mais  où 
il  y  aurait  un  quart  de  prêtres  ;  elle  devait  être  présidée  par  l'é- 
véque  le  plus  apparent  du  district. 

Les  bourgeois  ne  peuvent  avoir  de  crédit  dans  ce  mémoire  ;  les 
nobles  ne  sont  occupés  que  de  leurs  plaisirs,  de  leur  ambition 
particulière,  tandis  que  le  clergé  est  principalement  animé  par 
l'esprit  de  corps.  Ainsi,  pourvu  qu'on  ajoute  à  la  loi  d'établisse- 
ment, que  l'on  ne  mettra  en  délibération  que  ce  que  le  président 
permettra  d'y  mettre,  il  est  clair  que  le  clergé  dominera  dans  ces 
assemblées.  On  verra  renaître  les  jours  heureux  011,  sous  les  rois 
golhs,  des  conciles  gouvernaient  l'Espagne;  comme  toutes  les  af- 
faires du  royaume  se  feront  par  des  prêtres,  la  conscience  de 
Votre  Majesté  sera  en  sûreté.  Si  on  avait  fait  en  France  un  pareil 
établissement,  Henri III,  au  lieu  de  mourir  excommunié,  aurait 
fait  son  salut  dans  un  cloître.  Henri  lY  eût  été  exclu  du  trône, 
à  moins  qu'il  n'eût  consenti  à  recevoir  la  discipline  en  personne, 
comme  les  empereurs  Louis  de  France,  Henri  de  Souabe.  Après  la 
sainte  inquisition,  il  n'y  a  peut-être  point  d'établissement  plus 
édifiant,  plus  utile  pour  le  salut  d'une  nation.  Ce  projet  fut  rejeté 
par  le  conseil  de  conscience  de  Philippe  III,  comnie  dangereux 
pour  la  tranquillité  de  l'Etat,  malgré  l'éloquence  avec  laquelle  il 
fut  défendu  par  le  révérend  père  confesseur. 


ObO  SUR    L  ETAT    DES    PROTESTAJNTS, 

lateur  qui  la  représente,  à  juger  si  cette  destination 
est  utile;  que  le  droit  de  la  changer  lorsqu'elle  cesse 
de  l'être,  est  un  droit  aussi  inaliénable,  aussi  im- 
prescriptible que  celui  de  changer  la  forme  d'un  im- 
pôt. On  convient  que  les  biens  du  clergé  ont  été 
destinés  au  soulagement  des  pauvres,  à  l'instruction 
publique  et  à  des  prières;  mais  on  ne  regarde  plus 
comme  un  moyen  efficace  de  soulager  les  pauvres, 
l'ancien  usage  de  donner  de  grands  biens  à  des 
hommes  que  leur  conscience  oblige  de  distribuer 
ces  biens  aux  pauvres,  mais  qui  ne  peuvent  ni  être 
contraints  à  les  donner,  ni  obligés  à  rendre  compte 
de  la  distribution.  On  sait  que  le  seul  moyen  efficace 
de  soulager  les  pauvres,  serait  l'extinction  de  la 
dette  nationale  et  la  diminution  des  impôts,  l'aug- 
mentation de  culture,  d'industrie,  de  commerce,  qui 
en  serait  la  suite.  On  sait  qu'il  n'est  pas  plus  raison- 
nable de  donner  en  fief  une  terre  à  un  homme,  à 
condition  de  remplir  la  fonction  d'évêque,  c'est-à- 
dire,  d'instructeur  et  de  distributeur  d'aumônes, 
que  de  donner  en  fief  la  charge  de  connétable  ou  de 
professeur  au  collège  royal;  on  sait  enfin  que  des 
prières  faites  pour  de  l'argent  ne  valent  pas  le  vœu 
qu'élèverait  au  ciel  une  nation  rendue  au  bonheur. 
On  n'a  donc  plus  aucun  doute  que  la  vente  des 
biens  du  clergé,  faite  au  profit  de  l'État,  et  pour 
l'extinction  de  ses  dettes,  ne  fut  une  opération  à  la 
fois  légitime  et  utile.  Les  curés  et  les  évê(|ues,  seuls 
ecclésiastiques  nécessaires,  seuls  ecclésiastiques  qui 
soient  d'une  institution  vraiment  divine,  seraient 
})ayés  par  l'État.  On  laisseiail  jouir  ceux  ([ui  jouisseni , 


SUR  l'État  dks  protestants.  56f) 

puisque  l'État  ne  doit  point  reprendre  les  biens  dont 
il  leur  a  donné  l'usufruit.  Mais  leurs  successeurs  pré- 
tendraient-ils avoir  sur  ces  biens  un  droit  semblable 
à  celui  des  enfants  sur  les  biens  de  leurs  pères?  Ce 
n'est  pas  de  la  nature  qu'ils  le  tiendraient;  ce  serait 
donc  de  la  loi  positive  :  or,  le  législateur  qui  a  fait 
ces  lois  positives,  a  le  droit  de  les  changer.  Diront- 
ils  que  c'est  de  la  volonté  des  propriétaires,  qui 
avaient  droit  de  disposer  de  leurs  biens?  Mais  toute 
disposition  de  biens  perpétuelle,  et  consacrée  à  un 
établissement  public,  est,  par  la  nature  même  des 
choses,  soumise  aux  lois  générales.  La  permission 
que  la  loi  accorde  de  faire  ces  dispositions  est  néces- 
sairement soumise  à  cette  clause,  tant  que  la  nation 
les  jugera  utiles.  C'est  ainsi  que  le  législateur  en 
France  a  cru  pouvoir  changer  dans  les  collèges,  fon- 
dés par  des  particuliers,  la  forme  et  les  objets  de 
l'enseignement;  c'est  ainsi  que  les  évêques  eux- 
mêmes  se  croient  en  droit  d'assujettir  aux  règles  de 
leur  rituel ,  les  anciennes  fondations.  Ce  moyen  de 
libérer  l'État,  par  la  vente  des  biens  ecclésiastiques, 
ne  serait-il  pas  plus  juste  qu'une  banqueroute,  plus 
juste  même  qu'un  impôt,  mis  au  détriment  de  la  sub- 
sistance du  pauvre  et  de  la  culture?  Cette  vente  des 
biens  ecclésiastiques  est  si  peu  contraire  et  à  la  justice 
et  au  bien  national ,  qu'elle  a  été  ordonnée  par  la  na- 
tion, assemblée  sous  le  règne  de  Charles  IX,  dans 
une  de  ces  époques  si  rares  et  si  courtes,  où  la 
Fiance  a  été  gouvernée  par  des  hommes  éclairés  et 
vertueux  (i  ). 

(t)  En  1570,  lo  constàl  de  Henri  III  lésolut  de  séculariser  les 


570  SUR    l'état    DhS    PROTESTAI TS. 

On  sait  enfin  maintenant  qu'il  n'y  a  aucun  rapport 
entre  le  dogme  ,  la  morale,  la  discipline  ecclésias- 
tique, et  les  droits,  les  privilèges,  les  possessions  du 

abbayes,  et  de  les  donner  en  commende  aux  officiers  de  l'armée  : 
c'était  un  moyen  de  maintenir  la  paix  dans  l'État,  en  s'assurant 
de  la  fidélité  de  la  noblesse,  sans  soulever  le  peuple  par  des  im- 
positions onéreuses;  et  on  n'aurait  fait  qu'autoriser  par  une  loi  un 
usage  très-ancien.  C'est  ainsi  que  Charles  Martel  avait  payé  son 
armée.  Sous  la  deuxième  race,  des  séculiers,  des  femmes  même 
possédèrent  des  abbayes.  Sullv,  quoique  protestant,  avait  une  ab- 
baye. La  ])rincesse  de  Conti  en  eut  une  sous  Louis  XIV.  Le  duc 
de  Verneuil,  quoique  laïque,  jouissait  de  l'évéché  de  Metz,  à  la 
charge  de  payer  des  appointements  à  un  évéque;  sa  nourrice 
avait  eu  ,  dit-on,  celui  deGlandève  pour  sa  récompense.  Lorsque 
le  cardinal  de  Chàtillon  ,  évéque  de  Beauvais  ,  se  fut  marié  publi- 
quement, il  ne  crut  pas  qu'en  quittant  la  religion  catholique,  il 
dût  renoncer  aux  fiefs  qu'il  tenait  du  roi,  et  dont  il  lui  avait  fait 
hommage.  Sa  femme  prit  le  nom  de  comtesse  de  Beauvais,  fut 
présentée  comme  telle  à  la  reine,  et  prit  le  tabouret.  On  fit  envi- 
sager à  Louis  XIV  comme  un  abus,  cet  usage  de  donner  à  des  sé- 
culiers le  revenu  des  bénéfices  :  il  y  en  avait  d'auti'es  à  réformer 
plus  onéreux  à  ses  peuples;  mais  le  peuple  seul  était  intéressé  à 
leur  destruction  :  un  corps  puissant  sollicitait  la  réforme  de  ce- 
lui-ci, il  l'obtint.  Les  courtisans  n'en  eurent  pas  moins  des 
grâces,  qui  toutes  furent  alors  aux  dépens  de  la  nation.  On  re- 
trancha les  rentes,  on  haussa  les  monnaies  ;  et  les  confesseurs  du 
monarque  trouvèrent  apparemment  qu'il  y  avait  moins  de  mal  à 
faire  banqueroute  et  à  violer  la  foi  publitjue,  qu'à  rendre  à  la  na- 
tion ce  que  jadis  elle  avait  donné  à  des  moines. 

Depuis  on  a  été  plus  loin  :  le  théatin  Boyer  s'est  avisé  d'imagi- 
ner que  le  roi  devait  se  faire  une  loi  de  ne  donner  de  bénéfices 
qu'à  des  sous-diacres.  Les  coUateurs  ecclésiastiques  ont  eu  soin 
de  se  dispenser  de  cette  gêne,  et  tel  prêtre  qui  donne  un  canoui- 
cat  à  un  sin)ple  tonsuré ,  fait  gravement  un  scrupule  à  son  souve- 
rain lie  donner  un  prieuré  à  un  liomnie  qui  n'est  pas  soiis-diacrc. 


SUR    L  ETAT    DKS    PROTESTANTS.  ^71 

clergé;  que  ces  objets  sont  purement  temporels  et 
civils,  et  que  la  nation,  qui,  dans  des  temps  de 
superstition,  a  réglé  ces  objets  de  la  manière  la  plus 

L'objet  de  cette  règle  était  surtout  d'empêcher  le  roi  de  récom- 
penser par  des  bénéfices  ceux  des  chevaliers  de  Malte  qui 
servent  l'État  dans  les  armées  et  sur  les  flottes.  En  effet,  il  est 
évident  qu'à  l'exception  des  chevaliers  d.8  Malte,  la  règle  ne  peut 
jamais  avoir  d'effet  que  contre  le  petit  nombre  de  tonsurés  qui 
ont  de  l'honneur  et  de  la  morale;  les  autres  se  font  sous-diacres 
sans  scrupule,  pour  avoir  un  bénéfice  :  ils  profanent  le  sacrement 
de  l'ordre,  ils  commettent  une  simonie  et  un  sacrilège;  mais  la 
politique  du  clergé  préfère  sagement  quelques  péchés  mortels  de 
plus  H  quelques  abbayes  de  moins.  Que  le  clergé  ait  eu  le  désir 
d'empêcher  les  biens  ecclésiastiques  d'être  la  récompense  des  ser- 
vices rendus  à  l'Etat;  qu'il  ait  voulu  exclure  de  tout  bénéfice, 
comme  inutile  aux  affaires  de  l'Église,  quiconque  aurait  l'âme 
assez  timorée  pour  ne  pas  vouloir  faire  un  sacrilège  pour  de  l'ar- 
gent, cela  est  dans  l'ordre;  mais  que  dans  le  xviii*^  siècle,  des 
princes  séculiers  aient  non-seulement  écouté  sérieusement  ceux 
qui  leur  ont  proposé  une  pareille  règle  ;  mais  qu'ils  aient  enchaîné 
leur  volonté,  qu'ils  aient  sacrifié  l'intérêt  de  leurs  sujets,  et  leur 
propre  indépendance  à  l'ambition  et  à  l'avidité  de  leur  clergé  , 
c'est  ce  qui  devrait  surprendre,  si  on  ne  savait  combien  peu  les 
princes  trouventde  ressources,  même  dans  les  laïques  qui  les  envi- 
ronnent, contre  les  intrigues  d'un  corps  qui  dispose  de  deux  cent 
mille  bouches  toujours  prêtes  à  dénoncer  dans  les  chaires  et  dans 
les  libelles,  aux  princes  et  au  peuple,  comme  ennemi  de  Dieu  et 
des  rois,  quiconque  oserait  prendre  contre  son  orgueil  et  son 
avarice  le  parti  de  Dieu ,  des  rois  ou  de  la  nation.  Ce  nouveau 
genre  d'excommunication  a  remplacé  les  anciennes  censures,  et 
n'est  guère  moins  terrible  :  supposez  en  effet  que  chaque  prêtre 
dispose  seulement  d'une  dévote,  d'une  amie,  d'une  imbécile  et 
d'un  fripon  5  voilà  tout  d'un  coup  un  million  d'ennemis  sur  la 
haine  de  qui  doit  compter  tout  écrivain ,  tout  homme  en  place , 
qui  oserait  parkr  ou  agir  contre  les  préloutious   du  clergé.  Au 


5^2  SUR    l'état    des    protestants. 

favorable  à  l'ambition  du  clergé,  saura,  dans  un 
siècle  éclairé,  les  régler  de  la  manière  la  plus  utile 
au  peuple.  Comment  donc  le  clergé  peut-il  espérer 
de  conserver  tant  de  prérogatives,  de  droits,  de 
richesses,  puisque  le  moment  approche  où  il  sera 
généralement  reconnu  que  ces  droits,  ces  préroga- 
tives, ces  richesses,  ne  sont  que  des  abus,  établis 
dans  des  siècles  d'ignorance  et  de  scandales,  qu'ils 
forment  sur  la  nation  un  impôt  au  moins  égal  à 
l'impôt  levé  pour  les  dépenses  publiques  ?  Sera-ce 
en  demandant  de  nouvelles  victimes,  en  exigeant 
qu'on  fasse  gémir  un  million  de  citoyens  sous  des 
lois  cruelles ,  qu'on  les  force  à  traîner  une  vie  agitée, 
sans  état  certain  ,  sans  propriétés  ?  Non  sans  doute  ; 
c'est  en  préchant  la  paix  et  la  tolérance,  en  traitant 
les  hérétiques  comme  leurs  frères,  en  abjurant  toute 
apparence  d'orgueil,  de  tyrannie,  de  superstition, 
de  fanatisme  et  d'avidité.  C'est  à  ce  prix  qu'ils  peuvent 
espérer  de  se  faire  pardonner  encore  quelque  temps 
leur  puissance  et  leurs  richesses.  Voilà  ce  que  les 
hommes  éclairés  du  clergé  ne  peuvent  mancjuer  de 
sentir,  voilà  ce  qui  deviendra  la  règle  de  leur  conduite. 
Les  protestants  ont  trouvé  dans  la  magistrature 
de  zélés  défenseurs  des  droits  de  l'humanité.  Le 
palais  a  reconnu  la  voix  de  nos  vieux  magistrats,  des 

contraire,  si  vous  trahissez  en  faveur  du  clergé  les  intérêts  du 
prince  ou  de  la  nation  ,  voilà  un  million  de  bouches  qui  s'ouvrent 
pour  vous  prôner,  fussiez-vous  hérétique,  athée,  peu  importe  : 
si  vous  croyez  que  le  clergé  ne  saurait  être  trop  puissant  et  trop 
riche,  et  surtout  si  vous  agissez  en  conséquence,  le  clergé  vous 
trouvera  toujours  assez  de  foi. 


•     SUR    LKTAT    DES    PROTESTANTS.  57^5 

Joiivenel,  des  Marillac,  des  L'Hôpital.  On  a  admiré 
dans  un  jeune  conseiller  des  enquêtes,  cette  élo- 
quence grave  et  simple ,  digne  d'un  ministre  des  lois. 
Le  public  a  applaudi  à  ses  discours ,  dictés  par  un 
esprit  juste,  qui  s'est  formé  par  la  méditation  et  par 
l'étude,  inspiré  par  une  âme  noble  et  pure,  qu'animent 
le  zèle  de  la  justice  et  l'amour  de  la  patrie.  Plusieurs 
tribunaux  ont  montré  avec  quel  regret  ils  exécutaient 
des  lois  qui  punissent  les  juges,  autant  que  l'accusé, 
en  les  forçant  d'être  les  instruments  des  fureurs  de 
la  superstition  et  du  malheur  de  l'innocence. 

Tout  peut  donc  faire  espérer  une  heureuse  révo- 
lution dans  le  sort  des  protestants  français;  tout  an- 
nonce que  la  tolérance  va  devenir  générale  en 
Europe;  et  comme  on  a  vu  disparaître  avec  les 
jésuites  cette  bulle  dans  laquelle  on  insultait  solen- 
nellement à  Rome,  tous  les  ans,  aux  rois  et  aux 
nations,  on  verra  disparaître  également  les  lois  d'in- 
tolérance avec  le  régime  des  le  Tellier  et  des  Guignard. 

Il  y  a  déjà  moins  de  fanatisme  parmi  les  catho- 
liques, parce  que  le  fanatisme  y  a  perdu  ses  apôtres, 
parce  qu'il  n'y  existe  plus  de  corps  qui  ne  puisse  être 
grand  que  par  le  fanatisme.  Il  y  a  moins  de  haine 
chez  les  protestants  pour  les  catholiques,  depuis  que 
les  protestants  ne  les  regardent  plus  comme  les  satel- 
lites du  général  des  jésuites;  et  nous  sommes  déjà 
bien  éloignés  du  temps  où,  par  toute  l'Europe  ,  on 
brûlait,  on  égorgeait,  on  empoisonnait  des  hommes, 
parce  qu'ils  haïssaient  les  jésuites,  ou  parce  qu'ils  en 
étaient  les  pénitents  et  les  disciples. 

A  Paii,  le  1"  octobre  1780 
FIN    DU    TOME    CINQUIEME. 


TABLE  DES  MATIERES. 


Vie  de  M,  Turgot i 

A.vertissement 3 

Rapport  sur  un  projet  jjour  la  réformation  du  cadastre  de 

la  haute  Guyenne. ^35 

Lettres  d'un  théologien  à  l'auteur  du  Dictionnaire  des  trois 

siècles 273 

Avertissement 276 

Lettre  à  M.  l'abbé  Sabbatier  de  Castres,  par  un  théologien 

de  ses  amis ^7 7 

Seconde  lettre  d'un  théologien  à  l'auteur  du  Dictionnaire 

des  trois  siècles 3^3 

Avis  de  l'éditeur.  . 339 

Dissertation  philosophique  et  politique,  ou  réflexions  sur 

cette  question  :  s'il  est  utile  aux  hommes  d'être  trompés  ?  3^3 

Recueil  des  pièces  sur  l'état  des  protestants  en  France.  .  3^1 

Préface  des  in)primeurs  de  1781 3()3 


FIN    DE    L4    TABLK    UKS    MATIEUES. 


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